Skip to main content

Full text of "Voltaire et la société française au XVIIIe siècle .."

See other formats


K^/^AQ^^ 


i 

i 

> 

<> 

'0 

■   â             -^  -   '-'.    _ 

^y 

''k: 

MU^l'"  in 


fAC^^Aj^/^/^ 


'WW*^ 


fM/mUU'i 


m 


^^^^^^ 


''^■•^■'.\-  m 


/\/fl^^        .  y^ 


hhU^K  ./ 


>^ 


?m^ 


>;> 


^>A  -^^^ 


••#" 

'>^ 


•  .3 


^J> 


=t^ 


.-^'  \ 


:iï  ^  ^ 


\     '     )  \^ 


,   '^J>1 


:^'r:^ 


J  ^a 


i.    xiri'ii 


►"■--A  ...^  ^  -^^4^ 


,^^-/. 


''C^i     -.^Msk'è^ 


VOLTAIRE 

SON  RETOUR  ET  SA  MORT 


OUVRAGES  DU   MÊME  AUTEUR 


YOLTAIRE  ET  LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

AU    XVIII"  SIÈCLE 
(Ouoragit  couronné  par  l'Âcctdémie  françaUe.) 


1'* série.  —  La  Jbomissb  db  Voltaire.   1  vol.  (Épuisé.) 

î'    série.    VOITAIBB    AU    CRATBAU    SB    C.IHBT.     i     TOl.    in-8 

3*  série.  —  ToLTAiRB  a  la  Coor.  1   vol.  in-8°.   .    . 

4*  série.  —  Voltaire  bt  FaiDiRic.    1    vol.   in-8* .   . 

S*  série.  —  VoLTAiRB  aux  DéLicis.    1'   vol.  in-8° .    . 

6*  série.  —  VoLTAiBB  et  J.-J.  Rodssbad.   1   vol.  in-8* 

7*  série.  —  Voltaire  et  Gbnâvb.    1   vol.  in-8°.    .    . 


7 -,50. 
7  50 
7  50 
7  50 
7  50 
7   50 


LA   MUSIQUE  FRANÇAISE    AU   XVII|o   SIÈCLE 

GLUCK  ET  PICCINNI 

1174-1800 

Un  vol.  in-8*.  —  Prix  :   7  fr.   50 


LES  COURS  GALANTES 

ÉTUDES   HISTORIQUES   SOR  LA   DERNIERE  MOITIÉ  DD   RÈGNE 
DE   LOUIS  XIV 

Dentu,   1860-1864.  —    4  vol.  in-12. 


Paris.  —  Imp.  Viéville  et  CapiomonI,  6,  rue  des  Poitevins. 


DEPARTMENIAL 
LibRARY   ^^1 


YOLTAIRE  ET  LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 


AU  XVIII*  SIECLE 


VOLTAIRE 


SON  RETOUR  ET  SA  MORT 


PAR 


GUSTAVE    DESNOIRESTERRES 


PARIS 

LIBRAIRIE    ACADÉMIQUE 

DIDIER  ET  C'%  LIBRAIRES-ÉDITEURS  A. 

35,   OCAI  DES  AnaOSTINS,  35  '^ 

1876 
Tons  droits  réserrés. 


t4*,« 


i4 


VOLTAIRE 

SON  RETOUR  ET  SA  MORT 


I 


CLÉMENT,  DE  DIJON.  —    LETTRES  A  M,  DE  VOLTAIRE. 
MESDAMES  SUARD  ET  DE  GENLIS  A   FERNEY. 


Tous  les  ennemis  de  Voltaire  ne  sont  pas  morts;  et 
en  voici  un  qui,  comme  Sabatier  de  Castres,  survivra 
à  l'étemel  vieillard,  Clément,  de  Dijon,  Clément  Vin- 
clément,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  Clément 
maraud  et  les  autres  (car  les  Clément  pullulent  comme 
les  Rousseau  dans  cette  vie  de  luttes  acharnées  et  de 
combats  sans  fin).  Peu  estimable  par  le  caractère,  cet 
adversaire  de  la  dernière  heure  n'est  pas,  il  s'en  faut, 
un  écrivain  méprisable.  Avec  la  verve  de  La  Beau- 
melle,  il  en  aura  l'audace  et  l'impudence.  Esprit  em- 
porté, sans  nulle  mesure.  Clément  commencera  par 
batailler  avec  son  père  qui  voulait  faire  de  son  fils  un 
procureur  à  sou  image.  Il  sera  mal  avec  ses  supérieurs 
du  collège  de  Godran,  où  il  professait  la  philosophie, 
et  ne  se  retirera  point  sans  un  éclat  qui  allait  néces- 
siter une  prompte  fuite.  Nous  ignorons  ce  qui  amena 
cette  rupture  avec  ses  chefs  ;  mais  il  joignait  à  l'envoi 


2  CLÉMENT  AJOURNÉ. 

de  sa  démission  deux  lettres,  l'une  à  la  date  du  26  oc- 
tobre, l'autre  du  18  novembre  1768,  tellement  offen- 
santes, que  le  bureau  d'administration,  après  avoir 
décidé  qu'il  serait  pourvu  à  la  place  vacante,  crut  de- 
voir remettre  ces  deux  inqualifiables  écrits  aux  mains 
du  procureur  général. 

A  la  suite  du  réquisitoire  de  ce  magistrat  *  et  sur  le 
rapport  du  conseiller  Le  Bault  (l'un  des  pourvoyeurs  de 
la  cave  de  Ferney),  Clément  était  ajourné  «  à  com- 
paroir »  en  personne,  par-devant  le  commissaire  de  la 
cour,  pour  répondre  sur  les  faits  à  lui  imputés.  La  si- 
tuation était  grave  pour  le  professeur  démissionnaire 
du  collège  de  Godran,  qui  le  comprit  ainsi,  et  ne  jugea 
point  prudent  d'attendre  à  Dijon  le  résultat  d'une 
affaire  où  il  ne  pouvait  avoir  que  le  dessous.  L'arrêt 
de  la  cour  est  du  20  décembre;  l'exploit  d'assignation, 
daté  du  31  du  même  mois,  ne  le  trouvait  plus  chez 
son  père,  qui  déc\arait  que  son  fils  avait  établi  son  do- 
micile à  Paris,  rue  Bourg-l'Abbé,  près  de  la  porte 
Saint-Denis.  Mais  les  perquisitions  faites  à  la  requête 

1 .  «  Le.  procureur  général  du  roy,  était-il  dit,  croit  inutile  de  carac- 
tériser cet  écrit,  qui  n'a  pu  être  fait  que  dans  un  esprit  d'injure  et 
dont  la  simple  leclure  fera  connoître  à  la  cour  la  nécessité  de  pré- 
venir, par  la  punition  du  coupable,  les  suittes  que  pouvoienl  {sic)  occa- 
sionner un  si  dangereux  exemple;  à  ces  causes,  requéroit  ledit 
procureur  général  qu'il  fût  ordonné  que  lesdites  lettres  seront  assou- 
pies au  greffe  de  la  cour,  procès-verbal  de  l'état  d'icelles  préalable- 
ment dressé  en  sa  présence  par  commissaire  de  la  cour  h  ce 
député  ;  qu'il  soit  ordonné  qu'à  la  diligence  du  procureur  général  du 
roy  ledit  Clément  sera  adjourné  à  comparoir  en  personne  dans  les 
délais  de  l'ordonnance ,  par-devant  commissaire  de  la  cour,  pour 
répondre  sur  les  faits  dont  il  sera  enquis,  auquel  effet  l'arrêt  qui 
interviendra  luy  sera  signiQé  à  la  diligence  dudit  procureur  général 
du  roy.  » 


INDTILS  DÉCRET  DE  PRISE  DE  CORPS.  3 

du  procureur  général  furent  sans  résultat,  Clément 
sut  dérober  sa  demeure  à  des  recherches  qui  ne  furent 
peut-être  pas  très-vives.  La  cour  ne  pouvait  point,  tou- 
tefois, en  rester  là;  elle  convertit  le  décret  d'ajourne- 
ment en  décret  de  prise  de  corps  (13  mars  1769  ').  Ce 
fut  là  tout.  On  ne  voulait  pas  pousser  les  choses  à 
l'extrême  contre  cet  étourneau  dont  la  fuite  était  une 
satisfaction  suffisante;  et  Clément  pourra  désormais 
circuler  à  sa  guise  dans  Paris,  sans  redouter  d'être 
inquiété  pour  une  frasque  vite  oubliée  et  que  nous 
n'aurions  pas  rappelée,  avec  ces  détails,  si  elle  n'aidait 
point  au  portrait  du  personnage. 

En  somme,  il  ne  tenait  qu'à  lui  de  s'écrier  :  felix 
culpa  !  tout  cela  n'avait  eu  d'autre  effet  que  de  l'implan- 
ter dans  cette  capitale  des  beaux  esprits,  où  les  fils  de 
procureurs  défroqués  faisaient  jouer  et  applaudir  leurs 
tragédies  et  devenaient  les  maîtres  de  la  scène,  comme 
cela  était  arrivé  notamment  pour  un  compatriote , 
l'illustre  auteur  de  Rhadamiste.  Epris  des  belles-lettres 
à  un  âge  où  l'on  sait  à  peine  lire,  car  il  nous  apprend 
qu'il  cultivait  les  Muses  dès  l'âge  de  sept  ans,  impa- 
tient de  se  faire  connaître  et  de  conquérir  un  nom 
dans  cette  carrière  plus  féconde  en  mécomptes  qu'en 
triomphes.  Clément  ne  put  résister  à  la  tentation  d'in- 
former M.  de  Voltaire  qu'il  y  avait  quelque  part,  dans 
cette  bonne  ville  de  Dijon,  où  les  lettrés  ont  toujours 
été  en  nombre,  un  jeune  homme  de  grand  avenir,  qui 
n'attendait  que  ses  encouragements,  ses  bontés,  et 
aussi  ses  bienfaits,  pour  prendre  son  essor  et  faire 

1.  Cour  d'appel  de  Dijon.  Greffé  de  la  cour.  Criminel.  2  décembre 
1768;  13  mars  1769. 


4  S'ADRESSE  A  VOLTAIRE. 

honneur  à  sa  protection.  Sa  lettre  ne  nous  est  pas  par- 
venue. Il  paraîtrait  que  le  poëte  se  hâta  peu  de  répon- 
dre; au  moins  Clément  lui  reproche-t-il  doucement 
son  silence  dans  une  seconde  épître  datée  de  la  cité 
bourguignonne,  pleine  de  beaux  sentiments  et  de 
phrases  redondantes.  Nous  citerons  ce  passage,  parce 
qu'il  contraste  étrangement  avec  la  conduite  future  de 
notre  Clément.  «  Peut-être,  hélas!  vous  êtes-vous 
imaginé  que  vous  me  verriez  payer  votre  amitié,  vos 
bienfaits  parla  plus  noire  ingratitude;  que  je  serais 
assez  lâche,  assez  criminel,  pour  n'en  être  pas  plus 
reconnaissant.  Ah  J,  monsieur,  n'ayez  pas,  si  vous  le 
voulez,  égard  à  mes  autres  prières,  mais  ne  me  faites 
pas  l'injure  de  soupçonner  ainsi  ma  probité  !  »  Clé- 
ment, qui  a  de  la  peine  à  s'imaginer  que  l'on  ait  pu 
lire  sa  première  dépêche  sans  en  être  touché  et  y  ré- 
pondre, finissait  celle-ci  avec  toute  la  candeur  de  ses 
dix-sept  ans  :  «  Peut-être,  monsieur,  n'avez-vous  pas 
reçu  ma  première  lettre  ;  si  cela  était,  et  que  vous  dé- 
sirassiez la  voir,  vous  pourriez  me  le  dire  '.  »  Pour 
plus  de  précautions,  il  donnait  son  adresse,  chez  son 
père,  derrière  les  Minimes.  Ces  protestations,  sincères 
alors,  cet  engagement  de  ne  pas  oublier  les  bienfaits, 
ces  bons  billets  à  La  Châtre,  qui  sont  rarement  soldés 
à  échéance,  étaient  autant  de  pièces  probantes  à  garder 
pour  un  homme  public  qui  ne  sait  que  trop  la  vanité 
et  l'inconstance  des  choses  de  ce  monde.  Voltaire  eut 
parfois  ce  genre  de  prévoyance,  et  fut  souvent  à  même 

1.  Vollaire,  Œuvres  complètes  (Reuchol),  t.  I,  p.  442,  444. 
Lettre  de  Clément  à  M.  de  Voltliire;  Dijon,  G  décembre  1159.  Clé- 
mi'nt  était  né,  daas  cette  ville,  le  25  décembre  1742. 


PROCÉDÉ  EXQUIS.  5 

d'en  sentir  l'utilité  ;  et  il  disait  à  Condorcet,  à 
l'époque  des  attaques  impudentes  du  professeur  de 
Dijon  :  «  L'inclément  Clément  n'aura  pas  beau  jeu  à 
désavouer  les  clémentines  qu'il  m'a  écrites  :  j'ai  tous 
les  originaux  de  sa  main  *.  » 

Mais  Voltaire  ne  devait  pas  rester  sourd  à  l'appel  de 
l'adolescent,  et  il  lui  répondait,  comme  il  l'avait  fait  à 
tant  de  débutants  auxquels  il  vint  en  aide,  à  Linant, 
à  Lefebvre,  à  Marmontel,  à  Baculard.  Il  faut  le  croire, 
quoique  nous  n'ayons  point  sa  lettre,  puisque  Clément 
se  loue  de  ses  bontés,  et  part  de  là  pour  en  implorer 
de  nouvelles.  Il  a  fait  une  tragédie,  dont  la  mort  de 
Charles  I"  et  l'usurpation  de  Cromwell  sont  l'objet,  et 
il  aurait  grand  besoin  de  conseils  dans  une  entreprise 
aussi  ardue  et  pour  laquelle  il  ne  sent  que  trop  son 
insuffisance.  Il  lui  est  revenu,  d'ailleurs,  que  l'auteur 
de  Mahomet  travaillait  sur  une  même  donnée,  et  il  le 
suppliait  de  lui  dire  ce  qu'il  en  était.  «  Vous  devez  bien 
penser,  monsieur,  que  ma  témérité  n'irait  pas  jusqu'à 
me  donner  un  concurrent  tel  que  vous.  »  On  sait  que 
Crébillon  avait  été  séduit  par  cet  épisode  incontesta- 
blement tragique  et  qui  allait  à  son  génie  sombre  et 
heurté  ;  et,  lorsqu'il  y  renonça,  il  eut  soin  de  trans- 
porter dans  son  Catilina  tout  ce  qui  était  applicable 
aux  deux  actions  *.  Pour  Voltaire,  nous  ne  trouvons 
traces  nulle  part  d'un  semblable  dessein  ;  et  nous 


1.  Condorcet,  Œuvres  (Paris,  Didot),  t.  1,  p.  18.  Letlre  de  Vol- 
taire à  Condorcet;  4  auguste  1773.  Ne  se  trouve  pas  dans  les 
Œuvres. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  XL,  p.  491,  492. 
Éloge  de  Crébillon,  1762. 


6  BILLET  AU  PRÉSIDENT  DE  LA  MARCHE. 

sommes  plutôt  disposé  à  prendre  le  compliment  pour 
une  finesse  de  notre  Dijonnais,  qui  pense  que  l'on  sera 
touché  de  la  délicatesse  de  son  procédé.  «  Vous  m'ani- 
merez dans  un  travail  difficile,  ajoutait-il,  vous  me 
montrerez  les  écueils,  je  m'y  précipiterais  sans  vous, 
et  votre  génie  m'aidera  à  les  franchir.  Ne  refusez  pas, 
de  grâce,  un  jeune  homme  qui  cherche  à  s'instruire, 
et  qui  respecte  ses  maîtres  ;  qui  vous  aime  parce  qu'il 
aime  vos  ouvrages,  et  que  votre  âme  y  est  ;  qui 
vous  doit  tout,  parce  que  vos  écrits  lui  ont  appris  à 
penser  *.  » 

Clément  ne  voulait  pas  être  procureur,  il  ne  voyait 
d'autre  carrière  que  les  lettres;  mais  il  s'écoule  un 
long  temps  avant  qu'elles  fassent  vivre  celui  qui  les 
cultive,  si  elles  y  arrivent  jamais.  Il  avait  vingt  et  un 
ans  ;  pressé  sans  doute  par  son  père  indisposé  et  in- 
digné de  tels  dédains,  il  s'adressait  au  poëte  comme  au 
seul  appui  qu'il  eût,  ce  qui  nous  est  révélé  par  un  hillet 
de  celui-ci  au  président  Fyot  de  la  Marche,  dans  lequel 
l'auteur  futur  des  Lettres  à  M.  de  Voltaire  éXdXi  chaude- 
ment épaulé  parle  même  homme  qu'il  devait  un  jour  si 
odieusement  outrager.  Clément  sollicitait  alors  la  pro- 
tection du  premier  magistrat  de  la  cour  pour  obtenir 
un  modeste  emploi  d'instituteur.  «  Permettez- moi  de 
vous  dire  que,  par  toutes  les  informations  qu'on  m'a 
données  de  lui,  il  paraît  très-digne  de  l'emploi  qu'il 
vous  demande  ^.  »  11  se  pourrait,  d'après  cela,  que 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  ifieuahoi),  t.  1,  p.  44  4,  445,  446. 
LeUre  de  Clément  à  Voltaire;  Dijon,  17  mai  t TCO. 

2.  Henri  Beaune,  Voltaire  au  collège  (Amyot,  1867),  p.  103. 
LeUre  de  Voltaire  à  M.  Fyot  de  La  Marche;  à  Ferney,  10  sep- 
tembre 1763. 


VOLTAIRE  LE  RECOMMANDE  A  LA  HARPE.  7 

c'eût  été  à  la  protection  de  Voltaire  qu'il  serait  entré 
au  collège  de  Godran  dont  nous  le  voyons  se  séparer 
à  la  suite  d'un  éclat  au  moins  fâcheux. 

L'on  s'est  établi  à  Paris,  où  l'on  espère  conquérir 
sa  place  au  soleil,  aussi  bien  que  nombre  de  gens  qui 
ne  nous  valent  point.  Voltaire,  auquel  il  a  fait  part  de 
son  arrivée,  s'est  empressé  de  lui  envoyer  des  lettres 
de  recommandation  auprès  de  confrères  en  état  de 
venir  en  aide  au  nouveau  débarqué.  «  Je  viens  enfin, 
lui  écrivait  Clément,  au  principal  objet  de  ma  lettre, 
qui  est  de  vous  remercier  de  la  connaissance  que  vous 
m'avez  procurée  de  M.  de  La  Harpe.  Je  n'ai  qu'à  me 
louer  de  sa  politesse  et  de  ses  conseils,  et  surtout  de 
la  vénération  qu'il  témoigne  pour  vous.  Il  jure  par 
votre  nom,  comme  Philoctète  jurait  par  Hercule  *.  » 
Mais  cette  gratitude,  qu'il  manifeste  à  l'égard  de  La 
Harpe,  n'aura  pas  plus  de  durée  que  sa  reconnaissance 
pour  le  maître,  et  l'auteur  de  Warwick  ne  sera  pas  le 
moins  maltraité  de  ceux  auxquels  s'en  prendra  l'hu- 
meur chagrine  du  poëte  dijonnais  ^. 

Mais  il  n'a  pas  été  ébloui,  mais  il  a  été,  bien  plutôt, 
lourdement  désenchanté  par  tout  ce  qu'il  a  vu  et 
entendu.  Les  arts,  les  lettres,  le  bon  goût  sont  en 
pleine  décadence.  L'on  pleure  aux  comédies,  quand 
on  y  devrait  rire,  et,  pour  sa  part,  il  est  tenté  de  rire 
aux  tragédies  à  succès.  Il  n'a  pas,  non  plus,  trouvé 
les  esprits  fort  prévenus  en  faveur  de  sa  Médée,  car  il 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  l.  I,  p.  446,  447,  448. 
Lettre  de  Clément  à  Voltaire;  Paris,  le  5  décembre  1768. 

2.  Voir  la  Lettre  à  M***  sur  un  écrit  intitulé  :  Éloge  de  La  Fontaine, 
par  M.  de  L.  H.  (Amsterdam,  1775.) 


8  LE  ROSSIGNOL  ET  LE  OEAI. 

a  composé  une  Médée,  une  Médée  sans  évocations 
magiques,  sans  cette  mise  en  scène  absurde,  qui 
font  hausser  les  épaules  au  public.  Mais  voilà  le  mal, 
voilà  ce  que  ne  lui  pardonne  pas  ce  même  public, 
et  ce  qui  fait  qu'on  repousse  sa  pièce  pour  le  pré- 
sent, et  ce  qui  la  fera  siffler  lorsqu'elle  sera  jouée 
(20  février  1779).  «  Dans  ce  siècle  philosophe,  dit-il, 
j'ai  trouvé  qu'on  aimait  encore  assez  les  sorcières, 
sans  y  croire.  »  Quoi  qu'il  en  soit,  il  faut  vivre; 
l'on  cherche  à  se  placer  honnêtement,  comme  secré- 
taire ou  comme  instituteur,  dans  quelque  maison  con- 
sidérable ;  et  c'est  encore  à  l'auteur  de  Mérope  que 
l'on  a  recours  ;  car  Clément  semble  avoir  souveraine- 
ment compté  sur  sa  protection  et  ses  bons  offices. 
Aussi,  avec  quelle  admiration,  quelle  respectueuse 
soumission  il  lui  parie!  Il  lui  adressera  une  fable,  le 
Rossignol  et  le  Geai,  où  il  apprendra  à  la  terre  que 
les  rossignols  sont  faits  pour  livrer  à  la  brise  dos 
chants  mélodieux,  et  les  geais  pour  leur  porter  envie, 
essayer  de  les  imiter  et  se  venger  de  leur  impuissance 
en  outrageant  l'Orphée  empenné.  Ces  vers  étaient 
accompagnés  d'un  envoi  des  plus  affectueux  dont 
voici  le  début  : 

0  toi  que  j'aime  autant  que  je  t'admire*  !.,. 

Hélas  !  Clément  ne  tardera  pas  à  briser  ce  qu'il  avait 
adoré  et  à  jeter  l'insulte  à  celui  qu'il  aurait  pu  louer 
avec  moins  d'excès.  «  Vous  voyez,  monsieur,  dit  Vol- 
taire à  ce  propos,  que  ce  Clément  qui  me  traitait 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  l.  XLVII,  p.  2,  4.  Lettre 
de  M.  de  Voltaire  ù  un  de  ses  confrires  ù  V Académie.  (Mars  1772.) 


CLÉMENT  FOLLICULAIRE.  9 

impudemment  de  rossignol,  est  devenu  geai;  mais  il 
ne  s'est  point  paré  des  plumes  du  paon.  Il  s'est  con- 
tenté de  becqueter  MM.  de  Saint-Lambert,  Delille, 
Watelet,  Marmontel.  »  Clément,  qui  avait  espéré  que 
les  portes  de  la  Comédie  française  se  seraient  ouvertes 
devant  lui  à  deux  battants  et  qui  n'avait  rencontré 
qu'indifférence  ou  mauvais  vouloir,  devint  tout  aus- 
sitôt misanthrope;  il  prit  en  haine  un  siècle,  une 
société  où  il  était  si  peu  accueilli.  Comme  ce  n'était 
pas  un  sot,  il  comprit  que  le  plus  sûr  moyen  de  s'im- 
poser, c'était  de  se  rendre  redoutable.  Les  exemples, 
d'ailleurs,  ne  lui  manquaient  pas  :  Fréron,  La  Beau- 
melle  lui  avaient  montré  le  chemin ,  et  leur  succès 
(succès  qui  avait  eu  ses  jours  néfastes;  mais  quelle 
carrière  n'a  point  ses  alternatives  de  biens  et  de  maux?) 
le  décida.  «  Ce  Clément,  dit  encore  Voltaire ,  maître 
de  quartier  dans  un  collège  de  Dijon,  et  qui  se 
donnait  pour  maître  dans  l'art  de  raisonner,  était  venu 
à  Paris  vivre  d'un  métier  qu'on  peut  faire  sans  appren- 
tissage. Il  se  fit  foUiculaire.  M.  l'abbé  de  Yoisenon 
écrivit  :  Zoïle  genuit  Mœvium^  Mœvius  genuit  Guyot 
Des  fontaines ,  Guyot  autem  genuit  Fréron^  Fréron 
autem  genuit  Clément;  et  voilà  comme  on  dégénère 
dans  les  grandes  maisons  *.  »  Le  citoyen  de  Dijon  renia 
donc  ses  dieux,  comme  Sabatier,  et  se  fil  pamphlétaire. 
Le  métier,  s'il  est  bon,  n'est  pas  constamment  bon, 
ainsi  que  nous  venons  de  le  dire.  A  cette  époque 
du  privilège,  il  ne  fallait  qu'avoir  des  amis,  même  pour 
faire  mettre  Clément  en  prison. 

1.  Voltaire,   OEuvres  complètes  (Beuchot),   t.  XLVIII,   p.    393. 
Commentaire  historique. 


10  L'ABBÉ  DELILLE. 

Clément  a  dit,  dans  une  de  ses  satires,  en  termes 
équivalents,  qu'il  ne  tenait  point  à  lui  de  ne  pas  céder 
à  son  indignation  devant  de  plats  écrits,  qu'il  obéis- 
sait, en  dépit  des  conséquences  graves  qui  en  pou- 
vaient résulter,  à  cette  susceptibilité  d'organes  dont 
il  était  la  première  victime  :  c'était  un  délicat,  à  qui  il 
était  impossible  de  lire  ou  d'entendre,  sans  s'exalter, 
sans  bondir,  toutes  les  pauvretés  qui  se  débitaient 
avec  ou  sans  privilège  et  sous  toutes  les  rubriques, 
dans  cette  bonne  et  trop  facile  Lutèce.  Tout  cela  est 
au  mieux.  Mais  il  faut  remarquer  que  Clément,  comme 
c'est  d'usage,  essayera  de  rimer  de  belles  épîtres  aux 
dames  ',  composera  des  tragédies  qu'il  estimera  des 
chefs-d'œuvre,  et  qu'il  ne  s'armera  du  fouet  des  sati- 
riques qu'après  s'être  vu,  à  tort  ou  à  raison,  évincé 
par  les  comédiens  et  méconnu  par  de  dédaigneux 
confrères.  Il  est  juste  que  quelqu'un  expie  tant  de 
mécomptes  et  de  déboires  ;  et  l'on  s'en  prendra  natu- 
rellement à  ceux  qui  auront  réussi.  Ainsi,  cet  abbé 
Delille,  qui  avait  bien  eu  l'insolence  de  traduire  les 
Géorgiques  en  des  vers  élégants,  faciles,  trop  faciles 
peut-être,  et  de  sortir  de  cette  tentative  épineuse  avec 
tous  les  honneurs  de  la  guerre  ;  cet  abbé  Delille  ne 
méritait-il  pas  qu'on  lui  dît  son  fait  avec  toute  la 
rudesse  d'une  critique  qu'aucune  considération  ne  sau- 
rait fléchir?  Il  faut  voir  comme  on  le  milmène,  comme 
on  lui  prouve  irréfutablement  qu'il  est  au-dessous  de 
Segrais,  de  Martin  et  de  Dulard,  quand  il  ne  les  copie 
point  ! 

1.  ÉpUre  ù  mademoiselle  Deleslre,   1761. 


ACCUSATIONS  DE  PLAGIAT.  11 

Il  se  trouve,  en  effet,  que  Delille,  qui  a  lu  attentive- 
ment ses  devanciers,  ne  se  fait  pas  scrupule  à  l'occasion 
d'utiliser  tel  hémistiche  qui  lui  agrée*,  procédant  en 
cela  comme  le  Cygne  de  Mantoue,  et  tous  ceux  qui,  ri- 
ches de  leur  propre  fonds,  ont  cru  faire  œuvre  pie  en 
sortant  de  leurs  fumiers  ces  perles  d'Ennius  :  témoin 
Racine '^j  témoin  Voltaire  auquel,  il  est  vrai,  ses  ennemis 
l'ont  reproché  avec  tant  d'amertume',  témoin  ce  créa- 
teur, s'il  en  fut  au  monde,  Shakespeare.  Un  compila- 
teur maniaque,  Malone,  n'a-t-il  pas  prétendu  que,  sur 
six  mille  quarante-trois  vers,  il  ne  s'en  trouvait  que 
dix-huit  cent  quatre-vingt-dix-neuf  appartenant  légiti- 
mement à  l'auteur  de  Macbeth^  auxquels,  du  moins, 
l'on  n'avait  pu  découvrir  d'autres  pères*?  Cela  enlève 
un  peu  de  gravité  aux  accusations  et  aux  démonstra- 
tions de  Clément,  car  il  faut  lui  rendre  cette  justice  qu'il 
cite  impitoyablement,  sans  faire  grâce  du  moindre 
larcin.  L'Aristarque  de  Dijon  a  du  goût,  et,  s'il  manque 
de  la  probité  du  critique,  il  sent  ce  qui  est  beau, 
mais  il  sent  comme  son  époque,  dont  il  a  les  fausses 

,1.  «  On  pourroil  croire,  dit  le  hargneux  Clénaent,  que  toutes  ces 
imitations  viennent  plutôt  de  ce  que  M.  de  L.  a  traité  le  même  sujet 
après  Segrais  et  Martin,  que  de  l'envie  de  les  copier;  mais  qu'on 
fasse  attention  que  Segrais  et  Martin,  dans  la  même  entreprise,  n'ont 
pas  deux  vers  qui  se  ressemblent.  »  Observations  critiques  (Genève, 
1771),  p.  228. 

2.  Suard,  Mélanges  de  littérature  (Paris,  1804),  t.  IV,  p.  82. 
Coup  d'œil  sur  l'histoire  de  l'ancien  Théâtre-Français. 

3.  Des  Sablons,  Les  grands  hommes  vengés  (Amsterdam,  1769), 
t.  I,  p.  5.  —  Lepan,  Commentaires  sur  les  tragédies  et  les  comédies 
de  Voltaire  (Paris,  1826),  t.  I,  p.  38,  42,  45,  50,  52,  55.  Remar- 
ques sur  OEdipe. 

4.  D'Israéli,  Amenities  of  lilerature  (Paris,  Baudry,  1842), 
vol.  Il,  p.  142. 


12  L'AMOUR  DE  LA  PÉRIPHRASE. 

délicatesses.  Ce  qui  nous  choque  le  plus  dans  l'abbé 
Delille,  c'est  cet  amour  et  aussi  ce  talent  de  la  péri- 
phrase appliquée  à  tout.  Eh  bien  !  c'est  cet  abbé  De- 
lille, le  classique  de  la  périphrase  savante,  élégante  et 
surtout  abondante,  auquel,  entre  autres  crimes  de  lèse- 
poésie,  il  reprochera  l'odieux  emploi  du  mot  propre, 
et  qui,  dans  un  poëme  sur  l'agriculture,  osera  bien 
souiller  ses  alexandrins  de  ces  ignobles  mots  de  sain- 
foin, de  lupin,  de  vesce  et  d'avoine*  !  Cette  traduction, 
remarquable  dans  son  ensemble,  ainsi  épluchée,  donne 
souvent  prise  à  ce  peseur  de  diphthongues  auprès  duquel 
l'auteur  à'iphigénie  ne  trouverait  pas  grâce.  Mais,  en 
dépit  de  toutes  ces  chicanes  dont  la  justesse  étroite  ne 
peut  être  niée,  l'on  n'en  persiste  pas  moins  dans  son  es- 
time pour  ce  jeune  talent,  qui  eut  son  éclat  et  devait 
continuer  Voltaire  jusqu'au  grand  mouvement  roman- 
tique du  commencement  de  ce  siècle. 
Delille,  en  définitive,  n'est  qu'un  traducteur  à  qui 


1.  Clément,  Observations  critiques  (Genève,  17  71),  p.  6.  Mais 
Fréron  se  fera  le  défenseur  chaud  el  judicieux  de  Delille.  «  M.  Clé- 
ment, dit-il,  soutient  que  c'est  une  chose  impossible  de  faire  entrer 
des  termes  d'agriculture  dans  notre  versification.  J'avoue  qu'avant 
l'ouvrage  de  M.  Delille  c'éloit  un  sentiment  commun  à  presque  tous 
nos  littérateurs.  Mais  depuis  que  cet  ouvrage  a  paru,  l'Observateur 
est  peut-être  le  seul  qui  ait  conservé  ce  privilège.  Sans  doute  les 
termes  isolés  de  lupin,  de  vesce,  de  pois,  de  cosses,  de  râteau,  de 
glèbe,  etc.,  feroient  le  plus  mauvais  effet  en  vers.  Mais  il  y  a  un  art 
de  les  rendre  poétiques,  soit  par  des  épithètes  nobles,  soit  par  des 
tours  heureux.  »  Année  littéraire  (1771),  t.  V,  p.  219.  Mais  Racine 
lui-même  n'a-t-il  pas  introduit  dans  sa  tragédie  d'Esi/ier  le  mot 
bride,  et  dans  Athalie,  cette  œuvre  encore  plus  lyrique  que  dra- 
matique, les  mots  de  chien,  de  sel,  de  pain,  de  froment,  de  plomb, 
de  mamelle,  d'ours?  Cubièrcs,  Éloge  de  Voltaire  (La  Haye,  1783), 
p.  12,  13. 


LES  SAISONS.  i3 

Ton  ne  peut  demander  que  d'être  élégant  et  exact. 
Mais  Saint-Lambert,  qui  n'a  pas  traduit  Thompson, 
dont  les  Saisons  n'ont  que  des  rapports  lointains  avec 
les  Saisons  du  poëte  anglais,  est  responsable  à  tous  les 
points  de  vue  d'une  œuvre  personnelle,  longtemps  mé- 
ditée, travaillée  lentement,  et  à  laquelle  de  fréquentes 
lectures  dans  les  salons  avaient  fait  à  l'avance  une  répu- 
tation que  la  publicité  ne  devait  pas  accroître.  Quelle 
volupté  de  mordiller,  de  déchirer,  de  dépecer  ce  pauvre 
poëme  qui  ne  tenait  pas  sans  doute  toutes  ses  pro- 
messes, en  dépit  de  qualités  incontestables  mais  bien 
insuffisantes  quand  c'est  l'ennui  qui  ferme  le  livre  !  Clé- 
ment n'y  va  pas  de  main  morte  avec  lui.  Le  genre 
d'abord  n'est  pas  un  genre.  En  tous  cas,  un  poëme  des- 
criptif doit  renfermer  encore  autre  chose  que  des 
descriptions;  et  il  n'y  a  que  cela  dans  les  -Saesows,  des- 
criptions cousues  les  unes  aux  autres,  avec  un  art  dou- 
teux, mais  évidemment  avec  une  recherche  pénible  au 
lecteur  qui  demanderait  à  se  reposer  dans  quelque 
épisode  souriant. 

11  nous  faut  passer  rapidement  sur  des  critiques 
pointilleuses,  chagrines,  malveillantes,  et  arriver  au 
seul  incident  qui  nous  intéresse  directement.  Saint- 
Lambert,  dont  nous  avons  raconté  les  amours  avec 
madame  du  Châtelet  et  les  rapports  troublés  avec  Vol- 
taire, touché  de  la  facilité  et  de  la  magnanimité  de  son 
illustre  rival,  semble,  à  dater  de  ce  moment,  lui  avoir 
voué  une  admiration  absolue,'  avivée  sans  doute  par 
une  même  répulsion  contre  les  entraves  de  la  pensée. 
Cette  admiration  avait  pris  même,  extérieurement  du 
moins,  les  proportions  d'un  véritable  fétichisme,  et 


14  LE  THÉÂTRE  DE  VOLTAIRE. 

notre  marquis  n'hésitera  pas  à  proclamer  l'auteur  de 
Zaïre  et  de  Mérope^  en  un  vers  de  son  poëme  : 

Vainqueur  des  deux  rivaux  qui  régnent  sur  la  scène. 

Clément  caractérise  une  pareille  prétention  «  la  plus 
grande  hérésie  qu'on  puisse  avancer  au  Parnasse.  » 
Saint-Lambert,  à  la  suite  des  Saisons,  en  des  notes  fort 
étendues,  a  essayé  d'étayer  son  jugement  de  considé- 
rations moins  victorieuses  qu'il  ne  le  suppose.  Clément 
reprend  ses  notes  une  à  une  et  bat  l'adversaire  qu'Use 
donne,  sur  le  dos  de  Voltaire.  Le  chantre  des  Saisons 
prétend  que  M.  de  Voltaire  est  celui  qui  a  mis  le  plus 
de  spectacle  dans  ses  tragédies  ;  Clément  répartira  que 
Tancrède,  Oiympie,  les  Scythes  sont  des  pièces  à  dé- 
corations et  que,  par  cet  exemple  funeste,  l'auteur  a 
égaré  les  jeunes  talents  qui  ont  fait  en  l'imitant  de  la 
scène  française  une  lanterne  magique'.  L'on  affirme 
que,  de  tous  nos  écrivains,  M.  de  Voltaire  est  celui  qui 
a  le  plus  répandu  les  lumières  et  la  sainte  philosophie. 
«  Vous  verrez,  s'écrie  encore  i' inclément,  qu'il  n'y  a  eu 
de  lumières  en  France  que  depuis  que  Jocaste  débite  des 
maximes  contre  les  prêtres,  Zaïre  sur  la  loi  naturelle, 
et  Alzire  sur  le  suicide.  »  Saint-Lambert  était  allé  jus- 
qu'à dire  que  les  vers  de  Voltaire  ont  plus  de  force  et 
d'énergie  que  ceux  de  Racine.  «  Si  cela  étoit,  lui  au- 
roit-il  pris  tant  de  vers?  M.  de  V.  n'a  peut-être  pas  une 
métaphore,  une  expression  forte,  une  image  qui  ne  soit 
dans  Racine.  »  Et,  parodiant  le  vers  de  Boileau,  Clé- 


1.  Clément,  Oôscri'itjom  critiquet  (Genève,  1771),  p.  330,  331, 
333. 


OBSERVATIONS  CRITIQUES.  15 

ment  ajoutera  qu'il  a  bien  peur  que  la  postérité  ne  pré- 
fère pas,  comme  on  le  fait  aujourd'hui, 

Le  clinquant  de  Voltaire  à  tout  l'or  de  Racine. 

Il  a  raison,  au  fond,  et,  loin  d'être  vainqueur  de  ses 
deux  rivaux.  Voltaire  demeure  à  d'incommensurables 
distances  de  Corneille  et  de  Racine.  Mais  on  devine,  à 
ces  coups,  le  critique  aigri,  haineux,  qui  frappe  pour 
frapper,  qui  ne  doute  pas  que  ses  hardiesses  ne  lui  va- 
lent des  lecteurs  et  (^s  protecteurs,  faisant  bon  marché 
de  ses  relations  passées  et  ne  comptant  pour  rien  la 
bienveillance  qui  lui  a  été  témoignée.  S'il  se  croyait 
une  mission,  il  pouvait  ramener  au  vrai  cet  ami  mala- 
droit et  compromettant,  tout  en  conservant  la  forme 
du  respect  et  les  plus  grands  égards  envers  l'écrivain 
de  son  temps  qui  honorait  le  plus  les  lettres,  et  qu'il 
avait  invoqué,  dans  sa  détresse,  comme  un  Dieu  tuté- 
laire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  Observations  critiques  s'impri- 
maient, elles  allaient  paraître,  quand  Saint-Lambert, 
prévenu,  se  mit  en  mouvement  pour  en  obtenir  la  sup- 
pression. Clément  lui  décoche  aussitôt  une  épître  dont 
nous  ignorons  les  termes,  mais  peu  ménagée,  c'est  à 
croire,  puisqu'elle  lui  valut  son  incarcération  immé- 
diate au  For-l'Évêque,  qui  lui  sauvait,  il  est  vrai,  une 
correction  toute  militaire  de  la  part  du  belliqueux  mar- 
quis*. De  semblables  procédés,  d'auteur  à  auteur,  sont 


1.  Techener,  Bulletin  du  Bibliophile  (1861),  XV*  série,  p.  534. 
Étal  des  gens  de  lettres  demandant  des  pensions  (vers  17  86).  —  Vol- 
taire à  ta  cour,  p.  239. 


16  SAINT-LAMBERT  ET  SA  D0RI8. 

jugés  sévèrement;  et  le  plus  faible,  en  pareil  cas,  n'a 
pas  de  peine  à  retourner  à  lui  l'opinion  :  c'est  ce  qui 
ne  manqua  point  d'arriver  pour  Clément.  Jean-Jacques 
Rousseau,  se  trouvant,  nous  dit-on,  chez  une  femme 
de  haut  rang  (serait-ce  la  maréchale  de  Luxembourg?) 
s'éleva  avec  horreur  contre  un  tel  abus  d'influence,  et  ce 
réquisitoire  éloquent  ne  demeura  pas  sans  effet.  Après 
trois  jours  de  captivité,  le  prisonnier  était  relâché,  et  il 
eut  même  la  permission,  ce  qui  était  significatif,  de 
faire  paraître  ses  Observations  dont  la  fortune  n'était 
pas  douteuse.  La  conduite  de  Saint-Lambert  est  inexpli- 
cable, dans  un  philosophe  particulièrement,  qui  doit 
être  et  se  mettre  au-dessus  de  telles  attaques.  Mais,  s'il 
poursuivit  l'assaillant  avec  cet  acharnement,  c'est  qu'il 
n'était  pas  Tunique  but  de  ses  invectives,  c'est  que  cer- 
taines licences  à  l'adresse  de  la  Doris  du  poëme  pou- 
vaient être  appliquées  à  madame  d'Houdetot,  dont  on 
connaissait  les  rapports  avec  lui.  Au  moins,  y  eut-il 
quelque  fondement  dans  ces  griefs,  puisque  des  car- 
tons furent  exigés  de  l'auteur*.  Mais,  comme  le  fait 
fort  bien  observer  Grimm  :  «Sans  tout  cet  éclat,  per- 
sonne n'aurait  vu,  ni  ce  que  M.  Clément  pense  de  M.  de 
Saint-Lambert,  ni  ce  qu'il  dit  de  sa  Doris  ^.  » 

L'on  apprenait  bientôt  ces  nouvelles  chiffonneries  à 
Ferney  ;  et,  comme  toujours,  on  feignait  beaucoup 
d'ignorance  pour  pouvoir  interroger  à  sa  fantaisie  et 
réfléchir  au  parti  qu'on  prendrait.  Le  patriarche  écri- 
vait le  27  janvier  (1771)  à  Marin  :  «  S'il  n'est  coupable 

1.  Clément,  Observations  critiques  (Gtnhs'e,  1771),  p.  26Î. 

2.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Fume),  t.  VII,  p.  133. 
Février  1771. 


ENQUÊTE  PRÉPARATOIRE.  17 

que  d'être  un  fat,  cela  ne  méritait  pas  la  prison.  »  Peut- 
être  ne  connaissait-il  pas  encore  les  irrévérences  du 
Zoïle  de  Dijon  à  son  égard.  Mais  il  ne  devait  pas  tarder 
à  être  complètement  édifié,  et  il  dira  à  D'Alembert,  sans 
toutefois  paraître  préoccupé  de  ses  propres  griefs  : 
«  Avez-vous  entendu  parler  de  ce  nouveau  législateur 
de  la  littérature,  nommé  Clément,  qui  juge  à  mort 
M.  de  Saint-Lambert  et  l'abbé  Delille...  Est-il  vrai  que 
ce  maroufle  a  l'honneur  d'être  mis  auFor-l'Évêque?... 
Ce  polisson,  qui  juge  si  impérieusement  ses  maîtres, 
présenta,  il  y  a  deux-ans,  une  tragédie  aux  comédiens, 
qui  ne  purent  en  lire  que  deux  actes...  (2  février).  » 
Quatre  jours  après,  s'adressant  à  Chabanon  :  «  Dites- 
moi  donc  ce  que  c'est  que  ce  Clément;  j'en  connais  un 
qui  est  fils  d'un  procureur  de  Dijon.  »  En  réalité,  il  sa- 
vait bien  que  c'était  à  celui-là  qu'il  avait  affaire;  et  il 
ajoutait  :  «  Voilà  les  barbouilleurs  qui  se  mêlent  de 
juger  les  peintres.  Ce  qu'il  y  a  de  pis  dans  cet  ouvrage 
c'est  qu'on  y  trouve  par-ci  par-là  d'assez  bonnes  choses, 
etqueles  gens  malins,  à  la  faveur  d'une  bonne  critique, 
en  adoptent  cent  mauvaises.  »  Un  mois  plus  tard,  il 
répondait  à  Saint-Lambert  lui-même,  qui  lui  avait  fait 
la  relation  longue  et  amère  de  l'aventure  :  «  Ce  petit 
procureur  de  Dijon  ne  gagnera  pas  son  procès,  ou  je 
me  trompe  fort.  Il  rend  des  arrêts  comme  le  parlement 
sans  les  motiver.  Il  est  bien  fier  ce  Clément...  j'aurai 
l'honneur  de  lui  rendre  incessamment  la  plus  exacte 
justice  (7  avril).  »  Et  il  n'était  pas  homme  à  manquer 
à  pareil  engagement.  En  effet,  à  la  fin  de  juin,  parais- 
sait une  clémentine  dont  l'exorde  était  particulièrement 
consacré  à  l'auteur  de  Médée. 

vin.  2 


i9  LES  CABALES. 

Barbouilleur  de  papier,  d'où  viennent  tant  d'intrigues, 

Tant  de  petits  partis,  de  cabales,  de  brigues? 

S'agit-il  d'un  emploi  de  fermier-général, 

Ou  du  large  chapeau  qui  coiffe  un  cardinal? 

Êtes-\ous  au  Conclave?  Aspirez-vous  au  trône, 

Où  l'on  dit  qu'autrefois  monta  Simon  Barjone  ^? 

Car  que  prélendcz-vous?  «  De  la  gloire.  »  Ah!  gredin  ! 

Sais-tu  bien  que  cent  rois  la  briguèrent  en  vain? 

Sais-tu  ce  qu'il  coûta  de  périls  et  de  peines 

Aux  Coudés,  aux  Sullis,  aux  Colberts,  aux  Turennes, 

Pour  avoir  une  place  au  haut  du  Mont  Sacré 

Du  sultan  Mustapha  pour  jamais  ignoré? 

Je  ne  m'attendais  pas  qu'un  crapaud  du  Parnasse 

Eût  pu,  dans  son  bourbier,  s'enfler  de  tant  d'audace. 

M  Monsieur,  écoutez-moi  :  j'arrive  de  Dijon, 
Et  je  n'ai  ni  logis,  ni  crédit,  ni  renom. 
J'ai  fait  de  méchants  vers,  et  vous  pouvez  bien  croire 
Que  je  n'ai  pas  le  front  de  prétendre  à  la  gloire; 
Je  ne  veux  que  l'ôter  à  quiconque  en  jouit, 
Dans  ce  noble  métier  l'ami  Fréron  m'instruit. 
Monsieur  l'abbé  profond^  m'introduit  chez  les  dames; 
Avec  deux  beaux  esprits  nous  ourdissons  nos  trames. 
Nous  serons  dans  un  mois  l'un  de  l'autre  ennemis; 
Mais  le  besoin  présent  nous  tient  encore  unis. 
Je  me  forme  sur  eux  dans  le  bel  art  de  nuire  : 
Voilà  mon  seul  talent;  c'est  la  gloire  où  j'aspire.  » 

Laissons  là  de  Dijon  ce  pauvre  garnement. 
Des  bâtards  de  Zoïle  imbécile  instrument; 
Qu'il  coure  à  l'hôpital,  où  son  destin  le  mène...  '. 

Ce  début  de  la  satire  des  Cabales  ne  rappelle-t-il  pas, 
et  même  un  peu  trop,  l'impitoyable  satire  du  Pauvre 
Diable^  n'en  a-t-il  pas  l'insolence  et  ce  ferme  coup  de 

1.  Saint  Pierre. 

2.  L'abbé  de  Mably. 

3.  Vollaire,  Œuvres  compliies  (Beuchot),  t.  XIV,  p.  255,  256. 
Les  Cabales. 


4 


BOILEAU  A  M.  DE  VOLTAIRE.  4-9 

fouet  qui  révèle  chez  son  auteur  toute  la  plénitude  de 
sa  force?  Voltaire  du  reste,  dans  une  note  de  son  Épître 
à  D'Aiembert,  indique  suffisamment  qu'il  s'est  inspiré 
de  ce  diabolique  chef-d'œuvre,  qu'on  ne  dépassera 
point  et  qu'il  n'a  pas  dépassé.  «Le  Pauvre  Diable, mo\x- 
rant  de  honte  et  de  faim,  se  fit  satirique  pour  avoir  du 
pain.  Vous  trouverez  dans  l'histoire  du  Pauvre  Diable 
la  véritable  histoire  de  ces  petits  écoliers  qui,  ne  pou- 
vant rien  faire,  se  mettent  à  juger  ce  que  les  autres 
font*.  »  Cependant  la  ressemblance  est  encore  plus 
frappante  avec  la  satire  sur  la  Vanité.  Ces  «  sais-tu?  » 
ont  une  parenté  d'idées  et  d'images  qui  saisit ,  avec 
le  couplet  fameux  qui  se  clôt  sur  ce  vers  d'une  ironie 
si  heureuse  mais  si  terrible  : 

Et  l'ami  Pompigaaa  pense  être  quelque  chose. 

Si  Clément  avait  senti  quelque  scrupule  à  s'attaquer 
à  qui  lui  avait  souri  et  s'était  ingéré  à  lui  venir  en  aide, 
ces  vers  devaient  le  sortir  d'embarras  ;  et  nous  le 
voyons ,  en  effet ,  s'employer  tout  aussitôt  à  faire 
regretter  à  l'illustre  vieillard  des  duretés  dignes  assuré- 
ment d'un  autre  nom.  Il  voulut  répondre  à  la  satire 
par  la  satire.  Voltaire,  en  1769,  avait  composé  une 
Épître  à  Boileau  qui  ne  pouvait  manquer  d'être  dis- 
cutée. Clément  s'avisa  d'y  répoudre  par  une  épître  de 
Boileau  à  M.  de  Voltaire,  précédée  d'un  avertissement 
oii  l'on  démontre  dès  l'abord  que  l'on  n'entend  rien 
ménager.  «  Si  nous  vivions,  dit-il,  dans  un  siècle  moins 
lâche  que  le  nôtre,  où  l'esprit  et  le  goût  fussent  moins 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  XIII,  p.  308.  tpltre 
à  M.  D'Alembert,  1771. 


20  ËPITRE  A  HORACE. 

corrompus,  plusieurs  plumes  auroient  brigué  l'hon- 
neur de  venger  Despréaux  des  pasquinades  dont  on 
ose  barbouiller  son  tombeau  ;  et  on  ne  l'auroit  pas 
réduit  à  se  défendre  lui-même  '.  »  C'est  donc  Boileau 
qui  parlera.  Peut-être  l'eùt-il  mieux  fait  de  son  vivant, 
avec  plus  de  verve,  de  style,  d'élégance,  bien  que,  de 
temps  en  temps,  l'on  rencontre  des  vers  bien  tournés 
et  des  traits  suffisamment  aiguisés.  Quelques  notes 
malignes  ou  perfides  ornent  le  texte  et  complètent 
l'exécution,  car  on  comprend  bien  que  Boileau  ne 
conte  pas  de  douceurs  au  fils  de  son  notaire.  Mais 
la  réponse  de  Boileau  ne  sera  pas  elle-même  sans 
réplique,  et  Voltaire  rimera  une  Épître  à  Horace^  dont 
l'exorde  était  consacré  à  Clément  Vinclément. 

Toujours  ami  des  vers  et  du  diable  poussé, 
Au  rigoureux  Boileau  j'écrivis  l'an  passé. 
Je  ne  suis  si  ma  lettre  aurait  pu  lui  déplaire; 
Mais  il  me  répondit  par  un  plat  secrétaire 
Dont  l'écrit  froid  et  long,  déjà  mis  en  oubli, 
Ne  fut  jamais  connu  que  de  l'abbé  Mably  *. 

Dans  le  cahier  de  mars  1773  du  Journal  encyclo- 
pédique paraîtront  encore  des  observations  sur  une 
nouvelle  épître  de  Boileau  à  M.  de  Voltaire,  où  l'on  ne 
procédait  pas  autrement  que  Clément,  et  qui  n'étaient, 
comme  les  critiques  dont  l'abbé  Delille  avait  été  l'ob- 

1.  Boileau  ù  M.  de  Voltaire  (17C2),  p.  3. 

2.  En  effet,  l'abbé  de  Mably  s'était  fait  assez  étrangement  le  pro- 
tecteur et  le  prftneur  de  Clément,  a  Le  grand  prôneur  de  la  pièce,  le 
grand  protecteur  de  l'auteur  est  M.  l'abbé  de  Mably,  qui  mène 
M.  Clément  sur  le  poing  de  porte  en  porte  et  qui  le  présente  à  toutes 
ses  connaissances.  >  Voltaire,  OEuvres  complêies  (Beuchot),  t.  LXVII, 
p.  877.  Lettre  do  D'Alembert  à  Voltaire;  G  mars  17  72. 


UN  NOUVEL  ARISTARQUE.  21 

jet.  qu'une  série  de  remarques  pointilleuses  sur  les 
défauts  de  style  et  de  goût,  les  impropriétés  de  termes 
qui  abondaient  dans  l'œuvre  d'un -poète  si  difficile 
pourtant  à  contenter  à  tous  égards. 

J'ai  lu  depuis  peu  une  épître  adressée  à  M.  de  Voltaire, 
sous  le  nom  de  Boileau.  Boileau  est  mort;  et  quand  nous  ne 
le  saurions  pas,  cet  ouvrage  suffirait  pour  nous  en  con- 
vaincre. En  général,  il  est  rare  qu'un  homme  qui  n'a  pas 
le  courage  de  se  servir  de  son  propre  nom  ait  la  force  de 
porter  celui  d'autrui.  Mais  je  ne  sache  point  que,  depuis 
feu  Cotin,  qui  en  a  donné  l'exemple,  le  nom  de  Despréaux 
ait  été  aussi  étrangement  prostitué...  Le  téméraire  qui  évo- 
que aujourd'hui  les  mânes  de  Boileau,  ou  n'a  jamais  lu  ses 
préceptes,  ou  les  a  parfaitement  oubliés...  C'est  (ajoutait 
l'auteur  anonyme  de  ces  observations,  après  une  longue 
énumération  des  fautes  de  grammaire  et  de  langage  de  ce 
secrétaire  sans  mandat),  c'est  avec  ce  degré  de  talent,  d'é- 
tude, de  lumière  et  de  goût  qu'on  s'érige  en  Aristarque  de 
tous  les  po  tes  et  de  tous  les  philosophes  vivants,  et  qu'on 
insulte  nommément  MM.  de  Voltaire,  D'Alembert,  Diderot, 
Marmontel,  Saurin,  Thomas,  de  Saint-Lambert,  du  Belloi, 
Delille,  de  La  Harpe,  et  plus  qu'eux  tous  encore,  Boileau, 
sous  le  nom  duquel  on  met  tant  de  sottises  •  ! 

Si  Clément  avait  dit  quelques  vérités  blessantes  à 
l'auteur  de  Mérope,  c'était  Saint-Lambert  qui  l'y  avait 
contraint  ;  en  dernier  lieu,  il  n'avait  écrit  que  sous  la 
dictée  de  Boileau.  11  s'agissait,  désormais,  d'abreuver 
d'outrages  celui  dont  on  avait  cassé  le  nez  à  coups 
d'encensoir  et  c'était  bien  quelque  peu  embarrassant, 
en  présence  de  lettres  qui,  répandues  adroitement 


l.  VolUire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  XLVII,  p.  200,  208. 
Lettre  anonyme  adressée  aux  auteurs  du  Journal  encyclopédique,  au 
sujet  d'une  nouvelle  Épîtrt  de  Boileau  ù  M.  de  Voltaire.  17  73. 


1%  PREMIÈRE  LETTRE  A  M.  DE  VOLTAIRE. 

dans  le  public,  auraient  leur  éloquence.  Mais,  avec  de 
l'adresse  et  beaucoup  d'impudence,  on  se  tire  des 
pas  les  plus  difficiles.  Clément  commence  ainsi  sa 
Première  lettre  à  M.  de  Voltaire  : 

Vous  savez,  monsieur,  que  j'étois,  il  y  a  quinze  ans,  un 
de  vos  plus  ardens  admirateurs.  Je  sortois  à  peine  de  l'en- 
fance, et  la  haute  réputation  dont  vous  jouissiez  raetloit  vos 
ouvrages  dans  les  mains  de  tout  le  monde.  Je  me  sentois  un 
goût  très-vif  pour  les  lettres,  vos  livres  seuls  furent  mes  pre- 
mières études.  Je  les  dévorois  :  leur  lecture  agréable,  légère, 
si  séduisante  pour  un  âge  plus  amoureux  du  brillant  que 
du  beau,  dégoûtoit  mon  esprit  de  tout  autre  lecture,  et  d'un 
aliment  plus  nourrissant  et  plus  solide.  Enfin,  vous  m'aviez 
enivré;  mon  admiration  pour  vous  alloit  jusqu'au  fana- 
tisme :  et  je  grossissois  la  foule  de  ceux  qui  vou»  barbouil- 
loient  de  leur  encens. 

J'étois  sincère  alors;  je  ne  le  suis  pas  moins  aujourd'hui, 
quoique  je  pense  différemment...  '. 

L'on  était  jeune,  et  on  ne  l'est  plus;  inexpérimenté, 
et  l'on  a  comparé,  réfléchi;  l'on  était  sous  le  charme, 
et  l'on  a  heureusement  secoué  son  aveugle  et  trompeur 
engouement.  Tout  cela  est  dans  la  nature,  et  le  pro- 
grès même  n'existe  qu'à  la  condition  de  ces  transfor- 
mations qu'amènent  l'âge  et  la  maturité.  Après  cette 
unique  page  oii  l'on  s'est  maintenu,  quoique  à  grand' 
peine,  sur  le  ton  de  la  convenance  et  de  la  décence, 
les  gros  mots,  les  outrages  débordent  et  ne  cessent 
plus;  c'est  une  fougue,  un  emportement,  une  vio- 
lence qui  se  rapprochent  plus  de  La  Beaumelle  que  de 


1.  Clément,  Première  lettre  à  M.  de  Voltaire  (La  Haye,  1773). 
Celte  lettre  dut  paraître  en  dëcembre  1772.  L'analyse  qu'en  donne 
V Année  littéraire  est  datée  du  28  de  ce  mois,  t.  VIII,  p.  289  à  308. 


MOYENS  DE  PARVENIR.  23 

Fréron,  témoin  ce  passage  dont  il  n'y  a  pas  à  souli- 
gner l'excès.  11  s'agit  des  moyens  de  parvenir,  mis  en 
oeuvre  par  l'auteur  de  /a  Benriade  qui  avait  compris, 
dès  l'abord,  qu'indépendaimment  du  mérite  personnel, 
il  fallait  encore  cette  considération  souveraine  que 
donnent  les  richesses,  afin  d'éblouir  les  yeux  et  d'en- 
traîner plus  sûrement  les  suffrages. 

Vous  avez  donc  eu  l'adresse  de  devenir  le  mieux  renié  de 
tous  les  beaux  esprits.  Je  laisse  à  d'autres  le  soin  de  ramas- 
ser les  bruits  qui  courent  à  la  honte  de  votre  opulence.  Que 
ces  compilateurs  scandaleux  nous  racontent  combien  vous 
vous  entendez  à  des  affaires  qui  n'ont  jamais  occupé  un 
instant  les  Boileau,  les  Racine,  les  Lafontaine  et  les  Molière  ; 
qu'ils  nous  disent  avec  quelle  sagacité  vous  épluchiez  tous 
les  plus  petits  détails  de  l'avarice.  Je  passerai  sous  silence 
toutes  ces  plaintes  des  libraires,  des  juifs 

Surpris  d'être  vaincas  dans  lear  propre  science. 
Et  vaincus  par  qui?  par  un  poëte. 

Suit  un  tableau  des  mille  manèges  employés  par  cet 
écrivain  sans  conscience,  sans  scrupules,  pour  forcer 
la  renommée,  écarter,  écraser  les  rivaux,  gagner,  em- 
baucher des  trompettes  sonores,  se  recruter  des  amis 
nécessiteux  que  leur  indigence  condamnait  à  servir 
de  marche-pied  au  grand  homme  millionnaire. 

Craignez,  poursuivait-il  après  une  longue  énumération  de 
ces  iniquités,  craignez  que  la  postérité  ne  trouve  dans  le  ta- 
bleau de  votre  vie  des  lumières  qui  l'éclaireront  sur  vos 
ouvrages,  et  qui  l'empêcheront  d'être  éblouie,  par  exemple, 
de  tout  cet  étalage  d'humanité  que  vous  affectez  à  tout  pro- 
pos. Elle  reconnaîtra  bientôt  que  votre  âme,  et  par  consé- 


24  SECRET  DE  CE  DÉCHAÎNEMENT. 

quenl  le  génie,  n'étoit  presque  jamais  pour  rien  dans  tous 
ces  beaux  senlimens  que  vous  exprimiez  avec  emphase  : 

Et  ne  verra  dans  votre  air  emprunté 
Qu'un  charlalan  sur  les  tréteaux  monté'. 

Il  ne  s'agit  ici  ni  de  la  Henriade^  ni  de  Mérope,  ni 
de  Quinault  que  Voltaire  loue  trop,  ni  de  Corneille  qu'il 
ne  loue  pas  assez.  C'est  l'homme,  c'est  la  vie  privée 
qu'on  attaque,  que  l'on  diffame.  Après  avoir  imploré 
son  appui,  ses  secours,  c'est  sa  fortune  à  laquelle  on 
en  veut,  c'est  elle  que  l'on  hait  plus  encore  que  son 
talent  et  ses  succès.  Le  mieux  renié  de  tous  les  beaux 
esprits!  Tout  est  là;  le  secret  de  ce  déchaînement 
contre  un  vieillard  dont,  après  tout,  la  bourse  a  été 
constamment  ouverte  à  ces  mendiants  littéraires  qui 
ne  le  payèrent  qu'en  ingratitude  et  en  noirceur,  les 
Thiériot,  les  Mouhi,  les  La  Marre,  les  Mac-Carty,  et 
les  autres.  Dieu  merci!  le  For-l'Évêque  n'existe,  et 
depuis  bien  des  années,  que  dans  la  mémoire  des 
érudits;  il  n'y  a  plus  de  Saint-Lazare  et  de  Bicôtre  au 
service  des  puissants  qui  ont  à  se  venger  et  à  frapper. 
Mais  la  première  ligne  seule  de  la  tirade  injurieuse 
que  l'on  vient  de  lire  trouverait  devant  les  tribunaux 
de  notre  temps  la  plus  sévère  répression.  Quoi  qu'on 
puisse  dire  de  notre  époque,  la  conscience  des  devoirs 
envers  les  autres  et  envers  soi  est  un  sentiment  uni- 
versel; et  de  pareils  excès  ne  se  rencontrent  plus,  si 
bas  qu'on  les  aille  chercher.  Nous  ne  pouvons  (à  quoi 
bon,  d'ailleurs?)  relever  cette  succession  d'outrages 

1.  Ces  deux  vers  apparlienuent  à  l'ÉpUre  au  baron  de  Breteuil,  de 
J.-B.  Rousseau. 


INÉGALITÉ  DE  LA  LUTTE.  25 

qui  affluent  sous  la  plume  de  Clément  et  dont  le 
succès,  disons-le,  dut  le  mettre  en  verve.  Cepen- 
dant, il  sentit  que  le  lecteur  se  fatigue  vite  de  ces 
personnalités  stériles  et  que,  s'il  voulait  porter  des 
coups  durables ,  c'était  à  l'œuvre  qu'il  fallait  s'en 
prendre.  Les  lettres  suivantes  ne  s'adressent  plus  qu'à 
l'écrivain.  Ce  Clément,  après  tout,  est  un  homme  de 
goût,  un  littérateur  éclairé,  il  a  de  la  lecture,  il  con- 
naît ses  classiques,  il  aime  sincèrement  et  judicieu- 
sement les  grands  poètes  et  les  grands  prosateurs  du 
dix-septième  siècle  ;  et  c'est  en  cela  qu'il  sera  un 
adversaire  redoutable. 

Clément  aurait  été  un  personnage,  comme  Pompi- 
gnan,  qu'il  ne  se  seraitpoint  relevé  des  traits  de  la  satire 
des  Cabales  ;  son  obscurité,  contre  laquelle  ils  s'étaient 
émoussés,  faisait  sa  force  et  devait  augmenter  son 
audace.  Voltaire,  qui  croyait  avoir  bon  marché  du  fils 
du  procureur  de  Dijon,  qui  avait  promis  d'éteindre 
les  feux  du  bel  esprit  bourguignon,  s'avoua  son  peu  de 
prise  sur  un  tel  champion.  Il  l'avait  compris,  avant 
l'apparition  même  de  la  première  lettre,  tout  en  le 
dissimulant  sous  une  apparence  de  dédain. 

II  est  bien  vrai  que  l'on  m'annonce 

Les  lettres  de  maître  Clément; 

Il  a  beau  m'écrire  souvent. 

Il  n'obtiendra  point  de  réponse. 

Je  ne  serai  pas  assez  sot 

Pour  m'embarquer  dans  ces  querelles  : 

Si  c'eût  été  (Vilement  Marot, 

Il  aurait  eu  de  mes  nouvelles  *. 

l.  Voltaire,  Œuvres  cowplbtes  (Beuchot),  t.  XLVIII,  p.  394.  Com- 
mentaire historique. 


26  L'EMPOISONNEUR  MIONOT. 

Et  il  ne  demanderait  pas  mieux,  pour  cette  fois,  de  se 
décharger  sur  d'autres  du  soin  de  châtier  ce  drôle  qui 
le  harcèle.  «  Ce  Clément  ne  cesse  de  vous  attaquer, 
écrit-il  à  Marmontel,  dans  les  admirables  lettres  qu'il 
m'adresse.  Est-ce  que  vous  ne  replongerez  pas  un 
jour  ce  polisson  dans  le  bourbier  dont  il  s'efforce  de 
se  tirer  '  ?  » 

Voltaire  crut  avoir  saisi  l'occasion  de  faire  inter- 
venir les  puissances  contre  un  impudent  qui  ne  reculait 
devant  rien,  même  les  plus  inavouables  procédés. 
Dans  un  pamphlet  contre  le  chancelier  que  nous  avons 
cité  et  où  son  neveu  le  conseiller  a  sa  petite  part,  l'on 
fait  descendre  l'abbé  Mignot  du  fameux  traiteur  si 
mal  mené  par  Despréaux.  Clément  se  garde  bien 
d'aller  s'enquérir  du  plus  ou  moins  de  fondement  de 
l'assertion  ;  il  la  ramasse  parce  qu'elle  convient  à  sa 
thèse,  et  s'en  sert  pour  expliquer  le  fiel  que  l'on  ren- 
contre dans  VÉpître  à  Boileau.  «  Peut-être  M.  de  V*** 
veut-il  se  venger  par  là  de  ce  que  ce  fameux  satirique 
avait  traité  di' empoisonneur  le  traiteur  Mignot,  dont 
M.  de  V***  est  le  petit-neveu,  à  ce  qu'on  dit.  Cette 
vengeance  est  assez  bizarre  et  assez  petite  ;  mais  c'est 
pour  cela  même  que  nous  nous  croyons  fondés  à 
penser  qu'elle  a  dicté  ces  vers  '^.  »  L'abbé  Mignot 
serait  descendu  du  traiteur  Mignot  qu'encore  eût-ce 
été  du  fait  de  son  père,  le  beau-frère  du  poëte  ;  et, 


1.  \o\ï&\Tt,  Œuvre* complète»  (Beuchot),  t.  LXVIll,  p.  402.  Lettre 
de  Vollaire  à  Marmonlel,  22  décembre  1773. 

2.  Clément,  Quatrième  lettre  ù  M.  de  Vollaire  {La,  Haye,  1773), 
p.  83.  L'analyse  qu'en  donne  Vannée  liliiraire  est  datée  du  22  no- 
vembre, t.  VU,  p.  181  à  200. 


RÉTRACTATION  DE  CLÉMENT.  tf 

conséquemment ,  aucune  parenté  n'eût  existé  pour 
cela  entre  les  Arouet  et  cette  victime  de  Boileau.  Quoi 
qu'il  en  soit,  il  y  avait  là  injure,  il  y  avait  là  outrage, 
non  pour  Voltaire  qui  sait  s'effacer,  mais  pour  son 
neveu,  pour  la  tête  à  cheyeux  blancs  d'un  conseiller  de 
la  grand'chambre,  ce  qui  a  bien  son  importance.  «  Les 
libelles  contre  les  grands  sont  des  grains  de  sable  qui 
ne  peuvent  aller  jusqu'à  eux  ;  mais  les  libelles  contre 
de  simples  citoyens  sont  des  cailloux  qui  leur  cassent 
quelquefois  la  tête  *.  »  C'est  à  M.  de  Maupeou  que 
Voltaire  écrit  cela  et  demande  au  moins  la  suppres- 
sion du  libelle.  Le  chancelier  envoya  chercher  le  cou- 
pable, auquel  sans  doute  il  lava  la  tête,  et  dont  au 
moins  il  exigea  une  rétractation  et  des  excuses  ^. 
Mais  cette  semonce  anodine  n'était  pas  faite  pour 


1.  Voltîùre,  Œuvres  complètes  (Beachot),  t.  LXVIII,  p.  399.  Lettre 
de  Voltaire  au  chancelier;  à  Ferney,  20  décembre  1773. 

2.  Voici  cette  lettre  d'une  allure  assez  cavalière  : 

t  M.  le  premier  président  m'a  fait  l'honneur  de  m'apprendre 
qu'étant  neveu  de  M.  de  Voltaire,  vous  vous  trouvez  compromis  dans 
une  note  où  je  disois  ce  que  plusieurs  personnes  m'avoient  dit  à  moi- 
même,  que  M.  de  Voltaire  étoit  petit-neveu  du  fameux  Mignot,  pâtis- 
sier-traileur,  contemporain  de  Boileau.  M.  le  premier  président  m'a 
bien  voulu  apprendre  aussi  que  M.  de  Voltaire  ni  vous  ne  descendiet 
du  Mignot  dont  il  s'agit,  mais  d'une  famille  ancienne  de  Paris  qui  a 
passé  du  commerce  en  gros  dans  la  magistrature  au  commencement 
du  siècle.  Comme  je  n'avois  point  l'honneur  de  vous  connoître,  je  ne 
pouvois  pas  avoir  l'intention  de  vous  oITenser.  Je  suis  fâché,  néan- 
moins, d'avoir  publié  sur  la  foi  d'autrui  une  erreur  sur  monsieur  votre 
oncle  et  sur  votre  famille  :  je  vous  en  fais  mille  excuses  bien  sincères, 
et  vous  prie  de  me  croire  avec  respect...  ■>  Mercure  de  France,  mars 
1774,  p.  179.  Lettre  de  M.  Clément  à  M.  l'abbé  Mignot,  conseiller 
en  la  grand'chambre  du  parlement.  —  Mémoires  secrets  pour  servir 
à  l'histoire  de  la  République  des  lettres  (Londres,  John  Adamson), 
t.  XXVIF,  p.  187,  du  22  mars. 


28  BUFFON  DEVANT  SES  ZOILES. 

désarmer  l'ennemi ,  qui  continuera  de  harceler  le 
poëte  dans  ces  lettres  souvent  judicieuses,  dont  la 
neuvième  et  dernière  paraîtra  en  1776.  Nous  sommes, 
moins  rarement  que  nous  nous  le  figurons,  respon- 
sables des  malheurs,  des  ennuis  qui  nous  assaillent  : 
on  accuse  la  fortune,  quand  c'est  à  soi  que  Ton 
devrait  s'en  prendre.  Toute  cette  tourbe  de  poètes, 
qui  n'ont  cessé,  qui  ne  cesseront  d'aboyer,  de  mordre 
les  jambes  du  trop  susceptible  écrivain,  devant  plus 
de  calme  et  de  flegme,  eût  bien  été  forcée,  de  guerre 
lasse  et  sous  le  mépris  public,  de  mettre  fin  à  ces  atta- 
ques dont  le  mobile  n'était  que  l'envie  et  une  haine 
impuissante.  Ah!  que  l'attitude  du  châtelain  de  Mont- 
bard  est  et  plus  digne  et  autrement  habile  !  Montes- 
quieu, Buffon  sont,  en  même  temps,  l'objet  des  cri- 
tiques outrageantes  de  la  Gazette  ecclésiastique.  Le 
nerveux  président,  piqué  au  vif,  prend  la  plume  et 
relève  vertement  son  ténébreux  adversaire.  Que  fera 
Bufifon?  Quel  sera  son  sentiment  à  l'égard  de  ces 
piqûres  d'insectes,  qui  ont  pu  l'agacer,  mais  qui  ne 
méritent  pas  sa  colère?  «  Il  a  répondu,  écrivait-il  à 
l'abbé  Le  Blanc,  en  parlant  de  la  requête  de  Montes- 
quieu, par  une  brochure  assez  épaisse  et  du  meilleur 
ton;  sa  réponse  a  parfaitement  réussi.  Malgré  cet 
exemple,  je  crois  que  j'agirai  difléremment,  et  que  je 
ne  répondrai  pas  un  seul  mot.  Chacun  a  sa  délica- 
tesse d'amour-propre.  La  mienne  va  jusqu'à  croire 
que  de  certaines  gens  ne  peuvent  pas  même  m'of- 
fenser*.  » 

1.  Buffon,  Correspondance  inédile  (Paris,  Hachette,  1860),   t.  I, 


CONTENANCE  BIEN  OPPOSÉE.  29 

A  la  bonne  heure,  et  voilà  qui  est  excellemment  dit 
et  pensé.  L'on  pourrait  objecter  que  Buffon,  n'ayant 
point  l'instrument,  avait,  à  coup  sûr,  moins  de  vertu  à 
s'enfermer  dans  un  noble  et  dédaigneux  silence.  Mais, 
même  au  prix  de  ces  terribles  chefs-d'œuvre  qui  s'ap- 
pellent la  Crépinade,  le  Pauvre  diable,  la  satire  sur  la 
Vanité^  on  regrettera  pour  le  repos  comme  pour  la 
dignité  de  la  vie  du  poëte  cette  ardeur,  cette  impétuo- 
sité de  haine,  qui  le  commettront  incessamment.  Mais 
c'est,  à  notre  avis,  avoir  suffisamment  insisté  sur  les 
écarts  d'une  susceptibilité  qu'il  n'expia  que  trop  par 
des  angoisses  presque  perpétuelles-,  il  ne  faut  pas  que 
l'agacement,  que  l'humeur  qu'ils  inspirent,  aillent 
jusqu'à  innocenter  et  rendre  même  sympathiques  ces 
bandits  sans  aveu  que  n'excusent  ni  la  passion,  ni  la 
conviction,  ni  un  fanatisme  quelconque. 

Si  Voltaire  survivait  à  La  Beaumelle  et  au  vieux 
Piron,  il  s'en  était  peu  fallu  qu'il  ne  les  précédât  dans 
la  tombe.  «  Il  m'est  arrivé  un  petit  accident,  écrivait-il 
à  celui  qu'il  avait  surnommé  Alcibiade*,  c'est  que  je 
me  meurs,  au  pied  de  la  lettre.  On  m'a  fait  baigner 


p.  45.  Lettre  de  Buffon  à  l'abbé  Le  Blanc;  Monibard,  le  21  mars 
1750.  —  Revue  des  Provinces  (15  mars  1760),  t.  II,  p.  59  à  62. 
Buffon  et  son  château  de  Monibard,  par  G.  Dcsnoiresterres. 

1 .  a  C'est  un  nom  que  je  lui  avais  donné  dans  mes  goguettes, 
quand  il  n'était  point  antique.  »  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXIX, 
p.  114.  Lettre  à  d'Argental,  24  novembre  177  4.  Il  écrivait  au  maré- 
chal lui-même  :  «  Ce  que  je  ne  saurais  pardonner  à  M.  le  marquis 
de  Venee,  c'est  d'avoir  profané  le  nom  d'Alcibiade  que  je  vous  avais 
très- justement  donné  il  y  a  longtemps,  quoique  Alcibiade  n'ait  jamais 
rendu  à  la  Grèce  autant  de  services  que  vous  en  avez  rendu  à  la 
France.  »  Lettres  inédites  (Didier,  1857),  t.  II,  p.  382.  Lettre  à 
Richelieu,  22  novembre,  même  année. 


30  VOLTAIRE  EN  DANGER. 

au  milieu  de  l'hiver  pour  ma  strangurie,  votre  exem- 
ple m'encourageait  ;  mais  il  n'appartient  pas  à  tout  le 
monde  d'oser  vous  imiter  :  mes  deux  fuseaux  de  jambes 
sont  devenus  gros  comme  des  tonneaux*.  »  Cette  fois 
encore,  il  en  aura  été  quitte  pour  la  peur  et  pour  une 
fausse  joie.  Cette  fausse  joie,  c'était  l'annonce  men- 
songère de  la  mort  du  titulaire  de  V Année  littéraire, 
a  On  nous  avait  mandé  que  Fréron  était  mort  bien 
ivre  et  bien  confessé.  Je  suis  bien  aise  que  la  nouvelle 
ne  se  confirme  pas,  car  il  aurait  pour  successeur  Clé- 
ment, l'ex-procureur,  ou  Savetier  ou  Sabathier,  l'ex- 
jésuite.  Il  est  plaisant  que,  dans  votre  France,  l'emploi 
■  de  gredin  folliculaire  soit  devenu  une  charge  de  l'É- 
tat'^. »  Il  devra  se  résigner  à  attendre  un  peu  ;  mais,  au 
moins,  enterrera-t-il  celui-là.  Voltaire  parle  avec  une 
certaine  légèreté  de  sa  maladie,  et  semble  l'avoir  en- 
visagée plus  flegmatiquement.  Il  n'en  avait  pas  été  de 
même  de  ceux  qui  l'entouraient,  car  il  était  la  fortune, 
il  était  la  vie  de  tout  un  monde  que  la  reconnaissance 
attachait  à  lui  autant  que  l'intérêt.  «  L'établissement 
de  Ferney,  mandait  notre  résident  au  duc  d'Aiguillon, 
qui  s'augmente  chaque  jour,  vient  d'être  dans  de  vives 
alarmes,  on  a  cru  M.  de  Voltaire  menacé  d'une  mort 
prochaine,  et,  selon  toute  apparence,  la  manufacture 
d'horlogerie  qu'il  a  étabUe  et  qu'il  soutient  auroit  été 
bientôt  dispersée.  Heureusement  sa  maladie  s'est  dé- 
cidée par  une  violente  attaque  de  goutte.  Comme  c'est 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXVIII,  p.  147.  Lettre 
de  Voltaire  au  maréchal;  Ferney,  12  février  1773. 

2.  Ibid.,   t.  LXVIII,  p.  153.  Lettre  de  Voltaire  à  Marmontel; 
15  février  1773. 


PRÉVOYANCE  MINISTÉRIELLE.  31 

la  première  qu'il  ait  eue,  malgré  ses  quatre-vingts 
ans,  on  la  regarde  comme  l'assurance  d'une  vie  qui 
n'est  pas  prête  de  finir'.  » 

On  comprend  que  le  ministre  ne  partageât  point  cet 
optimisme.  Si  Voltaire  était  en  butte,  comme  il  le  pré- 
tendait, à  cinq  ou  six  infirmités  mortelles,  ses  quatre- 
vingts  ans  n'étaient  pas  assurément  la  moindre,  et  il 
fallait  bien  qu'un  jour  ou  l'autre  ce  fanfaron  de  mala- 
die, qui  s'écriait  avec  une  indignation  plaisante  :  «  II 
y  a  des  gens  assez  barbares  pour  avoir  dit  que  je  me 
porte  bien  !  »  finît  par  avoir  raison.  Dans  toutes  ses 
lettres  il  se  disait  à  l'agonie  ;  et,  dans  la  prévision  d'un 
dénoùment  prochain,  l'on  crut  en  haut  heu  devoir 
prendre  ses  sûretés.  Sur  un  rapport  fait  au  roi,  il  fut 
décidé  qu'aussitôt  que  l'auteur  de  la  Henriade  aurait 
fermé  les  yeux,  les  scellés  seraient  apposés  sur  ses 
papiers,  de  façon  à  ce  qu'on  pût  être  maître  de  s'em- 
parer de  ceux  qu'on  pouvait  avoir  intérêt  à  faire  dis- 
paraître. Ces  précautions,  d'ordinaire,  ne  s'exerçaient 
qu'à  l'égard  de  personnages  qui  avaient  été,  de  leur 
vivant,  les  confidents  et  les  dépositaires  des  secrets  de 
l'État.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que,  quoique  occul- 
tement,  depuis  le  cardinal  Dubois  jusqu'à  M.  deChoi- 
seul,  il  avait  trempé  dans  plus  d'une  affaire,  et  que 
son  intervention  ignorée  n'en  avait  pas  moins  été,  à 
certaines  heures,  des  plus  actives  et  des  plus  impor- 
tantes. L'on  a  retrouvé  une  série  de  pièces  relatives  à 


1 .  Archives  des  affaires  étrangères.  80.  Genève,  1771,  dix  derniers 
mois:  17  72,  1773.  N»  7.  Lettre  de  M.  Hennin  au  duc  d'Aiguillon; 
à  Genève,  le  22  février  17  73. 


32  DEUX  COURANTS. 

ces  mesures  auxquelles  la  mort  de  Voltaire,  à  Paris, 
semble  avoir  fait  renoncer  '. 

L'alerte  passée.  Voltaire  avait  repris  son  train  de 
vie,  préoccupé  autant  du  dehors  que  des  choses  do- 
mestiques, saluant  d'un  adieu  bienveillant  et  sans  fiel 
le  décès  du  roi,  qu'il  n'avait  pas  eu  pourtant  à  comp- 
ter parmi  ses  amis'^,  saluant  de  ses  vœux  l'aurore  du 
nouveau  règne,  qui  s'annonçait  pour  les  peuples  d'une 
façon  si  heureuse.  L'homme  qui  arrivait  aux  affaires, 
non  moins  vieux  que  lui,  n'était  pas  précisément  un 
ami  ;  et,  si  Voltaire  pouvait  compter  sur  sa  modération, 
sa  parfaite  insouciance  de  tout,  il  n'avait  pas  de  grâces 
à  lui  demander.  Deux  courants,  il  est  vrai,  se  dispu- 
taient l'influence,  le  courant  des  réformes  dont  on  sen- 
tait le  besoin,  et  celui  d'une  résistance  systématique- 
ment armée  contre  toute  modification  quelconque  à 
des  institutions  qui  n'en  pouvaient  mais.  Le  choix  de 
ïurgot  sera  plus  qu'une  compensation  au  retour  ines- 
péré de  Maurepas,  il  sera  le  triomphe  des  idées  et  la 
garantie  la  plus  solide  des  établissements  et  des 
créations  du  poëte.  Il  est  vrai  que  le  patriarche  de 
Ferney  vivra  assez  pour  assister  à  sa  chute.  Mais, 
ferme  dans  le  but  impersonnel  qu'il  veut  atteindre,  il 
ne  demandera  aux  circonstances  que  ce  qu'elles  pour- 
ront lui  donner;-  et,  tout  en  regrettant  le  ministre  ren- 
voyé, il  se  fera  volontiers,  comme  il  le  dit  plaisamment, 

1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchot),  l.  I,  p.  417  à  430.  Voir, 
aux  pièces  justiQcatlves,  un  ensemble  dénotes,  de  rapports,  de  lettres, 
d'instructions  et  d'ordres  qui  ne  s'élève  pas  à  moins  de  onze  ou  douze 
pièces:  la  première  à  la  date  du  19  juillet  1774,  la  dernière  au  15  jan- 
vier de  l'année  suivante. 

2.  Ibid.,  t.  XLVlll,  p.  9  à  19.  Éloge  funèbre  de  Louis  ÎY. 


AVENIR  DE  LÀ  COLONIE.  33 

moine  de  Clugny  avec  le  nouveau  contrôleur  général'. 
En  somme,  son  influence  ne  laissera  pas  de  se  faire 
sentir  jusqu'à  la  fin,  et  la  ville  industrielle  qu'il  a  fon- 
dée, tant  qu'il  sera  là,  malgré  l'insuffisance  des  se- 
cours, résistera  aux  causes  dissolvantes  qui  préparaient 
sa  ruine. 

Genève  devait  tout  tenter  pour  ramener  au  bercail 
ces  brebis  aliénées,  et  Ton  prévoyait  le  moment  oii, 
mieux  conseillée,  elle  se  résignerait  à  des  concessions 
dont  l'effet  ne  serait  que  trop  puissant  auprès  de  braves 
gens  qui  n'avaient  pas  perdu  tout  souvenir  comme 
tout  amour  de  la  patrie.  Ces  prévisions  et  ces  appré- 
hensions se  trouvent  nettement  et  ingénument  dé- 
duites dans  une  note  du  résident  à  M.  de  Vergennes 
relative  aux  natifs  deFerney.  «  Il  est  à  désirer,  disait-il 
au  ministre,  que  ceux-ci,  quoique  persécutés  injuste- 
ment, n'obtiennent  pas  le  redressement  de  leurs  griefs, 
qui  aboutiroit  à  les  faire  rentrer  à  Genève  et  à  faire 
tomber  l'établissement  que  M.  de  Voltaire  a  fait  à 
Ferney,  par  le  moyen  de  ces  exilés^.  »  Mais  le  pa- 
triarche s'était  conquis  tout  ce  monde  dont  il  avait  été 
la  providence  et  qu'il  avait  secouru  de  ses  deniers  avec 
une  générosité  d'autant  plus  grande  qu'il  n'était  rien 
moins  qu'assuré,  au  début  et  même  alors,  de  rentrer 
dans  ses  avances. 

Madame  Denis,  elle  aussi,  s'était  fait  aimer,  un  peu 


1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  121.  Lettre 
de  Frédéric  à  Voltaire;  Postdam,  le  7  septembre  17  76. 

2.  Archives  des  affaires  étrangères.  81.  Genève,  1774  et  1775, 
p.  162.  Noies  sur  certaines  dispositions  des  natifs  à  retourner  à 
Genève,  jointes  à  une  lettre  d'Auzières,  du  24  juillet  1775. 

TllI.  3 


34  MALADIE  DE  MADAME  DENIS. 

sans  doute  parce  qu'elle  était  la  nièce  de  son  oncle; 
et  la  colonie  lui  témoignait  son  affection  par  des  dé- 
monstrations publiques,  dont  le  retentissement  devait 
s'étendre  bien  au  delà  des  limites  du  pauvre  petit  pays 
de  Gex.  Elle  n'était  pas  non  plus  sans  ressentir  les 
atteintes  de  l'âge,  et  elle  avait  été  à  la  mort,  pendant 
un  mois  entier.  Sa  résurrection  fut  une  allégresse 
dans  toutFerney,  qui  voulut  la  célébrer  de  son  mieux. 
«  Mon  cher  ami,  écrivait  le  poëte  à  l'avocat  Christin, 
c'est  dommage  que  vous  ne  soyez  point  àFerney,  vous 
partageriez  la  fête  qu'on  donne  jeudi  18  du  mois, 
pour  la  convalescence  de  madame  Denis.  Nous  avons 
des  compagnies  d'infanterie,  de  cavalerie,  des  co- 
cardes, des  timbales,  des  violons,  et  trois  cents  cou- 
verts en  plein  air  * .  »  Il  faut  rarement  prendre  les  des- 
criptions de  l'auteur  de  Mérope  à  la  lettre,  car  il  n'a 
que  trop  de  penchant,  même  quand  il  est  sincère, 
à  grossir  les  objets,  à  tout  voir  grand"^.  Mais,  présen- 
tement, il  n'exagère  rien,  ni  la  reconnaissance  ni  les 
manifestations. 

Nous  avons  eu  jeudy  dernier,  mandait  Hennin  à  M.  de 
Vergennes,  dans  le  pays  de  Gex  une  fôte  assez  remarquable. 
Madame  Denis,  nièce  de  M.  de  Voltaire,  étant  hors  de  dan- 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXIX,  p.  284.  Lettre 
de  Voltaire  à  M.  Christin;  14  mai  1775. 

2.  «  il  lui  fallait  de  l'exagération  dans  tout,  dit  Tronchin  des 
Délices.  Ain^i,  il  m'écrivait  cliaque  jour,  quand  il  lui  fallait  de  l'ar- 
gent :  «  qu'il  avait  à  sa  table  cent  cinquante  personnes  à  nourrir.  » 
Il  Unissait  par  croire  que  ce  qu'il  afûrmait  était  vrai,  et  il  n'était  pas 
ce  qu'on  peut  appeler  de  mauvaise  foi.  »  GauUieur,  Élrennes  natio- 
nales (Genève,  1855),  111^  année,  p.  203,  204.  Anecdotes  inédites  sur 
Voltaire  racontées  par  François  Troncliin. 


DÉMONSTRATIONS  DES  FERNÉSIENS.  35 

ger  après  une  maladie  longue  et  très-fâcheuse,  les  habitans 
de  Fernex  ont  voulu  donner  des  marques  de  leur  joye  :  ils 
ont  entre  autres  fait  une  cavalcade  de  près  de  cent  hommes 
à  cheval  en  uniforme ,  avec  tout  l'appareil  et  tout  l'ordre 
militaire.  Quand  on  se  rappeloit  qu'il  y  a  douze  ans  il  n'y 
avoit  en  ce  lieu  que  vingt  familles  de  malheureux  paysans, 
c'étoit  un  spectacle  singulier  que  de  voir  une  fête  que  beau- 
coup de  villes  du  royaume  seroient  hors  d'état  d'égaler  par 
l'appareil  et  la  dépense.  C'est  cependant  la  présence  d'un 
seul  homme  riche  et  bienfaisant  qui  a  opéré  ce  changement 
en  peu  d'années  *. 

Madame  Denis  devait  être  haranguée  aussi  bien  que 
son  oncle.  Ferney  lui  appartenait  en  propre,  elle  était 
le  vrai  seigneur  de  Ferney  :  elle  était  l'avenir,  si 
Voltaire  était  le  présent. 

L'allégresse  nous  a  transformés  en  militaires,  disaient  ces 
bons  Fernésiens  :  cette  décoration  nouvelle  convient  à  des 
hommes  charmés  de  sacrifier  leurs  jours  pour  conserver  les 
vôtres.  Le  bruit  des  canons  relèvera  celui  de  nos  acclama- 
tions; les  feux  que  nous  ferons  éclater  vous  peindront  l'ar- 
deur de  nos  sentimens  et  la  vivacité  de  nos  transports. 

Daignez,  madame,  honorer  toujours  de  vos  bontés  cette 
colonie  naissante  fondée  par  l'immortel  Voltaire  ;  nous  tâ- 
cherons de  nous  en  rendre  toujours  plus  dignes  par  nos  tra- 
vaux et  notre  industrie  *. 


1.  Archives  des  affaires  étrangères.  81.  Genève,  1774  et  1775, 
p.  143.  Lettre  de  M.  Hennin  à  M.  de  Vergennes;  à  Genève,  le  mardy 
23  may  1775. 

2.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XXX,  p.  277,  278,  279.  Les 
deux  compliments  furent  attribués,  à  Paris,  à  M.  de  Florian  ;  ils  sont, 
en  réalité,  de  Rival,  l'orateur  en  titre  de  la  petite  colonie.  Long- 
champ  et  Wagni  ère,  Mémoires  sur  Voltaire  [P&ria,  André,  1826),  t.I, 
p.  385.  Examen  des  Mémoires  de  Bacbaumont,  du  20  octobre  1775. 


36      LE  MARQUIS  ET  LA  MARQUISE  DE  LUCHET. 

Le  rétablissement  de  madame  Denis  sembla  secouer 
le  pays  de  sa  torpeur  et  rendre  une  apparente  jeunesse 
à  l'intérieur  alourdi  du  perpétuel  malade.  En  dépit  de 
sa  sauvagerie  et  de  ses  réelles  infirmités,  les  visiteurs 
allaient  affluer  ainsi  que  les  visiteuses,  et  forcer  la 
porte  de  l'auteur  de  la  Benriade,  habitué,  du  reste,  à 
être  pris  d'assaut.  En  somme,  le  mal  n'est  point  tant 
dans  l'importunité  même  que  dans  l'indiscret  qui  n'a 
pas  ce  qu'il  faut  pour  se  la  faire  pardonner.  Soyez 
spirituel,  aimable,  ayez  du  monde,  apportez  votre 
contingent  de  nouvelles,  de  commérages  de  la  cour 
et  de  la  ville,  dont  on  médit  mais  dont  on  n'est  pas 
fâché  de  savoir  la  chronique,  et  l'on  oubliera  que  l'on 
est  à  la  mort,  et  vous  serez  le  bienvenu  et  le  bien  vu 
du  maître  du  logis.  Parmi  ces  touristes,  nous  ren- 
controns à  cette  date  un  couple  original  qui  fit  parler 
de  soi  en  son  temps,  le  marquis  et  la  marquise  de 
Luchet  :  le  marquis,  le  futur  historien  de  Voltaire, 
homme  à  idées  plus  vastes  que  pratiques,  qui  s'était 
mis  à  la  tête  d'une  exploitation  de  mines,  et  n'en  était 
déjà  plus  à  connaître  ce  qu'il  avait  à  en  attendre  ;  la 
marquise,  une  demoiselle  Delon,  genevoise  d'origine, 
sans  consistance,  drôle  de  corps,  en  résumé,  serviable 
et  bonne  femme.  «  Madame  de  Luchet,  écrit  Voltaire 
à  l'ange  gardien,  n'est  plus  que  garde-malade  :  vous 
l'avez  vue  marquise  très-plaisante  et  très-amusante'  ; 


1.  Elle  avait  eu,  ù  Paris,  un  salon  composé  de  toule  espèce  de 
monde,  le  centre,  le  rendez-vous  de  plaisants  et  de  Tarceurs  de  Eiociété, 
pour  lesquels  avait  été  créée  l'appellation  récente  de  «  m^vstifica- 
teurs  »,  et  qui  passaient  leur  temps  à  turlupiner  des  naïfs  comme 
le  pauvre  Poinsinet,  au  grand  divertissement  de  la  galerie.  Parmi 


LEUR  PORTRAIT.  37 

mais  les  mines  de  son  mari  ont  un  peu  allongé  la 
sienne.  Ce  mari  est,  à  la  vérité,  un  homme  de  condi- 
tion, plus  marquis  que  le  marquis  de  ***  *  ;  mais  il  a 
bien  plus  mal  fedt  ses  affaires  que...,  il  est  actuellement 
à  Chambéry,  et  ni  lui  ni  sa  femme  ne  m'ont  pleine- 
ment instruit  de  leur  désastre.  Il  y  a  dans  toutes  les 
confessions  un  péché  qu'on  n'avoue  pas'^.  »  Voltaire 
n'a  pas  eu  de  peine  à  les  juger  l'un  et  l'autre,  et  il  les 
a  peints  des  pieds  à  la  tête  dans  ces  cinq  ou  six  ligues 
qu'il  écrivait,  à  d'Argental  encore,  quinze  jours  plus 
tard.  «  Madame  de  Luchet  ne  peut  rien  vous  écrire 
touchant  ses  affaires  et  les  vôtres,  par  la  raison  qu'elle 
n'y  entend  rien.  Elle  n'a  jamais  songé  et  ne  songera 
qu'à  rire.  Son  pauvre  mari  cherche  de  l'or.  Mais  tou- 
jours rire  comme  le  veut  sa  femme,  ou  s'enrichir  dans 
des  mines  comme  le  croit  son  mari,  c'est  la  pierre 
philosophale.  Et  cela  ne  se  trouve  point  *.  »  Madame  de 
Luchet,  «  qui  était  venue  ici  pour  deux  jours,  »  sut 

ces  vauriens  spirituels,  citons  le  comte  d'AIbaret.  un  commis  dans 
les  Tourrages,  connu  sous  l'appellation  de  Lord  Gor,  les  acteurs  Pré> 
ville  et  Bellecour,  et  l'avocat  Coqueley  de  Chaussepierre.  Mais  ces 
mystiCcalions  n'étaient  pas  sans  quelque  péril,  et  madame  de  Luchet, 
pour  sa  pari,  l'apprit  à  ses  dépens.  Une  femme  de  qualité,  cruelle- 
ment bafouée,  porta  plainte.  Lord  Gor  fut  jeté  en  prison,  et  la  mar- 
quise réprimandée  à  la  police.  «  Or,  une  femme  reprise  par  la  police, 
nous  dit  Grimm,  n'est  plus  reçue  nulle  part^  et  la  pauvre  diablesse 
de  Luchiît  est  tombée  dans  la  dernière  misère.  »  Correspondance  litté- 
raire (Paris,  Fume),  t.  Vil,  p.  203,  204,  mars  1771.  —  L'abbé 
Gd\\AXx\,  Correspondance  inédite  (Paris,  Treuttel  et  Wilrlz,  1818),  1. 1, 
p.  36.  Naples,  3  mars  1770. 

1.  Peut-être  le  marquis  de  Pezai,  peut-être  Villelte. 

2.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LXIX,  p.  255.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental  ;  16  avril  1776. 

3.  Ibid.,  t.  LXIX,   p.   273,  274.   Lettre  du  môme  au  même; 
l«'-mai  1775. 


38  MADAME  SUARD. 

se  rendre  utile  parmi  tous  ces  gens  languissants  ou 
mourants,  et  se  transformer  en  intendante  de  cet 
hôpital,  où  \int  la  rejoindre  son  mari,  qui  était  loin 
d'apporter  l'or  de  ses  mines'.  Ils  s'y  trouvaient  encore, 
lors  de  l'arrivée  à  Genève  de  madame  Suard. 

Madame  Suard  a  raconté  ses  visites  à  Ferney  avec 
une  sensibilité,  une  admiration  excessives,  mais  qui 
ont  bon  air  chez  une  jeune  femme  spirituelle,  con- 
naissant le  monde  et  recevant  la  meilleure  compagnie 
dans  son  modeste  salon  parisien.  Nous  avons  vu  déjà 
plus  d'une  femme  à  Ferney,  les  unes  s'abandounant 
au  charme  qu'exerçait  l'irrésistible  vieillard,  les  autres 
bien  décidées  à  se  roidir  contre  la  séduction  et  à  s'y 
prendre  de  leur  mieux  pour  faire  acheter  leur  défaite. 
Nous  avons  les  récits  tant  soit  peu  différents  de  ma- 
dame du  Boccage,  toute  flamme  celle-là,  et  de  ma- 
dame d'Épinay,  appartenant  à  la  classe  des  sceptiques 
et  des  railleuses,  ne  se  rendant  qu'à  bon  escient  mais 
déposant  loyalement  les  armes,  en  fin  de  compte,  de- 
vant tant  de  grâce,  de  bienveillance  et  d'envie  de 
plaire.  Pour  madame  Suard,  elle  serait  bien  fâchée  de 
lutter  et  de  se  défendre;  entourée  depuis  son  mariage 
de  tous  les  amis  et  les  admirateurs  de  Voltaire, 
amusée,  enchantée,  comme  elle  le  dit  elle-même,  par 
le  charme  de  ses  écrits,  elle  est  venue  pour  se  pros- 
terner et  adorer,  et  c'est  par  là  qu'elle  commence. 

J'ai  vu  M.  de  Voltaire...  Il  est  impossible  de  décrire  le  fin 
de  ses  yeux  ni  les  grâces  de  sa  figure  ;  quel  sourire  enchan- 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXIX,  p.  279.  Lettre 
de  Voltaire  à  madame  de  Saint-Julien  ;  5  mai  1775. 


SON    ENTHOUSIASME.  39 

leur  1  il  n'y  a  pas  une  ride  qui  ne  forme  une  grâce.  Ah!  com- 
bien je  fus  surprise  quand,  à  la  place  de  la  figure  décrépite 
que  je  croyais  voir,  parut  cette  physionomie  pleine  de  feu  et 
d'expression;  quand,  au  lieu  d'un  vieillard  voûté,  je  vis  un 
homme  d'un  maintien  droit,  élevé,  noble  quoique  aban- 
donné, d'une  marche  ferme  et  même  leste  encore,  et  d'un 
ton,  d'une  politesse  qui,  comme  son  génie,  n'est  qu'à  lui  '. 

Ce  fut  madame  Cramer  qui  se  chargea  de  la  pré- 
sentation. Madame  Suard  était  accompagnée  de  Panc- 
koucke,  son  frère,  qui  venait  s'entendre  avec  le 
patriarche  pour  une  édition  complète  de  ses  œuvres, 
que  Voltaire  ne  verra  point  et  qu'un  autre  que  Panc- 
koucke  accomplira.  Elle  bouillait  d'impatience  de  voir 
le  poëte  ;  mais  une  sorte  de  terreur  la  prit  dans  la  cour 
du  château,  et  elle  éprouva  un  véritable  soulagement 
en  apprenant  qu'il  était  à  la  promenade.  Madame  Cra- 
mer s'était  détachée  pour  les  annoncer,  et  revenait 
bientôt  après  avec  le  seigneur  de  Ferney ,  qui  s'écriait  : 
«  Où  est-elle,  cette  dame?  Où  est-elle?  C'est  une  âme 
que  je  viens  chercher...  On  m'écrit,  madame,  que 
vous  êtes  toute  âme.  —  Cette  âme,  monsieur,  est 
toute  remplie  de  vous,  et  soupirait,  depuis  longtemps, 
après  le  bonheur  de  s'approcher  de  la  vôtre.  »  Ce 
disant,  ils  faisaient  leur  entrée  dans  le  salon  oii  se 
trouvaient  une  douzaine  de  personnes,  Audibert,  de 
Marseille,  entre  autres,  le  premier  et  le  meilleur  ami 
des  Calas,  le  jeune  d'EtaUonde,  alors  en  instances  pour 
sa  réhabilitation,  et  un  Russe,  M.  Soltikof.  M.  Pois- 
sonnier, le  médecin  de  Catherine,  venait  également 

1.  Saard,    Mélanges  de  littérature  (Paris,  Dentu,   1803),   t.  Il, 
p.  5,  6.  Voyage  de  Ferney,  première  lettre;  Genève,  juin  1775. 


40  M.  POISSONNIER. 

d'arriver  et  n'avait  pas  encore  vu  Voltaire.  Il  a  été 
déjà  question  de  Poissonnier,  relativement  à  une  saillie 
de  l'auteur  de  V Histoire  de  Pierre  le  Grand,  que 
Chamfort  a  le  tort  de  prendre  au  sérieux'.  Ma- 
dame Suard  nous  le  représente  comme  un  bavard 
présomptueux,  infatué  de  ses  grands  talents  et  de  son 
mérite.  «  Il  alla  se  placer  à  ses  côtés,  et  ce  fut  pour 
lui  parler  sans  cesse  de  lui.  M.  de  Voltaire  lui  dit  qu'il 
avait  rendu  un  grand  service  à  l'humanité,  en  trou- 
vant des  moyens  de  dessaler  l'eau  de  la  mer.  Oh  ! 
monsieur!  lui  dit-il,  je  lui  en  ai  rendu  un  bien  plus 
grand  depuis;  j'étais  fait  pour  les  découvertes;  j'ai 
trouvé  le  moyen  de  conserver  des  années  entières  de 
la  viande  sans  la  saler...  » 

Sauf  pour  le  patriarche  dont  elle  baise  les  mains 
à  tout  instant,  qu'elle  accable  de  caresses  et  de  mots 
tendres,  qui  ne  fait  et  ne  dit  rien  que  d'admirable,  la 
jeune  femme  n'est  pas  d'un  optimisme  si  absolu 
qu'elle  ait  renoncé  à  tout  droit  de  juger  avec  une 
complète  indépendance.  Elle  tiendra  même  tête  à  son 
hôte,  dans  une  ou  deux  rencontres  où  ses  amis  seront 
discutés  ou  attaqués.  Quelque  bien  disposée  qu'elle 
soit  à  s'arranger  de  tout,  son  sens  critique  persiste,  et 
sa  prévention  n'ira  point  jusqu'à  trouver  de  l'esprit  à 
M.  de  Florian,  qui  lui  donnait  à  dîner  pourtant  dans 
sa  jolie  maison.  Elle  est  ravie  à  juste  titre  de  l'accueil 
qui  lui  est  fait.  On  ne  saurait  être  plus  constamment 
charmant  que  ne  le  fut  ce  vieillard,  attendri  lui-même 
de  l'admiration  et  de  l'affection  qu'on  lui  témoignait, 

1.   Voltaire  et  J.-J.  Rousseau,  p.  362. 


ENCHANTEMENT  DU  POÈTE.  41 

et  qui  se  traduisaient  en  mille  enfantillages,  en  mille 
chatteries  d'une  grâce  exquise.  Le  poëte,  quoique 
obéissant  et  de  vieille  date  à  un  régime  assez  sévère, 
avait  ses  fantaisies  gourmandes,  et  il  lui  arrivait,  devant 
des  primeurs,  des  fraises,  par  exemple,  de  perdre  de 
vue  ce  qu'il  devait  à  une  santé  qui  ne  se  soutenait  que 
par  la  sobriété  la  plus  rigide. 

Je  lui  parlai  de  sa  santé;  il  avait,  me  dit-il,  mangé  des 
fraises  qui  lui  avaient  donné  une  indigestion.  Hé  bien!  en 
lui  prenant  la  main  et  en  la  lui  baisant,  vous  n'en  mangerez 
plus,  n'est-ce  pas?  Vous  vous  ménagerez  pour  vos  amis,  pour 
le  public  dont  vous  faites  les  délices.  Je  ferai,  dit-il,  tout  ce 
que  vous  voudrez;  et  comme  je  continuai  mes  petites  cares- 
ses :  Vous  me  rendez  la  vie  !  Qu'elle  est  aimable  !  s'écriait-il  ; 
que  je  suis  heureux  d'être  si  misérable;  elle  ne  me  traiterait 
pas  si  bien  si  je  n'avais  que  vingt  ans.  Je  lui  dis  que  je  ne 
pourrais  l'aimer  davantage,  et  que  je  serais  bien  à  plaindre 
de  ne  pouvoir  lui  montrer  toute  la  vivacité  des  sentimens 
qu'il  m'inspire.  En  effet,  ses  quatre-vingts  ans  mettent  ma 
passion  bien  à  l'aise  ^.. 

Madame  Suard  a  été  une  des  femmes  les  plus  ai- 
mables, les  plus  spirituelles,  les  plus  sensées,  avec 
cette  pointe  de  sensibilité  et  d'imagination,  d'une 
époque  où  tant  de  femmes  remarquables  se  révèlent. 
Si  nous  disons  cela,  c'est  que  nous  commençons  à 
nous  éloigner  de  ces  temps;  mais,  pour  ses  contem- 
porains, elle  ne  fut  ni  une  ingénue  ni  une  caillette,  et 

1.  Suard,  Mélanges  de  littéraiure  (Paris,  Dentu,  1803),  t.  II, 
p.  15.  Lettre  11.  Voltaire  récompensait  cette  admiration,  qui  allait 
jusqu'à  l'adoration,  par  de  ces  mots  charmants,  comme  il  savait  en 
dire  quand  il  tenait  à  plaire.  «  Notre  résident  lui  dit  que,  si  jamais 
ses  ouvrages  se  perdaient,  on  les  retrouverait  tout  entiers  dans  ma 
tête.  Ils  seront  donc  corrigés,  dit-il  avec  une  grâce  inimitable?  » 


42  SORTIE  CONTRE  JÉSUS-CHRIST. 

les  jolis  souvenirs  qu'elle  a  laissés  témoignent  de 
la  finesse  et  de  la  distinction  de  son  esprit.  Ses  lettres 
sur  son  apparition  à  Ferney,  qui  d'ailleurs  n'étaient 
faites  que  pour  M.  Suard,  ont  une  sorte  de  lyrisme  qui 
pourrait  donner  d'elle  une  idée  rien  moins  qu'exacte. 
Encore  une  fois,  elle  savait  à  qui  elle  parlait,  et  savait 
aussi  que  son  mari  n'irait  pas  au  delà  de  sa  pensée. 
Si  elle  était  tout  amour,  elle  défendait  ses  dieux, 
comme  on  l'a  dit  déjà,  et  son  Dieu,  contre  cet  esprit 
irréligieux  à  outrance,  mais  plus  en  philosophe  qu'en 
chrétienne,  ce  qui  est  bien  un  signe  de  ces  temps 
tout  sceptiques. 

Je  n'osais  pas  relever  sérieusement  ses  sarcasmes,  et  je 
voulais  encore  moins  paraître  les  approuver.  Je  défendis 
Jésus-Christ  comme  un  philosophe  selon  mon  cœur,  dont  la 
doctrine  était  divine  et  la  morale  indulgente.  J'admire,  di- 
sais-je  à  M.  de  Voltaire,  son  amour  pour  les  faibles  et  les 
malheureux;  les  paroles  que  plusieurs  fois  il  avait  adressées 
à  des  femmes,  et  qui  sont  ou  d'une  philosophie  sublime,  ou 
de  la  plus  touchante  indulgence.  Oh!  oui,  me  dit-il  avec  un 
regard  et  un  sourire  remplis  de  la  plus  aimable  malice,  vous 
autres  femmes,  il  vous  a  si  bien  traitées  que  vous  lui  devez 
de  prendre  toujours  sa  défense  '. 

Mais  ce  qui  étonne  surtout  la  jeune  femme,  ce  qui 
l'émerveille ,  c'est  le  naturel  charmant  du  poëte , 
quand  il  vient  se  réunir  à  ses  hôtes.  Il  n'est  ni 
distrait  ni  préoccupé,  il  est  tout  à  tout  et  à  tous,  il  se 
dépouille  de  sa  supériorité  presque  à  son  insu  et 
s'intéresse,  comme  le  plus  frivole,  aux  riens  que  ron 

1.  Suard,  Mélangea  de  tittiralure  (Paris,  Dentu,  1803),  t.  Il, 
p.  29,  lettre  IV. 


LA  COMTESSE  DE  GENLIS.  43 

débite  et  qui  sembleraient  devoir  le  rebuter.  «  Si  vos 
yeux  le  cherchent,  on  est  sûr  de  rencontrer  dans  les 
siens  les  regards  de  sa  bienveillance,  et  une  sorte  de 
reconnaissance  pour  les  sentimens  dont  il  est  l'objet.  » 
Voilà  ce  qu'a  vu,  ce  qu'a  cru  voir  cette  femme  éprise 
et  enthousiaste.  Opposons  aux  siennes  des  apprécia- 
tions bien  différentes  de  ton  et  qui  pécheront  manifes- 
tement par  l'excès  contraire. 

Lorsque  madame  de  Genlis  posait  le  pied  dans  Ge- 
nève, elle  avait  trente  ans,  elle  était  dans  le  dévelop- 
pement de  sa  beauté,  de  son  esprit,  et  avait  cet  aplomb 
que  donnent  la  naissance,  l'habitude  du  monde,  une 
situation  importante  à  la  cour  d'un  prince  du  sang. 
Les  succès  littéraires  ne  viendront  que  plus  tard.  Ma- 
dame de  Genlis  aura  des  principes  religieux  en  har- 
monie avec  son  étrange  condition  de  gouverneur  des 
enfants  du  duc  d'Orléans,  en  harmonie  avec  son  édu- 
cation, et  nous  ne  doutons  nullement  de  la  sincérité 
de  ses  sentiments  ainsi  que  de  la  profonde  horreur 
qu'elle  étala  plus  tard  pour  cette  école  philosophique 
qui  faisait  table  rase  de  toutes  croyances  comme  de 
tout  culte.  Elle  avait,  particulièrement.  Voltaire  en 
grande  antipathie,  bien  que  le  poëte  eût  été  jadis  avec 
sa  mère  en  commerce  de  lettres*.  Mais  alors  pourquoi 
aller  relancer  jusque  dans  son  repaire  cet  homme 
affreux,  auquel  encore  on  est  obUgé  de  demander  la 
permission  de  se  présenter  à  Ferney,  car  on  ne  s'était 
munie  d'aucune  lettre  d'introduction  ?  Il  y  avait  bien 

1 .  Nous  mentionnons  le  fait  sur  l'assertion  même  de  madame  de 
Genlis  ;  car  aucune  de  ces  lettres  ne  s'est  retrouvée  jusqu'à  ce  jour, 
que  nous  sachions. 


44  LE  MOIS  D'AUOUSTÉ. 

là  volonté  et  préméditation.  Lors  du  retour  de  Voltaire 
à  Paris,  elle  ne  se  bornera  pas  à  une  visite  qu'elle  lui 
devait,  elle  ira  le  voir  trois  ou  quatre  fois  '.  a  On  se 
souvient  encore,  raconte  l'abbé  Duvernet,  des  choses 
vraies  et  flatteuses  qu'elle  lui  dit.  C'était  tout  à  la  fois 
un  devoir  qu'elle  remplissait,  et  un  tribut  de  louanges 
qu'elle  rendait  à  titre  de  littératrice  et  de  philosophe, 
au  patriarche  de  la  littérature  et  de  la  philosophie  ^.  » 
Il  y  a,  dans  cette  inconséquence  apparente,  une  raison 
toute  logique  et  qui  se  devine,  mais  sur  laquelle  nous 
ne  voulons  pas  trop  appuyer  ^. 

Quoi  qu'il  en  soit,  tout  en  implorant  une  faveur 
qu'on  ne  refusait  jamais  «  aux  jeunes  femmes  de 
Paris  »,  madame  de  Genlis  n'était  pas  disposée  à  la 
moindre  concession,  à  la  moindre  faiblesse;  et  elle 
data  sa  lettre  du  mois  «  d'août.  »  On  ne  sent  pas  tout 
d'abord  ce  que  cela  a  de  courageux  et  d'héroïque.  «  11 
n'y  avoit  dans  mon  billet,  ni  esprit,  ni  prétentions, 
ni  fadeurs,  et  je  le  datai  du  mois  d'août,  M.  de  Vol- 
taire vouloit  qu'on  écrivît  du  mois  d'auguste.  Cette 
petite  pédanterie  me  parut  une  flatterie,  et  j'écrivis 

1.  Madame  de  Genlis,  Mémoires  {Paris,  Ladvocat,  1825),  t.  II, 
p.  370. 

2.  L'abbé  Duvernet,  Vie  de  Voltaire  (Genève,  1786),  p.  311. 

3.  L'abbé  Duvernet  ajoutait  :  «  Aujourd'hui  elle  se  déchaîne  sans 
ménagement  contre  lui,  et  il  est  Tàcheux  de  voir  une  femme  de  mé- 
rite ne  répéter  dans  ses  amertumes  que  ce  que  M.  l'abbé  Sabatier 
et  autres  gens  sans  mérite  en  ont  écrit.  Voilà,  certes,  en  madame  de 
Gen/{«,  deux  conduites  bien  opposées.  C'est  une  énigme  dont  elle 
seule  peut  nous  dire  le  véritable  mot.  C'est  aussi  ce  que  nous  la  prions 
de  faire  dans  un  supplément  au  petit  catéchisme  en  quatorze  volumes 
qu'elle  a  composé  et  imprimé,  pour  apprendre  à  vivre  et  à  penser  à 
la  jeune  noblesse  française.  • 


GRAVES  APPRÉHENSIONS.  45 

fièrement  du  mois  d'août.  »  Madame  de  Genlis,  qui 
aurait  dû  se  connaître  en  pédanterie,  se  trompe  ici  du 
tout  au  tout,  et  il  nous  semble  qu'elle  aurait  fait  preuve 
de  bon  goût  en  se  pliant  à  cette  exigence  d'un  écrivain 
qui  donne  de  bonnes  raisons  d'une  réforme  qu'il  a  été 
d'ailleurs  impuissant  à  faire  adopter.  Mais  que  va  dire 
M.  de  Voltaire  ?  quelles  seront  sa  colère  et  son  indi- 
gnation, devant  cette  sorte  de  protestation?  Sa  réponse 
fut  plus  inoffensive  qu'on  ne  s'y  attendait  :  il  dit  qu'en 
faveur  de  la  visite  d'une  aussi  belle  dame,  il  quitterait 
ses  pantoufles  et  sa  robe  de  chambre,  et  il  invitait  la 
coupable  à  dîner  et  à  souper. 

Dans  le  récit  de  cette  visite  à  Ferney,  l'on  songe 
bien  plus  à  entretenir  de  soi  le  lecteur  que  de  l'homme 
célèbre  que  l'on  venait  saluer  ;  et  vraiment  ce  dernier 
ne  sera  qu'au  second  plan,  au  moins  dans  les  préoc- 
cupations de  la  comtesse.  Quelle  attitude  aura-t-elle? 
quelle  sera  sa  contenance?  Cela  a  été  discuté  à  l'avance 
comme  l'orthographe  du  billet.  «  Quand  j'eus  reçu  la 
réponse  aimable  de  M.  de  Voltaire,  il  me  prit  tout  à 
coup  une  espèce  de  frayeur  qui  me  fit  faire  des  ré- 
flexions inquiétantes.  Je  me  rappelai  tout  ce  qu'on 
racontoit  des  personnes  qui  alloient,  pour  la  première 
fois,  à  Ferney.  Il  étoit  d'usage,  surtout  pour  les  jeunes 
femmes,  de  s'émouvoir,  de  pâlir,  de  s'attendrir  et 
même  de  se  trouver  mal  en  apercevant  M.  de  Voltaire; 
on  se  précipitoit  dans  ses  bras,  on  balbutioit,  on  pleu- 
roit,  on  étoit  dans  un  trouble  qui  ressembloit  à  l'amour 
le  plus  passionné.  »  C'est  là  une  petite  malice  à  l'en- 
droit de  madame  Suard,  dont  les  lettres  à  son  mari 
sur  son  voyage  à  Ferney  furent  imprimées  par  madame 


I 


46  M.  OTT. 

de  Montmorency,  à  Dampierre,  dès  1802,  bien  qu'à 
l'égard  môme  de  cette  correspondance  toute  intime, 
durement  traitée  par  Fiévée  dans  le  Journal  des  Débats^ 
l'on  se  targue  d'une  générosité  chevaleresque  '. 

Elle  a  pris  son  parti  en  femme  de  cœur  et  de  tête,  elle 
ne  se  précipitera  point  au  cou  de  M.  de  Voltaire,  et  ne 
tombera  pas  davantage  en  syncope,  quelque  imperti- 
nente et  grossière  que  pût  paraître  une  toute  autre  con- 
duite :  elle  se  résolut  bravement  à  «  n'être  point  ridi- 
cule, y.  bien  qu'en  violentant  encore  une  simplicité  et 
une  réserve  dont  elle  ne  se  départait  guère.  La  com- 
tesse s'était  fait  accompagner  d'un  peintre  allemand 
qui  revenait  d'Italie,  M.  Ott,  dont  les  dispositions  à 
l'enthousiasme  agaçaient  terriblement  notre  sceptique. 
L'on  pénètre  dans  la  cour  du  château  et  l'on  descend 
de  voiture.  Les  visiteurs  sont  introduits  dans  une  an- 
tichambre assez  obscure.  M.  Ott  tressaille,  pousse  un 
cri  :  «  c'est  un  Corrège  !  »  11  avait  aperçu,  en  effet, 
un  Corrège,  qui  eût  mérité  les  honneurs  du  salon  et 
que  M.  Ott,  malgré  soti  optimisme,  ne  put  s'empê- 
cher de  trouver  déplacé  dans  un  pareil  lieu.  Cela  nous 
étonne  un  peu  et  nous  pensions  que,  du  vivant  de 
Voltaire,  ce  tableau  occupait  l'un  des  lambris  de  la 
pièce  principale.  Les  yeux  de  madame  de  Genlis 
s'étaient  portés,  en  entrant,  sur  la  pendule  du  salon 
qui  lui  eût  appris  qu'elle  était  arrivée  trois  quarts 
d'heure  trop  tôt,  si  l'espèce  d'effarement  des  domes- 
tiques désorientés,  le  bruit  répété  des  sonnettes  ne 
l'eussent  déjà  avertie  que  l'on  ne  comptait  pas  si  tôt 

1.  Madame  de  Genlis,  Jf^inoires  (Paris,  Ladvorat,  1825),  t.  V, 
p.  260,  261. 


L'ALLÉE  DE  CHARMILLE.  47 

sur  elle;  ce  qui  ne  laissa  point  de  la  déconcerter  un 
peu,  car  ce  sont  là  des  torts  presque  impardonnables 
entre  gens  qui  savent  vivre.  Cependant,  madame 
Denis  apparaît  avec  madame  de  Saint-Julien;  cette 
dernière  offre  de  la  meilleure  grâce  à  la  survenante 
une  promenade  dans  le  parc,  qui  est  acceptée  avec 
empressement.  Elles  s'engagent  sous  cette  allée  de 
charmille  qui  existe  encore  et  qui  avait  l'effet  malheu- 
reux fle  cacher  la  vue  la  plus  magniQque  *.  Cela 
choque  à  juste  titre  les  instincts  artistes  de  la  dame, 
qui  ne  tarde  pas  à  avoir  contre  cette  maudite  char- 
mille de  bien  autres  griefs.  Le  berceau  était  si  bas  et 
ses  plumes  si  élevées  que  ces  dernières  s'accrochaient 
à  chaque  instant  aux  branches,  en  dépit  de  toutes  les 
précautions. 

Je  me  courbois  extrêmement,  et  comme  pour  me  rapetis- 
ser encore,  je  ployois  beaucoup  les  genoux;  je  marchois  à 
toute  minute  sur  ma  robe,  je  chancelois,  je  trébuchois,  je 
déchirois  mes  jupons,  et,  dans  l'attitude  la  plus  gênante,  je 
n'étois  guère  en  état  de  jouir  de  la  conversation  de  madame  de 
Saint-Julien,  qui,  petite,  en  habit  négligé  du  matin,  se  pro- 
menoit  très  à  son  aise,  et  causoit  très-agréablement.  Je  lui 
demandai,  en  riant,  si  M.  de  Voltaire  n'avolt  pas  trouvé 
mauvais  que  j'eusse  daté  ma  lettre  du  mois  d'août.  Elle  me 
répondit  que  non;  mais  elle  ajouta  qu'il  avoit  remarqué  que 
je  n'écrivois  pas  avec  son  orthographe. 

On  vint  dire  que  M.  de  Voltaire  entrait  dans  le  sa- 
lon, et  les  deux  promeneuses  en  reprirent  le  chemin. 

l .  Les  trouées  méuagées  de  distance  en  dislance  pour  jouir  de  ce 
beau  paysage  y  furent  pratiquées  plus  tard  par  M.  de  Budée.  Depery, 
Biographie  des  hommes  célèbres  du  déparlement  de  l'Ain  (Bourg, 
1836),  t.  l,  p.  153,  154. 


48  IRRÉLIGIEUSE  SAILLIE. 

En  passant  dans  une  des  pièces,  la  jeune  femme  ren- 
contre son  visage  dans  une  glace  :  elle  était  décoiffée, 
toute  ébouriffée,  et  avait  une  mine  complètement  décom- 
posée. Il  fallut  bien  se  rajuster  un  peu,  après  quoi  elle 
suivait  madame  de  Saint-Julien  au  salon.  L'auteur  de 
la  Henriade  lui  prit  la  main  et  la  baisa.  «  Je  ne  sais 
pourquoi  cette  action  si  commune  me  toucha,  comme 
si  cette  espèce  d'hommage  n'éloit  pas  aussi  vulgaire  que 
banal  ;  mais  enfin  je  fus  flattée  que  M.  de  Voltaire  m'eût 
baisé  la  main,  et  je  l'embrassai  de  très-bon  cœur...  » 
Mais  le  poëte  allait  tout  aussitôt  gâter  ses  affaires  par 
cette  monomanie  d'irréligion,  qui  le  poussait  aux  sail- 
lies les  plus  inopportunes  et  les  plus  indécentes.  Nous 
avons  vu  madame  Suard,  sans  être  une  chrétienne 
très-fervente,  gênée,  sinon  offensée  par  une  tirade 
impie  contre  Jésus-Christ,  dont  elle  crut  devoir  dé- 
fendre la  morale,  l'esprit  de  charité  et  de  tolérance. 
Pareille  chose  allait  arriver,  et  cette  fois  l'auteur  du 
Sermon  des  Cinquante  ne  se  trouvait  plus  devant  un 
être  sympathique  et  d'une  foi  un  peu  tiède.  L'artiste 
allemand,  ravi  de  s'entendre  nommer  par  M.  de  Vol- 
taire, s'imaginant  qu'il  ne  lui  était  pas  tout  à  fait  in- 
connu, avait  tiré  de  sa  poche  des  miniatures  qu'il 
avait  faites  à  Berne. 


Malheureusement  un  de  ces  tableaux  représenloit  une 
Vierge  avec  l'enfant  Jésus  :  ce  qui  fit  dire  à  M,  de  Vollaire 
plusieurs  impiétés  aussi  plates  que  révoManles.  Je  trouvai 
qu'il  étoit  contre  les  devoirs  de  l'hospitalité  et  contre  toute 
bienséance  de  s'exprimer  ainsi  devant  une  personne  de  mon 
âge,  qui  ne  s'affichoit  pas  pour  un  esprit  fort,  et  qu'il  rece- 
voit  pour  la  première  fois.  Extrêmement  choquée,  je  me 


PORTRAIT  PED  BIENVEILLANT.  4ft 

tournai  du  côté  de  madame  Denis,  afin  d'avoir  l'air  de  ne 
pas  écouter  son  onçIe.  Il  changea  d'entretien  *, 

Là,  madame  de  Genlis  est  dans  son  droit,  et  son 
attitude,  qui  était  une  protestation  muette  mais  signi- 
ficative, était  aussi  légitime  que  les  propos  de  Voltaire 
étaient  peu  mesurés  et  malséants. 

Madame  Suard  nous  représente  le  patriarche 
presque  jeune,  solide  sur  ses  jambes,  et  ne  s'aperce- 
vant  pas  qu'il  dût  être  fatigué;  la  comtesse,  qui  a  les 
motifs  opposés  d'exagérer  les  choses,  nous  le  peint, 
au  physique  comme  au  moral,  sous  un  aspect  tout  dif- 
férent. 

Il  étoit  fort  cassé,  nous  dit-elle,  et  sa  manière  gothique 
de  se  mettre  le  vieillissoit  encore;  il  avoit  une  voix  sépul- 
crale qui  lui  donnoit  un  ton  singulier,  d'autant  plus  qu'il 
avoit  l'habitude  de  parler  excessivement  haut,  quoiqu'il  ne 
fût  pas  sourd.  Quand  il  n'étoit  question  ni  de  religion  ni  de 
ses  ennemis,  ajoute-t-elle,  sa  conversation  étoit  simple,  na- 
turelle, sans  nulle  prétention,  et  par  conséquent,  avec  un 
esprit  tel  que  le  sien,  parfaitement  aimable.  Il  me  parut  qu'il 
ne  supportoitpas  que  l'on  eût,  sur  aucun  point,  une  opinion 
différente  de  la  sienne  ;  pour  peu  qu'on  le  contredît,  son  ton 
prenoit  de  l'aigreur  et  devenoit  tranchant.  Il  avoit  certaine- 
ment beaucoup  perdu  de  l'usage  du  monde,  qu'il  avoit  dû 
avoir,  et  rien  n'est  plus  simple  :  depuis  qu'il  étoit  dans  cette 
terre,  on  n'alloit  le  voir  que  pour  l'enivrer  de  louanges; 
tout  ce  qui  l'entouroit  étoit  à  ses  pieds;  il  n'entendoit  par- 
ler que  de  l'admiration  qu'il  inspiroit,  et  les  exagérations 
les  plus  ridicules  dans  ce  genre  ne  lui  paroissoient  plus  que 
des  hommages  ordinaires.  Les  rois  mêmes  n'ont  jamais  été 
l'objet  d'une  admiration  si  outrée...  *. 

t.  Madame  de  Genlis,  Mémoires  (Paris,  Ladvocat,  18'25),  t.  II, 
p.  325. 

2.   Ihid.,  [.  II,  p.  329. 

VIII.  4 


50  ALLÉGATIONS  ERRONÉES. 

Cette  appréciation  est  au  moins  bien  légère.  «  lime 
parut,  dit  madame  de  Genlis,  qu'il  ne  supportoit  pas 
que  Ton  eût,  sur  aucun  point,  une  opinion  différente 
de  la  sienne.  »  Est-ce  un  soupçon  ou  une  appréciation 
motivée?  Dans. ce  dernier  cas,  la  belle  dame  eût 
bien  fait,  elle  qui  est  si  prolixe,  de  citer  quelques 
frasques  de  ce  terrible  enfant.  Nous  savons,  nous 
autres,  quel  hôte  poli,  aimable,  caressant  il  est  pour 
tous;  et  sa  mansuétude  à  l'égard  de  La  Harpe,  notam- 
ment, nous  a  démontré  surabondamment  qu'on  pou-, 
vait  non-seulement  être  d'une  opinion  différente  de  la 
sienne,  mais  encore  le  contrecarrer,  avec  peu  de  me- 
sure même,  sans  provoquer  en  lui  ces  emportements 
furibonds  qu'on  lui  suppose  à  la  moindre  résistauce. 
Quant  à  cet  usage  du  monde,  quant  au  sentiment  de 
réciprocité  que  donne  la  fréquentation  de  la  bonne 
compagnie,  et  qu'aurait  à  la  longue  émoussé  et  complè- 
tement effacé  la  flatterie  subalterne  des  touristes  d'a- 
venture, madame  de  Genlis  nous  semble  se  méprendre 
étrangement  sur  le  personnel  incessamment  renou- 
velé des  hôtes  de  Ferney.  C'est  tout  ce  que  l'Europe 
renferme  de  plus  considérable  qui  vient  rendre  visite  au 
patriarche,  et  il  faut  voir,  au  contraire,  avec  quel  tact 
il  sait  allier  ce  qu'il  doit  au  mérite  et  à  la  naissance. 
Disons  plus  :  jamais  Voltaire,  dans  sa  jeunesse  et  son 
âge  mûr,  ne  vécut  dans  un  plus  grand  monde,  n'eut 
occasion  de  rencontrer  meilleure-  et  plus  illustre  com- 
pagnie, que  pendant  les  quelque  vingt  ans  qu'il  passa 
soit  aux  Délices,  soit  à  Ferney. 

Mais,  à  l'exception  de  madame  de  Genlis,  qui  lui  a 
reproché  de  manquer  d'urbanité,  d'égards,  de  savoir- 


J 


DOUCEUR   INFINIE  DE  SES  YEUX.  31 

vivre,  de  ces  raffinements  mêmes  dont  un  vieillard 
malade  se  trouverait  dispensé  ?  M.  de  Voltaire  est  un 
écrivain  irréligieux,  sans  foi  ni  loi,  nous  le  voulons 
bien  ;  c'est  un  homme  qui  a  essentiellement  les  vertus 
de  société  et  qui  jusqu'au  dernier  moment  conser- 
vera le  ton  d'une  exquise  politesse.  Son  ajustement, 
cette  ample  perruque  sous  laquelle  il  disparaît  presque, 
peuvent  être  surannés  et  même  grotesques,  et  nous 
nous  inclinons  devant  la  compétence  d'une  Parisienne 
à  prononcer  en  dernier  ressort  sur  cette  grave  matière. 
Mais,  sur  le  reste,  nous  serons  moins  accommodants. 
Quelque  peu  bienveillant  qu'il  soit,  il  échappe  à  l'auteur 
d'Adèle  et  Théodore  des  aveux  bons  à  enregistrer. 
La  comtesse  est  de  l'avis  de  madame  Suard  sur  l'ex- 
pression de  douceur  de  ce  regard  que  la  passion  et  la 
fureur  allument  à  certaines  heures.  «  Tous  les  por- 
traits et  tous  les  bustes  de  M.  de  Voltaire  sont  très- 
ressemblans;  mais  aucun  artiste  n'a  bien  rendu  ses 
yeux.  Je  m'attendois  à  les  trouver  brillans  et  pleins  de 
feu  :  ils  étoient  en  effet  les  plus  spirituels  que  j'aie 
vus;  mais  ils  a  voient  en  même  temps  quelque  chose 
de  velouté  et*  une  douceur  inexprimable  :  l'âme  de 
Zaïre  étoit  tout  entière  dans  ces  yeux-là.  » 

Dans  la  soirée,  l'on  proposa  à  la  jeune  femme  une 
promenade  en  voiture.  Les  chevaux  sont  attelés,  et  le 
patriarche,  madame  Denis,  madame  de  Saint- Juhen 
et  madame  de  Genlis  s'installent  dans  la  berline.  L'on 
prit  le  chemin  du  village  et  des  établissements  de 
cet  homme  si  diversement  jugé,  mais  sur  l'avarice 
duquel  ses  partisans  même  semblent  passer  condam- 
nation. 


t)2  SA  PARFAITE  BONHOMIE. 

Il  est  plus  grand  là  que  dans  ses  livres,  nous  dit  madame 
de  Gealis;  car  on  y  voit  partout  une  ingénieuse  bonté,  et 
l'on  ue  peut  se  persuader  que  la  même  main  qui  écrivit  tant 
d'impiétés,  de  faussetés  et  de  méchancetés,  ait  fait  des  choses 
si  nobles,  si  sages  et  si  utiles.  Il  montroit  ce  village  à  tous 
les  étrangers,  mais  de  bonne  grâce;  il  en  parloit  simple- 
ment, avec  bonhomie;  il  instruisoit  de  tout  ce  qu'il  avoit 
fait,  et  cependant  il  n'avoit  nullement  l'air  de  s'en  vanter, 
et  je  ne  connois  personne  qui  pût  en  faire  autant. 

Ce  dernier  trait  du  portrait,  que  la  vérité  arrache, 
compense  et  rachète  la  dureté  et  la  sécheresse  de 
certaines  appréciations  qui  ne  sont  rien  moins  qu'ami- 
cales. Nous  avons  cru  qu'il  était  piquant  d'opposer 
deux  récits  de  femmes  du  monde,  bien  différentes 
d'esprit,  si  elles  en  avaient  l'une  et  l'autre  infiniment. 
Mais  il  nous  faut  revenir  un  peu  sur  nos  pas,  car  ce 
voyage  de  madame  de  Genlis  est  d'août  1776,  et,  par 
conséquent,  postérieur  d'un  peu  plus  d'une  année  à 
l'époque  où  nous  sommes. 


II 


I 


VOLTAIRE  ET  DENON.  —  AFFRANCHISSEMENT  DU  PAYS 
DE  GEX.  — BELLE  ET  BONNE.  — MORT  DE  FRÉRON. 


Ces  visiteurs  que  Ferney  voyait  journellement  se 
produire  un  instant  pour  s'évanouir  n'étaient  pas  tous 
taillés  sur  le  même  patron.  Il  y  en  avait  de  tous  les 
âges,  de  tous  les  sexes,  de  toutes  les  conditions,  de 
toutes  les  humeurs;  et,  vraiment,  sans  cette  bigar- 
rure, ces  disparates,  cet  imprévu,  la  place  n'eût  pas 
été  tenable  pour  un  vieillard  de  quatre-vingts  ans,  aux 
yeux  duquel  le  plus  grand  des  malheurs  était  le  gas- 
pillage et  la  perte  du  temps.  Cette  indemnité,  du 
moins,  ne  lui  était  pas  refusée;  le  philosophe  et  le 
moraliste  avaient  de  quoi  satisfaire  leur  instinct  ob- 
servateur et  critique.  Quelques  jours  après  le  départ 
de  madame  Suqrd,  dont  le  succès  avait  été  si  complet 
à  Ferney,  le  patriarche  recevait  le  petit  billet  qui  suit, 
à  la  date  du  3  juillet  : 

Monsieur,  j'ai  un  désir  infini  de  vous  rendre  mes  liomma- 
ges.  Vous  pouvez  être  malade,  et  c'est  ce  que  je  crains.  Je 
sens  aussi  qu'il  faut  souvent  que  vous  vouliez  l'être,  et  c'est 
ce  que  je  ne  veux  pas  dans  ce  moment-ci.  Je  suis  gentilhomme 
ordinaire  du  roi,  et  vous  savez  mieux  que  personne  qu'on  ne 


54  VIVANT  DENON. 

nous  refuse  jamais  la  porte.  Je  réclame  donc  tout  privilège 
pour  faire  ouvrir  les  battans. 

J'étais  l'année  dernière  à  Pétersbourg;  j'habite  ordinaire- 
ment Paris,  et  je  viens  de  parcourir  les  treize  cantons,  dont 
vous  voyez  que  j'ai  pris  la  franche  liberté.  Si  avec  cela  vous 
pouvez  trouver  en  moi  quelque  chose  qui  vous  dédommage 
des  instans  que  je  vous  demande ,  alors  mon  plaisir  sera 
sans  reproches  et  deviendra  parfait. 

Voltaire  répondait  aussitôt  : 

Monsieur  mon  respectable  camarade,  non-seulement  je 
peux  être  malade,  mais  je  le  suis,  et  depuis  environ  quatre- 
vingts  ans.  Mais,  mort  ou  vif,  votre  lettre  me  donne  une  ex- 
trême envie  de  profiter  de  vos  bontés.  Je  ne  dîne  point,  je 
soupe  un  peu  *,  je  vous  attends  donc  à  souper  dans  ma  ca- 
verne. Ma  nièce,  qui  vous  aurait  fait  les  honneurs,  se  porte 
aussi  mal  que  moi.  Venez  avec  beaucoup  d'indulgence  pour 
nous  deux  ;  je  vous  attends  avec  tous  les  sentiments  que  vous 
m'inspirez. 

Cet  étrange  confrère,  qui  se  révélait  d'une  manière 
si  inattendue  et  si  dépourvue  de  la  moindre  gêne, 
était  Vivant  Denon,  ce  même  Denon  qui  sera  baron 
de"  l'Empire,  et  se  fera  un  nom  dans  la  diplomatie, 
l'administration  aussi  bien  que  dans  les  arts.  La  for- 
tune de  Denon  fut  le  résultat  de  ce  caractère  osé  qui 
s'effrayait  de  peu  de  choses,  mais  qui  savait  la  façon  de 

1.  «  Il  ne  paraît  plus  à  table  et  ne  dîne  plus;  il  reste  couché 
presque  tout  le  Jour,  travaille  dans  son  lit  jusqu'il  huit  heures;  alors 
il  demande  à  souper;  et,  depuis  trois  mois,  c'est  toujours  avec  des 
œufs  brouillés  qu'il  soupe  ;  il  a  pourtant  toujours  une  bonne  volaille 
toute  prête,  en  cas  qu'il  en  ait  la  Tantaisie.  Tous  les  villageois  qui 
passent  par  Ferney  y  trouvent  aussi  un  dîner  prêt  et  une  pièce  de 
vingt-quatre  sous  pour  continuer  leur  roule.  «  Suard,  Mélanges  de 
littérature  (Paris,  Dentu,  1803),  t.  II,  p.  18,  19.  Voyage  deEemey, 
lettre  H. 


HÀ-BILE  COURTISAN.  55 

s'y  prendre  et  ne  s'aventurait  qu'à  bon  escient.  Avant 
d'en  user  ainsi  avec  M.  de  Voltaire,  il  n'en  avait  pas 
autrement  agi  avec  Louis  XV,  sur  le  passage  duquel  il 
se  tenait  obstinément  :  c(  Que  voulez-vous?  lui  demanda 
Sa  Majesté,  qui  avait  fini  par  remarquer  son  assiduité. 
—  Vous  voir,  Sire,  répondit  Denon.  »  Sans  faire  l'his- 
toire des  débuts  de  cet  esprit  retors,  qui,  introduit 
dans  la  place,  sut  flatter  également  les  instincts  artis- 
tiques de  madame  de  Pompadour  et  se  vit  bientôt  élevé 
au  grade  de  gentilhomme  ordinaire,  racontons  cette 
anecdote  unique  qui  suffit  à  donner  la  mesure  de  la 
bonne  opinion  qu'il  aura  su  donner  de  lui.  Un  cour- 
tisan, mieux  intentionné  qu'habile,  s'efforçait,  un  jour, 
de  sortir  d'une  histoire  entamée  péniblement  et  qu'il 
ne  réussissait  pas  à  rendre  plaisante  :  «Allons,  Denon, 
racontez-moi  cela ,  »  dit  le  roi  en  se  tournant  vers 
le  jeune  Denon*.  Il  avait  été  chargé,  comme  sa 
lettre  nous  l'apprend,  d'une  mission  à  la  cour  de 
Saint-Pétersbourg,  d'où  il  revenait  après  y  avoir  ob- 
tenu des  succès  d'homme  du  monde  et  d'homme 
d'esprit.  Au  moment  où  il  posait  le  pied  chez  le  phQo- 
sophe,  il  avait  vingt-huit  ans  et  demi;  il  n'avait  donc  pas 
perdu  de  temps,  surtout  si  nous  remarquons  que  sa 
curiosité  s'était  appUquée  à  plus  d'un  objet,  et  que,  dès 
1769,  il  faisait  jouer,  à  la  recommandation  de  Dorât, 
une  petite  pièce,  le  Bon  père,  qui  faisait  dire  maU- 
gnement  à  Lekain  :  «  C'est  la  comédie  de  ce  jeune 
auteur  couleur  de  rose  que  nos  dames  ont  reçue  '^.  » 

1.  Lady  Morgan,  La  France  (Treuttel  et  WUrtz,    1817),   t.  II, 
p.  301. 

2.  a  L'écolier  de  rhétorique  qui  a  fait  cette  amplification,  écrit 


56  INSINUATION   EN  PURE  PERTE. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Denon  se  rend  avec  empresse- 
ment à  l'invitation,  et,  dans  cette  entrevue,  réussit 
pleinement  auprès  du  vieux  malade,  qui  se  laissa 
gagner  par  sa  gaieté,  son  aplomb,  son  esprit  et  ses 
contes.  De  retour  à  Genève,  notre  gentilhomme  de  la 
chambre  trouvait  les  lettres  de  recommandation  de 
La  Borde,  le  valet  de  chambre  de  Louis  XV  ;  c'était 
arriver  après  le  dernier  plat.  Il  n'envoyait  pas  moins 
ses  «  passe-ports  »  à  Ferney.  Dans  le  billet  qu'il 
joignait  à  ces  inutiles  pièces,  Denon  disait  que  La 
Borde  le  priait  de  lui  rapporter  le  portrait  du  poëte, 
et  il  était  aux  regrets,  ajoutait-il,  de  ne  pouvoir  lui 
donner  ce  contentement.  Mais  Voltaire  ne  sembla  pas 
comprendre,  a  Je  voudrais,  répondait-il,  pouvoir 
envoyer  à  M.  de  La  Borde  le  portrait  qu'il  veut  bien 
demander,  mais  je  n'en  ai  pas  un  seul.  Le  meilleur 
buste  qui  ait  été  fait  est  celui  de  la  manufacture  de 
porcelaine  de  Sèvres  :  j'en  fais  venir  quelques-uns,  et 
je  vous  en  présenterais,  si  j'étais  assez  heureux  pour 
vous  voir  (5  juillet  1775).  »  Devant  toute  ouverture 
de  ce  genre,  Voltaire  ne  varie  point  :  copiez  mon 
buste  de  Sèvres;  il  ne  connaît  que  cela.  Et  quand, 
cinq  ans  auparavant,  en  1770,  il  se  vit  menacé  du 
voyage  de  Pigalle,  il  se  hâtait  d'écrire  à  madame  Nec- 
ker  :  que  Pigalle  ne  se  dérange  pas,  il  a  mon  buste 

Collé,  qui  appelle  la  pièce  Julie,  mérilerait  un  pensum,  et  son  régent 
doit  l'avertir  qu'il  n'aura  jamais  ni  talent  ni  génie,  et  qu'il  doit  abso- 
lument renoncera  composer.  Cet  écolier  s'appelle  M.  Denon;  il  a 
vingt-deux  ans;  il  est  gentilhomme  ordinaire  du  roi  et  aura  quelque 
jour  vingt  ou  vingt-cinq  mille  livres  de  rente  ;  on  le  dit  d'ailleurs 
un  Tort  aimable  enfant...  »  Journal  (Paris,  1807),  t.  III,  p.  424; 
juin  1769. 


ESTAMPE  DE  DENON.  57 

de  Sèvres,  il  ne  lui  en  faut  pas  davantage.  Denon 
n'insista  point  et  ne  reparut  plus  à  Ferney. 

Voltaire,  qui  chaque  jour  avait  à  accueillir  ou  à 
éviter  les  empressements  de  l'Europe  voyageuse, 
avait  complètement  oublié  sans  doute  l'apparition 
fugitive  de  son  jeune  collègue,  lorsqu'ir reçut,  cinq 
mois  plus  tard,  une  estampe  avec  le  billet  qui  suit  : 

Si  je  n'ai  joui  que  quelques  instants,  Monsieur,  du  bon- 
heur d'être  près  de  vous  et  de  vous  entendre,  un  peu  de  fa- 
cilité à  saisir  la  ressemblance  a  prolongé  ma  jouissance;  et, 
m'occupant  à  retracer  vos  traits,  j'ai  arrêté  par  le  souvenir 
le  plaisir  qui  fuyait  avec  le  temps. 

Les  secours  d'un  artiste  habile,  ceux  d'un  ami  aussi  aima- 
ble par  les  grâces  de  l'esprit  que  par  les  qualités  du  cœur', 
tout  a  concouru  à  décorer  et  à  éterniser  l'hommage  que  je 
voulais  vous  faire  d'un  talent  que  vous  venez  de  me  rendre 
précieux  :  je  désire  qu'il  soit  auprès  de  vous  l'interprète  de 
la  reconnaissance  que  je  conserve  des  politesses  vraiment 
amicales  par  lesquelles,  pendant  mon  séjour  à  Ferney,  vous 
avez  voulu  absolument  me  prouver  votre  confraternité  *. 

A  coup  sûr,  on  ne  saurait  s'exprimer  en  meilleurs 
termes,  et  le  patriarche  de  Ferney  eût  été  mal  reçu 
à  se  plaindre.  Mais  ce  ne  sera  point  du  poulet  qu'il 
se  montrera  médiocrement  satisfait.  Le  dessin,  qui 
devait,  selon  son  auteur,  consolider  leur  amitié  et 
leur  alliance,  ce  dessin  fit  pousser  des  cris  d'indigna- 
tion et  d'horreur  à  tous  les  hôtes  de  Ferney,  car  le 
sentiment  fut  unanime.  Denon  pouvait-il  bonnement 

1 .  Saint-Aabiii  et  La  Borde. 

2.  Monuments  des  arts  du  dessin  chez  les  peuples  tant  anciens  que 
modernes,  recueillis  par  le  baron  Denon  (Paris,  Brunet-Denon,  1829), 
t.  I,  p.  17.  Lettre  de  Denon  à  Voltaire;  5  décembre  1775. 


58  INDIGNATION  DE  VOLTAIRE. 

s'être  imaginé  que  l'on  applaudirait  à  cette  figure 
grimaçante,  surannée,  du  grand  écrivain  qu'il  livrait 
ainsi  aux  brocards  des  plaisants?  Voltaire  est  hors  de 
lui.  Il  écrira  à  ce  confrère  en  gentilhommerie  de  sa 
bonne  encre,  et  il  ne  cachera  point  ce  qu'il  pense  et 
ce  que  l'on  pense  autour  de  lui  de  cet  indigne  char- 
bon. Mais  le  temps,  heureusement,  calmera  ce  pre- 
mier emportement;  il  sentira  qu'il  serait  ridicule  de  se 
mettre  en  colère,  et  que,  tout  en  gardant  un  masque 
de  bienveillance,  on  peut  aisément  indiquer  son  cha- 
grin, son  étonnement  tout  au  moins.  Cette  corres- 
pondance ,  avec  ses  teintes  et  ses  demi-teintes,  est 
précieuse.  Elle  n'a  été  reproduite  dans  aucune  des 
éditions  de  Voltaire,  même  les  dernières,  et  le  recueil 
d'oii  nous  l'extrayons  n'est  certes  pas  le  lieu  où  l'on 
irait  la  chercher.  C'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour 
nous  décider  à  entrer  dans  les  détails  de  ce  petit  in- 
cident qui,  d'ailleurs,  ne  nous  sort  pas  de  notre  sujet. 
La  lettre  d'envoi  de  Denon  est  du  5  décembre .  Voltaire 
mit  quinze  jours  à  se  calmer  et  à  y  répondre.  S'il  est 
un  peu  amer,  il  fait  patte  de  velours  et  tient  à  ne  pas 
casser  les  vitres.  Il  persifle,  sans  toutefois  dissimuler 
sa  sensibilité  et  sa  contrariété. 

De  ce  plaisant  Gallot  vous  avez  le  crayon  ; 

Vos  vers  sont  enchanteurs,  mais  vos  dessins  burlesque». 

Dans  votre  salle  d'Apollon 

Pourquoi  peignez-vous  des  grotesques  ? 

Si  je  pouvais,  Monsieur,  mêler  des  plaintes  aux  remercie- 
ments que  je  vous  dois,  je  vous  supplierais  très-iuslamment 
de  ne  point  laisser  courir  cette  estampe  dans  le  public.  Je 
ne  sais  pourquoi  vous  m'avez  dessiné  en  singe  estropié,  avec 
une  tête  penchée  et  une  épaule  quatre  fois  plus  haute  que 


PLAINTES  AMÈRES.  59 

l'autre.  Fréron  et  Clément  s'égaieront  trop  sur  cette  cari- 
cature. 

Permettez-moi  que  je  vous  envoyé,  Monsieur,  une  petite 
boite  de  bouis  doublée  d'écaillé,  faite  dans  nos  villages.  Vous 
y  verrez  une  posture  honnête  et  décente  et  une  ressemblance 
parfaite.  C'est  un  grand  malheur  de  chercher  l'extraordi- 
naire et  de  fuir  le  naturel,  en  quelque  genre  que  ce  puisse 
être. 

Je  vous  demande  bien  pardon.  J'ai  dû  non-seulement  vous 
dire  librement  ma  pensée,  mais  celle  de  tous  ceux  qui  ont 
vu  cet  ouvrage... 

Convenons  que,  sur  la  foi  de  son  entourage,  Voltaire 
exagère  la  laideur  et  l'horreur  de  son  portrait.  Denon 
ne  l'a  pas  flatté,  mais  encore  n'est-ce  pas  une  carica- 
ture, il  l'a  dessiné  en  toute  conviction,  d'après  une 
impression  et  des  souvenirs  très-frais,  car  l'estampe 
est  datée  du  6  juillet,  le  lendemain  même  de  son 
entrevue  à  Ferney.  Aussi  ressentira- t-il  vivement  le 
reproche,  les  petits  traits  malins,  et  l'envoi  de  cette 
tabatière  de  «  bouis,  faite  dans  nos  villages.  »  Sa 
réphque  est  verte  et  presque  impertinente.  Elle  n'est 
pas  datée,  mais  elle  doit  être  écrite  sans  désemparer, 
après  lecture  de  ce  billet  aigre-doux. 

Monsieur,  M.  Moreau  n'a  pu  me  remettre  que  dans  ce  mo- 
ment la  lettre  et  la  boîte  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'a- 
dresser.  Je  vois  avec  plaisir  le  zèle  que  vos  bons  villageois 
mettent  à  vous  plaire;  j'applaudis  à  leurs  efforts,  et  je  reçois 
la  boîte  comme  un  cadeau  qui  m'est  agréable,  parce  que  je 
le  tiens  de  vous. 

Je  suis  en  vérité  désolé  de  l'impression  que  vous  a  faite 
mon  ouvrage.  Je  ne  plaidrai  point  sa  cause;  mon  but  est 
manqué,  puisqu'il  ne  vous  a  pas  fait  le  plaisir  que  je  dési- 
rais, mais  je  dois  vous  rassurer  sur  la  sensation  qu'il  fait 
ici  :  on  le  trouve  plein  d'expression;  chacun  se  l'arrache,  et 


60  DENON  PIQUÉ. 

ceux  qui  ont  l'honneur  de  vous  connaître  assurent  que  c'est 
ce  qui  a  été  fait  de  plus  ressemblant.  C'est  un  grand  mal- 
heur, en  peinture  comme  en  autre  chose,  de  voir  autrement 
les  objets  qu'ils  n'existent.  Pardon,  monsieur;  mais  j'ai  dû 
non-seulement  vous  faire  l'aveu  de  mon  erreur  sur  ce  por- 
trait, mais  vous  dire  naturellement  et  pour  votre  tranquil- 
lité tout  ce  que  je  savais  du  succès  de  cette  estampe. 

DeDon  était  piqué.  On  lui  dit  :  «  C'est  un  grand 
malheur  de  chercher  l'extraordinaire  et  de  fuir  le 
naturel,  en  quelque  genre  que  ce  soit.  »  Et  il  riposte  : 
«  C'est  un  grand  malheur,  en  peinture,  comme  en 
autre  chose,  de  voir  autrement  les  objets  qu'ils  n'exis- 
tent. »  Œil  pour  œil,  dent  pour  dent.  En  somme,  on 
peut  bien  excuser  un  mouvement  de  susceptibilité 
dans  un  artiste  aussi  convaincu.  Ce  n'est  pas  en  se 
fâchant,  d'ailleurs,  que  l'on  dispose  aux  concessions, 
et  Voltaire  espérait  obtenir  au  moins  une  retouche  à 
son  hideux  portrait. 

Je  suis  bien  loin,  monsieur,  de  croire  que  vous  ayez 
voulu  faire  une  caricature  dans  le  goût  des  plaisanteries  de 
M.  Huber. 

J'ai  chez  moi  actuellement  le  meilleur  sculpteur  de  Rome, 
,à  qui  ma  famille  a  montré  votre  estampe  :  il  a  pensé  comme 
tous  ceux  qui  l'ont  vue.  On  l'a  prié  d'écrire  ce  qu'il  fallait 
pour  la  corriger  :  je  vous  envoie  sa  décision. 

Il  court  dans  Paris  une  autre  estampe,  qu'on  appelle 
mon  Déjeuner;  on  dit  que  c'est  encore  une  plaisanterie  de 
M.  Huber.  J'avoue  que  tout  cela  est  fort  désagréable.  Un 
homme  qui  se  tiendrait  dans  l'attitude  qu'on  me  donne,  et 
qui  rirait  comme  on  me  fait  rire,  serait  trop  ridicule. 

Vous  m'auriez  fait  plaisir  si  vous  aviez  pu  corriger  l'ou- 
vrage qui  a  révolté  ici  tout  le  monde;  et  s'il  en  était  encore 
temps,  ma  famille  vous  aurait  beaucoup  d'obligation.  Je  n'en 
suis  pas  moins  sensible  à  votre  bonté,  et  je  n'en  estime  pas 


DÉCISION  DU  SCULPTEUR  DE  ROME.  61 

moins  vos  talents.  Je  vous  supplie  de  ne  rien  imputer  à  une 
fausse  délicatesse  de  ma  part.  Je  sais  bien  que  vous  m'avez 
fait  beaucoup  d'honneur;  mais  je  vous  prie  de  pardonner  à 
mes  parents  et  à  mes  amis,  qui  ont  cru  qu'on  avait  voulu 
me  tourner  en  ridicule. 

Maintenant,  voici  cette  décision  du  «  meilleur 
sculpteur  de  Rome,  »  qu'on  a  retrouvée  jointe  à  la 
lettre  du  poëte  dans  les  papiers  de  Denon. 

Étant  consulté  sur  cette  estampe,  je  crois  que,  pour  la  cor- 
riger, il  faudrait  premièrement  :  mettre  le  portrait  d'en- 
semble; —  moins  maniérer  la  tête;  —  venir  la  dessiner 
d'après  nature;  —  prendre  un  parti  sur  l'effet  total;  enfin, 
rendre  la  chose  plus  pittoresque. 

Les  défauts  que  je  trouve  :  l'épaule  haute;  —  M,  de  Vol- 
taire n'a  pas  de  dessus  d'yeux;  —  le  nez  est. trop  long,  et  le 
front  aussi;  la  bouche  n'est  pas  bien,  parce  qu'elle  cercle 
trop. 

Nous  avouerons  que  nous  doutions  un  peu  de  la 
présence  à  Ferney  du  meilleur  sculpteur  de  Rome, 
venu  là,  tout  exprès,  pour  corriger  le  dessin  de  Denon. 
C'était  calomnier  Voltaire,  qui  avait  bien  véritable- 
ment alors  chez  lui  un  statuaire  de  la  Ville  éternelle, 
comme  cela  résulte  de  ce  billet  à  D'Alembert  :  «  Je 
vous  avertis,  illustre  secrétaire  de  notre  Académie, 
que  M.  Poncet,  l'un  des  plus  célèbres  sculpteurs  de 
Rome,  vient  exprès,  à  Paris,  pour  faire  votre  buste  en 
marbre.  Il  s'est,  en  passant,  essayé  sur  moi,  pour 
arriver  jusqu'à  vous  par  degrés.  Ce  n'est  pas  un  simple 
artiste  qui  copie  la  nature,  c'est  un  homme  de  génie 
qui  donne  la  vie  et  la  parole  (6  février  1776).  » 

C'est  là  une  lettre  d'introduction  non  fermée,  et  dans 
laquelle  il  ne  faut  pas  chercher  la  pensée  véritable. 


62  MÉDAILLE  DE  LA  SAINT-BARTHÉLÈUY. 

Mais,  deux  jours  après,  il  écrivait  à  son  ami  pour  qu'il 
sût  bien  que  tout  cela  était  très-sincère,  a  Je  vous 
préviens  que  je  ne  vous  trompe  pas  dans  cette  lettre, 
quand  je  vous  dis  qu'il  donne  la  vie  et  la  parole.  » 
Voltaire  l'avait  goûté,  durant  le  séjour  rapide  qu'il  avait 
fait  chez  lui  ;  Poncet  n'avait,  d'ailleurs,  rien  négligé 
pour  gagner  son  amitié  ;  et  le  jour  même  où  le  poëte 
écrivait  la  lettre  de  recommandation  à  D'Alembert,  il 
recevait  de  l'artiste  un  petit  présent  qui  sembla  le 
flatter  beaucoup.  «  Je  suis  pénétré  de  la  bonté  avec 
laquelle  vous  vous  êtes  souvenude  la  Saint-Barthélémy, 
lui  écrivait-il,  cette  médaille  m'est  bien  précieuse  *.  » 
Il  s'agit  ici  d'une  médaille  frappée  à  Rome  à  la  glo- 
rification de  cet  abominable  massacre,  et  qui  servait 
trop  sa  thèse  pour  qu'il  n'eût  pas  toute  l'envie  du 
monde  d'en  avoir  une  en  propre.  «  On  frappa  des 
médailles  sur  cet  événement  (j'en  ai  eu  une  entre  les 
mains),  »  dit-il  dans  son  Histoire  du  Parlement,  qui 
parut  en  1769^.  Désormais,  la  pièce  de  conviction 
était  en  sa  possession.  Cette  médaille  n'était  pas 
commune;  et  le  marquis  de  Bièvre,  un  prôneur  de 
Poncet,  mandait  à  Beaumarchais  auquel,  précisément, 
il  dépêchait  pour  son  édition  des  lettres  relatives  à 
son  protégé*  :  «  Si  vous  êtes  curieux  d'avoir  cette 

1.  Voltaire  à  Ferney  (Paris,  Didier,  1860),  p.  441.  Letlre  de 
Voltaire  à  Poncet,  sculpteur j  de  Fernej',  6  février  177G. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  XXIl,  p.  132.  Histoire 
du  Parlement,  ch.  XXVIII. 

3.  Il  s'agit  de  la  lettre  à  D'Alembert  du  G  février  1776  citée  plus 
haut  et  reproduite  dans  les  CEwres  complètes  (Beuchot),  t.  LXIX, 
p.  497;  de  la  lettre  à  Poncet,  du  même  jour,  reproduite  dans  Vol- 
taire à  Ferney  ;  et  d'une  troisième  à  M.  Tabareau,  du  26  décembre 
1775,  qui  manque,  si  la  date  est  exacte. 


PONCET.  63 

médaille,  je  pourrais  vous  la  procurer,  mais  en  vous 
demandant  le  plus  grand  secret  :  car  tout  le  monde 
voudrait  l'avoir,  et  je  ne  suis  pas  en  état  de  faire  face 
sur  ce  sujet*.  » 

L'illustre  géomètre,  moins  prompt  à  s'éprendre,  ne 
fut  pas  si  facile  de  composition,  et,  malgré  la  belle 
épître  de  Voltaire,  il  semble  avoir  reçu  «  le  célèbre 
sculpteur  »  assez  mal.  «  Ce  Poucet  est  venu  chez  moi 
avec  une  lettre  de  vous  :■  je  lui  ai  demandé  quels 
étaient  les  Italiens,  si  jaloux  d'avoir  ma  figure,  qui 
désiraient  que  je  me  soumisse  encore  à  l'ennui  de  la 
faire  modeler.  Il  m'a  dit  que  c'était  un  secret.  J'en  ai 
conclu  que  ce  grand  sculpteur  était  encore  un  plus 
grand  hâbleur,  et  je  l'ai  remercié  de  sa  bonne  volonté, 
en  lui  disant  qu'un  sculpteur  célèbre  de  ce  pays-ci 
venait  de  faire  mon  buste*,  et  qu'il  pouvait  le  copier, 
s'il  le  voulait  (25  avril  1776).  »  Hâbleur  ou  non,  Poucet 
existe,  et  c'est  lui,  «  le  meilleur  sculpteur  de  Rome,  » 
l'auteur  de  la  décision  que  Voltaire  envoyait  à  Denon. 

Dans  cette  même  lettre  à  Denon,  Voltaire  parle  d'une 
autre  estampe  «  qu'on  appelle  mon  Déjeuner,  »  et 
qu'il  suppose  d'Huber.  A  juger  par  l'humeur  que  lui 
avait  causée  son  portrait,  qui  n'était  point  flatté 
mais  qui  n'était  pas  une  charge,  sans  doute  au- 
rait-il poussé  de  bien  autres  clameurs,  si  l'estampe 
lui  fût  déjà  parvenue.  Tout  le  monde  connaît  cette 
plaisante  et  grotesque  scène.  Voltaire  dans  son  ht, 

1.  Etienne  Charavay,  Catalogue  de  lettres  autographes,  du  7  mai 
1875,  no  44.  Lettre  du  marquis  de  Bièvre  à  Beaumarchais;  à  Rome, 
ce  6  novembre  1781. 

2.  Houdon.  Voir  la  grayure  de  Saint-Âubin. 


64  LE  DÉJEUNER  DE  VOLTAIRE. 

embéguiné';  la  grosse  madame  Denis,  assise  à  son 
chevet,  près  de  la  table  où  le  café  au  lait  est  servi;  un 
gros  homme  réjoui,  aux  pieds  du  lit,  que  Ton  avait 
présumé  jusque-là  être  l'auteur  de  l'estampe.  Une 
chambrière  à  droite,  le  père  Adam  à  gauche,  tout  cela 
très-vivant,  mais  à  faire  poufier  de  rire.  Poncet,  dans 
son  appréciation  du  portrait,  estime  que  «  la  bouche 
n'est  pas  bien,  parce  qu'elle  cercle  trop.  »  Hélas!  dans 
cette  dernière  composition,  elle  bride  d'une  oreille  à 
l'autre,  et  donne  une  vraie  physionomie  de  singe  au 
patriarche.  Quant  à  madame  Denis,  tout  est  bouffissure 
en  elle,  joues.,  bras,  gorge.  Et  elle  n'eut  pas  plus  à  se 
louer  du  peintre  que  son  vénérable  oncle.  Il  est  à 
croire  que  la  réponse  de  Denon  vint  clore  cette  corres- 
pondance, toujours  polie,  mais  où  l'aigreur  se  sentait, 
si  elle  s'efforçait  de  ne  point  trop  percer. 


Je  viens  de  recevoir  votre  lettre  du  24;  je  vous  réitère 
mes  excuses  au  sujet  de  votre  portrait  et  de  l'estampe  de 
votre  Déjeuner.  Je  me  reproche  bien  sincèrement  le  chagrin 
que  cela  vous  a  causé,  ainsi  qu'à  votre  sensible  famille.  J'é- 
tais bien  loin  de  penser,  lorsque  je  fis  ces  dessins,  qu'ils 
feraient  autant  de  bruit.  Je  ne  voulais  que  me  retracer  les 
moments  que  j'avais  passés  à  Ferney,  et  rendre  pour  moi 
seul  la  scène  au  naturel,  et  telle  que  j'en  avais  joui  :  j'occu- 
pais môme  une  place  dans  le  groupe  que  compose  le  tableau 
du  Déjeuner;  mais,  dès  qu'il  fut  question  de  graver  ce  mor- 
ceau, je  me  hâtai  bien  vite  d'en  exclure  mon  personnage. 
Soit  par  modestie,  soit  par  amour-propre,  je  me  trouvai  ri- 
dicule en  figurant  auprès  de  vous,  et  je  ne  voulus  point  jouer 
le  nain  où  l'on  montrait  le  géant'.  Je  ne  réfléchis  pas,  dans 

1.  Ce  personnage  gros  et  gras  que  Denon  s'est  substitué  est  La 
Borde,  dont  la  ressemblance  avec  ses  portraits  de  profil  est  frappante. 


AIGRES  SOUMISSIONS.  65 

le  moment,  que  tout  ce  qui  tient  à  vous  doit  avoir  de  la  cé- 
lébrité; et  je  laissai  graver  sans  réflexion  ce  que  j'avais  des- 
siné sans  conséquence.  Au  reste,  la  plus  grande  partie  de 
ceux  qui  se  sont  procuré  cette  estampe  n'y  ont  vu  que  la 
représentation  d'une  scène  de  votre  intérieur  qui  leur  a  paru 
intéressante.  Je  ne  connais  point  les  ouvrages  de  M.  Hubert: 
je  n'ai  donc  voulu  imiter  personne.  Je  ne  sais  quel  acharne- 
ment on  met  à  vous  effrayer  sur  cette  production  :  si  vous  la 
connaissiez,  vous  verriez  que  votre  figure  n'a  que  l'expres- 
sion simple  que  donne  une  discussion  vive  et  familière.  C'est 
m'affliger  réellement  que  de  vous  faire  croire  que  j'ai  pu 
penser  à  vous  ridiculiser;  c'est  dénaturer  dans  votre  esprit 
tous  les  sentiments  que  je  vous  ai  voués,  et  dégrader  mon 
caractère.  Eh!  monsieur,  pourquoi  voir  toujours  des  en- 
nemis? Les  triomphes  ne  servent-ils  qu'à  multiplier  les 
craintes?  Qu'est-ce  donc  que  la  gloire  si  la  terreur  habite 
avec  elle? 

Quant  aux  complaisantes  observations  de  votre  habile  ar- 
tiste romain,  quoiqu'elles  ne  m'aient  ni  édifié  ni  convaincu, 
je  veux  lui  montrer  que  je  ne  suis  pas  moins  complaisant 
que  lui;  car  je  tiens  si  peu  à  ce  que  vous  appelez  mes  ta- 
lents, que  je  conviendrai  de  tout  ce  que  vous  voudrez  qu'il 
contredise,  et  serai  même  plus  que  lui  de  l'avis  qu'il  faut  que 
je  retourne  dessiner  votre  tête  d'après  nature.  C'est  un  con- 
seil que  je  me  laisserai  toujours  donner  bien  volontiers,  par 
le  plaisir  qu'il  en  résulterait  pour  moi  de  vous  revoir  et  de 
travailler  plus  efficacement  à  vous  convaincre  de  l'attache- 
ment et  de  la  vénération  avec  laquelle  je  serai  toute  ma  vie. 

Cette  pochade  ne  vint  pas  à  Fernej'  en  droiture.  «  On  nous  a  apporté, 
écrit  Viliette  à  Villevieille  deux  ans  après,  une  estampe,  intitulée  : 
Le  déjeuner  de  Ferneij.  La  Borde,  auteur  de  cette  gravure,  y  est 
représenté  à  table,  dans  toute  sa  plénitude  et  beau  comme  un  ange. 
M.  de  Voltaire  y  est  dans  un  coin,  maigre  comme  la  mort  et  laid 
comme  le  péché.  En  jelant  les  yeux  sur  cette  caricature,  il  s'est  écrié  : 
C'est  Lazare  au  dîner  du  mauvais  riche.  »  Œuvres  (Edimbourg,  1788), 
p.  118.  —  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  M.  de  Voltaire  (Ams- 
terdam, 17?5),II«  partie,  p.  89.  Ce  qui  étonne  un  peu,  c'est  que  Viliette 
attribue  à  La  Borde  une  estampe  signée  et  avouée  par  Denon. 
VIII.  5 


C6  LE  STATUAIRE  DE  SAINT-CLAUDE. 

mon  respectable  camarade,  votre  très-humble  et  Irès-obéis- 
sanl  serviteur.    Denon  '. 

Ce  ne  sont  là  que  des  politesses.  Denon  n'avait  pas 
la  moindre  idée  de  retourner  à  Ferney  où  il  eût  été 
froidement  accueilli  de  la.  sensible  famille.  Qiiant  aux 
promesses  de  se  soumettre  aux  décrets  du  Phidias  ro- 
main, il  ne  se  piqua  pas  d'y  faire  honneur,  et  l'es- 
tampe demeura  ce  qu'elle  avait  été  dans  l'origine. 

Nous  avons  vu  Voltaire  lui  envoyer  une  petite 
boîte  «  de  bonis  »  doublée  d'écaillé,  sur  laquelle  il  était 
représenté  «  dans  une  posture  honnête  »  et  «  d'une 
ressemblance  parfaite  »  ;  et  Denon,  prenant  le  cadeau 
pour  une  épigramme  ou,  tout  au  moins,  une  leçon,  re- 
mercier son  confrère  d'une  façon  assez  revêche.  Cela 
nous  amène  tout  naturellement  à  dire  deux  mots  de 
ces  autres  petits  chefs-d'œuvre,  en  bois,  en  ivoire, 
produits  inattendus  de  ce  pauvre  pays  de  montagnes, 
que  Voltaire  essaiera  de  sortir  de  son  honteux  et  humi- 
liant esclavage.  Lorsque  l'auteur  de  Mahomet  vint 
s'implanter  dans  ces  contrées,  existait  à  Saint-Claude 
un  brave  homme  d'artiste,  très-original,  de  génie 
même,  si  on  tient  compte  du  manque  de  culture  et  de 
comparaison  (il  n'était  jamais  sorti  de  sa  petite  ville), 
Rosse t-Dupont,  qui,  durant  une  carrière  aussi  longue 
que  bien  remplie  ',  exécuta  des  milliers  d'ouvrages 
étonnants  par  la  naïveté,  la  vérité  de  la  composition, 
en  marbre,  en  albâtre,  en  buis,  en  ivoire;  car  toute 

1 .  Monuments  des  arts  dn  dessin  chez  les  peuples  tant  anciens  que 
modernes,  recueillis  par  le  baron  Vivant  Denon  (Paris,  Brunet-Denon, 
1^29),  t.  1,  p.  19.  LeUre  de  Denon  h.  Voltaire,  sans  date. 

2.  Il  mourut,  le  3  décembre  17  8ft,  à  près  de  quatre-vingts  ans. 


ROSSET-DDPONT.  67 

matière  lui  semblait  également  bonne.  «  L'ivoire,  si 
cassant  et  si  dur,  devenait  entre  ses  mains,  nous  dit 
le  marquis  d^  Villette,  une  pâte  amollie  a  sa  volonté. 
J'ai  entendu  dire  à  Pigalle  qu'il  n'avait  rien  vu  des 
ancien^  qui  eût  plus  de  perfection  '.  »  Falconnet  ne 
pensait  pas  moins  favorablement  de  l'obscur  artiste,  et 
ne  parlait  qu'avec  admiration  dé  son  saint  Jérôme. 
Sans  rien  exagérer,  Rosset  était  créateur,  et  ses  ou- 
vrages frappent  par  le  sentiment  très-vif  de  la  nature 
physique  et  morale. 

Le  poète  accueillit  avec  bienveillance  le  rustique 
statuaire  et  se  prêta  de  bonne  grâce  aux  desseins  qu'il 
pouvait  avoir  sur  son  individu.  Un  jour,  il  ôtait  sa  per- 
ruque et  lui  £ibandonnait  durant  une  partie  d'échecs  sa 
tête  dénudée.  Mais  le  succès  dut  le  récompenser  de  sa 
complaisance.  L'auteur  de  Zaïre  donne  la  description 
du  buste  en  ivoire  qui  semble  avoir  été  le  coup  d'essai  de 
Rosset  avec  lui.  «  Le  buste  est  long,  dit-ii,  et  les  bras 
sont  coupés.  Il  y  a  une  draperie  à  l'antique  sur  un 
justaucors  :  on  a  coiffé  le  visage  d'une  perruque  à 
trois  marteaux,  et,  par  dessus  la  perruque,  d'un 
bonnet  qui  a  l'air  d'un  casque  de  dragon.  Cela  est 
tout  à  fait  dans  le  grand  goût  et  dans  le  costume. 
J'espère  que  ces  pauvres  sauvages  étant  conduits 
feront  quelque  chose  de  plus  honnête  ^.  »  Voltaire, 
auquel  manque  le  sentiment  des  arts,  ne  sait  pas  trop 
encore  quoi  penser  :  mais  le  succès  fixera  ses  incerti- 

1.  Marquis  de  VilleUe,  CEuvres  (Edimbourg,  1788),  p.  230, 
lettre  XLII.  4  janvier  1187. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXIII,  p.  46,  47. 
LeUre  de  Voltaire  à  DamilavlUe  ;  27  janvier  1766. 


es  BUSTE  EN   IVOIRE  DE  VOLTAIRE. 

tudes.  Tout  se  sait  à  Paris,  et  l'existence  de  ce  buste 
microscopique  fut  bientôt  connue  des  amis  de  Voltaire, 
qui  le  tourmentèrent  pour  en  avoir  des  copies.  «  Le 
buste  en  ivoire  d'un  homme  très-tolérant  partit  à  votre 
adresse,  le  13  de  ce  mois,  écrivait-il  à  Damilaville,  le 
21  mai,  il  est  vrai  que  c'est  un  vieux  et  triste  visage; 
mais  ce  morceau  de  sculpture  est  excellent.  »  Il  écri- 
vait, le  28  novembre,  à  D'Alembert  :  «  Puisque  vous 
daignez  mettre  le  petit  buste  d'un  petit  vieillard  sur 
votre  cheminée  avec  des  magots  de  la  Chine,  je  vais 
commander  un  nouveau  magot  à  celui  qui  a  imaginé 
cette  plaisanterie.  »  Il  finira  par  l'offrir.  «  Il  s'est 
trouvé,  dira-t-il  à  d'Argental,  un  sculpteur  dans  les 
rochers  du  Mont-Jura,  qui  s'est  avisé  de  m'ébaucher 
de  toutes  les  manières  ;  si  vous  m'ordonnez  de  vous 
envoyer  une  de  ces  figures  de  Callot,  je  vous  obéirai 
(Il  avril  1767).  » 

Mais,  nature  d'instinct,  Rosset  n'obéissait  qu'à 
l'inspiration  du  moment.  «  J'écris  lettre  sur  lettre  au 
sculpteur  qui  s'est  avisé  de  faire  mon  buste  :  c'est  un 
original  capable  de  me  faire  attendre  trois  mois  au 
moins,  et  ce  buste  sera  au  rang  de  mes  œuvres  pos- 
thumes (4  mai).  »  C'était  calomnier  cet  artiste  labo- 
rieux qui,  comme  Huber,  reproduira  le  patriarche 
sous  tous  les  aspects.  Le  dédain  trop  manifeste  qu'af- 
fecte Denon  pour  cette  boîte  «  qui  lui  sera  agréable 
parce  qu'il  la  tient  de  son  hôte  »,  pouvait,  comme  on 
le  voit,  être  plus  justifié;  et,  s'il  applaudit  au  zèle  et 
aux  efforts  «  de  ces  bons  villageois  » ,  le  travail  seul 
avait  droit  à  quelque  louange  équitable  de  sa  part. 
La  réputation  de  ces  petits  ouvrages  n'était  plus  à 


ENCHANTEMENT  DE  PONIATOWSKI.  69 

faire,  et  les  commandes  venaient  des  pays  les  plus 
lointains.  Le  roi  de  Pologne  écrivait,  en  mai  1767,  à 
madame  GeofFrin  :  «  J'ai  trouvé  dans  le  numéro  sept 
des  Nouvelles  littéraires  manuscrites  que  vous  m'avez 
procurées  ',  que  le  sieur  Simon,  habile  mouleur,  fait 
à  un  louis  pièce  des  copies  en  plâtre  d'un  buste  par- 
fait de  Voltaire,  dont  l'original  est  en  ivoire,  d'un  ou- 
vrier de  Saint-Claude,  en  Franche-Comté.  Envoyez- 
moi  une  de  ces  copies  en  plâtre,  je  vous  prie  ^.  » 
Mais  ces  bustes  en  plâtre  étaient  effroyables,  et  ma- 
dame Geoffrin  répondit  qu'il  ne  fallait  songer  qu'aux 
bustes  en  ivoire  ou  en  biscuit  de  porcelaine  de  France, 
et  elle  annonçait  l'envoi  d'un  Voltaire  en  ivoire,  reve- 
nant, avec  les  frais,  à  cent  deux  francs.  Stanislas  le 
recevait  seulement  en  juin  de  l'année  suivante,  et 
l'accueillait  par  un  cri  de  joie  et  d'admiration.  «  J'en 
viens  à  présent  au  petit  Voltaire...  Figurez-vous  com- 
bien je  me  suis  amusé  à  le  comparer  au  grand  buste 
que  j'en  avais  ^,  et  j'y  ai  trouvé,  à  mon  grand  couten- 
tement,  dix  ans  de  plus  sur  l'ivoire,  mais  absolument 
les  mêmes  traits,  le  même  fond  de  physionomie,  et 
cela  prouve  bien  la  ressemblance  de  tous  deux.  C'est 
un  charmant  petit  bijou  ^.  »  Et  cet  éloge  a  son  prix, 


1.  La  correspuDdance  de  Grimm.  Dans  ce  qui  en  a  été  publié,  il 
n'est  point  question  de  Rosset-Dupont. 

2.  Correspondance  inédite  de  Stanislas- Auguste  Poniatowski  et  de 
madame  du  Deffand,  publiée  par  M.  de  Mouy  (Paris,  Pion,  1875), 
p.  287.  Lettre  du  roi  à  madame  GeofTrin  ;  13  mai  1767. 

3.  Du  sculpteur  Weltschaffer. 

4.  Correspondance  inédite  de  Stanislas-Auguste  et  de  madame  du 
Deffand  (Paris,  Pion,  1876),  p.  339.  Lettre  du  roi  à  madame 
Gioffrin;  1*^  juin  1768. 


I 


70  PÀPItLON-PHltOSOPHE. 

car  Poniatowski  était  un  amateur  et  un  connaisseur 
également  éclairé. 

Voltaire  fait  souvent  allusion,  dans  ses  lettres,  à  ma- 
dame de  Saint-Julien,  à  «  papillon-philosophe,  t>  nature 
charmante,  enjouée,  serviable,  avec  la  pétulance,  la 
vivacité,  la  vaillance  d'un  jeune  garçon.  Née  Latour- 
du-Pin,  elle  se  trouvait  être  la  nièce  du  marquis  de 
Latour-Du-Pin-Gouvernet,le  mari  de  mademoiselle  de 
Corsembleu.  Liée  avec  le  plus  grand  monde,  au  mieux 
avec  les  Choiseuls,  ses  parents,  et  le  maréchal  de  Ri- 
chelieu, elle  avait  été  à  même  de  rendre  plus  d'un 
bon  office  aupoëte,  dont  la  reconnaissance  intarissable 
se  formulera  en  vers  comme  en  vile  prose.  Elle  fera 
plusieurs  séjours  au  château  de  Ferney,  en  1766,  en 
1772,  et  au  moment  où  nous  sommes,  en  1775,  sé- 
jours plus  ou  moins  prolongés,  mais  toujours  trop 
courts  au  gré  de  ses  hôtes.  Le  portrait  que  Voltaire  a 
laissé  d'elle  est  des  plus  gracieux.  C'était  une  chasse- 
resse intrépide,  maniant  le  fusil  avec  autant  d'aisance 
que  Diane,  sa  patronne,  décochait  ses  flèches  divines*. 
Elle  apparaissait  en  habit  d'amazone,  avec  cet  air  dé- 
hbéré,  un  peu  éventé,  qui  ne  messied  pas  à  une  jolie 
femme.  Était-elle  aussi  philosophe  que  le  dit  le  poëte? 
Nous  voyons,  dans  cette  seconde  dénomination  de 
«  papillon  »  un  correctif,  un  atténuant,  qui  nous 
donne  la  mesure.  Mais  on  nous  la  dit  pleine  de 
mépris  pour  ces  grossières  impostures  sous  le  poids 
desquelles  dort  d'un  sommeil  hébété  le  commun  des 
hommes,  et  c'est  bien  l'important  : 

1.  Voltaire,  OEmitm comp/èfes  (Beuchot),  l.  LXIX,  p.  381.  Lettre 
de  Voltaire  à  Riclielieu;  l^»"  octobre  1775. 


LE  PATS  ITE  GEX.  tl 

Femme  aimable,  honnête  homme,  esprit  libre  et  hardi  ^ 

Si  dans  les  démarches  en  apparence  les  plus  géné- 
reuses il  entre  encore  une  notable  part  d'intérêt 
personnel,  il  est  juste  de  dire  que  l'auteur  du  Siècle 
de  Louis  X/F,  dès  en  mettant  le  pied  dans  ce  pays 
déshérité,  s'était  imposé  la  louable  tâche  de  lui  venir 
en  aide,  et  de  toutes  les  façons.  Mais  il  était  plus  aisé 
de  se  rendre  compte  du  mal  que  d'y  apporter  remède. 
La  misère  n'aurait  été  comptée  pour  rien  par  cette 
population  brisée  à  la  souffrance,  si  la  pauvreté  avait 
été  sa  seule  lèpre.  Mais ,  là  plus  qu'ailleurs,  le 
despotisme  des  délégués  du  fisc  pesait  impitoyable- 
ment sur  les  habitants  de  ce  sol  ingrat.  L'impôt 
du  sel,  si  généralement  odieux,  dans  la  condition  par- 
ticulière que  leur  faisait  leur  situation  de  pays  de 
frontière,  rendait  l'existence  de  ces  pauvres  gens 
presque  impossible.  Il  y  avait  là  une  question  vitale, 
que  Voltaire  s'attachait  bientôt  à  trancher  avec  son 
impétuosité  habituelle,  non  sans  rencontrer  une  ré- 
sistance aussi  passionnée  et  mieux  armée  que  ne  pou- 
vait être  l'attaque.  Déjà,  en  1761,  il  adressait  une 
lettre  à  M.  Bouret  pour  obtenir  un  abonnement  du  sel 
forcé  ^.  Mais  les  fermiers  généraux,  intéressés  à  ce 
qu'aucune  modification  ne  fût  apportée  à  leur  con- 
trat, se  montrèrent  plus  que  froids  devant  les  coquet- 


1.  Voltaire,  ÛEuvrex  conip/é/e«(Beachot),  t.  XIII,  p.  250.  Épîtrc  à 
madame  de  Saint-Julien.  Cela  ne  rappelie-t-il  pas  le  portrait  de  madame 
de  la  Sablière,  dans  la  fable  le  Corbeau,  la  Gazelle,  la  Tortue  et  le  Rat? 
La  Fontaine,  Œuvres  complètes  (édit.  Walkenacr),  t.  II,  p.  322. 

2.  Ibid.,  t.  LX,  p.  70  à  74.  Lettre  de  Voltaire  à  M.  Bouret; 
20noTembre  1761. 


72  8ULLY-TUR00T. 

teries.  Les  prétentions,  quelque  misérable  que  l'on 
fût,  ne  pouvaient  aller  jusqu'à  se  faire  exonérer  de 
toutes  charges  ;  les  ambitions  étaient  plus  modestes 
et  l'on  n'eût  demandé  qu'à  proportionner  le  fardeau 
aux  forces  de  chacun.  Mais  c'était  beaucoup  et  trop 
encore,  et  les  tentatives  d'arrangement  n'avaient 
guère  chance  d'être  écoutées  et  accueillies,  quand 
l'avènement  de  M.  Turgot  (5M%-Turgot,  comme 
l'appellera  l'auteur  de  Y  Homme  aux  quarante  écus) 
vint  ranimer  le  courage  et  l'espérance  de  tout  le 
monde. 

Sa  venue  aux  affaires  sembla  la  date  d'une  ère  nou- 
velle, et  bien  des  gens  crurent  que  le  mal  allait  dis- 
paraître de  la  terre.  Hélas!  le  mal  est  de  nature  plus 
tenace,  et  il  était  à  craindre  que  M.  Turgot  ne  fût 
point  le  plus  fort.  Raison  de  plus,  toutefois,  de  se 
hâter  et  de  profiter  du  passage  de  la  philosophie  au 
contrôle  général.  «  Il  n'y  a  peut-être  point  de  pays  en 
France,  disait  Voltaire  à  l'avocat  Dupont,  où  l'on  ait 
ressenti  plus  vivement  que  chez  nous  tout  le  bien  que 
les  intentions  de  M.  Turgot  devaient  faire  au  royaume. 
Tout  petits  que  nous  sommes,  nous  avons  des  états, 
et  ces  états  ont  pris  de  bonne  heure  toutes  les  mesures 
nécessaires  pour  assurer  la  liberté  du  commerce  des 
grains  et  l'abolition  des  corvées.  Ce  sont  deux  prélimi- 
naires que  j'ai  regardés  comme  le  salut  de  la  France'.  » 
Le  seigneur  de  Ferney  n'avait  pas  remis  au  lende- 
main pour  déposer  aux  pieds  du  contrôleur  général  les 
cris  de  détresse  de  la  province,  lui  demandant  la  dis- 

1.  Voltaire,  Œuvres  comp/èfet  (Beuchot),  t.  LXIX,  p.  363,  3G4. 
Lettre  de  Voltaire  à  Dupont;   10  septembre  17  75. 


LE  TIR  A  L'ARQUEBUSE.  73 

traction  de  son  petit  pays  d'avec  les  fermes  générales; 
projet  ancien  d'ailleurs  qu'avait  déjà  élaboré  M.  Tru- 
daine,  et  qui  devait  conserver  au  roi  ses  meilleurs 
sujets.  Le  mémoire  envoyé  par  les  états  avait  été  re- 
tourné aussitôt  par  M.  Turgot  à  l'intendant,  pour  qu'il 
rédigeât  des  propositions  qui  furent  toutes  acceptées, 
avec  humble  prière  au  contrôleur  général  d'envoyer 
le  plus  diligemment  possible  ses  ordres  afin  que  la 
province  pût  prendre  ses  mesures  et  acquitter  ses  en- 
gagements. 

Le  patriarche,  qui  se  hâtait  trop  peut-être  de  chanter 
victoire,  pour  saluer  l'aurore  des  destinées  nouvelles, 
allait  donner  des  fêtes  dont  le  retentissement  devait 
s'étendre  jusqu'à  Versailles;  au  moins  y  comptait-il. 
On  sait  en  quel  honneur  était,  à  Genève,  le  tir  à  l'ar- 
quebuse; la  plus  grande  joie  qu'il  pouvait  faire  aux 
exilés  était  de  leur  rendre  ces  divertissements  qui 
avaient  passionné  leur  jeunesse.  Un  prix  devait  être 
décerné  au  plus  habile  tireur  :  c'était  une  médaille  d'or, 
représentant  Turgot,  gravé  au  burin  «  par  un  de  nos 
meilleurs  artistes'.  »  Il  paraîtrait  assez  indifférent  de 


1.  Elle  offrait,  d'un  côté,  le  buste  de  ce  ministre,  et  de  l'autre 
cette  légende  :  Tutnmen  regni.  Avant  cela,  une  des  compagnies  de 
dragons  avait  déjà  fait  faire  une  médaille  d'or,  avec  l'elTigie  de  Vol- 
taire, pour  être  donnée  à  celui  qui  se  montrerait  le  plus  adroit  à 
l'exercice  du  fusil.  Wagnlère  nous  apprend,  un  peu  fastueusement, 
qu'il  fit  frapper  de  ses  deniers  une  troisième  médaille  en  tout  con- 
forme à  celle-ci  (sauf  la  lettre  initiale  de  son  nom  qu'il  fit  ajouter  sur 
le  revers,  au  bas  de  l'inscription),  et  si  ressemblante,  qu'il  en  faisait 
hommage  plus  tard  à  l'impératrice  de  Russie.  Autour  du  portrait,  on 
lisait  :  Erroris  tenebras  hic  quanlâ  luce  fugavil;  au  revers  :  VoUario 
et  Denisx  Fernesii  fondatoribus  ;  coloni  quos  fecil  amor  milites,  se, 
suas  urles,  ipsam  que  vitam   devoveni ;  et  autour  :  Omnibut  hoc  untim 


74  MADAME  DE  SAINT-JULIEN  VICTORIEUSE. 

connaître  le  vainqueur  de  cette  lutte  pacifiqiie  et  cour- 
toise; mais  l'indifférence  fait  place  à  l'intérêt,  si  l'on 
dit  que  le  triomphateur  fut  une  femme.  Cette  femme, 
on  l'a  deviné,  c'est  papillon-philosophe,  c'est  madame 
de  Saint-Julien,  qui,  fière  à  juste  titre  de  ce  succès, 
portera  désormais  la  médaille  à  son  côté.  «  J'ai  cru 
que  c'était  un  ordre,  nous  dit  madame  de  Genlis,  qu'a- 
vait intriguée  cette  décoration,  mais  c'est  un  prix  d'ar- 
quebuse donné  par  M.  de  Voltaire,  et  qu'elle  avait 
gagné  depuis  peu  de  jours.  Une  telle  adresse  est  un 
exploit  pour  une  femme*.  »  L'auteur  de  Zaïre  dira 
de  même  :  «  Cela  vaut  bien  un  prix  de  l'Académie 
française'^.  » 

Trois  semaines  s'étaient  à  peine  écoulées  que  l'heu- 
reux Ferney  retentissait  de  nouveaux  cris  de  joie  et 
était  dans  tout  le  tourbillon  des  réjouissances  et  des 
plaisirs. 

