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HARVARD COLLEGE
LIBRARY
FROM THE BEQUEST OF
JAMES WALKER
(Class of 1814)
President of Harvard College
"Preference being gran to works in the Intellectual
GEORGES PELLISSIER
VOLTAIRE
PHILOSOPHE
Librairie Armand Colin
Paris, 5, rue de Mezieres
VOLTAIRE
PHILOSOPHE
OUVRAGES DE GEORGES PELLISSIER
LIBRAIRIE ARMANO COLIN
Pages choisies de Diderot, avec une introduction. Un vol.
in-ls, relie toile, 4 fr.; — broche 3 fr. 50
Lbs Garacteres de La Bruyere, avec des annotations. Un vol.
in-ta, reli6 toile, 3 fr.; -- broche 2 fr. 50
Voltaire philosophe. Un volume in-18, broch6. . . 3 fr. 50
Le Mouvement litteraire au dix-neuvieme siecle, 1889. Un
volume in-18, 7 6 Edition (Hachette et C 1 *) 3 fr. 50
Essais de Literature contemporaine, 1893. Un volume in-18,
3 fl Coition (Lecene et Oudin) 3 fr. 50
Nouveauz Essais de Literature contemporaine, 1895. Un
volume in-18 (Lecene et Oudin) 3 fr. 50
Etudes de Literature contemporaine, premiere s€rie y 1898.
Un volume in-18 (Perrin et G te ) 3 f r. 50
Etudes de Literature contemporaine, deuxikme se'rie, 1901.
Un volume in-18 (Perrin et C") 3 fr. 50
Le Houvement litteraire contemporain, 1901. Un volume
in-t*. 3* edition (Hachette et Plon) 3 fr. 50
Precis de l'Histoire de la Literature francaise, 1902. Un
volti me in-18, 6 e edition (Delagrave) 3 fr. 50
Etudes de Literature et de Morale contemporaines, 1905.
Un volume in-18 (Comely) 3 fr. 50
. #-08. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 4-08.
GEORGES PELUSSIER
VOLTAIRE
PHILOSOPHE
PARIS
LIBRAIRIE ARMAND COLIN
5, RUE DE MEZIERES, 5
1908
Droits de reproduction et de traduction rlservdt pomr tons pays.
•N
{ o,-r : r.irvj )
jYoJUiAAs AcuJU
Published April 29, nineteen hundred and eight.
Privilege of Copyright in the United States reserved,
under the Act approved March, 3. 1905,
by Max Leclerc and H. Bonrrclier, proprietors of Librairie Armand Colin.
A
v b*
AVANT-PROPOS
En intitulant ce livre Voltaire philosophe, nous
avons pris le mot philosophe dans la signification
ou le xvni e sifecle l'entendait. M6taphysique ct phy-
sique, religion, morale, politique, tels sont les
quatre domaines auxquels Voltaire appliqua sa
philosophie : ce sont aussi les quatre chapitres de
notre volume; et nous y avons fait rentrer ce que
renferme de philosophique la partie proprement
litteraire de son ceuvre, le the&tre par exemple et
l'histoire.
Nous ne nous sommes propose que de retracer
cette philosophie le plus methodiquement possible,
avec une enti&re fidelite.
Nous n'avons point cru necessaire de dissimuler
notre sympathie pour un grand nombre des idies
que Voltaire repandit par le monde. On verra
qu'elle ne fait aucun tort k notre exactitude.
TOLTAIrtK PHILOSOPfiE. 4
II AVANT-PROPOS
II ne nous a pas coftte de signaler chemin faisant
dans Voltaire ce qu'on appelle les lacunes de son
intelligence. Mais nous pr6f6rerions qu'on les appel&t
autrement. En r£alit6, son intelligence nous parait
avoir bien peu de lacunes. Disons plut6t qu'il
ma nqua d 'imagination . II ne poss6dait nj. laiaciilt6
m6taphysique, ni l'invention scientifique, ni le
sens mptique. Et c'est d'ailleurs pour cela qu'il
n'6difia aucun systime illusoire, qu'il restreignit
la science dans les limites de l'observation et de
l'expirimentation, qu'il bannit tout surnaturel en
rAduisant la religion k la morale.
Nous voudrions bien que les ennemis de Voltaire
— car il en a toujours — reconnussent eux-mAmes
notre 6quit6. Du moins, nous osons esperer qu'on
ne nous accusera pas de prevention, si, dans les
principaux livres ou essais derniferement publics sur
lui, nous relevons en passant de nombreuses
erreurs, soit inspires par la malveillance , soit
provenant d'une iecture inattentive ou incom-
plete *.
Nous avons lu avec soin son ceuvre entiire. Ce
n'est pas un grand mirite. Et ce fut d'ailleurs pour
1. Ai-je besoin de signaler ici, comme ce qu'on a e"crit sur
Voltaire de plus impartial et de plus juste, le recent livre de
M. 6. Lanson paru dans la collection des Grands gcrivains
francais, ou lui-m&me corrige en bien des points son chapitre
peu bienveillant de VHistoire de la Lillfrature frangaisel
AVANT-PROP III
nous un plaisir tr&s vif, Mais, comme beaucoup
d'ecrivains ont parte de lui sans le bien connaftre,
on nous saura peut-6tre gre de n'en parler qu'apr&s
nous &tre donne ce plaisir.
VOLTAIRE PHILOSOPHE
CHAPITRE I
MBTAPHYSIQUE ET PHYSIQUE
Un tr&s grave critique, Alexandre Vinet, 6crit dans
son Histoire de la Literature frangai$eauXVIlI e siicle
que Voltaire, « frivole par nature et par syst&me, a
m£me fait l'gloge de la frivolity* ». Et, se nSfcrant k
un article du Dictionnaire philosophique, voici quel
passage il en cite : « Ce qui me persuade le plus de
la Providence, disait .le profond auteur de Bacha
Bilboquet, c'est que, pour nous consoler de nos
innombrables mis6res, la nature nous a faits fri-
voles... Si nous nations pas frivoles, quel hommp
pourrait demeurer sans fr^mir dans une ville oil Ton
br&laune mar6chale, dame d'honneur delareine *,sous
pr6texte qu'elle avaitfait tuer un coqblancau clairde
lune 3 ?... » Prendre texte de ces lignes pour accuser
i. T. II, p. 52.
2. Eleonora Galigai, femme de Concini, marechal d'Ancre.
3. Diet, phil., Frivolity XXIX, 523. — (Pour les passages de
Voltaire cites dans le texte ou en note, les renvois se rappor-
tent, sauf indication contraire, a l'ldition Beuchot.)
2 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Voltaire d'gtre frivole, n'est-ce pas en m6connaltre k
plaisir la veritable signification * ?
Bien des fois, Voltaire exprima la m6me pens6e 2 .
Cependant il ne se r£signait point lui-m6me aux
crimes et aux injustices; « don Quichotte des mal-
heureux » (Leitre h Richelieu, 18 sept. 1769), il
poursuivit trois ans la rehabilitation des Calas, neuf
ans celle des Sirven, fit reconnattre Tinnocence des
Montbailli, de Martin, de Lnlly-Tollendal, voua au
m6pris public les juges d'Abbeville. Et du reste, assez
philosophe pour feliciter les hommes d'6tre frivoles,
sa philosophic ne rempSche pas de Q6trir souvent
leur indifference. II peut bien dire que les fionnStes
gens, passant par la Gr6ve, ordonnent k leur cocher
d'aller vite 3 ; mais il s'indigne qu'une pi&ce nouvelle
ou un bon souper les distrayent du meurtre d'un
innocent *.
1. Et lisons du reste la suite : « Qui pourrait passer dans la
rue de la Ferronnerie, continue-t-il, sans verser des larmes et
sans entrer dans des convulsions de fureur contre les prin-
cipes aborainables et sacre's qui plongerent le couteau dans le
coeur du meilleur des hommes et du plus grand des rois? On
ne pourrait faire un pas dans les rues de Paris le jour de la
Saint-Barth^lemy, sans dire : « C'est ici qu'on assassina un de
mes ancfitres pour Tamour de Dieu », etc. Puis il ajoute : « Heu-
reusement les hommes sont si legers, si frivoles, si frappes du
present, si insensibles au passe, que, sur dix mille, il n'y en a
pas deux ou trois qui fassent cette reflexion. »
2. Cf., par exemple, Lettre a AT" du De/fand, 15 aout 1772
(Edition Moland), et Ode sur V Anniversaire de la Sainj-Barlhe'-
lemy, notamment la dcrniere strophe, XII, 500.
3. « II y a des aspects sous lesquels la nature humaine est la
nature infernale. On s6cherait d'horreur si on la regardait tou-
jours par ces cdtes. Mais les honneles gens, en passant par la
Greve, oil Ton roue, ordonnent a leur cocher d'aller vite »
(Lettre a M. Pinto, 21 juill. 1762).
4. « J'ai bien peur qu'a Paris on songe peu a cette affaire
METAPHY9IQUE ET PHYSIQUE 3
Telle que 1'entend Voltaire, la frivolity n'esl-elle
pas d'ailleurs une condition indispensable de la vie
humaine? Dans A tala, Chateaubriand fait dire au
Pfcre Aubry : « Les douleurs ne sont point Sternelles...
(Test une de nos grandes misdres; nousne sommes
m£me pas capables d'etre longtemps malheureux. »
Mais, l'abb6 Morellet ayant traits cette pens6e de para-
doxe, il lui reproche de « confondre les mots ». « Je
n'ai pas dit : C'est une de nos grandes infortunes, ce
qui serait faux sansdoute ; j'ai dit : C'est une de nos
grandes misires, ce qui est trfcs veritable. » Et il
reconnait « l'incapacit6 de l'hommepourladouleur »
comme « un des grands biens de la vie 1 ». Si Ton
d£fendait k l'homme tout divertissement, il faudrait
done, avec Pascal, vouloir qu'il demeurftt « en repos
dans une chambre ».
Nous voyons assez pourquoi Voltaire fait « l'61oge
de la frivolity ». Sans cette frivolity dont Vinet lui
reproche de faire T61oge, nous serions inhabiles k
vivre. Du reste, s'il declare que parmi dix mille de
ses contemporains, deux ou trois k peine n'ont pas
[Faffaire Galas]. On a u rait beau rouer cent innocents, on ne pari era
qued'une piece nouvelle, et on ne songera qu'a un bon souper »
(Lettre d M. Audibert, 9 juill. 1762). — « Un de"s plus grands
malheurs des honneHes gens, c'est qu'ils sont des laches. On
gemit, on se tait, on soupe, on oublie * (Lettre d cPAlembert,
7 aout 1766). — A Moultou, qui lui avait enroye un livre don-
nant la liste des p rotes tants emprisonnes, condamnes aux
galeres, etc., Voltaire repond : « ... lls[mes yeux] liscnt en pleu-
rant cet amas d'horreurs. Je voudrais que de tels livres fussent
en France dans les mains de tout le monde; mais l'Opera-
Coniique l'emporte, et presque tout le monde ignore que les
galeres sont pleines de malheureux condamnes pour avoir
chante" de mauvais psaumes » (Oct. 1766, Edition Moland).
1. Preface d'Atala et de Rene', Edition de 1805.
4 VOLTAIRE PHILOSOPHE
encore oubli6 la Saint-Barth61emy, lui-m£me, le
24 aout, se senlait chaque ann6e pris de fievre '.
Reproche-t-on a Voltaire de traiter parfois sur un
ton plaisant les questions les plus graves? 11 raille
alors ceux qui les compliquent de gatt6 de coeur, qui
les embrouillent et les obscurcissent par leurs bizarres
inventions. Mais, refusant de prendre au s6rieux les
reveries de tel ou tel m6taphysicien, il n'en respecte
pas moins tout ce qui m6rite le respect.
Au moment d'examiner dans le Traite de Mttaphy-
sique 2 « quelle relation il y a entre Dieu et nous »,
« s'il y a une morale et ce qu'elle peut 6tre », « s'il
y a une religion 6tablie par Dieu m&me » : « Ces
questions, dit-il, sont d'une importance a qui tout
c6de, et les recherches dans lesquelles nous arau-
sons notre vie sont bien frivoles en comparaison »
(XXXVII, 298). Peu s'en faut qu'il ne nous rappelle
quelquefois Pascal en blamant rincuriosite de ceux qui
se d6sint6ressent des probtemes religieux et moraux.
« Jen'ai pu encore a mon £ge, dit-il en 1770,m'accou-
tumer a ['indifference et a la 16g6ret6 avec laquelle les
personnes d'esprit traitent la seule chose essentielle»
(Lettre & la duchesse de Choiseul, 2 septembre) 3 .
Mais nest-ce pas encore de Pascal qu'il nous fait
i. Lettre a (TArgental, 30 aout 1769. Cf. p. 90, et note 1.
2. ficrit en 1734.
3. Cf. Lettres de Memmius : « Ce que je puis encore moins com-
prendre, c'est la d£daigneuse et sotte indifference dans laquelle
croupissent presque tous les hommes sur Tobjet qui les into-
resse le plus, sur la cause de leurs pens£es, sur tout leur dtre »
(XLVI, 587). — Exam, important de mil. Bolingbroke : « La stu-
pide insolence dans laquelle la plupart des hommes croupissent
sur Tobjet le plus important semblerait prouver qu'ils sont de
mis£rables machines animales dont l'instinct ne s'occupe que
du moment present » (XL1II, 43).
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 5
souvenir 1 en f&icitant le due cTUz&s malade? « Lors-
que les personnes de votre sorte oni de la sant£, lui
6crit-il, elles £parpillent leur corps et leur Ame de
tous les cdt£s; la mauvaise sant£ retieni un &tre
pensant chez soi. » Et, dans ceite mfime lettre, en
r6ponse sans doute a quelque compliment sur ses
ceuvres po£tiques, il les iraiie d'amusements et de
bagatelles par comparaison avec « l'£tude principale
de Thomme » (19 nov. 1760).
Quels son! ceux qu'on peut taxer a bon droit de
frivoles? Ceux qui, s'£pargnant la peine de penser,
regoivent des opinions toutes faites. La frivolity con-
siste a ne pas user de cette raison que Thomme tient
de Dieu et par laquelle Dieu Fa distingu6 de la brute,
a s'enqu^rir d'une ortbodoxie aupr&s des docteurs
officiels 2 .
Est-il vrai que Voltaire, pour son compte,ait trait£
16g6rement les questions essentielles dont lui-m6me
recommande aux autres F£tude? On Taccuse de
« b&cler une m£ta physique comme une trag£die contre
Cr£billon 3 ». Mais, si Voltaire 6crit un livre de m6ta-
physique en quinze jours, les mati&res qu'il traite
dans ce livre n'ont jamais cess6 de le pr£occuper; ce
qu'il 6crit en quinze jours, il y a pense toute sa vie.
On lui reproche encore de croire la solution des
probl&mes par trop facile, de pr£tendre que la raison
humaine, sa propre raison, peut tout expliquer.
Voltaire, dit tel de nos critiques, est « impenetrable,
1. Pri&re sur le bon usage des maladies,
2. « Rien n'est si pauvre, rien n'est si miserable que de
demander a un animal en bonnet carre ce que Ton doit croire »
{Lettre au due d'Uzds, 19 nov. 1760).
3. E. Faguet, Dix-huiti&me siecle, p. 209.
6 VOLTAIRE PHILOSOPHE
non seulement k la pens6e et au sentiment du mystere,
raais k Tid6e qu'il peut y avoir quelque chose de mys-
t6rieux 1 ». Voltaire, dit tel autre, « n'a pas senti que
nous sommes envelopp6s d'obscurite^ que notre intel-
ligence se heurte de toute part k l'inconnaissable 2 ».
Ce qui est vrai, c'est que nul philosophe ne marqua
avec tant d'humilite^ les bornes de notre entendement ;
et, nous allons le voir, son objet principal en m6ta-
physique fut justement d'^carter, comme illusoires, les
theories et les systemes par lesquels la pr6somptueuse
faiblesse de Tesprit humain pretend r^soudre des pro-
blemes insolubles.
11 r6pete sans cesse que nous ne savons rien, que
nous ne pouvons rien savoir. Aux philosophes qui se
plaignent de cette ignorance, il cite le vers d'Ovide :
Sors tua mortalis ; non est mortale quod oplas,
traduit par lui-meme dans le second Discours sur
VHomme :
Tes destins sont (Tun homme et tes voeux sont d'un Dieu.
(XII, 59.)
Mais, pour ceux qui, n'ayant pas conscience de
notre infirmity, imaginent des systemes plus ou
moins sp6cieux, il les traite de reveurs ou de thau-
maturges. « Tout, declare-t-il, est plonge pour nous
dans ungouffre de tenebres » [Did. phiL, Ame, XXVI,
218). Et \oilk comment Voltaire nie l'inconnaissable,
voil& comment sa legeret6 d'esprit le persuade que le
monde ne renferme rien de mysterieux!
Apres avoir, dans Le Philosophe ignorant, reconnu
i. E. Faguet, Dix-huitieme siecle, p. 232.
2. Brunetiere, Etude* critiques, t. IV, p. 320.
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 7
un Dieu, c'est-&-dire une intelligence sup6rieure, il
se demande si cette intelligence est unie au monde ou
si elle en est distincte. Mais comment pourrions-nous
le savoir? « Je me vois, dit-il, arr6t6 tout k coup dans
ma vaine curiosity. Miserable mortel,... comment
connaltrai-je Intelligence ineffable qui preside visi-
blement k la mati&re entire?... Oil est la boussole qui
me conduira vers sa demeure 6ternelle et ignore? »
(XLII, 555). Dans larticle du Dictionnaire philoso-
phiqueintitute Catichisme chinois^ Kou ayantintcrrog^
Cu-su, qui vient de lui prouver Texistence de Tfitre
supreme, sur la nature et les attributs de cet Etre :
« Mon prince, r6pond le philosophe, je me promenais
hier aupres du vaste palais qu'a bdti le roi votre p6re.
J'entendis deux grillons, dont Tun disait k l'autre :
\o\\k un terrible Edifice. Oui, dit Fautre ; tout glorieux
que je suis, j'avoue que c'est quelqu'un de plus puis-
sant que les grillons qui a fait ce prodige. Mais je
n'ai point d'id6e de cet 6tre-l& ; je vois qu'il est, mais
je ne sais ce qu'il est » (XXVII, 466). Et Kou, rendant
hommage k la modestie de Cu-Su, le loue de se
reconnaltre ignorant 1 .
Sur l'&me, sommes-nous plus avanc&s? Les sages
\. Cf. Diet, phil.j Dieu. « Les dcoles ont beau nous dire que
Dieu est infini negativement et Don privati Yemeni, formaliter
et non materialiter, qu'il est le premier, le moyen et le dernier
acte, qu'il est partout sans 6tre dans aucun lieu : cent pages de
commentaires sur de pareilles definitions ne peuvent nous
donner la moindre lumiere. Nous n'avons ni degre* ni point
d'appui pour monter a de telles connaissances. Nous sentons
que nous sommes squs la main d'un 6tre invisible; e'est tout,
et nous ne pouvons faire un pas au dela. II y a une teme"rit§
insensee a vouloir deviner ce que e'est que cet etre » (XXVIII,
361). — Ibid., Infini : • Nous connaissons Dieu par ses effets,
nous ne pouvons le connaitre par sa nature » (XXX, 363).
8 VOLTAIRE PHILOSOPHE
auxquels on demande en quoi elle consiste, r6pon-
dent qu'ils ne le sa>vent point. Telle fut en tout temps
la reponse de Voltaire. « Nous avons beaucoup parl6
d'&me, dit-il dans Particle Occultes du Dictionnaire
philosophique, et nous avons toujours confess6 notre
ignorance. Je ratifie aujourd'hui cette confession avec
d'autant plus d'empressement, qu'ayant depuis ce
temps beaucoup plus hi, plus m6dit6, et 6tant plus ins-
truit, je suis plus en 6tat d'affirmer que je ne sais
rien » (XXXI, 293). Ce que nous appelons &me, est-ce
quelque chose de spirituel, quelque chose d'immortel?
II y a des philosophes qui Taffirment, il y en a d'autres
qui le nient. En r6alit6, personne ne peut le savoir.
Nous avons regu de Dieu Tentendement pour nous
bien conduire et non pour p6n6trer l'essence des
choses 1 .
1 Tout ce qui existe en nous ou hors de nous « est
june 6nigme dont il n'est pas donn6 k Thomme de
Aleviner le mot » (Diet. phil., Occultes, XXXI, 293).
L'homme exerce les puissances du corps et de Tenten-
dement sans les connaltre. Lisons ce que nous dit, &
l'article Faculty le grand Dictionnaire encyclope 1 -
dique : « La faculty vitale une fois dtablie dans le
principe intelligent qui nous anime, on congoit aise-
ment que cette facultd, excitde par les impressions
que le sensorium vital transmet a la partie du senso-
rium commun, determine Vinflux alternatif du sue
nerveux dans les fibres motrices des organes vitaux,
pour faire contracter alternativement ces organes. »
Fort bien. De m6me, k la question : Pourquoi Topium
fait-il dormir? le bachelerius du Malade imaginaire
1. Diet, phil., Ame, XXVI, 259.
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 9
r6pondait : Parce qu'il a une vertu dormitive. Ne
nous moquons point de lui. Voyons plutdt dans cette
r6ponse le dernier mot de la science humaine. Et
quelle autre pourrions-nous faire sur n'importe
laquelle de nos faculty? Elles sont toutes « a la Dia-
foirus » *.
Horsdenous, m6me mystfcre. Nous ne connaissons
rien des ph6nom6nes les plus simples et les plus
familiers. « Vous persistez done dans le gout de la
physique? 6crit Voltaire a M.* de Tressan. Pour moi,
j'y ai renonc6, et en voici la raison. Un jour, en
soufflant mon feu, je me mis a songer pourquoi du
bois faisait de la flamme. Personne ne me Ta pu
dire... » (13 fSvr. 1758)*. Nous ne savons ni en quoi
consiste la vie, ni ce que e'est que le mouvement, ni
de quelle fagon il se communique; nous ignorons
comment et pourquoi il y a quelque chose; nous ne
pouvons saisir que. des apparences, et sans doute
trompeuses. Tout 6chappe a notre entendement, tout
est pour nous quality occulte s .
Nous rendre compte de cette ignorance, voila,
selon Voltaire, le principe de la sagesse. Admirant
Newton pour son g6nie sublime, il ne Tadmire gufcre
i. Diet, phil., FacuM, XXIX, 343. — En r6alite\ e'est Argan
et non Diafoirus qui fait la rdponse citee par Voltaire.
2. Gf. Diet, phil., Bornes de VEsprit humain : « Quelqu'un a-t-il
jamais pu dire precise 1 men t comment une biiche se change dans
son foyer en charbon ardent et par quelle m^canique la chaux
s'enflamme avec de l'eau fraiche? Le premier principe du mou-
vement du coBur dans les animaux est-il bien connu? Sait-on
bien nettement comment la g6ne>ation s'opere? A-t-on devine
ce qui nous donne les sensations, les idees, la memoire? Nous
ne connaissons pas plus Tessence de la matiere que les enfants
qui en touchent la superficie » (XXVII, 402).
3. tilem. de la Phil, de Newton, XXXVI II, 436.
10 VOLTAIRE PHILOSOPHE
moins de reconnaiire les limites assignees k Fesprit
humain 1 . Douteur et non docteur*, il intitule un de
ses plus importants Merits m6taphysiques Le Philo-
sophe ignorant ou les Questions (Tun homme qui ne
sait rien; et ce philosophe ignorant, cet homme qui
ne sait rien, qui se contente de poser des questions,
e'est lui-m6me.
Aux dogmatistes superbes, disant : Que ne sais-je
pas? Voltaire oppose le sceptique modeste, disant
avec Montaigne : Que sais-je? D6cideurs impi-
toyables, ceux-l& cherchent les bornes de leur esprit;
elles sont « au bout de leur nez » (Diet, phil., Bornes
de VEsprit humain ,XXYll, 403). o atomes d'un jour,
s^crie-t-il, 6 mes compagnons dansTinfinie petitesse,
n6s, comme moi, pour tout souffrir et pour tout
ignorer, y en a-t-il parmi vous d'assez fous pour
croire savoir tout cela? Non, il n'y en a point; non,
dans le fond de votre coeur vous sentez votre n6ant
comme je rends justice au mien. Mais vous 6tes
assez orgueilleux pour vouloir qu'on embrasse vos
vains systemes ; ne pouvant 6tre les tyrans de nos
corps, vous pr6tendez 6tre les tyrans de nos ftmes »
(Diet, phil.y Ignorance, XXX, 315).
Ces docteurs que Voltaire apostrophe ainsi ne sont
pas seulement les thGologiens, ce sont encore les
1. « On demandait un jour a Newton pourquoi il marchait
quand il en avait envie et comment son bras et sa main se
remuaient a sa volonte\ II r^pondit bravement qu'il n'en savait
rien. Mais du moins, lui dit-on, vous qui connaissez si bien la
gravitation des planetes, vous me direz par quelle raison elles
tournent dans un sens plut6t que dans un autre. Et il avoua
encore qu'il n'en savait rien » (Diet, phil., Bornes de VEsprit
humain, XXVII, 401).
2. Diet, phil.. Introduction aux Questions sur V Encyclopedic,
XXVI, 4.
METAPHY8IQUE ET PHYSIQUE {{
m6taphysiciens. Selon luL ja m6taphysiqi ]A « mntipnl. ,
Hahv nhnsM ; lfl prArfljArff, tniit Pft qiift lqg jmmmftft
deTion sens sa yqnt; la_ seconde T ce qu'ils na «*uront(^
jamaisj) (Let ire a Fridiric, 17 avr. 1737) ». Les sys-
t&mes dont elle se glorifie sont des debauches de
rimaginaiion ; il la traite de roman a ; il la compare k
la coxigrue de Rabelais 3 . Aussi se d^fend-il d'y perdre
son temps ; a quoi bon chercher des secrets que nous
ne pouvons d^couvrir? On a beau lui crier : « Votre *
philosophic est celle d'un paresseux. » Non, elle est le
repos raisonnable du sage qui a couru en vain ; et,
apr^s tout, philosophic paresseuse vaut mieux que
chim&re*.
1. Cf. lettre & M. des Alleurs, 26 nov. 1738 : « 11 y a deux
points dans cette metaphysique : le premier est compose de
trois ou quatre petites lueurs que tout le monde apercoit ega*
lement; le second est un abime immense ou personne ne voit -
goutte. » — Letlre & Frederic, 4 ou 5 juin 1740 : « Je mets volon-
tiers a la fin de tous les chapitres de metaphysique cet N et
cet L des secateurs romains qui signifiaient non liquet, et qu'ils
mettaient sur leurs tablettes quand les avocats n'avaient pas
assez explique la cause. » — Cf. encore l'article Bien du Diction-
naire philosophique, XXVII, 360. Et, dans Yllistoire de Jenni :. l
« Les disputes m^taphysiques ressemblenta des ballons remplis j ;
de vent que les combattants se renvoient. Les vessies crevent,
Tair en sort, il ne reste rien » (XXXIV, 385).
2. « Plus je vais avant et plus je suis con firm £ dans Tid^e queY
les systemes de metaphysique sont pour les philosophes ce que/
les romans sont pour les femmes » (Courte riponse aux longs
Discours (fun docteur allemand, XXXVIII, 526). — « La meta-
physique est plus amusante [que la geom^trie]; c'est sou vent le
roman de Tesprit. En geometric, au contraire, il faut calculer,
mesurer. C'est une gSne continuelle, et plusieurs esprits ont
mieux aim6 rever doucement que se fatiguer. • (Diet. phil.,
miaphysique, XXXI, 205).
3. « Vanitas vanitatuvi et metaphysica vanitas... Toute meta-
physique ressemble assez a la coxigrue de Rabelais, bombillant
ou bombinant dans le vide • (Lettre & cFArgenson, 15 avr. 1744).
4. Diet, phil., Faculty XXIX, 314*
12 VOLTAIRE PHILOSOPHE . ^
Pourtant, spit dans raaints articles de son Diction-
naire philosophique, soit dans plusieurs Merits spe-
ciaux, lui-m6me a raisonn6 sur Dieu, sur Tame, sur
le probteme du mal, sur celui du libre arbitre. II
d£clarait ces questions insolubles : comment done y
^a-t-il si souvent appli"qu£ sa meditation?
Tout d'abord la curiosity « est la maladie de Tes-
prit humain » ; e'est ce qu'il 6erit k M me du Deffand
(19 f6vr. 1766) quand il vient de commencer, plus
que septuag£naire, un nouveau trait6 sur la m£ta-
physique 1 . Et qui fut jamais plus curieux que lui?
« Voyant, dit-il dans ce traits, qu ? *ui nombre prodi-
gieux d'hommes n'avait pas seulement la moindre id£e
des difficult 6s qui m'inqutetent,... voyant m6me qu'ils
se moquaient souvent de ce que je voulais savoir K
j'ai soupQonn6 qu'il n'6tait point du tout n6cessaire*
que nous le sussions... Mais, malgr6 ce d6sespoir, je
ne laisse pas de d^sirer d'etre instruit, et ma curio-
site tromp6e est toujours insatiable » (XLII, 538). '
Voltaire avait beau railler la m6taphysique ; il ne
pouvait en divertir son esprit, ily revenaitsanscfesse.
Du reste, ra^rae si ses recherches ne devaient lui
-apprendre rien de nouveau, ellesle soustrayaient en
tout cas auxmesquines preoccupations de laviecou-
rante. On Taccuse d'avoir « d£couronn£ », d'avoir
« ravale » Tesprit humain, « d'etre venu ridiculiser
une manure de penser » qui « attachait la reflexion
de Thomme k la meditation de ses interMs eternels »
et le transportait « dans une region superieure 2 » :
en r£alit£, il ridiculise des reveries, des inventions
4. Le Philosophe ignorant.
2. Brunetifere, Etudes critiques, U IV, p. 320*
#
METAPHYSIQTJE ET PHYSIQUE 13
pr6somptueuses et chim^riques. On lui oppose
Descartes, Malebranche ou m£me Bossuet : autant
qu'eux, il a m£dit6 sur les grands probl^mes, et le
principal avantage qu'il trouve dans 1'gtude de la '
m^taphysique, c'est justement qu'elle d&ourne soiju
attention des int£r6ts vulgaires '.
Aussi bien les questions morales et sociales, dont
il se pr^occupe avant tout, y sont 6troitement ltees.
Nous Tavons entendu dire que, ne pouvant d6cou-
vrir pourquoi un morceau de bois produit de la
fiamme, il voulait renoncer k la physique. Mais un
philosophe-digne de ce nom ne saurait, mgme faisant
profession de scepticisme, s'abstraire des hautes
questions qui sollicitent l'esprit humain. Et quoique
Voltaire, nous le verrons, subordonne la m&aphy-
sique k la morale, sa morale elle-m6me n'en repose-
pas moins sur une m6taphysique, sur la m£taphy-
sique du « bon sens », qu'il oppose k celle de Tima-
gination et de la fantaisie.
Enfin, si ce qui s'appelle m6taphysique contient,
d'une part, les choses que savent tous les hommes
senses, et, de l'autre, ce qu'aucun homme ne sait ni
ne pourra jamais savoir, rien n'cst sans doute plus
important que de tracer la Hjoaite des deux domaines,
i en distinguant les v6rit6s acquises k notre raison
[ des erreurs dans lesquelles tant de m£taphysiciens se
sont laiss6 fourvoyer. Qu'est-ce que nous savons et
1. « Je trouve d'ailleurs dans cette recherche, quelque vaine
qu'elle puisse Gtre, un assez grand avantage. L'etude des choses
qui sont si fort au-dessus cTe nous rend les interSts de ce monde
bi en petits a nos yeu x, et, quand on a le plaisir de se perdre
dans rim trie" HSUe", on' he se soucie guere de ce qui se passe
dans les rues de Paris • {Leltre & M™ du Deffand, 19 fevr. 1766).
VOLTAIRE PHIL080PHB. *
I
14 VOLTAIRE PHILOSOPHE
qu'est-ce que nous ne savons pas? Qu'est-ce que
nous pouvons esp6rer cTapprendre et qu'est-ce que
nous ignorerons toujours? Voltaire etudie la m6ta-
physique afin de marquer, commc il dit, « les bornes
de Tesprit humain * ».
Aussi prudent que sincere, son principal souci,
quand il aborde ce genre d'etude, est de ne rien
affirmer qu'& bon escient.
La plupart des metaphysiciens, s6duits par leur
genie m£me ou aveugies par leurorgueil, ont invents
de vains syst&mes. Recherchons d'abord comment il
les juge; et, si ses jugements noussemblent parfois
bien s6v6res, nous nous rappellerons qu'il ne leur
demande pas de belles theories en Fair, qu'il leur
demande avant tout sur quels faits authentiques, sur
quels faits d6montr6s ou constates leurs belles theo-
ries se fondent.
Voltaire rend hommage k reioquence de Platon. II
reconnait m£me qu'on trouve parfois dans ses
ouvrages « de tr&s belles idees » (Essai sur les Mceurs,
XV, 119). II le loue « d'avoir eu un instinct assez
heureux pour appeler Dieu Feternel geom^tre » (Diet,
phil., Athe'isme, XXV11, 171). II declare d'ailleurs que
son apologie de Socrate a rendu service aux sages
de tous les pays en raisant respecter la vertu
malheureuse et hair la persecution. Mais, comftie
metaphysicien, ce philosophe si vante est pour lui le
chimerique Platon qui fonde la tenve sur un triangle
6quilat6ral et Teau sur un triangle rectangle,
retrange Platon d'apres lequel il ne peut y avoir que
1. Tel est le litre d'un article du Dictionnaire philosophigue ,
XXVU, 401.
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 15
cinq mondes parce qu'il n'y a que cinq corps r6gu-
liers. On le qualifie de sublime sans le comprendre.
A ses divagations en vingt volumes tout vrai philo-
sophe pref6rerait une bonne experience '.
Aristote 6tait doue d'un esprit plus 6tendu et plus
solide. Sa morale, sa rhelorique, sa poelique meritent
de grands eloges, et sa logique servit beaucoup Tes-
prit humain en prevenant les Equivoques. Son histoire
naturelle est elle-meme un excellent livre qui sq
compose le plus souvent d'observations directes et
personnelles. Mate, si sa physique ne vaut rien, —
car, dEpourvu des instruments et des machines
necessaires, il raisonnait, comme tous les physiciens
d'autrefois, sur ce qu'il ne pouvait voir, — sa m£ta-
physique ne le cede pas en absurdity & celle de Platon.
L'&me, declare-t-il, est une entelEchie. A la bonne
heure. Cela veut dire tout simplement que nous avons
la faculty de sentir et de penser; Aristote savait ce
qu'est une entelechie comme les Topinambous et nos
docteurs savent ce qu'est une &me. Pourquoi Ta-t-on
interprets de tant de manieres diverses? Parce qu'il
ne dit rien d'intelligible. Non moins que Platon il
1. L'article Platon du Dictionnaire philosophique se borne
presque a railler les theories platoniciennes sur la trinity, le
verbe, etc.; et Voltaire conclut : « J'avoue qu'il n'y a point de
philosophe aux petites-maisons qui ait jamais si puissamment
raisonne » (XXXI, 442). — Cf. Diet, phil. 9 Chatne des tires crits :
« O Platon tant admirg, j'ai peur que vous ne nous ayez cont6
que des fables, et que vous n'ayez jamais parte qu'en sophismes »
(XXVII, 563). — Ibid., Sophistes : « Y a-t-il rien dans la littera-
ture de plus dangereux que des rheHeurs sophistes? Parmi ces
sophistes, y en eut-il jamais de plus inintelligibles et de plus
indignes d'etre entendus que le divin Platon? » (XXXII, 240). —
Gf. encore Siecle de Louis XIV, XX, 340, Lettre a Vabbe cTOlivet,
12 fevr. 1736 ; Diet, phil., Atheisme, XXVII, 111 ; Dialogues dEvhi-
mere, L, 189.
16 VOLTAIRE PHFLOSOPHE
prend des id6es abstraites pour des choses r6elles, il
se laisse duper par les mots. L'Stre qui n'est qu'6tre r
la substance qui n'a qu'une essence, les dix cate-
gories, etc., voil& toute la m6taphysique d'Aristote;
amphigourique jargon, galimatias fallacieux et vide *.
Les m^taphysiciens modernes trouvent aussi pen
gr&ce devant Voltaire que ceux de Tantiquit6.
11 maltraite Descartes lui-m£me, dont, k certains
egards, on peut le consid^rer comme le disciple. Ce
n'est pas qu'il ne fasse maintes fois son 61oge : F61oge
du g6omMre, qu'il defend contre les Anglais 2 ; T61oge
du po&te, qu'il c£l£bre pour son imagination vive et
forte 3 . Mais quant au philosophe, il montre surtout
comment Tont 6gar6 le po&te et le g6om&tre.
Cependant Descartes est l'initiateur de ce que nous
appelons aujourd'hui la libre pens6e. Bien que fai-
sant profession de catholicisme, tous ses manage-
ments, consents par la prudence, ne l'empSchent pas
d'avoir donn6 le signal de Emancipation intellectuelle
et morale. Bossuet, qui s'en rendit bien compte, pr6-
voyait, « sous le nom du cart6sianisme, une terrible
1. Lettres philos., XXXVII, 178; Dict.phil., Aristole, XXVII, 26
sqq., Bacon (Roger), ibid., 258; Dial. d'Evhe'mire, L, 191, 195; etc.
2. « On a os6 avancer que Descartes n'6tait pas un grand geo-
metre. Ceux qui parlent ainsi peuvent se reprocher de battre
leur nourrice. Descartes a fait un aussi grand chemin du point
ou il a trouve la geom6trie jusqu'au point ou il Pa pouss^e que
Newton en a fait apres lui » (Lettres philos., XXXVII, 191). —
Gomme geometre, il est « le premier genie de son siecle »
[Defense du Newtonianisme, XXXVIII, 367).
3. Lettres philos., XXXVII, 188. — Dans le Dialogue de Pe'gase
et du Vieillard, Voltaire fait dire a Pegase :
J'avais porte" Rend parmi ses tourbillons ;
(XIV, 294.)
si c'est se moquer du m^taphysicien, c'est rendre hommage au
poete.
m£taphysiqu£ et PHYSIQUE 17
persecution conlre Tfiglise ». Devons-nous penser
que Voltaire s'y mGprit? Non certes; et nul plus
ou mieux.que lui n'a loud Descartes d$. fonder sa
methode sur le doute. de rejeter toutcequin apparalt
p as comT "A A\jHftnfr. H Toppose m6me aux philo-
sophes anglais en affirmant avec lui rjjjiJYtrfialilf
et la n6cessit£ de la loi morale.
Si Voltaire prend parti le plus souvent contre Des-
cartes, c'est, en r£alit£, parce que DfiscarJtes n'estpas
rest6 fid&le k ses^>Ff»pi rapTmcipes *. Issu d'une m6-
tterftnfraiment scientifique, le cart6sianisme y d6ro-
gea presaue aussit 6t. Une reaction 6tait inevitable ; et
comment nous 6tonner de la s6v£rit£ avec laquelle
Voltaire traita ce cart£sianisme d£voy6 par Tabus de
la raison abstraite ou par celui de Timagination?
Sa s6v6rit6 va quelquefois jusqu'k Tinjustice. C616-
brant Newlon comme Tinventeur de ^attraction
unix&iselle, pourquoi ne c616bre-tril pas en Descartes
celui du m&canisme universel? Sans specifier les
points particuliers sur lesquels ses critiques portent
k faux 2 , disons que, d'une fagon g£n£rale, Voltaire,
pr6venu contre le th6oricien dcs tourbillons et de la
1. « Ge Descartes..., apres avoir fait semblant de douter, parle
d'un ton si affirmatif de ce qu'il n'entcnd point, il-est si sur de
son fait quand il se trorape grossierement en physique, il a
bati un monde sir imaginaire..., que je dois me defter de tout
ce qu'il me dit », etc. (Le PhiL ignorant, XLII, 539). — « Au lieu
d'eludier la nature, il voulut la deviner. II £tait le plus grand
geometre de son siecle; mais la geom^trie laisse l'esprit comme
elle le trouve. Celui de Descarles etait trop porte a l'invention •
(Siecle de Louis XIV, XX, 296). — Cf.'encore Did. phil., Carte'sia-
nisme, XXVII, 457; Lettre a M. des Alleurs, 26 nov. 1738, Cata-
logue des Ecrivains frangais du Siecle de Louis XIV, XIX, 95.
2. Par exemple, la theorie des ondulations lumineuses, a
laquelle il prefere celle des Amissions soutenue par Newton.
18 VOLTAIRE PHILOSOPHE
mati&re subtile, n'a pas assez insists sur ceque doivent
k Descartes noji seulement les math6matiqueset m^me
la physiqua, mais la philqsophie des sciences, trans-
form^ et renouvel^e par song6nie. En m6taphysique,
il le traite de romancier f . II se plait k d^nombrer ses
erreurs 2 , k r6p6ter que la philosophic cart^sienne
n'obtient plus aucune cr6ance 8 ; et lui-mteie a fait
tous ses efforts pour la ruiner.
Le grand m^taphysicien du cart^sianisme fut Male-
branche, inventeur de la vision en Dieu. Voltaire recon-
nalt que Malebranche « rSussit d'abord en montran t
les erreurs du sens » ; c'6tait Ik mati&re d'observation.
Seulement,' cantinue-t-il, lorsque ce commentateur
d'Aratus et de saint Paul « voulut d6velopper le grand
\. « Le premier des mathematiciens ne fit guere que des
romans de philosophic » (Siecle de Louis XIV, XX, 296). — « 11
n'y avait pas un mot de physique, ni de geometrie, ni de bon sens,
dans cet etrange roman » (Dial. d'Evhemdre, L, 203). — « Qu'on
fasse son eloge, a la bonne heure, pourvu qu'on ne fassepas celui
de ses romans philosophiques » {Le Phil, ignorant, XL1I, 539).
Ce romancier hardi dupa longtemps les sots.
(Le Marseillais et le Lion, XIV, 210.)
2. Dans Tarticle CarUsianisme du Dictionnaire philosophique,
il en enumere vingt-sept (XXVII, 458).
3. En 1738, il ecrit a Mai ran : « Je n'ai guere e* tudie la philoso-
phic que dans des pays [en Angleterre et en Hollande] ou... les dix
tomes de Descartes sont vendus trois florins » (11 septembre).
— Plusieurs fois il raconte, et no tarn men t dans les Lettres phi-
losophiques, que Newton, lisant Descartes a vingt ans, « crayonna
les marges des la premiere page et n'y mit qu'une seule note,
souvent repetee, error », puis, « las d'ecrire error par tout, jeta
le livre et ne le relut jamais ». — Dans une remarque des Sys-
temes, il compare le systeme cartesien a celui de Lass, Tun et
Tautre e"tant « fond^s sur la synthese ». « Les tourbillons de
Descartes, ajoute-t-il, dure rent une quarantaine d'annges; ceux
de Lass ne subsisterent que dix-huit mois; on est plus tdt
delrompe en arithmelique qu'en philosophic » (XIV, 243).
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 49 •
syst&me que tout est en Dieu, tous les lecteurs dirent
que le commentaire est plus obscur que le texte.
En fin, en creusant cet abime, la t£te lui tourna. 11 eut
des conversations avec le Verbe ; il sut ce que le Vcrbc
a fait dans les autres plan&tes; il devint tout k fait
fou ». {Dict.phiL, Idie, XXX, 268) ! . Certes Voltaire
ne lui refuse pas, non plus qu'& Descartes, le titre de
grand homme ; mais, comme Descartes, Malebranche
est « un grand homme avec lequel on apprend bien
peu de chose ». (Catal. des tlcriv. frang. du Steele de
Louis XIV, XIX, 155). II Tappelle celui des ra6taphy-
siciens « quia paru s'6garerde la fagon la plus sublime » -
(Traite de Mdtaph., XXXVII, 302).
Comme les autres construe teurs de syst&nes phi-
l osophique s, Malebranche ignorait et d6daignait la
nature. Mais, il avait beau qualifier de pu6rile Toccu-
pation des savants qui 6tudient un insecte ou une
plante : ces recherches, m6pris6es par les m£taphy-
siciens, constatent au moins des faits exacts. C'estce
que Voltaire lui remontre. Et, comparant les vis6es
hautaines de cet hi6rophanteavec les humbles travaux
du naturaliste, il conclut que la vision en Dieu est
une reverie inintelligible et que T6tude des plantes
ou des insectes peut nous d6couvrir les plus grandes
et les plus belles v6rit6s *.
Si Malebranche fut dupe d'une imagination sans
frein, Spinoza le fut de Tesprit g6om6trique. La g6o-
i. Cf. Lettre & M. L. C, d6c. 1768, LXV; 285 : - S'il avait
pu s'arreler sur le bord de Tabime, il eut 6L6 le plus grand ou
plutdt le seul metapnysicien ; mais il voulut parler au Verbe ; il '
sauta dans l'ablme et il disparut. »
2. Courte rtponse aux longs Discours d'un docteur allemand,
XXXVIII, 527.
20 VOLTAIRE PHILOSOPHE
m6trie, appliqu£e k des questions qui ne sont pas de
son domaine, lui fit inventer un Dieu simple k la fois
et compost de parties, un Dieu agent et patient, qui
aime et qui hait en mSme temps la m£me chose, un
Dieu astre et citrouille, pens6e et fumier, ayant pour
modalit£s les dejections d'un crapaud aussi bien que
les id6es universelles 1 . Du reste, le panth6isme de
Spinoza n'est, k vrai dire, qu'une forme particuli&re
d'athGisme 2 . Et son ath&sme s'explique, selon Vol-
taire, par le m6pris des contingences. Plutdt que
d'observer les faits, il « se mit tout d'un coup k la t£te
de Torigine des choses » (Le Philos. ignorant, XLII,
567). S'il avait voulu consid6rer le monde sensible,
il aurait reconnu une Providence ; fermant les yeux k
la r6alit£, il b&tit sa doctrine sur Tabus le plus mons-
trueux de vaines abstractions.
Leibniz ne fut pas plus sage. Et sans doute on doit
admirer en lui le savant historien, le profond juris-
consulte, le math6maticien assez fort pour rivaliser
avec Newton 3 . Mais qu'est-ce que sa m6taphysique ?
Comme Descartes et Spinoza, il syst£matisejesjeux
de son esprit.
Dans les £ laments de la Philosophie de Newton ,
1. Le Philosophe ignorant, XLII, 564 sqq.
2. Gf. les Sys times :
Alors un petit Juif, au long nez, au teint bldme,
Pauvre, raais satisfait, pensif et retire^
Esprit subtil et creux, moins lu que celdbrd,
Cache 1 sous le manteau do Descartes son maitro,
March ant a pas comptes, s'approcha du grand Etre :
« Pardon nez-moi, dit-il, en lui parlant tout bas,
Mais je pense entre nous que vous n'existez pas. »
(XIV, 246.)
3. Steele de Louis XIV, XX, 341. — Cf. Lettre a M. Dutens,
29 fevr. 1768, edition Moland, XLV, 540.
METAPHYSftQUfi ET PHYSIQUE 21
Voltaire prend la peine de r^futer la th£orie des
monades, que Newton, Locke et Clarke se conten-
terent de tourner en ridicule ! . Ailleurs, lui-m6me fait
comme eux. « Voil& Joseph-Godefroi Leibniz, 6crit-il
par exemple k S'Gravesande, qui a decouvert que
la mati&re estun assemblage de monades. Soit; je ne
le comprends pas, ni lui non plus » (l* r juin 1741).
Et que dire de l'harmonie pr66tablie? Peut-on
soutenir s£rieusement que 1'dme na aucun commerce
ayec le corps, que ce sont cornme deux horloges
faites par Dieu « en correspondance »,* dont l'lias-
montre tes heiires et Tautre IeiTsbnne? Ainsi, quand
Virgile composait YEndide, sa main Tecrivait sans
obeir k son &me? Dieu avait r6gl6 de tout temps que
r&me de Virgile ferait des vers et qu'une main atta-
ch6e au corps de Virgile mettrait ces vers par 6crit?
Voil& pourtant ce que Leibniz veut nous faire croire*.
Pourquoi ne sut-il pas ignorer? Mieux valait recon-
MiiES son ignorance que d'imaginer des chim^res. A
L'inventeur de Tharmonie pr£6tablie et des monades j
est, en propres termes, un charlatan 3 .
Les seuls philosophes que Voltaire estime, qu'il
trouve utiles au genre humain, ce sont ceux qui_se_
mettent en garde contre Tesprit de syst^me, qui ne
suFstiTuenTpas aux lailS dey (!UU«trUiilioiisabstraites ;
c'est B acon d'abo rd, puis Newton, et surtout Locke.
i. &im. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 60.
2. Ibid., id., 46, 47.
fr. « Que dites-vous de la collection de3 ouvrages de Leibniz?
Ne trouvez-vous pas que cet horn me etait un charlatan et le
Gascon de TAllemagne? » (Lettre a d'Alembert, 23 de"c. 1768).
— « Je suis fache pour Leibniz, qui surement 6tait un grand
genie, qu'il ait cte un peu charlatan » (Lettre a Condorcet,
i tr sept. 1772).
VOLTAIRE PHILOSOPHE
Sans doute Voltaire reconnatt ce qu'il y a chez
Bacon de superstitieux ou d'illusoire, et sait fort
bien que sa m6thode elle-m6me se ressent des pr6-
jug6s contemporains. Mais, quelques restes descolas-
tique chez ce grand novateur ne Temp^chent pas
d'avoir 6tabli le premier la n6cessit6 de Tobservation
et de Texp6rience dans la recherche scientifique. II
« ouvrit une carri&re toute nouvelle k la philosophic »
JJEssaisur les Mceurs, XVIII, 287), en la d6barrassant
des quidditts, des formes substantielles et de « tous
ces mots que non seulement Tignorance rendait
respectables, mais qu'un melange ridicule avec la
religion avait rendus sacr^s » (Lettres philos.,
XXXVII, 172). II mohtra que notre seul moyen de
'connaitre et de comprendre, c'est T6tude des faits,
et que, pour maltriser la nature, nous devons lui
pb6ir.
Quant k Newton, Voltaire Tappelle, « le plus grand
homme qui ait jamais 6t6, mais le plus grand de
fagon que les grants de Tantiquit6 sont auprks de
lui des enfants qui jouent & la fossette » (Lettre d.
£ Olivet, 18 oct. 1736). Pourtant cet homme extraor-
dinaire a eu ses aberrations. Ne s'avisa-t-il pas de
commenter TApocalypse? II payait ainsi son tribut k
la faiblesse humaine ; ou peut-6tre voulut-il consoler
les autres hommes de sa sup6riorit6 sur eux. Et
ce n'est pas seulement comme lh6ologien qu'il se
rendit ridicule; m6taphysicien, la derni&re partie de
ses Principes math4maliqu.es rivalise d'obscurite avec
T Apocalypse elle-mSme. Mais si, en faisant de la
metaphysique ou de la th6ologie, Newton ressemble
aux gladiateurs qui combattaient les yeux couverts
d'un bandeau, il se d6barrassa de ce bandeau en
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 23
6tudiant les math£matiques, et sa vue porta aux
bornes du monde 1 .
Voltaire a sou vent parl6 de Newton, soit pour
propager ses d^couvertes, corame dans les Letlres
philosophiques, soit pour c6l6brer sa gloire, comme
dans une 6p!tre fameuse k M mo du Ch&telet. Ce dont
il le loue principalement, c'est de ne faire aucun sys-
l^me 2 . Aussi r6prouve-t-il le terme de newtonien^ car
« la v6rit6 n'a pas de nom de parti » (Lettre a C/ai-
raut 9 27 aout 1759). Sur les probtemes insoluble* que
tant de,m6taphvsicigns n^lvcnt chacun k sa f'agon, ,
Ne^ffm ne se |>Cononc^irs?as 8 .^ A la superio rity de' 1
/y S S li t^spiit, il alliai l i une aagogsc que n'eurent ni les"; s
/J Soinoza ni les Leibniz. ^f
' fJ Spinoza ni les Leibniz.
C'est aussi cette sagesse que Voltaire estime dans
Locke. On croit le discr6diter en all6guant qu'il
appelle John Locke son grand homme 4 . Mais que .
veut-il dire par Ik? Entend-il que Locke avait du
gpnie? II entend plutdt le contraire. Chez un philo-
sophe, ce qu'on nomme de ce nom est, aux yeux de
Voltaire, ujidon funeste, lejon d'imaginer hors-des
i. Diet. phil. t Fanati8me t XXIX, 337, Newton et Descartes,
XXXI, 275.
2. « Newton n'a jamais fait de systeme; il a vu, il a fait voir,
mais il n'a pas mis ses imaginations a la place de la verity »
(Lettre a M. L. C, 23 dec. 1768).
3. « Si Fon veut savoir ce que Newton pensait sur Tame et sur
la maniere dont elle opere, et lequel de tous ces sentiments il
embrassait, je r^pondrai qu'il n'en suivait aucun. Que savait
done sur cette ma life re celui qui avait soumis Finfini au calcul
et qui avait decouvert les lois de la pesanteur? II savait douter »
(filem. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 50).
4. « Un esprit leger et peu puissant, qui ne p^netre en leur
fond ni les grandes questions ni les grandes doctrines..., et dont
le grand homme est John Locke » (E. Faguet, Dix-huitVeme Steele,
p. 232).
24 VOLTAIRE PH1LOSOPHE
r6alit6s sensibles. Les Leibniz et les Spinoza avaient
diTgeriiefvoilk justement pourquoi ils se sont £gar6s.
Locke ne s^gare point; et tous les 61oges que lui
adresse Voltaire portent sur sa modestie et sur sa
prudence 1 . Admirant Descartes beaucoup plus que
Locke, il a dans Locke beaucoup plus de confiance,
parce qu'il le sait prudent et modeste 2 .
Du reste, il s6pare chez ce sage m6me le vrai du
faux. II ne lui reproche pas seulement de croire k des
fables 8 ; deux chapitres du Philosophe ignorant 4 sont
intitules Contre Locke, et il l'y refute sur un point
capital en soutenant que Tid6e du juste et de l'injuste
est une id6e universelle.
Mais, si Locke a pu quelquefois se tromper, sa
m6thode en fait le meilleur guide de ceux qui lisent
un philosophe pour s'instruire et non pour &tre
^blouis. Dans le Philosophe ignorant, Voltaire, quand
il a parcouru les divers syst&mes des plus grands
m^taphysiciens, revient h lui « comme Tenfant pro-
digue qui retourne chez son p&re 5 ». Locke « s'aide
1. « Jamais il ne fut peut-etre un esprit plus sage, plus
mdthodique » (Lettres philos., XXXVII, 177). — « Je le regardais
comme le seul metaphysicien raisonnable, je louai surtout cette
retenue si nouvelle » (Mtmoires, XL, 61). — Locke « est le seul
metaphysicien raisonnable que je connaisse • (Letire d Thie'riot,
3 oct. 1758). — [Malebranche] « a s6duit parce qu'il etait agreable,
comme Descartes parce qu'il etait hardi ; Locke n'etait que sage »
(Diet. phil. y Locke, XXXI, 47). — Cf. encore, dans une note sur la
Loi naturelle : « Le modeste et sage Locke » (XII, 170).
2. « Je rends autant de justice a Descartes que ses seclateurs...;
mais autre chose est d'admirer, autre chose est de croire » (Defense
du Newtonianisme, XXXV1H, 366).
3. Hist, de Jenni, XXXI V, 384; Me'm. de la Philos. de Newton,
XXXVIII, 38, 39.
4. Les chapitres xxxiv et xxxv (XLU, 589-594).
5. « Apres tant de courses malheureuses, fatigue, harass^, hon-
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 25
partout du flambeau de la physique », et, « au lieu
de d^finir tout d'un coup ce que nous ne connais-
sons pas », il observe « ce que nous voulons con-
nattre » (Lettres philos., XXXVII, 179); « il est le pre-
mier qui ait examine la nature par analyse » (Diet,
philos., Franc arbiire, XXIX, 505) ; il 6tudie le m6ca-
nisme de la raison comme un excellent anatomiste
celui du corps, et, apr&s tant de philosophes qui £cri-
virent « le roman de Tdme », il « en 6crit modestement
Thistoire » [Ibid., Ame, XXVI, 228). S'il n'a pas
6 tend u le champ de la science, il Fa d£barrass6 des
chimeres. II a marqu6 les limites de notre esprit '.
Locke, Newton, Bacon, dont Voltaire se reconnatt
le disciple, sont tous les trois Anglais. L'esprit pratique
et positif de la race anglo-saxonne lui semblait 6mi-
nemment propre a la philosophic Aussitdt d£barqu6
en Angleterre, le 12 aotit 1726 : « Si je suivais mon
inclination, 6crit-il k Thieriot, ce serait \k que je me
fixerais. » Et pourquoi s'y fixerait-il? Pour « apprendre
a penser ». Tr&s sou vent il declare que les Anglais,
« surtout en philosophie », sont « les maltres des
teux d'avoir cherche" tant de vtriMs et d'avoir trouve tant de
chimeres, je suis revenu a Locke comme l'enfant prodigue qui
retourne chez son pere; je me suis rejete entre les bras d'un
homme modeste qui ne feint jamais de savoir ce qu'il ne sait
pas, qui, a la ve'rite', ne possede pas des richesses immenses,
mais dont les fonds sont bien assures et qui jouit du bien le
plus solide sans ostentation « (Le Philos. ignorant, XL1I, 576).
i. « Locke a resserre* l'empire de la raison pour l'aflfermir »
(Lettre h S'Gravesande, 1" juin 1741). — - « La metaphysique n'a
ete* jusqu'a Locke qu'un vaste champ de chimeres. Locke n'a ete
vraiment utile que parce qu'il a resserre ce champ ou Ton s'ega-
rait • {Dieu et les Hommes, XLVI, 243).
... Ce Locke en an mot dont la main courageuse
A de l'esprit hnmain pose* la borne heu reuse.
(Lot naturelle, XII, 110.)
26 VOLTAIRE PHILOSOPHE
autres nations » (Siicle de Louis XIV, XX, 338), eit
lui-m6me semitk leur 6cole*.
N'exag6rons pourtant pas Finfluence de la philo-
sophic anglaise sur Voltaire. En tout cas, si, comme
philosophe, il eut pour objet essentiel d^manciper
l'intelligence et la conscience humaines, notons que
les Bolingbroke, les Collins, les Toland, les Woolslon,
les Shaftesbury, k l'exempledesquels il mena chez nous
la lutte de la libre pens6e contre la foi, s^taient eux-
m6mes inspires de nos philosophes, et que les « liber-
tins » de France pr6c6d6rent les free thinkers d'Angle-
terre 2 . Aussi bien, sans compter Montaigne, k qui il
doit beaucoup, et Gassendi, dont il appr^ciait fort la
sagesse 3 , son premier guide fut Bayle, ce « maitre k
douter » de tout le xvni e si&cle.
1. « Nous n'avons que depuis trente ans appris un peu de bonne
philosophie des Anglais » (Lettre a M m * du Deffand, 13 oct. 1759).
— « Je ne puis assez benir Dieu dela resolution que vous prenez
de combattre vous-mfime pour la religion chre"tienne dans un
temps ou tout le monde l'attaque et se moque d'elle ouverte-
ment. G'est la fatale philosophie des Anglais qui a commence
tout le mal », etc. (Lettre a Helvttius, 25 aoiit 1763). — « Je con-
viens que la philosophie s'est beaucoup perfectionnee dans ce
siecle. Mais a qui le devons-nous? Aux Anglais. Us nous ont
appris a raisonner hardiment » (Lettre a Marmontel, i er nov. 1769).
2. L'lSpitre de Voltaire intitulee Le Pour el le Contre, qui con-
tient deja en germe toute sa pole*mique contre la religion chr6-
tienne, est ante>ieure, et probablement de plusieurs anne*es, a
son sejour en Angleterre.
3. [Gassendi] « eut moins de reputation que Descartes parce
qu'il etait plus raisonnable et qu'il n'6tait pas inventeur • (CataL
des Ecriv. franc, du Siicle de Louis Xl\\ XIX, 116).
L'incertain Gassendi, ce bon prdtre de Digno,
Ne pouvait du Breton [Descartes] souffrir l'audace insigne.
II proposait a Dieu ses atomes crochus
Quoique passes de mode et des longtemps d6chus.
Mais il ne disait rien sur l'essence supreme.
(Les Systhnez, XIV, 245.)
Et, en note : « Gassendi... ne s'61oigne pas de penser que rhomme
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 27
Voltaire ne loue gu&re moins Bayle que Locke.
Sans doute il lui reproche de ne savoir en physique
presque rien; mais il vante son « excellente mani&re
de raisonner », il la p pell e un « dialecticien admirable »
(CataL des J&criv. franc, du Siicle de Louis XIV, XIX,
56) « le premier des philosophes sceptiques » (Lellrt
sur les Frangais, XL1II, 517), « Timmortel Bayle,
honneur de la nature humaine » (Did. phiL, Philo-
sophe, XXXI, 396) f . II lui sait gr6 principalement
d'avoir montr6 « le faux de tant de systemes » aussi
vains qu'ing^nieux (Ibid., Bayle, XXVII, 309)*; par
la, Bayle devan^ait et pr£parait la revolution intellec-
tuelle et morale qui substitua la critique k la foi, le
sens propre k Tautorite et k la tradition. Aussi Voltaire
le met parmi ses « saints » (Letire a Marmontel,
21 mai 1764), el il veut que les philosophes du
xvni e siicle le tiennent pour leur p&re 3 .
Ne pas faire de systfcmes, mais etudier directement
la nature, voil& ce que Voltaire demande k la philo-
a trois ames, etc. Mais aussi il avoue l'ignorance gterneller de
rhomme sur les premiers principes des choses, et c'est beau-
coup pour un philosophe » (Ibid,, 242).
1. Gf. Lettre & M m% Bruy&re de Lavaisse, 13 dec. 1763, Edition
Moland, L, 433 : « Yous avez de grands droits a mes hommages
par rimmortel Bayle, dont vous <Hes parente. »
2. Gf. Desastre de Lisbonne :
J 'abandon ne Platon, je rejette Epicure ;
Bayle en sait plus qu'eux tous; je vais le consultor.
La balance a la main, Bayle enseigne a douter.
Assez sage, assez grand pour 6tre sans systeme,
II les a tous detruits et se combat lui-meme.
(XII, 199.)
3. « Ah! monstres,... quel despotisme affreux vous exercez si
vous avez contraint mon frere a parler ainsi de notre pere! »
(Lettre a d'Argental, 2 oct. 1764).
28 VOLTAIRE FHILOSOPHE
sophie 1 . Un inventeur de systemes, c'est un chef de
secte; or, « tout chef de secte en philosophie a 6t6un
peu charlatan » {Dict.phil., Charlatan, XXVIII, 23),
et, « quiconque est d'une secte semble afficher
Ferreur » {Lettre k M.***, 1774; LXIX, 161).
Voltaire ne craint m6me pas d'interdire au philo-
sophe les hypotheses.
II en reconnatt pourtant la legitimite et Futility
dans Tinvention scientifique. A moins de hasards qu'on
doit mettre hors de compte, nous ne pouvons trouver
ce qui nous est inconnu que si nous le relions k ce
qui nous est connu par une conjecture plus ou moins
vraisemblable. Tous les inventeurs ont fait des hypo-
theses. Dans le temps oil il s'occupa de physique,
Voltaire lui-mSme ne manqua pas d'en faire chaque
fois qu'il observait un ph^nom^ne nouveau. Et quel-
ques-unes le d6gurent ; mais d'autres le mirent sur la
voie de v6ril6s que devait confirmer Inexperience 2 .
S'il n'en condamne pas moins les hypotheses, c'est
dans la crainte qu'elles ne soient admises sans verifi-
cation suffisante ou que, pr6venant Tesprit, elles ne
le rendent incapable d'observer impartialement. Et
il insiste partout sur la necessite de Tanalyse. Avant
d'expliquer un phenomene par tel ou tel principe, on
doit Tanalyser avec exactitude 3 . La rigoureuse pra-
1. Cf. les Sys times, XIV, 242 sqq. ; et, dans Texorde de la Lot
nalurelle, XII, 156 :
ficartons ces romans qu'on appelle systemes, etc.
2. Par exemple Toxydation, ou meme la theorie moderne de
la chaleur.
3. Cf. Traite de Mitaphysique : « II ne faut point dire : Gom-
mencons par inventer des principes avec lesquels nous tdche-
rons de tout expliquer. Mais il faut dire : Faisons exactement
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 29
tique de cette m6thode peut seule nous pr6munir
con t re des theories fausses. Souvent, le plus humble
fait dScouvertpar un observateur modeste a ruin6 les
erreurs les plus sublimes.
« II nous est donn6 de calculer, de peser, de mesurer,
d' observer; voilk la philosophie naturelle; presque
tout le reste est chim&re » (Dict.phil., Cartesianisme,
XXVII, 457) *. On peut faire k bon march6 de grandes
hypotheses; mais, quand on iteut n'avancer que des
v6rit6s sures,il faut proceder par Tanalyse. Rabattons
notre orgueil ; les hommes sont des aveugles, et Tana-
lyse leur sert de b&ton. Mieux vaut encore s'aider de
ce baton en t&tonnant que de tomber dans 1'abime '.
Voltaire ramene la philosophie & la physique. Un
bon physicien, Mairan par exemple, en est, 6crit-il,
a le premier ministre » (Lettre d Mairan, 24 mars
1741). II declare express^ment qu'elle consiste dans
les experiences bien constat6es s . Faisant leur procfcs
h Platon et k Descartes, il ne se defend mftme pas de
dire, dans son aversion pour les visionnaires : < Mon
sage est celui qui, avec la navette, couvre mes murs
l'analyse des choses, et ensuite nous tacherons de voir avec
beaucoup de defiance si elles se rapportent avec quelques prin-
cipes • (XXXVII, 299).
1. Cf. Lettre d M. L. C, 1768; LXV, 283 : « Apprenez-moi l'his-
toire du monde, si vous la savez, mais gardez-vous de Fin venter.
Vuyez, tatez, mesurez, pesez, nombrez, assemblez, s^parez, et
soyez sur que vous ne ferez jamais rien de plus. »
2. Traite de Mttaphysique, XXXVII, 309, 310.
3. Diet. phiL, Xtnophanes, XXXII, 493. — Cf. Le Philosophe :
« Certains metaphysiciens disent : fivitez les impressions des
sens... Nos philosophes au contraire sont persuades que toutes
nos connaissances nous viennent des sens..., que nous sommes
au bout de nos lumieres quand nos sens ne sont ni assez deltes
ni assez forts pour nous en fournir... De la, la certitude et les
bornes des connaissances humaines », etc. (XLVII, 232).
VOLTAIRE PHILOSOPHE. 3
30 VOLTAIRE PHILOSOPHE
de tableaux de laine et de soie... ou bien celui qui
met dans ma poche la mesure du temps » (Dict.phiL,
Xdnophanes, • XXXII, 493). En tout cas, son sage est
« Tinvestigateur de Thistoire naturelle » (Ibid., id.).
Les seules experiences de Tabb6 Nollet, remarque-
t-il, nous en apprennent plus que tous les livres des
anciens. « Savoir s'arrSter ou il faut et ne jamais
marcher qu'avec un guide sur » (Traite de Me'taph.,
XXXVII, 303), telle est la rfcgle de la veritable philo-
sophic ArrMons-nous done aussitdt que « le flambeau
de la physique nous manque » (Diet, phil., Ame,
XXVI, 234). Les inventeurs de syst&mes ne sont pas
des philosophes; on n'est pas un philosophe quand
on substitue ses visions k la r£alit£.
Si, tr&s d6fiante et tr&s circonspecte, la philosophic
de Voltaire repose sur le bon sens, avouons qu'un
bon sens trop timide Fa pr^venu contre certaines
hypotheses qui devaient renouveler la science.
Des savants du xvm e si&cle, Maillet notamment et
Button, soutenaient que les esp&ces evoluent : il tourna
leur th£orie en ridicule. Et sans doute il eut tort.
Mais remarquons avant tout que Maillet la compro-
mettait par un grand nombre d'affirmations t6m6-
raires, voire saugrenues, et que, pour corroborer ces
affirmations, il all6guait les r^cits fabuleux des aven-
turiers les moins dignesde foi, ou m6me invoquait les
sir&nes et les tritons de la mythologie grecque. Com-
ment prendre au s6rieux de pareilles extravagances *?
1. « [Maillet] n'ose pas dire qu'il a vu des hommes marins,
mais il a parte a des gens qui en ont vu ; iljuge que ces hommes
marins, dont plusieurs voyageurs nous ont donnd la description,
sont devenus a la fin des hommes terrestres... II croit de m£me
ou il veut faire croire que nos lions, nos ours, nos loups* nos
M^TAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 31
L'hypoth&se de Maillet se rattachait a tout un sys-
teme sur les revolutions de la terre, que les eaux,
disait-il en substance, ont jadis recouverte, et dans
laquelle, baissant peu a peu depuis cette lointaine
6poque, nos mers finiront par s'absorber. Apr&s lui,
reprenant ce systemenon sans y introduire des modi-
fications importantes, Button l'autorisa de son nom.
Cependant, par plus que Maillet, il ne convainquit
Voltaire. .
On peut dire tout d'abord, pour expliquer les pre-
ventions de Voltaire contre leur th^orie, qu'elle sem-
blait confirmer la 16gende du deluge *. Mais il y op-
posa des arguments trfcs sp^cieux, et il contesta les
faits sur lesquels on l'appuyait.
D'une part il juge insoutenable que la mer ait pu
recouvrir le continent tout entier jusque dans ses
parties les plus hautes. Quarante oceans tels que le
ndtre, dit-il, y suffiraient tout juste; et comment se
serait done 6vanouie une masse d'eau £gale a trente-
neuf oceans 2 ? D'autre part il ne veut pas admettre
chiens, sont venus des chiens, des loups, des ours, des lions
marins, et que toutes nos basses-cours ne sont peuplees que
de poissons volants qui a la longue sont devenus canards et
poules... Et sur quoi a-t-il fonde* ces extravagances? Sur Homere,
qui a parle" des tritons et des sirenes. • (Dial, d'&vhfmere, L,
229.)
1. A vrai dire, le long se*jour de la mer sur nos continents
n'a rien de commun avec le de'luge biblique, et Voltaire ne Fig no-
rait pas. Mais les devanciers de Maillet et de Button, notamment
Burnet, Whiston, Wordword, s'e'taient pre'occupes de conformer
leurs vues aux recits de la Genese.
2. Cf. la Dissertation sur les Changements arrives dans notre
Globe, XXXVIII, 565 sqq., la Defense de mon Oncle, XLIII,
360 sqq., Des Singularity de la Nature, XLIV, 246 sqq. — Vol-
taire pretend aussi quelathe'orie neptunienne contredit les Iois
de la gravitation.
32 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Texistence des fos3iles marins. II refuse d'en voir
aucune trace dans le falun de Touraine. Et, comme il
est forc6 pourtant de reconnaltre qu'on trouve des
coquilles et des poissons p6trifi6s en certains endroits
61oign6s de la mer, il cherche une explication plus
simple, plus « naturelle » et moins « syst6matique »
que celle de Maillet. Les poissons ont 616 apport6s
par des voyageurs 1 . Quant aux coquilles, elles pro-
viennent de quelque lac; sinon, « est-ce une id6e tout
k fait romanesque de faire reflexion sur la foule
innombrable de pterins » qui en avaient leur bonnet
garni 2 ?
Dans une autre question, celle de la g6n6ration
spontan6e, il combattit encore certains savants de son
6poque. A la suite d'exp6riences mal faites, un prGtre
anglais, Needham, avait pr6tendu, vers le milieu du
xvm e . stecle, que les animaux interieurs naissent sans
germe, et Buffon appuyait cette assertion par la
th^orie des molecules organiques. Aussi peu favo-
rable k de pareilles hypotheses qu'k celles du neptu-
1. « On a trouve dans les montagnes de la Hesse une pierre
qui paraissait porter l'empreinte d'un turbot, et, sur les Alpes,
un brochet p^trifie' : on en conclut que la mer et les rivieres
ont coule tour a tour sur les montagnes. II 6tait plus naturel
de soupconner que ces poissons, apport6s par un voyageur,
s'^tant gates, furent jet6s et se petrifierent dans la suite des
temps » (Dissertation sur les changements, etc., XXXVIII, 566).
2. « Un seul physicien m'a 6crit qu'il a trouve* une ecaille
d'huitre petrifiee vers le Mont-Cenis. Je dois le croire, et je suis
tres 6tonne qu'on n'y en ait pas vu des centaines. Les lacs voi-
sins nourrissent de grosses moules dont l'ecaille ressemble par-
faitement aux huitres... Est-ce d'ailleurs une idee tout a fait
romanesque de faire reflexion sur la foule innombrable de pele-
rins qui partaient a pied de Saint-Jacques en Galicie etde toutes
les provinces pour aller a Rome par le Mont-Cenis, charges de
coquilles a leurs bonnets? » (Singular, de la Nature, XLIV, 247,
248).
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 33
nisme et du transformisme, Voltaire se r^clama, pour
les r^futer, soit du « sens commun », soil des travaux
de Spallanzani ! . II d6fia BufTon de lui montrer ses
molecules, il s'6gaya de Needhana et de sa merveil-
leuse farine 2 . Sur les generations spontan6es, la
science parait jusqu'ici lui donner raison; mais la
th£orie des molecules organiques a, telle que Buffon
Texpliquait, beaucoup d'analogie avec la lh£orie cel-
lulaire des physiologistes modernes.
Ainsi Voltaire ne devina pas ce que renfermaient
de vrai certaines conceptions, encore bien rudimen-
taires, des physiciens ou des g^ologues con tempo-
rains. On peut le regretter; on peut aussi, et Ton ne
s'en est pas fait faute, railler la mani&re dont il expli-
qua les faits all£gu£s par eux; voyageurs d£posant
chacun son turbot sur les montagnes, pMerins y lais-
sant tomber les coquilles de leur bonnet, voila sans
doute une excellente mattere k persifler ce persifleur.
Pourtant, si les progr6s de la science devaient con-
firmer telle ou telle des hypotheses qu'il rejeta, sa
circonspection n'en fut pas moins celle d'un esprit
scientifique.
II commence de la fagon suivante le trait6 sur les
Singularites de la Nature : « On se propose ici dexa-
miner plusieurs objets de notre curiosity avec la
defiance qu'on doit avoir de tout syst&me jusqu'a ce
qu'il soit demontre auxyeux ou k la raison » (XLIV,
1. Cf. Lettre ail marquis Albergati Capacclli, 10 janv. 1766,
edition Moland, XLIV, 175.
2. Gf. Diet, phil.y Dieu, XXVIII, 381 sqq.; VUomme aux Qua-
rante ecus, XXXIV, 47; Yllistoire de Jenni, itAd., 363 j la Defense
de mon Oncle, XLIII, 374 ; etc.
34 VOLTAIRE PHILOSOPHE
216) J . Rien de mieux; c'est la methode du veritable
savant. En physique comme en melaphysique, Voltaire
refuse de croire sans preuves. Beaucoup de ses con-
temporains etaient convaincus « qu'unesole engendre
une grenouille » : ne pouvait-il t6moigner quelque
m£fiance? Une femme pauvre et hardie avait persuade
k des chirurgiens de Londres qu'elle accouchait tous
les huit jours d'un lapereau 2 : le d6sapprouverons-nous
de se montrer moins cr6dule que ces chirurgiens? Si
l'histoire des lapereaux avait 6t6 reconnu dument
authentique, il lui aurait bien fallu Tadmettre. Mais
bl&mera-t-on ceux qui ne se rendent que sur des
preuves? Voltaire en demande avant de croire aux
anguilles de Needham et aux lapereaux.
Allons plus loin : des assertions manifestement
fausses ne meritent mSme pas Texamen. Suffira-t-il
de hasarder quelque hypothese absurde pour que les
savants perdent leur temps k en montrer Tabsurdit6?
Une sole ne saurait engendrer une grenouille.
Cependant Voltaire examina, avant d'y refuser sa
enhance, les hypotheses des Maillet et des Needham.
II commence toujours par discuter les raisons qu'on
allegue, par verifier les observations ou les expe-
riences sur lesquelles on s'appuie 3 ; il est trop scep-
i. Cf. Lettre a M. de la Sauvagdre, 25 oct. 1776, Edition
Moland, L, 112.
2. Singularity de la Nature, XLIV, 272 sqq.
3. Le physicien Andre Leduc, voulant prouver a Voltaire que
Mo'ise avait dit la verite sur les grandes questions geologiques,
offrit de lui apprendre la geologic II declina l'offre en alle-
guant sa sante et son age; de quoi s'autorise Leduc, dans ses
Lettres sur VHistoire physique de la Terre, pour declarer que
Voltaire n'avait point l'esprit philosophique. — En admettant
^authenticity de cette anecdote, il faudrait seulement se
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 35
tique pour declarer impossible ce qui, k premiere
vue, Iui a paru faux.
