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i4
VOLTAIRE
SON RETOUR ET SA MORT
I
CLÉMENT, DE DIJON. — LETTRES A M, DE VOLTAIRE.
MESDAMES SUARD ET DE GENLIS A FERNEY.
Tous les ennemis de Voltaire ne sont pas morts; et
en voici un qui, comme Sabatier de Castres, survivra
à l'étemel vieillard, Clément, de Dijon, Clément Vin-
clément, qu'il ne faut pas confondre avec Clément
maraud et les autres (car les Clément pullulent comme
les Rousseau dans cette vie de luttes acharnées et de
combats sans fin). Peu estimable par le caractère, cet
adversaire de la dernière heure n'est pas, il s'en faut,
un écrivain méprisable. Avec la verve de La Beau-
melle, il en aura l'audace et l'impudence. Esprit em-
porté, sans nulle mesure. Clément commencera par
batailler avec son père qui voulait faire de son fils un
procureur à sou image. Il sera mal avec ses supérieurs
du collège de Godran, où il professait la philosophie,
et ne se retirera point sans un éclat qui allait néces-
siter une prompte fuite. Nous ignorons ce qui amena
cette rupture avec ses chefs ; mais il joignait à l'envoi
2 CLÉMENT AJOURNÉ.
de sa démission deux lettres, l'une à la date du 26 oc-
tobre, l'autre du 18 novembre 1768, tellement offen-
santes, que le bureau d'administration, après avoir
décidé qu'il serait pourvu à la place vacante, crut de-
voir remettre ces deux inqualifiables écrits aux mains
du procureur général.
A la suite du réquisitoire de ce magistrat * et sur le
rapport du conseiller Le Bault (l'un des pourvoyeurs de
la cave de Ferney), Clément était ajourné « à com-
paroir » en personne, par-devant le commissaire de la
cour, pour répondre sur les faits à lui imputés. La si-
tuation était grave pour le professeur démissionnaire
du collège de Godran, qui le comprit ainsi, et ne jugea
point prudent d'attendre à Dijon le résultat d'une
affaire où il ne pouvait avoir que le dessous. L'arrêt
de la cour est du 20 décembre; l'exploit d'assignation,
daté du 31 du même mois, ne le trouvait plus chez
son père, qui déc\arait que son fils avait établi son do-
micile à Paris, rue Bourg-l'Abbé, près de la porte
Saint-Denis. Mais les perquisitions faites à la requête
1 . « Le. procureur général du roy, était-il dit, croit inutile de carac-
tériser cet écrit, qui n'a pu être fait que dans un esprit d'injure et
dont la simple leclure fera connoître à la cour la nécessité de pré-
venir, par la punition du coupable, les suittes que pouvoienl {sic) occa-
sionner un si dangereux exemple; à ces causes, requéroit ledit
procureur général qu'il fût ordonné que lesdites lettres seront assou-
pies au greffe de la cour, procès-verbal de l'état d'icelles préalable-
ment dressé en sa présence par commissaire de la cour h ce
député ; qu'il soit ordonné qu'à la diligence du procureur général du
roy ledit Clément sera adjourné à comparoir en personne dans les
délais de l'ordonnance , par-devant commissaire de la cour, pour
répondre sur les faits dont il sera enquis, auquel effet l'arrêt qui
interviendra luy sera signiQé à la diligence dudit procureur général
du roy. »
INDTILS DÉCRET DE PRISE DE CORPS. 3
du procureur général furent sans résultat, Clément
sut dérober sa demeure à des recherches qui ne furent
peut-être pas très-vives. La cour ne pouvait point, tou-
tefois, en rester là; elle convertit le décret d'ajourne-
ment en décret de prise de corps (13 mars 1769 '). Ce
fut là tout. On ne voulait pas pousser les choses à
l'extrême contre cet étourneau dont la fuite était une
satisfaction suffisante; et Clément pourra désormais
circuler à sa guise dans Paris, sans redouter d'être
inquiété pour une frasque vite oubliée et que nous
n'aurions pas rappelée, avec ces détails, si elle n'aidait
point au portrait du personnage.
En somme, il ne tenait qu'à lui de s'écrier : felix
culpa ! tout cela n'avait eu d'autre effet que de l'implan-
ter dans cette capitale des beaux esprits, où les fils de
procureurs défroqués faisaient jouer et applaudir leurs
tragédies et devenaient les maîtres de la scène, comme
cela était arrivé notamment pour un compatriote ,
l'illustre auteur de Rhadamiste. Epris des belles-lettres
à un âge où l'on sait à peine lire, car il nous apprend
qu'il cultivait les Muses dès l'âge de sept ans, impa-
tient de se faire connaître et de conquérir un nom
dans cette carrière plus féconde en mécomptes qu'en
triomphes. Clément ne put résister à la tentation d'in-
former M. de Voltaire qu'il y avait quelque part, dans
cette bonne ville de Dijon, où les lettrés ont toujours
été en nombre, un jeune homme de grand avenir, qui
n'attendait que ses encouragements, ses bontés, et
aussi ses bienfaits, pour prendre son essor et faire
1. Cour d'appel de Dijon. Greffé de la cour. Criminel. 2 décembre
1768; 13 mars 1769.
4 S'ADRESSE A VOLTAIRE.
honneur à sa protection. Sa lettre ne nous est pas par-
venue. Il paraîtrait que le poëte se hâta peu de répon-
dre; au moins Clément lui reproche-t-il doucement
son silence dans une seconde épître datée de la cité
bourguignonne, pleine de beaux sentiments et de
phrases redondantes. Nous citerons ce passage, parce
qu'il contraste étrangement avec la conduite future de
notre Clément. « Peut-être, hélas! vous êtes-vous
imaginé que vous me verriez payer votre amitié, vos
bienfaits parla plus noire ingratitude; que je serais
assez lâche, assez criminel, pour n'en être pas plus
reconnaissant. Ah J, monsieur, n'ayez pas, si vous le
voulez, égard à mes autres prières, mais ne me faites
pas l'injure de soupçonner ainsi ma probité ! » Clé-
ment, qui a de la peine à s'imaginer que l'on ait pu
lire sa première dépêche sans en être touché et y ré-
pondre, finissait celle-ci avec toute la candeur de ses
dix-sept ans : « Peut-être, monsieur, n'avez-vous pas
reçu ma première lettre ; si cela était, et que vous dé-
sirassiez la voir, vous pourriez me le dire '. » Pour
plus de précautions, il donnait son adresse, chez son
père, derrière les Minimes. Ces protestations, sincères
alors, cet engagement de ne pas oublier les bienfaits,
ces bons billets à La Châtre, qui sont rarement soldés
à échéance, étaient autant de pièces probantes à garder
pour un homme public qui ne sait que trop la vanité
et l'inconstance des choses de ce monde. Voltaire eut
parfois ce genre de prévoyance, et fut souvent à même
1. Vollaire, Œuvres complètes (Reuchol), t. I, p. 442, 444.
Lettre de Clément à M. de Voltliire; Dijon, G décembre 1159. Clé-
mi'nt était né, daas cette ville, le 25 décembre 1742.
PROCÉDÉ EXQUIS. 5
d'en sentir l'utilité ; et il disait à Condorcet, à
l'époque des attaques impudentes du professeur de
Dijon : « L'inclément Clément n'aura pas beau jeu à
désavouer les clémentines qu'il m'a écrites : j'ai tous
les originaux de sa main *. »
Mais Voltaire ne devait pas rester sourd à l'appel de
l'adolescent, et il lui répondait, comme il l'avait fait à
tant de débutants auxquels il vint en aide, à Linant,
à Lefebvre, à Marmontel, à Baculard. Il faut le croire,
quoique nous n'ayons point sa lettre, puisque Clément
se loue de ses bontés, et part de là pour en implorer
de nouvelles. Il a fait une tragédie, dont la mort de
Charles I" et l'usurpation de Cromwell sont l'objet, et
il aurait grand besoin de conseils dans une entreprise
aussi ardue et pour laquelle il ne sent que trop son
insuffisance. Il lui est revenu, d'ailleurs, que l'auteur
de Mahomet travaillait sur une même donnée, et il le
suppliait de lui dire ce qu'il en était. « Vous devez bien
penser, monsieur, que ma témérité n'irait pas jusqu'à
me donner un concurrent tel que vous. » On sait que
Crébillon avait été séduit par cet épisode incontesta-
blement tragique et qui allait à son génie sombre et
heurté ; et, lorsqu'il y renonça, il eut soin de trans-
porter dans son Catilina tout ce qui était applicable
aux deux actions *. Pour Voltaire, nous ne trouvons
traces nulle part d'un semblable dessein ; et nous
1. Condorcet, Œuvres (Paris, Didot), t. 1, p. 18. Letlre de Vol-
taire à Condorcet; 4 auguste 1773. Ne se trouve pas dans les
Œuvres.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XL, p. 491, 492.
Éloge de Crébillon, 1762.
6 BILLET AU PRÉSIDENT DE LA MARCHE.
sommes plutôt disposé à prendre le compliment pour
une finesse de notre Dijonnais, qui pense que l'on sera
touché de la délicatesse de son procédé. « Vous m'ani-
merez dans un travail difficile, ajoutait-il, vous me
montrerez les écueils, je m'y précipiterais sans vous,
et votre génie m'aidera à les franchir. Ne refusez pas,
de grâce, un jeune homme qui cherche à s'instruire,
et qui respecte ses maîtres ; qui vous aime parce qu'il
aime vos ouvrages, et que votre âme y est ; qui
vous doit tout, parce que vos écrits lui ont appris à
penser *. »
Clément ne voulait pas être procureur, il ne voyait
d'autre carrière que les lettres; mais il s'écoule un
long temps avant qu'elles fassent vivre celui qui les
cultive, si elles y arrivent jamais. Il avait vingt et un
ans ; pressé sans doute par son père indisposé et in-
digné de tels dédains, il s'adressait au poëte comme au
seul appui qu'il eût, ce qui nous est révélé par un hillet
de celui-ci au président Fyot de la Marche, dans lequel
l'auteur futur des Lettres à M. de Voltaire éXdXi chaude-
ment épaulé parle même homme qu'il devait un jour si
odieusement outrager. Clément sollicitait alors la pro-
tection du premier magistrat de la cour pour obtenir
un modeste emploi d'instituteur. « Permettez- moi de
vous dire que, par toutes les informations qu'on m'a
données de lui, il paraît très-digne de l'emploi qu'il
vous demande ^. » 11 se pourrait, d'après cela, que
1. Voltaire, Œuvres complètes ifieuahoi), t. 1, p. 44 4, 445, 446.
LeUre de Clément à Voltaire; Dijon, 17 mai t TCO.
2. Henri Beaune, Voltaire au collège (Amyot, 1867), p. 103.
LeUre de Voltaire à M. Fyot de La Marche; à Ferney, 10 sep-
tembre 1763.
VOLTAIRE LE RECOMMANDE A LA HARPE. 7
c'eût été à la protection de Voltaire qu'il serait entré
au collège de Godran dont nous le voyons se séparer
à la suite d'un éclat au moins fâcheux.
L'on s'est établi à Paris, où l'on espère conquérir
sa place au soleil, aussi bien que nombre de gens qui
ne nous valent point. Voltaire, auquel il a fait part de
son arrivée, s'est empressé de lui envoyer des lettres
de recommandation auprès de confrères en état de
venir en aide au nouveau débarqué. « Je viens enfin,
lui écrivait Clément, au principal objet de ma lettre,
qui est de vous remercier de la connaissance que vous
m'avez procurée de M. de La Harpe. Je n'ai qu'à me
louer de sa politesse et de ses conseils, et surtout de
la vénération qu'il témoigne pour vous. Il jure par
votre nom, comme Philoctète jurait par Hercule *. »
Mais cette gratitude, qu'il manifeste à l'égard de La
Harpe, n'aura pas plus de durée que sa reconnaissance
pour le maître, et l'auteur de Warwick ne sera pas le
moins maltraité de ceux auxquels s'en prendra l'hu-
meur chagrine du poëte dijonnais ^.
Mais il n'a pas été ébloui, mais il a été, bien plutôt,
lourdement désenchanté par tout ce qu'il a vu et
entendu. Les arts, les lettres, le bon goût sont en
pleine décadence. L'on pleure aux comédies, quand
on y devrait rire, et, pour sa part, il est tenté de rire
aux tragédies à succès. Il n'a pas, non plus, trouvé
les esprits fort prévenus en faveur de sa Médée, car il
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), l. I, p. 446, 447, 448.
Lettre de Clément à Voltaire; Paris, le 5 décembre 1768.
2. Voir la Lettre à M*** sur un écrit intitulé : Éloge de La Fontaine,
par M. de L. H. (Amsterdam, 1775.)
8 LE ROSSIGNOL ET LE OEAI.
a composé une Médée, une Médée sans évocations
magiques, sans cette mise en scène absurde, qui
font hausser les épaules au public. Mais voilà le mal,
voilà ce que ne lui pardonne pas ce même public,
et ce qui fait qu'on repousse sa pièce pour le pré-
sent, et ce qui la fera siffler lorsqu'elle sera jouée
(20 février 1779). « Dans ce siècle philosophe, dit-il,
j'ai trouvé qu'on aimait encore assez les sorcières,
sans y croire. » Quoi qu'il en soit, il faut vivre;
l'on cherche à se placer honnêtement, comme secré-
taire ou comme instituteur, dans quelque maison con-
sidérable ; et c'est encore à l'auteur de Mérope que
l'on a recours ; car Clément semble avoir souveraine-
ment compté sur sa protection et ses bons offices.
Aussi, avec quelle admiration, quelle respectueuse
soumission il lui parie! Il lui adressera une fable, le
Rossignol et le Geai, où il apprendra à la terre que
les rossignols sont faits pour livrer à la brise dos
chants mélodieux, et les geais pour leur porter envie,
essayer de les imiter et se venger de leur impuissance
en outrageant l'Orphée empenné. Ces vers étaient
accompagnés d'un envoi des plus affectueux dont
voici le début :
0 toi que j'aime autant que je t'admire* !.,.
Hélas ! Clément ne tardera pas à briser ce qu'il avait
adoré et à jeter l'insulte à celui qu'il aurait pu louer
avec moins d'excès. « Vous voyez, monsieur, dit Vol-
taire à ce propos, que ce Clément qui me traitait
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), l. XLVII, p. 2, 4. Lettre
de M. de Voltaire ù un de ses confrires ù V Académie. (Mars 1772.)
CLÉMENT FOLLICULAIRE. 9
impudemment de rossignol, est devenu geai; mais il
ne s'est point paré des plumes du paon. Il s'est con-
tenté de becqueter MM. de Saint-Lambert, Delille,
Watelet, Marmontel. » Clément, qui avait espéré que
les portes de la Comédie française se seraient ouvertes
devant lui à deux battants et qui n'avait rencontré
qu'indifférence ou mauvais vouloir, devint tout aus-
sitôt misanthrope; il prit en haine un siècle, une
société où il était si peu accueilli. Comme ce n'était
pas un sot, il comprit que le plus sûr moyen de s'im-
poser, c'était de se rendre redoutable. Les exemples,
d'ailleurs, ne lui manquaient pas : Fréron, La Beau-
melle lui avaient montré le chemin , et leur succès
(succès qui avait eu ses jours néfastes; mais quelle
carrière n'a point ses alternatives de biens et de maux?)
le décida. « Ce Clément, dit encore Voltaire , maître
de quartier dans un collège de Dijon, et qui se
donnait pour maître dans l'art de raisonner, était venu
à Paris vivre d'un métier qu'on peut faire sans appren-
tissage. Il se fit foUiculaire. M. l'abbé de Yoisenon
écrivit : Zoïle genuit Mœvium^ Mœvius genuit Guyot
Des fontaines , Guyot autem genuit Fréron^ Fréron
autem genuit Clément; et voilà comme on dégénère
dans les grandes maisons *. » Le citoyen de Dijon renia
donc ses dieux, comme Sabatier, et se fil pamphlétaire.
Le métier, s'il est bon, n'est pas constamment bon,
ainsi que nous venons de le dire. A cette époque
du privilège, il ne fallait qu'avoir des amis, même pour
faire mettre Clément en prison.
1. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot), t. XLVIII, p. 393.
Commentaire historique.
10 L'ABBÉ DELILLE.
Clément a dit, dans une de ses satires, en termes
équivalents, qu'il ne tenait point à lui de ne pas céder
à son indignation devant de plats écrits, qu'il obéis-
sait, en dépit des conséquences graves qui en pou-
vaient résulter, à cette susceptibilité d'organes dont
il était la première victime : c'était un délicat, à qui il
était impossible de lire ou d'entendre, sans s'exalter,
sans bondir, toutes les pauvretés qui se débitaient
avec ou sans privilège et sous toutes les rubriques,
dans cette bonne et trop facile Lutèce. Tout cela est
au mieux. Mais il faut remarquer que Clément, comme
c'est d'usage, essayera de rimer de belles épîtres aux
dames ', composera des tragédies qu'il estimera des
chefs-d'œuvre, et qu'il ne s'armera du fouet des sati-
riques qu'après s'être vu, à tort ou à raison, évincé
par les comédiens et méconnu par de dédaigneux
confrères. Il est juste que quelqu'un expie tant de
mécomptes et de déboires ; et l'on s'en prendra natu-
rellement à ceux qui auront réussi. Ainsi, cet abbé
Delille, qui avait bien eu l'insolence de traduire les
Géorgiques en des vers élégants, faciles, trop faciles
peut-être, et de sortir de cette tentative épineuse avec
tous les honneurs de la guerre ; cet abbé Delille ne
méritait-il pas qu'on lui dît son fait avec toute la
rudesse d'une critique qu'aucune considération ne sau-
rait fléchir? Il faut voir comme on le milmène, comme
on lui prouve irréfutablement qu'il est au-dessous de
Segrais, de Martin et de Dulard, quand il ne les copie
point !
1. ÉpUre ù mademoiselle Deleslre, 1761.
ACCUSATIONS DE PLAGIAT. 11
Il se trouve, en effet, que Delille, qui a lu attentive-
ment ses devanciers, ne se fait pas scrupule à l'occasion
d'utiliser tel hémistiche qui lui agrée*, procédant en
cela comme le Cygne de Mantoue, et tous ceux qui, ri-
ches de leur propre fonds, ont cru faire œuvre pie en
sortant de leurs fumiers ces perles d'Ennius : témoin
Racine '^j témoin Voltaire auquel, il est vrai, ses ennemis
l'ont reproché avec tant d'amertume', témoin ce créa-
teur, s'il en fut au monde, Shakespeare. Un compila-
teur maniaque, Malone, n'a-t-il pas prétendu que, sur
six mille quarante-trois vers, il ne s'en trouvait que
dix-huit cent quatre-vingt-dix-neuf appartenant légiti-
mement à l'auteur de Macbeth^ auxquels, du moins,
l'on n'avait pu découvrir d'autres pères*? Cela enlève
un peu de gravité aux accusations et aux démonstra-
tions de Clément, car il faut lui rendre cette justice qu'il
cite impitoyablement, sans faire grâce du moindre
larcin. L'Aristarque de Dijon a du goût, et, s'il manque
de la probité du critique, il sent ce qui est beau,
mais il sent comme son époque, dont il a les fausses
,1. « On pourroil croire, dit le hargneux Clénaent, que toutes ces
imitations viennent plutôt de ce que M. de L. a traité le même sujet
après Segrais et Martin, que de l'envie de les copier; mais qu'on
fasse attention que Segrais et Martin, dans la même entreprise, n'ont
pas deux vers qui se ressemblent. » Observations critiques (Genève,
1771), p. 228.
2. Suard, Mélanges de littérature (Paris, 1804), t. IV, p. 82.
Coup d'œil sur l'histoire de l'ancien Théâtre-Français.
3. Des Sablons, Les grands hommes vengés (Amsterdam, 1769),
t. I, p. 5. — Lepan, Commentaires sur les tragédies et les comédies
de Voltaire (Paris, 1826), t. I, p. 38, 42, 45, 50, 52, 55. Remar-
ques sur OEdipe.
4. D'Israéli, Amenities of lilerature (Paris, Baudry, 1842),
vol. Il, p. 142.
12 L'AMOUR DE LA PÉRIPHRASE.
délicatesses. Ce qui nous choque le plus dans l'abbé
Delille, c'est cet amour et aussi ce talent de la péri-
phrase appliquée à tout. Eh bien ! c'est cet abbé De-
lille, le classique de la périphrase savante, élégante et
surtout abondante, auquel, entre autres crimes de lèse-
poésie, il reprochera l'odieux emploi du mot propre,
et qui, dans un poëme sur l'agriculture, osera bien
souiller ses alexandrins de ces ignobles mots de sain-
foin, de lupin, de vesce et d'avoine* ! Cette traduction,
remarquable dans son ensemble, ainsi épluchée, donne
souvent prise à ce peseur de diphthongues auprès duquel
l'auteur à'iphigénie ne trouverait pas grâce. Mais, en
dépit de toutes ces chicanes dont la justesse étroite ne
peut être niée, l'on n'en persiste pas moins dans son es-
time pour ce jeune talent, qui eut son éclat et devait
continuer Voltaire jusqu'au grand mouvement roman-
tique du commencement de ce siècle.
Delille, en définitive, n'est qu'un traducteur à qui
1. Clément, Observations critiques (Genève, 17 71), p. 6. Mais
Fréron se fera le défenseur chaud el judicieux de Delille. « M. Clé-
ment, dit-il, soutient que c'est une chose impossible de faire entrer
des termes d'agriculture dans notre versification. J'avoue qu'avant
l'ouvrage de M. Delille c'éloit un sentiment commun à presque tous
nos littérateurs. Mais depuis que cet ouvrage a paru, l'Observateur
est peut-être le seul qui ait conservé ce privilège. Sans doute les
termes isolés de lupin, de vesce, de pois, de cosses, de râteau, de
glèbe, etc., feroient le plus mauvais effet en vers. Mais il y a un art
de les rendre poétiques, soit par des épithètes nobles, soit par des
tours heureux. » Année littéraire (1771), t. V, p. 219. Mais Racine
lui-même n'a-t-il pas introduit dans sa tragédie d'Esi/ier le mot
bride, et dans Athalie, cette œuvre encore plus lyrique que dra-
matique, les mots de chien, de sel, de pain, de froment, de plomb,
de mamelle, d'ours? Cubièrcs, Éloge de Voltaire (La Haye, 1783),
p. 12, 13.
LES SAISONS. i3
Ton ne peut demander que d'être élégant et exact.
Mais Saint-Lambert, qui n'a pas traduit Thompson,
dont les Saisons n'ont que des rapports lointains avec
les Saisons du poëte anglais, est responsable à tous les
points de vue d'une œuvre personnelle, longtemps mé-
ditée, travaillée lentement, et à laquelle de fréquentes
lectures dans les salons avaient fait à l'avance une répu-
tation que la publicité ne devait pas accroître. Quelle
volupté de mordiller, de déchirer, de dépecer ce pauvre
poëme qui ne tenait pas sans doute toutes ses pro-
messes, en dépit de qualités incontestables mais bien
insuffisantes quand c'est l'ennui qui ferme le livre ! Clé-
ment n'y va pas de main morte avec lui. Le genre
d'abord n'est pas un genre. En tous cas, un poëme des-
criptif doit renfermer encore autre chose que des
descriptions; et il n'y a que cela dans les -Saesows, des-
criptions cousues les unes aux autres, avec un art dou-
teux, mais évidemment avec une recherche pénible au
lecteur qui demanderait à se reposer dans quelque
épisode souriant.
11 nous faut passer rapidement sur des critiques
pointilleuses, chagrines, malveillantes, et arriver au
seul incident qui nous intéresse directement. Saint-
Lambert, dont nous avons raconté les amours avec
madame du Châtelet et les rapports troublés avec Vol-
taire, touché de la facilité et de la magnanimité de son
illustre rival, semble, à dater de ce moment, lui avoir
voué une admiration absolue,' avivée sans doute par
une même répulsion contre les entraves de la pensée.
Cette admiration avait pris même, extérieurement du
moins, les proportions d'un véritable fétichisme, et
14 LE THÉÂTRE DE VOLTAIRE.
notre marquis n'hésitera pas à proclamer l'auteur de
Zaïre et de Mérope^ en un vers de son poëme :
Vainqueur des deux rivaux qui régnent sur la scène.
Clément caractérise une pareille prétention « la plus
grande hérésie qu'on puisse avancer au Parnasse. »
Saint-Lambert, à la suite des Saisons, en des notes fort
étendues, a essayé d'étayer son jugement de considé-
rations moins victorieuses qu'il ne le suppose. Clément
reprend ses notes une à une et bat l'adversaire qu'Use
donne, sur le dos de Voltaire. Le chantre des Saisons
prétend que M. de Voltaire est celui qui a mis le plus
de spectacle dans ses tragédies ; Clément répartira que
Tancrède, Oiympie, les Scythes sont des pièces à dé-
corations et que, par cet exemple funeste, l'auteur a
égaré les jeunes talents qui ont fait en l'imitant de la
scène française une lanterne magique'. L'on affirme
que, de tous nos écrivains, M. de Voltaire est celui qui
a le plus répandu les lumières et la sainte philosophie.
« Vous verrez, s'écrie encore i' inclément, qu'il n'y a eu
de lumières en France que depuis que Jocaste débite des
maximes contre les prêtres, Zaïre sur la loi naturelle,
et Alzire sur le suicide. » Saint-Lambert était allé jus-
qu'à dire que les vers de Voltaire ont plus de force et
d'énergie que ceux de Racine. « Si cela étoit, lui au-
roit-il pris tant de vers? M. de V. n'a peut-être pas une
métaphore, une expression forte, une image qui ne soit
dans Racine. » Et, parodiant le vers de Boileau, Clé-
1. Clément, Oôscri'itjom critiquet (Genève, 1771), p. 330, 331,
333.
OBSERVATIONS CRITIQUES. 15
ment ajoutera qu'il a bien peur que la postérité ne pré-
fère pas, comme on le fait aujourd'hui,
Le clinquant de Voltaire à tout l'or de Racine.
Il a raison, au fond, et, loin d'être vainqueur de ses
deux rivaux. Voltaire demeure à d'incommensurables
distances de Corneille et de Racine. Mais on devine, à
ces coups, le critique aigri, haineux, qui frappe pour
frapper, qui ne doute pas que ses hardiesses ne lui va-
lent des lecteurs et (^s protecteurs, faisant bon marché
de ses relations passées et ne comptant pour rien la
bienveillance qui lui a été témoignée. S'il se croyait
une mission, il pouvait ramener au vrai cet ami mala-
droit et compromettant, tout en conservant la forme
du respect et les plus grands égards envers l'écrivain
de son temps qui honorait le plus les lettres, et qu'il
avait invoqué, dans sa détresse, comme un Dieu tuté-
laire.
Quoi qu'il en soit, les Observations critiques s'impri-
maient, elles allaient paraître, quand Saint-Lambert,
prévenu, se mit en mouvement pour en obtenir la sup-
pression. Clément lui décoche aussitôt une épître dont
nous ignorons les termes, mais peu ménagée, c'est à
croire, puisqu'elle lui valut son incarcération immé-
diate au For-l'Évêque, qui lui sauvait, il est vrai, une
correction toute militaire de la part du belliqueux mar-
quis*. De semblables procédés, d'auteur à auteur, sont
1. Techener, Bulletin du Bibliophile (1861), XV* série, p. 534.
Étal des gens de lettres demandant des pensions (vers 17 86). — Vol-
taire à ta cour, p. 239.
16 SAINT-LAMBERT ET SA D0RI8.
jugés sévèrement; et le plus faible, en pareil cas, n'a
pas de peine à retourner à lui l'opinion : c'est ce qui
ne manqua point d'arriver pour Clément. Jean-Jacques
Rousseau, se trouvant, nous dit-on, chez une femme
de haut rang (serait-ce la maréchale de Luxembourg?)
s'éleva avec horreur contre un tel abus d'influence, et ce
réquisitoire éloquent ne demeura pas sans effet. Après
trois jours de captivité, le prisonnier était relâché, et il
eut même la permission, ce qui était significatif, de
faire paraître ses Observations dont la fortune n'était
pas douteuse. La conduite de Saint-Lambert est inexpli-
cable, dans un philosophe particulièrement, qui doit
être et se mettre au-dessus de telles attaques. Mais, s'il
poursuivit l'assaillant avec cet acharnement, c'est qu'il
n'était pas Tunique but de ses invectives, c'est que cer-
taines licences à l'adresse de la Doris du poëme pou-
vaient être appliquées à madame d'Houdetot, dont on
connaissait les rapports avec lui. Au moins, y eut-il
quelque fondement dans ces griefs, puisque des car-
tons furent exigés de l'auteur*. Mais, comme le fait
fort bien observer Grimm : «Sans tout cet éclat, per-
sonne n'aurait vu, ni ce que M. Clément pense de M. de
Saint-Lambert, ni ce qu'il dit de sa Doris ^. »
L'on apprenait bientôt ces nouvelles chiffonneries à
Ferney ; et, comme toujours, on feignait beaucoup
d'ignorance pour pouvoir interroger à sa fantaisie et
réfléchir au parti qu'on prendrait. Le patriarche écri-
vait le 27 janvier (1771) à Marin : « S'il n'est coupable
1. Clément, Observations critiques (Gtnhs'e, 1771), p. 26Î.
2. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Fume), t. VII, p. 133.
Février 1771.
ENQUÊTE PRÉPARATOIRE. 17
que d'être un fat, cela ne méritait pas la prison. » Peut-
être ne connaissait-il pas encore les irrévérences du
Zoïle de Dijon à son égard. Mais il ne devait pas tarder
à être complètement édifié, et il dira à D'Alembert, sans
toutefois paraître préoccupé de ses propres griefs :
« Avez-vous entendu parler de ce nouveau législateur
de la littérature, nommé Clément, qui juge à mort
M. de Saint-Lambert et l'abbé Delille... Est-il vrai que
ce maroufle a l'honneur d'être mis auFor-l'Évêque?...
Ce polisson, qui juge si impérieusement ses maîtres,
présenta, il y a deux-ans, une tragédie aux comédiens,
qui ne purent en lire que deux actes... (2 février). »
Quatre jours après, s'adressant à Chabanon : « Dites-
moi donc ce que c'est que ce Clément; j'en connais un
qui est fils d'un procureur de Dijon. » En réalité, il sa-
vait bien que c'était à celui-là qu'il avait affaire; et il
ajoutait : « Voilà les barbouilleurs qui se mêlent de
juger les peintres. Ce qu'il y a de pis dans cet ouvrage
c'est qu'on y trouve par-ci par-là d'assez bonnes choses,
etqueles gens malins, à la faveur d'une bonne critique,
en adoptent cent mauvaises. » Un mois plus tard, il
répondait à Saint-Lambert lui-même, qui lui avait fait
la relation longue et amère de l'aventure : « Ce petit
procureur de Dijon ne gagnera pas son procès, ou je
me trompe fort. Il rend des arrêts comme le parlement
sans les motiver. Il est bien fier ce Clément... j'aurai
l'honneur de lui rendre incessamment la plus exacte
justice (7 avril). » Et il n'était pas homme à manquer
à pareil engagement. En effet, à la fin de juin, parais-
sait une clémentine dont l'exorde était particulièrement
consacré à l'auteur de Médée.
vin. 2
i9 LES CABALES.
Barbouilleur de papier, d'où viennent tant d'intrigues,
Tant de petits partis, de cabales, de brigues?
S'agit-il d'un emploi de fermier-général,
Ou du large chapeau qui coiffe un cardinal?
Êtes-\ous au Conclave? Aspirez-vous au trône,
Où l'on dit qu'autrefois monta Simon Barjone ^?
Car que prélendcz-vous? « De la gloire. » Ah! gredin !
Sais-tu bien que cent rois la briguèrent en vain?
Sais-tu ce qu'il coûta de périls et de peines
Aux Coudés, aux Sullis, aux Colberts, aux Turennes,
Pour avoir une place au haut du Mont Sacré
Du sultan Mustapha pour jamais ignoré?
Je ne m'attendais pas qu'un crapaud du Parnasse
Eût pu, dans son bourbier, s'enfler de tant d'audace.
M Monsieur, écoutez-moi : j'arrive de Dijon,
Et je n'ai ni logis, ni crédit, ni renom.
J'ai fait de méchants vers, et vous pouvez bien croire
Que je n'ai pas le front de prétendre à la gloire;
Je ne veux que l'ôter à quiconque en jouit,
Dans ce noble métier l'ami Fréron m'instruit.
Monsieur l'abbé profond^ m'introduit chez les dames;
Avec deux beaux esprits nous ourdissons nos trames.
Nous serons dans un mois l'un de l'autre ennemis;
Mais le besoin présent nous tient encore unis.
Je me forme sur eux dans le bel art de nuire :
Voilà mon seul talent; c'est la gloire où j'aspire. »
Laissons là de Dijon ce pauvre garnement.
Des bâtards de Zoïle imbécile instrument;
Qu'il coure à l'hôpital, où son destin le mène... '.
Ce début de la satire des Cabales ne rappelle-t-il pas,
et même un peu trop, l'impitoyable satire du Pauvre
Diable^ n'en a-t-il pas l'insolence et ce ferme coup de
1. Saint Pierre.
2. L'abbé de Mably.
3. Vollaire, Œuvres compliies (Beuchot), t. XIV, p. 255, 256.
Les Cabales.
4
BOILEAU A M. DE VOLTAIRE. 4-9
fouet qui révèle chez son auteur toute la plénitude de
sa force? Voltaire du reste, dans une note de son Épître
à D'Aiembert, indique suffisamment qu'il s'est inspiré
de ce diabolique chef-d'œuvre, qu'on ne dépassera
point et qu'il n'a pas dépassé. «Le Pauvre Diable, mo\x-
rant de honte et de faim, se fit satirique pour avoir du
pain. Vous trouverez dans l'histoire du Pauvre Diable
la véritable histoire de ces petits écoliers qui, ne pou-
vant rien faire, se mettent à juger ce que les autres
font*. » Cependant la ressemblance est encore plus
frappante avec la satire sur la Vanité. Ces « sais-tu? »
ont une parenté d'idées et d'images qui saisit , avec
le couplet fameux qui se clôt sur ce vers d'une ironie
si heureuse mais si terrible :
Et l'ami Pompigaaa pense être quelque chose.
Si Clément avait senti quelque scrupule à s'attaquer
à qui lui avait souri et s'était ingéré à lui venir en aide,
ces vers devaient le sortir d'embarras ; et nous le
voyons , en effet , s'employer tout aussitôt à faire
regretter à l'illustre vieillard des duretés dignes assuré-
ment d'un autre nom. Il voulut répondre à la satire
par la satire. Voltaire, en 1769, avait composé une
Épître à Boileau qui ne pouvait manquer d'être dis-
cutée. Clément s'avisa d'y répoudre par une épître de
Boileau à M. de Voltaire, précédée d'un avertissement
oii l'on démontre dès l'abord que l'on n'entend rien
ménager. « Si nous vivions, dit-il, dans un siècle moins
lâche que le nôtre, où l'esprit et le goût fussent moins
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XIII, p. 308. tpltre
à M. D'Alembert, 1771.
20 ËPITRE A HORACE.
corrompus, plusieurs plumes auroient brigué l'hon-
neur de venger Despréaux des pasquinades dont on
ose barbouiller son tombeau ; et on ne l'auroit pas
réduit à se défendre lui-même '. » C'est donc Boileau
qui parlera. Peut-être l'eùt-il mieux fait de son vivant,
avec plus de verve, de style, d'élégance, bien que, de
temps en temps, l'on rencontre des vers bien tournés
et des traits suffisamment aiguisés. Quelques notes
malignes ou perfides ornent le texte et complètent
l'exécution, car on comprend bien que Boileau ne
conte pas de douceurs au fils de son notaire. Mais
la réponse de Boileau ne sera pas elle-même sans
réplique, et Voltaire rimera une Épître à Horace^ dont
l'exorde était consacré à Clément Vinclément.
Toujours ami des vers et du diable poussé,
Au rigoureux Boileau j'écrivis l'an passé.
Je ne suis si ma lettre aurait pu lui déplaire;
Mais il me répondit par un plat secrétaire
Dont l'écrit froid et long, déjà mis en oubli,
Ne fut jamais connu que de l'abbé Mably *.
Dans le cahier de mars 1773 du Journal encyclo-
pédique paraîtront encore des observations sur une
nouvelle épître de Boileau à M. de Voltaire, où l'on ne
procédait pas autrement que Clément, et qui n'étaient,
comme les critiques dont l'abbé Delille avait été l'ob-
1. Boileau ù M. de Voltaire (17C2), p. 3.
2. En effet, l'abbé de Mably s'était fait assez étrangement le pro-
tecteur et le prftneur de Clément, a Le grand prôneur de la pièce, le
grand protecteur de l'auteur est M. l'abbé de Mably, qui mène
M. Clément sur le poing de porte en porte et qui le présente à toutes
ses connaissances. > Voltaire, OEuvres complêies (Beuchot), t. LXVII,
p. 877. Lettre do D'Alembert à Voltaire; G mars 17 72.
UN NOUVEL ARISTARQUE. 21
jet. qu'une série de remarques pointilleuses sur les
défauts de style et de goût, les impropriétés de termes
qui abondaient dans l'œuvre d'un -poète si difficile
pourtant à contenter à tous égards.
J'ai lu depuis peu une épître adressée à M. de Voltaire,
sous le nom de Boileau. Boileau est mort; et quand nous ne
le saurions pas, cet ouvrage suffirait pour nous en con-
vaincre. En général, il est rare qu'un homme qui n'a pas
le courage de se servir de son propre nom ait la force de
porter celui d'autrui. Mais je ne sache point que, depuis
feu Cotin, qui en a donné l'exemple, le nom de Despréaux
ait été aussi étrangement prostitué... Le téméraire qui évo-
que aujourd'hui les mânes de Boileau, ou n'a jamais lu ses
préceptes, ou les a parfaitement oubliés... C'est (ajoutait
l'auteur anonyme de ces observations, après une longue
énumération des fautes de grammaire et de langage de ce
secrétaire sans mandat), c'est avec ce degré de talent, d'é-
tude, de lumière et de goût qu'on s'érige en Aristarque de
tous les po tes et de tous les philosophes vivants, et qu'on
insulte nommément MM. de Voltaire, D'Alembert, Diderot,
Marmontel, Saurin, Thomas, de Saint-Lambert, du Belloi,
Delille, de La Harpe, et plus qu'eux tous encore, Boileau,
sous le nom duquel on met tant de sottises • !
Si Clément avait dit quelques vérités blessantes à
l'auteur de Mérope, c'était Saint-Lambert qui l'y avait
contraint ; en dernier lieu, il n'avait écrit que sous la
dictée de Boileau. 11 s'agissait, désormais, d'abreuver
d'outrages celui dont on avait cassé le nez à coups
d'encensoir et c'était bien quelque peu embarrassant,
en présence de lettres qui, répandues adroitement
l. VolUire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XLVII, p. 200, 208.
Lettre anonyme adressée aux auteurs du Journal encyclopédique, au
sujet d'une nouvelle Épîtrt de Boileau ù M. de Voltaire. 17 73.
1% PREMIÈRE LETTRE A M. DE VOLTAIRE.
dans le public, auraient leur éloquence. Mais, avec de
l'adresse et beaucoup d'impudence, on se tire des
pas les plus difficiles. Clément commence ainsi sa
Première lettre à M. de Voltaire :
Vous savez, monsieur, que j'étois, il y a quinze ans, un
de vos plus ardens admirateurs. Je sortois à peine de l'en-
fance, et la haute réputation dont vous jouissiez raetloit vos
ouvrages dans les mains de tout le monde. Je me sentois un
goût très-vif pour les lettres, vos livres seuls furent mes pre-
mières études. Je les dévorois : leur lecture agréable, légère,
si séduisante pour un âge plus amoureux du brillant que
du beau, dégoûtoit mon esprit de tout autre lecture, et d'un
aliment plus nourrissant et plus solide. Enfin, vous m'aviez
enivré; mon admiration pour vous alloit jusqu'au fana-
tisme : et je grossissois la foule de ceux qui vou» barbouil-
loient de leur encens.
J'étois sincère alors; je ne le suis pas moins aujourd'hui,
quoique je pense différemment... '.
L'on était jeune, et on ne l'est plus; inexpérimenté,
et l'on a comparé, réfléchi; l'on était sous le charme,
et l'on a heureusement secoué son aveugle et trompeur
engouement. Tout cela est dans la nature, et le pro-
grès même n'existe qu'à la condition de ces transfor-
mations qu'amènent l'âge et la maturité. Après cette
unique page oii l'on s'est maintenu, quoique à grand'
peine, sur le ton de la convenance et de la décence,
les gros mots, les outrages débordent et ne cessent
plus; c'est une fougue, un emportement, une vio-
lence qui se rapprochent plus de La Beaumelle que de
1. Clément, Première lettre à M. de Voltaire (La Haye, 1773).
Celte lettre dut paraître en dëcembre 1772. L'analyse qu'en donne
V Année littéraire est datée du 28 de ce mois, t. VIII, p. 289 à 308.
MOYENS DE PARVENIR. 23
Fréron, témoin ce passage dont il n'y a pas à souli-
gner l'excès. 11 s'agit des moyens de parvenir, mis en
oeuvre par l'auteur de /a Benriade qui avait compris,
dès l'abord, qu'indépendaimment du mérite personnel,
il fallait encore cette considération souveraine que
donnent les richesses, afin d'éblouir les yeux et d'en-
traîner plus sûrement les suffrages.
Vous avez donc eu l'adresse de devenir le mieux renié de
tous les beaux esprits. Je laisse à d'autres le soin de ramas-
ser les bruits qui courent à la honte de votre opulence. Que
ces compilateurs scandaleux nous racontent combien vous
vous entendez à des affaires qui n'ont jamais occupé un
instant les Boileau, les Racine, les Lafontaine et les Molière ;
qu'ils nous disent avec quelle sagacité vous épluchiez tous
les plus petits détails de l'avarice. Je passerai sous silence
toutes ces plaintes des libraires, des juifs
Surpris d'être vaincas dans lear propre science.
Et vaincus par qui? par un poëte.
Suit un tableau des mille manèges employés par cet
écrivain sans conscience, sans scrupules, pour forcer
la renommée, écarter, écraser les rivaux, gagner, em-
baucher des trompettes sonores, se recruter des amis
nécessiteux que leur indigence condamnait à servir
de marche-pied au grand homme millionnaire.
Craignez, poursuivait-il après une longue énumération de
ces iniquités, craignez que la postérité ne trouve dans le ta-
bleau de votre vie des lumières qui l'éclaireront sur vos
ouvrages, et qui l'empêcheront d'être éblouie, par exemple,
de tout cet étalage d'humanité que vous affectez à tout pro-
pos. Elle reconnaîtra bientôt que votre âme, et par consé-
24 SECRET DE CE DÉCHAÎNEMENT.
quenl le génie, n'étoit presque jamais pour rien dans tous
ces beaux senlimens que vous exprimiez avec emphase :
Et ne verra dans votre air emprunté
Qu'un charlalan sur les tréteaux monté'.
Il ne s'agit ici ni de la Henriade^ ni de Mérope, ni
de Quinault que Voltaire loue trop, ni de Corneille qu'il
ne loue pas assez. C'est l'homme, c'est la vie privée
qu'on attaque, que l'on diffame. Après avoir imploré
son appui, ses secours, c'est sa fortune à laquelle on
en veut, c'est elle que l'on hait plus encore que son
talent et ses succès. Le mieux renié de tous les beaux
esprits! Tout est là; le secret de ce déchaînement
contre un vieillard dont, après tout, la bourse a été
constamment ouverte à ces mendiants littéraires qui
ne le payèrent qu'en ingratitude et en noirceur, les
Thiériot, les Mouhi, les La Marre, les Mac-Carty, et
les autres. Dieu merci! le For-l'Évêque n'existe, et
depuis bien des années, que dans la mémoire des
érudits; il n'y a plus de Saint-Lazare et de Bicôtre au
service des puissants qui ont à se venger et à frapper.
Mais la première ligne seule de la tirade injurieuse
que l'on vient de lire trouverait devant les tribunaux
de notre temps la plus sévère répression. Quoi qu'on
puisse dire de notre époque, la conscience des devoirs
envers les autres et envers soi est un sentiment uni-
versel; et de pareils excès ne se rencontrent plus, si
bas qu'on les aille chercher. Nous ne pouvons (à quoi
bon, d'ailleurs?) relever cette succession d'outrages
1. Ces deux vers apparlienuent à l'ÉpUre au baron de Breteuil, de
J.-B. Rousseau.
INÉGALITÉ DE LA LUTTE. 25
qui affluent sous la plume de Clément et dont le
succès, disons-le, dut le mettre en verve. Cepen-
dant, il sentit que le lecteur se fatigue vite de ces
personnalités stériles et que, s'il voulait porter des
coups durables , c'était à l'œuvre qu'il fallait s'en
prendre. Les lettres suivantes ne s'adressent plus qu'à
l'écrivain. Ce Clément, après tout, est un homme de
goût, un littérateur éclairé, il a de la lecture, il con-
naît ses classiques, il aime sincèrement et judicieu-
sement les grands poètes et les grands prosateurs du
dix-septième siècle ; et c'est en cela qu'il sera un
adversaire redoutable.
Clément aurait été un personnage, comme Pompi-
gnan, qu'il ne se seraitpoint relevé des traits de la satire
des Cabales ; son obscurité, contre laquelle ils s'étaient
émoussés, faisait sa force et devait augmenter son
audace. Voltaire, qui croyait avoir bon marché du fils
du procureur de Dijon, qui avait promis d'éteindre
les feux du bel esprit bourguignon, s'avoua son peu de
prise sur un tel champion. Il l'avait compris, avant
l'apparition même de la première lettre, tout en le
dissimulant sous une apparence de dédain.
II est bien vrai que l'on m'annonce
Les lettres de maître Clément;
Il a beau m'écrire souvent.
Il n'obtiendra point de réponse.
Je ne serai pas assez sot
Pour m'embarquer dans ces querelles :
Si c'eût été (Vilement Marot,
Il aurait eu de mes nouvelles *.
l. Voltaire, Œuvres cowplbtes (Beuchot), t. XLVIII, p. 394. Com-
mentaire historique.
26 L'EMPOISONNEUR MIONOT.
Et il ne demanderait pas mieux, pour cette fois, de se
décharger sur d'autres du soin de châtier ce drôle qui
le harcèle. « Ce Clément ne cesse de vous attaquer,
écrit-il à Marmontel, dans les admirables lettres qu'il
m'adresse. Est-ce que vous ne replongerez pas un
jour ce polisson dans le bourbier dont il s'efforce de
se tirer ' ? »
Voltaire crut avoir saisi l'occasion de faire inter-
venir les puissances contre un impudent qui ne reculait
devant rien, même les plus inavouables procédés.
Dans un pamphlet contre le chancelier que nous avons
cité et où son neveu le conseiller a sa petite part, l'on
fait descendre l'abbé Mignot du fameux traiteur si
mal mené par Despréaux. Clément se garde bien
d'aller s'enquérir du plus ou moins de fondement de
l'assertion ; il la ramasse parce qu'elle convient à sa
thèse, et s'en sert pour expliquer le fiel que l'on ren-
contre dans VÉpître à Boileau. « Peut-être M. de V***
veut-il se venger par là de ce que ce fameux satirique
avait traité di' empoisonneur le traiteur Mignot, dont
M. de V*** est le petit-neveu, à ce qu'on dit. Cette
vengeance est assez bizarre et assez petite ; mais c'est
pour cela même que nous nous croyons fondés à
penser qu'elle a dicté ces vers '^. » L'abbé Mignot
serait descendu du traiteur Mignot qu'encore eût-ce
été du fait de son père, le beau-frère du poëte ; et,
1. \o\ï&\Tt, Œuvre* complète» (Beuchot), t. LXVIll, p. 402. Lettre
de Vollaire à Marmonlel, 22 décembre 1773.
2. Clément, Quatrième lettre ù M. de Vollaire {La, Haye, 1773),
p. 83. L'analyse qu'en donne Vannée liliiraire est datée du 22 no-
vembre, t. VU, p. 181 à 200.
RÉTRACTATION DE CLÉMENT. tf
conséquemment , aucune parenté n'eût existé pour
cela entre les Arouet et cette victime de Boileau. Quoi
qu'il en soit, il y avait là injure, il y avait là outrage,
non pour Voltaire qui sait s'effacer, mais pour son
neveu, pour la tête à cheyeux blancs d'un conseiller de
la grand'chambre, ce qui a bien son importance. « Les
libelles contre les grands sont des grains de sable qui
ne peuvent aller jusqu'à eux ; mais les libelles contre
de simples citoyens sont des cailloux qui leur cassent
quelquefois la tête *. » C'est à M. de Maupeou que
Voltaire écrit cela et demande au moins la suppres-
sion du libelle. Le chancelier envoya chercher le cou-
pable, auquel sans doute il lava la tête, et dont au
moins il exigea une rétractation et des excuses ^.
Mais cette semonce anodine n'était pas faite pour
1. Voltîùre, Œuvres complètes (Beachot), t. LXVIII, p. 399. Lettre
de Voltaire au chancelier; à Ferney, 20 décembre 1773.
2. Voici cette lettre d'une allure assez cavalière :
t M. le premier président m'a fait l'honneur de m'apprendre
qu'étant neveu de M. de Voltaire, vous vous trouvez compromis dans
une note où je disois ce que plusieurs personnes m'avoient dit à moi-
même, que M. de Voltaire étoit petit-neveu du fameux Mignot, pâtis-
sier-traileur, contemporain de Boileau. M. le premier président m'a
bien voulu apprendre aussi que M. de Voltaire ni vous ne descendiet
du Mignot dont il s'agit, mais d'une famille ancienne de Paris qui a
passé du commerce en gros dans la magistrature au commencement
du siècle. Comme je n'avois point l'honneur de vous connoître, je ne
pouvois pas avoir l'intention de vous oITenser. Je suis fâché, néan-
moins, d'avoir publié sur la foi d'autrui une erreur sur monsieur votre
oncle et sur votre famille : je vous en fais mille excuses bien sincères,
et vous prie de me croire avec respect... ■> Mercure de France, mars
1774, p. 179. Lettre de M. Clément à M. l'abbé Mignot, conseiller
en la grand'chambre du parlement. — Mémoires secrets pour servir
à l'histoire de la République des lettres (Londres, John Adamson),
t. XXVIF, p. 187, du 22 mars.
28 BUFFON DEVANT SES ZOILES.
désarmer l'ennemi , qui continuera de harceler le
poëte dans ces lettres souvent judicieuses, dont la
neuvième et dernière paraîtra en 1776. Nous sommes,
moins rarement que nous nous le figurons, respon-
sables des malheurs, des ennuis qui nous assaillent :
on accuse la fortune, quand c'est à soi que Ton
devrait s'en prendre. Toute cette tourbe de poètes,
qui n'ont cessé, qui ne cesseront d'aboyer, de mordre
les jambes du trop susceptible écrivain, devant plus
de calme et de flegme, eût bien été forcée, de guerre
lasse et sous le mépris public, de mettre fin à ces atta-
ques dont le mobile n'était que l'envie et une haine
impuissante. Ah! que l'attitude du châtelain de Mont-
bard est et plus digne et autrement habile ! Montes-
quieu, Buffon sont, en même temps, l'objet des cri-
tiques outrageantes de la Gazette ecclésiastique. Le
nerveux président, piqué au vif, prend la plume et
relève vertement son ténébreux adversaire. Que fera
Bufifon? Quel sera son sentiment à l'égard de ces
piqûres d'insectes, qui ont pu l'agacer, mais qui ne
méritent pas sa colère? « Il a répondu, écrivait-il à
l'abbé Le Blanc, en parlant de la requête de Montes-
quieu, par une brochure assez épaisse et du meilleur
ton; sa réponse a parfaitement réussi. Malgré cet
exemple, je crois que j'agirai difléremment, et que je
ne répondrai pas un seul mot. Chacun a sa délica-
tesse d'amour-propre. La mienne va jusqu'à croire
que de certaines gens ne peuvent pas même m'of-
fenser*. »
1. Buffon, Correspondance inédile (Paris, Hachette, 1860), t. I,
CONTENANCE BIEN OPPOSÉE. 29
A la bonne heure, et voilà qui est excellemment dit
et pensé. L'on pourrait objecter que Buffon, n'ayant
point l'instrument, avait, à coup sûr, moins de vertu à
s'enfermer dans un noble et dédaigneux silence. Mais,
même au prix de ces terribles chefs-d'œuvre qui s'ap-
pellent la Crépinade, le Pauvre diable, la satire sur la
Vanité^ on regrettera pour le repos comme pour la
dignité de la vie du poëte cette ardeur, cette impétuo-
sité de haine, qui le commettront incessamment. Mais
c'est, à notre avis, avoir suffisamment insisté sur les
écarts d'une susceptibilité qu'il n'expia que trop par
des angoisses presque perpétuelles-, il ne faut pas que
l'agacement, que l'humeur qu'ils inspirent, aillent
jusqu'à innocenter et rendre même sympathiques ces
bandits sans aveu que n'excusent ni la passion, ni la
conviction, ni un fanatisme quelconque.
Si Voltaire survivait à La Beaumelle et au vieux
Piron, il s'en était peu fallu qu'il ne les précédât dans
la tombe. « Il m'est arrivé un petit accident, écrivait-il
à celui qu'il avait surnommé Alcibiade*, c'est que je
me meurs, au pied de la lettre. On m'a fait baigner
p. 45. Lettre de Buffon à l'abbé Le Blanc; Monibard, le 21 mars
1750. — Revue des Provinces (15 mars 1760), t. II, p. 59 à 62.
Buffon et son château de Monibard, par G. Dcsnoiresterres.
1 . a C'est un nom que je lui avais donné dans mes goguettes,
quand il n'était point antique. » Œuvres complètes (Beuchot), t. LXIX,
p. 114. Lettre à d'Argental, 24 novembre 177 4. Il écrivait au maré-
chal lui-même : « Ce que je ne saurais pardonner à M. le marquis
de Venee, c'est d'avoir profané le nom d'Alcibiade que je vous avais
très- justement donné il y a longtemps, quoique Alcibiade n'ait jamais
rendu à la Grèce autant de services que vous en avez rendu à la
France. » Lettres inédites (Didier, 1857), t. II, p. 382. Lettre à
Richelieu, 22 novembre, même année.
30 VOLTAIRE EN DANGER.
au milieu de l'hiver pour ma strangurie, votre exem-
ple m'encourageait ; mais il n'appartient pas à tout le
monde d'oser vous imiter : mes deux fuseaux de jambes
sont devenus gros comme des tonneaux*. » Cette fois
encore, il en aura été quitte pour la peur et pour une
fausse joie. Cette fausse joie, c'était l'annonce men-
songère de la mort du titulaire de V Année littéraire,
a On nous avait mandé que Fréron était mort bien
ivre et bien confessé. Je suis bien aise que la nouvelle
ne se confirme pas, car il aurait pour successeur Clé-
ment, l'ex-procureur, ou Savetier ou Sabathier, l'ex-
jésuite. Il est plaisant que, dans votre France, l'emploi
■ de gredin folliculaire soit devenu une charge de l'É-
tat'^. » Il devra se résigner à attendre un peu ; mais, au
moins, enterrera-t-il celui-là. Voltaire parle avec une
certaine légèreté de sa maladie, et semble l'avoir en-
visagée plus flegmatiquement. Il n'en avait pas été de
même de ceux qui l'entouraient, car il était la fortune,
il était la vie de tout un monde que la reconnaissance
attachait à lui autant que l'intérêt. « L'établissement
de Ferney, mandait notre résident au duc d'Aiguillon,
qui s'augmente chaque jour, vient d'être dans de vives
alarmes, on a cru M. de Voltaire menacé d'une mort
prochaine, et, selon toute apparence, la manufacture
d'horlogerie qu'il a étabUe et qu'il soutient auroit été
bientôt dispersée. Heureusement sa maladie s'est dé-
cidée par une violente attaque de goutte. Comme c'est
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXVIII, p. 147. Lettre
de Voltaire au maréchal; Ferney, 12 février 1773.
2. Ibid., t. LXVIII, p. 153. Lettre de Voltaire à Marmontel;
15 février 1773.
PRÉVOYANCE MINISTÉRIELLE. 31
la première qu'il ait eue, malgré ses quatre-vingts
ans, on la regarde comme l'assurance d'une vie qui
n'est pas prête de finir'. »
On comprend que le ministre ne partageât point cet
optimisme. Si Voltaire était en butte, comme il le pré-
tendait, à cinq ou six infirmités mortelles, ses quatre-
vingts ans n'étaient pas assurément la moindre, et il
fallait bien qu'un jour ou l'autre ce fanfaron de mala-
die, qui s'écriait avec une indignation plaisante : « II
y a des gens assez barbares pour avoir dit que je me
porte bien ! » finît par avoir raison. Dans toutes ses
lettres il se disait à l'agonie ; et, dans la prévision d'un
dénoùment prochain, l'on crut en haut heu devoir
prendre ses sûretés. Sur un rapport fait au roi, il fut
décidé qu'aussitôt que l'auteur de la Henriade aurait
fermé les yeux, les scellés seraient apposés sur ses
papiers, de façon à ce qu'on pût être maître de s'em-
parer de ceux qu'on pouvait avoir intérêt à faire dis-
paraître. Ces précautions, d'ordinaire, ne s'exerçaient
qu'à l'égard de personnages qui avaient été, de leur
vivant, les confidents et les dépositaires des secrets de
l'État. Mais il ne faut pas oublier que, quoique occul-
tement, depuis le cardinal Dubois jusqu'à M. deChoi-
seul, il avait trempé dans plus d'une affaire, et que
son intervention ignorée n'en avait pas moins été, à
certaines heures, des plus actives et des plus impor-
tantes. L'on a retrouvé une série de pièces relatives à
1 . Archives des affaires étrangères. 80. Genève, 1771, dix derniers
mois: 17 72, 1773. N» 7. Lettre de M. Hennin au duc d'Aiguillon;
à Genève, le 22 février 17 73.
32 DEUX COURANTS.
ces mesures auxquelles la mort de Voltaire, à Paris,
semble avoir fait renoncer '.
L'alerte passée. Voltaire avait repris son train de
vie, préoccupé autant du dehors que des choses do-
mestiques, saluant d'un adieu bienveillant et sans fiel
le décès du roi, qu'il n'avait pas eu pourtant à comp-
ter parmi ses amis'^, saluant de ses vœux l'aurore du
nouveau règne, qui s'annonçait pour les peuples d'une
façon si heureuse. L'homme qui arrivait aux affaires,
non moins vieux que lui, n'était pas précisément un
ami ; et, si Voltaire pouvait compter sur sa modération,
sa parfaite insouciance de tout, il n'avait pas de grâces
à lui demander. Deux courants, il est vrai, se dispu-
taient l'influence, le courant des réformes dont on sen-
tait le besoin, et celui d'une résistance systématique-
ment armée contre toute modification quelconque à
des institutions qui n'en pouvaient mais. Le choix de
ïurgot sera plus qu'une compensation au retour ines-
péré de Maurepas, il sera le triomphe des idées et la
garantie la plus solide des établissements et des
créations du poëte. Il est vrai que le patriarche de
Ferney vivra assez pour assister à sa chute. Mais,
ferme dans le but impersonnel qu'il veut atteindre, il
ne demandera aux circonstances que ce qu'elles pour-
ront lui donner;- et, tout en regrettant le ministre ren-
voyé, il se fera volontiers, comme il le dit plaisamment,
1. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot), l. I, p. 417 à 430. Voir,
aux pièces justiQcatlves, un ensemble dénotes, de rapports, de lettres,
d'instructions et d'ordres qui ne s'élève pas à moins de onze ou douze
pièces: la première à la date du 19 juillet 1774, la dernière au 15 jan-
vier de l'année suivante.
2. Ibid., t. XLVlll, p. 9 à 19. Éloge funèbre de Louis ÎY.
AVENIR DE LÀ COLONIE. 33
moine de Clugny avec le nouveau contrôleur général'.
En somme, son influence ne laissera pas de se faire
sentir jusqu'à la fin, et la ville industrielle qu'il a fon-
dée, tant qu'il sera là, malgré l'insuffisance des se-
cours, résistera aux causes dissolvantes qui préparaient
sa ruine.
Genève devait tout tenter pour ramener au bercail
ces brebis aliénées, et Ton prévoyait le moment oii,
mieux conseillée, elle se résignerait à des concessions
dont l'effet ne serait que trop puissant auprès de braves
gens qui n'avaient pas perdu tout souvenir comme
tout amour de la patrie. Ces prévisions et ces appré-
hensions se trouvent nettement et ingénument dé-
duites dans une note du résident à M. de Vergennes
relative aux natifs deFerney. « Il est à désirer, disait-il
au ministre, que ceux-ci, quoique persécutés injuste-
ment, n'obtiennent pas le redressement de leurs griefs,
qui aboutiroit à les faire rentrer à Genève et à faire
tomber l'établissement que M. de Voltaire a fait à
Ferney, par le moyen de ces exilés^. » Mais le pa-
triarche s'était conquis tout ce monde dont il avait été
la providence et qu'il avait secouru de ses deniers avec
une générosité d'autant plus grande qu'il n'était rien
moins qu'assuré, au début et même alors, de rentrer
dans ses avances.
Madame Denis, elle aussi, s'était fait aimer, un peu
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 121. Lettre
de Frédéric à Voltaire; Postdam, le 7 septembre 17 76.
2. Archives des affaires étrangères. 81. Genève, 1774 et 1775,
p. 162. Noies sur certaines dispositions des natifs à retourner à
Genève, jointes à une lettre d'Auzières, du 24 juillet 1775.
TllI. 3
34 MALADIE DE MADAME DENIS.
sans doute parce qu'elle était la nièce de son oncle;
et la colonie lui témoignait son affection par des dé-
monstrations publiques, dont le retentissement devait
s'étendre bien au delà des limites du pauvre petit pays
de Gex. Elle n'était pas non plus sans ressentir les
atteintes de l'âge, et elle avait été à la mort, pendant
un mois entier. Sa résurrection fut une allégresse
dans toutFerney, qui voulut la célébrer de son mieux.
« Mon cher ami, écrivait le poëte à l'avocat Christin,
c'est dommage que vous ne soyez point àFerney, vous
partageriez la fête qu'on donne jeudi 18 du mois,
pour la convalescence de madame Denis. Nous avons
des compagnies d'infanterie, de cavalerie, des co-
cardes, des timbales, des violons, et trois cents cou-
verts en plein air * . » Il faut rarement prendre les des-
criptions de l'auteur de Mérope à la lettre, car il n'a
que trop de penchant, même quand il est sincère,
à grossir les objets, à tout voir grand"^. Mais, présen-
tement, il n'exagère rien, ni la reconnaissance ni les
manifestations.
Nous avons eu jeudy dernier, mandait Hennin à M. de
Vergennes, dans le pays de Gex une fôte assez remarquable.
Madame Denis, nièce de M. de Voltaire, étant hors de dan-
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXIX, p. 284. Lettre
de Voltaire à M. Christin; 14 mai 1775.
2. « il lui fallait de l'exagération dans tout, dit Tronchin des
Délices. Ain^i, il m'écrivait cliaque jour, quand il lui fallait de l'ar-
gent : « qu'il avait à sa table cent cinquante personnes à nourrir. »
Il Unissait par croire que ce qu'il afûrmait était vrai, et il n'était pas
ce qu'on peut appeler de mauvaise foi. » GauUieur, Élrennes natio-
nales (Genève, 1855), 111^ année, p. 203, 204. Anecdotes inédites sur
Voltaire racontées par François Troncliin.
DÉMONSTRATIONS DES FERNÉSIENS. 35
ger après une maladie longue et très-fâcheuse, les habitans
de Fernex ont voulu donner des marques de leur joye : ils
ont entre autres fait une cavalcade de près de cent hommes
à cheval en uniforme , avec tout l'appareil et tout l'ordre
militaire. Quand on se rappeloit qu'il y a douze ans il n'y
avoit en ce lieu que vingt familles de malheureux paysans,
c'étoit un spectacle singulier que de voir une fête que beau-
coup de villes du royaume seroient hors d'état d'égaler par
l'appareil et la dépense. C'est cependant la présence d'un
seul homme riche et bienfaisant qui a opéré ce changement
en peu d'années *.
Madame Denis devait être haranguée aussi bien que
son oncle. Ferney lui appartenait en propre, elle était
le vrai seigneur de Ferney : elle était l'avenir, si
Voltaire était le présent.
L'allégresse nous a transformés en militaires, disaient ces
bons Fernésiens : cette décoration nouvelle convient à des
hommes charmés de sacrifier leurs jours pour conserver les
vôtres. Le bruit des canons relèvera celui de nos acclama-
tions; les feux que nous ferons éclater vous peindront l'ar-
deur de nos sentimens et la vivacité de nos transports.
Daignez, madame, honorer toujours de vos bontés cette
colonie naissante fondée par l'immortel Voltaire ; nous tâ-
cherons de nous en rendre toujours plus dignes par nos tra-
vaux et notre industrie *.
1. Archives des affaires étrangères. 81. Genève, 1774 et 1775,
p. 143. Lettre de M. Hennin à M. de Vergennes; à Genève, le mardy
23 may 1775.
2. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XXX, p. 277, 278, 279. Les
deux compliments furent attribués, à Paris, à M. de Florian ; ils sont,
en réalité, de Rival, l'orateur en titre de la petite colonie. Long-
champ et Wagni ère, Mémoires sur Voltaire [P&ria, André, 1826), t.I,
p. 385. Examen des Mémoires de Bacbaumont, du 20 octobre 1775.
36 LE MARQUIS ET LA MARQUISE DE LUCHET.
Le rétablissement de madame Denis sembla secouer
le pays de sa torpeur et rendre une apparente jeunesse
à l'intérieur alourdi du perpétuel malade. En dépit de
sa sauvagerie et de ses réelles infirmités, les visiteurs
allaient affluer ainsi que les visiteuses, et forcer la
porte de l'auteur de la Benriade, habitué, du reste, à
être pris d'assaut. En somme, le mal n'est point tant
dans l'importunité même que dans l'indiscret qui n'a
pas ce qu'il faut pour se la faire pardonner. Soyez
spirituel, aimable, ayez du monde, apportez votre
contingent de nouvelles, de commérages de la cour
et de la ville, dont on médit mais dont on n'est pas
fâché de savoir la chronique, et l'on oubliera que l'on
est à la mort, et vous serez le bienvenu et le bien vu
du maître du logis. Parmi ces touristes, nous ren-
controns à cette date un couple original qui fit parler
de soi en son temps, le marquis et la marquise de
Luchet : le marquis, le futur historien de Voltaire,
homme à idées plus vastes que pratiques, qui s'était
mis à la tête d'une exploitation de mines, et n'en était
déjà plus à connaître ce qu'il avait à en attendre ; la
marquise, une demoiselle Delon, genevoise d'origine,
sans consistance, drôle de corps, en résumé, serviable
et bonne femme. « Madame de Luchet, écrit Voltaire
à l'ange gardien, n'est plus que garde-malade : vous
l'avez vue marquise très-plaisante et très-amusante' ;
1. Elle avait eu, ù Paris, un salon composé de toule espèce de
monde, le centre, le rendez-vous de plaisants et de Tarceurs de Eiociété,
pour lesquels avait été créée l'appellation récente de « m^vstifica-
teurs », et qui passaient leur temps à turlupiner des naïfs comme
le pauvre Poinsinet, au grand divertissement de la galerie. Parmi
LEUR PORTRAIT. 37
mais les mines de son mari ont un peu allongé la
sienne. Ce mari est, à la vérité, un homme de condi-
tion, plus marquis que le marquis de *** * ; mais il a
bien plus mal fedt ses affaires que..., il est actuellement
à Chambéry, et ni lui ni sa femme ne m'ont pleine-
ment instruit de leur désastre. Il y a dans toutes les
confessions un péché qu'on n'avoue pas'^. » Voltaire
n'a pas eu de peine à les juger l'un et l'autre, et il les
a peints des pieds à la tête dans ces cinq ou six ligues
qu'il écrivait, à d'Argental encore, quinze jours plus
tard. « Madame de Luchet ne peut rien vous écrire
touchant ses affaires et les vôtres, par la raison qu'elle
n'y entend rien. Elle n'a jamais songé et ne songera
qu'à rire. Son pauvre mari cherche de l'or. Mais tou-
jours rire comme le veut sa femme, ou s'enrichir dans
des mines comme le croit son mari, c'est la pierre
philosophale. Et cela ne se trouve point *. » Madame de
Luchet, « qui était venue ici pour deux jours, » sut
ces vauriens spirituels, citons le comte d'AIbaret. un commis dans
les Tourrages, connu sous l'appellation de Lord Gor, les acteurs Pré>
ville et Bellecour, et l'avocat Coqueley de Chaussepierre. Mais ces
mystiCcalions n'étaient pas sans quelque péril, et madame de Luchet,
pour sa pari, l'apprit à ses dépens. Une femme de qualité, cruelle-
ment bafouée, porta plainte. Lord Gor fut jeté en prison, et la mar-
quise réprimandée à la police. « Or, une femme reprise par la police,
nous dit Grimm, n'est plus reçue nulle part^ et la pauvre diablesse
de Luchiît est tombée dans la dernière misère. » Correspondance litté-
raire (Paris, Fume), t. Vil, p. 203, 204, mars 1771. — L'abbé
Gd\\AXx\, Correspondance inédite (Paris, Treuttel et Wilrlz, 1818), 1. 1,
p. 36. Naples, 3 mars 1770.
1. Peut-être le marquis de Pezai, peut-être Villelte.
2. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchol), t. LXIX, p. 255. Lettre
de Voltaire à d'Argental ; 16 avril 1776.
3. Ibid., t. LXIX, p. 273, 274. Lettre du môme au même;
l«'-mai 1775.
38 MADAME SUARD.
se rendre utile parmi tous ces gens languissants ou
mourants, et se transformer en intendante de cet
hôpital, où \int la rejoindre son mari, qui était loin
d'apporter l'or de ses mines'. Ils s'y trouvaient encore,
lors de l'arrivée à Genève de madame Suard.
Madame Suard a raconté ses visites à Ferney avec
une sensibilité, une admiration excessives, mais qui
ont bon air chez une jeune femme spirituelle, con-
naissant le monde et recevant la meilleure compagnie
dans son modeste salon parisien. Nous avons vu déjà
plus d'une femme à Ferney, les unes s'abandounant
au charme qu'exerçait l'irrésistible vieillard, les autres
bien décidées à se roidir contre la séduction et à s'y
prendre de leur mieux pour faire acheter leur défaite.
Nous avons les récits tant soit peu différents de ma-
dame du Boccage, toute flamme celle-là, et de ma-
dame d'Épinay, appartenant à la classe des sceptiques
et des railleuses, ne se rendant qu'à bon escient mais
déposant loyalement les armes, en fin de compte, de-
vant tant de grâce, de bienveillance et d'envie de
plaire. Pour madame Suard, elle serait bien fâchée de
lutter et de se défendre; entourée depuis son mariage
de tous les amis et les admirateurs de Voltaire,
amusée, enchantée, comme elle le dit elle-même, par
le charme de ses écrits, elle est venue pour se pros-
terner et adorer, et c'est par là qu'elle commence.
J'ai vu M. de Voltaire... Il est impossible de décrire le fin
de ses yeux ni les grâces de sa figure ; quel sourire enchan-
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXIX, p. 279. Lettre
de Voltaire à madame de Saint-Julien ; 5 mai 1775.
SON ENTHOUSIASME. 39
leur 1 il n'y a pas une ride qui ne forme une grâce. Ah! com-
bien je fus surprise quand, à la place de la figure décrépite
que je croyais voir, parut cette physionomie pleine de feu et
d'expression; quand, au lieu d'un vieillard voûté, je vis un
homme d'un maintien droit, élevé, noble quoique aban-
donné, d'une marche ferme et même leste encore, et d'un
ton, d'une politesse qui, comme son génie, n'est qu'à lui '.
Ce fut madame Cramer qui se chargea de la pré-
sentation. Madame Suard était accompagnée de Panc-
koucke, son frère, qui venait s'entendre avec le
patriarche pour une édition complète de ses œuvres,
que Voltaire ne verra point et qu'un autre que Panc-
koucke accomplira. Elle bouillait d'impatience de voir
le poëte ; mais une sorte de terreur la prit dans la cour
du château, et elle éprouva un véritable soulagement
en apprenant qu'il était à la promenade. Madame Cra-
mer s'était détachée pour les annoncer, et revenait
bientôt après avec le seigneur de Ferney , qui s'écriait :
« Où est-elle, cette dame? Où est-elle? C'est une âme
que je viens chercher... On m'écrit, madame, que
vous êtes toute âme. — Cette âme, monsieur, est
toute remplie de vous, et soupirait, depuis longtemps,
après le bonheur de s'approcher de la vôtre. » Ce
disant, ils faisaient leur entrée dans le salon oii se
trouvaient une douzaine de personnes, Audibert, de
Marseille, entre autres, le premier et le meilleur ami
des Calas, le jeune d'EtaUonde, alors en instances pour
sa réhabilitation, et un Russe, M. Soltikof. M. Pois-
sonnier, le médecin de Catherine, venait également
1. Saard, Mélanges de littérature (Paris, Dentu, 1803), t. Il,
p. 5, 6. Voyage de Ferney, première lettre; Genève, juin 1775.
40 M. POISSONNIER.
d'arriver et n'avait pas encore vu Voltaire. Il a été
déjà question de Poissonnier, relativement à une saillie
de l'auteur de V Histoire de Pierre le Grand, que
Chamfort a le tort de prendre au sérieux'. Ma-
dame Suard nous le représente comme un bavard
présomptueux, infatué de ses grands talents et de son
mérite. « Il alla se placer à ses côtés, et ce fut pour
lui parler sans cesse de lui. M. de Voltaire lui dit qu'il
avait rendu un grand service à l'humanité, en trou-
vant des moyens de dessaler l'eau de la mer. Oh !
monsieur! lui dit-il, je lui en ai rendu un bien plus
grand depuis; j'étais fait pour les découvertes; j'ai
trouvé le moyen de conserver des années entières de
la viande sans la saler... »
Sauf pour le patriarche dont elle baise les mains
à tout instant, qu'elle accable de caresses et de mots
tendres, qui ne fait et ne dit rien que d'admirable, la
jeune femme n'est pas d'un optimisme si absolu
qu'elle ait renoncé à tout droit de juger avec une
complète indépendance. Elle tiendra même tête à son
hôte, dans une ou deux rencontres où ses amis seront
discutés ou attaqués. Quelque bien disposée qu'elle
soit à s'arranger de tout, son sens critique persiste, et
sa prévention n'ira point jusqu'à trouver de l'esprit à
M. de Florian, qui lui donnait à dîner pourtant dans
sa jolie maison. Elle est ravie à juste titre de l'accueil
qui lui est fait. On ne saurait être plus constamment
charmant que ne le fut ce vieillard, attendri lui-même
de l'admiration et de l'affection qu'on lui témoignait,
1. Voltaire et J.-J. Rousseau, p. 362.
ENCHANTEMENT DU POÈTE. 41
et qui se traduisaient en mille enfantillages, en mille
chatteries d'une grâce exquise. Le poëte, quoique
obéissant et de vieille date à un régime assez sévère,
avait ses fantaisies gourmandes, et il lui arrivait, devant
des primeurs, des fraises, par exemple, de perdre de
vue ce qu'il devait à une santé qui ne se soutenait que
par la sobriété la plus rigide.
Je lui parlai de sa santé; il avait, me dit-il, mangé des
fraises qui lui avaient donné une indigestion. Hé bien! en
lui prenant la main et en la lui baisant, vous n'en mangerez
plus, n'est-ce pas? Vous vous ménagerez pour vos amis, pour
le public dont vous faites les délices. Je ferai, dit-il, tout ce
que vous voudrez; et comme je continuai mes petites cares-
ses : Vous me rendez la vie ! Qu'elle est aimable ! s'écriait-il ;
que je suis heureux d'être si misérable; elle ne me traiterait
pas si bien si je n'avais que vingt ans. Je lui dis que je ne
pourrais l'aimer davantage, et que je serais bien à plaindre
de ne pouvoir lui montrer toute la vivacité des sentimens
qu'il m'inspire. En effet, ses quatre-vingts ans mettent ma
passion bien à l'aise ^..
Madame Suard a été une des femmes les plus ai-
mables, les plus spirituelles, les plus sensées, avec
cette pointe de sensibilité et d'imagination, d'une
époque où tant de femmes remarquables se révèlent.
Si nous disons cela, c'est que nous commençons à
nous éloigner de ces temps; mais, pour ses contem-
porains, elle ne fut ni une ingénue ni une caillette, et
1. Suard, Mélanges de littéraiure (Paris, Dentu, 1803), t. II,
p. 15. Lettre 11. Voltaire récompensait cette admiration, qui allait
jusqu'à l'adoration, par de ces mots charmants, comme il savait en
dire quand il tenait à plaire. « Notre résident lui dit que, si jamais
ses ouvrages se perdaient, on les retrouverait tout entiers dans ma
tête. Ils seront donc corrigés, dit-il avec une grâce inimitable? »
42 SORTIE CONTRE JÉSUS-CHRIST.
les jolis souvenirs qu'elle a laissés témoignent de
la finesse et de la distinction de son esprit. Ses lettres
sur son apparition à Ferney, qui d'ailleurs n'étaient
faites que pour M. Suard, ont une sorte de lyrisme qui
pourrait donner d'elle une idée rien moins qu'exacte.
Encore une fois, elle savait à qui elle parlait, et savait
aussi que son mari n'irait pas au delà de sa pensée.
Si elle était tout amour, elle défendait ses dieux,
comme on l'a dit déjà, et son Dieu, contre cet esprit
irréligieux à outrance, mais plus en philosophe qu'en
chrétienne, ce qui est bien un signe de ces temps
tout sceptiques.
Je n'osais pas relever sérieusement ses sarcasmes, et je
voulais encore moins paraître les approuver. Je défendis
Jésus-Christ comme un philosophe selon mon cœur, dont la
doctrine était divine et la morale indulgente. J'admire, di-
sais-je à M. de Voltaire, son amour pour les faibles et les
malheureux; les paroles que plusieurs fois il avait adressées
à des femmes, et qui sont ou d'une philosophie sublime, ou
de la plus touchante indulgence. Oh! oui, me dit-il avec un
regard et un sourire remplis de la plus aimable malice, vous
autres femmes, il vous a si bien traitées que vous lui devez
de prendre toujours sa défense '.
Mais ce qui étonne surtout la jeune femme, ce qui
l'émerveille , c'est le naturel charmant du poëte ,
quand il vient se réunir à ses hôtes. Il n'est ni
distrait ni préoccupé, il est tout à tout et à tous, il se
dépouille de sa supériorité presque à son insu et
s'intéresse, comme le plus frivole, aux riens que ron
1. Suard, Mélangea de tittiralure (Paris, Dentu, 1803), t. Il,
p. 29, lettre IV.
LA COMTESSE DE GENLIS. 43
débite et qui sembleraient devoir le rebuter. « Si vos
yeux le cherchent, on est sûr de rencontrer dans les
siens les regards de sa bienveillance, et une sorte de
reconnaissance pour les sentimens dont il est l'objet. »
Voilà ce qu'a vu, ce qu'a cru voir cette femme éprise
et enthousiaste. Opposons aux siennes des apprécia-
tions bien différentes de ton et qui pécheront manifes-
tement par l'excès contraire.
Lorsque madame de Genlis posait le pied dans Ge-
nève, elle avait trente ans, elle était dans le dévelop-
pement de sa beauté, de son esprit, et avait cet aplomb
que donnent la naissance, l'habitude du monde, une
situation importante à la cour d'un prince du sang.
Les succès littéraires ne viendront que plus tard. Ma-
dame de Genlis aura des principes religieux en har-
monie avec son étrange condition de gouverneur des
enfants du duc d'Orléans, en harmonie avec son édu-
cation, et nous ne doutons nullement de la sincérité
de ses sentiments ainsi que de la profonde horreur
qu'elle étala plus tard pour cette école philosophique
qui faisait table rase de toutes croyances comme de
tout culte. Elle avait, particulièrement. Voltaire en
grande antipathie, bien que le poëte eût été jadis avec
sa mère en commerce de lettres*. Mais alors pourquoi
aller relancer jusque dans son repaire cet homme
affreux, auquel encore on est obUgé de demander la
permission de se présenter à Ferney, car on ne s'était
munie d'aucune lettre d'introduction ? Il y avait bien
1 . Nous mentionnons le fait sur l'assertion même de madame de
Genlis ; car aucune de ces lettres ne s'est retrouvée jusqu'à ce jour,
que nous sachions.
44 LE MOIS D'AUOUSTÉ.
là volonté et préméditation. Lors du retour de Voltaire
à Paris, elle ne se bornera pas à une visite qu'elle lui
devait, elle ira le voir trois ou quatre fois '. a On se
souvient encore, raconte l'abbé Duvernet, des choses
vraies et flatteuses qu'elle lui dit. C'était tout à la fois
un devoir qu'elle remplissait, et un tribut de louanges
qu'elle rendait à titre de littératrice et de philosophe,
au patriarche de la littérature et de la philosophie ^. »
Il y a, dans cette inconséquence apparente, une raison
toute logique et qui se devine, mais sur laquelle nous
ne voulons pas trop appuyer ^.
Quoi qu'il en soit, tout en implorant une faveur
qu'on ne refusait jamais « aux jeunes femmes de
Paris », madame de Genlis n'était pas disposée à la
moindre concession, à la moindre faiblesse; et elle
data sa lettre du mois « d'août. » On ne sent pas tout
d'abord ce que cela a de courageux et d'héroïque. « 11
n'y avoit dans mon billet, ni esprit, ni prétentions,
ni fadeurs, et je le datai du mois d'août, M. de Vol-
taire vouloit qu'on écrivît du mois d'auguste. Cette
petite pédanterie me parut une flatterie, et j'écrivis
1. Madame de Genlis, Mémoires {Paris, Ladvocat, 1825), t. II,
p. 370.
2. L'abbé Duvernet, Vie de Voltaire (Genève, 1786), p. 311.
3. L'abbé Duvernet ajoutait : « Aujourd'hui elle se déchaîne sans
ménagement contre lui, et il est Tàcheux de voir une femme de mé-
rite ne répéter dans ses amertumes que ce que M. l'abbé Sabatier
et autres gens sans mérite en ont écrit. Voilà, certes, en madame de
Gen/{«, deux conduites bien opposées. C'est une énigme dont elle
seule peut nous dire le véritable mot. C'est aussi ce que nous la prions
de faire dans un supplément au petit catéchisme en quatorze volumes
qu'elle a composé et imprimé, pour apprendre à vivre et à penser à
la jeune noblesse française. •
GRAVES APPRÉHENSIONS. 45
fièrement du mois d'août. » Madame de Genlis, qui
aurait dû se connaître en pédanterie, se trompe ici du
tout au tout, et il nous semble qu'elle aurait fait preuve
de bon goût en se pliant à cette exigence d'un écrivain
qui donne de bonnes raisons d'une réforme qu'il a été
d'ailleurs impuissant à faire adopter. Mais que va dire
M. de Voltaire ? quelles seront sa colère et son indi-
gnation, devant cette sorte de protestation? Sa réponse
fut plus inoffensive qu'on ne s'y attendait : il dit qu'en
faveur de la visite d'une aussi belle dame, il quitterait
ses pantoufles et sa robe de chambre, et il invitait la
coupable à dîner et à souper.
Dans le récit de cette visite à Ferney, l'on songe
bien plus à entretenir de soi le lecteur que de l'homme
célèbre que l'on venait saluer ; et vraiment ce dernier
ne sera qu'au second plan, au moins dans les préoc-
cupations de la comtesse. Quelle attitude aura-t-elle?
quelle sera sa contenance? Cela a été discuté à l'avance
comme l'orthographe du billet. « Quand j'eus reçu la
réponse aimable de M. de Voltaire, il me prit tout à
coup une espèce de frayeur qui me fit faire des ré-
flexions inquiétantes. Je me rappelai tout ce qu'on
racontoit des personnes qui alloient, pour la première
fois, à Ferney. Il étoit d'usage, surtout pour les jeunes
femmes, de s'émouvoir, de pâlir, de s'attendrir et
même de se trouver mal en apercevant M. de Voltaire;
on se précipitoit dans ses bras, on balbutioit, on pleu-
roit, on étoit dans un trouble qui ressembloit à l'amour
le plus passionné. » C'est là une petite malice à l'en-
droit de madame Suard, dont les lettres à son mari
sur son voyage à Ferney furent imprimées par madame
I
46 M. OTT.
de Montmorency, à Dampierre, dès 1802, bien qu'à
l'égard môme de cette correspondance toute intime,
durement traitée par Fiévée dans le Journal des Débats^
l'on se targue d'une générosité chevaleresque '.
Elle a pris son parti en femme de cœur et de tête, elle
ne se précipitera point au cou de M. de Voltaire, et ne
tombera pas davantage en syncope, quelque imperti-
nente et grossière que pût paraître une toute autre con-
duite : elle se résolut bravement à « n'être point ridi-
cule, y. bien qu'en violentant encore une simplicité et
une réserve dont elle ne se départait guère. La com-
tesse s'était fait accompagner d'un peintre allemand
qui revenait d'Italie, M. Ott, dont les dispositions à
l'enthousiasme agaçaient terriblement notre sceptique.
L'on pénètre dans la cour du château et l'on descend
de voiture. Les visiteurs sont introduits dans une an-
tichambre assez obscure. M. Ott tressaille, pousse un
cri : « c'est un Corrège ! » 11 avait aperçu, en effet,
un Corrège, qui eût mérité les honneurs du salon et
que M. Ott, malgré soti optimisme, ne put s'empê-
cher de trouver déplacé dans un pareil lieu. Cela nous
étonne un peu et nous pensions que, du vivant de
Voltaire, ce tableau occupait l'un des lambris de la
pièce principale. Les yeux de madame de Genlis
s'étaient portés, en entrant, sur la pendule du salon
qui lui eût appris qu'elle était arrivée trois quarts
d'heure trop tôt, si l'espèce d'effarement des domes-
tiques désorientés, le bruit répété des sonnettes ne
l'eussent déjà avertie que l'on ne comptait pas si tôt
1. Madame de Genlis, Jf^inoires (Paris, Ladvorat, 1825), t. V,
p. 260, 261.
L'ALLÉE DE CHARMILLE. 47
sur elle; ce qui ne laissa point de la déconcerter un
peu, car ce sont là des torts presque impardonnables
entre gens qui savent vivre. Cependant, madame
Denis apparaît avec madame de Saint-Julien; cette
dernière offre de la meilleure grâce à la survenante
une promenade dans le parc, qui est acceptée avec
empressement. Elles s'engagent sous cette allée de
charmille qui existe encore et qui avait l'effet malheu-
reux fle cacher la vue la plus magniQque *. Cela
choque à juste titre les instincts artistes de la dame,
qui ne tarde pas à avoir contre cette maudite char-
mille de bien autres griefs. Le berceau était si bas et
ses plumes si élevées que ces dernières s'accrochaient
à chaque instant aux branches, en dépit de toutes les
précautions.
Je me courbois extrêmement, et comme pour me rapetis-
ser encore, je ployois beaucoup les genoux; je marchois à
toute minute sur ma robe, je chancelois, je trébuchois, je
déchirois mes jupons, et, dans l'attitude la plus gênante, je
n'étois guère en état de jouir de la conversation de madame de
Saint-Julien, qui, petite, en habit négligé du matin, se pro-
menoit très à son aise, et causoit très-agréablement. Je lui
demandai, en riant, si M. de Voltaire n'avolt pas trouvé
mauvais que j'eusse daté ma lettre du mois d'août. Elle me
répondit que non; mais elle ajouta qu'il avoit remarqué que
je n'écrivois pas avec son orthographe.
On vint dire que M. de Voltaire entrait dans le sa-
lon, et les deux promeneuses en reprirent le chemin.
l . Les trouées méuagées de distance en dislance pour jouir de ce
beau paysage y furent pratiquées plus tard par M. de Budée. Depery,
Biographie des hommes célèbres du déparlement de l'Ain (Bourg,
1836), t. l, p. 153, 154.
48 IRRÉLIGIEUSE SAILLIE.
En passant dans une des pièces, la jeune femme ren-
contre son visage dans une glace : elle était décoiffée,
toute ébouriffée, et avait une mine complètement décom-
posée. Il fallut bien se rajuster un peu, après quoi elle
suivait madame de Saint-Julien au salon. L'auteur de
la Henriade lui prit la main et la baisa. « Je ne sais
pourquoi cette action si commune me toucha, comme
si cette espèce d'hommage n'éloit pas aussi vulgaire que
banal ; mais enfin je fus flattée que M. de Voltaire m'eût
baisé la main, et je l'embrassai de très-bon cœur... »
Mais le poëte allait tout aussitôt gâter ses affaires par
cette monomanie d'irréligion, qui le poussait aux sail-
lies les plus inopportunes et les plus indécentes. Nous
avons vu madame Suard, sans être une chrétienne
très-fervente, gênée, sinon offensée par une tirade
impie contre Jésus-Christ, dont elle crut devoir dé-
fendre la morale, l'esprit de charité et de tolérance.
Pareille chose allait arriver, et cette fois l'auteur du
Sermon des Cinquante ne se trouvait plus devant un
être sympathique et d'une foi un peu tiède. L'artiste
allemand, ravi de s'entendre nommer par M. de Vol-
taire, s'imaginant qu'il ne lui était pas tout à fait in-
connu, avait tiré de sa poche des miniatures qu'il
avait faites à Berne.
Malheureusement un de ces tableaux représenloit une
Vierge avec l'enfant Jésus : ce qui fit dire à M, de Vollaire
plusieurs impiétés aussi plates que révoManles. Je trouvai
qu'il étoit contre les devoirs de l'hospitalité et contre toute
bienséance de s'exprimer ainsi devant une personne de mon
âge, qui ne s'affichoit pas pour un esprit fort, et qu'il rece-
voit pour la première fois. Extrêmement choquée, je me
PORTRAIT PED BIENVEILLANT. 4ft
tournai du côté de madame Denis, afin d'avoir l'air de ne
pas écouter son onçIe. Il changea d'entretien *,
Là, madame de Genlis est dans son droit, et son
attitude, qui était une protestation muette mais signi-
ficative, était aussi légitime que les propos de Voltaire
étaient peu mesurés et malséants.
Madame Suard nous représente le patriarche
presque jeune, solide sur ses jambes, et ne s'aperce-
vant pas qu'il dût être fatigué; la comtesse, qui a les
motifs opposés d'exagérer les choses, nous le peint,
au physique comme au moral, sous un aspect tout dif-
férent.
Il étoit fort cassé, nous dit-elle, et sa manière gothique
de se mettre le vieillissoit encore; il avoit une voix sépul-
crale qui lui donnoit un ton singulier, d'autant plus qu'il
avoit l'habitude de parler excessivement haut, quoiqu'il ne
fût pas sourd. Quand il n'étoit question ni de religion ni de
ses ennemis, ajoute-t-elle, sa conversation étoit simple, na-
turelle, sans nulle prétention, et par conséquent, avec un
esprit tel que le sien, parfaitement aimable. Il me parut qu'il
ne supportoitpas que l'on eût, sur aucun point, une opinion
différente de la sienne ; pour peu qu'on le contredît, son ton
prenoit de l'aigreur et devenoit tranchant. Il avoit certaine-
ment beaucoup perdu de l'usage du monde, qu'il avoit dû
avoir, et rien n'est plus simple : depuis qu'il étoit dans cette
terre, on n'alloit le voir que pour l'enivrer de louanges;
tout ce qui l'entouroit étoit à ses pieds; il n'entendoit par-
ler que de l'admiration qu'il inspiroit, et les exagérations
les plus ridicules dans ce genre ne lui paroissoient plus que
des hommages ordinaires. Les rois mêmes n'ont jamais été
l'objet d'une admiration si outrée... *.
t. Madame de Genlis, Mémoires (Paris, Ladvocat, 18'25), t. II,
p. 325.
2. Ihid., [. II, p. 329.
VIII. 4
50 ALLÉGATIONS ERRONÉES.
Cette appréciation est au moins bien légère. « lime
parut, dit madame de Genlis, qu'il ne supportoit pas
que Ton eût, sur aucun point, une opinion différente
de la sienne. » Est-ce un soupçon ou une appréciation
motivée? Dans. ce dernier cas, la belle dame eût
bien fait, elle qui est si prolixe, de citer quelques
frasques de ce terrible enfant. Nous savons, nous
autres, quel hôte poli, aimable, caressant il est pour
tous; et sa mansuétude à l'égard de La Harpe, notam-
ment, nous a démontré surabondamment qu'on pou-,
vait non-seulement être d'une opinion différente de la
sienne, mais encore le contrecarrer, avec peu de me-
sure même, sans provoquer en lui ces emportements
furibonds qu'on lui suppose à la moindre résistauce.
Quant à cet usage du monde, quant au sentiment de
réciprocité que donne la fréquentation de la bonne
compagnie, et qu'aurait à la longue émoussé et complè-
tement effacé la flatterie subalterne des touristes d'a-
venture, madame de Genlis nous semble se méprendre
étrangement sur le personnel incessamment renou-
velé des hôtes de Ferney. C'est tout ce que l'Europe
renferme de plus considérable qui vient rendre visite au
patriarche, et il faut voir, au contraire, avec quel tact
il sait allier ce qu'il doit au mérite et à la naissance.
Disons plus : jamais Voltaire, dans sa jeunesse et son
âge mûr, ne vécut dans un plus grand monde, n'eut
occasion de rencontrer meilleure- et plus illustre com-
pagnie, que pendant les quelque vingt ans qu'il passa
soit aux Délices, soit à Ferney.
Mais, à l'exception de madame de Genlis, qui lui a
reproché de manquer d'urbanité, d'égards, de savoir-
J
DOUCEUR INFINIE DE SES YEUX. 31
vivre, de ces raffinements mêmes dont un vieillard
malade se trouverait dispensé ? M. de Voltaire est un
écrivain irréligieux, sans foi ni loi, nous le voulons
bien ; c'est un homme qui a essentiellement les vertus
de société et qui jusqu'au dernier moment conser-
vera le ton d'une exquise politesse. Son ajustement,
cette ample perruque sous laquelle il disparaît presque,
peuvent être surannés et même grotesques, et nous
nous inclinons devant la compétence d'une Parisienne
à prononcer en dernier ressort sur cette grave matière.
Mais, sur le reste, nous serons moins accommodants.
Quelque peu bienveillant qu'il soit, il échappe à l'auteur
d'Adèle et Théodore des aveux bons à enregistrer.
La comtesse est de l'avis de madame Suard sur l'ex-
pression de douceur de ce regard que la passion et la
fureur allument à certaines heures. « Tous les por-
traits et tous les bustes de M. de Voltaire sont très-
ressemblans; mais aucun artiste n'a bien rendu ses
yeux. Je m'attendois à les trouver brillans et pleins de
feu : ils étoient en effet les plus spirituels que j'aie
vus; mais ils a voient en même temps quelque chose
de velouté et* une douceur inexprimable : l'âme de
Zaïre étoit tout entière dans ces yeux-là. »
Dans la soirée, l'on proposa à la jeune femme une
promenade en voiture. Les chevaux sont attelés, et le
patriarche, madame Denis, madame de Saint- Juhen
et madame de Genlis s'installent dans la berline. L'on
prit le chemin du village et des établissements de
cet homme si diversement jugé, mais sur l'avarice
duquel ses partisans même semblent passer condam-
nation.
t)2 SA PARFAITE BONHOMIE.
Il est plus grand là que dans ses livres, nous dit madame
de Gealis; car on y voit partout une ingénieuse bonté, et
l'on ue peut se persuader que la même main qui écrivit tant
d'impiétés, de faussetés et de méchancetés, ait fait des choses
si nobles, si sages et si utiles. Il montroit ce village à tous
les étrangers, mais de bonne grâce; il en parloit simple-
ment, avec bonhomie; il instruisoit de tout ce qu'il avoit
fait, et cependant il n'avoit nullement l'air de s'en vanter,
et je ne connois personne qui pût en faire autant.
Ce dernier trait du portrait, que la vérité arrache,
compense et rachète la dureté et la sécheresse de
certaines appréciations qui ne sont rien moins qu'ami-
cales. Nous avons cru qu'il était piquant d'opposer
deux récits de femmes du monde, bien différentes
d'esprit, si elles en avaient l'une et l'autre infiniment.
Mais il nous faut revenir un peu sur nos pas, car ce
voyage de madame de Genlis est d'août 1776, et, par
conséquent, postérieur d'un peu plus d'une année à
l'époque où nous sommes.
II
I
VOLTAIRE ET DENON. — AFFRANCHISSEMENT DU PAYS
DE GEX. — BELLE ET BONNE. — MORT DE FRÉRON.
Ces visiteurs que Ferney voyait journellement se
produire un instant pour s'évanouir n'étaient pas tous
taillés sur le même patron. Il y en avait de tous les
âges, de tous les sexes, de toutes les conditions, de
toutes les humeurs; et, vraiment, sans cette bigar-
rure, ces disparates, cet imprévu, la place n'eût pas
été tenable pour un vieillard de quatre-vingts ans, aux
yeux duquel le plus grand des malheurs était le gas-
pillage et la perte du temps. Cette indemnité, du
moins, ne lui était pas refusée; le philosophe et le
moraliste avaient de quoi satisfaire leur instinct ob-
servateur et critique. Quelques jours après le départ
de madame Suqrd, dont le succès avait été si complet
à Ferney, le patriarche recevait le petit billet qui suit,
à la date du 3 juillet :
Monsieur, j'ai un désir infini de vous rendre mes liomma-
ges. Vous pouvez être malade, et c'est ce que je crains. Je
sens aussi qu'il faut souvent que vous vouliez l'être, et c'est
ce que je ne veux pas dans ce moment-ci. Je suis gentilhomme
ordinaire du roi, et vous savez mieux que personne qu'on ne
54 VIVANT DENON.
nous refuse jamais la porte. Je réclame donc tout privilège
pour faire ouvrir les battans.
J'étais l'année dernière à Pétersbourg; j'habite ordinaire-
ment Paris, et je viens de parcourir les treize cantons, dont
vous voyez que j'ai pris la franche liberté. Si avec cela vous
pouvez trouver en moi quelque chose qui vous dédommage
des instans que je vous demande , alors mon plaisir sera
sans reproches et deviendra parfait.
Voltaire répondait aussitôt :
Monsieur mon respectable camarade, non-seulement je
peux être malade, mais je le suis, et depuis environ quatre-
vingts ans. Mais, mort ou vif, votre lettre me donne une ex-
trême envie de profiter de vos bontés. Je ne dîne point, je
soupe un peu *, je vous attends donc à souper dans ma ca-
verne. Ma nièce, qui vous aurait fait les honneurs, se porte
aussi mal que moi. Venez avec beaucoup d'indulgence pour
nous deux ; je vous attends avec tous les sentiments que vous
m'inspirez.
Cet étrange confrère, qui se révélait d'une manière
si inattendue et si dépourvue de la moindre gêne,
était Vivant Denon, ce même Denon qui sera baron
de" l'Empire, et se fera un nom dans la diplomatie,
l'administration aussi bien que dans les arts. La for-
tune de Denon fut le résultat de ce caractère osé qui
s'effrayait de peu de choses, mais qui savait la façon de
1. « Il ne paraît plus à table et ne dîne plus; il reste couché
presque tout le Jour, travaille dans son lit jusqu'il huit heures; alors
il demande à souper; et, depuis trois mois, c'est toujours avec des
œufs brouillés qu'il soupe ; il a pourtant toujours une bonne volaille
toute prête, en cas qu'il en ait la Tantaisie. Tous les villageois qui
passent par Ferney y trouvent aussi un dîner prêt et une pièce de
vingt-quatre sous pour continuer leur roule. « Suard, Mélanges de
littérature (Paris, Dentu, 1803), t. II, p. 18, 19. Voyage deEemey,
lettre H.
HÀ-BILE COURTISAN. 55
s'y prendre et ne s'aventurait qu'à bon escient. Avant
d'en user ainsi avec M. de Voltaire, il n'en avait pas
autrement agi avec Louis XV, sur le passage duquel il
se tenait obstinément : c( Que voulez-vous? lui demanda
Sa Majesté, qui avait fini par remarquer son assiduité.
— Vous voir, Sire, répondit Denon. » Sans faire l'his-
toire des débuts de cet esprit retors, qui, introduit
dans la place, sut flatter également les instincts artis-
tiques de madame de Pompadour et se vit bientôt élevé
au grade de gentilhomme ordinaire, racontons cette
anecdote unique qui suffit à donner la mesure de la
bonne opinion qu'il aura su donner de lui. Un cour-
tisan, mieux intentionné qu'habile, s'efforçait, un jour,
de sortir d'une histoire entamée péniblement et qu'il
ne réussissait pas à rendre plaisante : «Allons, Denon,
racontez-moi cela , » dit le roi en se tournant vers
le jeune Denon*. Il avait été chargé, comme sa
lettre nous l'apprend, d'une mission à la cour de
Saint-Pétersbourg, d'où il revenait après y avoir ob-
tenu des succès d'homme du monde et d'homme
d'esprit. Au moment où il posait le pied chez le phQo-
sophe, il avait vingt-huit ans et demi; il n'avait donc pas
perdu de temps, surtout si nous remarquons que sa
curiosité s'était appUquée à plus d'un objet, et que, dès
1769, il faisait jouer, à la recommandation de Dorât,
une petite pièce, le Bon père, qui faisait dire maU-
gnement à Lekain : « C'est la comédie de ce jeune
auteur couleur de rose que nos dames ont reçue '^. »
1. Lady Morgan, La France (Treuttel et WUrtz, 1817), t. II,
p. 301.
2. a L'écolier de rhétorique qui a fait cette amplification, écrit
56 INSINUATION EN PURE PERTE.
Quoi qu'il en soit, Denon se rend avec empresse-
ment à l'invitation, et, dans cette entrevue, réussit
pleinement auprès du vieux malade, qui se laissa
gagner par sa gaieté, son aplomb, son esprit et ses
contes. De retour à Genève, notre gentilhomme de la
chambre trouvait les lettres de recommandation de
La Borde, le valet de chambre de Louis XV ; c'était
arriver après le dernier plat. Il n'envoyait pas moins
ses « passe-ports » à Ferney. Dans le billet qu'il
joignait à ces inutiles pièces, Denon disait que La
Borde le priait de lui rapporter le portrait du poëte,
et il était aux regrets, ajoutait-il, de ne pouvoir lui
donner ce contentement. Mais Voltaire ne sembla pas
comprendre, a Je voudrais, répondait-il, pouvoir
envoyer à M. de La Borde le portrait qu'il veut bien
demander, mais je n'en ai pas un seul. Le meilleur
buste qui ait été fait est celui de la manufacture de
porcelaine de Sèvres : j'en fais venir quelques-uns, et
je vous en présenterais, si j'étais assez heureux pour
vous voir (5 juillet 1775). » Devant toute ouverture
de ce genre, Voltaire ne varie point : copiez mon
buste de Sèvres; il ne connaît que cela. Et quand,
cinq ans auparavant, en 1770, il se vit menacé du
voyage de Pigalle, il se hâtait d'écrire à madame Nec-
ker : que Pigalle ne se dérange pas, il a mon buste
Collé, qui appelle la pièce Julie, mérilerait un pensum, et son régent
doit l'avertir qu'il n'aura jamais ni talent ni génie, et qu'il doit abso-
lument renoncera composer. Cet écolier s'appelle M. Denon; il a
vingt-deux ans; il est gentilhomme ordinaire du roi et aura quelque
jour vingt ou vingt-cinq mille livres de rente ; on le dit d'ailleurs
un Tort aimable enfant... » Journal (Paris, 1807), t. III, p. 424;
juin 1769.
ESTAMPE DE DENON. 57
de Sèvres, il ne lui en faut pas davantage. Denon
n'insista point et ne reparut plus à Ferney.
Voltaire, qui chaque jour avait à accueillir ou à
éviter les empressements de l'Europe voyageuse,
avait complètement oublié sans doute l'apparition
fugitive de son jeune collègue, lorsqu'ir reçut, cinq
mois plus tard, une estampe avec le billet qui suit :
Si je n'ai joui que quelques instants, Monsieur, du bon-
heur d'être près de vous et de vous entendre, un peu de fa-
cilité à saisir la ressemblance a prolongé ma jouissance; et,
m'occupant à retracer vos traits, j'ai arrêté par le souvenir
le plaisir qui fuyait avec le temps.
Les secours d'un artiste habile, ceux d'un ami aussi aima-
ble par les grâces de l'esprit que par les qualités du cœur',
tout a concouru à décorer et à éterniser l'hommage que je
voulais vous faire d'un talent que vous venez de me rendre
précieux : je désire qu'il soit auprès de vous l'interprète de
la reconnaissance que je conserve des politesses vraiment
amicales par lesquelles, pendant mon séjour à Ferney, vous
avez voulu absolument me prouver votre confraternité *.
A coup sûr, on ne saurait s'exprimer en meilleurs
termes, et le patriarche de Ferney eût été mal reçu
à se plaindre. Mais ce ne sera point du poulet qu'il
se montrera médiocrement satisfait. Le dessin, qui
devait, selon son auteur, consolider leur amitié et
leur alliance, ce dessin fit pousser des cris d'indigna-
tion et d'horreur à tous les hôtes de Ferney, car le
sentiment fut unanime. Denon pouvait-il bonnement
1 . Saint-Aabiii et La Borde.
2. Monuments des arts du dessin chez les peuples tant anciens que
modernes, recueillis par le baron Denon (Paris, Brunet-Denon, 1829),
t. I, p. 17. Lettre de Denon à Voltaire; 5 décembre 1775.
58 INDIGNATION DE VOLTAIRE.
s'être imaginé que l'on applaudirait à cette figure
grimaçante, surannée, du grand écrivain qu'il livrait
ainsi aux brocards des plaisants? Voltaire est hors de
lui. Il écrira à ce confrère en gentilhommerie de sa
bonne encre, et il ne cachera point ce qu'il pense et
ce que l'on pense autour de lui de cet indigne char-
bon. Mais le temps, heureusement, calmera ce pre-
mier emportement; il sentira qu'il serait ridicule de se
mettre en colère, et que, tout en gardant un masque
de bienveillance, on peut aisément indiquer son cha-
grin, son étonnement tout au moins. Cette corres-
pondance , avec ses teintes et ses demi-teintes, est
précieuse. Elle n'a été reproduite dans aucune des
éditions de Voltaire, même les dernières, et le recueil
d'oii nous l'extrayons n'est certes pas le lieu où l'on
irait la chercher. C'était plus qu'il n'en fallait pour
nous décider à entrer dans les détails de ce petit in-
cident qui, d'ailleurs, ne nous sort pas de notre sujet.
La lettre d'envoi de Denon est du 5 décembre . Voltaire
mit quinze jours à se calmer et à y répondre. S'il est
un peu amer, il fait patte de velours et tient à ne pas
casser les vitres. Il persifle, sans toutefois dissimuler
sa sensibilité et sa contrariété.
De ce plaisant Gallot vous avez le crayon ;
Vos vers sont enchanteurs, mais vos dessins burlesque».
Dans votre salle d'Apollon
Pourquoi peignez-vous des grotesques ?
Si je pouvais, Monsieur, mêler des plaintes aux remercie-
ments que je vous dois, je vous supplierais très-iuslamment
de ne point laisser courir cette estampe dans le public. Je
ne sais pourquoi vous m'avez dessiné en singe estropié, avec
une tête penchée et une épaule quatre fois plus haute que
PLAINTES AMÈRES. 59
l'autre. Fréron et Clément s'égaieront trop sur cette cari-
cature.
Permettez-moi que je vous envoyé, Monsieur, une petite
boite de bouis doublée d'écaillé, faite dans nos villages. Vous
y verrez une posture honnête et décente et une ressemblance
parfaite. C'est un grand malheur de chercher l'extraordi-
naire et de fuir le naturel, en quelque genre que ce puisse
être.
Je vous demande bien pardon. J'ai dû non-seulement vous
dire librement ma pensée, mais celle de tous ceux qui ont
vu cet ouvrage...
Convenons que, sur la foi de son entourage, Voltaire
exagère la laideur et l'horreur de son portrait. Denon
ne l'a pas flatté, mais encore n'est-ce pas une carica-
ture, il l'a dessiné en toute conviction, d'après une
impression et des souvenirs très-frais, car l'estampe
est datée du 6 juillet, le lendemain même de son
entrevue à Ferney. Aussi ressentira- t-il vivement le
reproche, les petits traits malins, et l'envoi de cette
tabatière de « bouis, faite dans nos villages. » Sa
réphque est verte et presque impertinente. Elle n'est
pas datée, mais elle doit être écrite sans désemparer,
après lecture de ce billet aigre-doux.
Monsieur, M. Moreau n'a pu me remettre que dans ce mo-
ment la lettre et la boîte que vous avez eu la bonté de m'a-
dresser. Je vois avec plaisir le zèle que vos bons villageois
mettent à vous plaire; j'applaudis à leurs efforts, et je reçois
la boîte comme un cadeau qui m'est agréable, parce que je
le tiens de vous.
Je suis en vérité désolé de l'impression que vous a faite
mon ouvrage. Je ne plaidrai point sa cause; mon but est
manqué, puisqu'il ne vous a pas fait le plaisir que je dési-
rais, mais je dois vous rassurer sur la sensation qu'il fait
ici : on le trouve plein d'expression; chacun se l'arrache, et
60 DENON PIQUÉ.
ceux qui ont l'honneur de vous connaître assurent que c'est
ce qui a été fait de plus ressemblant. C'est un grand mal-
heur, en peinture comme en autre chose, de voir autrement
les objets qu'ils n'existent. Pardon, monsieur; mais j'ai dû
non-seulement vous faire l'aveu de mon erreur sur ce por-
trait, mais vous dire naturellement et pour votre tranquil-
lité tout ce que je savais du succès de cette estampe.
DeDon était piqué. On lui dit : « C'est un grand
malheur de chercher l'extraordinaire et de fuir le
naturel, en quelque genre que ce soit. » Et il riposte :
« C'est un grand malheur, en peinture, comme en
autre chose, de voir autrement les objets qu'ils n'exis-
tent. » Œil pour œil, dent pour dent. En somme, on
peut bien excuser un mouvement de susceptibilité
dans un artiste aussi convaincu. Ce n'est pas en se
fâchant, d'ailleurs, que l'on dispose aux concessions,
et Voltaire espérait obtenir au moins une retouche à
son hideux portrait.
Je suis bien loin, monsieur, de croire que vous ayez
voulu faire une caricature dans le goût des plaisanteries de
M. Huber.
J'ai chez moi actuellement le meilleur sculpteur de Rome,
,à qui ma famille a montré votre estampe : il a pensé comme
tous ceux qui l'ont vue. On l'a prié d'écrire ce qu'il fallait
pour la corriger : je vous envoie sa décision.
Il court dans Paris une autre estampe, qu'on appelle
mon Déjeuner; on dit que c'est encore une plaisanterie de
M. Huber. J'avoue que tout cela est fort désagréable. Un
homme qui se tiendrait dans l'attitude qu'on me donne, et
qui rirait comme on me fait rire, serait trop ridicule.
Vous m'auriez fait plaisir si vous aviez pu corriger l'ou-
vrage qui a révolté ici tout le monde; et s'il en était encore
temps, ma famille vous aurait beaucoup d'obligation. Je n'en
suis pas moins sensible à votre bonté, et je n'en estime pas
DÉCISION DU SCULPTEUR DE ROME. 61
moins vos talents. Je vous supplie de ne rien imputer à une
fausse délicatesse de ma part. Je sais bien que vous m'avez
fait beaucoup d'honneur; mais je vous prie de pardonner à
mes parents et à mes amis, qui ont cru qu'on avait voulu
me tourner en ridicule.
Maintenant, voici cette décision du « meilleur
sculpteur de Rome, » qu'on a retrouvée jointe à la
lettre du poëte dans les papiers de Denon.
Étant consulté sur cette estampe, je crois que, pour la cor-
riger, il faudrait premièrement : mettre le portrait d'en-
semble; — moins maniérer la tête; — venir la dessiner
d'après nature; — prendre un parti sur l'effet total; enfin,
rendre la chose plus pittoresque.
Les défauts que je trouve : l'épaule haute; — M, de Vol-
taire n'a pas de dessus d'yeux; — le nez est. trop long, et le
front aussi; la bouche n'est pas bien, parce qu'elle cercle
trop.
Nous avouerons que nous doutions un peu de la
présence à Ferney du meilleur sculpteur de Rome,
venu là, tout exprès, pour corriger le dessin de Denon.
C'était calomnier Voltaire, qui avait bien véritable-
ment alors chez lui un statuaire de la Ville éternelle,
comme cela résulte de ce billet à D'Alembert : « Je
vous avertis, illustre secrétaire de notre Académie,
que M. Poncet, l'un des plus célèbres sculpteurs de
Rome, vient exprès, à Paris, pour faire votre buste en
marbre. Il s'est, en passant, essayé sur moi, pour
arriver jusqu'à vous par degrés. Ce n'est pas un simple
artiste qui copie la nature, c'est un homme de génie
qui donne la vie et la parole (6 février 1776). »
C'est là une lettre d'introduction non fermée, et dans
laquelle il ne faut pas chercher la pensée véritable.
62 MÉDAILLE DE LA SAINT-BARTHÉLÈUY.
Mais, deux jours après, il écrivait à son ami pour qu'il
sût bien que tout cela était très-sincère, a Je vous
préviens que je ne vous trompe pas dans cette lettre,
quand je vous dis qu'il donne la vie et la parole. »
Voltaire l'avait goûté, durant le séjour rapide qu'il avait
fait chez lui ; Poncet n'avait, d'ailleurs, rien négligé
pour gagner son amitié ; et le jour même où le poëte
écrivait la lettre de recommandation à D'Alembert, il
recevait de l'artiste un petit présent qui sembla le
flatter beaucoup. « Je suis pénétré de la bonté avec
laquelle vous vous êtes souvenude la Saint-Barthélémy,
lui écrivait-il, cette médaille m'est bien précieuse *. »
Il s'agit ici d'une médaille frappée à Rome à la glo-
rification de cet abominable massacre, et qui servait
trop sa thèse pour qu'il n'eût pas toute l'envie du
monde d'en avoir une en propre. « On frappa des
médailles sur cet événement (j'en ai eu une entre les
mains), » dit-il dans son Histoire du Parlement, qui
parut en 1769^. Désormais, la pièce de conviction
était en sa possession. Cette médaille n'était pas
commune; et le marquis de Bièvre, un prôneur de
Poncet, mandait à Beaumarchais auquel, précisément,
il dépêchait pour son édition des lettres relatives à
son protégé* : « Si vous êtes curieux d'avoir cette
1. Voltaire à Ferney (Paris, Didier, 1860), p. 441. Letlre de
Voltaire à Poncet, sculpteur j de Fernej', 6 février 177G.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. XXIl, p. 132. Histoire
du Parlement, ch. XXVIII.
3. Il s'agit de la lettre à D'Alembert du G février 1776 citée plus
haut et reproduite dans les CEwres complètes (Beuchot), t. LXIX,
p. 497; de la lettre à Poncet, du même jour, reproduite dans Vol-
taire à Ferney ; et d'une troisième à M. Tabareau, du 26 décembre
1775, qui manque, si la date est exacte.
PONCET. 63
médaille, je pourrais vous la procurer, mais en vous
demandant le plus grand secret : car tout le monde
voudrait l'avoir, et je ne suis pas en état de faire face
sur ce sujet*. »
L'illustre géomètre, moins prompt à s'éprendre, ne
fut pas si facile de composition, et, malgré la belle
épître de Voltaire, il semble avoir reçu « le célèbre
sculpteur » assez mal. « Ce Poucet est venu chez moi
avec une lettre de vous :■ je lui ai demandé quels
étaient les Italiens, si jaloux d'avoir ma figure, qui
désiraient que je me soumisse encore à l'ennui de la
faire modeler. Il m'a dit que c'était un secret. J'en ai
conclu que ce grand sculpteur était encore un plus
grand hâbleur, et je l'ai remercié de sa bonne volonté,
en lui disant qu'un sculpteur célèbre de ce pays-ci
venait de faire mon buste*, et qu'il pouvait le copier,
s'il le voulait (25 avril 1776). » Hâbleur ou non, Poucet
existe, et c'est lui, « le meilleur sculpteur de Rome, »
l'auteur de la décision que Voltaire envoyait à Denon.
Dans cette même lettre à Denon, Voltaire parle d'une
autre estampe « qu'on appelle mon Déjeuner, » et
qu'il suppose d'Huber. A juger par l'humeur que lui
avait causée son portrait, qui n'était point flatté
mais qui n'était pas une charge, sans doute au-
rait-il poussé de bien autres clameurs, si l'estampe
lui fût déjà parvenue. Tout le monde connaît cette
plaisante et grotesque scène. Voltaire dans son ht,
1. Etienne Charavay, Catalogue de lettres autographes, du 7 mai
1875, no 44. Lettre du marquis de Bièvre à Beaumarchais; à Rome,
ce 6 novembre 1781.
2. Houdon. Voir la grayure de Saint-Âubin.
64 LE DÉJEUNER DE VOLTAIRE.
embéguiné'; la grosse madame Denis, assise à son
chevet, près de la table où le café au lait est servi; un
gros homme réjoui, aux pieds du lit, que Ton avait
présumé jusque-là être l'auteur de l'estampe. Une
chambrière à droite, le père Adam à gauche, tout cela
très-vivant, mais à faire poufier de rire. Poncet, dans
son appréciation du portrait, estime que « la bouche
n'est pas bien, parce qu'elle cercle trop. » Hélas! dans
cette dernière composition, elle bride d'une oreille à
l'autre, et donne une vraie physionomie de singe au
patriarche. Quant à madame Denis, tout est bouffissure
en elle, joues., bras, gorge. Et elle n'eut pas plus à se
louer du peintre que son vénérable oncle. Il est à
croire que la réponse de Denon vint clore cette corres-
pondance, toujours polie, mais où l'aigreur se sentait,
si elle s'efforçait de ne point trop percer.
Je viens de recevoir votre lettre du 24; je vous réitère
mes excuses au sujet de votre portrait et de l'estampe de
votre Déjeuner. Je me reproche bien sincèrement le chagrin
que cela vous a causé, ainsi qu'à votre sensible famille. J'é-
tais bien loin de penser, lorsque je fis ces dessins, qu'ils
feraient autant de bruit. Je ne voulais que me retracer les
moments que j'avais passés à Ferney, et rendre pour moi
seul la scène au naturel, et telle que j'en avais joui : j'occu-
pais môme une place dans le groupe que compose le tableau
du Déjeuner; mais, dès qu'il fut question de graver ce mor-
ceau, je me hâtai bien vite d'en exclure mon personnage.
Soit par modestie, soit par amour-propre, je me trouvai ri-
dicule en figurant auprès de vous, et je ne voulus point jouer
le nain où l'on montrait le géant'. Je ne réfléchis pas, dans
1. Ce personnage gros et gras que Denon s'est substitué est La
Borde, dont la ressemblance avec ses portraits de profil est frappante.
AIGRES SOUMISSIONS. 65
le moment, que tout ce qui tient à vous doit avoir de la cé-
lébrité; et je laissai graver sans réflexion ce que j'avais des-
siné sans conséquence. Au reste, la plus grande partie de
ceux qui se sont procuré cette estampe n'y ont vu que la
représentation d'une scène de votre intérieur qui leur a paru
intéressante. Je ne connais point les ouvrages de M. Hubert:
je n'ai donc voulu imiter personne. Je ne sais quel acharne-
ment on met à vous effrayer sur cette production : si vous la
connaissiez, vous verriez que votre figure n'a que l'expres-
sion simple que donne une discussion vive et familière. C'est
m'affliger réellement que de vous faire croire que j'ai pu
penser à vous ridiculiser; c'est dénaturer dans votre esprit
tous les sentiments que je vous ai voués, et dégrader mon
caractère. Eh! monsieur, pourquoi voir toujours des en-
nemis? Les triomphes ne servent-ils qu'à multiplier les
craintes? Qu'est-ce donc que la gloire si la terreur habite
avec elle?
Quant aux complaisantes observations de votre habile ar-
tiste romain, quoiqu'elles ne m'aient ni édifié ni convaincu,
je veux lui montrer que je ne suis pas moins complaisant
que lui; car je tiens si peu à ce que vous appelez mes ta-
lents, que je conviendrai de tout ce que vous voudrez qu'il
contredise, et serai même plus que lui de l'avis qu'il faut que
je retourne dessiner votre tête d'après nature. C'est un con-
seil que je me laisserai toujours donner bien volontiers, par
le plaisir qu'il en résulterait pour moi de vous revoir et de
travailler plus efficacement à vous convaincre de l'attache-
ment et de la vénération avec laquelle je serai toute ma vie.
Cette pochade ne vint pas à Fernej' en droiture. « On nous a apporté,
écrit Viliette à Villevieille deux ans après, une estampe, intitulée :
Le déjeuner de Ferneij. La Borde, auteur de cette gravure, y est
représenté à table, dans toute sa plénitude et beau comme un ange.
M. de Voltaire y est dans un coin, maigre comme la mort et laid
comme le péché. En jelant les yeux sur cette caricature, il s'est écrié :
C'est Lazare au dîner du mauvais riche. » Œuvres (Edimbourg, 1788),
p. 118. — Mémoires pour servir à l'histoire de M. de Voltaire (Ams-
terdam, 17?5),II« partie, p. 89. Ce qui étonne un peu, c'est que Viliette
attribue à La Borde une estampe signée et avouée par Denon.
VIII. 5
C6 LE STATUAIRE DE SAINT-CLAUDE.
mon respectable camarade, votre très-humble et Irès-obéis-
sanl serviteur. Denon '.
Ce ne sont là que des politesses. Denon n'avait pas
la moindre idée de retourner à Ferney où il eût été
froidement accueilli de la. sensible famille. Qiiant aux
promesses de se soumettre aux décrets du Phidias ro-
main, il ne se piqua pas d'y faire honneur, et l'es-
tampe demeura ce qu'elle avait été dans l'origine.
Nous avons vu Voltaire lui envoyer une petite
boîte « de bonis » doublée d'écaillé, sur laquelle il était
représenté « dans une posture honnête » et « d'une
ressemblance parfaite » ; et Denon, prenant le cadeau
pour une épigramme ou, tout au moins, une leçon, re-
mercier son confrère d'une façon assez revêche. Cela
nous amène tout naturellement à dire deux mots de
ces autres petits chefs-d'œuvre, en bois, en ivoire,
produits inattendus de ce pauvre pays de montagnes,
que Voltaire essaiera de sortir de son honteux et humi-
liant esclavage. Lorsque l'auteur de Mahomet vint
s'implanter dans ces contrées, existait à Saint-Claude
un brave homme d'artiste, très-original, de génie
même, si on tient compte du manque de culture et de
comparaison (il n'était jamais sorti de sa petite ville),
Rosse t-Dupont, qui, durant une carrière aussi longue
que bien remplie ', exécuta des milliers d'ouvrages
étonnants par la naïveté, la vérité de la composition,
en marbre, en albâtre, en buis, en ivoire; car toute
1 . Monuments des arts dn dessin chez les peuples tant anciens que
modernes, recueillis par le baron Vivant Denon (Paris, Brunet-Denon,
1^29), t. 1, p. 19. LeUre de Denon h. Voltaire, sans date.
2. Il mourut, le 3 décembre 17 8ft, à près de quatre-vingts ans.
ROSSET-DDPONT. 67
matière lui semblait également bonne. « L'ivoire, si
cassant et si dur, devenait entre ses mains, nous dit
le marquis d^ Villette, une pâte amollie a sa volonté.
J'ai entendu dire à Pigalle qu'il n'avait rien vu des
ancien^ qui eût plus de perfection '. » Falconnet ne
pensait pas moins favorablement de l'obscur artiste, et
ne parlait qu'avec admiration dé son saint Jérôme.
Sans rien exagérer, Rosset était créateur, et ses ou-
vrages frappent par le sentiment très-vif de la nature
physique et morale.
Le poète accueillit avec bienveillance le rustique
statuaire et se prêta de bonne grâce aux desseins qu'il
pouvait avoir sur son individu. Un jour, il ôtait sa per-
ruque et lui £ibandonnait durant une partie d'échecs sa
tête dénudée. Mais le succès dut le récompenser de sa
complaisance. L'auteur de Zaïre donne la description
du buste en ivoire qui semble avoir été le coup d'essai de
Rosset avec lui. « Le buste est long, dit-ii, et les bras
sont coupés. Il y a une draperie à l'antique sur un
justaucors : on a coiffé le visage d'une perruque à
trois marteaux, et, par dessus la perruque, d'un
bonnet qui a l'air d'un casque de dragon. Cela est
tout à fait dans le grand goût et dans le costume.
J'espère que ces pauvres sauvages étant conduits
feront quelque chose de plus honnête ^. » Voltaire,
auquel manque le sentiment des arts, ne sait pas trop
encore quoi penser : mais le succès fixera ses incerti-
1. Marquis de VilleUe, CEuvres (Edimbourg, 1788), p. 230,
lettre XLII. 4 janvier 1187.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXIII, p. 46, 47.
LeUre de Voltaire à DamilavlUe ; 27 janvier 1766.
es BUSTE EN IVOIRE DE VOLTAIRE.
tudes. Tout se sait à Paris, et l'existence de ce buste
microscopique fut bientôt connue des amis de Voltaire,
qui le tourmentèrent pour en avoir des copies. « Le
buste en ivoire d'un homme très-tolérant partit à votre
adresse, le 13 de ce mois, écrivait-il à Damilaville, le
21 mai, il est vrai que c'est un vieux et triste visage;
mais ce morceau de sculpture est excellent. » Il écri-
vait, le 28 novembre, à D'Alembert : « Puisque vous
daignez mettre le petit buste d'un petit vieillard sur
votre cheminée avec des magots de la Chine, je vais
commander un nouveau magot à celui qui a imaginé
cette plaisanterie. » Il finira par l'offrir. « Il s'est
trouvé, dira-t-il à d'Argental, un sculpteur dans les
rochers du Mont-Jura, qui s'est avisé de m'ébaucher
de toutes les manières ; si vous m'ordonnez de vous
envoyer une de ces figures de Callot, je vous obéirai
(Il avril 1767). »
Mais, nature d'instinct, Rosset n'obéissait qu'à
l'inspiration du moment. « J'écris lettre sur lettre au
sculpteur qui s'est avisé de faire mon buste : c'est un
original capable de me faire attendre trois mois au
moins, et ce buste sera au rang de mes œuvres pos-
thumes (4 mai). » C'était calomnier cet artiste labo-
rieux qui, comme Huber, reproduira le patriarche
sous tous les aspects. Le dédain trop manifeste qu'af-
fecte Denon pour cette boîte « qui lui sera agréable
parce qu'il la tient de son hôte », pouvait, comme on
le voit, être plus justifié; et, s'il applaudit au zèle et
aux efforts « de ces bons villageois » , le travail seul
avait droit à quelque louange équitable de sa part.
La réputation de ces petits ouvrages n'était plus à
ENCHANTEMENT DE PONIATOWSKI. 69
faire, et les commandes venaient des pays les plus
lointains. Le roi de Pologne écrivait, en mai 1767, à
madame GeofFrin : « J'ai trouvé dans le numéro sept
des Nouvelles littéraires manuscrites que vous m'avez
procurées ', que le sieur Simon, habile mouleur, fait
à un louis pièce des copies en plâtre d'un buste par-
fait de Voltaire, dont l'original est en ivoire, d'un ou-
vrier de Saint-Claude, en Franche-Comté. Envoyez-
moi une de ces copies en plâtre, je vous prie ^. »
Mais ces bustes en plâtre étaient effroyables, et ma-
dame Geoffrin répondit qu'il ne fallait songer qu'aux
bustes en ivoire ou en biscuit de porcelaine de France,
et elle annonçait l'envoi d'un Voltaire en ivoire, reve-
nant, avec les frais, à cent deux francs. Stanislas le
recevait seulement en juin de l'année suivante, et
l'accueillait par un cri de joie et d'admiration. « J'en
viens à présent au petit Voltaire... Figurez-vous com-
bien je me suis amusé à le comparer au grand buste
que j'en avais ^, et j'y ai trouvé, à mon grand couten-
tement, dix ans de plus sur l'ivoire, mais absolument
les mêmes traits, le même fond de physionomie, et
cela prouve bien la ressemblance de tous deux. C'est
un charmant petit bijou ^. » Et cet éloge a son prix,
1. La correspuDdance de Grimm. Dans ce qui en a été publié, il
n'est point question de Rosset-Dupont.
2. Correspondance inédite de Stanislas- Auguste Poniatowski et de
madame du Deffand, publiée par M. de Mouy (Paris, Pion, 1875),
p. 287. Lettre du roi à madame GeofTrin ; 13 mai 1767.
3. Du sculpteur Weltschaffer.
4. Correspondance inédite de Stanislas-Auguste et de madame du
Deffand (Paris, Pion, 1876), p. 339. Lettre du roi à madame
Gioffrin; 1*^ juin 1768.
I
70 PÀPItLON-PHltOSOPHE.
car Poniatowski était un amateur et un connaisseur
également éclairé.
Voltaire fait souvent allusion, dans ses lettres, à ma-
dame de Saint-Julien, à « papillon-philosophe, t> nature
charmante, enjouée, serviable, avec la pétulance, la
vivacité, la vaillance d'un jeune garçon. Née Latour-
du-Pin, elle se trouvait être la nièce du marquis de
Latour-Du-Pin-Gouvernet,le mari de mademoiselle de
Corsembleu. Liée avec le plus grand monde, au mieux
avec les Choiseuls, ses parents, et le maréchal de Ri-
chelieu, elle avait été à même de rendre plus d'un
bon office aupoëte, dont la reconnaissance intarissable
se formulera en vers comme en vile prose. Elle fera
plusieurs séjours au château de Ferney, en 1766, en
1772, et au moment où nous sommes, en 1775, sé-
jours plus ou moins prolongés, mais toujours trop
courts au gré de ses hôtes. Le portrait que Voltaire a
laissé d'elle est des plus gracieux. C'était une chasse-
resse intrépide, maniant le fusil avec autant d'aisance
que Diane, sa patronne, décochait ses flèches divines*.
Elle apparaissait en habit d'amazone, avec cet air dé-
hbéré, un peu éventé, qui ne messied pas à une jolie
femme. Était-elle aussi philosophe que le dit le poëte?
Nous voyons, dans cette seconde dénomination de
« papillon » un correctif, un atténuant, qui nous
donne la mesure. Mais on nous la dit pleine de
mépris pour ces grossières impostures sous le poids
desquelles dort d'un sommeil hébété le commun des
hommes, et c'est bien l'important :
1. Voltaire, OEmitm comp/èfes (Beuchot), l. LXIX, p. 381. Lettre
de Voltaire à Riclielieu; l^»" octobre 1775.
LE PATS ITE GEX. tl
Femme aimable, honnête homme, esprit libre et hardi ^
Si dans les démarches en apparence les plus géné-
reuses il entre encore une notable part d'intérêt
personnel, il est juste de dire que l'auteur du Siècle
de Louis X/F, dès en mettant le pied dans ce pays
déshérité, s'était imposé la louable tâche de lui venir
en aide, et de toutes les façons. Mais il était plus aisé
de se rendre compte du mal que d'y apporter remède.
La misère n'aurait été comptée pour rien par cette
population brisée à la souffrance, si la pauvreté avait
été sa seule lèpre. Mais , là plus qu'ailleurs, le
despotisme des délégués du fisc pesait impitoyable-
ment sur les habitants de ce sol ingrat. L'impôt
du sel, si généralement odieux, dans la condition par-
ticulière que leur faisait leur situation de pays de
frontière, rendait l'existence de ces pauvres gens
presque impossible. Il y avait là une question vitale,
que Voltaire s'attachait bientôt à trancher avec son
impétuosité habituelle, non sans rencontrer une ré-
sistance aussi passionnée et mieux armée que ne pou-
vait être l'attaque. Déjà, en 1761, il adressait une
lettre à M. Bouret pour obtenir un abonnement du sel
forcé ^. Mais les fermiers généraux, intéressés à ce
qu'aucune modification ne fût apportée à leur con-
trat, se montrèrent plus que froids devant les coquet-
1. Voltaire, ÛEuvrex conip/é/e«(Beachot), t. XIII, p. 250. Épîtrc à
madame de Saint-Julien. Cela ne rappelie-t-il pas le portrait de madame
de la Sablière, dans la fable le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat?
La Fontaine, Œuvres complètes (édit. Walkenacr), t. II, p. 322.
2. Ibid., t. LX, p. 70 à 74. Lettre de Voltaire à M. Bouret;
20noTembre 1761.
72 8ULLY-TUR00T.
teries. Les prétentions, quelque misérable que l'on
fût, ne pouvaient aller jusqu'à se faire exonérer de
toutes charges ; les ambitions étaient plus modestes
et l'on n'eût demandé qu'à proportionner le fardeau
aux forces de chacun. Mais c'était beaucoup et trop
encore, et les tentatives d'arrangement n'avaient
guère chance d'être écoutées et accueillies, quand
l'avènement de M. Turgot (5M%-Turgot, comme
l'appellera l'auteur de Y Homme aux quarante écus)
vint ranimer le courage et l'espérance de tout le
monde.
Sa venue aux affaires sembla la date d'une ère nou-
velle, et bien des gens crurent que le mal allait dis-
paraître de la terre. Hélas! le mal est de nature plus
tenace, et il était à craindre que M. Turgot ne fût
point le plus fort. Raison de plus, toutefois, de se
hâter et de profiter du passage de la philosophie au
contrôle général. « Il n'y a peut-être point de pays en
France, disait Voltaire à l'avocat Dupont, où l'on ait
ressenti plus vivement que chez nous tout le bien que
les intentions de M. Turgot devaient faire au royaume.
Tout petits que nous sommes, nous avons des états,
et ces états ont pris de bonne heure toutes les mesures
nécessaires pour assurer la liberté du commerce des
grains et l'abolition des corvées. Ce sont deux prélimi-
naires que j'ai regardés comme le salut de la France'. »
Le seigneur de Ferney n'avait pas remis au lende-
main pour déposer aux pieds du contrôleur général les
cris de détresse de la province, lui demandant la dis-
1. Voltaire, Œuvres comp/èfet (Beuchot), t. LXIX, p. 363, 3G4.
Lettre de Voltaire à Dupont; 10 septembre 17 75.
LE TIR A L'ARQUEBUSE. 73
traction de son petit pays d'avec les fermes générales;
projet ancien d'ailleurs qu'avait déjà élaboré M. Tru-
daine, et qui devait conserver au roi ses meilleurs
sujets. Le mémoire envoyé par les états avait été re-
tourné aussitôt par M. Turgot à l'intendant, pour qu'il
rédigeât des propositions qui furent toutes acceptées,
avec humble prière au contrôleur général d'envoyer
le plus diligemment possible ses ordres afin que la
province pût prendre ses mesures et acquitter ses en-
gagements.
Le patriarche, qui se hâtait trop peut-être de chanter
victoire, pour saluer l'aurore des destinées nouvelles,
allait donner des fêtes dont le retentissement devait
s'étendre jusqu'à Versailles; au moins y comptait-il.
On sait en quel honneur était, à Genève, le tir à l'ar-
quebuse; la plus grande joie qu'il pouvait faire aux
exilés était de leur rendre ces divertissements qui
avaient passionné leur jeunesse. Un prix devait être
décerné au plus habile tireur : c'était une médaille d'or,
représentant Turgot, gravé au burin « par un de nos
meilleurs artistes'. » Il paraîtrait assez indifférent de
1. Elle offrait, d'un côté, le buste de ce ministre, et de l'autre
cette légende : Tutnmen regni. Avant cela, une des compagnies de
dragons avait déjà fait faire une médaille d'or, avec l'elTigie de Vol-
taire, pour être donnée à celui qui se montrerait le plus adroit à
l'exercice du fusil. Wagnlère nous apprend, un peu fastueusement,
qu'il fit frapper de ses deniers une troisième médaille en tout con-
forme à celle-ci (sauf la lettre initiale de son nom qu'il fit ajouter sur
le revers, au bas de l'inscription), et si ressemblante, qu'il en faisait
hommage plus tard à l'impératrice de Russie. Autour du portrait, on
lisait : Erroris tenebras hic quanlâ luce fugavil; au revers : VoUario
et Denisx Fernesii fondatoribus ; coloni quos fecil amor milites, se,
suas urles, ipsam que vitam devoveni ; et autour : Omnibut hoc untim
74 MADAME DE SAINT-JULIEN VICTORIEUSE.
connaître le vainqueur de cette lutte pacifiqiie et cour-
toise; mais l'indifférence fait place à l'intérêt, si l'on
dit que le triomphateur fut une femme. Cette femme,
on l'a deviné, c'est papillon-philosophe, c'est madame
de Saint-Julien, qui, fière à juste titre de ce succès,
portera désormais la médaille à son côté. « J'ai cru
que c'était un ordre, nous dit madame de Genlis, qu'a-
vait intriguée cette décoration, mais c'est un prix d'ar-
quebuse donné par M. de Voltaire, et qu'elle avait
gagné depuis peu de jours. Une telle adresse est un
exploit pour une femme*. » L'auteur de Zaïre dira
de même : « Cela vaut bien un prix de l'Académie
française'^. »
Trois semaines s'étaient à peine écoulées que l'heu-
reux Ferney retentissait de nouveaux cris de joie et
était dans tout le tourbillon des réjouissances et des
plaisirs.
Figurez- vous, mandait Voltaire à papillon-philosophe, qui
n'était déjà plus à Ferney, qu'hier le bas de notre maison
était illuminé; que toute votre ville l'était depuis le fond
du jardin du château jusqu'aux défrichements, et jusqu'au
grand chemin de Meyrin; que toutes les troupes étaient
sous les armes, et escortaient quarante-cinq carrosses, au
bruit du canon. Il y eut un très-beau feu d'artiûce; et la
votum est : 0 vivat uterqiie. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur
Voltaire (Paris, André, 1826), t. I, p. 63, 64. Additions au Com-
mentaire historique.
1. Madame de Genlis, Mémoires (Paris, Ladvocat, 1825), t. Il,
p. 322. Mad.'uue de Genlis dit : u quelques jours. » C'est quelques mois
qu'elle devrait dire, et presque un an.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), l. LXIX, p. 366. Lettre
de VoUaire àd'Argenlal; 15 décembre 17 '^S.
RACLE ET LE PAIAIS BATtPHIN. "15
journée finit, comme toutes les journées, par un grand
souper.
Vous me demanderez pourquoi tout ce tintamarre? C'était,
ne vous déplaise, pour M. saint François d'Assise. Et pour-
quoi tant de tracas pour ce saint? C'est qu'il est mon pa-
tron, et que ce n'était pas ce jour-là la fête de M. de Saint-
Julien, car on en aurait fait davantage pour lui '.
