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Full text of "Vongoance fatale, roman canadien"

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V7ôS 



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VENBEABCE FATALE 

ROMAN CANADIEN 



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Tengeanee Fatale 



En vente chez les libraires, aux bureaux du National, 

22 rue Saint-Gabriel, et chez Tauteur, 

390 rue Saint-Hubert, Montréal. 



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L. C. M. DGRION 

•35 



YENGEANCE FATALE 



ROIS/IAN OANADIEIN 



Nouvelle Édition revue et corrigée 
de '' Pierre Hervart " 



CARLE FlX.^vau X 



MONTRÉAL. 

La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Editeurs 
22 Bue St'Qabriel. 



1393 

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N 



N 

N 




%C J'espère que le lecteur ne me refusera pas 

l'indulgence que je lui demande pour cet ou- 

'?^ vrage. En effet, lorsque, sous le pseudonyme 

de Carie Fix je publiais, en 1874, " Pierre 
Hervart " dans l'Album de la Minerve, je 
n'avais pas dix-huit ans, et quelques semaines 
à peine s'étaient écoulées depuis que je venais 
de déserter, pour toujours, les bancs du collège. 

Depuis longtemps, j'avais donc à cœur de 
faire disparaître, en autant qu'il me serait 
possible, les imperfections que je suis le pre- 
mier à reconnaître dans ce péché de jeunesse 
que beaucoup de personnes, probablement, me 
reprocheront d'avoir arraché à l'oubli perpétuel 
auquel il semblait destiné, ainsi que le nom de 
son auteur inconnu. Je n'ai garde de m'insur- 
ger contre tout jugement à mon égard, quelque 
sévère qu'il puisse être ; toutefois j'ai dû céder 
à des circonstances difficiles et me décider à 
publier une nouvelle édition de ce petit livre, 
encore très défectueuse, sans doute, mais que 
j'ai revue avec soin et pour laquelle je sollicite 
de nouveau la bienveillance de mes lecteurs. 

L. C. W. DoRiON. 

Montréal, avril 1893. 



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VENGEANCE FATALE 

Roman Canadien 

PAB 

L. C NA/. DORION 



PREMIÈKE PARTIE 



Pierre et Mathilde 

On touchait à la fin du mois d'avril 1837. Les der- 
nières neiges venaient de disparaître et, déjà, dans 
presque toutes les campagnes, celles du moins à Touest 
et au sud ouest de Québec, aloi-s la métropole du 
Bas-Canada, la verdure commençait à rappeler la 
douce saison du printemps. 

Le pays, à cette époque, était fort agité. La session 
parlementaire, qui avait été prorogée peu de temps 
auparavant, n'avait que trop bien fait prévoir aux 
personnes sensées que la querelle, depuis longtemps 
engagée entre les gouverneurs de notre province et le 
parti de la chambre électorale dit des Patriotes, qui ne 
faisait que s'envenimer de jour en jour, conduirait 



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8 VENGEANCE FATALE 

inévitablement le pays à un bouleversement, si des 
deux partis politiques alors en présense aucun ne con- 
sentait à céder quelques-unes de ses réclamations. 

Déjà des troubles, qui pouvaient faire présager les 
combats sanglants de la révolution qui allait s'ensuivre 
et dont un si grand nombre de victimes parmi nos 
compatriotes devaient payer de leur sang les bienfaits 
politiques qu'elle apportait au pays, avaient éclaté 
dans plusieurs endroits dispersés et, principalement 
dans les paroisses situées sur la rivière Richelieu, qui 
se firent généralement l'écho des discours patriotiques 
de notre grand orateur, le célèbre Louis Joseph 
Papineau. 

C'est ici le le lieu de vous demander, chers lecteurs, 
si vous avez jamais fait le parcours en entier de la 
rivière Richelieu, qu'on appelle aussi quelquefois 
rivière Chambly ou de Sorel. 

Ce fleuve qui tombe dans notre magestueux St- 
Laurent prés de la petite ville de Sorel, tout en procu- 
rant un voyage très agréable, est en même temps une 
source d'émotions pour tout canadien-français, lorsqu'il 
approche du village de St-Denis qui lui rappelle un 
des événements les plus glorieux de notre histoire. 
C'est là, en effet, qu'une poignée de citoyens armés 
pour la défense de notre liberté repoussèrent, avec 
un courage héroïque que l'histoire a consacré, une 
armée anglaise de quinze cents hommes. Sur la rive 
opposée est situé St-Antoine. De là vinrent en grande 
partie ces honimes vigoureux qui devaient, avec des 
piques et des pioches et quelques fusils délabrés, faire 
reculer les soldats conduits par le colonel Gore. 

Le village de St-Antoine n'est pas très-considérable, 



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VENGEANCE FATALE 9 

mais c'est un fort joli endroit. Un de ses priTicipaux 
agréments consiste dans la rivière Richelieu qui 
coule à ses pieds; il y aussi la vue du Mont St- 
Hilaire, très souvent témoin de nombreux voyages de 
plaisir. C'est véritallement un magnifique panorama 
qui se déroule à vos yeux, et vous reconnaissez en 
même temps Tune des plus belles localités de la pro- 
vince de Québec, surtout pour les personnes qui vont 
passer à la campagne la saison d'été. 

En commençant ce récit, nous disions que le mois 
d'avril touchait à sa fin. 

Par une belle matinée de ce mois, vers dix heures, 
une jeune fille de dix-sept à dix-huit ans sortait de 
chez elle pour se rendre à un magasin du village, peu 
éloigné de sa demeure. Elle était très jolie et, quoique 
vêtue très simplement selon la coutume générale de la 
campagne, elle avait une figure maligne et gentille à 
la fois, qui lui donnait une beauté qu'on pour- 
rait appeler printanière. Aussi depuis longtemps, 
captivait-elle tous les regards, non seulement des 
jeunes gens de sa place natale, mais surtout des 
étrangers qui venaient à St- Antoine pour y passer la 
belle saison. 

Matliil de Gagiion, nous ne tairons pas son nom plus 
longtemps, était la fille d'un riche cultivateur possé- 
dant, sans contredit, la plus belle terre de St- Antoine, 
à ^exception de celle de son voisin Joseph Hervart. 

Pour se rendre au magasin dont nous venons de par- 
ler, elle devait passer devant la propriété de M. 
Hervart. Or, sur cette terre, depuis l'aurore, un jeune 
homme labourait péniblement sans avoir cessé un seul 
instant de s'astreindre à son rude labeur et Mathilde ne 
pouvait manquer de le voir. 

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10 VENGEANCE FATALE 

Bonjour Pierre, fit-elle, en s'adressant au jeune hom- 
me, puis après un court silence elle ajouta : " Tu veux 
donc toujours travailler comme un enragé, pas un mo- 
ment de repos ! Mais il faut que cela cesse, tu sais, car 
je pourrais bien me fâcher à la fin ; ne pas venir me 
voir un instant dans la journée, cela n'est vraimemt 
pas supportable. D'ailleurs je suppose que les travaux 
doivent achever, car si je ne me trompe, voilà bientôt 
une semaine que tu n'a pas quitté la charrue. " 

— Tu crois que mon ouvrage va être bientôt termi- 
né ; mais ma chère enfant, je ne fais que commencer. 
Ce n'est pas une terre de cette étendue que l'on prépare 
dans si peu de temps. Ah ' si j'étais libre comme toi, 
je t'assure que +u ne te plaindrais pas de mon manque 
d'attention ; tu finirais peut-être par être fatiguée de 
mes visites. 

Mais la jeune fille répondit vivement: Si c'est là 
tout ce que tu crains, ne te préoccupe pas davantage. 

— Mais, Mathilde, j'ai appris que tu devais partir 
pour Montréal, est-ce vrai ? 

— En effet je vais passer quelques jours à la ville, 
mais tu ne t'ennuieras pas, je suppose ; un homme 
tellement occupé ne saurait penser aux autres, pas 
même à sa fiancée. 

— Méchante ! Tout de même ne sois pas trop long- 
temps absente. 

— Je l'ai dit que je ne pars que pour quelques 
jours. Mais je veux bien que tu t'ennuies un peu, cela 
te fera penser à moi plus souvent. 

— Hélas ! c'est ce que je fais jcur et nuit, mais plus 
je pense à toi et plus je me trouve seul et délaissé 
quand je suis loin de toi, aussi avec quelle hâte et 



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VENGEANCE FATALE 11 

quelle impatience j'attends le jour où je te conduirai à 
Tautel ! Quel bonheur pour moi ! C'est alors seulement 
que je pourrai dire que je te possède entièrement, que 
tu es bien à moi, et que je ne songerai plus à mes 
envieux. 

 cette déclaration amoureuse de son fiancé, Ma- 
thilde ne répondit que par un joyeux sourire ; puis 
pensant tout à coup au but de sa sortie : sais-tu, dit- 
elle, que je perds joliment mon temps avec toi ? je 
devrais être déjà de retour à la maison. 

Et la belle villageoise partit après avoir déployé un 
mouchoir qu'elle noua au tour de son cou, soit par 
coquetterie, soit pour garantir sa peau blanche de l'ar- 
deur du soleil. 

Pierre la vit entrer dans le petit magasin et en res- 
sortir presque aussitôt. Si pressée qu'elle fût, Mathilde 
ne s'en arrêta pas moins une seconde fois pour causer 
avec le laboureur. 

Cette fois, je vais vous appeler fainéant, vous n'avez 
rien fait depuis que je suis partie. 

— Tu as raison, mais ta course a duré si peu de 
temps ; j'allais fouetter mes chevaux pour leur redon- 
ner de l'ardeur, quand te voilà déjà de retour. 

— Eh bien, je ne te retiendra pas plus longtemps dans 
l'oisivité et je retourne à la maison où, sans doute, ma 
mère doit s'impatienter de mon retard à lui apporter 
quelque chose que je viens d'acheter pour elle. 

Et en un instant, elle était déjà sous le toit paternel, 
d'où elle ne manqua pas d'adresser à Pierre un gentil 
salut, que celui-ci lui rendit immédiatement. 

Maintenant que Mathilde nous a privés de son 
charmant babillage, faisons plus ample connaissance 



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12 VENGEANCE FATALE 

avec Pierre Hervart, l'heureux préféré de la jeune fille. 
C'était un beau gars, robuste et bien fait de sa per- 
sonne ; ses manières cependant étaient quelque peu 
lourdes et gauches, comme le sont généralement celles 
des campagnards adonnés aux travaux des champs, et 
formaient un contraste frappant avec celles de la 
jeune fille. En effet, celle-ci n'avait en rien l'apparence 
des personnes de sa condition ; fille unique, elle n'avait 
jamais vaqué à aucun travail quelque peu difficile et 
qui eût fini par altérer ses traits délicats. Ces légers 
traits de dissemblance n'avaient, du reste, créé aucun 
obstacle à l'intimité qui n'avait cessé de grandir 
entre les deux fiancés, et si Pierre ne possédait pas 
toutes ces qualités extérieures, aucune nécessaire à 
rendre une femme heureuse ne lui faisait défaut. 

Les familles Gagnon et Hervart étaient voisines, et 
cette circonstance avait naturellement contribué au 
développement des amours qui s'étaient, plus taid, 
déclarées entre Pierre et Mathilde. Un mot sur leis vieux 
parents ne serait pas hors de saison. Louis Gagnon était 
moins riche que son voisin, mais comme nous l'avons 
déjà dit, il n'avait qu'un enfant, Joseph Hervart, au 
contraire, était père d'une nombreuse famille dont 
Pierre était l'aîné. Il était très aimé et considéré dans 
St- Antoine, et bien qu'il eût à peine dépassé l'âge 
mur, il avait rempli toutes les charges municipales de 
son village. Les deux familles avaient toujours été 
unies par les liens d'une amitié très rapprochée ; l'on 
peut donc concevoir facilement qu'elles voyaient venir 
avec joie le jour qui devait réunir leurs enfants par 
les liens du mariage, lequel était fixé au treize juillet 
suivant. 



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VENGEANCE FATALE 13 

C'était pour acheter le trousseau de sa fille que 
madame Gagnon se rendait à Montréal et Mathilde 
voulut Vy accompagner ; la mère y consentit avec joie. 

II 

A MONTRÉAL 

Le surlendemain, Madame Gagnon et Mathilde par- 
taient pour Montréal par une très belle journée ; le 
firmament était clair et serein et le soleil du matin se 
montrait dans tout son éclat. 

La jeune fille, toutefois, se montrait insensible à 
toutes ces beautés de la nature ; elle était tout à fait 
indifférente à tout ce qui s'offrait à sa vue. Évidem- 
ment son esprit était ailleurs, et sa mère ne par- 
venait qu'avec beaucoup de difficulté à obtenir une 
réponse à ses questions, et encore, la plupart du temps, 
la réponse était-elle très courte ou parfaitement éva- 
sive. Oui, maman. Non, maman, étaient à peu près les 
seules paroles que madame Gagnon obtenait de sa fille, 
et souvent ces réponses n'avaient aucun rapport à la 
conversation qu'elles tenaient ensemble. 

— Mais réponds-moi donc enfin, fit madame Gagnon, 
lasse du mutisme de Mathilde. Je te dis que ton père a 
écrit à M. Pouliotte pour le prévenir de notre arrivée 
à Montréal, et tu me réponds que non. N'auras-tu 
constamment à l'esprit que l'idée de Pierre, et ne 
pourrai-je obtenir de toi une parole raisonnable ? 
Vraiment, ce voyage va être amusant pour moi, si je 
dois me contenter d'un pareil silence de ta part chaque 
fois que nous sortirons ensemble. 



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14 VENGEANCE FATALE 

— Ma mère, je n'avais pas compris. 

— Je crois plutôt que tu n'écoutais pas. 

— Parlez alors, je promets cette fois de vous écou- 
ter avec attention. 

Mêmes reproches, mêmes réponses devaient se renou- 
veler constamment tout le temps du voyage. 

Heureusement, le bateau qui transportait nos voya- 
geuses s arrêta bientôt devant Montréal. 

Mathilde n'avait jamais vu la ville qui, à cette épo- 
que, était loin de ressembler à la grande métropole du 
St-Laurent que l'on admire aujourd'hui ; néanmoins 
son arrivée changea brusquement le cour de ses pen- 
sée. Quoique ce quartier ne fut pas un des plus beaux 
de la ville, elle n'en examinait pas moins tout avec 
intérêt ; mais sa curiosité ne devait pas être satisfaite 
ce jour-là, car elle arrivait avec sa mère après quelques 
minutes seulement chez M. et Madame Pouliotte, qui, 
comme beaucoup de familles, à cette époque, habitaient 
la rue Notre-Dame. 

Le vieux couple demeurait dans une de ces maisons 
situées près la place Jacques Cartier, dont quelques- 
unes existent encore. Cette maison ne devant plus atti- 
rer notre attention, la seule description que nous en 
ferons sera qu'elle se composait de cinq appartements^ 
tous bien meubléâ, quoique sans luxe apparent. 

Madame Pouliotte reçut ses hôtes avec beaucoup de 
cordialité. Pendant presque toute l'après-midi, madame 
Gagnon s'occupa de ses effets de voyage. Mathilde 
aida à sa mère et n'eut pas le temps de s'ennuyer. 

A six heures, tous les hôtes du père Pouliotte se 
réunissaient autour de la table pour le souper. Pendant 
toute la durée du repas, celui-ci, qui avait été marin 



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VENGEANCE FATALE 15 

pendant sa jeunesse, se montra de très bonne humeur 
et amusa beaucoup Madame et Mlle. Ga^non par ses 
histoires navales et par les nouvelles politiques du 
jour. En effet, à cette époque, toutes les têtes étaient 
plus ou moins échauffées par la politique et attendaient 
avec anxiété les événements qui devaient suivre. 

La veillée devait être courte ; Mathilde et sa mère 
avaient été très matinales ce jour-là, à cause de leur 
départ de Saint- Antoine, et se sentaient fatiguées de 
leur journée. Tout le monde se retira donc de bonne 
heure. 

Les jours suivants furent employés par Madame 
Ga^on et sa fille a faire le tour des principales mai- 
sons de commerce et aussi à visiter la ville, la jeune 
fille ne voulant pas reprendre le chemin de St- Antoine 
sans avoir une connaissance, sinon parfaite, au moins 
assez familière de Montréal. Cependant la veille de 
leur départ elles n'avaient pas terminé leurs achats. 
Toutes deux sortirent ensemble pour la dernière fois. 

Elles cherchaient depuis assez longtemps, sans pou- 
voir trouver Tobjet de leur désir, lorsqu'en arrivant 
près de la Place d'Armes, sur la rue Notre-Dame, elles 
furent assez gaillardement toisées par un jeune homme 
qui se trouvait sur leur chemin. 

— Que cette petite tille eât donc jolie ! s*écria-t-il 
tout haut, en regardant passer Mathilde. 

Celle-ci rit sous cape ; mais il n'en fut pas ainsi de 
sa mère qui fut très vexée de l'insolence du jeune 
homme, lequel du reste ne parut, en aucune manière, 
préoccupé du mécontentement qui perça sur la figure 
de madame Gagnon. 

L'incident n'eut pas dp suite pour le moment, et peu 



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16 



VENGEANCE FATALE 



après Mathilde laissait sa mère pour aller rendre 
visite à une ancienne amie de couvent avec qui elle avait 
avait conservé des relations la plus tendre amitié ; elles 
ne s étaient pas revues depuis leur sortie du couvent. 
Leur première entrevue ne pouvait manquer d'être 
longue et très-amicale, et la fiancée de Pierre donna 
libre cours à ses anciens souvenirs, sans s'apercevoir 
que l'heure avançait rapidement. Il n'était pas moins 
de six heures. . . quand elle reprit le chemin du do- 
micile du père Pouliotte. 

Le lecteur trouvera, sans doute, qu'il n'était pas 
bien tard, surtout à cette époque de l'année où les 
journées du reste sont assez longues. Mais par ces 
temps de trouble, il n'était pas prudent pour une 
jeune fiile de s'aventurer seule dans certaines rues de 
Montréal que Mathilde, comme on sait, ne connaissait 
que fort imparfaitement. Elle s'éloigna de la route 
qu'elle aurait dû suivre et,- lorsqu'elle s'aperçut de son 
erreur, elle s'engagea dans une ruelle où, depuis p3U 
de temps, avaient été placées des sentinelles de l'armée 
anglaise. 

Elle devait bientôt regretter son imprudence : tout 
à coup elle se sentit saisir à la taille par un homme 
d'unegrandeur presque colossale qui,après l'a voir exami- 
née pendant quelques secondes, lui adressa en anglais 
quelques paroles d'un goût plus que douteux, puis lui 
offrit de la reconduire chez elle. 

— Laissez-moi, fit Mathilde effrayée, je veux m'en 
retourner seule. 

L'inconnu, qui portait l'uniforme de capitaine d'in- 
fanterie, voyant qu'il parlait à une canadienne, lui ré- 
pondit en assez mauvais français qu'il l'acoompagne- 



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VENGEANCE FATALE 17 

rait tout de nQême,p.uis il essaya de rentraîneravec lui^ 
Celle-ci voulut fuir, mais la ténacité de son fâcheux 
compagnon triompha facilement de la volonté de la 

jeune fille. 

— Ne craignez donc rien, lui. dit-il, venez souper 

avec moi et nous aurons beaucoup de plaisir ensemble. 

— Au secours, cria Mathilde de toute ses forces. 
Soudain, comme s'il n'eût attendu que cet appel, un 

homme qui avait pu, sans être remarqué, saisir une par- 
tie de la conversation entre la jeune fille et son 
agresseur, s'élança sur ce dernier et, après une lutte d'un 
instant à peine, le repoussa assez violemment pour que 
l'intrus se tint pour battu et abandonnât la partie au 
nouvel arrivant. 

Mathilde allait remercier celui qui était si vaillam- 
ment accouru à sa défense, quand elle reconnut en lui 
le jeune homme qui avait proféré l'insolente remarque 
qui avait tant déplu à madame Gagnon, et elle ne se crut 
pas en plus grande sûreté. Elle balbutia quelques mots 
de reconnaissance et reprit vivement sa marche, si 
inopinément interrompue par l'incartade du militaire. 

Nous ne doutons pas que son courageux défenseur 
eût désiré faire plus ample connaissance avec elle^ 
mais craignant de la blesser en usant des mêmes pro- 
cédés que son antagoniste, il la laissa retourner seule, 
et se contenta de la suivre de loin. 

Mais grande fut sa surprise lorsqu'il la vit entrer 
chez le vieux marin. " Où diable, se demanda^-il, le 
père Pouliotte a-t-il, péché cette jolie fille ?" Puis après 
un moment de silence : " J'irai chez lui ce soir, et je 
ferai connaissance avec la jeune fille, pourvu que la 
vieille qui l'accompagnait cette après-midi n'y soit pas, 
ou qu'au moins elle ait oublié ma figure. " 2 

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18 VENGEANCE FATALE 

III 

Raoul de Lagusse 

Le même soir il se présenta en effet chez le père 
Pouliotte et la connaissance fut bientôt établie avec 
Mlle. Gagnon et sa mère, qui ne le reconnut pas. Le 
lecteur comprendra facilement que Mathilde, après les 
deux événements si intempestifs de cette journée, ne 
pouvait avoir oublié sa figure. 

Le jeune bon. me se nommait Raoul de Lagusse. Il 
causa d'abord avec les diverses personnes qui formaient 
la société de madame Pouliotte ce soir-là, puis il 
réussit enfin à se rapprocher de celle qui lavait fas- 
ciné en aussi peu de temps. 

Il commença par lui adresser quelques banalités 
d*usage, puis il attira bientôt son attention sur leur 
rencontre de l'après-midi. 

— Mademoiselle, fit-il, cela a été un grand bonheur 
pour vous et pour moi que je fusse auprès de vous, 
lorsque vous avez été attaquée par cet insolent Anglais. 
J'en suis d'autant plus ravi que le hasard seul a tout 
conduit. 

— Pardon, interrompit Mathilde, mais est-ce seule- 
ment le hasard qui vous a pîacé sur mon chemin lors 
de cet incident ? 

— Que croyez-vous donc ? 

— C'était la^seconde fois que je vous rencontrais 
dans la journée. .. . 

Raoul ne la laissa pas achever sa phrase, il comprit 
ce qu'elle allait lui dire. Il essaya de feindre Tétonne- 
meni» 



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VENGEANCE FATAI.Ë 19 

— Vraiment, fit-il, vous m'aviez déjà rencontré ? 

— Mais oui, répondit Mathilde sans se troubler, et 
j'aurais cru trouver chez vous une meilleure mémoire 
des figures que vous avez déjà vues. 

— J'espère que vous voudrez bien me dire l'endroit 
de cette première rencontre. 

— Sans doute, je dirai presque avec plaisir, parce 
que vous semblez décidément ne pas avoir une mémoire 
heureuse ; c'était sur la Place d'Armes, où j'étais avec 
ma mère, je vous rappelerai en même temps votre 
exclamation à mon égard à cette occasion ; mais peut- 
être serait-ce inutile, dans le cas où vous ne l'auriez pas 
oubliée. • 

— Non, mademoiselle, je ne l'ai pas oubliée; j'avais 
tort, mais il m'est impossible de taire mes pensées. 

— Même des pensées de cette nature ? 

— Même celles-là. Ne me pardonnerez- vous pas ce 
langage pour une fois ? 

— Il le faut bien, monsieur. D'ailleurs, le service 
que vous m'avez rendu depuis m'a fait oublier cet 
incident. 

— Maintenant, si j'ai bien compris le sens de vos 
dernières remarques, vous douteriez que je doive au 
hasard le bonheur de vous avoir été utile ensuite. 

— Je me trompe peut-être, mais je croyais tout 
simplement que vous m'aviez suivie. 

— Vous ne vous trompez pas. 

— J'en étais sûre ; mais quand je vous ai quitté la 
seconde fois, ne m'avez-vous pas vu entrer chez M. 
Pouliotte ? 

— Pas le moins du monde. 

— Pourquoi donc m'aviez-vous d'abord suivie et 



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20 VENGEANCE FATALE 

attendue — vous avez dû m*attendre, — car j'ai fait une 
longue visite à une amie ? 

— Je ne sàis trop que répondre. La curiosité m'at- 
tachait aussi à vos pas. 

La veillée se prolongea assez tard, et Raoul s'en 
alla enchanté d'avoir fait la connaissance des deux 
étrangères, mais avec le regret d'apprendre qu'elles 
pai'taient le lendemain. Mais avant leur départ il voulut 
faire part au père Pouliotte de ses nouveaux sentiments, 
et il le pria de lui servir d'intermédiaire auprès de 
Mathilde. Il prétendait déjà à la main de la jeune 
fille. Le bonhomme lui fit comprendre l'inopportunité 
de sa demande, lui dit qu'elle était déjà fiancée et 
qu'elle devait se marier prochainement. 

— Quelle est donc le nom de son fiancé ? demanda 
Raoul. 

— Pierre Hervart, répondit Pouliotte. 

Raoul recommanda à ce dernier de renouveler ses 
respects aux deux voyageuses; mais en le quit- 
tant: " Tant pis pour ce Hervart, s'écria-t-il avec 
rage ". 

Nos lecteurs ne connaissant encore que très impar- 
faitement Raoul de Lagusse, nous leur saurons proba- 
blement bon gré de parler de lui. Commençons par 
donner quelques détails de sa personne. 

Il paraissait avoir une trentaine d'années ; ses yeux, 
ses cheveux étaient d'un noir d'ébène et ses traits ex- 
trêmement réguliers, sa toilette était très recherchée 
et toujours dans les derniers goûts et il n'avait pas, 
comme on voit, échangé les étoffes fines de l'Angleterre 
contre le costume rustique que les patriotes portaient , 
à cette époque. 

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VENGEANCE FATALE 21 

Quant à son éducation, elle n*avaît fait que révéler 
chez lui un caractère vagabond et incorrigible. A dix 
ans il savait à peine lire ; mais personne de son âge ne 
Teût égalé pour manier la godille, conduire une em- 
barcation ou pour dénicher les oiseaux. Rarement 
une journée se passait sans qu'il eût quelque querelle 
aveb ses camarades. 

Le sort voulut qu'un jour, à la suite de ces incartades 
d'enfants, un des petits batailleurs reçut une pierre à 
la tête. Le sang coula assez fort pour que Ton craignit, 
pendant quelque temps, pour les jours du petit blessé. 
Qui avait jeté la pierre ? c'est ce que Ton. ne sut ja- 
mais au juste ; ce fut cependant sur Raoul que se por- 
tèrent les soupçons, et les parents de l'enfant malade 
se plaignirent à M. de Lagusse qu'ils menacèrent d'un 
procès, s'il ne déployait plus de vigilance à la conduite 
de son fils récalcitrant. Le soir, Raoul recevait de 
son père une sévère correction. 

Le lendemain, il ne parut pas au déjeuner ; on le 
chercha partout, mais il avait disparu de la maison. On 
ne le vit pas de la journée, personne ne s'occupa d'a- 
bord de cet événement ; on était habitué à ses escapa- 
des. Mais arriva la nuit sans que Raoul donnât signe 
de vie. La pauvre mère était inquiète ; le père n'était 
pas très rassuré. Le jour suivant, de bonne heure, on 
se mit à la recherche du petit déserteur. 

On le trouva tranquillement assis dans une rue peu 
éloignée du logis paternel, grignotant philosophique- 
ment un morceau de pain sec; c'était là tout son 
déjeuner. C'est là aussi qu'il avait couché à la belle 
étoile. 

On le ramena à la maison. 



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12 VENGEANCE FATALE 

Sur le chemin le père lui tirait les oreilles. 

— Mauvais drôle, lui disait-il, n'as-tu pas songé 
aux larmes que tu ferais verser à ta mère eu te 
dauvant ainsi ? 

— Oui, répliqua l'enfant, j'y ai songé, mais pourquoi 
m'avez-vous battu ? 

Il y avait dans cette réponse une résolution si éner- 
gique que monsieur de Lagusse comprit qu'à la plus 
légère réprimande, Raoul s'esquiverait de nouveau et, 
si bien cette fois, qu'il se mettrait hors de l'atteinte de 
ses parents. Le père le traita donc avec plus de 
douceur, mais sans plus de succès ; l'enfant était déci- 
ment entré dans une mauvaise voie et il devenait de 
plus en plus indisciplinable. Lorsqu'on crut le temps 
arrivé de le mettre au collège, il s'y fît remarquer par 
des talents brillants, ce qui ne l'empêcha pas, après 
plusieurs avis adressés à son père par les directeurs de 
rétablissement d'en être expulsé à cause de ses 
iuéfaits. 