Dans la question du neptunisme par exemple, ses
arguments de bon sens ne FempSchent pas de pro-
ceder lui-m6me k une enqu£te. « On regarde, dit-il,
la falun de Touraine comme le monument le plus
incontestable de ce s&jour de FOc£an sur notre con-
tinent...; et la raison, c'est qu'on pretend que cette
mine est composee de coquilles pulv£ris£es... Ces
pretendus bancs de coquilles k trente, k quarante
lieues de la mer, meritent le plus s6rieux examen »
(Singular, de la Nature, XLIV, 255, 257). 11 y a la sans
doute une pointe d'ironie. Pourtant Voltaire fait venir
quelques £chantillons de falun et les examine avec
soin. Mais si, apr&s cela, il se croit en mesure de nier
que cette marne soit un assemblage d'animaux
marins, c'est une erreur qui ne nous permet pas d'in-
criminer sa m£thode.
De m6me sur une autre question, celle des polypes,
que certains savants avaient reconnus comme appar-
tenant au rfcgne animal. « Pour croire fermemenl,
dit-il, je veux voir par mes yeux, toucher par mes
mains et k plusieurs reprises... Ces herbes l£gfcres
qu'on appelle polypes d'eau douce... ne furent que des
plantes jusqu'au commencement du siecle oil nous
sommes. Leuwenhoek s'avjsa de les faire monter au
rang d'animaux... En vain nous avons oppos6& nos
yeux tous les raisonnements que nous avions Ius
autrefois : le temoignage de nos yeux Fa emport£ »
{Diet. phiL, Polypes, XXXI, 462 sqq.). Voltaire est
demander si tous les geologues croyaient aux theories de Mo'ise.
Comme beaucoup d'entre eux n'y croyaient point, Button toutle
premier, ^assertion de Leduc n'a plus aucun sens.
36 VOLTAIRE PHILOSOPHE
pr6t k admettre les th6ories nouvelles d£s qu'elles
s'appuient sur des faits bien constates ; que peut-on
lui demander de plus? Quand il se trompe, ce sont
ses yeux qui Tinduisent en erreur. « II est bon,
d6clare-t-il, de douter encore, jusqu'& ce qu'un nom-
bre suffisant d'exp^riences r6it6r£es nous aient con-
vaincus que ces plantes aquatiques sont des 6tres
dou6s de sentiment, de perception et des organes
qui constituent Tanimal r6el. La v£rit6 ne peut que
gagner a attendre » (Singular, de la Nature, XLIV,
224). Si la prudence de Voltaire Temp^che parfois
d'admettre des vues justes et profondes, qui n'6taient
alors qu'hypoth&iques , elle lui 6pargne aussi
maintes erreurs. Dans tous lesdomainesdelapens^e,
sa critique devait le preserver des chim^res et des
utopies 1 .
On voit assez quelle m6thode pretend appliquer
Voltaire, soit en physique, soit en m6taphysique.
Quand la m^taphysique ne se fonde pas sur Tobser-
vation des ph6nom6nes, elle n'est, selon lui, qu'un
baladinage. Pendant son exil en Angleterre, il re$ut
du philosophe Clarke quelques instructions touchant
« la partie de la philosophic qui veut s'61ever au-des-
sus du calcul et des sens. » Un jour, « plein de ces
grandes recherches », il disait a « un membre tr&s
6clair6 de la soci6t6 » : « M. Clarke est un bien plus
grand m^taphysicien que M. Newton » ; et celui-ci de
r^pondre froidement : « C'est comme si vous disiez
i. Ajoutons que Voltaire ne resta pas toujours fldele a la
methode scientifique si bien esquiss^e par lui-meme. Ce n'est
point sa circonspection qu'il faudrait blamer; c'est plutdt, en
certains cas, une impatience qui lui fait devancer Tetude assidue
et diligente des phenomenes.
METAPHYS1QUE ET PHYSIQUE 37
que Tun joue mieux au ballon que Tautre 1 ». En ce
temps-I&, Voltaire se laissait encore s6duire par les
speculations des m6taphysiciens ; Clarke sautantdans
Tabtme, il osait ly suivre. Mais, de plus en plus, il
reconnut rinanite de ces speculations, si brillantes
fussent-elles ; et, sur les problemes qui depassent Tin-
telligence humaine, il se r£signa sagemeni k douter.
Tout ce que Voltaire affirme en m£taphysique, c'est
l'existence de Dieu. Encore ne la donne-t-il pas tou-
jours comme certain e. Par exemple, dans le Traili
de Metaphysique, ecrit en 1734, il conclut ainsi lecha-
pitre S'il y a un Dieu : « Cette proposition II y a un
Dieu [est] la chose la plus vraisemblable que les
hommes puissent penser » (XXXVII, 298); et, dans
une lettre k Frederic dat£e de 1737 : « Quelle. sera,
dit-il, l'opinion que j'embrasserai? Celle oil j'aurai,
de compte fait, moins d'absurdiUSs k d^vorer. Or je
trouve beaucoup plus de contradictions, de diffi-
cult^, d'embarras, dans le systeme de l'existence
n6cessaire de la matiere. Je me range done k Topi-
nion de l'existence de Tfitre supreme comme la plus
vraisemblable et la plus probable » (17 avril). Ainsi
Voltaire, k cette 6poque, ne fait encore qu'all^guer
des probability et des vraisemblances.
Dans la suite, il devint plus cat^gorique. Pr6oc-
cup6 toujoiirs da vantage des questions morales ou
sociales, et jugeantque la croyance en Dieu est utile
aux moeurs, n£cessaire k la society humaine, il consi-
de>a comme un devoir de Taffirmer contre les ath6es 2 .
Parmi les preuves en usage, deux surtout lui
paraissent convaincantes.
1. Courte reponse aux longs Discours, etc., XXXYIII, 526, 527.
2. Cf. p. 168 sqq.
38 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Voici la premiere, telle qu'il l'expose dans son
Traits de Metaphysique : « J'existe, done quelque
chose existe. Si quelque chose existe, quelque chose
a done existe de toute 6ternit6, car ce qui est, ou est
par lui-mSme ou a regu son 6tre d'un autre. S'il est
par lui-m6me, il est n£cessairement, il a toujours 6t6
n^cessairement, et e'est Dieu; s'il a regu son Stre
d'un autre, et ce second d'un troisteme, celui dont ce
dernier a regu son £lre doit n^cessairement 6tre
Dieu (XXXVII, 285). Cette preuve, r6p6t6e dans le
Dictionnaire philosophique k Particle Dieu f et & Par-
ticle Ignorance*, Voltaire Tappelle, dans YHomelie
sur I'Atheisme, un elancement divin de la raison; et,
declarant que « rien n'est plus grand », que « rien
n'estplus simple »,il legale aux th6or£mes de Tarith-
m^tique ou de la g£om6trie 3 .
Cependant, quelque forte que lui semble la preuve
m&taphysique, il y pr6fere encore la preuve physique.
Certains philosophes la m6prisent. Mais pourquoi?
parce qu'elle est trop sensible 4 . « Rien, dit-il dans le
Philosophe ignorant, n^branle en moi cet axiome :
Tout ouvrage d6montre un ouvrier » (XLII, 554) 5 .
Quand il n'altegue pas des considerations sociales,
e'est toujours la preuve physique dont il se sert contre
les ath£es. Mais & Pascal lui-mtaie, qui rinfirme, il
rappelle le texte de Tficriture : Caeli enarrant gloriam
1. XXVIII, 359.
2. XXX, 311.
3. XL1II, 229.
4. tUm. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 13.
5. Gf. les Cabales :
L'univers m'embarrasse, et je no puis songer
Que cette horloge existe et n'ait pas d'horloger.
(XIV, 261.)
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 39
Dei 1 ; et ce texte, il en a fait plus (Tune fois (T61o-
quents commentaires 2 .
L'argument « est vieux, et n'en est pas plus mau-
vais » (Did. phil.,Atheisme, XXVII, 171). Aussi bien,
Voltaire le renouvelle.
D'abord, en tirant profit des progres de la science.
Car v depuis qu'on entrevoit la nature, que les
anciens ne voyaient point du tout, depuis qu'on s est
apergu que tout est organist, que tout a son germe,
depuis qu'on a bien su qu'un champignon est rouvrage
d'une sagesse infinie aussi bien que tous les mondes,
alors ceux qui pensent ont ador6 Ik oil leurs devan-
ciers avaient blasph6m6. Les physiciens sont devenus
les h6rauts de la Providence : un cat6chiste annonce
Dieu k des enfants et un Newton le d&nontre aux
sages » [Dict.phiL, Thtisme, XXXII, 349).
II renouvelle ensuite ce vieil argument par la fa§on
dont il le pr^sente. Citerai-je, entre autres exemples,
le dialogue de Platon avec le jeune Mad6t&s, qui ne
veut pas admettre Texistence de Dieu? « Si vous avez
quelque d6sir de vous 6clairer, dit Platon k Mad6t&s,
je suis magicien et je vous ferai voir des choses fort
extraordinaires... » Et, lui montrant un squelette :
« Considerez bien cette forme hideuse qui semble
Strele rebut de la nature; et jugez de mon art par
tout ce que je vais op6rer aveccet assemblage informe
qui vous a paru si abominable. Preincrement, vous
voyez cette esp£ce de boule qui semble couronner
tout ce vilain assemblage. Je vais faire passer par
la parole dans le creux de cette boule une substance
moelleuse et douce, partag6e en mille petites ramifi-
i. Bern. Remarques sur les Pensees de Pascal, L, 317.
2. Cf. notamment, Hist, de Jenni, XXXIV, 409 sqq.
40 VOLTAIRE PHILOSOPHE
cations, que je ferai descendre imperceptiblement
par cette esp&ce de long b&ton k plusieurs nceuds que
vous voyez attache k cette boule et qui se termine en
pointe dans un creux. J'adapterai au haut de ce
baton un tuyau par lequel je ferai entrer lair au
moyen d'une soupape qui pourra jouer sans cesse;
et bientdt vous verrez cette fabrique se remuer d'elle-
mtaie. A regard de tous ces autres morceaux
informes qui vous paraissent comme des restes d'un
bois pourri et qui semblent £tre sans utility comme
sans force et sans gr&ce, je n'aurai qu'k parler, et ils
seront mis en mouvement par des esp&ces de cordes
d'une structure inconcevable. Je placerai au milieu
de ces cordes une infinite de canaux remplis d'une
liqueur qui, en passant par des tamis, se changera en
plusieurs liqueurs diff6rentes et coulera dans toute la
machine vingt fois par heure. Le tout sera recouvert
d'une6toffe blanche, moelleuse et fine... Cette machine
sera un si 6tonnant laboratoire de chimie, un si pro-
fond ouvrage de m6canique et d'hydraulique, que
ceux qui Tauront 6tudi6 ne pourront jamais k le com-
prendre... Mais ce qui vous surprendra davantage,
c'est que, cet automate s'^tant approch6 d'une figure
k peu pr6s semblable, il s'en formera une troisi&me
figure. Ces machines auront des id6es, elles raison-
neront, elles parleront comme vous, elles pourront
mesurer le ciel et la terre », etc. — « Si la chose est
ainsi, r6pond Mad£t6s, j'avouerai que vous en savez
plus qu'fipicure et que tous les philosophes de la
Gr&ce. — H6 bien, tout ce que je vous ai promis est
fait. Vous 6tes cette machine... Jugez apr&s cela si un
6tre intelligent n'a pas form6 le monde » (La Defense
de rnon Oncle, XL1II, 383).
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 41
L'objection des ath6es k la preuvo physique de
Dieu, c'est que le hasard a des combinaisons infinies
daii6 rinfini du temps. Si Ton jette mille d£s pendant
r^ternit6, ces d6s ne peuvent manquer, une fois ou
Fautre, de presenter tous le m6me point, mille six par
exemple ou mille as. Voltaire en convient. Mais il n'y
a Ik que jeu fortuit, que « chance » ; un tel « coup »
ne denote aucun dessein. Telles ne sont point les
« combinaisons » qu'all&gue le d&ste. Sans parler de
Funivers en son ensemble, consid^rons seulement un
organisme dou6 de vie, qui sent et qui pense : peut-
on croireque le mouvement de la mati&re Fait produit
par hasard? Dans la faQon dont cet organisme est
construit il faut reconnaltre la sagesse d'un 6tre
sup&rieur 1 .
A ceux qui disent que rien n'existe et ne peut
exister hors de la nature, que la nature fait tout, que
la nature est tout, Voltaire r^pond qu7/ riy a point de
nature, et que, soit en nous, soit autour de nous et k
cent mille millions de lieues, tout est art sans aucune
exception. Cette id6e, il Fa souvent exprim6e en com-
battant Fath6isme, notamment dans Particle Nature du
Dictionnaire philosophique 2 ; et, Tun des principaux
ath6es contemporains, le baron d'Holbach, ayant
intitule Systeme de la Nature Fouvrage dans lequel il
pr6tendait r^futer Fexistence de Dieu, Voltaire lui
repr6sente que le seul mot de syst&me marque une
intelligence divine, organisatrice de Funivers.
1. Homelie sur VAthtisme, XLIII, 230.
2. « Mon pauvre enfant, reraontre la Nature a un philosophe,
veux-tu que je te dise la ve>it6? c'est qu'on m'a donne un nom
qui ne me convient pas; on m'appelle Nature et je suis tout
Art ■• (XXXI, 268). - Gf. Hist, de Jenni, XXXIV, 388.
42 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Les atheesse moquaient des deistes en les appelant
cause- finaliers. « Si une horloge n'est pas faite pour
montrer l'heure, j'avouerai alors, leur repond-il,
que les causes finales sont des chimeres, et je trou-
verai fort bien qu'on m'appelle cause- finalier, c'est-
&-dire un imbecile » (Diet. phiL, Causes finales,
XXVII, 527). En attendant, il invoque Newton, qui
n'etait point un imbecile, et qui considerait pour-
tant la preuve physique comme irrefragable.
Est-ce k dire que les cause-finaliers aient toujours
raison? A la theorie finaliste, compromise par beau-
coup de ceux qui la professent, il fait des restrictions
necessaires. Tel philosophe pretendait que Therbe est
verte afin de rejouir nos yeux; tel autre, que la mer
a un flux et un reflux afin de faciliter Tarriv6e et le
depart des vaisseaux. Semoquantdepareillessottises,
il indique dans quels cas on peut affirmer une fina-
lity. Par exemple, dire que les nez ont ete faits pour
porter des besides, e'est absurde; mais comment
nier qu'ils aient ete faits pour sentir? Et, d'une fagon
g6nerale, « quand on voit une chose qui a toujours le
mSme effet, qui n'a uniquement que cet effet, qui est
composeed'une infinite d'organes dans lesquels ily a
une infinite de mouvements qui tous concourent k la
mSme production..., on ne peut sans une secrete
repugnance nier une cause finale » (Traitede Me'taph.,
XXXVII, 295) '. Ceux qui nient que les nez soient
faits pour sentir, e'est comme s'ils niaient que les
lampes soient faites pour edairer ou les horloges
pour montrer Theure.
1. Gf. Diet, phil., Causes finales, XXVII, 528; Singular, de la
Nature, XLIV, 236 sqq.
M&TAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 43
La question de la Providence se raltache a celle du
finalisme, ei Voltaire la traite de la mftme fagon. II y a
une Providence aussi bienqu'il yades causes finales.
« Nous ne regardons point ce dogme... comme un
syst&ne » ; c'est « une chose d6mon Me k tous les esprits
raisonnables » (Diet, phil., pr6f. de 1765, XXVI , 2).
Mais, s'il y a une Providence, ce n'est pas une Provi-
dence particuliire. Lfitre supreme gouverne le monde
par des lois g6n6rales et n'en trouble pas l'ordre
par des caprices.
SceurFessue sefcliciteque Dieu la protege. Son moi-
neau allait mourir, d6clare-t-elle aun philQSophe; elle
a d6bit6 neuf Ave, le voila gu6ri. Ma ch6re soeur, lui dit
ce philosophe, « je crois la Providence g6n6rale... ; je
ne crois point qu'une Providence particuli&re change
T^conomie du monde en faveur de votre moineau ou
de votre chat » (Diet, phil., Providence, XXXII, 23).
Et il lui remontre que l'Etre supreme a d'autres
affaires, mais surtout que les lois par lesquelles il
r6gle la nature sont n6cessairement immuables.
D'apr^s Thistorien M6zeray, Dieu fit mourir le roi
d'Angleterre Henri V d'une fistule a l'anus pour le
punir de s'Stre assis sur le trdne du roi tr£s chr£tien.
Non, Henri V mourut « parce que les lois g6n6rales
6man6es de la toute-puissance avaient tellement
arrange la mati&re, que la fistule a l'anus devait
terminer la vie de ce h6ros » ( Hist, de Jenni, XXXIV,
407) *, Le soleil luit sur les m£chants comme sur les
bons, et jamais on ne voit un criminel ch&ti6 soudain
par je ne sais quelle 6clatante incartade de la justice
divine.
i. Cf. Remarques de VEssai sur les Masurs, XLI» 146, 147.
44 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Loin que Dieu envisage particulterement tel ou
tel homme, Fhumanite enttere compte k ses yeux
pour bien peu de chose; car elle est moindre qu'une
petite fourmiltere en comparaison de tout ce qui
peuple Tinfini. Du reste chaque intervention particu-
li&re de la Providence constituerait un miracle. Or
les miracles sont impossibles ; ils le sont k Dieu lui-
m6me, ils le sont k Dieu surtout. A Dieu lui-m6me,
malgr6 sonpouvoir; k Dieu surtout, parce que Ffitre
infiniment sage ne fait pas ses lois pour les violer 1 .
S'il y a une Providence, comment peut-il y avoir
du mal? Voltaire ne nie point la difficult^ de ce pro-
bl6me. (Test Ik, dit-il, « un abtme dont personne n'a
pu voir le fond » (Diet, phil., Bien, XXVII, 355); et
lui-m6me qualifie de fatale, de terrible, Tobjection
que le mal fournit aux ath6es 2 .
On peut sans doute pr^tendre que tout est bien.
Voltaire en a eu parfois quelque vell&t6. 11 montre
alors, comme les optimistes, que ce qui paratt mal,
vu k part, peut 6tre bien dans Tarrangement g6n6ral
des choses 3 . En tout cas le bien, remarque-t-il, Tem-
porte sur le mal. Et comment y contredire? Ne
voit-on pas que les vols et les assassinats sont rares,
que les pestes et les cataclysmes sont exceptionnels,
que les guerres, sur cent millions d'Europ^ens, en
font p£rir chaque stecle quelques milliers k peine? Ce
qui nous trompe, e'est d'abord Thistoire, parce qu'elle
est remplie de calamity, parce que, se bornant k
retracer les crimes ou les infortunes des individus et
des peuples, elle passe sous silence leur 6tat ordi-
1. Cf. Diet. phiL, Miracles, XXXI, 206.
2. Ibid., Dieu, XXVIU, 385.
3. Gf. par exemple fiUm. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 17.
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 45
■ Jigire '. Puis, les maux nous sont plus sensibles que
le^Sfens et nous en gardons plus longuement la
m£moire.Bqfin Fhomme, partout ettoujours, a pris
plaisir k se plaindre. Voili pour quelles .raisons tant
de gens d£clarent la vie mauvaise. Mais, si bien peu
cependant souhaitent de mourir, on doit en conclure
que la somme des biens exc6de celle des maux *.
C'est surtout pendant la premiere moiti6 de sa
carri&re que Voltaire inclina vers Toptiraisme. II n'en
a pas moins, durant la seconde et jusqu'en ses der-
ni^res ann£es, c£16br£ plus d'une fois le bonheur de
vivre. Voici, par exemple, un passage des Derniires
Bemarques sur les Pensies de Pascal 1 : « J'arrive de
ma province k Paris; on m'introduit dans une tr&s
belle salle oil douze cents personnes 6coutent une
musique delicieuse ; apr^s qlioi toute cette assemble
se divise en petites soci£t£s qui vont faire un tr6s
bon souper, et aprfcs ce souper elles ne sont pas
absolument m6contentes de la nuit. Je vois tous les
beaux arts en honneur dans cette ville, et les metiers
les plus abjects bien recompenses, les infirmit£s tr6s
soulag6es, les accidents pr6venus ; tout le monde y
jouit, ou esp&re jouir, ou travaille pour jouir un
jour, et ce dernier partage n'est pas le plus mauvais.
Je dis alors k Pascal : Mon grand homme, 6tes-
vous fou? » (L, 375). Nous reconnaissons dans ces
lignes Fauteur du Mondain ; il y r£p&te en prose les
aimables couplets d'autrefois en raillant comme par
le pass6 ceux que leur aust6rit6 fanatique oblige de
calomnier Texistence humaine.
1. Ex trait de la Biblioth. raisonnie, XXXIX, 440.
. 2. Cf. Elem. de la Philos. de Newton, XXXYIII, 17.
3. ficrites en 1777.
VOLTAIRE PHILOSOPHE. 4
46 VOLTAIRE PHILOSOPHE
On peut dire n6anmoins que, plutdt dispose, dans
la premiere moiti6 de sa vie, k montrer le bien, Vol-
taire, dans la jseconde, monlre de pr^terence le mal.
Aussi trouvons-nous chez lui sur ce point maintes
contradictions. Mais il ne fut jamais ni vraiment
optimiste dans Tune, ni, dans Tautre, vraiment pessi-
miste.
Devons-nous croire que Voltaire, comme on le
pretend, ait 616 converti au pessimisme par le trem-
blement de terre de Lisbonne? Ne le jugeons pas si
peu philosophe. Sans doute ce fut Ik un affreux
d^sastre. Mais ignorait-il tant d'autres fteaux non
moins affreux qui avaient d6sol6 le monde?
Pourtant cette catastrophe produisit sur lui une
tr&s forte impression, et il en prit souvent texte,
comme d'un fait tout recent, pour combattre les
theories des optimistes. Le 28 novembre 1755 4 , il
6crit k M. Bertrand : « Voil& la triste confirmation
du d6sastre... Si Pope avait 616 k Lisbonne, aurait-il
os6 dire : Tout est bien? » Deux jours apr&s, au
m6me : « Voila un terrible argument contre VOpti-
misme. » Le l er d^cembre, k d'Argehtal : « Le Tout
est bien... est un peu d6rang6. » Le 2, & M. Dupont :
« Le Tout est bien et VOptimisme en ont dans l'aile. »
Et, non content de faire son po6me sur le Disastre
de Lisbonne, il le complete par une preface oil les
assertions de Leibniz sont 61oquemment r6fut6es.
« Si jamais, y dit-il, la question du mal physique a
*merit6 Tattention de tous les hommes, c'est dans les
6v6nements funestes qui nous rappellent a la con-
1. Le tremblement de terre de Lisbonne avait eu lieu le
l er novembre.
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 47
temptation de notre faible nalure... L'axiome Tout
est bien paratt un peu Strange & ceux qui sont les
t^moins de ces d6sastres... L'auteur du po6me,...
p6n6tr6 des malheurs des hommes, s'616ve contrc les
abus qiTon pent faire de cet ancien axiome... U
adopte cette triste et plus ancienne v6rite, reconnue
de tous les hommes, qu7/ y a du mat sur la terre...
Si, lorsque Lisbonne, M£quinez, Tettouan et lant
d'autres villes furent englouties avec un si grand
nombre de leurs habitants,... des philosophes avaient
cri£ aux malheureux qui 6chappaient h peine des
ruines : Tout est bien; les h^ritiers augmenteront
leurs fortunes, les masons gagneront de Fargent k
reb&tir des maisons, les bStes se nourriront des
cadavres enterr6s dans les debris ; c'cst Teffet n6ces-
saire des causes n^cessaires; votre mal particulier
n'est rien, vous contribuez au bien g6n6ral, —
un tel discours certainement etit 6i6 aussi cruel
que le tremblement de terre a 616 funeste » (XII,
185 sqq.).
Voltaire avait jusqu'alors soutenu que la somme
des biens dSpasse celle des maux; il va maintenant
soutenir tout le contraire. « Des deux tonneaux de
Jupiter, le plus gros est celui du mal », 6crit-il &
M me du Deffand (5 mai 1756) 4 . II fait son roman de
Candide sous Timpression du d£sastre de Lisbonne;
et maintes fois, dans ses ouvrages ult6rieurs, il
1. Gf. la satire des Systemes, oil Dieu dit aux philosophes assem-
bles par son ordre :
Qa, mes amis, dovinez mon secret,
Dites-moi qui je suis et comment je suis fait,...
Et pourquoi dans ce globe un destin trop fatal,
Pour une once de bien, mit cent quintaux de mal.
(XIV, 243.)
48 VOLTAIRE PHILOSOPHE
retrace 61oquemment les miseres du genre humain.
Nier le mal peut convenir k un Lucullus bien por-
tant, qui soupe avec ses amis et sa maitresse; mais
que ce Lucullus « mette la tele k la fenGtre, il verra
des malheureux; qu'il ait la fierre, il 1q sera » (Diet,
phil., Bien, Tout est bien, XXVII, 354). Si t m6me
alors, Voltaire att6nue en certains cas le mal et exa-
gere le bien, e'est que, combatiant les ath6es, il veul
affaiblir un de leurs principaux arguments contre
Texistence de Dieu 1 .
Quand il r^futait Toptimisme de Leibniz, quand il
faisait Candide, il n'avait point, pour son compte, k
se plaindre de la vie. En le remerciant de lui avoir
envoy6 son poeme sur le Desastre de Lisbonne, Rous-
seau lui reprocha de prendre plaisir k d£sesperer les
hommes. Plus tard, dans ses Confessions, il rappelle
cette lettre non sans le traiter de d^clamateur, et il
se compare a lui pour en tirer avantage : d'une part,
un miserable qui trouve que tout est bien; de Tautre,
un homme « accabl6 de prosperity et de gloire »
qui d6nonce amerement les maux de Texistence
humaine 2 . fitrange accusation I Voltaire y avait
r£pondu par avance en Scrivant k d'Argental, le
l er d^cembre 1755 : « II n'est pas permis k un par-
ticulier de songer k soi dans une desolation si g6n6-
rale », et k Thieriot, le 27 mai de l'ann6e suivante :
« Quand j'ai parl6 en vers des malheurs des humains
mes confreres, e'est par pure g£nerosit6, car... je suis
si heureux que j'en ai honte 8 . » A regard de Can-
1. Gf. par exemple VHistoire de Jenni, XXXI V, 306 sqq.
2. Partie II, livre IX.
3. Cf. Lettre & M* 9 du De/fand, 5 mai 1756 : « Pourquoi Jupiter
a-t-il fait ce tonneau [le tonneau du mal] aussi enorme que
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 49
dide, certains ont voulu y voir une ceuvre diabolique
de m6pris et de derision. Mais ceux qui insullent
aux mis^res terrestres, ce sont les philosophes assez
impudents pour pr6tendre que tout est bien 1 . L)u
reste, n'en croyons pas sur Candide les ennemis
de Voltaire; « manuel d'indulgence et dc piti6, bible
de bienveillance 2 », une humanity passionn£e et
douloureuse y vibre dans Tironie elle-m6mc.
Quoi qu'il en soit, Voltaire, durant la seconde
moiti6 de sa vie, s'est tres souvent complu k d6crire
les misfcres de notre existence en protestant qu'il ne
faut pas y ajouter encore la fureur absurde de les
nier. L'optimisme pretend faire, avec tous les maux
particuliers, je ne sais quel bien g6n6ral : n'est-ce
pas vraiment se moquer? « Voil& un singulier bien
g6n6ral, compost de la pierre, de la goutte, de tous
les crimes, de toutes les souffrances, de la mort, et
de la damnation! » (Diet, phil., Bien, Tout est bien,
XXVII, 359). En r6alit6 la th<k>rie du Tout est bien
est, chez quelques-uns, le paradoxe de beaux esprits,
chez les autres un fanatisme ha'issable 3 . Et certes
le mal provient de la constitution m6me du monde.
Tout est bien signifie-t-il que tout arrive selon les
lois physiques? Riende plus vrai. Mais disons alors
que tout est n^cessaire. Tout n'est pas bien pour tant
d'Stres qui souffrent.
celui de Citeaux? Ou comment ce tonneau s'est-il fait tout seul?
Cela vaut la peine d'etre examine. J'ai eu cette charitc pour le
genre humain; car pour moi, si j'osais, je serais assez content
de mon partage. »
1. Preface du poeme sur le Desastre de Lisbonne y X1T, 189.
2. Anatole France, Jardin d'fipicure, p. 40.
3. Lettre cl M m * de Lutzelbourg, 14 aout 1759.
50 VOLTAIRE PHILOSOPHE
II y a du mal : comment peut-on concilier ce mal
avec Texistence de Dieu?
Les manich^ens resolvent le probteme en admettant
un mauvais G6nie qui partage le pouvoir supreme
avec un G6nie bienfaisant. Mais pourquoi ce mauvais
G6nie n'attaquerait-il pas son adversaire dans lous
les mondes dont est rempli Tespace et s , ing6nierait-il
k tourmenter quelques faibles animaux sur notre ch6-
tive planfcte 4 ? Les deux principes de Zoroastre et de
Man&s ressemblent aux deux medecins de Moliere
qui se disent Tun k Tautre : « Passez-moi T6m6tique et
je vous passerai la saign^e ! . »
Ce qui peut expliquer le mal, c'est que la toute-
puissance elle-m6me a des bornes. Dieu ne saurait
par exemple faire que les vents, indispensables pour
balayer la terre et pour empGcher les eaux de croupir,
ne produisissent pas des temp£teset des orages. Nous
mourons ? il lui 6taib impossible de cr6er des animaux
qui v^cussent toujours. Nous avons des passions d'ou
naissent les querelles, lesfraudes, les meurtres?il lui
6tait impossible de cr6er des animaux qui pussent
rechercher leur bien sans le d^sirer. Dieu ne pouvail
sans doute former Tunivers que dans les conditions
suivant lesquelles il le forma 2 . Ce que peut faire un
6tre tout-puissant, il le fit. Sa toute-puissance elle-
m6me avait pour borne la raison, qui, comme la
toute-puissance, est un attribut necessaire de Tfitre
supreme.
Voltaire a souvent combattu soit Toptimisme, soit
le pessimisme. Le pessimisme d^truit en nous toute
1. Gf. Homelie sur VAtheisme, XLI1I, 234; Diet, phil., Dieu,
XXVIII, 360, Puissance, XXXII, 27 sqq.
2. Dial. tVftvhem&re, L, 160.
METAPHY8IQUE ET PHYSIQUE 54
vertu (Taction ; roptimisme est « une fatality d£sesp6-
rante » (Horndl. sur VAlhtisme, XLIII, 235). II y a du
mal et il y a du bien. Mais, quand m6me le mal Pem-
porterait sur le bien, ce qui empGche Voltaire d'etre
pessimiste, c'est sa croyance que la condition humaine
s'am61iorera. Ni pessimiste, ni optiraiste, il est, si Ton
peut dire, m^lioriste.
11 Test d'abord en esp6rant une vie future. Le
Ddsastre de Lisbonne se termine sur cet espoir ; y con-
testant que tout soit bien aujourd'hui, il nous invite
a croire que tout, un jour, sera bien. MSme conclusion
dans les Adorateurs : « Mon cKer fr&re, je ne vous ai
point ni6 qu'il n'y eftt de grands maux sur noire
globe... Mais, encore une fois, esp6rons de beaux
jours. Oil et quand? je n'en sais rien; mais, si tout
est n^cessaire, il Test que le grand fitre ait de la
bonte » (XLVI, 403). Et enfin, dans YHomdlie sur
VAtheisme : « Quel parti nous reste- til done k pren-
dre?... Celui de croire que Dieu nous fera passer de
cette malheureuse vie k une meilleure » (XLIII, 236).
Cette croyance suffit pour consoler nos mis&res d'un
jour. •
N'esp&rons pas seulement une vie future ; am&iorons
notre vie presente. L'optimisme et le pessimisme sont
aussi d6courageants Tun que Tautre. Or nous devons
avoir du courage, nous devons agir, travailler. Qii'on
se rappelle les dernieres lignes de Candide. « II faut
cultiver notre jardin », dit r^l&ve de Pangloss. A qiioi
Pangloss r6pond : « Vous avez raison; car, quand
l'homme fut mis dans le jardin d'Eden, il y fut mis
pour qu'il le travaill&t » (XXXIII, 343). Mais, si Fau-
teur de Candide, comme certains Texpliquent, nous
conseillait par la d'imiter le vieillard k Fexemple duquel
52 VOLTAIRE PHILOSOPHE
son h6ros veut travailler la terre, un bon vieillard
insoucieux des affaires publiques et de tout ce qui
peut bien se passer k Constantinople, alors nous oppo-
serions k cette maxime la vie de Voltaire, sa vie de
travail et de lutte pour le progrfcs humain.
Quelle qu'en soit la force, les arguments des pes-
simistes ne sauraient valoir contre la croyance a
l'Etre supreme. Dieu existe, c'est un dogme que
d6montrent des preuves invincibles : attachons-nous-
y fermement. « Tout le monde dit : Comment, sous
un Dieu bon, y a-t-il tant de souffrances? Et 1&-
dessus chacun b&tit un roman m6taphysique. Mais
aucun de ces romans ne peut... 6branler cette grande
v6rit6, que tout 6mane d'un principe unique » (Tout
en Dieu, XLVI, 52). « La terre est couverte de crimes
comme elle Test d'aconit, de cigue, d'arsenic; cela
emp6che-t-il qu'ily ait une cause universelle » (Ibid.,
id.) i . Si notre raison concilie difficilement le mal
avec Texistence de Dieu, cette raison m&me nous con-
traint de croire k un fitre supreme *.
Sur Tame, Voltaire a 6mis tour k tour des opinions
contradictoires. Tantdt il en reconnaR Timmortalit^,
soit, comme nous Tavons vu, pour combattre le pessi-
misme, soit, comme nous le verrons, pour donner une
sanction k la morale; tantdt il admet qu'elle p£rit avec
le corps.
1. De mfime, tpttre & Vauteur du livre des Trois imposteurs :
De lezards et de rats mon logis est rempli,
Mais l'architecte existe.
(XIII, 265.)
2. « Je conviens avec douleur qu'il y a beaucoup de mal
moral et de mal physique; mais, puisque ^existence de Dieu
est certaine, il est aussi tres certain que tous ces maux ne
peuventempecher que Dieu existe » (Hist, de Jenni, XXXIV, 403).
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 53
La question est de celles qui d6passent notre intel-
ligence 1 . « Quand nous voulons connattre grossi6re-
ment un morceau de m£tal, nous le mettons au feu
d'un creuset. Mais avons-nous un creuset pour y
mettre Tame? EUe est esprit, dit Tun. Mais qu'est-ce
qu'esprit? Personne assur6ment n'en sait rien;
c'est un mot si vide de sens qu'on est oblige de
dire ce que Fesprit n'est pas, ne pouvant dire ce
qu'il est. L'&me est mature, dit l'autre. Mais qu'est-ce
que mattere? Nous n'en connaissons que quelques
apparences et quelques propri6t6s, et nulle de ces
propri6t6s, nulle de ces apparences, ne parait avoir le
moindre rapport avee la pens6e » (Diet, phil., Ame %
XXVI, 201). La physique ne nous apprend pas en quoi
consistent le son, la lumifcre, Tespace, le corps, le
temps : comment aurions-nous plus de notions sur
le pouvoir de comprendre et de sentir? Les philo-
sophes qui pr6tendent en avoir sont des aveugles
pleins de t6m6rit6 et de babil *. Voltaire, pour son
compte, se contente de r6futer ce qui, dans leurs
theories, lui semble inacceptable k la raison.
D'abord, Tame peut 6tre mat6rielle. II ne faut
jamais attribuer k une cause inconnue ce qui s'expli-
que aussi bien par une cause connue. Pourquoi
n'attribuerions-nous pas k la mattere la facull6 de
sentir et la faculty de penser? Nous serons trait6s
d'impies! Qu'importe? Les v6ritables impies sont
plutdt ceux qui veulent borner arbitrairement la
puissance divine en pr^tendant que, si Tfitre supreme
a donn6 aux corps la gravitation par exemple ou la
1. Cf. p. 7 et 8.
2. Diet, phil., Ame, XXVI, 228.
54 VOLTAIRE PHILOSOPHE
v£g6tation, il lui 6tait impossible de leur donner
la sensibility et Tintelligence ! .
Non seulement r&me peut 6tre mat6rielle, mais
nous avons toute raison de penser qu'elle Test.
Pendant des sifccles, on a transform^ les mots en
Stres r6els. La scolastique voyait partout entit6s,
quiddit6s, ecc6it6s. Nos ancStres, dont elle avait
fagonn6 F esprit, croyaient que Todeur et la couleur
partent des objets, et leur prStaient une veritable
existence. Ce ne sont que des mots inventus pour sou-
lager Fentendement. II n'existe pas non plus d'dtres
r6els correspondant aux mots de volont6, dej d6sir,
d'imagination. II n'en existe pas davantage qui
correspondent au mot d'ftme. Cette &me, qu'on nous
donne pour une substance, est une faculty, une pro-
pria de nos organes 2 .
Les escargots ont, comme les hommes, des go&ts,
des sensations, des souvenirs; et cependant personne
ne voudrait sans doute pr6tendre qu'ils ont une &me
spirituelle 3 .
Si notre corps renfermait je ne sais quel petit dieu
nomm6 &me, ce petit dieu devrait ou bien exister de
tout temps, ou bien se former soit dans le moment
de la conception, soit entre la conception et la nais-
sance, soit quand nous venons k naitre. Toutes ces
hypotheses sont £galement ridicules 4 .
D'un autre c6t6, si ce qu'on appelle &me 6tait un
1. Diet, phil., Ame, XXVI, 202, 234, 239, 251 et passim; Traitd
de Metaphysique, XXXV11, 313 sqq.
2. A, B, C, XLV, 27; II faut prendre un parti, XLVII, 87
sqq.; De Vdme, XLVI1I, 77 sqq.; Letlre a dCArgental, 20 avr. 1769,
Edition Moland, L, 454.
3. II faut prendre un parti, XLVII, 87.
4. Ibid., XLVII, 89.
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 55
gtre k pari, son essence consisterait dans la pens6e.
Et voil& pourquoi les spiritualistes doivent soutenir
que l'&me pense toujours. Mais pense-t-on lorsqu'on
est 6vanoui ou lorsqiTon dort d'un profond sommeil 1 ?
Enfin ce qui montre que P&me ne se distingue pas
du corps, c'est qu'elle en suit les dispositions. Voici,
par example, un fou. Dirons-nous que son dme est
malade? Non, nous ne dirons pas une telle absurdity.
Reste done que son. corps le soit. Un goutteuxsouffre
aux pieds et aux mains : or, on peut avoir la goutte
au cerveau comme aux mains et aux pieds. Le fou
est un malade dont le cerveau p&tit. Et comment
croirions-nous Ykme faite d'une autre essence que
le corps, si les maladies du corps la rendentelle-mfime
malade 8 ?
Nier la spirituality de Tame, ce n'est point, au sur-
plus, nier son immortality car Timmortalit^ peut « fitre
attachle tout aussi bien k la mati&re, que nous ne
connaissons pas, qu'k Tesprit, que nous connaissons
encore moins » (Leitre a Formont, avr. 1733 ; LI, 370) s .
Mais pourtant notre raison ne saurait affirmer que
r&me soit immortelle. Au point de vue purement
sp6culatif et en dehors de toute consideration morale
4. Traile de \Ulaphysique y XXXVII, 314.
2. Diet, phil., Folie, XXIX, 447 sqq. — Cf. Leitre & Cideville,
10 mai 1764 : « Je suis d'une faiblesse extreme...; et mon ame,
que j'appelle Lisette, est tres mal a son aise dans son corps
caeochyme. Je dis quelquefois a Lisette : Allons done, soyez
done gaie comme la Lisette de mon ami. Elle r6pond qu'elle
n'en peut rien faire, et qu'il faut que le corps soit a son aise
pour qu'elle y soit aussi. Fi done! Lisette, lui dis-je; si vous
me tenez de ces discours-la, on vous croira mate>ielle. Ce n'est
pas ma faute, a repondu Lisette; j'avoue ma misere, et je ne
me vante point d'etre cc que je ne suis pas. »
3. Cf. Diet, phil., Locke, XXXI, 48.
56 VOLTAIRE PHILOSOPHE
ou sociale, Voltaire ne l'affirme jamais. Si, dans
maints passages de son ceuvre, il soutient rimmorta-
liie de Tftme, c'est en vue des sanctions ulterieures
qu'il croit utile de persuader au genre humain. Et du
reste il se contente le plus sou vent de dire que ces
sanctions sont possibles '.
La question du libre arbitre se lie k celle des peines
et des recompenses futures ; car . ces recompenses et
ces peines supposent que Thomme jouit au moins
d'une certaine liberte 2 .
Aucune mattere n'est plus difficile. John Locke, le
seul philosophe qui en traite sens6ment, avoue lui-
mtaie « qu'il etait Ik comme le diable de Milton
pataugeant dans le chaos » (Lettre&Helve'tius, 11 sept.
1738). Tous les autres Tembrouillent k l'envi; et,
quant aux th£ologiens, ils la rendent inintelligible
« par leurs absurdes subtilites sur la gr&ce » (Diet,
phil., Franc arbitre, XXIX, 505).
Voltaire a varie k regard du libre arbitre comme a
regard du mal. On peut dire d'une fagon generale
qu'il Tadmet dans la premiere moitie de son existence,
et qu'il le rejette dans la seconde.
1. « Dieu m'a donne assez de raison pour me convaincre qu'il
existe; raais il ne m'a pas donne une vue assez percante pour
voir ce qui se passe sur les bords du Phlegeton et dans PEm-
pyree. Je me tiens dans un respectueux silence sur les chati-
ments dont il punit les criminels et sur les recompenses des
justes » {Dial, d'fivkemdre, L, 173). — ■ La philosophic, selon
vous, ne fournit aucune preuve d'un bonheur a venir. Non,
mais vous n'avez aucune demonstration du contraire... La raison
ne s'oppose point absolument a cette idee, quoique la raison
seule ne la prouve pas » (Diet, phil., Dieu, XXVI II, 387). — Gf.
encore Ibid., Catechisme chinois, XXVII, 469, Fraude, XXIX, 523.
2. Ah! sans la liberty, quo seraient done nos ames?...
II [Dieu] n'a rien a punir, rien a recompense! 1 .
(Second Discours sur V Homme > XII, 57, 58.)
METAPHYSIQUB ET PHYSIQUE 57
C'est dans la seconde pouriant qu'il se met surtout
au point de vue moral et social.^ Or nier le librc
arbitre, n'est-ce pas nier aussi les sanctions futures
dont il all&gue si souvent Futilite pour les mceurs
privies et pour les moeurs publiques?
Lui-m^me fait plus d'une fois valoir cet argument
contre les fatalistes. Maisquand ilnie lelibre arbitre,
il n'en veut pas moins justifier tant bien que mal, soit
en cette vie, soit en Tautre, les peines et les recom-
penses. « A-t-on raison de dire que, dans le systfcme
de cette fatality universelle, les peines et les recom-
penses seraient inutiles et absurdes? N'est-ce pas
plutdt evidemment dans le systemc de la liberty?... En
effet, si un voleur de grand chemin poss&de une
volonte libre, se determinant uniquement par elle-
mSme, la crainte du supplice peut fort bien ne le
pas determiner & renoncer au brigandage ; mais si les
causes physiques agissent uniquement, si Taspect de
la potence et de la roue fait une impression n£cessaire
et violente, elle corrige necessairement le sceierat
temoin du supplice d'un autre sceierat » (tiUm. de la
Philos. de Newton, XXXVIII, 35). Dans ce passage, il
s'agit surtout de la vie pr£sente ; dans le suivant, il
peut tout aussi bien s'agir de la vie future : « La
crainte d'dter & Thomme je ne sais quelle fausse
liberte, de depouiller la vertu de son m£rite et le
crime de son horreur, a quelquefois effraye des &mes
tendres; mais, d£s qu'elles ont ete edairees, elles
sont bientdt revenues k cette grande verite, que tout
est enchatne et que tout est n£cessaire... Le vice
est toujours vice comme la maladie est toujours
maladie. II faudra toujours reprimer les mediants ;
car, s 1 ils sont determines au mal, on leur repondra
58 VOLTAIRE PHILOSOPHE
qu'ils sont predestines au ch&timent » (// faut
prendre un parti, XLVII, 94). .
Quand Voltaire soutieni la liberty, comment la
soutient-il? Selon lui, remarquons-le tout d'abord,
Thomme n'est ni entierement ni constamment libre ;
la liberty consiste dans la puissance faible, limitee
et passagere de s'appliquer k quelques pensees et
d'operer certains mouvements. Mais en reconnaltre
les bornes, ce n'est point la nier. On allegue nos pas-
sions, qui nous entralnent parfois malgr6 nous ; que ne
dit-on de m6me : « Les hommes sont parfois malades,
done ils n'ont point la sant6 »? Si nous ne sommes pas
completement libres, nous le sommes plus ou moins, -
comme nous sommes plus ou moins sains, plus ou
moins robustes. Voila ce que dit Voltaire lorsqu'il •
traite pour la premiere fois la question du libre
arbitre dans son Traite de Metaphysique et dans un
de ses Discours sur ['Homme*. Trois ans apres, il
exprime les m6mes id6es dans les tLtemenls de la
Philosophie de Newton, et s'attache & montrer que,
plus notre raison domine sur nos passions, plus nous I
sommes libres. En 1737 et 1738, il defend sa these
dans quelques lettres k Fr£d6ric soit par des argu-
ments analogues, soit en s'appuyant sur le sens
intime; dans une lettre k Helvelius, du 11 sep-
tembre 1738, il invoque des raisons d'ordre moral.
Pourtant il ne dissimule pas, mtaie alors, les objec-
tions des fatalistes; et il avoue que ces objections
« effraient » (Elem. de la Philos. de Newton, XXXVIII,
1. Le secojid, 6crit en 1734 comme le Traite de Metaphysique.
Citons-en tout au moins ce vers bien connu :
La liberty dans Thomme est la sante do Tame.
(XII, 60.)
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 59
3i), qu' « on ne peut gufcre y r^pondre que par une
Eloquence vague » (Ibid., 34). Vingt ans plus tard,
dans le Phiiosophe ignorant, paru en 1766, il se
d6clarait converti au fatalisme et en prenait cat£gori-
quement la defense. « L'ignorant qui pense ainsi n'a
pas toujours, disait-il, pens6 de m6me; mais enfin il
est forc6 de se rendre » (XLII, 551).
Lorsque Vollaire publia le Phiiosophe ignorant, il
s^tait depuis longtemps rendu. Le 26 Janvier 1749, il
ecrit k Fr£d6ric : « J'ai relu ici cc petit morceau tr&s
philosophique l ; il fait trembler. Plus j y pense, plus
je reviens k l'avis de Votre Majest6. J'avais grande
envie que nous fussions libres, j'ai fait tout ce que j'ai
pu pour le croire. Inexperience et la raison me con-
vainquent que nous sommes des machines faites pour
aller un certain temps et comme il plait k Dieu. » D&s
lors Voltaire combat la liberty. II la combat dans le
Didionnaire philosophique, en reproduisant k peu
pres Targumentalion de Locke et en y ajoutant de
nouveaux exemples, sinon de nouvelles preuves 1 ; il
la combat encore dans le Phiiosophe ignorant, ou il
refute ses arguments de jadis et all^gue les lois phy-
siques, auxquelles les hommes sont soumis comme
les b6tes 3 . La liberty consiste-t-elle dans le pouvoir
1. Les lettres de Frederic lui-meme contre le libre arbitre.
2. Franc arbitre, XXIX, 504 sqq., Liberty XXXI, i3 sqq. —
Cf. encore II faut prendre un parti, XLVII, 93 sqq.
3. « II n'y a rien sans cause... Toutes les fois que je veux, ce
ne peut 6tre qu'en vertu de mon jugement bon ou mauvais; ce
jugement est necessaire, done ma volonte Test aussi. En eflet,
il serait bien singulier que toute la nature, tous les astres obeis-
sent a des lois eternelles, et qu'il y eut un petit animal haut de
cinq pieds qui, au mepris de ces lois, put agir toujours comme
il lui plairait au seul gre de son caprice... Mes idees entrent
necessairement dans mon cerveau; comment ma volonte, qui
j
60 VOLTAIRE PHILOSOPHE
de faire ce qu 1 on veut? Alors, il apparatt suffisam-
ment que nous ne sommes pas libres. Mais, d6finie k
la fagon des scolastiques, qui veulent soustraire
rhomme aux lois de la nature, elle est « une chim£re
absurde » {Lettre a M. ***, 1776; LXX, 108).
On peut relever maintes inconsequences dans la
m^taphysique de Voltaire; sur le probteme du mal,
sur Tame, sur le libre arbitre, il a successivement
6mis des opinions difftrentes ou m^me contradic-
toires. En r6alit6, la seule chose qu'il afflrme k toutes
les 6poques de sa vie, c'est notre ignorance. « Nous
ne raisonnons gu&re, en m^taphysique, que sur des
probability ; nous nageons tous dans une mer dont
nous n'avons jamais vu le rivage » (Diet, phil., Dieu,
XXVIII, 388). II reconnalt du reste ses propres varia-
tions. « Je ne suis stir de rien, dit-il dans YA, B, C,
sous le nom d'A; je crois qu'il y a un 6tre intelligent,
une puissance formatrice, un Dieu. Je tdtonne dans
Fobscurite sur tout le reste. J'affirme une id6e
aujourd'hui, j'en doute demain; apr&s-demain, je la
nie, et je puis me tromper tous les jours » (XLV,
en depend, serai t-elle a la fois n^cessitee et absolument libre?
Je sens en mille occasions que cette volonte* ne peut rien; ainsi,
quand la maladie m'accable, quand la passion me transporte,
quand mon jugement ne peut atteindre aux objets qu'on me pre-
sente, etc.; je do is done penser que, les lois de la nature etant
toujours les m6mes, ma volonte" n'est pas plus libre dans les
choses qui me paraissent les plus in diflfe" rentes que dans celles
oil je me sens soumis a une force invincible... Nous pouvons
reprimer nos passions...; mais alors nous ne sommes pas plus
libres en re*primant nos desirs qu'en nous laissant en trainer a
nos penchants, car, dans Tun et l'autre cas, nous suivons irrt-
sistiblement notre derniere ide*e, et cette derniere idee est
n6cessaire » (XLII, 548).
METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 61
132) *. Ne lui reprochons pas ces contradictions en
pareille mature. Elles montrent qu'il ne cessa jamais
de m6diter les probl&mes de la m6taphysique et qu'il
n'avait pas de parti pris.
4. Ailleurs i\ rappelle, en Ie prenant a son compte, ce mot de
Tabbe de Saint-Pierre : « Je suis de cette opinion quant a pre-
sent • (Diet. phil. t Influence, XXX, 313).
VOLTAIRE PHILOBOPHE.
CHAPITRE II
RELIGION
Voltaire, nous Tavons dit, reconnut toujours l'exis-
ience de Dieu soit corame certaine, soit au moins
comme probable. Pourtant, sans parler de ceux qui
le laxent d'ath&sme 1 , on s'accorde g£n£ralement k
le laxer d'irr&igion. C'est un point que nous devons
tout d'abord examiner.
« Le choix d'une religion, declare Voltaire dans
la pr6face d'un de ses principaux ouvrages m6taphy-
siques 2 , est mon plus grand int6r6t » (XLIII, 43) ; et
yoilk qui ne denote pas sans doute un esprit irr£li-
gieux. Mais ce mot lui-m£me suffirait a montrer qu'il
refuse d'accepter une religion toute faite, qu'il pre-
tend se faire sa religion. « A qui soumeltrai-je mon
ame? demande-t-il dans le mdme passage. Serai-je
chr6tien parce que je serai de Londres ou de Madrid?
1. « Croiriez-vous qu'il yaeu des gens qui m'ont appel£ ath6e?
C'est appeler Quesnel moliniste » {Lettre a M. Contant d'Orville,
11 fdvr. 1766).
2. V Ex amen important de milord Bolingbroke.
64 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Serai-je musulman parce que je serai n6 enTurquie?
Je ne dois penser que par moi-m6me et pour moi-
mfime... Tu adores uh Dieu par Mahomet; et toi,
par le grand Lama; et toi, par le pape. Eh! malheu-
reux, adore un Dieu par ta propre raison ! . »
Dire que Voltaire est irr61igieux, c'est confqndre la
religion avec la superstition. Lui-m6me s'attache sou-
vent k en faire la difference :
Je distinguai toujours de la religion
Les malheurs qu'apporla la superstition.
(tipltre a Vauteur du livre des Trois imposteurs, XIII, 266.)
11 les distingue en combattant le catholicisme :
« La superstition est k la religion ce que Tastrologie
est k l'astronomie, la fille tr&s folle d'une m£re
trfcs sage » (Traite* de la Tole'rance i XLI, 357);
« celle-la est Tobjet de la sottise et de Torgueil,
celle-ci est dict^e par la sagesse et par la raison »
(Lettre a Af. Bertrand, 8 janv. 1764) a . II les distingue
1. Dan9 les notes que Voltaire Icrivit sur son exemplaire du
Vicaire Savoyard, on trouve notamment les deux suivantes :
Texte du Vicaire Savoyard : Que faire au milieu de ioutes ces
contradictions?... Respecter en silence ce qu'on n€ saurait ni
rejeter ni comprendre. Note de Voltaire : « Si tu ne comprends,
rejette. »
Texte du Vicaire Savoyard: Dans ^incertitude on nous sommes,
tfest une inexcusable pre'somplion de professer une autre religion
que celle ou Von est nt. Note de Voltaire : « Pourquoi professer
des sottises? II n'y aqu'ase taireet a ne rien professer. » (Notes
incites de Voltaire sur Id Profession de foi du Vicaire Savoyard,
pubises par B. Bouvier, Geneve, 1906).
2. « II y a partout de ces esprits egalement absurdes et
mechants qui croient ou qui font semblant de croire qu'on n'a
point de religion quand on n'est pas de leur secte... J'ai dit
quelque part que La Mothe-le-Vayer* precepteur du frere de
Louis XIV, rlpondit un jour a un de ces maroufles : Mon ami,
j'ai tant de religion que je ne suis pas de ta religion. lis ignorant,
RELIGION 6ft
encore, dans les derniers temps de sa vie, lorsqu'il
combat Tath^isme. « La religion, dites-vous, a pro-
duit des milliasses de forfaits. Dites : la superstition,
qui rfcgne sur notre triste globe; elle est la plus
cruelle ennemie de Tadoration pure qu'on doit h Tfitre
supreme » (Did. phil., Dieu, XXVIII, 389) >. Les
catholiques confondaient la superstition et la religion
pour d6fendre Tune aussi bien que Tautre; les ath6es.
pour attaquer Tune et Tautre Sgalement. Voltaire les
distingue pour attaquer la premiere et dtffendre la
seconde.
Certes, il ny a en lui rien d'un mystique. Pour-
tant sa religion neproc&depas de Intelligence seule;
elle est bien une religion, et non pas une philosophic
purement rationnelle.
Ne reconnaitre qu'un Dieu cr6ateur, ne consid6rer
Dieu que comme un £tre infiniment puissant, et ne
voir dans ses creatures que d'admirables machines,
ce n'est pas, il le declare lui-m6me, Stre vraiment V \
religieux. Mais, continue-t-il, « celui qui pense que
Dieu a daigne mettre un rapport entre lui et les
hommes, qu'il les a faits libres, capables du bien et du
L
1/
ces pauvres gens,... que la religion ne consiste ni dans les reve-
ries des bons quakers, ni dans celles des bons anabaptistes ou
des pietistes, ni dans l'impanation et l'invination, ni dans un
pelerinage a Notre-Dame-de-Lorette, a Notre-Dame-des-Neiges ou
a Notre-Dame-des-Sept-DouIeurs, mais dans la connaissance de
P fit re supreme qui remplit toute la nature et dans la vertu »
(Leitre b Frederic, nov. 1769 ; LXVI, 75). — Gf. encore, Benriade,
chant iv, le portrait de la Religion, X, 145.
i. « Detestons, ajoute-t-il, ce monstre qui a toujours dechire* le
sein de sa mere; ceux qui le com bat tent sont les bienfaiteurs
du genre humain; c'est un serpent qui entoure la religion de ses
replis. 11 faut lui ecraser la tete sans blesser celle qu'il infecte
et qu'il devore. «
66 VOLTAIRE PHILOSOPHE
| mal, et qu'il leur a donn6 k tous ce bon sens qui est
/ linstinct de Thomme et sur lequel est fondle la loi
I naturelle, celui-l& sans doute a une religion » (Diet.
phiL, Thtisme, XXXII, 349). A M. Contant d'Orville,
qui lui avait envoy6 le premier volume d'un recueil
intitule PensSes de Voltaire, il r6pond : « Je me suis
retrouv6 d'abord ,dans tout ce que j'ai dit de Dieu.
Ces id6es £taient parties de mon cceur si naturelle-
ment, que j^tais bien loin de soup$onner d'y avoir
aucun mSrite » (11 fevr. 1766).
La croyance de Voltaire en Dieu n'est done pas
une simple adhesion de Tentendement ; elle part aussi
du coeur. Dans Particle du Dictionnaire philosophique
intitule Amour de Dieu, il compare cet amour k celui
que nous inspire Tauteur d'un beau po&me, d'un
chef-d'oeuvre de Fart en musique ou en peinture;
et il explique par Ik nos « 61ans » vers l'fitre supreme *.
Dans Le Pour et le Gontre, il dit :
Je veux aimer ce Dieu, je cherche en lui mon pere;
puis, le prenant k t6moin :
Je ne suis pas chre*tien, mais e'est pour t'aimer mieux.
(XII, 16, 19.)
1. « II parait clair qu'on peut aimer un objet*sans aucun
retour sur soi-m£me, sans aucun melange d'amour-propre inte-
resse. Nous ne pouvons comparer les choses divines aux choses
terrestres, l'amour de Dieu a un autre amour. II manque pr6ci-
sement un infini d'echelons pour nous elever de nos inclina-
tions humaines a cet amour sublime. Cependant, puisqu'il n'y
a pour nous d'autre point d'appui que la terre, tirons nos com-
paraisons de la terre. Nous voyons un chef-d'oeuvre de Tart en
peinture, en sculpture, en architecture, en poesie, en eloquence;
nous entendons une musique qui enchante nos oreilles et not re
ame : nous Padmirons, nous l'aimons, sans qu'il nous eh
revienne le plus leger avantage. G'est un sentiment pur; nous
1 H A^«A
RELIGION 67
Ce Dieu, dont le catholicisme fait un « tyran », il
cherche en lui le p&re de ses creatures, et> s'il n'est
pas chr^tien, c'est pour Taimer de ce veritable amour
qui se iraduit par la pratique de sa loi.
Niant, comme nous lavons vu, la Providence parti-
culars, il ne saurait done admettre qu'on prie. Dieu
a ses desseins, qui sont kernels. Le prier, e'est lui
demander ou quelque chose de conforme & sa volonte
immuable ou quelque chose de contraire k cette
volont6; dans le premier cas, la pri&re est inutile;
dans le second, elle est absurde, elle est aussi blasph6-
matoire. Mais, d'autre part, Dieu ne peut agir que
justement. On n'a done pas besoin de lui demander
ce qui est juste, car il l'accomplira sans qu'on le lui
demande; et, en lui demandant ce qui est injuste,
on outrage sa justice 1 . Prier Tfitre supreme, e'est le
rabaisser au rang d'unmattre d6raisonnableetinique.
La veritable pri6re consiste dans la soumission *.
allocs m£me jusqu'a sentir quelquefois de la veneration, de
ramitie pour Pauteur; et, s'il etait la, nous l'embrasserions.
C'est a pen pres la seule maniere dont nous puissions expliquer
notre profonde admiration et les elans de notre coeur envers
Fdternel architecte du monde. Nous voyons l'ouvrage avec un
etonnement m&\6 de respect et d'aneantissement, et notre coeur
s'eleve autant qu*il peut vers Touvrier » (XXVI, 271).
1. Diet, phil., Pri&res, XXXI, 517.
2. Cf. Dialogue entreun Brachmaneet unJisuite : « LeBrachmanb.
L'ordre etabli par une main eternelle et toute-puissante doit
subsister a jamais. — Lb Jesuits. A vous entendre, il ne fau-
drait done point prier Dieu? — Le Brachmane. 11 faut Tadorer.
Mais qu'entendez-vous par le prier? — Le Jesuite. Ce que tout
le monde entend; qu'il favorise nos desirs, qu'il satis fasse a nos
besoins. — Le Brachmane. Je vpus comprends. Vous voulez
qu'un jardinier obtienne du soleil a l'heure que Dieu a destined
de toute eternity pour la pluie, et qu'un pilote ait un vent d'Est
lorsqu'il faut qu'un vent d'Occident rafraichisse la terre et les
mers. Mon pere, prier, c'est se soumettre » (XXXIX, 587). — Gf.
68 VOLTAIRE PHILOSOPHE
La souraission pourtant ne suffit pas. Interrog6
par un th6ologal sur la mani&re dont il adore Dieu :
« Je me garde bien, rSpond le bon vieillard Dondindac,
de lui rien demander » ; mais il a dit d'abord : « Je
le remercie des biens dont je jouis et m6me des maux
dans lesquels il m^prouve » (Diet. phil.,Dieu, XXVIII,
395). Tel est le culte particulier et intime que nous
devons k Tfitre supreme.
Du reste, Voltaire ne r6pudie point les c£r6monies
publiques. Seulement, ne pouvons-nous les rendre
moins indignes de Dieu? II voudraitparexempleque,
proscrivant du culte chrcHienle « barbare galimatias »
attribu6 k David, on lou&t la puissance et la bont6
divine sur le mode d'Qrph6e, de Pindare, de Pope;
qu'on ne pronongM plus de ces sermons ou la m6ta-
physique la moins intelligible alterne avec la satire ;
et qu'on y substitu&t des exhortations morales l . Mais,
s*il reproche aux catholiques ce que leurs c6r6monies
lui paraissent avoir de ridicule, d'absurde ou de mal-
s6ant, il trouve bon que le peuple s'assemble parfois
dans les temples pour remercier Dieu de ses dons,
qu'un citoyen, nomm£ vieillard ou pritre, y r6cite de
publiques actions de graces *.
Pourtant le meilleur culte que nous puissions rendre
k Tfitre supreme, e'est de pratiquer la vertu. On con-
nalt les vers de Boileau clans sa satire sur F Amour
de Dieu :
Qui fait exactement ce que ma loi commande
A pour moi, dit ce Dieu, l'amour que je demande.
encore Les Oreilles du comte de Chesterfield, XXXIV, 437, et Par-
ticle Dieu du Dictionnaire philosophique, XXVIII, 395.
1. Dieu et les Hommes, XLVI, 215 sqq.
2. Diet. phil. 9 Dieu, XXVIII, 390.
RELIGION 69
Voltaire les a souvent rappel£s, et maintes pages de
ses Merits sur la religion en sont line eloquente para-
phrase. LeDieu que lui ont d£montr6 la m^taphysique
et la physique, il n'y voit pas seulement une v6rit6
absiraite, ou m6me Tarchitecte de l'univers, il y voit
Tauteur de la loi morale. Or, les philosophes qui
pensent que Dieu a cr66 le monde sans donner une
loi morale k l'homme, peuvent bien n'Gtre point reli-
gieux; mais ceux-la ont vraiment une religion, qui
croient que nous tenons de Dieu la conscience du
bien et du mal.
Ici, Voltaire a 6t6 accuse de se contredire. II repousse
les id£es inn£es : comment done admet-il que nous
ayons regu de Dieu cette conscience * ?
Avec Locke en effet, et par les mSmes arguments,
Voltaire combat rinneite. « Locke a demontre, s'il est
permis de se servir de ce terme en morale et en m6ta-
physique, que nous n'avons ni idees inn6es, ni principes
inn6s...; nous n'avons point d'autre conscience que
celle qui nous est inspire par le temps, par Texem-
ple, par notre temperament, par nos reflexions » (Did.
phil.y Conscience, XXVIII, 169) *. Mais qu'est-ce que
rictee du bien et du mal, comme Tentend Voltaire?
S'il n'y a selon lui aucune connaissance inn^e, par la
1. « Est-il un pur positiviste en morale? II semble que oui,
il semble que non. 11 semble que oui : il repousse de toutes ses
forces les idees innees... Done, point de loi morale... Si! il y en
a une et Voltaire fait une exception en sa faveur. Pour elle, il
supposera une idee innee, une maniere de reflation. Dieu a
parle\ « II a donne" sa loi •... Qu'on ne dise point que la con-
science est un effet de l'heredite, de l'education, de Phabitude
et de l'exemple; elle est bien un ordre de Dieu a notre ame »
(E. Faguet, Vix-huilieme siecle> p. 210).
2. Cf. Traite de Metaphysique, XXXVII, 299 sqq.
70 VOLTAIRE PHILOSOPHE
m£me raison qu'il n'y a point d'arbres qui portent des
feuilles et des fruits en sortant de la terre, Dieu nous
fait naltre avec des organes qui, dans le cours de leur
croissance, nous fournissent peu k peu toutes les
notions n^cessaires & la vie humaine. Et Voltaire, qui
convient avec Locke qu'aucune id6e morale n'est
inn6e dans notre &me, peut sans contradiction sou-
tenir contre Locke que Dieu nous r6v6le sa loi 4 .
Consistant dans une morale inspir6e par Tfitre
supreme au cceur des hommes, la religion quepr^che
Voltaire est done universelle. Les autres religions
n'ont chacune qu'un certain nombre d'adeptes, et
d'ailleurs elles se divisent, comme le christianisme,
en sectes rivales. Or la v£rit6 ne comporte point de
sectes. Une secte est toujours « le ralliement du
doute » (Diet, phil., Secies, XXXII, 207). Vous faites
profession de mahom6tisme : mais d'autres font pro-
fession de christianisme, et vous pouvez done £tre
dans Terreur. Vous faites profession de christianisme :
mais d'autres font profession de mahom6tisme ; et qui
vous assure qu'ils ne sont pas dans le vrai? La meil-
leure religion, la seule bonne, e'est celle qui unit tous
les esprits ; elle a pour dogmes Tadoration de Dieu et
le culte de la vertu.
i. « Qui nous a donne le sentiment du juste et de l'injuste?
Dieu, qui nous a donne un cerveau et un coeur. Mais quand
votre raison vous apprend-elle qu'il y a vice et vertu? Quand
elle nous apprend que deux et deux font quatre. II n'y a point
de connaissance inn^e, par la raison qu'il n'y a point d'arbre
qui porte des feuilles et des fruits en sortant de terre. Rien
n'est ce qu'on appelle inne, e'est-a-dire ne developpe. Mais... Dieu
nous fait naitre avec des organes qui, a mesure qu'ils croissent,
nous font sentir tout ce que notre espece doit sentir pour la
conservation de cette espece » (Diet, phil., Juste, XXX, 503). —
Gf. encore Ibid., Conscience, XXVIII, 170 ; Loi naturelle, XII, 164.
RELIGION 71
Hostile h toutes les religions parliculteres, Voltaire
combat principalement la religion dite catholique.
Nous verrons plus loin quels griefs sp6ciaux il avail
contre elle. Mais, quand m6me les superstitions et les
abus du catholicisme ne lui eussent pas sembl6 plus
haissables et plus dangereux que ceux des autres
religions, il devait en 6tre touch6 plus sensiblement
comme les voyant de plus pr6s.
D6s le d£but, Voltaire s'y attaqua. Au college, son
professeur d^loquence, le P£re Lejay, lui pr^dit qu'il
serait un jour « T6tendard des d&stes » ! . On divise sa
carri&re en deux parties; et, dans la seconde, depuis
qu'il s'est 6tabli k Ferney, la lutte contre le catholi-
cisme Tabsorbe presque enti&rement. Mais, dans la
premiere elle-m£me, si d'autres objets le divertirent,
il ne perdit jamais de vue cet objct essentiel. L'abb6
de Voisenon, quiavaitluseslettres& M w du ChAtelet,
dit qu'elles renfermaient « plus d^pigrammes contre
la religion que de madrigaux pour sa maitresse ».
Son ttpilre a Uranie 2 commence par les vers sui-
vants :
Tu veux done, belle Uranie,
Qu'erige" par ton ordre en Lucrece nouveau,
Devant toi, d'une main hardie,
Aux superstitions j'arrache le bandeau,
Que j'expose a tes yeux le dangereux tableau
Des mensonges sacre*s dont la terre est remplie.
(XII, 15.)
Cette 6pitre « 6rigeait * d6j& Voltaire en h^raut de la
propagande anticatholique. Le lieutenant de police
d. Ge n'est la peut-6trc qu'une legende postiche.
2. Ou Le Pour et le Conlre. Ecrite sans doute en 1722, imprimee
dix ans plus tard.
)
V *
i*7
72 VOLTAIRE PHILOSOPHE
lui ayant dit un jour : « Vous avez beau faire, jeune
homme, vous ne d6truirez pas le catbolicisme », il
r£pondit : « (Test ce que nous verrons. »
Sans citer d'autres ouvrages de sa jeunesse, et
m&me des tragedies, dans lesquels se marquent
par raaints traits le m6pris et la haine de la reli-
gion catholique, rappelons au moins ses Remar-
ques sur les Pensdes de Pascal. II y montre que la
nature humaine ne pr6sente point les contraries
sur lesquelles s'appuie ce « misanthrope sublime »
pour prouver le christianisme, et que, d'ailleurs, le
my the de Prompt h6e et de Pandore, la fable des
androgynes ou la doctrine de Zoroastre en rendraient
tout aussi bien compte. II accuse Pascal d'exag£rer
k plaisir notre mis^re, d'expliquer une pr^tendue
Snigme par un myst&re plus inconcevable encore
et qui dement notre raison. II proteste contre son
Strange assertion, que Tobscurit6 mSme des dogmes en
d^montre la verity. II lui reproche enfin son fanatique
amour de Dieu, qui TempSche d'aimer leg cr6atures.
Ce qu'il a voulu combattre en s'attaquant tout
d'abord k Pascal, c'est le plus Eloquent apologiste
de la foi chr6tienne.
Luttant contre le catholicisme, Voltaire ne saurait
6tre impartial. On peut notamment Taccuser d'avoir
m6connu sur plusieurs points le rdle bienfaisant de
TEglise. Par exemple, il n'appr^cie pas avec equity
les services que, durant les premiers sifccles du
moyen &ge, elle rendit k la civilisation. Si TEglise
sauva, de la culture antique, tout ce qui pouvait en
6tre pr£serv6, si elle garantit les institutions sur
lesquelles repose Tordre social, si elle donna Texemple
du travail soit intellectuel, soit mtaie manuel, si elle
REL1G10H 73
fut enfin, pendant quatre ou cinq cents ann£ea, la
gardienne de l'id£al, Voltaire sans doute ne le dit pas
assez. Mais devons-nous, apr6s tant d'autres, Taccuser
d'avoir trop assombri le moyen Age par hostility
contre la religion catholique? Le xvn 6 siecle lui-
m6me, si catholique de temperament, n'y voyait
qu'une £poque de tenebres et de barbarie.
On fait surtout un crime k Voltaire de vilipender
les croisades. Ce furent, selon lui, des « folies guer-
ri6res » (Essai sur les Mceurs, XVI, 149), des « fureurs
6pid£miques » {Petite* hardiesses de M. C/ai>,
XL VI 1, 133). Les Europeans n'en rapporterent que la
l&pre S et l'unique bien procure par ces d£sastreuses
expeditions consista dans la liberty de plusieurs com-
munes, qui acheterent leur charte d'affranchissement
aux seigneurs ruin£s*. De telles boutades, il faut
l'avouer, sen tent le parti pris. Maislui reprochera-t-on
de dire que, si TEgypte suivait la religion du Prophete,
ce n'£tait pas un motif suffisant pour la ravager *, ou de
faire honte k la cruaut£ des chnHiens, quand, apres
ayoir pris Jerusalem, ils massacrerent les infideles
sans distinction d'Age ni de sexe 4 , et quand, devenus
maftres de Constantinople, ils se ruerent au sac des
6glises en tuant tout sur leur passage 1 ? Aussi bien,
quel est son jugement general sur les croisades? Elles
produlsirent, declare -t-il, de grandes et d'infames
actions, de nouveaux £tablissements, de nouvelles
miseres, beaucoup de malheur, peu de gloire . Ce
1. Essai sur les Naurs, XVI, 135.
2. Ibid., id., 212.
3. Ibid., id., 205.
4. Ibid.i id., 168.
5. Ibid., id., 190.
6. Ibid., id., 149:
74 VOLTAIRE PHILOSOPHE
jugement, k vrai dire paraft Equitable; et Fabb6
Fleury les appr^cia beaucoup plus s6v6rement.
Dans ses ouvrages de pol^mique, Voltaire peut
bien ne nous montrer le catholicisme que par ses
mauvais cdt£s. Mais distinguons l'historien du
pol6miste. Historien, il s'efforce d^tre juste. Sans
citer ce qu'il dit de T6vSque Gozlin, de L6on IV,
d' Alexandre III, ou m6me d 1 Alexandre VI, rappelons
du moins qu'il rend un sincere hommage soit k
certaines institutions eccl^siastiques, soit au clerg6
pris dans son ensemble. Et mSme, son aversion pour
les moines ne Temp^che pas de les louer. « II faut
convenir, lisons-nous dans le Dictionnaire philoso-
phique k Particle Biens d'dglise, qu'il y a eu toujours
parmi eux des hommes 6minents en science et en
vertu, que, s'ils ont fait de grands maux, ils ont
rendu de grands services » (XXVII, 369). Et, dans
YEssai sur les Mceurs : « Trop d'6crivains se sont fait
un plaisir de rechercher les d^sordres et les vices
dont furent souill^s quelquefois ces asiles de la
pi6t6 [les monast&res] ; il est certain que la vie s6cu-
lifcre a toujours 6t6 plus vicieuse » (XVII, 325) *. Ce
1. Gf. Essai sur les Mceurs. « On ne pouvait... reprocher a ces
bdn^dictins de violer par leurs richesses leur voeu de pauvrete\
car ils ne font point express^ment ce voeu... On leur donna
m&me souvent des terres incultes qu'ils defricherent de leurs
mains... Ils formerent des bourgades, des petites villes m^rae
autour de leurs monasteres. Ils etudierent; ils furent les seuls
qui conserverent les livres en les copiant; et enfin, dans ces
temps barbares ou ics peuples etaient si miserables, c'e'tait une
grande consolation de trouver dans les cloitres une retraite
assured contre la tyrannic » (XV, 443). — Remarques de I' Essai
sur les mceurs : « On a parle des moines dans VEssai sur les
Mceurs, quoique cette partie du genre humain ait 6t& omise
dans toutes les histoires qu'on appelle profanes... L'auteur a
RELIGION 75
n'est pas Ik le langage de la pol&nique, mais celui
del^quite 1 .
Pour combattre l'£glise, Voltaire n'en employa pas
moins ious les moyens que la critique pouvait lui
fournir.
D'abord aux pr6jug6s religieux qui faisaient de la
Palestine le centre mSme de l'humanit6, il oppose
tout ce qu'avait d6couvert la science contemporaine
sur les antiques peuples du Haut-Orient. On peut
sans doute relever chez lui maintes inexactitudes;
certaines sont imputables k ses propres pr£jug£s ou
k une m6thode qui n'est pas toujours assez scrupu-
leuse ; la plupart, aux savants et aux voyageurs dans
les relations desquels il devait chercher des rensei-
gnements. Mais ses nombreuses erreurs ne Temp^-
chent pas d'avoir, le premier, r6form6 la fausse con-
ception qu'on s'6tait faite jusque-l& de Thistoire
universelle. Derrifcre le petit peuple Juif, quin'y joua
par lui-m&me qu'un r6le tr6s mediocre, il montre les
Chinois, les Hindous, les Persans, un monde bien
autrement vaste que celui de la Bible; et, donnant
place k ces peuples dans Thistoire, il corrige ainsi
6M beaucoup plus modern envers eux que le celebre 6veque du
Bellay et que tous les auteurs qui ne sont pas du rite romain »
(XLI, 156.).
1. L'equite de Voltaire historien ne saurait pourtant, ajou-
tons-le, remplacer cette sympathie dont Renan faisait Tame
m&me de Thistoire. II n'a pas vu et peut-etre n'a-t-il pas voulu
voir ce que le christianisme pouvait contenir d'approprie* aux
instincts, aux besoins, aux aspirations intimes de Fame humaine.
Mais doit-on lui demander de la sympathie pour une religion
qu'il s'attacha pendant toute sa vie a combattre? C'est comme
si Ton en demandait a I'auteur des Provinciates pour le jdsui-
tisme.
1
76 VOLTAIRE PHILOSOPHY
le plan conventionnel qui la subordonnait k la Oto-
logic catholiquc 1 .
