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Full text of "Voltaire philosophe"

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HARVARD COLLEGE 
LIBRARY 




FROM THE BEQUEST OF 

JAMES WALKER 

(Class of 1814) 
President of Harvard College 

"Preference being gran to works in the Intellectual 




GEORGES PELLISSIER 



VOLTAIRE 



PHILOSOPHE 




Librairie Armand Colin 

Paris, 5, rue de Mezieres 



VOLTAIRE 

PHILOSOPHE 



OUVRAGES DE GEORGES PELLISSIER 





LIBRAIRIE ARMANO COLIN 

Pages choisies de Diderot, avec une introduction. Un vol. 
in-ls, relie toile, 4 fr.; — broche 3 fr. 50 

Lbs Garacteres de La Bruyere, avec des annotations. Un vol. 
in-ta, reli6 toile, 3 fr.; -- broche 2 fr. 50 

Voltaire philosophe. Un volume in-18, broch6. . . 3 fr. 50 

Le Mouvement litteraire au dix-neuvieme siecle, 1889. Un 
volume in-18, 7 6 Edition (Hachette et C 1 *) 3 fr. 50 

Essais de Literature contemporaine, 1893. Un volume in-18, 
3 fl Coition (Lecene et Oudin) 3 fr. 50 

Nouveauz Essais de Literature contemporaine, 1895. Un 
volume in-18 (Lecene et Oudin) 3 fr. 50 

Etudes de Literature contemporaine, premiere s€rie y 1898. 
Un volume in-18 (Perrin et G te ) 3 f r. 50 

Etudes de Literature contemporaine, deuxikme se'rie, 1901. 
Un volume in-18 (Perrin et C") 3 fr. 50 

Le Houvement litteraire contemporain, 1901. Un volume 
in-t*. 3* edition (Hachette et Plon) 3 fr. 50 

Precis de l'Histoire de la Literature francaise, 1902. Un 
volti me in-18, 6 e edition (Delagrave) 3 fr. 50 

Etudes de Literature et de Morale contemporaines, 1905. 
Un volume in-18 (Comely) 3 fr. 50 



. #-08. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 4-08. 



GEORGES PELUSSIER 



VOLTAIRE 



PHILOSOPHE 




PARIS 
LIBRAIRIE ARMAND COLIN 

5, RUE DE MEZIERES, 5 

1908 

Droits de reproduction et de traduction rlservdt pomr tons pays. 






•N 



{ o,-r : r.irvj ) 



jYoJUiAAs AcuJU 



Published April 29, nineteen hundred and eight. 

Privilege of Copyright in the United States reserved, 

under the Act approved March, 3. 1905, 

by Max Leclerc and H. Bonrrclier, proprietors of Librairie Armand Colin. 



A 

v b* 



AVANT-PROPOS 



En intitulant ce livre Voltaire philosophe, nous 
avons pris le mot philosophe dans la signification 
ou le xvni e sifecle l'entendait. M6taphysique ct phy- 
sique, religion, morale, politique, tels sont les 
quatre domaines auxquels Voltaire appliqua sa 
philosophie : ce sont aussi les quatre chapitres de 
notre volume; et nous y avons fait rentrer ce que 
renferme de philosophique la partie proprement 
litteraire de son ceuvre, le the&tre par exemple et 
l'histoire. 

Nous ne nous sommes propose que de retracer 
cette philosophie le plus methodiquement possible, 
avec une enti&re fidelite. 

Nous n'avons point cru necessaire de dissimuler 
notre sympathie pour un grand nombre des idies 
que Voltaire repandit par le monde. On verra 
qu'elle ne fait aucun tort k notre exactitude. 

TOLTAIrtK PHILOSOPfiE. 4 



II AVANT-PROPOS 

II ne nous a pas coftte de signaler chemin faisant 
dans Voltaire ce qu'on appelle les lacunes de son 
intelligence. Mais nous pr6f6rerions qu'on les appel&t 
autrement. En r£alit6, son intelligence nous parait 
avoir bien peu de lacunes. Disons plut6t qu'il 
ma nqua d 'imagination . II ne poss6dait nj. laiaciilt6 
m6taphysique, ni l'invention scientifique, ni le 
sens mptique. Et c'est d'ailleurs pour cela qu'il 
n'6difia aucun systime illusoire, qu'il restreignit 
la science dans les limites de l'observation et de 
l'expirimentation, qu'il bannit tout surnaturel en 
rAduisant la religion k la morale. 

Nous voudrions bien que les ennemis de Voltaire 
— car il en a toujours — reconnussent eux-mAmes 
notre 6quit6. Du moins, nous osons esperer qu'on 
ne nous accusera pas de prevention, si, dans les 
principaux livres ou essais derniferement publics sur 
lui, nous relevons en passant de nombreuses 
erreurs, soit inspires par la malveillance , soit 
provenant d'une iecture inattentive ou incom- 
plete *. 

Nous avons lu avec soin son ceuvre entiire. Ce 
n'est pas un grand mirite. Et ce fut d'ailleurs pour 



1. Ai-je besoin de signaler ici, comme ce qu'on a e"crit sur 
Voltaire de plus impartial et de plus juste, le recent livre de 
M. 6. Lanson paru dans la collection des Grands gcrivains 
francais, ou lui-m&me corrige en bien des points son chapitre 
peu bienveillant de VHistoire de la Lillfrature frangaisel 



AVANT-PROP III 

nous un plaisir tr&s vif, Mais, comme beaucoup 
d'ecrivains ont parte de lui sans le bien connaftre, 
on nous saura peut-6tre gre de n'en parler qu'apr&s 
nous &tre donne ce plaisir. 



VOLTAIRE PHILOSOPHE 



CHAPITRE I 
MBTAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 



Un tr&s grave critique, Alexandre Vinet, 6crit dans 
son Histoire de la Literature frangai$eauXVIlI e siicle 
que Voltaire, « frivole par nature et par syst&me, a 
m£me fait l'gloge de la frivolity* ». Et, se nSfcrant k 
un article du Dictionnaire philosophique, voici quel 
passage il en cite : « Ce qui me persuade le plus de 
la Providence, disait .le profond auteur de Bacha 
Bilboquet, c'est que, pour nous consoler de nos 
innombrables mis6res, la nature nous a faits fri- 
voles... Si nous nations pas frivoles, quel hommp 
pourrait demeurer sans fr^mir dans une ville oil Ton 
br&laune mar6chale, dame d'honneur delareine *,sous 
pr6texte qu'elle avaitfait tuer un coqblancau clairde 
lune 3 ?... » Prendre texte de ces lignes pour accuser 

i. T. II, p. 52. 

2. Eleonora Galigai, femme de Concini, marechal d'Ancre. 

3. Diet, phil., Frivolity XXIX, 523. — (Pour les passages de 
Voltaire cites dans le texte ou en note, les renvois se rappor- 
tent, sauf indication contraire, a l'ldition Beuchot.) 



2 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Voltaire d'gtre frivole, n'est-ce pas en m6connaltre k 
plaisir la veritable signification * ? 

Bien des fois, Voltaire exprima la m6me pens6e 2 . 
Cependant il ne se r£signait point lui-m6me aux 
crimes et aux injustices; « don Quichotte des mal- 
heureux » (Leitre h Richelieu, 18 sept. 1769), il 
poursuivit trois ans la rehabilitation des Calas, neuf 
ans celle des Sirven, fit reconnattre Tinnocence des 
Montbailli, de Martin, de Lnlly-Tollendal, voua au 
m6pris public les juges d'Abbeville. Et du reste, assez 
philosophe pour feliciter les hommes d'6tre frivoles, 
sa philosophic ne rempSche pas de Q6trir souvent 
leur indifference. II peut bien dire que les fionnStes 
gens, passant par la Gr6ve, ordonnent k leur cocher 
d'aller vite 3 ; mais il s'indigne qu'une pi&ce nouvelle 
ou un bon souper les distrayent du meurtre d'un 
innocent *. 



1. Et lisons du reste la suite : « Qui pourrait passer dans la 
rue de la Ferronnerie, continue-t-il, sans verser des larmes et 
sans entrer dans des convulsions de fureur contre les prin- 
cipes aborainables et sacre's qui plongerent le couteau dans le 
coeur du meilleur des hommes et du plus grand des rois? On 
ne pourrait faire un pas dans les rues de Paris le jour de la 
Saint-Barth^lemy, sans dire : « C'est ici qu'on assassina un de 
mes ancfitres pour Tamour de Dieu », etc. Puis il ajoute : « Heu- 
reusement les hommes sont si legers, si frivoles, si frappes du 
present, si insensibles au passe, que, sur dix mille, il n'y en a 
pas deux ou trois qui fassent cette reflexion. » 

2. Cf., par exemple, Lettre a AT" du De/fand, 15 aout 1772 
(Edition Moland), et Ode sur V Anniversaire de la Sainj-Barlhe'- 
lemy, notamment la dcrniere strophe, XII, 500. 

3. « II y a des aspects sous lesquels la nature humaine est la 
nature infernale. On s6cherait d'horreur si on la regardait tou- 
jours par ces cdtes. Mais les honneles gens, en passant par la 
Greve, oil Ton roue, ordonnent a leur cocher d'aller vite » 
(Lettre a M. Pinto, 21 juill. 1762). 

4. « J'ai bien peur qu'a Paris on songe peu a cette affaire 



METAPHY9IQUE ET PHYSIQUE 3 

Telle que 1'entend Voltaire, la frivolity n'esl-elle 
pas d'ailleurs une condition indispensable de la vie 
humaine? Dans A tala, Chateaubriand fait dire au 
Pfcre Aubry : « Les douleurs ne sont point Sternelles... 
(Test une de nos grandes misdres; nousne sommes 
m£me pas capables d'etre longtemps malheureux. » 
Mais, l'abb6 Morellet ayant traits cette pens6e de para- 
doxe, il lui reproche de « confondre les mots ». « Je 
n'ai pas dit : C'est une de nos grandes infortunes, ce 
qui serait faux sansdoute ; j'ai dit : C'est une de nos 
grandes misires, ce qui est trfcs veritable. » Et il 
reconnait « l'incapacit6 de l'hommepourladouleur » 
comme « un des grands biens de la vie 1 ». Si Ton 
d£fendait k l'homme tout divertissement, il faudrait 
done, avec Pascal, vouloir qu'il demeurftt « en repos 
dans une chambre ». 

Nous voyons assez pourquoi Voltaire fait « l'61oge 
de la frivolity ». Sans cette frivolity dont Vinet lui 
reproche de faire T61oge, nous serions inhabiles k 
vivre. Du reste, s'il declare que parmi dix mille de 
ses contemporains, deux ou trois k peine n'ont pas 



[Faffaire Galas]. On a u rait beau rouer cent innocents, on ne pari era 
qued'une piece nouvelle, et on ne songera qu'a un bon souper » 
(Lettre d M. Audibert, 9 juill. 1762). — « Un de"s plus grands 
malheurs des honneHes gens, c'est qu'ils sont des laches. On 
gemit, on se tait, on soupe, on oublie * (Lettre d cPAlembert, 
7 aout 1766). — A Moultou, qui lui avait enroye un livre don- 
nant la liste des p rotes tants emprisonnes, condamnes aux 
galeres, etc., Voltaire repond : « ... lls[mes yeux] liscnt en pleu- 
rant cet amas d'horreurs. Je voudrais que de tels livres fussent 
en France dans les mains de tout le monde; mais l'Opera- 
Coniique l'emporte, et presque tout le monde ignore que les 
galeres sont pleines de malheureux condamnes pour avoir 
chante" de mauvais psaumes » (Oct. 1766, Edition Moland). 
1. Preface d'Atala et de Rene', Edition de 1805. 



4 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

encore oubli6 la Saint-Barth61emy, lui-m£me, le 
24 aout, se senlait chaque ann6e pris de fievre '. 

Reproche-t-on a Voltaire de traiter parfois sur un 
ton plaisant les questions les plus graves? 11 raille 
alors ceux qui les compliquent de gatt6 de coeur, qui 
les embrouillent et les obscurcissent par leurs bizarres 
inventions. Mais, refusant de prendre au s6rieux les 
reveries de tel ou tel m6taphysicien, il n'en respecte 
pas moins tout ce qui m6rite le respect. 

Au moment d'examiner dans le Traite de Mttaphy- 
sique 2 « quelle relation il y a entre Dieu et nous », 
« s'il y a une morale et ce qu'elle peut 6tre », « s'il 
y a une religion 6tablie par Dieu m&me » : « Ces 
questions, dit-il, sont d'une importance a qui tout 
c6de, et les recherches dans lesquelles nous arau- 
sons notre vie sont bien frivoles en comparaison » 
(XXXVII, 298). Peu s'en faut qu'il ne nous rappelle 
quelquefois Pascal en blamant rincuriosite de ceux qui 
se d6sint6ressent des probtemes religieux et moraux. 
« Jen'ai pu encore a mon £ge, dit-il en 1770,m'accou- 
tumer a ['indifference et a la 16g6ret6 avec laquelle les 
personnes d'esprit traitent la seule chose essentielle» 
(Lettre & la duchesse de Choiseul, 2 septembre) 3 . 
Mais nest-ce pas encore de Pascal qu'il nous fait 

i. Lettre a (TArgental, 30 aout 1769. Cf. p. 90, et note 1. 

2. ficrit en 1734. 

3. Cf. Lettres de Memmius : « Ce que je puis encore moins com- 
prendre, c'est la d£daigneuse et sotte indifference dans laquelle 
croupissent presque tous les hommes sur Tobjet qui les into- 
resse le plus, sur la cause de leurs pens£es, sur tout leur dtre » 
(XLVI, 587). — Exam, important de mil. Bolingbroke : « La stu- 
pide insolence dans laquelle la plupart des hommes croupissent 
sur Tobjet le plus important semblerait prouver qu'ils sont de 
mis£rables machines animales dont l'instinct ne s'occupe que 
du moment present » (XL1II, 43). 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 5 

souvenir 1 en f&icitant le due cTUz&s malade? « Lors- 
que les personnes de votre sorte oni de la sant£, lui 
6crit-il, elles £parpillent leur corps et leur Ame de 
tous les cdt£s; la mauvaise sant£ retieni un &tre 
pensant chez soi. » Et, dans ceite mfime lettre, en 
r6ponse sans doute a quelque compliment sur ses 
ceuvres po£tiques, il les iraiie d'amusements et de 
bagatelles par comparaison avec « l'£tude principale 
de Thomme » (19 nov. 1760). 

Quels son! ceux qu'on peut taxer a bon droit de 
frivoles? Ceux qui, s'£pargnant la peine de penser, 
regoivent des opinions toutes faites. La frivolity con- 
siste a ne pas user de cette raison que Thomme tient 
de Dieu et par laquelle Dieu Fa distingu6 de la brute, 
a s'enqu^rir d'une ortbodoxie aupr&s des docteurs 
officiels 2 . 

Est-il vrai que Voltaire, pour son compte,ait trait£ 
16g6rement les questions essentielles dont lui-m6me 
recommande aux autres F£tude? On Taccuse de 
« b&cler une m£ta physique comme une trag£die contre 
Cr£billon 3 ». Mais, si Voltaire 6crit un livre de m6ta- 
physique en quinze jours, les mati&res qu'il traite 
dans ce livre n'ont jamais cess6 de le pr£occuper; ce 
qu'il 6crit en quinze jours, il y a pense toute sa vie. 

On lui reproche encore de croire la solution des 
probl&mes par trop facile, de pr£tendre que la raison 
humaine, sa propre raison, peut tout expliquer. 
Voltaire, dit tel de nos critiques, est « impenetrable, 



1. Pri&re sur le bon usage des maladies, 

2. « Rien n'est si pauvre, rien n'est si miserable que de 
demander a un animal en bonnet carre ce que Ton doit croire » 
{Lettre au due d'Uzds, 19 nov. 1760). 

3. E. Faguet, Dix-huiti&me siecle, p. 209. 



6 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

non seulement k la pens6e et au sentiment du mystere, 
raais k Tid6e qu'il peut y avoir quelque chose de mys- 
t6rieux 1 ». Voltaire, dit tel autre, « n'a pas senti que 
nous sommes envelopp6s d'obscurite^ que notre intel- 
ligence se heurte de toute part k l'inconnaissable 2 ». 
Ce qui est vrai, c'est que nul philosophe ne marqua 
avec tant d'humilite^ les bornes de notre entendement ; 
et, nous allons le voir, son objet principal en m6ta- 
physique fut justement d'^carter, comme illusoires, les 
theories et les systemes par lesquels la pr6somptueuse 
faiblesse de Tesprit humain pretend r^soudre des pro- 
blemes insolubles. 

11 r6pete sans cesse que nous ne savons rien, que 
nous ne pouvons rien savoir. Aux philosophes qui se 
plaignent de cette ignorance, il cite le vers d'Ovide : 

Sors tua mortalis ; non est mortale quod oplas, 

traduit par lui-meme dans le second Discours sur 
VHomme : 

Tes destins sont (Tun homme et tes voeux sont d'un Dieu. 

(XII, 59.) 

Mais, pour ceux qui, n'ayant pas conscience de 
notre infirmity, imaginent des systemes plus ou 
moins sp6cieux, il les traite de reveurs ou de thau- 
maturges. « Tout, declare-t-il, est plonge pour nous 
dans ungouffre de tenebres » [Did. phiL, Ame, XXVI, 
218). Et \oilk comment Voltaire nie l'inconnaissable, 
voil& comment sa legeret6 d'esprit le persuade que le 
monde ne renferme rien de mysterieux! 
Apres avoir, dans Le Philosophe ignorant, reconnu 

i. E. Faguet, Dix-huitieme siecle, p. 232. 
2. Brunetiere, Etude* critiques, t. IV, p. 320. 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 7 

un Dieu, c'est-&-dire une intelligence sup6rieure, il 
se demande si cette intelligence est unie au monde ou 
si elle en est distincte. Mais comment pourrions-nous 
le savoir? « Je me vois, dit-il, arr6t6 tout k coup dans 
ma vaine curiosity. Miserable mortel,... comment 
connaltrai-je Intelligence ineffable qui preside visi- 
blement k la mati&re entire?... Oil est la boussole qui 
me conduira vers sa demeure 6ternelle et ignore? » 
(XLII, 555). Dans larticle du Dictionnaire philoso- 
phiqueintitute Catichisme chinois^ Kou ayantintcrrog^ 
Cu-su, qui vient de lui prouver Texistence de Tfitre 
supreme, sur la nature et les attributs de cet Etre : 
« Mon prince, r6pond le philosophe, je me promenais 
hier aupres du vaste palais qu'a bdti le roi votre p6re. 
J'entendis deux grillons, dont Tun disait k l'autre : 
\o\\k un terrible Edifice. Oui, dit Fautre ; tout glorieux 
que je suis, j'avoue que c'est quelqu'un de plus puis- 
sant que les grillons qui a fait ce prodige. Mais je 
n'ai point d'id6e de cet 6tre-l& ; je vois qu'il est, mais 
je ne sais ce qu'il est » (XXVII, 466). Et Kou, rendant 
hommage k la modestie de Cu-Su, le loue de se 
reconnaltre ignorant 1 . 
Sur l'&me, sommes-nous plus avanc&s? Les sages 

\. Cf. Diet, phil.j Dieu. « Les dcoles ont beau nous dire que 
Dieu est infini negativement et Don privati Yemeni, formaliter 
et non materialiter, qu'il est le premier, le moyen et le dernier 
acte, qu'il est partout sans 6tre dans aucun lieu : cent pages de 
commentaires sur de pareilles definitions ne peuvent nous 
donner la moindre lumiere. Nous n'avons ni degre* ni point 
d'appui pour monter a de telles connaissances. Nous sentons 
que nous sommes squs la main d'un 6tre invisible; e'est tout, 
et nous ne pouvons faire un pas au dela. II y a une teme"rit§ 
insensee a vouloir deviner ce que e'est que cet etre » (XXVIII, 
361). — Ibid., Infini : • Nous connaissons Dieu par ses effets, 
nous ne pouvons le connaitre par sa nature » (XXX, 363). 



8 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

auxquels on demande en quoi elle consiste, r6pon- 
dent qu'ils ne le sa>vent point. Telle fut en tout temps 
la reponse de Voltaire. « Nous avons beaucoup parl6 
d'&me, dit-il dans Particle Occultes du Dictionnaire 
philosophique, et nous avons toujours confess6 notre 
ignorance. Je ratifie aujourd'hui cette confession avec 
d'autant plus d'empressement, qu'ayant depuis ce 
temps beaucoup plus hi, plus m6dit6, et 6tant plus ins- 
truit, je suis plus en 6tat d'affirmer que je ne sais 
rien » (XXXI, 293). Ce que nous appelons &me, est-ce 
quelque chose de spirituel, quelque chose d'immortel? 
II y a des philosophes qui Taffirment, il y en a d'autres 
qui le nient. En r6alit6, personne ne peut le savoir. 
Nous avons regu de Dieu Tentendement pour nous 
bien conduire et non pour p6n6trer l'essence des 
choses 1 . 

1 Tout ce qui existe en nous ou hors de nous « est 
june 6nigme dont il n'est pas donn6 k Thomme de 
Aleviner le mot » (Diet. phil., Occultes, XXXI, 293). 
L'homme exerce les puissances du corps et de Tenten- 
dement sans les connaltre. Lisons ce que nous dit, & 
l'article Faculty le grand Dictionnaire encyclope 1 - 
dique : « La faculty vitale une fois dtablie dans le 
principe intelligent qui nous anime, on congoit aise- 
ment que cette facultd, excitde par les impressions 
que le sensorium vital transmet a la partie du senso- 
rium commun, determine Vinflux alternatif du sue 
nerveux dans les fibres motrices des organes vitaux, 
pour faire contracter alternativement ces organes. » 
Fort bien. De m6me, k la question : Pourquoi Topium 
fait-il dormir? le bachelerius du Malade imaginaire 

1. Diet, phil., Ame, XXVI, 259. 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 9 

r6pondait : Parce qu'il a une vertu dormitive. Ne 
nous moquons point de lui. Voyons plutdt dans cette 
r6ponse le dernier mot de la science humaine. Et 
quelle autre pourrions-nous faire sur n'importe 
laquelle de nos faculty? Elles sont toutes « a la Dia- 
foirus » *. 

Horsdenous, m6me mystfcre. Nous ne connaissons 
rien des ph6nom6nes les plus simples et les plus 
familiers. « Vous persistez done dans le gout de la 
physique? 6crit Voltaire a M.* de Tressan. Pour moi, 
j'y ai renonc6, et en voici la raison. Un jour, en 
soufflant mon feu, je me mis a songer pourquoi du 
bois faisait de la flamme. Personne ne me Ta pu 
dire... » (13 fSvr. 1758)*. Nous ne savons ni en quoi 
consiste la vie, ni ce que e'est que le mouvement, ni 
de quelle fagon il se communique; nous ignorons 
comment et pourquoi il y a quelque chose; nous ne 
pouvons saisir que. des apparences, et sans doute 
trompeuses. Tout 6chappe a notre entendement, tout 
est pour nous quality occulte s . 

Nous rendre compte de cette ignorance, voila, 
selon Voltaire, le principe de la sagesse. Admirant 
Newton pour son g6nie sublime, il ne Tadmire gufcre 

i. Diet, phil., FacuM, XXIX, 343. — En r6alite\ e'est Argan 
et non Diafoirus qui fait la rdponse citee par Voltaire. 

2. Gf. Diet, phil., Bornes de VEsprit humain : « Quelqu'un a-t-il 
jamais pu dire precise 1 men t comment une biiche se change dans 
son foyer en charbon ardent et par quelle m^canique la chaux 
s'enflamme avec de l'eau fraiche? Le premier principe du mou- 
vement du coBur dans les animaux est-il bien connu? Sait-on 
bien nettement comment la g6ne>ation s'opere? A-t-on devine 
ce qui nous donne les sensations, les idees, la memoire? Nous 
ne connaissons pas plus Tessence de la matiere que les enfants 
qui en touchent la superficie » (XXVII, 402). 

3. tilem. de la Phil, de Newton, XXXVI II, 436. 



10 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

moins de reconnaiire les limites assignees k Fesprit 
humain 1 . Douteur et non docteur*, il intitule un de 
ses plus importants Merits m6taphysiques Le Philo- 
sophe ignorant ou les Questions (Tun homme qui ne 
sait rien; et ce philosophe ignorant, cet homme qui 
ne sait rien, qui se contente de poser des questions, 
e'est lui-m6me. 

Aux dogmatistes superbes, disant : Que ne sais-je 
pas? Voltaire oppose le sceptique modeste, disant 
avec Montaigne : Que sais-je? D6cideurs impi- 
toyables, ceux-l& cherchent les bornes de leur esprit; 
elles sont « au bout de leur nez » (Diet, phil., Bornes 
de VEsprit humain ,XXYll, 403). o atomes d'un jour, 
s^crie-t-il, 6 mes compagnons dansTinfinie petitesse, 
n6s, comme moi, pour tout souffrir et pour tout 
ignorer, y en a-t-il parmi vous d'assez fous pour 
croire savoir tout cela? Non, il n'y en a point; non, 
dans le fond de votre coeur vous sentez votre n6ant 
comme je rends justice au mien. Mais vous 6tes 
assez orgueilleux pour vouloir qu'on embrasse vos 
vains systemes ; ne pouvant 6tre les tyrans de nos 
corps, vous pr6tendez 6tre les tyrans de nos ftmes » 
(Diet, phil.y Ignorance, XXX, 315). 

Ces docteurs que Voltaire apostrophe ainsi ne sont 
pas seulement les thGologiens, ce sont encore les 

1. « On demandait un jour a Newton pourquoi il marchait 
quand il en avait envie et comment son bras et sa main se 
remuaient a sa volonte\ II r^pondit bravement qu'il n'en savait 
rien. Mais du moins, lui dit-on, vous qui connaissez si bien la 
gravitation des planetes, vous me direz par quelle raison elles 
tournent dans un sens plut6t que dans un autre. Et il avoua 
encore qu'il n'en savait rien » (Diet, phil., Bornes de VEsprit 
humain, XXVII, 401). 

2. Diet, phil.. Introduction aux Questions sur V Encyclopedic, 
XXVI, 4. 



METAPHY8IQUE ET PHYSIQUE {{ 

m6taphysiciens. Selon luL ja m6taphysiqi ]A « mntipnl. , 

Hahv nhnsM ; lfl prArfljArff, tniit Pft qiift lqg jmmmftft 

deTion sens sa yqnt; la_ seconde T ce qu'ils na «*uront(^ 
jamaisj) (Let ire a Fridiric, 17 avr. 1737) ». Les sys- 
t&mes dont elle se glorifie sont des debauches de 
rimaginaiion ; il la traite de roman a ; il la compare k 
la coxigrue de Rabelais 3 . Aussi se d^fend-il d'y perdre 
son temps ; a quoi bon chercher des secrets que nous 
ne pouvons d^couvrir? On a beau lui crier : « Votre * 
philosophic est celle d'un paresseux. » Non, elle est le 
repos raisonnable du sage qui a couru en vain ; et, 
apr^s tout, philosophic paresseuse vaut mieux que 
chim&re*. 

1. Cf. lettre & M. des Alleurs, 26 nov. 1738 : « 11 y a deux 
points dans cette metaphysique : le premier est compose de 
trois ou quatre petites lueurs que tout le monde apercoit ega* 
lement; le second est un abime immense ou personne ne voit - 
goutte. » — Letlre & Frederic, 4 ou 5 juin 1740 : « Je mets volon- 
tiers a la fin de tous les chapitres de metaphysique cet N et 
cet L des secateurs romains qui signifiaient non liquet, et qu'ils 
mettaient sur leurs tablettes quand les avocats n'avaient pas 
assez explique la cause. » — Cf. encore l'article Bien du Diction- 
naire philosophique, XXVII, 360. Et, dans Yllistoire de Jenni :. l 

« Les disputes m^taphysiques ressemblenta des ballons remplis j ; 
de vent que les combattants se renvoient. Les vessies crevent, 
Tair en sort, il ne reste rien » (XXXIV, 385). 

2. « Plus je vais avant et plus je suis con firm £ dans Tid^e queY 
les systemes de metaphysique sont pour les philosophes ce que/ 
les romans sont pour les femmes » (Courte riponse aux longs 
Discours (fun docteur allemand, XXXVIII, 526). — « La meta- 
physique est plus amusante [que la geom^trie]; c'est sou vent le 
roman de Tesprit. En geometric, au contraire, il faut calculer, 
mesurer. C'est une gSne continuelle, et plusieurs esprits ont 
mieux aim6 rever doucement que se fatiguer. • (Diet. phil., 
miaphysique, XXXI, 205). 

3. « Vanitas vanitatuvi et metaphysica vanitas... Toute meta- 
physique ressemble assez a la coxigrue de Rabelais, bombillant 
ou bombinant dans le vide • (Lettre & cFArgenson, 15 avr. 1744). 

4. Diet, phil., Faculty XXIX, 314* 



12 VOLTAIRE PHILOSOPHE . ^ 

Pourtant, spit dans raaints articles de son Diction- 
naire philosophique, soit dans plusieurs Merits spe- 
ciaux, lui-m6me a raisonn6 sur Dieu, sur Tame, sur 
le probteme du mal, sur celui du libre arbitre. II 
d£clarait ces questions insolubles : comment done y 

^a-t-il si souvent appli"qu£ sa meditation? 

Tout d'abord la curiosity « est la maladie de Tes- 
prit humain » ; e'est ce qu'il 6erit k M me du Deffand 
(19 f6vr. 1766) quand il vient de commencer, plus 
que septuag£naire, un nouveau trait6 sur la m£ta- 
physique 1 . Et qui fut jamais plus curieux que lui? 
« Voyant, dit-il dans ce traits, qu ? *ui nombre prodi- 
gieux d'hommes n'avait pas seulement la moindre id£e 
des difficult 6s qui m'inqutetent,... voyant m6me qu'ils 
se moquaient souvent de ce que je voulais savoir K 
j'ai soupQonn6 qu'il n'6tait point du tout n6cessaire* 
que nous le sussions... Mais, malgr6 ce d6sespoir, je 
ne laisse pas de d^sirer d'etre instruit, et ma curio- 
site tromp6e est toujours insatiable » (XLII, 538). ' 
Voltaire avait beau railler la m6taphysique ; il ne 
pouvait en divertir son esprit, ily revenaitsanscfesse. 
Du reste, ra^rae si ses recherches ne devaient lui 

-apprendre rien de nouveau, ellesle soustrayaient en 
tout cas auxmesquines preoccupations de laviecou- 
rante. On Taccuse d'avoir « d£couronn£ », d'avoir 
« ravale » Tesprit humain, « d'etre venu ridiculiser 
une manure de penser » qui « attachait la reflexion 
de Thomme k la meditation de ses interMs eternels » 
et le transportait « dans une region superieure 2 » : 
en r£alit£, il ridiculise des reveries, des inventions 



4. Le Philosophe ignorant. 

2. Brunetifere, Etudes critiques, U IV, p. 320* 



# 



METAPHYSIQTJE ET PHYSIQUE 13 

pr6somptueuses et chim^riques. On lui oppose 
Descartes, Malebranche ou m£me Bossuet : autant 
qu'eux, il a m£dit6 sur les grands probl^mes, et le 
principal avantage qu'il trouve dans 1'gtude de la ' 
m^taphysique, c'est justement qu'elle d&ourne soiju 
attention des int£r6ts vulgaires '. 

Aussi bien les questions morales et sociales, dont 
il se pr^occupe avant tout, y sont 6troitement ltees. 
Nous Tavons entendu dire que, ne pouvant d6cou- 
vrir pourquoi un morceau de bois produit de la 
fiamme, il voulait renoncer k la physique. Mais un 
philosophe-digne de ce nom ne saurait, mgme faisant 
profession de scepticisme, s'abstraire des hautes 
questions qui sollicitent l'esprit humain. Et quoique 
Voltaire, nous le verrons, subordonne la m&aphy- 
sique k la morale, sa morale elle-m6me n'en repose- 
pas moins sur une m6taphysique, sur la m£taphy- 
sique du « bon sens », qu'il oppose k celle de Tima- 
gination et de la fantaisie. 

Enfin, si ce qui s'appelle m6taphysique contient, 
d'une part, les choses que savent tous les hommes 
senses, et, de l'autre, ce qu'aucun homme ne sait ni 
ne pourra jamais savoir, rien n'cst sans doute plus 
important que de tracer la Hjoaite des deux domaines, 
i en distinguant les v6rit6s acquises k notre raison 
[ des erreurs dans lesquelles tant de m£taphysiciens se 
sont laiss6 fourvoyer. Qu'est-ce que nous savons et 



1. « Je trouve d'ailleurs dans cette recherche, quelque vaine 
qu'elle puisse Gtre, un assez grand avantage. L'etude des choses 
qui sont si fort au-dessus cTe nous rend les interSts de ce monde 
bi en petits a nos yeu x, et, quand on a le plaisir de se perdre 
dans rim trie" HSUe", on' he se soucie guere de ce qui se passe 
dans les rues de Paris • {Leltre & M™ du Deffand, 19 fevr. 1766). 

VOLTAIRE PHIL080PHB. * 



I 



14 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

qu'est-ce que nous ne savons pas? Qu'est-ce que 
nous pouvons esp6rer cTapprendre et qu'est-ce que 
nous ignorerons toujours? Voltaire etudie la m6ta- 
physique afin de marquer, commc il dit, « les bornes 
de Tesprit humain * ». 

Aussi prudent que sincere, son principal souci, 
quand il aborde ce genre d'etude, est de ne rien 
affirmer qu'& bon escient. 

La plupart des metaphysiciens, s6duits par leur 
genie m£me ou aveugies par leurorgueil, ont invents 
de vains syst&mes. Recherchons d'abord comment il 
les juge; et, si ses jugements noussemblent parfois 
bien s6v6res, nous nous rappellerons qu'il ne leur 
demande pas de belles theories en Fair, qu'il leur 
demande avant tout sur quels faits authentiques, sur 
quels faits d6montr6s ou constates leurs belles theo- 
ries se fondent. 

Voltaire rend hommage k reioquence de Platon. II 
reconnait m£me qu'on trouve parfois dans ses 
ouvrages « de tr&s belles idees » (Essai sur les Mceurs, 
XV, 119). II le loue « d'avoir eu un instinct assez 
heureux pour appeler Dieu Feternel geom^tre » (Diet, 
phil., Athe'isme, XXV11, 171). II declare d'ailleurs que 
son apologie de Socrate a rendu service aux sages 
de tous les pays en raisant respecter la vertu 
malheureuse et hair la persecution. Mais, comftie 
metaphysicien, ce philosophe si vante est pour lui le 
chimerique Platon qui fonde la tenve sur un triangle 
6quilat6ral et Teau sur un triangle rectangle, 
retrange Platon d'apres lequel il ne peut y avoir que 



1. Tel est le litre d'un article du Dictionnaire philosophigue , 
XXVU, 401. 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 15 

cinq mondes parce qu'il n'y a que cinq corps r6gu- 
liers. On le qualifie de sublime sans le comprendre. 
A ses divagations en vingt volumes tout vrai philo- 
sophe pref6rerait une bonne experience '. 

Aristote 6tait doue d'un esprit plus 6tendu et plus 
solide. Sa morale, sa rhelorique, sa poelique meritent 
de grands eloges, et sa logique servit beaucoup Tes- 
prit humain en prevenant les Equivoques. Son histoire 
naturelle est elle-meme un excellent livre qui sq 
compose le plus souvent d'observations directes et 
personnelles. Mate, si sa physique ne vaut rien, — 
car, dEpourvu des instruments et des machines 
necessaires, il raisonnait, comme tous les physiciens 
d'autrefois, sur ce qu'il ne pouvait voir, — sa m£ta- 
physique ne le cede pas en absurdity & celle de Platon. 
L'&me, declare-t-il, est une entelEchie. A la bonne 
heure. Cela veut dire tout simplement que nous avons 
la faculty de sentir et de penser; Aristote savait ce 
qu'est une entelechie comme les Topinambous et nos 
docteurs savent ce qu'est une &me. Pourquoi Ta-t-on 
interprets de tant de manieres diverses? Parce qu'il 
ne dit rien d'intelligible. Non moins que Platon il 

1. L'article Platon du Dictionnaire philosophique se borne 
presque a railler les theories platoniciennes sur la trinity, le 
verbe, etc.; et Voltaire conclut : « J'avoue qu'il n'y a point de 
philosophe aux petites-maisons qui ait jamais si puissamment 
raisonne » (XXXI, 442). — Cf. Diet, phil. 9 Chatne des tires crits : 
« O Platon tant admirg, j'ai peur que vous ne nous ayez cont6 
que des fables, et que vous n'ayez jamais parte qu'en sophismes » 
(XXVII, 563). — Ibid., Sophistes : « Y a-t-il rien dans la littera- 
ture de plus dangereux que des rheHeurs sophistes? Parmi ces 
sophistes, y en eut-il jamais de plus inintelligibles et de plus 
indignes d'etre entendus que le divin Platon? » (XXXII, 240). — 
Gf. encore Siecle de Louis XIV, XX, 340, Lettre a Vabbe cTOlivet, 
12 fevr. 1736 ; Diet, phil., Atheisme, XXVII, 111 ; Dialogues dEvhi- 
mere, L, 189. 



16 VOLTAIRE PHFLOSOPHE 

prend des id6es abstraites pour des choses r6elles, il 
se laisse duper par les mots. L'Stre qui n'est qu'6tre r 
la substance qui n'a qu'une essence, les dix cate- 
gories, etc., voil& toute la m6taphysique d'Aristote; 
amphigourique jargon, galimatias fallacieux et vide *. 

Les m^taphysiciens modernes trouvent aussi pen 
gr&ce devant Voltaire que ceux de Tantiquit6. 

11 maltraite Descartes lui-m£me, dont, k certains 
egards, on peut le consid^rer comme le disciple. Ce 
n'est pas qu'il ne fasse maintes fois son 61oge : F61oge 
du g6omMre, qu'il defend contre les Anglais 2 ; T61oge 
du po&te, qu'il c£l£bre pour son imagination vive et 
forte 3 . Mais quant au philosophe, il montre surtout 
comment Tont 6gar6 le po&te et le g6om&tre. 

Cependant Descartes est l'initiateur de ce que nous 
appelons aujourd'hui la libre pens6e. Bien que fai- 
sant profession de catholicisme, tous ses manage- 
ments, consents par la prudence, ne l'empSchent pas 
d'avoir donn6 le signal de Emancipation intellectuelle 
et morale. Bossuet, qui s'en rendit bien compte, pr6- 
voyait, « sous le nom du cart6sianisme, une terrible 

1. Lettres philos., XXXVII, 178; Dict.phil., Aristole, XXVII, 26 
sqq., Bacon (Roger), ibid., 258; Dial. d'Evhe'mire, L, 191, 195; etc. 

2. « On a os6 avancer que Descartes n'6tait pas un grand geo- 
metre. Ceux qui parlent ainsi peuvent se reprocher de battre 
leur nourrice. Descartes a fait un aussi grand chemin du point 
ou il a trouve la geom6trie jusqu'au point ou il Pa pouss^e que 
Newton en a fait apres lui » (Lettres philos., XXXVII, 191). — 
Gomme geometre, il est « le premier genie de son siecle » 
[Defense du Newtonianisme, XXXVIII, 367). 

3. Lettres philos., XXXVII, 188. — Dans le Dialogue de Pe'gase 
et du Vieillard, Voltaire fait dire a Pegase : 

J'avais porte" Rend parmi ses tourbillons ; 

(XIV, 294.) 

si c'est se moquer du m^taphysicien, c'est rendre hommage au 
poete. 



m£taphysiqu£ et PHYSIQUE 17 

persecution conlre Tfiglise ». Devons-nous penser 
que Voltaire s'y mGprit? Non certes; et nul plus 
ou mieux.que lui n'a loud Descartes d$. fonder sa 
methode sur le doute. de rejeter toutcequin apparalt 
p as comT "A A\jHftnfr. H Toppose m6me aux philo- 
sophes anglais en affirmant avec lui rjjjiJYtrfialilf 
et la n6cessit£ de la loi morale. 

Si Voltaire prend parti le plus souvent contre Des- 
cartes, c'est, en r£alit£, parce que DfiscarJtes n'estpas 
rest6 fid&le k ses^>Ff»pi rapTmcipes *. Issu d'une m6- 
tterftnfraiment scientifique, le cart6sianisme y d6ro- 
gea presaue aussit 6t. Une reaction 6tait inevitable ; et 
comment nous 6tonner de la s6v£rit£ avec laquelle 
Voltaire traita ce cart£sianisme d£voy6 par Tabus de 
la raison abstraite ou par celui de Timagination? 

Sa s6v6rit6 va quelquefois jusqu'k Tinjustice. C616- 
brant Newlon comme Tinventeur de ^attraction 
unix&iselle, pourquoi ne c616bre-tril pas en Descartes 
celui du m&canisme universel? Sans specifier les 
points particuliers sur lesquels ses critiques portent 
k faux 2 , disons que, d'une fagon g£n£rale, Voltaire, 
pr6venu contre le th6oricien dcs tourbillons et de la 



1. « Ge Descartes..., apres avoir fait semblant de douter, parle 
d'un ton si affirmatif de ce qu'il n'entcnd point, il-est si sur de 
son fait quand il se trorape grossierement en physique, il a 
bati un monde sir imaginaire..., que je dois me defter de tout 
ce qu'il me dit », etc. (Le PhiL ignorant, XLII, 539). — « Au lieu 
d'eludier la nature, il voulut la deviner. II £tait le plus grand 
geometre de son siecle; mais la geom^trie laisse l'esprit comme 
elle le trouve. Celui de Descarles etait trop porte a l'invention • 
(Siecle de Louis XIV, XX, 296). — Cf.'encore Did. phil., Carte'sia- 
nisme, XXVII, 457; Lettre a M. des Alleurs, 26 nov. 1738, Cata- 
logue des Ecrivains frangais du Siecle de Louis XIV, XIX, 95. 

2. Par exemple, la theorie des ondulations lumineuses, a 
laquelle il prefere celle des Amissions soutenue par Newton. 



18 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

mati&re subtile, n'a pas assez insists sur ceque doivent 
k Descartes noji seulement les math6matiqueset m^me 
la physiqua, mais la philqsophie des sciences, trans- 
form^ et renouvel^e par song6nie. En m6taphysique, 
il le traite de romancier f . II se plait k d^nombrer ses 
erreurs 2 , k r6p6ter que la philosophic cart^sienne 
n'obtient plus aucune cr6ance 8 ; et lui-mteie a fait 
tous ses efforts pour la ruiner. 

Le grand m^taphysicien du cart^sianisme fut Male- 
branche, inventeur de la vision en Dieu. Voltaire recon- 
nalt que Malebranche « rSussit d'abord en montran t 
les erreurs du sens » ; c'6tait Ik mati&re d'observation. 
Seulement,' cantinue-t-il, lorsque ce commentateur 
d'Aratus et de saint Paul « voulut d6velopper le grand 



\. « Le premier des mathematiciens ne fit guere que des 
romans de philosophic » (Siecle de Louis XIV, XX, 296). — « 11 
n'y avait pas un mot de physique, ni de geometrie, ni de bon sens, 
dans cet etrange roman » (Dial. d'Evhemdre, L, 203). — « Qu'on 
fasse son eloge, a la bonne heure, pourvu qu'on ne fassepas celui 
de ses romans philosophiques » {Le Phil, ignorant, XL1I, 539). 

Ce romancier hardi dupa longtemps les sots. 

(Le Marseillais et le Lion, XIV, 210.) 

2. Dans Tarticle CarUsianisme du Dictionnaire philosophique, 
il en enumere vingt-sept (XXVII, 458). 

3. En 1738, il ecrit a Mai ran : « Je n'ai guere e* tudie la philoso- 
phic que dans des pays [en Angleterre et en Hollande] ou... les dix 
tomes de Descartes sont vendus trois florins » (11 septembre). 
— Plusieurs fois il raconte, et no tarn men t dans les Lettres phi- 
losophiques, que Newton, lisant Descartes a vingt ans, « crayonna 
les marges des la premiere page et n'y mit qu'une seule note, 
souvent repetee, error », puis, « las d'ecrire error par tout, jeta 
le livre et ne le relut jamais ». — Dans une remarque des Sys- 
temes, il compare le systeme cartesien a celui de Lass, Tun et 
Tautre e"tant « fond^s sur la synthese ». « Les tourbillons de 
Descartes, ajoute-t-il, dure rent une quarantaine d'annges; ceux 
de Lass ne subsisterent que dix-huit mois; on est plus tdt 
delrompe en arithmelique qu'en philosophic » (XIV, 243). 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 49 • 

syst&me que tout est en Dieu, tous les lecteurs dirent 
que le commentaire est plus obscur que le texte. 
En fin, en creusant cet abime, la t£te lui tourna. 11 eut 
des conversations avec le Verbe ; il sut ce que le Vcrbc 
a fait dans les autres plan&tes; il devint tout k fait 
fou ». {Dict.phiL, Idie, XXX, 268) ! . Certes Voltaire 
ne lui refuse pas, non plus qu'& Descartes, le titre de 
grand homme ; mais, comme Descartes, Malebranche 
est « un grand homme avec lequel on apprend bien 
peu de chose ». (Catal. des tlcriv. frang. du Steele de 
Louis XIV, XIX, 155). II Tappelle celui des ra6taphy- 
siciens « quia paru s'6garerde la fagon la plus sublime » - 
(Traite de Mdtaph., XXXVII, 302). 

Comme les autres construe teurs de syst&nes phi- 
l osophique s, Malebranche ignorait et d6daignait la 
nature. Mais, il avait beau qualifier de pu6rile Toccu- 
pation des savants qui 6tudient un insecte ou une 
plante : ces recherches, m6pris6es par les m£taphy- 
siciens, constatent au moins des faits exacts. C'estce 
que Voltaire lui remontre. Et, comparant les vis6es 
hautaines de cet hi6rophanteavec les humbles travaux 
du naturaliste, il conclut que la vision en Dieu est 
une reverie inintelligible et que T6tude des plantes 
ou des insectes peut nous d6couvrir les plus grandes 
et les plus belles v6rit6s *. 

Si Malebranche fut dupe d'une imagination sans 
frein, Spinoza le fut de Tesprit g6om6trique. La g6o- 



i. Cf. Lettre & M. L. C, d6c. 1768, LXV; 285 : - S'il avait 
pu s'arreler sur le bord de Tabime, il eut 6L6 le plus grand ou 
plutdt le seul metapnysicien ; mais il voulut parler au Verbe ; il ' 
sauta dans l'ablme et il disparut. » 

2. Courte rtponse aux longs Discours d'un docteur allemand, 
XXXVIII, 527. 



20 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

m6trie, appliqu£e k des questions qui ne sont pas de 
son domaine, lui fit inventer un Dieu simple k la fois 
et compost de parties, un Dieu agent et patient, qui 
aime et qui hait en mSme temps la m£me chose, un 
Dieu astre et citrouille, pens6e et fumier, ayant pour 
modalit£s les dejections d'un crapaud aussi bien que 
les id6es universelles 1 . Du reste, le panth6isme de 
Spinoza n'est, k vrai dire, qu'une forme particuli&re 
d'athGisme 2 . Et son ath&sme s'explique, selon Vol- 
taire, par le m6pris des contingences. Plutdt que 
d'observer les faits, il « se mit tout d'un coup k la t£te 
de Torigine des choses » (Le Philos. ignorant, XLII, 
567). S'il avait voulu consid6rer le monde sensible, 
il aurait reconnu une Providence ; fermant les yeux k 
la r6alit£, il b&tit sa doctrine sur Tabus le plus mons- 
trueux de vaines abstractions. 

Leibniz ne fut pas plus sage. Et sans doute on doit 
admirer en lui le savant historien, le profond juris- 
consulte, le math6maticien assez fort pour rivaliser 
avec Newton 3 . Mais qu'est-ce que sa m6taphysique ? 
Comme Descartes et Spinoza, il syst£matisejesjeux 
de son esprit. 

Dans les £ laments de la Philosophie de Newton , 

1. Le Philosophe ignorant, XLII, 564 sqq. 

2. Gf. les Sys times : 

Alors un petit Juif, au long nez, au teint bldme, 
Pauvre, raais satisfait, pensif et retire^ 
Esprit subtil et creux, moins lu que celdbrd, 
Cache 1 sous le manteau do Descartes son maitro, 
March ant a pas comptes, s'approcha du grand Etre : 
« Pardon nez-moi, dit-il, en lui parlant tout bas, 
Mais je pense entre nous que vous n'existez pas. » 

(XIV, 246.) 

3. Steele de Louis XIV, XX, 341. — Cf. Lettre a M. Dutens, 
29 fevr. 1768, edition Moland, XLV, 540. 



METAPHYSftQUfi ET PHYSIQUE 21 

Voltaire prend la peine de r^futer la th£orie des 
monades, que Newton, Locke et Clarke se conten- 
terent de tourner en ridicule ! . Ailleurs, lui-m6me fait 
comme eux. « Voil& Joseph-Godefroi Leibniz, 6crit-il 
par exemple k S'Gravesande, qui a decouvert que 
la mati&re estun assemblage de monades. Soit; je ne 
le comprends pas, ni lui non plus » (l* r juin 1741). 

Et que dire de l'harmonie pr66tablie? Peut-on 
soutenir s£rieusement que 1'dme na aucun commerce 
ayec le corps, que ce sont cornme deux horloges 
faites par Dieu « en correspondance »,* dont l'lias- 
montre tes heiires et Tautre IeiTsbnne? Ainsi, quand 
Virgile composait YEndide, sa main Tecrivait sans 
obeir k son &me? Dieu avait r6gl6 de tout temps que 
r&me de Virgile ferait des vers et qu'une main atta- 
ch6e au corps de Virgile mettrait ces vers par 6crit? 
Voil& pourtant ce que Leibniz veut nous faire croire*. 
Pourquoi ne sut-il pas ignorer? Mieux valait recon- 
MiiES son ignorance que d'imaginer des chim^res. A 
L'inventeur de Tharmonie pr£6tablie et des monades j 
est, en propres termes, un charlatan 3 . 

Les seuls philosophes que Voltaire estime, qu'il 
trouve utiles au genre humain, ce sont ceux qui_se_ 
mettent en garde contre Tesprit de syst^me, qui ne 
suFstiTuenTpas aux lailS dey (!UU«trUiilioiisabstraites ; 
c'est B acon d'abo rd, puis Newton, et surtout Locke. 

i. &im. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 60. 

2. Ibid., id., 46, 47. 

fr. « Que dites-vous de la collection de3 ouvrages de Leibniz? 
Ne trouvez-vous pas que cet horn me etait un charlatan et le 
Gascon de TAllemagne? » (Lettre a d'Alembert, 23 de"c. 1768). 
— « Je suis fache pour Leibniz, qui surement 6tait un grand 
genie, qu'il ait cte un peu charlatan » (Lettre a Condorcet, 
i tr sept. 1772). 




VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Sans doute Voltaire reconnatt ce qu'il y a chez 
Bacon de superstitieux ou d'illusoire, et sait fort 
bien que sa m6thode elle-m6me se ressent des pr6- 
jug6s contemporains. Mais, quelques restes descolas- 
tique chez ce grand novateur ne Temp^chent pas 
d'avoir 6tabli le premier la n6cessit6 de Tobservation 
et de Texp6rience dans la recherche scientifique. II 
« ouvrit une carri&re toute nouvelle k la philosophic » 

JJEssaisur les Mceurs, XVIII, 287), en la d6barrassant 
des quidditts, des formes substantielles et de « tous 
ces mots que non seulement Tignorance rendait 
respectables, mais qu'un melange ridicule avec la 
religion avait rendus sacr^s » (Lettres philos., 
XXXVII, 172). II mohtra que notre seul moyen de 

'connaitre et de comprendre, c'est T6tude des faits, 
et que, pour maltriser la nature, nous devons lui 
pb6ir. 

Quant k Newton, Voltaire Tappelle, « le plus grand 
homme qui ait jamais 6t6, mais le plus grand de 
fagon que les grants de Tantiquit6 sont auprks de 
lui des enfants qui jouent & la fossette » (Lettre d. 
£ Olivet, 18 oct. 1736). Pourtant cet homme extraor- 
dinaire a eu ses aberrations. Ne s'avisa-t-il pas de 
commenter TApocalypse? II payait ainsi son tribut k 
la faiblesse humaine ; ou peut-6tre voulut-il consoler 
les autres hommes de sa sup6riorit6 sur eux. Et 
ce n'est pas seulement comme lh6ologien qu'il se 
rendit ridicule; m6taphysicien, la derni&re partie de 
ses Principes math4maliqu.es rivalise d'obscurite avec 
T Apocalypse elle-mSme. Mais si, en faisant de la 
metaphysique ou de la th6ologie, Newton ressemble 
aux gladiateurs qui combattaient les yeux couverts 
d'un bandeau, il se d6barrassa de ce bandeau en 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 23 

6tudiant les math£matiques, et sa vue porta aux 
bornes du monde 1 . 

Voltaire a sou vent parl6 de Newton, soit pour 
propager ses d^couvertes, corame dans les Letlres 
philosophiques, soit pour c6l6brer sa gloire, comme 
dans une 6p!tre fameuse k M mo du Ch&telet. Ce dont 
il le loue principalement, c'est de ne faire aucun sys- 
l^me 2 . Aussi r6prouve-t-il le terme de newtonien^ car 
« la v6rit6 n'a pas de nom de parti » (Lettre a C/ai- 
raut 9 27 aout 1759). Sur les probtemes insoluble* que 
tant de,m6taphvsicigns n^lvcnt chacun k sa f'agon, , 
Ne^ffm ne se |>Cononc^irs?as 8 .^ A la superio rity de' 1 



/y S S li t^spiit, il alliai l i une aagogsc que n'eurent ni les"; s 
/J Soinoza ni les Leibniz. ^f 



' fJ Spinoza ni les Leibniz. 

C'est aussi cette sagesse que Voltaire estime dans 
Locke. On croit le discr6diter en all6guant qu'il 
appelle John Locke son grand homme 4 . Mais que . 
veut-il dire par Ik? Entend-il que Locke avait du 
gpnie? II entend plutdt le contraire. Chez un philo- 
sophe, ce qu'on nomme de ce nom est, aux yeux de 
Voltaire, ujidon funeste, lejon d'imaginer hors-des 

i. Diet. phil. t Fanati8me t XXIX, 337, Newton et Descartes, 
XXXI, 275. 

2. « Newton n'a jamais fait de systeme; il a vu, il a fait voir, 
mais il n'a pas mis ses imaginations a la place de la verity » 
(Lettre a M. L. C, 23 dec. 1768). 

3. « Si Fon veut savoir ce que Newton pensait sur Tame et sur 
la maniere dont elle opere, et lequel de tous ces sentiments il 
embrassait, je r^pondrai qu'il n'en suivait aucun. Que savait 
done sur cette ma life re celui qui avait soumis Finfini au calcul 
et qui avait decouvert les lois de la pesanteur? II savait douter » 
(filem. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 50). 

4. « Un esprit leger et peu puissant, qui ne p^netre en leur 
fond ni les grandes questions ni les grandes doctrines..., et dont 
le grand homme est John Locke » (E. Faguet, Dix-huitVeme Steele, 
p. 232). 



24 VOLTAIRE PH1LOSOPHE 

r6alit6s sensibles. Les Leibniz et les Spinoza avaient 
diTgeriiefvoilk justement pourquoi ils se sont £gar6s. 
Locke ne s^gare point; et tous les 61oges que lui 
adresse Voltaire portent sur sa modestie et sur sa 
prudence 1 . Admirant Descartes beaucoup plus que 
Locke, il a dans Locke beaucoup plus de confiance, 
parce qu'il le sait prudent et modeste 2 . 

Du reste, il s6pare chez ce sage m6me le vrai du 
faux. II ne lui reproche pas seulement de croire k des 
fables 8 ; deux chapitres du Philosophe ignorant 4 sont 
intitules Contre Locke, et il l'y refute sur un point 
capital en soutenant que Tid6e du juste et de l'injuste 
est une id6e universelle. 

Mais, si Locke a pu quelquefois se tromper, sa 
m6thode en fait le meilleur guide de ceux qui lisent 
un philosophe pour s'instruire et non pour &tre 
^blouis. Dans le Philosophe ignorant, Voltaire, quand 
il a parcouru les divers syst&mes des plus grands 
m^taphysiciens, revient h lui « comme Tenfant pro- 
digue qui retourne chez son p&re 5 ». Locke « s'aide 



1. « Jamais il ne fut peut-etre un esprit plus sage, plus 
mdthodique » (Lettres philos., XXXVII, 177). — « Je le regardais 
comme le seul metaphysicien raisonnable, je louai surtout cette 
retenue si nouvelle » (Mtmoires, XL, 61). — Locke « est le seul 
metaphysicien raisonnable que je connaisse • (Letire d Thie'riot, 
3 oct. 1758). — [Malebranche] « a s6duit parce qu'il etait agreable, 
comme Descartes parce qu'il etait hardi ; Locke n'etait que sage » 
(Diet. phil. y Locke, XXXI, 47). — Cf. encore, dans une note sur la 
Loi naturelle : « Le modeste et sage Locke » (XII, 170). 

2. « Je rends autant de justice a Descartes que ses seclateurs...; 
mais autre chose est d'admirer, autre chose est de croire » (Defense 
du Newtonianisme, XXXV1H, 366). 

3. Hist, de Jenni, XXXI V, 384; Me'm. de la Philos. de Newton, 
XXXVIII, 38, 39. 

4. Les chapitres xxxiv et xxxv (XLU, 589-594). 

5. « Apres tant de courses malheureuses, fatigue, harass^, hon- 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 25 

partout du flambeau de la physique », et, « au lieu 
de d^finir tout d'un coup ce que nous ne connais- 
sons pas », il observe « ce que nous voulons con- 
nattre » (Lettres philos., XXXVII, 179); « il est le pre- 
mier qui ait examine la nature par analyse » (Diet, 
philos., Franc arbiire, XXIX, 505) ; il 6tudie le m6ca- 
nisme de la raison comme un excellent anatomiste 
celui du corps, et, apr&s tant de philosophes qui £cri- 
virent « le roman de Tdme », il « en 6crit modestement 
Thistoire » [Ibid., Ame, XXVI, 228). S'il n'a pas 
6 tend u le champ de la science, il Fa d£barrass6 des 
chimeres. II a marqu6 les limites de notre esprit '. 

Locke, Newton, Bacon, dont Voltaire se reconnatt 
le disciple, sont tous les trois Anglais. L'esprit pratique 
et positif de la race anglo-saxonne lui semblait 6mi- 
nemment propre a la philosophic Aussitdt d£barqu6 
en Angleterre, le 12 aotit 1726 : « Si je suivais mon 
inclination, 6crit-il k Thieriot, ce serait \k que je me 
fixerais. » Et pourquoi s'y fixerait-il? Pour « apprendre 
a penser ». Tr&s sou vent il declare que les Anglais, 
« surtout en philosophie », sont « les maltres des 

teux d'avoir cherche" tant de vtriMs et d'avoir trouve tant de 
chimeres, je suis revenu a Locke comme l'enfant prodigue qui 
retourne chez son pere; je me suis rejete entre les bras d'un 
homme modeste qui ne feint jamais de savoir ce qu'il ne sait 
pas, qui, a la ve'rite', ne possede pas des richesses immenses, 
mais dont les fonds sont bien assures et qui jouit du bien le 
plus solide sans ostentation « (Le Philos. ignorant, XL1I, 576). 

i. « Locke a resserre* l'empire de la raison pour l'aflfermir » 
(Lettre h S'Gravesande, 1" juin 1741). — - « La metaphysique n'a 
ete* jusqu'a Locke qu'un vaste champ de chimeres. Locke n'a ete 
vraiment utile que parce qu'il a resserre ce champ ou Ton s'ega- 
rait • {Dieu et les Hommes, XLVI, 243). 

... Ce Locke en an mot dont la main courageuse 
A de l'esprit hnmain pose* la borne heu reuse. 

(Lot naturelle, XII, 110.) 



26 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

autres nations » (Siicle de Louis XIV, XX, 338), eit 
lui-m6me semitk leur 6cole*. 

N'exag6rons pourtant pas Finfluence de la philo- 
sophic anglaise sur Voltaire. En tout cas, si, comme 
philosophe, il eut pour objet essentiel d^manciper 
l'intelligence et la conscience humaines, notons que 
les Bolingbroke, les Collins, les Toland, les Woolslon, 
les Shaftesbury, k l'exempledesquels il mena chez nous 
la lutte de la libre pens6e contre la foi, s^taient eux- 
m6mes inspires de nos philosophes, et que les « liber- 
tins » de France pr6c6d6rent les free thinkers d'Angle- 
terre 2 . Aussi bien, sans compter Montaigne, k qui il 
doit beaucoup, et Gassendi, dont il appr^ciait fort la 
sagesse 3 , son premier guide fut Bayle, ce « maitre k 
douter » de tout le xvni e si&cle. 

1. « Nous n'avons que depuis trente ans appris un peu de bonne 
philosophie des Anglais » (Lettre a M m * du Deffand, 13 oct. 1759). 
— « Je ne puis assez benir Dieu dela resolution que vous prenez 
de combattre vous-mfime pour la religion chre"tienne dans un 
temps ou tout le monde l'attaque et se moque d'elle ouverte- 
ment. G'est la fatale philosophie des Anglais qui a commence 
tout le mal », etc. (Lettre a Helvttius, 25 aoiit 1763). — « Je con- 
viens que la philosophie s'est beaucoup perfectionnee dans ce 
siecle. Mais a qui le devons-nous? Aux Anglais. Us nous ont 
appris a raisonner hardiment » (Lettre a Marmontel, i er nov. 1769). 

2. L'lSpitre de Voltaire intitulee Le Pour el le Contre, qui con- 
tient deja en germe toute sa pole*mique contre la religion chr6- 
tienne, est ante>ieure, et probablement de plusieurs anne*es, a 
son sejour en Angleterre. 

3. [Gassendi] « eut moins de reputation que Descartes parce 
qu'il etait plus raisonnable et qu'il n'6tait pas inventeur • (CataL 
des Ecriv. franc, du Siicle de Louis Xl\\ XIX, 116). 

L'incertain Gassendi, ce bon prdtre de Digno, 

Ne pouvait du Breton [Descartes] souffrir l'audace insigne. 

II proposait a Dieu ses atomes crochus 

Quoique passes de mode et des longtemps d6chus. 

Mais il ne disait rien sur l'essence supreme. 

(Les Systhnez, XIV, 245.) 

Et, en note : « Gassendi... ne s'61oigne pas de penser que rhomme 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 27 

Voltaire ne loue gu&re moins Bayle que Locke. 
Sans doute il lui reproche de ne savoir en physique 
presque rien; mais il vante son « excellente mani&re 
de raisonner », il la p pell e un « dialecticien admirable » 
(CataL des J&criv. franc, du Siicle de Louis XIV, XIX, 
56) « le premier des philosophes sceptiques » (Lellrt 
sur les Frangais, XL1II, 517), « Timmortel Bayle, 
honneur de la nature humaine » (Did. phiL, Philo- 
sophe, XXXI, 396) f . II lui sait gr6 principalement 
d'avoir montr6 « le faux de tant de systemes » aussi 
vains qu'ing^nieux (Ibid., Bayle, XXVII, 309)*; par 
la, Bayle devan^ait et pr£parait la revolution intellec- 
tuelle et morale qui substitua la critique k la foi, le 
sens propre k Tautorite et k la tradition. Aussi Voltaire 
le met parmi ses « saints » (Letire a Marmontel, 
21 mai 1764), el il veut que les philosophes du 
xvni e siicle le tiennent pour leur p&re 3 . 

Ne pas faire de systfcmes, mais etudier directement 
la nature, voil& ce que Voltaire demande k la philo- 



a trois ames, etc. Mais aussi il avoue l'ignorance gterneller de 
rhomme sur les premiers principes des choses, et c'est beau- 
coup pour un philosophe » (Ibid,, 242). 

1. Gf. Lettre & M m% Bruy&re de Lavaisse, 13 dec. 1763, Edition 
Moland, L, 433 : « Yous avez de grands droits a mes hommages 
par rimmortel Bayle, dont vous <Hes parente. » 

2. Gf. Desastre de Lisbonne : 

J 'abandon ne Platon, je rejette Epicure ; 
Bayle en sait plus qu'eux tous; je vais le consultor. 
La balance a la main, Bayle enseigne a douter. 
Assez sage, assez grand pour 6tre sans systeme, 
II les a tous detruits et se combat lui-meme. 

(XII, 199.) 

3. « Ah! monstres,... quel despotisme affreux vous exercez si 
vous avez contraint mon frere a parler ainsi de notre pere! » 
(Lettre a d'Argental, 2 oct. 1764). 



28 VOLTAIRE FHILOSOPHE 

sophie 1 . Un inventeur de systemes, c'est un chef de 
secte; or, « tout chef de secte en philosophie a 6t6un 
peu charlatan » {Dict.phil., Charlatan, XXVIII, 23), 
et, « quiconque est d'une secte semble afficher 
Ferreur » {Lettre k M.***, 1774; LXIX, 161). 

Voltaire ne craint m6me pas d'interdire au philo- 
sophe les hypotheses. 

II en reconnatt pourtant la legitimite et Futility 
dans Tinvention scientifique. A moins de hasards qu'on 
doit mettre hors de compte, nous ne pouvons trouver 
ce qui nous est inconnu que si nous le relions k ce 
qui nous est connu par une conjecture plus ou moins 
vraisemblable. Tous les inventeurs ont fait des hypo- 
theses. Dans le temps oil il s'occupa de physique, 
Voltaire lui-mSme ne manqua pas d'en faire chaque 
fois qu'il observait un ph^nom^ne nouveau. Et quel- 
ques-unes le d6gurent ; mais d'autres le mirent sur la 
voie de v6ril6s que devait confirmer Inexperience 2 . 

S'il n'en condamne pas moins les hypotheses, c'est 
dans la crainte qu'elles ne soient admises sans verifi- 
cation suffisante ou que, pr6venant Tesprit, elles ne 
le rendent incapable d'observer impartialement. Et 
il insiste partout sur la necessite de Tanalyse. Avant 
d'expliquer un phenomene par tel ou tel principe, on 
doit Tanalyser avec exactitude 3 . La rigoureuse pra- 



1. Cf. les Sys times, XIV, 242 sqq. ; et, dans Texorde de la Lot 
nalurelle, XII, 156 : 

ficartons ces romans qu'on appelle systemes, etc. 

2. Par exemple Toxydation, ou meme la theorie moderne de 
la chaleur. 

3. Cf. Traite de Mitaphysique : « II ne faut point dire : Gom- 
mencons par inventer des principes avec lesquels nous tdche- 
rons de tout expliquer. Mais il faut dire : Faisons exactement 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 29 

tique de cette m6thode peut seule nous pr6munir 
con t re des theories fausses. Souvent, le plus humble 
fait dScouvertpar un observateur modeste a ruin6 les 
erreurs les plus sublimes. 

« II nous est donn6 de calculer, de peser, de mesurer, 
d' observer; voilk la philosophie naturelle; presque 
tout le reste est chim&re » (Dict.phil., Cartesianisme, 
XXVII, 457) *. On peut faire k bon march6 de grandes 
hypotheses; mais, quand on iteut n'avancer que des 
v6rit6s sures,il faut proceder par Tanalyse. Rabattons 
notre orgueil ; les hommes sont des aveugles, et Tana- 
lyse leur sert de b&ton. Mieux vaut encore s'aider de 
ce baton en t&tonnant que de tomber dans 1'abime '. 

Voltaire ramene la philosophie & la physique. Un 
bon physicien, Mairan par exemple, en est, 6crit-il, 
a le premier ministre » (Lettre d Mairan, 24 mars 
1741). II declare express^ment qu'elle consiste dans 
les experiences bien constat6es s . Faisant leur procfcs 
h Platon et k Descartes, il ne se defend mftme pas de 
dire, dans son aversion pour les visionnaires : < Mon 
sage est celui qui, avec la navette, couvre mes murs 

l'analyse des choses, et ensuite nous tacherons de voir avec 
beaucoup de defiance si elles se rapportent avec quelques prin- 
cipes • (XXXVII, 299). 

1. Cf. Lettre d M. L. C, 1768; LXV, 283 : « Apprenez-moi l'his- 
toire du monde, si vous la savez, mais gardez-vous de Fin venter. 
Vuyez, tatez, mesurez, pesez, nombrez, assemblez, s^parez, et 
soyez sur que vous ne ferez jamais rien de plus. » 

2. Traite de Mttaphysique, XXXVII, 309, 310. 

3. Diet. phiL, Xtnophanes, XXXII, 493. — Cf. Le Philosophe : 
« Certains metaphysiciens disent : fivitez les impressions des 
sens... Nos philosophes au contraire sont persuades que toutes 
nos connaissances nous viennent des sens..., que nous sommes 
au bout de nos lumieres quand nos sens ne sont ni assez deltes 
ni assez forts pour nous en fournir... De la, la certitude et les 
bornes des connaissances humaines », etc. (XLVII, 232). 

VOLTAIRE PHILOSOPHE. 3 



30 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

de tableaux de laine et de soie... ou bien celui qui 
met dans ma poche la mesure du temps » (Dict.phiL, 
Xdnophanes, • XXXII, 493). En tout cas, son sage est 
« Tinvestigateur de Thistoire naturelle » (Ibid., id.). 
Les seules experiences de Tabb6 Nollet, remarque- 
t-il, nous en apprennent plus que tous les livres des 
anciens. « Savoir s'arrSter ou il faut et ne jamais 
marcher qu'avec un guide sur » (Traite de Me'taph., 
XXXVII, 303), telle est la rfcgle de la veritable philo- 
sophic ArrMons-nous done aussitdt que « le flambeau 
de la physique nous manque » (Diet, phil., Ame, 
XXVI, 234). Les inventeurs de syst&mes ne sont pas 
des philosophes; on n'est pas un philosophe quand 
on substitue ses visions k la r£alit£. 

Si, tr&s d6fiante et tr&s circonspecte, la philosophic 
de Voltaire repose sur le bon sens, avouons qu'un 
bon sens trop timide Fa pr^venu contre certaines 
hypotheses qui devaient renouveler la science. 

Des savants du xvm e si&cle, Maillet notamment et 
Button, soutenaient que les esp&ces evoluent : il tourna 
leur th£orie en ridicule. Et sans doute il eut tort. 
Mais remarquons avant tout que Maillet la compro- 
mettait par un grand nombre d'affirmations t6m6- 
raires, voire saugrenues, et que, pour corroborer ces 
affirmations, il all6guait les r^cits fabuleux des aven- 
turiers les moins dignesde foi, ou m6me invoquait les 
sir&nes et les tritons de la mythologie grecque. Com- 
ment prendre au s6rieux de pareilles extravagances *? 

1. « [Maillet] n'ose pas dire qu'il a vu des hommes marins, 
mais il a parte a des gens qui en ont vu ; iljuge que ces hommes 
marins, dont plusieurs voyageurs nous ont donnd la description, 
sont devenus a la fin des hommes terrestres... II croit de m£me 
ou il veut faire croire que nos lions, nos ours, nos loups* nos 



M^TAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 31 

L'hypoth&se de Maillet se rattachait a tout un sys- 
teme sur les revolutions de la terre, que les eaux, 
disait-il en substance, ont jadis recouverte, et dans 
laquelle, baissant peu a peu depuis cette lointaine 
6poque, nos mers finiront par s'absorber. Apr&s lui, 
reprenant ce systemenon sans y introduire des modi- 
fications importantes, Button l'autorisa de son nom. 
Cependant, par plus que Maillet, il ne convainquit 
Voltaire. . 

On peut dire tout d'abord, pour expliquer les pre- 
ventions de Voltaire contre leur th^orie, qu'elle sem- 
blait confirmer la 16gende du deluge *. Mais il y op- 
posa des arguments trfcs sp^cieux, et il contesta les 
faits sur lesquels on l'appuyait. 

D'une part il juge insoutenable que la mer ait pu 
recouvrir le continent tout entier jusque dans ses 
parties les plus hautes. Quarante oceans tels que le 
ndtre, dit-il, y suffiraient tout juste; et comment se 
serait done 6vanouie une masse d'eau £gale a trente- 
neuf oceans 2 ? D'autre part il ne veut pas admettre 



chiens, sont venus des chiens, des loups, des ours, des lions 
marins, et que toutes nos basses-cours ne sont peuplees que 
de poissons volants qui a la longue sont devenus canards et 
poules... Et sur quoi a-t-il fonde* ces extravagances? Sur Homere, 
qui a parle" des tritons et des sirenes. • (Dial, d'&vhfmere, L, 
229.) 

1. A vrai dire, le long se*jour de la mer sur nos continents 
n'a rien de commun avec le de'luge biblique, et Voltaire ne Fig no- 
rait pas. Mais les devanciers de Maillet et de Button, notamment 
Burnet, Whiston, Wordword, s'e'taient pre'occupes de conformer 
leurs vues aux recits de la Genese. 

2. Cf. la Dissertation sur les Changements arrives dans notre 
Globe, XXXVIII, 565 sqq., la Defense de mon Oncle, XLIII, 
360 sqq., Des Singularity de la Nature, XLIV, 246 sqq. — Vol- 
taire pretend aussi quelathe'orie neptunienne contredit les Iois 
de la gravitation. 



32 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Texistence des fos3iles marins. II refuse d'en voir 
aucune trace dans le falun de Touraine. Et, comme il 
est forc6 pourtant de reconnaltre qu'on trouve des 
coquilles et des poissons p6trifi6s en certains endroits 
61oign6s de la mer, il cherche une explication plus 
simple, plus « naturelle » et moins « syst6matique » 
que celle de Maillet. Les poissons ont 616 apport6s 
par des voyageurs 1 . Quant aux coquilles, elles pro- 
viennent de quelque lac; sinon, « est-ce une id6e tout 
k fait romanesque de faire reflexion sur la foule 
innombrable de pterins » qui en avaient leur bonnet 
garni 2 ? 

Dans une autre question, celle de la g6n6ration 
spontan6e, il combattit encore certains savants de son 
6poque. A la suite d'exp6riences mal faites, un prGtre 
anglais, Needham, avait pr6tendu, vers le milieu du 
xvm e . stecle, que les animaux interieurs naissent sans 
germe, et Buffon appuyait cette assertion par la 
th^orie des molecules organiques. Aussi peu favo- 
rable k de pareilles hypotheses qu'k celles du neptu- 

1. « On a trouve dans les montagnes de la Hesse une pierre 
qui paraissait porter l'empreinte d'un turbot, et, sur les Alpes, 
un brochet p^trifie' : on en conclut que la mer et les rivieres 
ont coule tour a tour sur les montagnes. II 6tait plus naturel 
de soupconner que ces poissons, apport6s par un voyageur, 
s'^tant gates, furent jet6s et se petrifierent dans la suite des 
temps » (Dissertation sur les changements, etc., XXXVIII, 566). 

2. « Un seul physicien m'a 6crit qu'il a trouve* une ecaille 
d'huitre petrifiee vers le Mont-Cenis. Je dois le croire, et je suis 
tres 6tonne qu'on n'y en ait pas vu des centaines. Les lacs voi- 
sins nourrissent de grosses moules dont l'ecaille ressemble par- 
faitement aux huitres... Est-ce d'ailleurs une idee tout a fait 
romanesque de faire reflexion sur la foule innombrable de pele- 
rins qui partaient a pied de Saint-Jacques en Galicie etde toutes 
les provinces pour aller a Rome par le Mont-Cenis, charges de 
coquilles a leurs bonnets? » (Singular, de la Nature, XLIV, 247, 
248). 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 33 

nisme et du transformisme, Voltaire se r^clama, pour 
les r^futer, soit du « sens commun », soil des travaux 
de Spallanzani ! . II d6fia BufTon de lui montrer ses 
molecules, il s'6gaya de Needhana et de sa merveil- 
leuse farine 2 . Sur les generations spontan6es, la 
science parait jusqu'ici lui donner raison; mais la 
th£orie des molecules organiques a, telle que Buffon 
Texpliquait, beaucoup d'analogie avec la lh£orie cel- 
lulaire des physiologistes modernes. 

Ainsi Voltaire ne devina pas ce que renfermaient 
de vrai certaines conceptions, encore bien rudimen- 
taires, des physiciens ou des g^ologues con tempo- 
rains. On peut le regretter; on peut aussi, et Ton ne 
s'en est pas fait faute, railler la mani&re dont il expli- 
qua les faits all£gu£s par eux; voyageurs d£posant 
chacun son turbot sur les montagnes, pMerins y lais- 
sant tomber les coquilles de leur bonnet, voila sans 
doute une excellente mattere k persifler ce persifleur. 
Pourtant, si les progr6s de la science devaient con- 
firmer telle ou telle des hypotheses qu'il rejeta, sa 
circonspection n'en fut pas moins celle d'un esprit 
scientifique. 

II commence de la fagon suivante le trait6 sur les 
Singularites de la Nature : « On se propose ici dexa- 
miner plusieurs objets de notre curiosity avec la 
defiance qu'on doit avoir de tout syst&me jusqu'a ce 
qu'il soit demontre auxyeux ou k la raison » (XLIV, 



1. Cf. Lettre ail marquis Albergati Capacclli, 10 janv. 1766, 
edition Moland, XLIV, 175. 

2. Gf. Diet, phil.y Dieu, XXVIII, 381 sqq.; VUomme aux Qua- 
rante ecus, XXXIV, 47; Yllistoire de Jenni, itAd., 363 j la Defense 
de mon Oncle, XLIII, 374 ; etc. 



34 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

216) J . Rien de mieux; c'est la methode du veritable 
savant. En physique comme en melaphysique, Voltaire 
refuse de croire sans preuves. Beaucoup de ses con- 
temporains etaient convaincus « qu'unesole engendre 
une grenouille » : ne pouvait-il t6moigner quelque 
m£fiance? Une femme pauvre et hardie avait persuade 
k des chirurgiens de Londres qu'elle accouchait tous 
les huit jours d'un lapereau 2 : le d6sapprouverons-nous 
de se montrer moins cr6dule que ces chirurgiens? Si 
l'histoire des lapereaux avait 6t6 reconnu dument 
authentique, il lui aurait bien fallu Tadmettre. Mais 
bl&mera-t-on ceux qui ne se rendent que sur des 
preuves? Voltaire en demande avant de croire aux 
anguilles de Needham et aux lapereaux. 

Allons plus loin : des assertions manifestement 
fausses ne meritent mSme pas Texamen. Suffira-t-il 
de hasarder quelque hypothese absurde pour que les 
savants perdent leur temps k en montrer Tabsurdit6? 
Une sole ne saurait engendrer une grenouille. 

Cependant Voltaire examina, avant d'y refuser sa 
enhance, les hypotheses des Maillet et des Needham. 
II commence toujours par discuter les raisons qu'on 
allegue, par verifier les observations ou les expe- 
riences sur lesquelles on s'appuie 3 ; il est trop scep- 



i. Cf. Lettre a M. de la Sauvagdre, 25 oct. 1776, Edition 
Moland, L, 112. 

2. Singularity de la Nature, XLIV, 272 sqq. 

3. Le physicien Andre Leduc, voulant prouver a Voltaire que 
Mo'ise avait dit la verite sur les grandes questions geologiques, 
offrit de lui apprendre la geologic II declina l'offre en alle- 
guant sa sante et son age; de quoi s'autorise Leduc, dans ses 
Lettres sur VHistoire physique de la Terre, pour declarer que 
Voltaire n'avait point l'esprit philosophique. — En admettant 
^authenticity de cette anecdote, il faudrait seulement se 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 35 

tique pour declarer impossible ce qui, k premiere 
vue, Iui a paru faux. 