Quand Raoul perdit sa mère, il était âgé de dix- 
huit anal ; la mort de la malheureuse femme avait été 
grandement accélérée par l'inconduite de son fils. M. 
de Lagusse finit par perdre patience et, renonçant 
défininitivement à faire de son fils un honnête homme 
par les voies ordinaires, il le confia à un capitaine 
de corvette, qui voulut bien se charger de lui. Quand 
Raoul apprit cette nouvele, il en fut ravi : " Je verrai 
donc enfin du pays, dit-il, je trouverai du plaisir selon 
ma fantaisie et, ma foi, si plus tard je désire me sous- 
traire au joug de ce vieux matelot, je serai bien mal- 
heureux si je ne réussis pas à m'esquiver." 

Raoul fut donc placé à bord de la corvette la Mon* 



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VENGEANCE FATALE 23 

tréalaise, qui faisait voile pour le Pérou. Il ne tarda 
pas à se familiariser avec le capitaine, qui se nommait 
Nicholas Pouliotte et qui n'était autre que le frère de 
rhôte de Madame Gagnon et de sa fille. 

Raoul demeura deux ans dans l'Amérique du Sud, où 
il parvint à amasser quelque argent, grâce surtout à la 
contrebande que, dès ^on arrivée au Pérou, il commen- 
ça et ne cessa plus de pratiquer presque continuelle- 
ment. C'est alors que le capitaine de la Montréalaise, 
qui n'avait jamais vu la France, fut pris du désir de 
visiter la terre de ses aïeux où il fût accompagné par 
son élève. 

On était alors en 1830. ^ 

Le capitaine- Pouliotte et Raoul débarquèrent à St- 
Malo le 18 mai, c'est-à-dire deux mois à peine avant 
la révolution qui devait exiler à perpétuité les rois de 
la maison de Bourbon. 

Les* événements qui eurent lieu à Paris pendant 
les trois mémorables journées de juillet les sép-irè- 
rent ; d'ailleurs Raoul venait d'atteindre sa majorité et, 
fier de sa liberté, il ne se préoccupa pas davantage de 
son ancien maître. Après une couple d'années, cepen- 
dant, il rentrait de nouveau dans sa patrie, instruit par 
l'expérience de ses voyages, et ne tardait pas à se lier 
avec le frère du capitaine Nicholas Pouliotte ; sa pré- 
«ence chez ce dernier, la veille du départ des villageoi- 
ses de St-Antoine, se trouve donc suflSiamment expli- 
quée. 

Tel était celui qui avait cru pouvoir prétendre à la 
main de Mathilde Qagaon. 



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24 VENGEANCE FATALE 

LE FEU DE ST DENIS 

Le temps a marché ; c'est aujourd'hui le 21 novembre 
1837. 

Il est environ huit heures du soir; il tombe une 
pluie fine et très froide ; des éclairs déchirent parfois 
le voile du firmament, illuminant le ciel d'une lueur 
sinistre; le tonnerre gronde sourdement. A cette 
heure dans St- Antoine, on ne voit personne hors de 
chez lui excepté un homme d'une stature colossale, 
drapé dans un long manteau noir, et dont on entrevoit 
à peine la figure. Il marche d'un pas lent, s'arrête 
quelques instants, consulte sa montre, puis recommence 
à marcher. Dix minutes se passent, il s'arrête de 
nouveau : " voilà qui est singulier, dit-il ; cela 
vraiment devient inquiétant. Lui, ordinairement si 
ponctuel à un rendez-vous, en retard de plus d'une 
demi-heure. Lui serait-il arrivé un malheur ? C'est 
peut-être cette tempête qui m'empêche d'entendre ? 
Attendons encore un peu. " 

Bientôt,cependant,on entend le bruit de pas éloignés ; 
ce bruit devient plus clair à mesure que les pas se rap-. 
prochent et on ditingue enfin la figure d'un homme qui 
s'avance rapidement. 

— C'est toi, Pierre, te voilà enfin ! Je dois dire que 
je commençais presque à désespérer de te voir ce soir, 

— En effet, docteur, je suis en retard ; ce n'est pas 
ma faute, cependant, car j'ai dû subir les incon- 
vénients du mauvais temps et d'ailleurs, à plusieurs 
endroits, nous n'avons appris les nouvelles que très tard. 



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VENGEANCE FATALE 25 

— C'est bien ; quelles sont ces nouvelles ? 

— Des nouvelles graves et sérieuses. 

— Arrive donc vite au fait; mais d'abord dis moi 
d'où tu viens. 

— De Sorel. 

— Ce n'est qu'aujourd'hui alors que tu as pu traver- 
ser le fleuve ? 

— Oui, docteur. 

— Cela me fait comprendre ton retard, surtout par 
cette tempête. Que se passe-t-il à Sorel ? 

— Lorsque je suis arrivé, on venait d'apprendre 
qu'un régiment de cavalerie avait été mis en déroute 
entre Longueuil et Chambly. Cette nouvelle a créé 
une vive sensation. 

— Je crois bien, sacrebleu ! elle a dû faire prendre 
contre nous quelques mesures énergiques. 

— Oui, entre autres, celle d'envoyer de ce côté des 
troupes immédiatement, et je crois qu'à cette heure le 
colonel Gore marche sur St Charles. 

— Actuellement ? 

— Oui, et il est probable qu'avant neuf heures, 
demain, il sera à St Charles. 

— Combien de soldats a-t-il avec lui ? 

— Je ne puis dire au juste, mais tout fait me prévoir 
qu'ils seront nombreux. 

— Il n'y a donc pas de temps à perdre ; je vais aller 
prévenir M. Papineau, pendant que toi, mon brave 
Pierre, tu répandras cette nouvelle parmi tous les 
habitante ; (1) qu'ils s'arment comme ils pourront et 
que tous soient prêts à combattre demain dès l'aurore ! 

<1) Nous avons cru pouvoir employer ce mot que Tusage a con- 
sacré au Canada. 



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26 VENGEANCE FATALE 

— Que voulez-vous donc faire ? 

— Arrêter les troupes à St Denis d'abord ; mais ne 
t'occupe pas de ce que je tais, vois seulement à ce que 
je t*ai dit. 

— C'est bien, docteur. 

Et les deux hommes se séparèrent pour vaquer 
chacun à sa besogne. 

Le lecteur a sans doute déjà reconnu le messager 
qui arrivait de Sorel. C'était Pierre Hevrart marié à 
Mathilde Gagnon depuis plus de trois mois. Quant au 
personnage qui lui avait donné des ordres avec une 
autorité qui, comme le lecteur a pu s'en apercevoir, 
révélait l'homme habitué au commandement, nous 
ferons bientôt sa connaissance, 

Pierre n'avait jamais vu Raoul de Lagusse, et il 
avait toujours ignoré l'aventure à la. suite de laquelle 
Mathilde l'avait connu chez le père Pouliotte. 

Mais il n'en était pas de même pour celle-ci. Elle 
l'avait encore vu environ huit jours avant son mariage 
avec Pierre, pendant un voyage que Raoul avait fait 
sur la rivière Richelieu, et avant de partir, après lui 
avoir réitéré sa demande lui-même, il l'avait menacée 
de sa vengeance si elle épousait Pierre. 

Cependant, par un hasard fatal, elle n'avait jamais 
voulu parler de cet incident à son époux. 

Elle cri:&ignait qu'en le lui communiquant, il ne s'ex- 
posât à des dangers qui pourraient lui être funestes ; et 
elle croyait^ que les menaces de Raoul n'étaient que 
l'effet du dépit et de la colère. N'entendant plus par- 
ler de lui, elle s'était bien vite tranquilisée. Mais elle 
avait tort de se croire ainsi en sûreté, car le serpent 



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VENGEANCE FATALE 27 

veillait dan» Tombre. Il ne se passait pas une seule 
journée sans que Raoul ne sût tout ce qui concernait 
Pierre et sa jeune épouse. 

Suivons maintenant l'homme au manteau noir. 

Après avoir marché pendant une dizaine de minutes, 
il s arrêta devant une-grande maison construite d'une 
pierre rustique, fort en usage dans nos campagnes», et 
frappa trois coups. 

Aussitôt la porte s'ouvrit, et un homme, tenant une 
lampe à la main, parut sur le seuil. 

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il. 

— Moi, répondit simplement l'inconnu. 

— Ah ! c'est vous, docteur, dit alors la première voix. 
Veuillez donc entrer, nous vous attendons depuis une 
-demi-heure. / 

— Bien, bien, répondit celui-ci, je n'ai pu venir 
plus tôt ; et il suivit celui qui lui avait ouvert la 
porte. 

Tous deux se rendirent dans une vaste chambre, 
éclairée par la lumière douteuse d'une seule lampe, 
dans laquelle les principaux conjurés étaient groupés 
autour de* Louis Joseph Papineau. Un grand silence 
régnait parmi eux, mais à la vue de celui qu'on a en- 
tendu nommer deux fois le docteur, les patriotes 
relevèrent la tête, et tous l'interrogèrent en 'même 
temps. 

Je vous ré[K)ndrai tout-à-l'heure, fit celui-ci, 
mais maintenant je veux parler particulièrement 
^vec monsieur Papineau. Et il l'emmena dans l'embra- 
sure d'une fenêtre et s'entretint à voix basse pendant 
•quelques instants avec lui. 



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28 VENGEANCE FATALE 

Pendant ce temps, l'impatience dévorait les autres 
conjurés, qui demandaient tour à tour : quelles nou« 
velles ? Qu'y a-t-il ? Que se passe-t-il ? 

-^Eh bien ! voici ce qu'il y a, répondit enfin le doc- 
teur, les troupes marchent demain sur St-Charles pour 
y joindre l'armée du colonel Wetherall. Eh bien 1 il 
faut les arrêter à St-Denîs, et une rencontre est donc 
inévitable. 

— Tant mieux ! s'écrient alors cinquante voix en- 
semble, nous les verrons donc à l'œuvre ces tyrans, et 
nous saurons bien si ces braves soldats sont aussi gais 
sur le champ de bataile que dans leurs casernes ! 

— Amis, dit Papineau, vous devrez renoncer à votre 
projet, car ... Un grand bruit interrompit sa voix : 

Nous voulons nous battre, nous nous battrons, et 
de plus nous verrons la couleur du sang de ces anglais 
maudits ! s'écrièrent les patriotes, sans penser à l'in- 
sulte qu'ils faisaient à celui qui leur avait com*- 
muniqué ces nouvelles et qui n'était autre que le doc- 
teur Nelson. 

— Je vois avec peine, reprit Papineau, que rien nè 
peut ébranler votre courage et votre généreuse ardeur. 
Combattez donc pour l'amour de la patrie ! 

Le lendemain était le 22 novembre. Cette date 
nous rappelle toujours avec orgueil l'un des plus 
glorieux événements militaires de notre histoire, le feu 
de St-Denis. 

Dès l'aube, Saint- An toi ne et Saint- Denis furent le 
théâtre d'un magnifique spectacle. 

Des hommes enthousiasmés pour la défense de la li- 
berté opprimée, s'armaient de pistolets, de mauvais 
fusils, de piques, de pioches, et couraient au lieu du 
combat. 



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VENGEANCE FATALE 29 

Au bruit du tocsin, huit cents hommes se trouvèrent 
réunis ; mais tous n'étaient pas armés. Il n'y avait en- 
vironque cent- vingt fusils,bons ou mauvais.Ces hommes 
étaient tous venus des paroisses avoisinantes. Un 
grand nombre, qui se trouvaient sur la rive opposée à 
St-Denis, traversèrent dans des embarcations, qui 
s'enfonçaient dans Teau sous le poids des combattants. 

Parmi ces gens qui combattirent à St-Denis et dont 
le courage et le dévouement à la patrie firent des hé- 
ros, il faut remarquer le capitaine Labossière, de Con- 
trecœur, armé seulement d'un long pistolet. C'àtait un 
bel homme, gros et grand, bien fait et d'une grande 
force musculaire. 

Il arriva un des premiers à St- Antoine, et traversa 
aussitôt à St-Denis. 

— Tonnerre ! disait-il en regardant son grand pisto- 
let, je n'ai pas de fusil, moi, mais j'ai assez de mon' 
pistolet. C'est lui qui va en faire de la besogne, n'est- 
ce pas, Marguerite ? Vous ne comprenez pas ce que je 
veux dire, vous autres, ajoutait-il en s'adressant aux 
patriotes, quand je parle de Marguerite, mais je vais 
vous expliquer cela. Sachez d'abord que mes deux 
mellieurs amis sont Charlotte et Marguerite ; Charlot- 
te c'est ma bouteille, Marguerite mon pistolet. Jus- 
qu'ici j'avais toujours aimé l'un autant que l'autre, 
mais je crois qu'aujourd'hui je préfère Marguerite. 

— Tant mieux, dirent les autres, Marguerite ne man- 
quera pas de faire son devoir ! 

-T-Ah! pour ça, y a pas de saison y soyez sûrs que Mar- 
guerite fera son devoir ; ce qui ne m'empêchera pas 
bien entendu, de goûter à Charlotte de temps en 
temps. 



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30 VENGEANCE FATALE 

Pour toute réponse les patriotes pou&sèrent un 
hourra formidable. 

Cependant le combat était commencé à St-Denis. 
Le docteur Nelson commandait nos braven canadiens. 
Il s'était enfermé avec eux dans une grande maison de 
pierre' qui leur servait de forteresse. En même temps 
rartillerie anglaise ouvrait un feu meurtrier contre 
ces troupes improvisées. Au premier coup de canon, 
cinq hommes tombent morts. 

A cette vue les combattants de Nelson sont stupé- 
faits et leur ardeur commence à se ralentir. Mais celui- 
ci, les manches de sa chemise retroussées, se fraye un 
passage au milieu d'eux. 

" Ho donc ! mes amis, 8*écrie-t-il, ce n'est rien ; à la 
guerre comme à la guerre! Continuez votre feu." Et 
lui-même recule les morts, et ne craint pas de s'expo- 
'ser au danger. 

Ce courage ranime l'ardeur des patriotes. 

Peu de temps auparavant, les anglais avaient essayé 
de s'emparer d'une distillerie, défendue par une quin- 
zaine de Canadiens. Voyant le peu d'effet de l'artillerie 
et de la mousqueterie, le colonel Gore avait ordonné 
au capitaine Markham de l'emporter d'assaut. Mais 
Markham y fût blessé, et après des efforts inutiles, les 
Anglais durent reculer devant le feu de leurs adversai- 
res. 

Pendant ce temps, les gens traversaient toujours de 
St- Antoine. 

Les Anglais, inquiets, pointèreat un canon sur nn 
grand bac, qui contenait près de deux cents combat- 
tants, et le boulet passa si près du bateau, qu'en tom- 



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VENGEANCE FATALE Si 

bant dans le fleuve il fit rejaillir Teau sur les Canadiens 
qui ne ralentissaient pas leur course. (1) 

Cependant le combat ne cessait pas. Des deux côtés 
on se battait avec une égale fureur. Mais après six 
heures de combat, les soldats anglais commencèrent à 
retraiter et le colonel Gore, vieux décoré de Waterloo, 
dut abandonner la victoire aux patriotes, qui se mirent 
à la poursuite des troupes royales. (2) 

Au premier rang des Canadiens se trouvaient deux 
jeunes gens qui, pendant toute la durée du combat^ 
s'étaient distingués par leur acharnement contre les 
soldats anglais. Tout-à-coup, pendant que ceux-ci 
déchargeaient leurs dernières carabines, Tun d eux fit 
feu sur son compagnon, qui tombe roide moi t. 

Ce dernier avait nom Pierre Hervart; celui qui 
lavait tué s'appelait Raoul de Lagusse. Les Canadiens 
continuèrent à poursuivre les Anglais. 

Après le combat : " Avez- vous tué plus de chiens 
que moi, docteur ? " demanda une grosse voix. 

— Tiens, Labossière, fit Nelson en se retournant, 
t'es-tu bien battu ? 

— Si je me suis bien battu ? je cré bin, sacrebleu, 
j'ai tué trois soldats de la maison de St-Germain, (3) 
et quatre pendant la poursuite. Aussi je suis content de 
moi, et maintenant je m'en vais prendre une rasa> 
de ! (4) 



(1) Historique. 

(2) Nous avons emprunté quelques détails à Garneau. 

(3) La maison où s'étaient réfugiés les patriotes appartenait à ua 
nommé St-Uormain. 

(4) Ce Labossière n'est pas un personnage légendaire, mais au contraire 
parfaitement historique. 



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32 VENGEANCE FATALE 

DEUXIÈME PARTIE. 
I 

La Grâce de Dieu 

Vingt ans se sont écoulés depuis les événements que 
nou3 venons de raconter. 

Pendant le mois de juillet 1858, les comédiens de la 
troupe française de New-York et de la Nouvelle- 
Orléans, que n'a pas oubliée le public de Montréal qui 
fréquentait te théâtre à cette époque, donnèrent une 
représentation de la " Grâce de Dieu " ; ce magnifique 
drame applaudi alors sur tous les théâtres français et 
américains avait attiré, ce soir là, Télite de la société de 
Montréal, ce qui , n'empêchait pas la foule du peuple 
d'affluer au parterre, aujourd'hui converti en pa/rquet 
ou salle d'orchestre. 

Les loges privées avaient toutes été retenues d'avan- 
ce. 

Dans l'une d'elles étaient trois personnes sur lesquel- , 
les nous devons appeler l'attention de nos lecteurs. 

Ce groupe se composait de deux hommes et d'une 
jeune fille. 

Le plus âgé de ces deux hommes pouvait avoir une 
cinquantaiue d'années, quoiqu'il parût beaucoup plus 
jeune, malgré quelques rides qui sillonnaient son 
front haut et découvert. Il portait au petit doigt de 
sa main gauche un jonc émaillé 4-Une fleur bleue. 
Ce jonc devait inspirer beaucoup d'intérêt à son jeune 
compagnon, car depuis le commencement de la soirée, 
il n'en avait pas détourné sa vue un seul instant; 



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VENGEANCE FATALE 33 

Celui-ôi était un tout jeune homme qui appelait la 
sympathie par une figure noble et intelligente. Quand 
ses yeux avaient le malheur de se fixer sur Panneau dont 
nous parlions ci-dessus, son front se ridait péniblement 
et sa figure prenait une empreinte très-mélancolique. 
Ce jonc semblait lui rappeler quelque souvenir, et à 
Fexpression de son visage, ce souvenir devait être dou- 
loureux. Mais dès que son attention s'en détachait, 
elle se portait immédiatement toute entière sur la 
jeune fille assise à ses côtés, et alors tout changeait en 
lui, tristesse et rides se dissipaient et ses yeux repre- 
naient une douceur ineflTable, dès qu'ils se fixaient sur 
cet objet de toutes ses adorations. 

Elle était vraiment jolie. De longs cheveux blonds 
tombant négligemment sur ses épaules ; sa figure pres- 
que toujours colorée par un teint rose et frais ; ses 
yeux d'un bleu céleste; ses mains et enfin tous ses 
traits d'une délicatesse remarquable, lui donnaient une 
beauté virginale, celle qui caractérise le mieux les 
jeunes filles à cet âge. 

Disons ici que le jeune homme et la jeune fille 
étaient fiancés et que leur mariage n'était retardé que 
par l'admission du premier à la profession du droit 
qu'il étudiait depuis bientôt quatre ans. 

Pendant presque toute la durée de la représentation, 
la conversation des deux jeunes gens, aussi bien que 
l'attention qu'ils se portaient mutuellement, les avaient 
empêchés de suivre avec autant de soin qu'elle méritait 
la pièce donnée ce-soir là. Celui qui les accompagnait 
jetait parfois sur eux un regard de dépit. 11 y avait 
quelque chose de méchant dans ce regard mêlé de dé- 
dain et d'envie. Sans doute cet homme n'avait jamais 

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34 VENGEANCE FATALE 

connu les charmes d'une semblable allégresse, et doni 
ceux-là seuls qui s'aiment d'un amour réciproque ont 
jamais joui réellement. 

— Je crois, Hortense, dit-il, en se tournant du côté 
de la jeune lille, que tu n'auras pas beaucoup de détails 
à donner à Mathilde sur la pièce de ce soir. 
— Et pourquoi donc, mon père ? 
— Mais tu ne peux saisir les paroles des acteurs et 
causer tout à la fois.- Qu'en pensez- vous M. Hervart ? 
— Vous avez raison, M. Darcy, mais votre donnée 
n'est pas tout à fait exacte ; en effet nous avons cessé 
notre conversation à toutes les scènes émouvantes, et 
certes elles ne manquent pas. 

On était à la scène du cinquième acte, où l'amant 
de Marie vient demander sa main. 

— Oui, fit Hervart, en répondant à une question de 
son futur beau-père, c'est le mariage à la fin du 
drame. 

— Cela finit toujours ainsi. 

— La règle n'est pas générale cependant,j^[^fit tran- 
quillement Hervart ; on pourrait signaler quelques 
exceptions. 

Quoique ce dernier eût prononcé ces mots bien 
innocemment, M. Darcy tressaillit, mais il se remit 
très vite et ajouta : " Cette petite Marie a bien mérité 
son bonheur car elle a essuyé beaucoup de traverses." 

Cela me fait songer, fit Hervart, à une femme que 
j'ai connue et qui a été plus persécutée que Marie dans 
cette pièce. 

— Et a-t-elle succombé ? 

— Non, monsieur. 

— Demeure-t-elle à Montréal ? 



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VENGEANCE FATALE 35 

— Elle est morte. 

— Vous dites qu'elle est morte ? Alors, moi aussi, je 
l'ai connue. 

Si Hervart eût porté plus d'attention alors à M. 
Darcy, il aurait remarqué un léger tremblement dans 
sa voix, mais il se contenta de répondre : " Je ne le 
crois pas." 

Et ses yeux se tournèrent de nouveau vers la bague 
que M. Darcy avait à la main. Celui-ci s'en aperçut 
et parvint à la dérober à la vue du jeune homme. 

Le rideau tomba sur le cinquième acte. 

II 

Castor et Pollux 

A la sortie du théâtre, Hervart reconduisit en voitu- 
re M. Darcy et sa fille, mais malgré leurs invitations 
empressées, il refusa d'entrer vu l'heure avancée de la 
soirée, et ilse rendit immédiatement à son domicile sur 
la rue St-Hubert. 

Une agréable surprise l'attendait à son arrivée. 

A peine avait-il posé le pied sur la première marche 
^e l'escalier, qu'il entendit une voix bien connue lui 
criant de l'étage supérieur sur un ton jovial : " viens 
donc vite, déserteur, que je te serre la main." 

En trois bonds Hervart se trouvait auprès de son 
visiteur. 

— Ernest, toi ici ! fit-il d'une voix qui reflétait enco- 
re plus de joie que d'étonnement. 

— Comme tu vois, mon cher Louis, et parfaitement 
installé chez toi pour huit jours. Mais d'où viens-tu 
donc ? Voilà près d'une heure que je t'attends. 



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36 VENGEANCE FATALE 

— Tu verras qu'il n*y a pas de ma faute ; en effet, 
j'arrive du théâtre. Mais dis moî-donc comment tu as 
fait pour entrer, la concierge qui ne demeure jamais 
Après neuf heures et demie. 

— Quand j'ai frappé à sa porte, il était à peine neuf 
heures. Je te demande ; on me dit que tu es sorti et 
•que tu ne rentreras probablement pas avant minuit. 
Je ne tenais aucunement à attendre seul pendant trois 
heures. " Je reviendrai tantôt, dis-je à la concierge " 
— Mais il n'y aura personne pour vous ouvrir la porte, 
car je m'en vais à l'instant même. 

— Il y va d'un écu pour vous si vous m'attendez jus- 
qu'à ce que je revienne. 

— Très-bien, alors, j'attendrai. 

Je sors donc. A peine dehors je fais la rencontre de 
quelques amis et sans m'en apercevoir, voilà bientôt 
deux bonnes heures que nous flânons ensemble. Je sup- 
pose qu'il est temps pour moi de rentrer au logis ; j'y 
retrouve la concierge qui m'ouvre la porte et que je 
renvoie très-satisfaite, après lui avoir donné la récom- 
pense promise. Voilà, mon cher, comment je suis ins- 
tallé chez toi sans plus de façon. 

— Tu ne pouvais mieux faire. Depuis quand es-tu à 
Montréal ? 

— Je suis arrivé ce soir à sept heures et demie. 

Pierre apporta du tabac et, tous deux, ayant allumé 
une pipe, causèrent encore quelques instants, après 
quoi Louis invita Ernest à prendre du repos. 

— Mais es-tu fatigué ? demanda ce dernier à son ami. 
Quant à moi, tu sais que je n'ai point pour habitude de 
me coucher de bien bonne heure. 



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VENGEANCE FATALE 37 

— Oh ! je n'ai pas oublié nos veillées de Québec, mais 
je pensais qu'après ton voyage tu aurais peut-être 
besoin de sommeil. 

— Mais pas le moins du monde, et d'ailleurs tu sais 
que pour peu que la lassitude me gagne, je me retire 
sans attendre de permission. 

Et ils causèrent jusqu'à une heure avancée de la 
nuit. 

Par ce que nous venons de raconter, le lecteur a pu 
voir qu'une grande intimité existaitentre Louis et son 
ami Ernest. 

Cette amitié datait de plusieurs années et elle avait 
pris racine dans le cœur des jeunes gens, alors qu'ils 
étaient au Séminaire de Québec, où tous deux avaient 
fait leur cours d'études. Ils étaient dans la même classe 
et devaient ainsi se trouver, en même temps, prêts 
à faire le choix d'une profession après leur sortie 
du collège. Louis se décida pour l'étude du droit, 
qu'Ernest pour la médecine. Ils demeurèrent une couple 
d'années à Québec, toujours unis par leur ancienne 
amitié qui ne faisait que s'accroître, quoique d'un 
caractère assez opposé. Ernest aimait beaucoup 
plus les plaisirs que son ami et était plus léger 
que lui ; Louis, au contraire, était plus sérieux 
Ernest et apportait plus d'ardeur au travail que ce 
dernier. Quelquefois s'il voyait son compagnon de 
chambre trop adonné à la paresse, il lui faisait des 
remontrances plus ou moins sérieuses. Celui-ci l'écou- 
tait, puis après la semonce finie : je travaillerai mieux 
à l'avenir, réppndait-il. Mais alors le sévère étudiant 
ne devait pas regarder Ernest bien en face, car ce der- 



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38 VENGEANCE FATALE 

nier ne pouvait plas garder la figure sérieuse qu*il 
s'était composée pour écouter son ami. Aussi la 
remontrance se terminait-elle toujours par un franc 
éclat de rire de la part des deux jeunes gens. 

Cela fit qu'au bout de deux ans Ernest n'était guère 
plus avancé dans l'étude de sa profession qu'au 
début. Quand Louis vint résider à Montréal, Ernest 
retourna alors chez sa mère, à la campagne, et dit à la 
médecine un éternel adieu. Cependant son caractère 
gai s'accommodait difficilement d'une vie trop séden- 
taire et il arrivait parfois que l'ennui le gagnait dans sa 
retraite. Alors il prenait le chemin de Montréal, ou 
il invitait quelques amis chez lui. Nous ne termine- 
rions pas cette esquisse avec justice si nous n'ajoutions 
que, comptant «^ur la fortune dont il devait hériter 
plus tard, il n'avait jamais su calculer. 

Après une bonne nuit, Ernest se leva de très-bonne 
heure, ce qui était une dérogation à ses habitudes. 

Louis dormait encore. 

Ne voulant point le déranger, Ernest s'habilla sans 
bruit et sortit. 

Il était environ six heures. 

Le soleil, qui était très-ardent, couvrait déjà la 
plus grande partie de la ville. La nature semblait 
vouloir sourire aux yeux d'Ernest; déjà les oiseaux 
faisaient entendre au loin leur doux ramage, pendant 
qu'un rossignol gazouillait paisiblement dans un arbre 
à la porte du domicile de Louis, tout en sautant de 
branche en branche. Ernest se sentit radieux à cette 
vue, puis après s'être Arrêté quelques instants, il se 
dirigea vers le fleuve. 

Il venait de s'appuyer sur la balustrade du quai, lors- 



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VENGEANCE FATALE 39 

qu'il se sentit frapper sur Tépahie. Il se retourna aus- 
sitôt. 

— Depuis qu^^nd êtes- vous en ville ? lui demanda 
celui qui s'était permis cette accolade amicale ? 

— Depuis hier soir. Vous êtes matineux, M. Marceau; 
je vous avouerai que je ne comptais rencontrer guère 
que les gens qui se rendent au marché ou à leur travail. 

— Je me lève toujours vers cette heure ; mais je ne 
crois pas que ce soit une coutume chez vous, n'est-ce 
pas ? 

— Vous, avez raison, ce matin j'ai dérogé à mes 
habitudes. 