Figurez- vous,  mandait  Voltaire  à  papillon-philosophe,  qui 
n'était  déjà  plus  à  Ferney,  qu'hier  le  bas  de  notre  maison 
était  illuminé;  que  toute  votre  ville  l'était  depuis  le  fond 
du  jardin  du  château  jusqu'aux  défrichements,  et  jusqu'au 
grand  chemin  de  Meyrin;  que  toutes  les  troupes  étaient 
sous  les  armes,  et  escortaient  quarante-cinq  carrosses,  au 
bruit  du  canon.  Il  y  eut  un  très-beau  feu  d'artiûce;   et  la 


votum  est  :  0  vivat  uterqiie.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur 
Voltaire  (Paris,  André,  1826),  t.  I,  p.  63,  64.  Additions  au  Com- 
mentaire historique. 

1.  Madame  de  Genlis,  Mémoires  (Paris,  Ladvocat,  1825),  t.  Il, 
p.  322.  Mad.'uue  de  Genlis  dit  :  u  quelques  jours.  »  C'est  quelques  mois 
qu'elle  devrait  dire,  et  presque  un  an. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  l.  LXIX,  p.  366.  Lettre 
de  VoUaire  àd'Argenlal;  15  décembre  17 '^S. 


RACLE  ET  LE  PAIAIS  BATtPHIN.  "15 

journée  finit,  comme  toutes  les  journées,  par  un  grand 
souper. 

Vous  me  demanderez  pourquoi  tout  ce  tintamarre?  C'était, 
ne  vous  déplaise,  pour  M.  saint  François  d'Assise.  Et  pour- 
quoi tant  de  tracas  pour  ce  saint?  C'est  qu'il  est  mon  pa- 
tron, et  que  ce  n'était  pas  ce  jour-là  la  fête  de  M.  de  Saint- 
Julien,  car  on  en  aurait  fait  davantage  pour  lui  '. 

Madame  de  Saint-Julien  était,  en  effet,  fort  aimée 
des  Fernésiens,  qui  savaient  qu'elle  leur  rendait  les 
meilleurs  offices.  Elle  affectionnait  aussi  ces  braves 
gens,  et  l'architecte  Racle,  son  protégé  '^,  lui  bâtissait 
dans  le  pré  de  la  Glacière  une  maison  que  Voltaire 
appelle  «  le  palais  Dauphin.  »  Hélas!  ce  palais  de- 
vait s'effondrer  avant  d'être  achevé.  Racle  s'étant 
avisé  de  faire  une  cave  en  sous-œuvre,  l'édifice  s'é- 
croula en  un  moment;  il  fallut  démolir  ce  qui  en  res- 
tait, et  l'on  n'eut  plus  le  courage  de  recommencer  sur 
nouveaux  frais. 

Si  les  négociations  relatives  au  conflit  entre  le  pays 
de  Gex  et  la  ferme  générale  étaient  en  bonne  voie,  si 
l'on  avait  la  parole  du  ministre,  tout  n'était  pas  ter- 
miné, et  les  efforts  de  messieurs  de  la  ferme  pour  em- 
pêcher l'accord  si  désiré  étaient  de  nature  à  inspirer 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXIX,  p.  3«7,  388. 
Lettre  de  Voltaire  à  madame  de  Saint-Julien;  5  octobre  1775.  Le 
compliment  nu  nom  de  la  colonie  de  Ferney  ne  Qt  paâ  défaut  ce  jour- 
là  encore,  et  était  de  la  composition  de  Rival.  Mémoires  secrets  pour 
sertir  à  l'histoire  de  la  République  des  lettres  (Londres,  John  Adam- 
son),  t.  Vlll,  p.  213,214;  20  octobre  1775. 

2.  Léonard  Racle,  né  à  Dijon  le  30  novembre  1736,  mort  à  Pont- 
de-Vaux  le  8  janvier  1791.  Il  avait  établi  à  Ferney,  dont  il  était  l'ar- 
chitecte, une  manufacture  de  faïence  qu'il  appelait  aryile-marbre. 
Depéry,  Biographie  des  hommes  célèbres  du  département  de  l'Ain 
(Bourg,  1835),  t.  1,  p.  377. 


76  VOLTAIRE  AUX  ÉTATS. 

plus  d'une  inquiétude  aux  intéressés.  Mais  Voltaire 
n'était  pas  homme  à  s'endormir,  il  savait  la  vivacité 
de  la  résistance,  et  il  n'allait  rien  négliger  pour  la 
vaincre  et  en  triompher.  «  Il  faut  que  ces  pandour.s 
déguerpissent  avant  que  je  meure  de  mes  fatigues,  » 
s'écriait-il.  Le  projet  était  de  souscrire  à  un  abonne- 
ment annuel  de  trente  mille  livres,  qui  avait  pour  effet 
d'exonérer  le  pays  de  tous  autres  droits.  Bien  que  la 
différence  fût  grande  entre  ces  derniers  arrangements 
et  les  charges  dont  la  province  était  grevée ,  il  ne 
manquera  pas,  comme  c'est  d'usage,  de  gens  qui,  sans 
tenir  compte  de  la  situation,  prétendront  qu'il  y  avait 
quelque  chose  de  mieux  à  faire  que  ce  qu'on  avait  fait. 
Voltaire  se  rendit  aux  états  pour  faire  voir  clair  à  ces 
aveugles  ou  acculer  des  obstinés  aux  yeux  desquels 
l'évidence  est  peu  de  chose. 

M.  de  Voltaire,  qui  avait  lieu  de  croire  que  quelques  per- 
sonnes s'opposeroient  au  projet  utile  auquel  il  travaille  avec 
tant  de  zèle,  résolut  d'aller  aux  étals.  En  arrivant  on  le  fit 
asseoir,  et  tout  le  monde  se  rangea  autour  de  lui;  il  leur 
dit  :  Messieurs,  nous  avons  bien  des  grâces  à  demander; 
mais  je  crois  qu'avant  tout  nous  devons  accepter  le  bien  qui 
nous  est  ofl'ert  aujourd'huy,  et  qui  a  été  sollicité  depuis  si 
longtems.  Il  lut  ensuite  une  lettre  de  M.  Turgot  et  une  de 
M.  Trudaine.  Le  député  du  clergé  remercia  alors  de  la  ma- 
nière la  plus  honôte  M.  de  Voltaire  de  ses  soins  pour  la  pro- 
vince, déclara  que  son  ordre  étoit  unanime  à  accepter  les 
conditions  portées  dans  le  projet  d'arrêt  du  Conseil;  les  au- 
tres ordres  firent  la  même  chose.  On  dressa  le  protocole,  les 
députés  le  signèrent;  on  pria  M.  de  Voltaire  d'aider  les 
étals  de  ses  conseils  dans  la  répartition  de  l'impôt^  et  de 
continuer  à  s'occuper  des  avantages  du  pays  dont  il  faisoit 
le  bonheur.  11  sortit;  et  dès  que  le  peuple  rassemblé  à  Gex 
sçut  que  le  projet  avoit  été  accepté,  il  y  eut  des  cris  de 


VIVE  LE  ROI!    VIVE  VOLTAIRE!  77 

Vive  le  Roy!  Vive  Voltaire!  On  orna  ses  chevaux  de  lauriers 
et  de  fleurs,  on  en  remplit  son  carrosse.  Il  fut  escorté  par 
sa  bourgeoisie  de  Ferney,  à  cheval;  dans  tous  les  villages 
par  où  il  passa,  mêmes  acclamations,  même  profusion  de 
lauriers.  Pour  l'homme  le  plus  insensible  au  bonheur  de  ses 
semblables  et  à  sa  gloire  personnelle,  c'eût  été  certaine- 
ment une  journée  bien  brillante,  à  plus  forte  raison  pour 
M.  de  Voltaire,  qu'on  peut  dire  qui  réunit  à  l'excès  ces  deux 
sentimens*. 

Il  serait  étrange  que  Voltaire  n'eût  pas  fait  au  moins 
allusion  à  une  besogne  à  laquelle  il  avait  eu  la  meilleure 
part.  Il  écrivait,  deux  jours  après,  à  papillon-philo- 
sophe, dont  l'entremise  n'avait  point  été  vaine  en  haut 
lieu,  une  description  vive  et  allègre  de  ce  beau  triom- 
phe, mais,  cette  fois,  sans  abuser  de  l'hyperbole,  en 
écrivain  aussi  modeste  que  scrupuleux.  Nous  ren- 
verrons donc  à  sa  correspondance'^.  En  définitive, 
jamais  popularité  ne  sembla  plus  méritée  et  mieux 
acquise  ;  et  le  rapport  du  résident  au  ministre  est  un 
témoignage  d'une  autorité  d'autant  plus  imposante 
qu'il  est  confidentiel  et  n'a  pas  été  dicté  par  Voltaire. 
Dans  sa  lettre  à  madame  de  Saint-Julien,  ce  dernier 
fait  allusion  à  ceux  «  qui  s'opposaient  au  salut  du 
pays  et  qui  avaient  mis  des  prêtres  dans  leur  parti.  » 
La  vérité  est  que  si  la  grande  majorité  applaudit  à  ces 
arrangements  qui  affranchissaient  le  pays  des  «  pan- 

1.  Archives  des  affaires  étrangères.  81  (Genève,  1774,  1775), 
p.  197,  n"  31.  Dépêche  de  M.  Hennin  à  M.  de  Vergennes;  à  Genève, 
le  mardy  19  décembre  17  75. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Benchot),  t.  LXIX,  p.  444,  445. 
Lettre  de  Voltaire  à  madame  de  Saint-Julien;  Ferney,  14  décembre 
17  75.  —  Voir  aussi  ce  que  dit  Wagnière  dans  ses  additions  au  Com- 
mentaire historique.  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André,  1826),  t.  I, 
p.  90,91. 


78  TRIOMPHE   MÉRITÉ. 

dours  de  la  ferme  générale,  »  une  minorité  hostile  s'ef- 
força d'atténuer  le  succès  et  d'en  faire  ressortir  les 
côtés  insufûsants.  Comme  cela  n'arrive  que  trop  sou- 
vent, il  allait  entrer,  dans  l'opposition  qu'il  rencon- 
trerait, une  part  grande  de  jalousie  et  d'antagonisme 
d'influences ,  des  arrière-pensées  purement  person- 
nelles où  n'avait  que  faire  le  bien  public,  quoique 
l'intérêt  de  la  province  fût  le  prétexte  de  ce  déchaîne- 
ment contre  des  empiétements  et  un  despotisme  que 
l'on  disait  sans  bornes. 

Convenons  que  la  fortune  considérable  du  poète, 
sa  générosité,  ses  bienfaits,  son  crédit  effectif,  la 
popularité  qui  en  était  la  suite,  tout  concourait  à 
exalter  ces  instincts  de  domination,  qui  ne  s'éveillent 
que  trop  d'eux-mêmes.  La  question,  en  somme,  sem- 
blerait être  de  décider  si  son  influence  avait  été  avan- 
tageuse ou  funeste,  et  ce  qu'elle  promettait  d'être  dans 
l'avenir.  Force  était  bien  d'avouer  que  l'argent,  les 
démarches  de  M.  de  Voltaire  auprès  des  puissances, 
ses  efforts  pour  fertiliser  ce  pays  si  dénué  et  l'enrichir 
par  le  commerce  et  l'industrie,  avaient  été  couronnés 
d'un  succès  aussi  inespéré  que  rapide.  Que  tout  cela 
eût  vivement  agi  sur  ces  peuples  pressurés,  quoi 
de  plus  juste?  Quoi  de  plus  naturel  qu'on  songeât  à 
lui  en  témoigner  sa  reconnaissance,  autant  qu'il  était 
au  pouvoir  de  ces  braves  gens  qui  n'avaient  que  leurs 
larmes,  leurs  transports  de  joie  à  offrir  à  leur  protec- 
teur? Les  amis,  moins  désintéressés,  mêlaient  leurs 
voix  à  toutes  ces  voix  émues;  et  il  ne  tiendra  pas  à 
eux  que  le  philosophe  ne  se  grise  tout  à  fait  en  pré- 
sence d'un  tel  délire. 


VOLTAIRE-PERNEY.  7ft 

ViUetle  écrivait  au  marquis  de  Villevieille  :  «  Le  pa- 
triarche a  autant  d'argent  que  de  gloire  ;  mais  il  en- 
fouit ses  trésors  dans  sa  nouvelle  ville  ;  nous  l'enga- 
geons à  demander  au  premier  ministre  qu'elle  prenne 
le  nom  de  Ferney-Voltaire  ;  et  certainement  le  Mentor 
de  notre  jeune  Télémaque'  fera  droit  à  sa  requête'^.  » 
Ces  lignes  sont  postérieures  de  deux  années  à  l'époque 
présente;  mais,  à  l'heure  où  nous  sommes,  l'auteur 
du  Siècle  de  Louis  XIV  écrivait  à  d'Argental,  au 
sujet  de  madame  de  Saint-Julien  :  «  Elle  a  fait  pendant 
deux  mois  la  moitié  de  mon  bonheur,  et  vous  auriez 
fait  l'autre,  si  mon  Ferney,  qu'on  veut  actuellement 
nommer  Voltaire^  avait  été  plus  près  de  Paris'.  » 
Toutefois,  bien  que  la  dénomination  de  Voltaire-Fer- 
ney  ait  été  admise  dans  l'usage,  nous  n'avons  trouvé 
nulle  part  d'acte  qui  autorisât  la  petite  cité  à  adjoindre 
à  son  nom  celui  de  son  Amphion.  On  voit  que  tout 
cela  était  encore  à  l'état  de  projet  en  1777.  Après  le 
décès  du  patriarche,  le  soin  du  ministère  avait  été 
d'écarter,  autant  que  faire  se  pourrait,  jusqu'au  sou- 
venir de  cette  personnalité  tapageuse,  et  l'on  n'aurait 
pas  accordé  aisément,  lui  mort,  ce  qu'il  eût  été  plus 
difficile  de  lui  refuser  de  son  vivant.  Il  était  dans  l'esprit 
de  la  Révolution,  qui  honorera  magnifiquement  ses 
cendres,  d'accoler  ces  deux  noms  d'ailleurs  insépara- 
bles. Nous  ne  voyons  pas  qu'elle  y  ait  songé;   au 


1 .  Le  comte  de  Haurepas. 

2.  Marquisde  Villette,  ûEurre*  (Edimbourg,  1788),  p.  113,  Lettre 
de  Villelte  au  marquis  de  Villevieille;  Ferney,  1777. 

3.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXIX,  p.  366.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  15  septembre  1776. 


80  MANQUE  DE  SANCTION. 

moins  ne  rencontrons-nous,  soit  au  Bulletin  des  Loisj 
soit  dans  les  colonnes  du  Moniteur,  rien  qui  justifie 
une  appellation  dont  les  Fernésiens  sont  fiers,  et  qu'ils 
ne  verraient  pas  effacer  sans  d'énergiques  protesta- 
tions'. Il  y  aurait  lieu  de  s'étonner  que  Yillette,  qui 
engageait  si  fort  le  poëte  à  solliciter  cette  faveur  du 
ministre,  n'ait  pas  usé  de  son  influence,  en  1790  et 
1791,  pour  réclamer  Taccomplissement  facile  alors 
d'anciens  vœux.  Mais,  en  un  temps  où  l'on  prenait 
sans  demander,  où  la  plus  petite  bourgade  se  gouver- 
nait arbitrairement,  qui  se  serait  avisé  que  la  sanction 
du  pouvoir  central  fût  chose  indispensable ,  surtout 
en  semblable  cas?  Bien  des  localités  modifièrent  alors 
ou  changèrent  leurs  noms  de  leur  propre  autorité.  Le 
6  août  1791,  nous  voyons  Ferney  prendre,  dans  une 
adresse  à  la  Constituante,  la  dénomination  de  Ferney- 
Voltaire,  ce  qui  ne  souleva  aucune  réclamation^;  et 

1 .  Il  y  aurait  plus  que  de  la  mauvaise  grâce,  il  y  aurait  de  la 
cruauté  à  marchander  aux  flls  de  ceux  qui  durent  à  l'auteur  de  la 
Henriude  leur  petite  fortune,  le  droit  de  rappeler  le  bienfait  en  acco- 
lant son  nom  au  nom  de  cette  contrée  inhabitée  qu'il  avait  si  géné- 
reusement transformée.  Au  congrès  de  Paris,  après  bien  des  luttes, 
le  duc  de  Richelieu  avait  fini  par  consentir  une  cession  de  terri loirc 
pour  établir  une  contiguïté  entre  Genève  et  la  Suisse.  Six  communes 
furent  abandonnées:  Versoix,  Collex-Bossy,  Pregny,  le  Grand  Sacco- 
nex,  Meyrin  et  Vernier.  «  Ferney  ne  fut  préservé  du  démembrement 
que  par  le  souvenir  de  Voltaire.  »  C'est  l'abbé  Martin  qui  nous  donne 
ces  détails  dans  son  Histoire  de  l'abbé  Vuarin  (Genève,  18C2),  t.  11, 
p.  95.  L'on  tenait  tellement  à  joindre  la  petite  ville  au  reste,  que 
l'un  des  copistes  du  traité  y  introduisit  furtivement  le  nom  de  Ferney, 
et  que  M.  de  Richelieu,  qui  s'aperçut  de  la  fraude  à  temps,  dut  le 
faire  rayer. 

2.  Nous  avons  également  sous  les  yeux,  à  la  date  du  27  février 
17  93,  une  lettre  de  Wagnière  au  ministre  de  la  (guerre,  et  dans  la- 
quelle il  prend  le  litre  de  maire  de  o  Ferney -Voltaire.  »  Charavay, 


LES  MÉCONTENTS.  81 

ce  consentement  tacite  aura  suffi  aux  Fernésiens  qui, 
jusqu'ici,  n'ont  point  été  inquiétés  dans  leur  posses- 
sion'. 

Nous  avons  fait  allusion  à  une  certaine  opposition, 
résistance  sourde  plus  que  déclarée  ^;  il  faut  bien  dire 
quels  en  étaient  la  cause  et  l'objet,  et  de  quelle  part 
elle  venait.  On  sera  un  peu  étonné,  si  l'on  se  rappelle 
les  excellents  rapports  qui  existaient  naguère  encore 
entre  Voltaire  et  le  subdélégué  des  états  de  Gex,  de 
voir  figurer,  en  tête  des  mécontents,  ce  M.  Fabry,  si 
bien  accueilli,  si  choyé  à  Ferney.  Des  pièces  récem- 
ment découvertes  aux  archives  de  la  Côte-d'Or  soulè- 
veront un  coin  du  voile,  et  nous  mettront  à  même  de 
pénétrer  dans  le  secret  de  ces  petites  intrigues,  bien 
petites,  à  coup  sûr,  si  le  nom  de  Voltaire  n'en  relevait 
l'insignifiance.  La  lettre  qui  suit  édifiera  sur  les  griefs, 
les  appréhensions  plus  ou  moins  fondées  du  magistrat 
menacé,  et  sur  la  défiance  ou  la  malveillance  de  cer- 
tains personnages  que  leur  parenté  ne  disposait  que 
peu  en  faveur  du  poëte.  La  lettre  est,  en  effet,  adressée 
au  président  de  Brosses,  et  remonte  à  la  moitié  de 
mars  1776. 


Catalogue  de  lettres  autographes ,  du  28  novembre    1853  ,  p.  28, 
n»  246. 

1 .  Nous  avons  cherchi?  vainement,  aux  Archives  nationales,  un  dé- 
cret que  le  Moniteur  ne  nous  donnait  pas.  Nous  n'avons  rien  trouvé 
à  la  section  administrative  et  judiciaire,  ce  qui  nous  a  paru  signi- 
ficatif. 

2.  Voir  une  lettre  de  Voltaire  à  M.  Turgot,  où  il  parle  d'une  déli- 
bération qu'on  signa  cher  M.  Fabry,  «  dès  que  j'eus  le  dos  tourné 
el  que  j'eus  fait  signer  l'acceptation  pure  et  simple.  »  Lettres  inédites 
(Paris,  Didier,  1857),  t.  II,  p.  4G0;  à  Ferney,  jour  de  Noël,  a  ce 
qu'on  dit. 

viii.  6 


82  FABRY  MENACÉ. 

L'ambition  actuelle  de  notre  vieux  voisin  est  de  gouverner 
le  pays  de  Gex.  C'est  chez  luy,  c'est  dans  son  château,  que 
les  sindics  et  conseils  des  trois  ordres  s'assemblent  ;  c'est  lui 
qui  règle  tout.  Son  crédit,  que  tout  le  monde  redoute,  en 
impose  au  point  que  personne  n'ose  ni  contredire  ni  parler, 
chacun  sitrne  aveuglément.  Il  n'y  a  plus  ni  ordre  ni  liberté 
dans  les  délibérations.  J'ai  l'honneur  de  vous  envoler  une 
copie  de  celle  qui  a  été  prise  le  dt  de  ce  mois,  avec  quel- 
ques observations  en  marge.  Au  nom  de  Dieu,  monsieur, 
tirez-nous  de  cet  esclavage.  Il  n'y  a  que  vous  qui  puissiez 
nous  rendre  ce  service.  Il  n'est  pas  possible  que  l'adminis- 
tration puisse  se  soutenir  dans  cet  état,  il  vaudroit  mille  fois 
mieux  que  S.  M.  retirât  ses  lettres-patentes  •.  M.  de  Verny  * 
sollicite  et  presse  M.  le  comte  de  La  Forest'  pour  faire  élire 
un  sindic  à  sa  place  :  j'étois  tout  décidé  à  renoncer  à  celle 
de  premier  sindic  du  tiers-état;  j'en  avois  déjà  prévenu 
M.  l'intendant  et  j'avois  donné  ma  démission  lorsque  j'ai 
appris  de  bonne  part  que  ce  seroit  entrer  dans  le  plan  qu'a 
M.  de  V.  de  s'emparer  de  toute  l'administration,  en  la  fai- 
sant passer  dans  les  mains  de  gens  qui  sont  entièrement  à  sa 
dévotion,  et  que,  tandis  qu'il  me  comble  de  louange,  d'hon- 
nêtetés et  d'amitiés,  il  trame  sourdement  le  projet  de  me 
faire  opter  entre  cette  place  et  celle  de  subdélégué,  sous 
prétexte  d'une  incompatibilité  qui  n'a  de  réalité  que  dans 
son  imagination  et  dans  celle  des  ambitieux  qui  l'obsèdent... 
Mon  zèle  bien  sincère  pour  les  intérêts  de  la  province  me 
fait  d'ailleurs  envisager  avec  inquiétude  l'autorité  que  M.  de 
V.  veut  usurper.  Je  sais  qu'il  a  jeté  les  yeux  sur  M.  Dupuis 
pour  la  place  de  premier  sindic  de  là  noblesse,  et  sur 
M.  Rouph,  procureur  du  roy,  pour  celle  de  premier  sindic 
du  tiers-élat.  Le  premier,  fils  d'un  auditeur  de  chambre  des 
comptes  de  Dôle,  n'est  pas  fait  pour  être  mis  à  la  tête  de  la 

1.  Lettres  patentes  sur  la  suppression  de  la  ferme  dans  le  pays  de 
Gox. 

2.  Sauvage  de  Verny,  représentant  de  la  noblesse  aux  Étals  du 
pays  de  Gex. 

3.  Le  comle  de  La  Forêt  Divonne,  président  de  la  chambre  de  la 
noblesse. 


SYNDIC  ET  SDBDÉLÉGDÉ.  «3 

noblesse  de  la  province.  Le  second,  fils  d'un  père  qui  jadis 
mit  tout  le  pays  en  combustion,  n'a  d'autre  mérite  que  de 
bien  faire  valoir  ses  prés  et  ses  champs,  dans  son  domaine 
de  Vésignier,  où  il  réside  toute  l'année.  Ses  alliances  avec 
M.  Emery,  second  sindic  du  tiers-état,  et  Migard,  conseiller, 
ses  cousins  germains,  l'excluent  d'ailleurs  de  l'administra- 
tion, qui,  s'il  y  étoit  admis,  se  trouveroit  toute  réunie  dans 
une  seule  et  même  famille.  11  n'y  a,  monsieur,  aucune  in- 
compatibilité entre  la  place  de  subdélégué  et  celle  de  sindic, 
je  crois  l'avoir  démontré  dans  le  mémoire  que  j'ai  l'hon- 
neur de  vous  adresser...  *. 

Fabry  écrivait  encore,  le  lendemain,  de  Versoix,  à 
M.  de  Brosses  : 

J'ai  eu  l'honneur  de  vous  écrire  hier  et  de  vous  faire  un 
grand  détail  des  projets  de  notre  vieux  voisin  sur  l'admi- 
nistration du  pays  de  Gex.  Comme  il  n'a  aucune  relation 
avec  M.  de  Malesherbes  *,  ce  sera  sans  doute  à  M.  Turgot  ou 
à  M.  de  Fargès  '  qu'il  s'adressera.  Tout  ceci  est  l'affaire 

1.  Revue  des  sociétés  savantes  (5*  série),  t.  VU,  p.  157,  158. 
Lettre  du  subdélégué  de  Gex  à  M.  de  Brosses;  Gex,  19  mars  1776. 
Communication  de  M.  Henri  Beaune. 

2.  La  suppression  des  parlements  et  la  part  que  Voltaire  avait  prise 
par  ses  écrils  à  ce  coup  d'État  avait  suspendu  tout  commerce  entre 
lui  et  les  parlementaires.  Pourtant,  lors  de  sa  nomination  à  l'Aca- 
démie française,  Malesherbes  envoya  son  discours  à  son  vieux  confrère, 
qui  profila  de  cette  politesse  pour  renouer  les  rapports  interrompus 
et  faire  oublier  le  passé.  Fabry  s'abuse  en  supposant  qu'il  n'existait 
aucuns  rapports  entre  Voltaire  et  l'aticien  directeur  de  la  librairie; 
dès  le  18  juillet  de  l'année  précédente  (17  75),  le  poète  recommandait 
précisément  au  nouveau  ministre,  «  M.  de  Crassy,  son  ami,  son 
voisin,  très-ancien  gentilhomme,  très-ancien  officier  couTert  de  bles- 
sures, qui  se  borne  à  demander  la  plus  exacte  justice...  »  Œuvres 
complètes  (Beuchot),  t.  LXIX,  p.  311. 

3.  M.  de  Fargès,  dont  il  a  été  question  dans  la  querelle  du  poète 
et  du  président,  était  l'oncle-germain,  comme  on  l'a  dit,  de  madame 
de  Brosses.  Nous  avons  vu  qu'il  s'était  laissé  prendre  à  cette  langue 
dopée,  «  qui  voulait  paraître  en  disposer,  »  dira  M.  de  Tournay. 


84  LES  CRASSY. 

d'une  cabale  des  Déprés  de  Cra«sy  et  des  Rouph,  qui  se  sont 
emparés  de  noire  vieillard  à  un  point  que  l'une  des  filles  du 
sieur  Rouph  de  Varicourt  demeure  depuis  environ  six  se- 
maines au  château  de  Ferney,  oîi  elle  fait  compagnie  à  ma- 
dame Denis,  et  où  elle  rend  compte  à  son  père  et  à  ses  oncles 
de  Crassy  de  tout  ce  que  je  dis  et  de  tout  ce  qui  se  fait.  Ces 
gens-là  nous  feront  déserter  le  pais  s'ils  y  acquièrent  quel- 
que autorité. 

Ce  qui  résulte  des  lettres  du  subdélégué  de  Gex, 
c'est  qu'il  se  sent  menacé  dans  sa  place  de  syndic,  à 
laquelle  il  est  plus  attaché  qu'il  ne  veut  le  paraître,  et 
qu'il  fera  tout  pour  défendre  sa  maison.  Remarquez 
que,  des  deux  parts,  on  se  fait  des  politesses,  que 
l'on  est  au  mieux,  que  les  billets  de  Voltaire,  à  cette 
date,  sont  des  plus  affectueux,  et  que  le  subdélégué 
ne  quitte  pas  Ferney,  bien  qu'il  ne  s'y  trouve  point 
en  sûreté,  bien  qu'il  y  ait  là  une  jolie  demoiselle  «  qui 
rend  compte  à  son  père  et  à  ses  oncles  de  Crassy  de 
tout  ce  que  je  dis  et  de  tout  ce  qui  se  fait.  »  Fabry 
cumule,  mais  l'incompatibilité  qu'on  cherche  à  lui 
opposer,  après  dix-sept  années  d'exercice,  ne  saurait 
être  sérieuse,  et  l'on  ne  songerait  pointa  la  faire  valoir, 
si  l'on  ne  nourrissait  pas  l'espoir  de  substituer  ses 
créatures  à  l'administration  présente.  La  plantureuse 
et  tout  autant  nécessiteuse  famille  des  Crassy  était  à 
pourvoir,  elle  obsédait  Voltaire  qui  s'était  laissé  en- 
glumer  par  leurs  caresses  et  n'aurait  pas  été  fâché  de 
voir  les  affaires  de  la  province  dans  les  mains  de  gens 
dont  il  aurait  pu  disposer.  En  somme,  le  pays  de  Gex 
s'en  fùt-il  senti  plus  mal,  et  le  joug  eût-il  été  plus 
lourd  et  plus  dur?  Fabry,  qui  met  tout  en  jeu  (et  on 
ne  saurait  lui  en  faire  uu  crime)  pour  lie  pas  se  laisser 


AIGRE  ÉPITRE  DE  M.  DE  BROSSES.  S5 

déposséder,  comme  tous  les  gens  qui  disposent  du 
pouvoir,  n'était  pas  sans  faire  le  maître,  lui  aussi,  et 
jouer  au  proconsul,  ainsi  qu'il  résulte  d'une  lettre  de 
M.  de  Tournay  qui,  parlant  à  son  frère  des  manœuvres 
du  «  vieillard  du  mont  Crapax  »  pour  s'emparer  de 
la  vice-royauté,  avoue  qu'il  avait  craint  également 
qu'elle  ne  tombât  entre  les  mains  de  Fabry,  «  lequel 
nous  est  pourtant  nécessaire  et  qu'il  faut  soutenir  '.  » 
C'était  donc,  de  part  et  d'autre,  une  question  d'intérêt 
particulier  et  d'influence,  dans  laquelle  l'avantage  de 
la  province  n'entrait  que  pour  peu  de  chose.  M.  de 
Brosses,  auquel  on  s'adressait,  parce  qu'on  n'ignorait 
pas  ses  véritables  sentiments  à  l'égard  du  patriarche 
de  Ferney,  M.  de  Brosses  ne  devait  pas  être  disposé  à 
envisager  du  bon  côté  ces  tentatives  d'envahissement, 
et  il  écrivait  ab  irato  à  madame  de  Fargès  : 

J'ai  la  tête  cassée  de  l'ennui  que  me  donnent  les  brailleries 
et  les  criailleriesdu  pays  de  Gex.  J'en  reçois  lettres  sur  let- 
tres de  gens  qui  crient  miséricorde  sur  les  entreprises  et  les 
tyrannies  de  Voltaire,  qui  veut  tout  gouverner,  conduire  à 
sa  tête,  et  se  rendre  maître  de  l'administration  dont  il  n'est 
pas  membre,  entreprenant  de  chasser  ceux  qui  sont  au  fait 
et  de  mettre  là  des  gens  qui  lui  sont  vendus  et  qui  agiront 
à  sa  dévotion. 

Je  viens  d'être  obligé  d'en  écrire  à  M.  de  Malesherbes,  sur 
la  sollicitation  de  tout  le  pays,  qui  demande  au  no^m  de  Dieu 
qu'on  les  tire  de  l'esclavage  (ce  sont  leurs  termes).  Tout  ce 
tripot  m'ennuie  fort.  Il  m'a  pourtant  bien  fallu  prier  M.  de 
Malesherbes  d'attendre  mon  arrivée  pour  conférer  ensem- 
ble.... Lessindics  me  marquent  qu'ils  n'y  peuvent  plus  tenir, 

1.  Revue  des  sociitis  savantes  (5«  série),  t.  VII,  p.  159.  Lettre 
de  M.  de  Tournay  au  président  de  Brosses;  à  Neuville,  le 
25  mars  17  76. 


86  EXAGÉRATIONS  MANIFESTES. 

et  que,  dès  que  les  choses  sont  ainsi,  ils  vont  quitter  l'ad- 
ministration. Mais  c'est  justement  ce  qu'il  demande;  tout 
seroit,  ma  foi,  bientôt  au  diable  avec  un  tel  premier  mi- 
nistre. 

Qu'on  écrive  à  cet  homrae-là  de  manière  à  le  contenir  en 
repos,  et  attendons  la  semaine  prochaine  à  parler  d'affaires, 
quand  je  serai  près  de  vous,  où  nous  raisonnerons  avec  plus 
de  sang-froid  qu'il  n'y  en  a  dans  ce  pays  de  Gex,  depuis  que 
l'encens  des  louanges  et  de  la  faveur  a  achevé  de  tourner 
cette  vieille  tête  égarée. 

Mon  Dieu!  qu'il  parle  devers  et  de  Fréron,  mais  qu'il 
laisse  parler  d'affaires  aux  gens  qui  les  entendent.  Je  suis 
fort  ennuyé  d'être  le  bureau  d'adresse  de  toutes  ces  sot- 
tises*. 


Cette  lettre  du  président  n'est  pas  bénigne;  il  avait 
ses  motifs  de  rancune,  bien  que  pour  l'heure  Voltaire 
lui  adressât  des  missives  doucereuses  sur  les  intérêts 
du  pays  ^  ;  et  les  mécontents  savaient  qu'il  aurait 
roreille  ouverte  à  leurs  clameurs.  C'est  ce  qui  explique 
les  termes  plus  que  vifs  que  nous  y  rencontrons.  Mais 
est-il  bien  certain  de  ne  pas  exagérer,  est-il  bien  sûr 
d'être  dans  le  vrai  ?  Il  reçoit  lettres  sur  lettres  de  gens 
qui  crient  miséricorde  ;  ces  gens,  nous  les  connaissons. 
C'est Fabry,  qui  se  sent  menacé,  et  un  ou  deux  autres, 
qui  ne  trouvent  sans  doute  point  leur  compte  à  ce  qui 
se  passe.  Quant  à  la  majorité  du  pays,  elle  ne  crie 
pas  miséricorde,  elle  pousse  des  cris  de  joie  et  de 
reconnaissance,  elle  est  toute  acquise  à  Voltaire,  ce 


1.  Foisset,  Voltaire  et  leprésident  de  Brosses  (Paris,  Didier,  1858), 
p.  233,  234,  235.  Letirc  du  président  à  madame  de  Fargès  (17  76). 

2.  Ibid.,  p.  227,  228.  Lettre  de  Voltaire  à  M.  de  Brosses;  à 
Ferney,  28  novembre  17  76. 


VOLTAIRE  N'ENTE;<D  PAS  LES  AFFAIRES.       87 

qui  déconcerte  un  peu  ses  adversaires  ;  ce  qui  met  en 
fureur  l'honnête  frère  du  président  qui  traite  cette 
population,  jusqu'ici  si  misérable  et  si  éprouvée,  de 
tt  race  avide,  chicaneuse  et  querelleuse  des  Gexois, 
surtout  lorsqu'elle  est  dirigée  par  un  très-méchant  et 
très-insolent  homme.  »  M.  de  Brosses  est  également  de 
cet  avis  et  le  dit  durement  à  un  bourgeois  de  Seigny  : 
«  Je  reconnais  bien,  à  tout  ce  que  me  marque  votre 
lettre  et  à  tout  ce  qui  se  passe  là-bas,  l'esprit  remuant 
et  avide  du  pays,  si  âpre  à  faire  des  projets  sur  toute 
espérance  de  gain,  ainsi  qu'à  se  supplanter  les  uns 
les  autres  '.  »  Il  renvoie  l'auteur  de  Mérope  à  ses 
vers  et  à  Fréron ,  demandant  qu'il  laisse  parler 
d'affaires  à  ceux  qui  les  entendent.  Cela  étonnerait 
un  peu,  dans  un  homme  très-fin  lui-même  et  qui  ne 
devait  pas  ignorer  que  Voltaire  n'extravaguait  que 
quand  cela  lui  convenait,  si  l'on  ne  savait  point 
qu'un  magistrat  s'imaginait  difficilement  qu'en  dehors 
d'une  chambre  de  parlement  Ton  pût  rencontrer 
des  gens  capables  et  compétents  :  préjugé  de  vieille 
date  et  si  bien  établi  alors ,  qu'à  l'exception  des 
grandes  ambassades,  nos  ministres  et  nos  envoyés 
s'étaient  presque  exclusivement  recrutés  parmi  les 
intendants  et  les  conseillers  de  cours  souveraines. 
C'était,  en  définitive,  mal  choisir  le  moment  d'afficher 
de  pareils  dédains,  que  celui  où  l'auteur  de  la  Een- 
riade,  par  ses  démarches,  son  zèle,  son  dévouement, 


1.  Foisset,  Voltaire  et  le  président  de  Brosses  (Paris,  Didier,  1858), 
p.  229.  Lettre  du  président  à  M.  Lagros,  bourgeois  à  Seigny  (pavs 
de  Gex);  Dijon,  7  décembre  1776. 


88  ABRY  A   PERNEY. 

obtenait,  en  dépit  de  la  résistance  obstinée  de  la  ferme 
générale,  un  tarif  fixe  et  modéré  qui  affranchissait 
le  pays  du  despotisme  d'un  fisc  impitoyable. 

An  surplus,  si  Fabry  était  fondé  à  trembler  pour 
sa  charge,  il  en  fut  quitte  pour  la  peur,  et  sa  place 
de  syndic  lui  fut  laissée.  Disons  que  Voltaire  ne  cesse 
de  le  traiter  avec  une  cordialité,  une  distinction  qui 
feraient  craindre  que  celui-ci  n'ait  pris  l'alarme  trop 
aisément.  Six  jours  avant  la  lettre  du  subdélégué  que 
nous  avons  citée,  il  lui  écrivait  :  «  Tout  va  changer  ici, 
comme  dans  le  reste  de  la  France;  et,  quelle  que  soit 
l'administration  du  ministère,  ce  sera  toujours  dans 
vous  que  sera  la  ressource  de  notre  province,  qui  vous 
doit  une  reconnaissance  inaltérable  V  »  Du  reste,  dans 
tout  ce  qu'il  a  tenté  pour  sa  petite  patrie,  il  s'est  tou- 
jours effacé,  laissant  courtoisement  à  celui-ci  le  mé- 
rite des  démarches  et  du  succès.  Il  ne  fera  que  «  servir 
sous  sa  bannière,  »  il  ne  veut  être  que  «  son  secrétaire, 
son  fidèle  commissionnaire  ^.  »  Dans  une  lettre  du 
3  janvier  1776,  l'on  rencontre  ces  lignes  énigmati- 
ques  qui  semblent  une  allusion  à  des  griefs  formulés 
ou  tout  au  moins  effleurés  :  «  Vous  voyez,  lui  dit-il, 
que  rien  n'était  plus  mal  fondé  que  tous  les  bruits 
qui  ont  couru  dans  le  pays  de  Gex;  ils  n'approchent 
guère  de  ma  retraite  ;  on  n'y  entend  que  les  éloges 
de  votre  administration,  et  les  expressions  de  tous  les 
sentiments  avec  lesquels  toute  notre  maison  vous  est 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  {heuchol),  t.  LXIX,  p.  55?.  Lettre 
de  Voltaire  à  Fabry;  13  mars  1776. 

2.  Ibid.,  t.  LXIX,  p.  297,  440,  494.  Lettres  du  m6me  au  même 
«les  1er  juillet,  9  décembre  1775,  28  janvier  1776. 


gUITJ'E  lHUR  LA  PEUR.  89 

attachée  ',  »  Et,  deux  jours  après,  il  dira  :  «  Je  pais 
vous  assurer,  monsieur,  que  je  n'ai  jamais  entendu 
parler  du  mémoire  des  douze  notables  dont  vous 
faites  mention  dans  votre  lettre  d'hier...  Je  ne  sors 
de  ma  chambre  que  pour  aller  manger  un  morceau 
avec  madame  Denis  :  je  lui  ai  demandé  en  général  si 
jamais  elle  avait  entendu  parler  d'un  mémoire  signé 
par  douze  personnes  de  Gex  ;  elle  n'en  a  pas  eu  la 
moindre  connaissance.  »  Sans  savoir  rien  de  précis, 
on  devine  que  ce  prétendu  mémoire  devait  être  une 
pièce  inquiétante,  non  pour  le  subdélégué  des  États, 
mais  pour  le  syndic  de  la  ville  de  Gex.  Fabry,  s'il  ne 
fut  pas  convaincu  (et  nous  savons  par  sa  lettre  à  M.  de 
Brosses  qu'il  ne  se  paya  point  de  ces  bonnes  raisons) 
se  garda  bien  de  rompre,  il  se  borna  à  contreminer, 
sans  qu'il  y  parût,  les  attaques  dont  il  se  croyait 
l'objet,  et  demeura  dans  les  meilleurs  termes  exté- 
rieurs avec  son  turbulent  voisin,  qui  prit  sans  doute 
plus  aisément  son  parti  du  peu  de  succès  de  ses  ten- 
tatives que  ceux  qui  avaient  compté  faire  leur  chemin 
par  son  entremise. 

Fabry  parle  de  la  cabale  des  Crassy  et  des  Rouph 
de  Varicourt.  Les  Crassy,  nous  les  connaissons;  nous 
n'avons  pas  oublié  ces  gentilshommes  pauvres  et  leur 
état  de  détresse,  dont  les  jésuites  d'Ornex  étaient  sur 
le  point  de  tirer  bon  parti,  quand  l'auteur  de  la  Hen- 
riade  \mt,  bien  à  propos,  annihiler  ces  projets  d'inique 
spoliation,  quoi  qu'on  ait  pu  dire  pour  les  pallier  et 


1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXIX,  p.  471.  Lellre 
de  Voltaire  à  Fabry,  3  janvier  17  76. 


90  LES  VARICOURT. 

leâ  légitimer  môme  '.  Les  services,  s'ils  enchaînent 
ceux  qui  en  sont  l'objet,  ne  lient  guère  moins  ceux 
qui  les  rendent;  il  semble  que  le  bien  qu'on  a  fait 
crée  des  devoirs  envers  les  obligés  :  on  leur  appartient, 
on  ne  saurait  se  dégager  presque  sans  forfaiture.  La 
reconnaissance  avait  fait  des  Crassy  les  assidus  de 
Ferney;  il  était  naturel  qu'ils  fréquentassent  leur  bien- 
faiteur, et  cette  nécessité  même  tournait  à  leur  intérêt, 
en  avivant  une  bienveillance  à  laquelle  ils  devaient 
tant  déjà  et  qui  pouvait  beaucoup.  Tout  cela  résulte  des 
choses  elles-mêmes,  sans  qu'on  puisse  accuser  ceux-ci 
de  machiavélisme. 

Les  Yaricourt,  que  Fabry  associe  dans  ses  récrimi- 
nations, beaux- frères  des  Crassy,  n'étaient  ni  plus 
aisés,  ni  moins  nécessiteux,  et  ils  avaient  saisi  l'occa- 
sion de  leur  parenté  pour  entrer  en  relations  avec  le 
poëte  qui  leur  fit  le  plus  cordial  accueil.  Ils  ne  tarde- 
ront pas  à  être  des  mieux  en  cour;  et  le  seigneur  de 
Ferney,  ainsi  que  sa  nièce,  prendra  à  ce  qui  les  tou- 

1.  «  En  17C0,  dit  l'abbé  Depery,  il  avança  quinze  mille  fraijc» 
pour  dégager  les  biens  des  mineurs  Dépré-Grassier,  dont  les  jésuites 
d'Ornex  s'étaient  emparés,  en  vertu  de  lettres  patentes,  pour  une 
dette  que  celte  famille  honorable  du  pays  de  Gex  avait  contractée 
envers  eux  et  qu'elle  tardait  trop  de  leur  payer.  »  Biographie  des 
hommes  célèbres  du  département  de  VAin  (Bourg,  1835),  t.  I,  p.  134. 
Qui  devinerait,  en  lisant  ces  lignes,  que  les  jésuites  n'étaient  les 
créanciers  des  Crassy  que  de  leur  plein  gré  et  dans  l'espoir  de  dé- 
posséder ces  gentilshommes  pauvres  qui,  à  moins  d'un  miracle,  étaient 
bien  incapables  de  rembourser  ces  quinze  mille  livres  empruntées, 
avant  l'acquisition  de  ces  religieux,  à  un  syndic  de  Genève,  M.  de 
Chapeaurouge?  Voltaire  et  J.-J.  Rousseau,  p.  59  à  62.  Né  dans  le 
pays,  l'ami  de  cette  famille,  M.  Depery,  ne  pouvait  ignorer  cela;  il 
savait  bien  que  celle  dette  dont  il  parle  n'avait  pas  été  contractée 
envers  les  jésuites. 


RBINE-PHILIBËRTË.  91 

chera  l'intérêt  le  plus  vif.  Il  recommandera  à  madame 
de  Saint-Julien  «  ce  grand  garçon  de  Yaricourt  (celui 
qui  mourra  évêque  d'Orléans,  en  1822'),  qui  est  un 
des  plus  beaux  prêtres  du  royaume,  et  un  des  plus 
pauvres,  »  pour  qu'elle  lui  fasse  donner  un  bon  béné- 
fice «  par  le  clergé  qu'elle  gouverne  ^.  »  Ce  grand 
garçon  a  une  sœur,  vouée  dès  le  berceau  au  couvent, 
et  qui  ne  pouvait  guère  espérer  d'éviter  cette  destinée, 
celle  des  filles  sans  dot  qui,  par  aggravation,  avaient 
de  nombreux  frères  à  pourvoir.  Mais,  avant  le  cloître, 
Ton  ne  refusait  pas  à  ces  nonnains  en  expectative  de 
voir  une  échappée  du  monde,  de  prendre  hâtivement 
leur  part  de  la  vie  commune,  ce  qui  n'était  pas  sans 
doute  le  meilleur  moyen  de  les  préparer  à  la  vie  claus- 
trale. Mademoiselle  Reine-Phihberte  de  Yaricourt  ac- 
compagnait sa  famille  à  Ferney,  où  elle  devait  en- 
tendre peuifois  de  singuliers  discours;  car  nous  ne 
savons  que  trop  le  peu  de  retenue  du  vieux  malade 
du  Mont-Jura,  aussitôt  qu'une  question  religieuse  se 
trouvait  sur  le  tapis.  On  l'appelait  «  la  jeune  reli- 
gieuse, »  et,  en  attendant  l'heure  fatale,  elle  réjouis- 
sait et  embellissait  de  l'éclat  de  ses  dix-huit  ans,  de 
sa  grâce,  de  son  esprit,  de  sa  distinction,  cet  intérieur 
sérieux  et  parfois  sourcilleux*. 


1.  Pierre-Marin  Rouph  de  Varicourt,  né  à  Gex  le  9  mai  1765. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beucliot),  t.  LXIX,  p.  453.  Lettre 
de  Voltaire  à  madame  de  Saint-Julien;  20  décembre  1775. 

3.  Voltaire  avait  déjà  recueilli,  quinze  ans  auparavant,  en  1760, 
aux  Délices,  une  demoiselle  de  Bazineourt,  charmante,  elle  aussi, 
réunissant  toutes  les  grâces  et  tous  les  talents,  vouée  au  cloître,  auquel 
elle  n'échappa  point.  Il  prenait  sa  revanche  avec  mademoiselle  de 
Varicourt.  Voltaire  aux  Délices,  p.  398,  399. 


92  RECUEILLIE  A  FERNEY. 

Non-seulement  elle  était  sans  gaucherie,  mais  elle 
avait  cette  aisance  modeste  et  ce  monde,  que  les 
femmes  s'assimilent  si  facilement,  quand  elles  sont 
intelligentes  et  bien  nées.  «  La  jeune  religieuse  ne 
parle  que  de  vous,  écrivait  Voltaire  au  comte  Scho- 
walow,  le  chambellan  de  1,'impératrice  Catherine,  elle 
vous  idolâtre,  elle  croit  que  le  climat  de  la  Russie  est 
plus  doux  que  celui  de  Naples'.  »  Hâtons-nous  de 
dire  qu'il  s'agit  de  l'oncle  et  non  du  neveu,  l'aimable 
auteur  de  cette  Épître  à  Niiion^  dont  on  s'opiniâtrait, 
à  Paris,  à  donner  la  paternité  à  Voltaire.  Quoi  qu'il  en 
soit,  on  sent  une  nature  ouverte  aux  vanités  mon- 
daines ,  dont  la  vocation  était  sûrement  ailleurs 
qu'entre  les  quatre  murailles  nues  d'une  cellule. 
Madame  Denis,  qui  était  bonne,  au  fond,  si,  comme 
Toncle,  elle  avait  ses  moments,  se  prit  de  belle  pas- 
sion pour  mademoiselle  de  Varicourt,  et,  d'accord 
avec  le  poëte,  la  demanda  aux  siens  qui  ne  firent 
aucune  difficulté  de  la  lui  confier  :  ils  n'eurent,  l'un  et 
l'autre,  qu'à  se  féliciter  de  cette  bonne  action.  <(  C'est 
l'ange  gardien  du  patriarche,  dit  un  témoin  qui  ne 
demeurera  pas  longtemps  insensible  à  tant  de  char- 
mes et  d'amabilité;  elle  est  devenue  nécessaire  à  son 
existence.  Les  soins  et  les  caresses  qu'elle  lui  pro- 
digue, l'air  pénétré  dont  il  baise  les  mains  de  cette 
jolie  gouvernante  ;  vous  ne  sauriez  vous  imaginer 
combien  ce  tableau  est  touchant...'*.  » 


1.  Voltaire,  Œuvra  complète»  (Beuchot),  t.  LXIX,  p.  243.  Lettre 
de  Voltaire  au  comte  Schovralow;  Ferney,  le  28  mars  1775. 

2.  Marquis  de  Villette,  CEuires  (Edimbourg,  1788),  p.  114,  115. 
Lettre  de  Villetle  au  marquis  de  Villevieille  ;  Ferney,  1777. 


BELLE  ET  BONNE.  93 

Elle  tenait  sa  place  dignement  et  brillamment, 
sachant,  sans  embarras  et  avec  un  tact  exquis,  sauver 
les  difficultés  et  les  écueils  d'une  position  tant  soit  peu 
fausse.  Villette,  c'est  notre  témoin,  dans  le  récit  d'une 
fêle  donnée  au  fondateur  de  Ferney  (la  même  vrai- 
semblablement que  nous  avons  décrite),  s'étend  avec 
complaisance  sur  le  rôle  gracieux  qu'y  jouait  belle 
et  bonne^  son  seul  nom  chez  Voltaire.  «  Au  milieu  de 
ce  cortège,  digne  des  crayons  du  Poussin,  paraissait 
la  belle  adoptée  du  patriarche.  Elle  tenait  dans  une 
corbeille  deux  colombes  aux  ailes  blanches,  au  bec 
de  rose.  La  timidité,  la  rougeur  ajoutaient  encore  au 
charme  de  sa  figure.  Il  était  difficile  de  n'être  pas 
ému  d'un  si  charmant  tableau...  »  Mais  cette  fête, 
dont  Villette  nous  donne  une  description  qui  vient 
compléter  ce  que  nous  avons  déjà  relaté,  va  finir  par 
un  accès  de  colère  des  plus  violents.  «  M.  de  Voltaire 
apprend  que  l'on  a  tué  les  deux  beaux  pigeons  que  sa 
chère  enfant  avait  apprivoisés  et  nourris.  Je  ne  puis 
rendre  l'excès  de  son  indignation,  en  voyant  l'apathie 
avec  laquelle  on  égorge  ainsi  ce  qu'on  vient  de  caresser. 
Tout  ce  que  cette  cruauté  d'habitude  lui  a  fait  dire 
d'éloquent  et  de  pathétique  peint  encore  mieux  son 
âme,  que  ne  feraient  les  belles  scènes  à!Orosmane  et 
à^Alzire  *.  » 

Celui  qui  nous  donne  ces  détails  d'idylle  n'était 


1.  Marquis  de  VilleUe,  OBuvre»  (Edimbourg,  1788),  p.  109,  112. 
Lettre  de  Villette  à  D'AIembert,  sans  date.  Mais  comme  la  fête  dont 
il  est  question  eut  lieu  le  4  octobre  17  7. S,  cette  letlre  doit  être  au  plus 
tôt  du  5  ou  du  6.  En  ce  cas,  Fabry  retarderait  un  peu  l'installation 
à  Ferney  de/'e//e  ei  bonne,  qu'il  placeiait  vers  la  lin  de  janvier  1776, 


94  VILLETTE. 

rien  moins,  pourtant,  qu'un  berger  de  Théocrite.  Fils 
d'un  financier,  trésorier  général  de  l'extraordinaire 
des  guerres,  qui  s'était  pourvu  d'un  marquisat  vers 
la  fin  de  sa  vie  ',  Villette  avait  mené,  comme  on  dirait 
de  nos  jours,  lavie  à  grandes  guides.  Il  avait  fait  des 
folies  de  plus  d'une  sorte,  et  s'il  passait  pour  un  gar- 
çon d'esprit,  s'il  troussait  à  l'occasion  agréablement 
des  vers,  s'il  était  aimable,  prodigue,  s'il  pétillait 
dans  les  soupers,  si,  pour  en  finir,  il  était  doué  de 
tous  les  travers  élégants  qui  constituaient  le  mauvais 
sujet  de  bonne  compagnie,  de  méchants  bruits  cou- 
raient sur  son  compte,  qui,  malheureusement,  avaient 
pris  une  telle  consistance  que  ses  amis  passaient 
volontiers  condamnation  sur  ces  graves  inculpations. 
Voltaire  lui-môme  y  fait  allusion  et  parle  de  conver- 
sion, ce  qui  serait  accréditer  peu  charitablement  les 
propos'*.  Villette  avait  des  ennemis,  qui  ne  devaient 
pas  lui  pardonner  d'être  riche  (son  père  lui  laissera 
cent  cinquante  mille  livres  de  rentes).  Il  commit  des 
imprudences  et  se  compromit  au  point  qu'à  un 
certain  moment,  il  sentit  que  le  parti  le  plus  sage  était 
de  s'éloigner.  Sa  terre'de' Bourgogne  était  sur  le  che- 
min de  Paris  à  Ferney,  c'était  une  occasion  de  rendre 


t.  Léon  Lagrange,  Joseph  Vernet  (Paris,  Didier,  1864),  p.  184. 
Il  (lait  seigneur  du  Plessis-Longeau,  de  Bassicourt  et  autres 
lieux.  Ciions  ce  petit  dialogue  qui  n'éraille  pas  seulement  Villette. 
a  Brunoi  est-il  marquis?  —  Oui.  —  Villelte  est-il  marquis?  —  Oui. 

—  De  Bièvre  est-il  marquis?  —  Oui,  —  Ce  sont  donc  trois  marquis? 

—  Non,  c'est  un  nonle.  »  Correspondance  secrète  politique  et  litté- 
raire (Londres,  John  Adamson),  t.  XIX,  p.  48. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beucliot),  t,  LXIil,  p.  23,  Lettre 
de  Voltaire  ù  Damilaville;  13  janvier  17  GC. 


PINCETTES   ÉPILATOIRES.  9i> 

visite,  en  1765,  à  l'auteur  de  Mérope  qui  l'accueillit 
avec  sa  grâce  habituelle  '.  Du  reste  il  saura  rendre  de 
petits  services.  II  avait  accès  auprès  de  la  philosophie 
dont  il  était  un  des  serviteurs,  et  il  devenait  un  entre- 
gent utile  pour  un  homme  qui,  ayant  plus  d'une 
affaire,  avait  besoin  de  plus  d'un  aide. 

En  fait  de  services,  en  voici  un  que  le  patriarche 
requiert,  et  qui  est  assez  plaisant,  comme  il  en  convient. 
Il  avait  remarqué,  durant  le  séjour  de  ce  mondain, 
que  Yillette  ne  se  faisait  pas  raser  et  employait  de 
petites  pincettes  épilatoires,  dont  le  système  lui  parut 
ingénieux.  Voltaire  avait  également  de  ces  commodes 
outils  qui  dispensent  de  savonnette  et  de  rasoir,  et  sur- 
tout d'un  barbier;  mais  il  avait  épuisé  son  arsenal,  et  il 
en  avait  vainement  fait  chercher  à  Lyon  aussi  bien  qu'à 
Genève.  «  Il  n'y  en  a  pas  plus  que  de  bons  livres  nou- 
veaux'^, »  s'écrie-t-il;  et  demande  en  grâce  à  son  jeune 
ami  de  vouloir  bien  ordonner  à  un  de  ses  valets  de 

1 .  Voltaire  plaidera  sa  cause  auprès  de  M.  de  Villetle  père,  que 
tontes  ces  frasques  avaient  dû  irriter.  Lettres  inédites  (Paris,  Didier, 
186"),  t.  1,  p.  406,  407.  Lettre  de  Voltaire  à  M.  de  Villette  père; 
Ferney,  22  mars  J765. 

2.  «  J'ai  oublié,  en  tous  parlant  du  physique  de  M.  de  Voltaire, 
de  vous  dire  une  particularité  que  tout  le  monde  auroit  pu  remarquer, 
et  dont  personne,  que  je  sache,  n'a  encore  fait  mention  :  c'est  qu'il 
n'a  point  de  barbe;  du  moins,  il  en  a  si  peu,  qu'il  ne  se  fait  jamais 
raser.  On  voit  sur  sa  cheminée  trois  ou  quatre  paires  de  petites  pinces 
épilatoires,  Jkvec  lesquelles  il  se  joue,  et  s'arrache  de  temps  à  autre 
quelques  poils  en  causant  avec  l'un  et  l'autre.  »  Mémoires  secrets  pour 
servir  à  l'histoire  de  la  République  des  lettres  (Londres,  John  Adam- 
son),  t.  IX,  p.  284;  du  II  novembre  1776  :  extrait  d'une  lettre  de 
Ferney,  du  4  novembre.  Elle  est  de  l'abbé  de  Saint-Rémi,  qui  avait, 
en  eCTet,  séjourné  à  Ferney,  mais  dont  les  commérages,  s'il  faut  en 
croire  Wagnière,  ne  sont  pas  tous  d'une  exactitude  et  d'une  précision 
judaïque. 


96  AVERTISSEMENTS  PRESSANTS. 

chambre  de  lui  acheter  une  demi-douzaine  de  ces 
jolies  pinces,  qu'il  devra  lui  envoyer  dans  une  lettre 
à  M.  Tabareau,  directeur  des  postes  à  Lyon,  a  Je  suis, 
ajoutait-il,  comme  les  habitants  de  nos  colonies,  qui 
ne  savent  plus  comment  faire  quand  ils  attendent  de 
l'Europe  des  aiguilles  et  des  peignes.  Enfin,  les  petits 
présents  entretiennent  l'amitié;  et  je  vous  serai  très- 
obligé  de  cette  bonté  '.  »  Sans  avoir  de  correspon- 
dance suivie,  ils  ne  laissaient  pas  de  s'écrire,  et  le 
solitaire  de  Ferney,  qui  s'arrange  si  bien  de  son  éloi- 
gnement  de  Paris ,  conseille  à  l'aimable  vaurien  d'eu 
faire  autant,  avec  des  considérants  qui  donneraient 
fort  à  penser,  lors  même  qu'on  ne  saurait  rien  de  la 
vie  de  ce  dernier. 

Vous  vous  plaignez,  lui  écrit-il  en  réponse  à  une  de  ses 
lettres,  de  quelques  tours  qu'on  vous  a  joués;  j'aimerais 
mieux  qu'on  vous  eût  volé  deux  cent  mille  francs,  que  de 
vous  voir  déchirer  par  les  harpies  de  la  société  qui  remplis- 
sent le  monde.  Il  faut  absolument  que  vous  sachiez  que  cela 
a  été  poussé  à  un  excès  qui  m'a  fait  une  peine  cruelle.  On 
dit  :  Voilà  comme  sont  faits  tous  les  petits  philosophes  de 
nos  jours;  on  clabaude  à  la  cour,  à  la  ville.  Vous  sentez 
combien  mon  amitié  pour  vous  en  a  souffert.  Vous  êtes  fait 
pour  mener  une  vie  très-heureuse,  et  vous  vous  obstinez  à 
gâter  tout  ce  que  la  nature  et  la  fortune  ont  fait  en  votre 
faveur  *. 

Cette  existence  dissipée  amène  rarement  la  consi- 
dération. Parmi  les  débauchés  avec  lesquels  on  vit, 
l'on  se  fait  un  certain  renom  ;  les  louanges,  les  flatle- 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  {Reacbol),  t.  LXIil,  p.  459.  Lellre 
de  Voltaire  à  M.  de  Villette  ;  le  ler  décembre  17  66. 

2.  Ibid.,  t.  LXIV,  p.  366.  Lellre  du  même  au  même;  20  sep- 
tembre 1767. 


MADEMOISELLE  THÉVENIN.  97 

ries  intéressées  peuvent  griser  et  donner  le  change, 
et  l'on  n'arrive  à  soupçonner  le  tort  que  l'on  s'est  fait 
que  quand  la  mésestime  parle  plus  haut  que  les  cla- 
meurs des  complices.  Les  conseils  de  Voltaire  étaient 
excellents,  et  Yillette  ne  pouvait  rien  faire  de  mieux  que 
de  les  suivre;  mais,  soit  qu'ils  importunassent,  soit 
tout  uniment  le  train  du  monde,  leur  correspon- 
dance alla  en  s'affaiblissant  et  finit  même  par  cesser, 
ou  peu  s'en  fallait. 

Un  scandale  public  et  qui  devait  porter  le  dernier 
coup  à  la  réputation  du  marquis  devint  cependant  la 
date  d'une  autre  existence,  en  le  forçant  de  se  sous- 
traire, au  moins  pour  un  temps,  aux  propos  médio- 
crement bienveillants  dont  il  était  l'objet.  Il  se  prome- 
nait, un  jour,  au  Vaux-Hall,  une  dame  au  bras, 
lorsqu'il  fut  rencontré  par  une  demoiselle  du  monde, 
une  impure  de  haut  style,  fort  connue  de  lui  et  qui  le 
toucha  de  son  éventail  en  lui  disant  :  «  Adieu , 
Villette.  »  Quelle  que  fût  la  femme  qu'il  accompagnait, 
il  était  naturel  qu'il  trouvât  cette  familiarité  déplacée 
et  qu'il  en  fût  embarrassé  et  choqué.  Toutefois,  il  se 
borna  à  ne  pas  répondre.  Celle-ci,  loin  d'en  rester  là, 
répéta  son  impertinent  salut  ;  Villette  alors,  n'y  tenant 
plus,  la  cingla  plus  ou  moins  énergiquement  de  la 
baguette  qu'il  avait  à  la  main.  La  victime  fort  peu 
intéressante  de  cette  brutalité  méritée  était  une  fille 
très  à  la  mode,  mademoiselle  Thévenin,  qui  n'avait  pas 
de  souliers,  trois  ans  auparavant,  et  laissera  une 
succession  qu'on  évalua  à  cent  mille  écus*.  Mais  la 


1.  Correspondance  secrète  politique  et  littéraire  (Londres,   John 
viii.  7 


98  AFFAIRE  ÉQUIVOQDE. 

demoiselle,  comme  toutes  ses  pareilles,  ne  man- 
quait pas  de  protecteurs,  et  elle  mettait  aussitôt  aux 
trousses  du  marquis  un  officier  suisse  qui  se  constitua 
son  champion.  Rendez-vous  fut  pris.  Yillette,  par 
une  impatience  qui  fait  son  éloge,  s'y  trouva  trois 
heures  avant  l'heure  indiquée.  Il  n'y  aurait  eu  rien 
de  grave  à  cela,  si  l'impatience  qui  l'avait  appelé  par 
trop  tôt  sur  le  terrain  lui  eût  permis  d'attendre  son 
adversaire.  Mais,  ne  trouvant  personne,  chose  sur 
laquelle  il  devait  un  peu  compter,  il  rentra  chez  lui, 
fît  sa  malle ,  s'éloigna  hâtivement  de  Paris ,  sans  trop 
savoir  d'abord  quelle  direction  prendre*. 

Cependant,  il  se  décida  «  malheureusement  »  pour 
Genève,  nous  dit  Wagnière,  qui  ne  lui  est  pas  favo- 
rable, et  auquel  nous  empruntons  ce  petit  récit  qu'il 
tenait  lui-même  d'un  homme  «  très-attaché  à  M.  de 
Yillette,  et  témoin  oculaire,  »  et  que  nous  supposons 
être  M.  de  Villevieille,  lequel  ne  devait  pas  tarder  non 
plus  à  débarquer  à  Ferney.  Le  poëte  fut  enchanté  i 

Adamson),  t.  Vil,  p.  230;  Paris,  13  janvier  1779.  —  Grimm,  Cor- 
respondance littéraire  (Paris,  Furne),  t.  X,  p.  58. 

1.  Villette,  qui  avait  cependant  fait  comme  ofllcier  de  cavalerie 
le*  campagnes  de  la  guerre  de  Sept  ans,  et  était  parvenu  au  grade  de 
maréchal  des  logis  de  la  cavalerie,  passait  pour  poltron,  bien  qu'il  eût 
tout  fait  pour  se  donner  le  renom  tout  contraire.  On  racontait  à  ce  sujet 
une  prétendue  rencontre  où  il  aurait  tué  roide  un  lieutenant-colonel,  et 
qui,  après  vérification,  se  trouva  être  une  fable  aussi  ridicule  que  mal 
imaginée.  Un  duel  plus  sérieux,  mais  qui  ne  devait  pas  aboutir,  amenait 
devant  la  connétablie  Villette  et  le  comte  de  Lauraguais,  pour  se  voir 
condamner,  par  jugement  du  tribunal  des  maréchaux,  à  une  prison 
de  six  semaines,  le  premier  à  l'Abbaye,  le  second  à  la  Bastille. 
Mémoires  pour  servir  ù  l'histoire  de  la  République  des  lettres  (Lon- 
dres, John  Adamson),  t.  III,  p.  6C,  68,  80;  17,  22  août  et  21  sep- 
tembre 1766. 


MARIAGE  DE  VILLETTE.  99 

sa  Yue*,  et  l'engagea  à  loger  au  château,  ce  qu'il  ac- 
cepta avec  empressement.  «  Dès  que  M.  de  Villette 
fut  arrivé  (c'est  encore  Wagnière  qui  raconte),  il 
dit  qu'il  voulait  épouser  mademoiselle  de  Yaricourt  ; 
ce  qu'il  lit  enfln ,  après  avoir  tergiversé  près  de  trois 
mois'^.  »  Le  mariage  dut  avoir  lieu  vers  la  fin  de 
septembre  :  ni  Villette,  ni  Voltaire  n'en  précisent  le  jour. 
Le  marquis,  dans  une  lettre  sans  date  à  M.  Lepelletier  de 
Morfontaine,  où  il  lui  mande  qu"il  jouit,  depuis  quatre 
mois,  «  cinq  heures  par  jour  de  la  présence  réelle  de 
M.  de  Voltaire  ^)>  fait  part  de  son  mariage  à  l'intendant 
de  Soissons  de  la  façon  suivante  : 

11  me  reste  à  vous  parler  d'une  petite  pièce  que  l'on  a  re- 
présentée à  Ferney,  et  dont  je  suis  l'auteur  :  c'est  le  Mariage 
impromptu.  Cette  pièce,  un  peu  dénuée  d'intrigue,  finit  par 
un  dénouement  qui  aura  peut-être  droit  de  vous  surpren- 
dre. J'épouse,  au  château  de  Ferney,  une  jeune  personne 
adoptée  par  M.  de  Voltaire  :  elle  m'apporte  pour  dot  un  vi- 
sage charmant,  une  belle  taille,  un  cœur  tout  neuf,  et  l'es- 
prit qui  plaît*;  j'ai  préféré  cela  à  un  million  tout  sec  que  je 

1.  La  mère  de  Villette  avait  été  fort  à  la  mode  et  galante.  C'est 
pour  lui  plaire,  nous  apprend  Duclos,  qu'Helvélius,  qui  était  beau 
comme  le  jour,  flt  le  livre  de  l'Esprit.  Voltaire  l'avait  beaucoup  connue 
aussi,  et  Villette  partait  de  là  pour  se  croire  et  se  dire  son  fils.  Grimm, 
Correspondance  littéraire,  t.  X,  p.  28  ;  XI,  p.  325.  Nous  ne  savons  jus- 
qu'à quel  point  la  prétention  pouvait  se  soutenir.  Villette  n'est  pas 
le  seul  qu'on  donne  assez  gratuitement  à  Voltaire,  et  le  libraire  Lam- 
bert passait  également  pour  le  fds  du  poëte,  sans  que  rien,  toutefois, 
de  sérieux,  ne  vînt  corroborer  cette  étrange  supposition. 

2.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  [Paris,  André, 
1826),  t.  i,  p.  117.  Voyage  de  Voltaire  àParis,  1778. 

3.  Wagnière  dit  pourtant  qu'il  vint,  en  septembre,  à  Ferney.  Nous 
ne  trouvons  pas  trop  de  cette  façon  le  moyen  de  parfaire  ces  quatre 
mois  de  séjour  avant  la  cérémonie. 

4.  Voirie  portrait  de  madame  de  Villette  par  Pujos  et  gravé  par 
madame  Lingée,  en  1780. 


100  CORTÈGE  PATRIARCAL. 

trouvais  à  Genève.  Les  Pères  de  l'Église  auraient  échoué  à 
ma  conversion;  elle  était  réservée  au  Père  temporel  des 
Capucins,  qui  est  aujourd'hui  le  Père  spirituel  de  l'Eu- 
rope K 

Il  donnait  à  d'Hell,  avec  lequel  il  était  plus  lié, 
quelques  détails  sur  une  cérémonie  touchante  et  dans 
laquelle  l'auteur  de  la  Henriade  était  bien  dans  son 
rôle  de  patriarche. 

La  confidence  que  vous  attendez,  monsieur,  commence  à 
perdre  un  peu  de  son  mérite  pour  le  secret.  J'ai  épousé 
avant-hier,  à  minuit,  dans  la  chapelle  de  Ferney,  non  pas 
une  Babylonienne,  mais  la  bergère  des  Alpes.  Il  était  assez 
piquant,  et  peut-être  unique,  de  la  voir  précédée  de  six  on- 
cles, tous  frères,  et  l'un  chevalier  de  Saint-Louis.  Deux  sou- 
tenaient le  patriarche,  qui,  dans  sa  belle  pelisse  de  l'impé- 
ratrice desRussies,  donnait  l'idée  d'un  grand  châtelain  qui 
marie  ses  enfans.  Les  portes  de  l'église  étaient  obstruées  par 
ses  vassaux,  qui  lui  rendent  les  hommages  que  Louis  XII 
recevait  de  ses  peuples  ». 

Voltaire  est  enchanté  de  cette  conversion,  de  ce 
miracle  de  la  grâce  opéré  sur  un  pécheur  plus  qu'en- 
durci; et  toutes  ses  lettres  témoignent  de  sa  joie,  de 
son  ravissement.  «  Notre  chaumière  de  Ferney,  s'é- 
crie-t-il,  n'est  pas  faite  pour  garder  des  filles.  En 
voilà  trois  que  nous  avons  mariées  :  mademoiselle  Cor- 

1.  Marquis  de  Villelte,  Ofc'urrcs  (Edimbourg,  1788),p.  127.  Lettre 
de  Villelte  à  M.  Lepellelier  de  Morfontaine;  Ferney,  1777. 

2.  Ibid.,  p.  122,  123,  Lettre  de  Villelte  à  M.  d'Hell;  Ferney, 
]777.  Thomas  d'Hell,  l'auteur  du  Jugement  de  Midas,  de  VAmant 
jaloux,  de  Gilles  le  Ravisseur,  anglais  plein  d'esprit,  d'amabilité 
et  de  philosophie,  dont  Grimm  nous  a  fait  un  crayon  bienveillant. 
Correspondance  liitérnire  (Paris,  Furne),  t.  X,  p.  418,  419; 
avril    17  81. 


RAVISSEMENT  DK  VOLTAIRE.  101 

neille,  sa  belle-sœur  mademoiselle  Dupuits,  et  ma- 
demoiselle Yaricourt,  que  M.  de  Villette  nous  enlève. 
Elle  n'a  pas  un  denier,  et  son  mari  fait  un  excellent 
marché.  Il  épouse  de  l'innocence,  de  la  vertu,  de  la 
prudence,  du  goût  pour  tout  ce  qui  est  bon,  une 
égalité  d'âme  inaltérable,  avec  de  la  sensibilité;  le 
tout  orné  de  l'éclat  de  la  jeunesse  et  de  la  beauté  *.  » 
Il  dira  à  La  Harpe  :  «  Il  est  venu  nous  voir,  et  nous 
l'avons  marié,  pour  lui  faire  les  honneurs  de  la 
maison.  Il  épouse  une  jeune  et  belle  demoiselle,  fille 
d'un  officier  des  gardes,  que  nous  avions  chez  nous. 
Cette  demoiselle  n'a  d'autre  dot  que  sa  beauté  et  sa 
sagesse.  M.  de  Villette,  qui  possède  cinquante  mille 
écus  de  rente,  fait  un  très-bon  marché.  Pour  moi, 
je  reste  seul  dans  mon  lit,  et  j'y  radote  en  vers  et  en 
prose  ^.  »  Et  au  philosophe  D'Alembert  :  «  Il  a  épousé, 
dans  ma  chaumière  de  Ferney,  une  fille  qui  n'a  pas 
un  sou,  et  dont  la  dot  est  de  la  vertu,  de  la  philosophie, 
de  la  candeur,  de  la  sensibilité,  une  extrême  beauté, 
l'air  le  plus  noble  ;  le  tout  à  dix-neuf  ans  '.  Les  nou- 
veaux mariés  s'occupent  jour  et  nuit  à  me  faire  un 
petit  philosophe.  Cela  me  ragaillardit  dans  mes  hor- 
ribles souffrances*...  » 


1  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beucliol),  t.  LXX,  p.  371.  Lettre 
de  Voltaire  àd'Argental;  5  novembre  1777. 

2.  Ibid.,  t.  LXX,  p.  385.  Lettre  de  Voltaire  à  La  Harpe;  19  no- 
vembre 1777.  Voltaire  dit  :  quarante  mille  écus,  dans  une  lettre  à 
M***,  datée  de  Ferney,  le  9  du  même  mois. 

3.  Elle  était  née  à  Pougny  le  3  juin  1757.  Elle  avait  donc  bien 
ses  vingt  ans  révolus. 

4.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  393,  Lettre 
de  Voltaire  à  D'Alembert;  26  novembre  17  77, 


102  CONVEBSION  RADICALE. 

Villette  a  dépouillé  entièrement  le  vieil  homme,  il  a 
fait  un  mariage  d'amour,  purement  d'amour.  On  ré- 
pandit le  bruit  qu'il  avait  refusé  la  dot  que  Voltaire 
destinait  à  sa  pupille;  il  épousa  bravement  sans 
compter  sur  le  moindre  apport,  et  le  poëte,  en  effet, 
se  borna  à  oiîrir,  à  belle  et  bonne,  quelques  bijoux, 
dont  la  beauté  pouvait  se  passer.  Le  marquis  ne  cache 
pas  sa  passion,  il  l'affiche  même  comme  un  défi.  Il 
n'ignorait  point  que,  dans  un  certain  monde,  cette 
détermination  honorable  serait  envisagée  comme  une 
sottise,  et  ses  lettres  indiquent  un  peu  cette  préoccupa- 
tion. «  Je  sais  par  cœur  toutes  les  jouissances  de 
Paris,  dit-il.  J'en  suis  un  peu  honteux  pour  la  bonne 
ville  ;  mais  il  n'y  a  ni  amour  ni  amitié,  et  pas  tant  de 
plaisir  que  l'on  croirait.  Le  charme  a  cessé  pour  moi. 
Sortez  un  moment  du  tourbillon,  vous  ne  voudrez  plus 
y  rentrer  ' .  » 

Ces  bergeries,  ces  amours,  ces  noces,  qui  char- 
maient le  solitaire  de  Ferney,  n'entravaient  rien  ;  l'on 
n'en  était  pas  moins  à  l'ouvrage  sur  le  chantier,  aux 
bruits  du  dehors,  aux  infiniment  petites  intrigues 
de  cette  république  des  lettres,  la  plus  hargneuse,  la 
plus  querelleuse  de  toutes  les  répubUques.  Voltaire 
apprenait  la  mort  du  plus  ancien  comme  du  plus 
acharné  de  ses  ennemis,  de  ce  folliculaire  qui  le  har- 
celait depuis  près  de  trente  années  dans  ses  feuilles, 
et  rirritait  cent  fois  plus  par  l'apparente  modération 
de  ses  critiques,  que  les  La  Beaumelle  et  les  Clément 
par  l'impudente  insolence  de  leurs  attaques.  Fréron 

1.  Villelte,  OBuvm  (Edimbonrg,  1788^   p.  123.  Lettre  de  Vil- 
lelle  à  d'Hell,  d^jù  cilée. 


MORT  DE  FRÉRON.  i03 

venait  de  s'éteindre,  vaincu  par  le  travail,  les  excès, 
a-t-on  dit,  surtout  par  les  soucis,  les  anxiétés  d'une 
carrière  incessamment  menacée'.  Ses  adversaires 
l'emportaient.  L Année  littéraire^  son  gagne-pain, 
sa  raison  d'être,  sa  création,  son  juste  orgueil,  allait 
être  supprimée.  Il  en  reçut  la  nouvelle  à  la  comédie. 
Il  mangeait  fortement,  l'émotion  décida  une  indiges- 
tion terrible  :  il  était  goutteux  avec  cela,  la  goutte 
lui  remonta  à  l'estomac;  quand  madame  Fréron,  qui 
était  partie  aussitôt  pour  solliciter  à  Versailles  contre 
un  tel  arrêt,  rentra  chez  elle,  elle  ne  trouva  plus  qu'un 
cadavre  (10  mars  1776)  ^. 

L'auteur  de  la  Henriade éiait  instruit  de  l'événement 
par  une  lettre  sans  signature,  où  l'on  essayait  de 
l'apitoyer  sur  le  sort  de  madame  Fréron  et  de  sa 
famille.  Il  parle  à  plusieurs  reprises  de  cette  démarche, 
avec  des  variantes,  avouons-le,  assez  notables.  «  Savez- 
vous  que  j'ai  reçu,  mandait-il  à  Thibouville,  une  lettre 
très-tendre  d'une  dame  qui  est  sûrement  parente  de 
Fréron,  si  elle  n'est  pas  sa  veuve? Elle  m'avoue  que  ce 
pauvre  diable  est  mort  banqueroutier,  et  elle  me 
conjure  de  marier  sa  fille,  par  la  raison,  dit-elle,  que 
i'ai  maiié  la  petite-fille  de  Corneille;  elle  me  propose 
le  curé  de  la  Madeleine  pour  l'entremetteur  de  cette 
affaire;  ces  curés  se  fourrent  partout.  J'ai  répondu  que 
si  Fréron  a  fait  le  Cid  et  Cinna,  je  marierai  sa  fille 
sans  difficulté^.  »  Ailleurs,  ce  n'est  plus  une  parente, 

1 .  Né  à  Quimper  en  1 7 1 9,  il  avait  environ  cinquante- sept  ans. 

2.  Charles  Nisard,  les  Ennemis  de  Voltaire  (Paris,  Amyot,  1853), 
p.  296,  297. 

3.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXIX,  p.  543,  544.. 


104  ÉTRANGE  BILLET  D'ENTERREMENT. 

c'est  la  veuve  Fréron,  indubitablement.  «  Croiriez- 
vous  que  la  veuve  Fréron  m'a  envoyé  un  billet  d'en- 
terrement, et  m'a  fait  proposer  d'avoir  soin  d'une  de 
ses  filles,  par  la  raison,  dit-elle,  que  j'ai  marié  la 
descendante  de  Corneille  '  ?  »  Il  serait  assez  curieux 
qu'on  s'avisât  de  reprocher  à  Voltaire  de  n'avoir  point 
fait  pour  la  fille  de  l'auteur  de  P Année  littéraire  ce 
qu'il  avait  entrepris  avec  tant  d'empressement  géné- 
reux pour  la  petite-nièce  de  l'auteur  du  Cid  et  de 
Cinna.  Il  en  aurait  eu  l'idée  que  l'on  eût  infaillible- 
ment attribué  à  une  arrière-pensée  machiavélique  un 
bienfait  auquel  la  postérité  de  Fréron  n'avait  aucun 
titre.  Aurait-il  eu  davantage  le  droit  d'accabler  sous  sa 
magnanimité  la  famille  d'un  homme  qu'il  avait  traîné 
sur  la  claie,  dans  V Écossaise  ?  Dans  son  Commentaire 
historique,  dont  l'apparition  suivit  d'assez  près  la 
mort  de  Fréron,  le  poëte  fait  également  allusion  à 
cette  lettre  anonyme,  et  ne  manque  pas  de  dire  quelle 
fut  sa  réponse  à  cette  plus  qu'étrange  démarche.  L'in- 
terdiction, dont  avait  été  frappée  l'Année  littéraire^ 
venait  d'être  levée,  et  le  fils  du  journaliste  avait  été 
autorisé  à  en  reprendre  la  publication;  ce  dernier 
n'eut  rien  de  plus  pressé,  et  on  l'en  loue,  que  de 


Lettre  de  Vollaire  à  M.  de  Thibouville  ;  Ferncy,  7  mara.  Cette  lettre, 
comme  le  fait  remarquer  Beuchol,  est  composée  de  plusieurs  lam- 
beaux empruntés  çà  et  là.  Si  elle  était  du  7  dans  toutes  ses  parties, 
il  ne  pourrait  y  Ctre  fait  allusion  à  la  mort  de  Fréron  arrivée  trois 
jours  plus  tard.  Que  de  lettres,  dans  la  correspondance,  ne  sont  faites 
que  de  tels  amalgames!  Voir  aussi  la  lettre  à  d'Argental  du  30  mars, 
p.  573,  574. 

1.  Cabinet  de  M.  Feuillet  de  Conches.  Lettres  autographes  de  Vol- 
taire au  comte  de  La  Touraille;  Ferney,  22  mars  177G. 


LE  FILS  DE  FRÉRON.  105 

relever  une  allégation  flétrissante  ;  et  il  le  fît  avec  une 
émotion  d'honnête  homme,  une  éloquence  indignée 
qui  devait  réussir  et  réussit  pleinement. 

Je  puis  vous  protester,  monsieur,  qu'il  n'y  a  poiut  dans 
ma  famille  de  personne  assez  lâche  pour  mendier  les  se- 
cours de  M.  de  Voltaire  en  faveur  de  ma  sœur.  La  pitié  du 
persécuteur  de  mon  père  seroit  pour  nous  le  comble  du  mal- 
heur.... Si  les  loix  de  l'honneur  et  du  devoir,  si  le  respect  dû 
à  la  mémoire  du  chef  respectable  de  notre  famille  ne  nous 
avoit  point  arrêtés,  notre  intérêt  du  moins  nous  eût  détour- 
nés d'une  action  aussi  basse;  aurions-nous  voulu  souiller, 
en  y  joignant  le  nom  de  Voltaire,  la  liste  des  personnes 
augustes  qui  ont  honoré  mon  père  de  leurs  regrets,  et  sa 
famille  de  leur  protection?...  Puisque  la  lettre queM.  deVol- 
taire  prétend  avoir  reçue  est  anonyme,  de  quel  droit  sup- 
pose-t-il  qu'elle  est  d'une  personne  de  ma  famille?'^.  deVoUaire, 
ignore-t-il  donc  qu'on  ne  doit  jamais  produire  des  lettres 
anonymes,  qui  ne  sont  la  ressource  que  des  lâches  calom- 
niateurs? Ne  serois-je  pas  beaucoup  plus  autorisé  à  dire  que 
cette  lettre  est  l'ouvrage  de  M.  de  Voltaire  lui-même?...  Mais 
si  M.  de  Voltaire  a  réellement  reçu  cette  lettre,  il  faut  qu'elle 
soit  l'ouvrage  de  quelqu'un  de  ces  auteurs  justement  censu- 
rés par  mon  père,  qui,  connaissant  les  sentimens  de  M.  de 
Voltaire.  aUra  cru  faire  sa  cour  par  cette  misérable  plaisan- 
terie, ou  bien  un  de  ces  lâches  envieux  qui,  toujours  prêt  à 
s'approprier  les  dépouilles  de  ses  ennemis,  aura  cru  que  le 
moyen  le  plus  infaillible  pour  nous  enlever  notre  unique 
ressource  étoit  de  nous  représenter  comme  des  âmes  viles, 
capables  d'embrasser  les  genoux  du  persécuteur  de  mon 
père...  1. 

Cette  réponse  est  digne,  elle  est  habile.  Elle  retourne 
le  trait  contre  l'assaillant,  et  jette  au  moins  un  doute 
dans  l'esprit  du  lecteur  qui  se  demande,  en  effet,  si  la 

1.  ÀnnéelUiéraireilTlG),  1.  IV,  p.  223  à  226. 


IM  UN  MÀDTAI8  PLAISANT. 

lettre  de  l'anonyme  n'était  point  de  pure  invention. 
Restait  encore  le  choix  des  hypothèses,  et,  en  ad- 
mettant que  M.  de  Voltaire  eût  bien  réellement  reçu 
cette  requête  à  intentions  perfides,  la  question  était 
de  savoir  si  la  famille  Fréron  avait  été  victime  d'une 
simple  mystification,  de  ressentiments  soulevés  par  les 
critiques  du  défunt,  ou  de  mobiles  plus  vils  encore. 
Le  marquis  de  Luchet  affirme  que  Fréron  fils  se  trom- 
pait, quant  à  Voltaire.  «  Elle  existe  véritablement, 
ajoute-t-il  en  parlant  de  la  lettre  ;  mais  cette  invitation 
est  d'un  mauvais  plaisant,  qui  l'imagina  pour  venger 
son  amour-propre  humilié  dans  un  numéro  de  r An- 
née littéraire  de  1774  '.  »  Il  garde  le  secret  à  ce  mau- 
vais plaisant.  Quel  peut-il  être  ?  Après  avoir  inventorié, 
à  cette  année  1774,  les  exécutions  de  Fréron,  nos  soup- 
çons se  sont  arrêtés  sur  Delisle  de  Salles,  drapé  d'impor- 
tance parle  journaliste  dans  le  tome  V  de  ses  feuilles'*. 
Mais  ce  ne  sont  là,  après  tout,  que  des  présomptions. 

t.  Marquis  de  Luchet,  Histoire  littéraire  de  Voltaire  (  Caasel, 
1781),  t.  II,  p.  206. 

2..  Essai  philosophique  sur  le  corps  humain  pour  servir  de  suite  à 
la  PHILOSOPHIE  DE  LA  NATURE,  par  UD  M.  de  Lille,  autre  que  M.  l'abbé 
de  Lille,  traducteur  des  Géorgiques  de  Virgile.  Année  littéraire  (1 774), 
t.  V,  p.  217  à  245;  à  Paris,  ce  14  août  1774. 


III 


LETTRE     SUR     SHAKESPEARE.     —     BARETTI     ET      LADY 
MONTAGUE.  —  GUÉNÉE.  —  VOLTAIRE  JOURNALISTE. 


Sauf  Clément,  qui  était  encore  nouveau  dans  cette 
carrière  du  journalisme  agressif,  tous,  les  uns  à  la 
suite  des  autres,  étaient  tombés  devant  l'implacable 
vieillard.  Mais  le  combat  ne  finira  pas  faute  de  combat- 
tants, et  les  casus  belli  ne  manqueront  point  à  un  belli- 
gérant qui  se  constitue  le  champion  de  toutes  les 
causes.  A  cette  époque,  il  a  sorti  tout  son  arsenal  de 
guerre,  il  s'agit  de  défendre  ses  dieux,  et  de  savoir  si 
Shakespeare,  un  barbare  !  devra  être  salué  comme  le 
plus  beau  génie,  et  s'il  n'y  a  rien  à  opposer  à  l'auteur 
di' Othello  et  d'Hamlet,  dans  le  pays  qui  a  donné  le 
jour  au  grand  Corneille,  à  l'auteur  de  Phèdre  et 
d'Athalie;  la  pudeur  nous  empêchera  de  dire  à  l'au- 
teur de  Zaïre,  de  Mérope  ei  de  Mahomet.  Mais  à  quel 
propos  Shakespeare,  et  cette  supériorité  prétendue, 
qui  fera  bondir  le  nerveux  poëte  sur  son  lit  de  mou- 
rant, et  le  précipitera  dans  Tarène  avec  cette  fougue, 
cette  ardeur,  cette  furie,  qu'il  met  à  repousser  les 
attaques,  les  invectives  les  plus  directes?  Disons  que, 
s'il  défendait  ses  dieux,  il  défendait  tout  autant  sa 


108     TRADUCTION  NOUVELLE  DE  SHAKESPEARE. 

maison,  et  qu'il  serait  injuste  d'exiger  de  lui  cette  par- 
faite indépendance  que,  faute  d'autres  mobiles,  ne 
nous  laissent  ni  les  préjugés  nationaux,  ni  les  préjugés 
tout  aussi  absolus  d'école.  Les  deux  premiers  volumes 
d'une  traduction  du  grand  William  venaient  de  pa- 
raître. C'était  tout  une  initiation  dans  la  pensée  du 
traducteur  principal,  qui  n'avait  garde  de  ne  point 
escorter  son  texte  de  comparaisons  peu  flatteuses  pour 
nos  classiques  et  notre  théâtre  *. 

Auriez-vous  lu,  écrit  ab  irato  l'auteur  de  Tancrède  à  d'Ar- 
gental,  les  deux  volumes  de  ce  misérable,  dans  lesquels  il  veut 
nous  faire  regarder  Shakespeare  comme  le  seul  modèle  de 
la  véritable  tragédie?  11  l'appelle  le  Dieu  du  théâtre.  Il  sacri- 
fie tous  les  Français,  sans  exception,  à  son  idole,  comme  on 
sacrifiait  autrefois  des  cochons  à  Cérès.  Il  ne  daigne  pas 
môme  nommer  Corneille  et  Racine;  ces  deux  grands  hommes 
sont  seulement  enveloppés  dans  la  proscription  générale, 
sans  que  leurs  noms  soient  prononcés...  Avez-vous  une  haine 
assez  vigoureuse  contre  cet  impudent  imbécile?  SoufTrirez- 
vous  l'airront  qu'il  fait  à  la  France?  Vous  et  M.  de  Thibou- 
ville  vous  êtes  trop  doux;  il  n'y  a  point  en  France  assez 
de  camouflets,  assez  de  bonnets  d'àne,  assez  de  piloris  pour 
un  pareil  faquin.  Le  sang  pétille  dans  mes  vieilles  veines  en 
vous  parlant  de  lui...  Ce  qu'il  y  a  d'affreux,  c'est  que  le 
monstre  a  un  parti  en  France;  et  pour  comble  de  calamité 
et  d'horreur,  c'est  moi  qui  autrefois  parlai  le  premier  de  ce 
Shakespeare  *;  c'est  moi  qui  le  premier  montrai  aux  Fran- 

1.  Leiourueur,  Gathuélan  et  Fontaine-Malherbe.  Cetle  traduction 
de  Shakespeare  (1776-1781)  est  en  vingt  volumes  in-S».  Si  elle  parut 
alors  trop  hardie,  les  traducteurs  tenaient  encore  trop  compte  du 
goût  français  pour  oser  Otrc  judaïquement  fidèles.  Elle  n'est  plus  lue 
depuis  longtemps,  pas  plus  que  celle  de  Laplace,  qui  avait  essayé 
avant  eux  (17  45-1748)  de  nous  faire  connaîlre  et  admirer  le  grand 
tragique  anglais. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  XXXVll,  p.  220,  la 
dix-huitième  des  Lettres  philosophiques. 


VOLTAIRE  SON   PREMIER  RÉVÉLATEUR.  109 

çais  quelques  perles  que  j'avais  trouvées  dans  son  énorme 
fumier;  je  ne  m'attendais  pas  que  je  servirais  un  jour  à 
fouler  aux  pieds  les  couronnes  de  Racine  et  de  Corneille, 
pour  en  orner  le  front  d'un  histrion  barbare  '. 

Et  cela  était  vrai.  Plein  d'enthousiasme  pour  le 
gouvernement,  pour  le  génie  libre  de  cette  fière  na- 
tion, Voltaire  rapportait  de  Londres,  où  il  avait  vécu 
près  de  trois  années,  ses  Lettres  anglaises  (les  Lettres 
philosophiques)  dans  lesquelles  il  exaltait  les  institu- 
tions, les  mœurs  de  nos  voisins,  leur  philosophie,  leur 
littérature,  les  découvertes  de  Newton,  pour  lequel  il 
devait  rompre  tant  de  lances  et  s'attirer  tant  de  tra- 
casseries et  d'aigres  ripostes.  Nous  sommes  entrés  à 
cet  égard  dans  des  développements  auxquels  nous 
nous  bornerons  à  renvoyer  le  lecteur  ^.  Dans  sa 
dix-huitième  lettre  sur  la  tragédie,  Voltaire  aborde 
le  théâtre  anglais  et  l'auteur  à'Eamlet,  qui  en  est 
l'expression  la  plus  élevée.  Nourri  de  nos  classi- 
ques, les  oreilles  encore  remplies  des  beaux  vers 
de  Racine,  si  excellemment  récités,  nous  pourrions 
dire  chantés  par  cette  pléiade  d'acteurs  incompara- 
bles qui  avaient  les  traditions  directes,  il  ne  pouvait 
ne  pas  être  choqué  des  inégalités,  des  duretés,  des 
bouffonneries  qu'il  rencontrait  dans  Shakespeare,  dans 
Otway  et  les  autres.  Mais  il  arrivait  sans  esprit  de  déni- 
grement, sans  parti  pris,  et  il  ne  tint  pas  à  lui  d'appré- 
cier équitablement  ces  écrivains  étrangers  avec  les- 
quels les  nôtres  avaient  si  peu  de  rapports  et  d'analogie. 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.LXX,  p.  90,  91.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental  ;  19  juillet  1776. 

2.  Voltaire  à  Cirey,  p,  40,  41. 


no  ESSAI  DE  TRADUCTION. 

Disons  plus,  il  forcera  sa  nature,  il  violentera  sa  convic- 
tion; quelles  que  fussent  ses  réserves,  il  sera  relative- 
ment bienveillant,  il  plaidera  les  circonstances  atté- 
nuantes, et  le  fera  avec  une  générosité  chevaleresque, 
car,  au  fond,  il  sera  plus  bienveillant  que  persuadé. 

Vous  vous  plaindrez  sans  doute  que  ceux  qui,  jusqu'à 
présent,  vous  ont  parlé  du  théâtre  anglais,  et  surtout  de 
ce  fameux  Shakespeare,  ne  vous  aient  encore  fait  voir  que 
ses  erreurs,  et  que  personne  n'ait  traduit  aucun  de  ces  en- 
droits frappants  qui  demandent  grâce  pour  toutes  ses  fau- 
tes. Je  vous  répondrai  qu'il  est  bien  aisé  de  rapporter  en 
prose  les  sottises  d'un  poëte,  mais  très-difficile  de  traduire 
ses  beaux  vers.  Tous  ceux  qui  s'érigent  en  critiques  des 
écrivains  célèbres  compilent  des  volumes.  J'aimerais  mieux 
deux  pages  qui  nous  fissent  connaître  quelques  beautés;  car 
je  maintiendrai  toujours,  avec  tous  les  gens  de  bon  goût, 
qu'il  y  a  plus  à  profiter  dans  douze  vers  d'Homère  et  de  Vir- 
gile que  dans  toutes  les  critiques  qu'on  a  faites  de  ces  deux 
hommes. 

Et,  pour  donner  une  idée  de  ce  classique  étranger, 
on  essayera  de  traduire  en  vers  le  monologue  d'Hamlet  : 
to  be,  or  not  to  be,  that  is  the  question,  tout  en  pré- 
venant le  lecteur  avec  une  modestie  et  une  méfiance 
louables  que  la  meilleure  traduction  n'est  qu'une  faible 
esquisse  d'un  beau  tableau.  Voltaire  aura  été  pour  nous 
le  véritable  révélateur  de  Shakespeare,  il  se  le  reproche 
comme  un  crime.  H  fut  pour  ce  fait  l'objet  des  persé- 
cutions des  lettrés,  qui  considéraient  comme  une  im- 
piété l'exaltation  de  ce  barbare  auquel  il  fallait  laisser 
ses  tréteaux  et  qu'on  appela  a  son  Shakespeare'.  »  Les 

1.  Réponse  ou  critique  des  lettres  philosophiques  de  M.  de  V***, 
par  le  R.  P.  D.  P.  B.  (Lecoq  de  Villeray);  Dàle  (Amiens,  1736), 
p.  79. 


INSOUTENABLE  HÉRÉSIE.  Hi 

temps  ont  donc  bien  changé,  et  l'on  fait  donc,  bien  du 
chemin  dans  un  intervalle  de  quarante  années  que  l'on 
arrive  à  dire  avec  impunité  à  un  public  français  que 
cet  histrion  est  le  plus  grand  des  poètes  et  des  tragi- 
ques; et  que  l'homme  qui  ose  soutenir  de  pareilles 
hérésies  recrute  des  souscripteurs  jusqu'au  sein  de 
la  famille  royale  ? 

A  mesure  que  la  langue  anglaise  nous  devient,  plus 
familière,  que  les  grands  auteurs  d'outre-Manche 
nous  deviennent  moins  étrangers,  on  les  discute,  on 
les  critique,  et  le  goût  perd  de  son  exclusivisme  ;  Ton 
commence  à  comprendre  qu'il  n'y  a  point  d'absolu  dans 
les  arts,  et  que  la  poésie,  la  poésie  théâtrale  par  dessus 
tout,  n'est  et  ne  peut  être  que  le  reflet  des  mœurs,  des 
aspirations  de  la  nature  physique  et  morale  d'un  peuple . 
A  ce  compte,  pour  apprécier  sainement,  il  faut  s'isoler 
de  ses  propres  habitudes,  de  ses  propres  conventions, 
et  se  poser  sur  le  terrain  de  celui  que  Ton  veut  juger. 
L'on  se  rencontrera  toujours,  cela  va  sans  dire,  dans 
les  grands  mouvements  de  l'âme,  dans  la  passion  vraie, 
dans  les  déchirements  ou  les  joies  du  cœur.  Et  c'est  là 
ou  le  génie  de  Shakespeare  retrouve  sa  puissance,  sa 
supériorité,  son  universalité.  Tout  cela,  qui  n'est  plus 
à  dire,  tant  c'est  devenu  un  lieu  commun,  n'était  ni 
plus  ni  moins  qu'une  odieuse  et  insoutenable  hérésie  ; 
et  la  colère,  l'indignation  furibonde  dupoëte  étaient  si 
bien  dans  le  sentiment  général,  que,  sauf  quelques 
clameurs,  quelques  protestations  isolées  dont  il  va  être 
question,  elles  ne  rencontrèrent  parmi  les  lettrés  que 
des  approbateurs  :  il  y  allait  de  l'honneur  national,  de 
la  gloire  du  pays.  Et  ce  n'est  pas  à  autre  fin  qu'il 


112  LE  JULES  CÉSAR  ANGLAIS. 

écrivait  cette  curieuse  lettre  à  l'Académie,  «  son  fac- 
tum,  comme  il  l'appelle,  contre  GUles  Shakespeare 
et  contre  Pierrot  Letourneur.  » 

Par  la  seule  citation  qui  précède,  on  voit  que  son  au- 
teur se  targue  avant  tou  t  d'équité ,  de  modération ,  de  l'im- 
partialité  la  plus  stricte.  S'il  est  sincère,  il  s'illusionne 
terriblement  et  commet  en  parfaite  innocence  la  pire 
des  trahisons,  celle  de  l'insuffisance  dans  la  traduction. 
On  sait  le  cri  de  lord  Byron  :  «  traduttore  traditore^  » 
qui  peut  s'appliquer  indistinctement  à  la  généralité  des 
traducteurs.  Quant  à  Voltaire,  le  reproche  qu'il  est  le 
moins  disposé  à  accepter,  c'est  le  manque  d'exactitude 
et  de  fidélité.  Il  répond  à  l'avance  à  toute  inculpation 
de  ce  genre.  Dans  ses  Commentaires  sur  le  père  de 
notre  théâtre,  il  joignait  à  la  pièce  de  Cinna  une  tra- 
duction du  Jules  César  de  Shakespeare,  pour  qu'on 
pût  se  rendre  compte  de  la  différence  de  Tun  et  de  l'autre 
génie,  dans  deux  situations  identiques,  la  conspira- 
tion de  Cinna  et  d'Emilie  opposée  à  celle  de  Brutus  et 
de  Cassius.  L'original  tantôt  en  vers,  tantôt  en  prosf», 
tantôt  en  vers  blancs,  tantôt  en  vers  rimes,  n'est  pas 
moins  disparate  dans  son  style  tour  à  tour  d'une  in- 
croyable élévation  et  d'une  tout  aussi  incroyable  bas- 
sesse. L'auteur  de  Zaïre  s'est  efforcé  de  se  plier  à  cette 
incessante  variété  de  tons  et  de  formes;  non-seulement 
il  a  traduit  les  vers  blancs  en  vers  blancs,  les  vers  rimes 
en  vers  rimes,  la  prose  en  prose,  mais  il  a  rendu  fi- 
gure pour  figure,  opposant  l'ampoulé  à  l'enflure,  la 
naïveté  et  même  la  bassesse  à  tout  ce  qui  est  naïf  et 
bas  dans  l'original.  «C'était  la  seule  manière, dit-il,  de 
faire  connaître  Shakespeare.  Il  s'agissait  d'une  ques- 


LE  CHEVALIER  RUTLIDGE.  113 

tion  de  littérature,  et  non  d'un  marché  de  typographie  : 
il  ne  fallait  pas  tromper  le  public.  » 

Que  dire?  qu'opposer  à  cela?  est-il  procédé  plus 
loyal,  et  en  même  temps  plus  sûr;  et  n'est-ce  pas 
réduire  les  choses  presque  à  une  vérité  algébrique  ?  Mais 
il  est  difficile  de  contenter  tout  le  monde;  les  intentions 
les  plus  pures  ne  sauraient  trouver  grâce  devant  les 
fanatiques,  et  ces  gens-là  ou  mettront  en  suspicion  votre 
bonne  foi  ou,  si  vous  avez  été  loyal,  vous  reprocheront 
de  n'avoir  pas  compris  le  poëte  [que  vous  vous  êtes 
fait  fort  de  traduire,  de  n'avoir  pu  vous  élever  à  sa 
hauteur. 

Si  le  commentateur  de  Corneille,  dit  un  défenseur  de  Sha- 
kespeare, avait  connu,  s'il  avait  senti  les  différences  de  l'i- 
diôme  anglais  et  du  nôtre,  la  seule  idée  de  traduire  les  vers 
blancs  de  Shakespeare  en  vers  blancs  français  serait  sufû- 
sante  pour  rendre  suspecte  toute  sa  bonne  foi.  Il  n'y  eut  ja- 
mais de  vers  blancs  dans  notre  langue,  sa  marche  et  son 
génie  n'en  comportent  point  :  ôtez  la  rime,  et  l'effet  de  la 
versification  s'anéantit;  on  n'a  jamais  fait  d'essai  en  ce 
genre  qui  ait  approché  d'une  prose  forte  et  bien  cadencée  : 
il  n'en  est  pas  de  même  de  la  langue  anglaise.  Par  une  suite 
de  son  abondance  et  de  son  énergie,  et  encore  plus  de  Vap- 
puyé  de  toutes  ses  terminaisons,  on  y  fait  des  vers  sans  rimes 
aussi  harmonieux  que  ceux  qui  sont  rimes.  Le  plus  beau 
poëme  qui  soit  écrit  dans  cette  langue,  le  mieux  soutenu, 
l'ouvrage  le  plus  véritablement  poétique  qui  existe,  le  Pa- 
radis perdu  de  Milton,  est  en  vers  blancs.  Le  langage  en  est 
plein  et  sonore,  et  la  musique  du  discours,  si  l'on  veut  per- 
mettre l'expression,  aussi  sensible  et  aussi  harmonieuse  que 
celle  de  la  poésie  grecque  et  latine.  Les  vers  blancs  de  Sha- 
kespeare ont  le  même  avantage.  Ou  M.  de  Voltaire  ne  l'a 
point  senti,  ou  il  aurait  dû  chercher  un  moyen  équivalent 
pour  le  rendre;  si  la  disparité  des  langages  ne  lui  en  avait 
pas  fourni,  il  ne  lui  restait  de  parti  à  prendre  que  de  con- 
vm.  8 


m  JOSEPH    BARETTI. 

venir  de  l'impossibilité  de  l'entreprise,  et  d'en  prévenir  ses 
lecteurs  *. 

Cela  est  bien  dit,  cela  est  judicieux  et  sans  injures; 
et  il  serait  à  désirer  que  l'auteur  des  Observations  eût 
conservé  ce  ton  jusqu'à  la  fin.  Tout  en  afiectant  de  se 
maintenir  dans  la  limite  d'une  discussion  polie  et  même 
respectueuse  envers  l'auteur  de  Bruttis  et  de  la  Mort 
de  César,  il  ne  sortira  que  trop  souvent  de  cette  ré- 
serve, de  cette  polémique  courtoise  qu'on  voudrait 
rencontrer  parmi  les  esprits  les  plus  divisés  d'opinions, 
les  plus  séparés  par  leur  foi,  leurs  préjugés  littéraires. 
Au  moins  la  brochure  du  chevalier  Rutlidge  est-elle 
relativement  modérée  d'accent,  et  ce  n'est  que  par  in- 
stant que  l'assaillant  oublie  quel  il  est  et  à  qui  il  s'a- 
dresse. L'auteur  du  Discours  sur  Shakespeare  et  sur 
M.  de  Voltaire  n'a  pas  de  ces  intermittences  de  poli- 
tesse et  de  retenue.  11  appelle  un  chat  un  chat,  et  M.  de 
Voltaire  un  présomptueux,  un  ignorant. 

Cet  Aristarque  si  peu  ménager  des  termes  est  un  Ita- 
lien du  nom  de  Baretti  et  qui  s'intitule  «  secrétaire 
pour  la  correspondance  étrangère  de  l'académie  royale 
britannique.  »  A  l'entendre,  M.  de  Voltaire  ne  saurait 
pas  même  l'anglais,  et  il  croit  le  démontrer  en  citant 
plusieurs  confusions  dans  le  sens  d'un  ou  deux  mots 
qu'il  a  le  soin  de  relever.  En  est-ce  assez  pour  refuser  à 
un  homme  qui  avait  vécu  près  de  trois  ans  dans  la  société 
de  Bolingbroke,  de  Pope,  de  Swift  et  d'Young,  et  qui, 
fort  incertain  sur  l'époque  de  son  retour  en  France, 

1.  Chevalier  Rutlidge,  Obiervations  à  messieurs  de  V Académie 
française,  au  sujet  d'une  lettre  de  M.  de  Voltaire  (1776), 
p.    12,  13. 


OUTRECUIDANCE  DU  PERSONNAGE.  115 

s'était  si  bien  et  si  exclusivement  appliqué  à  la  langue 
de  Milton  qu'il  eut  quelque  peine,  s'il  faut  l'en  croire, 
à  se  remettre  à  composer  des  vers  français  ;  en  est-ce 
assez  pour  nier  à  l'auteur  de  V Essai  on  epicpoetry  une 
suffisante  connaissance  de  l'anglais  *  ?  Qu'on  lui  con- 
teste cet  affranchissement  de  goût  sans  lequel  il  n'y  a 
point  de  juge  ;  que  l'on  constate,  en  revanche,  tout  ce 
qui  vicie  le  jugement:  la  passion,  la  partialité,  voire 
une  préoccupation  toute  individuelle.  La  question  est 
tout  autre,  et,  sur  ce  terrain,  bien  des  gens,  même  en 
France,  eussent  été  de  son  avis.  Mais  l'Italien  Baretti 
ne  s'en  tient  pas  là.  Il  le  prend  de  haut,  avec  ses  com- 
patriotes et  ses  contemporains  aussi  bien  qu'avec  M.  de 
Voltaire.  Il  faut  voir  comme  il  traite  Algarotti,  Betti- 
nelli,  Frugoni  et  Goldoni.  Cette  brochure,  ce  Discours^ 
comme  il  l'appelle,  est  impertinent,  outrecuidant  et 


1 .  S'il  avait  été  capable  de  s'exprimer  dans  cette  langue  avec  aisance, 
est-il  croyable  qu'aussitôt  sorti  d'Angleterre  il  n'eût  point  écrit  une 
lettre,  une  simple  lettre  en  anglais  aux  amis  qu'il  avait  laissés  à 
Londres?  Et  Baretti  met  au  défi,  à  l'exception  d'une  épître  relative  à 
l'amiral  Bing,  «  si  détestable  du  côté  de  la  langue,  »  d'en  produire 
une  seule  :  «  Il  n'a  jamais  écrit  une  lettre  anglaise  à  personne, 
s'écrie-t-il,  depuis  qu'il  quitta  ce  païs;  non,  pas  une,  vous  dis-je  :  et 
je  vous  défle,  tous  tant  que  vous  êtes,  de  m'en  montrer  une  courte 
ni  longue.  »  Voilà  un  argument  de  fait  qu'il  n'est  que  trop  facile  de 
retourner  contre  le  pauvre  Baretti.  Nous  renverrons  à  une  lettre  très- 
curieuse  que  M.  Edward  Mason  écrivait  à  La  Harpe,  en  octobre  1780, 
dans  laquelle  il  lui  mande  qu'il  a  en  sa  possession  une  vingtaine  de 
lettres  de  la  propre  main  de  Voltaire  et  adressées  au  chevalier  de 
Falkener,  de  1735  à  17  53,  «  où  le  tour  des  phrases  est  tel,  qu'on 
sent  bien  clairement  que  l'écrivain  est  maître  dans  la  langue  en  la- 
quelle il  écrit.  1  Ces  lettres,  du  reste,  ont  été  publiées,  en  1857, 
dans  le  tome  premier  des  Lettres  inédites  (Paris,  Didier)  ;  mais  elles 

Ine  sont  pas,  à  beaucoup  près,  les  seules  qui  existent  et  qui  aient  été 
imprimées,  comme  on  l'a  dit  déjà. 


H6  MOTIFS  DÉTERMINANTS. 

pédant.  Il  est  écrit  en  mauvais  français,  ce  qui  est  une 
inconséquence  dans  un  Aristarque  si  à  cheval  sur  la 
pureté,  sur  le  génie  des  langues,  qu'il  n'entend  pas 
qu'on  aborde  à  la  légère.  Il  a  senti,  du  reste,  que  l'ar- 
gument pouvait  lui  être  rétorqué,  et  il  a  essayé  d'y  ré- 
pondre à  l'avance. 

Je  n'ai  jamais  rien  imprimé  de  ma  façon  en  votre  langue 
(c'est  à  Voltaire  lui-môme  qu'il  s'adresse),  et  je  me  serois 
bien  gardé  de  vous  parler  françois,  si  quelque  habile  Anglois 
eut  voulu  prendre  la  peiue  de  vous  «  confuter  »  sur  l'article 
de  Shakespeare,  dans  la  seule  langue  que  vous  entendez.  En 
écrivant  cette  pauvre  apologie  de  ce  poëte,  je  ne  cherche 
pas  à  me  donner  pour  un  maître  passé  dans  votre  langue, 
quoique,  à  vrai  dire,  je  l'aie  beaucoup  étudiée.  Mais  voyant 
que  tout  le  monde  dort,  et  qu'on  vous  laisse  dire  sans  ja- 
mais vous  combattre,  j'ai  entrepris  d'apprécier  les  connois- 
sances  d'un  homme  qui,  depuis  un  demi-siècle,  a  cherché  à 
faire  accroire  à  toute  l'Europe  qu'il  est  très-savant  en  an- 
glois et  en  italien,  quoiqu'il  ne  sache  goûte  ni  de  l'un  ni  de* 
l'autre  ^ 

1 .  Joseph  Baretli,  Discours  sur  Shakespeare  et  sur  M.  de  Voltaire 
(Londres,  Nourse,  1777),  p.  132,  133.  Nous  avons  répondu  à  une 
première  accusation  d'ignorance;  mais  Baretti  veut  que  Voltaire 
ne  sache  pas  plus  l'italien  que  l'anglais.  Il  ignorait  que  le  poète,  en 
t74G,  envoyait  à  l'Académie  de  Bologne  une  dissertation  anonyme 
en  langue  italienne,  sur  les  changements  arrivés  dans  notre  globe, 
et  dont  il  a  été  question  dans  notre  précédent  volume  à  propos  de 
Buiîon.  L'accueil  qu'il  fera  à  ce  même  Goldoni,  traité  si  dédaigneu- 
sement par  Baretli,  en  février  1778,  est  le  démenti  le  plus 
formel  à  celte  dernière  allégation.  «  Nous  étions  tous  confondus, 
raconte  un  des  témoins  de  l'entrevue,  de  voir  H.  de  Voltaire  parler 
la  langue  italienne  avec  autant  de  facilité  et  de  prestesse  que  la 
langue  françoise.  M.  Goldoni  a  augmenté  notre  surprise  en  nous 
apprenant  que  M.  de  Voltaire  lui  avoit  écrit  autrefois  une  lettre  non- 
seulement  en  italien,  mais  en  vénitien.  »  Journal  de  Paris  (vendredi 
20  février  1778),  p.  20  i.  Lettre  de  François  de  Neufchàteau  aux 
auteurs  du  journal  ;  Paris,  ce  19  février. 


INÉGALITÉ  DE  GÉNIES.  H7 

Cela  exposé,  Baretti  se  met  tout  à  fait  à  son  aise  et 
n'épargne  point  les  duretés  à  M.  de  Voltaire .  Nous  disons 
les  duretés,  parce  qu'il  n'a  pas  toujours  tort  dans  le 
fond,  s'il  se  le  donne  comme  à  plaisir  dans  la  forme.  Il 
s'agit  de  Voltaire  considéré  comme  écrivain  dramatique. 
«  Il  est  certain,  dira-t-il,  que  M.  de  Voltaire  a  moins  de 
défauts  dans  ses  pièces,  que  n'en  a  Shakespeare.  Pour 
un  que  M.  de  Voltaire  puisse  en  avoir  [sic]  Shakespeare 
en  a  cinquante,  en  a  cent,  en  a  deux  cents,  si  l'on  veut. 
Je  conviens  de  tout  cela  sans  la  moindre  difficulté  : 
mais  je  prétends  qu'on  convienne  aussi  que  chaque 
beauté  de  Shakespeare  vaut  un  très-grand  nombre  de 
beautés  de  M.  de  Voltaire,  même  des  plus  travaillées  et 
des  mieux  choisies.  »  Cela  établit  l'intervalle  qui  sépa- 
rera toujours  un  grand  talent  éclos  et  développé  dans 
un  milieu  très-avancé,  très-éclairé,  d'un  vigoureux 
génie,  abrupt,  sauvage,  sans  poétique,  représentant 
bien  en  cela  son  époque,  mais  incomparable,  mais  su- 
bUme  quand  c'est  le  cœur,  quand  c'est  la  passion  qui 
ont  la  parole.  Ce  que  nous  disons  là  n'aurait  pas  été  senti 
des  esprits  les  plus  droits,  les  plus  judicieux  ;  et  La 
Harpe,  entre  autres,  donnera  la  mesure  et  la  note  du 
goût  en  France  à  cette  date,  à  propos  même  de  la  bro- 
chure du  correspondant  de  l'académie  royale  de  Lon- 
dres. 


Il  est  arrivé  de  Londres,  dit-il,  quelques  exemplaires  d'une 
brochure  assez  curieuse  par  le  ridicule...  c'est  l'ouvrage 
d'une  espèce  de  fou  nommé  Baretti,  retiré  à  Londres  depuis 
fort  longtemps,  et  presque  nationalisé  Anglais.  Sa  brochure, 
écrite  à  faire  pouffer  de  rire,  a  pour  objet  de  relever  la 
prééminence  de  Shakespeare  au-dessus  de  tout  ce  qui  existe. 


118  EXPRESSION  DU  SENTIMENT  FRANÇAIS. 

L'auteur  dit  dans  un  endroit  qu'il  donnerait  un  doigt -de  sa 
main  pour  avoir  fait  le  seul  rôle  de  Caliban  dans  la  Tempête 
de  Shakespeare  *....  Il  prétend  d'ailleurs  que  personne  ne 
peut  ni  bien  traduire  ni  bien  entendre  Shakespeare,  à  moins 
de  venir  s'établir  à  Londres,  et  d'aller  tous  les  jours  à  la  co- 
médie.... Ces  sophismes  de  trois  ou  quatre  énergumènes  qui 
s'eflbreent  de  mettre  leur  Shakespeare  au-dessus  des  Sopho- 
cle et  des  Euripide,  des  Corneille  et  des  Racine,  sont  au 
nombre  des  extravagances  de  l'esprit  humain  *. 

On  a  accusé  Voltaire  d'avoir  pillé  ce  beau  génie  qu'il 
couvre  de  boue;  loin  de  lui  faire  quelque  emprunt, 
que  ne  s'est-il  prémuni  davantage  contre  une  in- 
fluence plus  funeste  à  son  goût  que  profitable  au  dé- 
veloppement de  ses. facultés  dramatiques!  Écoutons 
Palissot,  dans  ce  passage  autrement  caractéristique  et 
qui  est  l'expression  même  du  sentiment  français. 

Né  avec  trop  de  goût  pour  ne  pas  sentir  que,  malgré  quel- 
ques scènes  admirables,  ce  grand  poëte,  en  créant  son  art, 
l'avait  laissé  dans  la  barbarie,  il  sut  se  défendre  d'une  ad- 
miration superstitieuse  qui  aurait  pu  l'entraîner  dans  les 
mêmes  excès.  Ne  dissimulons  pas  pourtant  que  si,  eu  lui 
donnant  de  nouvelles  vues,  son  voyage  d'Angleterre  ne  fut 
pas  inutile  à  sa  gloire,  ce  fut  peut-être  dans  ce  même  voyage 
qu'il  puisa  quelques-uns  des  défauts  qu'on  lui  a  le  plus  sou- 
vent reprochés.  Cette  habitude  de  sacrifier  trop  souvent  la 
vraisemblance  aux  grands  effets,  et,  comme  il  le  disait  lui- 
même,  de  frapper  fort' plutôt  que  de  frapper  juste;  cette  in- 
dépendance des  règles  qui  laisse  toujours  quelque  chose  à 
désirer  dans  l'ordonnance  de  ses  pièces,  et  qui  combat  quel- 
quefois dans  le  cabinet  l'impression  victorieuse  qu'on  avait 

1 .  Barelli,  Discours  sur  Shakespeare  et  sur  M,  de  Voltaire  (Londres, 
Nourse,  1777),  p.   61. 

2.  La  Harpe,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Migneret,  1804), 
t.  11,  p.  1S9,  160. 


LADY  MONTAGUE.  119 

éprouvée  au  théâtre  :  voilà,  nous  le  croyons  du  moins,  ce 
que  dut  en  partie  l'auteur  à  son  commerce  avec  les  An- 
glais > . 

Ce  qui  a  mis  la  plume,  nous  allions  dire  l'épée  à  la 
main  de  Baretti,  c'est  qu'aucmi  compatriote  de  Sha- 
kespeare ne  semblait  se  soucier  de  prendre  sa  défense. 
Il  aurait  eu  un  peu  plus  de  patience  qu'il  se  serait  assuré 
que  son  intervention  n'était  pas  aussi  indispensable 
qu'il  se  l'était  figuré.  En  effet,  une  femme,  lady  Mon- 
tagne, se  précipitait  bientôt  dans  l'arène  et  s'escri- 
mait de  la  belle  façon,  sans  trop  de  mesure  comme 
cela  arrive  aux  femmes,  presque  inévitablement, 
quand  elles  se  mêlent  de  polémique,  qu'il  s'agisse  de 
religion  ou  de  belles-lettres.  V Apologie  de  Shakes- 
peare en  réponse  à  la  critique  de  M.  de  Voltaire^  dont 
la  traduction  ne  paraîtra  en  France  qu'en  octobre  de 
l'année  suivante,  est  une  œuvre  quelque  peu  âpre,  qui 
rappelle ,  avec  plus  d'esprit ,  la  critique  de  notre 
madame  Dacier  contre  les  détracteurs  des  anciens. 
Grimm,  qui,  à  titre  d'étranger,  ne  partage  point  tous 
nos  préjugés,  fait  une  apalyse  assez  judicieuse  de  ce 
pamphlet,  et  y  rencontre  autant  de  partialité,  de  pré- 
jugés exotiques,  de  passion  étroite  que  l'auteur  pré- 
tend lui-même  en  trouver  chez  l'adversaire.  Ainsi, 
Corneille  est  accusé  de  n'avoir  peint  les  Romains  que 
d'après  les  romans  de  La  Calprenède  et  de  Scudéri. 
Ces  Romains  des  Horaces  et  de  Cinna  sont-ils  des 
Romains  qu'un  contemporain  de  ceux-ci  eût  reconnus 
sans  conteste?  cela  est  douteux;  mais  on  pourrait  en 

1 .  Palissot,  Le  génie  de  Voltaire  apprécié  dans  tous  ses  ouvrages 
(Paris,  Patris,  1806),  p.  88. 


120  LA  LAMPE  D'ÉPICTÈTE. 

dire  autant  de  tout  tableau  d'histoire  le  mieux  étudié 
et  le  plus  profondément  fouillé.  Ce  qu'on  ne  peut  nier, 
c'est  que  les  Romains  de  Corneille  ont  la  taille  des 
Romains  de  la  vieille  Rome;  et,  si  la  taille  diffère, 
c'est  qu'il  les  a  grandis.  Mais  vouloir  qu'ils  aient  été 
détachés  des  indigestes  élueubrations  des  La  Calpre- 
nède  et  des  Scudéri,  c'est  presque  aussi  monstrueux 
que  mesurer  les  appréciations  de  l'œuvre  entière  sur 
des  citations  d'Othon  et  de  Pertharite,  ce  que  fait 
lady  Montague,  et  ce  que,  malgré  son  emportement 
aveugle,  ne  s'est  point  permis  l'auteur  de  Mérope  et 
de  Mahomet. 

Ce  livre,  après  tout,  n'est  ni  sans  valeur,  ni  sans 
esprit,  ni  sans  connaissances;  et  nous  lui  emprunte- 
rons, avec  Grimm,  une  citation  qui  a  ici  son  à  propos, 
très-judicieuse  en  tous  temps,  mais  bonne  à  rappeler 
dans  notre  pays  oii,  quelle  que  soit  notre  apparente  lé- 
gèreté, notre  prétendu  amour  de  l'indépendance,  nous 
ne  sommes  et  nous  n'avons  été,  à  toutes  les  époques, 
que  trop  esclaves  des  règles  et  des  poétiques,  croyant, 
avec  l'abbé  d'Aubignac,  que  rien  n'existe  sans  elles  et 
qu'elles  dispensent  de  génie.  «  Le  pédant,  dit-elle,  qui 
acheta  à  grand  prix  la  lampe  d'un  philosophe  célèbre  ', 
dans  l'espérance  qu'avec  ce  secours  ses  ouvrages  ac- 
querraient la  même  célébrité,  n'était  guère  moins 
ridicule  que  ces  poètes  qui  s'imaginent  que  leurs 
drames  doivent  être  parfaits  dès  qu'ils  sont  réglés  sur 
la  pendule  d'Aristote^.  » 

1.  Epictëte,  dont  la  lampe  d'argile  fut  pa}ée  trois  mille  drachmes 
après  sa  mort. 

1 .  Apologie  de  Shakespeare  en  réponse  à  la  critique  de  M.  de  Vol- 


LETTRE  A  L'ACADÉMIE  FRANÇAISE.  121 

Nous  avons  été  amené  à  parler  des  répliques 
avant  l'apparition  de  la  Lettre  à  l'Académie  française, 
tout  fraîchement  saisie  de  la  question.  Voltaire,  qui 
la  lui  avait  fait  parvenir  par  D'Alembert,  recevait, 
à  la  date  du  4  août  (1776),  l'assurance  de  son 
plein  succès  auprès  de  l'aréopage  du  Louvre.  «  Vos 
réflexions  sur  Shakespeare,  lui  mandait  ce  dernier, 
nous  ont  paru  si  intéressantes  pour  la  littérature  en 
général,  et  pour  la  littérature  française  en  parti- 
culier, si  utiles  surtout  au  maintien  du  goût,  que  nous 
sommes  persuadés  que  le  public  en  entendrait  la 
lecture  avec  la  plus  grande  satisfaction,  dans  la  séance 
du  25  de  ce  mois,  où  les  prix  doivent  être  distri- 
bués.,. »  Mais  cette  plaisante  et  mordicante  épître 
ne  pouvait  guère  être  lue  dans  une  assemblée  pu- 
blique sans  certaines  suppressions  tout  à  fait  indispen- 
sables, relatives  les  unes  aux  traducteurs,  sur  le  compte 
desquels  on  s'exprimait  avec  trop  peu  de  calme,  les 
autres  relatives  à  des  échantillons  trop  crus  de  ce  poëte 
sauvage.  «  Vous  pourriez,  ajoutait  l'académicien,  en 
post-scriptum,  au  lieu  des  grossièretés  (inlisibles  pu- 
bliquement) que  vous  citez  de  Shakespeare,  y  substi- 
tuer quelques  autres  passages  ridicules  et  lisibles  qui 
ne  vous  manqueront  pas.  Vous  pourriez  même  ajouter 
à  votre  diatribe  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  la  rendre 

taire,  traduite  de  l'anj^Iais  de  madame  Montague  (Paris,  Mérigol, 
177  7),  p.  6.  Introduction.  —  Voltaire  y  fait  allusion,  dans  son  épître 
dédicatoire  d'/rène  à  l'Académie  française,  mais  sans  aucune  aigreur  : 
«  On  s'appuie,  dit-il,  de  l'opinion  de  madame  Montague,  estimable 
citoyenne  de  Londres,  qui-  montre  pour  sa  patrie  une  passion  si  par- 
donnable... »  Voir  aussi  les  Nouvelles  lettres  d'un  voyageur  anglais, 
de  Martin  Sherlock  (Londres,  1780),  p.  219  à  248. 


122  INDISPENSABLES  RETRANCHEMENTS. 

piquante,  quoiqu'elle  le  soit  déjà  beaucoup...  Pour 
abréger  le  temps,  enVoyez-moi,  si  vous  voulez,  vos 
additions ,  en  cas  que  vous  en  ayez  à  faire ,  et  je 
me  chargerai  des  retranchements  qui  ne  sont  pas  dif- 
ficiles et  qui  ne  feront  rien  perdre  à  l'ouvrage'.  » 
D'Alembert  en  était-il  bien  sûr? 

En  tout  cas,  ce  ne  sera  pas  sans  regret  et  sans  cha- 
grin qu'on  en  passera  par  ces  nécessités  ;  et  encore 
comptera-t-on  sur  l'adresse  et  la  bonne  volonté  du  lec- 
teur pour  aiguiser  la  curiosité  sur  ce  qu'une  conve- 
nance bien  cruelle  aura  fait  retrancher.  «  A  l'égard 
des  turpitudes  qu'il  est  nécessaire  de  faire  connaître 
au  public,  répondait  Voltaire  à  son  ami,  et  de  ces 
gros  mots  de  la  canaille  anglaise  qu'on  ne  doit  pas 
faire  entendre  au  Louvre ,  serait-il  mal  de  s'arrêter  à 
ces  petits  défilés,  de  passer  le  mot  en  lisant,  et  de 
faire  désirer  au  pubUc  qu'on  le  prononçât,  afin  de 
laisser  voir  le  divin  Shakespeare  dans  toute  son  hor- 
reur et  dans  son  incroyable  bassesse?  Si  c'est  vous 
qui  daignez  lire,  vous  saurez  bien  vous  tirer  de  cet 
embarras,  qui,  après  tout,  est  assez  piquant*.  »  A  y 
bien  réfléchir  même,  tout  sera  pour  le  mieux,  et  ces 
sous-entendus  auront  leur  effet,  ce  M.  D'Alembert, 
mandait  Voltaire  à  La  Harpe,  cinq  jours  après,  peut, 
en  supprimant  le  mol  propre,  avertir  le  public  qu'il 
n'ose  pas  traduire  ce  décent  Shakespeare  dans  toute 
son  énergie.  Je  pense  que  cette  réticence  et  cette  mo- 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LXX,  p.  97,  98.  LeUre 
de  D'Alemberl  à  Vollaire;  à  Paris,  ce  4  auguste  1776. 

2.  Jbid.,  t.  LXX,  p.  101.  Lettre  de  Voltaire  à  D'Alembert; 
tO  auguste  17  76. 


UN   COMBAT   EN   CHAMP  CLOS.  123 

destie  plairont  à  l'Assemblée,  qui  entendra  beaucoup 
plus  de  malice  qu'on  ne  lui  en  dira.  »  Du  reste,  c'est 
le  monde  entier  qu'il  convoque,  bien  assuré  qu'il  ne 
peut  y  avoir  deux  opinions  à  ce  sujet.  «  Le  23  du 
mois,  monsieur,  écrivait-il  à  de  >/ aines,  je  combats  en 
champ  clos,  sous  les  étendards  de  M.  D'Alembert, 
contre  Gilles  le  Tourneur,  écuyer  de  Gilles  Shakes- 
peare, je  vous  réitère  ma  prière  d'assister  à  ce  beau 
fait  d'armes,  et  je  vous  prends  pour  juge  du  camp 
(14  auguste).  » 

Tout  cela  a  son  côté  plaisant  et  même  grotesque. 
Shakespeare  n'est  plus  le  vieux  William  de  la  vieille 
Angleterre,  c'est  un  moderne  qui  n'est  pas  moins  pré- 
sent à  l'esprit  du  solitaire  de  Ferney  que  Le  Franc  de 
Pompignan  et  Fréron.  Ne  demandez  désormais  à  ce 
nerveux  poëte  ni  modération  ni  équité.  Équitable,  il 
l'a  été,  il  croit  l'avoir  été,  ce  qui  est  même  chose  pour 
lui.  Mais  il  n'en  est  plus  à  comprendre  le  danger  de 
telles  générosités,  et  à  se  frapper  la  poitrine  d'avoir 
été  le  premier  introducteur  en  France  de  cette  littéra- 
ture barbare  qui  aura  trouvé  chez  nous,  à  notre  honte 
éternelle,  des  fanatiques  capables  de  l'opposer  aux 
chefs-d'œuvre  de  nos  grands  maîtres.  Se  peut-il  qu'on 
accepte,  en  toute  conviction  et  dans  leur  crudité, 
ces  informes,  ces  grossières  ébauches  qui  choquent 
la  pudeur,  les  convenances  les  plus  sommaires  aussi 
bien  que  le  goût?  Richard  Twiss,  tout  à  la  fois 
homme  de  lettres  et  musicien,  à  la  seconde  visite  qu'il 
faisait  au  patriarche,  trouvait  dans  la  Bibliothèque  de 
Ferney  trois  tragédies  anglaises  :  la  Cléone,  de  Dod- 
sley,  le  Caracacus  et  VEgrida,  de  Masson  ;  elles 


124  TRAGÉDIES   BARBARES. 

étaient  cartonnées  ensemble,  et  on  lisait  sur  le  dos 
du  volume  :  Tragédies  barbares^.  Cela  est  tout  un 
trait  de  caractère.  A  l'égard  de  Shakespeare,  Voltaire 
se  bouchera  les  oreilles^  il  n'acceptera  aucune  discus- 
sion, et,  malgré  sa  politesse,  malgré  les  exigences 
de  l'hospitalité,  il  ne  saura  s'imposer  la  moindre  ré- 
serve en  présence  des  touristes  anglais  qui  perdront 
leur  peine  et  leur  temps  à  essayer  de  le  faire  revenir 
sur  le  plus  gros  de  la  sentence^. 

Le  succès  du  factum  de  Voltaire  n'était  pas  de  légère 
importance;  ç'allait  être  une  journée  décisive,  une 
bataille  de  Pharsale  ou  d'Aclium.  «  Il  faut  que  Shakes- 
peare ou  Racine  demeure  sur  la  place  ',»  lui  mandait  le 
géomètre  D'Alembert.  L'on  comprend,  dès  lors,  quelle 
devait  être  l'impatience,  l'anxiété,  la  fièvre  du  soli- 
taire du  Mont-Jura.  Ce  fut  M.  de  Villevieille  qui  fut 
chargé  de  lui  apporter  le  récit  de  la  journée,  et,  hâtons- 
nous  de  le  dire,  du  plus  complet  triomphe. 

1 .  Biographie  universelle  et  portative  des  contemporains  (Paria, 
1834),  t.  IV,  p.  1451. 

2.  (1  Un  soir,  à  Ferney,  où  il  Tut  question  dans  la  conversation  du 
génie  de  Shakespeare  (c'est  l'anglais  Moore  qui  parie),  Voltaire  dé- 
clama contre  l'impropriété  et  l'absurdité  qu'il  y  avait  d'introduire 
dans  la  tragédie  des  caractères  vulgaires  et  un  dialogue  bas  et  ram- 
pant; il  cita  plusieurs  exemples  où  notre  poêle  avait  contrevenu  à 
cette  règle,  même  dans  ses  pièces  les  plus  touchantes.  Un  monsieur 
de  la  compagnie,  qui  est  un  admirateur  zélé  de  Shakespeare,  observa, 
en  cherchant  à  excuser  notre  célèbre  compatriote,  que,  qtioique  ses 
caractères  fussent  pris  dans  le  peuple,  ils  n'en  étaient  pas  moins  dans 
la  nature.  «  Avec  votre  permission,  monsieur,  lui  a  répliqué  Voltaire, 
mon  c.  est  bien  dans  la  nature,  et  cependant  je  porte  des  culottes.» 
A  wiew  of  Society  and  Manners  in  France  switzertand,  and  Germany 
(London,  1779),  I.  l,p.  27  5. 

3.  Voltaire,  OCHire*  comp/éfe«  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  112.  Lettre 
de  D'Alembert  à  Voltaire;  à  Paris,  ce  20  auguste  17 7G. 


OPINION  DE  MADAME  NECKER.  12'j 

M.  le  marquis  de  Villevielle  a  dû,  mon.  cher  et  illustre 
maître,  partir  pour  Ferney  hier  de  grand  matin  :  il  se  pro- 
posait de  crever  quelques  chevaux  de  poste,  pour  avoir  le 
plaisir  de  vous  rendre  compte  le  premier  de  votre  succès.  Il 
a  été  tel  que  vous  pouviez  le  désirer.  Vos  réflexions  ont  fait 
très-grand  plaisir  et  ont  été  fort  applaudies....  Je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  dire  que  les  Anglais  qui  étaient  là  sont  sor- 
tis mécontents,  et  même  quelques  Français,  qui  ne  se  con- 
tentent pas  d'être  battus  sur  terre  et  sur  mer,  et  qui  vou- 
draient encore  que  nous  le  fussions  au  théâtre....  Je  vous  ai 
lu  avec  tout  l'intérêt  et  tout  le  zèle  que  donne  la  bonne 
cause,  j'ajoute  même  avec  tout  l'intérêt  de  ma  vanité;  car 
j'avais  fort  à  cœur  de  ne  pas  voir  rater  ce  canon,  lorsque 
je  m'étais  chargé  d'y  mettre  le  feu.  J'ai  eu  bien  regret  aux 
petits  retranchements  qu'il  a  fallu  faire,  pour  ne  pas  trop 
scandaliser  les  dévots  et  les  dames;  mais  ce  que  j'avais  pu 
conserver  a  beaucoup  fait  rire,  et  a  fort  contribué,  comme 
je  l'espérais,  au  gain  de  la  bataille  •.... 

Malgré  un  succès  écrasant,  D'Alembert  convient  que 
quelques  Français,  fort  peu  patriotes  (patriotes  en 
matière  de  goût!)  se  sont  montrés  chagrins  d'un  tel 
résultat.  Cela  n'aurait  eu,  en  tout  état  de  causes,  rien 
de  bien  étonnant  à  une  époque  où  il  était  de  bon  air 
chez  nous  de  singer  nos  voisins ,  d'adopter  leurs  mo- 
des, d'endosser  leurs  fracs ,  de  trotter  et  de  se  crotter 
à  l'anglaise.  Il  était  moins  surprenant  encore  que  des 
étrangers, Français  par  un  long  séjour,  par  les  intérêts, 
par  l'adoption ,  se  séparassent  de  leurs  hôtes  sur  ce 
terrain,  mieux  placés  que  nous  pour  être  équitables. 
Madame  Necker,  la  correspondante  et  l'amie  du  poëte, 
n'en  écrivait  pas  moins  à  Garrick,  dans  les  premiers 
jours  d'octobre  : 

1.  Voltaire,   Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  112,  113. 
Lettre  de  D'Alembert  à  Voltaire;  Paris,  ce  27  auguste  1776. 


126  BEDAINE  TRANSPORTÉ. 

Savez-vous,  monsieur,  que  Voltaire  et  beaucoup  d'autres 
beaux  esprits  françois  ont  proOté  de  l'instant  où  vous  avez 
quitté  le  théâtre  pour  chercher  à  détrôner  Shakespeare. 
Quant  à  moi,  c'est  en  vain  qu'on  veut  me  montrer  dans  cet 
auteur  quelques  fautes  de  goût  et  môme  de  jugement;  je  ré- 
ponds toujours:  vous  n'avez  apperru  que  son  cadavre;  mais 
je  l'ai  vu,  moi,  quand  son  àme  animoit  son  corps,  lis  répli- 
quent: vous  vous  trompez,  ce  n'étoit  qu'un  majestueux  fan- 
tôme que  monsieur  Garrick,  ce  puissant  enchanteur,  avoit 
évoqué  du  sein  des  tombeaux  :  le  charme  cesse,  il  faut  que 
Shakespeare  rentre  dans  la  nuit  *. 

Voltaire,  un  mois  auparavant,  écrivait,  en  efFet,  à 
M.  de  Vaines  :  «  Je  sais  que  Garrick  a  pu  faire  illusion 
par  son  jeu,  qui  est,  dit-on,  très-pittoresque;  il  aura  pu 
représenter  très-naturellement  les  passions  que  Sha- 
kespeare a  défîgucées,  en  les  outrant  d'une  manière 
ridicule;  et  quelques  Anglais  se  seront  imaginé  que 
Shakespeare  vaut  mieux  que  Corneille,  parce  que 
Garrick  est  supérieur  à  Mole'.  »  Mais,  en  dépit  du 
convenu  et  de  la  routine ,  en  dépit  des  amours-pro- 
pres surexcités,  il  y  avait  en  France  des  gens  que  la 
grandeur,  le  naturel,  le  côté  humain  de  ces  créations 
avaient  subjugués.  Sedaine ,  le  bon  Sedaine ,  qui  ne 
savait  pas  un  mot  d'anglais,  à  la  lecture  de  cette  tra- 
duction si  défectueuse  et  si  insuffisante,  fut  pris  d'une 
sorte  d'ivresse ,  et  il  demeura  quelques  jours  dans  un 
état  d'incroyable  surexcitation.  «  Vos  transports  ne 
m'étonnent  point,  lui  dit  Grimm,  qui  le  vit  dans  tout 

1.  The  privatc  correspondance  of  David  Garrick  (London,  1832), 
t.  II,  p.  624.  Lettre  de  madame  Necker  à  Garrick;  ce  5  octobre 
1776. 

1.  Voltaire,  Œuvres  comp/étc*  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  119.  Lettre 
de  Voltaire  à  M.  de  Vaines;  7  septembre  1776. 


MOT  DE  GRIMM.  427 

le  fort  de  l'accès,  c'est  la  joie  d'un  fils  qui  retrouve 
un  père  qu'il  n'a  jamais  vu  *.  »  Ce  mot  courut  Paris , 
et  il  le  méritait,  il  est  aussi  vrai  qu'ingénieux.  Dès  la 
première  scène,  Sedaine  s'était  trouvé  transporté  dans 
un  monde  inconnu,  mais  dont  le  climat  était  le  climat 
qui  convenait  au  développement  de  cette  nature  d'in- 
spiration et  d'instinct.  C'était  un  naïf  que  Sedaine. 
Diderot,  qui  l'était  peut-être  plus  qu'on  ne  le  croirait, 
avait  été  frappé,  lui  aussi,  de  l'étendue  du  génie  de 
Shakespeare,  mais  par  des  côtés  bien  différents. 

Diderot  avait  du  gigantesque  dans  l'esprit  plus  que 
du  naturel,  et  ce  fut  par  le  gigantesque  qu'il  fut  con- 
quis. Un  jour,  à  l'hôtel  de  Villette,  l'auteur  de  VEn- 
cyclopédie  et  celui  du  Dictionnaire  philosophique 
discouraient  sur  une  foule  de  sujets  ;  Diderot  appor- 
tant dans  ses  opinions  et  ses  jugements  cette  impé- 
tuosité chaleureuse  qu'il  mettait  dans  tout.  Voltaire 
l'écoutant  (c'est  Diderot  qui  en  convient^)  avec  cette 
condescendance  bienveillante  et  polie  qui  lui  était  ha- 

1.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Fume),  t.  IX,  p.  16. 
Mars  1776. 

2.  «  J'ai  pris  la  liberté  (c'est  Diderot  qui  parle)  de  contredire  de 
vire  voix  et  par  écrit  M.  de  Voltaire,  avec  les  égards  que  je  devais 
aux  années  et  à  la  supériorité  de  ce  grand  homme,  mais  aussi  avec  le 
ton  de  franchise  qui  me  convenait,  et  cela  sans  l'offenser,  sans  en 
avoir  entendu  des  réponse^  désobligeantes.  Je  me  souviens  qu'il  se 
plaignait  un  jour  avec  amertume  de  la  flétrissure  que  les  magistrats 
imprimaient  aux  livres  et  aux  personnes;  mais,  ajoutai-je,  cette  flé- 
trissure qui  vous  afflige,  est-ce  que  vous  ne  savez  pas  que  le  temps 
l'enlève  et  la  renverse  sur  le  magistrat  injuste?  La  ciguë  valut  uu 
temple  au  philosophe  d'Athènes...  Alors  le  vieillard,  m'enlaçant  de 
ses  bras  et  me  pressant  tendrement  contre  sa  poitrine,  ajouta  :  Vous 
avez  raison,  et  voilà  ce  que  j'attendais  de  vous...  D'autres  en  ont 
éprouvé  la  même  indulgence.  D'où  naît  celte  légèreté  à  juger  des 


128  L'APOLLON   ET  LE  SAINT-CHRISTOPHE. 

bituelle.  L'on  en  vint  à  parler  de  Shakespeare.  «  Ah  ! 
monsieur ,  lui  dit  Voltaire  en  sortant  de  son  calme , 
est-ce  que  vous  pouvez  préférer  à  Virgile ,  à  Racine  , 
un  monstre  dépourvu  de  goût  ?  J'aimerais  autant  que 
l'on  abandonnât  l'Apollon  du  Belvédère  pour  le  saint 
Christophe  de  Notre-Dame.  »  Diderot  demeura  un 
moment  décontenancé,  mais  son  embarras  dura  peu. 
«Que  diriez-vous,  cependant,  monsieur,  reprit-il, 
si  vous  voyiez  cet  immense  Christophe  marcher  et 
s'avancer  dans  les  rues  avec  ses  jambes  et  sa  stature 
colossale*.  »  Ce  saint  Christophe  était  une  statue  gigan- 
tesque, une  sorte  de  colosse  de  Rhodes,  élevé  au  pre- 
mier pilier  de  droite  de  la  grande  nef  de  Notre-Dame, 
en  1413,  par  la  piété  d'un  chambellan  de  Charles  VII, 
Antoine  des  Essarts ,  et  n'avait  de  recommandable , 
avec  l'intention,  que  ses  dimensions  disproportion- 
nées. Il  disparut  avant  la  révolution,  six  ans  après 
ce  dialogue  entre  Voltaire  et  Protagoras  -  Diderot , 
en  1784^ 

Voltaire  n'avait ,  à  son  tour,  rien  trouvé  à  riposter 
devant  cette  image  imposante.  Cette  saillie  est  bien 
dans  le  tempérament  de  Diderot  ;  c'est  bien  sa  con- 
versation imagée,  coupée  d'exclamations  et  de  perpé- 


choses  qu'on  ignore  et  à  parler  des  hommes  qu'on  ne  connaît  pas  ?  » 
Essais  sur  les  régnes  de  Claude  et  de  Néron  (Londres,  1782),  t.  II, 
p.  304. 

1.  Hi5raull  de  Séchelles,  Voyage  ù  Monibard  (Paris,  Salvet,  an  IX), 
p.  133.  La  Correspondance  secrète  rapporte  l'anecdote  avec  des  détails 
un  peu  différents,  t.  VI,  p.  425. 

2.  Piganiol  de  La  Force.  Description  historique  de  la  ville  de  Paris 
(Paris,  17G6),  t.  I,  p,  310.  —  Théry,  Guide  des  amateurs  et  des 
étrangers  dans  Paris  (Paris,  1787),  t.  II,  p.  88. 


DIDEROT.  129 

tuelles  digressions,  ce  dialogue  à  lui  tout  seul  où  il 
n'écoute  que  le  son  de  sa  voix,  où  il  s'emporte,  s'exalte, 
sans  tenir  compte  du  partenaire,  qu'il  s'appelle  Vol- 
taire ,  Buffon  ou  Catherine  II.  On  sait  l'impression 
étrange  et  presque  fâcheuse  qu'il  produisit  à  la  cour 
de  Saint-Pétersbourg  que  devait  scandaliser  cette  élo- 
quence sans  discrétion ,  sans  frein ,  d'une  familiarité 
embarrassante  quoique  mitigée  par  une  bonhomie 
désarmante.  Il  n'est  pas  difficile  de  «'imaginer  l'effet 
de  celte  faconde  sur  un  homme  qui ,  comme  l'auteuv 
de  la  He7iriade,  était  habitué  à  être  écouté ,  s'il  lais- 
sait à  chacun  placer  son  mot ,  avec  le  tact  et  la  cour- 
toisie de  l'homme  bien  élevé.  Certes,  cette  éloquence 
l'étonna,  et  il  admira  cette  parole  colorée,  abondante, 
se  passionnant  avec  une  sincérité  qui  avait  quelque 
chose  de  touchant.  Voltaire  ne  connaissait  Diderot 
que  par  ses  écrits ,  où  l'on  retrouve ,  du  reste ,  cette 
même  puissance  entachée  d'incontinence  ;  il  ne  l'avait 
jamais  vu.  «  Cet  homme,  dit-il,  après  la  première 
visite  du  philosophe,  a  de  l'esprit  assurément;  mais 
la  nature  lui  a  refusé  un  talent  et  un  talent  essentiel  : 
celui  du  dialogue  *.  »  Le  président  de  Brosses  consta- 
tait, dès  17o4,  et  les  mêmes  qualités  et  la  même  exu- 
bérance d'imagination  et  de  sève  dans  l'auteur  du 
Neveu  de  Rameau"^. 

Au  plus  fort  de  cette  lutte,  Voltaire  se  découvrait  un 
nouvel  adversaire,  adversaire  anonyme,  dont  les  atta- 
ques étaient  loin  d'être  méprisables.  «Dites-moi  aussi, 

1.  Correspondance  secrète,  politique  et  littéraire  (Londres,  John 
Adamson),  t.  VI,  p.  292.  Paris,  13  juin  1778. 

2.  Voltaire  et  J.-J.  Rousseau,  p.  124. 

vin.  9 


130  (  UN  NOUVEL  ADVERSAIRE. 

je  VOUS  prie,  écrivait-il  à  D'Alembert,  le  22  octobre, 
quel  est  le  chrétien  qui  a  fait  trois  volumes  de  lettres  à 
moi  adressées  sous  le  nom  de  trois  juifs;  tâchez  de 
vous  en  informer.  Je  viendrai  à  lui  quandj 'aurai  achevé 
d'étriller  Shakespeare.  Je  suis  comme  Beaumarchais  : 
A  vous,  M.  Marin/  à  vous,  M.  Baculard!  »  D'Alem- 
bert  lui  répondit:  «  Le  secrétaire  de  ces  juifs  est  un 
pauvre  chrétien ,  nommé  l'abbé  Guénée ,  ci-devant 
professeur  au  cellége  du  Plessis,  et  aujourd'hui  ba- 
layeur ou  sacristain  de  la  chapelle  de  Versailles.  On 
dit  que  ses  lettres  lui  ont  valu  quelque  pour-boire  du 
cardinal  de  La  Roche-Aymon,  un  des  plus  dignes  pré- 
lats qui  soient  dans  l'éghse  de  Dieu,  et  à  qui  il  ne 
manque  rien  que  de  savoir  lire  et  écrire*.  »  Mais  le 
sacristain ,  lui  au  moins ,  savait  lire  et  écrire',  hre  les 
textes  sacrés  dans  leur  langue  originale,  et  écrire 
comme  peu  de  balayeurs  de  chapelle  l'avaient  fait 
jusqu'à  lui.  La  courte  et  insuffisante  biographie  que 
nous  donne  de  lui  D'Alembert  est  assez  exacte.  Né  le 
23.novembre  1717,  à  Étampes,  Antoine  Guénée'^,  ses 

1.  Vollaire,  Œuvres  complètes  (Beachol),  l.  LXX,  p.  156,  172. 
LeUres  de  D'Alembertà  Vollaire,  des  5  et  23  novembre  177G. 

2.  Madame  du  Châtelet  écrivait  à  Maupertuis,  le  23  octobre  1734  : 
a  Je  suis  ici  dans  une  solitude  profonde  dont  je  m'accommode  assez 
bien;  je  partage  mon  temps  entre  les  maçons  et  M.  Coet;  car  je 
cherche  le  fond  des  choses  tout  comme  un  autre.  Vous  serez  peut-être 
étonné  que  ce  ne  soit  pas  à  M.  Guenée  que  je  donne  la  préférence; 
mais  il  me  semble  qu'il  me  faut  ou  vous  ou  M.  Clairaut  pour  trouver 
des  grâces  à  ce  dernier.  »  Lettres  inédiles  de  madame  la  marquise  du 
Châtelet  {\*ans,  Lefebvre,  1818),  p.  15,  16.  L'éditeur  ne  met  pas  en 
doute  qu'il  s'agisse  du  futur  auteur  des  Lettres  de  quelques  juifs. 
Antoine  Guenée,  en  1734,  n'avait  pas  encore  dix-sept  ans,  et,  à  cet 
âge,  on  est  au  collège  et  l'on  ne  supplée  pas  des  savants  de  premier 
ordre,  tels  que  des  Maupertuis  et  des  Clairaut.  Il  faut  être  très- 


L'ABBÉ  GUÉNÉE.  131 

études  faites,  avait  été  agrégé  à  l'Université  de  Paris  ; 
déclaré  émérite  après  vingt  ans  de  professorat  au 
Plessis,  il  s'était  retiré  avec  la  modique  pension  à  la- 
quelle il  avait  droit.  Plus  tard,  utilisant  une  série  de 
voyages  en  Italie,  en  Allemagne  et  en  Angleterre  avec 
des  élèves  dont  l'éducation  lui  avait  été  confiée,  il 
apprenait  les  langues  de  ces  pays,  ne  laissait  échapper 
aucune  occasion  d'ajouter  à  l'ensemble  de  ses  con- 
naissances; et  il  était  tout  armé  pour  la  lutte,  quand 
l'idée  lui  vint  de  se  mesurer  avec  l'auteur  de  V Essai 
sur  les  mœurs. 

Voltaire  comprit  vite  qu'il  avait  affaire  à  un  jouteur 
d'un  tout  autre  ordre ,  à  un  érudit  qui  possédait  sa 
matière,  et  à  un  bel  esprit  maniant  la  plaisanterie , 
l'ironie  avec  une  légèreté ,  une  urbanité  auxquelles  ne 
l'avaient  pas  habitué  les  Berthier,  les  Kroust ,  les  Lar- 
cher,  les  Nonnotte.  Cependant,  il  se  mettra  en  campa- 
gne, se  recommandant  à  ses  bons  amis ,  qui  ne  lais- 
seront pas  écraser  Raton  sans  lui  venir  en  aide.  «  Raton 
joue  actuellement  avec  la  souris  Guénée  ;  mais  ses  pattes 
sont  bien  faibles.  Je  ne  sais  si  ce  combat  du  chat  et  du 
rat  d'église  pourra  amuser  les  spectateurs.  Le  parti  du 
rat  est  bien  fort  ;  il  est  toujours  prêt  à  étrangler  Raton , 
et  on  viendrait  le  prendre  dans  sa  chatière ,  si  on  ne 
disait  pas  quelquefois  que  ce  n'est  pas  la  peine,  et  que 
Raton  est  mort,  ou  autant  vaut  ^  »  En  définitive, 

circonspect  deiant  les  analogies  de  noms.  Ainsi,  madame  d'Épinay 
donnera  à  son  jeune  fils  un  précepteur  qui  s'appellera  Linant,  et  qui 
sera  tout  autre  que  le  Linant  de  madame  du  Cbâtelet.  Ces  causes  d'er- 
reurs se  rencontrent  à  tous  moments. 

1.  \o\lsi\Te,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p,  169.  Lettre 
de  Voltaire  àD'Âlembert  ;  18  novembre  17  76. 


132  LETTRES  DE  QUELQUES  JUIFS  PORTUGAIS. 

Raton  compte  bien  venir  aisément  à  bout  de  cette 
souris  grignoteuse,  qui  le  mordille  et  Tagace.  Aux 
Lettres  de  quelques  juifs  portugais  on  opposera  Un 
chrétien  contre  six  juifs^.  La  verve,  le  persiflage,  le 
paradoxe,  les  allégations  téméraires,  une  érudition 
dissimulant  son  insuffisance  sous  le  brillant  et  le  pé- 
tillant de  la  forme,  n'étaient  pas  moins  prodigués 
dans  ce  dernier  livre  que  dans  ses  précédentes  atta- 
ques contre  la  Bible.  Mais ,  devant  une  science  sûre , 
calme,  civile,  motivant  ses  assertions  et  ses  réfuta- 
tions, respectant  l'adversaire,  tout  en  ne  s'interdisant 
pas  à  l'occasion  une  honnête  moquerie ,  des  plaisan- 
teries, qui  n'avaient  pas  d'ailleurs  le  mérite  d'être 
nouvelles,  devenaient  des  armes  disproportionnées  et 
qui  ne  pouvaient  tenir  longtemps  contre  les  coups 
pressés  d'un  assaillant  qui  attaque  et  qui  se  défend 
chez  lui,  sur  un  terrain  dont  il  connaît  les  moindres 
accidents. 

Voltaire  est  un  peu  étonné  et  décontenancé,  et  il 
ne  dissimule  pas  sa  surprise.  «  Le  secrétaire  juif, 
nommé  (juénée,  n'est  pas  sans  esprit  et  sans  con- 
naissances; mais  il  est  malin  comme  un  singe;  il 
mord  jusqu'au  sang,  en  faisant  semblant  de  baiser 
la  main.  Il  sera  mordu  de  même^.  »  C'était  recon- 
naître chez  l'ennemi  ses  propres  qualités  :  malin 
comme  un  singe!  on  n'avait  guère  cessé  de  l'être 
durant  cette  carrière,  si  pleine  et  qui  n'en  était  sans 


1.  Voltaire,  Œuvres  eomp/ife*  (Beuchot),  t.  XLVIII,p.  443,  569. 
1776. 

2.  Ibid.,   t.    LXX,   p.   187.  Lettre  de  Voltaire  à   D'Alembert; 
8  décembre  1776. 


MODÈLE  DE  DIALECTIQUE.  133 

doute  pas  'à  sa  dernière  malice.  Restait  à  réaliser  la 
menace,  et  nous  conviendrons  que  le  vieillard  dumont 
Caucase^  dans  sa  réplique  aux  six  juifs  et  à  leur  au- 
mônier*, s'en  tira  plutôt  par  des  subtilités  que  par 
des  raisons.  Tout  l'esprit  du  monde  ne  peut  rien 
contre  les  preuves  de  fait,  et  c'est  ce  qu'on  lui  dé- 
montre avec  aisance  et  politesse ,  pertinemment,  doc- 
tement, nullement  en  pédant  et  en  cuistre  de  collège'^. 
Le  livre  de  l'abbé  Guénée  se  sépare  de  tous  les  ou- 
vrages de  polémique  voltairienne  par  le  ton,  l'atticisme, 
la  force  de  la  discussion.  Qui  lit  les  trois  volumes  de 
Nonnotte,  les  Erreurs  de  Voltaire?  Qui  lit,  qui  pour- 
rait lire  ces  énormes  fatras,  ces  réfutations  obèses, 
lourdes  comme  des  mondes,  luttant  contre  des  bulles 
de  savon  lumineuses  et  chatoyantes,  qui  éclairent 
encore,  si  elles  s'évaporent  trop  aisément?  Nous  vou- 
drions bien  entrer  dans  plus  de  détails  sur  l'ouvrage 
vraiment  estimable  du  dernier  des  adversaires  de 
Voltaire  ;  mais  le  temps,  mais  l'espace,  mais  la  nature 
même  de  ces  débats  sont  autant  d'obstacles  devant 
lesquels  il  faut  s'incliner.  Dans  leur  genre,  les  Lettres 
de  quelques  juifs  sont  un  modèle  de  controverse  serrée 
et  courtoise ,  où  la  jeunesse  studieuse  trouvera  à  un 
degré  éminent  les  qualités  qui  font  le  dialecticien  et 
l'orateur. 

Malgré  son  prétendu  désenchantement ,  Voltaire 
mourra,  comme  il  a  vécu,  fou  de  théâtre,  composant, 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LXX,  p.  222.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental  ;  4  février  1777. 

2.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adarnson),  t.  X,  p.  142.  31  mai  1777. 


134  LE  THâATRE  DE  FERNET. 

rimant  des  tragédies,  un  pied  dans  la  tombe;  et  s'il 
laisse  à  d'autres  le  soin  d'interpréter  ses  rôles,  c'est 
qu'il  n'a  plus  de  dents,  c'est  que  la  voix  le  trahit  comme 
les  forces.  La  salle  de  spectacle  du  château  est  fermée 
pour  ne  plus  se  rouvrir  ;  mais  les  Fernésiens  auront 
la  leur,  une  salle  superbe,  unique,  une  véritable  mer- 
veille. En  juin  1776,  Voltaire  mandaitàd'Argentaletà 
madame  de  Saint-Julien,  que  le  directeur  bourguignon 
achevait  dans  sa  colonie  le  plus  joli  théâtre  de  pro- 
vince, très-orné,  très-bien  entendu  et  très-commode*. 
Gomme  toujours,  il  cède  ici  à  son  indispensable  besoin 
d'exagération  et  d'emphase.  Il  est  un  peu  plus  exact  dans 
une  autre  lettre  à  l'ange  gardien,  et  rend  aux  choses 
leurs  approximatives  proportions.  «  Vous  savez  peut- 
être  qu'un  troubadour  ambulant,  nommé  Saint-Géran, 
protégé  par  madame  de  Saint-JuUen ,  s'étant  aperçu 
que,  dans  ma  drôle  de  ville  à  peine  bâtie,  il  y  avait 
un  grand  magasin  dont  on  pouvait  faire  une  salle  de 
comédie,  à  laquelle  il  ferait  venir  tout  Genève  et  toute 
la  Suisse,  a  vite  étabh  son  théâtre  (à  mes  dépens),  et 
a  fait  son  marché  avec  Lekain  pour  venir  enchanter 
les  treize  cantons  ^.  » 

Le  bâtiment  existe  encore,  quoique  en  triste  état, 
et  occupé  par  de  petits  ménages  d'ouvriers  ;  et  ce 
qu'il  en  reste  suffit  |pour  donner  une  juste  idée  de  ce 
palais  abandonné  de  Melpomène,  qui  ne  fut  rien  moins 
qu'un  palais,  même  aux  temps  de  sa  splendeur^.  La 

1.  \o\lalre.  Œuvres  complètes  (Beuchoi),  t.  LXX,  p.  99.  Lettres 
des  12  et  24  juin  1776. 

2.  Ibid.,  t.  LXX,  p.  99.  Lettre  de  Voltsire  à  d'Argental;  à 
Femey,  5  auguste  1776. 

3.  Il  se  trouve  sur  la  droite,  en  veaaat  de  Genève,  à  peu  près  ao 


DÉMARCHES  PRÈS  DE  LA  RRINE.  139 

salle  était  à  peine  édifiée  que  Saint-Géran  rêvait  de 
ramener  dans  ce  pauvre  pays  de  Gex  le  Roscius  parisien. 
Mais  l'acquiescement  de  Lekain  était  la  moindre  diffi- 
culté qu'il  y  eût  à  vaincre.  Il  ne  pouvait  s'absenter 
sans  une  permission  du  premier  gentilhomme  en  exer- 
cice. L'on  comptait,  il  est  vrai,  sur  l'intervention  puis- 
sante du  patriarche,  qui  n'aurait  su  refuser  son  con- 
cours sans  trahir  sa  propre  cause.  Voltaire  écrivait,  en 
effet,  à  d'Argental,  pour  le  prier  d'en  toucher  deux 
mots  au  maréchal  de  Duras.  Le  voyage  de  Fontaine- 
bleau pouvait  être  encore  un  obstacle,  si  la  reine  ne 
consentait  pas  à  lui  céder  l'acteur.  Qu'à  cela  ne  tienne, 
il  en  fera  parler  à  la  souveraine  par  une  des  personnes 
les  plus  importantes  de  son  entourage.  Il  écrivait  à  la 
princesse  d'Hennin ,  avec  cette  aisance  que  l'âge  au- 
torisait mais  que  nous  lui  avons  connue  toute  sa  vie  : 
«  Madame,  madame  de  Saint-Julien  m'a  fait  l'hon- 
neur de  me  mander  que,  si  je  disputais  Lekain  à  la 
reine,  je  devais  demander  votre  protection;  j'ai  couru 
sur-le-champ  au  temple  des  Grâces  pour  me  jeter  à 
vos  pieds...  » 

Enfin,  Lekain  partait,  il  débarquait  à  Genève  et  à 
Ferney,  et  attirait  à  ses  représentations  toute  la  popu- 
lation genevoise  qui  se  souvenait  des  délicieuses 
émotions  qu'elle  lui  avait  dues.  «  Il  a  joué  supé- 
rieurement, tantôt  à  Ferney,  tantôt  à  deux  lieues 
de  là,  sur  un  autre  théâtre  appartenant  encore  au 
troubadour  Saint-Géran  (le  théâtre  de  Châtelaine). 
Les  treize  cantons  ont  accouru,  et  ont  été  ravis.  Pour 

centre  de  la  ville.  11  servit  longtemps  de  boacherie  et  n'avait  pas, 
notamment,  d'autre  emploi  en  1826. 


136  LERAIN  CHEZ  VOLTAIRE. 

moi,  misérable,  à  peine  ai-je  été  témoin  une  fois  de 
ces  fêtes,  j'étais  et  je  suis  non-seulement  dans  une 
crise  d'affaires  et  de  chagrins,  mais  dans  l'accable- 
ment des  maladies  qui  assiègent  ma  fin.  J'ai  manqué 
Lekain  deux  fois,  par  conséquent  je  suis  mort,  pen- 
dant qu'on  me  croit  un  folâtre  qui  a  disputé  Lekain  à 
la  reine*.  »  Mais  il  n'en  a  pas  ressenti  moins  vivement 
l'aimable  complaisance  de  la  jeune  souveraine,  et  il  eût 
donné  le  peu  qui  lui  restait  de  vie  pour  mériter  sa 
protection  et  son  auguste  bienveillance. 

Je  vous  dirai  que,  si  j'étais  un  peu  ingambe,écrivait-il  au 
même  d'Argental  un  peu  plus  tard,  si  je  n'avais  pas  tout  à 
fait  quatre-vingt-deux  ans,  je  ferais  le  voyage  de  Paris  pour 
la  reine  et  pour  vous.  Je  vous  avoue  que  j'ai  une  furieuse 
passion  de  l'avoir  pour  ma  protectrice.  J'avais  presque  es- 
péré qa'Olympie  paraîtrait  devant  elle.  Je  regardais  cette 
protection  déclarée,  dont  je  me  flattais,  comme  une  égide 
nécessaire  qui  me  défendrait  contre  des  ennemis  acliarnés, 
et  à  l'ombre  de  laquelle  j'achèverais  paisiblement  ma  car- 
rière. Ce  petit  agrément  de  faire  reparaître  Olympie  m'a  été 
refusé.  Il  faut  avouer  que  Lekain  n'aime  pas  les  rôles  dans 
lesquels  il  n'écrase  pas  tous  les  autres.  Il  nous  a  donné  d'un 
chevalier  Bayard  *,  à  Ferney,  dans  lequel  il  n'a  eu  d'autre 
succès  que  celui  de  paraître  sur  son  lit  un  demi-quart 
d'heure:  je  ne  lui  ai  point  vu  jouer  ce  détestable  ouvrage.  Je 
ne  puis  supporter  les  mauvais  vers  et  les  tragédies  de  collège, 
qui  n'ont  que  la  rareté,  la  curiosité,  pour  tout  mérite.  Le- 
kain, pour  m'achever,  jouera  Scévola  ^  à  Fontainebleau.  Je 
suis  persuadé  qu'une  jeune  reine  qui  a  du  goût  ne  sera  pas 


1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  100.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  Ferney,  5  auguste  1776. 

2.  Gaston  et  Bayard,  tragédie  de  De  Belloy. 

3.  Tragédie  de  Du  R^er,  jouée  en  164G. 


I 


SA  RECONNAISSANCE  ET  SON  ADMIRATION.  137 

trop  contente  de  ce  Scévola,  qui  n'est  qu'une  vieille  décla- 
mation digne  du  temps  de  Hardy  '. 

Voltaire  laisse  ici  percer  une  teinte  d'amertume  qui 
n'est  pas  sans  objet.  Il  comptait  sur  plus  de  complai- 
sance et  d'égards  de  la  part  de  Lekain,  qui  montra 
un  peu  de  sécheresse  envers  un  homme,  son  bienfai- 
teur et  son  maître.  Celui-ci  ne  semble  pas  se  douter  de 
ce  qui  se  passe  au  fond  de  cette  âme  trop  sensible  :  il 
est  fêté,  choyé  ;  Voltaire  est  plein  d'affabilité,  de  ten- 
dresse même,  et  l'acteur,  ravi,  ne  trouve  point  de  termes 
pour  formuler  sa  reconnaissance  et  son  admiration.  Il 
ne  sait  si  les  Champs-Elysées,  tant  célébrés  par  Ho- 
mère et  par  Virgile,  ont  quelque  chose  de  plus  enchan- 
teur que  la  terre  de  Ferney,  dans  l'état  de  prospérité 
où  l'a  mise  le  patriarche,  et  le  pays  superbe  dont  ce 
charmant  domaine  est  environné.  Le  soin  de  ses  suc- 
cès l'occupe  moins,  à  l'entendre,  que  le  spectacle 
attendrissant  de  M.  de  Voltaire,  au  milieu  de  ses  co- 
lons, s'intéressant  à  leurs  travaux  et  assurant  le  bien- 
être  de  leur  vie  par  une  générosité  sans  exemple. 

On  compte  aujourd'hui  dans  le  petit  canton  de  Ferney 
treize  cents  habitants  des  deux  sexes,  tous  très-occupés,  bien 
logés,  bien  nourris,  vivant  en  paix,  et  priant  Dieu,  dans  leur 
différente  communion,  de  conserver  les  jours  de  leur  fon- 
dateur; leurs  vœux  sont  trop  justes  pour  n'être  pas  exau- 
cés ;  et  véritablement  M.  de  Voltaire  jouit  de  la  meilleure 
santé,  eu  protestant  toujours  qu'il  se  meurt,  et  qu'il  n'a  pas 
quarante-huit  heures  à  vivre....  Il  vient  de  faire  à  la  reine 
des  vers  qui  sont  charmants,  et  d'une  fraîcheur  inconcevable 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LXX,  p.  113,  114. 
Letlre  de  Voltaire  à  d'Argental  ;  à  Ferney,  27  augaste  1776. 


138  PÊTE  DE  BRUNOY. 

pour  son  âge...  Voilà,  monsieur,  tout  ce  que  je  puis  vous 
faire  parvenir  de  plus  intéressant  sur  le  patriarche  de  notre 
littérature  et  le  bienfaiteur  de  l'humanité;  le  plus  bel  or- 
nement de  sa  colonie  serait  sans  doute  sa  figure  en  marbre, 
posée  au  milieu  de  ses  jardins;  et  je  ne  conçois  pas  pour- 
quoi MM.  les  encyclopédistes,  embarrassés  du  lieu  où  ils  en 
feront  l'inauguration,  ne  nous  l'envoyent  pas  à  Ferney;  ce 
serait  Lycurgue  au  milieu  des  Spartiates,  ou  bien  Abraham 
au  milieu  de  ses  enfants  *. 

La  lettre  à  d'Argental  révèle  des  projets  très-arrêtés 
sur  la  jeune  reine,  que  l'on  voudrait  bien  ranger  de 
son  bord  et  faire  entrer  dans  ses  intérêts.  C'eût  été  un 
coup  de  partie,  en  effet,  de  pouvoir  conquérir  les 
bonnes  grâces  delà  charmante,  et  à  cette  date  un  peu 
frivole,  fille  de  Marie-Thérèse.  Aussi  profitera-t-il  avec 
empressement,  «  avec  passion,  »  de  l'occasion  de  té- 
moigner son  zèle  et  son  amour  pour  sa  souveraine. 
Monsieur,  frère  du  roi  (celui  qui  fut  Louis  XVIII),  son- 
geait à  donner  à  sa  belle-soeur  une  fête  brillante  dans 
son  château  de.  Brunoy.  Cromot  du  Bourg ,  le  surin- 
tendant de  ses  bâtiments  et  de  ses  finances,  ne  crut 
devoir  mieux  faire  que  s'adresser  à  Voltaire,  auquel  il 
demanda  un  divertissement  en  l'honneur  de  l'auguste 
visiteuse.  L'envie  de  plaire  inspira  le  poëte,  qui 
dépêchait  tout  aussitôt  un  plan  de  fête  particulière- 
ment propre  à  être  agréable  à  celle  qu'on  voulait 
amuser. 

1.  LAreràet,  Catalogue  de  lettres  autographes  dix  7  décembre  1854, 
p.  69,  70.  N°  521.  Lettre  de  Lekain  à  M***;  Ferney,  ce  2  auguste 
1776.  Cette  flgure  en  marbre  à  laquelle  Lekain  fait  allusion  est  cette 
malencontreuse  statue  de  Pigalle,  actuellement  à  rinslitul,  qu'on  ne 
savait  où  placer,  et  qu'après  la  mort  de  Voltaireson  petit-neveu  transfé- 
rait dans  son  ch&teau  d'Uornoi  où  vint  la  chercher  la  Révolution. 


L'HOTE  ET  L'HOTESSE.  139 

Il  y  a  uae  fête  fort  célèbre  à  Vienne,  qui  est  celle  de  l'Hôte 
et  de  l'Hôtesse  :  l'empereur  est  l'hôte,  et  l'impératrice  est 
l'hôtesse:  ils  reçoiveat  tous  les  voyageurs  qui  viennent  sou- 
per et  coucher  chez  eux,  et  donnent  un  bon  repas  à  table 
d'hôte.  Tous  les  voyageurs  sont  habillés  à  l'ancienne  mode 
du  pays;  chacun  fait  de  son  mieux  pour  cajoler  respectueu- 
sement l'hôtesse;  après  quoi  tous  dansent  ensemble.  Il  y  a 
juste  soixante  ans  que  cette  fête  n'a  pas  été  célébrée  à 
Vienne  '  :  Monsieur  voudrait-il  la  donner  à  Brunoy  *? 

Ce  canevas  avait  le  mérite  de  rappeler  à  la  princesse^ 
les  souvenirs  de  sa  chère  patrie.  Le  divertissement 
composé  par  le  vieux  malade  du  Mont-Jura  a  été  pu- 
blié dans  les  Œuvres,  et  n'a  d'autre  mérite,  à  coup  sûr, 
que  l'intention,  comme  la  plupart  de  ces  petits  ouvrages 
dont  Collé  et  Laujon  avaient  la  spécialité'.  Mais  cela 
pouvait  avoir  pour  l'auteur  de  la  Princesse  de  Navarre 
une  importance  qu'il  révèle  d'ailleurs  par  ses  questions 
presque  anxieuses  à  son  ange  gardien. 

Je  suppose  qu'en  qualité  d'ambassadeur  de  famille  *  vous 
avez  été,  lui  dit-il,  de  la  fête  de  Brunoy,  et  encore  plus  en 
qualité  d'homme  de  goût.  Il  faut  que  je  vous  demande  des 
nouvelles  de  cette  fête,  car  je  ne  veux  pas  en  demander  à 
Monsieur.  Dites-moi,  je  vous  prie,  si  on  y  a  fait  paraître  le 
buste  de  la  reine. 

Cette  idée  de  fêter  le  buste  de  la  reine,  tandis  qu'on  avait 

1 .  Voltaire  a  fait  ane  description  de  ceUe  fêle,  appelée  Wurfchafft^ 
donnée  par  l'empereur  Léopold  au  sauvage  Pierre  le  Grand,  qui  y 
figura  sous  le  costume  d'un  paysan  de  Frise.  Œuvres  complètes 
iBeuchot),  t.  XXV,  p.  130,  131.  Histoire  de  Pierre  le  Grand. 

2.  Ibid.,  t.  LXX,  p.  123,  124.  Lettre  de  Voltaire  à  M.  Cromot; 
Feraey,  20  septembre  1776. 

3.  Ibid.,  t.  IX,  p.  451  à  456.  L'hôte  et  l'hôtesse,  diverlissemenL. 

4.  On  sait  que  d'Argeutal  était  auprès  de  notre  cour  ministre  du 
duc  de  Parme,  dont  le  père  avait  épousé  la  ûlle  de  Louis  XV. 


140  PROJETS  SUR  OLYMPIE. 

sa  personne,  n'était  venue  à  messieurs  de  Brunoy  que  quatre 
jours  avant  ce  beau  souper;  le  souper  fut  le  7  de  ce  mois 
(octobre),  et  celui  qui  envoya  l'inscription  ne  fut  informé  de 
tout  cela  que  le  10;  ainsi,  il  ne  put  avoir  l'honneur  de  ca- 
joler le  beau  buste  d'Antoinette  *.  On  récita  quelques  autres 
mauvais  vers  de  lui,  qui  étaient  venus  auparavant  à  bon 
port  [l'Hôte  et  l'Hôtesse). 

On  lui  mande  que  ces  petits  versiculets,  tout  plats  qu'ils 
sont,  n'ont  pas  été  mal  reçus  de  la  belle  et  brillante  Antoi- 
nette et  de  sa  cour.  Il  en  est  fort  aise,  quoiqu'il  ne  soit  pas 
courtisan.  Il  s'imagine  qu'on  pourrait  aisément  obtenir  la 
protection  de  cette  divine  Antoinette  en  faveur  d'Olympie  la 
brûlée.  Il  s'imagine  encore  que,  dans  certaines  occasions, 
certain  vieux  amateur  de  certaines  vérités  pourrait  se  met- 
tre sous  la  sauvegarde  de  certaine  famille,  contre  les  mé- 
chancetés de  certains  pédants  en  robe  noire,  qui  ont  toujours 
une  dent  contre  un  certain  solitaire  *. 

L'on  avait  plus  d'un  objet,  en  chantant  la  divine 
Antoinette  et  en  célébrant  la  Beauté,  les  Grâces,  les 
Vertus.  L'auteur  d'Olympie  se  mourait  de  douleur  de 
voir  cette  œuvre  de  sa  vieillesse  méconnue,  dédaignée, 
écartée  par  la  fantaisie  ombrageuse  d'un  comédien, 
qui,  ne  trouvant  pas  un  rôle  à  sa  taille,  s'opposait  à 
un  succès  auquel  il  serait  étranger  :  un  mot  de  l'ai- 

1.  «  On  avait  imaginé,  dit  Voltaire,  dans  une  lettre  à  madame  de 
Saint-Julien,  du  30  octobre  (1776),  de  faire  paraître  le  buste  de  la 
reine,  porté  par  des  filles  qui  représentaient  les  Grâces  et  entouré  de 
petits  garçons  qui  figuraient  les  Amours,  et  la  compagnie  tant  réputée 
des  Jeux  et  des  Ris.  J'avais  proposé  qu'on  mît  au-dessous  du  buste  : 

Amours,  Grâces,  Plaisirs,  nos  fêtes  vous  admettent  : 
Regardez  ce  portrait,  vous  pouvez  l'adorer  ; 
Un  moment  devant  lui  vous  pouvez  folâtrer. 
Les  Vertus  vous  le  permettent. 

Ce  dernier  vers  me  paraissait  tout  à  fait  dans  le  caractère  de  la 

reine.  » 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  143,  144. 
Lettre  de  Voltaire  à  d'Argental  ;  18  octobre  1776. 


L'ALLÉGORIE  DE  SÉSOSTRIS.  141 

mable  princesse  aurait  été  un  ordre,  il  aurait  dissipé  tous 
les  mauvais  vouloirs.  Mais  il  s'agissait  par-dessus  tout 
d'assurer  la  tranquillité  de  ses  derniers  jours  contre  les 
intrigues  de  toute  nature  d'une  magistrature  et  d'un 
clergé  dont  on  ne  s'était  pas  fait  l'ami.  En  somme,  on 
avait  travaillé  de  plus  d'une  façon  à  mériter  la  faveur 
des  puissances.  Le  Panégyrique  de  LomisXF avait  dû 
toucher,  car  l'auteur  de  la  Henriade  n'avait  guère  été 
payé  pour  chanter  les  louanges  du  monarque  défunt. 
Quant  à  l'allégorie  de  Sésostris,  il  espérait  bien  gagner 
par  elle  le  cœur  du  jeune  sage,  appelé  sur  le  premier 
trône  du  monde  pour  la  félicité  de  ses  peuples.  Ce 
n'était  pas  une  œuvre  de  pure  flatterie;  cela  renfermait 
des  enseignements  qu'un  philosophe  seul  ose  donner, 
et  qu'un  roi  philosophe  seul  sait  comprendre  et  s'ap- 
pliquer'. 

Je  ne  sais,  écrivait-il  à  M.  de  Vaines,  si  Messieurs  feront 
brûler  ce  petit  ouvrage....  J'ai  surtout  la  plus  grande  espé- 
rance dans  la  vertu  persévérante  de  M.Turgot.  Je  maintien- 
drai toujours,  malgré  la  Sorbonne  et  Messieurs,  que  le  mi- 
nistre qui  protège  le  peuple  et  qui  inspire  à  Pharaon  l'esprit 
de  sagesse  et  d'économie,  vaut  beaucoup  mieux  que  le  mi- 
nistre des  sept  vaches  maigres  et  des  sept  vaches  grasses, 
qui  ne  fit  manger  du  pain  au  peuple  qu'en  le  rendant  es- 
clave *. 

Mais  M.  Turgot  ne  devait  que  passer  aux  affaires, 
emportant  trop  tôt  dans  sa  chute  les  espérances  de 
tous  ceux  qui  attendaient  de  lui  la  réalisation  de  ré- 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuehot),  t.  XIV,  p.  106,  107, 
108.  Sésostris. 

2.  Ibid.,  t.  LXIX,  p.  555,  556.  Lettre  de  Vollaire  à  M.  de  Vaines  ; 
Ferney,  le  17  mars  1776. 


iMS  VOLTAIRE  JOURNALISTE. 

formes  inévitables;  et  Voltaire  était  de  ces  derniers. 
Sésostris,  d'ailleurs,  pas  plus  que  son  grand-père,  ne 
se  sentait  attiré  vers  cet  écrivain  audacieux  dont  l'ir- 
rjéligion  ne  pouvait  que  lui  être  odieuse  ;  et  toutes  ces 
avances,  toutes  ces  coquetteries  du  poëte  ne  devaient 
raccourcir  d'une  toise  la  distance  qui  séparait  Femey 
de  Versailles. 

On  lisait  dans  les  Mémoires  secrets^  à  la  date  du 
16  mai  1777  :  «  Le  n"  15  du  s'  de  La  Harpe*  con- 
tient encore  un  extrait  de  la  main  de  M.  de  Voltaire. 
C'est  le  troisième  qu'il  fournit.  Ce  grand  homme  ne 
dédaigne  aucun  genre,  et  se  fait  aujourd'hui  Garçon 
journaliste^.  »  Voltaire  était  loin,  en  tous  cas,  d'en 
être  à  ses  débuts.  On  peut  dire  que  Voltaire  a  fait  du 
journaUsme  toute  sa  vie,  d'abord  souterrainement, 
pour  se  défendre  contre  les  attaques  de  ses  ennemis, 
ou  faire  courir  certains  bruits  qu'il  avait  intérêt  à 
accréditer.  Ainsi,  les  journaux  de  Hollande  se  rem- 
plirent d'articles  faits  ou  inspirés  par  lui,  anonymes 
ou  signés  par  des  séïdes  zélés  et  stylés  '.  Les  gazettes 
de  Leipzig,  de  Dresde,  de  Berne,  contiendront,  plus 
tard,  sur  son  compte,  des  indiscrétions  dont  il  sera  le 
plus  souvent  le  fauteur.  Tout  cela  est,  il  est  vrai, 
moins  acte  de  journaliste  que  de  nouvelliste;  mais,  à 
un  certain  moment,  plus  d'une  page  du  Mercure 
proviendront  de  la  fabrique  de  Cirey,  le  Journal  des 


1.  L6  Journal  de  politique  et  de  littérature. 

2.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  X,  p.  134. 

8.  Notamment,  la  Bibliothèque  française  (Amsterdam,  du  Sauzet), 
t.  XXIII,  p.  3.4-350  ;  XXIV,  p.  152-1G6. 


LA  GAZETTE  LITTÉRAIRE.  U3 

Savants  lui-même  accueillera  avec  empressement  des 
mémoires  et  des  fragments  de  l'auteur  de  l'Essai  sur  le 
/iew*.  Puis,  les  voyages,  l'état  nomade,  l'expatriation  du 
poëte  viendront  mettre  fin  à  ces  improvisations,  à  ces 
jugements  à  vol  de  plume  sur  les  sujets  les  plus  divers. 
Mais,  après  s'y  être  plutôt  refusées  que  prêtées,  durant 
ces  années  d'instabilité  et  de  trouble,  les  circons- 
tances redeviendront  propices  au  développement  de  ce 
goût  inné,  qu'il  n'avait  pu  satisfaire  que  dans  VEn- 
cyclopédie  à  laquelle  il  avait  dépêché  tant  de  morceaux 
restés  des  modèles  de  journalisme  scientifique  et  lit- 
téraire, limpides,  rapides,  se  contentant  d'effleurer, 
mais  avec  un  tact,  un  discernement  admirables. 

M.  de  Praslin  s'était  constitué  le  patron,  en  1763, 
de  la  Gazette  littéraire,  dont  il  avait  confié  la  direction 
à  Suard  et  à  l'abbé  Arnaud,  ces  deux  amis  inséparables. 
Voltaire  se  mettra  à  son  entière  dévotion,  et  n'épar- 
gnera rien  pour  montrer  le  prix  qu'il  attachait  à  ses 
bonnes  grâces,  écartant  dès  l'abord  toute  question 
d'amour-propre  et  de  susceptibihté  d'écrivain.  «  Mon- 
seigneur, écrivait  M.  de  Montpéroux,  le  résident  de 
Genève,  au  ministre,  vous  verrez  avec  plaisir,  par  la 
copie  ci-jointe  d'une  lettre  que  j'ay  reçue  de  M.  de 
Voltaire,  qu'il  se  charge  de  fournir  les  extraits  de 
tout  ce  qu'il  pourra  tirer  de  Berne  et  de  Lausanne,  ces 
pays  peuvent  fournir  beaucoup  par  ses  soins,  et  le 
désir  qu'on  y  aura  de  l'informer  de  tout  ce  qui  paraîtra 
d'intéressant  en  tout  genre,  surtout  en  histoire  natu- 
relle qui  y  est  très- cultivée^.  »  La  promesse  était 

1.  Journal  des  Savants,  juin  et  octobre  1738. 

2.  Archives  desafifaires  étrangères.  69.  Genève,  de  I76I  à  1763, 


144  M.  DE  PRASLIN. 

suivie  deTeffet;  et  Montpéroux,  le  lendemain  raême, 
annonçait  un  premier  envoi.  «  Si  ma  santé  ne  me  per- 
met pas,  disait  le  poëte  dans  une  lettre  qui  accompa- 
gnait son  premier  cahier,  d'examiner  tous  les  livres 
et  de  dicter  tous  les  extraits,  vous  pourriez  me  per- 
mettre d'associer  à  cet  ouvrage  quelque  savant  labo- 
rieux, dont  je  reverrai  la  besogne  ;  vous  sentez  bien 
qu'il  faudrait  payer  ce  savant,  car  il  serait  Suisse  ' .  » 
Ce  «  car  il  serait  Suisse  »  vient  s'ajouter  aux  épigram- 
mes  en  vers  et  en  prose  sur  cet  amour  incarné  du  gain, 
des  bons  Genevois  surtout,  auquel  il  a  été  fait  allu- 
sion déjà,  à  ce  :  a  Pas  d'argent,  pas  de  Suisse,  »  aussi 
familier  en  France  et  parmi  le  peuple  qu'aucun  de 
nos  proverbes. 

M.  de  Praslin  semblait  attacher  beaucoup  d'impor- 
tance à  cette  publication,  et  correspondait  presque 
diplomatiquement  avec  le  poëte  autorisé  à  lui  adresser 
directement  les  extraits  qu'il  avait  dictés'*.  «Je  vous 
ai  fait  passer,  mandait  le  ministre  au  résident,  plu- 
sieurs paquets  de  brochures  à  l'adresse  de  M.  de  Vol- 
taire, et  je  présume  que  vous  les  luy  avés  fait  tenir 
exactement.  Comme  il  pourra  bien  arriver  que  je  vous 
en  envoyé  de  pareils,  et  que  cette  correspondance  est 
relative  à  l'établissement  de  la  Gazette  littéraire^  qui 
commencera  le  mois  prochain,  je  vous  recommande 


p.  209  [bis).  Lettre  de  Montpéroux  à  M.  de  Praslin  ;    Genèvo.  le 
20  mai  1763. 

1.  Voltaire,  Œuvre»  comp/étc«  (Beuchot),  t.  LXI,p.  45.  Lettre  de 
Voltaire  à  M.  de  Praslin;  aux  Délices,  21  mai  I7G3. 

2.  Archives  des  aflalrcs  étrangères.  09.  Genève,  de  1701  à  1703, 
p.  210,  réponse  de  M.  de  Praslin  ;  à  Versailles,  le  29  mai  1703. 