Ensuite, Voltaire applique k Involution du catho-
licisme une m6thode purement rationnelle. « Nous
examinerons cette histoire, d£clare-t-il, comme nous
ferions celle de Tite-Live ou d'H^rodote » (Dieu et
les Hommes, XL VI, 143). Et encore : « II n'y a qu'un
fanatique ou qu'un sot fripon qui puis6e dire qu'on
ne doit jamais examiner Thistoire de J6sus par les
lumi&res de la raison. Avec quoi jugera-t-on d'un
livre, quel qu'il soit? Est-ce par la folie? Je me mets
ici k la place d'un citoyen de l'ancienne Rome qui
lirait les histoires de J6sus pour la premiere fois »
(Ibid., id., 201). Traiter le catholicisme ainsi qu'un
ph&iom6ne naturel, 6tudier Thistoire sacr£e en y
appliquant la m6me m^thode qu'fc Thistoire profane,
c'6tait, aux yeux des catholiques, un crime contre la
religion. Ne se rappelle-t-on pas comment le premier
en date de nos ex6g£tes, Richard Simon, avait £t6,
vers la fin du xvir 3 si&cle, poursuivi par Bossuet, qui
Faccusait d'alt6rer « les sens de Dieu »? Ses livres
furent supprim&s, et lui-m6me, r6duit finalement au
silence, mourut de chagrin. Mais, tandis que Richard
Simon, membre de TOratoire et croyant, n'avait
aucun dessein hostile k Tfiglise, etmGmequ'il d6fendit
la divinity des ficritures contre Spinoza, Voltaire se
sert de l'exSg&se comme d'une arme pour combattre
le catholicisme; et ce que sa pol^mique cherche
dans Fhistoire, soit dans Thistoire profane soit dans
l.Geluique traca Voltaire a, depuis cent cinquante ans, admis
tous les progres de la science historique, et Ton peut dire que
nos historiens du xix° siecle sont ses disciples et ses continua-
teurs.
RELIGION 77
rhistoire sacr6e, ce sont les faits dont elle peut tirer
des arguments pour la propagande anticatholique.
II s'attache par exemple k r^habiliter ceux des
empereurs qui, durani les premiers si&cles, pers^cu-
t&rent le christianisme. Deux surtout, Diocietien et
Julien.
Que reprochent done k Diocietien les auieurs
catholiques? II 6tait fils d'un paysan? Cette humble
origine tourne k sa gloire. II s'empara du trdne par
le meurtre? Depuis longtemps, on ne connaissait
plus gubre d'autre investiture. II maltraita les Chre-
tiens? Mais il ne les maltraita que vers la fin de son
rdgne, pour d6fendre contre leur faction la stirete de
Tfitat; pendant dix-huit ann6es il les avait laiss^s
libres, et, quelques jours apr^s son avfcnement, il
nommait un d'entre eux chef d'une compagnie dans
la garde pr&orienne. Aussi bien ce pr^tendu monstre
restaura la grandeur deTEmpire, ramena les barbares
dans Tob&ssance, administra sagement, fit des lois
£quitables et humaines. Ag6 de soixante ans, il se
d£mit du pouvoir, et trouva plus de plaisir k cultiver
son jardin de Salone qu'il n'en avait trouv£ k gou-
verner le monde. Ce fut un grand empereur, et ce
fut aussi un philosophe 1 .
Si la m£moire de Diocietien a £16 abominablement
calomniSe par les Gcrivains catholiques, ils se mon-
tr^rent plus injurieux encore pour celle de Julien.
Gr6goire de Nazianze entre autres Tappelle un fou
enrag6, assure qu'il avait un commerce secret avec les
demons, que, toutes les nuits, il immolait aux fausses
1. Diet, phil, Dioclttien, XXVIII, 398 sqq., Martyrs, XXXI, 158;
Essai sur les mceurs, XV, 355 sqq.; Examen important, XLIII,
164 sqq.; etc.
VOLTAIRE PHILOSOPHI. 6
78 VOLTAIRE PHILOSOPHE
divinites, noiammeni k la Luue, des jeunes gens et
des jeunes filles, que, parmi ses meubles, an d6couvrU
apr&s sa mort un immense coffre rempli de t6tes. Or,
soit dans la vie priv6e, soit dans la vie publique,
Julien ne le c6da sur aucun point k Marc-Aur&le lui-
mSme. II fit observer les lois, retablit la discipline
des mceurs, soulagea ses peuples, favorisa les lettres
et les arts, refusa le titre de dominus, 6pargna dix
soldats chr^tiens qui complotaient de Tassassiner, fut
le module de toutes les vertus, r6alisa le type du h6ros
et celuidu sage 1 .
Voltaire, d'autre part et inversement, prend k t&che
de rabaisser les principaux fauteurs du christianisme,
ceux que, malgr6 leurs crimes, Tfiglise a glorifies.
Deux surtout, Gonstantin et Th6odose.
Les 6crivains ecclesiastiques, Eus6be, Gr6goire de
Nazianze, Lactance, n'ont pas assez d'61oges pour
Constantin. Qu'est-ce que nous en dit Thistoire? II
6touffa sa femme, il fit pendre son beau-p&re, 6tran-
gler son beau-fr6re, 6gorger son neveu, d^capiter son
fils atn6. II exposa aux bates, pour se divertir, les
chefs des hordes barbares vaincues par ses g6n6raux;
il porta jusque dans ses lois la f6rocit6 de son carac-
tfcre; il fut aussi perfide que cruel; il allia la d6bauche
k la sc616ratesse. Mais, protecteur du christianisme,
rfiglise lui devait sa canonisation 2 .
Th6odose ne vaut gu6re plus. Quand il devint
empereur, il extermina les anticonsubstantiels, et
i. Diet, phil., Julien, XXX, 493 sqq. — Cf. Examen important,
XLHI, 179 sqq. ; Discours de VEmpereur Julien, XLV, 197 sqq. ; etc.
2. Diet, phil., Constantin, XXVIII, 184 sqq.; Examen important,
XLUI, 167 sqq. ; Fragment sur I'Hist. generate, XLVII, 541; Hist,
de VMabliss. du christianisme , L, 483 sqq. ; etc.
RELIGION 79
leurs ennemis c616br6rent k l'envi sa justice et sa
cl6mence. Veut-on savoir comment il les exer^a?
Les habitants cTAntioche ne pouvant obtenir la dimi-
nution d'un tr&s lourd impdt dont il avait frapp6 leur
ville, brisdrent quelques statues, parmi lesquelles
une de son pdre. Peu d'ann6es auparavant, Julien ne
s'etait veng6 des libelles faits contre lui dans cette
ville mgmequ'en ecrivant une satire ing6nieusc ; Theo-
dose, lui, se vengea de telle sorte que TOronle, durant
plusieurs jours, charria des cadavres. A Thessalonique,
oil le pouvoir imperial avait 616 m£connu,il Gt p6rir
quinze mille hommes. Tel est le nombre indiqu6 par
les 6crivains dignes de foi. Ses apologistes en rabattent
une moiti6, mais lui pardonnent Taulre eu 6gard k la
penitence qu'il voulut bien subir. Car, admonest6 par
saint Ambroise, il s'abstint pendant quelque temps
d'entrcr dans aucune 6glise. C'6tait marquer sa sou-
mission au pouvoir ecctesiastique, qui sut Ten r6com-
penser 1 .
Voltaire traite aussi mal les grands h6ros de la Bible
que les empereurs Chretiens. Attaquant dans le
juda'isme une sorte de christianisme prtfalable, il
montre la cruaute de la nation juive, sa haine contre
les„autres peuples, son avarice, ses turpitudes, les
superstitions dont elle a rempli le monde. Et, choi-
siesant entre les h^ros bibliques ceux que l'Eglise
honore par-dessus tous, il prend k t&che de d6noncer
leurs vices ou leurs crimes.
Le plus illustre est David, dans la lign6e duquel
naquit J6sus. La Bible en main, Voltaire nous raconte
1. Diet. phil. y Th4odose % XXXII, 357 sqq.; Examen important,
XLIII, 188; Fragment sur PBui* generate % XLV1I, 541, 542; etc.
80 VOLTAIRE PHILOSOPHE
son histoire. David ramasse cTabord six cents vaga-
bonds, et, k leur t6te, pille ou tue ses compatriotes ; il
ravit le trdne & Isboseth par traltrise, il d6pouille et
massacre M6phiboseth, petit-fils de Saul, il livre aux
Gabaonites cinq autres petits-enfants et deux enfants
du m6me prince, il assassine Urie pour lui enlever
BethsabGe, il fait p6rir par un supplice horrible les
enfants de sa premiere femme; enfin, « cet homme
selon le coeur de Dieu » ne prend jamais une ville
sans passer au fil de l'£p6e tous les habitants *. Tel est
l'anc6tre de J6sus-Christ ; un monstre de perfidie et de
f6rocit6.
Les arguments de ce genre ne touchent pas au
christianisme en lui-m6me. Parmi ceux que Voltaire
allfcgue directement contre la religion chr^tienne, un
des principaux consiste a montrer que les autres reli-
gions la valent bien, entre autres le polyth6isme et
Tislamisme.
On taxe les Grecs d'idol&tres : mais si la populace,
chez eux, adorait les statues, n'en est-il pas de m&me
chez nous? et, quant aux honnStes gens,ils adoraient
ladivinit6, non Timage 2 . On all&gue leurs trentemille
dieux : mais ils reconnaissaient un Dieu supreme ; et,
du reste, les G6nies inf6rieurs qu'ils admettaient au
gouvernement du monde ont beaucoup de ressem-
1. Gf. Diet phil., David, XXVIII, 293 sqq., Philosophe, XXXI, 397 ;
Examen important, XLIII, 71 sqq.; Fragm. sur VHist. generate,
XL VII, 539 sqq.; la Bible enfin expliquee, XLIX, 271 sqq.; etc. —
Cf. encore la piece intituled Saiil (VII, 325 sqq.) dont Voltaire
dit a M me du DefTand : « Avez-vous jamais lu, madame, la tra-
gedie de Saiil et Davidl On l'a jou^e devant un grand roi; on y
fremissait et on y pamait de rire, car tout y est pris mot pour
mot de la Sainte Venture. » (Lettre du 7 aotit 1769.)
2. Diet, phil., Idole, XXX, 279 sqq.
RELIGION 81
blanceavec nosanges ! . Leurs fables absurdes, contra-
dictoires, immorales : mais distinguons ces fables de
leur religion; elles 6taient dans le polyth&sme ce que
sont dans le christianisme la Lfyendedordeell&Fleur
des Saints 1 . Leurs oracles et leurs prodiges : mais
oublions-nous done Notre-Dame de Lorette, Saint-
Antoine de Padoue, Saint-Jacques de Compostelle 3 ?
On leur reproche enfin de n'avoir point de morale ;
Lebeau, par exemple, dans sa docte Histoire du
Bas-Empire, l'affirme en termes d6cisifs. « Les Chre-
tiens, dit-il, avaient une morale, les pa'iens n'en
avaient point. » Mais comment peut-on avancer une
pareille sottise?et ceux qui Pavancent n'ont-ils done
jamais lu les philosophes grecs 4 ? On veut du moins
que certaines vertus soient exclusivement chnttiennes,
et surtout l'humilite. Voltaire atteste Platon, il rap-
pelle fipictete, qui la pr£che en vingt passages, Marc-
Aurele, qui la pratique sur le trdne, qui 6gale
Alexandre k son muletier 8 . En r£alit£le christianisme
s'assimila la morale des pa'iens, et les modifications
qu'il y introduisit s'expliquent par les circonstances
ou se trouvait le monde aux premiers siecles de Tere
chr6tienne. Dira-t-on que la philosophie grecque n'est
pas une religion? Si elle reconnatt un Dieu, un Dieu
mattre et pere des hommes, on ne peut lui refuser
ce nom qu'en le r6servant au merveilleux, au surna-
turel, k toutes les aberrations qui pervertissent et cor-
rompent le christianisme.
4. Diet. phil., Polythe'isme, XXXI, 465 sqq.
2. Ibid., id.
3. Ibid., Idole, XXX, 279 sqq.
4. Diet, phil., Morale, XXXI, 261.
5. Ibid., Humility, XXX, 260, 261. — Cf. le Diner du comte de
Boulainvilliers, XLIII, 567.
88 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Aprfcs les paiens, voici les islamites. En racontant
ia prise de Constantinople par les Turcs, Ducas 6crit
la phrase suivante : « Le sultan envoya [k ses soldats]
ordre d'allumer partout des feux, ce qui fut fait avec
ce cri impie qui est le signe particulier de leur
superstition d6tes table. » Allah, le nom m£me de
Dieu, tel est le cri par lequel Ducas symbolise la
« superstition » musulmane. Mais, des Turcs et des
Chretiens, lesquels 6taient plus superstitieux? Geux-ci
se refugi&rent en grand nombre dans T6glise Sainte-
Sophie, sur la foi d'une prediction qui les assurait qu'un
ange descendrait k leur secours; range ne se montra
point, et ils furent tous massacres ou r&luits en escla-
vage*. Du reste, les 6crivains catholiques n'ont pas
moins calomni6 la morale musulmane que celle des
paiens. M me du Chatelet, k ce que Voltaire rapporte,
en lut, sur sa recommandation, un precis fort exact,
et, surprise de la trouver si austere, s'indigna de la
mauvaise foi avec laquelle nos historiens la d^flgu-
raient. Le mahomdtisme, dont ces historiens d6non-
cent la pr^tendue sensualite, n'interdit pas seulement
le vin et les liqueurs, mais exige les jeftnes les plus
rigoureux, et borne k quatre le nombre des femmes*
que ne limitait point la loi judaique*. Faut-il, du
moment ou Ton est chr6tien, qu'on t&che k discr6diter
tous les autres cultes par des mensonges?
Pour prouver la divinity du christianisme, on
atteste la promptitude avec laquelle il se r6pandit.
A vrai dire, aucune religion ne fit, sitdt n6e, autant
de progr^s que la musulmane. Et d'ailleurs, cette
1. Essai sur les Mceurs, XVI, 492.
2. Remarq. de VEssai sur les Mceurs, XLl, 129.
RELIGION 8S
prompte diffusion de la religion chr&icnne s'explique
ais&nent, selon Voltaire, par des causes naturelles : les
vertus de J^sus-C^rist, ses souff ranees elles-mGmes
et sa morl; les aspirations de Fhumanite contempo-
raine vers le merveilleux, si puissant alors sur les
Ames, qu'on ne vit jamais tant de thaumaturges;
enfin Tannonce d'un prochain royaume des cieux
pour les d£sh6rit£s de la terre 4 .
Aussi bien la religion chr6tienne emprunta ses
dogmes et ses rites a la Grfcce, k FlSgypte, voire k
Tlnde ; et ce ne fut pas la une des moindres causes
de son succ^s f . Toute sa th£ologie, elle la re$ut en
r£alit6 des platoniciens. « Le platonisme fut cette
force 6trangfcre qui, appliquee k la secte naissante*
lui donna de la consistance et de Tactivit^... G'est
dans Alexandrie, devenue le centre des sciences, que
les chr^tiens devinrent des th^ologiens raisonneurs;
et c*est ce qui releva la bassesse qu'on reprochait a
leur origine... C'estIA que commence r6ellement cette
religion... C'est \k que le Verbe fut connu des Chre-
tiens, e'est Ik que J6sus fut appel6 le Verbe. Toute
la vie de J&sus-Christ devint une all£gorie », etc.
(Dieu et les Homrnes, XLVI, 241, 242, 246 sqq,).
Ayant pour m&re la religion juive, le christianisme a
1. Diet, phil., Christianisme, XXVIII, 52 sqq.; Dieu et les
Hommes, XLVI, 235 sqq.; Hist, de Mabliss. du Christianisme,
L, 407 sqq.; etc.
2. Voltaire ecrivit sa piece d'Olympie pour montrer la confor-
mity des mysteres et des rites pa'iens avec ceux du christia-
nisme. Cf. Lettre a Damilaville, 8 mars 1762 : « On a voulu
mettre au theatre la religion des pretendus paiens, faire voir
dans des notes que notre sainte religion a tout pris de l'an-
cienne », etc. Gf. encore Lettre a d'Alembert, 25 fe*vr. 1762, et
lettre a d'Argental, 13 juill. 1763.
g4 VOLTAIRE PHILOSOPHE
pour p6rt> le platonisme *. Si par Ik s'explique en
grande partie sa rapide propagation, tout ce que lui
fournirent les religions et les philosophies ant6rieures
suffirait du reste pour d^mentir la pr6tendue divinity
de son origine.
Ailleurs, Voltaire s'applique k relever les invrai-
semblances des saintes ficritures.
Dans TAncien Testament, c'est la femme tir6e d'une
cdte de Thomme, le serpent qui parle, Tarbre de la
science, FOc6an qui, pendant le d61uge, d6passe de
quinze coudees le sommet des plus hautes montagnes
sans laisser pourtant son lit & sec, Tarche qui contient
toutes les b6tes de Tunivers avec leur nourriture;
c'est la cavalerie envoy6e par le pharaon & la pour-
suite des H6breux quand la sixifcme et la septteme
plaie d'figypte n'avaient laiss6 vivant aucun animal,
c'est/Josu6 qui arrdte le soleil, Jonas qui reste trois
jours dans le ventre d'une baleine, etc. 2 . Comment de
telles fables trouvent-elles encore cr6ance? Et se
peut-il que des hommes senses admettent Tinspira-
tion divine d'un livre qui semble avoir pris k t&che
de d^fier le sens commun?
Quant aux fivangiles, Voltaire en fait voir surtout
les divergences. Par exemple, Mathieu dit que, le roi
H6rode ayant ordonn6 de massacrer tous les enfants
nouvellement n£s k Bethl£em, Joseph et Marie, avertis
par un ange, s'enfuirent en Egypte; Luc ne parle pas
de ce massacre, et laisse Joseph et Marie a Bethl6em
pendant six semaines. Selon Mathieu, Luc et Marc,
1. Dieu et les Hommes, XLVI, 285.
2. Diet, phil.j passim', Extrait des Sentiments de J. Meslier, XL,
410; Questions de Zapata, XL1II, 7 sqq.; Instruction a frere Pedi-
culoso, XLIV, 486 sqq.; etc.
RELIGION 85
J6sus, apr&s son baptdme, fut transports par l'Esprit
dans un d6sert ou il jeftna quarante jours et quarante
nuits; selon Jean, il partit aussitdt pour la Galilee.
De m&ne, Mathieu, Luc et Marc disent que les
saintes femmes regard&rent de loin le crucifiement;
mais Jean rapporte qu'elles 6taient debout au pied de
la croix. Les evang61istes ne s'accordent ni sur le
nombre de fois qu'apparut le Christ ressuscite, ni sur
les lieux ou il apparut, ni sur son ascension, ni m£me
sur sa g6n£alogie. D6s les origines, Thistoire du chris-
tianisme fut un tissu de contradictions 1 .
Au surplus Voltaire montre directement l'inauthen-
ticite des ficritures, celle de TAncien Testament en
expliquant par exemple comme quoi Moise ne peut
avoir Scrit le Pentateuque, celle du Nouveau Testa-
ment en faisant voir que les quatre fivangiles ont 6t6
fabriqu&s longtemps apr6s J£sus-Christ. II signale,
dans Tun et dan* Tautre, les nombreuses alterations
et falsifications qu'ont reconnues d'ailleurs, k com-
mencer par saint J6r6me , beaucoup d^minents
chr^tiens. II rappelle les dissentiments de maintes
sectes sur certains livres sacrSs : les pharisiens
rejetaient tous les prophfctes -et ne recevaient que
le Pentateuque; parmi les chr6tiens, Marcion et ses
sectateurs rejetaient le Pentateuque comme les pro-
ph&tes et introduisaient d'autres livres & leur mode ;
les allogiens excluaient T6vangile de saint Jean et
TApocalypse ; les 6bionites admettaient un seul 6van-
gile, celui de Mathieu; enfin les h£r6tiques modernes
1. Did. phil., Genealogie, XXIX, 537 sqq.; Extrait des Senti-
ments de J. Mealier, XL, 412 sqq.; Instruction it frere Pediculoso
XLIV, 496 sqq.; etc.
86 VOLTAIRE PHILOSOPHE
r6pudient plusieurs livres que tient pour authen-
tiques Tfiglise romaine 1 .
Mais oil sont, en cette mattere, les 616ments de cer-
titude? Ceux qui affirment l'authenticit6 de tels ou
tels livres ni6e par d'autres, comment pourraient-ils
T6tablir? Les fivangiles apocryphes sont presque les
seuls que citent les P6res des deux premiers sifccles.
Et sait-on pour quels motifs TEglise choisit quatre
fivangiles, ni plus ni moins? L'figlise fixa le nombre
des fivangiles k quatre d'apr^s un rapport de saint
Ir£n£e, all6guant les quatre vents cardinaux et les
quatre formes des ch^rubins sur lesquels Dieu est
assis. A ces motifs, Theodore d\Antioche, saint
Cyprien, saint J6rome en ajoutent, il est vrai, de non
moins bons : le premier, c'est que Lazare resta
mort pendant quatre jours; le second, c'est qu'il y
avait quatre fleuves dans le paradis terrestre ; le troi-
steme enfin, c'est qu'on portait l'archc sainte avec
des batons passant par quatre anneaux. Et voici
quelque chose de mieux. Au concile de Nic6e, les
P&res, fort en peine d'op6rer le triage, plac^rent sans
distinction sur Tautel tous les livres contest6s, en
priant le Seigneur de faire tbmber ceux qui n'avaient
pas re$u Tinspiration divine : et telle est, paratt-il, la
grace que le Seigneur leur accorda 2 .
i. Diet, phil., Evangile, XXIX, 268 sqq., Genese, XXX, 25 sqq.;
Moise, XXXI, 239 sqq. ; Extrait des Sentiments de J. Meslier,
XL, 406 sqq.; etc.
2. Examen important, XLIII, 103 sqq.; Collection d'anciens
fivangilps, XLV, 325 sqq. ; Hist, de Vetabliss. du Christianisme, L,
462 sqq., 489; etc.
Si l'ex6gese biblique et Thistoire religieuse ne sont pas chez
Voltaire originates par le fond meme, — car il ne fit le plus
souvent que r^peter a sa fagon ce qu'avaient deja dit Spinoza,
RELIGION 87
Dgnongant les contradictions et les extravagances
dont abonde 1'histoire du christianisme « depuis Luc
et Mathieu, ou plutdt depuis Mo'ise » Voltaire 6crit &
Helv6tius : « Ce serait une chose bien curieuse que
de mettre sous les yeux ce scandale de Tcsprit
humain. II n'y a qu'& lire et transcrire, c'est un
ouvrage trfcs agitable k faire ; on doit rire & chaque
ligne » (Lett re du 4 ocl. 1763). L'ouvrage dont parle
Voltaire, lui-mSme le fit en plusieurs volumes et
sous des titres divers; et, le faisant, il ne n6gligea
point les occasions de rire.
Le rire, d'abord, est un « palliatif contre les
misferes, les sottises atroces dont on est quelquefois
environne » (Lettre a M. Gaillard y 2 mars 1769).
Ensuite et surtout aucune arme ne vaut celle-l& dans
un pays tel que la France. « On n'a cause gagn6e
avec notre nation quk Taide du plaisant et du ridi-
cule » (Lettre a Helvitius, 15 sept. 1763). « Nous autres
Frangais, nous sommes gais, les Suisses sont plus
graves... Comptez que rien n'est plus efficace pour
^eraser la superstition que le ridicule dont on la
couvre » (Lettre a M. Bertrand, pasteur d. Berne,
8 janv. 1764) *. Aussi bien, comment prendre au
Bayle, Freret et les philosophes anglais tels que Woolston, Col-
lins, Toland, Bolingbroke, — non seulement ce fut un admi-
rable vulgarisateur, mais surtout il repandit dans le grand
public l'esprit de libre examen, opprime jusqu'alors par une
aveugle superstition des textes sacred; et, d 'autre part, si sa
polemique ne r£pond plus en bien des points aux idees de
notre epoque, si les progres des sciences lristoriques, natu-
relles et morales ont renouvele les etudes religieuses, nos ex6-
getes modernes ne le d6passerent qu'en le continuant.
4. Gf. encore Lettre d d'Alembert, 26 juin 1766 : « Le ridicule
vierit a bout de tout; e'est la plus forte des amies. » — Lettre d
Af me du Deffand, 21 nov. 1766 : * II faut avouer en general
88 VOLTAIRE PHILOSOPHE
s6rietix les absurdity de Fex^gfcse et de la th6ologie
catholiques? Quand le fanatisme 6tale seulement sa
sottise, les honnStes gens peuvent se contenter d'en
rire ! .
Cependant, s'il y a temps pour la raillerie, il y a
a temps aussi pour la colore et rindignation. « Selon
que les objets se pr^sentent & moi, dit Voltaire, je
suis H6raclite ou D6mocrite; tantdt je ris, tant6t les
cheveux me dressent k la t<He; et cela esttrfcs k sa
place, car on a affaire tantdt k des tigres, tantdt k des
que le ton de la plaisanterie est, de toutes les clefs de la
musique francaise, celle qui se chante le plus ais^ment, » —
Let Ire d M. Gaillard, 2 mars 1769 : « Vous me parlez de cer-
taine petite folie; il est bon de ne pas 6tre toujours sur le ton
se>ieux, qui est fort ennuyeux a la longue dans notre chere
nation. II faut des intermedes. Heureux les philosophes qui
peuvent rire et m&mefaire rire! » — Et, dansunelettre a d'Alem-
bert, du 8 octobre 1760, le rondeau qui suit :
En riant quelquofois on rase
D'assez pros ces extravagants
A manteaux noirs, a manteaux blancs,
Tant les ennemis d'Athanase,
Honteux ariens de ce temps,
Que les amis do l'hypostase,
Et ces sots qui prennent pour base
De leurs ennuyeux arguments
De BaYus quelque paraphrase.
Sur mon bidet, no mm 6 Pegase,
J'4clabousse un peu ces peMants;
Mais il faut que je les ecrase
En riant.
1. Lettre & cTAlembert, 28 no v. 1762. — On peut, il est
vrai, reprocher a Voltaire bien des pages dans lesquelles sa
pole'mique antireligieuse ne s'interdit pas la bouflfonnerie, voire
Fobsce'nite'. Mais Ik m^rae il a son excuse dans la bStise pieuse
avec laquelle des e*crivains catholiques, tels par exemple que
dom Galmet (Diet, de la Bible, 1722; Hist, de VAnc. Testament,
1737) commentaient certains passages de la Bible, si peu chastes
a vrai dire ou si orduriers, que Pobscenite dont on accuse Vol-
taire consiste la plupart du temps a les avoir tout simplement
trad u its.
RELIGION 89
singes » (Lettre d Af m « du Deffand, mars 1769 ; LXV,
385) ».
En maintes occasions, c'est lui qui reproche k ses
amis de rire, qui leur en fait honte. D'Alembert par
exemple lui avait 6crit, apr&s le supplice de
La Barre, une lettre dont voici la dernifcre'ligne :
« Pour moi, je rirai comme je fais de tout, et je
t&cherai que rien ne trouble mon repos et mon
bonheur ». Mais Voltaire r6pond : « Ce n'est plus le
temps de plaisanter; les bons mots ne conviennent
point aux massacres » (18 juill. 1766); et, quelques
jours apr&s : « Non, encore une fois, je ne puis souffrir
que vous finissiez votre lettre en disant : Je rirai. Ah !
1. Cf. Lettre a Damilaville, 19 juill. 1766 : « Le r61e de Demo-
crite est fort bon quand il ne s'agit que des folies humaines;
mais les barbaries font des Israelites. Je ne crois pas que je
puisse rire de longtemps. » — Lettre a M. Gaillard, 2 mars 1169 :
« Quand les echafauds sont dresses a Toulouse et a Abbeville,
je suis Heraclite; quand on se saisit d'Avignon, je suis Demo-
crite. » — Cf. encore cette page peu connue des Questions sur
les Miracles : « II y a des choses dont on ne doit que rire; il y
en a contre lesquelles il faut s'elever avec force. Moquez-vous
tant qu'il vous plaira de saint Justin qui a vu la statue de sel
en laquelle la femme de Loth fut changed... Riez des miracles
de saint Pac6me, que le diable tentait lorsqu'il all ait a la selle,
et de ceux de saint Gregoire Thaumaturge qui se changea un
jour en arbre. Ne faites nul scrupule, en adorant Dieu et en
servant le prochain, de vous moquer des superstitions qui avi-
lissent la nature humaine; riez des sotlises; mais eclatez contre
la persecution. L'esprit persecuteur est l'ennemi de tous les
hommes; il mene droit a retablissement de llnquisition, comme
le larcin conduit a etre voleur de grand chemin. Un voleur ne
vous dte que votre argent; mais un inquisiteur veut vous ravir
jusqu'a vos pens^es. II fouille dans votre ame, il veut y trouver
de quoi faire bruler votre corps. J'ai lu ces jours passes dans
un livre nouveau [le Cate'chisme de VRonnUe homme] qu'il y a
un enfer, qu'il est sur la terre, et que ce sont les persecuteurs
theologaux qui en sont les diables » (XLII, 259).
90 VOLTAIRE PH1LOSOPHE
mon cher ami, est-ce Ik le temps de rire? Riait-on en
voyant chauffer le taureau de Phalaris? Je vous
embrasse avec rage » (23 juillet).
Les ennerais de Voltaire ont souvent cit6 le mot
suivant d'une de ses lettres : « Je suis f&ch6 qu'on
ait cuit ce pauvre Napolitain [Vanini], mais je brftle-
rais volontiers ses ennuyeux ouvrages » (A Vabbe
d Olivet, 6 janv. 1736). Que veulent-ils prouver par
1&? Et pr&endraient-ils nous faire accroire, en citant
une boutade parmi soixante-dix volumes, que Voltaire
ne ha'issait pas le fanatisme ou n'en plaignait pas les
victimes? « Sirven, Calas, Martin, le chevalier de
La Barre, 6crit-il, se pr^sentent quelquefois a moi
dans mes rSves... J'ai toujours la ftevre le 24 du mois
d'auguste,... je tombe en d6faillance le 14 de mai, ou
l'esprit de la Ligue catholique... assassina Henri IV
par les mains d'un reverend P&re feuillant » (Lettre it
cTArgenlal, 30 aoM 1769) *. Si Voltaire ne se fait pas
faute de rire toutes les fois qu'il y en a lieu, combien
de pages, dans son oeuvre, expriment sa piti6 ou son
indignation ! Ce n'est pas Tironie hautaine et contenue
de Montesquieu, ce n'est pas non plus T&pre rh6to-
rique de Jean-Jacques Rousseau : c'est une Eloquence
sans apprM, qui jaillit spontan6ment de son coeur a .
4. De m6me, Lettre d Schomberg, 31 aout 1769 : « Ne soyez
point etonne\ Monsieur, que j'aie etc" malade au mois d'auguste...
J'ai toujours la fievre vers le 24 de ce mois, comme vers le 14
de mai »; Lettre a M. Marin, 10 sept. 1774, edition Moland,
XL IX, 79. — Sur Voltaire defenseur des victimes du fanatisme,
cf. p. 145 sqq.
2. Voici un passage du Dictionnaire pkilosopkique ou l'indi-
gnation -succede au rire : « Peut-on repute? se'rieusement que
les Roraaias condamnerent sept vierges de soixante et dix ans
chacune a passer par les mains de tous les jeunes gens de la
RELIGION 91
II <Hait encore ir&s dangereux au xviu* stecle de
combaitre le catholicisme. En 1757 parut une decla-
ration royale con! re la licence des £crivains; cette
declaration, enregistr^e le 21 avril par la Grand'-
Chambre, portait que « les personnes convaincues
d'avoir compost, fait composer et imprimer des
6crits tendant k atlaquer la religion » seraient punies
de la peine capitale. Et sans doute elle ne fut pas
appliquee dans sa rigueur. Mais, durant tout le
xvm e stecle, si Ton ne brula ni ne roua les 6crivains
ville d'Ancyre?... G'est apparemment pour faire plaisir aux
cabaretiers qu'on a imaging qu'un cabaretier Chretien, no mm 6
Thcodote, pria Dieu de faire mourir ces sept vierges plutdt que
de les exposer a perdre le plus vieux des pucelages. Dieu
exauca le cabaretier pudibond, et le proconsul fit noyer dans
un lac les sept demoiselles. Des qu'elles furent noyees, elles
vinrent se plaindre a Theodote du tour qu'il leur avait joue et
le supplierent instamment d'emp^cher qu'elles ne fussent man-
gees des poissons. Theodote prend avec lui trois buveurs de sa
taverne, marche au lac avec eux, precede d'un flambeau celeste
et d'un cavalier celeste, repeche les sept vieilles, les enterre et
finit par etre decapite... On trouve cent contes de cetle espece
dans les martyrologes. On a cru rendre les anciens Romains
odieux, et on s'est rendu ridicule. Voulez-vous de bonnes bar-
baries bien averees, de bons massacres bien constates, des ruis-
seaux de sang qui aienl coule en efTet, des peres, des meres,
des maris, des enfants a la mamelle r^ellement e gorges et
en lasses les uns sur les autres. Monstres perse* cuteurs, ne cher-
chez ces verites que dans vos annales : vous les trouverez dans
les croisades contre les Albigeois, dans les massacres de
Merindol et de Cabrieres, dans l'epouvantable journ£e de la
SaintrBarthelemy, dans les massacres de l'lrlande... 11 vous sied
bien, barbares que vous etes, d'imputer au meilleur des empe-
reurs des cruaut£s extravagantes, vous qui avez inondg l'Europe
de sang, et qui Favez couverte de corps expirants, pour prouver
que le meme corps peut etre en mille endroits a la fois et que
le pape peut vendre des indulgences? Gessez de calomnier les
Romains, vos legislateurs, et demandez pardon a Dieu des abo-
minations de vos peres * (Martyrs , XXXI, 159).
92 VOLTAIRE PHILOSOPHE
hostiles h Tfiglise, on les incarc6rait, on les exilait,
on interdisait ou supprimait leurs livres.
Faut-il donner, par quelques exemples, une id6e de
ce qu'^tait le regime de la presse 1 ? Bornons-nous
1. Boulanger fut persecute pour des livres d'erudition abso-
lument strangers aux potemiques contemporaines. En 1749, la
Sorbonne denonca le premier volume de VHistoire naturelle de
Button comme admettant plusieurs creations successives. En 1750,
a la suite d'un sermon de je ne sais quel Pere Aubert, on brula
sur la place publique de Golmar le Diclionnaire de Bayle. Apres
la publication de YEmile, Rousseau fut dexr^te de prise de corps
par le Parlement et dut s'exiler. En 1764, on interdit a Thomas
d'imprimer son ftloge de Marc-Aurele, qui avait eu un grand
succes, et de le lire a r Academic Sept ans apres fut renouvele"
Tancien reglement qui ordonnait de ne recevoir au concours
academique pour le prix d'^loquence que les discburs approuves
par deux docteurs de la Faculty de th^ologie.
Recueillons ga et la d'autres exemples dans la Correspon-
dance de Voltaire.
. « Votre h6ros Fontenelle fut en grand danger pour les Ora-
cles,.., et, quand il disait que, s'il avait la main pleine de Veritas,
1 n'en lacherait aucune*, c'etait parce qu'il en avait lache et
qu'on lui avait donne* sur les doigts. » (Lettre a Helvetius,
15 sept. 1763.) Gf. Diet, phil., Philosophe, XXXI, 398 : « On ne
sait pas assez que Fontenelle, en 1713, fut sur le point de perdre
ses pensions, sa place et sa liberie, pour avoir redige en France,
vingt ans auparavant, le Traite des Oracles du savant Van Dale,
dont il avait retranche^ avec precaution tout ce qui pouvait
alarmer le fanatisme. » — Helvetius lui-m6me a qui est ecrite la
lettre cit6e plus haut, eut son livre de YEsprit condamne" par le
Parlement. « Qui croirait, dit Voltaire a Particle Lettres du Die-
tionnaire philosophique (XXXI, 9) que, dans le xvm« siecle, un
philosophe ait 6te traine* devant les tribunftux seculiers et traite
d'impie par les tribunaux d'arguments pour avoir dit que les
hommes ne pourraient exercer les arts "s*ils n'avaient pas de
mains? »
« J'ai vu Fr6ret, le fils de Gr^billon, Diderot, enleve"s et mis
a la Bastille, presque tous les autres persecutes, l'abbe" de Prades
traite* comme Arius par les Athanasiens, Helvetius opprime' non
moins cruellement, Tercier d6pouille de son emploi, Marmontel
prive de sa petite fortune, Bret, son approbateur, destitue" et
reduit a la misere » (Lettre a Palissot, 16 mars 1767).
« J'ai a vous parler d'une autre nouvelle qui est assez inte-
RELIGION 93
k rappeler de quelle fagon furent trails les ouvrages
de Voltaire, non seulement ceux ou il atiaque le
catholicisme, mais ceux-lk m6mes oil il se borne k
exprimer, sans rien d'agressif, ses id6es philoso-
phiques.
La Sorbonne d6nonga la Henriade et lui en fit
refuser le privilege. « J'ai, d6clare-t-il, trop recom-
mand6... Tesprit de paix et de tolerance; j'ai trop dit
de v6rit6s k lacour de Rome, j'ai r^pandu trop peu de
fiel contre les r6form6s, pour esp6rer qu'on me per-
mette d'imprimer dans ma patrie ce poeme compost
k la louange du plus grand roi que ma patrie ait
jamais eu » (Lettre d. M. Cambiague, 1724, 6dit. Moland ,
XXXIII, 407). Les Lettres philosophiques et la Voix
du Sage et du Peuple furent supprimes. De m6me les
deux premiers chapitres du Siicle de Louis XIV*.
« J'61evais un monument k la gloire de mon pays,
ressante selon ma facon de penser; c'est la persecution que l'on
suscite a l'abbe Raynal. On dit qu'il a 6te oblige de disparattre.
Heureusement son livre ne disparaitra jamais. Est-il vrai qu'on
en veut a ce livre et a la person ne de l'auteur? Les jansenistes
et les pharisiens se sont r6unis, et fuerunt amici ex ilia hora.
II n'y aura done plus moyen chez les Welches de penser hon-
netement sans etre expose a la fureur des barbares! » {Lettre a
d'Argental, 26 nov. 1775). [Le principal ouvrage de l'abbe
Raynal, YHistoire philosophique et politique des deux Indes,
publiee en 1780, fut brul6 par ordre du Parlement, et 1'auteur
decrgte de prise de corps.]
« Pourriez-vous me dire si vous avez entendu parler de l'af-
faire d'un jeune philosophe et par consequent d'un jeune malheu-
reux, nomm£ Delisle de Sales, auteur d'un livre intitule De la
Philosophie de la Nature* II a ete violemment persecute et meme
decrel£ de prise de corps » (Lettre a Marmontel, 8 mars 1777).
— « On me mande qu'ils [messieurs du Chatelet] ont con damn 6
au bannissement perpetuel ce pauvre Delisle de Sales » {Lettre
au mime, 8 avr. 1777).
1. Parusa part, en 1739.
TOLTAIHH PHILOSOPHE. 7
94 VOLTAIRE PHILOSOPHE
s'6crie Voltaire, et je suis 6cras6 sous les premieres
pierres que j 1 ai pos6es » [Lettre a d'Argenson, 8 janv.
4740). L'ouvrage ne put paraitre qu'k Berlin, comme
si, pour raconter l'histoire de France, il fallait Stre
hors de France 1 . La Loi nalurelle fut condamn6e aux
flammes par le Parlement 2 . Le Pricis de VEccUsiaste
et le Cantique des Cantiques furent lac£r£s et brul6s.
Un exemplaire du Dictionnaire philosophique fut jet6
au feu avec le corps du chevalier de La Barre.
En 1769, YHistoire du Parlement, vendue sous le man-
teau par des colporteurs, coutait jusqu'^ trois louis.
On sait au surplus combicn de fois Voltaire dut
changer de residence, se cacher, s'enfuir. M6me k
Ferney, sa s6curit6 est pr£caire. Ayant appris qu'on le
soupgonnait d'etre Tauteur de Saul, paru comme
une traduction de Panglais, il 6crivait k Damilaville, le
21 juillet 1764 : « Je me trouve dans des circonstances
6pineuses oil ces odieuses imputations peuvent me
faire un tort irreparable et empoisonner le reste de
ma vie. » Le 21 septembre de la m6me ann6e, il 6crit
a M mc du Deffand : « Je serais homme & souhaiter
de n'cHre pas n£, si on m'accuse d avoir taitle Diction-
naire philosophique, car... les hommes sont si sots, si
m£chants, les divots sont si fanatiques, que je serais
surement persecute. » Deux ans apr6s, TafTaire
La Barre lui cause de vives inquietudes : dans une
stance du. Parlement, le conseiller Pasquier a d£clar£
que les jeunes gens d'Abbeville se sont pervertis en
1. Leltre & M at Denis, 28 oct. 1750.
2. En juillet 1757, la reine, qui allait faire ses devotions,
apergut dans une librairie un exemplaire de ce poeme; en
repassant, elle entra, dechira la brochure et menac.a la mar-
chande de faire fermer sa boutique.
RELIGION 95
lisant ses livres. II craint qu'on ne le poursuive jus-
qu'au fond de son desert, qu'un d£cret ne Toblige de
quitter Ferney; et d£j& il s'enquiert d'un asile plus
sur au pays de Cloves 1 . Le 5 f6vrier 1768, lorsque
vient de parattre le Diner du comle de Boulainvil-
liers, il ecrit k M. Saurin : « Vous sentez... combien
il serait affreux qu'on m'imputdt cette brochure...
Mon Age, ma sant6 tr&s d£rangee, raes affaires qui le
sont aussi, ne me permettent'pas de chercher une
autre retraite contre la calomnie... Les morts se
moquent de la calomnie, mais les vivants peuvent en
mourir*. » Quelques mois plus tard, le 13 juillet, il
£crit k M me du Deffand : « Les dents et les griffes de
la persecution se sont allong£es jusque dans ma
retraite ; on a voulu empoisonner mes derniers jours. »
Dirons-nous que les apprehensions de Voltaire
etaient excessives? Certains de ses amis, entre autres
d'Alembert et Diderot, le trouvent trop prompt k
s'alarmer. Mais d'Alembert ne lui en recommande
pas moins d'etre circonspect; et, dans une lettre k
M ,,e Volland, Diderot exprime la crainte que « nos-
seigneurs » ne laissent jamais le « patriarche » en
rep os, que, malgr£ ses protections, malgr£ ses talents
et sa gloire, ils ne « lui jouent qvelque mauvais
tour » (Lettre du 8 aodt 1768),
Or Voltaire, qui veut bien etre confesseur, ne veut
1. Cf. Uttre de Fridiric a Voltaire, juill. 1766; LXIII, 218.
2. Cf., mime jour, a M no de Saint-Julien : « Vous me faites
beaucoup d'honneur et un mortel chagrin en m'atlribuant l'ou-
vrage de Saint-Hyacinthe... Les soupcons, dans une matiere aussi
grave, seraient capables de me perdre et de m'arracher au seul
asile qui me reste sur Ja terre dans une vieillesse accable*e de
maladies. »
96 VOLTAIRE PHILOSOPHE
pas Stre martyr 1 . Aussiprend-iltoutesles precautions
possibles. « Les philosophes doivent rendre la verity
publique et cacher leur personne » (Lettre h Damila-
ville, 19 sept. 1764). II regrette qu'Helveiius « ait eu
le raalheur d'avouer un livre 2 qui FempGchera d'en
faire d'utiles » {Au mime, 10 oct. 1762). II 6crit k
d'Alembert : « Frappez et cachez votre main. On
vous reconnaitra, je veux bien croire qu'on en ait
Tesprit, qu'on ait le nez assez bon; maisonne pourra
vous convaincre » (7 mai 1761). Et encore : « On m'a
dit que vous travaillez k un grand ouvrage ; si vous
y inettez votre nom, vous n'oserez pas dire la veVite' »
(8 mai 1764). Lui-m6me publie une foule de brochures
soit anonymes, soit pseudonymes. Tres souvent, il se
plaint que « les freres » le signalent comme Tauteur
de tel ou tel 6crit oil sont attaqu^s le fanatisme et la
superstition. Peu importe « de quelle main la v6rit6
vienne, pourvu qu'elle vienne. (Test lui, dit-on, c'est
son style, c'est sa maniere; ne le reconnaissez-vous
pas? Ah! mes freres, quels discours funestes! Vous
devriez au contraire crier dans les carrefours : Ce
n'est pas lui! » (Lettre a d'Alembert, l er mai 1768) *.
On veut faire un crime k Voltaire de son « anonymat
perp6tuel » etde son « pseudonymat obstihe' » 4 . Sans
doute il se fflt montre* plus courageux en avouant ses
1. Lettre h Damilaville du 21- juillet 1764; Lettre & (VArgental
du l er avril 176§; Lettre & d'Alembert du 24 mai 1769.
2. De VEsprit.
3. Cf. Lettre & Helvttius, 27 oct. 1766 : « Qu'importe l'au-
leur de Touvrage? Ne voyez-vous pas que le vain plaisir de
leviner devient une accusation formelle dont les scel^rats abu-
sont? Vous exposez Tauteur que vous soupconnez; vous le livrez
i toute la rage des fanatiques; vous perdez celui que vous vou-
'!riez sauver. »
4. fi. Faguet, Dix-huiti&me Steele, p. 197.
RELIGION 97
OBuvres, Mais on laurait r6duit au silence, et la v6rit6
ne serait point venue 1 .
D'autre part, Voltaire conseille k ses amis de inener
prudemment la campagne philosophique, de ne pas
donner d'armes contre eux. S'il blame parfois des
articles trop timides que Diderot et d'Alembert
£crivent eux-mfcmes ou admettent dans YEncyclo-
pddie, il en signale d'autres comrae trop audacieux.
Pour son compte, il use de managements. II ne dit
pas toujours sa veritable pens6e ; il recourt tr6s sou-
vent k cette ironie qui est, comme 1'appelaient les
Latins, une dissimulation 1 ; il se declare meilleur
cbr6tien que ses adversaires '.
Et m6me il ne se borne pas a protester verbalement
ou par6critdcsonorthodoxie catholique, apostolique
et romaine. Dans la seconde moiti6 de sa vie, il croit
1. Le public ne s'y trompait pas. A qui Voltaire pensait-il faire
accroire que ses pamphlets con Ire le calholicisme avaient 616
Merits par des religieux persecutes dans leurs cou vents (Leltre
a Damilaville, 8 fevr. 1768), ou que le Dictionnaire philoso~
phique devait etre attribue a • un nomine Dubut, petit theolo-
gien de Hollande »? (Letlre au m€me^ 29 sept. 1764; cf. Leltre a
cTArgental, 1" ocl.) Aussi bien le ton meine dont il se disculpe
et les plaisantes raisons auxquelles il a recours montrent assez
que ses d£saveux dtaient en general de pure forme.
3. Deja, par cxemple, dans l'Avant-propos des Premieres Remar-
ques sur les Pensees de Pascal : - On ne peut trop repeler ici
combien il serait absurde el cruel de faire une affaire de parti
de cet examen des Penates. Je n'ai de parti que la verity. Je
pense qu'il est tres vrai que co n'est pas a la metaphysique de
prouver la religion chretienne ct que la raison est autant au-
dessous de la foi que le flni est au-dessous de l'infini. II ne
s'agit ici que de raison, et e'est si peu de chose chez les homines
que cela ne vaut pas la peine de se facher » (XXXVII, 38).
3. « II n'y a d'autre parti a prendre que de se declarer meil-
leur Chretien que ceux qui nous accusent de n'etre pas Chre-
tiens », etc. {Leltre a d'Alembert, 27 tevr. 1761).
98 VOLTAIRE PHILOSOPHE
nScessaire de pratiquer le culte. A Colmar, en avril
1754, comme des espions avaient 616 apost£s pour
s'enqu6rir s'il ferait ses p&ques, des amis Pavertirent
en le pressant de les faire ; et il suivit ce conseil *. Pen-
dant son s6jour k Ferney, il accomplit tous les devoirs
ext^rieurs de la religion. « Je vous quitte, 6crit-il au
marquis Albergati, pour aller k la messe de minuit
avec ma famille et la petite-fille du grand Corneille.
Je suis f&ch6 d'avoir chez moi quelques Suisses qui
n'y vont pas; je travaille k les ramener au giron »
(23 d6c. 1760). La . comtesse d'Argental lui ayant
recommand6 la prudence : « Je vais k la messe de ma
paroisse, lui r6pond-il, j^difie mon peuple, je b£tis
une 6glise, j'y communie et je m'y ferai enterrer,
mort-Dieu, malgr6 les hypocrites. Je crois en J£sus-
Christ consubstantiel & Dieu, en la vierge Marie m6re
de Dieu. Laches pers6cuteurs, qu'avez-vous k me
dire? » (44 janv. 1761) *. On connatt ses querelles avec
Biord, T6v6que d'Annecy ; rappelons seulement qu'en
1769, craignant d'etre pers6cut6, il forga le- cur6 de
Ferney k lui donner la communion.
1. « Au moment ou il allait elre communis, dit Gollini, je jetai
un coup d'oeil subit sur le maintien de Voltaire. 11 presentait
sa langue en fixant ses yeux bien ouverts sur la physionomie
du prfitre. Je connaissais ce regard-la • (Mon sejour aupres de
Voltaire, Paris, 1807, p. 127).
2. Cf. Lettre a d'Alembert, l er juill. 1766 : « Je rends le pain
benit.tous les ans avec une magnificence de village que peut-
6tre le marquis Simon Le Franc n'a pas surpassec. * Lettre a
d'Argental, i" avr. 1768 : « Vous me demandez pourquoi j'ai chez
moi un jesuite; je voudrais en avoir deux, et si on me fache, je
me ferai communier par eux fois par jour. » Lettre au cardinal
de Bernis, 9 fevr. 1770 : • Si vous etes cardinal, je suis capucin.
Le general qui est a Rome m'en a envoye la patente... Je me
fais faire une robe de capucin assez jolie. »
RELIGION 99
Ses amisluifaisaienthonte, d'Alembert entre aulres
et d'Argental. II se d6fendit de son mieux.
Et certes il se defend mal en all£guant qu'on doit
hurler avec les loups, que, s'il n'a aucune pretention,
il ne saurait done 6tre tax6 d'hypocrite 1 , que la meil-
leure fa$on de marquer son m^pris pour de telles
fac6ties consiste k les jouer *. Citerons-nous Texemple
de Montesquieu et celui de Buffon; qui se confor-
m&rent eux aussi k la religion de leur pays et de leur
roi? Ni Tun ni Tautre, tout incroyants qu'ils fussent,
n'avaient, comme Voltaire, d6clar6 la guerre au catho-
licisme.
Mais ses attaques m6mes contre le catholicisme
l'obligeaient de prendre ses precautions. II a comme
excuse la crainte des perils qui le menagaient.
Sur son lit de mort, il se confessa, en disant : « Je
ne veux pas qu'on jette mon corps k la voirie. » Pen-
dant ses d6m6\6s avec T6v6que Biord : « Pour n^tre
point brul6, je fais, 6crivait-il k d'Alembert, provision
d'eau b^nite » (24 mai 1769). Brul6? non sans doute.
Mais il aurait 616 r£duit k quitter Ferney; or, que
pouvait-il, sauf le bucher, craindre de pire 3 ?
1. Lettre A cTArgental, 22 avr. 1768.
2. Id., 8 mai 1769. — Dans une lettre a Saint-Lambert du
4 avril 1769, apres avoir dit : « J'ai eu douze acces de fievre;
j'ai re^u bravement le viatique en depit de Fenvie. J'ai d6clar6
express^ men t que je mourais dans la religion du roi tres Chre-
tien et de la France, ma patrie », il ajoute, comme pour se
donner le change a lui-mdme : - Gela est Ger et honn&te. »
3. « Vous ne savez pas avec quelle fureur la calomnie sacer-
dotale m'a attaque. II me fall ait un bouclier pour repousser les
traits mortels qu'on me langait. Voulez-vous toujours oublier
que je suis dans un diocese italien et que j'ai dans mon porte-
feuille la copie d'un bref de Rezzonico contre moi? Voulez-vous
oublier que j'allais 6tre excommunie comme le due de Panne et
vous? Voulez-vous oublier enfin que, lorsqu'on mit un baillon
100 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Remarquons du reste que ce qu'il acheiait ainsi, ce
n'6tait pas une paix Sgoiste. Rien ne Femp6chait de
vivre tranquille en se taisant. D'autres s'6taient tus
jadis, k commencer par Descartes ; et d'Alembert lui-
mSrae gardait raaintenant le silence. Mais il voulait
continuer sans relftche la lutte contre le fanaiisme. A
ceux qui Taccusent de manquer de courage, on pour-
rait r6pondre par ce mot d'une de ses lettres : « Nous
sommes bien heureux, mes anges, d'avoir des philo-
sophes qui n'ont pas la prudente l&chet6 de Fonte-
nelle » (A d'Argenlal, 22 juin 1766).
Non seulement Voltaire ne se tut pas dans les der-
nitres ann6es de sa vie, mais il fut plus actif que
jamais.
Pourquoi ce redoublement de z61e? On pretend que
le succfcs du Vicaire Savoyard, public en 1762, Tavait
a Lally et qu'on lui eut coupe" la tete pour avoir 6te* malheu-
reux et brutal, le roi demanda s'il s'e'tait confess^? Voulez-vous
oublier que mon 6v6que Savoyard, le plus fanatique et le plus
fourbe des horn mes, ecrivit contre moi au roi, il y a un an, les
plus absurdes impostures?... 11 est tres faux que le roi lui ait
fait re*pondre par M. de Saint-Florentin qu'il ne voulait pas lui
accorder la grace qu'il demandait. Gette grace 6tait de me
chasser du diocese, de m'arracher aux terres que j'ai de*frichees,
a Peglise que j'ai rebatie, aux pauvres que je loge et que je
nourris... Le roi veut qu'on remplisse 6es devoirs de Chretien ;
non seulement je m'acquitte de mes devoirs, mais j'envoie mes
domestiques catholiques re*gulierement a l'eglise et mes domes-
tiques protestants regulierement au temple; je pensionne un
maitre d'^cole pour enseigner le catechisme aux enfants. Je me
fais lire publiquement YHisioire de I'JJlglise et les Sermons de
Massillon a mes repas. Je mets l'imposteur d'Annecy hors de
toute mesure, et je le traduirai hautement au Parlement de
Dijon s'il a Paudace de faire un pas contre les lois de l'Etat... Si
par malheur j'etais persecute..., plusieurs souverains... m'ofTrent
des asiles. Je n'en sais point de meilleur que ma maison et mon
innocence. Mais en fin tout peut arriver » (Lettre d cTArgental,
23 mai 1769).
RELIGION 101
rendu jaloux de Rousseau. Selon Condorcet, le Sermon
des Cinquante serait le premier ouvrage ou Voltaire
attaqua de front la religion chr6tienne, et il ne l'aurait
6crit que pour surpasser Rousseau en hardiesse
« corarae il le surpassait en g6nie ' », Cette assertion,
sur laquelle veulent s'appuyer des critiques modernes a ,
ne supporte pas l'examen. D'abord, Voltaire avait d6ji
fait parattre avant 1762 beaucoup d'ouvrages tout
aussi hardis que le Sermon des Cinquante 1 ; ensuite,
le Sermon des Cinquante pr6c6da le Vicaire Savoyard,
et, peut-6tre, de douze ou quinze ans *.
Ce qui n'en reste pas moins, c'est que, depuis son
6tablissement k Ferney, il mena la campagne antica-
tholique avec une nouvelle ardeur et y consacra
d6sormais presque tous ses efforts. De plus en plus
il n'6crit que pour agir, et de plus en plus son action
est dirig6e contre l'Eglise. II neglige tout ce qui est
purement litt£raire; il se refuse jusqu'au plaisir de
rimer des badinages. « Ce n'est pas la peine, dit-il;
le temps est trop cher 5 . » Suivant Texpression
d'Helv^tius, Voltaire a pass6 le Rubicon, et le voil&
devant Rome 6 .
Si Ton veut se faire une id6e de la place que tient
1. Averlmement du Sermon des Cinquante,
' 2. Entre autres Brunetiere. Cf. Etudes critiques, t. Ill, p. 272.
3. Par exemple, la Defense de milord Bolingbroke, la Lettre
de Charles Gouju a ses freres; quant a YExtrait des Sentiments
de J. Meslier, il en envoyait a Damilaville un exemplaire des le
4 fevrier 1762.
4. Cf. Edme Champion, Voltaire, la Date du Sermon des Cin-
quante, p. 168 sqq.
5. Lettre a d'Alembert du 8 octobre 1760. A propos d'un ron-
deau que Voltaire ne prend pas le temps d'achever. Cf, note i
de la p. 87.
6. lettre a Helvttius, 2 janv. 1761.
102 VOLTAIRE PHILOSOPHE
dans son oeuvre, k cette 6poque, la pol&mique anti-
cl^ricale, il suffit de lire le Dictionnaire philosophique.
Dans le premier volume par exemple, une vingtaine
d'articles sur soixante prennent & partie le catholi-
cisme : Abbaye, Abbe, Abraham, Adam, Adorer,
Agar, Ame, Amour de Dieu, Ange, Annates, Aniitri-
nitaires, Apocryphes, Apostat, Apdtre, Ararat, maints
autres encore. Et ce sont presque toujours les plus
6tendus. Sur Abraham, vingt pages; sur Adam, dix;
sur Ame, vingt; sur Apocryphes et sur Apdtre,
quinze. Aussi bien plusieurs articles, dont le titre
n'annonce rien d'anticatholique, se rattachent pour-
tant, soit en partie, soit tout entiers, k la propagande
contre Tfiglise. Dans A bus, il ne parle que de « l'appel
comme d'abus ». Dans Adultire, il plaide en faveur
du divorce. Dans Anthropophages, il consacre deux
ou trois pages k soutenir que les H6breux mangeaient
de la chair humaine. Dans Arabes, il montre que Job
n'6tait pas Juif et que le Livre de Job est antSrieur k
tous les livres judaKques. Enfin, voici le commen-
cement de Particle Aranda (comte a") : « Quoique les
noms propres ne soient pas Tobjet de nos questions
encyclop6diques, notre soci6t6 littGraire a cru devoir
faire une exception en faveur du comte d' Aranda, qui
a commence k couper les tStes de Phydre de requi-
sition 1 . »
1. Dans le reste du Dictionnaire, sans titer les articles que
signale assez leur titre, cf. entre autres Avignon, ou Voltaire
conteste les droits du pape sur cette ville; Eclipse, ou, rappe-
lant la legende d'apres laquelle la terre se serait couverte de
te"nebres a la mort de J6sus-Christ, il conclut que les te'nebres
de la superstition sont bien plus dangereuses; Economie, ou il
critique les recits sacr£s relatifs a Abraham et a Isaac; Gloire
(section 11), ou il raille la sottise humaine qui se repre*sente
RELIGION 103
(Test aussi dans les vingt dernieres ann6es de sa
vie que Voltaire publie le plus grand nombrc de ses
brochures anticle>icales. Les gros livres ne sont
pas de saison. Mieux valent des pamphlets, qui se
r6pandent partout, que tout le monde veut lire et
peut comprendre. « II paratt convenable, 6crit-il k
Helv6tius, de n^crire que des choses simples, courtes,
intelligibles aux esprits les plus grossiers. Que le
vrai seul et non 1'envie de briller caract6rise ces
ouvrages » (2 juill. 1763). Et, dans une autre lettre
au mSme, signed Jean Paiourel, ci-devant jesuite,
apres avoir g6mi sur les progres de rincr6dulit6 :
« On oppose, dit-il, au Pedagogue chre'tien et au
Pensez-y bien, livres qui faisaient autrefois tant de
conversions, de petits livres philosophiques qu'on a
soin de r6pandre partout adroitement. Ces petits
livres se succedent rapidement les uns aux autres.
On ne les vend point, on les donne k des personnes
affid6es qui les distribuent k des jeunes gens et k des
femmes. Tantdt c'est le Sermon des Cinquante, qu'on
attribue au roi de Prusse, tantdt c'est un Extrail du
Testament de ce malheureux cur6 Jean Meslier,...
tantdt c'est je ne sais quel Calechisme de VHonnite
homme » (25 aotit 1763). Voil& le moyen le plus effi-^
cace de combattre FEglise ; et Voltaire ne le d6nonce
sous le nom de Jean Patourel que parce qu'il se
Micite d'en user pour son propre compte avec succes.
Si beaucoup de ses ouvrages proprement litt6raires
avaient eu de tout temps un tour philosophique, le
l'fitre supreme corame un glorieux; Horloge, ou il ridiculise
le miracle « fait en faveur d'fizechiel sur son horloge •, miracle
par lequel le soleil recula sans souci dc deranger le cours de
tous les autres astres, etc., etc.
4
s
104 VOLTAIRE PHILOSOPHE
philosophe cbez lui pr6vaut de plus en plus. Voltaire
necongut jamais Phistoire en pur « litterateur » ; mais,
sans parler de Charles XIl y il y a une grande difK- !
rence entre YEssai sur les Moeurs et le Steele de
Louis XIV. Quant k ses pieces de Ihe&tre, presque ,
toutes sont maintenant des oeuvres de combat : So- j
crate, oil il reprSsente la magistrature et le sacerdoce }
allies contre la philosophie ; Saul, oil il s'amuse k
bafouerle roi et prophfcte David; Olympie, oil, comma
nous Tavons vu 1 , il pretend montrer que la religion
chr£tienne a tout pris des palens et que le peuple de
Dieu fut un peuple abominable 2 ; les Guibres, ou il
denqnee Tambition des pr&tres; les Lois de Minos,
oil il fl6trit les sacrifices humains, non pas seulement
ceux de F antiquity mais aussi ceux des temps mo- I
dernes et de son stecle m6me ; car de quel autre nom ^
appeler les auto-da-f6, la Saint-Barth61emy, le sup- j
plice de La Barre? I
Sa pol6mique aussi prend un accent plus vif. (Test
k partir de 1760 qu'il adopte pour devise, le mot
fameux : Ecraser Vinfdme 3 . II 6crit, le 41 Janvier 1761,
k son an>i Thieriot : « Je deviens Minos dans ma
vieillesse, je punis les m6chants * ». A Damilaville, le
9 mai 1763 : « Plus je vieillis et plus je deviens impla-
cable envers Vinfdme », et le 27 fevrier 1765 : « Je j
V
1. Cf. p. 83, n. 2.
2. Lettre a Damilaoille, du 8 mars 1762; Lettre a (VArgental,
du 13 juillet 1763.
3. Lettre a d/Alembert du 23 juin 1*760; d Thieriot, du 18 juillet;
a d'Alembert, du 20 avril 1761; du 25 fevrier et du 12 juillet 1762; «
du 18 Janvier 1763, etc. <
4. Cf. Lettre a la comtesse d'Argental, 14 janv. 1761 : * Vous
m'allez dire que je deviens bien hardi et un peu mechant sur
mes vieux jours. Mechant? Non, je deviens Minos, je juge les
pervers. •
RELIGION 105
deviens bien faible, mais mon z61e devieni tous leg
jours plus fort.. » A d'Alembert, le 13 novembre 1772 :
« Je deviens plus insolent k mesure que j'avance en
Age. »
Jamais le # ton de sa correspondance avec « les
frfcres » ne fut si vif et si passionn6. Lettre k Helv6- j
this, du 2 Janvier 1761 : « II faut hardiment chasser
aux bStes puantes. » Lettre k d'Argental, du 3 octobre
de la m&ne ann£e : « Ah ! barbares, ah ! chiens de
chr6tiens,*>. que je vous d^teste! » Lettre k d'Alem-
bert, de Mvrier 1762 : « Si j'ai lu la belle jurispru-
dence de requisition 1 ! Eh I qui, mordieu, je Tai lue,
et elle a fait sur moi la m£me impression que fit le
corps sanglant de C£sar sur les Romains. Les hommes
ne m^ritent pas de vivre puisqu'il y a encore du bois
et du feu, et qu'on ne s'en sert pas pour brftler ces
monstres dans leurs inf£mes repaires » (LX, 174).
Lettre k Damilaville, du 15 mars 1765 : « M. d'Argental
doit recevoir dans quelques jours deux paquets de
mort-aux-rats* qui pourront donner la colique k
I'inf... »
En m&ne temps Voltaire encourage ses amis ou
les gourmande. II 6crit k d'Alembert, le 12 juillet 1762 :
« Jean Meslier doit convertir la terre. Pourquoi son
frvangile' est-il en si peu de mains? Que vous 6tes
tildes k Paris I Vous laissez la lumi&re sous le bois-
seau. » A Damilaville, le 12 octobre 1764 : « Chacun
de son cdt6 combat le monstre de la superstition
fanatique; les uns lui mordent les oreilles, d'autres
le ventre, et quelques-uns aboient de loin. Je vous
1. Le Manuel des Inquisiteurs, par Morel let.
2. II s'agit de brochures anticatholiques.
3. VExtrait des Sentiments de Jean Meslier.
106 VOLTAIRE PHILOSOPHE
invite k la cur6e »; et le 19 novembre 1765 : « Allons,
brave Diderot, intr£pide d'Alembert, joignez-vous k
mon cher Damilaville, courez sus aux fanatiques et
aux fripons;*.. detruisez les plates declamations, les
mis^rables sophismes, les faussetes historiques, les
contradictions, les absurdity sans nombre, emp^chez
que les gens de bon sens ne soient les esclaves de
ceux qui n'en ont point ; la generation naissante nous
devra sa raison et sa liberty. » Encored Damilaville,
le 28 juillet 1766 : « Si le Platon moderne * voulait,
il jouerait un bien plus grand rdle que Tancien
Platon. Je suis persuade encore une fois qu'on
pourrait changer la face des choses. » A d'Alembert,
le 30 juillet de la m^me annee : « Jepleure les gens
dont on arrache la langue, tandis que vous vous
servez de la vdtre pour dire des choses tr£s agreables
et tr6s plaisantes. » A Damilaville enfin, quelques
jours apr6s, le 25 aout : « Tout ce que je puis vous
dire aujourd'hui par une voie sftre, c'est que tout
est pret pour Tetablissement de la manufacture [une
colonie philosophique qui devait s'etablir k Cieves]...
Des bords du Rhin jusqu'& ceux de TObi, Platon
trouverait sftrete, encouragement et honneur... Je ne
congois pas ceux qui veulent ramper sous le fana-
tisme dans un coin de Paris tandis qu'ils pourraient
ecraser ce monstre. Quoi! ne pourriez-vous pas me
fournir seulement deux disciples zeies! II n'y aura
done que les energum^nes qui en trouveront! Je ne
demanderais que trois ou quatre annees de sante et
de vie ; ma peur est de mourir avant d'avqir rendu
1. Diderot.
-O J
RELIGION * 107
service. » Et, k la fin de la lettre, il r6p&te trois fois
iZcrasez I'inf... 1 . ,
On a d&jk vu de quelle fagon Voltaire combattait
le catholicisme ; disons maintenant pourquoi il le
combatiii.
r N es * * e premier k dire que les questions m6taphy-
^ siques d£passent ttntelligence humaine 2 ; et, quand
une de ces questions se pose, ilreconnalthumblement
sa faiblesse. Mais, si faible que soit notre raison, il ne
veut pas du moins y contredire. Or, le catholicisme
pretend nous imposer des croyances qui la r^voltent.
II appelle le th6ologien Jacques Vernet « professeur
de la science absurde » (Lettre a Diderot, 1758; LVII,
456). II 6crit au cardinal de Bernis : « Quoil s6rieu-
sement, vous voulez rendre la th6ologie raisonnable?
t Mais il n'y a que le Diable de La Fontaine & qui cet
ouvrage convienne 8 . » Elle est « un cours de Petites-
Maisons» (28 d6c. 1761).
■> Parmi tant de dogmes absurdes imagin6s par les
th6ologiens du catholicisme, n'en retenons que deux,
auxquels il revient le plus souvent, celui de la Trinit6
et celui de la Transsubstantiation.
D'apr&s la religion catholique, il y a un seul Dieu,
mais, en mSme temps, il y a trois personnes divines.
La premiere, nomm6e leP&re, aengehdre la seconde,
nomm6e le Fils, et le P&re avec le Fils ont engendr6
la troisi&me, nomm6e TEsprit; cependant TEsprit, le
Fils et le P6re sont aussi anciens Tun que Tautre. lis
1. Cf. encore la lettre a d'Alembert du 26 juin 1766, la lettre
a Helv6tius du 27 octobre de la mgme annge, etc.
2. Gf. p. 6 sqq.
3. Allusion a un conte de La Fontaine, intitule la Chose impos-
sible.
408 VOLTAIRE PHILOSOPHB
n'ont au surplus hi corps ni figure ; et done la per-
sonne du P6re et la personne dtf Fils, purement spi*
rituelles, ont produit la personne de l'Esprit, non
moins spirituelle que le Fils et le P&re. Voil& dans
quel abominable galimatias s'embrouille le dogme-de
la Trinity *.
Quant k la Transsubstantiation, e'est le supreme
effort de la folie humaine, le dernier terme oil pouvaient
aboutir l'effronterie des moines et l'imbScillite des
lai'ques. Un pain, chang6 en chair et en fibres, qui
conserve le goM du pain ; non seulement un dieu dans
tin pain, mais un dieu substitu6 k ce pain; cent mille
miettes de pain devenues en un moment autant de
dieux, qui ne font d'ailleurs qu'un seul dieu ! Com-
ment de pareilles aberrations ne soul&veraient-elles
pas le m6pris et le d^goilt?*
Credo quia absurdum, dSclarentles catholiques; et
ils n'ont pas d'autre ressource que de nous dire :
« Fermez pieusement les yeux de la raison et adorez
de si hauts myst&res. » Mais alors, qu'est-ce qui nous
empSchera de croire aux plus ridicules thauma-
turgies? Tous les imposteurs se sont r6clam&s de
Dieu : qu'est-ce qui nous sauvera de leiirs impostures,
si nous commengons par nous aveugler*?
Les d^fenseurs du catholicisme ne s'en tiennent
mfcme pas Ik. Si notre religion, disent-ils, ne venait
pas de Dieu, on ne saurait expliquer que tant de
peuples aient adopts des dogmes si contraires k la
1. Extrait des Sentiments de Jean Meslier, XL, 448 sqq.; Diet.
phil. y Trinite, XXXII, 396 sqq.
2. Diet. phil. 9 Eucharistie, XXIX, 262 sqq., Transsubstantiation,
XXXII, 395, 396.
3. Extrait des Sentiments de J. Meslier, XL, 399 sqq., 449, etc.
RELIGION 109
raison 1 . Cette argumentation est sans doute fort
ing£nieuse; elle est encore plus impudente.
Un homme de bon sens doit rejeter le catholicisme
non pas seulement pour Tabsurdit6 de ses dogmes,
mais d6j& pour leur obscurity. Les thdologiens par-
lent d'un Dieu cach6, Deus absconditus. Quelle id£e
se font-ils done de Tfitre supreme? Non, Dieu ne se
cache point; Dieu nous a r6v616 tout ce qui int6resse
notre salut. Pr6tendre qu'il se cache, e'est lui faire
injure. II serait le plus insens6 et le plus cruel des
tyrans, s'il nous imposait l'observation de regies qui
ne nous fussent pas clairement connues '. La reli-
gion « doit entrer dans le coeur de tous les hommes
comme la lumtere dans les yeux, sans effort, sans
peine, sans pouvoir laisser le moindre doute sur la
clart6 de cette lumtere » (Homelie du pasteur Bourn,
XLIV, 377) 8 . Libre aux catholiques de dire : Credo
quiaabsurdum; tout homme raisonnable dira juste-
ment : non credo quia obscurum.
II y & contre la religion catholique quelque chose
1. Diet, phil., Secte, XXXII, 211.
2. Homelie sur la Communion, XLV% 301.
3. Gf. la Lot naturelle :
La nature a fourni d'une main salutaire
Tout ce qui dans la vie a l'homme est necessaire,
Les ressorts de son ame et l'instinct de ses sens.
Le ciel a ses besoins soumet les elements ;
Dans les plis du cerveau la memoire habitante
Y peint de la nature une image vivante.
Chaque objet de ses sens previent la volonte.
Le son dans son oreille est par Fair apporte ;
Sans efforts et sans soins son ceil voit la lumi6re.
Sur son Dieu, sur sa fin, sur sa cause premiere,
L'homme est-il sans secours a l'erreur attache ?
Quoi! le monde est visible, et Dieu serait each 6?
Quoi ! le plus grand besoin que j'aie en ma misere
Est le seul qu'en effet je ne puis satisfaire?
(XII, 158.)
VOLTAIRE PHILOSOPHE. 8
410 VOLTAIRE PHILOSOPHE
, de plus grave encore que Fextravagance de ses
L *" dogmes; elle est fonci&rement immorale.
Parcourons d'abord les r6cits de TAncien Testa-
ment : ce ne sont que fraudes et crimes, commis par
ceux-14 m6mes qu'il pretend nous proposer en
exemples. Voici Jacob, qui force Esau mourant de
faim k lui c6der son droit d'atnesse ; voici Juda, le
patriarche, le pfcre de la premiere tribu, qui couche
avec sa belle-fille; voici Salomon, qui fait p6rir son
fr6re. Un prMre veut-il prScher la morale au lieu de
dogmes incomprehensibles? il prendra le contre-pied
des enseignements donn6s par la sainte ficriture. Si
Jacob ran§onne fisaii, pratiquez la justice envers
tous les hommes et particuli&rement envers vos pro-
ches. Si le patriarche Jijda commet un inceste avec
Thamar, « n'en ayez que plus diversion pour ces
indignites ». Si Salomon assassine son fr&re et si
presque tous les petits rois Juifs sont des meurtriers
barbares, « adoucissez vos mceurs en lisant cette
suite affreuse de crimes ». Voilk de quelle manure
doivent interpreter FAncien Testament ceux qui
veulent en tirer quelque instruction pour la con-
duite de la vie *.
Laissons maintenant Thistoire sacr6e et ne nous
attachons qu'aux dogmes du catholicisme : leur obscu-
rity et leur absurdity nous deconcertent; comment
leur iniquity ne nous indignerait-elle pas?
On pretend que la justice divine peut difKrer de la
ndtre. Mais nos lumteres viennent-elles d'ailleurs
que de Dieu? II ne saurait y avoir deux justices, pas
i. Sermon des Cinquanie, XL, 60B sqq.; Home'lie sur V interpret
tation de VAnoien Testament, XL III, 278 sqq.
RELIGION ill
plusqu'il n'y a deux geometries. S'ily avail deux jus-
tices, Tune pour nous, Pautre pour Dieu, r£tre*
supreme aurait done voulu nous induire en erreur;
non content de se cacher k ses creatures, il les aveu-
glerait : quel pire outrage peut-on lui faire? Non, ce
qui est juste selon nous est juste selon Dieu '.
Or examinons les deux dogmes principaux du
catholicisme, ceux sur lesquels il se fonde : le P6ch6
originel et la Redemption.
Le dogme du p6ch6 originel est un scandale pour
notre conscience. Quoi? Dieu nous imputerait une
faute commise par le premier homme voil& des
milliers d'annees ! Dira-t-on que le fils paye souvent
les erreurs et les vices du p&re? C'est Ik une loi de la
nature, une solidarity de fait qui n'a rien & voir avec
la morale. En nous punissaift pour le crime d'un
autre, Dieu renierait sa propre essence 2 .
Quant k la redemption par Jesus-Christ, elle n'es
pas plus Equitable que la condamnation en Adam.
Cbacun a sa responsabilite personnelle. Si nous
m£ritons d'etre recompenses ou d'etre chAties, nous
le meritons en raison de notre propre conduite. La
justice exige qu'on nous traite sur ce que nous avons
fait. Je ne veux etre ni chAtie pour la faute d'Adam,
ni recompense pour les merites de Jesus-Christ,
1. Homilie sur PAtMisme, XLIII, 238, 239; Diet, phil., Impie,
XXX, 333.
2. Diet, phil, Ptcht originel, XXXI, 323 sqq. — Cf. le Pour et
le Contre :
Ayant verse 1 son sang pour expier nos crimes,
II nous punit de ceux que nous n'avons point faits!
Co Dieu poursuit encore, aveugle en sa colere,
Sur ses derniers enfants l'erreur d'un premier pere.
(XII, 18.)
112 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Aussi bien, pas de salut sans la foi; telle est la
pure doctrine du catholicisme. Les th^ologiens catho-
liques appellent p6ch6s — splendida peccata, dit
saint Augustin — les plus beaux traits de la vertu
pa'ienne. Et done les Socrate, les Marc-Aur61e, les
fipict&te, 6taient vou6s k la damnation 6ternelle. Mais,
pendant qu'ils brulent dans Tenfer, un Ravaillac
jouit des f61icit6s celestes; car il avait la foi, et « e'est
par la foi », comme dit saint Paul, qu'il assassina
Henri IV, suspect de preparer la guerre contre le
pape, repr^sentant de Dieu sur la terre *.
1. Cf. Diet, phil., Catechisme chinois, XXVII, 485; Henriade,
chant vii :
Pourrait-il [Dieu] les juger [les pai'ens], tel qu'un in juste maitre,
Sur la loi des Chretiens qu'ils n'avaient pu connaltre ?
Non, Dieu nous a cre^s, Dieu veut nous sauver tous...
Et si leur coeur fut juste, ils ont 3te Chretiens.
(X, 223.)
Loi nature lie :
Les vertus des paYens dtaient, dit-on, des crimes.