— Quel bon vent vous a poussé du côté de Montréal ? 
serait-ce por hasard, comme je le suppose, le bal de 
mademoiselle Darcy ? 

— Non, je n'en savais absolument rien et vous êtes 
ie premier à m'en parler. A propos, on dit que vous 
vous mariez ? 

— Et avec qui donc ? 

— Avec l'aînée des demoiselles Darcy, je crois. 

— On l'a dit, mais on ne le dira plus. 

— Mais dites donc, Edmond, ne pourriez- vous pas 
me procurer une invitation à ce bal ? 

— Oui, je le pourrais, sans doute, mais dans le mo- 
ment, vous comprendrez que je préfère ne pas être 
chargé de demandes semblables, et cela justement par- 
ce que je n'épouse plus Mademoiselle Darcy. Si vous 
vous adressiez à M. Hervart ... 

— En effet, vous avez raison. Salut donc, je m'en 
vais réveiller ce paresseux de Louis, qui doit dormir 
encore. Et tous deux se séparèrent. 



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40 VENGEANCE FAXALE 



• 



III 

Chez Monsieur Darcy 

Monsieur Darcy habitait avec ses deux filles une 
maison spacieuse sur la rue St- Alexandre, entre les rues 
Ste-Catherine et Dorchester. Après Tavoir reconduit 
chez lui ainsi que sa fille Hortense, après le théâtre, 
nous avons vu que Louis avait refusé d'entrer, prétex- 
tant l'heure avancée de la nuit. Mais là n'était pas 
pour lui la véritable raison de son refus. Il craignait 
bien plutôt de déranger Mathilde, sœur ainée d'Hor- 
tense, qu'on disait malade depuis quelque temps et 
qu'une indisposition avait retenue chez elle, le soir 
de la représentation de la " Grâce de Dieu ", 

Bien peu de personnes, cependant, avaient connais- 
sance de cette maladie, à l'exception de son père et de 
sa sœur. Louis la savait légèrement indisposée, et 
c'était tout ; il n'avait aucune idée de la cause qui 
la retenait, depuis quelque temps, aussi souvent chez 
elle. Pourtant rien n'était plus facile à expliquer. 

En eflet, ce n'était pas autant du corps que du cœur 
que Mathilde souflrait. Pendant un voyage à Québec, 
elle avait fait la connaissance d'un jeune homme qui 
faisait le même trajet qu'elle. Ce jeune homme, qui 
demeurait à Montréal, était Edmond Marceau. 

Durant leur séjour dans la vieille cité de Champlain, 
Edmond avait vu Mlle Darcy deux ou trois fois et, 
après leur retour à Montréal, il lui avait fait un grand 
nombre de visites. Bref, il fut très assidu auprès d'elle 
pendant une couple de mois et un amour réciproque 
paraissait établi entre eux, lorsque tout à coup on 



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VENGEANCE FATALE 41 

s'aperçut qu'il commençait à la négliger pour sa sœur 
Hortense. Gelle-ci, toute à TafFection de Louis, ne 
remarqua pas d'abord l'attention qu'Edmond lui 
portait. 

Mais Mathilde s'en affligeait beaucoup, son carac- 
tère, naturellement gai et jovial, était devenu triste et 
morose. Elle recherchait la solitude, et on la voyait 
sans cesse un livre à la main. Cependant elle ne lisait 
pas, ou du moins très peu ; c'était plutôt un prétexte 
de rester à la maison. 

Quant à Monsieur Darcy, il était contrarié de cette 
préférence accordée à la seconde de ses filles. Etait-ce 
qu'il trouvait injuste que celle-ci eût deux aspirants à 
sa main, tandis que sa sœur était pour ainsi dire dé- 
laissée ? Non, car si cette préférence eût été accordée à 
Mathilde, il en eût été enchanté. Quelle raison lui 
faisait donc aimer cette dernière plus que Tautre de 
ses enfants ? C'est ce que la suite de ce récit nous 
apprendra. 

Dans le cours de la journée où Ernest Lesieur avait 
rencontré Edmond Marceau, Mathilde et Hortense 
étaient toutes deux au salon, causant toilette relative- 
ment à leur prochaîne réception, lorsque se fit en- 
tendre la cloche de la porte. La servante apporta aus- 
sitôt un billet pour Hortense. 

Il se lisait ainsi : 

Mademoiselle, 

Me pardonnerez-vous le trouble que je vais vous 
causer en faveur de mon plus intime ami M. Ernest 
Lesieur, qui est à Montréal depuis hier ? J'ose mou» 



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42 VENGEANCE FATALE 

prier de lui adresser une invitation à votre soirée, après 
demain soir, et vous obligerez 

Votre très-dévoué, 

Louis Hervart. 

Hortense passa le billet à Mathilde. 

— Je vais adresser une invitation à M. Lesieur 
immédiatement, fit celle-ci. 

— Merci, répondit Hortense. 

Quelques minutes après, le cocher partait avec 
une invitation pour Ernest et un mot d'Hortense 
pour Louis. 

Voici ce qu'Hortense avait écrit : 
Mon cher Louis 

Je viens de recevoir vos quelques lignes et j'ai 
agréé votre demande avec d'autant plus de plaisir 
qu'elle était pour un de vos amis. Je comprends que 
vous soyez avec lui la plupart du temps, mais s'il 
s'absentait, viendriez-vous ce soir ? 

Votre Hortense. 

Quand le billet d'Hortense lui fut remis, Louis était 
seul dans son boudoir et fumait. En moins de temps 
qu'il ne faut pour le dire, il avait dévoré la lettre 
d'Hortense. 

Cela est impossible, se dit-il ; il faut nécessairement 
que je demeure avec Ernest ce soir. Néanmoins, je 
devrais trouver un moyen de l'écarter. Il est fort cu- 
rieux ; en laissant le billet sur la table avec l'invita- 
tion, il ne manquera pas de le lire et par là même de 
«'absenter. Essayons. 



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VENGEANCE FATALE 43 

Et Louis fit comme il avait dit et sortit. 

Nous admettons Tégoïsrae de Tacte qu'il venait de 
commettre, mais les amoureux ne pensent qu'à eux- 
même& 

Cependant Ernest, après avoir digéré un copieux 
repas, était passé par le bureau de Louis. Celui- 
ci n'y était pas. Ernest ne prit pas d'abord le chemin 
du domicile de son ami, et après un long détour, il 
n'arriva chez Louis qu'après le départ de celui-ci. 
Comme l'étudiant l'avait pensé, Ernest ne lut pas sans 
satisfaction l'invitation des demoiselles Darcy, puis 
ayant aperçu le billet d'Hortense, il le lut en entier. 

— Comme cela vient à point, dit-il, moi qui devais 
aller au théâtre ce soir. Ainsi, rien ne m'empêchera 
d'aller de mon côté et Louis du sien. Mais le plus 
important est fait ; j'ai mon invitation. Maintenant 
allons voir si je ne rencontrerai pas Louis quelque 
part. 

Et il sortit. 

Le surlendemain, il y avait foule chez monsieur 
Darcy, toute l'aristocratie de la ville, tant anglaise que 
canadienne, était réunie ce soir là dans la rue St- 
Alexandre. 

La maison était splendidement illuminée, la musique 
ravissante. 

Il y eut d'abord un peu de froideur dans cette nom- 
breuse assemblée, mais peu à peu l'entrain gagna tout 
le monde, et bientôt la gaieté envahit complètement la 
salle. Les toilettes, pour la plupart, étaient superbes ; 
les belles soies ainsi queles plus fines dentelles affluaient, 
et ça et là on pouvait remarquer des diamants d'une 
grande valeur. 

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44 VENGEANCE FATALE 

Hortense. qui s'attendait à ouvrir la danse avec 
Louis, se trouva quelque peu désappointée. Comme ce 
dernier n'avait pas encore paru dans les salons, Edmond 
Marceau vint lui demander le premier quadrille et elle 
dut nécessairement le lui accorder. Ils avaient pour 
vis-à-vis Ernest et Matliilde,qui paraissait moins morne 
qu'à Tordinaire. 

La toilette des deux sœurs était exactement sem- 
blable. 

Chacune avait une robe de soie rose ; ces robes qui 
avaient été faites par Madame Dennie, seyaient très- 
bien aux deux jeunes filles. 

Hâtons-nous de dire que Mathilde ne le cédait guère à 
sa sœur en beauté. Plus grande qu'Horthense. et plu» 
svelte qu'elle, elle avait les traits moins réguliers que 
sa sœur, mais sa figure était empreinte de plus de 
majesté. Ses yeux pétillants d'esprit étaient noirs 
comme jais. Ses cheveux étaient de la même couleur ; 
et de même que Hortense était une très-jolie blonde, on 
pouvait dire que Mathilde était une très-jolie brune. 
Bref, il eût été diflScile de faire un choix entre les deux 
sœurs sans faire revivre l'étemelle question de la 
brune et de la blonde. Mais finissons de décrire la 
toilettes de demoiselles Darcy. Une simple fleur or- 
nait leur tête] pour bijoux toutes deux avaient une 
épingle et des pendants d'oreilles en or, sur lesquels 
étincelait aux rayons lumineux un solitaire très- 
brillant. 

— Mademoiselle, disait Edmond à Hortense, j'ai ra- 
rement vu une soirée, où les jolies toilettes soient aussi 
nombreuses que ce soir. 

Ernest disait à Mathilde, qui de temps en temps 



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VENGEANCE FATALE 45 

tournait les yeux vers Edmond : Je suis très sensible, 
mademoiselle, à Tinvitation que vous avez bien voulu 
m'adresser, quoique je fusse tout à fait étranger dans 
<5ette maison. 

— Nous n'avions rien à refuser à M. Hervart, fit-elle, 
-et dès qu'il s'agissait de son ami, votre place était na- 
turellement ici. 

— Monsieur Hervart n'est donc pas ici ? demanda 
malicieusement Edmond à Hortense. 

— Oui, répondit celle-ci, mais il n'a pas encore fait 
son apparition dans la salle de danse ; tenez, le voici, 
ajouta-t-elle en voyant venir Louis. 

Celui-ci vint saluer sa bien-aimée, mais il ne put 
d'abord lui parler en toute liberté à cause de la pré- 
sence d'Edmond qui le gênait. 

Depuis quelques instants la pren^ière danse était 
finie, et la seconde allait bientôt commencer : c'était 
une valse. Cette fois, Hortense put danser avec Louis 
pendant que Mathilde faisait le tour des divers salons, 
toujours accompagnée par Ernest, sur qui elle avait 
produit un charme tout nouveau diflScile à expliquer 
chez lui. Aussi avait-il l'air un peu gauche pour la pre- 
mière fois dans un salon. Il était comme fasciné par 
les yeux de la jolie brune. Il voulait lui parler et il 
n'osait pas. Enfin il la laissa sur un fauteuil, avec une 
dame que son âge empêchait d'avoir beaucoup d'at- 
traits pour la danse, et il entra dans le salon où l'on 
valsait toujours. Il se mêla aux groupe des danseurs. 

— Louis, moi qui vous attendais pour le premier 
quadrille, que faisiez-vous donc ? demanda Hortense à 
son fiancé. 

— Je le désirais autant que vous, Hortense, même 



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46 VENGEANCE FATALE 

plus, répondit le jeune homme, mais malheureusement 
je n'y étais pas. Mais je me reprendrai demain soir 
chez madame Larveau. 

— Ainsi c'est convenu, j'aurai la première dans» 
avec vous ? 

— C'est entendu. 

— Très-bien alors. Mais n'oubliez pas votre promesse. 

— Oh ! pour cela, je ne l'oublierai certainement pas. 

Le bal s'achevait au milieu, des danses et du vin. 

Tout à coup Louis se sentit légèrement tiré par le 
bras. Il se retourna et vit Ernest. 

— Mon ami, lui dit ce dernier, sais-tu que mademoi- 
selle Mathilde est vraiement jolie 

— Tu ne m'apprends là rien de nouveau. 

— Et qu'elle est tout à fait charmante. 

— Où veux-tu en venir ? 

— A ceci : que je l'aime. 

— Tu ne peux prendre une telle décision la première 
fois que tu rencontres une femme. 

— Oui ; tu sais bien que ce que j'aime moi, c'est l'im- 
prévu. 

— ^Ainsi, tu crois aimer Mathilde ? 

— Non seulement je le crois, mais je l'affirme, et 
même je lui ai dit que je l'aime ! 

— Comment ! tu as osé... 

— Oui, j'ai osé lui avouer mon amour. 

— Lorsqu'elle en aime un autre... 
— Qui ne l'aime pas. Et d'ailleurs elle ne l'aimera 
pas longtemps» Même elle n'a pas mal accueilli la dé- 
claration que je lui ai faite, je la reverrai demain chez 
Madame Larveau, je fais le galant auprès d'elle, et 
avant deux mois je l'épouse. 

— Alors, tant mieux pour elle et pour toi, fit Louis 



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VENGEANCE FATALE 47 

en riant. Tu vas m'excuser, mais il y a une dame qui 
m'attend à la salle de réveillon. 



IV 



VOYAGE A N. 

Mathilde était restée toute abasourdie de la déclara- 
tion que lui avait faite Ernest. La surprise qu'elle en 
ressentit Fempêcha de lui répondre ; mais comme 
ce dernier l'avait dit à l'étudiant en droit, elle n'avait 
pas paru mal accueillir cet étrange aveu d'un amour 
né depuis quelques instants à peine. En l'apercevant 
pour la première fois, elle avait surtout remarqué la 
beauté et les manières distinguées du jeune homme. 
La politesse qu'il lui avait témoignée dès le commence- 
ment de la soirée lui faisait plaisir, tandis que l'éloi- 
gnement qu'Edmond Marceau paanifestait depuis 
quelque temps pour elle, surtout pendant ce bal 
où, se contentant de la saluer, il ne l'avait pas fait 
danser une seule fois, avait fort blessé la jeune fille 
et commençait à l'arracher à un amour trop tôt con- 
tracté et que quelques jours de plus devaient faire 
évanouir à jamais. 

Après le départ des convives, avant de se mettre au 
lit, Mathilde raconta à sa sœur l'étrange propos que lui 
avait tenu Ernest. Celle-ci ne voyait dans Ernest que 
l'ami de son fiancé. Cette nouvelle ne pouvait que lui 
•auser un vif plaisir. 

— Qu'as-tu répondu ? demanda-t-elle à Mathilde. 

— Je n'ai rien répondu du tout, tant une semblable 
déclaration m'a frappée sur le moment. 



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48 VENGEANCE FATALE 

— Maie pourrais-tu Taimer ? D abord il faudrait 
oublier Edmond ? 

— Il est à peu près oublié, fît Mathilde tout bas et 
comme si elle eût eu peur d'être entendue même 
d'Hortense. 

— Monsieur Lesieur a été très poli pour toi, ce soir, 
et ses manières, en nous révélant le côté du gentil- 
homme, laissent loin derrière lui M. Marceau, qui 
pourrait être souvent repris pour manque de bonne 
éducation. 

— Cela est très vrai, il ne m'a pas même offert une 
danse. 

— Tu vois bien. . . 

Hortense n'acheva pas la phrase qu'elle venait de 
commencer. 

— ^D'ailleurs, ajouta-t-elle, je n'ai jamais aimé la fi- 
gure de cet homme. 

Les jeunes filles causèrent encore longtemps. 

Dormons, dit enfin Hortense, nous verrons plus 
tard. 



Le lendemain soir, Louis, comme il le lui avait pro- 
mis la veille, ne manqua pas de demander à Hortense 
sa première danse chez Madame Larveau. 

Cette dame Larveau était une femme de haute tail- 
le, sèche et mince et à qui Vénus n'avait rien accordé 
dans la distribution de ses grâces. Il en était de même 
de ses deux filles dont l'une était âgée d'une trentaine 
d'année et l'autre de quelques années de moins. La 
mère racontait partout, à qui voulait l'entendre, que 



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VENGEANCE FATALE 49 

ses deux filles ne se mariaient pas parce qu'elles re- 
doutaient trop de ne pas trouver le bonheur dans le 
mariage; malheureusement les histoires de la mère 
n'étaient pas toujours prises à la lettre. 

Ernest, qui espérait recevoir une invitation de la 
mère» s'était montré très-attentif auprès de ses filles, 
chez Mr Darcy, et en effet nous pouvions le voir enco- 
re auprès de Mathilde à la réception de Mde. Larveau. 

On dansait une valse. Ernest emmena la jeune fille 
à l'écart. 

— Mademoiselle, dît-il, avez- vous songé à ce que je 
vous ai dit hier ? 

— Je vous avouerai, répondit Mathilde, que j'ai 
été si surprise, quand je vous ai entendu me tenir un 
pareil langage la première fois que je vous voyais, 
que je n'ai pu m'empêcher d'y penser un peu. 

— Vous avez dû en effet trouver mes paroles hors 
de propos, mais quand je ressens quelqu'émotion, il 
m'est impossible de la contenir. Ainsi puisque je n'ai 
pu vous cacher mes sentiments plus longtemps, vou- 
driez-vous me faire connaître les vôtres à mon égard ? 
Voyez bien, et Ernest s'animait de peur de recevoir 
une réponse qui détruirait ses illusions, quoique je ne 
vous connaisse que d'hier, je vous aime à la folie et je 
ferais tout pour vous prouver mon dévouement et mon 
amour, si je pouvais faire quelque chose en ce sens. 

— Mais, monsieur, il y a si peu de temps qu3 je 
vous connais . . . 

— Une simple réponse, mais tout de suite cepen- 
dant, je ne veux pas attendre. 

Mais Mathilde se taisait. 
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50 VENGEANCE FATALE 

— Vous ne me répondez pas, reprit Ernest. 

— C'est que ma réponse vous serait, peut-être trop 
favorable. 

Ernest ne se possédait plus. 

— Je t'aime, murmura-t-il tout bas. 

Et saisissant la jeune fille par la taille il l'entraîna 
dans le tourbillon des valseurs. 

Louis et Ernest retournaient à leur logis de la rue 
St Hubert. 

— J'ai revu mademoiselle Darcy ce soir. 

— Eh bien ? 

— Je lui ai renouvelé ma déclaration d'hier. 

— Comment l'a-t-elle accueillie ? 

— Comme je la pressais de me laisser connaître sa 
réponse : " La seule que ja puisse vous faire, a-t-elle 
dit, vous sera toujours favorable." 

— Reçois donc mes cordiales félicitations, car tu ne 
pouvais faire un meilleur choix. 

— Ce n'est pas tout. Demain, nous rendons 
nos visites chez les demoiselles Darcy et chez Ma- 
dame Larveau, puis, nous partons pour N. oii tu 
vas venir te reposer chez moi pendant une huitaine de 
jours. Dans deux mois, je reviens et nous épousons 
les deux sœurs le niême jour. 

— Très-bien, je souscris à la première partie de ton 
programme ; quand à la seconde, nous verrons plus 
tard. 

— Hortense, disait Mathilde à sa sœur le même soir, 
il s'est encore montré très-poli pour moi, et il m'a dé- 
claré de nouveau qu'il m'aime. 



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VENGEANCE FATALE 51 

— Et toi, fit Hortense ? 

— Je Fai revu avec le même plaisir ; ses manières 
et sa conversation toujours agréables font que, malgré 
moi, je le trouve sympathique, et je m*ennuie déjà 
presque de lui. 

— Vois comme tout va bien, tu vas épouser M. 
Lesieur, Tami intime de Louis, et les nouveaux liens 
qui les attacheront ne peuvent que resserrer davan- 
tage l'amitié qui les unit déjà. Pour nous ce sera le 
bonheur perpétuel. 

Hélas ! les deux jeunes filles étaient loin de prévoir 
Tefiroyable catastrophe, qui allait bientôt fondre sur 
elles. 

Louis et Ernest firent leurs visites comme ils avaient 
dit et partirent bientôt pour N . . . . Louis devait écrire 
à Hortense tous les jours. 

A peine était-il arrivé chez Ernest que, fidèle à sa 
promesse, il adressa une première lettre à sa fiancée. 
Cette lettre fut suivie de plusieurs autres. Nous déta- 
cherons les deux suivantes de sa correspondance. 

N.... 23 juin 1858. 
Ma chère Hortense, 

Je suis arrivé à N . . . . hier soir à neuf heures ; 
j'étais quelque peu fatigué et la première veillée que 
je devais passer chez Ernest n'a pas été très — longue. 
Je ne connais pas encore assez mon nouveau séjour 
pour vous le décrire, mais si vous le permettez je vous 
dirai quelques mots de notre trajet. A notre arrivée, 
un excellent souper préparé par madame Lesieur nous 
attendait. Tous les mets étaient d'une saveur exquise ; 
aussi y en a-t-il bien peu auxquels je n'ai pas fait hon- 
neur. 



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82 VENGEANCE FATALE 

Madame Lesieur a causé longtamps avec nous et 
elle a été pour moi d'une politesse parfaite. Je ne 
savais comment la remercier des égards qu'elle me 
témoignait sans cesse ; mais elle m'imposait silence en 
disant qu'elle ne croyait jamais faire trop pour l'ami 
de son fils. Quant à Ernest, il prétendait recevoir son 
ami et son parent en même temps. 

Comme je disais plus haut, je suis tout à fait étran- 
ger dans ma nouvelle résidence qui n'est rien moins 
qu'un splendide manoir, et je ne le connais pas assez 
pour vous en parler avec connaissance de cause. Je 
réserve donc plus de détails pour ma prochaine, car 
pour le moment je sors avec Ernest, qui veut absolu- 
ment que j« le suive à la chasse. 

Veuillez agréer l'expression de mes sentiments les 
plus tendres. 

Louis Hervart. 

Quelques jours après Louis répondait ainsi à une 
lettre de sa bien-aimée. 

N ce 1er juillet 1858. 

Ma chère Hortense, 

J'ai ressenti un vif plaisir hier en recevant votre 
lettre. Le fait est que la plus grande partie de la 
journée s'est écoulée, quant à moi, à lire et relire ces 
charmantes lignes que j'attendais avec impatience. 

Je suis très-heureux que vous désiriez mon retour 
à Montréal Aussi n'étaient-ce la cordialité avec 
laquelle j'ai été reçu ici par M. Lesieur et la beauté du 

site, il est probable que je ne serais plus à N 

d'où je compte partir demain. Tous les matins, quand 



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VENGEANCE FATALE 63 

je puis assister au lever du soleil, un tableau superbe 
se déroule à mes yeux. 

Ce matin, par exemple, le soleil perçait de ses rayons 
dorés la haute cime des arbres et les eaux d'un gracieux 
petit étang, où Ton voit tous les jours se baigner une 
nuée de canards des couleurs les plus variées. Je 
ressentais cette douce fraîcheur du matin que laisse 
ïa brume en se dissipant en rosée. Ajoutons à cela le 
chant des oiseaux, la vue au loin des gracieuses mon- 
tagnes de notre pays, du grand fleuve, dont les eaux 
calmes toute la nuit commencent à bouillonner en flots 
que Ton peut entendre très loin ; tout cela me réjouit, 
me charme, m'enivre ! 

Si Hortense était ici, me dis-je, dans ce temps-là, 
qu'elle trouverait cela beau, qu'elle aimerait à confier 
ses secrets à la solitude de ces bois, qui nous? porte sans 
cesse à une poétique rêverie. 

Ernest se joint à moi pour vous saluer ; il n'a pas 
oublié mademoiselle Mathilde à la campagne, il ne 
cesse de m'en parler. Veuillez me rappeler à son 
souvenir. J'espère avoir le bonheur de vous presser 
les tûains demain. 

Veuillez accepter les meilleurs souhaits de 

Votre très-aflectueux Louis. 

Nous avons pu voir par les lettres qu'Hortense avait 
reçues de Louis, que celui-ci avait été accueilli chez 
madame Lesieur, avec la déférenece de la plus gra- 
cieuse hospitalité, tandis qu'Ernest lui témoignait tous 
les égards d'une vive amitié. Aussi la pensée de 
quitter ce superbe endroit ne serait probablement pas 



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54 VENGEANCE FATALE 

venue à Louis sans le souvenir d'Hortense, qui le 
poursuivait continuellement. 

Toujours les repas étaient animés de propos amu- 
sants. 

Un jour madame Lesieur, qui était d'un naturel assez 
gai, taquinait Louis à propos de mademoiselle^ Darcy. 
— Maman, dit tout à coup Ernest, il me semble, depuis 
que M. Hervart est ici, que tu amènes souvent dans nos 
propos la question d amour ou de mariage. 

— Est-ce que ce sujet t'ennuierait par hasard, 
demanda Madame Lesieur ? Du reste peut-être es-tu 
injuste envers moi. 

— Oh ! Ne va pas craindre que je m'ennuie jamais 
dans ta compagnie ; si j'ai parlé comme je viens de le 
faire, c'est que j'avais un secret à te confier. Je choisis 
donc cette occasion de t'apprendre que j'ai pris la réso- 
lution de me marier, et que mon mariage est irrévoca- 
blement fixé à deux mois. 

En entendant ces paroles de son fils, la pauvre mère 
avait pâli. 

— J'espère,dit-elle,que ce n'est pas avec Mademoiselle 
Montferraeuil. 

Suzanne Montfermeuil était la fille du forgeron de 
N. .. Elle était très jolie et spirituelle, mais elle avait 
aussi la réputation d'une coquetterie outrée. Les jeunes 
gens du village étaient reçus très-librement chez elle 
et elle avait réussi à y attirer Ernest, qui bientôt 
parut entièrement subjugué par les charmes de l'agré- 
able villageoise. 

Depuis son retour de Québec, Ernest ne faisait rien 
et paraissait n'avoir aucun goût pour le travail, sa 



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VENGEANCE FATALE 55 

mère le poussait au mariage, espérant qu'il devien- 
drait moins léger s'il prenait cette résolution. Or, ne 
voilà-t-il pas qu'un jour on vient annoncer à Madame 
Lesieur le mariage de son fils avec Suzanne Montfer- 
meuil, et que tous les efforts pour le détourner d'un 
projet aussi insensé sont restés sans aucun succès. 
Madame Lesieur croyant ce rapport faux ou du moins 
sans fondement, commença par en rire, mais lorsqu'elle 
fut seule avec Ernest : 

— Sais-tu ce que Ton dit de toi, Ernest ? lui deman- 
da-t-elle. 

— Non, répondit le jeune homme. 

— Eh bien, on dit que tu dois épouser la fille du 
forgeron. 

Ernest ne répondit rien. 

— Eh bien ? fit la mère inquiète. 

— Ma mère, on vous a dit la vérité, dit Ernest. 

La foudre serait tombée à ses pieds dans la maison 
que Madame Lesieur n'eût pas été secouée davantage. 

— Et moi, qui n'ai voulu ajouter aucune foi à cette 
nouvelle, quand tes amis sont venus m'en instruire ! 

Au fond Ernest avait un bon cœur et il aurait re- 
gretté la moindre peine qu'il eût pu causer à sa mèret 

— Calme toi donc, ma bonne mère, lui dit-il, le ma- 
riage n'est pas encore fait ; je m'ennuie depuis quel- 
ques jours. Pour me distraire je vais partir pour 
Montréal. 

Il se dirigea en efiet du côté de la ville, et, on sait 
les nouveaux projets qu'il avait conçus pendant son 
séjour chez Louis. 



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56 VENGEANCE FATALE 

Le lecteur n'en comprendra pas moins l'embarras de 
Madame Lesieur, lorsqu'elle disait à son fils : ''j'espère 
que ce n'est avec mademoiselle Montfermeuil." 

Mais Ernest la rassura promptement. 

— Oh, dit-il, ces amours sont oubliées, et comme 
Suzanne ne m'a jamais aimé sérieusement, elle se con- 
solera facilement. Noij, je vais épouser Mademoiselle 
Darcy, la sœur ainée de la fiancée de mon ami Louis 
qui est charmatite. N'est-ce pas, Louis, fit-il en s'adres- 
sant à ce dernier, qu'elle est charmante ? 

— Tout à fait charmante, répondit Louis. 
Madame Lesieur avait eu le temps de se remettre. 

Elle fit entendre un grand éclat de rire. 

Tu dis que tu vas épouser Mlle Darcy. Sais-tu 
au moins si elle a de l'aifection pour toi ? L'as-tu vue 
assez souvent pour pouvoir juger de son caractère ? 
Car pour l'épouser dans deux mois.... 

— Si j'ai vu mademoiselle Darcy ? Deux fois, la 
première chez elle et l'autre chez Madame Larvean- 
Mais cela me suflSt. Dès le premier soir, je l'ai aimée 
^t je le lui ai dit. Le lendemain, je l'ai trouvée plus^ 
belle que la veille, et je sais qu'elle me porte autant 
d'aflection que j'en ai pour elle. Rien n'empêche donc 
que je me marie dans deux mois. 