APPORTS  DU  PATRIARCHE.  145 

également  de  les  luy  envoyer  de  ma  part*.  »  A  quoi 
le  résident  répondait  :  «  J'ay  fait  passer  exactement  à 
M.  de  Voltaire  tous  les  paquets  qui  me  sont  adressés, 
celuy  que  j'ay  receu  ce  matin  doit  être  à  présent  entre 
ses  mains  (18  février).  »  Voltaire  enverra,  du  14  mars 
au  17  novembre  1764,  vingt-quatre  articles  sur  les 
matières  les  plus  diverses,  mais,  de  préférence,  sur 
les  nouveautés  anglaises,  le  Discours  sur  le  gouverne- 
ment d'Algernon  Sydney,  les  Lettres  de  milady  Mon- 
tague,  les  poèmes  de  Churchill,  Y  Histoire  d"  Angleterre 
de  David  Hume,  les  œuwes  du  docteur  jNHddleton, 
V Histoire  romaine  de  Hooke,  articles  écrits  ou  dictés 
au  galop,  mais  avec  cette  aisance,  cette  grâce,  ce 
flair  du  critique  que  Voltaire  avait  au  suprême  degré; 
car,  né  avec  toutes  les  aptitudes,  l'auteur  de  la 
Heîiriade  avait  surtout  celles  du  journaUsme,  dont  il 
pressentait  d'ailleurs  toute  la  puissance;  et,  de  nos 
jours,  il  se  fût  fait  immanquablement  journaliste. 

Il  avait  collaboré  à  la  Gazette  littéraire  par  condes- 
cendance pour  M.  de  Praslin,  mais  avec  un  empresse- 
ment, un  zèle,  qu'entretenait,  qu'avivait  le  charme  du 
travail.  Quand  l'occasion  s'en  présentera  de  nouveau, 
en  1777,  il  reprendra,  sans  se  faire  prier,  cette  plume 
alerte,  séduisante,  incisive,  qui  caresse  et  pénètre, 
mais  ne  recule  point  devant  une  vérité  dure,  si  elle 
est  utile  ou  sert  ses  rancunes.  Rappelons  (le  fait  a  sa 
curiosité)  l'appréciation  peu  tendre  du  livre  d'un 
misanthrope,  déjà  peu  sociable,  et  qui  ne  devait 
être  ni  moins  brutal,  ni  moins  féroce  avec  le  temps  : 

1.  Archives  des  affaires  étrangères.  70.  Genève,   1764  et  1765, 
p.  11.  Lettre  deM.de  Praslin  à  M.  de  Montpéroux;  le  13  février  1764. 
vin.  40 


U6  UN  LIVRE  DE  MARÂT. 

«  De  Vhomme  ou  des  principes  et  des  lois  de  Fin- 
fîuence  de  lame  sur  le  corps,  et  du  corps  sur  rame, 
par  J.  P.  Marat,  docteur  en  médecine.  »  Abstraction 
faite  des  idées,  Voltaire  ne  saurait  être  gagné  davan- 
tage par  cette  forme  cassante,  orgueilleuse,  agressive, 
qui  sera  plus  tard  la  rhétorique  de  l'époque  s'inspi- 
rant  visiblement  du  style  déclamatoire  du  citoyen 
de  Genève,  dont  on  invoque  a  le  talent  enchanteur  »  et 
les  a  accents  subUmes  »,  dans  une  péroraison  plus 
prétentieuse  qu'opportune. 

L'auteur  est  pénétré  de  la  noble  envie  d'instruire  tous  les 
hommes  de  ce  qu'ils  sont  et  de  leur  apprendre  tous  les  se- 
crets que  l'on  cherche  en  vain  depuis  si  longtemps. 

Qu'il  nous  permette  d'abord  de  lui  dire  qu'en  entrant 
dans  celte  vaste  et  difficile  carrière,  un  génie  aussi  éclairé 
que  le  sien  devrait  avoir  quelques  ménagements  pour  ceux 
qui  l'ont  parcourue.  Il  eût  été  sage  et  utile  de  nous  montrer 
des  vérités  neuves,  sans  dépriser  celles  qui  nous  ont  été  an- 
noncées par  MM.  de  Buffon,  Haller,  Lecat  et  tant  d'autres. 
Il  fallait  commencer  par  rendre  justice  à  tous  ceux  qui  ont 
essayé  de  nous  faire  connaître  l'homme,  pour  se  concilier 
du  moins  la  bienveillance  de  l'être  dont  on  parle;  et  quand 
on  n'a  rien  de  nouveau  à  dire,  sinon  que  le  siège  de  l'âme 
est  dans  les  méninges,  on  ne  doit  pas  prodiguer  le  mépris 
pour  les  autres  et  l'estime  pour  soi-même,  à  un  point  qui 
révolte  tous  les  lecteurs,  à  qui  cependant  l'on  veut  plaire  '. 

Tout  l'article  est  écrit  de  cette  plume  légère, 
ironique,  et  démasque  cette  fausse  science  qui  croit 
avoir  inventé  un  univers  et  révélé  un  monde,  parce 
qu'elle  fait  table  rase  de  l'expérience  des  âges  *.  Vol- 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  1.  L,  p.  12.  Article 
extrait  du  Journal  de  politique  et  de  littérature  du  h  mai  1777. 

2.  Michelel,  Ui$loiredela  Révolution  française,  t.  II,  p.  390. 


DEUX  CATÉGORIES  D'ESPRITS.  447 

taire  avait  ses  raisons  particulières,  en  infligeant  cette 
verte  correction  à  ce  M.  Marat.  Sans  s'y  reprendre  à 
deux  fois,  l'outrecuidant  écrivain  ne  déclarait-il  pas 
que  tous  les  livres  qui  avaient  traité  plus  ou  moins 
directement  la  matière  n'étaient,  au  bout  du  compte, 
qu'un  pompeux  galimatias  dont  il  n'y  avait  rien  à  tirer 
de  sérieux  et  d'utile.  «  On  en  voit  des  preuves,  ajoute- 
t-il  en  note,  dans  les  ouvrages  des  Hume,  des  Voltaire, 
des  Bonnet,  des  Racine,  des  Pascal,  etc.  ^  »  La  com- 
pagnie, comme  on  le  voit,  était  nombreuse  et  de  choix  ; 
l'on  pouvait  s'en  accommoder  sans  trop  de  confusion. 
Ces  matières,  après  tout,  n'étaient  pas  faites  pour  être 
abordées  par  le  premier  venu  :  il  fallait  de  la  santé, 
une  certaine  trempe  de  tempérament,  une  constitution 
ad  hoc,  constitution  et  tempérament  qu'avait  Marat  et 
que  n'avait  pas  Voltaire.  Suivez  le  raisonnement  : 
«  Pour  avoir  des  idées  profondes,  il  faut  donc  que 
l'esprit  soit  uni  à  des  organes  forts  et  élastiques  ;  uni 
à  des  organes  frêles  ou  simplement  d'un  grand  res- 
sort, il  est  nécessairement  superficiel  et  léger.  Ainsi 
l'homme  d'une  constitution  délicate  et  sensible  ne 
peut  point  atteindre  à  la  profondeur  des  idées...  »  Les 
esprits  de  cette  dernière  catégorie  «  seront,  si  vous 
voulez,  des  esprits  à  la  Pope,  à  la  Voltaire,  et  non  à  la 
M.  Rousseau,  à  la  Newton;  des  beaux-esprits,  des 
savants,  en  un  mot,  et  non  des  génies  ^.  »  Cette  dis- 
tinction n'avait  pas  de  quoi  flatter  l'amour-propre  du 

1.  Marat,  De  V homme  ou  des  principes  et  des  lois  de  Vinfluenee  de 
Vàme  sur  le  corps  et  du  corps  sur  fâme  (Amsterdam,  Marc-Michel 
Rey,  17  75),  t.  I,  p.  xxi.  Discours  préliminaire. 

2.  Ibid.,  t.  Il,  p.  256,256. 


us  ALLOCUTION  A  CAMILLE. 

patriarche  de  Ferney  ;  mais  le  cas  s'aggravait  de  cette 
opposition  blessante  entre  lui  et  Jean-Jacques,  qui 
l'avait  tant  irrité  dans  Vlnstruction  pastorale  de 
l'évêque  du  Puy  *  ;  et,  à  coup  sûr,  cette  dernière  irré- 
vérence devait  aiguiser  le  trait,  qui  ne  laissa  pas 
d'érailler  l'épiderme,  plus  délicate  qu'on  pourrait  le 
supposer,  du  futur  ami  du  peuple.  Bien  des  années 
après,  en  1791,  Camille  Desmoulins  reprochait  à 
Marat,  dans  ses  Révolutions  de  Fratice  et  de  Brahant, 
la  brutalité,  le  ton  sauvage  de  ses  attaques,  lui  faisant 
remarquer,  avec  un  à-propos  qui  exaspéra  celui-ci, 
qu'il  s'était  jadis  attiré  de  la  part  de  Voltaire  une  leçon 
dont  il  aurait  pu  tirer  plus  de  profit. 

Que  vous  êtes  cruel,  Camille!  s'écrie  l'ami  du  peuple  dans 
le  style  qui  lui  est  propre.  Pour  me  faire  sentir  le  poids  des 
ans,  vous  me  rappelez  que  Voltaire  s'est  moqué  de  mol,  il  y 
en  a  vingt-quatre.  Je  me  souviens,  en  effet,  qu'en  1776,  le 
marquis  de  Ferney,  piqué  de  se  voir  mis  à  sa  place  dans  mon 
ouvrage  sur  l'Homme,  essaya  d'égayer  ses  lecteurs  à  mes 
dépens.  Et  pourquoi  non?  il  avait  bien  pris  la  même  liberté 
avec  Montesquieu  et  avec  Rousseau.  Peut-être  je  m'abuse; 
mais  il  me  semble  que  ce  sont  moins  les  injures  et  l'ironie 
qui  blessent  que  le  sentiment  de  les  avoir  méritées  :  d'après 
cela  jugez  combien  je  me  suis  aisément  consolé  des  pasqui- 
nades  de  Voltaire,  en  voyant  qu'il  avait  eu  honte  de  les 
avouer,  et  qu'il  avait  été  réduit  à  tronquer  mon  livre  pour 
amuser  les  sots;  que  sais-je  môme  si  les  rieurs  auraient  été 
pour  lui,  si  son  disciple  La  Harpe  n'avait  pas  refusé  d'insé- 
rer la  réponse  à  côté  de  la  diatribe  *. 


1.  Jean-George  Le  Franc  de  Pompignan.  Voir  Voltaire  et  J.-J. 
Rousseau,  p.  279,  280. 

2.  Marat,  VArni  du  Peuple  du  mercredi  il  mai  1791,  n<>  4âS, 
p.  7. 


MARaT  protégé  par  BEAUMARCHAIS.  149 

Marat  assure  qu'il  s'est  vite  consolé  ;  nous  l'admet- 
trions plus  aisément  sans  l'amertume  déclamatoire  de 
l'exorde  :  «  Que  vous  êtes  cruel,  Camille  !»  On  a  dit  que 
si  le  patriarche  deFerney  avait  poussé  sa  carrière  jus- 
qu'aux sinistres  jours  de  1793, il  ne  serait  pas  mort  dans 
son  lit,  et  cela  est  fort  supposable,  malgré  les  honneurs 
dont  la  Révolution  entourera  sa  froide  dépouille  ' .  Marat, 
pour  sa  part,  n'eût  pasété  miséricordieux,  c'estàcroire, 
envers  l'auteur  de  l'analyse  maligne  de  son  livre,  lui  qui 
ne  se  souviendra  guère  des  sympathies  qu'on  aura  pu 
lui  témoigner,  des  services  que  l'on  aura  eu  occasion 
de  lui  rendre,  lorsqu'il  était  obscur  et  inconnu.  Beau- 
marchais, nature  d'élan,  très-capable  d'engouement,  se 
passionnera  pour  les  élucubrations  de  ce  savant  abrupt 
et  insistera  auprès  de  Panckoucke,  pour  obtenir  dans 
le  Mercure  de  France  une  mention  en  faveur  d'un 
mémoire  de  Marat,  Découvertes  sur  le  feu^  T électricité 
et  la  lumière  (1779). 

Je  ne  vous  parle  pas,  lui  disait-il,  de  l'inlérêt  que  je 
prends  moi-même  à  M.  Marat,  parce  que  cela  n'ajoute  rien 
au  mérite  de  ses  découvertes;  mais  il  me  semble  que,  quelle 
que  soit  l'opinion  qui  restera  de  ses  expériences,  Tatfaire 
du  journaliste  est,  selon  moi,  d'offrir  à  la  curiosité  publique 
tous  les  objets  nouveaux  sur  les  sciences,  sauf  à  en  discuter 
le  plus  ou  moins  d'importance  *. 


1.  Bon  nombre  de  ses  amis,  de  ses  relations  monteront  sur  l'écha- 
faud.  Les  deux  La  Borde,  la  duchesse  deGramont,  Linguel,  l'intendant 
Berttiier  (à  la  lanterne  celui-là),  Champfort,  Condorcel,  Maleslierbes 
et  madame  de  Rosambeau  sa  lille,  etc.,  etc. 

2.  Charavay,  Catalogue  de  lettres  autographes  du  chevalier  de 
R....y;  du  lundi  3  novembre  1863,  p.  5,  n°  32.  Lettre  de  Beaa- 
marchais  à  Panckoucke  ;  Paris,  18  octobre  17  79. 


iSO  RECONNAISSANCE  DE  MARAT. 

Et  le  mois  suivant,  le  Mercure  publiait  une  appré- 
ciation très-bienveillante  dont,  assuri^ment,  Marat  était 
redevable  à  Beaumarchais'.  Nous  ignorons  quels  rap- 
ports pouvaient  existerentreMaratet  l'auteur  du  ^arô/er 
de  Séville;  mais  c'est  là  le  trait  d'un  ami,  dont  ce  der- 
nier aurait  pu,  certes,  se  prévaloir,  en  un  moment  oii  il 
y  allait,  à  peu  de  choses  près,  de  sa  tête.  Beaumarchais 
est  arrêté  et  conduit  à  l'Abbaye  ;  on  visite  ses  papiers, 
le  secrétaire  de  la  commission  Berchères,  après  les 
avoir  examinés  tous  avec  le  plus  grand  soin,  se  disposait 
à  donner  au  prisonnier  une  attestation  honorable  de 
son  civisme  et  de  sa  pureté,  «  lorsqu'un  petit  homme 
aux  cheveux  noirs,  au  nez  busqué,  à  la  mine  effroyable, 
vint,  parla  bas  au  président.  Vous  le  dirai-je,  ô  mes 
lecteurs  !  c'était /e  grand,  le  juste ^  en  un  mot  le  clément 
Marat!  Il  sort.  M.  Panis,  en  se  frottant  la  tête  avec 
quelque  embarras,  me  dit:  «J'en  suis  bien  désolé, 
«  monsieur,  mais  je  ne  puis  vous  mettre  en  liberté.  Il 
«  y  a  une  nouvelle  dénonciation  contre  vous  '^.  » 

Voilà  ce  qui  peut  s'appeler  de  l'histoire  sombre. 
Heureusement,  n'est-ce  encore  qu'un  anachronisme. 

Chaque  jour  Ferney  devenait  de  plus  difficile  accès. 
Quand  nous  disons  Ferney,  nous  entendons  Voltaire  ; 
car  l'hospitalité  était  toujours  la  môme,  large,  bien- 
veillante, d'une  extrême  politesse.  Il  fallait  avoir  bien 
peu  de  titres  à  une  telle  faveur  et  n'avoir  rien  qui 
recommandât  pour  ne  point  recevoir  une  invitation  à 

1.  Mercure  de  France  du  umedi  6  novembre  1779,  p.  70  à  75. 

2.  Beaumarchais  à  Lecoinlrc,  son  dénonciateur,  on  suite  du  compte 
rendu  des  neuf  mois  les  plus  pcnibles  de  ma  vie.  Quatrièaie  époque» 
p.  38,  39. 


LA  DERNIÈRE  DENT  DE  VOLTAIRE.  151 

dîner;  mais  l'auteur  de  la  Henriadcj  qui  ne  dînait 
point,  laissait  madame  Denis  présider  la  table  et  faire 
les  honneurs  de  la  maison,  ce  qu'elle  accomplissait  avec 
beaucoup  d'aisance  et  de  bonne  grâce.  Et,  le  plus 
souvent,  les  conviés  se  retiraient  sans  avoir  vu  M.  de 
Voltaire,  qui  se  vengeait  ainsi  de  l'indiscrétion  d'étran- 
gers qu'attirait  une  curiosité  sauvage  plus  qu'une 
admiration  compétente  et  réfléchie.  Une  dame  Paulze, 
femme  d'un  fermier  général  qui  avait  une  terre  dans 
les  environs,  désirait  fort  d'avoir  son  accès  dans  le  sanc- 
tuaire ;  mais  un  souhait  n'est  pas  un  titre.  Elle  crut 
posséder  un  talisman  pour  se  faire  ouvrir  toutes  les 
portes  ;  ce  taUsman  était  le  nom  de  l'abbé  Terray  dont 
elle  était  la  nièce.  L'abbé  Terray  !  A  ce  seul  nom,  Vol- 
taire ,  qui  avait  sur  le  cœur  les  opérations  financières 
du  trop  célèbre  abbé ,  frémissant  de  tout  son  corps , 
s'écria  d'une  voix  terrible  :  «  Dites  à  madame  Paulze 
qu'il  ne  me  reste  plus  qu'une  dent,  et  que  je  la  garde 
contre  son  oncle.  »  Répéterons-nous  cette  saillie  trop 
connue,  à  l'adresse  de  l'abbé  Coyer  qui,  s'accommodant 
de  l'hospitalité  de  Ferney,  avait  indiscrètement  témoi- 
gné sa  bonne  envie  de  ne  point  déloger  de  sitôt?  a  Vous 
ne  voulez  pas  ressembler  à  don  Quichotte  ;  il  prenait 
toutes  les  auberges  pour  des  châteaux,  et  vous  prenez 
les  châteaux  ponr  des  auberges  ' .  »  On  conçoit  quelles 

1 .  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  [Londres,  John  Adamson),  t.  X,  p.  154,  155;  13  juin  17  7  7. 
Extrait  d'une  lettre  de  Ferney  du  10  juin.  La  lettre  est  deM.  Trudaine, 
à  ee  que  nous  apprend  Wagnière,  qui,  du  reste,  reconnaît  ces  deux 
anecdotes  véritables,  dans  ses  extraits  de  Bachaumont.  Longchamp  et 
Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André,  1826),  t.  I, 
p.  414. 


152  LE  POÈTE  BARTHE. 

comédies,  quelles  scènes  plaisantes  et  inattendues  doi- 
vent à  tout  instant  résulter  de  ces  véritables  £issauts  de 
touristes  enragés  qui  sont  accourus  pour  voir  et  qui 
ne  se  retireront  pas  sans  avoir  vu,  et  de  cette  résis- 
tance non  moins  vive,  non  moins  obstinée  qui  se  fait 
taquine,  grotesque  parfois,  parfois  brutale  et  presque 
féroce.  Mais  la  curiosité,  quelque  déterminée,  quelque 
résolue  qu'on  la  suppose,  se  brise  au  seuil  de  la  chambre 
à  coucher  de  ce  malade,  qui  en  sera  quitte,  le  cas 
échéant,  pour  n'en  point  sortir. 

Il  ne  peut  être  question  ici  que  de  la  tourbe  des 
pèlerins  obscurs.  Le  moyen  d'évincer  des  visiteurs 
amenés  et  présentés  par  un  ami?  On  le  tente  bien,  on 
fait  bien  tout  pour  cela  ;  mais  force  est  de  se  rendre, 
et  de  se  rendre  de  bonne  grâce.  Moultou  vient  implorer 
comme  une  faveur,  que  la  porte  soit  ouverte  à  M.  Bar- 
the,  Barthe,  l'auteur  des  Fausses  i?i fidélités  et  de  la 
Mère  jalouse,  un  garçon  d'esprit,  de  talent  même, 
accouru  tout  exprès  de  Marseille  pour  voir  M.  de  Vol- 
taire. Sans  doute,  il  grillait,  ce  Barthe,  de  saluer  le 
grand  homme  et  de  mettre  à  ses  pieds  l'hommage  de 
sa  profonde  admiration.  Mais  il  avait  un  autre  motif 
encore,  et  cet  autre  motif  n'était  pas  celui  qui  l'avait 
le  moins  déterminé.  Il  avait  fait  une  dernière  comédie, 
\ Homme  personnel^  il  voulait  l'avis,  et  il  comptait 
sur  les  compliments  de  M.  de  Voltaire;  et  Moultou 
avait  été  chargé  d'obtenir  du  seigneur  de  Ferney  une 
complaisance  qu'il  n'aurait  pas  sûremen  ta  regretter.  Le 
choix  du  négociateur  était  excellent,  le  poëte  avait  pris 
en  affection  son  «  petit  prêtre  apostat,  »  et  il  accorda 
de  la  meilleure  grâce  à  celui-ci  ce  qu'il  eût  nettement 


L'HOMME  PERSONNEL.  153 

refusé  à  tout  autre.  Mais  arrivons  à  cette  entrevue  ra- 
contée d'une  façon  fort  plaisante  : 

Us  vont  ensemble  à  Ferney;  le  vieux  patriarche  les  reçoit 
à  merveille  :  enfin,  la  lecture  commence.  Ici  vous  voyez 
Barthe  un  œil  sur  son  manuscrit,  l'autre  armé  d'une  lor- 
gnette, cherchant  avec  inquiétude  les  regards  de  toute'  l'as- 
semblée, et  surtout  ceux  du  maître  de  la  maison.  Aux  dix 
premiers  vers  M.  de  Voltaire  fait  des  grimaces  et  des  con- 
torsions effrayantes  pour  tout  autre  lecteur  que  M.  Barthe. 
A  la  scène  où  le  valet  raconte  comment  son  maître  lui  fit 
arracher  une  dent  pour  s'assurer  de  l'habileté  du  dentiste, 
il  l'arrête,  ouvre  une  grande  bouche:  Une  dent!  là!...  ah! 
ah!...  L'instant  d'après  l'un  des  interlocuteurs  dit  :  Vous 
riez.  —  Il  rit!  —  Oui,  monsieur;  trouvez-vous  que  ce  soit 
mal  à  propos ?  — iVon,  non;  c'est  toujours  fort  bien  de  rire...  » 
Tout  l'acte  est  lu  sans  le  plus  léger  applaudissement,  pas 
même  un  sourire;  et  lorsqu'il  est  question  de  commencer  le 
second,  il  prend  à  M.  de  Voltaire  des  bâillements  terribles; 
il  se  trouve  mal;  il  est  désolé,  se  retire  dans  son  cabinet, 
et  laisse  le  pauvre  Barthe  dans  un  grand  désespoir.  On  était 
convenu  qu'il  coucherait  à  Ferney.  Madame  Denis  prend 
M.  Moultou  à  part,  et  lui  dit  :  «  Ceci  devient  trop  sérieux  :  à 
tout  prix  il  faut  empêcher  cet  honnête  homme  de  souper 
ici;  mon  oncle  n'y  tiendrait  pas,  lui  ferait  une  scène,  et  j'en 
serais  désespérée....  »  On  remet  bien  vite  tous  les  paquets 
dans  la  voiture,  et  l'on  s'en  retourne  tristement  à  Genève. 
—  Il  n'est  pas  de  bonne  huineur.  —  Oh!  non  :  mais  aussi 
vous  n'avez  point  cherché  à  me  faire  valoir;  vous  avez  tous 
été  d'un  silence  mortel  ;  vous  n'avez  pas  même  ri  une  seule 
fois.  —  Eh!  comment  vouliez-vous,  devant  M.  de  Voltaire? 
Occupé  de  l'impression  que  vous  lui  faisiez,  pensez-vous  que 
j'aie  entendu  un  mot  de  votre  pièce? 

Ce  petit  dialogue  s'échangeait  entre  Moultou  et  le 
pauvre  Barthe,  dont  l'amour-propre  souffrait  cruelle- 
ment, un  amour- propre  comme  il  n'y  en  eut  jamais 


134  AGGRAVATION  DE   TORTS. 

un  pareil  au  monde.  La  scène  est  curieuse,  elle  est 
complète.  Nous  disons  complète,  parce  qu'il  n'y  a  pas 
à  y  ajouter,  et  que  telle  quelle,  on  eût  donné  quelques . 
jours  de  sa  vie  pour  en  être  le  témoin.  Cette  scène 
n'est  pourtant  qu'un  premier  acte  attendant  le  second. 
Le  lendemain,  arrivait  un  billet  de  Voltaire,  un  billet 
plein  d'aménités,  d'excuses,  de  regrets,  presque  de  re- 
mords. L'on  demandait  avec  des  génuflexions  la  reprise 
de  cette  lecture  si  malencontreusement  interrompue, 
jurant  ses  hauts  dieux  que  l'accident  de  la  veille  ne  se 
renouvellerait  point.  Un  homme  sage,  un  homme  que 
la  vanité  n'eût  pas  étranglé  et  aveuglé,  se  le  fût  tenu 
pour  dit,  et  n'eût  point  donné  dans  le  piège.  Mais 
nous  avons  affaire  à  un  poëte,  à  un  poète  qui  n'avait 
tenté  le  voyage  (insistons  sur  ce  point)  que  pour  cette 
lecture  et  les  applaudissements  qu'elle  ne  pouvait 
manquer  de  lui  attirer. 

. . .  Malgré  tout  ce  qu'on  peut  lui  dire,  M.  Barthe  s'obstine 
à  en  être  la  dupe.  Sans  doute  il  serait  trop  dur  de  ne  pas 
finir  une  lecture  commencée  avec  tant  de  peine.  Il  retourne 
à  Ferney.  M.  de  Voltaire  le  reçoit  encore  mieux  que  le  pre- 
mier jour;  mais,  après  avoir  écouté  le  second  acte  en  bâil- 
lant, il  s'évanouit  au  troisième  avec  tout  l'appareil  imagi- 
nable; et  le  pauvre  Barthe  est  réduit  à  partir  sans  avoir  pu 
achever  de  lire  sa  pièce,  et,  ce  qui  ne  lui  coûta  peut-être 
guère  moins,  sans  avoir  osé  battre  personne.  Il  n'y  a  que 
l'excès  de  l'accablement  où  le  plongea  une  si  cruelle  scène 
qui  ait  pu  modérer  les  premiers  transports  de  sa  fureur.  — 
Hélas!  nous  dit  M.  de  Voltaire  en  nous  racontant  lui-même 
cette  dernière  séance,  si  Dieu  n'était  pas  venu  à  mon  secours, 
j'étais  perdu  ». 

1.  Grimm,  Correspondance  lUlérnire  (Paris,  Furne),  t.  IX,  p.  432, 
433,  434  ;  octobre  1777.  L«ltre  datée  de  Femey,  da  12  octobre.  De 


BARTHE  L'ORIGINAL  DB  SA  PIÈCE.  *5o 

Il  ne  faut  pas  croire  que  tout  cela  soit  inventé  et 
même  grossi  à  plaisir.  Wagnière  confirme  cette  étrange 
scène  en  moins  de  mots  mais  sans  en  atténuer  l'énor- 
mité'.  La  plaisanterie  était  cruelle,  et  on  prendrait  en 
vraie  pitié  le  pauvre  auteur  et  ses  entrailles  de  père, 
si  l'on  ne  savait  quel  terrible  homme  était  ce  Barthe  et 
de  quoi  était  capable  cette  nature  égoïste,  personnelle, 
qui  n'avait  qu'à  regarder  en  elle  pour  trouver  l'original 
de  sa  pièce.  Cette  pièce,  qu'il  estimait  un  chef-d'œuvre, 
il  fallait  qu'il  la  lût  à  tous,  que  tous  l'écoutassent; 
de  quelque  sexe,  de  quelque  âge,  de  quelque  com- 
plexion  que  l'on  fût,  jeune,  vieux,  malade,  moribond. 
Colardeau  était  au  lit,   aux  prises  avec  le  mal  qui 

qui  est  cette  lettre  spirituelle  et  piquante  ?  Nous  avons  toutes  les  rai- 
sons de  croire  qu'elle  est  de  Meister,  qui  était  alors  près  de  Voltaire, 
comme  nous  l'apprend  Villette  dans  sa  lettre  à  d'Hell  :  «  J'ai  reçu 
avec  bien  de  la  reconnaissance  les  témoignages  de  votre  souvenir  par 
M.  de  Meister.  11  est  ici  depuis  quelques  jours.  C'est  un  de  ces 
hommes  rares  que  l'on  est  tenté  d'aimer  dès  le  premier  abord  ;  il  a 
beaucoup  plu  au  maître  du  château  et  doit  être  fort  content  de  ses 
coquetteries  :  M.  de  Voltaire  en  devient  plus  avare  que  jamais.  » 
OEuvres  (Edimbourg,  1788),  p.  122.  Jacques-Henri  Meister  était 
l'ami  et  le  collaborateur  de  Grimm,  dont  il  continua  même  la  corres- 
pondance en  l'absence  de  ce  dernier.  Il  parlait  et  écrivait  notre  langue 
avec  autant  de  pureté  que  d'élégance  et  d'élévation. 

1 .  «  Il  était  venu  à  Ferney,  raconte  Wagnière,  en  faire  la  lecture 
(de  rHomme  personnel)  à  M.  de  Voltaire  qui,  au  commencement  de 
la  seconde  scène,  se  mit  à  faire  des  grimaces  et  à  se  serrer  le  ventre. 
Avant  la  fin  du  premier  acte,  je  me  glissai  vers  la  porte  et  me  sauvai. 
M.  de  Villette  et  sa  femme  me  suivirent  ;  il  ne  resta  que  l'auteur, 
celui  qui  l'avait  amené,  et  M.  de  Voltaire^  qui  redoubla  ses  grimaces, 
dit  qu'il  avait  une  colique  horrible,  et  s'en  alla  aussi.  M.  Barthe 
revint  un  autre  jour  pour  continuer  la  lecture  de  sa  pièce;  mais  la 
malheureuse  colique  reprit  encore  M.  de  Voltaire,  de  manière  que 
M.  Barthe  ne  put  finir.  »  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur 
Fo/taire  (Paris,  André,  1826),  t.  I,  p.  140.  Voyage  de  Voltaire  à 
Paris,  17  78. 


156  COLARDEAO  AU  LIT  DE  MORT. 

allait  l'emporter,  et  dans  cet  état  d'anéantissement 
qui  résulte  de  l'afFuiblissement  de  tous  les  organes  ; 
survient  Barthe,  son  manuscrit  à  la  main  :  il  veut  que 
son  ami  entende  sa  comédie,  lui  en  dise  son  avis.  De- 
mande-t-il  si  l'on  est  en  état  de  lui  prêter  attention  ?  vous 
êtes  assuré  qu'il  n'y  songe  même  pas.  Plus  résigné  que 
Voltaire,  Colardeau  écouta  successivement  ces  cinq 
actes,  où  d'ailleurs,  Tesprit  et  l'observation  ne  man- 
quent point,  bien  que  l'ouvrage  soit  d'une  mortelle 
monotonie'.  La  lecture  achevée,  l'auteur  de  Caliste, 
sortant  de  sa  torpeur,  dit  à  Barthe  :  «  Vous  avez  ou- 
blié un  trait  essentiel  dans  votre  comédie,  c'est  celui 
d'un  homme  qui  vient  lire  une  comédie  en  cinq  actes 
à  son  ami  mourant.  »  Le  mot  est  exquis  sur  des  lèvres 
que  la  mort  va  glacer'*. 

1.  VHomme  personnel  fut  représenté,  le  21  février  17T8,  durant 
le  séjour  de  Vollaire,  qui  n'y  assista  point  d'ailleurs.  Il  ne  fut  joué 
que  huit  fois. 

2.  Il  est  vrai  qu'on  savait  mourir  alors,  et  Barlhe  lui-même  ne 
mourra  pas  avec  moins  d'insouciance  et  d'intrépidité.  11  venait  de 
subir  une  opération,  qui  n'eut  d'aulre  effet  que  de  hàler  l'instant  fatal. 
Un  de  ses  amis  paraît,  lui  apportant  un  billet  de  loge  pour  l'Académie 
royale  de  musique.  «  Mon  cher  ami,  lui  dit  Barthe,  on  va  me  porter 
à  l'église,  je  ne  puis  aller  à  l'Opéra.  » 


IV 


JOSEPH  II.  — DEPART  DE   FERNEY. —VOLTAIRE  A  L'HOTEL 
DE  VILLETTE— ÉMOTION  DU  PUBLIC. —FRANKLIN. 


Tout  peu  abordable  qu'il  fût,  le  patriarche,  que  ce 
concours  était  de  nature  à  flatter,  saura  faire  excep- 
tion, comme  on  l'a  dit  déjà,  pour  les  visiteurs  que  la 
naisssance,  la  notoriété,  l'intelligence  sortiront  de  la 
tourbe  importune  des  pèlerins  à  besace;  mais  avec 
ceux-là  encore  il  usera  et  abusera  de  sa  condition  de 
malade  pour  attendre  son  monde  et  faire  sentir  le  prix 
d'une  telle  faveur.  En  une  rencontre,  pourtant,  les 
choses  se  passeront  autrement  ;  le  solitaire  du  Mont- 
Jura  descendra  de  son  indifférence,  il  se  préoccupera, 
il  s'agitera,  s'inquiétera  si  l'on  viendra  le  voir  ou  si  l'on 
•«  brûlera  »  Feruey,  bien  qu'il  affecte  un  parfait  désin- 
téressement et  mette  en  avant  toutes  les  raisons  qui 
devront  entraver  une  visite  bien  honorable,  dont  il 
s'estime  trop  peu  digne,  et  que  son  âge,  ses  infirmités 
lui  font  moins  désirer.  Le  roi  de  Prusse  écrivait  au 
poëte,  à  la  date  du  17  juin  (1777),  ces  quelques  lignes 
qui  nous  dispensent  d'entrer  dans  de  plus  grands 
détails. 


i88  JOSEPH  II. 

Actuellement  la  politique  des  gazeticrs  se  repose:  il  n'est 
plus  question  que  du  séjour  du  comte  de  FalkensteinàParis. 
Ce  jeune  prince  y  jouit  des  suffrages  du  public;  on  applau- 
dit à  son  affabilité,  et  l'on  est  surpris  de  trouver  tant  de 
connaissances  dans  un  des  premiers  souverains  de  l'Europe. 
Je  vois  avec  quelque  satisfaction  que  le  jugement  que  j'avais 
porté  de  ce  prince  est  ratifié  par  une  nation  aussi  éclairée 
que  la  française.  Ce  soi-disant  comte  retournera  chez  lui 
par  la  route  de  Lyon  et  de  la  Suisse.  Je  m'attends  qu'il  pas- 
sera par  Ferney,  et  qu'il  voudra  voir  et  entendre  l'homme 
du  siècle,  le  Virgile  et  le  Cicéron  de  nos  jours...  Si  cette  vi- 
site a  lieu,  je  me  flatte  que  les  nouvelles  connaissances  ne 
vous  feront  pas  oublier  les  anciennes,  et  que  vous  vous  sou- 
viendrez que  parmi  la  foule  de  vos  admirateurs  il  existe  un 
solitaire  à  Sans-Souci  qu'il  faut  séparer  de  la  mutitude  *. 

Les  deux  souverains  s'étaient  rencontrés,  et  leur 
entrevue  avait  été  aussi  courtoise  et  cordiale  que  pos- 
sible. Nous  connaissons  assez  le  Salomon  du  Nord 
pour  ne  pas  nous  fier  absolument  à  ces  dehors  atTec- 
tueux,  pour  être  assuré  que  le  jeune  empereur  ne  fut 
pas  celui  des  deux  qui  y  alla  avec  le  moins  de  franchise 
et  de  loyal  abandon  '^.  Les  éloges  que  lui  donne  ici  le 
vieux  renard  de  Potsdam,  nous  semblent  empreints 
d'une  exagération  qui  leur  ôte  sensiblement  de  leur 
crédit,  et  il  y  a  dans  tout  cela  une  nuance  de  persi- 
flage qui  saute  aux  yeux.  Frédéric  ne  doutait  point 
que  Joseph  II,  trouvant  Ferney  sur  sa  route,  ne  cédât 
à  la  tentation  bien  explicable  de  passer  quelques  in- 
stants avec   Thomme  extraordinaire  dont  les  écrits 

1.  VoltiUre,  Œuvre»  complètes  (Beucliol),  t.  LXX,  p.  290,  291. 
Lettre  de  Frédéric  ù  Voltaire;  à  PoUdam,  17  juin  1777. 

2.  Barrière,  Tableaux  de  genre  et  d'histoire  (Paris,  Pontbiea^ 
182S),  p.  326,  349.  Conversations  du  marquis  de  Bouille  avec 
Frédéric,  Joseph  11  et  Louis  XVI. 


TROMPEUSES  APPARENCES.  139 

occupaient  presque  exclusivement  le  monde  depuis 
plus  d'un  demi-siècle.  Et  il  disait  en  petits  vers  de  sa 
façon,  d'ailleurs  assez  médiocres  : 

Oui,  vous  verrez  cet  empereur, 
Qui  voyage  afin  de  s'instruire. 
Porter  son  hommage  à  l'auteur 
De  Henri  Quatre  et  de  Zaïre. 
Votre  génie  est  un  aimant 
Qui,  tel  que  le  soleil  attire 
A  soi  les  corps  du  firmament, 
Par  sa  force  victorieuse 
Amène  les  esprits  à  soi  : 
Et  Thérèse  la  scrupuleuse 
Ne  peut  renverser  cette  loi  *. 

Le  géomètre  D'Alembert  mandait  au  philosophe  de 
Sans-Souci,  le  28  juillet  :  «  Je  crois  l'empereur  en  ce 
moment  sur  le  chemin  de  ses  états.  Il  a  dû  passer  par 
Genève,  et  j'imagine  que,  après  avoir  vu  tant  de 
choses,  dont  quelques-unes  n'en  valent  guère  la  peine, 
il  aura  désiré  de  voir  aussi  le  patriarche  de  Ferney,  à 
qui  cette  visite  impériale  donnerait  plusieurs  années 
de  vie^.  »  En  effet,  pourquoi  ne  serait-il  pas  allé  rendre 
visite  à  Voltaire,  auquel  il  était  redevable  d'une  ova- 
tion des  plus  flatteuses  dq  la  part  du  public  parisien? 
On  sait  quelle  simplicité  un  peu  affectée  il  étala  et  pro- 
mena dans  Versailles  où  elle  mécontenta  légèrement, 
si  elle  obtint  ailleurs  un  plein  succès.  Il  assistait  à  une 


1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  299.  Lettre 
de  Frédéric  à  Voltaire;  le  9  juillet  1777. 

2.  Œuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  X\V,  p.  78, 
79.  Leitre  de  D'Alembert  à  Frédéric;  Paris,  28  juillet  177  7. 


!60  DEUX  VERS  D'OEDIPE. 

représentation  d' Œdipe;  à  la  première  scène  du  qua- 
triènae  acte,  Jocaste  dit  à  son  fils  en  parlant  de  Laïus  : 

Ce  roi,  plus  grand  que  sa  fortune, 
Dédaignait  comme  vous  une  pompe  importune  *... 

Toute  l'assemblée,  frappée  de  l'analogie,  se  tourna 
vers  le  prince  et  battit  des  mains  avec  un  entrain  au- 
quel ne  fut  point  insensible  l'auguste  paysan  du  Da- 
nube'^. Le  poëte,  qui  comptait  bien  sur  la  visite  du 
comte  de  Falkenstein,  se  garde  de  confesser  ses  espé- 
rances ;  tout  au  contraire,  il  n'admet  pas  qu'un  pauvre 
diable  comme  lui  soit  fait  pour  attirer  des  demi-dieux 
dans  sa  ratière  ;  il  ne  faut  pas  qu'on  lui  prêle  ces  sottes 
visées. 

Mon  cher  marquis,  écrit-il  à  d'Argence,  votre  vieux  ma- 
lade ne  tâte  point  du  ridicule  qu'on  lui  veut  donner  dans 
Paris,  de  recevoir  une  visite  du  comte  de  Falkenstein.  11  sait 
trop  bien  que  l'église  de  son  village,  n'est  pas  assez  belle  pour 
attirer  les  regards  d'un  homme  qui  devrait  avoir  l'église  de 
Saint-Pierre  de  Rome  pour  sa  paroisse,  et  que  de  miséra- 
bles manufactures  de  montres  ne  valent  pas  la  peine  d'être 
regardées  par  le  protecteur  de  tous  les  beaux  arts.  Pour  ma 
manufacture  de  vers  français,  il  y  a  longtemps  qu'elle  est  à 
bas.  En  un  mot,  je  puis  vous  assurer  qu'un  seigneur  rempli 
de  goût,  comme  M.  le  comte  de  Falkenstein,  ne  se  détournera 
pas  pour  voir  un  mourant  qui  n'a  d'autre  mérite  que  d'ai- 
mer tendrement  ceux  qui  pensent  comme  vous.  L'état  où 
je  suis  ne  me  permettrait  pas  môme  de  me  présenter  de- 
vant lui  '... 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  II,  p.  104,  13i. 
OEdipe^  acte  IV,  se.  I«. 

2.  Œuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  XXV,  p.  75. 
Lettre  de  D'Alembert  à  Frédéric  ;  Paris,  23  mai  17  77. 

3.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LXX,  p.  298,  299. 
LeUre  de  Voltaire  au  marquis  d'Argence  de  Dirac  ;  27  juin  1777. 


RECRDE  POUR  LA  PHILOSOPHIE.  161 

Tout  cela  n'était  qu'une  réserve  prudente  à  l'excès 
en  cas  de  mécompte.  Mais,  au  fond,  on  ne  mettait 
pas  plus  en  doute  que  tout  Paris,  cette  visite  à  Ferney 
trop  dans  la  logique  de  ce  caractère  indépendant, 
curieux,  frondeur,  peu  formaliste,  qui  était  allé  relan- 
cer madame  du  Barry  dans  sa  jolie  solitude  de  Louve- 
cienne,  et  visiter,  un  autre  jour,  dans  son  temple  de 
Pantin,  la  déesse  Terpsichore  *.  Et  puis,  Joseph  n'était- 
il  pas  un  adepte,  son  appui  n'était-il  pas  assuré  à  la 
petite  église  affranchie?  «  Grimm  assure,  mandait 
Voltaire  à  D'Alembert,  à  la  fin  d'octobre  1769,  que 
l'empereur  est  des  nôtres;  cela  est  heureux,  car  la 
duchesse  de  Parme,  sa  sœur,  est  contre  nous.  »  Il 
écrivait  quelques  jours  plus  tard,  tout  hors  de  lui,  au 
roi  de  Prusse  :  «  Un  Bohémien  qui  a  beaucoup  d'es- 
prit et  de  philosophie,  nommé  Grimm,  m'a  mandé 
que  vous  aviez  initié  l'empereur  à  nos  saints  mys- 
tères. »  S'adressant  encore  à  son  royal  correspondant, 
le  patriarche  de  Ferney,  dit,  à  un  an  de  distance: 
«  Vous  m'avez  flatté  aussi  que  l'empereur  était  dans 
la  voie  de  la  perdition;  voilà  une  bonne  recrue  pour  la 
philosophie  (21  octobre  1770).  »  Tout,  dans  Joseph, 
semblait  confirmer  ces  heureux  changements,  rien  ne 
laissait  prévoir  le  sanglant  démenti  qui  allait  être 
donné  à  ces  espérances  comme  à  ces  éloges. 

Mais,  le  fantasque  Joseph  rasera  le  castel  du  pa- 
triarche sans  s'y  arrêter'*.  On  voit  d'ici  l'humiliation, 

1.  Mademoiselle  Guitnard.  Mémoires  secrets  pour  servira  l'histoire 
de  la  République  des  lettres  (Londres,  John  Adamson),  U  X,  p.  136, 
137,  l;59.  21  et  26  mal  1777. 

2.  Voltaire  ne  fut  pas  le  seul  qui  eut  à  essuyer  l'insultant  caprice 

viii,  \i 


182  CRUEL  MÉCOMPTE. 

la  déconvenue  de  l'auteur  de  la  Henriade  et  de  tous  ses 
amis  ;  il  avait  été  tant  dit,  tant  répété  qu'il  devait  cette 
marque  d'estime,  de  vénération  à  l'illustre  écrivain  et 
au  grand  philosophe  !  Ces  propos  qui  semblaient  lui 
enlever  son  libre  arbitre  et  le  mettre  au  service  d'une 
opinion  et  d'un  parti,  avaient  à  eux  seuls  quelque 
chose  d'agaçant,  d'irritant  très-propre  à  retourner 
les  projets  les  plus  arrêtés.  «  Quelques  jours  avant 
cette  aventure,  raconte  "Wagnière,  un  ami  de  M.  de 
Voltaire  m'avait  envoyé ,  pour  le  lui  communi- 
quer, une  espèce  de  discours  dans  lequel  il  était  fait 
mention  de  lui,  et  qui  avait  été  adressé  à  l'empereur 
à  son  passage  dans  une  ville  de  France  ;  lorsque  mon 
maître  l'eut  parcouru,  il  me  le  rendit  en  disant  :  Si 
jamais  Joseph  II  avait  eu  Pidée  de  passer  chez  moi, 
ceci  Peu  empêcherait.  »  Le  fait,  c'est  que  Joseph  II 
ne  s'arrêta  point.  On  s'attendait  à  Ferney  à  un  résul- 
tat bien  opposé ,  et  quand  nous  disons  à  Ferney,  nous 
entendons  toute  la  contrée,  la  population  entière,  tous 
les  habitants.  Voltaire,  blessé  au  cœur  par  ce  mépris 
trop  accusé,  affecte  d'expliquer  tout 'naturellement  et 
tout  innocemment  l'événement. 

Je  a'ai  poiat  eu  le  bonheur,  écrit-il  au  chevalier  de  Lisle, 
sans  le  moindre  accent  d'amertume  et  de  mauvaise  humeur, 

du  coiiile  de  Fulkcnstetn.Le  duc  de  Choiseul,  autorisé  à  croire  qu'il 
lui  rendrait  visite,  avait  fait  des  préparatifs  immenses  ]iour  le  rece- 
voir. Une  compagnie  brillante,  des  spectacles  l'attendaient  le  15  juin, 
et  des  relais  étaient  disposés  sur  la  route  de  Clianteluup  ;  mais  l'empe- 
reur passait  outre,  sans  (égards  pour  la  dépense  qui  avait  été  faite  et 
qui  ne  dut  pas  être  petite,  si  l'on  se  reporte  à  la  magnificence  de 
l'ancien  ministre  de  Louis  XV.  Lescure,  Correspondance  secrète  iné- 
dite sur  Louis  AT/,  Marie' Antoinette,  la  cour  et  la  ville,  de  177  7  à 
1792  (Pion,  1866),  t.  1,  p.  70.  Versailles,  du  26  juin  1777. 


MÉCONTENTEMENT  LÉGITIME.  163 

de  voir  passer  le  grand  homme  qui  est  venu  dans  nos  quar- 
tiers. Mon  âge,  mes  maladies,  m'ont  empêché  de  me  trouver 
sur  sa  roule.  Je  vous  confie  que  deux  horlogers  genevois, 
habitants  de  Ferney,  moins  discrets  et  plus  jeunes  que  moi, 
s'avisèrent,  après  boire,  d'aller  à  sa  rencontre  jusqu'à  Saint- 
Genis,  arrêtèrent  son  carrosse,  lui  demandèrent  où  il  allait, 
et  s'il  ne  venait  pas  chez  moi.  L'empereur,  qui  les  prit  pour 
des  Français  étourdis,  leur  dit  qu'il  n'avait  pas  encore  été 
interrogé  sur  la  route  de  France.  L'un  de  ces  républicains 
polis  lui  dit  que  c'était  une  députation  de  ma  part.  L'empe- 
reur ayant  appris  depuis  que  ces  messieurs  étaient  des  natifs 
de  Genève,  n'a  point  voulu  coucher  dans  la  ville,  ni  même 
voir  les  syndics,  qui  se  sont  présentés  à  lui.  Il  a  refusé  des 
chevaux  que  les  Bernois  lui  avaient  préparés,  et  n'a  pas  môme 
voulu  passer  par  Berne*. 

Cette  lettre  était  à  l'adresse  de  tout  Paris ,  car  le 
chevalier,  l'ami  particulier  de  madame  du  Deffand, 
a\ait  accès  dans  les  meilleurs  salons  où  son  esprit, 
ses  petits  vers,  ses  jolis  mots  faisaient  fortune;  et 
Voltaire  savait  bien  que  ces  quelques  lignes  seraient 
lues,  discutées,  commentées  par  tout  ce  beau  monde  au 
sein  duquel  il  comptait  autant  d'ennemis  que  d'amis. 
La  relation  est-elle  complètement  exacte  dans  toutes 
ses  parties,  et  ne  s'associait-on  pas  un  peu  gratuitement 
Genève  et  les  Bernois  dans  le  procédé  hautain  et  dé- 
daigneux du  fils  de  Marie-Thérèse?  Il  insistera  à  plu- 
sieiurs  reprises  sur  cette  dernière  circonstance ,  tout 
en  faisant  bon  marché  pour  son  compte  d'une  décep- 
tion, qui  n'en  est  une  qu'aux  yeux  de  gens  qui  ne 
songent  pas  quel  triste  courtisan  l'on  est  à  quatre- 
vingt-trois  ans. 

1.  Voltaire,   Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  304,  305. 
Lettre  de  Voltaire  au  chevalier  de  Lisle;  à  Ferney,  18  juillet  1777. 


1C4  INTERPRÉTATION  CHARITABLE. 

Je  ne  vous  parle  point,  mande-t-il  à  l'ange  gardien,  du 
voyageur  que  vous  prétendiez  devoir  passer  chez  moi.  Je  ne 
sais  si  vous  savez  qu'il  a  été  assez  mécontent  de  la  ville  qui 
a  été  représentée  quelques  années  par  un  grand  homme  de 
finances  (M.  Necker),  et  que  cette  ville  a  été  encore  plus  mé- 
contente de  lui.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  ne  l'ai  point  vu,  et  je 
ne  compte  point  cette  disgrâce  parmi  les  mille  et  une  infor- 
tunes que  je  vous  ai  étalées  au  commencement  de  mon 
épître  chagrine'. 

Voltaire  laisse  échapper  le  mot  de  «  disgrâce  »  ;  au 
moins  rabstention  de  l'auguste  \oyageur  fut-elle  en- 
visagée comme  une  disgrâce  par  le  gros  du  public. 
Ses  amis,  qui  connaissaient  trop  sa  sensibilité  pour 
ne  pas  deviner  ce  qui  se  passait  en  lui,  s'efforcèrent 
de  le  consoler  de  leur  mieux,  en  lui  faisant  entendre 
qu'il  était  au-dessus  de  telles  mésaventures.  Le  comte 
de  la  Touraille,  entre  autres,  s'empressait  de  le  rassu- 
rer sur  l'effet  qu'avait  produit  dans  l'esprit  des  hon- 
nêtes gens  un  procédé  qui  faisait  plus  de  tort  au  prince 
qu'au  philosophe. 

Charles  IX,  voulant  combler  de  joie  son  bon  ami  Ronsard, 
avait  formé  le  dessein  de  l'aller  voir  daiis  sa  maison  des 
champs.  «  Cette  marque  de  protection  me  serait  glorieuse, 
dit  le  poëte,  mais  ne  rendrait  pas  mes  vers  meilleurs.  » 

D'après  cela,  monsieur,  doit-on  s'affliger  de  n'avoir  pas 
vu  l'empereur  dans  sa  maison?  Je  ne  fais  d'ailleurs  que  vous 
rendre  les  opinions  des  gens  sensés  de  ce  pays-ci,  qui  s'in- 
téressent à  votre  satisfaction,  sans  avoir  assurément  Ja 
moindre  idée  de  manquer  de  respect  aux  dieux  et  aux  sou- 
verains ». 

1.  Vollalre,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LXX,  p.  312.  Lettre 
de  Vollairb  à  d'Argental;  4  auguste  1777. 

2.  Ibid.,  t.  LXX,  p.  314.  Letlre  de  M.  de  La  Touraille  à  Vol- 
taire ;  au  palais  Bourbon,  6  auguste  1777.  Cette  lettre  est  datée 


LES  INNOCENTS  PAIENT  POUR  LES  COUPABLES.        165 

Mais  Voltaire,  loin  de  se  permettre  le  moindre  trait, 
paraphrase  ce  qu'il  a  déjà  dit  et  écrit,  notamment  au 
chevalier  de  Lisle,  en  homme  qui  ne  se  sent  pas  at- 
teint et  ne  suppose  point  qu'il  y  ait  eu  parti  pris  et 
complot,  ce  qui  aurait  été  bien  puéril  et  bien  peu  digne 
d'un  aussi  grand  prince. 

Si  Charles  IX,  dont  vous  me  parlez,  monsieur,  répliquait- 
il  à  M.  de  La  Touraille,  était  allé  près  de  la  maison  de  Ron- 
sard, et  s'il  eût  trouvé  un  petit  ofQcier  étranger  qui  n'eût 
point  désemparé  de  la  portière  de  son  carrosse  et  qui  l'eût 
regardé  sous  le  nez  ;  si  le  moment  d'après  deux  Genevois, 
habitués  dans  le  village  de  Ronsard,  se  fussent  présentés  à 
Charles  IX  étant  ivres  et  lui  eussent  demandé  familièrement 
où  il  allait,  Charles  IX,  à  mon  avis,  eût  très-bien  fait  de  se 
fâcher  et  de  ne  point  aller  chez  Ronsard. 

C'est  ce  qui  est  arrivé  au  grand  voyageur  dont  vous  me 
parlez,  sur  la  route  de  Genève.  Il  trouva  ces  jeunes  gens  un 
peu  trop  familiers,  et  il  eut  raison.  Il  ne  soupa  et  ne  coucha 
ni  à  Genève  ni  chez  Ronsard;  il  ne  vit  personne.  Le  rési- 
dent de  France  se  présenta  devant  lui,  et  il  ne  lui  parla 
point'. 

Cette  indiscrète  et  indécente  familiarité  «  d'un 
petit  officier  étranger  »  (dont  il  n'est  point  question 
dans  la  lettre  au  chevalier  de  Lisle),  et  de  deux  Gene- 
vois, quelque  peu  pris  de  vin,  serait-elle  de  l'inven- 
tion du  seigneur  de  Ferney?  Wagnière,  qui  sans 
doute  est  trop  acquis  à  son  maître  pour  ne  nous  être 
pas  un  peu  suspect,  fait  également  allusion  à  cette 

du  l"  août  dans  le  Nouveau  recueil  de  galle  et  de  philosophie,  par 
un  gentilhomme  retiré  du  monde  (M.  de  La  Touraille),  1785,  t.  II, 
p.  52. 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  320,  321. 
Lettre  de  Vollaire  au  comte  de  La  Touraille;  à  Ferney,  18  auguste 
!7T8. 


166  MONSIEUR  L'EMPBREUR. 

circonstancfi  qu'il  particularise  davantage.  «  Il  est 
très-vrai,  dit-il,  que  deux  horlogers  avaient  couru  au 
devant  de  l'empereur  à  deux  lieues  de  Femey;  l'un 
d'eux,  qui  était  ivre,  monta  sur  le  marche-pied  de  la 
voiture,  et  interrogeant  le  monarque  par  l'appellation 
de  Mojisieur  l'empereur,  lui  demanda  en  propres 
termes  d'où  il  venait,  où  il  allait,  et  s'il  ne  viendrait 
pas  voir  M.  de  Voltaire?  S.  M.  répondit,  en  se  dé- 
tournant avec  humeur  :  L empereur  ne  dit  jamais  où 
il  va.  M.  de  Voltaire  n'apprit  cette  impertinence  extra- 
ordinaire que  plusieurs  jours  aprèg,  et  il  écrivit  depuis, 
à  ce  sujet,  à  M.  le  comte  de  Gobent zel  et  à  M.  rfe  Collo- 
redo^.  »  Il  serait  presque  impossible  de  répéter  toutes 
les  sottises  que  l'on  fit  circuler  alors  sur  les  prépa- 
ratifs du  poëte  et  son  chagrin,  son  humiliation,  en 
voyant  que  le  cocher  ne  fouettait  que  plus  fort  à  l'en- 
trée du  chemin  qui  menait  à  Femey.  Il  n'est  pas  un 
recueil  du  temps,  il  n'est  pas  de  mémoires,  de  corres- 
pondances, de  nouvelles  à  la  main,  qui  ne  racontent  à 
leur  façon  l'aventure,  les  uns  d'un  ton  goguenard,  les 
autres  avec  une  indignation,  presque  des  clameurs, 
dont  le  ridicule  devait  rejaillir  sur  celui  qu'ils  croyaient 
servir  *. 

1 .  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826).  t.  I,  p.  417,  418.  Examen  des  Mémoires  de  Bachaumont, 
1777. 

2.  Brottier,  Paro^»  mémorn/>/e.»  (Paris,  Meripot,  1790),  p.  305. — 
Mémoire*  secrets  pour  snvir  à  l'histoire  de  la  République  des  lettres 
(Londres,  John  Adamson),  t.  X,p.  182,  185,  18U;  23  et  25  juillet 
1777.  —  lÀngUi'i,  Annales  politiques,  civilen  et  iniéraires  (Londres, 
1777),  t.  II,  p.  G5,  CG.  —  Madame  de  Genli^,  Mémoires  {T-aris,  Lad- 
Tocat),  I.  II,  p.  330. —  Gaberel,  Voltaire  et  les  Genevois  (Cherbuliei, 
1857),  p.  17.  18. 


PRÉPARATIFS  INUTILES.  ^67 

Dans  les  environs  de  Ferney,  la  foule  s'était  épaissie 
et  encombrait  les  abords  du  château.  Voltaire  eut  beau 
faire  dire  à  ces  curieux  (c'est  Wagnière  qui  parle) 
qu'ils  attendaient  inutilement,  la  plupart  s'obstinèrent 
à  rester.  Durant  cela,  l'empereur  passait  sans  s'arrêter 
et  ne  tardait  pas  à  laisser  loin  derrière  lui  la  petite  ville. 
Le  patriarche  serait  sorti  alors,  et,  se  mêlant  aux 
curieux  désappointés,  il  se  serait  écrié,  en  riant  beau- 
coup :  «  Ne  vous  l'avais-je  pas  bien  dit?  »  Ces  der- 
niers mots  sont  de  trop  ;  car,  s'il  n'y  avait  point  tant  à 
se  désoler  pour  un  philosophe  aussi  philosophe  que 
Voltaire,  il  n'y  avait  pas  non  plus  tant  à  rire.  Nous 
nous  sommes  refusé  à  grossir  ces  hgnes  des  mille 
fables  que  les  ennemis  se  firent  une  joie  cruelle  de 
répandre.  Mais  nous  croyons  devoir  faire  exception 
en  faveur  de  la  lettre  de  Bonnet  à  l'illustre  auteur 
des  Elementa  physiologiœ,  lettre  intime  et  qui  a  tous 
les  caractères  de  la  sincérité,  sinon  de  la  bienveillance 
et  de  l'indulgence  : 

L'empereur  arriva  à  Secheron,  près  des  portes  de  notre 
ville,  dimanche  dernier,  le  4,  à  cinq  heures  du  soir.  Il  avoit 
traversé  Fernex  comme  un  trait.  Le  vieillard  l'y  attendoit 
avec  tout  son  monde  bien  paré  ;  il  avoit  mis  sa  grande  perru- 
que dès  les  8  heures  du  matin,  fait  d'immenses  préparatifs 
pour  le  dîner,  et  poussé  l'attention  pour  le  monarque  jusqu'à 
faire  enlever  toutes  les  pierres  du  grand  chemin  depuis 
Fernex  jusqu'à  Versoix,  c'est-à-dire  dans  un  espace  de  plus 
de  demi-lieue;  cependant  le  voyageur  lui  donna  la  mortifi- 
cation de  passer  outre  sans  s'arrêter  un  seul  instant;  et 
même  lorsque  le  postillon  lui  nomma  Fernex,  l'empereur 
cria  fort  haut  et  par  deux  fois  :  Fouette,  cocher  l  De  là  il  alla 
dans  la  nouvelle  ville,  demanda  les  ingénieurs,  se  fit  montrer 
les  plans,  et  se  rendit  sur  le  nouveau  port.  Il  est  manifeste 


168  VOLTAIRE  EN  GRANDE  PERRUQUE. 

par  toute  sa  conduite  qu'il  a  voulu  mortifier  le  seigneur  de 
Fernex,  qui,  je  vous  l'assure,  l'a  profondément  senti  '. 

Un  peu  moins  d'un  mois  après,  Bonnet,  que  cette 
mésaventure  de  l'ennemi  n'a  pas  laissé  de  réjouir , 
écrivait  de  même  à  Sulzer  : 

L'empereur,  à  son  passage  à  Genève,  a  furieusement 
Tiortifié  le  vieux  brochurier.  Celui-ci  avoit  préparé  un 
magnifique  dîner  et  rassemblé  chez  lui  belle  et  nombreuse 
compagnie  ;  et  l'empereur  passa  sous  ses  fenêtres  au  grand 
galop,  sans  s'arrêter  un  instant.  Et  remarquez,  s'il  vous  plaît, 
que  rien  ne  l'obligeoit  à  prendre  la  route  de  Fernex.  Le 
vieux  polygraphe  avoit  mis  sa  grande  perruque  dès  les  8 
heures  du  matin». 

Le  palingénésiste  n'était  point,  et  pour  cause,  des 
invités,  il  n'a  pas  vu  tout  cela  sans  doute  ;  mais  assez 
de  spectateurs  de  cet  émoi  et  de  ce  désarroi  pouvaient 
témoigner,  pour  qu'à  quelques  circonstances  près  il 
ait  été  dûment  et  exactement  informé.  Un  certain  con- 
tentement machiavélique  perce  à  travers  son  récit  ;  on 
voit  (et  il  ne  le  cèle  pas)  que  cette  humiliation  amère 
pour  le  «  grand  empoisonneur  »  le  ravit.  Mais  il  n'est 
pas  homme  à  inventer  de  telles  choses,  s'il  s'en  félicite 
pour  la  plus  grande  gloire  de  la  morale  et  de  la  reli- 
gion ;  et  la  vérité  serait  bien  plus  dans  son  récit  que 
dans  les  lettres  entortillées  du  poète  et  de  son  fidèle 
Wagnière,  qu'il  n'infirme  point  du  reste.  L'auteur  de 

1 .  Bibliolhèquu  de  Genève.  ManuscriU,  Bonnet.  Copie  de  lettres, 
i.  VI.  Lettre  de  Bonnet  à  Haller;  de  ma  retraite,  le  16  juillet  1777. 

2.  Ibid.,  Bonnet.  Copies  de  lettres,  l.  VI.  Lettre  de  Bonnet  à 
S  ilzer,  directeur  de  l'Académie  royale  de  Prusse;  Genthod,  le 
10  septembre  17  77. 


LE  COMTE  DE  FALKENSTEIN  A  ROCHE.       169 

la  Eenriade  attribue  à  l'indiscrétion  de  deux  rustres 
avinés  un  mécontentement  dont,  en  bonne  justice, 
on  ne  devait  pas  lui  faire  éprouver  le  contre-coup; 
est-ce  bien  sérieux  et  sincère?  Joseph  II,  irrité  plus 
que  de  raison,  fera  sentir  sa  méchante  humeur  à  Ge- 
nève et  à  Berne,  ce  qui  tendrait  à  prouver  que  l'on 
n'avait  pas  particulièrement  en  vue  le  vieux  malade 
du  mont  Jura.  Mais  pouvait-il  rendre  Genève  res- 
ponsable des  sottises  de  deux  sujets  révoltés  qui 
l'avaient  reniée  ?  et  alors  pourquoi  cette  exception  en 
faveur  de  l'un  des  plus  illustres  citoyens  de  Berne, 
du  célèbre  Haller  ?  Car,  pour  que  le  contraste  soit  plus 
grand,  l'humiliation  plus  complète,  il  ira  relancer  le 
savant  naturahste  dans  sa  sohtude  de  Roche. 

Cette  entrevue  entre  l'empereur  et  Haller,  qui  fit 
beaucoup  de  bruit,  était  de  nature  à  exalter  l'orgueil 
d'un  simple  particulier,  tout  républicain  qu'il  fût;  ce- 
pendant, celui-ci  ne  parla  jamais  de  cette  démarche 
du  prince,  si  honorable  pour  lui,  qu'avec  une  réserve, 
une  répugnance  même  qui  donnent  une  grande  idée 
de  son  caractère.  S'il  dut  entrer  avec  ses  amis  les  plus 
intimes  dans  les  détails,  ce  fut,  ainsi  que  nous  le  di- 
sons, avec  l'humilité,  le  détachement  du  chrétien.  On  a 
conservé  quelques  hgnes  en  réponse  aux  questions  dont 
on  l'accablait,  où,  bien  que  reconnaissant  l'incom- 
parable honneur  d'une  telle  distinction,  il  se  défend  de 
tout  enivrement  et  de  toute  exaltation  d'amour-propre  : 

Le  comte  de  Falkenstein,  écrivait-il  au  comte  de  Lamberg, 
est  enfin  arrivé  ici  jeudi  dernier'  ;  il  n'est  pas  resté  tout  à  fait 

1.   17  juillet  17  77. 


170  liODESTlË  DE  HALLER. 

vingt-quatre  heures;  il  n'a  voulu  ni  gardes  ni  honneurs 
quelconques;  il  n'a  été  voir  que  l'arsenal  et  la  grande  ter- 
rasse; il  m'a  fait  une  visite  de  quarante  minules,  avec  les 
cavaliers  de  sa  suite  ;  il  a  été  bon,  familier,  facile  et  d'une 
conversation  agréable...  Il  n'a  pas  voulu  voir  votre  ami 
Voltaire.  Je  suis  mauvais  raconteur;  vous  aurez  la  bonté, 
monsieur  le  comte,  de  vous  contenter  de  ce  peu,  qui  du 
moins  est  véridique  ;  je  suis  d'ailleurs,  dans  toutes  mes 
lettres,  fort  succinct  sur  cette  visite;  je  ne  voudrais  pas, 
comme  l'a  fait  Zimmermann,  publier  une  conversation  que 
j'aurais  eue  avec  une  tête  couronnée;  je  craindrais  d'avoir 
trop  sacrifié  à  la  vanité. 

Il  lui  disait  encore  dans  une  autre  lettre  : 

Si  vous  me  demandez  :  Le  comte  de  Falkenstein  n'a-t-il 
pas  fait  une  action  d'humanitc?ne  m'a-t-il  pas  honoré  infi- 
niment et  oblige  par  sa  distinction?  J'avoue  le  tout. 

Mais  si  vous  me  demandez  :  Cette  visite  ne  vous  a-t-elle 
pas  rendu  plus  heureux?  —  Je  répondrai  bien  tristement  et 
peut-être  fanatiquement  selon  vos  vues.  Je  suis  au  bord  de 
l'éternité;  mon  bonheur,  ma  félicité  sont  au  delà  du  tom- 
beau; tout  ce  que  je  possède  en  deçà  n'est  pour  moi  que 
l'affaire  d'un  moment,  une  maison  de  cartes,  dorée  si  vous 
voulez,  mais  qu'un  vent  inévitable  va  renverser*. 

Le  roi  de  Prusse  ressentit  cet  affront  fait  à  la  philo- 
sophie aussi  vivement  que  s'il  eût  été  fait  à  lui-même; 
il  écrivait  aussitôt  à  D'Alembert  :  «  J'apprends  que  le 
comte  de  Falkenstein  a  vu  des  ports,  des  arsenaux,  des 
vaisseaux,  des  fabriques,  et  qu'il  n'a  point  vu  Vol- 
taire; ces  autres  choses  se  rencontrent  partout,  et  il 
faut  des  siècles  pour  produire  un  Voltaire.  Si  j'avais 
été  à  la  place  de  l'empereur,  je  n'aurais  pas  passé  par 

1.  Biographie  de  Albert  de  Haller  (Paris,  Delay,  1845),  p.  277, 
278. 


MARIE-THÉRÈSB.  174 

Femey  sans  entendre  le  vieux  patriarche,  pour  dire 
au  moins  que  je  l'ai  vu  et  entendu.  Je  crois,  sur  cer- 
taines anecdotes  qui  me  sont  parvenues,  qu'une  cer- 
taine dame  Thérèse,  très-peu  philosophe,  a  défendu  à 
son  fils  de  voir  le  patriarche  de  la  tolérance  '.  »  D'A- 
lembert  lui  répondait  sur  le  même  ton  et  sous  la  même 
impression  d'étonnement  pénible.  «  J'ai  été  aussi 
surpris  que  V.  M.  du  peu  d'empressement  que  le  comte 
de  Falkenstein  a  témoigné  pour  voir  le  patriarche 
de  Ferney,  et  je  ne  doute  nullement  que  V.  -M.  n'ait 
deviné  juste  sur  la  cause  de  cette  indifférence  appa- 
rente; car  je  veux  croire,  pour  l'honneur  du  prince, 
qu'elle  n'est  pas  réelle.  On  est  au  moins  bien  persuadé 
que  le  conseil  ne  vient  pas  de  sa  sœur,  qui  est,  dit-on, 
rempUe  d'estime  pour  le  patriarche,  et  qui  plus  d'une 
fois  l'en  a  fait  assurer.  »  (22  septembre.) 

Mais  il  faudra  bien  consoler  cet  amour -propre 
d'une  susceptibiUlé  maladi\e  par  quelques  douces  et 
flatteuses  paroles.  Le  roi  de  Prusse  mandait,  le  9  oc- 
tobre, à  son  ancien  courtisan  :  «  Monsieur  Bitaubé 
doit  se  trouver  fort  heureux  d'avoir  vu  le  patriarche 
de  Ferney^.  Vous  êtes  l'aimant  qui  attirez  à  vous  tous 
les  êtres  qui  pensent  :  chacun  veut  voir  cet  homme 
unique,  qui  fait  la  gloire  de  notre  siècle.  Le  comte  de 
Falkenstein  a  senti  la  même  attraction;  mais,  dans  sa 
course,  l'astre  de  Thérèse  lui  imprima  un  mouvement 
centrifuge,  qui,  de  tangente  en  tangente,  l'attira  à 

1.  Œuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  PreuBs),  t.  XXV,  p.  82. 
Lettre  de  Fréfléric  à  D'Alembert,  le  13  août  1777. 

2.  Bilaubé,  le  traducteur  d'Homère.  11  Tint  à  Ferney  en  octobre 

1777. 


172  UN   PÉCHEUR  INCORRIGIBLE. 

Genève.  »  En  effet,  Marie-Thérèse,  paraîtrait-il,  avait 
fait  promettre  à  son  fils  de  s'abstenir  d'une  \isite  qui 
serait  considérée  comme  un  acquiescement  aux  doc- 
trines irréligieuses  dtr  philosophe  ;  et,  deux  ans  après 
(1779),  Frédéric  assurait  à  Wagnière  que  telle  était  la 
raison  qui  avait  déterminé  l'empereur  à  ne  pas  voir 
son  maître  ' . 

Durant  cela,  cette  tête  fermentante  et  bouillonnante, 
ce  cerveau  de  quatre-vingt-trois  ans,  en  dépit  de  l'âge, 
sans  se  laisser  effrayer  par  les  exemples  de  VAgésilas 
et  de  Y  Attila^  se  remettait  à  construire  de  nouvelles 
machines,  comptant  sur  ce  «  diable  au  corps  »  sans 
lequel,  de  son  propre  avis,  il  n'est  rien  de  vital  dans 
les  arts.  Il  croit  à  ses  facultés,  tout  en  se  déclarant 
fini,  mort  et  bien  mort.  Et  c'est  beaucoup,  si  ce  n'est 
pas  tout,  que  cette  confiance  qui  stimule  et  décuple 
les  forces.  Toute  honte  bue,  et  quelque  chose  qu'on 
en  pense,  il  a  sur  le  chantier  une  tragédie  nouvelle. 
Ne  vous  étonnez  pas,. ne  vous  récriez  pas  :  à  l'heure 
où  nous  sommes  encore,  il  n'y  en  a  qu'une  ;  bientôt  il 
y  en  aura  deux.  «  Je  me  démêlerai  peut-être  aussi, 


1.  Longohamp  et  Wagnière,  Mémoires  sttr  Voltaire  (Paris,  Andr^, 
1826),  t,  I,  p.  418.  Examen  àe&  Mémoires  de  Bachaumont,  à  la  date 
du  19  février  177  8.  Madame  Campan  dit,  de  son  côté  :  «  L'empe- 
reur, en  quittant  la  France,  passa  près  du  châleau  de  Ferney  et  ne 
trouva  pas  convenable  de  s'y  arrêter.  11  avait  conseillé  à  la  reine  de 
ne  pas  permettre  que  Voltaire  lui  Tût  présenté.  Une  Tcmme  de  la 
cour  sut  l'opinion  de  l'empereur  à  ce  sujet  et  lui  reprocha  son  peu 
d'enthousiasme  pour  le  plus  grand  génie  du  siècle.  Il  lui  répondit, 
qu'il  ciiercherait  toujours  à  proDter,  pour  le  bien  des  peuples,  des 
lumières  dues  aux  philosophes;  mais  que  son  métier  de  souverain 
Tempécherait  toujours  de  se  ranger  parmi  les  adeptes  de  cette  secte.  » 
Mémoires  de  madame  Campan  (Didot.  Collection  Barrière),  t.  X,  p.  149. 


ANXIÉTÉS  DD  CRÉATEUR.  173 

écrivait-il  à  d'Argental,  en  décembre  1776,  des  affaires 
très-embrouillées  et  très-mal  conduites  de  notre  pau- 
vre petit  pays  de  Gex;  mais  je  ne  me  tirerai  pas  si 
bien  de  l'entreprise  dont  madame  de  Saint-Julien 
vous  a  donné  si  bonne  opinion...  Le  commencement 
de  l'ouvrage  me  donnait  à  moi-même  de  très-grandes 
espérances  ;  mais  je  ne  vois  sur  la  fin  que  du  ridi- 
cule. »  Il  s'agit  d'une  femme  qui  se  tue  par  amour 
pour  l'époux  qu'elle  n'aime  point,  et  pour  échapper 
au  meurtrier  qu'elle  idolâtre.  «  La  pièce,  roulant  uni- 
quement sur  le  remords  continuel  d'aimer  à  la  fureur 
le  meurtrier  de  son  mari,  ne  pouvait  comporter  cinq 
actes.  J'étais  obligé  de  me  réduire  à  trois,  et  cela  me 
paraissait  avoir  l'air  d'un  drame  de  M.  Mercier.  C'est 
bien  dommage,  car  il  y  avait  du  neuf  dans  cette  baga- 
telle, et  les  passions  m'y  paraissaient  assez  bien  trai- 
tées ;  il  y  avait  quelques  peintures  assez  vraies,  mais 
rien  ne  répare  le  vice  d'un  sujet  qui  n'est  pas  dans  la 
nature...  Cela  me  touche  et  m'humilie.  Un  père  n'est 
pas  bien  aise  de  se  voir  obligé  à  tordre  le  cou  à  son 
enfant.  Voilà  trois  mois  entiers  de  perdus,  et  le  temps 
est  cher  à  mon  âge*.  »  C'est  un  moment  de  découra- 
gement qui  passera.  Après  cf.  léger  dégoût,  l'on  re- 
prendra à  nouveau  le  sujf.t,  on  l'envisagera  sous 
toutes  ses  faces,  on  recherchera  ce  qu'il  peut  donner, 
ce  qu'avec  le  temps,  une  étude  patiente,  on  pourrait  y 
ajouter.  Ce  qui  le  réconforte,  ce  qui  lui  a  rendu  la 
confiance,  c'est  que  cette  petite  drôlerie  tragique  a 


1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  l.  LXX,  p.  194,  195. 
Lettre  de  Voltaire  à  d'Argental  ;  15  décembre  17  7G. 


174  AGATHOCLE. 

trouvé  grâce  devant  cette  nièce  si  bon  juge,  dont  l'ap- 
préciation est  d'une  infaillibilité  absolue.  «  Ma  peur 
a  été  si  grande,  que  je  ne  voulais  pas  montrer  cet 
abrégé  de  tragédie  à  madame  Denis.  Hier  j'ai  sur- 
monté mon  dégoût  et  ma  crainte,  je  lui  ai  donné  la 
pièce  à  lire  ;  elle  a  pleuré,  et  cela  m'a  rassuré.  » 

Mais,  tandis  qu'on  le  suppose  fort  occupé  à  modifier, 
à  bonifier  cette  Irène  qui  le  désespère  et  le  charme, 
voilà  qu'il  est  aux  prises  avec  une  autre  drôlerie,  pour 
parler  comme  lui,  une  drôlerie  à  cinq  compartiments, 
cette  fois.  «  Vous  croyez,  tous  et  M.  de  Thibouville, 
que  je  ne  vous  ai  invités  qu'à  un  petit  souper  de  trois 
services  ;  il  faut  que  je  vous  avoue  que  j'en  prépare  un 
autre  en  cinq.  Le  rôti  est  déjà  à  la  broche,  mais  le 
menu  m'embarrasse.  Je  crains  bien  de  n'être  qu'un 
vieux  cuisinier  dont  le  goût  est  absolument  dépravé. 
Vous  êtes  le  plus  indulgent  des  convives;  mais  il  y  a 
tant  de  gens  qui  s'empressent  à  vous  donner  à  souper, 
j'ai  tant  de  rivaux  qui  me  traiteront  de  gargotier,  que 
je  tremble  de  vous  donner  mes  deux  repas'.»  Ce 
dernier  repas,  le  plus  ample  à  cette  date  (car  Irène 
finira  par  avoir  ses  cinq  actes,  comme  il  con\ient  à 
toute  honnête  tragédie),  c'est  Agathocle,  dont  nous 
aurons  à  reparler.  Mais  ce  premier  engouement  s'a- 
paise, l'originalité  du  sujev  d'Irène,  la  nouveauté  de 
ce  milieu  si  peu  exploité  ptr  la  trop  exclusive  Mel- 
pomèue,  ramènent  le  poëte  à  une  œuvre  qui  sort  des 
voies  battues  et  habituelles.  «Messieurs  et  anges,  lais- 


1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LXX,  p.  221.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argenlal  ;  4  février  1777. 


ENTHOUSIASME  DE  VILLEVIEILLE.  ITo 

sez  là  \otre  Agathocle,  cela  n'est  bon  que  pour  être 
joué  aux  jeux  olympiques,  dans  quelque  école  de  pla- 
toniciens. Je  vous  envoie  quelque  chose  de  plus  pas- 
sionné, de  plus  théâtral  et  de  plus  intéressant.  Point 
de  salut  au  théâtre  sans  la  fureur  des  passions.  On  dit 
qu'Alexis  est  ce  que  j'ai  fait  de  moins  plat  et  de  moins 
indigne  de  vous.  Si  on  ne  me  trompe  pas,  si  cela  dé- 
chire l'âme  d'un  bout  à  l'autre,  comme  on  me  l'as- 
sure, c'est  donc  pour  Alexis  que  je  vous  implore,  c'est 
ma  dernière  volonté,  c'est  mon  testament...  Il  n'y  a 
qu'Alexis  qui  puisse  me  procurer  le  bonheur  de  venir 
passer  quelques  jours  avec  vous,  de  vous  serrer  dans 
mes  bras  et  de  pouvoir  m'y  consoler*.  » 

Quels  étaient  ces  juges  si  convaincus,  si  assurés 
du  succès?  L'assentiment  de  madame  Denis  ne  prouve 
guère  ;  sa  boule  blanche  est  toujours  prête,  comme 
ses  sanglots  et  ses  larmes.  A  cette  époque,  \illette  et 
son  ami  Villevieille  étaient  à  Ferney;  et  ce  dernier, 
pour  ce  qui  le  regarde,  nous  donne  son  appréciation, 
dans  une  lettre  à  Condorcet,  écrite  trois  jours  aupara- 
vant, et  dont  nous  extrayons  le  passage  qui  concerne 
Irèiie  : 

...Venons  k  Alexis  Comnéne,  dont  je  vous  parlai  l'année 
dernière,  et  qui  n'était  alors  qu'une  esquisse  informe.  Oh  ! 
ici,  l'auteur  de  Zaïre,  d'Alzire,  d'Adélaïde  Duguesclin,  a  for- 
tifié les  crayons  de  Racine.  C'est  vraiment  une  tragédie  :  on 
tire  le  mouchoir  (madame  Denis  n'avait  donc  pas  si  grand 
tort?)  L'intérêt  commence  au  premier  vers,  marche  et  croît 
toujours;  il  y  a  un  rôle  de  moine  de  Saint-Bazile  qui  sera 

1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beachol),  f.  LXX,  p.  359,  3C0. 
Lettre  de  Voltaire  à  d'Argenlal;  25  octobre  17  7  7. 


176  JUGEMENT  DE  CONDORCET. 

neuf  j  en  un  mot,  M.  de  Voltaire  parait  avoir  brisé  ses  an- 
ciens moules  et  en  avoir  fondé  un  tout  neuf  et  tout  exprès 
pour  cette  pièce.  Comme  je  n'en  ai  encore  entendu  que  trois 
actes,  j'y  reviendrai  dans  ma  première  lettre  '. 

Ainsi  Voltaire  s'éteindrait  sur  un  chef-d'œuvre , 
fortune  rare  pour  les  plus  grands  hommes ,  qui  fut 
pourtant  celle  de  ce  Racine  dont  on  a  «  fortifié  les 
crayons  ».  Mais  c'est  un  homme  du  monde  qui  écrit 
ces  lignes  et  qui  les  écrit  de  Ferney  ;  et  cela  nous  met 
un  peu  en  défiance.  Probablement  celui  à  qui  elles 
étaient  adressées,  Condorcet,  estima  qu'il  devait  y 
avoir  une  notable  dose  d'exagération  dans  ces  appré- 
ciations enthousiastes,  et,  pour  plus  de  sûreté,  il 
attendit  qu'il  fût  à  même  de  juger  en  connaissance 
de  cause.  Alexis  lui  est  communiqué  par  son  auteur, 
qui  lui  demandait  d'être  franc  et  sincère,  ce  qu'il  fut, 
trop  peut-être  pour  un  amour-propre  facile  à  blesser  et 
à  contrister.  Nous  n'avons  point,  et  nous  le  regrettons, 
les  réflexions  de  Condorcet  sur  la  tragédie  de  Voltaire  ; 
la  réponse  de  ce  dernier  nous  laisse  entrevoir  des  cri- 
tiques judicieuses,  discutées,  que  l'amitié  s'était  fait 
un  devoir  de  ne  pas  taire  :  elle  est  chagrine,  mais  sans 
amertume,  elle  est  celle  d'un  homme  qui  reconnaît 
qu'il  s'est  trompé,  dont  on  désille  les  yeux  et  qui, 
sans  en  vouloir  à  un  ami  sincère,  gémit  sur  son  im- 
puissance trop  réelle. 

J'avais  cru,  sur  la  foi  de  quelques  pleurs  que  j'ai  vu  ré- 
pandre à  des  personnes  qui  savent  lire  et  qui  savent  se 
passionner  sans  chercher  la  passion,  que  si  cette  esquisse 

1.  Condorcet,  OEuvreê  (Paris,  Didot,  1847-49),  1. 1,  p.  15&,  ISC. 
Lettre  de  Villevieille  à  Condorcet;  à  Ferney,  ce  22  octobre. 


PAROLES    RÉCONFORTANTES.  177 

était  avec  le  temps  bien  peinte  et  bien  coloriée,  elle  pourrait 
produire  à  Paris  un  effet  heureux.  Je  m'étais  imaginé  qu'il 
n'était  pas  absolument  impossible  d'adoucir  la  rage  de  cer- 
taines gens,  et  qu'enfin  je  pourrais  venir  vous  embrasser  et 
avoir  la  consolation  de  mourir  entre  vos  bras.  Je  me  suis 
malheureusement  trompé  ! 

Je  conviens  d|une  grande  partie  des  vérités  que  vous  avez 
la  bonté  de  me  dire,  et  je  m'en  dis  bien  d'autres  à  moi- 
même.  Je  travaillais  à  faire  un  tableau  de  ce  croquis,  lors- 
que vos  critiques,  dictées  par  l'amitié  et  par  la  raison,  sont 
venues  augmenter  mes  doutes.  On  ne  fait  rien  de  bon  dans  les 
arts  d'imagination  et  de  goût  sans  le  secours  d'un  ami  éclairé  '. 

Cette  bonhomie  inspira  quelques  remords  à  TAris- 
tarque,  qui,  tout  en  maintenant  son  arrêt,  qu'il  n'était 
pas  seul  à  rendre,  laissait  la  porte  ouverte  à  l'espé- 
rance. Sans  doute  l'œuvre  lui  paraissait  encore  impar- 
faite f  mais  il  ne  dépendait  que  du  poëte  de  remplacer 
les  fautes  par  des  beautés  de  premier  ordre.  Il  ne 
fallait  que  lui  indiquer  les  faiblesses  :  l'auteur  de  Mé- 
rope  et  de  Mahomet  serait  toujours  plus  fort  que  son 
sujet,  quand  il  le  voudrait  bien. 

Mon  cher  et  illustre  maître,  vous  êtes  trop  bon  d'attacher 
quelque  prix  à  mes  réflexions  ;  c'est  l'amitié  qui  me  les  a 
inspirées.  M.  Suard,  qui  a  lu  la  pièce  comme  censeur  des 
spectacles  ;  M.  Turgot,  à  qui  on  a  cru  pouvoir  la  laisser  lire 
sans  vous  déplaire,  pensent  à  peu  près  comme  moi.  Nous 
trouvons  également  que  si  vous  daignez  faire  quelques  cor- 
rections et  vous  rendre  sévère  à  vous-même,  il  ne  vous 
faudra  qu'un  peu  de  temps  et  de  patience  pour  produire 
deux  ouvrages  qui  feront  époque  dans  la  littérature.  Je  ne 
suis  point  surpris  de  l'effet  que  la  lecture  des  deux  pièces  a 

1.  Condorcet,  OEwires  (Paris,  Didot,  1847-49),  t.I,p.  160,161. 
Lettre  de  Voltaire  à  Condorcet;  12  janvier  1778.  N'est  pas  dans  les 
Œuvres  de  Voltaire. 

Tiii.  4S 


♦7,8  RÉCEPTION  B'IRÈNE. 

fait  à  Ferney;  j'y*»  ti'auvé  de  quoi  justifier  l'enthousiasme 
et  les  larmes.  Mais  songez  que  vous  nous  avez  accoutumés 
à  la  perfection  dans  les  convenances,  dans  les  caractères, 
comme  fiacine  nous  avait  accoutumés  à  la  perfection  dans 
le  style;  que  vous  seul  avez  réuni  ces  deux  perfections,  et 
que  si  on  est  sévère,  c'est  votre  faute  *• 

Condorcet  semble  ignorer  la  lecture  et  la  réception, 
à  l'unanimité,  d'Irène  par  la  Comédie-Française,  le 
2  janvier  de  la  nouvelle  année.  Thibouville,  dès  le  len- 
demain, apprenait  cet  heureux  événement  à  son  vieil 
ami  qui,  du  reste,  ne  recevait  sa  lettre  que  le  17. 
D'Argental,  La  Harpe  lui  écrivaient,  de  leur  côté.  Ce 
dernier,  dont  on  avait  reçu  les  Barmécides^  mandait  au 
papa  grand-homme  qu'il  se  retirait  devant  son  maître 
et  qu'il  ne  consentirait  à  être  joué  qu'après  Irène; 
à  quoi  Voltaire  répondait  qu'il  n'acceptait  point  ce 
sacrifice.  «  J'aurais  bien  mauvaise  grâce  à  vouloir 
passer  avant  vous.  Rien  ne  serait  plus  injuste  et  plus 
maladroit.  C'est  à  vous,  s'il  vous  plaît,  à  vous  exposer 
aux  bêtes  le  premier,  parce  que  vous  êtes  un  excellent 
gladiateur;  mais  j'ai  peur  que  vous  ne  soyez  dégoûté 
vous-même  de  cette  impertinente  arène  dans  laquelle 
on  est  jugé  par  la  plus  effrénée  canaille...  ^.  »  Le  pro- 
cédé de  La  Harpe  était  généreux,  mais  il  était  au  moins 
égalé  par  un  autre  plus  inattendu  et  plus  méritoire, 
si  l'on  se  reporte  au  caractère  médiocrement  cheva- 
leresque de  Barthe  (car  il  s'agit  de  lui),  et  au  peu 
d'accueil  que  lui  avait  fait  le  patriarche.  L'Homme 

1.  Condorcet,  Œuvres  {Paris,  Didot,  1847-49),  1. 1,  p.  162  Lellre 
de  Condorcet  à  Voltaire  ;  ce  19  janvier  1778. 

i.  Voltaire,  Œuvres  complèUê  (Beuchol),  t.  LXX,  p.  418.  Lettre 
de  Voltaire  à  La  Harpe;  14  janvier  1778. 


GÉNÉREUX  PROCÉDÉ  DE  BARTHE.         179 

personnel,  qui  avait  été  à  Ferney  l'occasion  d'une 
comédie  plus  gaie  c[u'aucune  de  celles  de  Barthe, 
avait  été  reçu  et  était  une  des  premières  nouveautés 
qu'on  devait  donner-  Mais  à  peine  celui-ci  apprenait-il 
la  réception  d'Jrène,  qu'il  s'empressait  d'écrire  aux 
sociétaires  un  billet  trop  à  sa  louange  pour  n'être 
pas  reproduit  : 

On  vient  de  vous  lire,  messieurs,  une  pièce  nouvelle  de 
M.  de  Voltaire.  Vous  étiez  tous  prêts  à  répéter  V Homme  per- 
sonnel. Vous  avez  un  parti  à  prendre,  c'est  de  n'y  plus 
penser.  Je  sais  que  les  nouveautés  sont  jouées  dans  l'ordre 
de  leur  réception  et  qu'il  y  a  des  règlemens.  Mais  quel 
homme  de  lettres  oseroit  les  réclamer  en  cas  pareil?  M.  de 
Voltaire  est,  comme  les  souverains,  au-dessus  des  lois.  Si  je 
n'ai  pas  l'honneur  de  contribuer  aux  plaisirs  du  public,  je 
ne  veux  pas  du  moins  les  retarder,  et  je  vous  invite  à  le 
faire  jouir  promptement  d'un  ouvrage  de  l'auteur  de  Zaïre 
et  de  Mérope.  Puisse-t-il  faire  encore  des  tragédies  à  cent 
ans  comme  Sophocle,  et  mourir  comme  vous  vivez,  messieurs, 
au  bruit  des  applaudissemens*. 

Mais  Voltaire  ne  se  sentait  pas  encore  prêt.  Il  écri- 
vait à  d'Argental,  le  14  janvier  :  «  Mon  cher  ange, 
M.  de  La  Harpe  m'a  mandé  qu'on  avait  lu  Irène  au 
tripot.  Je  serais  bien  fâché  qu'elle  fût  représentée 
dans  l'état  où  elle  est;  c'est  une  esquisse  qui  n'est 
pas  encore  digne  de  vous  et  de  la  partie  éclairée  du 
public.  Je  vais  faire  transcrire  bientôt  la  pièce  entière, 
que  je  soumettrai  en  dernier  ressort  à  votre  juridic- 
tion. »  Lekain,  à  son  dernier  séjour  à  Ferney,  en 

1.  Archive»  du  Théâtre-Français.  Registre  concernant  MM.  les 
auteurs,  du  25  mai  17  72  au  29  novembre  1780,  p.  57,  58.  Lettre 
de  Barthe  à  la  Comédie;  du  lundi  5  janvier  1778. 


180  REFUS  DE  LEKA1N. 

août  1776,  n'avait  pas  caché  au  poëte  ce  qu'il  pensait, 
sinon  de  l'ouvrage,  au  moins  du  personnage  qui  lui 
était  destiné.  La  pièce  reçue,  il  allait  avoir  à  se  pro- 
Doocer.  Thibouville  le  pressait;  mis  au  pied  du  mur, 
il  déclara  qu'il  ne  pouvait  accepter  le  rôle  de  Léonce. 
Les  amis  de  Voltaire,  encore  plus  impatients  que  lui, 
avaient  envoyé  le  manuscrit  au  comité  assemblé,  qui 
faisait  écrire  aussitôt  par  son  semainier  au  marquis 
que,  rien  n'étant  possible  sans  la  distribution  de  la 
pièce,  il  le  priait  de  lui  envoyer  une  réponse  avant 
qu'il  se  séparât  *.  Cette  réponse  ne  se  fit  pas  attendre  : 

Il  est  malheureusement  indispensable  et  nécessaire  de 
suspendre  pour  ce  moment  les  préparatifs  d'Irène.  M.  Lekain 
ose  refuser  à  M.  de  Voltaire  de  jouer  le  rôle  d'Alexis,  qu'il 
vient  de  faire  pour  lui.  Je  ne  puis  plus  aller  en  avant,  qu'il 
ne  soit  instruit  de  cet  événement  qu'il  étoit  loin  de  prévoir. 
C'est  une  douzaine  de  jours  de  délai  forcé,  sur  lesquels  on 
verra  encore  d'ici  à  demain,  à  l'heure  de  l'assemblée,  s'il  y 
auroit  quelque  autre  tempérament  à  prendre.  Je  suis  aussi 
fâché  que  messieurs  les  comédiens  de  ce  retard,  dont  j'abré- 
gerai les  jours  le  plus  qu'il  me  sera  possible. 

L'on  n'avait  guère  laissé  le  loisir  de  la  réflexion  à 

1.  «  Monsieur,  le  comité,  actuellement  assemblé,  vient  de  rece- 
voir les  rôles  de  la  pièce  d'Alexis  de  M.  de  Vollaire  ;  mais  il  a  l'hon- 
neur de  vous  observer  que  ce  n'est  rien  sans  la  distribution  qu'il 
vous  prie  de  vouloir  bien  envoyer,  afin  que  cliaque  personne  puisse 
apprendre  son  rôle,  et  que  l'on  puisse  faire  passer  cet  ouvrage  sous 
les  yeux  du  public,  et  satisfaire  en  cela  l'impatience  qu'il  doil  avoir 
d'admirer  et  d'applaudir  encore  de  nouvelles  productions  de  ce  grand 
homme.  Nous  vous  prions  de  nous  envoyer  voire  réponse  avant  que 
nous  nous  séparions.  »  Archives  de  la  Comédie-Française.  Registre 
concernant  MM.  les  auteurs,  25  mai  1772  au  29  novembre  1780, 
p.  58,  59.  Lettre  du  semainier  à  M.  le  marquis  de  Thibouville; 
dimanche  11  janvier  1778. 


TAXÉ   DUREMENT  PAR  M.  DE  THIBOUVILLE.  181 

ThibouviJle;  mais  il  était  douteux  que  cette  réponse 
décisive  qu'on  lui  demandait,  il  la  pût  donner,  le  len- 
demain, dans  le  sens  du  moins. d'une  solution  satis- 
faisante. 

Les  préparatifs  d'Irène  se  trouvant  suspendus  forcément 
parle  procédé  indigne  et  révoltant  de  M.  Lekain  pour  son 
bienfaiteur,  M.  le  marquis  de  Thibouville  prie  M.  Préville  de 
vouloir  bien  faire  part  à  l'assemblée  de  ses  propositions 
que  voici.  Il  ne  peut  écrire  à  M.  de  Voltaire  que  demain 
mardi  13,  jour  du  courrier.  Il  ne  peut  avoir  réponse  que 
le  23  ou  le  27  :  cela  fait  quinze  jours  de  délai. 

L'intention  de  M.  de  Voltaire  ni  de  ses  amis  n'est  point 
que  la  déférence  de  messieurs  les  comédiens  pour  lui  leur 
occasionne  aucun  dérangement  nuisible  ci  leurs  intérêts.  Le 
délai  dequinze  jours  dans  cette  saison  peut  être  une  perte 
pour  eux;  ils  sont  les  maîtres  de  prononcer  là-dessus  et  de 
prendre  le  parti  qu'ils  jugeront  à  propos,  ou  d'attendre  la 
réponse  de  M.  de  Voltaire  pour  suivre  aussitôt  le  premier 
projet  sur  sa  pièce,  ou  de  se  mettre  tout  à  l'heure  à  celle 
de  M.  Barthe,  et  de  ne  donner  Irène  qu'immédiatement 
après. 

M.  de  Thibouville  prie  M.  Préville  d'avoir  la  bonté  de  lui 
envoyer  Rouzeau  avec  un  mot  d'écrit,  pour  l'instruire  de  ce 
qui  aura  été  décidé  à  l'assemblée,  afln  qu'il  en  fasse  part  à 
M.  de  Voltaire  :  il  lui  sera  très-obligé  *. 

Si  nous  avons  reproduit  ces  deux  billets  c'est  que 
l'un  d'eux,  tout  au  moins,  souleva  au  sein  du  tripot 
une  véritable  tempête.  Fort  probablement,  Lekain 
n'était  pas  présent  à  l'assemblée  du  dimanche.  En 
revanche,  il  se  trouvait  à  la  réunion  du  lundi  et  placé 
des  mieux  pour  ne  rien  perdre  des  jolies  choses  à  son 

1 .  Archives  de  la  Comédie- Française.  Registre  concernant  MM.  les 
auteurs,  25  mai  17  72  au  29  novembre  1780,  p.  68  v»  et  69.  Billet 
de  M.  le  marquis  de  Thibouville  à  la  Comédie;  du   12  janvier  17  78. 


ISZ  THMPÊTE  A  LA  COMÉDIB.. 

adresse.  La  lettre  fut  ouverte  et  lue  publiquement. 
L'on  comprend  sa  fureur  devant  ce  panégyrique  peu 
tendre  qui  tenait  beaucoup  du  réquisitoire..  Il  crut  à 
un  concert  et  s'emporta  contre  le  lecteur  fort  innocent, 
pourtant.  Les  têtes  s'échauffèrent,  les  gros  mots  s'en 
mêlèrent,  le  tumulte  et  le  scandale  furent  au  comble, 
les  uns  prenant  parti  pour  lui,  les  autres  ravis,  au 
fond,  de  voir  humilier  un  camarade  despote,  arro- 
gant, comme  ne  manquent  pas  de  l'être  ceux  que  la 
fortune  favorise  * . 

Dans  toute  cette  affaire,  l'attitude  de  Voltaire  sera 
aussi  digne  que  circonspecte  ;  ii  écrivait,  le  19  janvier, 
à  Lekain  une  lettre  où  il  n'est  question  ni  de  récrimi- 
nations ni  de  reproches.  Il  semble  même  ignorer  les 
rapports  plus  que  tendus  de  Thibouville  avec  le 
Roscius  de  la  Comédie-Française,  bien  qu'il  eût  reçu 
le  jour  même  les  dépêches  du  marquis.  Il  parle  de 
l'ouvrage  en  homme  qui  sent  le  péril,  voire  le  ridicule 
de  courir,  à  son  âge,  de  pareilles  aventures  ;  et  s'il 
l'a  poussé  au  point  où  il  en  est,  ce  n'est  que  grâce  aux 
encouragements  et  aux  sages  critiques  d'amis  qu'il 
respecte.  «  J'y  travaillais  nuit  et  jour  malgré  ma  mau- 
Y£Hse  santé,  et  j'espérais  qu'à  Pâques  j'aurais  pu,  par 
ma  docilité  et  ma  déférence  à  leurs  lumières,  rendre 
la  pièce  moins  indigne  de  vous.  Je  me  flattais  même 
que  vous  pourriez  jouer  le  rôle  de  Léonce,  qui  n'est 
pas  fatigant,  et  que  vous  auriez  rendu  très-imposant 
par  vos  talents  sublimes.  »  Rien  ne  presrse.  La  pièce 

.  1 .  Mémoires  secreti  pour  senûr  à  Phistoire  de  In  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adainson),  t.  XI,  p,  63,  64;  IC  et  18  janyièr 
1778. 


LONGANIMITÉ  DU  POÈTE.  183 

n'a  même  été  communiquée  à  l'aréopage  tragique 
que  pour  connaître  son  sentiment  et  s'édifier  de  ses 
conseils.  Quant  à  la  produire,  il  ne  fallait  pas  y  songer 
pour  le  présent.  C'était  à  lui  de  la  polir,  d^en  perfec- 
tionner la  donnée,  d'en  châtier  les  détails,  de  façon  à 
ce  qu'elle  pût  être  représentée  pour  Pâques ,  avec 
quelque  chance  d^être  soufferte.  L'auteur  de  Tancrède 
finissait  par  des  assurances  de  tendresse  et  d'attache- 
ment faites  pour  inspirer  quelques  remords  à  cet 
ingrat  qui  aurait  dû  se  souvenir  de  la  bienveillance 
dont  il  avait  été  l'objet,  à  une  époque  oij  il  était 
obscur,  inconnu,  et  sans  protecteur. 

Les  papiers  publics  disent  que  vous  vous  remariez.  Je  vous 
en  fais  mon  compliment  Irès-sincère,  Je  doute  de  ce  mariage, 
puisque  vous  n'avez  pas  daigné  m'en  instruire. 

Si  la  chose  est  vraie,  je  pense  que  la  fatigue  de  vos  noces 
ne  vous  mettrait  pas  dans  l'incapacité  de  jouer  l'ermite 
Léonce,  qui  n'a  pas  de  ces  passions  qui  ruinent  la  poitrine, 
et  qui  parle  de  la  vertu  d'une  manière  qui  semble  être  dans 
votre  goût.  Si  vous  aviez  donné  ce  rôle  à  un  autre,  je  crain- 
drais de  m'y  opposer,  car  je  suis  très-sûr  que  vous  auriez 
bien  choisi.  J'ai  toujours  compté  sur  votre  amitié  depuis  le 
jour  où  je  vous  ai  connu.  Le  temps  a  fortifié  tous  les  senti- 
ments qui  m'attachent  à  vous*... 

n  ne  voulait  à  aucun  prix  se  brouiller  avec  Lekain. 
n  espérait  encore  le  faire  revenir  sur  sa  résolution, 
et  semblait,  en  fin  de  compte,  résigné  à  confier  le  rôle 
à  celui  qu'il  désignerait  à  sa  place.  S'il  eût  pu  prévoiries 
emportements  de  Thibouville,  il  l'eût  supplié  d'imiter 
sa  longanimité.  Faute  de  mieux,  il  écrit  à  d'Argental 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  424,  425. 
Lettre  de  Voltaire  à  Lekaia  ;  Ferney,  19  janvier  1778. 


184  SENTENCE  DE  M.  DE  FÉRIOL. 

pour  empêcher  leur  ami  commun  de  pousser  plus 
loin  les  choses  *,  et,  s'adressant  directement  au  trop 
bouillant  marquis  : 

Vos  deux  lettres  du  13  janvier,  lui  disait-il,  me  parvinrent 
hier  dimanche,  19  janvier.  Je  reçus  en  même  temps  celle 
de  l'homme  en  question,  et  je  crois  que  mon  devoir  est  de 
vous  l'envoyer.  Je  vous  la  dépêche  donc  sous  le  couvert  de 
M.  d'Argentai,  et  je  vous  répète  ce  que  son  oncle,  M.  de 
Fériol ,  ambassadeur  à  Constantinople,  disait  des  Turcs  : 
«  Il  n'y  a  d'honneur  ni  à  gagner  ni  à  perdre  avec  eux.  » 

Je  pense,  en  effet,  monsieur  le  marquis,  que  vous  ne 
devez,  en  aucune  façon,  vous  compromettre...  Oubliez, 
encore  une  fois,  les  ingrats,  et  ne  vous  ressouvenez  que  des 
cœurs  reconnaissants.  Madame  Denis  et  M.  de  Villette  sont 
tout  aussi  étonnés  que  moi,  et  ils  sont  persuadés  qu'il  faut 
tout  oublier  jusqu'à  nouvel  ordre*. 

Dans  sa  lettre  à  Condorcet  qu'on  a  lue  plus  haut, 
comme  dans  celle  à  d'Argental  du  25  octobre.  Voltaire 
indique  clairement  qu'il  compte  sur  son  Irène  pour 
préparer,  expliquer  ou  excuser  ce  voyage  et  ce  séjour 
à  Paris,  auxquels  il  rêve  depuis  tant  d'années.  Ses 

1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  4  25,  426. 
LeUre  de  Voltaire  à  d'Argental;  Ferney,  20  janvier  17  78. 

2.  Ibid.,  t.  LXX,  p.  427,  428.  LeUre  de  Voltaire  à  Thibouville, 
même  jour.  Thibouville,  conformément  à  ces  instrucUons,  adressait 
à  la  Comédie  le  billet  qui  suit,  daté  le  4  février,  mais  qu'elle  ne 
recevait  que  le  7  :  «  M.  de  Voltaire  mande  par  le  courrier  d'Iiier 
qu'ayant  appris  plusieurs  critiques  faites  sur  Irène  depuis  la  lecture, 
il  y  veut  faire  des  changemens.  Que  son  âge  et  sa  santé  ne  lui  per- 
mettant plus  de  presser  son  travail,  il  prévoit  que  la  pièce  ne  peut 
être  prête  avant  Pâques.  M.  le  marquis  de  Thibouville  ne  perd  pas 
un  moment  pour  en  informer  MM.  les  comédiens,  afin  qu'ils  aient  le 
temps  de  s'arranger  pour  le  carême,  et  de  ne  compter  sur  la  pièce  de 
M.  de  Voltaire  que  pour  la  rentrée.  »  Archives  de  la  Comédie- 
Française.  Registre  concernant  M.M.  les  auteurs,  du  25  mai  1772  au 

0  novembre  1780,  p.  59. 


SITUATION  PRÉSENTE.  185 

aspirations  vers  cette  capitale  de  toutes  les  intelli- 
gences, vers  ce  Paris  incomparable  dont  il  a  été 
tenu  à  distance  la  meilleure  partie  de  sa  vie ,  nous 
les  avons  relevées  à  l'occasion,  ainsi  que  l'opiniâtreté 
haineuse  de  Louis  XV  qui,  sans  volonté  pour  tout  le 
reste,  sut,  dans  ce  seul  cas,  demeurer  inflexible,  en 
dépit  de  ses  ministres,  en  dépit  des  prières  de  madame 
de  Pompadour,  en  dépit  des  instances  de  madame  du 
Barry  qu'on  avait  gagnée,  elle  aussi,  à  sa  cause.  Mais 
il  n'est  plus,  ce  Louis  le  Bien-Aimé,  si  peu  digne  d'un 
tel  surnom,  si  peu  digne  des  louanges  qu'on  lui  déco- 
chait de  Ferney.  L'avènement  de  Louis  XVI,  qu'on 
appellera  Sésostris  par  une  flatterie  dont  on  attendait 
merveille,  ne  modifia  guère  la  situation.  Au  fond, 
M.  de  Maurepas,  ce  Mentor  si  frivole  sous  ses  cheveux 
blancs,  ne  se  sentait  qu'une  médiocre  tendresse  pour 
l'auteur  de  la  Eenriade;  et  le  jeune  prince ,  d'une 
piété  si  réelle,  ne  pouvait  éprouver,  de  son  côté,  que 
de  la  répulsion  pour  un  écrivain  irréligieux  dont  les 
dangereuses  productions  ne  méritaient  pas  sa  bienveil- 
lance. Mais  Voltaire  désirait  trop  de  revoir  le  théâtre 
de  ses  premiers  succès  pour  ne  pas  s'illusionner  sur 
les  intentions  du  nouveau  souverain,  dont  on  chantait 
universellement  les  vertus,  et  qui  ne  voudrait  pas,  à 
coup  sûr,  persécuter  un  vieillard  auquel  il  ne  restait 
peut-être  pas  six  semaines  à  vivre.  D'ailleurs,  qu'avait- 
il  à  redouter?  que  pouvait-il  craindre?  l'avait- on 
chassé  ? 

Rien  ne  m'empêcherait,  écrivail-il  à  Chabanou,  au  com- 
mencement d'août  nTîî,  de  faire  cette  folie,  si  j'en  avais 
envie. 


iS6  COMPLOT  QïfNÉRAt. 

n  n^y  a  jamais  ev:  d'exclusion  formelle.  J'ai  toujours  cohh 
sepvé  ma  charge,  avec  le  droit  d'ea  faire  les  fonctions.  Si 
je  demandais  permission,  ce  serait  faire  croire  que  je  ne 

l'ai  pas. 

Que  les  dieux  ne  m'ôtent  rien, 
C'est  tout  ce  que  je  leur  demande. 

Les  djeux  ne  me  prieront  pas  sans  douté  de  venir  dans  leur 
Olympe,  et  je  ne  les  prierai  pas  de  m'y  donner  une  place  •. 

Plus  de  deux  années  s'étaient  écoulées,  sans  qu'on 
eût  jugé  le  moment  venu  de  risquer  le  voyage.  Cepen- 
dant, on  se  mourait  d'impatience  non  moins  que  de 
vieillesse,  et  la  pensée  d'une  entreprise  que  l'âge  et 
tout  autant  le  peu  de  bonne  volonté  des  puissances 
rendaient  bien  hasardeuse,  était  la  pensée,  la  persé- 
cution de  ses  jours  et  de  ses  nuits.  Ajoutons  que,  loin 
d'être  combattues,  ses  espérances  et  ses  impatiences 
étaient  encouragées,  surexcitées  par  madame  Denis, 
qui  avait  assez  de  Ferney,  qui  rêvait  de  Paris,  elle  aussi, 
et  appelait  de  tous  ses  vœux  l'heure  de  s'éloignej'  luie 
bonne  fois  de  ce  misérable  pays  de  Gex,  le  bout  du 
monde  pour  cette  tête  éventée,  demeurée  jeune  par  le 
caractère,  si  elle  avait  cessé  de  l'être,  et  depuis  long- 
temps, à  tous  autres  égards.  Wagnière,  qui  ne  l'aime 
point,  lui  fait  assumer  la  responsabilité  d'un  voyage 
dont  les  résultats  devaient  être  si  funestes.  C'était,  du 
reste,  un  complot  général  de  tous  les  amis  du  poëte; 
tandis  que  d'Argental  et  Thibouville  mettaient  tout 
en  œuvre  pour  désobstruer  la  voie,  Villette  et  Ville- 
vieille  lui  répétaient  à  tout  instant  que  sa  tragédie  avait 


1.  Voltaire,  (Envres  complètes  (Beucliot),  l.  LXIX,  p.  324.  Lettt« 
de  Voltaire  ù  Chabanon  ;  3  auguste  17  75. 


CONSTËRNATrOir  DE  LA  COLONIE.  f8t 

besoin  de  lui  à  Paris,  et  la  défection  de  Lekain  n'avait 
donné  que  plus  de  poids  à  cet  argument  de  toutes  les 
minutes. 

Mais  c'était  prêcher  un  converti.  Il  écrivait,  le 
2  février,  à  M.  de  Vaines  :  <f  Vous  me  parlez  de 
voyages  :  vous  m'attendrissez,  et  vous  faites  tressaillir 
mon  cœur...  Mais  j'ai  bien  peur  de  ne  faire  incessam- 
ment que  le  petit  voyage  de  l'éternité,  car  je  suis  roué; 
et  mon  corps  est  en  lambeaux  pour  avoir  été  ces 
jours  passés  à  Syracuse  et  à  Constantinople  '  :  j'ai  été 
si  horriblement  cahoté  que  je  ne  peux  plus  me  re- 
muer. »  Entendez  cela  au  figuré,  car  il  fallait  qu'il  en 
fût  tout  autrement  au  physique  pour  que,  deux  jours 
après,  sans  plus  de  gêne,  il  montât,  avec  Wagnière 
et  un  cuisinier,  dans  la  voiture  qui  le  devait  mener 
à  Paris. 

Ce  fut  un  dur  et  triste  moment  pour  la  colonie. 
La  douleur  et  la  consternation  étaient  peintes  sur 
tous  les  visages.  Des  pressentiments  trop  fondés 
serraient  la  poitrine  de  ces  braves  gens  qui  vinrent, 
en  sanglotant,  lui  souhaiter  un  bon  voyage  et  un 
prompt  retour.  Ce  retour,  il  le  leur  promit.  Dans  six 
semaines  au  plus  tard,  il  serait  au  milieu  d'eux,  pour 
ne  plus  les  quitter.  Était-il  sincère?  Wagnière  l'assure, 
et  nous  le  croyons.  Il  en  eût  été  autrement,  que  le 
patriarche  eût  songé  apparemment  à  mettre  en  ordre 
ses  manuscrits  et  tous  ses  papiers;  ce  qu'il  avait 
négligé  de  faire.  Madame  Denis  et  le  ménage  Villette 
étaient  partis,  l'avant-veille  (3  février),  en  fourriers, 

I .  Âgathocle  et  Iriiie. 


188  LE  PÈRE  ADAU  DISGRACIÉ. 

pour  disposer  toutes  choses  à  l'hôtel  de  la  rue  de 
Beaune,  où  Voltaire  acceptait  un  logement.  Et  le  père 
Adam  ?  On  s'étonne  et  l'on  regrette  de  ne  pas  le  voir 
prendre  place  auprès  du  châtelain;  le  seigneur  de 
Ferney  ne  se  devait-il  pas  d'entrer  dans  Paris,  son 
chapelain  à  ses  côtés,  pour  protester,  une  fois  de  plus, 
contre  ce  vernis  d'irréligion  dont  ses  ennemis  le 
noircissaient  si  odieusement,  et,  disons-le,  si  injuste- 
ment? Mais  le  père  Adam  était  tombé  en  disgrâce, 
et  avait  été  congédié  l'année  précédente. 

La  faveur  l'avait  gâté  comme  elle  en  a  gâté  bien 
d'autres  ;  elle  l'avait  rendu  important,  taquin,  brouillon. 
Il  était  devenu  d'une  société  insupportable  et  occa- 
sionnait des  chiffonneries  continuelles,  tant  avec  les 
gens  du  dehors  qu'avec  les  personnes  de  la  maison. 
Nous  l'avons  vu,  dans  une  circonstance,  aux  prises 
avec  Bigex  dont  il  occasionna  le  renvoi.  Madame  Denis, 
qui  redoutait  son  influence,  fort  probablement,  ne 
fut  pas  étrangère  à  cette  révolution  de  palais.  «  Il 
quitta  Ferney,  en  1776,  dit  l'abbé  Depery,  n'empor- 
tant que  la  douleur  d'y  avoir  passé  plus  de  dix  ans 
sans  que  ses  paroles  et  ses  exemples  eussent  produit 
aucun  fruit  dans  le  château  de  son  hôte  '.  »  Est-ce 
bien  sérieux  ;  et  l'abbé  Depery  peut-il  avoir  ignoré 
quel  homme  et  quel  prêtre  était  le  père  Adam,  si 
parfaitement  abandonné  et  renié  par  ses  anciens  con- 
frères des  Jésuites  de  Dijon?  le  père  Adam  serait-il  allé 
chez  Voltaire,  serait-il  resté  (non  pas  dix  mais  treize 


1.  L'abbé  Depery,  Bioijraphie  des  hommes  célèbres  du  départe- 
ment de  l'Ain  (Bourg,  Boîtier,  1835),  t.  I,  p.  134. 


LE  MAITRE  DE  POSTE  DE  BOURQ-EN-BRESSE.  189 

années  ')  à  Ferney  ,  s'il  eût  été  un  ecclésiastique 
digne,  un  prêtre  qui  respectât  sa  robe  ;  et  faut-il  que 
l'esprit  de  corps  s'étende  jusque  sur  lui?  Que  devient 
alors  l'autorité  de  l'historien ,  et  comment  s'en  rap- 
porter à  son  dire,  lorsqu'il  avancera  des  faits  peu 
croyables  et  entendus  de  lui  seul,  ce  qui  sera  le  cas 
de  l'abbé  Depery,  dans  la  suite?  Le  père  Adam  figurait 
dans  les  anciens  testaments  pour  un  legs  sor table,  qui 
disparut  dans  le  dernier.  Cependant ,  de  temps  à 
autre,  l'auteur  de  la  Eenriade  lui  faisait  passer  dans 
sa  retraite  quelque  argent,  dont  Wagnière  avait  con- 
servé les  reçus.  Il  pouvait  vivre,  en  somme;  il  n'était 
point  sans  ressources  et  jouissait  d'un  revenu  de  huit 
C(uits  livres  ^. 

La  première  couchée  eut  lieu  à  Nantua.  A  Bourg-en- 
Bresse,  tandis  qu'on  changeait  de  chevaux,  le  poëte 
fut  reconnu,  son  carrosse  entouré,  et  il  ne  réussit  à  se 
dégager  de  cette  foule  enthousiaste  qu'en  se  sauvant 
dans  une  chambre  du  rez-de-chaussée  de  la  maison  de 
poste  où  il  s'enferma  à  clef.  Le  postillon  amenait  un 
assez  méchant  cheval  qu'il  se  mettait  en  devoir  d'at- 
teler, lorsque  le  patron,  un  M.  Bon,  qui,  en  toute  autre 
circonstance,  n'y  eût  qu'applaudi,  lui  ordonna  d'aller 
en  chercher  un  plus  honnête  et  plus  digne  de  Tillustre 
voyageur.  «  Va  bon  train,  ajouta-t-il  avec  un  juron, 
crève  mes  chevaux,  je  m'en  f...,  tu  mènes  M.  de  Vol- 
taire. »  Ils  couchèrent,  la  seconde  nuit,  à  Sanecey  et 


1.  Le  père  Adam  venait  s'établir  à  Ferney  en  1*63. 

2.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltairr.  (Paris,  André, 
1826),  t.  I,  p.  56,  additions  au  Commentaire  historique,  et  p.  401^ 
Examen  des  Mémoires  de  Bachaumont  (1776). 


iBO  L'HOTEL  J)E  LA  CJIOIX-D'OB. 

arrivèrent  le  troisième  jour  (7  jiiiii)  à  Dijon,  où  le 
poète  avait  à  solliciter  pour  uae  demande  eo  rescision 
d'4)utre  moitié  dans  le  prix  d'une  maison  achetée  au 
nom  de  madame  Denis,  et  qui  avait  été  démolie  afin 
d'en  englober  l'emplacement  dans  les  pourpris  du 
château  de  Ferney.  11  était  descendu  à  l'hôtel  de  la 
Croix-d'or*.  Cette  niaison,  qui  porte  le  numéro  18  de 
la  rue  Guillaume,  a  conservé  presque  intégralement 
son  antique  physionomie.  Elle  est  la  moins  élevée  de 
toutes  celles  qui  l'entourent;  ses  fenêtres  sont  étroites 
et  irrégulières.  A  l'entrée,  on  remarque  encore  im& 
porte  à  consoles  ,  quinzième  siècle ,  surmontée  d'un 
écusson  à  trois  têtes  de  bœuf.  Le  premier  soin  de  Vol- 
taire fut  d'aller  relancer  son  procureur,  appelé  Mau- 
rier,  Araoult  son  avocat,  qui  était  également  profes- 
seur à  l'université  de  droit  de  Dijon,  et  son  rapporteur 
Nicolas  Quirot  de  Poligny.  Après  ces  visites  obliga- 
toires, il  rentra  à  son  auberge  où  on  le  savait  arrivé 
et  devant  laquelle  la  foule  ne  tarda  pas  à  s'amasser. 

Plusieurs  personnes  de  la  première  distinction  vin- 
rent lui  rendre  visite.  Des  curieux  fanatiques  graissè- 
rent la  main  des  servantes  de  la  Croix-dOr  pour  lais- 
ser la  porte  de  sa  chambre  ouverte.  Mais  ce  n'est  rien 
auprès  des  folies  qu'on  raconte.  Quand  l'auteur  de  la 
Henriade  descendit  pour  souper  dans  la  salle  basse 
qui  existe  encore,  de  jeunes  enthousiastes  revêtirent 
le  costume  des  garçons  pour  le  servir  à  table  à  leur 
heu  et  place,  et  se  repaître  ainsi  de  la  vue  du  grand 
écrivain,  qui,  sans  doute,  n'en  fut  pas  mieux  servi. 

1.  Aujourd'hui  auberge  <Lafi£r. 


ESSIBU  JBOMf  U.  19) 

Dans  la  soirée,  une  sérénade  lui  était  donnée  sous  les 
fenêtres  de  sa  chambre  à  coucher  ouvrant  sur  la  rue 
de  Mahly'.  Voltaire  avait  à  Dijon  un  grand  nombre 
d'amis  et  de  relations,  qu'il  ne  vit  pas  et  auprès  de  qui 
il  dut  s'excuser,  entre  autres  ce  bon  dormeur  de  Ruffey, 
avec  lequel,  à  un  précédent  voyage,  en  novembre  1754, 
lui  et  sa  nièce  demeuraient  toute  la  nuit  à  causer  entre 
une  ou  deux  bouteilles  du  meilleur  cru  bourguignon  ^. 
«  Si  en  passant  par  Dijon  j'avais  été  le  maître  d'un 
moment,  écrivait-il  à  l'aimable  président,  le  20  fé- 
vrier, je  l'aurais  employé  à  me  mettre  aux  pieds  de 
l'académie;  ce  n'est  pas  en  courant  la  poste  que  je 
dois  la  remercier  de  toutes  ses  bontés '.  » 

L'auteur  de  Zaïre  poursuivait  sa  route  dès  le  len- 
demain, et  poussait  jusqu'à  Joigny,  où  il  passait  la 
nuit.  On  s'était  arrangé  pour  arriver  le  même  jour  à 
Paris  ;  c'était  compter  sans  l'essieu  du  carrosse,  qui  se 
rompit  à  une  lieue  et  demie  de  Moret  où  l'on  dépêcha 
en  toute  hâte  un  postillon.  M.  deVillette  accourait,  de 
son  côté,  opérer  le  sauvetage  du  poète  qu'il  recueillait 
dans  sa  voiture  et  que  cette  aventure  avait  rendu  un  peu 
inquiet.  Mieux  valait  encore  aller  plus  lentement  et  ne 
point  se  briser  les  os.  Aussi  Wagnière  eut-il  mission  de 
recommander  aux  postiUons  de  se  modérer  :  «  Dites- 


1.  Mignard,  Voltaire  et  ses  contemporains  bourguignons  (Dijon, 
1874),  p.  137,  138. 

2.  Voir  la  cinquième  série  de  ces  étude«,  Voltaire  aux  Délices, 
p.  58,  59. 

3.  Mêmes  recommandations  àMaret  pour  l'excuser  auprès  de  l'Aca- 
démie de  Dijon.  Mais  il  espère  bien  réparer  ses  torts  à  la. mi-carême. 
Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  448.  Lettre  au  docteur  Martt  ; 
Paris,  20  février  17  78. 


i92  VOLTAIRE  RECONNU  K  LA  BARRIÈRE. 

leur  qu'ils  mènent  un  malheureux  qui  va  se  faire 
tailler  à  Paris  '.  »  Nos  voyageurs  s'arrôtaient  aux 
portes  de  la  grande  ville,  le  10  février,  vers  les  trois 
heures  et  demie  du  soir^. 

A  la  barrière,  les  commis  demandèrent  si  nous  n'avions 
rien  contre  les  ordres  du  roi.  Ma  foi,  messieurs,  leur  répondit 
M.  de  Voltaire,  je  crois  qu'il  n'y  a  ici  de  contrebande  que  moi. 
Je  descendis  de  carrosse  pour  que  l'employé  eût  plus  de 
facilité  à  faire  sa  visite.  L'un  des  gardes  dit  à  son  camarade  : 
C'est,  'pardieulM.  de  Voltaire.  Il  tire  par  son  liabit  le  commis 
qui  fouillait,  et  lui  répète  la  même  chose  en  me  fixant;  je 
ne  pus  m'empôcher  de  rire.  Alors  tous,  regardant  avec  le 
plus  grand  étonnement,  mêlé  de  respect,  prièrent  M.  de  Vol- 
taire de  continuer  son  chemin  '. 

Ce  voyage  s'était  effectué,  du  reste,  sous  les  meil- 
leurs auspices,  car,  à  cette  époque,  un  accident  de 
voiture  n'était  pas  chose  à  laquelle  on  dût  s'arrêter. 

t.  Depery,  Biographie  des  hommes  célèbres  du  département  de 
l'Ain  (Bourg,  Boîtier,  1835),  1. 1,  p.  160. 

2.  Nous  trouvons,  dans  une  des  nombreuses  publications  sous  le 
manteau,  celte  anecdote  assez  étrange  qu'on  prétendait  tenir  de 
Voltaire  lui-même.  Cela  se  serait  passé  à  un  relais  de  poste,  où  le  poëte 
avait  mis  pied  à  terre.  «  J'ai  apperçu  (c'est  lui  qui  parle)  à  quelques 
pas  un  vieillard  vénérable,  à  peu  près  de  mon  âge,  et  qui,  assuré- 
ment, éloit  plus  ingambe  que  moi.  Je  me  suis  approché  de  lui,  et, 
l'examinant  de  plus  près,  j'ai  cru  le  connoîlre,  et  je  lui  ai  dit  : 
«  Monsieur,  je  vous  demande  bien  pardon,  mais  vous  ressemblez 
beaucoup  à  un  enrant  que  j'ai  vu  il  y  a  soixante-dix  ans.  Cet  homme 
me  demanda  où  et  quand  j'avois  vu  cet  enfant?  Et  quand  je  lui  eus 
tout  expliqué,  il  m'a  dit  :  C'étoit  moi.  Et  après  m'être  nommé  à 
mon  tour,  nous  nous  sommes  embrassés.  »  L'Espion  anglais  (Lon- 
dres, John  Adamson),  t.  VIII,  p.  29G.  Cela  est  extraordinaire,  à 
coup  sûr,  et  l'on  voudrait  savoir  quel  était  ce  vieillard,  dont  après 
tout  le  nom  fort  probablement  ne  nous  apprendrait  rien. 

3.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  t.  1,  p.  121,  122.  Voyage  de  Voltaire  à  Paris,  1778. 


ORESTE  ET  PYLADE.  195 

Plein  de  santé,  soutenu,  transporté  par  l'idée  de  ren- 
trer dans  ce  Paris  qu'il  avait  craint  de  ne  plus  voir,  il 
s'était  transformé,  il  avait  vingt  ans;  il  faisait  des  ni- 
ches à  l'honnête  Wagnière,  qu'il  voulait  griser  pour 
qu'il  sût  ce  que  c'était  une  fois  dans  sa  vie,  lisant,  rai- 
sonnant et  déraisonnant,  contant  cent  histoires  à  mou- 
rir de  rire.  Après  une  courte  halte  à  l'hôtel  de  la  rue 
de  Beaune  (hôtel  qu'il  avait  habité  jadis,  avec  son  ami 
Thiériot,  lors  de  sa  grande  intimité  avec  la  présidente 
de  Bernières),  Voltaire  allait  d'un  pied  allègre  rendre 
visite  à  l'ange  gardien  qui,  depuis  quelques  années, 
avait  échangé  son  domicile  de  la  rue  de  la  Sourdière 
contre  une  maison  du  quai  d'Orsay  *.  D'Argental  était 
absent;  mais  son  vieil  ami  était  à  peine  de  retour 
dans  l'appartement  que  M.  de  Villette  avait  laissé  à  sa 
disposition,  que  celui-ci  apparaissait.  On  n'essayera 
point  de  rendre  la  douce,  la  vive  émotion  de  ces  deux 
vieillards,  de  ces  deux  camarades  d'enfance,  octogé- 
naires tous  les  deux,  et  que  leijr  méchante  étoile  avait 
tenus  séparés,  la  meilleure  portion  de  leur  longue 
existence. 

Après  ce  premier  épanchement  un  peu  confus,  ils 
en  vinrent  à  parler  avec  moins  de  désordre.  D'Argental 
apprenait  à  l'auteur  de  Mahomet  et  de  Tancrède  qu'on 
avait  enterre  Lekain,  mort  l'avant-veille  (8  février) 
d'une  fièvre  inflammatoire  qui  s'était  déclarée  à  la  suite 


1 .  Cet  hôlel  de  la  rue  de  la  Sourdière  avait  une  entrée,  la  princi- 
pale même,  rue  Saint-Roch,  vis-à-vis  de  la  rue  d'Argenteuil.  Ce  fut 
en  1765  que  d'Argenlal  alla  demeurer  quai  d'Orsay,  non  loin  du 
bailli  de  Froulay,  ambassadeur  de  Malte.  Almanach  royal,  1765, 
p.  134. 

vin.  ^3 


«94  MORT  DE  LEKAIN. 

d'une  représentation  à' Adélaïde  Duguesclin,  dans  la- 
quelle il  sembla  se  surpasser  lui-même  '.  Il  avait  dé- 
buté à  la  Comédie-Française  dans  le  rôle  de  Titus  de 
la  tragédie  de  Brutus;  il  se  faisait  applaudir  pour  la 
dernière  fois  dans  une  tragédie  de  Voltaire,  coïnci- 
dence qui  ne  laissa  pas  d'être  remarquée.  Mais  l'em- 
portement de  son  jeu  n'aurait  pas  été  la  vraie  cause  de 
cette  maladie  subite,  foudroyante,  que  tout  l'art  de 
Tronchin  fut  impuissant  à  combattre;  et  il  faudrait  en 
rendre  responsables  les  ardeurs  d'un  amour  trop  impé- 
tueux à  un  âge  qui  était  loin  d'être  celui  de  la  jeu- 
nesse^. A  cette  triste  nouvelle,  Voltaire  ne  put  retenir 
un  cri  de  douleur.  Il  oublia  quelques  légers  griefs, 
grossis  peut-être,  devant  un  malheur  qui  était  un  deuil 
universel  pour  la  scène  française  comme  pour  lui,  et 
déplora  cette  perte  irréparable  avec  une  sensibilité  qui 
n'était  pas  jouée.  Mais  la  foule  des  amis  et  des  importuns 
l'arrachait  forcément  à  l'impression  produite  par  le 
lugubre  récit. 

Il  aurait  à  recevoir  la  ville  et  la  cour.  Paris  et  Ver- 
sailles se  préparaient  à  assiéger  cet  hôtel  de  la  rue 
de  Beaune,  qui  allait  concentrer  et  absorber  la  curio- 
sité et  l'attention  publiques.  Le  salon  de  M.  de  Vil- 
lette  et  la  chambre  du  poëte  ne  désemplirent  plus, 
car  quelque  lassitude  que  dût  causer  une  multitude 
sans  cesse  renaissante  à  un  vieillard  pour  lequel  le 

1.  La  Harpe,  Corretpondance /{'((éraire  (Paris,  Migneret,  1804), 
t.  Il,  p.  202,  203. 

2.  Grimrn,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Furne),  t.  X,  p.  487. 
Celle  cause  plus  réelle  eùtélé  sa  passion  désordonnée  pour  une  dame 
Benoit,  qu'il  élail  à  la  veille  d'épouser.  Lekain  élaildaus  sa  cinquanle- 
huitième  année,  élant  né  le  14  avril  1728. 


LA  COUR  ET  LA  VILLE.  19S 

repos  aurait  été  le  premier  besoin,  l'accès  fut  ouyert  à 
tous,  tous  furent  accueillis  parle  vieux  solitaire  du  mont 
Jura  avec  une  politesse,  une  courtoisie  qui  n'avaient 
rien  de  banal  :  il  aura  toujours  un  mot  aimable  et  par- 
ticulier pour  chacun,  et  le  visiteur,  qui  aura  été  re- 
connu, auquel  on  aura  répondu  par  quelque  allusion 
flatteuse  à  un  passé  dont  le  souvenir  ne  s'était  pas 
effacé,  se  retirera  enchanté.  L'on  était  reçu  par  la  mar- 
quise de  Villelte  et  madame  Denis,  qui  se  tenaient  au 
salon.  Un  valet  de  chambre  allait  avertir  M.  de  Voltaire. 
D'Argental  et  le  mari  de  belle  et  bonne  se  chargeaient, 
l'un  et  l'autre,  de  présenter  ceux  que  le  philosophe  ne 
connaissait  point;  dans  les  intervalles,  l'infatigable 
malade  rentrait  dans  son  cabinet  et  dictait  à  Wagnière 
des  corrections  pour  sa  tragédie  à' Irène.  Mais  on  pres- 
sent les  inévitables  conséquences  d'une  existence  ainsi 
surmenée,  au  sortir  de  cette  paix  du  corps  et  de  l'es- 
prit dont  il  jouissait  naguère,  autant  que  lui  permet- 
taient la  sensibiUté  et  l'impétuosité  d'une  organisation 
toute  de  nerfs.  «  M.  de  Voltaire,  s'écrie  Linguet,  a 
quitté  subitement  ces  bois  de  Ferney  qu'il  a  chantés, 
ces  maisons  de  Ferney  qu'il  a  bâties,  ce  repos  de 
Ferney  dont  il  étoit  si  satisfait,  pour  la  boue,  le  fracas 
et  l'encens  de  Paris.  Lui  seul  pourra  dire,  dans  quelque 
temps,  s'il  a  gagné  à  cet  échange*.  »  Toute  la  jour- 
née du  lendemain,  il  demeura  dans  sa  robe  de  chambre 
et  en  bonnet  de  nuit,  et  reçut  ainsi  la  moitié  de  Paris. 

Je  ne  l'avais  point  vu  depuis  dix  ans,  nous  dit  La  Harpe, 
et  je  ne  l'ai  trouvé  ni  changé  ni  vieilli.  Lui-même  nous  a  lu 

I.  Linguet, ilRRaie«po/in'4u««,dvi/e«e(Ut(érair«< (Londres,  1778), 
t.  in,  p.  387. 


196  UN  CORPS  D'ACIER. 

le  cinquième  acte  de  sa  tragédie;  il  est  encore  tout  plein  de 
vie;  son  esprit,  sa  mémoire  n'ont  rien  perdu.  L'Académie 
lui  a  envoyé  une  députation  composée  de  trois  de  ses  mem- 
bres :  M.  le  prince  de  Beauvau,  MM.  de  Saint-Lambert  et 
Marmontel,  pour  le  féliciter  sur  son  retour'.  Il  est  question 
de  donner  pour  lui  une  séance  publique  extraordinaire,  ce 
qui  est  jusqu'ici  sans  exemple;  mais  il  est  bien  fait  pour 
être  une  exception  en  tout.  On  ne  sait  pas  encore  quelle 
espèce  de  triomphe  on  lui  décernera;  pour  moi,  je  voudrais 
qu'il  fût  couronné  sur  le  théâtre.  Peut-on  accumuler  trop 
d'honneurs  et  de  jouissances  sur  les  derniers  jours  d'un 
grand  homme  qui  a  tant  de  fois  charmé  la  nation  *  ? 

Tronchin,  lui-même,  est  émerveillé  de  l'élasticité, 
des  puissantes  ressources  de  cette  organisation  qui 
semble  avoir  à  peine  le  souffle  : 

Votre  vieux  voisin,  écrivait-il  le  15  février  (probablement 
à  Tronchin  des  Délices),  fait  ici  une  très-grande  sensation. 
S'il  y  résiste,  il  faut  que  son  corps  soit  d'acier.  Il  m'a  écrit 
un  billet  doux  en  arrivant  ;  il  n'a,  dit-il,  pour  le  moral  et  le 
physique,  de  confiance  qu'en  moi.  Je  l'ai  trouvé  toujours  le 
môme,  toujours  ayant  peur  de  son  ombre,  ne  se  croyant  pas 
en  sûreté.  11  ira  demain  à  Iléraclius;  on  lui  réserve  quelques 
folies  :  vous  les  saurez  '. 

1.  Jeudi,  12  février  1778.  Les  trois  députés  partirent  à  la  fin  de 
la  séance,  accompagnés  de  presque  tous  ceux  qui  élaient  présents  à 
l'Assemblée,  dit  le  procès-verbal.  A  la  séance  du  14,  le  prince  de 
Beauvau  dit  que  M.  de  Voltaire  avait  reçu  avec  la  plus  vive  recon- 
naissance la  députation  de  l'Assemblée,  et  qu'il  avait  prié  MM.  les 
députés  et  tous  les  académiciens  présents  d'assurer  la  compagnie  de 
tous  les  sentiments  dont  il  était  pénétré  pour  elle,  et  dont  il  aurait 
l'honneur  de  venir  l'assurer  lui-même,  dès  que  sa  santé  lui  permet- 
trait de  s'acquitter  de  ce  devoir.  Secrétariat  de  l'Institut,  Registre  de 
l'Académie  française,  1745-1793. 

2.  La  Harpe,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Migneret,  1804), 
t.  II,  p.  204. 

3.  Courtat,  Défense  de  Voltaire  contre  ses  amis  et  ses  ennemis 
(Paris,  Laine,  1872),  p.  48.  Extraits  des  manuscrits  de  Tronchin. 


FROIDEUR  DE  TRONCHIN.  197 

Dans  une  lettre  à  Bonnet,  Tronchin  disait  deux  jours 
après,  en  parlant  de  son  malade  :  «  Il  avait  imaginé 
que  je  ne  voudrais  pas  le  voir,  et  cette  imagination  le 
tourmentait.  Au  débotté  il  m'a  écrit.  »  Cette  «  imagi- 
nation »  n'était  pas  sans  quelque  fondement.  Les  cir- 
constances, si  l'on  veut  des  torts^  avaient  mis  fin, 
entre  les  deux  amis,  à  des  relations  qu'interrompait 
d'ailleurs  le  départ  du  docteur.  Dans  le  courant  d'août 
1777,  madame  Denis  avait  été  prise  assez  violemment  : 
Voltaire  suppose  que  c'était  la  suite  et  le  renouvelle- 
ment d'un  catarrhe  dont  elle  avait  été  attaquée  dix-huit 
mois  auparavant.  Celle-ci  s'adresse  à  Tronchin,  avec 
l'intention  d'aller  à  Paris  se  faire  soigner;  mais  les  mau- 
vais temps  la  forçaient  à  ajourner  tout  au  moins  son  pro- 
jet. Le  docteur  lui  repondit  par  une  lettre  aimable  où 
il  était  fait  allusion  au  changement  qui  s'était  opéré 
dans  les  sentiments  de  son  oncle.  Et  Voltaire  de  prendre 
la  plume  aussitôt  pour  se  défendre  d'une  accusation 
si  peu  méritée.  «  J'ai  vu,  monsieur,  une  lettre  char- 
mante entre  les  mains  de  madame  Denis;  celui  qui  l'a 
écrite  ne  s'est  trompé  que  dans  un  seul  point  :  il 
ignore  que  je  suis  incapable  de  cesser  un  moment 
d'être  attaché  du  fond  du  cœur  à  un  grand  homme.  » 
La  lettre  de  Tronchin,  en  réponse  à  celle  de  Voltaire, 
ne  laisse  pas  d'être  pointue,  sous  sa  politesse.  L'auteur 
de  Zaïre  l'a  traité  de  «  grand  homme  »  et  il  s'em- 
presse de  répudier  ce  titre,  qui  n'est  pas  celui  auquel 
il  vise. 

...  Mon  ambition,  depuis  bien  des  années,  se  borne  à  être 
un  bonhomme  et  à  mériter  par  ma  bonhomie  l'attachement 
de  mes  amis,  auxquels  je  suis  très-fidclc  et  qui  me  l'ont  été 


198  CRAINTE  MOTIVÉE  DE  VOLTAIRE. 

aussi.  Votre  silence  de  dix  ans  et  quelques  traits  par-ci  par- 
là  m'ont  fait  craindre  que  vous  ne  fussiez  plus  mon  ami. 
N'ayant  rien  à  me  reprocher,  j'ai  vu  que  la  règle  de  la 
bonhomie  avait  aussi  ses  exceptions,  mais  qu'il  ne  fallait 
pas  y  renoncer  parce  que  la  règle  était  bonne;  l'amitié 
constante  de  madame  Denis  m'en  est  une  preuve  très-chère. 
Si  les  circonstances  lui  eussent  permis  de  faire  un  petit 
voyage  à  Paris,  mon  empressement  à  la  convaincre  du  retour 
que  je  lui  donne  l'aurait  satisfaite,  et  moi  aussi.  Daignez, 
monsieur,  l'en  assurer...  Dix  ans  de  séjour  ici  ne  m'ont  pas 
changé;  je  suis  toujours  le  même.  Je  vous  prie  d'en  être 
persuadé'... 

Ces  reproches  manquent  assurément  de  cordialité, 
l'amertume  qui  s'y  m^le  n'est  pas  le  résultat  d'un  reste 
d'attachement,  et  l'on  comprend  que  Voltaire  craignît 
qu'il  refusât  de  le  voir.  C'était  offenser  le  médecin. 
Quant  à  l'ami,  nous  verrons  qu'il  n'existait  guère;  et 
au  chevet  de  l'illustre  malade,  selon  sa  pente,  du  reste, 
il  ne  fera  que  de  la  physiologie,  assistant  en  indiffé- 
rent à  une  fin  qui  l'épouvantera  sans  l'émouvoir.  Mais 
disons  que  les  dégoûts  ne  lui  manqueront  point,  et 
qu'il  sut  se  mettre  au-dessus  des  picoteries  par  beau- 
coup de  tact,  de  longanimité  et  de  dignité. 

Nous  avons  fait  allusion  à  la  curiosité  féroce,  à  l'af- 
fluence  de  tout  ce  monde.  Mais  c'était  un  devoir  dont 
n'eussent  pu  se  dispenser  l'écrivain ,  l'artiste  le  plus 
considérable  ;  et  Gluck  tout  le  premier,  cette  nature  si 

1.  Vollalre,  Lettres  inédiles  (Paris,  Didier,  1857),  t.  11,  p.  537, 
538.  Lettre  de  Tronchin  à  Voltaire.  Elle  n'est  pas  datée;  mais  la 
lettre  de  Voltaire  à  laquelle  elle  répond  est  du  7  septembre  17  77.  Son 
début,  assez  entortillé  et  énigmatique  :  «  La  rose  de  la  réputation  a 
tant  d'épines,  monèieur...  »  ferait  croire  que  cela  a  trait  ù  une  autre 
épîlré  qui  ne  s'est  pas  retrouvée. 


VISITE  DE  GLUCK.  IM 

entière,  si  convaincue  de  la  supériorité  de  son  génie, 
ne  se  croira  pas  en  droit  de  s'éloigner  sans  être  venu 
s'incliner,  comme  le  plus  humble,  devant  le  patriarche 
de  Ferney.  Il  lui  est  présenté.  «  J'ai  différé  mon  dé- 
part pour  Vienne  de  vingt-quatre  heures,  dit  le  chantre 
à' Orphée^  afin  d'avoir  l'honneur  et  le  bonheur  de  vous 
voir.  —  Quandpartez-vous?lui  demande  Voltaire. — 
Demain.  —  Vous  allez  voir  un  bien  grand  empereur, 
vous  êtes  bien  heureux'.  »  Cet  empressement  inouï, 
cette  popularité  bruyante,  nous  allions  dire  insolente, 
cet  engouement  auquel  rien  ne  saurait  être  comparé 
(car  la  présence  de  Voltaire  à  Paris  avait  éloigné  toute 
autre  préoccupation ,  bruits  de  guerre,  intrigues  de 
robe,  tracasseries  de  cour,  même  cette  fameuse  que- 
relle des  gluckistes  et  des  piccinistes),  ce  retour  im- 
prévu, éclatant  comme  un  tonnerre,  s'ils  avaient  irrité 
le  clergé,  pour  lequel  ils  étaient  une  humiliation  et  un 
défi,  n'avaient  pas  moins  agacé  en  haut  lieu.  Le  rœ, 
qui  éprouvait,  comme  son  aïeul,  une  véritable  répul- 
sion pour  cet  écrivain  audacieux,  et  pensait  avec  tout 
le  monde  qu'il  avait  existé  un  ordre  formel  d'exil,  vou- 
lut savoir  ce  qu'il  en  était,  et  jusqu'à  quel  point  l'au- 
teur de  la  Uenriade  était  autorisé  à  rompre  son  ban. 
Les  dévots,  de  leur  côté,  croyant  à  des  défenses,  firent 
compulser  les  registres  de  la  poUce,  ceux  du  départe- 
ment de  Paris  et  des  affaires  étrangères,  espérant  ren- 


1.  Journal  de  Paris  1778  (vendredi  13  février),  n"  44,  p.  175. 
La  Correspondance  secrète,  à  la  date  du  16  (t.  VI,  p.  32,  33),  raconte 
que,  deux  heures  après  la  visite  de  l'Orphée  allemanil,  Piccini  ayant 
été  annoncé.  Voltaire  avait  dit  :  «  Ah  I  ah  !  il  vient  après  Gluck,  cela 
est  juste.  » 


200  MADAME  JULES  DE  POLIONAC. 

contrer  quelque  témoignage  dont  ils  eussent  tiré  bon 
parti.  Il  fut  constaté  qu'il  n'y  avait  janaais  eu  d'ordre 
par  écrit.  La  longue  absence  du  patriarche  ne  devait 
être  attribuée  qu'à  son  inquiétude  naturelle  et  à  des 
insinuations  verbales  de  demeurer,  quand  il  songea  à 
revenir;  car  nous  savons,  nous  autres,  que,  s'il  n'y 
eut  point  d'exil,  il  y  eut  une  volonté  formelle,  tenace, 
que  ne  purent  fléchir  ni  favorites,  ni  ministres,  et  tant 
que  vécut  Louis  XY,  Voltaire  n'ignora  point  que  l'en- 
trée du  royaume  lui  était  interdite. 

On  s'imaginerait  difficilement  l'espèce  d'effroi  que 
causa,  dans  les  esprits  timorés,  la  présence  de  cet  écri- 
vain déchaîné ,  qu'ils  considéraient  comme  l' Anté- 
christ. Leurs  cris  de  détresse  retentirent  jusqu'à  Ver- 
sailles. Le  marquis  de  Jaucourt,  deux  jours  après 
Tarrivée  de  l'oncle,  venait  en  toute  hâte  prévenir  ma- 
dame Denis,  qui  ne  put  cacher  au  principal  intéressé 
ce  je  ne  sais  quoi  de  menaçant  qu'il  fallait  conjurer. 
Madame  Jules  de  Polignac,  l'intime  amie  de  la  reine, 
fut  pressentie  ;  Voltaire  s'empressa  d'implorer  la  pro- 
tection de  la  bienveillante  jeune  femme,  qui  ne  se 
contenta  point  de  le  calmer  par  le  billet  le  plus  obli- 
geant, et  vint  elle-même  lui  apporter  des  paroles  ras- 
surantes ' . 

Un  peu  tranquillisé  dès  lors,  il  se  remit  au  travail, 
retranchant,  ajoutant,  corrigeant,  hmant,  n'ayant 
d'autre  pensée  que  la  représentation  prochaine  de  son 
Irène.  Il  recevait,  le  samedi  14,  une  députation  de  la 

1 .  Longcliamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  VoUaire  (Paris,  André, 
182Gj,  t.  I,  p.  123.  Voyage  de  Voltaire  à  Parig,  1778.  —  Grimm, 
Correspondance  littéraire  (Paris,  Furne),  t.  IX,  p.  493  ;  février  1778. 


DÉPUTATION  DE  LA  COMÉDIE.  201 

Comédie,  en  tête  de  laquelle  figurait  Bellecour  et  ma- 
dame Vestris.  Le  premier  lui  adressa  un  morceau  d'élo- 
quence quelque  peu  emphatique  auquel  il  répondit  sur 
le  même  ton .  «  Je  ne  puis  plus  vivre  désormais  que  pour 
vous  et  par  vous,  »  s'était  écrié  le  poëte;  et,  se  tour- 
nant vers  madame  Vestris  :  «  Madame,  j'ai  travaillé 
pour  vous  cette  nuit  comme  un  jeune  homme  de  vingt 
ans.  »  La  harangue  du  comédien,  qui  aurait  pu  gagner 
à  être  moins  déclamatoire  et  débitée  avec  plus  de  sim- 
plicité, n'en  produisit  que  plus  d'effet  sur  l'assistance, 
à  laquelle,  assure-t-oo,  elle  arracha  presque  deslarmes. 
Quelqu'un  en  fît  l'observation  quand  ils  furent  partis. 
«  Oui,  répliqua  Voltaire  en  riant,  nous  avons  fort  bien 
joué  la  comédie  l'un  et  l'autre,  » 

Toute  la  journée ,  les  visites  se  succédèrent 
sans  interruption.  Il  fut  d'un  entrain  merveilleux, 
effleurant  tous  les  sujets  comme  en  se  jouant.  La  poli- 
tique était  à  la  mode,  de  graves  questions  s'agitaient, 
c'était  un  élément  de  plus  pour  les  discoureurs  de  café 
et  les  stratégistes  de  l'arbre  de  Cracovie.  Le  patriar- 
che, qui  n'était  pas  fâché  qu'on  crût  que  ses  rela- 
tions avec  le  roi  de  Prusse  n'avaient  jamais  été  ni  plus 
fréquentes  ni  meilleures,  exhiba  une  lettre  du  prince, 
.  datée  du  25  janvier,  où  celui-ci  lui  parlait  de  tout, 
de  Newton,  de  Descartes,  de  Delisle  de  Salles  et  du 
duc  de  Wurtemberg,  ce  débiteur  récalcitrant,  dont 
Voltaire  avait  toutes  les  peines  du  monde  à  se  faire 
payer,  mais  qui,  cependant,  venait  tout  récemment  de 
donner  quelques  à-comptes  à  son  créancier.  «  Voici 
la  première  fois,  lui  disait  Frédéric  au  sujet  de  ce 
prince ,  que  mon  soi-disant  élève  se  conduit  bien  ; 


202  LA  MORALE  DES  PRINCES. 

c'est  une  belle  chose  de  payer  quand  on  doit,  une 
plus  belle  chose  encore  est  de  ne  point  usurper  ce 
qui  ne  vous  appartient  pas  ' .  »  Après  avoir  lu  ce 
passage  édifiant  aux  personnes  qui  l'entouraient, 
Voltaire  ajoutait,  en  guise  de  commentaire  :  «  Ce- 
pendant il  veut  s'emparer  de  quelque  partie  de  la 
succession  de  l'électeur  de  Bavière  ^,  mais  sans  doute 
il  est  fondé  en  justice.  Quant  à  l'empereur,  il  faut 
qu'un  grand  prince  comme  lui  occupe  plus  de  terrain, 
et  marche  par  une  voie  large  et  spacieuse,  convenable 
à  sa  dignité  '.  »  Tout  cela  n'était  que  persiflage.  L'un 
des  assistants,  soit  qu'il  fut  sincère,  soit  qu'il  voulût 
par  cette  petite  ruse  forcer  l'auteur  de  la  Henriade  à 
dire  sa  pensée,  sembla  trouver  la  prétention  de 
l'empereur  toute  naturelle.  Ne  s'agissait-il  pas  d'un 
simple  passage,  et  le  moyen  de  le  refuser  ?  «  Sa  Ma- 
jesté impériale,  dites-vous,  ne  demande  qu'un  pas- 
sage ?  répartit  Voltaire.  A  la  bonne  heure  ;  mais 
pardieu!  un  chemin  de  trente  lieues  de  large,  c'est 
un  peu  trop  *.  »  Il  serait  ici  déplacé  d'entrer  dans 
les  détails  d'une  situation  menaçante,  qui  pouvait 
mettre  à  nouveau  l'Europe  en  feu  et  fit  passer  plus 
d'une  nuit  blanche  à  Marie-Thérèse,  comme  on  en 
peut  juger  par  sa  correspondance  éplorée  avec  la 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  436.  Lettre 
da  roi  de  Prusse  à  Voltaire;  25  janvier  17  78.  La  citation  est  exacte, 
et  trop  exacte  pour  avoir  été  retenue  à  la  simple  leclure. 

2.  L'électeur  Maximilien,  mort  le  30  décembre  177  7. 

3.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p.  104;  16  février  1778. 

4.  Longcliamp  etWagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  t.  1,  p.  429.  V.\^minAti  Mémoires  de BachaumoHt,  1778. 


MÉCOMPTE  DU   PUBLIC.  203 

jeune  reine  '.  Ces  grands  intérôts  nous  sont  étran- 
gers, et  nous  n'y  faisons  allusion  que  pour  éclairer 
la  réplique  du  poëte,  qui  d'ailleurs  n'a  d'autre  con- 
sistance qu'un  propos  de  salon. 

Il  avait  promis  aux  comédiens  d'assister  à  leur 
représentation  du  lundi.  Ceux-ci  devaient  jouer  Eé- 
rdclius.  Pourquoi  Héraclius  ,  quand  ils  pouvaient 
donner  China.,  celle  des  tragédies  de  Corneille  que 
l'auteur  de  Zaïre  considérait,  en  dépit  des  réserves, 
comme  le  chef-d'œuvre  du  père  de  nqtre  théâtre? 
L'observation  était  judicieuse,  et  le  changement  fut 
consenti  de  la  meilleure  grâce  ;  mais  ç'allait  être  en 
pure  perte.  Le  dimanche.  Voltaire  éprouva  de  vio- 
lentes douleurs  de  vessie;  Tronchin,  appelé,  défendit 
toute  sortie  et  exigea  le  repos  le  plus  absolu.  Cette 
première  prescription  devait  être  mieux  observée  que 
la  dernière.  Le  mécompte  du  public,  qui  s'était  porté 
en  foule  au  théâtre,  eut  pour  effet  d'exalter  la  curiosité 
au  delà  de  toute  expression.  «  C'est,  disent  les  nou- 
velles à  la  main,  cette  incertitude  de  voir  le  philosophe 
ailleurs  que  chez  lui  qui  rend  le  concours  encore  plus 
grand;  ceux  même  qui  ne  le  connaissent  pas,  et  n'ont 
aucun  prétexte  de  s'y  présenter  d'eux-mêmes ,  s'y 
font  présenter  par  d'autres  :  d'ailleurs  on  va  là, 
à  peu  près  comme  à  l'audience  des  ministres  :  lui 
parle  qui  veut,  et  bien  des  gens  se  contentent  de  l'en- 
tendre et  de  le  contempler  '.  »  Il  y  a  quelque  exagé- 

1.  Arneth,  Maria-Tkeresia   und  Marie-Antoinette    (Wien,    J865), 
p.  216  et  suivantes. 

2.  Mémoires  secrets  pour  servir  à   l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p.  t05;  17  février  1778. 


204  MADAME  NECKbR. 

ration  à  cela,  et,  si  Thôtel  du  quai  des  Tliéatins  ne 
désemplissait  pas,  on  n'introduisait  auprès  du  pa- 
triarche que  ceux  qui  pouvaient  avoir  quelque  droit  à 
cette  faveur,  soit  par  d'anciennes  relations,  soit  par 
l'importance  du  nom,  du  rang,  ou  l'éclat  du  mérite 
personnel.  Cette  journée  fera  date  à  cet  égard. 

Parmi  les  visiteurs  privilégiés,  nous  citerons  ma- 
dame Necker,  qui,  s'il  faut  en  croire  Wagnière,  ne 
se  décida  à  cette  démarche  qu'après  un  long  combat. 
«  Elle  avait  été  très-étonnée  et  très-fâchée  du  mariage 
de  mademoiselle  de  Varicourt  avec  M.  de  Villette. 
Elle  s'intéressait  à  cette  famille  avec  laquelle  elle  avait 
vécu  à  Crassier  étant  enfant.  Plusieurs  personnes  con- 
sidérables de  Paris  avaient  aussi  une  très-grande  ré- 
pugnance devenir  voir  M.  de  Voltaire  dans  la  maison 
de  M.  de  Villette  *.  »  L'honnête  Wagnière,  qui  n'ai- 
mait guère  plus  M.  de  Villette  que  madame  Denis,  ne 
laisse  pas  échapper  une  occasion  de  leur  lancer  son 
trait.  S'il  n'invente  point,  on  est  sûr  qu'il  n'atténue 
rien ,  et  le  plaisir  qu'il  prend  à  ces  petites  médisances 
n'est  que  trop  manifeste.  Nous  avons  dit  la  détestable 
réputation  du  marquis,  réputation  qu'un  jour  ne  suffit 
pas  pour  effacer;  la  présence  de  belle  et  bonne  devait 
sans  doute  purifier  le  sanctuaire,  mais  on  comprend 
que  ceux  qui  l'avaient  connue  et  aimée  enfant,  éprou- 
vassent quelque  chagrin  de  la  savoir  en  aussi  mau- 
vaises mains.  Madame  Necker  ne  dut  pas  regretter, 
toutefois ,   un  effort  qui  lui  avait  coûté ,  et  en  fut 
dédommagée  par  l'accueil  le  plus  charmant.  C'est 

1.  Longcliamp  el  Wagnière,  Mémoire$sur  Voltaire  (Pari?,  André, 
1826),  t.  I,  p.  431.  Examen  Arî  Mémoires  de  Bachaumont. 


LE  DOCTEUR  FRANKLIN.  203 

dans  son  salon  qu'avait  été  conçu  et  exécuté  le  projet 
de  souscription  pour  la  statue  de  Pigalle,  et  Voltaire 
ne  pouvait  l'avoir  oublié.  Il  ne  devait  pas  oublier 
davantage  (car  il  songeait  à  tout)  qu'il  avait  devant 
les  yeux  la  femme  du  directeur  général  des  finances. 
On  annonce  le  docteur  Franklin,  suivi  de  son 
petit-fils.  M.  de  Voltaire  lui  tend  les  bras,  et  répond 
en  anglais  aux  premiers  compliments  du  grand  ci- 
toyen. Madame  Denis,  qui  assistait  à  l'entrevue  avec 
quelques  autres  personnes  fit  observer  à  son  oncle 
qu'on  aurait  été  bien  aise  de  les  entendre  et  le  pria  de 
s'exprimer  en  français,  ce  qui  était  d'autant  plus  réa- 
lisable que  le  docteur  parlait  et  écrivait  fort  bien  notre 
langue.  «  Je  vous  demande  pardon,  répliqua-t-il  avec 
cette  grâce  parfaite  qu'il  savait  mettre  dans  le  moindre 
compliment,  j'ai  cédé  un  moment  à  la  vanité  de  parler 
la  même  langue  que  M.  Franklin.  »  Les  deux 
vieillards  s'embrassèrent  en  pleurant.  Francklin  pré- 
senta alors  son  petit-fils  à  l'auteur  de  la  Henriade^  et 
lui  demanda  sa  bénédiction  pour  l'enfant,  qui  se  mit 
à  genoux.  Le  patriarche  étendant  ses  mains  sur  ce 
front  de  quinze  ans,  lui  dit  :  «  Dieu  et  la  liberté,  God 
and  liberty  »,  et  le  serra  sur  son  cœur.  Wagnière  et 
les  Nouvelles  à  la  main  ajoutent  le  mot  de  «  tolé- 
rance »,  bien  naturel  et  bien  vraisemblable  dans  une 
telle  bouche  '  ;  mais  Voltaire  qui  fait  allusion  à  cette 
remarquable  entrevue,  ne  le  joint  pas  aux  autres.  «  Il 
a  voulu  que  je  donnasse  ma  bénédiction  à  son  petit-fils. 

1.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  t.  I,  p.  126.  —  La  Harpe,  Correspondance  littéraire  (Paris, 
Migneret,  1804),  t.  II,  p.  210,  211. 


206  DIEU  ET  LA  LIBERTÉ. 

Je  la  lui  ai  donnée,  en  disant  Dieu  et  la  liberté!  en 
présence  de  -vingt  personnes  qui  étaient  dans  ma 
chambre  '.  »  Cette  scène  étrange,  qui  n'était  ni  indé- 
cente, ni  puérile,  ni  basse,  ni  d'une  impiété  dérisoire  *, 
n'émotionna  pas  seulement  les  deux  acteurs  princi- 
paux, et  leur  attendrissement  se  communiqua  à  ceux 
qui  étaient  présents. 

Le  même  jour,  l'ambassadeur  d'Angleterre  (lord 
Stormont)  venait  rendre  ses  hommages  à  l'auteur  des 
Lettres  sur  les  Anglais,  sans  lui  garder  rancune  de  sa 
diatribe  contre  Shakespeare,  à  la  lecture  de  laquelle 
il  avait  pourtant  assisté,  se  contentant  de  sourire  avec 
l'assemblée  aux  saillies  parfois  un  peu  vertes  de  l'au- 
teur de  Zaïre.  Le  claveciniste  Balbâtre  s'était  présenté 
et  devait,  lui  aussi,  se  retirer  enchanté.  Tout  peu  mu- 
sicien qu'il  fût,  l'oncle  de  madame  Denis  sembla  atta- 
cher un  prix  infini  à  entendre  une  pièce  de  clavecin 
du  virtuose,  qui  put  se  flatter  d'avoir  endormi  pour 
quelques  instants  ses  souffrances,  tant  il  paraissait 
sous  le  charme  de  cette  musique  et  de  cette  exécution 
magistrale. 

Mais  cette  journée  l'avait  épuisé.  Tronchin  lui  trouva 
les  jambes  enflées  et  le  fit  coucher;  il  en  avait  assez  vu 
pour  ne  pas  se  faire  trop  d'illusions  sur  la  docilité  de 
son  malade  et  sur  le  peu  de  mesure  d'un  entourage  qui, 
ravi  de  l'entendre,  de  le  produire,  de  se  faire  honneur 


1.  Vollaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  1.  LXX,  p.  455.  Lettre 
de  Voltaire  au  marquis  de  Florian;  Paris,  15  mars  17  7  8. 

2.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  V histoire  de  la  République  des 
lettres  [Loadres,  John  Adamson),  t.  XI,  p.  112,  113;  22  février 
1778. 


ÉTRANGE  BILLET.  207 

du  patriarche,  ne  semblait  pas  soupçonner  les  inévi- 
tables conséquences  d'un  tel  régime.  Le  docteur  gene- 
vois, voulant  tout  au  moins  sauvegarder  sa  propre 
responsabilité,  prenait  un  parti  assurément  étrange  et 
qui  surprit  tous  ceux  qui  n'avaient  pas  le  secret  de 
l'opposition  et  de  la  sourde  malveillance  qu'il  rencon- 
trait à  l'hôtel  du  quai  des  Théatins  ;  c'était  d'insérer 
dans  le  Journal  de  Paris  le  billet  qui  suit,  à  l'adresse 
du  public  parisien  autant  et  plus  qu'à  celle  de  M.  de 
Villette  : 

J'aurais  fort  désiré  de  dire  de  bouche  à  M.  le  marquis  de 
Villette  que  M.  de  Voltaire  vit,  depuis  qu'il  est  à  Paris,  sur 
le  capital  de  ses  forces,  et  que  tous  ses  vrais  amis  doivent 
souhaiter  qu'il  n'y  vive  que  de  sa  rente.  Au  ton  dont  les 
choses  vont,  les  forces,  dans  peu,  seront  épuisées;  et  nous 
serons  témoins,  si  nous  ne  sommes  pas  complices,  de  la 
mort  de  M.  de  Voltaire  ^ 

Ce  billet,  sans  doute  écrit  la  veille  et  peut-être 
même  l'avant-veille ,  paraissait  dans  le  Journal  de 
Paris  du  20  février,  et,  dès  le  19,  Voltaire  avait 
repris  sa  vie  et  son  train  accoutumés.  Une  amélio- 
ration sensible ,  s'était  manifestée  dans  l'état  de 
l'extraordinaire  malade,  ses  jambes  s'étaient  désen- 
flées,  le  moral  s'était  relevé  en  même  temps  que  le 
physique  :  il  ne  s'était  jamais  mieux  porté.  Sa  pre- 
mière pensée  comme  son  premier  soin  fut  pour  cette 

1.  Journal  de  Paris,  du  vendredi  20  février  17  78,  p.  204.  A  en- 
tendre Wagnière,  ce  langage  du  médecin  était  concerté  avec  le 
malade,  comme  un  prétexte  plausible  de  procurer  à  ce  dernier 
quelque  repos.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire 
(Paris,  André,  182G),  t.  I,  p.  431.  Examen  des  Mémoires  de  Ba- 
chaumont  (17  78). 


208  VOLTAIRE  ET  RICHELIEU. 

Irène,  qui  lui  tenait  tant  à  cœur,  et  dont  les  rôles 
étaient  à  distribuer,  tâche  délicate  et  qui  ne  devait  pas 
s'accomplir  sans  tiraillements,  comme  on  va  voir.  Le 
maréchal  de  Richelieu  vint  pour  traiter  cette  grande 
et  délicate  question.  «  C'était  un  spectacle  curieux, 
nous  dit  le  gazetier  anonyme,  d'observer  ces  deux 
vieillards  et  de  les  entendre.  Ils  sont  du  même  âge  à 
peu  près;  le  duc  est  un  peu  plus  jeune  ;  mais  malgré 
sa  toilette  et  sa  décoration,  il  avait  l'air  plus  cassé 
que  M.  de  Voltaire^  en  bonnet  de  nuit  et  en  robe  de 
chambre  '.  »  Il  fut  convenu  entre  eux  que  le  poëte  se 
transporterait,  le  dimanche,  à  la  comédie,  et  assisterait 
à  un  premier  essai  de  répétition,  le  manuscrit  à  la 
main,  pour  se  fixer  sur  la  valeur  de  chacun.  D'ici  là 
le  champ  demeurait  libre  aux  petites  menées  des  in- 
téressés, et  l'intrigue  ne  manquerait  pas  de  faire  agir 
ses  influences  pour  supplanter  et  déposséder  un  rival. 
Mais  c'est  là  l'éternelle  histoire  des  coulisses.  Voltaire 
écrivait  à  d'Argental  : 

Monsieur  le  maréchal  de  Richelieu  sort  de  chez  moi  ;  il 
est  louché  des  larmes  de  M.  Mole;  il  m'a  assuré  que  madame 
Mole*  n'était  pas  absolument  détestable.  11  a  tant  fait,  que 

1.  Mémoiret  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p.  113;  22  février  1778. 
Richelieu  était  né  le  1 G  mars  169G  ;  il  avait,  par  conséquent,  environ 
deux  ans  de  moins  que  le  poëte  son  ami. 

2.  Mademoiselle  d'Epinay,  que  Mole,  veuf  d'un  premier  mariage, 
épousait  à  la  fin  de  1768.  Ce  mariage  ne  se  flt  pas  tout  seul. 
Pour  se  marier,  il  fallait  que  le  comédien  renonçât  au  théâtre.  La 
cérémonie  faite,  le  premier  gentilhomme  de  la  chambre  envoyait  à 
l'acteur  un  ordre  de  rentrée,  et  il  va  sans  dire  que  celui-ci  ne  se 
le  faisait  pas  répéter.  Précisément  un  an  avant  les  projets  matri- 
moniaux de  Mole,  l'archevCque  de  Paris  avait  décidé  qu'il  ne  donnerait 


MADEMOISELLE  SAINVAL.  209 

j'ai  été  obligé  d'envoyer  le  rôle  de  Zoé  à  madame  Mole.  On 
m'assure  qu'on  peut  donner  encore  ce  rôle  à  une  autre;  que 
le  rôle  de  Zoé,  au  cinquième  acte,  est  de  la  plus  grande  im- 
portance; que  le  tableau  qu'elle  fait  de  l'état  d'Irène  est  un 
morceau  principal  qui  exige  une  grande  actrice,  et  que  ce 
serait  une  chose  essentielle  d'obtenir  de  mademoiselle 
Sainval  qu'elle  daignât  le  jouer,  comme  mademoiselle  Clairon 
débita  le  récit  de  Mérope;  et  que  M.  Mole  ne  devrait  point 
s'y  opposer,  puisque  Zoé  n'est  point  une  simple  confidente, 
mais  une  princesse  favorite  de  l'impératrice;  et  que  c'est, 
en  effet,  madame  Mole  qui  ôterait  le  rôle  à  mademoiselle 
Sainval '. 

Toutes  ces  taquineries  inséparables  du  théâtre  et 
dont,  pendant  vingt-huit  ans,  d'Argental,  l'abbé  de 
Chauvelin,  Thibouville  lui  avaient  sauvé  les  ennuis, 
allaient  l'assaillir  comme  si  ce  n'eût  pas  été  assez 
déjà,  à  quatre-vingt-quatre  ans ,  d'accoucher  d'une 
tragédie,  sans  avoir  encore  à  s'interposer  entre  les 
jalousies,  les  ambitions,  les  mesquines  passions  de 
ce  fantasque  empire.  On  voit  ce  qui  le  préoccupe  : 
à  ses  yeux,  tout  le  mérite  de  madame  Mole  gît  dans 

plus  de  permissions,  à  moins  d'une  déclaration  signée  des  quatre 
premiers  gentilshommes  de  la  chambre,  où  ils  s'engageraient  à 
ne  plus  exiger  que  l'artiste  ïemontàt  sur  les  planches.  Cet  arrêt 
condamnait  nos  deux  amants  à  n'être  qu'amants  toute  leur  vie.  On 
trouva  le  moyen,  pourtant,  dans  un  moment  de  presse,  de  glisser  sur 
la  table  du  prélat  une  permission  de  mariage  à  signer  avec  nombre 
d'autres,  et  la  fraude  eut  une  pleine  réussite.  Les  deux  prétendants, 
munis  de  l'aulorisalion,  coururent  la  porter  au  vicaire  de  la  paroisse, 
qui  ne  ûl  pas  difficulté  de  "les  bénir.  L'archevêque  se  fâcha,  interdit 
le  prêtre  pour  un  temps;  mais  la  bénédiction  nuptiale  était  donnée, 
le  mariage  consacré  et  légitime. 

1.  Voltaire,  OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  445.  Lettre 
de  Voltaire  à  d'Argental;  à  Paris,  19  février  1778.  Dès  le  28  no- 
vembre, l'on  voit  Voltaire  répondre  à  Thibouville,  qui  la  lui  avait 
indiquée,  et  déclarer  modestement  le  rôle  indigne  d'elle. 
VIII.  <  4 


2i0  SES  DÉBUTS 

la  protection  du  maréchal.  C'est  mademoiselle  Sain  val 
qu'il  désirerait,  à  laquelle  revient  le  rôle,  et  qui  le 
dirait  comme  il  doit  être  dit.  Il  y  a  eu  à  la  Comédie- 
Française  deux  actrices  de  ce  nom,  les  deux  sœurs  : 
l'aînée,  fort  laide,  mais  actrice  d'intelligence  et  d'en- 
trailles ;  la  cadette,  celle  dont  il  est  question  ici,  petite, 
d'une  physionomie  aimable,  sans  être  belle  ni  jolie, 
avec  de  belles  mains,  de  beaux  bras  qu'elle  savait  re- 
muer, une  voix  bien  timbrée  et  touchante.  Elle  s'était 
essayée  sur  le  théâtre  de  Copenhague  et,  en  dernier 
lieu,  à  Grenoble  ;  mais  ce  n'était  pas  assez  pour  forcer 
les  portes  de  notre  première  scène,  et  en  sollicitant  un 
ordre  de  début,  elle  ne  songeait  qu'à  s'en  faire  un  titre 
aux  yeux  des  directeurs  de  province.  Ce  qui  rendit 
plus  facile  à  son  égard  fut  le  peu  d'inquiétude  qu'elle 
inspira  a  mademoiselle  Dubois  et  à  madame  Vestris, 
qui,  plus  tard,  aura  avec  elle  de  si  terribles  démêlés. 
Aux  répétitions,  elle  gasconna  si  prodigieusement  son 
rôle  d'^  Izire,  que  l'on  ne  douta  point  qu'elle  ne  fût  sifflée 
outrageusement.  A  la  représentation  l'accent  avait 
disparu  ;  elle  joua  d'une  façon  remarquable  et  obtint 
un  succès  aussi  complet  qu'inattendu  (27  mai  1772)'. 
Mais,  tout  en  sachant  cela,  Voltaire  ne  voudrait,  pour 
tout  au  monde,  mécontenter  Richelieu,  qui  n'avait 
pas  caché  ses  préférences;  et,  effrayé  des  tempêtes 
qu'il  prévoyait,  il  semblait  avoir  pris  son  parti. 

Le  vieux  malade,  écrivait-il  à  Mole,  ne  s'est  point  mêlé  de 
donner  des  rôles  à  des  personnes  dont  il  ne  peut  connaître 

Grimna,   Correspondance  littéraire  (Paris,  Furne) ,  t.  VIII,  p.  19, 
20,  21  ;  juillet  1772. 


INTERVENTION  DE  SOPHIE  ARNODLT.  211 

les  talents.  Il  s'en  est  rapporté  à  d'autres.  Il  serait  très-fâché 
de  faire  la  moindre  peine  à  M.  Mole,  à  qui  il  ne  cherche  qu'à 
plaire.  Il  vient  de  renvoyer  le  rôle  de  Zoé  à  madame  son 
épouse  qu'on  lui  avait  dit  être  malade.  Il  s'en  rapporte  d'ail- 
leurs entièrement  aux  ordres  et  au  goût  de  monseigneur  le 
maréchal  de  Richelieu. 

Qui  ne  croirait  tout  décidé;  et  qu'en  dépit  des  pré- 
ventions qu'on  lui  a  donaées  contre  madame  Mole, 
ce  sera  elle  qui  jouera  le  rôle?  Le  maréchal  pensait 
l'affaire  conclue  et  ne  fut  pas  médiocrement  étonné, 
en  trouvant,  le  soir,  un  mot  du  poëte,  qui  ne  s'est  pas 
retrouvé,  mais  que  l'on  devine  suffisamment  par  ce 
billet  du  vieux  duc  au  comédien. 

Je  viens,  en  rentrant  chez  moy,  mon  cher  Molet,  de  rece- 
voir la  lettre  cy-jointe  que  M.  de  Voltaire  m'a  écrite;  elle 
pourra  vous  surprendre  oprès  ce  qu'il  vous  a  écrit  dans 
l'après-dîner  :  mais  je  ne  puis  vous  dire  autre  chose  dans 
le  moment  et  vous  souhaitte  le  bonsoir.  Demain,  si  vous 
voulez  me  venir  voir  vous-même,  vous  en  saurés  peut-être 
davantage  et  moy  aussi  *. 

Que  s'étail-il  donc  passé,  dans  la  soirée?  Voltaire, 
qui  ne  pouvait  se  faire  à  l'idée  de  laisser  le  rôle  à 
madame  Mole,  et  qui,  par  contre,  désirait  fort  de  le 
voir  entre  les  mains  de  mademoiselle  Sainval,  avait 
mis  ses  estafiers  en  campagne.  Mais  devine-t-on  qui  il 
dépêche  à  cette  dernière?  Mademoiselle  Arnould,  cette 
Sophie  Arnould,  dont  les  frasques  et  les  bons  mots 
sont  devenus  presque  de  l'histoire.  Le  patriarche  de 
Ferney,  à  dix  heures  et  demie  du  soir,  ajoutait  ce  post- 

1.  Henri  Beaune,  Fo/taire  au  co/Wgc  (Paris,  Amyot,  186T),  p.  131. 
Lettre  du  maréchal  de  Richelieu  à  Mole;  ce  jeudi  soir  (19  février). 


2<2  DÉSISTEMENT  DE  MADAME  MOLE. 

scriptum  à  sa  lettre  à  d'Argental.  «  Mademoiselle 
Arnould  revient  de  chez  mademoiselle  Sainval  la  ca- 
dette, qui  lui  a  promis  déjouer  Zoé.  Il  ne  s'agit  plus 
que  d'obtenir  de  M.  Mole  de  convertir  sa  femme,  à 
laquelle  on  promet  un  rôle  fait  pour  elle  dans  le 
Droit  du  Seigneur  qui  est  entièrement  changé,  et 
qu'on  pourrait  jouer  à  la  suite  d'Irène^  si  cette  Irène 
avait  un  peu  de  succès.  »  Voltaire  voulait  plus  que 
désarmer,  il  voulait  persuader,  car  il  tenait  à  ne  se 
brouiller  avec  personne.  Il  y  parvint,  grâce  sans  doute 
à  cette  perspective  d'un  rôle  plus  développé  et  plus 
avantageux.  Gela  se  passait  le  19  :  le  lendemain,  tout 
était  arrangé,  et  arrangé  pour  le  mieux,  comme  cela 
résulte  de  ce  dernier  billet  à  madame  Mole. 

Le  vieux  malade  de  Ferney  n'a  point  de  terme  pour  ex- 
primer la  reconnaissance  qu'il  doit  à  l'amitié  que  M.  Mole 
veut  bien  lui  témoigner,  et  aux  extrêmes  bontés  de  madame 
Mole.  Elle  lui  sacrifie  ce  qui  n'était  pas  digne  d'elle  et  ce 
qu'elle  embellira  quand  elle  daignera  le  reprendre;  il  est 
pénétré  de  ce  qu'il  doit  à  sa  complaisance,  il  espère  l'être 
de  ses  talents  quand  il  aura  le  plaisir  de  l'entendre.  Il  lui 
présente  ses  respectueux  remerciements  '. 

Cela  n'est-il  pas  de  la  comédie  pure,  et  ne  peint-il 
pas,  une  fois  de  plus,  cet  esprit  souple  et  retors,  tou- 
jours plus  fort  que  l'obstacle,  ne  regardant  pas  trop 
aux  moyens  et,  surtout,  déclinant  avec  une  parfaite 
désinvolture  la  responsabilité  maussade  d'actes  dont 
il  ne  laisse  pas  de  recueillir  les  profits  ? 

1.  Henri  Beaune,  Voltaire  au  collège  [Vnris,  A.myo\,  1867),  p.  133. 
Lettre  de  Voltaire  à  madame  Mole;  à  Paris,  20  février  1778. 


AFFLUENCE  DES  VISITEURS.  —  L'ABBE  GAULTIER.  —  RE- 
TRACTATION DU  POETE.— LES  COMÉDIENS.  —IRENE. 


Durant  ces  allées  et  venues,  cette  négociation 
épineuse,  l'auteur  d^ Irène  ne  perd  pas  une  minute 
et  travaille  avec  cet  acharnement  qui  le  tuera,  en  fin 
de  compte,  ne  laissant  pas  même  à  son  secrétaire  le 
loisir  de  s'habiller  ' .  Il  devait  faire  toutefois  infidélité 
à  son  impératrice  d'Orient,  en  faveur  d'une  belle  dame 
qu'il  ne  connaissait  encore  qu'en  peinture,  bien  qu'ils 
eussent  été  un  moment  l'un  et  l'autre  sur  le  pied  de 
la  galanterie  la  plus  précieuse.  Il  s'agit  de  madame 
du  Barry,  qui  lui  avait  fait  manifester  le  désir  de  le 
voir.  Cette  entrevue,  très-réelle,  comme  toujours,  ne 
parvenait  au  public  que  travestie  de  la  façon  la  plus 
ridicule.  A  en  croire  les  gazettes  à  la  main,  la  comtesse 
se  serait  présentée  sans  se  faire  préalablement 
annoncer,  et  l'on  aurait  eu  toutes  les  peines  du  monde 
à  obtenir  du  vieux  malade  qu'il  consentît  à  paraître 
devant  cette  reine  de  France  en  retrait  d'emploi,  sans 
toilette,  dans  un  déshabillé  qui  n'était  pas  de  nature  à 

1.  Longchamp  et  Wagnière,  Jfémoire*  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  t.  I,  p.  433.  Examen  des  Mémoires  de  Bachaumonl,  1778. 


214  MADAME  DU  BARRY. 

dissimuler  les  ravages  de  l'âge.  «  Cela  est  faux, 
s'écrie  Wagnière;  madame  du  Barri  lui  avait  fait 
écrire,  et  l'on  m'avait  écrit  aussi  pour  lui  demander 
la  permission  de  venir  le  voir;  ainsi  il  l'attendait,  et 
son  amour-propre  ne  fut  nullement  blessé  en  cette 
occasion,  »  Wagnière  a  bien  fait  de  relever  cette  sot- 
tise; mais  on  lui  aurait  su  un  tout  autre  gré  de  nous 
apprendre  sur  quoi  roula  l'entretien,  et  ce  que  purent 
se  dire  ces  deux  coquettes  d'un  genre  si  différent. 

Le  Brun-Pindare  n'a  pas  voulu  nous  laisser,  pour 
ce  qui  le  concerne,  cette  sorte  de  regret,  et  il  nous, 
donne,  fort  au  long  même,  le  récit  de  son  entrevue 
avec  M.  de  Voltaire,  dans  une  lettre  à  Buffon  et  en  vue 
de  Buffon  qu'agaçait  plus  qu'il  n'en  convenait  tout  le 
bruit  qui  se  faisait  autour  de  l'échappé  de  Ferney.  Les 
relations  avec  Le  Brun  ne  seront  jamais  très-sûres,  et 
ses  amis  auront  souvent  tout  autant  à  se  plaindre  de 
lui  que  ses  ennemis.  On  n'a  pas  oublié  son  ode  en 
faveur  de  la  famille  du  grand  Corneille,  ses  avances  à 
Voltaire,  les  rapports  qu'établit  un  instant  entre  eux 
leur  commune  haine  contre  Fréron;  mais  la  phase  de 
l'admiration  et  de  l'adulation  n'eut  qu'un  temps ,  et 
l'auteur  de  Zaïre  apprenait  bientôt  par  D'Alembert 
que  Le  Brun  écrivait  contre  lui  dans  la  Renommée 
littéraire  ',  ce  dont  il  ne  se  vengeait,  pourtant,  qu'en 
redoublant  d'amabilité  et  de  politesse  envers  celui  qu'il 
se  contentera  dans  l'intimité  d'appeler  Lycophron- 

1.  La  Renommée  Utléraire  [\*'  ùéc&tabn  1762  et  finissant  en  1763). 
Lettre  à  M.  de  Voltaire  en  réponse  à  VEloge  de  M.  de  Crébillon  par 
l'abbé  de  S***,  p.  26  à  52  ;  Digression  en  réponse  à  la  digression  de 
M.  de  Voltaire  contre  Rousseau,  p.  53  à  G3  ;  suite  de  la  lettre  à  M.  de 
Voltaire,  p.  129  à  142;  fin  de  la  lettre,  p.  145  i  166. 


LE  BRUN-PINDARB^  215 

ZoîleK  Mais  leur  commerce  en  demeura  là,  sans 
rupture,  peut-être  sans  que  le  coupable  pensât  qu'on 
fût  édifié  sur  ses  étranges  procédés.  L'important  pour 
ce  dernier  était  d'occuper  le  public,  et  il  était  fort 
alerte  à  saisir  les  occasions  qui  pouvaient  y  concourir. 
Le  séjour  retentissant  du  patriarche  de  Ferney  dans 
Paris  était  une  de  ces  circonstances  propices  qu'il 
n'avait  garde  de  laisser  échapper,  et  il  se  mit  \ite  à 
rimer  une  belle  ode,  où,  tout  en  brûlant  l'encens 
devant  l'idole  du  jour,  il  lui  donnait  des  leçons  de 
tenue  qui  pouvaient  bien  n'avoir  pas  grand  succès  à 
l'hôtel  de  la  rue  de  Beaune.  N'oublions  pas  que  la 
lettre  qui  suit  est  adressée  au  savant  naturaliste  auquel 
il  fallait  bien  immoler  un  peu  l'auteur  de  la  Benriade. 
En  somme,  ce  récit,  loin  de  faire  tort  à  Voltaire,  nous 
le  présentera  dans  un  de  ces  moments  oii  il  est  tout  à 
fait  inoffensif  et  bonhomme ,  oii ,  loin  de  se  cabrer 
devant  les  libertés  qu'on  prend  avec  lui,  il  laisse  dire 
et  faire  jusqu'à  sembler  de  votre  avis  contre  lui-même. 
Sincère  ou  jouée,  on  comprend  que  cette  attitude 
dut  étonner  et  déconcerter  Le  Brun  qui  n'eut  jamais, 
lui,  de  ces  moments-là,  et  s'attendait  à  quelque 
rebuffade  du  terrible  vieillard. 

....  Elle  étoit  fort  curieuse  (M°"«  Necker)  de  savoir  comment 
M.  de  Voltaire  avoit  pris  mes  vers  sur  soa  arrivée,  et  com- 
ment il  avoit  pu  me  passer  les  vers  où  je  lui  dis  très-impéra- 
tivement : 

Partage  avec  Bnffon  le  temple  de  Mémoire. 

La  vérité  est  que  mon  admiration  et  mon  amitié  pour 

1.  y o\laiT&,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LX,  p.  688.  Lettre 
de  Voltaire  Thiériot;  2  mars  1763. 


un  VOLTAIRE  SACRIFIÉ  A  BUFFON. 

VOUS,  monsieur,  ont  joui,  à  cet  égard,  du  triomphe  le  plus 
complet.  Voici  comment  s'est  passée  la  scène,  car  mes  vers 
et  ma  visite  à  M.  de  Voltaire  ont  fait  quelque  bruit.  D'abord 
je  ne  lui  avois  point  envoyé  ces  vers,  de  manière  qu'il  ne 
les  a  eus  que  par  le  Journal  de  Paris*.  Voltaire  en  fut  si 
enthousiasmé  qu'il  les  lut  trois  fois  à  tout  ce  qui  l'environ- 
noit.  Je  tiens  le  fait  de  M.  de  Viliette.  C'est  la  première 
chose  qu'il  m'a  dite,  lorsque  j'entrai  chez  M.  de  Vol- 
taire. Jugez,  monsieur,  s'il  pouvoit  arriver  rien  qui  me 
flattât  davantage,  que  d'avoir  obligé  M.  de  V***  (dans  ce 
premier  moment  de  l'enthousiasme  françois  qui  sembloit  le 
regarder  comme  l'homme  unique*  )  de  prononcer  lui-même 
trois  fois  ce  vers  : 

Partage  avec  Buffon  le  temple  de  Mémoire. 

D'ailleurs  j'ai  mis,  dans  cette  même  pièce  que  je  vous 
envoie  :  expiant  les  succès  ',  termes  que  Voltaire  a  trouvés 
assez  énergiques.  Il  y  avoit  même  deux  vers  que  le  journal 
a  refusé  d'insérer,  comme  pouvant  choquer  M.  de  Voltaire, 
et  que  j'ai  rétablis  à  l'impression;  c'est  : 

De  ton  Midi  les  brûlantes  ardeurs 
N'ont  que  trop  élevé  d'orages. 

Informé,  malgré  cela,  du  très-bon  effet  que  la  pièce  avoit 
produit  sur  M.  de  Voltaire,  je  lui  fis  une  visite,  cinq  ou  six 
jours  après  son  arrivée*.  Il  me  reçut  avec  la  distinction  la 
plus  honorable.  J'eus  une  conférence  particulière  d'une 
grande  heure,  dans  son  cabinet.  Il  débuta  par  cette  phrase  : 

1.  Journal  de  Paris,  du  mardi  18  février  1778,  N»  49,  p.  193, 
et  OEuvres  de  Le  Brun,  t.  HI,  p.  329,  330. 

2.  Il  venait  de  paraître  une  estampe  représentant  Voltaire,  inti- 
tulée :  V homme  unique  à  tous  les  âges. 

3 .  Voltaire  De  cesse  jamais 

De  nous  plaire  et  de  nous  surprendre  I 
Ces  quatre-vingts  liivers  dont  tu  braves  le  faix 
Semblent,  expiant  tes  succès. 
Moins  te  vieillir  que  te  défendre. 

4.  Sa  visite  est  du  vendredi  20  février,  deux  jours  après,  consé- 
quemment,  la  publication  de  l'ode  dans  le  numéro  du  18  février. 


QUATRE-VINGT-DIX  MILLE  SOTTISES.  2J7 

Vous  voyez,  monsieur,  un  pauvre  vieillard  de  quatre-vingt- 
quatre  ans,  quia  fait  quatre-vingt-dix  mille  sottises  *.  Je  pensai 
êlre  confondu  de  ce  début  qui  paroissoit  avoir  trait  au  con- 
seil un  peu  sévère  qui  termine  ma  pièce  : 

Mais  ne  va  point  troubler  ta  joie  et  nos  Iiommages. 

Heureusement,  je  lui  répondis  sur-le-champ,  qu'il  ne 
falloit  que  quatre  ou  cinq  de  ces  sottises-là  pour  rendre  un 
homme  immortel.  Il  me  dit  que  j'étois  bien  bon;  il  ajouta 
avec  toute  sorte  de  grâces  que  si  la  vieillesse  ne  l'avoit  point 
brouillé  avec  les  Muses,  il  se  seroit  fait  un  véritable  plaisir 
de  répondre  à  mes  vers.  Quelques  moments  après,  en  admi- 
rant sa  santé  qui  me  paroissoit  bien  étonnante  pour  son 
âge,  car  il  voit  et  il  entend  comme  un  jeune  homme  (quoi- 
qu'il n'ait  cessé  depuis  vingt  ans  de  calomnier  son  ouïe  et 
ses  yeux),  je  lui  dis  qu'il  devoit  avoir  en  années,  sur  M.  de 
Fontenelle,  lé  même  avantage  qu'il  avoit  eu  en  talens.  Il  me 
répondit  :  Vous  êtes  bien  honnête,  mais  il  y  a  une  grande 
différence  :  Fontenelle  étoit  heureux  et  sage,  et  je  n'ai  été  ni 
l'un  ni  l'autre. 