Madame de Saint-Julien était, en effet, fort aimée
des Fernésiens, qui savaient qu'elle leur rendait les
meilleurs offices. Elle affectionnait aussi ces braves
gens, et l'architecte Racle, son protégé '^, lui bâtissait
dans le pré de la Glacière une maison que Voltaire
appelle « le palais Dauphin. » Hélas! ce palais de-
vait s'effondrer avant d'être achevé. Racle s'étant
avisé de faire une cave en sous-œuvre, l'édifice s'é-
croula en un moment; il fallut démolir ce qui en res-
tait, et l'on n'eut plus le courage de recommencer sur
nouveaux frais.
Si les négociations relatives au conflit entre le pays
de Gex et la ferme générale étaient en bonne voie, si
l'on avait la parole du ministre, tout n'était pas ter-
miné, et les efforts de messieurs de la ferme pour em-
pêcher l'accord si désiré étaient de nature à inspirer
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXIX, p. 3«7, 388.
Lettre de Voltaire à madame de Saint-Julien; 5 octobre 1775. Le
compliment nu nom de la colonie de Ferney ne Qt paâ défaut ce jour-
là encore, et était de la composition de Rival. Mémoires secrets pour
sertir à l'histoire de la République des lettres (Londres, John Adam-
son), t. Vlll, p. 213,214; 20 octobre 1775.
2. Léonard Racle, né à Dijon le 30 novembre 1736, mort à Pont-
de-Vaux le 8 janvier 1791. Il avait établi à Ferney, dont il était l'ar-
chitecte, une manufacture de faïence qu'il appelait aryile-marbre.
Depéry, Biographie des hommes célèbres du département de l'Ain
(Bourg, 1835), t. 1, p. 377.
76 VOLTAIRE AUX ÉTATS.
plus d'une inquiétude aux intéressés. Mais Voltaire
n'était pas homme à s'endormir, il savait la vivacité
de la résistance, et il n'allait rien négliger pour la
vaincre et en triompher. « Il faut que ces pandour.s
déguerpissent avant que je meure de mes fatigues, »
s'écriait-il. Le projet était de souscrire à un abonne-
ment annuel de trente mille livres, qui avait pour effet
d'exonérer le pays de tous autres droits. Bien que la
différence fût grande entre ces derniers arrangements
et les charges dont la province était grevée , il ne
manquera pas, comme c'est d'usage, de gens qui, sans
tenir compte de la situation, prétendront qu'il y avait
quelque chose de mieux à faire que ce qu'on avait fait.
Voltaire se rendit aux états pour faire voir clair à ces
aveugles ou acculer des obstinés aux yeux desquels
l'évidence est peu de chose.
M. de Voltaire, qui avait lieu de croire que quelques per-
sonnes s'opposeroient au projet utile auquel il travaille avec
tant de zèle, résolut d'aller aux étals. En arrivant on le fit
asseoir, et tout le monde se rangea autour de lui; il leur
dit : Messieurs, nous avons bien des grâces à demander;
mais je crois qu'avant tout nous devons accepter le bien qui
nous est ofl'ert aujourd'huy, et qui a été sollicité depuis si
longtems. Il lut ensuite une lettre de M. Turgot et une de
M. Trudaine. Le député du clergé remercia alors de la ma-
nière la plus honôte M. de Voltaire de ses soins pour la pro-
vince, déclara que son ordre étoit unanime à accepter les
conditions portées dans le projet d'arrêt du Conseil; les au-
tres ordres firent la même chose. On dressa le protocole, les
députés le signèrent; on pria M. de Voltaire d'aider les
étals de ses conseils dans la répartition de l'impôt^ et de
continuer à s'occuper des avantages du pays dont il faisoit
le bonheur. 11 sortit; et dès que le peuple rassemblé à Gex
sçut que le projet avoit été accepté, il y eut des cris de
VIVE LE ROI! VIVE VOLTAIRE! 77
Vive le Roy! Vive Voltaire! On orna ses chevaux de lauriers
et de fleurs, on en remplit son carrosse. Il fut escorté par
sa bourgeoisie de Ferney, à cheval; dans tous les villages
par où il passa, mêmes acclamations, même profusion de
lauriers. Pour l'homme le plus insensible au bonheur de ses
semblables et à sa gloire personnelle, c'eût été certaine-
ment une journée bien brillante, à plus forte raison pour
M. de Voltaire, qu'on peut dire qui réunit à l'excès ces deux
sentimens*.
Il serait étrange que Voltaire n'eût pas fait au moins
allusion à une besogne à laquelle il avait eu la meilleure
part. Il écrivait, deux jours après, à papillon-philo-
sophe, dont l'entremise n'avait point été vaine en haut
lieu, une description vive et allègre de ce beau triom-
phe, mais, cette fois, sans abuser de l'hyperbole, en
écrivain aussi modeste que scrupuleux. Nous ren-
verrons donc à sa correspondance'^. En définitive,
jamais popularité ne sembla plus méritée et mieux
acquise ; et le rapport du résident au ministre est un
témoignage d'une autorité d'autant plus imposante
qu'il est confidentiel et n'a pas été dicté par Voltaire.
Dans sa lettre à madame de Saint-Julien, ce dernier
fait allusion à ceux « qui s'opposaient au salut du
pays et qui avaient mis des prêtres dans leur parti. »
La vérité est que si la grande majorité applaudit à ces
arrangements qui affranchissaient le pays des « pan-
1. Archives des affaires étrangères. 81 (Genève, 1774, 1775),
p. 197, n" 31. Dépêche de M. Hennin à M. de Vergennes; à Genève,
le mardy 19 décembre 17 75.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Benchot), t. LXIX, p. 444, 445.
Lettre de Voltaire à madame de Saint-Julien; Ferney, 14 décembre
17 75. — Voir aussi ce que dit Wagnière dans ses additions au Com-
mentaire historique. Mémoires sur Voltaire (Paris, André, 1826), t. I,
p. 90,91.
78 TRIOMPHE MÉRITÉ.
dours de la ferme générale, » une minorité hostile s'ef-
força d'atténuer le succès et d'en faire ressortir les
côtés insufûsants. Comme cela n'arrive que trop sou-
vent, il allait entrer, dans l'opposition qu'il rencon-
trerait, une part grande de jalousie et d'antagonisme
d'influences , des arrière-pensées purement person-
nelles où n'avait que faire le bien public, quoique
l'intérêt de la province fût le prétexte de ce déchaîne-
ment contre des empiétements et un despotisme que
l'on disait sans bornes.
Convenons que la fortune considérable du poète,
sa générosité, ses bienfaits, son crédit effectif, la
popularité qui en était la suite, tout concourait à
exalter ces instincts de domination, qui ne s'éveillent
que trop d'eux-mêmes. La question, en somme, sem-
blerait être de décider si son influence avait été avan-
tageuse ou funeste, et ce qu'elle promettait d'être dans
l'avenir. Force était bien d'avouer que l'argent, les
démarches de M. de Voltaire auprès des puissances,
ses efforts pour fertiliser ce pays si dénué et l'enrichir
par le commerce et l'industrie, avaient été couronnés
d'un succès aussi inespéré que rapide. Que tout cela
eût vivement agi sur ces peuples pressurés, quoi
de plus juste? Quoi de plus naturel qu'on songeât à
lui en témoigner sa reconnaissance, autant qu'il était
au pouvoir de ces braves gens qui n'avaient que leurs
larmes, leurs transports de joie à offrir à leur protec-
teur? Les amis, moins désintéressés, mêlaient leurs
voix à toutes ces voix émues; et il ne tiendra pas à
eux que le philosophe ne se grise tout à fait en pré-
sence d'un tel délire.
VOLTAIRE-PERNEY. 7ft
ViUetle écrivait au marquis de Villevieille : « Le pa-
triarche a autant d'argent que de gloire ; mais il en-
fouit ses trésors dans sa nouvelle ville ; nous l'enga-
geons à demander au premier ministre qu'elle prenne
le nom de Ferney-Voltaire ; et certainement le Mentor
de notre jeune Télémaque' fera droit à sa requête'^. »
Ces lignes sont postérieures de deux années à l'époque
présente; mais, à l'heure où nous sommes, l'auteur
du Siècle de Louis XIV écrivait à d'Argental, au
sujet de madame de Saint-Julien : « Elle a fait pendant
deux mois la moitié de mon bonheur, et vous auriez
fait l'autre, si mon Ferney, qu'on veut actuellement
nommer Voltaire^ avait été plus près de Paris'. »
Toutefois, bien que la dénomination de Voltaire-Fer-
ney ait été admise dans l'usage, nous n'avons trouvé
nulle part d'acte qui autorisât la petite cité à adjoindre
à son nom celui de son Amphion. On voit que tout
cela était encore à l'état de projet en 1777. Après le
décès du patriarche, le soin du ministère avait été
d'écarter, autant que faire se pourrait, jusqu'au sou-
venir de cette personnalité tapageuse, et l'on n'aurait
pas accordé aisément, lui mort, ce qu'il eût été plus
difficile de lui refuser de son vivant. Il était dans l'esprit
de la Révolution, qui honorera magnifiquement ses
cendres, d'accoler ces deux noms d'ailleurs insépara-
bles. Nous ne voyons pas qu'elle y ait songé; au
1 . Le comte de Haurepas.
2. Marquisde Villette, ûEurre* (Edimbourg, 1788), p. 113, Lettre
de Villelte au marquis de Villevieille; Ferney, 1777.
3. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXIX, p. 366. Lettre
de Voltaire à d'Argental; 15 septembre 1776.
80 MANQUE DE SANCTION.
moins ne rencontrons-nous, soit au Bulletin des Loisj
soit dans les colonnes du Moniteur, rien qui justifie
une appellation dont les Fernésiens sont fiers, et qu'ils
ne verraient pas effacer sans d'énergiques protesta-
tions'. Il y aurait lieu de s'étonner que Yillette, qui
engageait si fort le poëte à solliciter cette faveur du
ministre, n'ait pas usé de son influence, en 1790 et
1791, pour réclamer Taccomplissement facile alors
d'anciens vœux. Mais, en un temps où l'on prenait
sans demander, où la plus petite bourgade se gouver-
nait arbitrairement, qui se serait avisé que la sanction
du pouvoir central fût chose indispensable , surtout
en semblable cas? Bien des localités modifièrent alors
ou changèrent leurs noms de leur propre autorité. Le
6 août 1791, nous voyons Ferney prendre, dans une
adresse à la Constituante, la dénomination de Ferney-
Voltaire, ce qui ne souleva aucune réclamation^; et
1 . Il y aurait plus que de la mauvaise grâce, il y aurait de la
cruauté à marchander aux flls de ceux qui durent à l'auteur de la
Henriude leur petite fortune, le droit de rappeler le bienfait en acco-
lant son nom au nom de cette contrée inhabitée qu'il avait si géné-
reusement transformée. Au congrès de Paris, après bien des luttes,
le duc de Richelieu avait fini par consentir une cession de terri loirc
pour établir une contiguïté entre Genève et la Suisse. Six communes
furent abandonnées: Versoix, Collex-Bossy, Pregny, le Grand Sacco-
nex, Meyrin et Vernier. « Ferney ne fut préservé du démembrement
que par le souvenir de Voltaire. » C'est l'abbé Martin qui nous donne
ces détails dans son Histoire de l'abbé Vuarin (Genève, 18C2), t. 11,
p. 95. L'on tenait tellement à joindre la petite ville au reste, que
l'un des copistes du traité y introduisit furtivement le nom de Ferney,
et que M. de Richelieu, qui s'aperçut de la fraude à temps, dut le
faire rayer.
2. Nous avons également sous les yeux, à la date du 27 février
17 93, une lettre de Wagnière au ministre de la (guerre, et dans la-
quelle il prend le litre de maire de o Ferney -Voltaire. » Charavay,
LES MÉCONTENTS. 81
ce consentement tacite aura suffi aux Fernésiens qui,
jusqu'ici, n'ont point été inquiétés dans leur posses-
sion'.
Nous avons fait allusion à une certaine opposition,
résistance sourde plus que déclarée ^; il faut bien dire
quels en étaient la cause et l'objet, et de quelle part
elle venait. On sera un peu étonné, si l'on se rappelle
les excellents rapports qui existaient naguère encore
entre Voltaire et le subdélégué des états de Gex, de
voir figurer, en tête des mécontents, ce M. Fabry, si
bien accueilli, si choyé à Ferney. Des pièces récem-
ment découvertes aux archives de la Côte-d'Or soulè-
veront un coin du voile, et nous mettront à même de
pénétrer dans le secret de ces petites intrigues, bien
petites, à coup sûr, si le nom de Voltaire n'en relevait
l'insignifiance. La lettre qui suit édifiera sur les griefs,
les appréhensions plus ou moins fondées du magistrat
menacé, et sur la défiance ou la malveillance de cer-
tains personnages que leur parenté ne disposait que
peu en faveur du poëte. La lettre est, en effet, adressée
au président de Brosses, et remonte à la moitié de
mars 1776.
Catalogue de lettres autographes , du 28 novembre 1853 , p. 28,
n» 246.
1 . Nous avons cherchi? vainement, aux Archives nationales, un dé-
cret que le Moniteur ne nous donnait pas. Nous n'avons rien trouvé
à la section administrative et judiciaire, ce qui nous a paru signi-
ficatif.
2. Voir une lettre de Voltaire à M. Turgot, où il parle d'une déli-
bération qu'on signa cher M. Fabry, « dès que j'eus le dos tourné
el que j'eus fait signer l'acceptation pure et simple. » Lettres inédites
(Paris, Didier, 1857), t. II, p. 4G0; à Ferney, jour de Noël, a ce
qu'on dit.
viii. 6
82 FABRY MENACÉ.
L'ambition actuelle de notre vieux voisin est de gouverner
le pays de Gex. C'est chez luy, c'est dans son château, que
les sindics et conseils des trois ordres s'assemblent ; c'est lui
qui règle tout. Son crédit, que tout le monde redoute, en
impose au point que personne n'ose ni contredire ni parler,
chacun sitrne aveuglément. Il n'y a plus ni ordre ni liberté
dans les délibérations. J'ai l'honneur de vous envoler une
copie de celle qui a été prise le dt de ce mois, avec quel-
ques observations en marge. Au nom de Dieu, monsieur,
tirez-nous de cet esclavage. Il n'y a que vous qui puissiez
nous rendre ce service. Il n'est pas possible que l'adminis-
tration puisse se soutenir dans cet état, il vaudroit mille fois
mieux que S. M. retirât ses lettres-patentes •. M. de Verny *
sollicite et presse M. le comte de La Forest' pour faire élire
un sindic à sa place : j'étois tout décidé à renoncer à celle
de premier sindic du tiers-état; j'en avois déjà prévenu
M. l'intendant et j'avois donné ma démission lorsque j'ai
appris de bonne part que ce seroit entrer dans le plan qu'a
M. de V. de s'emparer de toute l'administration, en la fai-
sant passer dans les mains de gens qui sont entièrement à sa
dévotion, et que, tandis qu'il me comble de louange, d'hon-
nêtetés et d'amitiés, il trame sourdement le projet de me
faire opter entre cette place et celle de subdélégué, sous
prétexte d'une incompatibilité qui n'a de réalité que dans
son imagination et dans celle des ambitieux qui l'obsèdent...
Mon zèle bien sincère pour les intérêts de la province me
fait d'ailleurs envisager avec inquiétude l'autorité que M. de
V. veut usurper. Je sais qu'il a jeté les yeux sur M. Dupuis
pour la place de premier sindic de là noblesse, et sur
M. Rouph, procureur du roy, pour celle de premier sindic
du tiers-élat. Le premier, fils d'un auditeur de chambre des
comptes de Dôle, n'est pas fait pour être mis à la tête de la
1. Lettres patentes sur la suppression de la ferme dans le pays de
Gox.
2. Sauvage de Verny, représentant de la noblesse aux Étals du
pays de Gex.
3. Le comle de La Forêt Divonne, président de la chambre de la
noblesse.
SYNDIC ET SDBDÉLÉGDÉ. «3
noblesse de la province. Le second, fils d'un père qui jadis
mit tout le pays en combustion, n'a d'autre mérite que de
bien faire valoir ses prés et ses champs, dans son domaine
de Vésignier, où il réside toute l'année. Ses alliances avec
M. Emery, second sindic du tiers-état, et Migard, conseiller,
ses cousins germains, l'excluent d'ailleurs de l'administra-
tion, qui, s'il y étoit admis, se trouveroit toute réunie dans
une seule et même famille. 11 n'y a, monsieur, aucune in-
compatibilité entre la place de subdélégué et celle de sindic,
je crois l'avoir démontré dans le mémoire que j'ai l'hon-
neur de vous adresser... *.
Fabry écrivait encore, le lendemain, de Versoix, à
M. de Brosses :
J'ai eu l'honneur de vous écrire hier et de vous faire un
grand détail des projets de notre vieux voisin sur l'admi-
nistration du pays de Gex. Comme il n'a aucune relation
avec M. de Malesherbes *, ce sera sans doute à M. Turgot ou
à M. de Fargès ' qu'il s'adressera. Tout ceci est l'affaire
1. Revue des sociétés savantes (5* série), t. VU, p. 157, 158.
Lettre du subdélégué de Gex à M. de Brosses; Gex, 19 mars 1776.
Communication de M. Henri Beaune.
2. La suppression des parlements et la part que Voltaire avait prise
par ses écrils à ce coup d'État avait suspendu tout commerce entre
lui et les parlementaires. Pourtant, lors de sa nomination à l'Aca-
démie française, Malesherbes envoya son discours à son vieux confrère,
qui profila de cette politesse pour renouer les rapports interrompus
et faire oublier le passé. Fabry s'abuse en supposant qu'il n'existait
aucuns rapports entre Voltaire et l'aticien directeur de la librairie;
dès le 18 juillet de l'année précédente (17 75), le poète recommandait
précisément au nouveau ministre, « M. de Crassy, son ami, son
voisin, très-ancien gentilhomme, très-ancien officier couTert de bles-
sures, qui se borne à demander la plus exacte justice... » Œuvres
complètes (Beuchot), t. LXIX, p. 311.
3. M. de Fargès, dont il a été question dans la querelle du poète
et du président, était l'oncle-germain, comme on l'a dit, de madame
de Brosses. Nous avons vu qu'il s'était laissé prendre à cette langue
dopée, « qui voulait paraître en disposer, » dira M. de Tournay.
84 LES CRASSY.
d'une cabale des Déprés de Cra«sy et des Rouph, qui se sont
emparés de noire vieillard à un point que l'une des filles du
sieur Rouph de Varicourt demeure depuis environ six se-
maines au château de Ferney, oîi elle fait compagnie à ma-
dame Denis, et où elle rend compte à son père et à ses oncles
de Crassy de tout ce que je dis et de tout ce qui se fait. Ces
gens-là nous feront déserter le pais s'ils y acquièrent quel-
que autorité.
Ce qui résulte des lettres du subdélégué de Gex,
c'est qu'il se sent menacé dans sa place de syndic, à
laquelle il est plus attaché qu'il ne veut le paraître, et
qu'il fera tout pour défendre sa maison. Remarquez
que, des deux parts, on se fait des politesses, que
l'on est au mieux, que les billets de Voltaire, à cette
date, sont des plus affectueux, et que le subdélégué
ne quitte pas Ferney, bien qu'il ne s'y trouve point
en sûreté, bien qu'il y ait là une jolie demoiselle « qui
rend compte à son père et à ses oncles de Crassy de
tout ce que je dis et de tout ce qui se fait. » Fabry
cumule, mais l'incompatibilité qu'on cherche à lui
opposer, après dix-sept années d'exercice, ne saurait
être sérieuse, et l'on ne songerait pointa la faire valoir,
si l'on ne nourrissait pas l'espoir de substituer ses
créatures à l'administration présente. La plantureuse
et tout autant nécessiteuse famille des Crassy était à
pourvoir, elle obsédait Voltaire qui s'était laissé en-
glumer par leurs caresses et n'aurait pas été fâché de
voir les affaires de la province dans les mains de gens
dont il aurait pu disposer. En somme, le pays de Gex
s'en fùt-il senti plus mal, et le joug eût-il été plus
lourd et plus dur? Fabry, qui met tout en jeu (et on
ne saurait lui en faire uu crime) pour lie pas se laisser
AIGRE ÉPITRE DE M. DE BROSSES. S5
déposséder, comme tous les gens qui disposent du
pouvoir, n'était pas sans faire le maître, lui aussi, et
jouer au proconsul, ainsi qu'il résulte d'une lettre de
M. de Tournay qui, parlant à son frère des manœuvres
du « vieillard du mont Crapax » pour s'emparer de
la vice-royauté, avoue qu'il avait craint également
qu'elle ne tombât entre les mains de Fabry, « lequel
nous est pourtant nécessaire et qu'il faut soutenir '. »
C'était donc, de part et d'autre, une question d'intérêt
particulier et d'influence, dans laquelle l'avantage de
la province n'entrait que pour peu de chose. M. de
Brosses, auquel on s'adressait, parce qu'on n'ignorait
pas ses véritables sentiments à l'égard du patriarche
de Ferney, M. de Brosses ne devait pas être disposé à
envisager du bon côté ces tentatives d'envahissement,
et il écrivait ab irato à madame de Fargès :
J'ai la tête cassée de l'ennui que me donnent les brailleries
et les criailleriesdu pays de Gex. J'en reçois lettres sur let-
tres de gens qui crient miséricorde sur les entreprises et les
tyrannies de Voltaire, qui veut tout gouverner, conduire à
sa tête, et se rendre maître de l'administration dont il n'est
pas membre, entreprenant de chasser ceux qui sont au fait
et de mettre là des gens qui lui sont vendus et qui agiront
à sa dévotion.
Je viens d'être obligé d'en écrire à M. de Malesherbes, sur
la sollicitation de tout le pays, qui demande au no^m de Dieu
qu'on les tire de l'esclavage (ce sont leurs termes). Tout ce
tripot m'ennuie fort. Il m'a pourtant bien fallu prier M. de
Malesherbes d'attendre mon arrivée pour conférer ensem-
ble.... Lessindics me marquent qu'ils n'y peuvent plus tenir,
1. Revue des sociitis savantes (5« série), t. VII, p. 159. Lettre
de M. de Tournay au président de Brosses; à Neuville, le
25 mars 17 76.
86 EXAGÉRATIONS MANIFESTES.
et que, dès que les choses sont ainsi, ils vont quitter l'ad-
ministration. Mais c'est justement ce qu'il demande; tout
seroit, ma foi, bientôt au diable avec un tel premier mi-
nistre.
Qu'on écrive à cet homrae-là de manière à le contenir en
repos, et attendons la semaine prochaine à parler d'affaires,
quand je serai près de vous, où nous raisonnerons avec plus
de sang-froid qu'il n'y en a dans ce pays de Gex, depuis que
l'encens des louanges et de la faveur a achevé de tourner
cette vieille tête égarée.
Mon Dieu! qu'il parle devers et de Fréron, mais qu'il
laisse parler d'affaires aux gens qui les entendent. Je suis
fort ennuyé d'être le bureau d'adresse de toutes ces sot-
tises*.
Cette lettre du président n'est pas bénigne; il avait
ses motifs de rancune, bien que pour l'heure Voltaire
lui adressât des missives doucereuses sur les intérêts
du pays ^ ; et les mécontents savaient qu'il aurait
roreille ouverte à leurs clameurs. C'est ce qui explique
les termes plus que vifs que nous y rencontrons. Mais
est-il bien certain de ne pas exagérer, est-il bien sûr
d'être dans le vrai ? Il reçoit lettres sur lettres de gens
qui crient miséricorde ; ces gens, nous les connaissons.
C'est Fabry, qui se sent menacé, et un ou deux autres,
qui ne trouvent sans doute point leur compte à ce qui
se passe. Quant à la majorité du pays, elle ne crie
pas miséricorde, elle pousse des cris de joie et de
reconnaissance, elle est toute acquise à Voltaire, ce
1. Foisset, Voltaire et leprésident de Brosses (Paris, Didier, 1858),
p. 233, 234, 235. Letirc du président à madame de Fargès (17 76).
2. Ibid., p. 227, 228. Lettre de Voltaire à M. de Brosses; à
Ferney, 28 novembre 17 76.
VOLTAIRE N'ENTE;<D PAS LES AFFAIRES. 87
qui déconcerte un peu ses adversaires ; ce qui met en
fureur l'honnête frère du président qui traite cette
population, jusqu'ici si misérable et si éprouvée, de
tt race avide, chicaneuse et querelleuse des Gexois,
surtout lorsqu'elle est dirigée par un très-méchant et
très-insolent homme. » M. de Brosses est également de
cet avis et le dit durement à un bourgeois de Seigny :
« Je reconnais bien, à tout ce que me marque votre
lettre et à tout ce qui se passe là-bas, l'esprit remuant
et avide du pays, si âpre à faire des projets sur toute
espérance de gain, ainsi qu'à se supplanter les uns
les autres '. » Il renvoie l'auteur de Mérope à ses
vers et à Fréron , demandant qu'il laisse parler
d'affaires à ceux qui les entendent. Cela étonnerait
un peu, dans un homme très-fin lui-même et qui ne
devait pas ignorer que Voltaire n'extravaguait que
quand cela lui convenait, si l'on ne savait point
qu'un magistrat s'imaginait difficilement qu'en dehors
d'une chambre de parlement Ton pût rencontrer
des gens capables et compétents : préjugé de vieille
date et si bien établi alors , qu'à l'exception des
grandes ambassades, nos ministres et nos envoyés
s'étaient presque exclusivement recrutés parmi les
intendants et les conseillers de cours souveraines.
C'était, en définitive, mal choisir le moment d'afficher
de pareils dédains, que celui où l'auteur de la Een-
riade, par ses démarches, son zèle, son dévouement,
1. Foisset, Voltaire et le président de Brosses (Paris, Didier, 1858),
p. 229. Lettre du président à M. Lagros, bourgeois à Seigny (pavs
de Gex); Dijon, 7 décembre 1776.
88 ABRY A PERNEY.
obtenait, en dépit de la résistance obstinée de la ferme
générale, un tarif fixe et modéré qui affranchissait
le pays du despotisme d'un fisc impitoyable.
An surplus, si Fabry était fondé à trembler pour
sa charge, il en fut quitte pour la peur, et sa place
de syndic lui fut laissée. Disons que Voltaire ne cesse
de le traiter avec une cordialité, une distinction qui
feraient craindre que celui-ci n'ait pris l'alarme trop
aisément. Six jours avant la lettre du subdélégué que
nous avons citée, il lui écrivait : « Tout va changer ici,
comme dans le reste de la France; et, quelle que soit
l'administration du ministère, ce sera toujours dans
vous que sera la ressource de notre province, qui vous
doit une reconnaissance inaltérable V » Du reste, dans
tout ce qu'il a tenté pour sa petite patrie, il s'est tou-
jours effacé, laissant courtoisement à celui-ci le mé-
rite des démarches et du succès. Il ne fera que « servir
sous sa bannière, » il ne veut être que « son secrétaire,
son fidèle commissionnaire ^. » Dans une lettre du
3 janvier 1776, l'on rencontre ces lignes énigmati-
ques qui semblent une allusion à des griefs formulés
ou tout au moins effleurés : « Vous voyez, lui dit-il,
que rien n'était plus mal fondé que tous les bruits
qui ont couru dans le pays de Gex; ils n'approchent
guère de ma retraite ; on n'y entend que les éloges
de votre administration, et les expressions de tous les
sentiments avec lesquels toute notre maison vous est
1. Voltaire, Œuvres complètes {heuchol), t. LXIX, p. 55?. Lettre
de Voltaire à Fabry; 13 mars 1776.
2. Ibid., t. LXIX, p. 297, 440, 494. Lettres du m6me au même
«les 1er juillet, 9 décembre 1775, 28 janvier 1776.
gUITJ'E lHUR LA PEUR. 89
attachée ', » Et, deux jours après, il dira : « Je pais
vous assurer, monsieur, que je n'ai jamais entendu
parler du mémoire des douze notables dont vous
faites mention dans votre lettre d'hier... Je ne sors
de ma chambre que pour aller manger un morceau
avec madame Denis : je lui ai demandé en général si
jamais elle avait entendu parler d'un mémoire signé
par douze personnes de Gex ; elle n'en a pas eu la
moindre connaissance. » Sans savoir rien de précis,
on devine que ce prétendu mémoire devait être une
pièce inquiétante, non pour le subdélégué des États,
mais pour le syndic de la ville de Gex. Fabry, s'il ne
fut pas convaincu (et nous savons par sa lettre à M. de
Brosses qu'il ne se paya point de ces bonnes raisons)
se garda bien de rompre, il se borna à contreminer,
sans qu'il y parût, les attaques dont il se croyait
l'objet, et demeura dans les meilleurs termes exté-
rieurs avec son turbulent voisin, qui prit sans doute
plus aisément son parti du peu de succès de ses ten-
tatives que ceux qui avaient compté faire leur chemin
par son entremise.
Fabry parle de la cabale des Crassy et des Rouph
de Varicourt. Les Crassy, nous les connaissons; nous
n'avons pas oublié ces gentilshommes pauvres et leur
état de détresse, dont les jésuites d'Ornex étaient sur
le point de tirer bon parti, quand l'auteur de la Hen-
riade \mt, bien à propos, annihiler ces projets d'inique
spoliation, quoi qu'on ait pu dire pour les pallier et
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXIX, p. 471. Lellre
de Voltaire à Fabry, 3 janvier 17 76.
90 LES VARICOURT.
leâ légitimer môme '. Les services, s'ils enchaînent
ceux qui en sont l'objet, ne lient guère moins ceux
qui les rendent; il semble que le bien qu'on a fait
crée des devoirs envers les obligés : on leur appartient,
on ne saurait se dégager presque sans forfaiture. La
reconnaissance avait fait des Crassy les assidus de
Ferney; il était naturel qu'ils fréquentassent leur bien-
faiteur, et cette nécessité même tournait à leur intérêt,
en avivant une bienveillance à laquelle ils devaient
tant déjà et qui pouvait beaucoup. Tout cela résulte des
choses elles-mêmes, sans qu'on puisse accuser ceux-ci
de machiavélisme.
Les Yaricourt, que Fabry associe dans ses récrimi-
nations, beaux- frères des Crassy, n'étaient ni plus
aisés, ni moins nécessiteux, et ils avaient saisi l'occa-
sion de leur parenté pour entrer en relations avec le
poëte qui leur fit le plus cordial accueil. Ils ne tarde-
ront pas à être des mieux en cour; et le seigneur de
Ferney, ainsi que sa nièce, prendra à ce qui les tou-
1. « En 17C0, dit l'abbé Depery, il avança quinze mille fraijc»
pour dégager les biens des mineurs Dépré-Grassier, dont les jésuites
d'Ornex s'étaient emparés, en vertu de lettres patentes, pour une
dette que celte famille honorable du pays de Gex avait contractée
envers eux et qu'elle tardait trop de leur payer. » Biographie des
hommes célèbres du département de VAin (Bourg, 1835), t. I, p. 134.
Qui devinerait, en lisant ces lignes, que les jésuites n'étaient les
créanciers des Crassy que de leur plein gré et dans l'espoir de dé-
posséder ces gentilshommes pauvres qui, à moins d'un miracle, étaient
bien incapables de rembourser ces quinze mille livres empruntées,
avant l'acquisition de ces religieux, à un syndic de Genève, M. de
Chapeaurouge? Voltaire et J.-J. Rousseau, p. 59 à 62. Né dans le
pays, l'ami de cette famille, M. Depery, ne pouvait ignorer cela; il
savait bien que celle dette dont il parle n'avait pas été contractée
envers les jésuites.
RBINE-PHILIBËRTË. 91
chera l'intérêt le plus vif. Il recommandera à madame
de Saint-Julien « ce grand garçon de Yaricourt (celui
qui mourra évêque d'Orléans, en 1822'), qui est un
des plus beaux prêtres du royaume, et un des plus
pauvres, » pour qu'elle lui fasse donner un bon béné-
fice « par le clergé qu'elle gouverne ^. » Ce grand
garçon a une sœur, vouée dès le berceau au couvent,
et qui ne pouvait guère espérer d'éviter cette destinée,
celle des filles sans dot qui, par aggravation, avaient
de nombreux frères à pourvoir. Mais, avant le cloître,
Ton ne refusait pas à ces nonnains en expectative de
voir une échappée du monde, de prendre hâtivement
leur part de la vie commune, ce qui n'était pas sans
doute le meilleur moyen de les préparer à la vie claus-
trale. Mademoiselle Reine-Phihberte de Yaricourt ac-
compagnait sa famille à Ferney, où elle devait en-
tendre peuifois de singuliers discours; car nous ne
savons que trop le peu de retenue du vieux malade
du Mont-Jura, aussitôt qu'une question religieuse se
trouvait sur le tapis. On l'appelait « la jeune reli-
gieuse, » et, en attendant l'heure fatale, elle réjouis-
sait et embellissait de l'éclat de ses dix-huit ans, de
sa grâce, de son esprit, de sa distinction, cet intérieur
sérieux et parfois sourcilleux*.
1. Pierre-Marin Rouph de Varicourt, né à Gex le 9 mai 1765.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beucliot), t. LXIX, p. 453. Lettre
de Voltaire à madame de Saint-Julien; 20 décembre 1775.
3. Voltaire avait déjà recueilli, quinze ans auparavant, en 1760,
aux Délices, une demoiselle de Bazineourt, charmante, elle aussi,
réunissant toutes les grâces et tous les talents, vouée au cloître, auquel
elle n'échappa point. Il prenait sa revanche avec mademoiselle de
Varicourt. Voltaire aux Délices, p. 398, 399.
92 RECUEILLIE A FERNEY.
Non-seulement elle était sans gaucherie, mais elle
avait cette aisance modeste et ce monde, que les
femmes s'assimilent si facilement, quand elles sont
intelligentes et bien nées. « La jeune religieuse ne
parle que de vous, écrivait Voltaire au comte Scho-
walow, le chambellan de 1,'impératrice Catherine, elle
vous idolâtre, elle croit que le climat de la Russie est
plus doux que celui de Naples'. » Hâtons-nous de
dire qu'il s'agit de l'oncle et non du neveu, l'aimable
auteur de cette Épître à Niiion^ dont on s'opiniâtrait,
à Paris, à donner la paternité à Voltaire. Quoi qu'il en
soit, on sent une nature ouverte aux vanités mon-
daines , dont la vocation était sûrement ailleurs
qu'entre les quatre murailles nues d'une cellule.
Madame Denis, qui était bonne, au fond, si, comme
Toncle, elle avait ses moments, se prit de belle pas-
sion pour mademoiselle de Varicourt, et, d'accord
avec le poëte, la demanda aux siens qui ne firent
aucune difficulté de la lui confier : ils n'eurent, l'un et
l'autre, qu'à se féliciter de cette bonne action. <( C'est
l'ange gardien du patriarche, dit un témoin qui ne
demeurera pas longtemps insensible à tant de char-
mes et d'amabilité; elle est devenue nécessaire à son
existence. Les soins et les caresses qu'elle lui pro-
digue, l'air pénétré dont il baise les mains de cette
jolie gouvernante ; vous ne sauriez vous imaginer
combien ce tableau est touchant...'*. »
1. Voltaire, Œuvra complète» (Beuchot), t. LXIX, p. 243. Lettre
de Voltaire au comte Schovralow; Ferney, le 28 mars 1775.
2. Marquis de Villette, CEuires (Edimbourg, 1788), p. 114, 115.
Lettre de Villetle au marquis de Villevieille ; Ferney, 1777.
BELLE ET BONNE. 93
Elle tenait sa place dignement et brillamment,
sachant, sans embarras et avec un tact exquis, sauver
les difficultés et les écueils d'une position tant soit peu
fausse. Villette, c'est notre témoin, dans le récit d'une
fêle donnée au fondateur de Ferney (la même vrai-
semblablement que nous avons décrite), s'étend avec
complaisance sur le rôle gracieux qu'y jouait belle
et bonne^ son seul nom chez Voltaire. « Au milieu de
ce cortège, digne des crayons du Poussin, paraissait
la belle adoptée du patriarche. Elle tenait dans une
corbeille deux colombes aux ailes blanches, au bec
de rose. La timidité, la rougeur ajoutaient encore au
charme de sa figure. Il était difficile de n'être pas
ému d'un si charmant tableau... » Mais cette fête,
dont Villette nous donne une description qui vient
compléter ce que nous avons déjà relaté, va finir par
un accès de colère des plus violents. « M. de Voltaire
apprend que l'on a tué les deux beaux pigeons que sa
chère enfant avait apprivoisés et nourris. Je ne puis
rendre l'excès de son indignation, en voyant l'apathie
avec laquelle on égorge ainsi ce qu'on vient de caresser.
Tout ce que cette cruauté d'habitude lui a fait dire
d'éloquent et de pathétique peint encore mieux son
âme, que ne feraient les belles scènes à!Orosmane et
à^Alzire *. »
Celui qui nous donne ces détails d'idylle n'était
1. Marquis de VilleUe, OBuvre» (Edimbourg, 1788), p. 109, 112.
Lettre de Villette à D'AIembert, sans date. Mais comme la fête dont
il est question eut lieu le 4 octobre 17 7. S, cette letlre doit être au plus
tôt du 5 ou du 6. En ce cas, Fabry retarderait un peu l'installation
à Ferney de/'e//e ei bonne, qu'il placeiait vers la lin de janvier 1776,
94 VILLETTE.
rien moins, pourtant, qu'un berger de Théocrite. Fils
d'un financier, trésorier général de l'extraordinaire
des guerres, qui s'était pourvu d'un marquisat vers
la fin de sa vie ', Villette avait mené, comme on dirait
de nos jours, lavie à grandes guides. Il avait fait des
folies de plus d'une sorte, et s'il passait pour un gar-
çon d'esprit, s'il troussait à l'occasion agréablement
des vers, s'il était aimable, prodigue, s'il pétillait
dans les soupers, si, pour en finir, il était doué de
tous les travers élégants qui constituaient le mauvais
sujet de bonne compagnie, de méchants bruits cou-
raient sur son compte, qui, malheureusement, avaient
pris une telle consistance que ses amis passaient
volontiers condamnation sur ces graves inculpations.
Voltaire lui-môme y fait allusion et parle de conver-
sion, ce qui serait accréditer peu charitablement les
propos'*. Villette avait des ennemis, qui ne devaient
pas lui pardonner d'être riche (son père lui laissera
cent cinquante mille livres de rentes). Il commit des
imprudences et se compromit au point qu'à un
certain moment, il sentit que le parti le plus sage était
de s'éloigner. Sa terre'de' Bourgogne était sur le che-
min de Paris à Ferney, c'était une occasion de rendre
t. Léon Lagrange, Joseph Vernet (Paris, Didier, 1864), p. 184.
Il (lait seigneur du Plessis-Longeau, de Bassicourt et autres
lieux. Ciions ce petit dialogue qui n'éraille pas seulement Villette.
a Brunoi est-il marquis? — Oui. — Villelte est-il marquis? — Oui.
— De Bièvre est-il marquis? — Oui, — Ce sont donc trois marquis?
— Non, c'est un nonle. » Correspondance secrète politique et litté-
raire (Londres, John Adamson), t. XIX, p. 48.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beucliot), t, LXIil, p. 23, Lettre
de Voltaire ù Damilaville; 13 janvier 17 GC.
PINCETTES ÉPILATOIRES. 9i>
visite, en 1765, à l'auteur de Mérope qui l'accueillit
avec sa grâce habituelle '. Du reste il saura rendre de
petits services. II avait accès auprès de la philosophie
dont il était un des serviteurs, et il devenait un entre-
gent utile pour un homme qui, ayant plus d'une
affaire, avait besoin de plus d'un aide.
En fait de services, en voici un que le patriarche
requiert, et qui est assez plaisant, comme il en convient.
Il avait remarqué, durant le séjour de ce mondain,
que Yillette ne se faisait pas raser et employait de
petites pincettes épilatoires, dont le système lui parut
ingénieux. Voltaire avait également de ces commodes
outils qui dispensent de savonnette et de rasoir, et sur-
tout d'un barbier; mais il avait épuisé son arsenal, et il
en avait vainement fait chercher à Lyon aussi bien qu'à
Genève. « Il n'y en a pas plus que de bons livres nou-
veaux'^, » s'écrie-t-il; et demande en grâce à son jeune
ami de vouloir bien ordonner à un de ses valets de
1 . Voltaire plaidera sa cause auprès de M. de Villetle père, que
tontes ces frasques avaient dû irriter. Lettres inédites (Paris, Didier,
186"), t. 1, p. 406, 407. Lettre de Voltaire à M. de Villette père;
Ferney, 22 mars J765.
2. « J'ai oublié, en tous parlant du physique de M. de Voltaire,
de vous dire une particularité que tout le monde auroit pu remarquer,
et dont personne, que je sache, n'a encore fait mention : c'est qu'il
n'a point de barbe; du moins, il en a si peu, qu'il ne se fait jamais
raser. On voit sur sa cheminée trois ou quatre paires de petites pinces
épilatoires, Jkvec lesquelles il se joue, et s'arrache de temps à autre
quelques poils en causant avec l'un et l'autre. » Mémoires secrets pour
servir à l'histoire de la République des lettres (Londres, John Adam-
son), t. IX, p. 284; du II novembre 1776 : extrait d'une lettre de
Ferney, du 4 novembre. Elle est de l'abbé de Saint-Rémi, qui avait,
en eCTet, séjourné à Ferney, mais dont les commérages, s'il faut en
croire Wagnière, ne sont pas tous d'une exactitude et d'une précision
judaïque.
96 AVERTISSEMENTS PRESSANTS.
chambre de lui acheter une demi-douzaine de ces
jolies pinces, qu'il devra lui envoyer dans une lettre
à M. Tabareau, directeur des postes à Lyon, a Je suis,
ajoutait-il, comme les habitants de nos colonies, qui
ne savent plus comment faire quand ils attendent de
l'Europe des aiguilles et des peignes. Enfin, les petits
présents entretiennent l'amitié; et je vous serai très-
obligé de cette bonté '. » Sans avoir de correspon-
dance suivie, ils ne laissaient pas de s'écrire, et le
solitaire de Ferney, qui s'arrange si bien de son éloi-
gnement de Paris , conseille à l'aimable vaurien d'eu
faire autant, avec des considérants qui donneraient
fort à penser, lors même qu'on ne saurait rien de la
vie de ce dernier.
Vous vous plaignez, lui écrit-il en réponse à une de ses
lettres, de quelques tours qu'on vous a joués; j'aimerais
mieux qu'on vous eût volé deux cent mille francs, que de
vous voir déchirer par les harpies de la société qui remplis-
sent le monde. Il faut absolument que vous sachiez que cela
a été poussé à un excès qui m'a fait une peine cruelle. On
dit : Voilà comme sont faits tous les petits philosophes de
nos jours; on clabaude à la cour, à la ville. Vous sentez
combien mon amitié pour vous en a souffert. Vous êtes fait
pour mener une vie très-heureuse, et vous vous obstinez à
gâter tout ce que la nature et la fortune ont fait en votre
faveur *.
Cette existence dissipée amène rarement la consi-
dération. Parmi les débauchés avec lesquels on vit,
l'on se fait un certain renom ; les louanges, les flatle-
1. Voltaire, Œuvres complètes {Reacbol), t. LXIil, p. 459. Lellre
de Voltaire à M. de Villette ; le ler décembre 17 66.
2. Ibid., t. LXIV, p. 366. Lellre du même au même; 20 sep-
tembre 1767.
MADEMOISELLE THÉVENIN. 97
ries intéressées peuvent griser et donner le change,
et l'on n'arrive à soupçonner le tort que l'on s'est fait
que quand la mésestime parle plus haut que les cla-
meurs des complices. Les conseils de Voltaire étaient
excellents, et Yillette ne pouvait rien faire de mieux que
de les suivre; mais, soit qu'ils importunassent, soit
tout uniment le train du monde, leur correspon-
dance alla en s'affaiblissant et finit même par cesser,
ou peu s'en fallait.
Un scandale public et qui devait porter le dernier
coup à la réputation du marquis devint cependant la
date d'une autre existence, en le forçant de se sous-
traire, au moins pour un temps, aux propos médio-
crement bienveillants dont il était l'objet. Il se prome-
nait, un jour, au Vaux-Hall, une dame au bras,
lorsqu'il fut rencontré par une demoiselle du monde,
une impure de haut style, fort connue de lui et qui le
toucha de son éventail en lui disant : « Adieu ,
Villette. » Quelle que fût la femme qu'il accompagnait,
il était naturel qu'il trouvât cette familiarité déplacée
et qu'il en fût embarrassé et choqué. Toutefois, il se
borna à ne pas répondre. Celle-ci, loin d'en rester là,
répéta son impertinent salut ; Villette alors, n'y tenant
plus, la cingla plus ou moins énergiquement de la
baguette qu'il avait à la main. La victime fort peu
intéressante de cette brutalité méritée était une fille
très à la mode, mademoiselle Thévenin, qui n'avait pas
de souliers, trois ans auparavant, et laissera une
succession qu'on évalua à cent mille écus*. Mais la
1. Correspondance secrète politique et littéraire (Londres, John
viii. 7
98 AFFAIRE ÉQUIVOQDE.
demoiselle, comme toutes ses pareilles, ne man-
quait pas de protecteurs, et elle mettait aussitôt aux
trousses du marquis un officier suisse qui se constitua
son champion. Rendez-vous fut pris. Yillette, par
une impatience qui fait son éloge, s'y trouva trois
heures avant l'heure indiquée. Il n'y aurait eu rien
de grave à cela, si l'impatience qui l'avait appelé par
trop tôt sur le terrain lui eût permis d'attendre son
adversaire. Mais, ne trouvant personne, chose sur
laquelle il devait un peu compter, il rentra chez lui,
fît sa malle , s'éloigna hâtivement de Paris , sans trop
savoir d'abord quelle direction prendre*.
Cependant, il se décida « malheureusement » pour
Genève, nous dit Wagnière, qui ne lui est pas favo-
rable, et auquel nous empruntons ce petit récit qu'il
tenait lui-même d'un homme « très-attaché à M. de
Yillette, et témoin oculaire, » et que nous supposons
être M. de Villevieille, lequel ne devait pas tarder non
plus à débarquer à Ferney. Le poëte fut enchanté i
Adamson), t. Vil, p. 230; Paris, 13 janvier 1779. — Grimm, Cor-
respondance littéraire (Paris, Furne), t. X, p. 58.
1. Villette, qui avait cependant fait comme ofllcier de cavalerie
le* campagnes de la guerre de Sept ans, et était parvenu au grade de
maréchal des logis de la cavalerie, passait pour poltron, bien qu'il eût
tout fait pour se donner le renom tout contraire. On racontait à ce sujet
une prétendue rencontre où il aurait tué roide un lieutenant-colonel, et
qui, après vérification, se trouva être une fable aussi ridicule que mal
imaginée. Un duel plus sérieux, mais qui ne devait pas aboutir, amenait
devant la connétablie Villette et le comte de Lauraguais, pour se voir
condamner, par jugement du tribunal des maréchaux, à une prison
de six semaines, le premier à l'Abbaye, le second à la Bastille.
Mémoires pour servir ù l'histoire de la République des lettres (Lon-
dres, John Adamson), t. III, p. 6C, 68, 80; 17, 22 août et 21 sep-
tembre 1766.
MARIAGE DE VILLETTE. 99
sa Yue*, et l'engagea à loger au château, ce qu'il ac-
cepta avec empressement. « Dès que M. de Villette
fut arrivé (c'est encore Wagnière qui raconte), il
dit qu'il voulait épouser mademoiselle de Yaricourt ;
ce qu'il lit enfln , après avoir tergiversé près de trois
mois'^. » Le mariage dut avoir lieu vers la fin de
septembre : ni Villette, ni Voltaire n'en précisent le jour.
Le marquis, dans une lettre sans date à M. Lepelletier de
Morfontaine, où il lui mande qu"il jouit, depuis quatre
mois, « cinq heures par jour de la présence réelle de
M. de Voltaire ^)> fait part de son mariage à l'intendant
de Soissons de la façon suivante :
11 me reste à vous parler d'une petite pièce que l'on a re-
présentée à Ferney, et dont je suis l'auteur : c'est le Mariage
impromptu. Cette pièce, un peu dénuée d'intrigue, finit par
un dénouement qui aura peut-être droit de vous surpren-
dre. J'épouse, au château de Ferney, une jeune personne
adoptée par M. de Voltaire : elle m'apporte pour dot un vi-
sage charmant, une belle taille, un cœur tout neuf, et l'es-
prit qui plaît*; j'ai préféré cela à un million tout sec que je
1. La mère de Villette avait été fort à la mode et galante. C'est
pour lui plaire, nous apprend Duclos, qu'Helvélius, qui était beau
comme le jour, flt le livre de l'Esprit. Voltaire l'avait beaucoup connue
aussi, et Villette partait de là pour se croire et se dire son fils. Grimm,
Correspondance littéraire, t. X, p. 28 ; XI, p. 325. Nous ne savons jus-
qu'à quel point la prétention pouvait se soutenir. Villette n'est pas
le seul qu'on donne assez gratuitement à Voltaire, et le libraire Lam-
bert passait également pour le fds du poëte, sans que rien, toutefois,
de sérieux, ne vînt corroborer cette étrange supposition.
2. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire [Paris, André,
1826), t. i, p. 117. Voyage de Voltaire àParis, 1778.
3. Wagnière dit pourtant qu'il vint, en septembre, à Ferney. Nous
ne trouvons pas trop de cette façon le moyen de parfaire ces quatre
mois de séjour avant la cérémonie.
4. Voirie portrait de madame de Villette par Pujos et gravé par
madame Lingée, en 1780.
100 CORTÈGE PATRIARCAL.
trouvais à Genève. Les Pères de l'Église auraient échoué à
ma conversion; elle était réservée au Père temporel des
Capucins, qui est aujourd'hui le Père spirituel de l'Eu-
rope K
Il donnait à d'Hell, avec lequel il était plus lié,
quelques détails sur une cérémonie touchante et dans
laquelle l'auteur de la Henriade était bien dans son
rôle de patriarche.
La confidence que vous attendez, monsieur, commence à
perdre un peu de son mérite pour le secret. J'ai épousé
avant-hier, à minuit, dans la chapelle de Ferney, non pas
une Babylonienne, mais la bergère des Alpes. Il était assez
piquant, et peut-être unique, de la voir précédée de six on-
cles, tous frères, et l'un chevalier de Saint-Louis. Deux sou-
tenaient le patriarche, qui, dans sa belle pelisse de l'impé-
ratrice desRussies, donnait l'idée d'un grand châtelain qui
marie ses enfans. Les portes de l'église étaient obstruées par
ses vassaux, qui lui rendent les hommages que Louis XII
recevait de ses peuples ».
Voltaire est enchanté de cette conversion, de ce
miracle de la grâce opéré sur un pécheur plus qu'en-
durci; et toutes ses lettres témoignent de sa joie, de
son ravissement. « Notre chaumière de Ferney, s'é-
crie-t-il, n'est pas faite pour garder des filles. En
voilà trois que nous avons mariées : mademoiselle Cor-
1. Marquis de Villelte, Ofc'urrcs (Edimbourg, 1788),p. 127. Lettre
de Villelte à M. Lepellelier de Morfontaine; Ferney, 1777.
2. Ibid., p. 122, 123, Lettre de Villelte à M. d'Hell; Ferney,
]777. Thomas d'Hell, l'auteur du Jugement de Midas, de VAmant
jaloux, de Gilles le Ravisseur, anglais plein d'esprit, d'amabilité
et de philosophie, dont Grimm nous a fait un crayon bienveillant.
Correspondance liitérnire (Paris, Furne), t. X, p. 418, 419;
avril 17 81.
RAVISSEMENT DK VOLTAIRE. 101
neille, sa belle-sœur mademoiselle Dupuits, et ma-
demoiselle Yaricourt, que M. de Villette nous enlève.
Elle n'a pas un denier, et son mari fait un excellent
marché. Il épouse de l'innocence, de la vertu, de la
prudence, du goût pour tout ce qui est bon, une
égalité d'âme inaltérable, avec de la sensibilité; le
tout orné de l'éclat de la jeunesse et de la beauté *. »
Il dira à La Harpe : « Il est venu nous voir, et nous
l'avons marié, pour lui faire les honneurs de la
maison. Il épouse une jeune et belle demoiselle, fille
d'un officier des gardes, que nous avions chez nous.
Cette demoiselle n'a d'autre dot que sa beauté et sa
sagesse. M. de Villette, qui possède cinquante mille
écus de rente, fait un très-bon marché. Pour moi,
je reste seul dans mon lit, et j'y radote en vers et en
prose ^. » Et au philosophe D'Alembert : « Il a épousé,
dans ma chaumière de Ferney, une fille qui n'a pas
un sou, et dont la dot est de la vertu, de la philosophie,
de la candeur, de la sensibilité, une extrême beauté,
l'air le plus noble ; le tout à dix-neuf ans '. Les nou-
veaux mariés s'occupent jour et nuit à me faire un
petit philosophe. Cela me ragaillardit dans mes hor-
ribles souffrances*... »
1 Voltaire, Œuvres complètes (Beucliol), t. LXX, p. 371. Lettre
de Voltaire àd'Argental; 5 novembre 1777.
2. Ibid., t. LXX, p. 385. Lettre de Voltaire à La Harpe; 19 no-
vembre 1777. Voltaire dit : quarante mille écus, dans une lettre à
M***, datée de Ferney, le 9 du même mois.
3. Elle était née à Pougny le 3 juin 1757. Elle avait donc bien
ses vingt ans révolus.
4. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 393, Lettre
de Voltaire à D'Alembert; 26 novembre 17 77,
102 CONVEBSION RADICALE.
Villette a dépouillé entièrement le vieil homme, il a
fait un mariage d'amour, purement d'amour. On ré-
pandit le bruit qu'il avait refusé la dot que Voltaire
destinait à sa pupille; il épousa bravement sans
compter sur le moindre apport, et le poëte, en effet,
se borna à oiîrir, à belle et bonne, quelques bijoux,
dont la beauté pouvait se passer. Le marquis ne cache
pas sa passion, il l'affiche même comme un défi. Il
n'ignorait point que, dans un certain monde, cette
détermination honorable serait envisagée comme une
sottise, et ses lettres indiquent un peu cette préoccupa-
tion. « Je sais par cœur toutes les jouissances de
Paris, dit-il. J'en suis un peu honteux pour la bonne
ville ; mais il n'y a ni amour ni amitié, et pas tant de
plaisir que l'on croirait. Le charme a cessé pour moi.
Sortez un moment du tourbillon, vous ne voudrez plus
y rentrer ' . »
Ces bergeries, ces amours, ces noces, qui char-
maient le solitaire de Ferney, n'entravaient rien ; l'on
n'en était pas moins à l'ouvrage sur le chantier, aux
bruits du dehors, aux infiniment petites intrigues
de cette république des lettres, la plus hargneuse, la
plus querelleuse de toutes les répubUques. Voltaire
apprenait la mort du plus ancien comme du plus
acharné de ses ennemis, de ce folliculaire qui le har-
celait depuis près de trente années dans ses feuilles,
et rirritait cent fois plus par l'apparente modération
de ses critiques, que les La Beaumelle et les Clément
par l'impudente insolence de leurs attaques. Fréron
1. Villelte, OBuvm (Edimbonrg, 1788^ p. 123. Lettre de Vil-
lelle à d'Hell, d^jù cilée.
MORT DE FRÉRON. i03
venait de s'éteindre, vaincu par le travail, les excès,
a-t-on dit, surtout par les soucis, les anxiétés d'une
carrière incessamment menacée'. Ses adversaires
l'emportaient. L Année littéraire^ son gagne-pain,
sa raison d'être, sa création, son juste orgueil, allait
être supprimée. Il en reçut la nouvelle à la comédie.
Il mangeait fortement, l'émotion décida une indiges-
tion terrible : il était goutteux avec cela, la goutte
lui remonta à l'estomac; quand madame Fréron, qui
était partie aussitôt pour solliciter à Versailles contre
un tel arrêt, rentra chez elle, elle ne trouva plus qu'un
cadavre (10 mars 1776) ^.
L'auteur de la Henriade éiait instruit de l'événement
par une lettre sans signature, où l'on essayait de
l'apitoyer sur le sort de madame Fréron et de sa
famille. Il parle à plusieurs reprises de cette démarche,
avec des variantes, avouons-le, assez notables. « Savez-
vous que j'ai reçu, mandait-il à Thibouville, une lettre
très-tendre d'une dame qui est sûrement parente de
Fréron, si elle n'est pas sa veuve? Elle m'avoue que ce
pauvre diable est mort banqueroutier, et elle me
conjure de marier sa fille, par la raison, dit-elle, que
i'ai maiié la petite-fille de Corneille; elle me propose
le curé de la Madeleine pour l'entremetteur de cette
affaire; ces curés se fourrent partout. J'ai répondu que
si Fréron a fait le Cid et Cinna, je marierai sa fille
sans difficulté^. » Ailleurs, ce n'est plus une parente,
1 . Né à Quimper en 1 7 1 9, il avait environ cinquante- sept ans.
2. Charles Nisard, les Ennemis de Voltaire (Paris, Amyot, 1853),
p. 296, 297.
3. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXIX, p. 543, 544..
104 ÉTRANGE BILLET D'ENTERREMENT.
c'est la veuve Fréron, indubitablement. « Croiriez-
vous que la veuve Fréron m'a envoyé un billet d'en-
terrement, et m'a fait proposer d'avoir soin d'une de
ses filles, par la raison, dit-elle, que j'ai marié la
descendante de Corneille ' ? » Il serait assez curieux
qu'on s'avisât de reprocher à Voltaire de n'avoir point
fait pour la fille de l'auteur de P Année littéraire ce
qu'il avait entrepris avec tant d'empressement géné-
reux pour la petite-nièce de l'auteur du Cid et de
Cinna. Il en aurait eu l'idée que l'on eût infaillible-
ment attribué à une arrière-pensée machiavélique un
bienfait auquel la postérité de Fréron n'avait aucun
titre. Aurait-il eu davantage le droit d'accabler sous sa
magnanimité la famille d'un homme qu'il avait traîné
sur la claie, dans V Écossaise ? Dans son Commentaire
historique, dont l'apparition suivit d'assez près la
mort de Fréron, le poëte fait également allusion à
cette lettre anonyme, et ne manque pas de dire quelle
fut sa réponse à cette plus qu'étrange démarche. L'in-
terdiction, dont avait été frappée l'Année littéraire^
venait d'être levée, et le fils du journaliste avait été
autorisé à en reprendre la publication; ce dernier
n'eut rien de plus pressé, et on l'en loue, que de
Lettre de Vollaire à M. de Thibouville ; Ferncy, 7 mara. Cette lettre,
comme le fait remarquer Beuchol, est composée de plusieurs lam-
beaux empruntés çà et là. Si elle était du 7 dans toutes ses parties,
il ne pourrait y Ctre fait allusion à la mort de Fréron arrivée trois
jours plus tard. Que de lettres, dans la correspondance, ne sont faites
que de tels amalgames! Voir aussi la lettre à d'Argental du 30 mars,
p. 573, 574.
1. Cabinet de M. Feuillet de Conches. Lettres autographes de Vol-
taire au comte de La Touraille; Ferney, 22 mars 177G.
LE FILS DE FRÉRON. 105
relever une allégation flétrissante ; et il le fît avec une
émotion d'honnête homme, une éloquence indignée
qui devait réussir et réussit pleinement.
Je puis vous protester, monsieur, qu'il n'y a poiut dans
ma famille de personne assez lâche pour mendier les se-
cours de M. de Voltaire en faveur de ma sœur. La pitié du
persécuteur de mon père seroit pour nous le comble du mal-
heur.... Si les loix de l'honneur et du devoir, si le respect dû
à la mémoire du chef respectable de notre famille ne nous
avoit point arrêtés, notre intérêt du moins nous eût détour-
nés d'une action aussi basse; aurions-nous voulu souiller,
en y joignant le nom de Voltaire, la liste des personnes
augustes qui ont honoré mon père de leurs regrets, et sa
famille de leur protection?... Puisque la lettre queM. deVol-
taire prétend avoir reçue est anonyme, de quel droit sup-
pose-t-il qu'elle est d'une personne de ma famille?'^. deVoUaire,
ignore-t-il donc qu'on ne doit jamais produire des lettres
anonymes, qui ne sont la ressource que des lâches calom-
niateurs? Ne serois-je pas beaucoup plus autorisé à dire que
cette lettre est l'ouvrage de M. de Voltaire lui-même?... Mais
si M. de Voltaire a réellement reçu cette lettre, il faut qu'elle
soit l'ouvrage de quelqu'un de ces auteurs justement censu-
rés par mon père, qui, connaissant les sentimens de M. de
Voltaire. aUra cru faire sa cour par cette misérable plaisan-
terie, ou bien un de ces lâches envieux qui, toujours prêt à
s'approprier les dépouilles de ses ennemis, aura cru que le
moyen le plus infaillible pour nous enlever notre unique
ressource étoit de nous représenter comme des âmes viles,
capables d'embrasser les genoux du persécuteur de mon
père... 1.
Cette réponse est digne, elle est habile. Elle retourne
le trait contre l'assaillant, et jette au moins un doute
dans l'esprit du lecteur qui se demande, en effet, si la
1. ÀnnéelUiéraireilTlG), 1. IV, p. 223 à 226.
IM UN MÀDTAI8 PLAISANT.
lettre de l'anonyme n'était point de pure invention.
Restait encore le choix des hypothèses, et, en ad-
mettant que M. de Voltaire eût bien réellement reçu
cette requête à intentions perfides, la question était
de savoir si la famille Fréron avait été victime d'une
simple mystification, de ressentiments soulevés par les
critiques du défunt, ou de mobiles plus vils encore.
Le marquis de Luchet affirme que Fréron fils se trom-
pait, quant à Voltaire. « Elle existe véritablement,
ajoute-t-il en parlant de la lettre ; mais cette invitation
est d'un mauvais plaisant, qui l'imagina pour venger
son amour-propre humilié dans un numéro de r An-
née littéraire de 1774 '. » Il garde le secret à ce mau-
vais plaisant. Quel peut-il être ? Après avoir inventorié,
à cette année 1774, les exécutions de Fréron, nos soup-
çons se sont arrêtés sur Delisle de Salles, drapé d'impor-
tance parle journaliste dans le tome V de ses feuilles'*.
Mais ce ne sont là, après tout, que des présomptions.
t. Marquis de Luchet, Histoire littéraire de Voltaire ( Caasel,
1781), t. II, p. 206.
2.. Essai philosophique sur le corps humain pour servir de suite à
la PHILOSOPHIE DE LA NATURE, par UD M. de Lille, autre que M. l'abbé
de Lille, traducteur des Géorgiques de Virgile. Année littéraire (1 774),
t. V, p. 217 à 245; à Paris, ce 14 août 1774.
III
LETTRE SUR SHAKESPEARE. — BARETTI ET LADY
MONTAGUE. — GUÉNÉE. — VOLTAIRE JOURNALISTE.
Sauf Clément, qui était encore nouveau dans cette
carrière du journalisme agressif, tous, les uns à la
suite des autres, étaient tombés devant l'implacable
vieillard. Mais le combat ne finira pas faute de combat-
tants, et les casus belli ne manqueront point à un belli-
gérant qui se constitue le champion de toutes les
causes. A cette époque, il a sorti tout son arsenal de
guerre, il s'agit de défendre ses dieux, et de savoir si
Shakespeare, un barbare ! devra être salué comme le
plus beau génie, et s'il n'y a rien à opposer à l'auteur
di' Othello et d'Hamlet, dans le pays qui a donné le
jour au grand Corneille, à l'auteur de Phèdre et
d'Athalie; la pudeur nous empêchera de dire à l'au-
teur de Zaïre, de Mérope ei de Mahomet. Mais à quel
propos Shakespeare, et cette supériorité prétendue,
qui fera bondir le nerveux poëte sur son lit de mou-
rant, et le précipitera dans Tarène avec cette fougue,
cette ardeur, cette furie, qu'il met à repousser les
attaques, les invectives les plus directes? Disons que,
s'il défendait ses dieux, il défendait tout autant sa
108 TRADUCTION NOUVELLE DE SHAKESPEARE.
maison, et qu'il serait injuste d'exiger de lui cette par-
faite indépendance que, faute d'autres mobiles, ne
nous laissent ni les préjugés nationaux, ni les préjugés
tout aussi absolus d'école. Les deux premiers volumes
d'une traduction du grand William venaient de pa-
raître. C'était tout une initiation dans la pensée du
traducteur principal, qui n'avait garde de ne point
escorter son texte de comparaisons peu flatteuses pour
nos classiques et notre théâtre *.
Auriez-vous lu, écrit ab irato l'auteur de Tancrède à d'Ar-
gental, les deux volumes de ce misérable, dans lesquels il veut
nous faire regarder Shakespeare comme le seul modèle de
la véritable tragédie? 11 l'appelle le Dieu du théâtre. Il sacri-
fie tous les Français, sans exception, à son idole, comme on
sacrifiait autrefois des cochons à Cérès. Il ne daigne pas
môme nommer Corneille et Racine; ces deux grands hommes
sont seulement enveloppés dans la proscription générale,
sans que leurs noms soient prononcés... Avez-vous une haine
assez vigoureuse contre cet impudent imbécile? SoufTrirez-
vous l'airront qu'il fait à la France? Vous et M. de Thibou-
ville vous êtes trop doux; il n'y a point en France assez
de camouflets, assez de bonnets d'àne, assez de piloris pour
un pareil faquin. Le sang pétille dans mes vieilles veines en
vous parlant de lui... Ce qu'il y a d'affreux, c'est que le
monstre a un parti en France; et pour comble de calamité
et d'horreur, c'est moi qui autrefois parlai le premier de ce
Shakespeare *; c'est moi qui le premier montrai aux Fran-
1. Leiourueur, Gathuélan et Fontaine-Malherbe. Cetle traduction
de Shakespeare (1776-1781) est en vingt volumes in-S». Si elle parut
alors trop hardie, les traducteurs tenaient encore trop compte du
goût français pour oser Otrc judaïquement fidèles. Elle n'est plus lue
depuis longtemps, pas plus que celle de Laplace, qui avait essayé
avant eux (17 45-1748) de nous faire connaîlre et admirer le grand
tragique anglais.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. XXXVll, p. 220, la
dix-huitième des Lettres philosophiques.
VOLTAIRE SON PREMIER RÉVÉLATEUR. 109
çais quelques perles que j'avais trouvées dans son énorme
fumier; je ne m'attendais pas que je servirais un jour à
fouler aux pieds les couronnes de Racine et de Corneille,
pour en orner le front d'un histrion barbare '.
Et cela était vrai. Plein d'enthousiasme pour le
gouvernement, pour le génie libre de cette fière na-
tion, Voltaire rapportait de Londres, où il avait vécu
près de trois années, ses Lettres anglaises (les Lettres
philosophiques) dans lesquelles il exaltait les institu-
tions, les mœurs de nos voisins, leur philosophie, leur
littérature, les découvertes de Newton, pour lequel il
devait rompre tant de lances et s'attirer tant de tra-
casseries et d'aigres ripostes. Nous sommes entrés à
cet égard dans des développements auxquels nous
nous bornerons à renvoyer le lecteur ^. Dans sa
dix-huitième lettre sur la tragédie, Voltaire aborde
le théâtre anglais et l'auteur à'Eamlet, qui en est
l'expression la plus élevée. Nourri de nos classi-
ques, les oreilles encore remplies des beaux vers
de Racine, si excellemment récités, nous pourrions
dire chantés par cette pléiade d'acteurs incompara-
bles qui avaient les traditions directes, il ne pouvait
ne pas être choqué des inégalités, des duretés, des
bouffonneries qu'il rencontrait dans Shakespeare, dans
Otway et les autres. Mais il arrivait sans esprit de déni-
grement, sans parti pris, et il ne tint pas à lui d'appré-
cier équitablement ces écrivains étrangers avec les-
quels les nôtres avaient si peu de rapports et d'analogie.
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t.LXX, p. 90, 91. Lettre
de Voltaire à d'Argental ; 19 juillet 1776.
2. Voltaire à Cirey, p, 40, 41.
no ESSAI DE TRADUCTION.
Disons plus, il forcera sa nature, il violentera sa convic-
tion; quelles que fussent ses réserves, il sera relative-
ment bienveillant, il plaidera les circonstances atté-
nuantes, et le fera avec une générosité chevaleresque,
car, au fond, il sera plus bienveillant que persuadé.
Vous vous plaindrez sans doute que ceux qui, jusqu'à
présent, vous ont parlé du théâtre anglais, et surtout de
ce fameux Shakespeare, ne vous aient encore fait voir que
ses erreurs, et que personne n'ait traduit aucun de ces en-
droits frappants qui demandent grâce pour toutes ses fau-
tes. Je vous répondrai qu'il est bien aisé de rapporter en
prose les sottises d'un poëte, mais très-difficile de traduire
ses beaux vers. Tous ceux qui s'érigent en critiques des
écrivains célèbres compilent des volumes. J'aimerais mieux
deux pages qui nous fissent connaître quelques beautés; car
je maintiendrai toujours, avec tous les gens de bon goût,
qu'il y a plus à profiter dans douze vers d'Homère et de Vir-
gile que dans toutes les critiques qu'on a faites de ces deux
hommes.
Et, pour donner une idée de ce classique étranger,
on essayera de traduire en vers le monologue d'Hamlet :
to be, or not to be, that is the question, tout en pré-
venant le lecteur avec une modestie et une méfiance
louables que la meilleure traduction n'est qu'une faible
esquisse d'un beau tableau. Voltaire aura été pour nous
le véritable révélateur de Shakespeare, il se le reproche
comme un crime. H fut pour ce fait l'objet des persé-
cutions des lettrés, qui considéraient comme une im-
piété l'exaltation de ce barbare auquel il fallait laisser
ses tréteaux et qu'on appela a son Shakespeare'. » Les
1. Réponse ou critique des lettres philosophiques de M. de V***,
par le R. P. D. P. B. (Lecoq de Villeray); Dàle (Amiens, 1736),
p. 79.
INSOUTENABLE HÉRÉSIE. Hi
temps ont donc bien changé, et l'on fait donc, bien du
chemin dans un intervalle de quarante années que l'on
arrive à dire avec impunité à un public français que
cet histrion est le plus grand des poètes et des tragi-
ques; et que l'homme qui ose soutenir de pareilles
hérésies recrute des souscripteurs jusqu'au sein de
la famille royale ?
A mesure que la langue anglaise nous devient, plus
familière, que les grands auteurs d'outre-Manche
nous deviennent moins étrangers, on les discute, on
les critique, et le goût perd de son exclusivisme ; Ton
commence à comprendre qu'il n'y a point d'absolu dans
les arts, et que la poésie, la poésie théâtrale par dessus
tout, n'est et ne peut être que le reflet des mœurs, des
aspirations de la nature physique et morale d'un peuple .
A ce compte, pour apprécier sainement, il faut s'isoler
de ses propres habitudes, de ses propres conventions,
et se poser sur le terrain de celui que Ton veut juger.
L'on se rencontrera toujours, cela va sans dire, dans
les grands mouvements de l'âme, dans la passion vraie,
dans les déchirements ou les joies du cœur. Et c'est là
ou le génie de Shakespeare retrouve sa puissance, sa
supériorité, son universalité. Tout cela, qui n'est plus
à dire, tant c'est devenu un lieu commun, n'était ni
plus ni moins qu'une odieuse et insoutenable hérésie ;
et la colère, l'indignation furibonde dupoëte étaient si
bien dans le sentiment général, que, sauf quelques
clameurs, quelques protestations isolées dont il va être
question, elles ne rencontrèrent parmi les lettrés que
des approbateurs : il y allait de l'honneur national, de
la gloire du pays. Et ce n'est pas à autre fin qu'il
112 LE JULES CÉSAR ANGLAIS.
écrivait cette curieuse lettre à l'Académie, « son fac-
tum, comme il l'appelle, contre GUles Shakespeare
et contre Pierrot Letourneur. »
Par la seule citation qui précède, on voit que son au-
teur se targue avant tou t d'équité , de modération , de l'im-
partialité la plus stricte. S'il est sincère, il s'illusionne
terriblement et commet en parfaite innocence la pire
des trahisons, celle de l'insuffisance dans la traduction.
On sait le cri de lord Byron : « traduttore traditore^ »
qui peut s'appliquer indistinctement à la généralité des
traducteurs. Quant à Voltaire, le reproche qu'il est le
moins disposé à accepter, c'est le manque d'exactitude
et de fidélité. Il répond à l'avance à toute inculpation
de ce genre. Dans ses Commentaires sur le père de
notre théâtre, il joignait à la pièce de Cinna une tra-
duction du Jules César de Shakespeare, pour qu'on
pût se rendre compte de la différence de Tun et de l'autre
génie, dans deux situations identiques, la conspira-
tion de Cinna et d'Emilie opposée à celle de Brutus et
de Cassius. L'original tantôt en vers, tantôt en prosf»,
tantôt en vers blancs, tantôt en vers rimes, n'est pas
moins disparate dans son style tour à tour d'une in-
croyable élévation et d'une tout aussi incroyable bas-
sesse. L'auteur de Zaïre s'est efforcé de se plier à cette
incessante variété de tons et de formes; non-seulement
il a traduit les vers blancs en vers blancs, les vers rimes
en vers rimes, la prose en prose, mais il a rendu fi-
gure pour figure, opposant l'ampoulé à l'enflure, la
naïveté et même la bassesse à tout ce qui est naïf et
bas dans l'original. «C'était la seule manière, dit-il, de
faire connaître Shakespeare. Il s'agissait d'une ques-
LE CHEVALIER RUTLIDGE. 113
tion de littérature, et non d'un marché de typographie :
il ne fallait pas tromper le public. »
Que dire? qu'opposer à cela? est-il procédé plus
loyal, et en même temps plus sûr; et n'est-ce pas
réduire les choses presque à une vérité algébrique ? Mais
il est difficile de contenter tout le monde; les intentions
les plus pures ne sauraient trouver grâce devant les
fanatiques, et ces gens-là ou mettront en suspicion votre
bonne foi ou, si vous avez été loyal, vous reprocheront
de n'avoir pas compris le poëte [que vous vous êtes
fait fort de traduire, de n'avoir pu vous élever à sa
hauteur.
Si le commentateur de Corneille, dit un défenseur de Sha-
kespeare, avait connu, s'il avait senti les différences de l'i-
diôme anglais et du nôtre, la seule idée de traduire les vers
blancs de Shakespeare en vers blancs français serait sufû-
sante pour rendre suspecte toute sa bonne foi. Il n'y eut ja-
mais de vers blancs dans notre langue, sa marche et son
génie n'en comportent point : ôtez la rime, et l'effet de la
versification s'anéantit; on n'a jamais fait d'essai en ce
genre qui ait approché d'une prose forte et bien cadencée :
il n'en est pas de même de la langue anglaise. Par une suite
de son abondance et de son énergie, et encore plus de Vap-
puyé de toutes ses terminaisons, on y fait des vers sans rimes
aussi harmonieux que ceux qui sont rimes. Le plus beau
poëme qui soit écrit dans cette langue, le mieux soutenu,
l'ouvrage le plus véritablement poétique qui existe, le Pa-
radis perdu de Milton, est en vers blancs. Le langage en est
plein et sonore, et la musique du discours, si l'on veut per-
mettre l'expression, aussi sensible et aussi harmonieuse que
celle de la poésie grecque et latine. Les vers blancs de Sha-
kespeare ont le même avantage. Ou M. de Voltaire ne l'a
point senti, ou il aurait dû chercher un moyen équivalent
pour le rendre; si la disparité des langages ne lui en avait
pas fourni, il ne lui restait de parti à prendre que de con-
vm. 8
m JOSEPH BARETTI.
venir de l'impossibilité de l'entreprise, et d'en prévenir ses
lecteurs *.
Cela est bien dit, cela est judicieux et sans injures;
et il serait à désirer que l'auteur des Observations eût
conservé ce ton jusqu'à la fin. Tout en afiectant de se
maintenir dans la limite d'une discussion polie et même
respectueuse envers l'auteur de Bruttis et de la Mort
de César, il ne sortira que trop souvent de cette ré-
serve, de cette polémique courtoise qu'on voudrait
rencontrer parmi les esprits les plus divisés d'opinions,
les plus séparés par leur foi, leurs préjugés littéraires.
Au moins la brochure du chevalier Rutlidge est-elle
relativement modérée d'accent, et ce n'est que par in-
stant que l'assaillant oublie quel il est et à qui il s'a-
dresse. L'auteur du Discours sur Shakespeare et sur
M. de Voltaire n'a pas de ces intermittences de poli-
tesse et de retenue. 11 appelle un chat un chat, et M. de
Voltaire un présomptueux, un ignorant.
Cet Aristarque si peu ménager des termes est un Ita-
lien du nom de Baretti et qui s'intitule « secrétaire
pour la correspondance étrangère de l'académie royale
britannique. » A l'entendre, M. de Voltaire ne saurait
pas même l'anglais, et il croit le démontrer en citant
plusieurs confusions dans le sens d'un ou deux mots
qu'il a le soin de relever. En est-ce assez pour refuser à
un homme qui avait vécu près de trois ans dans la société
de Bolingbroke, de Pope, de Swift et d'Young, et qui,
fort incertain sur l'époque de son retour en France,
1. Chevalier Rutlidge, Obiervations à messieurs de V Académie
française, au sujet d'une lettre de M. de Voltaire (1776),
p. 12, 13.
OUTRECUIDANCE DU PERSONNAGE. 115
s'était si bien et si exclusivement appliqué à la langue
de Milton qu'il eut quelque peine, s'il faut l'en croire,
à se remettre à composer des vers français ; en est-ce
assez pour nier à l'auteur de V Essai on epicpoetry une
suffisante connaissance de l'anglais * ? Qu'on lui con-
teste cet affranchissement de goût sans lequel il n'y a
point de juge ; que l'on constate, en revanche, tout ce
qui vicie le jugement: la passion, la partialité, voire
une préoccupation toute individuelle. La question est
tout autre, et, sur ce terrain, bien des gens, même en
France, eussent été de son avis. Mais l'Italien Baretti
ne s'en tient pas là. Il le prend de haut, avec ses com-
patriotes et ses contemporains aussi bien qu'avec M. de
Voltaire. Il faut voir comme il traite Algarotti, Betti-
nelli, Frugoni et Goldoni. Cette brochure, ce Discours^
comme il l'appelle, est impertinent, outrecuidant et
1 . S'il avait été capable de s'exprimer dans cette langue avec aisance,
est-il croyable qu'aussitôt sorti d'Angleterre il n'eût point écrit une
lettre, une simple lettre en anglais aux amis qu'il avait laissés à
Londres? Et Baretti met au défi, à l'exception d'une épître relative à
l'amiral Bing, « si détestable du côté de la langue, » d'en produire
une seule : « Il n'a jamais écrit une lettre anglaise à personne,
s'écrie-t-il, depuis qu'il quitta ce païs; non, pas une, vous dis-je : et
je vous défle, tous tant que vous êtes, de m'en montrer une courte
ni longue. » Voilà un argument de fait qu'il n'est que trop facile de
retourner contre le pauvre Baretti. Nous renverrons à une lettre très-
curieuse que M. Edward Mason écrivait à La Harpe, en octobre 1780,
dans laquelle il lui mande qu'il a en sa possession une vingtaine de
lettres de la propre main de Voltaire et adressées au chevalier de
Falkener, de 1735 à 17 53, « où le tour des phrases est tel, qu'on
sent bien clairement que l'écrivain est maître dans la langue en la-
quelle il écrit. 1 Ces lettres, du reste, ont été publiées, en 1857,
dans le tome premier des Lettres inédites (Paris, Didier) ; mais elles
Ine sont pas, à beaucoup près, les seules qui existent et qui aient été
imprimées, comme on l'a dit déjà.
H6 MOTIFS DÉTERMINANTS.
pédant. Il est écrit en mauvais français, ce qui est une
inconséquence dans un Aristarque si à cheval sur la
pureté, sur le génie des langues, qu'il n'entend pas
qu'on aborde à la légère. Il a senti, du reste, que l'ar-
gument pouvait lui être rétorqué, et il a essayé d'y ré-
pondre à l'avance.
Je n'ai jamais rien imprimé de ma façon en votre langue
(c'est à Voltaire lui-môme qu'il s'adresse), et je me serois
bien gardé de vous parler françois, si quelque habile Anglois
eut voulu prendre la peiue de vous « confuter » sur l'article
de Shakespeare, dans la seule langue que vous entendez. En
écrivant cette pauvre apologie de ce poëte, je ne cherche
pas à me donner pour un maître passé dans votre langue,
quoique, à vrai dire, je l'aie beaucoup étudiée. Mais voyant
que tout le monde dort, et qu'on vous laisse dire sans ja-
mais vous combattre, j'ai entrepris d'apprécier les connois-
sances d'un homme qui, depuis un demi-siècle, a cherché à
faire accroire à toute l'Europe qu'il est très-savant en an-
glois et en italien, quoiqu'il ne sache goûte ni de l'un ni de*
l'autre ^
1 . Joseph Baretli, Discours sur Shakespeare et sur M. de Voltaire
(Londres, Nourse, 1777), p. 132, 133. Nous avons répondu à une
première accusation d'ignorance; mais Baretti veut que Voltaire
ne sache pas plus l'italien que l'anglais. Il ignorait que le poète, en
t74G, envoyait à l'Académie de Bologne une dissertation anonyme
en langue italienne, sur les changements arrivés dans notre globe,
et dont il a été question dans notre précédent volume à propos de
Buiîon. L'accueil qu'il fera à ce même Goldoni, traité si dédaigneu-
sement par Baretli, en février 1778, est le démenti le plus
formel à celte dernière allégation. « Nous étions tous confondus,
raconte un des témoins de l'entrevue, de voir H. de Voltaire parler
la langue italienne avec autant de facilité et de prestesse que la
langue françoise. M. Goldoni a augmenté notre surprise en nous
apprenant que M. de Voltaire lui avoit écrit autrefois une lettre non-
seulement en italien, mais en vénitien. » Journal de Paris (vendredi
20 février 1778), p. 20 i. Lettre de François de Neufchàteau aux
auteurs du journal ; Paris, ce 19 février.
INÉGALITÉ DE GÉNIES. H7
Cela exposé, Baretti se met tout à fait à son aise et
n'épargne point les duretés à M. de Voltaire . Nous disons
les duretés, parce qu'il n'a pas toujours tort dans le
fond, s'il se le donne comme à plaisir dans la forme. Il
s'agit de Voltaire considéré comme écrivain dramatique.
« Il est certain, dira-t-il, que M. de Voltaire a moins de
défauts dans ses pièces, que n'en a Shakespeare. Pour
un que M. de Voltaire puisse en avoir [sic] Shakespeare
en a cinquante, en a cent, en a deux cents, si l'on veut.
Je conviens de tout cela sans la moindre difficulté :
mais je prétends qu'on convienne aussi que chaque
beauté de Shakespeare vaut un très-grand nombre de
beautés de M. de Voltaire, même des plus travaillées et
des mieux choisies. » Cela établit l'intervalle qui sépa-
rera toujours un grand talent éclos et développé dans
un milieu très-avancé, très-éclairé, d'un vigoureux
génie, abrupt, sauvage, sans poétique, représentant
bien en cela son époque, mais incomparable, mais su-
bUme quand c'est le cœur, quand c'est la passion qui
ont la parole. Ce que nous disons là n'aurait pas été senti
des esprits les plus droits, les plus judicieux ; et La
Harpe, entre autres, donnera la mesure et la note du
goût en France à cette date, à propos même de la bro-
chure du correspondant de l'académie royale de Lon-
dres.
Il est arrivé de Londres, dit-il, quelques exemplaires d'une
brochure assez curieuse par le ridicule... c'est l'ouvrage
d'une espèce de fou nommé Baretti, retiré à Londres depuis
fort longtemps, et presque nationalisé Anglais. Sa brochure,
écrite à faire pouffer de rire, a pour objet de relever la
prééminence de Shakespeare au-dessus de tout ce qui existe.
118 EXPRESSION DU SENTIMENT FRANÇAIS.
L'auteur dit dans un endroit qu'il donnerait un doigt -de sa
main pour avoir fait le seul rôle de Caliban dans la Tempête
de Shakespeare *.... Il prétend d'ailleurs que personne ne
peut ni bien traduire ni bien entendre Shakespeare, à moins
de venir s'établir à Londres, et d'aller tous les jours à la co-
médie.... Ces sophismes de trois ou quatre énergumènes qui
s'eflbreent de mettre leur Shakespeare au-dessus des Sopho-
cle et des Euripide, des Corneille et des Racine, sont au
nombre des extravagances de l'esprit humain *.
On a accusé Voltaire d'avoir pillé ce beau génie qu'il
couvre de boue; loin de lui faire quelque emprunt,
que ne s'est-il prémuni davantage contre une in-
fluence plus funeste à son goût que profitable au dé-
veloppement de ses. facultés dramatiques! Écoutons
Palissot, dans ce passage autrement caractéristique et
qui est l'expression même du sentiment français.
Né avec trop de goût pour ne pas sentir que, malgré quel-
ques scènes admirables, ce grand poëte, en créant son art,
l'avait laissé dans la barbarie, il sut se défendre d'une ad-
miration superstitieuse qui aurait pu l'entraîner dans les
mêmes excès. Ne dissimulons pas pourtant que si, eu lui
donnant de nouvelles vues, son voyage d'Angleterre ne fut
pas inutile à sa gloire, ce fut peut-être dans ce même voyage
qu'il puisa quelques-uns des défauts qu'on lui a le plus sou-
vent reprochés. Cette habitude de sacrifier trop souvent la
vraisemblance aux grands effets, et, comme il le disait lui-
même, de frapper fort' plutôt que de frapper juste; cette in-
dépendance des règles qui laisse toujours quelque chose à
désirer dans l'ordonnance de ses pièces, et qui combat quel-
quefois dans le cabinet l'impression victorieuse qu'on avait
1 . Barelli, Discours sur Shakespeare et sur M, de Voltaire (Londres,
Nourse, 1777), p. 61.
2. La Harpe, Correspondance littéraire (Paris, Migneret, 1804),
t. 11, p. 1S9, 160.
LADY MONTAGUE. 119
éprouvée au théâtre : voilà, nous le croyons du moins, ce
que dut en partie l'auteur à son commerce avec les An-
glais > .
Ce qui a mis la plume, nous allions dire l'épée à la
main de Baretti, c'est qu'aucmi compatriote de Sha-
kespeare ne semblait se soucier de prendre sa défense.
Il aurait eu un peu plus de patience qu'il se serait assuré
que son intervention n'était pas aussi indispensable
qu'il se l'était figuré. En effet, une femme, lady Mon-
tagne, se précipitait bientôt dans l'arène et s'escri-
mait de la belle façon, sans trop de mesure comme
cela arrive aux femmes, presque inévitablement,
quand elles se mêlent de polémique, qu'il s'agisse de
religion ou de belles-lettres. V Apologie de Shakes-
peare en réponse à la critique de M. de Voltaire^ dont
la traduction ne paraîtra en France qu'en octobre de
l'année suivante, est une œuvre quelque peu âpre, qui
rappelle , avec plus d'esprit , la critique de notre
madame Dacier contre les détracteurs des anciens.
Grimm, qui, à titre d'étranger, ne partage point tous
nos préjugés, fait une apalyse assez judicieuse de ce
pamphlet, et y rencontre autant de partialité, de pré-
jugés exotiques, de passion étroite que l'auteur pré-
tend lui-même en trouver chez l'adversaire. Ainsi,
Corneille est accusé de n'avoir peint les Romains que
d'après les romans de La Calprenède et de Scudéri.
Ces Romains des Horaces et de Cinna sont-ils des
Romains qu'un contemporain de ceux-ci eût reconnus
sans conteste? cela est douteux; mais on pourrait en
1 . Palissot, Le génie de Voltaire apprécié dans tous ses ouvrages
(Paris, Patris, 1806), p. 88.
120 LA LAMPE D'ÉPICTÈTE.
dire autant de tout tableau d'histoire le mieux étudié
et le plus profondément fouillé. Ce qu'on ne peut nier,
c'est que les Romains de Corneille ont la taille des
Romains de la vieille Rome; et, si la taille diffère,
c'est qu'il les a grandis. Mais vouloir qu'ils aient été
détachés des indigestes élueubrations des La Calpre-
nède et des Scudéri, c'est presque aussi monstrueux
que mesurer les appréciations de l'œuvre entière sur
des citations d'Othon et de Pertharite, ce que fait
lady Montague, et ce que, malgré son emportement
aveugle, ne s'est point permis l'auteur de Mérope et
de Mahomet.
Ce livre, après tout, n'est ni sans valeur, ni sans
esprit, ni sans connaissances; et nous lui emprunte-
rons, avec Grimm, une citation qui a ici son à propos,
très-judicieuse en tous temps, mais bonne à rappeler
dans notre pays oii, quelle que soit notre apparente lé-
gèreté, notre prétendu amour de l'indépendance, nous
ne sommes et nous n'avons été, à toutes les époques,
que trop esclaves des règles et des poétiques, croyant,
avec l'abbé d'Aubignac, que rien n'existe sans elles et
qu'elles dispensent de génie. « Le pédant, dit-elle, qui
acheta à grand prix la lampe d'un philosophe célèbre ',
dans l'espérance qu'avec ce secours ses ouvrages ac-
querraient la même célébrité, n'était guère moins
ridicule que ces poètes qui s'imaginent que leurs
drames doivent être parfaits dès qu'ils sont réglés sur
la pendule d'Aristote^. »
1. Epictëte, dont la lampe d'argile fut pa}ée trois mille drachmes
après sa mort.
1 . Apologie de Shakespeare en réponse à la critique de M. de Vol-
LETTRE A L'ACADÉMIE FRANÇAISE. 121
Nous avons été amené à parler des répliques
avant l'apparition de la Lettre à l'Académie française,
tout fraîchement saisie de la question. Voltaire, qui
la lui avait fait parvenir par D'Alembert, recevait,
à la date du 4 août (1776), l'assurance de son
plein succès auprès de l'aréopage du Louvre. « Vos
réflexions sur Shakespeare, lui mandait ce dernier,
nous ont paru si intéressantes pour la littérature en
général, et pour la littérature française en parti-
culier, si utiles surtout au maintien du goût, que nous
sommes persuadés que le public en entendrait la
lecture avec la plus grande satisfaction, dans la séance
du 25 de ce mois, où les prix doivent être distri-
bués.,. » Mais cette plaisante et mordicante épître
ne pouvait guère être lue dans une assemblée pu-
blique sans certaines suppressions tout à fait indispen-
sables, relatives les unes aux traducteurs, sur le compte
desquels on s'exprimait avec trop peu de calme, les
autres relatives à des échantillons trop crus de ce poëte
sauvage. « Vous pourriez, ajoutait l'académicien, en
post-scriptum, au lieu des grossièretés (inlisibles pu-
bliquement) que vous citez de Shakespeare, y substi-
tuer quelques autres passages ridicules et lisibles qui
ne vous manqueront pas. Vous pourriez même ajouter
à votre diatribe tout ce qui peut contribuer à la rendre
taire, traduite de l'anj^Iais de madame Montague (Paris, Mérigol,
177 7), p. 6. Introduction. — Voltaire y fait allusion, dans son épître
dédicatoire d'/rène à l'Académie française, mais sans aucune aigreur :
« On s'appuie, dit-il, de l'opinion de madame Montague, estimable
citoyenne de Londres, qui- montre pour sa patrie une passion si par-
donnable... » Voir aussi les Nouvelles lettres d'un voyageur anglais,
de Martin Sherlock (Londres, 1780), p. 219 à 248.
122 INDISPENSABLES RETRANCHEMENTS.
piquante, quoiqu'elle le soit déjà beaucoup... Pour
abréger le temps, enVoyez-moi, si vous voulez, vos
additions , en cas que vous en ayez à faire , et je
me chargerai des retranchements qui ne sont pas dif-
ficiles et qui ne feront rien perdre à l'ouvrage'. »
D'Alembert en était-il bien sûr?
En tout cas, ce ne sera pas sans regret et sans cha-
grin qu'on en passera par ces nécessités ; et encore
comptera-t-on sur l'adresse et la bonne volonté du lec-
teur pour aiguiser la curiosité sur ce qu'une conve-
nance bien cruelle aura fait retrancher. « A l'égard
des turpitudes qu'il est nécessaire de faire connaître
au public, répondait Voltaire à son ami, et de ces
gros mots de la canaille anglaise qu'on ne doit pas
faire entendre au Louvre , serait-il mal de s'arrêter à
ces petits défilés, de passer le mot en lisant, et de
faire désirer au pubUc qu'on le prononçât, afin de
laisser voir le divin Shakespeare dans toute son hor-
reur et dans son incroyable bassesse? Si c'est vous
qui daignez lire, vous saurez bien vous tirer de cet
embarras, qui, après tout, est assez piquant*. » A y
bien réfléchir même, tout sera pour le mieux, et ces
sous-entendus auront leur effet, ce M. D'Alembert,
mandait Voltaire à La Harpe, cinq jours après, peut,
en supprimant le mol propre, avertir le public qu'il
n'ose pas traduire ce décent Shakespeare dans toute
son énergie. Je pense que cette réticence et cette mo-
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. LXX, p. 97, 98. LeUre
de D'Alemberl à Vollaire; à Paris, ce 4 auguste 1776.
2. Jbid., t. LXX, p. 101. Lettre de Voltaire à D'Alembert;
tO auguste 17 76.
UN COMBAT EN CHAMP CLOS. 123
destie plairont à l'Assemblée, qui entendra beaucoup
plus de malice qu'on ne lui en dira. » Du reste, c'est
le monde entier qu'il convoque, bien assuré qu'il ne
peut y avoir deux opinions à ce sujet. « Le 23 du
mois, monsieur, écrivait-il à de >/ aines, je combats en
champ clos, sous les étendards de M. D'Alembert,
contre Gilles le Tourneur, écuyer de Gilles Shakes-
peare, je vous réitère ma prière d'assister à ce beau
fait d'armes, et je vous prends pour juge du camp
(14 auguste). »
Tout cela a son côté plaisant et même grotesque.
Shakespeare n'est plus le vieux William de la vieille
Angleterre, c'est un moderne qui n'est pas moins pré-
sent à l'esprit du solitaire de Ferney que Le Franc de
Pompignan et Fréron. Ne demandez désormais à ce
nerveux poëte ni modération ni équité. Équitable, il
l'a été, il croit l'avoir été, ce qui est même chose pour
lui. Mais il n'en est plus à comprendre le danger de
telles générosités, et à se frapper la poitrine d'avoir
été le premier introducteur en France de cette littéra-
ture barbare qui aura trouvé chez nous, à notre honte
éternelle, des fanatiques capables de l'opposer aux
chefs-d'œuvre de nos grands maîtres. Se peut-il qu'on
accepte, en toute conviction et dans leur crudité,
ces informes, ces grossières ébauches qui choquent
la pudeur, les convenances les plus sommaires aussi
bien que le goût? Richard Twiss, tout à la fois
homme de lettres et musicien, à la seconde visite qu'il
faisait au patriarche, trouvait dans la Bibliothèque de
Ferney trois tragédies anglaises : la Cléone, de Dod-
sley, le Caracacus et VEgrida, de Masson ; elles
124 TRAGÉDIES BARBARES.
étaient cartonnées ensemble, et on lisait sur le dos
du volume : Tragédies barbares^. Cela est tout un
trait de caractère. A l'égard de Shakespeare, Voltaire
se bouchera les oreilles^ il n'acceptera aucune discus-
sion, et, malgré sa politesse, malgré les exigences
de l'hospitalité, il ne saura s'imposer la moindre ré-
serve en présence des touristes anglais qui perdront
leur peine et leur temps à essayer de le faire revenir
sur le plus gros de la sentence^.
Le succès du factum de Voltaire n'était pas de légère
importance; ç'allait être une journée décisive, une
bataille de Pharsale ou d'Aclium. « Il faut que Shakes-
peare ou Racine demeure sur la place ',» lui mandait le
géomètre D'Alembert. L'on comprend, dès lors, quelle
devait être l'impatience, l'anxiété, la fièvre du soli-
taire du Mont-Jura. Ce fut M. de Villevieille qui fut
chargé de lui apporter le récit de la journée, et, hâtons-
nous de le dire, du plus complet triomphe.
1 . Biographie universelle et portative des contemporains (Paria,
1834), t. IV, p. 1451.
2. (1 Un soir, à Ferney, où il Tut question dans la conversation du
génie de Shakespeare (c'est l'anglais Moore qui parie), Voltaire dé-
clama contre l'impropriété et l'absurdité qu'il y avait d'introduire
dans la tragédie des caractères vulgaires et un dialogue bas et ram-
pant; il cita plusieurs exemples où notre poêle avait contrevenu à
cette règle, même dans ses pièces les plus touchantes. Un monsieur
de la compagnie, qui est un admirateur zélé de Shakespeare, observa,
en cherchant à excuser notre célèbre compatriote, que, qtioique ses
caractères fussent pris dans le peuple, ils n'en étaient pas moins dans
la nature. « Avec votre permission, monsieur, lui a répliqué Voltaire,
mon c. est bien dans la nature, et cependant je porte des culottes.»
A wiew of Society and Manners in France switzertand, and Germany
(London, 1779), I. l,p. 27 5.
3. Voltaire, OCHire* comp/éfe« (Beuchot), t. LXX, p. 112. Lettre
de D'Alembert à Voltaire; à Paris, ce 20 auguste 17 7G.
OPINION DE MADAME NECKER. 12'j
M. le marquis de Villevielle a dû, mon. cher et illustre
maître, partir pour Ferney hier de grand matin : il se pro-
posait de crever quelques chevaux de poste, pour avoir le
plaisir de vous rendre compte le premier de votre succès. Il
a été tel que vous pouviez le désirer. Vos réflexions ont fait
très-grand plaisir et ont été fort applaudies.... Je n'ai pas
besoin de vous dire que les Anglais qui étaient là sont sor-
tis mécontents, et même quelques Français, qui ne se con-
tentent pas d'être battus sur terre et sur mer, et qui vou-
draient encore que nous le fussions au théâtre.... Je vous ai
lu avec tout l'intérêt et tout le zèle que donne la bonne
cause, j'ajoute même avec tout l'intérêt de ma vanité; car
j'avais fort à cœur de ne pas voir rater ce canon, lorsque
je m'étais chargé d'y mettre le feu. J'ai eu bien regret aux
petits retranchements qu'il a fallu faire, pour ne pas trop
scandaliser les dévots et les dames; mais ce que j'avais pu
conserver a beaucoup fait rire, et a fort contribué, comme
je l'espérais, au gain de la bataille •....
Malgré un succès écrasant, D'Alembert convient que
quelques Français, fort peu patriotes (patriotes en
matière de goût!) se sont montrés chagrins d'un tel
résultat. Cela n'aurait eu, en tout état de causes, rien
de bien étonnant à une époque où il était de bon air
chez nous de singer nos voisins , d'adopter leurs mo-
des, d'endosser leurs fracs , de trotter et de se crotter
à l'anglaise. Il était moins surprenant encore que des
étrangers, Français par un long séjour, par les intérêts,
par l'adoption , se séparassent de leurs hôtes sur ce
terrain, mieux placés que nous pour être équitables.
Madame Necker, la correspondante et l'amie du poëte,
n'en écrivait pas moins à Garrick, dans les premiers
jours d'octobre :
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 112, 113.
Lettre de D'Alembert à Voltaire; Paris, ce 27 auguste 1776.
126 BEDAINE TRANSPORTÉ.
Savez-vous, monsieur, que Voltaire et beaucoup d'autres
beaux esprits françois ont proOté de l'instant où vous avez
quitté le théâtre pour chercher à détrôner Shakespeare.
Quant à moi, c'est en vain qu'on veut me montrer dans cet
auteur quelques fautes de goût et môme de jugement; je ré-
ponds toujours: vous n'avez apperru que son cadavre; mais
je l'ai vu, moi, quand son àme animoit son corps, lis répli-
quent: vous vous trompez, ce n'étoit qu'un majestueux fan-
tôme que monsieur Garrick, ce puissant enchanteur, avoit
évoqué du sein des tombeaux : le charme cesse, il faut que
Shakespeare rentre dans la nuit *.
Voltaire, un mois auparavant, écrivait, en efFet, à
M. de Vaines : « Je sais que Garrick a pu faire illusion
par son jeu, qui est, dit-on, très-pittoresque; il aura pu
représenter très-naturellement les passions que Sha-
kespeare a défîgucées, en les outrant d'une manière
ridicule; et quelques Anglais se seront imaginé que
Shakespeare vaut mieux que Corneille, parce que
Garrick est supérieur à Mole'. » Mais, en dépit du
convenu et de la routine , en dépit des amours-pro-
pres surexcités, il y avait en France des gens que la
grandeur, le naturel, le côté humain de ces créations
avaient subjugués. Sedaine , le bon Sedaine , qui ne
savait pas un mot d'anglais, à la lecture de cette tra-
duction si défectueuse et si insuffisante, fut pris d'une
sorte d'ivresse , et il demeura quelques jours dans un
état d'incroyable surexcitation. « Vos transports ne
m'étonnent point, lui dit Grimm, qui le vit dans tout
1. The privatc correspondance of David Garrick (London, 1832),
t. II, p. 624. Lettre de madame Necker à Garrick; ce 5 octobre
1776.
1. Voltaire, Œuvres comp/étc* (Beuchot), t. LXX, p. 119. Lettre
de Voltaire à M. de Vaines; 7 septembre 1776.
MOT DE GRIMM. 427
le fort de l'accès, c'est la joie d'un fils qui retrouve
un père qu'il n'a jamais vu *. » Ce mot courut Paris ,
et il le méritait, il est aussi vrai qu'ingénieux. Dès la
première scène, Sedaine s'était trouvé transporté dans
un monde inconnu, mais dont le climat était le climat
qui convenait au développement de cette nature d'in-
spiration et d'instinct. C'était un naïf que Sedaine.
Diderot, qui l'était peut-être plus qu'on ne le croirait,
avait été frappé, lui aussi, de l'étendue du génie de
Shakespeare, mais par des côtés bien différents.
Diderot avait du gigantesque dans l'esprit plus que
du naturel, et ce fut par le gigantesque qu'il fut con-
quis. Un jour, à l'hôtel de Villette, l'auteur de VEn-
cyclopédie et celui du Dictionnaire philosophique
discouraient sur une foule de sujets ; Diderot appor-
tant dans ses opinions et ses jugements cette impé-
tuosité chaleureuse qu'il mettait dans tout. Voltaire
l'écoutant (c'est Diderot qui en convient^) avec cette
condescendance bienveillante et polie qui lui était ha-
1. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Fume), t. IX, p. 16.
Mars 1776.
2. « J'ai pris la liberté (c'est Diderot qui parle) de contredire de
vire voix et par écrit M. de Voltaire, avec les égards que je devais
aux années et à la supériorité de ce grand homme, mais aussi avec le
ton de franchise qui me convenait, et cela sans l'offenser, sans en
avoir entendu des réponse^ désobligeantes. Je me souviens qu'il se
plaignait un jour avec amertume de la flétrissure que les magistrats
imprimaient aux livres et aux personnes; mais, ajoutai-je, cette flé-
trissure qui vous afflige, est-ce que vous ne savez pas que le temps
l'enlève et la renverse sur le magistrat injuste? La ciguë valut uu
temple au philosophe d'Athènes... Alors le vieillard, m'enlaçant de
ses bras et me pressant tendrement contre sa poitrine, ajouta : Vous
avez raison, et voilà ce que j'attendais de vous... D'autres en ont
éprouvé la même indulgence. D'où naît celte légèreté à juger des
128 L'APOLLON ET LE SAINT-CHRISTOPHE.
bituelle. L'on en vint à parler de Shakespeare. « Ah !
monsieur , lui dit Voltaire en sortant de son calme ,
est-ce que vous pouvez préférer à Virgile , à Racine ,
un monstre dépourvu de goût ? J'aimerais autant que
l'on abandonnât l'Apollon du Belvédère pour le saint
Christophe de Notre-Dame. » Diderot demeura un
moment décontenancé, mais son embarras dura peu.
«Que diriez-vous, cependant, monsieur, reprit-il,
si vous voyiez cet immense Christophe marcher et
s'avancer dans les rues avec ses jambes et sa stature
colossale*. » Ce saint Christophe était une statue gigan-
tesque, une sorte de colosse de Rhodes, élevé au pre-
mier pilier de droite de la grande nef de Notre-Dame,
en 1413, par la piété d'un chambellan de Charles VII,
Antoine des Essarts , et n'avait de recommandable ,
avec l'intention, que ses dimensions disproportion-
nées. Il disparut avant la révolution, six ans après
ce dialogue entre Voltaire et Protagoras - Diderot ,
en 1784^
Voltaire n'avait , à son tour, rien trouvé à riposter
devant cette image imposante. Cette saillie est bien
dans le tempérament de Diderot ; c'est bien sa con-
versation imagée, coupée d'exclamations et de perpé-
choses qu'on ignore et à parler des hommes qu'on ne connaît pas ? »
Essais sur les régnes de Claude et de Néron (Londres, 1782), t. II,
p. 304.
1. Hi5raull de Séchelles, Voyage ù Monibard (Paris, Salvet, an IX),
p. 133. La Correspondance secrète rapporte l'anecdote avec des détails
un peu différents, t. VI, p. 425.
2. Piganiol de La Force. Description historique de la ville de Paris
(Paris, 17G6), t. I, p, 310. — Théry, Guide des amateurs et des
étrangers dans Paris (Paris, 1787), t. II, p. 88.
DIDEROT. 129
tuelles digressions, ce dialogue à lui tout seul où il
n'écoute que le son de sa voix, où il s'emporte, s'exalte,
sans tenir compte du partenaire, qu'il s'appelle Vol-
taire , Buffon ou Catherine II. On sait l'impression
étrange et presque fâcheuse qu'il produisit à la cour
de Saint-Pétersbourg que devait scandaliser cette élo-
quence sans discrétion , sans frein , d'une familiarité
embarrassante quoique mitigée par une bonhomie
désarmante. Il n'est pas difficile de «'imaginer l'effet
de celte faconde sur un homme qui , comme l'auteuv
de la He7iriade, était habitué à être écouté , s'il lais-
sait à chacun placer son mot , avec le tact et la cour-
toisie de l'homme bien élevé. Certes, cette éloquence
l'étonna, et il admira cette parole colorée, abondante,
se passionnant avec une sincérité qui avait quelque
chose de touchant. Voltaire ne connaissait Diderot
que par ses écrits , où l'on retrouve , du reste , cette
même puissance entachée d'incontinence ; il ne l'avait
jamais vu. « Cet homme, dit-il, après la première
visite du philosophe, a de l'esprit assurément; mais
la nature lui a refusé un talent et un talent essentiel :
celui du dialogue *. » Le président de Brosses consta-
tait, dès 17o4, et les mêmes qualités et la même exu-
bérance d'imagination et de sève dans l'auteur du
Neveu de Rameau"^.
Au plus fort de cette lutte, Voltaire se découvrait un
nouvel adversaire, adversaire anonyme, dont les atta-
ques étaient loin d'être méprisables. «Dites-moi aussi,
1. Correspondance secrète, politique et littéraire (Londres, John
Adamson), t. VI, p. 292. Paris, 13 juin 1778.
2. Voltaire et J.-J. Rousseau, p. 124.
vin. 9
130 ( UN NOUVEL ADVERSAIRE.
je VOUS prie, écrivait-il à D'Alembert, le 22 octobre,
quel est le chrétien qui a fait trois volumes de lettres à
moi adressées sous le nom de trois juifs; tâchez de
vous en informer. Je viendrai à lui quandj 'aurai achevé
d'étriller Shakespeare. Je suis comme Beaumarchais :
A vous, M. Marin/ à vous, M. Baculard! » D'Alem-
bert lui répondit: « Le secrétaire de ces juifs est un
pauvre chrétien , nommé l'abbé Guénée , ci-devant
professeur au cellége du Plessis, et aujourd'hui ba-
layeur ou sacristain de la chapelle de Versailles. On
dit que ses lettres lui ont valu quelque pour-boire du
cardinal de La Roche-Aymon, un des plus dignes pré-
lats qui soient dans l'éghse de Dieu, et à qui il ne
manque rien que de savoir lire et écrire*. » Mais le
sacristain , lui au moins , savait lire et écrire', hre les
textes sacrés dans leur langue originale, et écrire
comme peu de balayeurs de chapelle l'avaient fait
jusqu'à lui. La courte et insuffisante biographie que
nous donne de lui D'Alembert est assez exacte. Né le
23.novembre 1717, à Étampes, Antoine Guénée'^, ses
1. Vollaire, Œuvres complètes (Beachol), l. LXX, p. 156, 172.
LeUres de D'Alembertà Vollaire, des 5 et 23 novembre 177G.
2. Madame du Châtelet écrivait à Maupertuis, le 23 octobre 1734 :
a Je suis ici dans une solitude profonde dont je m'accommode assez
bien; je partage mon temps entre les maçons et M. Coet; car je
cherche le fond des choses tout comme un autre. Vous serez peut-être
étonné que ce ne soit pas à M. Guenée que je donne la préférence;
mais il me semble qu'il me faut ou vous ou M. Clairaut pour trouver
des grâces à ce dernier. » Lettres inédiles de madame la marquise du
Châtelet {\*ans, Lefebvre, 1818), p. 15, 16. L'éditeur ne met pas en
doute qu'il s'agisse du futur auteur des Lettres de quelques juifs.
Antoine Guenée, en 1734, n'avait pas encore dix-sept ans, et, à cet
âge, on est au collège et l'on ne supplée pas des savants de premier
ordre, tels que des Maupertuis et des Clairaut. Il faut être très-
L'ABBÉ GUÉNÉE. 131
études faites, avait été agrégé à l'Université de Paris ;
déclaré émérite après vingt ans de professorat au
Plessis, il s'était retiré avec la modique pension à la-
quelle il avait droit. Plus tard, utilisant une série de
voyages en Italie, en Allemagne et en Angleterre avec
des élèves dont l'éducation lui avait été confiée, il
apprenait les langues de ces pays, ne laissait échapper
aucune occasion d'ajouter à l'ensemble de ses con-
naissances; et il était tout armé pour la lutte, quand
l'idée lui vint de se mesurer avec l'auteur de V Essai
sur les mœurs.
Voltaire comprit vite qu'il avait affaire à un jouteur
d'un tout autre ordre , à un érudit qui possédait sa
matière, et à un bel esprit maniant la plaisanterie ,
l'ironie avec une légèreté , une urbanité auxquelles ne
l'avaient pas habitué les Berthier, les Kroust , les Lar-
cher, les Nonnotte. Cependant, il se mettra en campa-
gne, se recommandant à ses bons amis , qui ne lais-
seront pas écraser Raton sans lui venir en aide. « Raton
joue actuellement avec la souris Guénée ; mais ses pattes
sont bien faibles. Je ne sais si ce combat du chat et du
rat d'église pourra amuser les spectateurs. Le parti du
rat est bien fort ; il est toujours prêt à étrangler Raton ,
et on viendrait le prendre dans sa chatière , si on ne
disait pas quelquefois que ce n'est pas la peine, et que
Raton est mort, ou autant vaut ^ » En définitive,
circonspect deiant les analogies de noms. Ainsi, madame d'Épinay
donnera à son jeune fils un précepteur qui s'appellera Linant, et qui
sera tout autre que le Linant de madame du Cbâtelet. Ces causes d'er-
reurs se rencontrent à tous moments.
1. \o\lsi\Te, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p, 169. Lettre
de Voltaire àD'Âlembert ; 18 novembre 17 76.
132 LETTRES DE QUELQUES JUIFS PORTUGAIS.
Raton compte bien venir aisément à bout de cette
souris grignoteuse, qui le mordille et Tagace. Aux
Lettres de quelques juifs portugais on opposera Un
chrétien contre six juifs^. La verve, le persiflage, le
paradoxe, les allégations téméraires, une érudition
dissimulant son insuffisance sous le brillant et le pé-
tillant de la forme, n'étaient pas moins prodigués
dans ce dernier livre que dans ses précédentes atta-
ques contre la Bible. Mais , devant une science sûre ,
calme, civile, motivant ses assertions et ses réfuta-
tions, respectant l'adversaire, tout en ne s'interdisant
pas à l'occasion une honnête moquerie , des plaisan-
teries, qui n'avaient pas d'ailleurs le mérite d'être
nouvelles, devenaient des armes disproportionnées et
qui ne pouvaient tenir longtemps contre les coups
pressés d'un assaillant qui attaque et qui se défend
chez lui, sur un terrain dont il connaît les moindres
accidents.
Voltaire est un peu étonné et décontenancé, et il
ne dissimule pas sa surprise. « Le secrétaire juif,
nommé (juénée, n'est pas sans esprit et sans con-
naissances; mais il est malin comme un singe; il
mord jusqu'au sang, en faisant semblant de baiser
la main. Il sera mordu de même^. » C'était recon-
naître chez l'ennemi ses propres qualités : malin
comme un singe! on n'avait guère cessé de l'être
durant cette carrière, si pleine et qui n'en était sans
1. Voltaire, Œuvres eomp/ife* (Beuchot), t. XLVIII,p. 443, 569.
1776.
2. Ibid., t. LXX, p. 187. Lettre de Voltaire à D'Alembert;
8 décembre 1776.
MODÈLE DE DIALECTIQUE. 133
doute pas 'à sa dernière malice. Restait à réaliser la
menace, et nous conviendrons que le vieillard dumont
Caucase^ dans sa réplique aux six juifs et à leur au-
mônier*, s'en tira plutôt par des subtilités que par
des raisons. Tout l'esprit du monde ne peut rien
contre les preuves de fait, et c'est ce qu'on lui dé-
montre avec aisance et politesse , pertinemment, doc-
tement, nullement en pédant et en cuistre de collège'^.
Le livre de l'abbé Guénée se sépare de tous les ou-
vrages de polémique voltairienne par le ton, l'atticisme,
la force de la discussion. Qui lit les trois volumes de
Nonnotte, les Erreurs de Voltaire? Qui lit, qui pour-
rait lire ces énormes fatras, ces réfutations obèses,
lourdes comme des mondes, luttant contre des bulles
de savon lumineuses et chatoyantes, qui éclairent
encore, si elles s'évaporent trop aisément? Nous vou-
drions bien entrer dans plus de détails sur l'ouvrage
vraiment estimable du dernier des adversaires de
Voltaire ; mais le temps, mais l'espace, mais la nature
même de ces débats sont autant d'obstacles devant
lesquels il faut s'incliner. Dans leur genre, les Lettres
de quelques juifs sont un modèle de controverse serrée
et courtoise , où la jeunesse studieuse trouvera à un
degré éminent les qualités qui font le dialecticien et
l'orateur.
Malgré son prétendu désenchantement , Voltaire
mourra, comme il a vécu, fou de théâtre, composant,
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. LXX, p. 222. Lettre
de Voltaire à d'Argental ; 4 février 1777.
2. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Adarnson), t. X, p. 142. 31 mai 1777.
134 LE THâATRE DE FERNET.
rimant des tragédies, un pied dans la tombe; et s'il
laisse à d'autres le soin d'interpréter ses rôles, c'est
qu'il n'a plus de dents, c'est que la voix le trahit comme
les forces. La salle de spectacle du château est fermée
pour ne plus se rouvrir ; mais les Fernésiens auront
la leur, une salle superbe, unique, une véritable mer-
veille. En juin 1776, Voltaire mandaitàd'Argentaletà
madame de Saint-Julien, que le directeur bourguignon
achevait dans sa colonie le plus joli théâtre de pro-
vince, très-orné, très-bien entendu et très-commode*.
Gomme toujours, il cède ici à son indispensable besoin
d'exagération et d'emphase. Il est un peu plus exact dans
une autre lettre à l'ange gardien, et rend aux choses
leurs approximatives proportions. « Vous savez peut-
être qu'un troubadour ambulant, nommé Saint-Géran,
protégé par madame de Saint-JuUen , s'étant aperçu
que, dans ma drôle de ville à peine bâtie, il y avait
un grand magasin dont on pouvait faire une salle de
comédie, à laquelle il ferait venir tout Genève et toute
la Suisse, a vite étabh son théâtre (à mes dépens), et
a fait son marché avec Lekain pour venir enchanter
les treize cantons ^. »
Le bâtiment existe encore, quoique en triste état,
et occupé par de petits ménages d'ouvriers ; et ce
qu'il en reste suffit |pour donner une juste idée de ce
palais abandonné de Melpomène, qui ne fut rien moins
qu'un palais, même aux temps de sa splendeur^. La
1. \o\lalre. Œuvres complètes (Beuchoi), t. LXX, p. 99. Lettres
des 12 et 24 juin 1776.
2. Ibid., t. LXX, p. 99. Lettre de Voltsire à d'Argental; à
Femey, 5 auguste 1776.
3. Il se trouve sur la droite, en veaaat de Genève, à peu près ao
DÉMARCHES PRÈS DE LA RRINE. 139
salle était à peine édifiée que Saint-Géran rêvait de
ramener dans ce pauvre pays de Gex le Roscius parisien.
Mais l'acquiescement de Lekain était la moindre diffi-
culté qu'il y eût à vaincre. Il ne pouvait s'absenter
sans une permission du premier gentilhomme en exer-
cice. L'on comptait, il est vrai, sur l'intervention puis-
sante du patriarche, qui n'aurait su refuser son con-
cours sans trahir sa propre cause. Voltaire écrivait, en
effet, à d'Argental, pour le prier d'en toucher deux
mots au maréchal de Duras. Le voyage de Fontaine-
bleau pouvait être encore un obstacle, si la reine ne
consentait pas à lui céder l'acteur. Qu'à cela ne tienne,
il en fera parler à la souveraine par une des personnes
les plus importantes de son entourage. Il écrivait à la
princesse d'Hennin , avec cette aisance que l'âge au-
torisait mais que nous lui avons connue toute sa vie :
« Madame, madame de Saint-Julien m'a fait l'hon-
neur de me mander que, si je disputais Lekain à la
reine, je devais demander votre protection; j'ai couru
sur-le-champ au temple des Grâces pour me jeter à
vos pieds... »
Enfin, Lekain partait, il débarquait à Genève et à
Ferney, et attirait à ses représentations toute la popu-
lation genevoise qui se souvenait des délicieuses
émotions qu'elle lui avait dues. « Il a joué supé-
rieurement, tantôt à Ferney, tantôt à deux lieues
de là, sur un autre théâtre appartenant encore au
troubadour Saint-Géran (le théâtre de Châtelaine).
Les treize cantons ont accouru, et ont été ravis. Pour
centre de la ville. 11 servit longtemps de boacherie et n'avait pas,
notamment, d'autre emploi en 1826.
136 LERAIN CHEZ VOLTAIRE.
moi, misérable, à peine ai-je été témoin une fois de
ces fêtes, j'étais et je suis non-seulement dans une
crise d'affaires et de chagrins, mais dans l'accable-
ment des maladies qui assiègent ma fin. J'ai manqué
Lekain deux fois, par conséquent je suis mort, pen-
dant qu'on me croit un folâtre qui a disputé Lekain à
la reine*. » Mais il n'en a pas ressenti moins vivement
l'aimable complaisance de la jeune souveraine, et il eût
donné le peu qui lui restait de vie pour mériter sa
protection et son auguste bienveillance.
Je vous dirai que, si j'étais un peu ingambe,écrivait-il au
même d'Argental un peu plus tard, si je n'avais pas tout à
fait quatre-vingt-deux ans, je ferais le voyage de Paris pour
la reine et pour vous. Je vous avoue que j'ai une furieuse
passion de l'avoir pour ma protectrice. J'avais presque es-
péré qa'Olympie paraîtrait devant elle. Je regardais cette
protection déclarée, dont je me flattais, comme une égide
nécessaire qui me défendrait contre des ennemis acliarnés,
et à l'ombre de laquelle j'achèverais paisiblement ma car-
rière. Ce petit agrément de faire reparaître Olympie m'a été
refusé. Il faut avouer que Lekain n'aime pas les rôles dans
lesquels il n'écrase pas tous les autres. Il nous a donné d'un
chevalier Bayard *, à Ferney, dans lequel il n'a eu d'autre
succès que celui de paraître sur son lit un demi-quart
d'heure: je ne lui ai point vu jouer ce détestable ouvrage. Je
ne puis supporter les mauvais vers et les tragédies de collège,
qui n'ont que la rareté, la curiosité, pour tout mérite. Le-
kain, pour m'achever, jouera Scévola ^ à Fontainebleau. Je
suis persuadé qu'une jeune reine qui a du goût ne sera pas
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 100. Lettre
de Voltaire à d'Argental; Ferney, 5 auguste 1776.
2. Gaston et Bayard, tragédie de De Belloy.
3. Tragédie de Du R^er, jouée en 164G.
I
SA RECONNAISSANCE ET SON ADMIRATION. 137
trop contente de ce Scévola, qui n'est qu'une vieille décla-
mation digne du temps de Hardy '.
Voltaire laisse ici percer une teinte d'amertume qui
n'est pas sans objet. Il comptait sur plus de complai-
sance et d'égards de la part de Lekain, qui montra
un peu de sécheresse envers un homme, son bienfai-
teur et son maître. Celui-ci ne semble pas se douter de
ce qui se passe au fond de cette âme trop sensible : il
est fêté, choyé ; Voltaire est plein d'affabilité, de ten-
dresse même, et l'acteur, ravi, ne trouve point de termes
pour formuler sa reconnaissance et son admiration. Il
ne sait si les Champs-Elysées, tant célébrés par Ho-
mère et par Virgile, ont quelque chose de plus enchan-
teur que la terre de Ferney, dans l'état de prospérité
où l'a mise le patriarche, et le pays superbe dont ce
charmant domaine est environné. Le soin de ses suc-
cès l'occupe moins, à l'entendre, que le spectacle
attendrissant de M. de Voltaire, au milieu de ses co-
lons, s'intéressant à leurs travaux et assurant le bien-
être de leur vie par une générosité sans exemple.
On compte aujourd'hui dans le petit canton de Ferney
treize cents habitants des deux sexes, tous très-occupés, bien
logés, bien nourris, vivant en paix, et priant Dieu, dans leur
différente communion, de conserver les jours de leur fon-
dateur; leurs vœux sont trop justes pour n'être pas exau-
cés ; et véritablement M. de Voltaire jouit de la meilleure
santé, eu protestant toujours qu'il se meurt, et qu'il n'a pas
quarante-huit heures à vivre.... Il vient de faire à la reine
des vers qui sont charmants, et d'une fraîcheur inconcevable
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. LXX, p. 113, 114.
Letlre de Voltaire à d'Argental ; à Ferney, 27 augaste 1776.
138 PÊTE DE BRUNOY.
pour son âge... Voilà, monsieur, tout ce que je puis vous
faire parvenir de plus intéressant sur le patriarche de notre
littérature et le bienfaiteur de l'humanité; le plus bel or-
nement de sa colonie serait sans doute sa figure en marbre,
posée au milieu de ses jardins; et je ne conçois pas pour-
quoi MM. les encyclopédistes, embarrassés du lieu où ils en
feront l'inauguration, ne nous l'envoyent pas à Ferney; ce
serait Lycurgue au milieu des Spartiates, ou bien Abraham
au milieu de ses enfants *.
La lettre à d'Argental révèle des projets très-arrêtés
sur la jeune reine, que l'on voudrait bien ranger de
son bord et faire entrer dans ses intérêts. C'eût été un
coup de partie, en effet, de pouvoir conquérir les
bonnes grâces delà charmante, et à cette date un peu
frivole, fille de Marie-Thérèse. Aussi profitera-t-il avec
empressement, « avec passion, » de l'occasion de té-
moigner son zèle et son amour pour sa souveraine.
Monsieur, frère du roi (celui qui fut Louis XVIII), son-
geait à donner à sa belle-soeur une fête brillante dans
son château de. Brunoy. Cromot du Bourg , le surin-
tendant de ses bâtiments et de ses finances, ne crut
devoir mieux faire que s'adresser à Voltaire, auquel il
demanda un divertissement en l'honneur de l'auguste
visiteuse. L'envie de plaire inspira le poëte, qui
dépêchait tout aussitôt un plan de fête particulière-
ment propre à être agréable à celle qu'on voulait
amuser.
1. LAreràet, Catalogue de lettres autographes dix 7 décembre 1854,
p. 69, 70. N° 521. Lettre de Lekain à M***; Ferney, ce 2 auguste
1776. Cette flgure en marbre à laquelle Lekain fait allusion est cette
malencontreuse statue de Pigalle, actuellement à rinslitul, qu'on ne
savait où placer, et qu'après la mort de Voltaireson petit-neveu transfé-
rait dans son ch&teau d'Uornoi où vint la chercher la Révolution.
L'HOTE ET L'HOTESSE. 139
Il y a uae fête fort célèbre à Vienne, qui est celle de l'Hôte
et de l'Hôtesse : l'empereur est l'hôte, et l'impératrice est
l'hôtesse: ils reçoiveat tous les voyageurs qui viennent sou-
per et coucher chez eux, et donnent un bon repas à table
d'hôte. Tous les voyageurs sont habillés à l'ancienne mode
du pays; chacun fait de son mieux pour cajoler respectueu-
sement l'hôtesse; après quoi tous dansent ensemble. Il y a
juste soixante ans que cette fête n'a pas été célébrée à
Vienne ' : Monsieur voudrait-il la donner à Brunoy *?
Ce canevas avait le mérite de rappeler à la princesse^
les souvenirs de sa chère patrie. Le divertissement
composé par le vieux malade du Mont-Jura a été pu-
blié dans les Œuvres, et n'a d'autre mérite, à coup sûr,
que l'intention, comme la plupart de ces petits ouvrages
dont Collé et Laujon avaient la spécialité'. Mais cela
pouvait avoir pour l'auteur de la Princesse de Navarre
une importance qu'il révèle d'ailleurs par ses questions
presque anxieuses à son ange gardien.
Je suppose qu'en qualité d'ambassadeur de famille * vous
avez été, lui dit-il, de la fête de Brunoy, et encore plus en
qualité d'homme de goût. Il faut que je vous demande des
nouvelles de cette fête, car je ne veux pas en demander à
Monsieur. Dites-moi, je vous prie, si on y a fait paraître le
buste de la reine.
Cette idée de fêter le buste de la reine, tandis qu'on avait
1 . Voltaire a fait ane description de ceUe fêle, appelée Wurfchafft^
donnée par l'empereur Léopold au sauvage Pierre le Grand, qui y
figura sous le costume d'un paysan de Frise. Œuvres complètes
iBeuchot), t. XXV, p. 130, 131. Histoire de Pierre le Grand.
2. Ibid., t. LXX, p. 123, 124. Lettre de Voltaire à M. Cromot;
Feraey, 20 septembre 1776.
3. Ibid., t. IX, p. 451 à 456. L'hôte et l'hôtesse, diverlissemenL.
4. On sait que d'Argeutal était auprès de notre cour ministre du
duc de Parme, dont le père avait épousé la ûlle de Louis XV.
140 PROJETS SUR OLYMPIE.
sa personne, n'était venue à messieurs de Brunoy que quatre
jours avant ce beau souper; le souper fut le 7 de ce mois
(octobre), et celui qui envoya l'inscription ne fut informé de
tout cela que le 10; ainsi, il ne put avoir l'honneur de ca-
joler le beau buste d'Antoinette *. On récita quelques autres
mauvais vers de lui, qui étaient venus auparavant à bon
port [l'Hôte et l'Hôtesse).
On lui mande que ces petits versiculets, tout plats qu'ils
sont, n'ont pas été mal reçus de la belle et brillante Antoi-
nette et de sa cour. Il en est fort aise, quoiqu'il ne soit pas
courtisan. Il s'imagine qu'on pourrait aisément obtenir la
protection de cette divine Antoinette en faveur d'Olympie la
brûlée. Il s'imagine encore que, dans certaines occasions,
certain vieux amateur de certaines vérités pourrait se met-
tre sous la sauvegarde de certaine famille, contre les mé-
chancetés de certains pédants en robe noire, qui ont toujours
une dent contre un certain solitaire *.
L'on avait plus d'un objet, en chantant la divine
Antoinette et en célébrant la Beauté, les Grâces, les
Vertus. L'auteur d'Olympie se mourait de douleur de
voir cette œuvre de sa vieillesse méconnue, dédaignée,
écartée par la fantaisie ombrageuse d'un comédien,
qui, ne trouvant pas un rôle à sa taille, s'opposait à
un succès auquel il serait étranger : un mot de l'ai-
1. « On avait imaginé, dit Voltaire, dans une lettre à madame de
Saint-Julien, du 30 octobre (1776), de faire paraître le buste de la
reine, porté par des filles qui représentaient les Grâces et entouré de
petits garçons qui figuraient les Amours, et la compagnie tant réputée
des Jeux et des Ris. J'avais proposé qu'on mît au-dessous du buste :
Amours, Grâces, Plaisirs, nos fêtes vous admettent :
Regardez ce portrait, vous pouvez l'adorer ;
Un moment devant lui vous pouvez folâtrer.
Les Vertus vous le permettent.
Ce dernier vers me paraissait tout à fait dans le caractère de la
reine. »
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 143, 144.
Lettre de Voltaire à d'Argental ; 18 octobre 1776.
L'ALLÉGORIE DE SÉSOSTRIS. 141
mable princesse aurait été un ordre, il aurait dissipé tous
les mauvais vouloirs. Mais il s'agissait par-dessus tout
d'assurer la tranquillité de ses derniers jours contre les
intrigues de toute nature d'une magistrature et d'un
clergé dont on ne s'était pas fait l'ami. En somme, on
avait travaillé de plus d'une façon à mériter la faveur
des puissances. Le Panégyrique de LomisXF avait dû
toucher, car l'auteur de la Henriade n'avait guère été
payé pour chanter les louanges du monarque défunt.
Quant à l'allégorie de Sésostris, il espérait bien gagner
par elle le cœur du jeune sage, appelé sur le premier
trône du monde pour la félicité de ses peuples. Ce
n'était pas une œuvre de pure flatterie; cela renfermait
des enseignements qu'un philosophe seul ose donner,
et qu'un roi philosophe seul sait comprendre et s'ap-
pliquer'.
Je ne sais, écrivait-il à M. de Vaines, si Messieurs feront
brûler ce petit ouvrage.... J'ai surtout la plus grande espé-
rance dans la vertu persévérante de M.Turgot. Je maintien-
drai toujours, malgré la Sorbonne et Messieurs, que le mi-
nistre qui protège le peuple et qui inspire à Pharaon l'esprit
de sagesse et d'économie, vaut beaucoup mieux que le mi-
nistre des sept vaches maigres et des sept vaches grasses,
qui ne fit manger du pain au peuple qu'en le rendant es-
clave *.
Mais M. Turgot ne devait que passer aux affaires,
emportant trop tôt dans sa chute les espérances de
tous ceux qui attendaient de lui la réalisation de ré-
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuehot), t. XIV, p. 106, 107,
108. Sésostris.
2. Ibid., t. LXIX, p. 555, 556. Lettre de Vollaire à M. de Vaines ;
Ferney, le 17 mars 1776.
iMS VOLTAIRE JOURNALISTE.
formes inévitables; et Voltaire était de ces derniers.
Sésostris, d'ailleurs, pas plus que son grand-père, ne
se sentait attiré vers cet écrivain audacieux dont l'ir-
rjéligion ne pouvait que lui être odieuse ; et toutes ces
avances, toutes ces coquetteries du poëte ne devaient
raccourcir d'une toise la distance qui séparait Femey
de Versailles.
On lisait dans les Mémoires secrets^ à la date du
16 mai 1777 : « Le n" 15 du s' de La Harpe* con-
tient encore un extrait de la main de M. de Voltaire.
C'est le troisième qu'il fournit. Ce grand homme ne
dédaigne aucun genre, et se fait aujourd'hui Garçon
journaliste^. » Voltaire était loin, en tous cas, d'en
être à ses débuts. On peut dire que Voltaire a fait du
journaUsme toute sa vie, d'abord souterrainement,
pour se défendre contre les attaques de ses ennemis,
ou faire courir certains bruits qu'il avait intérêt à
accréditer. Ainsi, les journaux de Hollande se rem-
plirent d'articles faits ou inspirés par lui, anonymes
ou signés par des séïdes zélés et stylés '. Les gazettes
de Leipzig, de Dresde, de Berne, contiendront, plus
tard, sur son compte, des indiscrétions dont il sera le
plus souvent le fauteur. Tout cela est, il est vrai,
moins acte de journaliste que de nouvelliste; mais, à
un certain moment, plus d'une page du Mercure
proviendront de la fabrique de Cirey, le Journal des
1. L6 Journal de politique et de littérature.
2. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. X, p. 134.
8. Notamment, la Bibliothèque française (Amsterdam, du Sauzet),
t. XXIII, p. 3.4-350 ; XXIV, p. 152-1G6.
LA GAZETTE LITTÉRAIRE. U3
Savants lui-même accueillera avec empressement des
mémoires et des fragments de l'auteur de l'Essai sur le
/iew*. Puis, les voyages, l'état nomade, l'expatriation du
poëte viendront mettre fin à ces improvisations, à ces
jugements à vol de plume sur les sujets les plus divers.
Mais, après s'y être plutôt refusées que prêtées, durant
ces années d'instabilité et de trouble, les circons-
tances redeviendront propices au développement de ce
goût inné, qu'il n'avait pu satisfaire que dans VEn-
cyclopédie à laquelle il avait dépêché tant de morceaux
restés des modèles de journalisme scientifique et lit-
téraire, limpides, rapides, se contentant d'effleurer,
mais avec un tact, un discernement admirables.
M. de Praslin s'était constitué le patron, en 1763,
de la Gazette littéraire, dont il avait confié la direction
à Suard et à l'abbé Arnaud, ces deux amis inséparables.
Voltaire se mettra à son entière dévotion, et n'épar-
gnera rien pour montrer le prix qu'il attachait à ses
bonnes grâces, écartant dès l'abord toute question
d'amour-propre et de susceptibihté d'écrivain. « Mon-
seigneur, écrivait M. de Montpéroux, le résident de
Genève, au ministre, vous verrez avec plaisir, par la
copie ci-jointe d'une lettre que j'ay reçue de M. de
Voltaire, qu'il se charge de fournir les extraits de
tout ce qu'il pourra tirer de Berne et de Lausanne, ces
pays peuvent fournir beaucoup par ses soins, et le
désir qu'on y aura de l'informer de tout ce qui paraîtra
d'intéressant en tout genre, surtout en histoire natu-
relle qui y est très- cultivée^. » La promesse était
1. Journal des Savants, juin et octobre 1738.
2. Archives desafifaires étrangères. 69. Genève, de I76I à 1763,
144 M. DE PRASLIN.
suivie deTeffet; et Montpéroux, le lendemain raême,
annonçait un premier envoi. « Si ma santé ne me per-
met pas, disait le poëte dans une lettre qui accompa-
gnait son premier cahier, d'examiner tous les livres
et de dicter tous les extraits, vous pourriez me per-
mettre d'associer à cet ouvrage quelque savant labo-
rieux, dont je reverrai la besogne ; vous sentez bien
qu'il faudrait payer ce savant, car il serait Suisse ' . »
Ce « car il serait Suisse » vient s'ajouter aux épigram-
mes en vers et en prose sur cet amour incarné du gain,
des bons Genevois surtout, auquel il a été fait allu-
sion déjà, à ce : a Pas d'argent, pas de Suisse, » aussi
familier en France et parmi le peuple qu'aucun de
nos proverbes.
M. de Praslin semblait attacher beaucoup d'impor-
tance à cette publication, et correspondait presque
diplomatiquement avec le poëte autorisé à lui adresser
directement les extraits qu'il avait dictés'*. «Je vous
ai fait passer, mandait le ministre au résident, plu-
sieurs paquets de brochures à l'adresse de M. de Vol-
taire, et je présume que vous les luy avés fait tenir
exactement. Comme il pourra bien arriver que je vous
en envoyé de pareils, et que cette correspondance est
relative à l'établissement de la Gazette littéraire^ qui
commencera le mois prochain, je vous recommande
p. 209 [bis). Lettre de Montpéroux à M. de Praslin ; Genèvo. le
20 mai 1763.
1. Voltaire, Œuvre» comp/étc« (Beuchot), t. LXI,p. 45. Lettre de
Voltaire à M. de Praslin; aux Délices, 21 mai I7G3.
2. Archives des aflalrcs étrangères. 09. Genève, de 1701 à 1703,
p. 210, réponse de M. de Praslin ; à Versailles, le 29 mai 1703.
APPORTS DU PATRIARCHE. 145
également de les luy envoyer de ma part*. » A quoi
le résident répondait : « J'ay fait passer exactement à
M. de Voltaire tous les paquets qui me sont adressés,
celuy que j'ay receu ce matin doit être à présent entre
ses mains (18 février). » Voltaire enverra, du 14 mars
au 17 novembre 1764, vingt-quatre articles sur les
matières les plus diverses, mais, de préférence, sur
les nouveautés anglaises, le Discours sur le gouverne-
ment d'Algernon Sydney, les Lettres de milady Mon-
tague, les poèmes de Churchill, Y Histoire d" Angleterre
de David Hume, les œuwes du docteur jNHddleton,
V Histoire romaine de Hooke, articles écrits ou dictés
au galop, mais avec cette aisance, cette grâce, ce
flair du critique que Voltaire avait au suprême degré;
car, né avec toutes les aptitudes, l'auteur de la
Heîiriade avait surtout celles du journaUsme, dont il
pressentait d'ailleurs toute la puissance; et, de nos
jours, il se fût fait immanquablement journaliste.
Il avait collaboré à la Gazette littéraire par condes-
cendance pour M. de Praslin, mais avec un empresse-
ment, un zèle, qu'entretenait, qu'avivait le charme du
travail. Quand l'occasion s'en présentera de nouveau,
en 1777, il reprendra, sans se faire prier, cette plume
alerte, séduisante, incisive, qui caresse et pénètre,
mais ne recule point devant une vérité dure, si elle
est utile ou sert ses rancunes. Rappelons (le fait a sa
curiosité) l'appréciation peu tendre du livre d'un
misanthrope, déjà peu sociable, et qui ne devait
être ni moins brutal, ni moins féroce avec le temps :
1. Archives des affaires étrangères. 70. Genève, 1764 et 1765,
p. 11. Lettre deM.de Praslin à M. de Montpéroux; le 13 février 1764.
vin. 40
U6 UN LIVRE DE MARÂT.
« De Vhomme ou des principes et des lois de Fin-
fîuence de lame sur le corps, et du corps sur rame,
par J. P. Marat, docteur en médecine. » Abstraction
faite des idées, Voltaire ne saurait être gagné davan-
tage par cette forme cassante, orgueilleuse, agressive,
qui sera plus tard la rhétorique de l'époque s'inspi-
rant visiblement du style déclamatoire du citoyen
de Genève, dont on invoque a le talent enchanteur » et
les a accents subUmes », dans une péroraison plus
prétentieuse qu'opportune.
L'auteur est pénétré de la noble envie d'instruire tous les
hommes de ce qu'ils sont et de leur apprendre tous les se-
crets que l'on cherche en vain depuis si longtemps.