Madame Lesieur et Louis souriaient malgré eux 
aux promptes décisions d'Ernest. 

Quant à la mère de celui-ci, quoiqu'elle fût natu- 
rellement très surprise en apprenant cette nouvelle 
aussi brusquement, elle ne l'accueillait pas moins avec 
plaisir, car le mariage avec Suzanne Montfermeuil se 
trouvait ainsi brisé pour toujours. 



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Vengeance fatale 5T 

— M. Hervart se marie-t-il dans deux moîs,deïnanda- 
t-elle, en riant, car vous devriez épouser les deux 
sœurs le même jour ? 

— ^Le temps n'est pas fixé, répondit Louis ea 
souriant. 

— Ma mère a raison, fit Ernest, en conséquence je 
donne quinze jours de grâce à Louis. 

— Vraiment, dit celui-ci, je croirais presque que je 
suis ton obligé ! 



Les deux bagues. 

Cependant à Montréal, Hortense attendait avec 
impatience le retour de son fiancé ; mais elle trouva 
son absence moins longue, grâce surtout au caractère 
de Mathilde, qui était redevenu aussi gai et même plus- 
gai, qu'auparavant. Les deux sœurs s'entretenaient 
journellement des deux jeunes gens alors absepts de 
la ville. C'était leur plus doux passe-temps. 

Enfin, le neuvième jour après son départ, Louia 
arriva à Montréal. 

En quittant N.....au moment de se séparer de 
ceux qui l'avaient reçu avec tant d'égards et lui avaient 
oflèrt une si généreuse hospitalité, il eut un serrement 
de cœur ; il regrettait aussi les beaux arbres qui 
couvraient presque partout cette délicieuse villa, ainsi 
que le charmant petit étang dont il avait parlé à 
Hortense dans Tune de ses lettres. " Voilà la place- 
qui conviendrait à Hortense," se disait-il. 

Mais l'amour l'appelait ailleurs ; aussi avait-il résisté 



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S8 VENGEANCE FATALE 

aux invitations réitérées de Madame Lesieur et 
d'Ernest pour lui faire continuer son séjour dans leur 
manoir plus longtemps. 

De son côté, Hortense avait hâte de revoir son fiancé. 

Quant à Ernest, il fût peut-être reparti pour Mont- 
réal en même temps que Louis, mais quelques affaires 
nécessitaient sa présence à N..., surtout à une époque 
où il prenait une décision aussi grave. Mais il devait 
rejoindre son ami quelques jours plus tard. 

Parmi les premières personnes que Louis devait 
rencontrer dans les rues de Montréal était M. Darcy , 
qu'il aperçut causant avec un individu qui lui était 
tout à fait inconnu. Darcy paraissait très agité et 
parlait sur un ton qui ne souffrait pas de réplique. 
Son interlocuteur devait se sentir dans le tort, car il 
subissait les remontrances du banquier sans faire la 
moindre objection. 

Louis passa inaperçu à côté d'eux. 

Tout en marchant il remarqua le jonc que Darcy 
portait toujours à la main gauche et qui brillait, en 
ce moment, plus que jamais. 

La vue de ce jonc produisait toujours sur l'étudiant 
-en droit une vive impression. 

Oh ! ce jonc, ce jonc i s'écria-t-il, il faudra bien que 
je sache ! 

Il s'arrêta un moment pensif, puis il prit d'un pas 
fiévreux la route de son domicile, en répétant : " il 
faut que je sache ! " 

Arrivé chez lui, il ouvrit un buffet d'où il retira une 
petite boîte dans laquelle il plongea un regard avide, 
et il y prit une bague soigneusement enfermée dans 
une enveloppe. 



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VENGEANCE FATALE 59 

Il Texamina longtemps. 

Ce jonc très-uni était seulement émaillé d'une petite 
fleur bleue. Il était en tout semblable à celui que 
portait Darcy. 

Louis retira de l'enveloppe un billet et lut tout haut : 

" Mon fils, défie-toi toujours de celui, qui portera un 
jonc semblable à celui que je te laisse. Je te prie de le 
conserver précieusement en souvenir de ta mère. 

Plus bas, il y avait : 

" Défie-toi de celui qui a nom Raoul de Lagusse. " 

La lettre était signée : 

Mathilde Gagnon Hervart 

Elle était datée du 29 décembre 1838. 

Or, cette date était précisément celle du jour, où 
Louis était devenu orphelin de sa mère. On sait que 
son père avait été tué au feu de St. Denis, un an aupa- 
ravant. 

Ce papier était, sans contredit, d'une grande impor- 
tance pour Louis. 

Nos lecteurs sauront plus tard comment ce précieux 
document se trouvait en sa possession. 

Il resta plusieurs heures à contempler ce jonc et à 
relire le* derniers avis qui lui venaient de sa mère. 

Tout à coup, le son argentin d'une horloge, sus- 
pendue dans sa chambre, le fit tressaillir. 

Trois heures venaient de sonner. 

— Trois heures ! s'écria-t-il, et Hortense qui m'at- 
tendait pour dîner ! 

Il replaça le tout oomme c'était auparavant, et se 
rendit immédiatement chez M. Darcy. 



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60 VENGEANCE FATALE 

• A tout moment, Hortense s'attendait à voir arriver 
Louis heureux de la revoir. 

Elle ne pouvait comprendre le retard qu'il appor- 
tait dans sa visite. 

Midi sonna. 

M. Darcy demanda le dîner. Hortense, cherchant un 
prétexte pour retarder le dîner de quelques minutes 
encore, répondit qu'il n'était pas tout à fait prêt. 

Mais un quart d'heure après, le père ayant réitéré 
son commandement, il fallut lui obéir. 

Hortense affecta un mal de tête et ne se mit pas à 
table. 

Elle s'enferma dans sa chambre et se mit à la croi- 
sée pour guetter la visite de Louis, mais celui-ci n'ar- 
rivait pas. 

Enfin lasse d'attendre aussi longtemps, Hortense 
résolut de sortir et partit dans un coupé attelé de deux 
chevaux fringants de race anglaise. 

Elle ordonna à son cocher de passer devant l'étude 
du patron de Louis, mais après avoir jeté un regard à 
travers les croisées, elle ne le vit pas à son poste. Elle 
fît alors changer la voiture de direction et la fit arrê- 
ter à quelques pas du domicile de l'étudiant, après 
avoir glissé entre les mains de son cocher un billet 
écrit à la hâte. 

Mais le cocher rapporta le billet en disant que M. 
Hervart venait de sortir. 

Hortense prit alors le parti de retourner chez elle. 

Le lecteur sait qu'en abandonnant son logis, Louis 
s'était rendu directement chez M. Darcy. A peine 
arrivé, il demanda naturellement à être introduit 



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VENGEANCE FATALE 61 

auprès d'Hortense, mais cette dernière n'était pas^ 
encore de retour. Il allait repartir assez tristement» 
lorsqu'il aperçut la voiture qui la ramenait à la maison. 
Hortense, en apercevant son fiancé, ne put retenir un 
cri de joie. 

Si Ton songe qu'il passaient rarement une journée 
sans se voir, la séparation des deux amoureux leur avait 
paru longue. Aussi leur première rencontre après le 
départ du jeune homme ne pouvait manquer d'être 
joyeuse ; le fait est que leur conversation ne taris sait 
point. Entre autres choses, Hortense demanda à Louis 
la cause de son absence du dîner où on l'avait attendu- 
Ne sachant trop comment s'excuser, il se contenta de 
dire qu'un travail commandé par son patron et qui ne 
pouvait souffrir le moindre retard l'avait empêché de 
se rendre à l'invitation de la jeune fille. Hortense 
parut satisfaite de cette réponse. 

Ils causèrent ainsi pendant une grande partie de 
l'après-midi de ces milles propos vieillis et néanmoins 
toujours nouveaux entre amoureux, sans s'apercevoir 
de l'heure qui avançait sans cesse. 

Ils furent enfin rappelés de leur tête-à-tête par 
l'arrivée de M. Darcy. Louis resta à souper. 

Il fut gai au commencement du repas ; mais tout à 
coup il devint froid et sérieux. Ses yeux avaient ren- 
contré le fameux jonc et devaient y demeurer fixés 
jusqu'à la fin du souper. 

M. Darcy feignit de ne pas s'en apercevoir ; Hor- 
tense 'ne savait à quoi attribuer ce changement dans 
l'attitude de Louis. 

Quant à ce dernier, un violent combat se livrait 



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62 VENGEANCE FATALE 

dans son âme. Devait-il craindre un ennemi dans le 
père d'Hortense ? D'un autre côté comment expliquer 
la possession de ce jonc par M. Darcy ? Le billet qu'il 
tenait de sa mère ne parlait que de Raoul de Lagusse. 
Aurait-il deux ennemis ? Toutes ces pensées bourdon- 
naient dans sa tête et Tempêchaient d'y voir clair. 

Cependant dès qu'ils furent levés de table, il parut 
resaisir sa gaieté habituelle. 

On passa dans le salon. 

— Hortense, demanda Louis à la jeune fille, savez- 
vous d'où^ Monsieur Darcy tient le jonc émaillé 
d'une fleur bleue qu'il porte continuellement à la main 
gauche ? 

— Non, répondit Hortense. Mais que peut vous 
faire ce jonc ? Serait-ce pour m'en donner un sem- 
blable, ajouta-t-elle en souriant ? 

— Peut-être. 

— Dans ce cas, je vais le savoir de mon père, et 
Hortense traversa la chambre pour se rendre auprès 
de Darcy, qui fumait tranquillement un cigare de 
Havane, mais sans perdre un mot de la conversation 
des deux jeunes gens. 

Cependant, il feignit n'avoir rien entendu et, lorsque 
Hortense lui parla du jonc qui préoccupait tellement 
Louis Hervart, il s'approcha de la lumière pour le bien 
faire voir par tout le monde. Ma fille, cet anneau, je 
le tiens de ta mère, dit-il. Je te le destine et je te le 
donnerai bientôt. 

A ces paroles, Louis pâlît terriblement ; si véritable- 
ment ce bijou venait de la mère d'Hortense, celle-ci 
pouvait être sa sœur. Cette pensée le navrait. 



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VENGEANCE FATALE 63 

Quant à Carcy, il épiait la figure de son futur gendre. 
En le voyant ainsi envahi par cette pâleur subite 
un sourire de cruelle satisfaction passa sur ses lèvres^ 
Mais que peut donc lui faire ce jonc, se disait-il ? Il 
était trop jeune alors, il ne peut avoir garder aucun 
souvenir de cette effroyable nuit, il n avait qu'un an. 

De son côté Louis se remit assez vite, et la pâleur 
qui couvrait son visage disparut complètement. Il 
continua à causer comme si rien n'était arrivé. 

Mais à son départ de chez M. Darcy, il se prit à 
crier : " Hortense n'est pas ma sœur ; cela ne se peut 
pas, ce serait trop affreux. " 

Et il se frappait le front. Eh non ! elle n'est pas 
ma sœur, reprit-il soudain, puisque je n'avais qu'un an 
lorsque ma mère est morte, et je suis un enfant unique. 
Mais n'importe, ce jonc m'embarrasse tout de même. 
Ce jonc ! ce jonc ! Il faudra bien que je sache, oui il 
faut que je sache. 

VI 

M. PUIVERT 

Peu de temps après les événements auxquels nous 
avons fait assister nos lecteurs, un riche fermier de 
Sainte- Anne de Bellevue, mieux connue sous le nom 
de Sainte-Anne du bout de l'Isle, étant située à 
l'extrémité nord-ouest de l'Isle de Montréal, prenait un 
train express pour Montréal. Il venait à peine de 
s'asseoir dans un wagon de première classe et de 
déplier son journal, lorsqu'il se sentit légèrement 
frappé sur l'épaule. 



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64 VENGEANCE FATALE 

— Bopjour M. Paivert, fit une voix tout à fait 
•étrangère au fermier, qui, naturellement î^surpris, ne 
prit à examiner ce nouveau personnage avec des yeux 
•ébahis, tout en gardant le silence. Son interlocuteur 
était un homme paraissant assez robuste, bien fait de 
•sa personne, mais dont la figure peu sympathique, du 
feste, produisait une impression fâcheuse, due princi- 
palement au manque de franchise de ses yeux et a un 
4M>urire presque continuel, méchant et railleur tout à la 
fois. 

Voyant la persistence du fermier de Sainte- Anne à 
le regarder sans répondre à son salut amical, l'étranger 
lui adressa de nouveau la parole. 

— Est-ce que vous ne me reconnaîtriez pas ? lui 
demanda-t-il. Vous êtes bien M. Puivert, le fermier 
de M. Darcy, à Sainte- Anne ? 

— Vous ne vous trompez pas, je suis bien M. Puivert. 

— Alors, vous ne pouvez avoir oublié votre courtier 
d'affaires chez qui vous déposez votre argent généra- 
lement quand vous venez à Montréal, Edmond Marceau; 
vous êtes venu, encore tout dernièrement, à mon 
bureau sur la rue Notre-Dame ! 

— Ah ! en effet, je vous demande pardon, si je ne 
vous ai pas reconnu, mais l'obscurité dans ce wagon.... 

Disons tout de suite que le digne fermier de M. 
Darey n'avait jamais vu ni connu Edmond Marceau, 
et qu'encore bien moins avait-il jamais déposé aucun 
argent chez lui, mais, pensant trouver une affaire dont 
peut-être il pourrait tirer quelque gain, (l'amour du 
gain et l'avarice étaient les .principaux vices du 
fermier) il avait cru devoir répondre affirmativement 
au courtier. 



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VENGEANCE FATALE 65 

Puîvert passait avec raison pour un homme d'une 
grande intelligence, mais cette fois, il faisait fausse 
route et ne devait s'apercevoir que plus tard du 
piège que lui tendait son prétendu courtier Edmond 
Marceau, et dans lequel il allait ionner le pied tout 
bonnement. Marceau lui parla d'abord de sa fermé 
puis, tout à coup changeant de sujet : 

— Mon cher monsieur Puivert, dit-il, je vais vous 
prouver tout de suite que je suis un parfait honnête 
homme, ce dont vous seriez porté à douter peut-être. 

— Mais je vous demande pardon, je n'ai jamais 
douté un seul instant de votre probité. 

— De mieux en mieux pour moi alors, car si j'avais 
voulu et si je voulais encore, je vous ferais perdre une 
somme de $700.00. 

— Vous voulez rire, je crois, fit Puivert qui commen- 
çait à craindre pour son argent. 

— Je ne ris pas le moins du monde et la preuve 
c'est que lors de votre dernière visite chez moi, voUs 
avez oublié d'exiger un reçu des $700 dont je vous 
parlais il y a un instant. 

— Vraiment ? fit Puivert. 

— Il n'y a rien de plus vrai. Tenez, le voici. 

— Donnez, donnez, fit le fermier qui commençait à 
perdre la tête complètement. Puis il jeta rapidement 
les yeux sur le reçu qui était d'une écriture fine, que 
Puivert n'avait jamais vu, et qui se lisait comme suit : 

" Reçu de monsieur Théodore Puivert la somme de 
sept cents dollars, que je m'engage à lui rendre à 
demande avec intérêt à cinq pour cent. " 

Montréal, 14 mai 1858. 

5 E. Marceau 



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66 VENGEANCE FATALE 

♦ 

Décidément, Puivert ne pouvait revenir de sa sur- 
prise. Affaire d'or, murmurait-il, affaire d'or ! 

Le courtier examina à loisir la figure avide du 
fermier. 

— Il ne vous manquerait pas quelque autre reçu ? 
d.emanda-t-il à Puivert. 

— Je crois que j*aî perdu les deux derniers, répondit 
effrontément celui-ci. 

Edmond tira un petit livret de sa poche. 

— Je vais voir, dit-il. Bon, m'y voici, je crois ; 
quinze cents piastres déposées le 29 Janvier, et, quatre 
cent cinquante, le 15 Février. C'est bien cela, n'est-ce 
pas ? 

— Oui, dit Puivert. 

Edmond signa deux reçus pour ces sommes, et les 
donna au fermier. 

— Décidément, cet homme est fou, pensait Puivert. 

C'est une affaire d'or pour moi, murmura-t-il d'une 
voix assez forte pour être entendu de Marceau. 

— Affaire d'or, oui, répondait celui-ci tout bas, mais 
on verra bientôt à qui elle profitera le plus. Tu me 
crois fou, vieux Puivert, mais prends garde à toi. 

Puis tout haut : 

— Serait-ce une indiscrétion de vous demander ce 
que vous venez faire à Montréal ? 

— Nullement, monsieur. Vous savez sans doute que 
j'ai des relations d'affaires avec M. Darcy, et il m'a 
fait demander. 

— Viendrez- vous faire encore quelque dépôt chez 
moi, monsieur Puivert ? 

— Non, car je suis court d'argent ; même j'aurais 
besoin d'une petite somme. 



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VENGEANCE FATALE 67 

— Fort bier), monsieur. Vous n'avez qu'à passer 
demain à mon bureau. Je vous avancerai même de 
Targent si vous en avez besoin. 

— A quelle heure ? demanda Puivert. 

— A rheure qui vous conviendra le mieux. 

— Très-bien ; j'irai vers dix heures. 

En ce moment le conducteur entra dans le wagon 
où se trouvaient nos deux interlocuteurs, et cria d'une 
voix forte : 

" Montréal." 



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VII 

Les mésaventures de Louis. 

Le cirque a été, de tout temps, et surtout à Tépoque 
de ce récit, très populaire à Montréal. Ce spectacle, à 
cette époque, était en eflet Tun des seuls divertisse- 
ments du peuple qu'attiraient très rarement ceux du 
théâtre ou des concerts. Aussi ces représentations ont- 
elles toujours été moins goûtées des dames et des 
jeunes filles d'une société plus élevée et que la curiosité 
seule pousse quelquefois à s'y hasarder, mais seulement 
lorsqu'elles sont bien accompagnées. 

Or, cette année pendant le mois de juillet, une 
troupe de pantomimes qui, selon les avis délivrés au 
public, devait dépasser tout ce qu'on avait déjà vu en 
ce genre, vint stationner pendant quelques jours à 
Montréal et y donna plusieurs représentations à 
l'ancien jardin Guilbault, situé au haut de la rue Saint- 
Laurent, près du Mile-End. 

Mathilde et Hortense prièrent leur père de leur 
faire voir ce spectacle d'un genre nouveau pour elles 
et celui-ci, après avoir hésité quelque peu, avait fini 
par les y conduire. 

Le lecteur ne sera probablement pas surpris de voir, 
le soir du cirque,Louis et Ernest à côté des demoiselles 
Darcy et de leur père. 

En effet, Ernest qui avait l'intention de rejoindre 
son ami à Montréal, y était arrivé quelques jours 



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VENGEANCE FATALE 69 

seulement après lui. Il le quittait très-rarement. Son 
intimité avec Louis lui avait val u,de la part des jeunes 
filles, l'invitation d accompagner ce dernier dans ses 
nombreuses visites à Hortense et c'est avec plaisir qu'il 
avait accepté, grâce à l'agrément qu'il trouvait dans la 
société de Mathilde. 

Aussi, dès que Louis avait fait part de l'arrivée du 
cirque à Hortense dans le but de lui faire désirer la 
vue de ce spectacle, Ernest saisit avec empressement 
l'occdsion d'y accompagner les deux sœurs avec l'étu- 
diant et M. Darcy. 

La soirée était passablement avancée et après tout 
l'on pouvait dire que le public n'avait pas été trompé 
par les annonces. En effet, richesse dés costumes,quan- 
tité innombrable d'animaux de toutes sortes, hardi- 
esse vertigineuse des pantomimes, tout participait à 
l'amusement de la foule lorsque l'on entendit, d'abord 
un craquement formidable, qui fut bientôt suivi d'un 
bruit sourd. 

On ne tarda pas à découvrir la cause de ce bruit, 
c'était la toile de la tente qui venait de se déchirer au 
sommet d'un mât placé au milieu de l'arène et que la 
tente surtout tenait en équilibre. Elle se séparait len- 
tement du mât et en retardait ainsi la chute, mais il 
était facile de prévoir qu'une fois la toile tombée com- 
plètement, un horrible malheur pouvait s'ensuivre. 

Quelques-uns des spectateurs commençaient à crain- 
dre pour leur vie. Cependant le danger paraissait 
encore éloigné, et ceux-ci auraient pu échapper à tout 
accident, s'ils fussent partis immédiatement et aussi 
si la foule eût été moins tapageuse ; mais un bon nom- 



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1 



70 VENGEANCE FATALE 

bre ne croyait pas à un péril aussi immédiat, et, pour 
n'en rien perdre, était décidé à demeurei* jusqu'à la 
fin du spectacle. 

Néanmoins, M. Darcy et ses deux filles suivi» 
d'Ernest et de Louis avaient cru plus prudent de 
quitter le cirque, dès le moment où les premiers trou- 
bles avaient commencé parmi la feule et ils s'en retour- 
naient tranquillement, lorsque Louis se sentit violem- 
ment saisi par un gros gaillard, qui fit tousses efforts 
pour l'enlever. 

— Lâchez-moi, cria Louis, lâchez-moi, sinon, je vous 
frappe au visage ! 

Mais il ne pouvait mettre ses menaces à exécution, 
tant celui qui l'avait attaqué lui pressait les mains for- 
tement. Il se trouva enfin libre sans trop comprendre 
la raison de cette étrange aventure, pendant que son 
agresseur s'en allait en maugréant : "je suis sûr, cette 
fois, qu'il n'avait de jonc à aucun de ses doigts " ; 

Aussitôt rendu à la liberté,Louis se mit à la rechei^- 
che de ses compagnons, dont il avait été si violemment 
séparé, mais il ne put les retrouver et après d'inutiles 
perquisitions, au lieu de se diriger vers la place de 
sortie, la seule chose que lui conseillait le bon sens, il 
prit le parti de voir défiler ceux des spectateurs attar- 
dés qui n'avaient pas encore réussi à abandonner la 
place du cirque, espérant ainsi retrouver Hortense. 

Il attendait toujours immobile à son poste, lorsque 
tout à coup la tente s'écroula sur les derniers assistants 
à cette représentation, et il fut renversé avec cette 
masse compacte. Heureusement la partie de l'arène 
où tomba le mât,qui se trouvait au milieu de la tente. 



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VENGEANCE FATALE 71 

avait été désertée par une grande partie du public, qui 
avait reconnu que le péril était principalement de ce 
côté, et le nombre des victimes innombrables que pou- 
vait causer la chute de ce mât fut diminué de beaucoup. 

Revenons maintenant à Darcy et à ses deux filles. 

On comprendra facilement qu'Hortense "oulût 
attendre quelque temps son fiancé, étant sous Timpres- 
sîon toute naturelle qu'il avait dû être entraîné loin 
d'elle par quelque rencontre ou obstacle inattendus, 
mais qu'il ne tarderait pas à la rejoindre. Ernest était 
aussi de cet avis, mais Darcy s'y opposa. 

— Quel danger peut donc menacer M. Hervart ? fit- 
il d'une voix dure. Le péril n'est pas pour lui. mais 
bien pour nous, si nous attendions trop longtemps. 

— M. Darcy a raison,fit Ernest à son tour,Louis saura 
bien se tirer d'affaires. 

On se rendit donc chez M. Darcy sans plus s'occuper 
de l'étudiant en droit ; il n'y avait qu'Hortense, laquelle, 
«'exagérant le danger auquel son bien-aimé pouvait 
être en proie en ce moment, conservait une figure où 
la crainte se mêlait à l'inquiétude. 

Ernest accepta l'invitation qui lui fut faite d'entrer. 

On parla surtout de l'incident de la soirée dont nos 
héros ignoraient cependant, à cette heure, les princi- 
paux détails. Hortense y mêlait souvent le nom de 
son fiancé. 

Seul, Darcy était impassible. 

Le silence paraissait vouloir gagner tous les membres 
réunis dans cette société, quand on entendit la pendule 
sonner onze heures. 

— Onze heures ! s'écria Hortense,et Louis qui n'arive 
pas! 

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72 VENGEANCE FATALE 

— Ce retard n'est pas rassurant, observa Mathilde. 

— Louis sera retourné chez lui, dit Ernest. 

— Je ne crois pas qu'il soit retourné à son logis,8ans 
venir prendre ici quelques informations de ce qui s'est 
passé depuis que nous nous sommes perdus de vue. 

— Hortense a probablement raison, reprit Mathilde. 
En effet M. Hervart doit être très-inquiet lui-même. 

— Nous pourrions peut-être chercher à nous assurer 
s'il ne lui serait pas arrivé quel qu'accident, fit Ernest. 

— Ce serait toujours plus prudent, ajouta Hortense. 

— Eh bien, je vais me rendre immédiatement à son 
domicile. 

Et ce disant, Ernest prit sa canne et son chapeau et 
courut plutôt qu'il ne marcha dans la direction de la 
rue St. Hubert. 

Louis avait sur lui son passe partout. Ernest 
n'en avait pas et la maison étant fermée, il ne pouvait 
donc entrer sans frapper. 

C'est ce qu'il fit. Si Louis avait été dans la maison, 
il n'aurait pu manquer d'entendre le bruyant carillon 
que faisait la cloche remuée par la main d'Ernest, lors 
même qu'il eut été entièrement tombé dans les bras 
de Morphée. Cependant, personne ne répondit. 

— Allons, se dit Ernest, c'est qu'il n'est pas encore 
arrivé. Que devrais-je faire, l'attendre ? C'est bien ce 
que j'aurais de mieux à faire, mais veiller à la belle 
étoile, peut-être pendant une demi-heure, ce n'est pas 
ce qu'il y a de plus amusant ; qui sait ? il pourrait bien 
être chez M. Darcy; je crois cependant qu'il vaut 
mieux aller au cirque. 



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VENGEANCE FATALE 73 

Et avec la rapidité qui le caractérisait toujours dans 
Texécution d'une idée, il s'achemina vers la rue St. 
Laurent. 

Il fut très-longtemps avant d'arriver au jardin Guil- 
bault, tant la foule obstruait la route. Il y avait aussi 
un vacarme épouvantable. 

Partout les buvettes innombrables que Ton trouve 
sur le chemin conduisant au Mile-End étaient remplies 
de personnes ivres, pendant que d'autres y entraient 
continuellement pour prendre des consommations. 

Ernest arriva enfin à la place du cirque, entra dans 
la tente et chercha Louis partout, mais sans succès. A 
un endroit reculé, il aperçut une dizaine d'individus 
entassés les uns sur les autres, pêle-mêle, et qui parais- 
saient avoir perdu l'usage de leur raison plutôt que de 
leurs membres. Il se convainquit aisément que Louis 
n'y était pas. 

Il reprit donc encore une fois le chemin de la rue 
St. Alexandre, et s'étant nommé, il fut aussitôt intro- 
duit auprès de Mathilde et d'Hortense. 

— Eh bien ! quelles nouvelles nous apportez-vous ? 
fit cette dernière en l'apercevant. 

— Mais aucune. Mademoiselle ; je venais pour en 
demander, je n'en apporte point. Louis n'est donc pas 
venu ici ? 

— Nous ne l'avons pas vu plus que vous. 

— Cela devient tout-à-fait étrange ; je ne sais plus 
que penser. 

— Mon Dieu ! fit Hortense, pâle comme la mort. 

— Où êtes-vous allé ? demanda Mathilde. 

— D'abord je me suis rendu chez Louis, il n'y avait 
personne. Alors je suis monté jusqu'au cirque le cher- 



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74 VENGEANCE FATALE 

chant dans les tentes, les auberges, mais en vaiii. Je 
rev^eoais ici, convaincu de Yy trouver. 

— Merci, monsieur, dit Hortense, du trouble que 
vous vous êtes donné, soyez persuadé que personne ne 
vous en sera plus reconnaissant que moi .... Hélas ! 
que peut-il donc lui être arrivé ? Je ne me ^enn pas du 
tout rassurée. 

Et Hortense s'évanouit dans les bras de Mathilde. 

M. Darcy entra dans la chambre sans retard, pen- 
dant qu'Ernest, croyant sa mission terminée, se retirait 
en promettant à Mathilde de revenir, sitôt qu'il aurait 
appris quelques nouvelles de son ami. 

Au même instant on entendit la cloche de la maison 
sonner avec fracas. Cette fois c'était Louis qui arrivait 
eb ce fut Ernest qui lui ouvrit la porte. 

Les deux jeunes gens demeurèrent un instant dans 
une chambre voisine ; Louis était très-inquiet de l'état 
dans lequel il avait trouvé Hortense. 