Dans la question du neptunisme par exemple, ses 
arguments de bon sens ne FempSchent pas de pro- 
ceder lui-m6me k une enqu£te. « On regarde, dit-il, 
la falun de Touraine comme le monument le plus 
incontestable de ce s&jour de FOc£an sur notre con- 
tinent...; et la raison, c'est qu'on pretend que cette 
mine est composee de coquilles pulv£ris£es... Ces 
pretendus bancs de coquilles k trente, k quarante 
lieues de la mer, meritent le plus s6rieux examen » 
(Singular, de la Nature, XLIV, 255, 257). 11 y a la sans 
doute une pointe d'ironie. Pourtant Voltaire fait venir 
quelques £chantillons de falun et les examine avec 
soin. Mais si, apr&s cela, il se croit en mesure de nier 
que cette marne soit un assemblage d'animaux 
marins, c'est une erreur qui ne nous permet pas d'in- 
criminer sa m£thode. 

De m6me sur une autre question, celle des polypes, 
que certains savants avaient reconnus comme appar- 
tenant au rfcgne animal. « Pour croire fermemenl, 
dit-il, je veux voir par mes yeux, toucher par mes 
mains et k plusieurs reprises... Ces herbes l£gfcres 
qu'on appelle polypes d'eau douce... ne furent que des 
plantes jusqu'au commencement du siecle oil nous 
sommes. Leuwenhoek s'avjsa de les faire monter au 
rang d'animaux... En vain nous avons oppos6& nos 
yeux tous les raisonnements que nous avions Ius 
autrefois : le temoignage de nos yeux Fa emport£ » 
{Diet. phiL, Polypes, XXXI, 462 sqq.). Voltaire est 

demander si tous les geologues croyaient aux theories de Mo'ise. 
Comme beaucoup d'entre eux n'y croyaient point, Button toutle 
premier, ^assertion de Leduc n'a plus aucun sens. 



36 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

pr6t k admettre les th6ories nouvelles d£s qu'elles 
s'appuient sur des faits bien constates ; que peut-on 
lui demander de plus? Quand il se trompe, ce sont 
ses yeux qui Tinduisent en erreur. « II est bon, 
d6clare-t-il, de douter encore, jusqu'& ce qu'un nom- 
bre suffisant d'exp^riences r6it6r£es nous aient con- 
vaincus que ces plantes aquatiques sont des 6tres 
dou6s de sentiment, de perception et des organes 
qui constituent Tanimal r6el. La v£rit6 ne peut que 
gagner a attendre » (Singular, de la Nature, XLIV, 
224). Si la prudence de Voltaire Temp^che parfois 
d'admettre des vues justes et profondes, qui n'6taient 
alors qu'hypoth&iques , elle lui 6pargne aussi 
maintes erreurs. Dans tous lesdomainesdelapens^e, 
sa critique devait le preserver des chim^res et des 
utopies 1 . 

On voit assez quelle m6thode pretend appliquer 
Voltaire, soit en physique, soit en m6taphysique. 
Quand la m^taphysique ne se fonde pas sur Tobser- 
vation des ph6nom6nes, elle n'est, selon lui, qu'un 
baladinage. Pendant son exil en Angleterre, il re$ut 
du philosophe Clarke quelques instructions touchant 
« la partie de la philosophic qui veut s'61ever au-des- 
sus du calcul et des sens. » Un jour, « plein de ces 
grandes recherches », il disait a « un membre tr&s 
6clair6 de la soci6t6 » : « M. Clarke est un bien plus 
grand m^taphysicien que M. Newton » ; et celui-ci de 
r^pondre froidement : « C'est comme si vous disiez 



i. Ajoutons que Voltaire ne resta pas toujours fldele a la 
methode scientifique si bien esquiss^e par lui-meme. Ce n'est 
point sa circonspection qu'il faudrait blamer; c'est plutdt, en 
certains cas, une impatience qui lui fait devancer Tetude assidue 
et diligente des phenomenes. 



METAPHYS1QUE ET PHYSIQUE 37 

que Tun joue mieux au ballon que Tautre 1 ». En ce 
temps-I&, Voltaire se laissait encore s6duire par les 
speculations des m6taphysiciens ; Clarke sautantdans 
Tabtme, il osait ly suivre. Mais, de plus en plus, il 
reconnut rinanite de ces speculations, si brillantes 
fussent-elles ; et, sur les problemes qui depassent Tin- 
telligence humaine, il se r£signa sagemeni k douter. 

Tout ce que Voltaire affirme en m£taphysique, c'est 
l'existence de Dieu. Encore ne la donne-t-il pas tou- 
jours comme certain e. Par exemple, dans le Traili 
de Metaphysique, ecrit en 1734, il conclut ainsi lecha- 
pitre S'il y a un Dieu : « Cette proposition II y a un 
Dieu [est] la chose la plus vraisemblable que les 
hommes puissent penser » (XXXVII, 298); et, dans 
une lettre k Frederic dat£e de 1737 : « Quelle. sera, 
dit-il, l'opinion que j'embrasserai? Celle oil j'aurai, 
de compte fait, moins d'absurdiUSs k d^vorer. Or je 
trouve beaucoup plus de contradictions, de diffi- 
cult^, d'embarras, dans le systeme de l'existence 
n6cessaire de la matiere. Je me range done k Topi- 
nion de l'existence de Tfitre supreme comme la plus 
vraisemblable et la plus probable » (17 avril). Ainsi 
Voltaire, k cette 6poque, ne fait encore qu'all^guer 
des probability et des vraisemblances. 

Dans la suite, il devint plus cat^gorique. Pr6oc- 
cup6 toujoiirs da vantage des questions morales ou 
sociales, et jugeantque la croyance en Dieu est utile 
aux moeurs, n£cessaire k la society humaine, il consi- 
de>a comme un devoir de Taffirmer contre les ath6es 2 . 

Parmi les preuves en usage, deux surtout lui 
paraissent convaincantes. 

1. Courte reponse aux longs Discours, etc., XXXYIII, 526, 527. 

2. Cf. p. 168 sqq. 



38 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Voici la premiere, telle qu'il l'expose dans son 
Traits de Metaphysique : « J'existe, done quelque 
chose existe. Si quelque chose existe, quelque chose 
a done existe de toute 6ternit6, car ce qui est, ou est 
par lui-mSme ou a regu son 6tre d'un autre. S'il est 
par lui-m6me, il est n£cessairement, il a toujours 6t6 
n^cessairement, et e'est Dieu; s'il a regu son Stre 
d'un autre, et ce second d'un troisteme, celui dont ce 
dernier a regu son £lre doit n^cessairement 6tre 
Dieu (XXXVII, 285). Cette preuve, r6p6t6e dans le 
Dictionnaire philosophique k Particle Dieu f et & Par- 
ticle Ignorance*, Voltaire Tappelle, dans YHomelie 
sur I'Atheisme, un elancement divin de la raison; et, 
declarant que « rien n'est plus grand », que « rien 
n'estplus simple »,il legale aux th6or£mes de Tarith- 
m^tique ou de la g£om6trie 3 . 

Cependant, quelque forte que lui semble la preuve 
m&taphysique, il y pr6fere encore la preuve physique. 

Certains philosophes la m6prisent. Mais pourquoi? 
parce qu'elle est trop sensible 4 . « Rien, dit-il dans le 
Philosophe ignorant, n^branle en moi cet axiome : 
Tout ouvrage d6montre un ouvrier » (XLII, 554) 5 . 
Quand il n'altegue pas des considerations sociales, 
e'est toujours la preuve physique dont il se sert contre 
les ath£es. Mais & Pascal lui-mtaie, qui rinfirme, il 
rappelle le texte de Tficriture : Caeli enarrant gloriam 



1. XXVIII, 359. 

2. XXX, 311. 

3. XL1II, 229. 

4. tUm. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 13. 

5. Gf. les Cabales : 

L'univers m'embarrasse, et je no puis songer 
Que cette horloge existe et n'ait pas d'horloger. 

(XIV, 261.) 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 39 

Dei 1 ; et ce texte, il en a fait plus (Tune fois (T61o- 
quents commentaires 2 . 

L'argument « est vieux, et n'en est pas plus mau- 
vais » (Did. phil.,Atheisme, XXVII, 171). Aussi bien, 
Voltaire le renouvelle. 

D'abord, en tirant profit des progres de la science. 
Car v depuis qu'on entrevoit la nature, que les 
anciens ne voyaient point du tout, depuis qu'on s est 
apergu que tout est organist, que tout a son germe, 
depuis qu'on a bien su qu'un champignon est rouvrage 
d'une sagesse infinie aussi bien que tous les mondes, 
alors ceux qui pensent ont ador6 Ik oil leurs devan- 
ciers avaient blasph6m6. Les physiciens sont devenus 
les h6rauts de la Providence : un cat6chiste annonce 
Dieu k des enfants et un Newton le d&nontre aux 
sages » [Dict.phiL, Thtisme, XXXII, 349). 

II renouvelle ensuite ce vieil argument par la fa§on 
dont il le pr^sente. Citerai-je, entre autres exemples, 
le dialogue de Platon avec le jeune Mad6t&s, qui ne 
veut pas admettre Texistence de Dieu? « Si vous avez 
quelque d6sir de vous 6clairer, dit Platon k Mad6t&s, 
je suis magicien et je vous ferai voir des choses fort 
extraordinaires... » Et, lui montrant un squelette : 
« Considerez bien cette forme hideuse qui semble 
Strele rebut de la nature; et jugez de mon art par 
tout ce que je vais op6rer aveccet assemblage informe 
qui vous a paru si abominable. Preincrement, vous 
voyez cette esp£ce de boule qui semble couronner 
tout ce vilain assemblage. Je vais faire passer par 
la parole dans le creux de cette boule une substance 
moelleuse et douce, partag6e en mille petites ramifi- 

i. Bern. Remarques sur les Pensees de Pascal, L, 317. 
2. Cf. notamment, Hist, de Jenni, XXXIV, 409 sqq. 



40 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

cations, que je ferai descendre imperceptiblement 
par cette esp&ce de long b&ton k plusieurs nceuds que 
vous voyez attache k cette boule et qui se termine en 
pointe dans un creux. J'adapterai au haut de ce 
baton un tuyau par lequel je ferai entrer lair au 
moyen d'une soupape qui pourra jouer sans cesse; 
et bientdt vous verrez cette fabrique se remuer d'elle- 
mtaie. A regard de tous ces autres morceaux 
informes qui vous paraissent comme des restes d'un 
bois pourri et qui semblent £tre sans utility comme 
sans force et sans gr&ce, je n'aurai qu'k parler, et ils 
seront mis en mouvement par des esp&ces de cordes 
d'une structure inconcevable. Je placerai au milieu 
de ces cordes une infinite de canaux remplis d'une 
liqueur qui, en passant par des tamis, se changera en 
plusieurs liqueurs diff6rentes et coulera dans toute la 
machine vingt fois par heure. Le tout sera recouvert 
d'une6toffe blanche, moelleuse et fine... Cette machine 
sera un si 6tonnant laboratoire de chimie, un si pro- 
fond ouvrage de m6canique et d'hydraulique, que 
ceux qui Tauront 6tudi6 ne pourront jamais k le com- 
prendre... Mais ce qui vous surprendra davantage, 
c'est que, cet automate s'^tant approch6 d'une figure 
k peu pr6s semblable, il s'en formera une troisi&me 
figure. Ces machines auront des id6es, elles raison- 
neront, elles parleront comme vous, elles pourront 
mesurer le ciel et la terre », etc. — « Si la chose est 
ainsi, r6pond Mad£t6s, j'avouerai que vous en savez 
plus qu'fipicure et que tous les philosophes de la 
Gr&ce. — H6 bien, tout ce que je vous ai promis est 
fait. Vous 6tes cette machine... Jugez apr&s cela si un 
6tre intelligent n'a pas form6 le monde » (La Defense 
de rnon Oncle, XL1II, 383). 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 41 

L'objection des ath6es k la preuvo physique de 
Dieu, c'est que le hasard a des combinaisons infinies 
daii6 rinfini du temps. Si Ton jette mille d£s pendant 
r^ternit6, ces d6s ne peuvent manquer, une fois ou 
Fautre, de presenter tous le m6me point, mille six par 
exemple ou mille as. Voltaire en convient. Mais il n'y 
a Ik que jeu fortuit, que « chance » ; un tel « coup » 
ne denote aucun dessein. Telles ne sont point les 
« combinaisons » qu'all&gue le d&ste. Sans parler de 
Funivers en son ensemble, consid^rons seulement un 
organisme dou6 de vie, qui sent et qui pense : peut- 
on croireque le mouvement de la mati&re Fait produit 
par hasard? Dans la faQon dont cet organisme est 
construit il faut reconnaltre la sagesse d'un 6tre 
sup&rieur 1 . 

A ceux qui disent que rien n'existe et ne peut 
exister hors de la nature, que la nature fait tout, que 
la nature est tout, Voltaire r^pond qu7/ riy a point de 
nature, et que, soit en nous, soit autour de nous et k 
cent mille millions de lieues, tout est art sans aucune 
exception. Cette id6e, il Fa souvent exprim6e en com- 
battant Fath6isme, notamment dans Particle Nature du 
Dictionnaire philosophique 2 ; et, Tun des principaux 
ath6es contemporains, le baron d'Holbach, ayant 
intitule Systeme de la Nature Fouvrage dans lequel il 
pr6tendait r^futer Fexistence de Dieu, Voltaire lui 
repr6sente que le seul mot de syst&me marque une 
intelligence divine, organisatrice de Funivers. 



1. Homelie sur VAthtisme, XLIII, 230. 

2. « Mon pauvre enfant, reraontre la Nature a un philosophe, 
veux-tu que je te dise la ve>it6? c'est qu'on m'a donne un nom 
qui ne me convient pas; on m'appelle Nature et je suis tout 
Art ■• (XXXI, 268). - Gf. Hist, de Jenni, XXXIV, 388. 



42 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Les atheesse moquaient des deistes en les appelant 
cause- finaliers. « Si une horloge n'est pas faite pour 
montrer l'heure, j'avouerai alors, leur repond-il, 
que les causes finales sont des chimeres, et je trou- 
verai fort bien qu'on m'appelle cause- finalier, c'est- 
&-dire un imbecile » (Diet. phiL, Causes finales, 
XXVII, 527). En attendant, il invoque Newton, qui 
n'etait point un imbecile, et qui considerait pour- 
tant la preuve physique comme irrefragable. 

Est-ce k dire que les cause-finaliers aient toujours 
raison? A la theorie finaliste, compromise par beau- 
coup de ceux qui la professent, il fait des restrictions 
necessaires. Tel philosophe pretendait que Therbe est 
verte afin de rejouir nos yeux; tel autre, que la mer 
a un flux et un reflux afin de faciliter Tarriv6e et le 
depart des vaisseaux. Semoquantdepareillessottises, 
il indique dans quels cas on peut affirmer une fina- 
lity. Par exemple, dire que les nez ont ete faits pour 
porter des besides, e'est absurde; mais comment 
nier qu'ils aient ete faits pour sentir? Et, d'une fagon 
g6nerale, « quand on voit une chose qui a toujours le 
mSme effet, qui n'a uniquement que cet effet, qui est 
composeed'une infinite d'organes dans lesquels ily a 
une infinite de mouvements qui tous concourent k la 
mSme production..., on ne peut sans une secrete 
repugnance nier une cause finale » (Traitede Me'taph., 
XXXVII, 295) '. Ceux qui nient que les nez soient 
faits pour sentir, e'est comme s'ils niaient que les 
lampes soient faites pour edairer ou les horloges 
pour montrer Theure. 



1. Gf. Diet, phil., Causes finales, XXVII, 528; Singular, de la 
Nature, XLIV, 236 sqq. 



M&TAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 43 

La question de la Providence se raltache a celle du 
finalisme, ei Voltaire la traite de la mftme fagon. II y a 
une Providence aussi bienqu'il yades causes finales. 
« Nous ne regardons point ce dogme... comme un 
syst&ne » ; c'est « une chose d6mon Me k tous les esprits 
raisonnables » (Diet, phil., pr6f. de 1765, XXVI , 2). 
Mais, s'il y a une Providence, ce n'est pas une Provi- 
dence particuliire. Lfitre supreme gouverne le monde 
par des lois g6n6rales et n'en trouble pas l'ordre 
par des caprices. 

SceurFessue sefcliciteque Dieu la protege. Son moi- 
neau allait mourir, d6clare-t-elle aun philQSophe; elle 
a d6bit6 neuf Ave, le voila gu6ri. Ma ch6re soeur, lui dit 
ce philosophe, « je crois la Providence g6n6rale... ; je 
ne crois point qu'une Providence particuli&re change 
T^conomie du monde en faveur de votre moineau ou 
de votre chat » (Diet, phil., Providence, XXXII, 23). 
Et il lui remontre que l'Etre supreme a d'autres 
affaires, mais surtout que les lois par lesquelles il 
r6gle la nature sont n6cessairement immuables. 

D'apr^s Thistorien M6zeray, Dieu fit mourir le roi 
d'Angleterre Henri V d'une fistule a l'anus pour le 
punir de s'Stre assis sur le trdne du roi tr£s chr£tien. 
Non, Henri V mourut « parce que les lois g6n6rales 
6man6es de la toute-puissance avaient tellement 
arrange la mati&re, que la fistule a l'anus devait 
terminer la vie de ce h6ros » ( Hist, de Jenni, XXXIV, 
407) *, Le soleil luit sur les m£chants comme sur les 
bons, et jamais on ne voit un criminel ch&ti6 soudain 
par je ne sais quelle 6clatante incartade de la justice 
divine. 

i. Cf. Remarques de VEssai sur les Masurs, XLI» 146, 147. 



44 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Loin que Dieu envisage particulterement tel ou 
tel homme, Fhumanite enttere compte k ses yeux 
pour bien peu de chose; car elle est moindre qu'une 
petite fourmiltere en comparaison de tout ce qui 
peuple Tinfini. Du reste chaque intervention particu- 
li&re de la Providence constituerait un miracle. Or 
les miracles sont impossibles ; ils le sont k Dieu lui- 
m6me, ils le sont k Dieu surtout. A Dieu lui-m6me, 
malgr6 sonpouvoir; k Dieu surtout, parce que Ffitre 
infiniment sage ne fait pas ses lois pour les violer 1 . 

S'il y a une Providence, comment peut-il y avoir 
du mal? Voltaire ne nie point la difficult^ de ce pro- 
bl6me. (Test Ik, dit-il, « un abtme dont personne n'a 
pu voir le fond » (Diet, phil., Bien, XXVII, 355); et 
lui-m6me qualifie de fatale, de terrible, Tobjection 
que le mal fournit aux ath6es 2 . 

On peut sans doute pr^tendre que tout est bien. 
Voltaire en a eu parfois quelque vell&t6. 11 montre 
alors, comme les optimistes, que ce qui paratt mal, 
vu k part, peut 6tre bien dans Tarrangement g6n6ral 
des choses 3 . En tout cas le bien, remarque-t-il, Tem- 
porte sur le mal. Et comment y contredire? Ne 
voit-on pas que les vols et les assassinats sont rares, 
que les pestes et les cataclysmes sont exceptionnels, 
que les guerres, sur cent millions d'Europ^ens, en 
font p£rir chaque stecle quelques milliers k peine? Ce 
qui nous trompe, e'est d'abord Thistoire, parce qu'elle 
est remplie de calamity, parce que, se bornant k 
retracer les crimes ou les infortunes des individus et 
des peuples, elle passe sous silence leur 6tat ordi- 

1. Cf. Diet. phiL, Miracles, XXXI, 206. 

2. Ibid., Dieu, XXVIU, 385. 

3. Gf. par exemple fiUm. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 17. 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 45 

■ Jigire '. Puis, les maux nous sont plus sensibles que 
le^Sfens et nous en gardons plus longuement la 
m£moire.Bqfin Fhomme, partout ettoujours, a pris 
plaisir k se plaindre. Voili pour quelles .raisons tant 
de gens d£clarent la vie mauvaise. Mais, si bien peu 
cependant souhaitent de mourir, on doit en conclure 
que la somme des biens exc6de celle des maux *. 

C'est surtout pendant la premiere moiti6 de sa 
carri&re que Voltaire inclina vers Toptiraisme. II n'en 
a pas moins, durant la seconde et jusqu'en ses der- 
ni^res ann£es, c£16br£ plus d'une fois le bonheur de 
vivre. Voici, par exemple, un passage des Derniires 
Bemarques sur les Pensies de Pascal 1 : « J'arrive de 
ma province k Paris; on m'introduit dans une tr&s 
belle salle oil douze cents personnes 6coutent une 
musique delicieuse ; apr^s qlioi toute cette assemble 
se divise en petites soci£t£s qui vont faire un tr6s 
bon souper, et aprfcs ce souper elles ne sont pas 
absolument m6contentes de la nuit. Je vois tous les 
beaux arts en honneur dans cette ville, et les metiers 
les plus abjects bien recompenses, les infirmit£s tr6s 
soulag6es, les accidents pr6venus ; tout le monde y 
jouit, ou esp&re jouir, ou travaille pour jouir un 
jour, et ce dernier partage n'est pas le plus mauvais. 
Je dis alors k Pascal : Mon grand homme, 6tes- 
vous fou? » (L, 375). Nous reconnaissons dans ces 
lignes Fauteur du Mondain ; il y r£p&te en prose les 
aimables couplets d'autrefois en raillant comme par 
le pass6 ceux que leur aust6rit6 fanatique oblige de 
calomnier Texistence humaine. 

1. Ex trait de la Biblioth. raisonnie, XXXIX, 440. 
. 2. Cf. Elem. de la Philos. de Newton, XXXYIII, 17. 
3. ficrites en 1777. 

VOLTAIRE PHILOSOPHE. 4 



46 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

On peut dire n6anmoins que, plutdt dispose, dans 
la premiere moiti6 de sa vie, k montrer le bien, Vol- 
taire, dans la jseconde, monlre de pr^terence le mal. 
Aussi trouvons-nous chez lui sur ce point maintes 
contradictions. Mais il ne fut jamais ni vraiment 
optimiste dans Tune, ni, dans Tautre, vraiment pessi- 
miste. 

Devons-nous croire que Voltaire, comme on le 
pretend, ait 616 converti au pessimisme par le trem- 
blement de terre de Lisbonne? Ne le jugeons pas si 
peu philosophe. Sans doute ce fut Ik un affreux 
d^sastre. Mais ignorait-il tant d'autres fteaux non 
moins affreux qui avaient d6sol6 le monde? 

Pourtant cette catastrophe produisit sur lui une 
tr&s forte impression, et il en prit souvent texte, 
comme d'un fait tout recent, pour combattre les 
theories des optimistes. Le 28 novembre 1755 4 , il 
6crit k M. Bertrand : « Voil& la triste confirmation 
du d6sastre... Si Pope avait 616 k Lisbonne, aurait-il 
os6 dire : Tout est bien? » Deux jours apr&s, au 
m6me : « Voila un terrible argument contre VOpti- 
misme. » Le l er d^cembre, k d'Argehtal : « Le Tout 
est bien... est un peu d6rang6. » Le 2, & M. Dupont : 
« Le Tout est bien et VOptimisme en ont dans l'aile. » 
Et, non content de faire son po6me sur le Disastre 
de Lisbonne, il le complete par une preface oil les 
assertions de Leibniz sont 61oquemment r6fut6es. 
« Si jamais, y dit-il, la question du mal physique a 
*merit6 Tattention de tous les hommes, c'est dans les 
6v6nements funestes qui nous rappellent a la con- 



1. Le tremblement de terre de Lisbonne avait eu lieu le 
l er novembre. 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 47 

temptation de notre faible nalure... L'axiome Tout 
est bien paratt un peu Strange & ceux qui sont les 
t^moins de ces d6sastres... L'auteur du po6me,... 
p6n6tr6 des malheurs des hommes, s'616ve contrc les 
abus qiTon pent faire de cet ancien axiome... U 
adopte cette triste et plus ancienne v6rite, reconnue 
de tous les hommes, qu7/ y a du mat sur la terre... 
Si, lorsque Lisbonne, M£quinez, Tettouan et lant 
d'autres villes furent englouties avec un si grand 
nombre de leurs habitants,... des philosophes avaient 
cri£ aux malheureux qui 6chappaient h peine des 
ruines : Tout est bien; les h^ritiers augmenteront 
leurs fortunes, les masons gagneront de Fargent k 
reb&tir des maisons, les bStes se nourriront des 
cadavres enterr6s dans les debris ; c'cst Teffet n6ces- 
saire des causes n^cessaires; votre mal particulier 
n'est rien, vous contribuez au bien g6n6ral, — 
un tel discours certainement etit 6i6 aussi cruel 
que le tremblement de terre a 616 funeste » (XII, 
185 sqq.). 

Voltaire avait jusqu'alors soutenu que la somme 
des biens dSpasse celle des maux; il va maintenant 
soutenir tout le contraire. « Des deux tonneaux de 
Jupiter, le plus gros est celui du mal », 6crit-il & 
M me du Deffand (5 mai 1756) 4 . II fait son roman de 
Candide sous Timpression du d£sastre de Lisbonne; 
et maintes fois, dans ses ouvrages ult6rieurs, il 

1. Gf. la satire des Systemes, oil Dieu dit aux philosophes assem- 
bles par son ordre : 

Qa, mes amis, dovinez mon secret, 

Dites-moi qui je suis et comment je suis fait,... 
Et pourquoi dans ce globe un destin trop fatal, 
Pour une once de bien, mit cent quintaux de mal. 

(XIV, 243.) 



48 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

retrace 61oquemment les miseres du genre humain. 
Nier le mal peut convenir k un Lucullus bien por- 
tant, qui soupe avec ses amis et sa maitresse; mais 
que ce Lucullus « mette la tele k la fenGtre, il verra 
des malheureux; qu'il ait la fierre, il 1q sera » (Diet, 
phil., Bien, Tout est bien, XXVII, 354). Si t m6me 
alors, Voltaire att6nue en certains cas le mal et exa- 
gere le bien, e'est que, combatiant les ath6es, il veul 
affaiblir un de leurs principaux arguments contre 
Texistence de Dieu 1 . 

Quand il r^futait Toptimisme de Leibniz, quand il 
faisait Candide, il n'avait point, pour son compte, k 
se plaindre de la vie. En le remerciant de lui avoir 
envoy6 son poeme sur le Desastre de Lisbonne, Rous- 
seau lui reprocha de prendre plaisir k d£sesperer les 
hommes. Plus tard, dans ses Confessions, il rappelle 
cette lettre non sans le traiter de d^clamateur, et il 
se compare a lui pour en tirer avantage : d'une part, 
un miserable qui trouve que tout est bien; de Tautre, 
un homme « accabl6 de prosperity et de gloire » 
qui d6nonce amerement les maux de Texistence 
humaine 2 . fitrange accusation I Voltaire y avait 
r£pondu par avance en Scrivant k d'Argental, le 
l er d^cembre 1755 : « II n'est pas permis k un par- 
ticulier de songer k soi dans une desolation si g6n6- 
rale », et k Thieriot, le 27 mai de l'ann6e suivante : 
« Quand j'ai parl6 en vers des malheurs des humains 
mes confreres, e'est par pure g£nerosit6, car... je suis 
si heureux que j'en ai honte 8 . » A regard de Can- 

1. Gf. par exemple VHistoire de Jenni, XXXI V, 306 sqq. 

2. Partie II, livre IX. 

3. Cf. Lettre & M* 9 du De/fand, 5 mai 1756 : « Pourquoi Jupiter 
a-t-il fait ce tonneau [le tonneau du mal] aussi enorme que 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 49 

dide, certains ont voulu y voir une ceuvre diabolique 
de m6pris et de derision. Mais ceux qui insullent 
aux mis^res terrestres, ce sont les philosophes assez 
impudents pour pr6tendre que tout est bien 1 . L)u 
reste, n'en croyons pas sur Candide les ennemis 
de Voltaire; « manuel d'indulgence et dc piti6, bible 
de bienveillance 2 », une humanity passionn£e et 
douloureuse y vibre dans Tironie elle-m6mc. 

Quoi qu'il en soit, Voltaire, durant la seconde 
moiti6 de sa vie, s'est tres souvent complu k d6crire 
les misfcres de notre existence en protestant qu'il ne 
faut pas y ajouter encore la fureur absurde de les 
nier. L'optimisme pretend faire, avec tous les maux 
particuliers, je ne sais quel bien g6n6ral : n'est-ce 
pas vraiment se moquer? « Voil& un singulier bien 
g6n6ral, compost de la pierre, de la goutte, de tous 
les crimes, de toutes les souffrances, de la mort, et 
de la damnation! » (Diet, phil., Bien, Tout est bien, 
XXVII, 359). En r6alit6 la th<k>rie du Tout est bien 
est, chez quelques-uns, le paradoxe de beaux esprits, 
chez les autres un fanatisme ha'issable 3 . Et certes 
le mal provient de la constitution m6me du monde. 
Tout est bien signifie-t-il que tout arrive selon les 
lois physiques? Riende plus vrai. Mais disons alors 
que tout est n^cessaire. Tout n'est pas bien pour tant 
d'Stres qui souffrent. 



celui de Citeaux? Ou comment ce tonneau s'est-il fait tout seul? 
Cela vaut la peine d'etre examine. J'ai eu cette charitc pour le 
genre humain; car pour moi, si j'osais, je serais assez content 
de mon partage. » 

1. Preface du poeme sur le Desastre de Lisbonne y X1T, 189. 

2. Anatole France, Jardin d'fipicure, p. 40. 

3. Lettre cl M m * de Lutzelbourg, 14 aout 1759. 



50 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

II y a du mal : comment peut-on concilier ce mal 
avec Texistence de Dieu? 

Les manich^ens resolvent le probteme en admettant 
un mauvais G6nie qui partage le pouvoir supreme 
avec un G6nie bienfaisant. Mais pourquoi ce mauvais 
G6nie n'attaquerait-il pas son adversaire dans lous 
les mondes dont est rempli Tespace et s , ing6nierait-il 
k tourmenter quelques faibles animaux sur notre ch6- 
tive planfcte 4 ? Les deux principes de Zoroastre et de 
Man&s ressemblent aux deux medecins de Moliere 
qui se disent Tun k Tautre : « Passez-moi T6m6tique et 
je vous passerai la saign^e ! . » 

Ce qui peut expliquer le mal, c'est que la toute- 
puissance elle-m6me a des bornes. Dieu ne saurait 
par exemple faire que les vents, indispensables pour 
balayer la terre et pour empGcher les eaux de croupir, 
ne produisissent pas des temp£teset des orages. Nous 
mourons ? il lui 6taib impossible de cr6er des animaux 
qui v^cussent toujours. Nous avons des passions d'ou 
naissent les querelles, lesfraudes, les meurtres?il lui 
6tait impossible de cr6er des animaux qui pussent 
rechercher leur bien sans le d^sirer. Dieu ne pouvail 
sans doute former Tunivers que dans les conditions 
suivant lesquelles il le forma 2 . Ce que peut faire un 
6tre tout-puissant, il le fit. Sa toute-puissance elle- 
m6me avait pour borne la raison, qui, comme la 
toute-puissance, est un attribut necessaire de Tfitre 
supreme. 

Voltaire a souvent combattu soit Toptimisme, soit 
le pessimisme. Le pessimisme d^truit en nous toute 

1. Gf. Homelie sur VAtheisme, XLI1I, 234; Diet, phil., Dieu, 
XXVIII, 360, Puissance, XXXII, 27 sqq. 

2. Dial. tVftvhem&re, L, 160. 



METAPHY8IQUE ET PHYSIQUE 54 

vertu (Taction ; roptimisme est « une fatality d£sesp6- 
rante » (Horndl. sur VAlhtisme, XLIII, 235). II y a du 
mal et il y a du bien. Mais, quand m6me le mal Pem- 
porterait sur le bien, ce qui empGche Voltaire d'etre 
pessimiste, c'est sa croyance que la condition humaine 
s'am61iorera. Ni pessimiste, ni optiraiste, il est, si Ton 
peut dire, m^lioriste. 

11 Test d'abord en esp6rant une vie future. Le 
Ddsastre de Lisbonne se termine sur cet espoir ; y con- 
testant que tout soit bien aujourd'hui, il nous invite 
a croire que tout, un jour, sera bien. MSme conclusion 
dans les Adorateurs : « Mon cKer fr&re, je ne vous ai 
point ni6 qu'il n'y eftt de grands maux sur noire 
globe... Mais, encore une fois, esp6rons de beaux 
jours. Oil et quand? je n'en sais rien; mais, si tout 
est n^cessaire, il Test que le grand fitre ait de la 
bonte » (XLVI, 403). Et enfin, dans YHomdlie sur 
VAtheisme : « Quel parti nous reste- til done k pren- 
dre?... Celui de croire que Dieu nous fera passer de 
cette malheureuse vie k une meilleure » (XLIII, 236). 
Cette croyance suffit pour consoler nos mis&res d'un 
jour. • 

N'esp&rons pas seulement une vie future ; am&iorons 
notre vie presente. L'optimisme et le pessimisme sont 
aussi d6courageants Tun que Tautre. Or nous devons 
avoir du courage, nous devons agir, travailler. Qii'on 
se rappelle les dernieres lignes de Candide. « II faut 
cultiver notre jardin », dit r^l&ve de Pangloss. A qiioi 
Pangloss r6pond : « Vous avez raison; car, quand 
l'homme fut mis dans le jardin d'Eden, il y fut mis 
pour qu'il le travaill&t » (XXXIII, 343). Mais, si Fau- 
teur de Candide, comme certains Texpliquent, nous 
conseillait par la d'imiter le vieillard k Fexemple duquel 



52 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

son h6ros veut travailler la terre, un bon vieillard 
insoucieux des affaires publiques et de tout ce qui 
peut bien se passer k Constantinople, alors nous oppo- 
serions k cette maxime la vie de Voltaire, sa vie de 
travail et de lutte pour le progrfcs humain. 

Quelle qu'en soit la force, les arguments des pes- 
simistes ne sauraient valoir contre la croyance a 
l'Etre supreme. Dieu existe, c'est un dogme que 
d6montrent des preuves invincibles : attachons-nous- 
y fermement. « Tout le monde dit : Comment, sous 
un Dieu bon, y a-t-il tant de souffrances? Et 1&- 
dessus chacun b&tit un roman m6taphysique. Mais 
aucun de ces romans ne peut... 6branler cette grande 
v6rit6, que tout 6mane d'un principe unique » (Tout 
en Dieu, XLVI, 52). « La terre est couverte de crimes 
comme elle Test d'aconit, de cigue, d'arsenic; cela 
emp6che-t-il qu'ily ait une cause universelle » (Ibid., 
id.) i . Si notre raison concilie difficilement le mal 
avec Texistence de Dieu, cette raison m&me nous con- 
traint de croire k un fitre supreme *. 

Sur Tame, Voltaire a 6mis tour k tour des opinions 
contradictoires. Tantdt il en reconnaR Timmortalit^, 
soit, comme nous Tavons vu, pour combattre le pessi- 
misme, soit, comme nous le verrons, pour donner une 
sanction k la morale; tantdt il admet qu'elle p£rit avec 
le corps. 

1. De mfime, tpttre & Vauteur du livre des Trois imposteurs : 

De lezards et de rats mon logis est rempli, 
Mais l'architecte existe. 

(XIII, 265.) 

2. « Je conviens avec douleur qu'il y a beaucoup de mal 
moral et de mal physique; mais, puisque ^existence de Dieu 
est certaine, il est aussi tres certain que tous ces maux ne 
peuventempecher que Dieu existe » (Hist, de Jenni, XXXIV, 403). 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 53 

La question est de celles qui d6passent notre intel- 
ligence 1 . « Quand nous voulons connattre grossi6re- 
ment un morceau de m£tal, nous le mettons au feu 
d'un creuset. Mais avons-nous un creuset pour y 
mettre Tame? EUe est esprit, dit Tun. Mais qu'est-ce 
qu'esprit? Personne assur6ment n'en sait rien; 
c'est un mot si vide de sens qu'on est oblige de 
dire ce que Fesprit n'est pas, ne pouvant dire ce 
qu'il est. L'&me est mature, dit l'autre. Mais qu'est-ce 
que mattere? Nous n'en connaissons que quelques 
apparences et quelques propri6t6s, et nulle de ces 
propri6t6s, nulle de ces apparences, ne parait avoir le 
moindre rapport avee la pens6e » (Diet, phil., Ame % 
XXVI, 201). La physique ne nous apprend pas en quoi 
consistent le son, la lumifcre, Tespace, le corps, le 
temps : comment aurions-nous plus de notions sur 
le pouvoir de comprendre et de sentir? Les philo- 
sophes qui pr6tendent en avoir sont des aveugles 
pleins de t6m6rit6 et de babil *. Voltaire, pour son 
compte, se contente de r6futer ce qui, dans leurs 
theories, lui semble inacceptable k la raison. 

D'abord, Tame peut 6tre mat6rielle. II ne faut 
jamais attribuer k une cause inconnue ce qui s'expli- 
que aussi bien par une cause connue. Pourquoi 
n'attribuerions-nous pas k la mattere la facull6 de 
sentir et la faculty de penser? Nous serons trait6s 
d'impies! Qu'importe? Les v6ritables impies sont 
plutdt ceux qui veulent borner arbitrairement la 
puissance divine en pr^tendant que, si Tfitre supreme 
a donn6 aux corps la gravitation par exemple ou la 



1. Cf. p. 7 et 8. 

2. Diet, phil., Ame, XXVI, 228. 



54 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

v£g6tation, il lui 6tait impossible de leur donner 
la sensibility et Tintelligence ! . 

Non seulement r&me peut 6tre mat6rielle, mais 
nous avons toute raison de penser qu'elle Test. 

Pendant des sifccles, on a transform^ les mots en 
Stres r6els. La scolastique voyait partout entit6s, 
quiddit6s, ecc6it6s. Nos ancStres, dont elle avait 
fagonn6 F esprit, croyaient que Todeur et la couleur 
partent des objets, et leur prStaient une veritable 
existence. Ce ne sont que des mots inventus pour sou- 
lager Fentendement. II n'existe pas non plus d'dtres 
r6els correspondant aux mots de volont6, dej d6sir, 
d'imagination. II n'en existe pas davantage qui 
correspondent au mot d'ftme. Cette &me, qu'on nous 
donne pour une substance, est une faculty, une pro- 
pria de nos organes 2 . 

Les escargots ont, comme les hommes, des go&ts, 
des sensations, des souvenirs; et cependant personne 
ne voudrait sans doute pr6tendre qu'ils ont une &me 
spirituelle 3 . 

Si notre corps renfermait je ne sais quel petit dieu 
nomm6 &me, ce petit dieu devrait ou bien exister de 
tout temps, ou bien se former soit dans le moment 
de la conception, soit entre la conception et la nais- 
sance, soit quand nous venons k naitre. Toutes ces 
hypotheses sont £galement ridicules 4 . 

D'un autre c6t6, si ce qu'on appelle &me 6tait un 

1. Diet, phil., Ame, XXVI, 202, 234, 239, 251 et passim; Traitd 
de Metaphysique, XXXV11, 313 sqq. 

2. A, B, C, XLV, 27; II faut prendre un parti, XLVII, 87 
sqq.; De Vdme, XLVI1I, 77 sqq.; Letlre a dCArgental, 20 avr. 1769, 
Edition Moland, L, 454. 

3. II faut prendre un parti, XLVII, 87. 

4. Ibid., XLVII, 89. 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 55 

gtre k pari, son essence consisterait dans la pens6e. 
Et voil& pourquoi les spiritualistes doivent soutenir 
que l'&me pense toujours. Mais pense-t-on lorsqu'on 
est 6vanoui ou lorsqiTon dort d'un profond sommeil 1 ? 

Enfin ce qui montre que P&me ne se distingue pas 
du corps, c'est qu'elle en suit les dispositions. Voici, 
par example, un fou. Dirons-nous que son dme est 
malade? Non, nous ne dirons pas une telle absurdity. 
Reste done que son. corps le soit. Un goutteuxsouffre 
aux pieds et aux mains : or, on peut avoir la goutte 
au cerveau comme aux mains et aux pieds. Le fou 
est un malade dont le cerveau p&tit. Et comment 
croirions-nous Ykme faite d'une autre essence que 
le corps, si les maladies du corps la rendentelle-mfime 
malade 8 ? 

Nier la spirituality de Tame, ce n'est point, au sur- 
plus, nier son immortality car Timmortalit^ peut « fitre 
attachle tout aussi bien k la mati&re, que nous ne 
connaissons pas, qu'k Tesprit, que nous connaissons 
encore moins » (Leitre a Formont, avr. 1733 ; LI, 370) s . 
Mais pourtant notre raison ne saurait affirmer que 
r&me soit immortelle. Au point de vue purement 
sp6culatif et en dehors de toute consideration morale 

4. Traile de \Ulaphysique y XXXVII, 314. 

2. Diet, phil., Folie, XXIX, 447 sqq. — Cf. Leitre & Cideville, 
10 mai 1764 : « Je suis d'une faiblesse extreme...; et mon ame, 
que j'appelle Lisette, est tres mal a son aise dans son corps 
caeochyme. Je dis quelquefois a Lisette : Allons done, soyez 
done gaie comme la Lisette de mon ami. Elle r6pond qu'elle 
n'en peut rien faire, et qu'il faut que le corps soit a son aise 
pour qu'elle y soit aussi. Fi done! Lisette, lui dis-je; si vous 
me tenez de ces discours-la, on vous croira mate>ielle. Ce n'est 
pas ma faute, a repondu Lisette; j'avoue ma misere, et je ne 
me vante point d'etre cc que je ne suis pas. » 

3. Cf. Diet, phil., Locke, XXXI, 48. 



56 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

ou sociale, Voltaire ne l'affirme jamais. Si, dans 
maints passages de son ceuvre, il soutient rimmorta- 
liie de Tftme, c'est en vue des sanctions ulterieures 
qu'il croit utile de persuader au genre humain. Et du 
reste il se contente le plus sou vent de dire que ces 
sanctions sont possibles '. 

La question du libre arbitre se lie k celle des peines 
et des recompenses futures ; car . ces recompenses et 
ces peines supposent que Thomme jouit au moins 
d'une certaine liberte 2 . 

Aucune mattere n'est plus difficile. John Locke, le 
seul philosophe qui en traite sens6ment, avoue lui- 
mtaie « qu'il etait Ik comme le diable de Milton 
pataugeant dans le chaos » (Lettre&Helve'tius, 11 sept. 
1738). Tous les autres Tembrouillent k l'envi; et, 
quant aux th£ologiens, ils la rendent inintelligible 
« par leurs absurdes subtilites sur la gr&ce » (Diet, 
phil., Franc arbitre, XXIX, 505). 

Voltaire a varie k regard du libre arbitre comme a 
regard du mal. On peut dire d'une fagon generale 
qu'il Tadmet dans la premiere moitie de son existence, 
et qu'il le rejette dans la seconde. 

1. « Dieu m'a donne assez de raison pour me convaincre qu'il 
existe; raais il ne m'a pas donne une vue assez percante pour 
voir ce qui se passe sur les bords du Phlegeton et dans PEm- 
pyree. Je me tiens dans un respectueux silence sur les chati- 
ments dont il punit les criminels et sur les recompenses des 
justes » {Dial, d'fivkemdre, L, 173). — ■ La philosophic, selon 
vous, ne fournit aucune preuve d'un bonheur a venir. Non, 
mais vous n'avez aucune demonstration du contraire... La raison 
ne s'oppose point absolument a cette idee, quoique la raison 
seule ne la prouve pas » (Diet, phil., Dieu, XXVI II, 387). — Gf. 
encore Ibid., Catechisme chinois, XXVII, 469, Fraude, XXIX, 523. 

2. Ah! sans la liberty, quo seraient done nos ames?... 
II [Dieu] n'a rien a punir, rien a recompense! 1 . 

(Second Discours sur V Homme > XII, 57, 58.) 



METAPHYSIQUB ET PHYSIQUE 57 

C'est dans la seconde pouriant qu'il se met surtout 
au point de vue moral et social.^ Or nier le librc 
arbitre, n'est-ce pas nier aussi les sanctions futures 
dont il all&gue si souvent Futilite pour les mceurs 
privies et pour les moeurs publiques? 

Lui-m^me fait plus d'une fois valoir cet argument 
contre les fatalistes. Maisquand ilnie lelibre arbitre, 
il n'en veut pas moins justifier tant bien que mal, soit 
en cette vie, soit en Tautre, les peines et les recom- 
penses. « A-t-on raison de dire que, dans le systfcme 
de cette fatality universelle, les peines et les recom- 
penses seraient inutiles et absurdes? N'est-ce pas 
plutdt evidemment dans le systemc de la liberty?... En 
effet, si un voleur de grand chemin poss&de une 
volonte libre, se determinant uniquement par elle- 
mSme, la crainte du supplice peut fort bien ne le 
pas determiner & renoncer au brigandage ; mais si les 
causes physiques agissent uniquement, si Taspect de 
la potence et de la roue fait une impression n£cessaire 
et violente, elle corrige necessairement le sceierat 
temoin du supplice d'un autre sceierat » (tiUm. de la 
Philos. de Newton, XXXVIII, 35). Dans ce passage, il 
s'agit surtout de la vie pr£sente ; dans le suivant, il 
peut tout aussi bien s'agir de la vie future : « La 
crainte d'dter & Thomme je ne sais quelle fausse 
liberte, de depouiller la vertu de son m£rite et le 
crime de son horreur, a quelquefois effraye des &mes 
tendres; mais, d£s qu'elles ont ete edairees, elles 
sont bientdt revenues k cette grande verite, que tout 
est enchatne et que tout est n£cessaire... Le vice 
est toujours vice comme la maladie est toujours 
maladie. II faudra toujours reprimer les mediants ; 
car, s 1 ils sont determines au mal, on leur repondra 



58 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

qu'ils sont predestines au ch&timent » (// faut 
prendre un parti, XLVII, 94). . 

Quand Voltaire soutieni la liberty, comment la 
soutient-il? Selon lui, remarquons-le tout d'abord, 
Thomme n'est ni entierement ni constamment libre ; 
la liberty consiste dans la puissance faible, limitee 
et passagere de s'appliquer k quelques pensees et 
d'operer certains mouvements. Mais en reconnaltre 
les bornes, ce n'est point la nier. On allegue nos pas- 
sions, qui nous entralnent parfois malgr6 nous ; que ne 
dit-on de m6me : « Les hommes sont parfois malades, 
done ils n'ont point la sant6 »? Si nous ne sommes pas 
completement libres, nous le sommes plus ou moins, - 
comme nous sommes plus ou moins sains, plus ou 
moins robustes. Voila ce que dit Voltaire lorsqu'il • 
traite pour la premiere fois la question du libre 
arbitre dans son Traite de Metaphysique et dans un 
de ses Discours sur ['Homme*. Trois ans apres, il 
exprime les m6mes id6es dans les tLtemenls de la 
Philosophie de Newton, et s'attache & montrer que, 
plus notre raison domine sur nos passions, plus nous I 
sommes libres. En 1737 et 1738, il defend sa these 
dans quelques lettres k Fr£d6ric soit par des argu- 
ments analogues, soit en s'appuyant sur le sens 
intime; dans une lettre k Helvelius, du 11 sep- 
tembre 1738, il invoque des raisons d'ordre moral. 

Pourtant il ne dissimule pas, mtaie alors, les objec- 
tions des fatalistes; et il avoue que ces objections 
« effraient » (Elem. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 

1. Le secojid, 6crit en 1734 comme le Traite de Metaphysique. 
Citons-en tout au moins ce vers bien connu : 

La liberty dans Thomme est la sante do Tame. 

(XII, 60.) 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 59 

3i), qu' « on ne peut gufcre y r^pondre que par une 
Eloquence vague » (Ibid., 34). Vingt ans plus tard, 
dans le Phiiosophe ignorant, paru en 1766, il se 
d6clarait converti au fatalisme et en prenait cat£gori- 
quement la defense. « L'ignorant qui pense ainsi n'a 
pas toujours, disait-il, pens6 de m6me; mais enfin il 
est forc6 de se rendre » (XLII, 551). 

Lorsque Vollaire publia le Phiiosophe ignorant, il 
s^tait depuis longtemps rendu. Le 26 Janvier 1749, il 
ecrit k Fr£d6ric : « J'ai relu ici cc petit morceau tr&s 
philosophique l ; il fait trembler. Plus j y pense, plus 
je reviens k l'avis de Votre Majest6. J'avais grande 
envie que nous fussions libres, j'ai fait tout ce que j'ai 
pu pour le croire. Inexperience et la raison me con- 
vainquent que nous sommes des machines faites pour 
aller un certain temps et comme il plait k Dieu. » D&s 
lors Voltaire combat la liberty. II la combat dans le 
Didionnaire philosophique, en reproduisant k peu 
pres Targumentalion de Locke et en y ajoutant de 
nouveaux exemples, sinon de nouvelles preuves 1 ; il 
la combat encore dans le Phiiosophe ignorant, ou il 
refute ses arguments de jadis et all^gue les lois phy- 
siques, auxquelles les hommes sont soumis comme 
les b6tes 3 . La liberty consiste-t-elle dans le pouvoir 

1. Les lettres de Frederic lui-meme contre le libre arbitre. 

2. Franc arbitre, XXIX, 504 sqq., Liberty XXXI, i3 sqq. — 
Cf. encore II faut prendre un parti, XLVII, 93 sqq. 

3. « II n'y a rien sans cause... Toutes les fois que je veux, ce 
ne peut 6tre qu'en vertu de mon jugement bon ou mauvais; ce 
jugement est necessaire, done ma volonte Test aussi. En eflet, 
il serait bien singulier que toute la nature, tous les astres obeis- 
sent a des lois eternelles, et qu'il y eut un petit animal haut de 
cinq pieds qui, au mepris de ces lois, put agir toujours comme 
il lui plairait au seul gre de son caprice... Mes idees entrent 
necessairement dans mon cerveau; comment ma volonte, qui 



j 



60 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

de faire ce qu 1 on veut? Alors, il apparatt suffisam- 
ment que nous ne sommes pas libres. Mais, d6finie k 
la fagon des scolastiques, qui veulent soustraire 
rhomme aux lois de la nature, elle est « une chim£re 
absurde » {Lettre a M. ***, 1776; LXX, 108). 

On peut relever maintes inconsequences dans la 
m^taphysique de Voltaire; sur le probteme du mal, 
sur Tame, sur le libre arbitre, il a successivement 
6mis des opinions difftrentes ou m^me contradic- 
toires. En r6alit6, la seule chose qu'il afflrme k toutes 
les 6poques de sa vie, c'est notre ignorance. « Nous 
ne raisonnons gu&re, en m^taphysique, que sur des 
probability ; nous nageons tous dans une mer dont 
nous n'avons jamais vu le rivage » (Diet, phil., Dieu, 
XXVIII, 388). II reconnalt du reste ses propres varia- 
tions. « Je ne suis stir de rien, dit-il dans YA, B, C, 
sous le nom d'A; je crois qu'il y a un 6tre intelligent, 
une puissance formatrice, un Dieu. Je tdtonne dans 
Fobscurite sur tout le reste. J'affirme une id6e 
aujourd'hui, j'en doute demain; apr&s-demain, je la 
nie, et je puis me tromper tous les jours » (XLV, 



en depend, serai t-elle a la fois n^cessitee et absolument libre? 
Je sens en mille occasions que cette volonte* ne peut rien; ainsi, 
quand la maladie m'accable, quand la passion me transporte, 
quand mon jugement ne peut atteindre aux objets qu'on me pre- 
sente, etc.; je do is done penser que, les lois de la nature etant 
toujours les m6mes, ma volonte" n'est pas plus libre dans les 
choses qui me paraissent les plus in diflfe" rentes que dans celles 
oil je me sens soumis a une force invincible... Nous pouvons 
reprimer nos passions...; mais alors nous ne sommes pas plus 
libres en re*primant nos desirs qu'en nous laissant en trainer a 
nos penchants, car, dans Tun et l'autre cas, nous suivons irrt- 
sistiblement notre derniere ide*e, et cette derniere idee est 
n6cessaire » (XLII, 548). 



METAPHYSIQUE ET PHYSIQUE 61 

132) *. Ne lui reprochons pas ces contradictions en 
pareille mature. Elles montrent qu'il ne cessa jamais 
de m6diter les probl&mes de la m6taphysique et qu'il 
n'avait pas de parti pris. 

4. Ailleurs i\ rappelle, en Ie prenant a son compte, ce mot de 
Tabbe de Saint-Pierre : « Je suis de cette opinion quant a pre- 
sent • (Diet. phil. t Influence, XXX, 313). 



VOLTAIRE PHILOBOPHE. 



CHAPITRE II 



RELIGION 



Voltaire, nous Tavons dit, reconnut toujours l'exis- 
ience de Dieu soit corame certaine, soit au moins 
comme probable. Pourtant, sans parler de ceux qui 
le laxent d'ath&sme 1 , on s'accorde g£n£ralement k 
le laxer d'irr&igion. C'est un point que nous devons 
tout d'abord examiner. 

« Le choix d'une religion, declare Voltaire dans 
la pr6face d'un de ses principaux ouvrages m6taphy- 
siques 2 , est mon plus grand int6r6t » (XLIII, 43) ; et 
yoilk qui ne denote pas sans doute un esprit irr£li- 
gieux. Mais ce mot lui-m£me suffirait a montrer qu'il 
refuse d'accepter une religion toute faite, qu'il pre- 
tend se faire sa religion. « A qui soumeltrai-je mon 
ame? demande-t-il dans le mdme passage. Serai-je 
chr6tien parce que je serai de Londres ou de Madrid? 



1. « Croiriez-vous qu'il yaeu des gens qui m'ont appel£ ath6e? 
C'est appeler Quesnel moliniste » {Lettre a M. Contant d'Orville, 
11 fdvr. 1766). 

2. V Ex amen important de milord Bolingbroke. 



64 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Serai-je musulman parce que je serai n6 enTurquie? 
Je ne dois penser que par moi-m6me et pour moi- 
mfime... Tu adores uh Dieu par Mahomet; et toi, 
par le grand Lama; et toi, par le pape. Eh! malheu- 
reux, adore un Dieu par ta propre raison ! . » 

Dire que Voltaire est irr61igieux, c'est confqndre la 
religion avec la superstition. Lui-m6me s'attache sou- 
vent k en faire la difference : 

Je distinguai toujours de la religion 
Les malheurs qu'apporla la superstition. 
(tipltre a Vauteur du livre des Trois imposteurs, XIII, 266.) 

11 les distingue en combattant le catholicisme : 
« La superstition est k la religion ce que Tastrologie 
est k l'astronomie, la fille tr&s folle d'une m£re 
trfcs sage » (Traite* de la Tole'rance i XLI, 357); 
« celle-la est Tobjet de la sottise et de Torgueil, 
celle-ci est dict^e par la sagesse et par la raison » 
(Lettre a Af. Bertrand, 8 janv. 1764) a . II les distingue 



1. Dan9 les notes que Voltaire Icrivit sur son exemplaire du 
Vicaire Savoyard, on trouve notamment les deux suivantes : 

Texte du Vicaire Savoyard : Que faire au milieu de ioutes ces 
contradictions?... Respecter en silence ce qu'on n€ saurait ni 
rejeter ni comprendre. Note de Voltaire : « Si tu ne comprends, 
rejette. » 

Texte du Vicaire Savoyard: Dans ^incertitude on nous sommes, 
tfest une inexcusable pre'somplion de professer une autre religion 
que celle ou Von est nt. Note de Voltaire : « Pourquoi professer 
des sottises? II n'y aqu'ase taireet a ne rien professer. » (Notes 
incites de Voltaire sur Id Profession de foi du Vicaire Savoyard, 
pubises par B. Bouvier, Geneve, 1906). 

2. « II y a partout de ces esprits egalement absurdes et 
mechants qui croient ou qui font semblant de croire qu'on n'a 
point de religion quand on n'est pas de leur secte... J'ai dit 
quelque part que La Mothe-le-Vayer* precepteur du frere de 
Louis XIV, rlpondit un jour a un de ces maroufles : Mon ami, 
j'ai tant de religion que je ne suis pas de ta religion. lis ignorant, 



RELIGION 6ft 

encore, dans les derniers temps de sa vie, lorsqu'il 
combat Tath^isme. « La religion, dites-vous, a pro- 
duit des milliasses de forfaits. Dites : la superstition, 
qui rfcgne sur notre triste globe; elle est la plus 
cruelle ennemie de Tadoration pure qu'on doit h Tfitre 
supreme » (Did. phil., Dieu, XXVIII, 389) >. Les 
catholiques confondaient la superstition et la religion 
pour d6fendre Tune aussi bien que Tautre; les ath6es. 
pour attaquer Tune et Tautre Sgalement. Voltaire les 
distingue pour attaquer la premiere et dtffendre la 
seconde. 

Certes, il ny a en lui rien d'un mystique. Pour- 
tant sa religion neproc&depas de Intelligence seule; 
elle est bien une religion, et non pas une philosophic 
purement rationnelle. 

Ne reconnaitre qu'un Dieu cr6ateur, ne consid6rer 
Dieu que comme un £tre infiniment puissant, et ne 
voir dans ses creatures que d'admirables machines, 
ce n'est pas, il le declare lui-m6me, Stre vraiment V \ 
religieux. Mais, continue-t-il, « celui qui pense que 
Dieu a daigne mettre un rapport entre lui et les 
hommes, qu'il les a faits libres, capables du bien et du 



L 



1/ 



ces pauvres gens,... que la religion ne consiste ni dans les reve- 
ries des bons quakers, ni dans celles des bons anabaptistes ou 
des pietistes, ni dans l'impanation et l'invination, ni dans un 
pelerinage a Notre-Dame-de-Lorette, a Notre-Dame-des-Neiges ou 
a Notre-Dame-des-Sept-DouIeurs, mais dans la connaissance de 
P fit re supreme qui remplit toute la nature et dans la vertu » 
(Leitre b Frederic, nov. 1769 ; LXVI, 75). — Gf. encore, Benriade, 
chant iv, le portrait de la Religion, X, 145. 

i. « Detestons, ajoute-t-il, ce monstre qui a toujours dechire* le 
sein de sa mere; ceux qui le com bat tent sont les bienfaiteurs 
du genre humain; c'est un serpent qui entoure la religion de ses 
replis. 11 faut lui ecraser la tete sans blesser celle qu'il infecte 
et qu'il devore. « 



66 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

| mal, et qu'il leur a donn6 k tous ce bon sens qui est 
/ linstinct de Thomme et sur lequel est fondle la loi 
I naturelle, celui-l& sans doute a une religion » (Diet. 
phiL, Thtisme, XXXII, 349). A M. Contant d'Orville, 
qui lui avait envoy6 le premier volume d'un recueil 
intitule PensSes de Voltaire, il r6pond : « Je me suis 
retrouv6 d'abord ,dans tout ce que j'ai dit de Dieu. 
Ces id6es £taient parties de mon cceur si naturelle- 
ment, que j^tais bien loin de soup$onner d'y avoir 
aucun mSrite » (11 fevr. 1766). 

La croyance de Voltaire en Dieu n'est done pas 
une simple adhesion de Tentendement ; elle part aussi 
du coeur. Dans Particle du Dictionnaire philosophique 
intitule Amour de Dieu, il compare cet amour k celui 
que nous inspire Tauteur d'un beau po&me, d'un 
chef-d'oeuvre de Fart en musique ou en peinture; 
et il explique par Ik nos « 61ans » vers l'fitre supreme *. 
Dans Le Pour et le Gontre, il dit : 

Je veux aimer ce Dieu, je cherche en lui mon pere; 

puis, le prenant k t6moin : 

Je ne suis pas chre*tien, mais e'est pour t'aimer mieux. 

(XII, 16, 19.) 

1. « II parait clair qu'on peut aimer un objet*sans aucun 
retour sur soi-m£me, sans aucun melange d'amour-propre inte- 
resse. Nous ne pouvons comparer les choses divines aux choses 
terrestres, l'amour de Dieu a un autre amour. II manque pr6ci- 
sement un infini d'echelons pour nous elever de nos inclina- 
tions humaines a cet amour sublime. Cependant, puisqu'il n'y 
a pour nous d'autre point d'appui que la terre, tirons nos com- 
paraisons de la terre. Nous voyons un chef-d'oeuvre de Tart en 
peinture, en sculpture, en architecture, en poesie, en eloquence; 
nous entendons une musique qui enchante nos oreilles et not re 
ame : nous Padmirons, nous l'aimons, sans qu'il nous eh 
revienne le plus leger avantage. G'est un sentiment pur; nous 



1 H A^«A 

RELIGION 67 

Ce Dieu, dont le catholicisme fait un « tyran », il 
cherche en lui le p&re de ses creatures, et> s'il n'est 
pas chr^tien, c'est pour Taimer de ce veritable amour 
qui se iraduit par la pratique de sa loi. 

Niant, comme nous lavons vu, la Providence parti- 
culars, il ne saurait done admettre qu'on prie. Dieu 
a ses desseins, qui sont kernels. Le prier, e'est lui 
demander ou quelque chose de conforme & sa volonte 
immuable ou quelque chose de contraire k cette 
volont6; dans le premier cas, la pri&re est inutile; 
dans le second, elle est absurde, elle est aussi blasph6- 
matoire. Mais, d'autre part, Dieu ne peut agir que 
justement. On n'a done pas besoin de lui demander 
ce qui est juste, car il l'accomplira sans qu'on le lui 
demande; et, en lui demandant ce qui est injuste, 
on outrage sa justice 1 . Prier Tfitre supreme, e'est le 
rabaisser au rang d'unmattre d6raisonnableetinique. 
La veritable pri6re consiste dans la soumission *. 

allocs m£me jusqu'a sentir quelquefois de la veneration, de 
ramitie pour Pauteur; et, s'il etait la, nous l'embrasserions. 
C'est a pen pres la seule maniere dont nous puissions expliquer 
notre profonde admiration et les elans de notre coeur envers 
Fdternel architecte du monde. Nous voyons l'ouvrage avec un 
etonnement m&\6 de respect et d'aneantissement, et notre coeur 
s'eleve autant qu*il peut vers Touvrier » (XXVI, 271). 

1. Diet, phil., Pri&res, XXXI, 517. 

2. Cf. Dialogue entreun Brachmaneet unJisuite : « LeBrachmanb. 
L'ordre etabli par une main eternelle et toute-puissante doit 
subsister a jamais. — Lb Jesuits. A vous entendre, il ne fau- 
drait done point prier Dieu? — Le Brachmane. 11 faut Tadorer. 
Mais qu'entendez-vous par le prier? — Le Jesuite. Ce que tout 
le monde entend; qu'il favorise nos desirs, qu'il satis fasse a nos 
besoins. — Le Brachmane. Je vpus comprends. Vous voulez 
qu'un jardinier obtienne du soleil a l'heure que Dieu a destined 
de toute eternity pour la pluie, et qu'un pilote ait un vent d'Est 
lorsqu'il faut qu'un vent d'Occident rafraichisse la terre et les 
mers. Mon pere, prier, c'est se soumettre » (XXXIX, 587). — Gf. 



68 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

La souraission pourtant ne suffit pas. Interrog6 
par un th6ologal sur la mani&re dont il adore Dieu : 
« Je me garde bien, rSpond le bon vieillard Dondindac, 
de lui rien demander » ; mais il a dit d'abord : « Je 
le remercie des biens dont je jouis et m6me des maux 
dans lesquels il m^prouve » (Diet. phil.,Dieu, XXVIII, 
395). Tel est le culte particulier et intime que nous 
devons k Tfitre supreme. 

Du reste, Voltaire ne r6pudie point les c£r6monies 
publiques. Seulement, ne pouvons-nous les rendre 
moins indignes de Dieu? II voudraitparexempleque, 
proscrivant du culte chrcHienle « barbare galimatias » 
attribu6 k David, on lou&t la puissance et la bont6 
divine sur le mode d'Qrph6e, de Pindare, de Pope; 
qu'on ne pronongM plus de ces sermons ou la m6ta- 
physique la moins intelligible alterne avec la satire ; 
et qu'on y substitu&t des exhortations morales l . Mais, 
s*il reproche aux catholiques ce que leurs c6r6monies 
lui paraissent avoir de ridicule, d'absurde ou de mal- 
s6ant, il trouve bon que le peuple s'assemble parfois 
dans les temples pour remercier Dieu de ses dons, 
qu'un citoyen, nomm£ vieillard ou pritre, y r6cite de 
publiques actions de graces *. 

Pourtant le meilleur culte que nous puissions rendre 
k Tfitre supreme, e'est de pratiquer la vertu. On con- 
nalt les vers de Boileau clans sa satire sur F Amour 
de Dieu : 

Qui fait exactement ce que ma loi commande 
A pour moi, dit ce Dieu, l'amour que je demande. 

encore Les Oreilles du comte de Chesterfield, XXXIV, 437, et Par- 
ticle Dieu du Dictionnaire philosophique, XXVIII, 395. 

1. Dieu et les Hommes, XLVI, 215 sqq. 

2. Diet. phil. 9 Dieu, XXVIII, 390. 



RELIGION 69 

Voltaire les a souvent rappel£s, et maintes pages de 
ses Merits sur la religion en sont line eloquente para- 
phrase. LeDieu que lui ont d£montr6 la m^taphysique 
et la physique, il n'y voit pas seulement une v6rit6 
absiraite, ou m6me Tarchitecte de l'univers, il y voit 
Tauteur de la loi morale. Or, les philosophes qui 
pensent que Dieu a cr66 le monde sans donner une 
loi morale k l'homme, peuvent bien n'Gtre point reli- 
gieux; mais ceux-la ont vraiment une religion, qui 
croient que nous tenons de Dieu la conscience du 
bien et du mal. 

Ici, Voltaire a 6t6 accuse de se contredire. II repousse 
les id£es inn£es : comment done admet-il que nous 
ayons regu de Dieu cette conscience * ? 

Avec Locke en effet, et par les mSmes arguments, 
Voltaire combat rinneite. « Locke a demontre, s'il est 
permis de se servir de ce terme en morale et en m6ta- 
physique, que nous n'avons ni idees inn6es, ni principes 
inn6s...; nous n'avons point d'autre conscience que 
celle qui nous est inspire par le temps, par Texem- 
ple, par notre temperament, par nos reflexions » (Did. 
phil.y Conscience, XXVIII, 169) *. Mais qu'est-ce que 
rictee du bien et du mal, comme Tentend Voltaire? 
S'il n'y a selon lui aucune connaissance inn^e, par la 



1. « Est-il un pur positiviste en morale? II semble que oui, 
il semble que non. 11 semble que oui : il repousse de toutes ses 
forces les idees innees... Done, point de loi morale... Si! il y en 
a une et Voltaire fait une exception en sa faveur. Pour elle, il 
supposera une idee innee, une maniere de reflation. Dieu a 
parle\ « II a donne" sa loi •... Qu'on ne dise point que la con- 
science est un effet de l'heredite, de l'education, de Phabitude 
et de l'exemple; elle est bien un ordre de Dieu a notre ame » 
(E. Faguet, Vix-huilieme siecle> p. 210). 

2. Cf. Traite de Metaphysique, XXXVII, 299 sqq. 



70 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

m£me raison qu'il n'y a point d'arbres qui portent des 
feuilles et des fruits en sortant de la terre, Dieu nous 
fait naltre avec des organes qui, dans le cours de leur 
croissance, nous fournissent peu k peu toutes les 
notions n^cessaires & la vie humaine. Et Voltaire, qui 
convient avec Locke qu'aucune id6e morale n'est 
inn6e dans notre &me, peut sans contradiction sou- 
tenir contre Locke que Dieu nous r6v6le sa loi 4 . 

Consistant dans une morale inspir6e par Tfitre 
supreme au cceur des hommes, la religion quepr^che 
Voltaire est done universelle. Les autres religions 
n'ont chacune qu'un certain nombre d'adeptes, et 
d'ailleurs elles se divisent, comme le christianisme, 
en sectes rivales. Or la v£rit6 ne comporte point de 
sectes. Une secte est toujours « le ralliement du 
doute » (Diet, phil., Secies, XXXII, 207). Vous faites 
profession de mahom6tisme : mais d'autres font pro- 
fession de christianisme, et vous pouvez done £tre 
dans Terreur. Vous faites profession de christianisme : 
mais d'autres font profession de mahom6tisme ; et qui 
vous assure qu'ils ne sont pas dans le vrai? La meil- 
leure religion, la seule bonne, e'est celle qui unit tous 
les esprits ; elle a pour dogmes Tadoration de Dieu et 
le culte de la vertu. 

i. « Qui nous a donne le sentiment du juste et de l'injuste? 
Dieu, qui nous a donne un cerveau et un coeur. Mais quand 
votre raison vous apprend-elle qu'il y a vice et vertu? Quand 
elle nous apprend que deux et deux font quatre. II n'y a point 
de connaissance inn^e, par la raison qu'il n'y a point d'arbre 
qui porte des feuilles et des fruits en sortant de terre. Rien 
n'est ce qu'on appelle inne, e'est-a-dire ne developpe. Mais... Dieu 
nous fait naitre avec des organes qui, a mesure qu'ils croissent, 
nous font sentir tout ce que notre espece doit sentir pour la 
conservation de cette espece » (Diet, phil., Juste, XXX, 503). — 
Gf. encore Ibid., Conscience, XXVIII, 170 ; Loi naturelle, XII, 164. 



RELIGION 71 

Hostile h toutes les religions parliculteres, Voltaire 
combat principalement la religion dite catholique. 
Nous verrons plus loin quels griefs sp6ciaux il avail 
contre elle. Mais, quand m6me les superstitions et les 
abus du catholicisme ne lui eussent pas sembl6 plus 
haissables et plus dangereux que ceux des autres 
religions, il devait en 6tre touch6 plus sensiblement 
comme les voyant de plus pr6s. 

D6s le d£but, Voltaire s'y attaqua. Au college, son 
professeur d^loquence, le P£re Lejay, lui pr^dit qu'il 
serait un jour « T6tendard des d&stes » ! . On divise sa 
carri&re en deux parties; et, dans la seconde, depuis 
qu'il s'est 6tabli k Ferney, la lutte contre le catholi- 
cisme Tabsorbe presque enti&rement. Mais, dans la 
premiere elle-m£me, si d'autres objets le divertirent, 
il ne perdit jamais de vue cet objct essentiel. L'abb6 
de Voisenon, quiavaitluseslettres& M w du ChAtelet, 
dit qu'elles renfermaient « plus d^pigrammes contre 
la religion que de madrigaux pour sa maitresse ». 
Son ttpilre a Uranie 2 commence par les vers sui- 
vants : 

Tu veux done, belle Uranie, 
Qu'erige" par ton ordre en Lucrece nouveau, 

Devant toi, d'une main hardie, 
Aux superstitions j'arrache le bandeau, 
Que j'expose a tes yeux le dangereux tableau 
Des mensonges sacre*s dont la terre est remplie. 

(XII, 15.) 

Cette 6pitre « 6rigeait * d6j& Voltaire en h^raut de la 
propagande anticatholique. Le lieutenant de police 



d. Ge n'est la peut-6trc qu'une legende postiche. 
2. Ou Le Pour et le Conlre. Ecrite sans doute en 1722, imprimee 
dix ans plus tard. 



) 



V * 

i*7 



72 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

lui ayant dit un jour : « Vous avez beau faire, jeune 
homme, vous ne d6truirez pas le catbolicisme », il 
r£pondit : « (Test ce que nous verrons. » 

Sans citer d'autres ouvrages de sa jeunesse, et 
m&me des tragedies, dans lesquels se marquent 
par raaints traits le m6pris et la haine de la reli- 
gion catholique, rappelons au moins ses Remar- 
ques sur les Pensdes de Pascal. II y montre que la 
nature humaine ne pr6sente point les contraries 
sur lesquelles s'appuie ce « misanthrope sublime » 
pour prouver le christianisme, et que, d'ailleurs, le 
my the de Prompt h6e et de Pandore, la fable des 
androgynes ou la doctrine de Zoroastre en rendraient 
tout aussi bien compte. II accuse Pascal d'exag£rer 
k plaisir notre mis^re, d'expliquer une pr^tendue 
Snigme par un myst&re plus inconcevable encore 
et qui dement notre raison. II proteste contre son 
Strange assertion, que Tobscurit6 mSme des dogmes en 
d^montre la verity. II lui reproche enfin son fanatique 
amour de Dieu, qui TempSche d'aimer leg cr6atures. 
Ce qu'il a voulu combattre en s'attaquant tout 
d'abord k Pascal, c'est le plus Eloquent apologiste 
de la foi chr6tienne. 

Luttant contre le catholicisme, Voltaire ne saurait 
6tre impartial. On peut notamment Taccuser d'avoir 
m6connu sur plusieurs points le rdle bienfaisant de 
TEglise. Par exemple, il n'appr^cie pas avec equity 
les services que, durant les premiers sifccles du 
moyen &ge, elle rendit k la civilisation. Si TEglise 
sauva, de la culture antique, tout ce qui pouvait en 
6tre pr£serv6, si elle garantit les institutions sur 
lesquelles repose Tordre social, si elle donna Texemple 
du travail soit intellectuel, soit mtaie manuel, si elle 



REL1G10H 73 

fut enfin, pendant quatre ou cinq cents ann£ea, la 
gardienne de l'id£al, Voltaire sans doute ne le dit pas 
assez. Mais devons-nous, apr6s tant d'autres, Taccuser 
d'avoir trop assombri le moyen Age par hostility 
contre la religion catholique? Le xvn 6 siecle lui- 
m6me, si catholique de temperament, n'y voyait 
qu'une £poque de tenebres et de barbarie. 

On fait surtout un crime k Voltaire de vilipender 
les croisades. Ce furent, selon lui, des « folies guer- 
ri6res » (Essai sur les Mceurs, XVI, 149), des « fureurs 
6pid£miques » {Petite* hardiesses de M. C/ai>, 
XL VI 1, 133). Les Europeans n'en rapporterent que la 
l&pre S et l'unique bien procure par ces d£sastreuses 
expeditions consista dans la liberty de plusieurs com- 
munes, qui acheterent leur charte d'affranchissement 
aux seigneurs ruin£s*. De telles boutades, il faut 
l'avouer, sen tent le parti pris. Maislui reprochera-t-on 
de dire que, si TEgypte suivait la religion du Prophete, 
ce n'£tait pas un motif suffisant pour la ravager *, ou de 
faire honte k la cruaut£ des chnHiens, quand, apres 
ayoir pris Jerusalem, ils massacrerent les infideles 
sans distinction d'Age ni de sexe 4 , et quand, devenus 
maftres de Constantinople, ils se ruerent au sac des 
6glises en tuant tout sur leur passage 1 ? Aussi bien, 
quel est son jugement general sur les croisades? Elles 
produlsirent, declare -t-il, de grandes et d'infames 
actions, de nouveaux £tablissements, de nouvelles 
miseres, beaucoup de malheur, peu de gloire . Ce 

1. Essai sur les Naurs, XVI, 135. 

2. Ibid., id., 212. 

3. Ibid., id., 205. 

4. Ibid.i id., 168. 

5. Ibid., id., 190. 

6. Ibid., id., 149: 



74 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

jugement, k vrai dire paraft Equitable; et Fabb6 
Fleury les appr^cia beaucoup plus s6v6rement. 

Dans ses ouvrages de pol^mique, Voltaire peut 
bien ne nous montrer le catholicisme que par ses 
mauvais cdt£s. Mais distinguons l'historien du 
pol6miste. Historien, il s'efforce d^tre juste. Sans 
citer ce qu'il dit de T6vSque Gozlin, de L6on IV, 
d' Alexandre III, ou m6me d 1 Alexandre VI, rappelons 
du moins qu'il rend un sincere hommage soit k 
certaines institutions eccl^siastiques, soit au clerg6 
pris dans son ensemble. Et mSme, son aversion pour 
les moines ne Temp^che pas de les louer. « II faut 
convenir, lisons-nous dans le Dictionnaire philoso- 
phique k Particle Biens d'dglise, qu'il y a eu toujours 
parmi eux des hommes 6minents en science et en 
vertu, que, s'ils ont fait de grands maux, ils ont 
rendu de grands services » (XXVII, 369). Et, dans 
YEssai sur les Mceurs : « Trop d'6crivains se sont fait 
un plaisir de rechercher les d^sordres et les vices 
dont furent souill^s quelquefois ces asiles de la 
pi6t6 [les monast&res] ; il est certain que la vie s6cu- 
lifcre a toujours 6t6 plus vicieuse » (XVII, 325) *. Ce 



1. Gf. Essai sur les Mceurs. « On ne pouvait... reprocher a ces 
bdn^dictins de violer par leurs richesses leur voeu de pauvrete\ 
car ils ne font point express^ment ce voeu... On leur donna 
m&me souvent des terres incultes qu'ils defricherent de leurs 
mains... Ils formerent des bourgades, des petites villes m^rae 
autour de leurs monasteres. Ils etudierent; ils furent les seuls 
qui conserverent les livres en les copiant; et enfin, dans ces 
temps barbares ou ics peuples etaient si miserables, c'e'tait une 
grande consolation de trouver dans les cloitres une retraite 
assured contre la tyrannic » (XV, 443). — Remarques de I' Essai 
sur les mceurs : « On a parle des moines dans VEssai sur les 
Mceurs, quoique cette partie du genre humain ait 6t& omise 
dans toutes les histoires qu'on appelle profanes... L'auteur a 



RELIGION 75 

n'est pas Ik le langage de la pol&nique, mais celui 
del^quite 1 . 

Pour combattre l'£glise, Voltaire n'en employa pas 
moins ious les moyens que la critique pouvait lui 
fournir. 

D'abord aux pr6jug6s religieux qui faisaient de la 
Palestine le centre mSme de l'humanit6, il oppose 
tout ce qu'avait d6couvert la science contemporaine 
sur les antiques peuples du Haut-Orient. On peut 
sans doute relever chez lui maintes inexactitudes; 
certaines sont imputables k ses propres pr£jug£s ou 
k une m6thode qui n'est pas toujours assez scrupu- 
leuse ; la plupart, aux savants et aux voyageurs dans 
les relations desquels il devait chercher des rensei- 
gnements. Mais ses nombreuses erreurs ne Temp^- 
chent pas d'avoir, le premier, r6form6 la fausse con- 
ception qu'on s'6tait faite jusque-l& de Thistoire 
universelle. Derrifcre le petit peuple Juif, quin'y joua 
par lui-m&me qu'un r6le tr6s mediocre, il montre les 
Chinois, les Hindous, les Persans, un monde bien 
autrement vaste que celui de la Bible; et, donnant 
place k ces peuples dans Thistoire, il corrige ainsi 



6M beaucoup plus modern envers eux que le celebre 6veque du 
Bellay et que tous les auteurs qui ne sont pas du rite romain » 
(XLI, 156.). 

1. L'equite de Voltaire historien ne saurait pourtant, ajou- 
tons-le, remplacer cette sympathie dont Renan faisait Tame 
m&me de Thistoire. II n'a pas vu et peut-etre n'a-t-il pas voulu 
voir ce que le christianisme pouvait contenir d'approprie* aux 
instincts, aux besoins, aux aspirations intimes de Fame humaine. 
Mais doit-on lui demander de la sympathie pour une religion 
qu'il s'attacha pendant toute sa vie a combattre? C'est comme 
si Ton en demandait a I'auteur des Provinciates pour le jdsui- 
tisme. 



1 



76 VOLTAIRE PHILOSOPHY 

le plan conventionnel qui la subordonnait k la Oto- 
logic catholiquc 1 . 