Qu'il nous permette d'abord de lui dire qu'en entrant
dans celte vaste et difficile carrière, un génie aussi éclairé
que le sien devrait avoir quelques ménagements pour ceux
qui l'ont parcourue. Il eût été sage et utile de nous montrer
des vérités neuves, sans dépriser celles qui nous ont été an-
noncées par MM. de Buffon, Haller, Lecat et tant d'autres.
Il fallait commencer par rendre justice à tous ceux qui ont
essayé de nous faire connaître l'homme, pour se concilier
du moins la bienveillance de l'être dont on parle; et quand
on n'a rien de nouveau à dire, sinon que le siège de l'âme
est dans les méninges, on ne doit pas prodiguer le mépris
pour les autres et l'estime pour soi-même, à un point qui
révolte tous les lecteurs, à qui cependant l'on veut plaire '.
Tout l'article est écrit de cette plume légère,
ironique, et démasque cette fausse science qui croit
avoir inventé un univers et révélé un monde, parce
qu'elle fait table rase de l'expérience des âges *. Vol-
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), 1. L, p. 12. Article
extrait du Journal de politique et de littérature du h mai 1777.
2. Michelel, Ui$loiredela Révolution française, t. II, p. 390.
DEUX CATÉGORIES D'ESPRITS. 447
taire avait ses raisons particulières, en infligeant cette
verte correction à ce M. Marat. Sans s'y reprendre à
deux fois, l'outrecuidant écrivain ne déclarait-il pas
que tous les livres qui avaient traité plus ou moins
directement la matière n'étaient, au bout du compte,
qu'un pompeux galimatias dont il n'y avait rien à tirer
de sérieux et d'utile. « On en voit des preuves, ajoute-
t-il en note, dans les ouvrages des Hume, des Voltaire,
des Bonnet, des Racine, des Pascal, etc. ^ » La com-
pagnie, comme on le voit, était nombreuse et de choix ;
l'on pouvait s'en accommoder sans trop de confusion.
Ces matières, après tout, n'étaient pas faites pour être
abordées par le premier venu : il fallait de la santé,
une certaine trempe de tempérament, une constitution
ad hoc, constitution et tempérament qu'avait Marat et
que n'avait pas Voltaire. Suivez le raisonnement :
« Pour avoir des idées profondes, il faut donc que
l'esprit soit uni à des organes forts et élastiques ; uni
à des organes frêles ou simplement d'un grand res-
sort, il est nécessairement superficiel et léger. Ainsi
l'homme d'une constitution délicate et sensible ne
peut point atteindre à la profondeur des idées... » Les
esprits de cette dernière catégorie « seront, si vous
voulez, des esprits à la Pope, à la Voltaire, et non à la
M. Rousseau, à la Newton; des beaux-esprits, des
savants, en un mot, et non des génies ^. » Cette dis-
tinction n'avait pas de quoi flatter l'amour-propre du
1. Marat, De V homme ou des principes et des lois de Vinfluenee de
Vàme sur le corps et du corps sur fâme (Amsterdam, Marc-Michel
Rey, 17 75), t. I, p. xxi. Discours préliminaire.
2. Ibid., t. Il, p. 256,256.
us ALLOCUTION A CAMILLE.
patriarche de Ferney ; mais le cas s'aggravait de cette
opposition blessante entre lui et Jean-Jacques, qui
l'avait tant irrité dans Vlnstruction pastorale de
l'évêque du Puy * ; et, à coup sûr, cette dernière irré-
vérence devait aiguiser le trait, qui ne laissa pas
d'érailler l'épiderme, plus délicate qu'on pourrait le
supposer, du futur ami du peuple. Bien des années
après, en 1791, Camille Desmoulins reprochait à
Marat, dans ses Révolutions de Fratice et de Brahant,
la brutalité, le ton sauvage de ses attaques, lui faisant
remarquer, avec un à-propos qui exaspéra celui-ci,
qu'il s'était jadis attiré de la part de Voltaire une leçon
dont il aurait pu tirer plus de profit.
Que vous êtes cruel, Camille! s'écrie l'ami du peuple dans
le style qui lui est propre. Pour me faire sentir le poids des
ans, vous me rappelez que Voltaire s'est moqué de mol, il y
en a vingt-quatre. Je me souviens, en effet, qu'en 1776, le
marquis de Ferney, piqué de se voir mis à sa place dans mon
ouvrage sur l'Homme, essaya d'égayer ses lecteurs à mes
dépens. Et pourquoi non? il avait bien pris la même liberté
avec Montesquieu et avec Rousseau. Peut-être je m'abuse;
mais il me semble que ce sont moins les injures et l'ironie
qui blessent que le sentiment de les avoir méritées : d'après
cela jugez combien je me suis aisément consolé des pasqui-
nades de Voltaire, en voyant qu'il avait eu honte de les
avouer, et qu'il avait été réduit à tronquer mon livre pour
amuser les sots; que sais-je môme si les rieurs auraient été
pour lui, si son disciple La Harpe n'avait pas refusé d'insé-
rer la réponse à côté de la diatribe *.
1. Jean-George Le Franc de Pompignan. Voir Voltaire et J.-J.
Rousseau, p. 279, 280.
2. Marat, VArni du Peuple du mercredi il mai 1791, n<> 4âS,
p. 7.
MARaT protégé par BEAUMARCHAIS. 149
Marat assure qu'il s'est vite consolé ; nous l'admet-
trions plus aisément sans l'amertume déclamatoire de
l'exorde : « Que vous êtes cruel, Camille !» On a dit que
si le patriarche deFerney avait poussé sa carrière jus-
qu'aux sinistres jours de 1793, il ne serait pas mort dans
son lit, et cela est fort supposable, malgré les honneurs
dont la Révolution entourera sa froide dépouille ' . Marat,
pour sa part, n'eût pasété miséricordieux, c'estàcroire,
envers l'auteur de l'analyse maligne de son livre, lui qui
ne se souviendra guère des sympathies qu'on aura pu
lui témoigner, des services que l'on aura eu occasion
de lui rendre, lorsqu'il était obscur et inconnu. Beau-
marchais, nature d'élan, très-capable d'engouement, se
passionnera pour les élucubrations de ce savant abrupt
et insistera auprès de Panckoucke, pour obtenir dans
le Mercure de France une mention en faveur d'un
mémoire de Marat, Découvertes sur le feu^ T électricité
et la lumière (1779).
Je ne vous parle pas, lui disait-il, de l'inlérêt que je
prends moi-même à M. Marat, parce que cela n'ajoute rien
au mérite de ses découvertes; mais il me semble que, quelle
que soit l'opinion qui restera de ses expériences, Tatfaire
du journaliste est, selon moi, d'offrir à la curiosité publique
tous les objets nouveaux sur les sciences, sauf à en discuter
le plus ou moins d'importance *.
1. Bon nombre de ses amis, de ses relations monteront sur l'écha-
faud. Les deux La Borde, la duchesse deGramont, Linguel, l'intendant
Berttiier (à la lanterne celui-là), Champfort, Condorcel, Maleslierbes
et madame de Rosambeau sa lille, etc., etc.
2. Charavay, Catalogue de lettres autographes du chevalier de
R....y; du lundi 3 novembre 1863, p. 5, n° 32. Lettre de Beaa-
marchais à Panckoucke ; Paris, 18 octobre 17 79.
iSO RECONNAISSANCE DE MARAT.
Et le mois suivant, le Mercure publiait une appré-
ciation très-bienveillante dont, assuri^ment, Marat était
redevable à Beaumarchais'. Nous ignorons quels rap-
ports pouvaient existerentreMaratet l'auteur du ^arô/er
de Séville; mais c'est là le trait d'un ami, dont ce der-
nier aurait pu, certes, se prévaloir, en un moment oii il
y allait, à peu de choses près, de sa tête. Beaumarchais
est arrêté et conduit à l'Abbaye ; on visite ses papiers,
le secrétaire de la commission Berchères, après les
avoir examinés tous avec le plus grand soin, se disposait
à donner au prisonnier une attestation honorable de
son civisme et de sa pureté, « lorsqu'un petit homme
aux cheveux noirs, au nez busqué, à la mine effroyable,
vint, parla bas au président. Vous le dirai-je, ô mes
lecteurs ! c'était /e grand, le juste ^ en un mot le clément
Marat! Il sort. M. Panis, en se frottant la tête avec
quelque embarras, me dit: «J'en suis bien désolé,
« monsieur, mais je ne puis vous mettre en liberté. Il
« y a une nouvelle dénonciation contre vous '^. »
Voilà ce qui peut s'appeler de l'histoire sombre.
Heureusement, n'est-ce encore qu'un anachronisme.
Chaque jour Ferney devenait de plus difficile accès.
Quand nous disons Ferney, nous entendons Voltaire ;
car l'hospitalité était toujours la môme, large, bien-
veillante, d'une extrême politesse. Il fallait avoir bien
peu de titres à une telle faveur et n'avoir rien qui
recommandât pour ne point recevoir une invitation à
1. Mercure de France du umedi 6 novembre 1779, p. 70 à 75.
2. Beaumarchais à Lecoinlrc, son dénonciateur, on suite du compte
rendu des neuf mois les plus pcnibles de ma vie. Quatrièaie époque»
p. 38, 39.
LA DERNIÈRE DENT DE VOLTAIRE. 151
dîner; mais l'auteur de la Henriadcj qui ne dînait
point, laissait madame Denis présider la table et faire
les honneurs de la maison, ce qu'elle accomplissait avec
beaucoup d'aisance et de bonne grâce. Et, le plus
souvent, les conviés se retiraient sans avoir vu M. de
Voltaire, qui se vengeait ainsi de l'indiscrétion d'étran-
gers qu'attirait une curiosité sauvage plus qu'une
admiration compétente et réfléchie. Une dame Paulze,
femme d'un fermier général qui avait une terre dans
les environs, désirait fort d'avoir son accès dans le sanc-
tuaire ; mais un souhait n'est pas un titre. Elle crut
posséder un talisman pour se faire ouvrir toutes les
portes ; ce taUsman était le nom de l'abbé Terray dont
elle était la nièce. L'abbé Terray ! A ce seul nom, Vol-
taire , qui avait sur le cœur les opérations financières
du trop célèbre abbé , frémissant de tout son corps ,
s'écria d'une voix terrible : « Dites à madame Paulze
qu'il ne me reste plus qu'une dent, et que je la garde
contre son oncle. » Répéterons-nous cette saillie trop
connue, à l'adresse de l'abbé Coyer qui, s'accommodant
de l'hospitalité de Ferney, avait indiscrètement témoi-
gné sa bonne envie de ne point déloger de sitôt? a Vous
ne voulez pas ressembler à don Quichotte ; il prenait
toutes les auberges pour des châteaux, et vous prenez
les châteaux ponr des auberges ' . » On conçoit quelles
1 . Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres [Londres, John Adamson), t. X, p. 154, 155; 13 juin 17 7 7.
Extrait d'une lettre de Ferney du 10 juin. La lettre est deM. Trudaine,
à ee que nous apprend Wagnière, qui, du reste, reconnaît ces deux
anecdotes véritables, dans ses extraits de Bachaumont. Longchamp et
Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André, 1826), t. I,
p. 414.
152 LE POÈTE BARTHE.
comédies, quelles scènes plaisantes et inattendues doi-
vent à tout instant résulter de ces véritables £issauts de
touristes enragés qui sont accourus pour voir et qui
ne se retireront pas sans avoir vu, et de cette résis-
tance non moins vive, non moins obstinée qui se fait
taquine, grotesque parfois, parfois brutale et presque
féroce. Mais la curiosité, quelque déterminée, quelque
résolue qu'on la suppose, se brise au seuil de la chambre
à coucher de ce malade, qui en sera quitte, le cas
échéant, pour n'en point sortir.
Il ne peut être question ici que de la tourbe des
pèlerins obscurs. Le moyen d'évincer des visiteurs
amenés et présentés par un ami? On le tente bien, on
fait bien tout pour cela ; mais force est de se rendre,
et de se rendre de bonne grâce. Moultou vient implorer
comme une faveur, que la porte soit ouverte à M. Bar-
the, Barthe, l'auteur des Fausses i?i fidélités et de la
Mère jalouse, un garçon d'esprit, de talent même,
accouru tout exprès de Marseille pour voir M. de Vol-
taire. Sans doute, il grillait, ce Barthe, de saluer le
grand homme et de mettre à ses pieds l'hommage de
sa profonde admiration. Mais il avait un autre motif
encore, et cet autre motif n'était pas celui qui l'avait
le moins déterminé. Il avait fait une dernière comédie,
\ Homme personnel^ il voulait l'avis, et il comptait
sur les compliments de M. de Voltaire; et Moultou
avait été chargé d'obtenir du seigneur de Ferney une
complaisance qu'il n'aurait pas sûremen ta regretter. Le
choix du négociateur était excellent, le poëte avait pris
en affection son « petit prêtre apostat, » et il accorda
de la meilleure grâce à celui-ci ce qu'il eût nettement
L'HOMME PERSONNEL. 153
refusé à tout autre. Mais arrivons à cette entrevue ra-
contée d'une façon fort plaisante :
Us vont ensemble à Ferney; le vieux patriarche les reçoit
à merveille : enfin, la lecture commence. Ici vous voyez
Barthe un œil sur son manuscrit, l'autre armé d'une lor-
gnette, cherchant avec inquiétude les regards de toute' l'as-
semblée, et surtout ceux du maître de la maison. Aux dix
premiers vers M. de Voltaire fait des grimaces et des con-
torsions effrayantes pour tout autre lecteur que M. Barthe.
A la scène où le valet raconte comment son maître lui fit
arracher une dent pour s'assurer de l'habileté du dentiste,
il l'arrête, ouvre une grande bouche: Une dent! là!... ah!
ah!... L'instant d'après l'un des interlocuteurs dit : Vous
riez. — Il rit! — Oui, monsieur; trouvez-vous que ce soit
mal à propos ? — iVon, non; c'est toujours fort bien de rire... »
Tout l'acte est lu sans le plus léger applaudissement, pas
même un sourire; et lorsqu'il est question de commencer le
second, il prend à M. de Voltaire des bâillements terribles;
il se trouve mal; il est désolé, se retire dans son cabinet,
et laisse le pauvre Barthe dans un grand désespoir. On était
convenu qu'il coucherait à Ferney. Madame Denis prend
M. Moultou à part, et lui dit : « Ceci devient trop sérieux : à
tout prix il faut empêcher cet honnête homme de souper
ici; mon oncle n'y tiendrait pas, lui ferait une scène, et j'en
serais désespérée.... » On remet bien vite tous les paquets
dans la voiture, et l'on s'en retourne tristement à Genève.
— Il n'est pas de bonne huineur. — Oh! non : mais aussi
vous n'avez point cherché à me faire valoir; vous avez tous
été d'un silence mortel ; vous n'avez pas même ri une seule
fois. — Eh! comment vouliez-vous, devant M. de Voltaire?
Occupé de l'impression que vous lui faisiez, pensez-vous que
j'aie entendu un mot de votre pièce?
Ce petit dialogue s'échangeait entre Moultou et le
pauvre Barthe, dont l'amour-propre souffrait cruelle-
ment, un amour- propre comme il n'y en eut jamais
134 AGGRAVATION DE TORTS.
un pareil au monde. La scène est curieuse, elle est
complète. Nous disons complète, parce qu'il n'y a pas
à y ajouter, et que telle quelle, on eût donné quelques .
jours de sa vie pour en être le témoin. Cette scène
n'est pourtant qu'un premier acte attendant le second.
Le lendemain, arrivait un billet de Voltaire, un billet
plein d'aménités, d'excuses, de regrets, presque de re-
mords. L'on demandait avec des génuflexions la reprise
de cette lecture si malencontreusement interrompue,
jurant ses hauts dieux que l'accident de la veille ne se
renouvellerait point. Un homme sage, un homme que
la vanité n'eût pas étranglé et aveuglé, se le fût tenu
pour dit, et n'eût point donné dans le piège. Mais
nous avons affaire à un poëte, à un poète qui n'avait
tenté le voyage (insistons sur ce point) que pour cette
lecture et les applaudissements qu'elle ne pouvait
manquer de lui attirer.
. . . Malgré tout ce qu'on peut lui dire, M. Barthe s'obstine
à en être la dupe. Sans doute il serait trop dur de ne pas
finir une lecture commencée avec tant de peine. Il retourne
à Ferney. M. de Voltaire le reçoit encore mieux que le pre-
mier jour; mais, après avoir écouté le second acte en bâil-
lant, il s'évanouit au troisième avec tout l'appareil imagi-
nable; et le pauvre Barthe est réduit à partir sans avoir pu
achever de lire sa pièce, et, ce qui ne lui coûta peut-être
guère moins, sans avoir osé battre personne. Il n'y a que
l'excès de l'accablement où le plongea une si cruelle scène
qui ait pu modérer les premiers transports de sa fureur. —
Hélas! nous dit M. de Voltaire en nous racontant lui-même
cette dernière séance, si Dieu n'était pas venu à mon secours,
j'étais perdu ».
1. Grimm, Correspondance lUlérnire (Paris, Furne), t. IX, p. 432,
433, 434 ; octobre 1777. L«ltre datée de Femey, da 12 octobre. De
BARTHE L'ORIGINAL DB SA PIÈCE. *5o
Il ne faut pas croire que tout cela soit inventé et
même grossi à plaisir. Wagnière confirme cette étrange
scène en moins de mots mais sans en atténuer l'énor-
mité'. La plaisanterie était cruelle, et on prendrait en
vraie pitié le pauvre auteur et ses entrailles de père,
si l'on ne savait quel terrible homme était ce Barthe et
de quoi était capable cette nature égoïste, personnelle,
qui n'avait qu'à regarder en elle pour trouver l'original
de sa pièce. Cette pièce, qu'il estimait un chef-d'œuvre,
il fallait qu'il la lût à tous, que tous l'écoutassent;
de quelque sexe, de quelque âge, de quelque com-
plexion que l'on fût, jeune, vieux, malade, moribond.
Colardeau était au lit, aux prises avec le mal qui
qui est cette lettre spirituelle et piquante ? Nous avons toutes les rai-
sons de croire qu'elle est de Meister, qui était alors près de Voltaire,
comme nous l'apprend Villette dans sa lettre à d'Hell : « J'ai reçu
avec bien de la reconnaissance les témoignages de votre souvenir par
M. de Meister. 11 est ici depuis quelques jours. C'est un de ces
hommes rares que l'on est tenté d'aimer dès le premier abord ; il a
beaucoup plu au maître du château et doit être fort content de ses
coquetteries : M. de Voltaire en devient plus avare que jamais. »
OEuvres (Edimbourg, 1788), p. 122. Jacques-Henri Meister était
l'ami et le collaborateur de Grimm, dont il continua même la corres-
pondance en l'absence de ce dernier. Il parlait et écrivait notre langue
avec autant de pureté que d'élégance et d'élévation.
1 . « Il était venu à Ferney, raconte Wagnière, en faire la lecture
(de rHomme personnel) à M. de Voltaire qui, au commencement de
la seconde scène, se mit à faire des grimaces et à se serrer le ventre.
Avant la fin du premier acte, je me glissai vers la porte et me sauvai.
M. de Villette et sa femme me suivirent ; il ne resta que l'auteur,
celui qui l'avait amené, et M. de Voltaire^ qui redoubla ses grimaces,
dit qu'il avait une colique horrible, et s'en alla aussi. M. Barthe
revint un autre jour pour continuer la lecture de sa pièce; mais la
malheureuse colique reprit encore M. de Voltaire, de manière que
M. Barthe ne put finir. » Longchamp et Wagnière, Mémoires sur
Fo/taire (Paris, André, 1826), t. I, p. 140. Voyage de Voltaire à
Paris, 17 78.
156 COLARDEAO AU LIT DE MORT.
allait l'emporter, et dans cet état d'anéantissement
qui résulte de l'afFuiblissement de tous les organes ;
survient Barthe, son manuscrit à la main : il veut que
son ami entende sa comédie, lui en dise son avis. De-
mande-t-il si l'on est en état de lui prêter attention ? vous
êtes assuré qu'il n'y songe même pas. Plus résigné que
Voltaire, Colardeau écouta successivement ces cinq
actes, où d'ailleurs, Tesprit et l'observation ne man-
quent point, bien que l'ouvrage soit d'une mortelle
monotonie'. La lecture achevée, l'auteur de Caliste,
sortant de sa torpeur, dit à Barthe : « Vous avez ou-
blié un trait essentiel dans votre comédie, c'est celui
d'un homme qui vient lire une comédie en cinq actes
à son ami mourant. » Le mot est exquis sur des lèvres
que la mort va glacer'*.
1. VHomme personnel fut représenté, le 21 février 17T8, durant
le séjour de Vollaire, qui n'y assista point d'ailleurs. Il ne fut joué
que huit fois.
2. Il est vrai qu'on savait mourir alors, et Barlhe lui-même ne
mourra pas avec moins d'insouciance et d'intrépidité. 11 venait de
subir une opération, qui n'eut d'aulre effet que de hàler l'instant fatal.
Un de ses amis paraît, lui apportant un billet de loge pour l'Académie
royale de musique. « Mon cher ami, lui dit Barthe, on va me porter
à l'église, je ne puis aller à l'Opéra. »
IV
JOSEPH II. — DEPART DE FERNEY. —VOLTAIRE A L'HOTEL
DE VILLETTE— ÉMOTION DU PUBLIC. —FRANKLIN.
Tout peu abordable qu'il fût, le patriarche, que ce
concours était de nature à flatter, saura faire excep-
tion, comme on l'a dit déjà, pour les visiteurs que la
naisssance, la notoriété, l'intelligence sortiront de la
tourbe importune des pèlerins à besace; mais avec
ceux-là encore il usera et abusera de sa condition de
malade pour attendre son monde et faire sentir le prix
d'une telle faveur. En une rencontre, pourtant, les
choses se passeront autrement ; le solitaire du Mont-
Jura descendra de son indifférence, il se préoccupera,
il s'agitera, s'inquiétera si l'on viendra le voir ou si l'on
•« brûlera » Feruey, bien qu'il affecte un parfait désin-
téressement et mette en avant toutes les raisons qui
devront entraver une visite bien honorable, dont il
s'estime trop peu digne, et que son âge, ses infirmités
lui font moins désirer. Le roi de Prusse écrivait au
poëte, à la date du 17 juin (1777), ces quelques lignes
qui nous dispensent d'entrer dans de plus grands
détails.
i88 JOSEPH II.
Actuellement la politique des gazeticrs se repose: il n'est
plus question que du séjour du comte de FalkensteinàParis.
Ce jeune prince y jouit des suffrages du public; on applau-
dit à son affabilité, et l'on est surpris de trouver tant de
connaissances dans un des premiers souverains de l'Europe.
Je vois avec quelque satisfaction que le jugement que j'avais
porté de ce prince est ratifié par une nation aussi éclairée
que la française. Ce soi-disant comte retournera chez lui
par la route de Lyon et de la Suisse. Je m'attends qu'il pas-
sera par Ferney, et qu'il voudra voir et entendre l'homme
du siècle, le Virgile et le Cicéron de nos jours... Si cette vi-
site a lieu, je me flatte que les nouvelles connaissances ne
vous feront pas oublier les anciennes, et que vous vous sou-
viendrez que parmi la foule de vos admirateurs il existe un
solitaire à Sans-Souci qu'il faut séparer de la mutitude *.
Les deux souverains s'étaient rencontrés, et leur
entrevue avait été aussi courtoise et cordiale que pos-
sible. Nous connaissons assez le Salomon du Nord
pour ne pas nous fier absolument à ces dehors atTec-
tueux, pour être assuré que le jeune empereur ne fut
pas celui des deux qui y alla avec le moins de franchise
et de loyal abandon '^. Les éloges que lui donne ici le
vieux renard de Potsdam, nous semblent empreints
d'une exagération qui leur ôte sensiblement de leur
crédit, et il y a dans tout cela une nuance de persi-
flage qui saute aux yeux. Frédéric ne doutait point
que Joseph II, trouvant Ferney sur sa route, ne cédât
à la tentation bien explicable de passer quelques in-
stants avec Thomme extraordinaire dont les écrits
1. VoltiUre, Œuvre» complètes (Beucliol), t. LXX, p. 290, 291.
Lettre de Frédéric ù Voltaire; à PoUdam, 17 juin 1777.
2. Barrière, Tableaux de genre et d'histoire (Paris, Pontbiea^
182S), p. 326, 349. Conversations du marquis de Bouille avec
Frédéric, Joseph 11 et Louis XVI.
TROMPEUSES APPARENCES. 139
occupaient presque exclusivement le monde depuis
plus d'un demi-siècle. Et il disait en petits vers de sa
façon, d'ailleurs assez médiocres :
Oui, vous verrez cet empereur,
Qui voyage afin de s'instruire.
Porter son hommage à l'auteur
De Henri Quatre et de Zaïre.
Votre génie est un aimant
Qui, tel que le soleil attire
A soi les corps du firmament,
Par sa force victorieuse
Amène les esprits à soi :
Et Thérèse la scrupuleuse
Ne peut renverser cette loi *.
Le géomètre D'Alembert mandait au philosophe de
Sans-Souci, le 28 juillet : « Je crois l'empereur en ce
moment sur le chemin de ses états. Il a dû passer par
Genève, et j'imagine que, après avoir vu tant de
choses, dont quelques-unes n'en valent guère la peine,
il aura désiré de voir aussi le patriarche de Ferney, à
qui cette visite impériale donnerait plusieurs années
de vie^. » En effet, pourquoi ne serait-il pas allé rendre
visite à Voltaire, auquel il était redevable d'une ova-
tion des plus flatteuses dq la part du public parisien?
On sait quelle simplicité un peu affectée il étala et pro-
mena dans Versailles où elle mécontenta légèrement,
si elle obtint ailleurs un plein succès. Il assistait à une
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 299. Lettre
de Frédéric à Voltaire; le 9 juillet 1777.
2. Œuvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. X\V, p. 78,
79. Leitre de D'Alembert à Frédéric; Paris, 28 juillet 177 7.
!60 DEUX VERS D'OEDIPE.
représentation d' Œdipe; à la première scène du qua-
triènae acte, Jocaste dit à son fils en parlant de Laïus :
Ce roi, plus grand que sa fortune,
Dédaignait comme vous une pompe importune *...
Toute l'assemblée, frappée de l'analogie, se tourna
vers le prince et battit des mains avec un entrain au-
quel ne fut point insensible l'auguste paysan du Da-
nube'^. Le poëte, qui comptait bien sur la visite du
comte de Falkenstein, se garde de confesser ses espé-
rances ; tout au contraire, il n'admet pas qu'un pauvre
diable comme lui soit fait pour attirer des demi-dieux
dans sa ratière ; il ne faut pas qu'on lui prêle ces sottes
visées.
Mon cher marquis, écrit-il à d'Argence, votre vieux ma-
lade ne tâte point du ridicule qu'on lui veut donner dans
Paris, de recevoir une visite du comte de Falkenstein. 11 sait
trop bien que l'église de son village, n'est pas assez belle pour
attirer les regards d'un homme qui devrait avoir l'église de
Saint-Pierre de Rome pour sa paroisse, et que de miséra-
bles manufactures de montres ne valent pas la peine d'être
regardées par le protecteur de tous les beaux arts. Pour ma
manufacture de vers français, il y a longtemps qu'elle est à
bas. En un mot, je puis vous assurer qu'un seigneur rempli
de goût, comme M. le comte de Falkenstein, ne se détournera
pas pour voir un mourant qui n'a d'autre mérite que d'ai-
mer tendrement ceux qui pensent comme vous. L'état où
je suis ne me permettrait pas môme de me présenter de-
vant lui '...
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. II, p. 104, 13i.
OEdipe^ acte IV, se. I«.
2. Œuvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. XXV, p. 75.
Lettre de D'Alembert à Frédéric ; Paris, 23 mai 17 77.
3. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. LXX, p. 298, 299.
LeUre de Voltaire au marquis d'Argence de Dirac ; 27 juin 1777.
RECRDE POUR LA PHILOSOPHIE. 161
Tout cela n'était qu'une réserve prudente à l'excès
en cas de mécompte. Mais, au fond, on ne mettait
pas plus en doute que tout Paris, cette visite à Ferney
trop dans la logique de ce caractère indépendant,
curieux, frondeur, peu formaliste, qui était allé relan-
cer madame du Barry dans sa jolie solitude de Louve-
cienne, et visiter, un autre jour, dans son temple de
Pantin, la déesse Terpsichore *. Et puis, Joseph n'était-
il pas un adepte, son appui n'était-il pas assuré à la
petite église affranchie? « Grimm assure, mandait
Voltaire à D'Alembert, à la fin d'octobre 1769, que
l'empereur est des nôtres; cela est heureux, car la
duchesse de Parme, sa sœur, est contre nous. » Il
écrivait quelques jours plus tard, tout hors de lui, au
roi de Prusse : « Un Bohémien qui a beaucoup d'es-
prit et de philosophie, nommé Grimm, m'a mandé
que vous aviez initié l'empereur à nos saints mys-
tères. » S'adressant encore à son royal correspondant,
le patriarche de Ferney, dit, à un an de distance:
« Vous m'avez flatté aussi que l'empereur était dans
la voie de la perdition; voilà une bonne recrue pour la
philosophie (21 octobre 1770). » Tout, dans Joseph,
semblait confirmer ces heureux changements, rien ne
laissait prévoir le sanglant démenti qui allait être
donné à ces espérances comme à ces éloges.
Mais, le fantasque Joseph rasera le castel du pa-
triarche sans s'y arrêter'*. On voit d'ici l'humiliation,
1. Mademoiselle Guitnard. Mémoires secrets pour servira l'histoire
de la République des lettres (Londres, John Adamson), U X, p. 136,
137, l;59. 21 et 26 mal 1777.
2. Voltaire ne fut pas le seul qui eut à essuyer l'insultant caprice
viii, \i
182 CRUEL MÉCOMPTE.
la déconvenue de l'auteur de la Henriade et de tous ses
amis ; il avait été tant dit, tant répété qu'il devait cette
marque d'estime, de vénération à l'illustre écrivain et
au grand philosophe ! Ces propos qui semblaient lui
enlever son libre arbitre et le mettre au service d'une
opinion et d'un parti, avaient à eux seuls quelque
chose d'agaçant, d'irritant très-propre à retourner
les projets les plus arrêtés. « Quelques jours avant
cette aventure, raconte "Wagnière, un ami de M. de
Voltaire m'avait envoyé , pour le lui communi-
quer, une espèce de discours dans lequel il était fait
mention de lui, et qui avait été adressé à l'empereur
à son passage dans une ville de France ; lorsque mon
maître l'eut parcouru, il me le rendit en disant : Si
jamais Joseph II avait eu Pidée de passer chez moi,
ceci Peu empêcherait. » Le fait, c'est que Joseph II
ne s'arrêta point. On s'attendait à Ferney à un résul-
tat bien opposé , et quand nous disons à Ferney, nous
entendons toute la contrée, la population entière, tous
les habitants. Voltaire, blessé au cœur par ce mépris
trop accusé, affecte d'expliquer tout 'naturellement et
tout innocemment l'événement.
Je a'ai poiat eu le bonheur, écrit-il au chevalier de Lisle,
sans le moindre accent d'amertume et de mauvaise humeur,
du coiiile de Fulkcnstetn.Le duc de Choiseul, autorisé à croire qu'il
lui rendrait visite, avait fait des préparatifs immenses ]iour le rece-
voir. Une compagnie brillante, des spectacles l'attendaient le 15 juin,
et des relais étaient disposés sur la route de Clianteluup ; mais l'empe-
reur passait outre, sans (égards pour la dépense qui avait été faite et
qui ne dut pas être petite, si l'on se reporte à la magnificence de
l'ancien ministre de Louis XV. Lescure, Correspondance secrète iné-
dite sur Louis AT/, Marie' Antoinette, la cour et la ville, de 177 7 à
1792 (Pion, 1866), t. 1, p. 70. Versailles, du 26 juin 1777.
MÉCONTENTEMENT LÉGITIME. 163
de voir passer le grand homme qui est venu dans nos quar-
tiers. Mon âge, mes maladies, m'ont empêché de me trouver
sur sa roule. Je vous confie que deux horlogers genevois,
habitants de Ferney, moins discrets et plus jeunes que moi,
s'avisèrent, après boire, d'aller à sa rencontre jusqu'à Saint-
Genis, arrêtèrent son carrosse, lui demandèrent où il allait,
et s'il ne venait pas chez moi. L'empereur, qui les prit pour
des Français étourdis, leur dit qu'il n'avait pas encore été
interrogé sur la route de France. L'un de ces républicains
polis lui dit que c'était une députation de ma part. L'empe-
reur ayant appris depuis que ces messieurs étaient des natifs
de Genève, n'a point voulu coucher dans la ville, ni même
voir les syndics, qui se sont présentés à lui. Il a refusé des
chevaux que les Bernois lui avaient préparés, et n'a pas môme
voulu passer par Berne*.
Cette lettre était à l'adresse de tout Paris , car le
chevalier, l'ami particulier de madame du Deffand,
a\ait accès dans les meilleurs salons où son esprit,
ses petits vers, ses jolis mots faisaient fortune; et
Voltaire savait bien que ces quelques lignes seraient
lues, discutées, commentées par tout ce beau monde au
sein duquel il comptait autant d'ennemis que d'amis.
La relation est-elle complètement exacte dans toutes
ses parties, et ne s'associait-on pas un peu gratuitement
Genève et les Bernois dans le procédé hautain et dé-
daigneux du fils de Marie-Thérèse? Il insistera à plu-
sieiurs reprises sur cette dernière circonstance , tout
en faisant bon marché pour son compte d'une décep-
tion, qui n'en est une qu'aux yeux de gens qui ne
songent pas quel triste courtisan l'on est à quatre-
vingt-trois ans.
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 304, 305.
Lettre de Voltaire au chevalier de Lisle; à Ferney, 18 juillet 1777.
1C4 INTERPRÉTATION CHARITABLE.
Je ne vous parle point, mande-t-il à l'ange gardien, du
voyageur que vous prétendiez devoir passer chez moi. Je ne
sais si vous savez qu'il a été assez mécontent de la ville qui
a été représentée quelques années par un grand homme de
finances (M. Necker), et que cette ville a été encore plus mé-
contente de lui. Quoi qu'il en soit, je ne l'ai point vu, et je
ne compte point cette disgrâce parmi les mille et une infor-
tunes que je vous ai étalées au commencement de mon
épître chagrine'.
Voltaire laisse échapper le mot de « disgrâce » ; au
moins rabstention de l'auguste \oyageur fut-elle en-
visagée comme une disgrâce par le gros du public.
Ses amis, qui connaissaient trop sa sensibilité pour
ne pas deviner ce qui se passait en lui, s'efforcèrent
de le consoler de leur mieux, en lui faisant entendre
qu'il était au-dessus de telles mésaventures. Le comte
de la Touraille, entre autres, s'empressait de le rassu-
rer sur l'effet qu'avait produit dans l'esprit des hon-
nêtes gens un procédé qui faisait plus de tort au prince
qu'au philosophe.
Charles IX, voulant combler de joie son bon ami Ronsard,
avait formé le dessein de l'aller voir daiis sa maison des
champs. « Cette marque de protection me serait glorieuse,
dit le poëte, mais ne rendrait pas mes vers meilleurs. »
D'après cela, monsieur, doit-on s'affliger de n'avoir pas
vu l'empereur dans sa maison? Je ne fais d'ailleurs que vous
rendre les opinions des gens sensés de ce pays-ci, qui s'in-
téressent à votre satisfaction, sans avoir assurément Ja
moindre idée de manquer de respect aux dieux et aux sou-
verains ».
1. Vollalre, Œuvres complètes (Beuchol), t. LXX, p. 312. Lettre
de Vollairb à d'Argental; 4 auguste 1777.
2. Ibid., t. LXX, p. 314. Letlre de M. de La Touraille à Vol-
taire ; au palais Bourbon, 6 auguste 1777. Cette lettre est datée
LES INNOCENTS PAIENT POUR LES COUPABLES. 165
Mais Voltaire, loin de se permettre le moindre trait,
paraphrase ce qu'il a déjà dit et écrit, notamment au
chevalier de Lisle, en homme qui ne se sent pas at-
teint et ne suppose point qu'il y ait eu parti pris et
complot, ce qui aurait été bien puéril et bien peu digne
d'un aussi grand prince.
Si Charles IX, dont vous me parlez, monsieur, répliquait-
il à M. de La Touraille, était allé près de la maison de Ron-
sard, et s'il eût trouvé un petit ofQcier étranger qui n'eût
point désemparé de la portière de son carrosse et qui l'eût
regardé sous le nez ; si le moment d'après deux Genevois,
habitués dans le village de Ronsard, se fussent présentés à
Charles IX étant ivres et lui eussent demandé familièrement
où il allait, Charles IX, à mon avis, eût très-bien fait de se
fâcher et de ne point aller chez Ronsard.
C'est ce qui est arrivé au grand voyageur dont vous me
parlez, sur la route de Genève. Il trouva ces jeunes gens un
peu trop familiers, et il eut raison. Il ne soupa et ne coucha
ni à Genève ni chez Ronsard; il ne vit personne. Le rési-
dent de France se présenta devant lui, et il ne lui parla
point'.
Cette indiscrète et indécente familiarité « d'un
petit officier étranger » (dont il n'est point question
dans la lettre au chevalier de Lisle), et de deux Gene-
vois, quelque peu pris de vin, serait-elle de l'inven-
tion du seigneur de Ferney? Wagnière, qui sans
doute est trop acquis à son maître pour ne nous être
pas un peu suspect, fait également allusion à cette
du l" août dans le Nouveau recueil de galle et de philosophie, par
un gentilhomme retiré du monde (M. de La Touraille), 1785, t. II,
p. 52.
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 320, 321.
Lettre de Vollaire au comte de La Touraille; à Ferney, 18 auguste
!7T8.
166 MONSIEUR L'EMPBREUR.
circonstancfi qu'il particularise davantage. « Il est
très-vrai, dit-il, que deux horlogers avaient couru au
devant de l'empereur à deux lieues de Femey; l'un
d'eux, qui était ivre, monta sur le marche-pied de la
voiture, et interrogeant le monarque par l'appellation
de Mojisieur l'empereur, lui demanda en propres
termes d'où il venait, où il allait, et s'il ne viendrait
pas voir M. de Voltaire? S. M. répondit, en se dé-
tournant avec humeur : L empereur ne dit jamais où
il va. M. de Voltaire n'apprit cette impertinence extra-
ordinaire que plusieurs jours aprèg, et il écrivit depuis,
à ce sujet, à M. le comte de Gobent zel et à M. rfe Collo-
redo^. » Il serait presque impossible de répéter toutes
les sottises que l'on fit circuler alors sur les prépa-
ratifs du poëte et son chagrin, son humiliation, en
voyant que le cocher ne fouettait que plus fort à l'en-
trée du chemin qui menait à Femey. Il n'est pas un
recueil du temps, il n'est pas de mémoires, de corres-
pondances, de nouvelles à la main, qui ne racontent à
leur façon l'aventure, les uns d'un ton goguenard, les
autres avec une indignation, presque des clameurs,
dont le ridicule devait rejaillir sur celui qu'ils croyaient
servir *.
1 . Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
1826). t. I, p. 417, 418. Examen des Mémoires de Bachaumont,
1777.
2. Brottier, Paro^» mémorn/>/e.» (Paris, Meripot, 1790), p. 305. —
Mémoire* secrets pour snvir à l'histoire de la République des lettres
(Londres, John Adamson), t. X,p. 182, 185, 18U; 23 et 25 juillet
1777. — lÀngUi'i, Annales politiques, civilen et iniéraires (Londres,
1777), t. II, p. G5, CG. — Madame de Genli^, Mémoires {T-aris, Lad-
Tocat), I. II, p. 330. — Gaberel, Voltaire et les Genevois (Cherbuliei,
1857), p. 17. 18.
PRÉPARATIFS INUTILES. ^67
Dans les environs de Ferney, la foule s'était épaissie
et encombrait les abords du château. Voltaire eut beau
faire dire à ces curieux (c'est Wagnière qui parle)
qu'ils attendaient inutilement, la plupart s'obstinèrent
à rester. Durant cela, l'empereur passait sans s'arrêter
et ne tardait pas à laisser loin derrière lui la petite ville.
Le patriarche serait sorti alors, et, se mêlant aux
curieux désappointés, il se serait écrié, en riant beau-
coup : « Ne vous l'avais-je pas bien dit? » Ces der-
niers mots sont de trop ; car, s'il n'y avait point tant à
se désoler pour un philosophe aussi philosophe que
Voltaire, il n'y avait pas non plus tant à rire. Nous
nous sommes refusé à grossir ces hgnes des mille
fables que les ennemis se firent une joie cruelle de
répandre. Mais nous croyons devoir faire exception
en faveur de la lettre de Bonnet à l'illustre auteur
des Elementa physiologiœ, lettre intime et qui a tous
les caractères de la sincérité, sinon de la bienveillance
et de l'indulgence :
L'empereur arriva à Secheron, près des portes de notre
ville, dimanche dernier, le 4, à cinq heures du soir. Il avoit
traversé Fernex comme un trait. Le vieillard l'y attendoit
avec tout son monde bien paré ; il avoit mis sa grande perru-
que dès les 8 heures du matin, fait d'immenses préparatifs
pour le dîner, et poussé l'attention pour le monarque jusqu'à
faire enlever toutes les pierres du grand chemin depuis
Fernex jusqu'à Versoix, c'est-à-dire dans un espace de plus
de demi-lieue; cependant le voyageur lui donna la mortifi-
cation de passer outre sans s'arrêter un seul instant; et
même lorsque le postillon lui nomma Fernex, l'empereur
cria fort haut et par deux fois : Fouette, cocher l De là il alla
dans la nouvelle ville, demanda les ingénieurs, se fit montrer
les plans, et se rendit sur le nouveau port. Il est manifeste
168 VOLTAIRE EN GRANDE PERRUQUE.
par toute sa conduite qu'il a voulu mortifier le seigneur de
Fernex, qui, je vous l'assure, l'a profondément senti '.
Un peu moins d'un mois après, Bonnet, que cette
mésaventure de l'ennemi n'a pas laissé de réjouir ,
écrivait de même à Sulzer :
L'empereur, à son passage à Genève, a furieusement
Tiortifié le vieux brochurier. Celui-ci avoit préparé un
magnifique dîner et rassemblé chez lui belle et nombreuse
compagnie ; et l'empereur passa sous ses fenêtres au grand
galop, sans s'arrêter un instant. Et remarquez, s'il vous plaît,
que rien ne l'obligeoit à prendre la route de Fernex. Le
vieux polygraphe avoit mis sa grande perruque dès les 8
heures du matin».
Le palingénésiste n'était point, et pour cause, des
invités, il n'a pas vu tout cela sans doute ; mais assez
de spectateurs de cet émoi et de ce désarroi pouvaient
témoigner, pour qu'à quelques circonstances près il
ait été dûment et exactement informé. Un certain con-
tentement machiavélique perce à travers son récit ; on
voit (et il ne le cèle pas) que cette humiliation amère
pour le « grand empoisonneur » le ravit. Mais il n'est
pas homme à inventer de telles choses, s'il s'en félicite
pour la plus grande gloire de la morale et de la reli-
gion ; et la vérité serait bien plus dans son récit que
dans les lettres entortillées du poète et de son fidèle
Wagnière, qu'il n'infirme point du reste. L'auteur de
1 . Bibliolhèquu de Genève. ManuscriU, Bonnet. Copie de lettres,
i. VI. Lettre de Bonnet à Haller; de ma retraite, le 16 juillet 1777.
2. Ibid., Bonnet. Copies de lettres, l. VI. Lettre de Bonnet à
S ilzer, directeur de l'Académie royale de Prusse; Genthod, le
10 septembre 17 77.
LE COMTE DE FALKENSTEIN A ROCHE. 169
la Eenriade attribue à l'indiscrétion de deux rustres
avinés un mécontentement dont, en bonne justice,
on ne devait pas lui faire éprouver le contre-coup;
est-ce bien sérieux et sincère? Joseph II, irrité plus
que de raison, fera sentir sa méchante humeur à Ge-
nève et à Berne, ce qui tendrait à prouver que l'on
n'avait pas particulièrement en vue le vieux malade
du mont Jura. Mais pouvait-il rendre Genève res-
ponsable des sottises de deux sujets révoltés qui
l'avaient reniée ? et alors pourquoi cette exception en
faveur de l'un des plus illustres citoyens de Berne,
du célèbre Haller ? Car, pour que le contraste soit plus
grand, l'humiliation plus complète, il ira relancer le
savant naturahste dans sa sohtude de Roche.
Cette entrevue entre l'empereur et Haller, qui fit
beaucoup de bruit, était de nature à exalter l'orgueil
d'un simple particulier, tout républicain qu'il fût; ce-
pendant, celui-ci ne parla jamais de cette démarche
du prince, si honorable pour lui, qu'avec une réserve,
une répugnance même qui donnent une grande idée
de son caractère. S'il dut entrer avec ses amis les plus
intimes dans les détails, ce fut, ainsi que nous le di-
sons, avec l'humilité, le détachement du chrétien. On a
conservé quelques hgnes en réponse aux questions dont
on l'accablait, où, bien que reconnaissant l'incom-
parable honneur d'une telle distinction, il se défend de
tout enivrement et de toute exaltation d'amour-propre :
Le comte de Falkenstein, écrivait-il au comte de Lamberg,
est enfin arrivé ici jeudi dernier' ; il n'est pas resté tout à fait
1. 17 juillet 17 77.
170 liODESTlË DE HALLER.
vingt-quatre heures; il n'a voulu ni gardes ni honneurs
quelconques; il n'a été voir que l'arsenal et la grande ter-
rasse; il m'a fait une visite de quarante minules, avec les
cavaliers de sa suite ; il a été bon, familier, facile et d'une
conversation agréable... Il n'a pas voulu voir votre ami
Voltaire. Je suis mauvais raconteur; vous aurez la bonté,
monsieur le comte, de vous contenter de ce peu, qui du
moins est véridique ; je suis d'ailleurs, dans toutes mes
lettres, fort succinct sur cette visite; je ne voudrais pas,
comme l'a fait Zimmermann, publier une conversation que
j'aurais eue avec une tête couronnée; je craindrais d'avoir
trop sacrifié à la vanité.
Il lui disait encore dans une autre lettre :
Si vous me demandez : Le comte de Falkenstein n'a-t-il
pas fait une action d'humanitc?ne m'a-t-il pas honoré infi-
niment et oblige par sa distinction? J'avoue le tout.
Mais si vous me demandez : Cette visite ne vous a-t-elle
pas rendu plus heureux? — Je répondrai bien tristement et
peut-être fanatiquement selon vos vues. Je suis au bord de
l'éternité; mon bonheur, ma félicité sont au delà du tom-
beau; tout ce que je possède en deçà n'est pour moi que
l'affaire d'un moment, une maison de cartes, dorée si vous
voulez, mais qu'un vent inévitable va renverser*.
Le roi de Prusse ressentit cet affront fait à la philo-
sophie aussi vivement que s'il eût été fait à lui-même;
il écrivait aussitôt à D'Alembert : « J'apprends que le
comte de Falkenstein a vu des ports, des arsenaux, des
vaisseaux, des fabriques, et qu'il n'a point vu Vol-
taire; ces autres choses se rencontrent partout, et il
faut des siècles pour produire un Voltaire. Si j'avais
été à la place de l'empereur, je n'aurais pas passé par
1. Biographie de Albert de Haller (Paris, Delay, 1845), p. 277,
278.
MARIE-THÉRÈSB. 174
Femey sans entendre le vieux patriarche, pour dire
au moins que je l'ai vu et entendu. Je crois, sur cer-
taines anecdotes qui me sont parvenues, qu'une cer-
taine dame Thérèse, très-peu philosophe, a défendu à
son fils de voir le patriarche de la tolérance '. » D'A-
lembert lui répondait sur le même ton et sous la même
impression d'étonnement pénible. « J'ai été aussi
surpris que V. M. du peu d'empressement que le comte
de Falkenstein a témoigné pour voir le patriarche
de Ferney, et je ne doute nullement que V. -M. n'ait
deviné juste sur la cause de cette indifférence appa-
rente; car je veux croire, pour l'honneur du prince,
qu'elle n'est pas réelle. On est au moins bien persuadé
que le conseil ne vient pas de sa sœur, qui est, dit-on,
rempUe d'estime pour le patriarche, et qui plus d'une
fois l'en a fait assurer. » (22 septembre.)
Mais il faudra bien consoler cet amour -propre
d'une susceptibiUlé maladi\e par quelques douces et
flatteuses paroles. Le roi de Prusse mandait, le 9 oc-
tobre, à son ancien courtisan : « Monsieur Bitaubé
doit se trouver fort heureux d'avoir vu le patriarche
de Ferney^. Vous êtes l'aimant qui attirez à vous tous
les êtres qui pensent : chacun veut voir cet homme
unique, qui fait la gloire de notre siècle. Le comte de
Falkenstein a senti la même attraction; mais, dans sa
course, l'astre de Thérèse lui imprima un mouvement
centrifuge, qui, de tangente en tangente, l'attira à
1. Œuvres de Frédéric le Grand (Berlin, PreuBs), t. XXV, p. 82.
Lettre de Fréfléric à D'Alembert, le 13 août 1777.
2. Bilaubé, le traducteur d'Homère. 11 Tint à Ferney en octobre
1777.
172 UN PÉCHEUR INCORRIGIBLE.
Genève. » En effet, Marie-Thérèse, paraîtrait-il, avait
fait promettre à son fils de s'abstenir d'une \isite qui
serait considérée comme un acquiescement aux doc-
trines irréligieuses dtr philosophe ; et, deux ans après
(1779), Frédéric assurait à Wagnière que telle était la
raison qui avait déterminé l'empereur à ne pas voir
son maître ' .
Durant cela, cette tête fermentante et bouillonnante,
ce cerveau de quatre-vingt-trois ans, en dépit de l'âge,
sans se laisser effrayer par les exemples de VAgésilas
et de Y Attila^ se remettait à construire de nouvelles
machines, comptant sur ce « diable au corps » sans
lequel, de son propre avis, il n'est rien de vital dans
les arts. Il croit à ses facultés, tout en se déclarant
fini, mort et bien mort. Et c'est beaucoup, si ce n'est
pas tout, que cette confiance qui stimule et décuple
les forces. Toute honte bue, et quelque chose qu'on
en pense, il a sur le chantier une tragédie nouvelle.
Ne vous étonnez pas,. ne vous récriez pas : à l'heure
où nous sommes encore, il n'y en a qu'une ; bientôt il
y en aura deux. « Je me démêlerai peut-être aussi,
1. Longohamp et Wagnière, Mémoires sttr Voltaire (Paris, Andr^,
1826), t, I, p. 418. Examen àe& Mémoires de Bachaumont, à la date
du 19 février 177 8. Madame Campan dit, de son côté : « L'empe-
reur, en quittant la France, passa près du châleau de Ferney et ne
trouva pas convenable de s'y arrêter. 11 avait conseillé à la reine de
ne pas permettre que Voltaire lui Tût présenté. Une Tcmme de la
cour sut l'opinion de l'empereur à ce sujet et lui reprocha son peu
d'enthousiasme pour le plus grand génie du siècle. Il lui répondit,
qu'il ciiercherait toujours à proDter, pour le bien des peuples, des
lumières dues aux philosophes; mais que son métier de souverain
Tempécherait toujours de se ranger parmi les adeptes de cette secte. »
Mémoires de madame Campan (Didot. Collection Barrière), t. X, p. 149.
ANXIÉTÉS DD CRÉATEUR. 173
écrivait-il à d'Argental, en décembre 1776, des affaires
très-embrouillées et très-mal conduites de notre pau-
vre petit pays de Gex; mais je ne me tirerai pas si
bien de l'entreprise dont madame de Saint-Julien
vous a donné si bonne opinion... Le commencement
de l'ouvrage me donnait à moi-même de très-grandes
espérances ; mais je ne vois sur la fin que du ridi-
cule. » Il s'agit d'une femme qui se tue par amour
pour l'époux qu'elle n'aime point, et pour échapper
au meurtrier qu'elle idolâtre. « La pièce, roulant uni-
quement sur le remords continuel d'aimer à la fureur
le meurtrier de son mari, ne pouvait comporter cinq
actes. J'étais obligé de me réduire à trois, et cela me
paraissait avoir l'air d'un drame de M. Mercier. C'est
bien dommage, car il y avait du neuf dans cette baga-
telle, et les passions m'y paraissaient assez bien trai-
tées ; il y avait quelques peintures assez vraies, mais
rien ne répare le vice d'un sujet qui n'est pas dans la
nature... Cela me touche et m'humilie. Un père n'est
pas bien aise de se voir obligé à tordre le cou à son
enfant. Voilà trois mois entiers de perdus, et le temps
est cher à mon âge*. » C'est un moment de découra-
gement qui passera. Après cf. léger dégoût, l'on re-
prendra à nouveau le sujf.t, on l'envisagera sous
toutes ses faces, on recherchera ce qu'il peut donner,
ce qu'avec le temps, une étude patiente, on pourrait y
ajouter. Ce qui le réconforte, ce qui lui a rendu la
confiance, c'est que cette petite drôlerie tragique a
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), l. LXX, p. 194, 195.
Lettre de Voltaire à d'Argental ; 15 décembre 17 7G.
174 AGATHOCLE.
trouvé grâce devant cette nièce si bon juge, dont l'ap-
préciation est d'une infaillibilité absolue. « Ma peur
a été si grande, que je ne voulais pas montrer cet
abrégé de tragédie à madame Denis. Hier j'ai sur-
monté mon dégoût et ma crainte, je lui ai donné la
pièce à lire ; elle a pleuré, et cela m'a rassuré. »
Mais, tandis qu'on le suppose fort occupé à modifier,
à bonifier cette Irène qui le désespère et le charme,
voilà qu'il est aux prises avec une autre drôlerie, pour
parler comme lui, une drôlerie à cinq compartiments,
cette fois. « Vous croyez, tous et M. de Thibouville,
que je ne vous ai invités qu'à un petit souper de trois
services ; il faut que je vous avoue que j'en prépare un
autre en cinq. Le rôti est déjà à la broche, mais le
menu m'embarrasse. Je crains bien de n'être qu'un
vieux cuisinier dont le goût est absolument dépravé.
Vous êtes le plus indulgent des convives; mais il y a
tant de gens qui s'empressent à vous donner à souper,
j'ai tant de rivaux qui me traiteront de gargotier, que
je tremble de vous donner mes deux repas'.» Ce
dernier repas, le plus ample à cette date (car Irène
finira par avoir ses cinq actes, comme il con\ient à
toute honnête tragédie), c'est Agathocle, dont nous
aurons à reparler. Mais ce premier engouement s'a-
paise, l'originalité du sujev d'Irène, la nouveauté de
ce milieu si peu exploité ptr la trop exclusive Mel-
pomèue, ramènent le poëte à une œuvre qui sort des
voies battues et habituelles. «Messieurs et anges, lais-
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. LXX, p. 221. Lettre
de Voltaire à d'Argenlal ; 4 février 1777.
ENTHOUSIASME DE VILLEVIEILLE. ITo
sez là \otre Agathocle, cela n'est bon que pour être
joué aux jeux olympiques, dans quelque école de pla-
toniciens. Je vous envoie quelque chose de plus pas-
sionné, de plus théâtral et de plus intéressant. Point
de salut au théâtre sans la fureur des passions. On dit
qu'Alexis est ce que j'ai fait de moins plat et de moins
indigne de vous. Si on ne me trompe pas, si cela dé-
chire l'âme d'un bout à l'autre, comme on me l'as-
sure, c'est donc pour Alexis que je vous implore, c'est
ma dernière volonté, c'est mon testament... Il n'y a
qu'Alexis qui puisse me procurer le bonheur de venir
passer quelques jours avec vous, de vous serrer dans
mes bras et de pouvoir m'y consoler*. »
Quels étaient ces juges si convaincus, si assurés
du succès? L'assentiment de madame Denis ne prouve
guère ; sa boule blanche est toujours prête, comme
ses sanglots et ses larmes. A cette époque, \illette et
son ami Villevieille étaient à Ferney; et ce dernier,
pour ce qui le regarde, nous donne son appréciation,
dans une lettre à Condorcet, écrite trois jours aupara-
vant, et dont nous extrayons le passage qui concerne
Irèiie :
...Venons k Alexis Comnéne, dont je vous parlai l'année
dernière, et qui n'était alors qu'une esquisse informe. Oh !
ici, l'auteur de Zaïre, d'Alzire, d'Adélaïde Duguesclin, a for-
tifié les crayons de Racine. C'est vraiment une tragédie : on
tire le mouchoir (madame Denis n'avait donc pas si grand
tort?) L'intérêt commence au premier vers, marche et croît
toujours; il y a un rôle de moine de Saint-Bazile qui sera
1. Voltaire, OEuvres complètes (Beachol), f. LXX, p. 359, 3C0.
Lettre de Voltaire à d'Argenlal; 25 octobre 17 7 7.
176 JUGEMENT DE CONDORCET.
neuf j en un mot, M. de Voltaire parait avoir brisé ses an-
ciens moules et en avoir fondé un tout neuf et tout exprès
pour cette pièce. Comme je n'en ai encore entendu que trois
actes, j'y reviendrai dans ma première lettre '.
Ainsi Voltaire s'éteindrait sur un chef-d'œuvre ,
fortune rare pour les plus grands hommes , qui fut
pourtant celle de ce Racine dont on a « fortifié les
crayons ». Mais c'est un homme du monde qui écrit
ces lignes et qui les écrit de Ferney ; et cela nous met
un peu en défiance. Probablement celui à qui elles
étaient adressées, Condorcet, estima qu'il devait y
avoir une notable dose d'exagération dans ces appré-
ciations enthousiastes, et, pour plus de sûreté, il
attendit qu'il fût à même de juger en connaissance
de cause. Alexis lui est communiqué par son auteur,
qui lui demandait d'être franc et sincère, ce qu'il fut,
trop peut-être pour un amour-propre facile à blesser et
à contrister. Nous n'avons point, et nous le regrettons,
les réflexions de Condorcet sur la tragédie de Voltaire ;
la réponse de ce dernier nous laisse entrevoir des cri-
tiques judicieuses, discutées, que l'amitié s'était fait
un devoir de ne pas taire : elle est chagrine, mais sans
amertume, elle est celle d'un homme qui reconnaît
qu'il s'est trompé, dont on désille les yeux et qui,
sans en vouloir à un ami sincère, gémit sur son im-
puissance trop réelle.
J'avais cru, sur la foi de quelques pleurs que j'ai vu ré-
pandre à des personnes qui savent lire et qui savent se
passionner sans chercher la passion, que si cette esquisse
1. Condorcet, OEuvreê (Paris, Didot, 1847-49), 1. 1, p. 15&, ISC.
Lettre de Villevieille à Condorcet; à Ferney, ce 22 octobre.
PAROLES RÉCONFORTANTES. 177
était avec le temps bien peinte et bien coloriée, elle pourrait
produire à Paris un effet heureux. Je m'étais imaginé qu'il
n'était pas absolument impossible d'adoucir la rage de cer-
taines gens, et qu'enfin je pourrais venir vous embrasser et
avoir la consolation de mourir entre vos bras. Je me suis
malheureusement trompé !
Je conviens d|une grande partie des vérités que vous avez
la bonté de me dire, et je m'en dis bien d'autres à moi-
même. Je travaillais à faire un tableau de ce croquis, lors-
que vos critiques, dictées par l'amitié et par la raison, sont
venues augmenter mes doutes. On ne fait rien de bon dans les
arts d'imagination et de goût sans le secours d'un ami éclairé '.
Cette bonhomie inspira quelques remords à TAris-
tarque, qui, tout en maintenant son arrêt, qu'il n'était
pas seul à rendre, laissait la porte ouverte à l'espé-
rance. Sans doute l'œuvre lui paraissait encore impar-
faite f mais il ne dépendait que du poëte de remplacer
les fautes par des beautés de premier ordre. Il ne
fallait que lui indiquer les faiblesses : l'auteur de Mé-
rope et de Mahomet serait toujours plus fort que son
sujet, quand il le voudrait bien.
Mon cher et illustre maître, vous êtes trop bon d'attacher
quelque prix à mes réflexions ; c'est l'amitié qui me les a
inspirées. M. Suard, qui a lu la pièce comme censeur des
spectacles ; M. Turgot, à qui on a cru pouvoir la laisser lire
sans vous déplaire, pensent à peu près comme moi. Nous
trouvons également que si vous daignez faire quelques cor-
rections et vous rendre sévère à vous-même, il ne vous
faudra qu'un peu de temps et de patience pour produire
deux ouvrages qui feront époque dans la littérature. Je ne
suis point surpris de l'effet que la lecture des deux pièces a
1. Condorcet, OEwires (Paris, Didot, 1847-49), t.I,p. 160,161.
Lettre de Voltaire à Condorcet; 12 janvier 1778. N'est pas dans les
Œuvres de Voltaire.
Tiii. 4S
♦7,8 RÉCEPTION B'IRÈNE.
fait à Ferney; j'y*» ti'auvé de quoi justifier l'enthousiasme
et les larmes. Mais songez que vous nous avez accoutumés
à la perfection dans les convenances, dans les caractères,
comme fiacine nous avait accoutumés à la perfection dans
le style; que vous seul avez réuni ces deux perfections, et
que si on est sévère, c'est votre faute *•
Condorcet semble ignorer la lecture et la réception,
à l'unanimité, d'Irène par la Comédie-Française, le
2 janvier de la nouvelle année. Thibouville, dès le len-
demain, apprenait cet heureux événement à son vieil
ami qui, du reste, ne recevait sa lettre que le 17.
D'Argental, La Harpe lui écrivaient, de leur côté. Ce
dernier, dont on avait reçu les Barmécides^ mandait au
papa grand-homme qu'il se retirait devant son maître
et qu'il ne consentirait à être joué qu'après Irène;
à quoi Voltaire répondait qu'il n'acceptait point ce
sacrifice. « J'aurais bien mauvaise grâce à vouloir
passer avant vous. Rien ne serait plus injuste et plus
maladroit. C'est à vous, s'il vous plaît, à vous exposer
aux bêtes le premier, parce que vous êtes un excellent
gladiateur; mais j'ai peur que vous ne soyez dégoûté
vous-même de cette impertinente arène dans laquelle
on est jugé par la plus effrénée canaille... ^. » Le pro-
cédé de La Harpe était généreux, mais il était au moins
égalé par un autre plus inattendu et plus méritoire,
si l'on se reporte au caractère médiocrement cheva-
leresque de Barthe (car il s'agit de lui), et au peu
d'accueil que lui avait fait le patriarche. L'Homme
1. Condorcet, Œuvres {Paris, Didot, 1847-49), 1. 1, p. 162 Lellre
de Condorcet à Voltaire ; ce 19 janvier 1778.
i. Voltaire, Œuvres complèUê (Beuchol), t. LXX, p. 418. Lettre
de Voltaire à La Harpe; 14 janvier 1778.
GÉNÉREUX PROCÉDÉ DE BARTHE. 179
personnel, qui avait été à Ferney l'occasion d'une
comédie plus gaie c[u'aucune de celles de Barthe,
avait été reçu et était une des premières nouveautés
qu'on devait donner- Mais à peine celui-ci apprenait-il
la réception d'Jrène, qu'il s'empressait d'écrire aux
sociétaires un billet trop à sa louange pour n'être
pas reproduit :
On vient de vous lire, messieurs, une pièce nouvelle de
M. de Voltaire. Vous étiez tous prêts à répéter V Homme per-
sonnel. Vous avez un parti à prendre, c'est de n'y plus
penser. Je sais que les nouveautés sont jouées dans l'ordre
de leur réception et qu'il y a des règlemens. Mais quel
homme de lettres oseroit les réclamer en cas pareil? M. de
Voltaire est, comme les souverains, au-dessus des lois. Si je
n'ai pas l'honneur de contribuer aux plaisirs du public, je
ne veux pas du moins les retarder, et je vous invite à le
faire jouir promptement d'un ouvrage de l'auteur de Zaïre
et de Mérope. Puisse-t-il faire encore des tragédies à cent
ans comme Sophocle, et mourir comme vous vivez, messieurs,
au bruit des applaudissemens*.
Mais Voltaire ne se sentait pas encore prêt. Il écri-
vait à d'Argental, le 14 janvier : « Mon cher ange,
M. de La Harpe m'a mandé qu'on avait lu Irène au
tripot. Je serais bien fâché qu'elle fût représentée
dans l'état où elle est; c'est une esquisse qui n'est
pas encore digne de vous et de la partie éclairée du
public. Je vais faire transcrire bientôt la pièce entière,
que je soumettrai en dernier ressort à votre juridic-
tion. » Lekain, à son dernier séjour à Ferney, en
1. Archive» du Théâtre-Français. Registre concernant MM. les
auteurs, du 25 mai 17 72 au 29 novembre 1780, p. 57, 58. Lettre
de Barthe à la Comédie; du lundi 5 janvier 1778.
180 REFUS DE LEKA1N.
août 1776, n'avait pas caché au poëte ce qu'il pensait,
sinon de l'ouvrage, au moins du personnage qui lui
était destiné. La pièce reçue, il allait avoir à se pro-
Doocer. Thibouville le pressait; mis au pied du mur,
il déclara qu'il ne pouvait accepter le rôle de Léonce.
Les amis de Voltaire, encore plus impatients que lui,
avaient envoyé le manuscrit au comité assemblé, qui
faisait écrire aussitôt par son semainier au marquis
que, rien n'étant possible sans la distribution de la
pièce, il le priait de lui envoyer une réponse avant
qu'il se séparât *. Cette réponse ne se fit pas attendre :
Il est malheureusement indispensable et nécessaire de
suspendre pour ce moment les préparatifs d'Irène. M. Lekain
ose refuser à M. de Voltaire de jouer le rôle d'Alexis, qu'il
vient de faire pour lui. Je ne puis plus aller en avant, qu'il
ne soit instruit de cet événement qu'il étoit loin de prévoir.
C'est une douzaine de jours de délai forcé, sur lesquels on
verra encore d'ici à demain, à l'heure de l'assemblée, s'il y
auroit quelque autre tempérament à prendre. Je suis aussi
fâché que messieurs les comédiens de ce retard, dont j'abré-
gerai les jours le plus qu'il me sera possible.
L'on n'avait guère laissé le loisir de la réflexion à
1. « Monsieur, le comité, actuellement assemblé, vient de rece-
voir les rôles de la pièce d'Alexis de M. de Vollaire ; mais il a l'hon-
neur de vous observer que ce n'est rien sans la distribution qu'il
vous prie de vouloir bien envoyer, afin que cliaque personne puisse
apprendre son rôle, et que l'on puisse faire passer cet ouvrage sous
les yeux du public, et satisfaire en cela l'impatience qu'il doil avoir
d'admirer et d'applaudir encore de nouvelles productions de ce grand
homme. Nous vous prions de nous envoyer voire réponse avant que
nous nous séparions. » Archives de la Comédie-Française. Registre
concernant MM. les auteurs, 25 mai 1772 au 29 novembre 1780,
p. 58, 59. Lettre du semainier à M. le marquis de Thibouville;
dimanche 11 janvier 1778.
TAXÉ DUREMENT PAR M. DE THIBOUVILLE. 181
ThibouviJle; mais il était douteux que cette réponse
décisive qu'on lui demandait, il la pût donner, le len-
demain, dans le sens du moins. d'une solution satis-
faisante.
Les préparatifs d'Irène se trouvant suspendus forcément
parle procédé indigne et révoltant de M. Lekain pour son
bienfaiteur, M. le marquis de Thibouville prie M. Préville de
vouloir bien faire part à l'assemblée de ses propositions
que voici. Il ne peut écrire à M. de Voltaire que demain
mardi 13, jour du courrier. Il ne peut avoir réponse que
le 23 ou le 27 : cela fait quinze jours de délai.
L'intention de M. de Voltaire ni de ses amis n'est point
que la déférence de messieurs les comédiens pour lui leur
occasionne aucun dérangement nuisible ci leurs intérêts. Le
délai dequinze jours dans cette saison peut être une perte
pour eux; ils sont les maîtres de prononcer là-dessus et de
prendre le parti qu'ils jugeront à propos, ou d'attendre la
réponse de M. de Voltaire pour suivre aussitôt le premier
projet sur sa pièce, ou de se mettre tout à l'heure à celle
de M. Barthe, et de ne donner Irène qu'immédiatement
après.
M. de Thibouville prie M. Préville d'avoir la bonté de lui
envoyer Rouzeau avec un mot d'écrit, pour l'instruire de ce
qui aura été décidé à l'assemblée, afln qu'il en fasse part à
M. de Voltaire : il lui sera très-obligé *.
Si nous avons reproduit ces deux billets c'est que
l'un d'eux, tout au moins, souleva au sein du tripot
une véritable tempête. Fort probablement, Lekain
n'était pas présent à l'assemblée du dimanche. En
revanche, il se trouvait à la réunion du lundi et placé
des mieux pour ne rien perdre des jolies choses à son
1 . Archives de la Comédie- Française. Registre concernant MM. les
auteurs, 25 mai 17 72 au 29 novembre 1780, p. 68 v» et 69. Billet
de M. le marquis de Thibouville à la Comédie; du 12 janvier 17 78.
ISZ THMPÊTE A LA COMÉDIB..
adresse. La lettre fut ouverte et lue publiquement.
L'on comprend sa fureur devant ce panégyrique peu
tendre qui tenait beaucoup du réquisitoire.. Il crut à
un concert et s'emporta contre le lecteur fort innocent,
pourtant. Les têtes s'échauffèrent, les gros mots s'en
mêlèrent, le tumulte et le scandale furent au comble,
les uns prenant parti pour lui, les autres ravis, au
fond, de voir humilier un camarade despote, arro-
gant, comme ne manquent pas de l'être ceux que la
fortune favorise * .
Dans toute cette affaire, l'attitude de Voltaire sera
aussi digne que circonspecte ; ii écrivait, le 19 janvier,
à Lekain une lettre où il n'est question ni de récrimi-
nations ni de reproches. Il semble même ignorer les
rapports plus que tendus de Thibouville avec le
Roscius de la Comédie-Française, bien qu'il eût reçu
le jour même les dépêches du marquis. Il parle de
l'ouvrage en homme qui sent le péril, voire le ridicule
de courir, à son âge, de pareilles aventures ; et s'il
l'a poussé au point où il en est, ce n'est que grâce aux
encouragements et aux sages critiques d'amis qu'il
respecte. « J'y travaillais nuit et jour malgré ma mau-
Y£Hse santé, et j'espérais qu'à Pâques j'aurais pu, par
ma docilité et ma déférence à leurs lumières, rendre
la pièce moins indigne de vous. Je me flattais même
que vous pourriez jouer le rôle de Léonce, qui n'est
pas fatigant, et que vous auriez rendu très-imposant
par vos talents sublimes. » Rien ne presrse. La pièce
. 1 . Mémoires secreti pour senûr à Phistoire de In République des
lettres (Londres, John Adainson), t. XI, p, 63, 64; IC et 18 janyièr
1778.
LONGANIMITÉ DU POÈTE. 183
n'a même été communiquée à l'aréopage tragique
que pour connaître son sentiment et s'édifier de ses
conseils. Quant à la produire, il ne fallait pas y songer
pour le présent. C'était à lui de la polir, d^en perfec-
tionner la donnée, d'en châtier les détails, de façon à
ce qu'elle pût être représentée pour Pâques , avec
quelque chance d^être soufferte. L'auteur de Tancrède
finissait par des assurances de tendresse et d'attache-
ment faites pour inspirer quelques remords à cet
ingrat qui aurait dû se souvenir de la bienveillance
dont il avait été l'objet, à une époque oij il était
obscur, inconnu, et sans protecteur.
Les papiers publics disent que vous vous remariez. Je vous
en fais mon compliment Irès-sincère, Je doute de ce mariage,
puisque vous n'avez pas daigné m'en instruire.
Si la chose est vraie, je pense que la fatigue de vos noces
ne vous mettrait pas dans l'incapacité de jouer l'ermite
Léonce, qui n'a pas de ces passions qui ruinent la poitrine,
et qui parle de la vertu d'une manière qui semble être dans
votre goût. Si vous aviez donné ce rôle à un autre, je crain-
drais de m'y opposer, car je suis très-sûr que vous auriez
bien choisi. J'ai toujours compté sur votre amitié depuis le
jour où je vous ai connu. Le temps a fortifié tous les senti-
ments qui m'attachent à vous*...
n ne voulait à aucun prix se brouiller avec Lekain.
n espérait encore le faire revenir sur sa résolution,
et semblait, en fin de compte, résigné à confier le rôle
à celui qu'il désignerait à sa place. S'il eût pu prévoiries
emportements de Thibouville, il l'eût supplié d'imiter
sa longanimité. Faute de mieux, il écrit à d'Argental
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 424, 425.
Lettre de Voltaire à Lekaia ; Ferney, 19 janvier 1778.
184 SENTENCE DE M. DE FÉRIOL.
pour empêcher leur ami commun de pousser plus
loin les choses *, et, s'adressant directement au trop
bouillant marquis :
Vos deux lettres du 13 janvier, lui disait-il, me parvinrent
hier dimanche, 19 janvier. Je reçus en même temps celle
de l'homme en question, et je crois que mon devoir est de
vous l'envoyer. Je vous la dépêche donc sous le couvert de
M. d'Argentai, et je vous répète ce que son oncle, M. de
Fériol , ambassadeur à Constantinople, disait des Turcs :
« Il n'y a d'honneur ni à gagner ni à perdre avec eux. »
Je pense, en effet, monsieur le marquis, que vous ne
devez, en aucune façon, vous compromettre... Oubliez,
encore une fois, les ingrats, et ne vous ressouvenez que des
cœurs reconnaissants. Madame Denis et M. de Villette sont
tout aussi étonnés que moi, et ils sont persuadés qu'il faut
tout oublier jusqu'à nouvel ordre*.
Dans sa lettre à Condorcet qu'on a lue plus haut,
comme dans celle à d'Argental du 25 octobre. Voltaire
indique clairement qu'il compte sur son Irène pour
préparer, expliquer ou excuser ce voyage et ce séjour
à Paris, auxquels il rêve depuis tant d'années. Ses
1. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 4 25, 426.
LeUre de Voltaire à d'Argental; Ferney, 20 janvier 17 78.
2. Ibid., t. LXX, p. 427, 428. LeUre de Voltaire à Thibouville,
même jour. Thibouville, conformément à ces instrucUons, adressait
à la Comédie le billet qui suit, daté le 4 février, mais qu'elle ne
recevait que le 7 : « M. de Voltaire mande par le courrier d'Iiier
qu'ayant appris plusieurs critiques faites sur Irène depuis la lecture,
il y veut faire des changemens. Que son âge et sa santé ne lui per-
mettant plus de presser son travail, il prévoit que la pièce ne peut
être prête avant Pâques. M. le marquis de Thibouville ne perd pas
un moment pour en informer MM. les comédiens, afin qu'ils aient le
temps de s'arranger pour le carême, et de ne compter sur la pièce de
M. de Voltaire que pour la rentrée. » Archives de la Comédie-
Française. Registre concernant M.M. les auteurs, du 25 mai 1772 au
0 novembre 1780, p. 59.
SITUATION PRÉSENTE. 185
aspirations vers cette capitale de toutes les intelli-
gences, vers ce Paris incomparable dont il a été
tenu à distance la meilleure partie de sa vie , nous
les avons relevées à l'occasion, ainsi que l'opiniâtreté
haineuse de Louis XV qui, sans volonté pour tout le
reste, sut, dans ce seul cas, demeurer inflexible, en
dépit de ses ministres, en dépit des prières de madame
de Pompadour, en dépit des instances de madame du
Barry qu'on avait gagnée, elle aussi, à sa cause. Mais
il n'est plus, ce Louis le Bien-Aimé, si peu digne d'un
tel surnom, si peu digne des louanges qu'on lui déco-
chait de Ferney. L'avènement de Louis XVI, qu'on
appellera Sésostris par une flatterie dont on attendait
merveille, ne modifia guère la situation. Au fond,
M. de Maurepas, ce Mentor si frivole sous ses cheveux
blancs, ne se sentait qu'une médiocre tendresse pour
l'auteur de la Eenriade; et le jeune prince , d'une
piété si réelle, ne pouvait éprouver, de son côté, que
de la répulsion pour un écrivain irréligieux dont les
dangereuses productions ne méritaient pas sa bienveil-
lance. Mais Voltaire désirait trop de revoir le théâtre
de ses premiers succès pour ne pas s'illusionner sur
les intentions du nouveau souverain, dont on chantait
universellement les vertus, et qui ne voudrait pas, à
coup sûr, persécuter un vieillard auquel il ne restait
peut-être pas six semaines à vivre. D'ailleurs, qu'avait-
il à redouter? que pouvait-il craindre? l'avait- on
chassé ?
Rien ne m'empêcherait, écrivail-il à Chabanou, au com-
mencement d'août nTîî, de faire cette folie, si j'en avais
envie.
iS6 COMPLOT QïfNÉRAt.
n n^y a jamais ev: d'exclusion formelle. J'ai toujours cohh
sepvé ma charge, avec le droit d'ea faire les fonctions. Si
je demandais permission, ce serait faire croire que je ne
l'ai pas.
Que les dieux ne m'ôtent rien,
C'est tout ce que je leur demande.
Les djeux ne me prieront pas sans douté de venir dans leur
Olympe, et je ne les prierai pas de m'y donner une place •.
Plus de deux années s'étaient écoulées, sans qu'on
eût jugé le moment venu de risquer le voyage. Cepen-
dant, on se mourait d'impatience non moins que de
vieillesse, et la pensée d'une entreprise que l'âge et
tout autant le peu de bonne volonté des puissances
rendaient bien hasardeuse, était la pensée, la persé-
cution de ses jours et de ses nuits. Ajoutons que, loin
d'être combattues, ses espérances et ses impatiences
étaient encouragées, surexcitées par madame Denis,
qui avait assez de Ferney, qui rêvait de Paris, elle aussi,
et appelait de tous ses vœux l'heure de s'éloignej' luie
bonne fois de ce misérable pays de Gex, le bout du
monde pour cette tête éventée, demeurée jeune par le
caractère, si elle avait cessé de l'être, et depuis long-
temps, à tous autres égards. Wagnière, qui ne l'aime
point, lui fait assumer la responsabilité d'un voyage
dont les résultats devaient être si funestes. C'était, du
reste, un complot général de tous les amis du poëte;
tandis que d'Argental et Thibouville mettaient tout
en œuvre pour désobstruer la voie, Villette et Ville-
vieille lui répétaient à tout instant que sa tragédie avait
1. Voltaire, (Envres complètes (Beucliot), l. LXIX, p. 324. Lettt«
de Voltaire ù Chabanon ; 3 auguste 17 75.
CONSTËRNATrOir DE LA COLONIE. f8t
besoin de lui à Paris, et la défection de Lekain n'avait
donné que plus de poids à cet argument de toutes les
minutes.
Mais c'était prêcher un converti. Il écrivait, le
2 février, à M. de Vaines : <f Vous me parlez de
voyages : vous m'attendrissez, et vous faites tressaillir
mon cœur... Mais j'ai bien peur de ne faire incessam-
ment que le petit voyage de l'éternité, car je suis roué;
et mon corps est en lambeaux pour avoir été ces
jours passés à Syracuse et à Constantinople ' : j'ai été
si horriblement cahoté que je ne peux plus me re-
muer. » Entendez cela au figuré, car il fallait qu'il en
fût tout autrement au physique pour que, deux jours
après, sans plus de gêne, il montât, avec Wagnière
et un cuisinier, dans la voiture qui le devait mener
à Paris.
Ce fut un dur et triste moment pour la colonie.
La douleur et la consternation étaient peintes sur
tous les visages. Des pressentiments trop fondés
serraient la poitrine de ces braves gens qui vinrent,
en sanglotant, lui souhaiter un bon voyage et un
prompt retour. Ce retour, il le leur promit. Dans six
semaines au plus tard, il serait au milieu d'eux, pour
ne plus les quitter. Était-il sincère? Wagnière l'assure,
et nous le croyons. Il en eût été autrement, que le
patriarche eût songé apparemment à mettre en ordre
ses manuscrits et tous ses papiers; ce qu'il avait
négligé de faire. Madame Denis et le ménage Villette
étaient partis, l'avant-veille (3 février), en fourriers,
I . Âgathocle et Iriiie.
188 LE PÈRE ADAU DISGRACIÉ.
pour disposer toutes choses à l'hôtel de la rue de
Beaune, où Voltaire acceptait un logement. Et le père
Adam ? On s'étonne et l'on regrette de ne pas le voir
prendre place auprès du châtelain; le seigneur de
Ferney ne se devait-il pas d'entrer dans Paris, son
chapelain à ses côtés, pour protester, une fois de plus,
contre ce vernis d'irréligion dont ses ennemis le
noircissaient si odieusement, et, disons-le, si injuste-
ment? Mais le père Adam était tombé en disgrâce,
et avait été congédié l'année précédente.
La faveur l'avait gâté comme elle en a gâté bien
d'autres ; elle l'avait rendu important, taquin, brouillon.
Il était devenu d'une société insupportable et occa-
sionnait des chiffonneries continuelles, tant avec les
gens du dehors qu'avec les personnes de la maison.
Nous l'avons vu, dans une circonstance, aux prises
avec Bigex dont il occasionna le renvoi. Madame Denis,
qui redoutait son influence, fort probablement, ne
fut pas étrangère à cette révolution de palais. « Il
quitta Ferney, en 1776, dit l'abbé Depery, n'empor-
tant que la douleur d'y avoir passé plus de dix ans
sans que ses paroles et ses exemples eussent produit
aucun fruit dans le château de son hôte '. » Est-ce
bien sérieux ; et l'abbé Depery peut-il avoir ignoré
quel homme et quel prêtre était le père Adam, si
parfaitement abandonné et renié par ses anciens con-
frères des Jésuites de Dijon? le père Adam serait-il allé
chez Voltaire, serait-il resté (non pas dix mais treize
1. L'abbé Depery, Bioijraphie des hommes célèbres du départe-
ment de l'Ain (Bourg, Boîtier, 1835), t. I, p. 134.
LE MAITRE DE POSTE DE BOURQ-EN-BRESSE. 189
années ') à Ferney , s'il eût été un ecclésiastique
digne, un prêtre qui respectât sa robe ; et faut-il que
l'esprit de corps s'étende jusque sur lui? Que devient
alors l'autorité de l'historien , et comment s'en rap-
porter à son dire, lorsqu'il avancera des faits peu
croyables et entendus de lui seul, ce qui sera le cas
de l'abbé Depery, dans la suite? Le père Adam figurait
dans les anciens testaments pour un legs sor table, qui
disparut dans le dernier. Cependant , de temps à
autre, l'auteur de la Eenriade lui faisait passer dans
sa retraite quelque argent, dont Wagnière avait con-
servé les reçus. Il pouvait vivre, en somme; il n'était
point sans ressources et jouissait d'un revenu de huit
C(uits livres ^.
La première couchée eut lieu à Nantua. A Bourg-en-
Bresse, tandis qu'on changeait de chevaux, le poëte
fut reconnu, son carrosse entouré, et il ne réussit à se
dégager de cette foule enthousiaste qu'en se sauvant
dans une chambre du rez-de-chaussée de la maison de
poste où il s'enferma à clef. Le postillon amenait un
assez méchant cheval qu'il se mettait en devoir d'at-
teler, lorsque le patron, un M. Bon, qui, en toute autre
circonstance, n'y eût qu'applaudi, lui ordonna d'aller
en chercher un plus honnête et plus digne de Tillustre
voyageur. « Va bon train, ajouta-t-il avec un juron,
crève mes chevaux, je m'en f..., tu mènes M. de Vol-
taire. » Ils couchèrent, la seconde nuit, à Sanecey et
1. Le père Adam venait s'établir à Ferney en 1*63.
2. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltairr. (Paris, André,
1826), t. I, p. 56, additions au Commentaire historique, et p. 401^
Examen des Mémoires de Bachaumont (1776).
iBO L'HOTEL J)E LA CJIOIX-D'OB.
arrivèrent le troisième jour (7 jiiiii) à Dijon, où le
poète avait à solliciter pour uae demande eo rescision
d'4)utre moitié dans le prix d'une maison achetée au
nom de madame Denis, et qui avait été démolie afin
d'en englober l'emplacement dans les pourpris du
château de Ferney. 11 était descendu à l'hôtel de la
Croix-d'or*. Cette niaison, qui porte le numéro 18 de
la rue Guillaume, a conservé presque intégralement
son antique physionomie. Elle est la moins élevée de
toutes celles qui l'entourent; ses fenêtres sont étroites
et irrégulières. A l'entrée, on remarque encore im&
porte à consoles , quinzième siècle , surmontée d'un
écusson à trois têtes de bœuf. Le premier soin de Vol-
taire fut d'aller relancer son procureur, appelé Mau-
rier, Araoult son avocat, qui était également profes-
seur à l'université de droit de Dijon, et son rapporteur
Nicolas Quirot de Poligny. Après ces visites obliga-
toires, il rentra à son auberge où on le savait arrivé
et devant laquelle la foule ne tarda pas à s'amasser.
Plusieurs personnes de la première distinction vin-
rent lui rendre visite. Des curieux fanatiques graissè-
rent la main des servantes de la Croix-dOr pour lais-
ser la porte de sa chambre ouverte. Mais ce n'est rien
auprès des folies qu'on raconte. Quand l'auteur de la
Henriade descendit pour souper dans la salle basse
qui existe encore, de jeunes enthousiastes revêtirent
le costume des garçons pour le servir à table à leur
heu et place, et se repaître ainsi de la vue du grand
écrivain, qui, sans doute, n'en fut pas mieux servi.
1. Aujourd'hui auberge <Lafi£r.
ESSIBU JBOMf U. 19)
Dans la soirée, une sérénade lui était donnée sous les
fenêtres de sa chambre à coucher ouvrant sur la rue
de Mahly'. Voltaire avait à Dijon un grand nombre
d'amis et de relations, qu'il ne vit pas et auprès de qui
il dut s'excuser, entre autres ce bon dormeur de Ruffey,
avec lequel, à un précédent voyage, en novembre 1754,
lui et sa nièce demeuraient toute la nuit à causer entre
une ou deux bouteilles du meilleur cru bourguignon ^.
« Si en passant par Dijon j'avais été le maître d'un
moment, écrivait-il à l'aimable président, le 20 fé-
vrier, je l'aurais employé à me mettre aux pieds de
l'académie; ce n'est pas en courant la poste que je
dois la remercier de toutes ses bontés '. »
L'auteur de Zaïre poursuivait sa route dès le len-
demain, et poussait jusqu'à Joigny, où il passait la
nuit. On s'était arrangé pour arriver le même jour à
Paris ; c'était compter sans l'essieu du carrosse, qui se
rompit à une lieue et demie de Moret où l'on dépêcha
en toute hâte un postillon. M. deVillette accourait, de
son côté, opérer le sauvetage du poète qu'il recueillait
dans sa voiture et que cette aventure avait rendu un peu
inquiet. Mieux valait encore aller plus lentement et ne
point se briser les os. Aussi Wagnière eut-il mission de
recommander aux postiUons de se modérer : « Dites-
1. Mignard, Voltaire et ses contemporains bourguignons (Dijon,
1874), p. 137, 138.
2. Voir la cinquième série de ces étude«, Voltaire aux Délices,
p. 58, 59.
3. Mêmes recommandations àMaret pour l'excuser auprès de l'Aca-
démie de Dijon. Mais il espère bien réparer ses torts à la. mi-carême.
Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 448. Lettre au docteur Martt ;
Paris, 20 février 17 78.
i92 VOLTAIRE RECONNU K LA BARRIÈRE.
leur qu'ils mènent un malheureux qui va se faire
tailler à Paris '. » Nos voyageurs s'arrôtaient aux
portes de la grande ville, le 10 février, vers les trois
heures et demie du soir^.
A la barrière, les commis demandèrent si nous n'avions
rien contre les ordres du roi. Ma foi, messieurs, leur répondit
M. de Voltaire, je crois qu'il n'y a ici de contrebande que moi.
Je descendis de carrosse pour que l'employé eût plus de
facilité à faire sa visite. L'un des gardes dit à son camarade :
C'est, 'pardieulM. de Voltaire. Il tire par son liabit le commis
qui fouillait, et lui répète la même chose en me fixant; je
ne pus m'empôcher de rire. Alors tous, regardant avec le
plus grand étonnement, mêlé de respect, prièrent M. de Vol-
taire de continuer son chemin '.
Ce voyage s'était effectué, du reste, sous les meil-
leurs auspices, car, à cette époque, un accident de
voiture n'était pas chose à laquelle on dût s'arrêter.
t. Depery, Biographie des hommes célèbres du département de
l'Ain (Bourg, Boîtier, 1835), 1. 1, p. 160.
2. Nous trouvons, dans une des nombreuses publications sous le
manteau, celte anecdote assez étrange qu'on prétendait tenir de
Voltaire lui-même. Cela se serait passé à un relais de poste, où le poëte
avait mis pied à terre. « J'ai apperçu (c'est lui qui parle) à quelques
pas un vieillard vénérable, à peu près de mon âge, et qui, assuré-
ment, éloit plus ingambe que moi. Je me suis approché de lui, et,
l'examinant de plus près, j'ai cru le connoîlre, et je lui ai dit :
« Monsieur, je vous demande bien pardon, mais vous ressemblez
beaucoup à un enrant que j'ai vu il y a soixante-dix ans. Cet homme
me demanda où et quand j'avois vu cet enfant? Et quand je lui eus
tout expliqué, il m'a dit : C'étoit moi. Et après m'être nommé à
mon tour, nous nous sommes embrassés. » L'Espion anglais (Lon-
dres, John Adamson), t. VIII, p. 29G. Cela est extraordinaire, à
coup sûr, et l'on voudrait savoir quel était ce vieillard, dont après
tout le nom fort probablement ne nous apprendrait rien.
3. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
1826), t. 1, p. 121, 122. Voyage de Voltaire à Paris, 1778.
ORESTE ET PYLADE. 195
Plein de santé, soutenu, transporté par l'idée de ren-
trer dans ce Paris qu'il avait craint de ne plus voir, il
s'était transformé, il avait vingt ans; il faisait des ni-
ches à l'honnête Wagnière, qu'il voulait griser pour
qu'il sût ce que c'était une fois dans sa vie, lisant, rai-
sonnant et déraisonnant, contant cent histoires à mou-
rir de rire. Après une courte halte à l'hôtel de la rue
de Beaune (hôtel qu'il avait habité jadis, avec son ami
Thiériot, lors de sa grande intimité avec la présidente
de Bernières), Voltaire allait d'un pied allègre rendre
visite à l'ange gardien qui, depuis quelques années,
avait échangé son domicile de la rue de la Sourdière
contre une maison du quai d'Orsay *. D'Argental était
absent; mais son vieil ami était à peine de retour
dans l'appartement que M. de Villette avait laissé à sa
disposition, que celui-ci apparaissait. On n'essayera
point de rendre la douce, la vive émotion de ces deux
vieillards, de ces deux camarades d'enfance, octogé-
naires tous les deux, et que leijr méchante étoile avait
tenus séparés, la meilleure portion de leur longue
existence.
Après ce premier épanchement un peu confus, ils
en vinrent à parler avec moins de désordre. D'Argental
apprenait à l'auteur de Mahomet et de Tancrède qu'on
avait enterre Lekain, mort l'avant-veille (8 février)
d'une fièvre inflammatoire qui s'était déclarée à la suite
1 . Cet hôlel de la rue de la Sourdière avait une entrée, la princi-
pale même, rue Saint-Roch, vis-à-vis de la rue d'Argenteuil. Ce fut
en 1765 que d'Argenlal alla demeurer quai d'Orsay, non loin du
bailli de Froulay, ambassadeur de Malte. Almanach royal, 1765,
p. 134.
vin. ^3
«94 MORT DE LEKAIN.
d'une représentation à' Adélaïde Duguesclin, dans la-
quelle il sembla se surpasser lui-même '. Il avait dé-
buté à la Comédie-Française dans le rôle de Titus de
la tragédie de Brutus; il se faisait applaudir pour la
dernière fois dans une tragédie de Voltaire, coïnci-
dence qui ne laissa pas d'être remarquée. Mais l'em-
portement de son jeu n'aurait pas été la vraie cause de
cette maladie subite, foudroyante, que tout l'art de
Tronchin fut impuissant à combattre; et il faudrait en
rendre responsables les ardeurs d'un amour trop impé-
tueux à un âge qui était loin d'être celui de la jeu-
nesse^. A cette triste nouvelle, Voltaire ne put retenir
un cri de douleur. Il oublia quelques légers griefs,
grossis peut-être, devant un malheur qui était un deuil
universel pour la scène française comme pour lui, et
déplora cette perte irréparable avec une sensibilité qui
n'était pas jouée. Mais la foule des amis et des importuns
l'arrachait forcément à l'impression produite par le
lugubre récit.
Il aurait à recevoir la ville et la cour. Paris et Ver-
sailles se préparaient à assiéger cet hôtel de la rue
de Beaune, qui allait concentrer et absorber la curio-
sité et l'attention publiques. Le salon de M. de Vil-
lette et la chambre du poëte ne désemplirent plus,
car quelque lassitude que dût causer une multitude
sans cesse renaissante à un vieillard pour lequel le
1. La Harpe, Corretpondance /{'((éraire (Paris, Migneret, 1804),
t. Il, p. 202, 203.
2. Grimrn, Correspondance littéraire (Paris, Furne), t. X, p. 487.
Celle cause plus réelle eùtélé sa passion désordonnée pour une dame
Benoit, qu'il élail à la veille d'épouser. Lekain élaildaus sa cinquanle-
huitième année, élant né le 14 avril 1728.
LA COUR ET LA VILLE. 19S
repos aurait été le premier besoin, l'accès fut ouyert à
tous, tous furent accueillis parle vieux solitaire du mont
Jura avec une politesse, une courtoisie qui n'avaient
rien de banal : il aura toujours un mot aimable et par-
ticulier pour chacun, et le visiteur, qui aura été re-
connu, auquel on aura répondu par quelque allusion
flatteuse à un passé dont le souvenir ne s'était pas
effacé, se retirera enchanté. L'on était reçu par la mar-
quise de Villelte et madame Denis, qui se tenaient au
salon. Un valet de chambre allait avertir M. de Voltaire.
D'Argental et le mari de belle et bonne se chargeaient,
l'un et l'autre, de présenter ceux que le philosophe ne
connaissait point; dans les intervalles, l'infatigable
malade rentrait dans son cabinet et dictait à Wagnière
des corrections pour sa tragédie à' Irène. Mais on pres-
sent les inévitables conséquences d'une existence ainsi
surmenée, au sortir de cette paix du corps et de l'es-
prit dont il jouissait naguère, autant que lui permet-
taient la sensibiUté et l'impétuosité d'une organisation
toute de nerfs. « M. de Voltaire, s'écrie Linguet, a
quitté subitement ces bois de Ferney qu'il a chantés,
ces maisons de Ferney qu'il a bâties, ce repos de
Ferney dont il étoit si satisfait, pour la boue, le fracas
et l'encens de Paris. Lui seul pourra dire, dans quelque
temps, s'il a gagné à cet échange*. » Toute la jour-
née du lendemain, il demeura dans sa robe de chambre
et en bonnet de nuit, et reçut ainsi la moitié de Paris.
Je ne l'avais point vu depuis dix ans, nous dit La Harpe,
et je ne l'ai trouvé ni changé ni vieilli. Lui-même nous a lu
I. Linguet, ilRRaie«po/in'4u««,dvi/e«e(Ut(érair«< (Londres, 1778),
t. in, p. 387.
196 UN CORPS D'ACIER.
le cinquième acte de sa tragédie; il est encore tout plein de
vie; son esprit, sa mémoire n'ont rien perdu. L'Académie
lui a envoyé une députation composée de trois de ses mem-
bres : M. le prince de Beauvau, MM. de Saint-Lambert et
Marmontel, pour le féliciter sur son retour'. Il est question
de donner pour lui une séance publique extraordinaire, ce
qui est jusqu'ici sans exemple; mais il est bien fait pour
être une exception en tout. On ne sait pas encore quelle
espèce de triomphe on lui décernera; pour moi, je voudrais
qu'il fût couronné sur le théâtre. Peut-on accumuler trop
d'honneurs et de jouissances sur les derniers jours d'un
grand homme qui a tant de fois charmé la nation * ?
Tronchin, lui-même, est émerveillé de l'élasticité,
des puissantes ressources de cette organisation qui
semble avoir à peine le souffle :
Votre vieux voisin, écrivait-il le 15 février (probablement
à Tronchin des Délices), fait ici une très-grande sensation.
S'il y résiste, il faut que son corps soit d'acier. Il m'a écrit
un billet doux en arrivant ; il n'a, dit-il, pour le moral et le
physique, de confiance qu'en moi. Je l'ai trouvé toujours le
môme, toujours ayant peur de son ombre, ne se croyant pas
en sûreté. 11 ira demain à Iléraclius; on lui réserve quelques
folies : vous les saurez '.
1. Jeudi, 12 février 1778. Les trois députés partirent à la fin de
la séance, accompagnés de presque tous ceux qui élaient présents à
l'Assemblée, dit le procès-verbal. A la séance du 14, le prince de
Beauvau dit que M. de Voltaire avait reçu avec la plus vive recon-
naissance la députation de l'Assemblée, et qu'il avait prié MM. les
députés et tous les académiciens présents d'assurer la compagnie de
tous les sentiments dont il était pénétré pour elle, et dont il aurait
l'honneur de venir l'assurer lui-même, dès que sa santé lui permet-
trait de s'acquitter de ce devoir. Secrétariat de l'Institut, Registre de
l'Académie française, 1745-1793.
2. La Harpe, Correspondance littéraire (Paris, Migneret, 1804),
t. II, p. 204.
3. Courtat, Défense de Voltaire contre ses amis et ses ennemis
(Paris, Laine, 1872), p. 48. Extraits des manuscrits de Tronchin.
FROIDEUR DE TRONCHIN. 197
Dans une lettre à Bonnet, Tronchin disait deux jours
après, en parlant de son malade : « Il avait imaginé
que je ne voudrais pas le voir, et cette imagination le
tourmentait. Au débotté il m'a écrit. » Cette « imagi-
nation » n'était pas sans quelque fondement. Les cir-
constances, si l'on veut des torts^ avaient mis fin,
entre les deux amis, à des relations qu'interrompait
d'ailleurs le départ du docteur. Dans le courant d'août
1777, madame Denis avait été prise assez violemment :
Voltaire suppose que c'était la suite et le renouvelle-
ment d'un catarrhe dont elle avait été attaquée dix-huit
mois auparavant. Celle-ci s'adresse à Tronchin, avec
l'intention d'aller à Paris se faire soigner; mais les mau-
vais temps la forçaient à ajourner tout au moins son pro-
jet. Le docteur lui repondit par une lettre aimable où
il était fait allusion au changement qui s'était opéré
dans les sentiments de son oncle. Et Voltaire de prendre
la plume aussitôt pour se défendre d'une accusation
si peu méritée. « J'ai vu, monsieur, une lettre char-
mante entre les mains de madame Denis; celui qui l'a
écrite ne s'est trompé que dans un seul point : il
ignore que je suis incapable de cesser un moment
d'être attaché du fond du cœur à un grand homme. »
La lettre de Tronchin, en réponse à celle de Voltaire,
ne laisse pas d'être pointue, sous sa politesse. L'auteur
de Zaïre l'a traité de « grand homme » et il s'em-
presse de répudier ce titre, qui n'est pas celui auquel
il vise.
... Mon ambition, depuis bien des années, se borne à être
un bonhomme et à mériter par ma bonhomie l'attachement
de mes amis, auxquels je suis très-fidclc et qui me l'ont été
198 CRAINTE MOTIVÉE DE VOLTAIRE.
aussi. Votre silence de dix ans et quelques traits par-ci par-
là m'ont fait craindre que vous ne fussiez plus mon ami.
N'ayant rien à me reprocher, j'ai vu que la règle de la
bonhomie avait aussi ses exceptions, mais qu'il ne fallait
pas y renoncer parce que la règle était bonne; l'amitié
constante de madame Denis m'en est une preuve très-chère.
Si les circonstances lui eussent permis de faire un petit
voyage à Paris, mon empressement à la convaincre du retour
que je lui donne l'aurait satisfaite, et moi aussi. Daignez,
monsieur, l'en assurer... Dix ans de séjour ici ne m'ont pas
changé; je suis toujours le même. Je vous prie d'en être
persuadé'...
Ces reproches manquent assurément de cordialité,
l'amertume qui s'y m^le n'est pas le résultat d'un reste
d'attachement, et l'on comprend que Voltaire craignît
qu'il refusât de le voir. C'était offenser le médecin.
Quant à l'ami, nous verrons qu'il n'existait guère; et
au chevet de l'illustre malade, selon sa pente, du reste,
il ne fera que de la physiologie, assistant en indiffé-
rent à une fin qui l'épouvantera sans l'émouvoir. Mais
disons que les dégoûts ne lui manqueront point, et
qu'il sut se mettre au-dessus des picoteries par beau-
coup de tact, de longanimité et de dignité.
Nous avons fait allusion à la curiosité féroce, à l'af-
fluence de tout ce monde. Mais c'était un devoir dont
n'eussent pu se dispenser l'écrivain , l'artiste le plus
considérable ; et Gluck tout le premier, cette nature si
1. Vollalre, Lettres inédiles (Paris, Didier, 1857), t. 11, p. 537,
538. Lettre de Tronchin à Voltaire. Elle n'est pas datée; mais la
lettre de Voltaire à laquelle elle répond est du 7 septembre 17 77. Son
début, assez entortillé et énigmatique : « La rose de la réputation a
tant d'épines, monèieur... » ferait croire que cela a trait ù une autre
épîlré qui ne s'est pas retrouvée.
VISITE DE GLUCK. IM
entière, si convaincue de la supériorité de son génie,
ne se croira pas en droit de s'éloigner sans être venu
s'incliner, comme le plus humble, devant le patriarche
de Ferney. Il lui est présenté. « J'ai différé mon dé-
part pour Vienne de vingt-quatre heures, dit le chantre
à' Orphée^ afin d'avoir l'honneur et le bonheur de vous
voir. — Quandpartez-vous?lui demande Voltaire. —
Demain. — Vous allez voir un bien grand empereur,
vous êtes bien heureux'. » Cet empressement inouï,
cette popularité bruyante, nous allions dire insolente,
cet engouement auquel rien ne saurait être comparé
(car la présence de Voltaire à Paris avait éloigné toute
autre préoccupation , bruits de guerre, intrigues de
robe, tracasseries de cour, même cette fameuse que-
relle des gluckistes et des piccinistes), ce retour im-
prévu, éclatant comme un tonnerre, s'ils avaient irrité
le clergé, pour lequel ils étaient une humiliation et un
défi, n'avaient pas moins agacé en haut lieu. Le rœ,
qui éprouvait, comme son aïeul, une véritable répul-
sion pour cet écrivain audacieux, et pensait avec tout
le monde qu'il avait existé un ordre formel d'exil, vou-
lut savoir ce qu'il en était, et jusqu'à quel point l'au-
teur de la Uenriade était autorisé à rompre son ban.
Les dévots, de leur côté, croyant à des défenses, firent
compulser les registres de la poUce, ceux du départe-
ment de Paris et des affaires étrangères, espérant ren-
1. Journal de Paris 1778 (vendredi 13 février), n" 44, p. 175.
La Correspondance secrète, à la date du 16 (t. VI, p. 32, 33), raconte
que, deux heures après la visite de l'Orphée allemanil, Piccini ayant
été annoncé. Voltaire avait dit : « Ah I ah ! il vient après Gluck, cela
est juste. »
200 MADAME JULES DE POLIONAC.
contrer quelque témoignage dont ils eussent tiré bon
parti. Il fut constaté qu'il n'y avait janaais eu d'ordre
par écrit. La longue absence du patriarche ne devait
être attribuée qu'à son inquiétude naturelle et à des
insinuations verbales de demeurer, quand il songea à
revenir; car nous savons, nous autres, que, s'il n'y
eut point d'exil, il y eut une volonté formelle, tenace,
que ne purent fléchir ni favorites, ni ministres, et tant
que vécut Louis XY, Voltaire n'ignora point que l'en-
trée du royaume lui était interdite.
On s'imaginerait difficilement l'espèce d'effroi que
causa, dans les esprits timorés, la présence de cet écri-
vain déchaîné , qu'ils considéraient comme l' Anté-
christ. Leurs cris de détresse retentirent jusqu'à Ver-
sailles. Le marquis de Jaucourt, deux jours après
Tarrivée de l'oncle, venait en toute hâte prévenir ma-
dame Denis, qui ne put cacher au principal intéressé
ce je ne sais quoi de menaçant qu'il fallait conjurer.
Madame Jules de Polignac, l'intime amie de la reine,
fut pressentie ; Voltaire s'empressa d'implorer la pro-
tection de la bienveillante jeune femme, qui ne se
contenta point de le calmer par le billet le plus obli-
geant, et vint elle-même lui apporter des paroles ras-
surantes ' .
Un peu tranquillisé dès lors, il se remit au travail,
retranchant, ajoutant, corrigeant, hmant, n'ayant
d'autre pensée que la représentation prochaine de son
Irène. Il recevait, le samedi 14, une députation de la
1 . Longcliamp et Wagnière, Mémoires sur VoUaire (Paris, André,
182Gj, t. I, p. 123. Voyage de Voltaire à Parig, 1778. — Grimm,
Correspondance littéraire (Paris, Furne), t. IX, p. 493 ; février 1778.
DÉPUTATION DE LA COMÉDIE. 201
Comédie, en tête de laquelle figurait Bellecour et ma-
dame Vestris. Le premier lui adressa un morceau d'élo-
quence quelque peu emphatique auquel il répondit sur
le même ton . « Je ne puis plus vivre désormais que pour
vous et par vous, » s'était écrié le poëte; et, se tour-
nant vers madame Vestris : « Madame, j'ai travaillé
pour vous cette nuit comme un jeune homme de vingt
ans. » La harangue du comédien, qui aurait pu gagner
à être moins déclamatoire et débitée avec plus de sim-
plicité, n'en produisit que plus d'effet sur l'assistance,
à laquelle, assure-t-oo, elle arracha presque deslarmes.
Quelqu'un en fît l'observation quand ils furent partis.
« Oui, répliqua Voltaire en riant, nous avons fort bien
joué la comédie l'un et l'autre, »
Toute la journée , les visites se succédèrent
sans interruption. Il fut d'un entrain merveilleux,
effleurant tous les sujets comme en se jouant. La poli-
tique était à la mode, de graves questions s'agitaient,
c'était un élément de plus pour les discoureurs de café
et les stratégistes de l'arbre de Cracovie. Le patriar-
che, qui n'était pas fâché qu'on crût que ses rela-
tions avec le roi de Prusse n'avaient jamais été ni plus
fréquentes ni meilleures, exhiba une lettre du prince,
. datée du 25 janvier, où celui-ci lui parlait de tout,
de Newton, de Descartes, de Delisle de Salles et du
duc de Wurtemberg, ce débiteur récalcitrant, dont
Voltaire avait toutes les peines du monde à se faire
payer, mais qui, cependant, venait tout récemment de
donner quelques à-comptes à son créancier. « Voici
la première fois, lui disait Frédéric au sujet de ce
prince , que mon soi-disant élève se conduit bien ;
202 LA MORALE DES PRINCES.
c'est une belle chose de payer quand on doit, une
plus belle chose encore est de ne point usurper ce
qui ne vous appartient pas ' . » Après avoir lu ce
passage édifiant aux personnes qui l'entouraient,
Voltaire ajoutait, en guise de commentaire : « Ce-
pendant il veut s'emparer de quelque partie de la
succession de l'électeur de Bavière ^, mais sans doute
il est fondé en justice. Quant à l'empereur, il faut
qu'un grand prince comme lui occupe plus de terrain,
et marche par une voie large et spacieuse, convenable
à sa dignité '. » Tout cela n'était que persiflage. L'un
des assistants, soit qu'il fut sincère, soit qu'il voulût
par cette petite ruse forcer l'auteur de la Henriade à
dire sa pensée, sembla trouver la prétention de
l'empereur toute naturelle. Ne s'agissait-il pas d'un
simple passage, et le moyen de le refuser ? « Sa Ma-
jesté impériale, dites-vous, ne demande qu'un pas-
sage ? répartit Voltaire. A la bonne heure ; mais
pardieu! un chemin de trente lieues de large, c'est
un peu trop *. » Il serait ici déplacé d'entrer dans
les détails d'une situation menaçante, qui pouvait
mettre à nouveau l'Europe en feu et fit passer plus
d'une nuit blanche à Marie-Thérèse, comme on en
peut juger par sa correspondance éplorée avec la
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 436. Lettre
da roi de Prusse à Voltaire; 25 janvier 17 78. La citation est exacte,
et trop exacte pour avoir été retenue à la simple leclure.
2. L'électeur Maximilien, mort le 30 décembre 177 7.
3. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XI, p. 104; 16 février 1778.
4. Longcliamp etWagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
1826), t. 1, p. 429. V.\^minAti Mémoires de BachaumoHt, 1778.
MÉCOMPTE DU PUBLIC. 203
jeune reine '. Ces grands intérôts nous sont étran-
gers, et nous n'y faisons allusion que pour éclairer
la réplique du poëte, qui d'ailleurs n'a d'autre con-
sistance qu'un propos de salon.
Il avait promis aux comédiens d'assister à leur
représentation du lundi. Ceux-ci devaient jouer Eé-
rdclius. Pourquoi Héraclius , quand ils pouvaient
donner China., celle des tragédies de Corneille que
l'auteur de Zaïre considérait, en dépit des réserves,
comme le chef-d'œuvre du père de nqtre théâtre?
L'observation était judicieuse, et le changement fut
consenti de la meilleure grâce ; mais ç'allait être en
pure perte. Le dimanche. Voltaire éprouva de vio-
lentes douleurs de vessie; Tronchin, appelé, défendit
toute sortie et exigea le repos le plus absolu. Cette
première prescription devait être mieux observée que
la dernière. Le mécompte du public, qui s'était porté
en foule au théâtre, eut pour effet d'exalter la curiosité
au delà de toute expression. « C'est, disent les nou-
velles à la main, cette incertitude de voir le philosophe
ailleurs que chez lui qui rend le concours encore plus
grand; ceux même qui ne le connaissent pas, et n'ont
aucun prétexte de s'y présenter d'eux-mêmes , s'y
font présenter par d'autres : d'ailleurs on va là,
à peu près comme à l'audience des ministres : lui
parle qui veut, et bien des gens se contentent de l'en-
tendre et de le contempler '. » Il y a quelque exagé-
1. Arneth, Maria-Tkeresia und Marie-Antoinette (Wien, J865),
p. 216 et suivantes.
2. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XI, p. t05; 17 février 1778.
204 MADAME NECKbR.
ration à cela, et, si Thôtel du quai des Tliéatins ne
désemplissait pas, on n'introduisait auprès du pa-
triarche que ceux qui pouvaient avoir quelque droit à
cette faveur, soit par d'anciennes relations, soit par
l'importance du nom, du rang, ou l'éclat du mérite
personnel. Cette journée fera date à cet égard.
Parmi les visiteurs privilégiés, nous citerons ma-
dame Necker, qui, s'il faut en croire Wagnière, ne
se décida à cette démarche qu'après un long combat.
« Elle avait été très-étonnée et très-fâchée du mariage
de mademoiselle de Varicourt avec M. de Villette.
Elle s'intéressait à cette famille avec laquelle elle avait
vécu à Crassier étant enfant. Plusieurs personnes con-
sidérables de Paris avaient aussi une très-grande ré-
pugnance devenir voir M. de Voltaire dans la maison
de M. de Villette *. » L'honnête Wagnière, qui n'ai-
mait guère plus M. de Villette que madame Denis, ne
laisse pas échapper une occasion de leur lancer son
trait. S'il n'invente point, on est sûr qu'il n'atténue
rien , et le plaisir qu'il prend à ces petites médisances
n'est que trop manifeste. Nous avons dit la détestable
réputation du marquis, réputation qu'un jour ne suffit
pas pour effacer; la présence de belle et bonne devait
sans doute purifier le sanctuaire, mais on comprend
que ceux qui l'avaient connue et aimée enfant, éprou-
vassent quelque chagrin de la savoir en aussi mau-
vaises mains. Madame Necker ne dut pas regretter,
toutefois , un effort qui lui avait coûté , et en fut
dédommagée par l'accueil le plus charmant. C'est
1. Longcliamp el Wagnière, Mémoire$sur Voltaire (Pari?, André,
1826), t. I, p. 431. Examen Arî Mémoires de Bachaumont.
LE DOCTEUR FRANKLIN. 203
dans son salon qu'avait été conçu et exécuté le projet
de souscription pour la statue de Pigalle, et Voltaire
ne pouvait l'avoir oublié. Il ne devait pas oublier
davantage (car il songeait à tout) qu'il avait devant
les yeux la femme du directeur général des finances.
On annonce le docteur Franklin, suivi de son
petit-fils. M. de Voltaire lui tend les bras, et répond
en anglais aux premiers compliments du grand ci-
toyen. Madame Denis, qui assistait à l'entrevue avec
quelques autres personnes fit observer à son oncle
qu'on aurait été bien aise de les entendre et le pria de
s'exprimer en français, ce qui était d'autant plus réa-
lisable que le docteur parlait et écrivait fort bien notre
langue. « Je vous demande pardon, répliqua-t-il avec
cette grâce parfaite qu'il savait mettre dans le moindre
compliment, j'ai cédé un moment à la vanité de parler
la même langue que M. Franklin. » Les deux
vieillards s'embrassèrent en pleurant. Francklin pré-
senta alors son petit-fils à l'auteur de la Henriade^ et
lui demanda sa bénédiction pour l'enfant, qui se mit
à genoux. Le patriarche étendant ses mains sur ce
front de quinze ans, lui dit : « Dieu et la liberté, God
and liberty », et le serra sur son cœur. Wagnière et
les Nouvelles à la main ajoutent le mot de « tolé-
rance », bien naturel et bien vraisemblable dans une
telle bouche ' ; mais Voltaire qui fait allusion à cette
remarquable entrevue, ne le joint pas aux autres. « Il
a voulu que je donnasse ma bénédiction à son petit-fils.
1. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
1826), t. I, p. 126. — La Harpe, Correspondance littéraire (Paris,
Migneret, 1804), t. II, p. 210, 211.
206 DIEU ET LA LIBERTÉ.
Je la lui ai donnée, en disant Dieu et la liberté! en
présence de -vingt personnes qui étaient dans ma
chambre '. » Cette scène étrange, qui n'était ni indé-
cente, ni puérile, ni basse, ni d'une impiété dérisoire *,
n'émotionna pas seulement les deux acteurs princi-
paux, et leur attendrissement se communiqua à ceux
qui étaient présents.
Le même jour, l'ambassadeur d'Angleterre (lord
Stormont) venait rendre ses hommages à l'auteur des
Lettres sur les Anglais, sans lui garder rancune de sa
diatribe contre Shakespeare, à la lecture de laquelle
il avait pourtant assisté, se contentant de sourire avec
l'assemblée aux saillies parfois un peu vertes de l'au-
teur de Zaïre. Le claveciniste Balbâtre s'était présenté
et devait, lui aussi, se retirer enchanté. Tout peu mu-
sicien qu'il fût, l'oncle de madame Denis sembla atta-
cher un prix infini à entendre une pièce de clavecin
du virtuose, qui put se flatter d'avoir endormi pour
quelques instants ses souffrances, tant il paraissait
sous le charme de cette musique et de cette exécution
magistrale.
Mais cette journée l'avait épuisé. Tronchin lui trouva
les jambes enflées et le fit coucher; il en avait assez vu
pour ne pas se faire trop d'illusions sur la docilité de
son malade et sur le peu de mesure d'un entourage qui,
ravi de l'entendre, de le produire, de se faire honneur
1. Vollaire, Œuvres complètes (Beuchol), 1. LXX, p. 455. Lettre
de Voltaire au marquis de Florian; Paris, 15 mars 17 7 8.
2. Mémoires secrets pour servir à V histoire de la République des
lettres [Loadres, John Adamson), t. XI, p. 112, 113; 22 février
1778.
ÉTRANGE BILLET. 207
du patriarche, ne semblait pas soupçonner les inévi-
tables conséquences d'un tel régime. Le docteur gene-
vois, voulant tout au moins sauvegarder sa propre
responsabilité, prenait un parti assurément étrange et
qui surprit tous ceux qui n'avaient pas le secret de
l'opposition et de la sourde malveillance qu'il rencon-
trait à l'hôtel du quai des Théatins ; c'était d'insérer
dans le Journal de Paris le billet qui suit, à l'adresse
du public parisien autant et plus qu'à celle de M. de
Villette :
J'aurais fort désiré de dire de bouche à M. le marquis de
Villette que M. de Voltaire vit, depuis qu'il est à Paris, sur
le capital de ses forces, et que tous ses vrais amis doivent
souhaiter qu'il n'y vive que de sa rente. Au ton dont les
choses vont, les forces, dans peu, seront épuisées; et nous
serons témoins, si nous ne sommes pas complices, de la
mort de M. de Voltaire ^
Ce billet, sans doute écrit la veille et peut-être
même l'avant-veille , paraissait dans le Journal de
Paris du 20 février, et, dès le 19, Voltaire avait
repris sa vie et son train accoutumés. Une amélio-
ration sensible , s'était manifestée dans l'état de
l'extraordinaire malade, ses jambes s'étaient désen-
flées, le moral s'était relevé en même temps que le
physique : il ne s'était jamais mieux porté. Sa pre-
mière pensée comme son premier soin fut pour cette
1. Journal de Paris, du vendredi 20 février 17 78, p. 204. A en-
tendre Wagnière, ce langage du médecin était concerté avec le
malade, comme un prétexte plausible de procurer à ce dernier
quelque repos. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire
(Paris, André, 182G), t. I, p. 431. Examen des Mémoires de Ba-
chaumont (17 78).
208 VOLTAIRE ET RICHELIEU.
Irène, qui lui tenait tant à cœur, et dont les rôles
étaient à distribuer, tâche délicate et qui ne devait pas
s'accomplir sans tiraillements, comme on va voir. Le
maréchal de Richelieu vint pour traiter cette grande
et délicate question. « C'était un spectacle curieux,
nous dit le gazetier anonyme, d'observer ces deux
vieillards et de les entendre. Ils sont du même âge à
peu près; le duc est un peu plus jeune ; mais malgré
sa toilette et sa décoration, il avait l'air plus cassé
que M. de Voltaire^ en bonnet de nuit et en robe de
chambre '. » Il fut convenu entre eux que le poëte se
transporterait, le dimanche, à la comédie, et assisterait
à un premier essai de répétition, le manuscrit à la
main, pour se fixer sur la valeur de chacun. D'ici là
le champ demeurait libre aux petites menées des in-
téressés, et l'intrigue ne manquerait pas de faire agir
ses influences pour supplanter et déposséder un rival.
Mais c'est là l'éternelle histoire des coulisses. Voltaire
écrivait à d'Argental :
Monsieur le maréchal de Richelieu sort de chez moi ; il
est louché des larmes de M. Mole; il m'a assuré que madame
Mole* n'était pas absolument détestable. 11 a tant fait, que
1. Mémoiret secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XI, p. 113; 22 février 1778.
Richelieu était né le 1 G mars 169G ; il avait, par conséquent, environ
deux ans de moins que le poëte son ami.
2. Mademoiselle d'Epinay, que Mole, veuf d'un premier mariage,
épousait à la fin de 1768. Ce mariage ne se flt pas tout seul.
Pour se marier, il fallait que le comédien renonçât au théâtre. La
cérémonie faite, le premier gentilhomme de la chambre envoyait à
l'acteur un ordre de rentrée, et il va sans dire que celui-ci ne se
le faisait pas répéter. Précisément un an avant les projets matri-
moniaux de Mole, l'archevCque de Paris avait décidé qu'il ne donnerait
MADEMOISELLE SAINVAL. 209
j'ai été obligé d'envoyer le rôle de Zoé à madame Mole. On
m'assure qu'on peut donner encore ce rôle à une autre; que
le rôle de Zoé, au cinquième acte, est de la plus grande im-
portance; que le tableau qu'elle fait de l'état d'Irène est un
morceau principal qui exige une grande actrice, et que ce
serait une chose essentielle d'obtenir de mademoiselle
Sainval qu'elle daignât le jouer, comme mademoiselle Clairon
débita le récit de Mérope; et que M. Mole ne devrait point
s'y opposer, puisque Zoé n'est point une simple confidente,
mais une princesse favorite de l'impératrice; et que c'est,
en effet, madame Mole qui ôterait le rôle à mademoiselle
Sainval '.
Toutes ces taquineries inséparables du théâtre et
dont, pendant vingt-huit ans, d'Argental, l'abbé de
Chauvelin, Thibouville lui avaient sauvé les ennuis,
allaient l'assaillir comme si ce n'eût pas été assez
déjà, à quatre-vingt-quatre ans , d'accoucher d'une
tragédie, sans avoir encore à s'interposer entre les
jalousies, les ambitions, les mesquines passions de
ce fantasque empire. On voit ce qui le préoccupe :
à ses yeux, tout le mérite de madame Mole gît dans
plus de permissions, à moins d'une déclaration signée des quatre
premiers gentilshommes de la chambre, où ils s'engageraient à
ne plus exiger que l'artiste ïemontàt sur les planches. Cet arrêt
condamnait nos deux amants à n'être qu'amants toute leur vie. On
trouva le moyen, pourtant, dans un moment de presse, de glisser sur
la table du prélat une permission de mariage à signer avec nombre
d'autres, et la fraude eut une pleine réussite. Les deux prétendants,
munis de l'aulorisalion, coururent la porter au vicaire de la paroisse,
qui ne ûl pas difficulté de "les bénir. L'archevêque se fâcha, interdit
le prêtre pour un temps; mais la bénédiction nuptiale était donnée,
le mariage consacré et légitime.
1. Voltaire, OEuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 445. Lettre
de Voltaire à d'Argental; à Paris, 19 février 1778. Dès le 28 no-
vembre, l'on voit Voltaire répondre à Thibouville, qui la lui avait
indiquée, et déclarer modestement le rôle indigne d'elle.
VIII. < 4
2i0 SES DÉBUTS
la protection du maréchal. C'est mademoiselle Sain val
qu'il désirerait, à laquelle revient le rôle, et qui le
dirait comme il doit être dit. Il y a eu à la Comédie-
Française deux actrices de ce nom, les deux sœurs :
l'aînée, fort laide, mais actrice d'intelligence et d'en-
trailles ; la cadette, celle dont il est question ici, petite,
d'une physionomie aimable, sans être belle ni jolie,
avec de belles mains, de beaux bras qu'elle savait re-
muer, une voix bien timbrée et touchante. Elle s'était
essayée sur le théâtre de Copenhague et, en dernier
lieu, à Grenoble ; mais ce n'était pas assez pour forcer
les portes de notre première scène, et en sollicitant un
ordre de début, elle ne songeait qu'à s'en faire un titre
aux yeux des directeurs de province. Ce qui rendit
plus facile à son égard fut le peu d'inquiétude qu'elle
inspira a mademoiselle Dubois et à madame Vestris,
qui, plus tard, aura avec elle de si terribles démêlés.
Aux répétitions, elle gasconna si prodigieusement son
rôle d'^ Izire, que l'on ne douta point qu'elle ne fût sifflée
outrageusement. A la représentation l'accent avait
disparu ; elle joua d'une façon remarquable et obtint
un succès aussi complet qu'inattendu (27 mai 1772)'.
Mais, tout en sachant cela, Voltaire ne voudrait, pour
tout au monde, mécontenter Richelieu, qui n'avait
pas caché ses préférences; et, effrayé des tempêtes
qu'il prévoyait, il semblait avoir pris son parti.
Le vieux malade, écrivait-il à Mole, ne s'est point mêlé de
donner des rôles à des personnes dont il ne peut connaître
Grimna, Correspondance littéraire (Paris, Furne) , t. VIII, p. 19,
20, 21 ; juillet 1772.
INTERVENTION DE SOPHIE ARNODLT. 211
les talents. Il s'en est rapporté à d'autres. Il serait très-fâché
de faire la moindre peine à M. Mole, à qui il ne cherche qu'à
plaire. Il vient de renvoyer le rôle de Zoé à madame son
épouse qu'on lui avait dit être malade. Il s'en rapporte d'ail-
leurs entièrement aux ordres et au goût de monseigneur le
maréchal de Richelieu.
Qui ne croirait tout décidé; et qu'en dépit des pré-
ventions qu'on lui a donaées contre madame Mole,
ce sera elle qui jouera le rôle? Le maréchal pensait
l'affaire conclue et ne fut pas médiocrement étonné,
en trouvant, le soir, un mot du poëte, qui ne s'est pas
retrouvé, mais que l'on devine suffisamment par ce
billet du vieux duc au comédien.
Je viens, en rentrant chez moy, mon cher Molet, de rece-
voir la lettre cy-jointe que M. de Voltaire m'a écrite; elle
pourra vous surprendre oprès ce qu'il vous a écrit dans
l'après-dîner : mais je ne puis vous dire autre chose dans
le moment et vous souhaitte le bonsoir. Demain, si vous
voulez me venir voir vous-même, vous en saurés peut-être
davantage et moy aussi *.
Que s'étail-il donc passé, dans la soirée? Voltaire,
qui ne pouvait se faire à l'idée de laisser le rôle à
madame Mole, et qui, par contre, désirait fort de le
voir entre les mains de mademoiselle Sainval, avait
mis ses estafiers en campagne. Mais devine-t-on qui il
dépêche à cette dernière? Mademoiselle Arnould, cette
Sophie Arnould, dont les frasques et les bons mots
sont devenus presque de l'histoire. Le patriarche de
Ferney, à dix heures et demie du soir, ajoutait ce post-
1. Henri Beaune, Fo/taire au co/Wgc (Paris, Amyot, 186T), p. 131.
Lettre du maréchal de Richelieu à Mole; ce jeudi soir (19 février).
2<2 DÉSISTEMENT DE MADAME MOLE.
scriptum à sa lettre à d'Argental. « Mademoiselle
Arnould revient de chez mademoiselle Sainval la ca-
dette, qui lui a promis déjouer Zoé. Il ne s'agit plus
que d'obtenir de M. Mole de convertir sa femme, à
laquelle on promet un rôle fait pour elle dans le
Droit du Seigneur qui est entièrement changé, et
qu'on pourrait jouer à la suite d'Irène^ si cette Irène
avait un peu de succès. » Voltaire voulait plus que
désarmer, il voulait persuader, car il tenait à ne se
brouiller avec personne. Il y parvint, grâce sans doute
à cette perspective d'un rôle plus développé et plus
avantageux. Gela se passait le 19 : le lendemain, tout
était arrangé, et arrangé pour le mieux, comme cela
résulte de ce dernier billet à madame Mole.
Le vieux malade de Ferney n'a point de terme pour ex-
primer la reconnaissance qu'il doit à l'amitié que M. Mole
veut bien lui témoigner, et aux extrêmes bontés de madame
Mole. Elle lui sacrifie ce qui n'était pas digne d'elle et ce
qu'elle embellira quand elle daignera le reprendre; il est
pénétré de ce qu'il doit à sa complaisance, il espère l'être
de ses talents quand il aura le plaisir de l'entendre. Il lui
présente ses respectueux remerciements '.
Cela n'est-il pas de la comédie pure, et ne peint-il
pas, une fois de plus, cet esprit souple et retors, tou-
jours plus fort que l'obstacle, ne regardant pas trop
aux moyens et, surtout, déclinant avec une parfaite
désinvolture la responsabilité maussade d'actes dont
il ne laisse pas de recueillir les profits ?
1. Henri Beaune, Voltaire au collège [Vnris, A.myo\, 1867), p. 133.
Lettre de Voltaire à madame Mole; à Paris, 20 février 1778.
AFFLUENCE DES VISITEURS. — L'ABBE GAULTIER. — RE-
TRACTATION DU POETE.— LES COMÉDIENS. —IRENE.
Durant ces allées et venues, cette négociation
épineuse, l'auteur d^ Irène ne perd pas une minute
et travaille avec cet acharnement qui le tuera, en fin
de compte, ne laissant pas même à son secrétaire le
loisir de s'habiller ' . Il devait faire toutefois infidélité
à son impératrice d'Orient, en faveur d'une belle dame
qu'il ne connaissait encore qu'en peinture, bien qu'ils
eussent été un moment l'un et l'autre sur le pied de
la galanterie la plus précieuse. Il s'agit de madame
du Barry, qui lui avait fait manifester le désir de le
voir. Cette entrevue, très-réelle, comme toujours, ne
parvenait au public que travestie de la façon la plus
ridicule. A en croire les gazettes à la main, la comtesse
se serait présentée sans se faire préalablement
annoncer, et l'on aurait eu toutes les peines du monde
à obtenir du vieux malade qu'il consentît à paraître
devant cette reine de France en retrait d'emploi, sans
toilette, dans un déshabillé qui n'était pas de nature à
1. Longchamp et Wagnière, Jfémoire* sur Voltaire (Paris, André,
1826), t. I, p. 433. Examen des Mémoires de Bachaumonl, 1778.
214 MADAME DU BARRY.
dissimuler les ravages de l'âge. « Cela est faux,
s'écrie Wagnière; madame du Barri lui avait fait
écrire, et l'on m'avait écrit aussi pour lui demander
la permission de venir le voir; ainsi il l'attendait, et
son amour-propre ne fut nullement blessé en cette
occasion, » Wagnière a bien fait de relever cette sot-
tise; mais on lui aurait su un tout autre gré de nous
apprendre sur quoi roula l'entretien, et ce que purent
se dire ces deux coquettes d'un genre si différent.
Le Brun-Pindare n'a pas voulu nous laisser, pour
ce qui le concerne, cette sorte de regret, et il nous,
donne, fort au long même, le récit de son entrevue
avec M. de Voltaire, dans une lettre à Buffon et en vue
de Buffon qu'agaçait plus qu'il n'en convenait tout le
bruit qui se faisait autour de l'échappé de Ferney. Les
relations avec Le Brun ne seront jamais très-sûres, et
ses amis auront souvent tout autant à se plaindre de
lui que ses ennemis. On n'a pas oublié son ode en
faveur de la famille du grand Corneille, ses avances à
Voltaire, les rapports qu'établit un instant entre eux
leur commune haine contre Fréron; mais la phase de
l'admiration et de l'adulation n'eut qu'un temps , et
l'auteur de Zaïre apprenait bientôt par D'Alembert
que Le Brun écrivait contre lui dans la Renommée
littéraire ', ce dont il ne se vengeait, pourtant, qu'en
redoublant d'amabilité et de politesse envers celui qu'il
se contentera dans l'intimité d'appeler Lycophron-
1. La Renommée Utléraire [\*' ùéc&tabn 1762 et finissant en 1763).
Lettre à M. de Voltaire en réponse à VEloge de M. de Crébillon par
l'abbé de S***, p. 26 à 52 ; Digression en réponse à la digression de
M. de Voltaire contre Rousseau, p. 53 à G3 ; suite de la lettre à M. de
Voltaire, p. 129 à 142; fin de la lettre, p. 145 i 166.
LE BRUN-PINDARB^ 215
ZoîleK Mais leur commerce en demeura là, sans
rupture, peut-être sans que le coupable pensât qu'on
fût édifié sur ses étranges procédés. L'important pour
ce dernier était d'occuper le public, et il était fort
alerte à saisir les occasions qui pouvaient y concourir.
Le séjour retentissant du patriarche de Ferney dans
Paris était une de ces circonstances propices qu'il
n'avait garde de laisser échapper, et il se mit \ite à
rimer une belle ode, où, tout en brûlant l'encens
devant l'idole du jour, il lui donnait des leçons de
tenue qui pouvaient bien n'avoir pas grand succès à
l'hôtel de la rue de Beaune. N'oublions pas que la
lettre qui suit est adressée au savant naturaliste auquel
il fallait bien immoler un peu l'auteur de la Benriade.
En somme, ce récit, loin de faire tort à Voltaire, nous
le présentera dans un de ces moments oii il est tout à
fait inoffensif et bonhomme , oii , loin de se cabrer
devant les libertés qu'on prend avec lui, il laisse dire
et faire jusqu'à sembler de votre avis contre lui-même.
Sincère ou jouée, on comprend que cette attitude
dut étonner et déconcerter Le Brun qui n'eut jamais,
lui, de ces moments-là, et s'attendait à quelque
rebuffade du terrible vieillard.
.... Elle étoit fort curieuse (M°"« Necker) de savoir comment
M. de Voltaire avoit pris mes vers sur soa arrivée, et com-
ment il avoit pu me passer les vers où je lui dis très-impéra-
tivement :
Partage avec Bnffon le temple de Mémoire.
La vérité est que mon admiration et mon amitié pour
1. y o\laiT&, Œuvres complètes (Beuchot), t. LX, p. 688. Lettre
de Voltaire Thiériot; 2 mars 1763.
un VOLTAIRE SACRIFIÉ A BUFFON.
VOUS, monsieur, ont joui, à cet égard, du triomphe le plus
complet. Voici comment s'est passée la scène, car mes vers
et ma visite à M. de Voltaire ont fait quelque bruit. D'abord
je ne lui avois point envoyé ces vers, de manière qu'il ne
les a eus que par le Journal de Paris*. Voltaire en fut si
enthousiasmé qu'il les lut trois fois à tout ce qui l'environ-
noit. Je tiens le fait de M. de Viliette. C'est la première
chose qu'il m'a dite, lorsque j'entrai chez M. de Vol-
taire. Jugez, monsieur, s'il pouvoit arriver rien qui me
flattât davantage, que d'avoir obligé M. de V*** (dans ce
premier moment de l'enthousiasme françois qui sembloit le
regarder comme l'homme unique* ) de prononcer lui-même
trois fois ce vers :
Partage avec Buffon le temple de Mémoire.
D'ailleurs j'ai mis, dans cette même pièce que je vous
envoie : expiant les succès ', termes que Voltaire a trouvés
assez énergiques. Il y avoit même deux vers que le journal
a refusé d'insérer, comme pouvant choquer M. de Voltaire,
et que j'ai rétablis à l'impression; c'est :
De ton Midi les brûlantes ardeurs
N'ont que trop élevé d'orages.
Informé, malgré cela, du très-bon effet que la pièce avoit
produit sur M. de Voltaire, je lui fis une visite, cinq ou six
jours après son arrivée*. Il me reçut avec la distinction la
plus honorable. J'eus une conférence particulière d'une
grande heure, dans son cabinet. Il débuta par cette phrase :
1. Journal de Paris, du mardi 18 février 1778, N» 49, p. 193,
et OEuvres de Le Brun, t. HI, p. 329, 330.
2. Il venait de paraître une estampe représentant Voltaire, inti-
tulée : V homme unique à tous les âges.
3 . Voltaire De cesse jamais
De nous plaire et de nous surprendre I
Ces quatre-vingts liivers dont tu braves le faix
Semblent, expiant tes succès.
Moins te vieillir que te défendre.
4. Sa visite est du vendredi 20 février, deux jours après, consé-
quemment, la publication de l'ode dans le numéro du 18 février.
QUATRE-VINGT-DIX MILLE SOTTISES. 2J7
Vous voyez, monsieur, un pauvre vieillard de quatre-vingt-
quatre ans, quia fait quatre-vingt-dix mille sottises *. Je pensai
êlre confondu de ce début qui paroissoit avoir trait au con-
seil un peu sévère qui termine ma pièce :
Mais ne va point troubler ta joie et nos Iiommages.
Heureusement, je lui répondis sur-le-champ, qu'il ne
falloit que quatre ou cinq de ces sottises-là pour rendre un
homme immortel. Il me dit que j'étois bien bon; il ajouta
avec toute sorte de grâces que si la vieillesse ne l'avoit point
brouillé avec les Muses, il se seroit fait un véritable plaisir
de répondre à mes vers. Quelques moments après, en admi-
rant sa santé qui me paroissoit bien étonnante pour son
âge, car il voit et il entend comme un jeune homme (quoi-
qu'il n'ait cessé depuis vingt ans de calomnier son ouïe et
ses yeux), je lui dis qu'il devoit avoir en années, sur M. de
Fontenelle, lé même avantage qu'il avoit eu en talens. Il me
répondit : Vous êtes bien honnête, mais il y a une grande
différence : Fontenelle étoit heureux et sage, et je n'ai été ni
l'un ni l'autre.
Je vous avouerai, monsieur, que ce ton qu'il n'a point
quitté au milieu de ses plus. grandes politesses, m'a fait
craindre en moi-même que, malgré mes éloges, le terrible
expiant tes succès, et les conseils par lesquels je termine mon
épître, n'aient contristé le cœur de cet illustre vieillard,
dont l'attendrissement paternel pour la personne qu'il vient
d'établir m'a vraiment pénétré l'âme. Les larmes rouloient
dans ses yeux en nous parlant de belle et bonne *, c'est ainsi
1. Il en disait autant à Sophie Arnonld, qui lui répondait : « Belle
bagatelle ! Et moi qui n'en ai que quarante, j'en ai fait plus de mille. »
11 n'avouait que quatre-vingt-quatre foliesà Sophie. Peul-élre Le Brun
grossit-il le chilTre, ce qui importe peu. Correspondance secrète,
politique et littéraire (Londres, John Adamson), t. VU, p. 206.
2. François de Neufchâteau, qui était allé rendre visite, trois jours
avant Le Brun, h l'auteur de la Henriade, dit de même : • Il s'entre-
tenoit avant-hier des grâces et des vertus de madame la marquise de
Villette, avec un attendrissement que je ne saurois vous exprimer... »
Journal de Paris du vendredi 20 février 1778, p. 203. Lettre de
218 HUMILITÉ DOUTEUSE.
qu'il la nomme, et, en faisant opposition de ses grâces
naïves à celles de madame du Barri, qui vcnoil de le quitter.
Je suis donc sorti du cabiuet de cet étonnant vieillard me
reprochant un peu d'avoir hasardé une leçon à un homme
de quatre-vingt quatre ans, et m'intéressanl beaucoup plus
à lui que lorsque je suis entré. Aussi lui ai-je envoyé une
petite lettre et une autre vingtaine de vers pour réparer la
fin sévère et moralisante des premiers. J'y fais l'éloge de sa
belle et bonne, en effet très-séduisante. Cependant le ton de
la première pièce a plu extrêmement au public, et peut-être
a-t-il mieux servi M. de Voltaire que tout le plat encens de
sacristie dont il a été enfumé par la foule des rimailleurs •.
Tout est donc pour le mieux, et Le Brun a bien tort
de se reprocher un sermon que l'on prenait en aussi
bonne part. Mais quelle outrecuidance î quelle ridicule
infatuation de soi ! Et, de la part de Voltaire , quelle
componction ! quelle humilité ! quel retour chrétien
sur ses fautes passées! Par intervalles. Le Brun n'est
pas tranquille, il soupçon^ne qu'on se moque de lui,
qu'on le persifle. Mais non, c'est là une erreur; et il
se retirera, regrettant l'austérité de ses leçons et de
sa morale. Cela n'est-il pas sans prix?