Quant à celle-ci, l'évanouissement dont elle avait été 
saisie était d'une nature très-légère et, aussitôt que l'on 
crut pouvoir lui apprendre sans danger, la présence de 
son amant dans la maison, elle sembla prendre du 
mieux. Louis et Ernest allaient se retirer, mais Ma- 
thilde les fit passer dans la chambre où reposait Hor- 
tense. 

Louis, qui ignorait tous les événements de la soirée, 
en demanda naturellement les détails depuis qu'il 
avait été séparé de ses compagnons. En deux 
mots Ernest le mit au courant de la situation, 
lui raconta les craintes inspirées par son absence et 
l'odyssée qu'il avait entreprise dans les rues de Mont- 



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VENGEANCE FATALE 75 

réal pour le retrouver, odyssée que le lecteur connaît 
déjà. 

— Et qu'avez- vous fait après que je vous ai eu 
quittés ? demanda Louis à Hortense. 

— Dites-nous d abord comment il se fait que vous 
nous ayez quittés si promptement. 

— On a tout simplement essayé de menlever vivant, 
dit Louis en souriant ; rien moins que cela. 

— Maintenant à mon tour, dit Hortense. Quand 
j'ai vu que vous n'étiez plus avec moi. j'ai voulu 
attendre un instant, mais mon père a dit alv>rs qu'il 
n'était pas prudent de demeurer dans ce lieu plus 
longtemps, et nous l'avons suivi. 

— Et vous avez bien fait. 

— Il n'y avait rien autre chose à faire, dit Ernest ; 
d'ailleurs un homme se tire toujours d'un mauvais pas, 
n'est-ce pas, Louis ? 

— Pardieu, fit ce dernier. 

— Eh bien, moi, répliqua Hortense, je ne suis pas 
tout à fait de cet avis la, et j'ai raison. La preuve, 
c'est que vous-même, M. Lesieur, vous paraissiez très 
inquiet. 

— C'est que. . . . commença Ernest. 

— Je vous en prie, M. Le-^ieur, dit Hortense, j'ai 
beaucoup admiré votre dévouement ; mais, vous, Louis, 
dites-nous donc ce qui vous est arrivé ? 

— Lorsque je fus horsde l'étreinte de mon agresseur — 
on a voulu m'^enlever, dit Louis pour la seconde fois, — 
je m'acharnai à votre poursuite assez longtemps, essîîy- 
ant de lutter contre la foule, mais c'était chose impos- 
sible que de pénétrer à travers cette barrière infran-" 



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76 VENGEANCE FAXALE 

chissable. Aussi je fus bientôt écrasé et je tombai avec 
d'autres. Je suis resté longtemps à terre ; soit que j'aie 
dormi, soit que j'aie été évanoui pendant quelques 
instants, ce qui est plus probable ; quand je revins à 
moi j'étais couché sur de l'herbe et recouvert d'un 
immense morceau de toile, que j'eus toutes les misères 
du monde à soulever. 

— Voilà ce qui explique pourquoi je ne t'ai pas vu 
reprit Ernest. 

Cependant l'aurore blanchissait déjà le faîte des 
maisons. 

— Il est presque temps que nous nous retirions, fit 
Ernest. 

— Je crois que tu as raison, répondit Louis. 

• — Aurons-nous le plaisir de vous revoir avant votre 
départ, demanda Mathilde à Ernest ? 

— N'en doutez pas, Mademoiselle, j'userai et j'abu- 
serai même de votre invitation. 

— Tant que vous voudrez. 
Les deux amis se retirèrent. 



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VIII 
Deux mauvais sujets. 

Au milieu de toutes ces aventures le lecteur, nous 
l'espérons du moins, n'aura pas oublié M. Puivert, 
l'homme d'afïaires de M. Darcy, ni la rencontre qu'il 
Avait projetée avec Marceau pour le lendemain de son 
arrivée à Montréal. 

Aussi le matin de son rendez-vous, c'est-à-dire, le 
lendemain de la soirée qui avait si tristement illuminé 
la représentation du jardin Guilbault, pouvions-nous 
voir, vers neuf heures et demie, Puivert donnant un 
•dernier coup de brosse à son habit et se regardant, d'un 
iiir suffisant, dans une mauvaise glace placée dans une 
petite chambre de l'Hôtel Rasco, sur la rue St Paul, 
où il logeait habituellement lorsqu'il venait à Montréal. 
Il était au moment de sortir pour rencontrer le cour- 
tier de la rue Notre-Dame. 

— Voila une spéculation vraiment extraordinaire, 
une véritable mine d'or, répétait-il à chaque instant. 
•Cet homme est fou ou je n'y comprends rien. 

De son côté, Edmond n'avait pas perdu son temps 
depuis qu'il avait si merveilleusement, excité l'avarice 
du fermier de Ste-Anne. 

A peine arrivé à Montréal, il s'était abouché avec ^ 
un de ces hommes qui ne vivent que de rapines et du 
salaire de leurs forfaits. 

Cet homme ,dont il requiert les services pour le 
moment, se nomme Victor Dupuis. 



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78 VENGEANCE FATALE 

Pendant que Puivert se rend de THôtel Rasco au 
bureau d'Edmond, nous l'y devancerons de quelques 
instants. Le courtier et son digne acolyte l'y atten- 
daient déjà. Nous profiterons du retard apporté par 
le fermier pour tracer une esquisse de ces deux per- 
sonnages. 

Dès sa plus tendre enfance, Edmond avait fait 
preuve de grands talents ; malheureusement il les avait 
toujours employés au mal et au vice. 

Jamais une bonne pensée n'avait germé dans ce 
cerveau entièrement dénué de sentiments généreux. 

Orphelin de bonne heure, sorti du collège immédia- 
tement après la mort de ses parents, il était entré dans 
une bijouterie à Montréal, qu'il abandonnait bientôt 
pour New- York, où il devait continuer le même 
commerce et commencer son apprentissage dans la voie 
du crime. 

Un jour que laissé seul au magasin, ce qui, du reste, 
arrivait assez souvent, il se mit à contempler d'un œil 
avide les bijoux de toute sorte qui s'oflFraîent à sa vue. 

Tout à coup cette idée lui vint : 

— " Si je m'emparais de toutes ces valeurs ! " 

Mais, à cette idée avait succédé la réflexion suivante, 
quelquefois sauvegarde du crime : " Si j'étais pincé ; et 
d'ailleurs où cacher tous ces bijoux ? On auite.it qu'à 
venir à mon domicile, et on les trouverait fort aisé- 
ment, car je n'ai aucune autre place pour les déposer. 
Allons, ce serait une folie que de commettre un pareil 
vol." 

Il allait donc fermer la boutique comme à l'ordinaire, 
car il commençait à se faire tard, mais il ne pouvait 
détacher ses yeux des richesses qu'il avait devant lui. 



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VENGEANCE FATALE 79 

Tout à coup son front s'illumina. 
Il venait de découvrir un moyen. 

— Bête que j'étais ! dit-il, n'avoir pas songé à cela 
plus tôt ! 

Et ce disant, il mit dans ses poches une assez grande 
quantité de montres, de chaines et d'autres objets, ferma 
le magasin sans bruit, et s'en alla dans une direction 
tout à fait opposée à colle de son logis. 

Après un quart d'heure de marche, il arriva devant 
une petite maison de chétive apparence, saisit le mar- 
teau de la vieille porte qui était toute détériorée, et 
frappa trois coups avant qu'on ne l'ouvrit. 

Enfin elle s'entrebâilla pour donner passage à une 
vieille femme d'apparence hideuse, qui demanda d'une 
voix grogneuse : 

— Qui est-ce ? 

— Victor est-il ici ? demanda Edmond. 

— Qui est-ce qui veut Victor ? 
. — Moi, Narcisse Lafond. 

— Ah ! c'est toi. Je ne te reconnaissais pas, dit la 
vieille en caressant le menton de Narcisse. Il paraît 
que je me fais vieille. Mais aussi, quand on est pauvre 
et qu'il faut rester honnête, il faut vieillir avant l'âge 
ajouta-tyelle, en fermant la porte sur le voleur qui 
venait d'entrer. 

— J'ai pensé comme vous, mère Dupuis, dit Narcisse, 
et je viens proposer une fortune à Victor. 

— Quant à lui, fit la mégère, il serait bien bête de res- 
ter honnête, à moins qu'il n'ait envie de crever comme 
son père, quêteux et tout nu. Aussi quand il est mort, il 



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80 VENGEANCE FATALE 

y a six mois, s41 n'avait pas eu un service par charité, 
ma foi, il s'en serait passé. 

Pendant qu'elle parlait, elle n'avait cessé de jeter sur 
son interlocuteur un regard curieux et investigateur» 
mais tout le temps, Narcisse était demeuré impassible. 

Voyant le peu d'eflet de ses paroles, et, voulant savoir 
quelque chose du jeune voleur, à tout prix, elle ajouta: 

— Oui, comme je te disais tantôt, voilà ou conduit 
l'honnêteté: c'est pourquoi je ne la recommande pas 
trop à Victor ; pour moi, maintenant que je suis vieille, 
cela ne vaut pas la peine de changer. 

Disons que la bonne femme n'avait pas besoin de 
changer beaucoup pour devenir malhonnête. 

Après avoir écouté ce bavardage de la mère de 
Victor, sans lui répondre, Narcisse monta à la chambre 
de ce dernier. 

Nous n'avons pas besoins d'expliquer à nos lecteurs 
ce qui avait décidé Narcisse à commettre le vol en 
question. Il pensait pouvoir faire receler les bijoux 
par Victor et il avait raison. 

Un mot maintenant sur Victor. 

Il ne possédait pas l'extérieur avenant de Narcisse • 
en effet si la figure de ce dernier ne se faisait pat» re- 
marquer par la noblesse et la franchise, elle brillait 
l)ar les traits d'une rare intelligence. Victor n'avait 
(qu'une figure abrutie et repoussante. Un front bas 
sur lequel tombaient de longs cheveux en désordre 
augmentait l'aversion qu'on ressentait pour toute sa 
personne. C'était le vrai type du vagabond. 

Tant qu'avait vécu son père, celui-ci avait songé 
avant tout à donner une bonne éducation à son fils 



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VENGEANCE FATALE 81 

et il Tavaii placé dans une bonne école où, malheu- 
reusement, Victor ne fit rien pour s*instruire. Le père 
de Victor valait mieux que son épouse ; aussi cher- 
chait-il à le soustraire autant que possible à Tinfluence 
de sa mère qui, malgré ses déclarations d*honnêteté, 
n'avait jamais guère vécu que dans le vice et la dé- 
bauche. 

Naturellement paresseux, ne voulant rien apprendre 
et déjà débauché, Victor fréquenta de bonne heure les 
tavernes et les maisons de jeu, où il fit la connaissance 
de Narcisse dont il devint Fami, quoique d'un carac- 
tère un peu différent. Aussi le bijoutier, sans briser 
avec les habitudes d'une vie déréglée, mais voulant 
néanmoins paraître convenablement en société et jouir 
d'une bonne réputation, avait-il commencé à diminuer 
ses visites chez la mère Dupuis et à écarter Victor, ce 
que celui-ci lui reprochait souvent. ^ 

Maintenant assistons à l'entretien des deux filous. 

Narcisse avait violemment ouvert la porte de la 
chambre où était Victor. 

Celui-ci était nonchalamment étendu sur son" lit, et 
sommeillait légèrement en attendant le souper. 

Il s'éveilla en faisant un soubresaut, mais il se remit 
en voyant Narcisse. 

— Tiens, dit-il, bonjour Narcisse, quel vent t'a donc 
poussé ici ce soir ? Il y a longtemps qu'on ne t'a pas 
vu. 

— C'est que je n'avais pas de temps à perdre, répon- 
dit Narcisse ; depuis quelques temps, je mûrissais un 
projet que je viens de mettre à exécution. 

— Et quel est ce projet ^ 
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82 VENGEANCE FATALE 

— Chut, ne parlons pas si haut ; je ne veux pas être 
entendu; car si notre entretien était découvert, il pour- 
rait y avoir de la prison pour nous. 

Victor connaissait assez Narcisse pour savoir que 
ces précautions n'étaient pas une plaisanterie de sa 
part. 

— Conte-moi donc cela, dit-il plus bas. 

— Je suis venu justement pour cela, car j'ai besoin 
d'un complice ; je venais donc te demander si tu pour- 
rais le trouver. 

— Oui je puis t'en trouver un, et un fameux par 
dessus le marché. 

— Il faut de la discrétion, du courage et surtout de 
l'audace. 

— Mon homme aura toutes ces qualités ; ensuite. 
Narcisse se recueillit un peu. 

— Il faut que ]e dise un mot de ce qui m'amène ici. 
Depuis quelque temps je nourrissais le projet de m'en- 
richir au dépens de mon bourgeois en lui volant une 
partie de ses bijoux ; mais la diflSculté était d'accom- 
plir le vol de manière à déjouer les soupçons de la 
police, ou du moins à éviter l'emprisonnemeut après, 
et tu comprends que je préférais retarder le coup que 
de le manquer. 

Victor fit un signe d'assentiment. 

— Ce soir, reprit Narcisse, j'allais refermer mon 
magasin comme d'habitude, lorsque, en regardant les 
bijoux que je plaçais dans les écrins, le désir de les 
posséder s'empare de moi. Oui, mais le moyen d'acca- 
parer sûrement toutes ces marchandises. J'allais donc 
partir, quand l'idée me vint que si je trouvais un re- 



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VENGEANCE FATALE 83 

céleur sur lequel je pourrais compter sans crainte d'être 
dévoilé, le coup serait bientôt fait et en même temps 
j'ai pensé à toi. Je prends donc sur le champ autant 
de montres, chaînes et bijoux, que mes poches peuvent 
en contenir et, au lieu d'aller souper, je m'en viens 
tout droit ici. Tu vas receler le tout. Est-ce convenu ? 

— Touche-là. As-tu le stock sur toi ? 

— Oui. 

— Eh bien, montre moi ça. 

Narcisse ne se refusa pas au désir de Victor, dont les 
yeux s'étaient ouverts avec avidité à la vue des bijoux. 
Il y en avait pour quatre à cinq mille piastres. 

— Assez, dit bientôt Narcisse, il s'agit maintenant 
de causer affaires. 

— Je suis à toi, répondit Victor. 

— Tu vas donc receler le tout jusqu'à ce que nous 
prenions la fuite, car il est clair que nous devons aban- 
donner cette ville au plus tôt. Ce serait pourtant 
mieux de vendre tout le stock avant de partir. 

— Et moi, je te conseille de ne pas fuir du tout 
mais de reparaître demain au magasin, comme si de 
rien n'était, et de feindre l'ignorance la plus entière 
du vol commis. 

— Ton conseil est peut-être le meilleur, j'y penserai 
encore. 

Narcisse se défiait de Victor ; quelles précautions à 
prendre entre voleurs ! 

— Il n'y a pourtant pas de temps à perdre, hasarda 
Victor. Plus tard, plus tard, en voilà de jolis mots, 
mais ce qui est bien certain, c'est que nous ne pouvons 
attendre. 



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84 VENGEANCE FATALE 

Narcisse ne pouvait méconnaître la justesse du rai- 
sonnement de son complice. Cependant, il hésitait 
encore, pendant que Victor étudiait les moindres 
impressions de sa figure ! " Après tout, dit-il, je crois 
que je vais suivre ton conseil et je retournerai au 
magasin demain." 

Victor ne put réprimer un mouvement de joie, il 
espérait accaparer le tout et s'en débarrasser plus vite 
avec Taide de sa mère, à qui il ferait une large part 
des profits. 

Mais ce mouvement n'échappa pas à Narcisse qui 
répéta en souriant : •* Je crois que je vais suivre ton 
conseil. 

— Tu vas donc laisser les bijoux ici, car nous devons 
nous en débarrasser au plus tôt. 

— Mais il faut trouver immédiatement un acheteur 
qui soit prêt à tendre largent ce soir même. 

— Quant à cela, tu peux te fier sur moi, j'en fais mon 
affaire. 

— J'en fais la mienne aussi ; tu ne me trouveras 
pas trop exigeant ? 

— Assurément non. Je n'ai jamais eu l'intention de 
t'exclure du contrat de vente, fit hypocritement Victor. 
Quant à des acheteurs, je connais bien le père Crasseux, 
vieille canaille s'il en fût jamais, mais je ne sais pas 
où il demeure maintenant. Peut-être ma mère le sait- 
elle ; je voulais te proposer de mettre la bonne femme, 
dans le complot, c'est une vieille rusée, qui se gardera 
bien de nous faire tort en quoi que ce soit et qui peut 
nous être d'une grande utilité. 

— Je n'ai pas d'objection à cela. . . . mais je crois 
avoir entendu marcher, va donc ouvrir la porte. 

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VENGEANCE FATALE 86 

Mais Victor n'était pas rendu à la porte qu'elle s'ou- 
vrit d'elle-même pour donner passage à sa mère. Au 
lieu de servir le souper, poussée par la curiosité, la 
vieille mégère était montée peu de temps après Nar- 
cisse et avait entendu toute la conversation de ce der- 
nier avec son fils. En apprenant que tous les deux 
l'acceptaient dans leur complot, la joie qu'elle en éprou- 
va la trahit, et comme elle n'avait plus besoin de ca- 
cher son espionnage, elle poussa la porte et entra dans 
la chambre de Victor. 

— Ne craignez rien de moi, dit-elle,.ce n'est pas moi 
qui vous dénoncerai. J'ai entendu toute votre conver- 
sation et, loin de vous nuire, je vais vous aider à sortir 
d'une situation embarrassante pour vous deux. 

— Situation embarrassante en effet, fit Narcisse. 
Tâchez de nous ouvrir la porte de ce dédale sans issue 
et je reconnaîtrai comme toujours, votre génie chaque 
fois qu'il y a à faire un mauvais coup. 

— Eh bien, dit la vieille, je crois que nous pouvons 
arranger toutes nos affaires sans trop de danger. Toi, 
Narcisse, prétexte demain une maladie, qui t'empêche 
d'aller au magasin. Dans la matinée, Victor et moi 
nous vendrons los objets en recel et. . . . 

— Nous partons au plus vite, acheva Victor. 

— Niais, ne vois-tu pas que nous passerions, avec 
rsison pour les coupables ? 

— Mère Dupuis, j'accepte votre plan, dit Narcisse, 
seulement avant de partir, pour prévenir le cas où vous 
vous sauveriez avec tous les fonds, vous allez me signer 
un billet que vous avez recelé des bijoux que vous 
saviez volés, et dont vous avez nartagé les profits avec 
le voleur. 



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86 VENGEANCE FATALE 

— Comment Narcisse ? de la défiance avec nous ! 

— On n'est jamais sûr de rien, répondit l'impertur- 
bable enfant. 

La vieille admirait la sage prévoyance du bijoutier. 

— Après tout, reprit-elle, j'ai un meilleur plan que 
celui-ci et qui nécessitera beaucoup moins de céré- 
monies. 

— Quel est ce plan ? demanda Narcisse. 

— Le voici, nous allons partir immédiatement après 
le souper, nous vendrons tout ce soir, nous partageons 
en bons camarades, puis nous retournons chacun chez 
nous. 

— Fort bien, je préfère cette solution à la première ; 
mais j'espère qve Victor ne refusera pas de m'accom- 
pagner au magasin pour en arracher les contrevents et 
briser les vitres de quelques fenêtres, afin de faire croire 
aux passants que ce vol a été commis de nuit et avec 
effraction. 

— Je t'accompagnerai, dit Victor. 

— Maintenant, venez souper, dit la mère Dupuis 

— Comme l'heure du souper est passée depuis long- 
temps, fit Narcisse, nous pouvons bien nous en priver 
complètement. D'ailleurs avec une semblable besogne 
sur les bras, on peut oublier de manger pour une fois. 

— Ce n'es pas bien logique, dit la mère Dupuis, 
mais ça m'est égal. Je vais donc vous conduire chez 
le père Crasseux, avec qui, je crois que nous nous enten- 
drons facilement. Les bijoux vendus, nous prendrons 
chacun notre part, Victor t'accompagne selon ton désir 
et tout est dit. Nous ne pouvons trouver mieux à 
faire. 



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VENGEANCE FATALE 87 

— Nous acceptons, s'écrièrent en même temps les 
deux jeunes gens. 

En moins de temps qu'il ne faut pour le raconter, 
la vieille s'était jeté un châle sur les épaules et se 
rendait, avec Narcisse et Victor, chez le père Crasseux. 
Le marché fut bientôt conclu. La valeur des objets 
volés pauvait se monter à environ cinq mille dollars, 
les complices les abandonnèrent pour deux mille. 

En sortant de chez le père Crasseux, la mère Dupuis 
se dirigea vers son logis, pendant que Narcisse et 
Victor se rendirent au magasin du patron du premier. 
Ils arrachèrent d'abord un pan de contrevent, mais ils 
avaient été entendus par la police, et bientôt trois ou 
quatre sergentsde ville arrivèrent rapidement. Quelque- 
fois l'on serait tenté de croire qu'il y a une providence 
pour les méchants ; toujours est-il que grâce, soit à la 
providence, soit au hasard, des travailleurs avaient été 
occupés toute la journée à nettoyer les canaux de la 
rue. Un grand fossé oifrait un asile à nos deux mal- 
faiteurs, qui s'y blottirent en silence. 

Les sergents ne pensèrent pas d'y regarder et après 
une demi-heure de recherche, n'entendant aucun bruit, 
ils s'en allèrent. 

Alors, Narcisse et Victor sortirent de leur trou, otè- 
rent tranquillement l'autre pan du contrevent et bri- 
sèrent plusieurs vitres avec des pierres. 

A ce bruit, la patrouille revint de nouveau, mais les 
mécréants avait pris leurs jambes à leur cou et ne 
purent être découverts. 

Le lendemain, Narcisse avait été arrêté, mais il fut 
promptement relâché, aucune preuve ne s'élevant pour 



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88 VENGEANCE FATALE 

établir sa culpabilité dans le crime dont il était accusé 
Ceux qui pouvaient parier contre lui n'avaient que 
trop d'intérêt à se taire. 

Aussitôt après sa mise en liberté, il partit pour 
Montréal avec Victor et sa mère. Le vol de New-York 
ayant mis son nom trop en évidence, il l'échangea 
contre celui d'Edmond Marceau qu'il portait quand 
nous l'avons présenté à nos lecteurs. Possédant un 
certain capital — il avait gardé pour lui les deux tiers 
de l'argent provenant du vol ci-dessus — il ouvrit un 
bureau de broker (courtier d'affaires). 

M.ais la mère Dupuis et Victor ne changèrent pas 
leurs anciennes habitudes, quoiqu'ils eussent pu vivre 
avec confort en entreprenant un commerce quelcon- 
que. Ils ouvrirent dans le faubourg Québec une taver- 
ne, où se réunissait la populace la plus crapuleuse du 
quartier, et ils l'occupaient encore le lendemain de 
l'accident qui avait eu lieu au jardin Guilbault, et qui 
avait failli être si funeste à quelques-uns des héros de 
cette histoire. 



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IX 

Le Voleur volé 

Victor attendait depuis près d'une demi-heure avec 
Edmond Marceau ou plutôt Narcisse Lafond, Tarrivée 
de Puivert lorsque celui-ci quittait Thôtel Rasco pour 
se rendre au bureau du courtier. 

Au fond de ce bureau était une porte presque tou- 
jours fermée, donnant accès à un corridor étroit 
au milieu duquel était une trappe de fer con- 
duisant au soubassement. On ne voyait point cette 
trappe, toujours soigneusement couverte d'un tapis 
Evidemment le vigilant Edmond voulait amortir tout 
bruit venant de l'étage inférieur, car il avait fait 
bourrer la trappe de ce côté. Même la détonation d'un 
revolver ne pouvait être entendue dehors. 

On sait qu'Edmond comptait jouer un mauvais tour 
à l'homme d'aflaires de Darcy ; aussi avait-il cru pru- 
dent de tenir son bureau fermé pendant toute la durée 
de leur entrevue. 

— Narcisse, dit Victor, qui ne s'était pas habitué à 
donner à Edmond son nouveau nom, je crois ton fer- 
mier au moment d'arriver ; il est tantôt dix heures et 
c'est l'heure du rendez- vous. 

— Ne sois pas inquiet, je fais bonne garde. 

— A propos comment as-tu appris que cet homme 
est le fermier de M. Darcy ? 

— Ca c'est mon secret. 



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90 VENGEANCE FATALE 

— Fort bien, je ne te questionnerai pas davantage 
à ce sujet ; mais j'aimerais à savoir si c'est toi qui lui 
as demandé de venir à Montréal, ou si c'est M. Darcy.^ 

— C'est monsieur Darcy. 

— Alors, comment as-tu appris qu'il prenait le con- 
voi hier ? 

— Ce que tu me demandes n'est autre chose que la 
question que tu me posais tout à l'heure, sous une 
nouvelle forme. 

— Cependant 

— Tiens, écoute, je n'ai rien à te cacher, tu es un 
bon ami et, d'ailleurs, il n'y a rien dans toute cette 
affaire qui soit bien compromettant pour moi. Tu sais 
que je connais très bien l'employé du Grond-Tronc, à la 
gare de Ste-Anne, et que nous sommes de vieux amis. 
Il ny a que quelques jours, mes affaires m'ayant appelé 
à Ste-Anne, je causais avec lui lorsque la conversation 
tomba sur Darcy. Cela l'amena à parler de Puivert. 
Il l'avait vu dans la journée et il avait ainsi appris son 
départ pour le lendemain. Il me dit aussi que Puivert 
est un cultivateur riche et le fermier de M. Darcy, qui 
possède à Ste-Anne une terre voisine des siennes. Je 
n'ai rien autre chose à t'apprendre, tu connais le reste. 

— Je te félicite d'avoir mené aussi bien cette affaire ; 
et maintenant, je n'ai plus rien à te demander. 

— Il est temps, car veilà Puivert qui arrive. 
Effectivement celui-ci arrivait pour retirer le mon- 
tant de ses billets. 

— M. Puivert, dit Edmond en lui ouvrant la porte, 
je commençais à craindre que vous manqueriez à votre 
engagement ; c'eût été fâcheux, car je m'absente de la 
ville pour la journée, mais heureusement vous voilà. 



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VENGEANCE FATALE 91 

— Je ne vous retiendrai pas longtemps. 

En entrant, Puivert qui avait l'air préoccupé, fit le 
tour du bureau et dit tout bas : " Darcy n a plus rien 
k craindre de cet anneau d'or, ce jeune homme n'en 
avait pas." 

Edmond l'interrompit dans ses méditations. 

— Veuillez-donc, lui dit-il, me suivre dans un 
autre appartement où se trouvent mes fonds, car je ne 
garde jamais dans mon bureau une aussi forte somme 
que celle qu'il vous faut probablement. 

— Victor, aide moi donc à soulever cette trappe. 
Puivert remarqua alors, pour la première fois, la 

prégence de V'ictor, mais il ne s'en préoccupa pas 
davantage. 

En un bond celui-ci fut auprès d'Edmond, et tous 
deux soulevèrent la lourde porte de fer. 

— Je vais descendre le premier pour vous indiquer 
le chemin, fit Edmond, veuillez donc me suivre, M» 
Puivert. 

Celui-ci ne soupçonnait rien et descendit après 
Edmond. Victor, qui venait en troisième, eut soin 
de bien fermer la trappe. 

Quelques chaises et une table formaient le princi- 
pal ameublement du soubassement, qui ressemblait 
plutôt à une cave qu'à une chambre. Les trois négo- 
ciateurs se partagèrent les trois sièges. 

— M. Puivert, demanda Edmond, veillez me dire 
combien il vous faut d'argent aujourd'hui. 

— Je ne voudrais pas vous gêner, vu que je n'ai 
pas besoin d'une somme bien considérable pour le 
moment, et comme je vois que mon argent est bien 
placé 



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92 VENGEANQE FATALE 

— Cela est très bien, mais je suis pressé. Quelle 
somme vous faut-il ? 

— Pas plus de trois cents dollars. 

Edmond le regarda méchamment un instant, puis 
il se mit à rire bruyamment. 

— Mais qu'avez-vous donc à rire demanda le fer- 
mier ? je veux avoir mon argent. Puisque vous êtes 
si pressé dépêchez-vous donc. 

A son tour Victor s'approcha de lui en le regardant 
d un air narquois, mais sans dire un mot : 

La peur commença alors à saisir le fermier sérieu- 
sement. Il regarda autour de lui et il s'aperçut qu'il 
était prisonnier. 

Puivert n'était pas brave. 

En retour, il avait beaucoup d'audace; ce fut pae 
l'audace qu'il espéra échapper au piège dans lequel îl 
se voyait entraîné. 

. — Voyons! Pas trop de ricannement à propos de 
rien, dit-il, et vite, mon argent ! 