Rigueur im pi toy able, odieuses maximes !
Gazetier clandestin, dont la plate acrete"
Damne le genre humain de pleine autorite\
Tu vois d'un ceil ravi les mortels, tes semblables,
Petris des mains de Dieu pour le plaisir des diables.
N'es-tu pas satisfait de condamner au feu
Nos meilleurs citoyens, Montaigne et Montesquieu?
Penses-tu que Socrate et le juste Aristide,
Solon, qui fut des Grecs et l'exemple et le guide,
Penses-tu que Trajan, Marc-Aurele, Titus,
Noms cheris, noms sacres, que tu n'as jamais lus,
Aux fureurs des demons soient livrds en partage
Par le Dieu bienfaisant dont ils etaient l'image?
(XII, 170.)
Et, dans les Trois Empereurs en Sorbonne (XIV, 225, 226), le
morceau qui commence ainsi :
O morts, s'dcriait-il, vivez dans les supplices,
Princes, sages heros, examples des vieux temps.
Voltaire y ajoute en note : « Le sieur Riballier... venait de faire
condamner en Sorbonne M. Marmontel pour avoir dit que Dieu
pourrait bien avoir fait misericord e a Titus, a Trajan, a Marc-
^urele. •
RELIGION 113
Une pareille doctrine renverse toute justice. Les
hommes doivent Stre juges d'apr^s ce qu'ils font et
non d'apr^s ce qu'ils pensent 1 . « Cent dogmes ne
i. Gf. Diet, phil.y Dogmes : « Le 18 fevrier de Tan 1763 de l'ere
vulgaire, le soleil entrant dans le signe des poissons, je fus
transports au ciel com me le savent tous mes amis...
« On croira bien que je fus ebloui; mais ce qu'on ne croira pas,
e'est que je vis juger tous les morts. Et qui etaient les juges?
C'etaient, ne vous en ddplaise, tous ceux qui ont fait du bien
aux hommes, Confucius, Solon, Socrate, Titus, les Antonins,
fipictete, Gharron, de Thou, le chancelier de l'Hospital, tous les
grands hommes qui, ayant enseigne* et pratique les vertus que
Dieu exige, semblent seuls elre en droit de prononcer ses
arrets...
« Je vis une foule prodigieuse de morts qui disaient : J'ai cru,
j'ai cru; mais sur leur front il etait ecrit : J'ai fait, et ils etaient
condamnes.
« Le j^suite Le Tellier paraissait fierement, la bulle Unigenitus
a la main. Mais a ses cdles s'eleva tout d'un coup un monceau
de deux mille lettres de cachet. Un jansdniste y mit le feu :
Le Tellier fut brute jusqu'aux os; et le janseniste, qui n'avait
pas moins cabale que le jesuite, eut sa part de la brulure.
« Je voyais arriver a droite et a gauche des troupes de fakirs,
de talapoins, de bonzes, de moines blancs, noirs et gris, qui
s'etaient tous imagine" que, pour faire leur cour a l'fitre supreme,
il fall ait ou chanter, ou se fouetter, ou marcher tout nus. J'en-
tendis une voix terrible qui leur demanda : Quel bien avez-vous
fait aux hommes? A cette voix succeda un morne silence; aucun
n'osa repondre, et ils furent conduits aux Petites-Maisons de
I'Univers; e'est un des plus grands batiments qu'on puisse ima-
giner.
« L'un criait : G'est aux metamorphoses de Xaca qu'il faut
croire; Tautre : C*est a celles de Sammonocodom. Bacchus
arr£ta le soleil et la lune, disait celui-ci. Les dieux ressusci-
terent Pelops, disait celui-la; voici la bulle in Caena Domini,
disait un nouveau venu; et l'huissier des juges criait : Aux
Petites-Maisons, aux Petites-Maisons!
« Quand tous ces proces furent vid6s, j'entendis alors promul-
guer cet arr^t :
• De par l'Eternel, Createur, Gonservateur, Remunerateur,
Vengeur, Pardonneur, etc., soit notoire a tous les habitants
des cent mille millions de milliards de mondes qu'il nous a plu
de< former, que nous ne jugerons jamais aucun desdits habi-
114 VOLTAIRE PHILOSOPHE
valent pas une bonne action » (Dicl.phil., Philosopher
XXXI, 410). « II serait ridicule de penser qu'on n'eftt
pu remplir ses devoirs avant que Mahomet [ou J6sus-
Christ] fat venu au monde » (Ibid., Ndcessaire, XXXI,
272). Les seuls dogmes n^cessaires sont ceux que
reconnatt Thumanite universelle *, ce sont les pres-
criptions de la loi morale, par laquelle Dieu, notre
p6re commun, s'est r6v616 k toutes ses creatures rai-
sonnables 2 .
Un autre grief de Voltaire contre la religion catho-
lique, c'est qu'elle professe le m6pris de Thomme.
Sans doute, elle le rel6ve apr&s l'avoir avili; mais elle
ne le relfcve que par la grace de Dieu, en vertu d'une
th6ologie k laquelle r^pugne notre conscience. Or
Voltaire, comme les autres philosophes du xvm e Ste-
ele, en a une meilleure id6e; et, d6s ses premiers
Merits, il refute sur ce point les exag6rations des
moralistes chr6tiens. Dans les Bemarques sur les
Pensies (1728), il reprochc surtout k Pascal de mon-
trer Thumanite sous un jour odieux. Et, par la, il
n'attaque pas seulement Pascal et le jans6nisme, il
attaque le catholicisme lui-m6me, dont Tauteur des
Penates ne faisait qu'exprimer la doctrine 8 *
tants sur leurs idees creuses, mais uniquement sur leurs actions;
car telle est notre justice » (XXVIII, 440 sqq.). — Cf. encore
Entretiens chinois, XLIV, 78.
1. Lettre d M m9 du Deffand, 42 mar9 1766; Lettre & Voyer d'Ar-
genson, 6 nov. 1770.
2. La morale uniforme ou tout temps, en tout lieu.
A des siecles sans fin parle au nom de ce Dieu.
{Loi naturelle, XII, 159.)
3. XXXVII, 37. — Cf. Lettre d Cideville, 1" juill. 1733 : « Ce
misanthrope Chretien, tout sublime qu'il est, n'est pour moi
qu'un homme comme un autre quand il a tort... Ce n'est pas
contre Tauteur des Provinciates que j'ecris, e'est contre l'auteur
RELIGION 115
Certes on peut trouver dans son ceuvre maintes
boutades qui, prises & la lettre, le feraient passer,
lui aussi, pour misanthrope. Bien des fois, par exem-
ple, il traite l'homme de fou. « Je m'amuse, 6crit-il
en parlant de son Essai stir les Mceurs, k parcourir
les Petites-Maisons de Tunivers » (Letire d M. Livet-
que de Burigny, 10 mai 1757). Et du reste, qui
niera que la folie de Thomme ne le rende souvent
f6roce? «c II y a des aspects sous lesquels la nature
humaine est infernale » (Lettre a M. Pinto,
21 juill. 1762). Aussi ne trouve-t-on dans Thistoire
gu&re moins d' « atrocit6s » que de « sottises » (Lettre
d. M. Dupont, 10 mars 1757).
Pourtant Voltaire se garde de calomnier la nature
humaine. II ne pense pas sans doute, avec Jean-Jac-
ques ou Diderot, qu'elle soit fonci&rement bonne;
mais, compos6e de bien et de mal, c'est le bien qui en
g£n6ral y domine. Les germes des vices, inh^rents
a tous les hommes, ne se d6veloppent pas chez
tous. On ne eaurait pr&endre que Thomme soit n6
m^chant; il le devient parfois comme il devient
malade. D 1 ordinal re, il est plutdt bon quand on ne
V « effarouche » pas ! .
des Pen&es, ou il me pa rait qu'il attaque l'humanite beaucoup
plus cruellement qu'il n'a attaque les j^suites. •
1. Diet, phiU, Charitt, XXVIII, IS, Mtchant, XXXI, 169 sqq.;
TroisUme entretien de PA, B, C, XLV, 32 sqq.; Pense'es,
Remarque* et Observations, L, 534. — Voltaire a bien des fois
dit son mot sur la question. Mais Particle Homme du Diction-
naire philosophique la traite directement et avec suite dans une
« section » intitulee L'Homme est-il ni me'ehant? dont voici les
premieres lignes : « Ne parait-il pas demon tre" que l'homme
n'est point ne pervers et enfant du diable? Si telle etait sa
nature, il commettrait des noirceurs, des barbaries, sitdt qu'il
pourrait marcher, etc. Au contraire, il est par toute la terre du
116 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Mais le catholicisme exagere a plaisir notre
m6chancet6. Comment nous vendrait-il ses drogues,
s'il ne nous avait d'abord persuades que nous
sommes malades 1 ? A vrai dire, rien n'est si faux
que les declamations des prStres contre la nature
humaine. Et rien n'est si.funeste; car elles d6cou-
ragent Teffort et paralysent T6nergie. II vaudrait
mieux exag6rer dans l'autre sens. Montrons du moins
a Thomme de quoi il est capable, pour exalter sa
vertu 2 .
La religion catholique, avons-nous dit, relive
Thomme par la grace divine ; mais combien d'hommes
Tobtiennent, cette grace que nul ne peut m£riter?
Religion inhumaine, le catholicisme voue aux
flammes eternelles presque toutes les creatures de
Dieu.
Outre le plus grand nombre des catholiques eux-
mGmes, car il y a peu d^lus parmi les appel^s, elle
damne non seulement les infid&les ou les patens 8 ,
mais aussi les h6r6tiques. « Apprenez votre cat6-
chisme, dit un moine a Marmontel dans V Anecdote
naturel des agneaux tant qu'il est enfant. Pourquoi done et
comment devient-il si souvent loup et renard? N'est-ce pas que,
n' 6 tant ne ni bon ni mdchant, l'education, Texemple, le gouver-
nement dans lequel il se trouve jete", l'occasion en fin le deler-
minent a la vertu ou au crime? » (XXX, 245). — « La terre,
ajoute-t-il un peu plus loin, portera toujours des me*chants detes-
tables; les livres en exagereront toujours le nombre, qui, bien
que trop grand, est moindre qu'on ne le dit. • (Id., 248.)
1. « C'est une strange rage que celle de quelques messieurs
qui veulent absolument que nous soyons miserables. Je n'aime
point un charlatan qui veut me faire accroire que je suis malade
pour me vend re ses pilules. Garde ta drogue, mon ami, et laisse-
moi ma santc. » (Lettre & SfGravesande, i" juin 1741.)
2. Diet, phil., Mtchant, XXXI, 169, 170.
3. Gf. p. 112.
RELIGION 117
sur Bdlisaire, sachez que nous damnons tout le
monde...; c'est Ik notre plaisir. Nous comptons envi-
ron six cents millions d'habitants sur la terre. A trois
generations par si&cle, cela fait environ deux milliards ;
et, en ne comptant seulement que depuis quatre mille
ann£es, le calcul nous donne quatre-vingts milliards
de damn6s, sans compter tout ce qui Ta 6t6 aupara-
vant et tout ce qui doit T6tre apr&s. II est vrai que,
sur ces quatre-vingts milliards, il faut dter deux ou
trois mille 61us, qui font le beau petit nombre; mais
c'est une bagatelle, et il est bien doux de pouvoir se
dire en sortant de table : Mes amis, r6jouissons-nous,
nous avons au moins quatre-vingts milliards de nos
fr&res dont les Ames toutes spirituelles sont pour
jamais & la broche en attendant qu'on retrouve leurs
corps pour les faire r6tir avec elles » (XLII, 626) '.
Voil& comment les catholiques se repr^sentent la
bonte divine. A les en coire, Dieu nous cr£a pour
nous damner 2 .
Si l'inhumanite de la religion catholique indigne
1. Gf. cet autre calcul dans une note de la Henriade : « On
compte plus de neuf cent cinquante millions d'hommes sur la
terre; le nombre des catholiques va a cinquante millions; si la
vingtieme partie est celle des 61us, c'est beaucoup; done il y a
actuellement sur la* terre neuf cent quarante-sept millions cinq
cent mille hommes destines aux peines eternelles de Fenfer. Et
com me le genre humain se repare environ tous les vingt ans,
mettez, Pun portant 1'autre, les temps les plus peuplcs avec les
moins peuplcs, il se trouve qu'a ne compter que six mille ans
depuis la creation, il y a deja trois cents fois neuf cent qua
rante-sept millions de damned... Ce calcul meritait bien les
larmes de Henri IV » (X, 227).
2. C'est ce que Voltaire fait dire a Arnauld dans les Systemes.
De Dieu la bont£ souveraine
Expres pour nous damner forma la race humaine.
(XIV, 250.)
118 VOLTAIRE PH1LOSOPHE
Voltaire, son asc6tisme ne pouvait manquer de lui
r6pugner.
Cet asc6tisme est incompatible avec le bonheur
legitime du genre humain, et non seulementavec son
progr&s materiel, mais avec son progr&s intellectuel
et moral. II faudrait done r^prouver tout plaisir,
passer sa vie dans les mortifications, se rendre insen-
sible k toutes les belles choses, aux arts et k la
po6sie? (Test une inhumanity d 7 un autre genre.
Que des hommes choisis, comme les anciens
brachmanes ou mages, s'exilent du monde pour con-
sacrer leur existence k Tadoration de Dieu et k Tob-
servation des ph6nom&nes celestes, Voltaire ne leur
refuse pas ses 61oges. Et, louant cette existence des
mages ou des brachmanes \ il ne la bl&merait point
chez les moines, si c'6tait vraiment la leur. Mais,
sans parler ici de ceux qui vivent dans une paresse
abjecte ou dans les plus viles debauches, les autres,
respectacles par leur saintet6, s'abusent d'une strange
fagon sur le culte que Dieu demande k ses creatures.
Dieu nous a faits des hommes : comment croit-on lui
agr6er en mutilant son 6tre, en refusant les biensque
lui-mtoie a mis k notre disposition, en mortifiant
soit sa chair, soit mSme, si Ton peut dire, son intelli-
gence et sa conscience? #
Fohd6 sur une pareille th^ologie, le catholicisme
ne saurait assurer son r6gne que par Tasservissement
de la raison et de la volont£.
Voltaire nomme les pretres « des mattres d'erreurs
payes pour abrutir la nature humaine » {Diet, phil..
Franc, etc., XXIX, 487), ou encore « des sorciers
i. Did. phil., AusttriUs, XXVII, 213.
RELIGION 419
vGtus de noir qui s'efforcent de changer les hommes
en betes » (Letlre & Marmontel, 28 janv. 1764). Aprfcs
avoir dit dans YEssai sur les Mceurs que le concile de
Toulouse d6fendit aux chr6tiens laiques de lire les
ficritures, il ajoute : « On fit brtilcr les ouvrages
d'Aristote... Des conciles suivants ont mis Aristote
presque & c6l6 des P&res de FEglise. C'est ainsi que
vous verrez... les sentiments des th£ologiens, les
superstitions des peuples, le fanatisme, varies sans
cesse, mais toujours constants k plonger la terre dans
l'abrutissement » (XVI, 253).
Jeannot veut-il faire son salut? Qu'il se garde avant
tout de penser. * « Souviens-toi, lui dit le p6re
Nicodeme,
. . . Souviens-toi bien que la philosophie
Est un d6mon d'enfer a qui Ton sacritie...
Tout Chretien qui raisonne a le cerveau bless6;
B6nis80ns les mortels qui n'ont jamais pense*.
(XIV, 236 «.)
Pour faire son salut, Jeannot n'a qu'fc s'entretenir
pieusement dans Tignorance et la b£tise.
1. Apres avoir raconte l'histoire d'un hibou, qui, porte par
un aigle vers le soleil, en perd la vue et devient la pature des
betes de proie, le pere Nicodeme ajoute :
Proflte de sa faute, et, tapi dans ton trou,
Puis le jour a jamais en nd61e hibou.
fit, comme Jeannot manifeste l'envie de raisonner : - Ah! lui
dit-il,
Ah! te voila perdu! Jeannot n'est plus a moi.
Tons les ccem-* sont gate's, l'esprit bannit la foi,
L'eSprit s'^tend partout. O divine betise !
Versez tous vos pavots, soutenez mon eglise.
(Le Pere Nicodtme et Jeannot, XIV, 238, 239.)
Cf. la Pucelle, chant iu :
Ah ! qu'aux savants notre France est fatale !
Qu'il y fait bon croire au pape, a Tenfer,
Et se borner a savoir son Pater !
(XI, 58.)
Cf. encore, dans le pamphlet intitule De Vhorrible Danger de la
120 / VOLTAIRE PHILOSOPHE
Education devrait 6veiller l'esprit, former le juge-
ment, developper le sens critique; ce que veulent au
contraire les ministres du catholicisme, c'estaveugler
les hommes et fausser leur entendement. « Un fakir
616ve un enfant qui promet beaucoup; il emploie cinq
ou six ann6es& lui enfoncerdans la tMe quele dieu Fo
apparut aux hommes en 616phant blanc, et il persuade
Tenfant qu'il sera fouett6 apr6s sa mort pendant cinq
cent mille ann6es s'il ne croit pas ces metamorphoses »
{Diet, phil., Esprit, XXIX. 242). Voil& comment
Tfiglise a, depuis des si&cles, perp6tu£ sa puissance.
II n'est pas de sottise que les prStres ne pr6tendent
inculquer k un peuple abruti par leurs soins. Dans
les livres de nos christicoles sur les vies des saints,
on lit que la chaussette de saint Honors ressuscita
un mort; que saint Gracilien, par le m6rite de son
oraison, deplaga une montagne; que, saint Panta-
loon ayant eu la t&te tranch6e, du lait jaillit de son
col ; que, le jour oil Rome canonisa saint Antoine dc
Padoue, toutes les cloches de Lisbonne se mirent
d'elles-mGmes k sonner ; que saint Paulin fit tomber
par terre, en touchant des reliques, un possed6 qui
se promenait, comme une mouche, & la voute d'une
Oglise; que saint Romain, jusqu'alors b6gue, parla,
d&s qu'on lui eut arrach6 la langue, avec la plus
grande volubility. Encore du temps de Voltaire ont
lieu parfois des prodiges tout aussi etonnants : k
Lecture, un anatheme lanc£ par le muphti du saint Empire
ottoman contre I'infernale decouverte de 1'imprimerie, qui va
sans doute dissiper l'ignorance, heureuse sauvegarde des Etats
bien polices (XLII, 115 sqq.).
1. Extrait des Sentiments de Jean Meslier, XL, 424 sqq. ; Frag-
ment de VHistoire ge'ne'rale, XL VII, 536 sqq.
RELIGION 421
Paimpol entre autres, une apparition de Notre-Sei-
gneur J6sus-Ghrist d&ment authentiqu6e par l'6v6que
deTr6guier, Ielieutenant-g6n6ral et maintespersonnes
de distinction *.
Pendant le xvm e si&cle, deux partis, dans Tfiglise,
se disputent Tinfluence : Iesj6suitesetlesjans6nistes.
D6sireux d'accrottre leur ascendant sur le peuple,
ceux-l& ont exploits k leur profit les visions d'une
pauvre malade, Marie Alacoque*, et cr£6 une sorte
de nouveau culte en mat6rialisant Tamour du Christ
pour les hommes dans l'image de son coeur, qu'ils
6talent tout saignant sur leurs ban nitres. Ceux-ci
obtiennent des miracles par l'intercession du diacre
Paris : devant sa tombe,lesconvulsionnairesdonnent
le spectacle de crises hyst6riques; puis, chassis du
1. En voici la relation officielle : « Le 6 Janvier 1771, jour des
Rois, pendant qu'on chantait le salut, on vit des rayons de
lumiere sortir du Saint-Sacrement, et Ton aper^ut a l'instant
Notre-Seigneur J6sus en figure nalurelle... A quatre heures du
soir, J£sus ayant disparu de dessus le tabernacle, le cure' de
ladite paroisse s'approcha de l'autel et y trouva une lettre que
Jesus y avait laiss£e; il voulut la prendre, mais il lui Tut impos-
sible de la pouvoir lever... Au bout de la huitainc, Mgr l'£veque
y vint en procession,... la prit sans difficult^. S^tant ensuite
tourn6 vers le peuple, il en fit la lecture a haute voix, et recom-
manda a tous ceux qui savaient lire de lire cette lettre tous les
premiers vendredis de chaque mois, et a ceux qui ne savaient
pas lire, de dire cinq Pater et cinq Ave en l'honneur des cinq
plaies de J6sus-Christ », etc. {Diet, phil., XXXII, 259.)
2. Cf. le Russe a Paris :
Dans le fond de son ame, il se rit des Fantins,
De Marie Alacoque et de la Fleur des Saints.
(XIV, 193.)
Sur le premier de ces deux livres, Voltaire fait en note cette
remarque : « Ouvrage impertinent de Languet, e>6que de Sois-
sons, dans lequel Tabsurdit6 et I'impi£t£ furent pousses jusqu'a
mettre dans la bouche de J6sus-Christ quatre vers pour Marie
Alacoque. »
422 VOLTAIRE PHILOSOPHE
cimettere Saint-M&iard , ils continuent leurs exploits en
tenant des assemblies nocturnes ou le fanatisme allie
Timpudeur k la cruaut6 ! . Telles sont les superstitions
dont l'Eglise nourrit ses fideles. Si Ton en croit Mon-
tesquieu, les Scythes crevaient les yeux k certains
esclaves pour les rendre plus dociles. Ainsi fait
TEglise catholique, et presque tout le mondc est
aveugle dans les pays qui subissent son joug. A peine
si les Frangais du xvui e siecle commencent d'ouvrir
un ceil*.
Le catholicisme ne se contente pas d'opprimer les
intelligences et les consciences, il veut encore dominer
sur la soci6t6 civile.
D'abord, il fait pr6valoir en maints points les insti-
tutions de l'Eglise sur celles de Tfitat : par exemple
dans les lois qui r6gissent le mariage, dans le cfi&ti-
ment du sacrilege, dans le chdmage des fetes, dans
les jeilnes.
Le mariage, encore k T6poque de Voltaire, a'avait
aucune valeur legale sans la consecration eccl6sias-
tique ; c'etait confondre le sacrement, qui octroie des
graces particulieres, et le contrat, qui produit tous
les effets civils 8 . D'autre part, comme Tfiglise tenait
Tunion conjugate pour indissoluble, la loi des pays
catholiques, subordonn6e au droit canon, ri'admettait
1. Gf. Lettre au marquis Albergati, 23 dec. 1760 : « Vous
ignorez peut-6tre, monsieur, ce que e'est qu'un convulsionnaire :
e'est un de ces energumenes de la lie du peuple qui, pour
prouver qu'une certaine bulle d'un pape est errone>, vont faire
des miracles de grenier en grenier, r6tissant des petites filles
sans leur faire de mal, leur donnant des coups de buche et de
fouet pour l'amour de Dieu. » — Gf. encore, Septieme Discours
sur I'tlomme, XII, 97; Diet, phil., Convulsions, XXVIII, 222 sqq.
2. Diet. phiL, Lettres, XXXI, 8.
3. Diet, phil., Droit canonique, XXVIII, 487 ; Mariage, XXXJ, 428,
RELIGION 123
pas le divorce; elle s6parait les epoux, mais ils ne
pouvaient contracter un nouveau manage. Ainsi Ton
6tait, dit Voltaire, k la fois marte et comma veuf ; on
se trouvait coniraint de chercher dans l'adult&re les
affections ou les plaisirs que le mariage vous refu-
sal t ! .
A regard du sacril&ge, il rappelle plus d'une fois
Thistoire de Claude Guillon : press6 par la faim, ce
malheureux avait, un jour maigre, mange d'un cheval
qui venait d'etre tu£ dans une prairie voisine ; les juges
le condamn&rent k mort, et le bourreau lui trancha
bel et bien la t&te *. Ce qui indigne surtout Voltaire
dans les lois sur le sacrilege, cest la gravity de la
peine; car, chezpresque tous les peuplescatholiques,
le vol d'un ciboire ou d'un calice est puni de mort 9 ,
Pourtant il s'attache k distinguer avec precision la
culpability civile de la culpability religieuse, et il veut
que Tune relive des tribunaux humains, mais qu'on
s'en remette, pour Tautre, k la justice divine 4 ,
M&me predominance de FEglise touchant les fates
et les je&nes. II se plaint, sur le premier point, que
tant de jours soient consacr£s k la paresse, ou, le plus
souvent, k la d£bauche, que le travail national d£pende
du sacerdoce, et non de la grande police'; et, sur le
second, il plaide la cause du paysan, que la loi civile,
mise au service de la loi religieuse, empgche de
1. Diet, phil., Adullire, XXVI, 104 sqq.; le Prix de la Justice
et de V Humanity, L, 301, 302.
2. Cf. par exemple le Commentaire des De'lits et des Peines,
XLII, 448.
3. Le Prix de la Justice et de VHumaniU, L, 258, 259.
4. Commentaire des De'lits et des Peines, XLII, 434.
5. Requtte aux Magistrals, XL VI, 433.
124 VOLTAIRE PHILOSOPHE
manger les oeufs pondus par ses poules ou les ho-
mages p6tris de ses mains *.
Non seulement la loi religieuse s'assujettit la loi
civile, mais on peut dire que Pfiglise fait un corps
dans Tfitat, un corps privil6gi6 et affranchi du droit
commun.
D'abord, elle a sa juridiction. Voltaire rappelle
T6poque oil les clercs usurpaient dans bien des pays
les principales charges delamagistrature. Sansdoute
ces abus ont pris fin; mais les juridictions eccl^sias-
tiques se sont en partie maintenues*. L'an 1758,
Joseph I er de Portugal ayant demands au pape « la
permission de faire juger par son tribunal royal des
moines accuses de parricide », ne putTobteniretn'osa
passer outre 3 . Est-ce que les princes continueront
longtemps & s'incliner devant les .pretentions du
clerg6? N'auront-ils pas tdt ou tard le courage de
revendiquer leurs prerogatives essentielles?
Ensuite, TEglise poss^de ses biens propres; et,
« selon les principes du droit vulgairement appel6
canonique, qui a cherch£ k faire un Empire dans
TEmpire », les biens de TEglise sont sacr6s et intan-
gibles, comme « appartenant & la religion », comme
« venant de Dieu, non des hommes » (Did. phil.,
Droit canonique, XXVIII, 474).
Bien plus, elle ne paie pas l'impdt. Les rois de
France ont souvent pr^tendu Ty soumettre et n'y ont
jamais r£ussi. Tous les cinq ans, k vrai dire, le clerg6
1. Diet, phil., Careme, XXVII, 453.
2. Ibid., Droit canonique, XXVIII, 489.
3. lbid. y Pierre (saint), XXXI, 426 ; Steele de Louis XV, XXI, 372.
— 11 s'agissait de quelques jesuites, qui * avaiejit conseille et
autorise l'assassinat du roi ».
RELIGION 125
se taxe lui-m6me. Mais c'est Ik une contribution
volontaire, qu'il appelle « don gratuit » ; et presque
toujours il en achate quelque concession *.
Voltaire pretend que le droit commun soit impos6
k Tfiglise. Pourquoi les clercs, qui ne rendent pas
tous de bien grands services, paieraient-ils moins
que les laboureurs 2 ? Le souverain, d'apr&s lui, doit
contrdler les revenus eccl6siastiques, supplier, s'il y
a lieu, k Tinsuffisance de ces revenus, mais, si les
richesses du clerg£ sont manifestement excessives,
disposer du superflu pour le bien commun de la
soci£t£ 8 . En 1750, Tfiglise refusa de payer un impdt
du vingti&me que venait d'6tablir le contrdleur
g6n6ral Machault 4 . « Ne nous mettez pas, lui £crivit
le vieil £v£que de Marseille, Belzunce, dans l'obli-
gation de d£sob£ir k Dieu ou au roi; vous savez
lequel des deux aurait la preference. » Assez hardi
1. L'assemblee de 1660, pour ne pas remonter plus haut,
demande que l'apostasie soit interdite, que les relorm^s soient
exclus des emplois publics, deposse^s de leurs temples, de
leurs colleges, de leurs hdpitaux; et le roi lui donne satisfaction
sur la plupart de ces points. Celle de 1670, finit par obtenir
que les enfants des religion nai res puissent etre enleves a leurs
parents des leur septieme annee. Celle qui suit la revocation de
FEdit de Nantes vote douze millions, somme extraordinaire,
qui marque sa reconnaissance. Au xviii* siecle, les rapports de
l'fitat avec l'Eglise n'ont pas changed Seulement, il s'agit sur-
tout pour l'Eglise de reduire les incr^dules. « Sire, dit en 1748,
l'archev^que de Tours au nom de TAssemblee, que desirons-
nous? que Fimpi6t6, qui marche la tete levee, soit forcee
dialler, tremblante et confuse, cacher sa honte et sa confusion
dans les contrees les plus recuses », etc. Dix ans apres, un don
gratuit de seize millions r^compensait Louis XV d'avoir reroque
le privilege de V Encyclopedic.
2. Diet, phil., Impdt, XXX, 340.
3. Ibid., Droit canonique, XXV11I, 474.
4. C'est a cette occasion que Voltaire publia la Voix du Sage
et du Peuple.
VOLTAIRB PHIL080PHK. 9
126 VOLTAIRE PHILOSOPHE
pour tenter une telle entreprise, Machault ne fut pas
assez constant pour la soutenir*.
Du temps de Voltaire, il y a dans l'fitat deux puis-
sances, la puissance civile et la puissance eccl6sias-
tique; et, g6n6ralement, celle-ci pr^vaut sur celle-li.
Louis XIV Jui-mSme avait dti s'y soumettre. « II fut
bien plus grand que moi, disait le tsar Pierre l cr ;
mais je Temporte en un point, c'est que j'ai pu r6duire
mon clerg6, et qu'il a 6t6 domin6 par le sien. » Ces
seuls mots : les deux puissances, sont, aux yeux de
Voltaire, « le cri de la r6bellio>n » (Mandement du
riv&rendissime Pire en Dieu Alexis, XLII, 135). Est-ce
que, pendant les premiers siecles, le christianisme
revendiqua jamais aucune part dans la souverainet6
politique? « Mon royaume, d6clarait J6sus-Christ,
n'est pas de ce monde. » En tout et pour tout, rfiglise
doit subir le contr6le de TEtat; on insulte la raison
et les lois quand on prononce le nom de gouvernement
ecclGsiastique 2 . Et peut-on m£me parler de je ne sais
quel accord entre le sacerdoce et Tempire? Get accord,
qui suppose la possibilit6 d'un partage, est par \k
m6me « monstrueux » 3 .
Si Voltaire demande parfois qu'on s^pare « toute
espfece de religion de toute esp&ce de gouvernement »
(Lettre a M. Bertrand, 19 mars 1765), ce qu'il veut
en r6alit6, c'est la subordination complete de TEglise.
Pour ce qui se rapporte k Pordre public, nul doute
que Tfitat ne doive la tenir sous sa d6pendance. Mais
qu'est-ce qui n'y a pas rapport? Selon Voltaire, les
fonctions des ministres, leurs personnes, leurs biens,
1. Siecle de Louis XV, XXI, 342.
2. Idtes rtpublicaines, XL, 570.
3. Diet, phil., Pr4tres t XXXI, 513.
RELIGION 127
la mani&re d'enseigner la morale, de c£16brer les c6r6-
monies, dependent de Tautorit^ du prince et reinvent
de Finspection des magistrats 1 . La puissance civile
exercc son droit souverain sur les assemblies, les
prteres et les chants, sur Finstruction publique, sur
l'admiriistration des sacrements, qu'aucun pasteur ne
peut refuser de son autorite priv^e, sur les sepultures,
sur le regime monastique, etc. 2 . II rappelle souventet
propose comme exemple ce qui se passait alors en
Russie : F6v6que de Rostov ayant protests contre
un d6cret sur la gestion des biens eccl6siastiques,
Catherine le fit livrer au bras s£culier; et pareille-
ment, des capucins de Moscou ne voulant pas enterrer
un Frangais mort sans avoir regu les derniers sacre-
ments, eUe les chassa et mit & leur place des augus-
tins, qui prirent le parti de se soumettre 3 .
Plusieurs fois Voltaire compare le pr6tre avec le
pr£cepteur auquel un p&re de famille prescrit les
heures de travail, le programme et la mature des
etudes 4 . En toute chose, FlSglise doit ob6issance a
FEtat; les dogmes eux-m6mes int6ressent plus ou
moins directement Fordre social, et FEtat, par suite,
peut les fixer et les r^gler comme il le juge utile 5 .
« Une bonne religion honnSte, mort de ma vie ! dit A
dans YA, B, C, une religion bien £tablie par acte du
parlement, bien d£pendante du souverain, voil& ce
qu'il nous faut! » (XLV, 82).
1. Diet. phil., Droit canonique, XXVIII, 467.
2. Ibid., id., 466 sqq.; Voix du Sage et du Peuple, XXXIX,
344 sqq.
3. Diet, phil., Puissance, XXXII, 34, 35.
4. Gf. par exemple Ibid., PrUres, XXXI, 512; Voix du Sage, etc.,
XXXIX, 345.
5. Diet, phil., Droit canonique, XXVIII, 485.
128 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Peut-6tre Tfiglise avait quelques titres k faire valoir
durant les &ges barbares oil elle repr6sentait la civi-
lisation. Mais que repr6sente-t-elle aujourd'hui? Son
seul r6le est de consacrer les abus et les injustices.
Hostile k tout progres, k toute r£forme, elle combat
tout ce que tente la philosophic pour rendre Phuma-
nit6 meilleure et plus heureuse.
Tandis que les philosophes contemporains d£testent
la guerre et ses maux *, les prfitres c£16brent k Tenvi
ce qu'elle a de plus affreux. Ces harangueurs k gages
enseignent des myst&res incompr6hensibles, prpuvent
en trois points que Polyeucte et Aihalie sont oeuvres
du d£mon, qu'une dame coupable d'appliquer un peu
de carmin sur sa joue s'attire T^ternelle vengeance.de
rfitre supreme : pourquoi leurs declamations 6par-
gnent-elles « le fl£au et le crime qui contient tous les
fl6aux et tous les crimes »? « Vous avez fait un bien
mauvais sermon sur Timpuret6, d Bourdaloue! mais
aucun sur ces meurtres varies en tant de fa^ons, sur
ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage uni-
verselle » (Dict.phil^ Guerre, XXX, 152; cf. A, fi, C,
XLV, 95). Apr&s chaque massacre, nos prdtres, loin
de fulminer leurs anath&mes, chantent un Te Deum *.
Si Pfiglise glorifiela guerre, elle justifie Tesclavage.
Voltaire remarque d'abord que les Evangiles ne met-
tent pas dans la bouche de J£sus-Christ un seul moi
contre « cet 6tat d'opprobre et de peine auquel la
moitie du genre humain 6tait condamn£e », que ni les
apdtres ni les P6res n'ont jamais ftetri une iniquit6 si
monstrueuse; et il rappelle avec Linguet, Tauteur de
1. Gf. p. 215 sqq.
2. Diet, phil., Guerre, XXX, 151 sqq.; A, £, C, XLV, 95 sqq.
RELIGION i 29
la Thiorie des Lois civiles, que le christianisme, au
lieu de briser les chalnes de la servitude, les a res-
serr6es pendant douze si&cles 1 .
Encore de son temps, les moines poss&dent des
esclaves sous le nom de mortaillables, de mainmor-
tables ou de serfs de la gl&be ; au mont Jura par exemple
et dans quelques autres contr£es de la France. Au
mont Jura, il y a trois regimes d'esclavage. Sous le
premier, le serf ne peut disposer de son avoir en faveur
de ses enfants que s'ils ont toujours v£cu avec lui;
sinon, tout appartient aux moines, et Ton a vu plus
d'une fois un tils demander Paumdne devant la maison
batie par son p£re. Sous le second, quiconque habite
un an et un jour dans le domaine mainmortable
devient pour jamais esclave. Sous le troisi&me regime
enfin, c'est Pesclavage k la fois r£el et personnel, « ce
que la rapacity a jamais invent£ de plus execrable,
et ce que n'oseraient pas m6me imaginer les bri-
gands » (Diet, phil., Biens d'dglise, XXVII, 372) 2 . Les
moines assurent que leur prerogative est de droit
divin ; en tout cas, elle r£pugne k Phumanite 8 .
Un an apr&s la mort de Voltaire, parut un 6dit qui
abolissait la mainmorte dans le domaine royal. Le
pr£ambule de cet edit engageait tous les possesseurs
de mainmortables k imiter Pexemple du roi. Or le
clerg6, sauf de rares exceptions, n'en fit rien ; et le
chapitre de Saint-Claude, que Voltaire avait directe-
ment pris k partie, refusa d'affranchir les serfs de ses
domaines sans indemnity pr£alable.
• 1. Diet, phil., Esclaves, XXIX, 199.
2. Outre Tarticle Biens d'Eglise, XXVII, 371 sqq., ct.Dict. phil.,
Esclaves, XXIX, 205 sqq.; Nouvelle Requite au Roi, XL VI, 464;
Coutumes de Franche-Comte, ibid., 470 sqq.; etc.
3. Lettre a M. Perret, 28 d6c. 1771.
130 VOLTAIRE PHILOSOPHE
On voudrait que les eccl6siastiques fussent plus
detaches des biens de la lerre. Sans doute, il y en a
beaucoup de pauvres qui ne se laissent pas tenter par
la richesse; Voltaire loue souvent les cur6s de cam-
pagne, les cur6s & portion congrue, et demande qu'on
augmente leurs ressources pour leur assurer une exis-
tence honorable. Mais les pr61als et tous les dignitaires,
mais Timmense majority des religieux?Ceux-l&vi vent
dans Topulence et dans le luxe.
D6s le ni e stecle, si nous en croyons saint Cyprien,
maints 6v6ques, n6gligeant leurs devoirs sacerdo-
taux, « se chargeaient d'affaires temporelles, quit-
taient leur chaire, abandonnaient leur peuple et se
promenaient dans d'autres provinces pour frequenter
les foires et s'enrichir par le trafic. lis ne secou-
raient point les freres qui mouraient de faim ; ils vou-
laient avoir de Targent en abondance, usurper des
terres par de mauvais artifices, tirer de grands profits
par des usures » (Diet, phil., Abbaye, XXVI, 32). Au
ix e si6cle, un 6crit que Charlemagne r&ligea pour le
« parlement » de811 nous donne quelques indications
sur r avarice des ecclesiastiques. « Nous voulons
connaltre leurs devoirs afin de ne leur demander
que ce qui leur est permis, et qu'ils ne nous deman-
dent que ce que nous devons accorder. Nous les
prions de nous expliquer nettement ce qu'ils appel-
lent quitter le monde et en quoi Ton peut distinguer
ceux qui le quittent de ceux qui y demeurent, si
e'est seulement en ce qu'ils ne portent point les
armes et ne sont pas martes publiquement ; si celui-
\k a quitt6 le monde, qui ne cesse tous les jours
d'augmenter ses biens par toutes sortes de moyens
en promettant le paradis et en menagant de Tenfer,
RELIGION 131
et employant le nom de Dieu ou de quelque saint
pour persuader aux simples de se d6pouiller de leurs
biens, et en priver leurs h6ritiers legitimes..., si
c'est avoir quitt6 le monde, que de suivre la passion
d'acqu6rir jusqu'fc corrompre par argent de faux
t£moins pour avoir le bien d'autrui, et de chercher
des avou6s et des prdvots cruels, int6ress6s et sans
crainte de Dieu » (Ibid., id., 33).
Quelques ann6es apr&s que saint Francois d'Assise
eut fond£ les premiers ordres mendiants, saint Bona-
venture s'61evait contre le faste de ces religieux, qui,
faisant voeu de rien poss6der, 6taient plus riches que
les monarques eux-m6mes. D'apr&s F6v6que de Belley,
Camus, un seul des ordres mendiants cofttait par an
trente millions d'or pour le vStement et la nourriture
de ses moines. Leur avidity recourt & n'importe quels
moyens. lis font du commerce, ils brassent toutes
sortes d'affaires privies ou publiques, ils courent
apr&s les heritages et captent les testaments. Ils
exploitent la naivete populaire, et nulle charlatanerie
ne leur r6pugne pour attirer dans leurs mains Targent
des pauvres comme celui des riches. Suivant un
t6moin oculaire, Hondorff, lorsque les r6form6s
eurent chass6 les moines d'un couvent d'Eisenach,
ils trouv&rent dans ce couvent une statue de la vierge
Marie et de Tenfant J6sus dispos^e de telle fagon que
la m&re et le fils tournaient le dos k ceux qui ne don-
naient rien et remerciaient d'un signe de tSte ceux
qui d6posaient une offrande sur Tautel ! .
1. Cf. Diet, phil., Abbaye, XXVI, 32 sqq., Built, XXVII, 441
sqq., tvique, XXIX, 271, 272, Oracles, XXXI, 300 sqq., Quetes,
XXXII, 54 sqq.; Un Philosophe et un Contrdleur gtnffral, XXXIX,
' 396; Canonisation de saint Cucufin, XLV, 175.
432 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Au xvni« si&cle, le clerg6 poss£dait « un cinqui&me
des biens du royaume * ». Voici quelques chiffres. Les
estimations faites par les moines eux-m6mes se mon-
tent k plus d'un million de livres pour les 399 Pr6mon-
tr6s, k pr&s de deux millions pour les 299 B6n6dictins
de Cluny, k huit pour les 1 672 B6n6dictins de Saint-
Maur; et Ton sait que ces estimations, beaucoup trop
modestes, doivent 6tre triples pour la plupart ou
m£me quadruples. Quant aux pr&ats, ils ont, outre
leurs revenus 6piscopaux, ceux de leurs ' abbayes :
30 000 livres k S6ez, 36 000 k Sisteron, 40 000 k Rennes,
50000 k Autun, 60000 k Strasbourg, 82000 k Sens,
106 000 & Toulouse, 130000 k Rouen. Et quel emploi
font-ils de tout cet argent? Le soulagement des
pauvres est le moindre de leurs soucis. lis b&tissent,
ils chassent, ils tiennent table ouverte; ils ont leur
batterie de cuisine en argent massif et tendent leurs
confessionnaux de satin.
On peut se figurer par Ik mSme quelles sont les
moeurs du haut clerg6. Dom Collignon, repr^sentant
de Tabbaye de Metlach, seigneur et cur6 de Val-
munster, 6vite du moins le scandale, et ne dine avec
ses deux mattresses qu'en petit comity. Mais T6v6que
du Mans, Grimaldi, fait de sa maison de campagne
a un rendez-vous dejolies dames », etl'avocat Barbier
nous dit que La Fare, 6v6que de Laon, eut 616 un
mauvais sujet parmi les mousquetaires. Faut-il en
nommer d'autres plus connus? Lavergne de Tressan,
habituel compagnon des rou£s, qui occupa le stege
archi6piscopal de Rouen ; Tencin, archevSque d'Em-
1. Avertissement des editeurs de Rehl a la Voix du Sage et
du Peuple, XXXIX, 340.
RELIGION 133
brun, « lefl6au deshonnfctes gens, simoniaque, inces-
tueux, d£shonor6 et honni partout » (cTArgenson). Si
les 6v6ques de France en 1733 nomm^rent le cardinal
Dubois president de leur assemble g£nerale, rien Ik
d'etonnant; beaucoup d'entre eux ne valaient pas
da vantage.
On s'indigne que Voltaire taxe les prStres de char-
latans. Mais le clerg£ du xvm e stecle £tait en grande
partie incr£dule. « Je ne pense pas, 6crit la Palatine en
1722, qu'ily ait k Paris, tant parmiles ecctesiastiques
que parmi les gens du monde, cent personnes qui
aient la veritable foi, et mSroe qui croient en P^otre
Seigneur. » « Un simple pr6tre, un cur6, remarque
plus tard Chamfort, doit croire un peu; sinon, on le
trouverait hypocrite. II ne doit pas non plus Stre sur
de son fait; sinon, on le trouverait intolerant. Au
contraire le grand vicaire peut sourire k un propos
contre la religion; l'6v6que en rira tout k fait, le car-
dinal y joindra son niot 1 . » Rivarol, de son c6t6,
declare que « les lumteres du clerg6 6galent celles
des philosophes ». Qu'est-ce k dire, sinon que le
clerg£ est incr^dule? Sa resistance en 1791, au moins
celle des pr£lats, s'explique par le point d'honneur.
« Nous nous sommes conduits alors, d6clarait Tarche-
vSque de Narbonne, en vrais gentilshommes; car de
la plupart d'entre nous on ne peut pas dire que ce
fut par religion. » Les eccl6siastiques qui ont quelque
culture n'ont plus aiicjune croyance.
1. L'abbe Bassinet, grand vicaire de Cahors, avait, quant a lui,
la franchise de son incredulity prononcant dans la chapelle du
<Louvre le pane"gyrique de saint Louis, il supprima le signe de
la croix, le texte, les citations de l'Evangile, et ne loua ce
modele des princes Chretiens que pour ses vertus humaines.
134 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Cette incr6dulit6 du clerg6 ne le rend pas moins
fanatique. Et certes la foi des anciens temps ne jus-
tifiait point le fanatisme ; mais Tincredulit^ pr£sente
le rend plus criminel encore et plus odieux.
"* Selon Voltaire, Tintol^rance est propre k la religion
chr^tienne; seule entre toutes les religions, elle a
opprim6 la conscience et pers6cut6 ceux qui n'admet-
taient pas ses dogmes.
Quand les mahom6tans conquirent l'Espagne, ils
n'obligfcrent personne & embrasserTislamisme. Apr&s
la prise de Constantinople, leurs'sultans conservfcrent N
plusieurs pr£bendes au clerg6 grec; aujourd'hui
encore ils font des chanoines et des 6v6ques sans que
le pape fasse jamais un iman ou un mollah '.
MSme tolerance chez les Juifs. II y avait parmi eux
bien des sectes ; les saduc6ens par exemple, qui, se
fondant sur la loi de Mo'ise, niaient Timmortalit^ de
Tame; les pharisiens, qui croyaient & la m6tempsy-
cose; les ess6niens, qui 6taient fatalistes, qui, d'ail-
leurs, ne sacrifiaient pas dans le temple et avaient
leurs synagogues particuli^res. Ces sectes diff6raient
beaucoup plus entre elles que les protestants ne
different des catholiques. Pourtant aucune ne pre-
tendit exterminer les autres, et, si superstitieux que
fut le peuple Juif, il accordait & toutes une 6gale
libert6 2 .
Chez les Romains, ni Lucr&ce ne fut inquire
pour avoir mis en vers le jsyst&me d' Epicure, ni
Cic^ron pour avoir ^crit^qu'on ne ressent apr6s la
1. Sermon du rabbin Akkib, XL, 374; Diet, phil., ToMrance,
XXXII, 379, 380.
2. Diet, phil., Ame, XXVI, 245; Traitt sur la Tole'rance, XLI,
314 sqq.
RELIGION 135
mort aucune douleur, ni Pline pour avoir commenc6
son Histoire nature lie par une profession cTath6isme.
II appariieni aux dieux, pensait le sfoiat, de'venger
leurs offenses. Quant aux di(T6rentes religions,
Rome ne les tol6rait pas seulement, mais encore
les reconnaissait. Pendant longtemps les chr^tiens
furent aussi libres que les pa'tens; ils avaient des
6glises trfcs riches , tenaient des conciles , excr-
gaient des charges publiques. Diocl6tien lui-m^me
les protegea d'abord et en accueillit plusieurs k la
cour. S'ils furent persecutes dans la suite, c'est parce
qu'ils attaquaient le culte national et les institutions
de TEmpire. Rome ne pers^cuta pas, dans le christia-
nisme, une secte religieuse, mais une faction poli-
tique qui mettait Ffitat en danger ! .
A T6gard des Grecs, quand Voltaire ne les compare
pas avec les chr6tiens, il reconnalt que, chez eux,
les philosophes h6t6rodoxes n^taient pas tol6r6s; il
cite Anaxagore, contraint de s'exiler pour avoir os6
dire qu'Apollon ne conduisait point le char du soleil,
Aristote, accus6 d'ath&sme par les prMres; il ftetrit
la condamnation de Socrate 2 . Mais lorsqu'il oppose
les Grecs aux Chretiens, il ne parle plus <T Aristote et
d'Anaxagore, il atteste que les 6picuriens pouvaient
sans aucun p6ril nier la Providence et rimmat6-
rialit6 deFAme, que les diverses sectes philosophiques
avaient pleine licence de professer leiirs doctrines.
Quant k Socrate, c'est, dit-il, le « seul philosophe que
les Grecs aient fait mourir pour ses opinions ». Aussi
1. Diet, phil., ToUrance, XXXII, 368, Constant™, XXVIII, 187,
188, Diocletien, id., 403, 404, tiglise, XXIX, 24; Traitd siir la
Tolerance, XLI, 264 sqq.; lettre a H4nault, 26 fevr. 1768.
2. Diet, phil., Athtisme, XXVII, 178.
136 VOLTAIRE PHILOSOPHE
bien il prend soin de marquer toutes les circonsiances
att6nuantes. Cette mort fut Touvrage d'une cabale.
Puis les Athenians s'en repentirent aussitdt apres, et,
non contents de ch&tier M6litus, ils consacr&rent un
temple k sa victime, de telle fa^on que la mort du
philosophe eut pour effet une apoth6ose de la philo-
sophic Enfin, quelle difference entre cette mort et le
supplice de tant d'h6r6tiques ou d'infid&les que FEglise
a fait p6rir! Point de question ordinaire ou extraordi-
naire; nibucher, ni roue. Charg6 de jours, Socrate
expira doucement au milieu de ses amis en louant
Dieu et en prouvant Timmortalit^ de r&me ! .
Tandis que toutes les autres religions furent tol6-
rantes, la religion catholique manifesta d6s le d6but
par d'abominables cruaut6s Tintol6rance qui lui est
propre. « Je suis persuade, 6crit Voltaire k Catherine,
que, depuis la mort du fils de la sainte Vierge, il n'y a
presque point eu de jour ou quelqu'un n'ait 6t6 assas-
sin6 k son occasion; mais, k regard des assassinats
en front de bandtere dont le fils et la m6re ont 6t6 le
pr6texte, ils sont en grand nombre et trop connus »
(18 nov. 1771). Et, dans son traits de Dieu et les
Hommes : « Qui que tu sois, dit-il, en s'adressant au
lecteur, si tu conserves les archives de ta famille,
consulte-les et tu verras que tu as eu plus d'un ancStre
immol6 au pr^texte de la religion ou du moins criiel-
lement persecute, — ou pers6cuteur, ce qui est
encore plus funeste » (XL VI, 268).
Apr6s avoir lou6 une douzaine de « pages sublimes »
£crites par Jean-Jacques Rousseau contre les cruaut6s
1. TraiU sur la Tolerance, XLI, 259 sqq.; Prix de la Jus-
tice, etc., L, 291; Essai sur les Mceurs, XVI, 340; Dieu et les
Hommes, XL VI, 137; Let ire a Henault, 26 fevr. 1768.
RELIGION 137
de la religion catholique? il Taccuse plaisamment
d'exag6rer, et remarque que le christianisme, depuis
quinze si&cles, a seulement fait p6rir cinquante millions
de personnes de tout Age et de tout sexe pour des
querelles th^ologiques ! . Lui-m&me, ici, paralt suspect
d'exag&ration. Ailleurs, il en rabat les deux tiers.
« La religion chr^tienne, d£clare-t-il dans Tar tide
Athie du Dictionnaire philosophique, a cottte k Thuma-
nit6 plus de dix-sept millions dhommes, k ne compter
qu'un million dhommes par stecle, tant ceux qui ont
p£ri par les mains des bourreaux de la justice que ceux
qui sont morts par la main des autres bourreaux sou-
doyes et ranges en batdille » (XXVII, 164). Dans le
chapitre de Dieu et les Hommes intitule Jdsus et les
Barbaries chritiennes, il fait en detail son compte. Et
ce n'est plus cinquante millions, ni m6me dix-sept.
Mais, en y mettant la plus grande moderation, c'est
neuf millions quatre cent soixante-huit mille huit cents
victimes. Voltaire trouve le compte « effrayant ».
Ceux-1& seuls n'en sont pas effray£s, qui voient dans
ces massacres un hommage rendu k leur Dieu.
Peut-on dire qu'il faut accuser de ces massacres la
m6chancet£ naturelle des hommes et non la religion
catholique? Les hommes ne sont pas si m6chants.
II y en a beaucoup, en tout cas, qui sont naturelle-
ment bons, et dont la religion fait des monstres. Tel,
dans Mahomet, « le malheureux Seide, qui croit servir
Dieu en 6gorgeant son p&re » (Lettre a Frediric,
sept. 1739; LIII, 662) ; tel Damiens, quid6clara devant
le Parlement qu'il avait commis son parricide « par
principe de religion », qui soutint dans les tortures
1. Lettre & d'Argental, 25 avr. 1763.
138 VOLTAIRE PHILOSOPHE
que l'assassinat du roi etait une oeuvre m£ritoire et
que tous les prfetres en jugeaient ainsi. De m6me,
Jacques C16ment et Balthazar G6rard se pr£par6rent
par la confession et la communion a tuer, celui-la
Henri III, celui-ci le prince d'Orange. Et combien
d'autres, prMres ou laiques, ont vers6 le sang en
sacrifiant leur humanity naturellea ce qu'ils croyaient
6tre leur devoir en vers la Divinit6 * !
Beaucoup de croyants r^prouvent ces crimes et
pr^tendent que le catholicisme est un bon arbre qui
a produit de mauvais fruits. Non pas; si les fruits
sont mauvais, Tarbre ne saurait Stre bon. C 1 est le
catholicisme qui rend Thomme cruel. Un catholique
croit poss6der la v6rit6 ; il s'imagine que cette v6rit6
brille seulement pour lui, que tout le reste des hommes
doit rdtir eternellement dans Tenfer: par quelle incon-
sequence n'aurait-il pas en horreur ceux qui sont en
horreur a son Dieu? On voit pourtant des catholiques
pitoyables ; chez eux, la nature Temporte sur la reli-
gion. Mais eux-m6mes, le plus sou vent, se reprochent
leur pitie comme une faiblesse 2 .
Un contemporain d'Henri IV ou de Louis XIII
pouvait encore expliquer les guerres de la R6forme
par la politique, par des int£r&ts tout mat6riels, qui
se dissimulaient sous la religion. Mais depuis long-
temps, a l^poque de Voltaire, les querelles religieuses
persistaient quand la politique n'y avait aucune place.
Et, si ce n'etaient pas, comme autrefois, les massacres
de la guerre civile ou les assassinats en masse, ces
1. Avis au public sur les Parricides, etc., XLII, 396; Remargues
de VEssai sur les Mceurs, XLI, 469; Diet, phil., Anecdotes, XXVI,
310.
2. HomiLie sur la Communion, XLY, 303.
RELIGION 139
querelles n'en d6notaient pas moins un fanatisme
tout aussi execrable. On les voyait du reste se multi-
plier; le catholicisme et le protestantisme avaient
chacun produit des sectes acharn6es Tune contre
Fautre, qui t6moignaient de leur foi par des perse-
cutions mutuelles. Comment nier que la religion
ne fut elle-mSme une source de conflits et de vio-
lences 1 ?
Callicrate ayant demands k Evh^m&re quel est le
plus m£chant des peuples, celui-ci r6pond : « Le plus
superstitieux » (Dialogues d'tivhSmfre, L, 150). Un
superstitieux en effet est m^chant par devoir : aussi
n^coute-t-il pas la voix de la nature ; il vole, il incendie,
il massacre en croyant bien faire, et Fhumanit6 n'a sur
son coeuraucune prise. Mais comment cette humanity
ne serait-elle pas inn6e a Thomme? Si Thomme a
pourtant de mauvais instincts, c'est le fanatisme qui
les provoque et les irrite.
On allfcgue que le fanatisme, au xvm e stecle, n'6tait
plus redoutable. Voltaire lui-m&me, durant la premiere
partie de sa carri&re, en exprime souvent Tespoir. La
philosophic a-t-elle done fait tant de progr&s ? II recon-
nalt bientdt son illusion, et se rend compte que Tesprit
du catholicisme ne change point. Apr6s Tattentat
de Damiens, il 6crit k d'Argental : « Comment me
justifierai-je d'avoir tant assur6 que ces horreurs
n'arriveraient plus,... que la raison et la douceur des
moeurs r^gnaient en France? » (20 janv. 1757). Et
d6ja, en 1740, adressant a Fr6d6ric une copie de son
Mahomet, il s'616ve contre « ceux qui disent... que
les flammes des guerres de religion sont 6teintes ».
1. Gf. E. Faguet, VAntieUricalisme^ p. 85 sqq.
140 VOLTAIRE PHILOSOPHE
« Le poison subsiste encore, quoique moins d6veloppe.
Cette peste, qui semble 6touff6e, reproduit de temps
en temps des germes capables d'infecter la terre »
(d6c. 1740; LIV, 257). De mSme, k la fin du Philo-
sophe ignorant : « Je vois qu'aujourdliui, dans ce
si£cle qui est Taurore de la raison, quelques t£tes de
cette hydre du fanatisme renaissent encore. II paralt
que leur poison est moins mortel et leurs gueules
moins d6vorantes. Le sang n'apas coul6pourla grace
versatile, comme il coula si longtemps pour les indul-
gences pl£ni£res qu'on vendait au march6. Mais le
monstre subsiste encore; quiconque recherchera la
v6rit6 risquera d'etre persecute » (XLII, 609). Etenfin
dans YAvis au public sur les Calas et les Sirven : « Un
prStre irlandais a £crit depuis peu... que nous venons
cent ans trop tard pour Clever nos voix contre Into-
lerance, que la barbarie a fait place & la douceur,
qu'il n'est plus temps de se plaindre. Je r6pondrai &
ceux qui parlent ainsi : Voyez ce qui se passe sous
vosyeux» (XLII, 395) ! .
Voyez, dit Voltaire, ce qui se passe sous vos yeux.
Et que se passait-il done?
En 1722, Tabb6 Houtteville, dans la preface d'un
livre intitule la Ve*riU de la Religion chritienne prouvie
par les fails, appelle la tolerance un systeme mons-
trueux *. En 1749, Tabb6 de la M6nardaye, dans son
1. Cf. encore Remarques de I'Essai sur les Mceurs : « Quoi!
vous elites que les temps du jacobin Jacques Clement ne repa-
raitront plus? Je 1'avais cru comme vous: mais nous avons vu
depuis les Malagrida et les Damiens (XLI, 168). Lettre a Con-
dorcel, 26 fevr. 1776, Edition Moland, XL1X, 533 : « ... Nous
sommes prfits de revenir au temps des Guincestre, des Aubry,
des Clement, des Ghatel et des Ravaillac. •
2. Lettre & Damilaville, 28 nov. 1762.
RELIGION 141
Examen et Discussion des Diables de Loudun, legi-
time le meurtre cTUrbain Grandier 1 . En 1738, l'abb6
de Caveyrac, dans YApologie de Louis XIV et de son
Conseil, justifie la revocation de T^dit de Nantes,
la Saint-Bartheiemy, les cruautes exerc£es contre les
Albigeois, le supplice de Jean Huss, celui de J6r6me
de Prague 2 . En 1762, l'abb£ de Malvaut fait paraitre
Y Accord de la Religion et de VHumaniU (c'est une
faute de Timprimeur, dit Voltaire ; lisez : de V inhu-
manity), oil, protestant qu'on ne doit pas sacrifier
une nation tout enti&re k quelques h£r£tiques, il
conseille, soit de les pendre, soit de les envoyer sur
les gal&res du roi; selon lui, la revocation de T6dit de
Nantes na pas eu pour la France autant d'incon-
v£nients que certains le pr£tendent, et Textermination
des religionnaires n'affaiblirait pas plus le royaume
qu'une saign£e n'affaiblit un malade bien constitu6 s .
En m&me temps, l'intol6rance fait toujours de nou-
velles victimes. Parlerons-nous de Calas, de Sirven,
de La Barre? Beaucoup d'autres exemples contempo-
rains, s'ils sont moins notoires, ne sont pas moins
odieux.
En 1730, la moitife du parlement de Provence
condamna au feu le j£suite Girard pour avoir insuffie
dans la bouche d'une fille, nomm£e la Cadi&re, un
d6mon d'impurete 4 . En 1750, la justice sacerdotale
de revftque de Wurtzbourg prononga la mSme peine
contre une religieuse accus^e de sorcellerie 8 . Diderot
1. Avis sur les Calas et les Sirven, XLII, 396.
2. Conclusion et Examen du Tableau historique, XLI, 28.
3. Traite sur la Tolerance, XLI, 369 sqq.
4. Diet, phil., Contradiction, XXVIII, 197; Prix de la Jus-
tice, etc., L, 278.
5. Diet, phil., Arrets notables, XXVII, 58, Bekker, id., 322.
VOLTAIRE PHILOSOPHB. 10
142 VOLTAIRE PHILOSOPHE
raconte qu'un Espagnol, don Pablo cf Olivar&s, cou-
pable de poss6der dans sa biblioth&que les ceuvres
des philosophes frangais, fut, malgr6 ses vertus et
ses services, condamn6 au gibet, puis, par commu-
tation, aux verges publiques et k la prison perp£-
tuelle. « J'ai vu encore en ficosse, dit Voltaire 1 , des
restes de l'ancien fanatisme qui avait chang6 si long-
temps les hommes en bStes carnassi&res. Un des prin-
cipaux citoyens d'Inverness, presbyt6rien rigide...,
ayant envoy6 son fils unique faire ses etudes k
Oxford, aftlig6 de le voir k son retour dans les prin-
cipes de TEglise anglicane, et sachant qu'il avait
sign6 les trente-neuf articles, s'emporta contre lui
avec tant de violence ^u'k la fin de la querelle il lui
donna un coup de couteau dont P enfant mourut en
peu de minutes entre les bras de sa m&re » (L, 508).
Et voici maintenant une autre histoire qui se passa
non loin de Ferney, a Saint-Claude : « II y a quelques
ann£es que deux jeunes gens furent accuses d'etre
sorciers. lis furent absous je ne sais comment par le
juge. Leur p&re, qui 6tait d6vot et que son confesseur
avait persuad6 du pr6tendu crime de ses enfants,
mit le feu dans la grange aupr&s de laquelle ils cou-
chaient, et les brftla tous deux pour r6parer aupr&s
de Dieu Tinjustice du juge qui les avait absous »
(Lettre h Damilaville, 7 nov. 1764).
Mais tenons-nous-en aux pers6cutions contre les
protestants de France. Quand le due d'Orl^ans devint
R6gent, ils se crurent permis de tenir letirs assemblies
religieuses en pr^venant les magistrats. Ce prince,
1. Dans son Histoire de Vetablissement du Christianisme, attri-
bute a un auteur anglais.
RELIGION 143
qui n'osait braver Fintoierance du clerge, chargea
les gouverneurs de leur faire entendre qu'on les
m6nagerait s'ils se conduisaient avec sagesse, mais
de leur signifier aussi que les edits subsistaient.
Chaque gouverneur agit k sa guise; presque tous
suivirent les traditions du rSgne precedent. Dans la
la Guienne, Berwick proposa de massacrer ceux des
religionnaires qui c616braient publiquement leur
culte, et le Regent, s'il reprima ce zfcle excessif, n'en
fit pas moins traduire les deiinquants devant le parle-
ment de Bordeaux 1 . Quelques-uns de ses conseillers
Fengag^rent k laisser s'etablir dans telle ou telle
province les protestants expatries : il en fut empfiche,
une premiere fois (1717), par les jans6nistes et les
gallicans, puis, une seconde (1722), par les j6suites.
La declaration de 1724, qu'avait inspire Lavergne
de Tressan, renouvela toutes les rigueurs du temps
de Louis XIV et y en ajouta d'autres 2 . On interdisait
Fexercice du culte m6me dans les families. On punis-
sait les fiddles, hommes ou femmes, qui n'auraient
pas d6nonc6 les predicants, celles-ci de la detention
perpetuelle, ceux-14 des galores. On enjoignait aux
eccl6siastiques d'aller voir les malades suspects et
de les exhorter sans temoins. On confirmait la peine
des galfcres k vie et de la confiscation contre tout
protestant qui gu£rissait apr&s avoir refuse les sacre-
ments ; mais il fallait autrefois que ce ref us ellt ete
constate par un magistrat, et maintenant le temoi-
1. lis furent condamnds aux galeres; le Regent gracia les
simples fideles, mais non pas les pasteurs.
2. Ayant vu Dubois obtenir le chapeau pour prix de ses vio-
lences contre le janse*nisme, Lavergne de Tressan voulait se
pousser lui-meme au detriment des religionnaires.
444 VOLTAIRE PHILOSOPHE
gnage d'un cur6 suffisait. On donnait ordre aux
religionnaires d'observer dans le mariage les for-
mules prescrites par les saints canons et par les
ordonnances, de sorte que tout 6tat civil leur 6tait
d6ni6. Cet edit fut execute k la lettre. L'application
ne s'en rel&cha que sous le cardinal Fleury. Peu
apr6s, & la suite du synode tenu secr&tement, en 1744,
dans le Bas-Languedoc, la persecution recommenga.
Deux ordonnances du mois de Kvrier 1745 prescri-
virent la peine des galores sans forme de proc&s
contre ceux qui auraient pris part k un culte public,
et des amendes arbitraires contre tous les protestants
de la region qui ne les auraient pas d6nonc£s.
Citons maintenant quelques exemples.
En 1717, une assemble de soixante-quatorze
personnes ayant 6t6 surprise k Anduze, on envoie
tous les hommes aux gal&res. En 1745 et 1746, deux
cent soixante-dix-sept hommes, dans la seule province
du Dauphin6, subissent le m6me sort; quant aux
femmes, elles sont fouettees et emprisonn£es. En
1746, le pr6sidial d'Auch prononce la sentence capi-
tale contre quarante gentilshommes coupables d'avoir
entendu un prSche. En 1754, un autre tribunal
condamne k mort le pasteur Lafaye, et le fait
ex^cuter aussitdt. En 1762, le pasteur Rochette est
pendu. Quand on vient TarrSter, le tocsin sonne, et
toute la population catholique s'ameute; trois jeunes
gentilshommes, les fr&res Grenier, prennent les armes
de crainte qu'on ne leur fasse un mauvais parti : le
mSme tribunal qui avait jug6 Rochette les livre au
bourreau; ils ne sont pas pendus, mais d6capit6s.
Nous trouvons la plupart de ces faits mention nes
par Voltaire. « On a fait pendre etrouer des ministres
RELIGION 145
ou predicants qui ienaient des assemblies malgre les
lois; et, depuis 1745, il y en a eu six de pendus » (Did.
phil., £glise % XXIX, 27). « Nous envoyons encore
quelquefois k la potence de pauvres gens du Poitou,
du Vivarais, de Valence, de Montauban. Nous avons
pendu depuis 1745 huit personnes de ceux qu'on
appelle predicants ou ministres de Tfivangile, qui
n'avaient d'autre crime que d'avoir prie Dieu pour le
roi en patois et d'avoir donne une goutte de vin et
un morceau de pain leve k quelques paysans imbe-
ciles » [Traiii sur la Tolerance, XLI, 286). « On
vient de condamner k etre pendu un pauvre diable
de Gascon qui avait pr&ch6 la parole de Dieu dans
une grange, aupr&s de Bordeaux. Le Gascon mattre
de la grange est condamne aux galeres, et la plupart
des auditeurs Gascons sont bannis du pays » (Lettre
cl Damilaville, 30oct. 1767).
Voltaire ne se lassa jamais de fletrir ces crimes de
^intolerance. Et, chaque fois qu'il en eut Toccasion,
il intervint pour les persecutes. Sans parler, ici non
plus, des Calas et des Sirven, combien d'autres
malheureux nVt-il pas defendus contre le fanatisme?
Ce furent, par exemple, les Espinas, qu'il finit par
sauver 1 ? C'etait, quelques annees avant, le pasteur
i. « Je pris la liberty de vous remettre, ecrivait-il a M" # de
Saint-Julien, une petite requite pour M. deSaint-Florenlin [mi-
nistre d'Etat] en faveur d'une malheureuse famille huguenote. Le
pere a 6te vingt-trois ans aux galeres pour avoir donn6 a souper
et a coucher a un predicant ; la mere a et6 enfermde, les enfants
reduits a mendier leur pain » (14 sept. 1766). « J'abuse,
ecrivait-il a Richelieu, de votre g6nerosite\.. Daignerez-vous
l'employer pour une famille entiere du pays que vous avez
gouvernS? J'ai deja pris la liberte d'implorer vos bontes pour les
d'Espinas... reduits a Tetat le plus cruel apres vingt-trois ans
de galeres pour avoir donne a souper a un predicant. Si on ne
146 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Rochette, pour lequel il s'employa deson mieux. « On
dit, ecrivait-il k Richelieu le 25 octobre 1761, qu'il
ne faut pas pendre le predicant de Caussade, parce
que e'en serait trop de griller des jesuites k Lisbonne
et de pendre des pasteurs 6vang61iques en France.
Je m'en remets sur cela & votre conscience. » Et,
comme s'il se souciait peu de cette affaire :
« Rosalie 1 , ajoute-t-il, m'interesse davantage », etc.
Puis, le 27 novembre, revenant k la charge : « Qu'on
pende le predicant Rochette ou qu'on lui donne une
abbaye, cela est fort indifferent pour la prosperite du
royaume des Francs; mais j'estime qu'il faut que le
parlement le condamne k 6tre pendu et que le roi lui
fasse gr^ce... Si e'est vous, monseigneur, qui obtenez
cette grace du roi, vous serez l'idole de ces faquins
de huguenots. II est toujours bon d'avoir pour soi
tout un parti. » On a souvent all6gu6 ces deux lettres
pour montrer que le defenseur des Calas et des Sir-
ven abandonnait k leur sort les protestants perse-
cutes s'ils ne lui donnaient pas Toccasion de jouer
un grand rdle. Mais on se garde bien de les citer
tout enti&res, et Ton en denature le sens. Voltaire
n'ignorait pas que les juges appliqueraient la loi;
s'il affecte de ne prendre aucun intent au pasteur
Rochette, e'est pour plaider sa cause avec plus
d'adresse.
La tolerance ayant fait de grands progres dans la
seconde moitie du xvni e stecle, Voltaire put se rendre
temoignage que son action n'avait pas ete inutile.
Cependant, en 1775, au sacre de Louis XVI, Lome-
leur rend pas leur bien, il vaudrait mieux les remettre aux
galeres » (8 oct. 1766).
1. Une actrice du temps.
RELIGION 147
nie de Brienne, pr£lat incr^dule comme tant d'autres,
pressa le nouveau roi de porter le dernier coup aux
protestants. Devenu plus tard ministre, Topinion
publique l'obligea de leur restituer l'6tat civil. Mais
cette mesure lui ali£na la plupart des gens d^glise.
Quinze anS apr&s, en 1789, le clerg£ proteste dans
ses cahiers contre tout ce qui s'est fait r£cemment
pour am£liorer le sort des religionnaires ; et, pr£-
voyant de nouvelles « concessions », il demande
qu'on les tienne exclus des charges de judicature,
qu'on ne l&ve ni Interdiction de leur culte en public,
ni celle des manages mixtes. ,
Ce n'est pas proprement au christianisme que Vol-
taire attribue Fintol6rance et la persecution, ce n'est
pas du moins au christianisme de J£sus, c'est k celui
de Tfiglise. Et, bien souvent, les comparant entre
eux, il montre que la religion catholique contredit en
tout le christianisme primitif.
Elle le contredit sur la question m6me de la tole-
rance. Voltaire se plait k rappeler maintes paraboles
des fivangiles oil J£sus pr£che la douceur et le par-
don : voici le p£re de famille tuant un veau gras en
Thonneur du fils prodigue, voici le Samaritain chari-
table, voici Fouvrier qui, venant travailler k la der-
nifcre heure, est pay£ comme les autres. Mais J£sus-
Christ pr£che aussi d'exemple : il prot&ge la femme
adult&re; il reprime les fils de Zeb£d6e appelant le
feu du ciel sur une ville qui les a mal accueillis;
il oblige Pierre de rengainer son £p£e. « Si vous
voulez ressembler & J6sus-Christ, conclut Voltaire,
soyez martyrs et non pas bourreaux » (TraiU sur la
Tolerance, XLI, 331;.
Quant aux pratiques, il n'y a aucun rapport entre
J 48 VOLTAIRE PHILOSOPHE
celles du christianisme et celles du catholicisme. La
synaxe des premiers chr&iens n'6tait point une messe
priv^e ; les images furent interdites pendant plus de
deux cents ans, la confession auriculaire ne s^tablit
qu'au vi« si&cle, et, jusque vers le vn e , les petits
enfants regurent Teucharistie ! .
De m£me pour les dogmes. L'invocation publique
des saints? II n'y en a pas trace avant Tan 375. La
procession du Saint-Esprit? Elle date du temps de
Charlemagne. L'Immaculge conception? Elle remonte
au xii e si&cle. Bien plus, les deux natures du Christ
ne furent pleinement reconnues qu'en 451 2 , et ses
deux volont6s qu'en 680 s . C'est le premier concile
de Nic6e qui adopta la consubstantialit£ de Dieu et
de son fils. Jusqu'& saint Augustin et saint J6rdme,
aucun P&re de TEglise n'avait enseign6 le p6ch6
originel \
N6 sous la loi mosa'ique, J6sus-Christ fut circoncis
selon cette loi, il en pratiqua les observances, en
suivit les prescriptions, ne mangea ni la chair du
pore, qui est un animal immonde, ni celle du lapin,
qui rumine et n'a pas le pied fendu 5 . A proprement
1. Lettre de Charles Gouju a ses fr&res, XL, 343.
2. Au concile de Chalcedoine.
3. Dans un concile tenu a Constantinople.
4. Lettre de Charles Gouju a ses frkres, XL, 343 sqq. ; ficlair-
cissement historique, XLI, 59; Diet, phil., Pe'che' originel, XXXI,
325 sqq. ; le Pyrrhonisme de VHistoire, XLIV, 385, 386.
5. « Jugez, dit J6sus-Christ dans l'article Religion du Diction-
naire philosophique, si je leur apportais [aux Juifs] un culte nou-
veau. Je ne cessais de leur dire que j'dtais venu non pour abolir
la loi, raais pour Paccomplir ; j'avais observe tous leurs rites;
circoncis comme ils L'elaient tous, baptise* comme l'elaient les
plus z616s d'entre eux, je payais comme eux le corban, je faisais
comme eux la Paque en mangeant debout un agneau cuit dans
RELIGION 149
parler, sa religion est le juda'isme; et, quant & la
th£ologie catholique, aucun docteur ne serait assez
habile pour la lui faire seulement comprendre.
J6sus ne r6v61a point le myst&re de son incarnation
et ne pr^tendit point 6tre le fils d'une vierge ; il laissa
aux cordeliers et aux jacobins le soin de decider si sa
m6re elle-mSme avait 616 con^ue sans p6ch6; il ne
d^clara point que le mariage est le signe visible d'une
chose invisible ; il ne parla point des sept sacrements,
des sept vertus, des sept p6ch6s capitaux, des sept
douleurs, des sept beatitudes, des sept sortes de gr&ces
qui r^pondent aux sept branches du chandelier. II
n'institua point la hi6rarchie eccl£siastique. II cacha
k ses contemporains qu'il 6tait le fils de Dieu Gternel-
lement engendr6, consubstantiel k Dieu, et que le
Saint-Esprit procfcde du P6re Bt du Fils. II ne dit
point que, la premiere femme ayant 6te persuad6e
par un serpent de manger une pomme, toute la pos-
terity de cette femme devait naltre coupable des plus
horribles crimes et \ou6e aux flammes eternelles. II
ne dit point qu'il 6tait venu racheter les hommes et
que cepenctant il rach^terait ceux-la seuls auxquels
il aurait donn6 une grAce efficace, laquelle peut
n'avoir aucune efficacite. II n'ordonna point a ses
disciples de mettre par des paroles son corps tout
entier dans un petit morceau de pain, et son sang, a
part, dans un gobelet de vin. Si J6sus avait voulu
fonder une nouvelle religion, n'en aurait-il pas 6tabli
les lois, fix6 les rites, organis6 la hi6rarchie? Mais
des laitues. Moi et mes amis, nous allions prier dans le temple;
mes amis mfime frequenterent ce temple apres ma mort; en
un mot, j'accomplis toutes leurs lois sans en excepter une »
(XXXII, 103).
150 VOLTAIRE PHILOSOPHE
il ne professait aucun dogme, pas plus que les Juifs,
et il se contenta de prGcher la morale. Tous les
dogmes ont 6te invent6s apr6s lui. Dans son ensei-
gnement ne parait nulle trace de ce que nous appe-
lons le christianisme; et la premiere condition pour
Stre chr^tien dans le vrai sens du mot, c'est de ne
pas Stre catholique *.