Ensuite, Voltaire applique k Involution du catho- 
licisme une m6thode purement rationnelle. « Nous 
examinerons cette histoire, d£clare-t-il, comme nous 
ferions celle de Tite-Live ou d'H^rodote » (Dieu et 
les Hommes, XL VI, 143). Et encore : « II n'y a qu'un 
fanatique ou qu'un sot fripon qui puis6e dire qu'on 
ne doit jamais examiner Thistoire de J6sus par les 
lumi&res de la raison. Avec quoi jugera-t-on d'un 
livre, quel qu'il soit? Est-ce par la folie? Je me mets 
ici k la place d'un citoyen de l'ancienne Rome qui 
lirait les histoires de J6sus pour la premiere fois » 
(Ibid., id., 201). Traiter le catholicisme ainsi qu'un 
ph&iom6ne naturel, 6tudier Thistoire sacr£e en y 
appliquant la m6me m^thode qu'fc Thistoire profane, 
c'6tait, aux yeux des catholiques, un crime contre la 
religion. Ne se rappelle-t-on pas comment le premier 
en date de nos ex6g£tes, Richard Simon, avait £t6, 
vers la fin du xvir 3 si&cle, poursuivi par Bossuet, qui 
Faccusait d'alt6rer « les sens de Dieu »? Ses livres 
furent supprim&s, et lui-m6me, r6duit finalement au 
silence, mourut de chagrin. Mais, tandis que Richard 
Simon, membre de TOratoire et croyant, n'avait 
aucun dessein hostile k Tfiglise, etmGmequ'il d6fendit 
la divinity des ficritures contre Spinoza, Voltaire se 
sert de l'exSg&se comme d'une arme pour combattre 
le catholicisme; et ce que sa pol^mique cherche 
dans Fhistoire, soit dans Thistoire profane soit dans 

l.Geluique traca Voltaire a, depuis cent cinquante ans, admis 
tous les progres de la science historique, et Ton peut dire que 
nos historiens du xix° siecle sont ses disciples et ses continua- 
teurs. 



RELIGION 77 

rhistoire sacr6e, ce sont les faits dont elle peut tirer 
des arguments pour la propagande anticatholique. 

II s'attache par exemple k r^habiliter ceux des 
empereurs qui, durani les premiers si&cles, pers^cu- 
t&rent le christianisme. Deux surtout, Diocietien et 
Julien. 

Que reprochent done k Diocietien les auieurs 
catholiques? II 6tait fils d'un paysan? Cette humble 
origine tourne k sa gloire. II s'empara du trdne par 
le meurtre? Depuis longtemps, on ne connaissait 
plus gubre d'autre investiture. II maltraita les Chre- 
tiens? Mais il ne les maltraita que vers la fin de son 
rdgne, pour d6fendre contre leur faction la stirete de 
Tfitat; pendant dix-huit ann6es il les avait laiss^s 
libres, et, quelques jours apr^s son avfcnement, il 
nommait un d'entre eux chef d'une compagnie dans 
la garde pr&orienne. Aussi bien ce pr^tendu monstre 
restaura la grandeur deTEmpire, ramena les barbares 
dans Tob&ssance, administra sagement, fit des lois 
£quitables et humaines. Ag6 de soixante ans, il se 
d£mit du pouvoir, et trouva plus de plaisir k cultiver 
son jardin de Salone qu'il n'en avait trouv£ k gou- 
verner le monde. Ce fut un grand empereur, et ce 
fut aussi un philosophe 1 . 

Si la m£moire de Diocietien a £16 abominablement 
calomniSe par les Gcrivains catholiques, ils se mon- 
tr^rent plus injurieux encore pour celle de Julien. 
Gr6goire de Nazianze entre autres Tappelle un fou 
enrag6, assure qu'il avait un commerce secret avec les 
demons, que, toutes les nuits, il immolait aux fausses 

1. Diet, phil, Dioclttien, XXVIII, 398 sqq., Martyrs, XXXI, 158; 
Essai sur les mceurs, XV, 355 sqq.; Examen important, XLIII, 
164 sqq.; etc. 

VOLTAIRE PHILOSOPHI. 6 



78 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

divinites, noiammeni k la Luue, des jeunes gens et 
des jeunes filles, que, parmi ses meubles, an d6couvrU 
apr&s sa mort un immense coffre rempli de t6tes. Or, 
soit dans la vie priv6e, soit dans la vie publique, 
Julien ne le c6da sur aucun point k Marc-Aur&le lui- 
mSme. II fit observer les lois, retablit la discipline 
des mceurs, soulagea ses peuples, favorisa les lettres 
et les arts, refusa le titre de dominus, 6pargna dix 
soldats chr^tiens qui complotaient de Tassassiner, fut 
le module de toutes les vertus, r6alisa le type du h6ros 
et celuidu sage 1 . 

Voltaire, d'autre part et inversement, prend k t&che 
de rabaisser les principaux fauteurs du christianisme, 
ceux que, malgr6 leurs crimes, Tfiglise a glorifies. 
Deux surtout, Gonstantin et Th6odose. 

Les 6crivains ecclesiastiques, Eus6be, Gr6goire de 
Nazianze, Lactance, n'ont pas assez d'61oges pour 
Constantin. Qu'est-ce que nous en dit Thistoire? II 
6touffa sa femme, il fit pendre son beau-p&re, 6tran- 
gler son beau-fr6re, 6gorger son neveu, d^capiter son 
fils atn6. II exposa aux bates, pour se divertir, les 
chefs des hordes barbares vaincues par ses g6n6raux; 
il porta jusque dans ses lois la f6rocit6 de son carac- 
tfcre; il fut aussi perfide que cruel; il allia la d6bauche 
k la sc616ratesse. Mais, protecteur du christianisme, 
rfiglise lui devait sa canonisation 2 . 

Th6odose ne vaut gu6re plus. Quand il devint 
empereur, il extermina les anticonsubstantiels, et 



i. Diet, phil., Julien, XXX, 493 sqq. — Cf. Examen important, 
XLHI, 179 sqq. ; Discours de VEmpereur Julien, XLV, 197 sqq. ; etc. 

2. Diet, phil., Constantin, XXVIII, 184 sqq.; Examen important, 
XLUI, 167 sqq. ; Fragment sur I'Hist. generate, XLVII, 541; Hist, 
de VMabliss. du christianisme , L, 483 sqq. ; etc. 



RELIGION 79 

leurs ennemis c616br6rent k l'envi sa justice et sa 
cl6mence. Veut-on savoir comment il les exer^a? 
Les habitants cTAntioche ne pouvant obtenir la dimi- 
nution d'un tr&s lourd impdt dont il avait frapp6 leur 
ville, brisdrent quelques statues, parmi lesquelles 
une de son pdre. Peu d'ann6es auparavant, Julien ne 
s'etait veng6 des libelles faits contre lui dans cette 
ville mgmequ'en ecrivant une satire ing6nieusc ; Theo- 
dose, lui, se vengea de telle sorte que TOronle, durant 
plusieurs jours, charria des cadavres. A Thessalonique, 
oil le pouvoir imperial avait 616 m£connu,il Gt p6rir 
quinze mille hommes. Tel est le nombre indiqu6 par 
les 6crivains dignes de foi. Ses apologistes en rabattent 
une moiti6, mais lui pardonnent Taulre eu 6gard k la 
penitence qu'il voulut bien subir. Car, admonest6 par 
saint Ambroise, il s'abstint pendant quelque temps 
d'entrcr dans aucune 6glise. C'6tait marquer sa sou- 
mission au pouvoir ecctesiastique, qui sut Ten r6com- 
penser 1 . 

Voltaire traite aussi mal les grands h6ros de la Bible 
que les empereurs Chretiens. Attaquant dans le 
juda'isme une sorte de christianisme prtfalable, il 
montre la cruaute de la nation juive, sa haine contre 
les„autres peuples, son avarice, ses turpitudes, les 
superstitions dont elle a rempli le monde. Et, choi- 
siesant entre les h^ros bibliques ceux que l'Eglise 
honore par-dessus tous, il prend k t&che de d6noncer 
leurs vices ou leurs crimes. 

Le plus illustre est David, dans la lign6e duquel 
naquit J6sus. La Bible en main, Voltaire nous raconte 



1. Diet. phil. y Th4odose % XXXII, 357 sqq.; Examen important, 
XLIII, 188; Fragment sur PBui* generate % XLV1I, 541, 542; etc. 



80 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

son histoire. David ramasse cTabord six cents vaga- 
bonds, et, k leur t6te, pille ou tue ses compatriotes ; il 
ravit le trdne & Isboseth par traltrise, il d6pouille et 
massacre M6phiboseth, petit-fils de Saul, il livre aux 
Gabaonites cinq autres petits-enfants et deux enfants 
du m6me prince, il assassine Urie pour lui enlever 
BethsabGe, il fait p6rir par un supplice horrible les 
enfants de sa premiere femme; enfin, « cet homme 
selon le coeur de Dieu » ne prend jamais une ville 
sans passer au fil de l'£p6e tous les habitants *. Tel est 
l'anc6tre de J6sus-Christ ; un monstre de perfidie et de 
f6rocit6. 

Les arguments de ce genre ne touchent pas au 
christianisme en lui-m6me. Parmi ceux que Voltaire 
allfcgue directement contre la religion chr^tienne, un 
des principaux consiste a montrer que les autres reli- 
gions la valent bien, entre autres le polyth6isme et 
Tislamisme. 

On taxe les Grecs d'idol&tres : mais si la populace, 
chez eux, adorait les statues, n'en est-il pas de m&me 
chez nous? et, quant aux honnStes gens,ils adoraient 
ladivinit6, non Timage 2 . On all&gue leurs trentemille 
dieux : mais ils reconnaissaient un Dieu supreme ; et, 
du reste, les G6nies inf6rieurs qu'ils admettaient au 
gouvernement du monde ont beaucoup de ressem- 



1. Gf. Diet phil., David, XXVIII, 293 sqq., Philosophe, XXXI, 397 ; 
Examen important, XLIII, 71 sqq.; Fragm. sur VHist. generate, 
XL VII, 539 sqq.; la Bible enfin expliquee, XLIX, 271 sqq.; etc. — 
Cf. encore la piece intituled Saiil (VII, 325 sqq.) dont Voltaire 
dit a M me du DefTand : « Avez-vous jamais lu, madame, la tra- 
gedie de Saiil et Davidl On l'a jou^e devant un grand roi; on y 
fremissait et on y pamait de rire, car tout y est pris mot pour 
mot de la Sainte Venture. » (Lettre du 7 aotit 1769.) 

2. Diet, phil., Idole, XXX, 279 sqq. 



RELIGION 81 

blanceavec nosanges ! . Leurs fables absurdes, contra- 
dictoires, immorales : mais distinguons ces fables de 
leur religion; elles 6taient dans le polyth&sme ce que 
sont dans le christianisme la Lfyendedordeell&Fleur 
des Saints 1 . Leurs oracles et leurs prodiges : mais 
oublions-nous done Notre-Dame de Lorette, Saint- 
Antoine de Padoue, Saint-Jacques de Compostelle 3 ? 
On leur reproche enfin de n'avoir point de morale ; 
Lebeau, par exemple, dans sa docte Histoire du 
Bas-Empire, l'affirme en termes d6cisifs. « Les Chre- 
tiens, dit-il, avaient une morale, les pa'iens n'en 
avaient point. » Mais comment peut-on avancer une 
pareille sottise?et ceux qui Pavancent n'ont-ils done 
jamais lu les philosophes grecs 4 ? On veut du moins 
que certaines vertus soient exclusivement chnttiennes, 
et surtout l'humilite. Voltaire atteste Platon, il rap- 
pelle fipictete, qui la pr£che en vingt passages, Marc- 
Aurele, qui la pratique sur le trdne, qui 6gale 
Alexandre k son muletier 8 . En r£alit£le christianisme 
s'assimila la morale des pa'iens, et les modifications 
qu'il y introduisit s'expliquent par les circonstances 
ou se trouvait le monde aux premiers siecles de Tere 
chr6tienne. Dira-t-on que la philosophie grecque n'est 
pas une religion? Si elle reconnatt un Dieu, un Dieu 
mattre et pere des hommes, on ne peut lui refuser 
ce nom qu'en le r6servant au merveilleux, au surna- 
turel, k toutes les aberrations qui pervertissent et cor- 
rompent le christianisme. 

4. Diet. phil., Polythe'isme, XXXI, 465 sqq. 

2. Ibid., id. 

3. Ibid., Idole, XXX, 279 sqq. 

4. Diet, phil., Morale, XXXI, 261. 

5. Ibid., Humility, XXX, 260, 261. — Cf. le Diner du comte de 
Boulainvilliers, XLIII, 567. 



88 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Aprfcs les paiens, voici les islamites. En racontant 
ia prise de Constantinople par les Turcs, Ducas 6crit 
la phrase suivante : « Le sultan envoya [k ses soldats] 
ordre d'allumer partout des feux, ce qui fut fait avec 
ce cri impie qui est le signe particulier de leur 
superstition d6tes table. » Allah, le nom m£me de 
Dieu, tel est le cri par lequel Ducas symbolise la 
« superstition » musulmane. Mais, des Turcs et des 
Chretiens, lesquels 6taient plus superstitieux? Geux-ci 
se refugi&rent en grand nombre dans T6glise Sainte- 
Sophie, sur la foi d'une prediction qui les assurait qu'un 
ange descendrait k leur secours; range ne se montra 
point, et ils furent tous massacres ou r&luits en escla- 
vage*. Du reste, les 6crivains catholiques n'ont pas 
moins calomni6 la morale musulmane que celle des 
paiens. M me du Chatelet, k ce que Voltaire rapporte, 
en lut, sur sa recommandation, un precis fort exact, 
et, surprise de la trouver si austere, s'indigna de la 
mauvaise foi avec laquelle nos historiens la d^flgu- 
raient. Le mahomdtisme, dont ces historiens d6non- 
cent la pr^tendue sensualite, n'interdit pas seulement 
le vin et les liqueurs, mais exige les jeftnes les plus 
rigoureux, et borne k quatre le nombre des femmes* 
que ne limitait point la loi judaique*. Faut-il, du 
moment ou Ton est chr6tien, qu'on t&che k discr6diter 
tous les autres cultes par des mensonges? 

Pour prouver la divinity du christianisme, on 
atteste la promptitude avec laquelle il se r6pandit. 
A vrai dire, aucune religion ne fit, sitdt n6e, autant 
de progr^s que la musulmane. Et d'ailleurs, cette 



1. Essai sur les Mceurs, XVI, 492. 

2. Remarq. de VEssai sur les Mceurs, XLl, 129. 



RELIGION 8S 

prompte diffusion de la religion chr&icnne s'explique 
ais&nent, selon Voltaire, par des causes naturelles : les 
vertus de J^sus-C^rist, ses souff ranees elles-mGmes 
et sa morl; les aspirations de Fhumanite contempo- 
raine vers le merveilleux, si puissant alors sur les 
Ames, qu'on ne vit jamais tant de thaumaturges; 
enfin Tannonce d'un prochain royaume des cieux 
pour les d£sh6rit£s de la terre 4 . 

Aussi bien la religion chr6tienne emprunta ses 
dogmes et ses rites a la Grfcce, k FlSgypte, voire k 
Tlnde ; et ce ne fut pas la une des moindres causes 
de son succ^s f . Toute sa th£ologie, elle la re$ut en 
r£alit6 des platoniciens. « Le platonisme fut cette 
force 6trangfcre qui, appliquee k la secte naissante* 
lui donna de la consistance et de Tactivit^... G'est 
dans Alexandrie, devenue le centre des sciences, que 
les chr^tiens devinrent des th^ologiens raisonneurs; 
et c*est ce qui releva la bassesse qu'on reprochait a 
leur origine... C'estIA que commence r6ellement cette 
religion... C'est \k que le Verbe fut connu des Chre- 
tiens, e'est Ik que J6sus fut appel6 le Verbe. Toute 
la vie de J&sus-Christ devint une all£gorie », etc. 
(Dieu et les Homrnes, XLVI, 241, 242, 246 sqq,). 
Ayant pour m&re la religion juive, le christianisme a 



1. Diet, phil., Christianisme, XXVIII, 52 sqq.; Dieu et les 
Hommes, XLVI, 235 sqq.; Hist, de Mabliss. du Christianisme, 
L, 407 sqq.; etc. 

2. Voltaire ecrivit sa piece d'Olympie pour montrer la confor- 
mity des mysteres et des rites pa'iens avec ceux du christia- 
nisme. Cf. Lettre a Damilaville, 8 mars 1762 : « On a voulu 
mettre au theatre la religion des pretendus paiens, faire voir 
dans des notes que notre sainte religion a tout pris de l'an- 
cienne », etc. Gf. encore Lettre a d'Alembert, 25 fe*vr. 1762, et 
lettre a d'Argental, 13 juill. 1763. 



g4 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

pour p6rt> le platonisme *. Si par Ik s'explique en 
grande partie sa rapide propagation, tout ce que lui 
fournirent les religions et les philosophies ant6rieures 
suffirait du reste pour d^mentir la pr6tendue divinity 
de son origine. 

Ailleurs, Voltaire s'applique k relever les invrai- 
semblances des saintes ficritures. 

Dans TAncien Testament, c'est la femme tir6e d'une 
cdte de Thomme, le serpent qui parle, Tarbre de la 
science, FOc6an qui, pendant le d61uge, d6passe de 
quinze coudees le sommet des plus hautes montagnes 
sans laisser pourtant son lit & sec, Tarche qui contient 
toutes les b6tes de Tunivers avec leur nourriture; 
c'est la cavalerie envoy6e par le pharaon & la pour- 
suite des H6breux quand la sixifcme et la septteme 
plaie d'figypte n'avaient laiss6 vivant aucun animal, 
c'est/Josu6 qui arrdte le soleil, Jonas qui reste trois 
jours dans le ventre d'une baleine, etc. 2 . Comment de 
telles fables trouvent-elles encore cr6ance? Et se 
peut-il que des hommes senses admettent Tinspira- 
tion divine d'un livre qui semble avoir pris k t&che 
de d^fier le sens commun? 

Quant aux fivangiles, Voltaire en fait voir surtout 
les divergences. Par exemple, Mathieu dit que, le roi 
H6rode ayant ordonn6 de massacrer tous les enfants 
nouvellement n£s k Bethl£em, Joseph et Marie, avertis 
par un ange, s'enfuirent en Egypte; Luc ne parle pas 
de ce massacre, et laisse Joseph et Marie a Bethl6em 
pendant six semaines. Selon Mathieu, Luc et Marc, 

1. Dieu et les Hommes, XLVI, 285. 

2. Diet, phil.j passim', Extrait des Sentiments de J. Meslier, XL, 
410; Questions de Zapata, XL1II, 7 sqq.; Instruction a frere Pedi- 
culoso, XLIV, 486 sqq.; etc. 



RELIGION 85 

J6sus, apr&s son baptdme, fut transports par l'Esprit 
dans un d6sert ou il jeftna quarante jours et quarante 
nuits; selon Jean, il partit aussitdt pour la Galilee. 
De m&ne, Mathieu, Luc et Marc disent que les 
saintes femmes regard&rent de loin le crucifiement; 
mais Jean rapporte qu'elles 6taient debout au pied de 
la croix. Les evang61istes ne s'accordent ni sur le 
nombre de fois qu'apparut le Christ ressuscite, ni sur 
les lieux ou il apparut, ni sur son ascension, ni m£me 
sur sa g6n£alogie. D6s les origines, Thistoire du chris- 
tianisme fut un tissu de contradictions 1 . 

Au surplus Voltaire montre directement l'inauthen- 
ticite des ficritures, celle de TAncien Testament en 
expliquant par exemple comme quoi Moise ne peut 
avoir Scrit le Pentateuque, celle du Nouveau Testa- 
ment en faisant voir que les quatre fivangiles ont 6t6 
fabriqu&s longtemps apr6s J£sus-Christ. II signale, 
dans Tun et dan* Tautre, les nombreuses alterations 
et falsifications qu'ont reconnues d'ailleurs, k com- 
mencer par saint J6r6me , beaucoup d^minents 
chr^tiens. II rappelle les dissentiments de maintes 
sectes sur certains livres sacrSs : les pharisiens 
rejetaient tous les prophfctes -et ne recevaient que 
le Pentateuque; parmi les chr6tiens, Marcion et ses 
sectateurs rejetaient le Pentateuque comme les pro- 
ph&tes et introduisaient d'autres livres & leur mode ; 
les allogiens excluaient T6vangile de saint Jean et 
TApocalypse ; les 6bionites admettaient un seul 6van- 
gile, celui de Mathieu; enfin les h£r6tiques modernes 



1. Did. phil., Genealogie, XXIX, 537 sqq.; Extrait des Senti- 
ments de J. Mealier, XL, 412 sqq.; Instruction it frere Pediculoso 
XLIV, 496 sqq.; etc. 



86 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

r6pudient plusieurs livres que tient pour authen- 
tiques Tfiglise romaine 1 . 

Mais oil sont, en cette mattere, les 616ments de cer- 
titude? Ceux qui affirment l'authenticit6 de tels ou 
tels livres ni6e par d'autres, comment pourraient-ils 
T6tablir? Les fivangiles apocryphes sont presque les 
seuls que citent les P6res des deux premiers sifccles. 
Et sait-on pour quels motifs TEglise choisit quatre 
fivangiles, ni plus ni moins? L'figlise fixa le nombre 
des fivangiles k quatre d'apr^s un rapport de saint 
Ir£n£e, all6guant les quatre vents cardinaux et les 
quatre formes des ch^rubins sur lesquels Dieu est 
assis. A ces motifs, Theodore d\Antioche, saint 
Cyprien, saint J6rome en ajoutent, il est vrai, de non 
moins bons : le premier, c'est que Lazare resta 
mort pendant quatre jours; le second, c'est qu'il y 
avait quatre fleuves dans le paradis terrestre ; le troi- 
steme enfin, c'est qu'on portait l'archc sainte avec 
des batons passant par quatre anneaux. Et voici 
quelque chose de mieux. Au concile de Nic6e, les 
P&res, fort en peine d'op6rer le triage, plac^rent sans 
distinction sur Tautel tous les livres contest6s, en 
priant le Seigneur de faire tbmber ceux qui n'avaient 
pas re$u Tinspiration divine : et telle est, paratt-il, la 
grace que le Seigneur leur accorda 2 . 



i. Diet, phil., Evangile, XXIX, 268 sqq., Genese, XXX, 25 sqq.; 
Moise, XXXI, 239 sqq. ; Extrait des Sentiments de J. Meslier, 
XL, 406 sqq.; etc. 

2. Examen important, XLIII, 103 sqq.; Collection d'anciens 
fivangilps, XLV, 325 sqq. ; Hist, de Vetabliss. du Christianisme, L, 
462 sqq., 489; etc. 

Si l'ex6gese biblique et Thistoire religieuse ne sont pas chez 
Voltaire originates par le fond meme, — car il ne fit le plus 
souvent que r^peter a sa fagon ce qu'avaient deja dit Spinoza, 



RELIGION 87 

Dgnongant les contradictions et les extravagances 
dont abonde 1'histoire du christianisme « depuis Luc 
et Mathieu, ou plutdt depuis Mo'ise » Voltaire 6crit & 
Helv6tius : « Ce serait une chose bien curieuse que 
de mettre sous les yeux ce scandale de Tcsprit 
humain. II n'y a qu'& lire et transcrire, c'est un 
ouvrage trfcs agitable k faire ; on doit rire & chaque 
ligne » (Lett re du 4 ocl. 1763). L'ouvrage dont parle 
Voltaire, lui-mSme le fit en plusieurs volumes et 
sous des titres divers; et, le faisant, il ne n6gligea 
point les occasions de rire. 

Le rire, d'abord, est un « palliatif contre les 
misferes, les sottises atroces dont on est quelquefois 
environne » (Lettre a M. Gaillard y 2 mars 1769). 
Ensuite et surtout aucune arme ne vaut celle-l& dans 
un pays tel que la France. « On n'a cause gagn6e 
avec notre nation quk Taide du plaisant et du ridi- 
cule » (Lettre a Helvitius, 15 sept. 1763). « Nous autres 
Frangais, nous sommes gais, les Suisses sont plus 
graves... Comptez que rien n'est plus efficace pour 
^eraser la superstition que le ridicule dont on la 
couvre » (Lettre a M. Bertrand, pasteur d. Berne, 
8 janv. 1764) *. Aussi bien, comment prendre au 



Bayle, Freret et les philosophes anglais tels que Woolston, Col- 
lins, Toland, Bolingbroke, — non seulement ce fut un admi- 
rable vulgarisateur, mais surtout il repandit dans le grand 
public l'esprit de libre examen, opprime jusqu'alors par une 
aveugle superstition des textes sacred; et, d 'autre part, si sa 
polemique ne r£pond plus en bien des points aux idees de 
notre epoque, si les progres des sciences lristoriques, natu- 
relles et morales ont renouvele les etudes religieuses, nos ex6- 
getes modernes ne le d6passerent qu'en le continuant. 

4. Gf. encore Lettre d d'Alembert, 26 juin 1766 : « Le ridicule 
vierit a bout de tout; e'est la plus forte des amies. » — Lettre d 
Af me du Deffand, 21 nov. 1766 : * II faut avouer en general 



88 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

s6rietix les absurdity de Fex^gfcse et de la th6ologie 
catholiques? Quand le fanatisme 6tale seulement sa 
sottise, les honnStes gens peuvent se contenter d'en 
rire ! . 

Cependant, s'il y a temps pour la raillerie, il y a 
a temps aussi pour la colore et rindignation. « Selon 
que les objets se pr^sentent & moi, dit Voltaire, je 
suis H6raclite ou D6mocrite; tantdt je ris, tant6t les 
cheveux me dressent k la t<He; et cela esttrfcs k sa 
place, car on a affaire tantdt k des tigres, tantdt k des 

que le ton de la plaisanterie est, de toutes les clefs de la 
musique francaise, celle qui se chante le plus ais^ment, » — 
Let Ire d M. Gaillard, 2 mars 1769 : « Vous me parlez de cer- 
taine petite folie; il est bon de ne pas 6tre toujours sur le ton 
se>ieux, qui est fort ennuyeux a la longue dans notre chere 
nation. II faut des intermedes. Heureux les philosophes qui 
peuvent rire et m&mefaire rire! » — Et, dansunelettre a d'Alem- 
bert, du 8 octobre 1760, le rondeau qui suit : 

En riant quelquofois on rase 
D'assez pros ces extravagants 
A manteaux noirs, a manteaux blancs, 
Tant les ennemis d'Athanase, 
Honteux ariens de ce temps, 
Que les amis do l'hypostase, 
Et ces sots qui prennent pour base 
De leurs ennuyeux arguments 
De BaYus quelque paraphrase. 
Sur mon bidet, no mm 6 Pegase, 
J'4clabousse un peu ces peMants; 
Mais il faut que je les ecrase 
En riant. 

1. Lettre & cTAlembert, 28 no v. 1762. — On peut, il est 
vrai, reprocher a Voltaire bien des pages dans lesquelles sa 
pole'mique antireligieuse ne s'interdit pas la bouflfonnerie, voire 
Fobsce'nite'. Mais Ik m^rae il a son excuse dans la bStise pieuse 
avec laquelle des e*crivains catholiques, tels par exemple que 
dom Galmet (Diet, de la Bible, 1722; Hist, de VAnc. Testament, 
1737) commentaient certains passages de la Bible, si peu chastes 
a vrai dire ou si orduriers, que Pobscenite dont on accuse Vol- 
taire consiste la plupart du temps a les avoir tout simplement 
trad u its. 



RELIGION 89 

singes » (Lettre d Af m « du Deffand, mars 1769 ; LXV, 
385) ». 

En maintes occasions, c'est lui qui reproche k ses 
amis de rire, qui leur en fait honte. D'Alembert par 
exemple lui avait 6crit, apr&s le supplice de 
La Barre, une lettre dont voici la dernifcre'ligne : 
« Pour moi, je rirai comme je fais de tout, et je 
t&cherai que rien ne trouble mon repos et mon 
bonheur ». Mais Voltaire r6pond : « Ce n'est plus le 
temps de plaisanter; les bons mots ne conviennent 
point aux massacres » (18 juill. 1766); et, quelques 
jours apr&s : « Non, encore une fois, je ne puis souffrir 
que vous finissiez votre lettre en disant : Je rirai. Ah ! 



1. Cf. Lettre a Damilaville, 19 juill. 1766 : « Le r61e de Demo- 
crite est fort bon quand il ne s'agit que des folies humaines; 
mais les barbaries font des Israelites. Je ne crois pas que je 
puisse rire de longtemps. » — Lettre a M. Gaillard, 2 mars 1169 : 
« Quand les echafauds sont dresses a Toulouse et a Abbeville, 
je suis Heraclite; quand on se saisit d'Avignon, je suis Demo- 
crite. » — Cf. encore cette page peu connue des Questions sur 
les Miracles : « II y a des choses dont on ne doit que rire; il y 
en a contre lesquelles il faut s'elever avec force. Moquez-vous 
tant qu'il vous plaira de saint Justin qui a vu la statue de sel 
en laquelle la femme de Loth fut changed... Riez des miracles 
de saint Pac6me, que le diable tentait lorsqu'il all ait a la selle, 
et de ceux de saint Gregoire Thaumaturge qui se changea un 
jour en arbre. Ne faites nul scrupule, en adorant Dieu et en 
servant le prochain, de vous moquer des superstitions qui avi- 
lissent la nature humaine; riez des sotlises; mais eclatez contre 
la persecution. L'esprit persecuteur est l'ennemi de tous les 
hommes; il mene droit a retablissement de llnquisition, comme 
le larcin conduit a etre voleur de grand chemin. Un voleur ne 
vous dte que votre argent; mais un inquisiteur veut vous ravir 
jusqu'a vos pens^es. II fouille dans votre ame, il veut y trouver 
de quoi faire bruler votre corps. J'ai lu ces jours passes dans 
un livre nouveau [le Cate'chisme de VRonnUe homme] qu'il y a 
un enfer, qu'il est sur la terre, et que ce sont les persecuteurs 
theologaux qui en sont les diables » (XLII, 259). 



90 VOLTAIRE PH1LOSOPHE 

mon cher ami, est-ce Ik le temps de rire? Riait-on en 
voyant chauffer le taureau de Phalaris? Je vous 
embrasse avec rage » (23 juillet). 

Les ennerais de Voltaire ont souvent cit6 le mot 
suivant d'une de ses lettres : « Je suis f&ch6 qu'on 
ait cuit ce pauvre Napolitain [Vanini], mais je brftle- 
rais volontiers ses ennuyeux ouvrages » (A Vabbe 
d Olivet, 6 janv. 1736). Que veulent-ils prouver par 
1&? Et pr&endraient-ils nous faire accroire, en citant 
une boutade parmi soixante-dix volumes, que Voltaire 
ne ha'issait pas le fanatisme ou n'en plaignait pas les 
victimes? « Sirven, Calas, Martin, le chevalier de 
La Barre, 6crit-il, se pr^sentent quelquefois a moi 
dans mes rSves... J'ai toujours la ftevre le 24 du mois 
d'auguste,... je tombe en d6faillance le 14 de mai, ou 
l'esprit de la Ligue catholique... assassina Henri IV 
par les mains d'un reverend P&re feuillant » (Lettre it 
cTArgenlal, 30 aoM 1769) *. Si Voltaire ne se fait pas 
faute de rire toutes les fois qu'il y en a lieu, combien 
de pages, dans son oeuvre, expriment sa piti6 ou son 
indignation ! Ce n'est pas Tironie hautaine et contenue 
de Montesquieu, ce n'est pas non plus T&pre rh6to- 
rique de Jean-Jacques Rousseau : c'est une Eloquence 
sans apprM, qui jaillit spontan6ment de son coeur a . 



4. De m6me, Lettre d Schomberg, 31 aout 1769 : « Ne soyez 
point etonne\ Monsieur, que j'aie etc" malade au mois d'auguste... 
J'ai toujours la fievre vers le 24 de ce mois, comme vers le 14 
de mai »; Lettre a M. Marin, 10 sept. 1774, edition Moland, 
XL IX, 79. — Sur Voltaire defenseur des victimes du fanatisme, 
cf. p. 145 sqq. 

2. Voici un passage du Dictionnaire pkilosopkique ou l'indi- 
gnation -succede au rire : « Peut-on repute? se'rieusement que 
les Roraaias condamnerent sept vierges de soixante et dix ans 
chacune a passer par les mains de tous les jeunes gens de la 



RELIGION 91 

II <Hait encore ir&s dangereux au xviu* stecle de 
combaitre le catholicisme. En 1757 parut une decla- 
ration royale con! re la licence des £crivains; cette 
declaration, enregistr^e le 21 avril par la Grand'- 
Chambre, portait que « les personnes convaincues 
d'avoir compost, fait composer et imprimer des 
6crits tendant k atlaquer la religion » seraient punies 
de la peine capitale. Et sans doute elle ne fut pas 
appliquee dans sa rigueur. Mais, durant tout le 
xvm e stecle, si Ton ne brula ni ne roua les 6crivains 



ville d'Ancyre?... G'est apparemment pour faire plaisir aux 
cabaretiers qu'on a imaging qu'un cabaretier Chretien, no mm 6 
Thcodote, pria Dieu de faire mourir ces sept vierges plutdt que 
de les exposer a perdre le plus vieux des pucelages. Dieu 
exauca le cabaretier pudibond, et le proconsul fit noyer dans 
un lac les sept demoiselles. Des qu'elles furent noyees, elles 
vinrent se plaindre a Theodote du tour qu'il leur avait joue et 
le supplierent instamment d'emp^cher qu'elles ne fussent man- 
gees des poissons. Theodote prend avec lui trois buveurs de sa 
taverne, marche au lac avec eux, precede d'un flambeau celeste 
et d'un cavalier celeste, repeche les sept vieilles, les enterre et 
finit par etre decapite... On trouve cent contes de cetle espece 
dans les martyrologes. On a cru rendre les anciens Romains 
odieux, et on s'est rendu ridicule. Voulez-vous de bonnes bar- 
baries bien averees, de bons massacres bien constates, des ruis- 
seaux de sang qui aienl coule en efTet, des peres, des meres, 
des maris, des enfants a la mamelle r^ellement e gorges et 
en lasses les uns sur les autres. Monstres perse* cuteurs, ne cher- 
chez ces verites que dans vos annales : vous les trouverez dans 
les croisades contre les Albigeois, dans les massacres de 
Merindol et de Cabrieres, dans l'epouvantable journ£e de la 
SaintrBarthelemy, dans les massacres de l'lrlande... 11 vous sied 
bien, barbares que vous etes, d'imputer au meilleur des empe- 
reurs des cruaut£s extravagantes, vous qui avez inondg l'Europe 
de sang, et qui Favez couverte de corps expirants, pour prouver 
que le meme corps peut etre en mille endroits a la fois et que 
le pape peut vendre des indulgences? Gessez de calomnier les 
Romains, vos legislateurs, et demandez pardon a Dieu des abo- 
minations de vos peres * (Martyrs , XXXI, 159). 



92 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

hostiles h Tfiglise, on les incarc6rait, on les exilait, 
on interdisait ou supprimait leurs livres. 

Faut-il donner, par quelques exemples, une id6e de 
ce qu'^tait le regime de la presse 1 ? Bornons-nous 

1. Boulanger fut persecute pour des livres d'erudition abso- 
lument strangers aux potemiques contemporaines. En 1749, la 
Sorbonne denonca le premier volume de VHistoire naturelle de 
Button comme admettant plusieurs creations successives. En 1750, 
a la suite d'un sermon de je ne sais quel Pere Aubert, on brula 
sur la place publique de Golmar le Diclionnaire de Bayle. Apres 
la publication de YEmile, Rousseau fut dexr^te de prise de corps 
par le Parlement et dut s'exiler. En 1764, on interdit a Thomas 
d'imprimer son ftloge de Marc-Aurele, qui avait eu un grand 
succes, et de le lire a r Academic Sept ans apres fut renouvele" 
Tancien reglement qui ordonnait de ne recevoir au concours 
academique pour le prix d'^loquence que les discburs approuves 
par deux docteurs de la Faculty de th^ologie. 

Recueillons ga et la d'autres exemples dans la Correspon- 
dance de Voltaire. 

. « Votre h6ros Fontenelle fut en grand danger pour les Ora- 
cles,.., et, quand il disait que, s'il avait la main pleine de Veritas, 
1 n'en lacherait aucune*, c'etait parce qu'il en avait lache et 
qu'on lui avait donne* sur les doigts. » (Lettre a Helvetius, 
15 sept. 1763.) Gf. Diet, phil., Philosophe, XXXI, 398 : « On ne 
sait pas assez que Fontenelle, en 1713, fut sur le point de perdre 
ses pensions, sa place et sa liberie, pour avoir redige en France, 
vingt ans auparavant, le Traite des Oracles du savant Van Dale, 
dont il avait retranche^ avec precaution tout ce qui pouvait 
alarmer le fanatisme. » — Helvetius lui-m6me a qui est ecrite la 
lettre cit6e plus haut, eut son livre de YEsprit condamne" par le 
Parlement. « Qui croirait, dit Voltaire a Particle Lettres du Die- 
tionnaire philosophique (XXXI, 9) que, dans le xvm« siecle, un 
philosophe ait 6te traine* devant les tribunftux seculiers et traite 
d'impie par les tribunaux d'arguments pour avoir dit que les 
hommes ne pourraient exercer les arts "s*ils n'avaient pas de 
mains? » 

« J'ai vu Fr6ret, le fils de Gr^billon, Diderot, enleve"s et mis 
a la Bastille, presque tous les autres persecutes, l'abbe" de Prades 
traite* comme Arius par les Athanasiens, Helvetius opprime' non 
moins cruellement, Tercier d6pouille de son emploi, Marmontel 
prive de sa petite fortune, Bret, son approbateur, destitue" et 
reduit a la misere » (Lettre a Palissot, 16 mars 1767). 

« J'ai a vous parler d'une autre nouvelle qui est assez inte- 



RELIGION 93 

k rappeler de quelle fagon furent trails les ouvrages 
de Voltaire, non seulement ceux ou il atiaque le 
catholicisme, mais ceux-lk m6mes oil il se borne k 
exprimer, sans rien d'agressif, ses id6es philoso- 
phiques. 

La Sorbonne d6nonga la Henriade et lui en fit 
refuser le privilege. « J'ai, d6clare-t-il, trop recom- 
mand6... Tesprit de paix et de tolerance; j'ai trop dit 
de v6rit6s k lacour de Rome, j'ai r^pandu trop peu de 
fiel contre les r6form6s, pour esp6rer qu'on me per- 
mette d'imprimer dans ma patrie ce poeme compost 
k la louange du plus grand roi que ma patrie ait 
jamais eu » (Lettre d. M. Cambiague, 1724, 6dit. Moland , 
XXXIII, 407). Les Lettres philosophiques et la Voix 
du Sage et du Peuple furent supprimes. De m6me les 
deux premiers chapitres du Siicle de Louis XIV*. 
« J'61evais un monument k la gloire de mon pays, 



ressante selon ma facon de penser; c'est la persecution que l'on 
suscite a l'abbe Raynal. On dit qu'il a 6te oblige de disparattre. 
Heureusement son livre ne disparaitra jamais. Est-il vrai qu'on 
en veut a ce livre et a la person ne de l'auteur? Les jansenistes 
et les pharisiens se sont r6unis, et fuerunt amici ex ilia hora. 
II n'y aura done plus moyen chez les Welches de penser hon- 
netement sans etre expose a la fureur des barbares! » {Lettre a 
d'Argental, 26 nov. 1775). [Le principal ouvrage de l'abbe 
Raynal, YHistoire philosophique et politique des deux Indes, 
publiee en 1780, fut brul6 par ordre du Parlement, et 1'auteur 
decrgte de prise de corps.] 

« Pourriez-vous me dire si vous avez entendu parler de l'af- 
faire d'un jeune philosophe et par consequent d'un jeune malheu- 
reux, nomm£ Delisle de Sales, auteur d'un livre intitule De la 
Philosophie de la Nature* II a ete violemment persecute et meme 
decrel£ de prise de corps » (Lettre a Marmontel, 8 mars 1777). 
— « On me mande qu'ils [messieurs du Chatelet] ont con damn 6 
au bannissement perpetuel ce pauvre Delisle de Sales » {Lettre 
au mime, 8 avr. 1777). 

1. Parusa part, en 1739. 

TOLTAIHH PHILOSOPHE. 7 



94 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

s'6crie Voltaire, et je suis 6cras6 sous les premieres 
pierres que j 1 ai pos6es » [Lettre a d'Argenson, 8 janv. 
4740). L'ouvrage ne put paraitre qu'k Berlin, comme 
si, pour raconter l'histoire de France, il fallait Stre 
hors de France 1 . La Loi nalurelle fut condamn6e aux 
flammes par le Parlement 2 . Le Pricis de VEccUsiaste 
et le Cantique des Cantiques furent lac£r£s et brul6s. 
Un exemplaire du Dictionnaire philosophique fut jet6 
au feu avec le corps du chevalier de La Barre. 
En 1769, YHistoire du Parlement, vendue sous le man- 
teau par des colporteurs, coutait jusqu'^ trois louis. 
On sait au surplus combicn de fois Voltaire dut 
changer de residence, se cacher, s'enfuir. M6me k 
Ferney, sa s6curit6 est pr£caire. Ayant appris qu'on le 
soupgonnait d'etre Tauteur de Saul, paru comme 
une traduction de Panglais, il 6crivait k Damilaville, le 
21 juillet 1764 : « Je me trouve dans des circonstances 
6pineuses oil ces odieuses imputations peuvent me 
faire un tort irreparable et empoisonner le reste de 
ma vie. » Le 21 septembre de la m6me ann6e, il 6crit 
a M mc du Deffand : « Je serais homme & souhaiter 
de n'cHre pas n£, si on m'accuse d avoir taitle Diction- 
naire philosophique, car... les hommes sont si sots, si 
m£chants, les divots sont si fanatiques, que je serais 
surement persecute. » Deux ans apr6s, TafTaire 
La Barre lui cause de vives inquietudes : dans une 
stance du. Parlement, le conseiller Pasquier a d£clar£ 
que les jeunes gens d'Abbeville se sont pervertis en 



1. Leltre & M at Denis, 28 oct. 1750. 

2. En juillet 1757, la reine, qui allait faire ses devotions, 
apergut dans une librairie un exemplaire de ce poeme; en 
repassant, elle entra, dechira la brochure et menac.a la mar- 
chande de faire fermer sa boutique. 



RELIGION 95 

lisant ses livres. II craint qu'on ne le poursuive jus- 
qu'au fond de son desert, qu'un d£cret ne Toblige de 
quitter Ferney; et d£j& il s'enquiert d'un asile plus 
sur au pays de Cloves 1 . Le 5 f6vrier 1768, lorsque 
vient de parattre le Diner du comle de Boulainvil- 
liers, il ecrit k M. Saurin : « Vous sentez... combien 
il serait affreux qu'on m'imputdt cette brochure... 
Mon Age, ma sant6 tr&s d£rangee, raes affaires qui le 
sont aussi, ne me permettent'pas de chercher une 
autre retraite contre la calomnie... Les morts se 
moquent de la calomnie, mais les vivants peuvent en 
mourir*. » Quelques mois plus tard, le 13 juillet, il 
£crit k M me du Deffand : « Les dents et les griffes de 
la persecution se sont allong£es jusque dans ma 
retraite ; on a voulu empoisonner mes derniers jours. » 

Dirons-nous que les apprehensions de Voltaire 
etaient excessives? Certains de ses amis, entre autres 
d'Alembert et Diderot, le trouvent trop prompt k 
s'alarmer. Mais d'Alembert ne lui en recommande 
pas moins d'etre circonspect; et, dans une lettre k 
M ,,e Volland, Diderot exprime la crainte que « nos- 
seigneurs » ne laissent jamais le « patriarche » en 
rep os, que, malgr£ ses protections, malgr£ ses talents 
et sa gloire, ils ne « lui jouent qvelque mauvais 
tour » (Lettre du 8 aodt 1768), 

Or Voltaire, qui veut bien etre confesseur, ne veut 



1. Cf. Uttre de Fridiric a Voltaire, juill. 1766; LXIII, 218. 

2. Cf., mime jour, a M no de Saint-Julien : « Vous me faites 
beaucoup d'honneur et un mortel chagrin en m'atlribuant l'ou- 
vrage de Saint-Hyacinthe... Les soupcons, dans une matiere aussi 
grave, seraient capables de me perdre et de m'arracher au seul 
asile qui me reste sur Ja terre dans une vieillesse accable*e de 
maladies. » 



96 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

pas Stre martyr 1 . Aussiprend-iltoutesles precautions 
possibles. « Les philosophes doivent rendre la verity 
publique et cacher leur personne » (Lettre h Damila- 
ville, 19 sept. 1764). II regrette qu'Helveiius « ait eu 
le raalheur d'avouer un livre 2 qui FempGchera d'en 
faire d'utiles » {Au mime, 10 oct. 1762). II 6crit k 
d'Alembert : « Frappez et cachez votre main. On 
vous reconnaitra, je veux bien croire qu'on en ait 
Tesprit, qu'on ait le nez assez bon; maisonne pourra 
vous convaincre » (7 mai 1761). Et encore : « On m'a 
dit que vous travaillez k un grand ouvrage ; si vous 
y inettez votre nom, vous n'oserez pas dire la veVite' » 
(8 mai 1764). Lui-m6me publie une foule de brochures 
soit anonymes, soit pseudonymes. Tres souvent, il se 
plaint que « les freres » le signalent comme Tauteur 
de tel ou tel 6crit oil sont attaqu^s le fanatisme et la 
superstition. Peu importe « de quelle main la v6rit6 
vienne, pourvu qu'elle vienne. (Test lui, dit-on, c'est 
son style, c'est sa maniere; ne le reconnaissez-vous 
pas? Ah! mes freres, quels discours funestes! Vous 
devriez au contraire crier dans les carrefours : Ce 
n'est pas lui! » (Lettre a d'Alembert, l er mai 1768) *. 
On veut faire un crime k Voltaire de son « anonymat 
perp6tuel » etde son « pseudonymat obstihe' » 4 . Sans 
doute il se fflt montre* plus courageux en avouant ses 

1. Lettre h Damilaville du 21- juillet 1764; Lettre & (VArgental 
du l er avril 176§; Lettre & d'Alembert du 24 mai 1769. 

2. De VEsprit. 

3. Cf. Lettre & Helvttius, 27 oct. 1766 : « Qu'importe l'au- 
leur de Touvrage? Ne voyez-vous pas que le vain plaisir de 

leviner devient une accusation formelle dont les scel^rats abu- 
sont? Vous exposez Tauteur que vous soupconnez; vous le livrez 
i toute la rage des fanatiques; vous perdez celui que vous vou- 
'!riez sauver. » 

4. fi. Faguet, Dix-huiti&me Steele, p. 197. 



RELIGION 97 

OBuvres, Mais on laurait r6duit au silence, et la v6rit6 
ne serait point venue 1 . 

D'autre part, Voltaire conseille k ses amis de inener 
prudemment la campagne philosophique, de ne pas 
donner d'armes contre eux. S'il blame parfois des 
articles trop timides que Diderot et d'Alembert 
£crivent eux-mfcmes ou admettent dans YEncyclo- 
pddie, il en signale d'autres comrae trop audacieux. 
Pour son compte, il use de managements. II ne dit 
pas toujours sa veritable pens6e ; il recourt tr6s sou- 
vent k cette ironie qui est, comme 1'appelaient les 
Latins, une dissimulation 1 ; il se declare meilleur 
cbr6tien que ses adversaires '. 

Et m6me il ne se borne pas a protester verbalement 
ou par6critdcsonorthodoxie catholique, apostolique 
et romaine. Dans la seconde moiti6 de sa vie, il croit 



1. Le public ne s'y trompait pas. A qui Voltaire pensait-il faire 
accroire que ses pamphlets con Ire le calholicisme avaient 616 
Merits par des religieux persecutes dans leurs cou vents (Leltre 
a Damilaville, 8 fevr. 1768), ou que le Dictionnaire philoso~ 
phique devait etre attribue a • un nomine Dubut, petit theolo- 
gien de Hollande »? (Letlre au m€me^ 29 sept. 1764; cf. Leltre a 
cTArgental, 1" ocl.) Aussi bien le ton meine dont il se disculpe 
et les plaisantes raisons auxquelles il a recours montrent assez 
que ses d£saveux dtaient en general de pure forme. 

3. Deja, par cxemple, dans l'Avant-propos des Premieres Remar- 
ques sur les Pensees de Pascal : - On ne peut trop repeler ici 
combien il serait absurde el cruel de faire une affaire de parti 
de cet examen des Penates. Je n'ai de parti que la verity. Je 
pense qu'il est tres vrai que co n'est pas a la metaphysique de 
prouver la religion chretienne ct que la raison est autant au- 
dessous de la foi que le flni est au-dessous de l'infini. II ne 
s'agit ici que de raison, et e'est si peu de chose chez les homines 
que cela ne vaut pas la peine de se facher » (XXXVII, 38). 

3. « II n'y a d'autre parti a prendre que de se declarer meil- 
leur Chretien que ceux qui nous accusent de n'etre pas Chre- 
tiens », etc. {Leltre a d'Alembert, 27 tevr. 1761). 



98 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

nScessaire de pratiquer le culte. A Colmar, en avril 
1754, comme des espions avaient 616 apost£s pour 
s'enqu6rir s'il ferait ses p&ques, des amis Pavertirent 
en le pressant de les faire ; et il suivit ce conseil *. Pen- 
dant son s6jour k Ferney, il accomplit tous les devoirs 
ext^rieurs de la religion. « Je vous quitte, 6crit-il au 
marquis Albergati, pour aller k la messe de minuit 
avec ma famille et la petite-fille du grand Corneille. 
Je suis f&ch6 d'avoir chez moi quelques Suisses qui 
n'y vont pas; je travaille k les ramener au giron » 
(23 d6c. 1760). La . comtesse d'Argental lui ayant 
recommand6 la prudence : « Je vais k la messe de ma 
paroisse, lui r6pond-il, j^difie mon peuple, je b£tis 
une 6glise, j'y communie et je m'y ferai enterrer, 
mort-Dieu, malgr6 les hypocrites. Je crois en J£sus- 
Christ consubstantiel & Dieu, en la vierge Marie m6re 
de Dieu. Laches pers6cuteurs, qu'avez-vous k me 
dire? » (44 janv. 1761) *. On connatt ses querelles avec 
Biord, T6v6que d'Annecy ; rappelons seulement qu'en 
1769, craignant d'etre pers6cut6, il forga le- cur6 de 
Ferney k lui donner la communion. 



1. « Au moment ou il allait elre communis, dit Gollini, je jetai 
un coup d'oeil subit sur le maintien de Voltaire. 11 presentait 
sa langue en fixant ses yeux bien ouverts sur la physionomie 
du prfitre. Je connaissais ce regard-la • (Mon sejour aupres de 
Voltaire, Paris, 1807, p. 127). 

2. Cf. Lettre a d'Alembert, l er juill. 1766 : « Je rends le pain 
benit.tous les ans avec une magnificence de village que peut- 
6tre le marquis Simon Le Franc n'a pas surpassec. * Lettre a 
d'Argental, i" avr. 1768 : « Vous me demandez pourquoi j'ai chez 
moi un jesuite; je voudrais en avoir deux, et si on me fache, je 
me ferai communier par eux fois par jour. » Lettre au cardinal 
de Bernis, 9 fevr. 1770 : • Si vous etes cardinal, je suis capucin. 
Le general qui est a Rome m'en a envoye la patente... Je me 
fais faire une robe de capucin assez jolie. » 



RELIGION 99 

Ses amisluifaisaienthonte, d'Alembert entre aulres 
et d'Argental. II se d6fendit de son mieux. 

Et certes il se defend mal en all£guant qu'on doit 
hurler avec les loups, que, s'il n'a aucune pretention, 
il ne saurait done 6tre tax6 d'hypocrite 1 , que la meil- 
leure fa$on de marquer son m^pris pour de telles 
fac6ties consiste k les jouer *. Citerons-nous Texemple 
de Montesquieu et celui de Buffon; qui se confor- 
m&rent eux aussi k la religion de leur pays et de leur 
roi? Ni Tun ni Tautre, tout incroyants qu'ils fussent, 
n'avaient, comme Voltaire, d6clar6 la guerre au catho- 
licisme. 

Mais ses attaques m6mes contre le catholicisme 
l'obligeaient de prendre ses precautions. II a comme 
excuse la crainte des perils qui le menagaient. 

Sur son lit de mort, il se confessa, en disant : « Je 
ne veux pas qu'on jette mon corps k la voirie. » Pen- 
dant ses d6m6\6s avec T6v6que Biord : « Pour n^tre 
point brul6, je fais, 6crivait-il k d'Alembert, provision 
d'eau b^nite » (24 mai 1769). Brul6? non sans doute. 
Mais il aurait 616 r£duit k quitter Ferney; or, que 
pouvait-il, sauf le bucher, craindre de pire 3 ? 

1. Lettre A cTArgental, 22 avr. 1768. 

2. Id., 8 mai 1769. — Dans une lettre a Saint-Lambert du 
4 avril 1769, apres avoir dit : « J'ai eu douze acces de fievre; 
j'ai re^u bravement le viatique en depit de Fenvie. J'ai d6clar6 
express^ men t que je mourais dans la religion du roi tres Chre- 
tien et de la France, ma patrie », il ajoute, comme pour se 
donner le change a lui-mdme : - Gela est Ger et honn&te. » 

3. « Vous ne savez pas avec quelle fureur la calomnie sacer- 
dotale m'a attaque. II me fall ait un bouclier pour repousser les 
traits mortels qu'on me langait. Voulez-vous toujours oublier 
que je suis dans un diocese italien et que j'ai dans mon porte- 
feuille la copie d'un bref de Rezzonico contre moi? Voulez-vous 
oublier que j'allais 6tre excommunie comme le due de Panne et 
vous? Voulez-vous oublier enfin que, lorsqu'on mit un baillon 



100 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Remarquons du reste que ce qu'il acheiait ainsi, ce 
n'6tait pas une paix Sgoiste. Rien ne Femp6chait de 
vivre tranquille en se taisant. D'autres s'6taient tus 
jadis, k commencer par Descartes ; et d'Alembert lui- 
mSrae gardait raaintenant le silence. Mais il voulait 
continuer sans relftche la lutte contre le fanaiisme. A 
ceux qui Taccusent de manquer de courage, on pour- 
rait r6pondre par ce mot d'une de ses lettres : « Nous 
sommes bien heureux, mes anges, d'avoir des philo- 
sophes qui n'ont pas la prudente l&chet6 de Fonte- 
nelle » (A d'Argenlal, 22 juin 1766). 

Non seulement Voltaire ne se tut pas dans les der- 
nitres ann6es de sa vie, mais il fut plus actif que 
jamais. 

Pourquoi ce redoublement de z61e? On pretend que 
le succfcs du Vicaire Savoyard, public en 1762, Tavait 

a Lally et qu'on lui eut coupe" la tete pour avoir 6te* malheu- 
reux et brutal, le roi demanda s'il s'e'tait confess^? Voulez-vous 
oublier que mon 6v6que Savoyard, le plus fanatique et le plus 
fourbe des horn mes, ecrivit contre moi au roi, il y a un an, les 
plus absurdes impostures?... 11 est tres faux que le roi lui ait 
fait re*pondre par M. de Saint-Florentin qu'il ne voulait pas lui 
accorder la grace qu'il demandait. Gette grace 6tait de me 
chasser du diocese, de m'arracher aux terres que j'ai de*frichees, 
a Peglise que j'ai rebatie, aux pauvres que je loge et que je 
nourris... Le roi veut qu'on remplisse 6es devoirs de Chretien ; 
non seulement je m'acquitte de mes devoirs, mais j'envoie mes 
domestiques catholiques re*gulierement a l'eglise et mes domes- 
tiques protestants regulierement au temple; je pensionne un 
maitre d'^cole pour enseigner le catechisme aux enfants. Je me 
fais lire publiquement YHisioire de I'JJlglise et les Sermons de 
Massillon a mes repas. Je mets l'imposteur d'Annecy hors de 
toute mesure, et je le traduirai hautement au Parlement de 
Dijon s'il a Paudace de faire un pas contre les lois de l'Etat... Si 
par malheur j'etais persecute..., plusieurs souverains... m'ofTrent 
des asiles. Je n'en sais point de meilleur que ma maison et mon 
innocence. Mais en fin tout peut arriver » (Lettre d cTArgental, 
23 mai 1769). 



RELIGION 101 

rendu jaloux de Rousseau. Selon Condorcet, le Sermon 
des Cinquante serait le premier ouvrage ou Voltaire 
attaqua de front la religion chr6tienne, et il ne l'aurait 
6crit que pour surpasser Rousseau en hardiesse 
« corarae il le surpassait en g6nie ' », Cette assertion, 
sur laquelle veulent s'appuyer des critiques modernes a , 
ne supporte pas l'examen. D'abord, Voltaire avait d6ji 
fait parattre avant 1762 beaucoup d'ouvrages tout 
aussi hardis que le Sermon des Cinquante 1 ; ensuite, 
le Sermon des Cinquante pr6c6da le Vicaire Savoyard, 
et, peut-6tre, de douze ou quinze ans *. 

Ce qui n'en reste pas moins, c'est que, depuis son 
6tablissement k Ferney, il mena la campagne antica- 
tholique avec une nouvelle ardeur et y consacra 
d6sormais presque tous ses efforts. De plus en plus 
il n'6crit que pour agir, et de plus en plus son action 
est dirig6e contre l'Eglise. II neglige tout ce qui est 
purement litt£raire; il se refuse jusqu'au plaisir de 
rimer des badinages. « Ce n'est pas la peine, dit-il; 
le temps est trop cher 5 . » Suivant Texpression 
d'Helv^tius, Voltaire a pass6 le Rubicon, et le voil& 
devant Rome 6 . 

Si Ton veut se faire une id6e de la place que tient 

1. Averlmement du Sermon des Cinquante, 
' 2. Entre autres Brunetiere. Cf. Etudes critiques, t. Ill, p. 272. 

3. Par exemple, la Defense de milord Bolingbroke, la Lettre 
de Charles Gouju a ses freres; quant a YExtrait des Sentiments 
de J. Meslier, il en envoyait a Damilaville un exemplaire des le 
4 fevrier 1762. 

4. Cf. Edme Champion, Voltaire, la Date du Sermon des Cin- 
quante, p. 168 sqq. 

5. Lettre a d'Alembert du 8 octobre 1760. A propos d'un ron- 
deau que Voltaire ne prend pas le temps d'achever. Cf, note i 
de la p. 87. 

6. lettre a Helvttius, 2 janv. 1761. 



102 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

dans son oeuvre, k cette 6poque, la pol&mique anti- 
cl^ricale, il suffit de lire le Dictionnaire philosophique. 
Dans le premier volume par exemple, une vingtaine 
d'articles sur soixante prennent & partie le catholi- 
cisme : Abbaye, Abbe, Abraham, Adam, Adorer, 
Agar, Ame, Amour de Dieu, Ange, Annates, Aniitri- 
nitaires, Apocryphes, Apostat, Apdtre, Ararat, maints 
autres encore. Et ce sont presque toujours les plus 
6tendus. Sur Abraham, vingt pages; sur Adam, dix; 
sur Ame, vingt; sur Apocryphes et sur Apdtre, 
quinze. Aussi bien plusieurs articles, dont le titre 
n'annonce rien d'anticatholique, se rattachent pour- 
tant, soit en partie, soit tout entiers, k la propagande 
contre Tfiglise. Dans A bus, il ne parle que de « l'appel 
comme d'abus ». Dans Adultire, il plaide en faveur 
du divorce. Dans Anthropophages, il consacre deux 
ou trois pages k soutenir que les H6breux mangeaient 
de la chair humaine. Dans Arabes, il montre que Job 
n'6tait pas Juif et que le Livre de Job est antSrieur k 
tous les livres judaKques. Enfin, voici le commen- 
cement de Particle Aranda (comte a") : « Quoique les 
noms propres ne soient pas Tobjet de nos questions 
encyclop6diques, notre soci6t6 littGraire a cru devoir 
faire une exception en faveur du comte d' Aranda, qui 
a commence k couper les tStes de Phydre de requi- 
sition 1 . » 



1. Dans le reste du Dictionnaire, sans titer les articles que 
signale assez leur titre, cf. entre autres Avignon, ou Voltaire 
conteste les droits du pape sur cette ville; Eclipse, ou, rappe- 
lant la legende d'apres laquelle la terre se serait couverte de 
te"nebres a la mort de J6sus-Christ, il conclut que les te'nebres 
de la superstition sont bien plus dangereuses; Economie, ou il 
critique les recits sacr£s relatifs a Abraham et a Isaac; Gloire 
(section 11), ou il raille la sottise humaine qui se repre*sente 



RELIGION 103 

(Test aussi dans les vingt dernieres ann6es de sa 
vie que Voltaire publie le plus grand nombrc de ses 
brochures anticle>icales. Les gros livres ne sont 
pas de saison. Mieux valent des pamphlets, qui se 
r6pandent partout, que tout le monde veut lire et 
peut comprendre. « II paratt convenable, 6crit-il k 
Helv6tius, de n^crire que des choses simples, courtes, 
intelligibles aux esprits les plus grossiers. Que le 
vrai seul et non 1'envie de briller caract6rise ces 
ouvrages » (2 juill. 1763). Et, dans une autre lettre 
au mSme, signed Jean Paiourel, ci-devant jesuite, 
apres avoir g6mi sur les progres de rincr6dulit6 : 
« On oppose, dit-il, au Pedagogue chre'tien et au 
Pensez-y bien, livres qui faisaient autrefois tant de 
conversions, de petits livres philosophiques qu'on a 
soin de r6pandre partout adroitement. Ces petits 
livres se succedent rapidement les uns aux autres. 
On ne les vend point, on les donne k des personnes 
affid6es qui les distribuent k des jeunes gens et k des 
femmes. Tantdt c'est le Sermon des Cinquante, qu'on 
attribue au roi de Prusse, tantdt c'est un Extrail du 
Testament de ce malheureux cur6 Jean Meslier,... 
tantdt c'est je ne sais quel Calechisme de VHonnite 
homme » (25 aotit 1763). Voil& le moyen le plus effi-^ 
cace de combattre FEglise ; et Voltaire ne le d6nonce 
sous le nom de Jean Patourel que parce qu'il se 
Micite d'en user pour son propre compte avec succes. 
Si beaucoup de ses ouvrages proprement litt6raires 
avaient eu de tout temps un tour philosophique, le 

l'fitre supreme corame un glorieux; Horloge, ou il ridiculise 
le miracle « fait en faveur d'fizechiel sur son horloge •, miracle 
par lequel le soleil recula sans souci dc deranger le cours de 
tous les autres astres, etc., etc. 



4 
s 



104 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

philosophe cbez lui pr6vaut de plus en plus. Voltaire 
necongut jamais Phistoire en pur « litterateur » ; mais, 
sans parler de Charles XIl y il y a une grande difK- ! 

rence entre YEssai sur les Moeurs et le Steele de 
Louis XIV. Quant k ses pieces de Ihe&tre, presque , 

toutes sont maintenant des oeuvres de combat : So- j 

crate, oil il reprSsente la magistrature et le sacerdoce } 

allies contre la philosophie ; Saul, oil il s'amuse k 
bafouerle roi et prophfcte David; Olympie, oil, comma 
nous Tavons vu 1 , il pretend montrer que la religion 
chr£tienne a tout pris des palens et que le peuple de 
Dieu fut un peuple abominable 2 ; les Guibres, ou il 
denqnee Tambition des pr&tres; les Lois de Minos, 
oil il fl6trit les sacrifices humains, non pas seulement 
ceux de F antiquity mais aussi ceux des temps mo- I 

dernes et de son stecle m6me ; car de quel autre nom ^ 

appeler les auto-da-f6, la Saint-Barth61emy, le sup- j 

plice de La Barre? I 

Sa pol6mique aussi prend un accent plus vif. (Test 
k partir de 1760 qu'il adopte pour devise, le mot 
fameux : Ecraser Vinfdme 3 . II 6crit, le 41 Janvier 1761, 
k son an>i Thieriot : « Je deviens Minos dans ma 
vieillesse, je punis les m6chants * ». A Damilaville, le 
9 mai 1763 : « Plus je vieillis et plus je deviens impla- 
cable envers Vinfdme », et le 27 fevrier 1765 : « Je j 

V 

1. Cf. p. 83, n. 2. 

2. Lettre a Damilaoille, du 8 mars 1762; Lettre a (VArgental, 
du 13 juillet 1763. 

3. Lettre a d/Alembert du 23 juin 1*760; d Thieriot, du 18 juillet; 

a d'Alembert, du 20 avril 1761; du 25 fevrier et du 12 juillet 1762; « 

du 18 Janvier 1763, etc. < 

4. Cf. Lettre a la comtesse d'Argental, 14 janv. 1761 : * Vous 
m'allez dire que je deviens bien hardi et un peu mechant sur 
mes vieux jours. Mechant? Non, je deviens Minos, je juge les 
pervers. • 



RELIGION 105 

deviens bien faible, mais mon z61e devieni tous leg 
jours plus fort.. » A d'Alembert, le 13 novembre 1772 : 
« Je deviens plus insolent k mesure que j'avance en 
Age. » 

Jamais le # ton de sa correspondance avec « les 
frfcres » ne fut si vif et si passionn6. Lettre k Helv6- j 
this, du 2 Janvier 1761 : « II faut hardiment chasser 
aux bStes puantes. » Lettre k d'Argental, du 3 octobre 
de la m&ne ann£e : « Ah ! barbares, ah ! chiens de 
chr6tiens,*>. que je vous d^teste! » Lettre k d'Alem- 
bert, de Mvrier 1762 : « Si j'ai lu la belle jurispru- 
dence de requisition 1 ! Eh I qui, mordieu, je Tai lue, 
et elle a fait sur moi la m£me impression que fit le 
corps sanglant de C£sar sur les Romains. Les hommes 
ne m^ritent pas de vivre puisqu'il y a encore du bois 
et du feu, et qu'on ne s'en sert pas pour brftler ces 
monstres dans leurs inf£mes repaires » (LX, 174). 
Lettre k Damilaville, du 15 mars 1765 : « M. d'Argental 
doit recevoir dans quelques jours deux paquets de 
mort-aux-rats* qui pourront donner la colique k 
I'inf... » 

En m&ne temps Voltaire encourage ses amis ou 
les gourmande. II 6crit k d'Alembert, le 12 juillet 1762 : 
« Jean Meslier doit convertir la terre. Pourquoi son 
frvangile' est-il en si peu de mains? Que vous 6tes 
tildes k Paris I Vous laissez la lumi&re sous le bois- 
seau. » A Damilaville, le 12 octobre 1764 : « Chacun 
de son cdt6 combat le monstre de la superstition 
fanatique; les uns lui mordent les oreilles, d'autres 
le ventre, et quelques-uns aboient de loin. Je vous 

1. Le Manuel des Inquisiteurs, par Morel let. 

2. II s'agit de brochures anticatholiques. 

3. VExtrait des Sentiments de Jean Meslier. 



106 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

invite k la cur6e »; et le 19 novembre 1765 : « Allons, 
brave Diderot, intr£pide d'Alembert, joignez-vous k 
mon cher Damilaville, courez sus aux fanatiques et 
aux fripons;*.. detruisez les plates declamations, les 
mis^rables sophismes, les faussetes historiques, les 
contradictions, les absurdity sans nombre, emp^chez 
que les gens de bon sens ne soient les esclaves de 
ceux qui n'en ont point ; la generation naissante nous 
devra sa raison et sa liberty. » Encored Damilaville, 
le 28 juillet 1766 : « Si le Platon moderne * voulait, 
il jouerait un bien plus grand rdle que Tancien 
Platon. Je suis persuade encore une fois qu'on 
pourrait changer la face des choses. » A d'Alembert, 
le 30 juillet de la m^me annee : « Jepleure les gens 
dont on arrache la langue, tandis que vous vous 
servez de la vdtre pour dire des choses tr£s agreables 
et tr6s plaisantes. » A Damilaville enfin, quelques 
jours apr6s, le 25 aout : « Tout ce que je puis vous 
dire aujourd'hui par une voie sftre, c'est que tout 
est pret pour Tetablissement de la manufacture [une 
colonie philosophique qui devait s'etablir k Cieves]... 
Des bords du Rhin jusqu'& ceux de TObi, Platon 
trouverait sftrete, encouragement et honneur... Je ne 
congois pas ceux qui veulent ramper sous le fana- 
tisme dans un coin de Paris tandis qu'ils pourraient 
ecraser ce monstre. Quoi! ne pourriez-vous pas me 
fournir seulement deux disciples zeies! II n'y aura 
done que les energum^nes qui en trouveront! Je ne 
demanderais que trois ou quatre annees de sante et 
de vie ; ma peur est de mourir avant d'avqir rendu 

1. Diderot. 



-O J 



RELIGION * 107 



service. » Et, k la fin de la lettre, il r6p&te trois fois 

iZcrasez I'inf... 1 . , 

On a d&jk vu de quelle fagon Voltaire combattait 

le catholicisme ; disons maintenant pourquoi il le 

combatiii. 

r N es * * e premier k dire que les questions m6taphy- 

^ siques d£passent ttntelligence humaine 2 ; et, quand 

une de ces questions se pose, ilreconnalthumblement 

sa faiblesse. Mais, si faible que soit notre raison, il ne 

veut pas du moins y contredire. Or, le catholicisme 

pretend nous imposer des croyances qui la r^voltent. 

II appelle le th6ologien Jacques Vernet « professeur 

de la science absurde » (Lettre a Diderot, 1758; LVII, 

456). II 6crit au cardinal de Bernis : « Quoil s6rieu- 

sement, vous voulez rendre la th6ologie raisonnable? 

t Mais il n'y a que le Diable de La Fontaine & qui cet 

ouvrage convienne 8 . » Elle est « un cours de Petites- 

Maisons» (28 d6c. 1761). 

■> Parmi tant de dogmes absurdes imagin6s par les 

th6ologiens du catholicisme, n'en retenons que deux, 

auxquels il revient le plus souvent, celui de la Trinit6 

et celui de la Transsubstantiation. 

D'apr&s la religion catholique, il y a un seul Dieu, 
mais, en mSme temps, il y a trois personnes divines. 
La premiere, nomm6e leP&re, aengehdre la seconde, 
nomm6e le Fils, et le P&re avec le Fils ont engendr6 
la troisi&me, nomm6e TEsprit; cependant TEsprit, le 
Fils et le P6re sont aussi anciens Tun que Tautre. lis 



1. Cf. encore la lettre a d'Alembert du 26 juin 1766, la lettre 
a Helv6tius du 27 octobre de la mgme annge, etc. 

2. Gf. p. 6 sqq. 

3. Allusion a un conte de La Fontaine, intitule la Chose impos- 
sible. 



408 VOLTAIRE PHILOSOPHB 

n'ont au surplus hi corps ni figure ; et done la per- 
sonne du P6re et la personne dtf Fils, purement spi* 
rituelles, ont produit la personne de l'Esprit, non 
moins spirituelle que le Fils et le P&re. Voil& dans 
quel abominable galimatias s'embrouille le dogme-de 
la Trinity *. 

Quant k la Transsubstantiation, e'est le supreme 
effort de la folie humaine, le dernier terme oil pouvaient 
aboutir l'effronterie des moines et l'imbScillite des 
lai'ques. Un pain, chang6 en chair et en fibres, qui 
conserve le goM du pain ; non seulement un dieu dans 
tin pain, mais un dieu substitu6 k ce pain; cent mille 
miettes de pain devenues en un moment autant de 
dieux, qui ne font d'ailleurs qu'un seul dieu ! Com- 
ment de pareilles aberrations ne soul&veraient-elles 
pas le m6pris et le d^goilt?* 

Credo quia absurdum, dSclarentles catholiques; et 
ils n'ont pas d'autre ressource que de nous dire : 
« Fermez pieusement les yeux de la raison et adorez 
de si hauts myst&res. » Mais alors, qu'est-ce qui nous 
empSchera de croire aux plus ridicules thauma- 
turgies? Tous les imposteurs se sont r6clam&s de 
Dieu : qu'est-ce qui nous sauvera de leiirs impostures, 
si nous commengons par nous aveugler*? 

Les d^fenseurs du catholicisme ne s'en tiennent 
mfcme pas Ik. Si notre religion, disent-ils, ne venait 
pas de Dieu, on ne saurait expliquer que tant de 
peuples aient adopts des dogmes si contraires k la 

1. Extrait des Sentiments de Jean Meslier, XL, 448 sqq.; Diet. 
phil. y Trinite, XXXII, 396 sqq. 

2. Diet. phil. 9 Eucharistie, XXIX, 262 sqq., Transsubstantiation, 
XXXII, 395, 396. 

3. Extrait des Sentiments de J. Meslier, XL, 399 sqq., 449, etc. 



RELIGION 109 

raison 1 . Cette argumentation est sans doute fort 
ing£nieuse; elle est encore plus impudente. 

Un homme de bon sens doit rejeter le catholicisme 
non pas seulement pour Tabsurdit6 de ses dogmes, 
mais d6j& pour leur obscurity. Les thdologiens par- 
lent d'un Dieu cach6, Deus absconditus. Quelle id£e 
se font-ils done de Tfitre supreme? Non, Dieu ne se 
cache point; Dieu nous a r6v616 tout ce qui int6resse 
notre salut. Pr6tendre qu'il se cache, e'est lui faire 
injure. II serait le plus insens6 et le plus cruel des 
tyrans, s'il nous imposait l'observation de regies qui 
ne nous fussent pas clairement connues '. La reli- 
gion « doit entrer dans le coeur de tous les hommes 
comme la lumtere dans les yeux, sans effort, sans 
peine, sans pouvoir laisser le moindre doute sur la 
clart6 de cette lumtere » (Homelie du pasteur Bourn, 
XLIV, 377) 8 . Libre aux catholiques de dire : Credo 
quiaabsurdum; tout homme raisonnable dira juste- 
ment : non credo quia obscurum. 

II y & contre la religion catholique quelque chose 

1. Diet, phil., Secte, XXXII, 211. 

2. Homelie sur la Communion, XLV% 301. 

3. Gf. la Lot naturelle : 

La nature a fourni d'une main salutaire 
Tout ce qui dans la vie a l'homme est necessaire, 
Les ressorts de son ame et l'instinct de ses sens. 
Le ciel a ses besoins soumet les elements ; 
Dans les plis du cerveau la memoire habitante 
Y peint de la nature une image vivante. 
Chaque objet de ses sens previent la volonte. 
Le son dans son oreille est par Fair apporte ; 
Sans efforts et sans soins son ceil voit la lumi6re. 
Sur son Dieu, sur sa fin, sur sa cause premiere, 
L'homme est-il sans secours a l'erreur attache ? 
Quoi! le monde est visible, et Dieu serait each 6? 
Quoi ! le plus grand besoin que j'aie en ma misere 
Est le seul qu'en effet je ne puis satisfaire? 

(XII, 158.) 

VOLTAIRE PHILOSOPHE. 8 



410 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

, de plus grave encore que Fextravagance de ses 
L *" dogmes; elle est fonci&rement immorale. 

Parcourons d'abord les r6cits de TAncien Testa- 
ment : ce ne sont que fraudes et crimes, commis par 
ceux-14 m6mes qu'il pretend nous proposer en 
exemples. Voici Jacob, qui force Esau mourant de 
faim k lui c6der son droit d'atnesse ; voici Juda, le 
patriarche, le pfcre de la premiere tribu, qui couche 
avec sa belle-fille; voici Salomon, qui fait p6rir son 
fr6re. Un prMre veut-il prScher la morale au lieu de 
dogmes incomprehensibles? il prendra le contre-pied 
des enseignements donn6s par la sainte ficriture. Si 
Jacob ran§onne fisaii, pratiquez la justice envers 
tous les hommes et particuli&rement envers vos pro- 
ches. Si le patriarche Jijda commet un inceste avec 
Thamar, « n'en ayez que plus diversion pour ces 
indignites ». Si Salomon assassine son fr&re et si 
presque tous les petits rois Juifs sont des meurtriers 
barbares, « adoucissez vos mceurs en lisant cette 
suite affreuse de crimes ». Voilk de quelle manure 
doivent interpreter FAncien Testament ceux qui 
veulent en tirer quelque instruction pour la con- 
duite de la vie *. 

Laissons maintenant Thistoire sacr6e et ne nous 
attachons qu'aux dogmes du catholicisme : leur obscu- 
rity et leur absurdity nous deconcertent; comment 
leur iniquity ne nous indignerait-elle pas? 

On pretend que la justice divine peut difKrer de la 
ndtre. Mais nos lumteres viennent-elles d'ailleurs 
que de Dieu? II ne saurait y avoir deux justices, pas 



i. Sermon des Cinquanie, XL, 60B sqq.; Home'lie sur V interpret 
tation de VAnoien Testament, XL III, 278 sqq. 



RELIGION ill 

plusqu'il n'y a deux geometries. S'ily avail deux jus- 
tices, Tune pour nous, Pautre pour Dieu, r£tre* 
supreme aurait done voulu nous induire en erreur; 
non content de se cacher k ses creatures, il les aveu- 
glerait : quel pire outrage peut-on lui faire? Non, ce 
qui est juste selon nous est juste selon Dieu '. 

Or examinons les deux dogmes principaux du 
catholicisme, ceux sur lesquels il se fonde : le P6ch6 
originel et la Redemption. 

Le dogme du p6ch6 originel est un scandale pour 
notre conscience. Quoi? Dieu nous imputerait une 
faute commise par le premier homme voil& des 
milliers d'annees ! Dira-t-on que le fils paye souvent 
les erreurs et les vices du p&re? C'est Ik une loi de la 
nature, une solidarity de fait qui n'a rien & voir avec 
la morale. En nous punissaift pour le crime d'un 
autre, Dieu renierait sa propre essence 2 . 

Quant k la redemption par Jesus-Christ, elle n'es 
pas plus Equitable que la condamnation en Adam. 
Cbacun a sa responsabilite personnelle. Si nous 
m£ritons d'etre recompenses ou d'etre chAties, nous 
le meritons en raison de notre propre conduite. La 
justice exige qu'on nous traite sur ce que nous avons 
fait. Je ne veux etre ni chAtie pour la faute d'Adam, 
ni recompense pour les merites de Jesus-Christ, 



1. Homilie sur PAtMisme, XLIII, 238, 239; Diet, phil., Impie, 
XXX, 333. 

2. Diet, phil, Ptcht originel, XXXI, 323 sqq. — Cf. le Pour et 
le Contre : 

Ayant verse 1 son sang pour expier nos crimes, 
II nous punit de ceux que nous n'avons point faits! 
Co Dieu poursuit encore, aveugle en sa colere, 
Sur ses derniers enfants l'erreur d'un premier pere. 

(XII, 18.) 



112 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Aussi bien, pas de salut sans la foi; telle est la 
pure doctrine du catholicisme. Les th^ologiens catho- 
liques appellent p6ch6s — splendida peccata, dit 
saint Augustin — les plus beaux traits de la vertu 
pa'ienne. Et done les Socrate, les Marc-Aur61e, les 
fipict&te, 6taient vou6s k la damnation 6ternelle. Mais, 
pendant qu'ils brulent dans Tenfer, un Ravaillac 
jouit des f61icit6s celestes; car il avait la foi, et « e'est 
par la foi », comme dit saint Paul, qu'il assassina 
Henri IV, suspect de preparer la guerre contre le 
pape, repr^sentant de Dieu sur la terre *. 

1. Cf. Diet, phil., Catechisme chinois, XXVII, 485; Henriade, 
chant vii : 

Pourrait-il [Dieu] les juger [les pai'ens], tel qu'un in juste maitre, 
Sur la loi des Chretiens qu'ils n'avaient pu connaltre ? 
Non, Dieu nous a cre^s, Dieu veut nous sauver tous... 
Et si leur coeur fut juste, ils ont 3te Chretiens. 