Neufchâleau aux auteurs du journal; à Paris, ce 19 février, à 7 h. du
matin.
1. Le Brun, OEuvres (Paris, Warée, 1811), I. IV, p. 90 à 93.
Lettre de Le Brun à M. de Buffon, mai 17 78. (Ne serait-ce pas
plus tôt mars?) Celle seconde lettre ne s'est pas retrouvée. Mais la
pièce à laquelle il fait allusion a été recueillie au t. 111 de ses œuvres,
p. 337, 338. A if. de Voltaire, « après avoir vu madame de Villctte,
qu'il avait surnommée Belle et Bonne, et lorsqu'il était prêt de donner
Irène. » Elle débute ainsi :
Vieillard prodigieux ! toi que les destinées
Laisseraient toujours parmi nous,
Si tu vivais autant d'années
Que ta gloire a fait de jaloux.
L'ABBÉ GAULTIER. 21»
Le même jour, l'auteur de Y Essai sitr les mœurs
receyait la lettre suivante :
Beaucoup de personnes, monsieur, vous admirent ; je désire
du plus profond de mon cœur être de leur nombre; j'aurai
cet avantage si vous le voulez, et cela dépend de vous. Il en
est encore temps; je vous en dirai davantage si vous me
permettez de m'entretenir avec vous. Quoique je sois le plus
indigne de tous les ministres, je ne vous dirai cependant
rien qui ne soit digne de mon ministère, et qui ne doive
vous faire plaisir. Quoique je n'ose me flatter que vous me
procuriez un si grand bonheur, je ne vous oublierai pas pour
cela au très-saint sacrifice]de|la messe, et je prierai, avec le
plus de ferveur qu'il me sera possible, le Dieu juste et misé-
ricordieux pour le salut de votre âme immortelle, qui est
peut-être sur le point d'être jugée sur toutes ses actions.
Pardonnez-moi, monsieur, si j'ai pris la liberté de vous
écrire; mon intention est de vous rendre le plus grand de
tous les services; je le puis avec le secoui»s de celui qui
choisit ce qu'il y a de plus faible pour confondre ce qu'il y
a de plus fort. Que je me croirai heureux si voire réponse
est analogue aux sentiments avec lesquels, etc. !
Gaultier, prêtre '.
Cette démarche d'un prêtre inconnu, sans mandat,
n'avait guère chance, semblerait-il, d'être accueillie,
et l'on sera un peu étonné de la réponse bienveillante
que Voltaire y faisait, dès le lendemain.
Votre lettre, monsieur, me parait celle d'un honnête
homme, et cela me suffit pour me déterminer à recevoir
l'honneur de votre visite le jour et les moments qu'il vous
plaira de le faire. Je vous dirai la même chose que j'ai dite
en donnant la bénédiction au petit-fils de l'illustre et sage
Franklin, l'homme le plus remarquable de l'Amérique; je ne
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 449. Lellre
de l'abbé Gaultier à Voltaire; à Paris, ce 20 février 1778.
220 LA PORTE OUVERTE.
prononçai que ces mots : Dieu et la liberté ! Tous les assis-
tants versèrent des larmes d'attendrissement. Je me flatte
que vous êtes dans les mômes principes.
J'ai quatre-vingt-quatre ans ; je vais bientôt paraître
devant Dieu, créateur de tous les mondes. Si vous avez
quelque chose à me communiquer, je me ferai un devoir
et un honneur de recevoir votre visite, malgré les souf-
frances qui m'accablent.
Il n'y avait pas dans cette lettre matière à de
grandes espérances de conversion. Mais enfin, c'était
la porte ouverte. L'abbé ne remit pas sa visite au len-
demain et se présentait, le jour même (21 février),
chez M. de Voltaire, qui consentit à le recevoir. L'abbé
Gaultier a rédigé un mémoire concernant ses rapports
avec l'auteur de la Benriade, qui est loin de con-
corder dans tous ses points avec la narration de Wa-
gnière. Il ne sera pas toujours facile de débrouiller le
vrai de l'inexact dans l'un et l'autre récit. C'est ce
qu'il faudra, pourtant, essayer, sans nous départir
jamais du rôle d'instructeur consciencieux et désin-
téressé. Lorsque l'abbé fut introduit dans le salon,
il y avait foule. Le poëte ne donna que deux ou
trois minutes à cette assemblée, et, prétextant sa
lassitude, il congédia son monde, après quelques mots
de politesse. Mais il prenait la main de l'ecclésias-
tique, l'emmenait dans sa chambre, et lui demandait
ce qu'il avait à lui dire. Il avait dû penser que le sur-
venant n'avait pas agi sans ordres, et ses politesses
auraient indiqué cette préoccupation, si, d'ailleurs, i)
n'avait pas laissé entrevoir très-nettement sa pensée.
Le désir de connaître l'homme célèbre de nos jours, ré-
pondait l'abbé Gaultier, m'a fait prendre la liberté de vous
ENTRETIEN PRÉLIMINAIRE. TU
écrire pour vous rendre mes devoirs, comme vous me l'avez
mandé dans votre lettre. Je n'ai pas l'honneur de vous coa-
noître personnellement, mais je connois beaucoup un de
vos amis, M. de Latlaignant; j'ose même me flatter d'avoir
sa confiance : ses infirmités et la caducité de son grand âge,
lui ont fait faire des réflexions que tout honnête homme
doit faire, lorsqu'il se dispose à paraître devant Dieu, et
que vous avez faites plusieurs fois vous-même. Si mon
ministère vous étoit agréable, vous n'avez qu'à parler, et je
me conformerois à vos vues M. de Voltaire m'écouta,
ajoute l'abbé, avec beaucoup d'attention, et à peine eussé-je
cessé de parler, qu'il me demanda si c'étoit de mon propre
mouvement que j'agissois ainsi? Je lui répondis avec vérité :
Oui, monsieur. Quoi! me répliqua-t-il, Mgr l'archevêque,
M. le curé de Saint-Sulpice ne vous ont pas conseillé? Non,
monsieur, lui dis-je : si ma démarche ne vous étoit pas
agréable, je compte sur votre indulgence; si au contraire
elle vous fait plaisir, louons-en le Seigneur. Il me dit qu'il
étoit charmé de ce que je n'étois point poussé par personne.
C'était bien le moins, en pareil cas, que l'on sût à
qui l'on avait affaire; Voltaire lui adressa des questions
auxquelles il répondit avec franchise et bonhomie.
Gaultier avait été dix-sept ans jésuite, et, durant près
de vingt, curé de Saint-Mard, dans le diocèse de
Rouen. Pour le présent, il exerçait son ministère dans
Paris, et disait journellement la messe aux Incurables.
Le poète lui fit des offres de service ; mais il répartit
qu'il ne pensait pas aux récompenses fugitives de ce
monde, et qu'il serait trop récompensé s'il parvenait
à le conquérir à Dieu. « M. de Voltaire, touché de ces
paroles, me dit qu'il aimoit Dieu; je lui répondis que
c'étoit beaucoup, mais qu'il falloit lui en donner des
marques... » La conversation se prolongeait; elle fut
interrompue par trois personnes différentes, que l'abbé
222 MADAME DENIS LE CONGÉDIE.
ne nomme pas, mais qui seraient le marquis de Ville-
vieille, l'abbé Mignot et Wagnière.
M. l'abbé, me dit la première, finissez donc, vous voyez
que M. de Voltaire vomit le sang et qu'il n'est pas en état
de parler. M. de Voltaire répondit assez vivement : lié! mon-
sieur, laissez-moi, je vous prie, avec M. l'abbé Gaultirr, mon
ami : il ne me flatte pas. M™* Denis, qui parut au bout de trois
quarts d'heure, me dit avec beaucoup de douceur : M. l'abbé,
mon oncle doit être bien fatigué; je vous prie de remettre
la partie à un autre instant ». Alors je quittai M. de Voltaire,
en lui demandant permission de venir le voir de temps en
temps : ce qu'il m'accorda avec plaisir. Je lui dis que je
ferois tous les jours mémoire de lui au saint sacrement
de la messe : il me remercia, et me parut attendri*.
L'abbé fait bien de ne pas affirmer d'une façon trop
absolue l'attendrissement du patriarche. Wagnière,
qui, comme ses prédécesseurs Longchamp et CoUini,
aimait à savoir, demanda à son maître s'il était con-
tent de M. Gaultier. « Il me répondit que c'était un
bon imbécile. » Au moins n'était-ce pas un forcené,
1 . Wagnière dit, tout au contraire : « Madame Denis, presqu'au
même moment, venait d'entrer dans la chambre pour témoigner à
M. Gaultier, avec fermeté, qu'il devait abréger la séance auprès du
malade. » Disons que Wagnière semble confondre cette visite avec
la visite du 2 mars, à laquelle il reporte tous les détails, se conten-
tant de mentionner ce premier entretien. Mais commonl l'abbé Gaul-
tier peut-il faire dire à l'un des interlocuteurs : « Vous voyez bien
que M. de Voltaire vomit le sang... » quand l'hémorragie date du
25, cinq jours plus tard, comme on va voir? il est vrai que Voltaire,
dans sa déclaration du 2 mars, se prétend attaqué, depuis quatre
mois, d'un vomissement de sang.
2. Élie Harel, Voltaire, particularités curieuses de sa vie et de sa
mort (Paria, 1817), p. 108, 109. Copie exacte du mémoire de
M. l'abbé Gaultier, présentée à Mgr l'archevêque, concernant tout ce
^ui t'est passé à la mort de Voltaire.
L'ABBÉ MARTHE. 223
comme cet abbé Marthe qui, quelques jours après,
réussissait à s'introduire près du poète, et lui disait
sans autre exorde : « Monsieur, il faut que tout à
l'heure vous vous confessiez à moi, et cela absolument;
il n'y a point à reculer, dépêchez-vous, je suis ici pour
cela '. » Quoi qu'il en soit, la démarche de ce fou, qui
tenta plusieurs fois de forcer la porte, la lettre de l'abbé
Gaultier, suivie sans répit de son apparition, devaient
donner à réfléchir au patriarche, qui sentit alors qu'en
posant le pied dans Paris il s'était mis, en cas de ma-
ladie grave, à la discrétion d'un clergé avec lequel il
aurait à compter. Il était bien tard pour aviser, et le
seul moyen d'échapper aux obsessions et aux persé-
cutions qu'il pressentait, c'était de se bien porter, de
ne compromettre sa santé ni sa vie par l'excès du tra-
vail, par les émotions, les agitations, les fatigues d'au-
cune nature. Mais la pente était rapide et fatale, et les
conseils de Tronchin,pas plus que les propres avertis-
sements d'une organisation surmenée, ne pourront
rien contre les tentations , les enivrements d'une
existence qui tenait du rêve.
1. Grimm rapporte également cette anecdote, mais qui, dans son
récit, finit en scène de comédie : « Le vieux malade était de bonne
humeur; il l'a écouté avec la plus grande modération, et lui a de-
mandé de quelle part il venait. De quelle part? de la part de Dieu
même. Eh bien, monsieur l'abbé, vos lettres de créance? Une ques-
tion si embarrassante et si naturelle l'a tellement confondu, que
M. de Voltaire en a eu pitié; il l'a remis à son aise, lui a parlé avec
beaucoup de douceur, et l'a renvoyé en l'assurant qu'il ne se sentait
aucun éloignement pour la confession, mais qu'il choisirait un mo-
ment plus propice pour s'y préparer. » Correspondance littéraire
(Paris, Fume), t. IX, p. 497 ; février 1778. Voir aussi la Correspon-
dance secrète, politique et littéraire (Londrta, John Adamson), t. VI,
p. 61; Paris, le 2 mars.
224 MADAME DU DEFFAND.
Le jour même de cette première entrevue avecTabbé
Gaultier, madame du Deffand, cette vieille et maligne
amie du poëte, qu'il caressait comme on caresse l'opi-
nion, vint lui rendre visite. Ils étaient en grande co-
quetterie depuis leur jeunesse, trouvant leur compte
l'un et l'autre dans un commerce où le cœur n'était
que pour peu de chose. La marquise, à peine instruite
de l'entrée du roi Voltaire dans sa bonne ville, lui
avait dépêché son vieux serviteur avec un petit billet,
auquel on répondait : «J'arrive mort, et je ne veux
ressusciter que pour me jeter aux genoux de madame
la marquise du Deffand. » — « Peut-être irai-je le voir
tantôt, je n'en sais rien, mandait l'aveugle clairvoyante
à Walpole; je crains d'y rencontrer tous les histrions
beaux-esprits ; je veux cependant être bien avec lui.. . »
Mais elle remet la démarche au lendemain. « Wiart
vient de chez Voltaire, lui écrit-elle encore; il vit hier
plus de trois cents personnes, je me garderai bien de
me jeter dans cette foule. Tout le Parnasse s'y trouve,
depuis le bourbier jusqu'au sommet; il ne résistera
pas à cette fatigue, il se pourrait bien qu'il mourût
avant que je l'aie vu... (jeudi 12 février). » Toutefois,
elle se décidait, deux jours après, et elle n'eut pas à
regretter d'être allée à la montagne. Le récit de cette
entrevue est perdu, avec la lettre de la marquise, et
c'est dommage; madame du Deffand en était sortie
ravie, et on la contentait malaisément. Voici en re-
vanche la relation de sa seconde visite. Sa lettre est un
peu longue, et nous la raccourcissons, regrettant ce
que nous retrancherons, car c'est un esprit net, précis,
sans phrases, qui ne dit pas un mot de plus qu'il n'a
VISITE DE LA MARQUISE. 225
à dire, chose rare et presque unique dans les épisto-
liers, ces diseurs de futilités et de riens s'il en est au
monde.
Je lui fis hier ma seconde visite, encore avec M. de Beau-
vau; mais elle ne fut pas aussi agréable que la première.
D'abord nous passâmes plusieurs pièces dont toutes les fe-
nêtres étaient ouvertes; nous fûmes reçus parla nièce Denis,
qui est la meilleure femme du monde, mais certainement
la plus gaupe, par le marquis de Villette^ plat personnage
de comédie, et par sa jeune épouse qu'on dit être aimable...
Étant arrivés dans le salon nous n'y trouvâmes point Vol-
taire; il était enfermé dans sa chambre avec son secrétaire;
on nous pria d'attendre; mais le prince, qui avait affaire,
me demanda son congé; je restai donc avec la nièce Denis,
le marquis Mascarille et belle et bonne Après avoir at-
tendu un bon quart d'heure. Voltaire arriva, disant qu'il
était mort, qu'il ne pouvait pas ouvrir la bouche; je voulus
le quitter, il me retint, il me parla de sa comédie ; il me
proposa de nouveau d'en entendre la répétition générale
qui s'en ferait chez lui, qu'il me ferait avertir; il n'a que cet
objet dans la tête Il dit ensuite à M. le marquis de me
raconter la visite qu'il avait eue d'un prêtre; mais M. le
marquis s'y prenant fort mal, il le fit taire, prit la parole, et
me dit qu'il avait reçu une lettre d'un abbé qui lui marquait
beaucoup de joie de son arrivée à Paris, qu'il ne devait pas
douter de l'empressement qu'on avait de connaître un
homme tel que lui. Accordez-moi, lui dit-il, la permission
de vous venir voir... je vous offre mes soins : quelque supé-
riorité que vous ayez sur les autres hommes, vous êtes mor-
tel comme eux; vous avez quatre-vingt-quatre ans, vous
pouvez prévoir des moments difficiles à passer ; je pourrais
vous y être utile, je le suis à M. l'abbé de L'Attaignant, il est
plus âgé que vous * ; je vais dîner et boire avec lui aujour-
d'hui : permettez-moi de vous venir voir. Voltaire y a con-
1. L'abbé de L'Attaignant, né en 1697, au lieu d'être l'aîné de
Voltaire, était son cadet de trois années.
VIII. 45
226 DISTRIBUTION D'IRÈNE.
senti; il l'a vu, il en est fort content; cela sauvera, dit-il,
du scandale ou du ridicule '.
Ces dernières lignes étaient à reproduire; elles vien-
nent confirmer cet endroit du récit du prêtre habitué
des Incurables, et témoigner du succès de sa démarche
auprès du politique vieillard. Voltaire avait promis de
se rendre à la Comédie, le dimanche suivant (22 fé-
vrier) ; dans l'impossibilité de tenir complétenaent sa
parole, il voulut au moins, malgré un reste d'enflure,
donner audience au tripot comique et procéder à la
distribution des rôles d'Irène, en présence de « son
héros » qui, ainsi que lui, eut de la peine à accorder
ces vanités féroces. La lassitude fut telle, qu'il dut
faire fermer sa porte et se coucher sur les huit heures
du soir.
Il recevait un message auquel il était loin de s'at-
tendre, et qui le plongea dans une joie d'autant plus
vive, que son repos, sa sécurité, non moins que sa
gloire, semblaient trouver leur sanction dans la dis-
tinction dont il se crut l'objet;, car, comme on va voir,
il y a dans toute cette aventure un sous-jeu qui échappa
aux chroniqueurs et aux gazetiers de salon. Voici ce
qu-'o» lit dans les Nouvelles à la main, à la date du
23 février :
Quoique le roi ait déclare qu'il n'aimoit ni n'cstimoit M. de
Voltaire, et que M. de Maurepas l'ayant pressenti sur le
désir de cet illustre expatrié dfe venir à Versailles, S. M. lui
ait répondu, que c'étoit bien assez qu'elle fermât les yeux
1. Madame du Deffand, Correspondance complète (Paris, Pion,
1865), l. li, p. G39, CiO. Lettre de lamarqulâe àWalpolu; dimanche
22 février 1778.
BUSTE COMMANDÉ A PIGALLE. 227
sur son séjour à Paris; cependant par une inconséquence
apparente, mais qui s'explique, si l'on veut y réfléchir, M. le
comte d'Angivilliers a obtenu que, dans les statues à faire
exécuter par l'Académie de sculpture après les dernières
ordonnées, celle de M. de Voltaire seroit comprise. Ce direc-
teur général des bàtimens n'a rien eu de plus pressé que
de faire savoir au héros cette nouvelle flatteuse pour son
amour-propre, il a cru que M. Pigalle, chargé de ce travail,
seroit le messager le plus agréable à lui envoyer; le plus
grand poëte comblé a répondu à l'artiste aussi chargé de la
statue du maréchal de Saxe, par les six vers suivans :
Le roi connoît votre talent :
Dans le petit et dans le grand
Vous produisez ceuvre parfaite.
Aujourd'hui, contraste nouveau !
Il veut que votre heureux ciseau
Du héros descende au trompette *.
Ces bruits, qui coururent dans Paris, s'étaient
qu'une fausse interprétation d'un incident très-vrai,
mais auquel le roi ne devait pas être mêlé. L'erreur
pourtant ne fut pas tellement générale, que quelques
gens mieux placés pour connaître les choses, ne sus-
sent à quoi s'en tenir; et madame du Deffand, notam-
ment, prévient son bon ami Walpole de l'inexactitude
de ces on-dit *. Grimm, lui aussi, fort au courant de
tout ce qui se passe de relatif à l'art et aux artistes,
nous donne tout au long le mot de l'énigme. M. de
Marigny, quand il était aux Bâtiments, avait fait venir
1. Mémoires secrets pour servir à rhistoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XI, p. 116, 117; 23 février
1778.
2. Madame du DeOand, Correspondance complète (Paris, Pion,
1865), t. Il, p. 641, 642. Lettre de la marquise à Walpole; di-
manche 1" mars 17 78.
228 HÉMORRHAOIE VIOLENTE.
d'Italie quelques blocs de porphyre, qu'il destinait aux
statues de nos grands hommes, et que M. d'Angi-
villiers manifesta le désir d'acquérir pour le compte
durci. Mais le marquis n'y consentit qu'à la condition
que son intention serait respectée ; et, comme prix du
marché, il demanda les bustes du maréchal de Saxe et
de l'auteur de Zaïre, ce qui fut concédé. M. d'Angi-
villiers en écrivit à M. Mouchi, le neveu de Pigalle; et
l'on raconta à Voltaire que Sa Majesté venait de donner
l'ordre de faire son buste et celui du vainqueur de
Fontenoi. Mais on se garda bien d'ajouter que ces
bustes étaient pour l'ancien intendant des Bâtiments*.
Les lundi et mardi suivants se passèrent sans aucun
incident notable. Le mercredi (25 février), le patriar-
che dictait de son lit, lorsque, un peu après midi, il se
mit à tousser assez fort. « Oh ! oh! dit-il, je crache du
sang; » et le sang lui jaillit par le nez, par la bouche,
« avec la même violence que quand on ouvre le robi-
net d'une fontaine dont l'eau est forcée. » Wagnière
effrayé sonna, madame Denis accourut : un mot fut
vite adressé à Tronchin ; en un instant toute la maison
1. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Fume), t. IX, p. 96;
février 17 78. Le busle de l'auleur de Zaïre fui recueilli par Lenoir
dans son musée, et figure, sous le n° 40G, dans sa Description
historique et chronologique des monuments de sculpture remis au
musée des monuments français. Mais ce busle disparut, et le
biographe de Pigalle avoue qu'il n'a pu retrouver sa trace. La vie
et les ofuvres de Jean-Baptiste Pigalle (Paris, Renouard, 1869),
p. 48, 231. Plus tard, M. Tarbé l'eût rencontré dans le cabinet
de Denon, où l'on put le voir jusqu'à sa morl ; ce busle est en terre
cuile. Le poêle a la tôle ceinte de laurier, le cou nu, une draperie
à l'anlique lui cache les épaules. Du reste, nous ne savons pas plus
que M. Tarbé quel chemin il a pris dans la suite, et nous ne le
connaissons que par la lithographie de Hesse.
VIVE ALERTE. 229
fut sens dessus dessous'. «Il m'ordonna d'écrire à
l'abbé Gaultier de venir lui parler, ne voulant pas,
disait-il, que l'on jetât son corps à la voirie. Je fis
semblant d'envoyer ma lettre, afin que l'on ne dît pas
que M. de Voltaire avait montré de la faiblesse. Je
l'assurai qu'on n'avait pas trouvé l'abbé. Alors il dit
aux personnes qui étaient dans la chambre : Au moins^
messieurs, vous serez témoins que f ai demandé à rem-
plir ce quon appelle ici ses devoirs. » Tronchin arriva.
Il fit saigner le malade. Après une perte d'environ trois
pintes de sang, l'hémorrhagie alla en décroissant;
mais le crachement persista durant vingt-deux jours
d'une façon même assez intense. On plaça près de
lui une jeune garde malade irès-experte, qui ne le
quitta point, fit observer ponctuellement lés ordon-
nances, et, en dépit des maîtres de la maison, trop fa-
ciles envers les indiscrets et les curieux dont l'hôtel
était comme assiégé, mettait impitoyablement son
monde à la porte. Toutes les nuits, un chirurgien ve-
nait coucher, prêt à tout événement.
Si Wagnière prit sur lui, comme il le dit, de ne pas
remettre la lettre à l'abbé Gaultier, il ne recula que
de quelques heures une démarche qui n'était pas de
son goût, car Voltaire adressait, le jour suivant, à l'an-
1. Le Journal de Paris, du 26 février, n» 57, p. 227, raconte diffé-
remment l'événement. Il ne se fût trouvé en ce moment près de Vol-
taire que le marquis de Villetle, qui lui lisait quelques papiers auprès
de son lit. Effrayé du danger et ne trouvant personne de ses gens,
celui-ci aurait couru lui-même en robe de chambre chercher un chi-
rurgien. Tronchin, qu'on avait mandé, arriva aussitôt, fit tirer au
malade deux palettes de sang, qui le soulagèrent et prévinrent des
accidents plus graves.
230 L'ABBÉ GAULTIER APPELÉ.
cien jésuite, ce billet d'un laconisme pressant : « Vous
m'avez promis, monsieur, de venir pour m'entendre :
je vous prie de venir le plus tôt que vous pourrez
(26 février) ; » billet que madame Denis faisait suivre,
le lendemain, d'un second non moins impératif. «Ma-
dame Denis, nièce de M. de Voltaire, prie M. l'abbé
Gaultier de vouloir bien le venir voir : elle lui sera
très-obligée '. » Si celui-ci n'avait cédé qu'à sa propre
inspiration en se présentant chez l'auteur de Mérope,
la question qui lui avait été faite aurait suffi pour lui
donner à réfléchir; pouvait-il, en effet, taire une pa-
reille démarche et poursuivre son œuvre sans en infor-
mer ses supérieurs spirituels? A peine avait-il quitté
le patriarche, qu'il allait rendre compte de l'entre-
vue à l'un des vicaires généraux, l'abbé de Lécluse,
et au curé de Saint-Sulpice. « Ils me tirent connaître
leurs instructions, dit-il, auxquelles je me suis stricte*
ment conformé ; après quoi, je m'occupai à prier et
à faire prier le Seigneur pour la conversion de M. de
Voltaire. » Le billet du poëte ne lui était parvenu qu'à
neuf heures du soir; il était trop tard pour se présenter
utilement chez un malade épuisé et énervé. Le lende-
main, aussitôt après sa messe, il se transportait à
l'hôtel du quai des Théatins.
Madame Denis l'y attendait. Elle lui dit que le curé
de Saint-Sulpice était venu pour engager son oncle à
ne point différer sa confession, et que Voltaire lui avait
1. Wagnière s'inscrit en faux contre ce billet du 2G février, et
déclare n'avoir pas eu connaissance de celui de madame Denis. Les
billets des 1 3 et 1 5 mars sont, de sa part, l'objet de pareilles réserves,
qu'il laut an moins signaler. OEuvrcs complètes (Beuchot), t. I»
p. 295.
CORDIAL ACCUEIL. ;231
répondu qu'il avait toute confiance dans M. l'abbé
Gaultier. Nous aurons plus d'une inexactitude à con-
stater dans le récit de Wagnière : disons qu'ici l'ancien
curé de Saint -Mard nous semble commettre une
méprise. Alors encore, le curé de Saint-Sulpice, s'il
s'était présenté plusieurs fois, n'avait point été reçu.
Cette conversation de l'abbé de Tersac avec madame
Denis est de tout point invraisemblable, et le début de
la lettre de Voltaire au curé de SaintrSulpice, dont il
va être question plus bas, ne se comprend plus, aussi-
tôt que le pasteur et le poète se sont antérieurement
rencontrés. Quoi qu'il en soit, l'abbé ne fut point intro-
duit auprès de son futur pénitent, qui n'était pas en état
de l'entendre. Il retournait rue de Beaune le 2 mars.
Cette fois, il était reçu. « Avant que d'entrer dans sa
chambre, on me recommanda de ne pas l'effrayer, et
de lui parler avec douceur. M. le maréchal de Riche-
lieu, qui venoit de le quitter, m'engagea à ne le pas
négliger : je lui promis de faire tout ce qui dépendoit
de moi pour le salut de son âme. » On est touché de
voir ce bon maréchal si alerte à prendre les intérêts
de la religion et se préoccuper si vivement de la santé
spirituelle de son vieux courtisan.
Voltaire serra la main de l'abbé et le pria de le con-
fesser « avant que de mourir. » Wagnière nous doniie
les termes mêmes de la requête, qui ont une allure un
peu gaillarde : c<Ilya quelques jours que je vous ai fait
prier de venir me voir pour ce que vous savez. Si vous
voulez, nous ferons tout à l'heure cette petite affaire. »
Nous en demandons bien pardon au secrétaire, mais
Voltaire ne dut pas le prendre sur ce ton. Il en passait
232 ON LES LAISSE SEULS.
par de dures nécessités, soit; raison de plus de vou-
loir qu'elles ne fussent pas inutiles. Nous croyons que
l'abbé Gaultier lui prête un langage par trop confît et
onctueux qui ne dut pas être le sien ; mais encore
moins le pénitent dut-il s'exprimer de cette façon leste
et indécente; et a cette petite affaire » n'est nullement
dans la mesure et la vraisemblance. Passons. L'abbé
répartit qu'il l'entendrait volontiers en confession;
qu'il en avait parlé à M. le curé de Saint-Sulpice, qui
l'y avait autorisé ; mais qu'une rétractation était in-
dispensable avant d'en venir là. Voltaire déclara qu'il
ferait tout ce qu'on voudrait, et congédia l'assistance :
« Qu'on se retire, et qu'on me laisse seul avec M. l'abbé
Gaultier, mon ami. » Ce ne fut pas sans hésitation,
sans grande tentation de désobéir que Wagnière,
pour sa part, se résigna à s'éloigner. En réalité, il
était bien résolu à s'en tenir à la lettre plus qu'à l'es-
prit. Il se colla contre la porte, qui ne consistait qu'en
un cadre revêtu de papier des deux côtés et n'avait
point de loquet.
J'étais au désespoir, de la démarche qu'on exigeait de
M. de Voltaire; ie m'agitais près de la porte, et faisais beau-
coup de bruit. MM. Mignot et de Villcvieille, qui l'entendi-
Tent, accoururent à moi et me demandèrent si je devenais
fou. Je leur répondis que j'étais au désespoir, non de ce que
mon maître se confessait, mais de ce qu'on voulait lui faire
signer un écrit qui le déshonorerait peut-être. M. de Voltaire
m'appela pour lui donner de quoi écrire. Il s'aperçut de
mon agitation, m'en demanda avec étonnement la cause.
Je ne pus lui répondre *.
1. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Fo/f aire (Paris, André,
1826), t. I, p. 131. Voyage de Voltaire à Paris, 1778.
DÉCLARATION DE VOLTAIRE. . 233
Voltaire prit la plume et écrivit de sa propre maia
ce qui va suivre :
Je soussigné déclare qu'étant attaqué depuis quatre mois
d'un vomissement de sang, à l'âge de quatre-vingt-quatre
ans, et n'ayant pu me traîner à l'église, M. le curé de Saint-
Sulpice ayant bien voulu ajouter à ses bonnes œuvres celle
de m'envoyer M. l'abbé Gaultier, prêtre, je me suis confessé
à lui, et que si Dieu dispose de moi, je meurs dans la reli-
gion catholique oil je suis né, espérant de la miséricorde
divine qu'elle daignera pardonner toutes mes fautes, et que
si j'avois jamais scandalisé l'église, j'en demande pardon à
JDieu et à elle. — Signé Voltaire, le 2 mars 1778, dans la
maison de M. le marquis de Villette.
L'abbé Mignot et M. de Villevieille furent rappelés.
Lecture leur fut faite de la rétractation, qu'ils ne firent
nulle difficulté de signer. Citons encore Wagnière,
dont la relation ne dément point d'ailleurs ce qui
précède :
Alors l'abbé Gaultier nous invita à rentrer, et nous dit :
« M. de Voltaire m'a donné là une petite déclaration qui ne
signiQe pas grand'chose; je vous prie de vouloir bien la
signer aussi. » M. le marquis Villevieille et M. l'abbé Mignot
la signèrent sans hésiter. L'abbé vint alors à moi et me
demanda la même chose. Je le refusai; il insista beaucoup.
M. de Voltaire regardait avec surprise la vivacité avec la-
quelle je parlais à l'abbé Gaultier. Je répondis enfln, lassé
de cette persécution, que je ne voulais, ju ne pouvais signer,
€ittendu que j'étais protestant. lime laissa tranquille.
Non content de sa rétractation, l'auteur de la Hen-
riade reprenait la plume pour la fortifier de la décla-
ration suivante :
M. l'abbé Gaultier m'ayant averti qu'on disoit dans un
234 SA VRAIE PENSÉE.
certain monde que je protesterots contre tout ce que je
ferois à la mort, je déclare que je n'ai jamais tenu ce pro-
pos, et que c'est une ancienne plaisanterie attribuée très-
faussement, dès longtemps, à plusieurs savans plus éclairés
que Voltaire.
Mais on sent le peu de valeur de cette assurance qui
aurait besoin, elle aussi, d'une toute autre garantie.
Trois jours auparavant, étant seul avec lui, Wagnière
l'avait supplié de lui ouvrir son cœur pour qu'il pÛt,
le cas échéant, démentir les inculpations dont ses en-
nemis ne manqueraient pas de charger sa mémoire.
Voltaire lui dit de lui donner du papier et écrivit d'un
trait :
Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne
haïssant pas mes ennemis, et en détestant la superstition.
28 février 1778. Signé Voltaire '.
Certes, un philosophe chrétien eût pu signer une
pareille profession. Tracée de la main de Voltaire, ce
n'était plus que l'acte de foi d'un philosophe déiste
entendant par superstition toutes les rehgions et tous
les cultes. Mais cette pièce était-elle si nécessaire pour
nous édifier sur la vraie pensée du nouveau pénitent?
Tout en prétendant ne s'y opposer d'aucune sorte,
Voltaire demanda à l'abbé Gaultier s'il insérerait sa
rétractation dans les journaux. Celui-ci répondit qUe
le temps n'en était pas encore venu : d'ailleurs, il n'é-
1. L'original a été déposé par M. Gosseliu, le 19 octobre 1809, à
la Bibliothèque nationale, département des manuscrits, où il se
trouve, FK, 11460. Ces deux lignes sont écrites avec une netteté et
une fermeté de main prodigieuses chez un vieillard de quatre-vingt-
quatre ans.
PETITS DOUTES. 23»
tait qu'à demi satisfait, et il craignait bien que ses su-
périeurs ne fussent de son avis. En effet, au sortir de
la chambre du malade, il allait à Conflans porter la
profession de foi du philosophe à l'archevêque qui ne
la trouva point suffisante. Il en fut de même du curé
de Saint-Sulpice, auquel il remettait, avec une copie
de l'important document, un billet de six cents livres
pour les pauvres de la paroisse.
Dirons-nous que ce récit nous laisse quelques dou-
tes? Puisque cette protestation paraissait insuffisante
à l'ancien jésuite, pourquoi, sans désemparer, n'in-
sistait-il pas auprès du poète pour obtenir ce qu'il
souhaitait d'y voir ? Certes, Voltaire l'aurait fait sous
sa dictée. Il y aurait d'autant mieux acquiescé, qu'en
somme, tout ce qu'on pouvait exiger de lui se trouve
dans sa déclaration, et qu'on ne comprend guère au
delà que certains développements qui n'eussent rien
ajouté au fond des choses et ne Teussent pas com-
promis davantage aux yeux de la philosophie. Sans
nul doute c'est l'abbé qui lui a fait ajouter que, s'il
a jamais scandalisé F Eglise^ il en demande pardon
à Dieu et à elle. La rédaction de cette addition révèle
un ecclésiastique; Voltaire, lorsqu'on lui reprocha ce
zèle dans les concessions, avoua qu'il ne l'avait con-
sentie qu'à la réquisition du prêtre, et, disait-il, pour
avoir la paix. Qui sait si l'abbé Gaultier, satisfait de
ce qu'il était parvenu à obtenir, ne fut pas plus ac-
commodant qu'il ne le dit, et ne confessa point son
pénitent, conformément à la prière qui lui en était
faite? Wagnière, auquel nous sommes loin d'accorder
une confiance absolue, clôt sa narration par un détail
236 VOLTAIRE S'E8T-IL CONFESSÉ?
étrange et qui ne s'invente guère : « Il proposa ensuite
au malade de lui donner la communion. Celui-ci ré-
pondit : Monsieur labbé^ faites attention que je crache
continuellement du sang; il faut bien se donner de
garde de mêler celui du bon Dieu avec le mien. Le
confesseur ne répliqua point. On le pria de se retirer,
et il sortit '. » Et l'administration de la communion
implique, de toute nécessité, l'audition des péchés et
leur absolution.
Mais c'est là un conte de "Wagnière, dira-t-on. Ces
offres de communion et le refus motivé de Voltaire
se trouvent ailleurs encore que dans la relation du
secrétaire. Nous les rencontrons dans une très-cu-
rieuse lettre de D'Alembert à Frédéric, lettre confi-
dentielle, nullement faite pour être rendue publique et
qui ne le fut que longtemps après les événements.
« Cet abbé Gaultier arriva donc, fut une heure en-
fermé avec le malade, et en sortit si content, qu'il
voulait sur-le-champ aller chercher à la paroisse ce
que nous appelons le bon Dieu, ce que le malade ne
voulut pas, par la raison, dit-il, que je crache le sang,
et que je pourrais bien par malheur cracher autre
chose"^. » Infirmera-t-on le témoignage de D'Alembert?
cela nous semble malaisé. Nous le croyons, pour notre
compte, incapable d'avoir concerté une telle fable.
Mais laissons là sa loyauté. Frédéric veut savoir com-
1. Longcliamp et Wagnière, Mémoires sur Voliaire (Paris, André,
182G). t. I,p. 132, 133. Voyage de Voilaire à Paris, 1778.
2. OEmres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. XXV, p. 104.
Lettre de D'Alemberl au roi de Prusse; Paris, 3 juillet 1778. Dans
les OEuvres de D'Alembert (Paris, Beiin, 1822). La lettre porte la
date du i" juillet.
PORTRAIT DE GAULTIER PAR D'ALEMBëRT. 237
ment est mort son ancien courtisan; il a prié D'Alem-
bert d'entrer à ce sujet dans les moindres détails, et
c'est dans la longue et circonstanciée réponse de ce
dernier que nous trouvons cette anecdote. Il n'y avait
pas à tromper le roi, qui entendait n'être trompé en
aucun cas; le philosophe de Sans-Souci etl'Archimède
français parlaient à cœur ouvert sur toutes les ma-
tières, et nous ajouterons que si D'Alembert avait
pu soupçonner que sa lettre serait un jour publiée,
il en aurait modifié et même retranché plus d'un
passage '. Le portrait qu'il fait de l'ancien jésuite n'est
nullement malveillant, il est bien plutôt sympathique,
et semble être l'expression de ce qu'on pensait de lui
au quai des Théatins. a Cet abbé Gaultier, sire, est un
pauvre diable de prêtre, qui, de lui-même et par bonté
d'âme, était venu se présenter à M. de Voltaire quel-
ques jours avant sa maladie, et lui avait offert, en cas
de besoin, ses services ecclésiastiques que M. de Vol-
taire avait acceptés, parce que cet homme lui avait
paru plus modéré et plus raisonnable que trois ou
quatre autres capelans qui, sans mission, comme
l'abbé Gaultier, et sans connaître plus que lui M. de
Voltaire, étaient venus chez lui le prêcher en fanati-
1. Madame du Deffand, peu opUmIste de sa nature, écrivait un jour
à mademoiselle de Lespinasse : « J'ai deux amis intimes, qui sont
Forment et D'Alembert; je les aime passionément moins par leur
agrément et par leur amitié pour moi que par leur extrême vérité. »
Eugène Asse, Lettres de mademoiselle de Lespinasse (Paris, Ciiarpeu-
lier, 187G), p. xiil, lett. XXII, 13 février 1754. D'ailleurs dans sa
déclaration, que nous venons de reproduire. Voltaire dit a qu'il s'est
confessé» ; et, s'il en avait été autrement, est-il admissible que l'abbé
Gaultier eût laissé exister cette erreur de fait, et n'eût pas demandé
qu'il l'efTaçât, ce à quoi le malade n'aurait pu se refuser?
238 MAL REÇU DE SES SUPÉRIEURS.
ques, lui annoncer l'enfer et les jugements de Dieu,
et que le vieux patriarche, par bonté d'âme, n'avait
pas fait jeter par la fenêtre. »
L'ancien curé de Saint-Mard, qui comptait sur des
félicitations, eut ordre de réparer son imprudence
et de réclamer des garanties d'orthodoxie plus satis-
faisantes. Dès le lendemain, il retournait chez son
pénitent pour obtenir de lui une rétractation « moins
équivoque et plus détaillée. » Mais il lui fut répondu
que M. de Voltaire n'était pas en état de le recevoir.
« Je sentis bien d'où partait le coup, car en sortant
la veille de chez M. de Voltaire, MM. D'Alembert,
Diderot et Marmontel me marquèrent le mécontement
que leur causoit ma présence. » Cela ne doit pas être
exact pour D'Alembert, dont la façon de penser,
comme on verra plus bas, était loin d'être opposée à
un parti dicté par une situation impérieuse. Quant aux
deux autres, que l'introduction d'un prêtre auprès du
patriarche de Ferney les chagrinât un peu, cela est
trop certain ; mais ils n'avaient pas à faire la police
dans rhô tel de M. de Villette, et c'est au marquis que
ce soin revenait, si l'on eût été unanime à écarter
toute manifestation religieuse. Quoi qu'il en soit de
l'attitude plus ou moins hostile de ces messieurs,
l'abbé se trompait du tout au tout, en leur attribuant
une manœuvre qui lui fermait tout accès auprès de
gon pénitent. Mais se trornpait-il? et, à la date où il,
écrivait ce mémoire (l"" juillet 1778), ne devait-il pas
savoir à quoi s'en tenir sur le rôle réel de chacun?
Wagnière raconte que le curé de Saint-Sulpice ,
•ayant appris les démarches de l'abbé Gaultier sans son
LETTRE DE VOLTAIRE A SON CORÉ. 239
autorisation, alla voir M. de Yillette el lui en témoigna
son étounement avec quelque amertume. Informé de
ces plaintes, préoccupé et effrayé des intrigues dont il
pouvait être l'objet, Voltaire crut prudent d'écrire, en
effet, une lettre d'excuse à celui de qui il relevait au
spirituel, et qu'il dépêchait au petit matin.
M. le marquis de Villette, lui marquait-il, m'a assuré que
si j'avais pris la liberté de m'adresser à vous-même, mon-
sieur, pour la démarche nécessaire que j'ai faite, vous auriez
eu la bonté de quitter vos importantes occupations pour
venir, et daigner remplir auprès de moi des fonctions que
je n'ai cru convenables qu'à des subalternes auprès des pas-
sagers qui se trouvent dans votre département... Vous êtes
un général à qui j'ai demandé un soldat. Je vous supplie de
me pardonner de n'avoir pas prévu la condescendance avec
laquelle vous seriez descendu jusqu'à moi; pardonnez aussi
l'importunité de cette lettre : elle n'exige pas l'embarras
d'une réponse, votre temps est trop précieux '.
Le curé de Saint-Sulpice, le jour même, s'empres-
sait de répondre avec non moins de politesse à son
paroissien de rencontre :
Tous mes paroissiens, monsieur, ont droit à mes soins,
que la nécessité seule me fait partager avec mes coopéra-
teurs. Mais quelqu'un comme M. de Voltaire est fait pour
attirer toute mon attention : sa célébrité qui fixe sur lui les
yeux de la capitale de la France, et même de l'Europe, est bien
digne de la sollicitude pastorale d'un curé... Mon ministère
ayant pour but le vrai bonheur de l'homme, en dissipant
par la foi les ténèbres qui offusquent sa raison et le bornent
dans le cercle étroit de cette vie, jugez avec quel empresse-
ment je dois l'offrir à l'homme le plus distingué par ses
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. LXX, p. 452. Lettre
de Voltaire au curé de Saint-Sulpice ; 4 mars 17 78.
240 L'ABBÉ GAULTIER ÉVINCÉ.
talents, dont l'exemple seul ferait des milliers d'heureux
Si vous me permettiez de vous entretenir quelquefois, j'es-
père que vous conviendriez qu'en adoptant parfaitement la
sublime philosophie de l'Évangile, vous pourriez faire le
plus grand bien, et ajouter à la gloire d'avoir porté l'esprit
humain au plus haut degré de ses connaissances, le mérite
de la vertu la plus sincère, dont la sagesse divine, revêtue
de notre nature, nous a donné la juste idée, et fourni le
parfait modèle, que nous ne pouvons trouver ailleurs.
Cet échange de lettres ne s'arrange guère avec le
Mémoire de l'abbé Gaultier. C'est le 2 mars qu'il
obtient de Voltaire cette rétractation, dont on ne fut
content qu'à demi. Comme la lettre du poëte à M. de
Tersac, que nous venons de citer en partie, est du 4,
il faut que ce dernier, tout aussitôt après avoir appris
de l'abbé ce qui s'était passé, soit allé témoigner sa
mauvaise humeur à M. de Villette, puisque, dès le
lendemain, 3 mars, le prêtre habitué des Incurables
se voyait évincer par le suisse de l'hôtel, qui avait
ordre de ne point le laisser entrer. Mais si le curé
ne put cacher son dépit au mari de belle et bonne ,
comment admettre qu'il ne fît pas sentir, à celui qui
lui soufflait une conversion, combien sa démarche
lui avait semblé peu convenable et téméraire ? Quoi
qu'il en soit, jusqu'à la fin, l'abbé agira en homme
autorisé par ses supérieurs dont il a pris les ordres,
et qui ne se doute point que son zèle ait pu déplaire.
En somme, il avait entamé et engagé cette affaire
épineuse; il avait obtenu du patriarche de la philo-
sophie une déclaration de catholicité qui , certes ,
n'était pas, quoiqu'on affectât de le trouver, une pièce
insignifiante ; il semble qu'il avait bien quelques
U. BE THItSAC. 241
titoîts à ce qu'on le laissât achever son œuvre : un
médecin s'attache à son malade, et l'ex-jésuite devait
considérer l'auteur de la Henriade comme son pé-
nitent bien acquis. Aussi, quoique, dès le premier
échec, il eût flairé le complot, il ne se découragea
point et revint plusieurs fois à la charge, mais sans
être plus heureux. Alors il se décida à écrire à M. de
Voltaire ce billet à la date du 1 3 :
Je désire, monsieur, savoir de vos nouvelles : je me suis
présenté plusieurs fois à votre hôtel, et toujours inutile-
ment. Tout ce qu'on m'a dit, c'est que vous n'étiez pas
visible. Je souhaite que votre santé se rétablisse : je ne cesse
de demander, dans le saint sacrifice de la messe, que le
©teu de bonté vous accorde d'heureux jours. Soyez persuadé
de mes senliments; ils ne peuvent être ni plus vifs ni plus
sincères. Si vous me permettez d'aller vous voir, je vous
dirai de vive voix ce que je n'ose vous marquer dans cette
lettre, plus dictée par le cœur que par l'esprit.
Lorsque l'hémorrhagie du poète se fût calmée ,
le curé de Saint-Sulpice fut enfin introduit près du
malade. Il est manifeste que sa première visite est à
cette date. C'est à cette date aussi que Villette la place
dans une lettre à M. de La Touraille, du 9 avril, en
réponse à un article de Lînguet, dans ses feuilles. « Il
n'a visité le malade que pendant sa convalescence
avec toute la sagesse et la décence de son caractère
honnête et respectable '. » Tout se borna à un échange
de poUtesse et d'offres de services. Voltaire parla au pas-
t. Courrier de /'Europe, du vendredi 17 avril 1778, t. III. p. 247.
— Linguet, Annales politiques, civiles et Ulléraires,t. HI, p. 436.
vin. 46*
242 DERNIÈRE TENTATIVE.
leur de ses pauvres et de ses établissements de cha-
rité, et la visite n'eut d'autre caractère que celui d'une
entrevue courtoise entre gens du monde. Mais les
plaintes du curé avaient produit leur effet, et le pa-
triarche ne répondit, deux jours après, à la lettre
onctueuse de Tabbé Gaultier que par ce fort laconique
billet : « Le maître de la maison a ordonné à son
suisse de ne laisser entrer aucun ecclésiastique que
M. le curé de Saint- Sulpice. Quand le malade aura
recouvré un peu de santé, il se fera un plaisir de
recevoir M. l'abbé Gaultier. »
Pour qui veut comprendre, c'était un congé catégo-
rique, et un congé auquel le curé de Saint- Sulpice ne
pouvait être étranger. Comment l'abbé ne s'en douta-
t-il pas? Comment le curé lui-même n'eut-il pas la
franchise de le prévenir qu'il se chargerait désormais
de ramener au bercail cette brebis égarée ? En pré-
sence des deux lettres de Voltaire et de M. de Tersac,
il n'y a qu'une manière d'expliquer le Mémoire de
l'abbé Gaultier : c'est de le considérer comme une
œuvre collective, rêvée, arrangée après l'événement,
oij quelques circonstances ont été produites en raison
de certaines convenances. Ce conflit entre le curé et
l'ex-jésuite devait être ignoré du public, auquel il
importait seulement de connaître tout le zèle bien
inutile qui avait été déployé auprès d'un pécheur
endurci ; et on ne l'eût pas même soupçonné sans la
publication des lettres échangées entre M. de Voltaire
et son curé*.
1. a ... Malheureusement Tabbé Gaultier ne a'étoit pas entendu
là-dessus avec le curé de Saint-Sulpice, ou du moins celui-ci conçut
RÉPONSE SIGNIFICATIVE DU SUISSE. 243
Malgré le billet significatif de l'hôte de M, de Vil-
lette, l'abbé Gaultier ne se le tenait pas pour dit, et
retournait huit jours après tenter la fortune. Mais le
suisse, qui avait des ordres, lui répondit « qu'il n'y
avoit plus rien à faire. » L'abbé apprenait en même
temps que le malade se portait beaucoup mieux. Il
n'en hasardait pas moins une dernière épître.
... Je me suis présenté plusieurs fois à votre hôtel pour
vous féliciter sur votre convalescence, on m'a toujours ré-
pondu qu'il n'y avoit plus rien à faire. Je ne sais pas ce que
cela signifie, surtout après que vous m'avez écrit que vous
me verriez avec plaisir lorsque vous seriez un peu rétabli.
Je ne me présenterai plus à votre hôtel; car il me paraît
inutile de frapper à d'autres portes qu'à celle de votre
cœur; je suis sûr d'y avoir entrée. Quelle consolation et
quel plaisir pour moi, si je pouvois vous aider à parvenir
au vrai bonheur M
La santé était revenue au pénitent ^, et devant ce
silence persévérant, l'ancien jésuite dut comprendre
que les temps n'étaient pas mûrs, mais sans re-
contre lui une jalousie qui ne tourna point au profit de la religion.
On voit, milord, par la correspondance entre M. de Voltaire et le
pasteur, que le premier ayant eu le temps de se remettre de l'effroi
que lui avoit causé d'une part la menace du médecin, et de l'autre
celle du prêtre, et le danger ayant cessé, s'étoit également moqué et
du soldat et du général. » L'Espion anglais, t. VIII, p. 307 à 310;
Paris, ce 2 avril 1770. — Les Mémoires secrets en disent autant,
t. XI, p. 200; 20 avril 1770. Voir aussi la vie de Voltaire par Con-
dorcet, Œuvres complètes (Beuchot), t. I, p. 295.
1. Élie Harel, Voltaire. Particularités curieuses de sa vie et de sa
morr (Paris, 1817), p. 118.
2. Madame du Deffand mandait à Walpole, à la date du 2 mars :
« J'appris hier par d'Argental, qui voit Voltaire deux fois par jour,
que Tronchin le croit guéri ; il n'a point de fièvre, il n'est point
faible, il crache encore un peu de sang, mais c'est le reste de Thémor-
244 GAULTIER ET OAROUILLE.
noncer à achever l'œuvre que la Providence semblait
lui avoir départie. L'abbé Gaultier avait la spécialité
de ces cures spirituelles. Avant Voltaire, comme il le
lui apprenait lui-même, il avoit entrepris l'abbé de
L'Attaignant, un abbé profane dont les madrigaux,
les chansons traînaient, depuis un demi-siècle, sur
toutes les toilettes. L'Attaignant était à la mort; l'abbé
Gaultier de s'élancer au chevet de l'agonisant et de
reconquérir par l'onction de ses exhortations cette âme
que Satan croyait déjà sienne. Comme l'auteur de
Zaïre, le chanoine de Reims en réchappa. Mais le fait
de ces deux conversions opérées sur gens de même
farine * parut plaisant; il donna lieu à celte épigramme
sans dardillon, et dont Voltaire et L'Attaignant rirent
les premiers :
Voltaire et L'Attaignant, d'humeur encor gentille.
Au même confesseur ont fait le même aveu ;
En tel cas il importe peu
Que ce ce soit à Gaultier, que ce soit à Garguille.
Monsieur Gaultier pourtant me paraît bien trouvé.
L'honneur de deux cures semblables
A bon droit était réservé
Au chapelain des Incurables.
L'alerte disparue, Voltaire de veut être un peu confus
de son personnage, et éprouver le besoin d'atténuer
rhagie : on est persuadé qu'il en reviendra. Je le verrai peut-être
aujourd'iiui. ■ Correspondance complète (Paris, Pion, 18C5), t. IF,
p. 642.
1. Cl! n'était pas les deux uniques cures de l'abbé Gaultier. 11
avait encore ramené au giron de l'orthodoxie l'abbé de Viliemesens^
janséniste obstiné de la paroisse Saint-Nicolas-des-Champs. Mémoires
secrets pour servir à l'histoire de la République des lettres (Londres,
John AdamsonI, t. XI, p. I3G; 7 mars 17 78.
DÉPUTATION DE L'ACADÉMIE. 245
aux yeux des honnêtes gens le méchant effet d'une
conversion qui avait médiocrement réussi même au-
près des dévots, auxquels il fallait, pour les apaiser,
d'autres témoignages de récipiscence et d'orthodoxie.
Le même jour qu'il s'était confessé, nous dit La Harpe,
j'allai chez lui de la part de l'Académie, m'informer de sa
santé, et lui dire qu'on avait arrêté et mis sur les registres,
que tant que la maladie durerait, on enverrait à toutes les
séances savoir de ses nouvelles. Hélas! me dit-il, je n'ai pas
cru pouvoir mieux reconnaître les bontés de C Académie qu'en
remplissant mes devoirs de chrétien, afin d'être enterré en terre
saùite, et d'avoir un service aux Cordeliers *.
Il était dans les traditions de l'Académie de faire
dire un service aux Cordeliers pour le membre qu'elle
venait de perdre, et c'est à quoi l'auteur du Sermon
des Cinquante fait allusion, de ce ton équivoque qui
laisse un libre champ à l'interprétation. Avec le doc-
teur Lorry, qui n'a pas de préjugés, un médecin petit-
maître, bel esprit, à épigrammes et à bons mots, le
médecin par excellence de cette époque légère, incré-
dule, riant de tout, de la mort comme de la vie ^, il
1. La Harpe, Correspondance litiéraire (P&ri», Migneret, 1804],
t. IL p. 212. La Harpe, lui aussi, parle de la conression deVollaire.
Le lundi 26 février, l'Académie ayant appris l'accident du poëte,
avait ciioisi Marmontel et La Harpe pour aller savoir de ses nouvelles.
Ceux-ci, à la réunion du samedi 28, disaient qu'ils n'avaient pas été
reçus et qu'ils s'étaient bornés à remettre leur billet de visite. Ce fut le
lundi 2 mars que la compagnie arrêta, comme le dit l'auteur de War-
luick à Voltaire, qu'on enverrait désormais chez lui à chaque séance.
Secrétariat de l'inslilut, registre de l'Académie française, 1745-1793.
2. C'est Lorry que Poinsineta eu en vue dans sa comédie du Cercle.
On trouve des détails piquants sur lui dans les Mémoires secrets,
t. XXIH, p. 201; et dans les Mémoires de Prévilte, t. VI, p. 151,
152 (édif. Barrière).
Î46 RÉPARTIE DE LORRY.
s'expliquera d'une façon autrement désinvolte. La nou-
velle de sa confession avait attiré sur la lèvre de l'Es-
culape parisien un sourire quelque peu sceptique.
« Vous me croyez donc bien impie?» s'écria son
étrange malade. Lorry lui répondit par ce vers qui avait
le mérite d'être de situation :
Vous craignez qu'on l'ignore et vous en faites gloire.
« Au reste, reprit M. de Voltaire, je ne veux pas
qu'on jette mon corps à la voirie, tout cela me déplaît
fort; cette prêtraille m'assomme ; mais me voilà entre
ses mains, il faut bien que je m'en tire. Dès que je
pourrai être transporté, je m'en vais. J'espère que leur
zèle ne me poursuivra pas jusqu'à Ferney. Si j'y avais
été, cela ne se serait pas passé ainsi ' » . Soit ; mais pour-
quoi le quitter alors ; et était-il si difficile de prévoir qu'à
la première indisposition, les choses se passeraient de
la sorte? Peu importe, au fond, ce qu'on fera de notre
guenille après nous ; ce qui importe, c'est de laisser
une mémoire sans reproche, c'est de ne pas léguer à
ses admirateurs comme à ses amis une tâche parfois
épineuse, celle de défendre un caractère que l'on vou-
drait plus élevé, plus digne, et qui décontenance l'apo-
logie à tout instant par les plus tristes écarts. On a
beau dire, pour légitimer ces frasques : « Quand on
meurt à Surate, il faut tenir la queue d'une vache dans
1. Mémoires secrets pour servir à l*hisioire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XI, p. 137, 138; 8 mars 17 78.
Il n'j' a pas à douter de la réalité de ce récit, que confirme, d'ailleurs,
Wagnière. « Cette conversation entre M. de Voltaire et M. Lorrtjy^
nous dit-il, est très-vraie. > Mémoires sur Voltaire (Paris, André,,
1826), t. I, p. 449.
WALPOLE REDRESSÉ PAR SON AMIE. 247
sa main, » on ne donnera pas le change aux honnêtes
gens que cette façon leste d'envisager les choses de la
conscience ne saurait trouver indulgents. Toutefois, il
y a à tenir compte du milieu, et il ne serait pas équi-
table de faire peser sur l'individu une responsabilité
qui doit incomber à une société tout entière.
Si Voltaire est blâmable, ce n'est pas de s'être con-
fessé, ce n'est pas d'avoir fait, contre sa conviction,
des manifestations de catholicité ; il n'aura fait en cela
que respecter extérieurement la loi de son pays. Ainsi
était mort M. de Montesquieu, ainsi mourra Buffon.
Et lorsque Walpole jugera sévèrement cette détermi-
nation de Voltaire, madame du Deffand lui répondra
avec cette autorité que donnent l'âge et la science des
terrains que l'on foule : « Vous avez un très-grand et
bon esprit, mais cependant qui ne vous garantit pas
de quelques méprises dans les jugements que vous
portez; je le sais par expérience, et tout à l'heure à
l'occasion de Voltaire ; vous ne jugez pas bien des mo-
tifs de sa conduite ; il serait bien fâché qu'on crût qu'il
avait changé de façon de penser, et tout ce qu'il a fait
a été fait pour le décorum et pour qu'on le laissât
en repos*. » Le décorum, la sécurité, telles étaient,
telles devaient être les préoccupations de « l'honnête
homme » dans ces circonstances exceptionnelles et
solennelles qui devenaient de vrais actes publics. Wal-
pole, citoyen d'un pays libre, ne pouvait, en effet,
que par un effort de réflexion, comprendre et excuser
I. Madame du Deffand, Correspondance complète (Paris, Pion,
1865), t. II, p. 649. Lettre delà marquise à Walpole: Paris,
dimanche 22 mar« 1778.
248 ATTITUDE OBMOATOIRE.
ces étranges inconséquences auxquelles l'esprit le plus
logique n'échappait pas. Il n'existait qu'une religion,
religion armée , représentée par un clergé formi-
dable, rejetant tout culte dissident, s'emparant de
vous à l'entrée de la vie et vous surveillant jusqu'à
votre dernière minute. Le Français protestant, s'il ne
voulait point que sa femme ne fût qu'une concubine, .
que ses enfants fussent des bâtards, devait donner le
change par des pratiques extérieures sur lesquelles on
se montrait facile ' ; et il se résignait le plus souvent
à des actes de catholicité de pure forme , qui ne
trompaient personne, et n'empêchaient ni lui ni les
siens de demeurer protestants.
Avec la liberté de conscience, tout se transforme,
tout s'éclaire ; plus de. compromis honteux, plus d'hy-
pocrisie indispensable, plus de comédies sacrilèges.
Les mœurs et la religion y gagnent également. On
était à la veille de ces changements, quand Voltaire
rendra le dernier soupir : il aura entrevu la terre pro-
mise. Pour juger sainement, en toute compétence, de
la démarche de l'auteur de la Henriade, il est indis-
pensable de se reporter aux temps, et de se renseigner
sur l'effet qu'elle produisit dans le public : elle fit sou-
lire, mais n'indigna point. Une seule personne la
blâma, ce fut M. de Choiseul. « Je n'ai vu que le duc
dp, CAoz5ci// qui ait fait témoigner à M. de Voltaire sa
i. Dans un esprit de tolérance pratique, les {larlements, malgré
la précision de la loi, accueillaient mal les collatéraux avides qui
s'armaient de son texte pour réclamer la nullité des mariages con-
tractés au désert y et se prêtaient volontiers à laisser passer aux enfants
la fortune de leur père. Anciennes lois françaises, t. XXVllI, p. 472.
— La vérité rendue sensible ù Louis XVI (1782), t. I, p. 2.
APPROUVÉE PAR D'ALEMBERT. 249
surprise sur cette démarche, » dit Wagnère '. Quant
aux coryphées de la philosophie, loin de se montrer
sévères sur cette capucinade peu digne d'eux et de lui,
ils l'approuvèrent complètement, et il est tout à fait
faux, quoi qu'en aient dit les Nouvelles à la main, que
D'Alembert et Condorcet aient manifesté leur sérieux
mécontentement d'une pasquinade dont le ridicule re-
jaillissait sur toute la secte. C'est Wagnière qui l'af-
firme en s'en indignant ; mais, à cet égard, il existe
des témoignages autrement formels. Nous avons vu
l'abbé Gaultier accuser le premier de lui avoir fait,
ainsi que Diderot et Marmontel, fermer la porte de son
pénitent. Jamais inculpation ne fut moins fondée,
comme cela résulte de ce curieux passage de la lettre
au roi de Prusse que nous avons citée, et à laquelle
nous aurons encore à revenir. C'est là tout un do-
cument.
Quelques jours avant sa maladie, il m'avait demandé,
dans une conversation de conQance, comment je lui con-
seillais de se conduire, si pendant son séjour il venait à
tomber grièvement malade. Ma réponse fut celle que tout
homme sage lui aurait faite à ma place, qu'il ferait bien de
se conduire en cette circonstance comme tous les philoso-
phes qui l'avaient précédé, entre autres comme Fontenelle
et Montesquieu *, qui avaient suivi l'usage,
1. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Vol/ aire {Paris, André,
1826), t. I, p. 451. Examen de& Mémoires de Bachaumont, 1778.
2. 11 existe un document curieux qui, si on ne l'examine d'un
peu près, semblerait démontrer que Montesquieu mourut en chrétien
sincère et convaincu. C'est une lettre de madame Dupré de Saint-Maur
(M. Menneciiet dit M. de Saint-Marc), adressée à Suard, qui est à lire
avec attention. Elle n'est pas si concluante qu'elle le peut paraître dans
le sens d'un retour véritable à Dieu, et elle nous a laissé au moins
250 FRANCHE EXPLICATION.
Et reçut ce que vous savez
Avec beaucoup de révérence'.
Il approuva beaucoup ma réponse : « Je pense de même, me
dit-il, car il ne faut pas être jeté à la voirie, comme j'y ai
vu jeter la pauvre Lecouvreur. » Il avait, je ne sais pourquoi,
beaucoup d'aversion pour cette manière d'être enterré. Je
n'eus garde de combattre cette aversion, désirant qu'on cas
de malheur tout se passât sans trouble et sans scandale. En
conséquence, se trouvant plus mal qu'à l'ordinaire, un des
jours de sa maladie, il prit bravement son parti de faire ce
dont nous étions convenus, et dans une visite que je lui fis
le matin, comme il me parlait avec assez d'action, et que je
le priais de se taire pour ne pas se fatiguer la poitrine : « Il
faut bien que je parle bon gré mal gré, me dit-il en riant;
est-ce que vous ne vous souvenez pas qu'il faut que je me
confesse? Voilà le moment de faire, comme disait Henri IV,
le saut périlleux; aussi je viens d'envoyer chercher l'abbé
Gaultier, et je l'attends*. »
Nous avons reproduit uq petit dialogue assez piquant
entre l'auteur de la Pucelle et le docteur Lorry. Ce
médecin de ruelles, d'ailleurs bon et très-habile méde-
cin, avait été appelé du consentement même de Tron-
chin, mais sur les instances de Villette. Wagnière, qui,
nous le savons, n'affectionne pas plus le marquis que
madame Denis, dit à ce propos : c< M. de Villette,
avait la plus grande haine pour M. Tronchin^ et au-
des doutes. Nous n'insisterons pas davantage ; nous nous bornerons,
historiquement, à faire nos réserves personnelles. Menneciiet, Mati-
nées liliérahes (Paris, 184C), t. IV, p. 156, 157, 158.
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. XllI, p. 52. Epître
au duc de Sully, 1720. Il est question de la mort de l'abbé de Chau-
lieu. D'Alembert cite de mémoire. Ce n'est pas « révérence », mais
« bienséance » qu'il faut lire.
2. (Xxivres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. XXV, p. 103.
Lettre de D'Alembert au roi de Prusse; Paris, 3 juillet 1778.
i
LETTRE DE VILLETTE A LORRY. 251
relit désiré qu'il ne continuât plus de voir M. de Vol-
taire. Cela était si violent, qu'à la fin M. Tronchin le
prit un jour par le bras, et le fît sortir de la chambre.
Dès lors, il se forma deux partis. J'ai été témoin des
scènes les plus indécentes dans la chambre du ma-
lade, lorsqu'il était encore en très-grand danger.
Au bruit qu'on y faisait, on aurait dit qu'il y avait
des paysans ivres prêts à se battre *. » Wagnière
parle encore d'un billet de Tronchin à son confrère,
très-cordial et très-poli, que Villette aurait escamoté
et remplacé par un autre « afîn de se vanter, comme
il le fit, que c'était lui seul qui avait fait venir
M. Lorry, malgré M. Tronchin^ et sauvé la vie au
malade. » Nous ne nous arrêterons point à ces commé-
rages. Ce qu'il y a de sûr, c'est que Tronchin n'était
pas le médecin qu'eût choisi le marquis. Ainsi ce
dernier, s'étayant de l'exemple que le docteur ge-
nevois lui avait donné, faisait insérer, dans le Journal
de Paris, un billet fort aimable pour Lorry et infini-
ment moins gracieux pour Tronchin qui ne semble
pas, toutefois, s'en être affecté outre mesure.
Ce n'est pas moi, monsieur, c'est votre réputation qui
vous a annoncé à M. de Voltaire. Vous avez pleinement jus-
tifié tout ce qu'on lui avoit dit de vous; et c'est votre nom
qui doit remplir aujourd'hui ces vers si connus :
Malade, et dans un lit de douleur accablé,
Par l'éloquent Lorry vous êtes consolé.
Il sait l'art de guérir autant que l'art de plaire, etc.
Je vous dois le repos de ma vie et celui de ma jeune
femme : vous avez porté le calme dans son esprit.
1. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
1826), t. I, p. 129, 130. Voyage de Voltaire à Paris, 1778.
232 LA HARPE ET LA PHARSALE.
C'est à l'amitié sans doute qu'il faut attribuer les craintes
effrayantes dont M. Tronchin nous avoit alarmés; tout autre
médecin que lui pourroit être soupçonné d'avoir créé des
monstres pour l'honneur de les combattre.
Continuez donc, monsieur, vos visites auprès de M. de Vol-
taire. Votre confrère est trop ami de l'humanité et trop pé-
nétré du respect qu'il doit au public pour refuser de partager
avec vous la gloire d'avoir rendu la vie à celui qui en fait
un si bel usage '.
En somme, Lorry ne fit qu'approuver les ordon-
nances de son confrère « quelque chose que l'on pût
lui insinuer pour dire le contraire » ; et la bonne
entente ne cessa de régner entre eux, tant qu'ils
furent appelés l'un et l'autre au chevet du malade. Si
les crachements de sang persistèrent, l'état général ne
tarda pas à s'améliorer, et La Harpe, la veille même de
l'entrevue avec l'abbé Gaultier, récitait au patriarche,
pour le distraire, un chant de la Pharsale^ avec une em-
phase, une telle vigueur de poumons qu'on l'entendait
à tous les étages, « et même dans la rue, » ajoutent
malignement les Mémoires secrets. Après l'avoir laissé
1. Journal de Paris du jeudi 5 mars 17 7 8, N° 64, p. 255, 256.
Copie d'une lettre écrite à M. Lorry, docteur de la Faculté de méde-
cine de Paris, par M. le marquis de VilK'tte, et envoyée par lui aux
auteurs du journal. La leltiii n'a pas de date. Mais nous lisons dans
les mémoires manuscrits du lil)ra;re Hardy, à celle du jeudi 2G février :
« On sut quelques jours après que le sieur marquis de Villelte avoit
écrit au sieur Lornj, docteur du la Faculté de médecine, en grande
réputation, pour l'engager à vouloir bien s'unir au sieur Tronchin,
et travailler de concert avec lui à étaïer l'extrême caducité dudit
sieur de Voltaire, n IMbliollièque nationale. Minuscrits, N» GC82.
Mes loisirs ou Journal d'érénemens tels qn''ih parviennent à ma con-
naissance, p. 4G0. Si nous citons de préférence le manuscrit, disons
que ces détails relatifs à Voltaire ont été reproduits dans la Nouvelle
revue encyclopédique (Didot, J848], t. V, p. C3S à C45.
LECTURE DES BARMÉCIDES. 253
tonner tant qu'il le voulut, Voltaire, s'adressant aux
personnes qui étaient dans sa chambre : « Messieurs,
leur aurait-il dit, de l'air le plus sérieux, vous devriez
bien demander pour moi la croix de Saint-Louis. » On
crut qu'il divaguait. On le fit répéter. « Eh oui, ajouta-
t-il, la croix de Saint-Louis, pour ce pauvre Voltaire
qui perd son sang et qui soutient avec tant de courage
cette cruelle bataille de Pharsale * . »
Wagnière, dans son examen des Mémoires secrets^
substitue les Barméddes à la Pharsale. Mais c'est là
une erreur. Celte petite scène, qu'il faut reporter au
dimanche, premier mars ^ est très-distincte de la lec-
ture des Barmécides^ et la Correspondance secrète a
une anecdote etsurTune et sur l'autre. Nous avons em-
prunté à celle- ci l'historiette delà croix de Saint-Louis,
dont, après tout, nous lui laissons la responsabilité ;
nous reproduirons également ce qu'elle rapporte à
l'égard de la tragédie de La Harpe. « Le fameux cri-
tique faisoil quelques difficultés de lui lire sa fameuse
tragédie des Barmécides, en lui disant que son état ne
lui permettoit pas de supporter de fortes sensations.
Ça me fera revivre^ dit le vieillard , lisez toujours.
Enfin, le fameux critique fut décidé à obéir : le malin
hermite écoutoit avec attention; tantôt il bailloit, et
tantôt il sourioit. Quand l'écrivain tragique eut fini de
lire : Cette pièce, dit-il, est un roman invraisem-
1. Correspondance secrète, politique et littéraire (Londres, John
Adamson), t. VI, p. 300; Paris, le 27 juin 1778.
2. Mémoires secrets pour senir ù f histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XI, p. 130, 132; 3 et 5 mars
1778.
•254 CE QD'EN PENSE VOLTAIRE.
blable où il se trouve quelques beaux vers déplacés ' . »
Wagnière ne donne pas, tant s'en faut, à la critique,
cette attitude peu sympathique. Ce qui révèle l'infidé-
lité de la plupart de ces commérages, c'est, trop sou-
vent, la complète ignorance du caractère, de l'humeur
de celui qu'ils mettent en scène. Voltaire est malin, il
n'est pas méchant, et il est très-affable, très-cares-
sant et très-indulgent avec ceux qu'il aime. Laissons
raconter à son tour l'honnête secrétaire. L'anecdote
ne se ressemblera plus, bien que le fond des choses
soit le même. « M. de Voltaire avait prié M. de La
Harpe de lui lire sa dernière tragédie [les Barmécides),
Pendant la lecture, où nous n'étions que nous trois,
M. de Voltaire faisait ses observations, et donnait à
M. de la Harpe des conseils de père et d'un véritable
ami. Celui-ci, piqué dans son amour-propre, dit avec
altération qu'il ne pouvait continuer, et prétexta un
mal de gorge. Eh bien, lui répHqua avec bonté M. de
Voltaire^ laissez-moi votre pièce, et si vous le voulez,
je mettrai en marge mes observations ; à quoi M. de
La Harpe eut bien de la peine à consentir ^. »
1 . Correspondance secrète^ politique et littéraire (Londres, John
Àdamson), t. VI, p. 143 ; de Paris, le 4 avril 1778.
2. Longchamp et Wagnière, Mémoirex sur Voltaire (Paris, André,
1826), t. I, p, 443. Examen des Mémoires de Bachaumont. Grimm
raconte aussi cette lecture des Barmécides, et donne le jugement du
patriarche qui ne hâille ni ne sourit, et, tout au contraire, voudrait
bien n'avoir pas à attrister un jeune écrivain dont il apprécie le talent
et aime la personne. « Mon ami, pela ne vaut rien ; c'est un conte
déplorable où l'on trouve par ci par là quelques beaux vers, mais qu'il
faut ôter, parce qu'ils sont déplacés, parce qu'ils détruisent fout le
reste. Jamais la tragédie ne passera par ce chemin-là... » Grimm,
Correspondance littéraire (Paris, Fume), t. X, p. 59; juillet 1778.
€e sont presque mot pour mot les paroles attribuées à Voltaire dans
IRA-T-IL A VERSAILLES? 25S
Quoique dise Wagnière, son maître avait les regards
tournés du côté de Versailles. « Il a encore d'autres
prétentions, dit madame du Deffand à Walpole dans
sa lettre du 22 février, celle d'aller à Versailles, de
voir le roi, la reine, mais je doute qu'il en obtienne
la permission. » Cet air de toléré et de disgracié lui
pesait, l'humiliait. Il était, après tout, officier du roi,
son devoir n'était-il pas d'aller saluer Leurs Majestés?
et l'état de faiblesse où il se trouvait, ne pouvait-il pas
seul excuser son abstention à cet égard. Ses amis, qui
étaient loin de partager ses illusions, faisaient tout pour
le détourner d'une telle pensée. « Vous êtes bien bon!
lui disait à ce propos quelqu'un qui, sans doute,
n'avait pas lui-même beaucoup à se louer de ce pays-
là, savez- vous ce qui vous serait arrivé? je vais vous
l'apprendre. Le roi, avec son affabilité ordinaire, vous
aurait ri au nez, et parlé de votre chasse de Ferney,
la reine, de votre théâtre ; Monsieur vous aurait de-
mandé compte de vos revenus; Madame vous aurait
cité quelques-uns de vos vers ; la comtesse d'Artois ne
vous aurait rien dit, et le comte vous aurait entretenu
de la Pucelle. » Le tableau est plus plaisant que re-
butant, et Voltaire, s'il avait été assuré d'un tel accueil,
n'eût point résisté à la tentation de produire son visage
parcheminé, son accoutrement du vieux temps, au sein
de cette jeune cour qui l'eût pris pour un revenant.
Marie-Antoinette se serait montrée pleine d'affabihté
et de prévenances pour le poëte qui l'avait chantée ;
mais Louis XVI ? Entouré, circonvenu par le clergé
la Correspondance secrète. Mais le cadre est bien diCTérent, ainsi que
Pacceutet l'intention.
2$i6 BIENVEILLANCE DE LA REINE.
qui lui aurait fait entendre ce qu'aurait eu de grave
pour la religion un abord autre que sévère et glacé, il
eût cédé vraisemblablement aux obsessions dont il eût
été l'objet; et l'apparition de l'auteur du Dictionnaire
philosophique à Versailles n'aurait infailliblement été
rien moins qu'un triomphe. Cependant, il était un
embarras sérieux pour la cour, qui avait à compter
avec l'opinion, et qui sentait déjà la force du courant,
sans soupçonner, toutefois, que ce courant finirait
par l'entraîner aux abîmes. Toutes les correspon-
dances, les Nouvelles à la main agitent cette grande
question, qui occupait autant et plus les oisifs que la
question si palpitante et si menaçante d'une guerre
avec l'Angleterre : Voltaire serait-il ou ne serait-il pas
reçu à Versailles? c'était à qui dirait son mot et don-
nerait le secret du cabinet. « Le triomphe éclatant de
M. de Voltaire, à Paris, notait une de ces gazettes,
vient de recevoir un petit échec assez cruel. On sepro-
posoit de lui donner le fauteuil au Théâtre-Français,
honneur accordé à Corneille et à Racine. La reine
voulut qu'il eût une loge tapissée comme la sienne, et
à côté de la sienne, afin de pouvoir causer avec lui
chaque jour, etc. ; mais le roi étant chez son auguste
épouse, et entendant parler de Voltaire, se mit à dire :
Ahl ah! M. de Voltaire! il est à Paris; cela est
vraij mais c'est saiis ma permission. — Mais, sire, il
n'a jamais été exilé; — cela se petit, mais je sais
ce que je veux dire '. Madame Campan, admirable-
1. Correspondance tecrète, politique et littéraire (Londres, John
Adamgon), t. VI, p. 49; de Versaillea, le 26 février 1778. Ce pas-
sage est textuelieiuent reproduit dans la Correspondance secrète iné-
DÉCISION IRRÉVOCABLE. 257
ment placée pour tout savoir, donne la note exacte, et
entre dans les détails les plus circonstanciés et les
plus curieux.
Parisporta au plushauldegréTenthousiasme etles honneurs
rendus au grand poêle. Il y avait un inconvénient majeur à
laisser Paris prononcer avec de pareils transports une opi-
nion si contraire à celle de la cour; on le fît bien observer
à la reine, en lui représentant qu'elle devrait au moins,
sans accorder à Voltaire les honneurs de la présentation, le
voir dans les grands appartements. Elle ne fut pas trop éloi-
gnée de suivre cet avis, et paraissait uniquement embar-
rassée de ce qu'elle lui dirait, dans le cas où elle consenti-
rait à le voir. On lui conseilla de lui parler seulement de
la Eenriade, de Mérope et de Zaïre ; la reine dit à ceux qui
avaient pris la liberté de lui faire ces observations, qu'elle
consulterait encore des personnes dans lesquelles elle avait
une grande confiance. Le lendemain elle répondit qu'il était
décidé irrévocablement que Voltaire ne verrait aucun mem-
bre de la famille royale, ses écrits étant pleins de principes
qui portaient une atteinte trop directe à la religion et aux
mœurs. « Il est pourtant étrange, ajouta la reine, en rendant
réponse, que nous refusions d'admettre Voltaire en notre
présence, comme chef des écrivains philosophes, et que la
maréchale de Mouchy se soit prêtée, d'après les intrigues
de la secte, à me présenter, il y a quelques années, madame
Geoffrin, qui devait sa célébrité au titre de nourrice des
philosophes *. »
Il n'y a pas à insister sur le peu de justesse de cette
observation de la reine. Madame Geoffrin n'avait qu'un
salon, où, loin d'attiser le feu de la philosophie, elle
s'efforçait, avec une prudence excessive, de brider les
dite sur Louis XVI, Marie- Antoinette, la cour et la ville (Pion, 186G),
t. I, p. 144 ; du 2 mars.
1. Madame Campan, Mémoires (Collection Barrière), t. X, p. 149,
150.
VIII. 17
258 FARIAU DE SAINT-ANGE.
élans, s*effrayant, se fâchant, quand on osait plus que
de raison. Elle n'écrivait point, elle n'était même pas
philosophe; elle pouvait être présentée à la reine,
comme elle le fut à sa mère Marie-Thérèse qui, mal-
gré sa rigidité, l'accabla de prévenances et d'égards.
Revenons à Voltaire. Trop modéré pour troubler les
derniers moments du vieillard, le roi bornera sa clé-
mence à ignorer que l'auteur de V Essai sur les mœurs
est à Paris. Mais c'est sur quoi ne tardera pas à être
édifié l'hôtel du quai des Théatins : et aucune tenta-
tive ne sera faite pour renverser le mur de glace qui
se fût opposé à un voyage à la cour.
En dépit des représentations incessantes de Tron-
chin, qui menaçait de rechutes inévitables. Voltaire
s'était remis de plus bel à sa tragédie ; il dictait lettres
sur lettres, et recevait les visites de tout Paris. Qui-
conque avait troussé un bouquet à Chloris, rimé un
acte, glissé son nom à quelque coin du Mercure ou de
YAlmajiach des Muses, croyait de son devoir d'aller
présenter ses humbles hommages au célèbre écri-
vain, et le patriarche se laissait envahir, répUquant
par un madrigal, parfois une épigramme, qu'il fallait
bien encaisser comme un compliment. Le traducteur
d'Ovide , Fariau de Saint-Ange , était venu , comme
tout le monde, faire ses salamalecs au grand lama
de la littérature. Saint-Ange, qui a laissé une traduc-
tion estimée des Métamorphoses, avait une vanité qui
dépassait de beaucoup ses talents ; et la préoccupa-
tion de l'effet, l'envie de ne pas dire des choses com-
munes, donnaient à son maintien un air de contrainte
et de gaucherie dont ses ennemis tiraient bon parti,
I
MERCIER LE DRAMATURGE. 2d9
car son excessif amour-propre lui en avait attiré,
de très-acharnés même *. Il avait préparé son petit
discours et en attendait merveille. « Aujourd'hui,
monsieur, dit-il à Voltaire en tournant son chapeau
entre ses doigts, je ne suis venu voir qu'Homère; je
viendrai voir un autre jour Euripide et Sophocle, et
puis Tacite, et puis Lucien, etc. — Monsieur, je suis
bien vieux, répliqua le malin poëte : si vous pouviez
faire toutes ces visites en une fois ^ ! »
Mercier, le dramaturge qui, lui, ne péchait pas par
l'afféterie, aima mieux lui parler de son âge que de ses
livres. « Vous avez, lui dit-il, si fort surpassé vos con-
frères en tout genre, vous surpasserez encore Fonte-
nelle dans l'art de vivre longtemps. — Ah ! monsieur,
Fontenelle était un Normand : il a trompé la nature ^. »
De la part de Mercier, le compliment est tout naturel ;
ces phénomènes d'âge, de durée, le frappent, l'inté-
ressent jusqu'à l'entraîner dans des supputations
plus bizarres que fécondes, a II a vécu, dira-t-il du
patriarche de Ferney dans son Tableau de Paris ,
dans ses quatre vingt-quatre années, vingt-trois mille
deux cents heures. Voilà bien peu de temps pour tout
ce qui lui a fallu apprendre et écrire, et pour les
audiences qu'il a données *. »
1 . Voir notre étude sur Grimod de La Reynière dans la Revue
française (1857), t. IX, p. 102 à 107.
2. Correspondance secrète, politique et littéraire (Londres, John
Adamson), t. VI, p. 143 ; de Paris, le 4 avril 177 8.
;i. Grlmm, Correspondance littéraire {Pairis, Fume), t, X, p. 29;
avril 1778.
4. Mercier, Tableau de Paris (Amsterdam, 1783), t. VI, p. 153,
Ch. DXXIII.
260 LA CHEVALltRE D'ÉON.
Puisqu'il est question des \isites dont l'auteur de la
Henriade fut assailli, il ne faut pas omettre celle de la
chevalière d'Éon. Elle avait fait écrire deux lettres à
W"agnière par un des chefs du bureau des affaires étran-
gères, pour obtenir une audience, qui lui fut accordée.
L'annonce de son arrivée avait mis tout le monde en
éveil, et elle eut à affronter la valetaille accourue sur
son passage (jeudi 12 mars). Ce concours parutla con-
trarier, la décontenancer même, et elle passa hâtive-
ment, le nez dans son manchon, sans regarder autour
d'elle. L'état du malade ne permettait pas de longues
visites : la sienne fut courte, et se borna à l'échange
de quelques mots de politesse '.
La matinée du mardi (10 mars), il y avait eu répé-
tition à' Irène dans le salon de M. de Villette, mai^ le
1. Lon^cliamp etWagnièrc, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
1826), l. I, p. 456. Examen des Mémoires de Bachaumont, 1778.
L'énumération des visites dont Voltaire fut l'objet serait impossible;
autant vaudrait nommer tout Paris. Citons cependant le premier
président de la Cour des comptes, M. de Nicolaï, le fils de celui auquel
le père Arouel avait confié la disposition de la Torlune de ses fils.
u Mon grand-père, qui n'étoit pas bomme à suivre le torrent, ra-
conte madame de Villeneuve, fut le voir et lui mena ma mère qui,
par le fait, devoit bien quelque reconnoissance à celui qui avoit si
dignement et si noblement chanté, dans sa Henriade, le président
Polbier. Il y eut sans doute, dans cette visite, des allusions flatteuses
et pour le poêle et pour les descendants du magistrat intègre et
dévoué. Un de mes oncles (M. de Galard-Béarn), qui avoit été à
Ferney, et qui comptoit parmi ses ayeux Hector de Galard, dont on
donna le nom au valet de carreau, fut très-bien accueilli, et, dans la
conversation. Voltaire, qui savoit sa noblesse par cœur, amena
adroitement mon oncle à dire qu'il étoit le descendant d'Hector de
Galard. u Non, non, dit-il en interrompant, c'est d'Hector, fils de
Priam. » Extrait inédit des Souvenirs de la marquise de Villeneuve,
née Nicolay. Nous devons cette communication à l'obligeance de M. de
Boislile.
à
IRRITATION DE VO LTAIRE CONTRE SÇS INTERPRÈTES. 26 1
poëte n'y put assister. Il avait toussé une partie de la
nuit, s'était relevé, puis recouché, et Tronchin avait
exigé qu'il demeurât dans son lit, les rideaux tirés.
Cette contrariété aurait été peu de chose, s'il avait été
assuré de pouvoir assister à la première représentation
de sa pièce. Mais le docteur genevois s'était prononcé
assez catégoriquement pour ne laisser qu'un médiocre
espoir à l'auteur à' Irène et à son entourage, qui ne
comprenait pas une telle fête sans Voltaire. La nuit
suivante (du mardi au mercredi) n'avait pas été meil-
leure ; le malade avait encore rendu beaucoup de sang
provenant de la poitrine , ce qui décida à le mettre
au lait d'ânesse. Tout cela n'était pas fait pour calmei
cette organisation si facile à s'exalter, à s'emporter,
et l'on jugea que le mieux était. encore de ne pas trop
lui rompre en visière. Madame Vestris s'était présentée
pour le consulter sur certains passages de son rôle ; il
la renvoya à madame Denis, et, comme cette dernière
insistait sur la nécessité d'une répétition générale sous
ses yeux : « Pourquoi faire? s'écria-t-il, voulez-vous
que je fasse venir ici les comédiens, pour me jeter de
l'eau bénite ? »
Ajoutons qu'il éprouvait à l'égard de ses interprètes
une vive irritation, et peut-être appréhendait-il de sa
part des vivacités dont il n'eût pas été le maître. Ceux-ci
n'avaient répondu que fort insuffisamment à ce qu'il
attendait d'eux. Il les trouva médiocres, peu intelli-
gents, sans entrailles, et aussi indociles que s'ils
n'eussent pas eu besoin de conseils. On a fait bien des
contes sur ses rapports avec eux, ses boutades, ses
fureurs, et leurs répliques irrespectueuses; et c'est
262 PAROLE DURE DU PO£TE.
avec une grande déûance qu'ils doivent être accueillis.
Il ne pouvait s'accommoder de l'imperturbable séré-
nité de madame Vestris, dans les moments où elle au-
rait eu le plus besoin d'élan et de pathétique, et il lui
témoigna avec quelque impatiei.ce ce qu'il regrettait
de ne pas rencontrer en elle ; car l'art ne supplée pas
à l'âme absente, bien qu'il parvienne quelquefois à
donner le change. « Madame, je me rappelle made-
moiselle Duclos que j'ai vue, il y a cinquante ans, faire
pleurer une assemblée nombreuse en prononçant un
seul mot : un mon père, mon amant, dit par elle, fai-
sait fondre en larmes tous les spectateurs. » Mais ma-
dame Vestris, qui avait d'incontestables qualités, man-
quait complètement de ce diable au corps ^ la première
des vertus de la comédienne, et le sine qua non aux
yeux de l'auteur de Zaïre. Un jour, il récitait des pas-
sages de son Irène à mademoiselle Clairon, qui l'était
venu voir. Il le fit avec une telle véhémence, que l'au-
ditoire eut peur qu'il ne se rendît malade. Celle-ci,
qui certes ne péchait pas par les mêmes côtés que ma-
dame Vestris, lui dit, après avoir écouté ces vers : « Où
trouver une actrice assez forte pour les rendre? Un
pareil effort est capable de la tuer. — C'est ce que je
prétends, mademoiselle, s'écria le poëte : je veux
rendre ce service au public » *. Mademoiselle Clairon
ne l'entendait qu'en thèse générale ; mais la réponse
de Voltaire était une allusion trop directe à ses griefs,
et fut comprise de tout le monde.
1. Correspondance secrète , politique et littéraire (Londres, John
Adamson), t, VI, p. 77, 217. — Linguet, Annales politiques etlitté-
-aires, t. III, p. 388.
RÉPLIQUE PEU PROBABLE DE BRIZARD. 263
Il n'était pas homme à cacher ce qui l'affectait, et
même à en modérer quelque peu l'expression. Brizard
eut également à essuyer le contre-coup de son hu-
meur, et, s'il fallait ajouter foi à ce que rapporte Wa-
gnière, il aurait répondu à une observation faite avec
plus ou moins de vivacité sur la manière de déclamer
le rôle : « Il suffit, monsieur, que vous me le disiez pour
que je ne le fasse pas *. » Nous sommes de l'avis de
Beuchot, cela n'est pas admissible. Voltaire lui aurait
retiré le rôle, séance tenante, et ne lui aurait pas
réservé celui d' Agathocle ; de son côté, Brizard n'eût
pas eu l'audace, à la sixième représentation à'Jrène^ de
venir poser une couronne sur le front du grand homme
qu'il eût naguère si grossièrement outragé ^. Mais il
ressort, même de l'exagération des commérages, un
fait vrai, le mécontentement du poëte, qui ne sait
pas prendre son parti sur la médiocrité des artistes ;
et nous n'en exceptons pas Mole, dont il ne se plaint
pas moins amèrement que des autres ^.
1. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
1826), t. I, p. 227, 228. Voyage de Voltaire à Paris, 1778.
2. Préville rapporte que le patriarche, au moment où Brizard loi
posait la couronne sur la têle, se tourna et lui dit : « Monsieur,
vous me faites regretter la vie : vous m'avez fait voir dans le rôle
de Brutus des beautés que je n'avais point aperçues en le composant.»
Mémoires sur le dix-huitième siècle (collection Barrière), t. VI, p. 1 55. Ce
compliment adressé à Brizard en un pareil moment annoncerait, de la
part de Voltaire, une présence d'esprit bien étrange. Il parle, d'ailleurs,
de Brutus, comme avant assisté à la représentation. Durant son séjour
à Paris, la tragédie ne fut jouée qu'une unique fois, le 18 février.
Et il reste prouvé que Voltaire n'alla pas au théàlre avant la siiième
représentation d'IréHc. Archives de la Comédie, Journal, 1777, 1778,
p. 36.
3. VolUire, (JEuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 450. 451.
264 VOLTAIRE CRACHE DU SANG.
II était tombé dans une sorte d'anéantissement mêlé
d'effrois presque enfantins. Il ne voulut plus entendre
parler de sa pièce, et laissa sa nièce disposer des billets
comme elle l'entendrait. En quatre jours il avait vieilli
de quatre années, son moral s'était affaissé en propor-
tion de l'individu physique, et il disait à ceux qui le
venaient voir, avec presque de l'hébétement : « Vol-
taire se meurt, Voltaire crache du sang. » Il s'était
laissé aller à une indifférence de tout qui n'annonçait
rien de bon, et bien complète, comme on en va juger.
Le marquis de Villevieille, qui ne quittait guère plus
sa chambre que d'Argental, Villette et Thibouville,
dans le but de secouer cette torpeur de mauvais au-
gure, lui apporta des vers contre Irène. Mais, après en
avoir pris lecture sans mot dire, il les rendit au mar-
quis sans témoigner la moindre sensibiUté.
On ne saurait dire tous les vers, épîtres, madrigaux,
odes, épithalames, qui pullulèrent dans les gazettes en
son honneur. Le Journal de Paris en fut saturé '. Ce
sont les vers de Le Brun à M. de Voltaire sur son ar-
rivée à Paris; ceux de Blin de Sainmore à M***^ après
avoir vu M. de Voltaire pour la première fois; Vers
Lettre de Voltaire à d'Argental; mars 17 78. — « A une des répéti-
tions d'Irène, M. de Voltaire, mécontent des eomédiens, se tourmen-
toit beaucoup pour leur donner le sens de quelques morceaux. Un
duc se trouvoil là, je ne sais trop lequel, il y en a tant! Il osa dire
à l'auteur de la pièce qu'il avoit tort de s'enflammer, qu'il lui parais-
soit que les comédiens rendolent fort bien ses ver». » Cela peut être
fort bon pour un duc, dit Voltaire, mais pour moi, cela ne vaut rien. »
Correspondance secrète, politique et littéraire (Londres, John Adam-
8on), t. VI, p. 341 ; de Paris, le 23 juillet 1778.
1. Journal de Paris, N" des 15, IC, 18, 19, 22 février; 3, *,
10, 21, Î8, 29 mars; G avril, l"-mai.
J
MADRIGAUX ET ÉPIGRAMMES. 263
faits dans la chambre de M. de Voltaire, par La
Harpe; des vers de toute mesure et de tous calibres par
des poètes de toutes les tailles, par madame de Bussy,
parlmbert, par D'Oigny, par Guys, l'auteur du Voyage
littéraire de la Grèce, auxquels il fallait répondre et
auxquels ou répondait avec la même grâce et la même
aisance. Le patriarche était à la lettre écrasé sous ces
fleurs de rhétorique d'une saveur un peu mêlée. Il y
aurait eu, toutefois, quelque candeur à se flatter que la
haine et l'envie eussent désarmé; elles sont toutes
deux immortelles et ne s'endorment guère. Nous lisons
dans le Courrier de l'Europe : « Les ennemis de M. de
Voltaire opposent à la foule des vers que son arrivée
a inspirés à ses admirateurs, des épigrammes et d'au-
tres satires qui, si elles prouvent beaucoup de méchan-
ceté, n'annoncent pas du moins beaucoup de talent
dans leurs auteurs. On ne manque pas de les lui faire
parvenir*, et il disoit l'autre jour à cette occasion : Je
1. « Vous ai-je mandé, écrivait madame du DeÉfand à Walpole,
le dimanche 8 mars, qu'il a reçu pendant sa maladie un paquet par
la petite poste, qui renfermait un libelle imprimé de soixante pages,
le plus outrageant, et qui lui causa la plus violente colère? Ses com-
plaisants voulurent le lui faire jeter au feu avant d'en achever là lec-
ture, qu'il fit tout seul ; il dit qu'il voulait le montrer à D'Alembert ;
je n'ai vu personne à qui il l'ait communiqué. Ce qui est extraordi-
naire, c'est que l'auteur ou les auteurs n'en fassent part à personne. »
Correspondance complète (Paris, Pion, 1865), t. II, p. 643, 644. —
Mais Voltaire ne put tout connaître. Jusqu'au plus profond des cloî-
tres, l'indignation monastique s'escrimait en vers petits et grands
contre l'impie, contre l'apostat. On retrouvait, après la Révolution,
à la Trappe de Mortagne, un recueil de poésie manuscrit parlant de
1773, et formant un volume in-8, où l'on avait réuni tout ce que
l'auteur du Dictionnaire philosophique avait pu inspirer d'anathèmes
rimes au père Théodore, le pieux abbé, au prieur Palémon, aux frères
266 LES COMÉDIENS ORDINAIRES DU ROI.
recevais à Ferney de pareilles ordures toutes les se-
maines, etfen payais le port; ici on m'en envoie tous
les Jours et elles ne me coûte?it rien, Je gagne à ce
marché '. »
Cependant, une légère amélioration s'était manifes-
tée, les crachats n'étaient plus que légèrement teintés,
mais l'abattement était toujours le même. La repré-
sentation d'Irène avait été fixée au lundi 16. Quelques
jours auparavant, le poëte avait parlé de substituer
sur l'afflche aux termes sacramentaux : les Comédiens
Français ordinaires du Roi...^ ceux-ci : le Théâtre-
Français donnera... Mais on s'étonne qu'il se soit un
instant abusé sur l'absolue impossibilité d'une telle
réforme. N'était-ce pas, d'ailleurs, un outrage au
prince ; et quel plus grand honneur pour des comé-
diens que d'être « les comédiens du roi? » Mole, au-
quel il s'était particuUèrement adressé'*, lui fut dé-
pêché, le vendredi, par ses camarades pour lui dire
que ce changement ne dépendait point d'eux. Mais il
ne put parvenir jusqu'à lui. Le lendemain, 14, avait
Irenée, Colomban, etc. Voir d'intéressants détails sur ce manuscrit,
par l^oiiis Dubois, dans le Bulletin du bibliophile (Teciiener, avril
1842) V" série, p. 170, 17 1.
1. Courrier de l'Europe, du vendredi 6 mars 1778, t. 111, p. 147.
No XIX. France, du 23 au 26 février.
2. On a retrouvé le billet qu'il adressait à Mole à ce sujet : « Un
mourant qui aime passionnément sa patrie consulte M. Mole pour
savoir s'il ne conviendrait pas de mettre sur les artiches : Le Théâtre-
Français donnera tin tel jour..., etc. N'est-il pas honteux que le pre-
mier théâtre de l'Europe et le seul qui fasse honneur à la France soit
au-dessous du spectacle bizarre et étranger de l'Opéra? » Henri
Beaune, Voltaire aucollégc (Paris, Amvot, 1867), p. 134. Lettre de
Voltaire à Mole; Il mars 17 78.
PREMIÈRE REPRÉSENTATION D'IRÈNE. 2tj7
lieu la répétition générale à' Irène, à laquelle prési-
dait, à défaut de son oncle, l'indispensable madame
Denis.
Jamais solennité théâtrale n'avait été attendue avec
une plus fiévreuse impatience, jamais concours plus
grand, plus agité, plus houleux, assiégeant les portes,
se précipitant dans la salle, se disputant avec plus de
furie les places qui furent occupées en moins de temps
que nous n'en mettons à le dire : jamais chambrée
plus brillante. La reine, suivie de sa cour, le duc et la
duchesse de Bourbon, le comte d'Artois, dont la ré-
cente aventure avec la princesse et le duel avec le
mari, qui en avait été l'obligatoire conséquence, avaient
passionné si diversement : tout Versailles enfin, hor-
mis le roi, était là comme pour rendre un hommage
éclatant, le dernier peut-être, à l'auteur à" Œdipe, de
Mahomet, de Mérope et de Tancrède. Il ne s'agissait
pas, on le pense bien, de savoir si la tragédie à' Irène
vaudrait Zaïre et Alzire. A part une minime et bien
minime portion de l'auditoire, on était disposé à trouver
tout excellent, à battre des mains à tout, à ne se sou-
venir, devant les faiblesses séniles, que des moments
délicieux dont on avait été redevable à ce charmeur.
Le public a très-bien fait soa devoir, dit La Harpe, il a
applaudi toutes les traces de talent qui s'offraient dans cet
ouvrage, où l'on voit une belle nature affaiblie, et a gardé
dans tout le reste un silence de respect, à quelques mur-
mures près qui ont été assez légers. La cabale des Gilbert,
des Clément, des Fréron était contenue par la foule des hon-
nêtes gens qui remplissaient le parterre, devenu ce jour-là
le rendez-vous de la bonne compagnie, qui s'était fait un
268 MARIE-ANTOINETTE.
devoir de défendre la vieillesse coalre les outrages de
l'envie ••
Les nouvelles à la main racontent que Marie-An-
toinette, armée d'un crayon, semblait transcrire les
vers qui l'avaient le plus frappée. « On s'est imaginé,
disaient-elles, que c'étoient surtout ceux relatifs à Dieu
et à la religion dont le poëte parle avec beaucoup d'é-
dification, ce qui fît s'écrier un plaisant : On voit bien
quil a été en confesse! Quoi qu'il en soit, on a pré-
sumé que Sa Majesté vouloit les citer au roi pour
justifier sur ses vrais sentiments ce coryphée de la
philosophie, si décrié par les prêtres, si redoutable au
clergé ^. » Certes, cela n'était pas selon l'étiquette, et
Marie Leczinska, cette petite bourgeoise de reine, eût
été incapable d'une pareille licence. L'anecdote est-
elle vraie? Si ces gazettes occultes sont sujettes à cau-
tion et ne doivent pas être accueillies sans contrôle, il
est bien difficile d'admettre cependant qu'elles se fus-
sent avisées de rapporter un fait mensonger que tout
Paris pouvait démentir. *
Malgré son état d'affaissement, on ne CVut pas de-
voir laisser le poëte jusqu'après la représentation sans
nouvelles. Dès le second acte, un messager lui était
dépêché pour lui apprendre que tout allait au mieux.
Après le troisième et le quatrième acte, nouveau dé-
puté; mais il s'en faut que ce soient les meilleurs de
la pièce, et l'on dut déguiser un peu la vérité. A la fin
1. La Harpe, Correspondance littéraire (Paris, Mij^neret, 1804),
1. II, p. 218.
2. Mémoires secrets pour servir ù l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XI, p. IG'i; 20 mars 1778.
INQUIÉTUDE DU PUBLIC. 269
du dernier, M. Dupuis se précipita hors de la salle, et,
le premier, courut lui apprendre l'incontestable succès
de l'ouvrage. Ses amis vinrent lui apporter leurs fé-
licitations. « Ce que vous me dites là me console, se
contenta-t-il de répondre, mais ne me guérit pas. » Le
chroniqueur ajoute : « Cependant il voulut savoir quels
endroits, quelles tirades, quels vers avaient fait le plus
d'effet, et sur ce qu'on lui cita les morceaux contre le
clergé comme ayant été fort applaudis, il fut enchanté
de savoir qu'il compensait la fâcheuse impression que
sa confession avait produite dans le pubUc ' . » A la
bonne heure, mais il est à croire que ce ne sont pas
ces vers-là dont la jeune reine prenait note.
Le lendemain fut mauvais. M. Necker, qui s'était
présenté, ne put être reçu; d'Argental même ne le vit
point. Il allait déjà mieux dans la soirée du mercredi.
A la deuxième représentation d'Irène, le parterre de-
manda de ses nouvelles. Monvel repondit : « La santé
de M. de Voltaire n'est pas aussi bonne que nous le
désirerions pour vos plaisirs et pour notre intérêt. »
Le Journal de Paris qui donnait ces détails ajoutait :
« Nous pouvons toutefois rassurer le public sur l'état
de M. de Voltaire : il ne crache que peu de sang et
par intervalle, et son indisposition ne peut avoir
aucune espèce de suite ^. » Effectivement, il avait
secoué son linceul, et il était ressuscité : ressuscité
pour la deuxième fois. Sa porte fut ouverte à tout le
monde. M. de Praslin vint lui rendre visite et causa
1. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de lu République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XI, p, 165 ; 24 mars 1778.
2. Journal de Paris du jeudi 19 mars 1778. N» 78, p. 311,312.
Kv
270 FÉLICITATIONS DE L'ACADÉMIE.
quelques instants avec lui. L'Académie elle-même lai
dépêchait une députation pour le féliciter du succès
d'Irène que devait lui dédier le poëte reconnaissant
(jeudi 19 mars ').
1. Voltaire Bollicitera, en effet, l'Académie de vouloir bien agréer
la dédicace de sa tragédie. L'épîtreluo et approuvée lui sera retournée
pour qu'il y fasse quelques légers changements sans importance, avec
des remerciements et l'acceptation la plus empressée. Secrétariat de
l'Institut. Registre de l'Académie française, 1745-1793; jeudi 19 et
samedi 21 mars 1778.
VI
L'ACADEMIE ET LA COMEDIE SCENE DU COURONNEMENT.
LA LOGE DES NEUF SŒURS. — LES REVENAJSTS.
Les idées noires, raffaissement moral, cette insen-
sibilité sinistre qui en était l'inévitable conséquence,
tout cela avait disparu. Le patriarche était redevenu
l'esprit agissant, remuant, alerte, impatient, ardent,
que son entourage connaissait. Il lui fallut des che-
vaux. Il prétendait sortir, se promener à pied comme
en carrosse, aller à ses affaires, visiter ses amis, vivre
enfin. Le surlendemain (samedi 21), il montait effec-
tivement en voiture. Il voulut voir cette place Louis XV
qu'il ne connaissait pas, déjà sinistre alors par la mort
de tant de malheureux écrasés ou étouffés aux fêtes
du mariage du Dauphin, et qui avait failli être le tom-
beau du plus ancien et du plus éprouvé de ses amis '.
Gomme les chevaux allaient au pas, il fut reconnu, et
le véhicule entouré d'une foule de curieux, qui le sui-
virent et le reconduisirent ainsi jusqu'à son hôtel.
l. D'Argenlal eut l'épaule démise. Favart, Mémoires et corres-
pondauce [Vàiis, 1808), t. Il, p. 255. Lettre de Favart au comte
Durasse; 10 juin 1770. — Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol),
t. LXVl. p. 3^0. Lettre de Voltaire à madame d'Argental; 25 juin
1770.
272 DÉPUTATION DE MAÇONS.
Au retour, il recevait une députation de la loge des
Neuf Sœurs, composée d'une quarantaine de maçons
ayant à leur tête leur vénérable, M. de Lalande. Dans
une assemblée du 10 mars, l'un des membres, M. de
la Dixmerie, avait proposé de boire à la santé de l'il-
lustre malade, et chanté des couplets de sa composi-
tion en son honneur. Si Voltaire n'était pas maçon ',
n'appartenait-il pas à l'ordre par son ardent amour
de l'humanité et sa haine de l'intolérance et du fana-
tisme? Il fut arrêté, séance tenante, qu'une délégation
irait le féhciter sur son retour à Paris, et lui exprimer
tout l'intérêt que la loge prenait à sa conservation.
Jusque-là l'état de santé de Voltaire avait fait ajourner
celte flatteuse manifestation, qui se réalisait, enfin,
grâce à un rétablissement qui était une fête publique.
La promenade avait fait du bien au vieillard, l'air vif
l'avait ranimé, et il étonna les visiteurs par la légèreté
et presque la pétulance de ses allures. M. de Lalande
lui nomma ceux des frères qu'il pouvait connaître au
moins de nom ; la loge des Neuf Sœurs était en grande
partie composée de gens de lettres et d'artistes^ : il
eut un mot aimable, une allusion flatteuse pour tous,
rappelant avec un merveilleux à-propos les actions
1. Condorcet dit qu'il avait reçu la lumière en Angleterre, durant
son séjour en 17 28. Les Mémoires secrets le disent également maçon.
Wagnière nie positivement qu'il le fût.
2. Les personnages les plus illustres du temps en Teront partie :
Franklin, de La Lande, Court de Gebelin , le naturaliste anglais
Forster, l'espagnol Ysqucrdo, Charaforl, Le Mière, Cailha\a, Rou-
cher, Fontanes, Parny ; el, dans les arts : Greuie, Vernet, Houdon,
Piccini. La Dixmerie. Mémoire pour la loge des Neuf Sœurs (Paris,
1791), p. G à 10.
IRÈNE REVUE ET CORRIGÉE. 273
OU les ouvrages auxquels chacun devait sa notoriété.
Lorsqu'on se sépara, il leur promit d'aller rendre pro-
chainement sa visite à la loge *.
L'auteur à' Irène, qui voulait sans doute, avant de
l'aller entendre, la purger autant que faire se pourrait
de toutes ses taches, la fit redemander au souffleur de
la Comédie, entre la troisième et quatrième représen-
tation, ne soupçonnant point le genre de surprise qui
lui était réservé. Il n'avait pas lu une couple de scènes,
qu'il s'apercevait des corrections et des changements
subis par l'ouvrage à son insu. Sa nièce est appelée, il
l'interroge, la presse de questions, et lui fait confesser
que tout cela avait été .consenti par elle. A cet aveu,
le patriarche entre dans une de ces colères, de ces rages
qu'il faut renoncer à décrire. « Jamais, dit Wagnière,
pendant plus de vingt-quatre ans que je lui ai été atta-
ché, je ne l'avais vu dans un état si violent. » Il re-
pousse madame Denis, qui essayait de l'apaiser, avec
un tel emportement, qu'elle alla tomber dans un fau-
teuil, ou plutôt (ajoute le maUcieux secrétaire) dans les
bras de celui qu'elle a épousé depuis et qui se trouvait
alors dans ce fauteuil. Il s'agit, comme on voit, de
M. Duvivier. Voltaire s'avançait impétueusement vers
le salon oij il savait trouver les coupables, et dont on
fit sortir à la hâte d'Argental, que rien alors n'eût
gardé d'une colère qui tenait de la frénésie. Il voulait
connaître les auteurs des alexandrins ridicules qu'on
avait jugé bon de substituer aux siens. Il les devait
1. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John A(lam?on), t. XI, p. 163. (67 ; 21 et 25 mars
1778,
vni. «8
274 SCÈNE DE FUREUR.
soupçonner, car le fait n'était pas sans précédent, et,
en dernier lieu, nous l'avons vu, h propos des Lois de
Minos, se plaindre avec amertume d'un procédé dont
on aurait à peine usé à l'égard d'un débutant. Thibou-
ville, en particulier, avait eu à subir le contre-coup de
sa mauvaise humeur, qui, du reste, se calma, comme
toujours, après qu'elle se fût donné ce petit soula-
gement.
Cette fois encore, d'Argental et le marquis avaient
cru, dans l'intérêt de la gloire de leur ami, imposer à
l'œuvre des corrections dont elle avait sans doute be-
soin : c'étaient des gens de goût, il est à croire que ce
qu'ils avaient réprouvé méritait de l'être, et, jusque-là,
ils avaient raison contre Voltaire. Leur tort avait com-
mencé, quand ils avaient voulu améliorer eux-mêmes
l'œuvre du maître. Disons, pourtant, qu'ils n'étaient
pas seuls, qu'on leur donne La Harpe pour com-
plice, lequel La Harpe avait déjà pratiqué pareille be-
sogne à Ferney, où, loin de s'en formaliser, on l'avait
eu pour agréable. Cependant, l'ange gardien, qui d'une
chambre voisine ne perdait aucune des exclamations
furibondes de son ami, rentra pour essayer de se dis
culper ; mais le moment était des moins opportuns. Au
lieu de s'apaiser, le patriarche sent redoubler sa fu-
reur, il le traite devant tout le monde avec la dernière
dureté, lui redemande le Droit du seigneur corrigé,
Agathode et ses autres manuscrits ; et exige que ma-
dame Denis aille les chercher, sans désemparer, chez
cet ami infidèle, à pied, par la pluie. Il est vrai que le
quai d'Orsay n'était qu'à deux pas.
Voilà le drame. Mais la comédie, qu'on n'avait pas
LE FILS DE M. BARTHE. 273
conviée, avait jugé à propos de se glisser dans le dé-
bat, apparemment pour atténuer une irritation qui
avait pris d'invraisemblables proportions. Au milieu de
ces récriminations sans mesure, de ces gémissements,
de ces plaintes, moins préoccupé de frapper juste que
de frapper dru, Voltaire s'était écrié : « Pardieu ! on
me traite ici comme on n'oserait pas traiter le fils de
M. Barthe ! » Mais ce que ne savait pas Voltaire, ce
qu'il n'avait pas vu, c'est que M. Barlhe se trouvait là
dans un coin du salon, et qu'il avait reçu le compli-
ment en plein visage. L'auteur d'/rèwc s'était retiré sur
ces mots, se soustrayant ainsi au ressentiment de
l'auteur de F Homme personnel^ qui crut ne pouvoir
faire mieux que de prendre modèle sur l'impétueux
vieillard. Nous conviendrons que c'eût été mal recon-
naître les procédés gracieux dont il a été question
plus haut, s'il se fût douté le moins du monde de la
présence de celui-ci.
Sitôt que M. de Voltaire fut sorti, raconte Wagnière,
M. Barthe se mit à faire un tapage du diable; il voulait
absolument avoir raison de la prétendue insulte qu'on ve-
nait de lui faire. Il se faisait tenir à quatre, on ne pouvait
le calmer. Je croyais à chaque instant qu'il faudrait que
M. de Voltaire se battît avec lui. On alla en rendre compte
au malade, qui fut très-étonné que M. Barthe l'eût entendu j
il lui fit dire qu'il n'avait jamais prétendu insulter ni son
fils, ni lui, ni ses vers, pour lesquels il avait tout le respect
qu'ils méritaient. Il vint, un moment après, l'en assurer lui-
même, et ajouta : Si on avait corrigé les vers de votre fils aussi
ridiculement que les miens, l'auriez-vous souffert? voilà tout ce
que fai voulu dire. Les spectateurs se mirent à rire, et c'est
ainsi que se termina une scène tragi-comique fort plaisante.
276 THIBOUVILLE.
Un instant après on lui présentait Perronnet, l'in-
génieur des ponts et chaussées. « Ah 1 monsieur, lui
disait Voltaire, vous êtes bien heureux : vous faites de
beaux ponts; mais au moins il n'y a point de d'Ar-
gental qui s'avise d'y faire des arches '. » Cet état
d'exaltation, cette fureur dont on était déjà un peu
honteux, finiraient-ils par une rupture avec des amis
éprouvés, que leur dévouement à sa gloire avaient pu
égarer mais qui l'avaient servi avec une affection,
une constance bien rares? Ne parlons pas de d'Ar-
gental, qui était hors de pair, et qu'il avait pourtant
si maltraité; mais Thibouville? Depuis le départ du
poète pour Berlin, le marquis avait été un de ses sou-
tiens les plus infatigables à la Comédie-Française, et
plus d'une fois il avait dû prendre énergiquement en
main ses intérêts contre des ingrats dont l'auteur
â'Alzire était à peu près l'unique ressource. Disons
encore que le marquis était, ainsi que le patriarche
de Ferney, l'un des hôtes de Villette, et qu'il occupait
précisément l'appartement au-dessous de celui où
s'était établi Voltaire. Villette s'ingéra-t-il de ramener
cette tête en ébuUition à plus de sang-froid et d'équité?
C'est à supposer. Quoi qu'il en soit, après la crise, une
inévitable réaction s'opérait dans cet esprit irascible
mais sans fiel; et l'occasion d'un rapprochement était
vite saisie, si l'on s'était résigné à l'attendre. Dès
le lendemain, le marquis de Thibouville recevait le
billet qui suit, et où, loin de récriminer, on ne tra-
vaillait qu'à se faire pardonner :
1. correspondance secrète, politique et littéraire (Paris, John
Adamson), t. VI, p. 144 ; Paris, le 4 avril 1778.
TURGOT. ' 277
J'étais au désespoir, je l'avoue, lui écrivait-il, je me
croyais méprisé et avili par les amis les plus respectables.
La constance de leurs bontés guérit la blessure horrible de
mon cœur et m'empêche de mourir de chagrin plus que de
mon vomissement de sang.
Que j'aye la consolation de vous voir avant que vous ne
sortiez. V. '.
Il ne fut plus question de part et d'autre d'ua inci-
dent qui n'était qu'à oublier. Voltaire avait repris ses
promenades et ses visites; il allait voir notamment
M. Turgot, celui qu'il avait appelé Sully, et auquel on
n'avait pas permis de céaliser des réformes pourtant
indispensables (28 mars). « Son admiration pour
M. Turgot, dit Condorcet, perçait dans tous ses dis-
cours; c'était l'homme qu'il opposait à ceux qui se
plaignaient à lui de la décadence de notre siècle; c'é-
tait à lui que son âme accordait son respect. Je l'ai vu
se précipiter sur ses mains, les arroser de ses larmes,
les baiser malgré ses efforts, et s'écriant d'une voix
1 . On lit , en note , de la main de d'Argenlal : a Petit billet
écrit par M. de Vol., à Paris, a M. le marquis de Thibouville, le
lendemain du jour où il s'étoit mis très en colère contre M. d'Ar-
gental, sur quelques vers changés ou supprimés dans Irûne pendant
sa maladie. » Etienne Charavay, Catalogue de lettres autographes de
M. Raihery; du 24 avril 1876, p. 81, n» 7 32. C'est donc à tort que,
dans les Lettres inédites (Paris, Didier, 1857), t. 11, p. 555, on le
lui fait adresser à M. de Villette. Voltaire devait également des excuses
à d'Argenlal. II lui écrivait : a Pardon, mon clier ange, ma tête de
quatre-vingt-quatre ans n'en a que quinze; mais vous devez avoir
pitié d'un homme blessé qui crie, ne pouvant parler... Je suis mort,
et il faut que je courre chez les premiers gentilshommes de la cham-
bre. Voyez s'il ne m'est pas permis de crier : cependant j'avoue que je
ne devrais pas crier si fort. » Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX,
p. 451. Lettre de Voltaire à d'Argenlal, sans date.
278 LE CHARLATAN DE LA PLACE LOUIS XV.
entrecoupée de sanglots : Laissez-moi baiser cette main
qui a signé le salut du peuple '. »
Les moindres démarches du poôte étaient le sujet
ou l'occasion de fables sans fin, ridicules ou odieuses,
le plus souvent fabriquées, on l'imagine, dans un but
autre que sa glorification. Au moins l'anecdote qui
suit n'a-t-elle rien que d'assez innocent, et elle joint à
ce premier mérite le mérite plus rare encore d'être vé-
ritable. Un groupe d'oisifs entourait, sur la place
Louis XV, un charlatan, qui se démenait le plus qu'il
pouvait pour vendre à l'assistance de petits livrets dans
lesquels on enseignait diiFérents tours de cartes. Le
pauvre diable sentait qu'il fallait frapper un coup d'im-
portance pour triompher de l'incrédulité ou de l'indif-
férence. « En voici un, messieurs, s'écria-t-il, que j'ai
appris à Ferney, de ce grand homme qui fait tant de
bruit ici, de ce fameux Voltaire, notre maître à tous! »
Il n'était préoccupé que de placer sa marchandise, et
ne se doutait pas d'être si malin. Le propos fit rire les
gens d'esprit égarés parmi cette foule : il fut répété,
colporté. Mais personne ne s'en amusa d'aussi bon
cœur que le patriarche de Ferney, quand "NVagnière,
qui l'avait entendu lui-même, s'avisa de le lui rappor-
ter (dimanche, 20 mars).
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. I, p. 285. Vie de
Voltaire. Turgot était fort goutteux et marchait difficilement. Lors de
leur première rencontre, Voltaire, après les premiers compliments,
se tournant vers l'assistance, dit : « En voyant M. Turgot, j'ai cru
voir la statue de Nabuchodonosor. — Oui, les pieds d'argile, dit le
contrôleur disgr.icié. — Et la tête d'or! la ti^te d'or! répliqua Vol-
taire. « mémoires pour servir à l'histoire de M. de Voltaire (Amster-
éam, 1785), II« partie, p. 107, 108.
i
VOLTAIRE A L'ACADÉMIE. 279
Le lundi, 30 mars, devait être la grande journée de
ce séjour enchanté, pourquoi ne pas dire de cette exis-
tence si longue, si remplie de tempêtes, mais à laquelle
non plus n'avaient point manqué les éblouissements du
triomphe. Avant le théâtre, il avait résolu de se rendre
à l'Académie française, réunie ce jour-là en assemblée
particulière. Il monta, vers les quatre heures, dans son
carrosse « à fond d'azur et parsemé d'étoiles, » qu'un
mauvais plaisant comparait au char de l'Empyrée'.
Signalons ce trait malin, le seul qu'on ait recueilli, l'u-
nique peut-être qu'on se soit permis, en cette journée,
sur l'auteur de Zaïre et de Mahomet. La voiture eut
toutes les peines à se frayer un passage à travers la
populace qui s'était vite amassée, emplissant l'air d'ap-
plaudissements, d'acclamations réitérées. « La foule
me jeta sur ses épaules, raconte M. de Montlosier, fort
jeune alors, et qui n'était à Paris qu'en passant ; je me
retirai tout barbouillé de la poudre de sa perruque
sans l'avoir aperçu '^. » Il fut accueilli dans là cour du
Louvre par plus de deux mille personnes, qui criaient,
en battant des mains : « Vive M. de Voltaire ! » L'A-
cadémie dérogeant, en cette circonstance, à ses usages
traditionnels, alla en corps au devant de lui dans la
première salle, « honneur qu'elle n'avait jamais fait à
aucun de ses membres, pas même aux princes étran-
gers qui ont daigné assister à ses assemblées. » Mais
ç'allait être la moindre des irrégularités à laquelle elle
se prêterait pour mieux témoigner à l'illustre revenant
1. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Âdamson), t. XI, p. 175; l" avril 1778.
2. Comte de Montlosier, Mémoires (Dufey, 1830), 1. 1, p. 49, 50.
280 BOISMONT ET MILLOT.
et son respect et sa profonde admiration. Il y avait vingt
académiciens présents '.Les absents, cela se devine,
étaient les membres du clergé , les prélats, qui , non
sans raison, avaient jugé qu'ils ne pouvaient décem-
ment assister à une ovation dont la nature seule avait
quelque chose d'outrageant pour eux et d'agressif.
Les seuls abbés de Boismont et Millot n'avaient pas
cru devoir céder à la consigne, « l'un comme un roué
de la cour^, n'ayant que l'extérieur de son état; l'autre
comme un cuistre, n'ayant aucune grâce à espérer,
soit de la cour, soit de l'Eglise '. »
Le patriarche dut s'asseoir à la place du directeur,
et accepter la succession de ce dernier pour le tri-
1. Celaient : l'abbé Arnaud, le marquis de Pauluiy, D'Ab-mbert,
Marmontel, Gaillard, Walelet, Thomas, Saurin, Deauzée, Millot, La
Harpe, Sainl-Lambert, Chatellux, le maréchal de Duras, le prince de
Beauvau, Foncemagne, Sainte-Palaye,Brecquigny, Suard,^ l'abbé de
Boismont. Secrétariat de l'Institut. Registre des pi;ésences à l'Aca-
démie fraB^-aise depuis 1757.
2. « Il n'a de prêtre que ce qu'il en faut pour $(re apte et idoine
à posséder des bénéfices », disait assez plaisamment de lui D'Alem-
berl. Œuvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. XXV, p. I9'i.
Lettre au roi de Prusse, du 30 juillet 1781.
3. Mémoires secrets pour servir ù l'histoire àe la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XI, p. 175. « Un abbé Millot,-
s'écrie Barniel, dont le titre étoit auprès de D'Alembert d'avoir par-
faitement oublié qu'il étoit prêtre, et auprès du public d'avoir su
métamorphuRQr l'histoire de France en histoire d'antipape. » Mémoires
pour servir à l'histoire du jacobinisme (Hambourg, Fauche, 1803),
t. 1, p. 103, 104. Au surplus, voici le passage de D'Alembert auquel
i) est fait allusion : « Nous avons préféré, ne pouvant pas avoir
Pascal- Condorcet , à Chapelain-Le-Mierre et à Cotin-Chabanon ,
Eutrope-^lillot, qui a du moins le mérite d'avoir écrit l'histoire en
philosophe, 'et de ne s'être jamais souvenu qu'il était jésuite et
prêtre. » \oha\re, Œuvres complètes (Beuchot), t. L.XX, p. 410.
Lettre de D'Alembert à Voltaire; Paris, 27 décembre 17 77.
L'ÉLOGE DE DESPRÉAUX. 281
mestre d'avril, qui lui fut décernée d'une voix unanime,
bien que la coutume fût de tirer cette charge au sort.
D'Alembert, qui avait habitué ses confrères à ces sortes
de conununications, leur lut Y Éloge de Despréaux, qui
devait faire fortune. Il aurait été bien étrange qu'un
ami aussi dévoué du poëte n'eût pas trouvé, en sem-
blable cas, l'occasion de quelque allusion flatteuse à
celui que l'Académie acclamait, après une séparation
de vingt-huit années. A la suite d'une comparaison
entre le style de Racine et celui de Boileau, l'orateur
estimant qu'entre ces deux beaux génies, il y avait
place au même rang pour l'auteur de la Henrmde et de
3/ero/je, .mettait en relief les côtés caractéristiques de
ces trois grands maîtres en poésie. Despréaux, Racine
et Voltaire. « Je nomme ce dernier, quoique vivant,
disait-il avant de commencer le parallèle ; car pourquoi
se refuser au plaisir de voir d'avance un grand homme
à la place que la postérité lui destine? » Et, sûr dé-
sormais de l'attention de lauditoire attendant avide-
ment comment un philosophe saurait louer à brûle-
pourpoint un philosophe sans embarras pour tous
deux, il débitait avec une grâce académique ce mor-
ceau d'éloquence dont le succès n'était pas dou-
teux.
Ne pourrait-oQ pas dire, pour exprimer les différences qui
les caractériseat, que Despréaux frappe et fabrique très-
heureusement ses vers; que Racine jette les siens dans une
espèce de moule parfait, qui décèle la main de l'artiste sans
en conserver l'empreinte; et que Voltaire, laissant comme
échapper des vers qui coulent de source, semble parler sans
art et sans élude sa langue naturelle? Ne pourrait-on pas
observer, qu'en lisant Despréaux, on conclut et on sent le
282 BOILEAU, RACINE ET VOLTAIRE.
travail ; que dans Racine on le conclut sans le sentir, parce
que d'un côté si la facilité continue en écarte l'apparence,
de l'autre la perfection continue en rappelle sans cesse
l'idée au lecteur; qu'enfin, dans Voltaire, le travail ne peut
ni se sentir ni se conclure, parce que les vers moins soignés
qui lui échappent par intervalles, laissent croire que les
beaux vers qui précèdent et qui suivent n'ont pas coûté da-
vantage au poète? Enfin, ne pourrait-on pas ajouter, en
cherchant dans les chefs-d'œuvre des beaux arts un objet
sensible de comparaison entre ces trois grands écrivains,
que la manière de Despréaux, correcte, ferme et nerveuse,
est assez bien représentée par la belle statue du Gladiateur;
celle de Racine, aussi correcte, mais plus moelleuse et plus
arrondie, par la Vénus de Médicis; et celle de Voltaire, aisée,
svelte et Joujours noble, par l'Apollon du Belvédère *?
C'est en pareil cas qu'il faut avoir vu et entendu, car,
assurément, il n'est pas de termes qui reproduisent
un spectacle aussi rare, qui puissent rendre tous ces
regards allant du lecteur au poêle, applaudissant à
l'habileté de la diction et encore plus à la louange du
discours; D'Alembert, revêtant cette austérité exté-
rieure du juge qui, dans l'éloge, n'obéit qu'à la seule
préoccupation d'être juste; l'attitude, enfin, du vieil-
lard, les yeux mouillés, presque vaincu par l'émo-
tion mais la combattant, mais s'efforçant de garder
son calme et sa dignité ^. Qu'était-ce pourtant que
1. D'Alembert, Œuvres complètes {Paris, Belin, 1*21), t. II,
p. 358. C'i'st ù tort, comme on le voit, qu'il est dit dans une note
que cet éloge Tut lu à la séance publique du 25 août 177 4.
2. « Après celte lecture, la compagnie s'est levée et M. de Vol-
taire est sorti en lui réitérant, avec les expressions les plus vives,
tous ses remerciemens. Il a été reconduit' de môme jusqu'à la porte
de la premier* salle par tous les académiciens, l'Académie étant per-
suadée ({uc les honneurs rendus à un homme de cet âge et de cette
UN PUBLIC IVRE. 283
tout cela auprès des surprises, des enivrements, des
ovations qui attendaient le patriarche?
Après la séance, Voltaire voulut monter chez le se-
crétaire perpétuel, dont le logement était au-dessus.
Mais sa visite dura peu, l'heure le pressait, il était
temps de se diriger vers la Comédie, et ce n'allait pas
être chose facile de fendre le Ilot de curieux qui l'avait
escorté au Louvre, et, dans l'intervalle, s'était accru
d'une manière effrayante. Cette multitude était com-
posée de gens de tout âge, de toutes conditions,
grands seigneurs, hommes du peuple, Savoyards, mar-
chands d'herbes comme à Athènes, enfants, vieillards,
tous criant, hurlant des : « Vive Voltaire ! » chaque
borne surmontée d'une statue vivante , s'agitant, se
démenant, battant des mains avec frénésie. Il fut suivi
ainsi jusqu'au théâtre. Il descendit de son carrosse
en s'app ayant sur le bras du procureur Clause, qui
occupait un appartement dans l'hôtel de la rue de
Beaune, et qu'il avait amené aveclui*. Villette l'avait
célébrité ne peuvent ni ne doivent tirer à conséquence pour personne.
L'assemijlée éloit composée de 21 académiciens (en comptant Voltaire),
et plusieurs de ceux qui éloient absens, et qui savoient que M. de
Voltaire devoit s'y trouver, se sont excusés de ce que leurs afTaires
les avoient empêchés d'y assister. M. le secrétaire, par ordre de
l'Académie, r.'avoil tiré la barre et fait l'appel qu'après l'arrivée de
H. de Voltaire, qui a reçu son droit de présence ainsi que tous les
autres académiciens. » Secrétariat de l'Institut. Registre de l'Aca-
démie française, 1745-179-3 ; du lundi 30 mars 1778.
1. M. Clause ou (llos. Wagnière parle de lui comme d'un ancien
magistrat. C'était un enthousiaste de M. de Voltaire, qu'il n'amusait
pas toujours. Clause montrait a\ec orgueil une canne à pomme d'or,
dont le poëte lui aurait fait cadeau d'une façon assez étrange, s'il
fallait en croire une anecdote que raconte sans la garantir, dans des
mémoires inédits auxquels nous avons déjà fait un emprunt, ma-
dame la marquise de Villeneuve.
284 LA MAIN DE MADAME DE VILLETTE.
précédé, il vint à sa rencontre pour le protéger contre
cette foule bien intentionnée, avide de le voir, de l'ap-
procher, prête à l'étouffer. La voiture était à peine
arrêtée, que l'on grimpait déjà sur l'impériale et
jusque sur les roues pour le contempler de plus près '.
« Une personne, raconte Wagnière, sauta par-dessus
les autres jusqu'à la portière, priant M. de Voltaire
de permettre qu'elle lui baisât la main. Cet homme
rencontra la main de madame de Villetle, et dit, après
l'avoir baisée : « Par ma foi ! voilà une main encore
c( bien potelée pour un homme de quatre-vingt-quatre
ans'^. » Les femmes n'étaient pas les moins emportées,
elles se ruaient sur son passage, l'arrêtaient pour le
mieux envisager. On en vit pousser le délire jusqu'à
arracher du poil de sa fourrure, cette superbe four-
rure de martre zibeline, royal et magniflque présent
de Catherine 11.
Voltaire, qui ne quittait plus sa robe de chambre,
avait sorti sa toilette des grands jours, toilette d'un
autre âge qui aurait semblé quelque peu surannée et
ridicule à cette jeunesse frivole, si un enthousiasme
indescriptible n'eût étouffé tout autre sentiment dans
cette foule méconnaissable, a II avait, nous ditGrimm,
sa grande perruque à nœuds grisâtres, qu'il peigne
tous les jours lui-même, et qui est toute semblable à
celle qu'il portait il y a quarante ans... Il est impossible
de penser à celte fameuse perruque sans se souvenir
1. Griium, Correspondance lillérahc (Paris, Furne). t. X, p, 7 ;
mari 17 78.
2. Lbngcliauip cl Wagnière, llémoires sur Voltaire (Paris, André,
1820), l. I, 1». 141, H 2. Vovage de Voltaire à Paris, 1778.
LA TÈTE A PERRUQUE DE M. DE VOLTAIRE. 285
qu'il n'y avait autrefois que le pauvre Bachaumont
qui en eût une pareille, et qui en était extrêmement
fier. On l'appelait la tête à perruque de M. de Vol-
taire^. »
Lorsque l'auteur de la HenriadeT^arut dans la salle,
ce fut d'autres cris, d'autres trépignements. Il alla ga-
gner, aux secondes, la loge des gentilshommes de la
chambre, qui était en face de celle du comte d'Artois.
Madame Denis et madame de Villette^ étaient déjà in-
stallées. Voltaire paraissait vouloir demeurer derrière
elles ; mais il fallut qu'il cédât au vœu du parterre, et
qu'il consentît à demeurer sur le devant, entre sa
nièce et belle et bonne. La couronne ! cria-t-on alors.
Le comédien Brizard entra au même instant, tenant
une couronne de laurier qu'il posa sur la tête du poëte.
« Ah ! Dieu ! vous voulez donc me faire mourir à force
de gloire ! « articula le vieillard d'une voix étranglée
par l'émotion, la joie et les larmes. Mais il la retirait
tout aussitôt avec une hâte pudique, et la passait à la
jeune marquise, à laquelle le public ivre criait 3e la re-
mettre sur le front du Sophocle français. Celle-ci s'em-
pressa d'obéir. Yoltaire ne voulait pas le permettre,
il se débattait, se refusait à cette idolâtrie, quand le
prince de Beauvau, s'emparant du laurier, en ceignit
1. Grimui, Correspondance littéraire (Paris, Fui ne), t, X, p. 6.
Mais l'inventeur de ceUe perruque n'est ni le célèbre amateur d'art,
ni l'écrivain philosophe, au dire même de Grimm. « M. le duc de
Nevers, nous dit-il ailleurs, avait inventé une perruque à longue che-
velure; mais il n'a eu d'imitateurs en France que M. de Bachaumont
et M. de Voltaire : des trois porteurs, il ne reste aujourd'hui que ce
dernier, u Ibid., t. VII, p. 266, 267 ; mai 1771.
286 IRÈNE PLUS APPLAUDIE QU'ÉCOUTÉE.
de rechef le front du patriarche qui vit bien qu'il ne
serait pas le plus fort ' .
Toutes les femmes étaient debout, rapporte Grimm. Il y
avait plus de monde dans les couloirs que dans les loges.
Toute la Comédie, avant la toile levée, s'était avancée sur le
bord du théâtre. On s'étouffait jusqu'à l'entrée du parterre,
où plusieurs femmes étaient descendues, n'ayant pas pu
trouver ailleurs des places pour voir quelques instants l'objet
de tant d'adorations. J'ai vu le moment où la partie du par-
terre qui se trouve sous les loges allait se mettre à genoux,
désespérant de le voir d'une autre manière. Toute la salle
était obscurcie par la poussière qu'excitait le flux et le reflux
de la multitude agitée. Ce transport, cette espèce de délire
universel a duré plus de vingt minutes, et ce n'est pas sans
peine que les comédiens ont pu parvenir enfln à commen-
cer la pièce.
C'était la sixième représentation d'Irène. Mais per-
sonne, si ce n'est Voltaire, n'était venu pour Irène^ qui
ne fut point écoutée et n'en fut que plus applaudie. La
toile baissée, les battements de mains, les trépigne-
ments recommencèrent avec fureur, et il dut témoi-
gner à cette foule frémissante combien il était glorieux
de telles marques de bienveillance et d'affection. On
en était là, et les clameurs ne semblaient pas près de
s'apaiser, quand le rideau se leva de nouveau et per-
mit de voir le spectacle le plus inattendu et le plus
étrange. Les comédiens, dont il était depuis plus d'un
demi-siècle l'unique soutien , s'étaient laissé gagner
par ces emportements frénétiques. Ils comprenaient
qu'ils devaient au poëte et au public une manifestation
1. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XI, p. 177, 1*'' avril 1778.
LE BUSTE DU POÈTE. 287
au niveau de ce délire. Mais que faire et qu'imaginer?
Ce fut une de leurs camarades, mademoiselle La Chas-
saigne, qui les tira de peine en leur suggérant l'idée
d'un couronnement analogue à celui auquel, six ans
auparavant, les initiés avaient assisté chez made-
moiselle Clairon. On alla chercher le buste du poëte,
placé tout récemment dans le foyer de la Comédie ; et
buste et piédestal ne tardaient pas à trôner au milieu de
la salle. La mise en scène, bien qu'improvisée, n'aurait
pu être ni mieux conçue ni plus réussie, eussent-ils eu
plus de temps et de loisirs : tous les acteurs et toutes
les actrices, en demi-cercle autour du buste^ des palmes
et des guirlandes à la main; plus loin, la foule nom-
breuse de ceux qui avaient assisté à la représentation
sur le théâtre et qui s'était précipitée de la coulisse sur
la scène -, dans l'enfoncement, les gardes qui avaient
figuré dans Irène, enfin cet ensemble, ce pêle-mêle,
cette variété de costumes produisaient l'effet le plus
extraordinaire, en parfaite harmonie, du reste , avec
tout ce qui se passait depuis quelque? heures dans le
temple de Melpomène. Était -on transporté à Athènes
ou à Rome? Mais d'abord était-ce bien réel, cette
saUe était-elle dans son bon sens, n'était-elle point
frappée d'hallucination et de vertige ?
A la vue de ce buste , de ces couronnes , de ces
guirlandes, les bravos reprirent, redoublèrent leurs
éclats. Pas un cri, un geste, un sourire ironique ou
narquois; on aurait bien certainement écharpé l'impru-
dent qui eût manifesté le plus petit blâme, la moindre
désapprobation, «L'envie et la haine, dit encore Griram,
pour lequel l'enthousiasme n'est pas péché d'habitude,
288 SCÈNE DU COURONNEMENT.
le fanatisme et l'intolérance, n'ont osé rugir qu'en se-
cret; et, pour la première fois peut-être, on a vu l'opi-
nion publique, en France, jouir avec éclat de tout son
empire. » Brizard, en habit de moine de saint Bazile
(c'était lui qui avait joué le rôle de Léonce), posa la
première couronne sur le buste de cet opiniâtre ennemi
de la superstition, étrange et provoquant contraste dû
au seul hasard, que la foule était trop peu maîtresse
d'elle pour saisir mais qui n'échappera pas à tout le
monde '. La Comédie entière l'imita au bruit des trom-
pettes, des tambours, que les clameurs réussissaient à
couvrir; et les couronnes allaient s'entasser sur les
baïonnettes des sentinelles avec lesquelles, en un
clin d'œil, on avait improvisé une espèce d'arc de
triomphe. Toutes les voix, n'en faisant qu'une formi-
dable , appellent alors l'auteur de tant de chefs-
d'œuvre, qui s'était réfugié dans le fond de la loge.
M. de Yillette l'entraîne ; et le vieillard reparaît comme
écrasé sous le poids d'une telle félicité, courbant le
front jusque sur l'appui de la loge, où il demeure un
instant dans cette attitude. Il se relève enfin, les yeux
baignés, de larmes, en proie à un attendrissement
qu'on ne saurait rendre ^.
Madame Yestris, nous alhons dire Irène, s'avance
alors sur le devant du théâtre, un papier à la main, et,
s'adressant à l'objet même de tant de délire, lut les vers
suivants, que venait de composer le marquis de Saint-
Marc, l'auteur assez obscur d'une Adèle de Ponthieu :
1. Comte de Ségur, Mémoire» [Vas'xt, Didier, 1844), t. I, p. 127.
2. Marquis de Luchet, Histoire liitéraire de M, de Fo/zaire (Cas; el ,
1781), p. 241.
DIXAIN DE SAINT-MARC. 289
Aux yeux de Paris enchanté
Reçois en ce jour un hommage
Que confirmera d'âge en âge
La sévère postérité.
Non, tu n'as pas besoin d'atteindre au noir rivage
Pour jouir de l'honneur de l'immortalité.