Faukil, d'autre part, examiner comment les minis-
tres de J6sus imitent sa vie et ses moeurs? J&sus a
6te pauvre, a fui les honneurs, a eh6ri l'abaissement,
les souffrances. Comparons-lui les 6v6ques et le
pape. En tout pays, les 6v6ques usurpent sur Tauto-
rit6 s6culifcre ; ils sont riches ; ils vivent dans la mol-
lesse 2 . Quant au pape, il habite un palais magnifique
et poss&de d'immenses revenus. Lui qui devrait Stre
le serviteur des serviteurs de Dieu, il pretend dominer
par-dessus les rois, leur donner et leur enlever la
couronne selon son bon plaisir. Un fakir des Indes
ressemble beaucoup plus & J6sus que le pape. Disons
mieux : si le pape fait tout le contraire de ce que fit
et commanda le Christ, il est proprement un anti-
christ 8 .
Voltaire, & vrai dire, a souvent mal parl6 de J6sus.
II en parle mal toutes les fois qu'il consid^re, non pas
J6sus lui-m6me, mais le faux christianisme des
catholiques.
1. Diet. phiL, Christianisme, XXVIII, 67, Juste, XXX, 505, Tole-
rance, XXXII, 377; Catechisme de IHonntte homme, XLI, 111;
Questions sur les Miracles, XLII, 179 ; Homelie du pasteur Bourn,
XLIV, 373; Dieu et les Hommes, XLVI, 249 sqq.
2. Gf. p. 132.
3. Diet. phil,, Raison, XXXII, 85; Homelie sur V interpretation
du Nouveau Testament, XLIH, 287; Fragment des instructions
pour le Prince royal de '**, Ibid., 422, 423 ; Dieu et les Hommes*
XLVI, 257.
RELIGION 151
Dans Particle Messie du Dictionnaire philosophique
et dans YExamen important, il suit le Sepher Toldos
Jeschut ! . Qu'est-ce done que ce pr^tendu fils de
Dieu? Une nomm6e Mirja, 6pouse d'un certain
Jocanam, se laissa s£duire par un soldat du voisi-
nage qui la rendit m&re. Confus et d6sesp6r6,
Jocanam quitta le pays pour ne plus y revenir. Le fils
de Mirja, J£su ou Jeschut, fut d6clar6 batard par le
juge. Arriv6 k Ykge de suivre T6cole publique, il s'y
pla$a parmi les enfant§ legitimes et en fut exclu : de
Ik son animosity contre les prGtres, qu'il ne cessa
d'injurier et de calomnier. Un jour, il se prit de que-
relle avec un autre Juif, appel6 Judas, sur quelque
affaire d'interSt materiel ou sur certains points de
doctrine religieuse. Judas le d^nonga au sanh6drin.
ArrSt6, ildemanda pardon et pleura. Mais le tribunal
ne Ten condamna pas moins; il fut fouett6, puis
lapid6, enfin pendu. Voilk Thistoire authentique de
J6sus-Christ. Cette histoire, a laquelle s'ajout&rent
par la suite des fables insipides et grotesques, est du
reste tr6s conforme k ce qui se passe tous les jours
sousnos yeux 2 .
Quant k ses miracles, ils suffiraient pour le couvrir
de ridicule. Envoyer des diables dans les corps de
deux mille cochons, dire la bonne aventure k une
Samaritaine, gu6rir un muet en lui palpant la langue,
s6cher un figuier qui ne porte pas de fruits avant la
saison, quoi de plus impertinent ou de plus absurde 8 ?
1. Lorsque, dans cet article Messie, il taxe, le Sepher Toldos
Jeschut de livre extravagant etodieux, ce n'est la qu'une precau-
tion ; et il ne la prend m£me plus dans YExamen important,
ou il repete a peu pres le m6me recit.
2. Examen important, XLIII, 84, 85.
3. Diet. phiL, Miracle, XXXI, 220 sqq.; Extrait des Senti-
152 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Personnellement, J£sus 6tait un homme de rien,
vil et m6prisable, d6nu6 de talent, de science,
d'adresse, qui, ayant voulu faire parler de lui, passa
pour un extravagant et un imposteur aux yeux de
ses contemporains. S'il fut moqu6, fouett6, pers6cut6
et finalement mis en croix, tel est le sort de tous
ceux qui ont pr6tendu jouer le mtaie rdle sans avoir
plus d'habilet6 4 .
Au reste, ses paroles ne valaient pas mieux que ses
actes. II compare le royaume ^es cieux k un grain de
moutarde, k un morceau de levain m6l6 dans trois
mesures de farine, k un filet avec lequel on p6che du
bon et du mauvais poisson. Quelle grossi&ret6 et
quelle bassesse ! Parfois ses propos sont odieux : il
se vante d'etre venu apporter le glaive et non la paix,
semer le d6sordre entre le fils et le p&re, entre la fille
etla mere; ilrecommande knotre imitation le maltre
qui jette en prison des serviteurs coupables de ne
pas avoir fait valoir son argent k usure. Est-ce done
ainsi que parle un sage ou mGme un homme raison-
nable 2 ?
Mais, si Voltaire d^nigre souvent et vilipende
J6sus-Christ, consid6r6 comme responsable des
crimes commis en son nom, il le loue au contraire
quand il veut montrer que le catholicisme est une
perversion du christianisme. Etnenous 6tonnons pas
s'il se contredit alors sur la plupart des points.
« L'histoire veritable de J6sus', 6crit-il dans Le
merits de J. Meslier, XL, 456; Cate'chisme de VHonntite homme,
XLI, 408 sqq.
1. Extrait des Sentiments de J. Meslier, XL, 454. Cf. encore le
Diner du comte de Boulainvilliers, XLIII, 587.
2. Catechisme de PHonnete homme, XLI, 109; Examen impor-
tant, XLIII, 88.
RELIGION 453
Douteur et VAdorateur, n'6tait probablemeni que
celle d'un homme juste qui avait repris les vices des
pharisiens et que les pharisiens firent mourir »
fXLI, 404). Et, dans UHomilie sur V interpretation du
Nouveau Testament : « J6sus 6tait un homme de
bien qui... parlait aux pauvres contrc la superstition
des riches pharisiens et des prGtres insolents » (XLIII,
290). II lui reconnait le don de s'attacher des disciples;
il vante ses bonnes moeurs, son courage, sa charity.
Dans un passage de Dieu et les Hommes, il semble le
mettre au-dessous de Socrate, comme ayant eu peur
de la mort. Mais, dans le Traiti sur la Tolerance, il le
lui pr6fere, comme ayant pr6vu et voulu sonsupplice ;
si d'ailleurs J6sus, au moment de mourir, sua une
sueur de sang, son &me, dit-il, resta in6branlable ; et
la plus grande preuve de Constance, n'est-ce pas de
braver la mort en la redoutant l ? Enfin, dans la Pro-
fession de foi des Thiistes, il Tappelle « un homme
distingu6 entre les hommes par son z&le, par sa vertu,
par son amour de T6galit6 fraternelle »'. II plaint « ce
r6formateur peut 6tre un peu inconsid6r6, qui fut la
victime des fanatiques pers^cuteurs » ; et, oubliant
de quelle fagon lui-m£me le traita, il se defend d'en
avoir jamais parl6 avec m^pris ou derision 2 .
Tout k Theure il reprochait k J6sus quelques-unes
de ses maximes et de ses paraboles. II soutient main-
tenant qu'elles lui ont 6t6 faussement attributes; et, si
elles sont authentiques, il proteste contre le sens qu'y
donnent les sectaires. Ceux-ci en prennent texte
pour justifier leur fanatisme. Mais ni la parabole
1. XU, 328.
2. XLIV, 134.
154 VOLTAIRE PHILOSOPHE
du figuier sterile ne nous autorise a maltraiier nos
fibres, ni le Compel le intrare a employer la force
quand la douceur ne nous a pas r6ussi. Toute la
conduite de J6sus dement cette interpretation *.
D'une part Voltaire, mettant le christianisme 6van-
geiique en contraste avec celui des theologiens et des
inquisiteurs, declare expressement quele Christn'etait
pas chretien 2 ; d'autre part, r6servant le nom de chr6-.
tien a ceux qui professent et pratiquent le christia-
nisme de Jesus, il revendique ce nom pour lui-m&me.
« Je suis Chretien, fait-il dire k son Adorateur, je
suis chretien comme Tetait Jesus, dont on a change
la doctrine celeste en doctrine infernale » (LeDouteur
etF Adorateur, XLl, 405).
Qu'est-ce, en somme, que le Christ? Un serviteur
de Dieu qui a preche la vertu, autant dire un theiste 3 .
Son christianisme, si tdt perverti par la supersti-
tion et Tintoierance, Voltaire Ta toujours preconise.
(Test ce christianisme qu'il glorifie par exemple
dans Alzire K . Et, plus tard, prenant a partie un
pamphietaire qui representait la morale du Christ
comme oppressive et corruptrice, il lui reproche
1. Lieu et les Hommes, XL VI, 211 sqq.; Traite sur la ToUrance,
XLI, 323 sqq.
2. Dieu et les Hommes, XL VI, 215.
3. Profession de foi des Thtistes, XL IV, 134; Hist, de Jenni,
XXXIV, 353.
4. « On a tache dans cette trag6die... de faire voir combien
le veritable esprit de religion Temporte sur les vertus de la
nature. La religion d'un barbare consiste a offrir a ses dieux
le sang de ses ennemis. Un Chretien mal instruit n'est souvent
guere plus juste, fitre fidele a quelques pratiques inutiles et
infidele aux vrais devoirs de rhomme, faire certaines prieres et
garder ses vices, jeuner mais hair, cabaler, persecuter, voila sa
religion. Gelle du Chretien veritable est de regarder tous les
hommes comme ses freres, de leur faire du bien et de Ieur par-
RELIGION 155
de la confondre avec celle des faux Chretiens 1 .
La religion protestante se rapproche plus que la
catholique du veritable christianisme. Aussi lui
marque-t-il souvent quelque preference. L'auteur
cTune dissertation critique sur la Henriade* avait
6crit ces lignes : « ... Un vieillard catholique qui
pr6dit deux choses : Tune, que notre religion 3 sera
bientdt detruite ; Tautre, que Henri IV se fera papiste
dans l'occasion. De ces deux predictions, la premiere
me semble difficile k accomplir; au contraire, il y a
plus d'apparence que le papisme sera k sa fin plus
tdt que le protestantisme. » Voltaire met en marge de
son exemplaire : « Je le souhaite de tout mon coeur,
et ni moi ni mon ouvrage ne s'y opposent » [Riponse a
la critique de la Henriade, X, 496). II fait dire k
milord Cornsbury : « Notre Eglise anglicane est,.,
moins absurde que la romaine; j'entends que nos
charlatans ne nous empoisonnent qu'avec cinq ou
six drogues, au lieu que les montebanks* papistes
donner le mal » (Disc, preliminaire sur Alzire, IV, 155). — A la
fin de la piece, Gusman dit a Zamore :
Des dieux que nous servons connais la difference :
Les tiens font commande le meurtre et la vengeance,
Et le mien, quand ton bras vient de m'assassiner,
M'ordonne de te plaindre et de te pardonner.
Et Zamore ne se convertit pas, car, dit Voltaire dans une note,
« une conversion subite serait ridicule en de telles circon-
stances », mais il r£pond a Gusman :
Ah ! la loi qui t'oblige a cet effort supreme,
Je commence a le croire, est la loi d'un Dieu meme.
(IV, 226.)
1. Remarques sur le Christianisme de'voiU, L, 536 sqq.
2. Gette dissertation se trouve a la suite du poeme dans
Tedition de 1728, La Haye.
3. G'est un anglican qui parle.
4. Saltimbanques.
156 VOLTAIRE PHILOSOPHE
empoisonnent avec une vingtaine » (Lettre de milord
Corn&bury a milord Bolingbroke, XLIII, 213). En fin,
dans le Catechisme de VHonnite homme, voici com-
ment tet honnGte homme parle du protestantisme :
« C'est peut-6tre celle de toutes [les religions] que
j'adopterais le plus volontiers, si j^tais r£duit au
malheur d'-entrer dans un parti » (XLI, 122).
Est-il vrai que Voltaire ne comprenne pas Timpor-
tance historique de la R6forme? Ses detracteurs
Font pr^tendu. Et il peut dire en effet qu'un « petit
int6r£t de moines dans un coin de la Saxe produisit
plus de cent ans de discordes, de fureurs et d'infor-
tunes chez trente nations ». On recommit Ik sa ten-
dance & expliquer les grands faits par des causes
infimes. Mais ceux qui prennent texte de cette phrase
n'ont sans doute pas lu les lignes suivantes, oil il
qualifie la R£forme de « grande revolution dans
Tesprit humain et dans le systeme politique de
TEurope 4 ».
La principale superiority du protestantisme sur le
catholicisme est, d'apres Voltaire, qu'il aboutit n^ces-
sairement k la libre pens£e; tout protestant est pape.
Aussi le protestantisme pers6cuteur lui semble se
mettre en contradiction avec ses propres maximes, et,
pour ainsi dire, se renier. « Lorsque nous vous per-
secutor, nous papistes, ecrit-il & M. Bertrand, nous
sommes consequents k nos principes, parce que vous
devez vous soumettre aux decisions de notre mere,
sainte figlise. Hors de Tfiglise, point de salut. Vous
6tes done des rebelles audacieux. Lorsque vous per-
secutez, vous 6tes incons6quents, puisque vous
i. Essai sur les Mceurs, XVII, 242.
RELIGION 157
accordez h chaque charbonnier le droit d'examen »
(26 d6c. 1763). C'est du protestantisme que date
Taffranchissement des esprits et des consciences;
Voltaire, qui ne Tignore pas, consid&re les reformateurs
comme les loin tains devanciers de la « philosophic ».
Pourtant le protestantisme, quels que soient ses
principes, a opprim6 et persecute les autres religions
partout oil il dominait. Dans les pays qui Tadopt&-
rent, il ne renversa l'autorite de Tfiglise catholique
que pour la remplacer par celle d'une autre figlise.
Aux decisions des conciles il substitua les decisions
des synodes : or, le synode de Dordrecht vaut-il
beaucoup mieux que le concile de Trente 1 ? Tous les
reformateurs, depuis Wiclef jusqu'& Luther, furent
intoterants. Quant au bourreau de Servet, Voltaire
ftetrit en maints endroits son fanatisme et son despo-
tisme. Dans Particle Dogmes du Didionnaire philoso-
phique 2 , Calvin, devant les juges des morts, se vante
d'avoir renvers6 Tidole papale, d'avoir 6crit contre la
sculpture, montr6 que les bonnes ceuvres ne servent
h rien, interdit la danse comme diabolique. « Placez-
moi, conclut-il, & c6t6 de saint Paul. » Mais, « comme
il parlait, on vit aupr6s de lui un bucher enflamm^;
un spectre 6pouvantable, portant au cou une f raise
espagnole & moitie bruise, sortait du milieu des
flammes avec des cris affreux. Monstre, s'6criait-il,
monstre execrable, tremble ! Reconnais ce Servet que
tu as fait p£rir par le plus cruel des supplices »
(XXVIII, 441). Alors, tous les juges ordonnent que
Calvin soit pr6cipit6 dans la g^henne.
Apr&s tout Intolerance protestante 6gala I'intol^-
1. Lettre a M. Bertrand, 26 dec. 1763.
2. Cf. p. 113, n. 1.
YOLTAIRE PHIL080PHE. 11
158
VOLTAIRE PHILOSOPHE
ranee catholique. Les meurtriers de Servet et de
Biirneveldt ne peuvent rien reprocher & ceux du con-
seiller Dubourg, et la Saint-Barth61emy n'est pas
plus detestable que les sombres fureurs du presbyte-
rianisme anglais ou la rage des camisards c^venols 1 .
ficrivant k un religionnaire de Hollande, Voltaire lui
repr6sente que les huguenots ne sauraient incriminer
dans autrui un fanatisme dont eux-m6mes sont
infects. « II n'fest pas moins n6cessaire... de prScher
la tolerance chez vous que parmi nous... Si un des
vtitres croit devoir pr£f£rer pour le salut de son &me
la messe au pr£che, il cesse aussitdt d'Stre citoyen, il
perd tout, jusqu'& sa patrie. Vous ne souffririez pas
qu'aucun prStre dit sa messe k voix basse, dans une
chambre close, dans aucune de vos villes. N>vez-
vous pas chass£ des ministres qui ne croyaient pas
pouvoir signer je ne sais quel formulaire de doc-
trine?... N'a-t-on pas d6pos6 un pasteur parce qu'il
ne voulait pas que ses ouailles fussent damn£es 6ter-
nellement? Vous n'Gtes pas plus sages que nous »
(Lettre k M.***, 5 janv. 1759). Dans le second des
Dialogues chrtfiens, un ministre protestant s'unit k
un prStre catholique pour pers^cuterlesphilosophes :
la seule difference entre eux est que le ministre veut
s'y prendre, avec une douceur perfide *. Et rappelons
enfin les vers bien connus de la Henriade :
Je ne decide point entre Geneve et Rome.
De quelque nom divin que leur parti les nomme,
J'ai vu des deux cdtes la fourbe et la fureur...
L'un et Pautre parti, cruel ^galement,
Ainsi que dans le crime est dans l'aveuglement
(X,75.)
4. Avis au public sur les Calas et les Sirven> XLI1, 410.
2. XL, 161 sqq.
RELIGION 159
Ces vers, que le po&te fait prononcer & Henri IV,
expriment en r6alit6 sa propre pens6e. II semble
quelquefois pr6f6rer la religion protestante a la catho-
lique. Mais, si elle est moins absurde et moins supers-
titieuse, peu importe, apres tout, le nombre des
drogues avec lesquelles unepeligionnousempoisonne.
C'est un lieu commun de dire que Voltaire fut « le
g6nie de la destruction ». On reproche au xviiT si&cle
en g6n6ral d'avoir tout ruin6 sans rien rebatir. N'est-
ce done pas sur les principes des philosophes que se
constitua la soci£t6 moderne? Et quand m6me leur
oeuvre, k la consid^rer en soi, efit 6t6 purement des-
tructive, ruiner les erreurs, les pr6jug6s, les abus,
n'est-ce pas 6difier la v6rit6 et la justice ? Pareillement
on accuse Voltaire de jeter a bas le catholicisme sans
y rien substituer. On Ten accusait d6j& de son temps.
Et il s'6crie : « Quoi ! un animal f6roce a suc6 le sang
de mes proches, je vous dis de vous d^faire de cette
bfite, et vous me demandez ce qu'on mettra a sa
place I » (Exam, important, XLIII, 204). Apr&s avoir
tu6 le lion de N6m6e ou Fhydre de Lerne, Hercule
devait-il done mettre a leur place de nouveaux
monstres?
Au reste, Voltaire ne pretend pas ruiner du jour
au lendemain la religion catholique. II est encore
trop t6t; attendons que le peuple puisse s'en passer.
Jusque-la, bornons-nous a surveiller et a contenir
Tfiglise, k rabaisser son orgueil, a r^primer surtout
son fanatisme. Certes la philosophie commence de
r^pandre la lumtere parmi les nations, et non seu-
lement dans les classes cultiv^es, mais jusque dans la
foule. Pourtant ce n'est encore que Taube des temps
nouveaux. Sans cesser d'etre actifs, soyons patients.
160 VOLTAIRE PHILOSOPHB
Traitons le catholicisme comme le m6decin traite une
maladie chronique; ne comptons pas Textirper d'un
coup, attaquons-le par degr6 4 . La religion catholique
« est un arbre qui, de Taveu de toute la terre, na
port6 jusqu'ici que des fruits de mort; cependant
nous ne voulons pas qu'on le coupe, mais qu'on le
greffe » (Dieu et les Hommes, XLVI, 270) 2 .
« Dieu, la v6rit6, la vertu » \oilk ce qui remplacera
le catholicisme 8 . Croire en Dieu, 6tre jusie et bien-
faisant, que faut-il davantage? Nous n'avons nul
besoin d'une th6ologie.
Disons mieux : la th6ologie enfante Tath^isme et
rimmoralit6.Lath6ologieenfanterath6isme:car,inca-
pables de s^lever par eux-mSmes aux pures croyances,
mais ayant assez d'esprit pour juger absurde la
religion des th6ologiens, beaucoup d'hommes con-
cluent qu'il n'y a pas de Dieu*. Et la th6ologie
enfante l'immoralitg : car ces hommes, n'6tant plus
d&s lors r6prim6s par aucun frein, cedent k leurs
mauvaises passions et se jettent dans tous les vices 5 .
Au catholicisme il faut substituer la religion natu-
relle, qui bannit toute relation, tout merveilleux,
tout dogme inintelligible. Mais qu'est-ce que cette
religion? (Test, tout simplement, la morale.
1. Idees de La Mothe-le-Vayer, XXXIX, 376 ; Dieu et les Hommes,
XLVI, 273.
2. Cf. Lettre a M. Vermes, 2 janv. 1763; Lettre & M. Monltou,
oct. 1766, Edition Moland, XLIV, 460.
3. Examen important, XL1II, 204.
4. Gf. ce que dit Socrate a ses juges : « Quand vous proposez
des choses ridicules a croire, trop de gens alors se determinent
& ne rien croire du tout » (Socrate, VI, 524). — Cf. encore Diet,
phil., AtheHsme, XXVII, 190, Sammonocodom, XXXII, 174; Lettre
a M. de Villevicille, 26 aout 1768.
5. Diet, phil., Fraude, XXIX, 520.
CHAPITRE III
MORALE
Apr&s avoir d6montr6 Texistence d'un £tre supreme
dans le second chapitre de son Traile de Metaphy-
sique, Voltaire declare ipi' « il semble naturel de
rechercher ensuite quelle relation il y a entre Dieu et
nous, de voir si Dieu a 6tabli des lois pour les Stres
pensants..., d'examiner s'il y a une morale et ce qu'elle
peut 6tre, s'il y a une religion institute par Dieu
m£me ». Pourtant, ces questions « d'une importance
k qui tout c6de », il en diflfere l'6tude; elles seront
mieux k leur place, dit-il, « quand nous consid&rerons
Thomme comme un animal sociable » (XXXVII, 298).
Ailleurs, r£sumant d'un mot toute sa querelleavec les
ath£es, il en indique express^ment le point capital.
« Dequoi s'agit-il?... de consoler notre malheureuse
existence. Qui la console? vous ou moi »? (Dict.phil.,
Dieu, XXVIII, 388). Ce qui le pr^occupe surtout
dans la solution des probtemes m6taphysiques, c'est
rint& rgt soc ial. Le moraliste chez lui se subordonne
le m^taphysicien. D&s 1737, il 6crit en propres
162
VOLTAIRE PHILOSOPHE
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■£'•>"
termes : « Je ram&ne toujours autant que je peux ma
m6taphysique & la morale » (Leitre a Frederic,
Loct. 1737; LII, 521).
Dans le Catichisme chinois, le prince Kou veut
persuader k Cu-Su disciple de Confucius, quece qu'on
appelle &me p£ritavecle corps. Mais Cu-Su, apr&s avoir
6cout£ son argumentation, lui fait remarquer qu'elle
ne prouve rien, qu'elle propose seulement des doutes
iaiisLpour attrister notre \ie. Admettons plutSries
vraisemblances qui nous r6confortent. « II est dur d'etre
an6anti; esp6rez de vivre... Oseriez-vous dire qu'il est
impossible que vous ayez une &me? Non sans doute;
et si cela est possible, n'est-il pas tr6s vraisemblable
que vous en avez une? Pourriez-vous rejeter un sys-
t6me si beau et si n£cessaire au genre humain? »
(Diet. phiL, XXVII, 473). Pareillement, dans une
>lettre au marquis d'Argence, Voltaire defend Timmor-
talit6 de T&me eomme « le plus sage, le plus consolant
■ et le plus politique » des dogmes (l er oct. 1759). Ainsi,
il pose la question de mani&re que les mat6rialistes
soient mis en demeure de prouver que F&me esl mor-
telle, et lui-m6me montre surtout quels avantages
rimmortalit6 de l'toe peut avoir au point de vue
moral et « politique ».
C'est en partant du m£me principe qu'il admet les
peines et les recompenses de la vie future ; et d'ailleurs,
si Ton n'admettait pas ces recompenses et ces peines,
h quoi servirait de croire F&me immortelle? Nous
avons bgsoin de consolation, nous avons bes oind'es pe-
rance. Les Tnat6rialistes niant Fimmortalil? sans
preuves et les spiritualistes ne pouvant de leur c6t6
prouver que r&me survit au corps, aucun des deux
partis n'a done avantage sur Tautre. Mais voici pour-
MORALE 163
tant une grande difference : la negation des mat^ria-
listes est funeste au genre humain et l'affirmation des
spiriiualistes lui est utile 1 .
On le voit, le Dieu que Voltaire adore, auquel il
61fcve un temple — Deo erexit Voltaire, — c'est surtout
Dieu r£mun£rateur des bons et vengeur des mediants.
« I/objet int£ressant pour Punivers entier est de savoir
s'il ne vaut pas mieux, pour le bien de tous les hommes
admettreun Dieu... qui recompense les bonnes actions
cach£es et qui punit les crimes secrets » (Diet, phil.,
Athiisme, XXVII, 168) *. II y a dans la m^taphysique
bien des questions indiff£rentes, les questions qui
ne concernent pas la morale. Par exemple, que Dieu
ait cr66 le monde de rien ou qu'il Tait seulement
ordonn6, cela n'a aucune influence sur la condition
de la vie, et nous ne nous en conduisons ni mieux ni
plus mal s . Mais que Dieu soit ou ne soit pas un Dieu
r6mun£rateur et vengeur, rien ne nous importe
davantage.
Pour quelles raisons?
D'abord, les honnStes gens « ont affaire & force
fripons, qui ont peu r£fl6chi » (Id., Enfer, XXIX,
119). Si ces fripons ne craignent pas la justice divine,
rien ne les arrGtera quand ils seoroiront assez habiles
pour tromper la justice humaine. Crions-leur dans
les oreilles que leur kme est immortelle et que Dieu
lesfera comparaitre devant son tribunal : n'est-ce pas
le seul moyen de les retenir? « Je veux, dit A de
YA y B,'C, que mon procureur, mon tailleur, ma
\. Vict, phil., Dieu, XXVIII, 387.
2. Cf. Ibid., id. y 386.
3. Gf. Id., Maliere, XXXI, 169.
164 VOLTAIRE PHILOSOPHE
femme mSme croient en Dieu, et je m'imagine que
j'en serai moins vol6 et moins cocu » (XLV, 134) '.
Quand Voltaire soutient rimmortalit6 de F&me et
les sanctions ult^rieures, veut-il uniquement se
prot6ger lui-m6me contre le vol ou la trahison? Ses
adversaires Font dit. A les en croire, Voltaire ne voit
dans le dogme de Dieu r£mun6rateur et vengeur
qu'une sorte de garantie pour les heureux du monde,
un moyen de conservation sociale&leur profit. R6pon-
dons que, dans sa pens6e, la crainte des peines
futures ne doit pas seulement r^primer les petits;
elle doit aussi les d6fendre contre Tinjustice des
grands.
_ Si Voltaire trouve dangereux les procureurs ath6es,
les princes ath6es lui paraissent bien plus dangereux
encore. « Je ne voudrais pas, d6clare-t-il, avoir affaire
& un prince ath6e qui trouverait son int6rM k me
faire piler dans un mortier; je suis bien stir que je
serais pil6 » (Did. phil., Alhdisme, XXVII, 188).
Dans YlZpttre des Trois imposteurs, le juste sans
defense que menacent les rois appelle sur eux la
vengeance celeste :
Rois, si vous m'opprimez, si vos grandeurs d6daignent
Les pleurs de l'innocent que vous faites couler,
Mon vengeur est au ciel: apprenez a trembler.
(XIII, 265 a.)
1. On se rappelle cette anecdote, que conte Mallet du Pan :
« Je l'ai vu un soir, a souper, donner une 6nergique lecon a
d'Alembert et a Condorcet en renvoyant tous ses domestiques
et en disant ensuite aux deux acad^miciens : Maintenant, mes-
sieurs, continuez vos propos contre Dieu; mais, comme je ne
veux pas Stre e" gorge* et vole cette nuit par mes domestiques, il
est bon qu'ils ne vous ecoutent pas. • (Memoires.)
2. Cf. Diet, phil., Eucharistie, XXIX, 266; Hist, de Jenni,
XXXIV, 419; etc.
MORALE 165
Et lisons la Dissertation sur la Tragidie en tSte de
Sdmiramis : Tid6e morale dont Voltaire se fait Tinter-
pr&te dans cette pi&ce, c'est que la Divinity ch&tie
la sc616ratesse des puissants 1 . Otez-leur lacroyance
en un Dieu vengeur des crimes : « Sylla et Marius se
baignent alors avec d61ices dans le sang de leurs
concitoyens ; Auguste, Antoine et L6pide surpassent
Ies fureurs de Sylla; N6ron ordonne de sang-froid
le meurtre de sa m&re » (Homilie sur VAlhiisme y
XLIII, 240). On a dit souvent que Voltaire a voulu
« une religion pour l e peuple ». Cette religion,
qui est le tb6isme, ITne la veut pas moins, dans
1. « Les hommes, qui ont tous un fonds de justice dans le
coeur, souhaitent naturellement que le ciel s'intdresse a venger
rinnocence : on verra avec plaisir en tout temps et en tout
pays qu'un fitre supreme s'occupe a punir les crimes de ceux
que les hommes ne peuvent appeler en jugement... Je suppose
que Pauteur d'une tragddie se fut propose" pour but d'avertir les
hommes que Dieu punit quelquefois de grands crimes par des
voies extraordinaires; je suppose que sa piece fut conduite avec
un tel art que le spectateur attend it a tout moment l'ombre d'un
prince assassine qui demande vengeance, sans que cette appari-
tion fut une ressource absolument necessaire a une intrigue
embarrassee; je dis qu'alors ce prodige, bien manage*, ferait
un tres grand effet... Tel est a peu pres l'artifice de la tragddie
de Se'miramis (aux beautes pres, dont je n'ai pu Porner)... Toute
la morale de la piece est renfermee dans ces vers :
II est done des forfaits
Que le courroux des dieux ne pardonne jamais.
... J'avoue que la catastrophe de Se'miramis n'arrivera pas sou-
vent; mais ce qui arrive tous les jours se trouve dans les derniers
vers de la piece :
Apprenez tons du moins
Que les crimes secrets ont les dieux pour temoins.
(V, 489, 490.)
— Cf. Hist, de Jenni, XXXIV, 418; Homilie sur VAthiisme, XLIII,
240 sqq.; Lettre d M. de Villevieille, 26 aout 1768.
166 VOLTAIRE PHILOSOPHE
rint6r6t du peuple, pour Ies princes et pour les
grands '. ' '
f Ainsi la croyance en Dieu, selon Voltaire, est utile
lau genre humain, et nul honnSte homme ne doit
.T6branler. Voil&, quand il combat Tath^isme, son
principal argument; il fait surtout valoir des consi-
derations relatives au bien de la soci6t6, il invoque
Tfitre supreme non plus comme organisateur de
Tunivers, mais comme sg nctif>0 de la morale.
Si la crainte du Dieu vengeur est un irein capable
d'empGcher bien des crimes, ce n'est pas k dire sans
doute que les ath£es soient toujours m£chants. « L'in s-
tinct de la vertu, qui consiste dans un temperament
doux et eloign^ de toute violence, peut tr&s bien
subsister, d6clare-t-il, avec une philosophie erron^e »
telle que Tath6isme; eklui-m£me cite tout le premier
des ath£es vertueux 2 .J La plupart de ceux qui ne
: croient "pas~en Dieu sont tenths de s'abandonner k
|leurs passions; mais les hommes d^lite peuvent faire
le bien par amour du bien sans esp£rer aucune
J recompense.
^-^D'autre part, ce n'est pas^tout de croire k un Dieu :
k quel Dieu croy ons-nou s?(Mieux vaut etre atheeque
d'adorer une bivinite barbare et de lui sacrifier des
victimes humaines \J athee, Moise n'eftt pas fait
egorger vingt-lrois mille Juifs qui s'etaient fabrique
un veau d'or, vingt-quatre mille qui avaient eu
commerce avec les filles des idol&tres, douze mille
1. Robespierre a dit en ce sens : * L'atheisme est aristocra-
tique. L'idee d'un grand litre qui veille sur Pinnocence opprimee
et qui punit le crime triomphant est toute populaire. »
2. Homtlie sur VAtheisme, XLI1I, 248 sqq. Gf. encore YOde sur
le Fanatisme, XII, 423.
MORALE 167
qui avaient voulu soutenir Tarche prSte & tomber 1 .
Et puis, il y a bjen jles fagot s de croiro en Dieu . Si
nous comparons le fanatisme et l'ath&sme, « le Tana-
tisme est certainement mille foTTpTus funeste » (Did.
phiL, Athiisme, XXVII, 187); si nous comparons le
fanatique et Tath6e, « le fanatique est un monstre
mille fois plus dangereux » (Ibid., Dieu, XXVIII,
392). Hobbes mena une vie tranquille et innocente
tandis que les sectaires Anglais de son temps ensan-
glantaient leur pays; et Spinoza, mattre d'ath6isme,
ne se m6la point k ceux de ses compatriotes qui
servaient Dieu en massacrant les fr6res de Witt *. Si
Tath6e est capable de violer Iphig&iie, le fanatique
T^gorgera pieusement sur Fautel et croira que
Jupiter lui en a beaucoup d'obligation ; si Tath6e est
capable de dSrober un vase d'or dans une 6glise
pour entretenir des filles de joie, le fanatique c616-
brera dans cette 6glise un auto-da-fe et chantera un
cantique juif k plein gosier devant un bucher de
Juifs*.
Et quelesLievfiritable impie? Dirons-nous que
c'esl le pauvre horarae dont Tignorance s'imagine
l'fitre des Gtres avec une longue barbe blanche, avec
des pieds et des mains? Nous pardonnons du moins
k sa simplicity d'esprit; il m6rite la piti6, non la
colore. Mais celui qui' adore un Dieu jaloux, orgueil-
leux, vindicatif, qui s'autorise de ce Dieu pour justi-
fier sa proprearrqgance, j>qucgLorifier_sfis fureurs,
voila le veritable impie. L'impie, c'est celui qui vient
nous dire : « Ne vois que par mes yeux, ne pense
1. Diet. phiL, AtMe, XXVII, 158.
2. Ibid., id., 187.
3. Hist, de Jenni, XXXIV, 419.
168 VOLTAIRE PHILOSOPHE
.point. Je t'annonce un Dieu tyran qui m'a fait pour
\6tre ton tyran; je suis son bien-aim6; il tourmentera
pendant toute Teternit6 des millions de ses creatures
qu'il d6teste, pour me r6jouir; je serai ton maftre
dans ce monde, et je rirai de tes supplices dans
Tautre » {Diet, phil., Impie, XXX, 333). Cet impie-l&
ne m£rite ni piti6, ni pardon. Et comment ne pas
lui pr6f6rer un ath6ef L'ath6e manque de sagesse;
le fanatique est une bete feroce M
Cependant l'ajii&sin£ jgeut fafire beaucoup de mal.
Mieux vaut encore Stre asservi & des SU^erstilioiIS
grossi&res, si elles ne nous rendent pas inhumains,
que de vivre sans croyance religieuse 2 . D'ailleurs,
« un ath6e qui serait raisonneur, violent et puissant,
serait un fleau aussi funeste qu'un siiperstitieux
sanguinaire » (Traiti sur la Tolerance, XLI, 352) 8 .
i. Gf. Ode sur le Fanatisme :
Je sentirais quelque indulgence
Pour un aveugle audacieux
Qui nierait 1' utile existence
De l'astre qui brille a mes yeux.
Ignorer ton dtre supreme,
Grand Dieu, c'ost un moindre blaspheme
Et moins digne de ton courroux
Que de te croire impitoyable,
De nos malheurs insatiable,
Jaloux, injuste comme nous.
Lorsqu'un devot atrabilaire,
Nourri de superstition,
A, par cette affreuse chimere,
Corrompu sa religion,
Le voila stupide et farouche ;
Le fiel decoule de sa bouche,
Le Fanatisme arme son bras ;
Et, dans sa piete profonde,
Sa rage immolerait le monde
A son Dieu, qu'il ne connait pas.
(XII, 424.)
2. Traiti sur la TolSrance, XLI, 349.
3. Gf. HomSlie sur VAthSisme : « L'ath&sme peut causer quel-
MORALE 169
Mais il ne s'agit que de comparer en general l'athee
et le theiste. L'athee, disait tout a Theure Voltaire, ,
devore pour apaiser sa faim, et le fanatique croit.
faire son devoir entuans le theiste, dit-ilmaintenant,
deteste un crime commre dans Temportement de la
passion, et Fathee s'endurcit de plus en plus*. -^
Quand Voltaire declare Fathee moins dangereux
que le fanatique, il parle de JTathee philosophe . Or,
il y a deux categories d 'athees; il n'y a pas seuiement
les athees philosophes ou athees de cabinet, il y a aussi
les athee s de cour. Cette distinction est n6cessaire
pourexammer la question pos6e par Bayle : « Si une
society d'athees peut subsister. »
Oui, r6pond Voltaire, dans le casou ces athees sont
des philosophes. Les athees philosophes m6neront
une vie tr£s tranquille et tr&s sage. Tandis qu'une
cite de jans6nistes et de molinistes sera trouble par
des querelles souvent sanglantes, une cite de Simo-
nides, de Protagoras, de Spinozas, restera toujours
calme et sage 1 . Seuiement, ne confondons pas les
athees de cour avec les athees de cabinet. L'atheisme,
qui « peut tout au plus laisser subsister les vertus
sociales dans la tranquille apathie de la vie privee »,
« doit porter a tous les crimes dans les orages de la
vie publique » (Homilie sur rAthdisme, XLIII, 250).
Quand on n'a aucune crainte, on n'a souvent aucun~
scrupule. Et du reste, si l'atheisme n'est pas dange-
reux chez les athees de cabinet, nous n'en devons pas
moins le combattre m6me chez eux, parce que, de
leur cabinet, il se repand parmi les princes et les
quefois autant de raal que les superstitions les plus barbares •
(XLIII, .240).
1. Diet, phil., Athtisme, XXVII, 159.
170 VOLTAIRE) PHILOSOPHE
' grands. « Le raalheur des athees de cabinet est de faire
x des athees de cour » {Did. phiL y Dieu, XXVIII, 392).
/ On s'explique par la pourquoi Voltaire combat les
; philosophes qui, de son temps, professaient et ensei-
/ gnaient Tath&srae. C'est avec Helvetius et surtout
avec d'Holbach qu'il eut affaire. Et, contre le Dieu
des pr&tres, il leur donne raison : aussi bien Tun et
Tautre ne font sur ce point que r6p6ter ce que lui-
m&me avaiLd^ji dit. -Mais on peut avoir raison
£onfre"le Dieu des prfctres sans avoir raison contre
fcelui des theistes. « Parce qu'on a chasse les Jesuites,
Jattt-il chasser Dieu? Au contraire, il fautTen aimer
davantage » {Dict.phiL, Dieu, XXVIII, 394). Refutant
Helvetius et d'Holbach, Voltaire reste d'accord avec
lui-m6me. II distingue toujours la superstition de la
religion ; et c'est tant6t pour attaquer la superstition
sans que la religion puisse en souffrir, tant6t pour
defendre la religion sans que la superstition puisse
en profiter.
Comme Voltaire fait pr6valoir la morale sur la
metaphysique, nous devons penser que, se deter-
minant par des motifs tires de Finteret social, il
n'exprime pas toujours en metaphysique sa veritable
opinion, je veux dire, si Ton peut ainsi parler, son
v opinion proprement intellectuelle.
Nous avons vu plus haut comme quoi il h£site et se
contredit sur la question de Dieu, non pas sur Pfitre
[l n6cessaire, mais sur le Dieu qui punit les mediants
i et recompense les bons. Lorsqu'il rejette les peines
"et les recompenses futures, par exemple dans son
Traite de Metaphysique, qui ne fut pas ecrit pour
l 1 impression, alors il pretend qu'on n'a pas besoin d'y
croire pour se bien conduire. Ainsi, dans le sixi&me
MORALE 171 ^
chapitre, apr&s avoir montr6 comment toutes les
vraisemblances sont contre Timmortalit^ de TAme, il
s'attache k « pr^venir Tesprit de ceux qui croiraient
la mortality de Tame contraire au bien de la socj&&<»
et rappelle, sans compter les anciens Juils7tant de
grandes sectes philosophiques qui ont 6t6 materia-'' .
listes 1 . Dira-t-on, comme lui-mfime le disait tout k I
Theure, que les mauvaises passions de Thomme, si !
elles ne sont pas r6prim6es par la croyance & une autre
vie, se donneront libre carrtere? Mais il y a d'autres !
freins. Le prince qui veut tout se permettre doit r6unir, \
£vant de declarer la guerre au genre humain, une J
arm£e de cent mille soldats bien affectionngs k son
service; et peut-il s'assurer que cette arm6e lui
suffise? Quant au simple particulier, il craindra d'etre
puni soit par les ch&timents qu'ont inventus" les
hbtnmes, soit par la menace de ces ch&timents,
laquelle est dej& un assez cruel supplice. Et d'ailleurs
nous avons en nous un i nstinct soc ial, que T6ducation
d^veloppe. Ceux qui ne pourraient Stre honnGtes sans^J '
le secours. de la religion seraient des monstres a . 1 1
Si tantdt il affirme et tantdt nie le Dieu r6mun6ra-
teur et vengeur, Voltaire ne perd jamais de vue Fin-
t6r6t social; et, montrant dans le premier cas que la
soci6t6 a besoin de ce dogme, il montre dans le second
qu'elle peut s'en passer.
Croit-il vraiment k Dieu? Au Dieu qui a fait le
monde, c'est hors de doute 3 . Mais croit-il au Dieu qui
1. XXXVII, 320.
2. Trait* de Mttaph., XXXVII, 341 sqq. — Gf. Essai sur les
Mosurs, XV, 90; Diet, phil., Bnfer, XXIX, 120, Locke, XXXI, 48.
3. Cf. Lettre d d'Argental, 4 aout 1775 : « L'auteur de Jenni ne
peut pas etre soupconn^ de penser comme Epicure. Spinoza lui-
9
\
172 VOLTAIC PHILOSOPHE
recompense et ch&tie?Dans XHptlre sur le livre des
Trois imposleurs, sans declarer formellement que ce
Dieu est une invention des hommes, il donnerait
presque k Fentendre :
Consulte Zoroastre et Minos et Solon
Et le martyr Socrate et le grand Ciceron;
lis ont adore tous un maitre, un juge, un pere.
Ce systeme sublime a l'homme est necessaire;
G'est le sacr£ lien de la society,
Le premier fondementde la sainte equity,
Le frein du scelerat, l'esperance du juste.
Si les cieux, depouilles de son empreinte auguste,
Pouvaient cesser jamais de le manifester,
Si Dieu n'existait pas, il faudrait Pinventer.
Que le sage Tan nonce et que les rois le craignent.
Rois, si vous m'opprimez, si vos grandeurs -dedaignent
Les pleurs de Tinnocent que vous faites couler,
Ma vengeance est au ciel : apprenez a trembler.
Tel est au moins le fruit d'une honnete croyance.
(XIII, 265.)
En disant que, si Dieu n'existait pas, — le Dieu
r6mun6rateur et vengeur, — il faudrait Pinventer,
Voltaire pourtant semble dire ici mSme que ce Dieu
existe. D'autres passages laissent mieux voir ce
qui est peut-6tre sa pens6e intime. Par exemple, le
second chapitre de Dieu et les Hommes commence
par quelques lignes bien significatives : « Les nations
qu'on nomme civilis6es parce qu'elles furent m6-
chantes et malheureuses dans des villes au lieu de
T6tre en plein air ou dans des cavernes, ne trouv&rent
point de plus puissant antidote contre les poisons dont
les coeurs 6taient pour la plupart d6vor6s que le
meme admet dans la nature une intelligence supreme. Cette
intelligence m'a to u jours paru demontree. Les athees qui veulent
me mettre de leur parti me semblent aussi ridicules que ceux
qui ont voulu faire passer saint Augustin pour un moliniste. »
MORALE' 173
recours k un Dieu r6mun6rateur et vengeur. Les
magistrats d'une ville avaient beau faire des lois
contre le vol..., on les volait eux-m6mes dans leur
logis... Quel autre frein pouvait-on mettre k la cupi-
dity aux transgressions secretes et impunies, que
Tid6e d'un mattre 6temel qui nous voit et qui jugera
jusqu'& nos plus secretes pens6es? » (XLVI, 102) *.
Dans Particle Enfer du Dictionnaire philosophique,
apr6s avoir racont6 comment un th6ologien calvi-
niste, pasteur & Ncuchatel, dut abandonner ses fonc-
tions pour avoir ni6 T6ternit6 des peines, il ajoute
qu'un des ministres qui l'y contraignaient lui dit :
« Mon ami, je ne crois pas plus k Tenfer Sternel
que vous; mais sachez qu'il est bon que votre ser-
vante, que votre tailleur et surtout votre procureur
y croient » (XXIX, 117, 118). Nous Tavons entendu
declarer pour son propre compte que le dogme d'un
Dieu vengeur 6tait une utile protection contre les.
m6chants. Lui non plus,ilne croyait point aux peines]
6ternelles. Mais croyait-il k des peines temporaires?/
G'est fort douteux f . ~
Si Voltaire soutient d'ordinaire Timmortalit^ de
r&me, il ne la soutient qu'en vue des sanctions futures ;
aussi n'a-t-il aucun motif, quand il nie ces sanctions,
de pr^tendre que I'&me soit immortelle. Dans le
Traiti de Mitaphysique par exemple, il la fait p6rir
1. De meme, dans YHomtlie sur CAth&isme : « On sait assez
que la terre est couverte de sc&erats heureux et d'innocents
opprimgs. II fallut done necessairement recourir a la theologie
des nations plus nombreuses et plus policees, qui longtemps
auparavant avaient posg pour fondement de leur religion des
peines et des recompenses » (XLIII, 240).
2. 11 dit meme en maints passages que le ma) n'existe pas par
rapport k i'£tre supreme. Gf. p. 187, n. 1.
TOLTAIRE PHIL080PHB. i2
174 VOLTAIRE PHILOSOPHE
avec le corps. Et, dans le dialogue entre Adeios et
Sophronime, il dit par la bouche d' Adeios : « J'ai
craint longtemps... ces consequences dangereuses
[les consequences du materialisme] ; c'est ce qui m'a
empeche cTenseigner mes principes ouvertement »
\ (XL1I, 309). On peut done penser qu'il ne croit point
k Timmortalite de T&me,et qu'il ne Ta soutenuequ en
vertu de considerations sociales.
De mSme quant au libre arbitre. Voltaire Tadmet
pour justifier les peines et les recompenses: au fond,
il n'y croit pas. En octobre 1737, il envoie k Frederic
une sorte de dissertation * oil il veut prouver que
Thomme est libre. Mais, dans la lettre qui accompagne
cette dissertation, il fait un aveu k retenir : « Peut-
etre Thumanite, qui est le principe de toutes mes
pensees, m'a seduit..., peut-etre Tidee oil je suis qu'il
n'y aurait ni vice ni vertu, qu'il ne faudrait ni peine
ni recompense... si Thomme n'avait pas une liberte
pleine et absolue, peut-£tre dis-je, cette opinion m'a
entralne trop loin. Mais, si vous trouvez des erreurs
dans mes pensees, pardonnez-les au principe qui les a
produites 2 . » Un an plus tard, il ecrit k Helvetius
sur la meme question : « Je vous avouerai... qu'apr^s
avoir erre bien longtemps dans ce labyrinthe, apr6s
avoir casse mille fois mon fil, j'en suis revenu k dire
que le bien de la_ soc iete exige que Thomme s& cro ie
lib*e », etlTTait valoir en faveur de la liberte ce que
lui-m&me appelle « des arguments de bonne femme »
(11 sept. 1738). Dans la suite, nous Tavons vu, il la
1. Elle a beaucoup de rapport avec le chapitre vu du Traite de
Mttaphysique, et en contient m6me de nombreux extraits; mais
elle est plus etendue.
2. L1I, 520.
MORALE 175.
niera. Mais, quand il la soutient, c'est uniquement
parce jiijlia-jiige utile. ~~
.Ainsi la seule croyance de Voltaire au point de vue
metaphysique est sa croyance en un Dieu organisateur
du monde. Frederic ayant critique les idees de la RelT-
glon nalurelle, il lui r^pondit : « Vos reflexions valent
bien mieux que mon ouvrage... Vous m'epouvantez ;
j'ai bien peur pour le genre humain et pour moi que
vous n'ayez tristement raison » (1752; LVI, 157). Dans
la mSmelettre, il reconnatt tout le premier la faiblesse
de ses arguments. Mais, dit-il, son po6me a pour veri-
table objet la tolerance. Quant k la r eligion naturelle*.
elle en est seulement le pr£texte ; et, ne la defendant
plus que par des considerations sociales, il supplie
Frederic de Taider & se tromper. Ainsi cette religion,
qu'il recommande au point de ynfi dn frigg-C^bli^ ^"~
rnAmp^pmir an^wrnrppfp. T n'y^r^rmt juis; j| n'en retient ^
du moms que la croyance en une Cause supreme, en un J
Demiurge sans lequel ne saurait s'expliquer le monde./ /
Dans la lettre k Helvetius precedemment citee, Vol- ^
taire dit, aprfcs avoir expose ses raisons en faveur du\
libre arbitre : « Je commence, mon cher ami, k faire
p1i\sHf^flft diuhfrfrhnH' dejgj[i^ que d'une verite , et
si malEeureusement le fatalism e Slait vrai, je ne vou-
drais pas d'une verite si cruelle » (11 sept. 1738). Qu'il
s'agisse du libre arbitre, de l'&me, ou de Dieu remu-
nerateur et vengeur, Voltaire se preoccupe beaucoup >
moins de ce qui est vrai que de ce qui e st socialement _^
ut.ilft; jl i^ftt I'nHlit/* an-dftssiifi Hf rffTverite^ —
C'est Ik sans doute une theorie condamnable. Jugejr
telle ou telle doctrine speculative par ses resultats
dans le domainedes moeurs, la repudier souspretexte
qu'elle porte atteinte aux principes sociaux, rien de
176 VOLTAIRE PHILOSOPHE
plus dangereux pour la liberty deresprithumain.Et,
d'ailleurs, sait-on si la doctrine qui semble mainte-
nant devoir 6tre funeste en ses premiers effets ne
sera pas plus tard bienfaisante? Sait-on si, contraire
k notre morale d'aujourd'hui, elle ne s'accordera pas
demain avec une morale sup6rieure? La morale ne
doit point jugerla science. Quand la science contredit
la morale, la morale de notre temps, ceux qui Faccu-
sent d'immoralit6 oublient que les id^es sur lesquelles
repose la civilisation contemporaineont 6t£ pour la plu-
part r6volutionnaires avant de devenir conservatrices.
Pourtant ne bl&mons pas trop Voltaire. Car, lorsqu'il
all&gue ainsi Fint6r£t du genre humain, ce n'est pas a
propos de v6rit6s scientifiques ; c'est k propos de pro-
blames qu'aucun philosophe n'a r6solus et que lui-
mSme tient pour insolubles *. « J'ai examin6 sinc&re-
ment et avec toute Tattention dont je suis capable,
dit-il dans sa lettre k Fr6d6ric d'octobre 1737, si je
peux avoir quelque notion de Tame humaine, et j'ai
vU que le fruit de toutes mes recherches est Figno-
rance... Mon principal but, apr&s avoir t&tonn6 autour
de cette &me pour deviner son esp^ce, est de tocher
au moins de la r6gler. C'est le ressort de notre hor-
loge. Toutes les belles idees de Descartes sur F61asti-
cit6 ne m'apprennent point la nature de ce ressort.
J'ignore la cause de F61asticit6; cependant je monte.
ma pendule, et elle va tant bien que mal. » En des
matteres livr^es k Fincertitude, rien d'6tonnant que
le z61e de Voltaire pour Finstitution sociale ait
d6termin6 son acquiescement aux croyances qu'elle
lui paraissait exiger.
1. Cf. p. 6 sqq.
MORALE 177
Si Voltaire ram£ne la m6taphysique k la morale,
c'est k la morale qu'il r^duit sa religion. Elle ne con- j-
siste en somme que dans le c ulte de D ieu par la pra-
tique des vertus humaines. *
La religion naturelle, 6crit-il, ce sont « les principes
de morale comrauns.au genre humain » (Eldm. de la
Philos. de Newton, XXXVIII, 38). II dit de m6me par la
bouche de Socrate : « Gardez-vous de tourner jamais la
religion en m6taphysique ; la morale est son essence »
(Socrate, VI, 523). Et pourquoi ne pas rappeler qu'il
composa deux Homilies en vue d'expliquer comme
des sy mboles mo raux soit les 16gendes bihliques, soit
les sa<? f ements * f
La disunion et les querelles, voila ce que produit
de tout temps la th£ologie ; elle divise les hommes en
sectes qui s'anath£matisent ou s^gorgent. II en fut
ainsi d&s Torigine du christianisme ; et, aujourd'hui
encore, ne voit-on pas les jans6nistes et les j6suites
rivaliser les uns contre les autres de violences ou de
perfidies? Voltaire compare ces sectes hostiles de la"
chr6tient6 avec une famille dont les membres, ne
s'accordant pas sur la fagon de saluer leur p6re com-
mun, seraient toujours pr6s d'en venir aux mains.
1. Par exemple, dans VHomelie sur V interpretation de VAncien
Testament, la femme formed de la c6te de Phomme* figure l'union
conjugate, le serpent qui seduisit Eve repr^sente nos desirs
pervers, l'arbre de la science nous montre corabien dangereux
est tout faux^sayoir. Que d'autres recherchent avec dom Galmet
la ptace dTuTp^aais terrestre; un modeste pnHre se contentera
d'engager ceux qui l'ecoutent a meriter le paradis celeste par
leurs vertus (XLI1I, 265 sqq.). De meme, Voltaire dit dans VHomelie
sur la Communion, que la communion veritable, dont le sacre-
ment catholique est I'embleme, consiste a "imfi 1 * fi f s frferasf et il
supplie lesauditeurs de se rappeler cette cer^mome pour ne pas
souflfrir que la religion, mal interpr^tee, leur inspire des senti-
ments de haine (XLV, 298 sqq.).
^
178 VOLTAIRE PHILOSOPHE
« Eh ! mes enfants, il s'agit de Taimer ; vousle saluerez
comme vous pourrez. N'etes-vous fr&res que pour 6tre
divis6s? » Homelie sur la Superstition, XLIII, 262).
\ Nous devons retrancher de la religion tout ce qui met
la discorde entre les hommes; mais, par \k m^rae,
nous substituerons la morale k la th6ologie.
Dans sa Profession de foi du Vicaire Savoyard,
Jean-Jacques Rousseau s'inspirait des mSmes id6es;
et Voltaire, quoique ayant d6j& bien des griefs contre
lui, n'en t^moigna pas moins de son admiration pour
cette partie de YlZmile 1 . Or, comment Rousseau
devint-il th&ste? « Je suis n6 protestant, lui fait dire
Voltaire; j'ai retranch6 tout ce que les protestants
condamnent dans la religion romaine; ensuite j'ai
retranch6 tout ce que les autres religions condamnent
dans le protestantisme; il ne m'est rest6 que Dieu, je
Tai ador6 » [Pot pour ri, XLII, 11). Imitons Texemple
* de Rousseau ; r6duisons la religion aux croyances qui
\ sont celles de tous les hommes, et bannissons-en la
\ th^olbgie, source Sternelle de disputes et de crimes.
Aussi bien la th^ologie ne nous importe pas plus
que les systemes de m^taphysique. Apr&s avoir cit6
le mot du poete latin Perse :
Minimum est quod scire laboro :
De Jove quid sentis?
(11 s'agit d'une bagatelle : que pensez-vous de
Jupiter?) — , Voltaire est le premier k declarer que
nulle question ne m6rite plus notre 6tude. Mais, inca-
' pable de r6soudre cette question, il se console en
remarquant que, si nous ignorons la nature de Dieu,
1. « II y a cinquante pages que je veux faire relier en maro-
quin » (Lettre & cCAlembert, 15 sept. 1162).
MORALE 179
nous pouvons nous passer de la connaltre. Ce qui C/
n'est pas d'une n6cessit6 absolue pour tous les hommes (
en tout temps et en tout lieu n'est n6cessaire k aucun J '
homme. Les probl&mes sur lesquels nous nous divi-/
sons peuvent avoir plus ou moins d'intdrSt dansi
Tordre sp^culatif ; ils n'ont pas d'utilite pratique, pas \
de rapport avec la conduite de la vie *. J^ '
Le th£ologal Logomacos, s'adressant au bon vieil-
lard Dondindac, lui pose quelques questions sur les
myst&res de la dogmatique. Et Dondindac r6pond :
J'ignore ce que vous me demandez et je ne songe
gu&re k m'en enqu6rir. II me suffit de reconnaitre
Dieu pour mon souverain, pour mon juge et pour-"
mon p&re *.
Que nous importe si Dieu est infini secundum quid
ou selon Pessence, s'il est en un lieu, ou hors de tout
lieu, ou en tout lieu, s'il peut faire que ce qui a 6t6
n'ait point 6t6, s'il voitle futur comme futur ou comme
present, de quelle fagon il tire FStre du n6ant et
an6antitT6tre? Nous ne le saurons jamais, et aucun^
th£ologal ne peut nous Tapprendre. Aucun th^ologal
ne nous apprendra non plus si le Verbe engendr6 est
consubstantiel avec son g6n6rateur, s'ildescendit aux
enfers per effectum et aux limbes per essentiam, si
Ton mange son corps avec les accidents seuls du pain .
ou avec la substance du pain. Mais, quand un ange Y
envoys des cieuxnous expliquerait tousces probl&mes, /
en serions-nous beaucoup plus avanc6s? Aimer Tfitre ,
supreme comme un p6re et nos semblables comme i
des fibres, tel est le devoir de tous les hommes; et la
th^ologie, dont nous n'avons pas besoin pour le con-
1. Lettre & Voyer d'Argenson, 6 nov. 1770. *- ""
2. Diet, phil., Dieu, XXVIII, 395 sqq.
180 VOLTAIRE PHILOSOPHE
naltre, ne nous sert point k l'accoraplir. Tandis que
les theologiens se querellent sur la nature de Dieu,
servons Dieu, quelle que soit sa nature, en cultivant
la vertu, en 6tant justes et bienfaisants. La theologie
"" ne produit que des sectaires; accordons-nous dans la
morale. Aux « th6ologiens particuliers », opposons
« le theologien universel » (Diet. phiL, Grdce, XXX,
122), le veritable philosophe, qui se contente d'adorer
Dieu et de bien agir ! .
Autant les dogmes sont obscurs, autant est claire
la morale. Ici, pas de difficulty. Pas de querellesnon
plus. Si la dogmatique divise les hommes,Ja morale
les unit, k quelque race quails appartiennent, etfaiije
Thumanit6 tout entiere une seule eftlffeTne famille.
« II n'y a pas deux morales » {Diet. phit^Ariitble,
XXVII, 32), e'est un point sur lequel Voltaire a souvent
insiste, un de ceux qui lui tiennent le plus au coeur.
Le Beau ayant 6crit dans son Hisioire du Bas-Empire
que les patens ne concevaient aucune id£e de la
morale chretienne : « Ah ! monsieur Le Beau, proteste
Voltaire, oil avez-vous pris cette sottise?... II n'y a
qu'une morale, monsieur Le Beau, comme il n'y a
qu'une geomelrie » (Diet, phil., Morale, XXXI, 261).
Sans doute, la g£om6tcie est ignored de beaucoup
d'hommes; mais tous, des qu'ils s'y appliquent, en
reconnaissent la verity. De m6me, la plupart des
hommes n'ont lu ni le De finibus ni Yj&thique; mais
les plus belles maximes de Cic6ron et d'Aristote sont
pourtant imprim6es dans leur conscience.
A vrai dire, les rites et les pratiques de la morale
1. Diet, phil., Education, XXIX, 4 sqq., Theologie, XXXII, 362
sqq.; Homelie sur la Communion, XLV, 306 sqq.:' //is*, de Jenni,
XXXIV, 350 sqq.
MORALE 484
varient tie peuple k peuple, de sifccle en sifccle. Vol-
taire lui-ra6me le fait souvent remarquer. Ce qui est
crime en Europe, £crit-il k Fr6d6ric, sera vertu en
Asie, « de mdme que certains ragouts allemands ne
plairont point aux gourmands de France » (oct. 1737 ;
LI J, 522). Pareillement, dans le po6me de la Loi na/u-
relle :
Les lois que nous faisons, fragiles, inconstantes,
Ouvrages d'un moment, sont Dartou t d i ffdyft p t* $ ,
Jacob chez les Hebreux put dpouseFcTeiix soeurs;
David, sans offenser la defence et les moeurs,
Platta de coo^beaute's la tendresse importune;
Le pape au Vatican* n'en peut posse*der une...
Usages, inte>6ts, culte, lois, tout diflfere '.
' ' - -■ '(XII, 464.)
Bien plus, le vol, le meurtre, et jusqu'au parricide,
sont, dans certains pays, regards comme legitimes.
A Lac6d6mone, on felicitait les voleurs adroits. II y
a en Afrique certaines peuplades chez lesquelles,
d'aprfes les r6cits des voyageirrs, le fils mange son
p&re; et beaucoup de tribus sauyages tuent leurs
prisonniers de guerre pour s'en nourrir.
Cependantla morai^-au-fonri, ne YarijLpoink Que
Ton pftt chez les anciens juifs, que Ton puisse encore
chez telle et telle nation 6pouser deox soeurs ou avoir
dix, vingt femmes, ce sont Ik des co nvent ions, des
coutu qnes arbitr ages qui n'ont pas de rapport avec
l'essence m£me de la morale. Et pourquoi Lac6d6-
mone honorait-elle le vol? II faut se rappeler que les
bie ns y 6taientc ommuns ; par suite, quanddesavares
r6servaient k leur usage ce que la loi distribuait entre
tous, on servait le public en les d6robant.
4. Cf. Diet. phiL, Loi naturelle, XXXI, 52.
182 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Quant aux cannibales qui tuent et mangenl leurs
parents, le fait est bien douteux; k le supposer vrai,
ils ne les tuent, all&gue Voltaire, que « pour les d61i-
vrer des incommodes de la vieillesse ou des fureurs
de l'ennemi », et, s'ils leur donnent un tombeau
dans le sein filial au lieu de les laisser manger par
autrui, « cette coutume, tout effroyable qu'elle
est k Timagination, vient pourtant de la bont£ du
coeur » (iZle'ments de la Philosophie de Newton,
XXXVIII, 40) K
Ce qui est sftr, c'est qu'il y a des peuples anthro-
pophages. Mais que veut-on en inferer? Comme nous
ils font la guerre, et ils tuent leurs ennemis comme
nous; le m al consiste k les tue r, non a les manger;
les manger, ce n'est qu' « une c6r6monie de plus ».
Et depuis combien de temps nous-mSmes, peuples
civilises, 6pargnons-nous nos prisonniers de guerre?
Au reste, ces anthropophages n'en ont pas moins,
dans leurs rapports entre membres de la m6me tribu,
lune morale qui ne differe pas essentiellement de la
^ldtre. « J'ai vu, dit Voltaire, quatre sauvages de la
tbuisiane qu'on amena en France en 1723. II y avait
parmi eux une femme d'une humeur fort douce. Je
lui demandai par interpr^te si elle avait mang6 quel-
quefois de la chair de ses ennemis et si elle y avait
pris goftt : elle me r^pondit que oui ; je lui demandai
si elle aurait volontiers tu6 ou fait tuer un de ses
compatriotes pour le manger; elle me r^pondit en
fr6missant et avec une horreur visible pour ce crime
(Lettre a Frtderic, oct. 1737; LII, 523). II peut bien
exister des peuples anthropophages ; il n'en existe pas
1. Cf. Diet, phil., Ath^ XXVII, 165.
\ MORALE "\ ^ 183
chez lesquels on croie juste d'^gorger un ami/Quoi-
que les regies du bien et du mal varient, en maints
usages, d'un pays k Tautre, le principe essentiel d'oii
proc&de la morale reste toujours et partout le m6me /
malgr£ la diversity des races ou des 6tats de civilisa-
tion, tous les les hommes consid&rent comme bonnes
les choses utiles k la society, comme mauvaises
celles qui lui sont nuisibles.
fcocEeT hiant les id6es inn£e s, pr6tendait que les ^
difT6rents peuples se font diffSrentes id£es de la jus-
tice. Cette assertion, Voltaire l'a souvent combattue.
DuTmoins, il atteste que certains sentiments d'oti
proc^de Tinstitution social e, comme par exemple la
b ienveillance envers ceux de not pp ftg pft ce T _sp nt iiifrft-
rents £_ tous les 6tres humains. Ainsi un homme se
sent toujours en disposition de secourir un autre
homme, pour vu q ue son intfo gj^n'en souffre pas ; le
plus feroce des sauvages, encore d6gouttantltu sang '
d'un ennemi qu'il va manger, s'attendrit devant les
souffrances d'un de ses compagnons et fait son pos-
sible pour les adoucir. D'autre part et surtout, le bien
de la soci6t6 d eterm ine chez n'importe quel peuple la
fgg te^thrTus |ft ftt <jft Tinjuste. L'adull&re peut 6tre
autoris6 dans tel pays; dans a ucun T on n 'estime
rhfMrr^ qi^j tirnM TfH pnr^ 1 ^^" qui est ingrat envers
son bienfaiteu r. Et, s'il faut sans doute Taire la part
des differences relatives a la race, au climat, au degr£
de culture, ces differences n'empSchent pas que le\
fond m6me de la morale, que T id6e diP juste et de /
?mjuste ne soit partout identique 1 7~ " T^
1. Loi naturelle, XII, 460; Diet, phil., Athte, XXVII, 165, Ntces-
saire, XXXI, 271 ; Traite de Mttaph., XXXVII, 336 sqq.; Stem, de
1S4 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Aussi bien passons en revue les 16gislateurg des
divers peuples depuis Tantiquit6 la plus recul6e.
Zaleucus, qui fut le premier magistrat des Lo-
criens, vivait avant Pythagore. Voici Texorde de ses
lois. « On doit maitriser son £me, la purifier, en
^carter tout mal, persuade que Dieu ne peut 6tre
bien servi par les pervers et qu'il ne ressemble point
r aux mis6rables mortels qui se laissent toucher par de
somptueuses offrandes. La vertu seule et la disposi-
i tion constante k faire le bien peuvent lui plaire.
Qu'on cherche done k 6tre juste dans ses principes
et dans la pratique. Chacun doit craindre ce qui
m&ne k l'ignominie plus que ce qui conduit k la pau-
* vret6. II faut regarder comme le meilleur citoyen
celui qui abandonne la fortune pour la justice », etc.
^Pfest-ce pas 1&, « le pr6cis de toute morale et de toute
religion? » (Le Philosophe ignorant, XLII, 600) *.
Quant k Confucius, sa doctrine se resume dans la
r6gle suivante : « Vis comme en mourant tu voudrais
avoir v6cu ; traite ton prochain comme tu veux qu'il
te traite. » II recommande le souvenir des bienfaits, le
pardon des injures; ilenseigne la tolerance, Thumi-
' v lit6, le renoncement. « J'ai lu ses livres avec atten-
tion, declare Voltaire : je n'y ai trouv6 que la morale
la plus pure » (Did. phil., Chine, XXVIII, 40) 2 .
Et Zoroastre? Contrairement k Confucius, il 6tablit
un culte ridicule ; mais sa morale vaut celle du philo-
sophe chinois. Citerons-nous une de ses maximes?
« Quand vous 6tes incertain, dit-il, si une action
la Philos. de Newton, XXXVIII, 40 sqq.; le Philosophe ignorant,
XLII, 583, 594; Leltre a Fre'deric, oct. 1737; LII, 521, 522.
\1. Gf. Essai sur les Mceurs, XV, 121 sqq.
v>2 Cf. Diet. phil. t Cate'chisme' chinois, XXVII, 468.
MORALE 18&
qu'on vous propose est juste ou injuste, abstenez--
vous. » Ce seul principe resume toutes les lois et
petit y supplier. Plus Zoroastre 6tablit de supersti-
tions bizarres en fait de culte, plus la puret6 de ses
pr6ceptes montre que la notion du bien et du mal
demeure incorruptible ! .
Au xviu* stecle, les Japonais 6taient considered
comme « nos antipodes en morale ». Mais, dit Vol-
taire, « il n'y a point de pareils antipodes parmi les
peuples qui cultivent leur raison ». La seule diffe-
rence entre la morale des Japonais et celle des Euro-
peans, c'est quils dependent de tuer jusqu'aux ani-
maux. Leurs principales regies, qu'ils appellent
divines, dependent le mensonge, Fincontinence, lc
larcin, le meurtre. S 1 ils ont leurs fables, les ncHres •
valent-elles mieux? En tout cas leur morale n'est
autre chose que « la loi naturelle r6duite en pr6ceptes ;
positifs » (Essai sur les Mceurs, XVII, 366).
Veut-on s'enquerir des peuples les plus supersti-
tieux qu'ait connus Tantiquit^? Les habitants de la
M6sopotamie se vantaient d'avoir eu pour 16gislateur
la poisson Oann^s, brochet de trois pieds de long, k
la queue dor6e, qui, deux fois par jour, sortait de
FEuphrate pour leur adresser des exhortations. Or les
enseignements d'Oannfcs ne different en rien de
ceux que nous donnent aujourd'hui les plus s6v6res
moralistes 2 . \
Ainsi la notion de la justice, graved au cceur de
tous les hommes, les unit to us, quelque diversity
qu'il y ait entre leurs mceurs ei leurs usages respec-
4. Diet. phiL, Juste, XXX, 506; le Philosophe ignorttnt, XLII,
597. — Cf. les Gudbres, IX, 41.
2 Cf., Zadig, XXXIII, 98 sqq.
186 VOLTAIRE PHILOSOPHE
tifs, dans une morale universelle dont les principes
ne varient point. Certes il est souvent malaise de
reconnattre le juste de Tinjuste, comme de distinguer
le vrai du faux, la sant6 de la maladie. En toute
chose, les nuances se mSlent et se confondent. Mais,
en toute chose aussi, les couleurs tranchantes frap-
pent Toeil 1 . Qui doute qu'un bienfait ne soit louable
etun outrage r6pr6hensible? Qui voudrait pr6f6rerla
violence k la douceur, Thypocrisie k la franchise *?
Nous ne savons pas ce qui se passe dans Sirius ou
dans la voie lactee. Pourtant si, dans Sirius, « un
animal sentant et pensant est n6 d'un p&re et d'une
m&re tendres qui aient 6t6 occup6s de son bcmheur »,
il leur doit, nous pouvons raffirmer, « autant d'amour
et de soin que nous en devons k nos parents » ; et si,
dans la voie lactee, quelqu'un rebute les pauvres,
calomnie le prochain, manque & sa parole, nous
sommes bien sftrs qu'il agit mal et que ses cong6-
nfrres en jugent comme nous 8 .
M6me ici, Voltaire se garde de toute m^taphysique.
Ne lui attribuons pas je ne sais quel idealisme trans-
c^ndaniaLJ-.'absolu dont il fait profession ne se rap-
4>orte quk la race humaine ou k telle autre race
LauaJogue. Plus d'une fois il a categoriquement ni6
r existence du bien et du mal par rappor t k D ieu et
leur existence virtuelle. Les crimes, dit-il, intSres-
1. Le Philosophe ignorant, XLII, 581.
2. « Jaunes habitants de la Sonde, noirs Africains, imberbes
Canadiens, et vous, Platon, Giceron, Epictete, vous sentez tous
egalement qu'il est mieux de donner le super flu de votre pain,
de votre riz ou de votre manioc au pauvre qui vous le demande
humblement, que de le tuer ou de lui crever les deux yeux -
(Diet, phil., Juste, XXX, 504).
3. Diet, phil., Religion, XXXII, 96.
MORALE 187
sentle g enre humain sans intaress ftr f>n ri en la Div i-
T yfl^- « Si un mouton allait dire k un loup : Tu
manques au bien moral, et Dieu te punira, le loup
lui r6pondrait : Je fais mon bien physique, et il y a
apparence que Dieu ne se soucie pas trop que je te
mange ou non » (TraiU de Milaph., XXXVII, 341) ! .
Une pareill<e assertion ne dement pas seulement
le dogme des peines et des recompenses futures,
auquel nous avons vu que Voltaire sans doute ne
croyait pas ; elle semble dementir aussi que Dieu soit
Pauteur de la loi morale. Mais, k vrai dire, Voltaire
n'admet point une loi tombee du ciel. Dieu s'est
abstenu de nousr6v61er directement sa volont6. Tous
les presents qu'il nous a f aits sont ramour -pr'oprep
l es besu i yi l uh pi i waiiii i ^ \a hienvmliance pour notre
espece, et. par^dessus tou t, la raison T ( Toil nous v ient
la ^ oimaissance du b ien et d\L"^LJLL.ne nous a pas
dit : CecijestjiiaJ^ .ceciest-bieiujl nous a seulement
donne les instincts saciaux. Et, vivant en soci6t6,
nous ^tablissons par Ik mSme certaines regies morales.
Ces regies n'ont qu'une valeur relative; ce que nous
1. Cf. Diet, phil.y Bien et Mal : « Point de bien ni de mal pour
Dieu ni en physique ni en morale • (XXVII, 348). — De VAme :
« N6ron assassine son pre*cepteur et sa mere; un autre assas-
sine ses parents et ses voisins; un grand-pr6tre empoisonne,
strangle, e*gorge vingt seigneurs romains en sortant du lit de
sa propre fille. Cela n'est pas plus important pour l'fitre uni-
versel, ame du monde, que des moutons mange's par des loups
et des mouches devore*es par des araign^es. 11 n'y a point de*\
mal pour le grand £tre, il n'y a pour lui que le jeu de la j ;
grande machine qui se meut sans cesse par des lois eternelles ». v
(XLVIII, 80). — Traile de Mttaphysique : « Nous n'avons d'autres
idees de la justice que celles que nous nous sommes formees de N .
toute action utile a la societe; ... or, cette id£e n'etant qu'une V
id6e de relation d'homme a homme, elle ne peut avoir aucune /
analogie avec Dieu », etc. (XXXVII, 295).
188 VOLTAIRE PHILOSOPHE
appelons le bien et le mal n>xiste point en dehbrs de
nous. Y a-t-il en dehors de nous quelque chose qui
soft le chaud et le froid, le doux ou Tamer, la bonne
ou la mauvaise odeur? On se ferait moquer si Ton
prelendait que la chaleur existe par elle-m£me ; n'est-
il pas aussi ridicule de pr6tendre que le bien moral
existe en soi * ?
Tous les philosophes du xvnT siecle, sauf Jean-
Jacques Rousseau, de>ivent la morale de la soci£t6.
Dans son Espril des Lois, Montesquieu, apres une
courte introduction metaphysique, prend pied aussitdt
sur la r6alit6 contingente, d'ou il ne s^cartera plus.
II ne recherche pas je ne sais quel gouvernement
ideal; il declare que, dans chaque peuple, le meilleur
gouvernement est celui dont Ja disposition particu-
liere se rapporte le mieux au temperament de ce
peuple, k son 6tat physique, inteirectueTef moral.
Vauvenargues lui-m6me, le solitaire et contemplatif
Vauvenargues, ne fait pas exception : selon lui, la
difference essentielle du bien et du mal, c'est que
Fun tend & Tavantage de la soci6t6, et Tautre & son
detriment 2 .
j Voltaire s'accorde sur ce point avec Vauvenargues
let Montesquieu. Le bien et le mal moral, dit-il, « est
ten tout pays ce qui est utile ou nuisible & la soci6te" ;
(dans tous les lieux et dans tous les temps, celui qui
pacrifie le plus au public est celui qu'on appellera le
plus vertueux. II paratt done que les bonnes actions
ne sont autre chose que les actions dont nous retirohs
de Tayanlage, et les crimes, les actions qui nous sont
i. Traiti de Mitaph^ XXXVII, 338 sqq.
2. In trod, d la connaiss* de VEspiHt humain, III, suit.
MORALE 189
qgntraires j> [Trait* de Milaph., XXXVII, 336). Et,
un peu plus loin : « Nous avons de Thorreur pour un
p6re qui couche avec sa fille, et nous fl&rissons aussi
du nom d'incestueux le fr&re qui abuse de sa soeur.
Mais, dans une colonie naissante, ou il ne restera
qu'un p&re avec un fils et deux filles, nous regarde-
rotis comrae une tr&s bonne action le soin que prendra
cette famille de ne pas laisser p£rir Tesp^ce... NousT|
aimons tous la v£rite, et nous en faisons une vertu 1
parce qu'il est de notre int£r£t de ne pas 6tre trom- J
p6s... Mais dans combien d'occasions le mensonge"^
ne devient-il pas une vertu hero'ique!... La mSmoire *
de M. de Thou, qui eut le cou coup6 pour n'avoir pas *
r£v616 la conspiration de Cinq-Mars, est en bene-
diction chez les Frangais : s'il n'avait point menti,
elle aurait £t£ en horreur » (Ibid., id., 338). Ainsi
nous voil& forces de changer selon Tint6r6t social
la vertu en vice et le vice en vertu : peut-il y avoir
une meilleure preuve que cet int£r£t seul les a deter-
mines?