(X, 223.) 
Loi nature lie : 

Les vertus des paYens dtaient, dit-on, des crimes. 
Rigueur im pi toy able, odieuses maximes ! 
Gazetier clandestin, dont la plate acrete" 
Damne le genre humain de pleine autorite\ 
Tu vois d'un ceil ravi les mortels, tes semblables, 
Petris des mains de Dieu pour le plaisir des diables. 
N'es-tu pas satisfait de condamner au feu 
Nos meilleurs citoyens, Montaigne et Montesquieu? 
Penses-tu que Socrate et le juste Aristide, 
Solon, qui fut des Grecs et l'exemple et le guide, 
Penses-tu que Trajan, Marc-Aurele, Titus, 
Noms cheris, noms sacres, que tu n'as jamais lus, 
Aux fureurs des demons soient livrds en partage 
Par le Dieu bienfaisant dont ils etaient l'image? 

(XII, 170.) 

Et, dans les Trois Empereurs en Sorbonne (XIV, 225, 226), le 
morceau qui commence ainsi : 

O morts, s'dcriait-il, vivez dans les supplices, 
Princes, sages heros, examples des vieux temps. 

Voltaire y ajoute en note : « Le sieur Riballier... venait de faire 
condamner en Sorbonne M. Marmontel pour avoir dit que Dieu 
pourrait bien avoir fait misericord e a Titus, a Trajan, a Marc- 
^urele. • 



RELIGION 113 

Une pareille doctrine renverse toute justice. Les 
hommes doivent Stre juges d'apr^s ce qu'ils font et 
non d'apr^s ce qu'ils pensent 1 . « Cent dogmes ne 

i. Gf. Diet, phil.y Dogmes : « Le 18 fevrier de Tan 1763 de l'ere 
vulgaire, le soleil entrant dans le signe des poissons, je fus 
transports au ciel com me le savent tous mes amis... 

« On croira bien que je fus ebloui; mais ce qu'on ne croira pas, 
e'est que je vis juger tous les morts. Et qui etaient les juges? 
C'etaient, ne vous en ddplaise, tous ceux qui ont fait du bien 
aux hommes, Confucius, Solon, Socrate, Titus, les Antonins, 
fipictete, Gharron, de Thou, le chancelier de l'Hospital, tous les 
grands hommes qui, ayant enseigne* et pratique les vertus que 
Dieu exige, semblent seuls elre en droit de prononcer ses 
arrets... 

« Je vis une foule prodigieuse de morts qui disaient : J'ai cru, 
j'ai cru; mais sur leur front il etait ecrit : J'ai fait, et ils etaient 
condamnes. 

« Le j^suite Le Tellier paraissait fierement, la bulle Unigenitus 
a la main. Mais a ses cdles s'eleva tout d'un coup un monceau 
de deux mille lettres de cachet. Un jansdniste y mit le feu : 
Le Tellier fut brute jusqu'aux os; et le janseniste, qui n'avait 
pas moins cabale que le jesuite, eut sa part de la brulure. 

« Je voyais arriver a droite et a gauche des troupes de fakirs, 
de talapoins, de bonzes, de moines blancs, noirs et gris, qui 
s'etaient tous imagine" que, pour faire leur cour a l'fitre supreme, 
il fall ait ou chanter, ou se fouetter, ou marcher tout nus. J'en- 
tendis une voix terrible qui leur demanda : Quel bien avez-vous 
fait aux hommes? A cette voix succeda un morne silence; aucun 
n'osa repondre, et ils furent conduits aux Petites-Maisons de 
I'Univers; e'est un des plus grands batiments qu'on puisse ima- 
giner. 

« L'un criait : G'est aux metamorphoses de Xaca qu'il faut 
croire; Tautre : C*est a celles de Sammonocodom. Bacchus 
arr£ta le soleil et la lune, disait celui-ci. Les dieux ressusci- 
terent Pelops, disait celui-la; voici la bulle in Caena Domini, 
disait un nouveau venu; et l'huissier des juges criait : Aux 
Petites-Maisons, aux Petites-Maisons! 

« Quand tous ces proces furent vid6s, j'entendis alors promul- 
guer cet arr^t : 

• De par l'Eternel, Createur, Gonservateur, Remunerateur, 
Vengeur, Pardonneur, etc., soit notoire a tous les habitants 
des cent mille millions de milliards de mondes qu'il nous a plu 
de< former, que nous ne jugerons jamais aucun desdits habi- 



114 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

valent pas une bonne action » (Dicl.phil., Philosopher 
XXXI, 410). « II serait ridicule de penser qu'on n'eftt 
pu remplir ses devoirs avant que Mahomet [ou J6sus- 
Christ] fat venu au monde » (Ibid., Ndcessaire, XXXI, 
272). Les seuls dogmes n^cessaires sont ceux que 
reconnatt Thumanite universelle *, ce sont les pres- 
criptions de la loi morale, par laquelle Dieu, notre 
p6re commun, s'est r6v616 k toutes ses creatures rai- 
sonnables 2 . 

Un autre grief de Voltaire contre la religion catho- 
lique, c'est qu'elle professe le m6pris de Thomme. 
Sans doute, elle le rel6ve apr&s l'avoir avili; mais elle 
ne le relfcve que par la grace de Dieu, en vertu d'une 
th6ologie k laquelle r^pugne notre conscience. Or 
Voltaire, comme les autres philosophes du xvm e Ste- 
ele, en a une meilleure id6e; et, d6s ses premiers 
Merits, il refute sur ce point les exag6rations des 
moralistes chr6tiens. Dans les Bemarques sur les 
Pensies (1728), il reprochc surtout k Pascal de mon- 
trer Thumanite sous un jour odieux. Et, par la, il 
n'attaque pas seulement Pascal et le jans6nisme, il 
attaque le catholicisme lui-m6me, dont Tauteur des 
Penates ne faisait qu'exprimer la doctrine 8 * 

tants sur leurs idees creuses, mais uniquement sur leurs actions; 
car telle est notre justice » (XXVIII, 440 sqq.). — Cf. encore 
Entretiens chinois, XLIV, 78. 

1. Lettre d M m9 du Deffand, 42 mar9 1766; Lettre & Voyer d'Ar- 
genson, 6 nov. 1770. 

2. La morale uniforme ou tout temps, en tout lieu. 
A des siecles sans fin parle au nom de ce Dieu. 

{Loi naturelle, XII, 159.) 

3. XXXVII, 37. — Cf. Lettre d Cideville, 1" juill. 1733 : « Ce 
misanthrope Chretien, tout sublime qu'il est, n'est pour moi 
qu'un homme comme un autre quand il a tort... Ce n'est pas 
contre Tauteur des Provinciates que j'ecris, e'est contre l'auteur 



RELIGION 115 

Certes on peut trouver dans son ceuvre maintes 
boutades qui, prises & la lettre, le feraient passer, 
lui aussi, pour misanthrope. Bien des fois, par exem- 
ple, il traite l'homme de fou. « Je m'amuse, 6crit-il 
en parlant de son Essai stir les Mceurs, k parcourir 
les Petites-Maisons de Tunivers » (Letire d M. Livet- 
que de Burigny, 10 mai 1757). Et du reste, qui 
niera que la folie de Thomme ne le rende souvent 
f6roce? «c II y a des aspects sous lesquels la nature 
humaine est infernale » (Lettre a M. Pinto, 
21 juill. 1762). Aussi ne trouve-t-on dans Thistoire 
gu&re moins d' « atrocit6s » que de « sottises » (Lettre 
d. M. Dupont, 10 mars 1757). 

Pourtant Voltaire se garde de calomnier la nature 
humaine. II ne pense pas sans doute, avec Jean-Jac- 
ques ou Diderot, qu'elle soit fonci&rement bonne; 
mais, compos6e de bien et de mal, c'est le bien qui en 
g£n6ral y domine. Les germes des vices, inh^rents 
a tous les hommes, ne se d6veloppent pas chez 
tous. On ne eaurait pr&endre que Thomme soit n6 
m^chant; il le devient parfois comme il devient 
malade. D 1 ordinal re, il est plutdt bon quand on ne 
V « effarouche » pas ! . 

des Pen&es, ou il me pa rait qu'il attaque l'humanite beaucoup 
plus cruellement qu'il n'a attaque les j^suites. • 

1. Diet, phiU, Charitt, XXVIII, IS, Mtchant, XXXI, 169 sqq.; 
TroisUme entretien de PA, B, C, XLV, 32 sqq.; Pense'es, 
Remarque* et Observations, L, 534. — Voltaire a bien des fois 
dit son mot sur la question. Mais Particle Homme du Diction- 
naire philosophique la traite directement et avec suite dans une 
« section » intitulee L'Homme est-il ni me'ehant? dont voici les 
premieres lignes : « Ne parait-il pas demon tre" que l'homme 
n'est point ne pervers et enfant du diable? Si telle etait sa 
nature, il commettrait des noirceurs, des barbaries, sitdt qu'il 
pourrait marcher, etc. Au contraire, il est par toute la terre du 



116 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Mais le catholicisme exagere a plaisir notre 
m6chancet6. Comment nous vendrait-il ses drogues, 
s'il ne nous avait d'abord persuades que nous 
sommes malades 1 ? A vrai dire, rien n'est si faux 
que les declamations des prStres contre la nature 
humaine. Et rien n'est si.funeste; car elles d6cou- 
ragent Teffort et paralysent T6nergie. II vaudrait 
mieux exag6rer dans l'autre sens. Montrons du moins 
a Thomme de quoi il est capable, pour exalter sa 
vertu 2 . 

La religion catholique, avons-nous dit, relive 
Thomme par la grace divine ; mais combien d'hommes 
Tobtiennent, cette grace que nul ne peut m£riter? 
Religion inhumaine, le catholicisme voue aux 
flammes eternelles presque toutes les creatures de 
Dieu. 

Outre le plus grand nombre des catholiques eux- 
mGmes, car il y a peu d^lus parmi les appel^s, elle 
damne non seulement les infid&les ou les patens 8 , 
mais aussi les h6r6tiques. « Apprenez votre cat6- 
chisme, dit un moine a Marmontel dans V Anecdote 

naturel des agneaux tant qu'il est enfant. Pourquoi done et 
comment devient-il si souvent loup et renard? N'est-ce pas que, 
n' 6 tant ne ni bon ni mdchant, l'education, Texemple, le gouver- 
nement dans lequel il se trouve jete", l'occasion en fin le deler- 
minent a la vertu ou au crime? » (XXX, 245). — « La terre, 
ajoute-t-il un peu plus loin, portera toujours des me*chants detes- 
tables; les livres en exagereront toujours le nombre, qui, bien 
que trop grand, est moindre qu'on ne le dit. • (Id., 248.) 

1. « C'est une strange rage que celle de quelques messieurs 
qui veulent absolument que nous soyons miserables. Je n'aime 
point un charlatan qui veut me faire accroire que je suis malade 
pour me vend re ses pilules. Garde ta drogue, mon ami, et laisse- 
moi ma santc. » (Lettre & SfGravesande, i" juin 1741.) 

2. Diet, phil., Mtchant, XXXI, 169, 170. 

3. Gf. p. 112. 



RELIGION 117 

sur Bdlisaire, sachez que nous damnons tout le 
monde...; c'est Ik notre plaisir. Nous comptons envi- 
ron six cents millions d'habitants sur la terre. A trois 
generations par si&cle, cela fait environ deux milliards ; 
et, en ne comptant seulement que depuis quatre mille 
ann£es, le calcul nous donne quatre-vingts milliards 
de damn6s, sans compter tout ce qui Ta 6t6 aupara- 
vant et tout ce qui doit T6tre apr&s. II est vrai que, 
sur ces quatre-vingts milliards, il faut dter deux ou 
trois mille 61us, qui font le beau petit nombre; mais 
c'est une bagatelle, et il est bien doux de pouvoir se 
dire en sortant de table : Mes amis, r6jouissons-nous, 
nous avons au moins quatre-vingts milliards de nos 
fr&res dont les Ames toutes spirituelles sont pour 
jamais & la broche en attendant qu'on retrouve leurs 
corps pour les faire r6tir avec elles » (XLII, 626) '. 
Voil& comment les catholiques se repr^sentent la 
bonte divine. A les en coire, Dieu nous cr£a pour 
nous damner 2 . 
Si l'inhumanite de la religion catholique indigne 



1. Gf. cet autre calcul dans une note de la Henriade : « On 
compte plus de neuf cent cinquante millions d'hommes sur la 
terre; le nombre des catholiques va a cinquante millions; si la 
vingtieme partie est celle des 61us, c'est beaucoup; done il y a 
actuellement sur la* terre neuf cent quarante-sept millions cinq 
cent mille hommes destines aux peines eternelles de Fenfer. Et 
com me le genre humain se repare environ tous les vingt ans, 
mettez, Pun portant 1'autre, les temps les plus peuplcs avec les 
moins peuplcs, il se trouve qu'a ne compter que six mille ans 
depuis la creation, il y a deja trois cents fois neuf cent qua 
rante-sept millions de damned... Ce calcul meritait bien les 
larmes de Henri IV » (X, 227). 

2. C'est ce que Voltaire fait dire a Arnauld dans les Systemes. 

De Dieu la bont£ souveraine 

Expres pour nous damner forma la race humaine. 

(XIV, 250.) 



118 VOLTAIRE PH1LOSOPHE 

Voltaire, son asc6tisme ne pouvait manquer de lui 
r6pugner. 

Cet asc6tisme est incompatible avec le bonheur 
legitime du genre humain, et non seulementavec son 
progr&s materiel, mais avec son progr&s intellectuel 
et moral. II faudrait done r^prouver tout plaisir, 
passer sa vie dans les mortifications, se rendre insen- 
sible k toutes les belles choses, aux arts et k la 
po6sie? (Test une inhumanity d 7 un autre genre. 

Que des hommes choisis, comme les anciens 
brachmanes ou mages, s'exilent du monde pour con- 
sacrer leur existence k Tadoration de Dieu et k Tob- 
servation des ph6nom&nes celestes, Voltaire ne leur 
refuse pas ses 61oges. Et, louant cette existence des 
mages ou des brachmanes \ il ne la bl&merait point 
chez les moines, si c'6tait vraiment la leur. Mais, 
sans parler ici de ceux qui vivent dans une paresse 
abjecte ou dans les plus viles debauches, les autres, 
respectacles par leur saintet6, s'abusent d'une strange 
fagon sur le culte que Dieu demande k ses creatures. 
Dieu nous a faits des hommes : comment croit-on lui 
agr6er en mutilant son 6tre, en refusant les biensque 
lui-mtoie a mis k notre disposition, en mortifiant 
soit sa chair, soit mSme, si Ton peut dire, son intelli- 
gence et sa conscience? # 

Fohd6 sur une pareille th^ologie, le catholicisme 
ne saurait assurer son r6gne que par Tasservissement 
de la raison et de la volont£. 

Voltaire nomme les pretres « des mattres d'erreurs 
payes pour abrutir la nature humaine » {Diet, phil.. 
Franc, etc., XXIX, 487), ou encore « des sorciers 

i. Did. phil., AusttriUs, XXVII, 213. 



RELIGION 419 

vGtus de noir qui s'efforcent de changer les hommes 
en betes » (Letlre & Marmontel, 28 janv. 1764). Aprfcs 
avoir dit dans YEssai sur les Mceurs que le concile de 
Toulouse d6fendit aux chr6tiens laiques de lire les 
ficritures, il ajoute : « On fit brtilcr les ouvrages 
d'Aristote... Des conciles suivants ont mis Aristote 
presque & c6l6 des P&res de FEglise. C'est ainsi que 
vous verrez... les sentiments des th£ologiens, les 
superstitions des peuples, le fanatisme, varies sans 
cesse, mais toujours constants k plonger la terre dans 
l'abrutissement » (XVI, 253). 

Jeannot veut-il faire son salut? Qu'il se garde avant 
tout de penser. * « Souviens-toi, lui dit le p6re 
Nicodeme, 

. . . Souviens-toi bien que la philosophie 

Est un d6mon d'enfer a qui Ton sacritie... 

Tout Chretien qui raisonne a le cerveau bless6; 

B6nis80ns les mortels qui n'ont jamais pense*. 

(XIV, 236 «.) 

Pour faire son salut, Jeannot n'a qu'fc s'entretenir 
pieusement dans Tignorance et la b£tise. 

1. Apres avoir raconte l'histoire d'un hibou, qui, porte par 
un aigle vers le soleil, en perd la vue et devient la pature des 
betes de proie, le pere Nicodeme ajoute : 

Proflte de sa faute, et, tapi dans ton trou, 
Puis le jour a jamais en nd61e hibou. 

fit, comme Jeannot manifeste l'envie de raisonner : - Ah! lui 
dit-il, 

Ah! te voila perdu! Jeannot n'est plus a moi. 
Tons les ccem-* sont gate's, l'esprit bannit la foi, 
L'eSprit s'^tend partout. O divine betise ! 
Versez tous vos pavots, soutenez mon eglise. 

(Le Pere Nicodtme et Jeannot, XIV, 238, 239.) 
Cf. la Pucelle, chant iu : 

Ah ! qu'aux savants notre France est fatale ! 
Qu'il y fait bon croire au pape, a Tenfer, 
Et se borner a savoir son Pater ! 

(XI, 58.) 

Cf. encore, dans le pamphlet intitule De Vhorrible Danger de la 




120 / VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Education devrait 6veiller l'esprit, former le juge- 
ment, developper le sens critique; ce que veulent au 
contraire les ministres du catholicisme, c'estaveugler 
les hommes et fausser leur entendement. « Un fakir 
616ve un enfant qui promet beaucoup; il emploie cinq 
ou six ann6es& lui enfoncerdans la tMe quele dieu Fo 
apparut aux hommes en 616phant blanc, et il persuade 
Tenfant qu'il sera fouett6 apr6s sa mort pendant cinq 
cent mille ann6es s'il ne croit pas ces metamorphoses » 
{Diet, phil., Esprit, XXIX. 242). Voil& comment 
Tfiglise a, depuis des si&cles, perp6tu£ sa puissance. 
II n'est pas de sottise que les prStres ne pr6tendent 
inculquer k un peuple abruti par leurs soins. Dans 
les livres de nos christicoles sur les vies des saints, 
on lit que la chaussette de saint Honors ressuscita 
un mort; que saint Gracilien, par le m6rite de son 
oraison, deplaga une montagne; que, saint Panta- 
loon ayant eu la t&te tranch6e, du lait jaillit de son 
col ; que, le jour oil Rome canonisa saint Antoine dc 
Padoue, toutes les cloches de Lisbonne se mirent 
d'elles-mGmes k sonner ; que saint Paulin fit tomber 
par terre, en touchant des reliques, un possed6 qui 
se promenait, comme une mouche, & la voute d'une 
Oglise; que saint Romain, jusqu'alors b6gue, parla, 
d&s qu'on lui eut arrach6 la langue, avec la plus 
grande volubility. Encore du temps de Voltaire ont 
lieu parfois des prodiges tout aussi etonnants : k 



Lecture, un anatheme lanc£ par le muphti du saint Empire 
ottoman contre I'infernale decouverte de 1'imprimerie, qui va 
sans doute dissiper l'ignorance, heureuse sauvegarde des Etats 
bien polices (XLII, 115 sqq.). 

1. Extrait des Sentiments de Jean Meslier, XL, 424 sqq. ; Frag- 
ment de VHistoire ge'ne'rale, XL VII, 536 sqq. 



RELIGION 421 

Paimpol entre autres, une apparition de Notre-Sei- 
gneur J6sus-Ghrist d&ment authentiqu6e par l'6v6que 
deTr6guier, Ielieutenant-g6n6ral et maintespersonnes 
de distinction *. 

Pendant le xvm e si&cle, deux partis, dans Tfiglise, 
se disputent Tinfluence : Iesj6suitesetlesjans6nistes. 
D6sireux d'accrottre leur ascendant sur le peuple, 
ceux-l& ont exploits k leur profit les visions d'une 
pauvre malade, Marie Alacoque*, et cr£6 une sorte 
de nouveau culte en mat6rialisant Tamour du Christ 
pour les hommes dans l'image de son coeur, qu'ils 
6talent tout saignant sur leurs ban nitres. Ceux-ci 
obtiennent des miracles par l'intercession du diacre 
Paris : devant sa tombe,lesconvulsionnairesdonnent 
le spectacle de crises hyst6riques; puis, chassis du 

1. En voici la relation officielle : « Le 6 Janvier 1771, jour des 
Rois, pendant qu'on chantait le salut, on vit des rayons de 
lumiere sortir du Saint-Sacrement, et Ton aper^ut a l'instant 
Notre-Seigneur J6sus en figure nalurelle... A quatre heures du 
soir, J£sus ayant disparu de dessus le tabernacle, le cure' de 
ladite paroisse s'approcha de l'autel et y trouva une lettre que 
Jesus y avait laiss£e; il voulut la prendre, mais il lui Tut impos- 
sible de la pouvoir lever... Au bout de la huitainc, Mgr l'£veque 
y vint en procession,... la prit sans difficult^. S^tant ensuite 
tourn6 vers le peuple, il en fit la lecture a haute voix, et recom- 
manda a tous ceux qui savaient lire de lire cette lettre tous les 
premiers vendredis de chaque mois, et a ceux qui ne savaient 
pas lire, de dire cinq Pater et cinq Ave en l'honneur des cinq 
plaies de J6sus-Christ », etc. {Diet, phil., XXXII, 259.) 

2. Cf. le Russe a Paris : 

Dans le fond de son ame, il se rit des Fantins, 
De Marie Alacoque et de la Fleur des Saints. 

(XIV, 193.) 
Sur le premier de ces deux livres, Voltaire fait en note cette 
remarque : « Ouvrage impertinent de Languet, e>6que de Sois- 
sons, dans lequel Tabsurdit6 et I'impi£t£ furent pousses jusqu'a 
mettre dans la bouche de J6sus-Christ quatre vers pour Marie 
Alacoque. » 



422 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

cimettere Saint-M&iard , ils continuent leurs exploits en 
tenant des assemblies nocturnes ou le fanatisme allie 
Timpudeur k la cruaut6 ! . Telles sont les superstitions 
dont l'Eglise nourrit ses fideles. Si Ton en croit Mon- 
tesquieu, les Scythes crevaient les yeux k certains 
esclaves pour les rendre plus dociles. Ainsi fait 
TEglise catholique, et presque tout le mondc est 
aveugle dans les pays qui subissent son joug. A peine 
si les Frangais du xvui e siecle commencent d'ouvrir 
un ceil*. 

Le catholicisme ne se contente pas d'opprimer les 
intelligences et les consciences, il veut encore dominer 
sur la soci6t6 civile. 

D'abord, il fait pr6valoir en maints points les insti- 
tutions de l'Eglise sur celles de Tfitat : par exemple 
dans les lois qui r6gissent le mariage, dans le cfi&ti- 
ment du sacrilege, dans le chdmage des fetes, dans 
les jeilnes. 

Le mariage, encore k T6poque de Voltaire, a'avait 
aucune valeur legale sans la consecration eccl6sias- 
tique ; c'etait confondre le sacrement, qui octroie des 
graces particulieres, et le contrat, qui produit tous 
les effets civils 8 . D'autre part, comme Tfiglise tenait 
Tunion conjugate pour indissoluble, la loi des pays 
catholiques, subordonn6e au droit canon, ri'admettait 

1. Gf. Lettre au marquis Albergati, 23 dec. 1760 : « Vous 
ignorez peut-6tre, monsieur, ce que e'est qu'un convulsionnaire : 
e'est un de ces energumenes de la lie du peuple qui, pour 
prouver qu'une certaine bulle d'un pape est errone>, vont faire 
des miracles de grenier en grenier, r6tissant des petites filles 
sans leur faire de mal, leur donnant des coups de buche et de 
fouet pour l'amour de Dieu. » — Gf. encore, Septieme Discours 
sur I'tlomme, XII, 97; Diet, phil., Convulsions, XXVIII, 222 sqq. 

2. Diet. phiL, Lettres, XXXI, 8. 

3. Diet, phil., Droit canonique, XXVIII, 487 ; Mariage, XXXJ, 428, 



RELIGION 123 

pas le divorce; elle s6parait les epoux, mais ils ne 
pouvaient contracter un nouveau manage. Ainsi Ton 
6tait, dit Voltaire, k la fois marte et comma veuf ; on 
se trouvait coniraint de chercher dans l'adult&re les 
affections ou les plaisirs que le mariage vous refu- 
sal t ! . 

A regard du sacril&ge, il rappelle plus d'une fois 
Thistoire de Claude Guillon : press6 par la faim, ce 
malheureux avait, un jour maigre, mange d'un cheval 
qui venait d'etre tu£ dans une prairie voisine ; les juges 
le condamn&rent k mort, et le bourreau lui trancha 
bel et bien la t&te *. Ce qui indigne surtout Voltaire 
dans les lois sur le sacrilege, cest la gravity de la 
peine; car, chezpresque tous les peuplescatholiques, 
le vol d'un ciboire ou d'un calice est puni de mort 9 , 
Pourtant il s'attache k distinguer avec precision la 
culpability civile de la culpability religieuse, et il veut 
que Tune relive des tribunaux humains, mais qu'on 
s'en remette, pour Tautre, k la justice divine 4 , 

M&me predominance de FEglise touchant les fates 
et les je&nes. II se plaint, sur le premier point, que 
tant de jours soient consacr£s k la paresse, ou, le plus 
souvent, k la d£bauche, que le travail national d£pende 
du sacerdoce, et non de la grande police'; et, sur le 
second, il plaide la cause du paysan, que la loi civile, 
mise au service de la loi religieuse, empgche de 



1. Diet, phil., Adullire, XXVI, 104 sqq.; le Prix de la Justice 
et de V Humanity, L, 301, 302. 

2. Cf. par exemple le Commentaire des De'lits et des Peines, 
XLII, 448. 

3. Le Prix de la Justice et de VHumaniU, L, 258, 259. 

4. Commentaire des De'lits et des Peines, XLII, 434. 

5. Requtte aux Magistrals, XL VI, 433. 



124 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

manger les oeufs pondus par ses poules ou les ho- 
mages p6tris de ses mains *. 

Non seulement la loi religieuse s'assujettit la loi 
civile, mais on peut dire que Pfiglise fait un corps 
dans Tfitat, un corps privil6gi6 et affranchi du droit 
commun. 

D'abord, elle a sa juridiction. Voltaire rappelle 
T6poque oil les clercs usurpaient dans bien des pays 
les principales charges delamagistrature. Sansdoute 
ces abus ont pris fin; mais les juridictions eccl^sias- 
tiques se sont en partie maintenues*. L'an 1758, 
Joseph I er de Portugal ayant demands au pape « la 
permission de faire juger par son tribunal royal des 
moines accuses de parricide », ne putTobteniretn'osa 
passer outre 3 . Est-ce que les princes continueront 
longtemps & s'incliner devant les .pretentions du 
clerg6? N'auront-ils pas tdt ou tard le courage de 
revendiquer leurs prerogatives essentielles? 

Ensuite, TEglise poss^de ses biens propres; et, 
« selon les principes du droit vulgairement appel6 
canonique, qui a cherch£ k faire un Empire dans 
TEmpire », les biens de TEglise sont sacr6s et intan- 
gibles, comme « appartenant & la religion », comme 
« venant de Dieu, non des hommes » (Did. phil., 
Droit canonique, XXVIII, 474). 

Bien plus, elle ne paie pas l'impdt. Les rois de 
France ont souvent pr^tendu Ty soumettre et n'y ont 
jamais r£ussi. Tous les cinq ans, k vrai dire, le clerg6 

1. Diet, phil., Careme, XXVII, 453. 

2. Ibid., Droit canonique, XXVIII, 489. 

3. lbid. y Pierre (saint), XXXI, 426 ; Steele de Louis XV, XXI, 372. 
— 11 s'agissait de quelques jesuites, qui * avaiejit conseille et 
autorise l'assassinat du roi ». 



RELIGION 125 

se taxe lui-m6me. Mais c'est Ik une contribution 
volontaire, qu'il appelle « don gratuit » ; et presque 
toujours il en achate quelque concession *. 

Voltaire pretend que le droit commun soit impos6 
k Tfiglise. Pourquoi les clercs, qui ne rendent pas 
tous de bien grands services, paieraient-ils moins 
que les laboureurs 2 ? Le souverain, d'apr&s lui, doit 
contrdler les revenus eccl6siastiques, supplier, s'il y 
a lieu, k Tinsuffisance de ces revenus, mais, si les 
richesses du clerg£ sont manifestement excessives, 
disposer du superflu pour le bien commun de la 
soci£t£ 8 . En 1750, Tfiglise refusa de payer un impdt 
du vingti&me que venait d'6tablir le contrdleur 
g6n6ral Machault 4 . « Ne nous mettez pas, lui £crivit 
le vieil £v£que de Marseille, Belzunce, dans l'obli- 
gation de d£sob£ir k Dieu ou au roi; vous savez 
lequel des deux aurait la preference. » Assez hardi 

1. L'assemblee de 1660, pour ne pas remonter plus haut, 
demande que l'apostasie soit interdite, que les relorm^s soient 
exclus des emplois publics, deposse^s de leurs temples, de 
leurs colleges, de leurs hdpitaux; et le roi lui donne satisfaction 
sur la plupart de ces points. Celle de 1670, finit par obtenir 
que les enfants des religion nai res puissent etre enleves a leurs 
parents des leur septieme annee. Celle qui suit la revocation de 
FEdit de Nantes vote douze millions, somme extraordinaire, 
qui marque sa reconnaissance. Au xviii* siecle, les rapports de 
l'fitat avec l'Eglise n'ont pas changed Seulement, il s'agit sur- 
tout pour l'Eglise de reduire les incr^dules. « Sire, dit en 1748, 
l'archev^que de Tours au nom de TAssemblee, que desirons- 
nous? que Fimpi6t6, qui marche la tete levee, soit forcee 
dialler, tremblante et confuse, cacher sa honte et sa confusion 
dans les contrees les plus recuses », etc. Dix ans apres, un don 
gratuit de seize millions r^compensait Louis XV d'avoir reroque 
le privilege de V Encyclopedic. 

2. Diet, phil., Impdt, XXX, 340. 

3. Ibid., Droit canonique, XXV11I, 474. 

4. C'est a cette occasion que Voltaire publia la Voix du Sage 
et du Peuple. 

VOLTAIRB PHIL080PHK. 9 



126 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

pour tenter une telle entreprise, Machault ne fut pas 
assez constant pour la soutenir*. 

Du temps de Voltaire, il y a dans l'fitat deux puis- 
sances, la puissance civile et la puissance eccl6sias- 
tique; et, g6n6ralement, celle-ci pr^vaut sur celle-li. 
Louis XIV Jui-mSme avait dti s'y soumettre. « II fut 
bien plus grand que moi, disait le tsar Pierre l cr ; 
mais je Temporte en un point, c'est que j'ai pu r6duire 
mon clerg6, et qu'il a 6t6 domin6 par le sien. » Ces 
seuls mots : les deux puissances, sont, aux yeux de 
Voltaire, « le cri de la r6bellio>n » (Mandement du 
riv&rendissime Pire en Dieu Alexis, XLII, 135). Est-ce 
que, pendant les premiers siecles, le christianisme 
revendiqua jamais aucune part dans la souverainet6 
politique? « Mon royaume, d6clarait J6sus-Christ, 
n'est pas de ce monde. » En tout et pour tout, rfiglise 
doit subir le contr6le de TEtat; on insulte la raison 
et les lois quand on prononce le nom de gouvernement 
ecclGsiastique 2 . Et peut-on m£me parler de je ne sais 
quel accord entre le sacerdoce et Tempire? Get accord, 
qui suppose la possibilit6 d'un partage, est par \k 
m6me « monstrueux » 3 . 

Si Voltaire demande parfois qu'on s^pare « toute 
espfece de religion de toute esp&ce de gouvernement » 
(Lettre a M. Bertrand, 19 mars 1765), ce qu'il veut 
en r6alit6, c'est la subordination complete de TEglise. 

Pour ce qui se rapporte k Pordre public, nul doute 
que Tfitat ne doive la tenir sous sa d6pendance. Mais 
qu'est-ce qui n'y a pas rapport? Selon Voltaire, les 
fonctions des ministres, leurs personnes, leurs biens, 

1. Siecle de Louis XV, XXI, 342. 

2. Idtes rtpublicaines, XL, 570. 

3. Diet, phil., Pr4tres t XXXI, 513. 



RELIGION 127 

la mani&re d'enseigner la morale, de c£16brer les c6r6- 
monies, dependent de Tautorit^ du prince et reinvent 
de Finspection des magistrats 1 . La puissance civile 
exercc son droit souverain sur les assemblies, les 
prteres et les chants, sur Finstruction publique, sur 
l'admiriistration des sacrements, qu'aucun pasteur ne 
peut refuser de son autorite priv^e, sur les sepultures, 
sur le regime monastique, etc. 2 . II rappelle souventet 
propose comme exemple ce qui se passait alors en 
Russie : F6v6que de Rostov ayant protests contre 
un d6cret sur la gestion des biens eccl6siastiques, 
Catherine le fit livrer au bras s£culier; et pareille- 
ment, des capucins de Moscou ne voulant pas enterrer 
un Frangais mort sans avoir regu les derniers sacre- 
ments, eUe les chassa et mit & leur place des augus- 
tins, qui prirent le parti de se soumettre 3 . 

Plusieurs fois Voltaire compare le pr6tre avec le 
pr£cepteur auquel un p&re de famille prescrit les 
heures de travail, le programme et la mature des 
etudes 4 . En toute chose, FlSglise doit ob6issance a 
FEtat; les dogmes eux-m6mes int6ressent plus ou 
moins directement Fordre social, et FEtat, par suite, 
peut les fixer et les r^gler comme il le juge utile 5 . 
« Une bonne religion honnSte, mort de ma vie ! dit A 
dans YA, B, C, une religion bien £tablie par acte du 
parlement, bien d£pendante du souverain, voil& ce 
qu'il nous faut! » (XLV, 82). 

1. Diet. phil., Droit canonique, XXVIII, 467. 

2. Ibid., id., 466 sqq.; Voix du Sage et du Peuple, XXXIX, 
344 sqq. 

3. Diet, phil., Puissance, XXXII, 34, 35. 

4. Gf. par exemple Ibid., PrUres, XXXI, 512; Voix du Sage, etc., 
XXXIX, 345. 

5. Diet, phil., Droit canonique, XXVIII, 485. 



128 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Peut-6tre Tfiglise avait quelques titres k faire valoir 
durant les &ges barbares oil elle repr6sentait la civi- 
lisation. Mais que repr6sente-t-elle aujourd'hui? Son 
seul r6le est de consacrer les abus et les injustices. 
Hostile k tout progres, k toute r£forme, elle combat 
tout ce que tente la philosophic pour rendre Phuma- 
nit6 meilleure et plus heureuse. 

Tandis que les philosophes contemporains d£testent 
la guerre et ses maux *, les prfitres c£16brent k Tenvi 
ce qu'elle a de plus affreux. Ces harangueurs k gages 
enseignent des myst&res incompr6hensibles, prpuvent 
en trois points que Polyeucte et Aihalie sont oeuvres 
du d£mon, qu'une dame coupable d'appliquer un peu 
de carmin sur sa joue s'attire T^ternelle vengeance.de 
rfitre supreme : pourquoi leurs declamations 6par- 
gnent-elles « le fl£au et le crime qui contient tous les 
fl6aux et tous les crimes »? « Vous avez fait un bien 
mauvais sermon sur Timpuret6, d Bourdaloue! mais 
aucun sur ces meurtres varies en tant de fa^ons, sur 
ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage uni- 
verselle » (Dict.phil^ Guerre, XXX, 152; cf. A, fi, C, 
XLV, 95). Apr&s chaque massacre, nos prdtres, loin 
de fulminer leurs anath&mes, chantent un Te Deum *. 

Si Pfiglise glorifiela guerre, elle justifie Tesclavage. 
Voltaire remarque d'abord que les Evangiles ne met- 
tent pas dans la bouche de J£sus-Christ un seul moi 
contre « cet 6tat d'opprobre et de peine auquel la 
moitie du genre humain 6tait condamn£e », que ni les 
apdtres ni les P6res n'ont jamais ftetri une iniquit6 si 
monstrueuse; et il rappelle avec Linguet, Tauteur de 



1. Gf. p. 215 sqq. 

2. Diet, phil., Guerre, XXX, 151 sqq.; A, £, C, XLV, 95 sqq. 



RELIGION i 29 

la Thiorie des Lois civiles, que le christianisme, au 
lieu de briser les chalnes de la servitude, les a res- 
serr6es pendant douze si&cles 1 . 

Encore de son temps, les moines poss&dent des 
esclaves sous le nom de mortaillables, de mainmor- 
tables ou de serfs de la gl&be ; au mont Jura par exemple 
et dans quelques autres contr£es de la France. Au 
mont Jura, il y a trois regimes d'esclavage. Sous le 
premier, le serf ne peut disposer de son avoir en faveur 
de ses enfants que s'ils ont toujours v£cu avec lui; 
sinon, tout appartient aux moines, et Ton a vu plus 
d'une fois un tils demander Paumdne devant la maison 
batie par son p£re. Sous le second, quiconque habite 
un an et un jour dans le domaine mainmortable 
devient pour jamais esclave. Sous le troisi&me regime 
enfin, c'est Pesclavage k la fois r£el et personnel, « ce 
que la rapacity a jamais invent£ de plus execrable, 
et ce que n'oseraient pas m6me imaginer les bri- 
gands » (Diet, phil., Biens d'dglise, XXVII, 372) 2 . Les 
moines assurent que leur prerogative est de droit 
divin ; en tout cas, elle r£pugne k Phumanite 8 . 

Un an apr&s la mort de Voltaire, parut un 6dit qui 
abolissait la mainmorte dans le domaine royal. Le 
pr£ambule de cet edit engageait tous les possesseurs 
de mainmortables k imiter Pexemple du roi. Or le 
clerg6, sauf de rares exceptions, n'en fit rien ; et le 
chapitre de Saint-Claude, que Voltaire avait directe- 
ment pris k partie, refusa d'affranchir les serfs de ses 
domaines sans indemnity pr£alable. 

• 1. Diet, phil., Esclaves, XXIX, 199. 

2. Outre Tarticle Biens d'Eglise, XXVII, 371 sqq., ct.Dict. phil., 
Esclaves, XXIX, 205 sqq.; Nouvelle Requite au Roi, XL VI, 464; 
Coutumes de Franche-Comte, ibid., 470 sqq.; etc. 

3. Lettre a M. Perret, 28 d6c. 1771. 



130 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

On voudrait que les eccl6siastiques fussent plus 
detaches des biens de la lerre. Sans doute, il y en a 
beaucoup de pauvres qui ne se laissent pas tenter par 
la richesse; Voltaire loue souvent les cur6s de cam- 
pagne, les cur6s & portion congrue, et demande qu'on 
augmente leurs ressources pour leur assurer une exis- 
tence honorable. Mais les pr61als et tous les dignitaires, 
mais Timmense majority des religieux?Ceux-l&vi vent 
dans Topulence et dans le luxe. 

D6s le ni e stecle, si nous en croyons saint Cyprien, 
maints 6v6ques, n6gligeant leurs devoirs sacerdo- 
taux, « se chargeaient d'affaires temporelles, quit- 
taient leur chaire, abandonnaient leur peuple et se 
promenaient dans d'autres provinces pour frequenter 
les foires et s'enrichir par le trafic. lis ne secou- 
raient point les freres qui mouraient de faim ; ils vou- 
laient avoir de Targent en abondance, usurper des 
terres par de mauvais artifices, tirer de grands profits 
par des usures » (Diet, phil., Abbaye, XXVI, 32). Au 
ix e si6cle, un 6crit que Charlemagne r&ligea pour le 
« parlement » de811 nous donne quelques indications 
sur r avarice des ecclesiastiques. « Nous voulons 
connaltre leurs devoirs afin de ne leur demander 
que ce qui leur est permis, et qu'ils ne nous deman- 
dent que ce que nous devons accorder. Nous les 
prions de nous expliquer nettement ce qu'ils appel- 
lent quitter le monde et en quoi Ton peut distinguer 
ceux qui le quittent de ceux qui y demeurent, si 
e'est seulement en ce qu'ils ne portent point les 
armes et ne sont pas martes publiquement ; si celui- 
\k a quitt6 le monde, qui ne cesse tous les jours 
d'augmenter ses biens par toutes sortes de moyens 
en promettant le paradis et en menagant de Tenfer, 



RELIGION 131 

et employant le nom de Dieu ou de quelque saint 
pour persuader aux simples de se d6pouiller de leurs 
biens, et en priver leurs h6ritiers legitimes..., si 
c'est avoir quitt6 le monde, que de suivre la passion 
d'acqu6rir jusqu'fc corrompre par argent de faux 
t£moins pour avoir le bien d'autrui, et de chercher 
des avou6s et des prdvots cruels, int6ress6s et sans 
crainte de Dieu » (Ibid., id., 33). 

Quelques ann6es apr&s que saint Francois d'Assise 
eut fond£ les premiers ordres mendiants, saint Bona- 
venture s'61evait contre le faste de ces religieux, qui, 
faisant voeu de rien poss6der, 6taient plus riches que 
les monarques eux-m6mes. D'apr&s F6v6que de Belley, 
Camus, un seul des ordres mendiants cofttait par an 
trente millions d'or pour le vStement et la nourriture 
de ses moines. Leur avidity recourt & n'importe quels 
moyens. lis font du commerce, ils brassent toutes 
sortes d'affaires privies ou publiques, ils courent 
apr&s les heritages et captent les testaments. Ils 
exploitent la naivete populaire, et nulle charlatanerie 
ne leur r6pugne pour attirer dans leurs mains Targent 
des pauvres comme celui des riches. Suivant un 
t6moin oculaire, Hondorff, lorsque les r6form6s 
eurent chass6 les moines d'un couvent d'Eisenach, 
ils trouv&rent dans ce couvent une statue de la vierge 
Marie et de Tenfant J6sus dispos^e de telle fagon que 
la m&re et le fils tournaient le dos k ceux qui ne don- 
naient rien et remerciaient d'un signe de tSte ceux 
qui d6posaient une offrande sur Tautel ! . 

1. Cf. Diet, phil., Abbaye, XXVI, 32 sqq., Built, XXVII, 441 
sqq., tvique, XXIX, 271, 272, Oracles, XXXI, 300 sqq., Quetes, 
XXXII, 54 sqq.; Un Philosophe et un Contrdleur gtnffral, XXXIX, 
' 396; Canonisation de saint Cucufin, XLV, 175. 



432 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Au xvni« si&cle, le clerg6 poss£dait « un cinqui&me 
des biens du royaume * ». Voici quelques chiffres. Les 
estimations faites par les moines eux-m6mes se mon- 
tent k plus d'un million de livres pour les 399 Pr6mon- 
tr6s, k pr&s de deux millions pour les 299 B6n6dictins 
de Cluny, k huit pour les 1 672 B6n6dictins de Saint- 
Maur; et Ton sait que ces estimations, beaucoup trop 
modestes, doivent 6tre triples pour la plupart ou 
m£me quadruples. Quant aux pr&ats, ils ont, outre 
leurs revenus 6piscopaux, ceux de leurs ' abbayes : 
30 000 livres k S6ez, 36 000 k Sisteron, 40 000 k Rennes, 
50000 k Autun, 60000 k Strasbourg, 82000 k Sens, 
106 000 & Toulouse, 130000 k Rouen. Et quel emploi 
font-ils de tout cet argent? Le soulagement des 
pauvres est le moindre de leurs soucis. lis b&tissent, 
ils chassent, ils tiennent table ouverte; ils ont leur 
batterie de cuisine en argent massif et tendent leurs 
confessionnaux de satin. 

On peut se figurer par Ik mSme quelles sont les 
moeurs du haut clerg6. Dom Collignon, repr^sentant 
de Tabbaye de Metlach, seigneur et cur6 de Val- 
munster, 6vite du moins le scandale, et ne dine avec 
ses deux mattresses qu'en petit comity. Mais T6v6que 
du Mans, Grimaldi, fait de sa maison de campagne 
a un rendez-vous dejolies dames », etl'avocat Barbier 
nous dit que La Fare, 6v6que de Laon, eut 616 un 
mauvais sujet parmi les mousquetaires. Faut-il en 
nommer d'autres plus connus? Lavergne de Tressan, 
habituel compagnon des rou£s, qui occupa le stege 
archi6piscopal de Rouen ; Tencin, archevSque d'Em- 



1. Avertissement des editeurs de Rehl a la Voix du Sage et 
du Peuple, XXXIX, 340. 



RELIGION 133 

brun, « lefl6au deshonnfctes gens, simoniaque, inces- 
tueux, d£shonor6 et honni partout » (cTArgenson). Si 
les 6v6ques de France en 1733 nomm^rent le cardinal 
Dubois president de leur assemble g£nerale, rien Ik 
d'etonnant; beaucoup d'entre eux ne valaient pas 
da vantage. 

On s'indigne que Voltaire taxe les prStres de char- 
latans. Mais le clerg£ du xvm e stecle £tait en grande 
partie incr£dule. « Je ne pense pas, 6crit la Palatine en 
1722, qu'ily ait k Paris, tant parmiles ecctesiastiques 
que parmi les gens du monde, cent personnes qui 
aient la veritable foi, et mSroe qui croient en P^otre 
Seigneur. » « Un simple pr6tre, un cur6, remarque 
plus tard Chamfort, doit croire un peu; sinon, on le 
trouverait hypocrite. II ne doit pas non plus Stre sur 
de son fait; sinon, on le trouverait intolerant. Au 
contraire le grand vicaire peut sourire k un propos 
contre la religion; l'6v6que en rira tout k fait, le car- 
dinal y joindra son niot 1 . » Rivarol, de son c6t6, 
declare que « les lumteres du clerg6 6galent celles 
des philosophes ». Qu'est-ce k dire, sinon que le 
clerg£ est incr^dule? Sa resistance en 1791, au moins 
celle des pr£lats, s'explique par le point d'honneur. 
« Nous nous sommes conduits alors, d6clarait Tarche- 
vSque de Narbonne, en vrais gentilshommes; car de 
la plupart d'entre nous on ne peut pas dire que ce 
fut par religion. » Les eccl6siastiques qui ont quelque 
culture n'ont plus aiicjune croyance. 



1. L'abbe Bassinet, grand vicaire de Cahors, avait, quant a lui, 
la franchise de son incredulity prononcant dans la chapelle du 
<Louvre le pane"gyrique de saint Louis, il supprima le signe de 
la croix, le texte, les citations de l'Evangile, et ne loua ce 
modele des princes Chretiens que pour ses vertus humaines. 



134 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Cette incr6dulit6 du clerg6 ne le rend pas moins 
fanatique. Et certes la foi des anciens temps ne jus- 
tifiait point le fanatisme ; mais Tincredulit^ pr£sente 
le rend plus criminel encore et plus odieux. 
"* Selon Voltaire, Tintol^rance est propre k la religion 
chr^tienne; seule entre toutes les religions, elle a 
opprim6 la conscience et pers6cut6 ceux qui n'admet- 
taient pas ses dogmes. 

Quand les mahom6tans conquirent l'Espagne, ils 
n'obligfcrent personne & embrasserTislamisme. Apr&s 
la prise de Constantinople, leurs'sultans conservfcrent N 
plusieurs pr£bendes au clerg6 grec; aujourd'hui 
encore ils font des chanoines et des 6v6ques sans que 
le pape fasse jamais un iman ou un mollah '. 

MSme tolerance chez les Juifs. II y avait parmi eux 
bien des sectes ; les saduc6ens par exemple, qui, se 
fondant sur la loi de Mo'ise, niaient Timmortalit^ de 
Tame; les pharisiens, qui croyaient & la m6tempsy- 
cose; les ess6niens, qui 6taient fatalistes, qui, d'ail- 
leurs, ne sacrifiaient pas dans le temple et avaient 
leurs synagogues particuli^res. Ces sectes diff6raient 
beaucoup plus entre elles que les protestants ne 
different des catholiques. Pourtant aucune ne pre- 
tendit exterminer les autres, et, si superstitieux que 
fut le peuple Juif, il accordait & toutes une 6gale 
libert6 2 . 

Chez les Romains, ni Lucr&ce ne fut inquire 
pour avoir mis en vers le jsyst&me d' Epicure, ni 
Cic^ron pour avoir ^crit^qu'on ne ressent apr6s la 

1. Sermon du rabbin Akkib, XL, 374; Diet, phil., ToMrance, 
XXXII, 379, 380. 

2. Diet, phil., Ame, XXVI, 245; Traitt sur la Tole'rance, XLI, 
314 sqq. 



RELIGION 135 

mort aucune douleur, ni Pline pour avoir commenc6 
son Histoire nature lie par une profession cTath6isme. 
II appariieni aux dieux, pensait le sfoiat, de'venger 
leurs offenses. Quant aux di(T6rentes religions, 
Rome ne les tol6rait pas seulement, mais encore 
les reconnaissait. Pendant longtemps les chr^tiens 
furent aussi libres que les pa'tens; ils avaient des 
6glises trfcs riches , tenaient des conciles , excr- 
gaient des charges publiques. Diocl6tien lui-m^me 
les protegea d'abord et en accueillit plusieurs k la 
cour. S'ils furent persecutes dans la suite, c'est parce 
qu'ils attaquaient le culte national et les institutions 
de TEmpire. Rome ne pers^cuta pas, dans le christia- 
nisme, une secte religieuse, mais une faction poli- 
tique qui mettait Ffitat en danger ! . 

A T6gard des Grecs, quand Voltaire ne les compare 
pas avec les chr6tiens, il reconnalt que, chez eux, 
les philosophes h6t6rodoxes n^taient pas tol6r6s; il 
cite Anaxagore, contraint de s'exiler pour avoir os6 
dire qu'Apollon ne conduisait point le char du soleil, 
Aristote, accus6 d'ath&sme par les prMres; il ftetrit 
la condamnation de Socrate 2 . Mais lorsqu'il oppose 
les Grecs aux Chretiens, il ne parle plus <T Aristote et 
d'Anaxagore, il atteste que les 6picuriens pouvaient 
sans aucun p6ril nier la Providence et rimmat6- 
rialit6 deFAme, que les diverses sectes philosophiques 
avaient pleine licence de professer leiirs doctrines. 
Quant k Socrate, c'est, dit-il, le « seul philosophe que 
les Grecs aient fait mourir pour ses opinions ». Aussi 

1. Diet, phil., ToUrance, XXXII, 368, Constant™, XXVIII, 187, 
188, Diocletien, id., 403, 404, tiglise, XXIX, 24; Traitd siir la 
Tolerance, XLI, 264 sqq.; lettre a H4nault, 26 fevr. 1768. 

2. Diet, phil., Athtisme, XXVII, 178. 



136 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

bien il prend soin de marquer toutes les circonsiances 
att6nuantes. Cette mort fut Touvrage d'une cabale. 
Puis les Athenians s'en repentirent aussitdt apres, et, 
non contents de ch&tier M6litus, ils consacr&rent un 
temple k sa victime, de telle fa^on que la mort du 
philosophe eut pour effet une apoth6ose de la philo- 
sophic Enfin, quelle difference entre cette mort et le 
supplice de tant d'h6r6tiques ou d'infid&les que FEglise 
a fait p6rir! Point de question ordinaire ou extraordi- 
naire; nibucher, ni roue. Charg6 de jours, Socrate 
expira doucement au milieu de ses amis en louant 
Dieu et en prouvant Timmortalit^ de r&me ! . 

Tandis que toutes les autres religions furent tol6- 
rantes, la religion catholique manifesta d6s le d6but 
par d'abominables cruaut6s Tintol6rance qui lui est 
propre. « Je suis persuade, 6crit Voltaire k Catherine, 
que, depuis la mort du fils de la sainte Vierge, il n'y a 
presque point eu de jour ou quelqu'un n'ait 6t6 assas- 
sin6 k son occasion; mais, k regard des assassinats 
en front de bandtere dont le fils et la m6re ont 6t6 le 
pr6texte, ils sont en grand nombre et trop connus » 
(18 nov. 1771). Et, dans son traits de Dieu et les 
Hommes : « Qui que tu sois, dit-il, en s'adressant au 
lecteur, si tu conserves les archives de ta famille, 
consulte-les et tu verras que tu as eu plus d'un ancStre 
immol6 au pr^texte de la religion ou du moins criiel- 
lement persecute, — ou pers6cuteur, ce qui est 
encore plus funeste » (XL VI, 268). 

Apr6s avoir lou6 une douzaine de « pages sublimes » 
£crites par Jean-Jacques Rousseau contre les cruaut6s 

1. TraiU sur la Tolerance, XLI, 259 sqq.; Prix de la Jus- 
tice, etc., L, 291; Essai sur les Mceurs, XVI, 340; Dieu et les 
Hommes, XL VI, 137; Let ire a Henault, 26 fevr. 1768. 



RELIGION 137 

de la religion catholique? il Taccuse plaisamment 
d'exag6rer, et remarque que le christianisme, depuis 
quinze si&cles, a seulement fait p6rir cinquante millions 
de personnes de tout Age et de tout sexe pour des 
querelles th^ologiques ! . Lui-m&me, ici, paralt suspect 
d'exag&ration. Ailleurs, il en rabat les deux tiers. 
« La religion chr^tienne, d£clare-t-il dans Tar tide 
Athie du Dictionnaire philosophique, a cottte k Thuma- 
nit6 plus de dix-sept millions dhommes, k ne compter 
qu'un million dhommes par stecle, tant ceux qui ont 
p£ri par les mains des bourreaux de la justice que ceux 
qui sont morts par la main des autres bourreaux sou- 
doyes et ranges en batdille » (XXVII, 164). Dans le 
chapitre de Dieu et les Hommes intitule Jdsus et les 
Barbaries chritiennes, il fait en detail son compte. Et 
ce n'est plus cinquante millions, ni m6me dix-sept. 
Mais, en y mettant la plus grande moderation, c'est 
neuf millions quatre cent soixante-huit mille huit cents 
victimes. Voltaire trouve le compte « effrayant ». 
Ceux-1& seuls n'en sont pas effray£s, qui voient dans 
ces massacres un hommage rendu k leur Dieu. 

Peut-on dire qu'il faut accuser de ces massacres la 
m6chancet£ naturelle des hommes et non la religion 
catholique? Les hommes ne sont pas si m6chants. 
II y en a beaucoup, en tout cas, qui sont naturelle- 
ment bons, et dont la religion fait des monstres. Tel, 
dans Mahomet, « le malheureux Seide, qui croit servir 
Dieu en 6gorgeant son p&re » (Lettre a Frediric, 
sept. 1739; LIII, 662) ; tel Damiens, quid6clara devant 
le Parlement qu'il avait commis son parricide « par 
principe de religion », qui soutint dans les tortures 

1. Lettre & d'Argental, 25 avr. 1763. 



138 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

que l'assassinat du roi etait une oeuvre m£ritoire et 
que tous les prfetres en jugeaient ainsi. De m6me, 
Jacques C16ment et Balthazar G6rard se pr£par6rent 
par la confession et la communion a tuer, celui-la 
Henri III, celui-ci le prince d'Orange. Et combien 
d'autres, prMres ou laiques, ont vers6 le sang en 
sacrifiant leur humanity naturellea ce qu'ils croyaient 
6tre leur devoir en vers la Divinit6 * ! 

Beaucoup de croyants r^prouvent ces crimes et 
pr^tendent que le catholicisme est un bon arbre qui 
a produit de mauvais fruits. Non pas; si les fruits 
sont mauvais, Tarbre ne saurait Stre bon. C 1 est le 
catholicisme qui rend Thomme cruel. Un catholique 
croit poss6der la v6rit6 ; il s'imagine que cette v6rit6 
brille seulement pour lui, que tout le reste des hommes 
doit rdtir eternellement dans Tenfer: par quelle incon- 
sequence n'aurait-il pas en horreur ceux qui sont en 
horreur a son Dieu? On voit pourtant des catholiques 
pitoyables ; chez eux, la nature Temporte sur la reli- 
gion. Mais eux-m6mes, le plus sou vent, se reprochent 
leur pitie comme une faiblesse 2 . 

Un contemporain d'Henri IV ou de Louis XIII 
pouvait encore expliquer les guerres de la R6forme 
par la politique, par des int£r&ts tout mat6riels, qui 
se dissimulaient sous la religion. Mais depuis long- 
temps, a l^poque de Voltaire, les querelles religieuses 
persistaient quand la politique n'y avait aucune place. 
Et, si ce n'etaient pas, comme autrefois, les massacres 
de la guerre civile ou les assassinats en masse, ces 

1. Avis au public sur les Parricides, etc., XLII, 396; Remargues 
de VEssai sur les Mceurs, XLI, 469; Diet, phil., Anecdotes, XXVI, 
310. 

2. HomiLie sur la Communion, XLY, 303. 



RELIGION 139 

querelles n'en d6notaient pas moins un fanatisme 
tout aussi execrable. On les voyait du reste se multi- 
plier; le catholicisme et le protestantisme avaient 
chacun produit des sectes acharn6es Tune contre 
Fautre, qui t6moignaient de leur foi par des perse- 
cutions mutuelles. Comment nier que la religion 
ne fut elle-mSme une source de conflits et de vio- 
lences 1 ? 

Callicrate ayant demands k Evh^m&re quel est le 
plus m£chant des peuples, celui-ci r6pond : « Le plus 
superstitieux » (Dialogues d'tivhSmfre, L, 150). Un 
superstitieux en effet est m^chant par devoir : aussi 
n^coute-t-il pas la voix de la nature ; il vole, il incendie, 
il massacre en croyant bien faire, et Fhumanit6 n'a sur 
son coeuraucune prise. Mais comment cette humanity 
ne serait-elle pas inn6e a Thomme? Si Thomme a 
pourtant de mauvais instincts, c'est le fanatisme qui 
les provoque et les irrite. 

On allfcgue que le fanatisme, au xvm e stecle, n'6tait 
plus redoutable. Voltaire lui-m&me, durant la premiere 
partie de sa carri&re, en exprime souvent Tespoir. La 
philosophic a-t-elle done fait tant de progr&s ? II recon- 
nalt bientdt son illusion, et se rend compte que Tesprit 
du catholicisme ne change point. Apr6s Tattentat 
de Damiens, il 6crit k d'Argental : « Comment me 
justifierai-je d'avoir tant assur6 que ces horreurs 
n'arriveraient plus,... que la raison et la douceur des 
moeurs r^gnaient en France? » (20 janv. 1757). Et 
d6ja, en 1740, adressant a Fr6d6ric une copie de son 
Mahomet, il s'616ve contre « ceux qui disent... que 
les flammes des guerres de religion sont 6teintes ». 

1. Gf. E. Faguet, VAntieUricalisme^ p. 85 sqq. 



140 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

« Le poison subsiste encore, quoique moins d6veloppe. 
Cette peste, qui semble 6touff6e, reproduit de temps 
en temps des germes capables d'infecter la terre » 
(d6c. 1740; LIV, 257). De mSme, k la fin du Philo- 
sophe ignorant : « Je vois qu'aujourdliui, dans ce 
si£cle qui est Taurore de la raison, quelques t£tes de 
cette hydre du fanatisme renaissent encore. II paralt 
que leur poison est moins mortel et leurs gueules 
moins d6vorantes. Le sang n'apas coul6pourla grace 
versatile, comme il coula si longtemps pour les indul- 
gences pl£ni£res qu'on vendait au march6. Mais le 
monstre subsiste encore; quiconque recherchera la 
v6rit6 risquera d'etre persecute » (XLII, 609). Etenfin 
dans YAvis au public sur les Calas et les Sirven : « Un 
prStre irlandais a £crit depuis peu... que nous venons 
cent ans trop tard pour Clever nos voix contre Into- 
lerance, que la barbarie a fait place & la douceur, 
qu'il n'est plus temps de se plaindre. Je r6pondrai & 
ceux qui parlent ainsi : Voyez ce qui se passe sous 
vosyeux» (XLII, 395) ! . 

Voyez, dit Voltaire, ce qui se passe sous vos yeux. 
Et que se passait-il done? 

En 1722, Tabb6 Houtteville, dans la preface d'un 
livre intitule la Ve*riU de la Religion chritienne prouvie 
par les fails, appelle la tolerance un systeme mons- 
trueux *. En 1749, Tabb6 de la M6nardaye, dans son 

1. Cf. encore Remarques de I'Essai sur les Mceurs : « Quoi! 
vous elites que les temps du jacobin Jacques Clement ne repa- 
raitront plus? Je 1'avais cru comme vous: mais nous avons vu 
depuis les Malagrida et les Damiens (XLI, 168). Lettre a Con- 
dorcel, 26 fevr. 1776, Edition Moland, XL1X, 533 : « ... Nous 
sommes prfits de revenir au temps des Guincestre, des Aubry, 
des Clement, des Ghatel et des Ravaillac. • 

2. Lettre & Damilaville, 28 nov. 1762. 



RELIGION 141 

Examen et Discussion des Diables de Loudun, legi- 
time le meurtre cTUrbain Grandier 1 . En 1738, l'abb6 
de Caveyrac, dans YApologie de Louis XIV et de son 
Conseil, justifie la revocation de T^dit de Nantes, 
la Saint-Bartheiemy, les cruautes exerc£es contre les 
Albigeois, le supplice de Jean Huss, celui de J6r6me 
de Prague 2 . En 1762, l'abb£ de Malvaut fait paraitre 
Y Accord de la Religion et de VHumaniU (c'est une 
faute de Timprimeur, dit Voltaire ; lisez : de V inhu- 
manity), oil, protestant qu'on ne doit pas sacrifier 
une nation tout enti&re k quelques h£r£tiques, il 
conseille, soit de les pendre, soit de les envoyer sur 
les gal&res du roi; selon lui, la revocation de T6dit de 
Nantes na pas eu pour la France autant d'incon- 
v£nients que certains le pr£tendent, et Textermination 
des religionnaires n'affaiblirait pas plus le royaume 
qu'une saign£e n'affaiblit un malade bien constitu6 s . 

En m&me temps, l'intol6rance fait toujours de nou- 
velles victimes. Parlerons-nous de Calas, de Sirven, 
de La Barre? Beaucoup d'autres exemples contempo- 
rains, s'ils sont moins notoires, ne sont pas moins 
odieux. 

En 1730, la moitife du parlement de Provence 
condamna au feu le j£suite Girard pour avoir insuffie 
dans la bouche d'une fille, nomm£e la Cadi&re, un 
d6mon d'impurete 4 . En 1750, la justice sacerdotale 
de revftque de Wurtzbourg prononga la mSme peine 
contre une religieuse accus^e de sorcellerie 8 . Diderot 

1. Avis sur les Calas et les Sirven, XLII, 396. 

2. Conclusion et Examen du Tableau historique, XLI, 28. 

3. Traite sur la Tolerance, XLI, 369 sqq. 

4. Diet, phil., Contradiction, XXVIII, 197; Prix de la Jus- 
tice, etc., L, 278. 

5. Diet, phil., Arrets notables, XXVII, 58, Bekker, id., 322. 

VOLTAIRE PHILOSOPHB. 10 



142 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

raconte qu'un Espagnol, don Pablo cf Olivar&s, cou- 
pable de poss6der dans sa biblioth&que les ceuvres 
des philosophes frangais, fut, malgr6 ses vertus et 
ses services, condamn6 au gibet, puis, par commu- 
tation, aux verges publiques et k la prison perp£- 
tuelle. « J'ai vu encore en ficosse, dit Voltaire 1 , des 
restes de l'ancien fanatisme qui avait chang6 si long- 
temps les hommes en bStes carnassi&res. Un des prin- 
cipaux citoyens d'Inverness, presbyt6rien rigide..., 
ayant envoy6 son fils unique faire ses etudes k 
Oxford, aftlig6 de le voir k son retour dans les prin- 
cipes de TEglise anglicane, et sachant qu'il avait 
sign6 les trente-neuf articles, s'emporta contre lui 
avec tant de violence ^u'k la fin de la querelle il lui 
donna un coup de couteau dont P enfant mourut en 
peu de minutes entre les bras de sa m&re » (L, 508). 
Et voici maintenant une autre histoire qui se passa 
non loin de Ferney, a Saint-Claude : « II y a quelques 
ann£es que deux jeunes gens furent accuses d'etre 
sorciers. lis furent absous je ne sais comment par le 
juge. Leur p&re, qui 6tait d6vot et que son confesseur 
avait persuad6 du pr6tendu crime de ses enfants, 
mit le feu dans la grange aupr&s de laquelle ils cou- 
chaient, et les brftla tous deux pour r6parer aupr&s 
de Dieu Tinjustice du juge qui les avait absous » 
(Lettre h Damilaville, 7 nov. 1764). 

Mais tenons-nous-en aux pers6cutions contre les 
protestants de France. Quand le due d'Orl^ans devint 
R6gent, ils se crurent permis de tenir letirs assemblies 
religieuses en pr^venant les magistrats. Ce prince, 



1. Dans son Histoire de Vetablissement du Christianisme, attri- 
bute a un auteur anglais. 



RELIGION 143 

qui n'osait braver Fintoierance du clerge, chargea 
les gouverneurs de leur faire entendre qu'on les 
m6nagerait s'ils se conduisaient avec sagesse, mais 
de leur signifier aussi que les edits subsistaient. 
Chaque gouverneur agit k sa guise; presque tous 
suivirent les traditions du rSgne precedent. Dans la 
la Guienne, Berwick proposa de massacrer ceux des 
religionnaires qui c616braient publiquement leur 
culte, et le Regent, s'il reprima ce zfcle excessif, n'en 
fit pas moins traduire les deiinquants devant le parle- 
ment de Bordeaux 1 . Quelques-uns de ses conseillers 
Fengag^rent k laisser s'etablir dans telle ou telle 
province les protestants expatries : il en fut empfiche, 
une premiere fois (1717), par les jans6nistes et les 
gallicans, puis, une seconde (1722), par les j6suites. 
La declaration de 1724, qu'avait inspire Lavergne 
de Tressan, renouvela toutes les rigueurs du temps 
de Louis XIV et y en ajouta d'autres 2 . On interdisait 
Fexercice du culte m6me dans les families. On punis- 
sait les fiddles, hommes ou femmes, qui n'auraient 
pas d6nonc6 les predicants, celles-ci de la detention 
perpetuelle, ceux-14 des galores. On enjoignait aux 
eccl6siastiques d'aller voir les malades suspects et 
de les exhorter sans temoins. On confirmait la peine 
des galfcres k vie et de la confiscation contre tout 
protestant qui gu£rissait apr&s avoir refuse les sacre- 
ments ; mais il fallait autrefois que ce ref us ellt ete 
constate par un magistrat, et maintenant le temoi- 



1. lis furent condamnds aux galeres; le Regent gracia les 
simples fideles, mais non pas les pasteurs. 

2. Ayant vu Dubois obtenir le chapeau pour prix de ses vio- 
lences contre le janse*nisme, Lavergne de Tressan voulait se 
pousser lui-meme au detriment des religionnaires. 



444 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

gnage d'un cur6 suffisait. On donnait ordre aux 
religionnaires d'observer dans le mariage les for- 
mules prescrites par les saints canons et par les 
ordonnances, de sorte que tout 6tat civil leur 6tait 
d6ni6. Cet edit fut execute k la lettre. L'application 
ne s'en rel&cha que sous le cardinal Fleury. Peu 
apr6s, & la suite du synode tenu secr&tement, en 1744, 
dans le Bas-Languedoc, la persecution recommenga. 
Deux ordonnances du mois de Kvrier 1745 prescri- 
virent la peine des galores sans forme de proc&s 
contre ceux qui auraient pris part k un culte public, 
et des amendes arbitraires contre tous les protestants 
de la region qui ne les auraient pas d6nonc£s. 

Citons maintenant quelques exemples. 

En 1717, une assemble de soixante-quatorze 
personnes ayant 6t6 surprise k Anduze, on envoie 
tous les hommes aux gal&res. En 1745 et 1746, deux 
cent soixante-dix-sept hommes, dans la seule province 
du Dauphin6, subissent le m6me sort; quant aux 
femmes, elles sont fouettees et emprisonn£es. En 
1746, le pr6sidial d'Auch prononce la sentence capi- 
tale contre quarante gentilshommes coupables d'avoir 
entendu un prSche. En 1754, un autre tribunal 
condamne k mort le pasteur Lafaye, et le fait 
ex^cuter aussitdt. En 1762, le pasteur Rochette est 
pendu. Quand on vient TarrSter, le tocsin sonne, et 
toute la population catholique s'ameute; trois jeunes 
gentilshommes, les fr&res Grenier, prennent les armes 
de crainte qu'on ne leur fasse un mauvais parti : le 
mSme tribunal qui avait jug6 Rochette les livre au 
bourreau; ils ne sont pas pendus, mais d6capit6s. 

Nous trouvons la plupart de ces faits mention nes 
par Voltaire. « On a fait pendre etrouer des ministres 



RELIGION 145 

ou predicants qui ienaient des assemblies malgre les 
lois; et, depuis 1745, il y en a eu six de pendus » (Did. 
phil., £glise % XXIX, 27). « Nous envoyons encore 
quelquefois k la potence de pauvres gens du Poitou, 
du Vivarais, de Valence, de Montauban. Nous avons 
pendu depuis 1745 huit personnes de ceux qu'on 
appelle predicants ou ministres de Tfivangile, qui 
n'avaient d'autre crime que d'avoir prie Dieu pour le 
roi en patois et d'avoir donne une goutte de vin et 
un morceau de pain leve k quelques paysans imbe- 
ciles » [Traiii sur la Tolerance, XLI, 286). « On 
vient de condamner k etre pendu un pauvre diable 
de Gascon qui avait pr&ch6 la parole de Dieu dans 
une grange, aupr&s de Bordeaux. Le Gascon mattre 
de la grange est condamne aux galeres, et la plupart 
des auditeurs Gascons sont bannis du pays » (Lettre 
cl Damilaville, 30oct. 1767). 

Voltaire ne se lassa jamais de fletrir ces crimes de 
^intolerance. Et, chaque fois qu'il en eut Toccasion, 
il intervint pour les persecutes. Sans parler, ici non 
plus, des Calas et des Sirven, combien d'autres 
malheureux nVt-il pas defendus contre le fanatisme? 

Ce furent, par exemple, les Espinas, qu'il finit par 
sauver 1 ? C'etait, quelques annees avant, le pasteur 

i. « Je pris la liberty de vous remettre, ecrivait-il a M" # de 
Saint-Julien, une petite requite pour M. deSaint-Florenlin [mi- 
nistre d'Etat] en faveur d'une malheureuse famille huguenote. Le 
pere a 6te vingt-trois ans aux galeres pour avoir donn6 a souper 
et a coucher a un predicant ; la mere a et6 enfermde, les enfants 
reduits a mendier leur pain » (14 sept. 1766). « J'abuse, 
ecrivait-il a Richelieu, de votre g6nerosite\.. Daignerez-vous 
l'employer pour une famille entiere du pays que vous avez 
gouvernS? J'ai deja pris la liberte d'implorer vos bontes pour les 
d'Espinas... reduits a Tetat le plus cruel apres vingt-trois ans 
de galeres pour avoir donne a souper a un predicant. Si on ne 



146 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Rochette, pour lequel il s'employa deson mieux. « On 
dit, ecrivait-il k Richelieu le 25 octobre 1761, qu'il 
ne faut pas pendre le predicant de Caussade, parce 
que e'en serait trop de griller des jesuites k Lisbonne 
et de pendre des pasteurs 6vang61iques en France. 
Je m'en remets sur cela & votre conscience. » Et, 
comme s'il se souciait peu de cette affaire : 
« Rosalie 1 , ajoute-t-il, m'interesse davantage », etc. 
Puis, le 27 novembre, revenant k la charge : « Qu'on 
pende le predicant Rochette ou qu'on lui donne une 
abbaye, cela est fort indifferent pour la prosperite du 
royaume des Francs; mais j'estime qu'il faut que le 
parlement le condamne k 6tre pendu et que le roi lui 
fasse gr^ce... Si e'est vous, monseigneur, qui obtenez 
cette grace du roi, vous serez l'idole de ces faquins 
de huguenots. II est toujours bon d'avoir pour soi 
tout un parti. » On a souvent all6gu6 ces deux lettres 
pour montrer que le defenseur des Calas et des Sir- 
ven abandonnait k leur sort les protestants perse- 
cutes s'ils ne lui donnaient pas Toccasion de jouer 
un grand rdle. Mais on se garde bien de les citer 
tout enti&res, et Ton en denature le sens. Voltaire 
n'ignorait pas que les juges appliqueraient la loi; 
s'il affecte de ne prendre aucun intent au pasteur 
Rochette, e'est pour plaider sa cause avec plus 
d'adresse. 

La tolerance ayant fait de grands progres dans la 
seconde moitie du xvni e stecle, Voltaire put se rendre 
temoignage que son action n'avait pas ete inutile. 
Cependant, en 1775, au sacre de Louis XVI, Lome- 

leur rend pas leur bien, il vaudrait mieux les remettre aux 
galeres » (8 oct. 1766). 
1. Une actrice du temps. 



RELIGION 147 

nie de Brienne, pr£lat incr^dule comme tant d'autres, 
pressa le nouveau roi de porter le dernier coup aux 
protestants. Devenu plus tard ministre, Topinion 
publique l'obligea de leur restituer l'6tat civil. Mais 
cette mesure lui ali£na la plupart des gens d^glise. 
Quinze anS apr&s, en 1789, le clerg£ proteste dans 
ses cahiers contre tout ce qui s'est fait r£cemment 
pour am£liorer le sort des religionnaires ; et, pr£- 
voyant de nouvelles « concessions », il demande 
qu'on les tienne exclus des charges de judicature, 
qu'on ne l&ve ni Interdiction de leur culte en public, 
ni celle des manages mixtes. , 

Ce n'est pas proprement au christianisme que Vol- 
taire attribue Fintol6rance et la persecution, ce n'est 
pas du moins au christianisme de J£sus, c'est k celui 
de Tfiglise. Et, bien souvent, les comparant entre 
eux, il montre que la religion catholique contredit en 
tout le christianisme primitif. 

Elle le contredit sur la question m6me de la tole- 
rance. Voltaire se plait k rappeler maintes paraboles 
des fivangiles oil J£sus pr£che la douceur et le par- 
don : voici le p£re de famille tuant un veau gras en 
Thonneur du fils prodigue, voici le Samaritain chari- 
table, voici Fouvrier qui, venant travailler k la der- 
nifcre heure, est pay£ comme les autres. Mais J£sus- 
Christ pr£che aussi d'exemple : il prot&ge la femme 
adult&re; il reprime les fils de Zeb£d6e appelant le 
feu du ciel sur une ville qui les a mal accueillis; 
il oblige Pierre de rengainer son £p£e. « Si vous 
voulez ressembler & J6sus-Christ, conclut Voltaire, 
soyez martyrs et non pas bourreaux » (TraiU sur la 
Tolerance, XLI, 331;. 

Quant aux pratiques, il n'y a aucun rapport entre 



J 48 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

celles du christianisme et celles du catholicisme. La 
synaxe des premiers chr&iens n'6tait point une messe 
priv^e ; les images furent interdites pendant plus de 
deux cents ans, la confession auriculaire ne s^tablit 
qu'au vi« si&cle, et, jusque vers le vn e , les petits 
enfants regurent Teucharistie ! . 

De m£me pour les dogmes. L'invocation publique 
des saints? II n'y en a pas trace avant Tan 375. La 
procession du Saint-Esprit? Elle date du temps de 
Charlemagne. L'Immaculge conception? Elle remonte 
au xii e si&cle. Bien plus, les deux natures du Christ 
ne furent pleinement reconnues qu'en 451 2 , et ses 
deux volont6s qu'en 680 s . C'est le premier concile 
de Nic6e qui adopta la consubstantialit£ de Dieu et 
de son fils. Jusqu'& saint Augustin et saint J6rdme, 
aucun P&re de TEglise n'avait enseign6 le p6ch6 
originel \ 

N6 sous la loi mosa'ique, J6sus-Christ fut circoncis 
selon cette loi, il en pratiqua les observances, en 
suivit les prescriptions, ne mangea ni la chair du 
pore, qui est un animal immonde, ni celle du lapin, 
qui rumine et n'a pas le pied fendu 5 . A proprement 



1. Lettre de Charles Gouju a ses fr&res, XL, 343. 

2. Au concile de Chalcedoine. 

3. Dans un concile tenu a Constantinople. 

4. Lettre de Charles Gouju a ses frkres, XL, 343 sqq. ; ficlair- 
cissement historique, XLI, 59; Diet, phil., Pe'che' originel, XXXI, 
325 sqq. ; le Pyrrhonisme de VHistoire, XLIV, 385, 386. 

5. « Jugez, dit J6sus-Christ dans l'article Religion du Diction- 
naire philosophique, si je leur apportais [aux Juifs] un culte nou- 
veau. Je ne cessais de leur dire que j'dtais venu non pour abolir 
la loi, raais pour Paccomplir ; j'avais observe tous leurs rites; 
circoncis comme ils L'elaient tous, baptise* comme l'elaient les 
plus z616s d'entre eux, je payais comme eux le corban, je faisais 
comme eux la Paque en mangeant debout un agneau cuit dans 



RELIGION 149 

parler, sa religion est le juda'isme; et, quant & la 
th£ologie catholique, aucun docteur ne serait assez 
habile pour la lui faire seulement comprendre. 

J6sus ne r6v61a point le myst&re de son incarnation 
et ne pr^tendit point 6tre le fils d'une vierge ; il laissa 
aux cordeliers et aux jacobins le soin de decider si sa 
m6re elle-mSme avait 616 con^ue sans p6ch6; il ne 
d^clara point que le mariage est le signe visible d'une 
chose invisible ; il ne parla point des sept sacrements, 
des sept vertus, des sept p6ch6s capitaux, des sept 
douleurs, des sept beatitudes, des sept sortes de gr&ces 
qui r^pondent aux sept branches du chandelier. II 
n'institua point la hi6rarchie eccl£siastique. II cacha 
k ses contemporains qu'il 6tait le fils de Dieu Gternel- 
lement engendr6, consubstantiel k Dieu, et que le 
Saint-Esprit procfcde du P6re Bt du Fils. II ne dit 
point que, la premiere femme ayant 6te persuad6e 
par un serpent de manger une pomme, toute la pos- 
terity de cette femme devait naltre coupable des plus 
horribles crimes et \ou6e aux flammes eternelles. II 
ne dit point qu'il 6tait venu racheter les hommes et 
que cepenctant il rach^terait ceux-la seuls auxquels 
il aurait donn6 une grAce efficace, laquelle peut 
n'avoir aucune efficacite. II n'ordonna point a ses 
disciples de mettre par des paroles son corps tout 
entier dans un petit morceau de pain, et son sang, a 
part, dans un gobelet de vin. Si J6sus avait voulu 
fonder une nouvelle religion, n'en aurait-il pas 6tabli 
les lois, fix6 les rites, organis6 la hi6rarchie? Mais 



des laitues. Moi et mes amis, nous allions prier dans le temple; 
mes amis mfime frequenterent ce temple apres ma mort; en 
un mot, j'accomplis toutes leurs lois sans en excepter une » 
(XXXII, 103). 



150 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

il ne professait aucun dogme, pas plus que les Juifs, 
et il se contenta de prGcher la morale. Tous les 
dogmes ont 6te invent6s apr6s lui. Dans son ensei- 
gnement ne parait nulle trace de ce que nous appe- 
lons le christianisme; et la premiere condition pour 
Stre chr^tien dans le vrai sens du mot, c'est de ne 
pas Stre catholique *. 