Je  vous  avouerai,  monsieur,  que  ce  ton  qu'il  n'a  point 
quitté  au  milieu  de  ses  plus. grandes  politesses,  m'a  fait 
craindre  en  moi-même  que,  malgré  mes  éloges,  le  terrible 
expiant  tes  succès,  et  les  conseils  par  lesquels  je  termine  mon 
épître,  n'aient  contristé  le  cœur  de  cet  illustre  vieillard, 
dont  l'attendrissement  paternel  pour  la  personne  qu'il  vient 
d'établir  m'a  vraiment  pénétré  l'âme.  Les  larmes  rouloient 
dans  ses  yeux  en  nous  parlant  de  belle  et  bonne  *,  c'est  ainsi 


1.  Il  en  disait  autant  à  Sophie  Arnonld,  qui  lui  répondait  :  «  Belle 
bagatelle  !  Et  moi  qui  n'en  ai  que  quarante,  j'en  ai  fait  plus  de  mille.  » 
11  n'avouait  que  quatre-vingt-quatre  foliesà  Sophie.  Peul-élre  Le  Brun 
grossit-il  le  chilTre,  ce  qui  importe  peu.  Correspondance  secrète, 
politique  et   littéraire  (Londres,  John  Adamson),  t.  VU,  p.  206. 

2.  François  de  Neufchâteau,  qui  était  allé  rendre  visite,  trois  jours 
avant  Le  Brun,  h  l'auteur  de  la  Henriade,  dit  de  même  :  •  Il  s'entre- 
tenoit  avant-hier  des  grâces  et  des  vertus  de  madame  la  marquise  de 
Villette,  avec  un  attendrissement  que  je  ne  saurois  vous  exprimer...  » 
Journal  de  Paris  du   vendredi  20  février  1778,  p.  203.   Lettre  de 


218  HUMILITÉ  DOUTEUSE. 

qu'il  la  nomme,  et,  en  faisant  opposition  de  ses  grâces 
naïves  à  celles  de  madame  du  Barri,  qui  vcnoil  de  le  quitter. 
Je  suis  donc  sorti  du  cabiuet  de  cet  étonnant  vieillard  me 
reprochant  un  peu  d'avoir  hasardé  une  leçon  à  un  homme 
de  quatre-vingt  quatre  ans,  et  m'intéressanl  beaucoup  plus 
à  lui  que  lorsque  je  suis  entré.  Aussi  lui  ai-je  envoyé  une 
petite  lettre  et  une  autre  vingtaine  de  vers  pour  réparer  la 
fin  sévère  et  moralisante  des  premiers.  J'y  fais  l'éloge  de  sa 
belle  et  bonne,  en  effet  très-séduisante.  Cependant  le  ton  de 
la  première  pièce  a  plu  extrêmement  au  public,  et  peut-être 
a-t-il  mieux  servi  M.  de  Voltaire  que  tout  le  plat  encens  de 
sacristie  dont  il  a  été  enfumé  par  la  foule  des  rimailleurs  •. 

Tout  est  donc  pour  le  mieux,  et  Le  Brun  a  bien  tort 
de  se  reprocher  un  sermon  que  l'on  prenait  en  aussi 
bonne  part.  Mais  quelle  outrecuidance  î  quelle  ridicule 
infatuation  de  soi  !  Et,  de  la  part  de  Voltaire ,  quelle 
componction  !  quelle  humilité  !  quel  retour  chrétien 
sur  ses  fautes  passées!  Par  intervalles.  Le  Brun  n'est 
pas  tranquille,  il  soupçon^ne  qu'on  se  moque  de  lui, 
qu'on  le  persifle.  Mais  non,  c'est  là  une  erreur;  et  il 
se  retirera,  regrettant  l'austérité  de  ses  leçons  et  de 
sa  morale.  Cela  n'est-il  pas  sans  prix? 


Neufchâleau  aux  auteurs  du  journal;  à  Paris,  ce  19  février,  à  7  h.  du 
matin. 

1.  Le  Brun,  OEuvres  (Paris,  Warée,  1811),  I.  IV,  p.  90  à  93. 
Lettre  de  Le  Brun  à  M.  de  Buffon,  mai  17  78.  (Ne  serait-ce  pas 
plus  tôt  mars?)  Celle  seconde  lettre  ne  s'est  pas  retrouvée.  Mais  la 
pièce  à  laquelle  il  fait  allusion  a  été  recueillie  au  t.  111  de  ses  œuvres, 
p.  337,  338.  A  if.  de  Voltaire,  «  après  avoir  vu  madame  de  Villctte, 
qu'il  avait  surnommée  Belle  et  Bonne,  et  lorsqu'il  était  prêt  de  donner 
Irène.  »  Elle  débute  ainsi  : 

Vieillard  prodigieux  !  toi  que  les  destinées 

Laisseraient  toujours  parmi  nous, 

Si  tu  vivais  autant  d'années 

Que  ta  gloire  a  fait  de  jaloux. 


L'ABBÉ  GAULTIER.  21» 

Le  même  jour,  l'auteur  de  Y  Essai  sitr  les  mœurs 
receyait  la  lettre  suivante  : 

Beaucoup  de  personnes,  monsieur,  vous  admirent  ;  je  désire 
du  plus  profond  de  mon  cœur  être  de  leur  nombre;  j'aurai 
cet  avantage  si  vous  le  voulez,  et  cela  dépend  de  vous.  Il  en 
est  encore  temps;  je  vous  en  dirai  davantage  si  vous  me 
permettez  de  m'entretenir  avec  vous.  Quoique  je  sois  le  plus 
indigne  de  tous  les  ministres,  je  ne  vous  dirai  cependant 
rien  qui  ne  soit  digne  de  mon  ministère,  et  qui  ne  doive 
vous  faire  plaisir.  Quoique  je  n'ose  me  flatter  que  vous  me 
procuriez  un  si  grand  bonheur,  je  ne  vous  oublierai  pas  pour 
cela  au  très-saint  sacrifice]de|la  messe,  et  je  prierai,  avec  le 
plus  de  ferveur  qu'il  me  sera  possible,  le  Dieu  juste  et  misé- 
ricordieux pour  le  salut  de  votre  âme  immortelle,  qui  est 
peut-être  sur  le  point  d'être  jugée  sur  toutes  ses  actions. 
Pardonnez-moi,  monsieur,  si  j'ai  pris  la  liberté  de  vous 
écrire;  mon  intention  est  de  vous  rendre  le  plus  grand  de 
tous  les  services;  je  le  puis  avec  le  secoui»s  de  celui  qui 
choisit  ce  qu'il  y  a  de  plus  faible  pour  confondre  ce  qu'il  y 
a  de  plus  fort.  Que  je  me  croirai  heureux  si  voire  réponse 
est  analogue  aux  sentiments  avec  lesquels,  etc.  ! 

Gaultier,  prêtre  '. 

Cette  démarche  d'un  prêtre  inconnu,  sans  mandat, 
n'avait  guère  chance,  semblerait-il,  d'être  accueillie, 
et  l'on  sera  un  peu  étonné  de  la  réponse  bienveillante 
que  Voltaire  y  faisait,  dès  le  lendemain. 

Votre  lettre,  monsieur,  me  parait  celle  d'un  honnête 
homme,  et  cela  me  suffit  pour  me  déterminer  à  recevoir 
l'honneur  de  votre  visite  le  jour  et  les  moments  qu'il  vous 
plaira  de  le  faire.  Je  vous  dirai  la  même  chose  que  j'ai  dite 
en  donnant  la  bénédiction  au  petit-fils  de  l'illustre  et  sage 
Franklin,  l'homme  le  plus  remarquable  de  l'Amérique;  je  ne 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  449.  Lellre 
de  l'abbé  Gaultier  à  Voltaire;  à  Paris,  ce  20  février  1778. 


220  LA  PORTE  OUVERTE. 

prononçai  que  ces  mots  :  Dieu  et  la  liberté  !  Tous  les  assis- 
tants versèrent  des  larmes  d'attendrissement.  Je  me  flatte 
que  vous  êtes  dans  les  mômes  principes. 

J'ai  quatre-vingt-quatre  ans  ;  je  vais  bientôt  paraître 
devant  Dieu,  créateur  de  tous  les  mondes.  Si  vous  avez 
quelque  chose  à  me  communiquer,  je  me  ferai  un  devoir 
et  un  honneur  de  recevoir  votre  visite,  malgré  les  souf- 
frances qui  m'accablent. 

Il  n'y  avait  pas  dans  cette  lettre  matière  à  de 
grandes  espérances  de  conversion.  Mais  enfin,  c'était 
la  porte  ouverte.  L'abbé  ne  remit  pas  sa  visite  au  len- 
demain et  se  présentait,  le  jour  même  (21  février), 
chez  M.  de  Voltaire,  qui  consentit  à  le  recevoir.  L'abbé 
Gaultier  a  rédigé  un  mémoire  concernant  ses  rapports 
avec  l'auteur  de  la  Benriade,  qui  est  loin  de  con- 
corder dans  tous  ses  points  avec  la  narration  de  Wa- 
gnière.  Il  ne  sera  pas  toujours  facile  de  débrouiller  le 
vrai  de  l'inexact  dans  l'un  et  l'autre  récit.  C'est  ce 
qu'il  faudra,  pourtant,  essayer,  sans  nous  départir 
jamais  du  rôle  d'instructeur  consciencieux  et  désin- 
téressé. Lorsque  l'abbé  fut  introduit  dans  le  salon, 
il  y  avait  foule.  Le  poëte  ne  donna  que  deux  ou 
trois  minutes  à  cette  assemblée,  et,  prétextant  sa 
lassitude,  il  congédia  son  monde,  après  quelques  mots 
de  politesse.  Mais  il  prenait  la  main  de  l'ecclésias- 
tique, l'emmenait  dans  sa  chambre,  et  lui  demandait 
ce  qu'il  avait  à  lui  dire.  Il  avait  dû  penser  que  le  sur- 
venant n'avait  pas  agi  sans  ordres,  et  ses  politesses 
auraient  indiqué  cette  préoccupation,  si,  d'ailleurs,  i) 
n'avait  pas  laissé  entrevoir  très-nettement  sa  pensée. 

Le  désir  de  connaître  l'homme  célèbre  de  nos  jours,  ré- 
pondait l'abbé  Gaultier,  m'a  fait  prendre  la  liberté  de  vous 


ENTRETIEN  PRÉLIMINAIRE.  TU 

écrire  pour  vous  rendre  mes  devoirs,  comme  vous  me  l'avez 
mandé  dans  votre  lettre.  Je  n'ai  pas  l'honneur  de  vous  coa- 
noître  personnellement,  mais  je  connois  beaucoup  un  de 
vos  amis,  M.  de  Latlaignant;  j'ose  même  me  flatter  d'avoir 
sa  confiance  :  ses  infirmités  et  la  caducité  de  son  grand  âge, 
lui  ont  fait  faire  des  réflexions  que  tout  honnête  homme 
doit  faire,  lorsqu'il  se  dispose  à  paraître  devant  Dieu,  et 
que  vous  avez  faites  plusieurs  fois  vous-même.  Si  mon 
ministère  vous  étoit  agréable,  vous  n'avez  qu'à  parler,  et  je 

me  conformerois  à  vos  vues M.  de  Voltaire  m'écouta, 

ajoute  l'abbé,  avec  beaucoup  d'attention,  et  à  peine  eussé-je 
cessé  de  parler,  qu'il  me  demanda  si  c'étoit  de  mon  propre 
mouvement  que  j'agissois  ainsi?  Je  lui  répondis  avec  vérité  : 
Oui,  monsieur.  Quoi!  me  répliqua-t-il,  Mgr  l'archevêque, 
M.  le  curé  de  Saint-Sulpice  ne  vous  ont  pas  conseillé?  Non, 
monsieur,  lui  dis-je  :  si  ma  démarche  ne  vous  étoit  pas 
agréable,  je  compte  sur  votre  indulgence;  si  au  contraire 
elle  vous  fait  plaisir,  louons-en  le  Seigneur.  Il  me  dit  qu'il 
étoit  charmé  de  ce  que  je  n'étois  point  poussé  par  personne. 

C'était  bien  le  moins,  en  pareil  cas,  que  l'on  sût  à 
qui  l'on  avait  affaire;  Voltaire  lui  adressa  des  questions 
auxquelles  il  répondit  avec  franchise  et  bonhomie. 
Gaultier  avait  été  dix-sept  ans  jésuite,  et,  durant  près 
de  vingt,  curé  de  Saint-Mard,  dans  le  diocèse  de 
Rouen.  Pour  le  présent,  il  exerçait  son  ministère  dans 
Paris,  et  disait  journellement  la  messe  aux  Incurables. 
Le  poète  lui  fit  des  offres  de  service  ;  mais  il  répartit 
qu'il  ne  pensait  pas  aux  récompenses  fugitives  de  ce 
monde,  et  qu'il  serait  trop  récompensé  s'il  parvenait 
à  le  conquérir  à  Dieu.  «  M.  de  Voltaire,  touché  de  ces 
paroles,  me  dit  qu'il  aimoit  Dieu;  je  lui  répondis  que 
c'étoit  beaucoup,  mais  qu'il  falloit  lui  en  donner  des 
marques...  »  La  conversation  se  prolongeait;  elle  fut 
interrompue  par  trois  personnes  différentes,  que  l'abbé 


222  MADAME  DENIS  LE  CONGÉDIE. 

ne  nomme  pas,  mais  qui  seraient  le  marquis  de  Ville- 
vieille,  l'abbé  Mignot  et  Wagnière. 

M.  l'abbé,  me  dit  la  première,  finissez  donc,  vous  voyez 
que  M.  de  Voltaire  vomit  le  sang  et  qu'il  n'est  pas  en  état 
de  parler.  M.  de  Voltaire  répondit  assez  vivement  :  lié!  mon- 
sieur, laissez-moi,  je  vous  prie,  avec  M.  l'abbé  Gaultirr,  mon 
ami  :  il  ne  me  flatte  pas.  M™*  Denis,  qui  parut  au  bout  de  trois 
quarts  d'heure,  me  dit  avec  beaucoup  de  douceur  :  M.  l'abbé, 
mon  oncle  doit  être  bien  fatigué;  je  vous  prie  de  remettre 
la  partie  à  un  autre  instant  ».  Alors  je  quittai  M.  de  Voltaire, 
en  lui  demandant  permission  de  venir  le  voir  de  temps  en 
temps  :  ce  qu'il  m'accorda  avec  plaisir.  Je  lui  dis  que  je 
ferois  tous  les  jours  mémoire  de  lui  au  saint  sacrement 
de  la  messe  :  il  me  remercia,  et  me  parut  attendri*. 

L'abbé  fait  bien  de  ne  pas  affirmer  d'une  façon  trop 
absolue  l'attendrissement  du  patriarche.  Wagnière, 
qui,  comme  ses  prédécesseurs  Longchamp  et  CoUini, 
aimait  à  savoir,  demanda  à  son  maître  s'il  était  con- 
tent de  M.  Gaultier.  «  Il  me  répondit  que  c'était  un 
bon  imbécile.  »  Au  moins  n'était-ce  pas  un  forcené, 

1 .  Wagnière  dit,  tout  au  contraire  :  «  Madame  Denis,  presqu'au 
même  moment,  venait  d'entrer  dans  la  chambre  pour  témoigner  à 
M.  Gaultier,  avec  fermeté,  qu'il  devait  abréger  la  séance  auprès  du 
malade.  »  Disons  que  Wagnière  semble  confondre  cette  visite  avec 
la  visite  du  2  mars,  à  laquelle  il  reporte  tous  les  détails,  se  conten- 
tant de  mentionner  ce  premier  entretien.  Mais  commonl  l'abbé  Gaul- 
tier peut-il  faire  dire  à  l'un  des  interlocuteurs  :  «  Vous  voyez  bien 
que  M.  de  Voltaire  vomit  le  sang...  »  quand  l'hémorragie  date  du 
25,  cinq  jours  plus  tard,  comme  on  va  voir?  il  est  vrai  que  Voltaire, 
dans  sa  déclaration  du  2  mars,  se  prétend  attaqué,  depuis  quatre 
mois,  d'un  vomissement  de  sang. 

2.  Élie  Harel,  Voltaire,  particularités  curieuses  de  sa  vie  et  de  sa 
mort  (Paria,  1817),  p.  108,  109.  Copie  exacte  du  mémoire  de 
M.  l'abbé  Gaultier,  présentée  à  Mgr  l'archevêque,  concernant  tout  ce 
^ui  t'est  passé  à  la  mort  de  Voltaire. 


L'ABBÉ  MARTHE.  223 

comme  cet  abbé  Marthe  qui,  quelques  jours  après, 
réussissait  à  s'introduire  près  du  poète,  et  lui  disait 
sans  autre  exorde  :  «  Monsieur,  il  faut  que  tout  à 
l'heure  vous  vous  confessiez  à  moi,  et  cela  absolument; 
il  n'y  a  point  à  reculer,  dépêchez-vous,  je  suis  ici  pour 
cela  '.  »  Quoi  qu'il  en  soit,  la  démarche  de  ce  fou,  qui 
tenta  plusieurs  fois  de  forcer  la  porte,  la  lettre  de  l'abbé 
Gaultier,  suivie  sans  répit  de  son  apparition,  devaient 
donner  à  réfléchir  au  patriarche,  qui  sentit  alors  qu'en 
posant  le  pied  dans  Paris  il  s'était  mis,  en  cas  de  ma- 
ladie grave,  à  la  discrétion  d'un  clergé  avec  lequel  il 
aurait  à  compter.  Il  était  bien  tard  pour  aviser,  et  le 
seul  moyen  d'échapper  aux  obsessions  et  aux  persé- 
cutions qu'il  pressentait,  c'était  de  se  bien  porter,  de 
ne  compromettre  sa  santé  ni  sa  vie  par  l'excès  du  tra- 
vail, par  les  émotions,  les  agitations,  les  fatigues  d'au- 
cune nature.  Mais  la  pente  était  rapide  et  fatale,  et  les 
conseils  de  Tronchin,pas  plus  que  les  propres  avertis- 
sements d'une  organisation  surmenée,  ne  pourront 
rien  contre  les  tentations ,  les  enivrements  d'une 
existence  qui  tenait  du  rêve. 

1.  Grimm  rapporte  également  cette  anecdote,  mais  qui,  dans  son 
récit,  finit  en  scène  de  comédie  :  «  Le  vieux  malade  était  de  bonne 
humeur;  il  l'a  écouté  avec  la  plus  grande  modération,  et  lui  a  de- 
mandé de  quelle  part  il  venait.  De  quelle  part?  de  la  part  de  Dieu 
même.  Eh  bien,  monsieur  l'abbé,  vos  lettres  de  créance?  Une  ques- 
tion si  embarrassante  et  si  naturelle  l'a  tellement  confondu,  que 
M.  de  Voltaire  en  a  eu  pitié;  il  l'a  remis  à  son  aise,  lui  a  parlé  avec 
beaucoup  de  douceur,  et  l'a  renvoyé  en  l'assurant  qu'il  ne  se  sentait 
aucun  éloignement  pour  la  confession,  mais  qu'il  choisirait  un  mo- 
ment plus  propice  pour  s'y  préparer.  »  Correspondance  littéraire 
(Paris,  Fume),  t.  IX,  p.  497  ;  février  1778.  Voir  aussi  la  Correspon- 
dance secrète,  politique  et  littéraire  (Londrta,  John  Adamson),  t.  VI, 
p.  61;  Paris,  le  2  mars. 


224  MADAME  DU  DEFFAND. 

Le  jour  même  de  cette  première  entrevue  avecTabbé 
Gaultier,  madame  du  Deffand,  cette  vieille  et  maligne 
amie  du  poëte,  qu'il  caressait  comme  on  caresse  l'opi- 
nion, vint  lui  rendre  visite.  Ils  étaient  en  grande  co- 
quetterie depuis  leur  jeunesse,  trouvant  leur  compte 
l'un  et  l'autre  dans  un  commerce  où  le  cœur  n'était 
que  pour  peu  de  chose.  La  marquise,  à  peine  instruite 
de  l'entrée  du  roi  Voltaire  dans  sa  bonne  ville,  lui 
avait  dépêché  son  vieux  serviteur  avec  un  petit  billet, 
auquel  on  répondait  :  «J'arrive  mort,  et  je  ne  veux 
ressusciter  que  pour  me  jeter  aux  genoux  de  madame 
la  marquise  du  Deffand.  »  —  «  Peut-être  irai-je  le  voir 
tantôt,  je  n'en  sais  rien,  mandait  l'aveugle  clairvoyante 
à  Walpole;  je  crains  d'y  rencontrer  tous  les  histrions 
beaux-esprits  ;  je  veux  cependant  être  bien  avec  lui.. .  » 
Mais  elle  remet  la  démarche  au  lendemain.  «  Wiart 
vient  de  chez  Voltaire,  lui  écrit-elle  encore;  il  vit  hier 
plus  de  trois  cents  personnes,  je  me  garderai  bien  de 
me  jeter  dans  cette  foule.  Tout  le  Parnasse  s'y  trouve, 
depuis  le  bourbier  jusqu'au  sommet;  il  ne  résistera 
pas  à  cette  fatigue,  il  se  pourrait  bien  qu'il  mourût 
avant  que  je  l'aie  vu...  (jeudi  12  février).  »  Toutefois, 
elle  se  décidait,  deux  jours  après,  et  elle  n'eut  pas  à 
regretter  d'être  allée  à  la  montagne.  Le  récit  de  cette 
entrevue  est  perdu,  avec  la  lettre  de  la  marquise,  et 
c'est  dommage;  madame  du  Deffand  en  était  sortie 
ravie,  et  on  la  contentait  malaisément.  Voici  en  re- 
vanche la  relation  de  sa  seconde  visite.  Sa  lettre  est  un 
peu  longue,  et  nous  la  raccourcissons,  regrettant  ce 
que  nous  retrancherons,  car  c'est  un  esprit  net,  précis, 
sans  phrases,  qui  ne  dit  pas  un  mot  de  plus  qu'il  n'a 


VISITE  DE  LA  MARQUISE.  225 

à  dire,  chose  rare  et  presque  unique  dans  les  épisto- 
liers,  ces  diseurs  de  futilités  et  de  riens  s'il  en  est  au 
monde. 

Je  lui  fis  hier  ma  seconde  visite,  encore  avec  M.  de  Beau- 
vau;  mais  elle  ne  fut  pas  aussi  agréable  que  la  première. 
D'abord  nous  passâmes  plusieurs  pièces  dont  toutes  les  fe- 
nêtres étaient  ouvertes;  nous  fûmes  reçus  parla  nièce  Denis, 
qui  est  la  meilleure  femme  du  monde,  mais  certainement 
la  plus  gaupe,  par  le  marquis  de  Villette^  plat  personnage 
de  comédie,  et  par  sa  jeune  épouse  qu'on  dit  être  aimable... 
Étant  arrivés  dans  le  salon  nous  n'y  trouvâmes  point  Vol- 
taire; il  était  enfermé  dans  sa  chambre  avec  son  secrétaire; 
on  nous  pria  d'attendre;  mais  le  prince,  qui  avait  affaire, 
me  demanda  son  congé;  je  restai  donc  avec  la  nièce  Denis, 
le  marquis  Mascarille  et  belle  et  bonne Après  avoir  at- 
tendu un  bon  quart  d'heure.  Voltaire  arriva,  disant  qu'il 
était  mort,  qu'il  ne  pouvait  pas  ouvrir  la  bouche;  je  voulus 
le  quitter,  il  me  retint,  il  me  parla  de  sa  comédie  ;  il  me 
proposa  de  nouveau  d'en  entendre  la  répétition  générale 
qui  s'en  ferait  chez  lui,  qu'il  me  ferait  avertir;  il  n'a  que  cet 

objet  dans  la  tête Il  dit  ensuite  à  M.  le  marquis  de  me 

raconter  la  visite  qu'il  avait  eue  d'un  prêtre;  mais  M.  le 
marquis  s'y  prenant  fort  mal,  il  le  fit  taire,  prit  la  parole,  et 
me  dit  qu'il  avait  reçu  une  lettre  d'un  abbé  qui  lui  marquait 
beaucoup  de  joie  de  son  arrivée  à  Paris,  qu'il  ne  devait  pas 
douter  de  l'empressement  qu'on  avait  de  connaître  un 
homme  tel  que  lui.  Accordez-moi,  lui  dit-il,  la  permission 
de  vous  venir  voir...  je  vous  offre  mes  soins  :  quelque  supé- 
riorité que  vous  ayez  sur  les  autres  hommes,  vous  êtes  mor- 
tel comme  eux;  vous  avez  quatre-vingt-quatre  ans,  vous 
pouvez  prévoir  des  moments  difficiles  à  passer  ;  je  pourrais 
vous  y  être  utile,  je  le  suis  à  M.  l'abbé  de  L'Attaignant,  il  est 
plus  âgé  que  vous  *  ;  je  vais  dîner  et  boire  avec  lui  aujour- 
d'hui :  permettez-moi  de  vous  venir  voir.  Voltaire  y  a  con- 

1.  L'abbé  de  L'Attaignant,  né  en  1697,  au  lieu  d'être  l'aîné  de 
Voltaire,  était  son  cadet  de  trois  années. 

VIII.  45 


226  DISTRIBUTION  D'IRÈNE. 

senti;  il  l'a  vu,  il  en  est  fort  content;  cela  sauvera,  dit-il, 
du  scandale  ou  du  ridicule  '. 

Ces  dernières  lignes  étaient  à  reproduire;  elles  vien- 
nent confirmer  cet  endroit  du  récit  du  prêtre  habitué 
des  Incurables,  et  témoigner  du  succès  de  sa  démarche 
auprès  du  politique  vieillard.  Voltaire  avait  promis  de 
se  rendre  à  la  Comédie,  le  dimanche  suivant  (22  fé- 
vrier) ;  dans  l'impossibilité  de  tenir  complétenaent  sa 
parole,  il  voulut  au  moins,  malgré  un  reste  d'enflure, 
donner  audience  au  tripot  comique  et  procéder  à  la 
distribution  des  rôles  d'Irène,  en  présence  de  «  son 
héros  »  qui,  ainsi  que  lui,  eut  de  la  peine  à  accorder 
ces  vanités  féroces.  La  lassitude  fut  telle,  qu'il  dut 
faire  fermer  sa  porte  et  se  coucher  sur  les  huit  heures 
du  soir. 

Il  recevait  un  message  auquel  il  était  loin  de  s'at- 
tendre, et  qui  le  plongea  dans  une  joie  d'autant  plus 
vive,  que  son  repos,  sa  sécurité,  non  moins  que  sa 
gloire,  semblaient  trouver  leur  sanction  dans  la  dis- 
tinction dont  il  se  crut  l'objet;,  car,  comme  on  va  voir, 
il  y  a  dans  toute  cette  aventure  un  sous-jeu  qui  échappa 
aux  chroniqueurs  et  aux  gazetiers  de  salon.  Voici  ce 
qu-'o»  lit  dans  les  Nouvelles  à  la  main,  à  la  date  du 
23  février  : 

Quoique  le  roi  ait  déclare  qu'il  n'aimoit  ni  n'cstimoit  M.  de 
Voltaire,  et  que  M.  de  Maurepas  l'ayant  pressenti  sur  le 
désir  de  cet  illustre  expatrié  dfe  venir  à  Versailles,  S.  M.  lui 
ait  répondu,  que  c'étoit  bien  assez  qu'elle  fermât  les  yeux 

1.  Madame  du  Deffand,  Correspondance  complète  (Paris,  Pion, 
1865),  l.  li,  p.  G39,  CiO.  Lettre  de  lamarqulâe  àWalpolu;  dimanche 
22  février  1778. 


BUSTE  COMMANDÉ  A  PIGALLE.  227 

sur  son  séjour  à  Paris;  cependant  par  une  inconséquence 
apparente,  mais  qui  s'explique,  si  l'on  veut  y  réfléchir,  M.  le 
comte  d'Angivilliers  a  obtenu  que,  dans  les  statues  à  faire 
exécuter  par  l'Académie  de  sculpture  après  les  dernières 
ordonnées,  celle  de  M.  de  Voltaire  seroit  comprise.  Ce  direc- 
teur général  des  bàtimens  n'a  rien  eu  de  plus  pressé  que 
de  faire  savoir  au  héros  cette  nouvelle  flatteuse  pour  son 
amour-propre,  il  a  cru  que  M.  Pigalle,  chargé  de  ce  travail, 
seroit  le  messager  le  plus  agréable  à  lui  envoyer;  le  plus 
grand  poëte  comblé  a  répondu  à  l'artiste  aussi  chargé  de  la 
statue  du  maréchal  de  Saxe,  par  les  six  vers  suivans  : 

Le  roi  connoît  votre  talent  : 
Dans  le  petit  et  dans  le  grand 
Vous  produisez  ceuvre  parfaite. 
Aujourd'hui,  contraste  nouveau  ! 
Il  veut  que  votre  heureux  ciseau 
Du  héros  descende  au  trompette  *. 

Ces  bruits,  qui  coururent  dans  Paris,  s'étaient 
qu'une  fausse  interprétation  d'un  incident  très-vrai, 
mais  auquel  le  roi  ne  devait  pas  être  mêlé.  L'erreur 
pourtant  ne  fut  pas  tellement  générale,  que  quelques 
gens  mieux  placés  pour  connaître  les  choses,  ne  sus- 
sent à  quoi  s'en  tenir;  et  madame  du  Deffand,  notam- 
ment, prévient  son  bon  ami  Walpole  de  l'inexactitude 
de  ces  on-dit  *.  Grimm,  lui  aussi,  fort  au  courant  de 
tout  ce  qui  se  passe  de  relatif  à  l'art  et  aux  artistes, 
nous  donne  tout  au  long  le  mot  de  l'énigme.  M.  de 
Marigny,  quand  il  était  aux  Bâtiments,  avait  fait  venir 


1.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  rhistoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p.  116,  117;  23  février 
1778. 

2.  Madame  du  DeOand,  Correspondance  complète  (Paris,  Pion, 
1865),  t.  Il,  p.  641,  642.  Lettre  de  la  marquise  à  Walpole;  di- 
manche 1"  mars  17  78. 


228  HÉMORRHAOIE  VIOLENTE. 

d'Italie  quelques  blocs  de  porphyre,  qu'il  destinait  aux 
statues  de  nos  grands  hommes,  et  que  M.  d'Angi- 
villiers  manifesta  le  désir  d'acquérir  pour  le  compte 
durci.  Mais  le  marquis  n'y  consentit  qu'à  la  condition 
que  son  intention  serait  respectée  ;  et,  comme  prix  du 
marché,  il  demanda  les  bustes  du  maréchal  de  Saxe  et 
de  l'auteur  de  Zaïre,  ce  qui  fut  concédé.  M.  d'Angi- 
villiers  en  écrivit  à  M.  Mouchi,  le  neveu  de  Pigalle;  et 
l'on  raconta  à  Voltaire  que  Sa  Majesté  venait  de  donner 
l'ordre  de  faire  son  buste  et  celui  du  vainqueur  de 
Fontenoi.  Mais  on  se  garda  bien  d'ajouter  que  ces 
bustes  étaient  pour  l'ancien  intendant  des  Bâtiments*. 
Les  lundi  et  mardi  suivants  se  passèrent  sans  aucun 
incident  notable.  Le  mercredi  (25  février),  le  patriar- 
che dictait  de  son  lit,  lorsque,  un  peu  après  midi,  il  se 
mit  à  tousser  assez  fort.  «  Oh  !  oh!  dit-il,  je  crache  du 
sang;  »  et  le  sang  lui  jaillit  par  le  nez,  par  la  bouche, 
«  avec  la  même  violence  que  quand  on  ouvre  le  robi- 
net d'une  fontaine  dont  l'eau  est  forcée.  »  Wagnière 
effrayé  sonna,  madame  Denis  accourut  :  un  mot  fut 
vite  adressé  à  Tronchin  ;  en  un  instant  toute  la  maison 

1.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Fume),  t.  IX,  p.  96; 
février  17  78.  Le  busle  de  l'auleur  de  Zaïre  fui  recueilli  par  Lenoir 
dans  son  musée,  et  figure,  sous  le  n°  40G,  dans  sa  Description 
historique  et  chronologique  des  monuments  de  sculpture  remis  au 
musée  des  monuments  français.  Mais  ce  busle  disparut,  et  le 
biographe  de  Pigalle  avoue  qu'il  n'a  pu  retrouver  sa  trace.  La  vie 
et  les  ofuvres  de  Jean-Baptiste  Pigalle  (Paris,  Renouard,  1869), 
p.  48,  231.  Plus  tard,  M.  Tarbé  l'eût  rencontré  dans  le  cabinet 
de  Denon,  où  l'on  put  le  voir  jusqu'à  sa  morl  ;  ce  busle  est  en  terre 
cuile.  Le  poêle  a  la  tôle  ceinte  de  laurier,  le  cou  nu,  une  draperie 
à  l'anlique  lui  cache  les  épaules.  Du  reste,  nous  ne  savons  pas  plus 
que  M.  Tarbé  quel  chemin  il  a  pris  dans  la  suite,  et  nous  ne  le 
connaissons  que  par  la  lithographie  de  Hesse. 


VIVE  ALERTE.  229 

fut  sens  dessus  dessous'.  «Il  m'ordonna  d'écrire  à 
l'abbé  Gaultier  de  venir  lui  parler,  ne  voulant  pas, 
disait-il,  que  l'on  jetât  son  corps  à  la  voirie.  Je  fis 
semblant  d'envoyer  ma  lettre,  afin  que  l'on  ne  dît  pas 
que  M.  de  Voltaire  avait  montré  de  la  faiblesse.  Je 
l'assurai  qu'on  n'avait  pas  trouvé  l'abbé.  Alors  il  dit 
aux  personnes  qui  étaient  dans  la  chambre  :  Au  moins^ 
messieurs,  vous  serez  témoins  que  f  ai  demandé  à  rem- 
plir ce  quon  appelle  ici  ses  devoirs.  »  Tronchin  arriva. 
Il  fit  saigner  le  malade.  Après  une  perte  d'environ  trois 
pintes  de  sang,  l'hémorrhagie  alla  en  décroissant; 
mais  le  crachement  persista  durant  vingt-deux  jours 
d'une  façon  même  assez  intense.  On  plaça  près  de 
lui  une  jeune  garde  malade  irès-experte,  qui  ne  le 
quitta  point,  fit  observer  ponctuellement  lés  ordon- 
nances, et,  en  dépit  des  maîtres  de  la  maison,  trop  fa- 
ciles envers  les  indiscrets  et  les  curieux  dont  l'hôtel 
était  comme  assiégé,  mettait  impitoyablement  son 
monde  à  la  porte.  Toutes  les  nuits,  un  chirurgien  ve- 
nait coucher,  prêt  à  tout  événement. 

Si  Wagnière  prit  sur  lui,  comme  il  le  dit,  de  ne  pas 
remettre  la  lettre  à  l'abbé  Gaultier,  il  ne  recula  que 
de  quelques  heures  une  démarche  qui  n'était  pas  de 
son  goût,  car  Voltaire  adressait,  le  jour  suivant,  à  l'an- 

1.  Le  Journal  de  Paris,  du  26  février,  n»  57,  p.  227,  raconte  diffé- 
remment l'événement.  Il  ne  se  fût  trouvé  en  ce  moment  près  de  Vol- 
taire que  le  marquis  de  Villetle,  qui  lui  lisait  quelques  papiers  auprès 
de  son  lit.  Effrayé  du  danger  et  ne  trouvant  personne  de  ses  gens, 
celui-ci  aurait  couru  lui-même  en  robe  de  chambre  chercher  un  chi- 
rurgien. Tronchin,  qu'on  avait  mandé,  arriva  aussitôt,  fit  tirer  au 
malade  deux  palettes  de  sang,  qui  le  soulagèrent  et  prévinrent  des 
accidents  plus  graves. 


230  L'ABBÉ  GAULTIER  APPELÉ. 

cien  jésuite,  ce  billet  d'un  laconisme  pressant  :  «  Vous 
m'avez  promis,  monsieur,  de  venir  pour  m'entendre  : 
je  vous  prie  de  venir  le  plus  tôt  que  vous  pourrez 
(26  février)  ;  »  billet  que  madame  Denis  faisait  suivre, 
le  lendemain,  d'un  second  non  moins  impératif.  «Ma- 
dame Denis,  nièce  de  M.  de  Voltaire,  prie  M.  l'abbé 
Gaultier  de  vouloir  bien  le  venir  voir  :  elle  lui  sera 
très-obligée  '.  »  Si  celui-ci  n'avait  cédé  qu'à  sa  propre 
inspiration  en  se  présentant  chez  l'auteur  de  Mérope, 
la  question  qui  lui  avait  été  faite  aurait  suffi  pour  lui 
donner  à  réfléchir;  pouvait-il,  en  effet,  taire  une  pa- 
reille démarche  et  poursuivre  son  œuvre  sans  en  infor- 
mer ses  supérieurs  spirituels?  A  peine  avait-il  quitté 
le  patriarche,  qu'il  allait  rendre  compte  de  l'entre- 
vue à  l'un  des  vicaires  généraux,  l'abbé  de  Lécluse, 
et  au  curé  de  Saint-Sulpice.  «  Ils  me  tirent  connaître 
leurs  instructions,  dit-il,  auxquelles  je  me  suis  stricte* 
ment  conformé  ;  après  quoi,  je  m'occupai  à  prier  et 
à  faire  prier  le  Seigneur  pour  la  conversion  de  M.  de 
Voltaire.  »  Le  billet  du  poëte  ne  lui  était  parvenu  qu'à 
neuf  heures  du  soir;  il  était  trop  tard  pour  se  présenter 
utilement  chez  un  malade  épuisé  et  énervé.  Le  lende- 
main, aussitôt  après  sa  messe,  il  se  transportait  à 
l'hôtel  du  quai  des  Théatins. 

Madame  Denis  l'y  attendait.  Elle  lui  dit  que  le  curé 
de  Saint-Sulpice  était  venu  pour  engager  son  oncle  à 
ne  point  différer  sa  confession,  et  que  Voltaire  lui  avait 

1.  Wagnière  s'inscrit  en  faux  contre  ce  billet  du  2G  février,  et 
déclare  n'avoir  pas  eu  connaissance  de  celui  de  madame  Denis.  Les 
billets  des  1 3  et  1 5  mars  sont,  de  sa  part,  l'objet  de  pareilles  réserves, 
qu'il  laut  an  moins  signaler.  OEuvrcs  complètes  (Beuchot),  t.  I» 
p.  295. 


CORDIAL  ACCUEIL.  ;231 

répondu  qu'il  avait  toute  confiance  dans  M.  l'abbé 
Gaultier.  Nous  aurons  plus  d'une  inexactitude  à  con- 
stater dans  le  récit  de  Wagnière  :  disons  qu'ici  l'ancien 
curé  de  Saint -Mard  nous  semble  commettre  une 
méprise.  Alors  encore,  le  curé  de  Saint-Sulpice,  s'il 
s'était  présenté  plusieurs  fois,  n'avait  point  été  reçu. 
Cette  conversation  de  l'abbé  de  Tersac  avec  madame 
Denis  est  de  tout  point  invraisemblable,  et  le  début  de 
la  lettre  de  Voltaire  au  curé  de  SaintrSulpice,  dont  il 
va  être  question  plus  bas,  ne  se  comprend  plus,  aussi- 
tôt que  le  pasteur  et  le  poète  se  sont  antérieurement 
rencontrés.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'abbé  ne  fut  point  intro- 
duit auprès  de  son  futur  pénitent,  qui  n'était  pas  en  état 
de  l'entendre.  Il  retournait  rue  de  Beaune  le  2  mars. 
Cette  fois,  il  était  reçu.  «  Avant  que  d'entrer  dans  sa 
chambre,  on  me  recommanda  de  ne  pas  l'effrayer,  et 
de  lui  parler  avec  douceur.  M.  le  maréchal  de  Riche- 
lieu, qui  venoit  de  le  quitter,  m'engagea  à  ne  le  pas 
négliger  :  je  lui  promis  de  faire  tout  ce  qui  dépendoit 
de  moi  pour  le  salut  de  son  âme.  »  On  est  touché  de 
voir  ce  bon  maréchal  si  alerte  à  prendre  les  intérêts 
de  la  religion  et  se  préoccuper  si  vivement  de  la  santé 
spirituelle  de  son  vieux  courtisan. 

Voltaire  serra  la  main  de  l'abbé  et  le  pria  de  le  con- 
fesser «  avant  que  de  mourir.  »  Wagnière  nous  doniie 
les  termes  mêmes  de  la  requête,  qui  ont  une  allure  un 
peu  gaillarde  :  c<Ilya  quelques  jours  que  je  vous  ai  fait 
prier  de  venir  me  voir  pour  ce  que  vous  savez.  Si  vous 
voulez,  nous  ferons  tout  à  l'heure  cette  petite  affaire.  » 
Nous  en  demandons  bien  pardon  au  secrétaire,  mais 
Voltaire  ne  dut  pas  le  prendre  sur  ce  ton.  Il  en  passait 


232  ON  LES  LAISSE  SEULS. 

par  de  dures  nécessités,  soit;  raison  de  plus  de  vou- 
loir qu'elles  ne  fussent  pas  inutiles.  Nous  croyons  que 
l'abbé  Gaultier  lui  prête  un  langage  par  trop  confît  et 
onctueux  qui  ne  dut  pas  être  le  sien  ;  mais  encore 
moins  le  pénitent  dut-il  s'exprimer  de  cette  façon  leste 
et  indécente;  et  a  cette  petite  affaire  »  n'est  nullement 
dans  la  mesure  et  la  vraisemblance.  Passons.  L'abbé 
répartit  qu'il  l'entendrait  volontiers  en  confession; 
qu'il  en  avait  parlé  à  M.  le  curé  de  Saint-Sulpice,  qui 
l'y  avait  autorisé  ;  mais  qu'une  rétractation  était  in- 
dispensable avant  d'en  venir  là.  Voltaire  déclara  qu'il 
ferait  tout  ce  qu'on  voudrait,  et  congédia  l'assistance  : 
«  Qu'on  se  retire,  et  qu'on  me  laisse  seul  avec  M.  l'abbé 
Gaultier,  mon  ami.  »  Ce  ne  fut  pas  sans  hésitation, 
sans  grande  tentation  de  désobéir  que  Wagnière, 
pour  sa  part,  se  résigna  à  s'éloigner.  En  réalité,  il 
était  bien  résolu  à  s'en  tenir  à  la  lettre  plus  qu'à  l'es- 
prit. Il  se  colla  contre  la  porte,  qui  ne  consistait  qu'en 
un  cadre  revêtu  de  papier  des  deux  côtés  et  n'avait 
point  de  loquet. 

J'étais  au  désespoir,  de  la  démarche  qu'on  exigeait  de 
M.  de  Voltaire; ie  m'agitais  près  de  la  porte,  et  faisais  beau- 
coup de  bruit.  MM.  Mignot  et  de  Villcvieille,  qui  l'entendi- 
Tent,  accoururent  à  moi  et  me  demandèrent  si  je  devenais 
fou.  Je  leur  répondis  que  j'étais  au  désespoir,  non  de  ce  que 
mon  maître  se  confessait,  mais  de  ce  qu'on  voulait  lui  faire 
signer  un  écrit  qui  le  déshonorerait  peut-être.  M.  de  Voltaire 
m'appela  pour  lui  donner  de  quoi  écrire.  Il  s'aperçut  de 
mon  agitation,  m'en  demanda  avec  étonnement  la  cause. 
Je  ne  pus  lui  répondre  *. 

1.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Fo/f aire  (Paris,  André, 
1826),  t.  I,  p.  131.  Voyage  de  Voltaire  à  Paris,  1778. 


DÉCLARATION  DE  VOLTAIRE.  .    233 

Voltaire  prit  la  plume  et  écrivit  de  sa  propre  maia 
ce  qui  va  suivre  : 

Je  soussigné  déclare  qu'étant  attaqué  depuis  quatre  mois 
d'un  vomissement  de  sang,  à  l'âge  de  quatre-vingt-quatre 
ans,  et  n'ayant  pu  me  traîner  à  l'église,  M.  le  curé  de  Saint- 
Sulpice  ayant  bien  voulu  ajouter  à  ses  bonnes  œuvres  celle 
de  m'envoyer  M.  l'abbé  Gaultier,  prêtre,  je  me  suis  confessé 
à  lui,  et  que  si  Dieu  dispose  de  moi,  je  meurs  dans  la  reli- 
gion catholique  oil  je  suis  né,  espérant  de  la  miséricorde 
divine  qu'elle  daignera  pardonner  toutes  mes  fautes,  et  que 
si  j'avois  jamais  scandalisé  l'église,  j'en  demande  pardon  à 
JDieu  et  à  elle.  —  Signé  Voltaire,  le  2  mars  1778,  dans  la 
maison  de  M.  le  marquis  de  Villette. 

L'abbé  Mignot  et  M.  de  Villevieille  furent  rappelés. 
Lecture  leur  fut  faite  de  la  rétractation,  qu'ils  ne  firent 
nulle  difficulté  de  signer.  Citons  encore  Wagnière, 
dont  la  relation  ne  dément  point  d'ailleurs  ce  qui 
précède  : 

Alors  l'abbé  Gaultier  nous  invita  à  rentrer,  et  nous  dit  : 
«  M.  de  Voltaire  m'a  donné  là  une  petite  déclaration  qui  ne 
signiQe  pas  grand'chose;  je  vous  prie  de  vouloir  bien  la 
signer  aussi.  »  M.  le  marquis  Villevieille  et  M.  l'abbé  Mignot 
la  signèrent  sans  hésiter.  L'abbé  vint  alors  à  moi  et  me 
demanda  la  même  chose.  Je  le  refusai;  il  insista  beaucoup. 
M.  de  Voltaire  regardait  avec  surprise  la  vivacité  avec  la- 
quelle je  parlais  à  l'abbé  Gaultier.  Je  répondis  enfln,  lassé 
de  cette  persécution,  que  je  ne  voulais,  ju  ne  pouvais  signer, 
€ittendu  que  j'étais  protestant.  lime  laissa  tranquille. 

Non  content  de  sa  rétractation,  l'auteur  de  la  Hen- 
riade  reprenait  la  plume  pour  la  fortifier  de  la  décla- 
ration suivante  : 

M.  l'abbé  Gaultier  m'ayant  averti  qu'on  disoit  dans  un 


234  SA  VRAIE  PENSÉE. 

certain  monde  que  je  protesterots  contre  tout  ce  que  je 
ferois  à  la  mort,  je  déclare  que  je  n'ai  jamais  tenu  ce  pro- 
pos, et  que  c'est  une  ancienne  plaisanterie  attribuée  très- 
faussement,  dès  longtemps,  à  plusieurs  savans  plus  éclairés 
que  Voltaire. 

Mais  on  sent  le  peu  de  valeur  de  cette  assurance  qui 
aurait  besoin,  elle  aussi,  d'une  toute  autre  garantie. 
Trois  jours  auparavant,  étant  seul  avec  lui,  Wagnière 
l'avait  supplié  de  lui  ouvrir  son  cœur  pour  qu'il  pÛt, 
le  cas  échéant,  démentir  les  inculpations  dont  ses  en- 
nemis ne  manqueraient  pas  de  charger  sa  mémoire. 
Voltaire  lui  dit  de  lui  donner  du  papier  et  écrivit  d'un 
trait  : 

Je  meurs  en  adorant  Dieu,  en  aimant  mes  amis,  en  ne 
haïssant  pas  mes  ennemis,  et  en  détestant  la  superstition. 
28  février  1778.  Signé  Voltaire  '. 

Certes,  un  philosophe  chrétien  eût  pu  signer  une 
pareille  profession.  Tracée  de  la  main  de  Voltaire,  ce 
n'était  plus  que  l'acte  de  foi  d'un  philosophe  déiste 
entendant  par  superstition  toutes  les  rehgions  et  tous 
les  cultes.  Mais  cette  pièce  était-elle  si  nécessaire  pour 
nous  édifier  sur  la  vraie  pensée  du  nouveau  pénitent? 
Tout  en  prétendant  ne  s'y  opposer  d'aucune  sorte, 
Voltaire  demanda  à  l'abbé  Gaultier  s'il  insérerait  sa 
rétractation  dans  les  journaux.  Celui-ci  répondit  qUe 
le  temps  n'en  était  pas  encore  venu  :  d'ailleurs,  il  n'é- 

1.  L'original  a  été  déposé  par  M.  Gosseliu,  le  19  octobre  1809,  à 
la  Bibliothèque  nationale,  département  des  manuscrits,  où  il  se 
trouve,  FK,  11460.  Ces  deux  lignes  sont  écrites  avec  une  netteté  et 
une  fermeté  de  main  prodigieuses  chez  un  vieillard  de  quatre-vingt- 
quatre  ans. 


PETITS  DOUTES.  23» 

tait  qu'à  demi  satisfait,  et  il  craignait  bien  que  ses  su- 
périeurs ne  fussent  de  son  avis.  En  effet,  au  sortir  de 
la  chambre  du  malade,  il  allait  à  Conflans  porter  la 
profession  de  foi  du  philosophe  à  l'archevêque  qui  ne 
la  trouva  point  suffisante.  Il  en  fut  de  même  du  curé 
de  Saint-Sulpice,  auquel  il  remettait,  avec  une  copie 
de  l'important  document,  un  billet  de  six  cents  livres 
pour  les  pauvres  de  la  paroisse. 

Dirons-nous  que  ce  récit  nous  laisse  quelques  dou- 
tes? Puisque  cette  protestation  paraissait  insuffisante 
à  l'ancien  jésuite,  pourquoi,  sans  désemparer,  n'in- 
sistait-il pas  auprès  du  poète  pour  obtenir  ce  qu'il 
souhaitait  d'y  voir  ?  Certes,  Voltaire  l'aurait  fait  sous 
sa  dictée.  Il  y  aurait  d'autant  mieux  acquiescé,  qu'en 
somme,  tout  ce  qu'on  pouvait  exiger  de  lui  se  trouve 
dans  sa  déclaration,  et  qu'on  ne  comprend  guère  au 
delà  que  certains  développements  qui  n'eussent  rien 
ajouté  au  fond  des  choses  et  ne  Teussent  pas  com- 
promis davantage  aux  yeux  de  la  philosophie.  Sans 
nul  doute  c'est  l'abbé  qui  lui  a  fait  ajouter  que,  s'il 
a  jamais  scandalisé  F  Eglise^  il  en  demande  pardon 
à  Dieu  et  à  elle.  La  rédaction  de  cette  addition  révèle 
un  ecclésiastique;  Voltaire,  lorsqu'on  lui  reprocha  ce 
zèle  dans  les  concessions,  avoua  qu'il  ne  l'avait  con- 
sentie qu'à  la  réquisition  du  prêtre,  et,  disait-il,  pour 
avoir  la  paix.  Qui  sait  si  l'abbé  Gaultier,  satisfait  de 
ce  qu'il  était  parvenu  à  obtenir,  ne  fut  pas  plus  ac- 
commodant qu'il  ne  le  dit,  et  ne  confessa  point  son 
pénitent,  conformément  à  la  prière  qui  lui  en  était 
faite?  Wagnière,  auquel  nous  sommes  loin  d'accorder 
une  confiance  absolue,  clôt  sa  narration  par  un  détail 


236  VOLTAIRE  S'E8T-IL  CONFESSÉ? 

étrange  et  qui  ne  s'invente  guère  :  «  Il  proposa  ensuite 
au  malade  de  lui  donner  la  communion.  Celui-ci  ré- 
pondit :  Monsieur  labbé^  faites  attention  que  je  crache 
continuellement  du  sang;  il  faut  bien  se  donner  de 
garde  de  mêler  celui  du  bon  Dieu  avec  le  mien.  Le 
confesseur  ne  répliqua  point.  On  le  pria  de  se  retirer, 
et  il  sortit  '.  »  Et  l'administration  de  la  communion 
implique,  de  toute  nécessité,  l'audition  des  péchés  et 
leur  absolution. 

Mais  c'est  là  un  conte  de  "Wagnière,  dira-t-on.  Ces 
offres  de  communion  et  le  refus  motivé  de  Voltaire 
se  trouvent  ailleurs  encore  que  dans  la  relation  du 
secrétaire.  Nous  les  rencontrons  dans  une  très-cu- 
rieuse lettre  de  D'Alembert  à  Frédéric,  lettre  confi- 
dentielle, nullement  faite  pour  être  rendue  publique  et 
qui  ne  le  fut  que  longtemps  après  les  événements. 
«  Cet  abbé  Gaultier  arriva  donc,  fut  une  heure  en- 
fermé avec  le  malade,  et  en  sortit  si  content,  qu'il 
voulait  sur-le-champ  aller  chercher  à  la  paroisse  ce 
que  nous  appelons  le  bon  Dieu,  ce  que  le  malade  ne 
voulut  pas,  par  la  raison,  dit-il,  que  je  crache  le  sang, 
et  que  je  pourrais  bien  par  malheur  cracher  autre 
chose"^.  »  Infirmera-t-on  le  témoignage  de  D'Alembert? 
cela  nous  semble  malaisé.  Nous  le  croyons,  pour  notre 
compte,  incapable  d'avoir  concerté  une  telle  fable. 
Mais  laissons  là  sa  loyauté.  Frédéric  veut  savoir  com- 

1.  Longcliamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voliaire  (Paris,  André, 
182G).  t.  I,p.  132,  133.  Voyage  de  Voilaire  à  Paris,  1778. 

2.  OEmres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  XXV,  p.  104. 
Lettre  de  D'Alemberl  au  roi  de  Prusse;  Paris,  3  juillet  1778.  Dans 
les  OEuvres  de  D'Alembert  (Paris,  Beiin,  1822).  La  lettre  porte  la 
date  du  i"  juillet. 


PORTRAIT  DE  GAULTIER  PAR  D'ALEMBëRT.  237 

ment  est  mort  son  ancien  courtisan;  il  a  prié  D'Alem- 
bert  d'entrer  à  ce  sujet  dans  les  moindres  détails,  et 
c'est  dans  la  longue  et  circonstanciée  réponse  de  ce 
dernier  que  nous  trouvons  cette  anecdote.  Il  n'y  avait 
pas  à  tromper  le  roi,  qui  entendait  n'être  trompé  en 
aucun  cas;  le  philosophe  de  Sans-Souci  etl'Archimède 
français  parlaient  à  cœur  ouvert  sur  toutes  les  ma- 
tières, et  nous  ajouterons  que  si  D'Alembert  avait 
pu  soupçonner  que  sa  lettre  serait  un  jour  publiée, 
il  en  aurait  modifié  et  même  retranché  plus  d'un 
passage  '.  Le  portrait  qu'il  fait  de  l'ancien  jésuite  n'est 
nullement  malveillant,  il  est  bien  plutôt  sympathique, 
et  semble  être  l'expression  de  ce  qu'on  pensait  de  lui 
au  quai  des  Théatins.  a  Cet  abbé  Gaultier,  sire,  est  un 
pauvre  diable  de  prêtre,  qui,  de  lui-même  et  par  bonté 
d'âme,  était  venu  se  présenter  à  M.  de  Voltaire  quel- 
ques jours  avant  sa  maladie,  et  lui  avait  offert,  en  cas 
de  besoin,  ses  services  ecclésiastiques  que  M.  de  Vol- 
taire avait  acceptés,  parce  que  cet  homme  lui  avait 
paru  plus  modéré  et  plus  raisonnable  que  trois  ou 
quatre  autres  capelans   qui,  sans  mission,   comme 
l'abbé  Gaultier,  et  sans  connaître  plus  que  lui  M.  de 
Voltaire,  étaient  venus  chez  lui  le  prêcher  en  fanati- 

1.  Madame  du  Deffand,  peu  opUmIste  de  sa  nature,  écrivait  un  jour 
à  mademoiselle  de  Lespinasse  :  «  J'ai  deux  amis  intimes,  qui  sont 
Forment  et  D'Alembert;  je  les  aime  passionément  moins  par  leur 
agrément  et  par  leur  amitié  pour  moi  que  par  leur  extrême  vérité.  » 
Eugène  Asse,  Lettres  de  mademoiselle  de  Lespinasse  (Paris,  Ciiarpeu- 
lier,  187G),  p.  xiil,  lett.  XXII,  13  février  1754.  D'ailleurs  dans  sa 
déclaration,  que  nous  venons  de  reproduire.  Voltaire  dit  a  qu'il  s'est 
confessé»  ;  et,  s'il  en  avait  été  autrement,  est-il  admissible  que  l'abbé 
Gaultier  eût  laissé  exister  cette  erreur  de  fait,  et  n'eût  pas  demandé 
qu'il  l'efTaçât,  ce  à  quoi  le  malade  n'aurait  pu  se  refuser? 


238  MAL  REÇU  DE  SES  SUPÉRIEURS. 

ques,  lui  annoncer  l'enfer  et  les  jugements  de  Dieu, 
et  que  le  vieux  patriarche,  par  bonté  d'âme,  n'avait 
pas  fait  jeter  par  la  fenêtre.  » 

L'ancien  curé  de  Saint-Mard,  qui  comptait  sur  des 
félicitations,  eut  ordre  de  réparer  son  imprudence 
et  de  réclamer  des  garanties  d'orthodoxie  plus  satis- 
faisantes. Dès  le  lendemain,  il  retournait  chez  son 
pénitent  pour  obtenir  de  lui  une  rétractation  «  moins 
équivoque  et  plus  détaillée.  »  Mais  il  lui  fut  répondu 
que  M.  de  Voltaire  n'était  pas  en  état  de  le  recevoir. 
«  Je  sentis  bien  d'où  partait  le  coup,  car  en  sortant 
la  veille  de  chez  M.  de  Voltaire,  MM.  D'Alembert, 
Diderot  et  Marmontel  me  marquèrent  le  mécontement 
que  leur  causoit  ma  présence.  »  Cela  ne  doit  pas  être 
exact  pour  D'Alembert,  dont  la  façon  de  penser, 
comme  on  verra  plus  bas,  était  loin  d'être  opposée  à 
un  parti  dicté  par  une  situation  impérieuse.  Quant  aux 
deux  autres,  que  l'introduction  d'un  prêtre  auprès  du 
patriarche  de  Ferney  les  chagrinât  un  peu,  cela  est 
trop  certain  ;  mais  ils  n'avaient  pas  à  faire  la  police 
dans  rhô  tel  de  M.  de  Villette,  et  c'est  au  marquis  que 
ce  soin  revenait,  si  l'on  eût  été  unanime  à  écarter 
toute  manifestation  religieuse.  Quoi  qu'il  en  soit  de 
l'attitude  plus  ou  moins  hostile  de  ces  messieurs, 
l'abbé  se  trompait  du  tout  au  tout,  en  leur  attribuant 
une  manœuvre  qui  lui  fermait  tout  accès  auprès  de 
gon  pénitent.  Mais  se  trornpait-il?  et,  à  la  date  où  il, 
écrivait  ce  mémoire  (l""  juillet  1778),  ne  devait-il  pas 
savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  rôle  réel  de  chacun? 

Wagnière  raconte  que  le  curé  de  Saint-Sulpice , 
•ayant  appris  les  démarches  de  l'abbé  Gaultier  sans  son 


LETTRE  DE  VOLTAIRE  A  SON  CORÉ.        239 

autorisation,  alla  voir  M.  de  Yillette  el  lui  en  témoigna 
son  étounement  avec  quelque  amertume.  Informé  de 
ces  plaintes,  préoccupé  et  effrayé  des  intrigues  dont  il 
pouvait  être  l'objet,  Voltaire  crut  prudent  d'écrire,  en 
effet,  une  lettre  d'excuse  à  celui  de  qui  il  relevait  au 
spirituel,  et  qu'il  dépêchait  au  petit  matin. 

M.  le  marquis  de  Villette,  lui  marquait-il,  m'a  assuré  que 
si  j'avais  pris  la  liberté  de  m'adresser  à  vous-même,  mon- 
sieur, pour  la  démarche  nécessaire  que  j'ai  faite,  vous  auriez 
eu  la  bonté  de  quitter  vos  importantes  occupations  pour 
venir,  et  daigner  remplir  auprès  de  moi  des  fonctions  que 
je  n'ai  cru  convenables  qu'à  des  subalternes  auprès  des  pas- 
sagers qui  se  trouvent  dans  votre  département...  Vous  êtes 
un  général  à  qui  j'ai  demandé  un  soldat.  Je  vous  supplie  de 
me  pardonner  de  n'avoir  pas  prévu  la  condescendance  avec 
laquelle  vous  seriez  descendu  jusqu'à  moi;  pardonnez  aussi 
l'importunité  de  cette  lettre  :  elle  n'exige  pas  l'embarras 
d'une  réponse,  votre  temps  est  trop  précieux  '. 

Le  curé  de  Saint-Sulpice,  le  jour  même,  s'empres- 
sait de  répondre  avec  non  moins  de  politesse  à  son 
paroissien  de  rencontre  : 

Tous  mes  paroissiens,  monsieur,  ont  droit  à  mes  soins, 
que  la  nécessité  seule  me  fait  partager  avec  mes  coopéra- 
teurs.  Mais  quelqu'un  comme  M.  de  Voltaire  est  fait  pour 
attirer  toute  mon  attention  :  sa  célébrité  qui  fixe  sur  lui  les 
yeux  de  la  capitale  de  la  France,  et  même  de  l'Europe,  est  bien 
digne  de  la  sollicitude  pastorale  d'un  curé...  Mon  ministère 
ayant  pour  but  le  vrai  bonheur  de  l'homme,  en  dissipant 
par  la  foi  les  ténèbres  qui  offusquent  sa  raison  et  le  bornent 
dans  le  cercle  étroit  de  cette  vie,  jugez  avec  quel  empresse- 
ment je  dois  l'offrir  à  l'homme  le  plus  distingué  par  ses 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  LXX,  p.  452.  Lettre 
de  Voltaire  au  curé  de  Saint-Sulpice  ;  4  mars  17  78. 


240  L'ABBÉ  GAULTIER  ÉVINCÉ. 

talents,  dont  l'exemple  seul  ferait  des  milliers  d'heureux 

Si  vous  me  permettiez  de  vous  entretenir  quelquefois,  j'es- 
père que  vous  conviendriez  qu'en  adoptant  parfaitement  la 
sublime  philosophie  de  l'Évangile,  vous  pourriez  faire  le 
plus  grand  bien,  et  ajouter  à  la  gloire  d'avoir  porté  l'esprit 
humain  au  plus  haut  degré  de  ses  connaissances,  le  mérite 
de  la  vertu  la  plus  sincère,  dont  la  sagesse  divine,  revêtue 
de  notre  nature,  nous  a  donné  la  juste  idée,  et  fourni  le 
parfait  modèle,  que  nous  ne  pouvons  trouver  ailleurs. 

Cet  échange  de  lettres  ne  s'arrange  guère  avec  le 
Mémoire  de  l'abbé  Gaultier.  C'est  le  2  mars  qu'il 
obtient  de  Voltaire  cette  rétractation,  dont  on  ne  fut 
content  qu'à  demi.  Comme  la  lettre  du  poëte  à  M.  de 
Tersac,  que  nous  venons  de  citer  en  partie,  est  du  4, 
il  faut  que  ce  dernier,  tout  aussitôt  après  avoir  appris 
de  l'abbé  ce  qui  s'était  passé,  soit  allé  témoigner  sa 
mauvaise  humeur  à  M.  de  Villette,  puisque,  dès  le 
lendemain,  3  mars,  le  prêtre  habitué  des  Incurables 
se  voyait  évincer  par  le  suisse  de  l'hôtel,  qui  avait 
ordre  de  ne  point  le  laisser  entrer.  Mais  si  le  curé 
ne  put  cacher  son  dépit  au  mari  de  belle  et  bonne , 
comment  admettre  qu'il  ne  fît  pas  sentir,  à  celui  qui 
lui  soufflait  une  conversion,  combien  sa  démarche 
lui  avait  semblé  peu  convenable  et  téméraire  ?  Quoi 
qu'il  en  soit,  jusqu'à  la  fin,  l'abbé  agira  en  homme 
autorisé  par  ses  supérieurs  dont  il  a  pris  les  ordres, 
et  qui  ne  se  doute  point  que  son  zèle  ait  pu  déplaire. 
En  somme,  il  avait  entamé  et  engagé  cette  affaire 
épineuse;  il  avait  obtenu  du  patriarche  de  la  philo- 
sophie une  déclaration  de  catholicité  qui ,  certes , 
n'était  pas,  quoiqu'on  affectât  de  le  trouver,  une  pièce 
insignifiante  ;  il  semble  qu'il  avait   bien   quelques 


U.  BE  THItSAC.  241 

titoîts  à  ce  qu'on  le  laissât  achever  son  œuvre  :  un 
médecin  s'attache  à  son  malade,  et  l'ex-jésuite  devait 
considérer  l'auteur  de  la  Henriade  comme  son  pé- 
nitent bien  acquis.  Aussi,  quoique,  dès  le  premier 
échec,  il  eût  flairé  le  complot,  il  ne  se  découragea 
point  et  revint  plusieurs  fois  à  la  charge,  mais  sans 
être  plus  heureux.  Alors  il  se  décida  à  écrire  à  M.  de 
Voltaire  ce  billet  à  la  date  du  1 3  : 

Je  désire,  monsieur,  savoir  de  vos  nouvelles  :  je  me  suis 
présenté  plusieurs  fois  à  votre  hôtel,  et  toujours  inutile- 
ment. Tout  ce  qu'on  m'a  dit,  c'est  que  vous  n'étiez  pas 
visible.  Je  souhaite  que  votre  santé  se  rétablisse  :  je  ne  cesse 
de  demander,  dans  le  saint  sacrifice  de  la  messe,  que  le 
©teu  de  bonté  vous  accorde  d'heureux  jours.  Soyez  persuadé 
de  mes  senliments;  ils  ne  peuvent  être  ni  plus  vifs  ni  plus 
sincères.  Si  vous  me  permettez  d'aller  vous  voir,  je  vous 
dirai  de  vive  voix  ce  que  je  n'ose  vous  marquer  dans  cette 
lettre,  plus  dictée  par  le  cœur  que  par  l'esprit. 

Lorsque  l'hémorrhagie  du  poète  se  fût  calmée , 
le  curé  de  Saint-Sulpice  fut  enfin  introduit  près  du 
malade.  Il  est  manifeste  que  sa  première  visite  est  à 
cette  date.  C'est  à  cette  date  aussi  que  Villette  la  place 
dans  une  lettre  à  M.  de  La  Touraille,  du  9  avril,  en 
réponse  à  un  article  de  Lînguet,  dans  ses  feuilles.  «  Il 
n'a  visité  le  malade  que  pendant  sa  convalescence 
avec  toute  la  sagesse  et  la  décence  de  son  caractère 
honnête  et  respectable  '.  »  Tout  se  borna  à  un  échange 
de  poUtesse  et  d'offres  de  services.  Voltaire  parla  au  pas- 

t.  Courrier  de /'Europe,  du  vendredi  17  avril  1778,  t.  III.  p.  247. 
—  Linguet,  Annales  politiques,   civiles  et  Ulléraires,t.  HI,  p.  436. 
vin.  46* 


242  DERNIÈRE  TENTATIVE. 

leur  de  ses  pauvres  et  de  ses  établissements  de  cha- 
rité, et  la  visite  n'eut  d'autre  caractère  que  celui  d'une 
entrevue  courtoise  entre  gens  du  monde.  Mais  les 
plaintes  du  curé  avaient  produit  leur  effet,  et  le  pa- 
triarche ne  répondit,  deux  jours  après,  à  la  lettre 
onctueuse  de  Tabbé  Gaultier  que  par  ce  fort  laconique 
billet  :  «  Le  maître  de  la  maison  a  ordonné  à  son 
suisse  de  ne  laisser  entrer  aucun  ecclésiastique  que 
M.  le  curé  de  Saint- Sulpice.  Quand  le  malade  aura 
recouvré  un  peu  de  santé,  il  se  fera  un  plaisir  de 
recevoir  M.  l'abbé  Gaultier.  » 

Pour  qui  veut  comprendre,  c'était  un  congé  catégo- 
rique, et  un  congé  auquel  le  curé  de  Saint- Sulpice  ne 
pouvait  être  étranger.  Comment  l'abbé  ne  s'en  douta- 
t-il  pas?  Comment  le  curé  lui-même  n'eut-il  pas  la 
franchise  de  le  prévenir  qu'il  se  chargerait  désormais 
de  ramener  au  bercail  cette  brebis  égarée  ?  En  pré- 
sence des  deux  lettres  de  Voltaire  et  de  M.  de  Tersac, 
il  n'y  a  qu'une  manière  d'expliquer  le  Mémoire  de 
l'abbé  Gaultier  :  c'est  de  le  considérer  comme  une 
œuvre  collective,  rêvée,  arrangée  après  l'événement, 
oij  quelques  circonstances  ont  été  produites  en  raison 
de  certaines  convenances.  Ce  conflit  entre  le  curé  et 
l'ex-jésuite  devait  être  ignoré  du  public,  auquel  il 
importait  seulement  de  connaître  tout  le  zèle  bien 
inutile  qui  avait  été  déployé  auprès  d'un  pécheur 
endurci  ;  et  on  ne  l'eût  pas  même  soupçonné  sans  la 
publication  des  lettres  échangées  entre  M.  de  Voltaire 
et  son  curé*. 

1.  a  ...  Malheureusement  Tabbé  Gaultier  ne  a'étoit  pas  entendu 
là-dessus  avec  le  curé  de  Saint-Sulpice,  ou  du  moins  celui-ci  conçut 


RÉPONSE  SIGNIFICATIVE  DU  SUISSE.  243 

Malgré  le  billet  significatif  de  l'hôte  de  M,  de  Vil- 
lette,  l'abbé  Gaultier  ne  se  le  tenait  pas  pour  dit,  et 
retournait  huit  jours  après  tenter  la  fortune.  Mais  le 
suisse,  qui  avait  des  ordres,  lui  répondit  «  qu'il  n'y 
avoit  plus  rien  à  faire.  »  L'abbé  apprenait  en  même 
temps  que  le  malade  se  portait  beaucoup  mieux.  Il 
n'en  hasardait  pas  moins  une  dernière  épître. 

...  Je  me  suis  présenté  plusieurs  fois  à  votre  hôtel  pour 
vous  féliciter  sur  votre  convalescence,  on  m'a  toujours  ré- 
pondu qu'il  n'y  avoit  plus  rien  à  faire.  Je  ne  sais  pas  ce  que 
cela  signifie,  surtout  après  que  vous  m'avez  écrit  que  vous 
me  verriez  avec  plaisir  lorsque  vous  seriez  un  peu  rétabli. 
Je  ne  me  présenterai  plus  à  votre  hôtel;  car  il  me  paraît 
inutile  de  frapper  à  d'autres  portes  qu'à  celle  de  votre 
cœur;  je  suis  sûr  d'y  avoir  entrée.  Quelle  consolation  et 
quel  plaisir  pour  moi,  si  je  pouvois  vous  aider  à  parvenir 
au  vrai  bonheur  M 

La  santé  était  revenue  au  pénitent  ^,  et  devant  ce 
silence  persévérant,  l'ancien  jésuite  dut  comprendre 
que  les  temps  n'étaient  pas  mûrs,   mais  sans  re- 

contre  lui  une  jalousie  qui  ne  tourna  point  au  profit  de  la  religion. 
On  voit,  milord,  par  la  correspondance  entre  M.  de  Voltaire  et  le 
pasteur,  que  le  premier  ayant  eu  le  temps  de  se  remettre  de  l'effroi 
que  lui  avoit  causé  d'une  part  la  menace  du  médecin,  et  de  l'autre 
celle  du  prêtre,  et  le  danger  ayant  cessé,  s'étoit  également  moqué  et 
du  soldat  et  du  général.  »  L'Espion  anglais,  t.  VIII,  p.  307  à  310; 
Paris,  ce  2  avril  1770.  —  Les  Mémoires  secrets  en  disent  autant, 
t.  XI,  p.  200;  20  avril  1770.  Voir  aussi  la  vie  de  Voltaire  par  Con- 
dorcet,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  I,  p.  295. 

1.  Élie  Harel,  Voltaire.  Particularités  curieuses  de  sa  vie  et  de  sa 
morr  (Paris,  1817),  p.  118. 

2.  Madame  du  Deffand  mandait  à  Walpole,  à  la  date  du  2  mars  : 
«  J'appris  hier  par  d'Argental,  qui  voit  Voltaire  deux  fois  par  jour, 
que  Tronchin  le  croit  guéri  ;  il  n'a  point  de  fièvre,  il  n'est  point 
faible,  il  crache  encore  un  peu  de  sang,  mais  c'est  le  reste  de  Thémor- 


244  GAULTIER  ET  OAROUILLE. 

noncer  à  achever  l'œuvre  que  la  Providence  semblait 
lui  avoir  départie.  L'abbé  Gaultier  avait  la  spécialité 
de  ces  cures  spirituelles.  Avant  Voltaire,  comme  il  le 
lui  apprenait  lui-même,  il  avoit  entrepris  l'abbé  de 
L'Attaignant,  un  abbé  profane  dont  les  madrigaux, 
les  chansons  traînaient,  depuis  un  demi-siècle,  sur 
toutes  les  toilettes.  L'Attaignant  était  à  la  mort;  l'abbé 
Gaultier  de  s'élancer  au  chevet  de  l'agonisant  et  de 
reconquérir  par  l'onction  de  ses  exhortations  cette  âme 
que  Satan  croyait  déjà  sienne.  Comme  l'auteur  de 
Zaïre,  le  chanoine  de  Reims  en  réchappa.  Mais  le  fait 
de  ces  deux  conversions  opérées  sur  gens  de  même 
farine  *  parut  plaisant;  il  donna  lieu  à  celte  épigramme 
sans  dardillon,  et  dont  Voltaire  et  L'Attaignant  rirent 
les  premiers  : 

Voltaire  et  L'Attaignant,  d'humeur  encor  gentille. 
Au  même  confesseur  ont  fait  le  même  aveu  ; 

En  tel  cas  il  importe  peu 
Que  ce  ce  soit  à  Gaultier,  que  ce  soit  à  Garguille. 
Monsieur  Gaultier  pourtant  me  paraît  bien  trouvé. 

L'honneur  de  deux  cures  semblables 

A  bon  droit  était  réservé 

Au  chapelain  des  Incurables. 

L'alerte  disparue,  Voltaire  de  veut  être  un  peu  confus 
de  son  personnage,  et  éprouver  le  besoin  d'atténuer 

rhagie  :  on  est  persuadé  qu'il  en  reviendra.  Je  le  verrai  peut-être 
aujourd'iiui.  ■  Correspondance  complète  (Paris,  Pion,  18C5),  t.  IF, 
p.  642. 

1.  Cl!  n'était  pas  les  deux  uniques  cures  de  l'abbé  Gaultier.  11 
avait  encore  ramené  au  giron  de  l'orthodoxie  l'abbé  de  Viliemesens^ 
janséniste  obstiné  de  la  paroisse  Saint-Nicolas-des-Champs.  Mémoires 
secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des  lettres  (Londres, 
John  AdamsonI,  t.  XI,  p.  I3G;  7  mars  17  78. 


DÉPUTATION  DE  L'ACADÉMIE.  245 

aux  yeux  des  honnêtes  gens  le  méchant  effet  d'une 
conversion  qui  avait  médiocrement  réussi  même  au- 
près des  dévots,  auxquels  il  fallait,  pour  les  apaiser, 
d'autres  témoignages  de  récipiscence  et  d'orthodoxie. 

Le  même  jour  qu'il  s'était  confessé,  nous  dit  La  Harpe, 
j'allai  chez  lui  de  la  part  de  l'Académie,  m'informer  de  sa 
santé,  et  lui  dire  qu'on  avait  arrêté  et  mis  sur  les  registres, 
que  tant  que  la  maladie  durerait,  on  enverrait  à  toutes  les 
séances  savoir  de  ses  nouvelles.  Hélas!  me  dit-il,  je  n'ai  pas 
cru  pouvoir  mieux  reconnaître  les  bontés  de  C Académie  qu'en 
remplissant  mes  devoirs  de  chrétien,  afin  d'être  enterré  en  terre 
saùite,  et  d'avoir  un  service  aux  Cordeliers  *. 

Il  était  dans  les  traditions  de  l'Académie  de  faire 
dire  un  service  aux  Cordeliers  pour  le  membre  qu'elle 
venait  de  perdre,  et  c'est  à  quoi  l'auteur  du  Sermon 
des  Cinquante  fait  allusion,  de  ce  ton  équivoque  qui 
laisse  un  libre  champ  à  l'interprétation.  Avec  le  doc- 
teur Lorry,  qui  n'a  pas  de  préjugés,  un  médecin  petit- 
maître,  bel  esprit,  à  épigrammes  et  à  bons  mots,  le 
médecin  par  excellence  de  cette  époque  légère,  incré- 
dule, riant  de  tout,  de  la  mort  comme  de  la  vie  ^,  il 

1.  La  Harpe,  Correspondance  litiéraire  (P&ri»,  Migneret,  1804], 
t.  IL  p.  212.  La  Harpe,  lui  aussi,  parle  de  la  conression  deVollaire. 
Le  lundi  26  février,  l'Académie  ayant  appris  l'accident  du  poëte, 
avait  ciioisi  Marmontel  et  La  Harpe  pour  aller  savoir  de  ses  nouvelles. 
Ceux-ci,  à  la  réunion  du  samedi  28,  disaient  qu'ils  n'avaient  pas  été 
reçus  et  qu'ils  s'étaient  bornés  à  remettre  leur  billet  de  visite.  Ce  fut  le 
lundi  2  mars  que  la  compagnie  arrêta,  comme  le  dit  l'auteur  de  War- 
luick  à  Voltaire,  qu'on  enverrait  désormais  chez  lui  à  chaque  séance. 
Secrétariat  de  l'inslilut,  registre  de  l'Académie  française,  1745-1793. 

2.  C'est  Lorry  que  Poinsineta  eu  en  vue  dans  sa  comédie  du  Cercle. 
On  trouve  des  détails  piquants  sur  lui  dans  les  Mémoires  secrets, 
t.  XXIH,  p.  201;  et  dans  les  Mémoires  de  Prévilte,  t.  VI,  p.  151, 
152  (édif.  Barrière). 


Î46  RÉPARTIE  DE  LORRY. 

s'expliquera  d'une  façon  autrement  désinvolte.  La  nou- 
velle de  sa  confession  avait  attiré  sur  la  lèvre  de  l'Es- 
culape  parisien  un  sourire  quelque  peu  sceptique. 
«  Vous  me  croyez  donc  bien  impie?»  s'écria  son 
étrange  malade.  Lorry  lui  répondit  par  ce  vers  qui  avait 
le  mérite  d'être  de  situation  : 

Vous  craignez  qu'on  l'ignore  et  vous  en  faites  gloire. 

«  Au  reste,  reprit  M.  de  Voltaire,  je  ne  veux  pas 
qu'on  jette  mon  corps  à  la  voirie,  tout  cela  me  déplaît 
fort;  cette  prêtraille  m'assomme  ;  mais  me  voilà  entre 
ses  mains,  il  faut  bien  que  je  m'en  tire.  Dès  que  je 
pourrai  être  transporté,  je  m'en  vais.  J'espère  que  leur 
zèle  ne  me  poursuivra  pas  jusqu'à  Ferney.  Si  j'y  avais 
été,  cela  ne  se  serait  pas  passé  ainsi  '  » .  Soit  ;  mais  pour- 
quoi le  quitter  alors  ;  et  était-il  si  difficile  de  prévoir  qu'à 
la  première  indisposition,  les  choses  se  passeraient  de 
la  sorte?  Peu  importe,  au  fond,  ce  qu'on  fera  de  notre 
guenille  après  nous  ;  ce  qui  importe,  c'est  de  laisser 
une  mémoire  sans  reproche,  c'est  de  ne  pas  léguer  à 
ses  admirateurs  comme  à  ses  amis  une  tâche  parfois 
épineuse,  celle  de  défendre  un  caractère  que  l'on  vou- 
drait plus  élevé,  plus  digne,  et  qui  décontenance  l'apo- 
logie à  tout  instant  par  les  plus  tristes  écarts.  On  a 
beau  dire,  pour  légitimer  ces  frasques  :  «  Quand  on 
meurt  à  Surate,  il  faut  tenir  la  queue  d'une  vache  dans 

1.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l*hisioire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p.  137,  138;  8  mars  17  78. 
Il  n'j'  a  pas  à  douter  de  la  réalité  de  ce  récit,  que  confirme,  d'ailleurs, 
Wagnière.  «  Cette  conversation  entre  M.  de  Voltaire  et  M.  Lorrtjy^ 
nous  dit-il,  est  très-vraie.  >  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André,, 
1826),  t.  I,  p.  449. 


WALPOLE  REDRESSÉ  PAR  SON  AMIE.  247 

sa  main,  »  on  ne  donnera  pas  le  change  aux  honnêtes 
gens  que  cette  façon  leste  d'envisager  les  choses  de  la 
conscience  ne  saurait  trouver  indulgents.  Toutefois,  il 
y  a  à  tenir  compte  du  milieu,  et  il  ne  serait  pas  équi- 
table de  faire  peser  sur  l'individu  une  responsabilité 
qui  doit  incomber  à  une  société  tout  entière. 

Si  Voltaire  est  blâmable,  ce  n'est  pas  de  s'être  con- 
fessé, ce  n'est  pas  d'avoir  fait,  contre  sa  conviction, 
des  manifestations  de  catholicité  ;  il  n'aura  fait  en  cela 
que  respecter  extérieurement  la  loi  de  son  pays.  Ainsi 
était  mort  M.  de  Montesquieu,  ainsi  mourra  Buffon. 
Et  lorsque  Walpole  jugera  sévèrement  cette  détermi- 
nation de  Voltaire,  madame  du  Deffand  lui  répondra 
avec  cette  autorité  que  donnent  l'âge  et  la  science  des 
terrains  que  l'on  foule  :  «  Vous  avez  un  très-grand  et 
bon  esprit,  mais  cependant  qui  ne  vous  garantit  pas 
de  quelques  méprises  dans  les  jugements  que  vous 
portez;  je  le  sais  par  expérience,  et  tout  à  l'heure  à 
l'occasion  de  Voltaire  ;  vous  ne  jugez  pas  bien  des  mo- 
tifs de  sa  conduite  ;  il  serait  bien  fâché  qu'on  crût  qu'il 
avait  changé  de  façon  de  penser,  et  tout  ce  qu'il  a  fait 
a  été  fait  pour  le  décorum  et  pour  qu'on  le  laissât 
en  repos*.  »  Le  décorum,  la  sécurité,  telles  étaient, 
telles  devaient  être  les  préoccupations  de  «  l'honnête 
homme  »  dans  ces  circonstances  exceptionnelles  et 
solennelles  qui  devenaient  de  vrais  actes  publics.  Wal- 
pole, citoyen  d'un  pays  libre,  ne  pouvait,  en  effet, 
que  par  un  effort  de  réflexion,  comprendre  et  excuser 

I.  Madame  du  Deffand,  Correspondance  complète  (Paris,  Pion, 
1865),  t.  II,  p.  649.  Lettre  delà  marquise  à  Walpole:  Paris, 
dimanche  22  mar«  1778. 


248  ATTITUDE  OBMOATOIRE. 

ces  étranges  inconséquences  auxquelles  l'esprit  le  plus 
logique  n'échappait  pas.  Il  n'existait  qu'une  religion, 
religion  armée ,  représentée  par  un  clergé  formi- 
dable, rejetant  tout  culte  dissident,  s'emparant  de 
vous  à  l'entrée  de  la  vie  et  vous  surveillant  jusqu'à 
votre  dernière  minute.  Le  Français  protestant,  s'il  ne 
voulait  point  que  sa  femme  ne  fût  qu'une  concubine,  . 
que  ses  enfants  fussent  des  bâtards,  devait  donner  le 
change  par  des  pratiques  extérieures  sur  lesquelles  on 
se  montrait  facile  '  ;  et  il  se  résignait  le  plus  souvent 
à  des  actes  de  catholicité  de  pure  forme ,  qui  ne 
trompaient  personne,  et  n'empêchaient  ni  lui  ni  les 
siens  de  demeurer  protestants. 

Avec  la  liberté  de  conscience,  tout  se  transforme, 
tout  s'éclaire  ;  plus  de.  compromis  honteux,  plus  d'hy- 
pocrisie indispensable,  plus  de  comédies  sacrilèges. 
Les  mœurs  et  la  religion  y  gagnent  également.  On 
était  à  la  veille  de  ces  changements,  quand  Voltaire 
rendra  le  dernier  soupir  :  il  aura  entrevu  la  terre  pro- 
mise. Pour  juger  sainement,  en  toute  compétence,  de 
la  démarche  de  l'auteur  de  la  Henriade,  il  est  indis- 
pensable de  se  reporter  aux  temps,  et  de  se  renseigner 
sur  l'effet  qu'elle  produisit  dans  le  public  :  elle  fit  sou- 
lire,  mais  n'indigna  point.  Une  seule  personne  la 
blâma,  ce  fut  M.  de  Choiseul.  «  Je  n'ai  vu  que  le  duc 
dp,  CAoz5ci// qui  ait  fait  témoigner  à  M.  de  Voltaire  sa 

i.  Dans  un  esprit  de  tolérance  pratique,  les  {larlements,  malgré 
la  précision  de  la  loi,  accueillaient  mal  les  collatéraux  avides  qui 
s'armaient  de  son  texte  pour  réclamer  la  nullité  des  mariages  con- 
tractés au  désert  y  et  se  prêtaient  volontiers  à  laisser  passer  aux  enfants 
la  fortune  de  leur  père.  Anciennes  lois  françaises,  t.  XXVllI,  p.  472. 
—  La  vérité  rendue  sensible  ù  Louis  XVI  (1782),  t.  I,  p.  2. 


APPROUVÉE  PAR  D'ALEMBERT.  249 

surprise  sur  cette  démarche,  »  dit  Wagnère  '.  Quant 
aux  coryphées  de  la  philosophie,  loin  de  se  montrer 
sévères  sur  cette  capucinade  peu  digne  d'eux  et  de  lui, 
ils  l'approuvèrent  complètement,  et  il  est  tout  à  fait 
faux,  quoi  qu'en  aient  dit  les  Nouvelles  à  la  main,  que 
D'Alembert  et  Condorcet  aient  manifesté  leur  sérieux 
mécontentement  d'une  pasquinade  dont  le  ridicule  re- 
jaillissait sur  toute  la  secte.  C'est  Wagnière  qui  l'af- 
firme en  s'en  indignant  ;  mais,  à  cet  égard,  il  existe 
des  témoignages  autrement  formels.  Nous  avons  vu 
l'abbé  Gaultier  accuser  le  premier  de  lui  avoir  fait, 
ainsi  que  Diderot  et  Marmontel,  fermer  la  porte  de  son 
pénitent.  Jamais  inculpation  ne  fut  moins  fondée, 
comme  cela  résulte  de  ce  curieux  passage  de  la  lettre 
au  roi  de  Prusse  que  nous  avons  citée,  et  à  laquelle 
nous  aurons  encore  à  revenir.  C'est  là  tout  un  do- 
cument. 

Quelques  jours  avant  sa  maladie,  il  m'avait  demandé, 
dans  une  conversation  de  conQance,  comment  je  lui  con- 
seillais de  se  conduire,  si  pendant  son  séjour  il  venait  à 
tomber  grièvement  malade.  Ma  réponse  fut  celle  que  tout 
homme  sage  lui  aurait  faite  à  ma  place,  qu'il  ferait  bien  de 
se  conduire  en  cette  circonstance  comme  tous  les  philoso- 
phes qui  l'avaient  précédé,  entre  autres  comme  Fontenelle 
et  Montesquieu  *,  qui  avaient  suivi  l'usage, 

1.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Vol/ aire  {Paris,  André, 
1826),  t.  I,  p.  451.  Examen  de&  Mémoires  de  Bachaumont,  1778. 

2.  11  existe  un  document  curieux  qui,  si  on  ne  l'examine  d'un 
peu  près,  semblerait  démontrer  que  Montesquieu  mourut  en  chrétien 
sincère  et  convaincu.  C'est  une  lettre  de  madame  Dupré  de  Saint-Maur 
(M.  Menneciiet  dit  M.  de  Saint-Marc),  adressée  à  Suard,  qui  est  à  lire 
avec  attention.  Elle  n'est  pas  si  concluante  qu'elle  le  peut  paraître  dans 
le  sens  d'un  retour  véritable  à  Dieu,  et  elle  nous  a  laissé  au  moins 


250  FRANCHE  EXPLICATION. 

Et  reçut  ce  que  vous  savez 
Avec  beaucoup  de  révérence'. 

Il  approuva  beaucoup  ma  réponse  :  «  Je  pense  de  même,  me 
dit-il,  car  il  ne  faut  pas  être  jeté  à  la  voirie,  comme  j'y  ai 
vu  jeter  la  pauvre  Lecouvreur.  »  Il  avait,  je  ne  sais  pourquoi, 
beaucoup  d'aversion  pour  cette  manière  d'être  enterré.  Je 
n'eus  garde  de  combattre  cette  aversion,  désirant  qu'on  cas 
de  malheur  tout  se  passât  sans  trouble  et  sans  scandale.  En 
conséquence,  se  trouvant  plus  mal  qu'à  l'ordinaire,  un  des 
jours  de  sa  maladie,  il  prit  bravement  son  parti  de  faire  ce 
dont  nous  étions  convenus,  et  dans  une  visite  que  je  lui  fis 
le  matin,  comme  il  me  parlait  avec  assez  d'action,  et  que  je 
le  priais  de  se  taire  pour  ne  pas  se  fatiguer  la  poitrine  :  «  Il 
faut  bien  que  je  parle  bon  gré  mal  gré,  me  dit-il  en  riant; 
est-ce  que  vous  ne  vous  souvenez  pas  qu'il  faut  que  je  me 
confesse?  Voilà  le  moment  de  faire,  comme  disait  Henri  IV, 
le  saut  périlleux;  aussi  je  viens  d'envoyer  chercher  l'abbé 
Gaultier,  et  je  l'attends*.  » 

Nous  avons  reproduit  uq  petit  dialogue  assez  piquant 
entre  l'auteur  de  la  Pucelle  et  le  docteur  Lorry.  Ce 
médecin  de  ruelles,  d'ailleurs  bon  et  très-habile  méde- 
cin, avait  été  appelé  du  consentement  même  de  Tron- 
chin,  mais  sur  les  instances  de  Villette.  Wagnière,  qui, 
nous  le  savons,  n'affectionne  pas  plus  le  marquis  que 
madame  Denis,  dit  à  ce  propos  :  c<  M.  de  Villette, 
avait  la  plus  grande  haine  pour  M.  Tronchin^  et  au- 

des  doutes.  Nous  n'insisterons  pas  davantage  ;  nous  nous  bornerons, 
historiquement,  à  faire  nos  réserves  personnelles.  Menneciiet,  Mati- 
nées liliérahes  (Paris,  184C),  t.  IV,  p.  156,  157,  158. 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  XllI,  p.  52.  Epître 
au  duc  de  Sully,  1720.  Il  est  question  de  la  mort  de  l'abbé  de  Chau- 
lieu.  D'Alembert  cite  de  mémoire.  Ce  n'est  pas  «  révérence  »,  mais 
«  bienséance  »  qu'il  faut  lire. 

2.  (Xxivres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  XXV,  p.  103. 
Lettre  de  D'Alembert  au  roi  de  Prusse;  Paris,  3  juillet  1778. 


i 


LETTRE  DE  VILLETTE  A  LORRY.  251 

relit  désiré  qu'il  ne  continuât  plus  de  voir  M.  de  Vol- 
taire. Cela  était  si  violent,  qu'à  la  fin  M.  Tronchin  le 
prit  un  jour  par  le  bras,  et  le  fît  sortir  de  la  chambre. 
Dès  lors,  il  se  forma  deux  partis.  J'ai  été  témoin  des 
scènes  les  plus  indécentes  dans  la  chambre  du  ma- 
lade, lorsqu'il  était  encore  en  très-grand  danger. 
Au  bruit  qu'on  y  faisait,  on  aurait  dit  qu'il  y  avait 
des  paysans  ivres  prêts  à  se  battre  *.  »  Wagnière 
parle  encore  d'un  billet  de  Tronchin  à  son  confrère, 
très-cordial  et  très-poli,  que  Villette  aurait  escamoté 
et  remplacé  par  un  autre  «  afîn  de  se  vanter,  comme 
il  le  fit,  que  c'était  lui  seul  qui  avait  fait  venir 
M.  Lorry,  malgré  M.  Tronchin^  et  sauvé  la  vie  au 
malade.  »  Nous  ne  nous  arrêterons  point  à  ces  commé- 
rages. Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  Tronchin  n'était 
pas  le  médecin  qu'eût  choisi  le  marquis.  Ainsi  ce 
dernier,  s'étayant  de  l'exemple  que  le  docteur  ge- 
nevois lui  avait  donné,  faisait  insérer,  dans  le  Journal 
de  Paris,  un  billet  fort  aimable  pour  Lorry  et  infini- 
ment moins  gracieux  pour  Tronchin  qui  ne  semble 
pas,  toutefois,  s'en  être  affecté  outre  mesure. 

Ce  n'est  pas  moi,  monsieur,  c'est  votre  réputation  qui 
vous  a  annoncé  à  M.  de  Voltaire.  Vous  avez  pleinement  jus- 
tifié tout  ce  qu'on  lui  avoit  dit  de  vous;  et  c'est  votre  nom 
qui  doit  remplir  aujourd'hui  ces  vers  si  connus  : 

Malade,  et  dans  un  lit  de  douleur  accablé, 

Par  l'éloquent  Lorry  vous  êtes  consolé. 

Il  sait  l'art  de  guérir  autant  que  l'art  de  plaire,  etc. 

Je  vous  dois  le  repos  de  ma  vie  et  celui  de  ma  jeune 
femme  :  vous  avez  porté  le  calme  dans  son  esprit. 

1.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  t.  I,  p.   129,  130.  Voyage  de  Voltaire  à  Paris,  1778. 


232  LA  HARPE  ET  LA  PHARSALE. 

C'est  à  l'amitié  sans  doute  qu'il  faut  attribuer  les  craintes 
effrayantes  dont  M.  Tronchin  nous  avoit  alarmés;  tout  autre 
médecin  que  lui  pourroit  être  soupçonné  d'avoir  créé  des 
monstres  pour  l'honneur  de  les  combattre. 

Continuez  donc,  monsieur,  vos  visites  auprès  de  M.  de  Vol- 
taire. Votre  confrère  est  trop  ami  de  l'humanité  et  trop  pé- 
nétré du  respect  qu'il  doit  au  public  pour  refuser  de  partager 
avec  vous  la  gloire  d'avoir  rendu  la  vie  à  celui  qui  en  fait 
un  si  bel  usage  '. 

En  somme,  Lorry  ne  fit  qu'approuver  les  ordon- 
nances de  son  confrère  «  quelque  chose  que  l'on  pût 
lui  insinuer  pour  dire  le  contraire  »  ;  et  la  bonne 
entente  ne  cessa  de  régner  entre  eux,  tant  qu'ils 
furent  appelés  l'un  et  l'autre  au  chevet  du  malade.  Si 
les  crachements  de  sang  persistèrent,  l'état  général  ne 
tarda  pas  à  s'améliorer,  et  La  Harpe,  la  veille  même  de 
l'entrevue  avec  l'abbé  Gaultier,  récitait  au  patriarche, 
pour  le  distraire,  un  chant  de  la  Pharsale^  avec  une  em- 
phase, une  telle  vigueur  de  poumons  qu'on  l'entendait 
à  tous  les  étages,  «  et  même  dans  la  rue,  »  ajoutent 
malignement  les  Mémoires  secrets.  Après  l'avoir  laissé 

1.  Journal  de  Paris  du  jeudi  5  mars  17  7  8,  N°  64,  p.  255,  256. 
Copie  d'une  lettre  écrite  à  M.  Lorry,  docteur  de  la  Faculté  de  méde- 
cine de  Paris,  par  M.  le  marquis  de  VilK'tte,  et  envoyée  par  lui  aux 
auteurs  du  journal.  La  leltiii  n'a  pas  de  date.  Mais  nous  lisons  dans 
les  mémoires  manuscrits  du  lil)ra;re  Hardy,  à  celle  du  jeudi  2G  février  : 
«  On  sut  quelques  jours  après  que  le  sieur  marquis  de  Villelte  avoit 
écrit  au  sieur  Lornj,  docteur  du  la  Faculté  de  médecine,  en  grande 
réputation,  pour  l'engager  à  vouloir  bien  s'unir  au  sieur  Tronchin, 
et  travailler  de  concert  avec  lui  à  étaïer  l'extrême  caducité  dudit 
sieur  de  Voltaire,  n  IMbliollièque  nationale.  Minuscrits,  N»  GC82. 
Mes  loisirs  ou  Journal  d'érénemens  tels  qn''ih  parviennent  à  ma  con- 
naissance, p.  4G0.  Si  nous  citons  de  préférence  le  manuscrit,  disons 
que  ces  détails  relatifs  à  Voltaire  ont  été  reproduits  dans  la  Nouvelle 
revue  encyclopédique  (Didot,  J848],  t.  V,  p.  C3S  à  C45. 


LECTURE  DES  BARMÉCIDES.  253 

tonner  tant  qu'il  le  voulut,  Voltaire,  s'adressant  aux 
personnes  qui  étaient  dans  sa  chambre  :  «  Messieurs, 
leur  aurait-il  dit,  de  l'air  le  plus  sérieux,  vous  devriez 
bien  demander  pour  moi  la  croix  de  Saint-Louis.  »  On 
crut  qu'il  divaguait.  On  le  fit  répéter.  «  Eh  oui,  ajouta- 
t-il,  la  croix  de  Saint-Louis,  pour  ce  pauvre  Voltaire 
qui  perd  son  sang  et  qui  soutient  avec  tant  de  courage 
cette  cruelle  bataille  de  Pharsale  * .  » 

Wagnière,  dans  son  examen  des  Mémoires  secrets^ 
substitue  les  Barméddes  à  la  Pharsale.  Mais  c'est  là 
une  erreur.  Celte  petite  scène,  qu'il  faut  reporter  au 
dimanche,  premier  mars  ^  est  très-distincte  de  la  lec- 
ture des  Barmécides^  et  la  Correspondance  secrète  a 
une  anecdote  etsurTune  et  sur  l'autre.  Nous  avons  em- 
prunté à  celle- ci  l'historiette  delà  croix  de  Saint-Louis, 
dont,  après  tout,  nous  lui  laissons  la  responsabilité  ; 
nous  reproduirons  également  ce  qu'elle  rapporte  à 
l'égard  de  la  tragédie  de  La  Harpe.  «  Le  fameux  cri- 
tique faisoil  quelques  difficultés  de  lui  lire  sa  fameuse 
tragédie  des  Barmécides,  en  lui  disant  que  son  état  ne 
lui  permettoit  pas  de  supporter  de  fortes  sensations. 
Ça  me  fera  revivre^  dit  le  vieillard ,  lisez  toujours. 
Enfin,  le  fameux  critique  fut  décidé  à  obéir  :  le  malin 
hermite  écoutoit  avec  attention;  tantôt  il  bailloit,  et 
tantôt  il  sourioit.  Quand  l'écrivain  tragique  eut  fini  de 
lire  :  Cette  pièce,  dit-il,  est  un  roman  invraisem- 


1.  Correspondance  secrète,  politique  et  littéraire  (Londres,  John 
Adamson),  t.  VI,  p.  300;  Paris,  le  27  juin  1778. 

2.  Mémoires  secrets  pour  senir  ù  f histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p.  130,  132;  3  et  5  mars 
1778. 


•254  CE  QD'EN  PENSE  VOLTAIRE. 

blable  où  il  se  trouve  quelques  beaux  vers  déplacés  ' .  » 
Wagnière  ne  donne  pas,  tant  s'en  faut,  à  la  critique, 
cette  attitude  peu  sympathique.  Ce  qui  révèle  l'infidé- 
lité de  la  plupart  de  ces  commérages,  c'est,  trop  sou- 
vent, la  complète  ignorance  du  caractère,  de  l'humeur 
de  celui  qu'ils  mettent  en  scène.  Voltaire  est  malin,  il 
n'est  pas  méchant,  et  il  est  très-affable,  très-cares- 
sant et  très-indulgent  avec  ceux  qu'il  aime.  Laissons 
raconter  à  son  tour  l'honnête  secrétaire.  L'anecdote 
ne  se  ressemblera  plus,  bien  que  le  fond  des  choses 
soit  le  même.  «  M.  de  Voltaire  avait  prié  M.  de  La 
Harpe  de  lui  lire  sa  dernière  tragédie  [les  Barmécides), 
Pendant  la  lecture,  où  nous  n'étions  que  nous  trois, 
M.  de  Voltaire  faisait  ses  observations,  et  donnait  à 
M.  de  la  Harpe  des  conseils  de  père  et  d'un  véritable 
ami.  Celui-ci,  piqué  dans  son  amour-propre,  dit  avec 
altération  qu'il  ne  pouvait  continuer,  et  prétexta  un 
mal  de  gorge.  Eh  bien,  lui  répHqua  avec  bonté  M.  de 
Voltaire^  laissez-moi  votre  pièce,  et  si  vous  le  voulez, 
je  mettrai  en  marge  mes  observations  ;  à  quoi  M.  de 
La  Harpe  eut  bien  de  la  peine  à  consentir  ^.  » 

1 .  Correspondance  secrète^  politique  et  littéraire  (Londres,  John 
Àdamson),  t.  VI,  p.  143  ;  de  Paris,  le  4  avril  1778. 

2.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoirex  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  t.  I,  p,  443.  Examen  des  Mémoires  de  Bachaumont.  Grimm 
raconte  aussi  cette  lecture  des  Barmécides,  et  donne  le  jugement  du 
patriarche  qui  ne  hâille  ni  ne  sourit,  et,  tout  au  contraire,  voudrait 
bien  n'avoir  pas  à  attrister  un  jeune  écrivain  dont  il  apprécie  le  talent 
et  aime  la  personne.  «  Mon  ami,  pela  ne  vaut  rien  ;  c'est  un  conte 
déplorable  où  l'on  trouve  par  ci  par  là  quelques  beaux  vers,  mais  qu'il 
faut  ôter,  parce  qu'ils  sont  déplacés,  parce  qu'ils  détruisent  fout  le 
reste.  Jamais  la  tragédie  ne  passera  par  ce  chemin-là...  »  Grimm, 
Correspondance  littéraire  (Paris,  Fume),  t.  X,  p.  59;  juillet  1778. 
€e  sont  presque  mot  pour  mot  les  paroles  attribuées  à  Voltaire  dans 


IRA-T-IL  A  VERSAILLES?  25S 

Quoique  dise  Wagnière,  son  maître  avait  les  regards 
tournés  du  côté  de  Versailles.  «  Il  a  encore  d'autres 
prétentions,  dit  madame  du  Deffand  à  Walpole  dans 
sa  lettre  du  22  février,  celle  d'aller  à  Versailles,  de 
voir  le  roi,  la  reine,  mais  je  doute  qu'il  en  obtienne 
la  permission.  »  Cet  air  de  toléré  et  de  disgracié  lui 
pesait,  l'humiliait.  Il  était,  après  tout,  officier  du  roi, 
son  devoir  n'était-il  pas  d'aller  saluer  Leurs  Majestés? 
et  l'état  de  faiblesse  où  il  se  trouvait,  ne  pouvait-il  pas 
seul  excuser  son  abstention  à  cet  égard.  Ses  amis,  qui 
étaient  loin  de  partager  ses  illusions,  faisaient  tout  pour 
le  détourner  d'une  telle  pensée.  «  Vous  êtes  bien  bon! 
lui  disait  à  ce  propos  quelqu'un  qui,  sans  doute, 
n'avait  pas  lui-même  beaucoup  à  se  louer  de  ce  pays- 
là,  savez- vous  ce  qui  vous  serait  arrivé?  je  vais  vous 
l'apprendre.  Le  roi,  avec  son  affabilité  ordinaire,  vous 
aurait  ri  au  nez,  et  parlé  de  votre  chasse  de  Ferney, 
la  reine,  de  votre  théâtre  ;  Monsieur  vous  aurait  de- 
mandé compte  de  vos  revenus;  Madame  vous  aurait 
cité  quelques-uns  de  vos  vers  ;  la  comtesse  d'Artois  ne 
vous  aurait  rien  dit,  et  le  comte  vous  aurait  entretenu 
de  la  Pucelle.  »  Le  tableau  est  plus  plaisant  que  re- 
butant, et  Voltaire,  s'il  avait  été  assuré  d'un  tel  accueil, 
n'eût  point  résisté  à  la  tentation  de  produire  son  visage 
parcheminé,  son  accoutrement  du  vieux  temps,  au  sein 
de  cette  jeune  cour  qui  l'eût  pris  pour  un  revenant. 

Marie-Antoinette  se  serait  montrée  pleine  d'affabihté 
et  de  prévenances  pour  le  poëte  qui  l'avait  chantée  ; 
mais  Louis  XVI  ?  Entouré,  circonvenu  par  le  clergé 

la  Correspondance  secrète.  Mais  le  cadre  est  bien  diCTérent,  ainsi  que 
Pacceutet  l'intention. 


2$i6  BIENVEILLANCE  DE  LA  REINE. 

qui  lui  aurait  fait  entendre  ce  qu'aurait  eu  de  grave 
pour  la  religion  un  abord  autre  que  sévère  et  glacé,  il 
eût  cédé  vraisemblablement  aux  obsessions  dont  il  eût 
été  l'objet;  et  l'apparition  de  l'auteur  du  Dictionnaire 
philosophique  à  Versailles  n'aurait  infailliblement  été 
rien  moins  qu'un  triomphe.  Cependant,  il  était  un 
embarras  sérieux  pour  la  cour,  qui  avait  à  compter 
avec  l'opinion,  et  qui  sentait  déjà  la  force  du  courant, 
sans  soupçonner,  toutefois,  que  ce  courant  finirait 
par  l'entraîner  aux  abîmes.  Toutes  les  correspon- 
dances, les  Nouvelles  à  la  main  agitent  cette  grande 
question,  qui  occupait  autant  et  plus  les  oisifs  que  la 
question  si  palpitante  et  si  menaçante  d'une  guerre 
avec  l'Angleterre  :  Voltaire  serait-il  ou  ne  serait-il  pas 
reçu  à  Versailles?  c'était  à  qui  dirait  son  mot  et  don- 
nerait le  secret  du  cabinet.  «  Le  triomphe  éclatant  de 
M.  de  Voltaire,  à  Paris,  notait  une  de  ces  gazettes, 
vient  de  recevoir  un  petit  échec  assez  cruel.  On  sepro- 
posoit  de  lui  donner  le  fauteuil  au  Théâtre-Français, 
honneur  accordé  à  Corneille  et  à  Racine.  La  reine 
voulut  qu'il  eût  une  loge  tapissée  comme  la  sienne,  et 
à  côté  de  la  sienne,  afin  de  pouvoir  causer  avec  lui 
chaque  jour,  etc.  ;  mais  le  roi  étant  chez  son  auguste 
épouse,  et  entendant  parler  de  Voltaire,  se  mit  à  dire  : 
Ahl  ah!  M.  de  Voltaire!  il  est  à  Paris;  cela  est 
vraij  mais  c'est  saiis  ma  permission.  —  Mais,  sire,  il 
n'a  jamais  été  exilé;  —  cela  se  petit,  mais  je  sais 
ce  que  je  veux  dire  '.  Madame  Campan,  admirable- 

1.  Correspondance  tecrète,  politique  et  littéraire  (Londres,  John 
Adamgon),  t.  VI,  p.  49;  de  Versaillea,  le  26  février  1778.  Ce  pas- 
sage est  textuelieiuent  reproduit  dans  la  Correspondance  secrète  iné- 


DÉCISION  IRRÉVOCABLE.  257 

ment  placée  pour  tout  savoir,  donne  la  note  exacte,  et 
entre  dans  les  détails  les  plus  circonstanciés  et  les 
plus  curieux. 

Parisporta  au  plushauldegréTenthousiasme  etles  honneurs 
rendus  au  grand  poêle.  Il  y  avait  un  inconvénient  majeur  à 
laisser  Paris  prononcer  avec  de  pareils  transports  une  opi- 
nion si  contraire  à  celle  de  la  cour;  on  le  fît  bien  observer 
à  la  reine,  en  lui  représentant  qu'elle  devrait  au  moins, 
sans  accorder  à  Voltaire  les  honneurs  de  la  présentation,  le 
voir  dans  les  grands  appartements.  Elle  ne  fut  pas  trop  éloi- 
gnée de  suivre  cet  avis,  et  paraissait  uniquement  embar- 
rassée de  ce  qu'elle  lui  dirait,  dans  le  cas  où  elle  consenti- 
rait à  le  voir.  On  lui  conseilla  de  lui  parler  seulement  de 
la  Eenriade,  de  Mérope  et  de  Zaïre  ;  la  reine  dit  à  ceux  qui 
avaient  pris  la  liberté  de  lui  faire  ces  observations,  qu'elle 
consulterait  encore  des  personnes  dans  lesquelles  elle  avait 
une  grande  confiance.  Le  lendemain  elle  répondit  qu'il  était 
décidé  irrévocablement  que  Voltaire  ne  verrait  aucun  mem- 
bre de  la  famille  royale,  ses  écrits  étant  pleins  de  principes 
qui  portaient  une  atteinte  trop  directe  à  la  religion  et  aux 
mœurs.  «  Il  est  pourtant  étrange,  ajouta  la  reine,  en  rendant 
réponse,  que  nous  refusions  d'admettre  Voltaire  en  notre 
présence,  comme  chef  des  écrivains  philosophes,  et  que  la 
maréchale  de  Mouchy  se  soit  prêtée,  d'après  les  intrigues 
de  la  secte,  à  me  présenter,  il  y  a  quelques  années,  madame 
Geoffrin,  qui  devait  sa  célébrité  au  titre  de  nourrice  des 
philosophes  *.  » 

Il  n'y  a  pas  à  insister  sur  le  peu  de  justesse  de  cette 
observation  de  la  reine.  Madame  Geoffrin  n'avait  qu'un 
salon,  où,  loin  d'attiser  le  feu  de  la  philosophie,  elle 
s'efforçait,  avec  une  prudence  excessive,  de  brider  les 

dite  sur  Louis  XVI,  Marie- Antoinette,  la  cour  et  la  ville  (Pion,  186G), 
t.  I,  p.  144  ;  du  2  mars. 

1.  Madame  Campan,  Mémoires  (Collection  Barrière),  t.  X,  p.  149, 
150. 

VIII.  17 


258  FARIAU  DE  SAINT-ANGE. 

élans,  s*effrayant,  se  fâchant,  quand  on  osait  plus  que 
de  raison.  Elle  n'écrivait  point,  elle  n'était  même  pas 
philosophe;  elle  pouvait  être  présentée  à  la  reine, 
comme  elle  le  fut  à  sa  mère  Marie-Thérèse  qui,  mal- 
gré sa  rigidité,  l'accabla  de  prévenances  et  d'égards. 
Revenons  à  Voltaire.  Trop  modéré  pour  troubler  les 
derniers  moments  du  vieillard,  le  roi  bornera  sa  clé- 
mence à  ignorer  que  l'auteur  de  V Essai  sur  les  mœurs 
est  à  Paris.  Mais  c'est  sur  quoi  ne  tardera  pas  à  être 
édifié  l'hôtel  du  quai  des  Théatins  :  et  aucune  tenta- 
tive ne  sera  faite  pour  renverser  le  mur  de  glace  qui 
se  fût  opposé  à  un  voyage  à  la  cour. 

En  dépit  des  représentations  incessantes  de  Tron- 
chin,  qui  menaçait  de  rechutes  inévitables.  Voltaire 
s'était  remis  de  plus  bel  à  sa  tragédie  ;  il  dictait  lettres 
sur  lettres,  et  recevait  les  visites  de  tout  Paris.  Qui- 
conque avait  troussé  un  bouquet  à  Chloris,  rimé  un 
acte,  glissé  son  nom  à  quelque  coin  du  Mercure  ou  de 
YAlmajiach  des  Muses,  croyait  de  son  devoir  d'aller 
présenter  ses  humbles  hommages  au  célèbre  écri- 
vain, et  le  patriarche  se  laissait  envahir,  répUquant 
par  un  madrigal,  parfois  une  épigramme,  qu'il  fallait 
bien  encaisser  comme  un  compliment.  Le  traducteur 
d'Ovide ,  Fariau  de  Saint-Ange ,  était  venu ,  comme 
tout  le  monde,  faire  ses  salamalecs  au  grand  lama 
de  la  littérature.  Saint-Ange,  qui  a  laissé  une  traduc- 
tion estimée  des  Métamorphoses,  avait  une  vanité  qui 
dépassait  de  beaucoup  ses  talents  ;  et  la  préoccupa- 
tion de  l'effet,  l'envie  de  ne  pas  dire  des  choses  com- 
munes, donnaient  à  son  maintien  un  air  de  contrainte 
et  de  gaucherie  dont  ses  ennemis  tiraient  bon  parti, 


I 


MERCIER  LE  DRAMATURGE.  2d9 

car  son  excessif  amour-propre  lui  en  avait  attiré, 
de  très-acharnés  même  *.  Il  avait  préparé  son  petit 
discours  et  en  attendait  merveille.  «  Aujourd'hui, 
monsieur,  dit-il  à  Voltaire  en  tournant  son  chapeau 
entre  ses  doigts,  je  ne  suis  venu  voir  qu'Homère;  je 
viendrai  voir  un  autre  jour  Euripide  et  Sophocle,  et 
puis  Tacite,  et  puis  Lucien,  etc.  —  Monsieur,  je  suis 
bien  vieux,  répliqua  le  malin  poëte  :  si  vous  pouviez 
faire  toutes  ces  visites  en  une  fois  ^  !  » 

Mercier,  le  dramaturge  qui,  lui,  ne  péchait  pas  par 
l'afféterie,  aima  mieux  lui  parler  de  son  âge  que  de  ses 
livres.  «  Vous  avez,  lui  dit-il,  si  fort  surpassé  vos  con- 
frères en  tout  genre,  vous  surpasserez  encore  Fonte- 
nelle  dans  l'art  de  vivre  longtemps.  —  Ah  !  monsieur, 
Fontenelle  était  un  Normand  :  il  a  trompé  la  nature  ^.  » 
De  la  part  de  Mercier,  le  compliment  est  tout  naturel  ; 
ces  phénomènes  d'âge,  de  durée,  le  frappent,  l'inté- 
ressent jusqu'à  l'entraîner  dans  des  supputations 
plus  bizarres  que  fécondes,  a  II  a  vécu,  dira-t-il  du 
patriarche  de  Ferney  dans  son  Tableau  de  Paris , 
dans  ses  quatre  vingt-quatre  années,  vingt-trois  mille 
deux  cents  heures.  Voilà  bien  peu  de  temps  pour  tout 
ce  qui  lui  a  fallu  apprendre  et  écrire,  et  pour  les 
audiences  qu'il  a  données  *.  » 

1 .  Voir  notre  étude  sur  Grimod  de  La  Reynière  dans  la  Revue 
française  (1857),  t.  IX,  p.  102  à  107. 

2.  Correspondance  secrète,  politique  et  littéraire  (Londres,  John 
Adamson),  t.  VI,  p.  143  ;  de  Paris,  le  4  avril  177  8. 

;i.  Grlmm,  Correspondance  littéraire  {Pairis,  Fume),  t,  X,  p.  29; 
avril  1778. 

4.  Mercier,  Tableau  de  Paris  (Amsterdam,   1783),  t.  VI,  p.  153, 

Ch.   DXXIII. 


260  LA  CHEVALltRE  D'ÉON. 

Puisqu'il  est  question  des  \isites  dont  l'auteur  de  la 
Henriade  fut  assailli,  il  ne  faut  pas  omettre  celle  de  la 
chevalière  d'Éon.  Elle  avait  fait  écrire  deux  lettres  à 
W"agnière  par  un  des  chefs  du  bureau  des  affaires  étran- 
gères, pour  obtenir  une  audience,  qui  lui  fut  accordée. 
L'annonce  de  son  arrivée  avait  mis  tout  le  monde  en 
éveil,  et  elle  eut  à  affronter  la  valetaille  accourue  sur 
son  passage  (jeudi  12  mars).  Ce  concours  parutla  con- 
trarier, la  décontenancer  même,  et  elle  passa  hâtive- 
ment, le  nez  dans  son  manchon,  sans  regarder  autour 
d'elle.  L'état  du  malade  ne  permettait  pas  de  longues 
visites  :  la  sienne  fut  courte,  et  se  borna  à  l'échange 
de  quelques  mots  de  politesse  '. 

La  matinée  du  mardi  (10  mars),  il  y  avait  eu  répé- 
tition à' Irène  dans  le  salon  de  M.  de  Villette,  mai^  le 

1.  Lon^cliamp  etWagnièrc,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  l.  I,  p.  456.  Examen  des  Mémoires  de  Bachaumont,  1778. 
L'énumération  des  visites  dont  Voltaire  fut  l'objet  serait  impossible; 
autant  vaudrait  nommer  tout  Paris.  Citons  cependant  le  premier 
président  de  la  Cour  des  comptes,  M.  de  Nicolaï,  le  fils  de  celui  auquel 
le  père  Arouel  avait  confié  la  disposition  de  la  Torlune  de  ses  fils. 
u  Mon  grand-père,  qui  n'étoit  pas  bomme  à  suivre  le  torrent,  ra- 
conte madame  de  Villeneuve,  fut  le  voir  et  lui  mena  ma  mère  qui, 
par  le  fait,  devoit  bien  quelque  reconnoissance  à  celui  qui  avoit  si 
dignement  et  si  noblement  chanté,  dans  sa  Henriade,  le  président 
Polbier.  Il  y  eut  sans  doute,  dans  cette  visite,  des  allusions  flatteuses 
et  pour  le  poêle  et  pour  les  descendants  du  magistrat  intègre  et 
dévoué.  Un  de  mes  oncles  (M.  de  Galard-Béarn),  qui  avoit  été  à 
Ferney,  et  qui  comptoit  parmi  ses  ayeux  Hector  de  Galard,  dont  on 
donna  le  nom  au  valet  de  carreau,  fut  très-bien  accueilli,  et,  dans  la 
conversation.  Voltaire,  qui  savoit  sa  noblesse  par  cœur,  amena 
adroitement  mon  oncle  à  dire  qu'il  étoit  le  descendant  d'Hector  de 
Galard.  u  Non,  non,  dit-il  en  interrompant,  c'est  d'Hector,  fils  de 
Priam.  »  Extrait  inédit  des  Souvenirs  de  la  marquise  de  Villeneuve, 
née  Nicolay.  Nous  devons  cette  communication  à  l'obligeance  de  M.  de 
Boislile. 


à 


IRRITATION  DE  VO  LTAIRE  CONTRE  SÇS  INTERPRÈTES.     26 1 

poëte  n'y  put  assister.  Il  avait  toussé  une  partie  de  la 
nuit,  s'était  relevé,  puis  recouché,  et  Tronchin  avait 
exigé  qu'il  demeurât  dans  son  lit,  les  rideaux  tirés. 
Cette  contrariété  aurait  été  peu  de  chose,  s'il  avait  été 
assuré  de  pouvoir  assister  à  la  première  représentation 
de  sa  pièce.  Mais  le  docteur  genevois  s'était  prononcé 
assez  catégoriquement  pour  ne  laisser  qu'un  médiocre 
espoir  à  l'auteur  à' Irène  et  à  son  entourage,  qui  ne 
comprenait  pas  une  telle  fête  sans  Voltaire.  La  nuit 
suivante  (du  mardi  au  mercredi)  n'avait  pas  été  meil- 
leure ;  le  malade  avait  encore  rendu  beaucoup  de  sang 
provenant  de  la  poitrine ,  ce  qui  décida  à  le  mettre 
au  lait  d'ânesse.  Tout  cela  n'était  pas  fait  pour  calmei 
cette  organisation  si  facile  à  s'exalter,  à  s'emporter, 
et  l'on  jugea  que  le  mieux  était. encore  de  ne  pas  trop 
lui  rompre  en  visière.  Madame  Vestris  s'était  présentée 
pour  le  consulter  sur  certains  passages  de  son  rôle  ;  il 
la  renvoya  à  madame  Denis,  et,  comme  cette  dernière 
insistait  sur  la  nécessité  d'une  répétition  générale  sous 
ses  yeux  :  «  Pourquoi  faire?  s'écria-t-il,  voulez-vous 
que  je  fasse  venir  ici  les  comédiens,  pour  me  jeter  de 
l'eau  bénite  ?  » 

Ajoutons  qu'il  éprouvait  à  l'égard  de  ses  interprètes 
une  vive  irritation,  et  peut-être  appréhendait-il  de  sa 
part  des  vivacités  dont  il  n'eût  pas  été  le  maître.  Ceux-ci 
n'avaient  répondu  que  fort  insuffisamment  à  ce  qu'il 
attendait  d'eux.  Il  les  trouva  médiocres,  peu  intelli- 
gents, sans  entrailles,  et  aussi  indociles  que  s'ils 
n'eussent  pas  eu  besoin  de  conseils.  On  a  fait  bien  des 
contes  sur  ses  rapports  avec  eux,  ses  boutades,  ses 
fureurs,  et  leurs  répliques  irrespectueuses;   et  c'est 


262  PAROLE  DURE  DU  PO£TE. 

avec  une  grande  déûance  qu'ils  doivent  être  accueillis. 
Il  ne  pouvait  s'accommoder  de  l'imperturbable  séré- 
nité de  madame  Vestris,  dans  les  moments  où  elle  au- 
rait eu  le  plus  besoin  d'élan  et  de  pathétique,  et  il  lui 
témoigna  avec  quelque  impatiei.ce  ce  qu'il  regrettait 
de  ne  pas  rencontrer  en  elle  ;  car  l'art  ne  supplée  pas 
à  l'âme  absente,  bien  qu'il  parvienne  quelquefois  à 
donner  le  change.  «  Madame,  je  me  rappelle  made- 
moiselle Duclos  que  j'ai  vue,  il  y  a  cinquante  ans,  faire 
pleurer  une  assemblée  nombreuse  en  prononçant  un 
seul  mot  :  un  mon  père,  mon  amant,  dit  par  elle,  fai- 
sait fondre  en  larmes  tous  les  spectateurs.  »  Mais  ma- 
dame Vestris,  qui  avait  d'incontestables  qualités,  man- 
quait complètement  de  ce  diable  au  corps ^  la  première 
des  vertus  de  la  comédienne,  et  le  sine  qua  non  aux 
yeux  de  l'auteur  de  Zaïre.  Un  jour,  il  récitait  des  pas- 
sages de  son  Irène  à  mademoiselle  Clairon,  qui  l'était 
venu  voir.  Il  le  fit  avec  une  telle  véhémence,  que  l'au- 
ditoire eut  peur  qu'il  ne  se  rendît  malade.  Celle-ci, 
qui  certes  ne  péchait  pas  par  les  mêmes  côtés  que  ma- 
dame Vestris,  lui  dit,  après  avoir  écouté  ces  vers  :  «  Où 
trouver  une  actrice  assez  forte  pour  les  rendre?  Un 
pareil  effort  est  capable  de  la  tuer.  —  C'est  ce  que  je 
prétends,  mademoiselle,  s'écria  le  poëte  :  je  veux 
rendre  ce  service  au  public  »  *.  Mademoiselle  Clairon 
ne  l'entendait  qu'en  thèse  générale  ;  mais  la  réponse 
de  Voltaire  était  une  allusion  trop  directe  à  ses  griefs, 
et  fut  comprise  de  tout  le  monde. 

1.  Correspondance  secrète ,  politique  et  littéraire  (Londres,  John 
Adamson),  t,  VI,  p.  77,  217.  —  Linguet,  Annales  politiques  etlitté- 
-aires,  t.  III,  p.  388. 


RÉPLIQUE  PEU  PROBABLE  DE  BRIZARD.  263 

Il  n'était  pas  homme  à  cacher  ce  qui  l'affectait,  et 
même  à  en  modérer  quelque  peu  l'expression.  Brizard 
eut  également  à  essuyer  le  contre-coup  de  son  hu- 
meur, et,  s'il  fallait  ajouter  foi  à  ce  que  rapporte  Wa- 
gnière,  il  aurait  répondu  à  une  observation  faite  avec 
plus  ou  moins  de  vivacité  sur  la  manière  de  déclamer 
le  rôle  :  «  Il  suffit,  monsieur,  que  vous  me  le  disiez  pour 
que  je  ne  le  fasse  pas  *.  »  Nous  sommes  de  l'avis  de 
Beuchot,  cela  n'est  pas  admissible.  Voltaire  lui  aurait 
retiré  le  rôle,  séance  tenante,  et  ne  lui  aurait  pas 
réservé  celui  d' Agathocle  ;  de  son  côté,  Brizard  n'eût 
pas  eu  l'audace,  à  la  sixième  représentation  à'Jrène^  de 
venir  poser  une  couronne  sur  le  front  du  grand  homme 
qu'il  eût  naguère  si  grossièrement  outragé  ^.  Mais  il 
ressort,  même  de  l'exagération  des  commérages,  un 
fait  vrai,  le  mécontentement  du  poëte,  qui  ne  sait 
pas  prendre  son  parti  sur  la  médiocrité  des  artistes  ; 
et  nous  n'en  exceptons  pas  Mole,  dont  il  ne  se  plaint 
pas  moins  amèrement  que  des  autres  ^. 

1.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  t.  I,  p.  227,  228.  Voyage  de  Voltaire  à  Paris,  1778. 

2.  Préville  rapporte  que  le  patriarche,  au  moment  où  Brizard  loi 
posait  la  couronne  sur  la  têle,  se  tourna  et  lui  dit  :  «  Monsieur, 
vous  me  faites  regretter  la  vie  :  vous  m'avez  fait  voir  dans  le  rôle 
de  Brutus  des  beautés  que  je  n'avais  point  aperçues  en  le  composant.» 
Mémoires  sur  le  dix-huitième  siècle  (collection  Barrière),  t.  VI,  p.  1 55.  Ce 
compliment  adressé  à  Brizard  en  un  pareil  moment  annoncerait,  de  la 
part  de  Voltaire,  une  présence  d'esprit  bien  étrange.  Il  parle,  d'ailleurs, 
de  Brutus,  comme  avant  assisté  à  la  représentation.  Durant  son  séjour 
à  Paris,  la  tragédie  ne  fut  jouée  qu'une  unique  fois,  le  18  février. 
Et  il  reste  prouvé  que  Voltaire  n'alla  pas  au  théàlre  avant  la  siiième 
représentation  d'IréHc.  Archives  de  la  Comédie,  Journal,  1777,  1778, 
p.  36. 

3.  VolUire,  (JEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  450.  451. 


264  VOLTAIRE  CRACHE  DU  SANG. 

II  était  tombé  dans  une  sorte  d'anéantissement  mêlé 
d'effrois  presque  enfantins.  Il  ne  voulut  plus  entendre 
parler  de  sa  pièce,  et  laissa  sa  nièce  disposer  des  billets 
comme  elle  l'entendrait.  En  quatre  jours  il  avait  vieilli 
de  quatre  années,  son  moral  s'était  affaissé  en  propor- 
tion de  l'individu  physique,  et  il  disait  à  ceux  qui  le 
venaient  voir,  avec  presque  de  l'hébétement  :  «  Vol- 
taire se  meurt,  Voltaire  crache  du  sang.  »  Il  s'était 
laissé  aller  à  une  indifférence  de  tout  qui  n'annonçait 
rien  de  bon,  et  bien  complète,  comme  on  en  va  juger. 
Le  marquis  de  Villevieille,  qui  ne  quittait  guère  plus 
sa  chambre  que  d'Argental,  Villette  et  Thibouville, 
dans  le  but  de  secouer  cette  torpeur  de  mauvais  au- 
gure, lui  apporta  des  vers  contre  Irène.  Mais,  après  en 
avoir  pris  lecture  sans  mot  dire,  il  les  rendit  au  mar- 
quis sans  témoigner  la  moindre  sensibiUté. 

On  ne  saurait  dire  tous  les  vers,  épîtres,  madrigaux, 
odes,  épithalames,  qui  pullulèrent  dans  les  gazettes  en 
son  honneur.  Le  Journal  de  Paris  en  fut  saturé  '.  Ce 
sont  les  vers  de  Le  Brun  à  M.  de  Voltaire  sur  son  ar- 
rivée à  Paris;  ceux  de  Blin  de  Sainmore  à  M***^  après 
avoir  vu  M.  de  Voltaire  pour  la  première  fois;  Vers 

Lettre  de  Voltaire  à  d'Argental;  mars  17  78.  —  «  A  une  des  répéti- 
tions d'Irène,  M.  de  Voltaire,  mécontent  des  eomédiens,  se  tourmen- 
toit  beaucoup  pour  leur  donner  le  sens  de  quelques  morceaux.  Un 
duc  se  trouvoil  là,  je  ne  sais  trop  lequel,  il  y  en  a  tant!  Il  osa  dire 
à  l'auteur  de  la  pièce  qu'il  avoit  tort  de  s'enflammer,  qu'il  lui  parais- 
soit  que  les  comédiens  rendolent  fort  bien  ses  ver».  »  Cela  peut  être 
fort  bon  pour  un  duc,  dit  Voltaire,  mais  pour  moi,  cela  ne  vaut  rien.  » 
Correspondance  secrète,  politique  et  littéraire  (Londres,  John  Adam- 
8on),  t.  VI,  p.  341  ;  de  Paris,  le  23  juillet  1778. 

1.  Journal  de  Paris,  N"  des  15,  IC,  18,  19,  22  février;  3,  *, 
10,  21,  Î8,  29  mars;  G  avril,  l"-mai. 


J 


MADRIGAUX  ET  ÉPIGRAMMES.  263 

faits  dans  la  chambre  de  M.  de  Voltaire,  par  La 
Harpe;  des  vers  de  toute  mesure  et  de  tous  calibres  par 
des  poètes  de  toutes  les  tailles,  par  madame  de  Bussy, 
parlmbert,  par  D'Oigny,  par  Guys,  l'auteur  du  Voyage 
littéraire  de  la  Grèce,  auxquels  il  fallait  répondre  et 
auxquels  ou  répondait  avec  la  même  grâce  et  la  même 
aisance.  Le  patriarche  était  à  la  lettre  écrasé  sous  ces 
fleurs  de  rhétorique  d'une  saveur  un  peu  mêlée.  Il  y 
aurait  eu,  toutefois,  quelque  candeur  à  se  flatter  que  la 
haine  et  l'envie  eussent  désarmé;  elles  sont  toutes 
deux  immortelles  et  ne  s'endorment  guère.  Nous  lisons 
dans  le  Courrier  de  l'Europe  :  «  Les  ennemis  de  M.  de 
Voltaire  opposent  à  la  foule  des  vers  que  son  arrivée 
a  inspirés  à  ses  admirateurs,  des  épigrammes  et  d'au- 
tres satires  qui,  si  elles  prouvent  beaucoup  de  méchan- 
ceté, n'annoncent  pas  du  moins  beaucoup  de  talent 
dans  leurs  auteurs.  On  ne  manque  pas  de  les  lui  faire 
parvenir*,  et  il  disoit  l'autre  jour  à  cette  occasion  :  Je 


1.  «  Vous  ai-je  mandé,  écrivait  madame  du  DeÉfand  à  Walpole, 
le  dimanche  8  mars,  qu'il  a  reçu  pendant  sa  maladie  un  paquet  par 
la  petite  poste,  qui  renfermait  un  libelle  imprimé  de  soixante  pages, 
le  plus  outrageant,  et  qui  lui  causa  la  plus  violente  colère?  Ses  com- 
plaisants voulurent  le  lui  faire  jeter  au  feu  avant  d'en  achever  là  lec- 
ture, qu'il  fit  tout  seul  ;  il  dit  qu'il  voulait  le  montrer  à  D'Alembert  ; 
je  n'ai  vu  personne  à  qui  il  l'ait  communiqué.  Ce  qui  est  extraordi- 
naire, c'est  que  l'auteur  ou  les  auteurs  n'en  fassent  part  à  personne.  » 
Correspondance  complète  (Paris,  Pion,  1865),  t.  II,  p.  643,  644.  — 
Mais  Voltaire  ne  put  tout  connaître.  Jusqu'au  plus  profond  des  cloî- 
tres, l'indignation  monastique  s'escrimait  en  vers  petits  et  grands 
contre  l'impie,  contre  l'apostat.  On  retrouvait,  après  la  Révolution, 
à  la  Trappe  de  Mortagne,  un  recueil  de  poésie  manuscrit  parlant  de 
1773,  et  formant  un  volume  in-8,  où  l'on  avait  réuni  tout  ce  que 
l'auteur  du  Dictionnaire  philosophique  avait  pu  inspirer  d'anathèmes 
rimes  au  père  Théodore,  le  pieux  abbé,  au  prieur  Palémon,  aux  frères 


266  LES  COMÉDIENS  ORDINAIRES  DU  ROI. 

recevais  à  Ferney  de  pareilles  ordures  toutes  les  se- 
maines, etfen  payais  le  port;  ici  on  m'en  envoie  tous 
les  Jours  et  elles  ne  me  coûte?it  rien,  Je  gagne  à  ce 
marché  '.  » 

Cependant,  une  légère  amélioration  s'était  manifes- 
tée, les  crachats  n'étaient  plus  que  légèrement  teintés, 
mais  l'abattement  était  toujours  le  même.  La  repré- 
sentation d'Irène  avait  été  fixée  au  lundi  16.  Quelques 
jours  auparavant,  le  poëte  avait  parlé  de  substituer 
sur  l'afflche  aux  termes  sacramentaux  :  les  Comédiens 
Français  ordinaires  du  Roi...^  ceux-ci  :  le  Théâtre- 
Français  donnera...  Mais  on  s'étonne  qu'il  se  soit  un 
instant  abusé  sur  l'absolue  impossibilité  d'une  telle 
réforme.  N'était-ce  pas,  d'ailleurs,  un  outrage  au 
prince  ;  et  quel  plus  grand  honneur  pour  des  comé- 
diens que  d'être  «  les  comédiens  du  roi?  »  Mole,  au- 
quel il  s'était  particuUèrement  adressé'*,  lui  fut  dé- 
pêché, le  vendredi,  par  ses  camarades  pour  lui  dire 
que  ce  changement  ne  dépendait  point  d'eux.  Mais  il 
ne  put  parvenir  jusqu'à  lui.  Le  lendemain,  14,  avait 


Irenée,  Colomban,  etc.  Voir  d'intéressants  détails  sur  ce  manuscrit, 
par  l^oiiis  Dubois,  dans  le  Bulletin  du  bibliophile  (Teciiener,  avril 
1842)  V"  série,  p.  170,  17  1. 

1.  Courrier  de  l'Europe,  du  vendredi  6  mars  1778,  t.  111,  p.  147. 
No  XIX.  France,  du  23  au  26  février. 

2.  On  a  retrouvé  le  billet  qu'il  adressait  à  Mole  à  ce  sujet  :  «  Un 
mourant  qui  aime  passionnément  sa  patrie  consulte  M.  Mole  pour 
savoir  s'il  ne  conviendrait  pas  de  mettre  sur  les  artiches  :  Le  Théâtre- 
Français  donnera  tin  tel  jour...,  etc.  N'est-il  pas  honteux  que  le  pre- 
mier théâtre  de  l'Europe  et  le  seul  qui  fasse  honneur  à  la  France  soit 
au-dessous  du  spectacle  bizarre  et  étranger  de  l'Opéra?  »  Henri 
Beaune,  Voltaire  aucollégc  (Paris,  Amvot,  1867),  p.  134.  Lettre  de 
Voltaire  à  Mole;  Il  mars  17  78. 


PREMIÈRE  REPRÉSENTATION    D'IRÈNE.  2tj7 

lieu  la  répétition  générale  à' Irène,  à  laquelle  prési- 
dait, à  défaut  de  son  oncle,  l'indispensable  madame 
Denis. 

Jamais  solennité  théâtrale  n'avait  été  attendue  avec 
une  plus  fiévreuse  impatience,  jamais  concours  plus 
grand,  plus  agité,  plus  houleux,  assiégeant  les  portes, 
se  précipitant  dans  la  salle,  se  disputant  avec  plus  de 
furie  les  places  qui  furent  occupées  en  moins  de  temps 
que  nous  n'en  mettons  à  le  dire  :  jamais  chambrée 
plus  brillante.  La  reine,  suivie  de  sa  cour,  le  duc  et  la 
duchesse  de  Bourbon,  le  comte  d'Artois,  dont  la  ré- 
cente aventure  avec  la  princesse  et  le  duel  avec  le 
mari,  qui  en  avait  été  l'obligatoire  conséquence,  avaient 
passionné  si  diversement  :  tout  Versailles  enfin,  hor- 
mis le  roi,  était  là  comme  pour  rendre  un  hommage 
éclatant,  le  dernier  peut-être,  à  l'auteur  à" Œdipe,  de 
Mahomet,  de  Mérope  et  de  Tancrède.  Il  ne  s'agissait 
pas,  on  le  pense  bien,  de  savoir  si  la  tragédie  à' Irène 
vaudrait  Zaïre  et  Alzire.  A  part  une  minime  et  bien 
minime  portion  de  l'auditoire,  on  était  disposé  à  trouver 
tout  excellent,  à  battre  des  mains  à  tout,  à  ne  se  sou- 
venir, devant  les  faiblesses  séniles,  que  des  moments 
délicieux  dont  on  avait  été  redevable  à  ce  charmeur. 


Le  public  a  très-bien  fait  soa  devoir,  dit  La  Harpe,  il  a 
applaudi  toutes  les  traces  de  talent  qui  s'offraient  dans  cet 
ouvrage,  où  l'on  voit  une  belle  nature  affaiblie,  et  a  gardé 
dans  tout  le  reste  un  silence  de  respect,  à  quelques  mur- 
mures près  qui  ont  été  assez  légers.  La  cabale  des  Gilbert, 
des  Clément,  des  Fréron  était  contenue  par  la  foule  des  hon- 
nêtes gens  qui  remplissaient  le  parterre,  devenu  ce  jour-là 
le  rendez-vous  de  la  bonne  compagnie,  qui  s'était  fait  un 


268  MARIE-ANTOINETTE. 

devoir  de  défendre  la  vieillesse  coalre  les  outrages  de 
l'envie  •• 

Les  nouvelles  à  la  main  racontent  que  Marie-An- 
toinette, armée  d'un  crayon,  semblait  transcrire  les 
vers  qui  l'avaient  le  plus  frappée.  «  On  s'est  imaginé, 
disaient-elles,  que  c'étoient  surtout  ceux  relatifs  à  Dieu 
et  à  la  religion  dont  le  poëte  parle  avec  beaucoup  d'é- 
dification, ce  qui  fît  s'écrier  un  plaisant  :  On  voit  bien 
quil  a  été  en  confesse!  Quoi  qu'il  en  soit,  on  a  pré- 
sumé que  Sa  Majesté  vouloit  les  citer  au  roi  pour 
justifier  sur  ses  vrais  sentiments  ce  coryphée  de  la 
philosophie,  si  décrié  par  les  prêtres,  si  redoutable  au 
clergé  ^.  »  Certes,  cela  n'était  pas  selon  l'étiquette,  et 
Marie  Leczinska,  cette  petite  bourgeoise  de  reine,  eût 
été  incapable  d'une  pareille  licence.  L'anecdote  est- 
elle  vraie?  Si  ces  gazettes  occultes  sont  sujettes  à  cau- 
tion et  ne  doivent  pas  être  accueillies  sans  contrôle,  il 
est  bien  difficile  d'admettre  cependant  qu'elles  se  fus- 
sent avisées  de  rapporter  un  fait  mensonger  que  tout 
Paris  pouvait  démentir.    * 

Malgré  son  état  d'affaissement,  on  ne  CVut  pas  de- 
voir laisser  le  poëte  jusqu'après  la  représentation  sans 
nouvelles.  Dès  le  second  acte,  un  messager  lui  était 
dépêché  pour  lui  apprendre  que  tout  allait  au  mieux. 
Après  le  troisième  et  le  quatrième  acte,  nouveau  dé- 
puté; mais  il  s'en  faut  que  ce  soient  les  meilleurs  de 
la  pièce,  et  l'on  dut  déguiser  un  peu  la  vérité.  A  la  fin 

1.  La  Harpe,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Mij^neret,  1804), 
1.  II,  p.  218. 

2.  Mémoires  secrets  pour  servir  ù  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p.  IG'i;  20  mars  1778. 


INQUIÉTUDE  DU   PUBLIC.  269 

du  dernier,  M.  Dupuis  se  précipita  hors  de  la  salle,  et, 
le  premier,  courut  lui  apprendre  l'incontestable  succès 
de  l'ouvrage.  Ses  amis  vinrent  lui  apporter  leurs  fé- 
licitations. «  Ce  que  vous  me  dites  là  me  console,  se 
contenta-t-il  de  répondre,  mais  ne  me  guérit  pas.  »  Le 
chroniqueur  ajoute  :  «  Cependant  il  voulut  savoir  quels 
endroits,  quelles  tirades,  quels  vers  avaient  fait  le  plus 
d'effet,  et  sur  ce  qu'on  lui  cita  les  morceaux  contre  le 
clergé  comme  ayant  été  fort  applaudis,  il  fut  enchanté 
de  savoir  qu'il  compensait  la  fâcheuse  impression  que 
sa  confession  avait  produite  dans  le  pubUc  ' .  »  A  la 
bonne  heure,  mais  il  est  à  croire  que  ce  ne  sont  pas 
ces  vers-là  dont  la  jeune  reine  prenait  note. 

Le  lendemain  fut  mauvais.  M.  Necker,  qui  s'était 
présenté,  ne  put  être  reçu;  d'Argental  même  ne  le  vit 
point.  Il  allait  déjà  mieux  dans  la  soirée  du  mercredi. 
A  la  deuxième  représentation  d'Irène,  le  parterre  de- 
manda de  ses  nouvelles.  Monvel  repondit  :  «  La  santé 
de  M.  de  Voltaire  n'est  pas  aussi  bonne  que  nous  le 
désirerions  pour  vos  plaisirs  et  pour  notre  intérêt.  » 
Le  Journal  de  Paris  qui  donnait  ces  détails  ajoutait  : 
«  Nous  pouvons  toutefois  rassurer  le  public  sur  l'état 
de  M.  de  Voltaire  :  il  ne  crache  que  peu  de  sang  et 
par  intervalle,  et  son  indisposition  ne  peut  avoir 
aucune  espèce  de  suite  ^.  »  Effectivement,  il  avait 
secoué  son  linceul,  et  il  était  ressuscité  :  ressuscité 
pour  la  deuxième  fois.  Sa  porte  fut  ouverte  à  tout  le 
monde.  M.  de  Praslin  vint  lui  rendre  visite  et  causa 

1.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  lu  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p,  165  ;  24  mars  1778. 

2.  Journal  de  Paris  du  jeudi  19  mars  1778.  N»  78,  p.  311,312. 


Kv 


270  FÉLICITATIONS  DE  L'ACADÉMIE. 

quelques  instants  avec  lui.  L'Académie  elle-même  lai 
dépêchait  une  députation  pour  le  féliciter  du  succès 
d'Irène  que  devait  lui  dédier  le  poëte  reconnaissant 
(jeudi  19  mars  '). 

1.  Voltaire  Bollicitera,  en  effet,  l'Académie  de  vouloir  bien  agréer 
la  dédicace  de  sa  tragédie.  L'épîtreluo  et  approuvée  lui  sera  retournée 
pour  qu'il  y  fasse  quelques  légers  changements  sans  importance,  avec 
des  remerciements  et  l'acceptation  la  plus  empressée.  Secrétariat  de 
l'Institut.  Registre  de  l'Académie  française,  1745-1793;  jeudi  19  et 
samedi  21  mars  1778. 


VI 


L'ACADEMIE  ET  LA  COMEDIE SCENE  DU  COURONNEMENT. 

LA  LOGE  DES  NEUF  SŒURS.  —  LES  REVENAJSTS. 


Les  idées  noires,  raffaissement  moral,  cette  insen- 
sibilité sinistre  qui  en  était  l'inévitable  conséquence, 
tout  cela  avait  disparu.  Le  patriarche  était  redevenu 
l'esprit  agissant,  remuant,  alerte,  impatient,  ardent, 
que  son  entourage  connaissait.  Il  lui  fallut  des  che- 
vaux. Il  prétendait  sortir,  se  promener  à  pied  comme 
en  carrosse,  aller  à  ses  affaires,  visiter  ses  amis,  vivre 
enfin.  Le  surlendemain  (samedi  21),  il  montait  effec- 
tivement en  voiture.  Il  voulut  voir  cette  place  Louis  XV 
qu'il  ne  connaissait  pas,  déjà  sinistre  alors  par  la  mort 
de  tant  de  malheureux  écrasés  ou  étouffés  aux  fêtes 
du  mariage  du  Dauphin,  et  qui  avait  failli  être  le  tom- 
beau du  plus  ancien  et  du  plus  éprouvé  de  ses  amis  '. 
Gomme  les  chevaux  allaient  au  pas,  il  fut  reconnu,  et 
le  véhicule  entouré  d'une  foule  de  curieux,  qui  le  sui- 
virent et  le  reconduisirent  ainsi  jusqu'à  son  hôtel. 

l.  D'Argenlal  eut  l'épaule  démise.  Favart,  Mémoires  et  corres- 
pondauce  [Vàiis,  1808),  t.  Il,  p.  255.  Lettre  de  Favart  au  comte 
Durasse;  10  juin  1770.  —  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol), 
t.  LXVl.  p.  3^0.  Lettre  de  Voltaire  à  madame  d'Argental;  25  juin 
1770. 


272  DÉPUTATION  DE  MAÇONS. 

Au  retour,  il  recevait  une  députation  de  la  loge  des 
Neuf  Sœurs,  composée  d'une  quarantaine  de  maçons 
ayant  à  leur  tête  leur  vénérable,  M.  de  Lalande.  Dans 
une  assemblée  du  10  mars,  l'un  des  membres,  M.  de 
la  Dixmerie,  avait  proposé  de  boire  à  la  santé  de  l'il- 
lustre malade,  et  chanté  des  couplets  de  sa  composi- 
tion en  son  honneur.  Si  Voltaire  n'était  pas  maçon  ', 
n'appartenait-il  pas  à  l'ordre  par  son  ardent  amour 
de  l'humanité  et  sa  haine  de  l'intolérance  et  du  fana- 
tisme? Il  fut  arrêté,  séance  tenante,  qu'une  délégation 
irait  le  féhciter  sur  son  retour  à  Paris,  et  lui  exprimer 
tout  l'intérêt  que  la  loge  prenait  à  sa  conservation. 
Jusque-là  l'état  de  santé  de  Voltaire  avait  fait  ajourner 
celte  flatteuse  manifestation,  qui  se  réalisait,  enfin, 
grâce  à  un  rétablissement  qui  était  une  fête  publique. 
La  promenade  avait  fait  du  bien  au  vieillard,  l'air  vif 
l'avait  ranimé,  et  il  étonna  les  visiteurs  par  la  légèreté 
et  presque  la  pétulance  de  ses  allures.  M.  de  Lalande 
lui  nomma  ceux  des  frères  qu'il  pouvait  connaître  au 
moins  de  nom  ;  la  loge  des  Neuf  Sœurs  était  en  grande 
partie  composée  de  gens  de  lettres  et  d'artistes^  :  il 
eut  un  mot  aimable,  une  allusion  flatteuse  pour  tous, 
rappelant  avec  un  merveilleux  à-propos  les  actions 


1.  Condorcet  dit  qu'il  avait  reçu  la  lumière  en  Angleterre,  durant 
son  séjour  en  17 28.  Les  Mémoires  secrets  le  disent  également  maçon. 
Wagnière  nie  positivement  qu'il  le  fût. 

2.  Les  personnages  les  plus  illustres  du  temps  en  Teront  partie  : 
Franklin,  de  La  Lande,  Court  de  Gebelin ,  le  naturaliste  anglais 
Forster,  l'espagnol  Ysqucrdo,  Charaforl,  Le  Mière,  Cailha\a,  Rou- 
cher,  Fontanes,  Parny  ;  el,  dans  les  arts  :  Greuie,  Vernet,  Houdon, 
Piccini.  La  Dixmerie.  Mémoire  pour  la  loge  des  Neuf  Sœurs  (Paris, 
1791),  p.  G  à  10. 


IRÈNE  REVUE  ET  CORRIGÉE.  273 

OU  les  ouvrages  auxquels  chacun  devait  sa  notoriété. 
Lorsqu'on  se  sépara,  il  leur  promit  d'aller  rendre  pro- 
chainement sa  visite  à  la  loge  *. 

L'auteur  à' Irène,  qui  voulait  sans  doute,  avant  de 
l'aller  entendre,  la  purger  autant  que  faire  se  pourrait 
de  toutes  ses  taches,  la  fit  redemander  au  souffleur  de 
la  Comédie,  entre  la  troisième  et  quatrième  représen- 
tation, ne  soupçonnant  point  le  genre  de  surprise  qui 
lui  était  réservé.  Il  n'avait  pas  lu  une  couple  de  scènes, 
qu'il  s'apercevait  des  corrections  et  des  changements 
subis  par  l'ouvrage  à  son  insu.  Sa  nièce  est  appelée,  il 
l'interroge,  la  presse  de  questions,  et  lui  fait  confesser 
que  tout  cela  avait  été  .consenti  par  elle.  A  cet  aveu, 
le  patriarche  entre  dans  une  de  ces  colères,  de  ces  rages 
qu'il  faut  renoncer  à  décrire.  «  Jamais,  dit  Wagnière, 
pendant  plus  de  vingt-quatre  ans  que  je  lui  ai  été  atta- 
ché, je  ne  l'avais  vu  dans  un  état  si  violent.  »  Il  re- 
pousse madame  Denis,  qui  essayait  de  l'apaiser,  avec 
un  tel  emportement,  qu'elle  alla  tomber  dans  un  fau- 
teuil, ou  plutôt  (ajoute  le  maUcieux  secrétaire)  dans  les 
bras  de  celui  qu'elle  a  épousé  depuis  et  qui  se  trouvait 
alors  dans  ce  fauteuil.  Il  s'agit,  comme  on  voit,  de 
M.  Duvivier.  Voltaire  s'avançait  impétueusement  vers 
le  salon  oij  il  savait  trouver  les  coupables,  et  dont  on 
fit  sortir  à  la  hâte  d'Argental,  que  rien  alors  n'eût 
gardé  d'une  colère  qui  tenait  de  la  frénésie.  Il  voulait 
connaître  les  auteurs  des  alexandrins  ridicules  qu'on 
avait  jugé  bon  de  substituer  aux  siens.  Il  les  devait 

1.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  A(lam?on),  t.  XI,  p.  163.  (67  ;  21  et  25  mars 
1778, 

vni.  «8 


274  SCÈNE  DE  FUREUR. 

soupçonner,  car  le  fait  n'était  pas  sans  précédent,  et, 
en  dernier  lieu,  nous  l'avons  vu,  h  propos  des  Lois  de 
Minos,  se  plaindre  avec  amertume  d'un  procédé  dont 
on  aurait  à  peine  usé  à  l'égard  d'un  débutant.  Thibou- 
ville,  en  particulier,  avait  eu  à  subir  le  contre-coup  de 
sa  mauvaise  humeur,  qui,  du  reste,  se  calma,  comme 
toujours,  après  qu'elle  se  fût  donné  ce  petit  soula- 
gement. 

Cette  fois  encore,  d'Argental  et  le  marquis  avaient 
cru,  dans  l'intérêt  de  la  gloire  de  leur  ami,  imposer  à 
l'œuvre  des  corrections  dont  elle  avait  sans  doute  be- 
soin :  c'étaient  des  gens  de  goût,  il  est  à  croire  que  ce 
qu'ils  avaient  réprouvé  méritait  de  l'être,  et,  jusque-là, 
ils  avaient  raison  contre  Voltaire.  Leur  tort  avait  com- 
mencé, quand  ils  avaient  voulu  améliorer  eux-mêmes 
l'œuvre  du  maître.  Disons,  pourtant,  qu'ils  n'étaient 
pas  seuls,  qu'on  leur  donne  La  Harpe  pour  com- 
plice, lequel  La  Harpe  avait  déjà  pratiqué  pareille  be- 
sogne à  Ferney,  où,  loin  de  s'en  formaliser,  on  l'avait 
eu  pour  agréable.  Cependant,  l'ange  gardien,  qui  d'une 
chambre  voisine  ne  perdait  aucune  des  exclamations 
furibondes  de  son  ami,  rentra  pour  essayer  de  se  dis 
culper  ;  mais  le  moment  était  des  moins  opportuns.  Au 
lieu  de  s'apaiser,  le  patriarche  sent  redoubler  sa  fu- 
reur, il  le  traite  devant  tout  le  monde  avec  la  dernière 
dureté,  lui  redemande  le  Droit  du  seigneur  corrigé, 
Agathode  et  ses  autres  manuscrits  ;  et  exige  que  ma- 
dame Denis  aille  les  chercher,  sans  désemparer,  chez 
cet  ami  infidèle,  à  pied,  par  la  pluie.  Il  est  vrai  que  le 
quai  d'Orsay  n'était  qu'à  deux  pas. 

Voilà  le  drame.  Mais  la  comédie,  qu'on  n'avait  pas 


LE  FILS  DE  M.  BARTHE.  273 

conviée,  avait  jugé  à  propos  de  se  glisser  dans  le  dé- 
bat, apparemment  pour  atténuer  une  irritation  qui 
avait  pris  d'invraisemblables  proportions.  Au  milieu  de 
ces  récriminations  sans  mesure,  de  ces  gémissements, 
de  ces  plaintes,  moins  préoccupé  de  frapper  juste  que 
de  frapper  dru,  Voltaire  s'était  écrié  :  «  Pardieu  !  on 
me  traite  ici  comme  on  n'oserait  pas  traiter  le  fils  de 
M.  Barthe  !  »  Mais  ce  que  ne  savait  pas  Voltaire,  ce 
qu'il  n'avait  pas  vu,  c'est  que  M.  Barlhe  se  trouvait  là 
dans  un  coin  du  salon,  et  qu'il  avait  reçu  le  compli- 
ment en  plein  visage.  L'auteur  d'/rèwc  s'était  retiré  sur 
ces  mots,  se  soustrayant  ainsi  au  ressentiment  de 
l'auteur  de  F  Homme  personnel^  qui  crut  ne  pouvoir 
faire  mieux  que  de  prendre  modèle  sur  l'impétueux 
vieillard.  Nous  conviendrons  que  c'eût  été  mal  recon- 
naître les  procédés  gracieux  dont  il  a  été  question 
plus  haut,  s'il  se  fût  douté  le  moins  du  monde  de  la 
présence  de  celui-ci. 


Sitôt  que  M.  de  Voltaire  fut  sorti,  raconte  Wagnière, 
M.  Barthe  se  mit  à  faire  un  tapage  du  diable;  il  voulait 
absolument  avoir  raison  de  la  prétendue  insulte  qu'on  ve- 
nait de  lui  faire.  Il  se  faisait  tenir  à  quatre,  on  ne  pouvait 
le  calmer.  Je  croyais  à  chaque  instant  qu'il  faudrait  que 
M.  de  Voltaire  se  battît  avec  lui.  On  alla  en  rendre  compte 
au  malade,  qui  fut  très-étonné  que  M.  Barthe  l'eût  entendu  j 
il  lui  fit  dire  qu'il  n'avait  jamais  prétendu  insulter  ni  son 
fils,  ni  lui,  ni  ses  vers,  pour  lesquels  il  avait  tout  le  respect 
qu'ils  méritaient.  Il  vint,  un  moment  après,  l'en  assurer  lui- 
même,  et  ajouta  :  Si  on  avait  corrigé  les  vers  de  votre  fils  aussi 
ridiculement  que  les  miens,  l'auriez-vous  souffert?  voilà  tout  ce 
que  fai  voulu  dire.  Les  spectateurs  se  mirent  à  rire,  et  c'est 
ainsi  que  se  termina  une  scène  tragi-comique  fort  plaisante. 


276  THIBOUVILLE. 

Un  instant  après  on  lui  présentait  Perronnet,  l'in- 
génieur des  ponts  et  chaussées.  «  Ah  1  monsieur,  lui 
disait  Voltaire,  vous  êtes  bien  heureux  :  vous  faites  de 
beaux  ponts;  mais  au  moins  il  n'y  a  point  de  d'Ar- 
gental  qui  s'avise  d'y  faire  des  arches  '.  »  Cet  état 
d'exaltation,  cette  fureur  dont  on  était  déjà  un  peu 
honteux,  finiraient-ils  par  une  rupture  avec  des  amis 
éprouvés,  que  leur  dévouement  à  sa  gloire  avaient  pu 
égarer  mais  qui  l'avaient  servi  avec  une  affection, 
une  constance  bien  rares?  Ne  parlons  pas  de  d'Ar- 
gental,  qui  était  hors  de  pair,  et  qu'il  avait  pourtant 
si  maltraité;  mais  Thibouville?  Depuis  le  départ  du 
poète  pour  Berlin,  le  marquis  avait  été  un  de  ses  sou- 
tiens les  plus  infatigables  à  la  Comédie-Française,  et 
plus  d'une  fois  il  avait  dû  prendre  énergiquement  en 
main  ses  intérêts  contre  des  ingrats  dont  l'auteur 
â'Alzire  était  à  peu  près  l'unique  ressource.  Disons 
encore  que  le  marquis  était,  ainsi  que  le  patriarche 
de  Ferney,  l'un  des  hôtes  de  Villette,  et  qu'il  occupait 
précisément  l'appartement  au-dessous  de  celui  où 
s'était  établi  Voltaire.  Villette  s'ingéra-t-il  de  ramener 
cette  tête  en  ébuUition  à  plus  de  sang-froid  et  d'équité? 
C'est  à  supposer.  Quoi  qu'il  en  soit,  après  la  crise,  une 
inévitable  réaction  s'opérait  dans  cet  esprit  irascible 
mais  sans  fiel;  et  l'occasion  d'un  rapprochement  était 
vite  saisie,  si  l'on  s'était  résigné  à  l'attendre.  Dès 
le  lendemain,  le  marquis  de  Thibouville  recevait  le 
billet  qui  suit,  et  où,  loin  de  récriminer,  on  ne  tra- 
vaillait qu'à  se  faire  pardonner  : 

1.  correspondance  secrète,  politique   et  littéraire   (Paris,    John 
Adamson),  t.  VI,  p.  144  ;  Paris,  le  4  avril  1778. 


TURGOT.      '  277 

J'étais  au  désespoir,  je  l'avoue,  lui  écrivait-il,  je  me 
croyais  méprisé  et  avili  par  les  amis  les  plus  respectables. 
La  constance  de  leurs  bontés  guérit  la  blessure  horrible  de 
mon  cœur  et  m'empêche  de  mourir  de  chagrin  plus  que  de 
mon  vomissement  de  sang. 

Que  j'aye  la  consolation  de  vous  voir  avant  que  vous  ne 
sortiez.  V.  '. 


Il  ne  fut  plus  question  de  part  et  d'autre  d'ua  inci- 
dent qui  n'était  qu'à  oublier.  Voltaire  avait  repris  ses 
promenades  et  ses  visites;  il  allait  voir  notamment 
M.  Turgot,  celui  qu'il  avait  appelé  Sully,  et  auquel  on 
n'avait  pas  permis  de  céaliser  des  réformes  pourtant 
indispensables  (28  mars).  «  Son  admiration  pour 
M.  Turgot,  dit  Condorcet,  perçait  dans  tous  ses  dis- 
cours; c'était  l'homme  qu'il  opposait  à  ceux  qui  se 
plaignaient  à  lui  de  la  décadence  de  notre  siècle;  c'é- 
tait à  lui  que  son  âme  accordait  son  respect.  Je  l'ai  vu 
se  précipiter  sur  ses  mains,  les  arroser  de  ses  larmes, 
les  baiser  malgré  ses  efforts,  et  s'écriant  d'une  voix 


1 .  On  lit ,  en  note ,  de  la  main  de  d'Argenlal  :  a  Petit  billet 
écrit  par  M.  de  Vol.,  à  Paris,  a  M.  le  marquis  de  Thibouville,  le 
lendemain  du  jour  où  il  s'étoit  mis  très  en  colère  contre  M.  d'Ar- 
gental,  sur  quelques  vers  changés  ou  supprimés  dans  Irûne  pendant 
sa  maladie.  »  Etienne  Charavay,  Catalogue  de  lettres  autographes  de 
M.  Raihery;  du  24  avril  1876,  p.  81,  n»  7  32.  C'est  donc  à  tort  que, 
dans  les  Lettres  inédites  (Paris,  Didier,  1857),  t.  11,  p.  555,  on  le 
lui  fait  adresser  à  M.  de  Villette.  Voltaire  devait  également  des  excuses 
à  d'Argenlal.  II  lui  écrivait  :  a  Pardon,  mon  clier  ange,  ma  tête  de 
quatre-vingt-quatre  ans  n'en  a  que  quinze;  mais  vous  devez  avoir 
pitié  d'un  homme  blessé  qui  crie,  ne  pouvant  parler...  Je  suis  mort, 
et  il  faut  que  je  courre  chez  les  premiers  gentilshommes  de  la  cham- 
bre. Voyez  s'il  ne  m'est  pas  permis  de  crier  :  cependant  j'avoue  que  je 
ne  devrais  pas  crier  si  fort.  »  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX, 
p.  451.  Lettre  de  Voltaire  à  d'Argenlal,  sans  date. 


278      LE  CHARLATAN  DE  LA  PLACE  LOUIS  XV. 

entrecoupée  de  sanglots  :  Laissez-moi  baiser  cette  main 
qui  a  signé  le  salut  du  peuple  '.  » 

Les  moindres  démarches  du  poôte  étaient  le  sujet 
ou  l'occasion  de  fables  sans  fin,  ridicules  ou  odieuses, 
le  plus  souvent  fabriquées,  on  l'imagine,  dans  un  but 
autre  que  sa  glorification.  Au  moins  l'anecdote  qui 
suit  n'a-t-elle  rien  que  d'assez  innocent,  et  elle  joint  à 
ce  premier  mérite  le  mérite  plus  rare  encore  d'être  vé- 
ritable. Un  groupe  d'oisifs  entourait,  sur  la  place 
Louis  XV,  un  charlatan,  qui  se  démenait  le  plus  qu'il 
pouvait  pour  vendre  à  l'assistance  de  petits  livrets  dans 
lesquels  on  enseignait  diiFérents  tours  de  cartes.  Le 
pauvre  diable  sentait  qu'il  fallait  frapper  un  coup  d'im- 
portance pour  triompher  de  l'incrédulité  ou  de  l'indif- 
férence. «  En  voici  un,  messieurs,  s'écria-t-il,  que  j'ai 
appris  à  Ferney,  de  ce  grand  homme  qui  fait  tant  de 
bruit  ici,  de  ce  fameux  Voltaire,  notre  maître  à  tous!  » 
Il  n'était  préoccupé  que  de  placer  sa  marchandise,  et 
ne  se  doutait  pas  d'être  si  malin.  Le  propos  fit  rire  les 
gens  d'esprit  égarés  parmi  cette  foule  :  il  fut  répété, 
colporté.  Mais  personne  ne  s'en  amusa  d'aussi  bon 
cœur  que  le  patriarche  de  Ferney,  quand  "NVagnière, 
qui  l'avait  entendu  lui-même,  s'avisa  de  le  lui  rappor- 
ter (dimanche,  20  mars). 


1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  I,  p.  285.  Vie  de 
Voltaire.  Turgot  était  fort  goutteux  et  marchait  difficilement.  Lors  de 
leur  première  rencontre,  Voltaire,  après  les  premiers  compliments, 
se  tournant  vers  l'assistance,  dit  :  «  En  voyant  M.  Turgot,  j'ai  cru 
voir  la  statue  de  Nabuchodonosor.  —  Oui,  les  pieds  d'argile,  dit  le 
contrôleur  disgr.icié.  —  Et  la  tête  d'or!  la  ti^te  d'or!  répliqua  Vol- 
taire. «  mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  M.  de  Voltaire  (Amster- 
éam,  1785),  II«  partie,  p.  107,  108. 


i 


VOLTAIRE  A  L'ACADÉMIE.  279 

Le  lundi,  30  mars,  devait  être  la  grande  journée  de 
ce  séjour  enchanté,  pourquoi  ne  pas  dire  de  cette  exis- 
tence si  longue,  si  remplie  de  tempêtes,  mais  à  laquelle 
non  plus  n'avaient  point  manqué  les  éblouissements  du 
triomphe.  Avant  le  théâtre,  il  avait  résolu  de  se  rendre 
à  l'Académie  française,  réunie  ce  jour-là  en  assemblée 
particulière.  Il  monta,  vers  les  quatre  heures,  dans  son 
carrosse  «  à  fond  d'azur  et  parsemé  d'étoiles,  »  qu'un 
mauvais  plaisant  comparait  au  char  de  l'Empyrée'. 
Signalons  ce  trait  malin,  le  seul  qu'on  ait  recueilli,  l'u- 
nique peut-être  qu'on  se  soit  permis,  en  cette  journée, 
sur  l'auteur  de  Zaïre  et  de  Mahomet.  La  voiture  eut 
toutes  les  peines  à  se  frayer  un  passage  à  travers  la 
populace  qui  s'était  vite  amassée,  emplissant  l'air  d'ap- 
plaudissements, d'acclamations  réitérées.  «  La  foule 
me  jeta  sur  ses  épaules,  raconte  M.  de  Montlosier,  fort 
jeune  alors,  et  qui  n'était  à  Paris  qu'en  passant  ;  je  me 
retirai  tout  barbouillé  de  la  poudre  de  sa  perruque 
sans  l'avoir  aperçu  '^.  »  Il  fut  accueilli  dans  là  cour  du 
Louvre  par  plus  de  deux  mille  personnes,  qui  criaient, 
en  battant  des  mains  :  «  Vive  M.  de  Voltaire  !  »  L'A- 
cadémie dérogeant,  en  cette  circonstance,  à  ses  usages 
traditionnels,  alla  en  corps  au  devant  de  lui  dans  la 
première  salle,  «  honneur  qu'elle  n'avait  jamais  fait  à 
aucun  de  ses  membres,  pas  même  aux  princes  étran- 
gers qui  ont  daigné  assister  à  ses  assemblées.  »  Mais 
ç'allait  être  la  moindre  des  irrégularités  à  laquelle  elle 
se  prêterait  pour  mieux  témoigner  à  l'illustre  revenant 

1.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Âdamson),  t.  XI,  p.  175;  l"  avril  1778. 

2.  Comte  de  Montlosier,  Mémoires  (Dufey,  1830),  1. 1,  p.  49,  50. 


280  BOISMONT  ET  MILLOT. 

et  son  respect  et  sa  profonde  admiration.  Il  y  avait  vingt 
académiciens  présents '.Les  absents,  cela  se  devine, 
étaient  les  membres  du  clergé ,  les  prélats,  qui ,  non 
sans  raison,  avaient  jugé  qu'ils  ne  pouvaient  décem- 
ment assister  à  une  ovation  dont  la  nature  seule  avait 
quelque  chose  d'outrageant  pour  eux  et  d'agressif. 
Les  seuls  abbés  de  Boismont  et  Millot  n'avaient  pas 
cru  devoir  céder  à  la  consigne,  «  l'un  comme  un  roué 
de  la  cour^,  n'ayant  que  l'extérieur  de  son  état;  l'autre 
comme  un  cuistre,  n'ayant  aucune  grâce  à  espérer, 
soit  de  la  cour,  soit  de  l'Eglise  '.  » 

Le  patriarche  dut  s'asseoir  à  la  place  du  directeur, 
et  accepter  la  succession  de  ce  dernier  pour  le  tri- 


1.  Celaient  :  l'abbé  Arnaud,  le  marquis  de  Pauluiy,  D'Ab-mbert, 
Marmontel,  Gaillard,  Walelet,  Thomas,  Saurin,  Deauzée,  Millot,  La 
Harpe,  Sainl-Lambert,  Chatellux,  le  maréchal  de  Duras,  le  prince  de 
Beauvau,  Foncemagne,  Sainte-Palaye,Brecquigny,  Suard,^  l'abbé  de 
Boismont.  Secrétariat  de  l'Institut.  Registre  des  pi;ésences  à  l'Aca- 
démie fraB^-aise  depuis  1757. 

2.  «  Il  n'a  de  prêtre  que  ce  qu'il  en  faut  pour  $(re  apte  et  idoine 
à  posséder  des  bénéfices  »,  disait  assez  plaisamment  de  lui  D'Alem- 
berl.  Œuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  XXV,  p.  I9'i. 
Lettre  au  roi  de  Prusse,  du  30  juillet  1781. 

3.  Mémoires  secrets  pour  servir  ù  l'histoire  àe  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p.  175.  «  Un  abbé  Millot,- 
s'écrie  Barniel,  dont  le  titre  étoit  auprès  de  D'Alembert  d'avoir  par- 
faitement oublié  qu'il  étoit  prêtre,  et  auprès  du  public  d'avoir  su 
métamorphuRQr  l'histoire  de  France  en  histoire  d'antipape.  »  Mémoires 
pour  servir  à  l'histoire  du  jacobinisme  (Hambourg,  Fauche,  1803), 
t.  1,  p.  103,  104.  Au  surplus,  voici  le  passage  de  D'Alembert  auquel 
i)  est  fait  allusion  :  «  Nous  avons  préféré,  ne  pouvant  pas  avoir 
Pascal- Condorcet ,  à  Chapelain-Le-Mierre  et  à  Cotin-Chabanon , 
Eutrope-^lillot,  qui  a  du  moins  le  mérite  d'avoir  écrit  l'histoire  en 
philosophe, 'et  de  ne  s'être  jamais  souvenu  qu'il  était  jésuite  et 
prêtre.  »  \oha\re,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  L.XX,  p.  410. 
Lettre  de  D'Alembert  à  Voltaire;  Paris,  27  décembre  17  77. 


L'ÉLOGE  DE  DESPRÉAUX.  281 

mestre  d'avril,  qui  lui  fut  décernée  d'une  voix  unanime, 
bien  que  la  coutume  fût  de  tirer  cette  charge  au  sort. 
D'Alembert,  qui  avait  habitué  ses  confrères  à  ces  sortes 
de  conununications,  leur  lut  Y  Éloge  de  Despréaux,  qui 
devait  faire  fortune.  Il  aurait  été  bien  étrange  qu'un 
ami  aussi  dévoué  du  poëte  n'eût  pas  trouvé,  en  sem- 
blable cas,  l'occasion  de  quelque  allusion  flatteuse  à 
celui  que  l'Académie  acclamait,  après  une  séparation 
de  vingt-huit  années.  A  la  suite  d'une  comparaison 
entre  le  style  de  Racine  et  celui  de  Boileau,  l'orateur 
estimant  qu'entre  ces  deux  beaux  génies,  il  y  avait 
place  au  même  rang  pour  l'auteur  de  la  Henrmde  et  de 
3/ero/je,  .mettait  en  relief  les  côtés  caractéristiques  de 
ces  trois  grands  maîtres  en  poésie.  Despréaux,  Racine 
et  Voltaire.  «  Je  nomme  ce  dernier,  quoique  vivant, 
disait-il  avant  de  commencer  le  parallèle  ;  car  pourquoi 
se  refuser  au  plaisir  de  voir  d'avance  un  grand  homme 
à  la  place  que  la  postérité  lui  destine?  »  Et,  sûr  dé- 
sormais de  l'attention  de  lauditoire  attendant  avide- 
ment comment  un  philosophe  saurait  louer  à  brûle- 
pourpoint  un  philosophe  sans  embarras  pour  tous 
deux,  il  débitait  avec  une  grâce  académique  ce  mor- 
ceau d'éloquence  dont  le  succès  n'était  pas  dou- 
teux. 

Ne  pourrait-oQ  pas  dire,  pour  exprimer  les  différences  qui 
les  caractériseat,  que  Despréaux  frappe  et  fabrique  très- 
heureusement  ses  vers;  que  Racine  jette  les  siens  dans  une 
espèce  de  moule  parfait,  qui  décèle  la  main  de  l'artiste  sans 
en  conserver  l'empreinte;  et  que  Voltaire,  laissant  comme 
échapper  des  vers  qui  coulent  de  source,  semble  parler  sans 
art  et  sans  élude  sa  langue  naturelle?  Ne  pourrait-on  pas 
observer,  qu'en  lisant  Despréaux,  on  conclut  et  on  sent  le 


282  BOILEAU,  RACINE  ET  VOLTAIRE. 

travail  ;  que  dans  Racine  on  le  conclut  sans  le  sentir,  parce 
que  d'un  côté  si  la  facilité  continue  en  écarte  l'apparence, 
de  l'autre  la  perfection  continue  en  rappelle  sans  cesse 
l'idée  au  lecteur;  qu'enfin,  dans  Voltaire,  le  travail  ne  peut 
ni  se  sentir  ni  se  conclure,  parce  que  les  vers  moins  soignés 
qui  lui  échappent  par  intervalles,  laissent  croire  que  les 
beaux  vers  qui  précèdent  et  qui  suivent  n'ont  pas  coûté  da- 
vantage au  poète?  Enfin,  ne  pourrait-on  pas  ajouter,  en 
cherchant  dans  les  chefs-d'œuvre  des  beaux  arts  un  objet 
sensible  de  comparaison  entre  ces  trois  grands  écrivains, 
que  la  manière  de  Despréaux,  correcte,  ferme  et  nerveuse, 
est  assez  bien  représentée  par  la  belle  statue  du  Gladiateur; 
celle  de  Racine,  aussi  correcte,  mais  plus  moelleuse  et  plus 
arrondie,  par  la  Vénus  de  Médicis;  et  celle  de  Voltaire,  aisée, 
svelte  et  Joujours  noble,  par  l'Apollon  du  Belvédère  *? 

C'est  en  pareil  cas  qu'il  faut  avoir  vu  et  entendu,  car, 
assurément,  il  n'est  pas  de  termes  qui  reproduisent 
un  spectacle  aussi  rare,  qui  puissent  rendre  tous  ces 
regards  allant  du  lecteur  au  poêle,  applaudissant  à 
l'habileté  de  la  diction  et  encore  plus  à  la  louange  du 
discours;  D'Alembert,  revêtant  cette  austérité  exté- 
rieure du  juge  qui,  dans  l'éloge,  n'obéit  qu'à  la  seule 
préoccupation  d'être  juste;  l'attitude,  enfin,  du  vieil- 
lard, les  yeux  mouillés,  presque  vaincu  par  l'émo- 
tion mais  la  combattant,  mais  s'efforçant  de  garder 
son  calme  et  sa  dignité  ^.  Qu'était-ce  pourtant  que 


1.  D'Alembert,  Œuvres  complètes  {Paris,  Belin,  1*21),  t.  II, 
p.  358.  C'i'st  ù  tort,  comme  on  le  voit,  qu'il  est  dit  dans  une  note 
que  cet  éloge  Tut  lu  à  la  séance  publique  du  25  août  177  4. 

2.  «  Après  celte  lecture,  la  compagnie  s'est  levée  et  M.  de  Vol- 
taire est  sorti  en  lui  réitérant,  avec  les  expressions  les  plus  vives, 
tous  ses  remerciemens.  Il  a  été  reconduit'  de  môme  jusqu'à  la  porte 
de  la  premier*  salle  par  tous  les  académiciens,  l'Académie  étant  per- 
suadée ({uc  les  honneurs  rendus  à  un  homme  de  cet  âge  et  de  cette 


UN  PUBLIC  IVRE.  283 

tout  cela  auprès  des  surprises,  des  enivrements,  des 
ovations  qui  attendaient  le  patriarche? 

Après  la  séance,  Voltaire  voulut  monter  chez  le  se- 
crétaire perpétuel,  dont  le  logement  était  au-dessus. 
Mais  sa  visite  dura  peu,  l'heure  le  pressait,  il  était 
temps  de  se  diriger  vers  la  Comédie,  et  ce  n'allait  pas 
être  chose  facile  de  fendre  le  Ilot  de  curieux  qui  l'avait 
escorté  au  Louvre,  et,  dans  l'intervalle,  s'était  accru 
d'une  manière  effrayante.  Cette  multitude  était  com- 
posée de  gens  de  tout  âge,  de  toutes  conditions, 
grands  seigneurs,  hommes  du  peuple,  Savoyards,  mar- 
chands d'herbes  comme  à  Athènes,  enfants,  vieillards, 
tous  criant,  hurlant  des  :  «  Vive  Voltaire  !  »  chaque 
borne  surmontée  d'une  statue  vivante ,  s'agitant,  se 
démenant,  battant  des  mains  avec  frénésie.  Il  fut  suivi 
ainsi  jusqu'au  théâtre.  Il  descendit  de  son  carrosse 
en  s'app ayant  sur  le  bras  du  procureur  Clause,  qui 
occupait  un  appartement  dans  l'hôtel  de  la  rue  de 
Beaune,  et  qu'il  avait  amené  aveclui*.  Villette  l'avait 

célébrité  ne  peuvent  ni  ne  doivent  tirer  à  conséquence  pour  personne. 
L'assemijlée  éloit  composée  de  21  académiciens  (en  comptant  Voltaire), 
et  plusieurs  de  ceux  qui  éloient  absens,  et  qui  savoient  que  M.  de 
Voltaire  devoit  s'y  trouver,  se  sont  excusés  de  ce  que  leurs  afTaires 
les  avoient  empêchés  d'y  assister.  M.  le  secrétaire,  par  ordre  de 
l'Académie,  r.'avoil  tiré  la  barre  et  fait  l'appel  qu'après  l'arrivée  de 
H.  de  Voltaire,  qui  a  reçu  son  droit  de  présence  ainsi  que  tous  les 
autres  académiciens.  »  Secrétariat  de  l'Institut.  Registre  de  l'Aca- 
démie française,  1745-179-3  ;  du  lundi  30  mars  1778. 

1.  M.  Clause  ou  (llos.  Wagnière  parle  de  lui  comme  d'un  ancien 
magistrat.  C'était  un  enthousiaste  de  M.  de  Voltaire,  qu'il  n'amusait 
pas  toujours.  Clause  montrait  a\ec  orgueil  une  canne  à  pomme  d'or, 
dont  le  poëte  lui  aurait  fait  cadeau  d'une  façon  assez  étrange,  s'il 
fallait  en  croire  une  anecdote  que  raconte  sans  la  garantir,  dans  des 
mémoires  inédits  auxquels  nous  avons  déjà  fait  un  emprunt,  ma- 
dame la  marquise  de  Villeneuve. 


284  LA  MAIN  DE  MADAME  DE  VILLETTE. 

précédé,  il  vint  à  sa  rencontre  pour  le  protéger  contre 
cette  foule  bien  intentionnée,  avide  de  le  voir,  de  l'ap- 
procher, prête  à  l'étouffer.  La  voiture  était  à  peine 
arrêtée,  que  l'on  grimpait  déjà  sur  l'impériale  et 
jusque  sur  les  roues  pour  le  contempler  de  plus  près  '. 
«  Une  personne,  raconte  Wagnière,  sauta  par-dessus 
les  autres  jusqu'à  la  portière,  priant  M.  de  Voltaire 
de  permettre  qu'elle  lui  baisât  la  main.  Cet  homme 
rencontra  la  main  de  madame  de  Villetle,  et  dit,  après 
l'avoir  baisée  :  «  Par  ma  foi  !  voilà  une  main  encore 
c(  bien  potelée  pour  un  homme  de  quatre-vingt-quatre 
ans'^.  »  Les  femmes  n'étaient  pas  les  moins  emportées, 
elles  se  ruaient  sur  son  passage,  l'arrêtaient  pour  le 
mieux  envisager.  On  en  vit  pousser  le  délire  jusqu'à 
arracher  du  poil  de  sa  fourrure,  cette  superbe  four- 
rure de  martre  zibeline,  royal  et  magniflque  présent 
de  Catherine  11. 

Voltaire,  qui  ne  quittait  plus  sa  robe  de  chambre, 
avait  sorti  sa  toilette  des  grands  jours,  toilette  d'un 
autre  âge  qui  aurait  semblé  quelque  peu  surannée  et 
ridicule  à  cette  jeunesse  frivole,  si  un  enthousiasme 
indescriptible  n'eût  étouffé  tout  autre  sentiment  dans 
cette  foule  méconnaissable,  a  II  avait,  nous  ditGrimm, 
sa  grande  perruque  à  nœuds  grisâtres,  qu'il  peigne 
tous  les  jours  lui-même,  et  qui  est  toute  semblable  à 
celle  qu'il  portait  il  y  a  quarante  ans...  Il  est  impossible 
de  penser  à  celte  fameuse  perruque  sans  se  souvenir 

1.  Griium,  Correspondance  lillérahc  (Paris,  Furne).  t.  X,  p,  7  ; 
mari  17  78. 

2.  Lbngcliauip  cl  Wagnière,  llémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1820),  l.  I,  1».  141,  H 2.  Vovage  de  Voltaire  à  Paris,  1778. 


LA  TÈTE  A   PERRUQUE  DE  M.   DE  VOLTAIRE.  285 

qu'il  n'y  avait  autrefois  que  le  pauvre  Bachaumont 
qui  en  eût  une  pareille,  et  qui  en  était  extrêmement 
fier.  On  l'appelait  la  tête  à  perruque  de  M.  de  Vol- 
taire^. » 

Lorsque  l'auteur  de  la  HenriadeT^arut  dans  la  salle, 
ce  fut  d'autres  cris,  d'autres  trépignements.  Il  alla  ga- 
gner, aux  secondes,  la  loge  des  gentilshommes  de  la 
chambre,  qui  était  en  face  de  celle  du  comte  d'Artois. 
Madame  Denis  et  madame  de  Villette^ étaient  déjà  in- 
stallées. Voltaire  paraissait  vouloir  demeurer  derrière 
elles  ;  mais  il  fallut  qu'il  cédât  au  vœu  du  parterre,  et 
qu'il  consentît  à  demeurer  sur  le  devant,  entre  sa 
nièce  et  belle  et  bonne.  La  couronne  !  cria-t-on  alors. 
Le  comédien  Brizard  entra  au  même  instant,  tenant 
une  couronne  de  laurier  qu'il  posa  sur  la  tête  du  poëte. 
«  Ah  !  Dieu  !  vous  voulez  donc  me  faire  mourir  à  force 
de  gloire  !  «  articula  le  vieillard  d'une  voix  étranglée 
par  l'émotion,  la  joie  et  les  larmes.  Mais  il  la  retirait 
tout  aussitôt  avec  une  hâte  pudique,  et  la  passait  à  la 
jeune  marquise,  à  laquelle  le  public  ivre  criait  3e  la  re- 
mettre sur  le  front  du  Sophocle  français.  Celle-ci  s'em- 
pressa d'obéir.  Yoltaire  ne  voulait  pas  le  permettre, 
il  se  débattait,  se  refusait  à  cette  idolâtrie,  quand  le 
prince  de  Beauvau,  s'emparant  du  laurier,  en  ceignit 


1.  Grimui,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Fui  ne),  t,  X,  p.  6. 
Mais  l'inventeur  de  ceUe  perruque  n'est  ni  le  célèbre  amateur  d'art, 
ni  l'écrivain  philosophe,  au  dire  même  de  Grimm.  «  M.  le  duc  de 
Nevers,  nous  dit-il  ailleurs,  avait  inventé  une  perruque  à  longue  che- 
velure; mais  il  n'a  eu  d'imitateurs  en  France  que  M.  de  Bachaumont 
et  M.  de  Voltaire  :  des  trois  porteurs,  il  ne  reste  aujourd'hui  que  ce 
dernier,  u  Ibid.,  t.  VII,  p.  266,  267  ;  mai  1771. 


286  IRÈNE  PLUS  APPLAUDIE  QU'ÉCOUTÉE. 

de  rechef  le  front  du  patriarche  qui  vit  bien  qu'il  ne 
serait  pas  le  plus  fort  ' . 

Toutes  les  femmes  étaient  debout,  rapporte  Grimm.  Il  y 
avait  plus  de  monde  dans  les  couloirs  que  dans  les  loges. 
Toute  la  Comédie,  avant  la  toile  levée,  s'était  avancée  sur  le 
bord  du  théâtre.  On  s'étouffait  jusqu'à  l'entrée  du  parterre, 
où  plusieurs  femmes  étaient  descendues,  n'ayant  pas  pu 
trouver  ailleurs  des  places  pour  voir  quelques  instants  l'objet 
de  tant  d'adorations.  J'ai  vu  le  moment  où  la  partie  du  par- 
terre qui  se  trouve  sous  les  loges  allait  se  mettre  à  genoux, 
désespérant  de  le  voir  d'une  autre  manière.  Toute  la  salle 
était  obscurcie  par  la  poussière  qu'excitait  le  flux  et  le  reflux 
de  la  multitude  agitée.  Ce  transport,  cette  espèce  de  délire 
universel  a  duré  plus  de  vingt  minutes,  et  ce  n'est  pas  sans 
peine  que  les  comédiens  ont  pu  parvenir  enfln  à  commen- 
cer la  pièce. 

C'était  la  sixième  représentation  d'Irène.  Mais  per- 
sonne, si  ce  n'est  Voltaire,  n'était  venu  pour  Irène^  qui 
ne  fut  point  écoutée  et  n'en  fut  que  plus  applaudie.  La 
toile  baissée,  les  battements  de  mains,  les  trépigne- 
ments recommencèrent  avec  fureur,  et  il  dut  témoi- 
gner à  cette  foule  frémissante  combien  il  était  glorieux 
de  telles  marques  de  bienveillance  et  d'affection.  On 
en  était  là,  et  les  clameurs  ne  semblaient  pas  près  de 
s'apaiser,  quand  le  rideau  se  leva  de  nouveau  et  per- 
mit de  voir  le  spectacle  le  plus  inattendu  et  le  plus 
étrange.  Les  comédiens,  dont  il  était  depuis  plus  d'un 
demi-siècle  l'unique  soutien ,  s'étaient  laissé  gagner 
par  ces  emportements  frénétiques.  Ils  comprenaient 
qu'ils  devaient  au  poëte  et  au  public  une  manifestation 

1.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p.  177,  1*'' avril  1778. 


LE  BUSTE  DU   POÈTE.  287 

au  niveau  de  ce  délire.  Mais  que  faire  et  qu'imaginer? 
Ce  fut  une  de  leurs  camarades,  mademoiselle  La  Chas- 
saigne,  qui  les  tira  de  peine  en  leur  suggérant  l'idée 
d'un  couronnement  analogue  à  celui  auquel,  six  ans 
auparavant,  les  initiés  avaient  assisté  chez  made- 
moiselle Clairon.  On  alla  chercher  le  buste  du  poëte, 
placé  tout  récemment  dans  le  foyer  de  la  Comédie  ;  et 
buste  et  piédestal  ne  tardaient  pas  à  trôner  au  milieu  de 
la  salle.  La  mise  en  scène,  bien  qu'improvisée,  n'aurait 
pu  être  ni  mieux  conçue  ni  plus  réussie,  eussent-ils  eu 
plus  de  temps  et  de  loisirs  :  tous  les  acteurs  et  toutes 
les  actrices,  en  demi-cercle  autour  du  buste^  des  palmes 
et  des  guirlandes  à  la  main;  plus  loin,  la  foule  nom- 
breuse de  ceux  qui  avaient  assisté  à  la  représentation 
sur  le  théâtre  et  qui  s'était  précipitée  de  la  coulisse  sur 
la  scène  -,  dans  l'enfoncement,  les  gardes  qui  avaient 
figuré  dans  Irène,  enfin  cet  ensemble,  ce  pêle-mêle, 
cette  variété  de  costumes  produisaient  l'effet  le  plus 
extraordinaire,  en  parfaite  harmonie,  du  reste ,  avec 
tout  ce  qui  se  passait  depuis  quelque?  heures  dans  le 
temple  de  Melpomène.  Était -on  transporté  à  Athènes 
ou  à  Rome?  Mais  d'abord  était-ce  bien  réel,  cette 
saUe  était-elle  dans  son  bon  sens,  n'était-elle  point 
frappée  d'hallucination  et  de  vertige  ? 