Voltaire, reçois la couronne
. Que l'on vient de te présenter ;
Il est beau de la mériter,
Quand c'est la France qui la donne !
Ces vers, bien dits, furent accueillis avec transport.
On cria bis ! Il fallut que madame Vestris les répétât,
et mille copies circulaient en un instant dans toute la
salle. Un étranger, jeté au milieu de cette frénésie, se
fût cru dans une maison de fous. Mademoiselle Fanier,
qui avait arraché ces vers à Saint-Marc, baisa le buste
avec transport quand ce fut son tour, et, l'exemple
donné, tous ses camarades en firent autant *.
Cette scène indescriptible a été saisie et reproduite
par Moreau avec une vérité merveilleuse. Les loges,
l'orchestre, le parquet, ont les yeux fixés sur l'auteur
d'Irène, qui est, dans des proportions microscopiques,
d'une ressemblance remarquable : les acteurs, même
les moindres, occupent la place oii ils se trouvaient
alors, dans le costume de leur emploi'*. C'est une page
1. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XL p. 178. Nous avons relevé
le chiffre des recettes des six premières représentations d'Irène. Lundi
16 mars: 1,796; mercredi 18 : 2,882; samedi 21 : 2,891, 10 sous;
lundi 23 : 2,636, 10 sous: samedi 28 : 2,947, 10 sous; lundi 30
(la sixième) : 2,965.
2. Prospectus d'une estampe représentant le couronnement de
Voltaire, de Gaucher; à madame la marquise de Viiletle, dame de
Ferney-Voltaire (1782).
vm. i9
290 ESTAMPE DE MOREAU.
d'histoire anecdotique à laquelle le temps n'a rien ôté
de sa valeur. Mais ce que le prospectus d'un marchand
d'estampes ne pouvait dire, c'est que l'artiste ne s'est
pas borné à cette reproduction fidèle. Ainsi, l'on aper-
çoit le comte d'Artois, le corps à demi hors de sa loge ;
vis-à-vis de lui, la duchesse de Chartres et madame de
Cossé , donnant le signal des applaudissements ; et,
pour contraster avec tout ce délire, le poëte Gilbert,
protestant par son attitude plus que significative'.
Nous disions que pas une voix ne s'était élevée contre
tant d'idolâtrie : s'il fallait en croire les nouvelles à la
main de Metra, le satirique n'aurait pu se contenir jus-
qu'au bout. En sortant du spectacle, il se serait écrié,
non sans courir les risques d'être littéralement assommé
par les assistants : « Qu'il n'y avait plus ni mœurs ni
religion, et qu'enfin tout était perdu '■'. »
La toile se baissa et se releva, un moment après,
pour Nanine, la seule des comédies de Voltaire qui fût
restée au répertoire. Le buste n'avait pas été ôté ; il
avait été placé à la droite du théâtre. Même enthou-
siasme pour le poëte, même inattention pour l'œuvre
qui, assez médiocrement jouée, n'en fut pas moins
chaleureusement applaudie. Il fallait que le patriarche
de Ferney emportât de cette soirée un souvenir ra-
dieux. La comédie finie, il se leva. Toutes les femmes
s'étaient rangées dans les corridors et dans l'escalier,
et c'était entre ces deux haies de visages animés, sou-
1, L'abbé Duvernet, la Vie de Voltaire (Genèye, 1786), p. 315,
316.
2. Correspondance secrète, politique et littéraire (Londres, John
Adamson), t. VI, p. 142; Paris, 4" avril 17 78.
COMPLIMENTS DD COMTE D'ARTOIS. 2»1
riant, pleurant, que la passion embellissait, qu'il dût
rejoindre son carrosse, porté, pour ainsi dire, dans
leurs bras. On ne voulait pas le laisser partir, on se
jetait sur les chevaux, on les baisait. Des voix s'é-
criaient : « Des flambeaux ! des flambeaux ! que tout
le monde puisse le voir ! » Il réussit pourtant à péné-
trer jusqu'à sa voiture. Mais, comme à l'arrivée, la
foule entoura le véhicule, les plus exaltés s'accrochè-
rent aux portières pour lui baiser encore une fois les
mains : il fut question même de dételer ses chevaux,
et de le reconduire ainsi jusqu'à l'hôtel du quai des
Théatins. Il en fut quitte pour la peur. Mais le cocher
dut aller au pas, afin qu'on pût le suivre, et il fut
reconduit ainsi, par ce peuple ivre, jusqu'au Pont-
Royal^ aux cris redoublés de : Vive Voltaire ! Le comte
d'Artois, auquel Moreau fait partager l'entraînement
général, était à l'Opéra avec la reine. Mais il avait
trouvé le moyen de s'écUpser, et il avait eu bientôt fait
de gagner sa loge, à la Comédie. Il envoya son ca-
pitaine des gardes assurer le poète de tout l'intérêt
qu'il prenait à son triomphe. On a même prétendu que
l'auteur à' Irène avait pu disparaître un instant et re-
mercier de vive voix le prince d'une bienveillance qui
lui était précieuse '.
1. Le comte d'Artois eût alors bien changé de sentiment, si le
propos qu'on lui fit tenir, dix ans auparavant, ne fut pas inventé à
plaisir. Le bruit avait couru à Fontainebleau que M. de Vollaire était
mort. Faisant allusion à cet événement, le jeune prince disait, à son
dîner : a 11 est mort un grand homme et un grand coquin. » Mémoires
secrets pour servir à l'histoire de la République des lettres (Londres,
John Adamson), t, IV, p, 119. Extrait d'une lettre de Fontainebleau,
da 10 octobre 1768.
292 LÉGITIME RÉMUNÉRATION.
Rentré chez lui, le patriarche de Ferney, brisé par de
si violentes émotions, pleura comme un enfant, et ne
fut soulagé que par cette crise salutaire. Il n'aurait pas
été de force à supporter deux fois une pareille épreuve,
et il assura que, s'il avait pu prévoir qu'on eût fait tant
de folies, il ne serait pas allé à la Comédie. Quoi qu'il
en soit de ces excès, de cette frénésie qui s'empara de
tout Paris comme d'un seul homme, ils étaient la lé-
gitime rémunération de toute une vie consacrée à
charmer, à instruire, à éclairer ce siècle, dont il fut
bien le guide, et l'instituteur. « L'enthousiasme avec
lequel on vient de faire l'apothéose de M. de Voltaire,
de son vivant, remarque Grimm,est la juste récom-
pense, non-seulement des merveilles qu'a produites
son génie, mais aussi de l'heureuse révolution qu'il a
su faire et dans les mœurs et dans l'esprit de son siècle,
en combattant les préjugés de tous les ordres et de
tous les rangs; en donnant aux lettres plus de con-
sidération et plus de dignité, à l'opinion même un
empire plus libre et plus indépendant de toute autre
puissance que celle du génie et de la raison. »
Le lendemain, quelque fatigué que l'on fût, il fallut
hien recevoir tout un monde de visiteurs, la ville et la
<cour, qui venaient féliciter et contempler dans son in-
férieur le triomphateur de la veille, et sortaient émer-
veillés de tant de vigueur, de présence et de jeunesse
d'esprit. Cependant, l'enivrement n'avait pas été tel,
que l'auteur de ï Essai sur les Mœurs ne sentît ce
qu'avaient de peu durables et d'éphémères de pareilles
ovations. « Ah! mon ami, disait il à Wagnière, vous
ne connaissez pas les Français; ils en ont fait autant
DÉSENCHANTEMENT PASSAGER. 293
pour le Genevois Jean-Jacques ; plusieurs même ont
donné un écu à des crocheteurs pour monter sur leurs
épaules et le voir passer. On l'a décrété ensuite de
. prise de corps, et il a été obligé de s'enfuir. » Mais
ceux qui avaient acclamé Jean-Jacques n'étaient pas les
mêmes qui l'avaient décrété; et les amis de Rousseau,
ses admirateurs, lui étaient, au contraire, demeurés
fidèles, en dépit de la persécution et des poursuites.
Cette façon chagrine et misanthropique d'envisager,
au lendemain, les mêmes choses qui nous ont éblouis
la veille, est une des infirmités des natures nerveuses,
et jamais personne ne fut plus que Voltaire soumis à
ces influences pour ainsi dire thermométriques. Wa-
gnière ne dit rien ici que d'exact, et le poëte ne par-
lait pas avec moins de désenchantement de cette vaine
fumée de la gloire, bien vaine suriout pour quiconque
a déjà un pied dans la tombe, à l'académicien Mar-
montel qui, comme les autres, était accouru serrer la
main de l'illustre vieillard * .
Mais d'autres motifs, qu'il disait moins, devaient
contribuer à imprégner d'inquiétude et d'amertume une
allégresse qu'on eût crue sans mélange. La reine, on l'a
dit, était à l'Opéra avec le comte d'Artois; elle avait
conçu le projet, assurait-on, de passer incognito au
Théâtre-Français, oiiellese serait prêtée à une rencontre
de quelques minutes avecl'auteurde/'Z/o^e et r Hôtesse.
Tout cela est dans la vraisemblance de cette nature
1. Marmontel, Œuvres complètes (Paris, Belin), t. 1, p. 326.
Mémoires^ liv. X. Voir aussi, sur le même thème, un curieux dia-
logue entre Richelieu et Voltaire. Vie privée du maréchal de Riche-
lieu (Paris, Buisson, 1792), t H, p. 396, 397, 398.
294 ABSTENTION FORCÉE DE LA REINE.
bienveillante, affectueuse, de premier élan, mais lé-
gère, inconsidérée, ne sachant point encore le péril
de se livrer aux mouvements les meilleurs, et elle
aurait exécuté sûrement son projet, si un billet du
roi ne l'eût retenue au moment où elle se préparait à
s'éclipser*. On prétendit môme que le mot de son
royal époux lui fut remis en chemin. Cette défense
s'expUque, et au point de vue où devait se placer le
souverain, nous conviendrons sans difficulté que la
présence de Voltaire à la cour eût été sans excuse. Le
bon sens et plus encore le peu d'entraînement qu'il se
sentait pour le vieil Arouet empêchèrent cette faute; il
eût été également logique de ne pas donner à la cour
Irène, qui y fut représentée le jeudi 2 avril. Voltaire,
qui nourrissait peut-être encore l'espoir d'être invité
à la représentation de sa pièce, comprit qu'il n'avait
rien à attendre de ce pays-là, sous le nouveau maître
aussi bien que sous le roi défunt. Mais il n'était pas,
quoi qu'il en dît, tellement revenu des vanités de ce
monde, qu'il envisageât avec un parfait stoïcisme
cette attitude du Versailles officiel à son égard; et c'en
était assez pour effacer en un instant tous les enivre-
ments du triomphe.
En de pareils moments, les partisans de son départ
pour Ferney reprenaient faveur auprès de lui , à la
grande appréhension de ceux des siens qu'un nouveau
1. Lafont d'Aussone dit que Marie-Antoinette assista à cette re-
présentation d'/réwe, et que les spectateurs la remercièrent de son
accueil et de sa complaisance par toutes sortes de démonstrations.
Ce n'est pas la seule bévue qu'il commette ù propos de Voltaire.
Mémoires, t. I, p. 6i.
TIRAILLEMENTS. 295
voyage n'eût rien moins qu'accommodés; car, parmi
cette petite cour de la rue de Beaune, il y avait deux
opinions, deux tendances bien accusées : les uns
l'auraient voulu déjà loin, déclarant qu'il y allait de la
vie de ce vieillard surmené et qu'on allait étouffer sous
les roses; les autres prétendaient que Paris était sa
seule patrie et que, maintenant qu'il y était rentré,
rentré en triomphateur, après avoir appelé cet instant
de ses vœux durant vingt-huit années, il n'y avait plus
pour lui d'air vital en dehors de ses murs. A la tête de
ces derniers, se trouvaient d'Argental et Thibouville,
sans arrière-pensée personnelle, uniquement préoccu-
pés des intérêts de la gloire de l'écrivain. Quant aux
suppôts de la philosophie. Voltaire était leur drapeau;
ils le tenaient et n'étaient pas disposés à le laisser
échapper.
Madame Denis, plus que personne, se révoltait
contre toute idée d'un départ. La chère dame ne
comprenait que Paris, le cailletage de ses salons, le
monde qu'elle avait du laisser pour s'enfouir au fond
de ce pauvre et très-dénué pays de Gex, ce groupe de
courtisans enfin, que lui valait, même en l'absence de
M. de Voltaire, le titre de nièce de M. de Voltaire. Elle
retrouvait tout cela, après des siècles d'attente et
d'ennui, et on lui reparlait, à peine rendue à cette
existence selon ses goûts, de reprendre son rôle de
dame de paroisse et de gouvernante d'un vieillard
quinteux, chagrin, dont on ne pouvait nier rattache-
ment, mais qui avait aussi de rudes moments qu'elle
connaissait mieux que par ouï-dire î Toute son habileté,
toute sa rhétorique n'turent d'autre but que d'ôter de
296 TRONCHIN.
l'esprit du poëte ces velléités de retour, dont l'idée
seule la glaçait.
Mais elle ne pouvait ni écarter ni condamner au
silence ces amis non moins sincères , non moins in-
fluents, qui pressaient l'auteur d'Irène de s'éloigner
au plus vite de cette ville funeste dans laquelle il n'au-
rait pas dû remettre les pieds. La petite phalange
était représentée par le mari de mademoiselle Cor-
neille, M. Dupuits, qui pouvait être intéressé à ramener
à Ferney l'ami et le protecteur de leur famille; re-
présentée par l'honnête Wagnière, qui n'est pas ten-
dre, on ne le sait que trop, pour la coterie adverse,
parTronchin surtout, dont la voix était écoutée de son
malade, bien qu'elle ne fût pas toujours obéie.
Le docteur genevois, qui savait son empire et avait
le ton despotique des gens habitués à voir courber les
volontés sous leurs arrêts, s'indignait de la contradic-
tion comme d'un mauvais procédé; la méchante hu-
meur de nos médecins, leurs petites intrigues pour
contre-battre une vogue, un engouement à peine
croyables, l'avaient, en définitive, moins irrité que con-
vaincu de sa force et de sa popularité. Il avait retrouvé,
à Paris, la clientèle qui, à différentes époques, l'était allé
chercher à Genève, et c'avait été autant de défenseurs
et de preneurs dans ce pays de l'enthousiasme comme
du dénigrement. Solidement épaulé, patroné parle duc
d'Orléans, il pouvait défier l'envie et se moquer de ses
confrères parisiens qui le traitaient d'empirique et de
charlatan. Si sa science était réelle, il savait aussi par
quels chemins ou arrive à conquérir cette autorité sans
laquelle le médecin reste désarmé. La nature l'avait
CONSEILS DE DÉPART. 297
doué d'une prestance imposante, et il ne trouvait pas
au-dessous de lui d'user de cette sorte d'avantage au
plus grand bien de son malade. Tel était son charla-
tanisme, charlatanisme qu'il apportait également
dans les relations du monde, dont l'accueil et la bien-
veillance avaient dû sensiblement émousser sa sim-
pUcité native. Ce n'était pas Voltaire qui avait appelé
Lorry; il avait purement et simplement consenti aux
importunités de son entourage; en réahté, Tronchin
avait toute sa confiance ; il le lui répétait à tout instant
et sur tous les tons. Celui-ci, pressentant les inévita-
bles conséquences d'un plus long séjour, ne cacha
pas sa pensée, il ne lui dissimula point l'inquiétude
que lui causait cette vie parisienne que le poëte n'était
pas de force à mener longtemps de ce train.
Je donnerais tout à l'heure, lui dit-il, cent louis pour
que vous fussiez à Ferney. Vous avez trop d'esprit pour ne
pas sentir qu'on ne transplante poii^t un arbre de quatre-
vingt-quatre ans, à moins qu'on ne veuille le faire périr.
Partez dans huit jours; j'ai une excellente dormeuse toute
prête à votre service. — Suis-je en état de 'partir ? dit M. de
Voltaire. — Oui. j'en réponds sur ma tête, reprit M. Tronchin.
M. de Voltaire lui prit la main, se mit à fondre en larmes
et lui dit : Mon ami, vous me rendez la vie. 11 était si attendri,
que son cuisinier, qui était présent, fut obligé, ainsi que
moi, de sortir pour pleurer.
Un instant après, M, Dupuits, mari de mademoiselle Cor-
neille, vint voir M. de Voltaire; il lui parla avec la même
franchise que M. Tronchin, et la même amitié. M. de Voltaire
le pria daller voir la dormeuse dont lui avait parlé M. Tron-
chin. Ce fut alors qu'il m'ordonna d'écrire à Ferney, pour
faire venir sur-le-champ son cocher, à dessein d'y ramener
son propre carrosse.
Madame Denis, ayant appris cette conversation de M. Tron-
298 il. ET MADAME SUARD.
chin, l'ea gronda beaucoup, ot ne lui a jamais par-
donné *.
Si c'était le plus autorisé, ce n'était pas l'unique
conseil- de ce genre qui lui fut donné par ceux de ses
amis qui mettaient par-dessus tout la sûreté de sa vie.
Quand M. de Voltaire vint à Paris, raconte madame Suard,
il y vit beaucoup M. Suard, et le traita toujours avec autant
d'estime que de bienveillance. Il conservoit un doux sou-
venir d'un portrait qu'il avait fait de lui * et ne parloit
qu'avec reconnaissance de ce qu'il appeloit ses bontés. U
permit à M. Suard seul d'assister à une répétition d'Irène,
et M. Suard a intéressé plus d'une fois notre société, en
racontant ses observations, les éloges et môme les critiques
qu'il adressoit aux différents acteurs. C'étoit une scène char-
mante.
Je fus aussi reçue de M. de Voltaire avec la même bonté
qu'il m'avoit montrée à Ferney. Je le vis trois fois, et nous
acceptâmes un dîner de M. de Villette pour le voir et l'en-
tendre plus longtems. Mais hélas 1 ce que je lui avois pré-
dit est arrivé, c'est que s'il restoit quelques jours avec nous,
nous le ferions mourir. En effet, pouvoit-il survivre, avec
une aussi frêle machine, à un triomphe qui, jamais, n'a été
obtenu par un aucun mortel? Ai-je besoin de dire que
M. Suard et moi y avons assisté ' ?
1. Longchamp et Wagnière, Jftmojre* 4ur Fo/faire (Paris, André,
182C), t. I, p. 144, 145. Voyage de Voltaire à Paris, 1778.
2. Dans sa première lettre datée de juin 17 75, madame Suard
écrivait, de Genève, h. son mari : o )1 me parla beaucoup de vous, de
sa reconnaissance pour vos bontés, c'est le mot dont il se servit. »
Suard, Mélanges de littérature (Paris, Denlu, 1803), t. Il, p. 9.
Voyage de Ferneij. Suard, dans son discours de réception à l'Aca-
démie, avait fait un grand éloge de Voltaire, et c'est à cela qu'il est fait
allusion. Le patriarche fut exlrèmemenl touché de celtepreuve d'amitié.
Voir encore sa lettre de juillet 1774. Œuvres complètes [Beuchot),
1. LXIX, p. 15, 16, 17.
3. Madame Suard, Essais de mémoires sur M. Suard (Paris, Didot,
1820), p. 128,120.
PROJETS D'ÉTABLISSEMENT A PARIS. 299
Ces prédictions, ces exhortations, qui ne faisaient
les affaires de personne, importunaient sans persua-
der. Voltaire ne parlait de départ que dans ses re-
chutes, et lorsque le moindre déplacement n'était plus
possible. A peine allait-il mieux, les séductions de Pa-
ris, les cajoleries, les flatteries, le concours de tout
ce qu'il y avait d'illustre et par la naissance et par le
mérite, venaient en aide à madame Denis qui avait mis
dans la tête de son oncle d'acheter une maison dans
Paris. L'auteur d'Irène ne pouvait être l'hôte éternel
de M. de Villette, chez lequel il se trouvait médiocre-
ment, non sans raison, car il lui fallait de la lumière à
midi pour travailler'. Sa nièce, envisageant plus
de garanties contre la velléité d'une fugue subite dans
une installation définitive, lui chercha sans succès une
maison de campagne. Le hasard voulut qu^une mai-
son contiguë à l'hôtel de Villette se trouvât disponible.
Cette proximité devait la déterminer; mais, une heure
après, son oncle lui ordonnait de retirer sa parole. On
songea un instant à l'hôtel que quittait le comte
d'Hérouville, dont l'accès était dans le faubourg Saint-
Honoré, avec un magnifique jardin donnant sur les
Champs-Elysées. La situation était charmante, et nous
ne savons ce qui empêcha le marché. Cette recherche
était un aliment de plus .à son activité dévorante, et
il se mettra en campagne avec sa fougue habituelle,
sans regarder à la fatigue, relançant les gens d'affaires
qui ne le recevaient pas toujours avec la considération
1 . Longchamp et Wagiiière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
1826), t. I, p. 137. Voyage de Voltaire à Paris, 1778.
:{00 VOLTAIRE EN QUÊTE D'UNE MAISON.
et le respect auxquels il avait droit', ne pesant pas
plus qu'un once, et étonnant ses amis par la jeunesse
et la verdeur de ses quatre-vingt-quatre ans.
Entre autres immeubles qui pouvaient lui convenir,
on lui avait parlé d'une maison appartenant à M. de
Villarceaux, celle, qu'en définitive, il achètera à vie; il
était allé relancer le propriétaire chez M. Le Coûteux
de Mole, où il soupait. C'était l'abbé Delille qui l'ac-
compagnait, ce jour-là. « Vous me donnez, dit le tra-
ducteur des Géorgiques, à porter un poids qui n'est
pas lourd pour un homme qui va acheter une maison
à vie. — Vous êtes un espiègle, répartit le patriarche,
c'est un tombeau, monsieur, et non une maison que
j'achète^. » Hélas! c'eût été son tombeau, pour peu que
son existence se fût prolongée de quelques jours, car
il ne vivra pas assez pour en prendre possession. La
date de cette acquisition sur la tête de l'oncle et de
la nièce est du 27 avril. L'hôtel bâti rue de Richelieu,
en face de l'hôtel du duc de Choiseul, sur le terrain
appartenant jadis au marquis de Bussy, tenait, d'un
côté, à la maison même de M. de Villarceaux, et, de
l'autre, à celle de madame de Saint-Julien, qui nous
semble avoir provoqué le marché. C'était une résidence
1. Notamment le procureur Huraut. « Ce procureur nous reçut
très-grossièrement et avec beaucoup de morgue ; mais il fut frappé
comme d'un coup de foudre, lorsqu'il apprit que celui qui le consul-
tait était M. de Voltaire, et cela forma un coup de tliéAtre fort plai-
sant. » Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Votiaire (Paris, André,
1820), t. I, p. 477. Examen des Mémoires de Bachaumont , 1778.
2. Sayous, Mémoires sur Mallet du Pan, t. Il, p. 463. Voltaire
aurait dit le même mot à Wagnière, mais non plus en riant.
Mémoires sur Voltaire (Paris, André, I826J, t. I, p. 152. Vovage de
Voltaire à Paris, 1778.
ÉCUEILS DE PLUS D'UNE SORTE. 301
fort convenable et jolie, qui séduisait tout d'abord par
un splendide escalier, mais oii il n'y avait encore que
les quatre murailles.
Dans sa pensée, cet achat ne devait enlever aucun
espoir de le revoir à sa colonie; il déclarait qu'il
irait passer deux mois à Ferney, et le jour de son dé-
part était si bien arrêté, que le prince de Çondé lui
avait fait dire qu'il l'attendait à Dijon, où il allait tenir
les États, et lui ferait préparer un logement. Papillon-
philosophe s'était engagée à être du voyage. Wagnière
a raconté à sa façon les manœuvres dont son maître
fut l'objet, dans le but d'entraver un déplacement
dont la durée pouvait être indéfinie. A part les consi-
dérations de santé, à quelque résolution que l'on
s'arrêtât, des écueils de plus d'une sorte, des embar-
ras, des dangers même, se présentaient à l'esprit et
rendaient hésitant. Si Voltaire partait pour Ferney, il
était à redouter que défense ultérieure ne lui fût faite
de poser jamais le pied dans Paris. Et, si c'était la per-
sécution qu'il fuyait, peut-être s'abusait-il, en pensant
qu'elle serait moindre dans ce coin perdu que dans la
grande ville où l'opinion, avec laquelle il faut toujours
compter, le protégerait en somme dans, une certaine
mesure. Wagnière fait allusion à une lettre de M. de
Thibouville à madame Denis où se trouvaient groupés
tous les arguments capables de fixer les irrésolutions
de l'auteur de la Henriade. Le duc de Praslin, paraî-
trait-il, était de cet avis et s'était mis aux ordi^es de la
nièce pour agir dans ce sens sur l'esprit de son oncle '.
1. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
1826), f. I, p. 148. Voyage de Voltaire à Paris, 17 78.
302 SENTIMENT DE D'ALEMBERT.
Mais Voltaire eût été moins incertain, qu'il aurait
eu fort à faire contre tant de gens déterminés à ne
point le laisser partir. En tous cas, Wagnière a tort
de ranger D'Alembert parmi ces derniers.
J'étais fort d'avis, mande tout au contraire celui-ci au roi
de Prusse, qu'il retournât à Ferney au commencement de
la belle saison, et qu'il y allât jouir paisiblement des hom-
mages qu'il avait reçus à Paris. Mais sa nièce, qui s'ennuyait
à Ferney, l'en a détourné, et plusieurs de ses amis ont pensé
de même, craignant que s'il retournait jamais dans sa re-
traite, les prêtres n'obtinssent un ordre qui l'obligeât d'y
rester Pour moi. Sire, quand j'appris qu'il avait formé
presque subitement le dessein de venir à Paris, et qu'il était
déjà en route, j'en fus très-affligé, ne doutant pas qu'il ne
vînt y chercher la persécution et la mort. Je me suis trompé,
à ma grande satisfaction, sur le premier article; et son apo-
théose si brillante et si solennelle m'avait consolé de son
voyage; mais malheureusement je ne me suis pas trompé
de môme sur les suites funestes et inséparables de ce voyage
imprudent et précipité *.
Il faut convenir que les amis du poëte étaient excu-
sables de ne pas tenir assez de compte du besoin de
repos que devait éprouver sa vieille machine, et que
tout contribuait à les illusionner à cet égard. Tron-
chin, tout le premier, ne. savait plus quoi ea penser.
« Votre vieux voisin, écrivait-il à un correspondant
anonyme, fait ici un tapage afTreux, et, malgré d'in-
croyables fatigues, il se porte bien. Il dit qu'après la
Quasimodo il retournera à Ferney, pour arranger ses
affaires et celles de la colonie. Il reviendra ensuite à
1. ÔEuvres de Frédéric le Crand (Berlin, Preoss), t. XXV, p. 113.
Lettre de D'Alembert à Frédéric; Paris, 2 juillet 1778.
L'HOMME ADI CALAS. 303
Paris pour s'y fixer. Il a acheté une maison. J'ai vu
bien des fous en ma vie, mais je n'en ai jamais vu de
plus fous que lui : il compte vivre au moins cent ans ' . »
Ce billet est du 6 avril. Le même jour, Voltaire se ren-
dait de chez lui, àpied, à l'Académie. Comme toujours,
la foule s'amassa sur son passage.
Il s'assembla beaucoup de monde sur sa route; une femme
qui vend des livres à l'entrée des Tuileries, nous ayant
aperçus sur le Pont-Royal, accourut, fendit la presse, se mit
à côté de M. de Voltaire, et tout en mangeant un morceau
de pain, lui disait : Mon bon monsieur de Voltaire, faites des
livres, vous me les donnerez, et ma fortune sera bientôt faite;
vous l'avez procurée ainsi à tant d'autres ! 0 mon bon monsieur,
s'il vous plaît, faites-moi des livres, je suis une pauvre femme.
Ceux qui accouraient pour savoir ce que c'était, le deman-
daient aux personnes qui nous entouraient; j'entendais ré-
pondre dans la foule par différentes voix : C'est M. de Vol-
taire, c'est le défenseur des malheureux opprimés, celui qui a
sauvé la famille de Calas et de Sirven, etc. *.
Si Wagnière y met quelquefois du sien, en cette
circonstance il n'est qu'un chroniqueur exact et fidèle.
Voltaire récoltait ce qu'il avait semé : l'admiration et
les bénédictions. « Il est suivi dans les rues par le
peuple, qui l'appelle l'homme aux Calas, écrit ma-
dame du Defîand à Walpole. Il n'y a que la cour qui
se refuse à l'enthousiasme; il a quatre-vingt-quatre
ans, et en vérité je le crois presque immortel; il jouit
de tous ses sens, aucun même n'est affaibli : c'est un
1. Courlat, Défense de YoUaîre, p, 53. Extraits des manuscrits de
Tronchin. Cette lettre, comme une autre que nous avons citée précé-
demment, doit êlre à l'adresse de Tronciiin des Délices.
2. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
1826), t. I, p. 479. Examen des Mémoires de Bachaumont.
304 LA LOGE DES NEUF-SŒURS.
être bien singulier, et en vérité bien supérieur'. »
Tous s'extasient sur cette santé si tenace et le croient
« presque immortel »; son médecin, dont nous avons
constaté l'étonnement, dira aussi que, s'il était resté
à Ferney, il aurait pu vivre encore dix années.
Voltaire avait pris l'engagement d'aller rendre vi-
site à la loge des Neuf-Sœurs; il s'exécutait, le lende-
main (mardi 7 avril). Mais ce ne devait pas être une
simple visite de politesse, et les maçons comptaient
bien initier à leurs mystères et conquérir à leur ordre
cet ennemi acharné de tout préjugé, cet appui du
faible et de l'opprimé, ce défenseur indomptable de
l'innocent persécuté. L'avocat des Calas, des Sirven,
des Montbailly, était maçon avant toute initiation.
Chacun parla à sa guise de cette séance mémorable
dans les fastes de la loge. Nous négligerons ces récits
plus ou moins mêlés d'inexactitudes. La relation au-
thentique, officielle, un «extrait de la planche à tracer
de la respectable loge des Neuf-Soeurs, » nous a été
transmise, et nous n'hésiterons pas à reproduire une
partie de ce curieux document, en dépit de son étendue.
Le. frère abbé Cordier de Saint-Firmin * a annoncé à la
loge qu'il avait la faveur de présenter, pour être un apprenti
maçon, M. de Voltaire. Il a dit qu'une assemblée aussi litté-
raire que maçonnique devait ôlre flattée du désir que témoi-
gnait l'homme le plus célèbre de la France, et qu'elle aurait
1. Madame du Deffand, Correspondance complète (Paris, Pion,
1865), t. II, p. G50. Lettre de la marquise à Horace Walpole ; Paris,
12 avril 1778.
3. Auteur d'un Éloge de Louis XII et de la tragédie de Zamkma,
jouée trois fois.
INITIATION. 305
infailliblement égard, dans cette réception, au grand âge et
à la faible santé de cet illustre néophyte.
Le vénérable frère de Lalande * a recueilli les avis du
très-respectable frère Bacon de la Chevalerie, grand orateur
du Grand Orient' et celui de tous les frères de la loge,
lesquels avis ont été conformes à la demande faite par le
frère abbé Cordier. Il a choisi le très-respectable frère comte
de Strogonofs, les frères Cailhava*, le président Meslay,
Mercier «, le marquis de Lort, Brinon, l'abbé Remy », Fa-
brony " et Dufresne, pour aller recevoir et préparer le can-
didat. Celui-ci a été introduit par le frère Chevalier de Vil-
lars, maître des cérémonies de la loge; et l'instant où il
venait de prêter l'obligation a été annoncé par les frères des
colonnes d'Euterpe, de Terpsichore et d'Erato, qui ont
exécuté le premier morceau de la troisième symphonie à
grand orchestre de Guenin. Le frère Caperon menait l'or-
chestre ; le frère Chic , premier violon de l'électeur de
Mayence, était à la tête des seconds violons ; les frères Sa-
lantin, Caravoglio, Olivet, Balza, Lurschmidt, etc., se sont
empressés d'exprimer l'allégresse générale de la loge en
déployant leurs talens si connus dans le public, et particu-
lièrement dans la respectable loge des Neuf-Sœurs.
Après avoir reçu les signes, paroles et attouchemens, le
frère de Voltaire a été placé à l'Orient à côté du vénérable .
Un des frères de la colonne de Melpomène lui a mis sur la tète
une couronne de laurier qu'il s'est hâté de déposer. Le vé-
1. Le célèbre auteur du Traité d'astronomie, lié avee Voltaire.
1 . Peut-être l'avocat général dont nous avons publié des lettres
inédites à Voltaire,
3. Alexandre Serghwivitch Slrogonof, élevé en France; plus tard,
grand chambellan et président de l'Académie des beaux-arts.
4. Cailhava d'Estandoux, auteur de l'Egotsme et des Éludes sur.
Molière.
5. L'auteur du Tableau de Paris.
6. 11 a été question de l'abbé Rémy plus haut.
7. Fabroni, naturaliste florentin, envoyé en France axecFontana,
par le grand duc Léopold, pour s'initier aux nouvelles découvertes
de la science française.
VIII. 20
306 DISCOURS DU VÉNÉRABLE.
nérablelui a ceint le tablier du frère Heivétius, que la veuve
de cet illustre philosophe a fait passer à la loge des Neuf-
Sœurs, ainsi que les bijoux maçonniques dont il faisait usage
en loge ', et le frère de V^oltaire a voulu baiser ce tablier
avant de le recevoir. En recevant les gants de femme, il a
dit au frère marquis de Villette : « Puisqu'ils supposent un
attachement honnête, tendre et mérité, je vous prie de les
présenter à Belle et Bonne. »
Alors le vénérable frère de Lalande prit la parole
et prononça un discours approprié à la circonstance,
qui se terminait par l'énumération des titres du réci-
piendaire, à l'amour et au respect de ses semblables.
Quel citoyen, lui disait-il , a mieux que vous servi la
patrie en l'éclairant sur ses devoirs et sur ses véritables
intérêts, en rendant le fanatisme odieux et la superstition
ridicule, en rappelant le goût à ses véritables règles, l'his-
toire à son véritable but, les lois à leur première intégrité?
Nous promettons de venir au secours de nos frères, et vous
avez été le créateur d'une peuplade entière qui vous adore,
et qui ne retentit que de vos bienfaits : vous avez élevé un
temple à l'Éternel; mais, ce qui valait mieux encore, on a
vu près de ce temple un asile pour des hommes proscrits,
mais utiles, qu'un zèle aveugle aurait peut-être repoussés.
Ainsi , très-cher frère, vous étiez franc-maçon avant même
que d'en recevoir le caractère, et vous en avez rempli les
devoirs avant que d'en avoir contracté l'obligation entre nos
mains. L'équerre que nous portons comme le symbole de la
rectitude de nos actions; le tablier, qui représente la vie
laborieuse et l'activité utile; les gants blancs, qui représen-
1. Heivétius avait été, avec Lalande, le fondateur de la loge,
et était considéré et vénéré comme tel par tous les membres de l'ate-
lier maçonnique. Le Globe, archives générales des sociétés secrètes
non politiques (Paris, 1839), t. I, p. 381. On trouve dans le mCme
volume un récit très-circonstancié de la solennité du 7 avril 17 78,
p. 76, 77.
REMERCIEMENTS DU RÉCIPIENDAIRE. 307
tent la candeur, l'innocence et la pureté de nos actions ; Iti
truelle, qui sert à cacher les défauts de nos frères, tout se
rapporte à la bienfaisance et à l'amour de l'humanité, et
par conséquent n'exprime que les qualités qui vous dis-
tinguent; nous ne pouvions y joindre, en vous recevant
parmi nous, que le tribut de notre admiration et de notre
reconnaissance *.
Les frères de La Dixmerie^, Garnier', Grouvelle*,
Echard, demandèrent la parole et récitèrent des vers
de leur façon. Après quoi, le frère nouvellement reçu
témoigna à la loge « qu'il n'avait jamais rien éprouvé
qui fût plus capable de lui inspirer les sentimens de
l'amour-propre, et qu'il n'avait jamais senti plus vi-
vement celui de la reconnaissance. » Le frère Court
de Gébelin fit hommage de son Monde primitif, dont
on lut un passage concernant les anciens mystères
d'Eleusis. Le frère Monet, peintre du roi, mettait ce
temps à profit, et dessinait le portrait du patriarche de
Ferney, que l'on trouva plus ressemblant qu'aucun
des portraits gravés jusque-là. Ces lectures terminées,
l'orchestre reprit la symphonie qu'il avait dû inter-
1. Gv'imxa, Correspondance littéraire (Paris, Fume), t. X, p. 124,
125, 126. Extrait de la planche de la respectable loge des Neuf-
Sœurs, à l'Orient de Paris, le septième jour du quatrième mois de
l'an de la vraie lumière 5778.
2. Nicolas Bricaire de la Dixmerie, auteur de nombreux ouvrages
et particulièrement d'un Éloge de Voltaire,
3. Charles -Georges-Thomas Garnier, auteur de proverbes drama-
tiques, qu'il publia d'abord sous le pseudonyme de mademoiselle
Raigner de Malfontaine.
4. Philippe-Antoine Grouvelle, secrétaire de Chamfort, puis du
prince de Condé ; secrétaire, en août 1792, du Conseil exécutif pro-
visoire. Ce fut lui qui, à ce titre, dut lire au roi son arrêt; ce qu'il fit
d'une voix faible et étranglée.
308 JOURNÉE COMPLÈTE.
rompre, tandis que Ton se dirigeait vers la salle du
banquet. Le poëte ne toucha qu'à quelques cuillerées
de purée de fèves, régime que lui avait indiqué ma-
dame Hubert, la femme du fameux marchand de cu-
riosités, et dont il la remerciait par un madrigal
des plus jolis*; après les santés, il demandait la
permission de se retirer. Il fut reconduit par une
partie de l'assistance, et trouva à la porte de la
loge ', attendant sa sortie, une multitude qui le salua
de ses bravos et lui fit cortège. Il rentrait de bonne
heure et paraissait dans l'après-dîner, sur son balcon,
entre d'Argental et M. de Thibouville.
La journée devait être des plus complètes. Voltaire
se rendait, le soir, chez la marquise de Monlesson, dont
l'hôtel, rue de Provence, était le rendez-vous de la
meilleure société et du plus grand monde. On savait
quels liens unissaient madame de Montesson au duc
d'Orléans, qui l'avait épousée, du consentement du
roi mais à la condition expresse que le mariage de-
meurerait secret (avril 1773). La marquise était le
premier rôle de la troupe de qualité. On s'accordait à
lui reconnaître l'aisance , la finesse , tout le métier
d'une comédienne de profession ; et Chamfort nous
dit qu'elle était une des quatre femmes à la mode
qu'on citait comme des actrices accomplies. Le duc
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), t. XIV, p. 480. Vers à
madame Hébert, qui lui avait envoyé deux remèdes, l'un contre l'iié-
morrhagie, l'autre contre une fluxion sur les yeux. Madame Hébert
est désignée comme l'intendante des Menus, dans les Mémoires secrets
(Londres, John Adamson), t. XIV, p. 486.
2. La loge était installée à l'ancien noviciat des jésuites, rue du
Pot-de-Fer, Saint-Sulpice.
MADAME DE MONTESSON. 309
d'Orléans, qui l'aimait pour sa beauté, sa grâce, son
esprit, ne lui savait pas un moindre gré de partager
sa passion pour les planches. Elle n'avait pas eu à im-
planter la comédie chez le prince, elle l'y avait trouvée ;
et, avant elle, sous le règne interlope de mademoi-
selle Marquise (madame de Villemomble*), le duc d'Or-
léans ne quittait guère son costume de Gilles, car
c'était un Gilles excellent. Non contente d'être une
comédienne accompUe, madame de Montesson s'était
dit qu'avec son habitude et sa science du monde,
il n'y avait pas de motifs pour qu'elle ne troussât
des comédies aussi bien qu'une infinité de petits au-
teurs qui n'étaient point sortis de leur mansarde. Le
raisonnement était tout au moins spécieux; elle le
trouva concluant, et se mit résolument à l'œuvre. Le
théâtre n'est pas toutefois le seul genre qu'elle ait
abordé ; elle a fait un roman, Pauline^ et un poëme
en cinq chants , intitulé Rosamonde. De 1782 à
1785, elle laissera imprimer ses Œuvres anonymes^
huit volumes qui, hâtons-nous d'ajouter à sa dé-
charge, ne s'adressaient qu'à l'intimité la plus étroite,
puisqu'il n'en fut tiré que douze exemplaires.
Mentionnons deux de ses pièces, la Femme sincère,
« un tableau plein de grâce et de sensibiUté, » et l'A-
mant romanesque, qui offre, nous dit Grimm dont on
n'ignore pas les motifs d'indulgence, le même intérêt
1 . Elle s'appelait, en réalité, Lemarquis, et avait été danseuse à
la Comédie-Italienne. C'est d'elle que le duc d'Orléans eut deux fils,
les abbés de Saint-Phar et de Saint-Albin, et une fille, madame Bros-
sard. M. Honoré Bonhomme a fait une monographie du premier,
sous le titre : Le dernier abbé de cour (Didier, 1873).
3i0 SON THÉÂTRE.
« avec un caractère plus original et des scènes plus
gaies. » En somme, une femme aimable, élégante,
une reine de salon, entourée, adulée, joignant à ses
autres titres le titre d'épouse du premier prince du
sang (titre qu'il faut tenir secret sans doute, si c'est
bien le secret de la comédie), cette femme-là sait par-
faitement qu'elle court de médiocres hasards. Malheu-
reusement, quelque vanité qu'on ait, on sent que
ce pubhc n'est ni le bon ni le vrai; et, un beau
jour, lasse d'applaudissements sans signification,
on voudra s'adresser, l'on s'adressera à. un autre
public, qui ne flatte pas, celui-là. Et il arrivera que
l'on sera sifflée et huée tout comme un auteur de pro-
fession : petite mortification que l'on subira, empres-
sons-nous d'ajouter, avec esprit et vaillance*.
Mais, si tous les genres étaient admis sur le théâtre
de la marquise, d'autres pièces que les pièces de la
marquise étaient souffertes, dans lesquelles, il est vrai,
elle remplissait les premiers rôles. Elle avait de la voix,
et ne se faisait pas moins applaudir dans les opéras-
comiques que dans la comédie. Elle était ravissante
dans la Belle Arsène, Zémire et Ator ^ Aline et la
Serva Padrona. Ces petites fêtes étaient d'ailleurs
pleines d'entrain : la bonhomie du duc d'Orléans, en
débarrassant de toute étiquette, autorisait un laisser-
1. Il 8'agit ici de la Comtetse de Chazelles, représentée, le jeudi
5 mai 1875, sur le Théâtre-Français, et qui fut une véritable expia-
tion des succès domestiques. Mais madame de Montesson affronta
fièrement cette disgrâce, elle dédaigna de s'abriter derrière un pru-
dent anonyme; à sa prière, le duc d'Orléans déclara nettement qu'elle
était l'auteur ds la comédie chutéc. Duc de Levie, Souvenirs et por-
traits (Paris, 1816), p. 258. Note de Renouard.
CHARMANT ACCUEIL FAIT AD POËTE. 311
aller, une liberté dont on n'abusait point, et qui leur
donnaient une saveur particulière. Voltaire, auquel ces
représentations rappelaient les solennités dramatiques
de Ferney, enchanté de sa soirée, retournait, le surlen-
demain (jeudi 9 avril), à l'hôtel de la Chaussée-d'Antin,
où, disons-le, il avait été accueilli presque comme
à la Comédie-Française, au couronnement près'. Ma-
dame de Montesson l'était allée recevoir dans sa loge
avec le duc d'Orléans. Il se mit à genoux, la marquise
le releva en l'embrassant, l'accabla de caresses et de
flatteries. « Voilà le plus beau jour de mon heureuse
vie! » s'écriait le vieillard attendri et grisé, ce qui était
tout simple, par tant d'amabilité et de grâces^. Si
madame de Montesson avait voulu qu'il entendît son
Amant romanesque, Nanine devait être également de
la fôte, et le patriarche de s'extasier, de déclarer que
jamais il n'avait été aussi bien joué, àl'interprète char-
mante qui lui faisait cette galanterie.
Voltaire en était encore à rendre ses pohtesses à ma-
dame du Deffand qui, malgré des excuses trop légitimes,
un peu piquée d'être autant ajournée, avait pris lé parti
de se tenir dans son tonneau et de faire la morte. « Il
y a quinze jours que je ne l'ai vu, écrivait-elle dès le
8 mars, etje compte ne le revoir que quand il viendra
chez moi ou qu'il me fera prier de venir chez lui. » Il
s'exécutait, le 1 1 avril, un grand mois après, et n'en
était pas moins reçu avec indulgence et mansuétude
t. Mémoires secrets pour servir ù l'histoire de la Bépublique des
lettres (Londres, John Adamson), t. XI, p. 189; 13 avril 1778.
2. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Fume), t. X, p. 31;
avril 1778.
312 ÉMEUTE DANS UN COUVENT.
par l'aveugle clairvoyante. « J'eus enfin hier la visite
de Voltaire; je le mis à son aise, en ne lui faisant au-
cun reproche; il resta une heure, et fut infiniment
aimable. Je n'avais chez moi que madame de Cambis,
la Sanadona', et une de nos habitantes de Saint-
Joseph... S'il me voit souvent, j'en serai fort aise; s'il
me laisse là, je m'en passerai; je ne me permets plus
ni désir ni projet'*. » Elle ne devait le voir chez elle
que cette unique fois, mais c'était trop déjà. On sut,
dans l'intérieur du couvent (on le sut sans doute par
cette a habitante » dont parle madame du Deffand, qui
ne manqua pas de se vanter de sa bonne fortune), que
cet ennemi acharné de la religion, ce suppôt de l'en-
fer, cet écrivain abominable, avait souillé par sa pré-
sence une demeure vouée à Dieu. L'indignation fut
grande; on la contint, toutefois. Mais, six semaines
plus tard, on apprenait à Saint-Joseph et la mort de
l'impie et le refus de toute sépulture ecclésiastique;
les têtes s'exaltèrent, l'opinion des supérieures enhardit
ces cerveaux de femmes qui, prises toutes d'une sainte
colère, s'amassèrent, s'entendirent, se portèrent, sui-
vies de leurs élèves, sous les fenêtres de madame du
Deffand, et manifestèrent, par leur contenance hos-
tile, leurs bras tendus au ciel, leurs cris de réproba-
tion, ce qu'elles pensaient d'une pensionnaire qui
n'avait pas craint d'ouvrir la porte de la bergerie à un
1. Mademoiselle Sanadon, celle qui avait succédé auprès de la
marquise à mademoiselle de Lespinasse.
2. Madame du Deffand, Correspondance complète (Paris, Pion,
1865), t. II, p. 650. Lettre de la marquise à Walpole ; Pari?, 12 avril
1778.
VOLTAIRE AU PALAIS-ROYAL. 3i3
loup dévorant. Ce fut une espèce d'émeute (nous ne
dirons pas de charivari : le mot serait excessif et, d'ail-
leurs, il serait un anachronisme) qui ne laissa pas tou-
tefois, après l'avoir effrayée, d'amuser peut-être cette
inguérissable ennuyée, à laquelle on avait voulu faire
sentir ainsi les inconvénients et les périls des mau-
vaises connaissances *.
Les Nouvelles à la main prétendent que Voltaire,
qui aimait à être bien avec tout le monde, avait écrit
au duc de Chartres pour lui demander la permission
de faire sa cour aux petits princes, et qu'il s'était
rendu à cette intention, le samedi 11 avril, au Palais-
Royal. C'est là une erreur, le hasard seul l'introduisait
dans l'intérieur du duc. On sait que Tronchin avait
un appartement au Palais. Voltaire, accompagné de
Wagnière, revenait de chez lui et traversait le petit jar-
din pour aller chez la comtesse de Blof^, quand il aper-
çut deux jeunes enfants avec leur gouvernante. Il
demanda à celle-ci qui ils étaient, et parut frappé de
la ressemblance de M. de Valois (celui qui devait être
Louis- Philippe 1") avec le Régent. La gouvernante.
1. Correspondance littéraire (10 janvier 1860), IV^ année, p. 106.
Lettre de M. Taillandier, conseiller à la Cour de cassation. « Je tiens
ces détails, dit M. Taillandier, de ma mère, qui était alors pension-
naire à Saint-Joseph, et qui fut témoin de cette scène étrange. »
Quant à madame du Deffand, elle ne s'est point vantée de l'algarade,
et l'on n'en trouve trace dans aucune de ses lettres.
1. Madame de Blot était fille de madame de Mauconseil et sœur de
la princesse d'Hennin et de madame de la Tour du Pin-Gouvernet,
la femme du commandant supérieur de Bourgogne. Elle avait été
dame de la feu duchesse d'Orléans. Voir une lettre de Voltaire à la
comtesse, en date du 13 février 1878. Lettres inédites (Paris, Didier,
1857), t. H, p. 547, 548.
314 LA DUCHESSE DE CHARTRES.
qui l'avait reconnu, insista tellement qu'il ne put se
refuser à entrer dans la pièce où dormaient les petites
princesses. La duchesse avait été avertie que M. de
Voltaire était près de ses enfants. Elle accourut en
jupon, en peignoir, les cheveux défaits, « transportée
de joie, comme elle le dit, du plaisir de voir pour la
première fois un homme si célèbre, qu'elle désirait
depuis longtemps connaître. » Le prince était sorti, et
ne put s'associer aux paroles polies de l'aimable fille
du duc de Penthièvre. De là, le poëte passa chez ma-
dame de Blot, le but premier de cette petite excursion.
Ensuite, il se rendit chez une madame d'Ennery, pour
solliciter d'elle l'abandon de ses prétentions sur la
maison de la rue Richelieu qu'il achetait à vie de
M. de Yillarceaux, ce qu'il obtint, toutefois après quel-
ques difficultés'.
1. Wagnière dit que son maître venait s'excuser du chagrin qu'il
lui causait, « en sollicitant d^ellu la cession d'une maison qu'elle
avait louée à M. de Yillarceaux, maison qu'elle consentit, en elTet, :i
vendre à M. de Voltaire viagèrement. » Wagnière confond. Madame
d'Ennery et sa sœur, qui disaient avoir parole de madame de Yillar-
ceaux pour un bail à vie, auraient voulu que le patriarche de Ferney
traitât directement avec elles, et ce dernier eut de la peine à leur
faire entendre qu'une parole de politesse n'a jamais mis personne en
possession d'un bien. « Ces dames, écrit-il à madame de Saint-Julien,
son entremetteuse ofllcieuse (6 avril, à six heures du soir), n'en-
tendent pas parfaitement les affaires. » Voici les' termes abrégés de
l'acte de vente consenti par M. Barthélémy -Louis Rolland de Villar-
ceaux, chevalier seigneur d'Angervilliers , receveur gémirai des
finances de Riom : « ... lequel a vendu avec garanties de tous troubles,
substitutions, hypothèques, aliénations et autres empêchemens géné-
ralement quelconques, à M. Ârouet de Voltaire, chev., etc., et à dame
Louise Mignot, veuve Denis, etc., tous deux à ce présent et accep-
tant acquéreurs par eux viagèrement sur leurs têtes et celle du sur-
vivant d'eux, une maison sise k Paris, rue Richelieu^ que le d. s. de
VOLTAIRE CHEZ SOPHIE ARNOULT. 315
Cette visite à madame d'Ennery ne fut pas la
seule qu'il dut faire au sujet de l'achat de l'hôtel
du receveur général des finances de Riom, et nous
le voyons, le même jour, grimper les quatre étages
du petit appartement qu'occupait Sophie Arnould,
sur le jardin du Palais-Royal, « à l'occasion de la
maison qu'il voulait acheter, à quoi elle pouvait
contribuer, » nous dit Wagnière. Nous le voulons
bien, et nous savons qu'en pareil cas toute sorte d'aide
peut s'employer à des transactions de cette nature. Mais
Voltaire n'avait pas besoin de ce motif pour rendre
visite à la spirituelle fille, aux bons offices de laquelle
il avait eu recours pour faire accepter le rôle de Zoé
à mademoiselle Sainval*. Cette importance que Wa-
gnière attache à expliquer la démarche du vieux poète,
se trouve d'ailleurs motivée par ces quelques hgnes
assez perfides de la gazette de Bachaumont : « M. de
Voltaire^ qui se pique de remplir toutes les bienséan-
ces de la société scrupuleusement, n'est pas moins
exact à rendre les visites^ qu'à faire réponse aux
lettres qu'il reçoit. Depuis qu'il est rétabU parfaite-
Villarceaux a fait bâtir sur le terrain de la basse-cour et dépen-
dances d'une maison qu'il occupe actuellement et par lui acquise de
M. le marquis de Bussy, par contrat... du 9 mars 1775. » Docu-
ments particuliers. Ce contrat de vente à Voltaire et madame Denis,
passé à l'étude de Duterlre, est du 27 avril (après midy) 1778.
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 445. Lettre
de Voltaire àd'Argental; à Paris, le 19 février 1778.
2. Rendre visite est le mot propre pour mademoiselle Amould,
qui était allée, le 19 février, lui rapporter le résultat de cette délicate
négociation. Ce fut en cette circonstance qu'elle répondit au marquis
de Villette, qui lui demandait ce qu'elle pensait de sa femme : « C'est
une fort belle édition de la Pucelle. » Mémoires secrets, t. X,
p. 113, 114; 22 février 1778.
316 SURVIVANTS ET ATTARDÉS.
ment, il a été beaucoup dehors. Il a surtout employé
la quinzaine de Pâques à rendre les devoirs aux
princes et aux grands du royaume qui sont venus
l'admirer. Il est allé aussi chez les particuliers, et n'a
pas môme dédaigné de se transporter chez les plus
célèbres Laïs du jour. C'est ainsi que le samedi saint
on l'a vu chez mademoiselle Arnould^. » Notez que
tout ce qui précède n'est là que pour amener cette
malice des «plus célèbres Laïs du jour. » Mais quelles
sont les autres chez lesquelles il n'a pas dédaigné de
se présenter, et qu'on néglige de nommer? Cela est
misérable, et le bon Wagnière, il faut en convenir, se
donne là trop de peine et bien stérilement.
Voltaire, qui rentrait à Paris après une absence
de vingt-huit années, devait éprouver le besoin de
revoir ceux que la faux du temps avait pu épargner
du monde de sa jeunesse et de son âge mùr. Le chif-
fre en était restreint. Mais quelques-uns, pourtant,
s'étaient obstinés, et étaient encore debout. Quelle
joie, quelle ivresse de cœur de se serrer la main, de se
rappeler les années écoulées, et de médire de l'heure
présente avec ces attardés ! Les femmes surtout! Re-
voir ces belles dames qui avaient tout perdu, hélas!
sauf cette dignité, sauf ce grand air, la parure de la
vieillesse d'alors et qu'on ne s'imagine plus. Madame
du Deffand résistait vaillamment, d'autres s'étei-
gnaient; et c'était à leur Ht de mort que le poëte allait
être admis. Il va frapper à la porte de la comtesse de
Ségur, qui demeurait rue Saint-Florentin. Elle était
1 . Mémoires secrets pour servir à Vhistoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XI, p. 205 ; 24 avril 1778.
• LA COMTESSE DE SÉGUR. 317
mourante. Un sourire pâle, mais serein, l'accueille, il
s'assied, on l'écoute, on oublie tout devant ce causeur
si séduisant. Il évoqua cent anecdotes de la société
dans laquelle ils avaient vécu , et il ressuscitait ces
fantômes avec une vivacité d'esprit, une fraîcheur de
mémoire, une réalité, dirons-nous, qui la trompa un
instant sur son âge et ses maux.
Il reparaissait peu de jours après : la comtesse se
sentait plus forte et put prendre part au dialogue.
Revenue des vanités de la vie, à la veille de sa der-
nière heure, elle voulut faire sentir à ce vieillard, lui
aussi sur le seuil de l'éternité, qu'il n'avait rien de
mieux à faire que de mettre fin à cette guerre sans
pitié contre le ciel, contre Dieu, sous le vain prétexte
de combattre la superstition et le fanatisme. Mais, dès
les premiers mots, celui-ci oubliait devant qui il était,
ses yeux flamboyaient, il rejetait comme un piège ce
conseil de désarmer qui laissait le champ libre à des
enragés, inoffensifs parce qu'on les avait muselés, mais
qui, pour mordre^, n'attendaient que l'instant propice.
Ce n'était plus le même homme ; il avait perdu avec
tout sang-froid cette mesure exquise de langage si
remarquable en lui, quand la passion ne s'entremet-
tait pas dans le débat.
Le salon était rempU. Cinquante ou soixante per-
sonnes faisaient foule, dressées sur la pointe des pieds,
le cou tendu, la bouche béante, n'osant respirer de
peur de perdre quelque chose de ce qui tombait de
ses lèvres. Le poëte, revenu à lui, paria à sa vieille
amie de son état avec un intérêt touchant, il s'atten-
drit avec elle, s'efforçant de l'éblouir par des espéran-
318 ENGOUEMENTS SANS LIMITES.
ces auxquelles son accent, son apparente conviction
donnaient du poids.
Il lui raconta qu'il s'était vu, pendant près d'une année,
dans la môme langueur, qu'on croyait incurable, et que
cependant un moyen bien simple l'avait guéri : il consistait
à ne prendre pour toute nourriture que des jaunes d'œufs
délayés avec de la farine de pomme de terre et de l'eau.
Certes il ne pouvait être question de saillies ingénieuses,
ni d'éclairs d'esprit dans un tel sujet d'entretien, et pourtant
à peine avait-il prononcé ces derniers mots de jaunes d'œufs
et de farine de pomme de terre, qu'un de nos voisins, très-
connu, il est vrai, par son excessive disposition à l'engoue-
ment et par la médiocrité de son esprit, fixa sur moi son œil
ardent, et, me pressant vivement le bras, me dit avec un
cri d'admiration : quel homme ! quel homme ! pas un mot sans
un trait » /
Cela ne semble pas sérieux. Pour le comprendre, il
faudrait se faire une idée de cet engouement sans li-
mites et sans précédents, auquel n'était comparable
que l'enthousiasme des Parisiens pour le docteur
Franklin. « Dès qu'ils paroissent, écrivait madame
d'Épinai au plus spirituel et aussi au plus fou des Nar
1. Ck)mte de Ségnr, Mémoires (Didier, 1844), t. I, p. 123. Cette
visite de Voltaire devrait être reportée à la mi-avril, si, comme le
dit M. de Ségur, la comtesse s'éteignait un mois après l'entrevue,
car elle expirait le 11 mai 1778. Journal de Paris, 13 mai 1778.
Mais M. de Ségur, en ajoutant que cela se passait avant la représenta-
tion d'Irène, révèle, sans y prendre garde, un uotable écart de mé-
moire. S'il ne se trompe pas sur ce dernier point, l'apparition du
poëte à l'hôtel de la comtesse serait à rejeter à la première quinzaine
de mars, car, après ce temps. Voltaire sera dans son lit, mourant
lui-même, bien qu'il en réchappe cette fois encore. L'erreur, assuré-
ment, n'est pas grave, mais elle apprend le peu de sûreté mathéma-
tique de ces documents plus aimables que précis, et qui donnent
souvent fort à faire à l'historien qui les doit accorder.
SUZANNE DE LIVRT. 319
politains, l'abbé Galiani, soit aux spectacles, soit aux
promenades, aux académies, les cris, les battemens
de maius ne finissent plus. Les princes paroissent;
point de nouvelles; Voltaire éternue, Franklin dit :
Dieu vous bénisse, et le train recommence '. »
Cette visite à madame de Ségur, le dénouement
prochain que ne laissait que trop pressentir un mal
sans remède, devaient impressionner lugubrement le
vieux courtisan. Cependant, ce lit de douleur, cette
voix éteinte, tous ces symptômes d'uHe mort inévita-
ble l'affectèrent moins qu'un autre avertissement du
temps, plus significatif peut-être, et plus tristement
éloquent. On se souvient de cette jolie et pimpante
Corsembleu, l'héroïne d'amours peu durables, cette
charmante mais volage Suzanne de Livry qui, après
avoir partagé, un instant bien court, l'entraînement
du poëte, l'avait trahi un beau jour pour le petit Gé-
nonville, celle enfin qui, revenue des vanités de l'a-
mour et du théâtre, avait échangé les hasards de sa vie
un peu vagabonde contre une couronne de marquise.
Madame de Latour-du-Pin-Gouvernet s'était dit que ce
qu'elle avait de mieux à faire, était d'oublier qu'il y
eût jamais eu de par le monde une Suzanne de Livry;
et Voltaire s'était vu assez impoliment fermer la porte
par le suisse de madame la marquise. 11 ne venait pas
se prévaloir de droits périmés, qu'une trahison galam-
ment essuyée avait réduits à néant; aussi trouva-t-il
1. Madame d'Épinay, Mémoires et correspondances (Paris, Volland,
1818), t. 111, p. 431. Lettre de madame d'Épinay à l'abbé Galiani;
Paris, ce 3 mai 1778.
2. La Jeunesse de Voltaire, p. 408, 409.
320 DÉMARCHE AUPRÈS DE M. DE GOUVERNE!.
le procédé quelque peu incivil, et s'en vengea- l-il par
un petit chef-d'œuvre d'esprit et de malice qui vivra
autant que la langue. L'exécution faite, il n'y pensa plus.
Bien des choses l'eussent distrait et consolé, s'il eût
été homme à se chagriner pour si peu : d'autres affec-
tions, une vie pérégrinante traversée d'orages, les agi-
tations, les soucis, les tiraillements inhérents à la
carrière des lettres, l'éloignement , l'exil. Plus de
trente ans après, à propos des Galas, il songera, non
pas à l'ingrate Suzanne, mais à M. de Gouvernet dont
l'appui pouvait être utile à cette famille infortunée ; il
conseillera de s'adresser à lui', et prendra même le
parti de lui écrire pour la lui recommander'^. Sa
1 . II écrivait à Debnis : « Je crois que M. de Gouvernet est rare-
ment ciiez lui, cl qu'on ne peut le trouver que chez sa femme, qui
loge dans la rue Coudé ou dans la rue voisine qui conduit au Luxem-
bourg; elle n'est connue que sous le nom de mademoiselle de Livry,
allendu que nous ne marions point les maudits huguenots, en face
de l'église, avec les bénis catholiques. » Lettres inédites sur la Tolé-
rrince (Cherbuliez, 1863), p. 128. Comment Voltaire pouvait-il
ignorer que le mariage s'était fait régulièrement et solennellement h
l'église de Sainl-Sulpice, paroisse de Suzanne? Comment pouvait-il
ignorer que ces sortes de mariage, en dépit de l'édit de 1680, se
perpétraient le mieux du monde, grâce à des actes de catholicité qui
ne tiraient pas autrement à conséquence? La famille des La Tour du
Pin descendait d'un René de La Tour du Pin, l'un des plus énergi-
ques lieutenants de Montbrun et de Lesdiguières. Le père du mari
de mademoiselle de Livry, demeuré prolestant, n'en avait pas moins
été enterré, comme catholique, à Saint-Eustache. Voltaire prétend
que Suzanne dut garder son nom paternel. C'est là une erreur mani-
feste, et c'est sous le nom de marquise de Gouvernet qu'elle était
connue à Dijon, où elle allait de temps en temps voir son neveu,
commandant supérieur de Bourgogne, Foisset. Le président de
Brosses, p. 183.
2. Voltaire, Lettres inédites sur la Tolérance (Genève, Cherbuliez,
1863), p. 202. Lettre i Debrus -, 14 mars.
UNE LETTRE SANS RÉPONSE. 321
lettre ne nous est pas parvenue, et nous le regrettons :
on voudrait savoir s'il s'y trouvait un mot aimable
pour la marquise. Bien plus tard, il est vrai, les cir-
constances donnent lieu de la part de Voltaire à des
avances de politesse qui ne semblent pas avoir eu de
grands résultats. « Je n'ose plus écrire à madame de
Gouvernet la douairière*, puisqu'elle n'a pas reçu ma
lettre, mandait-il à madame de Saint-Julien , un peu
plus de deux années avant son retour inespéré à Paris.
Je lui souhaite la santé qîie je n'ai point, le repos que
quelques personnes veulent m'ôter et une très-longue
vie ^. »
Suzanne, depuis longtemps, était pardonnée. Elle
avait précisément l'âge de Voltaire, elle représentait
toute une date, et des plus souriantes, de sa brillante et
1. M. de Gouvernet, le fleuri$te, comme on l'appelait, était mort
en 17 75, laissaut un testament qui dépouillait ses héritiers, le mar-
quis de Veyneset MM. de Miramont, au profit du comte de La Tour
du Pin et aussi de madame de Saint-Julien, ainsi que cela résulte,
entre autres, de deux lettres de Voltaire à Papillon-Philosophe
(10 octobre et 14 novembre 1775). Ce testament, fait trente-trois ans
avant sa mort, fut trouvé, sans enveloppe, non dans son hôtel mais
dans sa maison rue de Vaugirard, parmi des graines et un tas de
papiers. Cet oubli durant tant d'années, l'affection qu'il semblait
témoigner à ses héritiers, sa parfaite indifférence pour celui qu'il
avait désigné comme son légataire, tout cela n'annonçait il pas que
les intentions de M. de Gouvernet s'étaient modifiées, et que, s'il se
fût souvenu de l'existence de cette pièce, il l'eût, à coup sur, anéantie?
Telle était, du moins, la thèse des héritiers, qui ne purent persuader
leurs juges; et la grand'chambre, sur la plaidoirie de l'avocat géné-
ral Séguier, conOrmait la sentence des requêtes du palais. Mars,
avocat au parlement, Gazette des Tribunaux, t. I, p. 169, 292,
jeudi 15 février et 27 mars 1776 ; t. II, p. 376, 377, jeudi 29 no-
vembre 1776; t. 111, p. 17, 2 janvier 1777.
2. Voltaire, Lettres inédites (Paris, Didier, 1857), t. Il, p. 447.
Lettre de Voltaire à madame de Saint-Julien; 16 octobre 1775.
TllI. 21
32?. D'UN BORD DU STYX A L'AUTRE.
orageuse existence. Ce fut avec une véritable émotion
qu'au bras de Wagnière il se dirigea vers la demeure
de madame de Gouvemet et franchit le seuil de sa
chambre. Hélas! la surprise, la déception furent mu-
tuelles, et les tinrent, elle et lui, un instant comme
pétrifiés. Tous deux cherchaient en vain à retrouver
quelques vestiges de jeunesse, nous ne dirons pas de
beauté. Le poëte, dans ce désenchantement, fut encore
le plus atteint; car, de la Suzanne des hautes feuillées
du château de Sully, rien n'était resté; ce qui avait
survécu de tant de grâce, de gentillesse folâtre, ne se
décrit point. Voltaire aperçut son portrait, un Voltaire
de vingt-quatre ans, aux yeux vifs, à la physionomie
éveillée, auquel il ne ressemblait guère. La vieille mar-
quise, qui ne s'était pas senti le courage de se séparer
de la jolie toile de Largillière, ne crut pas devoir la
garder davantage, et elle la renvoyait à l'hôtel de
Villette, aussitôt après cette lamentable entrevue de
fantômes. L'auteur de la Henriade était véritable-
nient atterré. Il ne put secouer l'impression de
mélancolie et de tristesse qu'il remportait de chez
madame de Gouvemet. « Je reviens, dit-il avec un
soupir profond, d'un bord du Styx à l'autre'. »
1. La if on de Voltaire (1780), p. 71 ; Éloge de Voltaire, par
Palissot. — Lady Morgan, La France (Paris, Treuttel et WUrtz, 1817),
1. II, p. 338, 339, 340.
vil
VOLTAIRE ET LE DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE.— EXCÈ S
DE TRAVAIL.— DERNIERS MOMENTS DU POÈTE.
Le voyage de Ferney paraissait résolu. Le prince
de Condé, comme on l'a dit déjà, avait prévenu le
poëte qu'il l'attendait à Dijon, et qu'il espérait bien
l'y retenir quelques jours. Il y allait de la santé, il y
allait de la vie, et, à ce moment du moins, il semblait
que rien n'eût pu entraver des projets aussi formels.
Encore était-il sage, avant de monter en chaise, d'as-
surer l'emploi de son temps durant cette courte ab-
sence. Mais il y avait été pourvu, et ces deux mois
devaient être consacrés à la révision d'Irène, d'Aga-
thocle et du Droit du seigneur représenté, en 1762,
sous* le titre de VÉcueil du sage. Voltaire se diri-
geait, le mercredi 22, vers la Comédie où il savait
que les artistes étaient réunis pour décider le réper-
toire de la réouverture. La clôture avait eu lieu, le
samedi 4, par la septième représentation d'Irène^ à
laquelle il avait assisté incognito, dans la loge du duc
d'Aumont, et par un interminable compliment de Mole
où il n'était pas oublié'. Cette visite inattendue lessur-
1. Mercure de France^ avril 1778, p. 166, 167, 168. — La Harp«,
324 DÉPART DE WAONIÈRE.
prit agréablement. L'auteur de Mérope et de Mahomet
était dans ses bons jours et fut prodigue d'éloges et de
flatteries pour ses habiles interprètes. Il leur dit ses
intentions, et leur redemanda pour un temps très-bref
les manuscrits d'ouvrages trop imparfaits, qu'il espé-
rait rendre moins indignes d'eux et du public.
Mais ce congé si nécessaire à des travaux qu'on
polit mal dans le bruit et la dissipation, si nécessaire à
sa santé et à sa vie, on l'y faisait renoncer, en dérou-
lant les inconvénients plus ou moins sérieux d'un dé-
placement qui, cette fois, n'aurait pas de retour.
Wagnière tenait bon, de son côté, et pressait incessam-
ment son maître de mettre à exécution ses premiers
desseins. Mais il ne devait pas être le plus fort, et,
après une lutte sourde qui ne dura pas moins de quinze
jours, il se séparait du vieux poëte et reprenait, le
29 avril, le chemin deFerney où il retrouvait sa femme
et sa fille, toute une population appelant de ses vœux
le retour de son bienfaiteur.
La retraite du clergé allait laisser les encyclopédistes
maîtres du terrain, et l'auteur de Y Essai sur les mœurs
était bien sûr de ne rencontrer dès lors au Louvi;ie que
des gens d'une même communion. Il n'y a pas à re-
Correspondance littéraire {Puris, Migneret, 1804), t. II, p. 225, 226.
Vollaire, Irès-soigneux à répondre par des témoignages de gratitude
aux témoignages de bienveillance et d'admiralion, écrivait à l'acteur :
« Je viens de lire, monsieur, dans un journal, votre discours avec
autant de plaisir que je l'ay entendu à votre brillant spectacle. Je
devrais filre chez vous; je devrais vous y dire combien je suis louclié
de vos talents et de votre esprit. Pardonnez aux suites cruelles de
mon accident, si je ne puis remplir tous les devoirs de mon cœur.
Ahl qu'on m'en avait imposé sur le mérite de madame Mole! »
Henri Beaune, Tdhaire au collège (Paris, Amyot, 1867), p. 135.
L'ABBÉ DE BEÀUREGARD. 325
chercher si cette retraite était habile aussitôt qu'elle
était obligatoire ; car demeurer, c'eût été se faire le
complice de l'enthousiasme universel, c'eût été accla-
mer, comme la foule, un homme qui avait porté tant
de coups, et de si funestes, à la religion, se mettre en
contradiction avec soi-même, avec les efforts tentés
par tous pour combattre et terrasser l'ennemi commun.
Les puissances étaient circonvenues par une coterie
moins nombreuse que violente composée de femmes
pour la plupart, et appuyée auprès du roi par mes-
dames Tantes, dont l'attitude frondeuse était une sorte
de condamnation des airs évaporés de la jeune cour.
Acclamé à Paris, Voltaire était battu en brèche à
Versailles, et les choses étaient poussées si loin que
peut-être fut-ce là ce qui détourna de certaines me-
sures que l'opinion, d'ailleurs, aurait mal accueillies.
Un ancien jésuite, un abbé de Beauregard, qui avait
prêché le carême, cédant moins aux excitations exté-
rieures qu'à sa propre fougue, faisait le dimanche des
Rameaux (12 avril), dans la chapelle du château, une
sortie plus que véhémente contre les philosophes mo-
dernes dont il stigmatisait les œuvres abominables.
C'était Dieu, c'était le roi, c'étaient les bonnes mœurs,
qui étaient l'objet des attaques de ces productions sub-
versives de tout gouvernement et de toute croyance,
productions imprudemment souffertes et qui, au lieu
des répressions les plus méritées, valaient des cou-
ronnes à leurs auteurs '.
1 . Déjà le curé de Saint-Ândré-des-ArU avait signalé cette scène
du couronnement comme une chose aussi dangereuse que condam-
320 PUSILLANIMITÉ DE M. DE MIROMESNIL.
On voit ce que \isent ces paroles d'une charité dou-
teuse, d'un emportement peu chrétien, semblerait-il,
si l'abbé de Beauregard, qui a réponse à tout, n'expli-
quait ce déchaînement d'éloquence par cette étrange
réplique : « On nous accuse d'intolérance ; ah ! ne sait-
on pas que la charité a ses fureurs, et que le zèle a ses
vengeances'? » Mais ces répressions si nécessaires et
que l'on réclame, de qui pouvait-on les attendre, quand
la timidité du pouvoir paraissait encourager et se-
conder l'audace de ces génies corrupteurs? Ce trait était
à l'adresse du garde des sceaux, qui, ne voulant point
se faire des philosophes d'irréconciUables ennemis,'
aurait donné des ordres pour qu'on ne laissât passer
aucune attaque contre le vieillard de Ferney, dans la
durée de son séjour à Paris. Au moins, fut-ce le bruit
qui courut ; et l'on prétendit même qu'à la suite de cette
audacieuse allusion, honteux de voir sa pusillanimité
démasquée, M. de Miromesnil s'était hâté de lever l'in-
terjiiclion^ Quoi qu'il en soit, le discours de l'abbé de
Beauregard avait excité une certaine fermentation : on
s'était plaint au roi, lui faisant envisager l'imprudence
de tels éclats. Mais Louis XVI avait dû répondre que
le prédicateur, tout en ayantexcédé peut-être les bornes
d'une réserve désirable, n'avait fait en définitive que
remplir son devoir; et, comme le prince de Beauvau,
prenait avec trop de chaleur la défense de son con-
nable. Lepan, Vie politique, littéraire et morale de Voltaire (Paris,
1824), p. 352.
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XXXIX, p. 364.
2. Mémoires secrets pour servir à Vhistoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XI, p, 198, 199; 20 avril
1778.
PORTÉE RÉELLE DE CES INSINUATIONS. 327
frère à rAcadémie, Sa Majesté lui eût imposé silence ' .
Il est vrai que c'était là les commérages de la ville, et
que le roi, fort probablement, n'avait pas poussé les
choses jusqu'à dire de se taire à l'un des plus grands
officiers de la couronne ^.
D'Alembert, au contraire, affirme que la cour se
moqua de cet apôtre trop zélé, à l'exception de quel-
quelques hypocrites et de quelques imbéciles, a Mais
par malheur, ajoute-t-il, cette apothéose a irrité des
gens plus à craindre que les fanatiques et qui ont senti
que leurs places, leur crédit, leur pouvoir, ne leur
rendraient jamais de la part de la nation un hommage
aussi flatteur, qui n'était rendu qu'au génie et à la
personne^. » S'il ne s'exagéra point le péril, Voltaire,
ne s'illusionna pas davantage sur la gravité et la portée
d'insinuations et d'excitations, dont, quoi que l'on fasse
ensuite, il survit toujours quelque chose dans la pensée
de ceux qui ont en main nos destinées*. « Je ne crois
point, mandait-il à M. deRochefort, que le maître et la
maîtresse de la maison se soient moqués de cet abbé de
Beauregard; c'est bien assez qu'ils ne se livrent pas à
1. Bibliothèque nationale. Manuscrits. N» 6682. Mes loisirs ou
Journal d'événemens tels qu'ils parvenoient à ma connaissance, p. 483,
484; du mercredi 22 avril 17 78.
2. Au moins, ce qui demeure certain, c'est la vive attitude de
M. de Beauvau, qui ne cachait pas sa pensée et l'indignation que
lui causaient ces violences oratoires. Correspondance secrète, politique
et littéraire (Londres, John Adamsou), t. VI, p. 183 ; Paris, 25 avril
1778.
3. OEuvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. XXV, p. 106.
Lettre de D'Alembert au roi de Prusse ; 3 juillet 1778.
4. Mémoires secrets pour servir à Vhittoire de la République det
lettres (Londres, John Adamson), t. XI. p. 190; 13 avril 1778.
328 L'ABBÉ DELILLE.
la fureur de son zèle '. » Mais à ceux qui se prévalaient
de ces attaques comme d'un argument sans réplique
pour accomplir, pour hâter même un voyage décidé,
d'ailleurs, il répartit que c'était, tout au contraire,
une raison de demeurer : il ne fallait pas qu'on dît
qu'il avait fui devant les homélies de l'abbé de Beau-
regard.
Les témoignages d'admiration et d'affection qui lui
venaient de tous côtés étaient de nature encore à rendre
à cet esprit facile à alarmer tout son courage et toute
sa force. 11 se transportait au Louvre le lundi (27 avril).
L'Académie était en séance. L'abbé Delille communi-
quait à ses confrères quelques fragments de son poëme
sur l'art d'orner, dépeindre la nature et d'en jouir (le
poëme des Jardins)^ et lisait ensuite une traduction
de l'épître de Pope au docteur Arbuthnot. Voltaire,
qui connaissait l'original de vieille date, durant le
débit de l'abbé, prenait plaisir à se rappeler les vers
anglais, à leur comparer l'imitation de son jeune et pé-
tillant ami, à laquelle, en plus d'un passage, il sembla
donner la préférence, insistant sur la gaieté, la sensi-
bilité touchante du poëte français qu'il opposait à la
sécheresse et à l'amertume misanthropique de l'au-
teur de V Essai sur rhomme"^. A propos de ce genre
delà traduction qui exigeait tant de souplesse, d'abon-
dance dans les équivalents, d'harmonie dans les con-
sonnances et le nombre, le patriarche s'étendit sur le
peu de ressources de notre langue, et sur la nécessité,
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 463. Lettre
de Voltaire au comte de Rochefort; à Paris, 16 avril 17 78.
2. Journal de Paris, du vendredi I" mai 1778. N° 121, p. 482.
NOTRE LANGUE EST UNE GUEUSE. 329
sinon de l'enrichir de mots nouveaux, du moins d'ac-
cueillir certaines expressions d'une vérité ou d'une
énergie incontestable, en usage dans le langage vul-
gaire, et auxquelles ce serait tout profit d'accorder le
droit de cité. Les exemples ne lui manquaient pas.
Pourquoi ne pas appeler tragédien un acteur jouant
les rôles tragiques? « Notre langue est une gueuse
fière, disait-il ; il faut lui faire l'aumône malgré elle. »
La postérité demeure un peu étonnée des difficultés
qu'ont rencontré, dans leur nouveauté, des termes qui
nous sont familiers et qui auraient dû naître avec la
langue même. Cette petite anecdote a cela d'intéres-
sant qu'elle donne la date toute moderne de l'admis-
sion académique de ce mot d'un emploi si constant et
qui nous manquerait fort, s'il n'avait pas sa place au
dictionnaire ' .
Mais aussi, était-ce la réforme du dictionnaire
qu'il allait intrépidement aborder, et à laquelle l'Aca-
démie ne pouvait se soustraire sans félonie, pour
laquelle, en dépit de son âge, de ses infirmités, il
était résolu de consacrer ce qui lui restait de forces
et de vie. Il pressa avec cette insistance passionnée
que l'obstacle enflamme, ses confrères de s'attacher
à un travail d'une incontestable utilité et qui aurait
toute la portée d'une œuvre patriotique. Notre dic-
tionnaire aussi insuffisant que sec, sans élévation,
sans philosophie, était une honte pour les lettres
l. Le mot de tragédien existait de vieille date, et on le rencontre
dès le seizième siècle ; mais il n'était pas usité dans le sens d'actenr
tragique. Liltré, Dictionnaire de la langue française (Hachette, 1874),
t. IV, p. 2295.
330 NÉCESSITÉ D'UN DICTIONNAIRE.
et pour rAcadémie, cette législatrice née du lan-
gage, instituée plus encore, dans l'intention de ses
fondateurs, pour l'aider à s'épurer, à développer son
mécanisme, à s'enrichir de nouveaux termes, que
pour fournir elle-même ces modèles admirables qui ont
fait de notre idiome, malgré ses imperfections, un in-
strument aussi net, aussi précis qu'aucun autre mo-
derne. Le programme ne devait rien laissera désirer.
Nos voisins, qui nous avaient devancés, offraient des
bases plus ou moins solides dont on tiendrait compte,
tout en apportant les fruits de sa propre expérience.
Le succès dépendait donc du zèle de l'Académie pour
rendre parfait dans toutes ses parties un monument
qui mettrait le comble aux grands services qu'elle
n'avait cessé de rendre aux lettres et au pays.
L'auteur de la Henriade parlait d'abondance, avec
une véhémence, une éloquence, un entraînement
inexprimables : il n'avait pas trente ans. Il avait frappé
d'admiration et d'effroi cette assistance composée de
grands seigneurs, peu propres à une telle besogne, et
d'écrivains pris par d'autres travaux, auxquels devait
répugner une tâche impersonnelle où l'honneur ne
serait que- collectif. L'abbé Barruel raconte un dialogue
entrelui et Beauzée, sur l'admission de ce dernier parmi
les quarante (1772). Il lui demandait par quel prodige
il avait pu devenir le candidat d'une coterie d'impies
et d'athées. « La question que vous me faites, je l'ai
moi-même faite à D'Alembert, répliquait celui-ci. Me
voyant presque seul à croire en Dieu dans nos séances,
je lui disois un jour : comment avez-vous pu penser à
moi, que vous savez si éloigné de vos opinions, et de
I
• CAUSE DE L'ÉLECTION DE BEADZÉE. 331
celles de MM. vos confrères? D'Alembert n'hésita
pas à me répondre ; je sens bien que cela doit vous
étonner, mais nous avions besoin d'un grammairien;
parmi tous nos adeptes, il n'en étoit pas un qui se
fût fait une réputation en ce genre. Nous savions que
vous croyiez en Dieu, mais vous sachant aussi fort
bon homme, nous pensâmes à voifs, faute d'un phi-
losophe qui pût vous suppléer *. »
Mais cette nécessité était-elle donc si urgente, que des
gens passionnés et exclusifs n'eussent pu passer outre?
Les choses en seraient allées un peu plus mal, et voilà
tout. D'ailleurs, si le choix de Beauzée était excellent,
l'abbé Batteux, élu en 1761, n'avait-il pas apporté à
l'Académie, onze ans avant celui-ci, toutes les quaUtés
pédagogiques acquises dans un long professorat ? En
définitive, la compagnie, à l'époque où nous sommes,
ne manquait pas de gens fort capables de rendre la
nature de services que l'auteur du Siècle de Louis XIV
allait réclamer d'elle. Dans l'étude et l'assiette d'une
langue, les philosophes sont non moins nécessaires que
les grammairiens, et l'on n'est même philologue qu'à
la condition d'être philosophe. Si le clergé et les grands
seigneurs étaient en nombre à l'Académie^, les lettrés
formaient un groupe compact d'esprits distingués,
1. L'abbé Barruel, Mémoires pour servir à Vhisloite du jacobi-
nisme (Hambourg, Fauche, 1803), 1. 1, p. 104, 105.
2. Prélats membres de l'Académie : le cardinal de Luynes ; Tabbé
de Bernis (à Rome) ; Montazet, arclievêque de Lyon ; Coetlosquet»
évêque de Limoges ; le prince de Kohan, grand aumônier ; Loménie
de Brienne, archevêque de Toulouse; Roquelaure, évêque de Senlis;
de Boisgelin de Cussé, archevêque d'Aix. Grands seigneurs : les ducs
de Richelieu et de Nivernois; le marquis de Paulmy, le comte de
Bissj, le prince de Beauvau, le maréchal de Duras.
332 VOLTAIRE TIENT PAROLE.
d'écrivains châtiés, diserts, connaissant leur langue
et l'écrivant purement. Il n'est besoin que de citer
Marmontel, le collaborateur de Beauzée à VEncyclO'
pédie, dans les questions de grammaire et de littérature,
Thomas, Suard, La Harpe (nous ne parlons que des
membres assidus aux séances), pour se convaincre de la
parfaite aptitude de coopérateurs, qui n'avaient qu'à
vouloir pour doter le pays d'un bon dictionnaire, car
tout était là.
De la part de Voltaire, ce n'avait pas été une parole
en l'air que cette exhortation à un travail ingrat peut-
être mais indispensable au premier chef; une de ces
improvisations chaleureuses mais sans racines, aussi-
tôt oubliées que conçues. A la séance du 7 mai, il
arrivait tout armé avec un plan de dictionnaire qu'il
fallut entendre, ce qui était bien le moins, et qu'il al-
lait falloir agréer et décréter sans désemparer. Nous
reproduisons le procès- verbal de la séance. C'est un
document curieux, qu'il sera piquant de rapprocher du
projet du poëte, maintenu dans sa rédaction aune ou
deux modifications près.
11 a été résolu, sur là proposition de M. de Voltaire, qu'on
travaillerait sans délai à un nouveau dictionnaire qui con-
tiendra :
L'étymologie reconnue de chaque mol, et, quelquefois,
l'étymologie probable;
La conjugaison des verbes irréguliers qui sont peu en
usage ;
Les diverses acceptions de chaque terme avec les exemples
tirés des auteurs les plus approuvés*; toutes les expressions
1. Voltaire ajoutail, comme : // lui fut donné de prévaloir contre
les rois. Celte de plus orageuse que la mer qui l'environne. Point de
PROCÈS-VERBAL DE LA SÉANCE. 333
pittoresques et énergiques de Montaigne, d'Amiot, de Char-
ron, etc., qu'il est à souhaiter qu'on fasse revivre, et dont
nos voisins se sont saisis;
En ne s'appésantissant sur aucun de ces objets, mais en
les traitant tous, on peut faire un ouvrage aussi agréable
que nécessaire; ce serait à la fois une grammaire, une rhé-
torique, une poétique, sans ambition d'y prétendre ;
Chaque académicien peut se charger d'une lettre de l'al-
phabet'; l'Académie examinera le travail de chacun de ses
membres; elle y fera les changemens, les additions et les
retranchemens convenables*.
La Harpe écrivait à ce propos : « L'Académie va tra-
vailler à un nouveau plan de dictionnaire que désiraienl.
depuis longtemps plusieurs de ses membres des plus
éclairés, et que M. de Voltaire a demandé avec une ar-
deur qui en a inspiré à tous les autres^. » L'entreprise
était sans doute d'une indiscutable utilité; mais il y
avait à vaincre l'indolence de confrères qui, d'ailleurs,
comme on l'a fait remarquer, n'étaient pas tous éga-
lement propres à cette matière de travail. Force fut
bien, pourtant, de céder, et de consigner, avant de se
séparer, cette grave résolution dans les registres de la
campagne où la main diligente du laboureur tie fut imprimée, etc.
Longcliamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André, 1826),
t. 11, p. 540. Note communiquée par Wagnière, 1778. H existe un
autre projet reproduit dans l'édition Beuchot, t. L, p. 682, et que
l'éditeur nous dit avoir copié lui-même sur l'original écrit tout entier
de la main de Voltaire. Probablement était-ce le premier jet auquel
a été préféré par son auteur et par l'Académie un plan plus complet,
bien que peu différent de son aîné.
1. « Ou même de deux, » ajoutait l'implacable vieillard.
2. Secrétariat de l'Institut. Registre de l'Académie française.
1745-1793. Procès-verbal de la séance du 7 mai 1778.
3. La Harpe, Correspondance littéraire (Paris, Migneret, 1804),
t. II, p. 238.
334 MUTUELS REMERCIEMENTS.
compagnie*. Ce n'était pas assez. Voltaire insista pour
que l'on se partageât immédiatement les vingt-quatre
lettres de l'alphabet ; il se faisait son lot et s'attribuait
la lettre la plus chargée, la lettre A '^. M. de Fonce-
magne objecta bien la somme des années; mais on
comprend que l'argument dut sembler insuffisant au
patriarche de Ferney, qui se fâcha tout de bon contre
son vieil ami, et finit par le ramener à récipiscence.
« Il eut beaucoup de peine, nous dit Wagnière, à faire
passer son avis : il s'anima fort, ce qui parut déplaire à
ses confrères'. » En prenant congé de l'assemblée,
l'auteur du Dictionnaire philosophique^ enchanté de
son succès, disait à ceux-ci: « Messieurs, je vous re-
mercie au nom de l'alphabet, — et nous, lui répon-
dait le chevalier de Chastellux, nous vous remercions
au nom des lettres ^. » Mais la lutte avait été riide, et
le vieillard, pour la soutenir, but à cinq reprises deux
tasses et demie de café. Si c'est trop encore, c'est loin
1. Secrétariat de l'Institut. Registre des présences à l'Académie
française, depuis 1757, du jeudi 7 mai 1778.
2. S'il s'attribua la lettre A, comme le dit Grimm, il ne se borna
pas à celte seule lettre, et l'on a recueilli tous les articles composés
par lui, compris dans la lettre T. Œuvres complètes (Beuchot),
t. XXXII, p. 295 à 4 09.
3. Longchamp et Wagnière, Mémoire» sur Voltaire (Paris, André,
182C), t. 1, p. 153. Voyage de Voltaire à Paris, 1778. Cependant,
l'aseembléc, composée de dix-huit membres, était le noyau véritable
de l'Académie, et Voltaire n'y comptait que des amis. Les voici tous :
Voltaire, Marmontel, Beauzée, Foncemagne, Gaillard, Arnaud, Bat-
teux, Millol, Suard, Sainte-Palayc, Bréquigny, Sauriu, Delille, le
prince de Beauvau, le marquis de Paulmy, ChastelluK, La Harpe.
4. Grimm, Correspondance lititraire (Paris, Furne), t. X, p. 35;
mai 1778. — Correspondance secrète, politique et littéraire (Lon-
dres, John Adamson), t. VI, p. 23&, 236; de Paris, le 23 mai
1778.
i
REPRÉSENTATION D'ALZIRE. 335
d'arriver au chiffre de cinquante tasses par jour, que
lui fait absorber le roi de Prusse dans l'éloge qu'il lui
consacrait plus tard '.
Le même jour, il allait incognito voir jouer Alzire^
dans la petite loge de madame Hébert. Dazincourt,
nouvellement reçu, prononçait le compliment de ren-
trée, dans lequel il n'était pas oublié. L'intention du
poëte était de ne se pas montrer, mais comme tou-
jours, il ne put se contenir, et s'écriait, devant le jeu
brillant et plein de feu de Larive qui représentait
Zamore : « Ah ! que c'est bien ! » C'était à la fin du
quatrième acte. Des acclamations frénétiques retenti-
rent dans la salle entière, le nom de Voltaire fut
répété par toutes les bouches, et il dut, malgré ses ré-
solutions, satisfaire l'enthousiasme de ce public trans-
porté. Tout l'entr'acte se passa de la sorte. La toile se
lève, madame Yestris, qui commençait le cinquième
acte, essaya à trois ou quatre fois de se faire entendre,
sans y parvenir. L'auteur à'Alzire saluait, semblait
remercier par des gestes le public de ses bontés et le
prier de laisser continuer la pièce, et les cris cessaient
un moment. L'actrice croyait pouvoir alors reprendre
son rôle, mais les trépignements recommençaient de
plus belle : ce lumulte glorieux dura près de trois
quarts d'heure sans nuire à l'effet de la pièce qui fut
très-grand, et au jeu des acteurs qui se surpassèrent.
Voltaire se retirait sous Fimpression de cet enchante-
ment, quand un officier au régiment d'Orléans-Infan-
terie, le chevalier de Lescure, lui remit un impromptu
1. OEuvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. VU, [». 67.
Élose de Voltaire.
336 VOLTAIRE A L'ACADÉMIE DES SCIENCES.
de quatre vers où il était comparé au soleil et le par-
terre aux Incas, petite politesse à laquelle il répondait
en parodiant deux vers bien connus de Zaïre^.
Ces scènes émouvantes se répétaient avec une
fréquence, nous dirons, un excès menaçant pour
une organisation toute de nerfs, qui, un jour ou
l'autre, succomberait sous le poids de tant de gloire
et d'ovations. Deux joui's après la séance du 27, à
l'Académie française. Voltaire assistait à la rentrée
publique de celle des Sciences, où sa présence allait
faire événement. Son dessein avait transpiré, une foule
de jolies femmes, de gens du monde et de gens de
lettres avait envahi une enceinte moins remplie d'or-
dinaire et hantée par un tout autre auditoire. A peine
l'auteur de V Essai sur la nature du feu et de la Phi-
losophie de Newton w^T^avaUëSàii-W, que les cris, les
battements de mains, les applaudissements partaient
de tou3 les coins de la salle. M. de Voltaire n'était pas de
l'Académie des sciences; les titulaires, partageant le
délire général, voulurent qu'il prît place au milieu
d'eux. FrankUn, qui était associé étranger, se trouvait
là. Les deux vieillards se précipitèrent dans les bras l'un
de l'autre, aux yeux de l'assemblée pour laquelle ce
fut l'occasion de nouveaux transports^. Cependant le
silence finit par se faire et permettre à TAcadémie de
reprendre ses travaux.
Après le rapport sur les prix, D'Alembert donna
1. Journal de Paris, du mercredi 29 avril 1778, n» 119, p. i75,
476. — Journal de politique et de littérature, du 15 mai 1778, t. Il,
p. 84.
2. Mercure de France, mal 17 78, p. 151.
ÉLOGE DE M. TRDDAINE. 337
lecture de l'éloge d'un de leurs membres honoraires,
mort depuis peu', M. Trudaine, composé par le mar-
quis de Condorcet qui n'avait pu assister à la séance.
Nous avons vu l'illustre géomètre, à l'assemblée du
30 mars, glisser, dans son Éloge de Despréaux, un
parallèle entre Boileau, Racine et Voltaire, dont la mo-
destie seule de l'auteur de Mérope eut à souffrir. Pa-
reille chose devait se passer à l'Académie des sciences;
et Condorcet, profitant habilement, à son exemple, de
certaines circonstances que nous savons, du reste,
avait trouvé le moyen d'amener, en un sujet si étran-
ger, l'éloge du philosophe de Ferney, Trudaine s'était
bienveillamment prêté aux démarches du poète pour
arracher à la ferme générale un pays voué à une mi-
sère éternelle et dont, au moins, il était humain de
mesurer les efforts aux ressources. Il avait l'oreille de
M. Turgot(qui, disons-le en passant, l'entraînait dans
sa chute), et Voltaire n'avait pas stérilement invoqué
son appui en faveur de ses protégés. Ce sont ces rap-
ports, c'est cette association si heureuse pour ceux
qu'elle avait en vue, que Condorcet rappelle, qu'il
révèle bien plutôt à un auditoire peu au fait, on s'en
, doute, de ce qui pouvait se débattre dans ces monta-^
gnes du Jura.
Dans un voyage entrepris pour rétablir sa santé, il avait
vu ce pays de Gex, alors honoré par le séjour de M. de Vol-
taire et devenu l'objet de la curiosité des voyageurs éclairés
qui s'empressaient d'aller rendre hommage au génie. Ce
\. Jean-Charles-Philibert Trudaine de Monfigny, conseiller d'Élat
et aux conseils royaux desfmanees et du commerce, mort à Montigny
le 5 auguste 17 77. 11 était dans sa quarante-cinquième année.
Tin. Il
388 INÉVITABLES ALLUSIONS.
petit pays, séparé de la France par une chaîne des Alpes,
mais ayant une communication libre avec la Suisse, ne pou-
vait être assujéli à des droits de consommation, sans em-
ployer une foule de préposés, sans une dépense excessive.
Les maux qui étaient la suite nécessaire de cette position,
et qu'il fallait peut-être attribuer à la situation du pays et
à la forme des impôts, plutôt qu'aux hommes qui en parais-
saient les auteurs; ces maux avaient souvent fait couler les
larmes du vieillard de Ferney; souvent il les avait com-
battus par son éloquence et soulagés par ses bienfaits. Il
n'eut pas de peine à se faire entendre au cœur de M. de
Trudaine; et cet administrateur humain et éclairé profita
d'un moment où les principes du gouvernement paraissaient
se rapprocher des siens. Une contribution unique, imposée
par le pays même, remplace cette foule d'impôts sur lesquels
il gémissait; et le peuple, malheureusement trop peu nom-
breux, que renferment ces montagnes, vit naître, grâce à
MM. de Voltaire et Trudaine, des jours heureux qu'il n'espé-
rait plus'.
Ce morceau fut reçu du public par d'unanimes ap-
plaudissements, qui durent aller droit au cœur du trop
sensible vieillard. II aurait fallu se retirer sur de pa-
reilles émotions, et l'on se doute que l'auditoire
n'écouta que d'une manière distraite le mémoire de
I. Condorcet, Œuvres (Paris, Didot, 1847), t. II, p. 216. Éloge
de M. Trudaine. Ce n'est pas la seule occasion qu'aura saisie Con-
dorcet d'une allusion flatteuse à l'universalité de génie du palriarche
de Ferney ; et, dans VÉlofje de La Cundamine, il disait : « Tandis ijue
dans les collèges on réfutait Newton sans l'entendre, tout ce que
l'Académie des sciences avait de jeunes géomètres se livrait à ce
système avec celte ardeur qu'inspire une nouveauté sublime et con-
testée. Un homme illustre, dont nous aurons occasion de parler
encore, p;irce que son nom se trouve lié à tout ce qui a été fait de
grand dan* ce siècle, avait rendu les découvertes de Newton pour
ainsi dire populaires, et avait opposé, au livre de la Pluralité des
mondes, un ouvrage fondé sur une physique plus vraie. » Même
volume, p. 16G.
DN MOT SUSPECT. 339
M. Macquer « sur la manière de faire avec des faisins
d'une maturité imparfaite, des vins qui n'aient au-
cune verdeur » , et même deux autres éloges de Con-
dorcet qui terminaient la séance. La Harpe, médiocre-
ment bienveillant pour ce dernier, lui fait assumer toute
la responsabilité de l'ennui qui s'empara des désœuvrés
accourus là dans un tout autre but que de subir les
éloges de MM. Trudaine, de Jussieu et de Verdelin. Ce
qui serait plus fâcheux pour le marquis géomètre, c'est
quel'homme dont il venait de chanterles louanges, n'eût
pas été celui qui se serait le moins ennuyé. « Il a trouvé
très-ridicule qu'on louât un botaniste, un médecin, un
intendant des finances, du même ton dont on loue-
rait le grand Condé, C'est un des ridicules de notre
siècle; et M. de Condorcet, quoique philosophe, ne s'en
est pas garanti. Ce n'est pas ainsi que Fontenelle
louait^ dit M. de Voltaire *. » Si ces observations sont
de Voltaire, au moins ne furent-elles pas faites sur ce
ton. Le poète avait pour Condorcet une réelle afiection,
bien justifiée d'ailleurs par le dévouement de ce der-
nier, et, tout en le jugeant, il ne devait pas cesser
d'être bienveillant. Mais La Harpe apporte son fiel et
son âpreté partout, il n'aime que lui, et se sent une
sorte d'aigreur envers ceux de ses égaux que la for-
1. La Harpe, Correspondance littéraire (Paris, Migiieret, 1804),
t. II, p. 230. Ce n'est pas l'avis du Journal de Paris, qui s'extasie
au contraire sur la variété de ton des trois morceaux : « Cette apti-
tude, dit-il, à traiter indistinctement tant d'objets divers, rappelle
naturellement le souvenir de l'un des prédécesseurs de M. le marquis
de Condorcet, du célèbre Fontenelle, que la délicatesse de son goût
et rétendue de ses connaissances rendoient également propre à parler
de toutes les sciences et de tous ceux qui les avoient cultivées. »
No 121, p. 482,duTendredi l«'mal 1778.
340 MADAME DE LUXEMBOURG.
tune et le succès semblent favoriser. Quant au patriar-
che, ces hommages rendus par des savants qui
l'avaient traité en confrère, durent le venger des ca-
prices du ministre qui, jadis, ne l'avait pas estimé assez
bon chrétien pour siéger parmi eux et peut-être suc-
céder à Fontenelle.
Voltaire continuait ses visites, charmant, dans des
apparitions trop rapides à leur gré, ceux qu'il distin-
guait, par cet esprit plein de politesse de l'ancienne
cour, qu'il assaisonnait d'un grain de sel à l'occasion.
Il était rare qu'il se retirât sans qu'on eût recueilli un
trait, une saillie qui se répétaient et couraient de
salon en salon, en attendant qu'ils passassent dans le
Journal de Paris ou le Courrier de l Europe. Il était
allé rendre ses hommages à la vieille maréchale de
Luxembourg, bien qu'il n'ignorât pas ses préférences
pour Rousseau * . La conversation roulait sur la préoccu-
pation du jour, notre lutte avec l'Angleterre, dont il était
difficile de prévoir l'issue, lutte qui devait être funeste
même au vainqueur. La maréchale , en prévoyant
tout le sang versé, les ruines sans nombre que l'on
accumulerait de part et d'autre, en venait à souhaiter,
1. Co n'eût été, en somme, qu'acquitter sa dette, s'il en faut
croire cette petite anecdote des Nouvelles à la main, dont mademoi-
selle Clairon ferait les frais : « Entre autres bons mois, en voici un
de madame la maréchale de Luxembourg. Elle était en conversation
avec papa grand -homme : entre mademoiselle Clairon, qui s'écrie
d'un ton lliéàtral : 0 mon Dieu tutélaire! puis, se jetant aux pieds du
patriarche , balbulie plusieurs fois : Jfon ûme , et n'achève pas.
Madame de Luxembourg, fâchée d'avoir été interrompue par la
harangueuse, lui dit brusquement : « Dites mon art, mademoiselle,
et finissez. » Correspondance secrète, politique et littéraire (Londres,
Jonh Adamson), t. VI, p. 48; de Paris, 21 février 1178.
L'ÉPÉE DU MARÉCHAL DE BROGLIE. 341
toute veuve qu'elle fût d'un fils de Mars, que ce terrible
conflit se terminât le plus tôt possible par un bon
traité de paix : ce Madame, dit l'auteur de Charles XII,
en désignant l'épée du maréchal de Brogiie, qui était
présent, voilà la plume avec laquelle il faut signer ce
traité*. »
Mais cette vie d'agitation, de fatigues, de constantes
émotions, devait être funeste à ce vieillard transplanté,
enlevé à ses habitudes, à la régularité de ses travaux,
qui, depuis qu'il était à Paris, ne vivait que de surexci-
tation et de fièvre. Ce dictionnaire, dont il avait fait
agréer le projet, en dépit d'eux, à des confrères qui
n'avaient ni son ardeur ni son zèle, il tenait à honneur
d'en jeter les premières assises. Dans la séance du
7 mai, il avait triomphé des résistances, en principe
du moins, car, en pareil cas, que de choses, d'obsta-
cles, trop souvent de prétextes parviennent à séparer
le point de départ du couronnement de l'édifice î II
comptait bien poursuivre sa tâche à la réunion du 11 ;
mais il ne put se transporter au Louvre, et les acadé-
miciens présents arrêtèrent que l'on convoquerait par
billets, pour le lundi suivant 18, une assemblée géné-
rale « afin de prendre des arrangements convenables
au nouveau travail entrepris par la compagnie^. »
Mais, le 18, une indisposition empêchait, ditle procès-
verbal, M. de Voltaire de s'y trouver, et l'Académie
la remettait au 25 du même mois, ajournement bien
1. Mémoires secrets pour servir à C histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XI, p. 223, 224 ; IG mai 1778.
2. Secrétariat de l'Institut. Registre de l'Académie française ,
1745-1793.
342 VEILLE FIÉVREUSE.
inutile, car elle ne devait plus revoir dans son sein son
illustre et non moins fougueux directeur '.
Voltaire ne s'était pas fait illusion sur les disposi-
tions douteuses de quelques-uns ; il avait appris même
que son projet avait, en dehors de lui, essuyé des con-
tradictions sans nombre ; et , craignant de le voir
abandonner, il voulut composer un discours développé,
d'une argumentation implacable, et qui fît rougir
ces âmes sans ressort de leur mollesse et de leur tor-
peur*. Il se mit à l'œuvre avec cette passion qui ne le
quittera qu'avec le souffle. Pour dompter l'accable-
ment et le sommeil, il se noyait de café et achetait, au
prix de sa vie, une veille fiévreuse de dix ou douze
heures exclusivement consacrées à cette dissertation
de linguistique et de grammaire. La machine ainsi
surmenée devait inévitablement se refuser au service,
1 , Cependant , quelque tiédeur que l'on éprouvât pour celte
besogne vélilleuse, on se considérait engagé, et le 25, comme le 18,
l'Académie, dans son procès-verbal, fait mention de celte tâche
acceptée par elle et à laquelle elle ne demande pas nUeux de se con-
sacrer. « L'assemblée étant composée de 1 3 académiciens, l'Académie
a relu et approuvé le projet dressé dans l'assemblée du 18 mars et
l'a fait signer par M. le secrétaire; on a délibéré ensuite sur la ma-
nière de procéder au travail nécessaire pour les additions proposées;
et les avis s'étant trouvés partagés, on a arrêté qu'attendu la ma-
ladie de M. le directeur et l'absence d'un grand nombre d'académi-
ciens, on remeltroit le partage du travail au temps où M. le directeur
pourroit venir à l'Académie, et qu'on le prieroit alors de se charger
de quelques articles du nouveau dictionnaire, pour juger, d'après ces
articles, et après les avoir examinés, qu'elle seroit la meilleure forme
à donner à ce nouveau dictionnaire. » Secrétariat de l'Institut.
Registre de l'Académie française, 174 5-17 93; du lundi 26 mai
1778.
2. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Furne), t. X, p. 41,
42; Paris, juin 1778.
PREMIERS SYMPTOMES. 343
et la prophétie de Tronchiii n'était pas éloignée de son
triste accomplissement. Le sommeil qu'on avait chassé,
avait disparu pour ne plus revenir; il eût été, pour-
tant, le seul remède et le seul refuge contre d'intolé-
rables souffrances. L'on ne saurait qu'approximative-
ment déterminer la date de cet acharnement au tra-
vail qui ne se soutint que par une incessante absorp-
tion de café, auquel venait mettre fin le retour sinistre
de sa straugurie. On l'a indiquée avec assez de vrai-
semblance vers le 12 mai, entre la séance du 1 1 et
celle du 18*. Nous serions portés à la fixer de préfé-
rence au jour précédent, en nous appuyant sur ce que
raconte Wagnière, à la relation duquel il sera prudent,
de n'accorder désormais qu'un très-mince crédit^.
Voltaire espérait bien assister à cette réunion du 11,
mais il fallut y renoncer. Se promenant dans l'après-
midi, il rencontre sa nièce etmadamede Saint-Julien,
et leur dit qu'il n'était pas bien et qu'il allait se mettre
1 . Courtat, Défense de Voltaire contre ses amis et contre ses enne-
mis (Paris, Laîné, 1872), p. 63,
2. Longchamp et Wagnière, MérAoires sur Voltaire (Paris, André,
1826), t. I, p. 154. Voyage de Voltaire à Paris, 1778. Le procès-
verbal du H ne semble pas se douter de cette rechute, qui, du reste,
ne prit quelque gravité que dans la nuit. Nous lisons dans la Corres-
pondance secrète, à la date du 6 juin : « M. de Voltaire se plaignoit
depuis quelque temps de douletirs de reins très-aiguës, surtout de
fréquents accès de rétention d'urine,- on lui interdit les échauffants
comme très-contraires à sa situation. Cependant, ayant voulu tra-
vailler le lundi, il prit vingt-cinq tasses de café ; il eut un accès très-
violent , il ne put dormir... » T. VI, p. 276. Laissons-là les circon-
stances épisodiques. C'est nn lundi que les symptômes se révèlent, et
le 11 mai est un lundi. Il est vrai que le t8 est encore un lundi, et
qu'il y a à choisir entre ces deux dates. Wagnière dit que son maître
resta ainsi « pendant vingt jours. ■ Â ce compte, ce serait au 1 1 mai
qu'il faudrait se flxer.
344 L'APOTHICAIRE DE VILLETTE.
au lit. Deux heures après, cette dernière vint le voir,
lui trouva la fièvre et fut d'avis de prévenir Tronchin ;
mais madame Denis, qui u'avait pas pardonné au doc-
teur genevois ses conseils, n'en fît rien. La fièvre aug-
mentait pourtant, et M. de Villette, qui avait des mo-
tifs analogues d'écarter Tronchin, envoya chercher
l'apothicaire de sa rue, qui vint avec une Hqueur dont
le malade ne voulut pas prendre. Mais les instances
de sa nièce finirent par triompher de ses répugnances.
« Madame de Saint-JuHen eut la curiosité, nous dit
Wagnière, de goûter de cette liqueur ; elle m'a juré
qu'elle était si violente, qu'elle lui brûla la langue, et
qu'elle ne put pas souper. C'est d'elle-même que je
tiens les détails que je rapporte ' » Mais nous savons la
haine violente de Wagnière pour madame Denis, qu'il
nous peint sous des couleurs telles, qu'il enlève à son
récit toute autorité. Que cette dernière ne tînt pas
à retourner à Ferney, qu'elle usât de son influence
auprès de son oncle pour le dissuader de ce voyage,
qu'elle se soit obstinée à fermer les yeux à l'évidence
.pour n'être pas forcée de prendre un parti dont l'idée
seule la glaçait, tout cela est dans la vraisemblance ;
mais ce n'est pas assez pour le secrétaire aliéné qui
nous la représente comme un monstre d'ingratitude,
impatiente de reconquérir à tout prix sa liberté, et de
se trouver la maîtresse d'une fortune qu'elle convoitait
depuis si longtemps.
Quoi qu'il en soit, l'agitation du malade était la
même ; le peu qu'il avait pris de cette Hqueur ne l'avait
1 . Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
1826), t. 1, p. 155. Voyage de Voltaire à Paris, 1778.
LA FIOLE DU MARÉCHAL. 345
rien moins que soulagé. Le duc de Richelieu, qui était
venu le voir dans la soirée, lui avait parlé d'un breu-
vage narcotique dont il faisait usage avec un plein
succès dans ses douleurs de goutte, qui n'eût été que
de l'eau distillée d'opium , fermeutée avec de la le-
vure de bière et d'eau * ; et il avait promis à son vieux
serviteur de partager « en frère » avec lui. Voltaire
lui écrivit qu'il ne pouvait plus tenir et qu'il le priait
de lui envoyer de son élixir. Madame de Saint-Julien,
qui se trouvait là, quand cette préparation d'opium
arriva, et un parent que Wagnière ne nomme pas et
qui était vraisemblablement d'Hornoy, insistèrent au-
près de madame Denis pour qu'on se gardât bien de
lui administrer un remède qui devait sûrement le tuer,
à l'état de faiblesse où il était ; mais la nièce avait
une tout autre opinion sur les résultats; et M. de
Villette eût réparti, de son côté, que « le malade pour-
rait tout au plus être fou une couple de jours, que cela
lui était arrivé à lui-même. » Ce propos du marquis
est quelque peu étrange, et nous en laissons la res-
ponsabilité à Wagnière, qui n'était déjà plus là et ne
l'apprit que par l'un des gens au service de son
maître. « On a prétendu, ajoute-il, qu'après avoir fait
avaler à M. de Voltaire une bonne dose de cet
opium, la bouteille fut cassée. Je n'ai jamais pu tirer au
clair ce dernier fait ; je sais seulement qu'ils se réuni-
rent tous pour assurer au malade qu'il l'avait bue en-
tièrement. M. de Villette dit avoir vu M. de Voltaire,
seul dans sa chambre, achever de la vider. Madame de
l. Vie privée du maréchal de Richelieu (Paris, Buisson, 1792\
t. II, p. 304.
346 SENTIMENT DB D'AROBNTAL,
Saint-Julie7i lui dit alors qu'il était un grand mai-
heureux de n'avoir pas sauté sur lui pour l'en enJpô'
cher' »
Encore une fois, Wagnière, et cela soulage, ne parle
que par ouï-dire et à la distance de plus de cent lieues.
Les amis qui ne quittèrent point, sinon la chambre du
moins l'appartement du malade, ne s'accordent guère
entre eux et ne varient que trop dans leurs récits '*. Les
plus nombreux, cependant, tiennent pour l'absorption
complète du flacon. Cela étant, la question serait en-
core de rechercher si l'élixir de Richelieu produisit
les ravages qu'on lui attribue, et si ce fut lui qui tua
Voltaire? D'Argental, mieux placé que qui que ce fût
pour décider en coimaissance de cause, ne le pensa
1. Lonpchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
182G), t, 1, p. 155, 15G. Voyage de Voltaire à Paris, 1778.
2. Que sera-ce donc des relations des prétendus gens bien infor-
més? Citons les lignes qui suivent dont les détails ridicules ne sont
pas à souligner. « Voltaire avoit demandé à Franklin comment il
faisoit pour se porter aussi bien : — Je. prends des bain^ d'air. Dans
la nuit, Voltaire imagine d'ouvrir sa fenêtre et d'y tourner comme
un chapon à la broche, nu en chemise ; il se refroidit et se couche
gelé ; pour se réchaulTer, il se bourre de cafTé; pour calmer l'effet
du calTé, il veut prendre de l'opium que le maréchal lui avoit envoyé
la veille : il l'avale, le mal redouble; il meurt presque dans les bras
de Tronchin, et en enrageant. Or, voici l'histoire de cet opium : Il
en demande au maréchal qui en avoit toujours de préparé à sa ma-
nière et en faisoit un grand usage : celui-ci mit dans une fiole le
tiers de ce qu'il prenoit ordinairement en une fois, écrivit que c'étoit
pour plusieurs prises, et l'envoya ; le domestique cassa la ûole, et
pour n'ôtre pas grondé, sachant à peu près ce qu'il portoit, alla
prendre chez un apothicaire la même dose de laudanum. La personne
qui nous a fourni tous ces détails étoit chez le maréciial lorsque
Tronchin vint lui donner les détails de la mort de Voltaire. » Sou-
venirs de deux anciens mililaires, par MM. de Fortia et G. D. S. C;
(Paris, 1817), p. 71, 72,73.
AH! FRÈRE CAlNr 347
pas; à ses yeux, son ami succombait aux atteintes de
cette strangurie qu'un régime doux, suivi, rendait
supportable, mais dont l'intensité s'accrut de l'excès
de fatigue et d'une surexcitation de tous les instants.
Voltaire, qui n'avait pas le tempérament du maréchal^
lequel d'ailleurs devait user avec plus de mesure du
spécifique, sentit trop tard le danger de pareils re-
mèdes ; il garda rancune du cadeau à Richelieu, qu'il
n'eût plus, a-t-on dit, appelé que a frère Caïn' ». Mais
cette saillie ne serait-elle pas, comme beaucoup d'au-
ti*es commérages, une invention pure des gazetiers et
chroniqueurs anonymes ?
Je ne crois pas qu'il ait dit au maréchal de Richelieu (c'est
D'Alembert qui parle) le mot plaisant qu'on lui attribue :
Ah! frère Cain, tu ni'as tué.. Se l'ai vu très-assiduement dans
le cours de sa maladie, j'y ai trouvé plusieurs fois le maré-
chal, et je n'ai pas entendu ce mot. Sa famille et tous ses
amis n'en ont aucune connaissance. Il est vrai que le mot
est plaisant, qu'il ressemble bien à ceux qu'il disait souvent;
mais il y a apparence que ce mot a été fait par quelqu'un
qui croyait, ce qui n'est pas vrai, que le patriarche s'était
empoisonné avec de l'opium que lui avait donné le maréchal;
il lui en avait bien donné, en effet, mais la bouteille fut
cassée par la faute des domestiques, sans qu'il en eût pris
nne goutte.
Il est très-sûr que, quelques jours avant sa maladie, il
prit beaucoup de café pour travailler mieux à différentes
choses qu'il voulait faire... Il s'alluma le sang, perdit le
sommeil, souffrit beaucoup de sa strangurie, et, pour se
ealmer, se bourra d'opium qu'il envoya chercher chez
l'apothicaire, et qui vraisemblablement a achevé de le tuer-.
1. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XI, p. 23 1 , 2? 5; 24 et 28 mai 1 7 7 8.
2. Œuvres de Frédéric le Grand {BmliUyfr&ia»), t. XXV, p. 115.
I
348 RÉCITS D1VERQBNT8.
La vérité n'est pas facile à dégager de tant de récits
divergents. D'Alembert n'a nul intérêt à altérer les faits
et il fut assez assidu pour les bien connaître, ainsi que
La Harpe qui entre avec ses correspondants en de longs
détails sur les derniers instants de son protecteur. Il
y a désaccord et confusion dans toutes ces versions,
mais, dans chacune, on retrouve les mêmes éléments.
Si D'Alembert est le seul â dire que la bouteille se brisa
avant que le malade y touchât, il paraît certain qu'elle
fut cassée d'une façon ou d'autre ; à l'en croire, l'on de-
vrait s'en prendre à l'opium fourni par Mitouard, et
dont il se fût bourré avec une sorte de rage. Wagnière
assure également que son maître envoya chercher jus-
qu'à quatre fois dans la nuit des drogues chez le prati-
cien ; qu'il envoya même une cinquième fois, mais que
celui-ci refusa d'en donner davantage ' et c'est sans
doute ce qu'il faut entendre par ces drogues prises
« en bonne fortune » auxquelles fait allusion Trou-
chin, dans une lettre célèbre que nous reproduirons.
La Harpe, tout en convenant que le poëte prit, même
en grande quantité, de la potion du vieux duc, ajoute,
ainsi que Wagnière, que non content de cela, il dé-
pêcha, au miUeu de la nuit, un domestique pour lui
rapporter une nouvelle potion de laudanum.
L'effet du jus de pavot, pris avec si peu de mesure, ne tarda
pas à se faire sentir; le matin, sa tète était perdue, et il fut
quarante-huit heures dans le délire. Tronchin combattit
Lettre de D'Alembert au roi de Prusse; Paris, 15 août 1778, anni-
versaire de la bataille de Lignitz.
1. Longcliamp et Wagnière, Mémoira iur Voltaire (Paris, André,
1826), t. I, p. 156. Voyage de Voltaire à Paris, 1778.
L'ESTOMAC NE FONCTIONNE PLUS. 349
l'opium, autaDt qu'il le put, par des acides administrés avec
précaution, de peur d'irriter la strangurie. Sa tète revint
peu à peu; il retrouva un moment sa raison. Je l'entretins
un quart-d'heure, et il parlait presque comme à son ordi-
naire, quoique avec quelque peine, et fort lentement. Mais
bientôt l'accablement parut augmenter, et, ce qui décida sa
perte, l'estomac se trouva paralysé par l'opium. Il ne pouvait
plus supporter ni aucune nourriture ni aucune boisson '.
Les jours, les heures s'écouleront désormais dans un
mystère presque impénétrable, mystère explicable,
presque obligatoire, comme on le verra. Le malade
eut des intervalles de mieux, oiiil reprenait intérêt aux
choses de ce monde. L'abbé de L'Altaignant, son con-
frère en petits vers et en attrition, lui avait adressé un
joli madrigal auquel il fallait répondre et auquel il ré-
pondit de même façon. La lettre de Voltaire parut dans
le Journal de Paris, et est datée du i6 mai. Celte date
est-elle bien pi'écise, et n'aurait-on pas cherché à dé-
pister la curiosité inquiète du public ? Sans être de ses
meilleurs, le madrigal de Voltaire a la légèreté du
temps où il se disait mourant, tout en ne l'étant d'au-
cune sorte *.
Deux lettres de M. d'Homoy à Wagnière nous ren-
seignent sur son état et le peu d'espoir que durent con-
cevoir ceux qui l'approchaient et étaient les témoins de
ses souffrances, d'un affaiblissement que le refus de
nourriture aggrava rapidement. La première est à la
date du 25 mai.
1. La Harpe, Correspondance littéraire (Paris, Migneret, 1804),
t. II, p. 240.
2. Vollaire, OEuvres complètes [hmchoi], t. LXX, p. 468, 469.
Lettre de Voltaire à L'Altaignant; à Paris, le 16 mai 1778.
350 ANÉANTISSEMENT EXTRPiME.
Mon pauvre oncle, mon cher Wagnière, est dans l'état le
plus fâcheux. Madame Denis a dû vous mander san acci-
dent*. L'efTet de l'opium est passé, mais il a laissé des
suites cruelles. L'anéantissement est extrême ; il a un éloi-
gnement affreux pour tout ce qui pourrait le soutenir et le
réparer; il ne veut point prendre de bouillon. Tout ce que
nous pouvons faire à force d'instances, de supplications et
même de propos faits pour l'effrayer sur son état, est de
l'engager à avaler quelques cuillerées de gelée ou de blanc-
manger. Aussi sa faiblesse augmente, et elle est effrayante.
Il vous désire vivement; je le fais comme lui. 11 m'a chargé
de vous écrire pour vous prier de revenir le joindre*.
D'Hornoy écrivait le lendemain au fidèle secrétaire.
La faiblesse augmente de jour en jour. L'impossibilité de
faire prendre à mon malheureux oncle de la nourriture
s'accroît encore. Ce serait se faire illusion que de conserver
de l'espérance. 11 est affreux de lui voir terminer ainsi une
carrière aussi brillante, dans l'instant où il a le plus joui
de sa gloire. Malgré son âge, cette carrière pouvait encore
se prolonger : il l'a abrégée par son impatience. J'adresse
cette lettre à votre femme, parce que j'imagine que vous
serez parti sur ma dernière. Si vous ne" l'êtes pas, partez
toujours. Ce qui lui reste de tête est pour vous désirer.
En effet, Voltaire demandait Wagnière à chaque in-
stant; et quelles que fussent ses répugnances, madame
Denis ne put se refuser à le faire revenir. Si l'état la-
mentable de cet oncle auquel elle devait tout l'attristait
fort, il faut convenir, avec Wagnière, que cela ne l'em-
pêchait pas de songer aux choses de ce monde et d'en-
trer dans des détails bien étranges en un pareil mo-
1. Voir la lettre de la nièce da même jour.
2. Longchamp el Wagnière, Mémoires sur Voltaire {PAris, André,
1826), t. 1, p. na, 177. Lellre de M. d'Hornoy à Wagnière; à
Paris, ce 25 mai 1778.
ÉTRANGES PRÉOCCUPATIONS. 3oi
ment. Dans sa dernière lettre datée du 26, le jour même
où d'Hernoy disait que tout espoir leur était refusé,
madame Denis, après avoir constaté un mieux sensible
dans la situation du malade, arrive au véritable objet
du message. Il avait été question un instant d'affermer
la terre de Ferney, mais son oncle et elle ont changé
d'idée. « Il faut que Poramy la régisse toujours;
c'est un honnête homme qui connaît bien cette terre ;
il faut qu'il vende les denrées et qu'il rende compte
de l'argent. » On laissera à Saint-Louis son habit et
son chapeau. Elle s'en remet à Wagnière pour le
départ de la berUne et l'emballage de l'argenterie.
Quant aux livres de son oncle, il sera bon de les
adresser à M. Le Noir, et de donner avis de leur
envoi. Le reste de la lettre est plein de préoccupations
de la même importance. Ordre à la Perrachon de ne
pas oublier tous les petits articles que sa maîtresse amis
à part et qu'elle n'a pas envoyés, « en un mot, tout ce
qui est à moi ; » lui retourner également les chansons
de M. de la Borde que retient madame Cramer-Dallon
et une édition de la Henriade, «en maroquain. » Tout
cela contraste singuUèrement, on l'avouera, avec les
préoccupations graves que devait avoir la nièce de
M. de Voltaire.
Que madame Denis ait écrit à Wagnière que son
oncle allait beaucoup mieux, apparemment obéissait-
elle à un mot d'ordre, à une convention qui pouvaient
avoir sa raison d'être, mais non pas applicables à un ser-
viteur sur la fidélité duquel on avait lieu de compter,
relégué, pour l'heure, au fond du pays de Gex. On
craignait, on appréhendait les manœuvres des exaltés
352 DISSIMULATION FORCÉE.
du clergé et des gens du monde qui marchaient à
sa remorque, quand ils ne le poussaient pas aux
extrémités. A la tête de ces derniers, le bruit public
plaçait la duchesse de Nivernois et la comtesse de
(îisors, femme et fille d'un homme qui, pourtant,
faisait profession de compter parmi les amis du
poëte^ Les propos qui se tenaient de ce côté étaient
menaçants. Les provocations, les paroles d'intimida-
tion lancées d'une chaire chrétienne par le prédicateur
de la cour devaient donner à penser aux parents et
aux amis de Voltaire ; il fallait gagner du temps, et,
si le malade était condamné, cacher le danger jusqu'au
dernier moment, afin d'éviter ce qui n'était que trop
à prévoir et ce qui advint en effet. C'est dans ce sens
que nous devons entendre ces paroles de madame Denis,
qui seraient atroces, si elles ne traduisaient pas des in-
quiétudes très-fondées, très-sérieuses : « Nous au-
rions été très-embarrassés, s'il en était revenu, dit-
elle à Wagnière, parce qu'il aurait peut-être pu avoir
encore des moments lucides^. » Le Journal de Paris,
le moniteur de la santé du poëte, semble s'être fait
l'instrument d'une dissimulation concertée; il donnait,
le 2o encore, le bulletin le plus rassurant : « Les in-
I. Grimm, Correspondance liltéraire (Paris, Fume), t. X, p, 43;
juin 17 78. II ne faut pas confondre celle duciiesse de Nivernois,
sœur de M. de Maurepas el dame d'honneur de Marie Leczinscka
(mars 17 45), avec l'aimable comtesse de Rocheforl, une vieille amie,
que le duc épousait le 15 octobre 1782, et qui n'avait d'analogie
d'aucune sorte avec la mère de madame de Gisors. Lire, sur cette
dernière, l'étude attachante que lui a consacrée M. de Loménie.
î. Longchamp el Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
1826), 1. 1, (). 492. Examen des Mémoires de Bachaumoni, 1778.
BILLET DE VOLTAIRE A LALLY. 353
quiétudes qu'on a eues récemment, disait-il, sur la
santé de M. de Voltaire sont presque totalement
dissipées. »
La dernière lettre que nous ayons du patriarche de
Ferney est du lendemain, 26. Le conseil du roi ve-
nait de réviser le procès de Lally, dont l'arrêt et le
supplice remontaient à quinze ans de là. On sait tout
le mal que s'était donné le défenseur des Calas et des
Sirven pour amener la réhabilitation d'un infortuné
complètement innocent des crimes dont on l'avait
chargé, et qui devait uniquement son horrible fin à un
caractère indomptable*. Le fils de Lally s'était im-
posé la tâche pieuse de faire casser ce jugement
inique, et il y était enfin parvenu. Cette nouvelle ranima
le moribond, qui passait des journées entières sans
proférer une parole, sans donner le moindre signe de
sensibiUté; il se redresse, ses yeux s'illuminent, et il
dicte ces trois hgnes à l'adresse de Tollendal, « Le
mourant ressuscite en apprenant cette grande nouvelle ;
il embrasse bien tendrement M. de Lally; il voit que le
roi est le défenseur de la justice : il mourra content^. »
Cela ne lui suffît pas; on attachait par ses ordres
à la tapisserie un papier sur lequel il faisait écrire :
« Le 26 mai, l'assassinat juridique commis par Pas-
quier (conseiller au parlement) en la personne de
1. Vol lai re, Œuvre* complètes (Beachol), t. XXI, p. 326, Précis
du siècle de Louis XV; l. XLVU, p. 396 et 405, Fragments historiques
sur l'Inde et sur le général Lally; t. L, p. 324, Prix de la justice et
Ide l'humanité.
2. Ibid., t. LXX, p. 469. LeUre de Voltaire au comle de Lally;
26 mai 17 78.
vui. 23
3o4 UN SPECTACLE TOUCHANT.
Lally a été vengé par le conseil du roi * . » Qu'on le dise :
à un pareil moment et dans un tel état, n'est-ce pas
quelque chose de rare, un spectacle touchant que cet
amour passionné de la justice et cette horreur de
l'iniquité survivant à tout, triomphant de la douleur,
triomphant de l'épuisement des organes, triomphant
de la mort môme? s'il n'eût que celle-là, ne lui dis-
putons pas cette vertu du philosophe et du chrétien*.
Tronchin et le docteur Lorry, qui avait continué à
voir le malade, ne laissèrent dès le début que peu
d'espoir de guérison, disons mieux, ils déclarèrent
nettement qu'il ne pouvait y avoir qu'un dénoûment
funeste. Nous lisons dans le journal de Prosper Hardy :
« Le sieur Lorry, médecin de la Faculté de Paris, an-
nonça dans une bonne maison où il se trouvoit avec
l'archevêque de Lyon', qu'il avoit vu le matin le
sieur de Voltaire..., qu'il le jugeoit attaqué de ma-
nière à ne pouvoir jamais se relever, d'autant plus
qu'il se refusoit opiniâtrement de faire ce qui convien-
droit à son état, et que sa tête commençoit même à
1. 1a l^iryft. Correspondance littéraire (Paris, Migneret, 1804),
t. Il, p. 242.
2. « Si Voltaire, remarque jadicieusement M. Paul Janet, est aage
et sensé, mais peu élevé dans ses vues sur l'homme et sur la vie,
et dans les conseils faciles de sa morale pour l'individu, on ne doit
pas liésiter à dire qu'il est grand dans la morale publique, lorsqu'il
invite la société à avoir plus d'égard pour la nature humaine, à en
mieux respecter la dignité et les droits... de tous les écrivains de
son temps, Voltaire est celui qui se voua avec le plus d'ardeur et tra-
vailla avec le plus de suite à la noble tâche de corriger les préjugés
et les abus. » Histoire de la science politique dans ses rapports avec
la morale (Paris, Ladrange, 1872), t. II, p. 558, 559.
3. Montazet.
CRUEL PERSIFLAGE. 355
s'affaiblir considérablement ^ . . » L'Esculape de Genève
écrivait de son côté, à son frère :
Voltaire est très-malade. S'il meurt gaîment, comme il Ta
promis», je serai bien trompé : il ne se gênera pas ponr ses
intimes, il se laissera aller à son humeur, à sa poltronnerie,
à la peur qu'il aura de quitter le certain pour l'incertain.
Le ciel de la vie à venir n'est pas aussi clair que celui des
îles d'Hyères ou de Montauban pour un octogénaire né pol-
tron et tant soit peu brouillé avec l'existence éternelle. Je le
crois fort affligé de sa fin prochaine ; je parie qu'il n'en
plaisante point. La fin sera pour Voltaire un fichu moment.
S'il conserve sa tète jusqu'au bout^ ce sera un plat mou-
rant 3.
Cette lettre, ce persiflage cruel attristent et gâtent
l'idée qu'on s'est faite de Tronchin. Tout cela est-il
donc si plaisant? et n'est-il question que de savoir
comment on passera « ce fichu moment?» Tronchin
n'a-t-il donc pas été longtemps l'ami de cet homme
qui va mourir? Que certains incidents aient amené du
froid, une aigreur contenue ; que « l'humeur voltai-
1. Bibliothèque nationale, manuscrits, n° 6682: Mes loisirs ou
journal d'événemens tels qu'ils parviennent àma connaissance, p, 496,
du mercredi 27 mai 17 78.
2. Voltaire écrivait à D'Alembert, le 26 juin 1766, douze ans
auparavant : « Je mourrai, si je puis, en riant. » Œuvres com-
plètes (Beuchol), t. LXlll, p. 1 89. Voilà pour l'avenir. Il disait, en
17 72, dans l'Epitre à Horace, où il fait allusion au danger qu'il
venait d'échapper, prenant, un peu témérairement, comme on va
voir, k témoin le docteur genevois :
Aussi lorsque mon pouls ioi'gal et pressé,
Pesait peur à Tronchin près de mon lit placé ;
Quand la vieille Atropos, aux humains si sévère,
Approchait ses ciseaux de ma trane légère,
Il a' vu de quel air je prenais mon congé ;
Il sait si mou esprit, mou cœur était changé.
3. Gaberel, Voltaire et les Genevois (Paris, Ctierbuliez, 1857),
p. 166, 167.
356 UN PHYSIOLOGISTE ENRAOÉ.
ricinne » ait rebuté et tenu à distance, noiis le conce-
vons, bien qu'avant les griefs et devant les démon-
strations les plus affectueuses, on ne se soit jamais
livré, bien que l'on soit demeuré un pur physiologiste,
examinant, analysant un sujet intéressant'. Et c'est là
tout ce qu'inspire de pitié et d'intérêt cet esprit sédui-
sant, ce grand écrivain, cette âme ardente qui sait
aimer, si elle sait haïr, qui s'enflamme, s'exalte,
s'indigne au seul mot d'oppression, d'abus de la force,
d'injustice I Une curiosité malveillante (car il y a
comme un espoir de voir cet orgueilleux sombrer à la
dernière heure), tel est ce qu'apporte Tronchin au
chevet de ce lit oii va s'éteindre l'un des plus bril-
lants génies du siècle, l'homme qui aura remué le
plus d'idées, représenté avec le plus d'éclat son temps
dans ses infirmités, ses erreurs et ses excès, mais
aussi dans sa passion pour la vérité, dans son amour
de l'humanité! 11 annonce à l'avance les diverses
phases de ce drame palpitant, et il se complaira dans
l'historique sombre des derniers moments du poëte,
qui donneront raison à sa haute clairvoyance : son
amour-propre d'observateur scientifique et de mora-
liste aura de quoi être satisfait, et vraiment, le reste
1. Madame de Genlis cite un mol de Tronchin au lit de mori
de M. de Puisieux avec lequel il était lié, qui ferait dresser les che-
Tcux sur la têle, si on pouvait y croire. Il suivait avec une atleniion
passionnée le malade qui avait été pris d'un rire convulsiT d'un effet
indescriptible; elle l'appelle, lui demande s'il lui reste quelque espé-
rance. « Ah! mon Dieu, non, répondit-il, mais je n'avois jamais vu
le rire sardunique; et j'étois bien aise de l'observer. » — « Bien aise,
ajouta la comtesse, d'observer ce symptôme affreux d'une mort pro-
chaine! El c'étoit l'ami du mourant qui s' exprimoil ainsi. » Mémoires
(Paris, Ladvocat, 18;'5), t. II, p. 297, 298.
NOUVELLE DÉMARCHE DE L'ABBÉ GAULTIER. 3o7
n'importe gaère. Que Voltaire ait témoigné d'un
amour peu philosophique de la vie, à quoi bon le nier?
et le grand sujet d'étonnement, malgré ses souf-
frances, qu'il tînt à une existence qu'on lui faisait si
belle, si enviable, si remplie d'éblouissements et de
triomphes'.
Si le médecin du corps reconnaissait son impuis-
sance , le médecin de l'âme, était bien déterminé à
tout mettre en œuvre, pour arracher ce pécheur à la
mort éternelle. L'abbé Gaultier, instruit de l'état de son
pénitent, crut de son devoir de ne pas différer de
nouvelles démarches, qui seraient peut-être plus
favorablement accueillies. Nous savons qu'il lui en
coûtait peu pour prendre la plume ; la lettre suivante
était bientôt écrite et dépêchée à l'hôtel du quai des
Théatins.
J'apprends, monsieur, par la voix publique, que vous êtes
Irès-dangereusement malade. Cette nouvelle m'afflige beau-
coup; mais ce qui augmente ma douleur, c'est qu'on ne
m'envoie pas chercher de votre part. Quoique je n'aie pu,
quelque efl'ort que j'aie fait depuis votre dernière maladie,
I . M. Gaberel prétend avoir extrait la lettre du docteur des papiers
du colonel Tronchin. M. Courtat, qui a eu également communication
de ces manuscrits, déclare n'avoir pas trouvé cette curieuse pièce
parmi eux. Nous avouons que, sachant sa façon assez leste d'arranger
et de déranger l'histoire à sa guise et selon son humeur, nous ncfus
sommes demandé jusqu'à quel point il était prudent de rendre le
médecin genevois responsable de ces quelques lignes qui ne lui font
pas honneur, et nous nous serions fait scrupule de les publier sur la
seule autorité de l'auteur de Voltaire et les Genevois, si le ton n'était
pas le même dans la fameuse lettre de Tronchin à Bonnet, qui va
suivre. Resteraient encore les apports étrangers, et ce « ûchu moment, •
entre autres, qui nous met en défiance.
358 CONDITIONS IMPOSÉES.
avoir l'honneur de vous voir, cela ne m'empêchera pas de
retourner chez vous si vous me demandez. Hélas ! si le Sei-
gneur vous appelle à lui, quel bonheur pour vous de vous
être mis en état de paraître devant ce grand Dieu, qui juge
les justices mômes! quel malheur, au contraire, de périr
3ans avoir pensé à la grande affaire de votre salut! Ah !
mon cher monsieur! pensez-y sérieusement et ne pensez
qu'à cela; profitez du peu de temps qu'il vous reste à vivre;
il va finir, et l'éternité va commencer *.
Le même jour, sur les six heures du soir, l'abbé
Mignot venait le chercher pour confesser son oncle. Le
jésuite lui répondit qu'il confesserait volontiers M. de
Voltaire, à la condition que celui-ci consentirait a
signer la rétractation qu'il lut à l'abbé, lequel la trouva
fort convenable. C'était une amende honorable pour
le passé et une profession de foi d'orthodoxie des
plus explicites. Mais quoique celui qui l'eût signée
« assurât qu'elle n'était point l'effet de l'affaiblissement
de ses organes, dans son grand âge », cette affirma-
tion, rédigée à l'avance, eût-elle pu avoir un fort
grand poids; et ce vieillard prêt, à expirer, serait-il
bien reçu à décider sur le plus ou moins de netteté
de ses organes? Laissons raconter au prêtre des Incu-
rables son entrevue avec le malade et les incidents de
cette suprême rencontre.
M. l'abbé Mignot me promit dé faire signer cette rétracta-
tioa par son oncle. Alors je lui dis que je serois charmé que
1 . Elle Harel, Voltaire, particularités curieuses de sa vie et de sa
mort (Paris, 1817), p. 119, 120. Mémoires de l'abLf^ GauUier, con-
cernant tout ce qui s'est passé à la mort de Voltaire. Lettre de l'abbé
à Voltaire; Paris, 30 mars 1778.
DERNIÈRE ENTREVUE. 359
M. le curé de Saint-Sulpice fût présent lorsque M. de Voltaire
se rétracteroit. Nous fûmes ensemble chez ce digne pasteur,
qui consentit volontiers à nous accompagner chez le malade.
Avant d'entrer dans la chambre de M. de Voltaire, je lus à
M. le marquis de Villette la rétractation que j'exigeois; il la
trouva fort bien, et me dit qu'il ne s'y opposoit pas. Nous
entrâmes ensuite dans l'appartement de M. de Voltaire.