Faukil, d'autre part, examiner comment les minis- 
tres de J6sus imitent sa vie et ses moeurs? J&sus a 
6te pauvre, a fui les honneurs, a eh6ri l'abaissement, 
les souffrances. Comparons-lui les 6v6ques et le 
pape. En tout pays, les 6v6ques usurpent sur Tauto- 
rit6 s6culifcre ; ils sont riches ; ils vivent dans la mol- 
lesse 2 . Quant au pape, il habite un palais magnifique 
et poss&de d'immenses revenus. Lui qui devrait Stre 
le serviteur des serviteurs de Dieu, il pretend dominer 
par-dessus les rois, leur donner et leur enlever la 
couronne selon son bon plaisir. Un fakir des Indes 
ressemble beaucoup plus & J6sus que le pape. Disons 
mieux : si le pape fait tout le contraire de ce que fit 
et commanda le Christ, il est proprement un anti- 
christ 8 . 

Voltaire, & vrai dire, a souvent mal parl6 de J6sus. 
II en parle mal toutes les fois qu'il consid^re, non pas 
J6sus lui-m6me, mais le faux christianisme des 
catholiques. 

1. Diet. phiL, Christianisme, XXVIII, 67, Juste, XXX, 505, Tole- 
rance, XXXII, 377; Catechisme de IHonntte homme, XLI, 111; 
Questions sur les Miracles, XLII, 179 ; Homelie du pasteur Bourn, 
XLIV, 373; Dieu et les Hommes, XLVI, 249 sqq. 

2. Gf. p. 132. 

3. Diet. phil,, Raison, XXXII, 85; Homelie sur V interpretation 
du Nouveau Testament, XLIH, 287; Fragment des instructions 
pour le Prince royal de '**, Ibid., 422, 423 ; Dieu et les Hommes* 
XLVI, 257. 



RELIGION 151 

Dans Particle Messie du Dictionnaire philosophique 
et dans YExamen important, il suit le Sepher Toldos 
Jeschut ! . Qu'est-ce done que ce pr^tendu fils de 
Dieu? Une nomm6e Mirja, 6pouse d'un certain 
Jocanam, se laissa s£duire par un soldat du voisi- 
nage qui la rendit m&re. Confus et d6sesp6r6, 
Jocanam quitta le pays pour ne plus y revenir. Le fils 
de Mirja, J£su ou Jeschut, fut d6clar6 batard par le 
juge. Arriv6 k Ykge de suivre T6cole publique, il s'y 
pla$a parmi les enfant§ legitimes et en fut exclu : de 
Ik son animosity contre les prGtres, qu'il ne cessa 
d'injurier et de calomnier. Un jour, il se prit de que- 
relle avec un autre Juif, appel6 Judas, sur quelque 
affaire d'interSt materiel ou sur certains points de 
doctrine religieuse. Judas le d^nonga au sanh6drin. 
ArrSt6, ildemanda pardon et pleura. Mais le tribunal 
ne Ten condamna pas moins; il fut fouett6, puis 
lapid6, enfin pendu. Voilk Thistoire authentique de 
J6sus-Christ. Cette histoire, a laquelle s'ajout&rent 
par la suite des fables insipides et grotesques, est du 
reste tr6s conforme k ce qui se passe tous les jours 
sousnos yeux 2 . 

Quant k ses miracles, ils suffiraient pour le couvrir 
de ridicule. Envoyer des diables dans les corps de 
deux mille cochons, dire la bonne aventure k une 
Samaritaine, gu6rir un muet en lui palpant la langue, 
s6cher un figuier qui ne porte pas de fruits avant la 
saison, quoi de plus impertinent ou de plus absurde 8 ? 

1. Lorsque, dans cet article Messie, il taxe, le Sepher Toldos 
Jeschut de livre extravagant etodieux, ce n'est la qu'une precau- 
tion ; et il ne la prend m£me plus dans YExamen important, 
ou il repete a peu pres le m6me recit. 

2. Examen important, XLIII, 84, 85. 

3. Diet. phiL, Miracle, XXXI, 220 sqq.; Extrait des Senti- 



152 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Personnellement, J£sus 6tait un homme de rien, 
vil et m6prisable, d6nu6 de talent, de science, 
d'adresse, qui, ayant voulu faire parler de lui, passa 
pour un extravagant et un imposteur aux yeux de 
ses contemporains. S'il fut moqu6, fouett6, pers6cut6 
et finalement mis en croix, tel est le sort de tous 
ceux qui ont pr6tendu jouer le mtaie rdle sans avoir 
plus d'habilet6 4 . 

Au reste, ses paroles ne valaient pas mieux que ses 
actes. II compare le royaume ^es cieux k un grain de 
moutarde, k un morceau de levain m6l6 dans trois 
mesures de farine, k un filet avec lequel on p6che du 
bon et du mauvais poisson. Quelle grossi&ret6 et 
quelle bassesse ! Parfois ses propos sont odieux : il 
se vante d'etre venu apporter le glaive et non la paix, 
semer le d6sordre entre le fils et le p&re, entre la fille 
etla mere; ilrecommande knotre imitation le maltre 
qui jette en prison des serviteurs coupables de ne 
pas avoir fait valoir son argent k usure. Est-ce done 
ainsi que parle un sage ou mGme un homme raison- 
nable 2 ? 

Mais, si Voltaire d^nigre souvent et vilipende 
J6sus-Christ, consid6r6 comme responsable des 
crimes commis en son nom, il le loue au contraire 
quand il veut montrer que le catholicisme est une 
perversion du christianisme. Etnenous 6tonnons pas 
s'il se contredit alors sur la plupart des points. 

« L'histoire veritable de J6sus', 6crit-il dans Le 

merits de J. Meslier, XL, 456; Cate'chisme de VHonntite homme, 
XLI, 408 sqq. 

1. Extrait des Sentiments de J. Meslier, XL, 454. Cf. encore le 
Diner du comte de Boulainvilliers, XLIII, 587. 

2. Catechisme de PHonnete homme, XLI, 109; Examen impor- 
tant, XLIII, 88. 



RELIGION 453 

Douteur et VAdorateur, n'6tait probablemeni que 
celle d'un homme juste qui avait repris les vices des 
pharisiens et que les pharisiens firent mourir » 
fXLI, 404). Et, dans UHomilie sur V interpretation du 
Nouveau Testament : « J6sus 6tait un homme de 
bien qui... parlait aux pauvres contrc la superstition 
des riches pharisiens et des prGtres insolents » (XLIII, 
290). II lui reconnait le don de s'attacher des disciples; 
il vante ses bonnes moeurs, son courage, sa charity. 
Dans un passage de Dieu et les Hommes, il semble le 
mettre au-dessous de Socrate, comme ayant eu peur 
de la mort. Mais, dans le Traiti sur la Tolerance, il le 
lui pr6fere, comme ayant pr6vu et voulu sonsupplice ; 
si d'ailleurs J6sus, au moment de mourir, sua une 
sueur de sang, son &me, dit-il, resta in6branlable ; et 
la plus grande preuve de Constance, n'est-ce pas de 
braver la mort en la redoutant l ? Enfin, dans la Pro- 
fession de foi des Thiistes, il Tappelle « un homme 
distingu6 entre les hommes par son z&le, par sa vertu, 
par son amour de T6galit6 fraternelle »'. II plaint « ce 
r6formateur peut 6tre un peu inconsid6r6, qui fut la 
victime des fanatiques pers^cuteurs » ; et, oubliant 
de quelle fagon lui-m£me le traita, il se defend d'en 
avoir jamais parl6 avec m^pris ou derision 2 . 

Tout k Theure il reprochait k J6sus quelques-unes 
de ses maximes et de ses paraboles. II soutient main- 
tenant qu'elles lui ont 6t6 faussement attributes; et, si 
elles sont authentiques, il proteste contre le sens qu'y 
donnent les sectaires. Ceux-ci en prennent texte 
pour justifier leur fanatisme. Mais ni la parabole 



1. XU, 328. 

2. XLIV, 134. 



154 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

du figuier sterile ne nous autorise a maltraiier nos 
fibres, ni le Compel le intrare a employer la force 
quand la douceur ne nous a pas r6ussi. Toute la 
conduite de J6sus dement cette interpretation *. 

D'une part Voltaire, mettant le christianisme 6van- 
geiique en contraste avec celui des theologiens et des 
inquisiteurs, declare expressement quele Christn'etait 
pas chretien 2 ; d'autre part, r6servant le nom de chr6-. 
tien a ceux qui professent et pratiquent le christia- 
nisme de Jesus, il revendique ce nom pour lui-m&me. 
« Je suis Chretien, fait-il dire k son Adorateur, je 
suis chretien comme Tetait Jesus, dont on a change 
la doctrine celeste en doctrine infernale » (LeDouteur 
etF Adorateur, XLl, 405). 

Qu'est-ce, en somme, que le Christ? Un serviteur 
de Dieu qui a preche la vertu, autant dire un theiste 3 . 
Son christianisme, si tdt perverti par la supersti- 
tion et Tintoierance, Voltaire Ta toujours preconise. 
(Test ce christianisme qu'il glorifie par exemple 
dans Alzire K . Et, plus tard, prenant a partie un 
pamphietaire qui representait la morale du Christ 
comme oppressive et corruptrice, il lui reproche 

1. Lieu et les Hommes, XL VI, 211 sqq.; Traite sur la ToUrance, 
XLI, 323 sqq. 

2. Dieu et les Hommes, XL VI, 215. 

3. Profession de foi des Thtistes, XL IV, 134; Hist, de Jenni, 
XXXIV, 353. 

4. « On a tache dans cette trag6die... de faire voir combien 
le veritable esprit de religion Temporte sur les vertus de la 
nature. La religion d'un barbare consiste a offrir a ses dieux 
le sang de ses ennemis. Un Chretien mal instruit n'est souvent 
guere plus juste, fitre fidele a quelques pratiques inutiles et 
infidele aux vrais devoirs de rhomme, faire certaines prieres et 
garder ses vices, jeuner mais hair, cabaler, persecuter, voila sa 
religion. Gelle du Chretien veritable est de regarder tous les 
hommes comme ses freres, de leur faire du bien et de Ieur par- 



RELIGION 155 

de la confondre avec celle des faux Chretiens 1 . 
La religion protestante se rapproche plus que la 
catholique du veritable christianisme. Aussi lui 
marque-t-il souvent quelque preference. L'auteur 
cTune dissertation critique sur la Henriade* avait 
6crit ces lignes : « ... Un vieillard catholique qui 
pr6dit deux choses : Tune, que notre religion 3 sera 
bientdt detruite ; Tautre, que Henri IV se fera papiste 
dans l'occasion. De ces deux predictions, la premiere 
me semble difficile k accomplir; au contraire, il y a 
plus d'apparence que le papisme sera k sa fin plus 
tdt que le protestantisme. » Voltaire met en marge de 
son exemplaire : « Je le souhaite de tout mon coeur, 
et ni moi ni mon ouvrage ne s'y opposent » [Riponse a 
la critique de la Henriade, X, 496). II fait dire k 
milord Cornsbury : « Notre Eglise anglicane est,., 
moins absurde que la romaine; j'entends que nos 
charlatans ne nous empoisonnent qu'avec cinq ou 
six drogues, au lieu que les montebanks* papistes 

donner le mal » (Disc, preliminaire sur Alzire, IV, 155). — A la 
fin de la piece, Gusman dit a Zamore : 

Des dieux que nous servons connais la difference : 
Les tiens font commande le meurtre et la vengeance, 
Et le mien, quand ton bras vient de m'assassiner, 
M'ordonne de te plaindre et de te pardonner. 

Et Zamore ne se convertit pas, car, dit Voltaire dans une note, 
« une conversion subite serait ridicule en de telles circon- 
stances », mais il r£pond a Gusman : 

Ah ! la loi qui t'oblige a cet effort supreme, 

Je commence a le croire, est la loi d'un Dieu meme. 

(IV, 226.) 

1. Remarques sur le Christianisme de'voiU, L, 536 sqq. 

2. Gette dissertation se trouve a la suite du poeme dans 
Tedition de 1728, La Haye. 

3. G'est un anglican qui parle. 

4. Saltimbanques. 



156 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

empoisonnent avec une vingtaine » (Lettre de milord 
Corn&bury a milord Bolingbroke, XLIII, 213). En fin, 
dans le Catechisme de VHonnite homme, voici com- 
ment tet honnGte homme parle du protestantisme : 
« C'est peut-6tre celle de toutes [les religions] que 
j'adopterais le plus volontiers, si j^tais r£duit au 
malheur d'-entrer dans un parti » (XLI, 122). 

Est-il vrai que Voltaire ne comprenne pas Timpor- 
tance historique de la R6forme? Ses detracteurs 
Font pr^tendu. Et il peut dire en effet qu'un « petit 
int6r£t de moines dans un coin de la Saxe produisit 
plus de cent ans de discordes, de fureurs et d'infor- 
tunes chez trente nations ». On recommit Ik sa ten- 
dance & expliquer les grands faits par des causes 
infimes. Mais ceux qui prennent texte de cette phrase 
n'ont sans doute pas lu les lignes suivantes, oil il 
qualifie la R£forme de « grande revolution dans 
Tesprit humain et dans le systeme politique de 
TEurope 4 ». 

La principale superiority du protestantisme sur le 
catholicisme est, d'apres Voltaire, qu'il aboutit n^ces- 
sairement k la libre pens£e; tout protestant est pape. 
Aussi le protestantisme pers6cuteur lui semble se 
mettre en contradiction avec ses propres maximes, et, 
pour ainsi dire, se renier. « Lorsque nous vous per- 
secutor, nous papistes, ecrit-il & M. Bertrand, nous 
sommes consequents k nos principes, parce que vous 
devez vous soumettre aux decisions de notre mere, 
sainte figlise. Hors de Tfiglise, point de salut. Vous 
6tes done des rebelles audacieux. Lorsque vous per- 
secutez, vous 6tes incons6quents, puisque vous 

i. Essai sur les Mceurs, XVII, 242. 



RELIGION 157 

accordez h chaque charbonnier le droit d'examen » 
(26 d6c. 1763). C'est du protestantisme que date 
Taffranchissement des esprits et des consciences; 
Voltaire, qui ne Tignore pas, consid&re les reformateurs 
comme les loin tains devanciers de la « philosophic ». 

Pourtant le protestantisme, quels que soient ses 
principes, a opprim6 et persecute les autres religions 
partout oil il dominait. Dans les pays qui Tadopt&- 
rent, il ne renversa l'autorite de Tfiglise catholique 
que pour la remplacer par celle d'une autre figlise. 
Aux decisions des conciles il substitua les decisions 
des synodes : or, le synode de Dordrecht vaut-il 
beaucoup mieux que le concile de Trente 1 ? Tous les 
reformateurs, depuis Wiclef jusqu'& Luther, furent 
intoterants. Quant au bourreau de Servet, Voltaire 
ftetrit en maints endroits son fanatisme et son despo- 
tisme. Dans Particle Dogmes du Didionnaire philoso- 
phique 2 , Calvin, devant les juges des morts, se vante 
d'avoir renvers6 Tidole papale, d'avoir 6crit contre la 
sculpture, montr6 que les bonnes ceuvres ne servent 
h rien, interdit la danse comme diabolique. « Placez- 
moi, conclut-il, & c6t6 de saint Paul. » Mais, « comme 
il parlait, on vit aupr6s de lui un bucher enflamm^; 
un spectre 6pouvantable, portant au cou une f raise 
espagnole & moitie bruise, sortait du milieu des 
flammes avec des cris affreux. Monstre, s'6criait-il, 
monstre execrable, tremble ! Reconnais ce Servet que 
tu as fait p£rir par le plus cruel des supplices » 
(XXVIII, 441). Alors, tous les juges ordonnent que 
Calvin soit pr6cipit6 dans la g^henne. 

Apr&s tout Intolerance protestante 6gala I'intol^- 

1. Lettre a M. Bertrand, 26 dec. 1763. 

2. Cf. p. 113, n. 1. 

YOLTAIRE PHIL080PHE. 11 



158 



VOLTAIRE PHILOSOPHE 



ranee catholique. Les meurtriers de Servet et de 
Biirneveldt ne peuvent rien reprocher & ceux du con- 
seiller Dubourg, et la Saint-Barth61emy n'est pas 
plus detestable que les sombres fureurs du presbyte- 
rianisme anglais ou la rage des camisards c^venols 1 . 
ficrivant k un religionnaire de Hollande, Voltaire lui 
repr6sente que les huguenots ne sauraient incriminer 
dans autrui un fanatisme dont eux-m6mes sont 
infects. « II n'fest pas moins n6cessaire... de prScher 
la tolerance chez vous que parmi nous... Si un des 
vtitres croit devoir pr£f£rer pour le salut de son &me 
la messe au pr£che, il cesse aussitdt d'Stre citoyen, il 
perd tout, jusqu'& sa patrie. Vous ne souffririez pas 
qu'aucun prStre dit sa messe k voix basse, dans une 
chambre close, dans aucune de vos villes. N>vez- 
vous pas chass£ des ministres qui ne croyaient pas 
pouvoir signer je ne sais quel formulaire de doc- 
trine?... N'a-t-on pas d6pos6 un pasteur parce qu'il 
ne voulait pas que ses ouailles fussent damn£es 6ter- 
nellement? Vous n'Gtes pas plus sages que nous » 
(Lettre k M.***, 5 janv. 1759). Dans le second des 
Dialogues chrtfiens, un ministre protestant s'unit k 
un prStre catholique pour pers^cuterlesphilosophes : 
la seule difference entre eux est que le ministre veut 
s'y prendre, avec une douceur perfide *. Et rappelons 
enfin les vers bien connus de la Henriade : 

Je ne decide point entre Geneve et Rome. 
De quelque nom divin que leur parti les nomme, 
J'ai vu des deux cdtes la fourbe et la fureur... 
L'un et Pautre parti, cruel ^galement, 
Ainsi que dans le crime est dans l'aveuglement 

(X,75.) 

4. Avis au public sur les Calas et les Sirven> XLI1, 410. 
2. XL, 161 sqq. 



RELIGION 159 

Ces vers, que le po&te fait prononcer & Henri IV, 
expriment en r6alit6 sa propre pens6e. II semble 
quelquefois pr6f6rer la religion protestante a la catho- 
lique. Mais, si elle est moins absurde et moins supers- 
titieuse, peu importe, apres tout, le nombre des 
drogues avec lesquelles unepeligionnousempoisonne. 

C'est un lieu commun de dire que Voltaire fut « le 
g6nie de la destruction ». On reproche au xviiT si&cle 
en g6n6ral d'avoir tout ruin6 sans rien rebatir. N'est- 
ce done pas sur les principes des philosophes que se 
constitua la soci£t6 moderne? Et quand m6me leur 
oeuvre, k la consid^rer en soi, efit 6t6 purement des- 
tructive, ruiner les erreurs, les pr6jug6s, les abus, 
n'est-ce pas 6difier la v6rit6 et la justice ? Pareillement 
on accuse Voltaire de jeter a bas le catholicisme sans 
y rien substituer. On Ten accusait d6j& de son temps. 
Et il s'6crie : « Quoi ! un animal f6roce a suc6 le sang 
de mes proches, je vous dis de vous d^faire de cette 
bfite, et vous me demandez ce qu'on mettra a sa 
place I » (Exam, important, XLIII, 204). Apr&s avoir 
tu6 le lion de N6m6e ou Fhydre de Lerne, Hercule 
devait-il done mettre a leur place de nouveaux 
monstres? 

Au reste, Voltaire ne pretend pas ruiner du jour 
au lendemain la religion catholique. II est encore 
trop t6t; attendons que le peuple puisse s'en passer. 
Jusque-la, bornons-nous a surveiller et a contenir 
Tfiglise, k rabaisser son orgueil, a r^primer surtout 
son fanatisme. Certes la philosophie commence de 
r^pandre la lumtere parmi les nations, et non seu- 
lement dans les classes cultiv^es, mais jusque dans la 
foule. Pourtant ce n'est encore que Taube des temps 
nouveaux. Sans cesser d'etre actifs, soyons patients. 



160 VOLTAIRE PHILOSOPHB 

Traitons le catholicisme comme le m6decin traite une 
maladie chronique; ne comptons pas Textirper d'un 
coup, attaquons-le par degr6 4 . La religion catholique 
« est un arbre qui, de Taveu de toute la terre, na 
port6 jusqu'ici que des fruits de mort; cependant 
nous ne voulons pas qu'on le coupe, mais qu'on le 
greffe » (Dieu et les Hommes, XLVI, 270) 2 . 

« Dieu, la v6rit6, la vertu » \oilk ce qui remplacera 
le catholicisme 8 . Croire en Dieu, 6tre jusie et bien- 
faisant, que faut-il davantage? Nous n'avons nul 
besoin d'une th6ologie. 

Disons mieux : la th6ologie enfante Tath^isme et 
rimmoralit6.Lath6ologieenfanterath6isme:car,inca- 
pables de s^lever par eux-mSmes aux pures croyances, 
mais ayant assez d'esprit pour juger absurde la 
religion des th6ologiens, beaucoup d'hommes con- 
cluent qu'il n'y a pas de Dieu*. Et la th6ologie 
enfante l'immoralitg : car ces hommes, n'6tant plus 
d&s lors r6prim6s par aucun frein, cedent k leurs 
mauvaises passions et se jettent dans tous les vices 5 . 

Au catholicisme il faut substituer la religion natu- 
relle, qui bannit toute relation, tout merveilleux, 
tout dogme inintelligible. Mais qu'est-ce que cette 
religion? (Test, tout simplement, la morale. 

1. Idees de La Mothe-le-Vayer, XXXIX, 376 ; Dieu et les Hommes, 
XLVI, 273. 

2. Cf. Lettre a M. Vermes, 2 janv. 1763; Lettre & M. Monltou, 
oct. 1766, Edition Moland, XLIV, 460. 

3. Examen important, XL1II, 204. 

4. Gf. ce que dit Socrate a ses juges : « Quand vous proposez 
des choses ridicules a croire, trop de gens alors se determinent 
& ne rien croire du tout » (Socrate, VI, 524). — Cf. encore Diet, 
phil., AtheHsme, XXVII, 190, Sammonocodom, XXXII, 174; Lettre 
a M. de Villevicille, 26 aout 1768. 

5. Diet, phil., Fraude, XXIX, 520. 



CHAPITRE III 
MORALE 



Apr&s avoir d6montr6 Texistence d'un £tre supreme 
dans le second chapitre de son Traile de Metaphy- 
sique, Voltaire declare ipi' « il semble naturel de 
rechercher ensuite quelle relation il y a entre Dieu et 
nous, de voir si Dieu a 6tabli des lois pour les Stres 
pensants..., d'examiner s'il y a une morale et ce qu'elle 
peut 6tre, s'il y a une religion institute par Dieu 
m£me ». Pourtant, ces questions « d'une importance 
k qui tout c6de », il en diflfere l'6tude; elles seront 
mieux k leur place, dit-il, « quand nous consid&rerons 
Thomme comme un animal sociable » (XXXVII, 298). 
Ailleurs, r£sumant d'un mot toute sa querelleavec les 
ath£es, il en indique express^ment le point capital. 
« Dequoi s'agit-il?... de consoler notre malheureuse 
existence. Qui la console? vous ou moi »? (Dict.phil., 
Dieu, XXVIII, 388). Ce qui le pr^occupe surtout 
dans la solution des probtemes m6taphysiques, c'est 
rint& rgt soc ial. Le moraliste chez lui se subordonne 
le m^taphysicien. D&s 1737, il 6crit en propres 



162 



VOLTAIRE PHILOSOPHE 



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■£'•>" 



termes : « Je ram&ne toujours autant que je peux ma 
m6taphysique & la morale » (Leitre a Frederic, 
Loct. 1737; LII, 521). 

Dans le Catichisme chinois, le prince Kou veut 
persuader k Cu-Su disciple de Confucius, quece qu'on 
appelle &me p£ritavecle corps. Mais Cu-Su, apr&s avoir 
6cout£ son argumentation, lui fait remarquer qu'elle 
ne prouve rien, qu'elle propose seulement des doutes 
iaiisLpour attrister notre \ie. Admettons plutSries 
vraisemblances qui nous r6confortent. « II est dur d'etre 
an6anti; esp6rez de vivre... Oseriez-vous dire qu'il est 
impossible que vous ayez une &me? Non sans doute; 
et si cela est possible, n'est-il pas tr6s vraisemblable 
que vous en avez une? Pourriez-vous rejeter un sys- 
t6me si beau et si n£cessaire au genre humain? » 
(Diet. phiL, XXVII, 473). Pareillement, dans une 
>lettre au marquis d'Argence, Voltaire defend Timmor- 
talit6 de T&me eomme « le plus sage, le plus consolant 
■ et le plus politique » des dogmes (l er oct. 1759). Ainsi, 
il pose la question de mani&re que les mat6rialistes 
soient mis en demeure de prouver que F&me esl mor- 
telle, et lui-m6me montre surtout quels avantages 
rimmortalit6 de l'toe peut avoir au point de vue 
moral et « politique ». 

C'est en partant du m£me principe qu'il admet les 
peines et les recompenses de la vie future ; et d'ailleurs, 
si Ton n'admettait pas ces recompenses et ces peines, 
h quoi servirait de croire F&me immortelle? Nous 
avons bgsoin de consolation, nous avons bes oind'es pe- 
rance. Les Tnat6rialistes niant Fimmortalil? sans 
preuves et les spiritualistes ne pouvant de leur c6t6 
prouver que r&me survit au corps, aucun des deux 
partis n'a done avantage sur Tautre. Mais voici pour- 



MORALE 163 

tant une grande difference : la negation des mat^ria- 
listes est funeste au genre humain et l'affirmation des 
spiriiualistes lui est utile 1 . 

On le voit, le Dieu que Voltaire adore, auquel il 
61fcve un temple — Deo erexit Voltaire, — c'est surtout 
Dieu r£mun£rateur des bons et vengeur des mediants. 
« I/objet int£ressant pour Punivers entier est de savoir 
s'il ne vaut pas mieux, pour le bien de tous les hommes 
admettreun Dieu... qui recompense les bonnes actions 
cach£es et qui punit les crimes secrets » (Diet, phil., 
Athiisme, XXVII, 168) *. II y a dans la m^taphysique 
bien des questions indiff£rentes, les questions qui 
ne concernent pas la morale. Par exemple, que Dieu 
ait cr66 le monde de rien ou qu'il Tait seulement 
ordonn6, cela n'a aucune influence sur la condition 
de la vie, et nous ne nous en conduisons ni mieux ni 
plus mal s . Mais que Dieu soit ou ne soit pas un Dieu 
r6mun£rateur et vengeur, rien ne nous importe 
davantage. 

Pour quelles raisons? 

D'abord, les honnStes gens « ont affaire & force 
fripons, qui ont peu r£fl6chi » (Id., Enfer, XXIX, 
119). Si ces fripons ne craignent pas la justice divine, 
rien ne les arrGtera quand ils seoroiront assez habiles 
pour tromper la justice humaine. Crions-leur dans 
les oreilles que leur kme est immortelle et que Dieu 
lesfera comparaitre devant son tribunal : n'est-ce pas 
le seul moyen de les retenir? « Je veux, dit A de 
YA y B,'C, que mon procureur, mon tailleur, ma 



\. Vict, phil., Dieu, XXVIII, 387. 

2. Cf. Ibid., id. y 386. 

3. Gf. Id., Maliere, XXXI, 169. 



164 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

femme mSme croient en Dieu, et je m'imagine que 
j'en serai moins vol6 et moins cocu » (XLV, 134) '. 

Quand Voltaire soutient rimmortalit6 de F&me et 
les sanctions ult^rieures, veut-il uniquement se 
prot6ger lui-m6me contre le vol ou la trahison? Ses 
adversaires Font dit. A les en croire, Voltaire ne voit 
dans le dogme de Dieu r£mun6rateur et vengeur 
qu'une sorte de garantie pour les heureux du monde, 
un moyen de conservation sociale&leur profit. R6pon- 
dons que, dans sa pens6e, la crainte des peines 
futures ne doit pas seulement r^primer les petits; 
elle doit aussi les d6fendre contre Tinjustice des 
grands. 

_ Si Voltaire trouve dangereux les procureurs ath6es, 
les princes ath6es lui paraissent bien plus dangereux 
encore. « Je ne voudrais pas, d6clare-t-il, avoir affaire 
& un prince ath6e qui trouverait son int6rM k me 
faire piler dans un mortier; je suis bien stir que je 
serais pil6 » (Did. phil., Alhdisme, XXVII, 188). 
Dans YlZpttre des Trois imposteurs, le juste sans 
defense que menacent les rois appelle sur eux la 
vengeance celeste : 

Rois, si vous m'opprimez, si vos grandeurs d6daignent 
Les pleurs de l'innocent que vous faites couler, 
Mon vengeur est au ciel: apprenez a trembler. 

(XIII, 265 a.) 

1. On se rappelle cette anecdote, que conte Mallet du Pan : 
« Je l'ai vu un soir, a souper, donner une 6nergique lecon a 
d'Alembert et a Condorcet en renvoyant tous ses domestiques 
et en disant ensuite aux deux acad^miciens : Maintenant, mes- 
sieurs, continuez vos propos contre Dieu; mais, comme je ne 
veux pas Stre e" gorge* et vole cette nuit par mes domestiques, il 
est bon qu'ils ne vous ecoutent pas. • (Memoires.) 

2. Cf. Diet, phil., Eucharistie, XXIX, 266; Hist, de Jenni, 
XXXIV, 419; etc. 



MORALE 165 

Et lisons la Dissertation sur la Tragidie en tSte de 
Sdmiramis : Tid6e morale dont Voltaire se fait Tinter- 
pr&te dans cette pi&ce, c'est que la Divinity ch&tie 
la sc616ratesse des puissants 1 . Otez-leur lacroyance 
en un Dieu vengeur des crimes : « Sylla et Marius se 
baignent alors avec d61ices dans le sang de leurs 
concitoyens ; Auguste, Antoine et L6pide surpassent 
Ies fureurs de Sylla; N6ron ordonne de sang-froid 
le meurtre de sa m&re » (Homilie sur VAlhiisme y 
XLIII, 240). On a dit souvent que Voltaire a voulu 
« une religion pour l e peuple ». Cette religion, 
qui est le tb6isme, ITne la veut pas moins, dans 



1. « Les hommes, qui ont tous un fonds de justice dans le 
coeur, souhaitent naturellement que le ciel s'intdresse a venger 
rinnocence : on verra avec plaisir en tout temps et en tout 
pays qu'un fitre supreme s'occupe a punir les crimes de ceux 
que les hommes ne peuvent appeler en jugement... Je suppose 
que Pauteur d'une tragddie se fut propose" pour but d'avertir les 
hommes que Dieu punit quelquefois de grands crimes par des 
voies extraordinaires; je suppose que sa piece fut conduite avec 
un tel art que le spectateur attend it a tout moment l'ombre d'un 
prince assassine qui demande vengeance, sans que cette appari- 
tion fut une ressource absolument necessaire a une intrigue 
embarrassee; je dis qu'alors ce prodige, bien manage*, ferait 
un tres grand effet... Tel est a peu pres l'artifice de la tragddie 
de Se'miramis (aux beautes pres, dont je n'ai pu Porner)... Toute 
la morale de la piece est renfermee dans ces vers : 

II est done des forfaits 

Que le courroux des dieux ne pardonne jamais. 

... J'avoue que la catastrophe de Se'miramis n'arrivera pas sou- 
vent; mais ce qui arrive tous les jours se trouve dans les derniers 
vers de la piece : 

Apprenez tons du moins 

Que les crimes secrets ont les dieux pour temoins. 

(V, 489, 490.) 

— Cf. Hist, de Jenni, XXXIV, 418; Homilie sur VAthiisme, XLIII, 
240 sqq.; Lettre d M. de Villevieille, 26 aout 1768. 



166 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

rint6r6t du peuple, pour Ies princes et pour les 
grands '. ' ' 

f Ainsi la croyance en Dieu, selon Voltaire, est utile 
lau genre humain, et nul honnSte homme ne doit 
.T6branler. Voil&, quand il combat Tath^isme, son 
principal argument; il fait surtout valoir des consi- 
derations relatives au bien de la soci6t6, il invoque 
Tfitre supreme non plus comme organisateur de 
Tunivers, mais comme sg nctif>0 de la morale. 

Si la crainte du Dieu vengeur est un irein capable 

d'empGcher bien des crimes, ce n'est pas k dire sans 

doute que les ath£es soient toujours m£chants. « L'in s- 

tinct de la vertu, qui consiste dans un temperament 

doux et eloign^ de toute violence, peut tr&s bien 

subsister, d6clare-t-il, avec une philosophie erron^e » 

telle que Tath6isme; eklui-m£me cite tout le premier 

des ath£es vertueux 2 .J La plupart de ceux qui ne 

: croient "pas~en Dieu sont tenths de s'abandonner k 

|leurs passions; mais les hommes d^lite peuvent faire 

le bien par amour du bien sans esp£rer aucune 

J recompense. 

^-^D'autre part, ce n'est pas^tout de croire k un Dieu : 
k quel Dieu croy ons-nou s?(Mieux vaut etre atheeque 
d'adorer une bivinite barbare et de lui sacrifier des 
victimes humaines \J athee, Moise n'eftt pas fait 
egorger vingt-lrois mille Juifs qui s'etaient fabrique 
un veau d'or, vingt-quatre mille qui avaient eu 
commerce avec les filles des idol&tres, douze mille 



1. Robespierre a dit en ce sens : * L'atheisme est aristocra- 
tique. L'idee d'un grand litre qui veille sur Pinnocence opprimee 
et qui punit le crime triomphant est toute populaire. » 

2. Homtlie sur VAtheisme, XLI1I, 248 sqq. Gf. encore YOde sur 
le Fanatisme, XII, 423. 



MORALE 167 

qui avaient voulu soutenir Tarche prSte & tomber 1 . 
Et puis, il y a bjen jles fagot s de croiro en Dieu . Si 
nous comparons le fanatisme et l'ath&sme, « le Tana- 
tisme est certainement mille foTTpTus funeste » (Did. 
phiL, Athiisme, XXVII, 187); si nous comparons le 
fanatique et Tath6e, « le fanatique est un monstre 
mille fois plus dangereux » (Ibid., Dieu, XXVIII, 
392). Hobbes mena une vie tranquille et innocente 
tandis que les sectaires Anglais de son temps ensan- 
glantaient leur pays; et Spinoza, mattre d'ath6isme, 
ne se m6la point k ceux de ses compatriotes qui 
servaient Dieu en massacrant les fr6res de Witt *. Si 
Tath6e est capable de violer Iphig&iie, le fanatique 
T^gorgera pieusement sur Fautel et croira que 
Jupiter lui en a beaucoup d'obligation ; si Tath6e est 
capable de dSrober un vase d'or dans une 6glise 
pour entretenir des filles de joie, le fanatique c616- 
brera dans cette 6glise un auto-da-fe et chantera un 
cantique juif k plein gosier devant un bucher de 
Juifs*. 

Et quelesLievfiritable impie? Dirons-nous que 
c'esl le pauvre horarae dont Tignorance s'imagine 
l'fitre des Gtres avec une longue barbe blanche, avec 
des pieds et des mains? Nous pardonnons du moins 
k sa simplicity d'esprit; il m6rite la piti6, non la 
colore. Mais celui qui' adore un Dieu jaloux, orgueil- 
leux, vindicatif, qui s'autorise de ce Dieu pour justi- 
fier sa proprearrqgance, j>qucgLorifier_sfis fureurs, 
voila le veritable impie. L'impie, c'est celui qui vient 
nous dire : « Ne vois que par mes yeux, ne pense 

1. Diet. phiL, AtMe, XXVII, 158. 

2. Ibid., id., 187. 

3. Hist, de Jenni, XXXIV, 419. 



168 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

.point. Je t'annonce un Dieu tyran qui m'a fait pour 
\6tre ton tyran; je suis son bien-aim6; il tourmentera 
pendant toute Teternit6 des millions de ses creatures 
qu'il d6teste, pour me r6jouir; je serai ton maftre 
dans ce monde, et je rirai de tes supplices dans 
Tautre » {Diet, phil., Impie, XXX, 333). Cet impie-l& 
ne m£rite ni piti6, ni pardon. Et comment ne pas 
lui pr6f6rer un ath6ef L'ath6e manque de sagesse; 
le fanatique est une bete feroce M 

Cependant l'ajii&sin£ jgeut fafire beaucoup de mal. 
Mieux vaut encore Stre asservi & des SU^erstilioiIS 
grossi&res, si elles ne nous rendent pas inhumains, 
que de vivre sans croyance religieuse 2 . D'ailleurs, 
« un ath6e qui serait raisonneur, violent et puissant, 
serait un fleau aussi funeste qu'un siiperstitieux 
sanguinaire » (Traiti sur la Tolerance, XLI, 352) 8 . 

i. Gf. Ode sur le Fanatisme : 

Je sentirais quelque indulgence 

Pour un aveugle audacieux 

Qui nierait 1' utile existence 

De l'astre qui brille a mes yeux. 

Ignorer ton dtre supreme, 

Grand Dieu, c'ost un moindre blaspheme 

Et moins digne de ton courroux 

Que de te croire impitoyable, 

De nos malheurs insatiable, 

Jaloux, injuste comme nous. 

Lorsqu'un devot atrabilaire, 

Nourri de superstition, 

A, par cette affreuse chimere, 

Corrompu sa religion, 

Le voila stupide et farouche ; 

Le fiel decoule de sa bouche, 

Le Fanatisme arme son bras ; 

Et, dans sa piete profonde, 

Sa rage immolerait le monde 

A son Dieu, qu'il ne connait pas. 

(XII, 424.) 

2. Traiti sur la TolSrance, XLI, 349. 

3. Gf. HomSlie sur VAthSisme : « L'ath&sme peut causer quel- 



MORALE 169 

Mais il ne s'agit que de comparer en general l'athee 
et le theiste. L'athee, disait tout a Theure Voltaire, , 
devore pour apaiser sa faim, et le fanatique croit. 
faire son devoir entuans le theiste, dit-ilmaintenant, 
deteste un crime commre dans Temportement de la 
passion, et Fathee s'endurcit de plus en plus*. -^ 

Quand Voltaire declare Fathee moins dangereux 
que le fanatique, il parle de JTathee philosophe . Or, 
il y a deux categories d 'athees; il n'y a pas seuiement 
les athees philosophes ou athees de cabinet, il y a aussi 
les athee s de cour. Cette distinction est n6cessaire 
pourexammer la question pos6e par Bayle : « Si une 
society d'athees peut subsister. » 

Oui, r6pond Voltaire, dans le casou ces athees sont 
des philosophes. Les athees philosophes m6neront 
une vie tr£s tranquille et tr&s sage. Tandis qu'une 
cite de jans6nistes et de molinistes sera trouble par 
des querelles souvent sanglantes, une cite de Simo- 
nides, de Protagoras, de Spinozas, restera toujours 
calme et sage 1 . Seuiement, ne confondons pas les 
athees de cour avec les athees de cabinet. L'atheisme, 
qui « peut tout au plus laisser subsister les vertus 
sociales dans la tranquille apathie de la vie privee », 
« doit porter a tous les crimes dans les orages de la 
vie publique » (Homilie sur rAthdisme, XLIII, 250). 
Quand on n'a aucune crainte, on n'a souvent aucun~ 
scrupule. Et du reste, si l'atheisme n'est pas dange- 
reux chez les athees de cabinet, nous n'en devons pas 
moins le combattre m6me chez eux, parce que, de 
leur cabinet, il se repand parmi les princes et les 

quefois autant de raal que les superstitions les plus barbares • 
(XLIII, .240). 

1. Diet, phil., Athtisme, XXVII, 159. 



170 VOLTAIRE) PHILOSOPHE 

' grands. « Le raalheur des athees de cabinet est de faire 
x des athees de cour » {Did. phiL y Dieu, XXVIII, 392). 
/ On s'explique par la pourquoi Voltaire combat les 
; philosophes qui, de son temps, professaient et ensei- 
/ gnaient Tath&srae. C'est avec Helvetius et surtout 
avec d'Holbach qu'il eut affaire. Et, contre le Dieu 
des pr&tres, il leur donne raison : aussi bien Tun et 
Tautre ne font sur ce point que r6p6ter ce que lui- 
m&me avaiLd^ji dit. -Mais on peut avoir raison 
£onfre"le Dieu des prfctres sans avoir raison contre 
fcelui des theistes. « Parce qu'on a chasse les Jesuites, 
Jattt-il chasser Dieu? Au contraire, il fautTen aimer 
davantage » {Dict.phiL, Dieu, XXVIII, 394). Refutant 
Helvetius et d'Holbach, Voltaire reste d'accord avec 
lui-m6me. II distingue toujours la superstition de la 
religion ; et c'est tant6t pour attaquer la superstition 
sans que la religion puisse en souffrir, tant6t pour 
defendre la religion sans que la superstition puisse 
en profiter. 

Comme Voltaire fait pr6valoir la morale sur la 
metaphysique, nous devons penser que, se deter- 
minant par des motifs tires de Finteret social, il 
n'exprime pas toujours en metaphysique sa veritable 
opinion, je veux dire, si Ton peut ainsi parler, son 
v opinion proprement intellectuelle. 

Nous avons vu plus haut comme quoi il h£site et se 

contredit sur la question de Dieu, non pas sur Pfitre 

[l n6cessaire, mais sur le Dieu qui punit les mediants 

i et recompense les bons. Lorsqu'il rejette les peines 

"et les recompenses futures, par exemple dans son 

Traite de Metaphysique, qui ne fut pas ecrit pour 

l 1 impression, alors il pretend qu'on n'a pas besoin d'y 

croire pour se bien conduire. Ainsi, dans le sixi&me 



MORALE 171 ^ 

chapitre, apr&s avoir montr6 comment toutes les 
vraisemblances sont contre Timmortalit^ de TAme, il 
s'attache k « pr^venir Tesprit de ceux qui croiraient 
la mortality de Tame contraire au bien de la socj&&<» 
et rappelle, sans compter les anciens Juils7tant de 
grandes sectes philosophiques qui ont 6t6 materia-'' . 
listes 1 . Dira-t-on, comme lui-mfime le disait tout k I 
Theure, que les mauvaises passions de Thomme, si ! 
elles ne sont pas r6prim6es par la croyance & une autre 
vie, se donneront libre carrtere? Mais il y a d'autres ! 
freins. Le prince qui veut tout se permettre doit r6unir, \ 
£vant de declarer la guerre au genre humain, une J 
arm£e de cent mille soldats bien affectionngs k son 
service; et peut-il s'assurer que cette arm6e lui 
suffise? Quant au simple particulier, il craindra d'etre 
puni soit par les ch&timents qu'ont inventus" les 
hbtnmes, soit par la menace de ces ch&timents, 
laquelle est dej& un assez cruel supplice. Et d'ailleurs 
nous avons en nous un i nstinct soc ial, que T6ducation 
d^veloppe. Ceux qui ne pourraient Stre honnGtes sans^J ' 
le secours. de la religion seraient des monstres a . 1 1 

Si tantdt il affirme et tantdt nie le Dieu r6mun6ra- 
teur et vengeur, Voltaire ne perd jamais de vue Fin- 
t6r6t social; et, montrant dans le premier cas que la 
soci6t6 a besoin de ce dogme, il montre dans le second 
qu'elle peut s'en passer. 

Croit-il vraiment k Dieu? Au Dieu qui a fait le 
monde, c'est hors de doute 3 . Mais croit-il au Dieu qui 



1. XXXVII, 320. 

2. Trait* de Mttaph., XXXVII, 341 sqq. — Gf. Essai sur les 
Mosurs, XV, 90; Diet, phil., Bnfer, XXIX, 120, Locke, XXXI, 48. 

3. Cf. Lettre d d'Argental, 4 aout 1775 : « L'auteur de Jenni ne 
peut pas etre soupconn^ de penser comme Epicure. Spinoza lui- 



9 

\ 



172 VOLTAIC PHILOSOPHE 

recompense et ch&tie?Dans XHptlre sur le livre des 
Trois imposleurs, sans declarer formellement que ce 
Dieu est une invention des hommes, il donnerait 
presque k Fentendre : 

Consulte Zoroastre et Minos et Solon 

Et le martyr Socrate et le grand Ciceron; 

lis ont adore tous un maitre, un juge, un pere. 

Ce systeme sublime a l'homme est necessaire; 

G'est le sacr£ lien de la society, 

Le premier fondementde la sainte equity, 

Le frein du scelerat, l'esperance du juste. 

Si les cieux, depouilles de son empreinte auguste, 

Pouvaient cesser jamais de le manifester, 

Si Dieu n'existait pas, il faudrait Pinventer. 

Que le sage Tan nonce et que les rois le craignent. 

Rois, si vous m'opprimez, si vos grandeurs -dedaignent 

Les pleurs de Tinnocent que vous faites couler, 

Ma vengeance est au ciel : apprenez a trembler. 

Tel est au moins le fruit d'une honnete croyance. 

(XIII, 265.) 

En disant que, si Dieu n'existait pas, — le Dieu 
r6mun6rateur et vengeur, — il faudrait Pinventer, 
Voltaire pourtant semble dire ici mSme que ce Dieu 
existe. D'autres passages laissent mieux voir ce 
qui est peut-6tre sa pens6e intime. Par exemple, le 
second chapitre de Dieu et les Hommes commence 
par quelques lignes bien significatives : « Les nations 
qu'on nomme civilis6es parce qu'elles furent m6- 
chantes et malheureuses dans des villes au lieu de 
T6tre en plein air ou dans des cavernes, ne trouv&rent 
point de plus puissant antidote contre les poisons dont 
les coeurs 6taient pour la plupart d6vor6s que le 

meme admet dans la nature une intelligence supreme. Cette 
intelligence m'a to u jours paru demontree. Les athees qui veulent 
me mettre de leur parti me semblent aussi ridicules que ceux 
qui ont voulu faire passer saint Augustin pour un moliniste. » 



MORALE' 173 

recours k un Dieu r6mun6rateur et vengeur. Les 
magistrats d'une ville avaient beau faire des lois 
contre le vol..., on les volait eux-m6mes dans leur 
logis... Quel autre frein pouvait-on mettre k la cupi- 
dity aux transgressions secretes et impunies, que 
Tid6e d'un mattre 6temel qui nous voit et qui jugera 
jusqu'& nos plus secretes pens6es? » (XLVI, 102) *. 
Dans Particle Enfer du Dictionnaire philosophique, 
apr6s avoir racont6 comment un th6ologien calvi- 
niste, pasteur & Ncuchatel, dut abandonner ses fonc- 
tions pour avoir ni6 T6ternit6 des peines, il ajoute 
qu'un des ministres qui l'y contraignaient lui dit : 
« Mon ami, je ne crois pas plus k Tenfer Sternel 
que vous; mais sachez qu'il est bon que votre ser- 
vante, que votre tailleur et surtout votre procureur 
y croient » (XXIX, 117, 118). Nous Tavons entendu 
declarer pour son propre compte que le dogme d'un 
Dieu vengeur 6tait une utile protection contre les. 
m6chants. Lui non plus,ilne croyait point aux peines] 
6ternelles. Mais croyait-il k des peines temporaires?/ 
G'est fort douteux f . ~ 

Si Voltaire soutient d'ordinaire Timmortalit^ de 
r&me, il ne la soutient qu'en vue des sanctions futures ; 
aussi n'a-t-il aucun motif, quand il nie ces sanctions, 
de pr^tendre que I'&me soit immortelle. Dans le 
Traiti de Mitaphysique par exemple, il la fait p6rir 

1. De meme, dans YHomtlie sur CAth&isme : « On sait assez 
que la terre est couverte de sc&erats heureux et d'innocents 
opprimgs. II fallut done necessairement recourir a la theologie 
des nations plus nombreuses et plus policees, qui longtemps 
auparavant avaient posg pour fondement de leur religion des 
peines et des recompenses » (XLIII, 240). 

2. 11 dit meme en maints passages que le ma) n'existe pas par 
rapport k i'£tre supreme. Gf. p. 187, n. 1. 

TOLTAIRE PHIL080PHB. i2 



174 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

avec le corps. Et, dans le dialogue entre Adeios et 
Sophronime, il dit par la bouche d' Adeios : « J'ai 
craint longtemps... ces consequences dangereuses 
[les consequences du materialisme] ; c'est ce qui m'a 
empeche cTenseigner mes principes ouvertement » 
\ (XL1I, 309). On peut done penser qu'il ne croit point 
k Timmortalite de T&me,et qu'il ne Ta soutenuequ en 
vertu de considerations sociales. 

De mSme quant au libre arbitre. Voltaire Tadmet 
pour justifier les peines et les recompenses: au fond, 
il n'y croit pas. En octobre 1737, il envoie k Frederic 
une sorte de dissertation * oil il veut prouver que 
Thomme est libre. Mais, dans la lettre qui accompagne 
cette dissertation, il fait un aveu k retenir : « Peut- 
etre Thumanite, qui est le principe de toutes mes 
pensees, m'a seduit..., peut-etre Tidee oil je suis qu'il 
n'y aurait ni vice ni vertu, qu'il ne faudrait ni peine 
ni recompense... si Thomme n'avait pas une liberte 
pleine et absolue, peut-£tre dis-je, cette opinion m'a 
entralne trop loin. Mais, si vous trouvez des erreurs 
dans mes pensees, pardonnez-les au principe qui les a 
produites 2 . » Un an plus tard, il ecrit k Helvetius 
sur la meme question : « Je vous avouerai... qu'apr^s 
avoir erre bien longtemps dans ce labyrinthe, apr6s 
avoir casse mille fois mon fil, j'en suis revenu k dire 
que le bien de la_ soc iete exige que Thomme s& cro ie 
lib*e », etlTTait valoir en faveur de la liberte ce que 
lui-m&me appelle « des arguments de bonne femme » 
(11 sept. 1738). Dans la suite, nous Tavons vu, il la 

1. Elle a beaucoup de rapport avec le chapitre vu du Traite de 
Mttaphysique, et en contient m6me de nombreux extraits; mais 
elle est plus etendue. 

2. L1I, 520. 



MORALE 175. 

niera. Mais, quand il la soutient, c'est uniquement 
parce jiijlia-jiige utile. ~~ 

.Ainsi la seule croyance de Voltaire au point de vue 
metaphysique est sa croyance en un Dieu organisateur 
du monde. Frederic ayant critique les idees de la RelT- 
glon nalurelle, il lui r^pondit : « Vos reflexions valent 
bien mieux que mon ouvrage... Vous m'epouvantez ; 
j'ai bien peur pour le genre humain et pour moi que 
vous n'ayez tristement raison » (1752; LVI, 157). Dans 
la mSmelettre, il reconnatt tout le premier la faiblesse 
de ses arguments. Mais, dit-il, son po6me a pour veri- 
table objet la tolerance. Quant k la r eligion naturelle*. 
elle en est seulement le pr£texte ; et, ne la defendant 
plus que par des considerations sociales, il supplie 
Frederic de Taider & se tromper. Ainsi cette religion, 
qu'il recommande au point de ynfi dn frigg-C^bli^ ^"~ 

rnAmp^pmir an^wrnrppfp. T n'y^r^rmt juis; j| n'en retient ^ 

du moms que la croyance en une Cause supreme, en un J 
Demiurge sans lequel ne saurait s'expliquer le monde./ / 

Dans la lettre k Helvetius precedemment citee, Vol- ^ 
taire dit, aprfcs avoir expose ses raisons en faveur du\ 
libre arbitre : « Je commence, mon cher ami, k faire 
p1i\sHf^flft diuhfrfrhnH' dejgj[i^ que d'une verite , et 
si malEeureusement le fatalism e Slait vrai, je ne vou- 
drais pas d'une verite si cruelle » (11 sept. 1738). Qu'il 
s'agisse du libre arbitre, de l'&me, ou de Dieu remu- 
nerateur et vengeur, Voltaire se preoccupe beaucoup > 
moins de ce qui est vrai que de ce qui e st socialement _^ 
ut.ilft; jl i^ftt I'nHlit/* an-dftssiifi Hf rffTverite^ — 

C'est Ik sans doute une theorie condamnable. Jugejr 
telle ou telle doctrine speculative par ses resultats 
dans le domainedes moeurs, la repudier souspretexte 
qu'elle porte atteinte aux principes sociaux, rien de 



176 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

plus dangereux pour la liberty deresprithumain.Et, 
d'ailleurs, sait-on si la doctrine qui semble mainte- 
nant devoir 6tre funeste en ses premiers effets ne 
sera pas plus tard bienfaisante? Sait-on si, contraire 
k notre morale d'aujourd'hui, elle ne s'accordera pas 
demain avec une morale sup6rieure? La morale ne 
doit point jugerla science. Quand la science contredit 
la morale, la morale de notre temps, ceux qui Faccu- 
sent d'immoralit6 oublient que les id^es sur lesquelles 
repose la civilisation contemporaineont 6t£ pour la plu- 
part r6volutionnaires avant de devenir conservatrices. 
Pourtant ne bl&mons pas trop Voltaire. Car, lorsqu'il 
all&gue ainsi Fint6r£t du genre humain, ce n'est pas a 
propos de v6rit6s scientifiques ; c'est k propos de pro- 
blames qu'aucun philosophe n'a r6solus et que lui- 
mSme tient pour insolubles *. « J'ai examin6 sinc&re- 
ment et avec toute Tattention dont je suis capable, 
dit-il dans sa lettre k Fr6d6ric d'octobre 1737, si je 
peux avoir quelque notion de Tame humaine, et j'ai 
vU que le fruit de toutes mes recherches est Figno- 
rance... Mon principal but, apr&s avoir t&tonn6 autour 
de cette &me pour deviner son esp^ce, est de tocher 
au moins de la r6gler. C'est le ressort de notre hor- 
loge. Toutes les belles idees de Descartes sur F61asti- 
cit6 ne m'apprennent point la nature de ce ressort. 
J'ignore la cause de F61asticit6; cependant je monte. 
ma pendule, et elle va tant bien que mal. » En des 
matteres livr^es k Fincertitude, rien d'6tonnant que 
le z61e de Voltaire pour Finstitution sociale ait 
d6termin6 son acquiescement aux croyances qu'elle 
lui paraissait exiger. 

1. Cf. p. 6 sqq. 



MORALE 177 

Si Voltaire ram£ne la m6taphysique k la morale, 
c'est k la morale qu'il r^duit sa religion. Elle ne con- j- 
siste en somme que dans le c ulte de D ieu par la pra- 
tique des vertus humaines. * 

La religion naturelle, 6crit-il, ce sont « les principes 
de morale comrauns.au genre humain » (Eldm. de la 
Philos. de Newton, XXXVIII, 38). II dit de m6me par la 
bouche de Socrate : « Gardez-vous de tourner jamais la 
religion en m6taphysique ; la morale est son essence » 
(Socrate, VI, 523). Et pourquoi ne pas rappeler qu'il 
composa deux Homilies en vue d'expliquer comme 
des sy mboles mo raux soit les 16gendes bihliques, soit 
les sa<? f ements * f 

La disunion et les querelles, voila ce que produit 
de tout temps la th£ologie ; elle divise les hommes en 
sectes qui s'anath£matisent ou s^gorgent. II en fut 
ainsi d&s Torigine du christianisme ; et, aujourd'hui 
encore, ne voit-on pas les jans6nistes et les j6suites 
rivaliser les uns contre les autres de violences ou de 
perfidies? Voltaire compare ces sectes hostiles de la" 
chr6tient6 avec une famille dont les membres, ne 
s'accordant pas sur la fagon de saluer leur p6re com- 
mun, seraient toujours pr6s d'en venir aux mains. 

1. Par exemple, dans VHomelie sur V interpretation de VAncien 
Testament, la femme formed de la c6te de Phomme* figure l'union 
conjugate, le serpent qui seduisit Eve repr^sente nos desirs 
pervers, l'arbre de la science nous montre corabien dangereux 
est tout faux^sayoir. Que d'autres recherchent avec dom Galmet 
la ptace dTuTp^aais terrestre; un modeste pnHre se contentera 
d'engager ceux qui l'ecoutent a meriter le paradis celeste par 
leurs vertus (XLI1I, 265 sqq.). De meme, Voltaire dit dans VHomelie 
sur la Communion, que la communion veritable, dont le sacre- 
ment catholique est I'embleme, consiste a "imfi 1 * fi f s frferasf et il 
supplie lesauditeurs de se rappeler cette cer^mome pour ne pas 
souflfrir que la religion, mal interpr^tee, leur inspire des senti- 
ments de haine (XLV, 298 sqq.). 



^ 



178 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

« Eh ! mes enfants, il s'agit de Taimer ; vousle saluerez 
comme vous pourrez. N'etes-vous fr&res que pour 6tre 
divis6s? » Homelie sur la Superstition, XLIII, 262). 
\ Nous devons retrancher de la religion tout ce qui met 
la discorde entre les hommes; mais, par \k m^rae, 
nous substituerons la morale k la th6ologie. 

Dans sa Profession de foi du Vicaire Savoyard, 

Jean-Jacques Rousseau s'inspirait des mSmes id6es; 

et Voltaire, quoique ayant d6j& bien des griefs contre 

lui, n'en t^moigna pas moins de son admiration pour 

cette partie de YlZmile 1 . Or, comment Rousseau 

devint-il th&ste? « Je suis n6 protestant, lui fait dire 

Voltaire; j'ai retranch6 tout ce que les protestants 

condamnent dans la religion romaine; ensuite j'ai 

retranch6 tout ce que les autres religions condamnent 

dans le protestantisme; il ne m'est rest6 que Dieu, je 

Tai ador6 » [Pot pour ri, XLII, 11). Imitons Texemple 

* de Rousseau ; r6duisons la religion aux croyances qui 

\ sont celles de tous les hommes, et bannissons-en la 

\ th^olbgie, source Sternelle de disputes et de crimes. 

Aussi bien la th^ologie ne nous importe pas plus 

que les systemes de m^taphysique. Apr&s avoir cit6 

le mot du poete latin Perse : 

Minimum est quod scire laboro : 

De Jove quid sentis? 

(11 s'agit d'une bagatelle : que pensez-vous de 
Jupiter?) — , Voltaire est le premier k declarer que 
nulle question ne m6rite plus notre 6tude. Mais, inca- 
' pable de r6soudre cette question, il se console en 
remarquant que, si nous ignorons la nature de Dieu, 

1. « II y a cinquante pages que je veux faire relier en maro- 
quin » (Lettre & cCAlembert, 15 sept. 1162). 



MORALE 179 

nous pouvons nous passer de la connaltre. Ce qui C/ 
n'est pas d'une n6cessit6 absolue pour tous les hommes ( 
en tout temps et en tout lieu n'est n6cessaire k aucun J ' 
homme. Les probl&mes sur lesquels nous nous divi-/ 
sons peuvent avoir plus ou moins d'intdrSt dansi 
Tordre sp^culatif ; ils n'ont pas d'utilite pratique, pas \ 
de rapport avec la conduite de la vie *. J^ ' 

Le th£ologal Logomacos, s'adressant au bon vieil- 
lard Dondindac, lui pose quelques questions sur les 
myst&res de la dogmatique. Et Dondindac r6pond : 
J'ignore ce que vous me demandez et je ne songe 
gu&re k m'en enqu6rir. II me suffit de reconnaitre 
Dieu pour mon souverain, pour mon juge et pour-" 
mon p&re *. 

Que nous importe si Dieu est infini secundum quid 
ou selon Pessence, s'il est en un lieu, ou hors de tout 
lieu, ou en tout lieu, s'il peut faire que ce qui a 6t6 
n'ait point 6t6, s'il voitle futur comme futur ou comme 
present, de quelle fagon il tire FStre du n6ant et 
an6antitT6tre? Nous ne le saurons jamais, et aucun^ 
th£ologal ne peut nous Tapprendre. Aucun th^ologal 
ne nous apprendra non plus si le Verbe engendr6 est 
consubstantiel avec son g6n6rateur, s'ildescendit aux 
enfers per effectum et aux limbes per essentiam, si 
Ton mange son corps avec les accidents seuls du pain . 
ou avec la substance du pain. Mais, quand un ange Y 
envoys des cieuxnous expliquerait tousces probl&mes, / 
en serions-nous beaucoup plus avanc6s? Aimer Tfitre , 
supreme comme un p6re et nos semblables comme i 
des fibres, tel est le devoir de tous les hommes; et la 
th^ologie, dont nous n'avons pas besoin pour le con- 

1. Lettre & Voyer d'Argenson, 6 nov. 1770. *- "" 

2. Diet, phil., Dieu, XXVIII, 395 sqq. 



180 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

naltre, ne nous sert point k l'accoraplir. Tandis que 
les theologiens se querellent sur la nature de Dieu, 
servons Dieu, quelle que soit sa nature, en cultivant 
la vertu, en 6tant justes et bienfaisants. La theologie 
"" ne produit que des sectaires; accordons-nous dans la 
morale. Aux « th6ologiens particuliers », opposons 
« le theologien universel » (Diet. phiL, Grdce, XXX, 
122), le veritable philosophe, qui se contente d'adorer 
Dieu et de bien agir ! . 

Autant les dogmes sont obscurs, autant est claire 
la morale. Ici, pas de difficulty. Pas de querellesnon 
plus. Si la dogmatique divise les hommes,Ja morale 
les unit, k quelque race quails appartiennent, etfaiije 
Thumanit6 tout entiere une seule eftlffeTne famille. 

« II n'y a pas deux morales » {Diet. phit^Ariitble, 
XXVII, 32), e'est un point sur lequel Voltaire a souvent 
insiste, un de ceux qui lui tiennent le plus au coeur. 
Le Beau ayant 6crit dans son Hisioire du Bas-Empire 
que les patens ne concevaient aucune id£e de la 
morale chretienne : « Ah ! monsieur Le Beau, proteste 
Voltaire, oil avez-vous pris cette sottise?... II n'y a 
qu'une morale, monsieur Le Beau, comme il n'y a 
qu'une geomelrie » (Diet, phil., Morale, XXXI, 261). 
Sans doute, la g£om6tcie est ignored de beaucoup 
d'hommes; mais tous, des qu'ils s'y appliquent, en 
reconnaissent la verity. De m6me, la plupart des 
hommes n'ont lu ni le De finibus ni Yj&thique; mais 
les plus belles maximes de Cic6ron et d'Aristote sont 
pourtant imprim6es dans leur conscience. 

A vrai dire, les rites et les pratiques de la morale 

1. Diet, phil., Education, XXIX, 4 sqq., Theologie, XXXII, 362 
sqq.; Homelie sur la Communion, XLV, 306 sqq.:' //is*, de Jenni, 
XXXIV, 350 sqq. 



MORALE 484 

varient tie peuple k peuple, de sifccle en sifccle. Vol- 
taire lui-ra6me le fait souvent remarquer. Ce qui est 
crime en Europe, £crit-il k Fr6d6ric, sera vertu en 
Asie, « de mdme que certains ragouts allemands ne 
plairont point aux gourmands de France » (oct. 1737 ; 
LI J, 522). Pareillement, dans le po6me de la Loi na/u- 
relle : 

Les lois que nous faisons, fragiles, inconstantes, 
Ouvrages d'un moment, sont Dartou t d i ffdyft p t* $ , 
Jacob chez les Hebreux put dpouseFcTeiix soeurs; 
David, sans offenser la defence et les moeurs, 
Platta de coo^beaute's la tendresse importune; 
Le pape au Vatican* n'en peut posse*der une... 
Usages, inte>6ts, culte, lois, tout diflfere '. 

' ' - -■ '(XII, 464.) 

Bien plus, le vol, le meurtre, et jusqu'au parricide, 
sont, dans certains pays, regards comme legitimes. 
A Lac6d6mone, on felicitait les voleurs adroits. II y 
a en Afrique certaines peuplades chez lesquelles, 
d'aprfes les r6cits des voyageirrs, le fils mange son 
p&re; et beaucoup de tribus sauyages tuent leurs 
prisonniers de guerre pour s'en nourrir. 

Cependantla morai^-au-fonri, ne YarijLpoink Que 
Ton pftt chez les anciens juifs, que Ton puisse encore 
chez telle et telle nation 6pouser deox soeurs ou avoir 
dix, vingt femmes, ce sont Ik des co nvent ions, des 
coutu qnes arbitr ages qui n'ont pas de rapport avec 
l'essence m£me de la morale. Et pourquoi Lac6d6- 
mone honorait-elle le vol? II faut se rappeler que les 
bie ns y 6taientc ommuns ; par suite, quanddesavares 
r6servaient k leur usage ce que la loi distribuait entre 
tous, on servait le public en les d6robant. 

4. Cf. Diet. phiL, Loi naturelle, XXXI, 52. 



182 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Quant aux cannibales qui tuent et mangenl leurs 
parents, le fait est bien douteux; k le supposer vrai, 
ils ne les tuent, all&gue Voltaire, que « pour les d61i- 
vrer des incommodes de la vieillesse ou des fureurs 
de l'ennemi », et, s'ils leur donnent un tombeau 
dans le sein filial au lieu de les laisser manger par 
autrui, « cette coutume, tout effroyable qu'elle 
est k Timagination, vient pourtant de la bont£ du 
coeur » (iZle'ments de la Philosophie de Newton, 
XXXVIII, 40) K 

Ce qui est sftr, c'est qu'il y a des peuples anthro- 
pophages. Mais que veut-on en inferer? Comme nous 
ils font la guerre, et ils tuent leurs ennemis comme 
nous; le m al consiste k les tue r, non a les manger; 
les manger, ce n'est qu' « une c6r6monie de plus ». 
Et depuis combien de temps nous-mSmes, peuples 
civilises, 6pargnons-nous nos prisonniers de guerre? 
Au reste, ces anthropophages n'en ont pas moins, 
dans leurs rapports entre membres de la m6me tribu, 
lune morale qui ne differe pas essentiellement de la 
^ldtre. « J'ai vu, dit Voltaire, quatre sauvages de la 
tbuisiane qu'on amena en France en 1723. II y avait 
parmi eux une femme d'une humeur fort douce. Je 
lui demandai par interpr^te si elle avait mang6 quel- 
quefois de la chair de ses ennemis et si elle y avait 
pris goftt : elle me r^pondit que oui ; je lui demandai 
si elle aurait volontiers tu6 ou fait tuer un de ses 
compatriotes pour le manger; elle me r^pondit en 
fr6missant et avec une horreur visible pour ce crime 
(Lettre a Frtderic, oct. 1737; LII, 523). II peut bien 
exister des peuples anthropophages ; il n'en existe pas 

1. Cf. Diet, phil., Ath^ XXVII, 165. 



\ MORALE "\ ^ 183 

chez lesquels on croie juste d'^gorger un ami/Quoi- 
que les regies du bien et du mal varient, en maints 
usages, d'un pays k Tautre, le principe essentiel d'oii 
proc&de la morale reste toujours et partout le m6me / 
malgr£ la diversity des races ou des 6tats de civilisa- 
tion, tous les les hommes consid&rent comme bonnes 
les choses utiles k la society, comme mauvaises 
celles qui lui sont nuisibles. 

fcocEeT hiant les id6es inn£e s, pr6tendait que les ^ 
difT6rents peuples se font diffSrentes id£es de la jus- 
tice. Cette assertion, Voltaire l'a souvent combattue. 
DuTmoins, il atteste que certains sentiments d'oti 
proc^de Tinstitution social e, comme par exemple la 
b ienveillance envers ceux de not pp ftg pft ce T _sp nt iiifrft- 
rents £_ tous les 6tres humains. Ainsi un homme se 
sent toujours en disposition de secourir un autre 
homme, pour vu q ue son intfo gj^n'en souffre pas ; le 
plus feroce des sauvages, encore d6gouttantltu sang ' 
d'un ennemi qu'il va manger, s'attendrit devant les 
souffrances d'un de ses compagnons et fait son pos- 
sible pour les adoucir. D'autre part et surtout, le bien 
de la soci6t6 d eterm ine chez n'importe quel peuple la 
fgg te^thrTus |ft ftt <jft Tinjuste. L'adull&re peut 6tre 
autoris6 dans tel pays; dans a ucun T on n 'estime 
rhfMrr^ qi^j tirnM TfH pnr^ 1 ^^" qui est ingrat envers 
son bienfaiteu r. Et, s'il faut sans doute Taire la part 
des differences relatives a la race, au climat, au degr£ 
de culture, ces differences n'empSchent pas que le\ 
fond m6me de la morale, que T id6e diP juste et de / 
?mjuste ne soit partout identique 1 7~ " T^ 



1. Loi naturelle, XII, 460; Diet, phil., Athte, XXVII, 165, Ntces- 
saire, XXXI, 271 ; Traite de Mttaph., XXXVII, 336 sqq.; Stem, de 



1S4 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Aussi bien passons en revue les 16gislateurg des 
divers peuples depuis Tantiquit6 la plus recul6e. 

Zaleucus, qui fut le premier magistrat des Lo- 
criens, vivait avant Pythagore. Voici Texorde de ses 
lois. « On doit maitriser son £me, la purifier, en 
^carter tout mal, persuade que Dieu ne peut 6tre 
bien servi par les pervers et qu'il ne ressemble point 

r aux mis6rables mortels qui se laissent toucher par de 
somptueuses offrandes. La vertu seule et la disposi- 

i tion constante k faire le bien peuvent lui plaire. 
Qu'on cherche done k 6tre juste dans ses principes 
et dans la pratique. Chacun doit craindre ce qui 
m&ne k l'ignominie plus que ce qui conduit k la pau- 

* vret6. II faut regarder comme le meilleur citoyen 
celui qui abandonne la fortune pour la justice », etc. 
^Pfest-ce pas 1&, « le pr6cis de toute morale et de toute 
religion? » (Le Philosophe ignorant, XLII, 600) *. 

Quant k Confucius, sa doctrine se resume dans la 
r6gle suivante : « Vis comme en mourant tu voudrais 
avoir v6cu ; traite ton prochain comme tu veux qu'il 
te traite. » II recommande le souvenir des bienfaits, le 
pardon des injures; ilenseigne la tolerance, Thumi- 
' v lit6, le renoncement. « J'ai lu ses livres avec atten- 
tion, declare Voltaire : je n'y ai trouv6 que la morale 
la plus pure » (Did. phil., Chine, XXVIII, 40) 2 . 

Et Zoroastre? Contrairement k Confucius, il 6tablit 
un culte ridicule ; mais sa morale vaut celle du philo- 
sophe chinois. Citerons-nous une de ses maximes? 
« Quand vous 6tes incertain, dit-il, si une action 

la Philos. de Newton, XXXVIII, 40 sqq.; le Philosophe ignorant, 
XLII, 583, 594; Leltre a Fre'deric, oct. 1737; LII, 521, 522. 
\1. Gf. Essai sur les Mceurs, XV, 121 sqq. 
v>2 Cf. Diet. phil. t Cate'chisme' chinois, XXVII, 468. 



MORALE 18& 

qu'on vous propose est juste ou injuste, abstenez-- 
vous. » Ce seul principe resume toutes les lois et 
petit y supplier. Plus Zoroastre 6tablit de supersti- 
tions bizarres en fait de culte, plus la puret6 de ses 
pr6ceptes montre que la notion du bien et du mal 
demeure incorruptible ! . 

Au xviu* stecle, les Japonais 6taient considered 
comme « nos antipodes en morale ». Mais, dit Vol- 
taire, « il n'y a point de pareils antipodes parmi les 
peuples qui cultivent leur raison ». La seule diffe- 
rence entre la morale des Japonais et celle des Euro- 
peans, c'est quils dependent de tuer jusqu'aux ani- 
maux. Leurs principales regies, qu'ils appellent 
divines, dependent le mensonge, Fincontinence, lc 
larcin, le meurtre. S 1 ils ont leurs fables, les ncHres • 
valent-elles mieux? En tout cas leur morale n'est 
autre chose que « la loi naturelle r6duite en pr6ceptes ; 
positifs » (Essai sur les Mceurs, XVII, 366). 

Veut-on s'enquerir des peuples les plus supersti- 
tieux qu'ait connus Tantiquit^? Les habitants de la 
M6sopotamie se vantaient d'avoir eu pour 16gislateur 
la poisson Oann^s, brochet de trois pieds de long, k 
la queue dor6e, qui, deux fois par jour, sortait de 
FEuphrate pour leur adresser des exhortations. Or les 
enseignements d'Oannfcs ne different en rien de 
ceux que nous donnent aujourd'hui les plus s6v6res 
moralistes 2 . \ 

Ainsi la notion de la justice, graved au cceur de 
tous les hommes, les unit to us, quelque diversity 
qu'il y ait entre leurs mceurs ei leurs usages respec- 

4. Diet. phiL, Juste, XXX, 506; le Philosophe ignorttnt, XLII, 
597. — Cf. les Gudbres, IX, 41. 
2 Cf., Zadig, XXXIII, 98 sqq. 



186 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

tifs, dans une morale universelle dont les principes 
ne varient point. Certes il est souvent malaise de 
reconnattre le juste de Tinjuste, comme de distinguer 
le vrai du faux, la sant6 de la maladie. En toute 
chose, les nuances se mSlent et se confondent. Mais, 
en toute chose aussi, les couleurs tranchantes frap- 
pent Toeil 1 . Qui doute qu'un bienfait ne soit louable 
etun outrage r6pr6hensible? Qui voudrait pr6f6rerla 
violence k la douceur, Thypocrisie k la franchise *? 

Nous ne savons pas ce qui se passe dans Sirius ou 
dans la voie lactee. Pourtant si, dans Sirius, « un 
animal sentant et pensant est n6 d'un p&re et d'une 
m&re tendres qui aient 6t6 occup6s de son bcmheur », 
il leur doit, nous pouvons raffirmer, « autant d'amour 
et de soin que nous en devons k nos parents » ; et si, 
dans la voie lactee, quelqu'un rebute les pauvres, 
calomnie le prochain, manque & sa parole, nous 
sommes bien sftrs qu'il agit mal et que ses cong6- 
nfrres en jugent comme nous 8 . 

M6me ici, Voltaire se garde de toute m^taphysique. 
Ne lui attribuons pas je ne sais quel idealisme trans- 
c^ndaniaLJ-.'absolu dont il fait profession ne se rap- 
4>orte quk la race humaine ou k telle autre race 
LauaJogue. Plus d'une fois il a categoriquement ni6 
r existence du bien et du mal par rappor t k D ieu et 
leur existence virtuelle. Les crimes, dit-il, intSres- 



1. Le Philosophe ignorant, XLII, 581. 

2. « Jaunes habitants de la Sonde, noirs Africains, imberbes 
Canadiens, et vous, Platon, Giceron, Epictete, vous sentez tous 
egalement qu'il est mieux de donner le super flu de votre pain, 
de votre riz ou de votre manioc au pauvre qui vous le demande 
humblement, que de le tuer ou de lui crever les deux yeux - 
(Diet, phil., Juste, XXX, 504). 

3. Diet, phil., Religion, XXXII, 96. 



MORALE 187 

sentle g enre humain sans intaress ftr f>n ri en la Div i- 
T yfl^- « Si un mouton allait dire k un loup : Tu 
manques au bien moral, et Dieu te punira, le loup 
lui r6pondrait : Je fais mon bien physique, et il y a 
apparence que Dieu ne se soucie pas trop que je te 
mange ou non » (TraiU de Milaph., XXXVII, 341) ! . 
Une pareill<e assertion ne dement pas seulement 
le dogme des peines et des recompenses futures, 
auquel nous avons vu que Voltaire sans doute ne 
croyait pas ; elle semble dementir aussi que Dieu soit 
Pauteur de la loi morale. Mais, k vrai dire, Voltaire 
n'admet point une loi tombee du ciel. Dieu s'est 
abstenu de nousr6v61er directement sa volont6. Tous 
les presents qu'il nous a f aits sont ramour -pr'oprep 
l es besu i yi l uh pi i waiiii i ^ \a hienvmliance pour notre 
espece, et. par^dessus tou t, la raison T ( Toil nous v ient 
la ^ oimaissance du b ien et d\L"^LJLL.ne nous a pas 
dit : CecijestjiiaJ^ .ceciest-bieiujl nous a seulement 
donne les instincts saciaux. Et, vivant en soci6t6, 
nous ^tablissons par Ik mSme certaines regies morales. 
Ces regies n'ont qu'une valeur relative; ce que nous 

1. Cf. Diet, phil.y Bien et Mal : « Point de bien ni de mal pour 
Dieu ni en physique ni en morale • (XXVII, 348). — De VAme : 
« N6ron assassine son pre*cepteur et sa mere; un autre assas- 
sine ses parents et ses voisins; un grand-pr6tre empoisonne, 
strangle, e*gorge vingt seigneurs romains en sortant du lit de 
sa propre fille. Cela n'est pas plus important pour l'fitre uni- 
versel, ame du monde, que des moutons mange's par des loups 
et des mouches devore*es par des araign^es. 11 n'y a point de*\ 
mal pour le grand £tre, il n'y a pour lui que le jeu de la j ; 
grande machine qui se meut sans cesse par des lois eternelles ». v 
(XLVIII, 80). — Traile de Mttaphysique : « Nous n'avons d'autres 
idees de la justice que celles que nous nous sommes formees de N . 
toute action utile a la societe; ... or, cette id£e n'etant qu'une V 
id6e de relation d'homme a homme, elle ne peut avoir aucune / 
analogie avec Dieu », etc. (XXXVII, 295). 



188 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

appelons le bien et le mal n>xiste point en dehbrs de 
nous. Y a-t-il en dehors de nous quelque chose qui 
soft le chaud et le froid, le doux ou Tamer, la bonne 
ou la mauvaise odeur? On se ferait moquer si Ton 
prelendait que la chaleur existe par elle-m£me ; n'est- 
il pas aussi ridicule de pr6tendre que le bien moral 
existe en soi * ? 

Tous les philosophes du xvnT siecle, sauf Jean- 
Jacques Rousseau, de>ivent la morale de la soci£t6. 
Dans son Espril des Lois, Montesquieu, apres une 
courte introduction metaphysique, prend pied aussitdt 
sur la r6alit6 contingente, d'ou il ne s^cartera plus. 
II ne recherche pas je ne sais quel gouvernement 
ideal; il declare que, dans chaque peuple, le meilleur 
gouvernement est celui dont Ja disposition particu- 
liere se rapporte le mieux au temperament de ce 
peuple, k son 6tat physique, inteirectueTef moral. 
Vauvenargues lui-m6me, le solitaire et contemplatif 
Vauvenargues, ne fait pas exception : selon lui, la 
difference essentielle du bien et du mal, c'est que 
Fun tend & Tavantage de la soci6t6, et Tautre & son 
detriment 2 . 

j Voltaire s'accorde sur ce point avec Vauvenargues 
let Montesquieu. Le bien et le mal moral, dit-il, « est 
ten tout pays ce qui est utile ou nuisible & la soci6te" ; 
(dans tous les lieux et dans tous les temps, celui qui 
pacrifie le plus au public est celui qu'on appellera le 
plus vertueux. II paratt done que les bonnes actions 
ne sont autre chose que les actions dont nous retirohs 
de Tayanlage, et les crimes, les actions qui nous sont 



i. Traiti de Mitaph^ XXXVII, 338 sqq. 

2. In trod, d la connaiss* de VEspiHt humain, III, suit. 



MORALE 189 

qgntraires j> [Trait* de Milaph., XXXVII, 336). Et, 
un peu plus loin : « Nous avons de Thorreur pour un 
p6re qui couche avec sa fille, et nous fl&rissons aussi 
du nom d'incestueux le fr&re qui abuse de sa soeur. 
Mais, dans une colonie naissante, ou il ne restera 
qu'un p&re avec un fils et deux filles, nous regarde- 
rotis comrae une tr&s bonne action le soin que prendra 
cette famille de ne pas laisser p£rir Tesp^ce... NousT| 
aimons tous la v£rite, et nous en faisons une vertu 1 
parce qu'il est de notre int£r£t de ne pas 6tre trom- J 
p6s... Mais dans combien d'occasions le mensonge"^ 
ne devient-il pas une vertu hero'ique!... La mSmoire * 
de M. de Thou, qui eut le cou coup6 pour n'avoir pas * 
r£v616 la conspiration de Cinq-Mars, est en bene- 
diction chez les Frangais : s'il n'avait point menti, 
elle aurait £t£ en horreur » (Ibid., id., 338). Ainsi 
nous voil& forces de changer selon Tint6r6t social 
la vertu en vice et le vice en vertu : peut-il y avoir 
une meilleure preuve que cet int£r£t seul les a deter- 
mines? 