A  la  vue  de  ce  buste ,  de  ces  couronnes ,  de  ces 
guirlandes,  les  bravos  reprirent,  redoublèrent  leurs 
éclats.  Pas  un  cri,  un  geste,  un  sourire  ironique  ou 
narquois;  on  aurait  bien  certainement  écharpé  l'impru- 
dent qui  eût  manifesté  le  plus  petit  blâme,  la  moindre 
désapprobation,  «L'envie  et  la  haine,  dit  encore  Griram, 
pour  lequel  l'enthousiasme  n'est  pas  péché  d'habitude, 


288  SCÈNE  DU  COURONNEMENT. 

le  fanatisme  et  l'intolérance,  n'ont  osé  rugir  qu'en  se- 
cret; et,  pour  la  première  fois  peut-être,  on  a  vu  l'opi- 
nion publique,  en  France,  jouir  avec  éclat  de  tout  son 
empire.  »  Brizard,  en  habit  de  moine  de  saint  Bazile 
(c'était  lui  qui  avait  joué  le  rôle  de  Léonce),  posa  la 
première  couronne  sur  le  buste  de  cet  opiniâtre  ennemi 
de  la  superstition,  étrange  et  provoquant  contraste  dû 
au  seul  hasard,  que  la  foule  était  trop  peu  maîtresse 
d'elle  pour  saisir  mais  qui  n'échappera  pas  à  tout  le 
monde  '.  La  Comédie  entière  l'imita  au  bruit  des  trom- 
pettes, des  tambours,  que  les  clameurs  réussissaient  à 
couvrir;  et  les  couronnes  allaient  s'entasser  sur  les 
baïonnettes  des  sentinelles  avec  lesquelles,  en  un 
clin  d'œil,  on  avait  improvisé  une  espèce  d'arc  de 
triomphe.  Toutes  les  voix,  n'en  faisant  qu'une  formi- 
dable ,  appellent  alors  l'auteur  de  tant  de  chefs- 
d'œuvre,  qui  s'était  réfugié  dans  le  fond  de  la  loge. 
M.  de  Yillette  l'entraîne  ;  et  le  vieillard  reparaît  comme 
écrasé  sous  le  poids  d'une  telle  félicité,  courbant  le 
front  jusque  sur  l'appui  de  la  loge,  où  il  demeure  un 
instant  dans  cette  attitude.  Il  se  relève  enfin,  les  yeux 
baignés,  de  larmes,  en  proie  à  un  attendrissement 
qu'on  ne  saurait  rendre  ^. 

Madame  Yestris,  nous  alhons  dire  Irène,  s'avance 
alors  sur  le  devant  du  théâtre,  un  papier  à  la  main,  et, 
s'adressant  à  l'objet  même  de  tant  de  délire,  lut  les  vers 
suivants,  que  venait  de  composer  le  marquis  de  Saint- 
Marc,  l'auteur  assez  obscur  d'une  Adèle  de  Ponthieu  : 

1.  Comte  de  Ségur,  Mémoire»  [Vas'xt,  Didier,  1844),  t.  I,  p.  127. 

2.  Marquis  de  Luchet,  Histoire  liitéraire  de  M,  de  Fo/zaire  (Cas; el , 
1781),  p.  241. 


DIXAIN  DE  SAINT-MARC.  289 

Aux  yeux  de  Paris  enchanté 

Reçois  en  ce  jour  un  hommage 

Que  confirmera  d'âge  en  âge 

La  sévère  postérité. 
Non,  tu  n'as  pas  besoin  d'atteindre  au  noir  rivage 
Pour  jouir  de  l'honneur  de  l'immortalité. 

Voltaire,  reçois  la  couronne 
.  Que  l'on  vient  de  te  présenter  ; 

Il  est  beau  de  la  mériter, 

Quand  c'est  la  France  qui  la  donne  ! 

Ces  vers,  bien  dits,  furent  accueillis  avec  transport. 
On  cria  bis  !  Il  fallut  que  madame  Vestris  les  répétât, 
et  mille  copies  circulaient  en  un  instant  dans  toute  la 
salle.  Un  étranger,  jeté  au  milieu  de  cette  frénésie,  se 
fût  cru  dans  une  maison  de  fous.  Mademoiselle  Fanier, 
qui  avait  arraché  ces  vers  à  Saint-Marc,  baisa  le  buste 
avec  transport  quand  ce  fut  son  tour,  et,  l'exemple 
donné,  tous  ses  camarades  en  firent  autant  *. 

Cette  scène  indescriptible  a  été  saisie  et  reproduite 
par  Moreau  avec  une  vérité  merveilleuse.  Les  loges, 
l'orchestre,  le  parquet,  ont  les  yeux  fixés  sur  l'auteur 
d'Irène,  qui  est,  dans  des  proportions  microscopiques, 
d'une  ressemblance  remarquable  :  les  acteurs,  même 
les  moindres,  occupent  la  place  oii  ils  se  trouvaient 
alors,  dans  le  costume  de  leur  emploi'*.  C'est  une  page 

1.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XL  p.  178.  Nous  avons  relevé 
le  chiffre  des  recettes  des  six  premières  représentations  d'Irène.  Lundi 
16  mars:  1,796;  mercredi  18  :  2,882;  samedi  21  :  2,891,  10  sous; 
lundi  23  :  2,636,  10  sous:  samedi  28  :  2,947,  10  sous;  lundi  30 
(la  sixième)  :  2,965. 

2.  Prospectus  d'une  estampe  représentant  le  couronnement  de 
Voltaire,  de  Gaucher;  à  madame  la  marquise  de  Viiletle,  dame  de 
Ferney-Voltaire  (1782). 

vm.  i9 


290  ESTAMPE  DE  MOREAU. 

d'histoire  anecdotique  à  laquelle  le  temps  n'a  rien  ôté 
de  sa  valeur.  Mais  ce  que  le  prospectus  d'un  marchand 
d'estampes  ne  pouvait  dire,  c'est  que  l'artiste  ne  s'est 
pas  borné  à  cette  reproduction  fidèle.  Ainsi,  l'on  aper- 
çoit le  comte  d'Artois,  le  corps  à  demi  hors  de  sa  loge  ; 
vis-à-vis  de  lui,  la  duchesse  de  Chartres  et  madame  de 
Cossé ,  donnant  le  signal  des  applaudissements  ;  et, 
pour  contraster  avec  tout  ce  délire,  le  poëte  Gilbert, 
protestant  par  son  attitude  plus  que  significative'. 
Nous  disions  que  pas  une  voix  ne  s'était  élevée  contre 
tant  d'idolâtrie  :  s'il  fallait  en  croire  les  nouvelles  à  la 
main  de  Metra,  le  satirique  n'aurait  pu  se  contenir  jus- 
qu'au bout.  En  sortant  du  spectacle,  il  se  serait  écrié, 
non  sans  courir  les  risques  d'être  littéralement  assommé 
par  les  assistants  :  «  Qu'il  n'y  avait  plus  ni  mœurs  ni 
religion,  et  qu'enfin  tout  était  perdu '■'.  » 

La  toile  se  baissa  et  se  releva,  un  moment  après, 
pour  Nanine,  la  seule  des  comédies  de  Voltaire  qui  fût 
restée  au  répertoire.  Le  buste  n'avait  pas  été  ôté  ;  il 
avait  été  placé  à  la  droite  du  théâtre.  Même  enthou- 
siasme pour  le  poëte,  même  inattention  pour  l'œuvre 
qui,  assez  médiocrement  jouée,  n'en  fut  pas  moins 
chaleureusement  applaudie.  Il  fallait  que  le  patriarche 
de  Ferney  emportât  de  cette  soirée  un  souvenir  ra- 
dieux. La  comédie  finie,  il  se  leva.  Toutes  les  femmes 
s'étaient  rangées  dans  les  corridors  et  dans  l'escalier, 
et  c'était  entre  ces  deux  haies  de  visages  animés,  sou- 

1,  L'abbé  Duvernet,  la  Vie  de  Voltaire  (Genèye,  1786),  p.  315, 

316. 

2.  Correspondance  secrète,  politique  et  littéraire  (Londres,  John 
Adamson),  t.  VI,  p.  142;  Paris,  4" avril  17  78. 


COMPLIMENTS  DD  COMTE  D'ARTOIS.  2»1 

riant,  pleurant,  que  la  passion  embellissait,  qu'il  dût 
rejoindre  son  carrosse,  porté,  pour  ainsi  dire,  dans 
leurs  bras.  On  ne  voulait  pas  le  laisser  partir,  on  se 
jetait  sur  les  chevaux,  on  les  baisait.  Des  voix  s'é- 
criaient :  «  Des  flambeaux  !  des  flambeaux  !  que  tout 
le  monde  puisse  le  voir  !  »  Il  réussit  pourtant  à  péné- 
trer jusqu'à  sa  voiture.  Mais,  comme  à  l'arrivée,  la 
foule  entoura  le  véhicule,  les  plus  exaltés  s'accrochè- 
rent aux  portières  pour  lui  baiser  encore  une  fois  les 
mains  :  il  fut  question  même  de  dételer  ses  chevaux, 
et  de  le  reconduire  ainsi  jusqu'à  l'hôtel  du  quai  des 
Théatins.  Il  en  fut  quitte  pour  la  peur.  Mais  le  cocher 
dut  aller  au  pas,  afin  qu'on  pût  le  suivre,  et  il  fut 
reconduit  ainsi,  par  ce  peuple  ivre,  jusqu'au  Pont- 
Royal^  aux  cris  redoublés  de  :  Vive  Voltaire  !  Le  comte 
d'Artois,  auquel  Moreau  fait  partager  l'entraînement 
général,  était  à  l'Opéra  avec  la  reine.  Mais  il  avait 
trouvé  le  moyen  de  s'écUpser,  et  il  avait  eu  bientôt  fait 
de  gagner  sa  loge,  à  la  Comédie.  Il  envoya  son  ca- 
pitaine des  gardes  assurer  le  poète  de  tout  l'intérêt 
qu'il  prenait  à  son  triomphe.  On  a  même  prétendu  que 
l'auteur  à' Irène  avait  pu  disparaître  un  instant  et  re- 
mercier de  vive  voix  le  prince  d'une  bienveillance  qui 
lui  était  précieuse  '. 


1.  Le  comte  d'Artois  eût  alors  bien  changé  de  sentiment,  si  le 
propos  qu'on  lui  fit  tenir,  dix  ans  auparavant,  ne  fut  pas  inventé  à 
plaisir.  Le  bruit  avait  couru  à  Fontainebleau  que  M.  de  Vollaire  était 
mort.  Faisant  allusion  à  cet  événement,  le  jeune  prince  disait,  à  son 
dîner  :  a  11  est  mort  un  grand  homme  et  un  grand  coquin.  »  Mémoires 
secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des  lettres  (Londres, 
John  Adamson),  t,  IV,  p,  119.  Extrait  d'une  lettre  de  Fontainebleau, 
da  10  octobre  1768. 


292  LÉGITIME  RÉMUNÉRATION. 

Rentré  chez  lui,  le  patriarche  de  Ferney,  brisé  par  de 
si  violentes  émotions,  pleura  comme  un  enfant,  et  ne 
fut  soulagé  que  par  cette  crise  salutaire.  Il  n'aurait  pas 
été  de  force  à  supporter  deux  fois  une  pareille  épreuve, 
et  il  assura  que,  s'il  avait  pu  prévoir  qu'on  eût  fait  tant 
de  folies,  il  ne  serait  pas  allé  à  la  Comédie.  Quoi  qu'il 
en  soit  de  ces  excès,  de  cette  frénésie  qui  s'empara  de 
tout  Paris  comme  d'un  seul  homme,  ils  étaient  la  lé- 
gitime rémunération  de  toute  une  vie  consacrée  à 
charmer,  à  instruire,  à  éclairer  ce  siècle,  dont  il  fut 
bien  le  guide,  et  l'instituteur.  «  L'enthousiasme  avec 
lequel  on  vient  de  faire  l'apothéose  de  M.  de  Voltaire, 
de  son  vivant,  remarque  Grimm,est  la  juste  récom- 
pense, non-seulement  des  merveilles  qu'a  produites 
son  génie,  mais  aussi  de  l'heureuse  révolution  qu'il  a 
su  faire  et  dans  les  mœurs  et  dans  l'esprit  de  son  siècle, 
en  combattant  les  préjugés  de  tous  les  ordres  et  de 
tous  les  rangs;  en  donnant  aux  lettres  plus  de  con- 
sidération et  plus  de  dignité,  à  l'opinion  même  un 
empire  plus  libre  et  plus  indépendant  de  toute  autre 
puissance  que  celle  du  génie  et  de  la  raison.  » 

Le  lendemain,  quelque  fatigué  que  l'on  fût,  il  fallut 
hien  recevoir  tout  un  monde  de  visiteurs,  la  ville  et  la 
<cour,  qui  venaient  féliciter  et  contempler  dans  son  in- 
férieur le  triomphateur  de  la  veille,  et  sortaient  émer- 
veillés de  tant  de  vigueur,  de  présence  et  de  jeunesse 
d'esprit.  Cependant,  l'enivrement  n'avait  pas  été  tel, 
que  l'auteur  de  ï Essai  sur  les  Mœurs  ne  sentît  ce 
qu'avaient  de  peu  durables  et  d'éphémères  de  pareilles 
ovations.  «  Ah!  mon  ami,  disait  il  à  Wagnière,  vous 
ne  connaissez  pas  les  Français;  ils  en  ont  fait  autant 


DÉSENCHANTEMENT  PASSAGER.  293 

pour  le  Genevois  Jean-Jacques  ;  plusieurs  même  ont 
donné  un  écu  à  des  crocheteurs  pour  monter  sur  leurs 
épaules  et  le  voir  passer.  On  l'a  décrété  ensuite  de 
.  prise  de  corps,  et  il  a  été  obligé  de  s'enfuir.  »  Mais 
ceux  qui  avaient  acclamé  Jean-Jacques  n'étaient  pas  les 
mêmes  qui  l'avaient  décrété;  et  les  amis  de  Rousseau, 
ses  admirateurs,  lui  étaient,  au  contraire,  demeurés 
fidèles,  en  dépit  de  la  persécution  et  des  poursuites. 
Cette  façon  chagrine  et  misanthropique  d'envisager, 
au  lendemain,  les  mêmes  choses  qui  nous  ont  éblouis 
la  veille,  est  une  des  infirmités  des  natures  nerveuses, 
et  jamais  personne  ne  fut  plus  que  Voltaire  soumis  à 
ces  influences  pour  ainsi  dire  thermométriques.  Wa- 
gnière  ne  dit  rien  ici  que  d'exact,  et  le  poëte  ne  par- 
lait pas  avec  moins  de  désenchantement  de  cette  vaine 
fumée  de  la  gloire,  bien  vaine  suriout  pour  quiconque 
a  déjà  un  pied  dans  la  tombe,  à  l'académicien  Mar- 
montel  qui,  comme  les  autres,  était  accouru  serrer  la 
main  de  l'illustre  vieillard  * . 

Mais  d'autres  motifs,  qu'il  disait  moins,  devaient 
contribuer  à  imprégner  d'inquiétude  et  d'amertume  une 
allégresse  qu'on  eût  crue  sans  mélange.  La  reine,  on  l'a 
dit,  était  à  l'Opéra  avec  le  comte  d'Artois;  elle  avait 
conçu  le  projet,  assurait-on,  de  passer  incognito  au 
Théâtre-Français,  oiiellese  serait  prêtée  à  une  rencontre 
de  quelques  minutes  avecl'auteurde/'Z/o^e  et  r Hôtesse. 
Tout  cela  est  dans  la  vraisemblance  de  cette  nature 


1.  Marmontel,  Œuvres  complètes  (Paris,  Belin),  t.  1,  p.  326. 
Mémoires^  liv.  X.  Voir  aussi,  sur  le  même  thème,  un  curieux  dia- 
logue entre  Richelieu  et  Voltaire.  Vie  privée  du  maréchal  de  Riche- 
lieu (Paris,  Buisson,  1792),  t   H,  p.  396,  397,  398. 


294  ABSTENTION  FORCÉE  DE  LA  REINE. 

bienveillante,  affectueuse,  de  premier  élan,  mais  lé- 
gère, inconsidérée,  ne  sachant  point  encore  le  péril 
de  se  livrer  aux  mouvements  les  meilleurs,  et  elle 
aurait  exécuté  sûrement  son  projet,  si  un  billet  du 
roi  ne  l'eût  retenue  au  moment  où  elle  se  préparait  à 
s'éclipser*.  On  prétendit  môme  que  le  mot  de  son 
royal  époux  lui  fut  remis  en  chemin.  Cette  défense 
s'expUque,  et  au  point  de  vue  où  devait  se  placer  le 
souverain,  nous  conviendrons  sans  difficulté  que  la 
présence  de  Voltaire  à  la  cour  eût  été  sans  excuse.  Le 
bon  sens  et  plus  encore  le  peu  d'entraînement  qu'il  se 
sentait  pour  le  vieil  Arouet  empêchèrent  cette  faute;  il 
eût  été  également  logique  de  ne  pas  donner  à  la  cour 
Irène,  qui  y  fut  représentée  le  jeudi  2  avril.  Voltaire, 
qui  nourrissait  peut-être  encore  l'espoir  d'être  invité 
à  la  représentation  de  sa  pièce,  comprit  qu'il  n'avait 
rien  à  attendre  de  ce  pays-là,  sous  le  nouveau  maître 
aussi  bien  que  sous  le  roi  défunt.  Mais  il  n'était  pas, 
quoi  qu'il  en  dît,  tellement  revenu  des  vanités  de  ce 
monde,  qu'il  envisageât  avec  un  parfait  stoïcisme 
cette  attitude  du  Versailles  officiel  à  son  égard;  et  c'en 
était  assez  pour  effacer  en  un  instant  tous  les  enivre- 
ments du  triomphe. 

En  de  pareils  moments,  les  partisans  de  son  départ 
pour  Ferney  reprenaient  faveur  auprès  de  lui ,  à  la 
grande  appréhension  de  ceux  des  siens  qu'un  nouveau 


1.  Lafont  d'Aussone  dit  que  Marie-Antoinette  assista  à  cette  re- 
présentation d'/réwe,  et  que  les  spectateurs  la  remercièrent  de  son 
accueil  et  de  sa  complaisance  par  toutes  sortes  de  démonstrations. 
Ce  n'est  pas  la  seule  bévue  qu'il  commette  ù  propos  de  Voltaire. 
Mémoires,  t.  I,  p.  6i. 


TIRAILLEMENTS.  295 

voyage  n'eût  rien  moins  qu'accommodés;  car,  parmi 
cette  petite  cour  de  la  rue  de  Beaune,  il  y  avait  deux 
opinions,  deux  tendances  bien  accusées  :  les  uns 
l'auraient  voulu  déjà  loin,  déclarant  qu'il  y  allait  de  la 
vie  de  ce  vieillard  surmené  et  qu'on  allait  étouffer  sous 
les  roses;  les  autres  prétendaient  que  Paris  était  sa 
seule  patrie  et  que,  maintenant  qu'il  y  était  rentré, 
rentré  en  triomphateur,  après  avoir  appelé  cet  instant 
de  ses  vœux  durant  vingt-huit  années,  il  n'y  avait  plus 
pour  lui  d'air  vital  en  dehors  de  ses  murs.  A  la  tête  de 
ces  derniers,  se  trouvaient  d'Argental  et  Thibouville, 
sans  arrière-pensée  personnelle,  uniquement  préoccu- 
pés des  intérêts  de  la  gloire  de  l'écrivain.  Quant  aux 
suppôts  de  la  philosophie.  Voltaire  était  leur  drapeau; 
ils  le  tenaient  et  n'étaient  pas  disposés  à  le  laisser 
échapper. 

Madame  Denis,  plus  que  personne,  se  révoltait 
contre  toute  idée  d'un  départ.  La  chère  dame  ne 
comprenait  que  Paris,  le  cailletage  de  ses  salons,  le 
monde  qu'elle  avait  du  laisser  pour  s'enfouir  au  fond 
de  ce  pauvre  et  très-dénué  pays  de  Gex,  ce  groupe  de 
courtisans  enfin,  que  lui  valait,  même  en  l'absence  de 
M.  de  Voltaire,  le  titre  de  nièce  de  M.  de  Voltaire.  Elle 
retrouvait  tout  cela,  après  des  siècles  d'attente  et 
d'ennui,  et  on  lui  reparlait,  à  peine  rendue  à  cette 
existence  selon  ses  goûts,  de  reprendre  son  rôle  de 
dame  de  paroisse  et  de  gouvernante  d'un  vieillard 
quinteux,  chagrin,  dont  on  ne  pouvait  nier  rattache- 
ment, mais  qui  avait  aussi  de  rudes  moments  qu'elle 
connaissait  mieux  que  par  ouï-dire  î  Toute  son  habileté, 
toute  sa  rhétorique  n'turent  d'autre  but  que  d'ôter  de 


296  TRONCHIN. 

l'esprit  du  poëte  ces  velléités  de  retour,  dont  l'idée 
seule  la  glaçait. 

Mais  elle  ne  pouvait  ni  écarter  ni  condamner  au 
silence  ces  amis  non  moins  sincères ,  non  moins  in- 
fluents, qui  pressaient  l'auteur  d'Irène  de  s'éloigner 
au  plus  vite  de  cette  ville  funeste  dans  laquelle  il  n'au- 
rait pas  dû  remettre  les  pieds.  La  petite  phalange 
était  représentée  par  le  mari  de  mademoiselle  Cor- 
neille, M.  Dupuits,  qui  pouvait  être  intéressé  à  ramener 
à  Ferney  l'ami  et  le  protecteur  de  leur  famille;  re- 
présentée par  l'honnête  Wagnière,  qui  n'est  pas  ten- 
dre, on  ne  le  sait  que  trop,  pour  la  coterie  adverse, 
parTronchin  surtout,  dont  la  voix  était  écoutée  de  son 
malade,  bien  qu'elle  ne  fût  pas  toujours  obéie. 

Le  docteur  genevois,  qui  savait  son  empire  et  avait 
le  ton  despotique  des  gens  habitués  à  voir  courber  les 
volontés  sous  leurs  arrêts,  s'indignait  de  la  contradic- 
tion comme  d'un  mauvais  procédé;  la  méchante  hu- 
meur de  nos  médecins,  leurs  petites  intrigues  pour 
contre-battre  une  vogue,  un  engouement  à  peine 
croyables,  l'avaient,  en  définitive,  moins  irrité  que  con- 
vaincu de  sa  force  et  de  sa  popularité.  Il  avait  retrouvé, 
à  Paris,  la  clientèle  qui,  à  différentes  époques,  l'était  allé 
chercher  à  Genève,  et  c'avait  été  autant  de  défenseurs 
et  de  preneurs  dans  ce  pays  de  l'enthousiasme  comme 
du  dénigrement.  Solidement  épaulé,  patroné  parle  duc 
d'Orléans,  il  pouvait  défier  l'envie  et  se  moquer  de  ses 
confrères  parisiens  qui  le  traitaient  d'empirique  et  de 
charlatan.  Si  sa  science  était  réelle,  il  savait  aussi  par 
quels  chemins  ou  arrive  à  conquérir  cette  autorité  sans 
laquelle  le  médecin  reste  désarmé.  La  nature  l'avait 


CONSEILS  DE  DÉPART.  297 

doué  d'une  prestance  imposante,  et  il  ne  trouvait  pas 
au-dessous  de  lui  d'user  de  cette  sorte  d'avantage  au 
plus  grand  bien  de  son  malade.  Tel  était  son  charla- 
tanisme, charlatanisme  qu'il  apportait  également 
dans  les  relations  du  monde,  dont  l'accueil  et  la  bien- 
veillance avaient  dû  sensiblement  émousser  sa  sim- 
pUcité  native.  Ce  n'était  pas  Voltaire  qui  avait  appelé 
Lorry;  il  avait  purement  et  simplement  consenti  aux 
importunités  de  son  entourage;  en  réahté,  Tronchin 
avait  toute  sa  confiance  ;  il  le  lui  répétait  à  tout  instant 
et  sur  tous  les  tons.  Celui-ci,  pressentant  les  inévita- 
bles conséquences  d'un  plus  long  séjour,  ne  cacha 
pas  sa  pensée,  il  ne  lui  dissimula  point  l'inquiétude 
que  lui  causait  cette  vie  parisienne  que  le  poëte  n'était 
pas  de  force  à  mener  longtemps  de  ce  train. 

Je  donnerais  tout  à  l'heure,  lui  dit-il,  cent  louis  pour 
que  vous  fussiez  à  Ferney.  Vous  avez  trop  d'esprit  pour  ne 
pas  sentir  qu'on  ne  transplante  poii^t  un  arbre  de  quatre- 
vingt-quatre  ans,  à  moins  qu'on  ne  veuille  le  faire  périr. 
Partez  dans  huit  jours;  j'ai  une  excellente  dormeuse  toute 
prête  à  votre  service.  —  Suis-je  en  état  de  'partir  ?  dit  M.  de 
Voltaire.  — Oui.  j'en  réponds  sur  ma  tête,  reprit  M.  Tronchin. 
M.  de  Voltaire  lui  prit  la  main,  se  mit  à  fondre  en  larmes 
et  lui  dit  :  Mon  ami,  vous  me  rendez  la  vie.  11  était  si  attendri, 
que  son  cuisinier,  qui  était  présent,  fut  obligé,  ainsi  que 
moi,  de  sortir  pour  pleurer. 

Un  instant  après,  M,  Dupuits,  mari  de  mademoiselle  Cor- 
neille, vint  voir  M.  de  Voltaire;  il  lui  parla  avec  la  même 
franchise  que  M.  Tronchin,  et  la  même  amitié.  M.  de  Voltaire 
le  pria  daller  voir  la  dormeuse  dont  lui  avait  parlé  M.  Tron- 
chin. Ce  fut  alors  qu'il  m'ordonna  d'écrire  à  Ferney,  pour 
faire  venir  sur-le-champ  son  cocher,  à  dessein  d'y  ramener 
son  propre  carrosse. 

Madame  Denis,  ayant  appris  cette  conversation  de  M.  Tron- 


298  il.  ET  MADAME  SUARD. 

chin,   l'ea   gronda  beaucoup,   ot    ne  lui    a  jamais  par- 
donné *. 

Si  c'était  le  plus  autorisé,  ce  n'était  pas  l'unique 
conseil- de  ce  genre  qui  lui  fut  donné  par  ceux  de  ses 
amis  qui  mettaient  par-dessus  tout  la  sûreté  de  sa  vie. 

Quand  M.  de  Voltaire  vint  à  Paris,  raconte  madame  Suard, 
il  y  vit  beaucoup  M.  Suard,  et  le  traita  toujours  avec  autant 
d'estime  que  de  bienveillance.  Il  conservoit  un  doux  sou- 
venir d'un  portrait  qu'il  avait  fait  de  lui  *  et  ne  parloit 
qu'avec  reconnaissance  de  ce  qu'il  appeloit  ses  bontés.  U 
permit  à  M.  Suard  seul  d'assister  à  une  répétition  d'Irène, 
et  M.  Suard  a  intéressé  plus  d'une  fois  notre  société,  en 
racontant  ses  observations,  les  éloges  et  môme  les  critiques 
qu'il  adressoit  aux  différents  acteurs.  C'étoit  une  scène  char- 
mante. 

Je  fus  aussi  reçue  de  M.  de  Voltaire  avec  la  même  bonté 
qu'il  m'avoit  montrée  à  Ferney.  Je  le  vis  trois  fois,  et  nous 
acceptâmes  un  dîner  de  M.  de  Villette  pour  le  voir  et  l'en- 
tendre plus  longtems.  Mais  hélas  1  ce  que  je  lui  avois  pré- 
dit est  arrivé,  c'est  que  s'il  restoit  quelques  jours  avec  nous, 
nous  le  ferions  mourir.  En  effet,  pouvoit-il  survivre,  avec 
une  aussi  frêle  machine,  à  un  triomphe  qui,  jamais,  n'a  été 
obtenu  par  un  aucun  mortel?  Ai-je  besoin  de  dire  que 
M.  Suard  et  moi  y  avons  assisté  '  ? 

1.  Longchamp  et  Wagnière,  Jftmojre*  4ur  Fo/faire  (Paris,  André, 
182C),  t.  I,  p.  144,  145.  Voyage  de  Voltaire  à  Paris,  1778. 

2.  Dans  sa  première  lettre  datée  de  juin  17  75,  madame  Suard 
écrivait,  de  Genève,  h.  son  mari  :  o  )1  me  parla  beaucoup  de  vous,  de 
sa  reconnaissance  pour  vos  bontés,  c'est  le  mot  dont  il  se  servit.  » 
Suard,  Mélanges  de  littérature  (Paris,  Denlu,  1803),  t.  Il,  p.  9. 
Voyage  de  Ferneij.  Suard,  dans  son  discours  de  réception  à  l'Aca- 
démie, avait  fait  un  grand  éloge  de  Voltaire,  et  c'est  à  cela  qu'il  est  fait 
allusion.  Le  patriarche  fut  exlrèmemenl  touché  de  celtepreuve  d'amitié. 
Voir  encore  sa  lettre  de  juillet  1774.  Œuvres  complètes  [Beuchot), 
1.  LXIX,  p.  15,  16,  17. 

3.  Madame  Suard,  Essais  de  mémoires  sur  M.  Suard  (Paris,  Didot, 
1820),  p.  128,120. 


PROJETS  D'ÉTABLISSEMENT  A  PARIS.  299 

Ces  prédictions,  ces  exhortations,  qui  ne  faisaient 
les  affaires  de  personne,  importunaient  sans  persua- 
der. Voltaire  ne  parlait  de  départ  que  dans  ses  re- 
chutes, et  lorsque  le  moindre  déplacement  n'était  plus 
possible.  A  peine  allait-il  mieux,  les  séductions  de  Pa- 
ris, les  cajoleries,  les  flatteries,  le  concours  de  tout 
ce  qu'il  y  avait  d'illustre  et  par  la  naissance  et  par  le 
mérite,  venaient  en  aide  à  madame  Denis  qui  avait  mis 
dans  la  tête  de  son  oncle  d'acheter  une  maison  dans 
Paris.  L'auteur  d'Irène  ne  pouvait  être  l'hôte  éternel 
de  M.  de  Villette,  chez  lequel  il  se  trouvait  médiocre- 
ment, non  sans  raison,  car  il  lui  fallait  de  la  lumière  à 
midi  pour  travailler'.  Sa  nièce,  envisageant  plus 
de  garanties  contre  la  velléité  d'une  fugue  subite  dans 
une  installation  définitive,  lui  chercha  sans  succès  une 
maison  de  campagne.  Le  hasard  voulut  qu^une  mai- 
son contiguë  à  l'hôtel  de  Villette  se  trouvât  disponible. 
Cette  proximité  devait  la  déterminer;  mais,  une  heure 
après,  son  oncle  lui  ordonnait  de  retirer  sa  parole.  On 
songea  un  instant  à  l'hôtel  que  quittait  le  comte 
d'Hérouville,  dont  l'accès  était  dans  le  faubourg  Saint- 
Honoré,  avec  un  magnifique  jardin  donnant  sur  les 
Champs-Elysées.  La  situation  était  charmante,  et  nous 
ne  savons  ce  qui  empêcha  le  marché.  Cette  recherche 
était  un  aliment  de  plus  .à  son  activité  dévorante,  et 
il  se  mettra  en  campagne  avec  sa  fougue  habituelle, 
sans  regarder  à  la  fatigue,  relançant  les  gens  d'affaires 
qui  ne  le  recevaient  pas  toujours  avec  la  considération 


1 .  Longchamp  et  Wagiiière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  t.  I,  p.  137.  Voyage  de  Voltaire  à  Paris,  1778. 


:{00  VOLTAIRE  EN  QUÊTE  D'UNE  MAISON. 

et  le  respect  auxquels  il  avait  droit',  ne  pesant  pas 
plus  qu'un  once,  et  étonnant  ses  amis  par  la  jeunesse 
et  la  verdeur  de  ses  quatre-vingt-quatre  ans. 

Entre  autres  immeubles  qui  pouvaient  lui  convenir, 
on  lui  avait  parlé  d'une  maison  appartenant  à  M.  de 
Villarceaux,  celle,  qu'en  définitive,  il  achètera  à  vie;  il 
était  allé  relancer  le  propriétaire  chez  M.  Le  Coûteux 
de  Mole,  où  il  soupait.  C'était  l'abbé  Delille  qui  l'ac- 
compagnait, ce  jour-là.  «  Vous  me  donnez,  dit  le  tra- 
ducteur des  Géorgiques,  à  porter  un  poids  qui  n'est 
pas  lourd  pour  un  homme  qui  va  acheter  une  maison 
à  vie.  —  Vous  êtes  un  espiègle,  répartit  le  patriarche, 
c'est  un  tombeau,  monsieur,  et  non  une  maison  que 
j'achète^.  »  Hélas!  c'eût  été  son  tombeau,  pour  peu  que 
son  existence  se  fût  prolongée  de  quelques  jours,  car 
il  ne  vivra  pas  assez  pour  en  prendre  possession.  La 
date  de  cette  acquisition  sur  la  tête  de  l'oncle  et  de 
la  nièce  est  du  27  avril.  L'hôtel  bâti  rue  de  Richelieu, 
en  face  de  l'hôtel  du  duc  de  Choiseul,  sur  le  terrain 
appartenant  jadis  au  marquis  de  Bussy,  tenait,  d'un 
côté,  à  la  maison  même  de  M.  de  Villarceaux,  et,  de 
l'autre,  à  celle  de  madame  de  Saint-Julien,  qui  nous 
semble  avoir  provoqué  le  marché.  C'était  une  résidence 

1.  Notamment  le  procureur  Huraut.  «  Ce  procureur  nous  reçut 
très-grossièrement  et  avec  beaucoup  de  morgue  ;  mais  il  fut  frappé 
comme  d'un  coup  de  foudre,  lorsqu'il  apprit  que  celui  qui  le  consul- 
tait était  M.  de  Voltaire,  et  cela  forma  un  coup  de  tliéAtre  fort  plai- 
sant. »  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Votiaire  (Paris,  André, 
1820),  t.  I,  p.  477.  Examen  des  Mémoires  de  Bachaumont ,  1778. 

2.  Sayous,  Mémoires  sur  Mallet  du  Pan,  t.  Il,  p.  463.  Voltaire 
aurait  dit  le  même  mot  à  Wagnière,  mais  non  plus  en  riant. 
Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André,  I826J,  t.  I,  p.  152.  Vovage  de 
Voltaire  à  Paris,  1778. 


ÉCUEILS  DE  PLUS  D'UNE  SORTE.  301 

fort  convenable  et  jolie,  qui  séduisait  tout  d'abord  par 
un  splendide  escalier,  mais  oii  il  n'y  avait  encore  que 
les  quatre  murailles. 

Dans  sa  pensée,  cet  achat  ne  devait  enlever  aucun 
espoir  de  le  revoir  à  sa  colonie;  il  déclarait  qu'il 
irait  passer  deux  mois  à  Ferney,  et  le  jour  de  son  dé- 
part était  si  bien  arrêté,  que  le  prince  de  Çondé  lui 
avait  fait  dire  qu'il  l'attendait  à  Dijon,  où  il  allait  tenir 
les  États,  et  lui  ferait  préparer  un  logement.  Papillon- 
philosophe  s'était  engagée  à  être  du  voyage.  Wagnière 
a  raconté  à  sa  façon  les  manœuvres  dont  son  maître 
fut  l'objet,  dans  le  but  d'entraver  un  déplacement 
dont  la  durée  pouvait  être  indéfinie.  A  part  les  consi- 
dérations de  santé,  à  quelque  résolution  que  l'on 
s'arrêtât,  des  écueils  de  plus  d'une  sorte,  des  embar- 
ras, des  dangers  même,  se  présentaient  à  l'esprit  et 
rendaient  hésitant.  Si  Voltaire  partait  pour  Ferney,  il 
était  à  redouter  que  défense  ultérieure  ne  lui  fût  faite 
de  poser  jamais  le  pied  dans  Paris.  Et,  si  c'était  la  per- 
sécution qu'il  fuyait,  peut-être  s'abusait-il,  en  pensant 
qu'elle  serait  moindre  dans  ce  coin  perdu  que  dans  la 
grande  ville  où  l'opinion,  avec  laquelle  il  faut  toujours 
compter,  le  protégerait  en  somme  dans,  une  certaine 
mesure.  Wagnière  fait  allusion  à  une  lettre  de  M.  de 
Thibouville  à  madame  Denis  où  se  trouvaient  groupés 
tous  les  arguments  capables  de  fixer  les  irrésolutions 
de  l'auteur  de  la  Henriade.  Le  duc  de  Praslin,  paraî- 
trait-il, était  de  cet  avis  et  s'était  mis  aux  ordi^es  de  la 
nièce  pour  agir  dans  ce  sens  sur  l'esprit  de  son  oncle  '. 

1.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  f.  I,  p.  148.  Voyage  de  Voltaire  à  Paris,  17  78. 


302  SENTIMENT  DE  D'ALEMBERT. 

Mais  Voltaire  eût  été  moins  incertain,  qu'il  aurait 
eu  fort  à  faire  contre  tant  de  gens  déterminés  à  ne 
point  le  laisser  partir.  En  tous  cas,  Wagnière  a  tort 
de  ranger  D'Alembert  parmi  ces  derniers. 

J'étais  fort  d'avis,  mande  tout  au  contraire  celui-ci  au  roi 
de  Prusse,  qu'il  retournât  à  Ferney  au  commencement  de 
la  belle  saison,  et  qu'il  y  allât  jouir  paisiblement  des  hom- 
mages qu'il  avait  reçus  à  Paris.  Mais  sa  nièce,  qui  s'ennuyait 
à  Ferney,  l'en  a  détourné,  et  plusieurs  de  ses  amis  ont  pensé 
de  même,  craignant  que  s'il  retournait  jamais  dans  sa  re- 
traite, les  prêtres  n'obtinssent  un  ordre  qui  l'obligeât  d'y 

rester Pour  moi.  Sire,  quand  j'appris  qu'il  avait  formé 

presque  subitement  le  dessein  de  venir  à  Paris,  et  qu'il  était 
déjà  en  route,  j'en  fus  très-affligé,  ne  doutant  pas  qu'il  ne 
vînt  y  chercher  la  persécution  et  la  mort.  Je  me  suis  trompé, 
à  ma  grande  satisfaction,  sur  le  premier  article;  et  son  apo- 
théose si  brillante  et  si  solennelle  m'avait  consolé  de  son 
voyage;  mais  malheureusement  je  ne  me  suis  pas  trompé 
de  môme  sur  les  suites  funestes  et  inséparables  de  ce  voyage 
imprudent  et  précipité  *. 

Il  faut  convenir  que  les  amis  du  poëte  étaient  excu- 
sables de  ne  pas  tenir  assez  de  compte  du  besoin  de 
repos  que  devait  éprouver  sa  vieille  machine,  et  que 
tout  contribuait  à  les  illusionner  à  cet  égard.  Tron- 
chin,  tout  le  premier,  ne. savait  plus  quoi  ea  penser. 
«  Votre  vieux  voisin,  écrivait-il  à  un  correspondant 
anonyme,  fait  ici  un  tapage  afTreux,  et,  malgré  d'in- 
croyables fatigues,  il  se  porte  bien.  Il  dit  qu'après  la 
Quasimodo  il  retournera  à  Ferney,  pour  arranger  ses 
affaires  et  celles  de  la  colonie.  Il  reviendra  ensuite  à 

1.  ÔEuvres  de  Frédéric  le  Crand  (Berlin,  Preoss),  t.  XXV,  p.  113. 
Lettre  de  D'Alembert  à  Frédéric;  Paris,  2  juillet  1778. 


L'HOMME  ADI  CALAS.  303 

Paris  pour  s'y  fixer.  Il  a  acheté  une  maison.  J'ai  vu 
bien  des  fous  en  ma  vie,  mais  je  n'en  ai  jamais  vu  de 
plus  fous  que  lui  :  il  compte  vivre  au  moins  cent  ans  ' .  » 
Ce  billet  est  du  6  avril.  Le  même  jour,  Voltaire  se  ren- 
dait de  chez  lui,  àpied,  à  l'Académie.  Comme  toujours, 
la  foule  s'amassa  sur  son  passage. 

Il  s'assembla  beaucoup  de  monde  sur  sa  route;  une  femme 
qui  vend  des  livres  à  l'entrée  des  Tuileries,  nous  ayant 
aperçus  sur  le  Pont-Royal,  accourut,  fendit  la  presse,  se  mit 
à  côté  de  M.  de  Voltaire,  et  tout  en  mangeant  un  morceau 
de  pain,  lui  disait  :  Mon  bon  monsieur  de  Voltaire,  faites  des 
livres,  vous  me  les  donnerez,  et  ma  fortune  sera  bientôt  faite; 
vous  l'avez  procurée  ainsi  à  tant  d'autres  !  0  mon  bon  monsieur, 
s'il  vous  plaît,  faites-moi  des  livres,  je  suis  une  pauvre  femme. 
Ceux  qui  accouraient  pour  savoir  ce  que  c'était,  le  deman- 
daient aux  personnes  qui  nous  entouraient;  j'entendais  ré- 
pondre dans  la  foule  par  différentes  voix  :  C'est  M.  de  Vol- 
taire, c'est  le  défenseur  des  malheureux  opprimés,  celui  qui  a 
sauvé  la  famille  de  Calas  et  de  Sirven,  etc.  *. 

Si  Wagnière  y  met  quelquefois  du  sien,  en  cette 
circonstance  il  n'est  qu'un  chroniqueur  exact  et  fidèle. 
Voltaire  récoltait  ce  qu'il  avait  semé  :  l'admiration  et 
les  bénédictions.  «  Il  est  suivi  dans  les  rues  par  le 
peuple,  qui  l'appelle  l'homme  aux  Calas,  écrit  ma- 
dame du  Defîand  à  Walpole.  Il  n'y  a  que  la  cour  qui 
se  refuse  à  l'enthousiasme;  il  a  quatre-vingt-quatre 
ans,  et  en  vérité  je  le  crois  presque  immortel;  il  jouit 
de  tous  ses  sens,  aucun  même  n'est  affaibli  :  c'est  un 

1.  Courlat,  Défense  de  YoUaîre,  p,  53.  Extraits  des  manuscrits  de 
Tronchin.  Cette  lettre,  comme  une  autre  que  nous  avons  citée  précé- 
demment, doit  êlre  à  l'adresse  de  Tronciiin  des  Délices. 

2.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  t.  I,  p.  479.  Examen  des  Mémoires  de  Bachaumont. 


304  LA  LOGE  DES  NEUF-SŒURS. 

être  bien  singulier,  et  en  vérité  bien  supérieur'.  » 
Tous  s'extasient  sur  cette  santé  si  tenace  et  le  croient 
«  presque  immortel  »;  son  médecin,  dont  nous  avons 
constaté  l'étonnement,  dira  aussi  que,  s'il  était  resté 
à  Ferney,  il  aurait  pu  vivre  encore  dix  années. 

Voltaire  avait  pris  l'engagement  d'aller  rendre  vi- 
site à  la  loge  des  Neuf-Sœurs;  il  s'exécutait,  le  lende- 
main (mardi  7  avril).  Mais  ce  ne  devait  pas  être  une 
simple  visite  de  politesse,  et  les  maçons  comptaient 
bien  initier  à  leurs  mystères  et  conquérir  à  leur  ordre 
cet  ennemi  acharné  de  tout  préjugé,  cet  appui  du 
faible  et  de  l'opprimé,  ce  défenseur  indomptable  de 
l'innocent  persécuté.  L'avocat  des  Calas,  des  Sirven, 
des  Montbailly,  était  maçon  avant  toute  initiation. 
Chacun  parla  à  sa  guise  de  cette  séance  mémorable 
dans  les  fastes  de  la  loge.  Nous  négligerons  ces  récits 
plus  ou  moins  mêlés  d'inexactitudes.  La  relation  au- 
thentique, officielle,  un  «extrait  de  la  planche  à  tracer 
de  la  respectable  loge  des  Neuf-Soeurs,  »  nous  a  été 
transmise,  et  nous  n'hésiterons  pas  à  reproduire  une 
partie  de  ce  curieux  document,  en  dépit  de  son  étendue. 

Le.  frère  abbé  Cordier  de  Saint-Firmin  *  a  annoncé  à  la 
loge  qu'il  avait  la  faveur  de  présenter,  pour  être  un  apprenti 
maçon,  M.  de  Voltaire.  Il  a  dit  qu'une  assemblée  aussi  litté- 
raire que  maçonnique  devait  ôlre  flattée  du  désir  que  témoi- 
gnait l'homme  le  plus  célèbre  de  la  France,  et  qu'elle  aurait 


1.  Madame  du  Deffand,  Correspondance  complète  (Paris,  Pion, 
1865),  t.  II,  p.  G50.  Lettre  de  la  marquise  à  Horace  Walpole  ;  Paris, 
12  avril  1778. 

3.  Auteur  d'un  Éloge  de  Louis  XII  et  de  la  tragédie  de  Zamkma, 
jouée  trois  fois. 


INITIATION.  305 

infailliblement  égard,  dans  cette  réception,  au  grand  âge  et 
à  la  faible  santé  de  cet  illustre  néophyte. 

Le  vénérable  frère  de  Lalande  *  a  recueilli  les  avis  du 
très-respectable  frère  Bacon  de  la  Chevalerie,  grand  orateur 
du  Grand  Orient'  et  celui  de  tous  les  frères  de  la  loge, 
lesquels  avis  ont  été  conformes  à  la  demande  faite  par  le 
frère  abbé  Cordier.  Il  a  choisi  le  très-respectable  frère  comte 
de  Strogonofs,  les  frères  Cailhava*,  le  président  Meslay, 
Mercier  «,  le  marquis  de  Lort,  Brinon,  l'abbé  Remy  »,  Fa- 
brony  "  et  Dufresne,  pour  aller  recevoir  et  préparer  le  can- 
didat. Celui-ci  a  été  introduit  par  le  frère  Chevalier  de  Vil- 
lars,  maître  des  cérémonies  de  la  loge;  et  l'instant  où  il 
venait  de  prêter  l'obligation  a  été  annoncé  par  les  frères  des 
colonnes  d'Euterpe,  de  Terpsichore  et  d'Erato,  qui  ont 
exécuté  le  premier  morceau  de  la  troisième  symphonie  à 
grand  orchestre  de  Guenin.  Le  frère  Caperon  menait  l'or- 
chestre ;  le  frère  Chic ,  premier  violon  de  l'électeur  de 
Mayence,  était  à  la  tête  des  seconds  violons  ;  les  frères  Sa- 
lantin,  Caravoglio,  Olivet,  Balza,  Lurschmidt,  etc.,  se  sont 
empressés  d'exprimer  l'allégresse  générale  de  la  loge  en 
déployant  leurs  talens  si  connus  dans  le  public,  et  particu- 
lièrement dans  la  respectable  loge  des  Neuf-Sœurs. 

Après  avoir  reçu  les  signes,  paroles  et  attouchemens,  le 
frère  de  Voltaire  a  été  placé  à  l'Orient  à  côté  du  vénérable . 
Un  des  frères  de  la  colonne  de  Melpomène  lui  a  mis  sur  la  tète 
une  couronne  de  laurier  qu'il  s'est  hâté  de  déposer.  Le  vé- 


1.  Le  célèbre  auteur  du  Traité  d'astronomie,  lié  avee  Voltaire. 
1 .  Peut-être  l'avocat  général  dont  nous  avons  publié  des  lettres 
inédites  à  Voltaire, 

3.  Alexandre  Serghwivitch  Slrogonof,  élevé  en  France;  plus  tard, 
grand  chambellan  et  président  de  l'Académie  des  beaux-arts. 

4.  Cailhava  d'Estandoux,  auteur  de  l'Egotsme  et  des  Éludes  sur. 
Molière. 

5.  L'auteur  du  Tableau  de  Paris. 

6.  11  a  été  question  de  l'abbé  Rémy  plus  haut. 

7.  Fabroni,  naturaliste  florentin,  envoyé  en  France  axecFontana, 
par  le  grand  duc  Léopold,  pour  s'initier  aux  nouvelles  découvertes 
de  la  science  française. 

VIII.  20 


306  DISCOURS  DU  VÉNÉRABLE. 

nérablelui  a  ceint  le  tablier  du  frère  Heivétius,  que  la  veuve 
de  cet  illustre  philosophe  a  fait  passer  à  la  loge  des  Neuf- 
Sœurs,  ainsi  que  les  bijoux  maçonniques  dont  il  faisait  usage 
en  loge  ',  et  le  frère  de  V^oltaire  a  voulu  baiser  ce  tablier 
avant  de  le  recevoir.  En  recevant  les  gants  de  femme,  il  a 
dit  au  frère  marquis  de  Villette  :  «  Puisqu'ils  supposent  un 
attachement  honnête,  tendre  et  mérité,  je  vous  prie  de  les 
présenter  à  Belle  et  Bonne.  » 

Alors  le  vénérable  frère  de  Lalande  prit  la  parole 
et  prononça  un  discours  approprié  à  la  circonstance, 
qui  se  terminait  par  l'énumération  des  titres  du  réci- 
piendaire, à  l'amour  et  au  respect  de  ses  semblables. 

Quel  citoyen,  lui  disait-il ,  a  mieux  que  vous  servi  la 
patrie  en  l'éclairant  sur  ses  devoirs  et  sur  ses  véritables 
intérêts,  en  rendant  le  fanatisme  odieux  et  la  superstition 
ridicule,  en  rappelant  le  goût  à  ses  véritables  règles,  l'his- 
toire à  son  véritable  but,  les  lois  à  leur  première  intégrité? 
Nous  promettons  de  venir  au  secours  de  nos  frères,  et  vous 
avez  été  le  créateur  d'une  peuplade  entière  qui  vous  adore, 
et  qui  ne  retentit  que  de  vos  bienfaits  :  vous  avez  élevé  un 
temple  à  l'Éternel;  mais,  ce  qui  valait  mieux  encore,  on  a 
vu  près  de  ce  temple  un  asile  pour  des  hommes  proscrits, 
mais  utiles,  qu'un  zèle  aveugle  aurait  peut-être  repoussés. 
Ainsi ,  très-cher  frère,  vous  étiez  franc-maçon  avant  même 
que  d'en  recevoir  le  caractère,  et  vous  en  avez  rempli  les 
devoirs  avant  que  d'en  avoir  contracté  l'obligation  entre  nos 
mains.  L'équerre  que  nous  portons  comme  le  symbole  de  la 
rectitude  de  nos  actions;  le  tablier,  qui  représente  la  vie 
laborieuse  et  l'activité  utile;  les  gants  blancs,  qui  représen- 

1.  Heivétius  avait  été,  avec  Lalande,  le  fondateur  de  la  loge, 
et  était  considéré  et  vénéré  comme  tel  par  tous  les  membres  de  l'ate- 
lier maçonnique.  Le  Globe,  archives  générales  des  sociétés  secrètes 
non  politiques  (Paris,  1839),  t.  I,  p.  381.  On  trouve  dans  le  mCme 
volume  un  récit  très-circonstancié  de  la  solennité  du  7  avril  17  78, 
p.  76,  77. 


REMERCIEMENTS  DU  RÉCIPIENDAIRE.  307 

tent  la  candeur,  l'innocence  et  la  pureté  de  nos  actions  ;  Iti 
truelle,  qui  sert  à  cacher  les  défauts  de  nos  frères,  tout  se 
rapporte  à  la  bienfaisance  et  à  l'amour  de  l'humanité,  et 
par  conséquent  n'exprime  que  les  qualités  qui  vous  dis- 
tinguent; nous  ne  pouvions  y  joindre,  en  vous  recevant 
parmi  nous,  que  le  tribut  de  notre  admiration  et  de  notre 
reconnaissance  *. 

Les  frères  de  La  Dixmerie^,  Garnier',  Grouvelle*, 
Echard,  demandèrent  la  parole  et  récitèrent  des  vers 
de  leur  façon.  Après  quoi,  le  frère  nouvellement  reçu 
témoigna  à  la  loge  «  qu'il  n'avait  jamais  rien  éprouvé 
qui  fût  plus  capable  de  lui  inspirer  les  sentimens  de 
l'amour-propre,  et  qu'il  n'avait  jamais  senti  plus  vi- 
vement celui  de  la  reconnaissance.  »  Le  frère  Court 
de  Gébelin  fit  hommage  de  son  Monde  primitif,  dont 
on  lut  un  passage  concernant  les  anciens  mystères 
d'Eleusis.  Le  frère  Monet,  peintre  du  roi,  mettait  ce 
temps  à  profit,  et  dessinait  le  portrait  du  patriarche  de 
Ferney,  que  l'on  trouva  plus  ressemblant  qu'aucun 
des  portraits  gravés  jusque-là.  Ces  lectures  terminées, 
l'orchestre  reprit  la  symphonie  qu'il  avait  dû  inter- 

1.  Gv'imxa,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Fume),  t.  X,  p.  124, 
125,  126.  Extrait  de  la  planche  de  la  respectable  loge  des  Neuf- 
Sœurs,  à  l'Orient  de  Paris,  le  septième  jour  du  quatrième  mois  de 
l'an  de  la  vraie  lumière  5778. 

2.  Nicolas  Bricaire  de  la  Dixmerie,  auteur  de  nombreux  ouvrages 
et  particulièrement  d'un  Éloge  de  Voltaire, 

3.  Charles -Georges-Thomas  Garnier,  auteur  de  proverbes  drama- 
tiques, qu'il  publia  d'abord  sous  le  pseudonyme  de  mademoiselle 
Raigner  de  Malfontaine. 

4.  Philippe-Antoine  Grouvelle,  secrétaire  de  Chamfort,  puis  du 
prince  de  Condé  ;  secrétaire,  en  août  1792,  du  Conseil  exécutif  pro- 
visoire. Ce  fut  lui  qui,  à  ce  titre,  dut  lire  au  roi  son  arrêt;  ce  qu'il  fit 
d'une  voix  faible  et  étranglée. 


308  JOURNÉE  COMPLÈTE. 

rompre,  tandis  que  Ton  se  dirigeait  vers  la  salle  du 
banquet.  Le  poëte  ne  toucha  qu'à  quelques  cuillerées 
de  purée  de  fèves,  régime  que  lui  avait  indiqué  ma- 
dame Hubert,  la  femme  du  fameux  marchand  de  cu- 
riosités, et  dont  il  la  remerciait  par  un  madrigal 
des  plus  jolis*;  après  les  santés,  il  demandait  la 
permission  de  se  retirer.  Il  fut  reconduit  par  une 
partie  de  l'assistance,  et  trouva  à  la  porte  de  la 
loge  ',  attendant  sa  sortie,  une  multitude  qui  le  salua 
de  ses  bravos  et  lui  fit  cortège.  Il  rentrait  de  bonne 
heure  et  paraissait  dans  l'après-dîner,  sur  son  balcon, 
entre  d'Argental  et  M.  de  Thibouville. 

La  journée  devait  être  des  plus  complètes.  Voltaire 
se  rendait,  le  soir,  chez  la  marquise  de  Monlesson,  dont 
l'hôtel,  rue  de  Provence,  était  le  rendez-vous  de  la 
meilleure  société  et  du  plus  grand  monde.  On  savait 
quels  liens  unissaient  madame  de  Montesson  au  duc 
d'Orléans,  qui  l'avait  épousée,  du  consentement  du 
roi  mais  à  la  condition  expresse  que  le  mariage  de- 
meurerait secret  (avril  1773).  La  marquise  était  le 
premier  rôle  de  la  troupe  de  qualité.  On  s'accordait  à 
lui  reconnaître  l'aisance ,  la  finesse ,  tout  le  métier 
d'une  comédienne  de  profession  ;  et  Chamfort  nous 
dit  qu'elle  était  une  des  quatre  femmes  à  la  mode 
qu'on  citait  comme  des  actrices  accomplies.  Le  duc 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  t.  XIV,  p.  480.  Vers  à 
madame  Hébert,  qui  lui  avait  envoyé  deux  remèdes,  l'un  contre  l'iié- 
morrhagie,  l'autre  contre  une  fluxion  sur  les  yeux.  Madame  Hébert 
est  désignée  comme  l'intendante  des  Menus,  dans  les  Mémoires  secrets 
(Londres,  John  Adamson),  t.  XIV,  p.  486. 

2.  La  loge  était  installée  à  l'ancien  noviciat  des  jésuites,  rue  du 
Pot-de-Fer,  Saint-Sulpice. 


MADAME  DE  MONTESSON.  309 

d'Orléans,  qui  l'aimait  pour  sa  beauté,  sa  grâce,  son 
esprit,  ne  lui  savait  pas  un  moindre  gré  de  partager 
sa  passion  pour  les  planches.  Elle  n'avait  pas  eu  à  im- 
planter la  comédie  chez  le  prince,  elle  l'y  avait  trouvée  ; 
et,  avant  elle,  sous  le  règne  interlope  de  mademoi- 
selle Marquise  (madame  de  Villemomble*),  le  duc  d'Or- 
léans ne  quittait  guère  son  costume  de  Gilles,  car 
c'était  un  Gilles  excellent.  Non  contente  d'être  une 
comédienne  accompUe,  madame  de  Montesson  s'était 
dit  qu'avec  son  habitude  et  sa  science  du  monde, 
il  n'y  avait  pas  de  motifs  pour  qu'elle  ne  troussât 
des  comédies  aussi  bien  qu'une  infinité  de  petits  au- 
teurs qui  n'étaient  point  sortis  de  leur  mansarde.  Le 
raisonnement  était  tout  au  moins  spécieux;  elle  le 
trouva  concluant,  et  se  mit  résolument  à  l'œuvre.  Le 
théâtre  n'est  pas  toutefois  le  seul  genre  qu'elle  ait 
abordé  ;  elle  a  fait  un  roman,  Pauline^  et  un  poëme 
en  cinq  chants ,  intitulé  Rosamonde.  De  1782  à 
1785,  elle  laissera  imprimer  ses  Œuvres  anonymes^ 
huit  volumes  qui,  hâtons-nous  d'ajouter  à  sa  dé- 
charge, ne  s'adressaient  qu'à  l'intimité  la  plus  étroite, 
puisqu'il  n'en  fut  tiré  que  douze  exemplaires. 

Mentionnons  deux  de  ses  pièces,  la  Femme  sincère, 
«  un  tableau  plein  de  grâce  et  de  sensibiUté,  »  et  l'A- 
mant romanesque,  qui  offre,  nous  dit  Grimm  dont  on 
n'ignore  pas  les  motifs  d'indulgence,  le  même  intérêt 


1 .  Elle  s'appelait,  en  réalité,  Lemarquis,  et  avait  été  danseuse  à 
la  Comédie-Italienne.  C'est  d'elle  que  le  duc  d'Orléans  eut  deux  fils, 
les  abbés  de  Saint-Phar  et  de  Saint-Albin,  et  une  fille,  madame  Bros- 
sard.  M.  Honoré  Bonhomme  a  fait  une  monographie  du  premier, 
sous  le  titre  :  Le  dernier  abbé  de  cour  (Didier,  1873). 


3i0  SON  THÉÂTRE. 

«  avec  un  caractère  plus  original  et  des  scènes  plus 
gaies.  »  En  somme,  une  femme  aimable,  élégante, 
une  reine  de  salon,  entourée,  adulée,  joignant  à  ses 
autres  titres  le  titre  d'épouse  du  premier  prince  du 
sang  (titre  qu'il  faut  tenir  secret  sans  doute,  si  c'est 
bien  le  secret  de  la  comédie),  cette  femme-là  sait  par- 
faitement qu'elle  court  de  médiocres  hasards.  Malheu- 
reusement, quelque  vanité  qu'on  ait,  on  sent  que 
ce  pubhc  n'est  ni  le  bon  ni  le  vrai;  et,  un  beau 
jour,  lasse  d'applaudissements  sans  signification, 
on  voudra  s'adresser,  l'on  s'adressera  à. un  autre 
public,  qui  ne  flatte  pas,  celui-là.  Et  il  arrivera  que 
l'on  sera  sifflée  et  huée  tout  comme  un  auteur  de  pro- 
fession :  petite  mortification  que  l'on  subira,  empres- 
sons-nous d'ajouter,  avec  esprit  et  vaillance*. 

Mais,  si  tous  les  genres  étaient  admis  sur  le  théâtre 
de  la  marquise,  d'autres  pièces  que  les  pièces  de  la 
marquise  étaient  souffertes,  dans  lesquelles,  il  est  vrai, 
elle  remplissait  les  premiers  rôles.  Elle  avait  de  la  voix, 
et  ne  se  faisait  pas  moins  applaudir  dans  les  opéras- 
comiques  que  dans  la  comédie.  Elle  était  ravissante 
dans  la  Belle  Arsène,  Zémire  et  Ator ^  Aline  et  la 
Serva  Padrona.  Ces  petites  fêtes  étaient  d'ailleurs 
pleines  d'entrain  :  la  bonhomie  du  duc  d'Orléans,  en 
débarrassant  de  toute  étiquette,  autorisait  un  laisser- 

1.  Il  8'agit  ici  de  la  Comtetse  de  Chazelles,  représentée,  le  jeudi 
5  mai  1875,  sur  le  Théâtre-Français,  et  qui  fut  une  véritable  expia- 
tion des  succès  domestiques.  Mais  madame  de  Montesson  affronta 
fièrement  cette  disgrâce,  elle  dédaigna  de  s'abriter  derrière  un  pru- 
dent anonyme;  à  sa  prière,  le  duc  d'Orléans  déclara  nettement  qu'elle 
était  l'auteur  ds  la  comédie  chutéc.  Duc  de  Levie,  Souvenirs  et  por- 
traits (Paris,  1816),  p.  258.  Note  de  Renouard. 


CHARMANT  ACCUEIL  FAIT  AD  POËTE.  311 

aller,  une  liberté  dont  on  n'abusait  point,  et  qui  leur 
donnaient  une  saveur  particulière.  Voltaire,  auquel  ces 
représentations  rappelaient  les  solennités  dramatiques 
de  Ferney,  enchanté  de  sa  soirée,  retournait,  le  surlen- 
demain (jeudi  9  avril),  à  l'hôtel  de  la  Chaussée-d'Antin, 
où,  disons-le,  il  avait  été  accueilli  presque  comme 
à  la  Comédie-Française,  au  couronnement  près'.  Ma- 
dame de  Montesson  l'était  allée  recevoir  dans  sa  loge 
avec  le  duc  d'Orléans.  Il  se  mit  à  genoux,  la  marquise 
le  releva  en  l'embrassant,  l'accabla  de  caresses  et  de 
flatteries.  «  Voilà  le  plus  beau  jour  de  mon  heureuse 
vie!  »  s'écriait  le  vieillard  attendri  et  grisé,  ce  qui  était 
tout  simple,  par  tant  d'amabilité  et  de  grâces^.  Si 
madame  de  Montesson  avait  voulu  qu'il  entendît  son 
Amant  romanesque,  Nanine  devait  être  également  de 
la  fôte,  et  le  patriarche  de  s'extasier,  de  déclarer  que 
jamais  il  n'avait  été  aussi  bien  joué,  àl'interprète  char- 
mante qui  lui  faisait  cette  galanterie. 

Voltaire  en  était  encore  à  rendre  ses  pohtesses  à  ma- 
dame du  Deffand  qui,  malgré  des  excuses  trop  légitimes, 
un  peu  piquée  d'être  autant  ajournée,  avait  pris  lé  parti 
de  se  tenir  dans  son  tonneau  et  de  faire  la  morte.  «  Il 
y  a  quinze  jours  que  je  ne  l'ai  vu,  écrivait-elle  dès  le 
8  mars,  etje  compte  ne  le  revoir  que  quand  il  viendra 
chez  moi  ou  qu'il  me  fera  prier  de  venir  chez  lui.  »  Il 
s'exécutait,  le  1 1  avril,  un  grand  mois  après,  et  n'en 
était  pas  moins  reçu  avec  indulgence  et  mansuétude 

t.  Mémoires  secrets  pour  servir  ù  l'histoire  de  la  Bépublique  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p.  189;  13  avril  1778. 

2.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Fume),  t.  X,  p.  31; 
avril  1778. 


312  ÉMEUTE  DANS  UN  COUVENT. 

par  l'aveugle  clairvoyante.  «  J'eus  enfin  hier  la  visite 
de  Voltaire;  je  le  mis  à  son  aise,  en  ne  lui  faisant  au- 
cun reproche;  il  resta  une  heure,  et  fut  infiniment 
aimable.  Je  n'avais  chez  moi  que  madame  de  Cambis, 
la  Sanadona',  et  une  de  nos  habitantes  de  Saint- 
Joseph...  S'il  me  voit  souvent,  j'en  serai  fort  aise;  s'il 
me  laisse  là,  je  m'en  passerai;  je  ne  me  permets  plus 
ni  désir  ni  projet'*.  »  Elle  ne  devait  le  voir  chez  elle 
que  cette  unique  fois,  mais  c'était  trop  déjà.  On  sut, 
dans  l'intérieur  du  couvent  (on  le  sut  sans  doute  par 
cette  a  habitante  »  dont  parle  madame  du  Deffand,  qui 
ne  manqua  pas  de  se  vanter  de  sa  bonne  fortune),  que 
cet  ennemi  acharné  de  la  religion,  ce  suppôt  de  l'en- 
fer, cet  écrivain  abominable,  avait  souillé  par  sa  pré- 
sence une  demeure  vouée  à  Dieu.  L'indignation  fut 
grande;  on  la  contint,  toutefois.  Mais,  six  semaines 
plus  tard,  on  apprenait  à  Saint-Joseph  et  la  mort  de 
l'impie  et  le  refus  de  toute  sépulture  ecclésiastique; 
les  têtes  s'exaltèrent,  l'opinion  des  supérieures  enhardit 
ces  cerveaux  de  femmes  qui,  prises  toutes  d'une  sainte 
colère,  s'amassèrent,  s'entendirent,  se  portèrent,  sui- 
vies de  leurs  élèves,  sous  les  fenêtres  de  madame  du 
Deffand,  et  manifestèrent,  par  leur  contenance  hos- 
tile, leurs  bras  tendus  au  ciel,  leurs  cris  de  réproba- 
tion, ce  qu'elles  pensaient  d'une  pensionnaire  qui 
n'avait  pas  craint  d'ouvrir  la  porte  de  la  bergerie  à  un 


1.  Mademoiselle  Sanadon,  celle  qui  avait  succédé  auprès  de  la 
marquise  à  mademoiselle  de  Lespinasse. 

2.  Madame  du  Deffand,  Correspondance  complète  (Paris,  Pion, 
1865),  t.  II,  p.  650.  Lettre  de  la  marquise  à  Walpole  ;  Pari?,  12  avril 
1778. 


VOLTAIRE  AU   PALAIS-ROYAL.  3i3 

loup  dévorant.  Ce  fut  une  espèce  d'émeute  (nous  ne 
dirons  pas  de  charivari  :  le  mot  serait  excessif  et,  d'ail- 
leurs, il  serait  un  anachronisme)  qui  ne  laissa  pas  tou- 
tefois, après  l'avoir  effrayée,  d'amuser  peut-être  cette 
inguérissable  ennuyée,  à  laquelle  on  avait  voulu  faire 
sentir  ainsi  les  inconvénients  et  les  périls  des  mau- 
vaises connaissances  *. 

Les  Nouvelles  à  la  main  prétendent  que  Voltaire, 
qui  aimait  à  être  bien  avec  tout  le  monde,  avait  écrit 
au  duc  de  Chartres  pour  lui  demander  la  permission 
de  faire  sa  cour  aux  petits  princes,  et  qu'il  s'était 
rendu  à  cette  intention,  le  samedi  11  avril,  au  Palais- 
Royal.  C'est  là  une  erreur,  le  hasard  seul  l'introduisait 
dans  l'intérieur  du  duc.  On  sait  que  Tronchin  avait 
un  appartement  au  Palais.  Voltaire,  accompagné  de 
Wagnière,  revenait  de  chez  lui  et  traversait  le  petit  jar- 
din pour  aller  chez  la  comtesse  de  Blof^,  quand  il  aper- 
çut deux  jeunes  enfants  avec  leur  gouvernante.  Il 
demanda  à  celle-ci  qui  ils  étaient,  et  parut  frappé  de 
la  ressemblance  de  M.  de  Valois  (celui  qui  devait  être 
Louis- Philippe  1")  avec  le  Régent.  La  gouvernante. 


1.  Correspondance  littéraire  (10  janvier  1860),  IV^  année,  p.  106. 
Lettre  de  M.  Taillandier,  conseiller  à  la  Cour  de  cassation.  «  Je  tiens 
ces  détails,  dit  M.  Taillandier,  de  ma  mère,  qui  était  alors  pension- 
naire à  Saint-Joseph,  et  qui  fut  témoin  de  cette  scène  étrange.  » 
Quant  à  madame  du  Deffand,  elle  ne  s'est  point  vantée  de  l'algarade, 
et  l'on  n'en  trouve  trace  dans  aucune  de  ses  lettres. 

1.  Madame  de  Blot  était  fille  de  madame  de  Mauconseil  et  sœur  de 
la  princesse  d'Hennin  et  de  madame  de  la  Tour  du  Pin-Gouvernet, 
la  femme  du  commandant  supérieur  de  Bourgogne.  Elle  avait  été 
dame  de  la  feu  duchesse  d'Orléans.  Voir  une  lettre  de  Voltaire  à  la 
comtesse,  en  date  du  13  février  1878.  Lettres  inédites  (Paris,  Didier, 
1857),  t.  H,  p.  547,  548. 


314  LA  DUCHESSE  DE  CHARTRES. 

qui  l'avait  reconnu,  insista  tellement  qu'il  ne  put  se 
refuser  à  entrer  dans  la  pièce  où  dormaient  les  petites 
princesses.  La  duchesse  avait  été  avertie  que  M.  de 
Voltaire  était  près  de  ses  enfants.  Elle  accourut  en 
jupon,  en  peignoir,  les  cheveux  défaits,  «  transportée 
de  joie,  comme  elle  le  dit,  du  plaisir  de  voir  pour  la 
première  fois  un  homme  si  célèbre,  qu'elle  désirait 
depuis  longtemps  connaître.  »  Le  prince  était  sorti,  et 
ne  put  s'associer  aux  paroles  polies  de  l'aimable  fille 
du  duc  de  Penthièvre.  De  là,  le  poëte  passa  chez  ma- 
dame de  Blot,  le  but  premier  de  cette  petite  excursion. 
Ensuite,  il  se  rendit  chez  une  madame  d'Ennery,  pour 
solliciter  d'elle  l'abandon  de  ses  prétentions  sur  la 
maison  de  la  rue  Richelieu  qu'il  achetait  à  vie  de 
M.  de  Yillarceaux,  ce  qu'il  obtint,  toutefois  après  quel- 
ques difficultés'. 


1.  Wagnière  dit  que  son  maître  venait  s'excuser  du  chagrin  qu'il 
lui  causait,  «  en  sollicitant  d^ellu  la  cession  d'une  maison  qu'elle 
avait  louée  à  M.  de  Yillarceaux,  maison  qu'elle  consentit,  en  elTet,  :i 
vendre  à  M.  de  Voltaire  viagèrement.  »  Wagnière  confond.  Madame 
d'Ennery  et  sa  sœur,  qui  disaient  avoir  parole  de  madame  de  Yillar- 
ceaux pour  un  bail  à  vie,  auraient  voulu  que  le  patriarche  de  Ferney 
traitât  directement  avec  elles,  et  ce  dernier  eut  de  la  peine  à  leur 
faire  entendre  qu'une  parole  de  politesse  n'a  jamais  mis  personne  en 
possession  d'un  bien.  «  Ces  dames,  écrit-il  à  madame  de  Saint-Julien, 
son  entremetteuse  ofllcieuse  (6  avril,  à  six  heures  du  soir),  n'en- 
tendent pas  parfaitement  les  affaires.  »  Voici  les'  termes  abrégés  de 
l'acte  de  vente  consenti  par  M.  Barthélémy -Louis  Rolland  de  Villar- 
ceaux,  chevalier  seigneur  d'Angervilliers ,  receveur  gémirai  des 
finances  de  Riom  :  «  ...  lequel  a  vendu  avec  garanties  de  tous  troubles, 
substitutions,  hypothèques,  aliénations  et  autres  empêchemens  géné- 
ralement quelconques,  à  M.  Ârouet  de  Voltaire,  chev.,  etc.,  et  à  dame 
Louise  Mignot,  veuve  Denis,  etc.,  tous  deux  à  ce  présent  et  accep- 
tant acquéreurs  par  eux  viagèrement  sur  leurs  têtes  et  celle  du  sur- 
vivant d'eux,  une  maison  sise  k  Paris,  rue  Richelieu^  que  le  d.  s.  de 


VOLTAIRE  CHEZ  SOPHIE  ARNOULT.  315 

Cette  visite  à  madame  d'Ennery  ne  fut  pas  la 
seule  qu'il  dut  faire  au  sujet  de  l'achat  de  l'hôtel 
du  receveur  général  des  finances  de  Riom,  et  nous 
le  voyons,  le  même  jour,  grimper  les  quatre  étages 
du  petit  appartement  qu'occupait  Sophie  Arnould, 
sur  le  jardin  du  Palais-Royal,  «  à  l'occasion  de  la 
maison  qu'il  voulait  acheter,  à  quoi  elle  pouvait 
contribuer,  »  nous  dit  Wagnière.  Nous  le  voulons 
bien,  et  nous  savons  qu'en  pareil  cas  toute  sorte  d'aide 
peut  s'employer  à  des  transactions  de  cette  nature.  Mais 
Voltaire  n'avait  pas  besoin  de  ce  motif  pour  rendre 
visite  à  la  spirituelle  fille,  aux  bons  offices  de  laquelle 
il  avait  eu  recours  pour  faire  accepter  le  rôle  de  Zoé 
à  mademoiselle  Sainval*.  Cette  importance  que  Wa- 
gnière  attache  à  expliquer  la  démarche  du  vieux  poète, 
se  trouve  d'ailleurs  motivée  par  ces  quelques  hgnes 
assez  perfides  de  la  gazette  de  Bachaumont  :  «  M.  de 
Voltaire^  qui  se  pique  de  remplir  toutes  les  bienséan- 
ces de  la  société  scrupuleusement,  n'est  pas  moins 
exact  à  rendre  les  visites^  qu'à  faire  réponse  aux 
lettres  qu'il  reçoit.  Depuis  qu'il  est  rétabU  parfaite- 

Villarceaux  a  fait  bâtir  sur  le  terrain  de  la  basse-cour  et  dépen- 
dances d'une  maison  qu'il  occupe  actuellement  et  par  lui  acquise  de 
M.  le  marquis  de  Bussy,  par  contrat...  du  9  mars  1775.  »  Docu- 
ments particuliers.  Ce  contrat  de  vente  à  Voltaire  et  madame  Denis, 
passé  à  l'étude  de  Duterlre,  est  du  27  avril  (après  midy)  1778. 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  445.  Lettre 
de  Voltaire  àd'Argental;  à  Paris,  le  19  février  1778. 

2.  Rendre  visite  est  le  mot  propre  pour  mademoiselle  Amould, 
qui  était  allée,  le  19  février,  lui  rapporter  le  résultat  de  cette  délicate 
négociation.  Ce  fut  en  cette  circonstance  qu'elle  répondit  au  marquis 
de  Villette,  qui  lui  demandait  ce  qu'elle  pensait  de  sa  femme  :  «  C'est 
une  fort  belle  édition  de  la  Pucelle.  »  Mémoires  secrets,  t.  X, 
p.  113,  114;  22  février  1778. 


316  SURVIVANTS  ET  ATTARDÉS. 

ment,  il  a  été  beaucoup  dehors.  Il  a  surtout  employé 
la  quinzaine  de  Pâques  à  rendre  les  devoirs  aux 
princes  et  aux  grands  du  royaume  qui  sont  venus 
l'admirer.  Il  est  allé  aussi  chez  les  particuliers,  et  n'a 
pas  môme  dédaigné  de  se  transporter  chez  les  plus 
célèbres  Laïs  du  jour.  C'est  ainsi  que  le  samedi  saint 
on  l'a  vu  chez  mademoiselle  Arnould^.  »  Notez  que 
tout  ce  qui  précède  n'est  là  que  pour  amener  cette 
malice  des  «plus  célèbres  Laïs  du  jour.  »  Mais  quelles 
sont  les  autres  chez  lesquelles  il  n'a  pas  dédaigné  de 
se  présenter,  et  qu'on  néglige  de  nommer?  Cela  est 
misérable,  et  le  bon  Wagnière,  il  faut  en  convenir,  se 
donne  là  trop  de  peine  et  bien  stérilement. 

Voltaire,  qui  rentrait  à  Paris  après  une  absence 
de  vingt-huit  années,  devait  éprouver  le  besoin  de 
revoir  ceux  que  la  faux  du  temps  avait  pu  épargner 
du  monde  de  sa  jeunesse  et  de  son  âge  mùr.  Le  chif- 
fre en  était  restreint.  Mais  quelques-uns,  pourtant, 
s'étaient  obstinés,  et  étaient  encore  debout.  Quelle 
joie,  quelle  ivresse  de  cœur  de  se  serrer  la  main,  de  se 
rappeler  les  années  écoulées,  et  de  médire  de  l'heure 
présente  avec  ces  attardés  !  Les  femmes  surtout!  Re- 
voir ces  belles  dames  qui  avaient  tout  perdu,  hélas! 
sauf  cette  dignité,  sauf  ce  grand  air,  la  parure  de  la 
vieillesse  d'alors  et  qu'on  ne  s'imagine  plus.  Madame 
du  Deffand  résistait  vaillamment,  d'autres  s'étei- 
gnaient; et  c'était  à  leur  Ht  de  mort  que  le  poëte  allait 
être  admis.  Il  va  frapper  à  la  porte  de  la  comtesse  de 
Ségur,  qui  demeurait  rue  Saint-Florentin.  Elle  était 

1 .  Mémoires  secrets  pour  servir  à  Vhistoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p.  205  ;  24  avril  1778. 


•       LA  COMTESSE  DE  SÉGUR.  317 

mourante.  Un  sourire  pâle,  mais  serein,  l'accueille,  il 
s'assied,  on  l'écoute,  on  oublie  tout  devant  ce  causeur 
si  séduisant.  Il  évoqua  cent  anecdotes  de  la  société 
dans  laquelle  ils  avaient  vécu ,  et  il  ressuscitait  ces 
fantômes  avec  une  vivacité  d'esprit,  une  fraîcheur  de 
mémoire,  une  réalité,  dirons-nous,  qui  la  trompa  un 
instant  sur  son  âge  et  ses  maux. 

Il  reparaissait  peu  de  jours  après  :  la  comtesse  se 
sentait  plus  forte  et  put  prendre  part  au  dialogue. 
Revenue  des  vanités  de  la  vie,  à  la  veille  de  sa  der- 
nière heure,  elle  voulut  faire  sentir  à  ce  vieillard,  lui 
aussi  sur  le  seuil  de  l'éternité,  qu'il  n'avait  rien  de 
mieux  à  faire  que  de  mettre  fin  à  cette  guerre  sans 
pitié  contre  le  ciel,  contre  Dieu,  sous  le  vain  prétexte 
de  combattre  la  superstition  et  le  fanatisme.  Mais,  dès 
les  premiers  mots,  celui-ci  oubliait  devant  qui  il  était, 
ses  yeux  flamboyaient,  il  rejetait  comme  un  piège  ce 
conseil  de  désarmer  qui  laissait  le  champ  libre  à  des 
enragés,  inoffensifs  parce  qu'on  les  avait  muselés,  mais 
qui,  pour  mordre^,  n'attendaient  que  l'instant  propice. 
Ce  n'était  plus  le  même  homme  ;  il  avait  perdu  avec 
tout  sang-froid  cette  mesure  exquise  de  langage  si 
remarquable  en  lui,  quand  la  passion  ne  s'entremet- 
tait pas  dans  le  débat. 

Le  salon  était  rempU.  Cinquante  ou  soixante  per- 
sonnes faisaient  foule,  dressées  sur  la  pointe  des  pieds, 
le  cou  tendu,  la  bouche  béante,  n'osant  respirer  de 
peur  de  perdre  quelque  chose  de  ce  qui  tombait  de 
ses  lèvres.  Le  poëte,  revenu  à  lui,  paria  à  sa  vieille 
amie  de  son  état  avec  un  intérêt  touchant,  il  s'atten- 
drit avec  elle,  s'efforçant  de  l'éblouir  par  des  espéran- 


318  ENGOUEMENTS  SANS  LIMITES. 

ces  auxquelles  son  accent,  son  apparente  conviction 
donnaient  du  poids. 

Il  lui  raconta  qu'il  s'était  vu,  pendant  près  d'une  année, 
dans  la  môme  langueur,  qu'on  croyait  incurable,  et  que 
cependant  un  moyen  bien  simple  l'avait  guéri  :  il  consistait 
à  ne  prendre  pour  toute  nourriture  que  des  jaunes  d'œufs 
délayés  avec  de  la  farine  de  pomme  de  terre  et  de  l'eau. 

Certes  il  ne  pouvait  être  question  de  saillies  ingénieuses, 
ni  d'éclairs  d'esprit  dans  un  tel  sujet  d'entretien,  et  pourtant 
à  peine  avait-il  prononcé  ces  derniers  mots  de  jaunes  d'œufs 
et  de  farine  de  pomme  de  terre,  qu'un  de  nos  voisins,  très- 
connu,  il  est  vrai,  par  son  excessive  disposition  à  l'engoue- 
ment et  par  la  médiocrité  de  son  esprit,  fixa  sur  moi  son  œil 
ardent,  et,  me  pressant  vivement  le  bras,  me  dit  avec  un 
cri  d'admiration  :  quel  homme  !  quel  homme  !  pas  un  mot  sans 
un  trait  »  / 

Cela  ne  semble  pas  sérieux.  Pour  le  comprendre,  il 
faudrait  se  faire  une  idée  de  cet  engouement  sans  li- 
mites et  sans  précédents,  auquel  n'était  comparable 
que  l'enthousiasme  des  Parisiens  pour  le  docteur 
Franklin.  «  Dès  qu'ils  paroissent,  écrivait  madame 
d'Épinai  au  plus  spirituel  et  aussi  au  plus  fou  des  Nar 

1.  Ck)mte  de  Ségnr,  Mémoires  (Didier,  1844),  t.  I,  p.  123.  Cette 
visite  de  Voltaire  devrait  être  reportée  à  la  mi-avril,  si,  comme  le 
dit  M.  de  Ségur,  la  comtesse  s'éteignait  un  mois  après  l'entrevue, 
car  elle  expirait  le  11  mai  1778.  Journal  de  Paris,  13  mai  1778. 
Mais  M.  de  Ségur,  en  ajoutant  que  cela  se  passait  avant  la  représenta- 
tion d'Irène,  révèle,  sans  y  prendre  garde,  un  uotable  écart  de  mé- 
moire. S'il  ne  se  trompe  pas  sur  ce  dernier  point,  l'apparition  du 
poëte  à  l'hôtel  de  la  comtesse  serait  à  rejeter  à  la  première  quinzaine 
de  mars,  car,  après  ce  temps.  Voltaire  sera  dans  son  lit,  mourant 
lui-même,  bien  qu'il  en  réchappe  cette  fois  encore.  L'erreur,  assuré- 
ment, n'est  pas  grave,  mais  elle  apprend  le  peu  de  sûreté  mathéma- 
tique de  ces  documents  plus  aimables  que  précis,  et  qui  donnent 
souvent  fort  à  faire  à  l'historien  qui  les  doit  accorder. 


SUZANNE  DE  LIVRT.  319 

politains,  l'abbé  Galiani,  soit  aux  spectacles,  soit  aux 
promenades,  aux  académies,  les  cris,  les  battemens 
de  maius  ne  finissent  plus.  Les  princes  paroissent; 
point  de  nouvelles;  Voltaire  éternue,  Franklin  dit  : 
Dieu  vous  bénisse,  et  le  train  recommence  '.  » 

Cette  visite  à  madame  de  Ségur,  le  dénouement 
prochain  que  ne  laissait  que  trop  pressentir  un  mal 
sans  remède,  devaient  impressionner  lugubrement  le 
vieux  courtisan.  Cependant,  ce  lit  de  douleur,  cette 
voix  éteinte,  tous  ces  symptômes  d'uHe  mort  inévita- 
ble l'affectèrent  moins  qu'un  autre  avertissement  du 
temps,  plus  significatif  peut-être,  et  plus  tristement 
éloquent.  On  se  souvient  de  cette  jolie  et  pimpante 
Corsembleu,  l'héroïne  d'amours  peu  durables,  cette 
charmante  mais  volage  Suzanne  de  Livry  qui,  après 
avoir  partagé,  un  instant  bien  court,  l'entraînement 
du  poëte,  l'avait  trahi  un  beau  jour  pour  le  petit  Gé- 
nonville,  celle  enfin  qui,  revenue  des  vanités  de  l'a- 
mour et  du  théâtre,  avait  échangé  les  hasards  de  sa  vie 
un  peu  vagabonde  contre  une  couronne  de  marquise. 
Madame  de  Latour-du-Pin-Gouvernet  s'était  dit  que  ce 
qu'elle  avait  de  mieux  à  faire,  était  d'oublier  qu'il  y 
eût  jamais  eu  de  par  le  monde  une  Suzanne  de  Livry; 
et  Voltaire  s'était  vu  assez  impoliment  fermer  la  porte 
par  le  suisse  de  madame  la  marquise.  11  ne  venait  pas 
se  prévaloir  de  droits  périmés,  qu'une  trahison  galam- 
ment essuyée  avait  réduits  à  néant;  aussi  trouva-t-il 

1.  Madame  d'Épinay,  Mémoires  et  correspondances  (Paris,  Volland, 
1818),  t.  111,  p.  431.  Lettre  de  madame  d'Épinay  à  l'abbé  Galiani; 
Paris,  ce  3  mai  1778. 

2.  La  Jeunesse  de  Voltaire,  p.  408,  409. 


320     DÉMARCHE  AUPRÈS  DE  M.  DE  GOUVERNE!. 

le  procédé  quelque  peu  incivil,  et  s'en  vengea- l-il  par 
un  petit  chef-d'œuvre  d'esprit  et  de  malice  qui  vivra 
autant  que  la  langue.  L'exécution  faite,  il  n'y  pensa  plus. 
Bien  des  choses  l'eussent  distrait  et  consolé,  s'il  eût 
été  homme  à  se  chagriner  pour  si  peu  :  d'autres  affec- 
tions, une  vie  pérégrinante  traversée  d'orages,  les  agi- 
tations, les  soucis,  les  tiraillements  inhérents  à  la 
carrière  des  lettres,  l'éloignement ,  l'exil.  Plus  de 
trente  ans  après,  à  propos  des  Galas,  il  songera,  non 
pas  à  l'ingrate  Suzanne,  mais  à  M.  de  Gouvernet  dont 
l'appui  pouvait  être  utile  à  cette  famille  infortunée  ;  il 
conseillera  de  s'adresser  à  lui',  et  prendra  même  le 
parti  de  lui  écrire  pour  la  lui  recommander'^.  Sa 


1 .  II  écrivait  à  Debnis  :  «  Je  crois  que  M.  de  Gouvernet  est  rare- 
ment ciiez  lui,  cl  qu'on  ne  peut  le  trouver  que  chez  sa  femme,  qui 
loge  dans  la  rue  Coudé  ou  dans  la  rue  voisine  qui  conduit  au  Luxem- 
bourg; elle  n'est  connue  que  sous  le  nom  de  mademoiselle  de  Livry, 
allendu  que  nous  ne  marions  point  les  maudits  huguenots,  en  face 
de  l'église,  avec  les  bénis  catholiques.  »  Lettres  inédites  sur  la  Tolé- 
rrince  (Cherbuliez,  1863),  p.  128.  Comment  Voltaire  pouvait-il 
ignorer  que  le  mariage  s'était  fait  régulièrement  et  solennellement  h 
l'église  de  Sainl-Sulpice,  paroisse  de  Suzanne?  Comment  pouvait-il 
ignorer  que  ces  sortes  de  mariage,  en  dépit  de  l'édit  de  1680,  se 
perpétraient  le  mieux  du  monde,  grâce  à  des  actes  de  catholicité  qui 
ne  tiraient  pas  autrement  à  conséquence?  La  famille  des  La  Tour  du 
Pin  descendait  d'un  René  de  La  Tour  du  Pin,  l'un  des  plus  énergi- 
ques lieutenants  de  Montbrun  et  de  Lesdiguières.  Le  père  du  mari 
de  mademoiselle  de  Livry,  demeuré  prolestant,  n'en  avait  pas  moins 
été  enterré,  comme  catholique,  à  Saint-Eustache.  Voltaire  prétend 
que  Suzanne  dut  garder  son  nom  paternel.  C'est  là  une  erreur  mani- 
feste, et  c'est  sous  le  nom  de  marquise  de  Gouvernet  qu'elle  était 
connue  à  Dijon,  où  elle  allait  de  temps  en  temps  voir  son  neveu, 
commandant  supérieur  de  Bourgogne,  Foisset.  Le  président  de 
Brosses,  p.  183. 

2.  Voltaire,  Lettres  inédites  sur  la  Tolérance  (Genève,  Cherbuliez, 
1863),  p.  202.  Lettre  i  Debrus -,  14  mars. 


UNE  LETTRE  SANS  RÉPONSE.  321 

lettre  ne  nous  est  pas  parvenue,  et  nous  le  regrettons  : 
on  voudrait  savoir  s'il  s'y  trouvait  un  mot  aimable 
pour  la  marquise.  Bien  plus  tard,  il  est  vrai,  les  cir- 
constances donnent  lieu  de  la  part  de  Voltaire  à  des 
avances  de  politesse  qui  ne  semblent  pas  avoir  eu  de 
grands  résultats.  «  Je  n'ose  plus  écrire  à  madame  de 
Gouvernet  la  douairière*,  puisqu'elle  n'a  pas  reçu  ma 
lettre,  mandait-il  à  madame  de  Saint-Julien ,  un  peu 
plus  de  deux  années  avant  son  retour  inespéré  à  Paris. 
Je  lui  souhaite  la  santé  qîie  je  n'ai  point,  le  repos  que 
quelques  personnes  veulent  m'ôter  et  une  très-longue 
vie  ^.  » 

Suzanne,  depuis  longtemps,  était  pardonnée.  Elle 
avait  précisément  l'âge  de  Voltaire,  elle  représentait 
toute  une  date,  et  des  plus  souriantes,  de  sa  brillante  et 

1.  M.  de  Gouvernet,  le  fleuri$te,  comme  on  l'appelait,  était  mort 
en  17  75,  laissaut  un  testament  qui  dépouillait  ses  héritiers,  le  mar- 
quis de  Veyneset  MM.  de  Miramont,  au  profit  du  comte  de  La  Tour 
du  Pin  et  aussi  de  madame  de  Saint-Julien,  ainsi  que  cela  résulte, 
entre  autres,  de  deux  lettres  de  Voltaire  à  Papillon-Philosophe 
(10  octobre  et  14  novembre  1775).  Ce  testament,  fait  trente-trois  ans 
avant  sa  mort,  fut  trouvé,  sans  enveloppe,  non  dans  son  hôtel  mais 
dans  sa  maison  rue  de  Vaugirard,  parmi  des  graines  et  un  tas  de 
papiers.  Cet  oubli  durant  tant  d'années,  l'affection  qu'il  semblait 
témoigner  à  ses  héritiers,  sa  parfaite  indifférence  pour  celui  qu'il 
avait  désigné  comme  son  légataire,  tout  cela  n'annonçait  il  pas  que 
les  intentions  de  M.  de  Gouvernet  s'étaient  modifiées,  et  que,  s'il  se 
fût  souvenu  de  l'existence  de  cette  pièce,  il  l'eût,  à  coup  sur,  anéantie? 
Telle  était,  du  moins,  la  thèse  des  héritiers,  qui  ne  purent  persuader 
leurs  juges;  et  la  grand'chambre,  sur  la  plaidoirie  de  l'avocat  géné- 
ral Séguier,  conOrmait  la  sentence  des  requêtes  du  palais.  Mars, 
avocat  au  parlement,  Gazette  des  Tribunaux,  t.  I,  p.  169,  292, 
jeudi  15  février  et  27  mars  1776  ;  t.  II,  p.  376,  377,  jeudi  29  no- 
vembre 1776;  t.  111,  p.  17,  2  janvier  1777. 

2.  Voltaire,  Lettres  inédites  (Paris,  Didier,  1857),  t.  Il,  p.  447. 
Lettre  de  Voltaire  à  madame  de  Saint-Julien;  16  octobre  1775. 

TllI.  21 


32?.  D'UN  BORD  DU  STYX  A  L'AUTRE. 

orageuse  existence.  Ce  fut  avec  une  véritable  émotion 
qu'au  bras  de  Wagnière  il  se  dirigea  vers  la  demeure 
de  madame  de  Gouvemet  et  franchit  le  seuil  de  sa 
chambre.  Hélas!  la  surprise,  la  déception  furent  mu- 
tuelles, et  les  tinrent,  elle  et  lui,  un  instant  comme 
pétrifiés.  Tous  deux  cherchaient  en  vain  à  retrouver 
quelques  vestiges  de  jeunesse,  nous  ne  dirons  pas  de 
beauté.  Le  poëte,  dans  ce  désenchantement,  fut  encore 
le  plus  atteint;  car,  de  la  Suzanne  des  hautes  feuillées 
du  château  de  Sully,  rien  n'était  resté;  ce  qui  avait 
survécu  de  tant  de  grâce,  de  gentillesse  folâtre,  ne  se 
décrit  point.  Voltaire  aperçut  son  portrait,  un  Voltaire 
de  vingt-quatre  ans,  aux  yeux  vifs,  à  la  physionomie 
éveillée,  auquel  il  ne  ressemblait  guère.  La  vieille  mar- 
quise, qui  ne  s'était  pas  senti  le  courage  de  se  séparer 
de  la  jolie  toile  de  Largillière,  ne  crut  pas  devoir  la 
garder  davantage,  et  elle  la  renvoyait  à  l'hôtel  de 
Villette,  aussitôt  après  cette  lamentable  entrevue  de 
fantômes.  L'auteur  de  la  Henriade  était  véritable- 
nient  atterré.  Il  ne  put  secouer  l'impression  de 
mélancolie  et  de  tristesse  qu'il  remportait  de  chez 
madame  de  Gouvemet.  «  Je  reviens,  dit-il  avec  un 
soupir  profond,  d'un  bord  du  Styx  à  l'autre'.  » 

1.  La  if  on  de  Voltaire  (1780),  p.  71  ;  Éloge  de  Voltaire,  par 
Palissot.  — Lady  Morgan,  La  France  (Paris,  Treuttel  et  WUrtz,  1817), 
1.  II,  p.  338,  339,  340. 


vil 


VOLTAIRE  ET   LE  DICTIONNAIRE  DE  L'ACADÉMIE.— EXCÈ  S 
DE  TRAVAIL.— DERNIERS  MOMENTS  DU   POÈTE. 


Le  voyage  de  Ferney  paraissait  résolu.  Le  prince 
de  Condé,  comme  on  l'a  dit  déjà,  avait  prévenu  le 
poëte  qu'il  l'attendait  à  Dijon,  et  qu'il  espérait  bien 
l'y  retenir  quelques  jours.  Il  y  allait  de  la  santé,  il  y 
allait  de  la  vie,  et,  à  ce  moment  du  moins,  il  semblait 
que  rien  n'eût  pu  entraver  des  projets  aussi  formels. 
Encore  était-il  sage,  avant  de  monter  en  chaise,  d'as- 
surer l'emploi  de  son  temps  durant  cette  courte  ab- 
sence. Mais  il  y  avait  été  pourvu,  et  ces  deux  mois 
devaient  être  consacrés  à  la  révision  d'Irène,  d'Aga- 
thocle  et  du  Droit  du  seigneur  représenté,  en  1762, 
sous*  le  titre  de  VÉcueil  du  sage.  Voltaire  se  diri- 
geait, le  mercredi  22,  vers  la  Comédie  où  il  savait 
que  les  artistes  étaient  réunis  pour  décider  le  réper- 
toire de  la  réouverture.  La  clôture  avait  eu  lieu,  le 
samedi  4,  par  la  septième  représentation  d'Irène^  à 
laquelle  il  avait  assisté  incognito,  dans  la  loge  du  duc 
d'Aumont,  et  par  un  interminable  compliment  de  Mole 
où  il  n'était  pas  oublié'.  Cette  visite  inattendue  lessur- 

1.  Mercure  de  France^  avril  1778,  p.  166,  167,  168.  —  La  Harp«, 


324  DÉPART  DE  WAONIÈRE. 

prit  agréablement.  L'auteur  de  Mérope  et  de  Mahomet 
était  dans  ses  bons  jours  et  fut  prodigue  d'éloges  et  de 
flatteries  pour  ses  habiles  interprètes.  Il  leur  dit  ses 
intentions,  et  leur  redemanda  pour  un  temps  très-bref 
les  manuscrits  d'ouvrages  trop  imparfaits,  qu'il  espé- 
rait rendre  moins  indignes  d'eux  et  du  public. 

Mais  ce  congé  si  nécessaire  à  des  travaux  qu'on 
polit  mal  dans  le  bruit  et  la  dissipation,  si  nécessaire  à 
sa  santé  et  à  sa  vie,  on  l'y  faisait  renoncer,  en  dérou- 
lant les  inconvénients  plus  ou  moins  sérieux  d'un  dé- 
placement qui,  cette  fois,  n'aurait  pas  de  retour. 
Wagnière  tenait  bon,  de  son  côté,  et  pressait  incessam- 
ment son  maître  de  mettre  à  exécution  ses  premiers 
desseins.  Mais  il  ne  devait  pas  être  le  plus  fort,  et, 
après  une  lutte  sourde  qui  ne  dura  pas  moins  de  quinze 
jours,  il  se  séparait  du  vieux  poëte  et  reprenait,  le 
29  avril,  le  chemin  deFerney  où  il  retrouvait  sa  femme 
et  sa  fille,  toute  une  population  appelant  de  ses  vœux 
le  retour  de  son  bienfaiteur. 

La  retraite  du  clergé  allait  laisser  les  encyclopédistes 
maîtres  du  terrain,  et  l'auteur  de  Y  Essai  sur  les  mœurs 
était  bien  sûr  de  ne  rencontrer  dès  lors  au  Louvi;ie  que 
des  gens  d'une  même  communion.  Il  n'y  a  pas  à  re- 

Correspondance  littéraire  {Puris,  Migneret,  1804),  t.  II,  p.  225,  226. 
Vollaire,  Irès-soigneux  à  répondre  par  des  témoignages  de  gratitude 
aux  témoignages  de  bienveillance  et  d'admiralion,  écrivait  à  l'acteur  : 
«  Je  viens  de  lire,  monsieur,  dans  un  journal,  votre  discours  avec 
autant  de  plaisir  que  je  l'ay  entendu  à  votre  brillant  spectacle.  Je 
devrais  filre  chez  vous;  je  devrais  vous  y  dire  combien  je  suis  louclié 
de  vos  talents  et  de  votre  esprit.  Pardonnez  aux  suites  cruelles  de 
mon  accident,  si  je  ne  puis  remplir  tous  les  devoirs  de  mon  cœur. 
Ahl  qu'on  m'en  avait  imposé  sur  le  mérite  de  madame  Mole!  » 
Henri  Beaune,  Tdhaire  au  collège  (Paris,  Amyot,  1867),  p.  135. 


L'ABBÉ  DE  BEÀUREGARD.  325 

chercher  si  cette  retraite  était  habile  aussitôt  qu'elle 
était  obligatoire  ;  car  demeurer,  c'eût  été  se  faire  le 
complice  de  l'enthousiasme  universel,  c'eût  été  accla- 
mer, comme  la  foule,  un  homme  qui  avait  porté  tant 
de  coups,  et  de  si  funestes,  à  la  religion,  se  mettre  en 
contradiction  avec  soi-même,  avec  les  efforts  tentés 
par  tous  pour  combattre  et  terrasser  l'ennemi  commun. 
Les  puissances  étaient  circonvenues  par  une  coterie 
moins  nombreuse  que  violente  composée  de  femmes 
pour  la  plupart,  et  appuyée  auprès  du  roi  par  mes- 
dames Tantes,  dont  l'attitude  frondeuse  était  une  sorte 
de  condamnation  des  airs  évaporés  de  la  jeune  cour. 
Acclamé  à  Paris,  Voltaire  était  battu  en  brèche  à 
Versailles,  et  les  choses  étaient  poussées  si  loin  que 
peut-être  fut-ce  là  ce  qui  détourna  de  certaines  me- 
sures que  l'opinion,  d'ailleurs,  aurait  mal  accueillies. 
Un  ancien  jésuite,  un  abbé  de  Beauregard,  qui  avait 
prêché  le  carême,  cédant  moins  aux  excitations  exté- 
rieures qu'à  sa  propre  fougue,  faisait  le  dimanche  des 
Rameaux  (12  avril),  dans  la  chapelle  du  château,  une 
sortie  plus  que  véhémente  contre  les  philosophes  mo- 
dernes dont  il  stigmatisait  les  œuvres  abominables. 
C'était  Dieu,  c'était  le  roi,  c'étaient  les  bonnes  mœurs, 
qui  étaient  l'objet  des  attaques  de  ces  productions  sub- 
versives de  tout  gouvernement  et  de  toute  croyance, 
productions  imprudemment  souffertes  et  qui,  au  lieu 
des  répressions  les  plus  méritées,  valaient  des  cou- 
ronnes à  leurs  auteurs  '. 


1 .  Déjà  le  curé  de  Saint-Ândré-des-ArU  avait  signalé  cette  scène 
du   couronnement  comme  une  chose  aussi  dangereuse  que  condam- 


320  PUSILLANIMITÉ  DE   M.  DE  MIROMESNIL. 

On  voit  ce  que  \isent  ces  paroles  d'une  charité  dou- 
teuse, d'un  emportement  peu  chrétien,  semblerait-il, 
si  l'abbé  de  Beauregard,  qui  a  réponse  à  tout,  n'expli- 
quait ce  déchaînement  d'éloquence  par  cette  étrange 
réplique  :  «  On  nous  accuse  d'intolérance  ;  ah  !  ne  sait- 
on  pas  que  la  charité  a  ses  fureurs,  et  que  le  zèle  a  ses 
vengeances'?  »  Mais  ces  répressions  si  nécessaires  et 
que  l'on  réclame,  de  qui  pouvait-on  les  attendre,  quand 
la  timidité  du  pouvoir  paraissait  encourager  et  se- 
conder l'audace  de  ces  génies  corrupteurs?  Ce  trait  était 
à  l'adresse  du  garde  des  sceaux,  qui,  ne  voulant  point 
se  faire  des  philosophes  d'irréconciUables  ennemis,' 
aurait  donné  des  ordres  pour  qu'on  ne  laissât  passer 
aucune  attaque  contre  le  vieillard  de  Ferney,  dans  la 
durée  de  son  séjour  à  Paris.  Au  moins,  fut-ce  le  bruit 
qui  courut  ;  et  l'on  prétendit  même  qu'à  la  suite  de  cette 
audacieuse  allusion,  honteux  de  voir  sa  pusillanimité 
démasquée,  M.  de  Miromesnil  s'était  hâté  de  lever  l'in- 
terjiiclion^  Quoi  qu'il  en  soit,  le  discours  de  l'abbé  de 
Beauregard  avait  excité  une  certaine  fermentation  :  on 
s'était  plaint  au  roi,  lui  faisant  envisager  l'imprudence 
de  tels  éclats.  Mais  Louis  XVI  avait  dû  répondre  que 
le  prédicateur,  tout  en  ayantexcédé  peut-être  les  bornes 
d'une  réserve  désirable,  n'avait  fait  en  définitive  que 
remplir  son  devoir;  et,  comme  le  prince  de  Beauvau, 
prenait  avec  trop  de  chaleur  la  défense  de  son  con- 

nable.  Lepan,  Vie  politique,  littéraire  et  morale  de  Voltaire  (Paris, 
1824),  p.  352. 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  XXXIX,  p.  364. 

2.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  Vhistoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p,  198,  199;  20  avril 
1778. 


PORTÉE  RÉELLE  DE  CES  INSINUATIONS.  327 

frère  à  rAcadémie,  Sa  Majesté  lui  eût  imposé  silence  ' . 
Il  est  vrai  que  c'était  là  les  commérages  de  la  ville,  et 
que  le  roi,  fort  probablement,  n'avait  pas  poussé  les 
choses  jusqu'à  dire  de  se  taire  à  l'un  des  plus  grands 
officiers  de  la  couronne  ^. 

D'Alembert,  au  contraire,  affirme  que  la  cour  se 
moqua  de  cet  apôtre  trop  zélé,  à  l'exception  de  quel- 
quelques  hypocrites  et  de  quelques  imbéciles,  a  Mais 
par  malheur,  ajoute-t-il,  cette  apothéose  a  irrité  des 
gens  plus  à  craindre  que  les  fanatiques  et  qui  ont  senti 
que  leurs  places,  leur  crédit,  leur  pouvoir,  ne  leur 
rendraient  jamais  de  la  part  de  la  nation  un  hommage 
aussi  flatteur,  qui  n'était  rendu  qu'au  génie  et  à  la 
personne^.  »  S'il  ne  s'exagéra  point  le  péril,  Voltaire, 
ne  s'illusionna  pas  davantage  sur  la  gravité  et  la  portée 
d'insinuations  et  d'excitations,  dont,  quoi  que  l'on  fasse 
ensuite,  il  survit  toujours  quelque  chose  dans  la  pensée 
de  ceux  qui  ont  en  main  nos  destinées*.  «  Je  ne  crois 
point,  mandait-il  à  M.  deRochefort,  que  le  maître  et  la 
maîtresse  de  la  maison  se  soient  moqués  de  cet  abbé  de 
Beauregard;  c'est  bien  assez  qu'ils  ne  se  livrent  pas  à 


1.  Bibliothèque  nationale.  Manuscrits.  N»  6682.  Mes  loisirs  ou 
Journal  d'événemens  tels  qu'ils parvenoient  à  ma  connaissance,  p.  483, 
484;  du  mercredi  22  avril  17  78. 

2.  Au  moins,  ce  qui  demeure  certain,  c'est  la  vive  attitude  de 
M.  de  Beauvau,  qui  ne  cachait  pas  sa  pensée  et  l'indignation  que 
lui  causaient  ces  violences  oratoires.  Correspondance  secrète,  politique 
et  littéraire  (Londres,  John  Adamsou),  t.  VI,  p.  183  ;  Paris,  25  avril 
1778. 

3.  OEuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  XXV,  p.  106. 
Lettre  de  D'Alembert  au  roi  de  Prusse  ;  3  juillet  1778. 

4.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  Vhittoire  de  la  République  det 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI.  p.  190;  13  avril  1778. 


328  L'ABBÉ  DELILLE. 

la  fureur  de  son  zèle  '.  »  Mais  à  ceux  qui  se  prévalaient 
de  ces  attaques  comme  d'un  argument  sans  réplique 
pour  accomplir,  pour  hâter  même  un  voyage  décidé, 
d'ailleurs,  il  répartit  que  c'était,  tout  au  contraire, 
une  raison  de  demeurer  :  il  ne  fallait  pas  qu'on  dît 
qu'il  avait  fui  devant  les  homélies  de  l'abbé  de  Beau- 
regard. 

Les  témoignages  d'admiration  et  d'affection  qui  lui 
venaient  de  tous  côtés  étaient  de  nature  encore  à  rendre 
à  cet  esprit  facile  à  alarmer  tout  son  courage  et  toute 
sa  force.  11  se  transportait  au  Louvre  le  lundi  (27  avril). 
L'Académie  était  en  séance.  L'abbé  Delille  communi- 
quait à  ses  confrères  quelques  fragments  de  son  poëme 
sur  l'art  d'orner,  dépeindre  la  nature  et  d'en  jouir  (le 
poëme  des  Jardins)^  et  lisait  ensuite  une  traduction 
de  l'épître  de  Pope  au  docteur  Arbuthnot.  Voltaire, 
qui  connaissait  l'original  de  vieille  date,  durant  le 
débit  de  l'abbé,  prenait  plaisir  à  se  rappeler  les  vers 
anglais,  à  leur  comparer  l'imitation  de  son  jeune  et  pé- 
tillant ami,  à  laquelle,  en  plus  d'un  passage,  il  sembla 
donner  la  préférence,  insistant  sur  la  gaieté,  la  sensi- 
bilité touchante  du  poëte  français  qu'il  opposait  à  la 
sécheresse  et  à  l'amertume  misanthropique  de  l'au- 
teur de  V Essai  sur  rhomme"^.  A  propos  de  ce  genre 
delà  traduction  qui  exigeait  tant  de  souplesse,  d'abon- 
dance dans  les  équivalents,  d'harmonie  dans  les  con- 
sonnances  et  le  nombre,  le  patriarche  s'étendit  sur  le 
peu  de  ressources  de  notre  langue,  et  sur  la  nécessité, 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXX,  p.  463.  Lettre 
de  Voltaire  au  comte  de  Rochefort;  à  Paris,  16  avril  17  78. 

2.  Journal  de  Paris,  du  vendredi  I"  mai  1778.  N°  121,  p.  482. 


NOTRE  LANGUE  EST  UNE  GUEUSE.  329 

sinon  de  l'enrichir  de  mots  nouveaux,  du  moins  d'ac- 
cueillir certaines  expressions  d'une  vérité  ou  d'une 
énergie  incontestable,  en  usage  dans  le  langage  vul- 
gaire, et  auxquelles  ce  serait  tout  profit  d'accorder  le 
droit  de  cité.  Les  exemples  ne  lui  manquaient  pas. 
Pourquoi  ne  pas  appeler  tragédien  un  acteur  jouant 
les  rôles  tragiques?  «  Notre  langue  est  une  gueuse 
fière,  disait-il  ;  il  faut  lui  faire  l'aumône  malgré  elle.  » 
La  postérité  demeure  un  peu  étonnée  des  difficultés 
qu'ont  rencontré,  dans  leur  nouveauté,  des  termes  qui 
nous  sont  familiers  et  qui  auraient  dû  naître  avec  la 
langue  même.  Cette  petite  anecdote  a  cela  d'intéres- 
sant qu'elle  donne  la  date  toute  moderne  de  l'admis- 
sion académique  de  ce  mot  d'un  emploi  si  constant  et 
qui  nous  manquerait  fort,  s'il  n'avait  pas  sa  place  au 
dictionnaire  ' . 

Mais  aussi,  était-ce  la  réforme  du  dictionnaire 
qu'il  allait  intrépidement  aborder,  et  à  laquelle  l'Aca- 
démie ne  pouvait  se  soustraire  sans  félonie,  pour 
laquelle,  en  dépit  de  son  âge,  de  ses  infirmités,  il 
était  résolu  de  consacrer  ce  qui  lui  restait  de  forces 
et  de  vie.  Il  pressa  avec  cette  insistance  passionnée 
que  l'obstacle  enflamme,  ses  confrères  de  s'attacher 
à  un  travail  d'une  incontestable  utilité  et  qui  aurait 
toute  la  portée  d'une  œuvre  patriotique.  Notre  dic- 
tionnaire aussi  insuffisant  que  sec,  sans  élévation, 
sans  philosophie,  était  une  honte  pour  les  lettres 

l.  Le  mot  de  tragédien  existait  de  vieille  date,  et  on  le  rencontre 
dès  le  seizième  siècle  ;  mais  il  n'était  pas  usité  dans  le  sens  d'actenr 
tragique.  Liltré,  Dictionnaire  de  la  langue  française  (Hachette,  1874), 
t.  IV,  p.  2295. 


330  NÉCESSITÉ  D'UN   DICTIONNAIRE. 

et  pour  rAcadémie,  cette  législatrice  née  du  lan- 
gage, instituée  plus  encore,  dans  l'intention  de  ses 
fondateurs,  pour  l'aider  à  s'épurer,  à  développer  son 
mécanisme,  à  s'enrichir  de  nouveaux  termes,  que 
pour  fournir  elle-même  ces  modèles  admirables  qui  ont 
fait  de  notre  idiome,  malgré  ses  imperfections,  un  in- 
strument aussi  net,  aussi  précis  qu'aucun  autre  mo- 
derne. Le  programme  ne  devait  rien  laissera  désirer. 
Nos  voisins,  qui  nous  avaient  devancés,  offraient  des 
bases  plus  ou  moins  solides  dont  on  tiendrait  compte, 
tout  en  apportant  les  fruits  de  sa  propre  expérience. 
Le  succès  dépendait  donc  du  zèle  de  l'Académie  pour 
rendre  parfait  dans  toutes  ses  parties  un  monument 
qui  mettrait  le  comble  aux  grands  services  qu'elle 
n'avait  cessé  de  rendre  aux  lettres  et  au  pays. 

L'auteur  de  la  Henriade  parlait  d'abondance,  avec 
une  véhémence,  une  éloquence,  un  entraînement 
inexprimables  :  il  n'avait  pas  trente  ans.  Il  avait  frappé 
d'admiration  et  d'effroi  cette  assistance  composée  de 
grands  seigneurs,  peu  propres  à  une  telle  besogne,  et 
d'écrivains  pris  par  d'autres  travaux,  auxquels  devait 
répugner  une  tâche  impersonnelle  où  l'honneur  ne 
serait  que- collectif.  L'abbé  Barruel  raconte  un  dialogue 
entrelui  et  Beauzée,  sur  l'admission  de  ce  dernier  parmi 
les  quarante  (1772).  Il  lui  demandait  par  quel  prodige 
il  avait  pu  devenir  le  candidat  d'une  coterie  d'impies 
et  d'athées.  «  La  question  que  vous  me  faites,  je  l'ai 
moi-même  faite  à  D'Alembert,  répliquait  celui-ci.  Me 
voyant  presque  seul  à  croire  en  Dieu  dans  nos  séances, 
je  lui  disois  un  jour  :  comment  avez-vous  pu  penser  à 
moi,  que  vous  savez  si  éloigné  de  vos  opinions,  et  de 


I 


•      CAUSE  DE  L'ÉLECTION   DE  BEADZÉE.  331 

celles  de  MM.  vos  confrères?  D'Alembert  n'hésita 
pas  à  me  répondre  ;  je  sens  bien  que  cela  doit  vous 
étonner,  mais  nous  avions  besoin  d'un  grammairien; 
parmi  tous  nos  adeptes,  il  n'en  étoit  pas  un  qui  se 
fût  fait  une  réputation  en  ce  genre.  Nous  savions  que 
vous  croyiez  en  Dieu,  mais  vous  sachant  aussi  fort 
bon  homme,  nous  pensâmes  à  voifs,  faute  d'un  phi- 
losophe qui  pût  vous  suppléer  *.  » 

Mais  cette  nécessité  était-elle  donc  si  urgente,  que  des 
gens  passionnés  et  exclusifs  n'eussent  pu  passer  outre? 
Les  choses  en  seraient  allées  un  peu  plus  mal,  et  voilà 
tout.  D'ailleurs,  si  le  choix  de  Beauzée  était  excellent, 
l'abbé  Batteux,  élu  en  1761,  n'avait-il  pas  apporté  à 
l'Académie,  onze  ans  avant  celui-ci,  toutes  les  quaUtés 
pédagogiques  acquises  dans  un  long  professorat  ?  En 
définitive,  la  compagnie,  à  l'époque  où  nous  sommes, 
ne  manquait  pas  de  gens  fort  capables  de  rendre  la 
nature  de  services  que  l'auteur  du  Siècle  de  Louis  XIV 
allait  réclamer  d'elle.  Dans  l'étude  et  l'assiette  d'une 
langue,  les  philosophes  sont  non  moins  nécessaires  que 
les  grammairiens,  et  l'on  n'est  même  philologue  qu'à 
la  condition  d'être  philosophe.  Si  le  clergé  et  les  grands 
seigneurs  étaient  en  nombre  à  l'Académie^,  les  lettrés 
formaient   un   groupe  compact  d'esprits  distingués, 

1.  L'abbé  Barruel,  Mémoires  pour  servir  à  Vhisloite  du  jacobi- 
nisme (Hambourg,  Fauche,  1803),  1. 1,  p.  104,  105. 

2.  Prélats  membres  de  l'Académie  :  le  cardinal  de  Luynes  ;  Tabbé 
de  Bernis  (à  Rome)  ;  Montazet,  arclievêque  de  Lyon  ;  Coetlosquet» 
évêque  de  Limoges  ;  le  prince  de  Kohan,  grand  aumônier  ;  Loménie 
de  Brienne,  archevêque  de  Toulouse;  Roquelaure,  évêque  de  Senlis; 
de  Boisgelin  de  Cussé,  archevêque  d'Aix.  Grands  seigneurs  :  les  ducs 
de  Richelieu  et  de  Nivernois;  le  marquis  de  Paulmy,  le  comte  de 
Bissj,  le  prince  de  Beauvau,  le  maréchal  de  Duras. 


332  VOLTAIRE  TIENT  PAROLE. 

d'écrivains  châtiés,  diserts,  connaissant  leur  langue 
et  l'écrivant  purement.  Il  n'est  besoin  que  de  citer 
Marmontel,  le  collaborateur  de  Beauzée  à  VEncyclO' 
pédie,  dans  les  questions  de  grammaire  et  de  littérature, 
Thomas,  Suard,  La  Harpe  (nous  ne  parlons  que  des 
membres  assidus  aux  séances),  pour  se  convaincre  de  la 
parfaite  aptitude  de  coopérateurs,  qui  n'avaient  qu'à 
vouloir  pour  doter  le  pays  d'un  bon  dictionnaire,  car 
tout  était  là. 

De  la  part  de  Voltaire,  ce  n'avait  pas  été  une  parole 
en  l'air  que  cette  exhortation  à  un  travail  ingrat  peut- 
être  mais  indispensable  au  premier  chef;  une  de  ces 
improvisations  chaleureuses  mais  sans  racines,  aussi- 
tôt oubliées  que  conçues.  A  la  séance  du  7  mai,  il 
arrivait  tout  armé  avec  un  plan  de  dictionnaire  qu'il 
fallut  entendre,  ce  qui  était  bien  le  moins,  et  qu'il  al- 
lait falloir  agréer  et  décréter  sans  désemparer.  Nous 
reproduisons  le  procès- verbal  de  la  séance.  C'est  un 
document  curieux,  qu'il  sera  piquant  de  rapprocher  du 
projet  du  poëte,  maintenu  dans  sa  rédaction  aune  ou 
deux  modifications  près. 

11  a  été  résolu,  sur  là  proposition  de  M.  de  Voltaire,  qu'on 
travaillerait  sans  délai  à  un  nouveau  dictionnaire  qui  con- 
tiendra : 

L'étymologie  reconnue  de  chaque  mol,  et,  quelquefois, 
l'étymologie  probable; 

La  conjugaison  des  verbes  irréguliers  qui  sont  peu  en 
usage  ; 

Les  diverses  acceptions  de  chaque  terme  avec  les  exemples 
tirés  des  auteurs  les  plus  approuvés*;  toutes  les  expressions 

1.  Voltaire  ajoutail,  comme  :  //  lui  fut  donné  de  prévaloir  contre 
les  rois.  Celte  de  plus  orageuse  que  la  mer  qui  l'environne.  Point  de 


PROCÈS-VERBAL  DE  LA  SÉANCE.  333 

pittoresques  et  énergiques  de  Montaigne,  d'Amiot,  de  Char- 
ron, etc.,  qu'il  est  à  souhaiter  qu'on  fasse  revivre,  et  dont 
nos  voisins  se  sont  saisis; 

En  ne  s'appésantissant  sur  aucun  de  ces  objets,  mais  en 
les  traitant  tous,  on  peut  faire  un  ouvrage  aussi  agréable 
que  nécessaire;  ce  serait  à  la  fois  une  grammaire,  une  rhé- 
torique, une  poétique,  sans  ambition  d'y  prétendre  ; 

Chaque  académicien  peut  se  charger  d'une  lettre  de  l'al- 
phabet'; l'Académie  examinera  le  travail  de  chacun  de  ses 
membres;  elle  y  fera  les  changemens,  les  additions  et  les 
retranchemens  convenables*. 

La  Harpe  écrivait  à  ce  propos  :  «  L'Académie  va  tra- 
vailler à  un  nouveau  plan  de  dictionnaire  que  désiraienl. 
depuis  longtemps  plusieurs  de  ses  membres  des  plus 
éclairés,  et  que  M.  de  Voltaire  a  demandé  avec  une  ar- 
deur qui  en  a  inspiré  à  tous  les  autres^.  »  L'entreprise 
était  sans  doute  d'une  indiscutable  utilité;  mais  il  y 
avait  à  vaincre  l'indolence  de  confrères  qui,  d'ailleurs, 
comme  on  l'a  fait  remarquer,  n'étaient  pas  tous  éga- 
lement propres  à  cette  matière  de  travail.  Force  fut 
bien,  pourtant,  de  céder,  et  de  consigner,  avant  de  se 
séparer,  cette  grave  résolution  dans  les  registres  de  la 

campagne  où  la  main  diligente  du  laboureur  tie  fut  imprimée,  etc. 
Longcliamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André,  1826), 
t.  11,  p.  540.  Note  communiquée  par  Wagnière,  1778.  H  existe  un 
autre  projet  reproduit  dans  l'édition  Beuchot,  t.  L,  p.  682,  et  que 
l'éditeur  nous  dit  avoir  copié  lui-même  sur  l'original  écrit  tout  entier 
de  la  main  de  Voltaire.  Probablement  était-ce  le  premier  jet  auquel 
a  été  préféré  par  son  auteur  et  par  l'Académie  un  plan  plus  complet, 
bien  que  peu  différent  de  son  aîné. 

1.  «  Ou  même  de  deux,  »  ajoutait  l'implacable  vieillard. 

2.  Secrétariat   de   l'Institut.    Registre  de  l'Académie   française. 
1745-1793.  Procès-verbal  de  la  séance  du  7  mai  1778. 

3.  La  Harpe,  Correspondance  littéraire  (Paris,   Migneret,    1804), 
t.  II,  p.  238. 


334  MUTUELS  REMERCIEMENTS. 

compagnie*.  Ce  n'était  pas  assez.  Voltaire  insista  pour 
que  l'on  se  partageât  immédiatement  les  vingt-quatre 
lettres  de  l'alphabet  ;  il  se  faisait  son  lot  et  s'attribuait 
la  lettre  la  plus  chargée,  la  lettre  A '^.  M.  de  Fonce- 
magne  objecta  bien  la  somme  des  années;  mais  on 
comprend  que  l'argument  dut  sembler  insuffisant  au 
patriarche  de  Ferney,  qui  se  fâcha  tout  de  bon  contre 
son  vieil  ami,  et  finit  par  le  ramener  à  récipiscence. 
«  Il  eut  beaucoup  de  peine,  nous  dit  Wagnière,  à  faire 
passer  son  avis  :  il  s'anima  fort,  ce  qui  parut  déplaire  à 
ses  confrères'.  »  En  prenant  congé  de  l'assemblée, 
l'auteur  du  Dictionnaire  philosophique^  enchanté  de 
son  succès,  disait  à  ceux-ci:  «  Messieurs,  je  vous  re- 
mercie au  nom  de  l'alphabet,  —  et  nous,  lui  répon- 
dait le  chevalier  de  Chastellux,  nous  vous  remercions 
au  nom  des  lettres  ^.  »  Mais  la  lutte  avait  été  riide,  et 
le  vieillard,  pour  la  soutenir,  but  à  cinq  reprises  deux 
tasses  et  demie  de  café.  Si  c'est  trop  encore,  c'est  loin 

1.  Secrétariat  de  l'Institut.  Registre  des  présences  à  l'Académie 
française,  depuis  1757,  du  jeudi  7  mai  1778. 

2.  S'il  s'attribua  la  lettre  A,  comme  le  dit  Grimm,  il  ne  se  borna 
pas  à  celte  seule  lettre,  et  l'on  a  recueilli  tous  les  articles  composés 
par  lui,  compris  dans  la  lettre  T.  Œuvres  complètes  (Beuchot), 
t.  XXXII,  p.  295  à  4  09. 

3.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoire»  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
182C),  t.  1,  p.  153.  Voyage  de  Voltaire  à  Paris,  1778.  Cependant, 
l'aseembléc,  composée  de  dix-huit  membres,  était  le  noyau  véritable 
de  l'Académie,  et  Voltaire  n'y  comptait  que  des  amis.  Les  voici  tous  : 
Voltaire,  Marmontel,  Beauzée,  Foncemagne,  Gaillard,  Arnaud,  Bat- 
teux,  Millol,  Suard,  Sainte-Palayc,  Bréquigny,  Sauriu,  Delille,  le 
prince  de  Beauvau,  le  marquis  de  Paulmy,  ChastelluK,  La  Harpe. 

4.  Grimm,  Correspondance  lititraire  (Paris,  Furne),  t.  X,  p.  35; 
mai  1778.  —  Correspondance  secrète,  politique  et  littéraire  (Lon- 
dres, John  Adamson),  t.  VI,  p.  23&,  236;  de  Paris,  le  23  mai 
1778. 


i 


REPRÉSENTATION  D'ALZIRE.  335 

d'arriver  au  chiffre  de  cinquante  tasses  par  jour,  que 
lui  fait  absorber  le  roi  de  Prusse  dans  l'éloge  qu'il  lui 
consacrait  plus  tard  '. 

Le  même  jour,  il  allait  incognito  voir  jouer  Alzire^ 
dans  la  petite  loge  de  madame  Hébert.  Dazincourt, 
nouvellement  reçu,  prononçait  le  compliment  de  ren- 
trée, dans  lequel  il  n'était  pas  oublié.  L'intention  du 
poëte  était  de  ne  se  pas  montrer,  mais  comme  tou- 
jours, il  ne  put  se  contenir,  et  s'écriait,  devant  le  jeu 
brillant  et  plein  de  feu  de  Larive  qui  représentait 
Zamore  :  «  Ah  !  que  c'est  bien  !  »  C'était  à  la  fin  du 
quatrième  acte.  Des  acclamations  frénétiques  retenti- 
rent dans  la  salle  entière,  le  nom  de  Voltaire  fut 
répété  par  toutes  les  bouches,  et  il  dut,  malgré  ses  ré- 
solutions, satisfaire  l'enthousiasme  de  ce  public  trans- 
porté. Tout  l'entr'acte  se  passa  de  la  sorte.  La  toile  se 
lève,  madame  Yestris,  qui  commençait  le  cinquième 
acte,  essaya  à  trois  ou  quatre  fois  de  se  faire  entendre, 
sans  y  parvenir.  L'auteur  à'Alzire  saluait,  semblait 
remercier  par  des  gestes  le  public  de  ses  bontés  et  le 
prier  de  laisser  continuer  la  pièce,  et  les  cris  cessaient 
un  moment.  L'actrice  croyait  pouvoir  alors  reprendre 
son  rôle,  mais  les  trépignements  recommençaient  de 
plus  belle  :  ce  lumulte  glorieux  dura  près  de  trois 
quarts  d'heure  sans  nuire  à  l'effet  de  la  pièce  qui  fut 
très-grand,  et  au  jeu  des  acteurs  qui  se  surpassèrent. 
Voltaire  se  retirait  sous  Fimpression  de  cet  enchante- 
ment, quand  un  officier  au  régiment  d'Orléans-Infan- 
terie, le  chevalier  de  Lescure,  lui  remit  un  impromptu 

1.  OEuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  VU,  [».  67. 
Élose  de  Voltaire. 


336  VOLTAIRE  A  L'ACADÉMIE  DES  SCIENCES. 

de  quatre  vers  où  il  était  comparé  au  soleil  et  le  par- 
terre aux  Incas,  petite  politesse  à  laquelle  il  répondait 
en  parodiant  deux  vers  bien  connus  de  Zaïre^. 

Ces  scènes  émouvantes  se  répétaient  avec  une 
fréquence,  nous  dirons,  un  excès  menaçant  pour 
une  organisation  toute  de  nerfs,  qui,  un  jour  ou 
l'autre,  succomberait  sous  le  poids  de  tant  de  gloire 
et  d'ovations.  Deux  joui's  après  la  séance  du  27,  à 
l'Académie  française.  Voltaire  assistait  à  la  rentrée 
publique  de  celle  des  Sciences,  où  sa  présence  allait 
faire  événement.  Son  dessein  avait  transpiré,  une  foule 
de  jolies  femmes,  de  gens  du  monde  et  de  gens  de 
lettres  avait  envahi  une  enceinte  moins  remplie  d'or- 
dinaire et  hantée  par  un  tout  autre  auditoire.  A  peine 
l'auteur  de  V Essai  sur  la  nature  du  feu  et  de  la  Phi- 
losophie de  Newton  w^T^avaUëSàii-W,  que  les  cris,  les 
battements  de  mains,  les  applaudissements  partaient 
de  tou3  les  coins  de  la  salle.  M.  de  Voltaire  n'était  pas  de 
l'Académie  des  sciences;  les  titulaires,  partageant  le 
délire  général,  voulurent  qu'il  prît  place  au  milieu 
d'eux.  FrankUn,  qui  était  associé  étranger,  se  trouvait 
là.  Les  deux  vieillards  se  précipitèrent  dans  les  bras  l'un 
de  l'autre,  aux  yeux  de  l'assemblée  pour  laquelle  ce 
fut  l'occasion  de  nouveaux  transports^.  Cependant  le 
silence  finit  par  se  faire  et  permettre  à  TAcadémie  de 
reprendre  ses  travaux. 

Après  le  rapport  sur  les  prix,  D'Alembert   donna 

1.  Journal  de  Paris,  du  mercredi  29  avril  1778,  n»  119,  p.  i75, 
476.  —  Journal  de  politique  et  de  littérature,  du  15  mai  1778,  t.  Il, 
p.  84. 

2.  Mercure  de  France,  mal  17  78,  p.  151. 


ÉLOGE  DE  M.  TRDDAINE.  337 

lecture  de  l'éloge  d'un  de  leurs  membres  honoraires, 
mort  depuis  peu',  M.  Trudaine,  composé  par  le  mar- 
quis de  Condorcet  qui  n'avait  pu  assister  à  la  séance. 
Nous  avons  vu  l'illustre  géomètre,  à  l'assemblée  du 
30  mars,  glisser,  dans  son  Éloge  de  Despréaux,  un 
parallèle  entre  Boileau,  Racine  et  Voltaire,  dont  la  mo- 
destie seule  de  l'auteur  de  Mérope  eut  à  souffrir.  Pa- 
reille chose  devait  se  passer  à  l'Académie  des  sciences; 
et  Condorcet,  profitant  habilement,  à  son  exemple,  de 
certaines  circonstances  que  nous  savons,  du  reste, 
avait  trouvé  le  moyen  d'amener,  en  un  sujet  si  étran- 
ger, l'éloge  du  philosophe  de  Ferney,  Trudaine  s'était 
bienveillamment  prêté  aux  démarches  du  poète  pour 
arracher  à  la  ferme  générale  un  pays  voué  à  une  mi- 
sère éternelle  et  dont,  au  moins,  il  était  humain  de 
mesurer  les  efforts  aux  ressources.  Il  avait  l'oreille  de 
M.  Turgot(qui,  disons-le  en  passant,  l'entraînait  dans 
sa  chute),  et  Voltaire  n'avait  pas  stérilement  invoqué 
son  appui  en  faveur  de  ses  protégés.  Ce  sont  ces  rap- 
ports, c'est  cette  association  si  heureuse  pour  ceux 
qu'elle  avait  en  vue,  que  Condorcet  rappelle,  qu'il 
révèle  bien  plutôt  à  un  auditoire  peu  au  fait,  on  s'en 
,  doute,  de  ce  qui  pouvait  se  débattre  dans  ces  monta-^ 
gnes  du  Jura. 

Dans  un  voyage  entrepris  pour  rétablir  sa  santé,  il  avait 
vu  ce  pays  de  Gex,  alors  honoré  par  le  séjour  de  M.  de  Vol- 
taire et  devenu  l'objet  de  la  curiosité  des  voyageurs  éclairés 
qui  s'empressaient  d'aller  rendre  hommage  au  génie.  Ce 

\.  Jean-Charles-Philibert  Trudaine  de  Monfigny,  conseiller  d'Élat 
et  aux  conseils  royaux  desfmanees  et  du  commerce,  mort  à  Montigny 
le  5  auguste  17  77. 11  était  dans  sa  quarante-cinquième  année. 
Tin.  Il 


388  INÉVITABLES  ALLUSIONS. 

petit  pays,  séparé  de  la  France  par  une  chaîne  des  Alpes, 
mais  ayant  une  communication  libre  avec  la  Suisse,  ne  pou- 
vait être  assujéli  à  des  droits  de  consommation,  sans  em- 
ployer une  foule  de  préposés,  sans  une  dépense  excessive. 
Les  maux  qui  étaient  la  suite  nécessaire  de  cette  position, 
et  qu'il  fallait  peut-être  attribuer  à  la  situation  du  pays  et 
à  la  forme  des  impôts,  plutôt  qu'aux  hommes  qui  en  parais- 
saient les  auteurs;  ces  maux  avaient  souvent  fait  couler  les 
larmes  du  vieillard  de  Ferney;  souvent  il  les  avait  com- 
battus par  son  éloquence  et  soulagés  par  ses  bienfaits.  Il 
n'eut  pas  de  peine  à  se  faire  entendre  au  cœur  de  M.  de 
Trudaine;  et  cet  administrateur  humain  et  éclairé  profita 
d'un  moment  où  les  principes  du  gouvernement  paraissaient 
se  rapprocher  des  siens.  Une  contribution  unique,  imposée 
par  le  pays  même,  remplace  cette  foule  d'impôts  sur  lesquels 
il  gémissait;  et  le  peuple,  malheureusement  trop  peu  nom- 
breux, que  renferment  ces  montagnes,  vit  naître,  grâce  à 
MM.  de  Voltaire  et  Trudaine,  des  jours  heureux  qu'il  n'espé- 
rait plus'. 

Ce  morceau  fut  reçu  du  public  par  d'unanimes  ap- 
plaudissements, qui  durent  aller  droit  au  cœur  du  trop 
sensible  vieillard.  II  aurait  fallu  se  retirer  sur  de  pa- 
reilles émotions,  et  l'on  se  doute  que  l'auditoire 
n'écouta  que  d'une  manière  distraite  le  mémoire  de 

I.  Condorcet,  Œuvres  (Paris,  Didot,  1847),  t.  II,  p.  216.  Éloge 
de  M.  Trudaine.  Ce  n'est  pas  la  seule  occasion  qu'aura  saisie  Con- 
dorcet d'une  allusion  flatteuse  à  l'universalité  de  génie  du  palriarche 
de  Ferney  ;  et,  dans  VÉlofje  de  La  Cundamine,  il  disait  :  «  Tandis  ijue 
dans  les  collèges  on  réfutait  Newton  sans  l'entendre,  tout  ce  que 
l'Académie  des  sciences  avait  de  jeunes  géomètres  se  livrait  à  ce 
système  avec  celte  ardeur  qu'inspire  une  nouveauté  sublime  et  con- 
testée. Un  homme  illustre,  dont  nous  aurons  occasion  de  parler 
encore,  p;irce  que  son  nom  se  trouve  lié  à  tout  ce  qui  a  été  fait  de 
grand  dan*  ce  siècle,  avait  rendu  les  découvertes  de  Newton  pour 
ainsi  dire  populaires,  et  avait  opposé,  au  livre  de  la  Pluralité  des 
mondes,  un  ouvrage  fondé  sur  une  physique  plus  vraie.  »  Même 
volume,  p.  16G. 


DN  MOT  SUSPECT.  339 

M.  Macquer  «  sur  la  manière  de  faire  avec  des  faisins 
d'une  maturité  imparfaite,  des  vins  qui  n'aient  au- 
cune verdeur  » ,  et  même  deux  autres  éloges  de  Con- 
dorcet  qui  terminaient  la  séance.  La  Harpe,  médiocre- 
ment bienveillant  pour  ce  dernier,  lui  fait  assumer  toute 
la  responsabilité  de  l'ennui  qui  s'empara  des  désœuvrés 
accourus  là  dans  un  tout  autre  but  que  de  subir  les 
éloges  de  MM.  Trudaine,  de  Jussieu  et  de  Verdelin.  Ce 
qui  serait  plus  fâcheux  pour  le  marquis  géomètre,  c'est 
quel'homme  dont  il  venait  de  chanterles  louanges,  n'eût 
pas  été  celui  qui  se  serait  le  moins  ennuyé.  «  Il  a  trouvé 
très-ridicule  qu'on  louât  un  botaniste,  un  médecin,  un 
intendant  des  finances,  du  même  ton  dont  on  loue- 
rait le  grand  Condé,  C'est  un  des  ridicules  de  notre 
siècle;  et  M.  de  Condorcet,  quoique  philosophe,  ne  s'en 
est  pas  garanti.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  Fontenelle 
louait^  dit  M.  de  Voltaire  *.  »  Si  ces  observations  sont 
de  Voltaire,  au  moins  ne  furent-elles  pas  faites  sur  ce 
ton.  Le  poète  avait  pour  Condorcet  une  réelle  afiection, 
bien  justifiée  d'ailleurs  par  le  dévouement  de  ce  der- 
nier, et,  tout  en  le  jugeant,  il  ne  devait  pas  cesser 
d'être  bienveillant.  Mais  La  Harpe  apporte  son  fiel  et 
son  âpreté  partout,  il  n'aime  que  lui,  et  se  sent  une 
sorte  d'aigreur  envers  ceux  de  ses  égaux  que  la  for- 

1.  La  Harpe,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Migiieret,  1804), 
t.  II,  p.  230.  Ce  n'est  pas  l'avis  du  Journal  de  Paris,  qui  s'extasie 
au  contraire  sur  la  variété  de  ton  des  trois  morceaux  :  «  Cette  apti- 
tude, dit-il,  à  traiter  indistinctement  tant  d'objets  divers,  rappelle 
naturellement  le  souvenir  de  l'un  des  prédécesseurs  de  M.  le  marquis 
de  Condorcet,  du  célèbre  Fontenelle,  que  la  délicatesse  de  son  goût 
et  rétendue  de  ses  connaissances  rendoient  également  propre  à  parler 
de  toutes  les  sciences  et  de  tous  ceux  qui  les  avoient  cultivées.  » 
No  121,  p.  482,duTendredi  l«'mal  1778. 


340  MADAME  DE  LUXEMBOURG. 

tune  et  le  succès  semblent  favoriser.  Quant  au  patriar- 
che, ces  hommages  rendus  par  des  savants  qui 
l'avaient  traité  en  confrère,  durent  le  venger  des  ca- 
prices du  ministre  qui,  jadis,  ne  l'avait  pas  estimé  assez 
bon  chrétien  pour  siéger  parmi  eux  et  peut-être  suc- 
céder à  Fontenelle. 

Voltaire  continuait  ses  visites,  charmant,  dans  des 
apparitions  trop  rapides  à  leur  gré,  ceux  qu'il  distin- 
guait, par  cet  esprit  plein  de  politesse  de  l'ancienne 
cour,  qu'il  assaisonnait  d'un  grain  de  sel  à  l'occasion. 
Il  était  rare  qu'il  se  retirât  sans  qu'on  eût  recueilli  un 
trait,  une  saillie  qui  se  répétaient  et  couraient  de 
salon  en  salon,  en  attendant  qu'ils  passassent  dans  le 
Journal  de  Paris  ou  le  Courrier  de  l Europe.  Il  était 
allé  rendre  ses  hommages  à  la  vieille  maréchale  de 
Luxembourg,  bien  qu'il  n'ignorât  pas  ses  préférences 
pour  Rousseau  * .  La  conversation  roulait  sur  la  préoccu- 
pation du  jour,  notre  lutte  avec  l'Angleterre,  dont  il  était 
difficile  de  prévoir  l'issue,  lutte  qui  devait  être  funeste 
même  au  vainqueur.  La  maréchale ,  en  prévoyant 
tout  le  sang  versé,  les  ruines  sans  nombre  que  l'on 
accumulerait  de  part  et  d'autre,  en  venait  à  souhaiter, 

1.  Co  n'eût  été,  en  somme,  qu'acquitter  sa  dette,  s'il  en  faut 
croire  cette  petite  anecdote  des  Nouvelles  à  la  main,  dont  mademoi- 
selle Clairon  ferait  les  frais  :  «  Entre  autres  bons  mois,  en  voici  un 
de  madame  la  maréchale  de  Luxembourg.  Elle  était  en  conversation 
avec  papa  grand -homme  :  entre  mademoiselle  Clairon,  qui  s'écrie 
d'un  ton  lliéàtral  :  0  mon  Dieu  tutélaire!  puis,  se  jetant  aux  pieds  du 
patriarche  ,  balbulie  plusieurs  fois  :  Jfon  ûme  ,  et  n'achève  pas. 
Madame  de  Luxembourg,  fâchée  d'avoir  été  interrompue  par  la 
harangueuse,  lui  dit  brusquement  :  «  Dites  mon  art,  mademoiselle, 
et  finissez.  »  Correspondance  secrète,  politique  et  littéraire  (Londres, 
Jonh  Adamson),  t.  VI,  p.  48;  de  Paris,  21  février  1178. 


L'ÉPÉE  DU  MARÉCHAL    DE  BROGLIE.  341 

toute  veuve  qu'elle  fût  d'un  fils  de  Mars,  que  ce  terrible 
conflit  se  terminât  le  plus  tôt  possible  par  un  bon 
traité  de  paix  :  ce  Madame,  dit  l'auteur  de  Charles  XII, 
en  désignant  l'épée  du  maréchal  de  Brogiie,  qui  était 
présent,  voilà  la  plume  avec  laquelle  il  faut  signer  ce 
traité*.  » 

Mais  cette  vie  d'agitation,  de  fatigues,  de  constantes 
émotions,  devait  être  funeste  à  ce  vieillard  transplanté, 
enlevé  à  ses  habitudes,  à  la  régularité  de  ses  travaux, 
qui,  depuis  qu'il  était  à  Paris,  ne  vivait  que  de  surexci- 
tation et  de  fièvre.  Ce  dictionnaire,  dont  il  avait  fait 
agréer  le  projet,  en  dépit  d'eux,  à  des  confrères  qui 
n'avaient  ni  son  ardeur  ni  son  zèle,  il  tenait  à  honneur 
d'en  jeter  les  premières  assises.  Dans  la  séance  du 
7  mai,  il  avait  triomphé  des  résistances,  en  principe 
du  moins,  car,  en  pareil  cas,  que  de  choses,  d'obsta- 
cles, trop  souvent  de  prétextes  parviennent  à  séparer 
le  point  de  départ  du  couronnement  de  l'édifice  î  II 
comptait  bien  poursuivre  sa  tâche  à  la  réunion  du  11  ; 
mais  il  ne  put  se  transporter  au  Louvre,  et  les  acadé- 
miciens présents  arrêtèrent  que  l'on  convoquerait  par 
billets,  pour  le  lundi  suivant  18,  une  assemblée  géné- 
rale «  afin  de  prendre  des  arrangements  convenables 
au  nouveau  travail  entrepris  par  la  compagnie^.  » 
Mais,  le  18,  une  indisposition  empêchait,  ditle  procès- 
verbal,  M.  de  Voltaire  de  s'y  trouver,  et  l'Académie 
la  remettait  au  25  du  même  mois,  ajournement  bien 

1.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  C histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p.  223,  224  ;  IG  mai  1778. 

2.  Secrétariat  de  l'Institut.  Registre  de  l'Académie  française  , 
1745-1793. 


342  VEILLE  FIÉVREUSE. 

inutile,  car  elle  ne  devait  plus  revoir  dans  son  sein  son 
illustre  et  non  moins  fougueux  directeur  '. 

Voltaire  ne  s'était  pas  fait  illusion  sur  les  disposi- 
tions douteuses  de  quelques-uns  ;  il  avait  appris  même 
que  son  projet  avait,  en  dehors  de  lui,  essuyé  des  con- 
tradictions sans  nombre  ;  et ,  craignant  de  le  voir 
abandonner,  il  voulut  composer  un  discours  développé, 
d'une  argumentation  implacable,  et  qui  fît  rougir 
ces  âmes  sans  ressort  de  leur  mollesse  et  de  leur  tor- 
peur*. Il  se  mit  à  l'œuvre  avec  cette  passion  qui  ne  le 
quittera  qu'avec  le  souffle.  Pour  dompter  l'accable- 
ment et  le  sommeil,  il  se  noyait  de  café  et  achetait,  au 
prix  de  sa  vie,  une  veille  fiévreuse  de  dix  ou  douze 
heures  exclusivement  consacrées  à  cette  dissertation 
de  linguistique  et  de  grammaire.  La  machine  ainsi 
surmenée  devait  inévitablement  se  refuser  au  service, 


1 ,  Cependant ,  quelque  tiédeur  que  l'on  éprouvât  pour  celte 
besogne  vélilleuse,  on  se  considérait  engagé,  et  le  25,  comme  le  18, 
l'Académie,  dans  son  procès-verbal,  fait  mention  de  celte  tâche 
acceptée  par  elle  et  à  laquelle  elle  ne  demande  pas  nUeux  de  se  con- 
sacrer. «  L'assemblée  étant  composée  de  1 3  académiciens,  l'Académie 
a  relu  et  approuvé  le  projet  dressé  dans  l'assemblée  du  18  mars  et 
l'a  fait  signer  par  M.  le  secrétaire;  on  a  délibéré  ensuite  sur  la  ma- 
nière de  procéder  au  travail  nécessaire  pour  les  additions  proposées; 
et  les  avis  s'étant  trouvés  partagés,  on  a  arrêté  qu'attendu  la  ma- 
ladie de  M.  le  directeur  et  l'absence  d'un  grand  nombre  d'académi- 
ciens, on  remeltroit  le  partage  du  travail  au  temps  où  M.  le  directeur 
pourroit  venir  à  l'Académie,  et  qu'on  le  prieroit  alors  de  se  charger 
de  quelques  articles  du  nouveau  dictionnaire,  pour  juger,  d'après  ces 
articles,  et  après  les  avoir  examinés,  qu'elle  seroit  la  meilleure  forme 
à  donner  à  ce  nouveau  dictionnaire.  »  Secrétariat  de  l'Institut. 
Registre  de  l'Académie  française,  174  5-17  93;  du  lundi  26  mai 
1778. 

2.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Furne),  t.  X,  p.  41, 
42;  Paris,  juin  1778. 


PREMIERS  SYMPTOMES.  343 

et  la  prophétie  de  Tronchiii  n'était  pas  éloignée  de  son 
triste  accomplissement.  Le  sommeil  qu'on  avait  chassé, 
avait  disparu  pour  ne  plus  revenir;  il  eût  été,  pour- 
tant, le  seul  remède  et  le  seul  refuge  contre  d'intolé- 
rables souffrances.  L'on  ne  saurait  qu'approximative- 
ment  déterminer  la  date  de  cet  acharnement  au  tra- 
vail qui  ne  se  soutint  que  par  une  incessante  absorp- 
tion de  café,  auquel  venait  mettre  fin  le  retour  sinistre 
de  sa  straugurie.  On  l'a  indiquée  avec  assez  de  vrai- 
semblance vers  le  12  mai,  entre  la  séance  du  1 1  et 
celle  du  18*.  Nous  serions  portés  à  la  fixer  de  préfé- 
rence au  jour  précédent,  en  nous  appuyant  sur  ce  que 
raconte  Wagnière,  à  la  relation  duquel  il  sera  prudent, 
de  n'accorder  désormais  qu'un  très-mince  crédit^. 

Voltaire  espérait  bien  assister  à  cette  réunion  du  11, 
mais  il  fallut  y  renoncer.  Se  promenant  dans  l'après- 
midi,  il  rencontre  sa  nièce  etmadamede  Saint-Julien, 
et  leur  dit  qu'il  n'était  pas  bien  et  qu'il  allait  se  mettre 

1 .  Courtat,  Défense  de  Voltaire  contre  ses  amis  et  contre  ses  enne- 
mis (Paris,  Laîné,  1872),  p.  63, 

2.  Longchamp  et  Wagnière,  MérAoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  t.  I,  p.  154.  Voyage  de  Voltaire  à  Paris,  1778.  Le  procès- 
verbal  du  H  ne  semble  pas  se  douter  de  cette  rechute,  qui,  du  reste, 
ne  prit  quelque  gravité  que  dans  la  nuit.  Nous  lisons  dans  la  Corres- 
pondance secrète,  à  la  date  du  6  juin  :  «  M.  de  Voltaire  se  plaignoit 
depuis  quelque  temps  de  douletirs  de  reins  très-aiguës,  surtout  de 
fréquents  accès  de  rétention  d'urine,-  on  lui  interdit  les  échauffants 
comme  très-contraires  à  sa  situation.  Cependant,  ayant  voulu  tra- 
vailler le  lundi,  il  prit  vingt-cinq  tasses  de  café  ;  il  eut  un  accès  très- 
violent  ,  il  ne  put  dormir...  »  T.  VI,  p.  276.  Laissons-là  les  circon- 
stances épisodiques.  C'est  nn  lundi  que  les  symptômes  se  révèlent,  et 
le  11  mai  est  un  lundi.  Il  est  vrai  que  le  t8  est  encore  un  lundi,  et 
qu'il  y  a  à  choisir  entre  ces  deux  dates.  Wagnière  dit  que  son  maître 
resta  ainsi  «  pendant  vingt  jours.  ■  Â  ce  compte,  ce  serait  au  1 1  mai 
qu'il  faudrait  se  flxer. 


344  L'APOTHICAIRE  DE  VILLETTE. 

au  lit.  Deux  heures  après,  cette  dernière  vint  le  voir, 
lui  trouva  la  fièvre  et  fut  d'avis  de  prévenir  Tronchin  ; 
mais  madame  Denis,  qui  u'avait  pas  pardonné  au  doc- 
teur genevois  ses  conseils,  n'en  fît  rien.  La  fièvre  aug- 
mentait pourtant,  et  M.  de  Villette,  qui  avait  des  mo- 
tifs analogues  d'écarter  Tronchin,  envoya  chercher 
l'apothicaire  de  sa  rue,  qui  vint  avec  une  Hqueur  dont 
le  malade  ne  voulut  pas  prendre.  Mais  les  instances 
de  sa  nièce  finirent  par  triompher  de  ses  répugnances. 
«  Madame  de  Saint-JuHen  eut  la  curiosité,  nous  dit 
Wagnière,  de  goûter  de  cette  liqueur  ;  elle  m'a  juré 
qu'elle  était  si  violente,  qu'elle  lui  brûla  la  langue,  et 
qu'elle  ne  put  pas  souper.  C'est  d'elle-même  que  je 
tiens  les  détails  que  je  rapporte  '  »  Mais  nous  savons  la 
haine  violente  de  Wagnière  pour  madame  Denis,  qu'il 
nous  peint  sous  des  couleurs  telles,  qu'il  enlève  à  son 
récit  toute  autorité.  Que  cette  dernière  ne  tînt  pas 
à  retourner  à  Ferney,  qu'elle  usât  de  son  influence 
auprès  de  son  oncle  pour  le  dissuader  de  ce  voyage, 
qu'elle  se  soit  obstinée  à  fermer  les  yeux  à  l'évidence 
.pour  n'être  pas  forcée  de  prendre  un  parti  dont  l'idée 
seule  la  glaçait,  tout  cela  est  dans  la  vraisemblance  ; 
mais  ce  n'est  pas  assez  pour  le  secrétaire  aliéné  qui 
nous  la  représente  comme  un  monstre  d'ingratitude, 
impatiente  de  reconquérir  à  tout  prix  sa  liberté,  et  de 
se  trouver  la  maîtresse  d'une  fortune  qu'elle  convoitait 
depuis  si  longtemps. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'agitation  du  malade  était  la 
même  ;  le  peu  qu'il  avait  pris  de  cette  Hqueur  ne  l'avait 

1 .  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  t.  1,  p.  155.  Voyage  de  Voltaire  à  Paris,  1778. 


LA  FIOLE  DU  MARÉCHAL.  345 

rien  moins  que  soulagé.  Le  duc  de  Richelieu,  qui  était 
venu  le  voir  dans  la  soirée,  lui  avait  parlé  d'un  breu- 
vage narcotique  dont  il  faisait  usage  avec  un  plein 
succès  dans  ses  douleurs  de  goutte,  qui  n'eût  été  que 
de  l'eau  distillée  d'opium ,  fermeutée  avec  de  la  le- 
vure de  bière  et  d'eau  *  ;  et  il  avait  promis  à  son  vieux 
serviteur  de  partager  «  en  frère  »  avec  lui.  Voltaire 
lui  écrivit  qu'il  ne  pouvait  plus  tenir  et  qu'il  le  priait 
de  lui  envoyer  de  son  élixir.  Madame  de  Saint-Julien, 
qui  se  trouvait  là,  quand  cette  préparation  d'opium 
arriva,  et  un  parent  que  Wagnière  ne  nomme  pas  et 
qui  était  vraisemblablement  d'Hornoy,  insistèrent  au- 
près de  madame  Denis  pour  qu'on  se  gardât  bien  de 
lui  administrer  un  remède  qui  devait  sûrement  le  tuer, 
à  l'état  de  faiblesse  où  il  était  ;  mais  la  nièce  avait 
une  tout  autre  opinion  sur  les  résultats;  et  M.  de 
Villette  eût  réparti,  de  son  côté,  que  «  le  malade  pour- 
rait tout  au  plus  être  fou  une  couple  de  jours,  que  cela 
lui  était  arrivé  à  lui-même.  »  Ce  propos  du  marquis 
est  quelque  peu  étrange,  et  nous  en  laissons  la  res- 
ponsabilité à  Wagnière,  qui  n'était  déjà  plus  là  et  ne 
l'apprit  que  par  l'un  des  gens  au  service  de  son 
maître.  «  On  a  prétendu,  ajoute-il,  qu'après  avoir  fait 
avaler  à  M.  de  Voltaire  une  bonne  dose  de  cet 
opium,  la  bouteille  fut  cassée.  Je  n'ai  jamais  pu  tirer  au 
clair  ce  dernier  fait  ;  je  sais  seulement  qu'ils  se  réuni- 
rent tous  pour  assurer  au  malade  qu'il  l'avait  bue  en- 
tièrement. M.  de  Villette  dit  avoir  vu  M.  de  Voltaire, 
seul  dans  sa  chambre,  achever  de  la  vider.  Madame  de 

l.   Vie  privée  du  maréchal  de  Richelieu  (Paris,  Buisson,    1792\ 
t.  II,  p.  304. 


346  SENTIMENT  DB  D'AROBNTAL, 

Saint-Julie7i  lui  dit  alors  qu'il  était  un  grand  mai- 
heureux  de  n'avoir  pas  sauté  sur  lui  pour  l'en  enJpô' 
cher'  » 

Encore  une  fois,  Wagnière,  et  cela  soulage,  ne  parle 
que  par  ouï-dire  et  à  la  distance  de  plus  de  cent  lieues. 
Les  amis  qui  ne  quittèrent  point,  sinon  la  chambre  du 
moins  l'appartement  du  malade,  ne  s'accordent  guère 
entre  eux  et  ne  varient  que  trop  dans  leurs  récits '*.  Les 
plus  nombreux,  cependant,  tiennent  pour  l'absorption 
complète  du  flacon.  Cela  étant,  la  question  serait  en- 
core de  rechercher  si  l'élixir  de  Richelieu  produisit 
les  ravages  qu'on  lui  attribue,  et  si  ce  fut  lui  qui  tua 
Voltaire?  D'Argental,  mieux  placé  que  qui  que  ce  fût 
pour  décider  en  coimaissance  de  cause,  ne  le  pensa 

1.  Lonpchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
182G),  t,  1,  p.  155,  15G.  Voyage  de  Voltaire  à  Paris,  1778. 

2.  Que  sera-ce  donc  des  relations  des  prétendus  gens  bien  infor- 
més?  Citons  les  lignes  qui  suivent  dont  les  détails  ridicules  ne  sont 
pas  à  souligner.  «  Voltaire  avoit  demandé  à  Franklin  comment  il 
faisoit  pour  se  porter  aussi  bien  :  — Je.  prends  des  bain^  d'air.  Dans 
la  nuit,  Voltaire  imagine  d'ouvrir  sa  fenêtre  et  d'y  tourner  comme 
un  chapon  à  la  broche,  nu  en  chemise  ;  il  se  refroidit  et  se  couche 
gelé  ;  pour  se  réchaulTer,  il  se  bourre  de  cafTé;  pour  calmer  l'effet 
du  calTé,  il  veut  prendre  de  l'opium  que  le  maréchal  lui  avoit  envoyé 
la  veille  :  il  l'avale,  le  mal  redouble;  il  meurt  presque  dans  les  bras 
de  Tronchin,  et  en  enrageant.  Or,  voici  l'histoire  de  cet  opium  :  Il 
en  demande  au  maréchal  qui  en  avoit  toujours  de  préparé  à  sa  ma- 
nière et  en  faisoit  un  grand  usage  :  celui-ci  mit  dans  une  fiole  le 
tiers  de  ce  qu'il  prenoit  ordinairement  en  une  fois,  écrivit  que  c'étoit 
pour  plusieurs  prises,  et  l'envoya  ;  le  domestique  cassa  la  ûole,  et 
pour  n'ôtre  pas  grondé,  sachant  à  peu  près  ce  qu'il  portoit,  alla 
prendre  chez  un  apothicaire  la  même  dose  de  laudanum.  La  personne 
qui  nous  a  fourni  tous  ces  détails  étoit  chez  le  maréciial  lorsque 
Tronchin  vint  lui  donner  les  détails  de  la  mort  de  Voltaire.  »  Sou- 
venirs de  deux  anciens  mililaires,  par  MM.  de  Fortia  et  G.  D.  S.  C; 
(Paris,  1817),  p.  71,  72,73. 


AH!  FRÈRE  CAlNr  347 

pas;  à  ses  yeux,  son  ami  succombait  aux  atteintes  de 
cette  strangurie  qu'un  régime  doux,  suivi,  rendait 
supportable,  mais  dont  l'intensité  s'accrut  de  l'excès 
de  fatigue  et  d'une  surexcitation  de  tous  les  instants. 
Voltaire,  qui  n'avait  pas  le  tempérament  du  maréchal^ 
lequel  d'ailleurs  devait  user  avec  plus  de  mesure  du 
spécifique,  sentit  trop  tard  le  danger  de  pareils  re- 
mèdes ;  il  garda  rancune  du  cadeau  à  Richelieu,  qu'il 
n'eût  plus,  a-t-on  dit,  appelé  que  a  frère  Caïn'  ».  Mais 
cette  saillie  ne  serait-elle  pas,  comme  beaucoup  d'au- 
ti*es  commérages,  une  invention  pure  des  gazetiers  et 
chroniqueurs  anonymes  ? 

Je  ne  crois  pas  qu'il  ait  dit  au  maréchal  de  Richelieu  (c'est 
D'Alembert  qui  parle)  le  mot  plaisant  qu'on  lui  attribue  : 
Ah!  frère  Cain,  tu  ni'as  tué.. Se  l'ai  vu  très-assiduement  dans 
le  cours  de  sa  maladie,  j'y  ai  trouvé  plusieurs  fois  le  maré- 
chal, et  je  n'ai  pas  entendu  ce  mot.  Sa  famille  et  tous  ses 
amis  n'en  ont  aucune  connaissance.  Il  est  vrai  que  le  mot 
est  plaisant,  qu'il  ressemble  bien  à  ceux  qu'il  disait  souvent; 
mais  il  y  a  apparence  que  ce  mot  a  été  fait  par  quelqu'un 
qui  croyait,  ce  qui  n'est  pas  vrai,  que  le  patriarche  s'était 
empoisonné  avec  de  l'opium  que  lui  avait  donné  le  maréchal; 
il  lui  en  avait  bien  donné,  en  effet,  mais  la  bouteille  fut 
cassée  par  la  faute  des  domestiques,  sans  qu'il  en  eût  pris 
nne  goutte. 

Il  est  très-sûr  que,  quelques  jours  avant  sa  maladie,  il 
prit  beaucoup  de  café  pour  travailler  mieux  à  différentes 
choses  qu'il  voulait  faire...  Il  s'alluma  le  sang,  perdit  le 
sommeil,  souffrit  beaucoup  de  sa  strangurie,  et,  pour  se 
ealmer,  se  bourra  d'opium  qu'il  envoya  chercher  chez 
l'apothicaire,  et  qui  vraisemblablement  a  achevé  de  le  tuer-. 

1.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p.  23 1 , 2? 5;  24  et  28  mai  1 7 7 8. 

2.  Œuvres  de  Frédéric  le  Grand  {BmliUyfr&ia»),  t.  XXV,  p.  115. 


I 


348  RÉCITS  D1VERQBNT8. 

La  vérité  n'est  pas  facile  à  dégager  de  tant  de  récits 
divergents.  D'Alembert  n'a  nul  intérêt  à  altérer  les  faits 
et  il  fut  assez  assidu  pour  les  bien  connaître,  ainsi  que 
La  Harpe  qui  entre  avec  ses  correspondants  en  de  longs 
détails  sur  les  derniers  instants  de  son  protecteur.  Il 
y  a  désaccord  et  confusion  dans  toutes  ces  versions, 
mais,  dans  chacune,  on  retrouve  les  mêmes  éléments. 
Si  D'Alembert  est  le  seul  â  dire  que  la  bouteille  se  brisa 
avant  que  le  malade  y  touchât,  il  paraît  certain  qu'elle 
fut  cassée  d'une  façon  ou  d'autre  ;  à  l'en  croire,  l'on  de- 
vrait s'en  prendre  à  l'opium  fourni  par  Mitouard,  et 
dont  il  se  fût  bourré  avec  une  sorte  de  rage.  Wagnière 
assure  également  que  son  maître  envoya  chercher  jus- 
qu'à quatre  fois  dans  la  nuit  des  drogues  chez  le  prati- 
cien ;  qu'il  envoya  même  une  cinquième  fois,  mais  que 
celui-ci  refusa  d'en  donner  davantage  '  et  c'est  sans 
doute  ce  qu'il  faut  entendre  par  ces  drogues  prises 
«  en  bonne  fortune  »  auxquelles  fait  allusion  Trou- 
chin,  dans  une  lettre  célèbre  que  nous  reproduirons. 
La  Harpe,  tout  en  convenant  que  le  poëte  prit,  même 
en  grande  quantité,  de  la  potion  du  vieux  duc,  ajoute, 
ainsi  que  Wagnière,  que  non  content  de  cela,  il  dé- 
pêcha, au  miUeu  de  la  nuit,  un  domestique  pour  lui 
rapporter  une  nouvelle  potion  de  laudanum. 

L'effet  du  jus  de  pavot,  pris  avec  si  peu  de  mesure,  ne  tarda 
pas  à  se  faire  sentir;  le  matin,  sa  tète  était  perdue,  et  il  fut 
quarante-huit  heures  dans  le  délire.  Tronchin  combattit 

Lettre  de  D'Alembert  au  roi  de  Prusse;  Paris,  15  août  1778,  anni- 
versaire de  la  bataille  de  Lignitz. 

1.  Longcliamp  et  Wagnière,  Mémoira  iur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  t.  I,  p.  156.  Voyage  de  Voltaire  à  Paris,  1778. 


L'ESTOMAC  NE  FONCTIONNE  PLUS.  349 

l'opium,  autaDt  qu'il  le  put,  par  des  acides  administrés  avec 
précaution,  de  peur  d'irriter  la  strangurie.  Sa  tète  revint 
peu  à  peu;  il  retrouva  un  moment  sa  raison.  Je  l'entretins 
un  quart-d'heure,  et  il  parlait  presque  comme  à  son  ordi- 
naire, quoique  avec  quelque  peine,  et  fort  lentement.  Mais 
bientôt  l'accablement  parut  augmenter,  et,  ce  qui  décida  sa 
perte,  l'estomac  se  trouva  paralysé  par  l'opium.  Il  ne  pouvait 
plus  supporter  ni  aucune  nourriture  ni  aucune  boisson  '. 

Les  jours,  les  heures  s'écouleront  désormais  dans  un 
mystère  presque  impénétrable,  mystère  explicable, 
presque  obligatoire,  comme  on  le  verra.  Le  malade 
eut  des  intervalles  de  mieux,  oiiil  reprenait  intérêt  aux 
choses  de  ce  monde.  L'abbé  de  L'Altaignant,  son  con- 
frère en  petits  vers  et  en  attrition,  lui  avait  adressé  un 
joli  madrigal  auquel  il  fallait  répondre  et  auquel  il  ré- 
pondit de  même  façon.  La  lettre  de  Voltaire  parut  dans 
le  Journal  de  Paris,  et  est  datée  du  i6  mai.  Celte  date 
est-elle  bien  pi'écise,  et  n'aurait-on  pas  cherché  à  dé- 
pister la  curiosité  inquiète  du  public  ?  Sans  être  de  ses 
meilleurs,  le  madrigal  de  Voltaire  a  la  légèreté  du 
temps  où  il  se  disait  mourant,  tout  en  ne  l'étant  d'au- 
cune sorte  *. 

Deux  lettres  de  M.  d'Homoy  à  Wagnière  nous  ren- 
seignent sur  son  état  et  le  peu  d'espoir  que  durent  con- 
cevoir ceux  qui  l'approchaient  et  étaient  les  témoins  de 
ses  souffrances,  d'un  affaiblissement  que  le  refus  de 
nourriture  aggrava  rapidement.  La  première  est  à  la 
date  du  25  mai. 

1.  La  Harpe,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Migneret,  1804), 
t.  II,  p.  240. 

2.  Vollaire,  OEuvres  complètes  [hmchoi],  t.  LXX,  p.  468,  469. 
Lettre  de  Voltaire  à  L'Altaignant;  à  Paris,  le  16  mai  1778. 


350  ANÉANTISSEMENT  EXTRPiME. 

Mon  pauvre  oncle,  mon  cher  Wagnière,  est  dans  l'état  le 
plus  fâcheux.  Madame  Denis  a  dû  vous  mander  san  acci- 
dent*. L'efTet  de  l'opium  est  passé,  mais  il  a  laissé  des 
suites  cruelles.  L'anéantissement  est  extrême  ;  il  a  un  éloi- 
gnement  affreux  pour  tout  ce  qui  pourrait  le  soutenir  et  le 
réparer;  il  ne  veut  point  prendre  de  bouillon.  Tout  ce  que 
nous  pouvons  faire  à  force  d'instances,  de  supplications  et 
même  de  propos  faits  pour  l'effrayer  sur  son  état,  est  de 
l'engager  à  avaler  quelques  cuillerées  de  gelée  ou  de  blanc- 
manger.  Aussi  sa  faiblesse  augmente,  et  elle  est  effrayante. 
Il  vous  désire  vivement;  je  le  fais  comme  lui.  11  m'a  chargé 
de  vous  écrire  pour  vous  prier  de  revenir  le  joindre*. 

D'Hornoy  écrivait  le  lendemain  au  fidèle  secrétaire. 

La  faiblesse  augmente  de  jour  en  jour.  L'impossibilité  de 
faire  prendre  à  mon  malheureux  oncle  de  la  nourriture 
s'accroît  encore.  Ce  serait  se  faire  illusion  que  de  conserver 
de  l'espérance.  11  est  affreux  de  lui  voir  terminer  ainsi  une 
carrière  aussi  brillante,  dans  l'instant  où  il  a  le  plus  joui 
de  sa  gloire.  Malgré  son  âge,  cette  carrière  pouvait  encore 
se  prolonger  :  il  l'a  abrégée  par  son  impatience.  J'adresse 
cette  lettre  à  votre  femme,  parce  que  j'imagine  que  vous 
serez  parti  sur  ma  dernière.  Si  vous  ne"  l'êtes  pas,  partez 
toujours.  Ce  qui  lui  reste  de  tête  est  pour  vous  désirer. 

En  effet,  Voltaire  demandait  Wagnière  à  chaque  in- 
stant; et  quelles  que  fussent  ses  répugnances,  madame 
Denis  ne  put  se  refuser  à  le  faire  revenir.  Si  l'état  la- 
mentable de  cet  oncle  auquel  elle  devait  tout  l'attristait 
fort,  il  faut  convenir,  avec  Wagnière,  que  cela  ne  l'em- 
pêchait pas  de  songer  aux  choses  de  ce  monde  et  d'en- 
trer dans  des  détails  bien  étranges  en  un  pareil  mo- 

1.  Voir  la  lettre  de  la  nièce  da  même  jour. 

2.  Longchamp  el  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  {PAris,  André, 
1826),  t.  1,  p.  na,  177.  Lellre  de  M.  d'Hornoy  à  Wagnière;  à 
Paris,  ce  25  mai  1778. 


ÉTRANGES   PRÉOCCUPATIONS.  3oi 

ment.  Dans  sa  dernière  lettre  datée  du  26,  le  jour  même 
où  d'Hernoy  disait  que  tout  espoir  leur  était  refusé, 
madame  Denis,  après  avoir  constaté  un  mieux  sensible 
dans  la  situation  du  malade,  arrive  au  véritable  objet 
du  message.  Il  avait  été  question  un  instant  d'affermer 
la  terre  de  Ferney,  mais  son  oncle  et  elle  ont  changé 
d'idée.  «  Il  faut  que  Poramy  la  régisse  toujours; 
c'est  un  honnête  homme  qui  connaît  bien  cette  terre  ; 
il  faut  qu'il  vende  les  denrées  et  qu'il  rende  compte 
de  l'argent.  »  On  laissera  à  Saint-Louis  son  habit  et 
son  chapeau.  Elle  s'en  remet  à  Wagnière  pour  le 
départ  de  la  berUne  et  l'emballage  de  l'argenterie. 
Quant  aux  livres  de  son  oncle,  il  sera  bon  de  les 
adresser  à  M.  Le  Noir,  et  de  donner  avis  de  leur 
envoi.  Le  reste  de  la  lettre  est  plein  de  préoccupations 
de  la  même  importance.  Ordre  à  la  Perrachon  de  ne 
pas  oublier  tous  les  petits  articles  que  sa  maîtresse  amis 
à  part  et  qu'elle  n'a  pas  envoyés,  «  en  un  mot,  tout  ce 
qui  est  à  moi  ;  »  lui  retourner  également  les  chansons 
de  M.  de  la  Borde  que  retient  madame  Cramer-Dallon 
et  une  édition  de  la  Henriade,  «en  maroquain.  »  Tout 
cela  contraste  singuUèrement,  on  l'avouera,  avec  les 
préoccupations  graves  que  devait  avoir  la  nièce  de 
M.  de  Voltaire. 

Que  madame  Denis  ait  écrit  à  Wagnière  que  son 
oncle  allait  beaucoup  mieux,  apparemment  obéissait- 
elle  à  un  mot  d'ordre,  à  une  convention  qui  pouvaient 
avoir  sa  raison  d'être,  mais  non  pas  applicables  à  un  ser- 
viteur sur  la  fidélité  duquel  on  avait  lieu  de  compter, 
relégué,  pour  l'heure,  au  fond  du  pays  de  Gex.  On 
craignait,  on  appréhendait  les  manœuvres  des  exaltés 


352  DISSIMULATION   FORCÉE. 

du  clergé  et  des  gens  du  monde  qui  marchaient  à 
sa  remorque,  quand  ils  ne  le  poussaient  pas  aux 
extrémités.  A  la  tête  de  ces  derniers,  le  bruit  public 
plaçait  la  duchesse  de  Nivernois  et  la  comtesse  de 
(îisors,  femme  et  fille  d'un  homme  qui,  pourtant, 
faisait  profession  de  compter  parmi  les  amis  du 
poëte^  Les  propos  qui  se  tenaient  de  ce  côté  étaient 
menaçants.  Les  provocations,  les  paroles  d'intimida- 
tion lancées  d'une  chaire  chrétienne  par  le  prédicateur 
de  la  cour  devaient  donner  à  penser  aux  parents  et 
aux  amis  de  Voltaire  ;  il  fallait  gagner  du  temps,  et, 
si  le  malade  était  condamné,  cacher  le  danger  jusqu'au 
dernier  moment,  afin  d'éviter  ce  qui  n'était  que  trop 
à  prévoir  et  ce  qui  advint  en  effet.  C'est  dans  ce  sens 
que  nous  devons  entendre  ces  paroles  de  madame  Denis, 
qui  seraient  atroces,  si  elles  ne  traduisaient  pas  des  in- 
quiétudes très-fondées,  très-sérieuses  :  «  Nous  au- 
rions été  très-embarrassés,  s'il  en  était  revenu,  dit- 
elle  à  Wagnière,  parce  qu'il  aurait  peut-être  pu  avoir 
encore  des  moments  lucides^.  »  Le  Journal  de  Paris, 
le  moniteur  de  la  santé  du  poëte,  semble  s'être  fait 
l'instrument  d'une  dissimulation  concertée;  il  donnait, 
le  2o  encore,  le  bulletin  le  plus  rassurant  :  «  Les  in- 


I.  Grimm,  Correspondance  liltéraire  (Paris,  Fume),  t.  X,  p,  43; 
juin  17  78.  II  ne  faut  pas  confondre  celle  duciiesse  de  Nivernois, 
sœur  de  M.  de  Maurepas  el  dame  d'honneur  de  Marie  Leczinscka 
(mars  17  45),  avec  l'aimable  comtesse  de  Rocheforl,  une  vieille  amie, 
que  le  duc  épousait  le  15  octobre  1782,  et  qui  n'avait  d'analogie 
d'aucune  sorte  avec  la  mère  de  madame  de  Gisors.  Lire,  sur  cette 
dernière,  l'étude  attachante  que  lui  a  consacrée  M.  de  Loménie. 

î.  Longchamp  el  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  1. 1,  ().  492.  Examen  des  Mémoires  de  Bachaumoni,  1778. 


BILLET  DE  VOLTAIRE  A  LALLY.  353 

quiétudes  qu'on  a  eues  récemment,  disait-il,  sur  la 
santé  de  M.  de  Voltaire  sont  presque  totalement 
dissipées.  » 

La  dernière  lettre  que  nous  ayons  du  patriarche  de 
Ferney  est  du  lendemain,  26.  Le  conseil  du  roi  ve- 
nait de  réviser  le  procès  de  Lally,  dont  l'arrêt  et  le 
supplice  remontaient  à  quinze  ans  de  là.  On  sait  tout 
le  mal  que  s'était  donné  le  défenseur  des  Calas  et  des 
Sirven  pour  amener  la  réhabilitation  d'un  infortuné 
complètement  innocent  des  crimes  dont  on  l'avait 
chargé,  et  qui  devait  uniquement  son  horrible  fin  à  un 
caractère  indomptable*.  Le  fils  de  Lally  s'était  im- 
posé la  tâche  pieuse  de  faire  casser  ce  jugement 
inique,  et  il  y  était  enfin  parvenu.  Cette  nouvelle  ranima 
le  moribond,  qui  passait  des  journées  entières  sans 
proférer  une  parole,  sans  donner  le  moindre  signe  de 
sensibiUté;  il  se  redresse,  ses  yeux  s'illuminent,  et  il 
dicte  ces  trois  hgnes  à  l'adresse  de  Tollendal,  «  Le 
mourant  ressuscite  en  apprenant  cette  grande  nouvelle  ; 
il  embrasse  bien  tendrement  M.  de  Lally;  il  voit  que  le 
roi  est  le  défenseur  de  la  justice  :  il  mourra  content^.  » 
Cela  ne  lui  suffît  pas;  on  attachait  par  ses  ordres 
à  la  tapisserie  un  papier  sur  lequel  il  faisait  écrire  : 
«  Le  26  mai,  l'assassinat  juridique  commis  par  Pas- 
quier  (conseiller  au  parlement)  en  la  personne  de 


1.  Vol  lai  re,  Œuvre*  complètes  (Beachol),  t.  XXI,  p.  326,  Précis 
du  siècle  de  Louis  XV;  l.  XLVU,  p.  396  et  405,  Fragments  historiques 
sur  l'Inde  et  sur  le  général  Lally;  t.  L,  p.  324,  Prix  de  la  justice  et 

Ide  l'humanité. 
2.  Ibid.,  t.  LXX,  p.  469.  LeUre  de  Voltaire  au  comle  de  Lally; 
26  mai  17  78. 
vui.  23 


3o4  UN  SPECTACLE  TOUCHANT. 

Lally  a  été  vengé  par  le  conseil  du  roi  * .  »  Qu'on  le  dise  : 
à  un  pareil  moment  et  dans  un  tel  état,  n'est-ce  pas 
quelque  chose  de  rare,  un  spectacle  touchant  que  cet 
amour  passionné  de  la  justice  et  cette  horreur  de 
l'iniquité  survivant  à  tout,  triomphant  de  la  douleur, 
triomphant  de  l'épuisement  des  organes,  triomphant 
de  la  mort  môme?  s'il  n'eût  que  celle-là,  ne  lui  dis- 
putons pas  cette  vertu  du  philosophe  et  du  chrétien*. 

Tronchin  et  le  docteur  Lorry,  qui  avait  continué  à 
voir  le  malade,  ne  laissèrent  dès  le  début  que  peu 
d'espoir  de  guérison,  disons  mieux,  ils  déclarèrent 
nettement  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  qu'un  dénoûment 
funeste.  Nous  lisons  dans  le  journal  de  Prosper  Hardy  : 
«  Le  sieur  Lorry,  médecin  de  la  Faculté  de  Paris,  an- 
nonça dans  une  bonne  maison  où  il  se  trouvoit  avec 
l'archevêque  de  Lyon',  qu'il  avoit  vu  le  matin  le 
sieur  de  Voltaire...,  qu'il  le  jugeoit  attaqué  de  ma- 
nière à  ne  pouvoir  jamais  se  relever,  d'autant  plus 
qu'il  se  refusoit  opiniâtrement  de  faire  ce  qui  convien- 
droit  à  son  état,  et  que  sa  tête  commençoit  même  à 


1.  1a  l^iryft.  Correspondance  littéraire  (Paris,  Migneret,  1804), 
t.  Il,  p.  242. 

2.  «  Si  Voltaire,  remarque  jadicieusement  M.  Paul  Janet,  est  aage 
et  sensé,  mais  peu  élevé  dans  ses  vues  sur  l'homme  et  sur  la  vie, 
et  dans  les  conseils  faciles  de  sa  morale  pour  l'individu,  on  ne  doit 
pas  liésiter  à  dire  qu'il  est  grand  dans  la  morale  publique,  lorsqu'il 
invite  la  société  à  avoir  plus  d'égard  pour  la  nature  humaine,  à  en 
mieux  respecter  la  dignité  et  les  droits...  de  tous  les  écrivains  de 
son  temps,  Voltaire  est  celui  qui  se  voua  avec  le  plus  d'ardeur  et  tra- 
vailla avec  le  plus  de  suite  à  la  noble  tâche  de  corriger  les  préjugés 
et  les  abus.  »  Histoire  de  la  science  politique  dans  ses  rapports  avec 
la  morale  (Paris,  Ladrange,  1872),  t.  II,  p.  558,  559. 

3.  Montazet. 


CRUEL   PERSIFLAGE.  355 

s'affaiblir  considérablement  ^ . .  »  L'Esculape  de  Genève 
écrivait  de  son  côté,  à  son  frère  : 

Voltaire  est  très-malade.  S'il  meurt  gaîment,  comme  il  Ta 
promis»,  je  serai  bien  trompé  :  il  ne  se  gênera  pas  ponr  ses 
intimes,  il  se  laissera  aller  à  son  humeur,  à  sa  poltronnerie, 
à  la  peur  qu'il  aura  de  quitter  le  certain  pour  l'incertain. 
Le  ciel  de  la  vie  à  venir  n'est  pas  aussi  clair  que  celui  des 
îles  d'Hyères  ou  de  Montauban  pour  un  octogénaire  né  pol- 
tron et  tant  soit  peu  brouillé  avec  l'existence  éternelle.  Je  le 
crois  fort  affligé  de  sa  fin  prochaine  ;  je  parie  qu'il  n'en 
plaisante  point.  La  fin  sera  pour  Voltaire  un  fichu  moment. 
S'il  conserve  sa  tète  jusqu'au  bout^  ce  sera  un  plat  mou- 
rant 3. 

Cette  lettre,  ce  persiflage  cruel  attristent  et  gâtent 
l'idée  qu'on  s'est  faite  de  Tronchin.  Tout  cela  est-il 
donc  si  plaisant?  et  n'est-il  question  que  de  savoir 
comment  on  passera  «  ce  fichu  moment?»  Tronchin 
n'a-t-il  donc  pas  été  longtemps  l'ami  de  cet  homme 
qui  va  mourir?  Que  certains  incidents  aient  amené  du 
froid,  une  aigreur  contenue  ;  que  «  l'humeur  voltai- 

1.  Bibliothèque  nationale,  manuscrits,  n°  6682:  Mes  loisirs  ou 
journal  d'événemens  tels  qu'ils  parviennent  àma  connaissance,  p,  496, 
du  mercredi  27  mai  17  78. 

2.  Voltaire  écrivait  à  D'Alembert,  le  26  juin  1766,  douze  ans 
auparavant  :  «  Je  mourrai,  si  je  puis,  en  riant.  »  Œuvres  com- 
plètes (Beuchol),  t.  LXlll,  p.  1  89.  Voilà  pour  l'avenir.  Il  disait,  en 
17  72,  dans  l'Epitre  à  Horace,  où  il  fait  allusion  au  danger  qu'il 
venait  d'échapper,  prenant,  un  peu  témérairement,  comme  on  va 
voir,  k  témoin  le  docteur  genevois  : 

Aussi  lorsque  mon  pouls  ioi'gal  et  pressé, 
Pesait  peur  à  Tronchin  près  de  mon  lit  placé  ; 
Quand  la  vieille  Atropos,  aux  humains  si  sévère, 
Approchait  ses  ciseaux  de  ma  trane  légère, 
Il  a' vu  de  quel  air  je  prenais  mon  congé  ; 
Il  sait  si  mou  esprit,  mou  cœur  était  changé. 

3.  Gaberel,  Voltaire  et  les  Genevois  (Paris,  Ctierbuliez,  1857), 
p.  166,  167. 


356  UN  PHYSIOLOGISTE  ENRAOÉ. 

ricinne  »  ait  rebuté  et  tenu  à  distance,  noiis  le  conce- 
vons, bien  qu'avant  les  griefs  et  devant  les  démon- 
strations les  plus  affectueuses,  on  ne  se  soit  jamais 
livré,  bien  que  l'on  soit  demeuré  un  pur  physiologiste, 
examinant,  analysant  un  sujet  intéressant'.  Et  c'est  là 
tout  ce  qu'inspire  de  pitié  et  d'intérêt  cet  esprit  sédui- 
sant, ce  grand  écrivain,  cette  âme  ardente  qui  sait 
aimer,  si  elle  sait  haïr,  qui  s'enflamme,  s'exalte, 
s'indigne  au  seul  mot  d'oppression,  d'abus  de  la  force, 
d'injustice I  Une  curiosité  malveillante  (car  il  y  a 
comme  un  espoir  de  voir  cet  orgueilleux  sombrer  à  la 
dernière  heure),  tel  est  ce  qu'apporte  Tronchin  au 
chevet  de  ce  lit  oii  va  s'éteindre  l'un  des  plus  bril- 
lants génies  du  siècle,  l'homme  qui  aura  remué  le 
plus  d'idées,  représenté  avec  le  plus  d'éclat  son  temps 
dans  ses  infirmités,  ses  erreurs  et  ses  excès,  mais 
aussi  dans  sa  passion  pour  la  vérité,  dans  son  amour 
de  l'humanité!  11  annonce  à  l'avance  les  diverses 
phases  de  ce  drame  palpitant,  et  il  se  complaira  dans 
l'historique  sombre  des  derniers  moments  du  poëte, 
qui  donneront  raison  à  sa  haute  clairvoyance  :  son 
amour-propre  d'observateur  scientifique  et  de  mora- 
liste aura  de  quoi  être  satisfait,  et  vraiment,  le  reste 

1.  Madame  de  Genlis  cite  un  mol  de  Tronchin  au  lit  de  mori 
de  M.  de  Puisieux  avec  lequel  il  était  lié,  qui  ferait  dresser  les  che- 
Tcux  sur  la  têle,  si  on  pouvait  y  croire.  Il  suivait  avec  une  atleniion 
passionnée  le  malade  qui  avait  été  pris  d'un  rire  convulsiT  d'un  effet 
indescriptible;  elle  l'appelle,  lui  demande  s'il  lui  reste  quelque  espé- 
rance. «  Ah!  mon  Dieu,  non,  répondit-il,  mais  je  n'avois  jamais  vu 
le  rire  sardunique;  et  j'étois  bien  aise  de  l'observer.  »  —  «  Bien  aise, 
ajouta  la  comtesse,  d'observer  ce  symptôme  affreux  d'une  mort  pro- 
chaine! El  c'étoit  l'ami  du  mourant  qui  s' exprimoil  ainsi.  »  Mémoires 
(Paris,  Ladvocat,  18;'5),  t.  II,  p.  297,  298. 


NOUVELLE  DÉMARCHE  DE  L'ABBÉ  GAULTIER.         3o7 

n'importe  gaère.  Que  Voltaire  ait  témoigné  d'un 
amour  peu  philosophique  de  la  vie,  à  quoi  bon  le  nier? 
et  le  grand  sujet  d'étonnement,  malgré  ses  souf- 
frances, qu'il  tînt  à  une  existence  qu'on  lui  faisait  si 
belle,  si  enviable,  si  remplie  d'éblouissements  et  de 
triomphes'. 

Si  le  médecin  du  corps  reconnaissait  son  impuis- 
sance ,  le  médecin  de  l'âme,  était  bien  déterminé  à 
tout  mettre  en  œuvre,  pour  arracher  ce  pécheur  à  la 
mort  éternelle.  L'abbé  Gaultier,  instruit  de  l'état  de  son 
pénitent,  crut  de  son  devoir  de  ne  pas  différer  de 
nouvelles  démarches,  qui  seraient  peut-être  plus 
favorablement  accueillies.  Nous  savons  qu'il  lui  en 
coûtait  peu  pour  prendre  la  plume  ;  la  lettre  suivante 
était  bientôt  écrite  et  dépêchée  à  l'hôtel  du  quai  des 
Théatins. 


J'apprends,  monsieur,  par  la  voix  publique,  que  vous  êtes 
Irès-dangereusement  malade.  Cette  nouvelle  m'afflige  beau- 
coup; mais  ce  qui  augmente  ma  douleur,  c'est  qu'on  ne 
m'envoie  pas  chercher  de  votre  part.  Quoique  je  n'aie  pu, 
quelque  efl'ort  que  j'aie  fait  depuis  votre  dernière  maladie, 

I .  M.  Gaberel  prétend  avoir  extrait  la  lettre  du  docteur  des  papiers 
du  colonel  Tronchin.  M.  Courtat,  qui  a  eu  également  communication 
de  ces  manuscrits,  déclare  n'avoir  pas  trouvé  cette  curieuse  pièce 
parmi  eux.  Nous  avouons  que,  sachant  sa  façon  assez  leste  d'arranger 
et  de  déranger  l'histoire  à  sa  guise  et  selon  son  humeur,  nous  ncfus 
sommes  demandé  jusqu'à  quel  point  il  était  prudent  de  rendre  le 
médecin  genevois  responsable  de  ces  quelques  lignes  qui  ne  lui  font 
pas  honneur,  et  nous  nous  serions  fait  scrupule  de  les  publier  sur  la 
seule  autorité  de  l'auteur  de  Voltaire  et  les  Genevois,  si  le  ton  n'était 
pas  le  même  dans  la  fameuse  lettre  de  Tronchin  à  Bonnet,  qui  va 
suivre.  Resteraient  encore  les  apports  étrangers,  et  ce  «  ûchu  moment,  • 
entre  autres,  qui  nous  met  en  défiance. 


358  CONDITIONS  IMPOSÉES. 

avoir  l'honneur  de  vous  voir,  cela  ne  m'empêchera  pas  de 
retourner  chez  vous  si  vous  me  demandez.  Hélas  !  si  le  Sei- 
gneur vous  appelle  à  lui,  quel  bonheur  pour  vous  de  vous 
être  mis  en  état  de  paraître  devant  ce  grand  Dieu,  qui  juge 
les  justices  mômes!  quel  malheur,  au  contraire,  de  périr 
3ans  avoir  pensé  à  la  grande  affaire  de  votre  salut!  Ah  ! 
mon  cher  monsieur!  pensez-y  sérieusement  et  ne  pensez 
qu'à  cela;  profitez  du  peu  de  temps  qu'il  vous  reste  à  vivre; 
il  va  finir,  et  l'éternité  va  commencer  *. 

Le  même  jour,  sur  les  six  heures  du  soir,  l'abbé 
Mignot  venait  le  chercher  pour  confesser  son  oncle.  Le 
jésuite  lui  répondit  qu'il  confesserait  volontiers  M.  de 
Voltaire,  à  la  condition  que  celui-ci  consentirait  a 
signer  la  rétractation  qu'il  lut  à  l'abbé,  lequel  la  trouva 
fort  convenable.  C'était  une  amende  honorable  pour 
le  passé  et  une  profession  de  foi  d'orthodoxie  des 
plus  explicites.  Mais  quoique  celui  qui  l'eût  signée 
«  assurât  qu'elle  n'était  point  l'effet  de  l'affaiblissement 
de  ses  organes,  dans  son  grand  âge  »,  cette  affirma- 
tion, rédigée  à  l'avance,  eût-elle  pu  avoir  un  fort 
grand  poids;  et  ce  vieillard  prêt,  à  expirer,  serait-il 
bien  reçu  à  décider  sur  le  plus  ou  moins  de  netteté 
de  ses  organes?  Laissons  raconter  au  prêtre  des  Incu- 
rables son  entrevue  avec  le  malade  et  les  incidents  de 
cette  suprême  rencontre. 