M. le curé de Saint-Sulpice voulut lui parler le premier,
mais le malade ne le reconnut pas. J'essayai de lui parler à
mon tour; M. de Voltaire me serra les mains, et me donna
des marques de confiance et d'amitié; mais je fus bien sur-
pris lorsqu'il me dit : M. Vabbé Gaultier, je vous prie de faire
mes complimens a l'abbé Gaultier. Il continua de me dire des
choses qui n'avoient aucune suite. Comme je vis qu'il étoit
en délire, je ne lui parlai ni de confession, ni de rétracta-
tion. Je priai les parens de me faire avertir dès que la con-
noissance lui seroit revenue; ils me le promirent. Hélas! je
me proposois de revoir le malade, lorsque le lendemain on
m'apprit qu'il étoit mort, trois heures après que nous l'eûmes
quitté, c'est-à-dire le 30 mai 1778, sur les onze heures du
soir. Si j'avois cru qu'il fût mort sitôt, je ne l'aurois pas
abandonné, et j'aurois fait tous mes efforts pour lui aider à
bien mourir. Il est donc mort sans sacremens : Dieu veuille
qu'il ne soit pas mort sans avoir eu un vrai désir de les re-
cevoir et de faire une rétractation de toutes les impiétés de
sa vie.
Tel est le récit de l'abbé Gaultier. Ceux de La Harpe
et de Grimm, sans être fort différents, accentuent cette
suprême tentative que faisait échouer l'état mental du
malade qui avait peut-être plus sa tête que ne semble
le croire l'ancien curé de Saint-Mard. Sans doute
aucun des deux n'y assistaient, mais il serait puéril de
nier l'autorité de leur parole ; ils étaient en réalité de
la maison, et connurent les moindres incidents de ce
drame lugubre raconté de tant de façons, selon la pas-
360 LAISSEZ-MOI MOURIR EN PAIX.
sion de chacun et les intérêts de la cause que l'on
servait ' .
Lorsque l'abbé Gaultier, qui l'avait confessé il y a deux
mois, et le curé de Saint-Sulpice, entrèrent chez lui, nous
dit La Harpe, on le lui annonça : il fut quelque temps avant
d'entendre; enfin, il répondit : As:iurez-les de mes respects.
Le curé s'approcha et lui dit ces paroles : M. de Voltaire,
vous êtes au dernier terme de votre vie : reconnaissez-vous la
divinité de Jésus-Christ? Le mourant répéta deux fois : Jésus-
Chist! Jéstis-Christ! et étendant sa main et repoussant le
curé : Laissez-moi mourir en paix. Vous voyez bien qu'il n'a
pas sa télé, dit très-sagement le curé au confesseur, et ils
sortirent tous deux. Sa garde s'avança vers son lit; il lui dit
avec une voix assez forte, en montrant de la main les deux
prêtres qui sortaient : Je suis mort '...
Grimm répète, presque textuellement, ce récit de
La Harpe ; et D'Alembert se rencontre avec tous les
deux dans la répartie du mourant aux pieuses som-
mations du pasteur : « Laissez -moi mourir en paix ! ' »
Uuvernet et Condorcet lui prêtent un mot qui devait
faire fortune, et que ce dernier aurait tenu de Ville-
vieille : « Au nom de Dieu, ne me parlez pas de cet
1. Dans un récit inédit de la mort de Voltaire, envoyé à Cathe-
rine II par le prince Ivan Bariatinski, son ambassadeur à Paris
(17-28 juin 1778), publié dans le Journal des Débats, du samedi
30 janvier 1869, auquel nous allons avoir occasion de revenir, il est
dit : • Lorsque les deux prêtres entrèrent dans la chambre du ma-
lade, ils y trouvèrent MM,..,, tous deux amis de M. de Voltaire, Ces
messieurs demandèrent au curé si leur présence étoil de trop dans
celte funeste circonstance. Le curé répondit que non. » Mais quels
sont CCS deux messieurs qu'on ne nomme pas? L'un des deux était
Villevieille, et l'autre Villette (Wagnière, t. 1, p. 162).
2. La Harpe, Correspondance littéraire [Paris, Migneret, 1804),
t. II, p. 243.
3. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Fume), t. X, p. 44,
45; juin 1778.
AUTRE MOT QU'ON LUI PRÊTE. 361
homme-là ! ' » Mais nous sommes de l'avis de Mercier,
qui ne croit pas plus à cette saillie que D'Alembert
plus haut ne semble ajouter foi au mot de : « Frère
Caïn » à l'adresse du maréchal de Richelieu. « On lui
a fait dire au lit de mort lorsque le curé de Saint-Sul-
pice, faisant sa charge avec trop d'ardeur, l'exhortait
à reconnaître la divinité de Jésus-Christ : Au nom de
Dieu, ne m'en parlez pas !,., Il n'a jamais dit ce mot ;
mais on a parfaitement saisi sa manière ^. »
Rien dans les deux relations de La Harpe et de
Grimm ne vient contredire la narration de l'abbé Gaul-
tier, qui a dit la vérité, mais qui n'a pas dit toute la
vérité. A coup sûr, la réplique du vieillard à la som-
mation pastorale n'a pu lui échapper, ainsi que
cette dernière parole : « Laissez-moi mourir enpaix^f »
1. L'abbé Duvernet, Vie de Voltaire (Genève, 178C), p. 275.
— OEuvres complètes [BeuKhoi), t. 1, p. 295. Vie de Voltaire. — Biblio-
thèque nationale, manuscrits. N''6G82. Mes loisirs ou journal d'événe-
mens tels qu'ils parviennent ù ma connaissance, p. 498 ; du mardi
2 juin 1778.
2. Mercier, Tableau de Paris {Xmslerdann, 1783), t. VI, p. 153,
ch. DXXIll.
3. Nous lisons dans la dépêche russe : « On annonça à M. de Vol-
taire l'arrivée du curé de Saint-Sulpice. La première fois, il ne
parut pas avoir entendu. On répéta; alors M. de Voltaire répondit :
Dites-lui que je le respecte, et il passa son bras autour du curé, pour
lui donner une marque d'attachement. Le curé s'approcha alors
plus près du lit, et après lui avoir parlé de Dieu, de la mort et de
sa fin prochaine, il lui demanda d'une voix assez haute : Monsieur,
recontiaissez-vous la divinité de Jésus-Christ? .\ussitôt M. de Voltaire
parut rassembler toutes ses forces, fit etTort pour se mettre sur son
séant, quitta brusquement le curé, qu'il tenait presque embrassé,
et se servant du même bras, qu'il avait jeté autour du col du curé,
il fit un geste de colère et d'indignation, et paraissant repousser ce
prêtre fanatique, il lui dit d'une voix forte, mais très-accusée :
362 OMISSIONS VOLONTAIRES.
Cette double omission, qui ne saurait être que volon-
taire, nous confirme encore dans le soupçon que nous
avons émis déjà d'une relation convenue entre l'abbé et
ses supérieurs ecclésiastiques et rédigée en consé-
quence. Nous sommes d'autant moins embarrassés
d'insister sur ce point, que ce lugubre procès-verbal
a été composé dans un esprit de prudence et de modé-
ration qu'il faut reconnaître. L'abbé Gaultier avait eu
l'initiative de la conversion ; il avait obtenu infiniment
plus qu'on ne l'eût espéré, quoiqu'on ne soit pas dis-
posé à le reconnaître; mais, quelque insuffisantqu'avait
été le succès de l'ancien jésuite, il fallait bien se servir
de cet ouvrier de la première heure, qui d'ailleurs, et
c'était beaucoup, n'avait pas trop déplu au terrible
pénitent. L'abbé Mignot va réclamer son ministère, le
temps presse, car on n'avait dû se résoudi'e à cette
démarche qu'au dernier moment; plus circonspect,
cette fois, Gi,aultier déclarera qu'Userait « charmé que
M. le curé de Saint-Sulpice fût présent. » Et l'on se
rendra chez le prêtre <( qui consentit volontiers. » Ct
« consentit volontiers » fait sourire, car une pareille
complaisance de sa part était, à coup sûr, moins méri-
toire que ne l'eût été son abstention'.
Laissez-moi mourÎM en paix, et il lui tourna le dos. » Journal des
Débats, (lu samedi 30 janvier, 1869. Wagnière fait également men-
tion de ce gesie de colère, a Le malade, dit-ii, porta alors une de
ses mains sur la calotte du curé en le repoussant... Le curé appa-
remment crut sa personne souillée et sa calotte déshonorée par
l'atlouchement d'un philosophe; il se fit donner un coup de brosse
et partit avec l'abbé Gaultier. Longchamp et Wagnière , Mémoires
sur Voltaire (Paris, André, 182(>), t. 1, p. 161, 162.
1 . Surtout s'il fallait croire ce que D'Alembert raconte à Frédéric
à ce sujet, u Ce capeian se retira ensuite, et dans hs propos qu'il
TACHE ÉPINEUSB. 363
Le curé et le confesseur sont partis pour ne plus re-
venir, et il s'agit d'élucider ce qui se passa depuis lors
jusqu'au dernier soupir du patriarche de Ferney. La
tâche est ingrate et presque impossible, car, des deux
côtés, du côté du clergé et du côté de la philosophie,
l'on ne s'accorde guère. Ce dernier camp veut que
l'auteur de Mahomet ait eu une mort paisible et sans
secousses; c'est dans des transports de rage et au mi-
lieu des scènes les plus abominables, selon les écri-
vains religieux, que le grand contempteur aurait rendu
une âme devant laquelle, à coup sûr, le ciel n'a pu
s'ouvrir. En présence de tels démentis, de ces assertions
contradictoires et également affirmatives, l'embar-
ras est grand sans doute, et, pour démêler cet éche-
veau, il faudrait apporter, avec la détermination iné-
branlable d'une entière impartialité, cet esprit critique
et d'examen, qui analyse et pèse la valeur de chaque
récit. Ce que nous pouvons promettre sans craindre
de nous trop avancer, c'est, à défaut d'autre mérite, la
probité, l'honnêteté de l'historien, qui sont déjà autre
tint à la famille, il eut la maladresse de se déceler et de prouver
clairement que toute sa conduite .était une affaire de vanité. Il leur
dit qu'on avait très-mal fait d'appeler l'abbé Gaultier , que cet homme
avait tout gâté, qu'on aurait dû s'adresser à lui seul, curé du ma-
lade, qu'il l'aurait vu, en particulier et sans témoins, et qu'il aurait
tout arrangé... Si la profession de foi, ajoute-t-il, avait été donnée
directement au curé, il se serait sûrement rendu plus facile ; il aurait
fait trophée de cette déclaration comme d'une victoire par lui rem-
portée sur le patriarche des incrédules ; mais comme celte profession
avait été donnée à un pauvre galopin de prêtre, l'archevêque et le
curé ont mieux aimé dire que cette déclaration était une moquerie,
que de laisser au galopin l'honneur de la victoire. » OEuvres de
Frédéric le Grand. (Berlin, Preuss.), t. XXV, p. 107, 108. Lettre
de D'Alembert au roi de Prusse; ler juillet 1778, déjà citée.
364 CURIEUSE LETTRE DE TRONCHIN.
chose que la loyauté et la probité dans le commerce
journalier de la vie, et que n'a pas et ne saurait avoir
un historien passionné, à quelque catégorie qu'il ap-
partienne. Cela dit, nous entrerons dans le détail et la
discussion des faits par la reproduction de la fameuse
lettre de Tronchin à Bonnet, à la date du 27 juin.
Elle n'est pas bienveillante, on s'y attend, elle n'est
pas d'un ami de Voltaire ; elle n'en sera que plus déci-
sive pour démontrer l'absurdité des exagérations sans
limites, des énormités folles des chroniqueurs bien
intentionnés, convaincus, nous le savons, qu'un saint
mensonge peut servir la cause de Dieu, comme s'il y
avait de saints mensonges.
Si mes principes, mon bon ami, avoient eu besoin que
j'en serrasse le nœud, l'homme que j'ai vu dépérir, agoniser
et mourir sous mes yeux, en aurolt fait un nœud gordien,
et, en comparant la mort d'un homme de bien, qui n'est que
la fln d'un beau jour, à celle de Voltaire, j'aurois vu bien
sensiblement la différence qu'il y a entre un beau jour et
une tempête, entre la sérénité de l'âme d'un sage qui cesse
de vivre et le tourment affreux de celui pour qui la mort est
le roi des épouvanlemens'. Grâce au ciel, je n'avois pas
besoin de ce spectacle; cependant, Olim meminisse juvabit.
Cet homme, donc, éloit prédestiné à mourir dans mes
mains. Je lui ai toujours parle vrai, et, malheureusement
pour lui, j'ai été le seul qui ne l'ait jamais trompé. « Oui,
1. Tronchin fait allusion à un très-beau vers, mais qui n'est qu'un
très-beau vers. Et il le sait bien, puisque, dans sa lettre au même
Bonnet, il disait : « Comment arri>e-t-il que, par des routes bien
opposées, le grand Haller n'ait pas joui de plus de consolation que
lui; etquela religion, si consolante, n'en procure pas plus que l'irré-
ligion? Mon bon ami, je m'y perds. » Bibliothèque de Genève. Ma-
nuscrits, Bonnet, copies de leltres, t. X. Lettre du docteur à Bonnet;
du 19 février 1"78.
VOLTAIRE EN ROBE DE CBAMBRE. 365
mon ami, m'a-t-il dit bien souvent, il n'y a que vous qui
m'ayez donné de bons conseils; si je les avois suivis, je ne
serois pas dans l'affreux état où je suis, je serois retourné à
Ferney, je ne me serois pas enivré de la fumée qui m'a fait
tourner la tête; oui, je n'ai avalé que de la fumée. Vous ne
pouvez plus m'être bon à rien; envoyez-moi le médecin des
fous. Par quelle fatalité faut-il que je sois venu à Paris! Vous
m'avez dit en arrivant qu'on ne transplantoit point un chêne
de quatre-vingt-quatre ans, et vous me disiez vrai. Pourquoi
ne vous ai-je pas cru? et quand je vous ai donné ma parole
d'honneur que je partirois dans la dormeuse que vous
m'aviez procurée, pourquoi ne suis-je pas parti * ? Ayez pitié
de moi, je suis fou. » 11 devoit partir le surlendemain des
folies de son couronnement à la Comédie-Françoise ; mais,
le lendemain matin, il reçut une députation de l'Académie
françoise qui le conjura de l'honorer, avant de partir, de sa
présence *. Il s'y rendit l'après-dîner, et là, par acclamations,
il fut fait directeur de la Compagnie. Il accepta la direction
qui est de trois mois. Il s'enchaîna donc pour trois mois, et
de sa parole à moi donnée, rien ne resta. De ce moment-là
jusqu'à sa mort, ses jours n'ont plus été qu'un ouragan de
folies. Il en étoit honteux. Quand il me voyoit, il m'en de-
mandoit pardon; il me serroit les mains, il me prioit d'avoir
pitié de lui et de ne pas l'abandonner, surtout ayant de
nouveaux efforts à faire pour répondre à l'honneur que
l'Académie lui avoit fait, et pour l'engager à travailler à un
nouveau dictionnaire à l'instar de celui de la Crusca. La
confection de ce dictionnaire a été sa dernière idée domi-
nante, sa dernière passion. Il s'étoit chargé de la lettre A,
et il avoit distribué les vingt-trois autres à vingt-trois acadé-
miciens, dont plusieurs, s'en étant chargés de mauvaise
grâce, l'avoient singulièrement irrité. Ce sont des fainéants,
disoit-il, accoutumés à croupir dans l'oisiveté; mais je les
ferai bien marcher; et c'étoit pour les faire marcher que,
1 , Wagnière a rapporté cette conversation presque lexluellement.
Mémoires sur Voltaire (Paris, André, 1826), t. I, p. 144.
2. Tronchin se trompe. L'apparition à l'Académie el la sixième
représentation d' frêne eurent lieu, toules deux, le 30 mars.
3«6 SITUATION MORALE.
dans l'intervalle des deux séances, il a pris en bonne fortune
tant de drogues et a fait toutes les folies qui ont hâté sa
mort, et qui l'ont jeté dans l'état de désespoir et de démence
le plus aflreux. Je ne me le rappelle pas sans horreur. Dès
qu'il vit que tout ce qu'il avoit fait pour augmenter ses
forces avoit produit un effet tout contraire, la mopt fut tou-
jours devant ses yeux. Dès ce moment, la rage s'est emparée
de son âme. Rappelez-vous les fureurs d'Oresle : Furiis
agitatus oUit^...
Répétons-le, dans Tronchin, le médecin est sans re-
proches,!! a tenté l'impossible pour empêcher cet enfant
de quatre-vingt-quatre ans d'aller à sa perte. Il ne lui a
ménagé ni les avertissements ni même les intimidations
salutaires ; s'il n'est pas parti , s'il n'a pas fui ces ovations
funestes, ce n'aura pas été sa faute. Le danger venu,
un danger sans issue, le vieillard, affaissé par le mal,
assailli de vagues effrois, se sentant le but des machi-
nations de gens capables de prendre leur revanche sur
un cadavre, manquant de ressorts au moral aussi bien
qu'au physique, ne devait point donner le spectacle d'un
stoïcisme inébranlable. Nous ne croyons pas aux an-
goisses religieuses, nous ne croyons pas à tout ce qui
fut débité sur les incertitudes poignantes d'une agonie
intermittente ; mais nous* croyons à bien des anxiétés,
à bien des effarements. Tronchin nous l'apprend, c'était
vers lui que le poëtc anéanti tendait des bras trem-
blants, c'était lui qui pouvait le plus sur cet esprit flot-
1. Bibliothèque de Genève. Manuscrit». Bonnet, copies de lettres,
t. X. Lettre de Tronchin à Bonnet, 27 juin 1778. Elle a été repro-
duite, ces derniers temps, dans les Étrmnes nationales de Gauilieur
(Genève, 1855), 111° année, p. 207, 208, el par les récents histo-
riens de Voltaire.
RIDICULES PROPOS. 367
tant et frappé. Le libraire Hardy, homme sincère et
janséniste austère, dans un journal trop plein de ces
querelles bien oubliées de nos jours et composé avec
les on-dit qu'il ramassait dans son monde , met en
scène le docteur genevois, et lui fait jouer un person-
nage impitoyable, dont nous ne nous donnerions pas
la peine de relever l'invraisemblance, si tout cela n'avait
pas été accueilli avec cette avidité de la haine pour
tout ce qui sert sa passion. Voltaire ne voulait pas
mourir, il se révoltait à cette idée du non-être, il n'a-
vait cessé, nous dit l'annaliste bourgeois, de crier :
« Monsieur, tirez-moi de là » ; à quoi Tronchin répon-
dait imperturbablement : a Je ne puis rien, monsieur,
il faut mourir ^ » Quel est le médecin qui, jusqu'au
dernier moment, ne laissera point l'espérance au mal-
heureux qu'il voit s'accrocher à la vie par tous les fils?
quel cœur assez impitoyable répondra à des cris de
détresse par cette véritablement atroce parole ? Et, si
Tronchin eût joué un tel rôle devant les amis de Vol-
taire, qui d'ailleurs ne sont pas tous les siens, ne
l'eussent-ils point arraché de ce lit de douleur avec une
indignation trop légitime? En tout cas, ils n'auraient
point applaudi aux soins, aux efforts de ce médecin,
qui n'eut que le tort de ne pas assez se souvenir de ses
relations passées, et de ne point envisager comme son
premier devoir le silence, à l'égard d'un homme dont
il n'avait aucun droit de divulguer l'agonie. D'Alem-
bert particulièrement ne lui eût pas adressé ces lignes
1. Bibliothèque nationale. Manuscrits, No 6682. Mes loisirs ou
journal d'événemens tels qu'ils parviennent à ma connaissance , ç . 498;
du mardi 2 juin 1778.
36S BILLET DE O'ALEMBERT.
très-nettes sur son attitude réconfortante, si elles sont
assez énigmatiques sur le reste.
Vous avez fait, mon cher et illustre confrère*, tout ce que
la prudence, les convenances et l'humanité exigeaient, et je
ne puis, en vous remerciant d'ailleurs beaucoup, qu'ap-
prouver le parti que vous avez pris. Ce que vous avez à pré-
sent de plus important à faire, c'est de le tranquilliser, s'il
est possible, sur son état (réel ou supposé). Je passai hier
quelque temps seul avec lui ; il me parut fort effrayé non-
seulement de cet état, mais des suites désagréables pour lui
qu'il pouvait entraîner. Vous m'entendez sans doute, mon
cher et illustre confrère, et cette disposition morale de notre
vieillard a surtout besoin de votre attention et de vos
soins'.
La lettre à Bonnet est, à proprement parler, l'énu-
mération des rapports de Tronchin avec le poêle,
l'historique peu attendri' de cette vie d'agitation, de
1. Tronchin venait d'être élu naembre associé de l'Académie des
sciences. A propos de sa nomination imposée despotiquement par
D'Alembert à ses confrères, voir des détails curieux dans la Corres-
pondance secrètCj politique et liiiéraire (Londres, Jolin Adamson),
t. VI, p. 184, 185; Paris, 25 avril 1778.
2. Sayous, Le dix-huitième siècle à l'étranger (Paris, Didier,
1861), t. II, p. 510, 511. Collection des manuscrits du colonel
Tronciiin.
3. « 11 y aurait bien quelque chose à dire sur celte lettre du docteur
Tronchin, qui traitait assez ses correspondants comme ses malades,
cherchant plutôt à abonder dans leur sens qu'à leur écrire des choses
qui contrariassent leur manière de voir. On sait assez quels étaient,
à l'égard du vieillard de Ferncy, les senlimenls de Bonnet, de Haller
et de quelques autres philosophes genevois et suisses, qui exerçaient
une grance influence sur le public religieux, comme aussi dans le
monde politique des alentours. Ces hommes remarquables étaient, à
l'un et à l'autre égard, des conservateurs éminents, comme on dirait
aujourd'hui. Tronchin élait de leur école... >i Gaullicur, Éircnnes
nationales (Genève, Gruas, 1855), 111"-' année, p. 208, 209. On
OBSCURITÉ DES DERNIERS INSTANTS. 369
fièvre el de folie, comme il se complait à le dire. A ce
point de vue, le document est plein d'intérêt et, sauf
quelques confusions involontaires que le lecteur a déjà
relevées, il est un tableau fidèle des événements aux-
quels il a assisté. Mais les dernières scènes font défaut,
car ce qu'il ajoute, en finissant, est une allusion aux
quelques jours qui s'écoulèrent dans les efforts déses-
pérés du poète pour se créer des forces en proportion
de la tâche qu'il s'était imposée, efforts dont les fu-
nestes et inévitables conséquences étaient faciles à
prévoir'. Qu'on se rassure, les relations ne feront pas
défaut, relations terribles, horribles, d'une crudité à
soulever le cœur. Si tout cela est vrai, il n'y a rien à
dire ; l'historien a mission de tout enregistrer. Au pre-
mier moment, bien qu'émouvants, les incidents de la
dernière heure, se bornaient à ce que nous rencontrons
dans les correspondances de La Harpe et de Grimm.
Mais on conçoit que cela ne pouvait suffire aux enne-
mis, à la catégorie trop nombreuse des dévots exaltés
qui ne pensaient pas manquer de charité en ajoutant
quelques coups de pinceau à un tableau déjà si sombre :
ce réprouvé devait être mort de la mort des réprouvés,
pour servir d'exemple et d'épouvante à cette tourbe
senl, en effet, dans le récit du docteur, une sorte de complaisance qui
laisse soupçonner qu'il s'adresse à un esprit hostile dont ces faits
viennent conQrmer les prédictions. Est-ce intentionnel ou tout
simplement instinctif? Ce phénomène moral est trop vulgaire pour
surprendre et indigner, et il faut bien se surveiller soi-même,
pour ne pas tomber, le cas échéant, dans le même travers, cela soit
dit à la décharge de Tronchin.
1 . Tronchin ne vit pas Voltaire le jour de sa mort. Longchanip et
Wagnière, Mémoires sur Voltaire. ( Paris , André , 1826), t, II,
p. 102.
Tiii. 24
370 LA GAZETTE DE COLOONB.
d'impies dont il était le chef. Chacun y apportera son
trait, sa couleur, le dernier venu exagérant, outrant
les relations de ses aînés, affirmant là où les autres
n'avaient raconté que sous une forme plus ou moins
dubitative, sachant bien que plus le temps chemine,
moins la fraude court les risques d'être démasquée.
La Gazette de Cologne^ dans un de ses numéros, cinq
semaines après*, à la date du premier juillet, insérait
un article qu'il faut citer, au moins en partie, car c'est
à lui que Feller et les autres emprunteront Tignoble
incident qu'on va lire.
Cette mort, dit le correspondant anonyme de la Gazette,
n'a pas été une mort de paix. Si ce que mande de Paris un
homme bien respectable, et ce qui est attesté d'ailleurs par
M. Tronchin, témoin oculaire, et qu'on ue peut guère ré-
cuser, est bien exactement vrai : « Peu de temps avant sa
mort, M. de V*** est entré dans des agitations affreuses,
criant avec fureur : Je suis abandonné de Dieu et des hommes *.
Il se mordait les doigts, et portant les mains dans son pot
de chambre, et saisissant ce qui y était, il l'a mangé. » —
« Je voudrais, dit M. Tronchin, que tous ceux qui ont été sé-
duits par ses livres eussent été témoins de cette mort. Il n'est
pas possible de tenir contre un pareil spectacle. » Ainsi a fini le
patriarche de cette secte qui s'en croit honorée '.
Le narrateur anonyme date sa lettre d'Erlang (peut-
1. Gazette de Cologne, du 7 juillet 1778.
2. Il s'agirait de Oxcr ii qui ces paroles furent dites, et dans quel
sens ; ou ces autres un peu différentes : « Je suis abandonné de tout
le monde. » Wagnière assure que ce fut à madame de Saint-Julien,
quand il la revit sans le notaire qu'il l'avait suppliée à plusieurs re-
prises d'aller chercher. Mémoires sur Voltaire. (Paris, André, 1826),
t. II, p. 102.
3. Courtat, Défense de Voltaire contre ses amis et contre ses
ennemis. (Paris, Laine, 1872), p. 51.
UN HOMME BIEN RESPECTABLE. 371
être Erlangen), il n'a pas assisté aux faits inouïs qu'il
raconte, il n'était môme pas à Paris ; aussi n'avance-t-
il ces énormités que sous le couvert du doute * : « Si
ce que mande de Paris un homme bien respectable, et
ce qui est attesté d'ailleurs par M. Tronchin, témoin
oculaire et qu'on ne peut guère récuser, est bien exac-
tement vrai... » Pour n'être pas inventé dhier, le pro-
cédé est commode, il abrite son homme ; car on ne
garantit rien, quoique tout cela soit mandé par « un
homme bien respectable. » Mais cet homme bien res-
pectable, quel est-il, s'il existe ? Vous nommez Tron-
chin, pourquoi ne le pas nommer également ? Mais
vous avez eu tort de nommer Tronchin, vous l'associez
perfidement, dans une phrase intentionnellement con-
fuse, au propos de l'homme respectable. Il a bien pu
dire : « Je voudrais que tous ceux qui ont été séduits
par ses livres eussent été témoins de cette mort^; »
mais sans faire allusion, même la moindre, à l'affreuse
1 . La Gazette de Cologne était rédigée par un ex-jésuite qui com-
muniquait et correspondait avec le clergé de Paris.
2. Wagnière, qui habitait Ferney, n'eut connaissance que fort tard
de ces paroles prêtées à Tronchin dans la Gazette de Cologne. Ce fut
une note des Mémoires pour servir à Vhistoire de Voltaire, de Chaudon
(t. II, p. 42), qui les lui révéla. Il écrivait aussitôt au cousin de
celui-ci une lettre indignée pour lui demander s'il savait quelque
chose de ces assertions. Et Tronchin des Délices lui répondait, le sur-
lendemain, que rien ne ressemblait moins au docteur que le propos
que l'auteur du livre lui faisait tenir au lit de mort de Voltaire. « On
a beau jeu à faire parler les personnages qui ne sont plus, » disait-il
en finissant. Ces propos ou d'autres équivalents n'étaient que trop
réels; mais il n'est pas inutile.de constater que le procureur général,
syndic de Genève, n'y ajoutait aucune foi. Longchamp et Wagnière,
Mémoires sur Voltaire. (Paris, André, 1826), t. II, p. 101, 102, 103.
Lettre de Wagnière à M. Tronchin ; Ferney; le 23 janvier. Réponse
de Tronchin: aux Délices, 25 janvier 1787.
37?. PROPHÉTIE D'ÉZÉCHIEL.
circonstance dont vous ne parlez d'ailleurs que dubita-
tivement (nous insistons à cet égard) sur la foi de ce
personnage mystérieux ' , et qui n'en deviendra pas
moins, sous la plume de vos successeurs, aussi incon-
testée qu'incontestable.
L Espion anglais est le premier qui mentionne
« cette anecdote aussi absurde que dégoûtante^. »
Deux ans après (1780), le ère Élie ramassait ce conte
dans le fumier de la feuille de Cologne et le glissait
dans une note ; mais, moins hésitant que cette gazette,
il affirme tout, en en faisant assumer la responsabilité
au médecin genevois : « le docteur Tronchin, qui a ra-
conté ce fait à des personnes respectables ^. . . » Voilà
toutefois des « personnes respectables » qu'on a cru
devoir substituer à « un homme bien respectable ; » et
l'on ajoute, de soi : « on peut donc dire que Voltaire a
lui-même accompli cette prophétie d'Ezéchiel dont il
s'était tant moqué : et quasi subcinericium hordea-
ceum comedes ilhid, et stercore, quod egreditur de
homine^ operies illud^. » On sait ce mot de Montes-
1 . Voir une lettre de Dnluc à l'abbé Barruel, en date du 23 oc-
tobre 1797, dont nous citons un frag;aient, p. 384. Mémoires pour
servir à l'hisioire du jacobinisme (Hambourg, Fauche, 1803), t. III.
p. viij. Tout y est, sauf cette circonstance épouvantable qu'il n'aurait
pas omise si elle n'eût point été de pure invention.
2. L'Espion anglais est une publication sous le manteau, dans le
penre des Nouvelles à la main, mais plus développée dans Ira matièrcR
qu'elle traite. Tout ce qui a rapport à Voltaire y est menlionné avec
une parfaite indépendance, souvent même avec une sorte de dénigre-
ment et de persiflage, qui n'indique pas un enthousiaste, t. IX,
p. 188.
3. Élie Harel, Voltaire, pariicxdarités curieuses de sa vie ci de st
morf. (Paris, Le Clère, 1817), p. 123.
4. a r.e que vous mangerez sera comme un pain d'orge cuit sous la
HAREL, FELLER ET BARRUEL. 373
quieu, d'une vérité presque triviale : « Il y a des choses
que tout le monde dit, parce qu'elles ont été dites une
fois'. » La légende était accréditée, et l'allusion au ver-
set du prophète devait faire fortune.
Feller, en 1784, dans la première édition de son
dictionnaire, dit : « On se rappelle surtout le badinage
indécent qu'il avait fait sur un prétendu déjeuner
d'Ézéchiel, et que par une espèce de punition divine il
réalisa d'une manière tout autre que le prophète ^. »
L'étrange abbé Barruel, dans ses Helviennes, qui sont
également de 1784, se garde bien, lui aussi, de passer
sous silence un tel fait, qu'il emprunte, en y renvoyant,
à la publication du père Élie. « On y verra tout ce qui
ne m'autorise que trop à parler comme je l'ai fait de
la fin déplorable de ce héros des sages modernes, et
en particulier comment il accomplit cette prophétie
humiliante d'Ézéchiel, dont il s'était joué si souvent et
si indécemment; comment il l'accomplit, dis-je, d'une
manière plus humihante encore qu elle n'est exprimée
parle prophète... '» Soyons justes avec tout le monde.
L'auteur des Mémoires pour servir à Fhistoire de
Voltaire, le bénédictin Chaudon se respecte assez pour
ne point répéter de telles infamies ; et, circonstance
cendre; mais au lieu de cendre, vous la couvrirez devant eux de
l'ordure qui sort de l'homme. > Sainte Bible (Toulouse^ n'^9)i t. X,
p. 659, eh. IV, v. 12.
1. Monlesquieu, Grandeur et décadence des Romains, ch. iv.
2. On retrouve la même anecdote, sans modification aucune, dans
l'édition de 1797. Dictionnaire historique (Liège, Lemarié), t. VIII,
p. 693.
3. L'abbé Barruel, Les Uelviennet (Paris, Poilleux, 1830), t. II,
p. 77.
374 L'ABBÉ DEPERY.
significative, il copie, mot pour mot, la note du père
Harel jusqu'à cet inqualifiable passage dont au moins
il ne souillera pas cette histoire d'ailleurs si peu bien-
yeillante. Nous en dirons autant de Lepan, le plus
acharné de tous contre la personne et les écrits de
Voltaire.
Ainsi, le père ÉUe, le jésuite Feller et l'abbé Bar-
ruel n'ont fait que copier l'article de la Gazette de
Cologne, dont ils se sont contentés de transformer le
texte à leur gré, répudiant la forme dubitative qui ne
pouvait leur suffire, à peu près sûrs qu'on n'irait pas
vérifier leur dire dans une feuille étrangère. Il nous
semble qu'il n'y a qu'à révéler le procédé, et que tout
lecteur impartial saura tirer d'une telle supercherie la
seule conséquence qui résulte de tant d'efforts stériles
et vraiment inqualifiables. Mais voici un dernier venu,
l'abbé Depery, qui, plus de cinquante ans après, se
présente avec des preuves incontestables. Ce ne sera
plus un article de journal auquel il en référera, ce sera
un témoin des mieux placés sans doute pour avoir
tout su, tout vu, et qui ne sera pas suspect, celui-là,
Belle et Bonne, madame de Villette, pour tout dire,
dans l'hôtel de laquelle se sont passées toutes ces
scènes d'un dramatique plus sombre que les plus som-
bres tragédies de Crébillon. Laissons parler l'abbé : il
nous promet de déchirer le voile qui a empêché la
vérité de se faire jour.
Jusqu'ici des nuages d'obscurités et de contradictions ont
entouré les derniers momens de Voltaire. Mais puisque l'oc-
casion se présente, nous pourrons en parler savamment;
car nous avons été à môme d'en recueillir toutes les circon-
TÉMOIGNAGE DE BELLE ET BONNE. 375
staoces de la bouche de madame la marquise de Villette,
chez qui Voltaire mourut. Madame de Villette {belle et bonne)
était sœur de M. Rouph de Varicourt, évêque d'Orléans,
dont nous avons été secrétaire, plusieurs années*. Pendant
les fréquens séjours que ce vénérable prélat faisait à Paris,
nous logions avec lui chez madame sa sœur. Nous avons donc
été à même d'entendre raconter en famille, et dans l'épau-
chement de l'intimité, les scènes qui se passèrent au lit de
mort de Voltaire. Nous ne citerons qu'en substance les par-
ticularités nombreuses que nous tenons de madame de Vil-
lette, qui nous honorait de sa confiance : « Rien n'est plus
vrai, disait-elle, que ce que M. Tronchin raconte des derniers
instants de Voltaire; il poussait des cris affreux, il s'agitait,
se tordait les mains, se déchirait avec les ongles. Peu de
minutes avant de rendre l'àme, il demandait l'abbé Gaultier.
Plusieurs fois madame de Villette voulut envoyer chercher
un ministre de Jésus-Christ ; les amis de Voltaire, présens
dans l'hôtel, s'y opposèrent, craignant que la présence d'un
prêtre recevant le dernier soupir de leur patriarche ne gâtât
l'œuvre de la philosophie et ne ralentît les adeptes, qu'une
telle conduite de la part de leur chef aurait condamnés.
a A l'approche du moment fatal, un redoublement de
désespoir s'empara du moribond ; il s'écria qu'il sentait une
main invisible qui le traînait au tribunal de Dieu ; il invo-
quait avec des hurlemens épouvantables Jésus-Christ qu'il
combattit toute sa vie ; il maudissait ses compagnons d'im-
piété, puis invoquait et injuriait le ciel tour à tour; enfin,
pour étancher une soif ardente qui l'étouffait, il porta à sa
bouche son vase de nuit; il poussa un dernier cri, et expira
au milieu de ses ordures et du sang qu'il avait répandu par
la bouche et par les narines *. »
1. M. de Variconrt, nommé évêque d'Orléans en 1820, s'attachait
alors l'abbé Depery comme secrétaire. Il mourait en décembre 1822.
Ces voyages fréquents à Paris durent donc se faire dans cet inter-
valle. Mais l'abbé l'avait connu dans sa jeunesse, lorsqu'il était curé
de Gex, et c'était même par sa protection qu'il était entré au sémi-
naire de Saint-Sulpice, en 1816.
2. Depery, Biographie des hommes célèbres du département de
l'Ain (Bourg, 1835), t. I, p. 163, 164.
376 LA FIN JUSTIFIE LES MOYENS.
Remarquez que, lorsque l'abbé Depery publiait
son livre, madame de Villette, ni son frère, l'évoque
d'Orléans, n'étaient plus de ce monde. C'est donc,
comme toujours, devant une affirmation unique, celle
du narrateur, que l'on se trouve en présence, et l'ex-
périence nous a prouvé que c'est trop peu. On sait, on
ne le sait que trop, ce dont la passion est capable,
lorsque le but semble innocenter les moyens. Nous
avons démontré, autant qu'on le peut souhaiter, la
mauvaise foi du père Harel, de l'auteur du Diction-
naire historique, ainsi que celle de l'abbé Barruel
dans ses Helviennes , en dénaturant une anecdote
présentée comme un on-dit, on-dit d'une personne
« bien respectable, » il est vrai. Ce dernier, plus fou-
gueux que tous, aveugle dans ses préventions et ses.
haines, au point d'être presque sincère dans ses ca-
lomnies, a écrit un autre livre d'une violence non moins
grande et qui rebute les mieux disposés, ses Mémoires
pour servir à l histoire du jacobinisme, qu'il faut lire
pour se rendre compte des excès où peut tomber
un esprit hors des limites de la modération et de la
raison, et dont nous avons eu occasion déjà de relever
nous-mêmes l'audace et le peu de fondement des
assertions'.
Il est aisé de faire parler les morts. Mais est-il bien
supposable que madame de Villette soit sortie de la
réserve que commandait la reconnaissance la plus
sommaire, en faveur de ce jeune abbé que l'évêque
d'Orléans menait à sa suite ? Nous disons en faveur de
1. Voltaire à Cirey, t. II, p. 436 à HO.
ATTITUDE CONCLUANTE DE MIQNOT. 377
ce jeune abbé, car, depuis longtemps, le prélat, on se
l'imagine, n'avait plus à questionner sa sœur sur les
mille et un incidents du séjour du poëte à Paris. Ajou-
tons que la marquise, en pleine Restauration, devait
éprouver quelque embarras à rappeler les souvenirs
d'une autre époque où elle avait été amenée, elle aussi
(un peu contrainte, nous le voulons), à jouer un per-
sonnage dont sa pudeur eut sans doute intérieure-
ment à souffrir. Les paroles qu'on lui prête sont
d'ailleurs en contradiction avec les faits.
Peu de minutes avant de rendre l'âme, le mourant,
lui fait-on dire, demanda l'abbé Gaultier; mais les
amis de Voltaire, présents dans l'hôtel, s'opposèrent
à ce qu'on l'allât chercher. Est-ce bien sérieux? Pour-
quoi ces mêmes amis, quelques heures auparavant,
n'empêchèrent-ils pas alors l'abbé Mignot d'introduire
dans la place et le curé de Saint-Sulpice et le prêtre'
habitué des Incurables? Il aurait pris leur avis que pro-
bablement il n'eût point hasardé cette démarche; et
encore, nous savons qu'au moins l'avis de D'Alembert
était de se conformer aux circonstances, quelque hu-
miUantes qu'elles pussent être pour la raison et la philo-
sophie. Mais si, une première fois, Mignot avait poussé
l'esprit de conciliationjusqu'àdonner son assentiment
aux termes de la nouvelle rétractation, comment sup-
poser qu'il n'eût point persisté dans la seule ligne de
conduite capable d'éviter les embarras dont, lui et les
siens se savaient menacés et qu'ils n'étaient plus à es-
sayer alors de conjurer, comme on ne tardera pas à le
voir? Tout cela ne résiste pas à une discussion un peu
attentive des faits.
378 INVRAISEMBLANCE INADMISSIBLE.
Mais voici l'épisode d'Ézechiel qui reparaît et ra-
conté pour la première fois par un témoin oculaire,
un témoin qu'on veut bien nommer, et des mieux
placés pour savoir ce qui se passait, puisque ce drame
sinistre se jouait dans sa propre maison. Assurément,
il n'y aurait rien à objecter à une telle autorité, si cette
autorité s'était formulée autrement que dans le tête-à-
tête. Le narrateur a beau faire, en présence de tant
de contradictions et d'impossibilités, sa parole ne
saurait suffire ; on lui tient compte de son zèle, mais
on demeure incrédule. Quoi! cette étrange circon-
stance aurait été ignorée de tout Paris, quand tout
Paris était instruit des moindres incidents de l'agonie !
Voilà un bourgeois de Paris, religieux, rigide et jan-
séniste, c'est-à-dire l'adversaire le plus irréconciliable
de l'auteur de tant d'oeuvres sacrilèges, à la piste de
lous les événements, de toutes les rumeurs, avide des
plus minces détails qu'il recueille avec plus de hâte que
de discernement : si le fait qu'on signale est parvenu
jusqu'à lui, il n'aura garde de le passer sous silence,
il l'aura consigné dans ses annales sans aucun scru-
pule et comme un argument de plus à sa thèse.
Nous l'y avons cherché en vain. L'on n'a jamais con-
damné un prévenu sur un unique témoignage, et nous
voudrions que la confidence de madame de Villette fût
tombée en plus de mains. Mais la marquise n'a parlé
qu'à M. Depery, et c'est dommage.
Nous nous trompons. M. Depery n'a pas été le seul
avec lequel elle se soit complue à remonter le fleuve
du souvenir. Un jour, Lady Morgan, qui était allée lui
rendre visite, l'ayant questionnée sur les derniers mo-
LADY MORGAN. 379
ments de son illustre ami, Belle et Bonne s'empres-
sait de la satisfaire et n'hésitait pas à démentir les
bruits mensongers d'ennemis déchaînés et sans
scrupules.
A l'égard du récit fabriqué par les ennemis de Voltaire, et
qu'on trouve dans les écrits de l'abbé B*** *, de la scène
qu'offrit son lit de. mort, madame de Villette ajoute son
témoignage à toutes les preuves qui ont déjà été données de
sa fausseté. Elle ne le quitta pas un instant. « Jusqu'au der-
nier moment, me dit-elle, tout respira la bienveillance et la
bonté de son caractère; tout annonça en lui la tranquillité,
la paix, la résignation, sauf le petit mouvement d'humeur
qu'il montra au curé de Saint-Sulpice, quand il le pria de
se retirer, en lui disant : « Laissez-moi mourir en paix*. »
Voilà comment devait parler Belle et Bonne de celui
qui l'avait si tendrement aimée, avec bienveillance et
discrétion, palliant peut-être les côtés scabreux, in-
capable, en tous cas, d'entrer dans des détails hor-
ribles, pénibles, inutiles. Ces détails, nous avions
grande chance de les rencontrer dans les mémoires
de M. d'Allonville. Le comte a consacré à l'agonie
de Voltaire une page remarquable où, comme ses pré-
décesseurs, il fera parler les morts, un M. de Fusée,
le neveu de l'abbé de Voisenon, jeté sans la moindre
vraisemblance au milieu des épouvantements du poëte
devant qui l'enfer va s'entrouvrira Ce M. de Fusée a
1 . L'abbé Barruel.
2. Lady Morgan, La France. (Paris, TreuUel et WUrtz, 1817),
t. n, IV335, 336.
3. Mais M. d'Allonville en veut aux grands hommes, et il faut lire
les atroces accusations qu'il ne craint pas de porter contre les mœurs,
contre l'honneur de l'illustre Buffon. Voir notre élude intitulée :
380 M. OE FUSËE.
conservé le souvenir le plus palpitant de ce qu'il a vu,
et n'en parle qu'avec une exaltation fort concevable,
après tout'. Il est question, dans la conversation, du
frétillant évoque de Montrouge, qui croyait au diable;
mais le petit abbé Greluchon, comme l'appelait l'au-
teur de Zaïre^ n'était pas le seul à y croire : Voltaire
y croyait.
Quoi! Voltaire? s'écrie M. d'Allonville. Tout ce qu'on a dit
sur ses derniers moments était donc faux? — Très-faux.
Demandez à Viilevieille, à Villette : ils ne le nieront pas
devant moi, qui comme eux ai vu sa rage, entendu ses
cris. « 11 est là, il veut me saisir! disail-il en portant des
regards effarés vers la ruelle de son lit... Je le vois... je vois
l'enfer... cachez-les moi! » Cette scène faisait horreur'.
Il va sans dire que, lorsque M. d'Allonville publiait
ses étranges mémoires (1838), et M. de Fusée, et
Villette et Viilevieille étaient morts depuis longtemps,
et que ceux que défiait le neveu de l'abbé de Voise-
non ne sortiraient pas de leur linceul pour démentir
Buffon et son château de Montbard, dans la Revue des Provinces
(15 février 1864), t. II, p. 307.
1 . Ce M. de Fusée, n'ayant joué aucun rôle, nous échappe com-
plètement; il n'en est pas de même de sa mère, petite-fille de ma-
dame Doublet, intelligente, spirituelle, savante, mais avec un notable
grain de folie, se mêlant de médecine, médicamenlant impitoyable-
ment ses paysans et ses gens dont elle ne contribuait pas peu ainsi,
a-t-on prétendu, à avancer la destinée. Lire, sur la comtesse de Voi-
senon, ce que nous en avons raconté, dans une étude sur son beau-
frère. Revue française ({0 septembre 1855), t. II, p. 4B8 à 471.
Pour !e comte, c'était un gastronome de premier ordre qui se plaisait
à faire des recrues, o Je l'ëcoutaisavec une complaisance qui le char-
mait, » nous dit Charles Pougens, If^moiret elSouvenin, (Paris, Four-
nier, 1834), p. 15.
2. Comte d'Allonville, Mémoires secrets (Paris, Werdet, 1838),
l.l.p. 70, 71,72.
I
•RÉCIT DE L'ABBÉ BARRUEL. 381
OU sanctionner de pareils récits'. C'était le cas de
faire raconter à M. de Fusée l'ignominieuse scène rap-
portée en dernier lieu par l'abbé Depery, et l'on s'é-
tonne que celui-ci n'en parle point, lui qui a tout vu.
L'abbé Barruel, qui, dans ses Helviennes, n'a pas
hésité à reproduire cette fable absurde qu'il avait em-
pruntée au père Harel, n'y fait nulle allusion dans ses
Mémoires pour seixnr à Phistoire du jacobinisme,
dont le ton n'est d'ailleurs ni moins violent, ni
moins passionné , comme on en va juger par le
tableau même des derniers moments du patriarche
de Ferney.
... Voltaire avoit permis que sa déclaration fût portée au
curé de Saint-Sulpice et à l'archevêque de Paris, pour savoir
si elle seroit suffisante. Au moment oiî M. Gaultier rappor-
toit la réponse, il lui fut impossible d'approcher le malade ;
les conjurés avoient redoublé leurs efforts pour empêcher
leur chef de consommer sa rétractation, et ils y réussirent :
toutes les portes se trouvèrent fermées aux prêtres que Vol-
taire avoit fait appeler. Les démons, désormais, eurent seuls
un accès libre auprès de lui, et bientôt commencèrent ces
scènes de fureur et de rage qui se succédèrent jusqu'à ses
derniers jours... M. Tronchin continuoit à dire que les
fureurs d'Oreste ne donnent qu'une idée bien faible de celles
de Voltaire. Le maréchal de Richelieu, témoin de ce spec-
tacle, s'enfuyoit en disant : « En vérité, cela est trop fort;
on ne peut y tenir*. »
1. Villelle était mort dès 1793 (9 juil!el).> Villevieille poussa sa
carrière jusqu'au 1 1 mai 1825.
2. Barruel, Mémoires pour servir à V histoire du jacobinisme (Ham-
bourg, Fauche, 1803), t. 1, p. 268. Disons, toutefois, que la sixième
édilioa des Helviennes, celle dont nous nous servons, comme la pre-
mière, contient le fameux passage.
382 L'ABBÉ BIJEX.
Ainsi, voilà les amis de Voltaire qui ferment si bien
les portes durant ces derniers jours d'agonie, que le
prêtre, mandé par le poëte, ne peut réussir a être
introduit. Mais l'abbé Gaultier impose donc, lui qui
déclare n'avoir quitté le moribond que trois heures
avant qu'il expirât? Si nous voulions relever toutes les
fables débitées alors et depuis, des volumes n'y suffi-
raient point. Ainsi, tout récemment, l'abbé Martin,
dans son Histoire de M. Vuarin, reproduisait un
fragment de lettre de M. Bijex*, qui, à la suite d'une
enquête scrupuleuse et, notamment, de conférences
particulières avec le curé de Saint-Sulpice, disait :
« J'ai su encore que, dans les derniers jours de
sa maladie, aucun prêtre ne put pénétrer jusqu'à
lui^. » Sans doute, la santé revenue, l'abbé Gaul-
tier avait trouvé porte close. Mais, si quelqu'un
n'eut pas dû se méprendre sur la portée de la ine-
sure, c'est assurément le curé de Saint-Sulpice. En
tous cas, les démons, comme le dit l'abbé Barruel,
n'empêchèrent ni le pasteur ni le prêtre habitué de
pénétrer auprès du malade^. Cette petite erreur de
fait enlève sans doute quelque autorité à la lettre de
1. Nous avons vu près de Voltaire, à titre de secrétaire, un Simon
Bijex, qui dut se retirer devant le père Adam. 11 ne s'agit pas de lui
ici, mais d'un ecclésiastique du même nom, son compatriote en tous
les cas, et peut-être son parent, alors vicaire général dans le diocèse
d'Annecy, depuis évêque de Pignerol et, plus tard, archevêque de
Chambéry.
2. L'abbé Martin, Histoire, de M. Vuarin (Genève, 1861), t. 1,
p. 372, 373. Fragment d'une lettre de M. Bijex à M. Vuarin sur
la mort de Voltaire.
3. Et remarquer que M. Bijex nous apprend qu'il avait également
interrogé l'abbé Gaultier sur les derniers moments du poCte.
LE CUISINIER DE VILLETTE. 383
M. Bijex, qui finit par ce dernier trait. « Le cuisinier
de M. de Villette, interrogé sur cette mort, peu de
temps après, par un prêtre de la communauté de
Saint— Sulpice, répondit qu'il avait été expressément
défendu à tous les gens de la maison d'en parler,
et que tout ce qu'il pouvait en dire , c'est que,
si le diable pensait mourir, il ne mourrait pas
autrement. »
Le procédé ne varie guère : citer les morts qui ne
répliquent point, ou s'autoriser de l'assertion d'ano-
nymes « bien respectables, » citer encore un cuisinier
qui n'est plus là pour vous reprocher d'avoir tenté de
lui faire trahir ses devoirs envers ses maîtres, ou bien
un valet de chambre du poète qui, si c'est Morand (et
ce ne peut être que lui) aura dû tenir des propos bien
différents *. Et quels sont les fauteurs de tant de versions
plus ridicules que répréhensibles? des écrivains qui,
par devoir, stygmatisent le mensonge, et sont les mi-
nistres et les serviteurs du Dieu de vérité. La vérité?
N'est-ce pas bien mal la servir; et tous ces efforts, à
quoi aboutissent-ils, en quoi peuvent-ils lui être d'au-
cune aide? Est-il donc si difficile d'être sincère, de se
1. M. d'AUonville termine ainsi le récit qu'on a lu plus haut:
« Quelques années après, je racontais cela à un nommé Hardi,
commis voyageur d'un gros négociant de Rouen, et il ne le voulait
pas croire; mais, un valet de chambre de Voltaire, qui venait souvent
chez lui, interrogé à ce sujet, lui confirma les détails donnés par
moi d'après le comte de Fusée. » Si le valet de chambre de Voltaire
voyait fréquemment ce M. Hardi, comment se fait-il que ce dernier,
qui savait d'où il sortait, et qui, comme tous les commis voyageurs
d'alors, devait être voltairien, ne l'eût pas encore interrogé sur ces
événements si palpitants, et ne sût pas à quoi s'en tenir, bien avant
sa rencontre avec M. d'Âllonville?
384 LE SEUL TERRAIN DE L'HISTORIEN.
montrer équitable? Que ce moribond soit sorti delà
vie avec plus ou moins de labeur, que son agonie ait
été affreuse, vraiment que cela prouve-t-il, lorsque
tant de justes passent par les plus terribles angoisses
avant de toucher au suprême repos? Que vous im-
porte sa mort? c'est sa vie, ce sont ses œuvres qui
vous appartiennent et que vous avez le droit et le
devoir déjuger en toute rigueur. Sur ce terrain, tous les
honnêtes gens seront d'accord pour signaler les
erreurs, écarter les conceptions malsaines, soit eu
vers, soit en prose, de ce trop séduisant esprit.
Nous avons cité les diverses fables auxquelles les der-
niers moments de Voltaire ont donné lieu, fables qui,
toutes, s'autorisent des propos plus ou moins fidèles
de Tronchin. Si Tronchin n'est pas un ami discret et
bienveillant, c'est im honnête homme, et ce qu'il dit
des agitations, des angoisses du malade est à croire,
mais tout cela se rapporte à des incidents antérieurs à
l'entrevue de l'auteur de la Henriade avec l'abbé Gaul-
tier et le curé de Saint-Sulpice *. Entre la retraite des
1. On l'a déjà dit, Tronchin n'assista pas à son ngonie. Nous
avons peine à croire que ce fût pour les raisons que lui prête Deluc,
dans une lettre à l'abbé Barruei écrite dix-neuf ans plus tard. « ... J'ai
tenu de lui-même tout ce qui se répandit alors à Paris et au loin de
l'élat horrible où se trouva l'âme de ce méchant aux approches de la
mort. Comme médecin môme, M. Tronchin fil tous ses ellorls pour
le calmer, car ses violentes agitations empGchoient tout effet des re-
mèdes. Mais il niî put y parvenir, et il fut forcé de l'abandonner par
l'horreur que lui inspiroit le caractère de sa frénésie. » Mémoires pour
servir à l'histoire du jacobinisme (Hambourg, Fauche, 1803), t. III,
p. viij, lettre de Deluc à l'abbé, Windsor, 23 octobre 1797. Eût-ce
été une raison pour quitter le lit du malade, comme on le fait faire
ailleurs à Richelieu? et quelle lèpre physique ou morale pourrait pal-
lier une telle défection?
DERNIÈRES PAROLES. 388
deux ecclésiastiques et la mort du poëte, s'écouleront
trois heures mystérieuses, à l'égard desquelles nous
n'avons aucune révélation officielle. Les amis assurè-
rent qu'il était mort doucement, sans trouble, sans ces
éclats, cette rage , ces terreurs d'un damné qui sent
l'abîme ouvert sous ses pieds'. Dix minutes avant de
rendre le dernier soupir, il prit la main de Morand, qui
le veillait, la lui serra et lui dit : « Adieu, mon cher
Morand, je me meurs ^. » Wagnière affirme que ce sont
là les dernières paroles qu'il ait articulées, et c'est de
Morand même qu'il les tenait. Sont-celes seules? Il se
pourrait que le haineux secrétaire eût omis volontaire-
ment un dernier témoignage de tendresse à l'égard d'une
nièce bien-aimée. La dépêche du prince Bariatinsky,
qui rapporte ces adieux à un serviteur fidèle, dit que le
mourant ajouta d'une voix très-distincte : « Prenez soin
de maman... ' »
Nous croyons à une fin sans secousses, par la
raison que cette machine épuisée était à bout de
ses forces, qu'elle s'était usée dans ce court réveil
011 la religion était venue lui offrir les suprêmes
secours*. Cela ne saurait convenir à cette classe d'es-
prits avides d'émotions et pour lesquels le mélodrame
1. L'abbé Duvernet, Vie de Voltaire (Genève, 1786), p. 276. —
OEuvres complètes (Beuchot), t. I.
2. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire [Paris, André,
1826), t. 1, p. 161. Voyage de Voltaire à Paris, 17 78.
3. Journal des Débals, du samedi 30 janvier 1869.
4. « Quelques minutes avant d'expirer, lisons-nous dans les nou-
velles de Métra, M. de Voltaire se tâta le pouls lui-même et fit signe
de la têle que tout était fini. » Correspondance secrète, politique et
littéraire (Londres, John Adamson), t. VI, p. 227 ; de Paris, le 6 juin
1778.
viii. 25
386 VAINES ET STÉRILES RECHERCHES.
est une nécessité au premier chef, et encore moins à
ceux qui s'obstinent à ne pas admettre que cet homme
odieux se soit endormi du sommeil -de paix qui
n'appartient qu'au juste. Qu'y pouvons-nous faire?
Nous n'apercevons point, d'ailleurs, les conséquences
à déduire de la plus terrible agonie, du délire le
plus effrayant, quand une fièvre chaude produit les
mêmes effets, provoque les mêmes accès chez le sage
comme chez le méchant endurci, voué, semblerait-il,
à toutes les frénésies et à tous les épouvantements de
la dernière heure.
ÉPILOGUE
VOLTAIRE OUTRE -TOMBE
\
L ABBAYE DE SCELLIERES. — LA BIBLIOTHEQUE DE VOLTAIRE.
MABIAGE DE MADAME DENIS.
Nous eussions uniquement entrepris de raconter cette
existence mouvementée, si constamment traversée d'orages,
que notre tâche serait remplie. Mais nous nous sommes
engagés à plus. Il ne s'agissait pas seulement de Voltaire,
bien qu'il soit la physionomie capitale de ces études et
comme l'incarnation de son époque; il s'agissait encore
de toute cette société du dix-huitième siècle, dont il a été
l'âme, dont il a été le génie, le mauvais génie, disent ses
ennemis. Restait debout cette société, qui ne lui survivra
guère, il est vrai. Devions-nous laisser dans l'ombre et
l'oubli une influence outre-tombe qui se fera sentir encore
de nos jours, avec une recrudescence même dont ce n'est
pas ici le lieu de rechercher les causes? Voltaire a-t-il été
le précurseur et le fauteur d'une révolution inévitable?
Quelle aura été son action sur les idées et les mœurs révolu-
tionnaires? Et le parti démagogique, qui usera et abusera
de son nom sans scrupule, représentera-t-il un ordre de
choses auquel il aurait applaudi, lui vivant? Voilà ce qu'il ne
nous a pas semblé inutile de rechercher, par un exposé
sincère des incidents si dramatiques où son nom se trouvera
mêlé et, disons-le, trop souvent compromis.
390 PREMIER EFFAREMENT.
La mort de Voltaire fut connue assez tard dans le public :
tout Pariis était encore à sa porte, dit Gri mm, pour demander
de ses nouvelles, lorsque son corps était déjà enlevé pour
être transporté à Scellières *. Elle fut sentie vivement par
chacun, quoique bien diversement. Les dévots triomphaient
et ne cachaient pas leur joie, comme si ses livres eussent
été anéantis avec lui; ils avaient les puissances pour eux et
se flattaient de les faire les instruments complaisants d'une
haine implacable. Le parti encyclopédique, ne pouvant
douter qu'il ne fût le plus faible, s'indemnisait de son
inaction forcée en soufflant le feu dans les nombreux salons
où il avait accès : c'étaient des imprécations ou des apo-
logies également sans mesure , se ressentant de l'exalta-
tion et de l'exaspération dans lesquelles avait jeté ce grand
événement.
La famille avait dû s'alarmer des complications trop pré-
sumables auxquelles donnerait lieu le trépas de son chef, et
nous avons cité, à cet égard, un aveu plus que significatif
de madame Denis. L'abbé Mignot était allé pressentir le
curé de Saint-Sulpice, qui répondit nettement que, si M. de
Voltaire ne faisait pas une réparation publique et solen-
nelle, « et dans le plus grand détail, » du scandale qu'il
avait causé, il ne pouvait l'enterrer en terre sainte. L'abbé
eut beau objecter que son oncle, dans le moment où il jouis-
sait de toute sa raison, avait fait une profession de foi, dont
l'authenticité était hors de doute, qu'il avait désavoué les
ouvrages qu'on lui imputait, et poussé la docilité pour les
ministres de l'Église jusqu'à déclarer que, « s'il avait causé
du scandale, il en demandait pardon, »> ce fut peine inutile ;
M. de Voltaire était notoirement connu pour ennemi dé-
claré de la religion, il fallait une réparation aussi éclatante
que le scandale avait été universel.
Les deux neveux allèrent alors trouver M. Amelot, qui
avait le département de Paris, et le lieutenant de police
1. Grimm, Correspondance littérake (Paris, Fume), t. X, p. 45;
juin 17 78.
DÉMARCHES DE LA FAMILLE. 391
Lenoir. Le ministre en conféra aussitôt avec l'abbé de Ter-
sac qui, appuyé, inspiré par l'archevêché, répondit par
un refus absolu de sépulture. D'Hornoy, espérant qu'un
corps auquel il appartenait et dont il avait jadis partagé la
mauvaise fortune accueillerait favorablement la requête de
l'un de ses membres, alla trouver le procureur général ;
mais il ne put tirer de lui une assurance assez grande pour
leur faire hasarder une démarche qui, en cas d'insuccès,
forçait les deux neveux à donner leur démission, l'un de
conseiller au parlement, l'autre de conseiller au grand
conseil. On crut savoir, d'ailleurs, que le roi avait dit « qu'il
fallait laisser faire les prêtres*. » Il n'y avait donc plus lieu
de lutter de front, et M. Amelot leur conseilla d'éviter le
scandale d'un procès dont l'issue n'était. rien moins que
sûre, ce à quoi, avouons-le, il eut peu de peine à les
déterminer *. Ajoutons que l'archevêché et le curé de
Sainl-Sulpice, bien que poussés par les fanatiques du
parti, par mesdames de Kivernois et de Gisors, iiptajoa-
ment, ne crurent pas que le scandale fût obligatoire et
se prêtèrent à certains arrangements. Il existe un certi-
ficat de l'abbé Gaultier qui reconnaît avoir été appelé
par M. de "Voltaire, si l'état intellectuel où il le trouva
rendit inutile toute tentative de l'amener à un retour
vers Dieu*. Le curé de Saint -Sulpice était plus net
et plus sec : qu'on ne lui demandât ni sépulture, ni
prières, il renonçait à ses droits curiaux, et ne s'oppo-
1. La-Harpe, Correspondance littéraire (Paris, Migaeret, 1804),
t. il, p. 244.
2 . Nous lisons encore dans la dépêche du prince Bariatinsky :
u Le curé avait obtenu de la garde du malade qu'elle tiendroit
registre de tout ce que Voltaire avait proféré contre la religion
pendant sa dernière maladie, en sorte que la garde eût été entendue
en déposition avec d'autres témoins aftidés, si quelqu'un eût présenté
requête au parlement. » Journal des Débats, du samedi 3 janvier
1869.
3. « Je, soussigné, certitie à qui il appartiendra que je suis venu à
la réquisition de M. de Voltaire et que je l'ai trouvé hors d'état de
l'entendre en confession. Fait à Paris le 30 mai, l'an mil sept cent
soixante-dix-huit. Gaultier, prêtre. »
392 LE CERVEAU DE VOLTAIRE.
sait aucunement à ce que le corps fût transféré à Ferney*.
Mais il était à craindre que l'on ne rencontrât à Ferney plus
de difflcultés, une résistance plus tenace. L evèque d'An-
necy, dont on connaissait l'esprit d'inflexibilité et de ran-
cune, fort probablement ne reculerait point devant un éclat
et mémo la perspective d'une émotion populaire que la fa-
mille voulait éviter à tout prix. Il fut convenu que l'abbé
Mignot ferait transporter et inhumer le déiunt dans son
église abbatiale de Scellières, en Champagne. La nuit du 30
au 31, l'on procéda hâtivement à l'embaumement du corps*.
Lorsqu'on ouvrit le crâne, le cerveau frappa par son déve-
loppement. « Le jeune chirurgien qui fit cette opération,
lisons-nous dans la dépêche du prince Bariatinsky, fut
étonné de cette quantité de cervelle. Il témoigna sa surprise
et son admiration à cet égard, et ne pouvait se lasser de
regarder ce phénomène avec des yeux interdits; il demanda
même la permission de garder le cervelet, désirant conser-
ver précieusement quelques restes de ce grand homme'. »
1 . a Je consens que le corps de M. de Voltaire soil emporté sans
cérémonie, et je me départs, à cet égard, de tous les droits curiaux.
A Paris, 30 mai 1778. S. de Tersac, curé de Saint-Sulpice, » Le
fac-similé de cette pièce et de la précédente se trouve dans le dernier
volume des œuvres de Fo//aire (Paris, Pion, J862), p. 26-27.
2. Rapport de roineriure et embaumement du corps de M. de Vol-
taire, fait le trente-un may 17 78, en l'hôtel de monsieur le marquis
de Villette.
3. Journal des Débals, du samedi 30 janvier 1869. « Le crâne
était petit en apparence ; il fut ouvert par Pipelet, membre de l'Aca-
démie de chirurgie. Le médecin Rose de Lépinoy, qui était présent,
vint aussitôt rendre compte à la Faculté de médecine des résultais
de l'autopsie. Deux choses furent principalement remarquées : le peu
d'épaisseur des parois osseuses du crâne, malgré l'âge avancé du
sujet, et l'énorme développement de Tencéphale. Le cerveau ne fut
point disséqué; on l'enleva en entier, et un pharmacien célèbre,
Mitouart, le fit durcir dans l'alcool bouillant, pour le conserver en-
suite dans de l'esprit-de-vin... Longtemps après, dans une société
savante, on mil une petite portion de ce cerveau en contact avec lu
lumière d'une bougie ; elle s'enflamma et jeta de vives étincelles.
Spectacle de pure curiosité : le cerveau de Voltaire ne projetait plus
qu'une lumière toute physique, ombre de la lumière de l'esprit. »
Réveillé-Parise, Physiologie et hygiène des hommes livrés aux travaux
CONSTANTE PRÉOCCUPATION DU POÈTE. 303
Quant au cœur, M. de Villelte s'en empara ou on le lui
laissa prendre. Et il était bien tard pour l'en déposséder,
lorsqu'une revendication de la famille, provoquée par le
sentiment public, essaya de l'amener à une restitution à
laquelle il ne voudra pas entendre.
Revêtu d'une robe de chambre, la tête enfouie dans un
ample bonnet de nuit, le corps du poëte fut installé dans
un carrosse à six chevaux*, retenu sous les bras dans l'atti-
tude d'un homme qui dort, à la garde d'un domestique de
confiance qui ne devait pas le quitter. Un autre carrosse
suivait, dans lequel étaient d'Hornoy et ses deux cousins,
MM. Marchand de Varennes, maître d'hôtel du roi, et Mar-
chand de la Houlière, brigadier d'infanterie. L'abbé Mignot
avait pris les devants, et descendait, le dimanche, vers les
sept heures du soir (31 mai), non pas à son abbatiale qui était
une ruine, mais à l'appartement qu'il tenait à loyer de ses
religieux, dans l'intérieur du monastère. Après les premiers
compliments, il s'ouvrit au prieur de l'infortune qui venait
de les frapper, et lui expliqua le genre de service qu'il at-
tendait de son amitié et de sa charité. Il ne fut question
d'abord que d'un dépôt momentané, car M. de Voltaire
devait être transféré, selon ses dernières volontés, à son
chàleau de Ferney, où il s'était préparé lui-même une sé-
pulture. Assurer à ses restes un asile inaccessible aux pro-
fanations avait été la préoccupation constante de l'auteur
du Dictionnaire philosophique; et à l'époque où il habitait
les Délices, il avait désigné à François Tronchin l'endroit
qu'il s'était réservé, au milieu de l'Étoile de Charmille. « Il
de Vesprit (Paris, 1839), t. I, p. 296, 297. Virey dil également :
« Nous avons vu s'enOammer à une bougie et lancer encore en pétillant
des rayons de lumière, un fragment de ce cerveau, jadis pensant,
qui produisit tant d'éclatants ouvrages et qui laissera de si longues
traces dans l'avenir. » Guyot de Fère, Archives curieuses (Paris, 1830),
F* année, l'e série, p. 264. Nouvelles de Voltaire, par J.-J.
Virey.
l. Correspondance de Xavier de Saxe, p. 258. Lettre du concierge
du châleau de Pont-sur-Seine; l^r juin. A en croire Wagnière, dès
ie 26, ordre avait été donné de tenir le carrosse tout prêt.
394 ARRIVÉE A SCELLIÈRES.
faudrait, lai disait-il, que tous les monstres fussent déchat-
nés pour qu'on vint ici rae persécuter dans ma vieillesse,
ie cherche une solitude, un tombeau; me l'enviera-t-on*? »
Plus tard, après l'acquisition de Ferney, il s'était fait
construire un tombeau doBBant tout à la fois éans l'église
et le cimetière. « Les maUns, remarquait-il en plaisantant à
M. Trudaine, diront que je ne suis ai dehors ni dedans *. »
Mais il s'était dégoûté de ce refuge qu'il ne jugeait peut-
être pas assez protégé contre les ennemis posthumes, et
avait recommandé expressément à Wagnière de le faire
enterrer dans sa chambre des bains ^.
Afin de tranquilliser absolument le prieur, l'abbé Mignot
exhibait le consentement du curé de Saint-Sulpice pour la
translation « sans cérémonie n des dépouilles de son oncle,
ainsi qu'»ne copie de la profession de foi obtenue par l'abbé
Gaultier. 11 produisait encore une autorisation expresse du
ministre de transporter le corps à Ferney ou ailleurs. Le
prieur n'en demanda pas davantage, et se montra disposé à
faire tout ce qui était en lui pour venir en aide à son abbé
commendataire, dans une circonstance aussi douloureuse.
Le lendemain, à midi, les deux carrosses pénétraient dans
la cour de l'abbaye. A l'insu de tous les postillons et des do-
mestiques de la maison, le corps fut assis sur une table *,
dans une salle basse dont Mignot retira la clef, et où on le
laissa jusqu'au moment de l'ensevelir. Ce triste devoir fut
rempli par le fossoyeur du village de Romilly, en présence
d'un valet de chambre de l'abbé et d'un domestique de ma-
dame Denis*. Quoique embaumé, le corps exhalait une si
1. Gaullîpur, Étrennes nationales (Genève, 18&5), III® année,
p. 206. Anecdotes inédiles sur Voltaire.
?. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
/««rM (Londres, Joiin Adamson), t. X, p. 15t; 15 juin. Kxtrait
d'une lettre de Ferney, du h juin 17 77. Celte lettre est de Trudaine.
3. Lonpchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
I82(î), t. I, p. 161, 164. Voyage de VoiUire à Paris, 1778.
4. Correspondance de Xavier de Saxe, p. 258. Lettre du conderge
da château du Pont, l^r juin 17 78.
5. GroBley, Œuvres inédites (Paris, 1813), t. II, p. 456, 457.
Mémoires sur les Troyens célèbres.
LE CORPS PRÉSENTÉ A L'ÉGLISE. M5
forte odear, que le domestique que l'on avait mis près de lui
durant le parcours, en fut presque asphyxié et tomba ma-
lade en arrivant '. Dans ces conditions, un trajet aussi long
que celui de Paris à Ferney était impraticable, et le prieur
de Scellières ne crut pas devoir se refuser aux instances de
son abbé qui lui demandait de recevoir le corps en dépôt
dans le caveau de l'église du monastère. Telles seront au
moins les raisons que donnera plus tard le religieux à l'abbé
de Pontigny, son supérieur ecclésiastique. Mais il est à pen-
ser qu'il savait à quoi s'en tenir sur les intentions véritables
de l'abbé Mignot, auquel il semble tout acquis.
Vers les quatre heures de relevée, le corps, enfermé dans
an simple cercueil de bois', était présenté à l'église par
ce dernier en soutane, rochet et camail, accompagné de
MM. Dompierre d'Hornoy, de Varennes et de la Houlière en
habits de deuil, et du curé de Saint-Nicolas du Pont-sur-
Seine, il était ensuite déposé dans le chœur, au milieu d'an
riche luminaire. Après les vêpres des morts, l'assistance se
retira, laissant les restes de l'auteur de Zaïre à la garde
de Dom Meunier, religieux de Scellières, assisté de deux
serviteurs de l'abbaye ».
Le matin, à cinq heures, sur l'invitation de l'abbé Mignot,
tous les prêtres des environs, les curés de Saint-Nicolas et
1. Journal des Débats, da samedi 30 janvier 18C9.
2. t Quand on proposa, raconte Wagnière, à madame Denis de
faire faire un cercueil de plomb à .«on oncle, elle répondit : À quoi
bon ? cela coûterait beaucoup d'argent. Je tiens cet étrange propos de
M. Gnijetand, à qui elle fit cette réponse, b Longchamp et Wagnière,
Mémoires sur Fo/<otrc (Paris, André, 1826), t. I, p. 163. Voyage de
Voltaire à Paris, 17 78.
3. Il existe tout un récit de cette solennité et de cette veillée étrit
à la plus grande édification de Cubières-Palmair.eaux, ce Dorât sans-
culotte, par Etienne Farreau, le futur maire de Romilly, et qui est
bien l'estravagance la plus inepte qui se puisse imaginer : tempête,
tonnerre, traiteaux et cercueil renversés, pêle-mêle horrible, gardiens
effarés se débattant sous les débris, émotion, panique parmi les
moines plongés t dans les bras de Morphée, ou peut-être dans ceux
de leurs belles; » rien n'y manque que de la Traisemblance et du
bon sens. Catalogue de la collection des lettres autographes de
M. Lucas-Montigny (Paris, Laverdel, 1860), p. 543, no2923.
396 SERVICE SOLENNEL.
de Saint-Martin du Pont, de Romilly, de Grancey, le des-
servant de Saint-Hilaire de Faverolles, disaient successive-
ment une messe basse. On célébrait ensuite une messe
haute de Requiem, le corps présent. Le curé de Romilly, qui
ne pouvait ignorer à cet égard le complet dénuement de
l'abbaye, s'était fait un devoir d'offrir au père prieur son
personnel entier : choriste, porte-croix, thuriféraire, bedeau,
suisse, sonneurs et fossoyeurs; et, grâce à lui, l'office se fit
avec toute la solennité digne du défunt et de la parenté du
défunt. La messe terminée, il fut procédé à l'inhumation. La
fosse avait été creusée dans la partie très-restreinte de
réglise séparée du chœur'. Ce fut là, qu'en présence de ce
clergé nombreux, de ses neveux, de la foule assemblée, l'au-
teur de Zaire et du Siècle de Louis XIV fut déposé, en atten-
dant que, conformément à sa dernière volonté, il pût être
transféré à Ferney^. Il est dit, dans la relation du prince
Bariatinsky, que la dépouille mortelle du poète fut recou-
verte de deux pieds de chaux vive qui , en deux heures,
l'eurent consommée à ce qu'il n'en restât point vestiges,
afin d'empêcher qu'il ne vînt dans l'idée de l'évêque dio-
césain de faire exhumer le cadavre'. L'ambassadeur avait
été mal informé; peut-être avait-on, dans les premiers in-
stants, fait courir ce bruit pour calmer le zèle des dévots
1. L'église avait été détruite par les Huguenots, en 15C7, et le
chœur seul avait élé reconstruit. Courtalon, Topoaraphie historique,
t. m, p. 212.
2. a ... Incontinent après ladite messe haute, nous prieur susdit,
célébrant, avons fait l'inhumation du corps dudit défunt sieur de
Voltaire, dans U milieu de la partie de notre église séparée du chœur
et en face d'icelui ; après laquelle inhumation nous dit Dom de Cor-
bière avons dressé acte d'icelle ledit jour deux juin, sur les registres
destinés à cet effet, portant que le corps dudit sieur de Voltaire,
inhumé en ladite église (comme dit est), y est déposé jusqu'il ce que,
conlormémenl à sa dernière volonté, il puisse être transféré audit
lieu de Ferney, où il a choisi sa sépulture. » Grosley, OEuvres iné-
dites (Paris. 1813), t. Il, p. 458, 404. Procès-verbal «rinhumalion.
3. Journal des Débats, du samedi 30 janvier 1869. Le bruit en cou-
rut, en effet, et les papiers publics d'Angleterre rappelleront cette cir-
constance à laquelle ils feindront d'ajouter foi, lors de la translation
des cendres au Panthéon.
MOUVEMENTS DE L'ARCHEVÊCHÉ. 3j7
fanatiques qui eussent voulu (et le voudront jusqu'au succès)
que cet abominable ennemi de leur Dieu et de leur foi n'eût
d'autre sépulture que la voirie qu'il avait tant appréhendée
pour ses cendres.
Il ne tint pas à l'archevêque de Paris, sollicité, pressé
lui-même par un entourage plus ardent que véritablement
éclairé, que Voltaire demeurât sans sépulture chrétienne.
Instruit des intentions de la famille et particulièrement de
l'abbé Mignot, il écrivait en toute hâte dans ce sens à Mon-
seigneur de Troyes. Mais les parents du mort firent une
telle diligence que tout devait être accompli avant les dé-
fenses de l'abbé de Barrai. Repoussé de Scellières, il aurait
bien fallu prendre le chemin de Ferney, oîi l'on se serait
trouvé en présence d'un prélat autrement inflexible. 11 sem-
blerait que l'évêque d'Annecy n'avait besoin que d'être pré-
venu, cependant il lui fut dépêché trois lettres consécutives
afin qu'il défendît au curé de Ferney d'enterrer et de faire
aucun service pour le cadavre. Ces trois lettres , que
M. Gaullieur cite sans les publier, avaient été recueillies par
Tronchin des Délices dans le manuscrit où il les a trouvées'.
Mais l'archevêque avait été gagné de vitesse, et il fallait
bien accepter les faits accomplis, à moins d'une exhumation
scandaleuse que le gouvernement lui-même n'aurait sans
doute ni autorisée ni soufferte. Monseigneur de Barrai, à cet
appel de l'archevêché ', s'empressa d'écrire à Dom Potherat
1 . Gaullieur, Éiremies nationales (Genève, 18 55), III» année, p. 2 1 0.
Anecdotes inédites sur Voltaire racontées par François Tronchin. Du
reste. Monseigneur Biort avait chargé directement l'abbé Bigex, dont il
aélé question plus haut, de l'édifler scrupuleusement à cet égard. « C'est
une commission que m'avait donnée l'évêque d'Annecy, Ce prélat dési-
rait savoir d'une manière positive à quoi s'en tenir sur la mort de Vol-
taire, étant exposé à devoir se prononcer sur l'introduction du cœur du
défunt, qui n'était pas assurément la meilleure partie de ce mauvais
homme, dans un tombeau préparé ;i l'église de Ferney, » L'abbé Mar-
tin, Histoire de M. Vuarin (Genève, 1861), t. I, p. 372. Lettre de
l'abbé Bigex à l'abbé Vuarin.
2. Toutefois, D'Alembert dira : « Il parait que cet évêque, qui,
dans le fond, est bonhomme, mais gouverné par une sœur dévote et
fanatique, et poussé par l'archevêque de Paris, avait fait contre son
398 LETTRE DE MONSEIGNEUR DE BARRAL.
(JeCorbierro la lettre suivante, dont il eût été bien difflcile
de ne pas tenir compte, si elle fût arrivée à temps.
a Je viens d'apprendre, monsieur, que la famille de M. de
Voltaire, qui est mort depuis quelques jours, s'étoit décidée
à faire transporter son corps à votre abbaye, pour y être
enterré, et cela parce que le curé de Saint-Sulpice leur avoit
déclaré qu'il ne vouloit pas l'enterrer en terre sainte.
■ Je désire fort que vous n'ayez pas encore procédé à cet
enterrement, ce qui pourroit avoir des suites fâcheuses pour
vous; et si l'inhumation n'est pas faite, comme je l'espère,
vous n'avez qu'à déclarer que vous n'y pouvez procéder sans
avoir des ordres exprès de ma part i. »
La réponse du prieur, datée du 3, qui ne devait pas de-
meurer ignorée, est remarquable par le tour de l'argumen-
tation et la pointe de persiflage qui s'y fait jour. Après un
récit détaillé de l'arrivée du corps, des circonstances qui
ont présidé à une cérémonie religieuse qu'il n'a pas cru pou-
voir refuser à l'abbé de Scellières, dom Potherat ajoutait :
« Voilà les faits, Monseigneur, dans leur plus exacte vérité.
Permettez, quoique nos maisons ne soient pas soumises à la
juridiction de l'ordinaire, de justifier ma conduite aux yeux
de Votre Grandeur: quels que soient les privilèges d'un ordre,
ses membres doivent toujours se faire gloire de respecter
l'épiscopat, et se font honneur de soumettre leurs démarches,
ainsi que leurs mœurs, à l'examen de nos seigneurs les évé-
ques. Comment pouvais-je supposer qu'on refusait ou qu'on
pouvait refuser à M. de Voltaire la sépulture qui m'était
demandée par son neveu, notre abbé commendataire depuis
vingt-trois ans, magistrat depuis trente ans, ecclésiastique
qui a beaucoup vécu dans cette abbaye, et qui jouit d'une
grande considération dans notre ordre; par un conseiller
gré la démîirclie d'écrire au prieur de Scellières, et avait pria ses me-
sures pour que la lettre arrivât après l'inliumatioD. » Lettre du 3 juillet
au roi de Prusse.
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot) , t. I, p. 432. Pièces
jtHiificaiives. Lettre de l'évêque de l'royes au prieur de Scellières ,
2 juin 1778.
SPIRITUELLE RJÉPONSE DU PRIEUR. 399
au parlement de Paris, petit-neveu du défunt; par des offi-
ciers d'un grade supérieur, tous parens et tous gens respec-
tables? Sous queJ prétexte aurais-je pu croire que M. le curé
de Sainl-Sulpice eût refusé la sépulture à M. de Voltaire,
taudis que ce pasteur a légalisé de sa propre main une pro-
fession de foi faite par le défunt, il n'y a que deux mois,
tandis qu'il a écrit et signé de sa propre main un consente-
ment que ce corps fût transporté sans cérémonie ? Je ne sais
ce qu'on impute à M. de Voltaire; je connais plus ses ou-
vrages par sa réputation qu'autrement : je ne les ai pas
lus tous; j'ai ouï dire à M. son neveu, notre abbé, qu'on lui
en imputait de très-répréhensibles, qu'il a toujours désa-
voués : mais je sais, d'après les canons, qu'on ne refuse la
sépulture qu'aux excommuniés, latà sententid, et je crois
être sûr que M. de Voltaire n'est pas dans ce cas; je crois
avoir fait mon devoir en l'inhumant, sur la réquisition
d'une famille respectable, et je ne puis m'en repentir. J'es-
père, Monseigneur, que cette action n'aura pas pour moi
des suites fâcheuses ; la plus fâcheuse, sans doute, serait de
perdre votre estime; mais d'après l'explication que j'ai
l'honneur de faire à Votre Grandeur, elle est trop juste pour
me la refuser. »
Cette lettre n'eût pas, à coup sûr, été rédigée dans un
autre esprit, si Dom de Corbierre l'eût écrite sous la dictée
de Mignot. Mais, en réalité, cette pièce d'une argumentation
serrée, où la leçon ne manque pas à l'adresse de ceux aux-
quels trop de zèle a fait oublier la limite de leurs droits
comme de leurs devoirs, était de l'abbé, qui ne s'en cacha
que sous les saules *. C'était donc à lui que l'on aurait dû
s'en prendre, en bonne justice. Mais le neveu de M. de Vol-
taire était aussi conseiller au grand conseil, il n'avait, en
somme, agi que par autorisation tacite du ministre, et on
trouva plus commode de frapper un simple prieur. Une
lettre missive de l'abbé de Pontigny, dont relevait l'abbé de
1. Longchamp et Wagoière, Mémoires sur Voltaire (Paris, Andr^,
1826), t. I, p. 502.
400 EMBARRAS DU MINISTERE.
Scellières, demandait à Dom Potherat un compte circonstancié
des événements qui s'étaient passés dans sa maison et sur
lesquels l'attention publique n'avait été que trop attirée.
Trois jours après (8 juin 1778), le prieur répondait par un
procès-verbal d'inhumation auquel nous avons nous-mêmes
emprunté les détails qui précèdent'. Tout cela était fort con-
cluant, et l'énoncé seul des faits semblait innocenter Dom de
Corbierre qui, eût-il été moins le serviteur de Mignot, aurait
pu malaisément se refuser, devant les différentes pièces exhi-
bées par celui-ci, à une inhumation sollicitée par son abbé
et rendue indispensable par l'état présent du corps. Mais il
fallait une victime et le prieur de Scellières fut destitué. Il
est à supposer que. la famille l'indemnisa d'une disgrâce qu'il
n'avait encourue qu'à cause d'elle*.
Le ministère, placé entre l'opinion et les exigences du
clergé qui ne semblait pas d'humeur à se contenter de fai-
bles concessions], aurait bien voulu satisfaire ce dernier
sans exaspérer un parti puissant, fanatique en son genre,
et qui, sentant ces hésitations, s'était vite remis de sa pre-
mière émotion. Pour gagner du temps et contenir une exal-
tation que la lutte ne pouvait qu'accroître, il fit interdire
aux journaux de parler de M. de Voltaire, en bien comme en
mal; le Journal de Paris, qui annonçait tous les décès, eut
ordre de ne point annoncer la mort du patriarche de Ferney ';
les comédiens, eux aussi, reçurent de la cour la défense
formelle de jouer aucune pièce de ce même auteur auquel
ils avaient décerné, quelques joursauparavant, les honneurs
d'un triomphe sans exemple. Ces prescriptions, qui n'em-
1. Grosley, Œuvres inédiles (Paris, 1813), t. lî, p. 468, 464.
Procès-verbal de rinlmination de Voltaire,
2. Cependant nous lisons dans les feuilles de Bachaumont, à la
date du 4 octobre 17 78 : « Le prieur de Scellières, que le clergé
vouloit faire expulser par son gc^néral, l'abbé de Pontigny, a triomphé
absolument de la persécution élevée contre lui. » Mémoires secrets
pour sertir à l'histoire de la République des lettres (Londres, John
Adamson), t. XII, p. 124.
.3. La Harpe, Correspondance littéraire (Paris, Migneret, 1803),
t. II, p. 246.
DEMANDE D'UN SERVICE AUX CORDELIERS. 401
péchaient d'aucune sorte les commérages dans les salons et
les cafés, étaient un expédient aussi insufflsant que peu du-
rable, car l'on ne pouvait priver indéfiniment une exploita-
tion théâtrale de ses meilleurs éléments de succès. Aussi,
dès le 20 juin, la Comédie reprenait Nanine et, le surlende-
main, Tancrède qui, du reste, furent écoutés sans trouble,
avec une sérénité même qui déconcerta un peu les admira-
teurs du poëte. Les gazettes, les feuilles publiques recou-
vraient en même temps le droit de dire leur avis en bien ou
en mal sur l'homme et sur l'œuvre. L'auteur de Mahomet
rentrait dans le droit commun.
L'Académie ne manquait pas d'envoyer aux Cordeliers
pour commander un service pour le repos de l'àme du dé-
funt. Mais l'archevêque, qui s'attendait à cette démarche,
inévitable d'ailleurs, avait prescrit aux religieux de ne point
faire de ^service sans prendre ses ordres. La compagnie,
que ce premier obstacle ne devait pas, de son côté, étonner
à l'exès, chargea son secrétaire de faire passer l'extrait
de l'acte de sépulture de l'écrivain au gardien des Cor-
deliers, qui fut prié, à son nom, d'accomplir toutes les
formalités nécessaires et de faire en sorte qu'elle pût savoir
à quoi s'en tenir lors de sa plus prochaine séance ^ Mais ces
religieux répondirent qu'ils ne pouvaient acquiescer à la
demande avant que l'Académie n'eût elle-même obtenu
l'agrément des puissances civiles et ecclésiastiques*. D'A-
lembert, l'àme de la coterie encyclopédique, alla trouver le
prince Louis de Rohan qui, comme Loménie de Brienne,
affichait une indépendance philosophique sur laquelle, sans
doute, il ne fallait pas compter outre mesure ; mais, habitué à
peser toute chose, le géomètre n'avait que peu d'illusions à
cet égard, et c'était moins pour recourir sérieusement à son
crédit qu'il tentait une démarche dont l'issue n'était que
trop prévue, que pour embarrasser le prélat, qui s'en tira
par des politesses et des assurances de bienveillance
1. Secrétariat de l'Institut. Registre de l'Académie française,
1747 à 1793 ; du jeudi 4 juin 1778.
2. Ibid., du samedi 6 juin 1778.
Tin. 2G
402 INDIGNATION DE D'ALEMBERT.
envers l'assemblée. Pressé par son tenace confrère, le
cardinal répondait que son avis était d'attendre quelque
temps pour faciliter les voies, et ce fut aussi l'avis auquel se
rangèrent les douze membres présents, à la séance du jeudi
H juin. Si l'on ne devait pas en demeurer là, il résultait de
l'état des choses et de la disposition des esprits que la tem-
porisation était le seul parti qui restât à la compagnie.
D'Alembcrt écrivait au roi de Prusse à la date du !«' juillet:
« L'Académie française n'a pu encore obtenir de faire
pour M. de Voltaire le service qu'elle a coutume de faire pour
tous ceux qu'elle perd ; et peut-être, malgré ses sollicitations,
elle n'obtiendra pas cette grâce, dont le refus est un nouvel
outrage à la mémoire du grand homme que nous regret-
tons. Au reste, tous les gens de lettres lui rendent cette jus-
tice, que personne n'ose se présenter encore pour lui suc-
céder; et il y a tout lieu de croire que l'élection ne se fera
pas sitôt. Elle devrait ne se faire jamais, et mon avis, s'il
était suivi, serait de laisser la place vacante '. »
Des catholiques de la force de D'Alembert avaient-ils bien
le droit de s'indigner des résistances du clergé sur son pro-
pre terrain ; et, s'il se fût montré de facile composition,
n'eùt-ce pas été, comme le fait observer Linguet, « une ma-
tière de s'égayer, dans les banquets philosophiques, qu'une
messe chantée pour de l'argent, par des moines, à la réqui-
sition de M. D'Alembert, pour le repos de l'âme de M. de
Voltaire'? » Mais tout en appréciant à sa juste valeur l'in-
dignation encyclopédique, bien des gens sages, qui avaient
blâmé le refus de sépulture après des actes de foi et de sou-
mission à l'église des plus formels, s'ils ne parurent pas
encore assez catégoriques, n'applaudirent pas davantage à
cette autre défense non moins excessive et dont le résultat
1 . Œuvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. XXV, p. 109,
110. Lettre de D'Alembert au roi de Prusse ; je»" juillet 1778, — «On
remarque, dit de son côté l.a Harpe, que jusqu'ici personne ne s'est
présenté pour remplacer Voltaire à l'Académie, comme si on voulait
rendre à sa mémoire cette nouvelle espèce d'iiommage. » Correspoti'
dance liuérnire (Paris, Mignerel, 1804), l. H, p. 291.
2. Linguet, Annales politiques et littéraires, t. IV, p. 288.
LE PORTRAIT DE VOLTAIRE A L'ACADÉMIE. 403
n'irait pas à l'apaisement des esprits. N'était-ce pas faire
la partie belle à des adversaires qui se souciaient fort peu,
au fond, de ce qu'ils considéraient comme des moraeries
indignes d'eux? Dès le lendemain, de la décision connue de
l'archevêché, on lisait au Louvre, sur la porte de l'Acadé-
mie, écrits en gros caractères, ces deux vers qui commen-
cent la tragédie de Mithridate :
Oa nous faisait, Arbate, un Adèle rapport :
Rome, en effet, triomphe'.
11 fallait prouver aux timides du parti que ce triomphe n'é-
tait ni aussi complet ni aussi décisif qu'on pouvait le sup-
poser.
Nous avons vu la vieille marquise de Gouvernet, après la
visite de Voltaire, renvoyer le portrait de l'auteur des vous
et des tu à l'hôtel de Villette ; ce dernier, qui, depuis des
années, laissait espérer la triste reproduction de son angu-
leux visage à l'Académie sans que cette promesse se fût ja-
mais réalisée, s'était enQn souvenu de sa parole et avait com-
mandé qu'on fît une copie de la jolie toile de Largillière.
Mais il s'éteignait avant d'avoir pu acquitter cette trop vieille
dette. Madame Denis se fit un devoir de réaliser la dernière
volonté de son oncle et envoya le portrait à la compagnie,
qui le reçut, « avec reconnaissance et avec douleur. » L'as-
semblée arrêtait aussitôt qu'elle ferait faire un second por-
trait d'après le beau buste que venait d'achever Houdon 2,
et que ces deux portraits, peints à soixante ans de distance
l'un de l'autre, seraient tous detix placés dans la salle de
ses séances 3. On s'adressa au sculpteur, qui répondit obli-
geamment qu'il consentait, par considération pour l'Aca-
1. Courrier de l'Europe, du mardi 23 juin 1778, t. III, n» L,
p. 295.
2. Mémoires secrets pour servir à f histoire de la République des
iettres (Londres, John Adamson), t. XI, p. 198 ; 19 avril. — Corres-
pondance secrète, politique et littéraire (Londres, John Adamson),
t. VI, p. 104, 291 ; 16 avril et 13 juin 1778.
3. Secrétariat de l'Institut. Registre de l'Académie française ,
1745-1793. Procès-verbal du jeudi 4 juin 1778.
404 GALANTERIE D'HOUDON.
demie, à déroger à la loi qu'il s'était faite de ne laisser point
prendre de copie en peinture du buste de M. de Voltaire.
Pour reconnaître ce procédé généreux, l'Académie décida
d'une voix qu'il serait fait don à l'artiste de deux billets
d'entrée à ses séances publiques >.
Mais ce premier projet devait être sensiblement modiûé,
et D'Alembert, un mois après, présentait un amendement qui
ne pouvait être accueilli qu'avec faveur. Il priait l'Académie
d'accepter le buste en terre de Voltaire que Houdon avait
fait à sa demande (il n'était pas assez riche pour le donner
en marbre *), la suppliant de vouloir bien le placer dans
la salle d'assemblée, le jour de la Saint-Louis; ce qui lui fut
accordé'. C'était du reste à qui, sur ce chapitre de Voltaire,
se ferait le plus de politesses et d'honnêtetés. D'Alembert, à
la séance du iO juin, annonçait à ses confrères qu'Houdon
se proposait de donner « à la plupart » des académiciens le
buste en plâtre du poëte moulé d'après l'œuvre originale ;
et ceux-ci le chargeaient aussitôt de reraettreau statuaire une
bourse de cent jetons, brodée avec la devise de l'Académie,
ainsi qu'un exemplaire relié du Dictionnaire, sur le dos du-
quel il serait écrit : Donné par l'Académie à M. Jloudon, On
arrêtait encore qu'indépendamment des deux billets d'en-
trée aux solennités publiques, il aurait, sans billet, à toutes
les séances, son accès personnel ({^' février 1779]. C'était,
comme on le voit, être tout à fait de la maison.
Par son testament daté du 30 septembre 1776, l'auteur de
Zaïre instituait madame Denis son héritière universelle. Il
léguait à l'abbé Mignot et à son petit-neveu d'Hornoy cent
mille francs. Il donnait à Wagnière huit mille livres,
à Rieu ses ouvrages anglais, à madame Wagnière (mais elle
devait partager avec la bonne, Barbara, à laquelle il laissait
1. Secrétariat de l'inslilul. Registre de l'Académie françaige ,
1745-1793. Procès-verbal du mercredi lOjuin 1778.
2. Œuvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. XXV, p. 118.
Letire de D'Alembert à Frédéric, Paris, î) octobre 17 7 8.
3. Secrétariat de l'Institut. Registre de l'Académie française,
1745-1793. Procès-verbal du lundi 17 août 1778.
TESTAMENT DE VOLTAIRE. 405
huit cents livres) ses pelisses, ses habits de velours et ses
vestes de brocart; à chaque domestique une année de ses
gages, aux pauvres de la paroisse trois cents livres, « s'il y
a des pauvres, » ajoutait-il en homme qui sait ce qu'il a
fait pour qu'il n'y en eût plus. Il priaitle curé de vouloir bien
accepter un petit diamant de cinq cents livres et donnait
encore quinze cents francs à l'avocat Christin, qui devait
aider madame Denis dans l'exécution de son testament. On
sera frappé de l'apparente mesquinerie des legs en faveur
des domestiques et particulièrement de Wagnière, dont
l'affection et le dévouement semblaient mériter plus. Ce
dernier, pourtant, loin de se plaindre, ne parle de son
maître qu'avec une tendresse, un respect profonds, et prend
sa défense avec vivacité contre ceux qui n'étaient pas fâchés
de ce prétexte pour crier à l'ingratitude et à l'avarice.
C'est à madame Denis qu'il s'en prendra, c'est elle qu'il
accuse avec une amertume qui n'aide pas sans doute à le
rendre équitable. « M. de Voltaire, dit-il, voulait, par la mé-
diocrité de la somme énoncée dans son testament, forcer
madame Denis, sa nièce, dont il supposait l'âme noble et
généreuse, d'avoir aussi la gloire de contribuer à mon bien-
être; c'est même ce qu'il lui recommandait expressément
dans les instructions qu'il lui donnait dans une feuille sé-
parée, qui accompagnait son testament'; » quoi qu'en dise
Wagnière, Voltaire nous semble coupable au moins d'im-
prévoyance, et l'on regrette la parcimonie avec laquelle il
rétribue d'anciens serviteurs dont il aurait dû assurer plus
largement les vieux jours. Quant à madame Denis, elle est,
en toute hypothèse, inexcusable. Ces gens avaient servi
son oncle avec zèle et fidélité, ils l'avaient servie elle-même;
elle se déconsidérait en n'ajoutant pas aux dons insuffisants
de M. de Voltaire.
I . Voici les termes du testament relatifs à Wagnière : « Je Ipgue
à monsieur Wagnière huit mille livres ; ce qui, joint avec la renie de
quatre cents livres qu'il possède de son chef à Pari», par contrat
passez chez M. Lalleu, sur la compagnie des Indes, poura lui faire
un sort commode, surtout, s'il reste auprès de madame Denis, n
406 ARRANGEMENTS AVEC LA FAMILLE DE BROSSES.
Wagnière, rappelé hâtivement auprès du moribond qui
le demandait à tout instant, ne devait pas le retrouver.
Il ne séjourna guère à Paris. Madame Denis le renvoyait
aussitôt à Fcrney, chargé de sa procuration pour y gérer
ses affaires. C'était un poste de confiance qui réclamait au-
tant de tact et de zèle que de probité. A part l'administra-
tion du domaine, il y avait à faire face à bien des difflcultés
inattendues exigeant une solution plus ou moins soudaine.
La famille de Brosses qui, par la mort de Voltaire, rentrait
dans la propriété de Tournay, déclarait qu'elle n'entendait
point accepter la situation telle que la laissait le défunt. Elle
accusait des dégâts, des transformations, des appropria-
tions qui ne pouvaicntlui convenir, et alla jusqu'à réclamer,
sur les estimations de ses experts, soixante et onze mille
livres de dommages. Ce fut Wagnière, aidé de l'avocat
Christin, qui eut à répondre au premier choc et à débattre
avec la partie adverse cette épineuse question. Nous avons
trouvé, notamment, deux lettres du secrétaire, qui accusent
une notable intelligence des affaires et indiquent la nature
de services qu'il était appelé à rendre*. En fin de compte,
les prétentions de la famille de Brosses s'abaisseront sensi-
blement, et la nièce de Voltaire en sera quitte pour qua-
rante mille livres».
Nous avons vu M. de Villette, avec l'assentiment au moins
tacite de madame Denis, s'attribuer le cœur de Voltaire
qu'il avait fait embaumer et pour lequel il se proposait d'é-
lever un petit monument dont Houdon aurait tracé l'es-
quisse. Tout cela avait eu lieu en dehors de l'abbé Mignot
et de M. d'Hornoy, qui apprirent avec étonnement, au retour
1. BiblioUu'que de Dijon. Manuscrits, F. Baudot, n" 231, l. V.
Lettres de Wagnière à ***; Ferney, 24 juillet et auguste J778.
2. 27,875 livres 10 s., auxquelles il fallut joindre 12,181 1. 10 s.,
pour la non-jouissance de la terre depuis le décès du poëte, et 1 ,788 1.
10 8. représentant un bétail attaché à la terre lors du bai! à vie et
quelques meubles et ustensiles qui ne s'élalent pas retrouvés. Foisset,
Voltaire et te président de Brosses (Paris, Didier, 18ô8), p. 2'iG à
244. Transaction entre M. Héné de Brosses et madame Denis, signée
chez Dulerlre, notaire, le 12 janvier 1781.
I
VILLETTE ET LE COEUR DE VOLTAIRE. 407
des obsèques de leur oncle, cette étrange appropriation.
Comme M. de Villette n'était pas aimé', cette fantaisie fut
envisagée avec malignité, l'on blâma hautement le désinté-
ressement de la famille pour une dépouille qu'elle n'aurait
dû abandonner à personne; et cette manifestation de l'o-
pinion semble n'avoir pas été sans action sur la détermi-
nation quelque peu tardive des deux neveux qui crurent
devoirprotester, par une déclaration datéedu 13 juin, contre
des faits qu'ils n'avaient pas connus et qu'ils n'auraient point
approuvés*. La protestation, d'ailleurs, était rédigée dans
les termes les meilleurs et les plus honnêtes pour M. et ma-
dame de Villette, dont la famille de M. de Voltaire ne saurait
oublier ni méconnaître les bons soins et le dévouement, durant
le séjour de leur oncle à l'hôtel de la rue de Beaune. La voie
légale était une instance en justice réglée, façon de procéder
que leur interdisaient de légitimes sentiments de gratitude
envers les deux époux. Que faire pour arriver à un arrange-
ment amical ? Le marquis s'était nettement refusé , en présence
de plusieurs amis, à rendre la précieuse relique : et de leur
côté, les parents déclaraient qu'ils ne pouvaient consentir
à cette distraction arbitraire, que « n'autorisaient aucune
clause, aucun écrit émané de M. de Voltaire. » Mais ceux-ci,
parles termes de leur protestation, laissaient trop entrevoir
leur répugnance à pousser les choses à toute extrémité ; le mar-
quis fit le mort, et comme cette déclaration par-devant notaire
ne fut suivie d'aucun acte judiciaire, le cœur de Voltaire
demeura dans les mains de M. de Villette, qui devait le
léguer à son fils, lequel le léguera par distraction à un prélat
français, dans les mains duquel il ne devait pas rester, il
1 . Voici, entre antres lardons, une saillie de mademoiselle Qninaalt,
qui courut Paris, a Vous devez savoir, sur le refus du curé de Salnt-
Sulpice d'enterrer Voltaire, que la maligne personne aurait dit :
• Voltaire est mort, et il n'y a que le marquis de Villette d'enterré. »
Collé, Correspondance inédite recueillie par Honoré Bonhomme (Paris,-
Pion, 1864), p. 151, 152; à Grignon, ce 12 août 1778.
2. Le dernier volume des Œuvres de Voltaire (Paris, Pion, 1862),
p. 28, 29. Succession de Voltaire, 15 juin 1778. Déclaration notariée,
fac-similé.
-iOS COMMUNICATION DE D'ALEMBERT.
est vrai. Celle petite revendication, qui nous semble faite en
vue delà galerie* et dont nous venons de dire l'issue, n'a-
menait pas de rupture entre les contondants; l'époux de
Belle et Bonne restait dans les meilleurs termes avec madame
Denis, particulièrement intéressée à ne pas se brouiller avec
un ami qui allait, en la débarrassant de son château de Fer-
ney, lui rendre le plus signalé service.
Si l'Académie n'avait pu obtenir de l'archevêché une
messe aux Cordeliers pour le repos de l'âme de l'auteur de
Zaïre, si elle avait dû prendre au moins provisoirement son
parti sur un refus sans antécédents dans ses annales, elle
en avait gardé, au fond, un très-vif ressentiment, et comp-
tait bien, un jour ou l'autre, avoir sa revanche. A la séance
du 3 août, D'Alembert, qui d'habitude improvisait sans plus
de façon les observations ou les communications qu'il
croyait devoir soumettre à ses confrères, tirait, cette fois,
avec un certain apparat un écrit de sa poche et en donnait
lecture à l'assemblée intriguée par ces airs de mystère.
« Vous aurez l'année prochaine, leur disait-il, deux prix
à donner, un d'éloquence, et un de poésie. Le sujet du prix
d'éloquence a été annoncé dès l'année dernière; celui du
prix de poésie reste à proposer.
«Attaché, messieurs, pendant plus de trente années à feu
M. de Voltaire par l'amitié la plus tendre, connaissant d'ail-
leurs toute l'admiration dont vous étiez pénétrés pour lui,
et dont vous lui avez donné tant de preuves, je crois satis-
faire à la fois et vos sentimens et les miens, en vous
proposant de donner son éloge , pour sujet du prix de
poésie de l'année prochaine; et afin d'augmenter encore,
s'il est possible, l'ardeur que les gens de lettres auront sans
doute de s'exercer sur un sujet si intéresant pour eux et
pour nous, je prends la liberté de vous offrir une somme
1. L'abbé Mifjnot, qui savait les bruits répandus en France el
même dans les feuilles élrarigères au sujet du cœur de Voltaire, crut
devoir des explications au public, el les lui donnait dans une leUre
adressée au libraire Panckoucke, à la date du lô juillet. Elle a été
reproduite dans les Mémoires secrets, t. XII, p. b'i ; 27 juillet 1778.
SON OFFRE ACCEPTÉE AVEC ENTHOUSIASME 409
de six cens livres, qui, jointe à la valeur ordinaire du
prix, formera une médaille d'or de HOO livres.
« Je ne doute point, messieurs, qu'un grand nombre de
sociétés littéraires, même des pays étrangers, n'accep-
tassent l'offre que j'ai l'honneur de vous faire. Mes pro-
fond respect pour cette compagnie et mon zèle pour
tout ce qui peut contribuer à sa gloire ne me permettent
pas d'adresser à d'autres qu'à vous le vœu que je forme ici
de voir concourir tous les talens à la gloire d'un confrère
illustre, dont nous chérissons et respectons la mémoire, La
crainte que j'ai d'ailleurs de voir quelque autre académie
nous enlever un si beau sujet m'engage à saisir avec em-
pressement la première occasion qui se présente de vous
faire cette proposition, à laquelle j'ose espérer que vous
voudrez bien accorder votre suffrage*. »
Non-seulement l'offre fut acceptée avec enthousiasme,
mais l'Académie témoigna le désir de partager les frais du
prix avec son secrétaire, qui demanda avec tant d'instance
« qu'on ne le privât pas de la satisfaction de donner à la
mémoire de M. de Voltaire une marque particulière de son
ancien attachement pour lui, » que tous ses confrères cru-
rent l'en devoir laisser jouir. On convint aussitôt de garder
le silence sur cette délibération, jusqu'au jour de la séance
publique, « afin de surprendre plus agréablement l'assemblée
par la proposition du prix. » Mais était-ce bien dans ce but
de galanterie, comme on voudrait le faire croire assez jcsui-
tiquement? « Il est probable, dit La Harpe avec plus de fran-
chise, que, si notre intention avait été devinée, elle n'aurait
pas eu d'effet. La délibération avait été prise trois semaines
auparavant dans une séance particulière de l'Académie,
composée de douze personnes. Toutes s'engagèrent au
secret*; il fut. in violablement gardé... Si la chose eùttrans-
1. Secrétariat de l'Institut. Registre de l'Académie française, 17 43-
17 93. Procès verbal du 3 août 17 7 8.
2. Les présents étaient : D'Alembert, Saurin, Gaillard, Fonce-
magne, Suard, de Chasieilux, Beauzée, Arnaud, Sainte-Palaje, La
Harpe, Brcc [uiimy, Marmontel. Secrétariat de l'Institut. Registre des
410 UN COUP DE THÉÂTRE.
pire, reprend-il encore, il était possible qu'on nous défen-
dît de reffectuer ; niais le programme une fois donné au
public, c'eût clé un trop grand éclat que de le révoquer et
d'obliger l'Académie à choisir un autre sujet '. » Ce secret
gardé est un fait rare et qui ne s'explique que parce que
l'Assemblée, dans ses séances ordinaires, n'étaitguère com-
posée que d'une douzaine de jetonniers, uniformément les
mômes, ayant les mêmes intérêts et le môme but, car, dès
l'arrivée de Voltaire, leurs adversaires avaient renoncé à lui
disputer un terrain où ils n'ignoraient pas qu'ils n'eussent
point été les plus forts.
On laisse à penser si les douze conspirateurs (Beauzée en
était un) attendirent avec impatience un coup de théâtre,
qu'ils comptaient bien ne pas être du goût de tout le
monde, mais qui produisit tout l'effet qu'ils avaient espéré.
L'annonce du prix plus que doublé en raison de l'importance
du sujet, cette générosité d'un ami de M. de Voltaire dont on
ne devait savoir le nom que plus tard, la petite mise en
scène qui présida à ces communications, transportèrent l'au-
ditoire, qui répondit par des acclamations et des bravos sans
fin*. Depuis quelques années, nous le savons, D'Alembert don-
nait les primeurs de quelque éloge d'académicien au public
qu'il y avait habitué et qui les accueillait toujours avec fa-
veur. Il lisait, cette fois, l'Éloge deCrébillon^, ce rival indigne
de l'auteur de Sémiramis et de Rome sauvée, qui, toute sa
vie, s'était, de son côté, imposé la tâche bien inutile de
préseDces à l'Académie française depuis 17 57 ; séance du 3 août
1778.
1. La Harpe, Correspondance littéraire (Paris, Mignerel, 1804),
t. II, p. 281. 282.
2. «... M. le directeur annonça que le sujet du prix de poésie
remis à l'année procliaine seroit un ouvrage en vers à la louange de
M. de Voltaire; que le genre du poëme et la mesure des vers seroient
au clioix des auteurs, et qu'on désiroit que la pièce n'excédât pas
200 vers. Le prix seroit une médaille d'or de 1,100 francs, étant
augmenté de GOO francs par un ami de M. de Voltaire... » Secrétariat
de l'Institut. Registre de l'Académie Trançaise, 17 45-1793. Procès-
verbal du mardi 25 août 17 78 {fête de saint Louis).
3. Il lut aussi VEloge du président Rose.
L'ÉLOGE DE CRÉBILLON. 411
démontrer aux Athéniens de Paris une supériorité qu'on ne
pouvait sérieusement lui contester*. Le choix du personnage
semblerait étrange; mais D'Alembert, qui ne songeait à rien
moins qu'à sacrifier Voltaire à Crébillon, s'y était pris, tout
au contraire, de façon à ramener l'attention de l'auditoire
sur le grand homme que la France venait de perdre; le
procédé n'était pas nouveau, et il en avait usé ainsi. Voltaire
présent, dans son Éloge de Despréaux. Il est vrai que l'his-
toire de l'antagonisme des deux tragiques ne pouvait être
considérée comme un hors-d'œuvre et entrait presque for-
cément en un pareil sujet. Pour trancher une question qui
n'aurait jamais dû en être une, il ne fallait, en somme, que
raconter les faits et opposer les deux œuvres. « La mort
de l'un et de l'autre, disait l'académicien en finissant, a fait
taire l'amitié et la haine , et ne laisse plus parler que la
justice ; ce n'est ni dans des sociétés, ni dans des brochures
qu'on peut apprendre à juger ces deux athlètes, c'est dans
la salle du spectacle que leur place est fixée pour jamais ; et
s'il pouvait y avoir encore quelque contestation sur ce sujet,
on peut la terminer en deux mots : venez et voyez... » On ne
saurait, à coup sûr, parler plus sagement et en des termes
meilleurs.
11 avait été question, à la mort de Crébillon, de lui élever
un mausolée. Après avoir mentionné ce dessein louable mais
bien vite oublié, d'honorer un écrivain qui, si M. de Voltaire
ne fût pas survenu, eût été notre troisième tragique, D'Alem-
bert ajoutait : « Si jamais le projet se réalise, l'Académie
verra ce monument avec intérêt, et comme consacré à la
l. « Il faudrait, écrivait-il à madame d'Argental, le 11 janvier
1771, avant que je mourusse, que j'enterrasse Crébillon, qui m'avait
enterré. J'ai revu son Airée ; cela m'a paru le tombeau du senscom*-
mun, de la grammaire et de la poésie. » Lettres inédites (Didier,
1857), t. Il, p. 226. Et le 15 novembre, à la même : « Vous aurez
\esPélopides du jeune homme qui ne sont pas bons, mais qui valent
Icent mille fois mieux que le Visigotli Airée du barbare Crébillon. »
Ces Pélopides, auxquels il travaillait encore au moment de mourir,
ne furent pas représentés, et ii n'y a pas à le regretter inûniment
pour la gloire de leur auteur.
412
VERS DE LA MARQUISE DE BOUFFLERS.
mémoire d'un de ses plus illustres membres, et comme le
précurseur indubitable d'un autre monument, plus précieux
encore pour elle, que déjà les étrangers demandent à la na-
tion, dont ils se préparent à lui donner bientôt l'exemple, et
dont en ce moment, Messieurs, nous ne pouvons offrir à vos
regards qu'une faible et douloureuse image'. » D'Alembert,
qui lisait à merveille, avait fait de son mieux ce jour-là, et
était parvenu à ses fins. Les Mémoires secrets nous le repré-
sentent, le mouchoir à la main, et les larmes aux yeux, se
retournant vers le buste du patriarche de Ferney, aux applau-
dissements, à l'attendrissement indicible de l'Assemblée, qui
avait déjà accueilli avec tant de faveur l'annonce du prix
de poésie *.
La mort du poëte avait donné lieu à plus d'une pièce de
vers, les unes assez plates, ce à quoi on devait s'attendre,
d'autres plus heureusement tournées. On fit courir, durant
la séance, une épitaphe de Le Brun. Citons celte autre, de
la marquise de Boufflers, qui fit fortune.
Celui que dans Alhène eût adoré !a Grèce,
Que dans Rome ù sa table Âugusle eût fait asseoir,
Nos Césars d'aujourd'hui n'ont pas voulu le voir,
Et monsieur de Beaumont lui refuse une messe ^.
Le clergé devait envisager comme un défi le choix de con-
cours du prix de poésie que nous voyons taxer d'acte public
d'idolâtrie et d'impiété. Les moins malveillants trouvèrent
dans la conduite du célèbre géomètre (car c'était lui qui
1. D'Alembert, Œuvres complètes (Paria, Belln, 1821), t. III,
p. 555, 557, bd'i. Eloge de Ciébillon.
2. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, Jolin Adamson), t. XII, p. 90; 25 août 1778.
3. Et ceux-ci de la même et sur le môme sujet :
Oui, vous avez raison, monsieur de Saint-Siilpice.
Et pourquoi l'enterrer? N'est-il pas immortel?
Sans doute à ce grand homme on peut, avec justice,
Refuser un tombeau, mais non pas un autel.
Rappelons encore VOmhre de Voltaire au curé de Snint-Sulpice, pur
un Genevois, altribuée à Blin de Sainmore, où le clergé et le curé
sont malmenés impitoyablement.
FUREUR DU CLERGÉ DE PARIS. 413
avait tout mené) « un peu de faste encyclopédique et peut-
être même un peu de maladresse. » C'était jouer, en effet,
avec plus puissant que soi et risquer de perdre ce qu'on avait
reconquis dans l'esprit public, grâce aux violences inhabiles
du camp ennemi. Mais on avait brûlé ses vaisseaux de part
et d'autre, aux menées sourdes avait succédé une guerre ou-
verte: la question était de savoir ce qu'il en résulterait, et
qui aurait le dernier mot. « Les curés de Paris, dit Grimm,
se. sont même assemblés pour délibérer à ce sujet, et sont
convenus de présenter à Sa Majesté une espèce de mande-
ment pastoral pour la supplier de vouloir bien interdire à
l'Académie française le choix d'un sujet aussi profane, aussi
scandaleux que l'éloge de M. de Voltaire. La lettre était
faite, signée et prête à être envoyée au roi, lorsque des
considérations supérieures l'ont arrêtée. On assure que
M. le curé de Saint-Eustache, le confesseur du roi et de
la reine, est le seul qui ait refusé constamment de la signer,
et c'est probablement la modération de ce vertueux pasteur
qui a le plus contribué à nous épargner au moins l'éclat
honteux de cette nouvelle persécution ^ » Ce serait donc à
tort que les Mémoires secrets feraient répondre par M. de Mau-
repas aux curés que « c'était à eux à prier pour le repos de
l'àme du défunt, et aux gens de lettres à célébrer son génie
et ses ouvrages*. » Quant à ce que raconte Grimm au sujet
du vertueux abbé Poupart, le curé de Saint-Eustache, cela
s'accorde avec ce que nous savons de cet esprit modéré qu'ef-
fraient par-dessus tout le bruit et le scandale «M. le curé de
Saint-Eustache, qui n'est pas un brûlot (c'est Collé qui parle),
s'estime fort heureux de ce que Voltaire n'est pas mort sur
sa paroisse. Il m'a dit à moi-même que cette esclandre lui
1. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Furne), t. X, p. 98 ;
août, — La Harpe, Correspondance (Paris, Migneret, 1804), t. II,
p. 291.
2. Mémoires secrets pour servir à fhistoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XII, p. 118; 26 décembre 17 78.
Si nous citons ce propos, c'est que l'article est rédigé dans un senti-
ment qui n'est rien moins qu'hostile pour le clergé, et qu'en somme,
la réponse est dans le ton habituel de persiflage du Mentor.
414 L'ENCYCLOPÉDIE L'EMPORTE.
aurait déplu souverainement et l'eût embarrassé. Quatre
mois plus tard, Voltaire était son paroissien*... » On se
tromperait, du reste, si, quoi qu'en dise Grimm, l'on croyait
les curés de Paris tous des boule-feu, de fanatiques aveugles;
il y avai Iparmi eux des esprits conciliants, éclairés, n'envi-
sageant pas sans chagrin la voie dans laquelle on s'était en-
gagé. Le curé de Sainl-Étienne du Mont, nommément, qui
déclara publiquement qu'il aurait enterré Voltaire dans son
église entre Racine et Pascal '.
Cette fois, l'Encyclopédie l'emportait, l'éloge de Voltaire
serait maintenu sur son programme. Toutes les clameurs
n'y purent rien. Le ministre fit entendre qu'il ne se donne-
rait pas de gaieté de cœur et pour si peu des airs de persécu-
tion . L'Académie, qui se sentait surveillée, n'oserait point,
y fût-elle disposée, couronner un ouvrage contre la religion
ou la morale, tout se bornerait donc à subir l'éloge d'un
écrivain que l'on haïssait, qui sans doute avait commis plus
d'un livre répréhensible, mais aussi qui était sans conteste
le plus grand écrivain de sa nation et de son siècle : c'était
un léger dégoût qu'il fallait affronter bravement, avec rési-
gnation tout au moins. Le public, qui ne demandait qu'à
rire, persifla les vaincus qui étaient aussi les agresseurs ;
et les plaisanteries de- tous genres, de circuler dans ce
monde de désœuvrés et d'écervelés. C'était la belle époque
des mystifications. Monseigneur de Beaumont, par sa can-
deur primitive, son peu d'esprit, devait être la victime née
de ces plaisants qui eussent mis pour un bon mot le feu aux
quatre coins de Paris. Ils firent courir le bruit que l'arche-
vêque, en dépit des apparences, bien loin d'être l'ennemi de
1. Collé, Correspondance inédile, recueillie par M. Honoré Bon-
homme (Paris, Pion, 1864), p. 148; 31 mai.
2. OEnvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. XXV, p. 109.
Lettre (le D'Alemberl au roi de Prusse; Paris, 3 juillet. D'Alembert
cite un autre curé, dont il ignore le nom, et qui, interro^ié 8ur la ma-
nière dont il se serait conduit, le cas échéant, avait rt^pondu : « Je
l'aurais fait enterrer solennellement, et je lui aurais fait faire une
épitaphe, au bas de laquelle j'aurais mis sa profession de foi. » lOid.,
p. 112; le»^ juillet 1778.
i
SIMPLESSE DE MONSEIGNEUR DE BEAUMONT. 415
Voltaire, était son admirateur fanatique, et qu'il songeait à
lui ériger un monument superbe. Cela se disait, se répétait
du plus grand sérieux, en toute occasion comme en tous
lieux. La consigne était donnée, et il ne fut plus question
d'autre chose. On le dit à l'archevêque lui-même, on lui
soutint que, quelles que fussent ses dénégations, on savait à
quoi s'en tenir : encore un peu et on le lui faisait croire. Le
duc de Noailles, ce duc d'Ayen, l'un des originaux du Mé-
chant, l'homme le plus spirituel et aussi, ajoutait-on, le plus
dangereux de la cour, poussa la plaisanterie et l'inhumanité
jusqu'à lire à l'infortuné prélat des vers qu'aurait faits Sa
Grandeur pour servir d'inscription au monument. Les voici :
Ses écrits sont gravés au temple de mémoire;
11 a tout vu, tout dit, et son cœur enflammé,
Des passions de l'homme a su tracer l'histoire.
Du feu de son génie, il mourut consumé ;
Il ne manque rien à sa gloire :
Les prêtres l'ont maudit, et les rois l'ont aimé.
Le pauvre archevêque s'imagina que l'accusation pourrait
trouver crédit, et donna par ses terreurs et son désespoir la
comédie à tout Paris. Il poussa l'ingénuité jusqu'à porter
plainte au comte de Maurepas, ce qui, on le pense bien, ne
diminua point l'hilarité de la galerie >. Nous n'eussions pas
cité cette petite anecdote, si elle n'était pas tout un trait de
mœurs. Mais elle peint, mieux que quoi que ce soit, la fri-
volité sans seconde de cette société condamnée, si voisine
pourtant de sa fin.
Devant un deuil qui était celui de l'univers civilisé, la
loge des Neuf-Sœurs se crut obligée de manifester ses pro-
pres regrets, dans une réunion solennelle exclusivement
consacrée à rendre hommage au génie de ce défenseur du
pauvre et du faible, dont les bienfaits valaient les ouvrages.
Cette cérémonie funéraire eût été comme l'équivalent de
celles que l'Église avait refusées à ses cendres illustres, et
1. Correspondance secrète, politique et littéraire (Londres, John
Adamson), t. Vil, p. 227, 228; de Paris, le 13 janvier 1779.
416 FÊTE FUNÉRAIRE A LA LOGE DES NEUF-SOEURS.
l'on avait songé à lui donner un caractère particulier de
revanche, en ouvrant, ce jour-là, les portes de la loge au
secrétaire de l'Académie, qui serait venu ainsi s'asseoira la
place que le mort avait laissée vide. Mais si, dans les as-
semblées, les têtes chaudes ne font jamais défaut, les majo-
rités, fort heureusement, sont là pour faire contre-poids
par leur circonspection, et c'est ce qui se serait produit au
Louvre, oîi l'offre eût encore plus effrayé qu'ébloui. On
craignit qu'une pareille démarche, quelque innocente qu'elle
pût être, ne réveillât la fureur du clergé et n'indisposât la
cour; et quoique D'Alembert se fût très-indiscrèlement en-
gagé, nous dit-on, il dut céder aux représentations de ses
confrères et retirer sa parole*.
La fête avait été fixée au 28 njovembre. Nous ne décrirons
point cette nouvelle solennité à laquelle assistèrent madame
Denis et Belle et Bonne, fait inouï et sans précédent dans les
annales maçonniques. Le docteur Franklin s'était empressé
de rendre, par sa présence, un dernier hommage à celui qui
avait souri aux efforts de ce jeune monde s'éveillant aux
cris d'affranchissementi et de liberté; et sa vue, saluée de
mille bravos, inspirait au vénérable Delalande cette ré-
flexion mélancolique dont l'à-propos fut senti par tous.
« Qui l'eût dit, lorsque nous applaudissions avec transport
à leurs embrassemenls réciproques, au milieu de l'Acadé-
mie des sciences, lorsque nous étions dans le ravissement
dé voir les merveilles des deux hémisphères se confondre
ainsi sur le nôtre, qu'à peine un mois s'écouleroit de ce
moment flatteur jusqu'à celui de notre deuil*? » Le temps
1. Mémoires secrets pour servir ù l'histoire de In République des
lettres (Londres, John Adanison), t. XII, p. 173, i74; 29 novembre
17 78. Nous ne trouvons aucunes traces de ces démarches de la loge
des Neuf-Sœurs dans les procès-verbaux de l'Académie : ce qui n'in-
firme d'aucune façon la réalité de l'anecdote. A celte date, le recueil
de Bachaumont est des mieux informés sur tout ce qui a rapport à
l'Académie, comme nous avons été à môme de le constater; et en
ajoutant au procès- verbal, il se peut qu'il ne fasse que révéler ce
qu'on a intentionnellement omis.
2. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Fume), t. X, p. 131,
132; décembre 1778.
LA BIBLIOTHÈQDE DE VOLTAIRE. 417
nous presse, et nous passerons, sans nous arrêter, sur cette
fête funèbre à laquelle concourront tous les arts, et qui fut
remplie par des discours, des éloges, des vers, des chants
symphoniques dirigés par l'auteur de Roland et d'Atys. Les
surprises, les épouvantements de la mise en scène, ce déploie-
ment théâtral , l'accompagnement obligé de ces réunions
faites pour impressionner fortement les imaginations, n'é-
taient pas omis, on s'en doute; et les éclats de la foudre, une
clarté céleste dissipant comme par enchantement l'obscurité
sinistre qui pesait sur tous, une musique suave rappelant le
calme dans les esprits éperdus, l'apothéose enfin de l'auteur
de la Henriade en dépit de l'Envie qui s'efforçait de l'entra-
ver, faisaient passer les spectateurs par tous les genres et
les degrés de l'émotion i.
Madame du DeCfand mandait, à la date du 17 juin, à
Walpole , qu'elle avait eu la visite de madame Denis ,
« bonne grosse femme, sans esprit, mais qui a un gros bon
sens et l'habitude de bien parler, qu'elle a sans doute pris
avec feu son oncle; » et elle donnait à son flegmatique ami
des détails sur la fortune de Voltaire, qu'elle diminuait un
peu, et sur sa bibliothèque qu'elle grossissait, en revanche,
sensiblement, composée d'ouvrages presque tous remplis de
remarques et de notes de la main du poëte. « C'est un effet
bien précieux, ajoutait-elle, et qu'elle vendrait tout ce
qu'elle voudrait, mais elle est bien résolue de ne s'en
point défaire*. » C'était beaucoup s'aventurer; et quelques
mois après seulement, les livres de Voltaire passaient des
mains de sa nièce dans celles de la Sémiramis du Nord.
Mais, de la part de madame Denis, que l'on se hâta trop
d'accuser d'avarice, ce fut, croyons-le, condescendance res-
pectueuse pour une auguste volonté, qui devait d'ailleurs la
1 . Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XII, p. 173 à 17 7; 29 novembre
1778.
2. Madame du Deffand, Correspondance complète ( Paris, Pion,
1865), t. II, p. 654. Lettre de la marquise à Horace Walpole ; Paris,
17 juin 1778.
nu, 27
418 LETTRE DE L'IMPÉRATRICE.
consoler et la récompenser de son sacrifice par l'excès des
caresses et une générosité toute royale. L'impératrice de
Russie lui avait dépéché le baron Grimm, qui n'eut pas de
peine à faire réussir la négociation. La lettre de Catherine
à madame Denis, si honorable pour l'auteur de VUistoire de
Pierre le Grand, est tout un document historique.
0 Je viens d'apprendre, madame, que vous consentez à
remettre entre mes mains ce dépôt précieux que monsieur
votre oncle a laissé, cette bibliothèque que les âmes sensi-
bles ne verront jamais sans se souvenir que ce grand homme
sut inspirer aux humains cette bienveillance universelle
que tous ses écrits, môme ceux de pur agrément, respirent,
parce que son âme en était profondément pénétrée. Per-
sonne avant lui n'écrivait comme lui; à la race future il
servira d'exemple et d'écueil. II faudra unir le génie et la
philosophie aux connaissances et à l'agrément, en un mot,
être M. de Voltaire, pour l'égaler. Si j'ai partagé avec toute
l'Europe vos regrets, madame, sur la perte de cet homme
incomparable, vous vous êtes mise en droit de participer à
la reconnaissance que je dois à ses écrits. Je suis sans doute
très-sensible à l'estime et à la confiance que vous me mar-
quez; il m'est bien flatteur de voir qu'elles sont héréditaires
dans votre famille. La noblesse de vos procédés vous est
caution de mes sentimens à votre égard. J'ai chargé M. de
Grimm de vous en remettre quelques faibles témoignages,
dont je vous prie de faire usage. Catherine *. »
La bibliothèque de Voltaire n'était point considérable.
Elle consistait en six mille deux cent dix volumes de tous
formais, tous assez médiocres. L'auteur de la Henriade n'é-
tait pas un bibliophile. Les livres n'étaient pour lui ni un
luxe, ni un objet de vanité et d'étalage; c'étaient autant
d'outils, autant d'instruments en ses mains, dont il usait
et abusait avec un sans-gêne impitoyable. Que de livres,
1. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Furne), t. X, p. 106,
107 ; oclobre 17 78. Sur l'enveloppe, de la propre main de l'impéra-
trice, comme le corps de la lettre : « Pour madame Denis, nièce d'an
grand homme qui m'aimait beaucoup, u
VOLTAIRE N'EST PAS UN BIBLIOPHILE. 4t9
sans doute, qui n'offriraieut pas plus de dix pages dignes
d'être méditées et recueillies! Ces dix pages, semées ici et
là, il les séparait de ce fatras indigeste et stérile, les ras-
semblait, les faisait cartonner ensemble; c'était tout ce qu!il
y avait de bon à garder, c'était tout ce que sa mémoire dôr
vait retenir de tant d'inutilités mal conçues et aussi mal
digérées. En somme, il ne faisait qu'appliquer un passage
de son Temple du goût, qu'on avait pu prendre pour une
boutade, et qui était la conviction bien établie déjà de cet
esprit limpide, antipathique au bavardage, quelque habillé,
qu'il fût. « On nous fit voir ensuite la bibliothèque de ce
palais enchanté : elle n'était pas ample... Presque tous les
livres sont corrigés et retouchés de la main des Muses. On
y voit, entre autres, l'ouvrage de Rabelais réduit à un demi-
quart. Marot, qui n'a qu'un style, et qui chante de même
tous les psaumes de David et les merveilles d'Alix, n'a plus
que huit ou dix feuillets. Voiture et Sarrazin n'ont pas à
eux deux plus de soixante pages. Tout l'esprit de Bayle se
trouve dans un seul tome, de son propre aveu»... »
Voltaire fait plus que d'enlever ce qui lui semble remar-
quable et de jeter le reste; il nous le dit, il veut que les
Muses retouchent et corrigent. Dans sa bibliothèque, c'est
lui qui corrige et retouche. Vif, passionné comme il est,
avec un goût exquis, et, partant, aisé à blesser, il faut qu'il
se soulage ; et, comme il n'a personne sous la main à qui
communiquer son impression, il saisit tout aussitôt la plume,
et, sur la marge du livre mais plus souvent sur un lambeau
de papier qu'il fixe avec un pain à cacheter au plus près du
passage qui l'a frappé, il exécute son homme en un tour de
main. « On prétend, dit Peignot, -et nous n'avons pas de
peine à le croire, que ce sont les livres de théologie qui ont
été les plus annotés de cette manière ». » Il n'est pas tou-
1. Voltaire, Œuvres complètes [Bencbol), t. XI,- p. 352, 353.
Le Temple du gùût, 1731.
2. Gabriel Peignot, Souvenirs relatifs à quelques bibliothèques des
temps passés (Paris, 1836), p. 15. — Ancelol, Stx mois en Russie
en 1826 (Paris, 1827), p. 212,213.
420 SES ANNOTATIONS MARGINALES.
jours en colère, mais il n'est jamais de sang-froid, sa pétu-
lance l'emporte et il s'y abandonne sans scrupule : d'ailleurs,
qui lira ces chiffons qui ne sont que pour lui? Un jour, il
lui tombe sous la main un exemplaire de la Henriade annoté
par Pesme de Saint-Saphorin, un diplomate suisse, qui
entre autres négociations importantes, traitera avec le roi
de Prusse de la cession de Neufchâtel. Il va sans dire que
le lecteur et l'auteur ne peuvent être, tous les deux et à
toutes les pages, du même avis. Voltaire, tout aussitôt de
contre-annoter son annotateur dans une espèce de dialogue
bumouristique des plus étranges'. Renvoyons également à
ses notes marginales sur le Christianisme dévoilé, qui ont été
publiées dans ses œuvres, mais que nous ne donnerons
pourtant pas comme un échantillon de ces improvisations *
qui pour la plupart sont loin de répondre à l'idée qu'on s'en
était faite. Ces notes sont courtes : c'est une exclamation
qu'on ne se donne pas la peine de motiver, un gros mot à
l'adresse de l'auteur incongru, rarement une discussion
môme sommaire. Il sait ce qu'il a voulu dire, à qui il répond; "
il a protesté, il s'est soulagé, cela lui suffit. Joseph de Mais-
tre nous dit ces notes presque toutes marquées au coin de
la médiocrité et du mauvais ton', c'est beaucoup et trop
dire; au moins n'ajouteraient-elles rien à sa gloire et môme
ne seraient-elles pas de nature, pour la plupart, à trouver
place dans une édition définitive de l'auteur de la Henriade^.
1. VAthenœum français (12 avril 1854), Illeannée, p. 763, 754.
Lettres et notes inédites de Voltaire sur la Henriade, par Eusèbe-Henri
Gaullieur. L'exemplaire avait échappé à l'envoi fait en Russie; il
était resté en Suisse, et était devenu la propriété de l'auteur de
l'article.
2. Voir aassi Une visite ù r ermitage, le Discours sur l'inégalité
des conditions et le Contrat social, annotés par Voltaire, dans le
Bulletin du Bibliophile ÇTechener, 18G0), XIV série, p. 1519 à 1543.
— Mémoire du citoyen Fonianes mr quelques notes écrites de la main
de Voltaire à la marge d^un exemplaire de Virgile. La Décade philo-
sophique, an IV (8 juillet 1796), IV» semestre, p. 90 à 95.
3. Joseph de Maislre, Soirées de Saint-Pétersbourg, l. I, p. 319.
Note du IV du quatrième entretien.
4. Léouzon Leduc, Études sur la Russie et le Nord de l'Europe
CONDITIONS D'ACHAT, Wl
Ce fut l'impératrice qui fixa, en grande princesse qu'elle
était, le chiffre de l'achat à cent trente-cinq mille livres ^
elle joignait à celte somme considérable l'envoi de son por-
trait dans une boîte d'or entourée de diamants, et des pelle-
teries d'un grand prix. Catherine avec les livres entendait
acquérir les manuscrits, les lettres originales, tout ce qu'a-
vait pu laisser cet écrivain si fécond et si laborieux. La
nièce était autorisée à conserver des copies et à publier de
ces derniers travaux ce qui serait susceptible d'ajouter à la
gloire du poète philosophe». Ces manuscrits, qui ont passé
de l'Ermitage à la bibliothèque de Saint-Pétersbourg, sont
en grande partie des documents, des notes historiques déjà
utilisés ou écartés, des copies de ses tragédies, des pièces
relatives aux procès de ses clients, le chevalier de La Barre
et Lally, ses lettres au roi de Prusse et les réponses de
Frédéric, auxquels il faut joindre, il est vrai, une infinité
de contes, madrigaux, odes, épîtres, chansons, fables même.
Mais, parmi tout cela, trop de choses échappées à la verve
profane de l'auteur de la Pucelle, que leur licence condamne
inexorablement à ne point voir lejour'.
(Paris, Amyot), p. 336. IMsons, touterois, que le comte de La Per-
rière, chargé par le gouvernement de rechercher à la bibliothèque
de Saint-Pétersbourg les lettres originales et les manuscrits français
sortis de Frapce, est moins séyère et dédaigneux; il pense même qu'il
y aurait un choix curieux à faire, sous ce titre : Les Lectures de Voltaire,
Archives des missions scientifiques et littéraires (Paris, imprimerie
impériale, 1867), t. IV, p. 98.
1 . Nous avons trouvé la quittance de madame Denis, où elle dé-
clare avoir reçu, à la date du 15 décembre 1778, de l'impératrice
de Russie, la somme de 135,398 livres 4 sous 6 deniers tournois,
pour la bibliothèque de feu M. de Voltaire, son oncle. Etienne Cha-
ravay, Catalogue de lettres autographes de M. Rathery, du lundi
24 avril 1876, p. 55, n° 484.
2. Mémoires secrets pour servir à F histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XII, p. 17 8, 182 ; 1" et 6 dé-
cembre. — Correspondance secrète, politique et littéraire ( Londres ,
John Adamson), t. VII, p. 183, 184; de Paris, le 26 décembre
1778.
3. M. Léouzon Leduc fait allusion, sans le nommer, dans sa curieuse
description des manuscrits voltairiens, à un Sottisier, recueil de vers
et de prose, et remarques historiques en différentes langues, sans suite.
422
VENTE DE PERNEY.
Il était difficile, l'eût-elle voulu, pour madame Denis de
30 refuser aux désirs ainsi formulés d'une grande souveraine
dont la démarche et les procédés étaient d'ailleurs si hono-
rables pour elle et les siens. Il faut avouer qu'elle n'eut pas
les mômes excuses en se défaisant de ce Ferney qui aurait
dû demeurer un sanctuaire et passer de générations en gé-
nérations à la famille de Voltaire, Mais nous avons déjà fait
allusion à la vente de ce beau domaine au marquis de Vil-
lette qui en devenait le possesseur et le maître, pour la
scjuDie de deux cent trente mille livres. Si la nouvelle
frappa de stupeur les habitants de Ferney ', l'indignation
fut grande parmi les amis du poëte, et l'on considéra comme
une véritable impiété un parti que n'expliquait aucune rai-
son plausible. Mais elle s'y était tellement ennuyée du vivant
le tout de la main de M. de Voltaire. Une copie de ce cahier nous a
été confiée; nous l'avons parcourue, et nous avons pu surprendre,
dans la sincérité du négligé, cet esprit étrange, en passe de butiner
sur tous les sujets, ramassant tout ce qui le frappe ou peut avoir son
application : saillies, couplets, anecdotes, ordures, non sans de nom-
breuses fautes orthographiques, dont Voltaire n'était pas moins
exempt que tous les écrivains de son temps. Ce qu'il y a de plus re-
marquable, c'est moins ce qu'un trouve dans ce Sottisier, que le
caprice du collecteur, qui est rarement élevé. On ne pourrait se
douter, si l'on n'était averti, que cette cueillette, d'une saveur équi-
voque, fût le fait de cet écrivain d'un goiit si fin et si attique. La
vraie, nous dirons la seule curiosité de ce document, est dans ce
constraste et cet imprévu quelque peu désillusionnant.
1. Nous la voyons pourtant s'occuper, même après la vente, de ses
anciens vassaux, et faire pour les Fernésiens des démarches, sur les-
quelles elle s'abuse un peu sans doute, auprès du contrôleur général.