La th£oric par laquelle le bien et le mal sont des 
ph6nomenes purement sociaux, pr£te, en dehors de 
toute metaphysique, & certaines objections. 

« Ce qui nou s fait pl aisir sans f aire tort^_ger^ 
soime7<fc£^ft^^ | inn fi t, j res juste " T[2?/i/rc- 

tiens d'un Sauvage et d % un Bachelier, XL7 356). D&s 
lors, il n'existerait plus ni bien ni mal pour celui qui 
vivrait sans rapport avec ses semblables, qui habi- 
terait par exemple une He d£serte. Voltaire ne craint 
pas de Faffirmer. Gourmand, ivrogne, livr£ k une 
debaucfie secrete avec lui-m6me, le solitaire en ques- 
tion serait sans doute un tr&s vilain homme d'apr&s 
la morale d£riv6e de l'institution civile. Mais ses 

VOLtAIttE PHILOSOPHER 13 



190 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

vices, dont lui seul souffre, n'ont, tant qu'il vit sans 
rapport avec cTautres hommes, aucun caract&re d'im- 
moralit6, et c'est par un pr6jug6 d'ailleurs tr&s diffi- 
cile k vaincre que nous lui appliquons les notions 
morales issues de la vie en commun 1 . Aussi bien le 
cas de ce solitaire est tout exceptionnel. Et si, d'une 
fagon g6n6rale, Voltaire soutient que le vice et la 
vertu n'ont pas d'existence en dehors de la soci6t6, 
ne Paccusons pas de nier par Ik les devoirs de la 
morale individuelle pour les hommes qui vivent avec 
leurs semblables. Car la jnoraJe4ndi yiduelle es t, pojj 

1 eux, impliqu^e et contenue dan«4a_aiarala-sa&K 
en nous faisant tort a nous-m6mes, en diminuant 
notre valeur propre, nous nous rendons moins capa- 
bles de servir la soci6t6. 

Restent deux autres objections. 
On ne saurait admettre, preincrement, que les 
vices, d&s Tinstant ou ils concourraient, soit k la pros- 
p6rit6 commune, soit au bien de tel groupe ou de tel 

- individu, prissent le nom de vertus. Le mensonge par 
exemple est quelquefois louable, et Voltaire a bien 
raison de le dire. Mais nous n'en devons pas moins 
affirmer cette r&gle g£n£rale qu'il ne faut pas mentir, 

\sauf k reconnaltre en temps et lieu les exceptions 

m6cessaires 2 . 

. 1. Diet, phil., Vertu, XXXII, 452. 

I 2. « Le mensonge, ecrit Voltaire a Thieriot, n'est un vice que 

; quand il fait du mal; e'est une tres grande vertu quand il fait 

| du bien. Soyez plus vertueux que jamais. II faut mentir com me 

^ un diable, non pas timidement, non pas pour un temps, mais 

hardiment et toujours... Mentez, mes amis, mentez • (21 oct. 

1136). — On a plus d'une fois cite ce passage en l'isolant, 

comme si Voltaire y faisait l'apologie generate du mensonge. 

Mais ce n'etait la qu'une badinerie inoffensive, le ton m£me en 

temoigne. Et d'ailleurs quel mensonge recommande-t-il a sed 



MORALE 191 

Secondement, et dans un autre ordre d'idees, faire 
de Futility commune la seule mesure du bien et du 
mal, c'est j ustifier, en polit i que, un j^ gime oppressif 
qui dpan erai tr k 4Ij £tat to ute jicence conTre" leiT indi- 
vidus. Mais ce reproche, il faut bien le dire, 
s'aaTesserait k Jean-Jacques plut6t qu'k Voltaire. 
* Foncterement individualiste , Tauteur du Contrat 
social pose cependant en principe Panellation com- 
plete du citoyen k la communaut£; et, malgr6 les 
reserves qu'il multiplie par la suite, on trouve dans 
son livre certaines propositions d'ou r£ussirait un 
socialisme tyrannique. Quant k Voltaire, son culte 
P our _l 'institution civile ne Temp^che pas de riiain- 
tenlr contrela soCi£t6 leS droits inviolables de chaque 
cit gyen TTTn'a garde de'Transporler'Tans la politique 
Ufie maxime qui, m£me dans la morale, peut 6tre mal 
interpret£e. 

Quoi qu'il en soit, Tid^e k laquelle se ram&ne 
Foeuvre de Voltaire philosophe et moraliste, c'est que 
Thomme est un £tre 6minemment sociable. 

Des rh6teurs sans vergogne peuvent bien abuser 
de leur esprit en pr£conisant pour l'homme la vie 
solitaire du loup cervier : selon Voltaire, la sociability 
est un instinct essentiel de resp&ce humaine, corame 
elle Test aussi de quelques autres esp6ces animales, 
mafs avec cette difference que la raison^he^jiousle 
fortifie. Les harengs nagent parYancfes, et personne 
iToserait dire qu'ils soient faits pour nager chacun a 
part. Ne disons pas non plus que les hommes soient 
faits pour rester isol6s les uns des autres. Leur instinct 

amis? La comedie de YEnfant prodigue avait ete recemment 
jou£e sans que Pauteur se declarat; il leur recommande de ne 
pas le trahir et de detourner les soupcons. 



192 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

les porte k s'unir comme il les porie k manger et k 
boire 1 . 

Et qui peut apr&s cela mettre en doute que la 
soci6t6 humaine ne date des premiers temps? Elle 
est « aussi ancienne que le monde » (Diet, phil., 
XXXI, 457). 

Jean-Jacques Rousseau parle de je ne sais quel 

6tat de nature : absurde chim&re, qu'imagine ce 

, misanthrope pour les besoins de sa th&se. « Parmi 

tant de nations si diflferentes de nous et si difKrentes 

entre elles, on n'a jamais trouv6 d'hommes isol&s, 

i solitaires, errants k Faventure a la mani£re des ani- 
maux, s'accouplant comme eux au hasard et quittant 

\_Jcurs femelles pour chercher seuls leur p&ture » 
(Essai sur les Mceurs, XYII, 403). Un bachelier ayant 
demands k un sauvage si beaucoyp de ses cong6n&res 
rie passaient pas leur vie dans la solitude, celui-ci 
r^pondit qu'il n'en avait jamais vu de tels, que les 

i. Diet, phil., Homme, XXX, 241. — Gf. Traite de Metaphysigue : 
« Tout animal est toujours entrain^ par un instinct invincible 
a tout, ce qui peut tendre a sa conservation... Les animaux les 
plus sauvages et les plus solitaires sortent de leurs tanieres 
quand l'amour les appelle et se sentent lies pour quelques 
mois par des chaines invisibles a des femelles et a des petits... 
D'autres especes sont formees par la nature pour vivre tou- 
jours ensemble, les unes dans une soctete reellement policee, 
comme les abeilles, les fourmis, les castors et quelques especes 
d'oiseaux; les autres sont seulement rassembtees par un instinct 
plus aveugle qui les unit sans objet et sans dessein apparent, 
comme les troupeaux sur la terre et les harengs dans la mer. 
L'homme n'est pas certainement pousse par son instinct a former 
une societe" policee telle que les fourmis et les abeilles. Mais, a 
considerer ses besoins, ses passions et sa raison, on voit bien 
qu'il n'a pas du rester longtemps dans un etat entierement sau- 
vage. II suffit, pour que Punivers soit ce qu'il est aujourd'hui, 
qu'un homme ait <He amoureux d'une femme », etc. (XXXVII, 
329). 



MORALE 193 

gens de son pays vivaient en soci6te\ — « Comment, 
en soci6t6! Vous avez done de belles villes mur^es, 
des rois qui tiennent une cour, des spectacles, des 
couvents, des universites, des bibliotheques et des 
cabarets? — Non; est-ce que je n'ai pas oui dire que, 
dans votre continent, vous avez des Arabes, des 
Scythes, qui n ? ont jamais rien eu de tout cela et qui 
forment cependant des nations considerables? Nous 
vivons comme ces gens-lk... — Mais, monsieur, vous 
n'Stes done pas sauvage? — Je ne sais ce que vous 
entendez par ce mot. — En v6rit6, ni moi non plus. 
II faut que j'y rere. » (Entretiens d'un Sauvage et dun 
Bachelier, XL, 352) '. 

Si le genre de vie que certains nous vantent sous le 
nom d'etat sauvage elait v6ritablement naturel k 
Thomme, TeHat de soci^te serait done une sorte de 
d6cheance. Et en effet Jean-Jacques soutenait que 
l'6tat social pervertit Thomme et le degrade. Crest 
un des points sur lesquels Voltaire Ta pris & partie 
avec le plus de vivacity. 



1. Gf. Essai sur les Mceurs : « Entendez-vous par sauvages des 
rustres vivant dans des cabanes avec leurs families et quelques 
aniraaux, exposes sans cesse a toute l'intemperie des saisons, ne 
connaissant que la terre qui les nourrit et le marche ou ils vont 
quelquefois vendre leurs denizes pour y acheter quelques habil- 
lements grossiers?... II y a de ces sauvages-la dans toute l'Eu- 
rope. II faut convenir surtout que les peuples du Canada et les 
Cafres, qu'il nous a plu d'appeler sauvages, sont infiniment 
supe'rieurs aux n6tres... Entendez-vous par sauvages des ani- 
maux a deux pieds, marchant sur les mains dans le besoin, 
isoles, errant dans les forets,... vivant en brutes sans avoir ni 
1'instinct ni les ressources des brutes? On a ecrit que cet etat 
est le veritable etat de Thomme, et que nous n'avons fait que 
de'gene'rer miserablement depuis que nous Tavons quitte. Je ne"7' 
crois pas que cette vie solitaire attribute a nos peres soit dans /' 
la nature humaine » (XV, 28, 29). 



494 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Malgr6 son culte pour la civilisation, Voltaire ne 
conteste pourtant pas qu'elle ne favorise le d^velop- 
pement de certains v ices. II fait k Jean-Jacques 
toutes les concessions raisonnables en montrant ce 
que la nature a de fort et de bon comme ce qu'elle a 
de grossier, de fruste, de brutal, et ce que la civilisa- 
tion, avec tous les bienfaits dont nous lui sommes 
redevables, a de factice ou mSme de corrupteur. Tel 
est le sujet de YIngdnu. Quand le jeune Huron, 
ayant obtenu la main de la belle Saint- Yves, entre 
dans la chambre de sa fiancee et veut T6pouser 
sur-le-champ, on arrive facilement & lui faire com- 
prendre que, s'il all&gue le privilege de la loi natu- 
relle, cette loi, sans les conventions faites entre les 
hommes, serait la plupart du temps un brigandage. 
Mais, d'un autre cdt6, soit en mature de religion, 
soit en mattere de morale ou m6me d'art, son bon 
sens et son bon goftt inn6s le d6fendent contre les 
pr6jug6s, les raffinements et les vices de la civili- 
sation. 

Devons-nous penser que Voltaire ait subi, en 6cri- 
vant ce roman, Tinfluence de Rousseau? Avant de 
lire Rousseau comme apr£s, il croyait que la nature 
de l'homme est plutdt bonne, m6me si nous avons de 
mauvais instincts, et que T6tat social donne lieu a 
ces mauvais instincts de se produire et de s'exercer. 
Mais, apr&s avoir lu Rousseau comme avant, il resta 
Tapologiste de Institution civile, et, sans en m6con- 
naltre les inconv6nients, s'attacha de preference k en 
montrer les avantages. 

Ce fut toujours un lieu commun, chez les peuples 
tr6s civilises, de vanter les vertus des peuples pri- 
mitifs. Voltaire lui-m£me, une fois au moins, n'y a 



MORALE 195 

pas manqu6. II 6crit k Damilaville que sa trag£die 
des Scythes est « une opposition continuelle » entre 
les moeurs d'un peuple libre et les mceurs des cour- 
tisans (17 d6c. 1766); et, dans la preface de cette 
pi6ce, il declare avoir voulu mettre « T6tat de 
nature » en contraste avec « T6tat de Thomme arti- 
liciel » (VIII, 189). Voici comment le Scythe Indatire 
P&W*T au prince d'Ecbatane, Athamare: 

Que rhommc soit esclave aux champs de la M4die, 
Qu'il rampe, j'y consens; il est libre en Scythie. 
Au moment qu'Obelde honora de ses pas 
Le tranquille horizon qui borde nos Etats, 
La liberty la paix, qui sont notre apanage, 
L'heu reuse ggalite, les biens du premier age, 
Ces biens que des Persans aux mortels ont ravis, 
Ges biens, perdus ailleurs et par nous recueillis, 
De la belle Ob&de ont et6 le partage. 

(VIII, 246.) 

Mais, niSme dans les Scythes, Voltaire n'adopte 
pourtant pas la th6orie de Rousseau. Et ces Scythes 
que glorifie Indatire, Ob6ide nous les peint comme 
des brutes et des monstres '. 



1. Cf. Essai sur les Mceurs : « Pourquoi Quinte-Curce, en 
parlant des Scythes,... met-il une harangue philosophique 
dans la bouche de ces barbares? Pourquoi suppose-t-il qu'ils 
reprochent a Alexandre sa soif de conqu^rir? Pourquoi leur 
fait-il dire qu'Alexandre est le plus fameux voleur de la terre, 
eux qui avaient exerce le brigandage dans toute l'Asie si 
longtemps avant lui?... II parle du prltendu desint£ressement 
des Scythes en declamateur. 

« Si Horace, en opposant les moeurs des Scythes a celles des 
Romains.* fait en vers harmonieux le panggyrique de ces bar- 
bares,... c'est qu'Horace parle en poete un peu satirique, qui est 
bien aise d'6lever des etrangers aux depens de son pays. C'est 
par la m6me raison que Tacite s'epuise a louer les barbares 
Germains... Les Scythes soot les m&mes barbares que nous 



196 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Moi, complaire a ce peuple, aux monstres de Scythie! 

A ces brutes hu mains petris de barbarie, 

A ces ames de fer, et dont la duretS 

Passa longtemps chez nous pour noble fermete, 

Dont on cherit de loin Fegalitd paisible 

Et chez qui je ne vois qu'un orgueil inflexible, 

Une atrocity morne! 

J'ai fui pour ces ingrats la cour la plus auguste, 
Un peuple doux, poli, quelquefois trop injuste, 
Mais genereux, sensible, etc. 

Et un peu plus loin : 

f .... Telles sont leurs ames inhumaines; 
Tel est rhomme sauvage a lui-meme laiss£, etc. 

(VIII, 264, 266.) 

Quelques vices que produise la civilisation, les 
hommes n'ont point perverti Tordre de la nature en 
formant des societes ; pour soutenir un tel paradoxe, 
il faut Stre atteint de folie. (C'est le soi-disant 6tat dcR 
Vnature qui avilirait et d6graderait le genre humain. | 
jean-Jacques et les d^clamateurs k sa suite peuvSnt 
s'en aller chez les sauvages : ils seront bientdt comme 
eux, ils perdront tout ce qui fait la sup6riorit6 de 
rhomme sur la brute, ils ne penseront plus et c'est k 
peine s'ils conserveront Tusage de la parole 1 . 



avons depuis appeles Tartares; ce sont ceux-la memes qui, 
longtemps avant Alexandre, avaient ravage plusieurs fois TAsie... 
Voila ces hommes d6sinteresses et justes », etc. (XV, 64 sqq.). 

I. Diet, phil.y Homme, XXX, 241. — Gf. ibid., 248 : « Que serait 
Thomme dans l'etat qu'on nomme de pure nature? Un animal 
fort au-dessous des premiers Iroquois qu'on trouve dans le 
Nord de TAm^rique. II serait tres inferieur a ces Iroquois, 
puisque ceux-ci savent allumer du feu et se faire des fleches... 
L'homme abandonne a la pure nature n'aurait pour tout langage 
que quelques sons mal articules. L'espece serait reduite a un 
tres petit nombre par la difficulty de la nourriture et par le 
defaut des secours, du moins dans nos tristes climats... L'espece 



MORALE 197 

En 1750 avait paru le Discours de Rousseau contre 
les lettres et les arts. L'ann6e suivante, Voltaire publie 
le petit dialogue intitule Timon. Timon d6teste les 
6crivains comme des corrupteurs; il maudit la civi- 
lisation, il abomine la science ; il se dispose k partir 
pour le pays des Iroquois. Cependant, quelques jours 
avant son depart, il rencontre un de ses amis avec 
lequel il va diner dans un chateau voisin. Pr6s d'un 
bois, tous deux sont d6pouill6s par des voleurs, qui 
sans doute n'avai'ent suivi les cours d'aucune univer- 
sity. Puis, ils arrivent presque nus chez leur hdte, un 
tr&s sayant homme; on les y habille, on leur prSte de 
Targent, on leJur fait bonne ch6re, on ne les 6gorge 
pas le moins du monde. Mais, au sortir du repas, 
Timon prend tout de m6me sa plume pour 6crire un 
virulent libelle contre les philosophes et les gens de 
lettres 1 . 

Quatre ans apr&s son premier Discours, Rousseau 
en publie un second, encore plus agressif. Voltaire, 
auquel il Tadresse, lui r^pond plaisamment qu' « on 
n'a jamais employ6 tant d'esprit & vouloir nous 
rendre bStes » (Lettre a Rousseau, 30 aotit 1755). 
Sous une forme ironique, sa lettfe fait entendre des 
v6rit6s qui lui sont chores, et qu'il a exprimees autre 
part avec une chaleureuse 6loquence. Elle d6nonce le 
sophisme sur lequel le rh6teur g^nevois fondait sa 
th6se en opposant Tune & Tautre la nature et la civili- 
sation. 

Contre Rousseau et ses disciples, Voltaire soutient 
que la civilisation est naturelle. Ceux qui ne suivent 

des castors serai t tres preferable ». — Gf. encore Siecle de 
Louis XV, XXI, 431. 
1. XXXIX, 365 sqq. 



198 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

pas la nature ou qui la suivent mal, ce sont les sau- 

r ivages. Issue de la^soci6t6, pour laquelle Dieu nous a 

1 j fait naftre, la civilisation d6veloppe les hommes selon 

)\ leurs instincts. N'opposons pas plus la soci6t6 des 

hommes & leur nature que nous n'opposons la soci6t6 

des abeilles & la nature des abeilles. Ceux qui suivent 

la loi naturelle, ce sont ceux qui civilisent le genre 

humain, qui inventent ou perfectionnent les arts, qui 

proposent de bonnes lois, qui rendent la vie en com- 

mun plus sage ou plus facile 1 . 

Si Thomme est v^ritablement homme en tant 
qu'animal sociable, nous ne consid6rerons comme 
vSritablement humaines ni les vertus que prSche le 
catholicisme, ni mSme la plupart de celles qu'enseigna 
la philosophic antique. Une vertu inutile k la soci6t6 
ne m6rite pas ce nom. 

Les catholiques distinguent trois vertus, dites th6o- 
logales : Tesp6rance, la foi et la charity. 
Certes Tesp6rance est pour Thomme d'un prix ines- 
^ timable. Elle nous fait jouir de ce que nous n'avons 
pas encore, de ce que, peut-6tre, nous n'aurons 
jamais; et, fut-ce en nous trompant, elle nous donne 
des plaisirs qui ne sont point illusoires. Mais devons- 
nous la qualifier pour cela de vertu ? A trai dire, elle 
ne Test pas plus que la crainte; car « on craint ou 
on esp6re selon qu'on nous promet ou qu'on nous 
menace » (DicLphiL, Vertu, XXXII, 450). D'une part, 
esp^rer ce qui n'arrivera pas, c'est une duperie; et, 
quoique cette duperie allege et console notre exis- 
tence, nous ne pouvons cependant y rien voir de 
vertueux. Mais cTautre part, quand on sait qu'une 

1. A, B, C, XLV, 64 sqq. 



MORALE 199 

chose arrivera, comment serait-ce vertu que de 
Tesp6rer? 

La foi ne passe chez les chr6tiens pour une vertu 
parce qu'ils entendent ce mot dans un sens tout 
particulier. Dans quel sens? La foi chr6tienne ne con- 
siste pas k croire une \6rit6 reconnue par la raison ; 
ainsi, croire que deux et deux font quatre, ou qu'il 
existe un Etre supreme, on n'y a aucun mSrite et ce 
n'est pas Ik de la foi. Elle consiste & tenir pour vraie 
une chose que notre raison rejette. Or, si nous 
n'avons aucun m^rite de croire la chose qui nous 
paratt vraie, en avons-nous de croire celle qui nous 
paraft fausse? II semble, au contraire, que nous 
ne devions rien admettre sans Tavoir examine. « Un 
homme qui regoit sa religion sans examen ne diff&re 
pas. d'un boeuf qu'on attelle » (Examen important, 
XL1II, 45)* Nous tenons de Dieu la raison; c'est une 
offense k Dieu que de ne pas nous en servir r --'• 

Aussi bien ceux qui disent avoir la foi, sont en 
r6alit6 des menteurs, ou, du moins, ils se font illu- 
sion k eux-m6mes. Voici par exemple le Turc Mus- 
tapha. II pretend croire que l'ange Gabriel descendit 
de TEmpyr^e pour apporler k Mahomet des feuillets 
du Coran Merits en lettres d'or. Et, quand on lui 
demande ses raisons de le croire, il all&gue pour 
preuves que les pr6ceptes et les dogmes de la religion 
musulmane sont la perfection m6me de la sagesse, 
que cette religion a 6t6 d'ailleurs confirmee par des 
miracles, et enfin quelle a converti la moitte de la 
terre. Fort bien. Cependant, si vous lui faites quelque 
difficult^ sur les visites de Tange Gabriel chez le 
Proph&te, voil& Mustapha qui commence k b^gayer, 
et ses b^gaiements trahissent un doute. Y croyez- 



K 



200 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

vous, lui demande-t-on, comme vous croyez que la 

ville de Stamboul existe? II se trouble. Le fond de 

ses discours est qu'il croit sans croire. II se dit : 

« C'est impossible et pourtant c'est vrai; je crojs ce 

que je ne crois pas ». AccoutumS k prononcer, avec 

son mollah, certaines paroles dont le sens lui 6chappe, 

il s'ppergoit, en y r6fl6chissant qu'il n'a jamais cru 1 . 

On ne peut croire que d'instinct, ou bien apr&s un 

raisonnement, ou bien en vertu de probability qui 

Equivalent k la certitude. Mais la foi n'est rien de tout 

j cela. Done elle ne saurait 6tre une croyance. Et qui 

j crbtTpar exemple que trois personnes en fassent une 

J fieule? Celui qui pretend croire k la. Trinity se ment 

k soi-m6me. Quand il dit : « Je crois », cela signifie 

qu'il respecte les mysteres, qu'il se dessaisit de sa 

raison. A proprement parler, il ne croit point. Une 

incrEdulit^piimififtj vr»il& sa foi 2 . 

Quant k la charity elle est sans dbute, lorsqu'on 
Tentend bien, la plus belle de toutes les vertus. Mais 
comment Tentend-on? D'abord, nous avons avili ce 
mot divin en faisantde car/fas, originairement amour, 
« le terme inf&me... qui signifie Taumdne » (Lettre a 
M me du Deffand, 20 janv. 1769). Puis, si la charite, 
comme nous Tapprennent les th6ologiens, consiste k 
aimer les hommes par rapport & Dieu, Ton peut 
craindre qu'elle ne cesse d'Sfre une vertu humaine. 
( Pourquoi done ne pas aimer les hommes en tant 
/Iqu'hommes, Dieu en tant que Dieu? Ensuite elle 
semble, ainsi comprise, impliquer Yid6e d'une rEcom- 

1. Diet. phil., Croire, XXVIII, 258 sqq., Sens commun, XXXII, 
214, 215. 

2. Ibid., Foi, XXXIX, 443 ; Derni&res Remarques sur les Pensees 
de Pascal, L, 373. 



MORALE 201 

pense en vue de laquelle on la pratique ; dans le dia- 
logue entre l'Excrement de th£ologie et THonnSte 
homrae, quand celui-ci a dit que la bienfaisance est la 
seule vraie vertu : « Quelque sot! r£pond Fautre. 
Vraiment oui, j'irai me donner bien du tourment pour 
servir les hommes, et il ne m'en reviendrait rien! 
Chaque peine m^rite salaire. Je ne pretends pas faire 
la moindre action honnGte, k moins que je ne sois sur 
du paradis » {Dict.phiL, Vertu, XXXII, 451). 

La charity d'ailleurs, peut rester inactive, et d6s 
lors que vaut-elle? Mais quand elle agit, ceux qui 
en sont Tobjet trouvent parfois que ses pratiques 
manquent d'am6nit6: 

Un doux inquisiteur, un crucifix en main, 
Au feu par charity fait jeter son prochain. 

(Loi ncUurelle, XII, 168.) 

II y eut en Danemark une secte parmi laquelle cette 
vertu chrStienne £tait en singulier honneur. Comme 
les enfants qui meurent tout de suite apr6s le bapt^me 
doivent jouir de la f61icit6 et de la gloire eternelles, 
son z&le charitable ne trouvait rien de mieux que 
d'6gorger le plus possible d'enfantsnouvellement bap- 
tises afin de leur procurer le paradis *. 

La foi, Tesp6rance et la charit6 peuvent bien faire 
des saints. Mais Voltaire, pour son compte, n'appr^cie 
les saints que s'ils se rendent utiles. « Mon saint k moi, 
dit-il, c'est Vincent de Paule, c'est le patron des fon- 
dateurs. II a laiss£ plus de monuments utiles que son 
souverain Louis XIII. Au milieu des guerres de la, 
Fronde, il fut £galement respects des deux partis. Lui 

1. Traile sur la Tolerance^ XLI, 344. 



^ 



202 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

seul eut 6t6 capable d'empGcher la Saint-Barth61emy. 
U voulait que Ton cass&t la cloche infernale de Saint- 
Germain TAuxerrois qui a sonn6 le tocsin du mas- 
sacre » (Lettre a M. de Villette, 4 janv. 1766). Quant 
aux anachor&Les et aux c£nobites, ceux-l&, ne faisant 
de bien k personne, ne sont point vertueux. De saint 
Cucufin et du roi Henri IV, lequel a pratique ce qui 
s'appelle vertu? Le 12 octobre 1766, C16ment XIII 
canonisa fr&re Cucufin d'Ascoli. A en croire le proc&s- 
verbal de la Congregation des rites, fr^re Cucufin, 
dinant chez un cardinal, avait pouss6 Thumilit6 jus- 
qu'& prendre de la bouillie avec sa fourchette et k ren- 
verser un ceuf frais sur sa barbe. Certes Henri IV fut 
moins humble, et ses mceurs, il faut Tavoue^n'eurent 
rien d'6difiant. Mais, r£duit k conqu6rir son royaume 
par les armes, ce prince mis6ricordieux, un jour de 
bataille, s'6cria de rang en rang : « fipargnez le sang 
frangais »; et, mont6 sur le tr6ne, ce prince bienfai- 
sant ramena chez ses peuples la paix civile et leur 
enseigna la tolerance. Aussi Voltaire ne craint-il pas 
de lui donner Tavantage sur fr&re Cucufin. II n'y a cle\\ 
v^ritables vertus que les vcrtus utiles *. )p 

Utiles k nos semblables, cela s'entend, non k nous- 
mSmes. Et c'est pourquoi Ton ne doit pas plus qua- 
lifier de ce nom les quatre, vertus cardinales que les 
trois vertus th6ologales. De ces quatre vertus, la 

1. Canonisation de saint Cucufin, XLV, 174 sqq. — Cf. Did. 
phil., Vertu : « Un solitaire sera sobre, pieux, il sera revStu 
(Tun cilice; eh bien, il sera saint, mais je ne Pappellerai ver- 
tueux que quand il aura fait quelque acte de vertu dont les 
autres hommes auront pro (He... Si saint Bruno a mis la paix 
dans les families, s'il a secouru l'indigence, il a et6 vertueux; 
s'il a jeun6, prie dans la solitude, il a»ete un saint. La vertu 
entre les hommes est un commerce de bienfaits ; celui qui n'a 



■.^•*~m-* 



MORALE 203 

justice est la seule qui le m£rite. Utiles k celui qui les 
poss&de, les autres, force, prudence, temperance, ne 
sauraient s'appeler vertus que s'il en fait profiter son 
prochain; ou plutdt elles sont, m6me alors, des qua- 
lity mises au service d'une vertu qui ne se confond 
point avec elles. Mais un sc£l6rat, apr&s tout, peut 
Stre fort, prudent, temp£rant. Sa force s'applique au 
mal, sa prudence est de la politique, et sa temperance 
de rhygi&ne *. 

Ne regardant la temperance que comme « bonne 
pour gouverner notre corps », Voltaire la concilie avec 
Fusage du plaisir. On peut, sur ce point, trouver sa 
morale trop accommodante. Un de ses griefs contre 
la religion catholique, c'est, nous Tavons vu, qu'elle 
condamne les jouissances cdrporelles. Mais, non con- 
tent de r£pudier Tascetisme, il semble parfois recom- 
mander une existence oisive et molle. 

D6jk vieux, il £crit k M me du Deffand : « La mort 
n'est rien du tout, Tid6e seule en est triste. N'y son- 
geons done jamais et vivons au jour la journ£e. 
Levons-nous en disant : Que ferai-je aujourd'hui pour 
me procurer de la sant£ et de F amusement ? C'est k 

nulle part a ce commerce ne doit point gtre compte" » (XXXII, 
453). — Gf. encore septieme Discours swn VHomme : 

Les reins ceints d'un cordon, l'oeil arme* d'impudence, 
Un ermite a sandale, engraisse* d'ignorance, 
Parlant dn nez-a Dieu chante au dos d'un lutrin 
Cent cantiques hebreux mis en mauvais latin. 
Lo ciel puisse benir sa piet6 profonde I 
Mais quel en est lo fruit? quel bien fait-il au monde? 
Malgre la saintctd de son auguste emploi, 
Cest n'etre bon a rien de n'dtre bon qu'a soi. 

(XII, 96.) 

1. Cf. Diet, phU., Cattchisme chinois, XXVII, 486, Vertu, XXXII, 
450. 



J 



204 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

quoi tout se r6duit k l^ge oil nous sommes » (18 nov. 
1761). Vingt-cinq ans plus tdt, quelle vie c616brait-il 
dans le MondainlGe mondain s'entoure, chez lui, de P 

tous les plaisirs que peut procurer le luxe. Sort-il?un 
char commode et magnifique le porte au rendez-vous 
chez Camargo, chez Gaussin, chez Julie, qui le 
comblent de leurs faveurs. Le soir, il va k TOpGra; 
puis, de retour dans son hdtel, il y trouve un souper 
d61icieux, pr6par6 par le mortel divin qui gouverne 
sa cuisine. Voilk une de ses joiirn6es; et, le lende- 
main, il recommence la fete en la variant de son 
mieux : *VI 

Le lenderaain donne d'autres desirs, i 

D'autres soupers et de nouveaux plaisirs. 

(XIV, 130.) ^ 

Rien d^tonnant si les 6diteurs de Kehl disent que 
c'est Ik la vie d'un « sybarite », d'un « homme m6pri- 
sable » (XIV, 125). Dans un si&cle qui ne se piquait 
point d'aust6rit6, ce po&me fit scandale. 

Mais, comme Tajoutent les mSmes editeurs, le Mon- . 
dain est, k vrai dire, « une pure plaisanterie ». C'est < 
aussi ce qu'allegue Voltaire, soit dans sa Defense- '. 
publique, soit dans ses lettres. « II faut avoir, 6crit-il 
par exemple k Thi6riot, l'absurdit6 et la sottise de * I 
T^ge d'or pour trouver cela dangereux, et la cruaute ' 

du si6cle de fer pour pers6cuter Tauteur d'un badi- \ 4 

nage si innocent » (27 nov. 1736). Et de mfrme il se 
plaint iM.de Tressan quon lui reproche « quelque 
chose d'aussi simple, un badinage plein de naivete et 
d'innocence » (9 d6c. 1736). 

Quand Voltaire parle s6rieusement, ce n'est certes 
pas lui qui glorifierait une molle paresse. Combien de 



4 



A 



MORALE 20b 

} fois n'a-t-il pas fait au contraire l'61oge de Taction 

\. et du travail * ! Mais comparons seulement son exis- 
H tence avec celle de son mondain. « Un homme qui, 

f pendant soixante et dix ans, n'a point peut-6tre passe 

I un seul jour sans 6crire ou sans agir en faveur de Thu- 

manit£, aurait-il approuvS une vie consum6e dans de 
' * vains plaisirs? » (XIV, 125). Ainsi plaident sa cause 

* les 6diteurs de Kehl. Et Voltaire, de son cdt6, 6crit k 
Fr6d6ric : * (Test par pure humanity que je conseille 
les plaisirs ; le mien n'est gu&re que T6tude et la soli- 
tude » (janv. 1737; LH, 385). Au surplus, le ton 

w mtaie de la pi&ce en indique assez le caract&re plai- 

* sant; et, quand il s'6criait : 

! Un cuisinier est un mortel divin! 

Si il ne pensait pas sans doute qu'on pfit le prendre au 

( mot. 

Son innocent badinage avait cependant une signifi- 

L~' cation. II reprit le sujet du Mondain sous une forme 
s6rieuse dans le cinquteme Discours surWomme, qui, 
comme le Mondain, proc&de de son aversion pour 

I Tasc^tisme catholique. Et Ik encore cette aversion Ten- 

j tratne quelquefois trop loin : il declare que la nature 

j nous r£v6le Dieu par les plaisirs ; puis, en nous recom- 

mandant l&-dessus d'Mre hommes avant d'etre chr6- 

y' tiens, il semble admettre que Tessence de l'humanite 

r 

4. Cf. par exemple Epilre au rot de Prusse : 

y 

Travailler est le lot et l'honneur d'un mortel ; 

(XIII, 207.) 

Leltre & Vabbt d'Olivet : « Je m'apergois tous les jours, mon 
cher maitre, que le travail est la vie de Phomme... Moi qui suis 
jeune et qui n'ai que soixante-huit ans, je dois travailler pour 
meriter un jour de me reposer » (4 nov. 1762). 

VOLTAIRE PHILOSOPHE. 14 J, 



I 



r 



77 



206 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

consiste dans les app£tits sensuels. Mais ne lui tenons * 

pas rigueur de quelques boutades ; il ne veut, k vrai ^ 

dire, que protester contre des mortifications absurdes ^ 
et honnir ceux auxquels leur orgueil et leur inhumanity 

font anath6matiser toutes les jouissances d'autrui. ^ 

J'admire et ne plains point un coeur maitre de soi 
Qui, tenant ses d^sirs enchaine's sous sa loi, ^* *"\ 

S'arrache au genre humain pour qui Dieu nous fit naitre... 1 

Mais que, fier de ses croix, vain de ses abstinences, 
Et surtout en secret lasse de ses souffrances, 
II condamne dans nous tout ce qu'il a quitted 
L'hymen, le nom de pere et la socie*te : 

On voit de cet orgueil la vanite" profonde; . J 

G'est moins Tami de Dieu que l'ennemi du monde. f 

(XII, 83.) 

Au reste, il recommande partout et toujours la 
mode ratio n. Et, dans ce m6me Discours, apr6s avoir 
d6Fendu contre les ascites Tusage des plaisirs : 



N 



L'usage en est heureux, si Tabus est funeste, 
il dit aux intempSrants : 

Usez, n'abusez pas, le sage ainsi Pordonne *. 
V (XII, 83, 84.) 

1. Gf. le quatrieme Discours sur r Homme, intitule* la Modera- 
tion : 

O vous qui ramenez dans les mors de Paris 

Tous les exces honteux des mceurs de Sybaris, 

Qui, plonges dans le luxe, enerves de mollesse, 

Nourrissez dans votre ame une eternelle i\wesse, 

Apprenez, insenses, qui cherchez le plaisir, 

Et l'art de le connattre et celui de jouir. * 

Les plaisirs sont des fleurs que notre divin maitre 

Dans les ronces du monde autour de nous fait naitre ; 

Chacune a sa saison, et, par des soins prudents, 

On pent en conserver pour l'hiver de nos ans. 

Mais, s'il faut les cueillir, c'est d'une main legere... 

Quittons les voluptes pour savoir les reprendre. 

(XII, 74.) 






MORALE 207 

Voltaire combat non seulement Fasc^tigpie catho- 
lique, mais aussi le rigorism e de certains philosophes. 
Montesquieu lui-m£me ne se bornait pas k louer . 
Faust6rit6 des moeurs antiques ; consid6rant la vertu 
comme le principe des d6mocraties, il voulait que l 
Tamour de la frugality rentr&t dans cette vertu r6pu- /,\ f 
blicaine. Et, quanTTTJean- Jacques, on l'avait vu, Abs 
son premier Discours, mettre en ceuvre toutes les 
ressources de la rh^torique pour d6clamer contre la 
ri chesse , co ntre les aises et r616gance de la^ ilygtfnfre 
la ftiplendeur funeste » des arts. 

II 6tait bon de r6futer ces 61oquents sophismes. (Test 
ce que fit Voltaire avec son bon sens accoutum6. 
Qu'appelle-t-on le luxe? Au temps oft nos pfcres ne 
connaissaient pas encore Tusage de la chemise, 
celui qui en porta une le premier fut sans doute 
accus6 par les Jean-Jacques contemporains de 
corrompre les moeurs. Si Ton appelle luxe la d^pense 
^ que fait un homme riche, pourquoi bl&mer cet homme 

* de proportionner sa d^pense k sa fortune? La Bruy&re 

vante nos anc£tres d'avoir gard6 leur argent dans 
leur coffres. Faut-il done proscrire Tindustrie, les^ 
arts, le goiit, et m6me la proprete 1 ? 

Et le poeme sur V Usage de la Vie : 

y/ Je ne veux que vous apprendre 

1 L'art peu connu d'etre heurenx. 

Cet art qui doit tout com prendre, 

' Est de moddrer ses vobux. 

\ (XIV, 141.) 



^ 1. « Dans un pays oil tout le monde allait pieds nus, le pre- 

mier qui se fit faire une paire de souliers avait-il du luxe? 
N'etait-ce pas un homme tres sense et tres industrieux? N'en 
est-il pas de meme de celui qui eut la premiere chemise? Pour 
celui qui la fit blanchir et repasser, je le crois un genie plein de 
ressources et capable de gouverner un £tat. Cependant ceux 



208 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

A vrai dire, La Bruy&re ne condamne que ceux qui 
pr6ferent le faste aux choses utiles, qui « se chauffent 
k un petit feu » et « s^clairent avec des bougies », 

/qui d6pensent au deli de leurs moyens pour faire 
figure. Cette vanit6, Voltaire, lui aussi, la bl&me et 

1 la raille. Un laboureur se ferait moquer, s'il mettait, 
pour conduire la charrue, de beaux habits et de fines 
chaussures. Mais ne peut-il mettre de bonnes chaus- 
sures et des habits commodes? Et, d'autre part, un 
riche bourgeois devrait-il parattre au spectacle v6tu 
comme un paysan? Qu'on ne vienne pas nous vanter 

qui nYtaient pas accoutum£s a porter des chemises blanches le 
prirent pour un riche eflfemine' qui corrompait la nature. Gardez- 
vous du luxe, disait Gaton aux Romains. Vous avez subjugue* la 
province du Phase, mais ne mangez jamais de faisans. Vous 
avez conquis le pays ou croit le coton, couchez sur la dure... 
Manquez de tout apres avoir tout pris... II n'y a pas longtemps 
qu'un homme de Norvege reprochait le luxe a un Hollandais. 
Qu'est devenu, disait-il, cet heureux temps ou un negotiant, 
partant d'Amsterdam pour les grandes Indes, laissait un qu ar- 
tier de boefuf fume dans sa cuisine et le retrouvait a son retour? 
Ou sont vos cuillers de bois et vos fourchettes de fer? N'est-il 
pas honteux pour un sage Hollandais de coucher dans un lit de 
\ damas? — Va-t'en a Batavia, lui repondit Thomme d'Amsterdam, 
gagne comme moi dix tonnes d'or, et vois si l'envic ne te prendra 
pas d'etre bien nourri et bien loge » (Diet. phil. 9 Luxe, XXXI, 109). 
« La Flamma se plaint au xiv* siecle... que la frugale sim- 
plicite a fait place au luxe; il regrette le temps de Frederic 
Barberousse et de Frederic II, lorsque dans Milan, capilale de 
la Lombardie, on ne mangeait de la viande que trois fois par 
semaine. Le vin etait rare, la bougie etait inconnue et la chan- 
delle un luxe... Les chemises etaient de serge et non de linge; 
la dot des bourgeoises les plus considerables etait de cent livres 
tout au plus. Les choses ont bien change, ajoute-t-il; on porte a 
present du linge; les femmes se couvrent d'etoffes de soie,... elles 
ont jusqu'a 2 000 livres de dot et ornent m&me leurs oreilles 
de pendants d'or. Gependant ce luxe dont il se plaint etait 
encore loin a quelques egards de ce qui est aujourd'hui le 
necessaire des peuples riches et industrieux » (Essai sur les 
Mosurs, XVI, 418). ~ " 



MORALE 209 

les anciens Romains. S'ils v^curent sans luxe, c'est 
quand ils 6taient encore pauvres. Du reste ces Romains 
dont nos moralistes c6l£brent la vertu, n'en sacca- 
geaient pas moins les villages des Volsques ou des 
Samnites. Plus tard, ils conquirent le monde. Leur 
en voudra-t-on d'avoir mis k profit leurs rapines? Ce 
sont ces rapines qu'on doit leur reprocher. Tant 
qu'ils furent pauvres, ils se pass&rent de luxe : rien 
Ik de vertueux; lorsqu'ils devinrent opulents, ils 
jouirent de leurs richesses : rien Ik de criminel. Le ^ 
luxe, par lequel se d6veloppent tous les arts, ne 
m6rite la censure des moralistes que s'il est excessif en 
comparaison de nos ressources ou du milieu dans 
lequel nous vivons. 

Sur sept vertus th£ologales ou cardinales, six, 
comme dit Voltaire, restent dans T6cole. Trois, la 
force, la temperance, la prudence, sont des qualit^s 
qui ne m£ritent pas d'etre appel6es vertus; deux, 
Tesp6rance et la foi, n'ont aucun rapport avec la 
morale; une, la charit6, peut causer les plus grands 
maux. La seule des sept que Voltaire reconnaisse 
pour vertu, c'est la justice. 

L'accuserons-nous, avec un critique contemporain, 
de rjduire la loi morale k la pratiq ue de cettejgulp 
y^hr 1 ? S'il repudie la charite, et nous avons dit 
pourquoi, il y substitue la bienfaisance. 

1. « La loi morale, pour lui, c'est de ne pas commettre Tin- 
justice. Or definir la loi morale ainsi, c'est la restreindre ; et la * 
restreindre ainsi, voila que c'est encore la nier... Ce n'est pas 
quand elle dit : Ne tue point! qu'elle est une morale...; c'est 
quand elle dit : Donne, devoue-toi, sacrifie-toi. Alors, seulement 
alors, elle est autre chose qu'un instinct... La morale commence 
a la charite". Or c'est ou elle commence que Voltaire n'atteint 
pas » (E. Faguet, Dix-huitibme siecle, p. 211). 



210 VOLTAIRE PHILOSOPHY 

Quelques passages de son ceuvre, isotes et mal 
interpr6t6s, pourraient cependant faire croire qu'il 
s'en tient k la justice. D'abord, ce vers de la Loi 
naturelle : 

Qu'on soit juste, il suffit; le reste est arbitraire. 

(XII, 161.) 

Puis, un mot du dialogue entre TExcr^ment et 
THonn^te homme : « Si tn es juste, tu as tout dit » 
{Diet, phil., Vertu, XXXII, 450). Et enfin, aprfcs 
avoir vant6, dans le Philosophe ignorant, la religion 
chinoise, il la resume ainsi : « Adorez le ciel et soyez 
justes » (XLII, 599). Ses ennemis ne pouvaient 
manquer d'all6guer ces divers passages pour soutenir 
que Voltaire meconnalt les devoirs oil la justice ne 
nous oblige pas. 

Mais supprimera-t-on tous ceux dans lesquels il 
c616bre la bienfaisance? Le suivant, par exemple, du 
septi&me Discours sur V Homme : 

Certain Idgislateur, dont la plume feconde 
Fit tant de vains projets pour le bien de ce monde, 
Et qui, depuis trente ans, ecrit pour des ingrats, 
Vient de creer un mot qui manque a Vaugelas. 
Ce mot est bienfaisance. II me plait; il rassemble, 
Si le coeur en est cru, bien des vertus ensemble. 
Petits grammairiens, grands precepteurs des sots, 
Qui pesez la parole et mesurez les mots, 
Pareille expression vous semble hasardee : 
Mais l'univers en tier doit en cherir Pid^e. 

(XII, 100.) 

Et cet autre encore, des Remarques de I'Essai sur ' 

les Mozixrs : « II n'y a point en rigueur de loi positive 
fondamentale. Les hommes ne peuvent faire que des i 

lois de convention. II n'y a que Tauteur de la nature 
qui ait pu faire les lois 6ternelles de la nature. La 



MORALE 211 

seule loi fondameiitale et immuable qui soit chez les J / 
f hommes est celle-ci : Traite les autres comme ^ u< // 

voudrais Stre trait6. C'est que cette loi est de la nature / J 
m&me ; elle ne peut &tre arrach6e du coeur humain ; 1 / 
c'est, de toutes les lois, la plus mal ex6cut6e, mais 1/ 
elles^l&ve toujours contre celui qui la transgresse »/ y 
(XLI, 176). On multiplierait ais6ment les citations 
analogues 1 . Ceux qui accusent Voltaire de r£duire la 
morale k la justice tfe Font manifestement pas lu. 

Et reprenons maintenant les passages mSmes sur 

lesquels ils s'appuient. Si Voltaire pr^conise la morale 

: chinoise, r6sum6e par cette maxime : « Soyezjustes », 

il loue aussitdt apr6s Confucius de prScher la bienfai- ** 
sance. Confucius « ne dit point qu'il ne faut pas faire k 
autrui ce que nous ne voulons pas qu'on nous fasse 

• k nous-mSmes; ce n'est que d6fendre le mal. II fait 
plus, il recommande le bien : Traite autrui comme tu_ 
veux qu'on te traite » (Le Phil, ignorant, XLH, 599). 

» Dans le Dialogue entre TExcr6ment et THonnMe 

homme, k la formule : « Si tu es juste, tu as tout dit », 
THonnSte homme ajoute : « Cg ji'est pas encor e assez 
d^tre juste, il faut 6tre bienfaTsjint. Voilk c<Tqui est 
v6rilablement cardinal » (Diet, phil., Vertu, XXXII, 
450). Et, quant au vers de la Loi naturelle y le terme 
arbitraire, comme en fait foi le vers pr6c6dent, y 

* d^signe les usages, les int6r6ts, les cultes, les lois, 
qui varient d'un pays k Y autre. Mais du reste, en 
disant : « Qu'on soit juste, il suffit », Voltaire, loin 

> d'exclure la bienfaisance, gjttend plutOLla .fa^e ren^. 

i trer dan^ia^usticgu-JRappelons seulement un mot bien 

I 1. Gf. par exemple YHomtlie sur la Communion, XLV, 

298 sqq. 



1 



212 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

caract6ristique du septi&me Discours sur VHomme : 

, Le juste est bienfaisant 

(XII, 98.) 

Au point de vue de ce qu'on appelle aujourd'hui la soli- 
darity humaine, les devoirs de la justice compremient 
ceux de la bienfaisance, et telle est sans doute la 
signification de ce mot. 

Les v^ritables vertus ^tanit le§_v ertus utiles , les 
v^ritables grands hommes sont, d'apr&s Voltaire, ceux 
qui ont bien m6rit6 de leurs semblahies7"« qnf $nt 
rendu de grands services au genre humain » {Lettre a 
Damilaville, 7 mai 1762) *. Pendant son exil en Angle- 
terre, une discussion s^leva, lui present, entre 
des personnes c61&bres sur « cette question us6e et 
frivole : quel 6tait le plus grand homme de C6sar, 
d' Alexandre, de Tamerlan ou de Cromwell ». Une 
d'entre elles, raconte-t-il, soutint que c'6tait sans 
conteste Isaac Newton. Et il ajoute : « Cet homme 
avait raison; car... ces politiques et ces conqu6rants 
dont aucun si&cle n'a manqu6 ne sont d'ordinaire que 
d'illustres m6chants ». et « la vraie grandeur constete 
k avoir regu du ciel un puissant g6nie et h s'en 6tre 
servi pour s^clairer soi-m£me et les autres » (Lettres 
philos., XXXVII, 169). En priant Thteriot de lui 
fournir des « anecdotes » sur les grands hommes 
du pr6c6dent si&cle : « JTappelle grands hommes, 
lui dit-il, tQus ceux quj ontu-fixcetfe-daa^J'u tile ou 
dans ragr6able7tes saccageurs de provinces neTsonT" 
que h6ros » (15 juill. 1735) 2 . Et plus tard, occup6 

1. Voltaire fit imprimer cette lettre dans Particle Ana des 
Questions sur V Encyclopedia. Gf. XXVI, 328. 

2. « Quand je vous ai demand^ des anecdotes sur le slecle de 



MORALE 213 

de « son czar Pierre », il 6crit au mteie Thi^riot : 
« Je suis bien aise de faire voir que les h6ros n'ont 
pas la premiere place dans ce monde. Un 16gislateur 
est k mon sens bien au-dessus d'un grenadier, et celui 
qui a form6 un grand empire vaut bien mieux que 
celui qui a ruin6 son royaume » (18 juin 1759). 

Historien, Voltaire ne s6pare pas I'histoire de la 
« philosophic ». Selon lui, les philosophesseulsysont 
propres 1 . II se moque de Daniel, qui croyait 6crire 
une oeuvre historique en transcriyant « des dates et 
des r6cits de bataille » (Diet. phil. y Histoire, XXX, 
221). Si Ton veut, declare-t-il, raconter le r6gne 
d'Alexandre, qu'on repr£sente ce prince « donnant 
des lois au milieu de la guerre, formant des colonies, 
6tablissant le commerce » (Conseils a un Journaliste, 
XXXVII, 363). Lui-m6me, Thistoire qu'il fait, e'est, & 
vrai dire, celle de la civilisation. Sa principale oeuvre 
d'historien porte un titre assez significatif. Et quelles 
en sont les premieres lignes? « Vous voudriez 2 , 

Louis XIV, ecrit-il encore dans la mSme lettre, e'est moins sur 
sa personne que sur les arts qui ont fleuri de son temps. J'ai- 
merais mieux des details sur Racine et Desprgaux, sur Quinault, 
Lulli, Moliere, Lebrun, Bossuet, Poussin, Descartes, etc., que 
sur la bataille de Dunkerque. II ne reste plus rien que le nom 
de ceux qui ont conduit des bataillons et des escadrons; il ne 
revient rien au genre humain de cent batailles donnees; mais 
les grands hommes dont je vous parle ont prepare* des plaisirs 
purs et durables aux hommes qui ne sont point encore nes. Une 
ecluse du canal qui joint les deux mers, un tableau du Poussin, 
une belle tragedie, une veYite* ddcouverte, sont des choses mille 
fois plus precieuses que toutes les annales de cour, que toutes 
les relations de campagne. Vous savez que chez moi les grands 
hommes vont les premiers, et les heros les derniers. » 

1. « 11 n'appartient qu'aux philosophes d'e"crire Phistoire » 
(Articles extraits de la Gazette lilte'raire, XLI, 451). 

2. On sait que Voltaire fit VEssai sur les Mceurs pour M mfl du 
Chatelet. 



214 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

dit-il, que des philosophes eussent 6crit l'histoire 

ancienne, parce que vqus voulez la lire en philo- 

sophe » (XV, 3). Au lieu de raconter une fois de 

plus les pillages et les massacres dont les historiens 

\ remplissaient jusqu'alors leurs livres, il a pour objet 

I principal les arts, Tindustrie, le commerce, la vie 

\mat6rielle, intellectuelle et morale des nations. 

Dans le Steele de Louis XIV tel qu'il Tavait d'abord 
congu, il devait s'attacher, non pas k la guerre et k la 
politique, par lesquelles « ce stecle n'a aucun avaa- 
tage », mais aux progr^sde Tesprit (Lettre ad'Olivet, 
24 aoftt 1735). « Ce n'est point simplement la viede 
ce prince que j'6cris, dit-il, ce ne sont point les annales 
de son r&gne, e'est plutdt Fhistbire de F esprit humain 
puis6e dans le si6cle le plus glorieux k Tesprit 
humain » {Lettre a Vabbi Dubos, 30 oct. 1738). « On 
n'a fait que l'histoire des rois, mais on n'a point fait 
celle de la nation. II semble que, pendant quatorze 
cents ans, il n'y ait eu dans les Gaules que des rois, 
des ministres et des g6n6raux. Mais nos mceurs, nos 

Llois, nos coutumes, notre esprit, ne sont-ils done 
rien? » (Lettre a d'Argenson, 26 janv. 1740) 1 . Pour 



1. Gf. lettre a M. de Burigny, 29 oct. 1738 : « II y a quelques 
annees, Monsieur, que j'ai commence une espece d'histoire 
philosophique du siecle de Louis XIV... Les progres des arts et 
de l'esprit humain tiendront dans cet ouvrage la place la plus 
honorable. Tout ce qui regarde la religion y sera traite sans 
controverse, et ce que le droit public a de plus interessant pour' 
la societe s'y trouvera. Une loi utile y sera preteree a des villes 
prises et rendues, a des batailles qui n'ont decide de rien. On 
verra dans tout l'ouvrage le caractere d'un homme qui fait plus 
de cas d'un ministre qui fait croitre deux e"pis de ble la ou la 
terre n'en portait qu'un, que d'un roi qui achete ou saccage une 
province. » — Gf. encore la lettre a milord Hervey, avr. 1740; 
L1V, 65. 



MORALE 215 

Voltaire, Ik est justement l'essentiel, la est la matterc 
mtaie de Thistoire. 

On peut s^tonner qu'il ait racont6 le r&gne d'un 
Charles XII. Lui-m6me s'en explique dans un biscours 
pr61iminaire qui pr6c&de la premiere Edition. L'His- 
toire de Charles XII, y d6clare-t-il, gu^rira peut-Stre 
quelques princes de la folie des conquStes 1 . Mais il 
exprime cependant plus d'une fois le regret d'avoir 
pris pour h6ros un roi si batailleur, d'avoir, corarae il 
dit, « barbouill6 deux tomes » k parler de tant de 
combats, de tant de maux faits au genre humain 
{Lettre a Frederic, mai 1737; LII, 475). 

Plus tard, il ne raconte Thistoire de Pierre le Grand 
qu'afin de montrer enjuile. r6formateur et le 16gisla- . 
teur. ficrivant au comte Schouvalof, il se piaint de ne 
rieirtrouver dans les livres sur les manufactures, les 
routes, les canaux, sur les lois et les institutions 2 . Ce 
que son ouvrage veut mettre en lumi&re, c'est le d6ve- 
loppement si rapide de la civilisation russe. Et, quand 
il Tenvoie k d'Argental : « Si vous avez trouv6, dit-il, 
quelque petite odeur de philosophic morale... dans 
YHisioire de Pierre le Grand, je me tiens tr6s r6com- 
pens6 de mon travail » (25 avr. 1763) 8 . "Y 

En somme Thistoire est pour lui le tableau de Tesprit i 
humain, et non le r6cit de guerres qui, le plus sou-J 
vent, n'ont produit que du mal. 

II n'y a pas k ses yeux de plus grand fteau que la / 
guerre 4 . Ceux qui en font Tapologie all^guent que 



1. XXIV, 15. 

2. Cf. entre autres la lettre du 11 aout 1757. 

3. Cf. Preface historique, XXV, 11, 12. 

4. Cf. de quelle maniere il la personnifle dans la Pucelle, XI, 
293. — Dans les Derniires Re marques sur les Pensees de Pascal, 



216 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

tous les animaux se livrent les uns aux autres de 
perp^tuels combats. Veut-on confondre Fhomme 
avec la brute ? Et quel avantage tirerions-nous de la 
, raison, si nos pires actes pouvaient se justiBer par 
l'exemple des animaux auxquels Dieu l'a refus^e? 

Reconnaissons cependant que la guerre r&gne et 

r^gna touj ours chez presque toutes les nations. Devons- 

nous ddfcjc^y voir, comme on le dit, une loi de la 

nature? ylais il n'est aucun progr^s moral qui ne 

fprovielifle d'une victoire de Thomme sur ses ipauvajs 

/ instincts naturels. Dans les temps primitifs, la guerre 

i-sefaisait d'individus k individus; ensuite elle se fit 

entre les tribus diverses d'un peuple. Le regime de la 

| justice ayant, de stecle en stecle, gagn6 sur celui de 

I la violence, elle a fini par ne se faire qu'entre nations. 

Pourquoi le jour ne viendrait-il pas pour les nations 

elles-m6mes de r^gler leurs conflits sans effusion de 

sang? Que les philosophes h&tent ce jour plus ou 

moins lointain 1 . 

Selon Montesquieu, le droit de 16gitinie defen se 
peut, en certains cas, autoriser une agression; tel 
peuple, dit-il, si une paix trop longue doit mettre 
son voisin & m6me de le subjuguer, n'a, pour se pr6- 
munir, d'autre moyen que de lui declarer la guerre. 
Dans le Dictionnaire philosophique, Voltaire proteste 
qu'une telle guerre n'est ni honnMe ni utile a , et, dans 

apres avoir cite la phrase : « Se peut-il rien de plus plaisant 
qu'un homme ait le droit de me tuer parce qu'il demeure au dela 
de Teau? » « Plaisant, ecrit-il, n'est pas le mot propre; il fallait 
dimence execrable * (L, 378). — Gf. encore VOde sur la guerre 
des Russes contre les Tares, XII, 492. 

1. Diet, phil., Guerre, XXX, 147 sqq. 

2. « Comment Pattaque en pleine paix peut-elle 6tre le seul 
moyen d'empficher cette destruction? II faut done que vous 



\ 

MORALE 217 

le Commentaire sur V esprit des Lois, que c'est 1&, 
« Pesprit des lois de Cartouche etdeDesrues»(L, 62) *. 
Au surplus, Montesquieu se <^rng^Jui-m6me. On ne 
doit 6gorger son voisin, ajoute-t-il, que si ce voisin 
vous £gorge. Rien de mieux. Mais il s'agit alors de 
r^sister k des brigands qui menacent votre vie; il 
s'agitd'une guerre defensive, etcequ'onappelle ainsi 
ne m6rite pas en r6alit6 le nom de guerre. 

Quoique Voltaire ait c616br6, k Toccasion, des vic- 
toires franchises 2 , il ne cessa de pr^coniser la paix. 
Rappelons, par exemple, deux de ses odes, la neu- 

soyez sur que ce voisin vous detruira s'il devient puissant. Pour 
en 6tre stir, il faut qu'il ait fait deja les pr^paratifs de votre 
perte. En ce cas, c'est lui qui commence la guerre, ce n'est pas 
vous; votre supposition est fausse et contradictoire. SMI y eut 
jamais une guerre evidemment injuste, c'est celle que vous pro- 
posez, c'est d'aller tuer votre prochain, de peur que votre pro- 
chain (qui ne vous attaque pas) ne soit en etat de vous attaquer, 
c'est-a-dire qu'il faut que vous hasardiez de ruiner votre pays 
dans l'esp£rance de ruiner sans raison celui d'un autre; cela 
n'est assurement ni_honn6te ni utile, c ar on n'e stjiun ais sur du 
succes , vous le savez bien. Si'vorfJ vofsin devie'nt trop puissant 
pendant la paix, qui vous empeche de vous rendre puissant 
comme lui? S'il a fait des alliances, faites-en de votre cdte* », etc. 
(Diet, phil., Guerre, XXX, 454). 

1. Cf. Dialog, de VA, B, C : « G. Quoi? vous n'admettez point 
de guerre juste? — A. Je n'en ai jamais connu de cette espece; 
cela me paraif" contradictoire et impossible. — B. Quoi! lorsque 
le pape Alexandre VI et son infame fils Borgia pillaient la 
Romagne, egorgaient, empoisonnaient tous les seigneurs de ce 
pays en leur accordant des indulgences, il n'^tait pas permis 
de s'armer contre ces monstres? — A. Ne voyez-vous pas que 
c'6taient ces monstres qui faisaient la guerre? Geux qui se^ 
defendaient la soutenaient. II n'y a certainement dans ce monde 
que des guerres offensives; la defensive n'est autre chose que la' 
resistance a des brigands arme"s. » (XLV, 92.) 

2. II fit notamment un poeme sur celle de Fontenoy. Mais ce 
poeme, d'ailleurs, ne glorifie point la guerre; il « respire l'hu- 
manite », il « inspire des sentiments de bienfaisance ». (Discours 
prtliminaire, XII, 118.) 



/ VOLTAIRE PHILOSOPHE 

s 

~'' ie et la treizi&me : Tune se termine par un 61oge 

-ouis XIV, non point « conqu6rant », mais « sage » ; 
x . jtre felicite Louis XV de tenir encore l'olive dans 
ses mains sous leslauriers dont le couronneFontenoy. 
1 A Fr£d6ric lui-m£me Voltaire a toujours conseill6 
\ une politique pacificatrice. Lisons sa correspondance 
~avec ce prince, en pleine guerre, pendant Fannie 1747. 
II lui 6crit au mois d'avril : « Ne cesserez-vous point, 
vous et les rois vos confreres, de ravager cette terre, 
que vous avez, dites-vous, tant d'envie de rendre 
heureuse? » (LIV, 430). Puis, le 15 mai : « Je congois 
quelque esp6rance que Votre Majesty raffermira l'Eu- 
rope comme elle Fa 6branl6e et que mes confreres les 
humains vous b^niront aprfcs vous avoir admir£. » 
Le26 : « Vous voil& le h6ros de FAllemagne et Farbitre 
de l'Europe; vous en serez le pacificateur. » En juillet : 
Votre Majest6 a gliss6 dans sa lettre Fagr^able motde 
paix, ce mot qui est si harmonieux k mon oreille... Je 
crois que vous forcerez toutes les puissances k faire la 
paix, et que le h6ros du si&cle sera le pacificateur de 
FAllemagne et de FEurope » (LIV, 449). Et peu apr&s, 
le m6me mois : 

Vous dont le bras terrible a fait trembler la terre, 

Rassurez-la par vos bienfaits, 
Et faites retentir les accents de la paix 

Apres les eclats du tonnerre *. 

(LIV, 452.) 

.*/ II y aurait eu quelque naivete k croire que le roi de 

Prusse mlt bas les armes avant d'avoir r6alis6 ses 

1. Pendant l'annle 1760, il plaide la m&me cause au risque 
d'importuner Frederic, qui laisse voir en effet quelque impa- 
tience. Gf. Lettre de Fre'de'ric d Voltaire, 3 avr. 1760 : « Vous 
en revenez encore a la paix », etc. 



MORALE 219 

desseins. Voltaire le crpit-il? Non sans doute; mais, 
sans s'exag6rer Tinfluence que ses conseils peuvent 
exercer sur Fr6d6ric, il remplit son devoir de philo^- 
sophe. 

Ce qui est sur, c'est qu'il ne partage pas les illusions 
de Pabb6 de Saint-Pierre. Si lui-mSme a 6crit un 
opuscule intitule De la Paix perpttuelle, il y iraite en 
r6alit6 de la tolerance « la seule paix perp6tuelle qui 
puisse 6tre 6tablie chez les hommes » ; quant k cette 
paix « imagin6e par un Frangais nomm6 Tabb6 de 
Saint-Pierre », elle ne saurait pas plus subsister 
entre les princes « qu'entre les 616phants et les rhino- 
ceros » (XLVI, 57). Dans Particle Guerre du Die- 
tionnaire philosophique, il appelle la guerre « un 
fl6auin6vit able » (XXX, 153) * . Dans une note au Poime 
de la TaclTque, il remarque tout d'abord que plus les 
nations se sont policies, plus elles en ont adouci les , 
horreurs. Mais il qualifie pourtant de r^vele g6n6reux 
projet de Tabolir, et il declare que, ne pouvant f 
empScher les loups de manger les moutons, nous ne f 
pouvons davantage empScher les hommes de s'entr'6- j 
gorger 2 . 

Quelle que soit la sagesse d'une nation, elle a tou- 
jour s & craindre les nations voisines. Apr6s avoir 
d6velopp6 dans la Tactique tous les lieux communs 
en usage contre le m6tier militaire, les armies, les 
pr^tendus h&ros, Voltaire se rend bientdt aux raisons 
de son interlocuteur : quand on la fait pour garder 

1. Gf. Lettre a la duchesse dc Saxe-Gotha, janv. 1762, Edition 
Moland. 

2. XIV, 276. — En combattant la guerre et ceux qui en font 
Tapologie, Voltaire protestait que Phomme n'est point un loup. 
Mais il y a pourtant du loup dans l'homme, et e'est ce que lui- 
m£me remontre aux « pacifistes » de son temps. 



220 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

son bien, non pour voler le bien d'autrui, la guerre 
^est le premier des arts. Et sans doute il n'en souhaite 
pas moins que 

L'impraticable paix de l'abbe de Saint-Pierre 

r&gne un jour parmi les hommes. Seulement, des 
lors qu'elle est encore impraticable, nous devons, 
tout en nous abstenant d'attaquer les autres peuples, 
nous tenir prSls k repousser leurs attaques 1 . 

On a repr6sent6 Voltaire comme d6nu6 de tout 
patriotisme, ou m6me comme antipatriote*. En r6a- 
lit6,(il fut aussi patriote qu'on pouvait l'Stre au 
xvni e stecle, en un temps ou se prepare la rupture 
entre Tancienne France, d6jk caduque, et la France 
nouvelle, qui commence de s'£baucher. 

Son patriotisme ne TempScha pas sans doute d'ana- 
lyser Tid6e de patrie. Mais veut-on soustraire aucune 
id6e k la critique ? 

Preincrement, c'est, dit-il, « une maxime adopt6e 
par tous les publicistes, que tout homme est libre de se 
choisir une patrie » (Dict.phil.,Philosophe,XXXl,±06). 
II 6crit k Maupertuis, appel6 en Prusse par Fr6d6ric : 
« Si vous aviez k vous plaindre de votre patrie, vous 
feriez tr6s bien d'en accepter une autre » (21 juill. 1740). 
Lui-mdme, aprfcs Taffaire La Barre, parle de s'6tablir 
dans le pays de Cl&ves avec quelques philosophes 8 . 



1. XIV, 269 sqq. 

2. Brunetiere entre autres et M. E. Faguet. — Gf. E. Faguet, 
la Politique compare de Montesquieu, Rousseau et Voltaire, p. 6 : 
« Voltaire n'a aucun patriotisme et n'a aucunement Pidee de 
patrie. » P. 12 : « Voltaire [est] en general hostile au sentiment 
patriotique. » 

3. Cf. p. 95 et n. 4. 



MORALE 221 

« Vous voulez prendre* le parti de rire, £crit-il k 
d'Alembert; il faudrait prendre celui de se venger, 
ou, du moins, quitter un pays oil se commettent tous 
les jours tant d'horreurs. N'auriez-vous pas cfej& lu 
la Relation ci-jointe 1 ? Je vous prie de Tenvoyer k 
fr&re Fr6d6ric afin qu'il accorde une protection plus 
* marquee et plus durable k cinq ou six hommes de 
m6rite qui veulent se retirer dans une province m6ri- 
dionale de ses fitats et y cultiver en paix la raison 
loin du plus absurde fanatisme qui ait avili le genre 
humain » (23 juill. 1766). Non seulement Voltaire 
trouve legitime qu'on change en certains cas de 
patrie, mais il fait valoir les circonstances att6nuantes 
en faveur du banni qui porte les armes contre ses 
anciens compatriotes. « On a vu les Suisses au ser- 
vice de la Hollande tirer sur les Suisses au service 
de la France. (Vest encore pis que de se battre contre 
ceux qui nous ont banni ; car, apr&s tout, il semble 
moins malhonnfite de tirer T6p6e pour se venger que 
de la tirer pour de l'argent » (Diet. phil. y Bannisse- 
rnent, XXVII, 279). 

En second lieu, une foule de gens n'ont pas de 
patrie. N'ont de patrie ni le Juif de Co'imbre surveill6 
par des inquisiteurs prMs k le faire bruler s'il ne mange 
pas de lard, ni le Gu&bre esclave des Turcs et des 
Persans. Celui-li seul en a une, qui peut dire : « Je 
poss&de une maison et un champ ; lorsque les citoyens 
possesseurs de champs et de maisons s'assemblent 
pour leurs int6r6ts communs, j'en d£lib6re avec eux; 
je d6tiens iui£_part de la souverainete. » Voilfc la 
patrie. « On a une patrie sous un bon roi; on n'en 

1. La Relation du proces La Barre. 

VOLTAIRE PHILOBOPHE. 15 



222 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

a point sous un mSchant »,t>n n'en a pas quand on 
n'a ni biens ni droits (Did. phil.> Patrie, XXXI, 
371 sqq.) 1 . 

Troisi&mement, — parmi ceux qui se targuent 
de patriotisme, combien sont de vrais patriotes? Un 
riche Parisien aime sa maison luxueuse, sa loge a 
*rOp6ra, les Giles qu'il entretient, le vin de Cham- 
pagne que Reims lui envoie, les rentes que lui paie 
THdtel de Ville : aime-t-il sa patrie? Un financier 
Taime-t-il?Le capitaine et le soldat ont-ils une affec- 

r tion bien tendre pour les paysans qu'ils ruinent 2 ? 

» Autre chose est d'aimer la patrie, autre chose d'aimer 

| les biens qu'elle procure. 

Enfin le patriotisme, chez beaucoup, consiste 
essentiellement dans la haine. Hair tous les pays, 
sauf le sien, voil& poiir eux ce qui caractSrise un 
patriote. Veut-on que sa patrie ne devienne ni plus 
grande ni plus riche au d6triment des peuples voisins ? 
Alors on est un citoyen de Tunivers. Mais le nom de 
patriote s'applique J ceuxtftfi h'aiment leur nation 
qu'en d6testant toutes les nations 6trangeres 3 . 

Lorsqull critique l'id6e de patri^ Voltaire fait son 
metier de philosoplie. AussFTaffiaque-t-on plutdt sur 
d'autres points. 

Quelques-uns de ses contemporains se plaignent 
qu'il r6pande chez nous la philosophic anglaise, 
comme si Fon"6tait mauvais Fran^ais pour pr6f5rer 
Newton & Descartes 4 . Devons-nous le d6fendre contre 



i. C'est le mot de Saint-Just : «■ Un peuple qui n'est pas heu- 
reux n'a pas de patrie. » 

2. Diet phil., Patrie, XXXI, 374. 

3. Ibid., id., 377, 378. 

4. Defense du Newtonianisme, XXXVIII, 366. 



MORALE 223 

une telle accusation? 11 nSpondait que la philosp- 
phiejrt^nnjgn^ mais h mnarne : 

et fTa merits la reconnaissance detoutes leS 
en contribuant plus qu'aucun philosophe k former 
dans le monde « une r^publique immense d'esprits 
cultiv^s » (Leltre au prince Gallitzin, 14 aout 1767) *. 
On altegue aussi le mal qu'il se platt k dire des 
« Welches ». Mais ce grief en v6rit6 n'est guere plus 
s6rieux que le prudent. Damilaville Tayant repris 
1^-dessus : « Je me souviens, lui £crit-il, que Cathe- 
rine Vad6 pensait comme vous et disait k Antoine 
Vad6... : Mon cousin, pourquoi faites-vous tant de 
reproches k ces pauvres Welches?— Eh! ne voyez- 
vous pas, ma cousine, r6pondit-il, que ces reproches 

1. Cf. Diet, phil., Carte'sianisme : « L'ignorance pr^conise 
encore quelquefois Descartes, et meme cette espece d'amour- 
propre qu'on appelle national s'est efforce de soutenir sa philo- 
sophic Des gens qui n'avaient jamais lu ni Descartes ni Newton 
ont pr^tendu que Newton lui avait l'obligation de toutes ses 
decouvertes... II faut Stre vrai, il faut £tre juste; le philosophe 
n'est ni Francais,"ni Anglais, ni Florentin, il est de tout pays. » 
(XXVII, 462.) — Mem. de la Philosophie de Newton : « Est-ce 
parce qu'on est ne en France qu'on rougit de recevoir la verit6 
des mains d'un Anglais? Ce sentiment serait bien indigne d'un 
philosophe. II n'y a, pour quiconque pense, ni Francais ni 
Anglais; celui qui nous instruit est notre compatriote. » (XXXVIII, 
147.) — Gf. encore Letlre a Tronchin, 18 avr. 1756 : 

Comment recevoir, disait-on, 

Des vorites de l'Angleterre ! 

Peut-il se trouver rien de bon 

Chez des gens qui nous font la guerre?... 

tigalement a tous les yeux 

Le dieu du jour doit sa carriere ; 

La \6rit6 doit sa lumiere 

A tous les temps, a tous les lieux. 

Recevons sa clarte* che>ie, 

Et, r sans songer quelle est la main 

Qui la*pr6sente au genre humain, 

Que l'univers soit sa patrie. 



224 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

ne s'adressent qu'aux pedants qui ont voulu mettre 
sur la tete des Welches un joug ridicule? Les uns 
v oht envoy6 Targent des Welches & Rome ; les autres 
ont doun6 des arrets contre F£m6tique et le quin- 
quina; d'autres ont fait bruler des sorciers; d'autres 
ont fait bruler des h6r6tiques et quelquefois des phi- 
losophes. J'aime fort les Welches, ma cousine; mais 
vous savez que quelquefois ils ont 6t6 assez mal con- 
duits. J'aime & les piquer d'honneur et k gronder ma 
maitresse » (19 mai 1764) *. Du reste, si Voltaire 
s'6gayait souvent aux d6pens des Welches, cela le 
f&chait que d'autres, les strangers surtout, se per- 
missent de les d^nigrer. « II me vient quelquefois, 
6crit-il k M me du Deffand, des Anglais, des Russes... 
Vous ne savez pas, Madame, ce que c'est que d'etre 
Frangais en pays stranger... On ressemble k celui 
qui voulait bien dire k sa femme qu'elle 6tait une 
catin, mais qui ne voulait pas Fentendre dire » 
(25 avr. 1760). 

Voici deux griefs plus s6rieux. 

D'abord, la fagon dont il a trait6 Jeanne d'Arc. 
Mais notre culte recent pour Jeanne, dans laquelle 
nous symbolisons la patrie mSme, ne doit pas nous 
rendre injustes envers lui. La Pucelle fut, avant de 
paraltre, le r6gal des princes et des grands, qui en 
sollicitaient des copies. Lorsqu'elle eut paru, tous les 
honn£tes gens la lurent avec d^lices; aucun d'eux ne 
s'avisa d'incriminer Voltaire. S'il tarda longtemps k 



1. Gf. Lettre au m4me Damilaville t 23 mai 1764 : « Les ve>i- 
tables Welches, mon cher frere, sont les Omer, les Chaumeix, 
les Fre>on, les pers6cuteurs et les calomniateurs; les philo- 
sophes, la bonne compagnie, les artistes, les gens aimables sont 
les Francais; et c'est a eux a se moquer des Welches. » 



MORALE 225 

la publier, si mdme il la publia malgr6 lui, c'est uni- 
quement par crainte que les d6vots ne l'accusassent 
d'impi^te. Ce po6me 6tait un badinage, et que nous 
ne devonspas appr6cier selon les idees de notre temps. 
Dans plusieurs autres Merits, Voltaire a parl6 s6rieu- 
sement de Jeanne d\Arc. II voulait d^barjcas&ejL son 
higimr^dn r nprveilleu x qui en faisait une 16gende. 
Et il ne suivit la chronique de Monstrelet que 
comrae la seule oil le mervcilleux ne tint aucune 
place. Selon Voltaire, celui qui se dit inspire ne peut 
Mre^jqu'un « idiot » k moina. d'etre un charlatan. 
Jeanne d'Arc lui parait sincere : aussi la traite-t-il 
d'idiote 1 (innocente). Mais cela ne Temp^che pas de 
c616brer sa vertu et sa vaillance. Dans la Henriade, 
en nous la montrant aux enfers parmi les h£ros, il 
Tappelle 

Brave amazone, 

La honte des Anglais et le soutien du trdne. 

(X, 230.) 

Dans les Eclair cissements historiques, il la vante 
d'avoir eu « assez de courage pour rendre de tr6s 
grands services au roi et & la patrie » (XVIII* Sottise 
de Nonotte, XLI, 67) 2 . Dans les Honn&eles \ litteraires, 

1. « Une malheureuse idiote » {ficlairciss. historiques, XLI, 67). 
— « Apprends, Nonotte, comme il faut etudier l'histoire quand 
on ose en parler. Ne fais pas de Jeanne d'Arc une inspired, 
mais une idiote hardie qui se croyait inspiree » (Uonnetetes litle- 
raires, XLIl, 682). — Pourtant, dans YEssai sur les Mosurs, il admet 
chez elle une part de supercherie, en la declarant au sur plus 
« digne du miracle qu'elle avait feint » (XVI, 409). 

2. Get article figura pour la grande partie dans le Dictionnaire 
philosophique. II renferme en trois pages, dit M. Anatole France, 
« plus de verites solides et de pen sees gen^reuses que certains 
gros ouvrages modernes ou Voltaire est insults en jargon de 
sacristie » ( Vie de Jeanne d'Arc, t. I, p. lxii). 



226 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

il la traite de « brave fille que des inquisiteurs et des 
docteurs firent bruler avec la plus l&che cruaut6 » 
(XLIl, 682). Dans YEssai sur les Mceurs, citant une 
de ses reponses aux juges, il dit que cette reponse 
est digne d'une m6moire 6ternelle, et que, chez les 
anciens, Jeanne se serait vu d6cerner desautels 1 . 

Second grief : les_ relations de Voltaire avec 
Fr^dfixic. Ce qu'on lui reproche surtout & cet 6gard, 
ce sont deux de ses lettres : Tune, de juillet 1742, 
loue le roi d'avoir conclu avec Marie-Th6r£se un 
trait6 en vertu duquel il abandonnait la France 5 ; 
Tautre, 6crite apres Rosbach, le felicite de la victoire 
qu'il avait remport6e sur nous. 

La premiere de ces deux lettres fut bl&m6e par les 
contemporains eux-m£mes. Mais, comme le fait 
observer un critique de notre temps, Ferdinand 
Bruneti^re, il n'y avait Ik « qu'une question de 
forme », et « Topinion publique, k cette date, 6tait 
complice de Tadmiration, de Tenthousiasme de 
Voltaire pour le roi de Prusse 3 ». Le m6me critique 

1. XVI, 410. 

2. Le traite de Breslau. 

3. Ail reste, si Voltaire a felicite Frederic, c'est dans Pespe- 
rance qu'il allait retablir la paix. Voici les passages essentiels 
de cette lettre : « J'ai appris que Votre Majeste avait fait un tres 
bon traite, tres bon pour vous sans doute... Mais si ce traite est 
bon pour nous autres Francais, c'est ce dont Fon doute a Paris; 
la moitie du monde crie que vous abandonnez nos gens a la 
discretion du dieu des armes; l'autre moitie crie aussi, et ne 
sait ce dont il s'agit; quelques abb£s de Saint-Pierre vous 
benissent au milieu de la criaillerie. Je suis un de ces philo- 
sophes; je crois que vous forcerez toutes les puissances a faire 
la paix... Vous n'6tes done plus notre allie, Sire? Mais votre 
sersBK^celui du genre humain. Vous voudrez que chacun jouisse 
en paix de ses droits 'crt'de son heritage, et qu'il n'y ait point 
de trouble... Dites : je veux qu'on soit heureux, et on le sera » 
(LIV, 449, 450). 