M.  l'abbé  Mignot  me  promit  dé  faire  signer  cette  rétracta- 
tioa  par  son  oncle.  Alors  je  lui  dis  que  je  serois  charmé  que 

1 .  Elle  Harel,  Voltaire,  particularités  curieuses  de  sa  vie  et  de  sa 
mort  (Paris,  1817),  p.  119,  120.  Mémoires  de  l'abLf^  GauUier,  con- 
cernant tout  ce  qui  s'est  passé  à  la  mort  de  Voltaire.  Lettre  de  l'abbé 
à  Voltaire;  Paris,  30  mars  1778. 


DERNIÈRE    ENTREVUE.  359 

M.  le  curé  de  Saint-Sulpice  fût  présent  lorsque  M.  de  Voltaire 
se  rétracteroit.  Nous  fûmes  ensemble  chez  ce  digne  pasteur, 
qui  consentit  volontiers  à  nous  accompagner  chez  le  malade. 
Avant  d'entrer  dans  la  chambre  de  M.  de  Voltaire,  je  lus  à 
M.  le  marquis  de  Villette  la  rétractation  que  j'exigeois;  il  la 
trouva  fort  bien,  et  me  dit  qu'il  ne  s'y  opposoit  pas.  Nous 
entrâmes  ensuite  dans  l'appartement  de  M.  de  Voltaire. 
M.  le  curé  de  Saint-Sulpice  voulut  lui  parler  le  premier, 
mais  le  malade  ne  le  reconnut  pas.  J'essayai  de  lui  parler  à 
mon  tour;  M.  de  Voltaire  me  serra  les  mains,  et  me  donna 
des  marques  de  confiance  et  d'amitié;  mais  je  fus  bien  sur- 
pris lorsqu'il  me  dit  :  M.  Vabbé  Gaultier,  je  vous  prie  de  faire 
mes  complimens  a  l'abbé  Gaultier.  Il  continua  de  me  dire  des 
choses  qui  n'avoient  aucune  suite.  Comme  je  vis  qu'il  étoit 
en  délire,  je  ne  lui  parlai  ni  de  confession,  ni  de  rétracta- 
tion. Je  priai  les  parens  de  me  faire  avertir  dès  que  la  con- 
noissance  lui  seroit  revenue;  ils  me  le  promirent.  Hélas!  je 
me  proposois  de  revoir  le  malade,  lorsque  le  lendemain  on 
m'apprit  qu'il  étoit  mort,  trois  heures  après  que  nous  l'eûmes 
quitté,  c'est-à-dire  le  30  mai  1778,  sur  les  onze  heures  du 
soir.  Si  j'avois  cru  qu'il  fût  mort  sitôt,  je  ne  l'aurois  pas 
abandonné,  et  j'aurois  fait  tous  mes  efforts  pour  lui  aider  à 
bien  mourir.  Il  est  donc  mort  sans  sacremens  :  Dieu  veuille 
qu'il  ne  soit  pas  mort  sans  avoir  eu  un  vrai  désir  de  les  re- 
cevoir et  de  faire  une  rétractation  de  toutes  les  impiétés  de 
sa  vie. 


Tel  est  le  récit  de  l'abbé  Gaultier.  Ceux  de  La  Harpe 
et  de  Grimm,  sans  être  fort  différents,  accentuent  cette 
suprême  tentative  que  faisait  échouer  l'état  mental  du 
malade  qui  avait  peut-être  plus  sa  tête  que  ne  semble 
le  croire  l'ancien  curé  de  Saint-Mard.  Sans  doute 
aucun  des  deux  n'y  assistaient,  mais  il  serait  puéril  de 
nier  l'autorité  de  leur  parole  ;  ils  étaient  en  réalité  de 
la  maison,  et  connurent  les  moindres  incidents  de  ce 
drame  lugubre  raconté  de  tant  de  façons,  selon  la  pas- 


360  LAISSEZ-MOI  MOURIR  EN   PAIX. 

sion  de  chacun  et  les  intérêts  de  la  cause  que  l'on 
servait  ' . 

Lorsque  l'abbé  Gaultier,  qui  l'avait  confessé  il  y  a  deux 
mois,  et  le  curé  de  Saint-Sulpice,  entrèrent  chez  lui,  nous 
dit  La  Harpe,  on  le  lui  annonça  :  il  fut  quelque  temps  avant 
d'entendre;  enfin,  il  répondit  :  As:iurez-les  de  mes  respects. 
Le  curé  s'approcha  et  lui  dit  ces  paroles  :  M.  de  Voltaire, 
vous  êtes  au  dernier  terme  de  votre  vie  :  reconnaissez-vous  la 
divinité  de  Jésus-Christ?  Le  mourant  répéta  deux  fois  :  Jésus- 
Chist!  Jéstis-Christ!  et  étendant  sa  main  et  repoussant  le 
curé  :  Laissez-moi  mourir  en  paix.  Vous  voyez  bien  qu'il  n'a 
pas  sa  télé,  dit  très-sagement  le  curé  au  confesseur,  et  ils 
sortirent  tous  deux.  Sa  garde  s'avança  vers  son  lit;  il  lui  dit 
avec  une  voix  assez  forte,  en  montrant  de  la  main  les  deux 
prêtres  qui  sortaient  :  Je  suis  mort  '... 

Grimm  répète,  presque  textuellement,  ce  récit  de 
La  Harpe  ;  et  D'Alembert  se  rencontre  avec  tous  les 
deux  dans  la  répartie  du  mourant  aux  pieuses  som- 
mations du  pasteur  :  «  Laissez  -moi  mourir  en  paix  !  '  » 
Uuvernet  et  Condorcet  lui  prêtent  un  mot  qui  devait 
faire  fortune,  et  que  ce  dernier  aurait  tenu  de  Ville- 
vieille  :  «  Au  nom  de  Dieu,  ne  me  parlez  pas  de  cet 

1.  Dans  un  récit  inédit  de  la  mort  de  Voltaire,  envoyé  à  Cathe- 
rine II  par  le  prince  Ivan  Bariatinski,  son  ambassadeur  à  Paris 
(17-28  juin  1778),  publié  dans  le  Journal  des  Débats,  du  samedi 
30  janvier  1869,  auquel  nous  allons  avoir  occasion  de  revenir,  il  est 
dit  :  •  Lorsque  les  deux  prêtres  entrèrent  dans  la  chambre  du  ma- 
lade, ils  y  trouvèrent  MM,..,,  tous  deux  amis  de  M.  de  Voltaire,  Ces 
messieurs  demandèrent  au  curé  si  leur  présence  étoil  de  trop  dans 
celte  funeste  circonstance.  Le  curé  répondit  que  non.  »  Mais  quels 
sont  CCS  deux  messieurs  qu'on  ne  nomme  pas?  L'un  des  deux  était 
Villevieille,  et  l'autre  Villette  (Wagnière,  t.  1,  p.  162). 

2.  La  Harpe,  Correspondance  littéraire  [Paris,  Migneret,  1804), 
t.  II,  p.  243. 

3.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Fume),  t.  X,  p.  44, 
45;  juin  1778. 


AUTRE  MOT  QU'ON   LUI  PRÊTE.  361 

homme-là  !  '  »  Mais  nous  sommes  de  l'avis  de  Mercier, 
qui  ne  croit  pas  plus  à  cette  saillie  que  D'Alembert 
plus  haut  ne  semble  ajouter  foi  au  mot  de  :  «  Frère 
Caïn  »  à  l'adresse  du  maréchal  de  Richelieu.  «  On  lui 
a  fait  dire  au  lit  de  mort  lorsque  le  curé  de  Saint-Sul- 
pice,  faisant  sa  charge  avec  trop  d'ardeur,  l'exhortait 
à  reconnaître  la  divinité  de  Jésus-Christ  :  Au  nom  de 
Dieu,  ne  m'en  parlez  pas  !,.,  Il  n'a  jamais  dit  ce  mot  ; 
mais  on  a  parfaitement  saisi  sa  manière  ^.  » 

Rien  dans  les  deux  relations  de  La  Harpe  et  de 
Grimm  ne  vient  contredire  la  narration  de  l'abbé  Gaul- 
tier, qui  a  dit  la  vérité,  mais  qui  n'a  pas  dit  toute  la 
vérité.  A  coup  sûr,  la  réplique  du  vieillard  à  la  som- 
mation pastorale  n'a  pu  lui  échapper,  ainsi  que 
cette  dernière  parole  :  «  Laissez-moi  mourir  enpaix^f  » 


1.  L'abbé  Duvernet,  Vie  de  Voltaire  (Genève,  178C),  p.  275. 
—  OEuvres  complètes  [BeuKhoi),  t.  1,  p.  295.  Vie  de  Voltaire.  —  Biblio- 
thèque nationale,  manuscrits.  N''6G82.  Mes  loisirs  ou  journal  d'événe- 
mens  tels  qu'ils  parviennent  ù  ma  connaissance,  p.  498  ;  du  mardi 
2  juin  1778. 

2.  Mercier,  Tableau  de  Paris  {Xmslerdann,  1783),  t.  VI,  p.  153, 
ch.  DXXIll. 

3.  Nous  lisons  dans  la  dépêche  russe  :  «  On  annonça  à  M.  de  Vol- 
taire l'arrivée  du  curé  de  Saint-Sulpice.  La  première  fois,  il  ne 
parut  pas  avoir  entendu.  On  répéta;  alors  M.  de  Voltaire  répondit  : 
Dites-lui  que  je  le  respecte,  et  il  passa  son  bras  autour  du  curé,  pour 
lui  donner  une  marque  d'attachement.  Le  curé  s'approcha  alors 
plus  près  du  lit,  et  après  lui  avoir  parlé  de  Dieu,  de  la  mort  et  de 
sa  fin  prochaine,  il  lui  demanda  d'une  voix  assez  haute  :  Monsieur, 
recontiaissez-vous  la  divinité  de  Jésus-Christ?  .\ussitôt  M.  de  Voltaire 
parut  rassembler  toutes  ses  forces,  fit  etTort  pour  se  mettre  sur  son 
séant,  quitta  brusquement  le  curé,  qu'il  tenait  presque  embrassé, 
et  se  servant  du  même  bras,  qu'il  avait  jeté  autour  du  col  du  curé, 
il  fit  un  geste  de  colère  et  d'indignation,  et  paraissant  repousser  ce 
prêtre  fanatique,   il  lui  dit  d'une  voix  forte,  mais  très-accusée  : 


362  OMISSIONS  VOLONTAIRES. 

Cette  double  omission,  qui  ne  saurait  être  que  volon- 
taire, nous  confirme  encore  dans  le  soupçon  que  nous 
avons  émis  déjà  d'une  relation  convenue  entre  l'abbé  et 
ses  supérieurs  ecclésiastiques  et  rédigée  en  consé- 
quence. Nous  sommes  d'autant  moins  embarrassés 
d'insister  sur  ce  point,  que  ce  lugubre  procès-verbal 
a  été  composé  dans  un  esprit  de  prudence  et  de  modé- 
ration qu'il  faut  reconnaître.  L'abbé  Gaultier  avait  eu 
l'initiative  de  la  conversion  ;  il  avait  obtenu  infiniment 
plus  qu'on  ne  l'eût  espéré,  quoiqu'on  ne  soit  pas  dis- 
posé à  le  reconnaître;  mais,  quelque  insuffisantqu'avait 
été  le  succès  de  l'ancien  jésuite,  il  fallait  bien  se  servir 
de  cet  ouvrier  de  la  première  heure,  qui  d'ailleurs,  et 
c'était  beaucoup,  n'avait  pas  trop  déplu  au  terrible 
pénitent.  L'abbé  Mignot  va  réclamer  son  ministère,  le 
temps  presse,  car  on  n'avait  dû  se  résoudi'e  à  cette 
démarche  qu'au  dernier  moment;  plus  circonspect, 
cette  fois,  Gi,aultier  déclarera  qu'Userait  «  charmé  que 
M.  le  curé  de  Saint-Sulpice  fût  présent.  »  Et  l'on  se 
rendra  chez  le  prêtre  <(  qui  consentit  volontiers.  »  Ct 
«  consentit  volontiers  »  fait  sourire,  car  une  pareille 
complaisance  de  sa  part  était,  à  coup  sûr,  moins  méri- 
toire que  ne  l'eût  été  son  abstention'. 

Laissez-moi  mourÎM  en  paix,  et  il  lui  tourna  le  dos.  »  Journal  des 
Débats,  (lu  samedi  30  janvier,  1869.  Wagnière  fait  également  men- 
tion de  ce  gesie  de  colère,  a  Le  malade,  dit-ii,  porta  alors  une  de 
ses  mains  sur  la  calotte  du  curé  en  le  repoussant...  Le  curé  appa- 
remment crut  sa  personne  souillée  et  sa  calotte  déshonorée  par 
l'atlouchement  d'un  philosophe;  il  se  fit  donner  un  coup  de  brosse 
et  partit  avec  l'abbé  Gaultier.  Longchamp  et  Wagnière ,  Mémoires 
sur  Voltaire  (Paris,  André,  182(>),  t.  1,  p.  161,  162. 

1 .  Surtout  s'il  fallait  croire  ce  que  D'Alembert  raconte  à  Frédéric 
à  ce  sujet,  u  Ce  capeian  se  retira  ensuite,  et  dans  hs  propos  qu'il 


TACHE  ÉPINEUSB.  363 

Le  curé  et  le  confesseur  sont  partis  pour  ne  plus  re- 
venir, et  il  s'agit  d'élucider  ce  qui  se  passa  depuis  lors 
jusqu'au  dernier  soupir  du  patriarche  de  Ferney.  La 
tâche  est  ingrate  et  presque  impossible,  car,  des  deux 
côtés,  du  côté  du  clergé  et  du  côté  de  la  philosophie, 
l'on  ne  s'accorde  guère.  Ce  dernier  camp  veut  que 
l'auteur  de  Mahomet  ait  eu  une  mort  paisible  et  sans 
secousses;  c'est  dans  des  transports  de  rage  et  au  mi- 
lieu des  scènes  les  plus  abominables,  selon  les  écri- 
vains religieux,  que  le  grand  contempteur  aurait  rendu 
une  âme  devant  laquelle,  à  coup  sûr,  le  ciel  n'a  pu 
s'ouvrir.  En  présence  de  tels  démentis,  de  ces  assertions 
contradictoires  et  également  affirmatives,  l'embar- 
ras est  grand  sans  doute,  et,  pour  démêler  cet  éche- 
veau,  il  faudrait  apporter,  avec  la  détermination  iné- 
branlable d'une  entière  impartialité,  cet  esprit  critique 
et  d'examen,  qui  analyse  et  pèse  la  valeur  de  chaque 
récit.  Ce  que  nous  pouvons  promettre  sans  craindre 
de  nous  trop  avancer,  c'est,  à  défaut  d'autre  mérite,  la 
probité,  l'honnêteté  de  l'historien,  qui  sont  déjà  autre 

tint  à  la  famille,  il  eut  la  maladresse  de  se  déceler  et  de  prouver 
clairement  que  toute  sa  conduite  .était  une  affaire  de  vanité.  Il  leur 
dit  qu'on  avait  très-mal  fait  d'appeler  l'abbé  Gaultier  ,  que  cet  homme 
avait  tout  gâté,  qu'on  aurait  dû  s'adresser  à  lui  seul,  curé  du  ma- 
lade, qu'il  l'aurait  vu,  en  particulier  et  sans  témoins,  et  qu'il  aurait 
tout  arrangé...  Si  la  profession  de  foi,  ajoute-t-il,  avait  été  donnée 
directement  au  curé,  il  se  serait  sûrement  rendu  plus  facile  ;  il  aurait 
fait  trophée  de  cette  déclaration  comme  d'une  victoire  par  lui  rem- 
portée sur  le  patriarche  des  incrédules  ;  mais  comme  celte  profession 
avait  été  donnée  à  un  pauvre  galopin  de  prêtre,  l'archevêque  et  le 
curé  ont  mieux  aimé  dire  que  cette  déclaration  était  une  moquerie, 
que  de  laisser  au  galopin  l'honneur  de  la  victoire.  »  OEuvres  de 
Frédéric  le  Grand.  (Berlin,  Preuss.),  t.  XXV,  p.  107,  108.  Lettre 
de  D'Alembert  au  roi  de  Prusse;  ler  juillet  1778,  déjà  citée. 


364        CURIEUSE  LETTRE  DE  TRONCHIN. 

chose  que  la  loyauté  et  la  probité  dans  le  commerce 
journalier  de  la  vie,  et  que  n'a  pas  et  ne  saurait  avoir 
un  historien  passionné,  à  quelque  catégorie  qu'il  ap- 
partienne. Cela  dit,  nous  entrerons  dans  le  détail  et  la 
discussion  des  faits  par  la  reproduction  de  la  fameuse 
lettre  de  Tronchin  à  Bonnet,  à  la  date  du  27  juin. 
Elle  n'est  pas  bienveillante,  on  s'y  attend,  elle  n'est 
pas  d'un  ami  de  Voltaire  ;  elle  n'en  sera  que  plus  déci- 
sive pour  démontrer  l'absurdité  des  exagérations  sans 
limites,  des  énormités  folles  des  chroniqueurs  bien 
intentionnés,  convaincus,  nous  le  savons,  qu'un  saint 
mensonge  peut  servir  la  cause  de  Dieu,  comme  s'il  y 
avait  de  saints  mensonges. 

Si  mes  principes,  mon  bon  ami,  avoient  eu  besoin  que 
j'en  serrasse  le  nœud,  l'homme  que  j'ai  vu  dépérir,  agoniser 
et  mourir  sous  mes  yeux,  en  aurolt  fait  un  nœud  gordien, 
et,  en  comparant  la  mort  d'un  homme  de  bien,  qui  n'est  que 
la  fln  d'un  beau  jour,  à  celle  de  Voltaire,  j'aurois  vu  bien 
sensiblement  la  différence  qu'il  y  a  entre  un  beau  jour  et 
une  tempête,  entre  la  sérénité  de  l'âme  d'un  sage  qui  cesse 
de  vivre  et  le  tourment  affreux  de  celui  pour  qui  la  mort  est 
le  roi  des  épouvanlemens'.  Grâce  au  ciel,  je  n'avois  pas 
besoin  de  ce  spectacle;  cependant,  Olim  meminisse  juvabit. 
Cet  homme,  donc,  éloit  prédestiné  à  mourir  dans  mes 
mains.  Je  lui  ai  toujours  parle  vrai,  et,  malheureusement 
pour  lui,  j'ai  été  le  seul  qui  ne  l'ait  jamais  trompé.  «  Oui, 

1.  Tronchin  fait  allusion  à  un  très-beau  vers,  mais  qui  n'est  qu'un 
très-beau  vers.  Et  il  le  sait  bien,  puisque,  dans  sa  lettre  au  même 
Bonnet,  il  disait  :  «  Comment  arri>e-t-il  que,  par  des  routes  bien 
opposées,  le  grand  Haller  n'ait  pas  joui  de  plus  de  consolation  que 
lui;  etquela  religion,  si  consolante,  n'en  procure  pas  plus  que  l'irré- 
ligion? Mon  bon  ami,  je  m'y  perds.  »  Bibliothèque  de  Genève.  Ma- 
nuscrits, Bonnet,  copies  de  leltres,  t.  X.  Lettre  du  docteur  à  Bonnet; 
du  19  février  1"78. 


VOLTAIRE  EN   ROBE  DE  CBAMBRE.  365 

mon  ami,  m'a-t-il  dit  bien  souvent,  il  n'y  a  que  vous  qui 
m'ayez  donné  de  bons  conseils;  si  je  les  avois  suivis,  je  ne 
serois  pas  dans  l'affreux  état  où  je  suis,  je  serois  retourné  à 
Ferney,  je  ne  me  serois  pas  enivré  de  la  fumée  qui  m'a  fait 
tourner  la  tête;  oui,  je  n'ai  avalé  que  de  la  fumée.  Vous  ne 
pouvez  plus  m'être  bon  à  rien;  envoyez-moi  le  médecin  des 
fous.  Par  quelle  fatalité  faut-il  que  je  sois  venu  à  Paris!  Vous 
m'avez  dit  en  arrivant  qu'on  ne  transplantoit  point  un  chêne 
de  quatre-vingt-quatre  ans,  et  vous  me  disiez  vrai.  Pourquoi 
ne  vous  ai-je  pas  cru?  et  quand  je  vous  ai  donné  ma  parole 
d'honneur  que  je  partirois  dans  la  dormeuse  que  vous 
m'aviez  procurée,  pourquoi  ne  suis-je  pas  parti  *  ?  Ayez  pitié 
de  moi,  je  suis  fou.  »  11  devoit  partir  le  surlendemain  des 
folies  de  son  couronnement  à  la  Comédie-Françoise  ;  mais, 
le  lendemain  matin,  il  reçut  une  députation  de  l'Académie 
françoise  qui  le  conjura  de  l'honorer,  avant  de  partir,  de  sa 
présence  *.  Il  s'y  rendit  l'après-dîner,  et  là,  par  acclamations, 
il  fut  fait  directeur  de  la  Compagnie.  Il  accepta  la  direction 
qui  est  de  trois  mois.  Il  s'enchaîna  donc  pour  trois  mois,  et 
de  sa  parole  à  moi  donnée,  rien  ne  resta.  De  ce  moment-là 
jusqu'à  sa  mort,  ses  jours  n'ont  plus  été  qu'un  ouragan  de 
folies.  Il  en  étoit  honteux.  Quand  il  me  voyoit,  il  m'en  de- 
mandoit  pardon;  il  me  serroit  les  mains,  il  me  prioit  d'avoir 
pitié  de  lui  et  de  ne  pas  l'abandonner,  surtout  ayant  de 
nouveaux  efforts  à  faire  pour  répondre  à  l'honneur  que 
l'Académie  lui  avoit  fait,  et  pour  l'engager  à  travailler  à  un 
nouveau  dictionnaire  à  l'instar  de  celui  de  la  Crusca.  La 
confection  de  ce  dictionnaire  a  été  sa  dernière  idée  domi- 
nante, sa  dernière  passion.  Il  s'étoit  chargé  de  la  lettre  A, 
et  il  avoit  distribué  les  vingt-trois  autres  à  vingt-trois  acadé- 
miciens, dont  plusieurs,  s'en  étant  chargés  de  mauvaise 
grâce,  l'avoient  singulièrement  irrité.  Ce  sont  des  fainéants, 
disoit-il,  accoutumés  à  croupir  dans  l'oisiveté;  mais  je  les 
ferai  bien  marcher;  et  c'étoit  pour  les  faire  marcher  que, 

1 ,  Wagnière  a  rapporté  cette  conversation  presque  lexluellement. 
Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André,  1826),  t.  I,  p.  144. 

2.  Tronchin  se  trompe.   L'apparition  à  l'Académie  el  la  sixième 
représentation  d' frêne  eurent  lieu,  toules  deux,  le  30  mars. 


3«6  SITUATION  MORALE. 

dans  l'intervalle  des  deux  séances,  il  a  pris  en  bonne  fortune 
tant  de  drogues  et  a  fait  toutes  les  folies  qui  ont  hâté  sa 
mort,  et  qui  l'ont  jeté  dans  l'état  de  désespoir  et  de  démence 
le  plus  aflreux.  Je  ne  me  le  rappelle  pas  sans  horreur.  Dès 
qu'il  vit  que  tout  ce  qu'il  avoit  fait  pour  augmenter  ses 
forces  avoit  produit  un  effet  tout  contraire,  la  mopt  fut  tou- 
jours devant  ses  yeux.  Dès  ce  moment,  la  rage  s'est  emparée 
de  son  âme.  Rappelez-vous  les  fureurs  d'Oresle  :  Furiis 
agitatus  oUit^... 

Répétons-le,  dans  Tronchin,  le  médecin  est  sans  re- 
proches,!! a  tenté  l'impossible  pour  empêcher  cet  enfant 
de  quatre-vingt-quatre  ans  d'aller  à  sa  perte.  Il  ne  lui  a 
ménagé  ni  les  avertissements  ni  même  les  intimidations 
salutaires  ;  s'il  n'est  pas  parti ,  s'il  n'a  pas  fui  ces  ovations 
funestes,  ce  n'aura  pas  été  sa  faute.  Le  danger  venu, 
un  danger  sans  issue,  le  vieillard,  affaissé  par  le  mal, 
assailli  de  vagues  effrois,  se  sentant  le  but  des  machi- 
nations de  gens  capables  de  prendre  leur  revanche  sur 
un  cadavre,  manquant  de  ressorts  au  moral  aussi  bien 
qu'au  physique,  ne  devait  point  donner  le  spectacle  d'un 
stoïcisme  inébranlable.  Nous  ne  croyons  pas  aux  an- 
goisses religieuses,  nous  ne  croyons  pas  à  tout  ce  qui 
fut  débité  sur  les  incertitudes  poignantes  d'une  agonie 
intermittente  ;  mais  nous*  croyons  à  bien  des  anxiétés, 
à  bien  des  effarements.  Tronchin  nous  l'apprend,  c'était 
vers  lui  que  le  poëtc  anéanti  tendait  des  bras  trem- 
blants, c'était  lui  qui  pouvait  le  plus  sur  cet  esprit  flot- 


1.  Bibliothèque  de  Genève.  Manuscrit».  Bonnet,  copies  de  lettres, 
t.  X.  Lettre  de  Tronchin  à  Bonnet,  27  juin  1778.  Elle  a  été  repro- 
duite, ces  derniers  temps,  dans  les  Étrmnes  nationales  de  Gauilieur 
(Genève,  1855),  111°  année,  p.  207,  208,  el  par  les  récents  histo- 
riens de  Voltaire. 


RIDICULES  PROPOS.  367 

tant  et  frappé.  Le  libraire  Hardy,  homme  sincère  et 
janséniste  austère,  dans  un  journal  trop  plein  de  ces 
querelles  bien  oubliées  de  nos  jours  et  composé  avec 
les  on-dit  qu'il  ramassait  dans  son  monde ,  met  en 
scène  le  docteur  genevois,  et  lui  fait  jouer  un  person- 
nage impitoyable,  dont  nous  ne  nous  donnerions  pas 
la  peine  de  relever  l'invraisemblance,  si  tout  cela  n'avait 
pas  été  accueilli  avec  cette  avidité  de  la  haine  pour 
tout  ce  qui  sert  sa  passion.  Voltaire  ne  voulait  pas 
mourir,  il  se  révoltait  à  cette  idée  du  non-être,  il  n'a- 
vait cessé,  nous  dit  l'annaliste  bourgeois,  de  crier  : 
«  Monsieur,  tirez-moi  de  là  »  ;  à  quoi  Tronchin  répon- 
dait imperturbablement  :  a  Je  ne  puis  rien,  monsieur, 
il  faut  mourir  ^  »  Quel  est  le  médecin  qui,  jusqu'au 
dernier  moment,  ne  laissera  point  l'espérance  au  mal- 
heureux qu'il  voit  s'accrocher  à  la  vie  par  tous  les  fils? 
quel  cœur  assez  impitoyable  répondra  à  des  cris  de 
détresse  par  cette  véritablement  atroce  parole  ?  Et,  si 
Tronchin  eût  joué  un  tel  rôle  devant  les  amis  de  Vol- 
taire, qui  d'ailleurs  ne  sont  pas  tous  les  siens,  ne 
l'eussent-ils  point  arraché  de  ce  lit  de  douleur  avec  une 
indignation  trop  légitime?  En  tout  cas,  ils  n'auraient 
point  applaudi  aux  soins,  aux  efforts  de  ce  médecin, 
qui  n'eut  que  le  tort  de  ne  pas  assez  se  souvenir  de  ses 
relations  passées,  et  de  ne  point  envisager  comme  son 
premier  devoir  le  silence,  à  l'égard  d'un  homme  dont 
il  n'avait  aucun  droit  de  divulguer  l'agonie.  D'Alem- 
bert  particulièrement  ne  lui  eût  pas  adressé  ces  lignes 

1.  Bibliothèque  nationale.  Manuscrits,  No  6682.  Mes  loisirs  ou 
journal  d'événemens  tels  qu'ils  parviennent  à  ma  connaissance ,  ç .  498; 
du  mardi  2  juin  1778. 


36S  BILLET  DE  O'ALEMBERT. 

très-nettes  sur  son  attitude  réconfortante,  si  elles  sont 
assez  énigmatiques  sur  le  reste. 

Vous  avez  fait,  mon  cher  et  illustre  confrère*,  tout  ce  que 
la  prudence,  les  convenances  et  l'humanité  exigeaient,  et  je 
ne  puis,  en  vous  remerciant  d'ailleurs  beaucoup,  qu'ap- 
prouver le  parti  que  vous  avez  pris.  Ce  que  vous  avez  à  pré- 
sent de  plus  important  à  faire,  c'est  de  le  tranquilliser,  s'il 
est  possible,  sur  son  état  (réel  ou  supposé).  Je  passai  hier 
quelque  temps  seul  avec  lui  ;  il  me  parut  fort  effrayé  non- 
seulement  de  cet  état,  mais  des  suites  désagréables  pour  lui 
qu'il  pouvait  entraîner.  Vous  m'entendez  sans  doute,  mon 
cher  et  illustre  confrère,  et  cette  disposition  morale  de  notre 
vieillard  a  surtout  besoin  de  votre  attention  et  de  vos 
soins'. 

La  lettre  à  Bonnet  est,  à  proprement  parler,  l'énu- 
mération  des  rapports  de  Tronchin  avec  le  poêle, 
l'historique  peu  attendri'  de  cette  vie  d'agitation,  de 

1.  Tronchin  venait  d'être  élu  naembre  associé  de  l'Académie  des 
sciences.  A  propos  de  sa  nomination  imposée  despotiquement  par 
D'Alembert  à  ses  confrères,  voir  des  détails  curieux  dans  la  Corres- 
pondance secrètCj  politique  et  liiiéraire  (Londres,  Jolin  Adamson), 
t.  VI,  p.  184,  185;  Paris,  25  avril  1778. 

2.  Sayous,  Le  dix-huitième  siècle  à  l'étranger  (Paris,  Didier, 
1861),  t.  II,  p.  510,  511.  Collection  des  manuscrits  du  colonel 
Tronciiin. 

3.  «  11  y  aurait  bien  quelque  chose  à  dire  sur  celte  lettre  du  docteur 
Tronchin,  qui  traitait  assez  ses  correspondants  comme  ses  malades, 
cherchant  plutôt  à  abonder  dans  leur  sens  qu'à  leur  écrire  des  choses 
qui  contrariassent  leur  manière  de  voir.  On  sait  assez  quels  étaient, 
à  l'égard  du  vieillard  de  Ferncy,  les  senlimenls  de  Bonnet,  de  Haller 
et  de  quelques  autres  philosophes  genevois  et  suisses,  qui  exerçaient 
une  grance  influence  sur  le  public  religieux,  comme  aussi  dans  le 
monde  politique  des  alentours.  Ces  hommes  remarquables  étaient,  à 
l'un  et  à  l'autre  égard,  des  conservateurs  éminents,  comme  on  dirait 
aujourd'hui.  Tronchin  élait  de  leur  école...  >i  Gaullicur,  Éircnnes 
nationales  (Genève,   Gruas,    1855),  111"-'  année,   p.  208,    209.  On 


OBSCURITÉ  DES  DERNIERS  INSTANTS.  369 

fièvre  el  de  folie,  comme  il  se  complait  à  le  dire.  A  ce 
point  de  vue,  le  document  est  plein  d'intérêt  et,  sauf 
quelques  confusions  involontaires  que  le  lecteur  a  déjà 
relevées,  il  est  un  tableau  fidèle  des  événements  aux- 
quels il  a  assisté.  Mais  les  dernières  scènes  font  défaut, 
car  ce  qu'il  ajoute,  en  finissant,  est  une  allusion  aux 
quelques  jours  qui  s'écoulèrent  dans  les  efforts  déses- 
pérés du  poète  pour  se  créer  des  forces  en  proportion 
de  la  tâche  qu'il  s'était  imposée,  efforts  dont  les  fu- 
nestes et  inévitables  conséquences  étaient  faciles  à 
prévoir'.  Qu'on  se  rassure,  les  relations  ne  feront  pas 
défaut,  relations  terribles,  horribles,  d'une  crudité  à 
soulever  le  cœur.  Si  tout  cela  est  vrai,  il  n'y  a  rien  à 
dire  ;  l'historien  a  mission  de  tout  enregistrer.  Au  pre- 
mier moment,  bien  qu'émouvants,  les  incidents  de  la 
dernière  heure,  se  bornaient  à  ce  que  nous  rencontrons 
dans  les  correspondances  de  La  Harpe  et  de  Grimm. 
Mais  on  conçoit  que  cela  ne  pouvait  suffire  aux  enne- 
mis, à  la  catégorie  trop  nombreuse  des  dévots  exaltés 
qui  ne  pensaient  pas  manquer  de  charité  en  ajoutant 
quelques  coups  de  pinceau  à  un  tableau  déjà  si  sombre  : 
ce  réprouvé  devait  être  mort  de  la  mort  des  réprouvés, 
pour  servir  d'exemple  et  d'épouvante  à  cette  tourbe 

senl,  en  effet,  dans  le  récit  du  docteur,  une  sorte  de  complaisance  qui 
laisse  soupçonner  qu'il  s'adresse  à  un  esprit  hostile  dont  ces  faits 
viennent  conQrmer  les  prédictions.  Est-ce  intentionnel  ou  tout 
simplement  instinctif?  Ce  phénomène  moral  est  trop  vulgaire  pour 
surprendre  et  indigner,  et  il  faut  bien  se  surveiller  soi-même, 
pour  ne  pas  tomber,  le  cas  échéant,  dans  le  même  travers,  cela  soit 
dit  à  la  décharge  de  Tronchin. 

1 .  Tronchin  ne  vit  pas  Voltaire  le  jour  de  sa  mort.  Longchanip  et 
Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire.  (  Paris ,  André ,  1826),  t,  II, 
p.  102. 

Tiii.  24 


370  LA  GAZETTE  DE  COLOONB. 

d'impies  dont  il  était  le  chef.  Chacun  y  apportera  son 
trait,  sa  couleur,  le  dernier  venu  exagérant,  outrant 
les  relations  de  ses  aînés,  affirmant  là  où  les  autres 
n'avaient  raconté  que  sous  une  forme  plus  ou  moins 
dubitative,  sachant  bien  que  plus  le  temps  chemine, 
moins  la  fraude  court  les  risques  d'être  démasquée. 
La  Gazette  de  Cologne^  dans  un  de  ses  numéros,  cinq 
semaines  après*,  à  la  date  du  premier  juillet,  insérait 
un  article  qu'il  faut  citer,  au  moins  en  partie,  car  c'est 
à  lui  que  Feller  et  les  autres  emprunteront  Tignoble 
incident  qu'on  va  lire. 

Cette  mort,  dit  le  correspondant  anonyme  de  la  Gazette, 
n'a  pas  été  une  mort  de  paix.  Si  ce  que  mande  de  Paris  un 
homme  bien  respectable,  et  ce  qui  est  attesté  d'ailleurs  par 
M.  Tronchin,  témoin  oculaire,  et  qu'on  ue  peut  guère  ré- 
cuser, est  bien  exactement  vrai  :  «  Peu  de  temps  avant  sa 
mort,  M.  de  V***  est  entré  dans  des  agitations  affreuses, 
criant  avec  fureur  :  Je  suis  abandonné  de  Dieu  et  des  hommes  *. 
Il  se  mordait  les  doigts,  et  portant  les  mains  dans  son  pot 
de  chambre,  et  saisissant  ce  qui  y  était,  il  l'a  mangé.  »  — 
«  Je  voudrais,  dit  M.  Tronchin,  que  tous  ceux  qui  ont  été  sé- 
duits par  ses  livres  eussent  été  témoins  de  cette  mort.  Il  n'est 
pas  possible  de  tenir  contre  un  pareil  spectacle.  »  Ainsi  a  fini  le 
patriarche  de  cette  secte  qui  s'en  croit  honorée  '. 

Le  narrateur  anonyme  date  sa  lettre  d'Erlang  (peut- 

1.  Gazette  de  Cologne,  du  7  juillet  1778. 

2.  Il  s'agirait  de  Oxcr  ii  qui  ces  paroles  furent  dites,  et  dans  quel 
sens  ;  ou  ces  autres  un  peu  différentes  :  «  Je  suis  abandonné  de  tout 
le  monde.  »  Wagnière  assure  que  ce  fut  à  madame  de  Saint-Julien, 
quand  il  la  revit  sans  le  notaire  qu'il  l'avait  suppliée  à  plusieurs  re- 
prises d'aller  chercher.  Mémoires  sur  Voltaire.  (Paris,  André,  1826), 
t.  II,  p.  102. 

3.  Courtat,  Défense  de  Voltaire  contre  ses  amis  et  contre  ses 
ennemis.  (Paris,  Laine,  1872),  p.  51. 


UN  HOMME  BIEN  RESPECTABLE.  371 

être  Erlangen),  il  n'a  pas  assisté  aux  faits  inouïs  qu'il 
raconte,  il  n'était  môme  pas  à  Paris  ;  aussi  n'avance-t- 
il  ces  énormités  que  sous  le  couvert  du  doute  *  :  «  Si 
ce  que  mande  de  Paris  un  homme  bien  respectable,  et 
ce  qui  est  attesté  d'ailleurs  par  M.  Tronchin,  témoin 
oculaire  et  qu'on  ne  peut  guère  récuser,  est  bien  exac- 
tement vrai...  »  Pour  n'être  pas  inventé  dhier,  le  pro- 
cédé est  commode,  il  abrite  son  homme  ;  car  on  ne 
garantit  rien,  quoique  tout  cela  soit  mandé  par  «  un 
homme  bien  respectable.  »  Mais  cet  homme  bien  res- 
pectable, quel  est-il,  s'il  existe  ?  Vous  nommez  Tron- 
chin, pourquoi  ne  le  pas  nommer  également  ?  Mais 
vous  avez  eu  tort  de  nommer  Tronchin,  vous  l'associez 
perfidement,  dans  une  phrase  intentionnellement  con- 
fuse, au  propos  de  l'homme  respectable.  Il  a  bien  pu 
dire  :  «  Je  voudrais  que  tous  ceux  qui  ont  été  séduits 
par  ses  livres  eussent  été  témoins  de  cette  mort^;  » 
mais  sans  faire  allusion,  même  la  moindre,  à  l'affreuse 

1 .  La  Gazette  de  Cologne  était  rédigée  par  un  ex-jésuite  qui  com- 
muniquait et  correspondait  avec  le  clergé  de  Paris. 

2.  Wagnière,  qui  habitait  Ferney,  n'eut  connaissance  que  fort  tard 
de  ces  paroles  prêtées  à  Tronchin  dans  la  Gazette  de  Cologne.  Ce  fut 
une  note  des  Mémoires  pour  servir  à  Vhistoire  de  Voltaire,  de  Chaudon 
(t.  II,  p.  42),  qui  les  lui  révéla.  Il  écrivait  aussitôt  au  cousin  de 
celui-ci  une  lettre  indignée  pour  lui  demander  s'il  savait  quelque 
chose  de  ces  assertions.  Et  Tronchin  des  Délices  lui  répondait,  le  sur- 
lendemain, que  rien  ne  ressemblait  moins  au  docteur  que  le  propos 
que  l'auteur  du  livre  lui  faisait  tenir  au  lit  de  mort  de  Voltaire.  «  On 
a  beau  jeu  à  faire  parler  les  personnages  qui  ne  sont  plus,  »  disait-il 
en  finissant.  Ces  propos  ou  d'autres  équivalents  n'étaient  que  trop 
réels;  mais  il  n'est  pas  inutile.de  constater  que  le  procureur  général, 
syndic  de  Genève,  n'y  ajoutait  aucune  foi.  Longchamp  et  Wagnière, 
Mémoires  sur  Voltaire.  (Paris,  André,  1826),  t.  II,  p.  101,  102,  103. 
Lettre  de  Wagnière  à  M.  Tronchin  ;  Ferney;  le  23  janvier.  Réponse 
de  Tronchin:  aux  Délices,  25  janvier  1787. 


37?.  PROPHÉTIE  D'ÉZÉCHIEL. 

circonstance  dont  vous  ne  parlez  d'ailleurs  que  dubita- 
tivement (nous  insistons  à  cet  égard)  sur  la  foi  de  ce 
personnage  mystérieux  ' ,  et  qui  n'en  deviendra  pas 
moins,  sous  la  plume  de  vos  successeurs,  aussi  incon- 
testée qu'incontestable. 

L Espion  anglais  est  le  premier  qui  mentionne 
«  cette  anecdote  aussi  absurde  que  dégoûtante^.  » 
Deux  ans  après  (1780),  le  ère  Élie  ramassait  ce  conte 
dans  le  fumier  de  la  feuille  de  Cologne  et  le  glissait 
dans  une  note  ;  mais,  moins  hésitant  que  cette  gazette, 
il  affirme  tout,  en  en  faisant  assumer  la  responsabilité 
au  médecin  genevois  :  «  le  docteur  Tronchin,  qui  a  ra- 
conté ce  fait  à  des  personnes  respectables  ^. . .  »  Voilà 
toutefois  des  «  personnes  respectables  »  qu'on  a  cru 
devoir  substituer  à  «  un  homme  bien  respectable  ;  »  et 
l'on  ajoute,  de  soi  :  «  on  peut  donc  dire  que  Voltaire  a 
lui-même  accompli  cette  prophétie  d'Ezéchiel  dont  il 
s'était  tant  moqué  :  et  quasi  subcinericium  hordea- 
ceum  comedes  ilhid,  et  stercore,  quod  egreditur  de 
homine^  operies  illud^.  »  On  sait  ce  mot  de  Montes- 

1 .  Voir  une  lettre  de  Dnluc  à  l'abbé  Barruel,  en  date  du  23  oc- 
tobre 1797,  dont  nous  citons  un  frag;aient,  p.  384.  Mémoires  pour 
servir  à  l'hisioire  du  jacobinisme  (Hambourg,  Fauche,  1803),  t.  III. 
p.  viij.  Tout  y  est,  sauf  cette  circonstance  épouvantable  qu'il  n'aurait 
pas  omise  si  elle  n'eût  point  été  de  pure  invention. 

2.  L'Espion  anglais  est  une  publication  sous  le  manteau,  dans  le 
penre  des  Nouvelles  à  la  main,  mais  plus  développée  dans  Ira  matièrcR 
qu'elle  traite.  Tout  ce  qui  a  rapport  à  Voltaire  y  est  menlionné  avec 
une  parfaite  indépendance,  souvent  même  avec  une  sorte  de  dénigre- 
ment et  de  persiflage,  qui  n'indique  pas  un  enthousiaste,  t.  IX, 
p.   188. 

3.  Élie  Harel,  Voltaire,  pariicxdarités  curieuses  de  sa  vie  ci  de  st 
morf.  (Paris,  Le Clère,  1817),  p.  123. 

4.  a  r.e  que  vous  mangerez  sera  comme  un  pain  d'orge  cuit  sous  la 


HAREL, FELLER  ET  BARRUEL.  373 

quieu,  d'une  vérité  presque  triviale  :  «  Il  y  a  des  choses 
que  tout  le  monde  dit,  parce  qu'elles  ont  été  dites  une 
fois'.  »  La  légende  était  accréditée,  et  l'allusion  au  ver- 
set du  prophète  devait  faire  fortune. 

Feller,  en  1784,  dans  la  première  édition  de  son 
dictionnaire,  dit  :  «  On  se  rappelle  surtout  le  badinage 
indécent  qu'il  avait  fait  sur  un  prétendu  déjeuner 
d'Ézéchiel,  et  que  par  une  espèce  de  punition  divine  il 
réalisa  d'une  manière  tout  autre  que  le  prophète  ^.  » 
L'étrange  abbé  Barruel,  dans  ses  Helviennes,  qui  sont 
également  de  1784,  se  garde  bien,  lui  aussi,  de  passer 
sous  silence  un  tel  fait,  qu'il  emprunte,  en  y  renvoyant, 
à  la  publication  du  père  Élie.  «  On  y  verra  tout  ce  qui 
ne  m'autorise  que  trop  à  parler  comme  je  l'ai  fait  de 
la  fin  déplorable  de  ce  héros  des  sages  modernes,  et 
en  particulier  comment  il  accomplit  cette  prophétie 
humiliante  d'Ézéchiel,  dont  il  s'était  joué  si  souvent  et 
si  indécemment;  comment  il  l'accomplit,  dis-je,  d'une 
manière  plus  humihante  encore  qu  elle  n'est  exprimée 
parle  prophète...  '»  Soyons  justes  avec  tout  le  monde. 
L'auteur  des  Mémoires  pour  servir  à  Fhistoire  de 
Voltaire,  le  bénédictin  Chaudon  se  respecte  assez  pour 
ne  point  répéter  de  telles  infamies  ;  et,  circonstance 


cendre;  mais  au  lieu  de  cendre,  vous  la  couvrirez  devant  eux  de 
l'ordure  qui  sort  de  l'homme.  >  Sainte  Bible  (Toulouse^  n'^9)i  t.  X, 
p.  659,  eh.  IV,  v.  12. 

1.  Monlesquieu,  Grandeur  et  décadence  des  Romains,  ch.  iv. 

2.  On  retrouve  la  même  anecdote,  sans  modification  aucune,  dans 
l'édition  de  1797.  Dictionnaire  historique  (Liège,  Lemarié),  t.  VIII, 
p.  693. 

3.  L'abbé  Barruel,  Les  Uelviennet  (Paris,  Poilleux,  1830),  t.  II, 
p.  77. 


374  L'ABBÉ  DEPERY. 

significative,  il  copie,  mot  pour  mot,  la  note  du  père 
Harel  jusqu'à  cet  inqualifiable  passage  dont  au  moins 
il  ne  souillera  pas  cette  histoire  d'ailleurs  si  peu  bien- 
yeillante.  Nous  en  dirons  autant  de  Lepan,  le  plus 
acharné  de  tous  contre  la  personne  et  les  écrits  de 
Voltaire. 

Ainsi,  le  père  ÉUe,  le  jésuite  Feller  et  l'abbé  Bar- 
ruel  n'ont  fait  que  copier  l'article  de  la  Gazette  de 
Cologne,  dont  ils  se  sont  contentés  de  transformer  le 
texte  à  leur  gré,  répudiant  la  forme  dubitative  qui  ne 
pouvait  leur  suffire,  à  peu  près  sûrs  qu'on  n'irait  pas 
vérifier  leur  dire  dans  une  feuille  étrangère.  Il  nous 
semble  qu'il  n'y  a  qu'à  révéler  le  procédé,  et  que  tout 
lecteur  impartial  saura  tirer  d'une  telle  supercherie  la 
seule  conséquence  qui  résulte  de  tant  d'efforts  stériles 
et  vraiment  inqualifiables.  Mais  voici  un  dernier  venu, 
l'abbé  Depery,  qui,  plus  de  cinquante  ans  après,  se 
présente  avec  des  preuves  incontestables.  Ce  ne  sera 
plus  un  article  de  journal  auquel  il  en  référera,  ce  sera 
un  témoin  des  mieux  placés  sans  doute  pour  avoir 
tout  su,  tout  vu,  et  qui  ne  sera  pas  suspect,  celui-là, 
Belle  et  Bonne,  madame  de  Villette,  pour  tout  dire, 
dans  l'hôtel  de  laquelle  se  sont  passées  toutes  ces 
scènes  d'un  dramatique  plus  sombre  que  les  plus  som- 
bres tragédies  de  Crébillon.  Laissons  parler  l'abbé  :  il 
nous  promet  de  déchirer  le  voile  qui  a  empêché  la 
vérité  de  se  faire  jour. 

Jusqu'ici  des  nuages  d'obscurités  et  de  contradictions  ont 
entouré  les  derniers  momens  de  Voltaire.  Mais  puisque  l'oc- 
casion se  présente,  nous  pourrons  en  parler  savamment; 
car  nous  avons  été  à  môme  d'en  recueillir  toutes  les  circon- 


TÉMOIGNAGE  DE  BELLE  ET  BONNE.  375 

staoces  de  la  bouche  de  madame  la  marquise  de  Villette, 
chez  qui  Voltaire  mourut.  Madame  de  Villette  {belle  et  bonne) 
était  sœur  de  M.  Rouph  de  Varicourt,  évêque  d'Orléans, 
dont  nous  avons  été  secrétaire,  plusieurs  années*.  Pendant 
les  fréquens  séjours  que  ce  vénérable  prélat  faisait  à  Paris, 
nous  logions  avec  lui  chez  madame  sa  sœur.  Nous  avons  donc 
été  à  même  d'entendre  raconter  en  famille,  et  dans  l'épau- 
chement  de  l'intimité,  les  scènes  qui  se  passèrent  au  lit  de 
mort  de  Voltaire.  Nous  ne  citerons  qu'en  substance  les  par- 
ticularités nombreuses  que  nous  tenons  de  madame  de  Vil- 
lette, qui  nous  honorait  de  sa  confiance  :  «  Rien  n'est  plus 
vrai,  disait-elle,  que  ce  que  M.  Tronchin  raconte  des  derniers 
instants  de  Voltaire;  il  poussait  des  cris  affreux,  il  s'agitait, 
se  tordait  les  mains,  se  déchirait  avec  les  ongles.  Peu  de 
minutes  avant  de  rendre  l'àme,  il  demandait  l'abbé  Gaultier. 
Plusieurs  fois  madame  de  Villette  voulut  envoyer  chercher 
un  ministre  de  Jésus-Christ  ;  les  amis  de  Voltaire,  présens 
dans  l'hôtel,  s'y  opposèrent,  craignant  que  la  présence  d'un 
prêtre  recevant  le  dernier  soupir  de  leur  patriarche  ne  gâtât 
l'œuvre  de  la  philosophie  et  ne  ralentît  les  adeptes,  qu'une 
telle  conduite  de  la  part  de  leur  chef  aurait  condamnés. 

a  A  l'approche  du  moment  fatal,  un  redoublement  de 
désespoir  s'empara  du  moribond  ;  il  s'écria  qu'il  sentait  une 
main  invisible  qui  le  traînait  au  tribunal  de  Dieu  ;  il  invo- 
quait avec  des  hurlemens  épouvantables  Jésus-Christ  qu'il 
combattit  toute  sa  vie  ;  il  maudissait  ses  compagnons  d'im- 
piété, puis  invoquait  et  injuriait  le  ciel  tour  à  tour;  enfin, 
pour  étancher  une  soif  ardente  qui  l'étouffait,  il  porta  à  sa 
bouche  son  vase  de  nuit;  il  poussa  un  dernier  cri,  et  expira 
au  milieu  de  ses  ordures  et  du  sang  qu'il  avait  répandu  par 
la  bouche  et  par  les  narines  *.  » 

1.  M.  de  Variconrt,  nommé  évêque  d'Orléans  en  1820,  s'attachait 
alors  l'abbé  Depery  comme  secrétaire.  Il  mourait  en  décembre  1822. 
Ces  voyages  fréquents  à  Paris  durent  donc  se  faire  dans  cet  inter- 
valle. Mais  l'abbé  l'avait  connu  dans  sa  jeunesse,  lorsqu'il  était  curé 
de  Gex,  et  c'était  même  par  sa  protection  qu'il  était  entré  au  sémi- 
naire de  Saint-Sulpice,  en  1816. 

2.  Depery,  Biographie  des  hommes  célèbres  du  département  de 
l'Ain  (Bourg,  1835),  t.  I,  p.  163,  164. 


376  LA  FIN  JUSTIFIE  LES  MOYENS. 

Remarquez  que,  lorsque  l'abbé  Depery  publiait 
son  livre,  madame  de  Villette,  ni  son  frère,  l'évoque 
d'Orléans,  n'étaient  plus  de  ce  monde.  C'est  donc, 
comme  toujours,  devant  une  affirmation  unique,  celle 
du  narrateur,  que  l'on  se  trouve  en  présence,  et  l'ex- 
périence nous  a  prouvé  que  c'est  trop  peu.  On  sait,  on 
ne  le  sait  que  trop,  ce  dont  la  passion  est  capable, 
lorsque  le  but  semble  innocenter  les  moyens.  Nous 
avons  démontré,  autant  qu'on  le  peut  souhaiter,  la 
mauvaise  foi  du  père  Harel,  de  l'auteur  du  Diction- 
naire historique,  ainsi  que  celle  de  l'abbé  Barruel 
dans  ses  Helviennes ,  en  dénaturant  une  anecdote 
présentée  comme  un  on-dit,  on-dit  d'une  personne 
«  bien  respectable,  »  il  est  vrai.  Ce  dernier,  plus  fou- 
gueux que  tous,  aveugle  dans  ses  préventions  et  ses. 
haines,  au  point  d'être  presque  sincère  dans  ses  ca- 
lomnies, a  écrit  un  autre  livre  d'une  violence  non  moins 
grande  et  qui  rebute  les  mieux  disposés,  ses  Mémoires 
pour  servir  à  l histoire  du  jacobinisme,  qu'il  faut  lire 
pour  se  rendre  compte  des  excès  où  peut  tomber 
un  esprit  hors  des  limites  de  la  modération  et  de  la 
raison,  et  dont  nous  avons  eu  occasion  déjà  de  relever 
nous-mêmes  l'audace  et  le  peu  de  fondement  des 
assertions'. 

Il  est  aisé  de  faire  parler  les  morts.  Mais  est-il  bien 
supposable  que  madame  de  Villette  soit  sortie  de  la 
réserve  que  commandait  la  reconnaissance  la  plus 
sommaire,  en  faveur  de  ce  jeune  abbé  que  l'évêque 
d'Orléans  menait  à  sa  suite  ?  Nous  disons  en  faveur  de 

1.    Voltaire  à  Cirey,  t.  II,  p.  436  à  HO. 


ATTITUDE  CONCLUANTE  DE  MIQNOT.  377 

ce  jeune  abbé,  car,  depuis  longtemps,  le  prélat,  on  se 
l'imagine,  n'avait  plus  à  questionner  sa  sœur  sur  les 
mille  et  un  incidents  du  séjour  du  poëte  à  Paris.  Ajou- 
tons que  la  marquise,  en  pleine  Restauration,  devait 
éprouver  quelque  embarras  à  rappeler  les  souvenirs 
d'une  autre  époque  où  elle  avait  été  amenée,  elle  aussi 
(un  peu  contrainte,  nous  le  voulons),  à  jouer  un  per- 
sonnage dont  sa  pudeur  eut  sans  doute  intérieure- 
ment à  souffrir.  Les  paroles  qu'on  lui  prête  sont 
d'ailleurs  en  contradiction  avec  les  faits. 

Peu  de  minutes  avant  de  rendre  l'âme,  le  mourant, 
lui  fait-on  dire,  demanda  l'abbé  Gaultier;  mais  les 
amis  de  Voltaire,  présents  dans  l'hôtel,  s'opposèrent 
à  ce  qu'on  l'allât  chercher.  Est-ce  bien  sérieux?  Pour- 
quoi ces  mêmes  amis,  quelques  heures  auparavant, 
n'empêchèrent-ils  pas  alors  l'abbé  Mignot  d'introduire 
dans  la  place  et  le  curé  de  Saint-Sulpice  et  le  prêtre' 
habitué  des  Incurables?  Il  aurait  pris  leur  avis  que  pro- 
bablement il  n'eût  point  hasardé  cette  démarche;  et 
encore,  nous  savons  qu'au  moins  l'avis  de  D'Alembert 
était  de  se  conformer  aux  circonstances,  quelque  hu- 
miUantes  qu'elles  pussent  être  pour  la  raison  et  la  philo- 
sophie. Mais  si,  une  première  fois,  Mignot  avait  poussé 
l'esprit  de  conciliationjusqu'àdonner  son  assentiment 
aux  termes  de  la  nouvelle  rétractation,  comment  sup- 
poser qu'il  n'eût  point  persisté  dans  la  seule  ligne  de 
conduite  capable  d'éviter  les  embarras  dont,  lui  et  les 
siens  se  savaient  menacés  et  qu'ils  n'étaient  plus  à  es- 
sayer alors  de  conjurer,  comme  on  ne  tardera  pas  à  le 
voir?  Tout  cela  ne  résiste  pas  à  une  discussion  un  peu 
attentive  des  faits. 


378  INVRAISEMBLANCE  INADMISSIBLE. 

Mais  voici  l'épisode  d'Ézechiel  qui  reparaît  et  ra- 
conté pour  la  première  fois  par  un  témoin  oculaire, 
un  témoin  qu'on  veut  bien  nommer,  et  des  mieux 
placés  pour  savoir  ce  qui  se  passait,  puisque  ce  drame 
sinistre  se  jouait  dans  sa  propre  maison.  Assurément, 
il  n'y  aurait  rien  à  objecter  à  une  telle  autorité,  si  cette 
autorité  s'était  formulée  autrement  que  dans  le  tête-à- 
tête.  Le  narrateur  a  beau  faire,  en  présence  de  tant 
de  contradictions  et  d'impossibilités,  sa  parole  ne 
saurait  suffire  ;  on  lui  tient  compte  de  son  zèle,  mais 
on  demeure  incrédule.  Quoi!  cette  étrange  circon- 
stance aurait  été  ignorée  de  tout  Paris,  quand  tout 
Paris  était  instruit  des  moindres  incidents  de  l'agonie  ! 
Voilà  un  bourgeois  de  Paris,  religieux,  rigide  et  jan- 
séniste, c'est-à-dire  l'adversaire  le  plus  irréconciliable 
de  l'auteur  de  tant  d'oeuvres  sacrilèges,  à  la  piste  de 
lous  les  événements,  de  toutes  les  rumeurs,  avide  des 
plus  minces  détails  qu'il  recueille  avec  plus  de  hâte  que 
de  discernement  :  si  le  fait  qu'on  signale  est  parvenu 
jusqu'à  lui,  il  n'aura  garde  de  le  passer  sous  silence, 
il  l'aura  consigné  dans  ses  annales  sans  aucun  scru- 
pule et  comme  un  argument  de  plus  à  sa  thèse. 
Nous  l'y  avons  cherché  en  vain.  L'on  n'a  jamais  con- 
damné un  prévenu  sur  un  unique  témoignage,  et  nous 
voudrions  que  la  confidence  de  madame  de  Villette  fût 
tombée  en  plus  de  mains.  Mais  la  marquise  n'a  parlé 
qu'à  M.  Depery,  et  c'est  dommage. 

Nous  nous  trompons.  M.  Depery  n'a  pas  été  le  seul 
avec  lequel  elle  se  soit  complue  à  remonter  le  fleuve 
du  souvenir.  Un  jour,  Lady  Morgan,  qui  était  allée  lui 
rendre  visite,  l'ayant  questionnée  sur  les  derniers  mo- 


LADY  MORGAN.  379 

ments  de  son  illustre  ami,  Belle  et  Bonne  s'empres- 
sait de  la  satisfaire  et  n'hésitait  pas  à  démentir  les 
bruits  mensongers  d'ennemis  déchaînés  et  sans 
scrupules. 

A  l'égard  du  récit  fabriqué  par  les  ennemis  de  Voltaire,  et 
qu'on  trouve  dans  les  écrits  de  l'abbé  B***  *,  de  la  scène 
qu'offrit  son  lit  de. mort,  madame  de  Villette  ajoute  son 
témoignage  à  toutes  les  preuves  qui  ont  déjà  été  données  de 
sa  fausseté.  Elle  ne  le  quitta  pas  un  instant.  «  Jusqu'au  der- 
nier moment,  me  dit-elle,  tout  respira  la  bienveillance  et  la 
bonté  de  son  caractère;  tout  annonça  en  lui  la  tranquillité, 
la  paix,  la  résignation,  sauf  le  petit  mouvement  d'humeur 
qu'il  montra  au  curé  de  Saint-Sulpice,  quand  il  le  pria  de 
se  retirer,  en  lui  disant  :  «  Laissez-moi  mourir  en  paix*.  » 

Voilà  comment  devait  parler  Belle  et  Bonne  de  celui 
qui  l'avait  si  tendrement  aimée,  avec  bienveillance  et 
discrétion,  palliant  peut-être  les  côtés  scabreux,  in- 
capable, en  tous  cas,  d'entrer  dans  des  détails  hor- 
ribles, pénibles,  inutiles.  Ces  détails,  nous  avions 
grande  chance  de  les  rencontrer  dans  les  mémoires 
de  M.  d'Allonville.  Le  comte  a  consacré  à  l'agonie 
de  Voltaire  une  page  remarquable  où,  comme  ses  pré- 
décesseurs, il  fera  parler  les  morts,  un  M.  de  Fusée, 
le  neveu  de  l'abbé  de  Voisenon,  jeté  sans  la  moindre 
vraisemblance  au  milieu  des  épouvantements  du  poëte 
devant  qui  l'enfer  va  s'entrouvrira  Ce  M.  de  Fusée  a 

1 .  L'abbé  Barruel. 

2.  Lady  Morgan,  La  France.  (Paris,  TreuUel  et  WUrtz,  1817), 
t.  n,  IV335,  336. 

3.  Mais  M.  d'Allonville  en  veut  aux  grands  hommes,  et  il  faut  lire 
les  atroces  accusations  qu'il  ne  craint  pas  de  porter  contre  les  mœurs, 
contre  l'honneur  de  l'illustre  Buffon.  Voir  notre  élude  intitulée  : 


380  M.  OE  FUSËE. 

conservé  le  souvenir  le  plus  palpitant  de  ce  qu'il  a  vu, 
et  n'en  parle  qu'avec  une  exaltation  fort  concevable, 
après  tout'.  Il  est  question,  dans  la  conversation,  du 
frétillant  évoque  de  Montrouge,  qui  croyait  au  diable; 
mais  le  petit  abbé  Greluchon,  comme  l'appelait  l'au- 
teur de  Zaïre^  n'était  pas  le  seul  à  y  croire  :  Voltaire 
y  croyait. 

Quoi!  Voltaire?  s'écrie  M.  d'Allonville.  Tout  ce  qu'on  a  dit 
sur  ses  derniers  moments  était  donc  faux?  —  Très-faux. 
Demandez  à  Viilevieille,  à  Villette  :  ils  ne  le  nieront  pas 
devant  moi,  qui  comme  eux  ai  vu  sa  rage,  entendu  ses 
cris.  «  11  est  là,  il  veut  me  saisir!  disail-il  en  portant  des 
regards  effarés  vers  la  ruelle  de  son  lit...  Je  le  vois...  je  vois 
l'enfer...  cachez-les  moi!  »  Cette  scène  faisait  horreur'. 

Il  va  sans  dire  que,  lorsque  M.  d'Allonville  publiait 
ses  étranges  mémoires  (1838),  et  M.  de  Fusée,  et 
Villette  et  Viilevieille  étaient  morts  depuis  longtemps, 
et  que  ceux  que  défiait  le  neveu  de  l'abbé  de  Voise- 
non  ne  sortiraient  pas  de  leur  linceul  pour  démentir 

Buffon  et   son  château  de  Montbard,  dans  la  Revue  des  Provinces 
(15  février  1864),  t.  II,  p.  307. 

1 .  Ce  M.  de  Fusée,  n'ayant  joué  aucun  rôle,  nous  échappe  com- 
plètement; il  n'en  est  pas  de  même  de  sa  mère,  petite-fille  de  ma- 
dame Doublet,  intelligente,  spirituelle,  savante,  mais  avec  un  notable 
grain  de  folie,  se  mêlant  de  médecine,  médicamenlant  impitoyable- 
ment ses  paysans  et  ses  gens  dont  elle  ne  contribuait  pas  peu  ainsi, 
a-t-on  prétendu,  à  avancer  la  destinée.  Lire,  sur  la  comtesse  de  Voi- 
senon,  ce  que  nous  en  avons  raconté,  dans  une  étude  sur  son  beau- 
frère.  Revue  française  ({0  septembre  1855),  t.  II,  p.  4B8  à  471. 
Pour  !e  comte,  c'était  un  gastronome  de  premier  ordre  qui  se  plaisait 
à  faire  des  recrues,  o  Je  l'ëcoutaisavec  une  complaisance  qui  le  char- 
mait, »  nous  dit  Charles  Pougens, If^moiret  elSouvenin,  (Paris,  Four- 
nier,  1834),  p.  15. 

2.  Comte  d'Allonville,  Mémoires  secrets  (Paris,  Werdet,  1838), 
l.l.p.  70,  71,72. 


I 


•RÉCIT  DE  L'ABBÉ  BARRUEL.  381 

OU  sanctionner  de  pareils  récits'.  C'était  le  cas  de 
faire  raconter  à  M.  de  Fusée  l'ignominieuse  scène  rap- 
portée en  dernier  lieu  par  l'abbé  Depery,  et  l'on  s'é- 
tonne que  celui-ci  n'en  parle  point,  lui  qui  a  tout  vu. 
L'abbé  Barruel,  qui,  dans  ses  Helviennes,  n'a  pas 
hésité  à  reproduire  cette  fable  absurde  qu'il  avait  em- 
pruntée au  père  Harel,  n'y  fait  nulle  allusion  dans  ses 
Mémoires  pour  seixnr  à  Phistoire  du  jacobinisme, 
dont  le  ton  n'est  d'ailleurs  ni  moins  violent,  ni 
moins  passionné ,  comme  on  en  va  juger  par  le 
tableau  même  des  derniers  moments  du  patriarche 
de  Ferney. 

...  Voltaire  avoit  permis  que  sa  déclaration  fût  portée  au 
curé  de  Saint-Sulpice  et  à  l'archevêque  de  Paris,  pour  savoir 
si  elle  seroit  suffisante.  Au  moment  oiî  M.  Gaultier  rappor- 
toit  la  réponse,  il  lui  fut  impossible  d'approcher  le  malade  ; 
les  conjurés  avoient  redoublé  leurs  efforts  pour  empêcher 
leur  chef  de  consommer  sa  rétractation,  et  ils  y  réussirent  : 
toutes  les  portes  se  trouvèrent  fermées  aux  prêtres  que  Vol- 
taire avoit  fait  appeler.  Les  démons,  désormais,  eurent  seuls 
un  accès  libre  auprès  de  lui,  et  bientôt  commencèrent  ces 
scènes  de  fureur  et  de  rage  qui  se  succédèrent  jusqu'à  ses 
derniers  jours...  M.  Tronchin  continuoit  à  dire  que  les 
fureurs  d'Oreste  ne  donnent  qu'une  idée  bien  faible  de  celles 
de  Voltaire.  Le  maréchal  de  Richelieu,  témoin  de  ce  spec- 
tacle, s'enfuyoit  en  disant  :  «  En  vérité,  cela  est  trop  fort; 
on  ne  peut  y  tenir*.  » 


1.  Villelle  était  mort  dès  1793  (9  juil!el).>  Villevieille  poussa  sa 
carrière  jusqu'au  1 1  mai  1825. 

2.  Barruel,  Mémoires  pour  servir  à  V histoire  du  jacobinisme  (Ham- 
bourg, Fauche,  1803),  t.  1,  p.  268.  Disons,  toutefois,  que  la  sixième 
édilioa  des  Helviennes,  celle  dont  nous  nous  servons,  comme  la  pre- 
mière, contient  le  fameux  passage. 


382  L'ABBÉ  BIJEX. 

Ainsi,  voilà  les  amis  de  Voltaire  qui  ferment  si  bien 
les  portes  durant  ces  derniers  jours  d'agonie,  que  le 
prêtre,  mandé  par  le  poëte,  ne  peut  réussir  a  être 
introduit.  Mais  l'abbé  Gaultier  impose  donc,  lui  qui 
déclare  n'avoir  quitté  le  moribond  que  trois  heures 
avant  qu'il  expirât?  Si  nous  voulions  relever  toutes  les 
fables  débitées  alors  et  depuis,  des  volumes  n'y  suffi- 
raient point.  Ainsi,  tout  récemment,  l'abbé  Martin, 
dans  son  Histoire  de  M.  Vuarin,  reproduisait  un 
fragment  de  lettre  de  M.  Bijex*,  qui,  à  la  suite  d'une 
enquête  scrupuleuse  et,  notamment,  de  conférences 
particulières  avec  le  curé  de  Saint-Sulpice,  disait  : 
«  J'ai  su  encore  que,  dans  les  derniers  jours  de 
sa  maladie,  aucun  prêtre  ne  put  pénétrer  jusqu'à 
lui^.  »  Sans  doute,  la  santé  revenue,  l'abbé  Gaul- 
tier avait  trouvé  porte  close.  Mais,  si  quelqu'un 
n'eut  pas  dû  se  méprendre  sur  la  portée  de  la  ine- 
sure,  c'est  assurément  le  curé  de  Saint-Sulpice.  En 
tous  cas,  les  démons,  comme  le  dit  l'abbé  Barruel, 
n'empêchèrent  ni  le  pasteur  ni  le  prêtre  habitué  de 
pénétrer  auprès  du  malade^.  Cette  petite  erreur  de 
fait  enlève  sans  doute  quelque  autorité  à  la  lettre  de 

1.  Nous  avons  vu  près  de  Voltaire,  à  titre  de  secrétaire,  un  Simon 
Bijex,  qui  dut  se  retirer  devant  le  père  Adam.  11  ne  s'agit  pas  de  lui 
ici,  mais  d'un  ecclésiastique  du  même  nom,  son  compatriote  en  tous 
les  cas,  et  peut-être  son  parent,  alors  vicaire  général  dans  le  diocèse 
d'Annecy,  depuis  évêque  de  Pignerol  et,  plus  tard,  archevêque  de 
Chambéry. 

2.  L'abbé  Martin,  Histoire,  de  M.  Vuarin  (Genève,  1861),  t.  1, 
p.  372,  373.  Fragment  d'une  lettre  de  M.  Bijex  à  M.  Vuarin  sur 
la  mort  de  Voltaire. 

3.  Et  remarquer  que  M.  Bijex  nous  apprend  qu'il  avait  également 
interrogé  l'abbé  Gaultier  sur  les  derniers  moments  du  poCte. 


LE  CUISINIER  DE  VILLETTE.  383 

M.  Bijex,  qui  finit  par  ce  dernier  trait.  «  Le  cuisinier 
de  M.  de  Villette,  interrogé  sur  cette  mort,  peu  de 
temps  après,  par  un  prêtre  de  la  communauté  de 
Saint— Sulpice,  répondit  qu'il  avait  été  expressément 
défendu  à  tous  les  gens  de  la  maison  d'en  parler, 
et  que  tout  ce  qu'il  pouvait  en  dire ,  c'est  que, 
si  le  diable  pensait  mourir,  il  ne  mourrait  pas 
autrement.  » 

Le  procédé  ne  varie  guère  :  citer  les  morts  qui  ne 
répliquent  point,  ou  s'autoriser  de  l'assertion  d'ano- 
nymes «  bien  respectables,  »  citer  encore  un  cuisinier 
qui  n'est  plus  là  pour  vous  reprocher  d'avoir  tenté  de 
lui  faire  trahir  ses  devoirs  envers  ses  maîtres,  ou  bien 
un  valet  de  chambre  du  poète  qui,  si  c'est  Morand  (et 
ce  ne  peut  être  que  lui)  aura  dû  tenir  des  propos  bien 
différents  *.  Et  quels  sont  les  fauteurs  de  tant  de  versions 
plus  ridicules  que  répréhensibles?  des  écrivains  qui, 
par  devoir,  stygmatisent  le  mensonge,  et  sont  les  mi- 
nistres et  les  serviteurs  du  Dieu  de  vérité.  La  vérité? 
N'est-ce  pas  bien  mal  la  servir;  et  tous  ces  efforts,  à 
quoi  aboutissent-ils,  en  quoi  peuvent-ils  lui  être  d'au- 
cune aide?  Est-il  donc  si  difficile  d'être  sincère,  de  se 


1.  M.  d'AUonville  termine  ainsi  le  récit  qu'on  a  lu  plus  haut: 
«  Quelques  années  après,  je  racontais  cela  à  un  nommé  Hardi, 
commis  voyageur  d'un  gros  négociant  de  Rouen,  et  il  ne  le  voulait 
pas  croire;  mais,  un  valet  de  chambre  de  Voltaire,  qui  venait  souvent 
chez  lui,  interrogé  à  ce  sujet,  lui  confirma  les  détails  donnés  par 
moi  d'après  le  comte  de  Fusée.  »  Si  le  valet  de  chambre  de  Voltaire 
voyait  fréquemment  ce  M.  Hardi,  comment  se  fait-il  que  ce  dernier, 
qui  savait  d'où  il  sortait,  et  qui,  comme  tous  les  commis  voyageurs 
d'alors,  devait  être  voltairien,  ne  l'eût  pas  encore  interrogé  sur  ces 
événements  si  palpitants,  et  ne  sût  pas  à  quoi  s'en  tenir,  bien  avant 
sa  rencontre  avec  M.  d'Âllonville? 


384  LE  SEUL  TERRAIN   DE  L'HISTORIEN. 

montrer  équitable?  Que  ce  moribond  soit  sorti  delà 
vie  avec  plus  ou  moins  de  labeur,  que  son  agonie  ait 
été  affreuse,  vraiment  que  cela  prouve-t-il,  lorsque 
tant  de  justes  passent  par  les  plus  terribles  angoisses 
avant  de  toucher  au  suprême  repos?  Que  vous  im- 
porte sa  mort?  c'est  sa  vie,  ce  sont  ses  œuvres  qui 
vous  appartiennent  et  que  vous  avez  le  droit  et  le 
devoir  déjuger  en  toute  rigueur.  Sur  ce  terrain,  tous  les 
honnêtes  gens  seront  d'accord  pour  signaler  les 
erreurs,  écarter  les  conceptions  malsaines,  soit  eu 
vers,  soit  en  prose,  de  ce  trop  séduisant  esprit. 

Nous  avons  cité  les  diverses  fables  auxquelles  les  der- 
niers moments  de  Voltaire  ont  donné  lieu,  fables  qui, 
toutes,  s'autorisent  des  propos  plus  ou  moins  fidèles 
de  Tronchin.  Si  Tronchin  n'est  pas  un  ami  discret  et 
bienveillant,  c'est  im  honnête  homme,  et  ce  qu'il  dit 
des  agitations,  des  angoisses  du  malade  est  à  croire, 
mais  tout  cela  se  rapporte  à  des  incidents  antérieurs  à 
l'entrevue  de  l'auteur  de  la  Henriade  avec  l'abbé  Gaul- 
tier et  le  curé  de  Saint-Sulpice  *.  Entre  la  retraite  des 

1.  On  l'a  déjà  dit,  Tronchin  n'assista  pas  à  son  ngonie.  Nous 
avons  peine  à  croire  que  ce  fût  pour  les  raisons  que  lui  prête  Deluc, 
dans  une  lettre  à  l'abbé  Barruei  écrite  dix-neuf  ans  plus  tard.  «  ...  J'ai 
tenu  de  lui-même  tout  ce  qui  se  répandit  alors  à  Paris  et  au  loin  de 
l'élat  horrible  où  se  trouva  l'âme  de  ce  méchant  aux  approches  de  la 
mort.  Comme  médecin  môme,  M.  Tronchin  fil  tous  ses  ellorls  pour 
le  calmer,  car  ses  violentes  agitations  empGchoient  tout  effet  des  re- 
mèdes. Mais  il  niî  put  y  parvenir,  et  il  fut  forcé  de  l'abandonner  par 
l'horreur  que  lui  inspiroit  le  caractère  de  sa  frénésie.  »  Mémoires  pour 
servir  à  l'histoire  du  jacobinisme  (Hambourg,  Fauche,  1803),  t.  III, 
p.  viij,  lettre  de  Deluc  à  l'abbé,  Windsor,  23  octobre  1797.  Eût-ce 
été  une  raison  pour  quitter  le  lit  du  malade,  comme  on  le  fait  faire 
ailleurs  à  Richelieu?  et  quelle  lèpre  physique  ou  morale  pourrait  pal- 
lier une  telle  défection? 


DERNIÈRES  PAROLES.  388 

deux  ecclésiastiques  et  la  mort  du  poëte,  s'écouleront 
trois  heures  mystérieuses,  à  l'égard  desquelles  nous 
n'avons  aucune  révélation  officielle.  Les  amis  assurè- 
rent qu'il  était  mort  doucement,  sans  trouble,  sans  ces 
éclats,  cette  rage ,  ces  terreurs  d'un  damné  qui  sent 
l'abîme  ouvert  sous  ses  pieds'.  Dix  minutes  avant  de 
rendre  le  dernier  soupir,  il  prit  la  main  de  Morand,  qui 
le  veillait,  la  lui  serra  et  lui  dit  :  «  Adieu,  mon  cher 
Morand,  je  me  meurs  ^.  »  Wagnière  affirme  que  ce  sont 
là  les  dernières  paroles  qu'il  ait  articulées,  et  c'est  de 
Morand  même  qu'il  les  tenait.  Sont-celes  seules?  Il  se 
pourrait  que  le  haineux  secrétaire  eût  omis  volontaire- 
ment un  dernier  témoignage  de  tendresse  à  l'égard  d'une 
nièce  bien-aimée.  La  dépêche  du  prince  Bariatinsky, 
qui  rapporte  ces  adieux  à  un  serviteur  fidèle,  dit  que  le 
mourant  ajouta  d'une  voix  très-distincte  :  «  Prenez  soin 
de  maman...  '  » 

Nous  croyons  à  une  fin  sans  secousses,  par  la 
raison  que  cette  machine  épuisée  était  à  bout  de 
ses  forces,  qu'elle  s'était  usée  dans  ce  court  réveil 
011  la  religion  était  venue  lui  offrir  les  suprêmes 
secours*.  Cela  ne  saurait  convenir  à  cette  classe  d'es- 
prits avides  d'émotions  et  pour  lesquels  le  mélodrame 

1.  L'abbé  Duvernet,  Vie  de  Voltaire  (Genève,  1786),  p.  276.  — 
OEuvres  complètes  (Beuchot),  t.  I. 

2.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  [Paris,  André, 
1826),  t.  1,  p.  161.  Voyage  de  Voltaire  à  Paris,  17  78. 

3.  Journal  des  Débals,  du  samedi  30  janvier  1869. 

4.  «  Quelques  minutes  avant  d'expirer,  lisons-nous  dans  les  nou- 
velles de  Métra,  M.  de  Voltaire  se  tâta  le  pouls  lui-même  et  fit  signe 
de  la  têle  que  tout  était  fini.  »  Correspondance  secrète,  politique  et 
littéraire  (Londres,  John  Adamson),  t.  VI,  p.  227  ;  de  Paris,  le  6  juin 
1778. 

viii.  25 


386  VAINES  ET  STÉRILES  RECHERCHES. 

est  une  nécessité  au  premier  chef,  et  encore  moins  à 
ceux  qui  s'obstinent  à  ne  pas  admettre  que  cet  homme 
odieux  se  soit  endormi  du  sommeil  -de  paix  qui 
n'appartient  qu'au  juste.  Qu'y  pouvons-nous  faire? 
Nous  n'apercevons  point,  d'ailleurs,  les  conséquences 
à  déduire  de  la  plus  terrible  agonie,  du  délire  le 
plus  effrayant,  quand  une  fièvre  chaude  produit  les 
mêmes  effets,  provoque  les  mêmes  accès  chez  le  sage 
comme  chez  le  méchant  endurci,  voué,  semblerait-il, 
à  toutes  les  frénésies  et  à  tous  les  épouvantements  de 
la  dernière  heure. 


ÉPILOGUE 


VOLTAIRE  OUTRE -TOMBE 


\ 


L  ABBAYE    DE   SCELLIERES.   —   LA   BIBLIOTHEQUE  DE   VOLTAIRE. 
MABIAGE  DE  MADAME   DENIS. 

Nous  eussions  uniquement  entrepris  de  raconter  cette 
existence  mouvementée,  si  constamment  traversée  d'orages, 
que  notre  tâche  serait  remplie.  Mais  nous  nous  sommes 
engagés  à  plus.  Il  ne  s'agissait  pas  seulement  de  Voltaire, 
bien  qu'il  soit  la  physionomie  capitale  de  ces  études  et 
comme  l'incarnation  de  son  époque;  il  s'agissait  encore 
de  toute  cette  société  du  dix-huitième  siècle,  dont  il  a  été 
l'âme,  dont  il  a  été  le  génie,  le  mauvais  génie,  disent  ses 
ennemis.  Restait  debout  cette  société,  qui  ne  lui  survivra 
guère,  il  est  vrai.  Devions-nous  laisser  dans  l'ombre  et 
l'oubli  une  influence  outre-tombe  qui  se  fera  sentir  encore 
de  nos  jours,  avec  une  recrudescence  même  dont  ce  n'est 
pas  ici  le  lieu  de  rechercher  les  causes?  Voltaire  a-t-il  été 
le  précurseur  et  le  fauteur  d'une  révolution  inévitable? 
Quelle  aura  été  son  action  sur  les  idées  et  les  mœurs  révolu- 
tionnaires? Et  le  parti  démagogique,  qui  usera  et  abusera 
de  son  nom  sans  scrupule,  représentera-t-il  un  ordre  de 
choses  auquel  il  aurait  applaudi,  lui  vivant?  Voilà  ce  qu'il  ne 
nous  a  pas  semblé  inutile  de  rechercher,  par  un  exposé 
sincère  des  incidents  si  dramatiques  où  son  nom  se  trouvera 
mêlé  et,  disons-le,  trop  souvent  compromis. 


390  PREMIER  EFFAREMENT. 

La  mort  de  Voltaire  fut  connue  assez  tard  dans  le  public  : 
tout  Pariis  était  encore  à  sa  porte,  dit  Gri mm,  pour  demander 
de  ses  nouvelles,  lorsque  son  corps  était  déjà  enlevé  pour 
être  transporté  à  Scellières  *.  Elle  fut  sentie  vivement  par 
chacun,  quoique  bien  diversement.  Les  dévots  triomphaient 
et  ne  cachaient  pas  leur  joie,  comme  si  ses  livres  eussent 
été  anéantis  avec  lui;  ils  avaient  les  puissances  pour  eux  et 
se  flattaient  de  les  faire  les  instruments  complaisants  d'une 
haine  implacable.  Le  parti  encyclopédique,  ne  pouvant 
douter  qu'il  ne  fût  le  plus  faible,  s'indemnisait  de  son 
inaction  forcée  en  soufflant  le  feu  dans  les  nombreux  salons 
où  il  avait  accès  :  c'étaient  des  imprécations  ou  des  apo- 
logies également  sans  mesure ,  se  ressentant  de  l'exalta- 
tion et  de  l'exaspération  dans  lesquelles  avait  jeté  ce  grand 
événement. 

La  famille  avait  dû  s'alarmer  des  complications  trop  pré- 
sumables  auxquelles  donnerait  lieu  le  trépas  de  son  chef,  et 
nous  avons  cité,  à  cet  égard,  un  aveu  plus  que  significatif 
de  madame  Denis.  L'abbé  Mignot  était  allé  pressentir  le 
curé  de  Saint-Sulpice,  qui  répondit  nettement  que,  si  M.  de 
Voltaire  ne  faisait  pas  une  réparation  publique  et  solen- 
nelle, «  et  dans  le  plus  grand  détail,  »  du  scandale  qu'il 
avait  causé,  il  ne  pouvait  l'enterrer  en  terre  sainte.  L'abbé 
eut  beau  objecter  que  son  oncle,  dans  le  moment  où  il  jouis- 
sait de  toute  sa  raison,  avait  fait  une  profession  de  foi,  dont 
l'authenticité  était  hors  de  doute,  qu'il  avait  désavoué  les 
ouvrages  qu'on  lui  imputait,  et  poussé  la  docilité  pour  les 
ministres  de  l'Église  jusqu'à  déclarer  que,  «  s'il  avait  causé 
du  scandale,  il  en  demandait  pardon,  »>  ce  fut  peine  inutile  ; 
M.  de  Voltaire  était  notoirement  connu  pour  ennemi  dé- 
claré de  la  religion,  il  fallait  une  réparation  aussi  éclatante 
que  le  scandale  avait  été  universel. 

Les  deux  neveux  allèrent  alors  trouver  M.  Amelot,  qui 
avait  le  département  de  Paris,  et  le  lieutenant  de  police 

1.  Grimm,  Correspondance  littérake  (Paris,  Fume),  t.  X,  p.  45; 
juin  17  78. 


DÉMARCHES  DE  LA  FAMILLE.  391 

Lenoir.  Le  ministre  en  conféra  aussitôt  avec  l'abbé  de  Ter- 
sac  qui,  appuyé,  inspiré  par  l'archevêché,  répondit  par 
un  refus  absolu  de  sépulture.  D'Hornoy,  espérant  qu'un 
corps  auquel  il  appartenait  et  dont  il  avait  jadis  partagé  la 
mauvaise  fortune  accueillerait  favorablement  la  requête  de 
l'un  de  ses  membres,  alla  trouver  le  procureur  général  ; 
mais  il  ne  put  tirer  de  lui  une  assurance  assez  grande  pour 
leur  faire  hasarder  une  démarche  qui,  en  cas  d'insuccès, 
forçait  les  deux  neveux  à  donner  leur  démission,  l'un  de 
conseiller  au  parlement,  l'autre  de  conseiller  au  grand 
conseil.  On  crut  savoir,  d'ailleurs,  que  le  roi  avait  dit  «  qu'il 
fallait  laisser  faire  les  prêtres*.  »  Il  n'y  avait  donc  plus  lieu 
de  lutter  de  front,  et  M.  Amelot  leur  conseilla  d'éviter  le 
scandale  d'un  procès  dont  l'issue  n'était. rien  moins  que 
sûre,  ce  à  quoi,  avouons-le,  il  eut  peu  de  peine  à  les 
déterminer  *.  Ajoutons  que  l'archevêché  et  le  curé  de 
Sainl-Sulpice,  bien  que  poussés  par  les  fanatiques  du 
parti,  par  mesdames  de  Kivernois  et  de  Gisors,  iiptajoa- 
ment,  ne  crurent  pas  que  le  scandale  fût  obligatoire  et 
se  prêtèrent  à  certains  arrangements.  Il  existe  un  certi- 
ficat de  l'abbé  Gaultier  qui  reconnaît  avoir  été  appelé 
par  M.  de  "Voltaire,  si  l'état  intellectuel  où  il  le  trouva 
rendit  inutile  toute  tentative  de  l'amener  à  un  retour 
vers  Dieu*.  Le  curé  de  Saint -Sulpice  était  plus  net 
et  plus  sec  :  qu'on  ne  lui  demandât  ni  sépulture,  ni 
prières,  il  renonçait  à  ses  droits   curiaux,  et  ne  s'oppo- 

1.  La-Harpe,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Migaeret,  1804), 
t.  il,  p.  244. 

2 .  Nous  lisons  encore  dans  la  dépêche  du  prince  Bariatinsky  : 
u  Le  curé  avait  obtenu  de  la  garde  du  malade  qu'elle  tiendroit 
registre  de  tout  ce  que  Voltaire  avait  proféré  contre  la  religion 
pendant  sa  dernière  maladie,  en  sorte  que  la  garde  eût  été  entendue 
en  déposition  avec  d'autres  témoins  aftidés,  si  quelqu'un  eût  présenté 
requête  au  parlement.  »  Journal  des  Débats,  du  samedi  3  janvier 
1869. 

3.  «  Je,  soussigné,  certitie  à  qui  il  appartiendra  que  je  suis  venu  à 
la  réquisition  de  M.  de  Voltaire  et  que  je  l'ai  trouvé  hors  d'état  de 
l'entendre  en  confession.  Fait  à  Paris  le  30  mai,  l'an  mil  sept  cent 
soixante-dix-huit.  Gaultier,  prêtre.  » 


392  LE  CERVEAU  DE  VOLTAIRE. 

sait  aucunement  à  ce  que  le  corps  fût  transféré  à  Ferney*. 
Mais  il  était  à  craindre  que  l'on  ne  rencontrât  à  Ferney  plus 
de  difflcultés,  une  résistance  plus  tenace.  L  evèque  d'An- 
necy, dont  on  connaissait  l'esprit  d'inflexibilité  et  de  ran- 
cune, fort  probablement  ne  reculerait  point  devant  un  éclat 
et  mémo  la  perspective  d'une  émotion  populaire  que  la  fa- 
mille voulait  éviter  à  tout  prix.  Il  fut  convenu  que  l'abbé 
Mignot  ferait  transporter  et  inhumer  le  déiunt  dans  son 
église  abbatiale  de  Scellières,  en  Champagne.  La  nuit  du  30 
au  31,  l'on  procéda  hâtivement  à  l'embaumement  du  corps*. 
Lorsqu'on  ouvrit  le  crâne,  le  cerveau  frappa  par  son  déve- 
loppement. «  Le  jeune  chirurgien  qui  fit  cette  opération, 
lisons-nous  dans  la  dépêche  du  prince  Bariatinsky,  fut 
étonné  de  cette  quantité  de  cervelle.  Il  témoigna  sa  surprise 
et  son  admiration  à  cet  égard,  et  ne  pouvait  se  lasser  de 
regarder  ce  phénomène  avec  des  yeux  interdits;  il  demanda 
même  la  permission  de  garder  le  cervelet,  désirant  conser- 
ver précieusement  quelques  restes  de  ce  grand  homme'.  » 

1 .  a  Je  consens  que  le  corps  de  M.  de  Voltaire  soil  emporté  sans 
cérémonie,  et  je  me  départs,  à  cet  égard,  de  tous  les  droits  curiaux. 
A  Paris,  30  mai  1778.  S.  de  Tersac,  curé  de  Saint-Sulpice,  »  Le 
fac-similé  de  cette  pièce  et  de  la  précédente  se  trouve  dans  le  dernier 
volume  des  œuvres  de  Fo//aire  (Paris,  Pion,  J862),  p.  26-27. 

2.  Rapport  de  roineriure  et  embaumement  du  corps  de  M.  de  Vol- 
taire, fait  le  trente-un  may  17  78,  en  l'hôtel  de  monsieur  le  marquis 
de  Villette. 

3.  Journal  des  Débals,  du  samedi  30  janvier  1869.  «  Le  crâne 
était  petit  en  apparence  ;  il  fut  ouvert  par  Pipelet,  membre  de  l'Aca- 
démie de  chirurgie.  Le  médecin  Rose  de  Lépinoy,  qui  était  présent, 
vint  aussitôt  rendre  compte  à  la  Faculté  de  médecine  des  résultais 
de  l'autopsie.  Deux  choses  furent  principalement  remarquées  :  le  peu 
d'épaisseur  des  parois  osseuses  du  crâne,  malgré  l'âge  avancé  du 
sujet,  et  l'énorme  développement  de  Tencéphale.  Le  cerveau  ne  fut 
point  disséqué;  on  l'enleva  en  entier,  et  un  pharmacien  célèbre, 
Mitouart,  le  fit  durcir  dans  l'alcool  bouillant,  pour  le  conserver  en- 
suite dans  de  l'esprit-de-vin...  Longtemps  après,  dans  une  société 
savante,  on  mil  une  petite  portion  de  ce  cerveau  en  contact  avec  lu 
lumière  d'une  bougie  ;  elle  s'enflamma  et  jeta  de  vives  étincelles. 
Spectacle  de  pure  curiosité  :  le  cerveau  de  Voltaire  ne  projetait  plus 
qu'une  lumière  toute  physique,  ombre  de  la  lumière  de  l'esprit.  » 
Réveillé-Parise,  Physiologie  et  hygiène  des  hommes  livrés  aux  travaux 


CONSTANTE  PRÉOCCUPATION  DU  POÈTE.       303 

Quant  au  cœur,  M.  de  Villelte  s'en  empara  ou  on  le  lui 
laissa  prendre.  Et  il  était  bien  tard  pour  l'en  déposséder, 
lorsqu'une  revendication  de  la  famille,  provoquée  par  le 
sentiment  public,  essaya  de  l'amener  à  une  restitution  à 
laquelle  il  ne  voudra  pas  entendre. 

Revêtu  d'une  robe  de  chambre,  la  tête  enfouie  dans  un 
ample  bonnet  de  nuit,  le  corps  du  poëte  fut  installé  dans 
un  carrosse  à  six  chevaux*,  retenu  sous  les  bras  dans  l'atti- 
tude d'un  homme  qui  dort,  à  la  garde  d'un  domestique  de 
confiance  qui  ne  devait  pas  le  quitter.  Un  autre  carrosse 
suivait,  dans  lequel  étaient  d'Hornoy  et  ses  deux  cousins, 
MM.  Marchand  de  Varennes,  maître  d'hôtel  du  roi,  et  Mar- 
chand de  la  Houlière,  brigadier  d'infanterie.  L'abbé  Mignot 
avait  pris  les  devants,  et  descendait,  le  dimanche,  vers  les 
sept  heures  du  soir  (31  mai),  non  pas  à  son  abbatiale  qui  était 
une  ruine,  mais  à  l'appartement  qu'il  tenait  à  loyer  de  ses 
religieux,  dans  l'intérieur  du  monastère.  Après  les  premiers 
compliments,  il  s'ouvrit  au  prieur  de  l'infortune  qui  venait 
de  les  frapper,  et  lui  expliqua  le  genre  de  service  qu'il  at- 
tendait de  son  amitié  et  de  sa  charité.  Il  ne  fut  question 
d'abord  que  d'un  dépôt  momentané,  car  M.  de  Voltaire 
devait  être  transféré,  selon  ses  dernières  volontés,  à  son 
chàleau  de  Ferney,  où  il  s'était  préparé  lui-même  une  sé- 
pulture. Assurer  à  ses  restes  un  asile  inaccessible  aux  pro- 
fanations avait  été  la  préoccupation  constante  de  l'auteur 
du  Dictionnaire  philosophique;  et  à  l'époque  où  il  habitait 
les  Délices,  il  avait  désigné  à  François  Tronchin  l'endroit 
qu'il  s'était  réservé,  au  milieu  de  l'Étoile  de  Charmille.  «  Il 


de  Vesprit  (Paris,  1839),  t.  I,  p.  296,  297.  Virey  dil  également  : 
«  Nous  avons  vu  s'enOammer  à  une  bougie  et  lancer  encore  en  pétillant 
des  rayons  de  lumière,  un  fragment  de  ce  cerveau,  jadis  pensant, 
qui  produisit  tant  d'éclatants  ouvrages  et  qui  laissera  de  si  longues 
traces  dans  l'avenir.  »  Guyot  de  Fère,  Archives  curieuses  (Paris,  1830), 
F*  année,  l'e  série,  p.  264.  Nouvelles  de  Voltaire,  par  J.-J. 
Virey. 

l.  Correspondance  de  Xavier  de  Saxe,  p.  258.  Lettre  du  concierge 
du  châleau  de  Pont-sur-Seine;  l^r  juin.  A  en  croire  Wagnière,  dès 
ie  26,  ordre  avait  été  donné  de  tenir  le  carrosse  tout  prêt. 


394  ARRIVÉE  A  SCELLIÈRES. 

faudrait,  lai  disait-il,  que  tous  les  monstres  fussent  déchat- 
nés  pour  qu'on  vint  ici  rae  persécuter  dans  ma  vieillesse, 
ie  cherche  une  solitude,  un  tombeau;  me  l'enviera-t-on*?  » 
Plus  tard,  après  l'acquisition  de  Ferney,  il  s'était  fait 
construire  un  tombeau  doBBant  tout  à  la  fois  éans  l'église 
et  le  cimetière.  «  Les  maUns,  remarquait-il  en  plaisantant  à 
M.  Trudaine,  diront  que  je  ne  suis  ai  dehors  ni  dedans  *.  » 
Mais  il  s'était  dégoûté  de  ce  refuge  qu'il  ne  jugeait  peut- 
être  pas  assez  protégé  contre  les  ennemis  posthumes,  et 
avait  recommandé  expressément  à  Wagnière  de  le  faire 
enterrer  dans  sa  chambre  des  bains  ^. 

Afin  de  tranquilliser  absolument  le  prieur,  l'abbé  Mignot 
exhibait  le  consentement  du  curé  de  Saint-Sulpice  pour  la 
translation  «  sans  cérémonie  n  des  dépouilles  de  son  oncle, 
ainsi  qu'»ne  copie  de  la  profession  de  foi  obtenue  par  l'abbé 
Gaultier.  11  produisait  encore  une  autorisation  expresse  du 
ministre  de  transporter  le  corps  à  Ferney  ou  ailleurs.  Le 
prieur  n'en  demanda  pas  davantage,  et  se  montra  disposé  à 
faire  tout  ce  qui  était  en  lui  pour  venir  en  aide  à  son  abbé 
commendataire,  dans  une  circonstance  aussi  douloureuse. 
Le  lendemain,  à  midi,  les  deux  carrosses  pénétraient  dans 
la  cour  de  l'abbaye.  A  l'insu  de  tous  les  postillons  et  des  do- 
mestiques de  la  maison,  le  corps  fut  assis  sur  une  table  *, 
dans  une  salle  basse  dont  Mignot  retira  la  clef,  et  où  on  le 
laissa  jusqu'au  moment  de  l'ensevelir.  Ce  triste  devoir  fut 
rempli  par  le  fossoyeur  du  village  de  Romilly,  en  présence 
d'un  valet  de  chambre  de  l'abbé  et  d'un  domestique  de  ma- 
dame Denis*.  Quoique  embaumé,  le  corps  exhalait  une  si 

1.  Gaullîpur,  Étrennes  nationales  (Genève,  18&5),  III®  année, 
p.  206.  Anecdotes  inédiles  sur  Voltaire. 

?.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
/««rM  (Londres,  Joiin  Adamson),  t.  X,  p.  15t;  15  juin.  Kxtrait 
d'une  lettre  de  Ferney,  du  h  juin  17  77.  Celte  lettre  est  de  Trudaine. 

3.  Lonpchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
I82(î),  t.  I,  p.  161,  164.  Voyage  de  VoiUire  à  Paris,  1778. 

4.  Correspondance  de  Xavier  de  Saxe,  p.  258.  Lettre  du  conderge 
da  château  du  Pont,  l^r  juin  17  78. 

5.  GroBley,  Œuvres  inédites  (Paris,  1813),  t.  II,  p.  456,  457. 
Mémoires  sur  les  Troyens  célèbres. 


LE  CORPS  PRÉSENTÉ  A  L'ÉGLISE.  M5 

forte  odear,  que  le  domestique  que  l'on  avait  mis  près  de  lui 
durant  le  parcours,  en  fut  presque  asphyxié  et  tomba  ma- 
lade en  arrivant  '.  Dans  ces  conditions,  un  trajet  aussi  long 
que  celui  de  Paris  à  Ferney  était  impraticable,  et  le  prieur 
de  Scellières  ne  crut  pas  devoir  se  refuser  aux  instances  de 
son  abbé  qui  lui  demandait  de  recevoir  le  corps  en  dépôt 
dans  le  caveau  de  l'église  du  monastère.  Telles  seront  au 
moins  les  raisons  que  donnera  plus  tard  le  religieux  à  l'abbé 
de  Pontigny,  son  supérieur  ecclésiastique.  Mais  il  est  à  pen- 
ser qu'il  savait  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  intentions  véritables 
de  l'abbé  Mignot,  auquel  il  semble  tout  acquis. 

Vers  les  quatre  heures  de  relevée,  le  corps,  enfermé  dans 
an  simple  cercueil  de  bois',  était  présenté  à  l'église  par 
ce  dernier  en  soutane,  rochet  et  camail,  accompagné  de 
MM.  Dompierre  d'Hornoy,  de  Varennes  et  de  la  Houlière  en 
habits  de  deuil,  et  du  curé  de  Saint-Nicolas  du  Pont-sur- 
Seine,  il  était  ensuite  déposé  dans  le  chœur,  au  milieu  d'an 
riche  luminaire.  Après  les  vêpres  des  morts,  l'assistance  se 
retira,  laissant  les  restes  de  l'auteur  de  Zaïre  à  la  garde 
de  Dom  Meunier,  religieux  de  Scellières,  assisté  de  deux 
serviteurs  de  l'abbaye  ». 

Le  matin,  à  cinq  heures,  sur  l'invitation  de  l'abbé  Mignot, 
tous  les  prêtres  des  environs,  les  curés  de  Saint-Nicolas  et 

1.  Journal  des  Débats,  da  samedi  30  janvier  18C9. 

2.  t  Quand  on  proposa,  raconte  Wagnière,  à  madame  Denis  de 
faire  faire  un  cercueil  de  plomb  à  .«on  oncle,  elle  répondit  :  À  quoi 
bon  ?  cela  coûterait  beaucoup  d'argent.  Je  tiens  cet  étrange  propos  de 
M.  Gnijetand,  à  qui  elle  fit  cette  réponse,  b  Longchamp  et  Wagnière, 
Mémoires  sur  Fo/<otrc  (Paris,  André,  1826),  t.  I,  p.  163.  Voyage  de 
Voltaire  à  Paris,  17  78. 

3.  Il  existe  tout  un  récit  de  cette  solennité  et  de  cette  veillée  étrit 
à  la  plus  grande  édification  de  Cubières-Palmair.eaux,  ce  Dorât  sans- 
culotte,  par  Etienne  Farreau,  le  futur  maire  de  Romilly,  et  qui  est 
bien  l'estravagance  la  plus  inepte  qui  se  puisse  imaginer  :  tempête, 
tonnerre,  traiteaux  et  cercueil  renversés,  pêle-mêle  horrible,  gardiens 
effarés  se  débattant  sous  les  débris,  émotion,  panique  parmi  les 
moines  plongés  t  dans  les  bras  de  Morphée,  ou  peut-être  dans  ceux 
de  leurs  belles;  »  rien  n'y  manque  que  de  la  Traisemblance  et  du 
bon  sens.  Catalogue  de  la  collection  des  lettres  autographes  de 
M.  Lucas-Montigny  (Paris,  Laverdel,  1860),  p.  543,  no2923. 


396  SERVICE  SOLENNEL. 

de  Saint-Martin  du  Pont,  de  Romilly,  de  Grancey,  le  des- 
servant de  Saint-Hilaire  de  Faverolles,  disaient  successive- 
ment une  messe  basse.  On  célébrait  ensuite  une  messe 
haute  de  Requiem,  le  corps  présent.  Le  curé  de  Romilly,  qui 
ne  pouvait  ignorer  à  cet  égard  le  complet  dénuement  de 
l'abbaye,  s'était  fait  un  devoir  d'offrir  au  père  prieur  son 
personnel  entier  :  choriste,  porte-croix,  thuriféraire,  bedeau, 
suisse,  sonneurs  et  fossoyeurs;  et,  grâce  à  lui,  l'office  se  fit 
avec  toute  la  solennité  digne  du  défunt  et  de  la  parenté  du 
défunt.  La  messe  terminée,  il  fut  procédé  à  l'inhumation.  La 
fosse  avait  été  creusée  dans  la  partie  très-restreinte  de 
réglise  séparée  du  chœur'.  Ce  fut  là,  qu'en  présence  de  ce 
clergé  nombreux,  de  ses  neveux,  de  la  foule  assemblée,  l'au- 
teur de  Zaire  et  du  Siècle  de  Louis  XIV  fut  déposé,  en  atten- 
dant que,  conformément  à  sa  dernière  volonté,  il  pût  être 
transféré  à  Ferney^.  Il  est  dit,  dans  la  relation  du  prince 
Bariatinsky,  que  la  dépouille  mortelle  du  poète  fut  recou- 
verte de  deux  pieds  de  chaux  vive  qui ,  en  deux  heures, 
l'eurent  consommée  à  ce  qu'il  n'en  restât  point  vestiges, 
afin  d'empêcher  qu'il  ne  vînt  dans  l'idée  de  l'évêque  dio- 
césain de  faire  exhumer  le  cadavre'.  L'ambassadeur  avait 
été  mal  informé;  peut-être  avait-on,  dans  les  premiers  in- 
stants, fait  courir  ce  bruit  pour  calmer  le  zèle  des  dévots 

1.  L'église  avait  été  détruite  par  les  Huguenots,  en  15C7,  et  le 
chœur  seul  avait  élé  reconstruit.  Courtalon,  Topoaraphie  historique, 
t.  m,  p.  212. 

2.  a  ...  Incontinent  après  ladite  messe  haute,  nous  prieur  susdit, 
célébrant,  avons  fait  l'inhumation  du  corps  dudit  défunt  sieur  de 
Voltaire,  dans  U  milieu  de  la  partie  de  notre  église  séparée  du  chœur 
et  en  face  d'icelui  ;  après  laquelle  inhumation  nous  dit  Dom  de  Cor- 
bière avons  dressé  acte  d'icelle  ledit  jour  deux  juin,  sur  les  registres 
destinés  à  cet  effet,  portant  que  le  corps  dudit  sieur  de  Voltaire, 
inhumé  en  ladite  église  (comme  dit  est),  y  est  déposé  jusqu'il  ce  que, 
conlormémenl  à  sa  dernière  volonté,  il  puisse  être  transféré  audit 
lieu  de  Ferney,  où  il  a  choisi  sa  sépulture.  »  Grosley,  OEuvres  iné- 
dites (Paris.  1813),  t.  Il,  p.  458,  404.  Procès-verbal  «rinhumalion. 

3.  Journal  des  Débats,  du  samedi  30  janvier  1869.  Le  bruit  en  cou- 
rut, en  effet,  et  les  papiers  publics  d'Angleterre  rappelleront  cette  cir- 
constance à  laquelle  ils  feindront  d'ajouter  foi,  lors  de  la  translation 
des  cendres  au  Panthéon. 


MOUVEMENTS  DE  L'ARCHEVÊCHÉ.  3j7 

fanatiques  qui  eussent  voulu  (et  le  voudront  jusqu'au  succès) 
que  cet  abominable  ennemi  de  leur  Dieu  et  de  leur  foi  n'eût 
d'autre  sépulture  que  la  voirie  qu'il  avait  tant  appréhendée 
pour  ses  cendres. 

Il  ne  tint  pas  à  l'archevêque  de  Paris,  sollicité,  pressé 
lui-même  par  un  entourage  plus  ardent  que  véritablement 
éclairé,  que  Voltaire  demeurât  sans  sépulture  chrétienne. 
Instruit  des  intentions  de  la  famille  et  particulièrement  de 
l'abbé  Mignot,  il  écrivait  en  toute  hâte  dans  ce  sens  à  Mon- 
seigneur de  Troyes.  Mais  les  parents  du  mort  firent  une 
telle  diligence  que  tout  devait  être  accompli  avant  les  dé- 
fenses de  l'abbé  de  Barrai.  Repoussé  de  Scellières,  il  aurait 
bien  fallu  prendre  le  chemin  de  Ferney,  oîi  l'on  se  serait 
trouvé  en  présence  d'un  prélat  autrement  inflexible.  11  sem- 
blerait que  l'évêque  d'Annecy  n'avait  besoin  que  d'être  pré- 
venu, cependant  il  lui  fut  dépêché  trois  lettres  consécutives 
afin  qu'il  défendît  au  curé  de  Ferney  d'enterrer  et  de  faire 
aucun  service  pour  le  cadavre.  Ces  trois  lettres ,  que 
M.  Gaullieur  cite  sans  les  publier,  avaient  été  recueillies  par 
Tronchin  des  Délices  dans  le  manuscrit  où  il  les  a  trouvées'. 
Mais  l'archevêque  avait  été  gagné  de  vitesse,  et  il  fallait 
bien  accepter  les  faits  accomplis,  à  moins  d'une  exhumation 
scandaleuse  que  le  gouvernement  lui-même  n'aurait  sans 
doute  ni  autorisée  ni  soufferte.  Monseigneur  de  Barrai,  à  cet 
appel  de  l'archevêché  ',  s'empressa  d'écrire  à  Dom  Potherat 

1 .  Gaullieur,  Éiremies  nationales  (Genève,  18  55),  III»  année,  p.  2 1 0. 
Anecdotes  inédites  sur  Voltaire  racontées  par  François  Tronchin.  Du 
reste.  Monseigneur  Biort  avait  chargé  directement  l'abbé  Bigex,  dont  il 
aélé  question  plus  haut,  de  l'édifler  scrupuleusement  à  cet  égard.  «  C'est 
une  commission  que  m'avait  donnée  l'évêque  d'Annecy,  Ce  prélat  dési- 
rait savoir  d'une  manière  positive  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  mort  de  Vol- 
taire, étant  exposé  à  devoir  se  prononcer  sur  l'introduction  du  cœur  du 
défunt,  qui  n'était  pas  assurément  la  meilleure  partie  de  ce  mauvais 
homme,  dans  un  tombeau  préparé  ;i  l'église  de  Ferney,  »  L'abbé  Mar- 
tin, Histoire  de  M.  Vuarin  (Genève,  1861),  t.  I,  p.  372.  Lettre  de 
l'abbé  Bigex  à  l'abbé  Vuarin. 

2.  Toutefois,  D'Alembert  dira  :  «  Il  parait  que  cet  évêque,  qui, 
dans  le  fond,  est  bonhomme,  mais  gouverné  par  une  sœur  dévote  et 
fanatique,    et  poussé  par  l'archevêque  de  Paris,  avait  fait  contre  son 


398      LETTRE  DE  MONSEIGNEUR  DE  BARRAL. 

(JeCorbierro  la  lettre  suivante,  dont  il  eût  été  bien  difflcile 
de  ne  pas  tenir  compte,  si  elle  fût  arrivée  à  temps. 

a  Je  viens  d'apprendre,  monsieur,  que  la  famille  de  M.  de 
Voltaire,  qui  est  mort  depuis  quelques  jours,  s'étoit  décidée 
à  faire  transporter  son  corps  à  votre  abbaye,  pour  y  être 
enterré,  et  cela  parce  que  le  curé  de  Saint-Sulpice  leur  avoit 
déclaré  qu'il  ne  vouloit  pas  l'enterrer  en  terre  sainte. 

■  Je  désire  fort  que  vous  n'ayez  pas  encore  procédé  à  cet 
enterrement,  ce  qui  pourroit  avoir  des  suites  fâcheuses  pour 
vous;  et  si  l'inhumation  n'est  pas  faite,  comme  je  l'espère, 
vous  n'avez  qu'à  déclarer  que  vous  n'y  pouvez  procéder  sans 
avoir  des  ordres  exprès  de  ma  part  i.  » 

La  réponse  du  prieur,  datée  du  3,  qui  ne  devait  pas  de- 
meurer ignorée,  est  remarquable  par  le  tour  de  l'argumen- 
tation et  la  pointe  de  persiflage  qui  s'y  fait  jour.  Après  un 
récit  détaillé  de  l'arrivée  du  corps,  des  circonstances  qui 
ont  présidé  à  une  cérémonie  religieuse  qu'il  n'a  pas  cru  pou- 
voir refuser  à  l'abbé  de  Scellières,  dom  Potherat  ajoutait  : 

«  Voilà  les  faits,  Monseigneur,  dans  leur  plus  exacte  vérité. 
Permettez,  quoique  nos  maisons  ne  soient  pas  soumises  à  la 
juridiction  de  l'ordinaire,  de  justifier  ma  conduite  aux  yeux 
de  Votre  Grandeur:  quels  que  soient  les  privilèges  d'un  ordre, 
ses  membres  doivent  toujours  se  faire  gloire  de  respecter 
l'épiscopat,  et  se  font  honneur  de  soumettre  leurs  démarches, 
ainsi  que  leurs  mœurs,  à  l'examen  de  nos  seigneurs  les  évé- 
ques.  Comment  pouvais-je  supposer  qu'on  refusait  ou  qu'on 
pouvait  refuser  à  M.  de  Voltaire  la  sépulture  qui  m'était 
demandée  par  son  neveu,  notre  abbé  commendataire  depuis 
vingt-trois  ans,  magistrat  depuis  trente  ans,  ecclésiastique 
qui  a  beaucoup  vécu  dans  cette  abbaye,  et  qui  jouit  d'une 
grande  considération  dans  notre  ordre;  par  un  conseiller 

gré  la  démîirclie  d'écrire  au  prieur  de  Scellières,  et  avait  pria  ses  me- 
sures pour  que  la  lettre  arrivât  après  l'inliumatioD.  »  Lettre  du  3  juillet 
au  roi  de  Prusse. 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot)  ,  t.  I,  p.  432.  Pièces 
jtHiificaiives.  Lettre  de  l'évêque  de  l'royes  au  prieur  de  Scellières , 
2  juin  1778. 


SPIRITUELLE  RJÉPONSE  DU  PRIEUR.  399 

au  parlement  de  Paris,  petit-neveu  du  défunt;  par  des  offi- 
ciers d'un  grade  supérieur,  tous  parens  et  tous  gens  respec- 
tables? Sous  queJ  prétexte  aurais-je  pu  croire  que  M.  le  curé 
de  Sainl-Sulpice  eût  refusé  la  sépulture  à  M.  de  Voltaire, 
taudis  que  ce  pasteur  a  légalisé  de  sa  propre  main  une  pro- 
fession de  foi  faite  par  le  défunt,  il  n'y  a  que  deux  mois, 
tandis  qu'il  a  écrit  et  signé  de  sa  propre  main  un  consente- 
ment que  ce  corps  fût  transporté  sans  cérémonie  ?  Je  ne  sais 
ce  qu'on  impute  à  M.  de  Voltaire;  je  connais  plus  ses  ou- 
vrages par  sa  réputation  qu'autrement  :  je  ne  les  ai  pas 
lus  tous;  j'ai  ouï  dire  à  M.  son  neveu,  notre  abbé,  qu'on  lui 
en  imputait  de  très-répréhensibles,  qu'il  a  toujours  désa- 
voués :  mais  je  sais,  d'après  les  canons,  qu'on  ne  refuse  la 
sépulture  qu'aux  excommuniés,  latà  sententid,  et  je  crois 
être  sûr  que  M.  de  Voltaire  n'est  pas  dans  ce  cas;  je  crois 
avoir  fait  mon  devoir  en  l'inhumant,  sur  la  réquisition 
d'une  famille  respectable,  et  je  ne  puis  m'en  repentir.  J'es- 
père, Monseigneur,  que  cette  action  n'aura  pas  pour  moi 
des  suites  fâcheuses  ;  la  plus  fâcheuse,  sans  doute,  serait  de 
perdre  votre  estime;  mais  d'après  l'explication  que  j'ai 
l'honneur  de  faire  à  Votre  Grandeur,  elle  est  trop  juste  pour 
me  la  refuser.  » 

Cette  lettre  n'eût  pas,  à  coup  sûr,  été  rédigée  dans  un 
autre  esprit,  si  Dom  de  Corbierre  l'eût  écrite  sous  la  dictée 
de  Mignot.  Mais,  en  réalité,  cette  pièce  d'une  argumentation 
serrée,  où  la  leçon  ne  manque  pas  à  l'adresse  de  ceux  aux- 
quels trop  de  zèle  a  fait  oublier  la  limite  de  leurs  droits 
comme  de  leurs  devoirs,  était  de  l'abbé,  qui  ne  s'en  cacha 
que  sous  les  saules  *.  C'était  donc  à  lui  que  l'on  aurait  dû 
s'en  prendre,  en  bonne  justice.  Mais  le  neveu  de  M.  de  Vol- 
taire était  aussi  conseiller  au  grand  conseil,  il  n'avait,  en 
somme,  agi  que  par  autorisation  tacite  du  ministre,  et  on 
trouva  plus  commode  de  frapper  un  simple  prieur.  Une 
lettre  missive  de  l'abbé  de  Pontigny,  dont  relevait  l'abbé  de 


1.  Longchamp  et  Wagoière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  Andr^, 
1826),  t.  I,  p.  502. 


400  EMBARRAS  DU   MINISTERE. 

Scellières,  demandait  à  Dom  Potherat  un  compte  circonstancié 
des  événements  qui  s'étaient  passés  dans  sa  maison  et  sur 
lesquels  l'attention  publique  n'avait  été  que  trop  attirée. 
Trois  jours  après  (8  juin  1778),  le  prieur  répondait  par  un 
procès-verbal  d'inhumation  auquel  nous  avons  nous-mêmes 
emprunté  les  détails  qui  précèdent'.  Tout  cela  était  fort  con- 
cluant, et  l'énoncé  seul  des  faits  semblait  innocenter  Dom  de 
Corbierre  qui,  eût-il  été  moins  le  serviteur  de  Mignot,  aurait 
pu  malaisément  se  refuser,  devant  les  différentes  pièces  exhi- 
bées par  celui-ci,  à  une  inhumation  sollicitée  par  son  abbé 
et  rendue  indispensable  par  l'état  présent  du  corps.  Mais  il 
fallait  une  victime  et  le  prieur  de  Scellières  fut  destitué.  Il 
est  à  supposer  que.  la  famille  l'indemnisa  d'une  disgrâce  qu'il 
n'avait  encourue  qu'à  cause  d'elle*. 

Le  ministère,  placé  entre  l'opinion  et  les  exigences  du 
clergé  qui  ne  semblait  pas  d'humeur  à  se  contenter  de  fai- 
bles concessions],  aurait  bien  voulu  satisfaire  ce  dernier 
sans  exaspérer  un  parti  puissant,  fanatique  en  son  genre, 
et  qui,  sentant  ces  hésitations,  s'était  vite  remis  de  sa  pre- 
mière émotion.  Pour  gagner  du  temps  et  contenir  une  exal- 
tation que  la  lutte  ne  pouvait  qu'accroître,  il  fit  interdire 
aux  journaux  de  parler  de  M.  de  Voltaire,  en  bien  comme  en 
mal;  le  Journal  de  Paris,  qui  annonçait  tous  les  décès,  eut 
ordre  de  ne  point  annoncer  la  mort  du  patriarche  de  Ferney  '; 
les  comédiens,  eux  aussi,  reçurent  de  la  cour  la  défense 
formelle  de  jouer  aucune  pièce  de  ce  même  auteur  auquel 
ils  avaient  décerné,  quelques joursauparavant,  les  honneurs 
d'un  triomphe  sans  exemple.   Ces  prescriptions,  qui  n'em- 

1.  Grosley,  Œuvres  inédiles  (Paris,  1813),  t.  lî,  p.  468,  464. 
Procès-verbal  de  rinlmination  de  Voltaire, 

2.  Cependant  nous  lisons  dans  les  feuilles  de  Bachaumont,  à  la 
date  du  4  octobre  17  78  :  «  Le  prieur  de  Scellières,  que  le  clergé 
vouloit  faire  expulser  par  son  gc^néral,  l'abbé  de  Pontigny,  a  triomphé 
absolument  de  la  persécution  élevée  contre  lui.  »  Mémoires  secrets 
pour  sertir  à  l'histoire  de  la  République  des  lettres  (Londres,  John 
Adamson),   t.  XII,  p.   124. 

.3.  La  Harpe,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Migneret,   1803), 
t.  II,  p.  246. 


DEMANDE  D'UN  SERVICE   AUX  CORDELIERS.  401 

péchaient  d'aucune  sorte  les  commérages  dans  les  salons  et 
les  cafés,  étaient  un  expédient  aussi  insufflsant  que  peu  du- 
rable, car  l'on  ne  pouvait  priver  indéfiniment  une  exploita- 
tion théâtrale  de  ses  meilleurs  éléments  de  succès.  Aussi, 
dès  le  20  juin,  la  Comédie  reprenait  Nanine  et,  le  surlende- 
main, Tancrède  qui,  du  reste,  furent  écoutés  sans  trouble, 
avec  une  sérénité  même  qui  déconcerta  un  peu  les  admira- 
teurs du  poëte.  Les  gazettes,  les  feuilles  publiques  recou- 
vraient en  même  temps  le  droit  de  dire  leur  avis  en  bien  ou 
en  mal  sur  l'homme  et  sur  l'œuvre.  L'auteur  de  Mahomet 
rentrait  dans  le  droit  commun. 

L'Académie  ne  manquait  pas  d'envoyer  aux  Cordeliers 
pour  commander  un  service  pour  le  repos  de  l'àme  du  dé- 
funt. Mais  l'archevêque,  qui  s'attendait  à  cette  démarche, 
inévitable  d'ailleurs,  avait  prescrit  aux  religieux  de  ne  point 
faire  de  ^service  sans  prendre  ses  ordres.  La  compagnie, 
que  ce  premier  obstacle  ne  devait  pas,  de  son  côté,  étonner 
à  l'exès,  chargea  son  secrétaire  de  faire  passer  l'extrait 
de  l'acte  de  sépulture  de  l'écrivain  au  gardien  des  Cor- 
deliers, qui  fut  prié,  à  son  nom,  d'accomplir  toutes  les 
formalités  nécessaires  et  de  faire  en  sorte  qu'elle  pût  savoir 
à  quoi  s'en  tenir  lors  de  sa  plus  prochaine  séance  ^  Mais  ces 
religieux  répondirent  qu'ils  ne  pouvaient  acquiescer  à  la 
demande  avant  que  l'Académie  n'eût  elle-même  obtenu 
l'agrément  des  puissances  civiles  et  ecclésiastiques*.  D'A- 
lembert,  l'àme  de  la  coterie  encyclopédique,  alla  trouver  le 
prince  Louis  de  Rohan  qui,  comme  Loménie  de  Brienne, 
affichait  une  indépendance  philosophique  sur  laquelle,  sans 
doute,  il  ne  fallait  pas  compter  outre  mesure  ;  mais,  habitué  à 
peser  toute  chose,  le  géomètre  n'avait  que  peu  d'illusions  à 
cet  égard,  et  c'était  moins  pour  recourir  sérieusement  à  son 
crédit  qu'il  tentait  une  démarche  dont  l'issue  n'était  que 
trop  prévue,  que  pour  embarrasser  le  prélat,  qui  s'en  tira 
par    des    politesses    et  des  assurances    de    bienveillance 

1.  Secrétariat  de    l'Institut.  Registre   de  l'Académie  française, 
1747  à  1793  ;  du  jeudi  4  juin  1778. 

2.  Ibid.,  du  samedi  6  juin  1778. 

Tin.  2G 


402  INDIGNATION  DE  D'ALEMBERT. 

envers  l'assemblée.  Pressé  par  son  tenace  confrère,  le 
cardinal  répondait  que  son  avis  était  d'attendre  quelque 
temps  pour  faciliter  les  voies,  et  ce  fut  aussi  l'avis  auquel  se 
rangèrent  les  douze  membres  présents,  à  la  séance  du  jeudi 
H  juin.  Si  l'on  ne  devait  pas  en  demeurer  là,  il  résultait  de 
l'état  des  choses  et  de  la  disposition  des  esprits  que  la  tem- 
porisation était  le  seul  parti  qui  restât  à  la  compagnie. 
D'Alembcrt  écrivait  au  roi  de  Prusse  à  la  date  du  !«'  juillet: 
«  L'Académie  française  n'a  pu  encore  obtenir  de  faire 
pour  M.  de  Voltaire  le  service  qu'elle  a  coutume  de  faire  pour 
tous  ceux  qu'elle  perd  ;  et  peut-être,  malgré  ses  sollicitations, 
elle  n'obtiendra  pas  cette  grâce,  dont  le  refus  est  un  nouvel 
outrage  à  la  mémoire  du  grand  homme  que  nous  regret- 
tons. Au  reste,  tous  les  gens  de  lettres  lui  rendent  cette  jus- 
tice, que  personne  n'ose  se  présenter  encore  pour  lui  suc- 
céder; et  il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  l'élection  ne  se  fera 
pas  sitôt.  Elle  devrait  ne  se  faire  jamais,  et  mon  avis,  s'il 
était  suivi,  serait  de  laisser  la  place  vacante  '.  » 

Des  catholiques  de  la  force  de  D'Alembert  avaient-ils  bien 
le  droit  de  s'indigner  des  résistances  du  clergé  sur  son  pro- 
pre terrain  ;  et,  s'il  se  fût  montré  de  facile  composition, 
n'eùt-ce  pas  été,  comme  le  fait  observer  Linguet,  «  une  ma- 
tière de  s'égayer,  dans  les  banquets  philosophiques,  qu'une 
messe  chantée  pour  de  l'argent,  par  des  moines,  à  la  réqui- 
sition de  M.  D'Alembert,  pour  le  repos  de  l'âme  de  M.  de 
Voltaire'?  »  Mais  tout  en  appréciant  à  sa  juste  valeur  l'in- 
dignation encyclopédique,  bien  des  gens  sages,  qui  avaient 
blâmé  le  refus  de  sépulture  après  des  actes  de  foi  et  de  sou- 
mission à  l'église  des  plus  formels,  s'ils  ne  parurent  pas 
encore  assez  catégoriques,  n'applaudirent  pas  davantage  à 
cette  autre  défense  non  moins  excessive  et  dont  le  résultat 

1 .  Œuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  XXV,  p.  109, 
110.  Lettre  de  D'Alembert  au  roi  de  Prusse  ;  je»"  juillet  1778, — «On 
remarque,  dit  de  son  côté  l.a  Harpe,  que  jusqu'ici  personne  ne  s'est 
présenté  pour  remplacer  Voltaire  à  l'Académie,  comme  si  on  voulait 
rendre  à  sa  mémoire  cette  nouvelle  espèce  d'iiommage.  »  Correspoti' 
dance  liuérnire  (Paris,  Mignerel,  1804),  l.  H,  p.  291. 

2.  Linguet,  Annales  politiques  et  littéraires,  t.  IV,  p.  288. 


LE  PORTRAIT  DE  VOLTAIRE  A  L'ACADÉMIE.  403 

n'irait  pas  à  l'apaisement  des  esprits.  N'était-ce  pas  faire 
la  partie  belle  à  des  adversaires  qui  se  souciaient  fort  peu, 
au  fond,  de  ce  qu'ils  considéraient  comme  des  moraeries 
indignes  d'eux?  Dès  le  lendemain,  de  la  décision  connue  de 
l'archevêché,  on  lisait  au  Louvre,  sur  la  porte  de  l'Acadé- 
mie, écrits  en  gros  caractères,  ces  deux  vers  qui  commen- 
cent la  tragédie  de  Mithridate  : 

Oa  nous  faisait,  Arbate,  un  Adèle  rapport  : 
Rome,  en  effet,  triomphe'. 

11  fallait  prouver  aux  timides  du  parti  que  ce  triomphe  n'é- 
tait ni  aussi  complet  ni  aussi  décisif  qu'on  pouvait  le  sup- 
poser. 

Nous  avons  vu  la  vieille  marquise  de  Gouvernet,  après  la 
visite  de  Voltaire,  renvoyer  le  portrait  de  l'auteur  des  vous 
et  des  tu  à  l'hôtel  de  Villette  ;  ce  dernier,  qui,  depuis  des 
années,  laissait  espérer  la  triste  reproduction  de  son  angu- 
leux visage  à  l'Académie  sans  que  cette  promesse  se  fût  ja- 
mais réalisée,  s'était  enQn  souvenu  de  sa  parole  et  avait  com- 
mandé qu'on  fît  une  copie  de  la  jolie  toile  de  Largillière. 
Mais  il  s'éteignait  avant  d'avoir  pu  acquitter  cette  trop  vieille 
dette.  Madame  Denis  se  fit  un  devoir  de  réaliser  la  dernière 
volonté  de  son  oncle  et  envoya  le  portrait  à  la  compagnie, 
qui  le  reçut,  «  avec  reconnaissance  et  avec  douleur.  »  L'as- 
semblée arrêtait  aussitôt  qu'elle  ferait  faire  un  second  por- 
trait d'après  le  beau  buste  que  venait  d'achever  Houdon  2, 
et  que  ces  deux  portraits,  peints  à  soixante  ans  de  distance 
l'un  de  l'autre,  seraient  tous  detix  placés  dans  la  salle  de 
ses  séances  3.  On  s'adressa  au  sculpteur,  qui  répondit  obli- 
geamment qu'il  consentait,  par  considération  pour  l'Aca- 

1.  Courrier  de  l'Europe,  du  mardi  23  juin  1778,  t.  III,  n»  L, 
p.  295. 

2.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  f  histoire  de  la  République  des 
iettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XI,  p.  198  ;  19  avril.  —  Corres- 
pondance secrète,  politique  et  littéraire  (Londres,  John  Adamson), 
t.  VI,  p.  104,  291  ;  16  avril  et  13  juin  1778. 

3.  Secrétariat  de  l'Institut.  Registre  de  l'Académie  française  , 
1745-1793.  Procès-verbal  du  jeudi  4  juin  1778. 


404  GALANTERIE  D'HOUDON. 

demie,  à  déroger  à  la  loi  qu'il  s'était  faite  de  ne  laisser  point 
prendre  de  copie  en  peinture  du  buste  de  M.  de  Voltaire. 
Pour  reconnaître  ce  procédé  généreux,  l'Académie  décida 
d'une  voix  qu'il  serait  fait  don  à  l'artiste  de  deux  billets 
d'entrée  à  ses  séances  publiques  >. 

Mais  ce  premier  projet  devait  être  sensiblement  modiûé, 
et  D'Alembert,  un  mois  après,  présentait  un  amendement  qui 
ne  pouvait  être  accueilli  qu'avec  faveur.  Il  priait  l'Académie 
d'accepter  le  buste  en  terre  de  Voltaire  que  Houdon  avait 
fait  à  sa  demande  (il  n'était  pas  assez  riche  pour  le  donner 
en  marbre  *),  la  suppliant  de  vouloir  bien  le  placer  dans 
la  salle  d'assemblée,  le  jour  de  la  Saint-Louis;  ce  qui  lui  fut 
accordé'.  C'était  du  reste  à  qui,  sur  ce  chapitre  de  Voltaire, 
se  ferait  le  plus  de  politesses  et  d'honnêtetés.  D'Alembert,  à 
la  séance  du  iO  juin,  annonçait  à  ses  confrères  qu'Houdon 
se  proposait  de  donner  «  à  la  plupart  »  des  académiciens  le 
buste  en  plâtre  du  poëte  moulé  d'après  l'œuvre  originale  ; 
et  ceux-ci  le  chargeaient  aussitôt  de  reraettreau  statuaire  une 
bourse  de  cent  jetons,  brodée  avec  la  devise  de  l'Académie, 
ainsi  qu'un  exemplaire  relié  du  Dictionnaire,  sur  le  dos  du- 
quel il  serait  écrit  :  Donné  par  l'Académie  à  M.  Jloudon,  On 
arrêtait  encore  qu'indépendamment  des  deux  billets  d'en- 
trée aux  solennités  publiques,  il  aurait,  sans  billet,  à  toutes 
les  séances,  son  accès  personnel  ({^'  février  1779].  C'était, 
comme  on  le  voit,  être  tout  à  fait  de  la  maison. 

Par  son  testament  daté  du  30  septembre  1776,  l'auteur  de 
Zaïre  instituait  madame  Denis  son  héritière  universelle.  Il 
léguait  à  l'abbé  Mignot  et  à  son  petit-neveu  d'Hornoy  cent 
mille  francs.  Il  donnait  à  Wagnière  huit  mille  livres, 
à  Rieu  ses  ouvrages  anglais,  à  madame  Wagnière  (mais  elle 
devait  partager  avec  la  bonne,  Barbara,  à  laquelle  il  laissait 

1.  Secrétariat  de  l'inslilul.  Registre  de  l'Académie  françaige  , 
1745-1793.  Procès-verbal  du  mercredi  lOjuin  1778. 

2.  Œuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  XXV,  p.  118. 
Letire  de  D'Alembert  à  Frédéric,  Paris,  î)  octobre  17  7  8. 

3.  Secrétariat  de  l'Institut.  Registre  de  l'Académie  française, 
1745-1793.  Procès-verbal  du  lundi  17  août  1778. 


TESTAMENT  DE  VOLTAIRE.  405 

huit  cents  livres)  ses  pelisses,  ses  habits  de  velours  et  ses 
vestes  de  brocart;  à  chaque  domestique  une  année  de  ses 
gages,  aux  pauvres  de  la  paroisse  trois  cents  livres,  «  s'il  y 
a  des  pauvres,  »  ajoutait-il  en  homme  qui  sait  ce  qu'il  a 
fait  pour  qu'il  n'y  en  eût  plus.  Il  priaitle  curé  de  vouloir  bien 
accepter  un  petit  diamant  de  cinq  cents  livres  et  donnait 
encore  quinze  cents  francs  à  l'avocat  Christin,  qui  devait 
aider  madame  Denis  dans  l'exécution  de  son  testament.  On 
sera  frappé  de  l'apparente  mesquinerie  des  legs  en  faveur 
des  domestiques  et  particulièrement  de  Wagnière,  dont 
l'affection  et  le  dévouement  semblaient  mériter  plus.  Ce 
dernier,  pourtant,  loin  de  se  plaindre,  ne  parle  de  son 
maître  qu'avec  une  tendresse,  un  respect  profonds,  et  prend 
sa  défense  avec  vivacité  contre  ceux  qui  n'étaient  pas  fâchés 
de  ce  prétexte  pour  crier  à  l'ingratitude  et  à  l'avarice. 
C'est  à  madame  Denis  qu'il  s'en  prendra,  c'est  elle  qu'il 
accuse  avec  une  amertume  qui  n'aide  pas  sans  doute  à  le 
rendre  équitable.  «  M.  de  Voltaire,  dit-il,  voulait,  par  la  mé- 
diocrité de  la  somme  énoncée  dans  son  testament,  forcer 
madame  Denis,  sa  nièce,  dont  il  supposait  l'âme  noble  et 
généreuse,  d'avoir  aussi  la  gloire  de  contribuer  à  mon  bien- 
être;  c'est  même  ce  qu'il  lui  recommandait  expressément 
dans  les  instructions  qu'il  lui  donnait  dans  une  feuille  sé- 
parée, qui  accompagnait  son  testament';  »  quoi  qu'en  dise 
Wagnière,  Voltaire  nous  semble  coupable  au  moins  d'im- 
prévoyance, et  l'on  regrette  la  parcimonie  avec  laquelle  il 
rétribue  d'anciens  serviteurs  dont  il  aurait  dû  assurer  plus 
largement  les  vieux  jours.  Quant  à  madame  Denis,  elle  est, 
en  toute  hypothèse,  inexcusable.  Ces  gens  avaient  servi 
son  oncle  avec  zèle  et  fidélité,  ils  l'avaient  servie  elle-même; 
elle  se  déconsidérait  en  n'ajoutant  pas  aux  dons  insuffisants 
de  M.  de  Voltaire. 

I .  Voici  les  termes  du  testament  relatifs  à  Wagnière  :  «  Je  Ipgue 
à  monsieur  Wagnière  huit  mille  livres  ;  ce  qui,  joint  avec  la  renie  de 
quatre  cents  livres  qu'il  possède  de  son  chef  à  Pari»,  par  contrat 
passez  chez  M.  Lalleu,  sur  la  compagnie  des  Indes,  poura  lui  faire 
un  sort  commode,  surtout,  s'il  reste  auprès  de  madame  Denis,  n 


406       ARRANGEMENTS  AVEC  LA  FAMILLE  DE  BROSSES. 

Wagnière,  rappelé  hâtivement  auprès  du  moribond  qui 
le  demandait  à  tout  instant,  ne  devait  pas  le  retrouver. 
Il  ne  séjourna  guère  à  Paris.  Madame  Denis  le  renvoyait 
aussitôt  à  Fcrney,  chargé  de  sa  procuration  pour  y  gérer 
ses  affaires.  C'était  un  poste  de  confiance  qui  réclamait  au- 
tant de  tact  et  de  zèle  que  de  probité.  A  part  l'administra- 
tion du  domaine,  il  y  avait  à  faire  face  à  bien  des  difflcultés 
inattendues  exigeant  une  solution  plus  ou  moins  soudaine. 
La  famille  de  Brosses  qui,  par  la  mort  de  Voltaire,  rentrait 
dans  la  propriété  de  Tournay,  déclarait  qu'elle  n'entendait 
point  accepter  la  situation  telle  que  la  laissait  le  défunt.  Elle 
accusait  des  dégâts,  des  transformations,  des  appropria- 
tions qui  ne  pouvaicntlui  convenir,  et  alla  jusqu'à  réclamer, 
sur  les  estimations  de  ses  experts,  soixante  et  onze  mille 
livres  de  dommages.  Ce  fut  Wagnière,  aidé  de  l'avocat 
Christin,  qui  eut  à  répondre  au  premier  choc  et  à  débattre 
avec  la  partie  adverse  cette  épineuse  question.  Nous  avons 
trouvé,  notamment,  deux  lettres  du  secrétaire,  qui  accusent 
une  notable  intelligence  des  affaires  et  indiquent  la  nature 
de  services  qu'il  était  appelé  à  rendre*.  En  fin  de  compte, 
les  prétentions  de  la  famille  de  Brosses  s'abaisseront  sensi- 
blement, et  la  nièce  de  Voltaire  en  sera  quitte  pour  qua- 
rante mille  livres». 

Nous  avons  vu  M.  de  Villette,  avec  l'assentiment  au  moins 
tacite  de  madame  Denis,  s'attribuer  le  cœur  de  Voltaire 
qu'il  avait  fait  embaumer  et  pour  lequel  il  se  proposait  d'é- 
lever un  petit  monument  dont  Houdon  aurait  tracé  l'es- 
quisse. Tout  cela  avait  eu  lieu  en  dehors  de  l'abbé  Mignot 
et  de  M.  d'Hornoy,  qui  apprirent  avec  étonnement,  au  retour 

1.  BiblioUu'que  de  Dijon.  Manuscrits,  F.  Baudot,  n"  231,  l.  V. 
Lettres  de  Wagnière  à  ***;  Ferney,  24  juillet  et  auguste  J778. 

2.  27,875  livres  10  s.,  auxquelles  il  fallut  joindre  12,181  1.  10  s., 
pour  la  non-jouissance  de  la  terre  depuis  le  décès  du  poëte,  et  1 ,788  1. 
10  8.  représentant  un  bétail  attaché  à  la  terre  lors  du  bai!  à  vie  et 
quelques  meubles  et  ustensiles  qui  ne  s'élalent  pas  retrouvés.  Foisset, 
Voltaire  et  te  président  de  Brosses  (Paris,  Didier,  18ô8),  p.  2'iG  à 
244.  Transaction  entre  M.  Héné  de  Brosses  et  madame  Denis,  signée 
chez  Dulerlre,  notaire,  le  12  janvier  1781. 


I 


VILLETTE  ET  LE  COEUR  DE  VOLTAIRE.  407 

des  obsèques  de  leur  oncle,  cette  étrange  appropriation. 
Comme  M.  de  Villette  n'était  pas  aimé',  cette  fantaisie  fut 
envisagée  avec  malignité,  l'on  blâma  hautement  le  désinté- 
ressement de  la  famille  pour  une  dépouille  qu'elle  n'aurait 
dû  abandonner  à  personne;  et  cette  manifestation  de  l'o- 
pinion semble  n'avoir  pas  été  sans  action  sur  la  détermi- 
nation quelque  peu  tardive  des  deux  neveux  qui  crurent 
devoirprotester,  par  une  déclaration  datéedu  13  juin,  contre 
des  faits  qu'ils  n'avaient  pas  connus  et  qu'ils  n'auraient  point 
approuvés*.  La  protestation,  d'ailleurs,  était  rédigée  dans 
les  termes  les  meilleurs  et  les  plus  honnêtes  pour  M.  et  ma- 
dame de  Villette,  dont  la  famille  de  M.  de  Voltaire  ne  saurait 
oublier  ni  méconnaître  les  bons  soins  et  le  dévouement,  durant 
le  séjour  de  leur  oncle  à  l'hôtel  de  la  rue  de  Beaune.  La  voie 
légale  était  une  instance  en  justice  réglée,  façon  de  procéder 
que  leur  interdisaient  de  légitimes  sentiments  de  gratitude 
envers  les  deux  époux.  Que  faire  pour  arriver  à  un  arrange- 
ment amical  ?  Le  marquis  s'était  nettement  refusé ,  en  présence 
de  plusieurs  amis,  à  rendre  la  précieuse  relique  :  et  de  leur 
côté,  les  parents  déclaraient  qu'ils  ne  pouvaient  consentir 
à  cette  distraction  arbitraire,  que  «  n'autorisaient  aucune 
clause,  aucun  écrit  émané  de  M.  de  Voltaire.  »  Mais  ceux-ci, 
parles  termes  de  leur  protestation,  laissaient  trop  entrevoir 
leur  répugnance  à  pousser  les  choses  à  toute  extrémité  ;  le  mar- 
quis fit  le  mort,  et  comme  cette  déclaration  par-devant  notaire 
ne  fut  suivie  d'aucun  acte  judiciaire,  le  cœur  de  Voltaire 
demeura  dans  les  mains  de  M.  de  Villette,  qui  devait  le 
léguer  à  son  fils,  lequel  le  léguera  par  distraction  à  un  prélat 
français,  dans  les  mains  duquel  il  ne  devait  pas  rester,  il 

1 .  Voici,  entre  antres  lardons,  une  saillie  de  mademoiselle  Qninaalt, 
qui  courut  Paris,  a  Vous  devez  savoir,  sur  le  refus  du  curé  de  Salnt- 
Sulpice  d'enterrer  Voltaire,  que  la  maligne  personne  aurait  dit  : 
•  Voltaire  est  mort,  et  il  n'y  a  que  le  marquis  de  Villette  d'enterré.  » 
Collé,  Correspondance  inédite  recueillie  par  Honoré  Bonhomme  (Paris,- 
Pion,  1864),  p.  151,  152;  à  Grignon,  ce  12  août  1778. 

2.  Le  dernier  volume  des  Œuvres  de  Voltaire  (Paris,  Pion,  1862), 
p.  28,  29.  Succession  de  Voltaire,  15 juin  1778.  Déclaration  notariée, 
fac-similé. 


-iOS  COMMUNICATION   DE  D'ALEMBERT. 

est  vrai.  Celle  petite  revendication,  qui  nous  semble  faite  en 
vue  delà  galerie*  et  dont  nous  venons  de  dire  l'issue,  n'a- 
menait pas  de  rupture  entre  les  contondants;  l'époux  de 
Belle  et  Bonne  restait  dans  les  meilleurs  termes  avec  madame 
Denis,  particulièrement  intéressée  à  ne  pas  se  brouiller  avec 
un  ami  qui  allait,  en  la  débarrassant  de  son  château  de  Fer- 
ney,  lui  rendre  le  plus  signalé  service. 

Si  l'Académie  n'avait  pu  obtenir  de  l'archevêché  une 
messe  aux  Cordeliers  pour  le  repos  de  l'âme  de  l'auteur  de 
Zaïre,  si  elle  avait  dû  prendre  au  moins  provisoirement  son 
parti  sur  un  refus  sans  antécédents  dans  ses  annales,  elle 
en  avait  gardé,  au  fond,  un  très-vif  ressentiment,  et  comp- 
tait bien,  un  jour  ou  l'autre,  avoir  sa  revanche.  A  la  séance 
du  3  août,  D'Alembert,  qui  d'habitude  improvisait  sans  plus 
de  façon  les  observations  ou  les  communications  qu'il 
croyait  devoir  soumettre  à  ses  confrères,  tirait,  cette  fois, 
avec  un  certain  apparat  un  écrit  de  sa  poche  et  en  donnait 
lecture  à  l'assemblée  intriguée  par  ces  airs  de  mystère. 

«  Vous  aurez  l'année  prochaine,  leur  disait-il,  deux  prix 
à  donner,  un  d'éloquence,  et  un  de  poésie.  Le  sujet  du  prix 
d'éloquence  a  été  annoncé  dès  l'année  dernière;  celui  du 
prix  de  poésie  reste  à  proposer. 

«Attaché,  messieurs,  pendant  plus  de  trente  années  à  feu 
M.  de  Voltaire  par  l'amitié  la  plus  tendre,  connaissant  d'ail- 
leurs toute  l'admiration  dont  vous  étiez  pénétrés  pour  lui, 
et  dont  vous  lui  avez  donné  tant  de  preuves,  je  crois  satis- 
faire à  la  fois  et  vos  sentimens  et  les  miens,  en  vous 
proposant  de  donner  son  éloge ,  pour  sujet  du  prix  de 
poésie  de  l'année  prochaine;  et  afin  d'augmenter  encore, 
s'il  est  possible,  l'ardeur  que  les  gens  de  lettres  auront  sans 
doute  de  s'exercer  sur  un  sujet  si  intéresant  pour  eux  et 
pour  nous,  je  prends  la  liberté  de  vous  offrir  une  somme 

1.  L'abbé  Mifjnot,  qui  savait  les  bruits  répandus  en  France  el 
même  dans  les  feuilles  élrarigères  au  sujet  du  cœur  de  Voltaire,  crut 
devoir  des  explications  au  public,  el  les  lui  donnait  dans  une  leUre 
adressée  au  libraire  Panckoucke,  à  la  date  du  lô  juillet.  Elle  a  été 
reproduite  dans  les  Mémoires  secrets,  t.  XII,  p.  b'i  ;  27  juillet  1778. 


SON   OFFRE  ACCEPTÉE  AVEC  ENTHOUSIASME  409 

de  six  cens  livres,  qui,  jointe  à  la  valeur  ordinaire  du 
prix,  formera  une  médaille  d'or  de  HOO  livres. 

«  Je  ne  doute  point,  messieurs,  qu'un  grand  nombre  de 
sociétés  littéraires,  même  des  pays  étrangers,  n'accep- 
tassent l'offre  que  j'ai  l'honneur  de  vous  faire.  Mes  pro- 
fond respect  pour  cette  compagnie  et  mon  zèle  pour 
tout  ce  qui  peut  contribuer  à  sa  gloire  ne  me  permettent 
pas  d'adresser  à  d'autres  qu'à  vous  le  vœu  que  je  forme  ici 
de  voir  concourir  tous  les  talens  à  la  gloire  d'un  confrère 
illustre,  dont  nous  chérissons  et  respectons  la  mémoire,  La 
crainte  que  j'ai  d'ailleurs  de  voir  quelque  autre  académie 
nous  enlever  un  si  beau  sujet  m'engage  à  saisir  avec  em- 
pressement la  première  occasion  qui  se  présente  de  vous 
faire  cette  proposition,  à  laquelle  j'ose  espérer  que  vous 
voudrez  bien  accorder  votre  suffrage*.  » 

Non-seulement  l'offre  fut  acceptée  avec  enthousiasme, 
mais  l'Académie  témoigna  le  désir  de  partager  les  frais  du 
prix  avec  son  secrétaire,  qui  demanda  avec  tant  d'instance 
«  qu'on  ne  le  privât  pas  de  la  satisfaction  de  donner  à  la 
mémoire  de  M.  de  Voltaire  une  marque  particulière  de  son 
ancien  attachement  pour  lui,  »  que  tous  ses  confrères  cru- 
rent l'en  devoir  laisser  jouir.  On  convint  aussitôt  de  garder 
le  silence  sur  cette  délibération,  jusqu'au  jour  de  la  séance 
publique,  «  afin  de  surprendre  plus  agréablement  l'assemblée 
par  la  proposition  du  prix.  »  Mais  était-ce  bien  dans  ce  but 
de  galanterie,  comme  on  voudrait  le  faire  croire  assez  jcsui- 
tiquement?  «  Il  est  probable,  dit  La  Harpe  avec  plus  de  fran- 
chise, que,  si  notre  intention  avait  été  devinée,  elle  n'aurait 
pas  eu  d'effet.  La  délibération  avait  été  prise  trois  semaines 
auparavant  dans  une  séance  particulière  de  l'Académie, 
composée  de  douze  personnes.  Toutes  s'engagèrent  au 
secret*;  il  fut. in violablement gardé...  Si  la  chose  eùttrans- 

1.  Secrétariat  de  l'Institut.  Registre  de  l'Académie  française,  17  43- 
17  93.  Procès  verbal  du  3  août  17  7  8. 

2.  Les  présents  étaient  :  D'Alembert,  Saurin,  Gaillard,  Fonce- 
magne,  Suard,  de  Chasieilux,  Beauzée,  Arnaud,  Sainte-Palaje,  La 
Harpe,  Brcc  [uiimy,  Marmontel.  Secrétariat  de  l'Institut.  Registre  des 


410  UN  COUP  DE  THÉÂTRE. 

pire,  reprend-il  encore,  il  était  possible  qu'on  nous  défen- 
dît de  reffectuer  ;  niais  le  programme  une  fois  donné  au 
public,  c'eût  clé  un  trop  grand  éclat  que  de  le  révoquer  et 
d'obliger  l'Académie  à  choisir  un  autre  sujet '.  »  Ce  secret 
gardé  est  un  fait  rare  et  qui  ne  s'explique  que  parce  que 
l'Assemblée, dans  ses  séances  ordinaires,  n'étaitguère  com- 
posée que  d'une  douzaine  de  jetonniers,  uniformément  les 
mômes,  ayant  les  mêmes  intérêts  et  le  môme  but,  car,  dès 
l'arrivée  de  Voltaire,  leurs  adversaires  avaient  renoncé  à  lui 
disputer  un  terrain  où  ils  n'ignoraient  pas  qu'ils  n'eussent 
point  été  les  plus  forts. 

On  laisse  à  penser  si  les  douze  conspirateurs  (Beauzée  en 
était  un)  attendirent  avec  impatience  un  coup  de  théâtre, 
qu'ils  comptaient  bien  ne  pas  être  du  goût  de  tout  le 
monde,  mais  qui  produisit  tout  l'effet  qu'ils  avaient  espéré. 
L'annonce  du  prix  plus  que  doublé  en  raison  de  l'importance 
du  sujet,  cette  générosité  d'un  ami  de  M.  de  Voltaire  dont  on 
ne  devait  savoir  le  nom  que  plus  tard,  la  petite  mise  en 
scène  qui  présida  à  ces  communications,  transportèrent  l'au- 
ditoire, qui  répondit  par  des  acclamations  et  des  bravos  sans 
fin*.  Depuis  quelques  années,  nous  le  savons, D'Alembert  don- 
nait les  primeurs  de  quelque  éloge  d'académicien  au  public 
qu'il  y  avait  habitué  et  qui  les  accueillait  toujours  avec  fa- 
veur. Il  lisait,  cette  fois,  l'Éloge  deCrébillon^,  ce  rival  indigne 
de  l'auteur  de  Sémiramis  et  de  Rome  sauvée,  qui,  toute  sa 
vie,  s'était,  de  son  côté,  imposé  la  tâche  bien  inutile  de 

préseDces  à  l'Académie  française  depuis  17  57  ;  séance  du  3  août 
1778. 

1.  La  Harpe,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Mignerel,  1804), 
t.  II,  p.  281.  282. 

2.  «...  M.  le  directeur  annonça  que  le  sujet  du  prix  de  poésie 
remis  à  l'année  procliaine  seroit  un  ouvrage  en  vers  à  la  louange  de 
M.  de  Voltaire;  que  le  genre  du  poëme  et  la  mesure  des  vers  seroient 
au  clioix  des  auteurs,  et  qu'on  désiroit  que  la  pièce  n'excédât  pas 
200  vers.  Le  prix  seroit  une  médaille  d'or  de  1,100  francs,  étant 
augmenté  de  GOO  francs  par  un  ami  de  M.  de  Voltaire...  »  Secrétariat 
de  l'Institut.  Registre  de  l'Académie  Trançaise,  17  45-1793.  Procès- 
verbal  du  mardi  25  août  17  78  {fête  de  saint  Louis). 

3.  Il  lut  aussi  VEloge  du  président  Rose. 


L'ÉLOGE  DE  CRÉBILLON.  411 

démontrer  aux  Athéniens  de  Paris  une  supériorité  qu'on  ne 
pouvait  sérieusement  lui  contester*.  Le  choix  du  personnage 
semblerait  étrange;  mais  D'Alembert,  qui  ne  songeait  à  rien 
moins  qu'à  sacrifier  Voltaire  à  Crébillon,  s'y  était  pris,  tout 
au  contraire,  de  façon  à  ramener  l'attention  de  l'auditoire 
sur  le  grand  homme  que  la  France  venait  de  perdre;  le 
procédé  n'était  pas  nouveau,  et  il  en  avait  usé  ainsi.  Voltaire 
présent,  dans  son  Éloge  de  Despréaux.  Il  est  vrai  que  l'his- 
toire de  l'antagonisme  des  deux  tragiques  ne  pouvait  être 
considérée  comme  un  hors-d'œuvre  et  entrait  presque  for- 
cément en  un  pareil  sujet.  Pour  trancher  une  question  qui 
n'aurait  jamais  dû  en  être  une,  il  ne  fallait,  en  somme,  que 
raconter  les  faits  et  opposer  les  deux  œuvres.  «  La  mort 
de  l'un  et  de  l'autre,  disait  l'académicien  en  finissant,  a  fait 
taire  l'amitié  et  la  haine ,  et  ne  laisse  plus  parler  que  la 
justice  ;  ce  n'est  ni  dans  des  sociétés,  ni  dans  des  brochures 
qu'on  peut  apprendre  à  juger  ces  deux  athlètes,  c'est  dans 
la  salle  du  spectacle  que  leur  place  est  fixée  pour  jamais  ;  et 
s'il  pouvait  y  avoir  encore  quelque  contestation  sur  ce  sujet, 
on  peut  la  terminer  en  deux  mots  :  venez  et  voyez...  »  On  ne 
saurait,  à  coup  sûr,  parler  plus  sagement  et  en  des  termes 
meilleurs. 

11  avait  été  question,  à  la  mort  de  Crébillon,  de  lui  élever 
un  mausolée.  Après  avoir  mentionné  ce  dessein  louable  mais 
bien  vite  oublié,  d'honorer  un  écrivain  qui,  si  M.  de  Voltaire 
ne  fût  pas  survenu,  eût  été  notre  troisième  tragique,  D'Alem- 
bert ajoutait  :  «  Si  jamais  le  projet  se  réalise,  l'Académie 
verra  ce  monument  avec  intérêt,  et  comme  consacré  à  la 


l.  «  Il  faudrait,  écrivait-il  à  madame  d'Argental,  le  11  janvier 
1771,  avant  que  je  mourusse,  que  j'enterrasse  Crébillon,  qui  m'avait 
enterré.  J'ai  revu  son  Airée ;  cela  m'a  paru  le  tombeau  du  senscom*- 
mun,  de  la  grammaire  et  de  la  poésie.  »  Lettres  inédites  (Didier, 
1857),  t.  Il,  p.  226.  Et  le  15  novembre,  à  la  même  :  «  Vous  aurez 
\esPélopides  du  jeune  homme  qui  ne  sont  pas  bons,  mais  qui  valent 

Icent  mille  fois  mieux  que  le  Visigotli  Airée  du  barbare  Crébillon.  » 
Ces  Pélopides,  auxquels  il  travaillait  encore  au  moment  de  mourir, 
ne  furent  pas  représentés,  et  ii  n'y  a  pas  à  le  regretter  inûniment 
pour  la  gloire  de  leur  auteur. 


412 


VERS  DE  LA  MARQUISE  DE  BOUFFLERS. 


mémoire  d'un  de  ses  plus  illustres  membres,  et  comme  le 
précurseur  indubitable  d'un  autre  monument,  plus  précieux 
encore  pour  elle,  que  déjà  les  étrangers  demandent  à  la  na- 
tion, dont  ils  se  préparent  à  lui  donner  bientôt  l'exemple,  et 
dont  en  ce  moment,  Messieurs,  nous  ne  pouvons  offrir  à  vos 
regards  qu'une  faible  et  douloureuse  image'.  »  D'Alembert, 
qui  lisait  à  merveille,  avait  fait  de  son  mieux  ce  jour-là,  et 
était  parvenu  à  ses  fins.  Les  Mémoires  secrets  nous  le  repré- 
sentent, le  mouchoir  à  la  main,  et  les  larmes  aux  yeux,  se 
retournant  vers  le  buste  du  patriarche  de  Ferney,  aux  applau- 
dissements, à  l'attendrissement  indicible  de  l'Assemblée,  qui 
avait  déjà  accueilli  avec  tant  de  faveur  l'annonce  du  prix 
de  poésie  *. 

La  mort  du  poëte  avait  donné  lieu  à  plus  d'une  pièce  de 
vers,  les  unes  assez  plates,  ce  à  quoi  on  devait  s'attendre, 
d'autres  plus  heureusement  tournées.  On  fit  courir,  durant 
la  séance,  une  épitaphe  de  Le  Brun.  Citons  celte  autre,  de 
la  marquise  de  Boufflers,  qui  fit  fortune. 

Celui  que  dans  Alhène  eût  adoré  !a  Grèce, 
Que  dans  Rome  ù  sa  table  Âugusle  eût  fait  asseoir, 
Nos  Césars  d'aujourd'hui  n'ont  pas  voulu  le  voir, 
Et  monsieur  de  Beaumont  lui  refuse  une  messe  ^. 

Le  clergé  devait  envisager  comme  un  défi  le  choix  de  con- 
cours du  prix  de  poésie  que  nous  voyons  taxer  d'acte  public 
d'idolâtrie  et  d'impiété.  Les  moins  malveillants  trouvèrent 
dans  la  conduite  du  célèbre  géomètre  (car  c'était  lui  qui 


1.  D'Alembert,   Œuvres  complètes  (Paria,  Belln,    1821),  t.    III, 
p.  555,  557,  bd'i.  Eloge  de  Ciébillon. 

2.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  Jolin  Adamson),  t.  XII,  p.  90;  25  août  1778. 

3.  Et  ceux-ci  de  la  même  et  sur  le  môme  sujet  : 

Oui,  vous  avez  raison,  monsieur  de  Saint-Siilpice. 
Et  pourquoi  l'enterrer?  N'est-il  pas  immortel? 
Sans  doute  à  ce  grand  homme  on  peut,  avec  justice, 
Refuser  un  tombeau,  mais  non  pas  un  autel. 

Rappelons  encore  VOmhre  de  Voltaire  au  curé  de  Snint-Sulpice,  pur 
un  Genevois,  altribuée  à  Blin  de  Sainmore,  où  le  clergé  et  le  curé 
sont  malmenés  impitoyablement. 


FUREUR  DU  CLERGÉ  DE  PARIS.  413 

avait  tout  mené)  «  un  peu  de  faste  encyclopédique  et  peut- 
être  même  un  peu  de  maladresse.  »  C'était  jouer,  en  effet, 
avec  plus  puissant  que  soi  et  risquer  de  perdre  ce  qu'on  avait 
reconquis  dans  l'esprit  public,  grâce  aux  violences  inhabiles 
du  camp  ennemi.  Mais  on  avait  brûlé  ses  vaisseaux  de  part 
et  d'autre,  aux  menées  sourdes  avait  succédé  une  guerre  ou- 
verte: la  question  était  de  savoir  ce  qu'il  en  résulterait,  et 
qui  aurait  le  dernier  mot.  «  Les  curés  de  Paris,  dit  Grimm, 
se. sont  même  assemblés  pour  délibérer  à  ce  sujet,  et  sont 
convenus  de  présenter  à  Sa  Majesté  une  espèce  de  mande- 
ment pastoral  pour  la  supplier  de  vouloir  bien  interdire  à 
l'Académie  française  le  choix  d'un  sujet  aussi  profane,  aussi 
scandaleux  que  l'éloge  de  M.  de  Voltaire.  La  lettre  était 
faite,  signée  et  prête  à  être  envoyée  au  roi,  lorsque  des 
considérations  supérieures  l'ont  arrêtée.  On  assure  que 
M.  le  curé  de  Saint-Eustache,  le  confesseur  du  roi  et  de 
la  reine,  est  le  seul  qui  ait  refusé  constamment  de  la  signer, 
et  c'est  probablement  la  modération  de  ce  vertueux  pasteur 
qui  a  le  plus  contribué  à  nous  épargner  au  moins  l'éclat 
honteux  de  cette  nouvelle  persécution  ^  »  Ce  serait  donc  à 
tort  que  les  Mémoires  secrets  feraient  répondre  par  M.  de  Mau- 
repas  aux  curés  que  «  c'était  à  eux  à  prier  pour  le  repos  de 
l'àme  du  défunt,  et  aux  gens  de  lettres  à  célébrer  son  génie 
et  ses  ouvrages*.  »  Quant  à  ce  que  raconte  Grimm  au  sujet 
du  vertueux  abbé  Poupart,  le  curé  de  Saint-Eustache,  cela 
s'accorde  avec  ce  que  nous  savons  de  cet  esprit  modéré  qu'ef- 
fraient par-dessus  tout  le  bruit  et  le  scandale  «M.  le  curé  de 
Saint-Eustache,  qui  n'est  pas  un  brûlot  (c'est  Collé  qui  parle), 
s'estime  fort  heureux  de  ce  que  Voltaire  n'est  pas  mort  sur 
sa  paroisse.  Il  m'a  dit  à  moi-même  que  cette  esclandre  lui 

1.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Furne),  t.  X,  p.  98  ; 
août,  —  La  Harpe,  Correspondance  (Paris,  Migneret,  1804),  t.  II, 
p.  291. 

2.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  fhistoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XII,  p.  118;  26  décembre  17  78. 
Si  nous  citons  ce  propos,  c'est  que  l'article  est  rédigé  dans  un  senti- 
ment qui  n'est  rien  moins  qu'hostile  pour  le  clergé,  et  qu'en  somme, 
la  réponse  est  dans  le  ton  habituel  de  persiflage  du  Mentor. 


414  L'ENCYCLOPÉDIE  L'EMPORTE. 

aurait  déplu  souverainement  et  l'eût  embarrassé.  Quatre 
mois  plus  tard,  Voltaire  était  son  paroissien*...  »  On  se 
tromperait,  du  reste,  si,  quoi  qu'en  dise  Grimm,  l'on  croyait 
les  curés  de  Paris  tous  des  boule-feu,  de  fanatiques  aveugles; 
il  y  avai  Iparmi  eux  des  esprits  conciliants,  éclairés,  n'envi- 
sageant pas  sans  chagrin  la  voie  dans  laquelle  on  s'était  en- 
gagé. Le  curé  de  Sainl-Étienne  du  Mont,  nommément,  qui 
déclara  publiquement  qu'il  aurait  enterré  Voltaire  dans  son 
église  entre  Racine  et  Pascal  '. 

Cette  fois,  l'Encyclopédie  l'emportait,  l'éloge  de  Voltaire 
serait  maintenu  sur  son  programme.  Toutes  les  clameurs 
n'y  purent  rien.  Le  ministre  fit  entendre  qu'il  ne  se  donne- 
rait pas  de  gaieté  de  cœur  et  pour  si  peu  des  airs  de  persécu- 
tion .  L'Académie,  qui  se  sentait  surveillée,  n'oserait  point, 
y  fût-elle  disposée,  couronner  un  ouvrage  contre  la  religion 
ou  la  morale,  tout  se  bornerait  donc  à  subir  l'éloge  d'un 
écrivain  que  l'on  haïssait,  qui  sans  doute  avait  commis  plus 
d'un  livre  répréhensible,  mais  aussi  qui  était  sans  conteste 
le  plus  grand  écrivain  de  sa  nation  et  de  son  siècle  :  c'était 
un  léger  dégoût  qu'il  fallait  affronter  bravement,  avec  rési- 
gnation tout  au  moins.  Le  public,  qui  ne  demandait  qu'à 
rire,  persifla  les  vaincus  qui  étaient  aussi  les  agresseurs  ; 
et  les  plaisanteries  de-  tous  genres,  de  circuler  dans  ce 
monde  de  désœuvrés  et  d'écervelés.  C'était  la  belle  époque 
des  mystifications.  Monseigneur  de  Beaumont,  par  sa  can- 
deur primitive,  son  peu  d'esprit,  devait  être  la  victime  née 
de  ces  plaisants  qui  eussent  mis  pour  un  bon  mot  le  feu  aux 
quatre  coins  de  Paris.  Ils  firent  courir  le  bruit  que  l'arche- 
vêque, en  dépit  des  apparences,  bien  loin  d'être  l'ennemi  de 

1.  Collé,  Correspondance  inédile,  recueillie  par  M.  Honoré  Bon- 
homme (Paris,  Pion,  1864),  p.  148;  31  mai. 

2.  OEnvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  XXV,  p.  109. 
Lettre  (le  D'Alemberl  au  roi  de  Prusse;  Paris,  3  juillet.  D'Alembert 
cite  un  autre  curé,  dont  il  ignore  le  nom,  et  qui,  interro^ié  8ur  la  ma- 
nière dont  il  se  serait  conduit,  le  cas  échéant,  avait  rt^pondu  :  «  Je 
l'aurais  fait  enterrer  solennellement,  et  je  lui  aurais  fait  faire  une 
épitaphe,  au  bas  de  laquelle  j'aurais  mis  sa  profession  de  foi.  »  lOid., 
p.  112;  le»^  juillet  1778. 


i 


SIMPLESSE  DE  MONSEIGNEUR  DE  BEAUMONT.  415 

Voltaire,  était  son  admirateur  fanatique,  et  qu'il  songeait  à 
lui  ériger  un  monument  superbe.  Cela  se  disait,  se  répétait 
du  plus  grand  sérieux,  en  toute  occasion  comme  en  tous 
lieux.  La  consigne  était  donnée,  et  il  ne  fut  plus  question 
d'autre  chose.  On  le  dit  à  l'archevêque  lui-même,  on  lui 
soutint  que,  quelles  que  fussent  ses  dénégations,  on  savait  à 
quoi  s'en  tenir  :  encore  un  peu  et  on  le  lui  faisait  croire.  Le 
duc  de  Noailles,  ce  duc  d'Ayen,  l'un  des  originaux  du  Mé- 
chant, l'homme  le  plus  spirituel  et  aussi,  ajoutait-on,  le  plus 
dangereux  de  la  cour,  poussa  la  plaisanterie  et  l'inhumanité 
jusqu'à  lire  à  l'infortuné  prélat  des  vers  qu'aurait  faits  Sa 
Grandeur  pour  servir  d'inscription  au  monument.  Les  voici  : 

Ses  écrits  sont  gravés  au  temple  de  mémoire; 
11  a  tout  vu,  tout  dit,  et  son  cœur  enflammé, 
Des  passions  de  l'homme  a  su  tracer  l'histoire. 
Du  feu  de  son  génie,  il  mourut  consumé  ; 

Il  ne  manque  rien  à  sa  gloire  : 
Les  prêtres  l'ont  maudit,  et  les  rois  l'ont  aimé. 

Le  pauvre  archevêque  s'imagina  que  l'accusation  pourrait 
trouver  crédit,  et  donna  par  ses  terreurs  et  son  désespoir  la 
comédie  à  tout  Paris.  Il  poussa  l'ingénuité  jusqu'à  porter 
plainte  au  comte  de  Maurepas,  ce  qui,  on  le  pense  bien,  ne 
diminua  point  l'hilarité  de  la  galerie  >.  Nous  n'eussions  pas 
cité  cette  petite  anecdote,  si  elle  n'était  pas  tout  un  trait  de 
mœurs.  Mais  elle  peint,  mieux  que  quoi  que  ce  soit,  la  fri- 
volité sans  seconde  de  cette  société  condamnée,  si  voisine 
pourtant  de  sa  fin. 

Devant  un  deuil  qui  était  celui  de  l'univers  civilisé,  la 
loge  des  Neuf-Sœurs  se  crut  obligée  de  manifester  ses  pro- 
pres regrets,  dans  une  réunion  solennelle  exclusivement 
consacrée  à  rendre  hommage  au  génie  de  ce  défenseur  du 
pauvre  et  du  faible,  dont  les  bienfaits  valaient  les  ouvrages. 
Cette  cérémonie  funéraire  eût  été  comme  l'équivalent  de 
celles  que  l'Église  avait  refusées  à  ses  cendres  illustres,  et 

1.  Correspondance  secrète,  politique  et  littéraire  (Londres,  John 
Adamson),  t.  Vil,  p.  227,  228;  de  Paris,  le  13  janvier  1779. 


416      FÊTE  FUNÉRAIRE  A  LA  LOGE  DES  NEUF-SOEURS. 

l'on  avait  songé  à  lui  donner  un  caractère  particulier  de 
revanche,  en  ouvrant,  ce  jour-là,  les  portes  de  la  loge  au 
secrétaire  de  l'Académie,  qui  serait  venu  ainsi  s'asseoira  la 
place  que  le  mort  avait  laissée  vide.  Mais  si,  dans  les  as- 
semblées, les  têtes  chaudes  ne  font  jamais  défaut,  les  majo- 
rités, fort  heureusement,  sont  là  pour  faire  contre-poids 
par  leur  circonspection,  et  c'est  ce  qui  se  serait  produit  au 
Louvre,  oîi  l'offre  eût  encore  plus  effrayé  qu'ébloui.  On 
craignit  qu'une  pareille  démarche,  quelque  innocente  qu'elle 
pût  être,  ne  réveillât  la  fureur  du  clergé  et  n'indisposât  la 
cour;  et  quoique  D'Alembert  se  fût  très-indiscrèlement  en- 
gagé, nous  dit-on,  il  dut  céder  aux  représentations  de  ses 
confrères  et  retirer  sa  parole*. 

La  fête  avait  été  fixée  au  28  njovembre.  Nous  ne  décrirons 
point  cette  nouvelle  solennité  à  laquelle  assistèrent  madame 
Denis  et  Belle  et  Bonne,  fait  inouï  et  sans  précédent  dans  les 
annales  maçonniques.  Le  docteur  Franklin  s'était  empressé 
de  rendre,  par  sa  présence,  un  dernier  hommage  à  celui  qui 
avait  souri  aux  efforts  de  ce  jeune  monde  s'éveillant  aux 
cris  d'affranchissementi  et  de  liberté;  et  sa  vue,  saluée  de 
mille  bravos,  inspirait  au  vénérable  Delalande  cette  ré- 
flexion mélancolique  dont  l'à-propos  fut  senti  par  tous. 
«  Qui  l'eût  dit,  lorsque  nous  applaudissions  avec  transport 
à  leurs  embrassemenls  réciproques,  au  milieu  de  l'Acadé- 
mie des  sciences,  lorsque  nous  étions  dans  le  ravissement 
dé  voir  les  merveilles  des  deux  hémisphères  se  confondre 
ainsi  sur  le  nôtre,  qu'à  peine  un  mois  s'écouleroit  de  ce 
moment  flatteur  jusqu'à  celui  de  notre  deuil*?  »  Le  temps 

1.  Mémoires  secrets  pour  servir  ù  l'histoire  de  In  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adanison),  t.  XII,  p.  173,  i74;  29  novembre 
17  78.  Nous  ne  trouvons  aucunes  traces  de  ces  démarches  de  la  loge 
des  Neuf-Sœurs  dans  les  procès-verbaux  de  l'Académie  :  ce  qui  n'in- 
firme d'aucune  façon  la  réalité  de  l'anecdote.  A  celte  date,  le  recueil 
de  Bachaumont  est  des  mieux  informés  sur  tout  ce  qui  a  rapport  à 
l'Académie,  comme  nous  avons  été  à  môme  de  le  constater;  et  en 
ajoutant  au  procès- verbal,  il  se  peut  qu'il  ne  fasse  que  révéler  ce 
qu'on  a  intentionnellement  omis. 

2.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Fume),  t.  X,  p.  131, 
132;  décembre  1778. 


LA  BIBLIOTHÈQDE  DE  VOLTAIRE.  417 

nous  presse,  et  nous  passerons,  sans  nous  arrêter,  sur  cette 
fête  funèbre  à  laquelle  concourront  tous  les  arts,  et  qui  fut 
remplie  par  des  discours,  des  éloges,  des  vers,  des  chants 
symphoniques  dirigés  par  l'auteur  de  Roland  et  d'Atys.  Les 
surprises,  les  épouvantements  de  la  mise  en  scène,  ce  déploie- 
ment théâtral ,  l'accompagnement  obligé  de  ces  réunions 
faites  pour  impressionner  fortement  les  imaginations,  n'é- 
taient pas  omis,  on  s'en  doute;  et  les  éclats  de  la  foudre,  une 
clarté  céleste  dissipant  comme  par  enchantement  l'obscurité 
sinistre  qui  pesait  sur  tous,  une  musique  suave  rappelant  le 
calme  dans  les  esprits  éperdus,  l'apothéose  enfin  de  l'auteur 
de  la  Henriade  en  dépit  de  l'Envie  qui  s'efforçait  de  l'entra- 
ver, faisaient  passer  les  spectateurs  par  tous  les  genres  et 
les  degrés  de  l'émotion  i. 

Madame  du  DeCfand  mandait,  à  la  date  du  17  juin,  à 
Walpole ,  qu'elle  avait  eu  la  visite  de  madame  Denis , 
«  bonne  grosse  femme,  sans  esprit,  mais  qui  a  un  gros  bon 
sens  et  l'habitude  de  bien  parler,  qu'elle  a  sans  doute  pris 
avec  feu  son  oncle;  »  et  elle  donnait  à  son  flegmatique  ami 
des  détails  sur  la  fortune  de  Voltaire,  qu'elle  diminuait  un 
peu,  et  sur  sa  bibliothèque  qu'elle  grossissait,  en  revanche, 
sensiblement,  composée  d'ouvrages  presque  tous  remplis  de 
remarques  et  de  notes  de  la  main  du  poëte.  «  C'est  un  effet 
bien  précieux,  ajoutait-elle,  et  qu'elle  vendrait  tout  ce 
qu'elle  voudrait,  mais  elle  est  bien  résolue  de  ne  s'en 
point  défaire*.  »  C'était  beaucoup  s'aventurer;  et  quelques 
mois  après  seulement,  les  livres  de  Voltaire  passaient  des 
mains  de  sa  nièce  dans  celles  de  la  Sémiramis  du  Nord. 
Mais,  de  la  part  de  madame  Denis,  que  l'on  se  hâta  trop 
d'accuser  d'avarice,  ce  fut,  croyons-le,  condescendance  res- 
pectueuse pour  une  auguste  volonté,  qui  devait  d'ailleurs  la 


1 .  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XII,  p.  173  à  17  7;  29  novembre 
1778. 

2.  Madame  du  Deffand,  Correspondance  complète  (  Paris,  Pion, 
1865),  t.  II,  p.  654.  Lettre  de  la  marquise  à  Horace  Walpole  ;  Paris, 
17  juin  1778. 

nu,  27 


418  LETTRE  DE  L'IMPÉRATRICE. 

consoler  et  la  récompenser  de  son  sacrifice  par  l'excès  des 
caresses  et  une  générosité  toute  royale.  L'impératrice  de 
Russie  lui  avait  dépéché  le  baron  Grimm,  qui  n'eut  pas  de 
peine  à  faire  réussir  la  négociation.  La  lettre  de  Catherine 
à  madame  Denis,  si  honorable  pour  l'auteur  de  VUistoire  de 
Pierre  le  Grand,  est  tout  un  document  historique. 

0  Je  viens  d'apprendre,  madame,  que  vous  consentez  à 
remettre  entre  mes  mains  ce  dépôt  précieux  que  monsieur 
votre  oncle  a  laissé,  cette  bibliothèque  que  les  âmes  sensi- 
bles ne  verront  jamais  sans  se  souvenir  que  ce  grand  homme 
sut  inspirer  aux  humains  cette  bienveillance  universelle 
que  tous  ses  écrits,  môme  ceux  de  pur  agrément,  respirent, 
parce  que  son  âme  en  était  profondément  pénétrée.  Per- 
sonne avant  lui  n'écrivait  comme  lui;  à  la  race  future  il 
servira  d'exemple  et  d'écueil.  II  faudra  unir  le  génie  et  la 
philosophie  aux  connaissances  et  à  l'agrément,  en  un  mot, 
être  M.  de  Voltaire,  pour  l'égaler.  Si  j'ai  partagé  avec  toute 
l'Europe  vos  regrets,  madame,  sur  la  perte  de  cet  homme 
incomparable,  vous  vous  êtes  mise  en  droit  de  participer  à 
la  reconnaissance  que  je  dois  à  ses  écrits.  Je  suis  sans  doute 
très-sensible  à  l'estime  et  à  la  confiance  que  vous  me  mar- 
quez; il  m'est  bien  flatteur  de  voir  qu'elles  sont  héréditaires 
dans  votre  famille.  La  noblesse  de  vos  procédés  vous  est 
caution  de  mes  sentimens  à  votre  égard.  J'ai  chargé  M.  de 
Grimm  de  vous  en  remettre  quelques  faibles  témoignages, 
dont  je  vous  prie  de  faire  usage.  Catherine  *.  » 

La  bibliothèque  de  Voltaire  n'était  point  considérable. 
Elle  consistait  en  six  mille  deux  cent  dix  volumes  de  tous 
formais,  tous  assez  médiocres.  L'auteur  de  la  Henriade  n'é- 
tait pas  un  bibliophile.  Les  livres  n'étaient  pour  lui  ni  un 
luxe,  ni  un  objet  de  vanité  et  d'étalage;  c'étaient  autant 
d'outils,  autant  d'instruments  en  ses  mains,  dont  il  usait 
et  abusait  avec  un  sans-gêne  impitoyable.  Que  de  livres, 

1.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Furne),  t.  X,  p.  106, 
107  ;  oclobre  17  78.  Sur  l'enveloppe,  de  la  propre  main  de  l'impéra- 
trice, comme  le  corps  de  la  lettre  :  «  Pour  madame  Denis,  nièce  d'an 
grand  homme  qui  m'aimait  beaucoup,  u 


VOLTAIRE  N'EST  PAS  UN  BIBLIOPHILE.  4t9 

sans  doute,  qui  n'offriraieut  pas  plus  de  dix  pages  dignes 
d'être  méditées  et  recueillies!  Ces  dix  pages,  semées  ici  et 
là,  il  les  séparait  de  ce  fatras  indigeste  et  stérile,  les  ras- 
semblait, les  faisait  cartonner  ensemble;  c'était  tout  ce  qu!il 
y  avait  de  bon  à  garder,  c'était  tout  ce  que  sa  mémoire  dôr 
vait  retenir  de  tant  d'inutilités  mal  conçues  et  aussi  mal 
digérées.  En  somme,  il  ne  faisait  qu'appliquer  un  passage 
de  son  Temple  du  goût,  qu'on  avait  pu  prendre  pour  une 
boutade,  et  qui  était  la  conviction  bien  établie  déjà  de  cet 
esprit  limpide,  antipathique  au  bavardage,  quelque  habillé, 
qu'il  fût.  «  On  nous  fit  voir  ensuite  la  bibliothèque  de  ce 
palais  enchanté  :  elle  n'était  pas  ample...  Presque  tous  les 
livres  sont  corrigés  et  retouchés  de  la  main  des  Muses.  On 
y  voit,  entre  autres,  l'ouvrage  de  Rabelais  réduit  à  un  demi- 
quart.  Marot,  qui  n'a  qu'un  style,  et  qui  chante  de  même 
tous  les  psaumes  de  David  et  les  merveilles  d'Alix,  n'a  plus 
que  huit  ou  dix  feuillets.  Voiture  et  Sarrazin  n'ont  pas  à 
eux  deux  plus  de  soixante  pages.  Tout  l'esprit  de  Bayle  se 
trouve  dans  un  seul  tome,  de  son  propre  aveu»...  » 

Voltaire  fait  plus  que  d'enlever  ce  qui  lui  semble  remar- 
quable et  de  jeter  le  reste;  il  nous  le  dit,  il  veut  que  les 
Muses  retouchent  et  corrigent.  Dans  sa  bibliothèque,  c'est 
lui  qui  corrige  et  retouche.  Vif,  passionné  comme  il  est, 
avec  un  goût  exquis,  et,  partant,  aisé  à  blesser,  il  faut  qu'il 
se  soulage  ;  et,  comme  il  n'a  personne  sous  la  main  à  qui 
communiquer  son  impression,  il  saisit  tout  aussitôt  la  plume, 
et,  sur  la  marge  du  livre  mais  plus  souvent  sur  un  lambeau 
de  papier  qu'il  fixe  avec  un  pain  à  cacheter  au  plus  près  du 
passage  qui  l'a  frappé,  il  exécute  son  homme  en  un  tour  de 
main.  «  On  prétend,  dit  Peignot, -et  nous  n'avons  pas  de 
peine  à  le  croire,  que  ce  sont  les  livres  de  théologie  qui  ont 
été  les  plus  annotés  de  cette  manière  ».  »  Il  n'est  pas  tou- 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  [Bencbol),  t.  XI,- p.  352,  353. 
Le  Temple  du  gùût,  1731. 

2.  Gabriel  Peignot,  Souvenirs  relatifs  à  quelques  bibliothèques  des 
temps  passés  (Paris,  1836),  p.  15.  —  Ancelol,  Stx  mois  en  Russie 
en  1826  (Paris,  1827),  p.  212,213. 


420  SES  ANNOTATIONS  MARGINALES. 

jours  en  colère,  mais  il  n'est  jamais  de  sang-froid,  sa  pétu- 
lance l'emporte  et  il  s'y  abandonne  sans  scrupule  :  d'ailleurs, 
qui  lira  ces  chiffons  qui  ne  sont  que  pour  lui?  Un  jour,  il 
lui  tombe  sous  la  main  un  exemplaire  de  la  Henriade  annoté 
par  Pesme  de  Saint-Saphorin,  un  diplomate  suisse,  qui 
entre  autres  négociations  importantes,  traitera  avec  le  roi 
de  Prusse  de  la  cession  de  Neufchâtel.  Il  va  sans  dire  que 
le  lecteur  et  l'auteur  ne  peuvent  être,  tous  les  deux  et  à 
toutes  les  pages,  du  même  avis.  Voltaire,  tout  aussitôt  de 
contre-annoter  son  annotateur  dans  une  espèce  de  dialogue 
bumouristique  des  plus  étranges'.  Renvoyons  également  à 
ses  notes  marginales  sur  le  Christianisme  dévoilé,  qui  ont  été 
publiées  dans  ses  œuvres,  mais  que  nous  ne  donnerons 
pourtant  pas  comme  un  échantillon  de  ces  improvisations  * 
qui  pour  la  plupart  sont  loin  de  répondre  à  l'idée  qu'on  s'en 
était  faite.  Ces  notes  sont  courtes  :  c'est  une  exclamation 
qu'on  ne  se  donne  pas  la  peine  de  motiver,  un  gros  mot  à 
l'adresse  de  l'auteur  incongru,  rarement  une  discussion 
môme  sommaire.  Il  sait  ce  qu'il  a  voulu  dire,  à  qui  il  répond;  " 
il  a  protesté,  il  s'est  soulagé,  cela  lui  suffit.  Joseph  de  Mais- 
tre  nous  dit  ces  notes  presque  toutes  marquées  au  coin  de 
la  médiocrité  et  du  mauvais  ton',  c'est  beaucoup  et  trop 
dire;  au  moins  n'ajouteraient-elles  rien  à  sa  gloire  et  môme 
ne  seraient-elles  pas  de  nature,  pour  la  plupart,  à  trouver 
place  dans  une  édition  définitive  de  l'auteur  de  la  Henriade^. 

1.  VAthenœum  français  (12  avril  1854),  Illeannée,  p.  763,  754. 
Lettres  et  notes  inédites  de  Voltaire  sur  la  Henriade,  par  Eusèbe-Henri 
Gaullieur.  L'exemplaire  avait  échappé  à  l'envoi  fait  en  Russie;  il 
était  resté  en  Suisse,  et  était  devenu  la  propriété  de  l'auteur  de 
l'article. 

2.  Voir  aassi  Une  visite  ù  r ermitage,  le  Discours  sur  l'inégalité 
des  conditions  et  le  Contrat  social,  annotés  par  Voltaire,  dans  le 
Bulletin  du  Bibliophile  ÇTechener,  18G0),  XIV  série,  p.  1519  à  1543. 
—  Mémoire  du  citoyen  Fonianes  mr  quelques  notes  écrites  de  la  main 
de  Voltaire  à  la  marge  d^un  exemplaire  de  Virgile.  La  Décade  philo- 
sophique, an  IV  (8  juillet  1796),  IV»  semestre,  p.  90  à  95. 

3.  Joseph  de  Maislre,  Soirées  de  Saint-Pétersbourg,  l.  I,  p.  319. 
Note  du  IV  du  quatrième  entretien. 

4.  Léouzon  Leduc,  Études  sur  la  Russie  et  le  Nord  de  l'Europe 


CONDITIONS  D'ACHAT,  Wl 

Ce  fut  l'impératrice  qui  fixa,  en  grande  princesse  qu'elle 
était,  le  chiffre  de  l'achat  à  cent  trente-cinq  mille  livres  ^ 
elle  joignait  à  celte  somme  considérable  l'envoi  de  son  por- 
trait dans  une  boîte  d'or  entourée  de  diamants,  et  des  pelle- 
teries d'un  grand  prix.  Catherine  avec  les  livres  entendait 
acquérir  les  manuscrits,  les  lettres  originales,  tout  ce  qu'a- 
vait pu  laisser  cet  écrivain  si  fécond  et  si  laborieux.  La 
nièce  était  autorisée  à  conserver  des  copies  et  à  publier  de 
ces  derniers  travaux  ce  qui  serait  susceptible  d'ajouter  à  la 
gloire  du  poète  philosophe».  Ces  manuscrits,  qui  ont  passé 
de  l'Ermitage  à  la  bibliothèque  de  Saint-Pétersbourg,  sont 
en  grande  partie  des  documents,  des  notes  historiques  déjà 
utilisés  ou  écartés,  des  copies  de  ses  tragédies,  des  pièces 
relatives  aux  procès  de  ses  clients,  le  chevalier  de  La  Barre 
et  Lally,  ses  lettres  au  roi  de  Prusse  et  les  réponses  de 
Frédéric,  auxquels  il  faut  joindre,  il  est  vrai,  une  infinité 
de  contes,  madrigaux,  odes,  épîtres,  chansons,  fables  même. 
Mais,  parmi  tout  cela,  trop  de  choses  échappées  à  la  verve 
profane  de  l'auteur  de  la  Pucelle,  que  leur  licence  condamne 
inexorablement  à  ne  point  voir  lejour'. 

(Paris,  Amyot),  p.  336.  IMsons,  touterois,  que  le  comte  de  La  Per- 
rière, chargé  par  le  gouvernement  de  rechercher  à  la  bibliothèque 
de  Saint-Pétersbourg  les  lettres  originales  et  les  manuscrits  français 
sortis  de  Frapce,  est  moins  séyère  et  dédaigneux;  il  pense  même  qu'il 
y  aurait  un  choix  curieux  à  faire,  sous  ce  titre  :  Les  Lectures  de  Voltaire, 
Archives  des  missions  scientifiques  et  littéraires  (Paris,  imprimerie 
impériale,  1867),  t.  IV,  p.  98. 

1 .  Nous  avons  trouvé  la  quittance  de  madame  Denis,  où  elle  dé- 
clare avoir  reçu,  à  la  date  du  15  décembre  1778,  de  l'impératrice 
de  Russie,  la  somme  de  135,398  livres  4  sous  6  deniers  tournois, 
pour  la  bibliothèque  de  feu  M.  de  Voltaire,  son  oncle.  Etienne  Cha- 
ravay,  Catalogue  de  lettres  autographes  de  M.  Rathery,  du  lundi 
24  avril  1876,  p.  55,  n°  484. 

2.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  F  histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XII,  p.  17  8,  182  ;  1"  et  6  dé- 
cembre. —  Correspondance  secrète,  politique  et  littéraire  (  Londres , 
John  Adamson),  t.  VII,  p.  183,  184;  de  Paris,  le  26  décembre 
1778. 

3.  M.  Léouzon  Leduc  fait  allusion,  sans  le  nommer,  dans  sa  curieuse 
description  des  manuscrits  voltairiens,  à  un  Sottisier,  recueil  de  vers 
et  de  prose,  et  remarques  historiques  en  différentes  langues,  sans  suite. 


422 


VENTE  DE  PERNEY. 


Il  était  difficile,  l'eût-elle  voulu,  pour  madame  Denis  de 
30  refuser  aux  désirs  ainsi  formulés  d'une  grande  souveraine 
dont  la  démarche  et  les  procédés  étaient  d'ailleurs  si  hono- 
rables pour  elle  et  les  siens.  Il  faut  avouer  qu'elle  n'eut  pas 
les  mômes  excuses  en  se  défaisant  de  ce  Ferney  qui  aurait 
dû  demeurer  un  sanctuaire  et  passer  de  générations  en  gé- 
nérations à  la  famille  de  Voltaire,  Mais  nous  avons  déjà  fait 
allusion  à  la  vente  de  ce  beau  domaine  au  marquis  de  Vil- 
lette  qui  en  devenait  le  possesseur  et  le  maître,  pour  la 
scjuDie  de  deux  cent  trente  mille  livres.  Si  la  nouvelle 
frappa  de  stupeur  les  habitants  de  Ferney  ',  l'indignation 
fut  grande  parmi  les  amis  du  poëte,  et  l'on  considéra  comme 
une  véritable  impiété  un  parti  que  n'expliquait  aucune  rai- 
son plausible.  Mais  elle  s'y  était  tellement  ennuyée  du  vivant 


le  tout  de  la  main  de  M.  de  Voltaire.  Une  copie  de  ce  cahier  nous  a 
été  confiée;  nous  l'avons  parcourue,  et  nous  avons  pu  surprendre, 
dans  la  sincérité  du  négligé,  cet  esprit  étrange,  en  passe  de  butiner 
sur  tous  les  sujets,  ramassant  tout  ce  qui  le  frappe  ou  peut  avoir  son 
application  :  saillies,  couplets,  anecdotes,  ordures,  non  sans  de  nom- 
breuses fautes  orthographiques,  dont  Voltaire  n'était  pas  moins 
exempt  que  tous  les  écrivains  de  son  temps.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  re- 
marquable, c'est  moins  ce  qu'un  trouve  dans  ce  Sottisier,  que  le 
caprice  du  collecteur,  qui  est  rarement  élevé.  On  ne  pourrait  se 
douter,  si  l'on  n'était  averti,  que  cette  cueillette,  d'une  saveur  équi- 
voque, fût  le  fait  de  cet  écrivain  d'un  goiit  si  fin  et  si  attique.  La 
vraie,  nous  dirons  la  seule  curiosité  de  ce  document,  est  dans  ce 
constraste  et  cet  imprévu  quelque  peu  désillusionnant. 