La th£oric par laquelle le bien et le mal sont des
ph6nomenes purement sociaux, pr£te, en dehors de
toute metaphysique, & certaines objections.
« Ce qui nou s fait pl aisir sans f aire tort^_ger^
soime7<fc£^ft^^ | inn fi t, j res juste " T[2?/i/rc-
tiens d'un Sauvage et d % un Bachelier, XL7 356). D&s
lors, il n'existerait plus ni bien ni mal pour celui qui
vivrait sans rapport avec ses semblables, qui habi-
terait par exemple une He d£serte. Voltaire ne craint
pas de Faffirmer. Gourmand, ivrogne, livr£ k une
debaucfie secrete avec lui-m6me, le solitaire en ques-
tion serait sans doute un tr&s vilain homme d'apr&s
la morale d£riv6e de l'institution civile. Mais ses
VOLtAIttE PHILOSOPHER 13
190 VOLTAIRE PHILOSOPHE
vices, dont lui seul souffre, n'ont, tant qu'il vit sans
rapport avec cTautres hommes, aucun caract&re d'im-
moralit6, et c'est par un pr6jug6 d'ailleurs tr&s diffi-
cile k vaincre que nous lui appliquons les notions
morales issues de la vie en commun 1 . Aussi bien le
cas de ce solitaire est tout exceptionnel. Et si, d'une
fagon g6n6rale, Voltaire soutient que le vice et la
vertu n'ont pas d'existence en dehors de la soci6t6,
ne Paccusons pas de nier par Ik les devoirs de la
morale individuelle pour les hommes qui vivent avec
leurs semblables. Car la jnoraJe4ndi yiduelle es t, pojj
1 eux, impliqu^e et contenue dan«4a_aiarala-sa&K
en nous faisant tort a nous-m6mes, en diminuant
notre valeur propre, nous nous rendons moins capa-
bles de servir la soci6t6.
Restent deux autres objections.
On ne saurait admettre, preincrement, que les
vices, d&s Tinstant ou ils concourraient, soit k la pros-
p6rit6 commune, soit au bien de tel groupe ou de tel
- individu, prissent le nom de vertus. Le mensonge par
exemple est quelquefois louable, et Voltaire a bien
raison de le dire. Mais nous n'en devons pas moins
affirmer cette r&gle g£n£rale qu'il ne faut pas mentir,
\sauf k reconnaltre en temps et lieu les exceptions
m6cessaires 2 .
. 1. Diet, phil., Vertu, XXXII, 452.
I 2. « Le mensonge, ecrit Voltaire a Thieriot, n'est un vice que
; quand il fait du mal; e'est une tres grande vertu quand il fait
| du bien. Soyez plus vertueux que jamais. II faut mentir com me
^ un diable, non pas timidement, non pas pour un temps, mais
hardiment et toujours... Mentez, mes amis, mentez • (21 oct.
1136). — On a plus d'une fois cite ce passage en l'isolant,
comme si Voltaire y faisait l'apologie generate du mensonge.
Mais ce n'etait la qu'une badinerie inoffensive, le ton m£me en
temoigne. Et d'ailleurs quel mensonge recommande-t-il a sed
MORALE 191
Secondement, et dans un autre ordre d'idees, faire
de Futility commune la seule mesure du bien et du
mal, c'est j ustifier, en polit i que, un j^ gime oppressif
qui dpan erai tr k 4Ij £tat to ute jicence conTre" leiT indi-
vidus. Mais ce reproche, il faut bien le dire,
s'aaTesserait k Jean-Jacques plut6t qu'k Voltaire.
* Foncterement individualiste , Tauteur du Contrat
social pose cependant en principe Panellation com-
plete du citoyen k la communaut£; et, malgr6 les
reserves qu'il multiplie par la suite, on trouve dans
son livre certaines propositions d'ou r£ussirait un
socialisme tyrannique. Quant k Voltaire, son culte
P our _l 'institution civile ne Temp^che pas de riiain-
tenlr contrela soCi£t6 leS droits inviolables de chaque
cit gyen TTTn'a garde de'Transporler'Tans la politique
Ufie maxime qui, m£me dans la morale, peut 6tre mal
interpret£e.
Quoi qu'il en soit, Tid^e k laquelle se ram&ne
Foeuvre de Voltaire philosophe et moraliste, c'est que
Thomme est un £tre 6minemment sociable.
Des rh6teurs sans vergogne peuvent bien abuser
de leur esprit en pr£conisant pour l'homme la vie
solitaire du loup cervier : selon Voltaire, la sociability
est un instinct essentiel de resp&ce humaine, corame
elle Test aussi de quelques autres esp6ces animales,
mafs avec cette difference que la raison^he^jiousle
fortifie. Les harengs nagent parYancfes, et personne
iToserait dire qu'ils soient faits pour nager chacun a
part. Ne disons pas non plus que les hommes soient
faits pour rester isol6s les uns des autres. Leur instinct
amis? La comedie de YEnfant prodigue avait ete recemment
jou£e sans que Pauteur se declarat; il leur recommande de ne
pas le trahir et de detourner les soupcons.
192 VOLTAIRE PHILOSOPHE
les porte k s'unir comme il les porie k manger et k
boire 1 .
Et qui peut apr&s cela mettre en doute que la
soci6t6 humaine ne date des premiers temps? Elle
est « aussi ancienne que le monde » (Diet, phil.,
XXXI, 457).
Jean-Jacques Rousseau parle de je ne sais quel
6tat de nature : absurde chim&re, qu'imagine ce
, misanthrope pour les besoins de sa th&se. « Parmi
tant de nations si diflferentes de nous et si difKrentes
entre elles, on n'a jamais trouv6 d'hommes isol&s,
i solitaires, errants k Faventure a la mani£re des ani-
maux, s'accouplant comme eux au hasard et quittant
\_Jcurs femelles pour chercher seuls leur p&ture »
(Essai sur les Mceurs, XYII, 403). Un bachelier ayant
demands k un sauvage si beaucoyp de ses cong6n&res
rie passaient pas leur vie dans la solitude, celui-ci
r^pondit qu'il n'en avait jamais vu de tels, que les
i. Diet, phil., Homme, XXX, 241. — Gf. Traite de Metaphysigue :
« Tout animal est toujours entrain^ par un instinct invincible
a tout, ce qui peut tendre a sa conservation... Les animaux les
plus sauvages et les plus solitaires sortent de leurs tanieres
quand l'amour les appelle et se sentent lies pour quelques
mois par des chaines invisibles a des femelles et a des petits...
D'autres especes sont formees par la nature pour vivre tou-
jours ensemble, les unes dans une soctete reellement policee,
comme les abeilles, les fourmis, les castors et quelques especes
d'oiseaux; les autres sont seulement rassembtees par un instinct
plus aveugle qui les unit sans objet et sans dessein apparent,
comme les troupeaux sur la terre et les harengs dans la mer.
L'homme n'est pas certainement pousse par son instinct a former
une societe" policee telle que les fourmis et les abeilles. Mais, a
considerer ses besoins, ses passions et sa raison, on voit bien
qu'il n'a pas du rester longtemps dans un etat entierement sau-
vage. II suffit, pour que Punivers soit ce qu'il est aujourd'hui,
qu'un homme ait <He amoureux d'une femme », etc. (XXXVII,
329).
MORALE 193
gens de son pays vivaient en soci6te\ — « Comment,
en soci6t6! Vous avez done de belles villes mur^es,
des rois qui tiennent une cour, des spectacles, des
couvents, des universites, des bibliotheques et des
cabarets? — Non; est-ce que je n'ai pas oui dire que,
dans votre continent, vous avez des Arabes, des
Scythes, qui n ? ont jamais rien eu de tout cela et qui
forment cependant des nations considerables? Nous
vivons comme ces gens-lk... — Mais, monsieur, vous
n'Stes done pas sauvage? — Je ne sais ce que vous
entendez par ce mot. — En v6rit6, ni moi non plus.
II faut que j'y rere. » (Entretiens d'un Sauvage et dun
Bachelier, XL, 352) '.
Si le genre de vie que certains nous vantent sous le
nom d'etat sauvage elait v6ritablement naturel k
Thomme, TeHat de soci^te serait done une sorte de
d6cheance. Et en effet Jean-Jacques soutenait que
l'6tat social pervertit Thomme et le degrade. Crest
un des points sur lesquels Voltaire Ta pris & partie
avec le plus de vivacity.
1. Gf. Essai sur les Mceurs : « Entendez-vous par sauvages des
rustres vivant dans des cabanes avec leurs families et quelques
aniraaux, exposes sans cesse a toute l'intemperie des saisons, ne
connaissant que la terre qui les nourrit et le marche ou ils vont
quelquefois vendre leurs denizes pour y acheter quelques habil-
lements grossiers?... II y a de ces sauvages-la dans toute l'Eu-
rope. II faut convenir surtout que les peuples du Canada et les
Cafres, qu'il nous a plu d'appeler sauvages, sont infiniment
supe'rieurs aux n6tres... Entendez-vous par sauvages des ani-
maux a deux pieds, marchant sur les mains dans le besoin,
isoles, errant dans les forets,... vivant en brutes sans avoir ni
1'instinct ni les ressources des brutes? On a ecrit que cet etat
est le veritable etat de Thomme, et que nous n'avons fait que
de'gene'rer miserablement depuis que nous Tavons quitte. Je ne"7'
crois pas que cette vie solitaire attribute a nos peres soit dans /'
la nature humaine » (XV, 28, 29).
494 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Malgr6 son culte pour la civilisation, Voltaire ne
conteste pourtant pas qu'elle ne favorise le d^velop-
pement de certains v ices. II fait k Jean-Jacques
toutes les concessions raisonnables en montrant ce
que la nature a de fort et de bon comme ce qu'elle a
de grossier, de fruste, de brutal, et ce que la civilisa-
tion, avec tous les bienfaits dont nous lui sommes
redevables, a de factice ou mSme de corrupteur. Tel
est le sujet de YIngdnu. Quand le jeune Huron,
ayant obtenu la main de la belle Saint- Yves, entre
dans la chambre de sa fiancee et veut T6pouser
sur-le-champ, on arrive facilement & lui faire com-
prendre que, s'il all&gue le privilege de la loi natu-
relle, cette loi, sans les conventions faites entre les
hommes, serait la plupart du temps un brigandage.
Mais, d'un autre cdt6, soit en mature de religion,
soit en mattere de morale ou m6me d'art, son bon
sens et son bon goftt inn6s le d6fendent contre les
pr6jug6s, les raffinements et les vices de la civili-
sation.
Devons-nous penser que Voltaire ait subi, en 6cri-
vant ce roman, Tinfluence de Rousseau? Avant de
lire Rousseau comme apr£s, il croyait que la nature
de l'homme est plutdt bonne, m6me si nous avons de
mauvais instincts, et que T6tat social donne lieu a
ces mauvais instincts de se produire et de s'exercer.
Mais, apr&s avoir lu Rousseau comme avant, il resta
Tapologiste de Institution civile, et, sans en m6con-
naltre les inconv6nients, s'attacha de preference k en
montrer les avantages.
Ce fut toujours un lieu commun, chez les peuples
tr6s civilises, de vanter les vertus des peuples pri-
mitifs. Voltaire lui-m£me, une fois au moins, n'y a
MORALE 195
pas manqu6. II 6crit k Damilaville que sa trag£die
des Scythes est « une opposition continuelle » entre
les moeurs d'un peuple libre et les mceurs des cour-
tisans (17 d6c. 1766); et, dans la preface de cette
pi6ce, il declare avoir voulu mettre « T6tat de
nature » en contraste avec « T6tat de Thomme arti-
liciel » (VIII, 189). Voici comment le Scythe Indatire
P&W*T au prince d'Ecbatane, Athamare:
Que rhommc soit esclave aux champs de la M4die,
Qu'il rampe, j'y consens; il est libre en Scythie.
Au moment qu'Obelde honora de ses pas
Le tranquille horizon qui borde nos Etats,
La liberty la paix, qui sont notre apanage,
L'heu reuse ggalite, les biens du premier age,
Ces biens que des Persans aux mortels ont ravis,
Ges biens, perdus ailleurs et par nous recueillis,
De la belle Ob&de ont et6 le partage.
(VIII, 246.)
Mais, niSme dans les Scythes, Voltaire n'adopte
pourtant pas la th6orie de Rousseau. Et ces Scythes
que glorifie Indatire, Ob6ide nous les peint comme
des brutes et des monstres '.
1. Cf. Essai sur les Mceurs : « Pourquoi Quinte-Curce, en
parlant des Scythes,... met-il une harangue philosophique
dans la bouche de ces barbares? Pourquoi suppose-t-il qu'ils
reprochent a Alexandre sa soif de conqu^rir? Pourquoi leur
fait-il dire qu'Alexandre est le plus fameux voleur de la terre,
eux qui avaient exerce le brigandage dans toute l'Asie si
longtemps avant lui?... II parle du prltendu desint£ressement
des Scythes en declamateur.
« Si Horace, en opposant les moeurs des Scythes a celles des
Romains.* fait en vers harmonieux le panggyrique de ces bar-
bares,... c'est qu'Horace parle en poete un peu satirique, qui est
bien aise d'6lever des etrangers aux depens de son pays. C'est
par la m6me raison que Tacite s'epuise a louer les barbares
Germains... Les Scythes soot les m&mes barbares que nous
196 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Moi, complaire a ce peuple, aux monstres de Scythie!
A ces brutes hu mains petris de barbarie,
A ces ames de fer, et dont la duretS
Passa longtemps chez nous pour noble fermete,
Dont on cherit de loin Fegalitd paisible
Et chez qui je ne vois qu'un orgueil inflexible,
Une atrocity morne!
J'ai fui pour ces ingrats la cour la plus auguste,
Un peuple doux, poli, quelquefois trop injuste,
Mais genereux, sensible, etc.
Et un peu plus loin :
f .... Telles sont leurs ames inhumaines;
Tel est rhomme sauvage a lui-meme laiss£, etc.
(VIII, 264, 266.)
Quelques vices que produise la civilisation, les
hommes n'ont point perverti Tordre de la nature en
formant des societes ; pour soutenir un tel paradoxe,
il faut Stre atteint de folie. (C'est le soi-disant 6tat dcR
Vnature qui avilirait et d6graderait le genre humain. |
jean-Jacques et les d^clamateurs k sa suite peuvSnt
s'en aller chez les sauvages : ils seront bientdt comme
eux, ils perdront tout ce qui fait la sup6riorit6 de
rhomme sur la brute, ils ne penseront plus et c'est k
peine s'ils conserveront Tusage de la parole 1 .
avons depuis appeles Tartares; ce sont ceux-la memes qui,
longtemps avant Alexandre, avaient ravage plusieurs fois TAsie...
Voila ces hommes d6sinteresses et justes », etc. (XV, 64 sqq.).
I. Diet, phil.y Homme, XXX, 241. — Gf. ibid., 248 : « Que serait
Thomme dans l'etat qu'on nomme de pure nature? Un animal
fort au-dessous des premiers Iroquois qu'on trouve dans le
Nord de TAm^rique. II serait tres inferieur a ces Iroquois,
puisque ceux-ci savent allumer du feu et se faire des fleches...
L'homme abandonne a la pure nature n'aurait pour tout langage
que quelques sons mal articules. L'espece serait reduite a un
tres petit nombre par la difficulty de la nourriture et par le
defaut des secours, du moins dans nos tristes climats... L'espece
MORALE 197
En 1750 avait paru le Discours de Rousseau contre
les lettres et les arts. L'ann6e suivante, Voltaire publie
le petit dialogue intitule Timon. Timon d6teste les
6crivains comme des corrupteurs; il maudit la civi-
lisation, il abomine la science ; il se dispose k partir
pour le pays des Iroquois. Cependant, quelques jours
avant son depart, il rencontre un de ses amis avec
lequel il va diner dans un chateau voisin. Pr6s d'un
bois, tous deux sont d6pouill6s par des voleurs, qui
sans doute n'avai'ent suivi les cours d'aucune univer-
sity. Puis, ils arrivent presque nus chez leur hdte, un
tr&s sayant homme; on les y habille, on leur prSte de
Targent, on leJur fait bonne ch6re, on ne les 6gorge
pas le moins du monde. Mais, au sortir du repas,
Timon prend tout de m6me sa plume pour 6crire un
virulent libelle contre les philosophes et les gens de
lettres 1 .
Quatre ans apr&s son premier Discours, Rousseau
en publie un second, encore plus agressif. Voltaire,
auquel il Tadresse, lui r^pond plaisamment qu' « on
n'a jamais employ6 tant d'esprit & vouloir nous
rendre bStes » (Lettre a Rousseau, 30 aotit 1755).
Sous une forme ironique, sa lettfe fait entendre des
v6rit6s qui lui sont chores, et qu'il a exprimees autre
part avec une chaleureuse 6loquence. Elle d6nonce le
sophisme sur lequel le rh6teur g^nevois fondait sa
th6se en opposant Tune & Tautre la nature et la civili-
sation.
Contre Rousseau et ses disciples, Voltaire soutient
que la civilisation est naturelle. Ceux qui ne suivent
des castors serai t tres preferable ». — Gf. encore Siecle de
Louis XV, XXI, 431.
1. XXXIX, 365 sqq.
198 VOLTAIRE PHILOSOPHE
pas la nature ou qui la suivent mal, ce sont les sau-
r ivages. Issue de la^soci6t6, pour laquelle Dieu nous a
1 j fait naftre, la civilisation d6veloppe les hommes selon
)\ leurs instincts. N'opposons pas plus la soci6t6 des
hommes & leur nature que nous n'opposons la soci6t6
des abeilles & la nature des abeilles. Ceux qui suivent
la loi naturelle, ce sont ceux qui civilisent le genre
humain, qui inventent ou perfectionnent les arts, qui
proposent de bonnes lois, qui rendent la vie en com-
mun plus sage ou plus facile 1 .
Si Thomme est v^ritablement homme en tant
qu'animal sociable, nous ne consid6rerons comme
vSritablement humaines ni les vertus que prSche le
catholicisme, ni mSme la plupart de celles qu'enseigna
la philosophic antique. Une vertu inutile k la soci6t6
ne m6rite pas ce nom.
Les catholiques distinguent trois vertus, dites th6o-
logales : Tesp6rance, la foi et la charity.
Certes Tesp6rance est pour Thomme d'un prix ines-
^ timable. Elle nous fait jouir de ce que nous n'avons
pas encore, de ce que, peut-6tre, nous n'aurons
jamais; et, fut-ce en nous trompant, elle nous donne
des plaisirs qui ne sont point illusoires. Mais devons-
nous la qualifier pour cela de vertu ? A trai dire, elle
ne Test pas plus que la crainte; car « on craint ou
on esp6re selon qu'on nous promet ou qu'on nous
menace » (DicLphiL, Vertu, XXXII, 450). D'une part,
esp^rer ce qui n'arrivera pas, c'est une duperie; et,
quoique cette duperie allege et console notre exis-
tence, nous ne pouvons cependant y rien voir de
vertueux. Mais cTautre part, quand on sait qu'une
1. A, B, C, XLV, 64 sqq.
MORALE 199
chose arrivera, comment serait-ce vertu que de
Tesp6rer?
La foi ne passe chez les chr6tiens pour une vertu
parce qu'ils entendent ce mot dans un sens tout
particulier. Dans quel sens? La foi chr6tienne ne con-
siste pas k croire une \6rit6 reconnue par la raison ;
ainsi, croire que deux et deux font quatre, ou qu'il
existe un Etre supreme, on n'y a aucun mSrite et ce
n'est pas Ik de la foi. Elle consiste & tenir pour vraie
une chose que notre raison rejette. Or, si nous
n'avons aucun m^rite de croire la chose qui nous
paratt vraie, en avons-nous de croire celle qui nous
paraft fausse? II semble, au contraire, que nous
ne devions rien admettre sans Tavoir examine. « Un
homme qui regoit sa religion sans examen ne diff&re
pas. d'un boeuf qu'on attelle » (Examen important,
XL1II, 45)* Nous tenons de Dieu la raison; c'est une
offense k Dieu que de ne pas nous en servir r --'•
Aussi bien ceux qui disent avoir la foi, sont en
r6alit6 des menteurs, ou, du moins, ils se font illu-
sion k eux-m6mes. Voici par exemple le Turc Mus-
tapha. II pretend croire que l'ange Gabriel descendit
de TEmpyr^e pour apporler k Mahomet des feuillets
du Coran Merits en lettres d'or. Et, quand on lui
demande ses raisons de le croire, il all&gue pour
preuves que les pr6ceptes et les dogmes de la religion
musulmane sont la perfection m6me de la sagesse,
que cette religion a 6t6 d'ailleurs confirmee par des
miracles, et enfin quelle a converti la moitte de la
terre. Fort bien. Cependant, si vous lui faites quelque
difficult^ sur les visites de Tange Gabriel chez le
Proph&te, voil& Mustapha qui commence k b^gayer,
et ses b^gaiements trahissent un doute. Y croyez-
K
200 VOLTAIRE PHILOSOPHE
vous, lui demande-t-on, comme vous croyez que la
ville de Stamboul existe? II se trouble. Le fond de
ses discours est qu'il croit sans croire. II se dit :
« C'est impossible et pourtant c'est vrai; je crojs ce
que je ne crois pas ». AccoutumS k prononcer, avec
son mollah, certaines paroles dont le sens lui 6chappe,
il s'ppergoit, en y r6fl6chissant qu'il n'a jamais cru 1 .
On ne peut croire que d'instinct, ou bien apr&s un
raisonnement, ou bien en vertu de probability qui
Equivalent k la certitude. Mais la foi n'est rien de tout
j cela. Done elle ne saurait 6tre une croyance. Et qui
j crbtTpar exemple que trois personnes en fassent une
J fieule? Celui qui pretend croire k la. Trinity se ment
k soi-m6me. Quand il dit : « Je crois », cela signifie
qu'il respecte les mysteres, qu'il se dessaisit de sa
raison. A proprement parler, il ne croit point. Une
incrEdulit^piimififtj vr»il& sa foi 2 .
Quant k la charity elle est sans dbute, lorsqu'on
Tentend bien, la plus belle de toutes les vertus. Mais
comment Tentend-on? D'abord, nous avons avili ce
mot divin en faisantde car/fas, originairement amour,
« le terme inf&me... qui signifie Taumdne » (Lettre a
M me du Deffand, 20 janv. 1769). Puis, si la charite,
comme nous Tapprennent les th6ologiens, consiste k
aimer les hommes par rapport & Dieu, Ton peut
craindre qu'elle ne cesse d'Sfre une vertu humaine.
( Pourquoi done ne pas aimer les hommes en tant
/Iqu'hommes, Dieu en tant que Dieu? Ensuite elle
semble, ainsi comprise, impliquer Yid6e d'une rEcom-
1. Diet. phil., Croire, XXVIII, 258 sqq., Sens commun, XXXII,
214, 215.
2. Ibid., Foi, XXXIX, 443 ; Derni&res Remarques sur les Pensees
de Pascal, L, 373.
MORALE 201
pense en vue de laquelle on la pratique ; dans le dia-
logue entre l'Excrement de th£ologie et THonnSte
homrae, quand celui-ci a dit que la bienfaisance est la
seule vraie vertu : « Quelque sot! r£pond Fautre.
Vraiment oui, j'irai me donner bien du tourment pour
servir les hommes, et il ne m'en reviendrait rien!
Chaque peine m^rite salaire. Je ne pretends pas faire
la moindre action honnGte, k moins que je ne sois sur
du paradis » {Dict.phiL, Vertu, XXXII, 451).
La charity d'ailleurs, peut rester inactive, et d6s
lors que vaut-elle? Mais quand elle agit, ceux qui
en sont Tobjet trouvent parfois que ses pratiques
manquent d'am6nit6:
Un doux inquisiteur, un crucifix en main,
Au feu par charity fait jeter son prochain.
(Loi ncUurelle, XII, 168.)
II y eut en Danemark une secte parmi laquelle cette
vertu chrStienne £tait en singulier honneur. Comme
les enfants qui meurent tout de suite apr6s le bapt^me
doivent jouir de la f61icit6 et de la gloire eternelles,
son z&le charitable ne trouvait rien de mieux que
d'6gorger le plus possible d'enfantsnouvellement bap-
tises afin de leur procurer le paradis *.
La foi, Tesp6rance et la charit6 peuvent bien faire
des saints. Mais Voltaire, pour son compte, n'appr^cie
les saints que s'ils se rendent utiles. « Mon saint k moi,
dit-il, c'est Vincent de Paule, c'est le patron des fon-
dateurs. II a laiss£ plus de monuments utiles que son
souverain Louis XIII. Au milieu des guerres de la,
Fronde, il fut £galement respects des deux partis. Lui
1. Traile sur la Tolerance^ XLI, 344.
^
202 VOLTAIRE PHILOSOPHE
seul eut 6t6 capable d'empGcher la Saint-Barth61emy.
U voulait que Ton cass&t la cloche infernale de Saint-
Germain TAuxerrois qui a sonn6 le tocsin du mas-
sacre » (Lettre a M. de Villette, 4 janv. 1766). Quant
aux anachor&Les et aux c£nobites, ceux-l&, ne faisant
de bien k personne, ne sont point vertueux. De saint
Cucufin et du roi Henri IV, lequel a pratique ce qui
s'appelle vertu? Le 12 octobre 1766, C16ment XIII
canonisa fr&re Cucufin d'Ascoli. A en croire le proc&s-
verbal de la Congregation des rites, fr^re Cucufin,
dinant chez un cardinal, avait pouss6 Thumilit6 jus-
qu'& prendre de la bouillie avec sa fourchette et k ren-
verser un ceuf frais sur sa barbe. Certes Henri IV fut
moins humble, et ses mceurs, il faut Tavoue^n'eurent
rien d'6difiant. Mais, r£duit k conqu6rir son royaume
par les armes, ce prince mis6ricordieux, un jour de
bataille, s'6cria de rang en rang : « fipargnez le sang
frangais »; et, mont6 sur le tr6ne, ce prince bienfai-
sant ramena chez ses peuples la paix civile et leur
enseigna la tolerance. Aussi Voltaire ne craint-il pas
de lui donner Tavantage sur fr&re Cucufin. II n'y a cle\\
v^ritables vertus que les vcrtus utiles *. )p
Utiles k nos semblables, cela s'entend, non k nous-
mSmes. Et c'est pourquoi Ton ne doit pas plus qua-
lifier de ce nom les quatre, vertus cardinales que les
trois vertus th6ologales. De ces quatre vertus, la
1. Canonisation de saint Cucufin, XLV, 174 sqq. — Cf. Did.
phil., Vertu : « Un solitaire sera sobre, pieux, il sera revStu
(Tun cilice; eh bien, il sera saint, mais je ne Pappellerai ver-
tueux que quand il aura fait quelque acte de vertu dont les
autres hommes auront pro (He... Si saint Bruno a mis la paix
dans les families, s'il a secouru l'indigence, il a et6 vertueux;
s'il a jeun6, prie dans la solitude, il a»ete un saint. La vertu
entre les hommes est un commerce de bienfaits ; celui qui n'a
■.^•*~m-*
MORALE 203
justice est la seule qui le m£rite. Utiles k celui qui les
poss&de, les autres, force, prudence, temperance, ne
sauraient s'appeler vertus que s'il en fait profiter son
prochain; ou plutdt elles sont, m6me alors, des qua-
lity mises au service d'une vertu qui ne se confond
point avec elles. Mais un sc£l6rat, apr&s tout, peut
Stre fort, prudent, temp£rant. Sa force s'applique au
mal, sa prudence est de la politique, et sa temperance
de rhygi&ne *.
Ne regardant la temperance que comme « bonne
pour gouverner notre corps », Voltaire la concilie avec
Fusage du plaisir. On peut, sur ce point, trouver sa
morale trop accommodante. Un de ses griefs contre
la religion catholique, c'est, nous Tavons vu, qu'elle
condamne les jouissances cdrporelles. Mais, non con-
tent de r£pudier Tascetisme, il semble parfois recom-
mander une existence oisive et molle.
D6jk vieux, il £crit k M me du Deffand : « La mort
n'est rien du tout, Tid6e seule en est triste. N'y son-
geons done jamais et vivons au jour la journ£e.
Levons-nous en disant : Que ferai-je aujourd'hui pour
me procurer de la sant£ et de F amusement ? C'est k
nulle part a ce commerce ne doit point gtre compte" » (XXXII,
453). — Gf. encore septieme Discours swn VHomme :
Les reins ceints d'un cordon, l'oeil arme* d'impudence,
Un ermite a sandale, engraisse* d'ignorance,
Parlant dn nez-a Dieu chante au dos d'un lutrin
Cent cantiques hebreux mis en mauvais latin.
Lo ciel puisse benir sa piet6 profonde I
Mais quel en est lo fruit? quel bien fait-il au monde?
Malgre la saintctd de son auguste emploi,
Cest n'etre bon a rien de n'dtre bon qu'a soi.
(XII, 96.)
1. Cf. Diet, phU., Cattchisme chinois, XXVII, 486, Vertu, XXXII,
450.
J
204 VOLTAIRE PHILOSOPHE
quoi tout se r6duit k l^ge oil nous sommes » (18 nov.
1761). Vingt-cinq ans plus tdt, quelle vie c616brait-il
dans le MondainlGe mondain s'entoure, chez lui, de P
tous les plaisirs que peut procurer le luxe. Sort-il?un
char commode et magnifique le porte au rendez-vous
chez Camargo, chez Gaussin, chez Julie, qui le
comblent de leurs faveurs. Le soir, il va k TOpGra;
puis, de retour dans son hdtel, il y trouve un souper
d61icieux, pr6par6 par le mortel divin qui gouverne
sa cuisine. Voilk une de ses joiirn6es; et, le lende-
main, il recommence la fete en la variant de son
mieux : *VI
Le lenderaain donne d'autres desirs, i
D'autres soupers et de nouveaux plaisirs.
(XIV, 130.) ^
Rien d^tonnant si les 6diteurs de Kehl disent que
c'est Ik la vie d'un « sybarite », d'un « homme m6pri-
sable » (XIV, 125). Dans un si&cle qui ne se piquait
point d'aust6rit6, ce po&me fit scandale.
Mais, comme Tajoutent les mSmes editeurs, le Mon- .
dain est, k vrai dire, « une pure plaisanterie ». C'est <
aussi ce qu'allegue Voltaire, soit dans sa Defense- '.
publique, soit dans ses lettres. « II faut avoir, 6crit-il
par exemple k Thi6riot, l'absurdit6 et la sottise de * I
T^ge d'or pour trouver cela dangereux, et la cruaute '
du si6cle de fer pour pers6cuter Tauteur d'un badi- \ 4
nage si innocent » (27 nov. 1736). Et de mfrme il se
plaint iM.de Tressan quon lui reproche « quelque
chose d'aussi simple, un badinage plein de naivete et
d'innocence » (9 d6c. 1736).
Quand Voltaire parle s6rieusement, ce n'est certes
pas lui qui glorifierait une molle paresse. Combien de
4
A
MORALE 20b
} fois n'a-t-il pas fait au contraire l'61oge de Taction
\. et du travail * ! Mais comparons seulement son exis-
H tence avec celle de son mondain. « Un homme qui,
f pendant soixante et dix ans, n'a point peut-6tre passe
I un seul jour sans 6crire ou sans agir en faveur de Thu-
manit£, aurait-il approuvS une vie consum6e dans de
' * vains plaisirs? » (XIV, 125). Ainsi plaident sa cause
* les 6diteurs de Kehl. Et Voltaire, de son cdt6, 6crit k
Fr6d6ric : * (Test par pure humanity que je conseille
les plaisirs ; le mien n'est gu&re que T6tude et la soli-
tude » (janv. 1737; LH, 385). Au surplus, le ton
w mtaie de la pi&ce en indique assez le caract&re plai-
* sant; et, quand il s'6criait :
! Un cuisinier est un mortel divin!
Si il ne pensait pas sans doute qu'on pfit le prendre au
( mot.
Son innocent badinage avait cependant une signifi-
L~' cation. II reprit le sujet du Mondain sous une forme
s6rieuse dans le cinquteme Discours surWomme, qui,
comme le Mondain, proc&de de son aversion pour
I Tasc^tisme catholique. Et Ik encore cette aversion Ten-
j tratne quelquefois trop loin : il declare que la nature
j nous r£v6le Dieu par les plaisirs ; puis, en nous recom-
mandant l&-dessus d'Mre hommes avant d'etre chr6-
y' tiens, il semble admettre que Tessence de l'humanite
r
4. Cf. par exemple Epilre au rot de Prusse :
y
Travailler est le lot et l'honneur d'un mortel ;
(XIII, 207.)
Leltre & Vabbt d'Olivet : « Je m'apergois tous les jours, mon
cher maitre, que le travail est la vie de Phomme... Moi qui suis
jeune et qui n'ai que soixante-huit ans, je dois travailler pour
meriter un jour de me reposer » (4 nov. 1762).
VOLTAIRE PHILOSOPHE. 14 J,
I
r
77
206 VOLTAIRE PHILOSOPHE
consiste dans les app£tits sensuels. Mais ne lui tenons *
pas rigueur de quelques boutades ; il ne veut, k vrai ^
dire, que protester contre des mortifications absurdes ^
et honnir ceux auxquels leur orgueil et leur inhumanity
font anath6matiser toutes les jouissances d'autrui. ^
J'admire et ne plains point un coeur maitre de soi
Qui, tenant ses d^sirs enchaine's sous sa loi, ^* *"\
S'arrache au genre humain pour qui Dieu nous fit naitre... 1
Mais que, fier de ses croix, vain de ses abstinences,
Et surtout en secret lasse de ses souffrances,
II condamne dans nous tout ce qu'il a quitted
L'hymen, le nom de pere et la socie*te :
On voit de cet orgueil la vanite" profonde; . J
G'est moins Tami de Dieu que l'ennemi du monde. f
(XII, 83.)
Au reste, il recommande partout et toujours la
mode ratio n. Et, dans ce m6me Discours, apr6s avoir
d6Fendu contre les ascites Tusage des plaisirs :
N
L'usage en est heureux, si Tabus est funeste,
il dit aux intempSrants :
Usez, n'abusez pas, le sage ainsi Pordonne *.
V (XII, 83, 84.)
1. Gf. le quatrieme Discours sur r Homme, intitule* la Modera-
tion :
O vous qui ramenez dans les mors de Paris
Tous les exces honteux des mceurs de Sybaris,
Qui, plonges dans le luxe, enerves de mollesse,
Nourrissez dans votre ame une eternelle i\wesse,
Apprenez, insenses, qui cherchez le plaisir,
Et l'art de le connattre et celui de jouir. *
Les plaisirs sont des fleurs que notre divin maitre
Dans les ronces du monde autour de nous fait naitre ;
Chacune a sa saison, et, par des soins prudents,
On pent en conserver pour l'hiver de nos ans.
Mais, s'il faut les cueillir, c'est d'une main legere...
Quittons les voluptes pour savoir les reprendre.
(XII, 74.)
MORALE 207
Voltaire combat non seulement Fasc^tigpie catho-
lique, mais aussi le rigorism e de certains philosophes.
Montesquieu lui-m£me ne se bornait pas k louer .
Faust6rit6 des moeurs antiques ; consid6rant la vertu
comme le principe des d6mocraties, il voulait que l
Tamour de la frugality rentr&t dans cette vertu r6pu- /,\ f
blicaine. Et, quanTTTJean- Jacques, on l'avait vu, Abs
son premier Discours, mettre en ceuvre toutes les
ressources de la rh^torique pour d6clamer contre la
ri chesse , co ntre les aises et r616gance de la^ ilygtfnfre
la ftiplendeur funeste » des arts.
II 6tait bon de r6futer ces 61oquents sophismes. (Test
ce que fit Voltaire avec son bon sens accoutum6.
Qu'appelle-t-on le luxe? Au temps oft nos pfcres ne
connaissaient pas encore Tusage de la chemise,
celui qui en porta une le premier fut sans doute
accus6 par les Jean-Jacques contemporains de
corrompre les moeurs. Si Ton appelle luxe la d^pense
^ que fait un homme riche, pourquoi bl&mer cet homme
* de proportionner sa d^pense k sa fortune? La Bruy&re
vante nos anc£tres d'avoir gard6 leur argent dans
leur coffres. Faut-il done proscrire Tindustrie, les^
arts, le goiit, et m6me la proprete 1 ?
Et le poeme sur V Usage de la Vie :
y/ Je ne veux que vous apprendre
1 L'art peu connu d'etre heurenx.
Cet art qui doit tout com prendre,
' Est de moddrer ses vobux.
\ (XIV, 141.)
^ 1. « Dans un pays oil tout le monde allait pieds nus, le pre-
mier qui se fit faire une paire de souliers avait-il du luxe?
N'etait-ce pas un homme tres sense et tres industrieux? N'en
est-il pas de meme de celui qui eut la premiere chemise? Pour
celui qui la fit blanchir et repasser, je le crois un genie plein de
ressources et capable de gouverner un £tat. Cependant ceux
208 VOLTAIRE PHILOSOPHE
A vrai dire, La Bruy&re ne condamne que ceux qui
pr6ferent le faste aux choses utiles, qui « se chauffent
k un petit feu » et « s^clairent avec des bougies »,
/qui d6pensent au deli de leurs moyens pour faire
figure. Cette vanit6, Voltaire, lui aussi, la bl&me et
1 la raille. Un laboureur se ferait moquer, s'il mettait,
pour conduire la charrue, de beaux habits et de fines
chaussures. Mais ne peut-il mettre de bonnes chaus-
sures et des habits commodes? Et, d'autre part, un
riche bourgeois devrait-il parattre au spectacle v6tu
comme un paysan? Qu'on ne vienne pas nous vanter
qui nYtaient pas accoutum£s a porter des chemises blanches le
prirent pour un riche eflfemine' qui corrompait la nature. Gardez-
vous du luxe, disait Gaton aux Romains. Vous avez subjugue* la
province du Phase, mais ne mangez jamais de faisans. Vous
avez conquis le pays ou croit le coton, couchez sur la dure...
Manquez de tout apres avoir tout pris... II n'y a pas longtemps
qu'un homme de Norvege reprochait le luxe a un Hollandais.
Qu'est devenu, disait-il, cet heureux temps ou un negotiant,
partant d'Amsterdam pour les grandes Indes, laissait un qu ar-
tier de boefuf fume dans sa cuisine et le retrouvait a son retour?
Ou sont vos cuillers de bois et vos fourchettes de fer? N'est-il
pas honteux pour un sage Hollandais de coucher dans un lit de
\ damas? — Va-t'en a Batavia, lui repondit Thomme d'Amsterdam,
gagne comme moi dix tonnes d'or, et vois si l'envic ne te prendra
pas d'etre bien nourri et bien loge » (Diet. phil. 9 Luxe, XXXI, 109).
« La Flamma se plaint au xiv* siecle... que la frugale sim-
plicite a fait place au luxe; il regrette le temps de Frederic
Barberousse et de Frederic II, lorsque dans Milan, capilale de
la Lombardie, on ne mangeait de la viande que trois fois par
semaine. Le vin etait rare, la bougie etait inconnue et la chan-
delle un luxe... Les chemises etaient de serge et non de linge;
la dot des bourgeoises les plus considerables etait de cent livres
tout au plus. Les choses ont bien change, ajoute-t-il; on porte a
present du linge; les femmes se couvrent d'etoffes de soie,... elles
ont jusqu'a 2 000 livres de dot et ornent m&me leurs oreilles
de pendants d'or. Gependant ce luxe dont il se plaint etait
encore loin a quelques egards de ce qui est aujourd'hui le
necessaire des peuples riches et industrieux » (Essai sur les
Mosurs, XVI, 418). ~ "
MORALE 209
les anciens Romains. S'ils v^curent sans luxe, c'est
quand ils 6taient encore pauvres. Du reste ces Romains
dont nos moralistes c6l£brent la vertu, n'en sacca-
geaient pas moins les villages des Volsques ou des
Samnites. Plus tard, ils conquirent le monde. Leur
en voudra-t-on d'avoir mis k profit leurs rapines? Ce
sont ces rapines qu'on doit leur reprocher. Tant
qu'ils furent pauvres, ils se pass&rent de luxe : rien
Ik de vertueux; lorsqu'ils devinrent opulents, ils
jouirent de leurs richesses : rien Ik de criminel. Le ^
luxe, par lequel se d6veloppent tous les arts, ne
m6rite la censure des moralistes que s'il est excessif en
comparaison de nos ressources ou du milieu dans
lequel nous vivons.
Sur sept vertus th£ologales ou cardinales, six,
comme dit Voltaire, restent dans T6cole. Trois, la
force, la temperance, la prudence, sont des qualit^s
qui ne m£ritent pas d'etre appel6es vertus; deux,
Tesp6rance et la foi, n'ont aucun rapport avec la
morale; une, la charit6, peut causer les plus grands
maux. La seule des sept que Voltaire reconnaisse
pour vertu, c'est la justice.
L'accuserons-nous, avec un critique contemporain,
de rjduire la loi morale k la pratiq ue de cettejgulp
y^hr 1 ? S'il repudie la charite, et nous avons dit
pourquoi, il y substitue la bienfaisance.
1. « La loi morale, pour lui, c'est de ne pas commettre Tin-
justice. Or definir la loi morale ainsi, c'est la restreindre ; et la *
restreindre ainsi, voila que c'est encore la nier... Ce n'est pas
quand elle dit : Ne tue point! qu'elle est une morale...; c'est
quand elle dit : Donne, devoue-toi, sacrifie-toi. Alors, seulement
alors, elle est autre chose qu'un instinct... La morale commence
a la charite". Or c'est ou elle commence que Voltaire n'atteint
pas » (E. Faguet, Dix-huitibme siecle, p. 211).
210 VOLTAIRE PHILOSOPHY
Quelques passages de son ceuvre, isotes et mal
interpr6t6s, pourraient cependant faire croire qu'il
s'en tient k la justice. D'abord, ce vers de la Loi
naturelle :
Qu'on soit juste, il suffit; le reste est arbitraire.
(XII, 161.)
Puis, un mot du dialogue entre TExcr^ment et
THonn^te homme : « Si tn es juste, tu as tout dit »
{Diet, phil., Vertu, XXXII, 450). Et enfin, aprfcs
avoir vant6, dans le Philosophe ignorant, la religion
chinoise, il la resume ainsi : « Adorez le ciel et soyez
justes » (XLII, 599). Ses ennemis ne pouvaient
manquer d'all6guer ces divers passages pour soutenir
que Voltaire meconnalt les devoirs oil la justice ne
nous oblige pas.
Mais supprimera-t-on tous ceux dans lesquels il
c616bre la bienfaisance? Le suivant, par exemple, du
septi&me Discours sur V Homme :
Certain Idgislateur, dont la plume feconde
Fit tant de vains projets pour le bien de ce monde,
Et qui, depuis trente ans, ecrit pour des ingrats,
Vient de creer un mot qui manque a Vaugelas.
Ce mot est bienfaisance. II me plait; il rassemble,
Si le coeur en est cru, bien des vertus ensemble.
Petits grammairiens, grands precepteurs des sots,
Qui pesez la parole et mesurez les mots,
Pareille expression vous semble hasardee :
Mais l'univers en tier doit en cherir Pid^e.
(XII, 100.)
Et cet autre encore, des Remarques de I'Essai sur '
les Mozixrs : « II n'y a point en rigueur de loi positive
fondamentale. Les hommes ne peuvent faire que des i
lois de convention. II n'y a que Tauteur de la nature
qui ait pu faire les lois 6ternelles de la nature. La
MORALE 211
seule loi fondameiitale et immuable qui soit chez les J /
f hommes est celle-ci : Traite les autres comme ^ u< //
voudrais Stre trait6. C'est que cette loi est de la nature / J
m&me ; elle ne peut &tre arrach6e du coeur humain ; 1 /
c'est, de toutes les lois, la plus mal ex6cut6e, mais 1/
elles^l&ve toujours contre celui qui la transgresse »/ y
(XLI, 176). On multiplierait ais6ment les citations
analogues 1 . Ceux qui accusent Voltaire de r£duire la
morale k la justice tfe Font manifestement pas lu.
Et reprenons maintenant les passages mSmes sur
lesquels ils s'appuient. Si Voltaire pr^conise la morale
: chinoise, r6sum6e par cette maxime : « Soyezjustes »,
il loue aussitdt apr6s Confucius de prScher la bienfai- **
sance. Confucius « ne dit point qu'il ne faut pas faire k
autrui ce que nous ne voulons pas qu'on nous fasse
• k nous-mSmes; ce n'est que d6fendre le mal. II fait
plus, il recommande le bien : Traite autrui comme tu_
veux qu'on te traite » (Le Phil, ignorant, XLH, 599).
» Dans le Dialogue entre TExcr6ment et THonnMe
homme, k la formule : « Si tu es juste, tu as tout dit »,
THonnSte homme ajoute : « Cg ji'est pas encor e assez
d^tre juste, il faut 6tre bienfaTsjint. Voilk c<Tqui est
v6rilablement cardinal » (Diet, phil., Vertu, XXXII,
450). Et, quant au vers de la Loi naturelle y le terme
arbitraire, comme en fait foi le vers pr6c6dent, y
* d^signe les usages, les int6r6ts, les cultes, les lois,
qui varient d'un pays k Y autre. Mais du reste, en
disant : « Qu'on soit juste, il suffit », Voltaire, loin
> d'exclure la bienfaisance, gjttend plutOLla .fa^e ren^.
i trer dan^ia^usticgu-JRappelons seulement un mot bien
I 1. Gf. par exemple YHomtlie sur la Communion, XLV,
298 sqq.
1
212 VOLTAIRE PHILOSOPHE
caract6ristique du septi&me Discours sur VHomme :
, Le juste est bienfaisant
(XII, 98.)
Au point de vue de ce qu'on appelle aujourd'hui la soli-
darity humaine, les devoirs de la justice compremient
ceux de la bienfaisance, et telle est sans doute la
signification de ce mot.
Les v^ritables vertus ^tanit le§_v ertus utiles , les
v^ritables grands hommes sont, d'apr&s Voltaire, ceux
qui ont bien m6rit6 de leurs semblahies7"« qnf $nt
rendu de grands services au genre humain » {Lettre a
Damilaville, 7 mai 1762) *. Pendant son exil en Angle-
terre, une discussion s^leva, lui present, entre
des personnes c61&bres sur « cette question us6e et
frivole : quel 6tait le plus grand homme de C6sar,
d' Alexandre, de Tamerlan ou de Cromwell ». Une
d'entre elles, raconte-t-il, soutint que c'6tait sans
conteste Isaac Newton. Et il ajoute : « Cet homme
avait raison; car... ces politiques et ces conqu6rants
dont aucun si&cle n'a manqu6 ne sont d'ordinaire que
d'illustres m6chants ». et « la vraie grandeur constete
k avoir regu du ciel un puissant g6nie et h s'en 6tre
servi pour s^clairer soi-m£me et les autres » (Lettres
philos., XXXVII, 169). En priant Thteriot de lui
fournir des « anecdotes » sur les grands hommes
du pr6c6dent si&cle : « JTappelle grands hommes,
lui dit-il, tQus ceux quj ontu-fixcetfe-daa^J'u tile ou
dans ragr6able7tes saccageurs de provinces neTsonT"
que h6ros » (15 juill. 1735) 2 . Et plus tard, occup6
1. Voltaire fit imprimer cette lettre dans Particle Ana des
Questions sur V Encyclopedia. Gf. XXVI, 328.
2. « Quand je vous ai demand^ des anecdotes sur le slecle de
MORALE 213
de « son czar Pierre », il 6crit au mteie Thi^riot :
« Je suis bien aise de faire voir que les h6ros n'ont
pas la premiere place dans ce monde. Un 16gislateur
est k mon sens bien au-dessus d'un grenadier, et celui
qui a form6 un grand empire vaut bien mieux que
celui qui a ruin6 son royaume » (18 juin 1759).
Historien, Voltaire ne s6pare pas I'histoire de la
« philosophic ». Selon lui, les philosophesseulsysont
propres 1 . II se moque de Daniel, qui croyait 6crire
une oeuvre historique en transcriyant « des dates et
des r6cits de bataille » (Diet. phil. y Histoire, XXX,
221). Si Ton veut, declare-t-il, raconter le r6gne
d'Alexandre, qu'on repr£sente ce prince « donnant
des lois au milieu de la guerre, formant des colonies,
6tablissant le commerce » (Conseils a un Journaliste,
XXXVII, 363). Lui-m6me, Thistoire qu'il fait, e'est, &
vrai dire, celle de la civilisation. Sa principale oeuvre
d'historien porte un titre assez significatif. Et quelles
en sont les premieres lignes? « Vous voudriez 2 ,
Louis XIV, ecrit-il encore dans la mSme lettre, e'est moins sur
sa personne que sur les arts qui ont fleuri de son temps. J'ai-
merais mieux des details sur Racine et Desprgaux, sur Quinault,
Lulli, Moliere, Lebrun, Bossuet, Poussin, Descartes, etc., que
sur la bataille de Dunkerque. II ne reste plus rien que le nom
de ceux qui ont conduit des bataillons et des escadrons; il ne
revient rien au genre humain de cent batailles donnees; mais
les grands hommes dont je vous parle ont prepare* des plaisirs
purs et durables aux hommes qui ne sont point encore nes. Une
ecluse du canal qui joint les deux mers, un tableau du Poussin,
une belle tragedie, une veYite* ddcouverte, sont des choses mille
fois plus precieuses que toutes les annales de cour, que toutes
les relations de campagne. Vous savez que chez moi les grands
hommes vont les premiers, et les heros les derniers. »
1. « 11 n'appartient qu'aux philosophes d'e"crire Phistoire »
(Articles extraits de la Gazette lilte'raire, XLI, 451).
2. On sait que Voltaire fit VEssai sur les Mceurs pour M mfl du
Chatelet.
214 VOLTAIRE PHILOSOPHE
dit-il, que des philosophes eussent 6crit l'histoire
ancienne, parce que vqus voulez la lire en philo-
sophe » (XV, 3). Au lieu de raconter une fois de
plus les pillages et les massacres dont les historiens
\ remplissaient jusqu'alors leurs livres, il a pour objet
I principal les arts, Tindustrie, le commerce, la vie
\mat6rielle, intellectuelle et morale des nations.
Dans le Steele de Louis XIV tel qu'il Tavait d'abord
congu, il devait s'attacher, non pas k la guerre et k la
politique, par lesquelles « ce stecle n'a aucun avaa-
tage », mais aux progr^sde Tesprit (Lettre ad'Olivet,
24 aoftt 1735). « Ce n'est point simplement la viede
ce prince que j'6cris, dit-il, ce ne sont point les annales
de son r&gne, e'est plutdt Fhistbire de F esprit humain
puis6e dans le si6cle le plus glorieux k Tesprit
humain » {Lettre a Vabbi Dubos, 30 oct. 1738). « On
n'a fait que l'histoire des rois, mais on n'a point fait
celle de la nation. II semble que, pendant quatorze
cents ans, il n'y ait eu dans les Gaules que des rois,
des ministres et des g6n6raux. Mais nos mceurs, nos
Llois, nos coutumes, notre esprit, ne sont-ils done
rien? » (Lettre a d'Argenson, 26 janv. 1740) 1 . Pour
1. Gf. lettre a M. de Burigny, 29 oct. 1738 : « II y a quelques
annees, Monsieur, que j'ai commence une espece d'histoire
philosophique du siecle de Louis XIV... Les progres des arts et
de l'esprit humain tiendront dans cet ouvrage la place la plus
honorable. Tout ce qui regarde la religion y sera traite sans
controverse, et ce que le droit public a de plus interessant pour'
la societe s'y trouvera. Une loi utile y sera preteree a des villes
prises et rendues, a des batailles qui n'ont decide de rien. On
verra dans tout l'ouvrage le caractere d'un homme qui fait plus
de cas d'un ministre qui fait croitre deux e"pis de ble la ou la
terre n'en portait qu'un, que d'un roi qui achete ou saccage une
province. » — Gf. encore la lettre a milord Hervey, avr. 1740;
L1V, 65.
MORALE 215
Voltaire, Ik est justement l'essentiel, la est la matterc
mtaie de Thistoire.
On peut s^tonner qu'il ait racont6 le r&gne d'un
Charles XII. Lui-m6me s'en explique dans un biscours
pr61iminaire qui pr6c&de la premiere Edition. L'His-
toire de Charles XII, y d6clare-t-il, gu^rira peut-Stre
quelques princes de la folie des conquStes 1 . Mais il
exprime cependant plus d'une fois le regret d'avoir
pris pour h6ros un roi si batailleur, d'avoir, corarae il
dit, « barbouill6 deux tomes » k parler de tant de
combats, de tant de maux faits au genre humain
{Lettre a Frederic, mai 1737; LII, 475).
Plus tard, il ne raconte Thistoire de Pierre le Grand
qu'afin de montrer enjuile. r6formateur et le 16gisla- .
teur. ficrivant au comte Schouvalof, il se piaint de ne
rieirtrouver dans les livres sur les manufactures, les
routes, les canaux, sur les lois et les institutions 2 . Ce
que son ouvrage veut mettre en lumi&re, c'est le d6ve-
loppement si rapide de la civilisation russe. Et, quand
il Tenvoie k d'Argental : « Si vous avez trouv6, dit-il,
quelque petite odeur de philosophic morale... dans
YHisioire de Pierre le Grand, je me tiens tr6s r6com-
pens6 de mon travail » (25 avr. 1763) 8 . "Y
En somme Thistoire est pour lui le tableau de Tesprit i
humain, et non le r6cit de guerres qui, le plus sou-J
vent, n'ont produit que du mal.
II n'y a pas k ses yeux de plus grand fteau que la /
guerre 4 . Ceux qui en font Tapologie all^guent que
1. XXIV, 15.
2. Cf. entre autres la lettre du 11 aout 1757.
3. Cf. Preface historique, XXV, 11, 12.
4. Cf. de quelle maniere il la personnifle dans la Pucelle, XI,
293. — Dans les Derniires Re marques sur les Pensees de Pascal,
216 VOLTAIRE PHILOSOPHE
tous les animaux se livrent les uns aux autres de
perp^tuels combats. Veut-on confondre Fhomme
avec la brute ? Et quel avantage tirerions-nous de la
, raison, si nos pires actes pouvaient se justiBer par
l'exemple des animaux auxquels Dieu l'a refus^e?
Reconnaissons cependant que la guerre r&gne et
r^gna touj ours chez presque toutes les nations. Devons-
nous ddfcjc^y voir, comme on le dit, une loi de la
nature? ylais il n'est aucun progr^s moral qui ne
fprovielifle d'une victoire de Thomme sur ses ipauvajs
/ instincts naturels. Dans les temps primitifs, la guerre
i-sefaisait d'individus k individus; ensuite elle se fit
entre les tribus diverses d'un peuple. Le regime de la
| justice ayant, de stecle en stecle, gagn6 sur celui de
I la violence, elle a fini par ne se faire qu'entre nations.
Pourquoi le jour ne viendrait-il pas pour les nations
elles-m6mes de r^gler leurs conflits sans effusion de
sang? Que les philosophes h&tent ce jour plus ou
moins lointain 1 .
Selon Montesquieu, le droit de 16gitinie defen se
peut, en certains cas, autoriser une agression; tel
peuple, dit-il, si une paix trop longue doit mettre
son voisin & m6me de le subjuguer, n'a, pour se pr6-
munir, d'autre moyen que de lui declarer la guerre.
Dans le Dictionnaire philosophique, Voltaire proteste
qu'une telle guerre n'est ni honnMe ni utile a , et, dans
apres avoir cite la phrase : « Se peut-il rien de plus plaisant
qu'un homme ait le droit de me tuer parce qu'il demeure au dela
de Teau? » « Plaisant, ecrit-il, n'est pas le mot propre; il fallait
dimence execrable * (L, 378). — Gf. encore VOde sur la guerre
des Russes contre les Tares, XII, 492.
1. Diet, phil., Guerre, XXX, 147 sqq.
2. « Comment Pattaque en pleine paix peut-elle 6tre le seul
moyen d'empficher cette destruction? II faut done que vous
\
MORALE 217
le Commentaire sur V esprit des Lois, que c'est 1&,
« Pesprit des lois de Cartouche etdeDesrues»(L, 62) *.
Au surplus, Montesquieu se <^rng^Jui-m6me. On ne
doit 6gorger son voisin, ajoute-t-il, que si ce voisin
vous £gorge. Rien de mieux. Mais il s'agit alors de
r^sister k des brigands qui menacent votre vie; il
s'agitd'une guerre defensive, etcequ'onappelle ainsi
ne m6rite pas en r6alit6 le nom de guerre.
Quoique Voltaire ait c616br6, k Toccasion, des vic-
toires franchises 2 , il ne cessa de pr^coniser la paix.
Rappelons, par exemple, deux de ses odes, la neu-
soyez sur que ce voisin vous detruira s'il devient puissant. Pour
en 6tre stir, il faut qu'il ait fait deja les pr^paratifs de votre
perte. En ce cas, c'est lui qui commence la guerre, ce n'est pas
vous; votre supposition est fausse et contradictoire. SMI y eut
jamais une guerre evidemment injuste, c'est celle que vous pro-
posez, c'est d'aller tuer votre prochain, de peur que votre pro-
chain (qui ne vous attaque pas) ne soit en etat de vous attaquer,
c'est-a-dire qu'il faut que vous hasardiez de ruiner votre pays
dans l'esp£rance de ruiner sans raison celui d'un autre; cela
n'est assurement ni_honn6te ni utile, c ar on n'e stjiun ais sur du
succes , vous le savez bien. Si'vorfJ vofsin devie'nt trop puissant
pendant la paix, qui vous empeche de vous rendre puissant
comme lui? S'il a fait des alliances, faites-en de votre cdte* », etc.
(Diet, phil., Guerre, XXX, 454).
1. Cf. Dialog, de VA, B, C : « G. Quoi? vous n'admettez point
de guerre juste? — A. Je n'en ai jamais connu de cette espece;
cela me paraif" contradictoire et impossible. — B. Quoi! lorsque
le pape Alexandre VI et son infame fils Borgia pillaient la
Romagne, egorgaient, empoisonnaient tous les seigneurs de ce
pays en leur accordant des indulgences, il n'^tait pas permis
de s'armer contre ces monstres? — A. Ne voyez-vous pas que
c'6taient ces monstres qui faisaient la guerre? Geux qui se^
defendaient la soutenaient. II n'y a certainement dans ce monde
que des guerres offensives; la defensive n'est autre chose que la'
resistance a des brigands arme"s. » (XLV, 92.)
2. II fit notamment un poeme sur celle de Fontenoy. Mais ce
poeme, d'ailleurs, ne glorifie point la guerre; il « respire l'hu-
manite », il « inspire des sentiments de bienfaisance ». (Discours
prtliminaire, XII, 118.)
/ VOLTAIRE PHILOSOPHE
s
~'' ie et la treizi&me : Tune se termine par un 61oge
-ouis XIV, non point « conqu6rant », mais « sage » ;
x . jtre felicite Louis XV de tenir encore l'olive dans
ses mains sous leslauriers dont le couronneFontenoy.
1 A Fr£d6ric lui-m£me Voltaire a toujours conseill6
\ une politique pacificatrice. Lisons sa correspondance
~avec ce prince, en pleine guerre, pendant Fannie 1747.
II lui 6crit au mois d'avril : « Ne cesserez-vous point,
vous et les rois vos confreres, de ravager cette terre,
que vous avez, dites-vous, tant d'envie de rendre
heureuse? » (LIV, 430). Puis, le 15 mai : « Je congois
quelque esp6rance que Votre Majesty raffermira l'Eu-
rope comme elle Fa 6branl6e et que mes confreres les
humains vous b^niront aprfcs vous avoir admir£. »
Le26 : « Vous voil& le h6ros de FAllemagne et Farbitre
de l'Europe; vous en serez le pacificateur. » En juillet :
Votre Majest6 a gliss6 dans sa lettre Fagr^able motde
paix, ce mot qui est si harmonieux k mon oreille... Je
crois que vous forcerez toutes les puissances k faire la
paix, et que le h6ros du si&cle sera le pacificateur de
FAllemagne et de FEurope » (LIV, 449). Et peu apr&s,
le m6me mois :
Vous dont le bras terrible a fait trembler la terre,
Rassurez-la par vos bienfaits,
Et faites retentir les accents de la paix
Apres les eclats du tonnerre *.
(LIV, 452.)
.*/ II y aurait eu quelque naivete k croire que le roi de
Prusse mlt bas les armes avant d'avoir r6alis6 ses
1. Pendant l'annle 1760, il plaide la m&me cause au risque
d'importuner Frederic, qui laisse voir en effet quelque impa-
tience. Gf. Lettre de Fre'de'ric d Voltaire, 3 avr. 1760 : « Vous
en revenez encore a la paix », etc.
MORALE 219
desseins. Voltaire le crpit-il? Non sans doute; mais,
sans s'exag6rer Tinfluence que ses conseils peuvent
exercer sur Fr6d6ric, il remplit son devoir de philo^-
sophe.
Ce qui est sur, c'est qu'il ne partage pas les illusions
de Pabb6 de Saint-Pierre. Si lui-mSme a 6crit un
opuscule intitule De la Paix perpttuelle, il y iraite en
r6alit6 de la tolerance « la seule paix perp6tuelle qui
puisse 6tre 6tablie chez les hommes » ; quant k cette
paix « imagin6e par un Frangais nomm6 Tabb6 de
Saint-Pierre », elle ne saurait pas plus subsister
entre les princes « qu'entre les 616phants et les rhino-
ceros » (XLVI, 57). Dans Particle Guerre du Die-
tionnaire philosophique, il appelle la guerre « un
fl6auin6vit able » (XXX, 153) * . Dans une note au Poime
de la TaclTque, il remarque tout d'abord que plus les
nations se sont policies, plus elles en ont adouci les ,
horreurs. Mais il qualifie pourtant de r^vele g6n6reux
projet de Tabolir, et il declare que, ne pouvant f
empScher les loups de manger les moutons, nous ne f
pouvons davantage empScher les hommes de s'entr'6- j
gorger 2 .
Quelle que soit la sagesse d'une nation, elle a tou-
jour s & craindre les nations voisines. Apr6s avoir
d6velopp6 dans la Tactique tous les lieux communs
en usage contre le m6tier militaire, les armies, les
pr^tendus h&ros, Voltaire se rend bientdt aux raisons
de son interlocuteur : quand on la fait pour garder
1. Gf. Lettre a la duchesse dc Saxe-Gotha, janv. 1762, Edition
Moland.
2. XIV, 276. — En combattant la guerre et ceux qui en font
Tapologie, Voltaire protestait que Phomme n'est point un loup.
Mais il y a pourtant du loup dans l'homme, et e'est ce que lui-
m£me remontre aux « pacifistes » de son temps.
220 VOLTAIRE PHILOSOPHE
son bien, non pour voler le bien d'autrui, la guerre
^est le premier des arts. Et sans doute il n'en souhaite
pas moins que
L'impraticable paix de l'abbe de Saint-Pierre
r&gne un jour parmi les hommes. Seulement, des
lors qu'elle est encore impraticable, nous devons,
tout en nous abstenant d'attaquer les autres peuples,
nous tenir prSls k repousser leurs attaques 1 .
On a repr6sent6 Voltaire comme d6nu6 de tout
patriotisme, ou m6me comme antipatriote*. En r6a-
lit6,(il fut aussi patriote qu'on pouvait l'Stre au
xvni e stecle, en un temps ou se prepare la rupture
entre Tancienne France, d6jk caduque, et la France
nouvelle, qui commence de s'£baucher.
Son patriotisme ne TempScha pas sans doute d'ana-
lyser Tid6e de patrie. Mais veut-on soustraire aucune
id6e k la critique ?
Preincrement, c'est, dit-il, « une maxime adopt6e
par tous les publicistes, que tout homme est libre de se
choisir une patrie » (Dict.phil.,Philosophe,XXXl,±06).
II 6crit k Maupertuis, appel6 en Prusse par Fr6d6ric :
« Si vous aviez k vous plaindre de votre patrie, vous
feriez tr6s bien d'en accepter une autre » (21 juill. 1740).
Lui-mdme, aprfcs Taffaire La Barre, parle de s'6tablir
dans le pays de Cl&ves avec quelques philosophes 8 .
1. XIV, 269 sqq.
2. Brunetiere entre autres et M. E. Faguet. — Gf. E. Faguet,
la Politique compare de Montesquieu, Rousseau et Voltaire, p. 6 :
« Voltaire n'a aucun patriotisme et n'a aucunement Pidee de
patrie. » P. 12 : « Voltaire [est] en general hostile au sentiment
patriotique. »
3. Cf. p. 95 et n. 4.
MORALE 221
« Vous voulez prendre* le parti de rire, £crit-il k
d'Alembert; il faudrait prendre celui de se venger,
ou, du moins, quitter un pays oil se commettent tous
les jours tant d'horreurs. N'auriez-vous pas cfej& lu
la Relation ci-jointe 1 ? Je vous prie de Tenvoyer k
fr&re Fr6d6ric afin qu'il accorde une protection plus
* marquee et plus durable k cinq ou six hommes de
m6rite qui veulent se retirer dans une province m6ri-
dionale de ses fitats et y cultiver en paix la raison
loin du plus absurde fanatisme qui ait avili le genre
humain » (23 juill. 1766). Non seulement Voltaire
trouve legitime qu'on change en certains cas de
patrie, mais il fait valoir les circonstances att6nuantes
en faveur du banni qui porte les armes contre ses
anciens compatriotes. « On a vu les Suisses au ser-
vice de la Hollande tirer sur les Suisses au service
de la France. (Vest encore pis que de se battre contre
ceux qui nous ont banni ; car, apr&s tout, il semble
moins malhonnfite de tirer T6p6e pour se venger que
de la tirer pour de l'argent » (Diet. phil. y Bannisse-
rnent, XXVII, 279).
En second lieu, une foule de gens n'ont pas de
patrie. N'ont de patrie ni le Juif de Co'imbre surveill6
par des inquisiteurs prMs k le faire bruler s'il ne mange
pas de lard, ni le Gu&bre esclave des Turcs et des
Persans. Celui-li seul en a une, qui peut dire : « Je
poss&de une maison et un champ ; lorsque les citoyens
possesseurs de champs et de maisons s'assemblent
pour leurs int6r6ts communs, j'en d£lib6re avec eux;
je d6tiens iui£_part de la souverainete. » Voilfc la
patrie. « On a une patrie sous un bon roi; on n'en
1. La Relation du proces La Barre.
VOLTAIRE PHILOBOPHE. 15
222 VOLTAIRE PHILOSOPHE
a point sous un mSchant »,t>n n'en a pas quand on
n'a ni biens ni droits (Did. phil.> Patrie, XXXI,
371 sqq.) 1 .
Troisi&mement, — parmi ceux qui se targuent
de patriotisme, combien sont de vrais patriotes? Un
riche Parisien aime sa maison luxueuse, sa loge a
*rOp6ra, les Giles qu'il entretient, le vin de Cham-
pagne que Reims lui envoie, les rentes que lui paie
THdtel de Ville : aime-t-il sa patrie? Un financier
Taime-t-il?Le capitaine et le soldat ont-ils une affec-
r tion bien tendre pour les paysans qu'ils ruinent 2 ?
» Autre chose est d'aimer la patrie, autre chose d'aimer
| les biens qu'elle procure.
Enfin le patriotisme, chez beaucoup, consiste
essentiellement dans la haine. Hair tous les pays,
sauf le sien, voil& poiir eux ce qui caractSrise un
patriote. Veut-on que sa patrie ne devienne ni plus
grande ni plus riche au d6triment des peuples voisins ?
Alors on est un citoyen de Tunivers. Mais le nom de
patriote s'applique J ceuxtftfi h'aiment leur nation
qu'en d6testant toutes les nations 6trangeres 3 .
Lorsqull critique l'id6e de patri^ Voltaire fait son
metier de philosoplie. AussFTaffiaque-t-on plutdt sur
d'autres points.
Quelques-uns de ses contemporains se plaignent
qu'il r6pande chez nous la philosophic anglaise,
comme si Fon"6tait mauvais Fran^ais pour pr6f5rer
Newton & Descartes 4 . Devons-nous le d6fendre contre
i. C'est le mot de Saint-Just : «■ Un peuple qui n'est pas heu-
reux n'a pas de patrie. »
2. Diet phil., Patrie, XXXI, 374.
3. Ibid., id., 377, 378.
4. Defense du Newtonianisme, XXXVIII, 366.
MORALE 223
une telle accusation? 11 nSpondait que la philosp-
phiejrt^nnjgn^ mais h mnarne :
et fTa merits la reconnaissance detoutes leS
en contribuant plus qu'aucun philosophe k former
dans le monde « une r^publique immense d'esprits
cultiv^s » (Leltre au prince Gallitzin, 14 aout 1767) *.
On altegue aussi le mal qu'il se platt k dire des
« Welches ». Mais ce grief en v6rit6 n'est guere plus
s6rieux que le prudent. Damilaville Tayant repris
1^-dessus : « Je me souviens, lui £crit-il, que Cathe-
rine Vad6 pensait comme vous et disait k Antoine
Vad6... : Mon cousin, pourquoi faites-vous tant de
reproches k ces pauvres Welches?— Eh! ne voyez-
vous pas, ma cousine, r6pondit-il, que ces reproches
1. Cf. Diet, phil., Carte'sianisme : « L'ignorance pr^conise
encore quelquefois Descartes, et meme cette espece d'amour-
propre qu'on appelle national s'est efforce de soutenir sa philo-
sophic Des gens qui n'avaient jamais lu ni Descartes ni Newton
ont pr^tendu que Newton lui avait l'obligation de toutes ses
decouvertes... II faut Stre vrai, il faut £tre juste; le philosophe
n'est ni Francais,"ni Anglais, ni Florentin, il est de tout pays. »
(XXVII, 462.) — Mem. de la Philosophie de Newton : « Est-ce
parce qu'on est ne en France qu'on rougit de recevoir la verit6
des mains d'un Anglais? Ce sentiment serait bien indigne d'un
philosophe. II n'y a, pour quiconque pense, ni Francais ni
Anglais; celui qui nous instruit est notre compatriote. » (XXXVIII,
147.) — Gf. encore Letlre a Tronchin, 18 avr. 1756 :
Comment recevoir, disait-on,
Des vorites de l'Angleterre !
Peut-il se trouver rien de bon
Chez des gens qui nous font la guerre?...
tigalement a tous les yeux
Le dieu du jour doit sa carriere ;
La \6rit6 doit sa lumiere
A tous les temps, a tous les lieux.
Recevons sa clarte* che>ie,
Et, r sans songer quelle est la main
Qui la*pr6sente au genre humain,
Que l'univers soit sa patrie.
224 VOLTAIRE PHILOSOPHE
ne s'adressent qu'aux pedants qui ont voulu mettre
sur la tete des Welches un joug ridicule? Les uns
v oht envoy6 Targent des Welches & Rome ; les autres
ont doun6 des arrets contre F£m6tique et le quin-
quina; d'autres ont fait bruler des sorciers; d'autres
ont fait bruler des h6r6tiques et quelquefois des phi-
losophes. J'aime fort les Welches, ma cousine; mais
vous savez que quelquefois ils ont 6t6 assez mal con-
duits. J'aime & les piquer d'honneur et k gronder ma
maitresse » (19 mai 1764) *. Du reste, si Voltaire
s'6gayait souvent aux d6pens des Welches, cela le
f&chait que d'autres, les strangers surtout, se per-
missent de les d^nigrer. « II me vient quelquefois,
6crit-il k M me du Deffand, des Anglais, des Russes...
Vous ne savez pas, Madame, ce que c'est que d'etre
Frangais en pays stranger... On ressemble k celui
qui voulait bien dire k sa femme qu'elle 6tait une
catin, mais qui ne voulait pas Fentendre dire »
(25 avr. 1760).
Voici deux griefs plus s6rieux.
D'abord, la fagon dont il a trait6 Jeanne d'Arc.
Mais notre culte recent pour Jeanne, dans laquelle
nous symbolisons la patrie mSme, ne doit pas nous
rendre injustes envers lui. La Pucelle fut, avant de
paraltre, le r6gal des princes et des grands, qui en
sollicitaient des copies. Lorsqu'elle eut paru, tous les
honn£tes gens la lurent avec d^lices; aucun d'eux ne
s'avisa d'incriminer Voltaire. S'il tarda longtemps k
1. Gf. Lettre au m4me Damilaville t 23 mai 1764 : « Les ve>i-
tables Welches, mon cher frere, sont les Omer, les Chaumeix,
les Fre>on, les pers6cuteurs et les calomniateurs; les philo-
sophes, la bonne compagnie, les artistes, les gens aimables sont
les Francais; et c'est a eux a se moquer des Welches. »
MORALE 225
la publier, si mdme il la publia malgr6 lui, c'est uni-
quement par crainte que les d6vots ne l'accusassent
d'impi^te. Ce po6me 6tait un badinage, et que nous
ne devonspas appr6cier selon les idees de notre temps.
Dans plusieurs autres Merits, Voltaire a parl6 s6rieu-
sement de Jeanne d\Arc. II voulait d^barjcas&ejL son
higimr^dn r nprveilleu x qui en faisait une 16gende.
Et il ne suivit la chronique de Monstrelet que
comrae la seule oil le mervcilleux ne tint aucune
place. Selon Voltaire, celui qui se dit inspire ne peut
Mre^jqu'un « idiot » k moina. d'etre un charlatan.
Jeanne d'Arc lui parait sincere : aussi la traite-t-il
d'idiote 1 (innocente). Mais cela ne Temp^che pas de
c616brer sa vertu et sa vaillance. Dans la Henriade,
en nous la montrant aux enfers parmi les h£ros, il
Tappelle
Brave amazone,
La honte des Anglais et le soutien du trdne.
(X, 230.)
Dans les Eclair cissements historiques, il la vante
d'avoir eu « assez de courage pour rendre de tr6s
grands services au roi et & la patrie » (XVIII* Sottise
de Nonotte, XLI, 67) 2 . Dans les Honn&eles \ litteraires,
1. « Une malheureuse idiote » {ficlairciss. historiques, XLI, 67).
— « Apprends, Nonotte, comme il faut etudier l'histoire quand
on ose en parler. Ne fais pas de Jeanne d'Arc une inspired,
mais une idiote hardie qui se croyait inspiree » (Uonnetetes litle-
raires, XLIl, 682). — Pourtant, dans YEssai sur les Mosurs, il admet
chez elle une part de supercherie, en la declarant au sur plus
« digne du miracle qu'elle avait feint » (XVI, 409).
2. Get article figura pour la grande partie dans le Dictionnaire
philosophique. II renferme en trois pages, dit M. Anatole France,
« plus de verites solides et de pen sees gen^reuses que certains
gros ouvrages modernes ou Voltaire est insults en jargon de
sacristie » ( Vie de Jeanne d'Arc, t. I, p. lxii).
226 VOLTAIRE PHILOSOPHE
il la traite de « brave fille que des inquisiteurs et des
docteurs firent bruler avec la plus l&che cruaut6 »
(XLIl, 682). Dans YEssai sur les Mceurs, citant une
de ses reponses aux juges, il dit que cette reponse
est digne d'une m6moire 6ternelle, et que, chez les
anciens, Jeanne se serait vu d6cerner desautels 1 .
Second grief : les_ relations de Voltaire avec
Fr^dfixic. Ce qu'on lui reproche surtout & cet 6gard,
ce sont deux de ses lettres : Tune, de juillet 1742,
loue le roi d'avoir conclu avec Marie-Th6r£se un
trait6 en vertu duquel il abandonnait la France 5 ;
Tautre, 6crite apres Rosbach, le felicite de la victoire
qu'il avait remport6e sur nous.
La premiere de ces deux lettres fut bl&m6e par les
contemporains eux-m£mes. Mais, comme le fait
observer un critique de notre temps, Ferdinand
Bruneti^re, il n'y avait Ik « qu'une question de
forme », et « Topinion publique, k cette date, 6tait
complice de Tadmiration, de Tenthousiasme de
Voltaire pour le roi de Prusse 3 ». Le m6me critique
1. XVI, 410.
2. Le traite de Breslau.
3. Ail reste, si Voltaire a felicite Frederic, c'est dans Pespe-
rance qu'il allait retablir la paix. Voici les passages essentiels
de cette lettre : « J'ai appris que Votre Majeste avait fait un tres
bon traite, tres bon pour vous sans doute... Mais si ce traite est
bon pour nous autres Francais, c'est ce dont Fon doute a Paris;
la moitie du monde crie que vous abandonnez nos gens a la
discretion du dieu des armes; l'autre moitie crie aussi, et ne
sait ce dont il s'agit; quelques abb£s de Saint-Pierre vous
benissent au milieu de la criaillerie. Je suis un de ces philo-
sophes; je crois que vous forcerez toutes les puissances a faire
la paix... Vous n'6tes done plus notre allie, Sire? Mais votre
sersBK^celui du genre humain. Vous voudrez que chacun jouisse
en paix de ses droits 'crt'de son heritage, et qu'il n'y ait point
de trouble... Dites : je veux qu'on soit heureux, et on le sera »
(LIV, 449, 450).