<i ... Je vous envoyé la letfre qu'enfin M. Neckerm'a accordée; il n'a
pas pu faire mieux ; mais les horlogers doivent être dans la plus
grande sécurité ; ils travailleront aussi tranquillement que s'ils étoient
à Genève, et les transports de leurs montres auront le même sort.
Cette lettre-là me paroît d'autant plus sûre, que quand même le mi-
nistre changerolt, son successeur ne voudroit pas ôter ce privilège à
Ferney et me faire de la peine. Quand les choses sont établies, on
ne les détruits juis. Je vous envoyé une copie de celte lettre dont je
garde l'original. r> lîtienne Charavay, Catalogue de lettres autogra-
phes (cabinet d'un amateur lyonnais) ; du mardi 12 avril 1870, p. 9,
no 84. Lettre de madame Denis à Wagnière ; Paris, ce 11 mars
1778.
MOT TODCHANT DE CATHERINE. 493
de son oncle qu'elle était bien déterminée à n'y plus re-
mettre les pieds, quoiqu'elle y fût aimée et qu'elle n'ignorât
point que le sort de la ville naissante et de tous ces braves
gens appelés là par Voltaire dépendît complètement d'elle.
« Je voudrais, écrivait-elle à la date du 29 septembre à Wa-
gnière, à la suite de nous ne savons quel dégoût dont ce der-
nier n*a pas pris soin de nous instruire, je voudrais que le feu
fût à Ferney. » Cette vente débarrassait d'ailleurs madame
Denis d'un serviteur qui lui était peu agréable et qui lui
rendait bien l'antipathie dont il était l'objet >. Heureusement
pour ce dernier, à l'instigation du baron de Bohême, l'im-
pératrice le faisait venir à Saint-Pétersbourg pour ranger
la bibliothèque de son maître, dans le même ordre qu'elle
était à Ferney; et il partait, le 8 août 1779, quelques jours
après l'arrivée du nouveau propriétaire. Lorsque cette instal-
lation fut terminée, Catherine II voulut voir comment toute
chose était ordonnée. Elle s'inclina profondément, en en-
trant, devant l'effigie de l'auteur de l'Essai sur les mœurs, et
se tournant ensuite vers Wagnière : « Monsieur, lui dit-elle,
voilà l'homme à qui je dois tout ce que je sais et tout ce
que je suis *. » Mais la santé du secrétaire de Voltaire le
forçait bientôt à quitter un climat trop rigoureux et à re-
prendre le chemin de son pays de Gex, comblé des bienfaits
1. Wagnière écrivait au comte de Rochefort, le 11 octobre 1778 ;
« ... J'ai été prodigieusement occupé des affaires de madame Denis
avec M. Christin. Ensuite, nous reçûmes la nouvelle inopinée de la
vente de Ferney à M. de Villelte. Jamais surprise ne fut égale à la
nôtre, et M. Christin partit sur-le-champ pour s'en aller chez lui.
Vous aurez sans doute su comment toutes ces choses se sont passées
à Paris, et les regrets de M. d'Hornoy, etc., etc. J'ai été pendant
quinze jours dans la plus cruelle incertitude de mon sort, ne recevant
ni nouvelles ni instructions de madame Denis. Elle vient enfin de
m'écrire qu'elle continuera de me donner 1200 francs par au pour
recevoir ses rentes viagères... » Charavay aîné, Catalogue de lettres
autographes, du mercredi 21 avril 1869, p. 18, n° 167. Mais, ce
qui était à prévoir, ces arrangements ne tinrent point, et Wagnière
fut heureux de trouver dans l'impératrice une bienfaitrice qui lui
fût reconnaissante de sa fidélité envers son maître.
2. Bibliothèque universelle (Genève, 1816), t. III, p. 87. La
chambre de Voltaire.
424 PROJETS DE MADAME DENIS.
de Catherine qui lui accordait une pension viagère de quinze
cents livres *. M. de Villelle avait acquis Ferney par ca-
price, par vanité; voyant la czarine acheter la bibliothèque
du patriarche, il crut faire sa cour en le lui faisant offrir par
le prince Bariatinski; mais Catherine remercia le mar-
quis, elle avait formé le projet de construire, dans son parc
de Czarskozelo, un château sur le modèle de celui du poëte et
d'y faire placer ensuite, dans le môme ordre, la bibliothèque
que lui avait apportée Wagnière*.
Madame Denis, en se défaisant de Ferney, avait peut-ôtre
une raison autre que sa très-réelle antipathie pour cette so-
litaire retraite, et cédait apparemment à un désir, à un
mot d'ordre plus ou moins catégoriquement formulé. La
trop sensible nièce n'avait pas su garder son cœur, et son-
geait encore à faire le bonheur d'un honnête homme. Nous
l'avons vue, dans une circonstance tragi-comique, repous-
sée violemment par son terrible oncle, tomber» dans un
fauteuil, ou plutôt tomber dans les bras de celui qui se trou-
vait alors dans ce fauteuil'. » Le personnage auquel échéait
1 . Celle générosité de l'impératrice envers Wagnière et ceux qui
avaient appartenu au poète ne devait rendre que plus cruelle la con-
dition d'un pauvre diable ruiné, lui et les siens, pour elle et par elle,
sans qu'à coup sûr elle s'en doutât. Nous voulons parler d'un ouvrier
bijoutier, nommé Dupuits, attiré à Ferney par Voltaire, qui lui avait
commandé un superbe déjeuné destiné à la czarine. L'ouvrage n'était
pas terminé quand le poëte mourut ; l'artiste dut faire le voyage de
Saint-Pétersbourg; mais il ne put jamais obtenir d^ètre présenté à
Catherine. Potemkin, ébloui par ce merveilleux travail, avait conçu
le dessein de se l'approprier sans bourse délier; et ce ne fut qu'après
des peines infinies que Dupuits réussit à se faire rendre, grâce à
l'énergique intervention de notre ambassadeur, ce service dont la
description est tout un rêve, qu'il se trouva trop lieureux encore de
sortir des griffes du favori. Dieudonné Thiébault, Souvenirs de vingt
ans de séjour à Berlin (Paris, Didot, 1860), t. II, p. 364 à 369.
2. Elle avait fait exécuter, en conséquence, en relief le château et
les jardins de Ferney dans les plus minutieux détails; jusqu'à la forme
et l'étoffe du meuble, tout y était rappelé. Senacde Meilhan, le Gou-
vernement, les mœurs et les conditions en France avant la RévolU'
tion (Paris, Poulet-Malassis), p. 309.
3. Longehamp et Wagnière Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
1826), t. I, p. 138. Voyage de Voltaire à Paris, 1778.
M. DDVIVIER. 425
cette bonne fortune, était un M. Duvivier, ci-devant dragon,
puis secrétaire du comte de Maillebois. Il avait été envoyé
en dernier lieu à Saint-Domingue comme commissaire des
guerres, à l'époque où M. de Clugny y était intendant, et
ses liaisons avec celui-ci ne lui avaient pas été inutiles, du-
rant le temps assez court que Clugny était resté au contrôle
général. Ce mariage extravagant et ridicule devait exercer la
verve d'un public peu charitable, qui s'égaya sans mesure
sur le compte des époux. Duvivier était connu au régiment
sous le sobriquet, qui lui était resté, de Nicolas Toupet*,
parce qu'il était, assure la chronique maligne, frater de son
métier, et que c'était lui qui accommodait ceux de la cham-
brée. En somme, il avait fait son chemin, et n'avait pas
moins de quinze ou vingt mille livres de revenus. N'était un
bras mal remis et dont il était estropié, il portait trente ans
de moins que la veuve de M. Denis. Les relations tendres
avec les doux propos existaient du vivant de Voltaire qui
faisait bon accueil au survenant, comme cela résulte de ces
trois lignes qu'elle écrivait sentimentalement, après la mort
du poète, à son prétendu : « Je vous envoie l'image de l'être
qui m'a été le plus cher. J'espère que vous la recevrez avec
d'autant plus de plaisir, que vous aimiez ce grand homme
et qu'il vous aimait. » Nous savons la dame devisante et
roucoulante, et nous avons surpris déjà de ses billets ga-
lants, à l'époque où c'était Baculard d'Arnaud qui faisait
palpiter ce trop faible cœur *. Voici des lambeaux de billets
à l'adresse du commissaire des guerres, qui ont bien leur
prix. L'on est sensible et, conséquemment, susceptible ; on
s'inquiète, on s'alarme à tout instant et à propos de tout,
lorsqu'on aime. Elle lui a vu la mine triste et préoccupée,
la veille: «J'en ai cherché le sujet dans ma teste et dans
mon cœur : je n'y ai trouvé que la douceur de vous aimer. »
1 . Son nom de baptême n'était point Nicolas, mais François, comme
son nom de Tamille. Sa mère s'appelait Vivier, et, de là, s'est fait
insensiblement Duvivier, nous dit Wagnière.
2. Voir notre quatrième volume. Voltaire et Frédéric, p. 184,
185, 186.
426 HEUREUSE A FAIRE MiUL AU COEUR.
C'est un madrigal *; mais dans celui-ci, elle est hors d'elle,
on a manqué de conflance, et c'est ce qu'elle ne peut admet-
tre. «Je vous déclare, s'écrie-t-elle , que je veux partager
avec vous mes pensées, ma vie et tout ce que je possède.
Ou donnez-moi un coup de pistolet par la teste : vous me
rendrez un grand service*. »
On ne saurait s'imaginer l'effet que produisit la nouvelle
de cette plaisante union. Elle n'aurait dû que faire rire, et
vraiment l'indignation était de trop. L'Académie la blâma
non-seulement comme une faiblesse ridicule mais comme un
outrage aux mânes de M. de Voltaire, et « comme une es-
pèce d'adultère spirituel. » La nièce de l'auteur de Zaïre
fut rangée sur la môme ligne que l'indigne Thérèse de Rous-
seau, et, convenons-en , il y a aussi une pointe de ridicule
dans cette grande ire des quarante, que tout cela n'importait
guère. D'Alembert cessa, comme ses confrères, de fréquenter
la nouvelle mariée. Le hasard la lui faisait rencontrer, toute-
fois, le Jendemain de ses noces. Et, comme on lui deman-
dait si elle avait l'air d'être heureuse : « Heureuse, répar-
tit-il, je vous en réponds, heureuse à faire mal au cœur' »
Grimma reproduit, sur le compte de ce couple hors d'âge,
un dialogue à mourir de rire entre le secrétaire perpétuel
et un domestique qui avait été chargée d'une commission
auprès de madame Duvivier, de la part d'une de ses amies :
« Est-il vrai qu'on vous a fait entrer dans la chambre à
coucher, et que vous avez-vu madame dans son lit? — Oui,
monsieur; mêmement, il y avait deux personnes dans le lit
que je ne pouvions pas d'abord distinguer, étant toutes
1. M. Duvivier était un homme positif, qui ne devait paa avoir un
bien grand fond de poésie et d'idéal dans l'esprit, s'il faut en croire
un plaisant récit de madame Vigée-Le-Brun, qui avait fait, en 1790,
le voyage de Rome à Naples, dans la voiture de l'ex-commissaire
des guerres. Souvenirs (Paris, Ciiarpentier, 1869), t. I, p. 188,
189, 190.
2. Cliaravay, Catalogue de lettres autographes, du lundi 6 novem-
bre 18G5, p. 18, n° 161. Billet de madame Denis à M. Duvivier
(sans date).
3. Chamfort, OEuvres (Lecou, 1852), p. 82, 83.
D'ALEMBERT EXCELLENT MIME. 427
deux ea bonnet de nuit, de façon que j'ai demandé si c'était
à monsieur ou à madame que j'avions l'honneur de parler.
— Son mari était donc couché avec elle? — Ah! monsieur,
je ne pourrions pas vous assurer ça, si c'était son mari, mais
c'était toujours un queuques-uns... » -^ « Nous demandons
pardon, ajoute Grimm, à M. D'Alembert de gâter un conte qu'il
fait si gaiement, mais nous ne devions pas nous dispenser
de citer ici l'historiette qui a coûté à l'Académie une si
belle statue, une statue que l'artiste n'avait composée que
pour cet auguste lycée, et qu'il aurait sans doute conçue
différemment, s'il eût prévu qu'elle serait placée dans l'en-
ceinte d'un théâtre'. » Ces compliments donnés à D'Alembert,
seront mieux compris, lorsqu'on saura qu'il était un véri-
table arlequin, un excellent mime , un farceur des plus
gais, qualités inattendues, à coup sûr, dans un personnage
d'apparence aussi sérieuse, et qui lui étaient communes
avec un écrivain de l'autre siècle, que l'on n'eût pas soup-
çonné d'avantage de ces aptitudes à un comique plus plai-
sant que relevé, La Bruyère».
Madame Denis avait intrépidement tendu sa main à M. Du-
vivier. « On dit qu'il est aimable, quand il veut, mais qu'il
ne le veut déjà plus vis-à-vis de sa femme ; qu'à peine le
mariage a-t-il été déclaré, il s'est rendu le maître; qu'il a
forcé madame Denis, accoutumée à dîner, à n'avoir per-
sonne le soir et à se coucher de bonne heure, à changer de
Irain dévie; qu'il lui procure beaucoup de monde à sou-
per, la fait veiller et jouer, et semble vouloir s'en débar-
rasser promj)tement à force d'excès *. » Assurément, tout
cela est fort grossi, et l'on fait à plaisir de M. Duvivier un
tyran de mélodrame. Cela ne regardait, en définitive, que
sa femme, et peut-être aussi son beau-frère et son neveu.
1. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Fume), t. X, p. 221;
septembre 1779.
2. Edouard Fournier, La Comédie de La Bruyère (Paris, Denta,
1866), seconde partie, p. 346.
3. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, Jolin Adamson), t. XV, p. 33; 27 janvier 1780.
428 UADAME DENIS ABANDONNÉE DES SIENS.
Mignot, qu'elle avait engagé à demeurer avec elle, la quitta
aux premiers bruits de mariage, et M. d'Hornoy ne montra
pas plus de stoïcisme devant une folie dont il pouvait payer
les frais. Quant à l'Académie, encore un coup, sa susceptibi-
lité, son indignation^ ses mépris nous semblent insuffisam-
ment motivés, et ce qui nous paraît mieux fondé, c'est le
ressentiment de l'outrage, qui se manifestera, comme Grimm
vient de nous l'apprendre, en privant la docte assemblée de
la statue de M. de Voltaire, qui lui était destinée, et dont bé-
nificiera la Comédie-Française*.
II
liE FAUTEUIL DE VOLTAIRE. — SERVICE A BERLIN. — PANCKOUKE:
ET BEAUMARCHAIS. — l'ÉDITION DE KEHL.
L'apaisement ne s'était pas fait sur cette grande renom-
mée, et la mort avait plutôt irrité que calmé les passions
soulevées et surexcitées par son retour. La haine d'un côté»
de l'autre un engouement aveugle, quand des motifs moins
î. Les comédiens profitaient habilement du courroux de naadaine
Denis, à laquelle ils adressaient une supplique des plus soumises et
qui eut tout l'efTet qu'ils en attendaient. Journal de Paris, du vendredi
29 septembre 1780, n» 273, p. 1107, 1108. Mais ceux-ci, ayant
changé irrévérencieusement la destination de la statue du patriarche
deFerney, en en faisant « un meuble d'ornement pour leur chambre,»
la terrible nièce leur écrivit une éplire des plus virulentes, qui fut
reproduite dans les papiers du temps (12 mars 1783). Grimm, Cor-
respondance littéraire (VdiV'ii, Fume), t. XI, p. 371, 372. — La Harpe,
Correspondance littéraire (Paris, Mignerel, 1804), t. IV, p, 148,
149, 150. Tout s'arrangea, néanmoins, au gré de madame Denis,
par un ordre du duc de Duras, du 27 juin 17 83. Comédie-Française.
Registre des délibérations pour les affaires d'intérest, p. 84. Plus
tard, la Comédie se vit menacée dans sa po.^se.'sion : le ministre avait
décidé que la statue de Voltaire serait transférée dans la salle des
séances publiques de l'instilul. Décade philosophique, an IV (8 juillet
1796), IV« semestre, p. 109. Mais elle fil une telle diligence, qu'elle
parvint à détourner le danger. 11 y a tout un volume de pièces rela-
tives à cet incident aux archives du Théâtre-Français.
LES MUSES RIVALES. 429
impersonnels ne venaient pas encore se mêler à l'enthou-
siasme et à l'admiration, conspiraient également en faveur
de celte gloire déprimée avec rage ou exaltée sans mesure :
au théâtre, à l'Académie, dans les journaux, dans les
chaires chrétiennes et les mandements des évéques, il n'al-
lait plus être question, de longtemps, que de l'auteur de
Zaïre et du Siècle de Louis XIV. Le premier février, le
Théâtre- Français jouait les Muses rivales, dont l'auteur
attendit la quatrième représentation pour se faire con-
naître». Cet auteur, circonspect plus que modeste peut-être,
était La Harpe, qui trouvait, dans ces applaudissements
de bon aloi, une revanche à ses Barmicides tombés et à des
dégoûts qu'il s'était attirés par un article assez maladroit,
dont ses ennemis abusèrent du reste indignement*. Ce
sont les Muses qui, toutes, se disputent l'honneur de pré-
senter le poëte au Dieu qui veut le couronner et partager
avec lui l'empire de la double colline. Tout réside dans les
détails, mais il y en a de charmants; cela est d'ailleurs bien
et élégamment écrit, et chacune des neuf pucelles tient le
langage qui lui est propre et dans les termes les meilleurs.
La Harpe, dans un passage, faisait allusion à l'amitié cé-
t. Ce ne fut pas la seule pièce inspirée pour la circonstance, et
Moline avait soumis aux comédiens, qui l'éoartèrent, une comédie-
ballet , l'Ombre de Voltaire. Arciiives de la Comédie-Française,
Registre concernant MM. les auteurs, du 25 mai 1772 au 20 novembre
1780, p. 92.
2. A propos de Bajazet, La Harpe, opposant à l'ouvrage de Racine
la Zulime de Voltaire, avait fait ressortir avec trop de désintéresse-
ment rinfériorité de cette dernière, et ajoutait judicieusement que
c'est encore une terrible entreprise que de refaire une pièce de Racine,
même quand Racine n'a pas très-bien fait. Mercure de France,
5 juillet 1778, p. 67, 68. C'était l'opinion de Voltaire tout le pre-
mier, qui, lui-même, professait une médiocre estime pour sa Zulime.
Le tort de La Harpe était d'avoir mal choisi son moment, et c'est ce
que lui apprenait bientôt une lettre du marquis de Villevieille où il
était traité avec la dernière indignité. Voir, pour les détails de cet
incident littéraire, le Mercure des 5 et 15 juillet, le Journal de Paris
des 10 et 1 4 juillet. — Grimm, Correspondance littéraire (Paris,
Fume), t. X, p. 58, 59, 60; juillet 1778. — Voltaire, Œuvres com-
plètes (Beuchol), t. I, p. 112. Éloge de VolUire par La Harpe.
490 ÉLECTION DE DUCIS.
lèbre de Voltaire et de madame du Châtelet; c'était nn fait
acquis, connu de tous, historique, dirons-nous, et il avait
cru pouvoir se permettre cet à-propos. Mais le (ils d'Emilie
jugea de son devoir de protester contre une pareille hardiesse,
et il n'y avait eu qu'à s'incliner devant d'aussi respectables
susceptibilités». Madame Vestris avait bien voulu être l'in-
termédiaire discret de l'auteur des Muscs rivales, qui l'avait
chargée de faire remettre le manuscrit avec une lettre ano-
nyme des plus soumises. « L'extrême modestie de cette lettre,
dit Grimm plaisamment et finement, a contribué plus que
tout le reste à écarter l'idée de La Harpe et dans l'esprit de
M. d'Argental et dans l'esprit des comédiens... » et il ajoute
plus sérieusement ; « quoi qu'en puisse dire l'envie qui ne
pardonne jamais, si l'hommage que M. de La Harpe vient
de rendre à la mémoire de son maître et de son bienfaiteur
n'est pas la plus douce vengeance qu'il peut tirer de l'in-
justice de ses ennemis, c'est au moins la réparation la plus
juste et la plus noble des torts qu'on avait à lui imputer'.
Le fauteuil de Voltaire était resté vacant et l'on se de-
mandait quel serait le téméraire qui oserait prétendre à
une telle succession. On ne doutait pas, en somme,
qu'après un premier moment de pudeur hésitante, il ne se
rencontrât des gens qui se sentissent la force de ramasser
les armes d'Achille. Lemierre marchait en tête de ces Titans,
et fut fort étonné, pour ne pas dire indigné, de voir que le
choix ne tombait point sur lui. Les suffrages des quarante
s'adressaient à l'honnête Ducis, l'auteur d'Hamlet et d'OEdipe
chez Admète, génie un peu abrupte, moins que Lemierre,
1 . Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XIII, p. 259, 270; 19 janvier
et 2 février 1779.
2. Grimm, Correspondance /i/ïéroirc (Paris, Farne), t. X, p. 146,
147, 148; février. — Correspondance secrète, politique et litté-
raire (Londres, Joiin Adamson), t. Vil, p. 413, 414; de Paris,
1*' mai. Le secréiaire de l'Académie remerciait La Harpe, au nom
et de l'avis unanime de la Compagnie, de Ihommage public qu'il
venait de rendre à la mémoire du M. de Voltaire; jeudi 18 février
1779.
OPTIME! THOMAS, OPnME! 431
ayant des coups d'ailes de grand poète, qni devait nous
donner un Shakespeare mitigé, adouci, ci>ili8é, que Voltaire
eût encore trouvé trop sauvage et qui était, sans nul doute,
tout ce que nous méritions alors. Il fut élu le 28 décembre
1778. Cette réception prochaine devenait un objet de grave
sonci pour le clergé qui ne pouvait se faire à l'idée qu'on
parlât de Voltaire dans une toute autre fin que de l'anathé-
matiser. L'archevêque prit la peine d'écrire au nouvel élu
pour l'exhorter à ne pas blesser,, par un éloge sans mesure,
les sentiments chrétiens de son auditoire. Si la démarche
était à bonne intention, il faut convenir que c'était son seul
mérite; et Ducis, piqué un peu de la leçon, eût répondu
qu'il ne saurait blesser des oreilles religieuses en faisant
l'éloge d'un académicien qui n'avait pas voulu mourir- sans
témoigner de sa foi, qui avait servi la religion par ses
écrits contre les athées, et avait proclamé si manifestement
le dogme de l'immortalité de l'âme i. La cotterie philoso-
phique comptait bien que cette solennité serait pour la
vérité un jour d'indicible triomphe. Les portes, malgré la
garde, furent forcées, à deux ou trois reprises. Des ovations
furent faites à la nièce du grand homme, parée, pour la
circonstance, des riches présents qu'elle avait reçus de
■ l'impératrice, ainsi qu'à M. et à madame de Villette, qui
l'avaient accompagnée. « Le discours de Ducis a été fort
goûté de l'auditoire, dit La Harpe; on y a trouvé d'assez
beaux traits pour croire que son ami Thomas y avait
mis la main , soupçon qui a paru d'autant plus probable,
que jamais Ducis n'avait écrit une ligne de prose '. » Ce
soupçon, formulé par La Harpe, est, en effet, celui des con-
naisseurs en style. « Toute l'Assemblée applaudissait avec
I transport, rapporte de son côté le baron de Bohême, et mes
voisins répétaient tout bas : Optime! Thomas! optime!»
A,
re
t
1. Correspondance secrète, politique et littéraire (Londres, John
.Adamson, t. VII, p. 243, 244; 23 janvier 1778. Nous laissons la
1 responsabilité de l'anecdote au recueil de Métra ; nous dirons même
^qu'elle n'est que peu dans la vraisemblance du caractère de Ducis.
2. La Harpe, Correspondance littéraire (Paris, Migneret, 1804),
n, p. 342.
432 DISCOURS DE L'ABBÉ DE RADONVILLIERS.
C'était l'abbé de Radonvilliers « prôtrc et dévot » ajoute
l'auteur des Muses ni;a/cs* » qui, à titre de directeur, était
chargé de recevoir le récipiendaire et de faire l'éloge de
l'académicien défunt. A coup sûr, la circonstance était pi-
quante, et l'on attendait à l'œuvre le pauvre abbé qui devait
jouer, au sein de ce troupeau déchaîné d'admirateurs fré-
nétiques, le rôle de bouc émissaire. « L'abbé de Radonvil-
liers a esquivé le danger de sa situation par la faiblesse de
sa voix et de sa poitrine, qui ne permettait guère qu'on
l'entendît. Sa manière de débiter qui ressemblait trop à une
causerie familière, a excité d'abord le rire du public, en-
suite l'impatience et l'humeur. On a vu le moment ou le
bruit devenait si grand, qu'on croyait que l'abbé de Radon-
villiers n'achèverait pas sa lecture, et si on l'a laissé finir, ce
n'est que par égard pour l'Académie. Le chevalier de
Boufflers découpait sur une carte, pendant ce temps-là, la
figure de l'orateur, la faisant courir dans la salle, ce qui
redoublait encore le tumulte*. » On comprend que son
éloge de M. de Voltaire ne dut pas être sans réserves;
il y glissait l'espérance que « bientôt une main amie, en
retranchant des écrits publiés sous son nom tout ce qui
blesse la religion, les mœurs et les lois, effacera la tache qui
ternirait sa gloire*. » Ces souhaits parurent une impiété à
l'assistance qui les couvrit de ses murmures et même de
ses huées. Il avait dû, selon l'habitude, communiquer son
manuscrit à l'Académie, qui l'aurait engagé à effacer des
expressions déplacées dans l'éloge d'un confrère*. On avait
1. « Très-dévot, assurément, écrit La Harpe, ensuite, en 1804,
après sa conversion, car il donnait presque tout son bien aux pau-
vres : c'est un fait dont j'ai la certitude. »
2. La Harpe, Correspondance littéraire (Paris, Migneret, 1804),
t. II, p. 343, 344.
3. Discours prononcés dans l'Académie française, le jeudi 4 mars
1719, à la réception de M. Duels (Paris, Damonville, 1779),
p. 35.
4. Cependant l'abbé, qui débute par un modeste aveud'insurûsance,
ajoute : « ... J'ai quelque droit, d'ailleurs, à l'indulgence de ceux
qui m'écoutent. Ils savent que si je porte la parole, ce n'est pas une
fonction que j'ai choisie ou désirée. J'obéis à nos uf.-iges, en regret-
INJUSTE ACCUEIL DE L'AUDITOIRE. 433
essayé, assure La Harpe, de lui faire entendre que la mis-
sion qui lui était échue jurait avec son caractère, et que le
plus sage parti comme le plus convenable à sa robe était
de remettre à quelqu'un de plus libre ses fonctions de direc-
teur; mais on n'y eût pas réussi. Ce qui nous a étonné,
nous autres, c'est le ton de modération, la bonne grâce, la
bienveillance extérieure de l'ouvrage ; à l'exception d'une
restriction bien justifiée, il faut l'avouer, par de déplora-
bles-écarts au point de vue de la seule morale, il n'y a pas
une ligne qui ne soit une louange, une appréciation glo-
rieuse du talent et des œuvres de cet écrivain qui « tenait
dans le siècle de Louis XV, la place des beaiix génies qui
ont illustré le siècle de Louis XIV. » Ce sont ses expres-
sions. Que le morceau ne fût point un chef-d'œuvre d'élo-
quence, qu'il n'offrît ni vastes perspectives, ni images
grandioses, ni grande élévation dans les jugements, cela
est incontestable, et il fallait plus d'autorité, et de voix
aussi, que n'en avait l'abbé de Radonvilliers, qui continua
et acheva, dans le tumulte et sans être entendu. Mais nous
soupçonnons, malgré ces manifestations peu tendres, que
le clergé fut un peu dépité de ne rencontrer dans cette
pièce oratoire, sauf les quelques lignes auxquelles nous
avons fait allusion, rien qui répondît à ses rancunes et à
ses colères.
Il ne devait être question que de Voltaire et de son génie.
Marmontel récitait ensuite un discours sur l'espérance de se
survivre, où se trouvaient ces vers adressés aux mânes du
grand écrivain, qui furent acclamés avec fureur :
Et d'un monde par toi si longtemps éclairé.
Ton indigne tombeau t'aura-t-il séparé ?
L'inexorable D'Alembert, à l'occasion des deux bustes de
Molière et de Voltaire, que l'Académie avait récemment
fait placer en regard dans la salle de ses séances, indiquait
tant que le sort n'ait pas mieux servi M. de Voltaire. » Discours pro-
noncés dans l'Académie française, le jeudi 4 mars 1779 (Paris, De-
nionville, 1779), p. 34.
Tiii. 28
43i ÉLOGE DE VOLTAIRE PAR FRÉDÉRIC.
les quelques points de rapprochement qui pouvaient exister
entre des écrivains si différents d'ailleurs : tous deux avaient
amené la philosophie sur la scène ; tous deux avaient com-
battu l'hypocrisie, celui-ci dans Tartufe, celui-là dans Maho-
met ; tous deux, en butte à la haine et au ressentiment des
faux dévots qu'ils dévoilaient, avaient été applaudis et en-
couragés, Molière par le grand-roi. Voltaire par un vertueux
pontife, Benoit XIV '. Saurin lisait, en dernier lieu, des vers
presque entièrement consacrés, cela va de soi, à l'auteur de
la Henriade. La séance avait, comme on le voit, pleinement
répondu à l'attente de ce public passionné et qui s'était montré
aussi emporté, aussi agressif qu'on le pouvait souhaiter.
De tous les éloges dont Voltaire fut l'objet, celui qui dut
faire tressaillir plus délicieusement son ombre (car se le
fîgure-t-on, au delà du tombeau, moins affamé de gloire et
de renommée?) et le plus flatteur assurément, n'était pas lu
à l'Académie. Nous voulons parler de l'hommage rendu à sa
mémoire, par le philosophe de Sans-Souci : « Voici, écrivait
le roi de Prusse à D'Alembert, l'Éloge deVoltaire, moitié mi-
nuté dans les camps, moitié corrigé dans les quartiers d'hi-
ver. Je crains bien que l'Académie française ne critique un
peu le langage ; mais le moyen de bien parler Velche* en
Bohême? j'ai fait ce que j'ai pu ; l'ouvrage n'est pas digne
de celui qu'il doit célébrer; toutefois, j'ai profité de la li-
berté de la plume pour faire déclamer en public à Berlin,
ce qu'à Paris on ose à peine se dire à l'oreille ; voilà en quoi
consiste tout le mérite de cet ouvrage*. » Nous n'avons pas
à porter un jugement sur l'éloge, qui ne pouvait manquer
d'avoir un grand retentissement et dont les amis de Voltaire
se targuèrent avec un légitime orgueil. Le roi avait voulu
1. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Furne), t. X, p. 161;
mars 17 79.
2. Nom des habitants de l'ancienne Gaule. « C'est le nom qu'on
donne encore aux Français dans la Basse-Allemagne. Voltaire, Œuvres
complètes (Beuchol), t. XXIX, p. 488.
3. Œuvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. XXV, p. 1 19.
Lettre de Frédéric à D'Alembert.
SON BDSTE A L'ACADÉMIE DE BERLIN. 435
que le panégyrique fût récité dans son Académie, en assem-
blée publique extraordinaire et convoquée « pour cet objet »,
le2G novembre 1778. La date est remarquable : cet éloge du
poëte est antérieur de quelques mois à ceux que débitaient
au Louvre nos académiciens, à cette séance du 4 mars '.
Infatigable dans la tâche d'honorer, à tout événement, la
mémoire du patriarche de Ferney, D'Alembert voudrait bien
qu'à son exemple, Frédéric commandât un buste à Houdon
pour son cabinet ou pour l'Académie de Berlin, si ce n'était
pour les deux. 11 s'en ouvrira à son auguste ami, dès
juillet 1778, et il ne s'en tiendra pas à cette insinuation
unique. Mais le méthodique souverain répondra que ce n'est
pas l'envie qui lui manque, et que la guerre l'a mis à sec.
« Ce serait une affaire pour l'année prochaine, ajoutait-il,
où les plumes commenceront à nous revenir*. » Il ne pou-
vait être question d'un buste en terre mais en marbre, et le
géomètre avait lui-même annoncé, que l'ouvrage reviendrait
à trois mille livres. Le prince, qui comptait avec lui-même
et échelonnait ses dépenses, priait de- remettre l'achat et
l'envoi au mois de septembre (1780) ; et le beau buste d'Hou-
don, lui fut ponctuellement dépêché pour cette époque.
Tassaert eut ordre de le recevoir et de l'installer dans la salle
des séances de l'Académie. « C'est en effet, dit Thiébault, de
l'angle qui touche à la porte du cabinet d'histoire naturelle,
que Voltaire semble voir, écouter, et épier tous les acadé-
miciens rassemblés devant lui, ce qui me faisait dire, en
Regardant son rire malin : « Pouvons-nous ne pas convenir
« qu'il se moque de nous'? »
Les comédiens recevaient, le 7 mai 1779, à l'unanimité
1. Œuvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. VU, p. 67.
L'éloge a été reproduit dans les Œuvres compl'eies (Beuciiot), t. I,
p. 5 à 32.
2. Ibid, t. XXV, p. 129, Lettre de Frédéric à d'Alembert;
7 octobre 1779.
3. Dieudonné Thiébault, Souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin
(Didot, 1860), t. II, p. 358, 359. — Preuss, Urkundenbuch zu der
Lebensgesckichte Friedrichs des Grossen (Berlin, 1834), t. VI,
p. 210, 211.
43f) AGATHOCLE.
cette tragédie d'Agathocle, que Voltaire n'avait pas eu le
temps d'achever. Celait de leur part une marque de respect
et de reconnaissance dont ils auraient d'autant moins pu se
départir sans ingratitude, lors même qu'ils n'eussent fondé
aucune espérance de succès sur cette dernière œuvre de sa
vieillesse, que madame Denis avait encore resserré les liens
qui les attachaient à la mémoire du grand écrivain, en fai-
sant à la comédie une cession de tous les honoraires des
pièces de son oncle*. 11 avait été convenu, à la requête de
celle-ci, qn'Agathocle serait représenté pour l'anniversaire
de la mort de Voltaire; et Vanhove, alors semainier, fut
chargé par ses camarades, d'adresser une lettre circulaire
aux auteurs qui avaient des pièces sur le répertoire, pour
leur demander leur acquiescement à un tour de faveur déjà
obtenu pour Imie *. Avant la représentation, Brizard débitait
un discours très-adroit, composé par D'Alembert, dans lequel
étaient plaidées les circonstances atténuantes, et où il en était
appelé à la bienveillance de cet auditoire d'Athéniens éclai-
rés, pour une esquisse à laquelle le dernier coup de lime avait
manqué. « Votre équité suppléera à ce que vos lumières pour-
raient y désirer ; vous croirez voir ce grand homme présent
encore au milieu de vous, dans cette même salle qui fut
soixante ans le théâtre de sa gloire, et où vous-même l'avez
couronné, par nos faibles mains, avec des transports sans
exemple. » La pièce fut écoutée avec recueillement et res-
pect. Mais la faiblesse de l'ouvrage n'en fut pas moins sen-
sible, et, malgré quelques beaux vers, qui ne sufûsent point
pour soutenir un sujet dénué de ressort et d'intrigue, on
pressentit, dès le premier soir, qu'il ne devait pas aller loin.
En effet, après la troisième représentation, la tragédie dut
être retirée.
1. Archives de la Comédie-Française. Registre concernant MM. les
auteurs, du 25 mai 177 2 au 20 novembre 1780. La cession était
du 28 juin 17 78 et datée de Boulogne.
2. Mémoires secrets pour servir à Vhistoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson) , t. XIV, p. 51, 52; 15 mai
1779.
ON ANONYME. 437
Le moment approchait où seraient décernés les prix de
la Saint-Louis. L'attention des juges s'était d'abord portée
sur une Épitre à Voltaire, de Murville, qui ne manquait ni
de mouvement ni de détails heureux*, et elle paraissait de-
voir fixer les suffrages. Mais tout n'avait pas été inventorié;
il y avait là encore une pièce qu'on ne se hâtait pas d'exa-
miner et dont le volume semblait avoir plus effrayé qu'attiré
ses juges '. La Harpe eut pitié de la pauvre pièce en disgrâce,
et se mit à réciter les vingt premiers vers qui ne produi-
sirent qu'une médiocre impression , il insista pour qu'on
le laissât poursuivre, et se fit si bien écouter, qu'en der-
nière analyse l'Épître de MUrville dut céder le premier
rang au dithyrambe. A la devise avait été jointe une lettre,
dans laquelle, au cas où l'ouvrage paraîtrait digne d'être
couronné, le secrétaire perpétuel était prié de n'ouvrir
qu'à la séance d'après la Saint-Louis le billet qui, selon la
coutume, devait renfermer le nom de l'auteur. L'intérêt que
La Harpe avait paru porter à la pièce, donna à penser; et
l'on supposa que l'auteur était le comte de Schowaloff, avec
lequel on le savait lié, d'ailleurs poëte aimable, dont' la per-
sonne et les vers avaient également réussi parmi nous. Mais
celui-ci s'empressa de démentir si nettement cette rumeur
qu'il fallut bien, faute de mieux, attendre du temps le mot
de l'énigme'. Une lettre de d'Argental*, qui déclarait avoir
été l'entremetteur officieux de l'auteur anonyme, ne chan-
geait rien aux choses. Le poëte avait ses raisons de ne pas
se découvrir, il n'avait voulu que rendre hommage à un
grand homme, il suppliait qu'on lui permît de ne pas accepter
1 . Voir celle pièce dans la Correspondance secrète (Londres, John
Adamson), t. VIII, p. 339 à 346.
2. La limite indiquée par l'Académie aux concurrents était deux
cents vers, ciiiffre auquel Murville se conformait. Le dithyrambe de
La Harpe n'en contenait pas moins de trois cent soixante-six.
3. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Furne), t. X, p. 206,
207; avril 1779.
4. Secrétariat de linstitut. Registre de l'Académie française;
1745-1793. Séance du jeudi 12 aoûl 1779. Lettre de d'Argental
au secrétaire; 11 août.
438 PATERNITÉ SOURNOISE DE LA HARPE.
la médaille» et ajoutait qu'il la verrait avec plaisir retour-
ner à l'auteur de l'ouvrage qui venait après le sien, ce qui
en effet eut lieu. Ce fut La Harpe qui lut encore, à la séance
solennelle, et le dithyrambe, Auaimdnes de Voltaire ^elVÉpUre,
de Murville.
Mais il fallait bien qu'on pénétrât un jour ou l'autre ces
ténèbres, et l'auteur anonyme n'était pas le moins impatient
sans doute d'être deviné. On connut bientôt la paternité
sournoise de La Harpe, qui, n'ayant,pas le droit de concou-
rir puisqu'il était un des juges nés du concours, n'avait
pas su davantage résister à la tentation de rendre cet hom-
mage désintéressé à son maître, et de prouver ainsi à la
malignité qu'elle l'avait bassement et indignement calomnié.
H croyait l'avoir démontré dans les Muses rivales ; jl le fera,
en troisième et dernier lieu, à la réception de Chabanon, le
20 janvier, par la lecture de quelques fragments d'un Éloge
de M. de Voltaire, parmi lesquels se trouvait un parallèle du
style de Racine et de Voltaire, qui devait enlever tous les
applaudissements et tous les suflrages*.
Le cardinal de Rohan, auquel ses confrères de l'Académie
s'étaient adressés pour obtenir la messe d'usage aux Corde-
liers, avait cru sortir d'embarras en leur donnant le sage
conseil de remettre à plus tard l'accomplissement d'un pro-
jet auquel les circonstances ne se prêtaient point alors.
C'était une défaite dont personne ne fut dupe. Ajourner, en
tous cas, n'est point se désister, et le parti encyclopédique
comptait bien ne pas en demeurer là. L'occasion, d'ailleurs,
se présenta de renouer cette négociation interrompue. Le
feu ayant pris au château de Saverne, l'Académie fît faire
au cardinal de Rohan, par Marmontel, un compliment au-
quel il fut sensible, et dont il la remercia avec empresse-
1. LiEirpe, Correspondance littéraire (Paris, Migneret, 1804),
t. Il, p. 415, 416.
2. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Fume), t. X, p. 263;
janvier 1780. — Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la Répu-
blique des lettres (Londres, Jolin Adamson), t. XV. p. 29; 24 Jan-
vier 1780.
UN INTERMÉDIAIRE FORCÉ. 439
ment. M. de Foncemagne venait de mourir (26 septembre),
et il allait être question de lui faire dire une messe aux
Cordeliers. D'Alembert flt observer à ce propos que, avant de
procéder au service de ce dernier, il était nécessaire que
l'Académie prît une détermination au sujet de celui de M. de
Voltaire jusqu'à présent suspendu, et pour lequel la famille
de cet homme illustre renouvelait ses plus pressantes solli-
citations. Après en avoir délibéré, il fut décidé que M. le
cardinal de Rohan, grand aumônier, et, à ce titre, maître
de la chapelle du Louvre, serait prié d'obtenir de l'agré-
ment du roi que les services funéraires des académiciens
se fissent désormais dans cette chapelle, et qu'en consé-
quence on célébrât à la fois ceux de MM. de Voltaire et
Foncemagne. Le cardinal, qui était présent, ne fit nulle
objection, pas plus que l'évèque de Limoges (Coetlosquet),
et l'abbé de Radonvilliers, puisque la mesure fut votée à
l'unanimité*. C'était une surprise de D'Alembert, sans pa-
reil pour ces sortes d'habiletés, et qui, comme on le pense,
ne devait pas en demeurer là. L'Éminence, acculée, demanda
un répit de quelques jours qui lui permît de s'occuper plus
à loisir de cette importante affaire ».
Un mois s'écoula de la sorte. Mais le i 6 décembre allait
réunir la majeure partie des membres présents à Paris. Il
s'agissait de donner un successeur à Foncemagne, et de pa-
reilles assemblées sont toujours nombreuses. Nous n'avons
point à entrer dans les détails de l'élection qui se fixa sur
Chabanon, un élève de Voltaire. Le vote achevé, M. de Rohan,
sachant bien qu'il ne pouvait reculer davantage l'explica-
tion qu'on attendait de lui, dit, qu'à la suite des démarches
qu'il avait faites, et après y avoir mûrement rêvé, il estimait
plus convenable pour l'Académie comme pour lui, que le
premier service qui aurait lieu pour leurs confrères morts
fût célébré dans une église de Paris, différente de la cha-
pelle du Louvre. C'était une fin de non-recevoir polie, et
1. Secrétariat de l'Institut. Registre de l'Académie française;
174S à 1793; du jeudi 11 novembre 1779.
2. Ibid., du jeudi 18 novembre 177 9.
440 ASSAUTS D'HABILETÉS.
dont il fallait se contenter. On se mit à délibérer de nou-
veau sur cette question d'une si délicate solution, et l'as-
semblée arrêta, à la pluralité des voix, que, dorénavant, il
ne serait plus fait de service particulier pour les académi-
ciens défunts, mais seulement, à l'exemple de plusieurs
compagnies, un service général à la fin ou au commence-
ment de chaque année, et l'on pria l'archevôque de Lyon,
Montazet, d'instruire Sa Majesté de la délibération '. Deux
jours après, le prélat venait rendre compte à ses confrères
de la réponse du roi, qui avait déclaré que son intention
était que la compagnie suivît ses anciens usages. L'expé-
dient proposé eût été pourtant une solution dictée aux pa-
cifiques par le besoin d'en finir avec cette cause d'aigreur
et de division. D'Alembert, qui ne devait pas être l'auteur
de l'amendement», se hâta de dire que l'Académie devant
se conformer aux ordres du roi, et son ancien usage étant
de ne faire le service d'un académicien défunt qu'après ce-
lui de l'académicien mort avant lui, il proposait à l'Assem-
blée d'envoyer, selon la coutume, son libraire' aux Cordeliers
pour demander le service de M. de Voltaire, ce qui fut arrêté
d'une voix unanime. Mais le résultat n'était pas douteux, et
1. Un procès-verbal ne dit pas tout, el nous rencontrons des dé-
tails supplémentaires fort piquants dans le recueil de Bachaumon'.,
très-bien informé à cette date, comme on l'a déjà remarqué, sur ce
qui se passait parmi les quarante. L'archevêque de Lyon, qu'on n'était
pas fâché d'embarrasser tout au moins, s'en tirait avec esprit el
habileté. Il répliquait qu'il était primat des Gaules, et que les contra-
dictions qu'occasionneraient peut-être dans Paris la demande el le
refus du service en instance, pourraient, si elles prenaient d'autres
proportions, ressortir de son tribunal, et qu'à toute éventualité, il
devait ne pas s'expliquer à l'avance sur ce qu'il aurait un jour à juger.
Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des lettres
(Londres, John Adamson), t. XIV, p. S21, 322; 23 décembre
1779.
2. C'était l'archevêque «r\ix qui avait donné l'idée de réformer
l'usage d'un service à chaque académicien décédé, pour en établir un
à perpétuité, qui engloberait indistinctement tous les morts de la
Compagnie. On se demande pour quelle cause Louis XVI n'y avait
point consenti.
3. On appelait ainsi l'employé chargé de faire les copies. Voyex le
DictioNuaire de Littré,
CLOTURE DU DÉBAT. 441
le messager de l'Académie rapportait le billet suivant de la
main même du P. gardien des Cordeliers, mais non signé.
« M"" de Mbuville a rempli sa mission auprès du p. gardien,
qui persévère dans les mêmes sentimens qu'il a eu l'hon-
neur de manifester à M' D'Alembert. A Paris, ce 19 décem-
bre 1779. » Le secrétaire perpétuel communiquait, le len-
demain, le document à la compagnie : la chose méritait une
mûre délibération, et il proposait de remettre la discussion
à quelque autre assemblée, « après que M" les académi-
ciens auraient fait leurs réflexions sur le parti qu'il était le
plus à propos de prendre'. » Pour le coup, à moins de cher-
cher une revanche sur un autre terrain, il n'y avait qu'à se
résigner : le débat était clos et bien clos.
Mais cette messe si inexorablement refusée à Paris par
M, de Beaumont et l'abbé de Tersac, on allait l'obtenir d'un
clergé ou plus tolérant ou moins indépendant. C'est encore
D'Alembert qui se mettra en campagne avec cette ardeur de
haine que sa santé perdue ne saurait ralentir. Il écrivait
au roi de Prusse, à la date du 29 février : « Votre Majesté a
bien raison d'être indignée du traitement que ces supersti-
tions ont valu en France à la mémoire de Voltaire : j'ose-
rais vous proposer, Sire, une petite réparation qui morti-
fierait un peu les fanatiques; ce serait de lui faire faire
dans l'église catholique de Berlin le service funèbre que nos
prélats Welches lui ont refusé. On vient encore d'insulter
sa mémoire d'une manière indécente dans un plaidoyer fait
au parlement de Rouen par un conseiller au parlement de
Paris. Nos parlements. Sire, sont plus plats et plus ignorans
que la Sorbonne, et c'est assurément beaucoup dire*. »
La veille même de sa mort , nous avons vu Voltaire ,
comme le vieux Siméon , entonner l'hymne d'actions de
grâce, en apprenant l'arrêt du grand Conseil qui cassait la
sentence du parlement relative à la condamnation de l'in-
1. Secrétariat de l'histilut. Registre de l'Académie française;
17 45-1793; du lundi 20 décembre 17 79.
2. OEuvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. XXV, p, 141.
Lettre de D'Alembert à Frédéric; 29 février 17 80.
442 DESPRÉMESML AU PARLEMENT DE ROUEN.
fortuné Lalli, après trente-deux séances de commissaires, à
l'unanimité de soixante-douze voix, et qui renvoyait rafTaire
devant le parlement de Rouen. Mais, pour ce procès, comme
pour celui de Calas, l'esprit de corps se révolta à l'idée
seule d'admettre qu'une cour souveraine eût failli; et l'aréo-
page normand confirmait le premier jugement (23 août
1783). Il en sera de môme, devant le parlement de Dijon,
qui donnera raison aux deux arrêts; et Tollendal n'obtiendra
que plus tard cette réhabilitation qu'il poursuivit avec une
infatigable persévérance. D'Alembert, en parlant de ce con-
seiller de Paris qui n'avait pas craint d'insulter à la mémoire
de l'auteur des Fragments historiques sur l'Inde, avait en
vue d'Esprémesnil qui, intéressé à écarter l'effet moral d'un
appui si éloquent, s'écriait en plein prétoire : « Vers la
tombe de M. de Voltaire, s'avance à pas lents, mais sûrs, la
postérité qui, dans l'écrivain le plus vanté, cherchera vaine-
ment l'homme de bien ». »
La proposition du géomètre fut favorablement accueillie
de la part du Salomon du Nord, qui promit de faire de son
mieux; car il n'était pas absolument le maître sur ce terrain,
ou du moins ne voulait pas parler en maître, o II faudra
s'y prendre adroitement pour arracher de nos prêtres une
messe et un service pour Voltaire ; les Allemands ne con-
naissent son nom que comme celui d'un athée, d'un Vanini
et d'un Spinoza, et il faudra négocier pour amener celle
messe à une fin heureuse*. » D'Alembert s'empressait d'ex-
pédier en conséquence les diverses pièces dont l'abbé Mi-
gnot s'était servi pour vaincre les scrupules du prieur de
Scellières, et qui lui furent confiées par les deux neveux
du poëte, mais à la condition de ne pas les rendre publi-
ques, ce qui eût pu avoir des inconvénients graves pour
1 . Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XV, p. 84, 85; 15 mai. —
Correspondance secrhte, politique et littéraire (Londres, John Adam-
son), t. IX, p. 279 ; Paris, le 25 mars 1780.
2. Œuvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preugs), t. XXV, p. 144.
Lettre de Frédéric à D'Alembert; 26 mars 1780.
UNE MESSE CHANTÉE A BERLIN. 443
eux (U avriJ 1781). Quinze jours après, Frédéric accu-
sait réception du concluant dossier, et annonçait au secré-
taire perpétuel que l'auteur de Zaïre aurait une belle messe
chantée dans l'église catholique de Berlin. « Muni de
toutes les pièces que vous m'avez envoyées,* j'entame à Ber-
lin la fameuse négociation pour le service de Voltaire, et
quoique je n'aie aucune idée de l'àme immortelle, on dira
une messe pour la sienne. Les acteurs qui jouent chez nous
cette farce connaissent plus l'argent que les bons livres.
Aussi j'espère que les jura stolœ l'emporteront sur le scru-
pule'. » Ce fut le Français Thiébault qui fut chargé de né-
gocier avec le curé de Berlin. Il avait été antérieurement
décidé avec le roi que la démarche serait faite au nom des
académiciens catholiques, MM. de la Grange, de Franche-
ville, Borelly, Pernetti, qui ne demandèrent pas mieux de
concourir à cette œuvre expiatoire. Les pièces dont il a été
question plus haut parurent sufûsantes, et Ton s'entendit
aisément sur les frais du service, qui furent fixés à cent
reisdalers (360 fr.). La cérémonie eut lieu avec beaucoup
d'apparat, et en présence d'une nombreuse assistance. Mais
l'important n'était pas tant de dire cette messe que de faire
connaître au monde entier qu'il n'y avait que des Welches
capables de refuser les derniers devoirs religieux à un aussi
bon chrétien que M. de Voltaire. Le jour même (30 mai
1780), Thiébault rédigeait la note suivante qui paraissait
incontinent dans la Gazette de Berlin, et, bientôt après, dans
le Courrier du Bas-Rhin et les autres journaux étrangers.
« Aujourd'hui à neuf heures du matin, on a célébré en
l'église catholique de cette ville, avec toute la pompe con-
venable, un service solennel pour l'âme de messire Marie-
Arouet de Voltaire. .., etc., etc.. Ce service a été demandé
par les académiciens catholiques de Berlin; ils l'ont obtenu
de M. le curé, avec d'autant plus de facilité, de justice et de
raison, qu'ils ont produit des preuves authentiques que feu
1. Œuvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preuss), t. XXV, p. 149.
Lettre de Frédéric à D'Alembert; le l^r mai 1780.
444 D'ALEMBERT NE DÉSARME POINT.
M. de Voltaire a fait, peu avant sa mort, une profession de
foi orthodoxe, qu'il s'est confessé, qu'il a édifié les âmes
chrétiennes par des aumônes considérables et autres bonnes
œuvres, et qu'il a eu à l'abbaye de Scellières, au diocèse de
Troyes, en Champagne, tous les honneurs de la sépulture
ecclésiastique; de sorte que c'est méchamment qu'on a fait
courir le bruit que le clergé français aurait voulu les lui
refuser; chose que ce clergé si respectable n'eût pu faire
sans violer les lois de la justice, sans blesser les principes
de la bonne police, et sans donner à des haines particu-
lières une influence incompatible avec la charité chré-
tienne, et avec toutes les vertus sincères et véritables '. »
Si Thiébault avait été le rédacteur et l'expéditeur, on sent
qu'il avait dû s'inspirer du roi et de son compère. Des tra-
ductions de la Gazette de Berlin furent diligemment en-
voyées en France, et La Harpe, pour sa part, reproduisait
en entier la note dans sa correspondance *. Diderot y faisait
également allusion, avec un contentement qui déborde,
dans un livre où sûrement on ne serait pas allé la chercher'.
C'était là une victoire, en effet, et une leçon de tolérance
et de charité donnée au clergé français qu'elle ne devait
qu'indigner et non corriger.
Pour cette fois, D'Alembert avait lieu, ce semble, d'être
satisfait, et l'on s'attend à le voir un peu respirer après
celte succession de combats, d'assauts contre un ennemi
formidable. Mais D'Alembert ne désarme point. Ce succès,
bien plutôt , lui donne envie d'en remporter un autre de
nature plus durable, car les cérémonies s'oublient et les
monuments restent. C'est encore h Frédéric qu'il a recours,
c'est à Frédéric qu'il suggère ce nouveau moyen de chagri-
ner un clergé odieux, auquel il ne peut penser sans bondir.!
« Nous sommes bien sûrs, dit-il, à présent que Voltaire a]
1. Dieudonné Tliiéhault, Souvenirs Je vingt ans de séjour à Berlin
(Paris, Uidot, 1860), t. Il, p. 359 à 364.
2. La. lldTY>e, Correspondance littéraire {Parla, Migneret, 1804),
t. 111, p. 114, ILS, 116.
3. Diderot, Essai sur les règne» de Claude et de Néron (Londres, l
1782), t. Il, p. 308.
PETIT ECHEC. 445
pour le moins un pied en paradis. Il ne manquerait plus.
Sire, aux honneurs de toute espèce que Votre Majesté lui a
fait rendre, que de lui élever dans l'église de Berlin un mo-
nument où il serait représenté se prosternant devant le
Père éternel, et foulant aux pieds le fanatisme. L'épigramme
serait excellente, et le sculpteur Tassaert pourrait exécuter
cette idée sous les yeux et d'après les vues de Votre Majesté
(24 juillet 1780). » Mais^ pour le coup, le philosophe de
Sans-Souci ne se prêta point à cette vengeance coûteuse, si
elle était plus durable. « L'église catholique de Berlin, ré-
pondit-il , ne conviendrait guère au cénotaphe que vous
proposez de lui ériger. Cette église est bâtie sur le modèle
du Panthéon de Rome, et on ne saurait sans la déflgurer y
placer de ces sortes de mausolées (l*"" aoûtj. » L'argument
était-il bien sérieux? D'Alembert, qu'on ne paye pas de
mauvaises raisons, répliquera que Raphaël est enterré dans
le Panthéon, et qu'on lui a érigé un monument sur le mo-
dèle duquel on pourrait en élever un semblable, à Berlin,
au Raphaël de la littérature. Et il terminait, en disant, qu'il
osait encore espérer que le roi se laisserait gagner par
l'opportunité d'un monument également digne du poêle et
du souverain. Mais Frédéric n'est pas convaincu. D'ailleurs,
était-ce dans une église qu'il fallait confiner l'auteur du
Dictionnaire philosophique et du Sermon des cinquante? a Je
crois qu'il ne s'y plairait pas. 11 vaut mieux placer son
buste dans l'académie (2 octobre)^ » C'eût été, pourtant, une
nouvelle et bien éloquente protestation contre une dernière
insulte faite aux cendres du grand homme. « Croiriez-vous,
Sire, qu'on refuse ici à sa famille de lui faire un mausolée
très-modeste dans la petite église obscure de province où il
est enterré? (3 novembre.) » L'abbé Mignot avait commandé,
Ien effet, au sculpteur Claudion un mausolée destiné à sur-
monter la dalle nue et sans inscription qui recouvrait ces
restes illustres, mais il dut renoncer à un projet qui n'eût
pas éfé toléré'. Fut-ce pour se faire pardonner son refus?
1. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
446 UN MONUMENT AUTREMENT DURABLE.
Frédéric faisait dire encore, à Breslau , celle fois, une
messe pour le repos de l'âme du patriarche, qui lui valait
une belle épftre de la comtesse Fanny de Beauharnais, à
laquelle il répondait galamment par une lettre de remercie-
ment et d'éloges pour son talent facile et gracieux •.
D'Alembert se plaignait du refus fait à la famille du poëte
d'édifier un mausolée à la place où reposait son chef illus-
tre; mais, à défaut de ce monument de pierre et de marbre,
un autre se préparait, et plus durable que le marbre et la
pierre. C'était une édition complète des œuvres du grand
écrivain, édition digne de son génie, expurgée des apports
étrangers, des fautes grossières de langage, de grammaire,
d'orthographe, dont fourmillaient les moins défectueuses
parues de son vivant. Le libraire Panckoucke, qui était allé
voir Voltaire à Ferney avec madame Suard, sa sœur, amas-
sait depuis lors les matériaux de cette vaste entreprise,
qu'il n'était pas destiné à sortir même de ses fondements.
A la fin de septembre 1778, madame Denis faisait remettre
au célèbre éditeur deux caisses de papiers et de manuscrits;
il s'y rencontrait peu de pièces inédites, car Voltaire n'ai-
mait pas à remettre ses jouissances : c'étaient, avec une
correspondance sur tous les sujets et à l'adresse de tout
l'univers, les retouches, les corrections, les expurgata de
ses divers ouvrages, poèmes, tragédies, épîtres, contes; sa
dernière pensée, pour tout dire, quelque chose comme son
testament littéraire '.
/effres (Londres, John Adamson), t. XII, p. 124, 125; 4 octobre
1778.
1. Journal de Paris, du vendredi 26 janvier 1781, n» 26, p. 103.
Réponse du roi de Prusse à l'épître que madame la comtesse de
Beautiarnais avait adressée à Sa Majesté ; à Berlin, le 5 janvier 1781.
L'envoi de l'épître était du 20 novembre 1780. M. Preuss ne semble
pas avoir connu cette lettre, qu'il ne reproduit point dans son édition
des Œuvres de Frédéric le Grand.
2. Les corrections devaient être portées sur un exemplaire infer«
folié de papier blanc de l'édition encadrée (en ((uarante volumes
in-8°, 1775), envoyé par Panckoucke à l'écrivain. Quand Voltaire
mourut, il n'avait pas eu le temps d'achever celte révision. L'on
remit au libraire, avec les manuscrits, ceux des volumes qu'il arait
POINTS DE VUE DIFFÉRENTS. 447
Au Ijeu d'applaudir au zèle que l'on déploya pour ras-
sembler tant de fragments épars, souvent désavoués par
leur auteur, les gens de goût auraient voulu, dans l'intérêt
du poëte, que l'on procédât avec une sage rigueur au choix
des ouvrages qui seraient admis; car tout publier d'un écri-
vain qui ne s'était que trop abandonné à sa facilité, c'était,
semblait-il, compromettre celles des œuvres, dont le mé-
rite assurait la durée : était-on, d'ailleurs, jamais allé à la
postérité avec un tel bagage ? L'argument avait du poids; il
pouvait être sans réplique à l'égard de tout autre que cet
esprit excessif, le représentant le plus net comme le plus
illustre de cette époque excessive. Mais Voltaire, mais son
siècle, ne sont-ils pas tout entiers dans ces mille feuilles vo-
lantes d'histoire, de morale, de philosophie et de polémique
passionnée? A part l'esprit, tout cela est à maintenir, à res-
pecter dans son intégrité, comme l'expression historique
d'une société si intéressante à étudier et qui allait aux
abîmes. C'est ce que ne comprit point Palissot, homme de
goût, lettré circonspect bien que satirique effréné. Lui aussi
songera à se constituer l'éditeur de l'auteur de la Henriade;
et la supériorité de son édition sur celle qui s'annonçait
avec tant de fracas, résiderait avant tout dans le choix des
pièces qui y seraient accueillies, dans l'exclusion impitoya-
ble des avant-propos inutiles, des variantes superflues, des
lettres oiseuses, des redites fatigantes, et de tout ce que
l'intérêt de la gloij'e de l'écrivain ou même un sentiment de
bienséance ordonnait de supprimer*. Mais, pour ne parler
eu le loisir de reloucher. Quérard , Bibliographie voliairienne ,
p. 99.
1 . « Beaumarchais, dfra-t-11, par esprit de spéculation plutftt que
par amour pour la gloire de Voltaire et de l'intérêt public, mit à con-
tribution, sans distinction, les portefeuilles de ceux qui pouvaient
avoir eu quelque relation avec cet illustre écrivain ; il a publié jus-
qu'aux lettres que Voltaire écrivait à ses gens d'alTaires. L'enthou-
siasme et le désir de multiplier ses volumes lui firent tout admettre
sans choix, et il ne s'aperçut pas que ce triste superflu, dont il
croyait enrichir sa collection, que le public improuve aujourd'hui,
était au contraire le plus sûr mojen de l'appauvrir. 11 ne parvint
cependant pas à épuiser tous les portefeuilles, car quelques personnes
448 LA CORRESPONDANCE DE VOLTAIRE.
que des lettres, qu'entend-il par ■ ces inutilités prodiguées
dans la correspondance, » et à quelle lettre, à quel billet de
Voltaire de tels qualificatifs sont-ils attribuables?
A l'heure qu'il est, celle correspondance formidable, qui
se grossit tous les jours de nouveaux acquêts, est peut-ôtrc
le titre le plus assuré à l'immortalité de ce roi des polygra-
phes. La correspondance à elle seule n'est-elle pas toute
l'histoire du dix-huitième siècle, l'histoire au jour le jour,
l'histoire heure par heure, de Voltaire sans doute, mais
presque autant de son époque ? Et quel merveilleux et in-
comparable ensemble sans prétention, sans préoccupation
d'un public, préoccupation qui donne quelque contrainte,
il faut bien le dire, à cet autre admirable ensemble des
lettres de madame de Sévigné! Ce fut pourtant une ques-
tion très-controversée que celle d'une publication un peu
libérale des lettres de Voltaire, grosse d'alarmes et de tem-
pêtes. Le principe décidé, restait l'exécution, restait la
tâche épineuse de rassembler, d'obtenir des détenteurs ces
matériaux sans nombre. Et l'on devine en présence de
quelles difficultés on allait se trouver. Ces lettres, écrites
pour la seule intimité, avec la liberté du tûte-à-tête, étaient
pleines de révélations délicates à l'égard de gens vivants
pour la plupart et qui ne manqueraient pas de jeter les
hauts cris devant une révélation indiscrète. De pareilles
communications, lors même qu'elles échappent à cet écueil,
tiennent d'ailleurs toujours un peu de la profanation et de
la prostitution; c'est fausser leur destination foncière, c'est
une sorte de déloyauté et d'abus de confiance qu'excuse aisé-
ment la postérité, mais qui n'en est pas moins réelle, et
que durent sentir ceux auxquels on demandait de commettre
cette action équivoque.
qui comptent parmi la république des lettres, ayant eu connaissance
de notre édition, se sont empressées de nous transmettre des maté-
riaux de la main de Voltaire, qui ne peuvent qu'embellir notre col-
leclion, sans la surcharger. » Moniteur universel (supplément au
no 308], octidi, 8 thermidor an II (26 juillet 1794); annonce de
l'édition de Palissot.
REFUS DE CERTAINS DÉTENTEURS. 440
Une chose fort intéressante et qui édifie d'une manière
bien piquante sur la tâche des metteurs en œuvre de l'en-
treprise , c'est le témoignage écrit de leurs efforts. Nous
avons recueilli à cet égard bien des documents que nous
regrettons de ne pouvoir faire figurer dans ce travail. Tan-
tôt ce sont des refus nets sous l'entortillage poli de la
forme. Le duc de Nivernois, dans les mains duquel se trou-
vaient les lettres de Voltaire à Thiériot, répondra que ces
épitres, d'ailleurs de peu de valeur au point de vue litté-
raire, écrites presque toutes en anglais, ne valaient pas la
peine d'être traduites. « Quelques-unes sont importantes,
mais elles contiennent des choses de telle nature qu'il vaut
mieux les jeter au feu que de les publier*. » Heureusement
n'en fit-on rien, et ont-elles été publiées depuis, comme
nous croyons l'avoir dit. Madame Necker ne consentira
pas davantage, pour des raisons très-concevables et qu'elle
déduit avec quelque raffinement: « Je redoute l'éclat comme
l'ennemi le plus dangereux de mon bonheur et de ma répu-
tation... Les lettres que M. de Voltaire m'a écrites ne pour-
roient être publiées sans inconvéniens pour moi : elles sont
toutes dictées par l'indulgence qu'il conservoit encore après
un long éloignement et que l'affection d'un vieillard pour
une jeune personne pouvoit seule justifier*...» Le duc de
Choiseul repoussait absolument toute confidence de ce genre ;
et ce ne fut que longtemps après qu'on parvint à se procu-
rer, par voie indirecte, quelques lettres à lui adressées 3. Il
t. Charavay, Catalogue des lettres autographes, provenant du
cabinet du chevalier de R....y; du lundi 30 novembre 1863, p. 67,
08, n» 478. Lettreduduc de Nivernoisà Panckoucke; Paris, ISsep-
lombre 17 78.
2. Ibid. même catalogue, p. 66, 67, n» 472. Ces lettres de
Voltaire à madame Necker furent publiées par le comle Golowkin
dans ses Lettres diverses recueillies en Suisse (Genève, 1821). Les
originaux se trouvent à la bibliothèque de Lausanne.
3. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
1826), t. II, p. 4, note. — Mémoires secrets pour servir û l'histoire
de la République des lettres (Londres, John Adamson), t. XII, p. 132,
133; 12 octobre 1778.
Tiii. 29
fv
450 NOMBREUX ACQUIESCEMENTS.
en fut de môme des Tronchin, auprès desquels Je marquis
de Florian avait promis de s'entremettre '.
Les gens de lettres, qui vivent de la renommée, se mon-
trèrent autrement faciles, et s'empressèrent de confier leurs
lettres à Panckoucke. • La Harpe envoya soixante lettres';
Grimm, quatre-vingt-quinze lettres adressées à la duchesse
de Saxe-Gotha *. François de Neufchâleau envoie tout ce
qui lui reste des lettres de l'auteur de Zaire; mais la meil-
leure partie était passée dans les mains d'une femme
« dont je croyois être aimé, dit-il avec une naïveté plai-
sante, et qui n'aimoit, en effet, que les lettres de Vol-
taire*. » Bien des gens du monde ne firent point difficulté
d'apporter leur part au monument. Senac de Meilhan, l'in-
tendant du Hainaut, fut de ceux-là «. Chaque jour, la
moisson s'augmentait et effrayait déjà par son volume,
bien qu'elle fût loin encore des proportions qu'elle devait
atteindre. « Comment se flatter, disait La Harpe, de ras-
sembler toutes ces lettres écrites dans le cours d'une si
1 , Gaullieur, Mélanges historiques et littéraires sur la Suisse fraii'
çaise (Genève, 1855), p. 3, .4. Lettre du marquis de Florian à Tron-
chin des Délices; 28 septembre 17 78. Depuis, ce dépôt, si fermé,
s'est ouvert un instant; mais il existe, el nous ravons palpé, un en-
semble de lettres autographes ne formant pas moins de sept volumes,
qu'on se refuse, avec une obstinatiou qu'il faut respecter, à laisser
publier.
2. Charavay, Cabinet du chevalier de R... .y, p. 78, n° 558. Lettre
de Saint-Lambert à Panckoucke; 18 octobre 1780. Réponse de Panc-
koucke.
3, Ibid., Charavay, même catalogue, n° 327. Deux lettres de
La Harpe à Panckoucke; 4 et 11 février 1781. Réponse; 12 du
même mois.
4. IMd., n" 254. Reçu délivré par Grimm à Panckoucke; Paris,
14 juillet 1779, p. 78, n» 558.
5. L'Amateur d'autographes, 11« année (16 novembre 1867),
p. 348, 349. Lettre de François de Neufchâteau à Panckoucke;
Mirecourt, le 6 décembre 1778. — Walpole laissera publier les
lettres à sa vieille amie, madame du DeiTand. Charavay aine, Cala-
logxie d'autographes du vicomte de Fer... ; du lundi 3 décembre 1866.
Lettre de Walpole au duc de Guines : Londres, 23 mars 178t.
6, Charavay, (cabinet du chevalier de R....y), p. 81, n» 581.
Lettre de Senac à Panckoucke; Valencicnnes, 23 octobre 1779.
LETTRES DE VOLTAIRE A D'AROENTAL. 451
longue vie, par un homme qui en écrivait tant? Panckoucke
en possède du moins une assez grande partie. M. d'Argental
lui a remis toutes celles qu'il avait, et ce dépôt grossi par
un commerce assidu de plus de quarante années est sans
doute le plus considérable de ce genre. Plusieurs gens de
lettres ont donné au même libraire celles qu'ils avaient
gardées, et qui est-ce qui ne gardait pas les lettres de Vol-
taire? M" D'Alembert et Condorcet* ont donné les leurs; je
n'ai pas cru devoir refuser les miennes. C'est à l'éditeur à
voir ce qu'il peut faire de ce recueil, dont la publication
n'est pas sans difficulté ni sans inconvénient. On imagine
aisément que lorsque l'auteur écrivait à ses amis avec
liberté, il ne se gênait pas sur plusieurs articles fort déli-
cats. L'amour-propre de plusieurs personnes en place et de
plusieurs gens de lettres peut se trouver compromis; cepen-
dant ce serait ôter beaucoup de prix de ces lettres que de
les altérer; et si l'on veut satisfaire la curiosité publique,
il faut montrer Voltaire tel qu'il était, et ne se permettre
de retranchemens que dans des cas fort graves *. »
Mais avec l'amour-propre il n'est que des cas graves; et,
quelque réserve qu'on y mit, l'on devait s'attendre à bien
des clameurs. La Harpe parle du dépôt fait par d'Ar-
gental de lettres à lui adressées, et le§ Mémoires secrets
vont jusqu'à fixer à quatre mille livres le chiffre du mar-
ché». Après les avoir confiées un instant à Panckoucke,
1 . L'édition de Bencbot De contient pas, comme on Va. pu voir,
tontes les lettres de Voltaire à Condorcet. Les Œuvres de Condorcet
(édlt. Arago) en ont révélé cinquante-deux complètement inédites.
Mentionnons également Morellet, qu'oublie La Harpe. «... J'ai donne
ces lettres, dit l'abbé, aux éditeurs de la collection de ses œuvres,
entreprise par Beaumarchais. On en a retranché quelques-unes un
peu fortes sur certains sujets, dans un temps où l'on connaissait
encore quelques limites qui n'arrêteraient pas des éditeurs aujour-
d'hui. » Mémoires de Morellet (Paris, Ladvocat , 1822), t. I,
p. 234, 235.
2. La Harpe, Correspondance Ulliraire (Paris, Migneret, 1804),
U II, p. 296, 297.
3. Mémoires secrets pour servir à F histoire de la République des
fe/Jre* (Londres, John Adamson), t. X, p. 132, 133; 12 octobre 1778.
4S2 OBLIGATOIRE CASTRATION.
l'Ange gardien les avait retirées; il les léguera à une' dame
o de sa société. » Ce fut d'elle, nous dit Wagnière, que
Panckoucke les tint gratuitement. « S'il lui en témoigna
de la reconnaissance , ajoute-t-il, ce n'aura été qu'avec
la délicatesse convenable en pareil cas *. » Nous, qui avons
sous les yeux l'acte de vente, nous sommes forcés de donner'
raison aux nouvelles à la main, des mieux renseignées cette
fois, car madame de Vimeux, la dame en question, ne
consentait à l'abandon et au transport de son précieux dos-
sier qu'en échange d'une somme de quatre mille livres,
dont deux mille payées comptant, et les deux autres lors de
la publication de la correspondance. Madame de Vimeux, la
légataire de d'Argenlal (peut-être sa fille), autorisait, par
l'acte de vente, M. Suard à supprimer ce qu'il trouverait de
compromettant ou de scabreux dans ces lettres où étaient
agitées tant de questions, remués tant de sujets, tant de
personnages évoqués avec cette indépendance absolue de
l'intimité*. Nul doute que cette sorte de castration impo-
sée par la force môme des choses, n'ait été appliquée en
plus d'une rencontre, et nous en pourrions citer des cas,
bien que Suard ait dû procéder à cette révision avec son
tact, un respect dont ne s'écartera que trop, pour sa part,
l'abbé Duvernet '.
1 . Longcliamp et Wagnière, Uémoires sur Voltaire (Paris, André,
182G), t. III, p. 4. note.
2. Le Collectionneur {imWel 1868), n» 2, p. 2, 3. L'acte passé
par madame de Vimeux avec Panckouciie est du 8 août 1778. Autres
détails inQniment curieux dans le Catalogue des lettres autographes
de M. Duvivier (Élienne Charavay); du vendredi 14 décembre 187 3,
n» 4, p. 158, lyi.
3. Citons ce fragment d'une lettre autograplie deD'Alembert à Vol-
taire : a Voilà la Sorbonne qui veut condamner l'abbé Rémy, comme
liérétique, pour son Éloge de l'Hôpital : mais ces gredins sont, à ce
qu'on dit, divisés entre eux, et d'ailleurs, ils craignent le parlement
dont on les menace. Quelle vermine et quelle canaille ! ■> Charles
Nisard, Mémoires et Correspondances (Paris, Lévy, 1858), p. 350.
Dans l'édition Beuchot, « ces gredins » se sont changés en « ces
messieurs, » et « Quelle vermine et quelle canaille !» ne se trouvent
plus. OEuvres complètes, t. LXX, p. 380, 381. Lettre de D'Alembcrl
à Voltaire; Paris, 18 novembre 1777. Disons-le, les suppressions, les
BEAUMARCHAIS SE SUBSTITUE A PANCKOUCKE. 453
Panckoucke devait être le précurseur et non le messie de
cette œuvre colossale. Devant une aussi grosse affaire, à
tous les points de vue, devant la perspective d'entraves et
même de persécutions de toute nature, le plus résolu pou-
vait se sentir ébranlé; celui-ci, trouvant un acquéreur
qui, en le délivrant des soucis d'une entreprise aventureuse,
achetait cent soixante mille livres (et non trois cent mille,
comme on en avait fait courir le bruit) le droit d'aboutir à
un naufrage, sut profiter d'une occasion peut-être unique,
et résigna son marché à un oseur, s'il en fût, que le danger
et la lutte n'effrayaient point. Il y aurait toute une étude
des plus intéressantes sur l'enfantement laborieux de cette
multiple machine, sur la coopération financière et littéraire
de Beaumarchais, car il avait trop de tempérament et de
feu pour ne point se réserver sa part et ne pas glisser son
mot à l'occasion; et les quelques notes qui lui sont échap-
pées et qu'il signait de l'appellation bizarre de « Correspon-
dant général de la société typographique » (société, di-
sons-le en passant, qui n'était que dans sa tête) ont un
cachet particulier et portent bien sa griffe». Mais ce tra-
vail a été fait avec beaucoup de soin et une complète pos-
session de la matière, et nous ne pouvons que renvoyer à
des études consciencieuses et savantes, après lesquelles il
n'y a plus guère à glaner 2, nous contentant de donner un
historique sommaire de l'immense entreprise.
retranchements étalent inévitables. Était-il possible d'imprimer, du
vivant de Ximenès, qui n'est mort qu'en 1817, les petites vivacités
dont il est l'objet, notamment dans les lettres des 10 et 22 sep-
tembre 1755; et celle à Richelieu, du 27 du même mois; et les
énormités contre le parlement, qui était debout en 1780 et qui n'eût
pas poussé la longanimité jusqu'à tolérer cette phrase d'une lettre de
D'Alembert, datée du 31 juillet 17 62 : « Enfin, le 6 du mois prochain,
la canaille parlementaire nous délivrera de la canaille jésuitique. »
On imprimait à Kehl, mais il fallait introduire l'édition en France et
obtenir que l'on fermât les yeux ; il fallait donc mériter cette occulte
indulgence. Qaérard, Bibliographie voltairienne, p. 100.
1. La Décade philosophique, an Vil, 20 messidor. IV» trimestre,
p. 123, 124, 125.
2. Loménie, Beaumarchais et son temps (Paris, Lévy, 1873). —
OEuvres complètes de Beaumarchais (VaLTia, Laplacp, 1876), avec une
4b4 RÉTIF DE LA BRETONNE.
Beaumarchais, qui n'aurait pas voulu attacher son nom à
une spéculation misérable et qui savait que ses ennemis ne
le perdaient pas de vue, ne reculera devant aucune dépense.
Il fit à grands frais l'acquisition des caractères de Basker-
ville*, devint propriétaire, dans les Vosges, de trois papete-
ries qu'il mit en état de suffire aux quinze presses expédiées
de Paris et de Londres, et qui ne devaient point gémir assez
tôt au gré de ses désirs. A la recherche d'un prote auquel il
pût se fier et qui fût au niveau de ce qu'on devait attendre
de lui, il avait songé à l'auteur du Paysan perverti et du Drame
de ma vie, Rétif de la Bretonne, compositeur d'imprimerie
avant d'écrire des livres. Mais Rétif ne se maniait pas ai-
sément : il avait des idées à lui en bien des matières, et
particulièrement en orthographe, idées dont il n'aurait pas
fait le sacrifice pour tout au monde ; et l'auteur du Barbier
de Séville comprit vite que c'était le dernier homme auquel
il fallût s'en reposer du soin d'une telle besogne'. Son choix
s'arrêtait sur un esprit très-intelligent et très-compétent
introduction par Edouard Fournier. — Théâtre de Beaumarchais ;
(1875), avec une notice par Marescol.
1. Supplément au Dictionnaire historique de Ladvocat (Paris,
Leclerc, 1789), p. 55, 56, 57, au mot Baskerville.
2. « Le plus célèbre des homes que j'ai conus, dit Rétif, c'est
certainement le cit. Caron de Beaumarchais. Je l'avais abordé, dès
17 78, à l'occasion de son imprimerie de Kell, dont il me proposa
d'être le prote : mais il y avait plus de 10 ans que j'avais quilé C6
genre d'ocupation. J'étais cependant tenté d'acepter, par un effet de
mon admiracion pour Voltaire, dont On y alait imprimer les immor-
tels ouvrages... Je lui donai, sur notre ortografe, 18 remarques qu'il
comuniqua à l'Académie française d'alors, qui n'en aprouva que six.
Mais on vit, peu de temps après, par la dispute sur voyiez et soyiez,
insérée au Journal de Paris, que Delaliarpe, coryfée du corps-acadé-
mique, ne savait pas l'ortografe... » Monsieur Nicolas (Paris, 1797),
t. VI', onzième partie, p. 3185, 3186. Nous avons trouvé dans les
procès-verbaux de l'Académie, ù la date du samedi 30 décembre 1780,
trace de cette décision académique. « Le même jour , disent-ils
M. le secrétaire a lu une lettre signée Caron Beaumarchais, par laquelle
les éditeurs de la collection qu'on prépare des œuvres de M. de Vol-
taire font à la compagnie quelques questions grammaticales et ortho-
graphiques relatives à cette édition. La compagnie a commencé la
lecture de ces questions, et a chargé M. le secrétaire d'envoyer la
réponse à M. de Beaumarchais, quand cette lecture serait achevée. »
LE FORT DE KEHL. 455
qui ne se bornera pas à l'épuration typographique, Decroiï,
dont le reste de la vie, bien après l'achèvement de l'édition
de Kehl, sera consacré à la recherche et au sauvetage des
reliques voltairiennes, et particulièrement de la correspon-
dance ».
Quoique Beaumarchais se fût assuré la bienveillance et
la protection occulte de M. de Maurepas, les œuvres com-
plètes de Voltaire ne pouvaient s'imprimer en France. 11 se
mit en quête, à nos frontières, d'un abri où il fût possible
de faire, sans être troublé, fonctionner ses incomparables
presses. Le margrave de Bade lui permit de s'établir dans
le fort de Kehl, complaisance et gracieuseté bien entendues,
et qui ne devaient point proCter médiocrement à ses petits
États, qu'enrichissait toute une armée d'ouvriers. On a dit
que le fils de l'horloger Caron n'avait vu dans cette entre-
prise qu'un moyen de donner le change sur des desseins
d'une autre nature. Il peut y avoir un peu de vrai dans cette
allégation; cela prouverait, en tous cas, qu'il savait mener
de front plus d'un objet', car il donna à sa double édition
toute l'attention et les soins que commandait une affaire
aussi épineuse que complexe. Mais c'était la moindre chose
de franchir le Rhin et d'imprimer au delà de la fron-
1. Biographie universelle (Michaud, nouTelle édition), t. X,
p. 265.
2. Une chose complètement ignorée, c'est qu'à cette époque même
il songeait à faire exécuter le Samson de Voltaire qu'il avait retouché
et remis en trois actes. M. Le Noir, auquel le ministre avait envoyé
le manuscrit, répondait, trois semaines après, qu'il avait consulté un
homme éclairé et judicieux qui avait estimé que o si le poëme de
Samson étoit bien arrangé, on en pourroit faire un très-bon poëme;
mais que, corrigé comme il est, il n'offre ni conduite, ni vraisem-
blance, ni intérêt,., » Le jugement est dur pour Beaumarcijais ;
mais cet homme éclairé et judicieux, quel est-il? Peut-être Suard,
dont le mauvais vouloir pour l'auteur du Mariage de Figaro nous
est connu. Ce qu'il y a de sur, c'est que Beaumarchais, pour cette
fois, eut le dessous. Il prenait sa revanche avec Tarare, cinq ans
après, en 1787. Archives nationales, ancien régime : opéra, carton 01-
G32, Compte que le comité rend au ministre de ce qui s^est passé en
son assemblée du lundi 17 juin 1782 ; — carton 01-639, Lettre de
M. Le Noir au ministre; le 9 juillet t782.
456 DOUBLE PROSPECTUS.
lière; il fallait vaincre la résistance intérieure et repasser
le pont de Kehl. Il y parviendra, non sans de grands sou-
cis, môme pour l'entreprise matérielle, car il prétendait éle-
ver un monument à la gloire nationale, et nous le voyons
dans une agitation voisine du désespoir en présence d'im-
perfections moins sérieuses, il est vrai, qu'il les supposait'.
L'éclosion fut laborieuse. Le prospectus paraissait en jan-
vier 1781. Il formait à lui seul un volume entier « fort ba-
vard, » où l'on ne taisait rien des mérites de l'entreprise,
des frais énormes qu'elle avait dès lors exigés, du zèle, de
l'inébranlable dévouement des éditeurs'. Concurremment,
Moreau jeune, dans un prospectus particulier, annonçait
une suite d'estampes destinées à orner la nouvelle édition.
Mais si l'on n'avait rien omis de ce qui pouvait entraîner un
public hésitant, l'on n'avait pas pris les mêmes mesures
pour conjurer les foudres d'un clergé qui, d'ailleurs, avait
1. Loménie, Beaumarchais et son inmps {Paria, Lévy, 1873), t. II,
p. 22G, 227. Leltre de Beaumarchais à Leiellier, son agent prin-
cipal; Paris, ce 10 mars 1781. Beaumarchais n'hésitait pas à offrir
l'ouvrage entier à ceux qui s'étaient montrés sympathiques à son
œuvre et témoignaient l'envie de la soutenir de leur influence et de
leur crédit, a Je n'ai point répondu, monsieur, lui écrivait de Rome
le fameux marquis de Bièvre, à l'offre obligeante que vous avez bien
voulu me faire d'un exemplaire de l'édition des œuvres de Voltaire.
Vous m'annoncez votre prochaine arrivée à Rome : et je l'avois déjà
annoncée moi-même d'après vous à M. le car. de Bernis et à l'archi-
duc de Milan, qui éluit alors ici. Tous deux désiroient avec beaucoup
d'empressement l'instant de vous connoître de près. D'ailleurs, je
n'aurois point accepté un présent aussi considérable et que je mérite
si peu. Vous avez depuis essuyé des contradictions que nous parta-
geons tous. Milady Walpole, l'une des trois souscripteurs po^jr qui
je vousavois écrit, a été attendre son exemplaire dans l'autre monde.
Mais milady Cowper et madame la princesse d'Albanie (femme du
dernier Stuart et l'amie d'Alfleri) sont encore dans celui-ci et en sont
toujours l'ornement. Vous ne m'avez pas envoyé non plus de pros-
pectus. Le Parlement et la Sorbonne ont éteint sur-le-champ notre
correspondance... » Etienne Charavay, Catalogue de lettres autogra-
phes, du 7 mai 1875, n» 44. Lettre du marquis de Bièvre à Beau-
marchais; à Rome, ce 5 novembre 1781 (déjà citée).
2. Mémoires secrets pour servir ù l'histoire de la République des
/c«re« (Londres, John Adamson), I. XVII, p. 48, 49; 31 janvier
1781.
MACHAULT ET JEAN-GEORGE. 457
les yeux ouverts sur la terrible machine de guerre ; et l'at-
taque ne se faisait pas longtemps attendre. L'archevêque de
Paris se plaignit aussitôt, et fit admonester les journalistes
qui avaient annoncé le prospectus. « Mais, ajoutait le gaze-
tier que nous mettons à contribution, M. de Beaumarchais
est trop chaudement appuyé par de grandes dames pour
craindre aucune censure civile ni ecclésiastique'; » ce qui
était un peu trop s'avancer. L'évéque d'Amiens * donna Je
branle par un mandement foudroyant où il était fait, d'ail-
leurs, assez malencontreusement allusion à l'affaire du che-
valier de La Barre : circonstance qui parut assez grave aux
curés d'Abbeville pour les déterminer à ne pas se confor-
mer à l'ordre de leur évoque', et ne faisait que trop le
jeu des violents de l'autre bord. « Si on savait en France
imposer silence à ces sonneurs de tocsin, s'écriait impé-
tueusement à ce propos D'Alembert, ils n'auraient ni parti-
sans ni imitateurs. Peut-être à la fin senlira-t-on la néces-
sité de les réprimer, pour l'honneur de la raison et le repos
public*. »
L'archevêque de Vienne, cet ancien évêque du Puy, ce
Jean-George, si bafoué, avec son frère, par le fiéleux poëte,
lançait, de son côté, une circulaire pastorale, dans laquelle
il déclarait à ses diocésains qu'ils ne pouvaient, sans pécher
mortellement, souscrire à cette œuvre pernicieuse ni facili-
ter en aucune façon son débit. Le préambule de l'homélie
n'était rien moins que le panégyrique de l'auteur du Pauvre
Diable, qui, dans un parallèle entre lui et Jean-Jacques,
cette fois encore, était sacrifié à son rival, auquel on dé-
cernait le premier rang, si l'on Convenait que l'auteur du
Dictionnaire philosophique avait gardé, jusqu'à la fin de ses
1. Correspondance secrète, poliiiaue et liltéraire [Londres, John
Adamson), t. XI, p. 71 ; Versailles, 15 f^Trier 1781.
12. Machault, fils de l'ancien contrôleur général des flnances.
3. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), t. XVII, p, 159, ICO; 8 el 9 mai
1781.
4. Œuvres de Frédéric le Grand (Berlin, Preiiss), t. XXV, p. 182.
458 MÉMOIRES POUR SERVIR A LA VIE DE VOLTAIRE.
jours, « la dictature dans la secte des raécréanls. » Le pré-
lat était dans son droit, il exerçait un légitime devoir en
Btygmatisant tant d'œuvres qui attaquaient son Dieu et sa
foi, et trop souvent repréhensibles au seul point de vue des
bonnes mœurs. Mais il allait plus loin, mais il allait trop
loin, en provoquant, bien qu'il s'en défendit, les rancunes et
les sévérités du parlement'.
Frédéric, en appelant de ses vœux, en juin 1780, une publi-
cation dont devait bénéficier le genre humain tout entier,
ne soupçonnait point qu'il eût rien à en redouter. Il n'allait
pas tarder, toutefois, à apprendre l'existence de ces curieux
mais sanglants Mémoires pour servir à la vie de Voltaire, écrits
en 1759, sous l'impression tenace d'une rancune que les
avanies de Francfort ne justifiaient que trop. Ces mémoires,
nous avons vu La Harpe en dérober une copie, avec un chant
de la Guerre de Genève, et chassé du paradis terrestre pour
une infidélité qu'on oublia bientôt. Après la mort de Voltaire,
deux copies se retrouvèrent parmi ses papiers. Madame
Denis, qui n'avait point pardonné au roi de Prusse la gros-
sièreté de ses agents, en envoya une à Saint-Pétersbourg,
et ne se fît pas scrupule de joindre l'autre aux pièces iné-
dites qu'elle avait cédées à Panckoucke. Beaumarchais, le
successeur de ce dernier, entrevoyant dans ce mystérieux
manuscrit toute une fortune, alléchait son monde par des
lectures en petit comité; et La Harpe nous dit en avoir
entendu une faite par Caron lui-même, chez le duc de
1. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. I, p. 451, 462.
Pièces justificatives. Mandement de l'archevôque et comte de Vienne;
le t3l mai 1781. Cette invite de l'archevêque de Vienne au Parlement
avait été devancée par une brochure anonyme des pliw violentes, qui
parut sous le titre de Dénonciation au Parlement de la souscription
pour les Œuvres de Voltaire, avec cette épigraphe : Ululate et cla-
mate, de Jérémie. Grimm en donne un fragment, Correspondance
littéraire (Paris, Furne), t. X, p. 408 à 411. Il désigne l'auteur
80US l'initiale D M. de Loménie reproduit la pièce en entier
dans le tome II de ses études, p. 570 à 575, à la date du 10 mars
1781. Beaumarchais répliquait avec une virulence égale à l'attaque,
le 29 avril, par une note envoyée aux gazettes étrangères. Ibid.y t. Il,
p. 575, 57G.
DÉMARCHES DO BARON DE GOLTZ. 459
Choiseul'. Cela ne pouvait manquer de faire rumeur; et
M. de Vergennes, prévoyant les chifTonneries diplomaticpies
qu'elles occasionneraient, enjoignit à l'auteur du Mariage de
Figaro de se tenir tranquiUe. Ces ordres formels imposèrent
à celui-ci, qui semble même avoir sérieusement renoncé à
donner les Mémoires dans son édition. C'est au moins ce
que l'on peut conjecturer, d'après cet essai de fusion des
Mémoires avec les Commentaires historiques, de l'édition de
Kehl. Mais, soit que la copie dont il était le détenteur ne fût
pas la seule, soit qu'il l'eût fait imprimer sous main, après
avoir vainement essayé de la céder à bon prix à Frédéric,
comme on l'a prétendu (sans preuves, il est vrai), les Mémoires
circulaient clandestinement dans Paris, en mai 1784».
Le baron de Goltz, le ministre de Prusse, jeta les hauts
cris, et fit tout pour arrêter la vente et racheter tous les
exemplaires qu'il put trouver, expédient bien insuffisant et
dont l'effet ne pouvait être que de donner plus de prix au
libelle. Les éditions se multiplièrent; et Beuchot avait pu
en retrouver quatre du même temps. Une publicité si géné-
rale devait diminuer, chaque jour un peu plus, les scrupules
des éditeurs de Kehl, qui, toutefois, attendirent prudem-
ment, gagnèrent du temps, et ne reproduisaient, finalement,
les Mémoires que dans le dernier volume de l'édition in-8°,
à la suite de la Vie de Voltaire, de Condorcet. Mais, alors,
Frédéric était allé rejoindre le patriarche depuis quatre
1. La Harpe, Correspondance littéraire (Paris, Migneret, 1804),
t. IV, p. 105.
2. Si les torts étaient indiscutables, Voltaire les avait pardonnes,
puisqu'il avait repris avec le Salomon du Nord ses relations d'autre-
fois. On considéra donc comme une action injustifiable l'existence seule
de ces mémoires, que leur auteur aurait àû anéantir. M. de Guibert,
dans un éloge du roi de Prusse, blâma sans adoucissement (ce sont
ses propres paroles) cette vengeance posthume que rien n'excusait
plus. Villelte, dans une lettre qu'il faut lire, rétablit les faits, fait
la part de chacun, et démontre la parfaite innocence du patriarche,
victime tout le premier d'un détournement déloyal. Œuvres (Edim-
bourg, 1788), p. 247 à 251. Lettre de Villette à M. de Guibert et
réponse de ce dernier; 1787.
400 stoïcisme de FRÉDÉRIC.
années'. Si le baron de Gollz ne négligea rien pour faire sup-
primer In livre, son maître, silencieux et indifférent, évita
toujours d'avoir à se prononcer sur ce procédé de son ancien
chambellan. Au sujet de l'arrivée du marbre d'Houdon, Thié-
bault dira : « Ce qu'il y a de remarquable ici, c'est que Fré-
déric n'a jamais vu ce buste, et n'a pas môme voulu le voir;
car la caisse qui le contenait fut envoyée par mer, nous
arriva par l'Elbe, le Hawel et la Sprée, et traversa Postdam
sans y être ni visitée ni arrêtée*. » Cela est étrange, en effet.
Quoique les fameux Mémoires n'aient paru qu'en i784, leur
existence fut assez tôt révélée, et lorsque le buste arrivait à
destination, il est probable que le roi de Prusse n'ignorait
pas avec quelle amertume, quel ressentiment, la tragi-comédie
de Francfort était racontée; et ce pourrait bien être là le
mot de cette abstention bizarre et vraiment inexplicable de
Frédéric.
L'édition de Kehl devait être le rocher de Sisyphe de
Beaumarchais, une affaire ardue, pénible, interminable,
offrant à chaque pas des obstacles qui l'arrêtaient sans le
vaincre. A ses yeux, comme aux yeux de Decroix, la corres-
pondance était la partie vitale et durable de l'œuvre, et
c'était elle qui les préoccupait le plus. Les lettres de Cathe-
rine et de Voltaire étaient composées, et l'on ne devait
s'attendre à aucune difficulté à cet égard de la part de la
Russie. Mais l'impératrice, que cette révélation ne contrarie
pas outre mesure, tient pourtant à ce que le public ne sache
que ce qu'elle voudra bien lui laisser connaître. Le volume
est imprimé; on supprimera, on taillera, on rognera: l'on
en sera quitte pour faire des cartons. Grimm eut ordre
d'exiger un exemplaire interfolié oii la princesse indiquerait
de sa main ce qu'elle entendait retrancher. Cela fut l'objet
de réclamations diplomatiques, car l'intervention officieuse
1. Lonpchamp elWagnièrc, Mémoires swr Voltaire {Paris, André,
1826), t. II, p. 54, 55. — Vollaire. Œuvres complètes (Beuchot),
t. XL, p. 38. Préface du nouvel éditeur.
2. Dieudonné Thiébaull, Souvenirs de vinqt ans de séjour à Berlin
(Paris, Didol, I8G0), p. 350.
AFFAIRE MÉDIOCREMENT AVANTAGEUSE. 461
de M. de Montmoria fut réclamée, et la publicatioa de la
correspondance de Voltaire avec sa « Catau » n'eut lieu que
conformément aux indications de l'exemplaire retourné de
Saint-Pétersbourg et paraphé par le baron Grimm ; ce qui ne
s'accomplissait pas sans une notable dépense, dont Beau-
marchais devait, d'ailleurs, être dédommagé. Mais cette
dernière clause fut oubliée, et l'éditeur, qui l'avait prévu
sans doute, en fut pour ses frais '.
Ajoutons que cette affaire épineuse ne fut pas une bonne
affaire; que Beaumarchais, qui avait compté sur un écoule-
ment aussi rapide que fructueux, avait fait un tirage de
quinze mille exemplaires, et que les souscriptions s'élevèrent
tout au plus, malgré les coups de grosse caisse, au chiffre
de deux mille. Pour affriander son monde, l'habile homme
offrit des primes en loterie : une somme de deux cent mille
francs avait été affectée à la création de quatre cents lots
en argent au profit des quatre mille souscripteurs les plus
diligents' ; et cette loterie fut ponctuellement et loyalement
tirée, encore bien que le nombre des adhésions fût loin
d'être atteint. On comprend, à ce compte, quelle masse de
papier les deux éditions successives devaient représenter.
Lorsqu'en août t792, le peuple, auquel on avait mis dans la
tête que Beaumarchais avait transformé en arsenal sa
maison du boulevard Saint-Antoine, envahit cette splendide
demeure, il ne rencontra, en guise de fusils et de canons, que
les feuilles tirées des Œuvres complètes. Et il ne vint à l'idée
d'aucun de ces braves gens que c'étaient là pourtant des
engins de guerre autrement formidables que les ridicules
canons de la Bastille.
Trois années s'écoulaient avant l'apparition des premiers
volumes, dont la mise en vente avait lieu en 1783; deux ans
1. Œuvres complètes de Beaumarchais (Farij, Laplace, 1876),
p. XLIV, avec une introduction par Edouard Fournier.
2. Loménie, Beaumarchais et son temps (Paris, Lévy, 1873), t. II,
p. 231. — Journal de Paris, des dimanche 4 et lundi 20 février
1781, p. 141, 227. Réponse ù une question aritlimétique, et lettre
de M. de Beaumarchais aux auteurs du Journal. .
462 MANDEMENT DE L'ARCHEVÊQUE.
plus tard, en juin 1785, il n'était encore question que des
trente premiers volumes. Ce fut alors que les persécutions
commencèrent. L'archevêque de Paris, à propos de l'usage
des œufs pour le Carême, lançait un mandement dont
l'évoque de Senez était, disait-on, pour une bonne moitié,
el où les Œuvres complètes étaient assez mal menées, mande-
ment auquel Beaumarchais, de son côté, ripostait par une
chanson en sept couplets, intitulée : Cantique spirituel d'un
très-spirituel mandement de Carême :
A Paris sont en grand saoulas
Deux saints prélats i.
Un arrêt du Conseil du 3 juin venait, en outre, supprimer
l'édition, qui ne s'en portait pas plus mal, au fort de Kehl.
Mais il fallait faire passer en France des milliers de volu-
mes, en dépit d'une surveillance embarrassante quoiqu'on
pût l'endormir. Il fallait encore prévenir les souscripteurs,
et défense avait été intimée aux journalistes d'annoncer
l'édition, d'y faire môme la moindre allusion. Tout cela
n'aidait pas sans doute au développement commercial de
l'affaire qui, tous comptes établis, représentait pour Beau-
marchais une perte de plus d'un million, capitaux et ioté-
rèts. On ne devait rendre que bien plus tard justice b
l'entreprise typographique. Après avoir été discréditée sans
nulle mesure, la belle édition de Kehl a repris, et depuis
longtemps, le rang qui lui était légitimement dû, c'est-à-dire
le premier. Elle est l'édition des Bibliophiles, si le Voltaire-
Beuchot est l'édition recherchée des gens de lettres et des
érudits; dans les ventes publiques, elle arrive à des chif-
fres plus qu'honorables et qui donnent raison, en fin de
compte, à cet homme-légion, dont elle n'avait été que la
moindre des spéculations.
1 . Méttioires secrets pour servir ù l'histoire de la République des
Ittires (Londres, John Adamson), t. XXVIII, p, 146, 117, 148.
III
VILLETTE JOURNALISTE. — LA CHRONIQUE DE PARIS. — TBANSLATION
DBS CENDRES AU PANTHÉON.
On avait accusé Villetle d'avoir exploité, au profit de sa
vanité, l'hospitalité qu'il avait été heureux d'offrir à l'auteur
de la Henriade; il s'était emparé du cœur de Voltaire, en
dépit des légitimes mais peu énergiques réclamations de la
famille, et avait, en dernier lieu, acquis pour deux cent
trente mille francs ce château de Ferney, dont madame
Denis n'aurait pas dû se défaire, par respect pour son oncle.
Ce cœur, qu'il avait recueilli dans une boîte de vermeil,
trouvait son naturel sanctuaire dans la chambre même du
poète, dont on avait conservé avec un soin religieux la dis-
tribution et l'emménagement. Le monument dans lequel
il était déposé était une pyramide quadrangulaire contre
laquelle avait été adossé un autel formé d'un simple tron-
çon de colonne cannelée. Cet ensemble, d'une élévation
approximative de sept pieds, paraissait de marbre blanc,
noir et vert antique, et était encaissé dans une niche dra-
pée de noir*. Quelque sommaire qu'elle soit, cette descrip-
tion donnerait l'idée d'un monument tout autre qu'il n'était
en réalité , k n'écouter que Wagnière. « Ce soi-disant
superbe monument de trois sortes de marbre^ nous dit-il,
n'est que de la terre glaise, cuite et vernissée en couleur
de marbre, et dont la valeur est au plus de deux louis*. »
1. Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
lettres (Londres, John Adamson), l. XIV, p. 284, 285, 28C. Extrait
d'une lettre de Ferney du 15 novembre 17 79.
2. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Pari», Ândréi
1826), t. II, p. 30. Examen de» Mémoires de Bacbaumonli m».
4()4 LE MONUMENT DU COSUR.
Il semble qu'on ne saurait dire pis; mais le haineux secré-
taire aura trouvé le moyen d'être plus dur encore. « Il fit,
ajoute-t-il ailleurs, arranger dans une armoire une espèce
de petit tombeau de terre cuite vernissée, ou plutôt les
débris d'un poêle, de la valeur d'environ deux louis, et
dit avoir déposé dans un beau monument le cœur de M. de
Voltaire, qui n'y est point du tout ^ » Son peu d'aiïec-
tion pour le mari de Belle et Bo7ine le rend aussi outré dans
son énumération dénigrante que l'a été lui-même le mar-
quis dans sa pompeuse description d'un mausolée fort
médiocre. 11 assure que le cœur de Voltaire en était absent,
et il n'est pas le seul qui l'ait prétendu; La Borde ira jus-
qu'à dire, dans ses Lettres sur la Suisse*, qu'il avait été re-
légué sur une tablette de l'office. Mais c'est ce que relèvera
avec indignation M. de Villette. « La chambre de M. de Vol-
taire n'a jamais été habitée par personne depuis sa mort.
Les meubles y sont à leur place, tels qu'ils étaient pendant
sa vie. On lit sur la porte de cette chambre : Son esprit est
partout, et so7i cœur est ici. Le cœur de M. de Voltaire, dé-
posé dans cette chambre, est renfermé et scellé dans l'inté-
rieur d'une pierre tumulaire, dont on peut lire la descrip-
tion faite par un voyageur impartial (dans un Mercure de
novembre 1779 8) qui ne s'écrie jamais avec transport ni
1 . Longchamp el Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, André,
182G), t. 1, p. 169. Voyage de Voltaire à Paris, 1778.
2. Lettres sur la Suisse adressées à madame de M*** par UD
voyageur français (Genève, 1783), t. I, p. 244 el suiv. Lettre XVIII;
à Ferney, ce 21 juillet 1781.
3., Mercure (journal politique de Bruxelles), p. 133, 134.
« M. l'abbé de B***, est-il dit en tôle de l'arlicle, nous a adressé la
lettre suivante de Genève; elle contient des détails qui pourront in-
téresser la plupart de nos lecteurs et que nous nous empressons do
transcrire, a Quant à celte inculpation d'ignoble abandon, l'abbé
Depery la dément positivement, o Le cœur de Voltaire n'a jamais été
abandonné, dit-il, à la valetaille, comme l'ont répété quelques bio-
graphes-, renfermé dans une boîte de vermeil, il est aujourd'hui
entre les mains de M. le marquis de Villette, au château de Villette,
département de l'Oise. » Biographie des Hommes utiles du départe'
ment de l'Oise. (Bourg, 1835), t. I, p. 1C3.
RECHUTE DE VILLETTE. 465
surprise, mais qui raconte simplement et sans humeur*. »
M. de Villetle nous renvoie à la description d'un « voyageur
impartial. » Il aurait bien ses raisons pour cela, si l'extrait
que publient les Mémoires secrets, et qui n'est autre que la
reproduction du Mercure, était, comme le prétend Wagnière,
de M. de Villette lui-même.
Ceux qui avaient cru le marquis converti et corrigé
avaient trop présumé de lui. La lune de miel, fort tendre,
avait été de courte durée; les séductions de Paris, les an-
ciennes connaissances et les vieux penchants, un instant
écartés, devaient reprendre faveur dans cet esprit incon-
sistant, dont le principal souci était d'occuper de luj. « 11 re-
paroît maintenant dans les lieux publics, disent les nouvelles
de Métra, et honore de ses agaceries nos Phrynés et nos
Laïs : il leur associera sans doute ceux qui partageoient au-
trefois avec elles l'honneur de célébrer les mystères de ses
orgies nocturnes*. » Nous trouvons ailleurs des insinuations
autrement odieuses, et auxquelles nous ne voulons pas
nous arrêter'. Ce qu'il y a de réel, c'est que la jeune femme,
indignée d'un tel abandon, avait pris le parti de demander
un asile à madame Denis, en attendant une séparation ju-
ridique qui semblait inévitable*. Pour échapper aux com-
mérages et au blâme général qu'une telle conduite lui avait
attirés, le mari coupable était parti pour Ferney, le lieu le
mieux choisi pour préparer une réconciliation. Son beau-
père, dont il était voisin, sentant les conséquences d'une
telle rupture, était tout aussitôt allé chercher Belle et Bonne
et l'avait réintégrée au domicile conjugal oîi les choses fini-
1. Journal de Paris du 12 août 1783, n° 224, p. 927. Lettre de
Villelte aux auteurs du Journal; Paris, ce 3 août 1783.
2. Correspondance secrète, politique et littéraire (Londres, Jolin
Adamson), t. Vil, p. 375, 376; de Paris, 10 avril 1779.
3. Lescure, Correspondance inédite mr Louis XVI, Marie-Antoi-
nette, la cour et la ville (Paris, 1866), t. I, p. 27 0; de Versailles,
2 juillet 1779.
4. Correspondance secrète (Londres , John Adamson), t. VIU,
p. 10, 150; Paris, 10 mai et 13 juillet 1779.
VIII. 30
466 RÉCONCILIATION.
rcnt par s'accommoder au gré de tout le monde *. Tôte Ic-
gùt-e, livrée à tous les vents, Villette, en somme, valait
mieux que sa réputation, ce qui n'est pas dire beaucoup,
hélas! et ces dernières frasques, qui semblaient une sinistre
et perpétuelle menace pour l'avenir de ce ménage, seront
les seules, apparentes du moins, que la marquise aura à
reprocher à ce fou. Le reste de l'année s'écoulait paisi-
blement, heureusement, à Ferney, où le marquis oubliait
sans peine le tourbillon de Paris et les enchantements équi-
voques de sa vie de garçon. « Ma femme, sa mère et sa
sœur, écrivait-il alors, se disputent à qui répandra plus de
charme ^sur mes jours. Je n'ai que faire d'aller chercher les
plaisirs; ils arrivent chez moi comme d'eux-mêmes : je suis
seulement embarrassé de ma reconnaissance '. » A la bonne
heure, et le voilà retrouvé, le Villette que l'auteur de Zaire
prétendait donner à sa fllle d'adoption. De temps à autre, en
effet, on rencontre un témoignage de bon accord, qui con-
sole et rassure, entre autres, un compliment de ce mari rede-
venu tendre à sa femme dont il est séparé non sans ennui.
« Nous ne sommes pas accoutumés à vivre loin de vous; tout
se ressent ici de votre absence, » lui écrit-il, en juin 1782,
dans une lettre qu'il termine par de jolis vers à l'adresse de
son « aimable amie ' ». Cette épître est datée de Villette, et
non de Ferney, que le mari de Belle et Bonne avait loué k
un gentilhomme anglais, le gendre du célèbre chirurgien
Daran. Cette détermination avait eu sa raison, comme la
vente de la propriété devait avoir ses motifs sérieux. Mais
cela fit mauvais effet dans le public qui ne comprit pas
qu'on livrât à la discrétion d'étrangers de tels souvenirs et
de telles reliques. « S'ihme fût arrivé, lui répliquait dure-
ment mais justement La Borde , d'acheter le château de
! . Correspondance secrète , politique et littéraire (Londres, John
Adamson), t. VIII.p. 181, 24 juillet; t. IX, p. 67,4 décembre 1779.
2. Marquis de Villelte, OEuvres (Edimbourg, 1788, p. 143, 144.
Lettre de Villelte à la comtesse de C*** (Coaslin); Ferney, 1779).
3. lbid.,p. 161, 166. Lettre de Villelte à sa femme; au châ-
teau de V..., le 4 juin 1782.
VENTE DE FERWEY. 467
Ferncy, jamais je n'eusse loué à personne le cœur de M. de
Voltaire*. » Au moins la leçon profltera-t-elle ; et quand,
compromis pour des sommes très-considérables dans la ban-
queroute du prince de Guéménée», Villette prendra le parti
de se défaire du domaine, il emportera le cœur de Voltaire
et s'installera dans son château de Villette, jolie résidence
où la marquise recevra avec une grâce parfaite, faisant le
bien, secourable aux pauvres dont elle était la vraie provi-
dence. « J'ai vu dans son parc , raconte madame Vigée
Le Brun, une élévation circulaire et naturelle où l'on
m'a dit qu'elle rassemblait les jeunes filles du village
pour les instruire comme aurait pu le faire un maître
d'école '. »
Mais celte existence paisible, cette vie bucolique et ces plai-
sirs champêtres ne devaient avoir qu'un temps. L'orage gron
dait au loin; encore un peu, et toute cette société, ébranlée
dans sa base, allait passer de l'imprévoyance et de l'apathie
à l'effarement. Les optimistes, il est vrai, n'entrevirent que
la perspective de réformes indispensables et d'ailleurs dési-
rables, dans cette fièvre qui avait pris ce peuple comme un
seul homme. Villette fut de ceux-là. Il donna dans toutes
les espérances, faisant bon marché de lui-môme et de ses
aïeux, renonçant à ces vils hochets indignes d'une nation
où il n'y a plus que des citoyens et plus de maîtres. 11 s'ap-
pellera Charles Villette tout court*, comme le premier venu,
et transformera ses vassaux en des égaux et des amis s, ce
dont il sera récompensé par un joli madrigal :
1. Journal de Paris du mercredi t3 août 1783, no 225, p. 930.
Lettre de Laborde aux auteurs du Journal.
2. Il y allait pour Villette de Irenle mille livres de rentes, aven-
turées dans cette horrible débâcle de trente-trois millions, qui, avec
l'affaire du Collier, ne contribua pas peu à pousser à l'abîme une
société d'une corruption si invétérée.
3. Madame Vigée Le Brun, Souvenirs (Charpentier, 1869), t. I,
p. 101, 102.
4. Chronique de Paris du samedi 14 novembre 1789, n» 83,
p. 331.
5. Il ira faire, cher le notaire de Pont-Sainte-Maxence , M^ Le
Ciercq, sa renonciation à toute espèce de corvées, de servitudes de la
<r.S JÛUHNALISTE D' AVANT-GARDE.
Tu l'avais bien prophétisé
Que le nom de marquis serait un ridicule.
Te Yuilà donc débaptisé :
Tu signerai) Ciiarles Tibulle ' .
Il se fil journaliste, journaliste d'avant-garde, et remplit
la Chronique de Pm'is d'articles légers, spirituels, violents
parfois, mais qui n'eurent jamais cet accent farouche et
sanguinaire du journalisme de l'époque. Comme beaucoup
de gens de son étofle, il croyait, il le croira jusqu'à la fin,
faire l'opinion, quand il était emporté par elle, s'étourdis-
sant sur l'imminence et l'inévitable fatalité de la catas-
trophe. D'abord, Louis XVI sera mieux que le Roi, il sera le
Père de ses sujets; et la vénération dont il était entouré le
protégera bien autrement que des milliers de satellites.
C'était bien pour l'instant, et jusqu'au moment où le Père
ne sera plus que le Tyran, môme pour Villette. Mais avant
d'être démocrate, Villette est voltairien, il le sera jusqu'à son
dernier jour. C'est assez dire qu'il a en antipathie grande la
gent cléricale et monacale, et qu'il ne demande, s'il y a lieu,
que de lui jouer de méchants tours. Il était propriétaire de
diverses maisons frappées de redevances au profit de l'ar-
chevêché, et il avait intentionnellement laissé accumuler la
dette pour forcer le prélat au petit scandale d'une procé-
dure. Comme l'archevêque ne se hâtait point de l'actionner,
il s'impatienta et crut avoir trouvé un moyen infaillible de
l'amener à ses fins, en lui écrivant une belle lettre où il
part des habitants de sa terre. Chronique du mercredi 17 février
1790, n» 48, p. 189, 190.
1. 11 est très-maltraité, en revanche, par une feuille royaliste, qui
lui disait son Tait avec cet excès commun à tous les partis : a Le
marquisat de M. de Villette est un peu trop billet de caisse; il n'y a
que le comte Matthieu de 3Iontmorency qui puisse se vanter de sacri-
fier quelque chose, si, comme on l'assure, il ne veut plus être do-
rénavant qu'un Matthieu tout court... » 28 janvier 1790. Les Actes
des Apôtres, version seconde, n° 33, p. 10. Dans une estampe sati-
rique en tête de la version troisième, intitulée : les Douleurs de
Target ou les travaux d'Hercule, Villette vient déposer sur l'autel de
la patrie « son marquisat, ses services, ses pensions, ses blessures. »
VILLETTE ET LES THÉATINS. 469
sollicitait une réduction, bien persuadé de l'insuccès de la
supplique. Mais Tarchevôque répondait sur-le-charap, et de
sa propre main, qu'il était trop heureux de trouver l'occa-
sion d'obliger une brebis de son troupeau qui lui était
chère, et qu'il se restreignait à vingt-cinq louis dont profi-
terait la bourse des pauvres". Villetle n'eut qu'à se rési-
gner. Il avait été deviné par M. de Beaumont, dont la ré-
putation n'était rien moins que celle d'un homme d'esprit.
C'était être doublement battu*.
Deux ans après, il prenait sa revanche avec les Théatins,
ses voisins. Ces religieux venaient d'élever un bâtiment
immense accolé à son hôtel. C'était, en partie du moins,
une construction de rapport et qui attendait des locataires.
Villette se présente, offre un bon prix du rez-de-chaussée et
de l'entresol, et l'affaire est bientôt conclue, sans que l'on
songe à demander au marquis ce qu'il voulait en faire.
Ils ne le surent que trop tôt. L'une des boutiques était re-
louée à un marchand destampes, à l'expresse condition
pour celui-ci de mettre en lettres d'or, sur son enseigne :
Au grand Voltaire^, ce qui eut lieu à l'indignation des
pères Théatins auxquels il ne restait d'autre ressource que
de prendre patience jusqu'au prochain bail, qu'ils n'étaient
pas destinés, hélas! à renouveler*.
Cette enseigne : Au grand Voltaire, mettra en goût notre
Villette, qui se demandera, mais plus tard ('1791), pourquoi
son quai s'appelle le quai des Théatins et non le quai Vol-
taire. Si l'auteur de la Benriade était né dans le vieux Paris,
1. Correspondance secrète, politique et littéraire (Londres, John
Adamson),!. VllI, p. 182, 183; de Paris, le 24 juillet 1779,
2. Le cardinal de Bernis disait de M. de Beaumont : u C'est une
lanterne sourde qui n'éclaire que lui. » L'Espion anglais (Londres,
John Adamson), t. 1, p. 188.
3. Celte enseigne existait encore, il y a quelques années, avec le
portrait de Voltaire. Le portrait a disparu, mais le médaillon où il
se trouvait existe encore. Cette maison des Théatins, actuellement la
propriété de M. Vigier, forme les n»* 23 et 25 du quai Voltaire.
4. Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Furne), t. X, p. 440,
441 : juin 1781.
470 LE QUAI VOLTAIRE.
il avait habité dans sa jeunesse cette môme maison où il
s'était éteint cinquante ans après ' ; n'était-ce pas plus qu'il
n'en fallait pour substituer ce nom glorieux à celui d'un
couvent de moines qui n'avaient fait ni Zaire, ni Mérope, ni
Mahomet, ni l'Essai sur les mœurs, ni le Dictionnaire philo-
sophique?
« Frères et amis, j'ai pris la liberté d'effacer, à l'angle de
ma maison, cette inscription : Quai des Théatins; et je viens
d'y substituer : Quai de Voltaire. C'est chez moi qu'est mort
ce grand homme, son souvenir est immortel comme ses
ouvrages. Nous aurons toujours un Voltaire, et nous n'aurons
jamais de Théatins... Je ne sais si MM. les municipaux,
MM. les voyers, MM. tes commissaires de quartier trouveront
illégale cette nouvelle dénomination, puisqu'ils ne l'ont pas
ordonnée : mais j'ai pensé que le décret de l'Assemblée na-
tionale, qui prépare les honneurs publics à Mirabeau, à
Jean-Jacques, à Voltaire, étoit, pour cette légère innovation,
une autorité suffisante*. »
On devine que cette « légère innovation » ne trouva que
des approbateurs parmis les « frères et amis » dont l'assen-
timent ne se faisait pas d'ailleurs attendre. Le jour môme,
les habitués du café Procope lui adressaient leurs félicita-
tions sincères; mais, à leurs yeux, ce n'était qu'une moitié
1. Gabriel Charavay, Revue des autographes (décembre t874),
p. 13, n" 197. Lettre de Vlllette à Palissot; château de Villetls;
25 septembre 1778 (déjà citée).
2. Chronique de Paris, du jeudi 14 avril 1791, p. 415. Gliarles
Vlllette à ses concitoyens. Villetle n'aurait eu, en réalité, que le mérite
de l'initiative. Gabriel Brizard écrivait, à la date du 14 janvier, an I! :
a II est clair que nous devons changer la nomenclature des noms et
des monumens qui portent encore ces noms bizarres... Qu'attendons-
nous? Déjà Tours et Dijon nous ont donné l'exemple, à nous qui,
dans tout le reste, l'avons donné aux autres cités... Combien d'idées
et de chers souvenirs ne rappelleront pas ces noms fameux ? J'irois
de chez moi aux Céramiques et aux Champs-Elysées, en passant par
le magniflque quai de Voltaire au Heu de celui des Théatins, et je
dirois: « C'est ici qu'a terminé sa carrière l'auteur de la Uenriade,
« de BrutHs et de Mahomet, le destructeur des préjiigés et du fana-
« tisrae. » Chronique de Paris, du dimanche 16 janvier 1791, n" 16,
p. 61.
CDRIEUX AMENDEMENT. 474
de l'œuvre. Si ces honneurs sont ]a dette du pays, il doit
paraître également équitable de vouer à l'opprobre univer-
sel, par des démonstrations caractéristiques, ces hommes
vils que soudoie le despotisme, et qui, par leurs écrits « im-
purs et fangeux, » cherchent à égarer le civisme de nos
frères. Ainsi, pourquoi ne pas donner aux égouts de Paris
les noms des Mallet-du-Pan, des Montjoie, des Royou, des
Durosoy, des Rivarol et consorts»? Ne serait-ce pas là un
châtiment bien légitime et un exemple terrible pour les âmes
lâches qui songeraient à marcher sur leurs traces?
Villette devait s'attendre, en efTet, à ce que cette ingérence
dans les fonctions et les droits municipaux ne fût pas ap-
prouvée de tout le monde; et cela se trouve suffisamment
indiqué dans le dernier paragraphe de sa réponse aux ha-
bitués du café Procope. « Le croiriez-vous, messieurs? cette
inscription si simple a trouvé des contradicteurs. Mais les
contradictions doivent cesser; car j'ai laissé le nom des
Théatins pour ceux qui ont le malheur de ne pas aimer le
nom de Voltaire (17 avril 1791). » Au moins voilà de la con-
ciliation, vertu d'une pratique trop rare à cette époque de
passions et de haines, et qui disparaîtrait bientôt, si ce n'é-
tait fait déjà, des mœurs comme des cœurs. Mais ce n'était
pas assez que le nom de l'auteur de la Henriade, à l'angle
du quai et de la rue de Beaune. Le patriote Palloy, ce dis-
I . Camille Desmoulins, Révolutions de France et de Brabant
(18 avril 1791), n" 73, p. 371 à 375. Les habitués du café Procope-
Zoppy à Cliarles Viiielte, l'an deux de la liberté (14 avril). — Et
maintenant voici le résultat de leurs idées à cet égard : rue de
Tournon, égoat 'Mallet-iiu-Pan ; rue Saint-André-des-Arts, égout-
Royoïi ; rue Saint-Honoré (barrière des Sergents), égonl-Durosoy ;
an bas du pont Saint-Michel, égoul-Gauthier ; rue Montmartre, égout-
des-Monnrcliiens; rue du Temple, égout-Pe/Ze/ier; rue de Seine,
F.-S.-G., ègout-Rivarol ; rue des Cordeliers, égoui-Montjoye ; rue
^^ du Ponceau, égout-rAbbé-Maury ; Vieille-rue-du-Temple, égout-Car-
^B dinal-Collier ; la' voirie, Sulleau. Mais on pouvait sans doute ajouter
^H à cette liste, et les rédacteurs des Révolutions de France et de Bra-
^H bant la font suivre de l'observation suivante : « Nous observerons à
^H nos frères et amis du café Procope qu'ils ont oublié Végoul-Condé. »
^K Ibid.,p. 375.
I
472 UN TOMBEAU POUR VOLTAIRE.
pcnsateur des pierres de la Bastille, s'était avisé d'inscrire
le nom de Rousseau sur quatre de ces illustres moellons pour
les encoignures de la rue Plâtrièrc, et il aurait été étrange
de ne point procéder de môme à l'égard de l'homme qui
avait le plus servi la cause de la liberté et de l'humanité.
« Ce trait est bien digne de votre civisme, lui répond
Villette, auquel il avait fait part de son projet, et je ne
doute pas que la municipalité ne fasse droit à votre requête;
mais le quai des ci-devant Théatins étoit encore plus sus-
ceptible de recevoir des pierres de la Bastille pour sa nou-
velle inscription : Quai Voltaire. Jean-Jacques n'a pas été
comme lui dans cette horrible forteresse; et le nom de Vol-
taire, écrit à perpétuité sur une pierre de son cachot, est
au milieu de Paris un monument de plus à sa gloire*. »
Rien ne nous prouve, toutefois, que la municipalité se soit
prêtée à l'acte de civisme du patriote Palloy.
Si nous anticipons sur les dates, le temps ne marche pas,
il vole, il nous entraîne. Villette, à l'avant-garde, publie
dans la Chronique de petits articles mordants sur les événe-
ments du jour. Le journal, ^éjà, était plus une tribune que
la tribune même : il faisait l'opinion, et Dieu sait quelle
opinion. Aussitôt qu'il aura un organe, son premier soin
sera de réclamer pour l'auteur de Mérope un tombeau digne
de lui *. Mais cette idée, tout le monde en revendiquera la
priorité : Mérard de Saint-Just , le marquis de Ximenès,
Anacharsis Clootz, le futur orateur du genre humain '. Les
couvents, les domaines monacaux allaient être vendus
comme biens nationaux; l'abbaye de Scellières ainsi que les
autres. A qui écherraient alors les cendres de l'auteur de la
Jlcnriade? Et ces précieuses dépouilles, la propriété de la
nation, deviendraient-elles, avec les terres et le monastère
abandonné, la proie du plus offrant? Serait-ce le sort réserve
1. Chronique de Paris, du dimanche l"'' mai 1791, n" 121,
p. 482. Réponse de Charles Villette à M. Palloy.
2. Ibid., du lundi 21 décembre 1779, n° 119, p. 478.
3. Ibid., du mardi 3 mars 1790, n° G2, p. 243, 240. Un homme
à de% hommes, ialut. Le baron de Clootz du Val-de-Gràce.
VOLTAIRE ET HENRI IV. 473
à ce grand homme, auquel la reconnaissance du pays aurait
dû élever des autels? Villelte, qui n'avait pas rencontré jus-
que-là tout le zèle qu'il eût souhaité, se remuait, s'agitait,
s'efforçait d'infiltrer dans les âmes le feu dont il était dévoré.
Il va au club des Jacobins, et vient demander à l'assemblée
d'appuyer une motion qu'ils sont tous intéressés à faire
triompher. Sans nul doute la translation de Voltaire à Paris
no pouvait être qu'approuvée; mais il s'agissait de déter-
miner le lieu où il devait être déposé. Les uns proposent le
Champ de la Fédération; les autres, Clootz nommément,
le centre de l'Étoile; d'autres le veulent sous le Cheval de
Bronze.
« On parle de* Voltaire au pied de la statue de Henri IV'.
Il faut laisser de pareils honneurs au courtisan du despote,
dit Villette en réponse h ce dernier projet, à La Feuillade,
enterré sous le piédestal de son maître. Osons le dire tout
haut dans cette tribune qui est la chaire de vérité : Voltaire
a ressuscité Henri IV. Parmi tant d'écrivains célèbres qui
ont illustré le long règne de Louis XIV, en est-il un seul qui
ait proclamé le nom du vainqueur de la Ligue? Voltaire a
distribué la gloire, il ne l'a reçue de personne. Encore une
fois, il est le philosophe, il est le poëte de la nation; si les
Anglais ont réuni leurs grands hommes dans Wesminster,
pourquoi hésiterions-nous à placer le cercueil de Voltaire
dans le plus beau de nos temples?... C'est là, ajoute Villette,
que j'offre de lui élever un monument à mes frais*. »
Cette objection de Villette en réponse à ceux qui eussent
voulu placer l'auteur de la Henriade aux pieds de son héros,
Camille Desmoulins la formule à son tour et avec son genre
d'éloquence : « Fi donc! s'écrie-t-il, ce seroit, comme on dit,
placer l'image de l'Éternel aux pieds de saint Crépin^l » Le
1. Cette idée venait de Beaumarcliais, Acies des Apôtres (1790),
I version tiuilième, n° 229, p. 11.
2. Chronique de Paris, du vendredi 12 novembre 1790, n" 316,
p. 1261, 1262. Discours de Cliarles Villelte au dub des Jacobins,
même jour.
3. Camille Desmoulins, Révolutions de France et de BrabanI,
27 décembre 1790, no 57, p. 231,
474 REPRÉSENTATION DE BRUTU8.
discours fut applaudi à outrance par les amis de la Consti-
tution, et on en demanda l'impression. Mais il fallait que
l'opinion fût éveillée et surexcitée par autre chose que des
discours et des articles de journaux. Les comédiens prépa-
raient une reprise de Brutus qui avait lieu, en effet, le
17 novembre (1790). Celte annonce était, à elle seule, grosse
de tempêtes; on s'attendait à des manifestations dans l'un
et l'autre sens, à des voies de fait peut-être; la garde ordi-
naire avait été triplée, le commandant général avait reçu
l'ordre de faire marcher des patrouilles à pied et à cheval
dans les différents abords de la Comédie, et, par surcroît
de précaution, les armes et les cannes devaient être consi-
gnées au vestiaire. Chaque parti s'était donné rendez-vous
au parterre où l'orage devait éclater. Les loges étaient rem-
plies, la salle comble. Mirabeau s'était établi dans une loge
du centre, mais il n'allait pas.y demeurer longtemps; à peine
l'y apercevait-on, qu'on s'employait à le faire descendre
dans la galerie. « Venez! venez, Brutus! » lui criait-on de
toutes parts. Menou et d'Aiguillon, les idoles du moment,
devaient aussi quitter la place qu'ils occupaient sur le
théâtre pour partager les ovations du grand tribun. Une
députation leur fut dépêchée, et ces amis du peuple furent
installés aux places d'honneur que leur décernaient leurs
concitoyens reconnaissants. « C'est ainsi que toute la Grèce
se levoit aux jeux olympiques, à l'aspect des héros défen-
seurs de la patrie. » Le premier acte commence ; quoiqu'il
soit l'un des plus courts qu'il y ait au théâtre, il dura une
grande heure. Pas un vers qui ne fût le prétexte d'une allu-
sion applaudie avec transport par celui-ci, huée avec fureur
par celui-là.
« La vue de l'Assemblée nationale romaine a élevé l'âme
et fixé l'attention des spectateurs. Les débals entre Arons et
Brutus, la mâle énergie des réponses du consul à l'ambassa-
deur toscan, l'indignation des sénateurs à sou infâme apo-
logie du despotisme, le serment fédératif fait sur l'autel de
Mars ont excité le plus vif enthousiasme. Quelques noirs ont
voulu applaudir le& discours insidieux d'Arons et les cita-
APPLAUDISSEMENTS FRÉNÉTIQCES. 475
tions des actes des apôtres * faites par Messala. Ils ont été
repoussés avec perte. Les patriotes étaient trop forts pour
ne pas voir en pitié leurs efforts impuissants; et ces petits
messieurs, qui dévoient, disoient-ils, apporter leurs grosses
cannes et leurs pistolets, ont essayé quelques coups de
sifflets derrière les portes, mais sans succès... Mais aucune
allusion défavorable au roi n'a pu donner prétexte à calom-
nier ce peuple qui aime son prince comme ses lois. Après
avoir applaudi à ces vers :
Mais je le verrai vaincre, ou mourrai comme toi.
Vengeur du nom romain, libre encore, et sans roi.
le peuple, craignant qu'on ne crût que son approbation
tombât sur ces mots, a crié : Vive le roi ! à diverses reprises,
en élevant les chapeaux et les mouchoirs ; mais bientôt, se
rappelant aussi ce qu'il doit à sa propre Majesté, il a crié
avec les mômes transports : Vive la nation 1 Vive le roi! Vive
la liberté'! »
On a plus d'une relation de cette soirée, qui, au milieu
de ces agitations incessantes, fit époque. Le jeune duc de
Chartres se trouvait là, lui aussi, et il y a fait allusion, dans
son journal , à son père. Il sera piquant de reproduire
cette appréciation d'un adolescent lancé dans un courant
d'idées auquel applaudissaient encore les esprits chevaleres-
ques, qui croyaient la révolution faite lorsqu'elle commençait
à peine, et ne s'effrayaient pas trop de désordres explicables
1 . Allusion à la feuille de Peltier, qui méritait mieux, dans un
journal dévoué à Villette. Il a été question déjà des méchancetés
dont ce dernier était l'objet, nous devrions dire des noirceurs et des
atrocités. A tout instant ce sont des allusions infômes au vice attri-
bué, avec (ilus ou moins de fondement, au ci-devant marquis ; et pas
une de ces épigrarames ne sauraient trouver place ici; mais, encore
une fois, c'est le ton de l'époque. Voyez les Actes des Apôtres, version
cinquième, n^ 131, p. 16; septième, n» 181, p. 3 à 9 ; n" 184,
p. 16; n° 185, p. 13, 14, 15; n° 200, p. 20; dixième, n" 277,
p. 13.
2. Chronique de Paris, du 18 novembre 1790, n» 322, p. 1Î86,
1287.
476 LE DUC DE CHARTRES Y ASSISTE.
par une ivresse générale passagère, que le bon sens de la
nation saurait bien comprimer. Le jeune prince qui, d'ail-
leurs, adorait son père, se repaissait des illusions de tous et
n'avait garde de voir avec d'autres yeux que ceux de l'en-
tourage exalté au sein duquel il vivait. Son récit devait se
ressentir et de celte éducation et de l'ardeur généreuse de
ses dix-sept ans : ce n'est pas un prince du sang, c'est un
patriote qui parle.
« 19 novembre. Le soir, nous avons été à Bnitus. On a fait
beaucoup d'allusions. Lorsque Brutus dit : Dieu, donnez-moi
la mort plutôt que l'esclavage, toute la salle a retenti de
bravos, tous les chapeaux en Tair : cela étoit superbe. Un
autre vers, qui finissoit par ces mots : être libre et sans roi.
Quelques applaudissemens (auxquels ni moi, ni ceux qui
étoient dans la loge, n'ont pris part) se sont fait entendre.
On a sur-le-champ crié : Vive le roil Mais, sur l'observation
que le cri universel de : Vive le roi! étoit inconstitutionnel,
on lui a substitué le triple cri qui sonne si bien aux oreilles
patriotes, et toute la salle a crié : Vive la nation, la loi et le
roi! et Vive la liberté*. »
Comme le rédacteur de l'article de la Chronique, le duc
de Chartres, parle de cris de : Vive le roi ! proférés par toute
la salle, pour protester contre l'interprétation malveilianlc
qu'on pouvait donner à tout ce délire patriotique. Mais cette
protestation ne vint pas de l'initiative de la majorité de la
salle; elle lui fut plutôt commandée par un de ces appels
généreux aux consciences contre lesquels les foules ne sont
pas plus prémunies que les individus. Le a sans roi » avait
été reçu, en réalité, avec des clameurs significatives par
cette classe d'esprits avisés qui savent où ils vont et savent
aussi qu'on finira par marcher à leur suite. Emporté par un
élan d'indignation, un homme se lève et s'écrie : « Quoi !
l'on ne veut donc plus de monarchie en France? Qu'est-ce
I . Correspondance de Louis-Philippe d'Orléans avec Louis XVI,
la reine, ilonimorin, Liancourt, Biron, Lafayelte, etc. (Paris, Mar-
chand, 1801), t. II, p. 114. Extraits tirés du journal du flls aîné de
d'Orléans (le roi Louis-Philippe).
SANS ROI. 477
que cela veut dire? Vive le roi !... » L'accent avec lequel ces
I derniers mots furent prononcés parut éleclriser toute l'as-
t semblée : les loges, l'orchestre, les balcons, le parterre
:; même; tout le monde se lève, les chapeaux volent en l'air
4 et la salle retentit pendant quelques minutes des cris de :
r Vive le roi! • Mais c'était une surprise sur le sentiment de
i la salle qui ne dura que quelques minutes; et la Chronique,
.' (en admettant qu'elle soit sincère), ne nous paraît pas lire
i au fond des âmes, quand elle termine par cette chimérique
' assurance : « Le public a prouvé dans ce moment que, s'il y
.' a diversité d'opinions sur certains points de la Constitution,
il n'y a au moins qu'un sentiment pour la personne de
Louis XVI. » Sur sa personne, soit encore ; mais le vrai, c'est
qu'on ne voulait plus de monarchie, et que cela se disait tout
haut et de toutes les façons dans les journaux, dans les
clubs, dans les brochures, jusque dans des estampes allégo-
riques trop significatives, comme celle-ci : Une Renommée,
proclamant la gloire de Voltaire, dont on apercevait le
buste surmonté d'une aucéole d'étoiles, avec cette inscrip-
tion à sa base : L'Homme immortel, et faisant en même temps
rouler à terre, d'un coup de pied, le buste du roi de France *.
Ainsi, sans plus de gêne, se disaient et se publiaient les
paroles les plus téméraires, les plus révoltants libelles contre
ce roi encore sur le trône, entouré d'ironiques respects sur
lesquels personne ne se méprenait, pas même lui.
Revenons à notre représentation de Brutus, qui ne fit que
démontrer davantage l'inefficacité de la résistance. La Chro-
nique de Paris triomphait; elle voyait dans cet événement
toute une révélation. « 11 faut que Brutus soit représenté
dans les provinces, s'écrient les patriotes, que ce spectacle
soit regardé comme une des fêtes de la liberté, jusqu'à ce
que nous ayons des pièces vraiment nationales... Comme
une pareille représentation feroit passer dans toutes les
■
^H 1 . Grimm, Correspondance littéraire (Paris, Furne), t. XV, p. 220;
^^novembre 1790.
478 LA MORT DE CÉSAR.
àraes le saint amour de la liberté M » Ce cri devait être en-
tendu, ce souhait exaucé. Un mois plus tard, Nantes avait
fait sa manifestation civique, et la représentation de Brutus
n'avait été là ni moins passionnée, ni moins significative, ni
moins agressive que la solennité parisienne*.
Les tôtes s'exaltaient, les intérêts menacés d'une part,
l'ivresse de ralTranchisseraent de l'autre, n'annonçaient pas
de luîtes pacifiques. Ce n'était que pelotter en attendant
partir. Après Brutus vint la Mort de César, qui ne fut pas
moins bien reçue et avec non moins d'enthousiasme (29 no-
vembre 1790). La Chronique de Paris, qui commençait à cé-
der au courant sur la violence duquel elle voulait s'abuser,
interprète tout ce délire avec un optimisme auquel les faits
apporteront, sans trop de délai, le plus éclatant démenti.
« Quelques personnes, dit-elle, ont paru craindre l'eiïet de
ces applaudissemens donnés au meurtre de César; mais
elles n'ont donc pas senti que cette pièce, qui rend d'une
manière si sublime les grands événemens de cette époque
de l'histoire romaine, n'a aucun rapport direct avec notre
situation. Les Romains vouloient vivre en république ; César
usurpe l'empire; les patriotes durent l'immoler. Notre
constitution est monarchique; nous aimons la monarchie,
parce que nous aimons notre constitution; nous aimons
notre roi, parce qu'il est juste, bon et qu'il est citoyen». »
A la troisième représentation de Brutus, Villette, qui
avait juré de triompher de la malveillance ou de l'indif-
férence des Athéniens de Paris, demanda la parole. La toile
se levait, on la flt baisser, et le public attendit dans le re-
cueillement le plus absolu la communication qui allait lui
être faite et sur laquelle il avait quelques raisons de compter
d'ailleurs*.
1. Chronique de Paris, du vendredi 19 novembre 1790, n° 323,
p. 1290.
2. iôirf., du samedi Ic janvier 1791, n» 1, p. 3. Extrait d'une
lettre de Nantes; ce 24 décembre.
3. Ibid., du mardi ler décembre 1790, n» 334, p. 1317.
4. « Au lieu d'interrompre les travaux de l'Ai^semblée nationale,
li;ait-on dans la Chronique du 23 novembre, pour un objet de (jolico
DISCOURS DE VILLETTE. 479
« Messieurs, dit-iJ, je demande au nom de la patrie que
le cercueil de Voltaire soit transporté à Paris; cette transla-
tion sera le dernier soupir du fanatisme. Le grand liomme
qui a buriné le caractère de Brutus seroit aujourd'hui le
premier défenseur du peuple. Les charlatans d'église et de
robe ne lui ont pas pardonné de les avoir démasqués :
aussi l'ont-ils persécuté jusqu'à son dernier soupir. La veille
de sa mort, la cour lui envoya une lettre de cachet; le
parlement un décret de prise de corps i, et les prêtres le
condamnèrent à la voirie.
« C'est à des Romains, à des Français tels que vous, qu'il
appartient d'expjer tant d'outrages; c'est à vous à demander
que la cendre de Voltaire soit déposée dans la basilique de
Sainte-Geneviève, en face de Descartes... Si cette pétition
soulfre la moindre difficulté, le pèlerinage de l'abbaye de
Scellières, et le monument de Voltaire, j'offre que tout soit
à mes frais. »>
Le discours ne pouvait manquer d'obtenir tous les suffra •
ges, et son auteur espérait bien que la municipalité, pres-
sée, sollicitée, finirait par sortir de son engourdissement et
de son apathie. Toutes les feuilles publiques, d'ailleurs,
étaient à l'unisson. « Nous avons assez de temples pour
les reliques des saints, s'écriait Desmoulins, qu'il y en ait
un pour nos grands hommes*. » La vente de l'abbaye de
Scellières était fixée au 3 mai 1791. Villette avait prié le
maire de Romilly de l'avertir de l'époque de l'adjudication.