Edmond ne bougea pas, se contentant de regarder 
fixement le fermier. 

— Vous rappelez- vous les dates où vous êtes venu 
• déposer de l'argent chez moi, demanda- t-il à Puivert ? 

— Certainement, répondit efrrontément ce dernier. 

Et il chercha dans un livret les trois reçus qu'Ed- 
mond lui avait livrés la veille, pendant le trajet de 
Ste-Anne à Montréal. 

Sans doute, une convention devait exister entre 
Edmond et Victor à cet effet, car au moment même où 
Puivert tendait ses reçus au premier, Victor les lui 
arracha des mains et les déchira. 

Le fermier poussa un cri : son espérance venait de 



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VENGEANCE FATALE 93 

s'envoler. Il n'eût alors rien demandé que de repren- 
dre le chemin de THôtel Rasco sans avoir tiré un sou 
des deux brigands, car il s'apercevait que les choses 
tournaient au tragique, mais Edmond ne l'avait pas 
fait venir dans son bureau seulement pour causer ; il 
désirait quelque chose de plus. 

— Là en conscience, M. Puivert, avez-vous jamais 
déposé de l'argent chez moi ? 

— Non, mais vous m'avez donné ces reçus et ... . 

— Vous vouliez en profiter, dit Victor en riant. 

— C'est cela. 

— Mais cela était fort malhonnête de votre part, M. 
Puivert 

— Je le sais : aussi ne demanderai -je pas le montant 
des reçus qu'il m'avait remis. Laissez-moi partir. 

— Un instant, M. Puivert, vous ne me demanderez 
plus d'argent, cela est fort bien. Mais ce ne peut être 
la même chose pour moi. Vous comprendrez, en effet, 
que je ne vous ai pas invité à mon bureau, seulement 
pour le plaisir de perdre la moitié de ma journée avec 
vous. Vous allez donc nous donner quelques billets 
de banque, à moi d'abord, puis ensuite à mon ami que 
voici et qui a bien voulu m'aider dans le projet de 
vous dévaliser. Il est juste qu'il ait sa récompense. 

Puivert était fort. D'une main il repoussa Edmond 
et voulut fuir. Mais devant lui se présenta Victor, 
qui lui appuya la crosse d'un pistolet sur la tempe et 
lui dit : " faites un pas de plus et vous êtes un homme 
mort. " 

— Que voulez- vous donc de moi ? s'écria Puivert 
atterré. 

— De l'argent, répondit froidement Edmond. 



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94 VENGEANCE FATALE 

— Mais ce que vous faites là est une infamie ! 

— Je le sais. 

— C est un lâche guet-apens ! 

— Je ne dis pas non. 

— Vous n'aurez pas un sou de moi. 

— C'est là où vous vous trompez. 

— D'abord je n'ai pas d'argent sur moi. 

— Cela ne fait rien à l'affaire. 

— Comment cela ne fait rien à l'affaire ? vraiment 
je ne vous comprends pas. 

— Cela est inutile. 

— ^,Oui, c'est parfaitement indiflFérent que vous com- 
preniez ou non, fit Victor, en appuyant Edmond. 

— Ma foi, fit Puivert exaspéré, vous êtes des imbé- 
ciles ! 

— C'est ce que nous allons voir, lui répondit Edmond, 
en saisissant une de ses mains et en ordonnant à Victor 
de lui saisir l'autre. 

— Lions lui les mains, fit Victor. 

Ce mouvement avait été tellement spontané que le 
fermier avait pu s'y soustraire. Il se défendit néan- 
moins, avec la rage d'un damné. Mais il ne pouvait 
lutter contre deux. Il succomba. 

— Bien, dit Edmond, nous voulions d'abord nous 
assurer de tous vos mouvements. Nous avons enfin 
réussi, maintenant nous allons parler raison. 

— Lâches voleurs ! hurla Puivert. 

— Vous pouvez crier encore plus fort si vous voulez, 
mais je vous assure que ce sera peine perdue, car cette 
cave est arrangée de manière à ce qu'on n'entende rien 
dehors. 



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VENGEANCE FATALE 95 

— Vous avez fait toute cette besogne en vrais che- 
napans que vous êtes ! 

— Tout cela est fort bien dit, fit Victor, mais nous 
avons assez de ce bavardage. Je ne sais pas trop 
comment les affaires vont à ma buvette; j'ai probable- 
ment déjà perdu beaucoup de verres ici. 

— Que vous allez promptement regagner, dit Pui- 
vert. 

Le fermier, dans son impuissance à défendre son 
bien, cherchait à se venger contre ses agress^rs par 
Tironie. Victor insista pour terminer ce coup dejarnac. 

— Avez-vous quelqu'argent sur vous ? demanda 
Edmond à Puivert. 

— Je vous ai déjà dit que je n'avais pas un sou sur 
moi. 

— L'eÔronté menteur, s'écria Victor, ses poches sont 
remplies de billets de banque. En voilà déjà pour trois 
cents dollars, juste la même somme que notre honnête 
homme demandait, il y a un instant. 

Le fermier avait fait des efforts désespépés pour 
défendre son argent. Cet argent n'était pas à moi, dit- 
il, c'est pourquoi je disais que je n'en avais pas. 

— Et à qui donc appartient-il ? 

— A M. Darcy. 

— Eh bien, tant pis pour lui, car nous allons parta- 
ger. Tiens Edmond, voilà ta part, tu prends cent 
soixante-quinze dollars, selon notre entente, et il m'en 
revient cent vingt-cinq. 



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X 

Suite du précédent. 

Misérables ! rugit Puivert, vous avez eu tout ce que 
vous vouliez par la force, mais nous verrons bientôt où 
tout cela vous conduira. 

— Vous faites fausse route assurément, fit tranquil- 
lement Victor. 

— Que voulez vous donc dire ? demanda Puivert, à 
ridée qu'il ne rentrerait probablement plus dans la 
possession de ses fonds. 

— Veuillez nous dire, fit alors Edmond, si vous avez 
parlé de votre engagement avant de partir de Thôtel 
Rasco. 

— Non, répondit le fermier, qui ne comprenait pas 
trop de quelle utilité sa réponse pouvait être à ses dé- 
trousseurs. 

— Alors, tout va pour le mieux. 

— Mais je ne comprends pas où vous voulez en 
venir. 

— Je vais vous faire comprendre. Ecoutez-bien. 

Le prisonnier comprit sans doute, car il dit immé- 
diatement : c'est inutile, je crois comprendre mainte- 
nant. D'ailleurs J8 vous trompais en vous disant que 
je n'ai averti personne ; j'ai tout dit à M. Darcy. 

Victor réfléchit. Si Puivert disait vrai, sa position. 
de même que celle d'Edmond, devenait critique. Mais 
il se remit vite. 



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VENGEANCE FATALE 97 

— Tu mens, dit-il, tu n'as dû rien dire à M. Darcy, 
à lui moins qu'à tout autre, car en t'écoutant il eût été 
jaloux de toi, et tu crains M. Darcy, en effet il a Tair 
rude en affaires. 

Victor essayait ainsi d'arracher par surprise la 
vérité du fermier. 

Celui-ci donna dans le piège. 

— Eh bien ! non, je n'ai rien dit à M. Darcy, mais 
qu'est-ce que cela peut vous faire ? 

— Plus que vous ne pensez. 

— Oui, fit Victor, et comme monsieur parait vouloir 
bien comprendre, n'est-ce pas M. Puivert ? 

— Inutile, je comprends. 

— Tant mieux alors, la besogne sera plus tôt finie. 
Maintenant voici le traité par lequel nous allons vous 
rendre à la liberté, et d'abord je vais vous donner un 
bon conseil. Si vous voulez m'en croire, niez avoir 
reçu tout argent de Darcy, à moins que vous ne lui 
ayez donné un reçu pour ces trois cents dollars. Le 
lui avez-vous donné ? 

— Naturellement. 

— Alors, tant pis pour vous. 

— C'est là tout ce que vous avez à dire ? 

— Mais vous ne voulez faire aucun arrangement 
avec nous, fit Victor. 

— Faire des arrangements avec vous ! je crois que 
vous voulez rire. 

— Tiens, Edmond, moi je suis pressé. Mettons ce- 
bavard à la porte, car je veux m'en aller. 

— Messieurs les brigands, je pourrais bien sortir 
seul, mais faute de mieux, je vais être contraint de 

7 



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98 VENGEANCE FATALE 

VOUS suivre. Croyez que c'est un grand honneur pour 
vous. 

— Ne craignez rien de semblable, mon cher M. 
Puivert. Vous n'aurez à subir aucun déshonneur, 
Victor, ouvre la fenêtre pour mettre monsieur poliment 
dehors. 

— C'est vrai; il faut être poli jusqu'au bout. 

Et Victor ouvrit une croisée à peine visible et qui 
donnait dans une cour. Edmond et Victor, musculeux 
tous deux, parvinrent a y faire passer le fermier après 
lui avoir rendu la liberté de ses mouvements, une fois 
le danger disparu. Puis après avoir fermé la fenêtre 
et y avoir opposé de lourdes barres de fer à l'intérieur, 
ils retournèrent au bureau d'Edmond. 

— Sais-tu, dit Victor à Edmond, qu'on l'a laissé 
partir à bon marché. 

— C'est vrai, répondit Edmond, mais quand j'ai vu 
qu'il portait sur lui une somme assez respectable après 
tout, j'ai cru qu'il valait mieux nous contenter de cela. 
Ces coups de jarnac sont toujours dangereux. 

Dans l'après-midi de cette même journée, les prome- 
neurs et les promeneuses affluaient sur la rue Notre- 
Dame. 

Depuis quelques instants, deux jeunes gens allaient 
et revenaient dans le même circuit, paraissant attendre 
quelqu'un probablement en retard, lorsqu'enfin ils 
purent s'arrêter sur le passage d'une jeune fille qui 
venait à leur rencontre. 

Louis et Ernest, car c'étaient eux, saluèrent Hortense 
qui brillait encore plus qu'à l'ordinaire de tout l'éclat 
de sa beauté. 



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VENGEANCE FATALE 99 

Elle rompît le silence la première. 
— Vous êtes complètement revenu de votre malheu- 
reux accident ? demanda-t-elle à Louis. 

— Parfaitement, comme vous voyez ; et vous, ma 
chère Hortense, vous ne ressentez plus rien de votre 
ihdisposition ? Je la regrette, d'autant plus qu'il y 
avait beaucoup de ma faute. Pourquoi vous avoir 
proposé un tel spectacle ? 

— Au contraire, vous n'avez rien à vous reprocher^ 
et sans l'incident qui a marqué la fin de la soirée, je 
n'eusse trouvé que de l'enchantement à cette représen- 
tation. En effet, vous seul avez souffert ; quant à 
Mathilde et à moi, nous n'avions rien à redouter. 

— Aimeriez- vous à y retourner ? 

— Je ne sais pas trop. 

— Dites votre pensée franchement. 

— J'avoue que je n'aime pas beaucoup ce genre de 
spectacle. 

— Je in'en doutais un peu. 

— C'est encore très extraordinaire qu'il ne vous soit 
arrivé rien de plus désagréable. 

— Son ange gardien était probablement à ses côtés, 
dit Ernest, qui parlait pour la première fois. 

— Mais cela prouve tout simplement que M. Hervart 
est bon, répondit Hortense. 

— Mademoiselle Mathilde est bien aussi? demanda 
Ernest. ' 

— Très bien, Monsieur. Ainsi que moi elle vous 
recevra toujours avec plaisir. 

Ernest promit d'aller le même soir chez M. Darcy 
avec Louis, et tous deux s'éloignèrent de la jeune fille, 
l'étudiant devant rentrer à son bureau. 



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100 VENGEANCE FATALE 

Comme ils avaient dit, les deux jeunes gens se pré- 
sentèrent sur la rue St-Alexandre le même soir, et veil- 
lèrent tssez tard avec Mathilde et Hortense. 

Quant à M. Darcy cjui était absent, il était sorti 
d'un air fort préoccupé. Il avait reçu la visite de 
Puivert et était reparti avec lui. 

Revenons à celui-ci. 

Après avoir été chassé du bureau par Edmond et 
Victor avec les égards que Ton sait, il était d'abord 
resté tout abasourdi d'un événement aussi étrange et 
de la manière singulière dont s'était terminée sa visite 
chez Marceau. 

Nous savons que le grand péché de Puivert était 
l'avarice. 

Aussi, son premier étonnement passé, il se livra à uu 
imorue désespoir. Il s'éloigna un peu, puis il revint à 
la fenêtre par laquelle il avait dû sortir. Il remarqua 
alors qu'elle était obstruée à l'intérieur par de grosses 
.barres de fer, les mêmes que Victor et Edmond avaient 
-placées après le départ du fermier. 

— Que j'aille donc dire que c'est par cette fenêtre 
que l'on m'a mis dehors, personne ne voudra me croire 
Bien plus on rira et on se moquera de moi, alors que 
je ne raconterai que la vérité ; que je dise que ces 
barres de fer n'ont été placées qu'après ma sortie, les 
procédés de la justice sont si lents que la chose ne 
pourra plus être prouvée lorsqu'on tentera de le faire. 

Puis le fermier pensa de nouveau à son argent 
perdu. 

— Que dira M. Darcy ? pensait-il. Il ne me croira 
probablement pas. De plus, il a un reçu pour ces trois 
cents dollars. Il faut pourtant que je m'arrange de 



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VENGEANCE FATALE 101 

manière à ne le point payer. Il est plus riche que moi 
d'ailleurs, il est donc juste que ce soit lui qui perde cet 
argent et non pas moi. 

On trouvera que le dernier raisonnement de Puivert 
était assez pauvre, mais c'était le seul qu'il trouvât 
dans sa mauvaise fortune. 

Il réfléchit encore quelque temps, puis il revint sur 
la rue Notre-Dame devant le bureau d'Edmond. 

Il le trouva fermé. 

Puivert, découragé, retourna à l'hôtel Rasco. 

Il se renferma seul dans sa chambre et se prit à ré- 
fléchir par quels moyens il pourrait recouvrer son 
argent. Il passait subitement d'une idée à l'autre 
Enfin désespérant de trouver aucune solution pratica- 
ble, il se décida à aller voir Darcy, espérant que celui- 
ci lui ferait cadeau de l'argent volé. 

Il se présenta une première fois, mais on lui répondit 
que M. Darcy n'était pas chez lui. Il y retourna une 
seconde fois et ne fut pas plus heureux. 

Alors il revint à l'hôtel et écrivit à Darcy, lui de- 
mandant de l'attendre le soir et lui laissant à entendre 
qu'il voulait le mettre au courant d'événements très 
graves. 

Il alla donc de nouveau chez ce dernier, et, après avOir 
tenu ensemble une conversation de quelques instants, 
ils sortirent tous les deux. 

En partant, Darcy paraissait être de très mauvaise 
humeur, mais Mathilde et Hortense avaient cru que 
cet air maussade chez leur père n'était que de la pré- 
occupation. 

Plusieurs heures s'étaient écoulées et la nuit était 
complète. 



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102 VENGEANCE FATALE 

Louis venait de se séparer d'Ernest, qu'il avait laissé 
au club et retournait seul chez lui. 

Après avoir suivi quelque temps la rue St- Alexandre, 
il s'engagea dans la rue Dorch ester. 

Bientôt il put entendre tous les mots d'une conver- 
sation qui avait lieu entre deux hommes marchant très 
lentement, et qui le dépassaient de quelques pas à 
peine. 

— Quand même tout ce que tu me chantes-là serait 
vrai, disait l'un, tu n'en mériterais pas moins d'être 
châtié pour ton imprévoyance. 

— Mais qui se serait jamais douté de ce guet-apens ? 
disait l'autre. 

— Assez, assez, tu voulais voler, tu as été volé, c'est 
dans l'ordre des choses. 

— Vous faites erreur, ce n'est pas moi qui ai été 
volé. 

— Que veux-tu dire ? 

— C'est bien simple ; cet argent était à vous. 

— Crois-tu que je ne te le ferai pas rembourser ? 

— Vous n'oserez pas. 

— Et pourquoi n'oserai-je pas ? 

— Parce que si vous me faites rembourser cet argent, 
je dirai que la fortune que vous étalez avec plaisir, 
vous l'avez volée. 

Le lecteur a déjà reconnu Darcy et Puivert. 

— Oui, tu diras que j'ai volé ma fortune, mais qui 
te croira ? as-tu seulement la moindre preuve de ce 
que tu avances ? 

— Je raconterai l'incendie de la rue Craîg et l'enlè- 
vement de la jeune fille. 

— Imbécile, on ne te croira pas davantage. 



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VENGEANCE FATALE 103 

^— Eh bien, alors je raconterai la nuit du 29 décembre 
1838, et cela à quelqu'un qui me croira, car il a trop 
d'intérêt à savoir ce qui s'est passé pendant cette nuit 
néfaste. 

Darcy tressaillit. Le souvenir de cette date le fai- 
sait toujours frémir. 

Aussi se rua-t-il sur son fermier en lui criant : "Tais- 
toi, misérable!" 

Mais il n'eut pas le temps d'achever. 

Aux dernières paroles de Puivert, Louis s'était 
élancé sur lui. 

Le choc fut si rude que Louis tomba par terre. Mais 
dans sa chute il put saisir le fermier par la jambe et 
le renverser à son tour. Plus rapide que l'éclair, Louis 
se releva d'un bond et saisit Puivert à la gorge. Quant 
à Darcy, sûr qu'il n'avait point été reconnu, il avait 
pris la fuite. 

XI 
La nuit du 29 décembre 1838. 

Après avoir raconté toute son aventure à Darcy, 
Puivert lui avait demandé son avis. Après avoir réflé- 
chi quelques instants, Darcy avait conseillé au fermier 
de ne pas intenter de procès, vu qu'il n'avait pas de 
preuve suffisante. Là dessus Puivert lui avait demandé 
de le décharger des $300 dont il a déjà été question, 
mais il n'avait obtenu qu'un refus. Alors notre fermier 
s'était fâché et en était venu à la menace que nous 
avons entendue, et qui avait tant éveillé la curiosité et 
l'attention de Louis. 

— Maintenant, pas un mot, dit ce dernier au fermier, 

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104 VENGEANCE FATALE 

après l'avoir mis hors d'état de nuire, ou tu es un 
homme mort. 

— Ah ! je vous reconnais, que me voulez- vous ? dt 
Puivert en tremblant. 

— Tu ne le devines pas ? 

— Non. 

— Eh bien, je veux que tu me racontes, mot pour 
mot, ce qui s'est passé dans cette nuit du 29 décembre 
1838, et dont la révélation semble tant effrayer l'homme 
qui vient de partir. 

— Jamais. 

— Si tu ne me dis pas tout, tu es un homme mort. 

— Au secours ! cria Puivert d'une voix étranglée. 
Louis avait saisi le fermier à la gorge, afin d'éteindre^ 

sa voix. 

Puis il s'assura que la rue était tout à fait silenci* 
euse, ce dont Puivert put aussi se convaincre. 

— Ecoute, fit Louis, si tu ne me dis pas tout, je te 
répète, tu es mort. 

— Je vous raconterai tout ce que je sais, mais à une 
condition. 

— Laquelle ? 

— Que vous me laissiez la vie sauve, et que vous ne 
me dénonciez pas, quelque part que j'aie prise aux 
événements que je vais vous raconter. 

— Ce que tu me demandes est impossible ! 
— Eh bien, vous ne saurez rien alors. 

Louis vit bien que s'il n'accordait pas la vie à ce 
misérable, il ne saurait rien de cette fatale nuit du 29 
décembre 1838, pendant laquelle il avait perdu sa mère> 
alors qu'il n'était âgé que d'un an. 

— Soit, dit-il, tu auras la vie sauve. 



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VENGEANCE FATALE 105 

— Et VOUS ne me dénoncerez pas ? 

— Je ne te dénoncerai pas ? 

— Vous me le promettez ? 

— Je te le promets. 

— Jurez. 

— Je jure que je ne. te tuerai pas et que je ne te 
dénoncerai pas non plus. Maintenant, raconte vite. 
Et d'abord dis-moi quel est cet homme qui vient de 
nous quitter. 

Puivert ne répondit pas. 

— Réponds, lui ordonna Louis. 

— C*est M. Darcy, fit le fermier avec effort. 
Louis faillit s'évanouir. 

— Je m'en doutais, murmura-t-il, avec douleur. Mon 
Dieu, mon Dieu ! que vais-je devenir ? mieux aurait 
valu pour moi ne jamais rien savoir de cette lamentable 
histoire. 

— Il en est encore temps, dit Puivert, qui connaissait 
les amours de Louis avec Hortense et qui devinait le 
côté faible du jeune homme. 

— Non, maintenant, il faut que je sache tout. 

— Soit. Je vous dirai d'abord que c'est un moment 
de colère qui m'a fait tomber dans la triste position où 
je suis vis-à-vis de cet homme. Mais comme cela ne 
vous intéresse guère, je ne vous en rapporterai que ce 
qui est absolument nécessaire pour l'intelligence de ce 
récit. Un jour, j'en ai la date gravée dans ma mémoire, 
c'était le 13 juillet, je charroyais du bois sur le bord de 
la rivière à Ste-Anne, loin de toute habitation, lors- 
qu'un autre homme vint lui aussi pour chercher du 
bois. Je ne me rappelle pas trop ce qui fut la première 
cause de la scène qui devait suivre, mais bientôt s'éleva 



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106 VENGEANCE FA'lALE 

entre nous la plus violente querelle. Nous en vînmes 
aux mains et, après quelques instants d'une lutte 
acharnée, je parvins à renverser mon ennemi qui alla 
rouler à plusieurs pas, et se fracassa la tête sur une grosse 
pierre. La fracture était très-grave et je le voyais 
diminuer péniblement ; bientôt il expirait. J'étais 
déjà un meurtrier ! Ma perplexité était extrême. Je 
ne savais que faire. La peur me saisit. J'ai déjà dit 
que j'étais seul ; je résolus de faire disparaître le corps 
de mon antagoniste sur le champ. Je pris un gros 
câble que j'avais apporté pour traîner jusqu'à ma 
voiture ce qu'on appelle du bois de grève, j'y attachai 
une pierre, celle-là même sur laquelle mon compagnon 
avait trouvé la mort, j'y joignis le cadavre du malheu- 
reux et, après m'être un peu éloigné du rivage dans 
une embarcation, je lançai le tout dans la rivière. 
Mon dessein était d'emmener avec moi la voi- 
ture du défunt et de raconter que je l'avais vue 
abandonnée sur le chemin, quand cet infâme Darcy, 
que j'apercevais pour la première fois, s'avança vers 
moi. Je restai stupéfait. Ce nouvel arrivant devait 
avoir assisté en secret au drame sanglant que je viens 
de vous raconter. Il s'aperçut de l'effet que sa présence 
produisait sur moi. Il jouit quelque temps de mon 
trouble, puis il prit la parole. " J'admire, dit-il, la 
merveilleuse habileté que vous savez déployer pour 
écarter les gens qui pourraient vous créer quelqu'en- 
nui ; mais malheureusement pour vous,je suis mainte- 
nant maître de votre destinée." 

Evidemment le misérable avait eu connaissance de 
tout. 



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VENGEANCE FATALE 107 

— Grâce ! m*éçriai-je en tombant à ses genoux, ce 
n'était pas mon intention de tuer cet homme. 

Il commença par rire, puis devenant plus sérieux : 
Est-tu prêt à me suivre, demanda-t-il ? 

— Si vous ne me dénoncez pas, répondis-je, je vous 
suivrai au bout du monde. 

— C'est bien. Où demeures-tu ? 

— A la Pointe-Claire. 

— Alors retournons à la Pointe-Claire ; j'y demeu- 
rerai moi-même quelque temps, afin que nous puissions 
faire plus ample connaissance tous les deux. Seulement 
ne t'embarasse pas de ce cheval et de cette voiture > 
ils ne pourraient qu'attirer des soupçons sur toi. 

On supposa bien que cet homme s'était noyé, mais 
le cadavre ne fut pas retrouvé, quoique la rivière eût 
été sondée à plusieurs endroits ; les précautions que 
j'avais prises s'y opposaient. Dès ce jour j'appartins 
corps et âme à mon nouveau maître. Un an après je 
revenais habiter Ste-Anne. 

Ici Lous interrompit Puivert. 
, — Vous ne lui avez pas demandé son nom, dit-il ? 

— Si fait, je viens de vous dire qu'il se nomme Darcy. 

— Mais il n'a pas toujours porté ce nom. 

Le fermier fixa un regard défiant sur le jeune homme* 
Il ne comprenait pas comment Louis avait pu appren- 
dre ce détail. Au lieu de répondre à la question de 
Louis, il reporta ses yeux dans la rue La nuit était 
sombre et la rue silencieuse comme une tombe. 

— Tu n'as pas répondu, fit Louis, fatigué de ce 
silence prolongé. 

Puivert respira bruyamment. Raoul de Lagusse, dit- 
il enfin. 



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108 VENGEANCE FATALE 

A ce nom Louis ne put retenir un cri d'angoisse. Ce 
cri confirma Puivert dans son opinion, que Tétudiant 
devait être au fait des principaux détails de la fatale 
nuit où il était devenu orphelin. Ce dernier se remit 
vite de cette faiblesse passagère. 

— Viens vite au fait, dit-il ; toute son histoire ne 
m'intéresse guère. Ce que je veux savoir, ce sont les 
faits de la nuit du 29 décembre mil huit cent trente- 
huit. 

— Voici. Peu de temps aprèsj Darcy acheta une 
terre à Ste-Anne et me chargea de la cultiver pour lui. 
Moi-même je vendis la mienne à la Pointe-Claire, et 
j'allai m'établir sur la propriété que j'occupe encore 
aujourd'hui. 

Plus tard, il me fit mander pour une affaire très 
grave, disait-il, mais sans m'expliquer ce qu'il voulait 
de moi. Je dois vous dire ici, qu'avant son mariage 
votre mère était venue à Montréal, où elle rencontra 
Raoul de Lagusse, qui s'éprit immédiatement pour elle 
d'une très vive affection. 

— Je sais cela, répondit Louis. 

— Mais ce que vous devez ignorer, c'est que le 
sentiment d'amour qu'il entretenait pour votre mère 
le porta jusqu'à la demander en mariage. Malheureu- 
sement elle était engagée avec votre père, qu'elle 
épousa en effet et qui fut tué au feu de Saint-Dénis 

— Par Raoul de Lagusse ? interrompit Louis. 

— C'est ce que j'ignore, répondit le fermier. 

— Moi j'en suis sûr. Continuez. 

— Après la mort de votre père, Raoul de Lagusse 
s'absenta pendant quelque temps du Canada à cause 
de la défaite des patriotes. Mais cette absence ne fut 



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VENGEANCE FATALE 109 

pas longue, vu qu'il ne s était pas compromis durant 
la campagne contre le gouvernement du temps, et que 
sa présence au champ de bataille de Saint-Denis, 
d'ailleurs, n'avait été que très peu remarquée. Il con- 
tinua ses assiduités auprès de votre mère, mais elle ne 
l'aimait pas et, par conséquent, le, recevait toujours très 
froidement ; de plus le souvenir de leurs anciennes 
relations la portait à le craindre toujours. Il n'avait 
pas été à Saint- Antoine depuis plus d'un mois, quand 
il y arriva le 20 décembre 1838. Elle résista comme 
auparavant à ses instances, qu'elle lui dit être peines 
perdues, et lui conseilla de ne plus la troubler davan- 
tage. Il se fâcha alors, et dans son emportement, il 
osa la menacer de toutes sortes de violences, et c'est 
probablement alors qu'il lui apprit qu'il avait tué 
votre père. Je vous assure que je n'étais pas informé 

de cela à cette époque, car si je l'eusse été 

Puivert n'acheva pas sa pensée, mais il reprit : 
— La trouvant donc aussi ferme que jamais, Darcy 
— je vais lui rendre le nom qu'il porte — revint à 
Montréal ; mais il regretta après quelques jours la 
conduite menaçante qu'il avait tenue envers elle dans 
son dernier voyage. C'est alors qu'il me dt venir. 
Nous partîmes aussitôt pour Saint-Antoine, où nous 
arrivâmes dans la nuit du 28 au 29 décembre. La 
nouvelle de notre présence au village ne put être 
cachée à votre mère, qui se mit à trembler pour vos 
jours. J'ai oublié de vous dire que vous étiez né 
pendant le séjour de Darcy aux Etats-Unis. Madame 
Hervart songea à éloigner tout danger de votre tête 
et, en conséquence, elle vous fit conduire chez votre 
oncle François Hervart par la bonne qui vous a élevé. 



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110 VENGEANCE FATALE 

— Pauvre mère, que je n'ai jamais connue ! murmu- 
ra Louis. 