MORALE 227
reconnalt plus loin que, vers le milieu du xvui e stecle,
« les d6faites de la royaut6 de Versailles allaient!
bient6t cesser d'etre celles de la patrie ». Bientdt,
ajoute-t-il, « la guerre de Sept ans nous donnera le
spectacle — peut-6tre unique dans Thistoire — d'un
peuple... faisant en quelque mani&re cause com-
mune avec les ennemis de sa puissance et de sa
gloire 1 ». Voil& ce que dit Bruneti&re; et son t6moi-
gnage a d'autant plus de valeur, qu'on ne reprochera
certes pas quelque complaisance pour Voltaire k cet
ennemi des « philosophes » et du xvm e si&cle.
Les raisons qui excusent la premiere lettre doivent
tout aussi bien excuser la seconde*. S'il faut encore
citer les critiques les moins pr6venus en faveur de
Voltaire, M. Faguet, d'une part, fait valoir cette
circonstance atWnuante, qu'elle est de deux ans
posterieure & la bataille ; aussi bien il n'y voit qu'une
plaisanterie sans consequence, « qui n'a absolument
rien de criminal, ni m6me d'odieux 8 ». Et Bruneti&re
1. Etudes critiques, I, 217, 218.
2. Un officier de l'arm6e francaise qui venait d'etre blessS,
raconte Fr6d6ric dans sa lettre a Voltaire du 28 avril 1759,
demandait un lavement a cor et a cri sur le champ de bataille.
C'est a cette anecdote que Voltaire fait allusion par les vers mis
en cause :
H6ros du Nord, je savais bien
Que vous avez vu les derrieres
Des guerriers du roi tres chrdtien
A qui vous taillez des croupieres.
Mais que vos rimes familieres
Immortalisent les beaux...
De ceux que vous avez vaincus,
Ce sont des favours singulieres.
(2 mai 1759.)
3. La Politique compare'e de Montesquieu, Rousseau et Voltaire,
p. 6, 7. — M. Faguet incrimine une autre lettre de Voltaire, une
lettre adressee a Catherine, dans laquelle, apres avoir c&ebre
ses succes contre les Turcs, il ajoute : « Je veux aussi, Madame,
228 VOLTAIRE PHILOSOPHE
rappelle d'autre part que Paris tout entier applaudit
a la d^faite de Rosbach comme a un triomphe de
Pesprit nouveau sur les traditions surann^es du gou-
verneraent de Louis XV 1 .
On peut relever encore les nombreux passages de
sa correspondance ou Voltaire exprime le souhait
que le jeune d'Etallonde de Morival, compromis dans
Taffaire La Barre, et devenu officier de Fr6d6ric,
envahisse la France avec les troupes de ce prince.
« Je voudrais, lui 6crit-il, que vous commandassiez
un jour scs arm6es et que vous vinssiez assi£ger
Abbeville » (26 mai 1767). Et il 6crit a Fr6d6ric :
« J'ose dire... que je crois Morival digne d'etre
employ^ dans vos arra6es... Je voudrais le voir a la
t6te d'une compagnie de grenadiers dans les rues
d'Abbeville, faisant trembler ses juges et leur par-
donnant » (8 d6c. 1772) 2 . Certes, nous ne justifierons
pas Voltaire de ces boutades ; mais nous les excuse-
rons du moins par Tindignation et Thorreur que lui
avait caus6es le supplice de La Barre. « J'ai toujours,
dit-il dans la mgme lettre, cette abomination sur le
cceur. »
En r6alit6 Voltaire consacra toute sa vie a la gloire
de la France. Un des principaux motifs qui Tenga-
vous vanter les exploits de ma patrie. Nous avons depuis quelque
temps une danseuse excellente a TOpe'ra de Paris. On dit qu'elle
a de tres beaux bras... Notre flotte se prepare a voguer de Paris
a Saint-Cloud... On pretend qu'on a vu un detachementde jesuites
vers Avignon, mais qu'il a e*te" dissipe par un' corps de janse-
nistes qui etait fort supe*rieur », etc. (7 aout 1711). — Si la lettre
de Rosbach trouve grace devant M. Faguet a titre de badinage,
il y a vraiment lieu de s'etonner qu'il prenne celle-ci au sdrieux.
1. fttudes critiques, I, 217.
2. Cf. encore Lettres it Frederic du 22 avril et du 4 sep-
tembre 1773.
MORALE 229
g&rent dans la cause de Calas, c'est qu'il voulait
r£habiliter sa patrie devant les autres nations. « Vous
me demanderez peut-6tre, £crit-il k d'Argental,-pour-
quoi je m'int^resse si fort k ce Calas qu'on a rou6 :
c'est que... je vois tous les Strangers indign£s
(27 mars 1762). « Je vois des Strangers, des gens de
tous les pays, et je vous rSponds que toutes les na-
tions nous insultent et nous mSprisent » (4 avr. 1762).
De m6me dans l'affaire Sirven : « Ce jugement, Scrit-il
k TabbS Audra, est horrible et dSshonore la France
pafmi les etrangers. Vous travaillez, monsieur, non
seulement pour secourir l'innocence opprimSe, mais
pour rStablir l'honneur de la patrie .» (4 sept. 1769). Et
encore dans l'affaire La Barre : « Depuis Archangel,
Jassy, Belgrade et Rome, on nous reproche La Barre
comme Rosbach...; il est triste pour nos jolis
Frangais de n'Gtre plus regardSs dans toute l'Europe
que comme des assassins poltrons » (Lettre & Con-
dorcet, 23 nov. 1774; Edition Moland, XLIX, 131).
Faut-il rappeler d'autre part le patriotisme dont
s'inspirent les ouvrages historiques de Voltaire ? Ce
patriotisme a souvent prSvalu, dans le Steele de
Louis XIV par exemple, sur son impartiality d'histo-
rien. « Je crois Scrit-il, k M. Berger, que vous verrez
dans YEssai sur le Si&cle de Louis XIV un bon
citoyen... L'objet que je me propose a, me semble,
un grand a vantage; c'est qu'il ne fournit que des
vSritSs honorables k la nation » (1739; LIU, 580). Les
v6rit£s qui pourraient n'Stre pas honorables, il les
cache 1 . « J'ose croire, Scrit-il k M me Denis, que ceux
1. Cf. par exemple Lettre au mare'chal de Noailles, 28 juill. 1752 :
« J'ai vu des de>6ches de M. de Chamillart qui, en verite", 6taient
le comble du ridicule et qui seraient capables de desbonorer
230 VOLTAIRE PHILOSOPHE
qui liront Thistoire de Louis XIV verront bien que je
suis Frangais (24 d6c. 1751). Son livre est « T6loge
de la patrie » (Lettre a Hdnauli, 28 janv. 1752) K Et
ainsi ce qu'on devrait reprocher k Voltaire historien,
c'est, non de ne pas 6tre patriote, mais d'avoir plus
d'une fois dissimul6 ce qui lui semblait pr6judiciable
k la France.
Dans toutes ses ceuvres abondent les passages
oil il c616bre le patriotisme, ou il en fait profession.
Dans la Loi naturelle :
Cette loi souveraine, a la Chine, ail Japon, *
Inspira Zoroastre, illumina Solon.
D'un bout du monde a l'autre, elle parle, elle crie :
Adore un Dieu, sois juste et cheris ta patrie.
(XII, 159.)
Dans la tragSdie de Tancride :
A tous les coeurs bien nes que la patrie est chere!
(VII, 159.)
Dans les Scythes :
On souffre en sa patrie, elle peut nous deplaire;
Mais quand on l'a perdue, alors elle est bien chere.
(VIII, 215.)
Reprochant k Pascal d'a voir dit qu'on ne doit pas aimer
les creatures, mais Dieu seul : « II faut, declare-t-il,
absolument le ministere depuis 1701 jusqu'a 1709. J'ai eu la discre-
tion de n'en faire aucun usage, plus occupe de ce qui peut £tre
glorieux et utile a ma nation que de dire des verites desagreables.
Ciceron a beau enseigner qu'un historien doit dire tout ce qui
est vrai, je ne pense point ainsi. Tout ce qu'on rapporte doit
etre vrai sans doute; mais je crois qu'on doit supprimer beau-
coup de details inutiles et odieux. »
1. Cf. Lettre it La Condamine, 3 avril 1752 : « G'est uh petit
monument que je tache d'elever a la gloire de ma patrie. »
MORALE 231
aimer... les creatures; il faut aimer sa patrie, sa
femme, son pere, ses enfants; il faut si bien les
aimer, que Dieu nous les fait aimer malgre nous »
(Bemarques sur les Pensees de Pascal, XXXVII, 50).
A M mc du DefTand, il 6crit : « On aime toujours sa
patrie, malgr6 qu'on en ait; on parle toujours de
Tinfidele avec plaisir » (23 sept. 1752); et a Jean-
Jacques : « II faut aimer sa patrie, quelques injustices
qu'on y essuie » (30 aout 1755).
Nous Tavons yu plus haut souhaiter, dans une
lettre a Fr6d6ric, que d'Etallonde envahit Abbeville.
Mais, la m6me ann6e, il 6crit au m&me Fr6de>ic : « Je
voulais vous voir partager la Turquie avec vos deux
assoctes. Cela ne serait peut-Stre pas si difficile, et il
serait assez beau de terminer la votre brillante car-
riere; car, tout Suisse que je suis, je ne d6sire pas
que vous preniez la France » (18 nov. 1772). Et si,
dans cette lettre, il se dit Suisse par plaisanterie, il
n'en restait pas moins bien Frangais de coeur. Ni a
Berlin, ni a Ferney, il n'a garde d'oublier sa patrie. II
6crit de Berlin a d'Argental, avant sa brouille avec
Fr6de>ic : « Si j'elais bon Frangais a Paris, a plus
forte raison le suis-je dans les pays elrangers »
(23 sept. 1750). A M me Denis : « Je ne suis point natu-
ralis6 Vandale » (24 dec. 1751); et, dans une autre
lettre : « On pretend toujours que j'ai 6t6 Prussien.
Si on en tend par la que j'ai repondu par de Tatta-
chement et de Tenthousiasme aux avances singu-
lieres que le roi de Prusse nVa faites pendant quinze
ann6es de suite, on a grande raison; mais si on
entend que j'ai 6t6 son sujet et que j'ai cess6 un
moment d'etre Frangais, on setrompe » (9 juill. 1753).
Puis, devenu habitant de la Suisse, il 6crit a
232 VOLTAIRE PHILOSOPHE
M. Pilavoine, qui Tavait qualify de G6nevois :
« Tout amoureux que je suis de ma liberty, cette
maltresse ne m'a pas assez tourn6 la tSte pour me
faire renoncer k ma patrie » (25 sept. 1758J.
On a lu pr6c6demment sa lettre d'apr&s Rosbach.
Mais, sitdt que lui vint la nouvelle de la d6faite, il
chargea son banquier berlinois de mettre de Targent
k la disposition des officiers Frangais prisonniers.
Quelques jours plus tard, il 6crit k d'Argental,
le 2 d6cembre 1757 : « Je ne m'int^resse dans aucun
6v6nement que comme Frangais. Je n'ai d'autre
int£r6t et d'autre sentiment que ceux que la France
m'inspire; j'ai en France mon bien et mon coeur. »
Et k Thteriot, le 7 d^cembre : « Vous avez su,
mon ancien ami, comment les Frangais ont 6t6
veng6s par les Autrichiens... II faut esp^rer que
M. le due de Richelieu r6parera de son c6t6 le
malheur deM.de Soubise. Le roi de Prusse m^crit
toujours des vers en donnant des batailles; mais
soyez stir que j'aime encore mieux ma patrie que
ses vers, et que j'ai tous les sentiments que je dois
avoir. »
En 1761 , dans une lettre du 31 Janvier au
m£me Thteriot, apr6s Stre convenu du d6sordre des
finances, il proteste cependant que tous les Frangais
qui ne combattent pas doivent « s^puiser » pour
subvenir aux frais de la guerre. « J'ai, ajoute-t-il, une
pension de roi; je rougirais de la recevoir tant qu'il
y aura des officiers qui souffriront. » Le 2 aotlt de la
m6me ann6e, apr6s la d^faite de Kirch-Dinker et la
perte de Pondich6ry, il 6crit k d'Argental : « J'ai le
cceur navr6. Nous ne pouvons avoir de ressource
que dans la paix la plus honteuse et la plus prompte. »
MORALE 233
Et, le 4 avril de l'ann6e suivante, quand on craint
que les Anglais, d6]k vainqueurs, ne d^truisent notre
flotte : « Rit-on encore a Paris?... Pour moi, je
pleure »; puis le 15 mai : « Vous ne voyez point les
choses & Paris et k Versailles comme on les voit au
milieu des Strangers. Je suis dans le point de pers-
pective, je vois les choses comme elles sont, et c'est
avec la plus grande douleur. »
Si, comme philosophe, Voltaire se permet d'ana-
lyser Tid6e de patrie, il n'en loue pas moins le senti-
ment patriotique, il c61&bre les vertus que ce senti-
ment inspire. Bien peu de temps avant sa mort, il
6crivait k Delisle de Sales : « Du pain dans sa patrie
vaut encore mieux que des biscuits en pays stran-
gers » (lOjanv. 1778).
CHAPITRE IV
POLITIQUE
La politique, quelque int£r£t qu'elle put avoir pour
Voltaire, ne fut jamais son objet propre. Dans une
lettre k Fr6d6ric, il exprime le souhait que « les bar-
bares Turcs » soient, pour le bien de la civilisation,
« chassis incessamment du pays de X6nophon, de
Socrate, de Platon, de Sophocle, d'Euripide ». Mais
il ajoute aussit6t : « Je n'entre point dans la poli-
tique... La politique n'est pas mon affaire, je me suis
toujoiirs born6 k faire mes petits efforts pour rendre
les hommes moins sots et plus honnStes » (nov. 1769;
LXVI, 76). Rendre les hommes moins sots et plus
honnMes, c'6tait combattre la superstition, le fana-
tisme, Tintol6rance. Quant aux r^formes souhaitables
dans le domaine de la politique proprement dite, elles
devaient s'op^rer d'elles-mSmes lorsqu'il y aurait
chez les peuples moins de vices et plus de lu-
mteres.
Bien des fois Voltaire a raill6 les Scrivains de son
/
/
236 VOLTAIRE PHILOSOPHE
temps qui s'6vertuaient k refaire le monde. Je laisse,
dit-il dans la satire des Cabales,
Je laisse au roi, mon malt re, en pauvre citoyen,
Le soin de son royaume, oil je ne pretends rien.
Assez de grands esprits, dans leur troisieme etage,
N'ayant pu gouverner leur femme et leur menage,
Se sont mis par plaisir a regir l'univers 1 .
(XIV, 258.)
Dans Particle Economic du Diclionnaire philoso-
phique, il se defend de dSclamer k la fagon de « ces
politiques qui gouvernent un Etat du fond de leur
cabinet par des brochures » (XXVIII, 504). Dans
Particle littats, Gouvernements : « Je n'ai connu jus-
qa'k present personne, d6clare-t-il, quin'aitgouvern6
quelque Etat. Je ne parle pas de MM. les ministres,
qui gouvernent, en effet, les uns deux ou trois ans,
les autres six semaines ; je parle de tous les autres
hommes, qui, & souper ou dans leur cabinet, 6talent
leur systeme de gouvernement » (XXIX, 252) 2 . Contre
le plus illustre de ces « l^gislateurs », Jean-Jac-
ques, les allusions ne lui suffisent pas : dans un article
intitule Pierre le Grand et Jean-Jacques Rousseau, il
attaque directement Tauteur du Contrat social 3 .
1. Voltaire ajoute en note : « L'Europe est pleine de gens
qui, ayant perdu leur fortune, veulent faire celle de leur patrie
ou de quelque Etat voisin. Us presentent aux ministres des
m£moires qui rgtabliront les affaires publiques en peu de
temps; et, en attendant, ils demandent une aumdne, qu'on
leur refuse », etc.
2. Gf. Lettre & Chauvelin, 18 sept. 1763 : « Avez-vous
entendu parler d'un s6nechal de Forcalquier qui en mourant a
fait un legs au roi de VArt de gouverner en trois volumes in-4°?
C'est bien le plus ennuyeux s^nechal que vous ayez jamais vu.
Je suis las de tous ces gens qui gouvernent les fitats du fond
de leur grenier. »
3. « Je voudrais en general que, lorsqu'on juge les nations
POLITIQUE 237
Montesquieu lui-mtaie n'est pas a Tabri de ses bou-
tades. « Vous citez YEsprit des Lois, 6crit-il k
M. Perret. H61as! il n'a rem£di6 et ne remediera
jamais k rien... II n'y a qu'un roi qui puisse faire un
bon livre sur les lois, en les changeant toutes »
(28 d£c. 1771). Quant & Voltaire, Dieu le preserve
« d'enseigner les rois et messieurs leurs ministres, et
messieurs leurs valets de chambre et messieurs leurs
confesseurs et messieurs leurs fermiers-g6n6rauxl »
« Je n'y entends rien, dit-il, je les r6v&re tous »
(Diet, phil., Gouvernement, XXX, 94).
Mais le ton m&me dont il fait cette declaration
suffirait pour nous avertir qu'elle ne doit pas £tre
prise k la lettre. Si son objet principal a 6t6 de com-
battre le fanatisme et la superstition, il ne se d£sint£-
resse pourtant ni des r6formes pratiques k op6rer
dans le regime contemporain, ni mSme des theories
abstraites sur les diverses formes de gouvernements.
Commengons par exposer ses id6es en mati&re de
politique g6n6rale, et nous montrerons ensuite Teffet
de son action au point de vue 6conomique, adminis-
tratif et judiciaire.
Quoiqu e Voltaire soitmonarchiste, comme tous les
du haut de son grenier, on fut plus honnGte et plus circonspect.
Tout pauvre diable peut dire ce qu'il lui plait des Atheniens,
des Romains et des anciens Perses. II peut se tromper impune-
ment sur les tribunats, sur les cornices, sur la dictature. II peut
gouverner en idee deux ou trois mille lieues de pays, tandis
qu'il est incapable de gouverner sa servante... Ne peut-on pas
dire de ces legislateurs qui gouvernent l'univers a deux sous la
feuille et qui, de leurs galetas, donnent des ordres a tous les
rois, ce qu'Homere dit de Calcnas? II connalt le passe, le pre-
sent, l'avenir » (Diet, phil., XXXI, 431). — Cf. Preface historique
et critique de Pierre le Grand, XXV, 2.
VOLTAIRE PHILOSOPHE. 16
238 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Frangais de son stecle, ne le croyons pourtant pas
hostile k l^tat r6publicain.
Contre cette forme de gouvernement, il fait valoir
trois raisons principales. D'abord, la r^publique
admei presque toujours des factions, qui, m£me
quand leur antagonisme ne d£g6n6re pas en guerres
civiles, compromettent Funit6 nationale. Puis elle ne
convient qxx'h un pays de peu d^tendue, pauvre et
prot£g6 par sa situation f . Enfin, « les hommes sontl
tr&s rarement dignes de se gouverner eux-mtoes ))|
(Essai sur les Mceurs, XVI, 296); T6tat r6publicain,J
qui fut originairement celui des nations les plus
diverses, a dft c6der la place, dans presque toutes, a
l^tat monarchique 2 .
1. Diet, phil.y Dtmocralie, XXVIII, 321. — Cf. Ibid., Politique,
XXXI, 460; Essai sur les Mceurs, XVII, 67.
2. « II est impossible qu'il y ait sur la terre un Etat qui ne se
soit gouverne d'abord en republique; e'est la marche naturelle
de la nature humaine. Quelques families s'assemblent d'abord
contre les ours et contre les loups; celle qui a des grains en
fournit en ^change a celle qui n'a que du bois. Quand nous
avons d^couvert l'Amerique, nous avons trouve toutes les peu-
plades divis£es en republiques; il n'y avait que deux royaumes
dans toute cette partie du monde... II en etait ainsi de I'ancien
monde; tout etait republique en Europe avant les roitelets
d'Etrurie et de Rome. On voit encore aujourd'hui des repu-
bliques en Afrique; Tripoli, Tunis, Alger, vers notre septen-
trion, sont des republiques de brigands. Les Hottentots, vers le
Midi, vivent encore comme on dit qu'on vivait dans les premiers
ages du monde, libres, 6gaux cntre eux, sans maitres, sans
sujets, sans argent et presque sans besoins... Or maintenant
lequel yaut mieux, que votre patrie soit un Etat monarchique
ou un Etat republicain? II y a quatre mille ans qu'on agite cette
question. Demandez la solution aux riches; ils aiment tous
mieux l'aristocratie. Interrogez le peuple; il veut la democratic
II n'y a que les rois qui preferent la royaute. Comment done
est-il possible que presque toute la terre soit gouvernee par des
monarques? Demandez-le aux rats qui propose rent de pendre
une sonnette au cou du chat. Mais en verity la veritable raison
POLITIQUE 239
De ces trois raisons, la premiere semble avoir eu
pour Voltaire le plus de valeur '. 11 refute la seconde
dans ses Ide'es rdpublicaines en alleguant contre
Rousseau, qui Tavait prise & son compte 2 , des R6pu-
bliques telles que Venise, Athtoes, et surtout Rome
depuis les Scipions jusqu'& C£sar. Quant k la troi-
si6me raison, elle implique en tout cas un 61oge des
d6mocraties qui durent; mais d'ailleurs, se contredi-
sant lui-mteie, Voltaire all&gue une fable indienne
pour montrer que la forme monarchique a pr6ced6 la
forme d^mocratique et que celle-ci marque un progr&s
sur celle-la. Adimo, p6re de tous les Indiens, eut
deux fils et deux filles. Le fils aln6 £tait un g£ant, le
cadet 6tait un bossu. D&s que le g6ant sentit sa force,
il violenta ses deux sceurs et se fit servir par son
fr&re. « Le bossu devint soumis et le meilleur sujet
du monde. Le g£ant, satisfait de le voir remplir ses
devoirs de sujet, lui permit de coucher avec une de
ses soeurs, dont il 6tait d6gout6. Les enfants qui vin-
rent de ce mariage ne furent pas tout & fait bossus,
mais ils eurent la taille assez contrefaite. lis furent
61ev6s dans la crainte de Dieu et du g6ant. Ils requ-
est, comme on Pa dit, que les hommes sont tres rarement
dignes de se gouverner eux-m6mes. » (Diet, phi/., Patrie, XXXI,
375 sqq.)
1. Cf. pourtant cette lettre au marquis d'Argenson, 6crite de
La Haye : « J'aime encore mieux l'abus qu'on fait ici de la liberty
d'imprimer ses pensees que cet esclavage dans lequel on veut
chez nous mettre l'esprit humain... La Haye est un sejour deli-
cieux l'et6, et la liberte y rend les hivers moins rudes. J'aime a
voir les maitres de l'Etat simples citoyens. II y a des partis, et
il faut bien qu'il y en ait dans une republique. Mais Pesprit de
parti n'dte rien a Pamour de la patrie... Ce gouvernement-ci
vous plairait infiniment, meme avec les defauts qui en sont
inseparables » (8 aout 1743).
2. Dans le Gontrat social.
240 VOLTAIRE PHILOSOPHE
rent une excellente Education; on leur apprit que
leur grand-oncle 6tait g6ant de droit divin, qu'il pou-
vait faire de toute sa famille ce qui lui plaisait; que,
s'il avait quelque jolie ni&ce ou arri6re-ni6ce, c*6tait
pour lui seul sans difficult^, et que personne ne pou-
vait coucher avec elle que quand il n'en voudrait
plus. Le geant 6tant mort, son fils, qui n'6tait pas h
beaucoup pr&s si fort ni si grand que lui, crut cepen-
dant £tre g6ant, comme son pere, de droit divin. II
pr^tendit faire travailler pour lui tous les hommes et
coucher avec tputes les filles. La famille se ligua
contre lui, il fut assomme, et on se mit en r6pu-
blique » (Diet, phil., Maitre, XXXI, 121). Voltaire
ajoute, il est vrai, que, selon les Siamois, la famille
avait commence par Stre r6publicaine et que le geant
parut « apr6s un grand nombre d'ann6es et de dissen-
sions ». Mais sa conclusion n'en est pas moins for-
melle : « la violence et Thabilet6, dit-il, qnt fait les
premiers maitres, les lois ont fait les derniers_».
Bayle avait peint la democratic, surtout celle
d'Ath&nes, comme un regime oppressif et cruel. Pre-
nant contre Bayle la defense du gouvernement d£mo-
cratique, Voltaire lui remontre d'abordque la monar-
chic de Macedpine fut beaucoup plus cruelle et
beaucoup plus oppressive; puis il va jusqu'k dire,
avec Rousseau, qu'on ne peut faire de comparaison
entre les crimes (Tun prince et ceux d'un peuple, car
le prince a pour unique objet de satisfaire son ambi-
tion ou son avarice, et le peuple « ne veut jamais et
ne peut vouloir que la liberty et l^galite » (Diet, phil.,
Democratic XXVIII, 319).
En tout cas le gouvernement d6mocratique est,
selon Voltaire, « naturel et sage » (Diet, phil., Poli-
POLITIQUE 244
tique, XXXI, 460). « Tout p&re de famille, dSclare-
t-il, doit £tre le maltre dans sa maison. Une societe
6tant compos£e de plusieurs maisons et de plusieurs
terrains qui leur sont attaches, il est contradictoire
qu'un seul homme soit le maltre de ces maisons et
de ces terrains; et il est dans la nature que chaque
maltre ait sa voix pour le bien de la soci£t£ « (Idees
rtpublicaines, XL, 584). On peut sans doute trouver
beaucoup trop etroite cette conception de la demo-
cratic qui ne donne une voix qu'aux possesseurs des
maisons et du sol. Mais Voltaire n'en declare pas
moins le regime r£publicain preferable & tout autre,
et, s'il le pref&re k la monarchic, c'est comme rap-
prochant le plus les hommes de « regalite naturelle »
(Ibid., id.). « Un citoyen d'Amsterdam, dit-il, est un
homme; un citoyen & quelques degr£s de longitude
par delk est un animal de service » (Pensees sur le
Gouvernement, XXXIX, 427). « La volonte de tous
ex£cut£e par un seul ou par plusieurs en vertu des
lois que tous ont port£es » (Idees rSpublicaines, XL,
571), telle est, selon lui, la definition du gouverne-
ment civil.
Dispensons-nous, apr£s cela, d'all£guer les maximes
r£publicaines que Voltaire a souvent prStees aux
h£ros de ses tragedies. Si m6me, dans la sc&ne finale
d'Agathocle, on voit Argire, d&s qu'il regoit la cou-
ronne, affranchir les Syracusains *, nous ne pr6ten-
drons pas que le poete ait par \k voulu persuader
Louis XVI de se demettre. Tenons-nous-en soit aux
Idees ripublicaines et aux Pensdes sur le Gouverne-
Peuples, j'use un moment de mon autorite ;
Je regno... Votre roi vous rend la liberte.
(IX, 588.)
242 VOLTAIRE PHILOSOPHE
ment, soit aux nombreux articles du Dictionnaire
philosophique qui traitent des divers « etats » : Vol-
taire s'y montre tellement eloigne de toute pr6vention
contre la democratic, qu'il la considere comme le
plus equitable des regimes.
Cependant ses preferences de philosophe pour le
gouvernement republicain ne Femp&chent pas d'etre
monarchiste. Qui soupcjonnait alors que la r6publique
put, chez les Frangais, succeder si prochainement k
la monarchic?
Zaire, musulmane en Turquie, disait qu'elle aurait
ete chretienne en France et pa'ienne sur les bords du
Gange : semblablement, Voltaire, malgreson admira-
tion pour la democratic hollandaise, declare k M. Van
Haren que, ne Frangais, il reste un fidele sujet de
son roi.
Notre esprit est conform e aux lieux qui l'ont vu naitre.
A Rome, on est esclave, a Londres, citoyen;
La grandeur d'un Batave est de vivre sans maitre, •
Et mon premier devoir est de servir le mien.
(XII, 520.)
Aussi bien, distinguons la religion de la politique. Si
chaque homme, selon Voltaire, doit se faire sa reli-
gion k soi-m£me, il semble, en mattere politique,
vouloir qu'on accepte le regime traditionnel de son
pays; Frangais, Voltaire accepta celui de la France,
quitte k en combattre les abus et les vices. D'abord,
la religion ne concerne que Tindividu, et c'est affaire
entre sa conscience et lui. Ensuite il peut y avoir
dans un fitat plusieurs religions qui, egalement res-
pectueuses des lois communes, ne fassent aucun tort k
l'unite de cet fitat; mais, quand divers partis sont en
POLITIQUE 243
disaccord sur la forme du gouvernemeni, leurs divi-
sions empGchent toute politique suivie et ferme.
Voltaire du reste admet fort bien le principe
d'h6r£dite monarchique, si vivement combattu par
maints philosophes de son si6cle. II trouve « tout
naturel » d' « aimer une maison qui r&gne depuis pr6s
de huit cents ann6es » (Pensees sur le Gouvernement,
XXXIX, 429). II repousse m6me la thSorie de la
souverainet6 populaire, et, r6pondant k certains
publicistes qui dSclaraient les rois mandataires du
peuple\ il proteste que le roi de France « tientsa
couronne de soixante-cinq rois ses ancMres (Lettre a
Tabbd de Voisenon, 20 aout 1774).
Voltaire n'est pas republicain, il est monarchiste,
aucun doute la-dessus. Est-il partisan de la monarchie
despotique?
On Ta souvent pr6tendu. Un critique contemporain
ecrit que « le monarchisme absolu, c'est le fond
mtaie de Voltaire » ; k Ten croire, Voltaire « n'etablit
aucune difference entre la monarchie et le despo-
tisme », il pr6conise une monarchie « ennemie de
toute libert6, concentrant tous les pouvoirs..., pers6-
cutrice, d£fiante, tracassi6re et tyrannique 2 ». Recher-
chons d'abord comment il se fait qu'on puisse lui
prater de telles opinions et nous montrerons ensuite
qu'on les lui prSte k tort.
« II faut, dit Voltaire, pour qu'un fitat soit puissant,
ou que le peuple ait une liberty fond6e sur les lois ou
1. A Gondorcet en particulier, auteur de la Lettre d'wi thtolo-
gien & Vabbe Sabatier. Cf. par exemple Lettre a Condorcet,
20 aout J 774, edition Moland, XLIX, 67.
2. E. Faguet, dans la Politique compare'e de Montesquieu, Rous-
seau et Voltaire, p. 75, 76, 297.
244 VOLTAIRE PHILOSOPHE
que lautorite soit affermie sans contradiction »
(Siicle de Louis XIV, XIX, 241). Dans une monarchic
qui, comme celle de la France, n'est pas constitution-
nelle, Tint6r6t de TEtat r£pugne a Texistence de toute
faction et de tout corps aveclesquels le pouvoir royal
pourrait 6tre en conflit. Telle est Tid6e de Voltaire,
lorsque, dans les Pensees sur le Gouvernement, il com-
pare Louis XIV avec Louis XI ', et lorsque, dans la
Voix du Sage et du Peuple, il rappelle que « les ann6es
heureuses de la monarchic ont et6 les derni&res de
Henri IV, celles de Louis XIV et de Louis XV quand
ces rois ont gouvern6 par eux-m6mes (XXXIX, 342).
Ennemi de tout corps, politique ou religieux, capable
de diviser TEtat, de faire 6chec au pouvoir royal, il
admire comment, sous Louis XIV, « Tesprit de fac-
tion, de fureur et de rebellion qui poss6dait les citoyens
depuis le temps de Francois II devint une Emulation
de servir le prince », et comment la force et la pros-
perity du royaume s'accrurent d6s lors que l'Etat fut
« un tout r6gulier dont chaque ligne aboutit au
centre » (Siicle de Louis XIV, XX, 266). Nous verrons
plus loin de quelle manure il concilie le pouvoir
monarchique avec Fautorite des lois et la liberty
des citoyens. Mais, s'il declare vouloir dans TEtat une
seule puissance, tout enttere aux mains du prince, ne
nous 6tonnons pas pour le moment que cette declara-
tion maintes fois r£p6t6e ait pu le rendre suspect
d'6riger en syst&me Tabsolutisme et le despotisme.
1. « Louis XI, pendant son regne, fit passer par la main du
bourreau environ 4 000 citoyens; c'est qu'il n'etait pas absolu et
qu'il voulait l'£tre. Louis XIV, depuis l'aventure du due de
Lauzun, n'exerca aucune rigueur contre personne de sa corn*;
c'est qu'il 6tait absolu » (XXXIX, 430).
POLITIQUE 245
On lui reproche surtout son hostility contre les
Parlements, soit au temps de la Fronde, soit k son
£poque.
Pendant la minority de Louis XIV, sous le plus
doux des regimes et la plus indulgente des reines, le
Parlement engagea contre son souverain une guerre
civile en usurpant un rdle auquel ne le destinait point
l'achat d'offices purement judiciaires. Voil& ce dont
Voltaire le bl&me 1 . Mais d'ailleurs lui-mSme convient
que, si les magistrats s'6taient born£s « k faire sentir
au souverain en connaissance de cause les malheurs
et les besoins du peuple, les dangers des impdts, les
perils encore plus grands de la vente de ces impdts &
des traitants qui trompaient le roi et opprimaient le
peuple, cet usage des remontrances aurait 6t6 une
ressource sacr£e de Tfitat » (Steele de Louis XIV,
XX, 275).
Quant aux Parlements contemporains, Voltaire ne
pouvait voir en eux que les d£fenseurs des abus et des
privileges, les ennemis des r6formes demand£es par
les philosophes soit dans la legislation, soit, g£n£ra-
lement, dans reconomie sociale.
Mais surtout, jansenistes en grande partie, ils met-
taient le pouvoir judiciaire au service de leurs pas-
sions religieuses 2 . D&s 1724, sous le minist&re du due
1. Cf. nolamment Siecle de Louis XIV, XIX, 288.
2. Gf. Lettre a d'Alembert, 15 mars 1769 : « II semble qu'il y
ait des corps faits pour 6tre les depositaires de la barbarie et
pour combattre le sens commun. Le Parlement commenca son
son cercle d'imbecillite en confisquant, sous Louis XI, les pre-
miers livres imprimes qu'on apporta d'Allemagne, en prenant
les imprimeurs pour des sorciers; il a gravement condamne
VEncyclopedie et Finoculation. Un jeune homme, qui serait
devenu un excellent officier, a etd martyrise pour n'avoir pas
246 VOLTAIRE PHILOSOPHE
de Bourbon, le Parlement de Paris enregis trait tin
6dil contre les protestants plus rigoureux encore que
celui de 1685; et, pendant tout le xvnr si&cle, les
assemblies parlementaires furent pour la plupart des
foyers d'intol6rance. Apr&s l'expulsion des j6suites,
elles redoubterent de z61e contre les h6r6tiques et les
philosophes, ne fut-ce que pour la justifier. C'est ce
que Voltaire avait bien pr6vu. « Nous sommes d^faits
des renards, 6crivait-il en 1763, et nous tomberons
dans les mains des loups » (Lettre au marquis d'Ar-
gence, 2 mars) *. Comment done s^tonner qu'il ait
approuv6 le coup d'fitat par lequel Maupeou substi-
tuait aux Parlements de nouveaux conseils 2 ? Pour
lui, les parlementaires sont des tyrans et des pers6cu-
teurs. Et, quand on s'apprSte k les r^tablir sur leurs
anciens sieges, il proteste contre le retour de ceux qui
ont assassin^ avec le poi^nard de la justice le brave
et malheureux comte de Lally, qui ont souill6 leurs
mains du sang de La Barre, qui ont rou6 Calas s .
6te" son chapeau, en temps de pluie, devant une procession de
capucins... Comment les hommes se laissent-ils gouverner par
de tels monstres? »
1. Gf. Lettre it Damilaville, 19 juin 1763 :
Les renards et les loups furent longtemps en guerre :
Les moutons respiraient ; des bergers diligents
Ont chasse* par arr6t les renards de nos champs :
Les loups vont dSsoler la terre.
Nos bergers semblent, entre nous,
Un peu d'accord avec les loups.
2. « Mon ami, quand des juges n'ont que Pambition etl'orgueil
dans la tSte, ils n'ont jamais requite et l'humanite' dans le
coeur. II y a eu dans l'ancien Parlement de Paris de belles
ames..., mais il y a eu des bourreaux insolents... Je persiste a
croire que l'etablissement des six conseils souverains est le
salut de la France. » (Lettre a Elie de Baumont, 7 juin 1771).
3. « Je mourrai aussi fidele a la foi que je vous ai juree qu'a
POLITIQUE 247
Mais, dit-on, le Parlement de Paris 6tait le seul
corps qui fit contrepoids au despotisme monarchique.
On repr£sente mtaie tous les Parlements de France
comme formant je ne sais quelles di verses classes
d'une assemble unique qui aurait pu obtenir de la
monarchic les liberies modernes; et Ton vajusqu'&
pr6tendre que la Revolution de 1789 a ses origines,
non dans les revendications de la philosophic, mais
dans les luttes politiques entre la royaut6 et les par-
lementaires. Ce qui est vrai, c'est que, si les parle-
mentaires combattirent parfois le despotisme, ils ne se
pr^occupaient que de leurs propres avantages; ils y
sacrifi&rent le plus souvent ceux de la nation, et tou-
jours ils les y subordonnSrent.
On le vit d&s le debut du xvm e stecle lorsque le
Parlement de Paris emp^cha le Regent de convoquer
ma juste haine contre des hommes qui m'ont persecute tant
qu'ils ont pu et qui me persecuteraient encore s'ils etaient les
maitres. Je ne dois pas assur&nent aimer ceux qui... versaient
le sang de l'innocence, ceux qui portaient la barbarie dans le
centre de la politesse, ceux qui, uniquement occup^s de leur
sotte vanite, laissaient agir leur cruaute sans scrupule, tantdt
en immolant Calas sur la roue, tantdt en faisant expirer dans
les supplices, apres la torture, un jeune gentilhomme qui me>i-
tait six mois de Saint-Lazare, et qui aurait mieux valu qu'eux
tous... Ils ont traine dans un tombereau, avec un baillon dans
la bouche, un lieutenant-general justement hai, a la ve>it6,
mais dont ^innocence m'est demontree par les pieces m6mes
du proces. Je pourrais produire vingt barbaries pareilles et les
rend re execrables a la posterite. J'aurais mieux aime mourir
dans le canton de Zug ou chez les Samo'iedes que de depend re
de tels compatriotes » (Lettre & M*° de Choiseul, 13 mai 1771).
— Cf. Lettre d, M m < du Deffand, 7 sept. 1774 : « Peut-^tre
beaucoup d'honnetes gens seraient-ils faches de revoir en place
ceux qui ont assassin e », etc.; et encore Lettres au chevalier de
Lisle, l er et 10 juillet de la m&me annee, Lettre a Condorcet,
18 juillet, etc.
248 VOLTAIRE PHILOSOPHE
les ]Stats-G6n6raux. On le vit mieux encore, peu
avant 89, lorsque Turgot devint ministre : il fut alors
le centre de la reaction. Jadis il avait protest6 contre
le despotisme royal dans Tint6r6t de ses privileges ;
maintenant il faisait cause commune avec les pires
ennemis des liberies publiques.
En 1776, il condamne au feu une brochure de Bon-
cerf, premier commis des finances, sur les Inconve-
nients des Droits feodaux « corame injurieuse aux lois
et coutumes de France,... comme tendant k ebranler
toute la constitution de la monarchic 1 ». En m&me
temps, quarante-deux conseillers sont deputes aupr^s
du roi pour le supplier de retirer les 6dits qui suppri-
maient les corv^es et les jurandes; et c'est k cette
occasion que Louis XVI dit le mot bien connu : « Je
vois qu'il n'y a que M. Turgot et moi qui aimions le
peuple 2 . » Un peu plus tard, en 1779, Y6dit qui abo-
lissait dans les domaines royaux les droits de servi-
tude et de mainmorte fut enregistr6 sans trop de
resistance. Mais le Parlement ne souscrivit point au
vceu exprim6 dans le pr6ambule, que les bienfaits s'en
r6pandissent dans tout le royaume ; il r^serva par une
clause expresse le droit des seigneurs, et fit ainsi
1. « La cour de Parlement... vient de faire bruler par son
bourreau, au pied de son grand escalier, cet excellent ouvrage...
Je suis peHrifie d'etonnement et de douleur » (LetlreaM, Christin,
5 mars 1776).
2. Gf. Lettre d, M. de Vaines, l er mars 1776 : « Le principal
objet de M. Turgot... est le soulagement du peuple. II est bien
clair que toutes ces mattrises et toutes ces jurandes n'ont e*te
inventees que pour tirer l'argent des pauvres ouvriers, pour
enrichir des traitants et pour ecraser la nation. » — Lettre a
La Ha7*pe, i n mars 1776 : « Vous vivez dans un singulier temps...
La raison d'un cdte, le fanatisme absurde de I'autre..., un con-
trdleur general qui a pitie* du peuple, et un Parlement qui veut
l^craser. »
POLITIQUE 249
passer leur avantage, — le sien, car un grand nombre
de ses membres etaient proprietaires de fiefs, —
avant le bien du peuple. Enfin, les Etats-Generaux
une fois convoqu6s, il demanda qu'on les r6unlt sui-
vant les formes aristocratiques de 1614, et soutint de
toutes ses forces les intents des classes priviiegiees
jusqu'au moment oil, sentant son impuissance, il
essaya de se racheter par le vote d'une declaration
(5 d£c. 1788) auquel ne prit part, du reste, que la
minority de I'assembiee.
Sans mtaie alieguer le fanatisme des Parlements et
les vexations qu'ils firent subir aux philostfphes, on
s'explique assez Fhostilite de Voltaire contre eux par
leur rdle proprement politique durant le xvm e siede.
II ecrit a d'Argental, le 19 avril 1776 : « Tout ce que
vous dites des p£res de la patrie est bien pens6, bien
juste, bien vrai. Vous avez grande raison d'etre de
Tavis du Pont-Neuf, qui dit dans la chanson :
les fichus peres,
Oh! gai!
les fichus peres!
« Tout fichus peres qu'ils sont,... se sont-ils moins
declares contre le bien que fait le roi? ont-ils moins
essaye de troubler le ministere? » Voltaire hait en
eux non seulement une assemble d'inquisiteurs et de
bourreaux, mais encore une oligarchic de « tyrans
bourgeois » (Lettre a M me du Deffand, 5mail771). Et,
mSme quand il ecrit : « J'aime mieux obeir k un beau
lion, qui est ne beaucoup plus fort que moi, qu'& deux
cents rats de mon espece » (Lettre a Saint-Lambert,
7 avt. 1771), devons-nous pour cela le qualifier de
« despotiste »? On n'est point despotiste parce qu'on
250 VOLTAIRE PHILOSOPHE
prfiftre le pouvoir d'unseul& la tyrannie de quelques-
uns.
Voltaire en merite si peu le nom, qu'il met sur le
mtoe rang le despotisme et Tanarchisme, d6finissant
celui-ci comme « Tabus de la r^publique », mais
celui-l& comme « Tabus de la royaut6 ». Et il ajoute :
« Un prince qui, sans forme de justice et sans justice,
emprisonne ou fait p6rir des citoyens, est un voleur
de grand chemin qu'on appelle Votre Majesty » [Pensees
sur le Gouvernement, XXXIX, 432).
Montesquieu avait rang6 T6tat despotique parmi les
6tats r^guliers. G'6tait une sorte de « legitimation » ;
et Voltaire la trouva intolerable. On se contentait
jusqu'ici, dit-il, « de reconnaltre deux especes de
gouvernements;... on est parvenu k imaginer une
troisieme forme d'administration naturelle..., dans
laquelle il n'y a d'autre loi, d'autre justice, que le
caprice d'un seul homme » (Supplement au Siicle de
Louis XIV, XX, 518). Cette troisieme forme d'admi-
nistration, Voltaire la r6pudia toujours; et, quand il
loue le despotisme de Louis XIV, il en tend par Ik,
comme lui-mSme a soin de le remarquer, « Tusage
ferme » que fit ce prince « de son pouvoir 16gitime »
{Ibid. y 520). Quant k ses actes d'arbitraire, il les blame
tout le premier. Si parfois Louis XIV « a fait plier...
les lois de TEtat, la posterity, dit-il, le condamnera en
ce point » [Ibid., id.). Dans les Lois de Minos % ou
Teucer 6tablit fortement sa domination en r6primant
les grands et les prStres, ces vers de la derni6re scene :
Le peuple
Abandonne a son prince un supreme pouvoir,
sont comments par la note suivante : « On n'entead
POLITIQUE 251
pas ici par supreme pouvoir cette autorite arbitraire,
cette tyrannie que le jeune Gustave troisteme... vient
d'abjurer... On entend... cette autorit6 raisonnable,
fond6e sur les lois mtaies et temp6r6e par elles, cette
autorit6 juste et mod6r6e qui ne peut sacrifier la
liberte et la vie d'un citoyen k la m£chancet6 d'un
flatteur, qui se soumet elle-mSme k la justice, qui lie
ins6parablement PinterSt de TEtat k celui du trdne...
Gelui qui donnerait une autre id6e de la raonarchie
serait coupable envers le genre humain » (IX, 360).
Ainsi, Voltaire est tellement loin de confondre comme
on Ten accuse, la monarchie avec le despotisme, qu'il
ne veut pas admettre le despotisme parmi les formes
naturelles de gouvernement et qu'il en traite les
apologistes comme ennemis de Thumanit^.
Mais le « supreme pouvoir » suppose un bon prince, J ^
et les bons princes sont rares. « Vous prouvez tr&s I
bien, 6crit Voltaire k un de ses correspondants, que
le g o^YftriFV^Tlt mn nnrrfh^q^ff fts * 1*> meilleur de
tous »; toutefois, « c'est pourvu que Marc-Aur&le soit
le monarque; car, d'ailleurs, quimporte k un pauvre .
homme d'etre d6vor6 par un lion ou par cent rats? >k
(Lettre a M. Gin, 20 juin 1777.) Aussi ce pr6tendu"~l
despotiste reconnalt-il, quoi qu'on en dise, Futility 1
des corps interm6(haires pour temp6rer le pouvoirj
royal en assurant Tobservation des lois. Favorable
aux Etats-G6n£raux, il regrette seulement que leurs
assemblies n'aient pas fait davantage pour la suppres-
sion des abus. Mais a-t-il voulu, comme on Taffirme ! ,
une magistrature asservie? En combattant la th£orie
de Rousseau selon laquelle le peuple, dans une d6mo-
1. E. Faguet, Politique compare'e de Montesquieu, Rousseau et
Voltaire, p. 127.
252 VOLTAIRE PHILOSOPHE
cratie, r6voque les magistrats selon son bon plaisir 1 ,
il soutient que le roi de France lui-m6me doit pr£ala-
blement « leur faire leur proces », et refuse au
souverain « le droit de casser un magistrat par
caprice » aussi bien que celui d'« emprisonner un
citoyen par fantaisie » [Iddes rdpublicaines, XL, 578,
579).
Si Voltaire, sous ces reserves, est partisan de la
monarchic absolue en France, il admirejiaurtant la
monarchic constitutionnelle et representative des
Anglais. Bien avant Montesquieu, il en expliqua le
m6canisme et la proposa comme un module de gouver-
nement. Dans La Henriade tout d'abord :
Aux murs de Westminster on voit paraitre ensemble
Trois pouvoirs etonngs du nceud qui les rassemble :
Les deputes du peuple, et les grands, et le roi,
Divises d'interets, reunis par la loi...
Heureux lorsque le peuple, instruit dans son devoir,
Respecte autant qu'il doit le souverain pouvoir!
Plus heureux lorsqu'un roi doux, juste et politique
Respecte autant qu'il doit la liberte publique.
(X, 59, 60.)
Puis, dans la huiti&me des Letires philosopkiques,
intitule Sur le Parlement : « La nation anglaise est
la seule de la terre qui soit p^rvenue h r6gler le
pouvoir des rois en leur resistant, et qui, d'efforts en
efforts, ait enfin 6tabli ce gouvernement sage ou
le prince, tout-puissant pour faire du bien, a les
mains li£es pour faire du mal, oil les seigneurs sont
grands sans insolence et sans vassaux, et ou le
peuple partage le gouvernement. La chambre des
pairs et celle des communes sont les arbitres de la
1. Cgntrat social, III, xvin.
1
POLITIQUE 253
nation; le roiest le surarbitre » (XXXVII, 148). Dans
Particle Gouvernement du Dictionnaire philosophique,
il montre de quelle fagon le gouvernement anglais
s'est peu k peu 6tabli; et, apr6s en avoir lou6 la
sagesse : « J'ose dire, conclut-il, que, si on assem-
blait le genre humain pour faire des lois, c'est ainsi
qti'on les ferait » (XXX, 114) *. Gr&ce k leur constitu-
tion, les Anglais, « royalistes rSpublicains » [Steele de
Louis XIV, XIX, 461) ont en m£me temps tous les
avantages de la royaut6 et tous ceux de la republique
sans en connaltre les inconv6nients.
Mais ce gouvernement peut-il s^tablir chez nous?
Voltaire all&gue la difference des conditions. D'abord,
les Anglais habitent une He ; aussi leur roi ne doit-il
pas entretenir une arm6e de terre, qui lui servirait k
Toccasion contre ses sujets. Puis, ils ont plus de
s6rieux que nous dans Tesprit et plus de fermete dans
le caract&re. Enfin, et par Ik m6me, ils se sont Iib6r6s
du jougde Rome, que notre peuple continue toujours
k porter « en affectant d'en rire et en dansant avec
ses chaines » (Diet, p hil., Gouvernement, XXX, 111);
nous ne pourrons, nous autres Frangais, etablir une
bonne constitution qu'aprfcs avoir secou6 ce joug.
Dans la guerre d'affranchissement contre le catho-
licisme, Voltaire ne d6sesp6rait pas d'obtenir Tappui
de la royaute ; et voil& pourquoi, s'il en d&ionce les
abus, il se fait cependant un devoir de la d6fendre. Entre
1. Cf. Lettres philosophiques : « II en a coute sans doute pour
eHablir la liberty en Angleterre; e'est dans des mers de sang
qu'on.a noye" l'idole du pouvoir despotique; mais les Anglais
ne croient point avoir achete" trop cher leurs lois », etc. (XXXVII,
149). — Cf. encore Diet, phil., Gouvernement, XXX, 112 sqq.;
Princesse de Babylone> XXXIV, 164; Lettre au marquis (FArgenson,
8 mai 1139 ; etc.
VOLTAIRE PHILOSOPHE. 17
254 VOLTAIRE PHILOSOPHE
les prfctres et les rois, il y a eu jadis one alliance dont
les uns et les autres tiraient b6n6fice. « Prends les
dimes et laisse-moi le reste, disait le roi au prfctre »
(Letlre a Frid6ric % 27 juill. 1770). Mais nous ne
sommes plus dans le siecle deTh^odoricou de Clovis.
Les philosophes, dont linfluence grandit de jour en
jour, doivent montrer k la royaut6 que son int6r6t
est de combattre les prgtres, que « les pr6tres ont
toujours 6t6 les ennemis des rois » [Leiire a Damila-
ville, 30 janv. 1762). II ne s'agit pas d'affaiblir le
pouvoir monarchique, comme y tAchent certains
publicistes peu avisos; il s'agit de le fortifier contre
l'figlise 1 . Et, pour r^duire Tfiglise, Voltaire fait cause
commune non seulement avec la monarchie, mais
avec les Parlements eux-memes dans les rares occa-
sions oh ceux-ci r^sistent au clerg6 *. Tel est, selon lui,
1c seul moyen de preparer un gouvernement liberal.
On le repr^sente comme un adversaire de la liberty ;
on lui reproche « de ne s'Stre m^me pas pos6 la
question des droits de Thomme 3 ». Citons d'abord
1. Cf. Letlre h (TAlembert; 15 sept. 1762 : « S'il [Frederic]
4Lait capable... de mettre a ecraser Vinf... la centieme partie de
ce qu'il lui eh a cout6 pour faire egorger du monde, je sens
que je pourrais lui pardonner. »
2. « Je crains que l'archeveque de Novogorod (cf. le M and ement
public par Voltaire sous ce nom, XLII, 127 J ne puisse les sou-
tenir [il s'agit des Parlements] dans la seule chose ou ils parais-
sent avoir raison, et qu'apres avoir combattu mal a propos
Tautorite royale sur des affaires de finance et de forme, ils ne
finissent par succomber quand ils soutiennent cette meme auto-
rit6 contre quelques entreprises du clergd » (Lettre d. DamilavilU,
25 nov. 1765). « Je souhaite passionnement que les Parle*
ments puissent avoir le credit de soutenir dans ce moment-ci
les lois, la nation et la verite 1 contre les pr&tres » (Lettre a
d'Argentaly 14 de"c. 1765). — II s'agit d'un arrel du parlemeat
qui avait supprim£ les Actes du clevgi. Cf. XLII,~128.
3. E, Faguet, Politique comparie de Montesquieu, etc., p. 22.
POLITIQUE 255
quelques lignes dans lesquellcs il affirme et reven-
dique ces droits. « Plus mes compatriotes, d6clare-t-il,
chercheront la v6rit6, plus ils aimeront leur liberty.
La m6me force d'esprit qui nous conduit au vrai nous
rend bons citoyens. Qu'est-ce en effet que d'etre
libres? c'est raisonner juste, c'est connattre les droits
de rhomme; et, quand on les connait bien, on les
defend de m6me » (Questions sur les Miracles, XLII,
232). Les principaux droits de rhomme sont la liberty
de la personne, la liberty de penser et d'imprimer, la
liberty de conscience, T6galit6 devant la loi : voyons
maintenant ce que Voltaire en dit.
Rien, chez les Anglais, ne lui parait plus louable
que les lois par lesquelles la personne de tout citoyen,
fdt-ce le dernier des manoeuvres, est prot6g6e contre
Tarbitraire. Aussi fl6trit-il Tusage, si frequent en
France, des lettres de cachet. Dans Tarticle Arrets
notables du Dictionnaire philosophique, il demande *
qu'on poste un crieur public devant les minist^res
pour dire h tous ceuxqui sollicitent une arrestation :
« Messieurs, craignez de s6duire le ministre par de
faux exposes et d'abuser du nom du roi. » Puis,
c616brant les deux avocats Elie de Beaumont et
Target, gr&ce auxquels le pers6cuteur de la comtesse
de Lancize, incarc6r6e sans forme de proems, avait
et6 s6v&rement puni : « Quand les tribunaux, dit-il,
rendent de tels arrets, on entend des battements de
mains du fond de la grand'chambre aux portes de
Paris » (XXVII, 59, 61). Mais Voltaire ne se contente pas
i. En racontaot Thistoire d'un certain Gastille, em prison ne
comme « d&erteur » a la requete du reverend pere procureur
de Clairvaux, sous prelexte que, trente ann6es auparavant, il
avait fait son noviciat dans Pabbaye d'Orval.
256 VOLTAIRE PHILOSOPHE
de protester contre Tarrestalion de citoyens inno-
cents; il condamne tout arbitraire, mSme & regard
de ceux qui peuvent Stre coupables. « Un Anglais,
dil-il dans le m6me article, a demand^ : Qu'est-ce
qu'une lettre de cachet? On n'ajamais«pu lelui faire
comprendre » (Ibid., 62). Faut-il rappeler son mot au
lieutenant de police? Un homme venait d'etre arreUe
sur une lettre de cachet fausse. Voltaire demanda a
ce magistrat quel ch&timent devait subirle faussaire;
et, ayant appris qu'on le pendrait : « C'est toujours
bien fait, repartit-il, en attendant de traiter de m&ne
ceux qui signent des lettres de cachet v^ritables. »
Si la loi par laquelle on pourrait emprisonner un
citoyen sans enquGte et sans formality « serait tole-
rable dans un temps de trouble et de guerre », il
n'h^site pas k dire qu'elle devient « tortionnaire et
tyrannique en temps de paix » (Icttes rdpublicaines,
XL, 573).
La liberty de penser ne merite pas moins de respect
que la liberty individuelle, dont elle est, du reste,
un complement n6cessaire; il Tappelle « la m&re de
nos connaissances », le « premier ressort de Tentende-
ment humain » (Diet, phil., Ame, XXVI, 216). Et
« comment un peuple peut-il se dire libre quand il ne
lui est pas permis de penser par £crit? » (Lettre a
Damilaville, 16 oct. 1765). Voltaire tient pour inof-
fensifs les livres qui se bornent a exposer ou k dis- j
cuter des id^es 1 . Aussi bien, m£me si Ton tenait un i
de ces livres pour dangereux, on n'aurait pourtant :
pas. le droit de le supprimer ni de Tinterdire.
1. Cf. notamment Diet, phil., Liberty dHmprimer, XXXI, 24
sqq., et Gpitre au roi Christian de Danemark sur la liberty de la
presse, XIII, 290 sqq.
POLITIQUE 257
Sera-t-il done permis d'imprimer n'importe quoi?
Non sans doute. Chacun se sert « de sa plume, comme
de sa langue, k ses perils, risques et fortune » (Diet,
phil.y Liberte d'imprimer, XXXI, 24). II n'y a pas de
d61it d'opinio n; mais autre chose est d'exprimer des
'opinions religieuses, morales, philosophiques, autre
chose d'jnjurier les personnes ou d'exciter une sedi-
tion dans lfitat. Les pays les plus libres ont des lois
contre les Merits s6ditieux ou injurieux. Aussi Voltaire
pouvait-il sans contradiction demander qu'on le
protegeat contre les Fr6ron et les La Beaumelle. Et
nous n'avons pas k rechercher ici, en exposant ses
id£es philosophiques, s'il y conforma toujours sa
conduite propre. Du moins nous remarquerons qu'il
a defendu la libert6 de la presse en faveur de Jean-
Jacques lui-m6me et k propos du Contrat social, qui
lui paraissait un livre detestable 1 .
Pour ce qui estde la liberte de conscience, ou, plus
1. « On a brfile ce livre chez nous [en Suisse]. L'operation
de le bruler a ete aussi odieuse peut-etre que celle de le com-
poser... Si ce livre 6tait dangereux, il fallait le reluter. Bruler\
un livre de raisonnement, e'est dire que nous n'avons pas assez J
d'esprit pour lui repondre. Ce Sbnt les livres d'injures qu'il faut '
bruler et dont il faut punir severement les auteurs parce qu'une
injure est un delit. Un mauvais raisonnement n'est un delit que
quand il est evidemment seditieux • {Idtes r6publicaines, XL,
583).
II faut citer ici, sur cette question de la liberte d'imprimer, *\
deux passages essentiels, Tun, de Yfipi tre au roi Chri$tiaiu- et J
l'autre, de \'A t B, C. - J
Voici le premier :
Tu ne veux pas, ^rand foi, dans ta juste indulgence,
Qne cette liberte" degenere en licence ;
Et e'est aussi le voeu de tous les gens sens6s...
On punit quelquefois et la plume et la langue,
D'un ligueur turbulent la devote harangue,
Dun Guignard, d'un Bourgoin, les horribles sermons.
258 VOLTAIRE PHILOSOPHE
exact ement, de la libert6 religieuse, Voltaire en est a
juste titre consid6r6 comme le principal d6fenseur
parmi les philosophes du xvni e si&cle.
Cependant il ne Tadmet pas sans bien des restric-
tions. Nonplus que, Montesquieu, qui recommits Tfitat
le droit d'interdire une religion nouvelle, il n'est com-
plement affranchi des pr6jug6s con tempo rains. Et
sans doute il a raison de distinguer entre la faction et
Fhergsie, de dire que, si l'her6sie doitfitrelibre, Tfitat
ne peut tolSrer une secte qui se met en r6volte contre
En note : « G^taient des ecrivains, des predicateurs de ia
Ligue... lis mettaient le couteau dans les mains des parricides. •
Mais quoi? si quelque main dans le sang s'est trempta,
Yous ost-il defendu do porter une 6pee?...
Qu'on punisse Tabus, mais l'usage est permis.
(XIII, 293.)
Et voici le second passage : « B. L'esclavage de l'esprit, com-
ment le trouvez-vous? — A. Qu'appelez-vous esclavage de Tes-
prit? — B. J'entends cet usage ou Ton est de plier r esprit de
nos enfants..., d'instituer enfin des lois qui empechent les
hommes d'ecrire, de parler et meme de penser... — A. S'il y
avait de pareilles lois en Angleterre, ou je ferais une belle cons-
piration pour les abolir, ou je fuirais pour jamais de mon ile,
apres y avoir mis le feu. — C. Cependant il est bon que tout le
monde ne dise pas ce qu'il pense. On ne doit insulter ni par
ecrit ni dans ses discours les puissances et les lois a l'abri des-
quelles on jouit de sa fortune, de sa liberte et de toutes les dou-
ceurs de la vie. — A. Non sans doute, et il faut punir le sedi-
tieux tcmeraire. Mais parce que les hommes peuvent abuser de
Fecriture, faut-il en interdire l'usage? J'aimerais autant qu'on
vous rendit muet pour vous empecher de faire de mauvais argu-
ments. On vole dans les rues; faut-il pour cela defendre d'y
marcher? On dit des sottises et des injures ; faut-il defendre de *
parler? Ghacun peut ecrire chez nous ce qu'il pense a ses risques
et perils; c'est la seule maniere de parler a sa nation. Si elle
trouve que vous avez parle ridiculement, elle vous siffle; si sedi-
tieusement, elle vous punit; si sagement et noblemen t, elle vous
aime et vous recompense... Point de liberte chez les hommes,
sans celle d'expliquer sa pensee » (A, B, C, XLV, 73).
POLITIQUE 259
les lois 1 . Mais il ne se fait pas une idee assez large
de la tolerance. II trouve bon qu'on ait ferm6 les
temples des protestants et qu'on leur interdise de
« s'attrouper » dans les campagnes*. II approuve que
« ceux de la religion du roi » aient seuls acces aux
dignites publiques 3 . Erifin, apres avoir qualifte cer-
iaines erreurs de criminelles et par consequent de
punissables, il signale notamment celles qui inspirent
le fanatisme, et declare que les intolerants ne meri-
tent pas d'elre toler^s *.
Voltaire n'en fut pas moins, ces reserves une fois
faites, « Pap6tre de la tol6rance ». (Test surtout aux
protestants que, dans notre pays, elledevait profiter;
et les droits qu'il demande pour eux sont les mSmes
dontles catholiques jouissaient en Angleterre. A vrai
dire, ils nous paraissent aujourd'hui bien insuffi :
sants; mais ils elaient, dans la France duxvursiecle,
tres difficiles k obtenir. L'6dit en vertu duquel les pro-
testants regurent un elat civil 8 fut repouss6 non
seulement par la plupart des « cahiers » du clerg6,
mais aussi par maints cahiers du Tiers-fitat ; et, si le
Tiers l'admit, ce fut sous la reserve que le catholi-
cisme, religion nationale, eut seul un culte public.
Peut-elre les restrictions que fait Voltaire lui-m6me
k la liberty religieuse doivent-elles s'expliquer par le
1. Commentaire sur le Litre des D6lits> etc., XLII, 425 sqq.
2. Pot pourri, XLII, 7, 8.
3. Diet, phil, CaUchisme du Japonais, XXVII, 500.
4. Traith sur la Tolerance, chapitre intitule* Seuls cas ou Vin-
toliranee est de droit humain, XLI, 343. — Dans le Sermon de
Josias Rossette, tout en c6 16 brant l^tablissement de la liberte
religieuse en Russie et en Pologne, il se felicite que les j^suites
aient 6U chassis de ces deux pays et regrette que les domini-
cains et les franciscains y soient toWres. (XL1V, 16, 17).
5. En 1789.
260 VOLTAIRE PHILOSOPHE
souci de manager l'opinion. Ajoutons en tout cas
qu'il prtfconise dans plusieurs de ses Merits le m^me
traitement pour les divers cultes. Par exemple, dans
la Profession de foi des Thtistes, il propose comme
module « cette admirable loi » de Guillaume Penn,
qui, d6sla fin du xvir 9 stecle, instituait en Pensylvanie
la liberty de conscience pleine et entire *.
Partisan de la liberty, Voltaire Test aussi de
T£galit6 en ce qui concerne les droits naturels. « Les
droits naturels, dit-il, appartiennent 6galement au
sultan et au bostangi ; Tun et r autre doivent disposer
avec le m£me pouvoir de leurs personnes, de leurs
families, de leurs biens. Les hommes sont done 6gaux
dansTessentiel » (Pensees sur le Gouvernement, XXXIX,
427). Et encore : <c Ceux qui disent que tous les
hommes sont £gaux disenl la plus grande v6rit6 s'ils
entendent que tous les hommes ont un droit 6gal k la
libert6, k la propri6t6 de leurs biens, & la protection
des lois » (Essai sur les Mceurs, XVII, 7). Mais ces
dernteres lignes font d6j& pressentir une distinction
capitale. « L'6galit6 est k la fois la chose la plus natu-
relle et en mSme temps la plus chim^rique » (Dich
phiLj Egalilt, XXIX, 10). Naturelle quanT^rers-T
« droits de Thomme », elle est chim6rique lorsqu'il
s'agit des biens ou de la condition sociale. "*
L'6galit6 des biens, quoi qu'on fasse, demeurera
toujours une chim&re. Si quclqu'un, les lots une fois
r6partis, demande sa part de cinquante arpents sur
les cinquante mille millions & distribuer entre un
milliard d'hommes, on lui r6pondra que, chez nous,
1. A condition toutefois qu'on fit profession « de croire an
Dieu 6ternel, tout-puissant, formateur et conservateur de 1'uni-
vers ».
POLITIQUE 261
les parts sont d6]k faites, et qu'il peut aller se faire la
sienne chez les Hottentots ou les Samoi'&des. Mais,
chez ces peuplades elles-mSmes, il y a ceux qui
possfcdent et ceux qui ne possedent pas. Un Bachelier
demandant k un Sauvage : « Qui a fait les lois dans
votre pays? » le Sauvage r^pond : « L'int6r<H public...
JPentends que ceux qui avaient des cocotiers et du
ma'is ont d6fendu aux autres d'y toucher, et que ceux
qui n'en avaient point ont 6t& obliges de travailler
pour avoir le droit d'en manger une partie. Tout ce
que j'ai vu dans notre pays et dans le vdtre m'apprend
qu'il n'y a pas d'autre esprit des lois » (Un Sauvage
et un Bachelier, XL, 360).
Au surplus, r£galit6 des biens ne peut s'accorder
avec Tinstitution sociale. « II est impossible dans
notre malheureux globe que les hommes vivant en
soci6t6 ne soient pas divis^s en deux classes, l'une^
de riches..., Tautre, de pauvres » (Dict.phil., itgalil^.
XXIX, 8). Comment le genre humain subsisterait-il
sans cette multitude d'hommes utiles qui n'ont que
leurs bras? Mettez-les k leur aise : aucun ne voudra
labourer les terres d'un autre ou lui faire des sou-
liers 1 .
Mais l'6galit6 des biens n'est pas seulement impos-
sible. En voulant l'6tablir, on spolierait ceux qui
poss&dent, on leur ferait injustice. Pascal avait dit :
«Sans douteque F6galit6 des biens est juste » ; Voltaire
rSpond : « L'6galit6 des biens n'est pas juste; il n'est
\. Diet, phil., tigaliliSiXXlX, 8. — Voltaire ne craint m£me
pas de dire que, plus il y a d'hommes saos autre capital que
leurs bras, mieux les terres seron Lxul tivees (Diet. phiL y Ferti-
lisation, XXIX, 370). Du reste les grandes fortunes lui paraissent
ngcessaires dans Hnte>6t des pauvres eux-memes*
262 VOLTAIRE PHILOSOPHE
pas juste que, les parts 6tant faites, des strangers
mercenaires qui viennent m'aider k faire mes moissons
en recueillent autant que moi » (Dern. Remarques sur
les Pensies de Pascal, L, 379). Et de mgme, apres
avoir cit6 un mot fameux de Jean-Jacques sur le
premier qui, ayant enclos un terrain, voului en faire
sa propritti, il defend contre « ce beau philosophe »
Impropriation de la terre, k quelques in6galit£s
qu'elle puisse donner lieu, comme le fruit et la recom-
pense legitime du travail 1 .
Impraticable pour des biens, F6galit6 ne paralt pas
moins chim&ique pour les conditions. Si, comme on
1'entend dire, les conditions sont 6galesen Suisse, ce
n'est point Ik « cette 6galit6 absurde et impossible par
laquelle le serviteur et le maitre, le manoeuvre et le
magistrat, le plaideur et le juge seraient confondus
ensemble » (Essai sur les Mceurs, XVI, 296). L'6galite
dont la Suisse jouit ne consiste que dans la sou mission
de tous les citoyens aux lois, qui protegent le faible
contre les entreprises du fort. « Ceux qui disent que
les hommes sont 6gaux... se tromperaient beaucoup
s'il croyaient que les hommes doivent 6tre 6gaux par
les emplois, puisqu'ils ne le sont point par leurs
1. Cf. A, B, C : « B. Voici ce que j'ai lu dans une declama-
tion qui a M connue en son temps; j'ai transcrit ce niorceau,
qui me par ait singulier : « Le premier qui, ayant enclos un
terrain », etc. — C. II faut que ce soit quelque voleur de
grand cherain bel esprit <)ui ait ecrit cette impertinence. —
A. Je sou peon ne seulement que e'est un gueux fort paresseux;
car, au lieu d'aller gater le terrain (Tun voisin sage et indus-
tries, il n'avait qu'a Timiter; et, chaque pere de famille ayant
suivi cet exemple, voila bientdt un tres joli village de formg.
L'auteur de ce passage me para it un animal bien insociable »
(XLV, 44). — Cf. encore Diet, phil., Homme, XXX, 243 sqq., Lot
naturelle, XXXI, 52 sqq. — ~~— ~—
-™1-
POLITIQUE 263
talents » (76id., XVII, 7). L^galita bien entendu e
comporte la^suj>brdination. x < Nous^ sommes tous
"^SWBRffPTBmmSTmsu^^ membres 6gaux de la
soctete » (Pensdes sur le Gouvernement, XXXIX, 427).
Pr6tendre, comme Jean-Jacques, qu'un souverain
doit donner pour femme k son fils la Bile du bourreau,
quand les caracteres se conviennent, c'est parler en
« charlatan sauvage » (Steele de Louis XV, XXI, 431).
Quoique tout homme, dans le fond de son coeur, ait
le droit de se croire l'6gal des autres hommes, le
cuisinier d'un cardinal ne saurait cependant exiger
que son maltre lui fasse la cuisine V
Cette in6galit6 des fortunes et des conditions peut
bien 6tre consid6r6e comme une iniquity — les deux
mots ont d'ailleurs un sens analogue — par ceux-l&
m6mes qui, Testimant n6cessaire, la justifient au point
de vue social. Mais songeons que le bonheur, aprfcs J
tout, ne depend ni de l a richesse ni du rang : jm J
berger vit, bien souvent, plus heureux qu'un roi*. Et, J
1. « Le cuisinier peut dire : « Je suis homme comme mon
maitre, je suis ne* comme lui en pleurant, il mourra comme
moi dans les memes angoisses et les m6mes ce>6monies. Nous I
faisons tous les deux les memes fonctions animates. Si les Turcs j
s'emparent de Rome, et si alors je suis cardinal et mon maitre I
cuisinier, je le prendrai a mon service. • Toutce disco urs est rai- 1
sonnable et juste. Mais, en attendant que le Grand Turc s'em- J
pare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute soctete 1 v
humaihe est pervertie » (Diet. phiL, Egalite, X XIX, 11).
9. C.t Premier Mannurs^siti* I Unmmff •
urel
2. Cf. Premier Discours sur iUomme \
Nos cinq sens imparfaits donnas par la nature
De nos biens, de nos maux, sont la seule meaure
Les rois en ont-ils six?...
On dit qu'avant la botte apportee'a Pandore,
Nous 6tions tous egaux ; nous le sommes encore.
Avoir les memes droits a la felicity,
Cost pour nous la parfaite et seule egalitl.
Vois-ta dans ces vallons ces esclaves champetres
^>.*z-. r
264 VOLTAIRE PHILOSOPHE
d'autre part, s'il est impossible d'6tablir T6galit^ r
nous avons les moyens de faire en sorte que l'in6ga-
lit6 devienne moins grande.
Celle des biens doit 6trediminu6e : Voltaire demande
qu'on mette le pauvre qui travaille en 6tat de s'enri-
chir 1 . Quant k celle du rang social etde la condition,
la mani&re dont il Pa parfois soutenue denote Tin-
fluencedespr&jug6sambiants. Ils'd^ve, danslai?emo/i-
trance a Rustan, contre les philosophes qui ne veulent
connaltre d'autres nobles que les hommes de bien, et
traite une pareille maxime de s6ditieuse 2 ; dans
Particle ProprUte du Dictionnaire philosophique, il
pretend denier aux vilains enrichis par le travail le
C'est Pierrot, c'est Colin, dont le bras vigoureux, etc.
Je les vois, haletants et couverts de poussiere,
Braver dans ces travaux chaque jour rlpetes
Et le froid des hivers et le feu des 6tes.
lis chantent cependant... »
La paix, le doux sommeil, la force, la sante,
Sont le fruit de leur peine et de leur pauvrete.
(XII, 45 sqq.)
1. Cf. Defense du Mondain :
... Le travail, gag6 par la mollesse „
S'ouvre a pas lents la route a la richesse.
(XIV, 137.)
H :; ldees republicaines : « L'indigence doit travailler pour l'opu-
lence a fin de s'egaler un jour a elle » (XL, 574).
2. « Nous ne sommes pas £tonn£s que vous vous de'chainiez
contre la noblesse. Vous dites qu'il est permis aux sots d'en
faire le bouclier de leur sottise et que les gens senses he con-
naissent de noble que l'homme de bien. C'est un scandalum
magnatum, c'est le discours d'un vil seditieux et non pas d'un
ministre de 1'Evangile. Tout jure" vidangeur, tout gadouard, tout
savetier, tout gedlier, tout bourreau meme, peut sans doute etre
homme de bien; mais il if est pas noble pour cela. Cessez d'ou-
trer la malheureuse manie de votre ami Jean-Jacques Rousseau,
qui crie que tous les hommes sont 4gaux. Ges maximes sont le
fruit d'un orgueil ridicule qui d&ruirait toute societe » (XL1V,
192).
i
POLITIQUE 265
droit d'acheter les terres de leurs anciens seigneurs
appauvris par le luxe '. Cependant lui-m6me d6nonce
bien souvent la vanity des titres nobiliaires. II fait dire
k Alcm^on dans firiphyle :
Les mortels sont 6gaux. Ce n'est pas la naissance,
C'est la seule vertu qui fait leur difference j
C'est elle qui met rhomme au rang des demi-dieux,
Et qui sert son pays n'a pas be ,*fpi" H,ai 'ff", T """"
(III, 20.)
La com6die de Nanine a pour sujet le mariage d'un
comte avec une paysanne 2 . Dans VEssai sur les
1. « II est arrive dans plus d'un royaume que le serf affranchi,
etant devenu riche par son industrie, s'cst mis a la place de ses
anciens maitres appauvris par leur luxe. 11 a achet£ leurs terres,
il a pris leurs noms. L'ancienne noblesse a 6t6 avilie, et la nou-
velle n'a 6te qu'envtee et m£pris6e. Tout a £te" confondu... II est
si aise" d'opposer le frein des lois a la cupidite* et a l'orgueil des
nouveaux parvenus, de fixer Intend ue des terrains roturiers
qu'ils peuvent acheter, de leur interdire l'acquisition des
grandes terres seigneuriales, que jamais un gouvernement
ferme et sage ne pourra se repentir d'avoir affranchi la servi-
tude et d'avoir enricbi l'indigence » (XXXII, 22).
2. La Baronne.
Vous oseriez trahir impudemment
. De votre rang tout© la biens£ance,
Humilier ainsi votre naissance
Et, dans la honte ou vos sens sont plongds,
Braver l'honneur!
Le Comte.
Dites : les prejuges...
L'homme de bien, modeste avec courage,
Et la beaute spirituelle et sage,
Sans bien, sans nom, sans tons ces titres vains,
Sont a mes yeux les premiers des humains.
(VI, 16.)
Cf. au surplus les derniers vers de la piece, dits par la mar-
quise, mere du comte :
Que ce jour
Soit des vertus la digne recompense ;
Mais sans tirer jamais a consequence.
(VI, 84.)
266 VOLTAIRE PHILOSOPHE
MceurSj apr&s avoir montr6 comment les nobles
se sont multiplies en France, il blame « la dis-
tinction avilissante entre l'anobli inutile qui ne
paie rien k Tfitat et le roturier utile qui paie la
taille » (XVII, 17). II nous donne en exemple beau-
coup de pays libres oil « les droits du sang » ne
conferent aucun avantage, ou Ton ne connalt que
ceux de citoyen. Et si pourtant il loue « une vraie
noblesse » comme celle d' Angle terre, une noblesse k
laquelle sont attaches des fonctions, il n'en combat
pas moins ceux qui pr6tendent, avec Boulainvilliers,
que « les seigneurs des chateaux » soient investis du
pouvoir; car, dit-il, les Francs ou les Wisigoths,
ancdtres de ces seigneurs, n'avaient aucun droit sur
les biens dontils s'emparfcrent *.