Ce magistrat, très-voltairien, lui écrivait, en conséquence.
I
que la municipalité a promis de prendre en considération, c'est au
Tliéâtre-Français, c'est à la représentation de Brutus qu'il faut crier:
Voltaire à Paris ! Tous les amis de sa gloire, c'est-à-dire tous les
honnêtes gens élèveront la voix. Ce suffrage éclatant sera le vœu de
tous ; et la translation de son corps, décrétée par le public, recevra
des honneurs dignes de lui. »
1. Aucunes traces et de cette lettre de cachet de la conr et du
écret de prise de corps du parlement. C'est là un pieux mensonge
u'excusait la légitimité du but.
2. Camille Desmoulins, Révolutions de France et de Brabant;
27 décembre 1790, n 57, p. 23.0.
480 PRÉTENTIONS DES TROYENS.
le 18 avril, une lettre des plus pressantes, o II s'agit de sa-
voir, lui marquait-il, si votre municipalité qui, au nom de
la France, a le droit de réclamer le corps de Voltaire, fera
cette réclamation avant la vente de cette église; et si elle
s'occupe enfin, comme elle l'a promis, de transporter à Pa-
ris les cendres de ce grand homme'. » Mais la municipalité,
sommée en quelque sorte par Villette, avait déjà pris un
firrété qui remettait à l'officier municipal Charron, «digne
héritier de Charron le philosophe, » le soin de présider à la
translation des cendres du grand écrivain ». Paris n'avait
qu'à se hâter s'il voulait n'être pas prévenu par des muni-
cipalités plus vigilantes. La Société des Amis de la Constitu-
tion de Troyes, se préoccupant à juste titre de ce que de-
viendraient ces restes illustres, réclamait l'exhumation du
corps de Voltaire, a Où pourroit-il être mieux que dans une
ville où le génie de la liberté alloit se déployer de plus en
plus sous les auspices d'une administration aussi sage
qu'éclairée*? » Mais ces titres-là étaient ceux d'à peu près
toutes les villes de France, et la commune de Boniilly, sur
le territoire de laquelle se trouvait l'abbaye de Scellières,
aurait eu autant et plus de droits à s'approprier ces dé-
pouilles, si l'on a des droits quand on est le plus petit et
le plus faible. Sentant qu'elle serait peu écoutée dans ses
prétentions, cette dernière se bornait à exprimer modeste-
ment le vœu que le chef et le bras droit de l'auteur de la
Henriade fussent distraits du corps et conservés pieusement
dans la commune. Mais la bizarre requête était loin de
trouver faveur auprès du procureur-syndic du département
dont les conclusions sont à reproduire. « Cette division des
restes d'un mortel fameux, s'écrie-t-il, pouvait trouver place
dans la politique de la cour de Rome, et entrer pour quelque
1. Chronique de Paris, du mardi 26 avril 1791, n» 116, p. 461.
Lettre de Favreau, maire de Homilly, à Charles Viiletic ; 18 avril
1791. C'est ce Favreau auquel est attribué le récit Tantastique des
obsèques du poêle, dont il a été question p. 39&, note 4.
2. Ibid., du mardi 15 mars 1791, n» 74, p. 294. Lettre de
Charron à Villette; du 9 mars 1791.
I
RÉSISTANCE ACHARNÉE. 481
chose dans le trafic de ses faveurs; mais ce procédé bar-
bare n'est point de saison. Quand la religion, de concert
avec la liberté, aura consacré le tombeau de Voltaire, il ap-
partiendra aux habitants de Romilly, à tous ceux du dépar-
tement, à tous ceux du genre humain, car la mémoire d'un
grand homme est la propriété du genre humain ». »
La leçon était sévère, et les habitants de Romilly durent
se le tenir pour dit. Le Directoire, par contre, autorisait la
Société des Amis de la Constitution à faire transférer à
Troyes la dépouille du poëte. « Deux heures plus tard, écri-
vait le maire Favreau à Charles Yillette, le 10 mai, le corps
de Voltaire étoit emporté à Troyes. Malgré ma vive résis-
tance, les Amis de la Constitution de cette ville, autorisés
par un arrêté du département de l'Aube, vouloient à toute
force s'en emparer. Mais le décret de l'Assemblée arrive, et
tout a changé. » Ces mesures avaient été prises, grâce à la
diligence de Charron, qui, en présence de la force majeure,
crut pouvoir se dispenser d'en référer au corps municipal,
et s'adresser directement à l'Assemblée nationale. Ce fut
Regnaud, l'un des secrétaires, qui lut la lettre et les pièces
à l'appui de cette demande d'urgence, à laquelle ses conclu-
sions furent des plus favorables. Le projet de décret n'allait
point passer, cependant, sans une opposition assez vive. Cette
assemblée, où la majorité était sans nulle doute acquise à
la Révolution, avait encore à compter avec le parti de la ré-
sistance disputant le terrain pied à pied, sans trop d'illu-
sions pourtant; et le clergé, résolu à la lutte jusqu'à la der-
nière heure, devait se montrer particulièrement implacable
contre celui qui lui avait porté les plus funestes coups. En
septembre t789, Palissot avait sollicité de l'Assemblée qu'elle
voulût bien accepter la dédicace de l'édition qu'il préparait
des œuvres de Voltaire. Mais un membre du clergé faisait
tout aussitôt observer le peu de convenance qu'il y aurait à
accepter l'hommage d'oeuvres entachées d'impiétés et d'im-
1. Moniteur universel. Dimanche 22 mai 1791. Oéparlcmcnl de
l'Aube; Troyes, le 11 mai 17 91.
Tiu. 31
482 ÉTRANGE AROUMENT DE LANJUINAIS.
purclés. Palissot, il est vrai, s'engageait à faire disparaître
tout ce qui était une attaque à la religion et aux mœurs.
A la bonne heure, mais encore n'y avait-il pas à délibérer
sur ce qui n'était qu'eu projet. Cet argument de labbé Gré-
goire était appuyé par l'archevêque de Paris qui finit, tou-
tefois, par convenir qu'une édition expurgée des œuvres de
Voltaire ne pourrait être que profitable. Le rapporteur
voulait insister, mais sa voix était étouffée, et il fut décrété
non-seulement qu'il n'y avait pas lieu à délibérer, mais
qu'aucune dédicace ne serait reçue*. Palissot sera plus
heureux avec la Convention, à laquelle il faisait accepter
l'hommage des vingt premiers volumes de son édition. Mais
cinq ans s'étaient alors écoulés, et l'ancienne société s'était
effondrée entraînant ses défenseurs avec elle '.
Ces honneurs qu'on voulait rendre à la mémoire et aux
niànes du grand écrivain, même en 1791, rencontraient une
opposition chagrine qui ne partait pas uniquement des rangs
du clergé et de la droite de l'Assemblée. Lanjuinais se mon-
trera contraire au vote, et voici la raison qu'il en donnera :
« Un écrivain célèbre, Bayle, a dit : Voltaire a mérite les
rcmerciemens, mais non pas l'estime du genre humain. Si ce
jugement est vrai, je crois qu'il seroit plus sage de passer à
l'ordre du jour 3. » La tribune est faite pour tout entendre,
comme le papier pour tout recevoir. Mais Voltaire se
trouve ici un peu dans la situation de l'agneau de la fable.
Bayle mourut en 1706, le 28 décembre. Arouet, à cette
même date, accomplissait sa douzième année. Nous croyons
qu'alor-, malgré sa précocité merveilleuse, il n'était pas en-
core eu état de mériter les remerciements, sinon l'estime
du genre humain; et que, si Lanjuinais n'avait à s'appuyer
1. Condorcel, Mémoires sur la Révolution française (Paris, Pon-
lliieu, 182 4), I. H, p. 3G. Moniteur universel du 23 au 25 septembre
178y. Séances des jeudi 24 et vendredi 25 septembre 1*89.
2. Ibid. Sexiidi, 20 prairial an II (14 juin 1794). — l.e Brun,
Ol'uvres [ParU, Wartî, 1811), l. IV, p. 284. Lettre de Palissot à Le
Urun ; messidor, an II (25 juin).
3. Ibid., du mardi 10 mai 1791. Séance du dimanche 8.
EXTRACTION DE LA BIÈRE. 4S3
que sur cet arrêt de Bayle, il n'était pas aussi sage qu'il le
pensait de passer à l'ordre du jour.
Le neuf mai, à trois heures après midi, le clergé, les offi-
ciers municipaux et la garde nationale de Romilly, se ren-
daient processionnellement à l'abbaye pour procéder à
l'exhumation. Il fallut avant tout autre soin lever les scellés
apposés sur les issues par les administrateurs de Nogent-
sur-Seine, après quoi on procéda à l'extraction de la bière et
du cadavre qu'elle renfermait ^ «Les citoyens s'arrachaient
les pioches, les piques et les pèles pour ôter les terres qui
couvroient la relique du patriote philosophe. C'étoit à qui
le verroit le premier. Tout à coup mille cris de joie se font
entendre : Le voilà! le voilà! » Le cercueil était presque en-
tier. Deux chirurgiens, amenés par le maire de Romilly qui
nous donne ces détails, visitèrent le corps, qu'ils déclarèrent
intact, à cela près du pied, « dont il n'est paru aucun ves-
tige*. » Le linceul était pourri, noir et collé au corps, les
chairs desséchées. Le cadavre fut déposé, ainsi que la
planche inférieure à laquelle il adhérait, dans un « cerco-
phage ». La garde nationale, en crêpe de deuil, rangée au-
tour de la fosse et les armes renversées, fit une salve géné-
rale au son « déroulant » du lugubre tambour.
1. .\ucune marque distinctive n'indiquait dans Toriginc l'endroit
de la sépulture ; mais le prieur, Dom Ciiampagne, le successeur de
Dom Potherat, avait fait dans la suite poser une pierre grise longue
d'environ un pied et demi sur un pied de large; les deux lettres
initiales A et Y entrelacées avaient été creusées sur cette dalle ; l'A,
surmonté d'une croix entre ces chiffres 17 -}- 78. Celte pierre nue,
sans autre ornement, était posée sur l'estomac. On a conservé la
pierre avec son inscription. Tliévenot, Correspondance de Xavier de
SaxCy p. 258. — Journal de Champagne, 14 octobre 1782.
2. Extrait des registres des délibérations du greffe de Romillij-sur-
Seine, p. 9. On dissimulait ainsi, grâce à ces termes vagues, l'enlève-
ment de quelques os du pied par des admirateurs fanatiques. A part
le calcaneum, dont il va êtrequeslion, le premier os du métatarse re-
cueilli d'abord, a-t-on dit, par le docteur Bouquet, présent à l'exhu-
mation (quoiqu'il ne soit pas question de lui dans le procès-verbal),
se trouve actuellement au musée de Troyes. ^nuaire de l'Aube, 1867.
Translation de Voltaire àl'abbave de Scellières, parAmédée Aufauvre;
— Albert Barbeau, l'Exhumation de Voltaire [îroyea, 1874), p. 11>
4S4 RELATION DE LA CÉRÉMONIE.
« Après la cérémonie, ajoute le magistrat municipal, et
du vœu de tous les assistans, on a exposé le corps à décou-
vert, afin que tous pussent le voir. Une couronne de chêne
est posée ^ur sa léte; et l'on se remet en marche sur lef
chemin de Romilly. Partout des branches d'arbres, des
feuilles nouvelles, des cyprès se trouvent border notre pas-
sage, et des fleurs jetées à pleines mains sur le drap de sa
résurrection. Les femmes tenoient leurs enfans et leur fai-
soient baiser le sarcophage... Arrivé seulement à 8 heures
du soir à l'église de Romilly, Voltaire fut exposé dans le
chœur et mis à découvert. A minuit nous avons fermé le
cercueil et mis les scellés aux quatre coins.
« Dimanche nous lui ferons dresser un mausolée provi-
soire. Le vendredi suivant nous célébrerons un service en
son honneur et en commémoration du bien qu'il a fait aux
hommes. Les municipalités voisines ont demandé en grâce
d'y assister.
« Jaloux de posséder le dépôt que l'Assemblée nationale
vient de confier à notre surveillance, on nous avertit d'être
sur nos gardes. Nous avons arrêté cette nuit deux particu-
liers qui rôdoient autour de notre église et qui paroissoient
avoir de mauvais desseins. Mais, soyez tranquille; il fau-
droit rompre deux mille bras avant de nous enlever ce
trésor*. »
Ces deux mille bras prêts à tout événement sembleront
une de ces phrases à effet qui, à cette date, étaient en-
trées dans le langage même familier. Cependant, nous con-
Deux dents furent aussi enlevées; l'une a élé longtemps conservée
par Charron ; l'autre fut donnée à Ant.-Fr. Lemaire, le rédacteur du
Ciloijen français, qui mourut depuis fou à Bicôlre. Lemaire portait
celle relique dans un médaillon sur lequel étaient gravés ces deux
vers ;
Les prêtres ont causé tant de mal à la terre,
Que je jrarde contre eux une dent de Voltaire.
A la mort de Lemaire, la dent passa à l'un de ses cousins, du même
nom, dentiste à Paris. (Note de Beuchol.)
1. Chronique de Paris, du samedi 14 mai 1791, n» 134, p. 534.
Lettre de Favreau à Charles Villette ; 10 mai.
UN CONTE DE LA FEUILLE DU JOUR. 485
viendrons qu'il n'était pas tout à fait inutile de se tenir sur
ses gardes. Dès l'origine, d'étranges bruits avaient couru,
et, si ces rumeurs qu'un certain parti se croyait intéressé
à propager avaient perdu toute consistance par l'inspection
seule du cadavre, il était sage d'enlever à la malveillance
tout prétexte à des commérages toujours accueillis favora-
blement par la crédulité ou la haine. On racontait, et on
racontera, en dépit de l'évidence des procès-verbaux, que,
quelques mois après son inhumation, un étranger de haute
taille, un Russe probablement, avait demandé à visiter
l'emplacement où dormait de son dernier sommeil l'auteur
de Zaïre, ce qu'il avait obtenu aisément. 11 se retira, non
sans avoir adressé force questions à son confiant cicérone.
On prévoit déjà ce qu'il va arriver : la sépulture violée
par une nuit, noire, le cadavre enlevé. Malgré le mys-
tère dont on s'enveloppa, tout cela n'avait pu se passer sans
qu'il en transpirât quelque chose, et cette disparition du
corps de Voltaire était un fait généralement acquis dans le
pays, à ce qu'assurait du moins un correspondant de la
Feuille du jour*, un M. Zimerman, auquel le maire de
Romilly répondra avec une indignation oîi les injures seront
de trop '. C'était s'y prendre un peu tard, en tous cas, pour
ressusciter un conte ridicule propagé par les feuilles
anglaises ', dont l'abbé Miguot s'était donné la peine de
1. Feuille du jour, du lundi 18 juillet 1791, n» 199, p. 141,
142, 143. Anecdote sur le corps de Voltaire.
2. Chronique de Paris, du dimanclie 31 juillet 1791, n» 212,
p. 855. Lettre du maire de Romilly en réponse à une calomnie insé-
rée dans la Feuille du jour. Remarquons, toutefois, pour ce qui le
regarde, que Favreau se fait jouer fort gratuitement un rôle, à l'ar-
rivée du corps à Scellières. a Je suis maire de Romilly ; j'y suis né,
je connois tous les tiabitans, j'ai vu arriver le corps de Voltaire à
Scellières ; je l'ai désiiabillé, je l'ai vu mettre dans la bière, j'ai vu
sceller le cercueil... » Les détails que nous donne l'abbé Mignot et
l'indication des personnes qui procédaient aux derniers services à
rendre à son oncle, sont un démenti a celle petite vanlerie du ma-
gistral municipal, bien petite, si nous la comparons à l'étrange récit
auquel il a été fait allusion plus haut et que noua aurions eu honte
de reproduire.
3. Disons, à ce propos, que, pendant les discussions qui eurent lieu
486 RÉPUTATION DU CURÉ BOUILLEROT.
démontrer l'invraisemblance dans sa lettre à M. Patris*, et
que le curé de Romilly, Bouillerot, réfutait à son tour avec
toute l'autorité d'une personne présente. « L'enlèvement
du corps de Voltaire, dit ce dernier, est une vraie fable.
J'ai été témoin de son inhumation, de son exhumation, de
sa déposition dans l'église de Romilly, et enfin de sa trans-
lation pour Paris... Lors de l'exhumation de Voltaire,
ajoute-t-il, on trouva un cadavre décharné, desséché, mais
entier, et dont les parties étaient jointes. On l'enleva de la
fosse avec beaucoup de précaution, et il ne se détacha que
le calcaneum», qu'une personne emporta. Le corps fut
exposé pendant deux jours aux regards du public, dans
l'église de Romilly, puis renfermé dans un sarcophage,
placé quelque temps dans la sacristie, ensuite déposé dans
le chœur, sous une tente, jusqu'au jour de la transla-
tion'. »
Cela semble concluant, comme l'intention des propaga-
teurs de l'historiette. Il eût été plaisant, en effet, que la
bonne ville de Paris, que les ardents séides de l'auteur de
Mahomet se fussent donné tout ce mal, eussent déployé ce
zèle religieux, tout ce fanatisme politique, au profit de
l'humble dépouille du jardinier de Scellières, dont le cada-
vre aurait été substitué à celui du poëte*. Répétons-le, si
les honneurs qu'on se proposait de décerner au grand écri-
vain étaient bien dans le sentiment de l'immense majorité
h l'égard des funérailles de Voltaire, le marquis de Vlilevieille pro-
posa assez étrangement d'enfermer le corps dans une malle, de le porter
h Londres, et de l'inhumer entre Newton et Siiakespeare. Abrégé chro-
nologique du président Hcnanlt {t,d\i. Michaud, Paris, 1836), p. 45G.
t. Œuvrer inédites de Grosletj, t. Il, p. 45G. Lettre de l'abbé
Millot à M. Patris. Sans date.
2. Ce calcaneum était conservé dans le cabinet d'histoire naturelle
de M. Mandronnet, propriétaire à Chicherol, près de Troyes, et fut
le sujet d'une pièce de vers par M. Renard, publiée dans les Mémoires
de In Société académique du déparlemenl de l'Aube.
3. Voltaire, Œuvres complûtes (Beuchot), t. I, p. 441, 442.
Pièces jusIincatiTes. Extrait d'une lettre de M. Bouillerot à M. Patris-
Dubreuil. Sans date.
4. Albert Barbeau, l'Exhumation de Voltaire (Troyes, 1841), p. 7.
PÉTITION A L'ASSEMBLÉE NATIONALE. 487
de la population parisienne, sans compter le clergé, qu'une
telle solennité devait exaspérer, il y avait bien encore un
groupe considérable de gens que leur éducation, les idées
de toute leur vie, leur respect pour la religion, rendaient
peu sympathiques à ce qui n'était selon eux qu'une in-
sulte préméditée à leurs croyances; esprits religieux et
libéraux tout à la fois, enivrés de ces belles promesses
d'affranchissement auxquelles ils avaient souri des pre-
miers, mais estimant que « la souveraineté de la nation et
l'autel se tiennent inséparablement ». A cette pétition pour
la translation des restes de Voltaire, on opposa une autre
pétition, qui n'était pas un pamphlet, qui n'était, malgré sa
virulence, que l'expression de la pensée d'hommes pieux,
convaincus, saluant, la plupart, la Révolution comme une
délivrance, mais désavouant, combattant les envahissements
d'une philosophie sacrilège. Ne pouvait-on pas transférer
les cendres de l'écrivain illustre, que l'Assemblée nationale
a « décoré du titre de grand, sans une translation, des
stations, des chants d'hymnes », tout ce programme où figu-
rent jusqu'aux démonstrations consacrées dans nos fêtes,
dans nos processions religieuses? Fallait-il donc faire une
exception en faveur de « cet adulateur des grands, ce con-
tempteur du peuple, cet homme d'un esprit versatile, sans
loi, sans principes? » Les signataires de la pétition (des jan-
sénistes pour la plupart)', finissaient par ces considérations
qui indiquent aussi l'état troublé de l'Église séparée en deux
camps, l'un repoussant des opinions qui dépassaient de
bien loin ces libertés gallicanes dont Bossuet s'était consti-
tué le défenseur, l'autre voulant secouer, tout en restant
chrétien, des chaînes qui, à ses yeux, n'étaient que le fait
de l'usurpation. « Une masse de citoyens éclairés vous re-
présente, avec le serrement et la douleur, que les auteurs
1 . « M. Agier a signé la proleslalion conlre les honneurs h rendre
à Voltaire, et M. Agier est sur la liste des candidats pour la place de
gouverneur de l'héritier présomptif de la couronne. Ceux qui lui ont
donné leur voix veulent avoir sans doute un roi janséniste. » Chro-
nique de Paris, du mardi 12 juillet 1791, n° 193, p. 779.
488 SON ESPRIT ET SON BUT.
de cette fête offrent aux prûtres non assermentés un véri-
table triomphe, et aux assermentés un déplaisir amer; que
ces auteurs laissent manier à nos adversaires cet argument
calomnieux dont ils ont tant abusé en disant : Les amis de la
Constitution ne le sont pas de la religion * . »
Mais c'étaient les non assermentés qui étaient dans le
vrai, et la haine au moins les avait rendus clairvoyants.
Encore un peu, assermentés ou réfractaires devaient dispa-
raître dans le même gouffre. Suivaient cent soixante-cinq
signatures de gens connus et importants dans leur district,
des prêtres, des avocats, des juges de paix, un ancien prési-
dent de section, un ancien conseiller au Châtelet, des répu-
blicains sincères, mais ne comprenant pas que la fin d'un
monde et la fin du monde dussent être même chose. Un
ex-président de la section des Lombards, Bricogne, faisait
imprimer, en son nom propre, au bas de cette pétition ;
« Je réclame contre tout honneur rendu aux cendres de
Voltaire. » Un ancien instituteur, Semillard, disait aussi :
«Je fais la môme réclamation : ayant été employé toute ma
vie à l'éducation de la jeunesse, je n'ai malheureusement
que trop souvent vu combien ce fameux auteur a corrompu
les mœurs, a détruit jusqu'aux sentimens de la nature
dans la jeunesse.» Mais ces objurgations ne pouvaient
guère contre l'enthousiasme général*. Encore ne demeu-
raient-elles pas sans répliques; nous citerons, entre autres,
une 'Réponse d'an ami des grands hommes aux envieux de la
gloire de Voltaire^. M. Quatremère, qui figurait en tôle delà
liste des signataires, fut l'objet particulier avec M. Bri-
cogne ♦, des railleries et des sarcasmes de ses adversaires.
Les considérations de dépenses avaient été par eux assez
1 . Pétition à l'Assemblée nationale relative au transport de Voltaire.
Nouvelle édition, revue et corrigée, p. 5, G.
2. Celte pétition, sérieuse par le ton et l'intention, ne devait pa»
êlre la seule protestation des ennemis du polite. Nous mentionncron?
encore, mais celle-ci n'est qu'une facétie, l'Apothéose de Voltaire et
le Triomphe de la religion et des mœurs. In-8 broch. de 8 p.
3. Par Pli. Gudin, broch. de IG p.
4. Chronique de Paris, du samedi 9 juillet 1791, n° 190, p. 7G3.
PROPHÉTIE DE NOSTRADAMUS. 489
jésuitiquement alléguées. « M. Quatremère, de la section des
Innocents, s'écrie Villette avec plus de passion que de conve-
nance, oppose des raisons très-innocentes au triomphe de
Voltaire... La translation de Voltaire comme elle est ordon-
née aujourd'hui coùteroit peut-être plus de cent mille écus
à la ville de Paris; mais ce que les amis du grand homme,
les ardents patriotes, les gens de lettres, les différentes
corporations entreprennent à leurs frais; tout cela n'est
point à la charge delà municipalité. Elle dépensera tout au
plus dix-huit mille livres pour appeler dix-huit mille étran-
gers, qui laisseront à Paris quatre-vingt mille livres dans la
consommation. Interrogez les marchands et tout ce qui
tient aux modes, et vous reconnaîtrez que la fête de Vol-
taire, considérée simplement sous le rapport politique,
anéantit, par cela même, toute la rhétorique de M. Quatre-
mère des Innocents. » On répondait à ces opposants, sinon
avec de meilleures raisons, mais avec plus de gaieté et de
bonne humeur, dans cette prétendue prophétie extraite des
manuscrits de Nostradamus :
Le jour triomphal de Voltaire
Un très-grand prodige adviendra ;
A maint opposant signataire
Le nez d'un pied allongera ;
Et si, le nez aura beau faire,
Plus court qu'oreille il restera.
Si rien n'avait été négligé de ce qui devait frapper
les imaginations et rendre le spectacle plus imposant, on
voit qu'il avait été procédé à tous ces préparatifs avec une
louable économie, fort éloignée du gaspillage des fêtes
de l'ancien régime. Nous citerons un exemple significatif
de cette sage entente, qui sait tout utiliser. Un officier
municipal, commissaire à l'administration des biens natio-
naux, était dépêché au dépôt général des effets mobiliers
provenant des maisons et communautés de la reine Mar-
guerite afin de réclamer de Lenoir deux cents aubes pour la
cérémonie de la translation. Le recueil auquel nous devons
490 LES AUBES DE LA REINE MARGUERITE.
ce document curieux présume qu'en ordonnant la déli-
vrance de ces aubes, on se proposait d'obtenir le concours
religieux de l'évéque Gobert, ou, à son refus, de grossir
le cortège de deux cents lévites de faux aloi ; ce qui, en
outrageant gratuitement un culte abhorré, aurait, en môme
temps, par une mascarade sacrilège, compromis la dignité
de cette cérémonie réparatrice. Il ajoute que, quelles que
fussent les intentions des organisateurs, nulle aube, nulle
étole ne parut à cette solennité *. Ces aubes y figurèrent
pourtant ; mais leur appropriation fut biea différente,
et ces costumes religieux allaient être revêtus par les sym-
phonistes et chanteurs de l'opéra, métamorphosés en chœurs
antiques. Voltaire mandait à d'Argental, en avril 1768, qu'il
avait fait don à son curé des aubes des prêtres de Scmira-
mis; il ne s'imaginait pas alors qu'il lui serait tenu compte
au centuple de sa munificence et de sa générosité*.
Charron, l'ordonnateur officiel de la fête, partait pour
Romiily, s'en reposant sur le goût, le zèle de Viilette et
de Belle et Bonne pour veiller à ce qu'aucune disparate ne
vînt nuire à l'effet de l'auguste cérémonie. « Avant-vous,
lui disait-il, je verrai la tombe de Voltaire; plaignez-vous
de votre utilité, mais restez dans les murs où se prépare le
triomphe de Voltaire '. » La translation avait été fixée
en dernier lieu, au lundi 11 juillet *j mais, à la dernière
heure, il parut presque impossible de n'en pas ajourner le
moment. Un événement politique bien considérable avait
jeté le trouble et la consternation au sein de cette popula-
tion si impressionnable, d'ailleurs, travaillée, surexcitée,
1. Revue rétrospective (Paris, 1834), t. IV, p. 317 à 320. Dépar-
tement des travaux publics. Municipalité de Paris ù messieurs de
l'agence des biens nationaux ; ce 5 juillet 1791.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beucliot), t. LXV, p. C5, CC, 67.
Lettre de Voltaire à d'Argental ; 22 avril 17C8.
3. Chronique de Paris, du mardi 21 juin 1791, n» 172, p. CSG,
C87. Charron à Viilette.
4. Elle avait été originairement (lx(5e au lundi 4 juillet par le
Directoire du département de Paris. Kxtrait des registres des déli-
I)ération3, du 4 juin 1791.
LE ROI VOLTAIRE. 491
exaltée par des agitateurs fanatiques. Louis XVI et la reine,
arrêtés dans leur fuite, à Varennes, ramenés en captifs, en
coupables dans Paris, c'était un fait bien grave dont
personne ne pouvait dès lors prévoir les conséquences,
mais qui était le renversement en môme temps que l'abdi-
cation de la monarchie. Voltaire « le roi Voltaire», ren-
trant dans sa capitale, triomphant, acclamé, vengé du
pouvoir arbitraire, vengé des prêtres au môme moment où
le souverain légitime, découronné, sans prestige, sans
défense, humilié, avili, s'y voyait, lui et les siens, traîné au
milieu d'une foule armée et aliénée, ne sachant point
I ce qu'on ferait de lui mais sachant bien qu'il n'avait plus
^ ni sceptre, ni épée; quel contraste ! quelle moquerie du
5 sort ! quel spectacle et quelle leçon ! Là où la force avait
'; régné, allait régner l'idée, la liberté à la place du caprice, la
j raison unie à l'intelligence succédant au mépris du droit,
au régime des favoris et des maîtresses ! Qui s'en fût plaint»
si le despotisme n'eût fait que changer de forme, si cette
révolution si soudaine, en froissant les intérêts, les vanités
de quelques-uns (ce qui était inévitable) eût démontré
la sainteté de sa cause et de ses droits par la sagesse, la
1 modération, l'honnêteté, la justice de ses actes et de
ses arrêts? Hélas ! bien que des esprits confiants et sincères
se crussent à l'aurore d'une ère de concorde et de paix, ces
temps fortunés n'étaient pas prêts de naître; des flots
de sang innocent allaient ternir et déshonorer cette rénova-
tion sociale dont les débuts lui avaient gagné la sympathie
des nations émerveillées d'un tel efTort, chez un peuple que
l'on jugeait corrompu jusque dans la moelle de ses os.
Mais, alors encore, malgré tant de présages sinistres,
les illusions s'obstinaient, et le souvenir des fêtes de la Fédé-
ration entretenait celte décevante mais touchante confiance
^_ en l'avenir des gens de bonne volonté.
^H Le convoi funèbre s'était mis en route et le cortège était allé
^H coucher, le 6, à Provins. La seconde station fut à Langis,
^B le 7, le 8, à Guignes, le 9, à Brie-Comte-Robert. Il arrivera,
^Hle lendemain, à Paris, vers les dix heures du soir. Toutes
492 VOLTAIRE A PARIS.
les municipalités riveraines s'empressaient autour du char
que l'on couvrait de couronnes et de fleurs; et (ce qui était
mieux et plus inattendu) on lui disait des messes. Une
lettre du département annonçait, le 9, à l'Assemblée natio-
nale l'approche du corps, pour le dimanche. Le procureur-
syndic et les maires allèrent au-devant de l'auteur de la
llenriade, le premier aux confins du département, le second
aux limites de Paris. Le cortège franchissait les murs à
dix heures. Un piquet de cavalerie marchait en tôte,
puis une troupe d'infanterie; le char suivait, entouré d'ur-
nes, de guirlandes, de crêpes noirs et de cyprès. Derrière
venaient les diverses Voitures, dans lesquelles se trouvaient
Pastoret le procureur-syndic, le maire Bailly, Charron et les
officiers municipaux. On avait élevé une plate-forme sur
l'emplacement de la tour de la Bazinière, dans laquelle le
poêle avait jadis été renfermé. Son cercueil, avant d'y être
déposé, était montré à la foule, qui répondait par des
acclamations frénétiques. Des bouquets jonchaient le sol;
avec les pierres provenant de la démolition de la Bastille,
on avait formé une espèce de rocher sur le sommet duquel
avaient été prodigués les attributs et les allégories. On lisait
sur une de ces pierres :
Reçois en ce lieu où t'enchaîna le despotisme,
Voltaire,
Les lionneurs que te rend la patrie'.
Tout cela était au diapason de l'enthousiasme général.
Cependant on ne pouvait empocher qu'un cri d'indignation
ou de révolte né se fit entendre par intervalles. Un prêtre
« satanique, » ne sut se contenir devant cette idolâtrie sacri-
lège; il s'écriait : « Dieu, tu seras vengé! » Pour cette fois,
le peuple fut clément, et l'imprudent en fut quitte pour
quelques huées. « Et c'est la seule punition, ajoute le chro-
niqueur, qu'il réserve sans doute aux imitateurs de cet
l. Moniteur universel, du 13 juillet 1791. — Journal général de
France, du mercredi 13 juillet, n° 194, p. 780.
PETITE MALICE DE L'ABBÉ ROYOU. 493
insensé '. » Pourquoi dans la suite n'eul-il pas toujours ce
calme, ce bon sens et cette humanité?
La pluie était tombée en abondance tout le matin, et si
dru que le département avait décidé que la fête serait
remise au lendemain. Celui-ci adressa môme à l'Assemblée
une lettre pour la prévenir de cet ajournement forcé. « A
l'ouverture de la séance, dit l'abbé Royou, dans la feuille
royaliste, on lit une lettre de M. Pastoret, procureur-syndic
du département, qui témoigne à l'Assemblée son dépit con-
tre la basse jalousie du ciel aristocrate, qui, pour retarder le
triomphe du grand homme, du grand Voltaire, rival et vain-
queur de la divinité, verse des torrents de pluie *. » L'abbé
Royou y met du sien et prête à M. Pastoret un lyrisme et un
courroux dont on ne retrouve nulle trace dans le Moniteur,
qui se contente de mentionner la lecture sans reproduire la
lettres. Ce ne sera pas la seule malice et le seul conte que
se permettront les opposants trop iaibles de nombre pour
rien entraver, mais qui ne laissaient pas de s'indemniser de
leur impuissance dans les feuilles à leur dévotion. Ainsi,
le Journal génà'al de France disait avec irrévérence :
« Nous donnerons les détails de cette mascarade dans
laquelle on prétend qu'on verra un paysan parfaitement
ressemblant à Voltaire, porté sur un char, et affublé d'une
vieille perruque, d'un vieil habit appartenant à l'auteur de
Ferney, et que M. Charles Villette conservoit soigneusement
1. Chronique de Paris, du lundi 11 juillet 1791, n» 192, p. 775.
La Chronique ajoute, dans son numéro du mardi 12 : « La dévote
rage des ennemis de la philosophie s'est encore bien plus signalée
pendant la nuit ; ils ont tenté d'enlever les restes du grand homme ;
mais les bataillons des sections voisines ont été appelés, et les troupes
innocentes de Quatremer [sic) et de Bricogne ont été repoussées. »
2. VAmi du roi, du mercredi 13 juillet 1791. Séance du lundi
11 juillet 1791.
Z. Moniteur universel, mardi 12 juillet 1791, n» 193, p. 796.
1 Voici, du reste, la motion : « Un de MM. les secrétaires fait faire
lleclure d'une lettre par laquelle le procureur syndic du département
|de Paris prévient l'Assemblée que le mauvais temps a fait remettre
la cérémonie de la translation de Voltaire à demain. »
494 DÉLOYALE APPLICATION.
dans son armoire '.» II va sans dire qu'il n'y a là rien de
sérieux, et que ce paysan de bonne volonté est de pure
invention. Mais la réflexion qui suit, de la feuille royaliste,
a une autre portée, elle est très-sérieuse et frappe juste,
celte fois.
« Éloigné du cortège, à l'endroit où nous l'avons vu
passer, nous n'avons pu lire les vers inscrits sur le sarco-
phage. On nous assure que d'un côté on lisait :
Si l'homme est créé libre, il doit se gouverner.
et sur l'autre :
Si l'homme a des tyrans, il doit les détrôner.
En supposant, car nous n'avons pu lire, que cela soit,
nous demandons si ces deux vers, qui sont de Voltaire,
ainsi isolés, ne semblent pas dire, que les peuples doivent
se gouverner eux-mêmes (erreur assurément bien grande)
et qu'il faut renverser le trône des rois? Voilà ce qu'on
suppose, voici ce qui est vrai : ces deux vers commencent
un discours sur l'Envie, Ce discours est le troisième de ceux
que Voltaire a réunis sous le titre dcDiscours en vers sur
l'homme ». Le vers qui suit est celui qu'on va lire :
On ne le sait que trop, nos tyrans sont nos vices.
Ainsi, d'une réflexion morale, on a fait un principe beau-
coup plus qu'indiscret. C'est avec cette bonne foi qu'on cite
et qu'on applique dans la très-bonne ville de Paris ». »
Mais, le temps s'étant éclairci, on jugea préférable de
courir les risques d'une ondée que de tromper et d'Irriter
Tattente du public. Paris regorgeait d'étrangers. Les pa-
triotes venus de Varennes avec le roi étaient restés dans
l'intention d'assister à la cérémonie funèbre, et ne se
1. Journal général de France, du lundi 11 julllel 1791, n° 192,
p. 774.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beucliot), t, Xll, p. 03.
3. Journal qénéral de France, du jeudi 14 juillet 1791, n» 195,
p. 784, 785. Ces vers su trouvaient bien où il les indique.
MARCHE DU CORTÈGE. 4»5
fussent pas résignés volontiers à partir sans l'avoir vue. Us
n'étaient pas d'humeur davantage à prolonger leur séjour:
on dit qu'ils s'étaient transportés en nombre à la Bastille
et que l'on était à la veille d'une rixe, lorsque le départe-
ment, alarmé, envoya l'ordre au cortège de s'ébranler, vers
deux heures de relevée '.
Marchaient en tète un détachement de cavalerie, les
sapeurs, les tambours, les canonniers, le bataillon des enfants,
la dépulation des collèges, les clubs avec leurs bannières,
notamment la Société paternelle des halles, qui avait in-
scrit sur la sienne cette devise qu'on oubliera trop plus lard
de mettre en pratique :
Grands dieux, exterminez de la terre où nous sommes
Quiconque avec plaisir répand le sang des hommes.
Suivaient les portraits en relief de Voltaire, J.-J. Rous-
seau, Mirabeau et Desilles, entourant le buste de Mirabeau
donné par le citoyen Palloy à la commune d'Argenteuil.
Les ouvriers employés à la démolition de la Bastille, ayant
à leur tête le même Palloy , portaient des chaînes , des
boulets et des cuirasses, ces trophées de leur victoire. On
avait posé sur un brancard le procès-verbal des électeurs
de 1789 à côté de l'Insurrection parisienne, de Dusaulx. Les
citoyens du faubourg Saint-Antoine, auxquels s'était jointe
une citoyenne en amazone, l'une des héroïnes du siège de
la Bastille, escortaient, drapeau en tête, un plan en relief de
la prison d'État. Les anciens gardes-françaises portaient le
quatre-vingt-troisième modèle de la forteresse destiné au
département de Paris. Les électeurs de 1789 et 1790, les
cent suisses et les gardes suisses, la députation des théâtres,
précédaient la statue d'or de Voltaire couronnée de lauriers,
et portée par des hommes habillés à l'antique, avecles aubes
sans doute des communautés de la reine Marguerite. Les
académiciens, les gens de lettres, environnaient un magni^
fique coffret renfermant les soixante-dix volumes des Œuvres
t . La Chronique de Paris dit : Trois heures, et le Journal de Paris :
Quatre heures;
40(5 DESCRIPTION DU CHAR FUNÈBRE.
que Beaumarchais s'était empressé d'offrir au département.
Un corps nombreux de musiciens, exécutant des hymnes
appropriés à la circonstance , se trouvait en avant du
char traîné par douze chevaux blancs, attelés quatre de
front, (dont deux avaient été fournis parla reine*,) et menés
par des piqueurs égaleracnt.à l'antique. Le catafalque, d'une
ornementation sévère, était d'un grand effet. C'était un
sarcophage de porphyre élevé de trois marches au-dessus
du niveau du char, et dominé lui-môme par un lit funéraire
sur lequel on voyait le philosophe étendu dans l'attitude du
sommeil. A ses côtés, une lyre brisée et, derrière le chevet,
une figure symbolique de l'Immortalité, posant une cou-
ronne d'étoiles sur sa tôte. Nous disons le philosophe,
ce n'était pas plus lui que ce paysan « parfaitement ressem-
blant » affublé d'une vieille perruque et d'un vieil habit
que nous annonçait, sous forme dubitative, le Journal de
Paris. Le vrai Voltaire était demeuré dans son cercueil,
mais on sentait sa présence, et c'était plus que suffisant
pour impressionner profondément cette foule où s'étaient
bien glissés quelques sceptiques, mais sincère, elle du moins,
dans ses acclamations et son enthousiasme. Quatre Génies,
tenant des flambeaux renversés, dans la pose de la douleur,
ornaient les faces latérales, et quatre masques' scéniqucs
décoraient les quatre angles supérieurs du sarcophage -.
On y lisait: « 11 vengea Calas, La Barre, Sirven et Mont-
bailly. Poëte, philosophe, historien, il a fait prendre un
1. 0 L'objet (le la pompe funèbre de Voltaire, dit l'abbé Grégoire,
pour laquelle Marie-Anloinelle fournit deux chevaux blancs, éloit
moins d'honorer la mémoire du petite que d'afDcher le mépris pour
la religion, « Discours préliminaire de V Histoire dts sectes reliyieuses
(1810), p. 4. L'ouvrage, qui avait été saisi- en 1810, fut rendu
au mois de juin 1814, mais sous la condition de faire des chan-
gements. On réimprima les faux-titres et titres, et l'on flt onze car-
tons, B. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol), 1. 1, p. 460. Pièces
justificatives.
'2. Translation de Voltaire ù Paris, et détails de la cérémonie qui
aura lieu le 4 juillet. Arrêtés par le district du département de Paris,
sur le rapport de M. Charron, ofllcier municipal, commissaire à la
translation (de Timprimerie de Lotlin), p. 17, 18.
LE MAIRE BAILLY. 497
grand essor à l'esprit humain ; il nous a préparés à devenir
libres. » Au moins, n'y avait-il rien de trop dans cette in
scription, rien d'exagéré, rien qui ne fût l'exacte expression
de la reconnaissance équitable de ses concitoyens, de
ses contemporains de tous les pays.
Derrière le char venaient immédiatement la députation
de l'Assemblée nationale, le Département, la Cour de cassa-
tion, les juges des tribunaux de Paris, les juges de paix.
Nous allions oublier la municipalité, son maire en tète.
« M. Bailly, dit le Journal général de France, suivoit le char
au milieu des applaudissemens prodigués à Voltaire; on a
même cru qu'il se trompoit à l'intention de ces applaudis-
semens, à cause d'une pantomime d'attendrissement, de
reconnaissance, et de politesse dont il sembloit payer
chaque témoignage de l'enthousiasme du public».» Le
bataillon des vétérans fermait cette marche plus triomphale
que funéraire, qu'un corps de cavalerie protégeait contre
une multitude sans cesse grossissante.
Le cortège longea ainsi le boulevard jusqu'à l'opéra*. Le
buste de l'auteur de la Reine de Navarre ornait la façade du
théâtre. On avait rappelé, sur trois médaillons entourés de
lestons et de guirlandes de fleurs, les trois poëmes écrits par
ce génie universel pour la scène de LuUy et de Quinaut : Pan-
dore, le Temple de la Gloire, Samson. Les sujets de l'Aca-
démie royale de musique attendaient à l'entrée; ils se mirent
à entonner à son approche un hymne en son honneur. Le
chanteur Chéron s'avança, une couronne de lauriers à la
main, et madame Ponteuil, dans un transport qui était au
niveau de l'exaltation générale, embrassa la statue, puis,
le cortège reprit lentement son chemin, descendant toute
la ligne des boulevards jusqu'à la place Louis XV, le quai
de la Conférence et les Tuileries. « Toutes les fenêtres
étaient ouvertes et garnies de valets du roi, à l'exception
1. Journal général de France, du mercredi 13 juillet 1791,
n° 194, p. 780,
2. Le théàlre de la Porte-Sainl-Marlin, incendié par les insurgés
eu 1871.
Tui. 32
4!)S JALOUSIE FERMÉE.
d'une seule, dont la jalousie élolt fermée, cl c'est à travers
ce guichet, que ce prince et sou épouse, glacés sans doute
d'épouvante aux fiers accents de la philosophie, du patrio-
tisme et de la liberté qui retentirent de toute part, ont été
les témoins des honneurs rendus à un simple citoyen, hon-
neurs que leur liste civile ne pourra jamais leur procu-
rer*. » C'était, en effet, un contraste étrange, que cette
royauté posthume de l'intelligence représentée par de
froides cendres, mais étendant sa puissance sur cette foule
qui venait de renverser ses maîtres, trop justement inquiets
de leur sort et portant envie à ces dépouilles inanimées :
commandaient-elles, du moins, le respect, l'admiration et
l'amour à ce peuple déchaîné. Mais personne ne songeait à
cela, sauf peut-être le journaliste impitoyable qui semble
prendre plaisir à ce cruel rapprochement?
Après avoir traversé le Pont-Royal, le défilé, à peine
engagé sur le quai Voltaire, s'arrêtait devant la maison de
Villette. Vis-à-vis la façade, on avait planté quatre peupliers
très-élevés, reliés entre eux par des guirlandes de feuilles
de chêne qui formaient un dôme de verdure au-dessus
duquel était suspendue une couronne de roses destinée à
s'abattre sur le char, au moment de son passage. On
lisait sur le devant de l'hôtel cette inscription, que Villette
avait précédemment fait placer à Ferney sur la porte de
la chambre à coucher du poète :
Son esprit est partout, et son cœur est ici.
Un vaste amphithéâtre avait été élevé, débordant de jolies
femmes et de jeunes personnes vêtues de blanc, une
guirlande de roses sur la tête, avec une ceinture bleue, et
une couronne civique à la main. Du plus loin que l'on
aperçut le char, l'on se mit à joncher le sol de fleurs. Lors-
que le chef-d'œuvre d'Houdon se trouva à la hauteur de
l'amphithéâtre et directement sous le dôme de verdure, on
fit halte. Madame de Villette descendit et fut portée jusqu'à
1. Chronique de Paris, du mardi 12 juillel 1791, n» 193, p. 781.
STATION A L'HOTEL DE VILLETTE. 499
la Statue de son père adoptif. « Les yeux baignés des pleurs
délicieuses du sentiment, le visage animé par les douces
émotions de la piété filiale» », elle s'avança, s'inclina reli-
gieusement, tint un instant le marbre embrassé, et posa
la couronne sur ce front glorieux, aux cris retentissants
d'un peuple immense. Prenant ensuite sa fille, jolie enfant de
quatre ans et demi, elle l'eu approcha, et « la voua, pour ainsi
dire, par cette espèce de consécration, à la raison, à la philo-
sophie, à la liberté. » Les chœurs, au voisinage de l'hôtel de
Villette, avaient interrompu leurs accents funèbres pour
des chants d'un tout autre caractère, exprimant la joie du
triomphe : n'étaieut-ce pas les seuls accents qui convinssent à
cette grande ombre en pleine possession de l'immortalité?
Ils entonnèrent les strophes d'une ode composée par Ché-
nier, dont Gossec avait fait la musique et qu'accompagnait
un orchestre d'instruments antiques « copiés sur la colonne
Trajane. » Belle et Bonne, avec sa fille et les deux demoiselles
Calas, prit rang en avant du catafalque, ainsi qu'un groupe
de jeunes femmes qui leur firent escorte : Villette marchait
près d'elle, avec l'auteur de Warwickel de Mélanie, qui aurait
pu, tout simplement, se mêler à la foule de ses confrères.
Le cortège quittait le quai à la rue Dauphine. Devant
l'ancienne Comédie, rue des Fossés-Saint-Germain, ce théâtre
des premiers succès du poète , on fit une courte station.
Un grand tableau avait été appliqué contre la façade :
c'était le buste de Voltaire couronné de feuilles de chêne,
deux Génies à ses côtés, avec cette inscription : « A dix-sept
ans il fit Œdipe. » On arrivait, à la nuit, devant le théâtre
de la Nation (l'Odéon). Comme partout, les guirlandes ser-
pentaient le long des colonnes; trente-deux médaillons,
échelonnés de distance en distance , rappelaient les chefs-
d'œuvre de l'auteur de [Zaïre et de Mahomet. Cette autre
inscription (la contre-partie de celle de l'ancienne Co-
médie) se lisait sur le fronton ; o II fît Irène à quatre-vingt-
quatre ans. » Les chanteurs de l'Opéra exécutèrent un
1. Chronique de Paris, du mardi 12 juillet 1791 , n. 193, p. 782,
bOO TERRIBLE AVERSE.
chœur de Samson, qui ne pouvait s'harmoniser mieux avec
les idées, l'exaltation du moment :
Peuple, éveille-loi, romps les fers.
La liberté t'appelle.
Peuple fier, tu naquis pour elle;
Peuple, éveille-loi, romps tes fers !
A ce moment, la pluie qui avait menacé tout le jour,
« mais qui jusque-là avait semblé respecter l'apothéose d'un
grand homme » fondit sur le cortège avec une violence
effrayante. Ce fut à qui chercherait un abri dans la Comé-
die, où il fallut allumer un grand feu pour sécher les vête-
ments des femmes, qui étaient tout ruisselants d'eau'.
Gela dut prendre un certain temps, que les chanteurs et
l'orchestre s'efforcèrent de faire oublier. La musique s'était
installée dans le vestibule; elle y reprit le chœur de Sam-
son, qui produisit le plus grand effet; puis, un peu séché,
mais sous la menace d'une pluie qui n'avait fait que dimi-
nuer d'intensité, on se remit en route avec courage, se
contentant de hâter le pas, et l'on finissait ainsi par aborder
les degrés de Sainte-Geneviève, le glorieux asile ouvert par la
1. « Décrirai-je cette solennitéi* raconte un témoin de la fêle.
Elle fut vraiment magnifique dans son commencement. Des chars dé-
couverts où se Irouvoient en loilelte brillante les aclrices des grands
théâtres suivant le char triomphal. Autour marchaient les acteurs en
costume héroïque. On se croyoit à Athènes ; le temps était superbe ;
quand toutàcoup le temps change, l'illusion s'évanouit aussitôt. Entre
les torrents que vomissoient les gouttières et ceux qui grossissoicnt
les ruisseaux, les dames les mieux empanachées ne sont plus que des
poules mouillées, et les héros dans la boue ne ressemblent plus qu'à
ces Romains de carnaval que je vous laisse à désigner par leur nom
propre. » krnai\i\l, Souvenirs d'un sexagénaire (Paris, Dufey, 1833),
t. I,p. 248, 2'i9. Nous ne doutons pas qu'Arnaull assistât, comme il
le dit, à celle fête funèbre. Mais, quand il les fixait, ses souvenirs
étaient loin d'être de date récente, et il raconte plus ce qui se devait
passer que ce qui se passa en efTcl. « On doit bien regretter, dit la
Chronique de Paris, que le jour n'ait pas été aussi beau que l'exi-
geoil une pareille fête. Une partie intéressante du cortège y man-
quoit; si le tems eût été serein, il devoit y avoir une foule de
femmes costumées dans le goCkt antique, les unes en Muses, les au-
tres en Grâces, etc. » Du mardi 12 juillet 1791, n» 193, p. 782.
MOT D'UN SENTIMENT EXQUIS. 501
patrie à ses grands hommes. En définitive, la solennité avait
été des plus belles et des plus imposantes, et tout aurait
été au mieux sans cette malencontreuse averse des derniers
instants. « Quelques personnes ont paru regretter que ce
monstre (il s'agit du fanatisme) sous les traits de Royou,
n'ait pas été enchaîné au char : mais outre qu'il n'eût pas
été facile à trouver, car le maraud se cache avec soin, tous
les cœurs éloient ouverts à la joie, et c'eût été attrister le
plus beau des spectacles que d'exposer les regards à tomber
sur cette sale et hideuse flgure. » C'est à l'auteur de VAmi
du roi que s'adressait cette plaisanterie un peu vive, à l'abbé
Royou, forcé alors de se cacher pour échapper à la violence
de ceux qu'il contredisait, du reste, avec une aménité pa-
reille. Le siècle en avait fini avec cette politesse si renom-
mée et à laquelle avait succédé le langage imagé et de
haut goût de l'Ami du peuple et du Père Duchesne. Le nau-
frage était bien complet.
Les saillies heureuses, les traits de sentiment ne firent
pourtant pas défaut. Voici deux mois bien différents de ton
mais qui peignent on ne peut mieux l'état des esprits et des
cœurs, dans cette foule bigarrée, pour laquelle la surexcita-
tion est devenue déjà un besoin de toutes les heures. Le
catafalque était soutenu par quatre superbes roues de bronze,
qui étaient l'objet de l'admiration générale. « Voilà de bien
belles roues », dit quelqu'un. — Oui, répondit son voisin,
elles écrasent le fanatisme. » C'est le lieu commun de la
situation : ce qui suit a un tout autre caractère; c'est une
note harmonieuse et louchante au milieu de ces éclats dis-
cordants, de ces voix dissonantes. Nous avons dit que l'on
avait placé sur la façade de la maison de Villette ce vers à
effet : « Son esprit est partout, et son cœur est ici. » Des
femmes du peuple, qui ne savaient pas que le cœur de Vol-
taire fût véritablement dans l'hôtel, lisaient sans trop
comprendre l'inscription : «Eh! dit l'une d'elles, son cœur,
c'est madame de Villette. » Ce mot est d'une délicatesse,
d'un sentiment exquis, et il n'y a pas, comme le fait remar-
quer la Chronique, à en faire l'éloge. Ce serait le gâter.
IV
VOLTAIRE ET LA REVOLUTION. — FANATISME DES DEUX PARTS.
CERVELET DE VOLTAIRE. — SÉPOLTURE VIOLÉE.
Des protestations, cela était inévitable, se mêlent aux
chants du triomphe et aux éclats de l'enthousiasme '. Con-
venons également que ces hommages rendus au patriarche
n'étaient pas aussi désintéressés et aussi sincères qu'on le
pourrait croire. Là, comme aux représentations de Bnitus
et de la Mort de César, Voltaire abritait des idées qui,
certes, n'étaient pas les siennes, car il est à croire que,
favorable aux débuts d'une révolution fondée sur de légi-
times revendications, il se fût vite efTrayé de tant de vio-
lences et d'excès, et qu'il se serait séparé, en fin de compte,
comme l'abbé Raynal, d'un déchaînement qui ne faisait
que déplacer l'oppression. Avec son bon sens, son amour
de la justice, sa haine et son mépris, disons-le, de la déma-
gogie , il n'aurait pas attendu le renversement du pou-
voir pour comprendre la nécessité de lui venir en aide',
il voulait un gouvernement libre régissant un peuple libre,
les institutions les plus libérales. « Onferoit un beau cahier,
lisons-nous dans la feuille de Villette, de tout ce qu'il a
demandé et commandé à l'opinion sur la réforme des abus
1 . « On a cependant remarqué quelques émissaires répandus dans
la foule, et qui critiquoient arec amertume le luxe dn cortège; mais
le raisonnement des gens sensés les ont bientôt réduits au «ilenco. »
Moniteur universel, du 13 juillet 1791. — « La fidélité de l'histoire
nous oblige de dire que les applaudissemens qui partoient des beaux
hôtels du quai Voltaire étoient un peu moins vifs que ceux du peu-
ple, qui sembioit déifier 8on libérateur. » Chronique de Paris, du
mardi 12 juillet 1791, n. 193, p. 782.
2. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXVIl, p. 155.
Lettre de Voltaire à Richelieu ; 20 mai 177 1 .
IDÉES GODVERNEMENTALES DE VOLTAIRE. 503
des lois, dans le gouvernement, dans la justice, dans la
magistrature, dans la finance, dans le clergé, dans l'Église :
c'est lui qui a relevé la noblesse de l'agriculture, et abattu
par conséquent la noblesse paladine et vraiment roturière,
puisqu'elle étoit fénéante, qui l'écrasoit du haut de ses
donjons ruinés. » Tout cela était vrai, et ses amis n'avaient
qu'à revendiquer à son profit et comme son ouvrage tout
ce qui allait survivre d'une révolution qui aurait gagné
sans doute à être plus clémente. La Chronique de PariSy
à laquelle nous empruntons ces lignes, reproduisait sous le
titre de : Cahier de Voltaire aux États généraux, un chapitre
du Dictionnaire philosophique, où le philosophe doublé du
réformateur dit nettement sa pensée. Il a particulièrement
en vue le clergé, auquel il enlève ses privilèges, qu'il croit
traiter durement et qui, en somme, vit à l'heure qu'il est,
depuis bientôt un siècle, sons la législation qu'il avait rêvée :
le mariage civil, la suppression des annates et des juridic-
tions ecclésiastiques, l'égalité politique et civile, l'égalité
devant l'impôt qui doit être payé par tous, parce que tous
font partie, au même titre, de l'État *. Les divers gouverne-
ments qui se sont succédé en France ont accepté ces lois
dont, à la longue, on a senti non-seulement la nécessité
mais aussi l'équité. Quant aux institutions, Voltaire ne
pouvait en concevoir que de monarchiques; c'aurait été cette
monarchie anglaise, dont il eût accepté sans difficulté la
forte aristocratie. Trop pratique pour être excessif, il ne
voulait pas de révolution sanglante ; et, comme ce n'est
qu'à de telles conditions que l'on fait table rase, il aurait
attendu avec patience un enfantement que les mœurs eus-
sent amené sans secousses et qu'elles eussent rendu plus
durable *. Sa pensée ne pouvait aller au delà de cet idéal
1. Voltaire, Œuvres complètes (Benchot), t. XXXI, p. 84, 85, 86.
Lois civiles ecclésiastiques.
2. Il fait dire à la Vérité, par la Raison, sa mère : « Ma fille, tous
sentez bien que je désire à peu près les mêmes choses et bien d'au-
tres. Tout cela demande do temps et de la réflexion. J'ai toujours été
trèîi-contente, quand, dans mes cliagrins, j'ai obtenu une partie des
504 LE TRIOMPHE POÉTIQUE.
que le temps a réalisé et dépassé. Tout ce qui s'est fait en
dehors de cette réforme si radicale lui est étranger, et, à
coup sûr, il l'eût répudié avec horreur.
Certains esprits se laissent impressionner par des analogies
ou des contrastes dont l'à-propos semblerait, il est vrai,
être le fait d'une ironique destinée. Sénac do Mcilhan,
observateur sagace, mais cédant trop volontiers à cette
face providentielle des événements, s'est rappelé que, près
d'un demi-siècle avant un triomphe sans pareil. Voltaire,
à la suite de sa réception à l'Académie, avait été l'objet
d'une satire sanglante composée par un prétendant évincé,
sur le compte duquel nous avons eu à nous étendre. Celle
calotine avait pour litre : Triomphe poétique. Voltaire est
dans un char ridicule; son grotesque cortège part de la
Bastille; autour de son char des emblèmes et des peintures
satiriques attirent le regard. Il fait halle devant la Comédie
et l'Académie ; et le peuple s'amasse pour saluer son
passage.
Badauds, battez des mains ici.
Place à l'Apollon, le voici i.
Mais ces ennemis ont emporté avec eux dans la tombe
leur haine impuissante, et ils n'ont fait que frayer, par
leurs clameurs, la voie à ce victorieux. « Combien ne
doit-il pas paraître étrange, remarque Senac de Meilhan, que
quarante-cinq ans après cette satire, les restes de cethomme
célèbre soient conduits en triomphe et partant de cette
môme Bastille ; que le convoi s'arrête devant la Comédie et
l'Académie ; que son char soit orné d'emblèmes et de litres
en son honneur, enfin qu'une satire ait tracé en quelque
sorte la marche triomphale de ce singulier convoi? Hien ne
manque, comme on voit, à la gloire de cet homme si jus-
soulagements que je voulais, n Œuvres complètes {tieachol),i. XXXIV,
p. 335. Éloge de la Raison, 177 4.
1 . VoUnriana ou bloges amphigouriques de Fr, Marie A rrouel (Paris,
1748), p. 263 à 268. Le Triomphe poétique, tel qu'il est venu à
notre connaissance, en 1739, avec les varianlea pour l'an 17 46. Celle
pièce est du poiite Roi.
PROUÊTHÉE. 505
temcnt célèbre, les persécutions, les louanges, les succès
publics, la faveur des plus grands souverains, les honneurs
du triomphe pendant sa vie et de l'apothéose après sa
mort '. » Mais ce n'est pas la seule satire prophétique dont
l'aulcur d'Alzire sera l'objet, de la part de ses rivaux et de
ses ennemis. En 1771, Le Franc de Pompignan composera
un opéra qu'il intitulera Prométhée. Prométhée, c'est Voltaire.
Thélis, sa mère, lui reproche son ingérence criminelle et
sacrilège :
Tes arls ont pris la place et des lois et des dieux.
Sa statue était couronnée dans une sorte d'apothébse dé-
cernée par des artistes et des citoyens. « Il paraît, dit
M. Villemain frappé de ces rapports, que Pompignan avait
deviné le triomphe de Voltaire à la représentation d'Irène*. »
Ajoutons que le tonnerre gronde, qu'il éclate et tombe
sur les trophées : la ville est en flammes et croule jusque
dans ses fondements. Mais l'auteur de Didon ne nous
semble pas annoncer moins nettement, sans le soupçonner,
l'avenir réservé à une révolution splendide dans ses débuts,
à laquelle il ne manque que la modération, cette raison
et ce bon sens pratique, sans lesquels on n'édifie que sur
le sable.
Moins d'une année après la translation de ses cendres
au Panthéon, le « roi Voltaire » se voyait coiffer du bonnet
rouge tout aussi bien que s'il eût été Louis XVL Le bonnet
rouge commençait à être en honneur parmi les membres de
la Société des Amis de la Constitution, autrement dits les
Jacobins. Le président, les secrétaires, les orateurs abordant
la tribune , étaient coiffés du bonnet phrygien. Dans les
promenades, aux spectacles, il se produisait sinon encore
avec despotisme, du moins avec une certaine fatuité. Le
mardi ii mars (1792), au Théâtre-Français, après la repré-
1 . Senac de Meilhan, le Gouvernement, les mœurs et les conditions
en France avant la Révolution (Paris, Pouiet-Malassis), p. 308, 309.
2. Villemain, Tableau de la littérature an dix-hniiième sifcle (Paris,
Didier, 1852), t. I, p. 280, 281,
500 COIFFÉ DU BONNET ROUGE.
senlation de la Mort de César, les zelanti apportèrent le bnslc
du poëte sur la scène, le couronnèrent du bonnet rouge et
le livrèrent ainsi à l'admiration des spectateurs, durant
l'entr'acteet toute la seconde pièce. Quoique les événements
eussent terriblement marché, cette nouveauté n'était pas
encore assez radicalement entrée dans les mœurs pour ne
point étonner et indisposer la portion sage et réservée de la
population. Péthion,qui avait succédé à liailly, très-populaire
alors, se crut assez fort pour démontrer à ces ardents non-
seulement l'inutilité mais le danger de l'innovation. Il
adressait, le lundi 19, une lettre à la Société, où il s'expli-
quait à cet égard avec une franchise toute républicaine,
qui, du reste, réussit pleinement. « Tel est le pouvoir de la
confiance en un magistrat estimé et chéri, remarque le
rédacteur du Moniteur, qu'avant la fin môme de la lecture
de sa lettre, tous les bonnets étoient rentrés dans la poche
de ceux des membres de la Société qui avoient été les plus
empressés à le porter. M. Dumourier, ministre des affaires
étrangères, et M. Grave, ministre de la guerre, assistoient à
cette séance'. »
Villette, pour ce qui est de lui, descendait cette pente
glissante qui ne se remonte point. Après avoir été un consti-
tutionnel, après avoir, comme plus d'un, pensé qu'il ne
fallait point séparer les devoirs du citoyen du respect dû au
chef de la nation, il avait vu dans ce fantôme de souverain
un embarras et un écueil, et il était de ceux qui ne croyaient
plus à la possibilité d'une république avec un roi patriote.
S'il avait épousé les idées avancées des meneurs, il leur
avait également pris leur excentricité de forme et de lan-
gage, non pas ces façons et cet idiome innommable des
Marat et des Hébert, mais ce débraillé, ce sans-culottisme
orthodoxe de tout bon républicain. Un fils lui naît. Il faut
le déclarer à la commune, il lui faut donner un nom. Nous
allions parler de baptême : on baptisait encore, à la ri-
1. Moniteur universel, du vendredi 23 mars 1792. France; de
Paris, le 21 mars 1792.
LE FILS DE VILLETTE. 507
gaeur, mais ce n'est pas Villette qui aura recours à une
cérémonie démodée et surannée. Le témoin est de né-
cessité absolue, et le mari de Belle et Bonne a soin d'en
trouver un qui fasse honneur au nouveau-né. Quant au
nom, en est-il deux? et le fils de Villette peut-il s'appeler
autrement que « Voltaire »? Ce sera son nom de saint. En
conséquence, il prévient Manuel, celui auquel il s'est
adressé pour l'accompagner à la municipalité, que Voltaire
doit être l'unique patron de son enfant. Manuel ne pouvait
qu'applaudir à un tel choix; il se met à la disposition de
son ami, dans une lettre qui a été retrouvée, que nous
regrettons de ne pas pouvoir reproduire, non certes pour ce
qu'elle a d'édifiant, mais parce qu'elle est un curieux échan-
tillon du style et de la plaisanterie révolutionnaires de l'an-
née i792, de ce persiflage épicé et irréligieux qui ne pèche
pas, à coup sûr, par excès de décence et d'atticisme'. Le
Moniteur lui-même eût manqué à tous ses devoirs en ne signa-
lant point ce grand événement dans ses colonnes. « Le patron
choisi par Charles Villette, dit-il, a fait des miracles plus cer-
tains et surtout plus utiles à l'humanité, que les Dominique,
les Thomas-d'Aquin, et tant d'autres inscrits auMartiroîoge*. »
Cette physiohomie de Villette tranche, dans cette galerie
sombre, par un regain de l'ancien esprit français, très-net,
quoique mélangé du nouvel accent et dont il faut chercher
la trace dans la Chronique de Paris, où il se trouve comme
chez lui et se produit en robe de chambre. S'il est léger, si
la trame de son esprit est loin d'être vigoureuse, si l'absence
de principes devait le laisser aHer à la dérive, s'il vit au
jour le jour et se grise sur la croissante gravité des événe-
ments, il montrera du caractère et de l'intrépidité dans une
circonstance terrible, où il hasardait plus que sa popularité,
où il jouait sa vie. Député de l'Oise, il n'hésita pas à pro-
1. L'Amateur d'avtographes (1863), 11* année, p. 379, 380.
Lettre de Pierre Manuel à Charles Villette; ce 5 novembre, l'an I"
de la république.
2. Moniteur universel, dn mercredi 7 novembre 1792. La présen-
talion de l'enfant à la municipalité est du 4 novembre 1792.
f)08 HOTEL DE LA RUE DE VAUOIRARD.
lester avec l'indignation de l'honnôle homme contre les
massacres de Septembre; et, lorsqu'il s'agira de se pro-
noncer, dans le procès du roi, bien que menacé d'ôtre mas-
sacré, s'il ne votait pour la peine de mort, il demandera la
réclusion, et le bannissement des terres de la République, à
la paix 1. 11 aurait assurément payé de sa tête cet acte de
courage, mais sa santé délabrée devait lui sauver l'échafaud,
auquel il n'eût point échappé : il succombait quelques mois
après, à une maladie de langueur, le 9 juillet 1793. Palissot
prétend que les meilleurs ouvrages de Villette doivent être
restitués à Gugeland, son secrétaire; on en a dit autant de
Lauraguais, qui faisait faire ou du moins refaire ses tra-
gédies par Malfllàtre. Mais Lauraguais n'en fut pas moins
doué d'un rare esprit; et notre Villette, lui aussi, était un
garçon pétillant de verve, avec ce grain de bon sens que
retrouvent ces fous aux grands moments.
Belle et Bonne, veuve à trente- six ans, jeune, charmante
encore, se renferma dans son intérieur et ses souvenirs,
gardant un véritable culte à celui qui avait souri à son
enfance, qui l'avait mariée, dont elle avait reçu le dernier
soupir. C'était à elle qu'était échu le cœur de Voltaire, et
ce dépôt ne pouvait être en des mains plu^ dévouées. Elle
cessa d'habiter l'hôtel de la rue de Beaune, qui ne devait
être rouvert que trente ans plus tard, et alla résider au
numéro 34 de la rue de Vaugirard, cul-de-sac Férou, qu'elle
ne quittait que pour son château de Villette. L'abandon
respectueux dans lequel on prétendait laisser toutes choses
dans cette maison qui avait vu s'éteindre l'auteur du Siècle
de Louis XIV ti deiMérope, permit, aux mauvais jours de 93,
de donner asile à plus d'un prêtre proscrit que pro-
tégea et sauva peut-être l'ombre de ce grand ennemi des prê-
tres, mais qui n'avail; haï en eux que leur puissance et leur
manque de tolérance. Dans son hôtel du cul-de-sac Férou,
la marquise voyait peu de monde, à l'exception des siens.
1. Moniteur nnivt-rxel, des vendredis 18 et dimanche 20 janvier
n93.
FÊTE UÂÇONNIQUE. 509
Elle avait, plus qu'elle l'aurait voulu, ûguré dans ces fêtes
mélodramaliques où la pudeur d'une femme bien née, à la-
quelle on imposait un rôle, devait sans nul doute se trouver
mal à l'aise. Mais c'était la servitude inévitable de son per-
sonnage, et, bien des années après, en 1819, elle se laissera
instituer la patronne d'une loge maçonnique qui ne voulut
prendre d'autre dénomination que celle de Belle et Bonne.
Le mardi, 9 février, la fête d'inauguration avait lieu à
l'hôtel de Villelte, où mademoiselle Duchesnois, l'émule
de Clairon, récitait à la dislance de quaranle-sept ans, de-
vant le buste du patriarche, l'ode de Marmonlel, qui avait
produit une si vive impression jadis dans le petit salon de la
rue du Bac. « Une société brillante, au milieu de laquelle se
trouvaient réunis tous les genres de distinctions, embellis-
sait cette fête philosophique, dont les arts ont augmenté le
charme et l'intérêt'. » Madame de Villette, qui présidait à
ces solennités pa'iennes, n'élait plus jeune; elle n'avait pas
moins de soixante-deux ans alors. On était en pleine Res-
tauration, et l'attitude de la flile adoptive du patriarche
de Ferney n'était pas des plus aisées, au milieu de ce monde
si divisé et qui n'avait eu le temps ni de cicatriser ses bles-
sures ni d'oublier ses rancunes. Mais son culte avait cette
sorte de conviction qui marche le front haut et n'admet pas
qu'on le discute. Si elle était « voltairienne » elle apparte-
nait à une famille qui avait eu ses martyrs royalistes ;
son oncle, Varicourt cadet, garde du .corps, avait été frappé
à la porte de la chambre de la reine où il s'était conduit avec
une rare intrépidité, dans les journées des 5 et 6 octobre*.
Les étrangers de distinction n'eussent point quitté Paris,
où ils affluaient de tous les coins de l'Europe, sans rendre
1 . Le journal le Commerce, du 15 février 1819.
2. On a dit el répété unanimement qu'il avait été massacré. Le
vieux bouquiniste Lecureux, qui vient de s'éteindre à qualre-vingc-
deux ans, s'inscrit en faux contre cette assertion, dans une note ma-
nuscrile extraite des Souvenirs qu'il doit avoir laissés; il le vit, en
1806 ou 1807, rue de Vaugirard. où il demeurait, cher sa sœur,
auprès de laquelle le jeune Lecureux avait accès.
MO VISITE DE LADY MORGAN.
visite à Belle et bonne, qui les accueillait avec une grâce
et uoe politesse dont ils sortaient enchantés. Lady Mor-
gan nous a laissé un récit enthousiaste de la réception
qui lui avait été faite, avec des détails assurément fort
curieux mais où se mêle, toutefois, plus d'une erreur (1816).
« L'appartement qu'occupe habituellement madame de
Villette, nous dit-elle, est une sorte de temple dédié à la
mémoire de Voltaire. La bibliothèque est garnie de ses
œuvres; le secrétaire contient ses lettres manuscrites; le
fauteuil sur lequel il s'asseyoit est au coin de la cheminée;
c'est sur le pupitre, ingénieusement attaché à l'un de ses
bras, qu'il lut et qu'il écrivit pendant les vingt dernières
années de sa vie '. Le buste en porcelaine de Sèvres orne la
cheminée : dans le coin de la chambre est le modèle de la
célèbre statue de Pigal, et son portrait, par Largillière, est
suspendu à l'un des murs...
« En rassemblant autour d'elle les monuments que le gé-
nie a élevés à la mémoire de son illustre ami, madame de
Villette a aussi conservé quelques souvenirs plus intimes et
plus familiers... Elle conserve dans une armoire la riche
robe de chambre que mettoit Voltaire pour recevoir la foule
qui s'empressoit de venir lui rendre hommage à l'hôtel de
Villette, et l'habit avec lequel il parut au spectacle le jour
qu'une couronne de laurier fut placée sur son buste par
Clairon (Vestrisj, au milieu des applaudissements réitérés
des spectateurs .
« J'ai eu la permission d'examiner cesreliques en détail...
Le plaisir avec lequel j'usai de ce privilège intéressant, en-
gagea madame de Villette de faire une espèce de commémo-
ration en l'honneur de Voltaire. Elle y déploya tous ses tré-
sors, et y invita tout ce qui existoit encore des amis et des
contemporains du patriarche de Ferney. Cette fête (un dé-
jeuner à la fourchette) éloit tout à fait Voltairienjie, et peut-
être un peu française. Les livres, la garde-robe, les manu-
1 . Ce fauteuil a été acquis à la vente du dernier marquis de Villette,
et figure au Musée Carnavalet.
SUCCESSION DU DERNIER VILLETTE. 511
scrits de Voltaire, tout éloit déployé. On brûla de l'encens
dans un encensoir devant son buste, qui portoit cette même
couronne que sa modestie retira du front où l'avait placée
l'admiration de tout un peuple. On lut à haute voix l'ode
sublime qui lui fut adressée par Chénier, et on l'entendit
avec une émotion qui ne peut être conçue et ressentie que
par ce peuple ardent et enthousiaste, pour qui le génie n'est
qu'un autre mot pour désigner la divinité, et dont la véné-
ration place bien près du grand esprit ceux qu'il a daigné
animer de quelque étincelle de son intelligence *. »
Ces souvenirs, ces reliques précieuses passaient, après la
mort de la marquise, à son fils, le dernier marquis de Vil-
lette, qui, à défaut de postérité *, instituait un évêque de
France son légataire universel. On sait que ce n'était là qu'un
fidéi-commis, et que le véritable destinataire était le comte
de Chambord (3 juin 1859). Malgré les mesures les mieux
prises, les volontés du défunt devaient être entachées de nul-
lité par la cour d'Amiens (1^' août 1861), et cette belle for-
tune revenait à ses héritiers naturels, MM. de Roissy et du
Varicourl, en dépit des prétentions des Montreuil, dont le
rôle médiocrement chevaleresque dans ces revendications
fut jugé par l'opinion avec la dernière rigueur ». Mais que
faire de ces portraits, de ces bustes, de cet attirail de théâtre,
de cette bibliothèque peu édifiante, de ce cœur enfermé
dans une boîte de vermeil, conservé pieusement par le der-
nier marquis demeuré voltairien, s'il avait hérité de celte
foi en la royauté absolue de ses oncles? Les reliques
voltairiennes furent vendues à l'encan sans plus de façons;
le portrait de Largillière fut acquis par un amateur au prix
de six mille deux cents francs; la bibliothèque, d'ailleurs peu
1. Lady Morgan, ta France (Paris, Treultel et WOrti, 181?),
t. II, p. 333 à 337.
2. il avait eu une fille, morte en 1835.
3. Testament de M. le marquis de YUletle. Question de fidéi-com-
mis. M. de Montreuil contre Monseigneur de Dreux-Bréré, évêque de
Moulins (Paris, Durand, 1860). — Gazette des iriéunaujc, audiencet
des !•' et 2 août 1861.
5)12 LE COEUR DE VOLTAIRE.
considérable >, subit le môme sort. Mais le cœur du patriarche
de Ferney? C'était un dépôt qu'on se montrait peu jaloux de
joindre à l'actif de la succession, et l'on ne trouva rien de
mieux (et rien au fait, n'était plus convenable) que de le
rendre à l'État dont il était la véritable et naturelle propriété.
M. Léon Duval, membre de l'ordre des avocats de la cour,
fut chargé par MM. de Roissy de prendre les ordres de l'Em-
pereur, qui décida que le cœur de l'auteur de tant de livres
serait recueilli d'une manière définitive par notre Biblio-
thèque nationale, où le ministre de l'instruction publique,
M. Duruy, se transportait le 16 décembre i86i, pour le rece-
voir des mains du célèbre avocat. On constata que le cœur était
enfermé dans un récipient en métal doré, sur lequel étaient
gravés ces mots : « Le cœur de Voltaire, mort à Paris, le
XXX may mdcclxxviii. » M. Duruy, en présence de l'adminis-
trateur général et des membres du comité consultatif, après
avoir accepté ces précieux restes, arrêta qu'ils seraient con-
servés au Département des Médailles, jusqu'au moment où
l'étal d'avancement des travaux permettrait de les installer
au premier étage de la rotonde qui se trouve à la jonction
des rues Richelieu et Neuve-des-Petits-Champs. Là, dans
cette pièce du Cœur, se trouveront réunies les œuvres d'art,
toiles, bronzes, médailles, qui le représentent et nous le
livrent pour ainsi dire vivant, avec ses ouvrages, où il vit
pourtant d'une vie autrement saisissante *.
Le chirurgien Mitouart, qui avait procédé à l'ouverture
du crâne de Voltaire, avait obtenu, on s'en souvient, de re-
cueillir le cervelet de l'auteur de Zaïre et de Tancréde, et il
le conserva avec un soin religieux, tant qu'il vécut*. Son
1. Le catalogue ne îonlient que 57 numéros. Nous ne signalerons
qu'un album contenant huit lettres autographes de Voltaire à divers,
et deux lettres de Frédéric au poPte. Notice des livres et de quelques
lettres autographes de Voltaire, provenant des objets mobiliers dé-
pendant de la succession du marquis de Villelte; vendreili 17 no-
vembre 1865.
2. Moniteur universel, 22 décembre 1864, n° 357, p. 1451.
3. La Décade philosophique et littéraire, an VU, III» trimestre,
n° 19, p. J08.
LE CERVELET DU POËTE. 513
fils, pur uu sentiment de convenance qui l'honore, pensa
que ces reliques seraient plus décemment placées dans
un établissement public que chez un particulier où elles de-
meuraient soumises aux diverses fortunes de leur détenteur;
et il écrivait, en conséquence, à la date du 14 mars 1799, au
ministre de l'Intérieur une lettre dont nous n'extrairons
que les détails purement historiques. « A la mort de Voltaire,
mon père, qui était son apothicaire, et qui fut chargé de son
embaumement, prit, avec la permission du feu marquis de
Villette, le cervelet de ce grand homme ; il fut conservé dans
l'esprit de vin, et depuis ce temps, est resté intact par les
soins que j'en ai pris. Si, comme l'ont pensé tous les phy-
siologistes, c'est dans cette partie de l'homme qu'est le siège
du génie, je crois que celle pièce anatomique, par rapport
au sujet à qui elle a appartenu, peut avoir quelque prix, et
doit faire un des principaux ornements du Muséum d'his-
toire naturelle. Comme ce cervelet est en quelque sorte
ignoré chez moi, je vous propose de l'offrir à la République.»
11 offrait de remettre en même temps les certificats signés de
M. de Villette, des médecins et chirurgiens présents à l'em-
baumement. Sur sa lettre on lisait, à la marge, cette note
du ministre; «Faire un rapport bien motivé; proposer d'ac-
cepter l'offre et de placer le cervelet de Voltaire à la Biblio-
thèque nationale, au milieu des productions du génie. » Le
10 germinal suivant, un rapport était présenté à François
Neufchateau, qui l'apostillait. Cinq jours après, François
adressait à Mitouart une lettre d'acceptation et de remer-
ciement. « Puisque vous voulez, lui disait-il, avoir la bonté
d'apporter vous-même chez-moi ces restes vénérables, je
vous prie de ne pas différer cet instant. » Et, dès le même
jour, il prévenait les conservateurs. « Comme j'ai consenti
à ce que le citoyen Mitouart m'apportât lui-même le précieux
objet qu'il offre au gouvernement, je vous engage à vous
rendre, l'un des jours prochains à la maison du ministère
de l'intérieur, pour le faire transporter vous même à la Bi-
bliothèque nationale. » Qui s'aviserait de douter, sur des
pièces aussi décisives, que la remise du cervelet ait été opérée
VIII. 33
514 LES MITOUART.
dans les quaranle-huil heures, et qu'en recueillant le cœur
du poëte, en 186a, l'on ail eu autre chose à faire que réunir
ces derniers restes à ceux auxquels, depuis plus d'un demi-
siècle, la bibliothèque delà rue Richelieu avait donné asile?
Il n'en fut rien pourtant. Mitouart avait dû garder ce cer-
velet, dont la transmission ne s'accomplit point, sans qu'on
ait jamais su la cause déterminante d'une fin denon-recevoir
qui devait venir du gouvernement lui-môme, puisqu'elle
changeait si inopinément la décision du ministre*. Si cette
acceptation n'avait eu son opportunité ni sous le Directoire
ni sous l'Empire, on ne pouvait demander à la Restauration
de se montrer plus libérale et plus indépendanle. C'est ce
que comprit sans doute M. Mitouard, qui se tint coi. Mais, à
l'avènement de la branche cadette, il estima l'occasion par-
ticulièrement propice à une nouvelle démarche, comme il
s'en explique du reste, dans une lettre au ministère, à la
date du 30 août 1830. La lettre fut renvoyée à M. Lenormand,
qui fit indubitablement son rapport; mais sans que l'affaire
avançât d'un pas. Le Voleur, du 2 juillet 1858, racontait
qu'un arrière-neveu du premier Mitouart, M. Verdier •,
possesseur du cervelet de Voltaire, l'avait offert à l'Aca-
démie française, qui, elle aussi, avait refusé le don, « parce
qu'elle n'avait pas de reliquaire pour placer ce dépôt inat-
tendu. » Le cervelet de Voltaire n'avait passé des mains du
pharmacien de Villette que pour échoir à son fils, et, par
suite, à mademoiselle Virginie Mitouart, l'une de ses petites-
filles. Celle-ci le conserva religieusement tant qu'elle vécut;
il la suivit rue du Bouloi, n° 10, rue des Petites-Écuries,
n° 20, et, en dernier lieu, rue des Bons-Enfants, n" 23, où
elle est morte, de 1869 à 1870. Après elle, un M. LaBrosse-
Torcher, longtemps employé à la pharmacie du second
Mitouart, rue Coquilliôrc, en devint le possesseur. Mais
M. La Brosse expirait, lui aussi, laissant, avec un mobilier
quelconque, l'infortuné dépôt, qui fut adjugé, en salle des
1. Gabriel Charavay, Revue des autographes, 15 août 1866, u" 8,
p. G5, 66. Le cœur ci le cervelet de Voltaire, par Louis Combes,
î. Le Courtier de Champagne (juin 1858) dit arrière-cousin.
LE CLERGÉ SOUS LA RESTADRATION. 515
ventes, à uu acquéreur que nous avons vainement recher-
ché. Si cela est lamentable à tous égards, ces reliques, évin-
cées, dédaignées, repoussées, n'ont pas été profanées : on
leur a refusé la porte; au moins ont-elles évité la voirie ».
Contempteur de tout culte, de toute croyance, Voltaire
avait dû s'aliéner non-seulement les prêtres des difTérentes
confessions, mais encore les esprits religieux par conscience
ou par raisonnement; car les sceptiques eux-mêmes ne sont
pas sans comprendre la nécessité d'une religion comme frein,
comme aliment des âmes, et le danger de supprimer ce levier
le plus puissant de la morale sur les classes souffrantes et
déshéritées, que la perspective d'une rémunération future
console et soutient. Le déchaînement de cette démagogie avi-
née, se vautrant dans le sang, avait donné à réfléchir aux
moins prévoyants, môme à l'étranger, et nous voyons le
comte d'Exeter répudier de sa bibliothèque et livrer au bû-
cher les œuvres de Voltaire, de Rousseau, de Bolingbrocke,
deRaynal, auxquelles il associait le grand recueil encyclo-
pédique '. Lorsqu'avec le retour de la tranquillité et d'un
régime plus stable, les églises se rouvrirent, que les prêtres
proscrits purent repasser la frontière et rassembler les
ouailles dispersées, ce fut comme un enthousiasme, une
ivresse indicibles. Sur ces ruines fumantes la croix reparut,
plantée par un clergé qui oublia vite les épreuves souffertes
et redevint militant d'abord, puis intolérant, ce qui est le
fait de toute force longtemps contenue et muselée. Militant
c'était son droit ; et, en présence du parti philosophique qui
n'avait ni abdiqué ni désarmé, la tâche ne fut pas sans dif-
ficultés, si elle était désormais sans périls. Mais, avec la Res-
tauration, son rôle allait changer ; et ce fut là l'écueil où
allait échouer cet esprit de modération de conciliation, de
mansuétude qui est l'essence même du christianisme. On se
souvint de ce que l'on avait été, naguère encore; l'on n'a-
vait point perdu tout espoir de reconquérir, avec les âmes,
1 . Renseignement» particulier».
2. Moniteur universel, oclidi messidor, an VI (1798).
510 PROPAGANDES EN SENS tJONTRAIHES.
celle puissance, celle souverainelé temporelle un inslanl
suspendue par la lempêle révolulionnaire, mais que ne pou-
vail manquer de reconstituer une royauté prévoyante. On
rôva le retour de la dîme, des juridictions ecclésiastiques,
comme ailleurs on rêvait la revendication des privilèges
seigneuriaux et nobiliaires. Ce n'était pas, hàtons-nous de
le dire, les intelligents qui nourrissaient de pareilles chi-
mères; mais les fanatiques, les esprits étroits, à illusions
tenaces, et c'est toujours le plus grand nombre. Le peuple
s'effraya de ces éventualités menaçantes qui n'étaicat que
des leurres, et c'est à ce malentendu qu'il faut attribuer,
après les désastres de l'Empire, cet irrésistible éloignement
de la majorité de la nation pour des souverains innocents,
en somme, de nos malheurs, et qui changeaient en alliés des
ennemis dont ce titre modifiait naturellement l'attitude.
Ce n'est, certes, pas ici le lieu de faire, môme succincte-
ment, l'histoire de cette époque, si intéressante d'ailleurs à
étudier mais nous devions constater la situation délicate
des populations qu'un clergé impatient, imprévoyant cl vio-
lent inquiéta bien gratuitement par des maladresses et des
aspirations trop manifestes à la domination. La réaction ne
se faisait pas attendre. Une propagande toute contraire, non
moins vigilante, couvrit tout le sol, distribuant, colportant
les livres les plus dissolvants, qui se vendirent d'autant
mieux que l'on prit plus de soin à en arrêter le débit. Mais
le principal effort sembla se concentrer dans la dispersion
par toute la France des œuvres de Voltaire et de Rousseau,
sous tous les formats et pour toutes les bourses. Si le
Théâtre-Français avec Talma, Duchesnois et mademoiselle
Georges, jouait toujours Mérope et Sémiramis, si l'on faisait
apprendre aux enfants dans les collèges et môme dans les
séminaires les plus beaux endroits de la //ennade'. Voltaire,
1. On sait qu'en 1818, lorsqu'on rétablit, sur le terre-plein du
Pont-Neuf, la slalue d'Henri IV, on ne crut pas mieux honorer sa
mémoire qu'en introduisant, dans le ventre du cheval, un exemplaire
de la Henriade, édit. de Kehl. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchol),
t. X, p. V : la Henriade, préface du nouvel éditeur.
VOLTAIRE ET ROUSSEAU. 517
pour les uns elles autres, était, par-dessus tout, l'auteur de
VÉpitre à Uranie, des Extraits du ctiré Meslier,dn Dictionnaire
philosophique, de l'Essai sur les mœurs, du Sermon des cin-
quante et de ces mille pamphlets irréligieux qui ne coûtaient
rien à cette plume facile. De d817 à 1829, nous ne comptons
pas moins de douze éditions des œuvres complètes du
moderne Julien, lancées successivement dans le public par
Désoër, Perronneau, Deterville (1817), Renouard (1819),
Lequien, Thomine, Touquet (1820), Esneaux (1821), Dupont
(1824), Beaudoin (1826) et Didot (1829). Ce fut comme un
déluge qui envahit, inonda le pays.
A l'apparition de l'édition de Désoër, le clergé de Paris,
alors sans pasteur, ne crut pas devoir remettre au lende-
main à conjurer le danger, et les vicaires généraux fulmi-
naient tout aussitôt un mandement, qui ne demeurait pas
sans réponse * . L'abbé Clausels de Montais publiait, de son
côté, des Questions importantes sur les nouvelles éditions de
Voltaire et de Rousseau, où il reproduisait, comme épigra-
phe, ces prétendues paroles de Louis XVI, prisonnier du
Temple, en apercevant aux archives de l'ordre de Malte les
ouvrages des deux écrivains: « Ces deux hommes ont perdu
la France *• » Apparaissaient les éditions Touquet, sans
nulle valeur bibliographique, mais s'adressant au gros du
public dont elles flattaient les instincts et les haines, et
qui ne leur en demandait pas davantage. Elles aussi s'atti-
raient une Instruction pastorale de Monseigneur l'évêque de
Troyes (1821) à laquelle le colonel répliquait par une lettre
de M. Touquet à sa Grandeur Monseigneur l'évêque de Troyes,
qui n'est pas, on le soupçonne, un modèle d'urbanité. Toute
la Restauration se consumera dans ces luttes acharnées,
1. Lettre de l'édileur des Œuvres complètes de Voltaire, en 12 vo-
lumes i«-8° û MM. les vicaires généraux du chapitre métropolitain
de Paris, au sujet de leur dernier mandement (Paris. De80ër, 1817),
broch. in-S", 25 pages. Citons aussi : Instruction pastorale de Son
Infaillibilité Mgr le mouphti des Musulmans... sur l'introduction des
Œuvres de Voltaire (à Constantinople, 1817), in-8°.
2. Elle Harel, Voltaire. Particularités curieuses de sa vie et de sa
rworf (Paris, 1817), p. 156.
518 VISITE AUX CAVEAUX DU PANTHÉON.
dont il serait inléressaot sans doute, et profitable, d'écrire
l'histoire, si l'expérience du passé avait jamais été aux
hommes de quelque utilité. Nous nous bornerons à signaler
cette fureur de controverse, de propagande, au nom des
deux grands écrivains. La violence, l'emportement furent
égaux, sans mesure comme sans limites. Mais, disons-le, ils
se manifestèrent avec une sauvagerie à peine croyable, non
de la part du véritable clergé qu'il faut supposer innocent
de l'acte odieux que nous allons raconter, mais de celle de
quelques fanatiques qui agiront dans les ténèbres et ne se
décèleront que plus lard, et encore d'une façon assez
obscure.
Il y a quelques années, en 1864, dans un recueil dont la
nature et le but sont d'élucider toutes les questions dou-
teuses, à quelque ordre d'idées qu'elles se rapportent, on
posait ce point d'interrogation gros d'orages : a La tombe
de Voltaire a-t-elle été violée en iSU?» Cette question
avait été déjà agitée, en plein parlement même ; mais
on oublie si vite, qu'elle eut le caractère d'une révélation. Le
Bibliophile Jacob, cet esprit si curieux en toutes matières,
cet érudit d'un savoir presque universel, ne laissait pas à
d'autres le soin de répondre. Il avait, d'ailleurs, des rensei-
gnements personnels à fournir, et il les donnait avec une
surabondance de particularités extraordinaires. Visitant,
fort jeune, les caveaux du Panthéon, vers 1819, avec un
groupe de curieux auquel le gardien répétait de la môme
voix monotone sa perpétuelle leçon : « C'est ici la tombe du
fameux Voltaire, » il fut frappé de l'interruption brusque,
sardonique d'un personnage qui se trouvait là parmi eux :
« Allons donc ! vous savez bien qu'il n'y arien là dedans; »
et, comme l'endormant cicérone répondait : « II y a le cer-
cueil et les os de cet homme célèbre; » celui-ci répliquait
avec une sorte d'emportement : « Il n'y a rien, vous dis-je!
vous devriez le savoir : le cercueil est vide. » La promenade
dans les caveaux se continua; mais on devait revenir par le
môme chemin et repasser devant le monument où reposait,
officiellement du moins, l'auteur de Zaïre. Lorsque l'on fut
LA CONGRÉGATION. 510
en face de la grille, l'individu montra du bout de sa canne
le tombeau en ruines et dit avec le môme accent: « On l'a
jeté à la voirie, comme on avait fait des restes de Marat. »
Sorti des caveaux, le petit groupe se dispersa et chacun alla
de son côté. Six ou sept ans après, le hasard de la conversation
amenait le Bibliophile sur ce chapitre de la sépulture de Vol-
taire ; il se plaignait et s'indignait devant un de ses camarades
de collège, qui appartenait à ce qu'on appelait alors la Con-
grégation, de ce que cette sépulture ne fût qu'une décoration
de théâtre délabrée, à demi pourrie. « C'est bien assez bon
pour ce scélérat de Voltaire, répartait celui-ci. Au reste,
le misérable est mort comme un chien, et ne pouvait être
inhumé en terre sainte, voilà pourquoi nous avons jeté
dehors sa charogne. >» Le Bibliophile, auquel revenait en
mémoire le propos du visiteur du Panthéon, accabla de
questions son ami, mais il ne put rien obtenir de plus. C'é-
tait assez pour établir une conviction; mais les péripéties du
drame, mais le drame lui-même, voilà ce qui faisait défaut,
et ce qu'il fallait connaître. Un autre ami du Bibliophile
Jacob, qu'il ne cite pas mais qu'il promet de citer dans ses
mémoires, et que nous croyons connaître, le tirait de peine
et lui racontait ce qu'il tenait lui-même d'un des acteurs,
M. de Puymorin, directeur de la Monnaie. Laissons parler
le Bibliophile, quitte à faire nos réserves, s'il y a lieu.
« Aussitôt après la rentrée des Bourbons à Paris, au mois
d'avril 1814, les hommes du parti royaliste, qui avaient le
plus contribué à la Restauration, se préoccupèrent de la
sépulture de Voltaire et regardèrent comme un outrage à la
religion la présence du corps de cet excommunié dans une
église. Il y eut plusieurs conférences à ce sujet, et il fut
décidé qu'on enlèverait sans bruit et sans scandale les
restes mortels du philosophe antichrétien, que la Révolu-
tion avait déifié. L'autorité avait été sans doute prévenue,
et quoiqu'elle n'intervînt pas dans cette affaire, on peut croire
qu'elle approuva tacitement ce qui se passa sous la respon-
sabilité de quelques personnes pieuses, qu'on ne nous a pas
nommées. Nous savons seulement que les deux frères
520 LE DRAME.
PuymoriQ étaient du nombre. Il faut supposer que le curé
de Sainte-Geneviève avait des ordres auxquels il dut
obéir.
a Une nuit du mois de mai i814, les ossements de Vol-
taire et de Rousseau furent extraits des cercueils de plomb
où ils avaient été enfermés; on les réunit dans un sac de
toile et on les porta dans un fiacre qui stationnait derrière
l'église. Le fiacre s'ébranla lentement, accompagné de cinq
ou six personnes, entre autres les deux frères Puymorin.
On arriva vers deux heures du matin, par des rues désertes,
à la barrière de la Gare, vis-à-vis Bercy. Il y avait là un
vaste terrain, entouré d'une clôture en planches, lequel
avait fait partie de l'ancien périmètre de la Gare, qui devait
être créée en cet endroit pour servir d'entrepôt au com-
merce delà Seine, mais qui n'a jamais existé qu'en projet.
Ce terrain, appartenant alors à la ville de Paris, n'avait pas
encore reçu d'autre destination : les alentours étaient déjà
envahis par des cabarets et des guinguettes.
« Une ouverture profonde était préparée au milieu de ce
terrain vague et abandonné, où d'autres personnages atten-
daient l'arrivée de l'étrange convoi de Voltaire et de Rous-
seau ; on vida le sac rempli de chaux vive, puis on rejeta la
terre par-dessus, de manière à combler la fosse sur laquelle
piétinèrent en silence les auteurs de cette dernière inhu-
mation de Voltaire. Ils remontèrent ensuite en voiture,
satisfaits d'avoir rempli, selon eux, un devoir sacré de roya-
listes et de chrétiens. « Plût à Dieu, disait M. de Puymorin,
« qu'il eût été possible d'ensevelir à jamais avec les restes
« de ces deux philosophes impies et révolutionnaires, leurs
« doctrines pernicieuses et leurs détestables ouvrages ! *. »
Cette question posée par un érudit dans une publication
ouverte à tous les curieux, mais plus particulièrement, on
le comprend, à la spéculation littéraire et historique, allait
1 . L'inie tédiaire des chercheurs et des curieux^ V« année (15 fë-
vrlert 864), p. 25, 26. I.a tombe de Voltaire a-t-elle été violée en
181 -i ? P.-L. Jacob Bibliopliile. V. sur d'autres détails racontés par
le même écrivain, même année, 28 août, p. 102, 163.
MM. DE PUYMORIN. 521
bientôt passionner la publicité tout entière, intéressée à
démêler le vrai de l'inexact, dans ce récit, que quelques-uns
trouvèrent trop complexe et trop romanesque pour ne pas
mettre en défiance. Nous ne parlons pas de ceux qui avaient
un motif de le discréditer, tel que le petit-fils de l'un des
acteurs de cette comédie lugubre. Le baron de Puymorin
s'inscrivait en faux, quant à ses ancêtres, par des argu-
ments tirés du caractère et des opinions de son grand-père,
homme dévoué sans doute à la Restauration, mais esprit
modéré, tout à fait incapable d'avoir trempé dans une telle
aventure. Le Bibliophile avait parlé de « deux frères Puy-
morin », et M. de Puymorin de 1814 n'avait pas de frère.
C'était là une erreur de détail, qui indiquait au moins chez
le narrateur une infidélité de souvenirs, quoique légère '.
Était-ce suffisant pour faire rejeter la totalité du récit d'un
narrateur aussi sérieux que loyal, et qui savait la portée de
sa révélation? La curiosité publique était éveillée, elle vou-
lait être satisfaite, elle tenait à être fixée, et les divers
organes de l'opinion se mirent en campagne pour trouver
le mot de l'étrange énigme. Les renseignements ne tardaient
pas à affluer, mais un peu confus, pris à la légère, de
nature à dérouter plutôt qu'à éclairer les recherches. On
voulut faire croire à un malentendu ou à une mystification ;
mais il fallut bien convenir qu'on ne pouvait en demeurer
là, devant des affirmations comme celle que nous allons
reproduire et qui paraissait dans le Figaro, du 28 février.
« On avait parlé, dit M. Dupeuty, l'auteur de l'article, de
profanation nocturne des cendres de Voltaire, mais la ques-
tion était restée indécise. Maintenant il n'y a plus à douter :
elles ne sont plus au Panthéon. Le tombeau, pèlerinage quo-
tidien des étrangers, et devant lequel les dévots de l'art et
de l'esprit français s'inclinaient avec émotion, croyant
saluer les reliques du grand homme, ce tombeau est com-
1 . a J'ai écrit de souvenir, répond à cela le Bibliophile, la noie
envoyée à V Intermédiaire , et j'y ai fait entrer, par mégarde, d«i*
frèrex Puymorin, au lieu de celte simple désignation que j'avaia
consignée dans mes Mémoires, les deux Pwjmorin. n
522 TOMBEAU VIDE.
plétement vide; bien plus, on ne sait ce que sont devenues
ces reliques. »
Mais comment était-on si bien instruit, et sur quoi repo-
saient ces affirmations si précises, si sûres d'elles-mêmes?
iM. Dupeuly ajoutait que, lorsque le cœur de l'auteur de
la Uenriadc fut offert à l'État comme revenant légitimement
à la nation. Napoléon III pensa que ce qu'il y avait de plus
naturel, c'était de le réunir à l'ensemble des dépouilles du
poëte. Le Panthéon étant rendu au culte, cela ne se pouvait
faire sans en référer à l'archevêque de Paris. Monseigneur
Darboy répondit qu'avant de prendre un parti quelconque,
il était prudent de vérifier si les cendres de Voltaire étaient
encore là, ou si, depuis 1814, il n'y avait plus rien au Pan-
théon, qu'un tombeau vide. L'empereur, étonné, ordonna
des fouilles. « Une de ces nuits dernières, ajoutait M. Du-
peuty, on est descendu dans les caveaux du Panthéon, on
a soulevé la pierre qui, selon la croyance populaire devait
recouvrir les cendres de Voltaire, IL N'Y A EN EFFET PLUS
RIEN. Que sont-elles devenues?» »
Les violents et les intolérants ne pouvaient admettre que
les deux tombeaux de Voltaire et de Rousseau demeurassent
à la place que la Révolution leur avait assignée dans ce
temple trop longtemps profané et rendu, grâce à Dieu, au
culte catholique. Le gouvernement, qui pressentait l'effet
que produirait sur l'opinion d'une grande partie de la
population une complète expulsion, ne consentit ouverte-
ment qu'à un déplacement, et il fut convenu que les deux
cercueils seraient transférés au-dessous de l'escalier du
péristyle. Nous avons le procès-verbal de la translation des
deux sarcophages, à la date du 29 décembre 1821, dix
heures du matin, signé de l'adjoint au maire, M. Delvin-
court, du commissaire Marrigue, de l'architecte M. Ualtard,
de l'inspecteur des travaux M. Boucault, de M. Jay, l'inspec*
teur adjoint et du gardien des souterrains, Etienne. Nous
extrairons du document ce qui a rapport à Voltaire.
1. L'Iniermédiaire de» chercheurs et des curieux, I'^ année ( I S mars
1864), p. 43, 44.
PLAISANT PROCÈS-VERBAL. »23
« ...Le dit sieur Baitard nous a représenté deux sarco-
phages en menuiserie, que nous avons reconnus pour être
ceux de Voltaire et de J.-J, Rousseau, par les emblèmes,
bas-reliefs et inscriptions qui les décorent, dont plusieurs
sont dégradés par le temps. Ayant invité le chef ouvrier
qui accompagnait le dit sieur Baitard à procéder à l'enlè-
vement du sarcophage de Voltaire, qui était posé du côté
du midi, et ayant sa statue en marbre blanc placée en face
dans une niche, il a fait renverser ce sarcophage sur le
côté, et on a retiré de dedans une caisse en chône, longue
de 1m,92, large de 06 centimètres, fermée par deux plates-
bandes en fer, formant équerre, et rattachant le dessus aux
deux côtés, ainsi que par dix-sept forts clous, les extrémités
des côtés de ladite caisse assemblées en queue d'aronde.
« Le sieur Etienne, gardien, nous a dit que celte caisse
renferme les ossements de Voltaire. En conséquence, nous
avons reconnu qu'il était impossible, à raison de la dimen-
sion, de faire transporter ce sarcophage au travers des
galeries souterraines ; nous l'avons fait démonter avec soin,
et l'avons fait transporter par parties dans la salle voûtée
qui se trouve à l'extrémité de la principale galerie souter-
raine. Là, nous l'avons fait remonter et poser de suite dans
le caveau à gauche pratiqué dans la salle, et avons fait
replacer dessous, sans qu'elle ait été ouvei'te, la caisse qui a
été reconnue pour contenir les ossements de Voltaire*... »
Des bruits de violation des tombeaux avaient circulé, et
c'était le cas ou jamais de leur donner le démenti le plus
formel, en constatant l'existence et l'état des deux cadavres.
Mais on se fût bien gardé de chercher la lumière, et l'on
s'en tint à la simple assurance du gardien, qui déclarait
que l'une des caisses renfermait les ossements de Voltaire,
l'autre ceux de Rousseau. Et après ces trop sommaires dispo-
sitions, on faisait replacer « sans qu'elle ait été ouverte » la
caisse qui avait été reconnue (reconnue est admirable) pour
contenir les ossements de l'auteur de la Ilenriade. L'Oppo-
1. L'Intermédiaire de$ chercheurs et des curieux, V' année
(1" avril 1864), p. 57.
Ii24 INTERPELLATION DE STANISLAS DE OIRARDIN.
silion, qui avait l'éveil, jugea l'occasion belle d'intervenir, et
Stanislas de Girardin, à propos de la discussion du budget,
interpella le ministre à la tribune (2î) mars 1822). Après avoir
bl<\mé une ordonnance qui s'attaquait aux cendres de deux
grands hommes que la patrie avait déclarés avoir bien mé-
rité d'elle, il se plaignit du silence inqualifiable du ministre
à l'égard de rumeurs plus ou moins fondées mais qui avaient
inquiété et alarmé le public. « Je dois, poursuivit-il, comme
député de la France, sommer le ministre de dire enfin ce
que ces dépouilles sont devenues ; il en est responsable,
non-seulement envers la nation, mais aussi envers les étran-
gers, car les hommes de génie ont l'univers pour patrie...
Au nom de la France, au nom des hommes éclairés de tous
les pays, je demande au ministère de vouloir bien nous
dire enfin où reposent les cendres de Voltaire et de Rous-
seau!... » A cela le ministre répondait que les deux hommes
qui, par des lois successives, avaient été transférés au Pan-
théon, avaient été déposés dans les caveaux et qu'ils y
étaient encore. « C'est bon à savoir » s'écriait M. de Lameth ' ;
mais le ministre ne disait point si cette assurance était un
peu moins illusoire que celle du procès-verbal de la com-
mission, et si, comme elle, il s'en était tenu à l'affirma-
tion du gardien Etienne. Ces paroles ne convainquirent
personne, et M. de Montrol écrivait, quatre ans plus tard,
ces quelques lignes relatives à l'abbaye de Scellières, dans
son Résumé de Vhistoire de Champagne : « C'est là que furent
déposés les restes de Voltaire. On les transporta depuis au
Panthéon; ils en ont été enlevés avec ceux de Rousseau,
pour ôtre jetés où il a paru convenable aux manœuvres
employées à cette profanation, et sans que personne au-
jourd'hui puisse indiquer peut-être le lieu qui les recèle. »
C'était une accusation directe qui devait être relevée. Elle
ne le fut pas. Disons pourtant que l'année suivante, 26 mars
1827, M. de Thury fit établir une double clôture qu'il eut le
1 . Moniteur universel, mardi 26 mars 1 822 - Séance de la Chambre
des d^pulf<8, (lu 25.
BEUCHOT ET M. D'aRGOUT. o25
soiQ de faire poser en sa présence ; ce qui pouvait protéger
le cercueil contre les indiscrets mais ne l'empêchait assu-
rément pas d'être vide-
La branche cadette, qui inaugurait un régime plus libé-
ral, n'avait pas les mêmes raisons de se faire inaccessi-
ble, et il n'y avait pas à douter qu'elle ne prêtât tout au
moins son concours à l'investigation historique. Beuchot,
qui travaillait dès lors à sa belle édition de Voltaire, s'a-
dressait, en i831, au ministre des travaux publics et lui
demandait, au nom de l'érudition, au nom de l'histoire et
des lettres, l'autorisation de se présenter au Panthéon et d'y
faire toutes les recherches qui pourraient conduire à la
vérité, « même l'ouverture du cercueil au lieu contenant ses
restes», offrant de prendre à sa charge les frais des fouilles
indispensables. M. d'Argout lui faisait répondre par son
directeur, M. Hély d'Oissel, qui avait assisté aux premiers
déplacements de 1821 et, par conséquent, avait été, lui aussi,
édiûé par l'honnête gardien, qu'il eût à se Iranquiliser,
que tout s'était passé en bon ordre, avec toute la régularité
désirable, comme il s'en convaincrait par le procès-verbal
de la translation, dont il lui envoyait copie. C'était tout ce
qu'on pouvait faire pour lui être agréable. « M. le comte
d'Argout n'a pas cru devoir consentir à l'ouverture du cer-
cueil; mais il me charge de vous annoncer qu'il est exposé
aux regards du public dans la nef souterraine du Pan-
théon. » 11 est à croire que M. Beuchot savait cela. Au moins,
l'on avait le droit de révoquer en doute une histoire bien
vieille, forgée par la mauvaise foi et la passion. L'empe-
reur, en faisant ouvrir les deux cercueils de Voltaire et
de Rousseau, dosait le débat : la violation des sépultures
devenait un fait acquis. Qu'avait-on fait des ossements
des deux philosophes? A en croire les continuateurs du
Dictionnaire de Feller» et Michaud, dans son édition de
l'Abrégé chronologique, du président Hénault', les restes de
1. Dictionnaire historique de Felter, continué par Henrion, 8« édit.
(Paris, 1832), f. I, p. 162.
2. Abrégé chronologique (Paris, 1836), in-S», p. 867.
0-26 VOLTAIUE A LA VOIRIE.
Voltaire et de Rousseau auraient clé transportés au Père-
Lachaise, le 3 janvier 1822. Mais alors M. de Corbière, en
déclarant à la Chambre, le 2o mars, trois mois après, que
les cercueils renfermaient leurs dépouilles, faisait donc un
audacieux mensonge? Oui, il faisait un mensonge; mais
MM. Henrion et Michaud en faisaient un autre, pour dépis-
ter sans doute toute enquête. Les registres du Père-
Lachaise sont restés muets. Ce n'est pas là qu'il faut cher-
cher les sérieuses traces de ceux qui écrivirent l'Esmi sur
les mœurs et le Contrat social. Mais où pouvaient les trans-
férer des furieux qui n'avaient point reculé devant la plus
lâche, la plus infâme des profanations, si ce n'est à la voirie?
Voltaire aura bien réellement prophétisé la destinée der-
nière de ses cendres, destinée qu'il essaya de conjurer, au
prix souvent de la dignité du caractère : il aura bien posi-
tivement été jeté à la voirie, — à la honte, il est vrai, d'une
époque qui se disait éclairée, charitable, religieuse, et qui
ne savait môme point pardonner à des tombes.
FIN.
TABLE
I. — Clément de Dijon. — Lettre a M. de Voltaire. — Mesdames
ScARD ET DE Genlis. — Clément ajourné. — Se sauve à Paris.
— Inutile décret de prise de corps. — Il s'adresse à Voltaire. —
Procédé exquis. — Voltaire le recommande au président de la Mar-
che. — Bon accueil de La Harpe. — Désenchantement du nouveau
venu. — Le Rossignol et le Geai. — Clément folliculaire, — Sa
généalogie par l'abbé de Voisenon. — L'abbé Delille et les Gtor-
■ giqiies. — Accusations de plagiat. — L'amour de la périphrase.
— Les Saisons. — Voltaire a fait de la scène française une lan-
terne magique. — Observations critiques. — Clément au For-
l'Évêque. — Saint Lambert et sa Doris. — Enquête préparatoire.
— Les Cabales. — Epître à Boileau et Epîlre de Boileau ù M. de
Voltaire. — EpUre ù Horace. — Un neuvel Aristarque. — Pre-
mière lettre à M. de Voltaire. — Analogies entre Clément et
La Beanmclle. — Impudentes attaques. — Explication de la for-
tune littéraire de M. de Voltaire. — Secret de ce déchaînement.
— Inégalité de la lutte. — L'empoisonneur Mignot. — Plaintes
de Voltaire au chancelier. — Rétractation de Clément. — Bnffon
devant ses Zolles. — Contenance bien opposée. — Voltaire en
danger. — Prévoyance ministérielle. — Deux courants. — Avenir
de la colonie. — Naïveté du résident. — Maladie de madame Denis.
— Démonstrations des Fernésiens. — Le marquis et la marquise
de Luchet. — Leurs portraits. — Madame Suard. — Son enthou-
siasme. — Voltaire cherche une âme. — M. Poissonnier. —
Bavard présomptueux. — Enchantement du poëte. — Une indi-
gestion de fraises. — Sortie contre Jésus-Christ. — La comtesse
de Genlis. — Le mois d'Auguste. — Graves appréhensions. —
Petite malice à l'endroit de madame Suard. — M. Ott. — Un
HiS TABLE.
Corrége mal placé. — L'allée de cliarmillc et les plumes de la
comteuo. — Irréligieuse Raillie. — Poilralt peu bienveillant. —
Allégations erronées. — Douceur infinie des yeux de Voltaire. —
Sa parraile bonhomie. — Visite dans le village Page 1
II, — Voltaire et Denon. — Affranchissement du pays de Gex.
— Belle et Bonne. — Mort de Fréron. — Vivant Uenon. —
Un habile courtisan. — Auteur couleur de rose. — Séjour à
Ferncy. — Insinuation en pure perte. — Estampe de Denon. —
Indignation de Voltaire. — Plaintes amères. — Denon piqué. —
OKil pour œil, dent pour dent. — Décision du sculpteur de Rome.
— Médailles de la Sainl-Barthélemy. — Poncet. — Le Déjeûner
de Voltaire. — Aigres soumissions. — Le statuaire de Saint-
Claude. — Rosset-Dupont. — Bustes de Voltaire en ivoire. —
Leur succès. — Enchantement du roi de Pologne. — Madame de
Saint-Julien. — Papillon philosophe. — Le pays de Gex. — Des-
potisme des délégués du fisc. — Sully-Turgol. — M. de Tru-
daine. — Le tir à l'arquebuse. — Madame de Saint-Julien gagne
le prix. — Racle et le palais Dauphin. — Voltaire aux États. —
Vive le roi! vive Voltaire! — Popularité méritée. — Voltuire-
F'-rncy. — Manque de sanction. — Les mécontents. — Fabry
menacé. — Ses grielV. — Syndic et subdélégué. — Les Crassy.
— Clierchent à se pourvoir. — Aigre épîlre de M. de Brosses. —
Exagérations manifestes. — Voltaire n'entend pas les alTaires. —
Fabry à Ferney. — Redoublement de caresses de la part du po(ile.
— Quitte pour la peur. — Les Rouph de Varicourf. — Non moins
nécessiteux que les Crassy. — Le futur évêque d'Orléans. —
Reine-Philibcrte. — La jeune religieuse. — Recueillie à Ferney.
— Belle cl Bonne. — Les deux colombes égorgées. — Fureur de
Voltaire. — Villette. — Son portrait. — Pincettes épiiatoires. —
Existence dissipée. — Exhortations pressantes. — Viilelte au
Vaux-Hall. — Mademoiselle Thévenin. — AiTaire équivoque. —
Brusque départ. — Mariage de Villette. — Ce qu'il en dit. —
Cortège patriarcal. — Ravissement de Voltaire. — Conversion
radicale. — Mort de Fréron. — Étrange billet d'enterrement. —
Le lils de Fréron. — Un mauvais plaisant. . . . Page 53
IH. — Lettre sur Shakespeare. — Baretti et Lady Montagoe. —
GcÉNÉE. — Voltaire journaliste. — Traduction nouvelle de
Shakespeare. — Voltaire son premier révélateur. — Essai de tra-
duction. — Le monologue d'HamIct. — Insoutenable hérésie. —
Gilles Shakespeare et Pierrot Letourneur. — Tradtittore tradilorc.
— Le Jules César de Shakespeare et le Cinna de Corneille. — Le
I
TABLE. 829
cheTalier Rutlidge. — Joseph Baretti. — Outrecuidance du per-
sonnage. — Motifs déterminants. — Inégalité de génies. —
La Harpe et Palissot. — Expression du sentiment français. —
Lady Montague. — La lampe d'Épictète. — Lettre à rAcadémie
française. — Indispensables retrandiements. — Voltaire en remet
le tout à D'Alembert. — Combat en champ clos. — Tragédies
barbares. — Journée décisive. — Opinion de madame Necker.
— Ce qu'elle écrit à Garrick. — Sedaine transporté. — Mot de
Grimm. — L'Apollon du Belvédère et le Saint Christophe de
Notre-Dame. — Diderot. — Causeur aussi incontinent que bril-
lant. — Jugement de Voltaire. — Un nouvel adversaire. —
L'abbé Guénée. — Lettres de quelques juifs portugais. — Modèle
de dialectique. — Le théâtre de Ferney. — Le troubadour Saint-
Géran. — Démarches près de la reine. — Lekain cher Voltaire.
— Sa reconnaissance et son admiration. — Intérieur du patriarche.
Fêle de Brunoi. — L'Hôte et r Hôtesse, — Peu de goût de Lekain
pour Olympie, et pourquoi. — L'allégorie de Sésostris. — Voltaire
garçon-Journaliste. — La Gazelle littéraire. — M. de Praslin la
patronne. — Correspondance du poëte et du ministre à ce sujet.
— Rapport du patriarche. — Journal de politique et de littéra-
ture. — Un livre de Marat. — Deux catégories d'esprits. — Vol-
taire relégué parmi les beaux-esprits. — Allocution à Camille
Desmoulins. — Marat protégé par Beaumarchais. — Sa recon-
naissance. — La dernière dent de Voltaire. — Le poëte Barlhe.
— L'homme personnel. — Plaisante comédie. — Aggravation de
torts. — Barthe l'original de sa pièce. — Colardeau au lit de
mort Page 107
IV. — Joseph II. — Départ de Ferney. — Voltaire a l'hôtel
DE ViLLETTE. — Ëmotion DU PDBLic. — Franklin. — Le comte de
Falkenstein à Paris. — Trompeuses apparences. — Deux vers
d'Œdipe. — Ovation du parterre. — Recrue pour la philosophie.
— Cruel mécompte. — Voltaire blessé au cœur. — Il n'en fait
rien paraître. — Interprétation charitable. — Charles IX et Ron-
sard. — Les innocents payent pour les coupables. — Monsieur
l'Empereur. — Préparatifs inutiles. — Maligne relation de Bonnet.
— Fouette, cocher ! — Voltaire en grande perruque. — Le comte
de Falkenstein à Roche. — Entrevue de l'Empereur et de Haller.
— Modestie de ce dernier. — Marie-Thérèse. — Un pécheur
incorrigible. — Anxiétés du créateur. — Agathocle. — Irène
reparaît sur l'eau. — Enthousiasme de Villevielle. — Jugement
de Condorcet. — Sensibilité du poëte. — Paroles réconfortantes.
— Irène reçue à l'unanimité. — Généreux procédé de Bartbe. —
vni. 34
530 TABLE.
Refus de Lekain, qualifié durement par M. de ThiLouville. —
Terapêle à la Comédie. — Longanimité du poëte. — Sentence de
M. de Fériol. — Situation présente. — Louis XVI et «on Mentor.
— Complot général. — Départ pour Paris. — Consternation de
la colonie. — Le père Adam. — Devenu important, taquin et
brouillon. — Disgracié. — Le maître de poste de Bourg-en-Bresse.
— L'hôtel de la Croix-d'Or à Dijon. — Extravagances dont le
Toyageur est l'objet. — Essieu rompu. — Plaisante recommanda-
tion de Voltaire aux postillons. — Voltaire à la l>arrière. —
Reconnu par les commis. — Ce qu'il leur dit. — Oreste et Pylade.
Mort de Lekain. — Désolation du poUtc. — La cour et la ville.
— Un corps d'acier. — Froideur de Troncliin. — Crainte motivée
de Voltaire. — Visite de Gluck. — Madame Jules de PoUgnac. —
Députation de la Comédie. — Allocution emphatique de Bellecour.
— Mot galant de l'auteur d'Irènn à madame Vestris. — La
morale des princes. — Mécompte du public. — Madame Necker.
— Le docteur Franklin. — God and Liberty. — Lord Stormont et
Balbàlrc. — Étrange billet. — Voltaire et Richelieu. — Mademoi-
selle Sainval cadette. — Ses débuts. — Intervention de Sophie
Arnoult.' — Désistement de madame Mole. Page 157.
V. — Affldenck des visiteurs. — L'ABBii Gaultier. — Rétrac-
tation DD POETE. — Les comédiens. — Irène. — Madame
du Barry. — Le Brun-Pindare. — Lycopliron'Zoîle. — Curieux
récit. — Voltaire sacrifié à Bufifon. — Quatre-vingt-dix mille
folies. — Humilité douteuse. — Appréhensions intermittentes de
Le Brun. — L'abbé Gaultier. — La porte ouverte. — EutreticT
préliminaire. — Ce qu'est l'abbé Gaultier. — Madame Denis le
congédie. — L'abbé Marthe. — Le pistolet sur ia gorge. —
Madame du DefTand. — Va voir son vieil ami. — Curieux entre-
tien. — Distribution d'Irène. — Duste de Voltaire commandé à
Pigalle. — Le marquis de Marigny. — Le roi n'y est pour rien.
— Vive alerte. — Saignée salutaire. — L'abbé Gaultier appelé.
— Cordial accueil. — On les laisse seuls. — Désespoir de
Wagnière. — Déclaration de Voltaire. — Sa vraie pensée. — Pe-
tites objections et petits doutes. — Voltaire s'est-il confessé? —
Anecdote rapportée par Wagnière et confirmée par D'Alemberl. —
Portrait de Gauilicr par ce dernier. — Mal reçu de ses supérieurs.
— Lettre de Voltaire à son curé. — L'abbé Gaultier évincé. — M. de
Tersac. — Dernière tentative. — Réponse significative du suisse.
— Conversion de l'abbé de L'Attaignant. — Gaultier et Garguille.
— Députation de l'Académie. — Petit dialogue entre Voltaire et
le docteur Lorry. — Walpole redressé par son amie, — Véritable
TABLE. 531
point de Tuc, — Attitude obligatoire. — Blâme de M. de Chol-
seul. — Approbation de D'Alembert. — Franciie explication. —
Lettre de Villette à Lorry. — La Harpe et la Pharsale. — Lec-
ture des Barmécides. — Ce qu'en pense Voltaire. — Ira-t-il à
Versailles? — BienTeillance de la reine. — Décision irrévocable.
— Fariau de Saint-Ange. — Repartie plaisante du patriarche. —
Mercier le dramaturge. — Une existence de vingt-trois mille deux
cents heures. — La chevalière d'Ëon. — Irritation de Voltaire
contre ses interprètes. — Parole dure. — Réplique peu probable
de Brizard. — Voltaire crache du sang. — Madrigaux et épi-
grammes. — Les comédient ordinaires du Roi. — Première re-
présentation d'frène. — Marie-Antoinette. — Inquiétude du pu-
blic. — Félicitations de l'Académie Page 213
VI. — L'Académie et la Comédie. — Scène dd cocrossemekt. —
La loge des Nedf soeors. — Les revenants. — Députation de
maçons. — Irène revue et corrigée. — Scène de fureur. — Ma-
dame Denis malmenée. — Le Uls de M. Barthe. — Plaisant em-
portement du père. — Thibouville. — Voltaire s'apaise. — Tur-
got. — Vénération de Voltaire pour cet homme de bien. — Le
charlatan de la place Louis XV. — o Voltaire, notre maître à tous! »
— Le patriarche à l'Académie. — Boismont et Millot. — Déser-
tion du clergé. — L'Éloge de Despréaux. — Boilcau, Racine et
Voltaire. — Rare spectacle. — Un public ivre. — La main de
madame de Villelte. — La tête à perruque de M. de Voltaire. —
Brizard dans la loge de Voltaire. — Le poëte ne veut pas être
couronné. — Forcé de se soumettre. — Irène plus applaudie
qu'écoutée. — Mademoiselle La Chassaigne. — Le buste du poëte.
— Scène du couronnement. — Intraduisible émotion. — Dizain
de Saint-Marc. — Estampe de Moreau. — Figures et portraits. —
Nanine. — Transports des femmes. — On veut dételer les che-
vaux. — Compliments du comte d'Artois. — Légitime rémuné-
ration. — Désenchantement passager. — Abstention forcée de la
reine. — Tiraillements. — Madame Denis ne veut pas s'en aller.
— Tronchin offre sa dormeuse. — M. et madame Suard. — Pro-
jets d'établissement à Paris. — Voltaire en quête d'une maison. —
Ékîueils de plus d'une sorte. — Sentiment de D'Alembert. — La
marchande des Tuileries. — VEomme aux Calas — La loge des
Neuf-Sœurs. — Initiation. — Discours du Vénérable. — Remer-
ciements du récipiendaire. — Journée complète. — L'hôtel de
madame de Montesson. — Portrait de la marquise. — Son théâtre.
— On joue l'Amant romanesque et Nanine. — Charmant accueil
fait an poëte. — Émeute dans un couvent. — Voltaire au Palais-
532 TABLE.
Royal. — La duchesse de Chartres. — Voltaire chei Sophie Ar-
noult. — Survivants et attardés. — La comtesse de Ségur. — En-
gouement sans limites. — Suzanne de Livry. — Démarche auprès
de M. de Gouvernet. — Une lettre sans réponse. — D'un bord du
Slyx à l'autre . Page 271,
Vil. — Voltaire et le Dictionnaire de l'Académie. — Excès
DE travail. — NiOLENTE SORTIE CONTRE VoLTAIRE. — DERNIERS
MOMENTS DU POÈTE. — Départ de Wagnière. — L'abbé de Beau-
regard. — Pusillanimité de M. de Miromesnil. — Chaleureuse
intervention du prince de Beauvau. — Portée réelle de ces
insinuations. — L'abbé Delille. — Son poJime des Jardim et l'É-
pîlre de Pope. — Notre langue est une gueuse flère, — Le mot
tragédien. — Nécessité d'un dictionnaire. — Prétendu dialogue
entre l'abbé Barruel et l'académicien Beauzée. — Cause de l'é-
lection de ce dernier. — Le groupe des lettrés. — Voltaire tient
parole. — Procès-verbal de la séance. — Foncemagne admonesté.
— Mutuels remerciements. — Représentation (ÏÀlzire. — Vol-
taire rompt son incognito. — Acclamé avec transports. — Le pa-
triarche à l'Académie des Sciences. — Franklin assiste à la séance.
— Éloge de M. Trudaine. — Inévitables allusions. — Un mot sus-
pect. — Apreté de La Harpe. — Madame da Luxembourg. —
L'épée du maréchal de Broglie. — Veille fiévreuse. — Premiers
symptômes. — L'apothicaire de Villette. — La flole du maréchal.
— Étrange mot de M. de Villette. — Sentiment de d'Argental.
— Ah! frère Cavi, tu m'as tué! — Récils divergents, — L'esto-
mac ne fonctionne plus. — Anéantissement extrême. — Étranges
préoccupations de madame Denis, — Dissimulation forcée. —
Billet de Voltaire au flis de Lally, — Spectacle touchant, — Ar-
rêt sinistre des médecins. — Cruel persiflage. — Un fichu mo-
ment. — Un physiologiste enragé. — Nouvelle démarche de l'abbé
Gaultier. — Conditions imposées et acceptées. — Dernière entre-
vue. — «Laissez-moi mourir en paix! » — Autre mot qu'on lui
prête. — Omissions volontaires. — Tâche épineuse. — Curieuse
lettre de Tronchin. — Voltaire en robe de chambre. — Situation
morale. — Ridicules propos. — « Monsieur, lirez-moi de là I »
— Billet de D'Alembert. — Obscurité des derniers instants. —
La Gazelle de Cologne. — Un homme bien respectable. — Pro-
phétie d'Ézéchiel. — Harel, Feller et Barruel. — L'abbé Depery.
— Témoignage de Belle et Bonne. — La fin justifie les moyens.
— Attitude concluante de Mignot. — Invraisemblance inadmis-
sible. — Lady Morgan, — M. de Fusée, — Récit de Barruel,
— L'abbé Bigex. — Le cuisinier de Villette. — Invariable uni-
TABLE. S33
formité du procédé. — Le seul terrain de l'historien. — Der-
nières paroles. — « Prenez soin de maman. » — Vaines et sté-
riles recherches Page 323.
EPILOGUE. — VOLTAIRE ODTRE-TOMBE.
— L'aBBATE DR SCELLIÈRES. — La BIBLIOTHÈQUE DE VOLTAIBE.
— BLariage DE MADAME Denis. — Premier effarement. — L'abbé
Mignot et le curé de Saint-Sulpice. — Démarche des deux neveux
près du parlement et du ministre. — Impossibilité de la lutte. —
Embaumement du corps. — Le cerreau de Voltaire. — Le cadayre
installé dans un carrosse à six chevaux. — Constante préoccupa-
lion du poëte. — Arrivée à Scellières. — Négociations antérieures
de l'abbé Mignot. — Le prieur dans ses intérêts. — Le corps pré-
senté à l'Église. — Service solennel. — Mouvements de l'arche-
vêché,— Lettre de l'évêquede Troyesà dom Potherat de Corbière.
— Spirituelle réponse du prieur, — Destitution de ce religieux.
— Embarras du ministère. — Demande d'un service aux Corde-
liers. — Refus du père gardien. — Indignation de D'Alembert, —
Plaisante observation de Linguel, — Le portrait de Voltaire au
Louvre. — Galanterie d'Hondon. — D'Alembert fait don du buste
du patriarche à l'Académie. — Testament de Voltaire. — Mesqui-
nerie des legs. — Wagnière disculpe son maître. — Madame Denis
inexcusable en toute hypothèse. — Arrangements avec la famille
De Brosses. — Viilette et le cœur de Voltaire. — Molle revendica-
tion de la famille. — Communication de D'Alembert à l'Académie.
— Propose l'éloge de Voltaire pour le prix de poésie. — Ajoute
de sa poche six cents livres. — Son offre acceptée avec enthou-
siasme. — Un coup de théâtre. — L'Eloge de Crébillon. — Petit
charlatanisme oratoire. — Vers de la marquise de Boufflers. —
Fureur du clergé de Paris, — L'abbé Poupart, — L'Encyclopédie
l'emporte. — Monseigneur de Beaumont et le duc de Noailles. —
Simplesse du prélat. — Fête funéraire à la loge des Neaf-Sœurs. —
Bibliothèque de Voltaire. — Lettre de l'impératrice à madame
Denis. — Voltaire n'est pas un bibliophile. — Ses annotations
marginales. — Conditions d'achat, — Vente de Ferney. — Mot
touchant de Catherine II. — Mariage de madame Denis. —M. Du-
Tivier. — a Heureuse à faire mal au cœur ! » — D'Alembert excel-
lent mime. — Madame Denis abandonnée des siens, — Elle
retire avec la statue de son oncle ses bonnes grâces à l'Acadé-
mie Page 385)
534 TABLE.
II. — Le FAnTEUiL DE Voltaire. — Service a Berlin. — Pahc-
KOUCKE ET Beadmarcoais. — L'ÉDITION DE Kehl. — Let Mutes
rivales. — Lemlerre se porte comme candidat. — Ducis est
nommé. — Jour de fête pour la coterie philosophique. — Dla-
cours du récipiendaire. — Optime, Thomas! opiime. — Réponse
de l'abbé de Radonvilliers. — Portrait de l'abbé en découpure par
le chevalier de Boufflers. — Injuste accueil de l'auditoire. — At-
tendrissement de D'Alembert. — Éloge de Voltaire par Frédéric.
— Le buste du poëte. — La guerre a mis le roi de Prusse à sec.
— Agathocle. — Faiblesse de l'ouvrage. — Les prix de la Saint-
Louis. — EpUre à Voltaire, par Murville. — Un anonyme.— Inter-
vention de d'Argental. — Paternité sournoise de La Harpe. — En-
core la messe des Ciordeliers. — Le cardinal de Rohan intermédiaire
malgré lui. — S'en tire par des faux-fuyants. — Assaut d'habi-
letés. — Expédient proposé par l'archevêque d'Âix. — Refus du
roi. — Dernière tentative de D'Alembert. — Clôture du débat. —
Les parlements rivalisent avec la Sorbonne. — Desprémesnil au
parlement de Rouen. — Projet d'une revanche à Berlin. — Une
messe ciiantée à l'église catholique. — Curieuse note destinée aux
journaux étrangers. — Reproduite par La Harpe et Diderot. —
D'Alembert ne désarme point. — Autre requête. — Frédéric fait
la sourde oreille. — Monument autrement durable. — Panc-
koucke prépare une édition complète des œuvres de Voltaire. —
Points de vue différents. — Erreur de Palissot. — La correspon-
dance de Voltaire. — Négociations épineuses. — Refus du duc de
Nivernois et de madame Necker. — Le duc de Choiseul ne se
montre pas plus accessible. — Nombreux acquiescements. — Apports
de La Harpe et de Grimm. — Candide aveu de François de Neuf-
chàteau. — Ce n'est pas lui qu'on aime, mais les lettres de Vol-
taire. — Lettres ù d'Argental. — Madame de Vimeux sa légataire.
— Vend la correspondance à Panckoucke. — Suard autorisé à
faire des suppressions. — Beaumarchais se substitue à Panckoucke.
— Rétif de la Bretonne et Decroix. — Le fort de Kehl. — Double
prospectus. — Les presses de Baskerville. — Mandement fou-
droyant de l'évêque d'Amiens. — Circulaire pastorale de Jean-
George. — Provoque les sévérités du parlement. — Mémoires pour
servir à la vie de Voltaire, — Démarches du baron de Gollz. —
Stoïcisme de Frédéric. — Difllcultés avec l'impératrice de Russie.
— Affaire médiocrement heureuse. — Mandement pour le carême.
— Un cantique pour rire. — Justice tardive. . . Page 428.
m. — VlLLETTE journaliste. — La CHRONIQUE DE PARIS. —
Transution des cendres AU Panthéon. — Le cœur de Voltaire
TABLE. 535
à l'ofQce. — Réplique indignée de Villette. — La lune de miel
ne durera pas. — Nouveaux désordres. — Rupture et raccommo-
dement. — Mot dur de Laborde. — Vente de Ferney. — Aurore
de la Révolution. — Villette tout court. — Journaliste d'avant-
garde. — L'archevêque de Paris, son créancier. — Villette n'a pas
le beau rôle. — Locataire des Théatins. — Au Grand Voltaire.
Le quai Voltaire. — Lettre aux frères et amis. — Curieux
amendement. — Le patriote Palloy et les pierres de la Bastille.
— Un tombeau pour Voltaire. — Mérard de Saint-Just, le mar-
quis de Ximenès, Anacharsis Clooti. — Mise en vente de l'ab-
baye de Scellières. — Que deviendront les cendres de Voltaire? —
VolUire et Henri IV. — L'Éternel aux pieds de saint Crépin. —
Représentation de Brutus. — Ovation à Mirabeau. — Applaudis-
sements frénétiques. — Le duc de Chartres à la Comédie. — Ce
qu'il écrit à son père. — « Sans roi ! » — Inilialive chevale-
•"«•que. — Complicité de toute la salle. — V Homme immortel. —
Gomment se comporte la Renommée. — Brutus à Nantes. — La
Mort de César. — Discours de Villette au Théâtre-Français. —
Obtient tous les suffrages. — Les Amis de la Constitution de
Troyes. — Bizarre requête de la commune de Romilly. — Ré-
sistance acharnée. — Dédicace repoussée par l'Assemblée. —
Étrange argument de Lanjuinais. — Extraction de la bière. —
Relation de la cérémonie. — Un conte de la Feuille du jour. —
Réfutation du curé Bouillerot, — Pétition à l'Assemblée nationale.
— Son esprit et son but. — Prophétie de Nostradamus. — Les
aubes de la reine Marguerite. — Le roi Voltaire. — Voltaire à
Paris. — Petite malice de l'abbé Royou. — Déloyale application.
— Marche du cortège. — Description du char funèbre. — Le
maire Bailly. — Jalousie fermée. — Station à l'hôtel de Villette.
— Terrible averse. — Mot d'un sentiment exquis. . Page 463.
IV. — Voltaire et la Révolution. — Fanatisme des decx parts.
Cervelet de Voltaire. — Sépulture violée. — Idées gouver-
nementales de Voltaire. — Cahiers de Voltaire aux États généraux.
— Contrastes et analogies. — Le Triomphe poétique. — Une ca-
lotine prophétique. — Lefranc de Pompignan. — Un opéra sati-
rique. — Prométhée, c'est Voltaire. — L'auteur de la Uenriade
coiffé du bonnet rouge. — Semonce du maire Péthion. — Les
bonnets rouges rentrent dans les poches. — Le flls de Villette. —
Voltaire sera son nom de saint. — Manuel. — Physionomie ori-
ginale de Villette. — Attitude courageuse. — Ne votera pas la
mort de Louis XVI. — Succombe à une maladie de langueur. —
L'hôtel de la rue de Vaugirard. — Fête maçonnique. — Son
536 TABLE.
frère, Varlcourt. — Visite de lady Morgan. — F^te vollairienne. —
Le Français, peuple ardent et enthousiaste. — Succession du der-
nier Villelte. — Fidéi-commis. — Arrêt de la cour d'Amiens. —
Les reliques voltairlennes. — Embarrassantes. — Le cœur de Vol-
taire. — Trouve l'hospitalité au département des Médailles. —
Le cervelet de Voltaire. — Démarche du flis Mitouart. — Chaleu-
reux acquiescement de François de Neufchâleau. — La négocia-
tion n'aboutit point. — Seconde démarche aussi peu chanceuse. —
■ L'Académie n'a pas de reliquaire. — Mademoiselle Virginie Mi-
touart. — Lègue le précieux dépôt à un employé de la pharmacie
de son père. — Le cervelet à la salle des ventes. — Qu'est-ii de-
venu ? — Le clergé sous la Restauration. — Propagandes en sens
contraires. — Voltaire et Rousseau. — Les éditions pullulent. —
Le colonel Touquet. — Visite aux caveaux du Panthéon. —
Étrange propos d'un inconnu. — La Congrégation. — Récit du
Bibliophile. — MM. de Puymorin. — Tombeau vide. — Plaisant
procès-verbal. — Interpellation de Stanislas de Girardin. — Beu-
chot et M. d'Argout. — Voltaire à la voirie . . . Page 502.
FIN DE LA TABLE
c
ERRATA
Page 14, ligne 18. — Au lien de : • sainte, > lisez : • saine. •
Page 20, ligne 6. — Au lieu de : • bien que, • lisez : < quoique. •
Page 141, ligne 7. — Au lien de : • Panégyrique de Louis XV, » lisez:
t Eloge funèbre de Louis XV. »
Page 199, ligne 3 de la note. — Au lieu de : • Piceini, > lisez : Piccinni, »
et, même page, au lieu de : • piccinistes, > lisez : ■ piccin-
nistes. >
Page 20 i, L'gne 1. — Au lieu de : « figurait, > lisez : € figuraient. ■
Page 210, ligne 17. — C'est Sainval l'aînée, et non la cadette, qui eut de
si furieux d<^mèlés avec madame Vestris.
Page 259, ligne 23. — An lieu de : • ce qui, > lisez : t ce qu'il. •
Page 269, ligne 1. — Au lieu de : «M. Dupuis, ■ lisez : • H. Dupuils. •
Ucme page, ligne 10. — Au lieu de : • qu'il compensait, > lisez : « qu'ils com-
penseroient. >
Page 271, ligne 3 de la note. — Au lien de : ■ Durasse, ■ lisez : i Dnrazzo. »
Page 272, ligne 2 de la deuxième note. — Au lieu de : t Gehelin, > lisez :
• Gébelin. »
Page 288, ligne 24. — Au lieu de : • Irène, » lisez : * Irène. >
Page 289, titre de la page. — Au lieu de « Dixain, > lisez : • Dizain, t
Page 353, ligne 4 de la deuxième note. — Au lieu de : • danger qu'il, ■
lisez : • danger auquel il. >
Page 356, ligne 3 de la note. — Au lieu de : t ajouta, > lisez : • ajoute. >
Paris. — Trop. ViéTille et Capiomont, 6, rue des Poitevins.
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