1.  Nous  la  voyons  pourtant  s'occuper,  même  après  la  vente,  de  ses 
anciens  vassaux,  et  faire  pour  les  Fernésiens  des  démarches,  sur  les- 
quelles elle  s'abuse  un  peu  sans  doute,  auprès  du  contrôleur  général. 
<i  ...  Je  vous  envoyé  la  letfre  qu'enfin  M.  Neckerm'a  accordée;  il  n'a 
pas  pu  faire  mieux  ;  mais  les  horlogers  doivent  être  dans  la  plus 
grande  sécurité  ;  ils  travailleront  aussi  tranquillement  que  s'ils  étoient 
à  Genève,  et  les  transports  de  leurs  montres  auront  le  même  sort. 
Cette  lettre-là  me  paroît  d'autant  plus  sûre,  que  quand  même  le  mi- 
nistre changerolt,  son  successeur  ne  voudroit  pas  ôter  ce  privilège  à 
Ferney  et  me  faire  de  la  peine.  Quand  les  choses  sont  établies,  on 
ne  les  détruits  juis.  Je  vous  envoyé  une  copie  de  celte  lettre  dont  je 
garde  l'original.  r>  lîtienne  Charavay,  Catalogue  de  lettres  autogra- 
phes (cabinet  d'un  amateur  lyonnais)  ;  du  mardi  12  avril  1870,  p.  9, 
no  84.  Lettre  de  madame  Denis  à  Wagnière  ;  Paris,  ce  11  mars 
1778. 


MOT  TODCHANT  DE  CATHERINE.  493 

de  son  oncle  qu'elle  était  bien  déterminée  à  n'y  plus  re- 
mettre les  pieds,  quoiqu'elle  y  fût  aimée  et  qu'elle  n'ignorât 
point  que  le  sort  de  la  ville  naissante  et  de  tous  ces  braves 
gens  appelés  là  par  Voltaire  dépendît  complètement  d'elle. 
«  Je  voudrais,  écrivait-elle  à  la  date  du  29  septembre  à  Wa- 
gnière,  à  la  suite  de  nous  ne  savons  quel  dégoût  dont  ce  der- 
nier n*a  pas  pris  soin  de  nous  instruire,  je  voudrais  que  le  feu 
fût  à  Ferney.  »  Cette  vente  débarrassait  d'ailleurs  madame 
Denis  d'un  serviteur  qui  lui  était  peu  agréable  et  qui  lui 
rendait  bien  l'antipathie  dont  il  était  l'objet  >.  Heureusement 
pour  ce  dernier,  à  l'instigation  du  baron  de  Bohême,  l'im- 
pératrice le  faisait  venir  à  Saint-Pétersbourg  pour  ranger 
la  bibliothèque  de  son  maître,  dans  le  même  ordre  qu'elle 
était  à  Ferney;  et  il  partait,  le  8  août  1779,  quelques  jours 
après  l'arrivée  du  nouveau  propriétaire.  Lorsque  cette  instal- 
lation fut  terminée,  Catherine  II  voulut  voir  comment  toute 
chose  était  ordonnée.  Elle  s'inclina  profondément,  en  en- 
trant, devant  l'effigie  de  l'auteur  de  l'Essai  sur  les  mœurs,  et 
se  tournant  ensuite  vers  Wagnière  :  «  Monsieur,  lui  dit-elle, 
voilà  l'homme  à  qui  je  dois  tout  ce  que  je  sais  et  tout  ce 
que  je  suis  *.  »  Mais  la  santé  du  secrétaire  de  Voltaire  le 
forçait  bientôt  à  quitter  un  climat  trop  rigoureux  et  à  re- 
prendre le  chemin  de  son  pays  de  Gex,  comblé  des  bienfaits 

1.  Wagnière  écrivait  au  comte  de  Rochefort,  le  11  octobre  1778  ; 
«  ...  J'ai  été  prodigieusement  occupé  des  affaires  de  madame  Denis 
avec  M.  Christin.  Ensuite,  nous  reçûmes  la  nouvelle  inopinée  de  la 
vente  de  Ferney  à  M.  de  Villelte.  Jamais  surprise  ne  fut  égale  à  la 
nôtre,  et  M.  Christin  partit  sur-le-champ  pour  s'en  aller  chez  lui. 
Vous  aurez  sans  doute  su  comment  toutes  ces  choses  se  sont  passées 
à  Paris,  et  les  regrets  de  M.  d'Hornoy,  etc.,  etc.  J'ai  été  pendant 
quinze  jours  dans  la  plus  cruelle  incertitude  de  mon  sort,  ne  recevant 
ni  nouvelles  ni  instructions  de  madame  Denis.  Elle  vient  enfin  de 
m'écrire  qu'elle  continuera  de  me  donner  1200  francs  par  au  pour 
recevoir  ses  rentes  viagères...  »  Charavay  aîné,  Catalogue  de  lettres 
autographes,  du  mercredi  21  avril  1869,  p.  18,  n°  167.  Mais,  ce 
qui  était  à  prévoir,  ces  arrangements  ne  tinrent  point,  et  Wagnière 
fut  heureux  de  trouver  dans  l'impératrice  une  bienfaitrice  qui  lui 
fût  reconnaissante  de  sa  fidélité  envers  son  maître. 

2.  Bibliothèque  universelle  (Genève,  1816),  t.  III,  p.  87.  La 
chambre  de  Voltaire. 


424  PROJETS  DE  MADAME  DENIS. 

de  Catherine  qui  lui  accordait  une  pension  viagère  de  quinze 
cents  livres  *.  M.  de  Villelle  avait  acquis  Ferney  par  ca- 
price, par  vanité;  voyant  la  czarine  acheter  la  bibliothèque 
du  patriarche,  il  crut  faire  sa  cour  en  le  lui  faisant  offrir  par 
le  prince  Bariatinski;  mais  Catherine  remercia  le  mar- 
quis, elle  avait  formé  le  projet  de  construire,  dans  son  parc 
de  Czarskozelo,  un  château  sur  le  modèle  de  celui  du  poëte  et 
d'y  faire  placer  ensuite,  dans  le  môme  ordre,  la  bibliothèque 
que  lui  avait  apportée  Wagnière*. 

Madame  Denis,  en  se  défaisant  de  Ferney,  avait  peut-ôtre 
une  raison  autre  que  sa  très-réelle  antipathie  pour  cette  so- 
litaire retraite,  et  cédait  apparemment  à  un  désir,  à  un 
mot  d'ordre  plus  ou  moins  catégoriquement  formulé.  La 
trop  sensible  nièce  n'avait  pas  su  garder  son  cœur,  et  son- 
geait encore  à  faire  le  bonheur  d'un  honnête  homme.  Nous 
l'avons  vue,  dans  une  circonstance  tragi-comique,  repous- 
sée violemment  par  son  terrible  oncle,  tomber»  dans  un 
fauteuil,  ou  plutôt  tomber  dans  les  bras  de  celui  qui  se  trou- 
vait alors  dans  ce  fauteuil'.  »  Le  personnage  auquel  échéait 

1 .  Celle  générosité  de  l'impératrice  envers  Wagnière  et  ceux  qui 
avaient  appartenu  au  poète  ne  devait  rendre  que  plus  cruelle  la  con- 
dition d'un  pauvre  diable  ruiné,  lui  et  les  siens,  pour  elle  et  par  elle, 
sans  qu'à  coup  sûr  elle  s'en  doutât.  Nous  voulons  parler  d'un  ouvrier 
bijoutier,  nommé  Dupuits,  attiré  à  Ferney  par  Voltaire,  qui  lui  avait 
commandé  un  superbe  déjeuné  destiné  à  la  czarine.  L'ouvrage  n'était 
pas  terminé  quand  le  poëte  mourut  ;  l'artiste  dut  faire  le  voyage  de 
Saint-Pétersbourg;  mais  il  ne  put  jamais  obtenir  d^ètre  présenté  à 
Catherine.  Potemkin,  ébloui  par  ce  merveilleux  travail,  avait  conçu 
le  dessein  de  se  l'approprier  sans  bourse  délier;  et  ce  ne  fut  qu'après 
des  peines  infinies  que  Dupuits  réussit  à  se  faire  rendre,  grâce  à 
l'énergique  intervention  de  notre  ambassadeur,  ce  service  dont  la 
description  est  tout  un  rêve,  qu'il  se  trouva  trop  lieureux  encore  de 
sortir  des  griffes  du  favori.  Dieudonné  Thiébault,  Souvenirs  de  vingt 
ans  de  séjour  à  Berlin  (Paris,  Didot,  1860),  t.  II,  p.  364  à  369. 

2.  Elle  avait  fait  exécuter,  en  conséquence,  en  relief  le  château  et 
les  jardins  de  Ferney  dans  les  plus  minutieux  détails;  jusqu'à  la  forme 
et  l'étoffe  du  meuble,  tout  y  était  rappelé.  Senacde  Meilhan,  le  Gou- 
vernement, les  mœurs  et  les  conditions  en  France  avant  la  RévolU' 
tion  (Paris,  Poulet-Malassis),  p.  309. 

3.  Longehamp  et  Wagnière  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  t.  I,  p.  138.  Voyage  de  Voltaire  à  Paris,  1778. 


M.  DDVIVIER.  425 

cette  bonne  fortune,  était  un  M.  Duvivier,  ci-devant  dragon, 
puis  secrétaire  du  comte  de  Maillebois.  Il  avait  été  envoyé 
en  dernier  lieu  à  Saint-Domingue  comme  commissaire  des 
guerres,  à  l'époque  où  M.  de  Clugny  y  était  intendant,  et 
ses  liaisons  avec  celui-ci  ne  lui  avaient  pas  été  inutiles,  du- 
rant le  temps  assez  court  que  Clugny  était  resté  au  contrôle 
général.  Ce  mariage  extravagant  et  ridicule  devait  exercer  la 
verve  d'un  public  peu  charitable,  qui  s'égaya  sans  mesure 
sur  le  compte  des  époux.  Duvivier  était  connu  au  régiment 
sous  le  sobriquet,  qui  lui  était  resté,  de  Nicolas  Toupet*, 
parce  qu'il  était,  assure  la  chronique  maligne,  frater  de  son 
métier,  et  que  c'était  lui  qui  accommodait  ceux  de  la  cham- 
brée. En  somme,  il  avait  fait  son  chemin,  et  n'avait  pas 
moins  de  quinze  ou  vingt  mille  livres  de  revenus.  N'était  un 
bras  mal  remis  et  dont  il  était  estropié,  il  portait  trente  ans 
de  moins  que  la  veuve  de  M.  Denis.  Les  relations  tendres 
avec  les  doux  propos  existaient  du  vivant  de  Voltaire  qui 
faisait  bon  accueil  au  survenant,  comme  cela  résulte  de  ces 
trois  lignes  qu'elle  écrivait  sentimentalement,  après  la  mort 
du  poète,  à  son  prétendu  :  «  Je  vous  envoie  l'image  de  l'être 
qui  m'a  été  le  plus  cher.  J'espère  que  vous  la  recevrez  avec 
d'autant  plus  de  plaisir,  que  vous  aimiez  ce  grand  homme 
et  qu'il  vous  aimait.  »  Nous  savons  la  dame  devisante  et 
roucoulante,  et  nous  avons  surpris  déjà  de  ses  billets  ga- 
lants, à  l'époque  où  c'était  Baculard  d'Arnaud  qui  faisait 
palpiter  ce  trop  faible  cœur  *.  Voici  des  lambeaux  de  billets 
à  l'adresse  du  commissaire  des  guerres,  qui  ont  bien  leur 
prix.  L'on  est  sensible  et,  conséquemment,  susceptible  ;  on 
s'inquiète,  on  s'alarme  à  tout  instant  et  à  propos  de  tout, 
lorsqu'on  aime.  Elle  lui  a  vu  la  mine  triste  et  préoccupée, 
la  veille:  «J'en  ai  cherché  le  sujet  dans  ma  teste  et  dans 
mon  cœur  :  je  n'y  ai  trouvé  que  la  douceur  de  vous  aimer.  » 

1 .  Son  nom  de  baptême  n'était  point  Nicolas,  mais  François,  comme 
son  nom  de  Tamille.  Sa  mère  s'appelait  Vivier,  et,  de  là,  s'est  fait 
insensiblement  Duvivier,  nous  dit  Wagnière. 

2.  Voir  notre  quatrième  volume.  Voltaire  et  Frédéric,  p.  184, 
185, 186. 


426  HEUREUSE  A  FAIRE  MiUL  AU  COEUR. 

C'est  un  madrigal  *;  mais  dans  celui-ci,  elle  est  hors  d'elle, 
on  a  manqué  de  conflance,  et  c'est  ce  qu'elle  ne  peut  admet- 
tre.  «Je  vous  déclare,  s'écrie-t-elle ,  que  je  veux  partager 
avec  vous  mes  pensées,  ma  vie  et  tout  ce  que  je  possède. 
Ou  donnez-moi  un  coup  de  pistolet  par  la  teste  :  vous  me 
rendrez  un  grand  service*.  » 

On  ne  saurait  s'imaginer  l'effet  que  produisit  la  nouvelle 
de  cette  plaisante  union.  Elle  n'aurait  dû  que  faire  rire,  et 
vraiment  l'indignation  était  de  trop.  L'Académie  la  blâma 
non-seulement  comme  une  faiblesse  ridicule  mais  comme  un 
outrage  aux  mânes  de  M.  de  Voltaire,  et  «  comme  une  es- 
pèce d'adultère  spirituel.  »  La  nièce  de  l'auteur  de  Zaïre 
fut  rangée  sur  la  môme  ligne  que  l'indigne  Thérèse  de  Rous- 
seau, et,  convenons-en ,  il  y  a  aussi  une  pointe  de  ridicule 
dans  cette  grande  ire  des  quarante,  que  tout  cela  n'importait 
guère.  D'Alembert  cessa,  comme  ses  confrères,  de  fréquenter 
la  nouvelle  mariée.  Le  hasard  la  lui  faisait  rencontrer,  toute- 
fois, le  Jendemain  de  ses  noces.  Et,  comme  on  lui  deman- 
dait si  elle  avait  l'air  d'être  heureuse  :  «  Heureuse,  répar- 
tit-il, je  vous  en  réponds,  heureuse  à  faire  mal  au  cœur'  » 
Grimma  reproduit,  sur  le  compte  de  ce  couple  hors  d'âge, 
un  dialogue  à  mourir  de  rire  entre  le  secrétaire  perpétuel 
et  un  domestique  qui  avait  été  chargée  d'une  commission 
auprès  de  madame  Duvivier,  de  la  part  d'une  de  ses  amies  : 
«  Est-il  vrai  qu'on  vous  a  fait  entrer  dans  la  chambre  à 
coucher,  et  que  vous  avez-vu  madame  dans  son  lit?  —  Oui, 
monsieur;  mêmement,  il  y  avait  deux  personnes  dans  le  lit 
que  je  ne  pouvions  pas  d'abord  distinguer,  étant  toutes 

1.  M.  Duvivier  était  un  homme  positif,  qui  ne  devait  paa  avoir  un 

bien  grand  fond  de  poésie  et  d'idéal  dans  l'esprit,  s'il  faut  en  croire 
un  plaisant  récit  de  madame  Vigée-Le-Brun,  qui  avait  fait,  en  1790, 
le  voyage  de  Rome  à  Naples,  dans  la  voiture  de  l'ex-commissaire 
des  guerres.  Souvenirs  (Paris,  Ciiarpentier,  1869),  t.  I,  p.  188, 
189, 190. 

2.  Cliaravay,  Catalogue  de  lettres  autographes,  du  lundi  6  novem- 
bre 18G5,  p.  18,  n°  161.  Billet  de  madame  Denis  à  M.  Duvivier 
(sans  date). 

3.  Chamfort,  OEuvres  (Lecou,  1852),  p.  82,  83. 


D'ALEMBERT  EXCELLENT  MIME.  427 

deux  ea  bonnet  de  nuit,  de  façon  que  j'ai  demandé  si  c'était 
à  monsieur  ou  à  madame  que  j'avions  l'honneur  de  parler. 
—  Son  mari  était  donc  couché  avec  elle?  —  Ah!  monsieur, 
je  ne  pourrions  pas  vous  assurer  ça,  si  c'était  son  mari,  mais 
c'était  toujours  un  queuques-uns...  »  -^  «  Nous  demandons 
pardon,  ajoute  Grimm,  à  M.  D'Alembert  de  gâter  un  conte  qu'il 
fait  si  gaiement,  mais  nous  ne  devions  pas  nous  dispenser 
de  citer  ici  l'historiette  qui  a  coûté  à  l'Académie  une  si 
belle  statue,  une  statue  que  l'artiste  n'avait  composée  que 
pour  cet  auguste  lycée,  et  qu'il  aurait  sans  doute  conçue 
différemment,  s'il  eût  prévu  qu'elle  serait  placée  dans  l'en- 
ceinte d'un  théâtre'.  »  Ces  compliments  donnés  à  D'Alembert, 
seront  mieux  compris,  lorsqu'on  saura  qu'il  était  un  véri- 
table arlequin,  un  excellent  mime ,  un  farceur  des  plus 
gais,  qualités  inattendues,  à  coup  sûr,  dans  un  personnage 
d'apparence  aussi  sérieuse,  et  qui  lui  étaient  communes 
avec  un  écrivain  de  l'autre  siècle,  que  l'on  n'eût  pas  soup- 
çonné d'avantage  de  ces  aptitudes  à  un  comique  plus  plai- 
sant que  relevé,  La  Bruyère». 

Madame  Denis  avait  intrépidement  tendu  sa  main  à  M.  Du- 
vivier.  «  On  dit  qu'il  est  aimable,  quand  il  veut,  mais  qu'il 
ne  le  veut  déjà  plus  vis-à-vis  de  sa  femme  ;  qu'à  peine  le 
mariage  a-t-il  été  déclaré,  il  s'est  rendu  le  maître;  qu'il  a 
forcé  madame  Denis,  accoutumée  à  dîner,  à  n'avoir  per- 
sonne le  soir  et  à  se  coucher  de  bonne  heure,  à  changer  de 
Irain  dévie;  qu'il  lui  procure  beaucoup  de  monde  à  sou- 
per, la  fait  veiller  et  jouer,  et  semble  vouloir  s'en  débar- 
rasser promj)tement  à  force  d'excès  *.  »  Assurément,  tout 
cela  est  fort  grossi,  et  l'on  fait  à  plaisir  de  M.  Duvivier  un 
tyran  de  mélodrame.  Cela  ne  regardait,  en  définitive,  que 
sa  femme,  et  peut-être  aussi  son  beau-frère  et  son  neveu. 

1.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Fume),  t.  X,  p.  221; 
septembre  1779. 

2.  Edouard  Fournier,  La  Comédie  de  La  Bruyère  (Paris,  Denta, 
1866),  seconde  partie,  p.  346. 

3.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  Jolin  Adamson),  t.  XV,  p.  33;  27  janvier  1780. 


428  UADAME  DENIS  ABANDONNÉE  DES  SIENS. 

Mignot,  qu'elle  avait  engagé  à  demeurer  avec  elle,  la  quitta 
aux  premiers  bruits  de  mariage,  et  M.  d'Hornoy  ne  montra 
pas  plus  de  stoïcisme  devant  une  folie  dont  il  pouvait  payer 
les  frais.  Quant  à  l'Académie,  encore  un  coup,  sa  susceptibi- 
lité, son  indignation^  ses  mépris  nous  semblent  insuffisam- 
ment motivés,  et  ce  qui  nous  paraît  mieux  fondé,  c'est  le 
ressentiment  de  l'outrage,  qui  se  manifestera,  comme  Grimm 
vient  de  nous  l'apprendre,  en  privant  la  docte  assemblée  de 
la  statue  de  M.  de  Voltaire,  qui  lui  était  destinée,  et  dont  bé- 
nificiera  la  Comédie-Française*. 


II 


liE   FAUTEUIL   DE   VOLTAIRE.  —  SERVICE  A   BERLIN.  —  PANCKOUKE: 
ET   BEAUMARCHAIS.   —  l'ÉDITION   DE   KEHL. 

L'apaisement  ne  s'était  pas  fait  sur  cette  grande  renom- 
mée, et  la  mort  avait  plutôt  irrité  que  calmé  les  passions 
soulevées  et  surexcitées  par  son  retour.  La  haine  d'un  côté» 
de  l'autre  un  engouement  aveugle,  quand  des  motifs  moins 

î.  Les  comédiens  profitaient  habilement  du  courroux  de  naadaine 
Denis,  à  laquelle  ils  adressaient  une  supplique  des  plus  soumises  et 
qui  eut  tout  l'efTet  qu'ils  en  attendaient.  Journal  de  Paris,  du  vendredi 
29  septembre  1780,  n»  273,  p.  1107,  1108.  Mais  ceux-ci,  ayant 
changé  irrévérencieusement  la  destination  de  la  statue  du  patriarche 
deFerney,  en  en  faisant  «  un  meuble  d'ornement  pour  leur  chambre,» 
la  terrible  nièce  leur  écrivit  une  éplire  des  plus  virulentes,  qui  fut 
reproduite  dans  les  papiers  du  temps  (12  mars  1783).  Grimm,  Cor- 
respondance littéraire  (VdiV'ii,  Fume),  t.  XI,  p.  371,  372.  —  La  Harpe, 
Correspondance  littéraire  (Paris,  Mignerel,  1804),  t.  IV,  p,  148, 
149,  150.  Tout  s'arrangea,  néanmoins,  au  gré  de  madame  Denis, 
par  un  ordre  du  duc  de  Duras,  du  27  juin  17  83.  Comédie-Française. 
Registre  des  délibérations  pour  les  affaires  d'intérest,  p.  84.  Plus 
tard,  la  Comédie  se  vit  menacée  dans  sa  po.^se.'sion  :  le  ministre  avait 
décidé  que  la  statue  de  Voltaire  serait  transférée  dans  la  salle  des 
séances  publiques  de  l'instilul.  Décade  philosophique,  an  IV  (8  juillet 
1796),  IV«  semestre,  p.  109.  Mais  elle  fil  une  telle  diligence,  qu'elle 
parvint  à  détourner  le  danger.  11  y  a  tout  un  volume  de  pièces  rela- 
tives à  cet  incident  aux  archives  du  Théâtre-Français. 


LES  MUSES  RIVALES.  429 

impersonnels  ne  venaient  pas  encore  se  mêler  à  l'enthou- 
siasme et  à  l'admiration,  conspiraient  également  en  faveur 
de  celte  gloire  déprimée  avec  rage  ou  exaltée  sans  mesure  : 
au  théâtre,  à  l'Académie,  dans  les  journaux,  dans  les 
chaires  chrétiennes  et  les  mandements  des  évéques,  il  n'al- 
lait plus  être  question,  de  longtemps,  que  de  l'auteur  de 
Zaïre  et  du  Siècle  de  Louis  XIV.  Le  premier  février,  le 
Théâtre- Français  jouait  les  Muses  rivales,  dont  l'auteur 
attendit  la  quatrième  représentation  pour  se  faire  con- 
naître». Cet  auteur,  circonspect  plus  que  modeste  peut-être, 
était  La  Harpe,  qui  trouvait,  dans  ces  applaudissements 
de  bon  aloi,  une  revanche  à  ses  Barmicides  tombés  et  à  des 
dégoûts  qu'il  s'était  attirés  par  un  article  assez  maladroit, 
dont  ses  ennemis  abusèrent  du  reste  indignement*.  Ce 
sont  les  Muses  qui,  toutes,  se  disputent  l'honneur  de  pré- 
senter le  poëte  au  Dieu  qui  veut  le  couronner  et  partager 
avec  lui  l'empire  de  la  double  colline.  Tout  réside  dans  les 
détails,  mais  il  y  en  a  de  charmants;  cela  est  d'ailleurs  bien 
et  élégamment  écrit,  et  chacune  des  neuf  pucelles  tient  le 
langage  qui  lui  est  propre  et  dans  les  termes  les  meilleurs. 
La  Harpe,  dans  un  passage,  faisait  allusion  à  l'amitié  cé- 

t.  Ce  ne  fut  pas  la  seule  pièce  inspirée  pour  la  circonstance,  et 
Moline  avait  soumis  aux  comédiens,  qui  l'éoartèrent,  une  comédie- 
ballet  ,  l'Ombre  de  Voltaire.  Arciiives  de  la  Comédie-Française, 
Registre  concernant  MM.  les  auteurs,  du  25  mai  1772  au  20  novembre 
1780,  p.  92. 

2.  A  propos  de  Bajazet,  La  Harpe,  opposant  à  l'ouvrage  de  Racine 
la  Zulime  de  Voltaire,  avait  fait  ressortir  avec  trop  de  désintéresse- 
ment rinfériorité  de  cette  dernière,  et  ajoutait  judicieusement  que 
c'est  encore  une  terrible  entreprise  que  de  refaire  une  pièce  de  Racine, 
même  quand  Racine  n'a  pas  très-bien  fait.  Mercure  de  France, 
5  juillet  1778,  p.  67,  68.  C'était  l'opinion  de  Voltaire  tout  le  pre- 
mier, qui,  lui-même,  professait  une  médiocre  estime  pour  sa  Zulime. 
Le  tort  de  La  Harpe  était  d'avoir  mal  choisi  son  moment,  et  c'est  ce 
que  lui  apprenait  bientôt  une  lettre  du  marquis  de  Villevieille  où  il 
était  traité  avec  la  dernière  indignité.  Voir,  pour  les  détails  de  cet 
incident  littéraire,  le  Mercure  des  5  et  15  juillet,  le  Journal  de  Paris 
des  10  et  1  4  juillet.  —  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris, 
Fume),  t.  X,  p.  58,  59,  60;  juillet  1778.  —  Voltaire,  Œuvres  com- 
plètes (Beuchol),  t.  I,  p.  112.  Éloge  de  VolUire  par  La  Harpe. 


490  ÉLECTION  DE  DUCIS. 

lèbre  de  Voltaire  et  de  madame  du  Châtelet;  c'était  nn  fait 
acquis,  connu  de  tous,  historique,  dirons-nous,  et  il  avait 
cru  pouvoir  se  permettre  cet  à-propos.  Mais  le  (ils  d'Emilie 
jugea  de  son  devoir  de  protester  contre  une  pareille  hardiesse, 
et  il  n'y  avait  eu  qu'à  s'incliner  devant  d'aussi  respectables 
susceptibilités».  Madame  Vestris  avait  bien  voulu  être  l'in- 
termédiaire discret  de  l'auteur  des  Muscs  rivales,  qui  l'avait 
chargée  de  faire  remettre  le  manuscrit  avec  une  lettre  ano- 
nyme des  plus  soumises.  «  L'extrême  modestie  de  cette  lettre, 
dit  Grimm  plaisamment  et  finement,  a  contribué  plus  que 
tout  le  reste  à  écarter  l'idée  de  La  Harpe  et  dans  l'esprit  de 
M.  d'Argental  et  dans  l'esprit  des  comédiens...  »  et  il  ajoute 
plus  sérieusement  ;  «  quoi  qu'en  puisse  dire  l'envie  qui  ne 
pardonne  jamais,  si  l'hommage  que  M.  de  La  Harpe  vient 
de  rendre  à  la  mémoire  de  son  maître  et  de  son  bienfaiteur 
n'est  pas  la  plus  douce  vengeance  qu'il  peut  tirer  de  l'in- 
justice de  ses  ennemis,  c'est  au  moins  la  réparation  la  plus 
juste  et  la  plus  noble  des  torts  qu'on  avait  à  lui  imputer'. 
Le  fauteuil  de  Voltaire  était  resté  vacant  et  l'on  se  de- 
mandait quel  serait  le  téméraire  qui  oserait  prétendre  à 
une  telle  succession.  On  ne  doutait  pas,  en  somme, 
qu'après  un  premier  moment  de  pudeur  hésitante,  il  ne  se 
rencontrât  des  gens  qui  se  sentissent  la  force  de  ramasser 
les  armes  d'Achille.  Lemierre  marchait  en  tête  de  ces  Titans, 
et  fut  fort  étonné,  pour  ne  pas  dire  indigné,  de  voir  que  le 
choix  ne  tombait  point  sur  lui.  Les  suffrages  des  quarante 
s'adressaient  à  l'honnête  Ducis,  l'auteur  d'Hamlet  et  d'OEdipe 
chez  Admète,  génie  un  peu  abrupte,  moins  que  Lemierre, 


1 .  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XIII,  p.  259,  270;  19  janvier 
et  2  février  1779. 

2.  Grimm,  Correspondance  /i/ïéroirc  (Paris,  Farne),  t.  X,  p.  146, 
147,  148;  février.  —  Correspondance  secrète,  politique  et  litté- 
raire (Londres,  Joiin  Adamson),  t.  Vil,  p.  413,  414;  de  Paris, 
1*'  mai.  Le  secréiaire  de  l'Académie  remerciait  La  Harpe,  au  nom 
et  de  l'avis  unanime  de  la  Compagnie,  de  Ihommage  public  qu'il 
venait  de  rendre  à  la  mémoire  du  M.  de  Voltaire;  jeudi  18  février 
1779. 


OPTIME!  THOMAS,  OPnME!  431 

ayant  des  coups  d'ailes  de  grand  poète,  qni  devait  nous 
donner  un  Shakespeare  mitigé,  adouci,  ci>ili8é,  que  Voltaire 
eût  encore  trouvé  trop  sauvage  et  qui  était,  sans  nul  doute, 
tout  ce  que  nous  méritions  alors.  Il  fut  élu  le  28  décembre 
1778.  Cette  réception  prochaine  devenait  un  objet  de  grave 
sonci  pour  le  clergé  qui  ne  pouvait  se  faire  à  l'idée  qu'on 
parlât  de  Voltaire  dans  une  toute  autre  fin  que  de  l'anathé- 
matiser.  L'archevêque  prit  la  peine  d'écrire  au  nouvel  élu 
pour  l'exhorter  à  ne  pas  blesser,,  par  un  éloge  sans  mesure, 
les  sentiments  chrétiens  de  son  auditoire.  Si  la  démarche 
était  à  bonne  intention,  il  faut  convenir  que  c'était  son  seul 
mérite;  et  Ducis,  piqué  un  peu  de  la  leçon,  eût  répondu 
qu'il  ne  saurait  blesser  des  oreilles  religieuses  en  faisant 
l'éloge  d'un  académicien  qui  n'avait  pas  voulu  mourir- sans 
témoigner  de  sa  foi,  qui  avait  servi  la  religion  par  ses 
écrits  contre  les  athées,  et  avait  proclamé  si  manifestement 
le  dogme  de  l'immortalité  de  l'âme  i.  La  cotterie  philoso- 
phique comptait  bien  que  cette  solennité  serait  pour  la 
vérité  un  jour  d'indicible  triomphe.  Les  portes,  malgré  la 
garde,  furent  forcées,  à  deux  ou  trois  reprises.  Des  ovations 
furent  faites  à  la  nièce  du  grand  homme,  parée,  pour  la 
circonstance,  des  riches  présents  qu'elle  avait  reçus  de 
■  l'impératrice,  ainsi  qu'à  M.  et  à  madame  de  Villette,  qui 
l'avaient  accompagnée.  «  Le  discours  de  Ducis  a  été  fort 
goûté  de  l'auditoire,  dit  La  Harpe;  on  y  a  trouvé  d'assez 
beaux  traits  pour  croire  que  son  ami  Thomas  y  avait 
mis  la  main ,  soupçon  qui  a  paru  d'autant  plus  probable, 
que  jamais  Ducis  n'avait  écrit  une  ligne  de  prose  '.  »  Ce 
soupçon,  formulé  par  La  Harpe,  est,  en  effet,  celui  des  con- 
naisseurs en  style.  «  Toute  l'Assemblée  applaudissait  avec 
I transport,  rapporte  de  son  côté  le  baron  de  Bohême,  et  mes 
voisins  répétaient  tout  bas  :  Optime!  Thomas!  optime!» 
A, 
re 
t 


1.  Correspondance  secrète,  politique  et  littéraire  (Londres,  John 
.Adamson,  t.  VII,  p.  243,  244;  23  janvier  1778.  Nous  laissons  la 
1  responsabilité  de  l'anecdote  au  recueil  de  Métra  ;  nous  dirons  même 
^qu'elle  n'est  que  peu  dans  la  vraisemblance  du  caractère  de  Ducis. 

2.  La  Harpe,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Migneret,  1804), 
n,  p.  342. 


432  DISCOURS  DE  L'ABBÉ  DE  RADONVILLIERS. 

C'était  l'abbé  de  Radonvilliers  «  prôtrc  et  dévot  »  ajoute 
l'auteur  des  Muses  ni;a/cs*  »  qui,  à  titre  de  directeur,  était 
chargé  de  recevoir  le  récipiendaire  et  de  faire  l'éloge  de 
l'académicien  défunt.  A  coup  sûr,  la  circonstance  était  pi- 
quante, et  l'on  attendait  à  l'œuvre  le  pauvre  abbé  qui  devait 
jouer,  au  sein  de  ce  troupeau  déchaîné  d'admirateurs  fré- 
nétiques, le  rôle  de  bouc  émissaire.  «  L'abbé  de  Radonvil- 
liers a  esquivé  le  danger  de  sa  situation  par  la  faiblesse  de 
sa  voix  et  de  sa  poitrine,  qui  ne  permettait  guère  qu'on 
l'entendît.  Sa  manière  de  débiter  qui  ressemblait  trop  à  une 
causerie  familière,  a  excité  d'abord  le  rire  du  public,  en- 
suite l'impatience  et  l'humeur.  On  a  vu  le  moment  ou  le 
bruit  devenait  si  grand,  qu'on  croyait  que  l'abbé  de  Radon- 
villiers n'achèverait  pas  sa  lecture,  et  si  on  l'a  laissé  finir,  ce 
n'est  que  par  égard  pour  l'Académie.  Le  chevalier  de 
Boufflers  découpait  sur  une  carte,  pendant  ce  temps-là,  la 
figure  de  l'orateur,  la  faisant  courir  dans  la  salle,  ce  qui 
redoublait  encore  le  tumulte*.  »  On  comprend  que  son 
éloge  de  M.  de  Voltaire  ne  dut  pas  être  sans  réserves; 
il  y  glissait  l'espérance  que  «  bientôt  une  main  amie,  en 
retranchant  des  écrits  publiés  sous  son  nom  tout  ce  qui 
blesse  la  religion,  les  mœurs  et  les  lois,  effacera  la  tache  qui 
ternirait  sa  gloire*.  »  Ces  souhaits  parurent  une  impiété  à 
l'assistance  qui  les  couvrit  de  ses  murmures  et  même  de 
ses  huées.  Il  avait  dû,  selon  l'habitude,  communiquer  son 
manuscrit  à  l'Académie,  qui  l'aurait  engagé  à  effacer  des 
expressions  déplacées  dans  l'éloge  d'un  confrère*.  On  avait 

1.  «  Très-dévot,  assurément,  écrit  La  Harpe,  ensuite,  en  1804, 
après  sa  conversion,  car  il  donnait  presque  tout  son  bien  aux  pau- 
vres :  c'est  un  fait  dont  j'ai  la  certitude.  » 

2.  La  Harpe,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Migneret,  1804), 
t.  II,  p.  343,  344. 

3.  Discours  prononcés  dans  l'Académie  française,  le  jeudi  4  mars 
1719,  à  la  réception  de  M.  Duels  (Paris,  Damonville,  1779), 
p.  35. 

4.  Cependant  l'abbé,  qui  débute  par  un  modeste  aveud'insurûsance, 
ajoute  :  «  ...  J'ai  quelque  droit,  d'ailleurs,  à  l'indulgence  de  ceux 
qui  m'écoutent.  Ils  savent  que  si  je  porte  la  parole,  ce  n'est  pas  une 
fonction  que  j'ai  choisie  ou  désirée.  J'obéis  à  nos  uf.-iges,  en  regret- 


INJUSTE  ACCUEIL  DE  L'AUDITOIRE.  433 

essayé,  assure  La  Harpe,  de  lui  faire  entendre  que  la  mis- 
sion qui  lui  était  échue  jurait  avec  son  caractère,  et  que  le 
plus  sage  parti  comme  le  plus  convenable  à  sa  robe  était 
de  remettre  à  quelqu'un  de  plus  libre  ses  fonctions  de  direc- 
teur; mais  on  n'y  eût  pas  réussi.  Ce  qui  nous  a  étonné, 
nous  autres,  c'est  le  ton  de  modération,  la  bonne  grâce,  la 
bienveillance  extérieure  de  l'ouvrage  ;  à  l'exception  d'une 
restriction  bien  justifiée,  il  faut  l'avouer,  par  de  déplora- 
bles-écarts au  point  de  vue  de  la  seule  morale,  il  n'y  a  pas 
une  ligne  qui  ne  soit  une  louange,  une  appréciation  glo- 
rieuse du  talent  et  des  œuvres  de  cet  écrivain  qui  «  tenait 
dans  le  siècle  de  Louis  XV,  la  place  des  beaiix  génies  qui 
ont  illustré  le  siècle  de  Louis  XIV.  »  Ce  sont  ses  expres- 
sions. Que  le  morceau  ne  fût  point  un  chef-d'œuvre  d'élo- 
quence, qu'il  n'offrît  ni  vastes  perspectives,  ni  images 
grandioses,  ni  grande  élévation  dans  les  jugements,  cela 
est  incontestable,  et  il  fallait  plus  d'autorité,  et  de  voix 
aussi,  que  n'en  avait  l'abbé  de  Radonvilliers,  qui  continua 
et  acheva,  dans  le  tumulte  et  sans  être  entendu.  Mais  nous 
soupçonnons,  malgré  ces  manifestations  peu  tendres,  que 
le  clergé  fut  un  peu  dépité  de  ne  rencontrer  dans  cette 
pièce  oratoire,  sauf  les  quelques  lignes  auxquelles  nous 
avons  fait  allusion,  rien  qui  répondît  à  ses  rancunes  et  à 
ses  colères. 

Il  ne  devait  être  question  que  de  Voltaire  et  de  son  génie. 
Marmontel  récitait  ensuite  un  discours  sur  l'espérance  de  se 
survivre,  où  se  trouvaient  ces  vers  adressés  aux  mânes  du 
grand  écrivain,  qui  furent  acclamés  avec  fureur  : 

Et  d'un  monde  par  toi  si  longtemps  éclairé. 
Ton  indigne  tombeau  t'aura-t-il  séparé  ? 

L'inexorable  D'Alembert,  à  l'occasion  des  deux  bustes  de 
Molière  et  de  Voltaire,  que  l'Académie  avait  récemment 
fait  placer  en  regard  dans  la  salle  de  ses  séances,  indiquait 

tant  que  le  sort  n'ait  pas  mieux  servi  M.  de  Voltaire.  »  Discours  pro- 
noncés dans  l'Académie  française,  le  jeudi  4  mars  1779  (Paris,  De- 
nionville,  1779),  p.  34. 

Tiii.  28 


43i  ÉLOGE  DE  VOLTAIRE  PAR  FRÉDÉRIC. 

les  quelques  points  de  rapprochement  qui  pouvaient  exister 
entre  des  écrivains  si  différents  d'ailleurs  :  tous  deux  avaient 
amené  la  philosophie  sur  la  scène  ;  tous  deux  avaient  com- 
battu l'hypocrisie,  celui-ci  dans  Tartufe,  celui-là  dans  Maho- 
met ;  tous  deux,  en  butte  à  la  haine  et  au  ressentiment  des 
faux  dévots  qu'ils  dévoilaient,  avaient  été  applaudis  et  en- 
couragés, Molière  par  le  grand-roi.  Voltaire  par  un  vertueux 
pontife,  Benoit  XIV '.  Saurin  lisait,  en  dernier  lieu,  des  vers 
presque  entièrement  consacrés,  cela  va  de  soi,  à  l'auteur  de 
la  Henriade.  La  séance  avait,  comme  on  le  voit,  pleinement 
répondu  à  l'attente  de  ce  public  passionné  et  qui  s'était  montré 
aussi  emporté,  aussi  agressif  qu'on  le  pouvait  souhaiter. 

De  tous  les  éloges  dont  Voltaire  fut  l'objet,  celui  qui  dut 
faire  tressaillir  plus  délicieusement  son  ombre  (car  se  le 
fîgure-t-on,  au  delà  du  tombeau,  moins  affamé  de  gloire  et 
de  renommée?)  et  le  plus  flatteur  assurément,  n'était  pas  lu 
à  l'Académie.  Nous  voulons  parler  de  l'hommage  rendu  à  sa 
mémoire,  par  le  philosophe  de  Sans-Souci  :  «  Voici,  écrivait 
le  roi  de  Prusse  à  D'Alembert,  l'Éloge  deVoltaire,  moitié  mi- 
nuté dans  les  camps,  moitié  corrigé  dans  les  quartiers  d'hi- 
ver. Je  crains  bien  que  l'Académie  française  ne  critique  un 
peu  le  langage  ;  mais  le  moyen  de  bien  parler  Velche*  en 
Bohême?  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  ;  l'ouvrage  n'est  pas  digne 
de  celui  qu'il  doit  célébrer;  toutefois,  j'ai  profité  de  la  li- 
berté de  la  plume  pour  faire  déclamer  en  public  à  Berlin, 
ce  qu'à  Paris  on  ose  à  peine  se  dire  à  l'oreille  ;  voilà  en  quoi 
consiste  tout  le  mérite  de  cet  ouvrage*.  »  Nous  n'avons  pas 
à  porter  un  jugement  sur  l'éloge,  qui  ne  pouvait  manquer 
d'avoir  un  grand  retentissement  et  dont  les  amis  de  Voltaire 
se  targuèrent  avec  un  légitime  orgueil.  Le  roi  avait  voulu 


1.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Furne),  t.  X,  p.  161; 
mars  17  79. 

2.  Nom  des  habitants  de  l'ancienne  Gaule.  «  C'est  le  nom  qu'on 
donne  encore  aux  Français  dans  la  Basse-Allemagne.  Voltaire,  Œuvres 
complètes  (Beuchol),  t.  XXIX,  p.  488. 

3.  Œuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  XXV,  p.  1 19. 
Lettre  de  Frédéric  à  D'Alembert. 


SON  BDSTE  A  L'ACADÉMIE  DE  BERLIN.  435 

que  le  panégyrique  fût  récité  dans  son  Académie,  en  assem- 
blée publique  extraordinaire  et  convoquée  «  pour  cet  objet  », 
le2G  novembre  1778.  La  date  est  remarquable  :  cet  éloge  du 
poëte  est  antérieur  de  quelques  mois  à  ceux  que  débitaient 
au  Louvre  nos  académiciens,  à  cette  séance  du  4  mars  '. 

Infatigable  dans  la  tâche  d'honorer,  à  tout  événement,  la 
mémoire  du  patriarche  de  Ferney,  D'Alembert  voudrait  bien 
qu'à  son  exemple,  Frédéric  commandât  un  buste  à  Houdon 
pour  son  cabinet  ou  pour  l'Académie  de  Berlin,  si  ce  n'était 
pour  les  deux.  11  s'en  ouvrira  à  son  auguste  ami,  dès 
juillet  1778,  et  il  ne  s'en  tiendra  pas  à  cette  insinuation 
unique.  Mais  le  méthodique  souverain  répondra  que  ce  n'est 
pas  l'envie  qui  lui  manque,  et  que  la  guerre  l'a  mis  à  sec. 
«  Ce  serait  une  affaire  pour  l'année  prochaine,  ajoutait-il, 
où  les  plumes  commenceront  à  nous  revenir*.  »  Il  ne  pou- 
vait être  question  d'un  buste  en  terre  mais  en  marbre,  et  le 
géomètre  avait  lui-même  annoncé,  que  l'ouvrage  reviendrait 
à  trois  mille  livres.  Le  prince,  qui  comptait  avec  lui-même 
et  échelonnait  ses  dépenses,  priait  de-  remettre  l'achat  et 
l'envoi  au  mois  de  septembre  (1780)  ;  et  le  beau  buste  d'Hou- 
don,  lui  fut  ponctuellement  dépêché  pour  cette  époque. 
Tassaert  eut  ordre  de  le  recevoir  et  de  l'installer  dans  la  salle 
des  séances  de  l'Académie.  «  C'est  en  effet,  dit  Thiébault,  de 
l'angle  qui  touche  à  la  porte  du  cabinet  d'histoire  naturelle, 
que  Voltaire  semble  voir,  écouter,  et  épier  tous  les  acadé- 
miciens rassemblés  devant  lui,  ce  qui  me  faisait  dire,  en 
Regardant  son  rire  malin  :  «  Pouvons-nous  ne  pas  convenir 
«  qu'il  se  moque  de  nous'?  » 

Les  comédiens  recevaient,  le  7  mai  1779,  à  l'unanimité 

1.  Œuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  VU,  p.  67. 
L'éloge  a  été  reproduit  dans  les  Œuvres  compl'eies  (Beuciiot),  t.  I, 
p.  5  à  32. 

2.  Ibid,  t.  XXV,  p.  129,  Lettre  de  Frédéric  à  d'Alembert; 
7  octobre  1779. 

3.  Dieudonné  Thiébault,  Souvenirs  de  vingt  ans  de  séjour  à  Berlin 
(Didot,  1860),  t.  II,  p.  358,  359.  —  Preuss,  Urkundenbuch  zu  der 
Lebensgesckichte  Friedrichs  des  Grossen  (Berlin,  1834),  t.  VI, 
p.  210,    211. 


43f)  AGATHOCLE. 

cette  tragédie  d'Agathocle,  que  Voltaire  n'avait  pas  eu  le 
temps  d'achever.  Celait  de  leur  part  une  marque  de  respect 
et  de  reconnaissance  dont  ils  auraient  d'autant  moins  pu  se 
départir  sans  ingratitude,  lors  même  qu'ils  n'eussent  fondé 
aucune  espérance  de  succès  sur  cette  dernière  œuvre  de  sa 
vieillesse,  que  madame  Denis  avait  encore  resserré  les  liens 
qui  les  attachaient  à  la  mémoire  du  grand  écrivain,  en  fai- 
sant à  la  comédie  une  cession  de  tous  les  honoraires  des 
pièces  de  son  oncle*.  11  avait  été  convenu,  à  la  requête  de 
celle-ci,  qn'Agathocle  serait  représenté  pour  l'anniversaire 
de  la  mort  de  Voltaire;  et  Vanhove,  alors  semainier,  fut 
chargé  par  ses  camarades,  d'adresser  une  lettre  circulaire 
aux  auteurs  qui  avaient  des  pièces  sur  le  répertoire,  pour 
leur  demander  leur  acquiescement  à  un  tour  de  faveur  déjà 
obtenu  pour  Imie  *.  Avant  la  représentation,  Brizard  débitait 
un  discours  très-adroit,  composé  par  D'Alembert,  dans  lequel 
étaient  plaidées  les  circonstances  atténuantes,  et  où  il  en  était 
appelé  à  la  bienveillance  de  cet  auditoire  d'Athéniens  éclai- 
rés, pour  une  esquisse  à  laquelle  le  dernier  coup  de  lime  avait 
manqué.  «  Votre  équité  suppléera  à  ce  que  vos  lumières  pour- 
raient y  désirer  ;  vous  croirez  voir  ce  grand  homme  présent 
encore  au  milieu  de  vous,  dans  cette  même  salle  qui  fut 
soixante  ans  le  théâtre  de  sa  gloire,  et  où  vous-même  l'avez 
couronné,  par  nos  faibles  mains,  avec  des  transports  sans 
exemple.  »  La  pièce  fut  écoutée  avec  recueillement  et  res- 
pect. Mais  la  faiblesse  de  l'ouvrage  n'en  fut  pas  moins  sen- 
sible, et,  malgré  quelques  beaux  vers,  qui  ne  sufûsent  point 
pour  soutenir  un  sujet  dénué  de  ressort  et  d'intrigue,  on 
pressentit,  dès  le  premier  soir,  qu'il  ne  devait  pas  aller  loin. 
En  effet,  après  la  troisième  représentation,  la  tragédie  dut 
être  retirée. 


1.  Archives  de  la  Comédie-Française.  Registre  concernant  MM.  les 
auteurs,  du  25  mai  177  2  au  20  novembre  1780.  La  cession  était 
du  28  juin  17  78  et  datée  de  Boulogne. 

2.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  Vhistoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson) ,  t.  XIV,  p.  51,  52;  15  mai 
1779. 


ON  ANONYME.  437 

Le  moment  approchait  où  seraient  décernés  les  prix  de 
la  Saint-Louis.  L'attention  des  juges  s'était  d'abord  portée 
sur  une  Épitre  à  Voltaire,  de  Murville,  qui  ne  manquait  ni 
de  mouvement  ni  de  détails  heureux*,  et  elle  paraissait  de- 
voir fixer  les  suffrages.  Mais  tout  n'avait  pas  été  inventorié; 
il  y  avait  là  encore  une  pièce  qu'on  ne  se  hâtait  pas  d'exa- 
miner et  dont  le  volume  semblait  avoir  plus  effrayé  qu'attiré 
ses  juges  '.  La  Harpe  eut  pitié  de  la  pauvre  pièce  en  disgrâce, 
et  se  mit  à  réciter  les  vingt  premiers  vers  qui  ne  produi- 
sirent qu'une  médiocre  impression ,  il  insista  pour  qu'on 
le  laissât  poursuivre,  et  se  fit  si  bien  écouter,  qu'en  der- 
nière analyse  l'Épître  de  MUrville  dut  céder  le  premier 
rang  au  dithyrambe.  A  la  devise  avait  été  jointe  une  lettre, 
dans  laquelle,  au  cas  où  l'ouvrage  paraîtrait  digne  d'être 
couronné,  le  secrétaire  perpétuel  était  prié  de  n'ouvrir 
qu'à  la  séance  d'après  la  Saint-Louis  le  billet  qui,  selon  la 
coutume,  devait  renfermer  le  nom  de  l'auteur.  L'intérêt  que 
La  Harpe  avait  paru  porter  à  la  pièce,  donna  à  penser;  et 
l'on  supposa  que  l'auteur  était  le  comte  de  Schowaloff,  avec 
lequel  on  le  savait  lié,  d'ailleurs  poëte  aimable,  dont' la  per- 
sonne et  les  vers  avaient  également  réussi  parmi  nous.  Mais 
celui-ci  s'empressa  de  démentir  si  nettement  cette  rumeur 
qu'il  fallut  bien,  faute  de  mieux,  attendre  du  temps  le  mot 
de  l'énigme'.  Une  lettre  de  d'Argental*,  qui  déclarait  avoir 
été  l'entremetteur  officieux  de  l'auteur  anonyme,  ne  chan- 
geait rien  aux  choses.  Le  poëte  avait  ses  raisons  de  ne  pas 
se  découvrir,  il  n'avait  voulu  que  rendre  hommage  à  un 
grand  homme,  il  suppliait  qu'on  lui  permît  de  ne  pas  accepter 

1 .  Voir  celle  pièce  dans  la  Correspondance  secrète  (Londres,  John 
Adamson),  t.  VIII,  p.  339  à  346. 

2.  La  limite  indiquée  par  l'Académie  aux  concurrents  était  deux 
cents  vers,  ciiiffre  auquel  Murville  se  conformait.  Le  dithyrambe  de 
La  Harpe  n'en  contenait  pas  moins  de  trois  cent  soixante-six. 

3.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Furne),  t.  X,  p.  206, 
207;  avril  1779. 

4.  Secrétariat  de  linstitut.  Registre  de  l'Académie  française; 
1745-1793.  Séance  du  jeudi  12  aoûl  1779.  Lettre  de  d'Argental 
au  secrétaire;   11  août. 


438  PATERNITÉ  SOURNOISE  DE  LA   HARPE. 

la  médaille»  et  ajoutait  qu'il  la  verrait  avec  plaisir  retour- 
ner à  l'auteur  de  l'ouvrage  qui  venait  après  le  sien,  ce  qui 
en  effet  eut  lieu.  Ce  fut  La  Harpe  qui  lut  encore,  à  la  séance 
solennelle,  et  le  dithyrambe,  Auaimdnes de  Voltaire ^elVÉpUre, 
de  Murville. 

Mais  il  fallait  bien  qu'on  pénétrât  un  jour  ou  l'autre  ces 
ténèbres,  et  l'auteur  anonyme  n'était  pas  le  moins  impatient 
sans  doute  d'être  deviné.  On  connut  bientôt  la  paternité 
sournoise  de  La  Harpe,  qui,  n'ayant,pas  le  droit  de  concou- 
rir puisqu'il  était  un  des  juges  nés  du  concours,  n'avait 
pas  su  davantage  résister  à  la  tentation  de  rendre  cet  hom- 
mage désintéressé  à  son  maître,  et  de  prouver  ainsi  à  la 
malignité  qu'elle  l'avait  bassement  et  indignement  calomnié. 
H  croyait  l'avoir  démontré  dans  les  Muses  rivales  ;  jl  le  fera, 
en  troisième  et  dernier  lieu,  à  la  réception  de  Chabanon,  le 
20  janvier,  par  la  lecture  de  quelques  fragments  d'un  Éloge 
de  M.  de  Voltaire,  parmi  lesquels  se  trouvait  un  parallèle  du 
style  de  Racine  et  de  Voltaire,  qui  devait  enlever  tous  les 
applaudissements  et  tous  les  suflrages*. 

Le  cardinal  de  Rohan,  auquel  ses  confrères  de  l'Académie 
s'étaient  adressés  pour  obtenir  la  messe  d'usage  aux  Corde- 
liers,  avait  cru  sortir  d'embarras  en  leur  donnant  le  sage 
conseil  de  remettre  à  plus  tard  l'accomplissement  d'un  pro- 
jet auquel  les  circonstances  ne  se  prêtaient  point  alors. 
C'était  une  défaite  dont  personne  ne  fut  dupe.  Ajourner,  en 
tous  cas,  n'est  point  se  désister,  et  le  parti  encyclopédique 
comptait  bien  ne  pas  en  demeurer  là.  L'occasion,  d'ailleurs, 
se  présenta  de  renouer  cette  négociation  interrompue.  Le 
feu  ayant  pris  au  château  de  Saverne,  l'Académie  fît  faire 
au  cardinal  de  Rohan,  par  Marmontel,  un  compliment  au- 
quel il  fut  sensible,  et  dont  il  la  remercia  avec  empresse- 

1.  LiEirpe,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Migneret,  1804), 
t.  Il,  p.  415,  416. 

2.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Fume),  t.  X,  p.  263; 
janvier  1780.  —  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  Répu- 
blique des  lettres  (Londres,  Jolin  Adamson),  t.  XV.  p.  29;  24  Jan- 
vier 1780. 


UN  INTERMÉDIAIRE  FORCÉ.  439 

ment.  M.  de  Foncemagne  venait  de  mourir  (26  septembre), 
et  il  allait  être  question  de  lui  faire  dire  une  messe  aux 
Cordeliers.  D'Alembert  flt  observer  à  ce  propos  que,  avant  de 
procéder  au  service  de  ce  dernier,  il  était  nécessaire  que 
l'Académie  prît  une  détermination  au  sujet  de  celui  de  M.  de 
Voltaire  jusqu'à  présent  suspendu,  et  pour  lequel  la  famille 
de  cet  homme  illustre  renouvelait  ses  plus  pressantes  solli- 
citations. Après  en  avoir  délibéré,  il  fut  décidé  que  M.  le 
cardinal  de  Rohan,  grand  aumônier,  et,  à  ce  titre,  maître 
de  la  chapelle  du  Louvre,  serait  prié  d'obtenir  de  l'agré- 
ment du  roi  que  les  services  funéraires  des  académiciens 
se  fissent  désormais  dans  cette  chapelle,  et  qu'en  consé- 
quence on  célébrât  à  la  fois  ceux  de  MM.  de  Voltaire  et 
Foncemagne.  Le  cardinal,  qui  était  présent,  ne  fit  nulle 
objection,  pas  plus  que  l'évèque  de  Limoges  (Coetlosquet), 
et  l'abbé  de  Radonvilliers,  puisque  la  mesure  fut  votée  à 
l'unanimité*.  C'était  une  surprise  de  D'Alembert,  sans  pa- 
reil pour  ces  sortes  d'habiletés,  et  qui,  comme  on  le  pense, 
ne  devait  pas  en  demeurer  là.  L'Éminence,  acculée,  demanda 
un  répit  de  quelques  jours  qui  lui  permît  de  s'occuper  plus 
à  loisir  de  cette  importante  affaire  ». 

Un  mois  s'écoula  de  la  sorte.  Mais  le  i  6  décembre  allait 
réunir  la  majeure  partie  des  membres  présents  à  Paris.  Il 
s'agissait  de  donner  un  successeur  à  Foncemagne,  et  de  pa- 
reilles assemblées  sont  toujours  nombreuses.  Nous  n'avons 
point  à  entrer  dans  les  détails  de  l'élection  qui  se  fixa  sur 
Chabanon,  un  élève  de  Voltaire.  Le  vote  achevé,  M.  de  Rohan, 
sachant  bien  qu'il  ne  pouvait  reculer  davantage  l'explica- 
tion qu'on  attendait  de  lui,  dit,  qu'à  la  suite  des  démarches 
qu'il  avait  faites,  et  après  y  avoir  mûrement  rêvé,  il  estimait 
plus  convenable  pour  l'Académie  comme  pour  lui,  que  le 
premier  service  qui  aurait  lieu  pour  leurs  confrères  morts 
fût  célébré  dans  une  église  de  Paris,  différente  de  la  cha- 
pelle du  Louvre.  C'était  une  fin  de  non-recevoir  polie,  et 

1.  Secrétariat  de  l'Institut.  Registre  de  l'Académie  française; 
174S  à  1793;  du  jeudi  11  novembre  1779. 

2.  Ibid.,  du  jeudi  18  novembre  177  9. 


440  ASSAUTS  D'HABILETÉS. 

dont  il  fallait  se  contenter.  On  se  mit  à  délibérer  de  nou- 
veau sur  cette  question  d'une  si  délicate  solution,  et  l'as- 
semblée arrêta,  à  la  pluralité  des  voix,  que,  dorénavant,  il 
ne  serait  plus  fait  de  service  particulier  pour  les  académi- 
ciens défunts,  mais  seulement,  à  l'exemple  de  plusieurs 
compagnies,  un  service  général  à  la  fin  ou  au  commence- 
ment de  chaque  année,  et  l'on  pria  l'archevôque  de  Lyon, 
Montazet,  d'instruire  Sa  Majesté  de  la  délibération  '.  Deux 
jours  après,  le  prélat  venait  rendre  compte  à  ses  confrères 
de  la  réponse  du  roi,  qui  avait  déclaré  que  son  intention 
était  que  la  compagnie  suivît  ses  anciens  usages.  L'expé- 
dient proposé  eût  été  pourtant  une  solution  dictée  aux  pa- 
cifiques par  le  besoin  d'en  finir  avec  cette  cause  d'aigreur 
et  de  division.  D'Alembert,  qui  ne  devait  pas  être  l'auteur 
de  l'amendement»,  se  hâta  de  dire  que  l'Académie  devant 
se  conformer  aux  ordres  du  roi,  et  son  ancien  usage  étant 
de  ne  faire  le  service  d'un  académicien  défunt  qu'après  ce- 
lui de  l'académicien  mort  avant  lui,  il  proposait  à  l'Assem- 
blée d'envoyer,  selon  la  coutume,  son  libraire'  aux  Cordeliers 
pour  demander  le  service  de  M.  de  Voltaire,  ce  qui  fut  arrêté 
d'une  voix  unanime.  Mais  le  résultat  n'était  pas  douteux,  et 

1.  Un  procès-verbal  ne  dit  pas  tout,  el  nous  rencontrons  des  dé- 
tails supplémentaires  fort  piquants  dans  le  recueil  de  Bachaumon'., 
très-bien  informé  à  cette  date,  comme  on  l'a  déjà  remarqué,  sur  ce 
qui  se  passait  parmi  les  quarante.  L'archevêque  de  Lyon,  qu'on  n'était 
pas  fâché  d'embarrasser  tout  au  moins,  s'en  tirait  avec  esprit  el 
habileté.  Il  répliquait  qu'il  était  primat  des  Gaules,  et  que  les  contra- 
dictions qu'occasionneraient  peut-être  dans  Paris  la  demande  el  le 
refus  du  service  en  instance,  pourraient,  si  elles  prenaient  d'autres 
proportions,  ressortir  de  son  tribunal,  et  qu'à  toute  éventualité,  il 
devait  ne  pas  s'expliquer  à  l'avance  sur  ce  qu'il  aurait  un  jour  à  juger. 
Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des  lettres 
(Londres,  John  Adamson),  t.  XIV,  p.  S21,  322;  23  décembre 
1779. 

2.  C'était  l'archevêque  «r\ix  qui  avait  donné  l'idée  de  réformer 
l'usage  d'un  service  à  chaque  académicien  décédé,  pour  en  établir  un 
à  perpétuité,  qui  engloberait  indistinctement  tous  les  morts  de  la 
Compagnie.  On  se  demande  pour  quelle  cause  Louis  XVI  n'y  avait 
point  consenti. 

3.  On  appelait  ainsi  l'employé  chargé  de  faire  les  copies.  Voyex  le 
DictioNuaire  de  Littré, 


CLOTURE  DU  DÉBAT.  441 

le  messager  de  l'Académie  rapportait  le  billet  suivant  de  la 
main  même  du  P.  gardien  des  Cordeliers,  mais  non  signé. 
«  M""  de  Mbuville  a  rempli  sa  mission  auprès  du  p.  gardien, 
qui  persévère  dans  les  mêmes  sentimens  qu'il  a  eu  l'hon- 
neur de  manifester  à  M'  D'Alembert.  A  Paris,  ce  19  décem- 
bre 1779.  »  Le  secrétaire  perpétuel  communiquait,  le  len- 
demain, le  document  à  la  compagnie  :  la  chose  méritait  une 
mûre  délibération,  et  il  proposait  de  remettre  la  discussion 
à  quelque  autre  assemblée,  «  après  que  M"  les  académi- 
ciens auraient  fait  leurs  réflexions  sur  le  parti  qu'il  était  le 
plus  à  propos  de  prendre'.  »  Pour  le  coup,  à  moins  de  cher- 
cher une  revanche  sur  un  autre  terrain,  il  n'y  avait  qu'à  se 
résigner  :  le  débat  était  clos  et  bien  clos. 

Mais  cette  messe  si  inexorablement  refusée  à  Paris  par 
M,  de  Beaumont  et  l'abbé  de  Tersac,  on  allait  l'obtenir  d'un 
clergé  ou  plus  tolérant  ou  moins  indépendant.  C'est  encore 
D'Alembert  qui  se  mettra  en  campagne  avec  cette  ardeur  de 
haine  que  sa  santé  perdue  ne  saurait  ralentir.  Il  écrivait 
au  roi  de  Prusse,  à  la  date  du  29  février  :  «  Votre  Majesté  a 
bien  raison  d'être  indignée  du  traitement  que  ces  supersti- 
tions ont  valu  en  France  à  la  mémoire  de  Voltaire  :  j'ose- 
rais vous  proposer,  Sire,  une  petite  réparation  qui  morti- 
fierait un  peu  les  fanatiques;  ce  serait  de  lui  faire  faire 
dans  l'église  catholique  de  Berlin  le  service  funèbre  que  nos 
prélats  Welches  lui  ont  refusé.  On  vient  encore  d'insulter 
sa  mémoire  d'une  manière  indécente  dans  un  plaidoyer  fait 
au  parlement  de  Rouen  par  un  conseiller  au  parlement  de 
Paris.  Nos  parlements.  Sire,  sont  plus  plats  et  plus  ignorans 
que  la  Sorbonne,  et  c'est  assurément  beaucoup  dire*.  » 

La  veille  même  de  sa  mort ,  nous  avons  vu  Voltaire , 
comme  le  vieux  Siméon ,  entonner  l'hymne  d'actions  de 
grâce,  en  apprenant  l'arrêt  du  grand  Conseil  qui  cassait  la 
sentence  du  parlement  relative  à  la  condamnation  de  l'in- 

1.  Secrétariat  de  l'histilut.  Registre  de  l'Académie  française; 
17  45-1793;  du  lundi  20  décembre  17  79. 

2.  OEuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  XXV,  p,  141. 
Lettre  de  D'Alembert  à  Frédéric;  29  février  17  80. 


442  DESPRÉMESML  AU   PARLEMENT   DE  ROUEN. 

fortuné  Lalli,  après  trente-deux  séances  de  commissaires,  à 
l'unanimité  de  soixante-douze  voix,  et  qui  renvoyait  rafTaire 
devant  le  parlement  de  Rouen.  Mais,  pour  ce  procès,  comme 
pour  celui  de  Calas,  l'esprit  de  corps  se  révolta  à  l'idée 
seule  d'admettre  qu'une  cour  souveraine  eût  failli;  et  l'aréo- 
page normand  confirmait  le  premier  jugement  (23  août 
1783).  Il  en  sera  de  môme,  devant  le  parlement  de  Dijon, 
qui  donnera  raison  aux  deux  arrêts;  et  Tollendal  n'obtiendra 
que  plus  tard  cette  réhabilitation  qu'il  poursuivit  avec  une 
infatigable  persévérance.  D'Alembert,  en  parlant  de  ce  con- 
seiller de  Paris  qui  n'avait  pas  craint  d'insulter  à  la  mémoire 
de  l'auteur  des  Fragments  historiques  sur  l'Inde,  avait  en 
vue  d'Esprémesnil  qui,  intéressé  à  écarter  l'effet  moral  d'un 
appui  si  éloquent,  s'écriait  en  plein  prétoire  :  «  Vers  la 
tombe  de  M.  de  Voltaire,  s'avance  à  pas  lents,  mais  sûrs,  la 
postérité  qui,  dans  l'écrivain  le  plus  vanté,  cherchera  vaine- 
ment l'homme  de  bien  ».  » 

La  proposition  du  géomètre  fut  favorablement  accueillie 
de  la  part  du  Salomon  du  Nord,  qui  promit  de  faire  de  son 
mieux;  car  il  n'était  pas  absolument  le  maître  sur  ce  terrain, 
ou  du  moins  ne  voulait  pas  parler  en  maître,  o  II  faudra 
s'y  prendre  adroitement  pour  arracher  de  nos  prêtres  une 
messe  et  un  service  pour  Voltaire  ;  les  Allemands  ne  con- 
naissent son  nom  que  comme  celui  d'un  athée,  d'un  Vanini 
et  d'un  Spinoza,  et  il  faudra  négocier  pour  amener  celle 
messe  à  une  fin  heureuse*.  »  D'Alembert  s'empressait  d'ex- 
pédier en  conséquence  les  diverses  pièces  dont  l'abbé  Mi- 
gnot  s'était  servi  pour  vaincre  les  scrupules  du  prieur  de 
Scellières,  et  qui  lui  furent  confiées  par  les  deux  neveux 
du  poëte,  mais  à  la  condition  de  ne  pas  les  rendre  publi- 
ques, ce  qui  eût  pu  avoir  des  inconvénients  graves  pour 


1 .  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XV,  p.  84,  85;  15  mai.  — 
Correspondance  secrhte,  politique  et  littéraire  (Londres,  John  Adam- 
son),  t.  IX,  p.  279  ;  Paris,  le  25  mars  1780. 

2.  Œuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preugs),  t.  XXV,  p.  144. 
Lettre  de  Frédéric  à  D'Alembert;  26  mars  1780. 


UNE  MESSE  CHANTÉE  A  BERLIN.  443 

eux  (U  avriJ  1781).  Quinze  jours  après,  Frédéric  accu- 
sait réception  du  concluant  dossier,  et  annonçait  au  secré- 
taire perpétuel  que  l'auteur  de  Zaïre  aurait  une  belle  messe 
chantée  dans  l'église  catholique  de  Berlin.  «  Muni  de 
toutes  les  pièces  que  vous  m'avez  envoyées,* j'entame  à  Ber- 
lin la  fameuse  négociation  pour  le  service  de  Voltaire,  et 
quoique  je  n'aie  aucune  idée  de  l'àme  immortelle,  on  dira 
une  messe  pour  la  sienne.  Les  acteurs  qui  jouent  chez  nous 
cette  farce  connaissent  plus  l'argent  que  les  bons  livres. 
Aussi  j'espère  que  les  jura  stolœ  l'emporteront  sur  le  scru- 
pule'. »  Ce  fut  le  Français  Thiébault  qui  fut  chargé  de  né- 
gocier avec  le  curé  de  Berlin.  Il  avait  été  antérieurement 
décidé  avec  le  roi  que  la  démarche  serait  faite  au  nom  des 
académiciens  catholiques,  MM.  de  la  Grange,  de  Franche- 
ville,  Borelly,  Pernetti,  qui  ne  demandèrent  pas  mieux  de 
concourir  à  cette  œuvre  expiatoire.  Les  pièces  dont  il  a  été 
question  plus  haut  parurent  sufûsantes,  et  Ton  s'entendit 
aisément  sur  les  frais  du  service,  qui  furent  fixés  à  cent 
reisdalers  (360  fr.).  La  cérémonie  eut  lieu  avec  beaucoup 
d'apparat,  et  en  présence  d'une  nombreuse  assistance.  Mais 
l'important  n'était  pas  tant  de  dire  cette  messe  que  de  faire 
connaître  au  monde  entier  qu'il  n'y  avait  que  des  Welches 
capables  de  refuser  les  derniers  devoirs  religieux  à  un  aussi 
bon  chrétien  que  M.  de  Voltaire.  Le  jour  même  (30  mai 
1780),  Thiébault  rédigeait  la  note  suivante  qui  paraissait 
incontinent  dans  la  Gazette  de  Berlin,  et,  bientôt  après,  dans 
le  Courrier  du  Bas-Rhin  et  les  autres  journaux  étrangers. 

«  Aujourd'hui  à  neuf  heures  du  matin,  on  a  célébré  en 
l'église  catholique  de  cette  ville,  avec  toute  la  pompe  con- 
venable, un  service  solennel  pour  l'âme  de  messire  Marie- 
Arouet  de  Voltaire. ..,  etc.,  etc..  Ce  service  a  été  demandé 
par  les  académiciens  catholiques  de  Berlin;  ils  l'ont  obtenu 
de  M.  le  curé,  avec  d'autant  plus  de  facilité,  de  justice  et  de 
raison,  qu'ils  ont  produit  des  preuves  authentiques  que  feu 


1.   Œuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preuss),  t.  XXV,  p.  149. 
Lettre  de  Frédéric  à  D'Alembert;  le  l^r  mai  1780. 


444  D'ALEMBERT  NE  DÉSARME  POINT. 

M.  de  Voltaire  a  fait,  peu  avant  sa  mort,  une  profession  de 
foi  orthodoxe,  qu'il  s'est  confessé,  qu'il  a  édifié  les  âmes 
chrétiennes  par  des  aumônes  considérables  et  autres  bonnes 
œuvres,  et  qu'il  a  eu  à  l'abbaye  de  Scellières,  au  diocèse  de 
Troyes,  en  Champagne,  tous  les  honneurs  de  la  sépulture 
ecclésiastique;  de  sorte  que  c'est  méchamment  qu'on  a  fait 
courir  le  bruit  que  le  clergé  français  aurait  voulu  les  lui 
refuser;  chose  que  ce  clergé  si  respectable  n'eût  pu  faire 
sans  violer  les  lois  de  la  justice,  sans  blesser  les  principes 
de  la  bonne  police,  et  sans  donner  à  des  haines  particu- 
lières une  influence  incompatible  avec  la  charité  chré- 
tienne, et  avec  toutes  les  vertus  sincères  et  véritables  '.  » 

Si  Thiébault  avait  été  le  rédacteur  et  l'expéditeur,  on  sent 
qu'il  avait  dû  s'inspirer  du  roi  et  de  son  compère.  Des  tra- 
ductions de  la  Gazette  de  Berlin  furent  diligemment  en- 
voyées en  France,  et  La  Harpe,  pour  sa  part,  reproduisait 
en  entier  la  note  dans  sa  correspondance  *.  Diderot  y  faisait 
également  allusion,  avec  un  contentement  qui  déborde, 
dans  un  livre  où  sûrement  on  ne  serait  pas  allé  la  chercher'. 
C'était  là  une  victoire,  en  effet,  et  une  leçon  de  tolérance 
et  de  charité  donnée  au  clergé  français  qu'elle  ne  devait 
qu'indigner  et  non  corriger. 

Pour  cette  fois,  D'Alembert  avait  lieu,  ce  semble,  d'être 
satisfait,  et  l'on  s'attend  à  le  voir  un  peu  respirer  après 
celte  succession  de  combats,  d'assauts  contre  un  ennemi 
formidable.  Mais  D'Alembert  ne  désarme  point.  Ce  succès, 
bien  plutôt ,  lui  donne  envie  d'en  remporter  un  autre  de 
nature  plus  durable,  car  les  cérémonies  s'oublient  et  les 
monuments  restent.  C'est  encore  h  Frédéric  qu'il  a  recours, 
c'est  à  Frédéric  qu'il  suggère  ce  nouveau  moyen  de  chagri- 
ner un  clergé  odieux,  auquel  il  ne  peut  penser  sans  bondir.! 
«  Nous  sommes  bien  sûrs,  dit-il,  à  présent  que  Voltaire  a] 

1.  Dieudonné  Tliiéhault,  Souvenirs  Je  vingt  ans  de  séjour  à  Berlin 
(Paris,  Uidot,  1860),  t.  Il,  p.  359  à  364. 

2.  La.  lldTY>e,  Correspondance  littéraire  {Parla,  Migneret,  1804), 
t.  111,  p.  114,  ILS,  116. 

3.  Diderot,  Essai  sur  les  règne»  de  Claude  et  de  Néron  (Londres,  l 
1782),  t.  Il,  p.  308. 


PETIT  ECHEC.  445 

pour  le  moins  un  pied  en  paradis.  Il  ne  manquerait  plus. 
Sire,  aux  honneurs  de  toute  espèce  que  Votre  Majesté  lui  a 
fait  rendre,  que  de  lui  élever  dans  l'église  de  Berlin  un  mo- 
nument où  il  serait  représenté  se  prosternant  devant  le 
Père  éternel,  et  foulant  aux  pieds  le  fanatisme.  L'épigramme 
serait  excellente,  et  le  sculpteur  Tassaert  pourrait  exécuter 
cette  idée  sous  les  yeux  et  d'après  les  vues  de  Votre  Majesté 
(24  juillet  1780).  »  Mais^  pour  le  coup,  le  philosophe  de 
Sans-Souci  ne  se  prêta  point  à  cette  vengeance  coûteuse,  si 
elle  était  plus  durable.  «  L'église  catholique  de  Berlin,  ré- 
pondit-il ,  ne  conviendrait  guère  au  cénotaphe  que  vous 
proposez  de  lui  ériger.  Cette  église  est  bâtie  sur  le  modèle 
du  Panthéon  de  Rome,  et  on  ne  saurait  sans  la  déflgurer  y 
placer  de  ces  sortes  de  mausolées  (l*""  aoûtj.  »  L'argument 
était-il  bien  sérieux?  D'Alembert,  qu'on  ne  paye  pas  de 
mauvaises  raisons,  répliquera  que  Raphaël  est  enterré  dans 
le  Panthéon,  et  qu'on  lui  a  érigé  un  monument  sur  le  mo- 
dèle duquel  on  pourrait  en  élever  un  semblable,  à  Berlin, 
au  Raphaël  de  la  littérature.  Et  il  terminait,  en  disant,  qu'il 
osait  encore  espérer  que  le  roi  se  laisserait  gagner  par 
l'opportunité  d'un  monument  également  digne  du  poêle  et 
du  souverain.  Mais  Frédéric  n'est  pas  convaincu.  D'ailleurs, 
était-ce  dans  une  église  qu'il  fallait  confiner  l'auteur  du 
Dictionnaire  philosophique  et  du  Sermon  des  cinquante?  a  Je 
crois  qu'il  ne  s'y  plairait  pas.  11  vaut  mieux  placer  son 
buste  dans  l'académie  (2  octobre)^  »  C'eût  été,  pourtant,  une 
nouvelle  et  bien  éloquente  protestation  contre  une  dernière 
insulte  faite  aux  cendres  du  grand  homme.  «  Croiriez-vous, 
Sire,  qu'on  refuse  ici  à  sa  famille  de  lui  faire  un  mausolée 
très-modeste  dans  la  petite  église  obscure  de  province  où  il 
est  enterré?  (3  novembre.)  »  L'abbé  Mignot  avait  commandé, 

Ien  effet,  au  sculpteur  Claudion  un  mausolée  destiné  à  sur- 
monter la  dalle  nue  et  sans  inscription  qui  recouvrait  ces 
restes  illustres,  mais  il  dut  renoncer  à  un  projet  qui  n'eût 
pas  éfé  toléré'.  Fut-ce  pour  se  faire  pardonner  son  refus? 


1.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 


446  UN  MONUMENT  AUTREMENT  DURABLE. 

Frédéric  faisait  dire  encore,  à  Breslau ,  celle  fois,  une 
messe  pour  le  repos  de  l'âme  du  patriarche,  qui  lui  valait 
une  belle  épftre  de  la  comtesse  Fanny  de  Beauharnais,  à 
laquelle  il  répondait  galamment  par  une  lettre  de  remercie- 
ment et  d'éloges  pour  son  talent  facile  et  gracieux  •. 

D'Alembert  se  plaignait  du  refus  fait  à  la  famille  du  poëte 
d'édifier  un  mausolée  à  la  place  où  reposait  son  chef  illus- 
tre; mais,  à  défaut  de  ce  monument  de  pierre  et  de  marbre, 
un  autre  se  préparait,  et  plus  durable  que  le  marbre  et  la 
pierre.  C'était  une  édition  complète  des  œuvres  du  grand 
écrivain,  édition  digne  de  son  génie,  expurgée  des  apports 
étrangers,  des  fautes  grossières  de  langage,  de  grammaire, 
d'orthographe,  dont  fourmillaient  les  moins  défectueuses 
parues  de  son  vivant.  Le  libraire  Panckoucke,  qui  était  allé 
voir  Voltaire  à  Ferney  avec  madame  Suard,  sa  sœur,  amas- 
sait depuis  lors  les  matériaux  de  cette  vaste  entreprise, 
qu'il  n'était  pas  destiné  à  sortir  même  de  ses  fondements. 
A  la  fin  de  septembre  1778,  madame  Denis  faisait  remettre 
au  célèbre  éditeur  deux  caisses  de  papiers  et  de  manuscrits; 
il  s'y  rencontrait  peu  de  pièces  inédites,  car  Voltaire  n'ai- 
mait pas  à  remettre  ses  jouissances  :  c'étaient,  avec  une 
correspondance  sur  tous  les  sujets  et  à  l'adresse  de  tout 
l'univers,  les  retouches,  les  corrections,  les  expurgata  de 
ses  divers  ouvrages,  poèmes,  tragédies,  épîtres,  contes;  sa 
dernière  pensée,  pour  tout  dire,  quelque  chose  comme  son 
testament  littéraire  '. 

/effres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XII,  p.  124,  125;  4  octobre 
1778. 

1.  Journal  de  Paris,  du  vendredi  26  janvier  1781,  n»  26,  p.  103. 
Réponse  du  roi  de  Prusse  à  l'épître  que  madame  la  comtesse  de 
Beautiarnais  avait  adressée  à  Sa  Majesté  ;  à  Berlin,  le  5  janvier  1781. 
L'envoi  de  l'épître  était  du  20  novembre  1780.  M.  Preuss  ne  semble 
pas  avoir  connu  cette  lettre,  qu'il  ne  reproduit  point  dans  son  édition 
des  Œuvres  de  Frédéric  le  Grand. 

2.  Les  corrections  devaient  être  portées  sur  un  exemplaire  infer« 
folié  de  papier  blanc  de  l'édition  encadrée  (en  ((uarante  volumes 
in-8°,  1775),  envoyé  par  Panckoucke  à  l'écrivain.  Quand  Voltaire 
mourut,  il  n'avait  pas  eu  le  temps  d'achever  celte  révision.  L'on 
remit  au  libraire,  avec  les  manuscrits,  ceux  des  volumes  qu'il  arait 


POINTS  DE  VUE  DIFFÉRENTS.  447 

Au  Ijeu  d'applaudir  au  zèle  que  l'on  déploya  pour  ras- 
sembler tant  de  fragments  épars,  souvent  désavoués  par 
leur  auteur,  les  gens  de  goût  auraient  voulu,  dans  l'intérêt 
du  poëte,  que  l'on  procédât  avec  une  sage  rigueur  au  choix 
des  ouvrages  qui  seraient  admis;  car  tout  publier  d'un  écri- 
vain qui  ne  s'était  que  trop  abandonné  à  sa  facilité,  c'était, 
semblait-il,  compromettre  celles  des  œuvres,  dont  le  mé- 
rite assurait  la  durée  :  était-on,  d'ailleurs,  jamais  allé  à  la 
postérité  avec  un  tel  bagage  ?  L'argument  avait  du  poids;  il 
pouvait  être  sans  réplique  à  l'égard  de  tout  autre  que  cet 
esprit  excessif,  le  représentant  le  plus  net  comme  le  plus 
illustre  de  cette  époque  excessive.  Mais  Voltaire,  mais  son 
siècle,  ne  sont-ils  pas  tout  entiers  dans  ces  mille  feuilles  vo- 
lantes d'histoire,  de  morale,  de  philosophie  et  de  polémique 
passionnée?  A  part  l'esprit,  tout  cela  est  à  maintenir,  à  res- 
pecter dans  son  intégrité,  comme  l'expression  historique 
d'une  société  si  intéressante  à  étudier  et  qui  allait  aux 
abîmes.  C'est  ce  que  ne  comprit  point  Palissot,  homme  de 
goût,  lettré  circonspect  bien  que  satirique  effréné.  Lui  aussi 
songera  à  se  constituer  l'éditeur  de  l'auteur  de  la  Henriade; 
et  la  supériorité  de  son  édition  sur  celle  qui  s'annonçait 
avec  tant  de  fracas,  résiderait  avant  tout  dans  le  choix  des 
pièces  qui  y  seraient  accueillies,  dans  l'exclusion  impitoya- 
ble des  avant-propos  inutiles,  des  variantes  superflues,  des 
lettres  oiseuses,  des  redites  fatigantes,  et  de  tout  ce  que 
l'intérêt  de  la  gloij'e  de  l'écrivain  ou  même  un  sentiment  de 
bienséance  ordonnait  de  supprimer*.  Mais,  pour  ne  parler 

eu  le  loisir  de  reloucher.  Quérard ,   Bibliographie   voliairienne , 
p.  99. 

1 .  «  Beaumarchais,  dfra-t-11,  par  esprit  de  spéculation  plutftt  que 
par  amour  pour  la  gloire  de  Voltaire  et  de  l'intérêt  public,  mit  à  con- 
tribution, sans  distinction,  les  portefeuilles  de  ceux  qui  pouvaient 
avoir  eu  quelque  relation  avec  cet  illustre  écrivain  ;  il  a  publié  jus- 
qu'aux lettres  que  Voltaire  écrivait  à  ses  gens  d'alTaires.  L'enthou- 
siasme et  le  désir  de  multiplier  ses  volumes  lui  firent  tout  admettre 
sans  choix,  et  il  ne  s'aperçut  pas  que  ce  triste  superflu,  dont  il 
croyait  enrichir  sa  collection,  que  le  public  improuve  aujourd'hui, 
était  au  contraire  le  plus  sûr  mojen  de  l'appauvrir.  11  ne  parvint 
cependant  pas  à  épuiser  tous  les  portefeuilles,  car  quelques  personnes 


448  LA  CORRESPONDANCE  DE  VOLTAIRE. 

que  des  lettres,  qu'entend-il  par  ■  ces  inutilités  prodiguées 
dans  la  correspondance,  »  et  à  quelle  lettre,  à  quel  billet  de 
Voltaire  de  tels  qualificatifs  sont-ils  attribuables? 

A  l'heure  qu'il  est,  celle  correspondance  formidable,  qui 
se  grossit  tous  les  jours  de  nouveaux  acquêts,  est  peut-ôtrc 
le  titre  le  plus  assuré  à  l'immortalité  de  ce  roi  des  polygra- 
phes.  La  correspondance  à  elle  seule  n'est-elle  pas  toute 
l'histoire  du  dix-huitième  siècle,  l'histoire  au  jour  le  jour, 
l'histoire  heure  par  heure,  de  Voltaire  sans  doute,  mais 
presque  autant  de  son  époque  ?  Et  quel  merveilleux  et  in- 
comparable ensemble  sans  prétention,  sans  préoccupation 
d'un  public,  préoccupation  qui  donne  quelque  contrainte, 
il  faut  bien  le  dire,  à  cet  autre  admirable  ensemble  des 
lettres  de  madame  de  Sévigné!  Ce  fut  pourtant  une  ques- 
tion très-controversée  que  celle  d'une  publication  un  peu 
libérale  des  lettres  de  Voltaire,  grosse  d'alarmes  et  de  tem- 
pêtes. Le  principe  décidé,  restait  l'exécution,  restait  la 
tâche  épineuse  de  rassembler,  d'obtenir  des  détenteurs  ces 
matériaux  sans  nombre.  Et  l'on  devine  en  présence  de 
quelles  difficultés  on  allait  se  trouver.  Ces  lettres,  écrites 
pour  la  seule  intimité,  avec  la  liberté  du  tûte-à-tête,  étaient 
pleines  de  révélations  délicates  à  l'égard  de  gens  vivants 
pour  la  plupart  et  qui  ne  manqueraient  pas  de  jeter  les 
hauts  cris  devant  une  révélation  indiscrète.  De  pareilles 
communications,  lors  même  qu'elles  échappent  à  cet  écueil, 
tiennent  d'ailleurs  toujours  un  peu  de  la  profanation  et  de 
la  prostitution;  c'est  fausser  leur  destination  foncière,  c'est 
une  sorte  de  déloyauté  et  d'abus  de  confiance  qu'excuse  aisé- 
ment la  postérité,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  réelle,  et 
que  durent  sentir  ceux  auxquels  on  demandait  de  commettre 
cette  action  équivoque. 


qui  comptent  parmi  la  république  des  lettres,  ayant  eu  connaissance 
de  notre  édition,  se  sont  empressées  de  nous  transmettre  des  maté- 
riaux de  la  main  de  Voltaire,  qui  ne  peuvent  qu'embellir  notre  col- 
leclion,  sans  la  surcharger.  »  Moniteur  universel  (supplément  au 
no  308],  octidi,  8  thermidor  an  II  (26  juillet  1794);  annonce  de 
l'édition  de  Palissot. 


REFUS  DE  CERTAINS  DÉTENTEURS.  440 

Une  chose  fort  intéressante  et  qui  édifie  d'une  manière 
bien  piquante  sur  la  tâche  des  metteurs  en  œuvre  de  l'en- 
treprise ,  c'est  le  témoignage  écrit  de  leurs  efforts.  Nous 
avons  recueilli  à  cet  égard  bien  des  documents  que  nous 
regrettons  de  ne  pouvoir  faire  figurer  dans  ce  travail.  Tan- 
tôt ce  sont  des  refus  nets  sous  l'entortillage  poli  de  la 
forme.  Le  duc  de  Nivernois,  dans  les  mains  duquel  se  trou- 
vaient les  lettres  de  Voltaire  à  Thiériot,  répondra  que  ces 
épitres,  d'ailleurs  de  peu  de  valeur  au  point  de  vue  litté- 
raire, écrites  presque  toutes  en  anglais,  ne  valaient  pas  la 
peine  d'être  traduites.  «  Quelques-unes  sont  importantes, 
mais  elles  contiennent  des  choses  de  telle  nature  qu'il  vaut 
mieux  les  jeter  au  feu  que  de  les  publier*.  »  Heureusement 
n'en  fit-on  rien,  et  ont-elles  été  publiées  depuis,  comme 
nous  croyons  l'avoir  dit.  Madame  Necker  ne  consentira 
pas  davantage,  pour  des  raisons  très-concevables  et  qu'elle 
déduit  avec  quelque  raffinement:  «  Je  redoute  l'éclat  comme 
l'ennemi  le  plus  dangereux  de  mon  bonheur  et  de  ma  répu- 
tation... Les  lettres  que  M.  de  Voltaire  m'a  écrites  ne  pour- 
roient  être  publiées  sans  inconvéniens  pour  moi  :  elles  sont 
toutes  dictées  par  l'indulgence  qu'il  conservoit  encore  après 
un  long  éloignement  et  que  l'affection  d'un  vieillard  pour 
une  jeune  personne  pouvoit  seule  justifier*...»  Le  duc  de 
Choiseul  repoussait  absolument  toute  confidence  de  ce  genre  ; 
et  ce  ne  fut  que  longtemps  après  qu'on  parvint  à  se  procu- 
rer, par  voie  indirecte,  quelques  lettres  à  lui  adressées  3.  Il 


t.  Charavay,  Catalogue  des  lettres  autographes,  provenant  du 
cabinet  du  chevalier  de  R....y;  du  lundi  30  novembre  1863,  p.  67, 
08,  n»  478.  Lettreduduc  de  Nivernoisà  Panckoucke;  Paris,  ISsep- 
lombre  17  78. 

2.  Ibid.  même  catalogue,  p.  66,  67,  n»  472.  Ces  lettres  de 
Voltaire  à  madame  Necker  furent  publiées  par  le  comle  Golowkin 
dans  ses  Lettres  diverses  recueillies  en  Suisse  (Genève,  1821).  Les 
originaux  se  trouvent  à  la  bibliothèque  de  Lausanne. 

3.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
1826),  t.  II,  p.  4,  note.  —  Mémoires  secrets  pour  servir  û  l'histoire 
de  la  République  des  lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XII,  p.  132, 
133;  12  octobre  1778. 

Tiii.  29 


fv 


450  NOMBREUX  ACQUIESCEMENTS. 

en  fut  de  môme  des  Tronchin,  auprès  desquels  Je  marquis 
de  Florian  avait  promis  de  s'entremettre  '. 

Les  gens  de  lettres,  qui  vivent  de  la  renommée,  se  mon- 
trèrent autrement  faciles,  et  s'empressèrent  de  confier  leurs 
lettres  à  Panckoucke.  •  La  Harpe  envoya  soixante  lettres'; 
Grimm,  quatre-vingt-quinze  lettres  adressées  à  la  duchesse 
de  Saxe-Gotha  *.  François  de  Neufchâleau  envoie  tout  ce 
qui  lui  reste  des  lettres  de  l'auteur  de  Zaire;  mais  la  meil- 
leure partie  était  passée  dans  les  mains  d'une  femme 
«  dont  je  croyois  être  aimé,  dit-il  avec  une  naïveté  plai- 
sante, et  qui  n'aimoit,  en  effet,  que  les  lettres  de  Vol- 
taire*. »  Bien  des  gens  du  monde  ne  firent  point  difficulté 
d'apporter  leur  part  au  monument.  Senac  de  Meilhan,  l'in- 
tendant du  Hainaut,  fut  de  ceux-là «.  Chaque  jour,  la 
moisson  s'augmentait  et  effrayait  déjà  par  son  volume, 
bien  qu'elle  fût  loin  encore  des  proportions  qu'elle  devait 
atteindre.  «  Comment  se  flatter,  disait  La  Harpe,  de  ras- 
sembler toutes  ces  lettres  écrites  dans  le  cours  d'une  si 


1 ,  Gaullieur,  Mélanges  historiques  et  littéraires  sur  la  Suisse  fraii' 
çaise  (Genève,  1855),  p.  3, .4.  Lettre  du  marquis  de  Florian  à  Tron- 
chin des  Délices;  28  septembre  17  78.  Depuis,  ce  dépôt,  si  fermé, 
s'est  ouvert  un  instant;  mais  il  existe,  el  nous  ravons  palpé,  un  en- 
semble de  lettres  autographes  ne  formant  pas  moins  de  sept  volumes, 
qu'on  se  refuse,  avec  une  obstinatiou  qu'il  faut  respecter,  à  laisser 
publier. 

2.  Charavay,  Cabinet  du  chevalier  de  R... .y,  p.  78,  n°  558.  Lettre 
de  Saint-Lambert  à  Panckoucke;  18  octobre  1780.  Réponse  de  Panc- 
koucke. 

3,  Ibid.,  Charavay,  même  catalogue,  n°  327.  Deux  lettres  de 
La  Harpe  à  Panckoucke;  4  et  11  février  1781.  Réponse;  12  du 
même  mois. 

4.  IMd.,  n"  254.  Reçu  délivré  par  Grimm  à  Panckoucke;  Paris, 
14  juillet  1779,  p.  78,   n»  558. 

5.  L'Amateur  d'autographes,  11«  année  (16  novembre  1867), 
p.  348,  349.  Lettre  de  François  de  Neufchâteau  à  Panckoucke; 
Mirecourt,  le  6  décembre  1778.  —  Walpole  laissera  publier  les 
lettres  à  sa  vieille  amie,  madame  du  DeiTand.  Charavay  aine,  Cala- 
logxie  d'autographes  du  vicomte  de  Fer...  ;  du  lundi  3  décembre  1866. 
Lettre  de  Walpole  au  duc  de  Guines  :  Londres,  23  mars  178t. 

6,  Charavay,  (cabinet  du  chevalier  de  R....y),  p.  81,  n»  581. 
Lettre  de  Senac  à  Panckoucke;  Valencicnnes,  23  octobre  1779. 


LETTRES  DE  VOLTAIRE  A  D'AROENTAL.  451 

longue  vie,  par  un  homme  qui  en  écrivait  tant?  Panckoucke 
en  possède  du  moins  une  assez  grande  partie.  M.  d'Argental 
lui  a  remis  toutes  celles  qu'il  avait,  et  ce  dépôt  grossi  par 
un  commerce  assidu  de  plus  de  quarante  années  est  sans 
doute  le  plus  considérable  de  ce  genre.  Plusieurs  gens  de 
lettres  ont  donné  au  même  libraire  celles  qu'ils  avaient 
gardées,  et  qui  est-ce  qui  ne  gardait  pas  les  lettres  de  Vol- 
taire? M"  D'Alembert  et  Condorcet*  ont  donné  les  leurs;  je 
n'ai  pas  cru  devoir  refuser  les  miennes.  C'est  à  l'éditeur  à 
voir  ce  qu'il  peut  faire  de  ce  recueil,  dont  la  publication 
n'est  pas  sans  difficulté  ni  sans  inconvénient.  On  imagine 
aisément  que  lorsque  l'auteur  écrivait  à  ses  amis  avec 
liberté,  il  ne  se  gênait  pas  sur  plusieurs  articles  fort  déli- 
cats. L'amour-propre  de  plusieurs  personnes  en  place  et  de 
plusieurs  gens  de  lettres  peut  se  trouver  compromis;  cepen- 
dant ce  serait  ôter  beaucoup  de  prix  de  ces  lettres  que  de 
les  altérer;  et  si  l'on  veut  satisfaire  la  curiosité  publique, 
il  faut  montrer  Voltaire  tel  qu'il  était,  et  ne  se  permettre 
de  retranchemens  que  dans  des  cas  fort  graves  *.  » 

Mais  avec  l'amour-propre  il  n'est  que  des  cas  graves;  et, 
quelque  réserve  qu'on  y  mit,  l'on  devait  s'attendre  à  bien 
des  clameurs.  La  Harpe  parle  du  dépôt  fait  par  d'Ar- 
gental de  lettres  à  lui  adressées,  et  le§  Mémoires  secrets 
vont  jusqu'à  fixer  à  quatre  mille  livres  le  chiffre  du  mar- 
ché». Après  les  avoir  confiées  un  instant  à  Panckoucke, 


1 .  L'édition  de  Bencbot  De  contient  pas,  comme  on  Va.  pu  voir, 
tontes  les  lettres  de  Voltaire  à  Condorcet.  Les  Œuvres  de  Condorcet 
(édlt.  Arago)  en  ont  révélé  cinquante-deux  complètement  inédites. 
Mentionnons  également  Morellet,  qu'oublie  La  Harpe.  «...  J'ai  donne 
ces  lettres,  dit  l'abbé,  aux  éditeurs  de  la  collection  de  ses  œuvres, 
entreprise  par  Beaumarchais.  On  en  a  retranché  quelques-unes  un 
peu  fortes  sur  certains  sujets,  dans  un  temps  où  l'on  connaissait 
encore  quelques  limites  qui  n'arrêteraient  pas  des  éditeurs  aujour- 
d'hui. »  Mémoires  de  Morellet  (Paris,  Ladvocat  ,  1822),  t.  I, 
p.   234,  235. 

2.  La  Harpe,  Correspondance  Ulliraire  (Paris,  Migneret,  1804), 
U  II,  p.  296,  297. 

3.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  F  histoire  de  la  République  des 
fe/Jre* (Londres,  John  Adamson),  t.  X, p.  132,  133;  12  octobre  1778. 


4S2  OBLIGATOIRE  CASTRATION. 

l'Ange  gardien  les  avait  retirées;  il  les  léguera  à  une' dame 
o  de  sa  société.  »  Ce  fut  d'elle,  nous  dit  Wagnière,  que 
Panckoucke  les  tint  gratuitement.  «  S'il  lui  en  témoigna 
de  la  reconnaissance ,  ajoute-t-il,  ce  n'aura  été  qu'avec 
la  délicatesse  convenable  en  pareil  cas  *.  »  Nous,  qui  avons 
sous  les  yeux  l'acte  de  vente,  nous  sommes  forcés  de  donner' 
raison  aux  nouvelles  à  la  main,  des  mieux  renseignées  cette 
fois,  car  madame  de  Vimeux,  la  dame  en  question,  ne 
consentait  à  l'abandon  et  au  transport  de  son  précieux  dos- 
sier qu'en  échange  d'une  somme  de  quatre  mille  livres, 
dont  deux  mille  payées  comptant,  et  les  deux  autres  lors  de 
la  publication  de  la  correspondance.  Madame  de  Vimeux,  la 
légataire  de  d'Argenlal  (peut-être  sa  fille),  autorisait,  par 
l'acte  de  vente,  M.  Suard  à  supprimer  ce  qu'il  trouverait  de 
compromettant  ou  de  scabreux  dans  ces  lettres  où  étaient 
agitées  tant  de  questions,  remués  tant  de  sujets,  tant  de 
personnages  évoqués  avec  cette  indépendance  absolue  de 
l'intimité*.  Nul  doute  que  cette  sorte  de  castration  impo- 
sée par  la  force  môme  des  choses,  n'ait  été  appliquée  en 
plus  d'une  rencontre,  et  nous  en  pourrions  citer  des  cas, 
bien  que  Suard  ait  dû  procéder  à  cette  révision  avec  son 
tact,  un  respect  dont  ne  s'écartera  que  trop,  pour  sa  part, 
l'abbé  Duvernet  '. 

1 .  Longcliamp  et  Wagnière,  Uémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
182G),  t.  III,  p.  4.  note. 

2.  Le  Collectionneur  {imWel  1868),  n»  2,  p.  2,  3.  L'acte  passé 
par  madame  de  Vimeux  avec  Panckouciie  est  du  8  août  1778.  Autres 
détails  inQniment  curieux  dans  le  Catalogue  des  lettres  autographes 
de  M.  Duvivier  (Élienne  Charavay);  du  vendredi  14  décembre  187  3, 
n»  4,  p.  158,  lyi. 

3.  Citons  ce  fragment  d'une  lettre  autograplie  deD'Alembert  à  Vol- 
taire :  a  Voilà  la  Sorbonne  qui  veut  condamner  l'abbé  Rémy,  comme 
liérétique,  pour  son  Éloge  de  l'Hôpital  :  mais  ces  gredins  sont,  à  ce 
qu'on  dit,  divisés  entre  eux,  et  d'ailleurs,  ils  craignent  le  parlement 
dont  on  les  menace.  Quelle  vermine  et  quelle  canaille  !  ■>  Charles 
Nisard,  Mémoires  et  Correspondances  (Paris,  Lévy,  1858),  p.  350. 
Dans  l'édition  Beuchot,  «  ces  gredins  »  se  sont  changés  en  «  ces 
messieurs,  »  et  «  Quelle  vermine  et  quelle  canaille  !»  ne  se  trouvent 
plus.  OEuvres  complètes,  t.  LXX,  p.  380,  381.  Lettre  de  D'Alembcrl 
à  Voltaire;  Paris,  18  novembre  1777.  Disons-le,  les  suppressions,  les 


BEAUMARCHAIS  SE  SUBSTITUE  A  PANCKOUCKE.        453 

Panckoucke  devait  être  le  précurseur  et  non  le  messie  de 
cette  œuvre  colossale.  Devant  une  aussi  grosse  affaire,  à 
tous  les  points  de  vue,  devant  la  perspective  d'entraves  et 
même  de  persécutions  de  toute  nature,  le  plus  résolu  pou- 
vait se  sentir  ébranlé;  celui-ci,  trouvant  un  acquéreur 
qui,  en  le  délivrant  des  soucis  d'une  entreprise  aventureuse, 
achetait  cent  soixante  mille  livres  (et  non  trois  cent  mille, 
comme  on  en  avait  fait  courir  le  bruit)  le  droit  d'aboutir  à 
un  naufrage,  sut  profiter  d'une  occasion  peut-être  unique, 
et  résigna  son  marché  à  un  oseur,  s'il  en  fût,  que  le  danger 
et  la  lutte  n'effrayaient  point.  Il  y  aurait  toute  une  étude 
des  plus  intéressantes  sur  l'enfantement  laborieux  de  cette 
multiple  machine,  sur  la  coopération  financière  et  littéraire 
de  Beaumarchais,  car  il  avait  trop  de  tempérament  et  de 
feu  pour  ne  point  se  réserver  sa  part  et  ne  pas  glisser  son 
mot  à  l'occasion;  et  les  quelques  notes  qui  lui  sont  échap- 
pées et  qu'il  signait  de  l'appellation  bizarre  de  «  Correspon- 
dant général  de  la  société  typographique  »  (société,  di- 
sons-le en  passant,  qui  n'était  que  dans  sa  tête)  ont  un 
cachet  particulier  et  portent  bien  sa  griffe».  Mais  ce  tra- 
vail a  été  fait  avec  beaucoup  de  soin  et  une  complète  pos- 
session de  la  matière,  et  nous  ne  pouvons  que  renvoyer  à 
des  études  consciencieuses  et  savantes,  après  lesquelles  il 
n'y  a  plus  guère  à  glaner  2,  nous  contentant  de  donner  un 
historique  sommaire  de  l'immense  entreprise. 

retranchements  étalent  inévitables.  Était-il  possible  d'imprimer,  du 
vivant  de  Ximenès,  qui  n'est  mort  qu'en  1817,  les  petites  vivacités 
dont  il  est  l'objet,  notamment  dans  les  lettres  des  10  et  22  sep- 
tembre 1755;  et  celle  à  Richelieu,  du  27  du  même  mois;  et  les 
énormités  contre  le  parlement,  qui  était  debout  en  1780  et  qui  n'eût 
pas  poussé  la  longanimité  jusqu'à  tolérer  cette  phrase  d'une  lettre  de 
D'Alembert,  datée  du  31  juillet  17  62  :  «  Enfin,  le  6  du  mois  prochain, 
la  canaille  parlementaire  nous  délivrera  de  la  canaille  jésuitique.  » 
On  imprimait  à  Kehl,  mais  il  fallait  introduire  l'édition  en  France  et 
obtenir  que  l'on  fermât  les  yeux  ;  il  fallait  donc  mériter  cette  occulte 
indulgence.  Qaérard,  Bibliographie  voltairienne,  p.  100. 

1.  La  Décade  philosophique,  an  Vil,  20  messidor.  IV»  trimestre, 
p.  123,  124,  125. 

2.  Loménie,  Beaumarchais  et  son  temps  (Paris,  Lévy,  1873).  — 
OEuvres  complètes  de  Beaumarchais  (VaLTia,  Laplacp,  1876),  avec  une 


4b4  RÉTIF  DE  LA  BRETONNE. 

Beaumarchais,  qui  n'aurait  pas  voulu  attacher  son  nom  à 
une  spéculation  misérable  et  qui  savait  que  ses  ennemis  ne 
le  perdaient  pas  de  vue,  ne  reculera  devant  aucune  dépense. 
Il  fit  à  grands  frais  l'acquisition  des  caractères  de  Basker- 
ville*,  devint  propriétaire,  dans  les  Vosges,  de  trois  papete- 
ries qu'il  mit  en  état  de  suffire  aux  quinze  presses  expédiées 
de  Paris  et  de  Londres,  et  qui  ne  devaient  point  gémir  assez 
tôt  au  gré  de  ses  désirs.  A  la  recherche  d'un  prote  auquel  il 
pût  se  fier  et  qui  fût  au  niveau  de  ce  qu'on  devait  attendre 
de  lui,  il  avait  songé  à  l'auteur  du  Paysan  perverti  et  du  Drame 
de  ma  vie,  Rétif  de  la  Bretonne,  compositeur  d'imprimerie 
avant  d'écrire  des  livres.  Mais  Rétif  ne  se  maniait  pas  ai- 
sément :  il  avait  des  idées  à  lui  en  bien  des  matières,  et 
particulièrement  en  orthographe,  idées  dont  il  n'aurait  pas 
fait  le  sacrifice  pour  tout  au  monde  ;  et  l'auteur  du  Barbier 
de  Séville  comprit  vite  que  c'était  le  dernier  homme  auquel 
il  fallût  s'en  reposer  du  soin  d'une  telle  besogne'.  Son  choix 
s'arrêtait  sur  un  esprit  très-intelligent  et  très-compétent 

introduction  par  Edouard  Fournier.  —  Théâtre  de  Beaumarchais  ; 
(1875),  avec  une  notice  par  Marescol. 

1.  Supplément  au  Dictionnaire  historique  de  Ladvocat  (Paris, 
Leclerc,  1789),  p.  55,  56,  57,  au  mot  Baskerville. 

2.  «  Le  plus  célèbre  des  homes  que  j'ai  conus,  dit  Rétif,  c'est 
certainement  le  cit.  Caron  de  Beaumarchais.  Je  l'avais  abordé,  dès 
17  78,  à  l'occasion  de  son  imprimerie  de  Kell,  dont  il  me  proposa 
d'être  le  prote  :  mais  il  y  avait  plus  de  10  ans  que  j'avais  quilé  C6 
genre  d'ocupation.  J'étais  cependant  tenté  d'acepter,  par  un  effet  de 
mon  admiracion  pour  Voltaire,  dont  On  y  alait  imprimer  les  immor- 
tels ouvrages...  Je  lui  donai,  sur  notre  ortografe,  18  remarques  qu'il 
comuniqua  à  l'Académie  française  d'alors,  qui  n'en  aprouva  que  six. 
Mais  on  vit,  peu  de  temps  après,  par  la  dispute  sur  voyiez  et  soyiez, 
insérée  au  Journal  de  Paris,  que  Delaliarpe,  coryfée  du  corps-acadé- 
mique, ne  savait  pas  l'ortografe...  »  Monsieur  Nicolas  (Paris,  1797), 
t.  VI',  onzième  partie,  p.  3185,  3186.  Nous  avons  trouvé  dans  les 
procès-verbaux  de  l'Académie,  ù  la  date  du  samedi  30  décembre  1780, 
trace  de  cette  décision  académique.  «  Le  même  jour  ,  disent-ils 
M.  le  secrétaire  a  lu  une  lettre  signée  Caron  Beaumarchais,  par  laquelle 
les  éditeurs  de  la  collection  qu'on  prépare  des  œuvres  de  M.  de  Vol- 
taire font  à  la  compagnie  quelques  questions  grammaticales  et  ortho- 
graphiques relatives  à  cette  édition.  La  compagnie  a  commencé  la 
lecture  de  ces  questions,  et  a  chargé  M.  le  secrétaire  d'envoyer  la 
réponse  à  M.  de  Beaumarchais,  quand  cette  lecture  serait  achevée.  » 


LE  FORT  DE  KEHL.  455 

qui  ne  se  bornera  pas  à  l'épuration  typographique,  Decroiï, 
dont  le  reste  de  la  vie,  bien  après  l'achèvement  de  l'édition 
de  Kehl,  sera  consacré  à  la  recherche  et  au  sauvetage  des 
reliques  voltairiennes,  et  particulièrement  de  la  correspon- 
dance ». 

Quoique  Beaumarchais  se  fût  assuré  la  bienveillance  et 
la  protection  occulte  de  M.  de  Maurepas,  les  œuvres  com- 
plètes de  Voltaire  ne  pouvaient  s'imprimer  en  France.  11  se 
mit  en  quête,  à  nos  frontières,  d'un  abri  où  il  fût  possible 
de  faire,  sans  être  troublé,  fonctionner  ses  incomparables 
presses.  Le  margrave  de  Bade  lui  permit  de  s'établir  dans 
le  fort  de  Kehl,  complaisance  et  gracieuseté  bien  entendues, 
et  qui  ne  devaient  point  proCter  médiocrement  à  ses  petits 
États,  qu'enrichissait  toute  une  armée  d'ouvriers.  On  a  dit 
que  le  fils  de  l'horloger  Caron  n'avait  vu  dans  cette  entre- 
prise qu'un  moyen  de  donner  le  change  sur  des  desseins 
d'une  autre  nature.  Il  peut  y  avoir  un  peu  de  vrai  dans  cette 
allégation;  cela  prouverait,  en  tous  cas,  qu'il  savait  mener 
de  front  plus  d'un  objet',  car  il  donna  à  sa  double  édition 
toute  l'attention  et  les  soins  que  commandait  une  affaire 
aussi  épineuse  que  complexe.  Mais  c'était  la  moindre  chose 
de  franchir  le  Rhin  et  d'imprimer  au  delà  de  la  fron- 


1.  Biographie  universelle  (Michaud,  nouTelle  édition),  t.  X, 
p.    265. 

2.  Une  chose  complètement  ignorée,  c'est  qu'à  cette  époque  même 
il  songeait  à  faire  exécuter  le  Samson  de  Voltaire  qu'il  avait  retouché 
et  remis  en  trois  actes.  M.  Le  Noir,  auquel  le  ministre  avait  envoyé 
le  manuscrit,  répondait,  trois  semaines  après,  qu'il  avait  consulté  un 
homme  éclairé  et  judicieux  qui  avait  estimé  que  o  si  le  poëme  de 
Samson  étoit  bien  arrangé,  on  en  pourroit  faire  un  très-bon  poëme; 
mais  que,  corrigé  comme  il  est,  il  n'offre  ni  conduite,  ni  vraisem- 
blance, ni  intérêt,.,  »  Le  jugement  est  dur  pour  Beaumarcijais ; 
mais  cet  homme  éclairé  et  judicieux,  quel  est-il?  Peut-être  Suard, 
dont  le  mauvais  vouloir  pour  l'auteur  du  Mariage  de  Figaro  nous 
est  connu.  Ce  qu'il  y  a  de  sur,  c'est  que  Beaumarchais,  pour  cette 
fois,  eut  le  dessous.  Il  prenait  sa  revanche  avec  Tarare,  cinq  ans 
après,  en  1787.  Archives  nationales,  ancien  régime  :  opéra,  carton  01- 
G32,  Compte  que  le  comité  rend  au  ministre  de  ce  qui  s^est  passé  en 
son  assemblée  du  lundi  17  juin  1782  ;  —  carton  01-639,  Lettre  de 
M.  Le  Noir  au  ministre;  le  9  juillet  t782. 


456  DOUBLE  PROSPECTUS. 

lière;  il  fallait  vaincre  la  résistance  intérieure  et  repasser 
le  pont  de  Kehl.  Il  y  parviendra,  non  sans  de  grands  sou- 
cis, môme  pour  l'entreprise  matérielle,  car  il  prétendait  éle- 
ver un  monument  à  la  gloire  nationale,  et  nous  le  voyons 
dans  une  agitation  voisine  du  désespoir  en  présence  d'im- 
perfections moins  sérieuses,  il  est  vrai,  qu'il  les  supposait'. 
L'éclosion  fut  laborieuse.  Le  prospectus  paraissait  en  jan- 
vier 1781.  Il  formait  à  lui  seul  un  volume  entier  «  fort  ba- 
vard, »  où  l'on  ne  taisait  rien  des  mérites  de  l'entreprise, 
des  frais  énormes  qu'elle  avait  dès  lors  exigés,  du  zèle,  de 
l'inébranlable  dévouement  des  éditeurs'.  Concurremment, 
Moreau  jeune,  dans  un  prospectus  particulier,  annonçait 
une  suite  d'estampes  destinées  à  orner  la  nouvelle  édition. 
Mais  si  l'on  n'avait  rien  omis  de  ce  qui  pouvait  entraîner  un 
public  hésitant,  l'on  n'avait  pas  pris  les  mêmes  mesures 
pour  conjurer  les  foudres  d'un  clergé  qui,  d'ailleurs,  avait 

1.  Loménie,  Beaumarchais  et  son  inmps  {Paria,  Lévy,  1873),  t.  II, 
p.  22G,  227.  Leltre  de  Beaumarchais  à  Leiellier,  son  agent  prin- 
cipal; Paris,  ce  10  mars  1781.  Beaumarchais  n'hésitait  pas  à  offrir 
l'ouvrage  entier  à  ceux  qui  s'étaient  montrés  sympathiques  à  son 
œuvre  et  témoignaient  l'envie  de  la  soutenir  de  leur  influence  et  de 
leur  crédit,  a  Je  n'ai  point  répondu,  monsieur,  lui  écrivait  de  Rome 
le  fameux  marquis  de  Bièvre,  à  l'offre  obligeante  que  vous  avez  bien 
voulu  me  faire  d'un  exemplaire  de  l'édition  des  œuvres  de  Voltaire. 
Vous  m'annoncez  votre  prochaine  arrivée  à  Rome  :  et  je  l'avois  déjà 
annoncée  moi-même  d'après  vous  à  M.  le  car.  de  Bernis  et  à  l'archi- 
duc de  Milan,  qui  éluit  alors  ici.  Tous  deux  désiroient  avec  beaucoup 
d'empressement  l'instant  de  vous  connoître  de  près.  D'ailleurs,  je 
n'aurois  point  accepté  un  présent  aussi  considérable  et  que  je  mérite 
si  peu.  Vous  avez  depuis  essuyé  des  contradictions  que  nous  parta- 
geons tous.  Milady  Walpole,  l'une  des  trois  souscripteurs  po^jr  qui 
je  vousavois  écrit,  a  été  attendre  son  exemplaire  dans  l'autre  monde. 
Mais  milady  Cowper  et  madame  la  princesse  d'Albanie  (femme  du 
dernier  Stuart  et  l'amie  d'Alfleri)  sont  encore  dans  celui-ci  et  en  sont 
toujours  l'ornement.  Vous  ne  m'avez  pas  envoyé  non  plus  de  pros- 
pectus. Le  Parlement  et  la  Sorbonne  ont  éteint  sur-le-champ  notre 
correspondance...  »  Etienne  Charavay,  Catalogue  de  lettres  autogra- 
phes, du  7  mai  1875,  n»  44.  Lettre  du  marquis  de  Bièvre  à  Beau- 
marchais; à  Rome,  ce  5  novembre  1781  (déjà  citée). 

2.  Mémoires  secrets  pour  servir  ù  l'histoire  de  la  République  des 
/c«re«  (Londres,  John  Adamson),  I.  XVII,  p.  48,  49;  31  janvier 
1781. 


MACHAULT  ET  JEAN-GEORGE.  457 

les  yeux  ouverts  sur  la  terrible  machine  de  guerre  ;  et  l'at- 
taque ne  se  faisait  pas  longtemps  attendre.  L'archevêque  de 
Paris  se  plaignit  aussitôt,  et  fit  admonester  les  journalistes 
qui  avaient  annoncé  le  prospectus.  «  Mais,  ajoutait  le  gaze- 
tier  que  nous  mettons  à  contribution,  M.  de  Beaumarchais 
est  trop  chaudement  appuyé  par  de  grandes  dames  pour 
craindre  aucune  censure  civile  ni  ecclésiastique';  »  ce  qui 
était  un  peu  trop  s'avancer.  L'évéque  d'Amiens  *  donna  Je 
branle  par  un  mandement  foudroyant  où  il  était  fait,  d'ail- 
leurs, assez  malencontreusement  allusion  à  l'affaire  du  che- 
valier de  La  Barre  :  circonstance  qui  parut  assez  grave  aux 
curés  d'Abbeville  pour  les  déterminer  à  ne  pas  se  confor- 
mer à  l'ordre  de  leur  évoque',  et  ne  faisait  que  trop  le 
jeu  des  violents  de  l'autre  bord.  «  Si  on  savait  en  France 
imposer  silence  à  ces  sonneurs  de  tocsin,  s'écriait  impé- 
tueusement à  ce  propos  D'Alembert,  ils  n'auraient  ni  parti- 
sans ni  imitateurs.  Peut-être  à  la  fin  senlira-t-on  la  néces- 
sité de  les  réprimer,  pour  l'honneur  de  la  raison  et  le  repos 
public*.  » 

L'archevêque  de  Vienne,  cet  ancien  évêque  du  Puy,  ce 
Jean-George,  si  bafoué,  avec  son  frère,  par  le  fiéleux  poëte, 
lançait,  de  son  côté,  une  circulaire  pastorale,  dans  laquelle 
il  déclarait  à  ses  diocésains  qu'ils  ne  pouvaient,  sans  pécher 
mortellement,  souscrire  à  cette  œuvre  pernicieuse  ni  facili- 
ter en  aucune  façon  son  débit.  Le  préambule  de  l'homélie 
n'était  rien  moins  que  le  panégyrique  de  l'auteur  du  Pauvre 
Diable,  qui,  dans  un  parallèle  entre  lui  et  Jean-Jacques, 
cette  fois  encore,  était  sacrifié  à  son  rival,  auquel  on  dé- 
cernait le  premier  rang,  si  l'on  Convenait  que  l'auteur  du 
Dictionnaire  philosophique  avait  gardé,  jusqu'à  la  fin  de  ses 

1.  Correspondance  secrète,  poliiiaue  et  liltéraire  [Londres,  John 
Adamson),  t.  XI,  p.  71  ;  Versailles,  15  f^Trier  1781. 

12.  Machault,  fils  de  l'ancien  contrôleur  général  des  flnances. 
3.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  t.  XVII,  p,  159,  ICO;  8  el  9  mai 
1781. 
4.  Œuvres  de  Frédéric  le  Grand  (Berlin,  Preiiss),  t.  XXV,  p.  182. 


458     MÉMOIRES  POUR  SERVIR  A  LA  VIE  DE  VOLTAIRE. 

jours,  «  la  dictature  dans  la  secte  des  raécréanls.  »  Le  pré- 
lat était  dans  son  droit,  il  exerçait  un  légitime  devoir  en 
Btygmatisant  tant  d'œuvres  qui  attaquaient  son  Dieu  et  sa 
foi,  et  trop  souvent  repréhensibles  au  seul  point  de  vue  des 
bonnes  mœurs.  Mais  il  allait  plus  loin,  mais  il  allait  trop 
loin,  en  provoquant,  bien  qu'il  s'en  défendit,  les  rancunes  et 
les  sévérités  du  parlement'. 

Frédéric,  en  appelant  de  ses  vœux,  en  juin  1780,  une  publi- 
cation dont  devait  bénéficier  le  genre  humain  tout  entier, 
ne  soupçonnait  point  qu'il  eût  rien  à  en  redouter.  Il  n'allait 
pas  tarder,  toutefois,  à  apprendre  l'existence  de  ces  curieux 
mais  sanglants  Mémoires  pour  servir  à  la  vie  de  Voltaire,  écrits 
en  1759,  sous  l'impression  tenace  d'une  rancune  que  les 
avanies  de  Francfort  ne  justifiaient  que  trop.  Ces  mémoires, 
nous  avons  vu  La  Harpe  en  dérober  une  copie,  avec  un  chant 
de  la  Guerre  de  Genève,  et  chassé  du  paradis  terrestre  pour 
une  infidélité  qu'on  oublia  bientôt.  Après  la  mort  de  Voltaire, 
deux  copies  se  retrouvèrent  parmi  ses  papiers.  Madame 
Denis,  qui  n'avait  point  pardonné  au  roi  de  Prusse  la  gros- 
sièreté de  ses  agents,  en  envoya  une  à  Saint-Pétersbourg, 
et  ne  se  fît  pas  scrupule  de  joindre  l'autre  aux  pièces  iné- 
dites qu'elle  avait  cédées  à  Panckoucke.  Beaumarchais,  le 
successeur  de  ce  dernier,  entrevoyant  dans  ce  mystérieux 
manuscrit  toute  une  fortune,  alléchait  son  monde  par  des 
lectures  en  petit  comité;  et  La  Harpe  nous  dit  en  avoir 
entendu  une  faite  par  Caron  lui-même,  chez  le  duc  de 

1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  I,  p.  451,  462. 
Pièces  justificatives.  Mandement  de  l'archevôque  et  comte  de  Vienne; 
le  t3l  mai  1781.  Cette  invite  de  l'archevêque  de  Vienne  au  Parlement 
avait  été  devancée  par  une  brochure  anonyme  des  pliw  violentes,  qui 
parut  sous  le  titre  de  Dénonciation  au  Parlement  de  la  souscription 
pour  les  Œuvres  de  Voltaire,  avec  cette  épigraphe  :  Ululate  et  cla- 
mate,  de  Jérémie.  Grimm  en  donne  un  fragment,  Correspondance 
littéraire  (Paris,   Furne),  t.  X,  p.  408  à  411.   Il  désigne  l'auteur 

80US  l'initiale  D M.  de  Loménie  reproduit  la  pièce  en  entier 

dans  le  tome  II  de  ses  études,  p.  570  à  575,  à  la  date  du  10  mars 
1781.  Beaumarchais  répliquait  avec  une  virulence  égale  à  l'attaque, 
le  29  avril,  par  une  note  envoyée  aux  gazettes  étrangères.  Ibid.y  t.  Il, 
p.  575,  57G. 


DÉMARCHES  DO  BARON  DE  GOLTZ.  459 

Choiseul'.  Cela  ne  pouvait  manquer  de  faire  rumeur;  et 
M.  de  Vergennes,  prévoyant  les  chifTonneries  diplomaticpies 
qu'elles  occasionneraient,  enjoignit  à  l'auteur  du  Mariage  de 
Figaro  de  se  tenir  tranquiUe.  Ces  ordres  formels  imposèrent 
à  celui-ci,  qui  semble  même  avoir  sérieusement  renoncé  à 
donner  les  Mémoires  dans  son  édition.  C'est  au  moins  ce 
que  l'on  peut  conjecturer,  d'après  cet  essai  de  fusion  des 
Mémoires  avec  les  Commentaires  historiques,  de  l'édition  de 
Kehl.  Mais,  soit  que  la  copie  dont  il  était  le  détenteur  ne  fût 
pas  la  seule,  soit  qu'il  l'eût  fait  imprimer  sous  main,  après 
avoir  vainement  essayé  de  la  céder  à  bon  prix  à  Frédéric, 
comme  on  l'a  prétendu  (sans  preuves,  il  est  vrai),  les  Mémoires 
circulaient  clandestinement  dans  Paris,  en  mai  1784». 

Le  baron  de  Goltz,  le  ministre  de  Prusse,  jeta  les  hauts 
cris,  et  fit  tout  pour  arrêter  la  vente  et  racheter  tous  les 
exemplaires  qu'il  put  trouver,  expédient  bien  insuffisant  et 
dont  l'effet  ne  pouvait  être  que  de  donner  plus  de  prix  au 
libelle.  Les  éditions  se  multiplièrent;  et  Beuchot  avait  pu 
en  retrouver  quatre  du  même  temps.  Une  publicité  si  géné- 
rale devait  diminuer,  chaque  jour  un  peu  plus,  les  scrupules 
des  éditeurs  de  Kehl,  qui,  toutefois,  attendirent  prudem- 
ment, gagnèrent  du  temps,  et  ne  reproduisaient,  finalement, 
les  Mémoires  que  dans  le  dernier  volume  de  l'édition  in-8°, 
à  la  suite  de  la  Vie  de  Voltaire,  de  Condorcet.  Mais,  alors, 
Frédéric  était  allé  rejoindre  le  patriarche  depuis  quatre 


1.  La  Harpe,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Migneret,  1804), 
t.  IV,  p.  105. 

2.  Si  les  torts  étaient  indiscutables,  Voltaire  les  avait  pardonnes, 
puisqu'il  avait  repris  avec  le  Salomon  du  Nord  ses  relations  d'autre- 
fois. On  considéra  donc  comme  une  action  injustifiable  l'existence  seule 
de  ces  mémoires,  que  leur  auteur  aurait  àû  anéantir.  M.  de  Guibert, 
dans  un  éloge  du  roi  de  Prusse,  blâma  sans  adoucissement  (ce  sont 
ses  propres  paroles)  cette  vengeance  posthume  que  rien  n'excusait 
plus.  Villelte,  dans  une  lettre  qu'il  faut  lire,  rétablit  les  faits,  fait 
la  part  de  chacun,  et  démontre  la  parfaite  innocence  du  patriarche, 
victime  tout  le  premier  d'un  détournement  déloyal.  Œuvres  (Edim- 
bourg, 1788),  p.  247  à  251.  Lettre  de  Villette  à  M.  de  Guibert  et 
réponse  de  ce  dernier;  1787. 


400  stoïcisme  de  FRÉDÉRIC. 

années'.  Si  le  baron  de  Gollz  ne  négligea  rien  pour  faire  sup- 
primer In  livre,  son  maître,  silencieux  et  indifférent,  évita 
toujours  d'avoir  à  se  prononcer  sur  ce  procédé  de  son  ancien 
chambellan.  Au  sujet  de  l'arrivée  du  marbre  d'Houdon,  Thié- 
bault  dira  :  «  Ce  qu'il  y  a  de  remarquable  ici,  c'est  que  Fré- 
déric n'a  jamais  vu  ce  buste,  et  n'a  pas  môme  voulu  le  voir; 
car  la  caisse  qui  le  contenait  fut  envoyée  par  mer,  nous 
arriva  par  l'Elbe,  le  Hawel  et  la  Sprée,  et  traversa  Postdam 
sans  y  être  ni  visitée  ni  arrêtée*.  »  Cela  est  étrange,  en  effet. 
Quoique  les  fameux  Mémoires  n'aient  paru  qu'en  i784,  leur 
existence  fut  assez  tôt  révélée,  et  lorsque  le  buste  arrivait  à 
destination,  il  est  probable  que  le  roi  de  Prusse  n'ignorait 
pas  avec  quelle  amertume,  quel  ressentiment,  la  tragi-comédie 
de  Francfort  était  racontée;  et  ce  pourrait  bien  être  là  le 
mot  de  cette  abstention  bizarre  et  vraiment  inexplicable  de 
Frédéric. 

L'édition  de  Kehl  devait  être  le  rocher  de  Sisyphe  de 
Beaumarchais,  une  affaire  ardue,  pénible,  interminable, 
offrant  à  chaque  pas  des  obstacles  qui  l'arrêtaient  sans  le 
vaincre.  A  ses  yeux,  comme  aux  yeux  de  Decroix,  la  corres- 
pondance était  la  partie  vitale  et  durable  de  l'œuvre,  et 
c'était  elle  qui  les  préoccupait  le  plus.  Les  lettres  de  Cathe- 
rine et  de  Voltaire  étaient  composées,  et  l'on  ne  devait 
s'attendre  à  aucune  difficulté  à  cet  égard  de  la  part  de  la 
Russie.  Mais  l'impératrice,  que  cette  révélation  ne  contrarie 
pas  outre  mesure,  tient  pourtant  à  ce  que  le  public  ne  sache 
que  ce  qu'elle  voudra  bien  lui  laisser  connaître.  Le  volume 
est  imprimé;  on  supprimera,  on  taillera,  on  rognera:  l'on 
en  sera  quitte  pour  faire  des  cartons.  Grimm  eut  ordre 
d'exiger  un  exemplaire  interfolié  oii  la  princesse  indiquerait 
de  sa  main  ce  qu'elle  entendait  retrancher.  Cela  fut  l'objet 
de  réclamations  diplomatiques,  car  l'intervention  officieuse 

1.  Lonpchamp  elWagnièrc,  Mémoires  swr  Voltaire  {Paris,  André, 
1826),  t.  II,  p.  54,  55.  —  Vollaire.  Œuvres  complètes  (Beuchot), 
t.  XL,  p.  38.  Préface  du  nouvel  éditeur. 

2.  Dieudonné  Thiébaull,  Souvenirs  de  vinqt  ans  de  séjour  à  Berlin 
(Paris,  Didol,  I8G0),  p.  350. 


AFFAIRE  MÉDIOCREMENT  AVANTAGEUSE.  461 

de  M.  de  Montmoria  fut  réclamée,  et  la  publicatioa  de  la 
correspondance  de  Voltaire  avec  sa  «  Catau  »  n'eut  lieu  que 
conformément  aux  indications  de  l'exemplaire  retourné  de 
Saint-Pétersbourg  et  paraphé  par  le  baron  Grimm  ;  ce  qui  ne 
s'accomplissait  pas  sans  une  notable  dépense,  dont  Beau- 
marchais devait,  d'ailleurs,  être  dédommagé.  Mais  cette 
dernière  clause  fut  oubliée,  et  l'éditeur,  qui  l'avait  prévu 
sans  doute,  en  fut  pour  ses  frais  '. 

Ajoutons  que  cette  affaire  épineuse  ne  fut  pas  une  bonne 
affaire;  que  Beaumarchais,  qui  avait  compté  sur  un  écoule- 
ment aussi  rapide  que  fructueux,  avait  fait  un  tirage  de 
quinze  mille  exemplaires,  et  que  les  souscriptions  s'élevèrent 
tout  au  plus,  malgré  les  coups  de  grosse  caisse,  au  chiffre 
de  deux  mille.  Pour  affriander  son  monde,  l'habile  homme 
offrit  des  primes  en  loterie  :  une  somme  de  deux  cent  mille 
francs  avait  été  affectée  à  la  création  de  quatre  cents  lots 
en  argent  au  profit  des  quatre  mille  souscripteurs  les  plus 
diligents'  ;  et  cette  loterie  fut  ponctuellement  et  loyalement 
tirée,  encore  bien  que  le  nombre  des  adhésions  fût  loin 
d'être  atteint.  On  comprend,  à  ce  compte,  quelle  masse  de 
papier  les  deux  éditions  successives  devaient  représenter. 
Lorsqu'en  août  t792,  le  peuple,  auquel  on  avait  mis  dans  la 
tête  que  Beaumarchais  avait  transformé  en  arsenal  sa 
maison  du  boulevard  Saint-Antoine,  envahit  cette  splendide 
demeure,  il  ne  rencontra,  en  guise  de  fusils  et  de  canons,  que 
les  feuilles  tirées  des  Œuvres  complètes.  Et  il  ne  vint  à  l'idée 
d'aucun  de  ces  braves  gens  que  c'étaient  là  pourtant  des 
engins  de  guerre  autrement  formidables  que  les  ridicules 
canons  de  la  Bastille. 

Trois  années  s'écoulaient  avant  l'apparition  des  premiers 
volumes,  dont  la  mise  en  vente  avait  lieu  en  1783;  deux  ans 


1.  Œuvres  complètes  de  Beaumarchais  (Farij,  Laplace,  1876), 
p.  XLIV,  avec  une  introduction  par  Edouard  Fournier. 

2.  Loménie,  Beaumarchais  et  son  temps  (Paris,  Lévy,  1873),  t.  II, 
p.  231.  —  Journal  de  Paris,  des  dimanche  4  et  lundi  20  février 
1781,  p.  141,  227.  Réponse  ù  une  question  aritlimétique,  et  lettre 
de  M.  de  Beaumarchais  aux  auteurs  du  Journal.  . 


462  MANDEMENT  DE  L'ARCHEVÊQUE. 

plus  tard,  en  juin  1785,  il  n'était  encore  question  que  des 
trente  premiers  volumes.  Ce  fut  alors  que  les  persécutions 
commencèrent.  L'archevêque  de  Paris,  à  propos  de  l'usage 
des  œufs  pour  le  Carême,  lançait  un  mandement  dont 
l'évoque  de  Senez  était,  disait-on,  pour  une  bonne  moitié, 
el  où  les  Œuvres  complètes  étaient  assez  mal  menées,  mande- 
ment auquel  Beaumarchais,  de  son  côté,  ripostait  par  une 
chanson  en  sept  couplets,  intitulée  :  Cantique  spirituel  d'un 
très-spirituel  mandement  de  Carême  : 

A  Paris  sont  en  grand  saoulas 
Deux  saints  prélats  i. 

Un  arrêt  du  Conseil  du  3  juin  venait,  en  outre,  supprimer 
l'édition,  qui  ne  s'en  portait  pas  plus  mal,  au  fort  de  Kehl. 
Mais  il  fallait  faire  passer  en  France  des  milliers  de  volu- 
mes, en  dépit  d'une  surveillance  embarrassante  quoiqu'on 
pût  l'endormir.  Il  fallait  encore  prévenir  les  souscripteurs, 
et  défense  avait  été  intimée  aux  journalistes  d'annoncer 
l'édition,  d'y  faire  môme  la  moindre  allusion.  Tout  cela 
n'aidait  pas  sans  doute  au  développement  commercial  de 
l'affaire  qui,  tous  comptes  établis,  représentait  pour  Beau- 
marchais une  perte  de  plus  d'un  million,  capitaux  et  ioté- 
rèts.  On  ne  devait  rendre  que  bien  plus  tard  justice  b 
l'entreprise  typographique.  Après  avoir  été  discréditée  sans 
nulle  mesure,  la  belle  édition  de  Kehl  a  repris,  et  depuis 
longtemps,  le  rang  qui  lui  était  légitimement  dû,  c'est-à-dire 
le  premier.  Elle  est  l'édition  des  Bibliophiles,  si  le  Voltaire- 
Beuchot  est  l'édition  recherchée  des  gens  de  lettres  et  des 
érudits;  dans  les  ventes  publiques,  elle  arrive  à  des  chif- 
fres plus  qu'honorables  et  qui  donnent  raison,  en  fin  de 
compte,  à  cet  homme-légion,  dont  elle  n'avait  été  que  la 
moindre  des  spéculations. 


1 .  Méttioires  secrets  pour  servir  ù  l'histoire  de  la  République  des 
Ittires  (Londres,  John  Adamson),  t.  XXVIII,  p,  146,  117,  148. 


III 


VILLETTE  JOURNALISTE.  — LA  CHRONIQUE  DE  PARIS. — TBANSLATION 
DBS  CENDRES   AU  PANTHÉON. 


On  avait  accusé  Villetle  d'avoir  exploité,  au  profit  de  sa 
vanité,  l'hospitalité  qu'il  avait  été  heureux  d'offrir  à  l'auteur 
de  la  Henriade;  il  s'était  emparé  du  cœur  de  Voltaire,  en 
dépit  des  légitimes  mais  peu  énergiques  réclamations  de  la 
famille,  et  avait,  en  dernier  lieu,  acquis  pour  deux  cent 
trente  mille  francs  ce  château  de  Ferney,  dont  madame 
Denis  n'aurait  pas  dû  se  défaire,  par  respect  pour  son  oncle. 
Ce  cœur,  qu'il  avait  recueilli  dans  une  boîte  de  vermeil, 
trouvait  son  naturel  sanctuaire  dans  la  chambre  même  du 
poète,  dont  on  avait  conservé  avec  un  soin  religieux  la  dis- 
tribution et  l'emménagement.  Le  monument  dans  lequel 
il  était  déposé  était  une  pyramide  quadrangulaire  contre 
laquelle  avait  été  adossé  un  autel  formé  d'un  simple  tron- 
çon de  colonne  cannelée.  Cet  ensemble,  d'une  élévation 
approximative  de  sept  pieds,  paraissait  de  marbre  blanc, 
noir  et  vert  antique,  et  était  encaissé  dans  une  niche  dra- 
pée de  noir*.  Quelque  sommaire  qu'elle  soit,  cette  descrip- 
tion donnerait  l'idée  d'un  monument  tout  autre  qu'il  n'était 
en  réalité ,  k  n'écouter  que  Wagnière.  «  Ce  soi-disant 
superbe  monument  de  trois  sortes  de  marbre^  nous  dit-il, 
n'est  que  de  la  terre  glaise,  cuite  et  vernissée  en  couleur 
de  marbre,  et  dont  la  valeur  est  au  plus  de  deux  louis*.  » 

1.  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire  de  la  République  des 
lettres  (Londres,  John  Adamson),  l.  XIV,  p.  284,  285,  28C.  Extrait 
d'une  lettre  de  Ferney  du  15  novembre  17  79. 

2.  Longchamp  et  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Pari»,  Ândréi 
1826),  t.  II,  p.  30.  Examen  de»  Mémoires  de  Bacbaumonli  m». 


4()4  LE  MONUMENT  DU  COSUR. 

Il  semble  qu'on  ne  saurait  dire  pis;  mais  le  haineux  secré- 
taire aura  trouvé  le  moyen  d'être  plus  dur  encore.  «  Il  fit, 
ajoute-t-il  ailleurs,  arranger  dans  une  armoire  une  espèce 
de  petit  tombeau  de  terre  cuite  vernissée,  ou  plutôt  les 
débris  d'un  poêle,  de  la  valeur  d'environ  deux  louis,  et 
dit  avoir  déposé  dans  un  beau  monument  le  cœur  de  M.  de 
Voltaire,  qui  n'y  est  point  du  tout  ^  »  Son  peu  d'aiïec- 
tion  pour  le  mari  de  Belle  et  Bo7ine  le  rend  aussi  outré  dans 
son  énumération  dénigrante  que  l'a  été  lui-même  le  mar- 
quis dans  sa  pompeuse  description  d'un  mausolée  fort 
médiocre.  11  assure  que  le  cœur  de  Voltaire  en  était  absent, 
et  il  n'est  pas  le  seul  qui  l'ait  prétendu;  La  Borde  ira  jus- 
qu'à dire,  dans  ses  Lettres  sur  la  Suisse*,  qu'il  avait  été  re- 
légué sur  une  tablette  de  l'office.  Mais  c'est  ce  que  relèvera 
avec  indignation  M.  de  Villette.  «  La  chambre  de  M.  de  Vol- 
taire n'a  jamais  été  habitée  par  personne  depuis  sa  mort. 
Les  meubles  y  sont  à  leur  place,  tels  qu'ils  étaient  pendant 
sa  vie.  On  lit  sur  la  porte  de  cette  chambre  :  Son  esprit  est 
partout,  et  so7i  cœur  est  ici.  Le  cœur  de  M.  de  Voltaire,  dé- 
posé dans  cette  chambre,  est  renfermé  et  scellé  dans  l'inté- 
rieur d'une  pierre  tumulaire,  dont  on  peut  lire  la  descrip- 
tion faite  par  un  voyageur  impartial  (dans  un  Mercure  de 
novembre  1779  8)  qui  ne  s'écrie  jamais  avec  transport  ni 


1 .  Longchamp  el  Wagnière,  Mémoires  sur  Voltaire  (Paris,  André, 
182G),  t.  1,  p.  169.  Voyage  de  Voltaire  à  Paris,  1778. 

2.  Lettres  sur  la  Suisse  adressées  à  madame  de  M***  par  UD 
voyageur  français  (Genève,  1783),  t.  I,  p.  244  el  suiv.  Lettre  XVIII; 
à  Ferney,  ce  21  juillet  1781. 

3.,  Mercure  (journal  politique  de  Bruxelles),  p.  133,  134. 
«  M.  l'abbé  de  B***,  est-il  dit  en  tôle  de  l'arlicle,  nous  a  adressé  la 
lettre  suivante  de  Genève;  elle  contient  des  détails  qui  pourront  in- 
téresser la  plupart  de  nos  lecteurs  et  que  nous  nous  empressons  do 
transcrire,  a  Quant  à  celte  inculpation  d'ignoble  abandon,  l'abbé 
Depery  la  dément  positivement,  o  Le  cœur  de  Voltaire  n'a  jamais  été 
abandonné,  dit-il,  à  la  valetaille,  comme  l'ont  répété  quelques  bio- 
graphes-,  renfermé  dans  une  boîte  de  vermeil,  il  est  aujourd'hui 
entre  les  mains  de  M.  le  marquis  de  Villette,  au  château  de  Villette, 
département  de  l'Oise.  »  Biographie  des  Hommes  utiles  du  départe' 
ment  de  l'Oise.  (Bourg,  1835),  t.  I,  p.  1C3. 


RECHUTE  DE  VILLETTE.  465 

surprise,  mais  qui  raconte  simplement  et  sans  humeur*.  » 
M.  de  Villetle  nous  renvoie  à  la  description  d'un  «  voyageur 
impartial.  »  Il  aurait  bien  ses  raisons  pour  cela,  si  l'extrait 
que  publient  les  Mémoires  secrets,  et  qui  n'est  autre  que  la 
reproduction  du  Mercure,  était,  comme  le  prétend  Wagnière, 
de  M.  de  Villette  lui-même. 

Ceux  qui  avaient  cru  le  marquis  converti  et  corrigé 
avaient  trop  présumé  de  lui.  La  lune  de  miel,  fort  tendre, 
avait  été  de  courte  durée;  les  séductions  de  Paris,  les  an- 
ciennes connaissances  et  les  vieux  penchants,  un  instant 
écartés,  devaient  reprendre  faveur  dans  cet  esprit  incon- 
sistant, dont  le  principal  souci  était  d'occuper  de  luj.  «  11  re- 
paroît  maintenant  dans  les  lieux  publics,  disent  les  nouvelles 
de  Métra,  et  honore  de  ses  agaceries  nos  Phrynés  et  nos 
Laïs  :  il  leur  associera  sans  doute  ceux  qui  partageoient  au- 
trefois avec  elles  l'honneur  de  célébrer  les  mystères  de  ses 
orgies  nocturnes*.  »  Nous  trouvons  ailleurs  des  insinuations 
autrement  odieuses,  et  auxquelles  nous  ne  voulons  pas 
nous  arrêter'.  Ce  qu'il  y  a  de  réel,  c'est  que  la  jeune  femme, 
indignée  d'un  tel  abandon,  avait  pris  le  parti  de  demander 
un  asile  à  madame  Denis,  en  attendant  une  séparation  ju- 
ridique qui  semblait  inévitable*.  Pour  échapper  aux  com- 
mérages et  au  blâme  général  qu'une  telle  conduite  lui  avait 
attirés,  le  mari  coupable  était  parti  pour  Ferney,  le  lieu  le 
mieux  choisi  pour  préparer  une  réconciliation.  Son  beau- 
père,  dont  il  était  voisin,  sentant  les  conséquences  d'une 
telle  rupture,  était  tout  aussitôt  allé  chercher  Belle  et  Bonne 
et  l'avait  réintégrée  au  domicile  conjugal  oîi  les  choses  fini- 


1.  Journal  de  Paris  du  12  août  1783,  n°  224,  p.  927.  Lettre  de 
Villelte  aux  auteurs  du  Journal;  Paris,  ce  3  août  1783. 

2.  Correspondance  secrète,  politique  et  littéraire  (Londres,  Jolin 
Adamson),  t.  Vil,  p.  375,  376;  de  Paris,  10  avril  1779. 

3.  Lescure,  Correspondance  inédite  mr  Louis  XVI,  Marie-Antoi- 
nette, la  cour  et  la  ville  (Paris,  1866),  t.  I,  p.  27  0;  de  Versailles, 
2  juillet  1779. 

4.  Correspondance  secrète  (Londres ,  John  Adamson),  t.  VIU, 
p.  10,  150;  Paris,  10  mai  et  13  juillet  1779. 

VIII.  30 


466  RÉCONCILIATION. 

rcnt  par  s'accommoder  au  gré  de  tout  le  monde  *.  Tôte  Ic- 
gùt-e,  livrée  à  tous  les  vents,  Villette,  en  somme,  valait 
mieux  que  sa  réputation,  ce  qui  n'est  pas  dire  beaucoup, 
hélas!  et  ces  dernières  frasques,  qui  semblaient  une  sinistre 
et  perpétuelle  menace  pour  l'avenir  de  ce  ménage,  seront 
les  seules,  apparentes  du  moins,  que  la  marquise  aura  à 
reprocher  à  ce   fou.  Le  reste  de  l'année  s'écoulait  paisi- 
blement, heureusement,  à  Ferney,  où  le  marquis  oubliait 
sans  peine  le  tourbillon  de  Paris  et  les  enchantements  équi- 
voques de  sa  vie  de  garçon.  «  Ma  femme,  sa  mère  et  sa 
sœur,  écrivait-il  alors,  se  disputent  à  qui  répandra  plus  de 
charme ^sur  mes  jours.  Je  n'ai  que  faire  d'aller  chercher  les 
plaisirs;  ils  arrivent  chez  moi  comme  d'eux-mêmes  :  je  suis 
seulement  embarrassé  de  ma  reconnaissance  '.  »  A  la  bonne 
heure,  et  le  voilà  retrouvé,  le  Villette  que  l'auteur  de  Zaire 
prétendait  donner  à  sa  fllle  d'adoption.  De  temps  à  autre,  en 
effet,  on  rencontre  un  témoignage  de  bon  accord,  qui  con- 
sole et  rassure,  entre  autres,  un  compliment  de  ce  mari  rede- 
venu tendre  à  sa  femme  dont  il  est  séparé  non  sans  ennui. 
«  Nous  ne  sommes  pas  accoutumés  à  vivre  loin  de  vous;  tout 
se  ressent  ici  de  votre  absence,  »  lui  écrit-il,  en  juin  1782, 
dans  une  lettre  qu'il  termine  par  de  jolis  vers  à  l'adresse  de 
son  «  aimable  amie  '  ».  Cette  épître  est  datée  de  Villette,  et 
non  de  Ferney,  que  le  mari  de  Belle  et  Bonne  avait  loué  k 
un  gentilhomme  anglais,  le  gendre  du  célèbre  chirurgien 
Daran.  Cette  détermination  avait  eu  sa  raison,  comme  la 
vente  de  la  propriété  devait  avoir  ses  motifs  sérieux.  Mais 
cela  fit  mauvais  effet  dans  le  public  qui  ne  comprit  pas 
qu'on  livrât  à  la  discrétion  d'étrangers  de  tels  souvenirs  et 
de  telles  reliques.  «  S'ihme  fût  arrivé,  lui  répliquait  dure- 
ment mais  justement  La  Borde ,  d'acheter  le  château  de 


! .  Correspondance  secrète ,  politique  et  littéraire  (Londres,  John 
Adamson),  t.  VIII.p.  181,  24  juillet;  t.  IX,  p.  67,4  décembre  1779. 

2.  Marquis  de  Villelte,  OEuvres  (Edimbourg,  1788,  p.  143,  144. 
Lettre  de  Villelte  à  la  comtesse  de  C***  (Coaslin);  Ferney,  1779). 

3.  lbid.,p.  161,  166.  Lettre  de  Villelte  à  sa  femme;  au   châ- 
teau de  V...,  le  4  juin  1782. 


VENTE  DE  FERWEY.  467 

Ferncy,  jamais  je  n'eusse  loué  à  personne  le  cœur  de  M.  de 
Voltaire*.  »  Au  moins  la  leçon  profltera-t-elle ;  et  quand, 
compromis  pour  des  sommes  très-considérables  dans  la  ban- 
queroute du  prince  de  Guéménée»,  Villette  prendra  le  parti 
de  se  défaire  du  domaine,  il  emportera  le  cœur  de  Voltaire 
et  s'installera  dans  son  château  de  Villette,  jolie  résidence 
où  la  marquise  recevra  avec  une  grâce  parfaite,  faisant  le 
bien,  secourable  aux  pauvres  dont  elle  était  la  vraie  provi- 
dence. «  J'ai  vu  dans  son  parc ,  raconte  madame  Vigée 
Le  Brun,  une  élévation  circulaire  et  naturelle  où  l'on 
m'a  dit  qu'elle  rassemblait  les  jeunes  filles  du  village 
pour  les  instruire  comme  aurait  pu  le  faire  un  maître 
d'école  '.  » 

Mais  celte  existence  paisible,  cette  vie  bucolique  et  ces  plai- 
sirs champêtres  ne  devaient  avoir  qu'un  temps.  L'orage  gron 
dait  au  loin;  encore  un  peu,  et  toute  cette  société,  ébranlée 
dans  sa  base,  allait  passer  de  l'imprévoyance  et  de  l'apathie 
à  l'effarement.  Les  optimistes,  il  est  vrai,  n'entrevirent  que 
la  perspective  de  réformes  indispensables  et  d'ailleurs  dési- 
rables, dans  cette  fièvre  qui  avait  pris  ce  peuple  comme  un 
seul  homme.  Villette  fut  de  ceux-là.  Il  donna  dans  toutes 
les  espérances,  faisant  bon  marché  de  lui-môme  et  de  ses 
aïeux,  renonçant  à  ces  vils  hochets  indignes  d'une  nation 
où  il  n'y  a  plus  que  des  citoyens  et  plus  de  maîtres.  11  s'ap- 
pellera Charles  Villette  tout  court*,  comme  le  premier  venu, 
et  transformera  ses  vassaux  en  des  égaux  et  des  amis  s,  ce 
dont  il  sera  récompensé  par  un  joli  madrigal  : 

1.  Journal  de  Paris  du  mercredi  t3  août  1783,  no  225,  p.  930. 
Lettre  de  Laborde  aux  auteurs  du  Journal. 

2.  Il  y  allait  pour  Villette  de  Irenle  mille  livres  de  rentes,  aven- 
turées dans  cette  horrible  débâcle  de  trente-trois  millions,  qui,  avec 
l'affaire  du  Collier,  ne  contribua  pas  peu  à  pousser  à  l'abîme  une 
société  d'une  corruption  si  invétérée. 

3.  Madame  Vigée  Le  Brun,  Souvenirs  (Charpentier,  1869),  t.  I, 
p.  101,  102. 

4.  Chronique  de  Paris  du  samedi  14  novembre  1789,  n»  83, 
p.  331. 

5.  Il  ira  faire,  cher  le  notaire  de  Pont-Sainte-Maxence ,  M^  Le 
Ciercq,  sa  renonciation  à  toute  espèce  de  corvées,  de  servitudes  de  la 


<r.S  JÛUHNALISTE  D' AVANT-GARDE. 

Tu  l'avais  bien  prophétisé 
Que  le  nom  de  marquis  serait  un  ridicule. 
Te  Yuilà  donc  débaptisé  : 
Tu  signerai)  Ciiarles  Tibulle  ' . 

Il  se  fil  journaliste,  journaliste  d'avant-garde,  et  remplit 
la  Chronique  de  Pm'is  d'articles  légers,  spirituels,  violents 
parfois,  mais  qui  n'eurent  jamais  cet  accent  farouche  et 
sanguinaire  du  journalisme  de  l'époque.  Comme  beaucoup 
de  gens  de  son  étofle,  il  croyait,  il  le  croira  jusqu'à  la  fin, 
faire  l'opinion,  quand  il  était  emporté  par  elle,  s'étourdis- 
sant  sur  l'imminence  et  l'inévitable  fatalité  de  la  catas- 
trophe. D'abord,  Louis  XVI  sera  mieux  que  le  Roi,  il  sera  le 
Père  de  ses  sujets;  et  la  vénération  dont  il  était  entouré  le 
protégera  bien  autrement  que  des  milliers  de  satellites. 
C'était  bien  pour  l'instant,  et  jusqu'au  moment  où  le  Père 
ne  sera  plus  que  le  Tyran,  môme  pour  Villette.  Mais  avant 
d'être  démocrate,  Villette  est  voltairien,  il  le  sera  jusqu'à  son 
dernier  jour.  C'est  assez  dire  qu'il  a  en  antipathie  grande  la 
gent  cléricale  et  monacale,  et  qu'il  ne  demande,  s'il  y  a  lieu, 
que  de  lui  jouer  de  méchants  tours.  Il  était  propriétaire  de 
diverses  maisons  frappées  de  redevances  au  profit  de  l'ar- 
chevêché, et  il  avait  intentionnellement  laissé  accumuler  la 
dette  pour  forcer  le  prélat  au  petit  scandale  d'une  procé- 
dure. Comme  l'archevêque  ne  se  hâtait  point  de  l'actionner, 
il  s'impatienta  et  crut  avoir  trouvé  un  moyen  infaillible  de 
l'amener  à  ses  fins,  en  lui  écrivant  une  belle  lettre  où  il 


part  des  habitants  de  sa  terre.  Chronique  du  mercredi  17  février 
1790,  n»  48,  p.  189,  190. 

1.  11  est  très-maltraité,  en  revanche,  par  une  feuille  royaliste,  qui 
lui  disait  son  Tait  avec  cet  excès  commun  à  tous  les  partis  :  a  Le 
marquisat  de  M.  de  Villette  est  un  peu  trop  billet  de  caisse;  il  n'y  a 
que  le  comte  Matthieu  de  3Iontmorency  qui  puisse  se  vanter  de  sacri- 
fier quelque  chose,  si,  comme  on  l'assure,  il  ne  veut  plus  être  do- 
rénavant qu'un  Matthieu  tout  court...  »  28  janvier  1790.  Les  Actes 
des  Apôtres,  version  seconde,  n°  33,  p.  10.  Dans  une  estampe  sati- 
rique en  tête  de  la  version  troisième,  intitulée  :  les  Douleurs  de 
Target  ou  les  travaux  d'Hercule,  Villette  vient  déposer  sur  l'autel  de 
la  patrie  «  son  marquisat,  ses  services,  ses  pensions,  ses  blessures.  » 


VILLETTE   ET  LES  THÉATINS.  469 

sollicitait  une  réduction,  bien  persuadé  de  l'insuccès  de  la 
supplique.  Mais  Tarchevôque  répondait  sur-le-charap,  et  de 
sa  propre  main,  qu'il  était  trop  heureux  de  trouver  l'occa- 
sion d'obliger  une  brebis  de  son  troupeau  qui  lui  était 
chère,  et  qu'il  se  restreignait  à  vingt-cinq  louis  dont  profi- 
terait la  bourse  des  pauvres".  Villetle  n'eut  qu'à  se  rési- 
gner. Il  avait  été  deviné  par  M.  de  Beaumont,  dont  la  ré- 
putation n'était  rien  moins  que  celle  d'un  homme  d'esprit. 
C'était  être  doublement  battu*. 

Deux  ans  après,  il  prenait  sa  revanche  avec  les  Théatins, 
ses  voisins.  Ces  religieux  venaient  d'élever  un  bâtiment 
immense  accolé  à  son  hôtel.  C'était,  en  partie  du  moins, 
une  construction  de  rapport  et  qui  attendait  des  locataires. 
Villette  se  présente,  offre  un  bon  prix  du  rez-de-chaussée  et 
de  l'entresol,  et  l'affaire  est  bientôt  conclue,  sans  que  l'on 
songe  à  demander  au  marquis  ce  qu'il  voulait  en  faire. 
Ils  ne  le  surent  que  trop  tôt.  L'une  des  boutiques  était  re- 
louée à  un  marchand  destampes,  à  l'expresse  condition 
pour  celui-ci  de  mettre  en  lettres  d'or,  sur  son  enseigne  : 
Au  grand  Voltaire^,  ce  qui  eut  lieu  à  l'indignation  des 
pères  Théatins  auxquels  il  ne  restait  d'autre  ressource  que 
de  prendre  patience  jusqu'au  prochain  bail,  qu'ils  n'étaient 
pas  destinés,  hélas!  à  renouveler*. 

Cette  enseigne  :  Au  grand  Voltaire,  mettra  en  goût  notre 
Villette,  qui  se  demandera,  mais  plus  tard  ('1791),  pourquoi 
son  quai  s'appelle  le  quai  des  Théatins  et  non  le  quai  Vol- 
taire. Si  l'auteur  de  la  Benriade  était  né  dans  le  vieux  Paris, 


1.  Correspondance  secrète,  politique  et  littéraire  (Londres,  John 
Adamson),!.  VllI,  p.  182,  183;  de  Paris,  le  24  juillet  1779, 

2.  Le  cardinal  de  Bernis  disait  de  M.  de  Beaumont  :  u  C'est  une 
lanterne  sourde  qui  n'éclaire  que  lui.  »  L'Espion  anglais  (Londres, 
John  Adamson),  t.  1,  p.  188. 

3.  Celte  enseigne  existait  encore,  il  y  a  quelques  années,  avec  le 
portrait  de  Voltaire.  Le  portrait  a  disparu,  mais  le  médaillon  où  il 
se  trouvait  existe  encore.  Cette  maison  des  Théatins,  actuellement  la 
propriété  de  M.  Vigier,  forme  les  n»*  23  et  25  du  quai  Voltaire. 

4.  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Furne),  t.  X,  p.  440, 
441  :  juin  1781. 


470  LE  QUAI  VOLTAIRE. 

il  avait  habité  dans  sa  jeunesse  cette  môme  maison  où  il 
s'était  éteint  cinquante  ans  après  '  ;  n'était-ce  pas  plus  qu'il 
n'en  fallait  pour  substituer  ce  nom  glorieux  à  celui  d'un 
couvent  de  moines  qui  n'avaient  fait  ni  Zaire,  ni  Mérope,  ni 
Mahomet,  ni  l'Essai  sur  les  mœurs,  ni  le  Dictionnaire  philo- 
sophique? 

«  Frères  et  amis,  j'ai  pris  la  liberté  d'effacer,  à  l'angle  de 
ma  maison,  cette  inscription  :  Quai  des  Théatins;  et  je  viens 
d'y  substituer  :  Quai  de  Voltaire.  C'est  chez  moi  qu'est  mort 
ce  grand  homme,  son  souvenir  est  immortel  comme  ses 
ouvrages.  Nous  aurons  toujours  un  Voltaire,  et  nous  n'aurons 
jamais  de  Théatins...  Je  ne  sais  si  MM.  les  municipaux, 
MM.  les  voyers,  MM.  tes  commissaires  de  quartier  trouveront 
illégale  cette  nouvelle  dénomination,  puisqu'ils  ne  l'ont  pas 
ordonnée  :  mais  j'ai  pensé  que  le  décret  de  l'Assemblée  na- 
tionale, qui  prépare  les  honneurs  publics  à  Mirabeau,  à 
Jean-Jacques,  à  Voltaire,  étoit,  pour  cette  légère  innovation, 
une  autorité  suffisante*.  » 

On  devine  que  cette  «  légère  innovation  »  ne  trouva  que 
des  approbateurs  parmis  les  «  frères  et  amis  »  dont  l'assen- 
timent ne  se  faisait  pas  d'ailleurs  attendre.  Le  jour  môme, 
les  habitués  du  café  Procope  lui  adressaient  leurs  félicita- 
tions sincères;  mais,  à  leurs  yeux,  ce  n'était  qu'une  moitié 

1.  Gabriel  Charavay,  Revue  des  autographes  (décembre  t874), 
p.  13,  n"  197.  Lettre  de  Vlllette  à  Palissot;  château  de  Villetls; 
25  septembre  1778  (déjà  citée). 

2.  Chronique  de  Paris,  du  jeudi  14  avril  1791,  p.  415.  Gliarles 
Vlllette  à  ses  concitoyens.  Villetle  n'aurait  eu,  en  réalité,  que  le  mérite 
de  l'initiative.  Gabriel  Brizard  écrivait,  à  la  date  du  14  janvier,  an  I!  : 
a  II  est  clair  que  nous  devons  changer  la  nomenclature  des  noms  et 
des  monumens  qui  portent  encore  ces  noms  bizarres...  Qu'attendons- 
nous?  Déjà  Tours  et  Dijon  nous  ont  donné  l'exemple,  à  nous  qui, 
dans  tout  le  reste,  l'avons  donné  aux  autres  cités...  Combien  d'idées 
et  de  chers  souvenirs  ne  rappelleront  pas  ces  noms  fameux  ?  J'irois 
de  chez  moi  aux  Céramiques  et  aux  Champs-Elysées,  en  passant  par 
le  magniflque  quai  de  Voltaire  au  Heu  de  celui  des  Théatins,  et  je 
dirois:  «  C'est  ici  qu'a  terminé  sa  carrière  l'auteur  de  la  Uenriade, 
«  de  BrutHs  et  de  Mahomet,  le  destructeur  des  préjiigés  et  du  fana- 
«  tisrae.  »  Chronique  de  Paris,  du  dimanche  16  janvier  1791,  n"  16, 
p.  61. 


CDRIEUX  AMENDEMENT.  474 

de  l'œuvre.  Si  ces  honneurs  sont  ]a  dette  du  pays,  il  doit 
paraître  également  équitable  de  vouer  à  l'opprobre  univer- 
sel, par  des  démonstrations  caractéristiques,  ces  hommes 
vils  que  soudoie  le  despotisme,  et  qui,  par  leurs  écrits  «  im- 
purs et  fangeux,  »  cherchent  à  égarer  le  civisme  de  nos 
frères.  Ainsi,  pourquoi  ne  pas  donner  aux  égouts  de  Paris 
les  noms  des  Mallet-du-Pan,  des  Montjoie,  des  Royou,  des 
Durosoy,  des  Rivarol  et  consorts»?  Ne  serait-ce  pas  là  un 
châtiment  bien  légitime  et  un  exemple  terrible  pour  les  âmes 
lâches  qui  songeraient  à  marcher  sur  leurs  traces? 

Villette  devait  s'attendre,  en  efTet,  à  ce  que  cette  ingérence 
dans  les  fonctions  et  les  droits  municipaux  ne  fût  pas  ap- 
prouvée de  tout  le  monde;  et  cela  se  trouve  suffisamment 
indiqué  dans  le  dernier  paragraphe  de  sa  réponse  aux  ha- 
bitués du  café  Procope.  «  Le  croiriez-vous,  messieurs?  cette 
inscription  si  simple  a  trouvé  des  contradicteurs.  Mais  les 
contradictions  doivent  cesser;  car  j'ai  laissé  le  nom  des 
Théatins  pour  ceux  qui  ont  le  malheur  de  ne  pas  aimer  le 
nom  de  Voltaire  (17  avril  1791).  »  Au  moins  voilà  de  la  con- 
ciliation, vertu  d'une  pratique  trop  rare  à  cette  époque  de 
passions  et  de  haines,  et  qui  disparaîtrait  bientôt,  si  ce  n'é- 
tait fait  déjà,  des  mœurs  comme  des  cœurs.  Mais  ce  n'était 
pas  assez  que  le  nom  de  l'auteur  de  la  Henriade,  à  l'angle 
du  quai  et  de  la  rue  de  Beaune.  Le  patriote  Palloy,  ce  dis- 


I .  Camille    Desmoulins,    Révolutions  de  France  et  de  Brabant 

(18  avril  1791),  n"  73,  p.  371  à  375.  Les  habitués  du  café  Procope- 

Zoppy  à  Cliarles  Viiielte,  l'an  deux  de  la  liberté  (14  avril).  —  Et 

maintenant  voici   le   résultat  de  leurs   idées  à  cet  égard  :  rue  de 

Tournon,  égoat 'Mallet-iiu-Pan  ;   rue   Saint-André-des-Arts,  égout- 

Royoïi ;  rue  Saint-Honoré  (barrière  des  Sergents),  égonl-Durosoy ; 

an  bas  du  pont  Saint-Michel,  égoul-Gauthier  ;  rue  Montmartre,  égout- 

des-Monnrcliiens;   rue  du  Temple,  égout-Pe/Ze/ier;   rue  de  Seine, 

F.-S.-G.,  ègout-Rivarol ;  rue  des  Cordeliers,  égoui-Montjoye ;  rue 

^^      du  Ponceau,  égout-rAbbé-Maury  ;  Vieille-rue-du-Temple,  égout-Car- 

^B      dinal-Collier  ;  la' voirie,  Sulleau.  Mais  on  pouvait  sans  doute  ajouter 

^H     à  cette  liste,  et  les  rédacteurs  des  Révolutions  de  France  et  de  Bra- 

^H     bant  la  font  suivre  de  l'observation  suivante  :  «  Nous  observerons  à 

^H     nos  frères  et  amis  du  café  Procope  qu'ils  ont  oublié  Végoul-Condé.  » 

^K     Ibid.,p.  375. 

I 


472  UN  TOMBEAU  POUR  VOLTAIRE. 

pcnsateur  des  pierres  de  la  Bastille,  s'était  avisé  d'inscrire 
le  nom  de  Rousseau  sur  quatre  de  ces  illustres  moellons  pour 
les  encoignures  de  la  rue  Plâtrièrc,  et  il  aurait  été  étrange 
de  ne  point  procéder  de  môme  à  l'égard  de  l'homme  qui 
avait  le  plus  servi  la  cause  de  la  liberté  et  de  l'humanité. 
«  Ce  trait  est  bien  digne  de  votre  civisme,  lui  répond 
Villette,  auquel  il  avait  fait  part  de  son  projet,  et  je  ne 
doute  pas  que  la  municipalité  ne  fasse  droit  à  votre  requête; 
mais  le  quai  des  ci-devant  Théatins  étoit  encore  plus  sus- 
ceptible de  recevoir  des  pierres  de  la  Bastille  pour  sa  nou- 
velle inscription  :  Quai  Voltaire.  Jean-Jacques  n'a  pas  été 
comme  lui  dans  cette  horrible  forteresse;  et  le  nom  de  Vol- 
taire, écrit  à  perpétuité  sur  une  pierre  de  son  cachot,  est 
au  milieu  de  Paris  un  monument  de  plus  à  sa  gloire*.  » 
Rien  ne  nous  prouve,  toutefois,  que  la  municipalité  se  soit 
prêtée  à  l'acte  de  civisme  du  patriote  Palloy. 

Si  nous  anticipons  sur  les  dates,  le  temps  ne  marche  pas, 
il  vole,  il  nous  entraîne.  Villette,  à  l'avant-garde,  publie 
dans  la  Chronique  de  petits  articles  mordants  sur  les  événe- 
ments du  jour.  Le  journal,  ^éjà,  était  plus  une  tribune  que 
la  tribune  même  :  il  faisait  l'opinion,  et  Dieu  sait  quelle 
opinion.  Aussitôt  qu'il  aura  un  organe,  son  premier  soin 
sera  de  réclamer  pour  l'auteur  de  Mérope  un  tombeau  digne 
de  lui  *.  Mais  cette  idée,  tout  le  monde  en  revendiquera  la 
priorité  :  Mérard  de  Saint-Just ,  le  marquis  de  Ximenès, 
Anacharsis  Clootz,  le  futur  orateur  du  genre  humain  '.  Les 
couvents,  les  domaines  monacaux  allaient  être  vendus 
comme  biens  nationaux;  l'abbaye  de  Scellières  ainsi  que  les 
autres.  A  qui  écherraient  alors  les  cendres  de  l'auteur  de  la 
Jlcnriade?  Et  ces  précieuses  dépouilles,  la  propriété  de  la 
nation,  deviendraient-elles,  avec  les  terres  et  le  monastère 
abandonné,  la  proie  du  plus  offrant?  Serait-ce  le  sort  réserve 

1.  Chronique  de  Paris,  du  dimanche  l"''  mai  1791,  n"  121, 
p.  482.  Réponse  de  Charles  Villette  à  M.  Palloy. 

2.  Ibid.,  du  lundi  21    décembre    1779,  n°    119,  p.  478. 

3.  Ibid.,  du  mardi  3  mars  1790,  n°  G2,  p.  243,  240.  Un  homme 
à  de%  hommes,  ialut.  Le  baron  de  Clootz  du  Val-de-Gràce. 


VOLTAIRE  ET  HENRI   IV.  473 

à  ce  grand  homme,  auquel  la  reconnaissance  du  pays  aurait 
dû  élever  des  autels?  Villelte,  qui  n'avait  pas  rencontré  jus- 
que-là tout  le  zèle  qu'il  eût  souhaité,  se  remuait,  s'agitait, 
s'efforçait  d'infiltrer  dans  les  âmes  le  feu  dont  il  était  dévoré. 
Il  va  au  club  des  Jacobins,  et  vient  demander  à  l'assemblée 
d'appuyer  une  motion  qu'ils  sont  tous  intéressés  à  faire 
triompher.  Sans  nul  doute  la  translation  de  Voltaire  à  Paris 
no  pouvait  être  qu'approuvée;  mais  il  s'agissait  de  déter- 
miner le  lieu  où  il  devait  être  déposé.  Les  uns  proposent  le 
Champ  de  la  Fédération;  les  autres,  Clootz  nommément, 
le  centre  de  l'Étoile;  d'autres  le  veulent  sous  le  Cheval  de 
Bronze. 

«  On  parle  de* Voltaire  au  pied  de  la  statue  de  Henri  IV'. 
Il  faut  laisser  de  pareils  honneurs  au  courtisan  du  despote, 
dit  Villette  en  réponse  h  ce  dernier  projet,  à  La  Feuillade, 
enterré  sous  le  piédestal  de  son  maître.  Osons  le  dire  tout 
haut  dans  cette  tribune  qui  est  la  chaire  de  vérité  :  Voltaire 
a  ressuscité  Henri  IV.  Parmi  tant  d'écrivains  célèbres  qui 
ont  illustré  le  long  règne  de  Louis  XIV,  en  est-il  un  seul  qui 
ait  proclamé  le  nom  du  vainqueur  de  la  Ligue?  Voltaire  a 
distribué  la  gloire,  il  ne  l'a  reçue  de  personne.  Encore  une 
fois,  il  est  le  philosophe,  il  est  le  poëte  de  la  nation;  si  les 
Anglais  ont  réuni  leurs  grands  hommes  dans  Wesminster, 
pourquoi  hésiterions-nous  à  placer  le  cercueil  de  Voltaire 
dans  le  plus  beau  de  nos  temples?...  C'est  là,  ajoute  Villette, 
que  j'offre  de  lui  élever  un  monument  à  mes  frais*.  » 

Cette  objection  de  Villette  en  réponse  à  ceux  qui  eussent 
voulu  placer  l'auteur  de  la  Henriade  aux  pieds  de  son  héros, 
Camille  Desmoulins  la  formule  à  son  tour  et  avec  son  genre 
d'éloquence  :  «  Fi  donc!  s'écrie-t-il,  ce  seroit,  comme  on  dit, 
placer  l'image  de  l'Éternel  aux  pieds  de  saint  Crépin^l  »  Le 

1.  Cette  idée  venait  de  Beaumarcliais,  Acies  des  Apôtres  (1790), 

I version  tiuilième,  n°  229,  p.  11. 
2.  Chronique  de  Paris,  du  vendredi  12  novembre  1790,  n"  316, 
p.  1261,   1262.  Discours  de  Cliarles  Villelte  au  dub   des  Jacobins, 
même  jour. 
3.  Camille  Desmoulins,   Révolutions  de  France  et  de   BrabanI, 
27  décembre  1790,  no  57,  p.  231, 


474  REPRÉSENTATION   DE  BRUTU8. 

discours  fut  applaudi  à  outrance  par  les  amis  de  la  Consti- 
tution, et  on  en  demanda  l'impression.  Mais  il  fallait  que 
l'opinion  fût  éveillée  et  surexcitée  par  autre  chose  que  des 
discours  et  des  articles  de  journaux.  Les  comédiens  prépa- 
raient une  reprise  de  Brutus  qui  avait  lieu,  en  effet,  le 
17  novembre  (1790).  Celte  annonce  était,  à  elle  seule,  grosse 
de  tempêtes;  on  s'attendait  à  des  manifestations  dans  l'un 
et  l'autre  sens,  à  des  voies  de  fait  peut-être;  la  garde  ordi- 
naire avait  été  triplée,  le  commandant  général  avait  reçu 
l'ordre  de  faire  marcher  des  patrouilles  à  pied  et  à  cheval 
dans  les  différents  abords  de  la  Comédie,  et,  par  surcroît 
de  précaution,  les  armes  et  les  cannes  devaient  être  consi- 
gnées au  vestiaire.  Chaque  parti  s'était  donné  rendez-vous 
au  parterre  où  l'orage  devait  éclater.  Les  loges  étaient  rem- 
plies, la  salle  comble.  Mirabeau  s'était  établi  dans  une  loge 
du  centre,  mais  il  n'allait  pas.y  demeurer  longtemps;  à  peine 
l'y  apercevait-on,  qu'on  s'employait  à  le  faire  descendre 
dans  la  galerie.  «  Venez!  venez,  Brutus!  »  lui  criait-on  de 
toutes  parts.  Menou  et  d'Aiguillon,  les  idoles  du  moment, 
devaient  aussi  quitter  la  place  qu'ils  occupaient  sur  le 
théâtre  pour  partager  les  ovations  du  grand  tribun.  Une 
députation  leur  fut  dépêchée,  et  ces  amis  du  peuple  furent 
installés  aux  places  d'honneur  que  leur  décernaient  leurs 
concitoyens  reconnaissants.  «  C'est  ainsi  que  toute  la  Grèce 
se  levoit  aux  jeux  olympiques,  à  l'aspect  des  héros  défen- 
seurs de  la  patrie.  »  Le  premier  acte  commence  ;  quoiqu'il 
soit  l'un  des  plus  courts  qu'il  y  ait  au  théâtre,  il  dura  une 
grande  heure.  Pas  un  vers  qui  ne  fût  le  prétexte  d'une  allu- 
sion applaudie  avec  transport  par  celui-ci,  huée  avec  fureur 
par  celui-là. 

«  La  vue  de  l'Assemblée  nationale  romaine  a  élevé  l'âme 
et  fixé  l'attention  des  spectateurs.  Les  débals  entre  Arons  et 
Brutus,  la  mâle  énergie  des  réponses  du  consul  à  l'ambassa- 
deur toscan,  l'indignation  des  sénateurs  à  sou  infâme  apo- 
logie du  despotisme,  le  serment  fédératif  fait  sur  l'autel  de 
Mars  ont  excité  le  plus  vif  enthousiasme.  Quelques  noirs  ont 
voulu  applaudir  le&  discours  insidieux  d'Arons  et  les  cita- 


APPLAUDISSEMENTS  FRÉNÉTIQCES.  475 

tions  des  actes  des  apôtres  *  faites  par  Messala.  Ils  ont  été 
repoussés  avec  perte.  Les  patriotes  étaient  trop  forts  pour 
ne  pas  voir  en  pitié  leurs  efforts  impuissants;  et  ces  petits 
messieurs,  qui  dévoient,  disoient-ils,  apporter  leurs  grosses 
cannes  et  leurs  pistolets,  ont  essayé  quelques  coups  de 
sifflets  derrière  les  portes,  mais  sans  succès...  Mais  aucune 
allusion  défavorable  au  roi  n'a  pu  donner  prétexte  à  calom- 
nier ce  peuple  qui  aime  son  prince  comme  ses  lois.  Après 
avoir  applaudi  à  ces  vers  : 

Mais  je  le  verrai  vaincre,  ou  mourrai  comme  toi. 
Vengeur  du  nom  romain,  libre  encore,  et  sans  roi. 

le  peuple,  craignant  qu'on  ne  crût  que  son  approbation 
tombât  sur  ces  mots,  a  crié  :  Vive  le  roi  !  à  diverses  reprises, 
en  élevant  les  chapeaux  et  les  mouchoirs  ;  mais  bientôt,  se 
rappelant  aussi  ce  qu'il  doit  à  sa  propre  Majesté,  il  a  crié 
avec  les  mômes  transports  :  Vive  la  nation  1  Vive  le  roi!  Vive 
la  liberté'!  » 

On  a  plus  d'une  relation  de  cette  soirée,  qui,  au  milieu 
de  ces  agitations  incessantes,  fit  époque.  Le  jeune  duc  de 
Chartres  se  trouvait  là,  lui  aussi,  et  il  y  a  fait  allusion,  dans 
son  journal ,  à  son  père.  Il  sera  piquant  de  reproduire 
cette  appréciation  d'un  adolescent  lancé  dans  un  courant 
d'idées  auquel  applaudissaient  encore  les  esprits  chevaleres- 
ques, qui  croyaient  la  révolution  faite  lorsqu'elle  commençait 
à  peine,  et  ne  s'effrayaient  pas  trop  de  désordres  explicables 


1 .  Allusion  à  la  feuille  de  Peltier,  qui  méritait  mieux,  dans  un 
journal  dévoué  à  Villette.  Il  a  été  question  déjà  des  méchancetés 
dont  ce  dernier  était  l'objet,  nous  devrions  dire  des  noirceurs  et  des 
atrocités.  A  tout  instant  ce  sont  des  allusions  infômes  au  vice  attri- 
bué, avec  (ilus  ou  moins  de  fondement,  au  ci-devant  marquis  ;  et  pas 
une  de  ces  épigrarames  ne  sauraient  trouver  place  ici;  mais,  encore 
une  fois,  c'est  le  ton  de  l'époque.  Voyez  les  Actes  des  Apôtres,  version 
cinquième,  n^  131,  p.  16;  septième,  n»  181,  p.  3  à  9  ;  n"  184, 
p.  16;  n°  185,  p.  13,  14,  15;  n°  200,  p.  20;  dixième,  n"  277, 
p.    13. 

2.  Chronique  de  Paris,  du  18  novembre  1790,  n»  322,  p.  1Î86, 
1287. 


476  LE  DUC  DE  CHARTRES  Y  ASSISTE. 

par  une  ivresse  générale  passagère,  que  le  bon  sens  de  la 
nation  saurait  bien  comprimer.  Le  jeune  prince  qui,  d'ail- 
leurs, adorait  son  père,  se  repaissait  des  illusions  de  tous  et 
n'avait  garde  de  voir  avec  d'autres  yeux  que  ceux  de  l'en- 
tourage exalté  au  sein  duquel  il  vivait.  Son  récit  devait  se 
ressentir  et  de  celte  éducation  et  de  l'ardeur  généreuse  de 
ses  dix-sept  ans  :  ce  n'est  pas  un  prince  du  sang,  c'est  un 
patriote  qui  parle. 

«  19  novembre.  Le  soir,  nous  avons  été  à  Bnitus.  On  a  fait 
beaucoup  d'allusions.  Lorsque  Brutus  dit  :  Dieu,  donnez-moi 
la  mort  plutôt  que  l'esclavage,  toute  la  salle  a  retenti  de 
bravos,  tous  les  chapeaux  en  Tair  :  cela  étoit  superbe.  Un 
autre  vers,  qui  finissoit  par  ces  mots  :  être  libre  et  sans  roi. 
Quelques  applaudissemens  (auxquels  ni  moi,  ni  ceux  qui 
étoient  dans  la  loge,  n'ont  pris  part)  se  sont  fait  entendre. 
On  a  sur-le-champ  crié  :  Vive  le  roil  Mais,  sur  l'observation 
que  le  cri  universel  de  :  Vive  le  roi!  étoit  inconstitutionnel, 
on  lui  a  substitué  le  triple  cri  qui  sonne  si  bien  aux  oreilles 
patriotes,  et  toute  la  salle  a  crié  :  Vive  la  nation,  la  loi  et  le 
roi!  et  Vive  la  liberté*.  » 

Comme  le  rédacteur  de  l'article  de  la  Chronique,  le  duc 
de  Chartres,  parle  de  cris  de  :  Vive  le  roi  !  proférés  par  toute 
la  salle,  pour  protester  contre  l'interprétation  malveilianlc 
qu'on  pouvait  donner  à  tout  ce  délire  patriotique.  Mais  cette 
protestation  ne  vint  pas  de  l'initiative  de  la  majorité  de  la 
salle;  elle  lui  fut  plutôt  commandée  par  un  de  ces  appels 
généreux  aux  consciences  contre  lesquels  les  foules  ne  sont 
pas  plus  prémunies  que  les  individus.  Le  a  sans  roi  »  avait 
été  reçu,  en  réalité,  avec  des  clameurs  significatives  par 
cette  classe  d'esprits  avisés  qui  savent  où  ils  vont  et  savent 
aussi  qu'on  finira  par  marcher  à  leur  suite.  Emporté  par  un 
élan  d'indignation,  un  homme  se  lève  et  s'écrie  :  «  Quoi  ! 
l'on  ne  veut  donc  plus  de  monarchie  en  France?  Qu'est-ce 

I .  Correspondance  de  Louis-Philippe  d'Orléans  avec  Louis  XVI, 
la  reine,  ilonimorin,  Liancourt,  Biron,  Lafayelte,  etc.  (Paris,  Mar- 
chand, 1801),  t.  II,  p.  114.  Extraits  tirés  du  journal  du  flls  aîné  de 
d'Orléans  (le  roi  Louis-Philippe). 


SANS  ROI.  477 

que  cela  veut  dire?  Vive  le  roi  !...  »  L'accent  avec  lequel  ces 
I      derniers  mots  furent  prononcés  parut  éleclriser  toute  l'as- 
t      semblée  :  les  loges,  l'orchestre,  les  balcons,   le  parterre 
:;       même;  tout  le  monde  se  lève,  les  chapeaux  volent  en  l'air 
4      et  la  salle  retentit  pendant  quelques  minutes  des  cris  de  : 
r      Vive  le  roi!  •  Mais  c'était  une  surprise  sur  le  sentiment  de 
i      la  salle  qui  ne  dura  que  quelques  minutes;  et  la  Chronique, 
.'      (en  admettant  qu'elle  soit  sincère),  ne  nous  paraît  pas  lire 
i      au  fond  des  âmes,  quand  elle  termine  par  cette  chimérique 
'      assurance  :  «  Le  public  a  prouvé  dans  ce  moment  que,  s'il  y 
.'      a  diversité  d'opinions  sur  certains  points  de  la  Constitution, 
il  n'y  a  au  moins  qu'un  sentiment  pour  la  personne  de 
Louis  XVI.  »  Sur  sa  personne,  soit  encore  ;  mais  le  vrai,  c'est 
qu'on  ne  voulait  plus  de  monarchie,  et  que  cela  se  disait  tout 
haut  et  de  toutes  les  façons  dans  les  journaux,  dans  les 
clubs,  dans  les  brochures,  jusque  dans  des  estampes  allégo- 
riques trop  significatives,  comme  celle-ci  :  Une  Renommée, 
proclamant  la  gloire  de  Voltaire,  dont  on  apercevait  le 
buste  surmonté  d'une  aucéole  d'étoiles,  avec  cette  inscrip- 
tion à  sa  base  :  L'Homme  immortel,  et  faisant  en  même  temps 
rouler  à  terre,  d'un  coup  de  pied,  le  buste  du  roi  de  France  *. 
Ainsi,  sans  plus  de  gêne,  se  disaient  et  se  publiaient  les 
paroles  les  plus  téméraires,  les  plus  révoltants  libelles  contre 
ce  roi  encore  sur  le  trône,  entouré  d'ironiques  respects  sur 
lesquels  personne  ne  se  méprenait,  pas  même  lui. 

Revenons  à  notre  représentation  de  Brutus,  qui  ne  fit  que 
démontrer  davantage  l'inefficacité  de  la  résistance.  La  Chro- 
nique de  Paris  triomphait;  elle  voyait  dans  cet  événement 
toute  une  révélation.  «  11  faut  que  Brutus  soit  représenté 
dans  les  provinces,  s'écrient  les  patriotes,  que  ce  spectacle 
soit  regardé  comme  une  des  fêtes  de  la  liberté,  jusqu'à  ce 
que  nous  ayons  des  pièces  vraiment  nationales...  Comme 
une  pareille  représentation  feroit  passer  dans  toutes  les 

■ 

^H     1 .  Grimm,  Correspondance  littéraire  (Paris,  Furne),  t.  XV,  p.  220; 

^^novembre  1790. 


478  LA  MORT  DE  CÉSAR. 

àraes  le  saint  amour  de  la  liberté  M  »  Ce  cri  devait  être  en- 
tendu, ce  souhait  exaucé.  Un  mois  plus  tard,  Nantes  avait 
fait  sa  manifestation  civique,  et  la  représentation  de  Brutus 
n'avait  été  là  ni  moins  passionnée,  ni  moins  significative,  ni 
moins  agressive  que  la  solennité  parisienne*. 

Les  tôtes  s'exaltaient,  les  intérêts  menacés  d'une  part, 
l'ivresse  de  ralTranchisseraent  de  l'autre,  n'annonçaient  pas 
de  luîtes  pacifiques.  Ce  n'était  que  pelotter  en  attendant 
partir.  Après  Brutus  vint  la  Mort  de  César,  qui  ne  fut  pas 
moins  bien  reçue  et  avec  non  moins  d'enthousiasme  (29  no- 
vembre 1790).  La  Chronique  de  Paris,  qui  commençait  à  cé- 
der au  courant  sur  la  violence  duquel  elle  voulait  s'abuser, 
interprète  tout  ce  délire  avec  un  optimisme  auquel  les  faits 
apporteront,  sans  trop  de  délai,  le  plus  éclatant  démenti. 
«  Quelques  personnes,  dit-elle,  ont  paru  craindre  l'eiïet  de 
ces  applaudissemens  donnés  au  meurtre  de  César;  mais 
elles  n'ont  donc  pas  senti  que  cette  pièce,  qui  rend  d'une 
manière  si  sublime  les  grands  événemens  de  cette  époque 
de  l'histoire  romaine,  n'a  aucun  rapport  direct  avec  notre 
situation.  Les  Romains  vouloient  vivre  en  république  ;  César 
usurpe  l'empire;  les  patriotes  durent  l'immoler.  Notre 
constitution  est  monarchique;  nous  aimons  la  monarchie, 
parce  que  nous  aimons  notre  constitution;  nous  aimons 
notre  roi,  parce  qu'il  est  juste,  bon  et  qu'il  est  citoyen».  » 

A  la  troisième  représentation  de  Brutus,  Villette,  qui 
avait  juré  de  triompher  de  la  malveillance  ou  de  l'indif- 
férence des  Athéniens  de  Paris,  demanda  la  parole.  La  toile 
se  levait,  on  la  flt  baisser,  et  le  public  attendit  dans  le  re- 
cueillement le  plus  absolu  la  communication  qui  allait  lui 
être  faite  et  sur  laquelle  il  avait  quelques  raisons  de  compter 
d'ailleurs*. 

1.  Chronique  de  Paris,  du  vendredi  19  novembre  1790,  n°  323, 
p.  1290. 

2.  iôirf.,  du  samedi  Ic  janvier  1791,  n»  1,  p.  3.  Extrait  d'une 
lettre  de  Nantes;  ce  24  décembre. 

3.  Ibid.,  du  mardi    ler  décembre  1790,    n»  334,  p.  1317. 

4.  «  Au  lieu  d'interrompre  les  travaux  de  l'Ai^semblée  nationale, 
li;ait-on  dans  la  Chronique  du  23  novembre,  pour  un  objet  de  (jolico 


DISCOURS  DE  VILLETTE.  479 

«  Messieurs,  dit-iJ,  je  demande  au  nom  de  la  patrie  que 
le  cercueil  de  Voltaire  soit  transporté  à  Paris;  cette  transla- 
tion sera  le  dernier  soupir  du  fanatisme.  Le  grand  liomme 
qui  a  buriné  le  caractère  de  Brutus  seroit  aujourd'hui  le 
premier  défenseur  du  peuple.  Les  charlatans  d'église  et  de 
robe  ne  lui  ont  pas  pardonné  de  les  avoir  démasqués  : 
aussi  l'ont-ils  persécuté  jusqu'à  son  dernier  soupir.  La  veille 
de  sa  mort,  la  cour  lui  envoya  une  lettre  de  cachet;  le 
parlement  un  décret  de  prise  de  corps  i,  et  les  prêtres  le 
condamnèrent  à  la  voirie. 

«  C'est  à  des  Romains,  à  des  Français  tels  que  vous,  qu'il 
appartient  d'expjer  tant  d'outrages;  c'est  à  vous  à  demander 
que  la  cendre  de  Voltaire  soit  déposée  dans  la  basilique  de 
Sainte-Geneviève,  en  face  de  Descartes...  Si  cette  pétition 
soulfre  la  moindre  difficulté,  le  pèlerinage  de  l'abbaye  de 
Scellières,  et  le  monument  de  Voltaire,  j'offre  que  tout  soit 
à  mes  frais.  »> 

Le  discours  ne  pouvait  manquer  d'obtenir  tous  les  suffra  • 
ges,  et  son  auteur  espérait  bien  que  la  municipalité,  pres- 
sée, sollicitée,  finirait  par  sortir  de  son  engourdissement  et 
de  son  apathie.  Toutes  les  feuilles  publiques,  d'ailleurs, 
étaient  à  l'unisson.  «  Nous  avons  assez  de  temples  pour 
les  reliques  des  saints,  s'écriait  Desmoulins,  qu'il  y  en  ait 
un  pour  nos  grands  hommes*.  »  La  vente  de  l'abbaye  de 
Scellières  était  fixée  au  3  mai  1791.  Villette  avait  prié  le 
maire  de  Romilly  de  l'avertir  de  l'époque  de  l'adjudication. 
Ce  magistrat,  très-voltairien,  lui  écrivait,  en  conséquence. 