On veut que Voltaire soit un « aristocrate ». Et
rien de plus vrai sans doute, si Ton entend par Ik
qu'il a des gouts aristocratiques ou qu il m&ne la vie
de grand seigneur. Mais ce qu'on entend, c'est qu'il
« m6prise le peuple », et surtout qu'il croit impossible
ou dangereux de faire son Education 2 .
1. Outre la page de YEssai sur les Moeurs ou se trouvent les
citations prec&ientes, cf., dans le mSme ouvrage, XVI, 534.
2. Quant aux airs de grand seigneur qu'on lui reproche d'af-
fecter, cf. la Lettre A Af. Marin, 26 dec. 1775, edition Moland,
XLIX, 464 : « Dites-lui bien, je vous prie {a Linguet], que je
pense comme lui sur mon marquisat. Le marquis Crebillon, le
marquis Marmontel, le marquis Voltaire ne seraient bon.s qu'a
etre months a la foire avec les singes de Nicolet. C'est appa-
remment un ridicule que MM. les Parisiens ont voulu me don-
ner, et que je ne recois pas >, etc.
On lui reproche d'avoir signe parfois des lettres Voltaire,
comte de Tournay. Collini, dans ses Memoires, dit a ce propos :
« Ses ennemis ne virent pas que c'etait une plaisanterie, et
accuserent ce grand homme d'une vanity ridicule. II avait pris
ce titre de comte [apres l'acquisition de la terre de TournayJ
POLITIQUE 267
Nous J,rouvons en effet dans Tceuvre de Voltaire
maints passages oil il exprime son d6dain et son aver-
sion pour la canaille. Par exemple, il 6cri t k d'Argental :
« C'est k mon gr6 le plus grand service qu'on puisse
rendre au genre humain,de sSparer le sot peuple
des honnStes gens... On ne saurait souffrir Tabsurde
insolence de ceux qui disent : Je veux que vous pen-
siez comme votre tailleur et votre blanchisseuse »
(27 avr. 1765). Mais ce que Voltaire m^prise k vrai
dire, ce n'est pas le peuple, c'est le fanatisme et la
superstition populaires. Apr£s avoir, dans YEssai sur
les MceurSy racont6 la fin miserable de Tempereur
Henri V : « ArrMez-vous un moment, dit-il, pr&s du
cadavre exhum6... Cherchez d'oti viennent tant d'hu-
miliations et d'inforlunes d'un cdt6, tant d audace
de Fautre... : vous en verrez Tunique origine dans la
populace; c'est elle qui donne le mouvement k la
superstition. C'est pour les forgerons et les bftche-
rons de TAllemagne que l'Empereur avait paru pieds
nus devant F6v6que de Rome; c'est le commun
peuple, esclave de la superstition, qui veut que ses
maltres en soient les esclaves » (XVI, 91). Au
xvm* stecle m6me, on sait quel r6le joua la populace
dans raffaire Calas, dans raffaire La Barre, dans
raffaire Montbailli 1 . L'aversion de Voltaire n'est pas
comme il prit ensuite celui de Voltaire, capucin indigne, lore*
que les capucins du pays de Gex 1'eurent nomine* leur pere tem-
porel. »
1. Pour raffaire Galas et l'affaire La Barre, cf. p. 292, n. i. Pour
raffaire Montbailli, cf. la Miprise d* Arras : « Cependant quelques
personnes du peuple, qui n'avaient rien yu de tout ce qu'on
vieut de raconter, comme nee nt a former des soupcons... On
imagina que Montbailli et sa femme avaient pu assassiner leur
mere... Gette supposition, tout improbable qu'elle 6tait, trouva
268 VOLTAIRE PHILOSOPHE
celle d'un aristocrate pour les mis6rables, elle est
celle d'un « honn6te homrae » pour des ig norants
fanatisSs.
Ces ignorants, il faudrait les instruire. Mais quel-
quefois, dans un accfcs d'humeur, Voltaire les declare
indignes et incapables d'Stre instruits. Si la raison,
6crit-il k d'Alembert, doit triompher chez les hon-
nStes gens, « la canaille n'est pas faite pour elle »
(4 fevr. 1757). Et k Fr6d6ric : « Votre Majesty rendra
un service Gternel au genre humain en d6truisant
cette inf&me superstition, je ne dis pas chez la
canaille, qui n'est pas digne d'etre 6clair6e, je dis
chez les honnStes gens, chez les hommes qui pensent,
chez ceux qui veulent penser » (5 janv. 1767) '.
D'autre part,^sous"Tinfluence d'id6es g6n£ralement
r6pandues, Voltaire, au point de vue 6conomique et
social, pouvait consid6rer Tinstruction populaire
comme nuisible. C'est dans ce sens qu'il felicite La
des partisans, et peut-6tre parce qu'elle 6tait improbable. La
rumeur de la populace augmenta de moment en moment selon
l'ordinaire; le cri devint si violent, que le magistrat fut oblige
d'agir - (XLVI, 548).
Gf. encore VA> B, C : « II n'y a qu'a voir la populace imbecile
d'une ville de province dans laquelle il y a deux cou vents de
moines, quelques magistrats gclaires et un commandant qui a
du bon sens. Le peuple est toujour 8 preta s'attrouper a u tour des
cordeliers et des capucins. Le commandant veut les contenir.
Le magistrat, fache contre le commandant, rend un arrel qui
manage un peu l'insolence des moines et la crgdulitg du peuple •
(XLV, 55).
i. Cf. Lettred. Damilaville, 19 mars 1766 : « II est a propos que
le peuple soit guide et non pas qu'il soit instruit. II n'est pas
digne de T6tre. » — Let Ire h (TAlembert, 4 juin 1767 : « A 1'egard
de la canaille, je ne m'en mele pas; elle restera toujours
canaille. » — Dict.phil., BU : « Distingue toujours les honn&les
gens qui pensent de la populace qui n'est pas faite pour penser >
(XXVII, 397).
\
POLITIQUE 26V
Chalotais de « proscrire l'&ude chez les laboureurs ».
« Moi qui cultive la tcrrc, ajoute-t-il, je vous pr6sente
requite pour avoir des manoeuvres et non des clercs
tonsur6s » {Lettre a La Chalotais, 28 fevr. 1763) 1 .
Au surplus, apr6s s'Stre si souvent plaint de la
superstition qui abrutit le peuple, qui le rend feroce,
il declare parfois qu'on perdrait sa peine k Tinstruire.
« On n'a jamais pr6tendu 6clairer les cordonniers et
les servantes, 6crit-il k d'Alembert; c'est le partage
des apdtres » (2 sept. 1768). Et k Helv6tius : « Quim-
porte... que notre tailleur et notre sellier soient gou-
vern6s par frfcre Kroust ou par fr&re Berthier? »
(15 sept. 1763). Enfin ceux qui le taxent d'aristocrate
all6guent encore ces mots (Tune lettre k Damilaville
(l er avr. 1766) : « Quand la populace se m6le de rai-
sonner, tout est perdu. »
Mais quelques-nnes des citations pr6c6dentes ne
paraissent pas aussi categoriques lorsqu'on les a
remises k leur place, ou m£me elles changent de
sens. Par exemple, Voltaire peut bien, dans sa lettre
k d'Alembert du 4 fcvrier 1757, nier que la canaille
soit faite pour la raison : dans la m£me lettre
il regrette que le progr&s toujours plus sensible du
th6isme « ne s'6tende jjas encore chez le peuple >><-
Pas encore, dit-il; c'est dire que le peuple lui-mfcme,
avec le temps, finira par ouvrir les yeux. Et, quand
il 6crit k Damilaville que tout est perdu si la popu-
lace se met k raisonner, ce trait, dont ses adver-
1. Gf. Lettre & Damilaville, 1" avr. 1766 : « II me parait essen-
tiel qu'il y.ait des gueox ignorants. Si vous faisiez valoir comme
moi one terre, si voos aviez des charrues, vous seriez bien de
imm avis. •
WLTAIftt niLOSOPHI. 18
y 270 VOLTAIRE PHILOSOPHE
saires abusent, n'a rapport en r6alit6 qu'aux querelles
tWologiques 1 .
Au"ssi bien, cTautres passages beaucoup plus nom-
breux d6mentent ceux qui pr^c&dent et sont en accord
avec le sens de toute son oeuvre. Dans un dialogue
entre le fakir Bambalef et Ouang, disciple de Con-
fucius, celui-ci montre qu'il faut mettre le peuple a
mSme de pratiquer la justice en lui enseignant une
religion vraiment philosophique 2 . L'opuscule ironi-
quement intitule Jusqu'a quel point on doit tromper
le peuple commence de la fagon suivante : « G'est
une tr&s grande. question, mais peu agitee, de savoir
jusqu'& quel degr£ le peuple, c'est-&-dire neuf parts
du genre humain sur dix, doit Stre trait6 comme des
singes. La partie trompante n'a jamais bien examin6
ce probl&me d61icat, et, de peur de se m6prendre au
calcul, elle a accumul6 tout le plus de visions qu'elle
a pu dans les t6tes de la partie tromp6e. Oserai-je...
demander quel mal il arriverait au genre humain si
l.Voici le texte complet : • Confucius a dit qu'il avait connu
ides gens incapables de science, mais aucun incapable de
lyertu. Aussi doit-on precher la vertu au plus bas peuple. Mais
il ne doit pas perdre son temps a examiner qui avait raison de
¥ r p Nestorius ou de Cyrille, d'Eusebe ou d'Athanase, de Janse-
y s nius ou de Molina, de Zwingleou d'QEcolampade. Et plutaDieu
1 k / qu'il n'yeiit jamais eu de bon bourgeois infatue de ces disputes!
^* iy * _p Nous n'aurions jamais eu de guerres de religion, nous n'aurions
^ N • jamais eu de Saint-Barth61emy. Toutes les querelles de cette
X ' \, ^spece ont commence par des g ens oisifs et qui dtaient a^Jeur
\f Sr \<> a * se * Q uan< * la populace se m61e de raisoTTner, tout est perdu. Je
% "^^ suTS de l'avis de ceux qui veulent faire de bons laboureurs des)
' K fi ' s enfants trouves au lieu d'en faire des theologiens. » •<***
N \ p 2. Diet. phiL, Fraude, XXIX, 517 sqq. — Cf. Sermon des Cin-
^\fj quante, XL, 626 : « On nous dit qu'il faut des mysteres au
4 peuple, qu'il faut le tromper. Eh! mes freres, peut-on faire cet
v , outrage au genre bumain? » etc. Cf, encore ipitre aux Frjres,
XUV,9, r '
POLITIQUE 271
quelque puissant astrologue apprenait aux paysans
et aux bons bourgeois des petites villes qu'on peut,
sans rien risquer, se couper les ongles quand on veut,
pourvu que ce soit dans une bonne intention? »
(XXXIX, 609).
Reste k savoir si le peuple est capable de s'instruire.
Mais pourquoi pas? Dans sa lettre k Damilaville du
13 avril 1766, Voltaire explique 1 qu'on doit com-*>
mencer par faire T6ducation des principaux citoyens. _
La lumtere, dit-il, descendra peu k peu. Et, s'il ajoute
que celle du bas peuple sera toujours fort confuse,
sachons d'abord ce qu'il appelle le bas peuple. Voici
par exemple une lettre k Linguet du 15 mars 1767 oil
il distingue les artisans plus relev£s des simples
manoeuvres. Tandis que les uns vont de la grand'-
messe au cabaret, les autres sont d6sireux de s'ins-
truire. Ne les voit-il pas, en Suisse, consacrer k la
lecture le temps qui leur reste apr6s le travail? Et il
conclut que « tout est perdu », non pas, comme cer-
tains le disaient, comme on le lui a fait dire k lui-
m3me, quand on £claire le peuple, mais quand on le
laisse dans Tignorance 2 .
Souvent m£me, Voltaire dit en termes expr&s qu'on
doitT^pandre la raison jusque dans les classes les
plus pauvres et les plus grossi&res. II recommande
aux philosophes d^crire des brochures simples,
courtes, facilement intelligibles, pour 6clairer le
cordonnier aussi bien que le chancelier 3 . Dans Tar-
\. En revenantsur celle du l a avril, pre*cedemment cit6e.
2. « Non, monsieur, tout n'est point perdu quand on met le
peuple en e'tat de s'apercevoir qu'il a un esprit. Tout est perdu
au contraire quand on le traite comme une troupe de taureaux;
car, t6t ou tard, ils vous f rap pent de leurs corneSr »
9. Lettre £ Uelvttius, 2 juill, 1763,
272 VOLTAIRE PHILOSOPHE
tide Fraude du Dictionnaire philosophique, il pro-
teste que les laboureurs et les lettr^s proviennent de
la mfime p£te ! ; dans V£pttre aux Frires, que, si tous,
bachas et charbonniers, sultans et fendeurs de bois,
sont 6galement des hommes, rien n'empSche « le plus
bas " peuple » de « connaitre la ve*rit6 » (XLIV, 9).
Enfin, dans les Reflexions pour les Sols : « Si le plus
grand nombre gouverne% d6clare-t-il, 6tait compose
de boeufs et le petit nombre gouvernant de bouviers,
le petit nombre ferait tr&s bien de tenir le grand
nombre dans Tignorance. Mais il n'en est pas ainsi.
Plusieurs nations, qui longtemps n'ont eu que des
comes et qui ont rumin6, commencent & penser.
Quand une fois ce temps de penser est venu, il est
impossible d'dter aux esprits la force qu'ils ont
acquise. II faut traiter en Stres pensants ceux qui
pensent comme on traite les brutes en brutes »
(XL, 145). Ne soyons pas surpris si Voltaire exprime
parfois la crainte que la populace ou la canaille
ne puisse jamais s^clairer : c'est sans doute par
impatience ou par colere, en voyant & quelles absur-
dity, k quelles horreurs la portent* encore Figno-
rance et la superstition. Mais il fait tous ses efforts
pour Finstruire. Et il ne d6sespere pas de la rendre
plus sage, plus raisonnable; et mSme, ses lettres
des dernieres anne'es signalent bien souvent Fheu-
reuse involution qui d6jk s'opere dans les esprits,
soit par mi les classes moyennes, soit j usque chez
le bas peuple.
Une des id6es essentielles par oil s'explique la phi-
losophic de Voltaire, c'est Fid6e du progr&s, d'un
1. XXIX, 521.
POLITIQUE 273
progr&s non seulement intellectuel, mais moral et
social, en vertu duquel la race humaine, malgr6 ses
arrets et ses 6carts, avance peu k peu dans les voies
de la v6rit6, de la justice, du bonheur.
Voltaire, d'abord, poss&de au plus haut degr6 le I
sens du relatif, de Involution continue qui se pour- j
suit & travers les &ges. Tandis que le xvii e si&cle con-
sid6rait de pr6f6rence ce que le monde ou l'homme *
ont de fixe et de constant, ce qu'en voit surtout Vol-
taire, ce sont les changements perp6tuels. Historien
dans la veritable acception du mot — car le sens du
relatif nest autre chose que le sens historique —
Thistoire, pour lui, consiste k montrer de quelle
manure se modifient d'&ge en Age Tesprit, les
moeurs, les lois des peuples f . Ces modifications Font
tout particuli&rement frappe chez nous 2 . Mais il les
i. 11 n'est pas moins sensible, d'ailleurs, aux diversites entre
les peuples dans le meme temps. G'est un point sup lequel il
insiste tres souvent dans ses ouv rages historiques et philoso-
phiques. Cf. par exemple : « Le bourgeois de Paris ou de Rome
ne doit pas croire que le reste de la terre soit tenu de vivre et
de penser en tout comme lui... Passez seulement de Gibraltar a
Mequinez, les bienseances ne sont plus les memes; on ne trouve
plus les memes idees : deux lieues de mer ont tout change" »
{Diet. phil., Embleme, XXIX, 83, 92). — « Un des plus grands
avantages de la gSographie est a mon gre celui-ci : Votre sotte
voisine et votre voisin encore plus sot vous reprochent sans
cesse de ne pas penser comme" on pense dans la rue Saint-Jac-
ques... Prenez alors une mappemonde... Vous opposerez l'uni-
vers a la rue Saint- Jacques... Peut-^tre alors auront-ils quclque
honte d'avoir cru que les orgues de la paroisse Saint-Severin
donnaient le ton au reste du mohde » (Diet. phil., Geographic,
XXX, 52).
2. « Tout change chez les Francais beaucoup plus que chez les
autres peuples » (Essai sur les Mceurs, XVI, 453). « La variation
des usages et des lois fut toujours ce qui caracterisa la France »
(Ibid., XVII, 13).
274 VOLTAIRE PHILOSOPHE
marque aussi dans l^tude des peuples moins prompts
a se transformer. « Les Espagnols d'aujourd'hui,
dit-il par exemple, ne sont plus les Espagnols de
Charles-Quint... ; les Anglais ne ressemblent pas plus
aux fanatiques de Cromwell que les raoines et les
monsignori dont Rome est peupl^e ne ressemblent
aux Scipions » (Disc, sur Uffist. de Charles XII,
XXIV, 17). Et citons surtout TAvant-propos de VHis-
toire du Pariement; il y d6veloppe cette id6e capi-
tale qu'aucun corps ne reste immuable, que tout
change d'un bout a Tautre de la terre, que la science
historique est celle des changements 1 .
Or Involution du genre humain, selon Voltaire, a
le progr&s pour loi. Comparons les temps et plai-
gnons-nous, si nous Tosons, c'est « une reflexion
qu'on doit faire presque a chaque page », ecrit-il dans
YEssai sur les Maeurs (XVI, 411); et il Fy fait tr6s
souvent 2 . Sans doute les lettres et les arts peuvent
i. XXII, i sqq. Cf. encore Yttloge de la Raison, XXXIV, 323 sqq.
— Augustin Thierry, dans ses Lettres sur VHistoire de France,
signale chez les historiens precedents un « gout de Punifor-
mite » qui « fausse tout » en effacant les differences caracte-
ristiques des races et des siecles. * Le grand precepte qu'il faut
donner, dit-il, c'est de distinguer au lieu de confondre. » Et ce
precepte est sans doute excellent. Mais Voltaire ne me rite
point le reproche que Thierry adresse justement a tant d'autres
historiens. Le sens historique, chez lui, se marque jusque dans
son theatre; car, si nous ne pouvons prendre au grand serieux
le casque dor6 d'Amena'ide ou certain bonnet de Zulime, plus ou
moins moresque, la grande nouveaute\ la nouveaute vraiment
significative du theatre de Voltaire consiste pourtant a y avoir
introduit ce qui s'appela par la suite lajcouleur locale.
2. Gf. Did. phil.j Gouvernement : « Un provincial de" ce pays...
se plaignait amerement de toutes les vexations qu'il 6prouvait.
11 savait assez bien Thistoire; on lui demanda s'il se serait cru
plus heureux il y a cent ans, lorsque, dans son pays alors bar-
bare, on condamnait un citoyen a etre pendu pour avoir mange
POLITIQUE 275
ne pas £tre toujours en progr^s; bien des fois il
declare lui-m6me que le xvm e stecle arlistique et litte-
raire ne vaut pas le xvn e . Le progr^s auquel il a cru,
c'est celui de la philosophic; et il explique comme
quoi le xvm e si&cle, interieur au xvn e par sa litera-
ture, lui estsup6rieur par ses lumteres 4 . Ce progr^s,
YEssai sur les Mceurs en retrace le tableau dans le
pass6. Mais il se continuera dans les ages futurs ;
rhumanit6, stecle apr&s si&cle, doit devenir meil-
leure et plus heureuse, k mesure que la raison
Taffranchira, que la science multipliera et amplifiera
ses moyens d'action 2 .
gras en car£me. II secoua la tete. Aimeriez-vous le temps des
guerres civiles qui commencerent a la mort de Francois II, ou
ceux des defaites de Saint-Quentin et de Pavie, ou les longs
desastres des guerres con t re les Anglais, ou 1'anarchie feodale
et les horreurs de la seconde race, et les barbaries de la pre-
miere? A chaque question, il etait saisi d'effroi... II conclut en fin
malgre lui que le temps ou il vivait etait, a tout prendre, le
moins odieux » (XXX, 103).
1. Cf. notammentces lignes d'une lettre au comte de la Tou-
raille, 12 mai J766 : • [La raison] fut agreable et frivole dans lc
beau siecle de Louis XIV, elle commence a 6tre solide dans le
ndtre. C'est peut-£tre aux depens des talents; mais, a tout
prendre, je crois que nous avons gagne beaucoup. Nous n'avons
aujourd'hui ni des Racine, ni des Moliere, ni des La Fontaine,
ni des Boileau, et je crois m6me que nous n'en aurons jamais;
mais j'aime mieux.un siecle eclaire qu'un siecle ignorant qui
a produit sept ou huit hommes de genie. Et remarquez que ces
ecrivains, qui etaient si grands dans leur genre, etaient des
hommes tres petits en fait de philosophic Hacine et Boileau
etaient des jansenistes ridicules, Pascal est mort fou , et La
Fontaine est mort comme un sot. II y a bien loin du grand
talent au bon esprit. »
2. Cf. le vers des Lois de Minos, souvent cite" par Voltaire lui-
meme :
Le monde avec lenteur marche vers la sagesso
(IX, 336.)
Cf. encore Conclusion et examen du Tableau historique, XLI, 27.
276 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Cette foi de Voltaire dans le progrfcs devait en faire
un novateur. II n'est pas revolutionnaire comme
Jean-Jacques; il est beaucoup plus r£formisle que
*s Montesquieu.
*n* Rousseau procfcde geometriquement; il reconstruit
J^ la societe sans tenir compte de Thistoire et de la tra-
dition. Aprfcs avoir reconnu que « difKrents gouver-
nements peuvent 6tre bons k divers peuples et au
m6me peuple en differents temps », il etablit les prin-
cipes qui, par del& ces differences, expriment la raison
universelle et abstraite, Voltaire, lui, s'est toujours
defendu de prescrire une formule id6ale : appliquant&
la politique sa methode positive, ilne veutqu'amender
le r^ginifi^on^mporain. Aucun regime, il le sait,
n'est parfaitement bon 1 . Etpuisque, de tout temps,
« les abus gouvernent les fitats » (Diet, phil., A bus.
XXVI, 69), il se borne k poursuivre la reformation
des abus les plus intol6rables, de ceux qui peuvent
etre sug£rim6s sans trop de secousses. Dans TEloge
lusforique de la Tfalson Pil nous^fifontre cette ddesse
parcourant, avec la Verite, sa fille, les divers pays de
France. La Verite, comme elle entend part out les
Frangais applaudir k Favenement de Louis XVI et se
promettre une multitude de reformes, manifeste
hautement sa joie. Mais la Raison lui dit : « Ma fille,
vous sentez bien que je desire k peu pr£s les m£mes
choses et bien d'autres. Tout cela demande du temps
et de la reflexion. J'ai toujours ete trfcs contente
quand, dans mes chagrins, j'ai obtenu une partie des
soulagements que je voulais » (XXXIV, 335). Cette
Raison, que Voltaire fait parler ainsi, n'est point la
i» Cf. Diet, phit., Gouvernement, XXX, 96.
POLITIQUE 277
raison abstraite de Rousseau; c'est la raison d'un
philosophe pratique et modere, ^pri-a^ste. dans le
domainejdu-possihle, qui compte avec les intents et
les passions des hommes, qui sait combien la r6alit6
difffere de l'idtal.
Mais si Voltaire ne fait pas, comme Rousseau,
table rase, il n'est pas non plus un conservateur
k la fagon de Montesquieu 1 . Montesquieu, bien que
demandant lui aussi maintes reformes, surtout dans
la legislation, a le temperament d'un traditionaliste.
Son ceuvre s'inspire du respect des choses etablies.
« II est quelquefois n6cessaire, dit-il, de changer cer-
taines lois. Mais le cas est rare, et, lorsqu'il arrive, il
n'y faut toucher que d'une main tremblante; on doit
y observer tant de solennites et apporter tant de
precautions, que le peuple en conclue naturellement
que les lois sont bien saintes, puisqu'il faut tant de
formalites pour les abroger ». Sans legi timer theo-
riquement « ce qui est », Montesquieu le montre
comme resultant de certaines influences contre les-
quelles on ne reagit qu'& la longue, et nous engage
k nous y resigner. Voltaire, beaucoup plus actif, est
aussi beaucoup plus hardi. Au lieu que Montesquieu
recommande Tesprit de conservation, il preconise
Tesprit d'innovation. « Pcut-6tre, ecrit-il, ce goftt
universel pour la nouveaute est un bienfait de la
nature. On nous crie : Contentez-vous de ce que vous
avez, ne desirez rien au del& de votre etat... £e sont
de tr&s bonnes maximes. Mais, si nous les avions
toujours suivies, nous mangerions encore du gland >?
1. Rien de plus faux que la for mule si souvent r6p£t£e : « Vol-
taire est un conservateur en tout sauf en religion. »
278 VOLTAIRE PHILOSOPHE
(Dict.phiL, Nouveau, XXXI, 289). II blame la timi-
dity excessive qui nous empSche trop souvent de
faire les r£formes les plus n£cessaires, ou la patience
avec laquelle nous supportons les plus criants abus.
Lorsque la v£nalit£ des charges judiciaires vient
d'etre abolie : « Non seulement, d£clare-t-il, cet abus
paraissait k tout le monde irr£formable, mais utile;
on 6tait si accoutum£ & cet opprobre, qu'on ne le
sentait pas; il semblait kernel. Un seul horame, en
peu de mois, Ta su an£antir » (Did. phil., Venalitd,
XXXII, 420). Quelquefois m6me, Voltaire parle en
« radical ». Lorsqu'il dit, dans Tarticle Lois du Die-
tionnaire philosophique. « Voulez-vous avoir de bonnes
lois? brulez les vdtres et faites-en de nouvelles »
(XXXI, 67) *, ce n'est Ik sans doute qu'une boutade.
Miais e'est une boutade que nous ne trouverions certes
, pas dans Mbntesquieu.
v^ Peu r£volutionnaire par sa forme d'esprit et son
temperament, Voltaire n'en augure pas moins la
revolution prochaine, et, d'avance, il y applaudit.
« Toutce que je vois, ecrit-il au marquis de Chauve-
lin, jette les semences d'une revolution qui arrivera
immanquablement et dont je n'aurai pas le plaisir
1. Cf. la Lettre&M. Perret citee plus haut, p. 237. — Cf. encore
Lettre a M. Dupaty du 27 mars 1769 : « Plut a Dieu que la
France manquat absolument de lois ! on en ferait de bonnes.
Lorsqu'on batit une ville nouvelle, les rues sont au cordeau :
tout ce qu'on peut faire dans les villes anciennes, e'est d'aligner
petit a petit. » — Letlre it Frederic du 31 aout 1775 : « Nos lois
sont uh^ melange de Tancienne barbarie mal corrige"e par de
nouveaux reglements. Notre gouvernement a toujours ete" jusqu'a
present ce qu'est la ville de Paris, un assemblage de palais et de
masures, de magnificence et de miseres, de beautes ad mi rabies et
dede*fauts de*goutants. II n'y a qu'une ville nouvelle qui puisse
6tre reguliere. »
v
POLITIQUE 279
d'etre t&noin. Les Frangais arrivent tard a tout, mais
enfin ils arrivent. La lumtere s'est tellement r^pandue
de proche en proche, qu'on 6clatera k la premiere
occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes
gens sont bien heureux ; ils verront de belles choses »
(2 avr. 1764). Peut-6tre Voltaire, si belles que ces
choses lui semblent k distance, ne les aurait pas vues
sans 6pouvante. En tout cas il aurait approuv6 la
plupart des r6formes que firent les hommes de 89; et
lui-mtaie n'en fut-il pas au surplus le premier initia-
tes?
Son action r^formatrice s'£tendit k presque tous
les domaines de~ la vie civile : indiquons-en, avec
autant de precision que possible, les divers objets.
Pour ce qui est de T6ducation, s'il n'a trac6 nulle
part un plan suivi, deux ou trois de ses opuscules s'y
rapportent et plusieurs de ses lettres.
A un n6gociant d'Abbeville qui lui demande conseil
sur la mani&re d^lever sfes enfants, il ne r6pond que
quelques lignes en s'accusant d'incomp^tence, mais
non sans critiquer la m6thode des' colleges, oh les
mSmes mati&res sont enseign6es aux esprits les plus
difKrents *. Ailleurs, il se plaint que les jeunes gens
apprennent des choses inutiles, que, s'adressant k
leurm£moire, on neglige leur intelligence : balbutier
du latin pendant sept ans et ne pas savoir seulement
que Francois I er a 6t6 fait prisonnier k Pavie, 6tudier
une physique fondle sur des syst&mes que dgmentent
Texp6rience et les math^matiques, se mettre dans la
tSte une philosophic consistant en ridicules sophismes
et en formules vides, c'est k quoi le college borne
4. Lettre A M. Collenoi, 2t janv. 1765.
/
280 VOLTAIRE PHILOSOPHE
leur Instruction. Et, dansles University, la m6thode
est la m£me. Par exemple, on tient les 6tudiants en
droit appliques trois annees de suite a la legislation
de la Rome ancienne, comme s'ils devaient vivre du
temps de Scipion PAfricain ou des Gracques. Faut-il
done se donner tant de peine pour apprendre ce qu'on
oublie aussitdt et ce qui ne sert a rien *?
Sur r&iucation des filles, Voltaire entre dans plus de
details.
II declare la femme infcrieure a Thomme soit pour
la vigueur du corps, soit pour certaines faculty
intellectuelles, notamment pour la force d'invention.
II reconnalt d'ailleurs que beaucoup de femmes ont
6t6 trfcs instruites, que d'autres ont su gouverner; et
m6me, reprenant MGzeray , d'aprfcs lequel la loi salique
aurait exclu le sexe f6minin comme incapable, il
all&gue le droit de r6gence si bien exerc6 par Blanche
de Castille ou par Anne de Beaujeu *.
On doit instruire les femmes, fut-ce uniquement
pour le commerce du monde. Dans YEpttre & M m * du
Chdtelet qui pr6c6de A hire, Voltaire dit qu'elles
s'ennoblissent en cultivant leur raison, que Tesprit
leur donne de nouvelles graces ; et, s'il loue Moli&re
d'avoir rail!6 Taffectation et le p6dantisme des Cathos
ou des Philamintes, il regrette que Boileau n'ait pas
appris Tastronomie au lieu de railler celles qui Tap-
prenaient. Selon lui, les femmes peuvent 6tre « philo-
sophes » sans « abandonner les devoirs de leur 6tat »
(IV, 149 sqq.). Ailleurs, il taxe de « ridicule » Y6du-
cation donn6e par les couvents; il se plaint qu 1 on y
i. Letlre b. M, Robert, 23 tevr. 1764 (cette lettre a 6te ecrite en
rgalite' k Guyton de Morveau; cf. Edition Moland, XLIII, 138).
2. Diet, phil., Femmes, XXIX, 354, 355.
POLITIQUE 281
favorise chez les filles uq d6sir immod6r6 de plaire,
quitte k les punir si elles mettent en pratique le seul
art dont elles aient regu des legons 1 .
Dans le dialogue entre Melinde et Sophronie, il nous
expose avec quelque suite ses vues sur la mani&re de
les Clever. Sophronie n'a pas 6t6 envoy6e au couvent,
car ce n'est pas au couvent qu'elle devait passer son
existence. On lui a fait connaltre le monde et les
spectacles, on lui a appris k penser par elle-m6me,
on Ta trait6e comme un 6tre intelligent dont il faut
cultiver Tame, et non comme une poup6e qu'on
attife. Ainsi prepar6e k la vie, cette jeune fille, qu'on
laisse libre de se marier suivant ses inclinations,
refuse firaste, malgr6 son gotit pour lui, dans la
crainte « d'etre tyrannis^e »; Sophronie 6pousera
Ariste, qu'elle estime, qu'elle esp&re aimer, et qui
ne la tyrannisera pas 2 . Le mariage se rend sacr6 par
Tunion des £poux plutdt que par Tassujettissement
de la femme 3 .
Voltaire pr6conise le mariage au point de vue
moral et social : d'ordinaire, les hommes mari6s ont
une meilleure conduite, et les vols ou les meurtres
sont, parmi eux, beaiicoup plus rares. « Voyez, dit-
il, les registres affreux de vos greffes criminels; vous
y trouverez cent gargons de pendus ou de rou6s
contre un p&re de famille » (Diet, phil., Mariage,
XXXI, 127). II loue les Juifs d'avoir le c61ibat en
1. Diet, phil., Adullere, XXVI, 112.
2. Uftducation des filles, XL, 381 sqq.
3. Dans un opuscule intitule : Femmes, soyez soumises d, vos
maris, Voltaire met en scene la mare*chale de Grancey protes-
tant contre ce mot de saint Paul. Si la nature a fait les femmes
diflferentes des hommes, elle ne les a pad destinies a 6tre lenrs
esclaves (XL1II, 612 sqq.).
282 VOLTAIRE PHILOSOPHE
horreur, il voudrait qu'on permtt aux soldats de
prendre femme, il demande qu'on exempte d'impdt
les jeunes manages en repartissant leurs taxes sur
les c61ibataires *.
Autant le mariage est utile k la soci6te\ autant
l'adult&re lui est nuisible. II faut le flelrir chez
l'homme tout aussi bien que chez la femme. Dans
un m6moire k la junte de Portugal, « une comtesse
d'Arcira », tromp^e vingt fois par son mari avec la
connivence des lois, trouve fort mauvais que, Tayant
une seule fois imite\ on veuille la d6pouiller de tous
ses biens et la jeter dans un cachot. « En fait de
justice, lui fait dire Voltaire, les choses doivent 6tre
Sgales » [Dict.phiL, AdulUre, XXVI, 108, sqq.). Et
non seulement Fadultere de Thomme n'a rien k
craindre des tribunaux, mais il trouve gr&ce aux
yeux du mohde. Le monde chasse igno minieu semen t
un tricheiir, ne serait-ce que pour deux pistoles, et
il excuse, il protege ceux qui commettent le plus
impardonnable de tous les crimes, le plus funeste au
genre humain*, ceux qui ruinent le fondement m£me
de la soci6te\
Quelque respect que me>ite le mariage, Voltaire
n'en fait point, comme les th6ologiens, « le signe
visible d'uno chose invisible » : institution sociale et
non sacrement, le mariage doit 6tre revocable. Dans
Particle AdulUre du Dictionnaire philosophique, un
magistrat, dont la femme a et6 d&bauch6e par un
prStre, et qui a dft la chasser de sa maison, repr^sente
aux autorites eccl6siastiques comme quoi l'figlise,
1. Die/, phil., Mariage, XXX, 127, 128.
2, Prix de la Justice et de ? Humanity L, 266*
POLITIQUE 283
en TempSchant de se remarier, le r£duit k un
commerce qu'elle r£prouve. Tous les peuples, hor-
mis les catholiques romains, consid£rent le divorce
comme de droit naturel. Jusqu'k quand la loi civile
sera-t-elle, chez nous, assujettie h la loi eccl^sias-
tique 1 ?
La plupart des r£formes que Voltaire proposa
concernent soit T6conomie sociale, soit les institu-
tions et les procedures judiciaires.
Nous avons vu qu'il se moque souvent de ceux qui
pr^tendent gouverner Tunivers du fond de leur cabinet.
Mais il n'en trouve pas moins excellent qu'un simple
particulier signale des r6formes pratiques. « Sans
les avertissements de Tabb6 de Saint-Pierre, dit-il,
les barbaries de la taille arbitraire ne seraient peut-
6tre jamais abolies en France. Sans les avis de Locke,
le d£sordre public dans les monnaies n'eftt point 616
r6par6 k Londres. II y a souvent des hommes qui,
sans avoir achete le droit de juger leurs semblables,
aiment le bien public autant qu'il est n6glig£ quel-
quefois par ceux qui acqui&rent comme une m^tairie
le pouvoir de faire du bien et du mal » (Ce qu'on ne
fait pas, XXXVIII, 517). Les philosophes doivent
exprimer leur opinion sur toute chose, d^s que cette
opinion peut Stre utile. II ne s'agit pas de construire
un monde nouveau, mais de montrer avec precision
par quelles r^formes on peut diminuer les mis&res et
les injustices du monde oil nous vivons ; -
En mati&re d^conomie sociale, les ameliorations
dont Voltaire fut le promoteur ont pour objet
rhygtene, l'assistapce publique, le bien-fitre <tes
U XXVI, 104 sqq. - Cf. p. 121 et 122, n. 1,
284 VOLTAIRE PHILOSOPHE
classes pauvres et surtout des paysans, le regime
de Fimpdt. Nous examinerons successivement ces
divers points.
Quant k Fhygtene, rappelons d'abord les campagnes
de Voltaire en faveur de Tinoculation; il la recom-
manda chez nous le premier, et nul autre ne combattil
avec autant de zMe et de perseverance les pr£jug&
dont elle ne triompha que tardivement '.
Tout est encore k faire, de son temps, pour Fassainis-
sement des villes. Les inconv^nients des hdpitaux
en surpassent les avantages. On y voit entass6s sur
le m£me lit quatre ou cinq mis£rables qui se commu-
niquent leurs maladies Tun a l'autre ; et l'atmosph&re
impr6gn6e de miasmes n'empoisonne pas seulement
les malades, mais r£pand la mort dans toutes les
rues avoisinantes. II faut construire des h6pitaux
oil Ton puisse gu6rir; il faut, & Paris, remplacer
FHdtel-Dieu par plusieurs b&timents, situ6s en des
quartiers divers, ou nos malades trouveront assez
d'espace et respireront un air salubre a .
Mais que dire des inhumations? « Vous entrez
dans la gothique cath^drale de Paris; vousymarchez
sur de vilaines pierres mal jointes, qui ne sont point
au niveau; on les a levies mille fois pour jeter sous
elles des caisses de cadavres. Passez par le charnier
qu'on appelle Saint-Innocent; c'est un vaste enclos
consacr£ k la peste : les pauvres, qui meurent souvent
de maladies contagieuses, y sont enterr£s p£le-m£lc;
les chiens y viennen t quelquef ote ronger les ossements ;
une vapeur £paisse, cadav£reuse, infectee, s'en
i. Lettres philosophiques , XXXVII, 162 sqq. ; Omer de
Fleury, etc., XLI, 16 sqq. ; Lettre it Tronchin, 18 avr. 1756, etc.
2. Diet. phil. 9 Charite, XXVIII, 13 sqq.
POLITIQUE 285
exhale » (Dict.phiL, Enterrement^XXlX, 125). Trans-
ferons les cimetteres dans la campagne. Si Ton
t d6barrasse nos villes des immondices en les portant
k une lieue, comment souffre-t-on que les morts y
tuent les vivants 1 ?
Les maisons de Paris manquent d'eau. Nous
n'avons • presque pas de fontaines publiques ; nous
aVons des carrefours au lieu de places, des marches
incommodes et malpropres, des theatres mal am6nag6s
ou Ton entre avec peine, d'oii Ton sort avec plus de
peine*' encore. C'est une honte, et c'est aussi une
cause permanente de maladies ou d'accidents.
Ne trouvera-t-on pas d'argent pour assainir Paris,
pour le rendre plus propre et plus beau? On en
trouve toujours quand il s'agit de lever des arm6es
ou de faire des d^penses inutiles. Le corps de ville
devrait, pour ces r^formes indispensables, obtenir
de mettre une taxe mod6r6e et proportionnelle sur
les habitants, sur les maisons, ou sur les denr^es 2 .
Voltaire ne se pr6occupe pas moins de Tassistance
publique que de rhygi&ne. D'abord, il demande
qu'on interdise la mendicity ; trop de gens vivent de
leur paresse et de leur gueuserie. Cet abus n'existe
pas en Hollande, en Su&de, en Danemark, pas m6me
en Pologne. II faut, en France aussi, punir sans piti6
les mendiants de profession qui se font craindre et
donner aux autres du travail. Nous avons sans doute
quelques instituts fond^s par les ordres religieux
1. Diet. phil.. Chemins, XXVIII, 31, 32, Enterrement, XXIX, 123 ;
I Preface de Catherine Vadt, XIV, 24, 25 ; Lettre a M. Paulet, 22 avr.
1768, etc.
2. Lettre a M. Deparcieux, 17 juil. 1767; Ce qu'on ne fait pas,
XXXVHI, 51 8, 519 ; Des Embellissements de Paris, XXXIX, 99 sqq. ;
I Des Embellissements de Cachemire, id., 350 sqq.
i TOLTAIM PHIL080PHB. 19
286 VOLTAIRE PHILOSOPHE
afin de soulager les pauvres; mais ces 6tablisse-
ments ne sont ni assez nombreux, ni, pour la plu-
part, assez bien administr6s. L'fitat doit se substituer
aux moines, s'il veut abolir la mendicit6 et tous les
ddsordres qui en precedent 1 .
L'immense majority des Frangais, et notamment
les paysans, gagnent tout juste leur vie. S'ils n'ont
pas besoin d'assistance, cessons au moins de les
opprimer et de les spolier.
Quelle est, en France, la condition des paysans?
Voltaire les montre « vivant dans des cabanes avec
leurs femelles et quelques animaux, exposes sans
cesse k toute Tintemp6rie des saisons,... soumis,
sans qu'ils sachent pourquoi, k un homme de plume
auquel ils portent tous les ans la moiti6 de ce qu'ils
ont gagn6 k la sueur de leur front,... quittant quel-
quefois leur chaumi&re lorsqu'on bat le tambour et
s'engageant k smaller faire tuer dans une terre Stran-
gle et k tuer leurs semblables pour le quart de ce
qu'ils peuvent gagner chez eux en travaillant »
(Introd. h VEssai sur les Mceurs, XV, 28). Et citons
encore ces lignes, comparables au fameux passage
de La Bruyere : « Je vis dans le lointain quelques
spectres k demi nus, qui 6corchaient avec des boeufs
aussi d6charn6s qu'eux un sol encore plus amaigri »
{Diet phil., Fertilisation, XXIX, 378).
En Angleterre, les paysans mangent du pain blanc,
ils ont de nombreux bestiaux bien nourris, et,
souvent, un revenu de cinq ou six cents livres
sterling. Ne sauraient-ils, chez nous, jouir au moins
1. Instruction pour le prince royal de ***, XLIII, 433. — Cf. Diet.
phil., Fertilisation, XXIX, 375; Lettre a VabU Roubaud, i n juill.
17'69, Edition Moland, XLVI, 362.
POLITIQUE 287
de quelque aisance? On devrait leur rendre acces-
sible la propria du sol, et cela dans Tint6r6t public
aussi bien que dans le leur, parce que Pagriculture
rendrait bien davantage. Certes tous les paysans ne
peuvent 6tre riches; et d'ailleurs l'fitata besoin d'un
grand nombre d'hommes qui ne poss^dent que leurs
bras et leur bonne volont6. Mais est-il impossible
d'associer ces hommes eux-m6mes au bonheur des
autres? Libres de vendre leur travail el soutenus par
Tesp&rance d'un juste salaire, ils 61everaient gatment
leurs families dans leur metier laborieux et utile 1 .
Aujourd'hui, tandis qu'on estime Thomme oisif qui
vit de leur travail, qui est riche de leur mis&re, on
les abandonne k Tavilissement et k Tindigence 2 .
Pourtant « ils exercent la premiere des professions »
(Lettres philos., XXXVII, 154), il§ sont, « la portion
la plus utile du genre humain » (Requite & tous les
Magistrats, XLVI, 425). Comment ne se pr6occupe-
rait-on pas d'augmenter leur bien-6tre, de relever et
de rehausser leur 6tat ?
Nous avons d6jk dit ce que fit Voltaire pour les serfs
de la glfcbe 8 ; disons ce qu'il fit contre les droits feodaux.
i. Diet, phil.y PropritM, XXXII, 21.
2. Id., les Pourquoi, XXXI, 498.
3. Cf. p. 129. — Faut-il le d^fendre d 'avoir soutenu Tesclavage?
On s'appuie, pour Ten accuser, sur un entretien de VA, B, C. Dans
cet entretien, A pretend que, si nous n'avons pas le droit naturel
d'aller garrotter un citoyen d'Angola pour le mener travailler
dans nos sucreries a coups de nerfs de boeuf, nous avons du
moins un droit de convention lorsque le negre veut se vendre.
« Je Pai achete", il m'appartient; quel tort lui fais-je?... Traitons-
nous mieux nos soldats? » A suppose encore que, dans une
bataille, un soldat pres d'etre tu6 dit a son adversaire : Ne
,:ne tue pas; je te servirai. Son adversaire accepte, lui fait ce
plaisir. « Quel mal y a-t-il a cela? » (XLV, 67 sqq.). — Remar-
288 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Lorsque le Parlement de Paris, sur le rapport de
Siguier, eut condamn6 la brochure oil Boncerf 1
montrait les « inconv6nients » de ces droits, Voltaire
lui adressa des felicitations ironiques. Insens6s ceux
qui pensent rendre les paysans plus heureux en les
abandonnant k eux-m£mes ! Du reste, qu'on prenne
garde de ne pas « renverser les principes fondamen-
taux » sur lesquels repose la monarchie. « G'est ici la
cause de l'figlise, de la noblesse et de la robe. Ces
trois ordres, trop souvent oppos6s Tun k l'autre,
doivent se r6unir contre l'ennemi commun. L'figlise
excommuniera les auteurs qui prendront la defense
du peuple; le Parlement, p6re du peuple, fera brttler
et auteurs et Merits ; et, par ce moyen, ces Merits seront
victorieusement refutes » Letire du Reverend Pere
Polycarpe (XLVIII, 289, 290).
Voltaire avait depuis longtemps r6clam6 la sup-
pression des droits feodaux, et, tout particuli&rement,
des corv6es 2 . En 1775, la corv6e royale fut abolie, et il
quons que, dans l'Entretien suivant, A revient sur ce point
pour attlnuer ses declarations. « Je n'admets point l'esclavage
du corps parmi les principes de la soci£te\ Je dis seulement
qu'il vaut mieux pour un vaincu e"tre esclave que d'6tre tue en
cas qu'il aime plus la vie que la liberty. Je dis que le negre qui
se vend est un fou, et que le pere negre qui vend son negrillon
est un barbare, mais que je suis un homme fort sens£ d'acheter
ce negre et de le faire travail ler & ma sucrerie » (Ibid., 72).
D'ailleurs Voltaire, com me le remarquent lesediteursde Kehl, a
youlu sans doute peindre dans A un Anglais de caractere quelque
peu dur, qui ne fait pas grand cas des homines assez laches et
faibles pour accepter et subir la servitude. — Cf. l'article Esclaves
du Dictionnaire philosophique, XXIX, 197, et le Commentaire de
FEsprit des Lois, dans lequel Voltaire loue Montesquieu d'avoir
oppose la raison et l'humanite a toutes les sortes d'esclavages
(L, 114).
1. Cf. p. 248.
2. Cf. Requite a torn les magistrate du royaume : « Si nous
POLITIQUE 289
£crivit k cette occasion sa pi&ce du Temps prisent^
oil il montre les villageois acclamant Louis XVI et
Turgot 1 .
(Test aussi en leur faveur qu'il demande Tabolition
de lajllme et la reduction des jours de fete.
Si Abraham a donn6 la dime '& MelchissSdec, prfctre
de Salem, et le peuple Juif k ses Invites, en conclurons-
nous que nos paysans doivent nourrir leurs cur6s?
Us ne gagnent pas toujours, courb6s du matin au
soir sur leurs sillons, de quoi se nourrir eux-mSmes.
Et k qui profite la dtme? Aux moines et non pas aux;
cur6s. Lorsque le roi de Naples, en 1772, eut d6cid6
que, dans une de ses provinces, le clerg6 serait pay6
sur le tr6sor public, il fut 6galement b&ii par les
cur£s et par les villageois 2 . Sans doute nos pr^tres
doivent recevoir un salaire convenable. Mais il faut
pr61ever leur salaire sur les revenus de TEtat.
Quant aux jours de fete, il y en a beaucoup trop.
Les paysans, ces jours-la, peuvent boire dans les
cabarets; on ne leur permet pas d'exercer une pro-
fession que Dieu m&iie a prescrite. Et comment,
avec cent jours de chdmage par ann6e, ne vivraient-
ils pas dans la mis&re 3 ? Mais comptons ce que Ffitat
avons un moment de relache, on nous tratne aux corvees, a
deux ou trois lieues de nos habitations, nous, nos femmes, nos
enfants, nos bStes de labourage egalement e'puise'es et quelque-
fois mourant pele-m£le de lassitude sur la route. Encore, si
on ne nous forcait a cette dure surcharge que dans les temps
de desoeuvrement? Mais c'est souvent dans le moment ou la cul-
ture de la terre nous appelle » (XL VI, 425).
1. XIV, 297 sqq.
2. Diet, phil., Curt de campagne, XXVIII, 275 sqq., Impdts,
XXX, 341, 342.
3. Cf. dans Particle Files du Dictionnaire philosophique, la
Lettre (Tun ouvrier de Lyon a Messeigneurs de la Commission
290 VOLTAIRE PHILOSOPHE
lui-mdme y perd; chaque jour Kri6 Jui coftte plu-
sieurs millions. Pourquoi done tous les cur6s ne sui-
vraient-ils pas Texemple de Teotime ? Desservant de
campagne, Teotime permet k ses ouailles de cultiver
leur champ les jours de fete apr&s le service divin :
vaut-il done mieux s'enivrer? Cette permission,
Voltaire la demanda, en 1761, k son 6v6que, Biord,
pour les malheureux habitants du pays de Gex. Biord,
pour la Reformation des Ordres religieux. Get ouvrier gagne
35 sous par jour, sa femme, 10. En d£duisant de l'annge 82 jours
de dimanches ou de fetes, on a 284 jours profitables, qui font
639 livres. Voila son revenu. Ses charges une fpis defalqu6es,
reste 436 livres, e'est-a-dire 25 sous 3 deniers par jour, avec
lesquels il doit se nourrir, se vfitir, se chauffer, lui, sa femme
et leurs six enfants. « Je suis a latroisieme fete de Noel, ecrit-il,
j'ai engage le peu de meubles que j'avais, je me suis fait avancer
une semaine par mon bourgeois, je manque de pain ; comment
passer la quatrieme fete? Ge n'est pas tout; j'en entrevois encore
quatre autres dans la semaine prochaine. Grand Dieu, huit fetes
dans quinze jours! Est-ce vous qui l'ordonnez? » (XXIX, 381 sqq.).
Gf. encore Ibid,, 378. Un pauvre gentilhomme du pays de
Haguenau cultivait sa petite terre situee dans une paroisse qui
avait sainte Ragonde pour patron ne. Le jour de la fete de sainte
Ragonde, il fallut donner une facon a un champ, sans quoi tout
6tait perdu. Le cur6 se facha; le gentilhomme eut beau repondre
qu'il avait une famille a nourrir : on le mit a l'amende, on le
ruina; il quitta le pays, passa chez stranger, se fit luthe>ien,
et sa terre resta inculte plusieurs annees. « On conta cette aven-
ture a un magistrat de bon sens et de beaucoup de piete\ Voici
les reflexions qu'il fit a propos de sainte Ragonde. Ce sont,
disait-il, les cabaretiers sans doute qui ont invente ce prodi-
gieux nombre de fetes : la religion des paysans et des artisans
cpnsiste a s'enivrer le jour d'un saint qu'ils ne connaissent que
par ce culte; e'est dans ces jours d'oisivete et de d^bauche que
se commettent tous les crimes; ce sont les fetes qui remplissent
les prisons et qui font vivre les archers, les greffiers, les lieu-
tenants criminels et les bourreaux; voila, parmi nous, la seule
excuse des fetes. Les champs catholiques restent a peine cul-
tivgs tandis que les campagnes he>etiques, labourees tous les
jours, produisent de riches moissons. »
POLITIQUE 291
comme de juste, la lui refusa; il cut frapp6 T6otime
d'interdit 1 .
On devrait encore soulager les paysans, et, d'une
fagon g6n6rale, tous les citoyens pauvres, en infor-
mant le systfcme des impdts. Voltaire trouve bon que
les taxes soient votees par la nation, et, d'autre part,
il voudrait qu'on substitu&t la r6gie k la ferme 2 .
Mais, ferme ou r6gie, le principe essentiel en cette
mati&re, c'est que chacun soit impos6 suivant ses
ressources. Et m6me, ne pourrait-on pas dispenser
les pauvres de tout impdt? Laissons au manoeuvre le
produit integral de son travail, et faisons-lui esp^rer
d'etre un jour assez heureux pour payer lui aussi sa
taxe 8 :
C'est principalement dans Tordre judiciaire que
Voltaire pr6conisa des r^formes. Les plus notables
portent soit sur le corps des magistrats, soit sur les
lois elles-mSmes, sur la procedure criminelle, sur la
confiscation et la peine de mort, la torture, Impro-
priation des ch&timents aux crimes.
En premier lieu, Voltaire propose qu'on cr£e des
juges de paix, il demande T^tablissement du jury,
il proteste contre la v^nalite des charges.
Voici le passage relatif aux juges de paix. « La
meilleure loi, le plus excellent usage, le plus utile
1. Requite aux magistrats, XLVI, 432, 433; Diet, phil., CaUch.
du Curt, XXVII, 494, Fetes, XXIX, 378 sqq. ; Potpourri, XLII, 20 sqq.
\. Lui-m6me fit mettre en r^gie le district de Gex par le paie-
ment d'une indemnity aux traitants.
3. Instruct, pour le Prince Royal de ***, XLIIt, 430; Diet, phil.,
Impdt, XXX, 334 sqq.; Un philosophe et un contrdleur general,
XXXIX, 397; V Homme aux quaranie e"cus, XXXIV, 1 sqq. — Nous
n'examinons pas en detail les id£es de Voltaire sur l'impdt; ce
serait sortir de notre sujet, qui n'est pas Voltaire financier, mais
Voltaire philosophe.
292 VOLTAIRE PHILOSOPHE
que j'aie jamais vu, c'est en Hollande. Quand deux
hommes veulent plaider Tun contre Tautre, ils sont
obliges d'aller d'abord au tribunal des conciliateurs
appel6s faiseurs de paix. Si les parties arrivent avec
un avocat et un procureur, on fait d'abord retirer
ces derniers, comme on dte le bois d'un feu qu'on
veut £teindre. Les faiseurs de paix disent aux par-
ties : Vous 6tes de grands fous de vouloir manger
votre argent k vous rendre mutuellement malheu-
reux; nous allons vous accommoder sans qu'il vous
en coute rien. Si la rage de la chicane est trop forte
dans ces plaideurs, on les remet & un autre jour
afin que le temps adoucisse les symptdmes de leur
maladie. Ensuite les juges les envoient chercher une
seconde, une troisteme fois. Si leur folie est incu-
rable, on leur permet de plaider comme on aban-
donne au fer du chirurgien des membres gangrenes ;
alors la justice fait sa main » (Fragment sur un usage
ires utile itabli en Hollande, XXXVIII, 445).
Dans Particle Gouvernement du Dictionnaire philo-
sophique, Voltaire cite Institution du jury parmi
celles qui, dans la monarchic anglaise, ont rendu
& chaque homme « tous les droits de la nature ». Ces
droits, dit-il, « sont la liberty entire de sa personne,
de ses biens ; de parler k la nation par Torgane de sa
plume; de ne pouvoir Stre jug6 en mati&re criminelle
que par uny«r#forra£ d'hommes ind6pendants », etc.
(XXX, 113). Dans une lettre k Elie de Beaumont, il
marque sa predilection pour « Tancienne m£thode
des jur6s qui s'est conservee en Angle terre » et
declare qu'un jury n'aurait condamn6 ni Calas, ni
La Barre et d'Etallonde (7 juin 1771) *.
1. On accuse Voltaire de se oontredire, en rappelant que, selon
POLITIQUE 293
Quant k la v6nalit6 des charges judiciaires^'estun
des points qui lui tiennent le plus au coeur, et il y
revientsanscesse. Dans Le Monde comme //ya,Babouc
voit un magistrat de vingt-cinq ans charger un vieil
avocat, fameux par sa science, de faire pour lui rex-
trait d'un proc&s qu'il doit juger le lendemain. Com-
ment n'est-ce pas le vieil avocat qui rend la justice au
lieu du jeune satrape? Babouc en marque sa surprise ;
et, quand on lui explique que ce dernier a achet6 sa
charge : « moeurs, s'6crie-t-il, 6 malheureuse ville,
voil& le comble du d&sordre! » (XXXIII, 11). Dira-
t-on que Tavocat examinerait les affaires en praticien
formaliste et que le satrape se d6cidera d'apr^s les
lumifcres du bon sens * ? Celui qui achate un office judi-
ciaire peut avoir aussi peu de bon sens que de pra-
tique. Et sans doute la v6nalit6 des charges est pr6f6-
rable k celle des juges. Mais n'existe-t-il pas quelque
autre moyen d'assurer une justice intfcgre?
Montesquieu avait approiiv6 cette institution, qui,
disait-il, fait faire comme un metier- de famille ce
qu'on ne voudrait pas entreprendre pour la vertu.
Voila bien, remarque Voltaire, les pr6jug6s d'un pre-
sident & mortier; et il ftetrit des « lignes honteuses »
qui « d^shonorent » YEsprit des Lois. Les juges
lui, c'etaient les habitants de Toulouse et ceux b" Abbeville qui,
dans ces deux affaires, avaient impose aux juges leur sentence
(E. Faguet, Politique comparte, etc., p. 155, 156). Mais il ne deman-
dait pas qu'on til jure le premier venu ; or, c'est a la « populace •
de ces deux villesqu'il attribue la pression ope"ree sur les juges.
Gf. par exemple Traite* sur la Tolerance, XL1, 235 : • Les juges
de Toulouse, entraine's par le fanatisme de la populace, ont
fait rouer », etc. — Relation de lamort de La Barre, XLII, 366 :
« Vous connaissez, Monsieur, a quel exces la populace porte la
cre'dulite' et le fanatisme ».
1. Gf. la suite du Monde comme il va, p. 21.
294 VOLTAIRE PHH.OSOPHE
ddcident de notre fortune et de notre vie; mettre en
vente une fonction qui donne ce droit est le plus scan-
daleux des marches. II conseille aux rois de vendre,
si la n6cessit6 les presse, leurs biens, leur vaisselle
plate, leurs diamants, plutdt que les offices de judica-
cure *.
On sait que la v6nalit6 fut supprimSe en 1771 par
Maupeou. Voltaire en t6moigna maintes fois sa satis-
faction; par exemple dans la derni&re page de YHis-
toire du Parlemenl, il felicite Louis XV d'avoir « lav6
Topprobre » qui, depuis Francois I er et Duprat,
« souillait la France 2 ».
Ce n'est pas seulement le corps des magistrats
qu'on doit reformer, ce sont encore les lois elles-
mSmes.
Et d'abord, il faut en Stablir Tunit6. Que peut Stre
la justice dans un pays oil la legislation varie d'une
ville & Tautre? Celui qui court la poste, dit Voltaire,
change de lois aussi souvent que de chevaux. Bien
plus, deux chambres d'un mSme Parlement servient
selon des maximes difKrentes. Rien qu'k Paris,
i. Instruction au prince royal de ***, XLI1I, 428. — Cf. Did.
phil., Esprit des Lois, XXXI, 89; A, B, C, XLV, 23; Commenlaire
de V Esprit des Lois, L, 82; Steele de Louis XV, XXI, 423.
2. XXII, 366. — La venality fut r^tablie quatre ans apres. Vol-
taire commence ainsi la section III de Particle Gouvernement du
Dictionnaire philosophique : Un voyageur racontait ce qui suit
en 1769 : « J'ai vu... un pays... dans lequel toutes les places
s'achetent... On y met a Pencan le droit de juger souveraine-
ment de l'honneur, de la fortune et de la vie des citoyens,
comme on vend quelques arpents de terre. » Dans Tedition
de 1*174, Voltaire met en note : « Si ce voyageur avait passe
dans ce pays m&me deux ans apres, il a u rait vu cette in fame
coutume abolie, et quatre ans encore apres, il Faurait trouvee
retablie » (XXX, 100).
POLITIQUE 295
il y a vingt-cinq commentaires sur la coutume locale,
et, s'il y avait vingt-cinq chambres, il y aurait autant
de jurisprudences. C'est peut-Stre une bonne affaire
pour les avocats ; mais la justice ne sera bien rendue
que le jouroii tous les juges la rendront suivant les
mSmes lois.
« La seule loi qui soit uniforme dans tout le
royaume », c'est « Tordonnance criminelle ». Or elle
semble, k vrai dire, avoir uniquement en vue « la
perte des accuses » (Commentaire sur le Livre des
drills, etc., XLII, 469). Qu'appelle-t-on un grand cri-
minaliste? « Dans les antres de la chicane, on appelle
grand criminaliste un barbare en robe qui sait faire
tomber les accuses dans le ptege, qui ment impu-
demment pour d6couvrir la v6rit6, qui intiraide des
t^moins, et qui les force, sans qu'ils s'en apergoivent,
k d^poser contre le pr6venu; s'il y a une loi antique
et oubliee,... il la fait revivre. II 6carte, il affaiblit
tout ce qui peut servir k justifier un malheureux; il
amplifie, il aggrave lout ce qui peut servir k le con-
damner. Son rapport n'est pas d'un juge, mais d'un
* ennemi. II m6rite d'etre pendu k la place du citoyen
qu'il fait pendre » (Diet, phil., Criminaliste, XXVIII,
237).
Voltaire, nous Tavons d6j& vu, reclame des garanties
pour la libert6 de la personne. Mais, quand un citoyen
a 6t6 emprisonn6, tres souventsans information pr6a-
lable et sans formalins juridiques, quelle procedure
suit-on? D'abord, on ne permet au pr6venu aucune
communication avec personne, filt-ce avec un avocat,
on le laisse tout seul, en proie a la terreur; puis on
Tinterroge secrfctement, on abuse contre lui du
dSsordre de son esprit et du trouble de sa m6moire.
296 VOLTAIRE PHILOSOPHE
N'est-ce pas un veritable guet-apens * ? Les t&noins
eux-m£mes sont interrog^s en secret; un seul juge
avec son greffier les entend Tun apr&s l'autre, et,
comme la plupart sont de pauvres gens, les faitparler
& son gr6. Leur premier interrogatoire est suivi du
r^colement. Si, aprfcs le r6colement, ils se r6tractent
ou modifient leurs depositions, on les condamne pour
faux t6moignage. De lasorte, « lorsqu'un homme d'un
esprit simple et ne sachant pas s'exprimer, mais ayant
le coeur droit et se souvenant qu'il en a dit trop ou
trop peu, qu'il a mal entendu le juge ou que le juge l'a
mal entendu, r6voque par esprit de justice ce qu'il a
dit par imprudence, il est puni comme un sc616rat;
ainsi il est forc£ souvent de soutenir un faux temoi-
gnage par la seule crainte d'etre trait6 en faux temoin »
(Diet, phil. y Criminel, XXVIII, 242). A cette proc6-
dure, Voltaire oppose celle de Tancienne Rome, celle
de l'Angleterre. Ce qu'il veut, e'est que le procfes a it
pour objet, non la condamnation d'un pr£venm qui
peut 6tre innocent, mais la manifestation de la v6rit6 *.
II s'£l&ve aussi contre l'usage de condamner sur
des probability plus ou moins nombreuses. Les
tribunaux, de son temps, admettaient des quarts et
des huittemes de preuve, si bien que huit rumeurs
suspectes, en les additionnant l'une avec l'autre,
comptaient pour une preuve enti&re; e'est d'aprfcs ce
principe que le Parlement de Toulouse condamna
Calas. Par quels arguments a-t-on pu 16gitimer une
si odieuse pratique? Les juges, declare Voltaire, sont
i . Commentaire sur le Livre des de'lits, XLII, 473 sqq. ; Prix de
la Justice el de V Humanity, L. 326.
2. Diet, phil., Criminel, XXVIII, 238, sqq.; Prix.de la Justice et
de VHumanite'y L, 326 ; etc.
POLITIQUE 297
tenus (Tacquitter, si le crime n'est pas aussi certain
que doit l'Stre le supplice. Des probabilit6s suffisent
quand il s'agit d'expliquer un testament, un contrat
de mariage ; car le tribunal ne peut laisser les litiges
en suspens. Mais ce qui est bon dans les proc&s civils
est abominable dans les proc&s criminels. Dans les
proc&s criminels* une seule probability favorable k
Taccus6, contre cent mille d6favorables, doit lui
valoir son absolution *.
De crainte qu'on ne le punisse, mSme s'il est inno-
cent, Taccus6 s'6vade et s'enfuit toutes les fois qu'il
en trouve le moyen. Mais sa fuite Texpose k une
condamnation par contumace, m£me si Ton n'a pas
prouv6 sa culpability. D'apr6s beaucoup de juriscon-
sultes, celui qui refuse de comparaltre se reconnalt
d&s lors coupable, et, en tout cas, le m^pris qu'il fait
de la loi justifie son ch&timent. Une ordonnance de
procedure civile defend de condamner par d6faut
sans preuves; aucune ordonnance de procedure cri-
minelle ne dit que, faute de preuves, le contumace
sera absous. Peut-on voir rien de plus strange? Et
la loi doit-elle done faire cas de Targent plus que
de la vie 2 ?
Parmi les peines, il y en a qu'on devrait soit abolir,
soit r^server pour certains crimes extraordinaires.
Dans quelques pays de France, une loi fondle sur
le droit canon attribue au Tr6sor public Tavoir du
suicide ; dans quelques autres, la confiscation s'appli-
i. Diet, phil., Crimes, XXVIII, 234 sqq., ViriU, XXXII, 433, 434;
Essai sur les probability XLVII, 37 sqq.; Commentaire sur
le Livre des delits, XLII, 47*2 sqq.
2. Diet, phil., Criminel, XXVIII, 242 : Commentaire sur le livre
des delits, XLII, 474.
298 VOLTAIRE PHILOSOPHE
que d'aprfcs la maxime : qui confisque le corps,
confisque les biens. Dira-t-on que cette loi nous vient
de Rome? Elle y fut inconnue jusqu'i Sylla. C'est ce
que remontre Voltaire; et, protestant qu' « une rapine
invents par Sylla n^tait point k suivre », que ni
C6sar ; ni Trajan, ni les Antonins ne la suivirent, il
s^teve contre la coutume barbareenvertudelaquelle
on punit une famille enttere pour la faute d'un seul
homme 1 .
II ne demande pas que la peine de mortsoit suppri-
m6e; mais on ne doit Tinfliger, selon lui, qu'aux pires
criminels, incendiaires par exemple ou parricides 2 ,
et lorsqu'on n'a pas un autre moyen de preserver la
vie du plus grand nombre 3 . Deux sortes de raisons
s'opposent k l'application de cette peine. Preincre-
ment, des raisons d'humanit^. Quand la loi condamne
& mort, il y a bien des cas oil ThumanitS nous oblige
d'en adoucir la rigueur. « L'6p6e de la justice est
entre nos mains; mais nous devons plus souvent
l^mousser que la rendre plus tranchante. On la
porte dans son fourreau devant les rois; c'est pour
nous avertir de la tirer rarement » (Comment, s'ur
le Livre des ddits, XL1I, 444). En second lieu, des
raisons d'utilitS. Un homme pendu ne rend plus
aucun service. Mais, si nous condamnons le criminel
aux travaux publics 4 , ou si, comme les Anglais, nous
Fenvoyons dans les colonies, ce criminel, « d6vou6
1. Diet. phil., Confiscation , XXVIII, 165 flqq.; Commentaire sur
le Livre des dttits, XLII, 464 ; Instruction pour le prince royal
de ***, XLIII, 428.
2. Lettre a M. Philippon y 28 d6c. 1770. .
3. Prix de la Justice et de FHumanitt, L, 264. — Cf. Hist, de
Jenni, XXXIV, 347.
4. Diet, phil., Lois civiles et eccUsiastiques, XXXI, 83, 86.
POLITIQUE 299
pour tous les jours de sa vie & preserver une contr^e
cTinondation par des digues, ou k creuser des canaux
qui facilitent le commerce, ou & dessScher des marais
empest6s, rend pliis de services & TEtat qu'un
squelette branlant k un poteau par une chalne de
fer ou pli6 en morceaux sur une roue de charrette »
(Prix de la Justice et de I'Humanite, L, 265) l . C'est
surtout au point de vue de Tint6r6t social que se met
ici Voltaire. Et il voit bien P objection qui peut lui
Stre faite, au point de vue de Thumanit6 m£me,
si maints coupables trouvent une longue et ignomi-
nieuse peine plus cruelle que la mort. Mais « le grand
objet », selon lui, consiste k « servir le public »; il
s'agit de discuter quelle est la punition la plus utile
et non quelle est la plus douce 2 .
Quant k la torture, Voltaire la tient legitime
« pour des sc616rats av6r6s qui auront assassin^ un
p&re de famille ou le pfcre de la patrie » (Comment,
sur le Livre des ddlits, XLII, 447). Dans tout autre
cas, il veut qu'on l'abolisse. Qtioi de plus odieux que
de torturer un homme sans savoir s'il est coupable et
\ . « Une infinite de scelcrats pourraient faire autant de bien
a leur pays qu'ils leur auraient fait de mal. Un homme qui
aurait brule la grange de son voisin ne serait point brul£ en
cerBmonie..., mais, apres avoir aide a rebatir la grange, il
veillerait toute sa vie, charge de chaines et de coups de fouet,
a la surete de toutes les granges du voisinage. Mandrin, le
plus magnanime de tous les contrebandiers, aurait ete envoys
au fond du Canada se battre contre les sauvages, lorsque sa
patrie possedait encore le Canada. Un faux monnayeur est un
excellent artiste. On pour rait Temployer dans une prison per-
p^tuelle a travail ler deson metier k la vraie monnaie de l'titat...
Un faussaire, enchaine toute sa vie, pourrait transcrire de bons
ouvrages ou les registres de ses juges • (Prix de la Justice et
de VHumanite, L, 271).
2. Prix de la Justice et de I'Humanite', L, 265.
300 VOLTAIRE PHILOSOPHE
sous pr^texte de s'en assurer? Au reste, la torture
sauve le criminel robuste et fait dire tout ce qu'on
veut k Tinnocent qui a des muscles d61icats. L'Angle-
terre et beaucoup d'autres pay! Font supprim6e, et
les crimes n'y sont pas plus frequents. Pourquoi
done la conservons-nous? Un peuple qui se pique
d'etre poli ne se pique-t-il pas'd'Stre humain 1 ?
Enfin Voltaire demande que les peines soient mieux
appropri6es aux d61its. Dans son fameux ouvrage,
paru en 1764, Beccaria d£clarait qu 1 « il devait tout aux
livres frangais », que ces livres « avaient d^veloppe
en lui des sentiments d'humanit£ 6toufT6s par huit
ann6es d'une Education fanatique ». Quatre ans apr6s,
Voltaire publia son Commentaire sur cet ouvrage.
« J'6tais plein de la lecture du petit livre des D&ils et
des Peines, dit-il tout au d6but, lorsquion m'apprit
qu'on venait de pendre dans une province une fille
de dix-huit ans, belle et bien faite, qui avait des
talents utiles et qui 6tait d'une tr6s honnSte famille.
Elle 6tait coupable de s'Stre laisse faire un enfant,
elle l'6tait encore davantage d'avoir abandonn6 son
fruit... Mais, parce qu'un enfant est mort, faut-il
1. Diet. phil. y Question, XXXII, 52 sqq., Torture, id., 391 sqq.;
Comment, sur le Livre des delits, XLI1, 446 sqq., Siecle de
Louis XV, XXI, 410; Prix de la Justice et de VHumanite, L,
327 sqq.; etc. — Gf. encore Ode a la Verite :
Arrete, ame atroce, ame dure,
Qui veux, dans tes graves fureurs,
Qu'on arrache par la torture
La vdrite" du fond des coeurs.
Torture ! usage abominable,
Qui sauve un robuste coupable
Et qui perd le faible innocent ;
Du faite kernel de son temple,
La Verite qui vous contemple
Detourne I'osil en. gemiasant.
(XII, 487.)
POLITIQUE 30i
absolument faire mourir la mfcrc? » (XLII, 419).
A cet exemple de peine exorbitante, Voltaire en joint
plusieurs autres : celui du chevalier La Barre, traits
comme la Brinvilliers ; celui des ministres calvinistes,
pendus pour un ,pr6che; celui d'un n£gociant
condamn6 aux galores perpStuelles parce qu'il avait
fait venir des lingots d'Am6rique et les avait secrfcte-
ment convertis en monnaie; celui des domestiques
infid&les, qui, n'eussent-ils d6rob6 que de menus
objets, sont punis de mort 1 ; celui des voleurs de
grande route, auxquels on inflige le m6me chati-
ment qu'aux assassins. Une pareille disproportion
entre le d61it et la peine r6volte Thumanit^. Aussi
bien elle est nuisible a T6tat social. Par exemple,
dans le cas d'un vol domestique, beaucoup de maltres
ne r6clament pas Tapplication de lois trop rigou-
reuses; ils se contentent de chasser le coupable, et
celui-ci va d6rober ailleurs. Mais, d'autre part, en
chatiant la rapine de la m6me peine que 1'assassinat,
on invite les brigands a se faire assassins pour exter-
miner les t6moins de leur crime '.
Telles sont les principales r^formes que Voltaire
demanda dans l'ordre politique, social, administratis
judiciaire. La plupart ont 6t6 faites, et certaines, vu
le progr^s du temps, nous semblent aujourd'hui bien
insuffisantes. Ce n'est pas une raison pour en rabaisser
la valeur : elles auraient pu, sans revolution, renou-
i. Une jeune servante fut pendue a Lyon, en 1772* pour avoir
vole* douze serviettes a sa maitresse (Prix de la Justice et de
VHumaniU, L, 257; Diet, phil., Supplices, XXXII, 283).
2. Commentaire sur le Livre des dtlits, XLII, 431,461, etc.)
Prix de la Justice et de Mumanite, L, 257, 260, etc.
VOLTAIRE PHILOSOPHE. 20
302 VOLTAIRE PHILOSOPHE
veler « Tanciert regime ». Et du reste, par dela les
r6formes dont Voltaire poursuivit la realisation avec
un z&le opiniatre, sa « philosophie », nous Tavons vu,
en concevait beaucoup d'autres, que celles-l& devaient
faciliter.
D'un temperament peu r6volutionnaire comme d'un
tour d'esprit peu syst^matique, il n'en admettait pas
moins, il augurait et ddj& preparait pour Tavenir
tout ce qui pouvait introduire plus de justice dans
les rapports des hommes entre eux. Et, s'il se defiait
des utopies, ne Taccusons pas d^tre trop circonspect,
mais rendons hommage k sa nette intelligence des
choses possibles.
CONCLUSIO
*$"
Par la pens6e et par Taction, qu'il ne s£para jamais,
Voltaire resume en soi la philosophie de son temps.
Si nous mettons k part Jean-Jaccfues Rousseau,
les autres philosophes, tous ensemble, firent beau-
coup moins que lui; et, sans lui, le xvm e stecle n'eiit
pas rempli sa t&che.
Buffon 6tait trop olympien pour descendre dans
la m6l6e, d'Alembert trop prudent pour se compro-
mettre. Diderot, tumultueux et effervescent, man-
quait de mesure, de suite, de conduite. Montesquieu
restait, comme Buffon, k T6cart, sinon par indiffe-
rence ou par timidity, du moins par hauteur; il avait
peu d'&an, peu d'initiative ; ses pr6jug6s de caste ne
laissfcrent pas tou jours assez de liberty k sa philoso-
phie; enfin il s'accommodait ais6ment des abus, des
superstitions, des iniquit6s sociales, ou mSme il s'y
accommodait.
Quant k Jean-Jacques, son action ne fut pas
moindre que celle de Voltaire en maints points capi-
taux — et surtout quand il le combattit — par ce
qu'elle avait de v6h6ment, d'&pre, voire de cynique.
304 VOLTAIRE PHILOSOPHE
Mais il fit trop souvent prevaloir sur le clair et libre
esprit du xvm e si&cle ses aberrations de misanthrope,
ses reveries de mystique, soji fanatisme de doctrinaire.
Affranchir la raison humaine, voilk Toeuvre essen-
tielle que Voltaire accomplit.
Onze ans aprfcs sa mort 6clata une revolution dont
sortit la France nouvelle; il Tavait pr£dite, et nul
autre n'y contribua autant que lui. Mais, quelle que
soit Timportance d'un tel ev£nement, la grande revo-
lution du xvin e sifecle, — et 89 lui-m6me en proc&de,
— c'est celle qui, s'op£rant dans Tordre moral, libera
Intelligence et la conscience de Thomme.
Cette revolution, le nom de Voltaire la symbolise.
L&-dessus, ses ennemis et ses partisans furent tou-
jours d'accord; et les uris pour Ten maudire, mais
les autres pour Ten glorifier.
Son influence comme philosophe peut se r£sumer
d'un mot : il a refait Teducation de Fesprit humain
en opposant le relatif k l'absolu, en substituant, dans
tous les domaines de la philosophie, le point de vue
critique au point de vue dogmatique.
TABLE DES MATIERES
metaphysique et physique 1
Religion 63
Morale 161
Politique 235
209^08. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 4-06.
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