Puivert ne prit pas garde à cette interruption. 

— Le lendemain, continua-t-il, Darcy se rendit chez 
elle, où il s'aperçut de votre absence de la maison. Il se 
montra très-affable, essaya de persuader votre mère 
qu'elle devait attribuer à une exaltation frénétique les 
paroles violentes qu'il lui avait tenues peu de jours 
auparavant, et après lavoir une fois de plus assurée 
de son brûlant amour, il promit de laisser le soir même 
St- Antoine pour n'y plus revenir. Mais elle n'ajouta 
pas foi à ces protestations d'un nouveau genre, et elle 
avait raison. Une sombre jalousie venait de s'emparer 
du cœur de Darcy. Voyant qu'il ne pouvait la posséder 
légitimement, il résolut de la déshonorer par un crime. 
Pendant la nuit, lorsque les lumières étaient presque 
toutes éteintes dans le. village, il me força de l'accom- 
pagner chez votre mère, où nous pûmes entrer sans 
avoir été vus ni entendus par personne, et nous péné- 
trâmes dans sa chambre à coucher. 

— Misérables ! rugit Louis une nouvelle fois. Une 
angoisse mortelle s'empara de son âme. Qu'allait-il 
donc entendre ? 

— Elle s'éveilla, cependant, ajouta Puivert, et se mit 
à appeler au secours de toutes ses forces. A ces cris^ 
le seul homme qui couchât dans la maison, un domes- 
tique, accourut pour défendre sa maîtresse. Il ouvrit 
une fenêtre et se rua ensuite sur moi. " Tue le, me 
dit Darcy ; sans cela nous sommes perdus." J'avais un 
grand couteau ; je le lui plongeai dans la poitrine. 
La blessure qu'il venait de recevoir était mortelle. 
Votre mère n'en appelait pas moins au secours, voyant 



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VENGEANCE FATALE 111 

que ses cris allaient bientôt éveiller tout le village, 
Darcy la saisit par le cou et Tétouffa dans ses bras 
nerveux. 

— Lâches ! Misérables ! criait le malheureux Louis 
en attendant cette dernière révélation. 

— J'achève mon récit, dit Puivert. Quand Darcy 
s*aperçut de la mort de sa victime, il la transporta 
dans son lit. Il se retourna et vit le commencement 
d'une lettre qu'elle vous adressait et qui était un 
avertissement de toujours vous défier de toute personne 
possédant un jonc semblable à celui qu'elle vous avait 
envoyé dans la journée même, disait-elle, et qu'avait 
continuellement porté votre père depuis son mariage 
jusqu'au jour de sa mort arrivée à Saint-Denis. 

Ici le fermier s'interrompit. 

— Vous vous souvenez, fit-il, d'avoir été saisi au 
bras, l'autre soir au cirque. 

— Oui, répondit Louis, qui ne perdait pas un mot de 
ce que disait Puivert. 

— Eh bien, c'était moi. Après avoir lu la lettre 
commencée, Darcy examina la main de la morte. Un 
seul anneau ornait ses doigts ; Darcy s'en empara. 
Il supposa que ce devait être le jonc d'engagement que 
madame Hervart avait reçu de votre père, mais il ne 
put jamais s'assurer s'il était semblable à celui qu'elle 
mentionnait dans sa lettre, ce qui l'a toujours vivement 
préoccupé depuis cette époque. L'autre soir encore, 
quand je vous ai saisi la main, il m'avait ordonné de 
m'assurer d'abord que vous ne portiez pas ce jonc, et 
ensuite d'essayer à vous arracher quelques aveux, en 
vous faisant certaines révélations concernant ce jonc, 
qui ne pouvaiejit pas manquer d'exciter votre curiosité. 



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112 VENGEANCE FATALE 

Mais la rapidité avec laquelle le péril s'avançait me 
força à vous laisser aller. 

— Quelle circonstance singulière., pensa Louis, qui 
reconut alors parfaitement celui qui l'avait entraîné 
loin des demoiselles Darcy pendant la représentation de 
là veille. J'ai été bien inspiré en tenant ce jonc toujours 
soigneusement caché à tous les yeux. La providence 
était avec moi, 

— Ainsi, reprit Puivert, l'opinion de Darcy a tou- 
jours été, et est encore que vous possédez un jonc sem- 
blable à celui qu'il avait pris des doigts de votre mère 
assassinée. >^ 

— As-tu quelqu'autre chose à dire ? 

— Non, rien qui vous concerne. Je puis ajouter 
cependant que M. de Lagusse passa la frontière et alla 
demeurer aux Etats-Unis pendant quelques années. 
Il y changea son nom contre celui de Darcy. Quant à 
moi, personne ne m'avait remarqué, car c'était la seule 
fois que je fusse allé à St- Antoine. Je demeurai donc 
au Canada, me croyant à jamais libéré de ce misérable, 
lorsqu'après quelques années il revint marié et avec 
une petite fille de deux ans. Il l'avait nommée Ma- 
thilde, du nom de votre mère ; ses victimes, disait-il, ne 
l'inquiétaient pas. Maintenant, je vous ai dit toute la 
vérité. Souvenez-vous que vous m'avez promis la vie 
sauve. 

— Va donc, j'espère ne plus te rencontrer sur mon 
chemin. 

— Vous m'ayez promis aussi de ne pas me dénoncer. 

— Je tiendrai ma parole. Encore une fois, va-t-en. 
Et les deux hommes se séparèrent. 



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TROISIÈME PARTIE 
I 

LES ANGOISSES DE LOUIS 

Après avoir rendu à Puivert sa liberté, Louis se 
remit à marcher lentement, en suivant la route de son 
domicile. Les terribles révélations qu'il venait d'en- 
tendre l'avaient complètement attéré. Mais une 
pensée le travaillait davantage. C'est qu'il aimait 
avec passion, avec idolâtrie, la fille du meurtrier de sou 
père, de l'assassin de sa mère. Cette Hortense qu'il 
aimait tant, qui était innocente du crime de Darcy, 
devait-elle souffrir pour l'ancienne passion de ce misé- 
rable ? 

— Je ne puis, s'écriait-il dans son délire, car le 
délire s'emparait de lui peu à peu, laisser ma mère 
sans vengeance, et encore moins, épouser la fille de 
celui qui m'a rendu orphelin de si bas âge, en se cons- 
tituant le bourreau de mes parents! Une pareille 
alliance serait indigne de moi ! Ce serait un mensonge, 
une trahison ! Il faudrait laisser impuni l'auteur de 
crimes horribles pour n'être pas dérangé dans mon 
petit bonheur ! Ce serait sacrifier mon devoir à mon 
égoïsme ! Je ne le ferai point. Non, non, vengeance ! 
Il faut qu'elle soit éclatante ! .Le sang de mon père 
traitreusement assassiné, de ma mère lâchement 
égorgée, crie vengeance jusqu'au fond de mon cœur ! 

Puis passant d'une pensée à une autre, il se frappait 
le front et se demandait si les mânes de ses auteurs 
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114 VENGEANCE FAIALE 

pouvaient réclamer le sacrifice de son bonheur, de 
toute sa vie, car sans Hortense, la vie nétait 
plus pour lui qu'un fardeau. Fallait-il donc faire une 
destinée lamentable à une femme dont le seul tort 
était d'être la fille de cet homme maudit ? Car elle 
m'aime, je le sais, et en me rendant à jamais malheu- 
reux, je détruirais en même temps le bonheur d'Hor- 
tense, d'Hortense que j'adore avec passion ! 

Puis le fil de ses idées le faisait penser à Mathilde. 
Celle-là non plus ne lui avait fait aucun mal. Fallait- 
il condamner ces deux sœurs à rougir de celui qui leur 
avait donné le jour ? Avait-il le droit de changer leur 
existence, dont le début ne promettait que joie et 
richesse, en un avenir de misère et de larmes ? Et cela 
pour sa vengeance personnelle, à lui ! Assurément, ce 
n'était pas le désir de sa mère de lui imposer un pareil 
sacrifice, ni à ces deux jeunes filles une aussi lamenta- 
ble destinée. La justice ne serait plus qu'un vain mot. 
Il n'y aurait pas de Dieu ! 

Cependant, après avoir marché longtemps, toujours 
très lentement, s'arrêtant souvent, revenant quelque- 
fois sur ses pas, Louis sortait de cette étrange halluci- 
nation qui avait pris chez lui les proportions d'un 
nuage. . Arrivé devant un réverbère, il regarda à sa 
montre ; elle marquait deux heures et cinq minutes. Il 
fut lui-même étonné de la rapidité avec laquelle l'heure 
avait marché et résolut de reprendre le chemin du 
logis. 

— Ce qu'il me faudrait, se disait-il, c'est un ami que 
je pourrais faire le confident sincère et fidèle de toutes 
mes afflictions. Je vais tout dire à Ernest, il a toujours 



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VENGEANCE FATALE 115 

agi envers moi comme un frère. Je ne saurais m'ouvrir 
à un meilleur cœur. 

Tout en faisant ces ré^xions, Louis était arrivé 
chez lui. Il croyait trouver Ernest endormi et il espé- 
rait, lui-même, trouver dans le repos un apaisement à 
ses douleurs. 

Je vais me mettre au lit, disait-il en ouvrant la 
porte, demain j'exposerai à Ernest tout ce que je viens 
d'apprendre sur cette ténébreuse affaire et il me dira, 
j'en suis sûr, ce qu'il ferait dans une semblabK situa- 
tion. Sa loyauté est hors d'épreuve. 

Il trouva Ernest qui fumait en l'attendant. 

En voyant les yeux hagards de son ami, son air 
fatigué, sa mine abattue, Ernest se sentit inquiet ; il 
comprit sur le champ qu'un événement d'una nature 
très-grave avait dû marquer l'intervalle écoulé depuis 
qu'il avait quitté Louis pour entrer au club. 

Ce dernier ne s'était pas aperçu d'abord de la 
présence d'Ernest dans le boudoir, où tous deux ache- 
vaient généralement leur soirée. Il se laissa choir sur 
un fauteuil et se prit la tête à deux mains. 

Cet abattement moral chez Louis ne dura d'ailleurs 
que peu d'instants. Il releva bientôt la tête. 

^ — Te serait-il arrivé quelque chose de désagréable ? 
demanda faiblement Ernest. Je ne te reconnais plus 
depuis tantôt. Pourquoi revieins-tu si tard à la maison ? 

— Je vais te raconter ce qui m'est arrivé, dit Louis. 
Ecoute bien. 

Après s'être recueilli un instant, il commença d'un 
ton lugubre et douloureux le récit des aventures que 
nous connaissons déjà. 



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116 VENGEANCE FATALE 

Lorsqu'il eut terminé : Ernest, dit-il, ce que je veux 
de toi, c'est le «onseil d'un ami, je veux savoir de toi 
<;e que tu ferais si tu te trouvais dans le cas où je suis 
moi-même. Il est probable que la résolution que je 
prendrai dépendra de Tavis que je te demande en ce 
moment. 

Ernest ne répondit pas tout de suite. 

— Mon cher Louis, dit-il enfin, et sa voix n'avait 
rien de sa légèreté habituelle, tu me demandes un 
conseil très-sérieux ; je vais tout de même t'exprimer 
ma pensée aussi sincèrement que possible. Je ne 
prétends pas que mon avis soit le meilleur, mais c'est 
celui que je suivrais dans une position semblable. Tu 
aimes Hortense et elle te rend amour pour amour. Ta 
conscience ne t'ordonne pas une vengeance implacable 
et tu ne peux, sans rompre avec tous les sentiments de 
la nature, punir cette jeune fille d'un crime qu'à 
commis son père, il y a plus de vingt ans, alors qu'elle 
n'était pas de ce monde. Comment aurais-tu le cou- 
rage de jeter dans un morne désespoir deux enfants 
innocentes qui, comme je le répète, n'étaient pas 
encore nées quand leur père, pour satisfaire des pen- 
chants luxurieux, se rendait coupable d'un meurtre 
aussi atroce ? Ce ne serait pas juste et Dieu lui-même 
désapprouverait ta conduite. Je conçois que ton cœur 
s'émeuve et qu'il crie vengeance au souvenir navrant 
des événements qui ont frappé tes malheureux 
parents, mais sois certain qu'eux-mêmes n'exigent pas 
que tu sacrifies à une vengeance, légitime, sans doute, 
mais inutile, ton bonheur tout entier et celui de deux 
êtres innocents ! Ce sang figé sous terre depuis plus de 
vingt ans ne réclame pas un pareil sacrifice de ta part 



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VENGEANCE FATALE HT 

et Dieu te défend de briser Tavenir de Mathiide et 
d'Horcense. Car en frappant le père, tu frappes les 
enfants. Je te Tai déjà dit : tu aimes Hortense et 
elle t'aime; je te le répète encore. Mais tu com- 
prends toi-même qu'elle n'aurait pour toi que de 
l'aversion, si tu teigfnais tes mains du sang de son père. 
Il est manifeste, qu'elle ne pourrait t'épouser sans se 
déshonorer elle-même. Epouse-la donc, qu'elle ignore 
à jamais les tristes événements qui ont eu lieu entre 
ta famille et la sienne, et éloigne-toi pour toujours de 
Montréal, du moins jusqu'à la mort de Darcy. Tu m'as 
demandé de te parler en ami, je l'ai fait. C'est à toi 
maintenant de décider ce que tu vas faire. 

— J'y songerai, répondit Louis. En attendant, je te 
remercie de ton conseil. 

— Mais ta n'as pas le temps de songer, car sois sûr 
que Darcy est déjà instruit de tout ce qui a eu lieu 
entre toi et Puivert. C'est un homme d'action ; il ne 
saurait donc manquer de se mettre à ta poursuite dès 
demain. Tu devrais aller le voir toi-même aussitôt que 
possible, lui annoncer que tu connais toute la série de 
ses crimes, et que si tu as abandonné toute idée de 
vengeance contre lui, c'e.9t grâce aux sentiments que 
tu éprouves pour sa fille. Dis lui aussi que tu veux 
épouser Hortense sur le champ et que tu compte» 
t'éloigner avec elle aussitôt après le mariage. A ce 
prix tu le laisses libre de sa destinée. 

Le lecteur remarquera sans doute que, sans y penser 
peut-être, Ernest avait merveilleusement plaidé auprès 
de son ami sa propre cause vis-à-vis de Mathiide. 

— Je crois que tu as raison, fit Louis, mais pour le 



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118 VENGEANCE FATALE 

moment il approche quatre heures et j'ai besoin de 
repos. 

En ce moment, on frappa à la porte. 

Louis alla ouvrir. 

II 

l/lNCENDIE DE LA RUE CRAIG 

Puivert, aussitôt qu'il fut libre, se rendit chez 
Darcy. 

Ce dernier était entré depuis assez longtemps. Il 
était naturellement assez inquiet. N'ayant pas remar- 
qué la chute du fermier de Ste-Anne, il avait pris en 
toute hâte le chemin de la rue St-Alexandre, et arrivé 
à sa maison, il avait attendu Puivert, d'abord avec 
surprise, puis il fut bientôt pris de trouble et devint 
très-soucieux du long retard de ce dernier. Il était très 
agité, et quoiqu'il voulût se cacher à lui-même son 
propre malaise, il ne réussissait pas à calmer son 
esprit remuant. 

— Evidemment, se disait-il, ce malencontreux per- 
sonnage avait intérêt à apprendre les détails de la 
nuit du 29 décembre ; cependant je ne vois personne à 
part Louis, malheureusement je n'ai pas pu m'assurer 
quel était cet homme. Mais Puivert est très robuste et 
lors même que son antagoniste aurait eu raison de lui, 
il ne peut avoir raconté ce qui s'est passé dans cette 
nuit néfaste ; et à cette idée ses cheveux se dressaient 
sur sa tête. Cependant la grandeur du danger lui rendit 
son ardeur juvénile. Il faut sortir de cette incertitude, 
se dit-il. Il entendit alors Hortense marchant à pas 
lents dans sa chambre, il Tappela donc. 

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YENGEANCE FATALE 119 

— Tu te couches bien tard, dit-il ; puis, voulant 
dissimuler sa curiosité, il lui posa quelques questions 
tout à fait indifférentes. 

Hortense répondit naïvement qu'elle allait se mettre 
au lit quand il Tavait appelée et que, si elle 
avait veillé un pçu plus tard que d'habitude, ce soir, 
c'était dû à la visite de Louis et d'Ernest qui s'étaient 
retirés quelques instants seulement avant l'arrivée de 
son père. / ^ 

C'était justement ce que celui-ci voulait savoir. Il 
croyait en effet avoir reconnu Louis, mais il trouvait 
étrange, après la révélation de sa fille, que les deux 
amis se fussent séparés et que Louis se trouvait seul à 
cette heure sur la rue. 

Dès qu'Hortense se fut retirée, l'inquiétude de 
Darcy recommença plus violente. 

— Malheureux, se disait-il en marchant à grands 
pas,pourquoi donc avoir élevé cette enfant ! pourquoi ne 
pas l'avoir abandonnée au même destin que sa mère ? 
Pourquoi avoir recueilli cette fille qui sera peut-être 
pour moi la source de soucis et de danger extrêmes ? 
Imbécile d'avoir promis, à sa mère mourante, de 
l'élever avec les mêmes soins et les mêmes égards 
que mes propres enfants ! 

Ces paroles suffiront, sans doute, pour apprendre au 
lecteur que Darcy n'était pas le père d'Hortense. 
Expliquons donc tout de suite comment on l'avait 
supposée la fille du riche propriétaire et la sœur de 
Mathilde. On n'a pas oublié la menace de Puivert 
quelques instants auparavant. 

— Je raconterai, avait-il dit, l'incendie de la rue 
Craig et l'enlèvement de l'enfant. 

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120 VENGEANCE FATALE 

Hors renlèvement de cet enfant, qui n'était autre 
qu'Hortense, avait eu lieu lors de cet incendie que 
Darcy avait allumé lui-même. 

Racontons les faits de cet événement aussi succinte- 
ment que possible. 

Pendant que Mde. Darcy souffrait déjà de la maladie 
qui devait la conduire au tombeau, c'est-à-dire quatre 
ou cinq ans après le meurtre de cette femme au cœur 
si tendre, Mathilde Gagnon, la mère de Louis Hervart» 
Darcy achevait de dépenser l'héritage qu'il tenait de 
son père. Il lui restait bien quelques immeubles, sa 
terre à Ste-Anne, grevée cependant de quelques 
hypothèques, mais cela ne pouvait lui permettre de 
continuer la vie luxeuse qu'il menait depuis son 
retour à Montréal ; il lui fallait donc augmenter sa 
fortune ou diminuer le ton de ses dépenses. 

Ne pouvant se résoudre à ce dernier parti, il songea 
à commettre un nouv3au crime. Le succès qui avait 
jusque-là couronné tous ses méfaits, n'avait fait 
qu'augmenter sa hardiesse dans les entreprises de ce 
genre. Il eut encore une fois recours à Puivert. 

Le plan des deux malfaiteurs, conçu depuis long- 
temps par Darcy, fut bientôt mis à exécution. Il 
s'agissait de détruire, au moyen d'un incendie, une 
maison de commerce appartenant au banquier et dont 
les étages supérieurs étaient habités par le négociant 
lui-même et sa famille. Ce négociant, nommé Delau- 
nay, était marié depuis une couple d'années et n'avait 
qu'un seul enfant, une fille. Darcy avait appris de lui- 
même, qu'en dehors de son négoce. Delaunay s'occupait 
en même temps quelque peu d'agiotage. De nombreux 
capitaux déposés entre ses mains, à un taux d'inté- 

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VENGEANCE FATALE 121 

rêt fort bas, lui avaient permis d'augmenter considé- 
rablement sa fortune par des placements hardis et 
heureux. Darcy savait aussi que son locataire, par 
précaution vis-à-vis de clients envers lesquels sa res- 
ponsabilité augmentait de plus en plus, tenait toujours 
ses fonds soigneusement déposés dans un meuble 
souvent remarqué par lui dans le bureau de travail 
du négociant. S'approprier cet argent, telle fut dès 
lors la pensée dominante de Darcy. 

Or la présence à Montréal d'un diplomate distingué 
fut la cause d'un festin offert par la cité à cet étranger. 
Darcy et Delaunay devaient y assister. Cette circons- 
tance parut au premier le moment d'exécuter le plan 
qu'il avait conçu. 

Puivert fut en conséquence notifié de surveiller le 
logis de Delaunay et, après avoir vu sortir celui-ci, 
d'aller sans retard en avertir Darcy. Le diligent 
Puivert obéit de point en point, et bientôt après il 
accompagnait Darcy qui avait averti sa femme qu'il 
ne prendrait pas chez lui le repas du soir. 

Pour arriver à l'endroit où devait avoir lieu le 
dîner en question, Darcy devait passer devant l'édifice 
loué de lui par Delaunay. Il résolut d'y entrer en 
évitant, autant que possible, le plus léger bruit. En 
homme prudent il possédait des clefs pour toutes ses 
maisons, dont le nombre, considérable autrefois, avait 
diminué sensiblement. Puivert attendait à quelques 
pas seulement, prêt à répondre au premier appel de 
son maître. 

Depuis quelques mois à peine, madame Delaunay 
était devenue mère d'une petite fille, qui devait être, 
plus tard, la fiancée de Louis Hervart. Le moindre 

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122 VENGEANCE FATALE 

bruit réveillait. Aussi, quoique Darey eut pénétré 
dans rhabitation en apportant toute la diligence 
possible pour ne pas être remarqué, elle entendit 
le grincement de la clef dans la serrure et s'aperçut 
qu'on ouvrait la porte. 

— Est-ce toi, Delaunay ? demanda-t-elle en croyant 
parler à son époux, dès que Darcy fut monté à Fétage 
où reposait la malade. 

— Oui, répondit ce dernier, en essayant de contre- 
faire sa voix. J'avais oublié mon passe-partout et je 
viens le chercher, afin de n'éveiller personne quand je 
rentrerai cette nuit. Bonsoir. 

Puis, il redescendit l'escalier, ferma la porte violem- 
ment, mais sans sortir de la maison. 

Bientôt après madame Delaunay s'était de nouveau 
laissé envahir par le sommeil. Darcy atteignit alors le 
bureau dont nous venons de parler, et qui 
était sur le même étage que la chambre des deux 
époux. Mais cet appartement n'était pas éclairé et il se 
voyait réduit à chercher à tâtons le fameux meuble 
contenant tout l'argent du spéculateur. Il aperçut 
alors une lampe dans la chambre de madame Delau- 
nay. Il la prit et revint dans le fumoir. Les seuls 
meubles de ce fumoir étaient le précieux meuble, où 
Darcy croyait trouver sa fortune, et quelques chaises. 

Cependant ses derniers mouvements, si légers qu'ils 
fussent, éveillèrent encore une fois madame Delaunay, 
qui ne voyant plus la lumière qu'elle gardait toujours 
dans sa chambre pendant la nuit et la croyant éteinte, 
se leva pour allumer sa lampe de nouveau. 

Mais aussitôt elle poussa un grand cri. Elle venait 
d'apercevoir Darcy qui se sauvait en emportant une 

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#.. 



VENGEANCE FATALE 123 

boîte, qu'il avait enfin découverte dans le meuble 
où Delaunay tenait enfoui son argent, ainsi que 
tous ses papiers de quelque importance. 

— M. Darcy, vous ici ! crîa-t-elle, hors d'elle-même. 
A ces cris, Darcy voulut baisser la lumière et se 

sauver avec la boîte et son contenu. Mais il n'en eut 
pas le temps et il lança la lampe pleine d'huile et vers 
madame Delaunay. Il n'atteignit pas son bût, car la 
lampe se brisa et l'huile, en se répandant, fut la cause 
que le feu prit aux vêtements de madame Delaunay, 
qui se mit à pousser des cris formidables. Darcy la 
transporta dans la chambre à coucher et il allait 
s'élancer hors de la maison, lorsque les supplications 
de sa victime l'arrêtèrent. 

— Homme barbare ! murmura-t-elle en pleurant, 
n'avez-vous donc plus rien qui bat dans votre cœur ? 
Si vous n'avez pas eu pitié de la pauvre mère, ne 
pouvez-vous pas avoir au moins pitié de ma fille ! Je 
vois bien qu'il ne me reste plus qu'à mourir, mais si 
vous avez encore quelque sentiment d'un père de 
famille, emportez avec vous mon enfant, afin qu'en 
quittant cette vie, je sois sûre qu'elle a été sauvée. 
Voyez à son éducation, me le promettez-vous ? 

— Je vous le promets, répondit l'incendiaire, aux 
dernières paroles de l'infortunée. Puis il prit l'enfant 
dans ses bras, ramassa par terre un livre de prières en 
velours rouge tombé d'une table pendant le vacarme, 
s'élança hors de la maison et donna lui-même l'alarme 
du feu 

Tout le monde sait que le télégraphe d'alarme n'était 
pas alors perfectionné comme aujourd'hui, et que les 
appareils pour éteindre un incendie ont été beaucoup 

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124 VENGEANCE FATALE 

améliorés depuis cette époque. Aussi le feu dura-t-il 
plusieurs heures. 

En entrant chez lui Darcy se souvint de la promesse 
qu'il avait faite à celle qui n'était plus qu'un cadavre. 
Il crut cependant plus judicieux d'éloigner l'enfant 
de la maison pendant quelque temps ; les soins d'une 
nourrice^ lui étaient encore nécessaires, et d'ailleurs il 
eut trouvé fort difficile la tâche d'expliquer la prove- 
nance de cette enfant à madame Darcy. Celle-ci, 
comme on sait, ne devait pas survivre longtemps à 
l'incendie de la rue Craig, et lorsqu'Hortense eut 
atteint environ dix-huit mois, le meurtrier de madajne 
Delaunay lui donna son nom et l'éleva dans sa maison 
comme sa propre fille. 

Delaunay avait été prévenu de l'incendie qui s'était 
déclaré chez lui. On conçoit facilement la stupéfaction 
de cet homme en voyant s'écrouler l'avenir qu'il avait 
rêvé. Nous renonçons à peindre la douleur navrante 
dont il fut saisi à la vue du cadavre de son épouse 
carbonisée et devant la disparition de son enfant. 

L'âge avait naturellement modifié le caractère de 
Darcy dans un sens plus sérieux ; aussi pensa-t-il . à 
faire fructifier sa nouvelle fortune et il devint l'un 
des plus riches banquiers de Montréal. 

Quant à Mathilde et Hortense, elle continuèrent 
de grandir ensemble et jusqu'il l'époque où ce récit est 
arrivé, elles avaient toujours été sous l'impression 
qu'elles étaient sœurs, et toutes deux filles de monsieur 
et madame Darcy. 



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III 

Les nouveaux alliés 

On a vu plus haut qu'Hortense n'était demeurée 
que quelques instants, dans le boudoir, avec Darcy. 
Dès que celui-ci fut redevenu seul, l'inquiétude qu'il 
avait essayé jusque-là de cacher par tous les moyens 
perça malgré lui sur toute sa figure. Elle fut bientôt 
suivie d'une colère furieuse qui s'exala en imprécations 
furibondes contre Hortense. Abattu par la lassitude, 
mais dans un état trop nerveux pour se livrer au 
sommeil, il s'assit enfin sur un canapé et se prit à 
réfléchir. Il était depuis longtemps dans cette posture, 
lorsqu'il entendit frapper à la porte de la maison. Il 
alla ouvrir, mais seulement après s'être muni d'un 
revolver ; il en était venu à craindre les moindres 
dangers, tant ses pensées, depuis une heure, devenaient 
de plus en plus inégales. 

Il entrouvrit la porte faiblement, mais le fermier — 
car c'était lui — avait hâte d'entrer. Il ouvrit donc la 
porte toute grande et sans reconnaître Darcy. " Votre 
maître est-il ici, lui demanda-t-il ? Allez le prévenir 
que je veux le voir et nommez moi. " 

— Qu'as-tu donc, mon cher Puivert ? fit Darcy ,dont 
tout le sang froid était revenu devant la contenance 
exagérée de son serviteur, ne me reconnaîtrais-tu par 
hsLsard ? Viens dans mon cabinet ; tu pourras m'y 
raconter avec calme si tu as souftert de quelqu'acci- 
dent depuis que je t'ai quitté. 

Puivert reconnut Darcy immédiatement. 



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126 VENGEANCE FATALE 

— C'est VOUS M. Darcy, dit-il, c'est cela, entrons et 
causons sans bruit, car j'en ai long à vous apprendre. 
Notre vie même est menacée, 

— Bien, bien, prends ton temps et n'aie pas de 
craintes inutiles. 

— Inutiles ! Ah ! plût au ciel que ce fussent des 
craintes inutiles ! Mais, malheureusement, je vous 
assure qu'il y a de quoi être inquiet. 