MORALE 227 

reconnalt plus loin que, vers le milieu du xvui e stecle, 
« les d6faites de la royaut6 de Versailles allaient! 
bient6t cesser d'etre celles de la patrie ». Bientdt, 
ajoute-t-il, « la guerre de Sept ans nous donnera le 
spectacle — peut-6tre unique dans Thistoire — d'un 
peuple... faisant en quelque mani&re cause com- 
mune avec les ennemis de sa puissance et de sa 
gloire 1 ». Voil& ce que dit Bruneti&re; et son t6moi- 
gnage a d'autant plus de valeur, qu'on ne reprochera 
certes pas quelque complaisance pour Voltaire k cet 
ennemi des « philosophes » et du xvm e si&cle. 

Les raisons qui excusent la premiere lettre doivent 
tout aussi bien excuser la seconde*. S'il faut encore 
citer les critiques les moins pr6venus en faveur de 
Voltaire, M. Faguet, d'une part, fait valoir cette 
circonstance atWnuante, qu'elle est de deux ans 
posterieure & la bataille ; aussi bien il n'y voit qu'une 
plaisanterie sans consequence, « qui n'a absolument 
rien de criminal, ni m6me d'odieux 8 ». Et Bruneti&re 

1. Etudes critiques, I, 217, 218. 

2. Un officier de l'arm6e francaise qui venait d'etre blessS, 
raconte Fr6d6ric dans sa lettre a Voltaire du 28 avril 1759, 
demandait un lavement a cor et a cri sur le champ de bataille. 
C'est a cette anecdote que Voltaire fait allusion par les vers mis 
en cause : 

H6ros du Nord, je savais bien 
Que vous avez vu les derrieres 
Des guerriers du roi tres chrdtien 
A qui vous taillez des croupieres. 
Mais que vos rimes familieres 
Immortalisent les beaux... 
De ceux que vous avez vaincus, 
Ce sont des favours singulieres. 

(2 mai 1759.) 

3. La Politique compare'e de Montesquieu, Rousseau et Voltaire, 
p. 6, 7. — M. Faguet incrimine une autre lettre de Voltaire, une 
lettre adressee a Catherine, dans laquelle, apres avoir c&ebre 
ses succes contre les Turcs, il ajoute : « Je veux aussi, Madame, 



228 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

rappelle d'autre part que Paris tout entier applaudit 
a la d^faite de Rosbach comme a un triomphe de 
Pesprit nouveau sur les traditions surann^es du gou- 
verneraent de Louis XV 1 . 

On peut relever encore les nombreux passages de 
sa correspondance ou Voltaire exprime le souhait 
que le jeune d'Etallonde de Morival, compromis dans 
Taffaire La Barre, et devenu officier de Fr6d6ric, 
envahisse la France avec les troupes de ce prince. 
« Je voudrais, lui 6crit-il, que vous commandassiez 
un jour scs arm6es et que vous vinssiez assi£ger 
Abbeville » (26 mai 1767). Et il 6crit a Fr6d6ric : 
« J'ose dire... que je crois Morival digne d'etre 
employ^ dans vos arra6es... Je voudrais le voir a la 
t6te d'une compagnie de grenadiers dans les rues 
d'Abbeville, faisant trembler ses juges et leur par- 
donnant » (8 d6c. 1772) 2 . Certes, nous ne justifierons 
pas Voltaire de ces boutades ; mais nous les excuse- 
rons du moins par Tindignation et Thorreur que lui 
avait caus6es le supplice de La Barre. « J'ai toujours, 
dit-il dans la mgme lettre, cette abomination sur le 
cceur. » 

En r6alit6 Voltaire consacra toute sa vie a la gloire 
de la France. Un des principaux motifs qui Tenga- 

vous vanter les exploits de ma patrie. Nous avons depuis quelque 
temps une danseuse excellente a TOpe'ra de Paris. On dit qu'elle 
a de tres beaux bras... Notre flotte se prepare a voguer de Paris 
a Saint-Cloud... On pretend qu'on a vu un detachementde jesuites 
vers Avignon, mais qu'il a e*te" dissipe par un' corps de janse- 
nistes qui etait fort supe*rieur », etc. (7 aout 1711). — Si la lettre 
de Rosbach trouve grace devant M. Faguet a titre de badinage, 
il y a vraiment lieu de s'etonner qu'il prenne celle-ci au sdrieux. 

1. fttudes critiques, I, 217. 

2. Cf. encore Lettres it Frederic du 22 avril et du 4 sep- 
tembre 1773. 



MORALE 229 

g&rent dans la cause de Calas, c'est qu'il voulait 
r£habiliter sa patrie devant les autres nations. « Vous 
me demanderez peut-6tre, £crit-il k d'Argental,-pour- 
quoi je m'int^resse si fort k ce Calas qu'on a rou6 : 
c'est que... je vois tous les Strangers indign£s 
(27 mars 1762). « Je vois des Strangers, des gens de 
tous les pays, et je vous rSponds que toutes les na- 
tions nous insultent et nous mSprisent » (4 avr. 1762). 
De m6me dans l'affaire Sirven : « Ce jugement, Scrit-il 
k TabbS Audra, est horrible et dSshonore la France 
pafmi les etrangers. Vous travaillez, monsieur, non 
seulement pour secourir l'innocence opprimSe, mais 
pour rStablir l'honneur de la patrie .» (4 sept. 1769). Et 
encore dans l'affaire La Barre : « Depuis Archangel, 
Jassy, Belgrade et Rome, on nous reproche La Barre 
comme Rosbach...; il est triste pour nos jolis 
Frangais de n'Gtre plus regardSs dans toute l'Europe 
que comme des assassins poltrons » (Lettre & Con- 
dorcet, 23 nov. 1774; Edition Moland, XLIX, 131). 

Faut-il rappeler d'autre part le patriotisme dont 
s'inspirent les ouvrages historiques de Voltaire ? Ce 
patriotisme a souvent prSvalu, dans le Steele de 
Louis XIV par exemple, sur son impartiality d'histo- 
rien. « Je crois Scrit-il, k M. Berger, que vous verrez 
dans YEssai sur le Si&cle de Louis XIV un bon 
citoyen... L'objet que je me propose a, me semble, 
un grand a vantage; c'est qu'il ne fournit que des 
vSritSs honorables k la nation » (1739; LIU, 580). Les 
v6rit£s qui pourraient n'Stre pas honorables, il les 
cache 1 . « J'ose croire, Scrit-il k M me Denis, que ceux 

1. Cf. par exemple Lettre au mare'chal de Noailles, 28 juill. 1752 : 
« J'ai vu des de>6ches de M. de Chamillart qui, en verite", 6taient 
le comble du ridicule et qui seraient capables de desbonorer 



230 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

qui liront Thistoire de Louis XIV verront bien que je 
suis Frangais (24 d6c. 1751). Son livre est « T6loge 
de la patrie » (Lettre a Hdnauli, 28 janv. 1752) K Et 
ainsi ce qu'on devrait reprocher k Voltaire historien, 
c'est, non de ne pas 6tre patriote, mais d'avoir plus 
d'une fois dissimul6 ce qui lui semblait pr6judiciable 
k la France. 

Dans toutes ses ceuvres abondent les passages 
oil il c616bre le patriotisme, ou il en fait profession. 
Dans la Loi naturelle : 

Cette loi souveraine, a la Chine, ail Japon, * 
Inspira Zoroastre, illumina Solon. 
D'un bout du monde a l'autre, elle parle, elle crie : 
Adore un Dieu, sois juste et cheris ta patrie. 

(XII, 159.) 

Dans la tragSdie de Tancride : 

A tous les coeurs bien nes que la patrie est chere! 

(VII, 159.) 

Dans les Scythes : 

On souffre en sa patrie, elle peut nous deplaire; 
Mais quand on l'a perdue, alors elle est bien chere. 

(VIII, 215.) 

Reprochant k Pascal d'a voir dit qu'on ne doit pas aimer 
les creatures, mais Dieu seul : « II faut, declare-t-il, 

absolument le ministere depuis 1701 jusqu'a 1709. J'ai eu la discre- 
tion de n'en faire aucun usage, plus occupe de ce qui peut £tre 
glorieux et utile a ma nation que de dire des verites desagreables. 
Ciceron a beau enseigner qu'un historien doit dire tout ce qui 
est vrai, je ne pense point ainsi. Tout ce qu'on rapporte doit 
etre vrai sans doute; mais je crois qu'on doit supprimer beau- 
coup de details inutiles et odieux. » 

1. Cf. Lettre it La Condamine, 3 avril 1752 : « G'est uh petit 
monument que je tache d'elever a la gloire de ma patrie. » 



MORALE 231 

aimer... les creatures; il faut aimer sa patrie, sa 
femme, son pere, ses enfants; il faut si bien les 
aimer, que Dieu nous les fait aimer malgre nous » 
(Bemarques sur les Pensees de Pascal, XXXVII, 50). 
A M mc du DefTand, il 6crit : « On aime toujours sa 
patrie, malgr6 qu'on en ait; on parle toujours de 
Tinfidele avec plaisir » (23 sept. 1752); et a Jean- 
Jacques : « II faut aimer sa patrie, quelques injustices 
qu'on y essuie » (30 aout 1755). 

Nous Tavons yu plus haut souhaiter, dans une 
lettre a Fr6d6ric, que d'Etallonde envahit Abbeville. 
Mais, la m6me ann6e, il 6crit au m&me Fr6de>ic : « Je 
voulais vous voir partager la Turquie avec vos deux 
assoctes. Cela ne serait peut-Stre pas si difficile, et il 
serait assez beau de terminer la votre brillante car- 
riere; car, tout Suisse que je suis, je ne d6sire pas 
que vous preniez la France » (18 nov. 1772). Et si, 
dans cette lettre, il se dit Suisse par plaisanterie, il 
n'en restait pas moins bien Frangais de coeur. Ni a 
Berlin, ni a Ferney, il n'a garde d'oublier sa patrie. II 
6crit de Berlin a d'Argental, avant sa brouille avec 
Fr6de>ic : « Si j'elais bon Frangais a Paris, a plus 
forte raison le suis-je dans les pays elrangers » 
(23 sept. 1750). A M me Denis : « Je ne suis point natu- 
ralis6 Vandale » (24 dec. 1751); et, dans une autre 
lettre : « On pretend toujours que j'ai 6t6 Prussien. 
Si on en tend par la que j'ai repondu par de Tatta- 
chement et de Tenthousiasme aux avances singu- 
lieres que le roi de Prusse nVa faites pendant quinze 
ann6es de suite, on a grande raison; mais si on 
entend que j'ai 6t6 son sujet et que j'ai cess6 un 
moment d'etre Frangais, on setrompe » (9 juill. 1753). 
Puis, devenu habitant de la Suisse, il 6crit a 



232 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

M. Pilavoine, qui Tavait qualify de G6nevois : 
« Tout amoureux que je suis de ma liberty, cette 
maltresse ne m'a pas assez tourn6 la tSte pour me 
faire renoncer k ma patrie » (25 sept. 1758J. 

On a lu pr6c6demment sa lettre d'apr&s Rosbach. 
Mais, sitdt que lui vint la nouvelle de la d6faite, il 
chargea son banquier berlinois de mettre de Targent 
k la disposition des officiers Frangais prisonniers. 
Quelques jours plus tard, il 6crit k d'Argental, 
le 2 d6cembre 1757 : « Je ne m'int^resse dans aucun 
6v6nement que comme Frangais. Je n'ai d'autre 
int£r6t et d'autre sentiment que ceux que la France 
m'inspire; j'ai en France mon bien et mon coeur. » 
Et k Thteriot, le 7 d^cembre : « Vous avez su, 
mon ancien ami, comment les Frangais ont 6t6 
veng6s par les Autrichiens... II faut esp^rer que 
M. le due de Richelieu r6parera de son c6t6 le 
malheur deM.de Soubise. Le roi de Prusse m^crit 
toujours des vers en donnant des batailles; mais 
soyez stir que j'aime encore mieux ma patrie que 
ses vers, et que j'ai tous les sentiments que je dois 
avoir. » 

En 1761 , dans une lettre du 31 Janvier au 
m£me Thteriot, apr6s Stre convenu du d6sordre des 
finances, il proteste cependant que tous les Frangais 
qui ne combattent pas doivent « s^puiser » pour 
subvenir aux frais de la guerre. « J'ai, ajoute-t-il, une 
pension de roi; je rougirais de la recevoir tant qu'il 
y aura des officiers qui souffriront. » Le 2 aotlt de la 
m6me ann6e, apr6s la d^faite de Kirch-Dinker et la 
perte de Pondich6ry, il 6crit k d'Argental : « J'ai le 
cceur navr6. Nous ne pouvons avoir de ressource 
que dans la paix la plus honteuse et la plus prompte. » 



MORALE 233 

Et, le 4 avril de l'ann6e suivante, quand on craint 
que les Anglais, d6]k vainqueurs, ne d^truisent notre 
flotte : « Rit-on encore a Paris?... Pour moi, je 
pleure »; puis le 15 mai : « Vous ne voyez point les 
choses & Paris et k Versailles comme on les voit au 
milieu des Strangers. Je suis dans le point de pers- 
pective, je vois les choses comme elles sont, et c'est 
avec la plus grande douleur. » 

Si, comme philosophe, Voltaire se permet d'ana- 
lyser Tid6e de patrie, il n'en loue pas moins le senti- 
ment patriotique, il c61&bre les vertus que ce senti- 
ment inspire. Bien peu de temps avant sa mort, il 
6crivait k Delisle de Sales : « Du pain dans sa patrie 
vaut encore mieux que des biscuits en pays stran- 
gers » (lOjanv. 1778). 



CHAPITRE IV 



POLITIQUE 



La politique, quelque int£r£t qu'elle put avoir pour 
Voltaire, ne fut jamais son objet propre. Dans une 
lettre k Fr6d6ric, il exprime le souhait que « les bar- 
bares Turcs » soient, pour le bien de la civilisation, 
« chassis incessamment du pays de X6nophon, de 
Socrate, de Platon, de Sophocle, d'Euripide ». Mais 
il ajoute aussit6t : « Je n'entre point dans la poli- 
tique... La politique n'est pas mon affaire, je me suis 
toujoiirs born6 k faire mes petits efforts pour rendre 
les hommes moins sots et plus honnStes » (nov. 1769; 
LXVI, 76). Rendre les hommes moins sots et plus 
honnMes, c'6tait combattre la superstition, le fana- 
tisme, Tintol6rance. Quant aux r^formes souhaitables 
dans le domaine de la politique proprement dite, elles 
devaient s'op^rer d'elles-mSmes lorsqu'il y aurait 
chez les peuples moins de vices et plus de lu- 
mteres. 

Bien des fois Voltaire a raill6 les Scrivains de son 



/ 



/ 



236 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

temps qui s'6vertuaient k refaire le monde. Je laisse, 
dit-il dans la satire des Cabales, 

Je laisse au roi, mon malt re, en pauvre citoyen, 
Le soin de son royaume, oil je ne pretends rien. 
Assez de grands esprits, dans leur troisieme etage, 
N'ayant pu gouverner leur femme et leur menage, 
Se sont mis par plaisir a regir l'univers 1 . 

(XIV, 258.) 

Dans Particle Economic du Diclionnaire philoso- 
phique, il se defend de dSclamer k la fagon de « ces 
politiques qui gouvernent un Etat du fond de leur 
cabinet par des brochures » (XXVIII, 504). Dans 
Particle littats, Gouvernements : « Je n'ai connu jus- 
qa'k present personne, d6clare-t-il, quin'aitgouvern6 
quelque Etat. Je ne parle pas de MM. les ministres, 
qui gouvernent, en effet, les uns deux ou trois ans, 
les autres six semaines ; je parle de tous les autres 
hommes, qui, & souper ou dans leur cabinet, 6talent 
leur systeme de gouvernement » (XXIX, 252) 2 . Contre 
le plus illustre de ces « l^gislateurs », Jean-Jac- 
ques, les allusions ne lui suffisent pas : dans un article 
intitule Pierre le Grand et Jean-Jacques Rousseau, il 
attaque directement Tauteur du Contrat social 3 . 

1. Voltaire ajoute en note : « L'Europe est pleine de gens 
qui, ayant perdu leur fortune, veulent faire celle de leur patrie 
ou de quelque Etat voisin. Us presentent aux ministres des 
m£moires qui rgtabliront les affaires publiques en peu de 
temps; et, en attendant, ils demandent une aumdne, qu'on 
leur refuse », etc. 

2. Gf. Lettre & Chauvelin, 18 sept. 1763 : « Avez-vous 
entendu parler d'un s6nechal de Forcalquier qui en mourant a 
fait un legs au roi de VArt de gouverner en trois volumes in-4°? 
C'est bien le plus ennuyeux s^nechal que vous ayez jamais vu. 
Je suis las de tous ces gens qui gouvernent les fitats du fond 
de leur grenier. » 

3. « Je voudrais en general que, lorsqu'on juge les nations 



POLITIQUE 237 

Montesquieu lui-mtaie n'est pas a Tabri de ses bou- 
tades. « Vous citez YEsprit des Lois, 6crit-il k 
M. Perret. H61as! il n'a rem£di6 et ne remediera 
jamais k rien... II n'y a qu'un roi qui puisse faire un 
bon livre sur les lois, en les changeant toutes » 
(28 d£c. 1771). Quant & Voltaire, Dieu le preserve 
« d'enseigner les rois et messieurs leurs ministres, et 
messieurs leurs valets de chambre et messieurs leurs 
confesseurs et messieurs leurs fermiers-g6n6rauxl » 
« Je n'y entends rien, dit-il, je les r6v&re tous » 
(Diet, phil., Gouvernement, XXX, 94). 

Mais le ton m&me dont il fait cette declaration 
suffirait pour nous avertir qu'elle ne doit pas £tre 
prise k la lettre. Si son objet principal a 6t6 de com- 
battre le fanatisme et la superstition, il ne se d£sint£- 
resse pourtant ni des r6formes pratiques k op6rer 
dans le regime contemporain, ni mSme des theories 
abstraites sur les diverses formes de gouvernements. 
Commengons par exposer ses id6es en mati&re de 
politique g6n6rale, et nous montrerons ensuite Teffet 
de son action au point de vue 6conomique, adminis- 
tratif et judiciaire. 

Quoiqu e Voltaire soitmonarchiste, comme tous les 



du haut de son grenier, on fut plus honnGte et plus circonspect. 
Tout pauvre diable peut dire ce qu'il lui plait des Atheniens, 
des Romains et des anciens Perses. II peut se tromper impune- 
ment sur les tribunats, sur les cornices, sur la dictature. II peut 
gouverner en idee deux ou trois mille lieues de pays, tandis 
qu'il est incapable de gouverner sa servante... Ne peut-on pas 
dire de ces legislateurs qui gouvernent l'univers a deux sous la 
feuille et qui, de leurs galetas, donnent des ordres a tous les 
rois, ce qu'Homere dit de Calcnas? II connalt le passe, le pre- 
sent, l'avenir » (Diet, phil., XXXI, 431). — Cf. Preface historique 
et critique de Pierre le Grand, XXV, 2. 

VOLTAIRE PHILOSOPHE. 16 



238 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Frangais de son stecle, ne le croyons pourtant pas 
hostile k l^tat r6publicain. 

Contre cette forme de gouvernement, il fait valoir 
trois raisons principales. D'abord, la r^publique 
admei presque toujours des factions, qui, m£me 
quand leur antagonisme ne d£g6n6re pas en guerres 
civiles, compromettent Funit6 nationale. Puis elle ne 
convient qxx'h un pays de peu d^tendue, pauvre et 
prot£g6 par sa situation f . Enfin, « les hommes sontl 
tr&s rarement dignes de se gouverner eux-mtoes ))| 
(Essai sur les Mceurs, XVI, 296); T6tat r6publicain,J 
qui fut originairement celui des nations les plus 
diverses, a dft c6der la place, dans presque toutes, a 
l^tat monarchique 2 . 

1. Diet, phil.y Dtmocralie, XXVIII, 321. — Cf. Ibid., Politique, 
XXXI, 460; Essai sur les Mceurs, XVII, 67. 

2. « II est impossible qu'il y ait sur la terre un Etat qui ne se 
soit gouverne d'abord en republique; e'est la marche naturelle 
de la nature humaine. Quelques families s'assemblent d'abord 
contre les ours et contre les loups; celle qui a des grains en 
fournit en ^change a celle qui n'a que du bois. Quand nous 
avons d^couvert l'Amerique, nous avons trouve toutes les peu- 
plades divis£es en republiques; il n'y avait que deux royaumes 
dans toute cette partie du monde... II en etait ainsi de I'ancien 
monde; tout etait republique en Europe avant les roitelets 
d'Etrurie et de Rome. On voit encore aujourd'hui des repu- 
bliques en Afrique; Tripoli, Tunis, Alger, vers notre septen- 
trion, sont des republiques de brigands. Les Hottentots, vers le 
Midi, vivent encore comme on dit qu'on vivait dans les premiers 
ages du monde, libres, 6gaux cntre eux, sans maitres, sans 
sujets, sans argent et presque sans besoins... Or maintenant 
lequel yaut mieux, que votre patrie soit un Etat monarchique 
ou un Etat republicain? II y a quatre mille ans qu'on agite cette 
question. Demandez la solution aux riches; ils aiment tous 
mieux l'aristocratie. Interrogez le peuple; il veut la democratic 
II n'y a que les rois qui preferent la royaute. Comment done 
est-il possible que presque toute la terre soit gouvernee par des 
monarques? Demandez-le aux rats qui propose rent de pendre 
une sonnette au cou du chat. Mais en verity la veritable raison 



POLITIQUE 239 

De ces trois raisons, la premiere semble avoir eu 
pour Voltaire le plus de valeur '. 11 refute la seconde 
dans ses Ide'es rdpublicaines en alleguant contre 
Rousseau, qui Tavait prise & son compte 2 , des R6pu- 
bliques telles que Venise, Athtoes, et surtout Rome 
depuis les Scipions jusqu'& C£sar. Quant k la troi- 
si6me raison, elle implique en tout cas un 61oge des 
d6mocraties qui durent; mais d'ailleurs, se contredi- 
sant lui-mteie, Voltaire all&gue une fable indienne 
pour montrer que la forme monarchique a pr6ced6 la 
forme d^mocratique et que celle-ci marque un progr&s 
sur celle-la. Adimo, p6re de tous les Indiens, eut 
deux fils et deux filles. Le fils aln6 £tait un g£ant, le 
cadet 6tait un bossu. D&s que le g6ant sentit sa force, 
il violenta ses deux sceurs et se fit servir par son 
fr&re. « Le bossu devint soumis et le meilleur sujet 
du monde. Le g£ant, satisfait de le voir remplir ses 
devoirs de sujet, lui permit de coucher avec une de 
ses soeurs, dont il 6tait d6gout6. Les enfants qui vin- 
rent de ce mariage ne furent pas tout & fait bossus, 
mais ils eurent la taille assez contrefaite. lis furent 
61ev6s dans la crainte de Dieu et du g6ant. Ils requ- 
est, comme on Pa dit, que les hommes sont tres rarement 
dignes de se gouverner eux-m6mes. » (Diet, phi/., Patrie, XXXI, 
375 sqq.) 

1. Cf. pourtant cette lettre au marquis d'Argenson, 6crite de 
La Haye : « J'aime encore mieux l'abus qu'on fait ici de la liberty 
d'imprimer ses pensees que cet esclavage dans lequel on veut 
chez nous mettre l'esprit humain... La Haye est un sejour deli- 
cieux l'et6, et la liberte y rend les hivers moins rudes. J'aime a 
voir les maitres de l'Etat simples citoyens. II y a des partis, et 
il faut bien qu'il y en ait dans une republique. Mais Pesprit de 
parti n'dte rien a Pamour de la patrie... Ce gouvernement-ci 
vous plairait infiniment, meme avec les defauts qui en sont 
inseparables » (8 aout 1743). 

2. Dans le Gontrat social. 



240 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

rent une excellente Education; on leur apprit que 
leur grand-oncle 6tait g6ant de droit divin, qu'il pou- 
vait faire de toute sa famille ce qui lui plaisait; que, 
s'il avait quelque jolie ni&ce ou arri6re-ni6ce, c*6tait 
pour lui seul sans difficult^, et que personne ne pou- 
vait coucher avec elle que quand il n'en voudrait 
plus. Le geant 6tant mort, son fils, qui n'6tait pas h 
beaucoup pr&s si fort ni si grand que lui, crut cepen- 
dant £tre g6ant, comme son pere, de droit divin. II 
pr^tendit faire travailler pour lui tous les hommes et 
coucher avec tputes les filles. La famille se ligua 
contre lui, il fut assomme, et on se mit en r6pu- 
blique » (Diet, phil., Maitre, XXXI, 121). Voltaire 
ajoute, il est vrai, que, selon les Siamois, la famille 
avait commence par Stre r6publicaine et que le geant 
parut « apr6s un grand nombre d'ann6es et de dissen- 
sions ». Mais sa conclusion n'en est pas moins for- 
melle : « la violence et Thabilet6, dit-il, qnt fait les 
premiers maitres, les lois ont fait les derniers_». 

Bayle avait peint la democratic, surtout celle 
d'Ath&nes, comme un regime oppressif et cruel. Pre- 
nant contre Bayle la defense du gouvernement d£mo- 
cratique, Voltaire lui remontre d'abordque la monar- 
chic de Macedpine fut beaucoup plus cruelle et 
beaucoup plus oppressive; puis il va jusqu'k dire, 
avec Rousseau, qu'on ne peut faire de comparaison 
entre les crimes (Tun prince et ceux d'un peuple, car 
le prince a pour unique objet de satisfaire son ambi- 
tion ou son avarice, et le peuple « ne veut jamais et 
ne peut vouloir que la liberty et l^galite » (Diet, phil., 
Democratic XXVIII, 319). 

En tout cas le gouvernement d6mocratique est, 
selon Voltaire, « naturel et sage » (Diet, phil., Poli- 



POLITIQUE 244 

tique, XXXI, 460). « Tout p&re de famille, dSclare- 
t-il, doit £tre le maltre dans sa maison. Une societe 
6tant compos£e de plusieurs maisons et de plusieurs 
terrains qui leur sont attaches, il est contradictoire 
qu'un seul homme soit le maltre de ces maisons et 
de ces terrains; et il est dans la nature que chaque 
maltre ait sa voix pour le bien de la soci£t£ « (Idees 
rtpublicaines, XL, 584). On peut sans doute trouver 
beaucoup trop etroite cette conception de la demo- 
cratic qui ne donne une voix qu'aux possesseurs des 
maisons et du sol. Mais Voltaire n'en declare pas 
moins le regime r£publicain preferable & tout autre, 
et, s'il le pref&re k la monarchic, c'est comme rap- 
prochant le plus les hommes de « regalite naturelle » 
(Ibid., id.). « Un citoyen d'Amsterdam, dit-il, est un 
homme; un citoyen & quelques degr£s de longitude 
par delk est un animal de service » (Pensees sur le 
Gouvernement, XXXIX, 427). « La volonte de tous 
ex£cut£e par un seul ou par plusieurs en vertu des 
lois que tous ont port£es » (Idees rSpublicaines, XL, 
571), telle est, selon lui, la definition du gouverne- 
ment civil. 

Dispensons-nous, apr£s cela, d'all£guer les maximes 
r£publicaines que Voltaire a souvent prStees aux 
h£ros de ses tragedies. Si m6me, dans la sc&ne finale 
d'Agathocle, on voit Argire, d&s qu'il regoit la cou- 
ronne, affranchir les Syracusains *, nous ne pr6ten- 
drons pas que le poete ait par \k voulu persuader 
Louis XVI de se demettre. Tenons-nous-en soit aux 
Idees ripublicaines et aux Pensdes sur le Gouverne- 



Peuples, j'use un moment de mon autorite ; 
Je regno... Votre roi vous rend la liberte. 

(IX, 588.) 



242 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

ment, soit aux nombreux articles du Dictionnaire 
philosophique qui traitent des divers « etats » : Vol- 
taire s'y montre tellement eloigne de toute pr6vention 
contre la democratic, qu'il la considere comme le 
plus equitable des regimes. 

Cependant ses preferences de philosophe pour le 
gouvernement republicain ne Femp&chent pas d'etre 
monarchiste. Qui soupcjonnait alors que la r6publique 
put, chez les Frangais, succeder si prochainement k 
la monarchic? 

Zaire, musulmane en Turquie, disait qu'elle aurait 
ete chretienne en France et pa'ienne sur les bords du 
Gange : semblablement, Voltaire, malgreson admira- 
tion pour la democratic hollandaise, declare k M. Van 
Haren que, ne Frangais, il reste un fidele sujet de 
son roi. 

Notre esprit est conform e aux lieux qui l'ont vu naitre. 
A Rome, on est esclave, a Londres, citoyen; 
La grandeur d'un Batave est de vivre sans maitre, • 

Et mon premier devoir est de servir le mien. 

(XII, 520.) 

Aussi bien, distinguons la religion de la politique. Si 
chaque homme, selon Voltaire, doit se faire sa reli- 
gion k soi-m£me, il semble, en mattere politique, 
vouloir qu'on accepte le regime traditionnel de son 
pays; Frangais, Voltaire accepta celui de la France, 
quitte k en combattre les abus et les vices. D'abord, 
la religion ne concerne que Tindividu, et c'est affaire 
entre sa conscience et lui. Ensuite il peut y avoir 
dans un fitat plusieurs religions qui, egalement res- 
pectueuses des lois communes, ne fassent aucun tort k 
l'unite de cet fitat; mais, quand divers partis sont en 



POLITIQUE 243 

disaccord sur la forme du gouvernemeni, leurs divi- 
sions empGchent toute politique suivie et ferme. 

Voltaire du reste admet fort bien le principe 
d'h6r£dite monarchique, si vivement combattu par 
maints philosophes de son si6cle. II trouve « tout 
naturel » d' « aimer une maison qui r&gne depuis pr6s 
de huit cents ann6es » (Pensees sur le Gouvernement, 
XXXIX, 429). II repousse m6me la thSorie de la 
souverainet6 populaire, et, r6pondant k certains 
publicistes qui dSclaraient les rois mandataires du 
peuple\ il proteste que le roi de France « tientsa 
couronne de soixante-cinq rois ses ancMres (Lettre a 
Tabbd de Voisenon, 20 aout 1774). 

Voltaire n'est pas republicain, il est monarchiste, 
aucun doute la-dessus. Est-il partisan de la monarchie 
despotique? 

On Ta souvent pr6tendu. Un critique contemporain 
ecrit que « le monarchisme absolu, c'est le fond 
mtaie de Voltaire » ; k Ten croire, Voltaire « n'etablit 
aucune difference entre la monarchie et le despo- 
tisme », il pr6conise une monarchie « ennemie de 
toute libert6, concentrant tous les pouvoirs..., pers6- 
cutrice, d£fiante, tracassi6re et tyrannique 2 ». Recher- 
chons d'abord comment il se fait qu'on puisse lui 
prater de telles opinions et nous montrerons ensuite 
qu'on les lui prSte k tort. 

« II faut, dit Voltaire, pour qu'un fitat soit puissant, 
ou que le peuple ait une liberty fond6e sur les lois ou 

1. A Gondorcet en particulier, auteur de la Lettre d'wi thtolo- 
gien & Vabbe Sabatier. Cf. par exemple Lettre a Condorcet, 
20 aout J 774, edition Moland, XLIX, 67. 

2. E. Faguet, dans la Politique compare'e de Montesquieu, Rous- 
seau et Voltaire, p. 75, 76, 297. 



244 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

que lautorite soit affermie sans contradiction » 
(Siicle de Louis XIV, XIX, 241). Dans une monarchic 
qui, comme celle de la France, n'est pas constitution- 
nelle, Tint6r6t de TEtat r£pugne a Texistence de toute 
faction et de tout corps aveclesquels le pouvoir royal 
pourrait 6tre en conflit. Telle est Tid6e de Voltaire, 
lorsque, dans les Pensees sur le Gouvernement, il com- 
pare Louis XIV avec Louis XI ', et lorsque, dans la 
Voix du Sage et du Peuple, il rappelle que « les ann6es 
heureuses de la monarchic ont et6 les derni&res de 
Henri IV, celles de Louis XIV et de Louis XV quand 
ces rois ont gouvern6 par eux-m6mes (XXXIX, 342). 
Ennemi de tout corps, politique ou religieux, capable 
de diviser TEtat, de faire 6chec au pouvoir royal, il 
admire comment, sous Louis XIV, « Tesprit de fac- 
tion, de fureur et de rebellion qui poss6dait les citoyens 
depuis le temps de Francois II devint une Emulation 
de servir le prince », et comment la force et la pros- 
perity du royaume s'accrurent d6s lors que l'Etat fut 
« un tout r6gulier dont chaque ligne aboutit au 
centre » (Siicle de Louis XIV, XX, 266). Nous verrons 
plus loin de quelle manure il concilie le pouvoir 
monarchique avec Fautorite des lois et la liberty 
des citoyens. Mais, s'il declare vouloir dans TEtat une 
seule puissance, tout enttere aux mains du prince, ne 
nous 6tonnons pas pour le moment que cette declara- 
tion maintes fois r£p6t6e ait pu le rendre suspect 
d'6riger en syst&me Tabsolutisme et le despotisme. 

1. « Louis XI, pendant son regne, fit passer par la main du 
bourreau environ 4 000 citoyens; c'est qu'il n'etait pas absolu et 
qu'il voulait l'£tre. Louis XIV, depuis l'aventure du due de 
Lauzun, n'exerca aucune rigueur contre personne de sa corn*; 
c'est qu'il 6tait absolu » (XXXIX, 430). 



POLITIQUE 245 

On lui reproche surtout son hostility contre les 
Parlements, soit au temps de la Fronde, soit k son 
£poque. 

Pendant la minority de Louis XIV, sous le plus 
doux des regimes et la plus indulgente des reines, le 
Parlement engagea contre son souverain une guerre 
civile en usurpant un rdle auquel ne le destinait point 
l'achat d'offices purement judiciaires. Voil& ce dont 
Voltaire le bl&me 1 . Mais d'ailleurs lui-mSme convient 
que, si les magistrats s'6taient born£s « k faire sentir 
au souverain en connaissance de cause les malheurs 
et les besoins du peuple, les dangers des impdts, les 
perils encore plus grands de la vente de ces impdts & 
des traitants qui trompaient le roi et opprimaient le 
peuple, cet usage des remontrances aurait 6t6 une 
ressource sacr£e de Tfitat » (Steele de Louis XIV, 
XX, 275). 

Quant aux Parlements contemporains, Voltaire ne 
pouvait voir en eux que les d£fenseurs des abus et des 
privileges, les ennemis des r6formes demand£es par 
les philosophes soit dans la legislation, soit, g£n£ra- 
lement, dans reconomie sociale. 

Mais surtout, jansenistes en grande partie, ils met- 
taient le pouvoir judiciaire au service de leurs pas- 
sions religieuses 2 . D&s 1724, sous le minist&re du due 

1. Cf. nolamment Siecle de Louis XIV, XIX, 288. 

2. Gf. Lettre a d'Alembert, 15 mars 1769 : « II semble qu'il y 
ait des corps faits pour 6tre les depositaires de la barbarie et 
pour combattre le sens commun. Le Parlement commenca son 
son cercle d'imbecillite en confisquant, sous Louis XI, les pre- 
miers livres imprimes qu'on apporta d'Allemagne, en prenant 
les imprimeurs pour des sorciers; il a gravement condamne 
VEncyclopedie et Finoculation. Un jeune homme, qui serait 
devenu un excellent officier, a etd martyrise pour n'avoir pas 



246 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

de Bourbon, le Parlement de Paris enregis trait tin 
6dil contre les protestants plus rigoureux encore que 
celui de 1685; et, pendant tout le xvnr si&cle, les 
assemblies parlementaires furent pour la plupart des 
foyers d'intol6rance. Apr&s l'expulsion des j6suites, 
elles redoubterent de z61e contre les h6r6tiques et les 
philosophes, ne fut-ce que pour la justifier. C'est ce 
que Voltaire avait bien pr6vu. « Nous sommes d^faits 
des renards, 6crivait-il en 1763, et nous tomberons 
dans les mains des loups » (Lettre au marquis d'Ar- 
gence, 2 mars) *. Comment done s^tonner qu'il ait 
approuv6 le coup d'fitat par lequel Maupeou substi- 
tuait aux Parlements de nouveaux conseils 2 ? Pour 
lui, les parlementaires sont des tyrans et des pers6cu- 
teurs. Et, quand on s'apprSte k les r^tablir sur leurs 
anciens sieges, il proteste contre le retour de ceux qui 
ont assassin^ avec le poi^nard de la justice le brave 
et malheureux comte de Lally, qui ont souill6 leurs 
mains du sang de La Barre, qui ont rou6 Calas s . 

6te" son chapeau, en temps de pluie, devant une procession de 
capucins... Comment les hommes se laissent-ils gouverner par 
de tels monstres? » 

1. Gf. Lettre it Damilaville, 19 juin 1763 : 

Les renards et les loups furent longtemps en guerre : 
Les moutons respiraient ; des bergers diligents 
Ont chasse* par arr6t les renards de nos champs : 

Les loups vont dSsoler la terre. 

Nos bergers semblent, entre nous, 

Un peu d'accord avec les loups. 

2. « Mon ami, quand des juges n'ont que Pambition etl'orgueil 
dans la tSte, ils n'ont jamais requite et l'humanite' dans le 
coeur. II y a eu dans l'ancien Parlement de Paris de belles 
ames..., mais il y a eu des bourreaux insolents... Je persiste a 
croire que l'etablissement des six conseils souverains est le 
salut de la France. » (Lettre a Elie de Baumont, 7 juin 1771). 

3. « Je mourrai aussi fidele a la foi que je vous ai juree qu'a 



POLITIQUE 247 

Mais, dit-on, le Parlement de Paris 6tait le seul 
corps qui fit contrepoids au despotisme monarchique. 
On repr£sente mtaie tous les Parlements de France 
comme formant je ne sais quelles di verses classes 
d'une assemble unique qui aurait pu obtenir de la 
monarchic les liberies modernes; et Ton vajusqu'& 
pr6tendre que la Revolution de 1789 a ses origines, 
non dans les revendications de la philosophic, mais 
dans les luttes politiques entre la royaut6 et les par- 
lementaires. Ce qui est vrai, c'est que, si les parle- 
mentaires combattirent parfois le despotisme, ils ne se 
pr^occupaient que de leurs propres avantages; ils y 
sacrifi&rent le plus souvent ceux de la nation, et tou- 
jours ils les y subordonnSrent. 

On le vit d&s le debut du xvm e stecle lorsque le 
Parlement de Paris emp^cha le Regent de convoquer 



ma juste haine contre des hommes qui m'ont persecute tant 
qu'ils ont pu et qui me persecuteraient encore s'ils etaient les 
maitres. Je ne dois pas assur&nent aimer ceux qui... versaient 
le sang de l'innocence, ceux qui portaient la barbarie dans le 
centre de la politesse, ceux qui, uniquement occup^s de leur 
sotte vanite, laissaient agir leur cruaute sans scrupule, tantdt 
en immolant Calas sur la roue, tantdt en faisant expirer dans 
les supplices, apres la torture, un jeune gentilhomme qui me>i- 
tait six mois de Saint-Lazare, et qui aurait mieux valu qu'eux 
tous... Ils ont traine dans un tombereau, avec un baillon dans 
la bouche, un lieutenant-general justement hai, a la ve>it6, 
mais dont ^innocence m'est demontree par les pieces m6mes 
du proces. Je pourrais produire vingt barbaries pareilles et les 
rend re execrables a la posterite. J'aurais mieux aime mourir 
dans le canton de Zug ou chez les Samo'iedes que de depend re 
de tels compatriotes » (Lettre & M*° de Choiseul, 13 mai 1771). 
— Cf. Lettre d, M m < du Deffand, 7 sept. 1774 : « Peut-^tre 
beaucoup d'honnetes gens seraient-ils faches de revoir en place 
ceux qui ont assassin e », etc.; et encore Lettres au chevalier de 
Lisle, l er et 10 juillet de la m&me annee, Lettre a Condorcet, 
18 juillet, etc. 



248 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

les ]Stats-G6n6raux. On le vit mieux encore, peu 
avant 89, lorsque Turgot devint ministre : il fut alors 
le centre de la reaction. Jadis il avait protest6 contre 
le despotisme royal dans Tint6r6t de ses privileges ; 
maintenant il faisait cause commune avec les pires 
ennemis des liberies publiques. 

En 1776, il condamne au feu une brochure de Bon- 
cerf, premier commis des finances, sur les Inconve- 
nients des Droits feodaux « corame injurieuse aux lois 
et coutumes de France,... comme tendant k ebranler 
toute la constitution de la monarchic 1 ». En m&me 
temps, quarante-deux conseillers sont deputes aupr^s 
du roi pour le supplier de retirer les 6dits qui suppri- 
maient les corv^es et les jurandes; et c'est k cette 
occasion que Louis XVI dit le mot bien connu : « Je 
vois qu'il n'y a que M. Turgot et moi qui aimions le 
peuple 2 . » Un peu plus tard, en 1779, Y6dit qui abo- 
lissait dans les domaines royaux les droits de servi- 
tude et de mainmorte fut enregistr6 sans trop de 
resistance. Mais le Parlement ne souscrivit point au 
vceu exprim6 dans le pr6ambule, que les bienfaits s'en 
r6pandissent dans tout le royaume ; il r^serva par une 
clause expresse le droit des seigneurs, et fit ainsi 

1. « La cour de Parlement... vient de faire bruler par son 
bourreau, au pied de son grand escalier, cet excellent ouvrage... 
Je suis peHrifie d'etonnement et de douleur » (LetlreaM, Christin, 
5 mars 1776). 

2. Gf. Lettre d, M. de Vaines, l er mars 1776 : « Le principal 
objet de M. Turgot... est le soulagement du peuple. II est bien 
clair que toutes ces mattrises et toutes ces jurandes n'ont e*te 
inventees que pour tirer l'argent des pauvres ouvriers, pour 
enrichir des traitants et pour ecraser la nation. » — Lettre a 
La Ha7*pe, i n mars 1776 : « Vous vivez dans un singulier temps... 
La raison d'un cdte, le fanatisme absurde de I'autre..., un con- 
trdleur general qui a pitie* du peuple, et un Parlement qui veut 
l^craser. » 



POLITIQUE 249 

passer leur avantage, — le sien, car un grand nombre 
de ses membres etaient proprietaires de fiefs, — 
avant le bien du peuple. Enfin, les Etats-Generaux 
une fois convoqu6s, il demanda qu'on les r6unlt sui- 
vant les formes aristocratiques de 1614, et soutint de 
toutes ses forces les intents des classes priviiegiees 
jusqu'au moment oil, sentant son impuissance, il 
essaya de se racheter par le vote d'une declaration 
(5 d£c. 1788) auquel ne prit part, du reste, que la 
minority de I'assembiee. 

Sans mtaie alieguer le fanatisme des Parlements et 
les vexations qu'ils firent subir aux philostfphes, on 
s'explique assez Fhostilite de Voltaire contre eux par 
leur rdle proprement politique durant le xvm e siede. 
II ecrit a d'Argental, le 19 avril 1776 : « Tout ce que 
vous dites des p£res de la patrie est bien pens6, bien 
juste, bien vrai. Vous avez grande raison d'etre de 
Tavis du Pont-Neuf, qui dit dans la chanson : 

les fichus peres, 

Oh! gai! 
les fichus peres! 

« Tout fichus peres qu'ils sont,... se sont-ils moins 
declares contre le bien que fait le roi? ont-ils moins 
essaye de troubler le ministere? » Voltaire hait en 
eux non seulement une assemble d'inquisiteurs et de 
bourreaux, mais encore une oligarchic de « tyrans 
bourgeois » (Lettre a M me du Deffand, 5mail771). Et, 
mSme quand il ecrit : « J'aime mieux obeir k un beau 
lion, qui est ne beaucoup plus fort que moi, qu'& deux 
cents rats de mon espece » (Lettre a Saint-Lambert, 
7 avt. 1771), devons-nous pour cela le qualifier de 
« despotiste »? On n'est point despotiste parce qu'on 



250 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

prfiftre le pouvoir d'unseul& la tyrannie de quelques- 
uns. 

Voltaire en merite si peu le nom, qu'il met sur le 
mtoe rang le despotisme et Tanarchisme, d6finissant 
celui-ci comme « Tabus de la r^publique », mais 
celui-l& comme « Tabus de la royaut6 ». Et il ajoute : 
« Un prince qui, sans forme de justice et sans justice, 
emprisonne ou fait p6rir des citoyens, est un voleur 
de grand chemin qu'on appelle Votre Majesty » [Pensees 
sur le Gouvernement, XXXIX, 432). 

Montesquieu avait rang6 T6tat despotique parmi les 
6tats r^guliers. G'6tait une sorte de « legitimation » ; 
et Voltaire la trouva intolerable. On se contentait 
jusqu'ici, dit-il, « de reconnaltre deux especes de 
gouvernements;... on est parvenu k imaginer une 
troisieme forme d'administration naturelle..., dans 
laquelle il n'y a d'autre loi, d'autre justice, que le 
caprice d'un seul homme » (Supplement au Siicle de 
Louis XIV, XX, 518). Cette troisieme forme d'admi- 
nistration, Voltaire la r6pudia toujours; et, quand il 
loue le despotisme de Louis XIV, il en tend par Ik, 
comme lui-mSme a soin de le remarquer, « Tusage 
ferme » que fit ce prince « de son pouvoir 16gitime » 
{Ibid. y 520). Quant k ses actes d'arbitraire, il les blame 
tout le premier. Si parfois Louis XIV « a fait plier... 
les lois de TEtat, la posterity, dit-il, le condamnera en 
ce point » [Ibid., id.). Dans les Lois de Minos % ou 
Teucer 6tablit fortement sa domination en r6primant 
les grands et les prStres, ces vers de la derni6re scene : 

Le peuple 

Abandonne a son prince un supreme pouvoir, 

sont comments par la note suivante : « On n'entead 



POLITIQUE 251 

pas ici par supreme pouvoir cette autorite arbitraire, 
cette tyrannie que le jeune Gustave troisteme... vient 
d'abjurer... On entend... cette autorit6 raisonnable, 
fond6e sur les lois mtaies et temp6r6e par elles, cette 
autorit6 juste et mod6r6e qui ne peut sacrifier la 
liberte et la vie d'un citoyen k la m£chancet6 d'un 
flatteur, qui se soumet elle-mSme k la justice, qui lie 
ins6parablement PinterSt de TEtat k celui du trdne... 
Gelui qui donnerait une autre id6e de la raonarchie 
serait coupable envers le genre humain » (IX, 360). 
Ainsi, Voltaire est tellement loin de confondre comme 
on Ten accuse, la monarchie avec le despotisme, qu'il 
ne veut pas admettre le despotisme parmi les formes 
naturelles de gouvernement et qu'il en traite les 
apologistes comme ennemis de Thumanit^. 

Mais le « supreme pouvoir » suppose un bon prince, J ^ 
et les bons princes sont rares. « Vous prouvez tr&s I 
bien, 6crit Voltaire k un de ses correspondants, que 
le g o^YftriFV^Tlt mn nnrrfh^q^ff fts * 1*> meilleur de 
tous »; toutefois, « c'est pourvu que Marc-Aur&le soit 
le monarque; car, d'ailleurs, quimporte k un pauvre . 
homme d'etre d6vor6 par un lion ou par cent rats? >k 
(Lettre a M. Gin, 20 juin 1777.) Aussi ce pr6tendu"~l 
despotiste reconnalt-il, quoi qu'on en dise, Futility 1 
des corps interm6(haires pour temp6rer le pouvoirj 
royal en assurant Tobservation des lois. Favorable 
aux Etats-G6n£raux, il regrette seulement que leurs 
assemblies n'aient pas fait davantage pour la suppres- 
sion des abus. Mais a-t-il voulu, comme on Taffirme ! , 
une magistrature asservie? En combattant la th£orie 
de Rousseau selon laquelle le peuple, dans une d6mo- 

1. E. Faguet, Politique compare'e de Montesquieu, Rousseau et 
Voltaire, p. 127. 



252 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

cratie, r6voque les magistrats selon son bon plaisir 1 , 
il soutient que le roi de France lui-m6me doit pr£ala- 
blement « leur faire leur proces », et refuse au 
souverain « le droit de casser un magistrat par 
caprice » aussi bien que celui d'« emprisonner un 
citoyen par fantaisie » [Iddes rdpublicaines, XL, 578, 
579). 

Si Voltaire, sous ces reserves, est partisan de la 
monarchic absolue en France, il admirejiaurtant la 
monarchic constitutionnelle et representative des 
Anglais. Bien avant Montesquieu, il en expliqua le 
m6canisme et la proposa comme un module de gouver- 
nement. Dans La Henriade tout d'abord : 

Aux murs de Westminster on voit paraitre ensemble 
Trois pouvoirs etonngs du nceud qui les rassemble : 
Les deputes du peuple, et les grands, et le roi, 
Divises d'interets, reunis par la loi... 
Heureux lorsque le peuple, instruit dans son devoir, 
Respecte autant qu'il doit le souverain pouvoir! 
Plus heureux lorsqu'un roi doux, juste et politique 
Respecte autant qu'il doit la liberte publique. 

(X, 59, 60.) 

Puis, dans la huiti&me des Letires philosopkiques, 
intitule Sur le Parlement : « La nation anglaise est 
la seule de la terre qui soit p^rvenue h r6gler le 
pouvoir des rois en leur resistant, et qui, d'efforts en 
efforts, ait enfin 6tabli ce gouvernement sage ou 
le prince, tout-puissant pour faire du bien, a les 
mains li£es pour faire du mal, oil les seigneurs sont 
grands sans insolence et sans vassaux, et ou le 
peuple partage le gouvernement. La chambre des 
pairs et celle des communes sont les arbitres de la 

1. Cgntrat social, III, xvin. 



1 



POLITIQUE 253 

nation; le roiest le surarbitre » (XXXVII, 148). Dans 
Particle Gouvernement du Dictionnaire philosophique, 
il montre de quelle fagon le gouvernement anglais 
s'est peu k peu 6tabli; et, apr6s en avoir lou6 la 
sagesse : « J'ose dire, conclut-il, que, si on assem- 
blait le genre humain pour faire des lois, c'est ainsi 
qti'on les ferait » (XXX, 114) *. Gr&ce k leur constitu- 
tion, les Anglais, « royalistes rSpublicains » [Steele de 
Louis XIV, XIX, 461) ont en m£me temps tous les 
avantages de la royaut6 et tous ceux de la republique 
sans en connaltre les inconv6nients. 

Mais ce gouvernement peut-il s^tablir chez nous? 
Voltaire all&gue la difference des conditions. D'abord, 
les Anglais habitent une He ; aussi leur roi ne doit-il 
pas entretenir une arm6e de terre, qui lui servirait k 
Toccasion contre ses sujets. Puis, ils ont plus de 
s6rieux que nous dans Tesprit et plus de fermete dans 
le caract&re. Enfin, et par Ik m6me, ils se sont Iib6r6s 
du jougde Rome, que notre peuple continue toujours 
k porter « en affectant d'en rire et en dansant avec 
ses chaines » (Diet, p hil., Gouvernement, XXX, 111); 
nous ne pourrons, nous autres Frangais, etablir une 
bonne constitution qu'aprfcs avoir secou6 ce joug. 

Dans la guerre d'affranchissement contre le catho- 
licisme, Voltaire ne d6sesp6rait pas d'obtenir Tappui 
de la royaute ; et voil& pourquoi, s'il en d&ionce les 
abus, il se fait cependant un devoir de la d6fendre. Entre 

1. Cf. Lettres philosophiques : « II en a coute sans doute pour 
eHablir la liberty en Angleterre; e'est dans des mers de sang 
qu'on.a noye" l'idole du pouvoir despotique; mais les Anglais 
ne croient point avoir achete" trop cher leurs lois », etc. (XXXVII, 
149). — Cf. encore Diet, phil., Gouvernement, XXX, 112 sqq.; 
Princesse de Babylone> XXXIV, 164; Lettre au marquis (FArgenson, 
8 mai 1139 ; etc. 

VOLTAIRE PHILOSOPHE. 17 



254 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

les prfctres et les rois, il y a eu jadis one alliance dont 
les uns et les autres tiraient b6n6fice. « Prends les 
dimes et laisse-moi le reste, disait le roi au prfctre » 
(Letlre a Frid6ric % 27 juill. 1770). Mais nous ne 
sommes plus dans le siecle deTh^odoricou de Clovis. 
Les philosophes, dont linfluence grandit de jour en 
jour, doivent montrer k la royaut6 que son int6r6t 
est de combattre les prgtres, que « les pr6tres ont 
toujours 6t6 les ennemis des rois » [Leiire a Damila- 
ville, 30 janv. 1762). II ne s'agit pas d'affaiblir le 
pouvoir monarchique, comme y tAchent certains 
publicistes peu avisos; il s'agit de le fortifier contre 
l'figlise 1 . Et, pour r^duire Tfiglise, Voltaire fait cause 
commune non seulement avec la monarchie, mais 
avec les Parlements eux-memes dans les rares occa- 
sions oh ceux-ci r^sistent au clerg6 *. Tel est, selon lui, 
1c seul moyen de preparer un gouvernement liberal. 
On le repr^sente comme un adversaire de la liberty ; 
on lui reproche « de ne s'Stre m^me pas pos6 la 
question des droits de Thomme 3 ». Citons d'abord 

1. Cf. Letlre h (TAlembert; 15 sept. 1762 : « S'il [Frederic] 
4Lait capable... de mettre a ecraser Vinf... la centieme partie de 
ce qu'il lui eh a cout6 pour faire egorger du monde, je sens 
que je pourrais lui pardonner. » 

2. « Je crains que l'archeveque de Novogorod (cf. le M and ement 
public par Voltaire sous ce nom, XLII, 127 J ne puisse les sou- 
tenir [il s'agit des Parlements] dans la seule chose ou ils parais- 
sent avoir raison, et qu'apres avoir combattu mal a propos 
Tautorite royale sur des affaires de finance et de forme, ils ne 
finissent par succomber quand ils soutiennent cette meme auto- 
rit6 contre quelques entreprises du clergd » (Lettre d. DamilavilU, 
25 nov. 1765). « Je souhaite passionnement que les Parle* 
ments puissent avoir le credit de soutenir dans ce moment-ci 
les lois, la nation et la verite 1 contre les pr&tres » (Lettre a 
d'Argentaly 14 de"c. 1765). — II s'agit d'un arrel du parlemeat 
qui avait supprim£ les Actes du clevgi. Cf. XLII,~128. 

3. E, Faguet, Politique comparie de Montesquieu, etc., p. 22. 



POLITIQUE 255 

quelques lignes dans lesquellcs il affirme et reven- 
dique ces droits. « Plus mes compatriotes, d6clare-t-il, 
chercheront la v6rit6, plus ils aimeront leur liberty. 
La m6me force d'esprit qui nous conduit au vrai nous 
rend bons citoyens. Qu'est-ce en effet que d'etre 
libres? c'est raisonner juste, c'est connattre les droits 
de rhomme; et, quand on les connait bien, on les 
defend de m6me » (Questions sur les Miracles, XLII, 
232). Les principaux droits de rhomme sont la liberty 
de la personne, la liberty de penser et d'imprimer, la 
liberty de conscience, T6galit6 devant la loi : voyons 
maintenant ce que Voltaire en dit. 

Rien, chez les Anglais, ne lui parait plus louable 
que les lois par lesquelles la personne de tout citoyen, 
fdt-ce le dernier des manoeuvres, est prot6g6e contre 
Tarbitraire. Aussi fl6trit-il Tusage, si frequent en 
France, des lettres de cachet. Dans Tarticle Arrets 
notables du Dictionnaire philosophique, il demande * 
qu'on poste un crieur public devant les minist^res 
pour dire h tous ceuxqui sollicitent une arrestation : 
« Messieurs, craignez de s6duire le ministre par de 
faux exposes et d'abuser du nom du roi. » Puis, 
c616brant les deux avocats Elie de Beaumont et 
Target, gr&ce auxquels le pers6cuteur de la comtesse 
de Lancize, incarc6r6e sans forme de proems, avait 
et6 s6v&rement puni : « Quand les tribunaux, dit-il, 
rendent de tels arrets, on entend des battements de 
mains du fond de la grand'chambre aux portes de 
Paris » (XXVII, 59, 61). Mais Voltaire ne se contente pas 

i. En racontaot Thistoire d'un certain Gastille, em prison ne 
comme « d&erteur » a la requete du reverend pere procureur 
de Clairvaux, sous prelexte que, trente ann6es auparavant, il 
avait fait son noviciat dans Pabbaye d'Orval. 



256 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

de protester contre Tarrestalion de citoyens inno- 
cents; il condamne tout arbitraire, mSme & regard 
de ceux qui peuvent Stre coupables. « Un Anglais, 
dil-il dans le m6me article, a demand^ : Qu'est-ce 
qu'une lettre de cachet? On n'ajamais«pu lelui faire 
comprendre » (Ibid., 62). Faut-il rappeler son mot au 
lieutenant de police? Un homme venait d'etre arreUe 
sur une lettre de cachet fausse. Voltaire demanda a 
ce magistrat quel ch&timent devait subirle faussaire; 
et, ayant appris qu'on le pendrait : « C'est toujours 
bien fait, repartit-il, en attendant de traiter de m&ne 
ceux qui signent des lettres de cachet v^ritables. » 
Si la loi par laquelle on pourrait emprisonner un 
citoyen sans enquGte et sans formality « serait tole- 
rable dans un temps de trouble et de guerre », il 
n'h^site pas k dire qu'elle devient « tortionnaire et 
tyrannique en temps de paix » (Icttes rdpublicaines, 
XL, 573). 

La liberty de penser ne merite pas moins de respect 
que la liberty individuelle, dont elle est, du reste, 
un complement n6cessaire; il Tappelle « la m&re de 
nos connaissances », le « premier ressort de Tentende- 
ment humain » (Diet, phil., Ame, XXVI, 216). Et 
« comment un peuple peut-il se dire libre quand il ne 
lui est pas permis de penser par £crit? » (Lettre a 
Damilaville, 16 oct. 1765). Voltaire tient pour inof- 
fensifs les livres qui se bornent a exposer ou k dis- j 
cuter des id^es 1 . Aussi bien, m£me si Ton tenait un i 
de ces livres pour dangereux, on n'aurait pourtant : 
pas. le droit de le supprimer ni de Tinterdire. 

1. Cf. notamment Diet, phil., Liberty dHmprimer, XXXI, 24 
sqq., et Gpitre au roi Christian de Danemark sur la liberty de la 
presse, XIII, 290 sqq. 



POLITIQUE 257 

Sera-t-il done permis d'imprimer n'importe quoi? 
Non sans doute. Chacun se sert « de sa plume, comme 
de sa langue, k ses perils, risques et fortune » (Diet, 
phil.y Liberte d'imprimer, XXXI, 24). II n'y a pas de 
d61it d'opinio n; mais autre chose est d'exprimer des 
'opinions religieuses, morales, philosophiques, autre 
chose d'jnjurier les personnes ou d'exciter une sedi- 
tion dans lfitat. Les pays les plus libres ont des lois 
contre les Merits s6ditieux ou injurieux. Aussi Voltaire 
pouvait-il sans contradiction demander qu'on le 
protegeat contre les Fr6ron et les La Beaumelle. Et 
nous n'avons pas k rechercher ici, en exposant ses 
id£es philosophiques, s'il y conforma toujours sa 
conduite propre. Du moins nous remarquerons qu'il 
a defendu la libert6 de la presse en faveur de Jean- 
Jacques lui-m6me et k propos du Contrat social, qui 
lui paraissait un livre detestable 1 . 

Pour ce qui estde la liberte de conscience, ou, plus 

1. « On a brfile ce livre chez nous [en Suisse]. L'operation 
de le bruler a ete aussi odieuse peut-etre que celle de le com- 
poser... Si ce livre 6tait dangereux, il fallait le reluter. Bruler\ 
un livre de raisonnement, e'est dire que nous n'avons pas assez J 
d'esprit pour lui repondre. Ce Sbnt les livres d'injures qu'il faut ' 
bruler et dont il faut punir severement les auteurs parce qu'une 
injure est un delit. Un mauvais raisonnement n'est un delit que 
quand il est evidemment seditieux • {Idtes r6publicaines, XL, 
583). 

II faut citer ici, sur cette question de la liberte d'imprimer, *\ 
deux passages essentiels, Tun, de Yfipi tre au roi Chri$tiaiu- et J 
l'autre, de \'A t B, C. - J 

Voici le premier : 

Tu ne veux pas, ^rand foi, dans ta juste indulgence, 

Qne cette liberte" degenere en licence ; 

Et e'est aussi le voeu de tous les gens sens6s... 

On punit quelquefois et la plume et la langue, 

D'un ligueur turbulent la devote harangue, 

Dun Guignard, d'un Bourgoin, les horribles sermons. 



258 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

exact ement, de la libert6 religieuse, Voltaire en est a 
juste titre consid6r6 comme le principal d6fenseur 
parmi les philosophes du xvni e si&cle. 

Cependant il ne Tadmet pas sans bien des restric- 
tions. Nonplus que, Montesquieu, qui recommits Tfitat 
le droit d'interdire une religion nouvelle, il n'est com- 
plement affranchi des pr6jug6s con tempo rains. Et 
sans doute il a raison de distinguer entre la faction et 
Fhergsie, de dire que, si l'her6sie doitfitrelibre, Tfitat 
ne peut tolSrer une secte qui se met en r6volte contre 



En note : « G^taient des ecrivains, des predicateurs de ia 
Ligue... lis mettaient le couteau dans les mains des parricides. • 

Mais quoi? si quelque main dans le sang s'est trempta, 
Yous ost-il defendu do porter une 6pee?... 
Qu'on punisse Tabus, mais l'usage est permis. 

(XIII, 293.) 

Et voici le second passage : « B. L'esclavage de l'esprit, com- 
ment le trouvez-vous? — A. Qu'appelez-vous esclavage de Tes- 
prit? — B. J'entends cet usage ou Ton est de plier r esprit de 
nos enfants..., d'instituer enfin des lois qui empechent les 
hommes d'ecrire, de parler et meme de penser... — A. S'il y 
avait de pareilles lois en Angleterre, ou je ferais une belle cons- 
piration pour les abolir, ou je fuirais pour jamais de mon ile, 
apres y avoir mis le feu. — C. Cependant il est bon que tout le 
monde ne dise pas ce qu'il pense. On ne doit insulter ni par 
ecrit ni dans ses discours les puissances et les lois a l'abri des- 
quelles on jouit de sa fortune, de sa liberte et de toutes les dou- 
ceurs de la vie. — A. Non sans doute, et il faut punir le sedi- 
tieux tcmeraire. Mais parce que les hommes peuvent abuser de 
Fecriture, faut-il en interdire l'usage? J'aimerais autant qu'on 
vous rendit muet pour vous empecher de faire de mauvais argu- 
ments. On vole dans les rues; faut-il pour cela defendre d'y 
marcher? On dit des sottises et des injures ; faut-il defendre de * 
parler? Ghacun peut ecrire chez nous ce qu'il pense a ses risques 
et perils; c'est la seule maniere de parler a sa nation. Si elle 
trouve que vous avez parle ridiculement, elle vous siffle; si sedi- 
tieusement, elle vous punit; si sagement et noblemen t, elle vous 
aime et vous recompense... Point de liberte chez les hommes, 
sans celle d'expliquer sa pensee » (A, B, C, XLV, 73). 



POLITIQUE 259 

les lois 1 . Mais il ne se fait pas une idee assez large 
de la tolerance. II trouve bon qu'on ait ferm6 les 
temples des protestants et qu'on leur interdise de 
« s'attrouper » dans les campagnes*. II approuve que 
« ceux de la religion du roi » aient seuls acces aux 
dignites publiques 3 . Erifin, apres avoir qualifte cer- 
iaines erreurs de criminelles et par consequent de 
punissables, il signale notamment celles qui inspirent 
le fanatisme, et declare que les intolerants ne meri- 
tent pas d'elre toler^s *. 

Voltaire n'en fut pas moins, ces reserves une fois 
faites, « Pap6tre de la tol6rance ». (Test surtout aux 
protestants que, dans notre pays, elledevait profiter; 
et les droits qu'il demande pour eux sont les mSmes 
dontles catholiques jouissaient en Angleterre. A vrai 
dire, ils nous paraissent aujourd'hui bien insuffi : 
sants; mais ils elaient, dans la France duxvursiecle, 
tres difficiles k obtenir. L'6dit en vertu duquel les pro- 
testants regurent un elat civil 8 fut repouss6 non 
seulement par la plupart des « cahiers » du clerg6, 
mais aussi par maints cahiers du Tiers-fitat ; et, si le 
Tiers l'admit, ce fut sous la reserve que le catholi- 
cisme, religion nationale, eut seul un culte public. 
Peut-elre les restrictions que fait Voltaire lui-m6me 
k la liberty religieuse doivent-elles s'expliquer par le 

1. Commentaire sur le Litre des D6lits> etc., XLII, 425 sqq. 

2. Pot pourri, XLII, 7, 8. 

3. Diet, phil, CaUchisme du Japonais, XXVII, 500. 

4. Traith sur la Tolerance, chapitre intitule* Seuls cas ou Vin- 
toliranee est de droit humain, XLI, 343. — Dans le Sermon de 
Josias Rossette, tout en c6 16 brant l^tablissement de la liberte 
religieuse en Russie et en Pologne, il se felicite que les j^suites 
aient 6U chassis de ces deux pays et regrette que les domini- 
cains et les franciscains y soient toWres. (XL1V, 16, 17). 

5. En 1789. 



260 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

souci de manager l'opinion. Ajoutons en tout cas 
qu'il prtfconise dans plusieurs de ses Merits le m^me 
traitement pour les divers cultes. Par exemple, dans 
la Profession de foi des Thtistes, il propose comme 
module « cette admirable loi » de Guillaume Penn, 
qui, d6sla fin du xvir 9 stecle, instituait en Pensylvanie 
la liberty de conscience pleine et entire *. 

Partisan de la liberty, Voltaire Test aussi de 
T£galit6 en ce qui concerne les droits naturels. « Les 
droits naturels, dit-il, appartiennent 6galement au 
sultan et au bostangi ; Tun et r autre doivent disposer 
avec le m£me pouvoir de leurs personnes, de leurs 
families, de leurs biens. Les hommes sont done 6gaux 
dansTessentiel » (Pensees sur le Gouvernement, XXXIX, 
427). Et encore : <c Ceux qui disent que tous les 
hommes sont £gaux disenl la plus grande v6rit6 s'ils 
entendent que tous les hommes ont un droit 6gal k la 
libert6, k la propri6t6 de leurs biens, & la protection 
des lois » (Essai sur les Mceurs, XVII, 7). Mais ces 
dernteres lignes font d6j& pressentir une distinction 
capitale. « L'6galit6 est k la fois la chose la plus natu- 
relle et en mSme temps la plus chim^rique » (Dich 
phiLj Egalilt, XXIX, 10). Naturelle quanT^rers-T 
« droits de Thomme », elle est chim6rique lorsqu'il 
s'agit des biens ou de la condition sociale. "* 

L'6galit6 des biens, quoi qu'on fasse, demeurera 
toujours une chim&re. Si quclqu'un, les lots une fois 
r6partis, demande sa part de cinquante arpents sur 
les cinquante mille millions & distribuer entre un 
milliard d'hommes, on lui r6pondra que, chez nous, 

1. A condition toutefois qu'on fit profession « de croire an 
Dieu 6ternel, tout-puissant, formateur et conservateur de 1'uni- 
vers ». 



POLITIQUE 261 

les parts sont d6]k faites, et qu'il peut aller se faire la 
sienne chez les Hottentots ou les Samoi'&des. Mais, 
chez ces peuplades elles-mSmes, il y a ceux qui 
possfcdent et ceux qui ne possedent pas. Un Bachelier 
demandant k un Sauvage : « Qui a fait les lois dans 
votre pays? » le Sauvage r^pond : « L'int6r<H public... 
JPentends que ceux qui avaient des cocotiers et du 
ma'is ont d6fendu aux autres d'y toucher, et que ceux 
qui n'en avaient point ont 6t& obliges de travailler 
pour avoir le droit d'en manger une partie. Tout ce 
que j'ai vu dans notre pays et dans le vdtre m'apprend 
qu'il n'y a pas d'autre esprit des lois » (Un Sauvage 
et un Bachelier, XL, 360). 

Au surplus, r£galit6 des biens ne peut s'accorder 
avec Tinstitution sociale. « II est impossible dans 
notre malheureux globe que les hommes vivant en 
soci6t6 ne soient pas divis^s en deux classes, l'une^ 
de riches..., Tautre, de pauvres » (Dict.phil., itgalil^. 
XXIX, 8). Comment le genre humain subsisterait-il 
sans cette multitude d'hommes utiles qui n'ont que 
leurs bras? Mettez-les k leur aise : aucun ne voudra 
labourer les terres d'un autre ou lui faire des sou- 
liers 1 . 

Mais l'6galit6 des biens n'est pas seulement impos- 
sible. En voulant l'6tablir, on spolierait ceux qui 
poss&dent, on leur ferait injustice. Pascal avait dit : 
«Sans douteque F6galit6 des biens est juste » ; Voltaire 
rSpond : « L'6galit6 des biens n'est pas juste; il n'est 

\. Diet, phil., tigaliliSiXXlX, 8. — Voltaire ne craint m£me 
pas de dire que, plus il y a d'hommes saos autre capital que 
leurs bras, mieux les terres seron Lxul tivees (Diet. phiL y Ferti- 
lisation, XXIX, 370). Du reste les grandes fortunes lui paraissent 
ngcessaires dans Hnte>6t des pauvres eux-memes* 



262 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

pas juste que, les parts 6tant faites, des strangers 
mercenaires qui viennent m'aider k faire mes moissons 
en recueillent autant que moi » (Dern. Remarques sur 
les Pensies de Pascal, L, 379). Et de mgme, apres 
avoir cit6 un mot fameux de Jean-Jacques sur le 
premier qui, ayant enclos un terrain, voului en faire 
sa propritti, il defend contre « ce beau philosophe » 
Impropriation de la terre, k quelques in6galit£s 
qu'elle puisse donner lieu, comme le fruit et la recom- 
pense legitime du travail 1 . 

Impraticable pour des biens, F6galit6 ne paralt pas 
moins chim&ique pour les conditions. Si, comme on 
1'entend dire, les conditions sont 6galesen Suisse, ce 
n'est point Ik « cette 6galit6 absurde et impossible par 
laquelle le serviteur et le maitre, le manoeuvre et le 
magistrat, le plaideur et le juge seraient confondus 
ensemble » (Essai sur les Mceurs, XVI, 296). L'6galite 
dont la Suisse jouit ne consiste que dans la sou mission 
de tous les citoyens aux lois, qui protegent le faible 
contre les entreprises du fort. « Ceux qui disent que 
les hommes sont 6gaux... se tromperaient beaucoup 
s'il croyaient que les hommes doivent 6tre 6gaux par 
les emplois, puisqu'ils ne le sont point par leurs 

1. Cf. A, B, C : « B. Voici ce que j'ai lu dans une declama- 
tion qui a M connue en son temps; j'ai transcrit ce niorceau, 
qui me par ait singulier : « Le premier qui, ayant enclos un 
terrain », etc. — C. II faut que ce soit quelque voleur de 
grand cherain bel esprit <)ui ait ecrit cette impertinence. — 
A. Je sou peon ne seulement que e'est un gueux fort paresseux; 
car, au lieu d'aller gater le terrain (Tun voisin sage et indus- 
tries, il n'avait qu'a Timiter; et, chaque pere de famille ayant 
suivi cet exemple, voila bientdt un tres joli village de formg. 
L'auteur de ce passage me para it un animal bien insociable » 
(XLV, 44). — Cf. encore Diet, phil., Homme, XXX, 243 sqq., Lot 
naturelle, XXXI, 52 sqq. — ~~— ~— 



-™1- 



POLITIQUE 263 

talents » (76id., XVII, 7). L^galita bien entendu e 
comporte la^suj>brdination. x < Nous^ sommes tous 
"^SWBRffPTBmmSTmsu^^ membres 6gaux de la 
soctete » (Pensdes sur le Gouvernement, XXXIX, 427). 
Pr6tendre, comme Jean-Jacques, qu'un souverain 
doit donner pour femme k son fils la Bile du bourreau, 
quand les caracteres se conviennent, c'est parler en 
« charlatan sauvage » (Steele de Louis XV, XXI, 431). 
Quoique tout homme, dans le fond de son coeur, ait 
le droit de se croire l'6gal des autres hommes, le 
cuisinier d'un cardinal ne saurait cependant exiger 
que son maltre lui fasse la cuisine V 

Cette in6galit6 des fortunes et des conditions peut 
bien 6tre consid6r6e comme une iniquity — les deux 
mots ont d'ailleurs un sens analogue — par ceux-l& 
m6mes qui, Testimant n6cessaire, la justifient au point 
de vue social. Mais songeons que le bonheur, aprfcs J 
tout, ne depend ni de l a richesse ni du rang : jm J 
berger vit, bien souvent, plus heureux qu'un roi*. Et, J 






1. « Le cuisinier peut dire : « Je suis homme comme mon 
maitre, je suis ne* comme lui en pleurant, il mourra comme 
moi dans les memes angoisses et les m6mes ce>6monies. Nous I 
faisons tous les deux les memes fonctions animates. Si les Turcs j 
s'emparent de Rome, et si alors je suis cardinal et mon maitre I 
cuisinier, je le prendrai a mon service. • Toutce disco urs est rai- 1 
sonnable et juste. Mais, en attendant que le Grand Turc s'em- J 
pare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute soctete 1 v 
humaihe est pervertie » (Diet. phiL, Egalite, X XIX, 11). 

9. C.t Premier Mannurs^siti* I Unmmff • 



urel 



2. Cf. Premier Discours sur iUomme \ 

Nos cinq sens imparfaits donnas par la nature 
De nos biens, de nos maux, sont la seule meaure 
Les rois en ont-ils six?... 

On dit qu'avant la botte apportee'a Pandore, 
Nous 6tions tous egaux ; nous le sommes encore. 
Avoir les memes droits a la felicity, 
Cost pour nous la parfaite et seule egalitl. 
Vois-ta dans ces vallons ces esclaves champetres 






^>.*z-. r 



264 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

d'autre part, s'il est impossible d'6tablir T6galit^ r 
nous avons les moyens de faire en sorte que l'in6ga- 
lit6 devienne moins grande. 

Celle des biens doit 6trediminu6e : Voltaire demande 
qu'on mette le pauvre qui travaille en 6tat de s'enri- 
chir 1 . Quant k celle du rang social etde la condition, 
la mani&re dont il Pa parfois soutenue denote Tin- 
fluencedespr&jug6sambiants. Ils'd^ve, danslai?emo/i- 
trance a Rustan, contre les philosophes qui ne veulent 
connaltre d'autres nobles que les hommes de bien, et 
traite une pareille maxime de s6ditieuse 2 ; dans 
Particle ProprUte du Dictionnaire philosophique, il 
pretend denier aux vilains enrichis par le travail le 



C'est Pierrot, c'est Colin, dont le bras vigoureux, etc. 

Je les vois, haletants et couverts de poussiere, 

Braver dans ces travaux chaque jour rlpetes 

Et le froid des hivers et le feu des 6tes. 

lis chantent cependant... » 

La paix, le doux sommeil, la force, la sante, 

Sont le fruit de leur peine et de leur pauvrete. 

(XII, 45 sqq.) 

1. Cf. Defense du Mondain : 
... Le travail, gag6 par la mollesse „ 
S'ouvre a pas lents la route a la richesse. 

(XIV, 137.) 

H :; ldees republicaines : « L'indigence doit travailler pour l'opu- 

lence a fin de s'egaler un jour a elle » (XL, 574). 

2. « Nous ne sommes pas £tonn£s que vous vous de'chainiez 
contre la noblesse. Vous dites qu'il est permis aux sots d'en 
faire le bouclier de leur sottise et que les gens senses he con- 
naissent de noble que l'homme de bien. C'est un scandalum 
magnatum, c'est le discours d'un vil seditieux et non pas d'un 
ministre de 1'Evangile. Tout jure" vidangeur, tout gadouard, tout 
savetier, tout gedlier, tout bourreau meme, peut sans doute etre 
homme de bien; mais il if est pas noble pour cela. Cessez d'ou- 
trer la malheureuse manie de votre ami Jean-Jacques Rousseau, 
qui crie que tous les hommes sont 4gaux. Ges maximes sont le 
fruit d'un orgueil ridicule qui d&ruirait toute societe » (XL1V, 
192). 



i 



POLITIQUE 265 

droit d'acheter les terres de leurs anciens seigneurs 
appauvris par le luxe '. Cependant lui-m6me d6nonce 
bien souvent la vanity des titres nobiliaires. II fait dire 
k Alcm^on dans firiphyle : 

Les mortels sont 6gaux. Ce n'est pas la naissance, 
C'est la seule vertu qui fait leur difference j 
C'est elle qui met rhomme au rang des demi-dieux, 
Et qui sert son pays n'a pas be ,*fpi" H,ai 'ff", T """" 

(III, 20.) 

La com6die de Nanine a pour sujet le mariage d'un 
comte avec une paysanne 2 . Dans VEssai sur les 

1. « II est arrive dans plus d'un royaume que le serf affranchi, 
etant devenu riche par son industrie, s'cst mis a la place de ses 
anciens maitres appauvris par leur luxe. 11 a achet£ leurs terres, 
il a pris leurs noms. L'ancienne noblesse a 6t6 avilie, et la nou- 
velle n'a 6te qu'envtee et m£pris6e. Tout a £te" confondu... II est 
si aise" d'opposer le frein des lois a la cupidite* et a l'orgueil des 
nouveaux parvenus, de fixer Intend ue des terrains roturiers 
qu'ils peuvent acheter, de leur interdire l'acquisition des 
grandes terres seigneuriales, que jamais un gouvernement 
ferme et sage ne pourra se repentir d'avoir affranchi la servi- 
tude et d'avoir enricbi l'indigence » (XXXII, 22). 

2. La Baronne. 

Vous oseriez trahir impudemment 
. De votre rang tout© la biens£ance, 
Humilier ainsi votre naissance 
Et, dans la honte ou vos sens sont plongds, 
Braver l'honneur! 

Le Comte. 

Dites : les prejuges... 
L'homme de bien, modeste avec courage, 
Et la beaute spirituelle et sage, 
Sans bien, sans nom, sans tons ces titres vains, 
Sont a mes yeux les premiers des humains. 

(VI, 16.) 

Cf. au surplus les derniers vers de la piece, dits par la mar- 
quise, mere du comte : 

Que ce jour 

Soit des vertus la digne recompense ; 

Mais sans tirer jamais a consequence. 

(VI, 84.) 



266 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

MceurSj apr&s avoir montr6 comment les nobles 
se sont multiplies en France, il blame « la dis- 
tinction avilissante entre l'anobli inutile qui ne 
paie rien k Tfitat et le roturier utile qui paie la 
taille » (XVII, 17). II nous donne en exemple beau- 
coup de pays libres oil « les droits du sang » ne 
conferent aucun avantage, ou Ton ne connalt que 
ceux de citoyen. Et si pourtant il loue « une vraie 
noblesse » comme celle d' Angle terre, une noblesse k 
laquelle sont attaches des fonctions, il n'en combat 
pas moins ceux qui pr6tendent, avec Boulainvilliers, 
que « les seigneurs des chateaux » soient investis du 
pouvoir; car, dit-il, les Francs ou les Wisigoths, 
ancdtres de ces seigneurs, n'avaient aucun droit sur 
les biens dontils s'emparfcrent *. 