I 


que  la  municipalité  a  promis  de  prendre  en  considération,  c'est  au 
Tliéâtre-Français,  c'est  à  la  représentation  de  Brutus  qu'il  faut  crier: 
Voltaire  à  Paris  !  Tous  les  amis  de  sa  gloire,  c'est-à-dire  tous  les 
honnêtes  gens  élèveront  la  voix.  Ce  suffrage  éclatant  sera  le  vœu  de 
tous  ;  et  la  translation  de  son  corps,  décrétée  par  le  public,  recevra 
des  honneurs  dignes  de  lui.  » 

1.  Aucunes  traces  et  de  cette  lettre  de  cachet  de  la  conr  et  du 
écret  de  prise  de  corps  du  parlement.  C'est  là  un  pieux  mensonge 
u'excusait  la  légitimité  du  but. 

2.  Camille  Desmoulins,  Révolutions  de  France  et  de  Brabant; 
27  décembre  1790,  n    57,  p.  23.0. 


480  PRÉTENTIONS  DES  TROYENS. 

le  18  avril,  une  lettre  des  plus  pressantes,  o  II  s'agit  de  sa- 
voir, lui  marquait-il,  si  votre  municipalité  qui,  au  nom  de 
la  France,  a  le  droit  de  réclamer  le  corps  de  Voltaire,  fera 
cette  réclamation  avant  la  vente  de  cette  église;  et  si  elle 
s'occupe  enfin,  comme  elle  l'a  promis,  de  transporter  à  Pa- 
ris les  cendres  de  ce  grand  homme'.  »  Mais  la  municipalité, 
sommée  en  quelque  sorte  par  Villette,  avait  déjà  pris  un 
firrété  qui  remettait  à  l'officier  municipal  Charron,  «digne 
héritier  de  Charron  le  philosophe,  »  le  soin  de  présider  à  la 
translation  des  cendres  du  grand  écrivain  ».  Paris  n'avait 
qu'à  se  hâter  s'il  voulait  n'être  pas  prévenu  par  des  muni- 
cipalités plus  vigilantes.  La  Société  des  Amis  de  la  Constitu- 
tion de  Troyes,  se  préoccupant  à  juste  titre  de  ce  que  de- 
viendraient ces  restes  illustres,  réclamait  l'exhumation  du 
corps  de  Voltaire,  a  Où  pourroit-il  être  mieux  que  dans  une 
ville  où  le  génie  de  la  liberté  alloit  se  déployer  de  plus  en 
plus  sous  les  auspices  d'une  administration  aussi  sage 
qu'éclairée*?  »  Mais  ces  titres-là  étaient  ceux  d'à  peu  près 
toutes  les  villes  de  France,  et  la  commune  de  Boniilly,  sur 
le  territoire  de  laquelle  se  trouvait  l'abbaye  de  Scellières, 
aurait  eu  autant  et  plus  de  droits  à  s'approprier  ces  dé- 
pouilles, si  l'on  a  des  droits  quand  on  est  le  plus  petit  et 
le  plus  faible.  Sentant  qu'elle  serait  peu  écoutée  dans  ses 
prétentions,  cette  dernière  se  bornait  à  exprimer  modeste- 
ment le  vœu  que  le  chef  et  le  bras  droit  de  l'auteur  de  la 
Henriade  fussent  distraits  du  corps  et  conservés  pieusement 
dans  la  commune.  Mais  la  bizarre  requête  était  loin  de 
trouver  faveur  auprès  du  procureur-syndic  du  département 
dont  les  conclusions  sont  à  reproduire.  «  Cette  division  des 
restes  d'un  mortel  fameux,  s'écrie-t-il,  pouvait  trouver  place 
dans  la  politique  de  la  cour  de  Rome,  et  entrer  pour  quelque 


1.  Chronique  de  Paris,  du  mardi  26  avril  1791,  n»  116,  p.  461. 
Lettre  de  Favreau,  maire  de  Homilly,  à  Charles  Viiletic  ;  18  avril 
1791.  C'est  ce  Favreau  auquel  est  attribué  le  récit  Tantastique  des 
obsèques  du  poêle,  dont  il  a  été  question  p.  39&,  note  4. 

2.  Ibid.,  du  mardi  15  mars  1791,  n»  74,  p.  294.  Lettre  de 
Charron  à  Villette;  du  9  mars  1791. 


I 


RÉSISTANCE  ACHARNÉE.  481 

chose  dans  le  trafic  de  ses  faveurs;  mais  ce  procédé  bar- 
bare n'est  point  de  saison.  Quand  la  religion,  de  concert 
avec  la  liberté,  aura  consacré  le  tombeau  de  Voltaire,  il  ap- 
partiendra aux  habitants  de  Romilly,  à  tous  ceux  du  dépar- 
tement, à  tous  ceux  du  genre  humain,  car  la  mémoire  d'un 
grand  homme  est  la  propriété  du  genre  humain  ».  » 

La  leçon  était  sévère,  et  les  habitants  de  Romilly  durent 
se  le  tenir  pour  dit.  Le  Directoire,  par  contre,  autorisait  la 
Société  des  Amis  de  la  Constitution  à  faire  transférer  à 
Troyes  la  dépouille  du  poëte.  «  Deux  heures  plus  tard,  écri- 
vait le  maire  Favreau  à  Charles  Yillette,  le  10  mai,  le  corps 
de  Voltaire  étoit  emporté  à  Troyes.  Malgré  ma  vive  résis- 
tance, les  Amis  de  la  Constitution  de  cette  ville,  autorisés 
par  un  arrêté  du  département  de  l'Aube,  vouloient  à  toute 
force  s'en  emparer.  Mais  le  décret  de  l'Assemblée  arrive,  et 
tout  a  changé.  »  Ces  mesures  avaient  été  prises,  grâce  à  la 
diligence  de  Charron,  qui,  en  présence  de  la  force  majeure, 
crut  pouvoir  se  dispenser  d'en  référer  au  corps  municipal, 
et  s'adresser  directement  à  l'Assemblée  nationale.  Ce  fut 
Regnaud,  l'un  des  secrétaires,  qui  lut  la  lettre  et  les  pièces 
à  l'appui  de  cette  demande  d'urgence,  à  laquelle  ses  conclu- 
sions furent  des  plus  favorables.  Le  projet  de  décret  n'allait 
point  passer,  cependant,  sans  une  opposition  assez  vive.  Cette 
assemblée,  où  la  majorité  était  sans  nulle  doute  acquise  à 
la  Révolution,  avait  encore  à  compter  avec  le  parti  de  la  ré- 
sistance disputant  le  terrain  pied  à  pied,  sans  trop  d'illu- 
sions pourtant;  et  le  clergé,  résolu  à  la  lutte  jusqu'à  la  der- 
nière heure,  devait  se  montrer  particulièrement  implacable 
contre  celui  qui  lui  avait  porté  les  plus  funestes  coups.  En 
septembre  t789,  Palissot  avait  sollicité  de  l'Assemblée  qu'elle 
voulût  bien  accepter  la  dédicace  de  l'édition  qu'il  préparait 
des  œuvres  de  Voltaire.  Mais  un  membre  du  clergé  faisait 
tout  aussitôt  observer  le  peu  de  convenance  qu'il  y  aurait  à 
accepter  l'hommage  d'oeuvres  entachées  d'impiétés  et  d'im- 


1.  Moniteur  universel.  Dimanche  22  mai  1791.  Oéparlcmcnl  de 
l'Aube;  Troyes,  le  11  mai  17  91. 

Tiu.  31 


482  ÉTRANGE  AROUMENT  DE  LANJUINAIS. 

purclés.  Palissot,  il  est  vrai,  s'engageait  à  faire  disparaître 
tout  ce  qui  était  une  attaque  à  la  religion  et  aux  mœurs. 
A  la  bonne  heure,  mais  encore  n'y  avait-il  pas  à  délibérer 
sur  ce  qui  n'était  qu'eu  projet.  Cet  argument  de  labbé  Gré- 
goire était  appuyé  par  l'archevêque  de  Paris  qui  finit,  tou- 
tefois, par  convenir  qu'une  édition  expurgée  des  œuvres  de 
Voltaire  ne  pourrait  être  que  profitable.  Le  rapporteur 
voulait  insister,  mais  sa  voix  était  étouffée,  et  il  fut  décrété 
non-seulement  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  à  délibérer,  mais 
qu'aucune  dédicace  ne  serait  reçue*.  Palissot  sera  plus 
heureux  avec  la  Convention,  à  laquelle  il  faisait  accepter 
l'hommage  des  vingt  premiers  volumes  de  son  édition.  Mais 
cinq  ans  s'étaient  alors  écoulés,  et  l'ancienne  société  s'était 
effondrée  entraînant  ses  défenseurs  avec  elle  '. 

Ces  honneurs  qu'on  voulait  rendre  à  la  mémoire  et  aux 
niànes  du  grand  écrivain,  même  en  1791,  rencontraient  une 
opposition  chagrine  qui  ne  partait  pas  uniquement  des  rangs 
du  clergé  et  de  la  droite  de  l'Assemblée.  Lanjuinais  se  mon- 
trera contraire  au  vote,  et  voici  la  raison  qu'il  en  donnera  : 
«  Un  écrivain  célèbre,  Bayle,  a  dit  :  Voltaire  a  mérite  les 
rcmerciemens,  mais  non  pas  l'estime  du  genre  humain.  Si  ce 
jugement  est  vrai,  je  crois  qu'il  seroit  plus  sage  de  passer  à 
l'ordre  du  jour  3.  »  La  tribune  est  faite  pour  tout  entendre, 
comme  le  papier  pour  tout  recevoir.  Mais  Voltaire  se 
trouve  ici  un  peu  dans  la  situation  de  l'agneau  de  la  fable. 
Bayle  mourut  en  1706,  le  28  décembre.  Arouet,  à  cette 
même  date,  accomplissait  sa  douzième  année.  Nous  croyons 
qu'alor-,  malgré  sa  précocité  merveilleuse,  il  n'était  pas  en- 
core eu  état  de  mériter  les  remerciements,  sinon  l'estime 
du  genre  humain;  et  que,  si  Lanjuinais  n'avait  à  s'appuyer 


1.  Condorcel,  Mémoires  sur  la  Révolution  française  (Paris,  Pon- 
lliieu,  182  4),  I.  H,  p.  3G.  Moniteur  universel  du  23  au  25  septembre 
178y.  Séances  des  jeudi  24  et  vendredi  25   septembre  1*89. 

2.  Ibid.  Sexiidi,  20  prairial  an  II  (14  juin  1794).  —  l.e  Brun, 
Ol'uvres  [ParU,  Wartî,  1811),  l.  IV,  p.  284.  Lettre  de  Palissot  à  Le 
Urun  ;  messidor,  an  II  (25  juin). 

3.  Ibid.,  du   mardi   10  mai  1791.   Séance  du  dimanche  8. 


EXTRACTION  DE  LA  BIÈRE.  4S3 

que  sur  cet  arrêt  de  Bayle,  il  n'était  pas  aussi  sage  qu'il  le 
pensait  de  passer  à  l'ordre  du  jour. 

Le  neuf  mai,  à  trois  heures  après  midi,  le  clergé,  les  offi- 
ciers municipaux  et  la  garde  nationale  de  Romilly,  se  ren- 
daient processionnellement  à  l'abbaye  pour  procéder  à 
l'exhumation.  Il  fallut  avant  tout  autre  soin  lever  les  scellés 
apposés  sur  les  issues  par  les  administrateurs  de  Nogent- 
sur-Seine,  après  quoi  on  procéda  à  l'extraction  de  la  bière  et 
du  cadavre  qu'elle  renfermait ^  «Les  citoyens  s'arrachaient 
les  pioches,  les  piques  et  les  pèles  pour  ôter  les  terres  qui 
couvroient  la  relique  du  patriote  philosophe.  C'étoit  à  qui 
le  verroit  le  premier.  Tout  à  coup  mille  cris  de  joie  se  font 
entendre  :  Le  voilà!  le  voilà!  »  Le  cercueil  était  presque  en- 
tier. Deux  chirurgiens,  amenés  par  le  maire  de  Romilly  qui 
nous  donne  ces  détails,  visitèrent  le  corps,  qu'ils  déclarèrent 
intact,  à  cela  près  du  pied,  «  dont  il  n'est  paru  aucun  ves- 
tige*. »  Le  linceul  était  pourri,  noir  et  collé  au  corps,  les 
chairs  desséchées.  Le  cadavre  fut  déposé,  ainsi  que  la 
planche  inférieure  à  laquelle  il  adhérait,  dans  un  «  cerco- 
phage  ».  La  garde  nationale,  en  crêpe  de  deuil,  rangée  au- 
tour de  la  fosse  et  les  armes  renversées,  fit  une  salve  géné- 
rale au  son  «  déroulant  »  du  lugubre  tambour. 

1.  .\ucune  marque  distinctive  n'indiquait  dans  Toriginc  l'endroit 
de  la  sépulture  ;  mais  le  prieur,  Dom  Ciiampagne,  le  successeur  de 
Dom  Potherat,  avait  fait  dans  la  suite  poser  une  pierre  grise  longue 
d'environ  un  pied  et  demi  sur  un  pied  de  large;  les  deux  lettres 
initiales  A  et  Y  entrelacées  avaient  été  creusées  sur  cette  dalle  ;  l'A, 
surmonté  d'une  croix  entre  ces  chiffres  17  -}-  78.  Celte  pierre  nue, 
sans  autre  ornement,  était  posée  sur  l'estomac.  On  a  conservé  la 
pierre  avec  son  inscription.  Tliévenot,  Correspondance  de  Xavier  de 
SaxCy  p.  258.  —  Journal  de  Champagne,  14  octobre  1782. 

2.  Extrait  des  registres  des  délibérations  du  greffe  de  Romillij-sur- 
Seine,  p.  9.  On  dissimulait  ainsi,  grâce  à  ces  termes  vagues,  l'enlève- 
ment de  quelques  os  du  pied  par  des  admirateurs  fanatiques.  A  part 
le  calcaneum,  dont  il  va  êtrequeslion,  le  premier  os  du  métatarse  re- 
cueilli d'abord,  a-t-on  dit,  par  le  docteur  Bouquet,  présent  à  l'exhu- 
mation (quoiqu'il  ne  soit  pas  question  de  lui  dans  le  procès-verbal), 
se  trouve  actuellement  au  musée  de  Troyes.  ^nuaire  de  l'Aube,  1867. 
Translation  de  Voltaire  àl'abbave  de  Scellières,  parAmédée  Aufauvre; 
—  Albert  Barbeau,  l'Exhumation  de  Voltaire  [îroyea,  1874),  p.  11> 


4S4  RELATION  DE  LA  CÉRÉMONIE. 

«  Après  la  cérémonie,  ajoute  le  magistrat  municipal,  et 
du  vœu  de  tous  les  assistans,  on  a  exposé  le  corps  à  décou- 
vert, afin  que  tous  pussent  le  voir.  Une  couronne  de  chêne 
est  posée  ^ur  sa  léte;  et  l'on  se  remet  en  marche  sur  lef 
chemin  de  Romilly.  Partout  des  branches  d'arbres,  des 
feuilles  nouvelles,  des  cyprès  se  trouvent  border  notre  pas- 
sage, et  des  fleurs  jetées  à  pleines  mains  sur  le  drap  de  sa 
résurrection.  Les  femmes  tenoient  leurs  enfans  et  leur  fai- 
soient  baiser  le  sarcophage...  Arrivé  seulement  à  8  heures 
du  soir  à  l'église  de  Romilly,  Voltaire  fut  exposé  dans  le 
chœur  et  mis  à  découvert.  A  minuit  nous  avons  fermé  le 
cercueil  et  mis  les  scellés  aux  quatre  coins. 

«  Dimanche  nous  lui  ferons  dresser  un  mausolée  provi- 
soire. Le  vendredi  suivant  nous  célébrerons  un  service  en 
son  honneur  et  en  commémoration  du  bien  qu'il  a  fait  aux 
hommes.  Les  municipalités  voisines  ont  demandé  en  grâce 
d'y  assister. 

«  Jaloux  de  posséder  le  dépôt  que  l'Assemblée  nationale 
vient  de  confier  à  notre  surveillance,  on  nous  avertit  d'être 
sur  nos  gardes.  Nous  avons  arrêté  cette  nuit  deux  particu- 
liers qui  rôdoient  autour  de  notre  église  et  qui  paroissoient 
avoir  de  mauvais  desseins.  Mais,  soyez  tranquille;  il  fau- 
droit  rompre  deux  mille  bras  avant  de  nous  enlever  ce 
trésor*.  » 

Ces  deux  mille  bras  prêts  à  tout  événement  sembleront 
une  de  ces  phrases  à  effet  qui,  à  cette  date,  étaient  en- 
trées dans  le  langage  même  familier.  Cependant,  nous  con- 

Deux  dents  furent  aussi  enlevées;  l'une  a  élé  longtemps  conservée 
par  Charron  ;  l'autre  fut  donnée  à  Ant.-Fr.  Lemaire,  le  rédacteur  du 
Ciloijen  français,  qui  mourut  depuis  fou  à  Bicôlre.  Lemaire  portait 
celle  relique  dans  un  médaillon  sur  lequel  étaient  gravés  ces  deux 
vers  ; 

Les  prêtres  ont  causé  tant  de  mal  à  la  terre, 

Que  je  jrarde  contre  eux  une  dent  de  Voltaire. 

A  la  mort  de  Lemaire,  la  dent  passa  à  l'un  de  ses  cousins,  du  même 
nom,  dentiste  à  Paris.  (Note  de  Beuchol.) 

1.  Chronique  de  Paris,  du  samedi  14  mai  1791,  n»  134,  p.  534. 
Lettre  de  Favreau  à  Charles  Villette  ;  10  mai. 


UN  CONTE  DE  LA  FEUILLE  DU  JOUR.  485 

viendrons  qu'il  n'était  pas  tout  à  fait  inutile  de  se  tenir  sur 
ses  gardes.  Dès  l'origine,  d'étranges  bruits  avaient  couru, 
et,  si  ces  rumeurs  qu'un  certain  parti  se  croyait  intéressé 
à  propager  avaient  perdu  toute  consistance  par  l'inspection 
seule  du  cadavre,  il  était  sage  d'enlever  à  la  malveillance 
tout  prétexte  à  des  commérages  toujours  accueillis  favora- 
blement par  la  crédulité  ou  la  haine.  On  racontait,  et  on 
racontera,  en  dépit  de  l'évidence  des  procès-verbaux,  que, 
quelques  mois  après  son  inhumation,  un  étranger  de  haute 
taille,  un  Russe  probablement,  avait  demandé  à  visiter 
l'emplacement  où  dormait  de  son  dernier  sommeil  l'auteur 
de  Zaïre,  ce  qu'il  avait  obtenu  aisément.  11  se  retira,  non 
sans  avoir  adressé  force  questions  à  son  confiant  cicérone. 
On  prévoit  déjà  ce  qu'il  va  arriver  :  la  sépulture  violée 
par  une  nuit,  noire,  le  cadavre  enlevé.  Malgré  le  mys- 
tère dont  on  s'enveloppa,  tout  cela  n'avait  pu  se  passer  sans 
qu'il  en  transpirât  quelque  chose,  et  cette  disparition  du 
corps  de  Voltaire  était  un  fait  généralement  acquis  dans  le 
pays,  à  ce  qu'assurait  du  moins  un  correspondant  de  la 
Feuille  du  jour*,  un  M.  Zimerman,  auquel  le  maire  de 
Romilly  répondra  avec  une  indignation  oîi  les  injures  seront 
de  trop  '.  C'était  s'y  prendre  un  peu  tard,  en  tous  cas,  pour 
ressusciter  un  conte  ridicule  propagé  par  les  feuilles 
anglaises  ',  dont  l'abbé  Miguot  s'était  donné  la  peine  de 

1.  Feuille  du  jour,  du  lundi  18  juillet  1791,  n»  199,  p.  141, 
142,  143.  Anecdote  sur  le  corps  de  Voltaire. 

2.  Chronique  de  Paris,  du  dimanclie  31  juillet  1791,  n»  212, 
p.  855.  Lettre  du  maire  de  Romilly  en  réponse  à  une  calomnie  insé- 
rée dans  la  Feuille  du  jour.  Remarquons,  toutefois,  pour  ce  qui  le 
regarde,  que  Favreau  se  fait  jouer  fort  gratuitement  un  rôle,  à  l'ar- 
rivée du  corps  à  Scellières.  a  Je  suis  maire  de  Romilly  ;  j'y  suis  né, 
je  connois  tous  les  tiabitans,  j'ai  vu  arriver  le  corps  de  Voltaire  à 
Scellières  ;  je  l'ai  désiiabillé,  je  l'ai  vu  mettre  dans  la  bière,  j'ai  vu 
sceller  le  cercueil...  »  Les  détails  que  nous  donne  l'abbé  Mignot  et 
l'indication  des  personnes  qui  procédaient  aux  derniers  services  à 
rendre  à  son  oncle,  sont  un  démenti  a  celle  petite  vanlerie  du  ma- 
gistral municipal,  bien  petite,  si  nous  la  comparons  à  l'étrange  récit 
auquel  il  a  été  fait  allusion  plus  haut  et  que  noua  aurions  eu  honte 
de  reproduire. 

3.  Disons,  à  ce  propos,  que,  pendant  les  discussions  qui  eurent  lieu 


486  RÉPUTATION  DU  CURÉ  BOUILLEROT. 

démontrer  l'invraisemblance  dans  sa  lettre  à  M.  Patris*,  et 
que  le  curé  de  Romilly,  Bouillerot,  réfutait  à  son  tour  avec 
toute  l'autorité  d'une  personne  présente.  «  L'enlèvement 
du  corps  de  Voltaire,  dit  ce  dernier,  est  une  vraie  fable. 
J'ai  été  témoin  de  son  inhumation,  de  son  exhumation,  de 
sa  déposition  dans  l'église  de  Romilly,  et  enfin  de  sa  trans- 
lation pour  Paris...  Lors  de  l'exhumation  de  Voltaire, 
ajoute-t-il,  on  trouva  un  cadavre  décharné,  desséché,  mais 
entier,  et  dont  les  parties  étaient  jointes.  On  l'enleva  de  la 
fosse  avec  beaucoup  de  précaution,  et  il  ne  se  détacha  que 
le  calcaneum»,  qu'une  personne  emporta.  Le  corps  fut 
exposé  pendant  deux  jours  aux  regards  du  public,  dans 
l'église  de  Romilly,  puis  renfermé  dans  un  sarcophage, 
placé  quelque  temps  dans  la  sacristie,  ensuite  déposé  dans 
le  chœur,  sous  une  tente,  jusqu'au  jour  de  la  transla- 
tion'. » 

Cela  semble  concluant,  comme  l'intention  des  propaga- 
teurs de  l'historiette.  Il  eût  été  plaisant,  en  effet,  que  la 
bonne  ville  de  Paris,  que  les  ardents  séides  de  l'auteur  de 
Mahomet  se  fussent  donné  tout  ce  mal,  eussent  déployé  ce 
zèle  religieux,  tout  ce  fanatisme  politique,  au  profit  de 
l'humble  dépouille  du  jardinier  de  Scellières,  dont  le  cada- 
vre aurait  été  substitué  à  celui  du  poëte*.  Répétons-le,  si 
les  honneurs  qu'on  se  proposait  de  décerner  au  grand  écri- 
vain étaient  bien  dans  le  sentiment  de  l'immense  majorité 

h  l'égard  des  funérailles  de  Voltaire,  le  marquis  de  Vlilevieille  pro- 
posa assez  étrangement  d'enfermer  le  corps  dans  une  malle,  de  le  porter 
h  Londres,  et  de  l'inhumer  entre  Newton  et  Siiakespeare.  Abrégé  chro- 
nologique du  président  Hcnanlt  {t,d\i.  Michaud,  Paris,  1836),  p.  45G. 
t.  Œuvrer  inédites  de  Grosletj,  t.  Il,  p.  45G.  Lettre  de  l'abbé 
Millot  à  M.  Patris.  Sans  date. 

2.  Ce  calcaneum  était  conservé  dans  le  cabinet  d'histoire  naturelle 
de  M.  Mandronnet,  propriétaire  à  Chicherol,  près  de  Troyes,  et  fut 
le  sujet  d'une  pièce  de  vers  par  M.  Renard,  publiée  dans  les  Mémoires 
de  In  Société  académique  du  déparlemenl  de  l'Aube. 

3.  Voltaire,  Œuvres  complûtes  (Beuchot),  t.  I,  p.  441,  442. 
Pièces  jusIincatiTes.  Extrait  d'une  lettre  de  M.  Bouillerot  à  M.  Patris- 
Dubreuil.  Sans  date. 

4.  Albert  Barbeau,  l'Exhumation  de  Voltaire  (Troyes,  1841),  p.  7. 


PÉTITION  A  L'ASSEMBLÉE  NATIONALE.  487 

de  la  population  parisienne,  sans  compter  le  clergé,  qu'une 
telle  solennité  devait  exaspérer,  il  y  avait  bien  encore  un 
groupe  considérable  de  gens  que  leur  éducation,  les  idées 
de  toute  leur  vie,  leur  respect  pour  la  religion,  rendaient 
peu  sympathiques  à  ce  qui  n'était  selon  eux  qu'une  in- 
sulte préméditée  à  leurs  croyances;  esprits  religieux  et 
libéraux  tout  à  la  fois,  enivrés  de  ces  belles  promesses 
d'affranchissement  auxquelles  ils  avaient  souri  des  pre- 
miers, mais  estimant  que  «  la  souveraineté  de  la  nation  et 
l'autel  se  tiennent  inséparablement  ».  A  cette  pétition  pour 
la  translation  des  restes  de  Voltaire,  on  opposa  une  autre 
pétition,  qui  n'était  pas  un  pamphlet,  qui  n'était,  malgré  sa 
virulence,  que  l'expression  de  la  pensée  d'hommes  pieux, 
convaincus,  saluant,  la  plupart,  la  Révolution  comme  une 
délivrance,  mais  désavouant,  combattant  les  envahissements 
d'une  philosophie  sacrilège.  Ne  pouvait-on  pas  transférer 
les  cendres  de  l'écrivain  illustre,  que  l'Assemblée  nationale 
a  «  décoré  du  titre  de  grand,  sans  une  translation,  des 
stations,  des  chants  d'hymnes  »,  tout  ce  programme  où  figu- 
rent jusqu'aux  démonstrations  consacrées  dans  nos  fêtes, 
dans  nos  processions  religieuses?  Fallait-il  donc  faire  une 
exception  en  faveur  de  «  cet  adulateur  des  grands,  ce  con- 
tempteur du  peuple,  cet  homme  d'un  esprit  versatile,  sans 
loi,  sans  principes?  »  Les  signataires  de  la  pétition  (des  jan- 
sénistes pour  la  plupart)',  finissaient  par  ces  considérations 
qui  indiquent  aussi  l'état  troublé  de  l'Église  séparée  en  deux 
camps,  l'un  repoussant  des  opinions  qui  dépassaient  de 
bien  loin  ces  libertés  gallicanes  dont  Bossuet  s'était  consti- 
tué le  défenseur,  l'autre  voulant  secouer,  tout  en  restant 
chrétien,  des  chaînes  qui,  à  ses  yeux,  n'étaient  que  le  fait 
de  l'usurpation.  «  Une  masse  de  citoyens  éclairés  vous  re- 
présente, avec  le  serrement  et  la  douleur,  que  les  auteurs 

1 .  «  M.  Agier  a  signé  la  proleslalion  conlre  les  honneurs  h  rendre 
à  Voltaire,  et  M.  Agier  est  sur  la  liste  des  candidats  pour  la  place  de 
gouverneur  de  l'héritier  présomptif  de  la  couronne.  Ceux  qui  lui  ont 
donné  leur  voix  veulent  avoir  sans  doute  un  roi  janséniste.  »  Chro- 
nique de  Paris,  du  mardi  12  juillet  1791,  n°  193,  p.  779. 


488  SON  ESPRIT  ET  SON  BUT. 

de  cette  fête  offrent  aux  prûtres  non  assermentés  un  véri- 
table triomphe,  et  aux  assermentés  un  déplaisir  amer;  que 
ces  auteurs  laissent  manier  à  nos  adversaires  cet  argument 
calomnieux  dont  ils  ont  tant  abusé  en  disant  :  Les  amis  de  la 
Constitution  ne  le  sont  pas  de  la  religion  * .  » 

Mais  c'étaient  les  non  assermentés  qui  étaient  dans  le 
vrai,  et  la  haine  au  moins  les  avait  rendus  clairvoyants. 
Encore  un  peu,  assermentés  ou  réfractaires  devaient  dispa- 
raître dans  le  même  gouffre.  Suivaient  cent  soixante-cinq 
signatures  de  gens  connus  et  importants  dans  leur  district, 
des  prêtres,  des  avocats,  des  juges  de  paix,  un  ancien  prési- 
dent de  section,  un  ancien  conseiller  au  Châtelet,  des  répu- 
blicains sincères,  mais  ne  comprenant  pas  que  la  fin  d'un 
monde  et  la  fin  du  monde  dussent  être  même  chose.  Un 
ex-président  de  la  section  des  Lombards,  Bricogne,  faisait 
imprimer,  en  son  nom  propre,  au  bas  de  cette  pétition  ; 
«  Je  réclame  contre  tout  honneur  rendu  aux  cendres  de 
Voltaire.  »  Un  ancien  instituteur,  Semillard,  disait  aussi  : 
«Je  fais  la  môme  réclamation  :  ayant  été  employé  toute  ma 
vie  à  l'éducation  de  la  jeunesse,  je  n'ai  malheureusement 
que  trop  souvent  vu  combien  ce  fameux  auteur  a  corrompu 
les  mœurs,  a  détruit  jusqu'aux  sentimens  de  la  nature 
dans  la  jeunesse.»  Mais  ces  objurgations  ne  pouvaient 
guère  contre  l'enthousiasme  général*.  Encore  ne  demeu- 
raient-elles pas  sans  répliques;  nous  citerons,  entre  autres, 
une  'Réponse  d'an  ami  des  grands  hommes  aux  envieux  de  la 
gloire  de  Voltaire^.  M.  Quatremère,  qui  figurait  en  tôle  delà 
liste  des  signataires,  fut  l'objet  particulier  avec  M.  Bri- 
cogne ♦,  des  railleries  et  des  sarcasmes  de  ses  adversaires. 
Les  considérations  de  dépenses  avaient  été  par  eux  assez 

1 .  Pétition  à  l'Assemblée  nationale  relative  au  transport  de  Voltaire. 
Nouvelle  édition,  revue  et  corrigée,  p.  5,  G. 

2.  Celte  pétition,  sérieuse  par  le  ton  et  l'intention,  ne  devait  pa» 
êlre  la  seule  protestation  des  ennemis  du  polite.  Nous  mentionncron? 
encore,  mais  celle-ci  n'est  qu'une  facétie,  l'Apothéose  de  Voltaire  et 
le  Triomphe  de  la  religion  et  des  mœurs.  In-8  broch.  de  8  p. 

3.  Par  Pli.  Gudin,  broch.  de  IG  p. 

4.  Chronique  de  Paris,  du  samedi  9  juillet  1791,  n°  190,  p.  7G3. 


PROPHÉTIE  DE  NOSTRADAMUS.  489 

jésuitiquement  alléguées.  «  M.  Quatremère,  de  la  section  des 
Innocents,  s'écrie  Villette  avec  plus  de  passion  que  de  conve- 
nance, oppose  des  raisons  très-innocentes  au  triomphe  de 
Voltaire...  La  translation  de  Voltaire  comme  elle  est  ordon- 
née aujourd'hui  coùteroit  peut-être  plus  de  cent  mille  écus 
à  la  ville  de  Paris;  mais  ce  que  les  amis  du  grand  homme, 
les  ardents  patriotes,  les  gens  de  lettres,  les  différentes 
corporations  entreprennent  à  leurs  frais;  tout  cela  n'est 
point  à  la  charge  delà  municipalité.  Elle  dépensera  tout  au 
plus  dix-huit  mille  livres  pour  appeler  dix-huit  mille  étran- 
gers, qui  laisseront  à  Paris  quatre-vingt  mille  livres  dans  la 
consommation.  Interrogez  les  marchands  et  tout  ce  qui 
tient  aux  modes,  et  vous  reconnaîtrez  que  la  fête  de  Vol- 
taire, considérée  simplement  sous  le  rapport  politique, 
anéantit,  par  cela  même,  toute  la  rhétorique  de  M.  Quatre- 
mère des  Innocents.  »  On  répondait  à  ces  opposants,  sinon 
avec  de  meilleures  raisons,  mais  avec  plus  de  gaieté  et  de 
bonne  humeur,  dans  cette  prétendue  prophétie  extraite  des 
manuscrits  de  Nostradamus  : 

Le  jour  triomphal  de  Voltaire 
Un  très-grand  prodige  adviendra  ; 
A  maint  opposant  signataire 
Le  nez  d'un  pied  allongera  ; 
Et  si,  le  nez  aura  beau  faire, 
Plus  court  qu'oreille  il  restera. 

Si  rien  n'avait  été  négligé  de  ce  qui  devait  frapper 
les  imaginations  et  rendre  le  spectacle  plus  imposant,  on 
voit  qu'il  avait  été  procédé  à  tous  ces  préparatifs  avec  une 
louable  économie,  fort  éloignée  du  gaspillage  des  fêtes 
de  l'ancien  régime.  Nous  citerons  un  exemple  significatif 
de  cette  sage  entente,  qui  sait  tout  utiliser.  Un  officier 
municipal,  commissaire  à  l'administration  des  biens  natio- 
naux, était  dépêché  au  dépôt  général  des  effets  mobiliers 
provenant  des  maisons  et  communautés  de  la  reine  Mar- 
guerite afin  de  réclamer  de  Lenoir  deux  cents  aubes  pour  la 
cérémonie  de  la  translation.  Le  recueil  auquel  nous  devons 


490  LES  AUBES  DE  LA  REINE  MARGUERITE. 

ce  document  curieux  présume  qu'en  ordonnant  la  déli- 
vrance de  ces  aubes,  on  se  proposait  d'obtenir  le  concours 
religieux  de  l'évéque  Gobert,  ou,  à  son  refus,  de  grossir 
le  cortège  de  deux  cents  lévites  de  faux  aloi  ;  ce  qui,  en 
outrageant  gratuitement  un  culte  abhorré,  aurait,  en  môme 
temps,  par  une  mascarade  sacrilège,  compromis  la  dignité 
de  cette  cérémonie  réparatrice.  Il  ajoute  que,  quelles  que 
fussent  les  intentions  des  organisateurs,  nulle  aube,  nulle 
étole  ne  parut  à  cette  solennité  *.  Ces  aubes  y  figurèrent 
pourtant  ;  mais  leur  appropriation  fut  biea  différente, 
et  ces  costumes  religieux  allaient  être  revêtus  par  les  sym- 
phonistes et  chanteurs  de  l'opéra,  métamorphosés  en  chœurs 
antiques.  Voltaire  mandait  à  d'Argental,  en  avril  1768,  qu'il 
avait  fait  don  à  son  curé  des  aubes  des  prêtres  de  Scmira- 
mis;  il  ne  s'imaginait  pas  alors  qu'il  lui  serait  tenu  compte 
au  centuple  de  sa  munificence  et  de  sa  générosité*. 

Charron,  l'ordonnateur  officiel  de  la  fête,  partait  pour 
Romiily,  s'en  reposant  sur  le  goût,  le  zèle  de  Viilette  et 
de  Belle  et  Bonne  pour  veiller  à  ce  qu'aucune  disparate  ne 
vînt  nuire  à  l'effet  de  l'auguste  cérémonie.  «  Avant-vous, 
lui  disait-il,  je  verrai  la  tombe  de  Voltaire;  plaignez-vous 
de  votre  utilité,  mais  restez  dans  les  murs  où  se  prépare  le 
triomphe  de  Voltaire  '.  »  La  translation  avait  été  fixée 
en  dernier  lieu,  au  lundi  11  juillet  *j  mais,  à  la  dernière 
heure,  il  parut  presque  impossible  de  n'en  pas  ajourner  le 
moment.  Un  événement  politique  bien  considérable  avait 
jeté  le  trouble  et  la  consternation  au  sein  de  cette  popula- 
tion si  impressionnable,  d'ailleurs,   travaillée,  surexcitée, 


1.  Revue  rétrospective  (Paris,  1834),  t.  IV,  p.  317  à  320.  Dépar- 
tement des  travaux  publics.  Municipalité  de  Paris  ù  messieurs  de 
l'agence  des  biens  nationaux  ;  ce  5  juillet  1791. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beucliot),  t.  LXV,  p.  C5,  CC,  67. 
Lettre  de  Voltaire  à  d'Argental  ;  22  avril  17C8. 

3.  Chronique  de  Paris,  du  mardi  21  juin  1791,  n»  172,  p.  CSG, 
C87.  Charron  à  Viilette. 

4.  Elle  avait  été  originairement  (lx(5e  au  lundi  4  juillet  par  le 
Directoire  du  département  de  Paris.  Kxtrait  des  registres  des  déli- 
I)ération3,  du  4  juin  1791. 


LE  ROI  VOLTAIRE.  491 

exaltée  par  des  agitateurs  fanatiques.  Louis  XVI  et  la  reine, 
arrêtés  dans  leur  fuite,  à  Varennes,  ramenés  en  captifs,  en 
coupables  dans  Paris,    c'était  un    fait   bien    grave   dont 
personne  ne  pouvait  dès   lors  prévoir  les  conséquences, 
mais  qui  était  le  renversement  en  môme  temps  que  l'abdi- 
cation de  la  monarchie.   Voltaire  «  le  roi  Voltaire»,  ren- 
trant dans   sa   capitale,  triomphant,    acclamé,   vengé  du 
pouvoir  arbitraire,  vengé  des  prêtres  au  môme  moment  où 
le   souverain    légitime,    découronné,   sans    prestige,   sans 
défense,  humilié,  avili,  s'y  voyait,  lui  et  les  siens,  traîné  au 
milieu  d'une   foule  armée  et  aliénée,   ne   sachant  point 
I        ce  qu'on  ferait  de  lui  mais  sachant  bien  qu'il  n'avait  plus 
^        ni  sceptre,  ni  épée;  quel  contraste  !  quelle  moquerie  du 
5        sort  !  quel  spectacle  et  quelle  leçon  !  Là  où  la  force  avait 
';        régné,  allait  régner  l'idée,  la  liberté  à  la  place  du  caprice,  la 
j        raison  unie  à  l'intelligence  succédant  au  mépris  du  droit, 
au  régime  des  favoris  et  des  maîtresses  !  Qui  s'en  fût  plaint» 
si  le  despotisme  n'eût  fait  que  changer  de  forme,  si  cette 
révolution  si  soudaine,  en  froissant  les  intérêts,  les  vanités 
de  quelques-uns    (ce  qui  était   inévitable)   eût  démontré 
la  sainteté  de  sa  cause  et  de  ses  droits  par  la  sagesse,  la 
1        modération,  l'honnêteté,   la  justice    de  ses   actes  et   de 
ses  arrêts?  Hélas  !  bien  que  des  esprits  confiants  et  sincères 
se  crussent  à  l'aurore  d'une  ère  de  concorde  et  de  paix,  ces 
temps  fortunés  n'étaient  pas  prêts  de  naître;  des  flots 
de  sang  innocent  allaient  ternir  et  déshonorer  cette  rénova- 
tion sociale  dont  les  débuts  lui  avaient  gagné  la  sympathie 
des  nations  émerveillées  d'un  tel  efTort,  chez  un  peuple  que 
l'on  jugeait  corrompu  jusque  dans  la  moelle  de  ses  os. 
Mais,   alors    encore,   malgré   tant    de    présages  sinistres, 
les  illusions  s'obstinaient,  et  le  souvenir  des  fêtes  de  la  Fédé- 
ration entretenait  celte  décevante  mais  touchante  confiance 
^_    en  l'avenir  des  gens  de  bonne  volonté. 
^H      Le  convoi  funèbre  s'était  mis  en  route  et  le  cortège  était  allé 
^H  coucher,  le  6,  à  Provins.  La  seconde  station  fut  à  Langis, 
^B  le  7,  le  8,  à  Guignes,  le  9,  à  Brie-Comte-Robert.  Il  arrivera, 
^Hle  lendemain,  à  Paris,  vers  les  dix  heures  du  soir.  Toutes 


492  VOLTAIRE  A  PARIS. 

les  municipalités  riveraines  s'empressaient  autour  du  char 
que  l'on  couvrait  de  couronnes  et  de  fleurs;  et  (ce  qui  était 
mieux  et  plus  inattendu)  on  lui  disait  des  messes.  Une 
lettre  du  département  annonçait,  le  9,  à  l'Assemblée  natio- 
nale l'approche  du  corps,  pour  le  dimanche.  Le  procureur- 
syndic  et  les  maires  allèrent  au-devant  de  l'auteur  de  la 
llenriade,  le  premier  aux  confins  du  département,  le  second 
aux  limites  de  Paris.  Le  cortège  franchissait  les  murs  à 
dix  heures.  Un  piquet  de  cavalerie  marchait  en  tôte, 
puis  une  troupe  d'infanterie;  le  char  suivait,  entouré  d'ur- 
nes, de  guirlandes,  de  crêpes  noirs  et  de  cyprès.  Derrière 
venaient  les  diverses  Voitures,  dans  lesquelles  se  trouvaient 
Pastoret  le  procureur-syndic,  le  maire  Bailly,  Charron  et  les 
officiers  municipaux.  On  avait  élevé  une  plate-forme  sur 
l'emplacement  de  la  tour  de  la  Bazinière,  dans  laquelle  le 
poêle  avait  jadis  été  renfermé.  Son  cercueil,  avant  d'y  être 
déposé,  était  montré  à  la  foule,  qui  répondait  par  des 
acclamations  frénétiques.  Des  bouquets  jonchaient  le  sol; 
avec  les  pierres  provenant  de  la  démolition  de  la  Bastille, 
on  avait  formé  une  espèce  de  rocher  sur  le  sommet  duquel 
avaient  été  prodigués  les  attributs  et  les  allégories.  On  lisait 
sur  une  de  ces  pierres  : 

Reçois  en  ce  lieu  où  t'enchaîna  le  despotisme, 

Voltaire, 

Les  lionneurs  que  te  rend  la  patrie'. 

Tout  cela  était  au  diapason  de  l'enthousiasme  général. 
Cependant  on  ne  pouvait  empocher  qu'un  cri  d'indignation 
ou  de  révolte  né  se  fit  entendre  par  intervalles.  Un  prêtre 
«  satanique,  »  ne  sut  se  contenir  devant  cette  idolâtrie  sacri- 
lège; il  s'écriait  :  «  Dieu,  tu  seras  vengé!  »  Pour  cette  fois, 
le  peuple  fut  clément,  et  l'imprudent  en  fut  quitte  pour 
quelques  huées.  «  Et  c'est  la  seule  punition,  ajoute  le  chro- 
niqueur, qu'il  réserve  sans  doute  aux  imitateurs  de  cet 

l.  Moniteur  universel,  du  13  juillet  1791.  —  Journal  général  de 
France,  du  mercredi  13  juillet,  n°  194,  p.  780. 


PETITE  MALICE  DE  L'ABBÉ  ROYOU.  493 

insensé  '.  »  Pourquoi  dans  la  suite  n'eul-il  pas  toujours  ce 
calme,  ce  bon  sens  et  cette  humanité? 

La  pluie  était  tombée  en  abondance  tout  le  matin,  et  si 
dru  que  le  département  avait  décidé  que  la  fête  serait 
remise  au  lendemain.  Celui-ci  adressa  môme  à  l'Assemblée 
une  lettre  pour  la  prévenir  de  cet  ajournement  forcé.  «  A 
l'ouverture  de  la  séance,  dit  l'abbé  Royou,  dans  la  feuille 
royaliste,  on  lit  une  lettre  de  M.  Pastoret,  procureur-syndic 
du  département,  qui  témoigne  à  l'Assemblée  son  dépit  con- 
tre la  basse  jalousie  du  ciel  aristocrate,  qui,  pour  retarder  le 
triomphe  du  grand  homme,  du  grand  Voltaire,  rival  et  vain- 
queur de  la  divinité,  verse  des  torrents  de  pluie  *.  »  L'abbé 
Royou  y  met  du  sien  et  prête  à  M.  Pastoret  un  lyrisme  et  un 
courroux  dont  on  ne  retrouve  nulle  trace  dans  le  Moniteur, 
qui  se  contente  de  mentionner  la  lecture  sans  reproduire  la 
lettres.  Ce  ne  sera  pas  la  seule  malice  et  le  seul  conte  que 
se  permettront  les  opposants  trop  iaibles  de  nombre  pour 
rien  entraver,  mais  qui  ne  laissaient  pas  de  s'indemniser  de 
leur  impuissance  dans  les  feuilles  à  leur  dévotion.  Ainsi, 
le  Journal  génà'al  de  France  disait  avec  irrévérence  : 
«  Nous  donnerons  les  détails  de  cette  mascarade  dans 
laquelle  on  prétend  qu'on  verra  un  paysan  parfaitement 
ressemblant  à  Voltaire,  porté  sur  un  char,  et  affublé  d'une 
vieille  perruque,  d'un  vieil  habit  appartenant  à  l'auteur  de 
Ferney,  et  que  M.  Charles  Villette  conservoit  soigneusement 


1.  Chronique  de  Paris,  du  lundi  11  juillet  1791,  n»  192,  p.  775. 
La  Chronique  ajoute,  dans  son  numéro  du  mardi  12  :  «  La  dévote 
rage  des  ennemis  de  la  philosophie  s'est  encore  bien  plus  signalée 
pendant  la  nuit  ;  ils  ont  tenté  d'enlever  les  restes  du  grand  homme  ; 
mais  les  bataillons  des  sections  voisines  ont  été  appelés,  et  les  troupes 
innocentes  de  Quatremer  [sic)  et  de  Bricogne  ont  été  repoussées.  » 

2.  VAmi  du  roi,  du  mercredi  13  juillet  1791.  Séance  du  lundi 
11  juillet  1791. 

Z.  Moniteur  universel,  mardi  12  juillet  1791,  n»  193,  p.  796. 
1  Voici,  du  reste,  la  motion  :  «  Un  de  MM.  les  secrétaires  fait  faire 
lleclure  d'une  lettre  par  laquelle  le  procureur  syndic  du  département 
|de  Paris  prévient  l'Assemblée  que  le  mauvais  temps  a  fait  remettre 
la  cérémonie  de  la  translation  de  Voltaire  à  demain.  » 


494  DÉLOYALE  APPLICATION. 

dans  son  armoire  '.»  II  va  sans  dire  qu'il  n'y  a  là  rien  de 
sérieux,  et  que  ce  paysan  de  bonne  volonté  est  de  pure 
invention.  Mais  la  réflexion  qui  suit,  de  la  feuille  royaliste, 
a  une  autre  portée,  elle  est  très-sérieuse  et  frappe  juste, 
celte  fois. 

«  Éloigné  du  cortège,  à  l'endroit  où  nous  l'avons  vu 
passer,  nous  n'avons  pu  lire  les  vers  inscrits  sur  le  sarco- 
phage. On  nous  assure  que  d'un  côté  on  lisait  : 

Si  l'homme  est  créé  libre,  il  doit  se  gouverner. 

et  sur  l'autre  : 

Si  l'homme  a  des  tyrans,  il  doit  les  détrôner. 

En  supposant,  car  nous  n'avons  pu  lire,  que  cela  soit, 
nous  demandons  si  ces  deux  vers,  qui  sont  de  Voltaire, 
ainsi  isolés,  ne  semblent  pas  dire,  que  les  peuples  doivent 
se  gouverner  eux-mêmes  (erreur  assurément  bien  grande) 
et  qu'il  faut  renverser  le  trône  des  rois?  Voilà  ce  qu'on 
suppose,  voici  ce  qui  est  vrai  :  ces  deux  vers  commencent 
un  discours  sur  l'Envie,  Ce  discours  est  le  troisième  de  ceux 
que  Voltaire  a  réunis  sous  le  titre  dcDiscours  en  vers  sur 
l'homme  ».  Le  vers  qui  suit  est  celui  qu'on  va  lire  : 

On  ne  le  sait  que  trop,  nos  tyrans  sont  nos  vices. 

Ainsi,  d'une  réflexion  morale,  on  a  fait  un  principe  beau- 
coup plus  qu'indiscret.  C'est  avec  cette  bonne  foi  qu'on  cite 
et  qu'on  applique  dans  la  très-bonne  ville  de  Paris  ».  » 

Mais,  le  temps  s'étant  éclairci,  on  jugea  préférable  de 
courir  les  risques  d'une  ondée  que  de  tromper  et  d'Irriter 
Tattente  du  public.  Paris  regorgeait  d'étrangers.  Les  pa- 
triotes venus  de  Varennes  avec  le  roi  étaient  restés  dans 
l'intention  d'assister  à  la   cérémonie   funèbre,  et  ne  se 

1.  Journal  général  de  France,  du  lundi  11  julllel  1791,  n°  192, 
p.  774. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beucliot),  t,  Xll,  p.  03. 

3.  Journal  qénéral  de  France,  du  jeudi  14  juillet  1791,  n»  195, 
p.  784,  785.  Ces  vers  su  trouvaient  bien  où  il  les  indique. 


MARCHE  DU  CORTÈGE.  4»5 

fussent  pas  résignés  volontiers  à  partir  sans  l'avoir  vue.  Us 
n'étaient  pas  d'humeur  davantage  à  prolonger  leur  séjour: 
on  dit  qu'ils  s'étaient  transportés  en  nombre  à  la  Bastille 
et  que  l'on  était  à  la  veille  d'une  rixe,  lorsque  le  départe- 
ment, alarmé,  envoya  l'ordre  au  cortège  de  s'ébranler,  vers 
deux  heures  de  relevée  '. 

Marchaient  en  tète  un  détachement  de  cavalerie,  les 
sapeurs,  les  tambours,  les  canonniers,  le  bataillon  des  enfants, 
la  dépulation  des  collèges,  les  clubs  avec  leurs  bannières, 
notamment  la  Société  paternelle  des  halles,  qui  avait  in- 
scrit sur  la  sienne  cette  devise  qu'on  oubliera  trop  plus  lard 
de  mettre  en  pratique  : 

Grands  dieux,  exterminez  de  la  terre  où  nous  sommes 
Quiconque  avec  plaisir  répand  le  sang  des  hommes. 

Suivaient  les  portraits  en  relief  de  Voltaire,  J.-J.  Rous- 
seau, Mirabeau  et  Desilles,  entourant  le  buste  de  Mirabeau 
donné  par  le  citoyen  Palloy  à  la  commune  d'Argenteuil. 
Les  ouvriers  employés  à  la  démolition  de  la  Bastille,  ayant 
à  leur  tête  le  même  Palloy ,  portaient  des  chaînes ,  des 
boulets  et  des  cuirasses,  ces  trophées  de  leur  victoire.  On 
avait  posé  sur  un  brancard  le  procès-verbal  des  électeurs 
de  1789  à  côté  de  l'Insurrection  parisienne,  de  Dusaulx.  Les 
citoyens  du  faubourg  Saint-Antoine,  auxquels  s'était  jointe 
une  citoyenne  en  amazone,  l'une  des  héroïnes  du  siège  de 
la  Bastille,  escortaient,  drapeau  en  tête,  un  plan  en  relief  de 
la  prison  d'État.  Les  anciens  gardes-françaises  portaient  le 
quatre-vingt-troisième  modèle  de  la  forteresse  destiné  au 
département  de  Paris.  Les  électeurs  de  1789  et  1790,  les 
cent  suisses  et  les  gardes  suisses,  la  députation  des  théâtres, 
précédaient  la  statue  d'or  de  Voltaire  couronnée  de  lauriers, 
et  portée  par  des  hommes  habillés  à  l'antique, avecles  aubes 
sans  doute  des  communautés  de  la  reine  Marguerite.  Les 
académiciens,  les  gens  de  lettres,  environnaient  un  magni^ 
fique  coffret  renfermant  les  soixante-dix  volumes  des  Œuvres 

t .  La  Chronique  de  Paris  dit  :  Trois  heures,  et  le  Journal  de  Paris  : 
Quatre  heures; 


40(5  DESCRIPTION  DU  CHAR  FUNÈBRE. 

que  Beaumarchais  s'était  empressé  d'offrir  au  département. 
Un  corps  nombreux  de  musiciens,  exécutant  des  hymnes 
appropriés  à  la  circonstance ,  se  trouvait  en  avant  du 
char  traîné  par  douze  chevaux  blancs,  attelés  quatre  de 
front,  (dont  deux  avaient  été  fournis  parla  reine*,)  et  menés 
par  des  piqueurs  égaleracnt.à  l'antique.  Le  catafalque,  d'une 
ornementation  sévère,  était  d'un  grand  effet.  C'était  un 
sarcophage  de  porphyre  élevé  de  trois  marches  au-dessus 
du  niveau  du  char,  et  dominé  lui-môme  par  un  lit  funéraire 
sur  lequel  on  voyait  le  philosophe  étendu  dans  l'attitude  du 
sommeil.  A  ses  côtés,  une  lyre  brisée  et,  derrière  le  chevet, 
une  figure  symbolique  de  l'Immortalité,  posant  une  cou- 
ronne d'étoiles  sur  sa  tôte.  Nous  disons  le  philosophe, 
ce  n'était  pas  plus  lui  que  ce  paysan  «  parfaitement  ressem- 
blant »  affublé  d'une  vieille  perruque  et  d'un  vieil  habit 
que  nous  annonçait,  sous  forme  dubitative,  le  Journal  de 
Paris.  Le  vrai  Voltaire  était  demeuré  dans  son  cercueil, 
mais  on  sentait  sa  présence,  et  c'était  plus  que  suffisant 
pour  impressionner  profondément  cette  foule  où  s'étaient 
bien  glissés  quelques  sceptiques,  mais  sincère,  elle  du  moins, 
dans  ses  acclamations  et  son  enthousiasme.  Quatre  Génies, 
tenant  des  flambeaux  renversés,  dans  la  pose  de  la  douleur, 
ornaient  les  faces  latérales,  et  quatre  masques' scéniqucs 
décoraient  les  quatre  angles  supérieurs  du  sarcophage  -. 
On  y  lisait:  «  11  vengea  Calas,  La  Barre,  Sirven  et  Mont- 
bailly.  Poëte,  philosophe,  historien,  il  a  fait  prendre  un 

1.  0  L'objet  (le  la  pompe  funèbre  de  Voltaire,  dit  l'abbé  Grégoire, 
pour  laquelle  Marie-Anloinelle  fournit  deux  chevaux  blancs,  éloit 
moins  d'honorer  la  mémoire  du  petite  que  d'afDcher  le  mépris  pour 
la  religion,  «  Discours  préliminaire  de  V Histoire  dts  sectes  reliyieuses 
(1810),  p.  4.  L'ouvrage,  qui  avait  été  saisi- en  1810,  fut  rendu 
au  mois  de  juin  1814,  mais  sous  la  condition  de  faire  des  chan- 
gements. On  réimprima  les  faux-titres  et  titres,  et  l'on  flt  onze  car- 
tons, B.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol),  1. 1,  p.  460.  Pièces 
justificatives. 

'2.  Translation  de  Voltaire  ù  Paris,  et  détails  de  la  cérémonie  qui 
aura  lieu  le  4  juillet.  Arrêtés  par  le  district  du  département  de  Paris, 
sur  le  rapport  de  M.  Charron,  ofllcier  municipal,  commissaire  à  la 
translation  (de  Timprimerie  de  Lotlin),  p.  17,  18. 


LE  MAIRE  BAILLY.  497 

grand  essor  à  l'esprit  humain  ;  il  nous  a  préparés  à  devenir 
libres.  »  Au  moins,  n'y  avait-il  rien  de  trop  dans  cette  in 
scription,  rien  d'exagéré,  rien  qui  ne  fût  l'exacte  expression 
de  la  reconnaissance   équitable    de  ses    concitoyens,  de 
ses  contemporains  de  tous  les  pays. 

Derrière  le  char  venaient  immédiatement  la  députation 
de  l'Assemblée  nationale,  le  Département,  la  Cour  de  cassa- 
tion, les  juges  des  tribunaux  de  Paris,  les  juges  de  paix. 
Nous  allions  oublier  la  municipalité,  son  maire  en  tète. 
«  M.  Bailly,  dit  le  Journal  général  de  France,  suivoit  le  char 
au  milieu  des  applaudissemens  prodigués  à  Voltaire;  on  a 
même  cru  qu'il  se  trompoit  à  l'intention  de  ces  applaudis- 
semens, à  cause  d'une  pantomime  d'attendrissement,  de 
reconnaissance,  et  de  politesse  dont  il  sembloit  payer 
chaque  témoignage  de  l'enthousiasme  du  public».»  Le 
bataillon  des  vétérans  fermait  cette  marche  plus  triomphale 
que  funéraire,  qu'un  corps  de  cavalerie  protégeait  contre 
une  multitude  sans  cesse  grossissante. 

Le  cortège  longea  ainsi  le  boulevard  jusqu'à  l'opéra*.  Le 
buste  de  l'auteur  de  la  Reine  de  Navarre  ornait  la  façade  du 
théâtre.  On  avait  rappelé,  sur  trois  médaillons  entourés  de 
lestons  et  de  guirlandes  de  fleurs,  les  trois  poëmes  écrits  par 
ce  génie  universel  pour  la  scène  de  LuUy  et  de  Quinaut  :  Pan- 
dore, le  Temple  de  la  Gloire,  Samson.  Les  sujets  de  l'Aca- 
démie royale  de  musique  attendaient  à  l'entrée;  ils  se  mirent 
à  entonner  à  son  approche  un  hymne  en  son  honneur.  Le 
chanteur  Chéron  s'avança,  une  couronne  de  lauriers  à  la 
main,  et  madame  Ponteuil,  dans  un  transport  qui  était  au 
niveau  de  l'exaltation  générale,  embrassa  la  statue,  puis, 
le  cortège  reprit  lentement  son  chemin,  descendant  toute 
la  ligne  des  boulevards  jusqu'à  la  place  Louis  XV,  le  quai 
de  la  Conférence  et  les  Tuileries.  «  Toutes  les  fenêtres 
étaient  ouvertes  et  garnies  de  valets  du  roi,  à  l'exception 

1.  Journal  général  de  France,  du  mercredi  13  juillet  1791, 
n°  194,  p.  780, 

2.  Le  théàlre  de  la  Porte-Sainl-Marlin,  incendié  par  les  insurgés 
eu  1871. 

Tui.  32 


4!)S  JALOUSIE  FERMÉE. 

d'une  seule,  dont  la  jalousie  élolt  fermée,  cl  c'est  à  travers 
ce  guichet,  que  ce  prince  et  sou  épouse,  glacés  sans  doute 
d'épouvante  aux  fiers  accents  de  la  philosophie,  du  patrio- 
tisme et  de  la  liberté  qui  retentirent  de  toute  part,  ont  été 
les  témoins  des  honneurs  rendus  à  un  simple  citoyen,  hon- 
neurs que  leur  liste  civile  ne  pourra  jamais  leur  procu- 
rer*. »  C'était,  en  effet,  un  contraste  étrange,  que  cette 
royauté  posthume  de  l'intelligence  représentée  par  de 
froides  cendres,  mais  étendant  sa  puissance  sur  cette  foule 
qui  venait  de  renverser  ses  maîtres,  trop  justement  inquiets 
de  leur  sort  et  portant  envie  à  ces  dépouilles  inanimées  : 
commandaient-elles,  du  moins,  le  respect,  l'admiration  et 
l'amour  à  ce  peuple  déchaîné.  Mais  personne  ne  songeait  à 
cela,  sauf  peut-être  le  journaliste  impitoyable  qui  semble 
prendre  plaisir  à  ce  cruel  rapprochement? 

Après  avoir  traversé  le  Pont-Royal,  le  défilé,  à  peine 
engagé  sur  le  quai  Voltaire,  s'arrêtait  devant  la  maison  de 
Villette.  Vis-à-vis  la  façade,  on  avait  planté  quatre  peupliers 
très-élevés,  reliés  entre  eux  par  des  guirlandes  de  feuilles 
de  chêne  qui  formaient  un  dôme  de  verdure  au-dessus 
duquel  était  suspendue  une  couronne  de  roses  destinée  à 
s'abattre  sur  le  char,  au  moment  de  son  passage.  On 
lisait  sur  le  devant  de  l'hôtel  cette  inscription,  que  Villette 
avait  précédemment  fait  placer  à  Ferney  sur  la  porte  de 
la  chambre  à  coucher  du  poète  : 

Son  esprit  est  partout,  et  son  cœur  est  ici. 

Un  vaste  amphithéâtre  avait  été  élevé,  débordant  de  jolies 
femmes  et  de  jeunes  personnes  vêtues  de  blanc,  une 
guirlande  de  roses  sur  la  tête,  avec  une  ceinture  bleue,  et 
une  couronne  civique  à  la  main.  Du  plus  loin  que  l'on 
aperçut  le  char,  l'on  se  mit  à  joncher  le  sol  de  fleurs.  Lors- 
que le  chef-d'œuvre  d'Houdon  se  trouva  à  la  hauteur  de 
l'amphithéâtre  et  directement  sous  le  dôme  de  verdure,  on 
fit  halte.  Madame  de  Villette  descendit  et  fut  portée  jusqu'à 

1.  Chronique  de  Paris,  du  mardi  12  juillel  1791,  n»  193,  p.  781. 


STATION   A   L'HOTEL  DE  VILLETTE.  499 

la  Statue  de  son  père  adoptif.  «  Les  yeux  baignés  des  pleurs 
délicieuses  du  sentiment,  le  visage  animé  par  les  douces 
émotions  de  la  piété  filiale»  »,  elle  s'avança,  s'inclina  reli- 
gieusement, tint  un  instant  le  marbre  embrassé,  et  posa 
la  couronne  sur  ce  front  glorieux,  aux  cris  retentissants 
d'un  peuple  immense.  Prenant  ensuite  sa  fille,  jolie  enfant  de 
quatre  ans  et  demi,  elle  l'eu  approcha,  et  «  la  voua,  pour  ainsi 
dire,  par  cette  espèce  de  consécration,  à  la  raison,  à  la  philo- 
sophie, à  la  liberté.  »  Les  chœurs,  au  voisinage  de  l'hôtel  de 
Villette,  avaient  interrompu  leurs  accents  funèbres  pour 
des  chants  d'un  tout  autre  caractère,  exprimant  la  joie  du 
triomphe  :  n'étaieut-ce  pas  les  seuls  accents  qui  convinssent  à 
cette  grande  ombre  en  pleine  possession  de  l'immortalité? 
Ils  entonnèrent  les  strophes  d'une  ode  composée  par  Ché- 
nier,  dont  Gossec  avait  fait  la  musique  et  qu'accompagnait 
un  orchestre  d'instruments  antiques  «  copiés  sur  la  colonne 
Trajane.  »  Belle  et  Bonne,  avec  sa  fille  et  les  deux  demoiselles 
Calas,  prit  rang  en  avant  du  catafalque,  ainsi  qu'un  groupe 
de  jeunes  femmes  qui  leur  firent  escorte  :  Villette  marchait 
près  d'elle,  avec  l'auteur  de  Warwickel  de  Mélanie,  qui  aurait 
pu,  tout  simplement,  se  mêler  à  la  foule  de  ses  confrères. 
Le  cortège  quittait  le  quai  à  la  rue  Dauphine.  Devant 
l'ancienne  Comédie,  rue  des  Fossés-Saint-Germain,  ce  théâtre 
des  premiers  succès  du  poète ,  on  fit  une  courte  station. 
Un  grand  tableau  avait  été  appliqué  contre  la  façade  : 
c'était  le  buste  de  Voltaire  couronné  de  feuilles  de  chêne, 
deux  Génies  à  ses  côtés,  avec  cette  inscription  :  «  A  dix-sept 
ans  il  fit  Œdipe.  »  On  arrivait,  à  la  nuit,  devant  le  théâtre 
de  la  Nation  (l'Odéon).  Comme  partout,  les  guirlandes  ser- 
pentaient le  long  des  colonnes;  trente-deux  médaillons, 
échelonnés  de  distance  en  distance ,  rappelaient  les  chefs- 
d'œuvre  de  l'auteur  de  [Zaïre  et  de  Mahomet.  Cette  autre 
inscription  (la  contre-partie  de  celle  de  l'ancienne  Co- 
médie) se  lisait  sur  le  fronton  ;  o  II  fît  Irène  à  quatre-vingt- 
quatre  ans.  »  Les  chanteurs   de  l'Opéra  exécutèrent  un 

1.   Chronique  de  Paris,  du  mardi  12  juillet  1791 ,  n.  193,  p.  782, 


bOO  TERRIBLE  AVERSE. 

chœur  de  Samson,  qui  ne  pouvait  s'harmoniser  mieux  avec 
les  idées,  l'exaltation  du  moment  : 

Peuple,  éveille-loi,  romps  les  fers. 

La  liberté  t'appelle. 
Peuple  fier,  tu  naquis  pour  elle; 
Peuple,  éveille-loi,  romps  tes  fers  ! 

A  ce  moment,  la  pluie  qui  avait  menacé  tout  le  jour, 
«  mais  qui  jusque-là  avait  semblé  respecter  l'apothéose  d'un 
grand  homme  »  fondit  sur  le  cortège  avec  une  violence 
effrayante.  Ce  fut  à  qui  chercherait  un  abri  dans  la  Comé- 
die, où  il  fallut  allumer  un  grand  feu  pour  sécher  les  vête- 
ments des  femmes,  qui  étaient  tout  ruisselants  d'eau'. 
Gela  dut  prendre  un  certain  temps,  que  les  chanteurs  et 
l'orchestre  s'efforcèrent  de  faire  oublier.  La  musique  s'était 
installée  dans  le  vestibule;  elle  y  reprit  le  chœur  de  Sam- 
son, qui  produisit  le  plus  grand  effet;  puis,  un  peu  séché, 
mais  sous  la  menace  d'une  pluie  qui  n'avait  fait  que  dimi- 
nuer d'intensité,  on  se  remit  en  route  avec  courage,  se 
contentant  de  hâter  le  pas,  et  l'on  finissait  ainsi  par  aborder 
les  degrés  de  Sainte-Geneviève,  le  glorieux  asile  ouvert  par  la 

1.  «  Décrirai-je  cette  solennitéi*  raconte  un  témoin  de  la  fêle. 
Elle  fut  vraiment  magnifique  dans  son  commencement.  Des  chars  dé- 
couverts où  se  Irouvoient  en  loilelte  brillante  les  aclrices  des  grands 
théâtres  suivant  le  char  triomphal.  Autour  marchaient  les  acteurs  en 
costume  héroïque.  On  se  croyoit  à  Athènes  ;  le  temps  était  superbe  ; 
quand  toutàcoup  le  temps  change,  l'illusion  s'évanouit  aussitôt.  Entre 
les  torrents  que  vomissoient  les  gouttières  et  ceux  qui  grossissoicnt 
les  ruisseaux,  les  dames  les  mieux  empanachées  ne  sont  plus  que  des 
poules  mouillées,  et  les  héros  dans  la  boue  ne  ressemblent  plus  qu'à 
ces  Romains  de  carnaval  que  je  vous  laisse  à  désigner  par  leur  nom 
propre.  »  krnai\i\l,  Souvenirs  d'un  sexagénaire  (Paris,  Dufey,  1833), 
t.  I,p.  248,  2'i9.  Nous  ne  doutons  pas  qu'Arnaull  assistât,  comme  il 
le  dit,  à  celle  fête  funèbre.  Mais,  quand  il  les  fixait,  ses  souvenirs 
étaient  loin  d'être  de  date  récente,  et  il  raconte  plus  ce  qui  se  devait 
passer  que  ce  qui  se  passa  en  efTcl.  «  On  doit  bien  regretter,  dit  la 
Chronique  de  Paris,  que  le  jour  n'ait  pas  été  aussi  beau  que  l'exi- 
geoil  une  pareille  fête.  Une  partie  intéressante  du  cortège  y  man- 
quoit;  si  le  tems  eût  été  serein,  il  devoit  y  avoir  une  foule  de 
femmes  costumées  dans  le  goCkt  antique,  les  unes  en  Muses,  les  au- 
tres en  Grâces,  etc.  »  Du  mardi  12  juillet  1791,  n»  193,  p.  782. 


MOT  D'UN   SENTIMENT  EXQUIS.  501 

patrie  à  ses  grands  hommes.  En  définitive,  la  solennité  avait 
été  des  plus  belles  et  des  plus  imposantes,  et  tout  aurait 
été  au  mieux  sans  cette  malencontreuse  averse  des  derniers 
instants.  «  Quelques  personnes  ont  paru  regretter  que  ce 
monstre  (il  s'agit  du  fanatisme)  sous  les  traits  de  Royou, 
n'ait  pas  été  enchaîné  au  char  :  mais  outre  qu'il  n'eût  pas 
été  facile  à  trouver,  car  le  maraud  se  cache  avec  soin,  tous 
les  cœurs  éloient  ouverts  à  la  joie,  et  c'eût  été  attrister  le 
plus  beau  des  spectacles  que  d'exposer  les  regards  à  tomber 
sur  cette  sale  et  hideuse  flgure.  »  C'est  à  l'auteur  de  VAmi 
du  roi  que  s'adressait  cette  plaisanterie  un  peu  vive,  à  l'abbé 
Royou,  forcé  alors  de  se  cacher  pour  échapper  à  la  violence 
de  ceux  qu'il  contredisait,  du  reste,  avec  une  aménité  pa- 
reille. Le  siècle  en  avait  fini  avec  cette  politesse  si  renom- 
mée et  à  laquelle  avait  succédé  le  langage  imagé  et  de 
haut  goût  de  l'Ami  du  peuple  et  du  Père  Duchesne.  Le  nau- 
frage était  bien  complet. 

Les  saillies  heureuses,  les  traits  de  sentiment  ne  firent 
pourtant  pas  défaut.  Voici  deux  mois  bien  différents  de  ton 
mais  qui  peignent  on  ne  peut  mieux  l'état  des  esprits  et  des 
cœurs,  dans  cette  foule  bigarrée,  pour  laquelle  la  surexcita- 
tion est  devenue  déjà  un  besoin  de  toutes  les  heures.  Le 
catafalque  était  soutenu  par  quatre  superbes  roues  de  bronze, 
qui  étaient  l'objet  de  l'admiration  générale.  «  Voilà  de  bien 
belles  roues  »,  dit  quelqu'un.  —  Oui,  répondit  son  voisin, 
elles  écrasent  le  fanatisme.  »  C'est  le  lieu  commun  de  la 
situation  :  ce  qui  suit  a  un  tout  autre  caractère;  c'est  une 
note  harmonieuse  et  louchante  au  milieu  de  ces  éclats  dis- 
cordants, de  ces  voix  dissonantes.  Nous  avons  dit  que  l'on 
avait  placé  sur  la  façade  de  la  maison  de  Villette  ce  vers  à 
effet  :  «  Son  esprit  est  partout,  et  son  cœur  est  ici.  »  Des 
femmes  du  peuple,  qui  ne  savaient  pas  que  le  cœur  de  Vol- 
taire fût  véritablement  dans  l'hôtel,  lisaient  sans  trop 
comprendre  l'inscription  :  «Eh!  dit  l'une  d'elles,  son  cœur, 
c'est  madame  de  Villette.  »  Ce  mot  est  d'une  délicatesse, 
d'un  sentiment  exquis,  et  il  n'y  a  pas,  comme  le  fait  remar- 
quer la  Chronique,  à  en  faire  l'éloge.  Ce  serait  le  gâter. 


IV 


VOLTAIRE   ET   LA  REVOLUTION.  —  FANATISME   DES   DEUX  PARTS. 
CERVELET   DE   VOLTAIRE.   —  SÉPOLTURE   VIOLÉE. 


Des  protestations,  cela  était  inévitable,  se  mêlent  aux 
chants  du  triomphe  et  aux  éclats  de  l'enthousiasme  '.  Con- 
venons également  que  ces  hommages  rendus  au  patriarche 
n'étaient  pas  aussi  désintéressés  et  aussi  sincères  qu'on  le 
pourrait  croire.  Là,  comme  aux  représentations  de  Bnitus 
et  de  la  Mort  de  César,  Voltaire  abritait  des  idées  qui, 
certes,  n'étaient  pas  les  siennes,  car  il  est  à  croire  que, 
favorable  aux  débuts  d'une  révolution  fondée  sur  de  légi- 
times revendications,  il  se  fût  vite  efTrayé  de  tant  de  vio- 
lences et  d'excès,  et  qu'il  se  serait  séparé,  en  fin  de  compte, 
comme  l'abbé  Raynal,  d'un  déchaînement  qui  ne  faisait 
que  déplacer  l'oppression.  Avec  son  bon  sens,  son  amour 
de  la  justice,  sa  haine  et  son  mépris,  disons-le,  de  la  déma- 
gogie ,  il  n'aurait  pas  attendu  le  renversement  du  pou- 
voir pour  comprendre  la  nécessité  de  lui  venir  en  aide', 
il  voulait  un  gouvernement  libre  régissant  un  peuple  libre, 
les  institutions  les  plus  libérales.  «  Onferoit  un  beau  cahier, 
lisons-nous  dans  la  feuille  de  Villette,  de  tout  ce  qu'il  a 
demandé  et  commandé  à  l'opinion  sur  la  réforme  des  abus 

1 .  «  On  a  cependant  remarqué  quelques  émissaires  répandus  dans 
la  foule,  et  qui  critiquoient  arec  amertume  le  luxe  dn  cortège;  mais 
le  raisonnement  des  gens  sensés  les  ont  bientôt  réduits  au  «ilenco.  » 
Moniteur  universel,  du  13  juillet  1791.  —  «  La  fidélité  de  l'histoire 
nous  oblige  de  dire  que  les  applaudissemens  qui  partoient  des  beaux 
hôtels  du  quai  Voltaire  étoient  un  peu  moins  vifs  que  ceux  du  peu- 
ple, qui  sembioit  déifier  8on  libérateur.  »  Chronique  de  Paris,  du 
mardi  12  juillet  1791,  n.  193,  p.  782. 

2.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchot),  t.  LXVIl,  p.  155. 
Lettre  de  Voltaire  à  Richelieu  ;  20  mai  177 1 . 


IDÉES  GODVERNEMENTALES  DE  VOLTAIRE.  503 

des  lois,  dans  le  gouvernement,  dans  la  justice,  dans  la 
magistrature,  dans  la  finance,  dans  le  clergé,  dans  l'Église  : 
c'est  lui  qui  a  relevé  la  noblesse  de  l'agriculture,  et  abattu 
par  conséquent  la  noblesse  paladine  et  vraiment  roturière, 
puisqu'elle  étoit  fénéante,  qui  l'écrasoit  du  haut  de  ses 
donjons  ruinés.  »  Tout  cela  était  vrai,  et  ses  amis  n'avaient 
qu'à  revendiquer  à  son  profit  et  comme  son  ouvrage  tout 
ce  qui  allait  survivre  d'une  révolution  qui  aurait  gagné 
sans  doute  à  être  plus  clémente.  La  Chronique  de  PariSy 
à  laquelle  nous  empruntons  ces  lignes,  reproduisait  sous  le 
titre  de  :  Cahier  de  Voltaire  aux  États  généraux,  un  chapitre 
du  Dictionnaire  philosophique,  où  le  philosophe  doublé  du 
réformateur  dit  nettement  sa  pensée.  Il  a  particulièrement 
en  vue  le  clergé,  auquel  il  enlève  ses  privilèges,  qu'il  croit 
traiter  durement  et  qui,  en  somme,  vit  à  l'heure  qu'il  est, 
depuis  bientôt  un  siècle,  sons  la  législation  qu'il  avait  rêvée  : 
le  mariage  civil,  la  suppression  des  annates  et  des  juridic- 
tions ecclésiastiques,  l'égalité  politique  et  civile,  l'égalité 
devant  l'impôt  qui  doit  être  payé  par  tous,  parce  que  tous 
font  partie,  au  même  titre,  de  l'État  *.  Les  divers  gouverne- 
ments qui  se  sont  succédé  en  France  ont  accepté  ces  lois 
dont,  à  la  longue,  on  a  senti  non-seulement  la  nécessité 
mais  aussi  l'équité.  Quant  aux  institutions,  Voltaire  ne 
pouvait  en  concevoir  que  de  monarchiques;  c'aurait  été  cette 
monarchie  anglaise,  dont  il  eût  accepté  sans  difficulté  la 
forte  aristocratie.  Trop  pratique  pour  être  excessif,  il  ne 
voulait  pas  de  révolution  sanglante  ;  et,  comme  ce  n'est 
qu'à  de  telles  conditions  que  l'on  fait  table  rase,  il  aurait 
attendu  avec  patience  un  enfantement  que  les  mœurs  eus- 
sent amené  sans  secousses  et  qu'elles  eussent  rendu  plus 
durable  *.  Sa  pensée  ne  pouvait  aller  au  delà  de  cet  idéal 


1.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Benchot),  t.  XXXI,  p.  84,  85,  86. 
Lois  civiles  ecclésiastiques. 

2.  Il  fait  dire  à  la  Vérité,  par  la  Raison,  sa  mère  :  «  Ma  fille,  tous 
sentez  bien  que  je  désire  à  peu  près  les  mêmes  choses  et  bien  d'au- 
tres. Tout  cela  demande  do  temps  et  de  la  réflexion.  J'ai  toujours  été 
trèîi-contente,  quand,  dans  mes  cliagrins,  j'ai  obtenu  une  partie  des 


504  LE  TRIOMPHE  POÉTIQUE. 

que  le  temps  a  réalisé  et  dépassé.  Tout  ce  qui  s'est  fait  en 
dehors  de  cette  réforme  si  radicale  lui  est  étranger,  et,  à 
coup  sûr,  il  l'eût  répudié  avec  horreur. 

Certains  esprits  se  laissent  impressionner  par  des  analogies 
ou  des  contrastes  dont  l'à-propos  semblerait,  il  est  vrai, 
être  le  fait  d'une  ironique  destinée.  Sénac  do  Mcilhan, 
observateur  sagace,  mais  cédant  trop  volontiers  à  cette 
face  providentielle  des  événements,  s'est  rappelé  que,  près 
d'un  demi-siècle  avant  un  triomphe  sans  pareil.  Voltaire, 
à  la  suite  de  sa  réception  à  l'Académie,  avait  été  l'objet 
d'une  satire  sanglante  composée  par  un  prétendant  évincé, 
sur  le  compte  duquel  nous  avons  eu  à  nous  étendre.  Celle 
calotine  avait  pour  litre  :  Triomphe  poétique.  Voltaire  est 
dans  un  char  ridicule;  son  grotesque  cortège  part  de  la 
Bastille;  autour  de  son  char  des  emblèmes  et  des  peintures 
satiriques  attirent  le  regard.  Il  fait  halle  devant  la  Comédie 
et  l'Académie  ;  et  le  peuple  s'amasse  pour  saluer  son 
passage. 

Badauds,  battez  des  mains  ici. 

Place  à  l'Apollon,  le  voici i. 

Mais  ces  ennemis  ont  emporté  avec  eux  dans  la  tombe 
leur  haine  impuissante,  et  ils  n'ont  fait  que  frayer,  par 
leurs  clameurs,  la  voie  à  ce  victorieux.  «  Combien  ne 
doit-il  pas  paraître  étrange,  remarque  Senac  de  Meilhan,  que 
quarante-cinq  ans  après  cette  satire,  les  restes  de  cethomme 
célèbre  soient  conduits  en  triomphe  et  partant  de  cette 
môme  Bastille  ;  que  le  convoi  s'arrête  devant  la  Comédie  et 
l'Académie  ;  que  son  char  soit  orné  d'emblèmes  et  de  litres 
en  son  honneur,  enfin  qu'une  satire  ait  tracé  en  quelque 
sorte  la  marche  triomphale  de  ce  singulier  convoi?  Hien  ne 
manque,  comme  on  voit,  à  la  gloire  de  cet  homme  si  jus- 
soulagements  que  je  voulais,  n  Œuvres  complètes  {tieachol),i.  XXXIV, 
p.  335.  Éloge  de  la  Raison,  177  4. 

1 .  VoUnriana  ou  bloges  amphigouriques  de  Fr,  Marie  A  rrouel  (Paris, 
1748),  p.  263  à  268.  Le  Triomphe  poétique,  tel  qu'il  est  venu  à 
notre  connaissance,  en  1739,  avec  les  varianlea  pour  l'an  17  46.  Celle 
pièce  est  du  poiite  Roi. 


PROUÊTHÉE.  505 

temcnt  célèbre,  les  persécutions,  les  louanges,  les  succès 
publics,  la  faveur  des  plus  grands  souverains,  les  honneurs 
du  triomphe  pendant  sa  vie  et  de  l'apothéose  après  sa 
mort  '.  »  Mais  ce  n'est  pas  la  seule  satire  prophétique  dont 
l'aulcur  d'Alzire  sera  l'objet,  de  la  part  de  ses  rivaux  et  de 
ses  ennemis.  En  1771,  Le  Franc  de  Pompignan  composera 
un  opéra  qu'il  intitulera  Prométhée.  Prométhée,  c'est  Voltaire. 
Thélis,  sa  mère,  lui  reproche  son  ingérence  criminelle  et 
sacrilège  : 

Tes  arls  ont  pris  la  place  et  des  lois  et  des  dieux. 

Sa  statue  était  couronnée  dans  une  sorte  d'apothébse  dé- 
cernée par  des  artistes  et  des  citoyens.  «  Il  paraît,  dit 
M.  Villemain  frappé  de  ces  rapports,  que  Pompignan  avait 
deviné  le  triomphe  de  Voltaire  à  la  représentation  d'Irène*.  » 
Ajoutons  que  le  tonnerre  gronde,  qu'il  éclate  et  tombe 
sur  les  trophées  :  la  ville  est  en  flammes  et  croule  jusque 
dans  ses  fondements.  Mais  l'auteur  de  Didon  ne  nous 
semble  pas  annoncer  moins  nettement,  sans  le  soupçonner, 
l'avenir  réservé  à  une  révolution  splendide  dans  ses  débuts, 
à  laquelle  il  ne  manque  que  la  modération,  cette  raison 
et  ce  bon  sens  pratique,  sans  lesquels  on  n'édifie  que  sur 
le  sable. 

Moins  d'une  année  après  la  translation  de  ses  cendres 
au  Panthéon,  le  «  roi  Voltaire  »  se  voyait  coiffer  du  bonnet 
rouge  tout  aussi  bien  que  s'il  eût  été  Louis  XVL  Le  bonnet 
rouge  commençait  à  être  en  honneur  parmi  les  membres  de 
la  Société  des  Amis  de  la  Constitution,  autrement  dits  les 
Jacobins.  Le  président,  les  secrétaires,  les  orateurs  abordant 
la  tribune  ,  étaient  coiffés  du  bonnet  phrygien.  Dans  les 
promenades,  aux  spectacles,  il  se  produisait  sinon  encore 
avec  despotisme,  du  moins  avec  une  certaine  fatuité.  Le 
mardi  ii  mars  (1792),  au  Théâtre-Français,  après  la  repré- 

1 .  Senac  de  Meilhan,  le  Gouvernement,  les  mœurs  et  les  conditions 
en  France  avant  la  Révolution  (Paris,  Pouiet-Malassis),  p.  308,  309. 

2.  Villemain,  Tableau  de  la  littérature  an  dix-hniiième  sifcle  (Paris, 
Didier,  1852),  t.  I,  p.  280,  281, 


500  COIFFÉ   DU  BONNET  ROUGE. 

senlation  de  la  Mort  de  César,  les  zelanti  apportèrent  le  bnslc 
du  poëte  sur  la  scène,  le  couronnèrent  du  bonnet  rouge  et 
le  livrèrent  ainsi  à  l'admiration  des  spectateurs,  durant 
l'entr'acteet  toute  la  seconde  pièce.  Quoique  les  événements 
eussent  terriblement  marché,  cette  nouveauté  n'était  pas 
encore  assez  radicalement  entrée  dans  les  mœurs  pour  ne 
point  étonner  et  indisposer  la  portion  sage  et  réservée  de  la 
population.  Péthion,qui  avait  succédé  à  liailly,  très-populaire 
alors,  se  crut  assez  fort  pour  démontrer  à  ces  ardents  non- 
seulement  l'inutilité  mais  le  danger  de  l'innovation.  Il 
adressait,  le  lundi  19,  une  lettre  à  la  Société,  où  il  s'expli- 
quait à  cet  égard  avec  une  franchise  toute  républicaine, 
qui,  du  reste,  réussit  pleinement.  «  Tel  est  le  pouvoir  de  la 
confiance  en  un  magistrat  estimé  et  chéri,  remarque  le 
rédacteur  du  Moniteur,  qu'avant  la  fin  môme  de  la  lecture 
de  sa  lettre,  tous  les  bonnets  étoient  rentrés  dans  la  poche 
de  ceux  des  membres  de  la  Société  qui  avoient  été  les  plus 
empressés  à  le  porter.  M.  Dumourier,  ministre  des  affaires 
étrangères,  et  M.  Grave,  ministre  de  la  guerre,  assistoient  à 
cette  séance'.  » 

Villette,  pour  ce  qui  est  de  lui,  descendait  cette  pente 
glissante  qui  ne  se  remonte  point.  Après  avoir  été  un  consti- 
tutionnel, après  avoir,  comme  plus  d'un,  pensé  qu'il  ne 
fallait  point  séparer  les  devoirs  du  citoyen  du  respect  dû  au 
chef  de  la  nation,  il  avait  vu  dans  ce  fantôme  de  souverain 
un  embarras  et  un  écueil,  et  il  était  de  ceux  qui  ne  croyaient 
plus  à  la  possibilité  d'une  république  avec  un  roi  patriote. 
S'il  avait  épousé  les  idées  avancées  des  meneurs,  il  leur 
avait  également  pris  leur  excentricité  de  forme  et  de  lan- 
gage, non  pas  ces  façons  et  cet  idiome  innommable  des 
Marat  et  des  Hébert,  mais  ce  débraillé,  ce  sans-culottisme 
orthodoxe  de  tout  bon  républicain.  Un  fils  lui  naît.  Il  faut 
le  déclarer  à  la  commune,  il  lui  faut  donner  un  nom.  Nous 
allions   parler  de  baptême  :  on  baptisait  encore,  à  la  ri- 


1.  Moniteur  universel,   du  vendredi   23   mars    1792.  France;  de 
Paris,  le  21  mars  1792. 


LE  FILS  DE  VILLETTE.  507 

gaeur,  mais  ce  n'est  pas  Villette  qui  aura  recours  à  une 
cérémonie  démodée  et  surannée.  Le  témoin  est  de  né- 
cessité absolue,  et  le  mari  de  Belle  et  Bonne  a  soin  d'en 
trouver  un  qui  fasse  honneur  au  nouveau-né.  Quant  au 
nom,  en  est-il  deux?  et  le  fils  de  Villette  peut-il  s'appeler 
autrement  que  «  Voltaire  »?  Ce  sera  son  nom  de  saint.  En 
conséquence,  il  prévient  Manuel,  celui  auquel  il  s'est 
adressé  pour  l'accompagner  à  la  municipalité,  que  Voltaire 
doit  être  l'unique  patron  de  son  enfant.  Manuel  ne  pouvait 
qu'applaudir  à  un  tel  choix;  il  se  met  à  la  disposition  de 
son  ami,  dans  une  lettre  qui  a  été  retrouvée,  que  nous 
regrettons  de  ne  pas  pouvoir  reproduire,  non  certes  pour  ce 
qu'elle  a  d'édifiant,  mais  parce  qu'elle  est  un  curieux  échan- 
tillon du  style  et  de  la  plaisanterie  révolutionnaires  de  l'an- 
née i792,  de  ce  persiflage  épicé  et  irréligieux  qui  ne  pèche 
pas,  à  coup  sûr,  par  excès  de  décence  et  d'atticisme'.  Le 
Moniteur  lui-même  eût  manqué  à  tous  ses  devoirs  en  ne  signa- 
lant point  ce  grand  événement  dans  ses  colonnes.  «  Le  patron 
choisi  par  Charles  Villette,  dit-il,  a  fait  des  miracles  plus  cer- 
tains et  surtout  plus  utiles  à  l'humanité,  que  les  Dominique, 
les  Thomas-d'Aquin,  et  tant  d'autres  inscrits  auMartiroîoge*.  » 
Cette  physiohomie  de  Villette  tranche,  dans  cette  galerie 
sombre,  par  un  regain  de  l'ancien  esprit  français,  très-net, 
quoique  mélangé  du  nouvel  accent  et  dont  il  faut  chercher 
la  trace  dans  la  Chronique  de  Paris,  où  il  se  trouve  comme 
chez  lui  et  se  produit  en  robe  de  chambre.  S'il  est  léger,  si 
la  trame  de  son  esprit  est  loin  d'être  vigoureuse,  si  l'absence 
de  principes  devait  le  laisser  aHer  à  la  dérive,  s'il  vit  au 
jour  le  jour  et  se  grise  sur  la  croissante  gravité  des  événe- 
ments, il  montrera  du  caractère  et  de  l'intrépidité  dans  une 
circonstance  terrible,  où  il  hasardait  plus  que  sa  popularité, 
où  il  jouait  sa  vie.  Député  de  l'Oise,  il  n'hésita  pas  à  pro- 

1.  L'Amateur  d'avtographes  (1863),  11*  année,  p.  379,  380. 
Lettre  de  Pierre  Manuel  à  Charles  Villette;  ce  5  novembre,  l'an  I" 
de  la  république. 

2.  Moniteur  universel,  dn  mercredi  7  novembre  1792.  La  présen- 
talion  de  l'enfant  à  la  municipalité  est  du  4  novembre  1792. 


f)08  HOTEL  DE  LA  RUE  DE  VAUOIRARD. 

lester  avec  l'indignation  de  l'honnôle  homme  contre  les 
massacres  de  Septembre;  et,  lorsqu'il  s'agira  de  se  pro- 
noncer, dans  le  procès  du  roi,  bien  que  menacé  d'ôtre  mas- 
sacré, s'il  ne  votait  pour  la  peine  de  mort,  il  demandera  la 
réclusion,  et  le  bannissement  des  terres  de  la  République,  à 
la  paix  1.  11  aurait  assurément  payé  de  sa  tête  cet  acte  de 
courage,  mais  sa  santé  délabrée  devait  lui  sauver  l'échafaud, 
auquel  il  n'eût  point  échappé  :  il  succombait  quelques  mois 
après,  à  une  maladie  de  langueur,  le  9  juillet  1793.  Palissot 
prétend  que  les  meilleurs  ouvrages  de  Villette  doivent  être 
restitués  à  Gugeland,  son  secrétaire;  on  en  a  dit  autant  de 
Lauraguais,  qui  faisait  faire  ou  du  moins  refaire  ses  tra- 
gédies par  Malfllàtre.  Mais  Lauraguais  n'en  fut  pas  moins 
doué  d'un  rare  esprit;  et  notre  Villette,  lui  aussi,  était  un 
garçon  pétillant  de  verve,  avec  ce  grain  de  bon  sens  que 
retrouvent  ces  fous  aux  grands  moments. 

Belle  et  Bonne,  veuve  à  trente- six  ans,  jeune,  charmante 
encore,  se  renferma  dans  son  intérieur  et  ses  souvenirs, 
gardant  un  véritable  culte  à  celui  qui  avait  souri  à  son 
enfance,  qui  l'avait  mariée,  dont  elle  avait  reçu  le  dernier 
soupir.  C'était  à  elle  qu'était  échu  le  cœur  de  Voltaire,  et 
ce  dépôt  ne  pouvait  être  en  des  mains  plu^  dévouées.  Elle 
cessa  d'habiter  l'hôtel  de  la  rue  de  Beaune,  qui  ne  devait 
être  rouvert  que  trente  ans  plus  tard,  et  alla  résider  au 
numéro  34  de  la  rue  de  Vaugirard,  cul-de-sac  Férou,  qu'elle 
ne  quittait  que  pour  son  château  de  Villette.  L'abandon 
respectueux  dans  lequel  on  prétendait  laisser  toutes  choses 
dans  cette  maison  qui  avait  vu  s'éteindre  l'auteur  du  Siècle 
de  Louis  XIV  ti  deiMérope,  permit,  aux  mauvais  jours  de  93, 
de  donner  asile  à  plus  d'un  prêtre  proscrit  que  pro- 
tégea et  sauva  peut-être  l'ombre  de  ce  grand  ennemi  des  prê- 
tres, mais  qui  n'avail;  haï  en  eux  que  leur  puissance  et  leur 
manque  de  tolérance.  Dans  son  hôtel  du  cul-de-sac  Férou, 
la   marquise  voyait  peu  de  monde,  à  l'exception  des  siens. 


1.  Moniteur  nnivt-rxel,  des  vendredis  18  et  dimanche  20  janvier 
n93. 


FÊTE  UÂÇONNIQUE.  509 

Elle  avait,  plus  qu'elle  l'aurait  voulu,  ûguré  dans  ces  fêtes 
mélodramaliques  où  la  pudeur  d'une  femme  bien  née,  à  la- 
quelle on  imposait  un  rôle,  devait  sans  nul  doute  se  trouver 
mal  à  l'aise.  Mais  c'était  la  servitude  inévitable  de  son  per- 
sonnage, et,  bien  des  années  après,  en  1819,  elle  se  laissera 
instituer  la  patronne  d'une  loge  maçonnique  qui  ne  voulut 
prendre  d'autre  dénomination  que  celle  de  Belle  et  Bonne. 
Le  mardi,  9  février,  la  fête  d'inauguration  avait  lieu  à 
l'hôtel  de  Villelte,  où  mademoiselle  Duchesnois,  l'émule 
de  Clairon,  récitait  à  la  dislance  de  quaranle-sept  ans,  de- 
vant le  buste  du  patriarche,  l'ode  de  Marmonlel,  qui  avait 
produit  une  si  vive  impression  jadis  dans  le  petit  salon  de  la 
rue  du  Bac.  «  Une  société  brillante,  au  milieu  de  laquelle  se 
trouvaient  réunis  tous  les  genres  de  distinctions,  embellis- 
sait cette  fête  philosophique,  dont  les  arts  ont  augmenté  le 
charme  et  l'intérêt'.  »  Madame  de  Villette,  qui  présidait  à 
ces  solennités  pa'iennes,  n'élait  plus  jeune;  elle  n'avait  pas 
moins  de  soixante-deux  ans  alors.  On  était  en  pleine  Res- 
tauration, et  l'attitude  de  la  flile  adoptive  du  patriarche 
de  Ferney  n'était  pas  des  plus  aisées,  au  milieu  de  ce  monde 
si  divisé  et  qui  n'avait  eu  le  temps  ni  de  cicatriser  ses  bles- 
sures ni  d'oublier  ses  rancunes.  Mais  son  culte  avait  cette 
sorte  de  conviction  qui  marche  le  front  haut  et  n'admet  pas 
qu'on  le  discute.  Si  elle  était  «  voltairienne  »  elle  apparte- 
nait à  une  famille  qui  avait  eu  ses  martyrs  royalistes  ; 
son  oncle,  Varicourt  cadet,  garde  du  .corps,  avait  été  frappé 
à  la  porte  de  la  chambre  de  la  reine  où  il  s'était  conduit  avec 
une  rare  intrépidité,  dans  les  journées  des  5  et  6  octobre*. 
Les  étrangers  de  distinction  n'eussent  point  quitté  Paris, 
où  ils  affluaient  de  tous  les  coins  de  l'Europe,  sans  rendre 


1 .  Le  journal  le  Commerce,  du  15  février  1819. 

2.  On  a  dit  el  répété  unanimement  qu'il  avait  été  massacré.  Le 
vieux  bouquiniste  Lecureux,  qui  vient  de  s'éteindre  à  qualre-vingc- 
deux  ans,  s'inscrit  en  faux  contre  cette  assertion,  dans  une  note  ma- 
nuscrile  extraite  des  Souvenirs  qu'il  doit  avoir  laissés;  il  le  vit,  en 
1806  ou  1807,  rue  de  Vaugirard.  où  il  demeurait,  cher  sa  sœur, 
auprès  de  laquelle  le  jeune  Lecureux  avait  accès. 


MO  VISITE  DE  LADY  MORGAN. 

visite  à  Belle  et  bonne,  qui  les  accueillait  avec  une  grâce 
et  uoe  politesse  dont  ils  sortaient  enchantés.  Lady  Mor- 
gan nous  a  laissé  un  récit  enthousiaste  de  la  réception 
qui  lui  avait  été  faite,  avec  des  détails  assurément  fort 
curieux  mais  où  se  mêle,  toutefois,  plus  d'une  erreur  (1816). 

«  L'appartement  qu'occupe  habituellement  madame  de 
Villette,  nous  dit-elle,  est  une  sorte  de  temple  dédié  à  la 
mémoire  de  Voltaire.  La  bibliothèque  est  garnie  de  ses 
œuvres;  le  secrétaire  contient  ses  lettres  manuscrites;  le 
fauteuil  sur  lequel  il  s'asseyoit  est  au  coin  de  la  cheminée; 
c'est  sur  le  pupitre,  ingénieusement  attaché  à  l'un  de  ses 
bras,  qu'il  lut  et  qu'il  écrivit  pendant  les  vingt  dernières 
années  de  sa  vie  '.  Le  buste  en  porcelaine  de  Sèvres  orne  la 
cheminée  :  dans  le  coin  de  la  chambre  est  le  modèle  de  la 
célèbre  statue  de  Pigal,  et  son  portrait,  par  Largillière,  est 
suspendu  à  l'un  des  murs... 

«  En  rassemblant  autour  d'elle  les  monuments  que  le  gé- 
nie a  élevés  à  la  mémoire  de  son  illustre  ami,  madame  de 
Villette  a  aussi  conservé  quelques  souvenirs  plus  intimes  et 
plus  familiers...  Elle  conserve  dans  une  armoire  la  riche 
robe  de  chambre  que  mettoit  Voltaire  pour  recevoir  la  foule 
qui  s'empressoit  de  venir  lui  rendre  hommage  à  l'hôtel  de 
Villette,  et  l'habit  avec  lequel  il  parut  au  spectacle  le  jour 
qu'une  couronne  de  laurier  fut  placée  sur  son  buste  par 
Clairon  (Vestrisj,  au  milieu  des  applaudissements  réitérés 
des  spectateurs . 

«  J'ai  eu  la  permission  d'examiner  cesreliques en  détail... 
Le  plaisir  avec  lequel  j'usai  de  ce  privilège  intéressant,  en- 
gagea madame  de  Villette  de  faire  une  espèce  de  commémo- 
ration en  l'honneur  de  Voltaire.  Elle  y  déploya  tous  ses  tré- 
sors, et  y  invita  tout  ce  qui  existoit  encore  des  amis  et  des 
contemporains  du  patriarche  de  Ferney.  Cette  fête  (un  dé- 
jeuner à  la  fourchette)  éloit  tout  à  fait  Voltairienjie,  et  peut- 
être  un  peu  française.  Les  livres,  la  garde-robe,  les  manu- 

1 .  Ce  fauteuil  a  été  acquis  à  la  vente  du  dernier  marquis  de  Villette, 
et  figure  au  Musée  Carnavalet. 


SUCCESSION   DU  DERNIER  VILLETTE.  511 

scrits  de  Voltaire,  tout  éloit  déployé.  On  brûla  de  l'encens 
dans  un  encensoir  devant  son  buste,  qui  portoit  cette  même 
couronne  que  sa  modestie  retira  du  front  où  l'avait  placée 
l'admiration  de  tout  un  peuple.  On  lut  à  haute  voix  l'ode 
sublime  qui  lui  fut  adressée  par  Chénier,  et  on  l'entendit 
avec  une  émotion  qui  ne  peut  être  conçue  et  ressentie  que 
par  ce  peuple  ardent  et  enthousiaste,  pour  qui  le  génie  n'est 
qu'un  autre  mot  pour  désigner  la  divinité,  et  dont  la  véné- 
ration place  bien  près  du  grand  esprit  ceux  qu'il  a  daigné 
animer  de  quelque  étincelle  de  son  intelligence  *.  » 

Ces  souvenirs,  ces  reliques  précieuses  passaient,  après  la 
mort  de  la  marquise,  à  son  fils,  le  dernier  marquis  de  Vil- 
lette,  qui,  à  défaut  de  postérité  *,  instituait  un  évêque  de 
France  son  légataire  universel.  On  sait  que  ce  n'était  là  qu'un 
fidéi-commis,  et  que  le  véritable  destinataire  était  le  comte 
de  Chambord  (3  juin  1859).  Malgré  les  mesures  les  mieux 
prises,  les  volontés  du  défunt  devaient  être  entachées  de  nul- 
lité par  la  cour  d'Amiens  (1^'  août  1861),  et  cette  belle  for- 
tune revenait  à  ses  héritiers  naturels,  MM.  de  Roissy  et  du 
Varicourl,  en  dépit  des  prétentions  des  Montreuil,  dont  le 
rôle  médiocrement  chevaleresque  dans  ces  revendications 
fut  jugé  par  l'opinion  avec  la  dernière  rigueur  ».  Mais  que 
faire  de  ces  portraits,  de  ces  bustes,  de  cet  attirail  de  théâtre, 
de  cette  bibliothèque  peu  édifiante,  de  ce  cœur  enfermé 
dans  une  boîte  de  vermeil,  conservé  pieusement  par  le  der- 
nier marquis  demeuré  voltairien,  s'il  avait  hérité  de  celte 
foi  en  la  royauté  absolue  de  ses  oncles?  Les  reliques 
voltairiennes  furent  vendues  à  l'encan  sans  plus  de  façons; 
le  portrait  de  Largillière  fut  acquis  par  un  amateur  au  prix 
de  six  mille  deux  cents  francs;  la  bibliothèque,  d'ailleurs  peu 


1.  Lady  Morgan,  ta  France  (Paris,  Treultel  et  WOrti,  181?), 
t. II,  p.  333  à  337. 

2.  il  avait  eu  une  fille,  morte  en  1835. 

3.  Testament  de  M.  le  marquis  de  YUletle.  Question  de  fidéi-com- 
mis. M.  de  Montreuil  contre  Monseigneur  de  Dreux-Bréré,  évêque  de 
Moulins  (Paris,  Durand,  1860).  —  Gazette  des  iriéunaujc,  audiencet 
des  !•'  et  2  août  1861. 


5)12  LE  COEUR  DE  VOLTAIRE. 

considérable  >,  subit  le  môme  sort.  Mais  le  cœur  du  patriarche 
de  Ferney?  C'était  un  dépôt  qu'on  se  montrait  peu  jaloux  de 
joindre  à  l'actif  de  la  succession,  et  l'on  ne  trouva  rien  de 
mieux  (et  rien  au  fait,  n'était  plus  convenable)  que  de  le 
rendre  à  l'État  dont  il  était  la  véritable  et  naturelle  propriété. 
M.  Léon  Duval,  membre  de  l'ordre  des  avocats  de  la  cour, 
fut  chargé  par  MM.  de  Roissy  de  prendre  les  ordres  de  l'Em- 
pereur, qui  décida  que  le  cœur  de  l'auteur  de  tant  de  livres 
serait  recueilli  d'une  manière  définitive  par  notre  Biblio- 
thèque nationale,  où  le  ministre  de  l'instruction  publique, 
M.  Duruy,  se  transportait  le  16  décembre  i86i,  pour  le  rece- 
voir des  mains  du  célèbre  avocat.  On  constata  que  le  cœur  était 
enfermé  dans  un  récipient  en  métal  doré,  sur  lequel  étaient 
gravés  ces  mots  :  «  Le  cœur  de  Voltaire,  mort  à  Paris,  le 
XXX  may  mdcclxxviii. »  M.  Duruy,  en  présence  de  l'adminis- 
trateur général  et  des  membres  du  comité  consultatif,  après 
avoir  accepté  ces  précieux  restes,  arrêta  qu'ils  seraient  con- 
servés au  Département  des  Médailles,  jusqu'au  moment  où 
l'étal  d'avancement  des  travaux  permettrait  de  les  installer 
au  premier  étage  de  la  rotonde  qui  se  trouve  à  la  jonction 
des  rues  Richelieu  et  Neuve-des-Petits-Champs.  Là,  dans 
cette  pièce  du  Cœur,  se  trouveront  réunies  les  œuvres  d'art, 
toiles,  bronzes,  médailles,  qui  le  représentent  et  nous  le 
livrent  pour  ainsi  dire  vivant,  avec  ses  ouvrages,  où  il  vit 
pourtant  d'une  vie  autrement  saisissante  *. 

Le  chirurgien  Mitouart,  qui  avait  procédé  à  l'ouverture 
du  crâne  de  Voltaire,  avait  obtenu,  on  s'en  souvient,  de  re- 
cueillir le  cervelet  de  l'auteur  de  Zaïre  et  de  Tancréde,  et  il 
le  conserva  avec  un  soin  religieux,  tant  qu'il  vécut*.  Son 

1.  Le  catalogue  ne  îonlient  que  57  numéros.  Nous  ne  signalerons 
qu'un  album  contenant  huit  lettres  autographes  de  Voltaire  à  divers, 
et  deux  lettres  de  Frédéric  au  poPte.  Notice  des  livres  et  de  quelques 
lettres  autographes  de  Voltaire,  provenant  des  objets  mobiliers  dé- 
pendant de  la  succession  du  marquis  de  Villelte;  vendreili  17  no- 
vembre 1865. 

2.  Moniteur  universel,  22  décembre  1864,  n°  357,  p.  1451. 

3.  La  Décade  philosophique  et  littéraire,  an  VU,  III»  trimestre, 
n°  19,  p.  J08. 


LE  CERVELET  DU   POËTE.  513 

fils,  pur  uu  sentiment  de  convenance  qui  l'honore,  pensa 
que  ces  reliques  seraient  plus  décemment  placées  dans 
un  établissement  public  que  chez  un  particulier  où  elles  de- 
meuraient soumises  aux  diverses  fortunes  de  leur  détenteur; 
et  il  écrivait,  en  conséquence,  à  la  date  du  14  mars  1799,  au 
ministre  de  l'Intérieur  une  lettre  dont  nous  n'extrairons 
que  les  détails  purement  historiques.  «  A  la  mort  de  Voltaire, 
mon  père,  qui  était  son  apothicaire,  et  qui  fut  chargé  de  son 
embaumement,  prit,  avec  la  permission  du  feu  marquis  de 
Villette,  le  cervelet  de  ce  grand  homme  ;  il  fut  conservé  dans 
l'esprit  de  vin,  et  depuis  ce  temps,  est  resté  intact  par  les 
soins  que  j'en  ai  pris.  Si,  comme  l'ont  pensé  tous  les  phy- 
siologistes, c'est  dans  cette  partie  de  l'homme  qu'est  le  siège 
du  génie,  je  crois  que  celle  pièce  anatomique,  par  rapport 
au  sujet  à  qui  elle  a  appartenu,  peut  avoir  quelque  prix,  et 
doit  faire  un  des  principaux  ornements  du  Muséum  d'his- 
toire naturelle.  Comme  ce  cervelet  est  en  quelque  sorte 
ignoré  chez  moi,  je  vous  propose  de  l'offrir  à  la  République.» 
11  offrait  de  remettre  en  même  temps  les  certificats  signés  de 
M.  de  Villette,  des  médecins  et  chirurgiens  présents  à  l'em- 
baumement. Sur  sa  lettre  on  lisait,  à  la  marge,  cette  note 
du  ministre;  «Faire  un  rapport  bien  motivé;  proposer  d'ac- 
cepter l'offre  et  de  placer  le  cervelet  de  Voltaire  à  la  Biblio- 
thèque nationale,  au  milieu  des  productions  du  génie.  »  Le 
10  germinal  suivant,  un  rapport  était  présenté  à  François 
Neufchateau,  qui  l'apostillait.  Cinq  jours  après,  François 
adressait  à  Mitouart  une  lettre  d'acceptation  et  de  remer- 
ciement. «  Puisque  vous  voulez,  lui  disait-il,  avoir  la  bonté 
d'apporter  vous-même  chez-moi  ces  restes  vénérables,  je 
vous  prie  de  ne  pas  différer  cet  instant.  »  Et,  dès  le  même 
jour,  il  prévenait  les  conservateurs.  «  Comme  j'ai  consenti 
à  ce  que  le  citoyen  Mitouart  m'apportât  lui-même  le  précieux 
objet  qu'il  offre  au  gouvernement,  je  vous  engage  à  vous 
rendre,  l'un  des  jours  prochains  à  la  maison  du  ministère 
de  l'intérieur,  pour  le  faire  transporter  vous  même  à  la  Bi- 
bliothèque nationale.  »  Qui  s'aviserait  de  douter,  sur  des 
pièces  aussi  décisives,  que  la  remise  du  cervelet  ait  été  opérée 
VIII.  33 


514  LES  MITOUART. 

dans  les  quaranle-huil  heures,  et  qu'en  recueillant  le  cœur 
du  poëte,  en  186a,  l'on  ail  eu  autre  chose  à  faire  que  réunir 
ces  derniers  restes  à  ceux  auxquels,  depuis  plus  d'un  demi- 
siècle,  la  bibliothèque  delà  rue  Richelieu  avait  donné  asile? 
Il  n'en  fut  rien  pourtant.  Mitouart  avait  dû  garder  ce  cer- 
velet, dont  la  transmission  ne  s'accomplit  point,  sans  qu'on 
ait  jamais  su  la  cause  déterminante  d'une  fin  denon-recevoir 
qui  devait  venir  du  gouvernement  lui-môme,  puisqu'elle 
changeait  si  inopinément  la  décision  du  ministre*.  Si  cette 
acceptation  n'avait  eu  son  opportunité  ni  sous  le  Directoire 
ni  sous  l'Empire,  on  ne  pouvait  demander  à  la  Restauration 
de  se  montrer  plus  libérale  et  plus  indépendanle.  C'est  ce 
que  comprit  sans  doute  M.  Mitouard,  qui  se  tint  coi.  Mais,  à 
l'avènement  de  la  branche  cadette,  il  estima  l'occasion  par- 
ticulièrement propice  à  une  nouvelle  démarche,  comme  il 
s'en  explique  du  reste,  dans  une  lettre  au  ministère,  à  la 
date  du  30  août  1830.  La  lettre  fut  renvoyée  à  M.  Lenormand, 
qui  fit  indubitablement  son  rapport;  mais  sans  que  l'affaire 
avançât  d'un  pas.  Le  Voleur,  du  2  juillet  1858,  racontait 
qu'un  arrière-neveu  du  premier  Mitouart,  M.  Verdier  •, 
possesseur  du  cervelet  de  Voltaire,  l'avait  offert  à  l'Aca- 
démie française,  qui,  elle  aussi,  avait  refusé  le  don,  «  parce 
qu'elle  n'avait  pas  de  reliquaire  pour  placer  ce  dépôt  inat- 
tendu. »  Le  cervelet  de  Voltaire  n'avait  passé  des  mains  du 
pharmacien  de  Villette  que  pour  échoir  à  son  fils,  et,  par 
suite,  à  mademoiselle  Virginie  Mitouart,  l'une  de  ses  petites- 
filles.  Celle-ci  le  conserva  religieusement  tant  qu'elle  vécut; 
il  la  suivit  rue  du  Bouloi,  n°  10,  rue  des  Petites-Écuries, 
n°  20,  et,  en  dernier  lieu,  rue  des  Bons-Enfants,  n"  23,  où 
elle  est  morte,  de  1869  à  1870.  Après  elle,  un  M.  LaBrosse- 
Torcher,  longtemps  employé  à  la  pharmacie  du  second 
Mitouart,  rue  Coquilliôrc,  en  devint  le  possesseur.  Mais 
M.  La  Brosse  expirait,  lui  aussi,  laissant,  avec  un  mobilier 
quelconque,  l'infortuné  dépôt,  qui  fut  adjugé,  en  salle  des 

1.  Gabriel  Charavay,  Revue  des  autographes,  15  août  1866,  u"  8, 
p.  G5,  66.  Le  cœur  ci  le  cervelet  de  Voltaire,  par  Louis  Combes, 
î.  Le  Courtier  de  Champagne  (juin  1858)  dit  arrière-cousin. 


LE  CLERGÉ  SOUS  LA  RESTADRATION.  515 

ventes,  à  uu  acquéreur  que  nous  avons  vainement  recher- 
ché. Si  cela  est  lamentable  à  tous  égards,  ces  reliques,  évin- 
cées, dédaignées,  repoussées,  n'ont  pas  été  profanées  :  on 
leur  a  refusé  la  porte;  au  moins  ont-elles  évité  la  voirie  ». 

Contempteur  de  tout  culte,  de  toute  croyance,  Voltaire 
avait  dû  s'aliéner  non-seulement  les  prêtres  des  difTérentes 
confessions,  mais  encore  les  esprits  religieux  par  conscience 
ou  par  raisonnement;  car  les  sceptiques  eux-mêmes  ne  sont 
pas  sans  comprendre  la  nécessité  d'une  religion  comme  frein, 
comme  aliment  des  âmes,  et  le  danger  de  supprimer  ce  levier 
le  plus  puissant  de  la  morale  sur  les  classes  souffrantes  et 
déshéritées,  que  la  perspective  d'une  rémunération  future 
console  et  soutient.  Le  déchaînement  de  cette  démagogie  avi- 
née, se  vautrant  dans  le  sang,  avait  donné  à  réfléchir  aux 
moins  prévoyants,  môme  à  l'étranger,  et  nous  voyons  le 
comte  d'Exeter  répudier  de  sa  bibliothèque  et  livrer  au  bû- 
cher les  œuvres  de  Voltaire,  de  Rousseau,  de  Bolingbrocke, 
deRaynal,  auxquelles  il  associait  le  grand  recueil  encyclo- 
pédique '.  Lorsqu'avec  le  retour  de  la  tranquillité  et  d'un 
régime  plus  stable,  les  églises  se  rouvrirent,  que  les  prêtres 
proscrits  purent  repasser  la  frontière  et  rassembler  les 
ouailles  dispersées,  ce  fut  comme  un  enthousiasme,  une 
ivresse  indicibles.  Sur  ces  ruines  fumantes  la  croix  reparut, 
plantée  par  un  clergé  qui  oublia  vite  les  épreuves  souffertes 
et  redevint  militant  d'abord,  puis  intolérant,  ce  qui  est  le 
fait  de  toute  force  longtemps  contenue  et  muselée.  Militant 
c'était  son  droit  ;  et,  en  présence  du  parti  philosophique  qui 
n'avait  ni  abdiqué  ni  désarmé,  la  tâche  ne  fut  pas  sans  dif- 
ficultés, si  elle  était  désormais  sans  périls.  Mais,  avec  la  Res- 
tauration, son  rôle  allait  changer  ;  et  ce  fut  là  l'écueil  où 
allait  échouer  cet  esprit  de  modération  de  conciliation,  de 
mansuétude  qui  est  l'essence  même  du  christianisme.  On  se 
souvint  de  ce  que  l'on  avait  été,  naguère  encore;  l'on  n'a- 
vait point  perdu  tout  espoir  de  reconquérir,  avec  les  âmes, 


1 .  Renseignement»  particulier». 

2.  Moniteur  universel,  oclidi  messidor,  an  VI  (1798). 


510  PROPAGANDES  EN  SENS  tJONTRAIHES. 

celle  puissance,  celle  souverainelé  temporelle  un  inslanl 
suspendue  par  la  lempêle  révolulionnaire,  mais  que  ne  pou- 
vail  manquer  de  reconstituer  une  royauté  prévoyante.  On 
rôva  le  retour  de  la  dîme,  des  juridictions  ecclésiastiques, 
comme  ailleurs  on  rêvait  la  revendication  des  privilèges 
seigneuriaux  et  nobiliaires.  Ce  n'était  pas,  hàtons-nous  de 
le  dire,  les  intelligents  qui  nourrissaient  de  pareilles  chi- 
mères; mais  les  fanatiques,  les  esprits  étroits,  à  illusions 
tenaces,  et  c'est  toujours  le  plus  grand  nombre.  Le  peuple 
s'effraya  de  ces  éventualités  menaçantes  qui  n'étaicat  que 
des  leurres,  et  c'est  à  ce  malentendu  qu'il  faut  attribuer, 
après  les  désastres  de  l'Empire,  cet  irrésistible  éloignement 
de  la  majorité  de  la  nation  pour  des  souverains  innocents, 
en  somme,  de  nos  malheurs,  et  qui  changeaient  en  alliés  des 
ennemis  dont  ce  titre  modifiait  naturellement  l'attitude. 

Ce  n'est,  certes,  pas  ici  le  lieu  de  faire,  môme  succincte- 
ment, l'histoire  de  cette  époque,  si  intéressante  d'ailleurs  à 
étudier  mais  nous  devions  constater  la  situation  délicate 
des  populations  qu'un  clergé  impatient,  imprévoyant  cl  vio- 
lent inquiéta  bien  gratuitement  par  des  maladresses  et  des 
aspirations  trop  manifestes  à  la  domination.  La  réaction  ne 
se  faisait  pas  attendre.  Une  propagande  toute  contraire,  non 
moins  vigilante,  couvrit  tout  le  sol,  distribuant,  colportant 
les  livres  les  plus  dissolvants,  qui  se  vendirent  d'autant 
mieux  que  l'on  prit  plus  de  soin  à  en  arrêter  le  débit.  Mais 
le  principal  effort  sembla  se  concentrer  dans  la  dispersion 
par  toute  la  France  des  œuvres  de  Voltaire  et  de  Rousseau, 
sous  tous  les  formats  et  pour  toutes  les  bourses.  Si  le 
Théâtre-Français  avec  Talma,  Duchesnois  et  mademoiselle 
Georges,  jouait  toujours  Mérope  et  Sémiramis,  si  l'on  faisait 
apprendre  aux  enfants  dans  les  collèges  et  môme  dans  les 
séminaires  les  plus  beaux  endroits  de  la  //ennade'.  Voltaire, 

1.  On  sait  qu'en  1818,  lorsqu'on  rétablit,  sur  le  terre-plein  du 
Pont-Neuf,  la  slalue  d'Henri  IV,  on  ne  crut  pas  mieux  honorer  sa 
mémoire  qu'en  introduisant,  dans  le  ventre  du  cheval,  un  exemplaire 
de  la  Henriade,  édit.  de  Kehl.  Voltaire,  Œuvres  complètes  (Beuchol), 
t.  X,  p.  V  :  la  Henriade,  préface  du  nouvel  éditeur. 


VOLTAIRE    ET  ROUSSEAU.  517 

pour  les  uns  elles  autres,  était,  par-dessus  tout,  l'auteur  de 
VÉpitre  à  Uranie,  des  Extraits  du  ctiré  Meslier,dn  Dictionnaire 
philosophique,  de  l'Essai  sur  les  mœurs,  du  Sermon  des  cin- 
quante et  de  ces  mille  pamphlets  irréligieux  qui  ne  coûtaient 
rien  à  cette  plume  facile.  De  d817  à  1829,  nous  ne  comptons 
pas  moins  de  douze  éditions  des  œuvres  complètes  du 
moderne  Julien,  lancées  successivement  dans  le  public  par 
Désoër,  Perronneau,  Deterville  (1817),  Renouard  (1819), 
Lequien,  Thomine,  Touquet  (1820),  Esneaux  (1821),  Dupont 
(1824),  Beaudoin  (1826)  et  Didot  (1829).  Ce  fut  comme  un 
déluge  qui  envahit,  inonda  le  pays. 

A  l'apparition  de  l'édition  de  Désoër,  le  clergé  de  Paris, 
alors  sans  pasteur,  ne  crut  pas  devoir  remettre  au  lende- 
main à  conjurer  le  danger,  et  les  vicaires  généraux  fulmi- 
naient tout  aussitôt  un  mandement,  qui  ne  demeurait  pas 
sans  réponse  * .  L'abbé  Clausels  de  Montais  publiait,  de  son 
côté,  des  Questions  importantes  sur  les  nouvelles  éditions  de 
Voltaire  et  de  Rousseau,  où  il  reproduisait,  comme  épigra- 
phe, ces  prétendues  paroles  de  Louis  XVI,  prisonnier  du 
Temple,  en  apercevant  aux  archives  de  l'ordre  de  Malte  les 
ouvrages  des  deux  écrivains:  «  Ces  deux  hommes  ont  perdu 
la  France  *•  »  Apparaissaient  les  éditions  Touquet,  sans 
nulle  valeur  bibliographique,  mais  s'adressant  au  gros  du 
public  dont  elles  flattaient  les  instincts  et  les  haines,  et 
qui  ne  leur  en  demandait  pas  davantage.  Elles  aussi  s'atti- 
raient une  Instruction  pastorale  de  Monseigneur  l'évêque  de 
Troyes  (1821)  à  laquelle  le  colonel  répliquait  par  une  lettre 
de  M.  Touquet  à  sa  Grandeur  Monseigneur  l'évêque  de  Troyes, 
qui  n'est  pas,  on  le  soupçonne,  un  modèle  d'urbanité.  Toute 
la  Restauration  se  consumera  dans  ces  luttes  acharnées, 

1.  Lettre  de  l'édileur  des  Œuvres  complètes  de  Voltaire,  en  12  vo- 
lumes i«-8°  û  MM.  les  vicaires  généraux  du  chapitre  métropolitain 
de  Paris,  au  sujet  de  leur  dernier  mandement  (Paris.  De80ër,  1817), 
broch.  in-S",  25  pages.  Citons  aussi  :  Instruction  pastorale  de  Son 
Infaillibilité  Mgr  le  mouphti  des  Musulmans...  sur  l'introduction  des 
Œuvres  de  Voltaire  (à  Constantinople,  1817),  in-8°. 

2.  Elle  Harel,  Voltaire.  Particularités  curieuses  de  sa  vie  et  de  sa 
rworf  (Paris,  1817),  p.  156. 


518  VISITE  AUX  CAVEAUX  DU  PANTHÉON. 

dont  il  serait  inléressaot  sans  doute,  et  profitable,  d'écrire 
l'histoire,  si  l'expérience  du  passé  avait  jamais  été  aux 
hommes  de  quelque  utilité.  Nous  nous  bornerons  à  signaler 
cette  fureur  de  controverse,  de  propagande,  au  nom  des 
deux  grands  écrivains.  La  violence,  l'emportement  furent 
égaux,  sans  mesure  comme  sans  limites.  Mais,  disons-le,  ils 
se  manifestèrent  avec  une  sauvagerie  à  peine  croyable,  non 
de  la  part  du  véritable  clergé  qu'il  faut  supposer  innocent 
de  l'acte  odieux  que  nous  allons  raconter,  mais  de  celle  de 
quelques  fanatiques  qui  agiront  dans  les  ténèbres  et  ne  se 
décèleront  que  plus  lard,  et  encore  d'une  façon  assez 
obscure. 

Il  y  a  quelques  années,  en  1864,  dans  un  recueil  dont  la 
nature  et  le  but  sont  d'élucider  toutes  les  questions  dou- 
teuses, à  quelque  ordre  d'idées  qu'elles  se  rapportent,  on 
posait  ce  point  d'interrogation  gros  d'orages  :  a  La  tombe 
de  Voltaire  a-t-elle  été  violée  en  iSU?»  Cette  question 
avait  été  déjà  agitée,  en  plein  parlement  même  ;  mais 
on  oublie  si  vite,  qu'elle  eut  le  caractère  d'une  révélation.  Le 
Bibliophile  Jacob,  cet  esprit  si  curieux  en  toutes  matières, 
cet  érudit  d'un  savoir  presque  universel,  ne  laissait  pas  à 
d'autres  le  soin  de  répondre.  Il  avait,  d'ailleurs,  des  rensei- 
gnements personnels  à  fournir,  et  il  les  donnait  avec  une 
surabondance  de  particularités  extraordinaires.  Visitant, 
fort  jeune,  les  caveaux  du  Panthéon,  vers  1819,  avec  un 
groupe  de  curieux  auquel  le  gardien  répétait  de  la  môme 
voix  monotone  sa  perpétuelle  leçon  :  «  C'est  ici  la  tombe  du 
fameux  Voltaire,  »  il  fut  frappé  de  l'interruption  brusque, 
sardonique  d'un  personnage  qui  se  trouvait  là  parmi  eux  : 
«  Allons  donc  !  vous  savez  bien  qu'il  n'y  arien  là  dedans;  » 
et,  comme  l'endormant  cicérone  répondait  :  «  II  y  a  le  cer- 
cueil et  les  os  de  cet  homme  célèbre;  »  celui-ci  répliquait 
avec  une  sorte  d'emportement  :  «  Il  n'y  a  rien,  vous  dis-je! 
vous  devriez  le  savoir  :  le  cercueil  est  vide.  »  La  promenade 
dans  les  caveaux  se  continua;  mais  on  devait  revenir  par  le 
môme  chemin  et  repasser  devant  le  monument  où  reposait, 
officiellement  du  moins,  l'auteur  de  Zaïre.  Lorsque  l'on  fut 


LA  CONGRÉGATION.  510 

en  face  de  la  grille,  l'individu  montra  du  bout  de  sa  canne 
le  tombeau  en  ruines  et  dit  avec  le  môme  accent:  «  On  l'a 
jeté  à  la  voirie,  comme  on  avait  fait  des  restes  de  Marat.  » 
Sorti  des  caveaux,  le  petit  groupe  se  dispersa  et  chacun  alla 
de  son  côté.  Six  ou  sept  ans  après,  le  hasard  de  la  conversation 
amenait  le  Bibliophile  sur  ce  chapitre  de  la  sépulture  de  Vol- 
taire ;  il  se  plaignait  et  s'indignait  devant  un  de  ses  camarades 
de  collège,  qui  appartenait  à  ce  qu'on  appelait  alors  la  Con- 
grégation, de  ce  que  cette  sépulture  ne  fût  qu'une  décoration 
de  théâtre  délabrée,  à  demi  pourrie.  «  C'est  bien  assez  bon 
pour  ce  scélérat  de  Voltaire,  répartait  celui-ci.  Au  reste, 
le  misérable  est  mort  comme  un  chien,  et  ne  pouvait  être 
inhumé  en  terre  sainte,  voilà  pourquoi  nous  avons  jeté 
dehors  sa  charogne.  >»  Le  Bibliophile,  auquel  revenait  en 
mémoire  le  propos  du  visiteur  du  Panthéon,  accabla  de 
questions  son  ami,  mais  il  ne  put  rien  obtenir  de  plus.  C'é- 
tait assez  pour  établir  une  conviction;  mais  les  péripéties  du 
drame,  mais  le  drame  lui-même,  voilà  ce  qui  faisait  défaut, 
et  ce  qu'il  fallait  connaître.  Un  autre  ami  du  Bibliophile 
Jacob,  qu'il  ne  cite  pas  mais  qu'il  promet  de  citer  dans  ses 
mémoires,  et  que  nous  croyons  connaître,  le  tirait  de  peine 
et  lui  racontait  ce  qu'il  tenait  lui-même  d'un  des  acteurs, 
M.  de  Puymorin,  directeur  de  la  Monnaie.  Laissons  parler 
le  Bibliophile,  quitte  à  faire  nos  réserves,  s'il  y  a  lieu. 

«  Aussitôt  après  la  rentrée  des  Bourbons  à  Paris,  au  mois 
d'avril  1814,  les  hommes  du  parti  royaliste,  qui  avaient  le 
plus  contribué  à  la  Restauration,  se  préoccupèrent  de  la 
sépulture  de  Voltaire  et  regardèrent  comme  un  outrage  à  la 
religion  la  présence  du  corps  de  cet  excommunié  dans  une 
église.  Il  y  eut  plusieurs  conférences  à  ce  sujet,  et  il  fut 
décidé  qu'on  enlèverait  sans  bruit  et  sans  scandale  les 
restes  mortels  du  philosophe  antichrétien,  que  la  Révolu- 
tion avait  déifié.  L'autorité  avait  été  sans  doute  prévenue, 
et  quoiqu'elle  n'intervînt  pas  dans  cette  affaire,  on  peut  croire 
qu'elle  approuva  tacitement  ce  qui  se  passa  sous  la  respon- 
sabilité de  quelques  personnes  pieuses,  qu'on  ne  nous  a  pas 
nommées.  Nous  savons   seulement   que  les  deux   frères 


520  LE  DRAME. 

PuymoriQ  étaient  du  nombre.  Il  faut  supposer  que  le  curé 
de  Sainte-Geneviève  avait  des  ordres  auxquels  il  dut 
obéir. 

a  Une  nuit  du  mois  de  mai  i814,  les  ossements  de  Vol- 
taire et  de  Rousseau  furent  extraits  des  cercueils  de  plomb 
où  ils  avaient  été  enfermés;  on  les  réunit  dans  un  sac  de 
toile  et  on  les  porta  dans  un  fiacre  qui  stationnait  derrière 
l'église.  Le  fiacre  s'ébranla  lentement,  accompagné  de  cinq 
ou  six  personnes,  entre  autres  les  deux  frères  Puymorin. 
On  arriva  vers  deux  heures  du  matin,  par  des  rues  désertes, 
à  la  barrière  de  la  Gare,  vis-à-vis  Bercy.  Il  y  avait  là  un 
vaste  terrain,  entouré  d'une  clôture  en  planches,  lequel 
avait  fait  partie  de  l'ancien  périmètre  de  la  Gare,  qui  devait 
être  créée  en  cet  endroit  pour  servir  d'entrepôt  au  com- 
merce delà  Seine,  mais  qui  n'a  jamais  existé  qu'en  projet. 
Ce  terrain,  appartenant  alors  à  la  ville  de  Paris,  n'avait  pas 
encore  reçu  d'autre  destination  :  les  alentours  étaient  déjà 
envahis  par  des  cabarets  et  des  guinguettes. 

«  Une  ouverture  profonde  était  préparée  au  milieu  de  ce 
terrain  vague  et  abandonné,  où  d'autres  personnages  atten- 
daient l'arrivée  de  l'étrange  convoi  de  Voltaire  et  de  Rous- 
seau ;  on  vida  le  sac  rempli  de  chaux  vive,  puis  on  rejeta  la 
terre  par-dessus,  de  manière  à  combler  la  fosse  sur  laquelle 
piétinèrent  en  silence  les  auteurs  de  cette  dernière  inhu- 
mation de  Voltaire.  Ils  remontèrent  ensuite  en  voiture, 
satisfaits  d'avoir  rempli,  selon  eux,  un  devoir  sacré  de  roya- 
listes et  de  chrétiens.  «  Plût  à  Dieu,  disait  M.  de  Puymorin, 
«  qu'il  eût  été  possible  d'ensevelir  à  jamais  avec  les  restes 
«  de  ces  deux  philosophes  impies  et  révolutionnaires,  leurs 
«  doctrines  pernicieuses  et  leurs  détestables  ouvrages  !  *.  » 
Cette  question  posée  par  un  érudit  dans  une  publication 
ouverte  à  tous  les  curieux,  mais  plus  particulièrement,  on 
le  comprend,  à  la  spéculation  littéraire  et  historique,  allait 

1 .  L'inie  tédiaire  des  chercheurs  et  des  curieux^  V«  année  (15  fë- 
vrlert  864),  p.  25,  26.  I.a  tombe  de  Voltaire  a-t-elle  été  violée  en 
181 -i  ?  P.-L.  Jacob  Bibliopliile.  V.  sur  d'autres  détails  racontés  par 
le  même  écrivain,  même  année,  28  août,  p.  102,  163. 


MM.   DE    PUYMORIN.  521 

bientôt  passionner  la  publicité  tout  entière,  intéressée  à 
démêler  le  vrai  de  l'inexact,  dans  ce  récit,  que  quelques-uns 
trouvèrent  trop  complexe  et  trop  romanesque  pour  ne  pas 
mettre  en  défiance.  Nous  ne  parlons  pas  de  ceux  qui  avaient 
un  motif  de  le  discréditer,  tel  que  le  petit-fils  de  l'un  des 
acteurs  de  cette  comédie  lugubre.  Le  baron  de  Puymorin 
s'inscrivait  en  faux,  quant  à  ses  ancêtres,  par  des  argu- 
ments tirés  du  caractère  et  des  opinions  de  son  grand-père, 
homme  dévoué  sans  doute  à  la  Restauration,  mais  esprit 
modéré,  tout  à  fait  incapable  d'avoir  trempé  dans  une  telle 
aventure.  Le  Bibliophile  avait  parlé  de  «  deux  frères  Puy- 
morin »,  et  M.  de  Puymorin  de  1814  n'avait  pas  de  frère. 
C'était  là  une  erreur  de  détail,  qui  indiquait  au  moins  chez 
le  narrateur  une  infidélité  de  souvenirs,  quoique  légère  '. 
Était-ce  suffisant  pour  faire  rejeter  la  totalité  du  récit  d'un 
narrateur  aussi  sérieux  que  loyal,  et  qui  savait  la  portée  de 
sa  révélation?  La  curiosité  publique  était  éveillée,  elle  vou- 
lait être  satisfaite,  elle  tenait  à  être  fixée,  et  les  divers 
organes  de  l'opinion  se  mirent  en  campagne  pour  trouver 
le  mot  de  l'étrange  énigme.  Les  renseignements  ne  tardaient 
pas  à  affluer,  mais  un  peu  confus,  pris  à  la  légère,  de 
nature  à  dérouter  plutôt  qu'à  éclairer  les  recherches.  On 
voulut  faire  croire  à  un  malentendu  ou  à  une  mystification  ; 
mais  il  fallut  bien  convenir  qu'on  ne  pouvait  en  demeurer 
là,  devant  des  affirmations  comme  celle  que  nous  allons 
reproduire  et  qui  paraissait  dans  le  Figaro,  du  28  février. 
«  On  avait  parlé,  dit  M.  Dupeuty,  l'auteur  de  l'article,  de 
profanation  nocturne  des  cendres  de  Voltaire,  mais  la  ques- 
tion était  restée  indécise.  Maintenant  il  n'y  a  plus  à  douter  : 
elles  ne  sont  plus  au  Panthéon.  Le  tombeau,  pèlerinage  quo- 
tidien des  étrangers,  et  devant  lequel  les  dévots  de  l'art  et 
de  l'esprit  français  s'inclinaient  avec  émotion,  croyant 
saluer  les  reliques  du  grand  homme,  ce  tombeau  est  com- 

1 .  a  J'ai  écrit  de  souvenir,  répond  à  cela  le  Bibliophile,  la  noie 
envoyée  à  V Intermédiaire ,  et  j'y  ai  fait  entrer,  par  mégarde,  d«i* 
frèrex  Puymorin,  au  lieu  de  celte  simple  désignation  que  j'avaia 
consignée  dans  mes  Mémoires,  les  deux  Pwjmorin.  n 


522  TOMBEAU  VIDE. 

plétement  vide;  bien  plus,  on  ne  sait  ce  que  sont  devenues 
ces  reliques.  » 

Mais  comment  était-on  si  bien  instruit,  et  sur  quoi  repo- 
saient ces  affirmations  si  précises,  si  sûres  d'elles-mêmes? 
iM.  Dupeuly  ajoutait  que,  lorsque  le  cœur  de  l'auteur  de 
la  Uenriadc  fut  offert  à  l'État  comme  revenant  légitimement 
à  la  nation.  Napoléon  III  pensa  que  ce  qu'il  y  avait  de  plus 
naturel,  c'était  de  le  réunir  à  l'ensemble  des  dépouilles  du 
poëte.  Le  Panthéon  étant  rendu  au  culte,  cela  ne  se  pouvait 
faire  sans  en  référer  à  l'archevêque  de  Paris.  Monseigneur 
Darboy  répondit  qu'avant  de  prendre  un  parti  quelconque, 
il  était  prudent  de  vérifier  si  les  cendres  de  Voltaire  étaient 
encore  là,  ou  si,  depuis  1814,  il  n'y  avait  plus  rien  au  Pan- 
théon, qu'un  tombeau  vide.  L'empereur,  étonné,  ordonna 
des  fouilles.  «  Une  de  ces  nuits  dernières,  ajoutait  M.  Du- 
peuty,  on  est  descendu  dans  les  caveaux  du  Panthéon,  on 
a  soulevé  la  pierre  qui,  selon  la  croyance  populaire  devait 
recouvrir  les  cendres  de  Voltaire,  IL  N'Y  A  EN  EFFET  PLUS 
RIEN.  Que  sont-elles  devenues?»  » 

Les  violents  et  les  intolérants  ne  pouvaient  admettre  que 
les  deux  tombeaux  de  Voltaire  et  de  Rousseau  demeurassent 
à  la  place  que  la  Révolution  leur  avait  assignée  dans  ce 
temple  trop  longtemps  profané  et  rendu,  grâce  à  Dieu,  au 
culte  catholique.  Le  gouvernement,  qui  pressentait  l'effet 
que  produirait  sur  l'opinion  d'une  grande  partie  de  la 
population  une  complète  expulsion,  ne  consentit  ouverte- 
ment qu'à  un  déplacement,  et  il  fut  convenu  que  les  deux 
cercueils  seraient  transférés  au-dessous  de  l'escalier  du 
péristyle.  Nous  avons  le  procès-verbal  de  la  translation  des 
deux  sarcophages,  à  la  date  du  29  décembre  1821,  dix 
heures  du  matin,  signé  de  l'adjoint  au  maire,  M.  Delvin- 
court,  du  commissaire  Marrigue,  de  l'architecte  M.  Ualtard, 
de  l'inspecteur  des  travaux  M.  Boucault,  de  M.  Jay,  l'inspec* 
teur  adjoint  et  du  gardien  des  souterrains,  Etienne.  Nous 
extrairons  du  document  ce  qui  a  rapport  à  Voltaire. 

1.  L'Iniermédiaire  de»  chercheurs  et  des  curieux,  I'^  année  (  I S  mars 

1864),  p.  43,  44. 


PLAISANT  PROCÈS-VERBAL.  »23 

«  ...Le  dit  sieur  Baitard  nous  a  représenté  deux  sarco- 
phages en  menuiserie,  que  nous  avons  reconnus  pour  être 
ceux  de  Voltaire  et  de  J.-J,  Rousseau,  par  les  emblèmes, 
bas-reliefs  et  inscriptions  qui  les  décorent,  dont  plusieurs 
sont  dégradés  par  le  temps.  Ayant  invité  le  chef  ouvrier 
qui  accompagnait  le  dit  sieur  Baitard  à  procéder  à  l'enlè- 
vement du  sarcophage  de  Voltaire,  qui  était  posé  du  côté 
du  midi,  et  ayant  sa  statue  en  marbre  blanc  placée  en  face 
dans  une  niche,  il  a  fait  renverser  ce  sarcophage  sur  le 
côté,  et  on  a  retiré  de  dedans  une  caisse  en  chône,  longue 
de  1m,92,  large  de  06  centimètres,  fermée  par  deux  plates- 
bandes  en  fer,  formant  équerre,  et  rattachant  le  dessus  aux 
deux  côtés,  ainsi  que  par  dix-sept  forts  clous,  les  extrémités 
des  côtés  de  ladite  caisse  assemblées  en  queue  d'aronde. 

«  Le  sieur  Etienne,  gardien,  nous  a  dit  que  celte  caisse 
renferme  les  ossements  de  Voltaire.  En  conséquence,  nous 
avons  reconnu  qu'il  était  impossible,  à  raison  de  la  dimen- 
sion, de  faire  transporter  ce  sarcophage  au  travers  des 
galeries  souterraines  ;  nous  l'avons  fait  démonter  avec  soin, 
et  l'avons  fait  transporter  par  parties  dans  la  salle  voûtée 
qui  se  trouve  à  l'extrémité  de  la  principale  galerie  souter- 
raine. Là,  nous  l'avons  fait  remonter  et  poser  de  suite  dans 
le  caveau  à  gauche  pratiqué  dans  la  salle,  et  avons  fait 
replacer  dessous,  sans  qu'elle  ait  été  ouvei'te,  la  caisse  qui  a 
été  reconnue  pour  contenir  les  ossements  de  Voltaire*...  » 

Des  bruits  de  violation  des  tombeaux  avaient  circulé,  et 
c'était  le  cas  ou  jamais  de  leur  donner  le  démenti  le  plus 
formel,  en  constatant  l'existence  et  l'état  des  deux  cadavres. 
Mais  on  se  fût  bien  gardé  de  chercher  la  lumière,  et  l'on 
s'en  tint  à  la  simple  assurance  du  gardien,  qui  déclarait 
que  l'une  des  caisses  renfermait  les  ossements  de  Voltaire, 
l'autre  ceux  de  Rousseau.  Et  après  ces  trop  sommaires  dispo- 
sitions, on  faisait  replacer  «  sans  qu'elle  ait  été  ouverte  »  la 
caisse  qui  avait  été  reconnue  (reconnue  est  admirable)  pour 
contenir  les  ossements  de  l'auteur  de  la  Ilenriade.  L'Oppo- 

1.    L'Intermédiaire  de$   chercheurs  et   des    curieux,    V'  année 

(1" avril  1864),  p.  57. 


Ii24         INTERPELLATION   DE  STANISLAS  DE  OIRARDIN. 

silion,  qui  avait  l'éveil,  jugea  l'occasion  belle  d'intervenir,  et 
Stanislas  de  Girardin,  à  propos  de  la  discussion  du  budget, 
interpella  le  ministre  à  la  tribune  (2î)  mars  1822).  Après  avoir 
bl<\mé  une  ordonnance  qui  s'attaquait  aux  cendres  de  deux 
grands  hommes  que  la  patrie  avait  déclarés  avoir  bien  mé- 
rité d'elle,  il  se  plaignit  du  silence  inqualifiable  du  ministre 
à  l'égard  de  rumeurs  plus  ou  moins  fondées  mais  qui  avaient 
inquiété  et  alarmé  le  public.  «  Je  dois,  poursuivit-il,  comme 
député  de  la  France,  sommer  le  ministre  de  dire  enfin  ce 
que  ces  dépouilles  sont  devenues  ;  il  en  est  responsable, 
non-seulement  envers  la  nation,  mais  aussi  envers  les  étran- 
gers, car  les  hommes  de  génie  ont  l'univers  pour  patrie... 
Au  nom  de  la  France,  au  nom  des  hommes  éclairés  de  tous 
les  pays,  je  demande  au  ministère  de  vouloir  bien  nous 
dire  enfin  où  reposent  les  cendres  de  Voltaire  et  de  Rous- 
seau!... »  A  cela  le  ministre  répondait  que  les  deux  hommes 
qui,  par  des  lois  successives,  avaient  été  transférés  au  Pan- 
théon, avaient  été  déposés  dans  les  caveaux  et  qu'ils  y 
étaient  encore.  «  C'est  bon  à  savoir  »  s'écriait  M.  de  Lameth  '  ; 
mais  le  ministre  ne  disait  point  si  cette  assurance  était  un 
peu  moins  illusoire  que  celle  du  procès-verbal  de  la  com- 
mission, et  si,  comme  elle,  il  s'en  était  tenu  à  l'affirma- 
tion du  gardien  Etienne.  Ces  paroles  ne  convainquirent 
personne,  et  M.  de  Montrol  écrivait,  quatre  ans  plus  tard, 
ces  quelques  lignes  relatives  à  l'abbaye  de  Scellières,  dans 
son  Résumé  de  Vhistoire  de  Champagne  :  «  C'est  là  que  furent 
déposés  les  restes  de  Voltaire.  On  les  transporta  depuis  au 
Panthéon;  ils  en  ont  été  enlevés  avec  ceux  de  Rousseau, 
pour  ôtre  jetés  où  il  a  paru  convenable  aux  manœuvres 
employées  à  cette  profanation,  et  sans  que  personne  au- 
jourd'hui puisse  indiquer  peut-être  le  lieu  qui  les  recèle.  » 
C'était  une  accusation  directe  qui  devait  être  relevée.  Elle 
ne  le  fut  pas.  Disons  pourtant  que  l'année  suivante,  26  mars 
1827,  M.  de  Thury  fit  établir  une  double  clôture  qu'il  eut  le 


1 .  Moniteur  universel,  mardi  26  mars  1 822 -  Séance  de  la  Chambre 
des  d^pulf<8,  (lu  25. 


BEUCHOT  ET  M.   D'aRGOUT.  o25 

soiQ  de  faire  poser  en  sa  présence  ;  ce  qui  pouvait  protéger 
le  cercueil  contre  les  indiscrets  mais  ne  l'empêchait  assu- 
rément pas  d'être  vide- 

La  branche  cadette,  qui  inaugurait  un  régime  plus  libé- 
ral, n'avait  pas  les  mêmes  raisons  de  se  faire  inaccessi- 
ble, et  il  n'y  avait  pas  à  douter  qu'elle  ne  prêtât  tout  au 
moins  son  concours  à  l'investigation  historique.  Beuchot, 
qui  travaillait  dès  lors  à  sa  belle  édition  de  Voltaire,  s'a- 
dressait, en  i831,  au  ministre  des  travaux  publics  et  lui 
demandait,  au  nom  de  l'érudition,  au  nom  de  l'histoire  et 
des  lettres,  l'autorisation  de  se  présenter  au  Panthéon  et  d'y 
faire  toutes  les  recherches  qui  pourraient  conduire  à  la 
vérité,  «  même  l'ouverture  du  cercueil  au  lieu  contenant  ses 
restes»,  offrant  de  prendre  à  sa  charge  les  frais  des  fouilles 
indispensables.  M.  d'Argout  lui  faisait  répondre  par  son 
directeur,  M.  Hély  d'Oissel,  qui  avait  assisté  aux  premiers 
déplacements  de  1821  et,  par  conséquent,  avait  été,  lui  aussi, 
édiûé  par  l'honnête  gardien,  qu'il  eût  à  se  Iranquiliser, 
que  tout  s'était  passé  en  bon  ordre,  avec  toute  la  régularité 
désirable,  comme  il  s'en  convaincrait  par  le  procès-verbal 
de  la  translation,  dont  il  lui  envoyait  copie.  C'était  tout  ce 
qu'on  pouvait  faire  pour  lui  être  agréable.  «  M.  le  comte 
d'Argout  n'a  pas  cru  devoir  consentir  à  l'ouverture  du  cer- 
cueil; mais  il  me  charge  de  vous  annoncer  qu'il  est  exposé 
aux  regards  du  public  dans  la  nef  souterraine  du  Pan- 
théon. »  11  est  à  croire  que  M.  Beuchot  savait  cela.  Au  moins, 
l'on  avait  le  droit  de  révoquer  en  doute  une  histoire  bien 
vieille,  forgée  par  la  mauvaise  foi  et  la  passion.  L'empe- 
reur, en  faisant  ouvrir  les  deux  cercueils  de  Voltaire  et 
de  Rousseau,  dosait  le  débat  :  la  violation  des  sépultures 
devenait  un  fait  acquis.  Qu'avait-on  fait  des  ossements 
des  deux  philosophes?  A  en  croire  les  continuateurs  du 
Dictionnaire  de  Feller»  et  Michaud,  dans  son  édition  de 
l'Abrégé  chronologique,  du  président  Hénault',  les  restes  de 

1.  Dictionnaire  historique  de  Felter,  continué  par  Henrion,  8«  édit. 
(Paris,  1832),  f.  I,  p.  162. 

2.  Abrégé  chronologique  (Paris,  1836),  in-S»,  p.  867. 


0-26  VOLTAIUE  A  LA  VOIRIE. 

Voltaire  et  de  Rousseau  auraient  clé  transportés  au  Père- 
Lachaise,  le  3  janvier  1822.  Mais  alors  M.  de  Corbière,  en 
déclarant  à  la  Chambre,  le  2o  mars,  trois  mois  après,  que 
les  cercueils  renfermaient  leurs  dépouilles,  faisait  donc  un 
audacieux  mensonge?  Oui,  il  faisait  un  mensonge;  mais 
MM.  Henrion  et  Michaud  en  faisaient  un  autre,  pour  dépis- 
ter sans  doute  toute  enquête.  Les  registres  du  Père- 
Lachaise  sont  restés  muets.  Ce  n'est  pas  là  qu'il  faut  cher- 
cher les  sérieuses  traces  de  ceux  qui  écrivirent  l'Esmi  sur 
les  mœurs  et  le  Contrat  social.  Mais  où  pouvaient  les  trans- 
férer des  furieux  qui  n'avaient  point  reculé  devant  la  plus 
lâche,  la  plus  infâme  des  profanations,  si  ce  n'est  à  la  voirie? 
Voltaire  aura  bien  réellement  prophétisé  la  destinée  der- 
nière de  ses  cendres,  destinée  qu'il  essaya  de  conjurer,  au 
prix  souvent  de  la  dignité  du  caractère  :  il  aura  bien  posi- 
tivement été  jeté  à  la  voirie,  —  à  la  honte,  il  est  vrai,  d'une 
époque  qui  se  disait  éclairée,  charitable,  religieuse,  et  qui 
ne  savait  môme  point  pardonner  à  des  tombes. 


FIN. 


TABLE 


I.  —  Clément  de  Dijon.  —  Lettre  a  M.  de  Voltaire.  —  Mesdames 
ScARD  ET  DE  Genlis.  —  Clément  ajourné.  —  Se  sauve  à  Paris. 

—  Inutile  décret  de  prise  de  corps.  —  Il  s'adresse  à  Voltaire.  — 
Procédé  exquis.  —  Voltaire  le  recommande  au  président  de  la  Mar- 
che. —  Bon  accueil  de  La  Harpe.  —  Désenchantement  du  nouveau 
venu.  —  Le  Rossignol  et  le  Geai.  —  Clément  folliculaire,  —  Sa 
généalogie  par  l'abbé  de  Voisenon.  —  L'abbé  Delille  et  les  Gtor- 

■  giqiies.  —  Accusations  de  plagiat.  —  L'amour  de  la  périphrase. 

—  Les  Saisons.  — Voltaire  a  fait  de  la  scène  française  une  lan- 
terne magique.  —  Observations  critiques.  —  Clément  au  For- 
l'Évêque.  —  Saint  Lambert  et  sa  Doris.  —  Enquête  préparatoire. 

—  Les  Cabales.  —  Epître  à  Boileau  et  Epîlre  de  Boileau  ù  M.  de 
Voltaire.  —  EpUre  ù  Horace.  —  Un  neuvel  Aristarque.  —  Pre- 
mière lettre  à  M.  de  Voltaire.  —  Analogies  entre  Clément  et 
La  Beanmclle.  —  Impudentes  attaques.  —  Explication  de  la  for- 
tune littéraire  de  M.  de  Voltaire.  —  Secret  de  ce  déchaînement. 

—  Inégalité  de  la  lutte.  —  L'empoisonneur  Mignot.  —  Plaintes 
de  Voltaire  au  chancelier.  —  Rétractation  de  Clément.  —  Bnffon 
devant  ses  Zolles.  —  Contenance  bien  opposée.  —  Voltaire  en 
danger.  —  Prévoyance  ministérielle.  —  Deux  courants.  —  Avenir 
de  la  colonie.  —  Naïveté  du  résident.  —  Maladie  de  madame  Denis. 

—  Démonstrations  des  Fernésiens.  —  Le  marquis  et  la  marquise 
de  Luchet.  —  Leurs  portraits.  — Madame  Suard.  —  Son  enthou- 
siasme. —  Voltaire  cherche  une  âme.  —  M.  Poissonnier.  — 
Bavard  présomptueux.  —  Enchantement  du  poëte.  —  Une  indi- 
gestion de  fraises.  —  Sortie  contre  Jésus-Christ.  —  La  comtesse 
de  Genlis.  —  Le  mois  d'Auguste.  —  Graves  appréhensions.  — 
Petite  malice  à  l'endroit  de  madame  Suard.  —  M.  Ott.  —  Un 


HiS  TABLE. 

Corrége  mal  placé.  —  L'allée  de  cliarmillc  et  les  plumes  de  la 
comteuo.  —  Irréligieuse  Raillie.  —  Poilralt  peu  bienveillant.  — 
Allégations  erronées.  —  Douceur  infinie  des  yeux  de  Voltaire.  — 
Sa  parraile  bonhomie.  —  Visite  dans  le  village Page  1 

II,  —  Voltaire  et  Denon.  —  Affranchissement  du  pays  de  Gex. 

—  Belle  et  Bonne.  —  Mort  de  Fréron.  —  Vivant  Uenon.  — 
Un  habile  courtisan.  —  Auteur  couleur  de  rose.  —  Séjour  à 
Ferncy.  —  Insinuation  en  pure  perte.  —  Estampe  de  Denon.  — 
Indignation  de  Voltaire.  —  Plaintes  amères.  —  Denon  piqué.  — 
OKil  pour  œil,  dent  pour  dent.  —  Décision  du  sculpteur  de  Rome. 

—  Médailles  de  la  Sainl-Barthélemy.  —  Poncet.  —  Le  Déjeûner 
de  Voltaire.  —  Aigres  soumissions.  —  Le  statuaire  de  Saint- 
Claude.  —  Rosset-Dupont.  —  Bustes  de  Voltaire  en  ivoire.  — 
Leur  succès.  —  Enchantement  du  roi  de  Pologne.  —  Madame  de 
Saint-Julien.  —  Papillon  philosophe.  —  Le  pays  de  Gex.  —  Des- 
potisme des  délégués  du  fisc.  —  Sully-Turgol.  —  M.  de  Tru- 
daine.  —  Le  tir  à  l'arquebuse.  —  Madame  de  Saint-Julien  gagne 
le  prix.  —  Racle  et  le  palais  Dauphin.  —  Voltaire  aux  États.  — 
Vive  le  roi!  vive  Voltaire!  —  Popularité  méritée.  —  Voltuire- 
F'-rncy.  —  Manque  de  sanction.  —  Les  mécontents.  —  Fabry 
menacé.  —  Ses  grielV.  —  Syndic  et  subdélégué.  —  Les  Crassy. 

—  Clierchent  à  se  pourvoir.  —  Aigre  épîlre  de  M.  de  Brosses.  — 
Exagérations  manifestes.  —  Voltaire  n'entend  pas  les  alTaires.  — 
Fabry  à  Ferney.  —  Redoublement  de  caresses  de  la  part  du  po(ile. 

—  Quitte  pour  la  peur.  —  Les  Rouph  de  Varicourf.  —  Non  moins 
nécessiteux  que  les  Crassy.  —  Le  futur  évêque  d'Orléans.  — 
Reine-Philibcrte.  —  La  jeune  religieuse.  —  Recueillie  à  Ferney. 

—  Belle  cl  Bonne.  —  Les  deux  colombes  égorgées.  —  Fureur  de 
Voltaire.  —  Villette.  —  Son  portrait.  —  Pincettes  épiiatoires.  — 
Existence  dissipée.  —  Exhortations  pressantes.  —  Viilelte  au 
Vaux-Hall.  —  Mademoiselle  Thévenin.  —  AiTaire  équivoque.  — 
Brusque  départ.  —  Mariage  de  Villette.  —  Ce  qu'il  en  dit.  — 
Cortège  patriarcal.  —  Ravissement  de  Voltaire.  —  Conversion 
radicale.  —  Mort  de  Fréron.  —  Étrange  billet  d'enterrement.  — 
Le  lils  de  Fréron.  —  Un  mauvais  plaisant.     .     .     .     Page     53 

IH.  —  Lettre  sur  Shakespeare.  — Baretti  et  Lady  Montagoe.  — 
GcÉNÉE.  —  Voltaire  journaliste.  —  Traduction  nouvelle  de 
Shakespeare.  —  Voltaire  son  premier  révélateur.  —  Essai  de  tra- 
duction. —  Le  monologue  d'HamIct.  —  Insoutenable  hérésie.  — 
Gilles  Shakespeare  et  Pierrot  Letourneur.  —  Tradtittore  tradilorc. 

—  Le  Jules  César  de  Shakespeare  et  le  Cinna  de  Corneille.  —  Le 


I 


TABLE.  829 

cheTalier  Rutlidge.  —  Joseph  Baretti.  —  Outrecuidance  du  per- 
sonnage. —  Motifs  déterminants.  —  Inégalité  de  génies.  — 
La  Harpe  et  Palissot.  —  Expression  du  sentiment  français.  — 
Lady  Montague.  —  La  lampe  d'Épictète.  —  Lettre  à  rAcadémie 
française.  —  Indispensables  retrandiements.  —  Voltaire  en  remet 
le  tout  à  D'Alembert.  —  Combat  en  champ  clos.  —  Tragédies 
barbares.  —  Journée  décisive.  —  Opinion  de  madame  Necker. 

—  Ce  qu'elle  écrit  à  Garrick.  —  Sedaine  transporté.  —  Mot  de 
Grimm.  —  L'Apollon  du  Belvédère  et  le  Saint  Christophe  de 
Notre-Dame.  —  Diderot.  —  Causeur  aussi  incontinent  que  bril- 
lant. —  Jugement  de  Voltaire.  —  Un  nouvel  adversaire.  — 
L'abbé  Guénée.  —  Lettres  de  quelques  juifs  portugais.  —  Modèle 
de  dialectique.  —  Le  théâtre  de  Ferney.  —  Le  troubadour  Saint- 
Géran.  —  Démarches  près  de  la  reine.  —  Lekain  cher  Voltaire. 

—  Sa  reconnaissance  et  son  admiration.  —  Intérieur  du  patriarche. 
Fêle  de  Brunoi.  —  L'Hôte  et  r Hôtesse,  —  Peu  de  goût  de  Lekain 
pour  Olympie,  et  pourquoi.  —  L'allégorie  de  Sésostris.  —  Voltaire 
garçon-Journaliste.  —  La  Gazelle  littéraire.  —  M.  de  Praslin  la 
patronne.  —  Correspondance  du  poëte  et  du  ministre  à  ce  sujet. 

—  Rapport  du  patriarche.  —  Journal  de  politique  et  de  littéra- 
ture. —  Un  livre  de  Marat.  —  Deux  catégories  d'esprits.  —  Vol- 
taire relégué  parmi  les  beaux-esprits.  —  Allocution  à  Camille 
Desmoulins.  —  Marat  protégé  par  Beaumarchais.  —  Sa  recon- 
naissance. —  La  dernière  dent  de  Voltaire.  —  Le  poëte  Barlhe. 

—  L'homme  personnel.  —  Plaisante  comédie.  —  Aggravation  de 
torts.  —  Barthe  l'original  de  sa  pièce.  —  Colardeau  au  lit  de 
mort Page  107 

IV.  —  Joseph  II.  —  Départ  de  Ferney.  —  Voltaire  a  l'hôtel 
DE  ViLLETTE.  —  Ëmotion  DU  PDBLic.  —  Franklin.  —  Le  comte  de 
Falkenstein  à  Paris.  —  Trompeuses  apparences.  —  Deux  vers 
d'Œdipe.  —  Ovation  du  parterre.  —  Recrue  pour  la  philosophie. 

—  Cruel  mécompte.  —  Voltaire  blessé  au  cœur.  —  Il  n'en  fait 
rien  paraître.  —  Interprétation  charitable.  —  Charles  IX  et  Ron- 
sard. —  Les  innocents  payent  pour  les  coupables.  —  Monsieur 
l'Empereur.  —  Préparatifs  inutiles.  —  Maligne  relation  de  Bonnet. 

—  Fouette,  cocher  !  —  Voltaire  en  grande  perruque.  —  Le  comte 
de  Falkenstein  à  Roche.  —  Entrevue  de  l'Empereur  et  de  Haller. 

—  Modestie  de  ce  dernier.  —  Marie-Thérèse.  —  Un  pécheur 
incorrigible.  —  Anxiétés  du  créateur.  —  Agathocle.  —  Irène 
reparaît  sur  l'eau.  —  Enthousiasme  de  Villevielle.  —  Jugement 
de  Condorcet.  —  Sensibilité  du  poëte.  —  Paroles  réconfortantes. 

—  Irène  reçue  à  l'unanimité.  —  Généreux  procédé  de  Bartbe.  — 

vni.  34 


530  TABLE. 

Refus  de  Lekain,  qualifié  durement  par  M.  de  ThiLouville.  — 
Terapêle  à  la  Comédie.  —  Longanimité  du  poëte.  —  Sentence  de 
M.  de  Fériol.  —  Situation  présente.  —  Louis  XVI  et  «on  Mentor. 

—  Complot  général.  —  Départ  pour  Paris.  —  Consternation  de 
la  colonie.  —  Le  père  Adam.  —  Devenu  important,  taquin  et 
brouillon.  — Disgracié.  — Le  maître  de  poste  de  Bourg-en-Bresse. 

—  L'hôtel  de  la  Croix-d'Or  à  Dijon.  —  Extravagances  dont  le 
Toyageur  est  l'objet.  —  Essieu  rompu.  —  Plaisante  recommanda- 
tion de  Voltaire  aux  postillons.  —  Voltaire  à  la  l>arrière.  — 
Reconnu  par  les  commis.  —  Ce  qu'il  leur  dit.  —  Oreste  et  Pylade. 
Mort  de  Lekain.  —  Désolation  du  poUtc.  —  La  cour  et  la  ville. 

—  Un  corps  d'acier.  —  Froideur  de  Troncliin.  —  Crainte  motivée 
de  Voltaire.  —  Visite  de  Gluck.  —  Madame  Jules  de  PoUgnac.  — 
Députation  de  la  Comédie.  —  Allocution  emphatique  de  Bellecour. 

—  Mot  galant  de  l'auteur  d'Irènn  à  madame  Vestris.  —  La 
morale  des  princes.  —  Mécompte  du  public.  —  Madame  Necker. 

—  Le  docteur  Franklin.  —  God  and  Liberty.  —  Lord  Stormont  et 
Balbàlrc.  —  Étrange  billet.  —  Voltaire  et  Richelieu.  —  Mademoi- 
selle Sainval  cadette. —  Ses  débuts.  —  Intervention  de  Sophie 
Arnoult.' — Désistement  de  madame  Mole.     Page  157. 

V.  —  Affldenck  des  visiteurs.  —  L'ABBii  Gaultier.  —  Rétrac- 
tation DD  POETE.  —  Les  comédiens.  —  Irène.  —  Madame 
du  Barry.  —  Le  Brun-Pindare.  —  Lycopliron'Zoîle.  —  Curieux 
récit.  —  Voltaire  sacrifié  à  Bufifon.  —  Quatre-vingt-dix  mille 
folies.  —  Humilité  douteuse.  —  Appréhensions  intermittentes  de 
Le  Brun.  —  L'abbé  Gaultier.  —  La  porte  ouverte.  —  EutreticT 
préliminaire.  —  Ce  qu'est  l'abbé  Gaultier.  —  Madame  Denis  le 
congédie.  —  L'abbé  Marthe.  —  Le  pistolet  sur  ia  gorge.  — 
Madame  du  DefTand.  —  Va  voir  son  vieil  ami.  —  Curieux  entre- 
tien. —  Distribution  d'Irène.  —  Duste  de  Voltaire  commandé  à 
Pigalle.  —  Le  marquis  de  Marigny.  —  Le  roi  n'y  est  pour  rien. 

—  Vive  alerte.   —  Saignée  salutaire.  —  L'abbé  Gaultier  appelé. 

—  Cordial  accueil.  —  On  les  laisse  seuls.  —  Désespoir  de 
Wagnière.  —  Déclaration  de  Voltaire.  —  Sa  vraie  pensée.  —  Pe- 
tites objections  et  petits  doutes.  —  Voltaire  s'est-il  confessé?  — 
Anecdote  rapportée  par  Wagnière  et  confirmée  par  D'Alemberl.  — 
Portrait  de  Gauilicr  par  ce  dernier.  —  Mal  reçu  de  ses  supérieurs. 

—  Lettre  de  Voltaire  à  son  curé. —  L'abbé  Gaultier  évincé.  —  M.  de 
Tersac.  —  Dernière  tentative.  —  Réponse  significative  du  suisse. 

—  Conversion  de  l'abbé  de  L'Attaignant.  —  Gaultier  et  Garguille. 

—  Députation  de  l'Académie.  —  Petit  dialogue  entre  Voltaire  et 
le  docteur  Lorry.  —  Walpole  redressé  par  son  amie,  —  Véritable 


TABLE.  531 

point  de  Tuc,  —  Attitude  obligatoire.  —  Blâme  de  M.  de  Chol- 
seul.  —  Approbation  de  D'Alembert.  —  Franciie  explication.  — 
Lettre  de  Villette  à  Lorry.  —  La  Harpe  et  la  Pharsale.  —  Lec- 
ture des  Barmécides.  —  Ce  qu'en  pense  Voltaire.  —  Ira-t-il  à 
Versailles?  —  BienTeillance  de  la  reine.  —  Décision  irrévocable. 

—  Fariau  de  Saint-Ange.  —  Repartie  plaisante  du  patriarche.  — 
Mercier  le  dramaturge.  —  Une  existence  de  vingt-trois  mille  deux 
cents  heures.  —  La  chevalière  d'Ëon.  —  Irritation  de  Voltaire 
contre  ses  interprètes.  —  Parole  dure.  —  Réplique  peu  probable 
de  Brizard.  —  Voltaire  crache  du  sang.  —  Madrigaux  et  épi- 
grammes.  —  Les  comédient  ordinaires  du  Roi.  —  Première  re- 
présentation d'frène.  —  Marie-Antoinette.  —  Inquiétude  du  pu- 
blic. —  Félicitations  de  l'Académie Page  213 

VI.  —  L'Académie  et  la  Comédie.  —  Scène  dd  cocrossemekt.  — 
La  loge  des  Nedf  soeors.  —  Les  revenants.  —  Députation  de 
maçons.  —  Irène  revue  et  corrigée.  —  Scène  de  fureur.  —  Ma- 
dame Denis  malmenée.  —  Le  Uls  de  M.  Barthe.  —  Plaisant  em- 
portement du  père.  —  Thibouville.  —  Voltaire  s'apaise.  —  Tur- 
got.  —  Vénération  de  Voltaire  pour  cet  homme  de  bien.  —  Le 
charlatan  de  la  place  Louis  XV. — o  Voltaire,  notre  maître  à  tous!  » 

—  Le  patriarche  à  l'Académie.  —  Boismont  et  Millot.  —  Déser- 
tion du  clergé.  —  L'Éloge  de  Despréaux.  —  Boilcau,  Racine  et 
Voltaire.  —  Rare  spectacle.  —  Un  public  ivre.  —  La  main  de 
madame  de  Villelte.  —  La  tête  à  perruque  de  M.  de  Voltaire.  — 
Brizard  dans  la  loge  de  Voltaire.  —  Le  poëte  ne  veut  pas  être 
couronné.  —  Forcé  de  se  soumettre.  —  Irène  plus  applaudie 
qu'écoutée.  —  Mademoiselle  La  Chassaigne.  —  Le  buste  du  poëte. 

—  Scène  du  couronnement.  —  Intraduisible  émotion.  —  Dizain 
de  Saint-Marc.  —  Estampe  de  Moreau.  —  Figures  et  portraits.  — 
Nanine.  —  Transports  des  femmes.  —  On  veut  dételer  les  che- 
vaux. —  Compliments  du  comte  d'Artois.  —  Légitime  rémuné- 
ration. —  Désenchantement  passager.  —  Abstention  forcée  de  la 
reine.  —  Tiraillements.  —  Madame  Denis  ne  veut  pas  s'en  aller. 

—  Tronchin  offre  sa  dormeuse.  —  M.  et  madame  Suard.  —  Pro- 
jets d'établissement  à  Paris.  —  Voltaire  en  quête  d'une  maison.  — 
Ékîueils  de  plus  d'une  sorte.  —  Sentiment  de  D'Alembert.  —  La 
marchande  des  Tuileries.  —  VEomme  aux  Calas  —  La  loge  des 
Neuf-Sœurs.  —  Initiation.  —  Discours  du  Vénérable.  —  Remer- 
ciements du  récipiendaire.  —  Journée  complète.  —  L'hôtel  de 
madame  de  Montesson. —  Portrait  de  la  marquise. —  Son  théâtre. 

—  On  joue  l'Amant  romanesque  et  Nanine.  —  Charmant  accueil 
fait  an  poëte.  —  Émeute  dans  un  couvent.  —  Voltaire  au  Palais- 


532  TABLE. 

Royal.  —  La  duchesse  de  Chartres.  —  Voltaire  chei  Sophie  Ar- 
noult.  —  Survivants  et  attardés.  —  La  comtesse  de  Ségur.  —  En- 
gouement sans  limites.  —  Suzanne  de  Livry.  —  Démarche  auprès 
de  M.  de  Gouvernet.  —  Une  lettre  sans  réponse.  —  D'un  bord  du 
Slyx  à  l'autre  . Page  271, 

Vil.  —  Voltaire   et  le  Dictionnaire  de  l'Académie.   —  Excès 

DE   travail.   —  NiOLENTE    SORTIE   CONTRE   VoLTAIRE.  — DERNIERS 

MOMENTS  DU  POÈTE.  —  Départ  de  Wagnière.  —  L'abbé  de  Beau- 
regard.  —  Pusillanimité  de  M.  de  Miromesnil.  —  Chaleureuse 
intervention  du  prince  de  Beauvau.  —  Portée  réelle  de  ces 
insinuations.  —  L'abbé  Delille.  —  Son  poJime  des  Jardim  et  l'É- 
pîlre  de  Pope.  —  Notre  langue  est  une  gueuse  flère,  —  Le  mot 
tragédien.  —  Nécessité  d'un  dictionnaire.  —  Prétendu  dialogue 
entre  l'abbé  Barruel  et  l'académicien  Beauzée.  —  Cause  de  l'é- 
lection de  ce  dernier.  —  Le  groupe  des  lettrés.  —  Voltaire  tient 
parole.  —  Procès-verbal  de  la  séance.  —  Foncemagne  admonesté. 

—  Mutuels  remerciements.  —  Représentation  (ÏÀlzire.  —  Vol- 
taire rompt  son  incognito.  —  Acclamé  avec  transports.  —  Le  pa- 
triarche à  l'Académie  des  Sciences.  —  Franklin  assiste  à  la  séance. 

—  Éloge  de  M.  Trudaine.  —  Inévitables  allusions.  —  Un  mot  sus- 
pect. —  Apreté  de  La  Harpe.  —  Madame  da  Luxembourg.  — 
L'épée  du  maréchal  de  Broglie.  —  Veille  fiévreuse.  —  Premiers 
symptômes.  —  L'apothicaire  de  Villette.  —  La  flole  du  maréchal. 

—  Étrange  mot  de  M.  de  Villette.  —  Sentiment  de  d'Argental. 

—  Ah!  frère  Cavi,  tu  m'as  tué!  —  Récils  divergents,  —  L'esto- 
mac ne  fonctionne  plus.  —  Anéantissement  extrême.  —  Étranges 
préoccupations  de  madame  Denis,  —  Dissimulation  forcée.  — 
Billet  de  Voltaire  au  flis  de  Lally,  —  Spectacle  touchant,  —  Ar- 
rêt sinistre  des  médecins.  —  Cruel  persiflage.  —  Un  fichu  mo- 
ment. —  Un  physiologiste  enragé.  —  Nouvelle  démarche  de  l'abbé 
Gaultier.  —  Conditions  imposées  et  acceptées.  —  Dernière  entre- 
vue. —  «Laissez-moi  mourir  en  paix!  »  —  Autre  mot  qu'on  lui 
prête.  —  Omissions  volontaires.  —  Tâche  épineuse.  —  Curieuse 
lettre  de  Tronchin.  —  Voltaire  en  robe  de  chambre.  —  Situation 
morale.  —  Ridicules  propos.  —   «  Monsieur,  lirez-moi  de  là  I  » 

—  Billet  de  D'Alembert.  —  Obscurité  des  derniers  instants.  — 
La  Gazelle  de  Cologne.  —  Un  homme  bien  respectable.  —  Pro- 
phétie d'Ézéchiel.  —  Harel,  Feller  et  Barruel.  —  L'abbé  Depery. 

—  Témoignage  de  Belle  et  Bonne.  —  La  fin  justifie  les  moyens. 

—  Attitude  concluante  de  Mignot.  —  Invraisemblance  inadmis- 
sible. —  Lady  Morgan,  —  M.  de  Fusée,  —  Récit  de  Barruel, 

—  L'abbé  Bigex.  —  Le  cuisinier  de  Villette.  —  Invariable  uni- 


TABLE.  S33 

formité  du  procédé.  —  Le  seul  terrain  de  l'historien.  —  Der- 
nières paroles.  —  «  Prenez  soin  de  maman.  »  —  Vaines  et  sté- 
riles recherches Page  323. 


EPILOGUE.  —  VOLTAIRE  ODTRE-TOMBE. 

—  L'aBBATE   DR   SCELLIÈRES.    —    La  BIBLIOTHÈQUE   DE   VOLTAIBE. 

—  BLariage  DE  MADAME  Denis.  —  Premier  effarement.  —  L'abbé 
Mignot  et  le  curé  de  Saint-Sulpice.  —  Démarche  des  deux  neveux 
près  du  parlement  et  du  ministre.  —  Impossibilité  de  la  lutte.  — 
Embaumement  du  corps.  —  Le  cerreau  de  Voltaire.  —  Le  cadayre 
installé  dans  un  carrosse  à  six  chevaux.  —  Constante  préoccupa- 
lion  du  poëte.  —  Arrivée  à  Scellières.  —  Négociations  antérieures 
de  l'abbé  Mignot.  —  Le  prieur  dans  ses  intérêts.  —  Le  corps  pré- 
senté à  l'Église.  —  Service  solennel.  —  Mouvements  de  l'arche- 
vêché,—  Lettre  de  l'évêquede  Troyesà  dom  Potherat  de  Corbière. 

—  Spirituelle  réponse  du  prieur,  —  Destitution  de  ce  religieux. 

—  Embarras  du  ministère.  —  Demande  d'un  service  aux  Corde- 
liers.  —  Refus  du  père  gardien.  —  Indignation  de  D'Alembert, — 
Plaisante  observation  de  Linguel,  —  Le  portrait  de  Voltaire  au 
Louvre.  —  Galanterie  d'Hondon.  —  D'Alembert  fait  don  du  buste 
du  patriarche  à  l'Académie.  —  Testament  de  Voltaire.  —  Mesqui- 
nerie des  legs.  — Wagnière  disculpe  son  maître.  —  Madame  Denis 
inexcusable  en  toute  hypothèse.  —  Arrangements  avec  la  famille 
De  Brosses.  —  Viilette  et  le  cœur  de  Voltaire.  —  Molle  revendica- 
tion de  la  famille.  —  Communication  de  D'Alembert  à  l'Académie. 

—  Propose  l'éloge  de  Voltaire  pour  le  prix  de  poésie.  —  Ajoute 
de  sa  poche  six  cents  livres.  —  Son  offre  acceptée  avec  enthou- 
siasme. —  Un  coup  de  théâtre.  —  L'Eloge  de  Crébillon.  —  Petit 
charlatanisme  oratoire.  —  Vers  de  la  marquise  de  Boufflers.  — 
Fureur  du  clergé  de  Paris,  —  L'abbé  Poupart,  —  L'Encyclopédie 
l'emporte.  —  Monseigneur  de  Beaumont  et  le  duc  de  Noailles.  — 
Simplesse  du  prélat.  —  Fête  funéraire  à  la  loge  des  Neaf-Sœurs.  — 
Bibliothèque  de  Voltaire.  —  Lettre  de  l'impératrice  à  madame 
Denis.  —  Voltaire  n'est  pas  un  bibliophile.  —  Ses  annotations 
marginales.  —  Conditions  d'achat,  —  Vente  de  Ferney.  —  Mot 
touchant  de  Catherine  II. — Mariage  de  madame  Denis.  —M.  Du- 
Tivier.  —  a  Heureuse  à  faire  mal  au  cœur  !  »  —  D'Alembert  excel- 
lent mime.  —  Madame  Denis  abandonnée  des  siens,  —  Elle 
retire  avec  la  statue  de  son  oncle  ses  bonnes  grâces  à  l'Acadé- 
mie  Page  385) 


534  TABLE. 

II.  —  Le  FAnTEUiL  DE  Voltaire.  —  Service  a  Berlin.  —  Pahc- 
KOUCKE  ET  Beadmarcoais.  —  L'ÉDITION  DE  Kehl.  —  Let  Mutes 
rivales.  —  Lemlerre  se  porte  comme  candidat.  —  Ducis  est 
nommé.  —  Jour  de  fête  pour  la  coterie  philosophique.  —  Dla- 
cours  du  récipiendaire.  —  Optime,  Thomas!  opiime.  —  Réponse 
de  l'abbé  de  Radonvilliers.  —  Portrait  de  l'abbé  en  découpure  par 
le  chevalier  de  Boufflers.  —  Injuste  accueil  de  l'auditoire.  —  At- 
tendrissement de  D'Alembert.  —  Éloge  de  Voltaire  par  Frédéric. 

—  Le  buste  du  poëte.  —  La  guerre  a  mis  le  roi  de  Prusse  à  sec. 

—  Agathocle.  —  Faiblesse  de  l'ouvrage.  —  Les  prix  de  la  Saint- 
Louis.  —  EpUre  à  Voltaire,  par  Murville. —  Un  anonyme.—  Inter- 
vention de  d'Argental.  —  Paternité  sournoise  de  La  Harpe.  —  En- 
core la  messe  des  Ciordeliers.  —  Le  cardinal  de  Rohan  intermédiaire 
malgré  lui.  —  S'en  tire  par  des  faux-fuyants.  —  Assaut  d'habi- 
letés. —  Expédient  proposé  par  l'archevêque  d'Âix.  —  Refus  du 
roi.  —  Dernière  tentative  de  D'Alembert.  —  Clôture  du  débat.  — 
Les  parlements  rivalisent  avec  la  Sorbonne.  —  Desprémesnil  au 
parlement  de  Rouen.  —  Projet  d'une  revanche  à  Berlin.  —  Une 
messe  ciiantée  à  l'église  catholique.  — Curieuse  note  destinée  aux 
journaux  étrangers.  —  Reproduite  par  La  Harpe  et  Diderot.  — 
D'Alembert  ne  désarme  point.  —  Autre  requête.  —  Frédéric  fait 
la  sourde  oreille.  —  Monument  autrement  durable.  —  Panc- 
koucke  prépare  une  édition  complète  des  œuvres  de  Voltaire.  — 
Points  de  vue  différents.  —  Erreur  de  Palissot.  —  La  correspon- 
dance de  Voltaire.  —  Négociations  épineuses.  —  Refus  du  duc  de 
Nivernois  et  de  madame  Necker.  —  Le  duc  de  Choiseul  ne  se 
montre  pas  plus  accessible. —  Nombreux  acquiescements. —  Apports 
de  La  Harpe  et  de  Grimm.  —  Candide  aveu  de  François  de  Neuf- 
chàteau.  —  Ce  n'est  pas  lui  qu'on  aime,  mais  les  lettres  de  Vol- 
taire. —  Lettres  ù  d'Argental.  —  Madame  de  Vimeux  sa  légataire. 

—  Vend  la  correspondance  à  Panckoucke.  —  Suard  autorisé  à 
faire  des  suppressions.  —  Beaumarchais  se  substitue  à  Panckoucke. 

—  Rétif  de  la  Bretonne  et  Decroix.  —  Le  fort  de  Kehl.  —  Double 
prospectus.  —  Les  presses  de  Baskerville.  —  Mandement  fou- 
droyant de  l'évêque  d'Amiens.  —  Circulaire  pastorale  de  Jean- 
George. —  Provoque  les  sévérités  du  parlement.  —  Mémoires  pour 
servir  à  la  vie  de  Voltaire,  —  Démarches  du  baron  de  Gollz.  — 
Stoïcisme  de  Frédéric.  —  Difllcultés  avec  l'impératrice  de  Russie. 

—  Affaire  médiocrement  heureuse.  —  Mandement  pour  le  carême. 

—  Un  cantique  pour  rire.  — Justice  tardive.     .     .     Page  428. 

m.    —   VlLLETTE    journaliste.     —    La   CHRONIQUE    DE     PARIS.    — 

Transution  des  cendres  AU  Panthéon.  —  Le  cœur  de  Voltaire 


TABLE.  535 

à  l'ofQce.  —  Réplique  indignée  de  Villette.  —  La  lune  de  miel 
ne  durera  pas.  —  Nouveaux  désordres.  —  Rupture  et  raccommo- 
dement. —  Mot  dur  de  Laborde.  —  Vente  de  Ferney.  —  Aurore 
de  la  Révolution.  —  Villette  tout  court.  —  Journaliste  d'avant- 
garde. —  L'archevêque  de  Paris,  son  créancier.  —  Villette  n'a  pas 
le  beau  rôle.  —  Locataire  des  Théatins.  —  Au  Grand  Voltaire. 
Le  quai  Voltaire.  —  Lettre  aux  frères  et  amis.  —  Curieux 
amendement.  —  Le  patriote  Palloy  et  les  pierres  de  la  Bastille. 

—  Un  tombeau  pour  Voltaire.  —  Mérard  de  Saint-Just,  le  mar- 
quis de  Ximenès,  Anacharsis  Clooti.  —  Mise  en  vente  de  l'ab- 
baye de  Scellières.  —  Que  deviendront  les  cendres  de  Voltaire?  — 
VolUire  et  Henri  IV.  —  L'Éternel  aux  pieds  de  saint  Crépin.  — 
Représentation  de  Brutus.  —  Ovation  à  Mirabeau.  —  Applaudis- 
sements frénétiques.  —  Le  duc  de  Chartres  à  la  Comédie.  —  Ce 
qu'il  écrit  à  son  père.  —  «  Sans  roi  !  »  —  Inilialive  chevale- 
•"«•que.  —  Complicité  de  toute  la  salle.  —  V Homme  immortel. — 
Gomment  se  comporte  la  Renommée.  —  Brutus  à  Nantes.  —  La 
Mort  de  César.  —  Discours  de  Villette  au  Théâtre-Français.  — 
Obtient  tous  les  suffrages.  —  Les  Amis  de  la  Constitution  de 
Troyes.  —  Bizarre  requête  de  la  commune  de  Romilly.  —  Ré- 
sistance acharnée.  —  Dédicace  repoussée  par  l'Assemblée.  — 
Étrange  argument  de  Lanjuinais.  —  Extraction  de  la  bière.  — 
Relation  de  la  cérémonie.  —  Un  conte  de  la  Feuille  du  jour.  — 
Réfutation  du  curé  Bouillerot,  —  Pétition  à  l'Assemblée  nationale. 

—  Son  esprit  et  son  but.  —  Prophétie  de  Nostradamus.  —  Les 
aubes  de  la  reine  Marguerite.  —  Le  roi  Voltaire.  —  Voltaire  à 
Paris.  —  Petite  malice  de  l'abbé  Royou.  —  Déloyale  application. 

—  Marche  du  cortège.  —  Description  du  char  funèbre.  —  Le 
maire  Bailly.  —  Jalousie  fermée.  —  Station  à  l'hôtel  de  Villette. 
— Terrible  averse.  —  Mot  d'un  sentiment  exquis.     .     Page  463. 

IV.  —  Voltaire  et  la  Révolution.  —  Fanatisme  des  decx  parts. 
Cervelet  de  Voltaire.  —  Sépulture  violée.  —  Idées  gouver- 
nementales de  Voltaire.  —  Cahiers  de  Voltaire  aux  États  généraux. 

—  Contrastes  et  analogies.  —  Le  Triomphe  poétique.  —  Une  ca- 
lotine  prophétique.  —  Lefranc  de  Pompignan.  —  Un  opéra  sati- 
rique. —  Prométhée,  c'est  Voltaire.  —  L'auteur  de  la  Uenriade 
coiffé  du  bonnet  rouge.  —  Semonce  du  maire  Péthion.  —  Les 
bonnets  rouges  rentrent  dans  les  poches.  —  Le  flls  de  Villette.  — 
Voltaire  sera  son  nom  de  saint.  —  Manuel.  —  Physionomie  ori- 
ginale de  Villette.  —  Attitude  courageuse.  —  Ne  votera  pas  la 
mort  de  Louis  XVI.  —  Succombe  à  une  maladie  de  langueur.  — 
L'hôtel  de  la  rue  de  Vaugirard.  —  Fête  maçonnique.  —  Son 


536  TABLE. 

frère,  Varlcourt.  —  Visite  de  lady  Morgan.  — F^te  vollairienne.  — 
Le  Français,  peuple  ardent  et  enthousiaste.  —  Succession  du  der- 
nier Villelte.  —  Fidéi-commis. —  Arrêt  de  la  cour  d'Amiens.  — 
Les  reliques  voltairlennes.  —  Embarrassantes. —  Le  cœur  de  Vol- 
taire. —  Trouve  l'hospitalité  au  département  des  Médailles.  — 
Le  cervelet  de  Voltaire.  —  Démarche  du  flis  Mitouart.  —  Chaleu- 
reux acquiescement  de  François  de  Neufchâleau.  —  La  négocia- 
tion n'aboutit  point.  —  Seconde  démarche  aussi  peu  chanceuse.  — 
■  L'Académie  n'a  pas  de  reliquaire.  —  Mademoiselle  Virginie  Mi- 
touart. —  Lègue  le  précieux  dépôt  à  un  employé  de  la  pharmacie 
de  son  père.  —  Le  cervelet  à  la  salle  des  ventes.  —  Qu'est-ii  de- 
venu ?  —  Le  clergé  sous  la  Restauration.  —  Propagandes  en  sens 
contraires.  —  Voltaire  et  Rousseau.  —  Les  éditions  pullulent.  — 
Le  colonel  Touquet.  —  Visite  aux  caveaux  du  Panthéon.  — 
Étrange  propos  d'un  inconnu.  —  La  Congrégation.  —  Récit  du 
Bibliophile.  — MM.  de  Puymorin.  — Tombeau  vide.  —  Plaisant 
procès-verbal.  —  Interpellation  de  Stanislas  de  Girardin.  —  Beu- 
chot  et  M.  d'Argout.  —  Voltaire  à  la  voirie  .     .     .     Page  502. 


FIN   DE   LA    TABLE 


c 


ERRATA 


Page     14,  ligne  18.  —  Au  lien  de  :    •  sainte,  >  lisez  :  •  saine.  • 
Page     20,  ligne     6.  —  Au  lieu  de  :    •  bien  que,  •   lisez  :   <  quoique.  • 
Page  141,  ligne     7.  —  Au  lien  de  :    •  Panégyrique  de  Louis  XV,  »  lisez: 

t  Eloge  funèbre  de  Louis  XV.  » 
Page  199,  ligne  3  de  la  note.  —  Au  lieu  de  :  •  Piceini,  >  lisez  :  Piccinni,  » 

et,  même  page,  au  lieu  de  :   •  piccinistes,  >  lisez  :  ■  piccin- 

nistes.  > 
Page  20  i,  L'gne     1.  —  Au  lieu  de  :    «  figurait,  >  lisez  :  €  figuraient.  ■ 
Page  210,  ligne  17.   —  C'est  Sainval  l'aînée,  et  non  la  cadette,  qui  eut  de 

si  furieux  d<^mèlés  avec  madame  Vestris. 
Page  259,  ligne  23.  —  An  lieu  de  :    •  ce  qui,  >  lisez  :  t  ce  qu'il.  • 
Page  269,  ligne     1.  —  Au  lieu  de  :    «M.  Dupuis,  ■  lisez  :  •  H.  Dupuils.  • 
Ucme  page,  ligne  10.  —  Au  lieu  de  :  •  qu'il  compensait,  >  lisez  :  «  qu'ils  com- 

penseroient.  > 
Page  271,  ligne  3  de  la  note.  —  Au  lien  de  :  ■  Durasse,  ■  lisez  :  i  Dnrazzo.  » 
Page  272,  ligne  2  de  la  deuxième  note.  —  Au  lieu  de  :  t  Gehelin,  >   lisez  : 

•  Gébelin.  » 
Page  288,  ligne  24.  —  Au  lieu  de  :  •  Irène,  »  lisez  :  *  Irène.  > 
Page  289,  titre  de  la  page.  —  Au  lieu  de  «  Dixain,  >  lisez  :   •  Dizain,  t 
Page  353,  ligne  4  de  la  deuxième  note.  —  Au  lieu  de  :    •  danger  qu'il,  ■ 

lisez  :  •  danger  auquel  il.  > 
Page  356,  ligne  3  de  la  note.  —  Au  lieu  de  :  t  ajouta,  >  lisez  :  •  ajoute.  > 


Paris.  —  Trop.  ViéTille  et  Capiomont,  6,  rue  des  Poitevins. 


6 


<^<5 


■C      \       A; 


Sec  c  c"      . 


ce 


^i^ 


"a  Cl 

m    ' 


c^;*^ 

'*.,-  *~y 


^5^ 


^VfJT:»-*^ 


:>^> 


^v-V 


Cr  ^^ 


<^  ^ 


^ 

O    <vvr/'  y^ 

^ 

><^.^ 

^ 

^  r^.-;r. 

^" 

<''  -      ^ 

^ 

^-  '^V 

L^ 

C^.        C^^ 

p^ 

t 

Ce     ^^5^ 

^5-             .,»:^ 

;^ 

^      C^       / 

<-''  < 

x:"  ce     < 

D< 

;c,rc    -^  ■ 

S<i 

£  ^"^^    k'    ' 

J-^^ 

>^^ 

\    ■      ^ 

/  .^^ 


■<p« 


■g;* 


.  ft/ 


%^^m 


f^j'^ 


V  -.  ■   ,y 


v>  V       \y 


LUI 


■^*^i^^ 


^\ 


'vy...«' 


rtt?^.^^. 


,^^