On veut que Voltaire soit un « aristocrate ». Et 
rien de plus vrai sans doute, si Ton entend par Ik 
qu'il a des gouts aristocratiques ou qu il m&ne la vie 
de grand seigneur. Mais ce qu'on entend, c'est qu'il 
« m6prise le peuple », et surtout qu'il croit impossible 
ou dangereux de faire son Education 2 . 

1. Outre la page de YEssai sur les Moeurs ou se trouvent les 
citations prec&ientes, cf., dans le mSme ouvrage, XVI, 534. 

2. Quant aux airs de grand seigneur qu'on lui reproche d'af- 
fecter, cf. la Lettre A Af. Marin, 26 dec. 1775, edition Moland, 
XLIX, 464 : « Dites-lui bien, je vous prie {a Linguet], que je 
pense comme lui sur mon marquisat. Le marquis Crebillon, le 
marquis Marmontel, le marquis Voltaire ne seraient bon.s qu'a 
etre months a la foire avec les singes de Nicolet. C'est appa- 
remment un ridicule que MM. les Parisiens ont voulu me don- 
ner, et que je ne recois pas >, etc. 

On lui reproche d'avoir signe parfois des lettres Voltaire, 
comte de Tournay. Collini, dans ses Memoires, dit a ce propos : 
« Ses ennemis ne virent pas que c'etait une plaisanterie, et 
accuserent ce grand homme d'une vanity ridicule. II avait pris 
ce titre de comte [apres l'acquisition de la terre de TournayJ 



POLITIQUE 267 

Nous J,rouvons en effet dans Tceuvre de Voltaire 
maints passages oil il exprime son d6dain et son aver- 
sion pour la canaille. Par exemple, il 6cri t k d'Argental : 
« C'est k mon gr6 le plus grand service qu'on puisse 
rendre au genre humain,de sSparer le sot peuple 
des honnStes gens... On ne saurait souffrir Tabsurde 
insolence de ceux qui disent : Je veux que vous pen- 
siez comme votre tailleur et votre blanchisseuse » 
(27 avr. 1765). Mais ce que Voltaire m^prise k vrai 
dire, ce n'est pas le peuple, c'est le fanatisme et la 
superstition populaires. Apr£s avoir, dans YEssai sur 
les MceurSy racont6 la fin miserable de Tempereur 
Henri V : « ArrMez-vous un moment, dit-il, pr&s du 
cadavre exhum6... Cherchez d'oti viennent tant d'hu- 
miliations et d'inforlunes d'un cdt6, tant d audace 
de Fautre... : vous en verrez Tunique origine dans la 
populace; c'est elle qui donne le mouvement k la 
superstition. C'est pour les forgerons et les bftche- 
rons de TAllemagne que l'Empereur avait paru pieds 
nus devant F6v6que de Rome; c'est le commun 
peuple, esclave de la superstition, qui veut que ses 
maltres en soient les esclaves » (XVI, 91). Au 
xvm* stecle m6me, on sait quel r6le joua la populace 
dans raffaire Calas, dans raffaire La Barre, dans 
raffaire Montbailli 1 . L'aversion de Voltaire n'est pas 



comme il prit ensuite celui de Voltaire, capucin indigne, lore* 
que les capucins du pays de Gex 1'eurent nomine* leur pere tem- 
porel. » 

1. Pour raffaire Galas et l'affaire La Barre, cf. p. 292, n. i. Pour 
raffaire Montbailli, cf. la Miprise d* Arras : « Cependant quelques 
personnes du peuple, qui n'avaient rien yu de tout ce qu'on 
vieut de raconter, comme nee nt a former des soupcons... On 
imagina que Montbailli et sa femme avaient pu assassiner leur 
mere... Gette supposition, tout improbable qu'elle 6tait, trouva 



268 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

celle d'un aristocrate pour les mis6rables, elle est 
celle d'un « honn6te homrae » pour des ig norants 
fanatisSs. 

Ces ignorants, il faudrait les instruire. Mais quel- 
quefois, dans un accfcs d'humeur, Voltaire les declare 
indignes et incapables d'Stre instruits. Si la raison, 
6crit-il k d'Alembert, doit triompher chez les hon- 
nStes gens, « la canaille n'est pas faite pour elle » 
(4 fevr. 1757). Et k Fr6d6ric : « Votre Majesty rendra 
un service Gternel au genre humain en d6truisant 
cette inf&me superstition, je ne dis pas chez la 
canaille, qui n'est pas digne d'etre 6clair6e, je dis 
chez les honnStes gens, chez les hommes qui pensent, 
chez ceux qui veulent penser » (5 janv. 1767) '. 
D'autre part,^sous"Tinfluence d'id6es g6n£ralement 
r6pandues, Voltaire, au point de vue 6conomique et 
social, pouvait consid6rer Tinstruction populaire 
comme nuisible. C'est dans ce sens qu'il felicite La 

des partisans, et peut-6tre parce qu'elle 6tait improbable. La 
rumeur de la populace augmenta de moment en moment selon 
l'ordinaire; le cri devint si violent, que le magistrat fut oblige 
d'agir - (XLVI, 548). 

Gf. encore VA> B, C : « II n'y a qu'a voir la populace imbecile 
d'une ville de province dans laquelle il y a deux cou vents de 
moines, quelques magistrats gclaires et un commandant qui a 
du bon sens. Le peuple est toujour 8 preta s'attrouper a u tour des 
cordeliers et des capucins. Le commandant veut les contenir. 
Le magistrat, fache contre le commandant, rend un arrel qui 
manage un peu l'insolence des moines et la crgdulitg du peuple • 
(XLV, 55). 

i. Cf. Lettred. Damilaville, 19 mars 1766 : « II est a propos que 
le peuple soit guide et non pas qu'il soit instruit. II n'est pas 
digne de T6tre. » — Let Ire h (TAlembert, 4 juin 1767 : « A 1'egard 
de la canaille, je ne m'en mele pas; elle restera toujours 
canaille. » — Dict.phil., BU : « Distingue toujours les honn&les 
gens qui pensent de la populace qui n'est pas faite pour penser > 
(XXVII, 397). 



\ 



POLITIQUE 26V 



Chalotais de « proscrire l'&ude chez les laboureurs ». 

« Moi qui cultive la tcrrc, ajoute-t-il, je vous pr6sente 

requite pour avoir des manoeuvres et non des clercs 

tonsur6s » {Lettre a La Chalotais, 28 fevr. 1763) 1 . 

Au surplus, apr6s s'Stre si souvent plaint de la 

superstition qui abrutit le peuple, qui le rend feroce, 

il declare parfois qu'on perdrait sa peine k Tinstruire. 

« On n'a jamais pr6tendu 6clairer les cordonniers et 

les servantes, 6crit-il k d'Alembert; c'est le partage 

des apdtres » (2 sept. 1768). Et k Helv6tius : « Quim- 

porte... que notre tailleur et notre sellier soient gou- 

vern6s par frfcre Kroust ou par fr&re Berthier? » 

(15 sept. 1763). Enfin ceux qui le taxent d'aristocrate 

all6guent encore ces mots (Tune lettre k Damilaville 

(l er avr. 1766) : « Quand la populace se m6le de rai- 

sonner, tout est perdu. » 

Mais quelques-nnes des citations pr6c6dentes ne 
paraissent pas aussi categoriques lorsqu'on les a 
remises k leur place, ou m£me elles changent de 
sens. Par exemple, Voltaire peut bien, dans sa lettre 
k d'Alembert du 4 fcvrier 1757, nier que la canaille 
soit faite pour la raison : dans la m£me lettre 
il regrette que le progr&s toujours plus sensible du 
th6isme « ne s'6tende jjas encore chez le peuple >><- 
Pas encore, dit-il; c'est dire que le peuple lui-mfcme, 
avec le temps, finira par ouvrir les yeux. Et, quand 
il 6crit k Damilaville que tout est perdu si la popu- 
lace se met k raisonner, ce trait, dont ses adver- 



1. Gf. Lettre & Damilaville, 1" avr. 1766 : « II me parait essen- 
tiel qu'il y.ait des gueox ignorants. Si vous faisiez valoir comme 
moi one terre, si voos aviez des charrues, vous seriez bien de 
imm avis. • 

WLTAIftt niLOSOPHI. 18 



y 270 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

saires abusent, n'a rapport en r6alit6 qu'aux querelles 
tWologiques 1 . 

Au"ssi bien, cTautres passages beaucoup plus nom- 
breux d6mentent ceux qui pr^c&dent et sont en accord 
avec le sens de toute son oeuvre. Dans un dialogue 
entre le fakir Bambalef et Ouang, disciple de Con- 
fucius, celui-ci montre qu'il faut mettre le peuple a 
mSme de pratiquer la justice en lui enseignant une 
religion vraiment philosophique 2 . L'opuscule ironi- 
quement intitule Jusqu'a quel point on doit tromper 
le peuple commence de la fagon suivante : « G'est 
une tr&s grande. question, mais peu agitee, de savoir 
jusqu'& quel degr£ le peuple, c'est-&-dire neuf parts 
du genre humain sur dix, doit Stre trait6 comme des 
singes. La partie trompante n'a jamais bien examin6 
ce probl&me d61icat, et, de peur de se m6prendre au 
calcul, elle a accumul6 tout le plus de visions qu'elle 
a pu dans les t6tes de la partie tromp6e. Oserai-je... 
demander quel mal il arriverait au genre humain si 

l.Voici le texte complet : • Confucius a dit qu'il avait connu 

ides gens incapables de science, mais aucun incapable de 

lyertu. Aussi doit-on precher la vertu au plus bas peuple. Mais 

il ne doit pas perdre son temps a examiner qui avait raison de 

¥ r p Nestorius ou de Cyrille, d'Eusebe ou d'Athanase, de Janse- 

y s nius ou de Molina, de Zwingleou d'QEcolampade. Et plutaDieu 

1 k / qu'il n'yeiit jamais eu de bon bourgeois infatue de ces disputes! 

^* iy * _p Nous n'aurions jamais eu de guerres de religion, nous n'aurions 

^ N • jamais eu de Saint-Barth61emy. Toutes les querelles de cette 

X ' \, ^spece ont commence par des g ens oisifs et qui dtaient a^Jeur 

\f Sr \<> a * se * Q uan< * la populace se m61e de raisoTTner, tout est perdu. Je 

% "^^ suTS de l'avis de ceux qui veulent faire de bons laboureurs des) 

' K fi ' s enfants trouves au lieu d'en faire des theologiens. » •<*** 

N \ p 2. Diet. phiL, Fraude, XXIX, 517 sqq. — Cf. Sermon des Cin- 

^\fj quante, XL, 626 : « On nous dit qu'il faut des mysteres au 

4 peuple, qu'il faut le tromper. Eh! mes freres, peut-on faire cet 

v , outrage au genre bumain? » etc. Cf, encore ipitre aux Frjres, 

XUV,9, r ' 



POLITIQUE 271 

quelque puissant astrologue apprenait aux paysans 
et aux bons bourgeois des petites villes qu'on peut, 
sans rien risquer, se couper les ongles quand on veut, 
pourvu que ce soit dans une bonne intention? » 
(XXXIX, 609). 

Reste k savoir si le peuple est capable de s'instruire. 
Mais pourquoi pas? Dans sa lettre k Damilaville du 
13 avril 1766, Voltaire explique 1 qu'on doit com-*> 
mencer par faire T6ducation des principaux citoyens. _ 
La lumtere, dit-il, descendra peu k peu. Et, s'il ajoute 
que celle du bas peuple sera toujours fort confuse, 
sachons d'abord ce qu'il appelle le bas peuple. Voici 
par exemple une lettre k Linguet du 15 mars 1767 oil 
il distingue les artisans plus relev£s des simples 
manoeuvres. Tandis que les uns vont de la grand'- 
messe au cabaret, les autres sont d6sireux de s'ins- 
truire. Ne les voit-il pas, en Suisse, consacrer k la 
lecture le temps qui leur reste apr6s le travail? Et il 
conclut que « tout est perdu », non pas, comme cer- 
tains le disaient, comme on le lui a fait dire k lui- 
m3me, quand on £claire le peuple, mais quand on le 
laisse dans Tignorance 2 . 

Souvent m£me, Voltaire dit en termes expr&s qu'on 
doitT^pandre la raison jusque dans les classes les 
plus pauvres et les plus grossi&res. II recommande 
aux philosophes d^crire des brochures simples, 
courtes, facilement intelligibles, pour 6clairer le 
cordonnier aussi bien que le chancelier 3 . Dans Tar- 

\. En revenantsur celle du l a avril, pre*cedemment cit6e. 

2. « Non, monsieur, tout n'est point perdu quand on met le 
peuple en e'tat de s'apercevoir qu'il a un esprit. Tout est perdu 
au contraire quand on le traite comme une troupe de taureaux; 
car, t6t ou tard, ils vous f rap pent de leurs corneSr » 

9. Lettre £ Uelvttius, 2 juill, 1763, 



272 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

tide Fraude du Dictionnaire philosophique, il pro- 
teste que les laboureurs et les lettr^s proviennent de 
la mfime p£te ! ; dans V£pttre aux Frires, que, si tous, 
bachas et charbonniers, sultans et fendeurs de bois, 
sont 6galement des hommes, rien n'empSche « le plus 
bas " peuple » de « connaitre la ve*rit6 » (XLIV, 9). 
Enfin, dans les Reflexions pour les Sols : « Si le plus 
grand nombre gouverne% d6clare-t-il, 6tait compose 
de boeufs et le petit nombre gouvernant de bouviers, 
le petit nombre ferait tr&s bien de tenir le grand 
nombre dans Tignorance. Mais il n'en est pas ainsi. 
Plusieurs nations, qui longtemps n'ont eu que des 
comes et qui ont rumin6, commencent & penser. 
Quand une fois ce temps de penser est venu, il est 
impossible d'dter aux esprits la force qu'ils ont 
acquise. II faut traiter en Stres pensants ceux qui 
pensent comme on traite les brutes en brutes » 
(XL, 145). Ne soyons pas surpris si Voltaire exprime 
parfois la crainte que la populace ou la canaille 
ne puisse jamais s^clairer : c'est sans doute par 
impatience ou par colere, en voyant & quelles absur- 
dity, k quelles horreurs la portent* encore Figno- 
rance et la superstition. Mais il fait tous ses efforts 
pour Finstruire. Et il ne d6sespere pas de la rendre 
plus sage, plus raisonnable; et mSme, ses lettres 
des dernieres anne'es signalent bien souvent Fheu- 
reuse involution qui d6jk s'opere dans les esprits, 
soit par mi les classes moyennes, soit j usque chez 
le bas peuple. 

Une des id6es essentielles par oil s'explique la phi- 
losophic de Voltaire, c'est Fid6e du progr&s, d'un 

1. XXIX, 521. 



POLITIQUE 273 

progr&s non seulement intellectuel, mais moral et 
social, en vertu duquel la race humaine, malgr6 ses 
arrets et ses 6carts, avance peu k peu dans les voies 
de la v6rit6, de la justice, du bonheur. 

Voltaire, d'abord, poss&de au plus haut degr6 le I 
sens du relatif, de Involution continue qui se pour- j 
suit & travers les &ges. Tandis que le xvii e si&cle con- 
sid6rait de pr6f6rence ce que le monde ou l'homme * 
ont de fixe et de constant, ce qu'en voit surtout Vol- 
taire, ce sont les changements perp6tuels. Historien 
dans la veritable acception du mot — car le sens du 
relatif nest autre chose que le sens historique — 
Thistoire, pour lui, consiste k montrer de quelle 
manure se modifient d'&ge en Age Tesprit, les 
moeurs, les lois des peuples f . Ces modifications Font 
tout particuli&rement frappe chez nous 2 . Mais il les 



i. 11 n'est pas moins sensible, d'ailleurs, aux diversites entre 
les peuples dans le meme temps. G'est un point sup lequel il 
insiste tres souvent dans ses ouv rages historiques et philoso- 
phiques. Cf. par exemple : « Le bourgeois de Paris ou de Rome 
ne doit pas croire que le reste de la terre soit tenu de vivre et 
de penser en tout comme lui... Passez seulement de Gibraltar a 
Mequinez, les bienseances ne sont plus les memes; on ne trouve 
plus les memes idees : deux lieues de mer ont tout change" » 
{Diet. phil., Embleme, XXIX, 83, 92). — « Un des plus grands 
avantages de la gSographie est a mon gre celui-ci : Votre sotte 
voisine et votre voisin encore plus sot vous reprochent sans 
cesse de ne pas penser comme" on pense dans la rue Saint-Jac- 
ques... Prenez alors une mappemonde... Vous opposerez l'uni- 
vers a la rue Saint- Jacques... Peut-^tre alors auront-ils quclque 
honte d'avoir cru que les orgues de la paroisse Saint-Severin 
donnaient le ton au reste du mohde » (Diet. phil., Geographic, 
XXX, 52). 

2. « Tout change chez les Francais beaucoup plus que chez les 
autres peuples » (Essai sur les Mceurs, XVI, 453). « La variation 
des usages et des lois fut toujours ce qui caracterisa la France » 
(Ibid., XVII, 13). 



274 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

marque aussi dans l^tude des peuples moins prompts 
a se transformer. « Les Espagnols d'aujourd'hui, 
dit-il par exemple, ne sont plus les Espagnols de 
Charles-Quint... ; les Anglais ne ressemblent pas plus 
aux fanatiques de Cromwell que les raoines et les 
monsignori dont Rome est peupl^e ne ressemblent 
aux Scipions » (Disc, sur Uffist. de Charles XII, 
XXIV, 17). Et citons surtout TAvant-propos de VHis- 
toire du Pariement; il y d6veloppe cette id6e capi- 
tale qu'aucun corps ne reste immuable, que tout 
change d'un bout a Tautre de la terre, que la science 
historique est celle des changements 1 . 

Or Involution du genre humain, selon Voltaire, a 
le progr&s pour loi. Comparons les temps et plai- 
gnons-nous, si nous Tosons, c'est « une reflexion 
qu'on doit faire presque a chaque page », ecrit-il dans 
YEssai sur les Maeurs (XVI, 411); et il Fy fait tr6s 
souvent 2 . Sans doute les lettres et les arts peuvent 

i. XXII, i sqq. Cf. encore Yttloge de la Raison, XXXIV, 323 sqq. 
— Augustin Thierry, dans ses Lettres sur VHistoire de France, 
signale chez les historiens precedents un « gout de Punifor- 
mite » qui « fausse tout » en effacant les differences caracte- 
ristiques des races et des siecles. * Le grand precepte qu'il faut 
donner, dit-il, c'est de distinguer au lieu de confondre. » Et ce 
precepte est sans doute excellent. Mais Voltaire ne me rite 
point le reproche que Thierry adresse justement a tant d'autres 
historiens. Le sens historique, chez lui, se marque jusque dans 
son theatre; car, si nous ne pouvons prendre au grand serieux 
le casque dor6 d'Amena'ide ou certain bonnet de Zulime, plus ou 
moins moresque, la grande nouveaute\ la nouveaute vraiment 
significative du theatre de Voltaire consiste pourtant a y avoir 
introduit ce qui s'appela par la suite lajcouleur locale. 

2. Gf. Did. phil.j Gouvernement : « Un provincial de" ce pays... 
se plaignait amerement de toutes les vexations qu'il 6prouvait. 
11 savait assez bien Thistoire; on lui demanda s'il se serait cru 
plus heureux il y a cent ans, lorsque, dans son pays alors bar- 
bare, on condamnait un citoyen a etre pendu pour avoir mange 



POLITIQUE 275 

ne pas £tre toujours en progr^s; bien des fois il 
declare lui-m6me que le xvm e stecle arlistique et litte- 
raire ne vaut pas le xvn e . Le progr^s auquel il a cru, 
c'est celui de la philosophic; et il explique comme 
quoi le xvm e si&cle, interieur au xvn e par sa litera- 
ture, lui estsup6rieur par ses lumteres 4 . Ce progr^s, 
YEssai sur les Mceurs en retrace le tableau dans le 
pass6. Mais il se continuera dans les ages futurs ; 
rhumanit6, stecle apr&s si&cle, doit devenir meil- 
leure et plus heureuse, k mesure que la raison 
Taffranchira, que la science multipliera et amplifiera 
ses moyens d'action 2 . 

gras en car£me. II secoua la tete. Aimeriez-vous le temps des 
guerres civiles qui commencerent a la mort de Francois II, ou 
ceux des defaites de Saint-Quentin et de Pavie, ou les longs 
desastres des guerres con t re les Anglais, ou 1'anarchie feodale 
et les horreurs de la seconde race, et les barbaries de la pre- 
miere? A chaque question, il etait saisi d'effroi... II conclut en fin 
malgre lui que le temps ou il vivait etait, a tout prendre, le 
moins odieux » (XXX, 103). 

1. Cf. notammentces lignes d'une lettre au comte de la Tou- 
raille, 12 mai J766 : • [La raison] fut agreable et frivole dans lc 
beau siecle de Louis XIV, elle commence a 6tre solide dans le 
ndtre. C'est peut-£tre aux depens des talents; mais, a tout 
prendre, je crois que nous avons gagne beaucoup. Nous n'avons 
aujourd'hui ni des Racine, ni des Moliere, ni des La Fontaine, 
ni des Boileau, et je crois m6me que nous n'en aurons jamais; 
mais j'aime mieux.un siecle eclaire qu'un siecle ignorant qui 
a produit sept ou huit hommes de genie. Et remarquez que ces 
ecrivains, qui etaient si grands dans leur genre, etaient des 
hommes tres petits en fait de philosophic Hacine et Boileau 
etaient des jansenistes ridicules, Pascal est mort fou , et La 
Fontaine est mort comme un sot. II y a bien loin du grand 
talent au bon esprit. » 

2. Cf. le vers des Lois de Minos, souvent cite" par Voltaire lui- 

meme : 

Le monde avec lenteur marche vers la sagesso 

(IX, 336.) 

Cf. encore Conclusion et examen du Tableau historique, XLI, 27. 



276 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Cette foi de Voltaire dans le progrfcs devait en faire 
un novateur. II n'est pas revolutionnaire comme 
Jean-Jacques; il est beaucoup plus r£formisle que 
*s Montesquieu. 
*n* Rousseau procfcde geometriquement; il reconstruit 
J^ la societe sans tenir compte de Thistoire et de la tra- 
dition. Aprfcs avoir reconnu que « difKrents gouver- 
nements peuvent 6tre bons k divers peuples et au 
m6me peuple en differents temps », il etablit les prin- 
cipes qui, par del& ces differences, expriment la raison 
universelle et abstraite, Voltaire, lui, s'est toujours 
defendu de prescrire une formule id6ale : appliquant& 
la politique sa methode positive, ilne veutqu'amender 
le r^ginifi^on^mporain. Aucun regime, il le sait, 
n'est parfaitement bon 1 . Etpuisque, de tout temps, 
« les abus gouvernent les fitats » (Diet, phil., A bus. 
XXVI, 69), il se borne k poursuivre la reformation 
des abus les plus intol6rables, de ceux qui peuvent 
etre sug£rim6s sans trop de secousses. Dans TEloge 
lusforique de la Tfalson Pil nous^fifontre cette ddesse 
parcourant, avec la Verite, sa fille, les divers pays de 
France. La Verite, comme elle entend part out les 
Frangais applaudir k Favenement de Louis XVI et se 
promettre une multitude de reformes, manifeste 
hautement sa joie. Mais la Raison lui dit : « Ma fille, 
vous sentez bien que je desire k peu pr£s les m£mes 
choses et bien d'autres. Tout cela demande du temps 
et de la reflexion. J'ai toujours ete trfcs contente 
quand, dans mes chagrins, j'ai obtenu une partie des 
soulagements que je voulais » (XXXIV, 335). Cette 
Raison, que Voltaire fait parler ainsi, n'est point la 

i» Cf. Diet, phit., Gouvernement, XXX, 96. 



POLITIQUE 277 

raison abstraite de Rousseau; c'est la raison d'un 
philosophe pratique et modere, ^pri-a^ste. dans le 
domainejdu-possihle, qui compte avec les intents et 
les passions des hommes, qui sait combien la r6alit6 
difffere de l'idtal. 

Mais si Voltaire ne fait pas, comme Rousseau, 

table rase, il n'est pas non plus un conservateur 

k la fagon de Montesquieu 1 . Montesquieu, bien que 

demandant lui aussi maintes reformes, surtout dans 

la legislation, a le temperament d'un traditionaliste. 

Son ceuvre s'inspire du respect des choses etablies. 

« II est quelquefois n6cessaire, dit-il, de changer cer- 

taines lois. Mais le cas est rare, et, lorsqu'il arrive, il 

n'y faut toucher que d'une main tremblante; on doit 

y observer tant de solennites et apporter tant de 

precautions, que le peuple en conclue naturellement 

que les lois sont bien saintes, puisqu'il faut tant de 

formalites pour les abroger ». Sans legi timer theo- 

riquement « ce qui est », Montesquieu le montre 

comme resultant de certaines influences contre les- 

quelles on ne reagit qu'& la longue, et nous engage 

k nous y resigner. Voltaire, beaucoup plus actif, est 

aussi beaucoup plus hardi. Au lieu que Montesquieu 

recommande Tesprit de conservation, il preconise 

Tesprit d'innovation. « Pcut-6tre, ecrit-il, ce goftt 

universel pour la nouveaute est un bienfait de la 

nature. On nous crie : Contentez-vous de ce que vous 

avez, ne desirez rien au del& de votre etat... £e sont 

de tr&s bonnes maximes. Mais, si nous les avions 

toujours suivies, nous mangerions encore du gland >? 

1. Rien de plus faux que la for mule si souvent r6p£t£e : « Vol- 
taire est un conservateur en tout sauf en religion. » 



278 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

(Dict.phiL, Nouveau, XXXI, 289). II blame la timi- 
dity excessive qui nous empSche trop souvent de 
faire les r£formes les plus n£cessaires, ou la patience 
avec laquelle nous supportons les plus criants abus. 
Lorsque la v£nalit£ des charges judiciaires vient 
d'etre abolie : « Non seulement, d£clare-t-il, cet abus 
paraissait k tout le monde irr£formable, mais utile; 
on 6tait si accoutum£ & cet opprobre, qu'on ne le 
sentait pas; il semblait kernel. Un seul horame, en 
peu de mois, Ta su an£antir » (Did. phil., Venalitd, 
XXXII, 420). Quelquefois m6me, Voltaire parle en 
« radical ». Lorsqu'il dit, dans Tarticle Lois du Die- 
tionnaire philosophique. « Voulez-vous avoir de bonnes 
lois? brulez les vdtres et faites-en de nouvelles » 
(XXXI, 67) *, ce n'est Ik sans doute qu'une boutade. 
Miais e'est une boutade que nous ne trouverions certes 
, pas dans Mbntesquieu. 

v^ Peu r£volutionnaire par sa forme d'esprit et son 
temperament, Voltaire n'en augure pas moins la 
revolution prochaine, et, d'avance, il y applaudit. 
« Toutce que je vois, ecrit-il au marquis de Chauve- 
lin, jette les semences d'une revolution qui arrivera 
immanquablement et dont je n'aurai pas le plaisir 

1. Cf. la Lettre&M. Perret citee plus haut, p. 237. — Cf. encore 
Lettre a M. Dupaty du 27 mars 1769 : « Plut a Dieu que la 
France manquat absolument de lois ! on en ferait de bonnes. 
Lorsqu'on batit une ville nouvelle, les rues sont au cordeau : 
tout ce qu'on peut faire dans les villes anciennes, e'est d'aligner 
petit a petit. » — Letlre it Frederic du 31 aout 1775 : « Nos lois 
sont uh^ melange de Tancienne barbarie mal corrige"e par de 
nouveaux reglements. Notre gouvernement a toujours ete" jusqu'a 
present ce qu'est la ville de Paris, un assemblage de palais et de 
masures, de magnificence et de miseres, de beautes ad mi rabies et 
dede*fauts de*goutants. II n'y a qu'une ville nouvelle qui puisse 
6tre reguliere. » 



v 



POLITIQUE 279 

d'etre t&noin. Les Frangais arrivent tard a tout, mais 
enfin ils arrivent. La lumtere s'est tellement r^pandue 
de proche en proche, qu'on 6clatera k la premiere 
occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes 
gens sont bien heureux ; ils verront de belles choses » 
(2 avr. 1764). Peut-6tre Voltaire, si belles que ces 
choses lui semblent k distance, ne les aurait pas vues 
sans 6pouvante. En tout cas il aurait approuv6 la 
plupart des r6formes que firent les hommes de 89; et 
lui-mtaie n'en fut-il pas au surplus le premier initia- 
tes? 

Son action r^formatrice s'£tendit k presque tous 
les domaines de~ la vie civile : indiquons-en, avec 
autant de precision que possible, les divers objets. 

Pour ce qui est de T6ducation, s'il n'a trac6 nulle 
part un plan suivi, deux ou trois de ses opuscules s'y 
rapportent et plusieurs de ses lettres. 

A un n6gociant d'Abbeville qui lui demande conseil 
sur la mani&re d^lever sfes enfants, il ne r6pond que 
quelques lignes en s'accusant d'incomp^tence, mais 
non sans critiquer la m6thode des' colleges, oh les 
mSmes mati&res sont enseign6es aux esprits les plus 
difKrents *. Ailleurs, il se plaint que les jeunes gens 
apprennent des choses inutiles, que, s'adressant k 
leurm£moire, on neglige leur intelligence : balbutier 
du latin pendant sept ans et ne pas savoir seulement 
que Francois I er a 6t6 fait prisonnier k Pavie, 6tudier 
une physique fondle sur des syst&mes que dgmentent 
Texp6rience et les math^matiques, se mettre dans la 
tSte une philosophic consistant en ridicules sophismes 
et en formules vides, c'est k quoi le college borne 

4. Lettre A M. Collenoi, 2t janv. 1765. 



/ 



280 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

leur Instruction. Et, dansles University, la m6thode 
est la m£me. Par exemple, on tient les 6tudiants en 
droit appliques trois annees de suite a la legislation 
de la Rome ancienne, comme s'ils devaient vivre du 
temps de Scipion PAfricain ou des Gracques. Faut-il 
done se donner tant de peine pour apprendre ce qu'on 
oublie aussitdt et ce qui ne sert a rien *? 

Sur r&iucation des filles, Voltaire entre dans plus de 
details. 

II declare la femme infcrieure a Thomme soit pour 
la vigueur du corps, soit pour certaines faculty 
intellectuelles, notamment pour la force d'invention. 
II reconnalt d'ailleurs que beaucoup de femmes ont 
6t6 trfcs instruites, que d'autres ont su gouverner; et 
m6me, reprenant MGzeray , d'aprfcs lequel la loi salique 
aurait exclu le sexe f6minin comme incapable, il 
all&gue le droit de r6gence si bien exerc6 par Blanche 
de Castille ou par Anne de Beaujeu *. 

On doit instruire les femmes, fut-ce uniquement 
pour le commerce du monde. Dans YEpttre & M m * du 
Chdtelet qui pr6c6de A hire, Voltaire dit qu'elles 
s'ennoblissent en cultivant leur raison, que Tesprit 
leur donne de nouvelles graces ; et, s'il loue Moli&re 
d'avoir rail!6 Taffectation et le p6dantisme des Cathos 
ou des Philamintes, il regrette que Boileau n'ait pas 
appris Tastronomie au lieu de railler celles qui Tap- 
prenaient. Selon lui, les femmes peuvent 6tre « philo- 
sophes » sans « abandonner les devoirs de leur 6tat » 
(IV, 149 sqq.). Ailleurs, il taxe de « ridicule » Y6du- 
cation donn6e par les couvents; il se plaint qu 1 on y 

i. Letlre b. M, Robert, 23 tevr. 1764 (cette lettre a 6te ecrite en 
rgalite' k Guyton de Morveau; cf. Edition Moland, XLIII, 138). 
2. Diet, phil., Femmes, XXIX, 354, 355. 



POLITIQUE 281 

favorise chez les filles uq d6sir immod6r6 de plaire, 
quitte k les punir si elles mettent en pratique le seul 
art dont elles aient regu des legons 1 . 

Dans le dialogue entre Melinde et Sophronie, il nous 

expose avec quelque suite ses vues sur la mani&re de 

les Clever. Sophronie n'a pas 6t6 envoy6e au couvent, 

car ce n'est pas au couvent qu'elle devait passer son 

existence. On lui a fait connaltre le monde et les 

spectacles, on lui a appris k penser par elle-m6me, 

on Ta trait6e comme un 6tre intelligent dont il faut 

cultiver Tame, et non comme une poup6e qu'on 

attife. Ainsi prepar6e k la vie, cette jeune fille, qu'on 

laisse libre de se marier suivant ses inclinations, 

refuse firaste, malgr6 son gotit pour lui, dans la 

crainte « d'etre tyrannis^e »; Sophronie 6pousera 

Ariste, qu'elle estime, qu'elle esp&re aimer, et qui 

ne la tyrannisera pas 2 . Le mariage se rend sacr6 par 

Tunion des £poux plutdt que par Tassujettissement 

de la femme 3 . 

Voltaire pr6conise le mariage au point de vue 
moral et social : d'ordinaire, les hommes mari6s ont 
une meilleure conduite, et les vols ou les meurtres 
sont, parmi eux, beaiicoup plus rares. « Voyez, dit- 
il, les registres affreux de vos greffes criminels; vous 
y trouverez cent gargons de pendus ou de rou6s 
contre un p&re de famille » (Diet, phil., Mariage, 
XXXI, 127). II loue les Juifs d'avoir le c61ibat en 

1. Diet, phil., Adullere, XXVI, 112. 

2. Uftducation des filles, XL, 381 sqq. 

3. Dans un opuscule intitule : Femmes, soyez soumises d, vos 
maris, Voltaire met en scene la mare*chale de Grancey protes- 
tant contre ce mot de saint Paul. Si la nature a fait les femmes 
diflferentes des hommes, elle ne les a pad destinies a 6tre lenrs 
esclaves (XL1II, 612 sqq.). 



282 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

horreur, il voudrait qu'on permtt aux soldats de 
prendre femme, il demande qu'on exempte d'impdt 
les jeunes manages en repartissant leurs taxes sur 
les c61ibataires *. 

Autant le mariage est utile k la soci6te\ autant 
l'adult&re lui est nuisible. II faut le flelrir chez 
l'homme tout aussi bien que chez la femme. Dans 
un m6moire k la junte de Portugal, « une comtesse 
d'Arcira », tromp^e vingt fois par son mari avec la 
connivence des lois, trouve fort mauvais que, Tayant 
une seule fois imite\ on veuille la d6pouiller de tous 
ses biens et la jeter dans un cachot. « En fait de 
justice, lui fait dire Voltaire, les choses doivent 6tre 
Sgales » [Dict.phiL, AdulUre, XXVI, 108, sqq.). Et 
non seulement Fadultere de Thomme n'a rien k 
craindre des tribunaux, mais il trouve gr&ce aux 
yeux du mohde. Le monde chasse igno minieu semen t 
un tricheiir, ne serait-ce que pour deux pistoles, et 
il excuse, il protege ceux qui commettent le plus 
impardonnable de tous les crimes, le plus funeste au 
genre humain*, ceux qui ruinent le fondement m£me 
de la soci6te\ 

Quelque respect que me>ite le mariage, Voltaire 
n'en fait point, comme les th6ologiens, « le signe 
visible d'uno chose invisible » : institution sociale et 
non sacrement, le mariage doit 6tre revocable. Dans 
Particle AdulUre du Dictionnaire philosophique, un 
magistrat, dont la femme a et6 d&bauch6e par un 
prStre, et qui a dft la chasser de sa maison, repr^sente 
aux autorites eccl6siastiques comme quoi l'figlise, 

1. Die/, phil., Mariage, XXX, 127, 128. 

2, Prix de la Justice et de ? Humanity L, 266* 



POLITIQUE 283 

en TempSchant de se remarier, le r£duit k un 
commerce qu'elle r£prouve. Tous les peuples, hor- 
mis les catholiques romains, consid£rent le divorce 
comme de droit naturel. Jusqu'k quand la loi civile 
sera-t-elle, chez nous, assujettie h la loi eccl^sias- 
tique 1 ? 

La plupart des r£formes que Voltaire proposa 
concernent soit T6conomie sociale, soit les institu- 
tions et les procedures judiciaires. 

Nous avons vu qu'il se moque souvent de ceux qui 
pr^tendent gouverner Tunivers du fond de leur cabinet. 
Mais il n'en trouve pas moins excellent qu'un simple 
particulier signale des r6formes pratiques. « Sans 
les avertissements de Tabb6 de Saint-Pierre, dit-il, 
les barbaries de la taille arbitraire ne seraient peut- 
6tre jamais abolies en France. Sans les avis de Locke, 
le d£sordre public dans les monnaies n'eftt point 616 
r6par6 k Londres. II y a souvent des hommes qui, 
sans avoir achete le droit de juger leurs semblables, 
aiment le bien public autant qu'il est n6glig£ quel- 
quefois par ceux qui acqui&rent comme une m^tairie 
le pouvoir de faire du bien et du mal » (Ce qu'on ne 
fait pas, XXXVIII, 517). Les philosophes doivent 
exprimer leur opinion sur toute chose, d^s que cette 
opinion peut Stre utile. II ne s'agit pas de construire 
un monde nouveau, mais de montrer avec precision 
par quelles r^formes on peut diminuer les mis&res et 
les injustices du monde oil nous vivons ; - 

En mati&re d^conomie sociale, les ameliorations 
dont Voltaire fut le promoteur ont pour objet 
rhygtene, l'assistapce publique, le bien-fitre <tes 

U XXVI, 104 sqq. - Cf. p. 121 et 122, n. 1, 



284 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

classes pauvres et surtout des paysans, le regime 
de Fimpdt. Nous examinerons successivement ces 
divers points. 

Quant k Fhygtene, rappelons d'abord les campagnes 
de Voltaire en faveur de Tinoculation; il la recom- 
manda chez nous le premier, et nul autre ne combattil 
avec autant de zMe et de perseverance les pr£jug& 
dont elle ne triompha que tardivement '. 

Tout est encore k faire, de son temps, pour Fassainis- 
sement des villes. Les inconv^nients des hdpitaux 
en surpassent les avantages. On y voit entass6s sur 
le m£me lit quatre ou cinq mis£rables qui se commu- 
niquent leurs maladies Tun a l'autre ; et l'atmosph&re 
impr6gn6e de miasmes n'empoisonne pas seulement 
les malades, mais r£pand la mort dans toutes les 
rues avoisinantes. II faut construire des h6pitaux 
oil Ton puisse gu6rir; il faut, & Paris, remplacer 
FHdtel-Dieu par plusieurs b&timents, situ6s en des 
quartiers divers, ou nos malades trouveront assez 
d'espace et respireront un air salubre a . 

Mais que dire des inhumations? « Vous entrez 
dans la gothique cath^drale de Paris; vousymarchez 
sur de vilaines pierres mal jointes, qui ne sont point 
au niveau; on les a levies mille fois pour jeter sous 
elles des caisses de cadavres. Passez par le charnier 
qu'on appelle Saint-Innocent; c'est un vaste enclos 
consacr£ k la peste : les pauvres, qui meurent souvent 
de maladies contagieuses, y sont enterr£s p£le-m£lc; 
les chiens y viennen t quelquef ote ronger les ossements ; 
une vapeur £paisse, cadav£reuse, infectee, s'en 

i. Lettres philosophiques , XXXVII, 162 sqq. ; Omer de 
Fleury, etc., XLI, 16 sqq. ; Lettre it Tronchin, 18 avr. 1756, etc. 
2. Diet. phil. 9 Charite, XXVIII, 13 sqq. 



POLITIQUE 285 

exhale » (Dict.phiL, Enterrement^XXlX, 125). Trans- 
ferons les cimetteres dans la campagne. Si Ton 
t d6barrasse nos villes des immondices en les portant 
k une lieue, comment souffre-t-on que les morts y 
tuent les vivants 1 ? 

Les maisons de Paris manquent d'eau. Nous 
n'avons • presque pas de fontaines publiques ; nous 
aVons des carrefours au lieu de places, des marches 
incommodes et malpropres, des theatres mal am6nag6s 
ou Ton entre avec peine, d'oii Ton sort avec plus de 
peine*' encore. C'est une honte, et c'est aussi une 
cause permanente de maladies ou d'accidents. 

Ne trouvera-t-on pas d'argent pour assainir Paris, 
pour le rendre plus propre et plus beau? On en 
trouve toujours quand il s'agit de lever des arm6es 
ou de faire des d^penses inutiles. Le corps de ville 
devrait, pour ces r^formes indispensables, obtenir 
de mettre une taxe mod6r6e et proportionnelle sur 
les habitants, sur les maisons, ou sur les denr^es 2 . 

Voltaire ne se pr6occupe pas moins de Tassistance 
publique que de rhygi&ne. D'abord, il demande 
qu'on interdise la mendicity ; trop de gens vivent de 
leur paresse et de leur gueuserie. Cet abus n'existe 
pas en Hollande, en Su&de, en Danemark, pas m6me 
en Pologne. II faut, en France aussi, punir sans piti6 
les mendiants de profession qui se font craindre et 
donner aux autres du travail. Nous avons sans doute 
quelques instituts fond^s par les ordres religieux 

1. Diet. phil.. Chemins, XXVIII, 31, 32, Enterrement, XXIX, 123 ; 
I Preface de Catherine Vadt, XIV, 24, 25 ; Lettre a M. Paulet, 22 avr. 

1768, etc. 

2. Lettre a M. Deparcieux, 17 juil. 1767; Ce qu'on ne fait pas, 
XXXVHI, 51 8, 519 ; Des Embellissements de Paris, XXXIX, 99 sqq. ; 

I Des Embellissements de Cachemire, id., 350 sqq. 

i TOLTAIM PHIL080PHB. 19 



286 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

afin de soulager les pauvres; mais ces 6tablisse- 
ments ne sont ni assez nombreux, ni, pour la plu- 
part, assez bien administr6s. L'fitat doit se substituer 
aux moines, s'il veut abolir la mendicit6 et tous les 
ddsordres qui en precedent 1 . 

L'immense majority des Frangais, et notamment 
les paysans, gagnent tout juste leur vie. S'ils n'ont 
pas besoin d'assistance, cessons au moins de les 
opprimer et de les spolier. 

Quelle est, en France, la condition des paysans? 
Voltaire les montre « vivant dans des cabanes avec 
leurs femelles et quelques animaux, exposes sans 
cesse k toute Tintemp6rie des saisons,... soumis, 
sans qu'ils sachent pourquoi, k un homme de plume 
auquel ils portent tous les ans la moiti6 de ce qu'ils 
ont gagn6 k la sueur de leur front,... quittant quel- 
quefois leur chaumi&re lorsqu'on bat le tambour et 
s'engageant k smaller faire tuer dans une terre Stran- 
gle et k tuer leurs semblables pour le quart de ce 
qu'ils peuvent gagner chez eux en travaillant » 
(Introd. h VEssai sur les Mceurs, XV, 28). Et citons 
encore ces lignes, comparables au fameux passage 
de La Bruyere : « Je vis dans le lointain quelques 
spectres k demi nus, qui 6corchaient avec des boeufs 
aussi d6charn6s qu'eux un sol encore plus amaigri » 
{Diet phil., Fertilisation, XXIX, 378). 

En Angleterre, les paysans mangent du pain blanc, 
ils ont de nombreux bestiaux bien nourris, et, 
souvent, un revenu de cinq ou six cents livres 
sterling. Ne sauraient-ils, chez nous, jouir au moins 

1. Instruction pour le prince royal de ***, XLIII, 433. — Cf. Diet. 
phil., Fertilisation, XXIX, 375; Lettre a VabU Roubaud, i n juill. 
17'69, Edition Moland, XLVI, 362. 



POLITIQUE 287 

de quelque aisance? On devrait leur rendre acces- 
sible la propria du sol, et cela dans Tint6r6t public 
aussi bien que dans le leur, parce que Pagriculture 
rendrait bien davantage. Certes tous les paysans ne 
peuvent 6tre riches; et d'ailleurs l'fitata besoin d'un 
grand nombre d'hommes qui ne poss^dent que leurs 
bras et leur bonne volont6. Mais est-il impossible 
d'associer ces hommes eux-m6mes au bonheur des 
autres? Libres de vendre leur travail el soutenus par 
Tesp&rance d'un juste salaire, ils 61everaient gatment 
leurs families dans leur metier laborieux et utile 1 . 
Aujourd'hui, tandis qu'on estime Thomme oisif qui 
vit de leur travail, qui est riche de leur mis&re, on 
les abandonne k Tavilissement et k Tindigence 2 . 
Pourtant « ils exercent la premiere des professions » 
(Lettres philos., XXXVII, 154), il§ sont, « la portion 
la plus utile du genre humain » (Requite & tous les 
Magistrats, XLVI, 425). Comment ne se pr6occupe- 
rait-on pas d'augmenter leur bien-6tre, de relever et 
de rehausser leur 6tat ? 

Nous avons d6jk dit ce que fit Voltaire pour les serfs 
de la glfcbe 8 ; disons ce qu'il fit contre les droits feodaux. 



i. Diet, phil.y PropritM, XXXII, 21. 

2. Id., les Pourquoi, XXXI, 498. 

3. Cf. p. 129. — Faut-il le d^fendre d 'avoir soutenu Tesclavage? 
On s'appuie, pour Ten accuser, sur un entretien de VA, B, C. Dans 
cet entretien, A pretend que, si nous n'avons pas le droit naturel 
d'aller garrotter un citoyen d'Angola pour le mener travailler 
dans nos sucreries a coups de nerfs de boeuf, nous avons du 
moins un droit de convention lorsque le negre veut se vendre. 
« Je Pai achete", il m'appartient; quel tort lui fais-je?... Traitons- 
nous mieux nos soldats? » A suppose encore que, dans une 
bataille, un soldat pres d'etre tu6 dit a son adversaire : Ne 
,:ne tue pas; je te servirai. Son adversaire accepte, lui fait ce 
plaisir. « Quel mal y a-t-il a cela? » (XLV, 67 sqq.). — Remar- 



288 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Lorsque le Parlement de Paris, sur le rapport de 
Siguier, eut condamn6 la brochure oil Boncerf 1 
montrait les « inconv6nients » de ces droits, Voltaire 
lui adressa des felicitations ironiques. Insens6s ceux 
qui pensent rendre les paysans plus heureux en les 
abandonnant k eux-m£mes ! Du reste, qu'on prenne 
garde de ne pas « renverser les principes fondamen- 
taux » sur lesquels repose la monarchie. « G'est ici la 
cause de l'figlise, de la noblesse et de la robe. Ces 
trois ordres, trop souvent oppos6s Tun k l'autre, 
doivent se r6unir contre l'ennemi commun. L'figlise 
excommuniera les auteurs qui prendront la defense 
du peuple; le Parlement, p6re du peuple, fera brttler 
et auteurs et Merits ; et, par ce moyen, ces Merits seront 
victorieusement refutes » Letire du Reverend Pere 
Polycarpe (XLVIII, 289, 290). 

Voltaire avait depuis longtemps r6clam6 la sup- 
pression des droits feodaux, et, tout particuli&rement, 
des corv6es 2 . En 1775, la corv6e royale fut abolie, et il 

quons que, dans l'Entretien suivant, A revient sur ce point 
pour attlnuer ses declarations. « Je n'admets point l'esclavage 
du corps parmi les principes de la soci£te\ Je dis seulement 
qu'il vaut mieux pour un vaincu e"tre esclave que d'6tre tue en 
cas qu'il aime plus la vie que la liberty. Je dis que le negre qui 
se vend est un fou, et que le pere negre qui vend son negrillon 
est un barbare, mais que je suis un homme fort sens£ d'acheter 
ce negre et de le faire travail ler & ma sucrerie » (Ibid., 72). 
D'ailleurs Voltaire, com me le remarquent lesediteursde Kehl, a 
youlu sans doute peindre dans A un Anglais de caractere quelque 
peu dur, qui ne fait pas grand cas des homines assez laches et 
faibles pour accepter et subir la servitude. — Cf. l'article Esclaves 
du Dictionnaire philosophique, XXIX, 197, et le Commentaire de 
FEsprit des Lois, dans lequel Voltaire loue Montesquieu d'avoir 
oppose la raison et l'humanite a toutes les sortes d'esclavages 
(L, 114). 

1. Cf. p. 248. 

2. Cf. Requite a torn les magistrate du royaume : « Si nous 



POLITIQUE 289 

£crivit k cette occasion sa pi&ce du Temps prisent^ 
oil il montre les villageois acclamant Louis XVI et 
Turgot 1 . 

(Test aussi en leur faveur qu'il demande Tabolition 
de lajllme et la reduction des jours de fete. 

Si Abraham a donn6 la dime '& MelchissSdec, prfctre 
de Salem, et le peuple Juif k ses Invites, en conclurons- 
nous que nos paysans doivent nourrir leurs cur6s? 
Us ne gagnent pas toujours, courb6s du matin au 
soir sur leurs sillons, de quoi se nourrir eux-mSmes. 
Et k qui profite la dtme? Aux moines et non pas aux; 
cur6s. Lorsque le roi de Naples, en 1772, eut d6cid6 
que, dans une de ses provinces, le clerg6 serait pay6 
sur le tr6sor public, il fut 6galement b&ii par les 
cur£s et par les villageois 2 . Sans doute nos pr^tres 
doivent recevoir un salaire convenable. Mais il faut 
pr61ever leur salaire sur les revenus de TEtat. 

Quant aux jours de fete, il y en a beaucoup trop. 
Les paysans, ces jours-la, peuvent boire dans les 
cabarets; on ne leur permet pas d'exercer une pro- 
fession que Dieu m&iie a prescrite. Et comment, 
avec cent jours de chdmage par ann6e, ne vivraient- 
ils pas dans la mis&re 3 ? Mais comptons ce que Ffitat 

avons un moment de relache, on nous tratne aux corvees, a 
deux ou trois lieues de nos habitations, nous, nos femmes, nos 
enfants, nos bStes de labourage egalement e'puise'es et quelque- 
fois mourant pele-m£le de lassitude sur la route. Encore, si 
on ne nous forcait a cette dure surcharge que dans les temps 
de desoeuvrement? Mais c'est souvent dans le moment ou la cul- 
ture de la terre nous appelle » (XL VI, 425). 

1. XIV, 297 sqq. 

2. Diet, phil., Curt de campagne, XXVIII, 275 sqq., Impdts, 
XXX, 341, 342. 

3. Cf. dans Particle Files du Dictionnaire philosophique, la 
Lettre (Tun ouvrier de Lyon a Messeigneurs de la Commission 



290 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

lui-mdme y perd; chaque jour Kri6 Jui coftte plu- 
sieurs millions. Pourquoi done tous les cur6s ne sui- 
vraient-ils pas Texemple de Teotime ? Desservant de 
campagne, Teotime permet k ses ouailles de cultiver 
leur champ les jours de fete apr&s le service divin : 
vaut-il done mieux s'enivrer? Cette permission, 
Voltaire la demanda, en 1761, k son 6v6que, Biord, 
pour les malheureux habitants du pays de Gex. Biord, 



pour la Reformation des Ordres religieux. Get ouvrier gagne 
35 sous par jour, sa femme, 10. En d£duisant de l'annge 82 jours 
de dimanches ou de fetes, on a 284 jours profitables, qui font 
639 livres. Voila son revenu. Ses charges une fpis defalqu6es, 
reste 436 livres, e'est-a-dire 25 sous 3 deniers par jour, avec 
lesquels il doit se nourrir, se vfitir, se chauffer, lui, sa femme 
et leurs six enfants. « Je suis a latroisieme fete de Noel, ecrit-il, 
j'ai engage le peu de meubles que j'avais, je me suis fait avancer 
une semaine par mon bourgeois, je manque de pain ; comment 
passer la quatrieme fete? Ge n'est pas tout; j'en entrevois encore 
quatre autres dans la semaine prochaine. Grand Dieu, huit fetes 
dans quinze jours! Est-ce vous qui l'ordonnez? » (XXIX, 381 sqq.). 
Gf. encore Ibid,, 378. Un pauvre gentilhomme du pays de 
Haguenau cultivait sa petite terre situee dans une paroisse qui 
avait sainte Ragonde pour patron ne. Le jour de la fete de sainte 
Ragonde, il fallut donner une facon a un champ, sans quoi tout 
6tait perdu. Le cur6 se facha; le gentilhomme eut beau repondre 
qu'il avait une famille a nourrir : on le mit a l'amende, on le 
ruina; il quitta le pays, passa chez stranger, se fit luthe>ien, 
et sa terre resta inculte plusieurs annees. « On conta cette aven- 
ture a un magistrat de bon sens et de beaucoup de piete\ Voici 
les reflexions qu'il fit a propos de sainte Ragonde. Ce sont, 
disait-il, les cabaretiers sans doute qui ont invente ce prodi- 
gieux nombre de fetes : la religion des paysans et des artisans 
cpnsiste a s'enivrer le jour d'un saint qu'ils ne connaissent que 
par ce culte; e'est dans ces jours d'oisivete et de d^bauche que 
se commettent tous les crimes; ce sont les fetes qui remplissent 
les prisons et qui font vivre les archers, les greffiers, les lieu- 
tenants criminels et les bourreaux; voila, parmi nous, la seule 
excuse des fetes. Les champs catholiques restent a peine cul- 
tivgs tandis que les campagnes he>etiques, labourees tous les 
jours, produisent de riches moissons. » 



POLITIQUE 291 

comme de juste, la lui refusa; il cut frapp6 T6otime 
d'interdit 1 . 

On devrait encore soulager les paysans, et, d'une 
fagon g6n6rale, tous les citoyens pauvres, en infor- 
mant le systfcme des impdts. Voltaire trouve bon que 
les taxes soient votees par la nation, et, d'autre part, 
il voudrait qu'on substitu&t la r6gie k la ferme 2 . 
Mais, ferme ou r6gie, le principe essentiel en cette 
mati&re, c'est que chacun soit impos6 suivant ses 
ressources. Et m6me, ne pourrait-on pas dispenser 
les pauvres de tout impdt? Laissons au manoeuvre le 
produit integral de son travail, et faisons-lui esp^rer 
d'etre un jour assez heureux pour payer lui aussi sa 
taxe 8 : 

C'est principalement dans Tordre judiciaire que 
Voltaire pr6conisa des r^formes. Les plus notables 
portent soit sur le corps des magistrats, soit sur les 
lois elles-mSmes, sur la procedure criminelle, sur la 
confiscation et la peine de mort, la torture, Impro- 
priation des ch&timents aux crimes. 

En premier lieu, Voltaire propose qu'on cr£e des 
juges de paix, il demande T^tablissement du jury, 
il proteste contre la v^nalite des charges. 

Voici le passage relatif aux juges de paix. « La 
meilleure loi, le plus excellent usage, le plus utile 

1. Requite aux magistrats, XLVI, 432, 433; Diet, phil., CaUch. 
du Curt, XXVII, 494, Fetes, XXIX, 378 sqq. ; Potpourri, XLII, 20 sqq. 

\. Lui-m6me fit mettre en r^gie le district de Gex par le paie- 
ment d'une indemnity aux traitants. 

3. Instruct, pour le Prince Royal de ***, XLIIt, 430; Diet, phil., 
Impdt, XXX, 334 sqq.; Un philosophe et un contrdleur general, 
XXXIX, 397; V Homme aux quaranie e"cus, XXXIV, 1 sqq. — Nous 
n'examinons pas en detail les id£es de Voltaire sur l'impdt; ce 
serait sortir de notre sujet, qui n'est pas Voltaire financier, mais 
Voltaire philosophe. 



292 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

que j'aie jamais vu, c'est en Hollande. Quand deux 
hommes veulent plaider Tun contre Tautre, ils sont 
obliges d'aller d'abord au tribunal des conciliateurs 
appel6s faiseurs de paix. Si les parties arrivent avec 
un avocat et un procureur, on fait d'abord retirer 
ces derniers, comme on dte le bois d'un feu qu'on 
veut £teindre. Les faiseurs de paix disent aux par- 
ties : Vous 6tes de grands fous de vouloir manger 
votre argent k vous rendre mutuellement malheu- 
reux; nous allons vous accommoder sans qu'il vous 
en coute rien. Si la rage de la chicane est trop forte 
dans ces plaideurs, on les remet & un autre jour 
afin que le temps adoucisse les symptdmes de leur 
maladie. Ensuite les juges les envoient chercher une 
seconde, une troisteme fois. Si leur folie est incu- 
rable, on leur permet de plaider comme on aban- 
donne au fer du chirurgien des membres gangrenes ; 
alors la justice fait sa main » (Fragment sur un usage 
ires utile itabli en Hollande, XXXVIII, 445). 

Dans Particle Gouvernement du Dictionnaire philo- 
sophique, Voltaire cite Institution du jury parmi 
celles qui, dans la monarchic anglaise, ont rendu 
& chaque homme « tous les droits de la nature ». Ces 
droits, dit-il, « sont la liberty entire de sa personne, 
de ses biens ; de parler k la nation par Torgane de sa 
plume; de ne pouvoir Stre jug6 en mati&re criminelle 
que par uny«r#forra£ d'hommes ind6pendants », etc. 
(XXX, 113). Dans une lettre k Elie de Beaumont, il 
marque sa predilection pour « Tancienne m£thode 
des jur6s qui s'est conservee en Angle terre » et 
declare qu'un jury n'aurait condamn6 ni Calas, ni 
La Barre et d'Etallonde (7 juin 1771) *. 

1. On accuse Voltaire de se oontredire, en rappelant que, selon 



POLITIQUE 293 

Quant k la v6nalit6 des charges judiciaires^'estun 
des points qui lui tiennent le plus au coeur, et il y 
revientsanscesse. Dans Le Monde comme //ya,Babouc 
voit un magistrat de vingt-cinq ans charger un vieil 
avocat, fameux par sa science, de faire pour lui rex- 
trait d'un proc&s qu'il doit juger le lendemain. Com- 
ment n'est-ce pas le vieil avocat qui rend la justice au 
lieu du jeune satrape? Babouc en marque sa surprise ; 
et, quand on lui explique que ce dernier a achet6 sa 
charge : « moeurs, s'6crie-t-il, 6 malheureuse ville, 
voil& le comble du d&sordre! » (XXXIII, 11). Dira- 
t-on que Tavocat examinerait les affaires en praticien 
formaliste et que le satrape se d6cidera d'apr^s les 
lumifcres du bon sens * ? Celui qui achate un office judi- 
ciaire peut avoir aussi peu de bon sens que de pra- 
tique. Et sans doute la v6nalit6 des charges est pr6f6- 
rable k celle des juges. Mais n'existe-t-il pas quelque 
autre moyen d'assurer une justice intfcgre? 

Montesquieu avait approiiv6 cette institution, qui, 
disait-il, fait faire comme un metier- de famille ce 
qu'on ne voudrait pas entreprendre pour la vertu. 
Voila bien, remarque Voltaire, les pr6jug6s d'un pre- 
sident & mortier; et il ftetrit des « lignes honteuses » 
qui « d^shonorent » YEsprit des Lois. Les juges 

lui, c'etaient les habitants de Toulouse et ceux b" Abbeville qui, 
dans ces deux affaires, avaient impose aux juges leur sentence 
(E. Faguet, Politique comparte, etc., p. 155, 156). Mais il ne deman- 
dait pas qu'on til jure le premier venu ; or, c'est a la « populace • 
de ces deux villesqu'il attribue la pression ope"ree sur les juges. 
Gf. par exemple Traite* sur la Tolerance, XL1, 235 : • Les juges 
de Toulouse, entraine's par le fanatisme de la populace, ont 
fait rouer », etc. — Relation de lamort de La Barre, XLII, 366 : 
« Vous connaissez, Monsieur, a quel exces la populace porte la 
cre'dulite' et le fanatisme ». 
1. Gf. la suite du Monde comme il va, p. 21. 



294 VOLTAIRE PHH.OSOPHE 

ddcident de notre fortune et de notre vie; mettre en 
vente une fonction qui donne ce droit est le plus scan- 
daleux des marches. II conseille aux rois de vendre, 
si la n6cessit6 les presse, leurs biens, leur vaisselle 
plate, leurs diamants, plutdt que les offices de judica- 
cure *. 

On sait que la v6nalit6 fut supprimSe en 1771 par 
Maupeou. Voltaire en t6moigna maintes fois sa satis- 
faction; par exemple dans la derni&re page de YHis- 
toire du Parlemenl, il felicite Louis XV d'avoir « lav6 
Topprobre » qui, depuis Francois I er et Duprat, 
« souillait la France 2 ». 

Ce n'est pas seulement le corps des magistrats 
qu'on doit reformer, ce sont encore les lois elles- 
mSmes. 

Et d'abord, il faut en Stablir Tunit6. Que peut Stre 
la justice dans un pays oil la legislation varie d'une 
ville & Tautre? Celui qui court la poste, dit Voltaire, 
change de lois aussi souvent que de chevaux. Bien 
plus, deux chambres d'un mSme Parlement servient 
selon des maximes difKrentes. Rien qu'k Paris, 



i. Instruction au prince royal de ***, XLI1I, 428. — Cf. Did. 
phil., Esprit des Lois, XXXI, 89; A, B, C, XLV, 23; Commenlaire 
de V Esprit des Lois, L, 82; Steele de Louis XV, XXI, 423. 

2. XXII, 366. — La venality fut r^tablie quatre ans apres. Vol- 
taire commence ainsi la section III de Particle Gouvernement du 
Dictionnaire philosophique : Un voyageur racontait ce qui suit 
en 1769 : « J'ai vu... un pays... dans lequel toutes les places 
s'achetent... On y met a Pencan le droit de juger souveraine- 
ment de l'honneur, de la fortune et de la vie des citoyens, 
comme on vend quelques arpents de terre. » Dans Tedition 
de 1*174, Voltaire met en note : « Si ce voyageur avait passe 
dans ce pays m&me deux ans apres, il a u rait vu cette in fame 
coutume abolie, et quatre ans encore apres, il Faurait trouvee 
retablie » (XXX, 100). 



POLITIQUE 295 

il y a vingt-cinq commentaires sur la coutume locale, 
et, s'il y avait vingt-cinq chambres, il y aurait autant 
de jurisprudences. C'est peut-Stre une bonne affaire 
pour les avocats ; mais la justice ne sera bien rendue 
que le jouroii tous les juges la rendront suivant les 
mSmes lois. 

« La seule loi qui soit uniforme dans tout le 
royaume », c'est « Tordonnance criminelle ». Or elle 
semble, k vrai dire, avoir uniquement en vue « la 
perte des accuses » (Commentaire sur le Livre des 
drills, etc., XLII, 469). Qu'appelle-t-on un grand cri- 
minaliste? « Dans les antres de la chicane, on appelle 
grand criminaliste un barbare en robe qui sait faire 
tomber les accuses dans le ptege, qui ment impu- 
demment pour d6couvrir la v6rit6, qui intiraide des 
t^moins, et qui les force, sans qu'ils s'en apergoivent, 
k d^poser contre le pr6venu; s'il y a une loi antique 
et oubliee,... il la fait revivre. II 6carte, il affaiblit 
tout ce qui peut servir k justifier un malheureux; il 
amplifie, il aggrave lout ce qui peut servir k le con- 
damner. Son rapport n'est pas d'un juge, mais d'un 
* ennemi. II m6rite d'etre pendu k la place du citoyen 
qu'il fait pendre » (Diet, phil., Criminaliste, XXVIII, 
237). 

Voltaire, nous Tavons d6j& vu, reclame des garanties 
pour la libert6 de la personne. Mais, quand un citoyen 
a 6t6 emprisonn6, tres souventsans information pr6a- 
lable et sans formalins juridiques, quelle procedure 
suit-on? D'abord, on ne permet au pr6venu aucune 
communication avec personne, filt-ce avec un avocat, 
on le laisse tout seul, en proie a la terreur; puis on 
Tinterroge secrfctement, on abuse contre lui du 
dSsordre de son esprit et du trouble de sa m6moire. 



296 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

N'est-ce pas un veritable guet-apens * ? Les t&noins 
eux-m£mes sont interrog^s en secret; un seul juge 
avec son greffier les entend Tun apr&s l'autre, et, 
comme la plupart sont de pauvres gens, les faitparler 
& son gr6. Leur premier interrogatoire est suivi du 
r^colement. Si, aprfcs le r6colement, ils se r6tractent 
ou modifient leurs depositions, on les condamne pour 
faux t6moignage. De lasorte, « lorsqu'un homme d'un 
esprit simple et ne sachant pas s'exprimer, mais ayant 
le coeur droit et se souvenant qu'il en a dit trop ou 
trop peu, qu'il a mal entendu le juge ou que le juge l'a 
mal entendu, r6voque par esprit de justice ce qu'il a 
dit par imprudence, il est puni comme un sc616rat; 
ainsi il est forc£ souvent de soutenir un faux temoi- 
gnage par la seule crainte d'etre trait6 en faux temoin » 
(Diet, phil. y Criminel, XXVIII, 242). A cette proc6- 
dure, Voltaire oppose celle de Tancienne Rome, celle 
de l'Angleterre. Ce qu'il veut, e'est que le procfes a it 
pour objet, non la condamnation d'un pr£venm qui 
peut 6tre innocent, mais la manifestation de la v6rit6 *. 
II s'£l&ve aussi contre l'usage de condamner sur 
des probability plus ou moins nombreuses. Les 
tribunaux, de son temps, admettaient des quarts et 
des huittemes de preuve, si bien que huit rumeurs 
suspectes, en les additionnant l'une avec l'autre, 
comptaient pour une preuve enti&re; e'est d'aprfcs ce 
principe que le Parlement de Toulouse condamna 
Calas. Par quels arguments a-t-on pu 16gitimer une 
si odieuse pratique? Les juges, declare Voltaire, sont 

i . Commentaire sur le Livre des de'lits, XLII, 473 sqq. ; Prix de 
la Justice el de V Humanity, L. 326. 

2. Diet, phil., Criminel, XXVIII, 238, sqq.; Prix.de la Justice et 
de VHumanite'y L, 326 ; etc. 



POLITIQUE 297 

tenus (Tacquitter, si le crime n'est pas aussi certain 
que doit l'Stre le supplice. Des probabilit6s suffisent 
quand il s'agit d'expliquer un testament, un contrat 
de mariage ; car le tribunal ne peut laisser les litiges 
en suspens. Mais ce qui est bon dans les proc&s civils 
est abominable dans les proc&s criminels. Dans les 
proc&s criminels* une seule probability favorable k 
Taccus6, contre cent mille d6favorables, doit lui 
valoir son absolution *. 

De crainte qu'on ne le punisse, mSme s'il est inno- 
cent, Taccus6 s'6vade et s'enfuit toutes les fois qu'il 
en trouve le moyen. Mais sa fuite Texpose k une 
condamnation par contumace, m£me si Ton n'a pas 
prouv6 sa culpability. D'apr6s beaucoup de juriscon- 
sultes, celui qui refuse de comparaltre se reconnalt 
d&s lors coupable, et, en tout cas, le m^pris qu'il fait 
de la loi justifie son ch&timent. Une ordonnance de 
procedure civile defend de condamner par d6faut 
sans preuves; aucune ordonnance de procedure cri- 
minelle ne dit que, faute de preuves, le contumace 
sera absous. Peut-on voir rien de plus strange? Et 
la loi doit-elle done faire cas de Targent plus que 
de la vie 2 ? 

Parmi les peines, il y en a qu'on devrait soit abolir, 
soit r^server pour certains crimes extraordinaires. 

Dans quelques pays de France, une loi fondle sur 
le droit canon attribue au Tr6sor public Tavoir du 
suicide ; dans quelques autres, la confiscation s'appli- 



i. Diet, phil., Crimes, XXVIII, 234 sqq., ViriU, XXXII, 433, 434; 
Essai sur les probability XLVII, 37 sqq.; Commentaire sur 
le Livre des delits, XLII, 47*2 sqq. 

2. Diet, phil., Criminel, XXVIII, 242 : Commentaire sur le livre 
des delits, XLII, 474. 



298 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

que d'aprfcs la maxime : qui confisque le corps, 
confisque les biens. Dira-t-on que cette loi nous vient 
de Rome? Elle y fut inconnue jusqu'i Sylla. C'est ce 
que remontre Voltaire; et, protestant qu' « une rapine 
invents par Sylla n^tait point k suivre », que ni 
C6sar ; ni Trajan, ni les Antonins ne la suivirent, il 
s^teve contre la coutume barbareenvertudelaquelle 
on punit une famille enttere pour la faute d'un seul 
homme 1 . 

II ne demande pas que la peine de mortsoit suppri- 
m6e; mais on ne doit Tinfliger, selon lui, qu'aux pires 
criminels, incendiaires par exemple ou parricides 2 , 
et lorsqu'on n'a pas un autre moyen de preserver la 
vie du plus grand nombre 3 . Deux sortes de raisons 
s'opposent k l'application de cette peine. Preincre- 
ment, des raisons d'humanit^. Quand la loi condamne 
& mort, il y a bien des cas oil ThumanitS nous oblige 
d'en adoucir la rigueur. « L'6p6e de la justice est 
entre nos mains; mais nous devons plus souvent 
l^mousser que la rendre plus tranchante. On la 
porte dans son fourreau devant les rois; c'est pour 
nous avertir de la tirer rarement » (Comment, s'ur 
le Livre des ddits, XL1I, 444). En second lieu, des 
raisons d'utilitS. Un homme pendu ne rend plus 
aucun service. Mais, si nous condamnons le criminel 
aux travaux publics 4 , ou si, comme les Anglais, nous 
Fenvoyons dans les colonies, ce criminel, « d6vou6 

1. Diet. phil., Confiscation , XXVIII, 165 flqq.; Commentaire sur 
le Livre des dttits, XLII, 464 ; Instruction pour le prince royal 
de ***, XLIII, 428. 

2. Lettre a M. Philippon y 28 d6c. 1770. . 

3. Prix de la Justice et de FHumanitt, L, 264. — Cf. Hist, de 
Jenni, XXXIV, 347. 

4. Diet, phil., Lois civiles et eccUsiastiques, XXXI, 83, 86. 



POLITIQUE 299 

pour tous les jours de sa vie & preserver une contr^e 
cTinondation par des digues, ou k creuser des canaux 
qui facilitent le commerce, ou & dessScher des marais 
empest6s, rend pliis de services & TEtat qu'un 
squelette branlant k un poteau par une chalne de 
fer ou pli6 en morceaux sur une roue de charrette » 
(Prix de la Justice et de I'Humanite, L, 265) l . C'est 
surtout au point de vue de Tint6r6t social que se met 
ici Voltaire. Et il voit bien P objection qui peut lui 
Stre faite, au point de vue de Thumanit6 m£me, 
si maints coupables trouvent une longue et ignomi- 
nieuse peine plus cruelle que la mort. Mais « le grand 
objet », selon lui, consiste k « servir le public »; il 
s'agit de discuter quelle est la punition la plus utile 
et non quelle est la plus douce 2 . 

Quant k la torture, Voltaire la tient legitime 
« pour des sc616rats av6r6s qui auront assassin^ un 
p&re de famille ou le pfcre de la patrie » (Comment, 
sur le Livre des ddlits, XLII, 447). Dans tout autre 
cas, il veut qu'on l'abolisse. Qtioi de plus odieux que 
de torturer un homme sans savoir s'il est coupable et 

\ . « Une infinite de scelcrats pourraient faire autant de bien 
a leur pays qu'ils leur auraient fait de mal. Un homme qui 
aurait brule la grange de son voisin ne serait point brul£ en 
cerBmonie..., mais, apres avoir aide a rebatir la grange, il 
veillerait toute sa vie, charge de chaines et de coups de fouet, 
a la surete de toutes les granges du voisinage. Mandrin, le 
plus magnanime de tous les contrebandiers, aurait ete envoys 
au fond du Canada se battre contre les sauvages, lorsque sa 
patrie possedait encore le Canada. Un faux monnayeur est un 
excellent artiste. On pour rait Temployer dans une prison per- 
p^tuelle a travail ler deson metier k la vraie monnaie de l'titat... 
Un faussaire, enchaine toute sa vie, pourrait transcrire de bons 
ouvrages ou les registres de ses juges • (Prix de la Justice et 
de VHumanite, L, 271). 

2. Prix de la Justice et de I'Humanite', L, 265. 



300 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

sous pr^texte de s'en assurer? Au reste, la torture 
sauve le criminel robuste et fait dire tout ce qu'on 
veut k Tinnocent qui a des muscles d61icats. L'Angle- 
terre et beaucoup d'autres pay! Font supprim6e, et 
les crimes n'y sont pas plus frequents. Pourquoi 
done la conservons-nous? Un peuple qui se pique 
d'etre poli ne se pique-t-il pas'd'Stre humain 1 ? 

Enfin Voltaire demande que les peines soient mieux 
appropri6es aux d61its. Dans son fameux ouvrage, 
paru en 1764, Beccaria d£clarait qu 1 « il devait tout aux 
livres frangais », que ces livres « avaient d^veloppe 
en lui des sentiments d'humanit£ 6toufT6s par huit 
ann6es d'une Education fanatique ». Quatre ans apr6s, 
Voltaire publia son Commentaire sur cet ouvrage. 
« J'6tais plein de la lecture du petit livre des D&ils et 
des Peines, dit-il tout au d6but, lorsquion m'apprit 
qu'on venait de pendre dans une province une fille 
de dix-huit ans, belle et bien faite, qui avait des 
talents utiles et qui 6tait d'une tr6s honnSte famille. 
Elle 6tait coupable de s'Stre laisse faire un enfant, 
elle l'6tait encore davantage d'avoir abandonn6 son 
fruit... Mais, parce qu'un enfant est mort, faut-il 

1. Diet. phil. y Question, XXXII, 52 sqq., Torture, id., 391 sqq.; 
Comment, sur le Livre des delits, XLI1, 446 sqq., Siecle de 
Louis XV, XXI, 410; Prix de la Justice et de VHumanite, L, 
327 sqq.; etc. — Gf. encore Ode a la Verite : 

Arrete, ame atroce, ame dure, 

Qui veux, dans tes graves fureurs, 

Qu'on arrache par la torture 

La vdrite" du fond des coeurs. 

Torture ! usage abominable, 

Qui sauve un robuste coupable 

Et qui perd le faible innocent ; 

Du faite kernel de son temple, 

La Verite qui vous contemple 

Detourne I'osil en. gemiasant. 

(XII, 487.) 



POLITIQUE 30i 

absolument faire mourir la mfcrc? » (XLII, 419). 
A cet exemple de peine exorbitante, Voltaire en joint 
plusieurs autres : celui du chevalier La Barre, traits 
comme la Brinvilliers ; celui des ministres calvinistes, 
pendus pour un ,pr6che; celui d'un n£gociant 
condamn6 aux galores perpStuelles parce qu'il avait 
fait venir des lingots d'Am6rique et les avait secrfcte- 
ment convertis en monnaie; celui des domestiques 
infid&les, qui, n'eussent-ils d6rob6 que de menus 
objets, sont punis de mort 1 ; celui des voleurs de 
grande route, auxquels on inflige le m6me chati- 
ment qu'aux assassins. Une pareille disproportion 
entre le d61it et la peine r6volte Thumanit^. Aussi 
bien elle est nuisible a T6tat social. Par exemple, 
dans le cas d'un vol domestique, beaucoup de maltres 
ne r6clament pas Tapplication de lois trop rigou- 
reuses; ils se contentent de chasser le coupable, et 
celui-ci va d6rober ailleurs. Mais, d'autre part, en 
chatiant la rapine de la m6me peine que 1'assassinat, 
on invite les brigands a se faire assassins pour exter- 
miner les t6moins de leur crime '. 

Telles sont les principales r^formes que Voltaire 
demanda dans l'ordre politique, social, administratis 
judiciaire. La plupart ont 6t6 faites, et certaines, vu 
le progr^s du temps, nous semblent aujourd'hui bien 
insuffisantes. Ce n'est pas une raison pour en rabaisser 
la valeur : elles auraient pu, sans revolution, renou- 



i. Une jeune servante fut pendue a Lyon, en 1772* pour avoir 
vole* douze serviettes a sa maitresse (Prix de la Justice et de 
VHumaniU, L, 257; Diet, phil., Supplices, XXXII, 283). 

2. Commentaire sur le Livre des dtlits, XLII, 431,461, etc.) 
Prix de la Justice et de Mumanite, L, 257, 260, etc. 

VOLTAIRE PHILOSOPHE. 20 



302 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

veler « Tanciert regime ». Et du reste, par dela les 
r6formes dont Voltaire poursuivit la realisation avec 
un z&le opiniatre, sa « philosophie », nous Tavons vu, 
en concevait beaucoup d'autres, que celles-l& devaient 
faciliter. 

D'un temperament peu r6volutionnaire comme d'un 
tour d'esprit peu syst^matique, il n'en admettait pas 
moins, il augurait et ddj& preparait pour Tavenir 
tout ce qui pouvait introduire plus de justice dans 
les rapports des hommes entre eux. Et, s'il se defiait 
des utopies, ne Taccusons pas d^tre trop circonspect, 
mais rendons hommage k sa nette intelligence des 
choses possibles. 



CONCLUSIO 



*$" 



Par la pens6e et par Taction, qu'il ne s£para jamais, 
Voltaire resume en soi la philosophie de son temps. 

Si nous mettons k part Jean-Jaccfues Rousseau, 
les autres philosophes, tous ensemble, firent beau- 
coup moins que lui; et, sans lui, le xvm e stecle n'eiit 
pas rempli sa t&che. 

Buffon 6tait trop olympien pour descendre dans 
la m6l6e, d'Alembert trop prudent pour se compro- 
mettre. Diderot, tumultueux et effervescent, man- 
quait de mesure, de suite, de conduite. Montesquieu 
restait, comme Buffon, k T6cart, sinon par indiffe- 
rence ou par timidity, du moins par hauteur; il avait 
peu d'&an, peu d'initiative ; ses pr6jug6s de caste ne 
laissfcrent pas tou jours assez de liberty k sa philoso- 
phie; enfin il s'accommodait ais6ment des abus, des 
superstitions, des iniquit6s sociales, ou mSme il s'y 
accommodait. 

Quant k Jean-Jacques, son action ne fut pas 
moindre que celle de Voltaire en maints points capi- 
taux — et surtout quand il le combattit — par ce 
qu'elle avait de v6h6ment, d'&pre, voire de cynique. 



304 VOLTAIRE PHILOSOPHE 

Mais il fit trop souvent prevaloir sur le clair et libre 
esprit du xvm e si&cle ses aberrations de misanthrope, 
ses reveries de mystique, soji fanatisme de doctrinaire. 

Affranchir la raison humaine, voilk Toeuvre essen- 
tielle que Voltaire accomplit. 

Onze ans aprfcs sa mort 6clata une revolution dont 
sortit la France nouvelle; il Tavait pr£dite, et nul 
autre n'y contribua autant que lui. Mais, quelle que 
soit Timportance d'un tel ev£nement, la grande revo- 
lution du xvin e sifecle, — et 89 lui-m6me en proc&de, 
— c'est celle qui, s'op£rant dans Tordre moral, libera 
Intelligence et la conscience de Thomme. 

Cette revolution, le nom de Voltaire la symbolise. 
L&-dessus, ses ennemis et ses partisans furent tou- 
jours d'accord; et les uris pour Ten maudire, mais 
les autres pour Ten glorifier. 

Son influence comme philosophe peut se r£sumer 
d'un mot : il a refait Teducation de Fesprit humain 
en opposant le relatif k l'absolu, en substituant, dans 
tous les domaines de la philosophie, le point de vue 
critique au point de vue dogmatique. 



TABLE DES MATIERES 



metaphysique et physique 1 

Religion 63 

Morale 161 

Politique 235 



209^08. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 4-06. 



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