— Entre donc, fit Darcy en le conduisant dans son 
cabinet de travail. 

C'est alors que ce dernier qui n'avait pas remarqué 
la figure de son fermier fut frappé de la pâleur et du 
bouleversement qu'elle offrait. Cependant il ne parut 
pas s'en apercevoir et attendit que son interlocuteur 
se décidât à parler sans lui poser de question. 

— Préparez-vous à entendre quelque chose d'épou- 
vantable, commença Puivert et, en peu de mots, il mit 
Darcy au cours de tous les faits de la scène qui s'était 
passée entre lui et l'étudiant. 

— Malheureux ! rugit Darcy, après avoir écouté sans 
y faire la moindre interruption tout le récit de Puivert. 
Est-il vrai que tu as instruit Louis de tous ces faits ? 

— Il fallait tout dire ou mourir ; j'ai préféré lui 
dire tout ce que je savais. 

— Lâche ! ajouta Darcy, se laissant aller à toute sa 
colère. 

— J'ai encore été bien bon de venir vous avertir, 
car pour moi j'ai la vie sauve. 

— Et moi ? 

— Je ne sais rien de ses intentions à votre égard. 

— Eh moi, j'en sais quelque chose. Louis essayera 
de me tuer ou me fera arrêter, mais je saurai bien me 



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VENGEANCE FATALE 127 

déjouer de ses plans ; pour cela j'ai besoin de ton 
aide. 

— Je ne vous aiderai point. 

— C*est ce que nous verrons. 

— Il m'a promis que je pouvais dormir tranquille^ 
que je ne serais pas incommodé par les poursuites de 
la justice. Mon int^^rêt est donc de me retirer com- 
plètement de cette affaire. 

— Cela est bien beau, en effet ! Mais moi qui serai 
probablement traqué par la police, poursuivi en Cour 
de Justice, penses-tu que je ne dénoncerai pas la part 
que tu as prise à ce crime ? 

— Vous n'aurez pas de preuve, car j'ai la parole de 
M. Hervart. 

— Mais lorsqu'il sera appelé à donner son témoignage 
lors du procès, il faudra bien qu'il explique l'histoire 
que tu as brodée. 

— Cela ne m'inquiète guère, car je serai déjà parti, 
et loin du pays. Aujourd'hui ou demain je passerai 
la frontière. Je m'en vais maintenant, au revoir. 

Et Puivert se leva pour sortir. 

— Si tu fais un pas de plus, fit Darcy, en posant son 
revolver sur la tête du fermier, je te tue comme un 
chien ! 

Puivert reprit son siège en tremblant. 

— Je ne puis croire que tu sois asRCz niais pour te 
fier à la parole de ton plus mortel ennemi. 

— Oh ! Je ne l'ai pas prise pour de l'or, et après 
tout, je me mets encore une fois à votre disposition ; 
mais avouez aussi que dans cette circonstance, je ne 
pouvais agir autrement. J'ai bien compris que Hervart 
avait entendu toute notre conversation. 



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128 VENGEANCE FATALE 

— Dans tous les cas, tu n'as pas besoin de craindre 
quoique ce soit de moi pour ton indiscrétion, la pre- 
mière chose importante à faire c'est d'organiser notre 
défense ; comme il n'y a pas un moment à perdre, il 
faut donc commencer sans retard. 

— Bien ! Très bien ! 

On voit que les menaces de Darcy à Puivert avaient 
eu un eflfet immédiat ; ce dernier était devenu- doux 
comme un agneau. 

— Ne crois-tu pas ? demanda Darcy, que nous ne 
suffirons pas à deux à lutter contre Hervart, car enfin 
que de précautions à prendre chez des personnes accu- 
sées d'un crime aussi odieux. Un troisième associé 
qui serait en même temps robuste, courageux et nisé 
pourrait nous être utile. 

— Je pourrais peut-être trouver l'homme que vous 
cherchez. 

— Comment le nommes-tu ? 

— Edmond Marceau. 

— Celui-là même qui t'as volé tes trois cents dollars ? 

— Celui-là même. 

— En effet il me paraît assez rusé, beaucoup plus 
que toi je pourrais dire, qu'en penses-tu ? 

— Je ne vous contredirai point. 

— Ce garçon, je veux bien le croire, peut nous être 
d'une grande utilité. 

— Il n'y a aucun doute de cela, pourvu qu'il soit bien 
payé. 

— S'il n'y a pas d'autre difficulté que celle-là, je me 
charge de le satisfaire. Je serais d'avis même d'aller le 
trouver cette nuit ; tu avais raison quand tu disais 
qu'il n'y avait pas de temps à perdre pour nous, nous 



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VENGEANCE FATALE 129 

sommes dans le malheur et le malheur n'en accorde 
jamais. 

— Allons donc le voir. 

Darcy éteignit toutes les lumières, ferma soigneuse- 
ment la porte de la maison et partit avec Puivert pour 
se rendre chez Edmond Marceau. Tout en se dirigeant 
vers le bureau du courtier, Darcy disait à son fermier : 
" Comme cela nous pouvons donc nous fier à sa discré- 
tion. " 

— Oui, de même qu'a son zèle, si son intérêt le lui 
commande ; c'est un homme fort adroit. 

— Témoin la manière dont il t'a enlevé l'argent que 
tu portais. 

— Vous êtes méchant. 

— Eh bien, n'en parlons plus. 

Les deux compères étaient arrivés chez Edmond. 
Nous sommes arrivés, dit Puivert. 

Pour la seconde fois, dans un intervalle très court, le 
fermier et le courtier allaient se trouver en présence. 
Ce dernier s'était couché de bonne heure et dormait 
profondément. Nos deux collègues durent frapper à 
coups redoublés avant d'être entendus. Enfin des pas 
résonnèrent dans la maison et bientôt la porte fut 
ouverte pour donner passage aux deux meurtriers. 
A peine Edmond eut-il reconnu Puivert, que, laissant 
une lampe dans l'appartement où ils venaient tous 
d'entrer, il s'éloigna pour reparaître aussitôt armé d'un 
poignard. 

— Messieurs, dit-il encore tout ému, je vous conseille 
de sortir de mon domicile aussi vite que vous y êtes 
entrés je ne veux rien avoir à faire avec vous 

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130 VENGEANCE FATALE 

et si VOUS ne partez à l'instant même, je vous plonge à 
tous deux ce poignard dans le cœur ! Je suis en cas 
de légitime défense, vous forcez ma maison, je 

— Nous ne sommes pas venus pour vous voler, fit 
Darcy que ces menaces ne troublaient point, reprenez 
donc un peu de sang froid 

Edmond comprit le côté ridicule de ses menaces 
vis-à-vis d'un homme chez qui il avait été reçu une 
quinzaine de jours auparavant. 

— Alors, reprit-il plus tranquillement, veuillez donc 
m'expliquer votre présence chez moi à cette heure. 

— C'est ce que nous voulions faire, dit Darcy, mais 
vous ne nous en avez pas donné le temps. 

. Edmond se trouvait dans une étrange perplexité ; 
il attendit cependant les explications de ses deux 
visiteurs avec calme. 

— Ne craignez rien, continua Darcy, nous ne sommes 
pas venus pour réclamer de vous les trois cents dollars 
que vous avez si adroitement volés hier à ce malheu- 
reux Puivert, qui en est tout abasourdi, comme vous 
voyez. Comme il vous l'a dit, cet argent m'appartient, 
mais désormais, ne vous inquiétez plus de cette petite 
somme dont j 3 veux bien vous faire cadeau. 

— Encore une fois, que voulez- vous de moi ? 

— Eh bien, voici : Ces trois cents piastres seront 
entre vos mains un à compte sur un service que nous 
venions vous demander de nous rendre à cause de 
votre habileté. Nous avons besoin d'un troisième 
compagnon ; j'espère que vous voudrez bien vous 
joindre à nous. 

— De quoi s'agit-il ? 

— D'abord je voudrais être sûr que nous sommes 



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VENGEANCE FATALE 131 

dans un appartement tout à fait sourd et parfaitement 
seuls. 

— Suivez-moi, alors, dans le soubassement, personne 
n'entendra ce que nous dirons, pas plus que ce que 
nous ferons. Pour vous en convaincre, vous n'avez 
qu'à demander à M. Puivert. 

Et Edmond souleva ]a trappe que nous connaissons 
déjà pour y laisser passer ses nouveaux amis, en la 
compagnie desquels il ue se croyait pas cependant 
tout à fait à l'abri des dangers. Il s'était armé et 
comptait épier tous leurs mouvements. 

— Je crois qu'il est inutile de refermer la trappe 
sur nous, fit Puivert, qui en conservait encore un 
souvenir désagréable. 

— Je la laisserai ouverte si cela peut vous faire 
plaisir, dit Edmond. 

Aussitôt qu'ils furent descendus dans cette espèce 
de cave, Darcy prit le premier la parole. 

— Je vais, dit-il, à Edmond, vous mettre au fait 
d'un événement qui vous fera comprendre plus facile- 
ment la raison de notre présence ici cette nuit. Il y a 
environ vingt ans, Puivert et moi, nous nous rendions 
coupables d'un meurtre en enlevant la vie à une femme 
alors mère d'un jeune enfant, et à son domestique. 

Il s'arrêta pour voir l'impression que ferait sur 
Edmond cette première confidence. La figure de celui- 
ci était restée complètement impassible. 

— yous voyez, reprit-il, que j'apporte une confiance 
complète en vous. Nous avons donc commis le crime 
que je viens de vous dire, et ce qui est plus grave, 
nous eûmes le tort de laisser vivre l'enfant. Il est justede 
dire que cet attentat venait de nous créer une situa- 



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132 VENGEANCE FATALE 

tion fort inquiétante, et que sa mère Tavait fait dispa- 
raître de la maison, la veille du jour où elle devait être 
assassinée. Or cet enfant qui est devenu un homme 
fort et adroit est instruit aujourd'hui de ce terrible 
secret, et il va tout essayer pour venger sa mère ; de 
cela il n'y a aucun doute. Puivert m'a raconté la 
manière adroite avec laquelle vous lui avez dérobé son 
argent et j'ai cru qu'un homme comme vous pouvait 
nous être utile. Vous pouvez dire maintenant si j'ai 
eu tort de m'adresser à vous. 

— Je n'ai pas objection de me faire votre complice 
dans cette dangereuse aventure. Mais avant d'aller 
plus loin, je vous conseillerai de nous associer mon com- 
pagnon, Victor Dupuis. C'est un fin gaillard et il 
pourrait nous apporter un secours précieux. 

— Bien Edmond, dit tout bas une voix qui écoutait de- 
puis quelques instants par la trappe restée ouverte, je te 
reconnais là. Cette voix, on l'a déjà deviné, était celle 
de Victor Dupuis. 

Edmond dans son premier trouble avait négligé de 
refermer la porte de son bureau sur Darcy et Puivert 
Victor s'y était donc introduit facilement. Il s'était 
dirigé vers la chambre du courtier, qui donnait sur le 
corridor où se trouvait la fameuse trappe. La trou- 
vant ouverte et remarquant la lumière qui éclairait en 
bas nos trois sinistres criminels, il avait voulu entendre 
leur conversation. Il se préparait déjà à les joindre 
pous discuter le plan qu'ils adopteraient, mais la 
réponse qui fut faite à la proposition d'Edmond l'arrêta 
soudain. 

— Non, dit une voix qu'il reconnut pour celle de 
Puivert, je n'ai pas confiance en ce garçon et ie le 



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VENGEANCE FATALE 133 

repousse entièrement de notre association. Sa figure 
me répugne et, suivant moi, il ne reculerait pas devant 
la trahison de ses meilleurs amis, du moment qu'il y 
trouverait le moindre profit. 

— Je crains Victor , là est la raison qui me porte à 
le faire entrer dans notre complot, car s'il en était 
informé, il serait capable de me tuer ou de me dénon- 
cer à la justice. 

— Comme il me juge bien, pensa Victor. 

— Cela ne nous regarde pas, dit une autre voix que 
Victor ne put reconnaître. En eflet il ne s'était jamais 
trouvé en contact avec Darcy. 

— Mais cela me regarde, moi, répliqua Edmond 
et je ne voudrais pas me lancer dans un bateau aussi 
fragile sur une mer aussi agitée. 

— M'est avis plutôt que vous vous lancez dans la 
poésie avec vos métaphores ; moins de celles-ci s'il vous 
plait, !et plus de réalité; si votre homme vous gêne, 
faites le disparaître. 

— Je serai bien forcé d'en arriverlà. J'essayerai d'un 
moyen assez simple, j'invite Victor à venir goûter un 
vin nouveau dans cette cave, je glisse dans son verre 
quelques gouttes d'une liqueur connue de moi seul, et 
voilà mon homme plongé dans un sommeil dont il ne 
doit plus se réveiller. Maintenant je passe aux condi- 
tions. 

— Que demandes-tu ? fit Darcy. 

— D'abord, il me faut six mille dollars. 

— Tu les auras. 

— Je veux de plus que vous m'accordiez la main de 
votre fille, Hortense. 

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134 VENGEANCE FATALE 

— Je t'accorderai ma fille en mariage, en autant 
bien entendu que cela dépendra de moi. 

Le lecteur ne s étonnera pas sans doute de l'indif- 
férence de Darcy à se prêter au mariage d'Hortense 
avec un aussi triste garnement, puisqu'il sait déjà que 
celle-ci n'était pas sa fille. Il comprendra aussi la pré- 
férence du meurtrier de la mère de Louis pour Mathil- 
de et le dépit qu'il éprouvait de l'isolement de cette 
dernière. Il est bien entendu que nous parlons du 
temps où elle n'avait pas encore rencontré Ernest 
Lesieur. 

— Je suppose, continua Edmond, que comme cadeau 
de noces à votre fille, vous lui allouerez bien un revenu 
de deux cents louis. 

— C'est la dernière demande que je vous accorde. 

— Je n'ai plus rien à solliciter de vous, sortons d'ici 
maintenant et mettons-nous à l'œuvre en apportant 
toute confiance les uns envers les autres. Mais j'allais 
oublier. . . . Vous ne m'avez pas dit le nom de votre 
ennemi. 

— Louis Hervart. 

— Louis Hervart ! Je n'hésite plus ! Je le poursui- 
rai avec toute la rage dont je suis capable ; il faut en 
effet qu'il disparaisse pour que je réussisse dans mes 
desseins. 

En entendant ces derniers mots, Victor s'esquiva et 
courut plutôt qu'il ne marcha, jusqu'au domicile de 
Louis. 

C'est lui qui frappait chez l'étudiant au moment où 
ce dernier allait se mettre au lit. 



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IV 

Les nouveaux alliés (Suite) 

Louis venait d'ouvrir la porte. Aussitôt Victor se 
rua dans la chambre où les deux amis se trouvaient 
encore. 

— C'est bien ici chez monsieur Hervart ? deman- 
da-t-il, avec une mine toute effarée. 

— Oui, monsieur, répondit Louis. 

— Vous êtes vous-même M. Hervart, je crois ? 

— Oui, fit Louis pour la seconde fois. 

— Alors, prenez un siège et écoutez-moi avec beau- 
coup d'attention. Puis-je parler devant monsieur, de- 
manda-t-il en désignant Ernest ? Il faut m'excuser car 
les choses que je vais vous raconter sont tellement 
graves 

— Vous pouvez parler sans crainte. Cet homme est 
mon meilleur ami. 

Ernest avait jugé Victor en l'apercevant. Ton nom, 
demanda-t-il brutalement à l'aubergiste Ju faubourg 
Québec ? 

— Victor Dupuis. 

— Que viens-tu faire ici à cette heure ? 

— Je l'ai déjà dit à M. Hervart, je lui apporte des 
nouvelles d'une très grande importance. 

— Qui le concernent ? 

— Oui, et d'autres à la fois. 

— Raconte vite, alors. 

— C'est ce que je veux faire, mais ne m'interrompez 
pas. Je viens vous informer d'un assassinat qui a été 

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136 VENGEANCE FATALE 

résolu à rinstant même, que trois hommes débattaient 
entre eux quand je suis parti pour me rendre ici 
vous en rendre compte. Cependant, je ne connais pas 
le moment où ils mettront leur crime à exécution. Je 
puis dire pourtant qu'il n'est pas arrivé. 

A ce début sinistre, Ernest pâlit,Louis trembla légè- 
rement. Tous deux supposaient malgré eux que la per- 
sonne visée par cet assassinat devait être le fiancé 
d'Hortense. 

— Dites comment vous avez appris ces nouvelles, fit 
Ernest. Encore, ces faits sont-ils bien vrais ? 

— J'ai dit la vérité. 

— Le nom de cette personne que l'on voulait assas- 
siner ? 

— C'est M. Louis Hervart. 

Louis écoutait la conversation d'Ernest et de 
Victor sans en perdre un mot. En entendant pronon- 
cer son nom par Victor, il ne broncha pas, mais une 
sueur froide inonda son front. 

— Et comment savez-vous que l'on veut tuer M. 
Hervart ? 

— Cela serait un peu long à raconter, vu que c'est 
grâce à une première aventure que je me trouve initié 
à celle-ci. Il faut d'abord que je sache si je puis 
compter sur votre entière discrétion. 

— Oui, répondit Ernest avec hauteur. 

— Très bien. Procédons donc par ordre. Ce matin,, 
ou plutôt hier matin, un de mes amis, Edmond 
Marceau .... 

— Que dis-tu ? interrompit Ernest, Edmond Mar- 
ceau, un de tes amis ' Moi aussi, je connais un nommé 

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VENGEANCE FATALE 137 

Marceau, et c'est un de mes amis, mais je doute fort 
que ce soit le même que celui dont tu viens de parler. 

— C'est que vous ne connaissez qu'un côté d'Edmond 
Marceau, celui du gentleman, tandis qu'au fond ce 
n'est qu'une canaille. 

— Tu mens, fit Ernest, devenu furieux à l'idée qu'il 
avait vécu dans l'intimité d'un voleur,tu mens, coquin ! 

— Bien alors, si vous ne me croyez pas et m'inter- 
rompez à chaque instant, je n'ai plus rien à faire ici. 

— Ernest, je ne puis comprendre tes interruptions 
continuelles, fit Louis dans un moment d'impatience 
facile à concevoir, le seul moyen d'apprendre les 
nouvelles que cet homme prétena nous apporter d'une 
source certaine, c'est -d'écouter son récit attentivement. 
Tu le jugeras ensuite. 

Ernest regarda son ami, quelque peu surpris du ton 
cassant que ce dernier venait de prendre vis-à-vis de 
lui, mais il ne se plaignit pas. En homme de cœur tout 
lui semblait permis à celui qui venait de souffrir des 
angoisses aussi mortelles. 

— Reprenez donc yotre récit et ne faites pas atten- 
tion à mes dernières paroles, dit-il à Victor. 

— Je disais qu'Edmond Marceau est un voleur. Eh 
bien ! je répète mon accusation. Je pourrais facilement 
prouver une foule de crimes dont il s'est rendu cou- 
pable, car dans tous ces méfaits nous avons toujours 
été complices. Par exemple, lorsque Marceau habitait 
New-York — vous ignorez ce détail sans doute, il 
s'appelait Narcisse Lafond et non pas Edmond 
Marceau .... 

— Tu dis que Marceau a porté autrefois le nom de 
Lafond ? 



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138 VENGEANCE FATALE 

— Oui. *. 

— Serait-ce celui qui a été accusé d'avoir volé une 
certaine quantité de bijoux ? 

— Oui, et qu'il a bien et dûment volés. 

— Il a été acquitté cependant. 

— Oui, parce qu'il n'existait aucune preuve qu'il fût 
'auteur du vol. 

— Quelle preuve pouvez- vous fournir à l'appui de 
votre déclaration ? 

— Ma mère et moi qui étions ses complices ; mais 
nous avions trop d'intérêt à ce qu'il ne fût pas dénoncé. 
Plus tard nous nous sommes rencontrés de nouveau et 
hier matin, je volais encore de concert avec lui, une 
somme de trois cents dollars à un nommé Pu i vert, le 
fermier de Darcy. 

— Ce vol, je suppose, n'a rien de commun avec 
l'assassinat projeté contre M. Hervart ? 

— Au contraire, et c'est justement ce que je désirais 
vous expliquer, lorsque vous m'avez inteiTompu à 
brûle pourpoint 

— Vous pouvez continuer, je ne vous interromprai 
plus. 

Victor raconta toute la scène qui s'était passée dans 
le bureau du courtier et que nous connaissons déjà. 

— Sacrebleu ! fit Ernest dès que Victor eût terminé 
on récit, vous avez fait passer ce Puivert par une 

rude épreuve, je ne puis m'empêcher d'en rire 
à me tenir les côtés. 

— Vous ne connaisse» encore que la moitié de l'his- 
toire, reprit Victor, voilà qui va devenir plus sérieux. 
Ces trois cents dollars appartenaient, non pas à 
Puivert, mais à Darcy, et il est allé larmoyer auprès 



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VENGEANCE FATALE 139 

•de ce dernier. C'est ici où je me perds. Que 
s'est-ii passé entre eux? c'est ce que j'ignore complète- 
ment. Mais ce que je sais, c'est que loin de prendre 
des mesures pour se faire rendre les trois cents dollars 
qu'Edmond lui avait volés, le fermier est revenu le 
trouver cette nuit avec un autre homme que je ne 
«onnais pas, mais que je soupçonne tort être M. Darcy; 
tous les trois ont formé un complot qui n'est rien 
moins que l'assassinat de M. Hervart. Ils étaient déjà 
«n voie de conversation quand je suis arrivé chez 
EdmoQd ; je puis donc vous rapporter seulement ce 
que j'ai entendu. 

Victor mit Ernest et Louis au fait, sans en omettre 
un détail, de toute la scène dont il avait été le témoin 
invisible dans sa seconde visite chez le courtier delà 
rue Notre-Dame. 

On conçoit l'indignation qui saisit Louis en appre- 
nant que Darcy voulait sacrifier Hortense. 

—Le misérable ! s'écria-t-il exaspéré. Ah ! Je le 
reconnais bien. Vous ne vous êtes pas trompé, cet 
homme est bien Darcy, le père de ma chère Hortense ! 
Oh ! le lâche ! sacrifier ainsi son enfant ! abandonner 
sa fille à un bandit î Mais, Dieu merci, je saurai bien 
empêcher tout cela, où je veux mourir. Puis après un 
silence de quelques secondes : Darcy a-t-il fait quel- 
que difficulté lorsqu'il s'est agi de livrer sa fille ? 

— Non, il la lui a accordée sans faire la moindre objec- 
tion. 

— Le barbare ! 

— Que voulez- vous ? Entre assassins et voleurs, c'est 
ainsi qu'on procède. 

— Il ne s'agit plus pour moi que de l'attaquer par 

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140 VENGEANCE FATALE 

tous les moyens et de le tuer pour le prévenir dans 
rignoble sacrifice auquel il veut vouer Hortense. Il y 
va de mon honneur aussi bien que de mon bonheur. Il 
est inutile de délibérer sur ce point, je suis décidé à ne 
reculer devant aucun obstacle. 

— Il serait bon de nous entendre, interrompit 
Victor. Tous les deux, nous sommes menacés d'un 
danger terrible, puisqu'il y va de notre vie. Par la 
violence du langage que vous venez de tenir, j'ai pu 
voir que vous aimez mademoiselle Hortense Darcy. 
Edmond veut se débarrasser de moi, et certes il a 
raison. Mais comme nous sommes munis des secrets 
de nos ennemis, nous pouvons venir à bout d'eux beau- 
coup plus facilement. 

Notre intérêt est le même après tout et c'est le vôtre, 
sans contredit, de m'accepter pour second dans la lutte 
que vous aurez à soutenir bientôt. Vos ennemis sont 
nombreux, vous êtes seul ; de plus le fait qu'Edmond 
ignore que j'étais présent quand il a résolu son projet 
avec Darcy et Puivert, me font croire que je puis vous 
être d'une grande utilité, en même temps, que de votre 
côté vous me rendrez service. Je saurai vous informer 
de tous les pas et démarches de Marceau, de ses actions. 
Je venais donc vous proposer d'unir ma cause à la 
vôtre ; j'ajouterai à tout cela que vous ne pouvez mé- 
connaître l'importance du secours que je vous ai appor- 
té en vous avertissant du danger qui vous menace. 

Tout en reconnaissant l'importance du service que 
lui avait rendu l'ancien ami de Marceau, Louis hési- 
tait à faire cause commune avec un homme aussi 
dégradé, mais Ernest fit taire ses scrupules. 

— J'accepte votre offre, dit celui-ci, ainsi que mon 

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• VENGEANCE FATALE 141 

ami Hervart, car je compte vous seconder moi aussi 
de tout ce que peuvent Ténergie et le courage d'un 
ami. 

— Merci, Ernest, fit Louis, puis se tournant du côté 
de Victor : Quand vous reverrons-nous ? De plus, où 
pourrons-nous vous trouver dans un cas pressé ? 

— A la Feuille d'Erable, coin des rues St-Paul et 
Friponne. 

Sur ce, Victor se retira. 



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Scène de famille 

Le dimanche suivant, vers les onze heures et demie 
du matin, une voiture attelée de deux chevaux 
remarquables par leur élégance, stationnait depuis 
quelque temps déjà devant l'église Notre-Dame. 

Les portes s'ouvraient pour la sortie des fidèles, 
lorsqu'un jeune homme s'approcha rapidement du 
cocher et lui glissa quelques mots à voix basse. 

— Oui, monsieur, répondit celui-ci, elles sont toutes 
deux à la messe. 

— M. Darcy y est-il aussi ? 

— Oui, monsieur. 

— J'aurais aimé à le voir seul, mais je suppose que 
c'est diflScile. 

— Je ne crois pas. S'il s'agit d'une affaire impor- 
tante, je n'ai qu'un mot à dire à M. Darcy, et vous 
pourrez lui parler en marchant avec lui pendant que 
je conduirai les demoiselles à la maison. 

— Non, je ne veux pas le retenir, je n'ai qu'un mot 
à lui dire, je ne le retarderai donc pas. 

— Tenez, le voici justement qui s'avance, c'est à 
vous de l'aborder. 

En effet, Darcy se dirigeait vers sa voiture accom- 
pagné de Mathilde et d'Hortense. 

Le jeune homme salua les deux jeunes filles et prit 
à part M. Darcy. 

— Je vous demande pardon si je vous retiens quel- 



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VENGEANCE FATALE 143 

ques secondes, mais je dois entretenir votre père d'une 
afïaire pressante. 

Mais Darcy ordonna immédiatement au cocher de 
partir sans l'attendre, disant qu'il retournerait à pied 
La voiture disparut emportant Mathilde et Hortense 
seules. 

— Que me voulez-vous donc, M. Marceau, fit Darcy 
d'un air maussade, en se tournant vers son interlocu- 
teur. Comptez- vous me poursuivre jusqu'à l'église de 
votre compagnie ? 

— Encore davantage, lorsque je serai votre gendre. 
Je voulais savoir si vous aviez entretenu mademoiselle 
Hortense de la proposition que vous deviez lui faire 
de ma part ? 

— Pas encore. 

— Pas encore ? Mais quand donc prétendez- vous lui 
en parler ? 

— Quand cela me plaira. 

— Quand cela vous plaira ? 

— Oui, vous avez bien compris. 

— Eh bien, je ne comprends pas. Si vous avez oublié 
nos conventions, je m'en souviens, moi. C'est sur la 
promesse que j'obtiendrais la main de votre fille que 
j'ai bien voulu me résoudre à me débarrasser de mon 
ami. Or cette condition, je la considère sine quâ non. 
Sans son exécution je me sépare dès aujourd'hui d'avec 
vous, et loin de tuer Louis, je lui fais savoir tout ce 
que vous tramez en ce moment contre lui. 

— Mais vous me pressez trop aussi, mon ami,répor- 
dit Darcy, rappelé à lui par cette menace. 

— Je n'en désire pas moins que vous entreteniez 
Hortense de ce sujet à midi. 



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144 VENGEANCE FATALE 

— C'est assez facile, mais si elle refuse. 

— Elle ne refusera pas, si vous forcez un peu la 
note ; elle n'osera pas désobéir à son père. 

— C'est bien, je vais de ce pas lui signifier ma 
volonté. 

Edmond s'éloigna sur cette bonne parole. 

Quoique l'église de Notre-Dame soit assez éloignée 
de son logis, Darcy en franchit cependant l'espace très 
rapidement. En entrant, il aperçut Malthilde, qui 
demanda à son père s'il attendait quelque étranger. 

— Non, répondit-il, je ne crois pas qu'il vienne 
personne ; dès que le dîner sera prêt, fais le mettre sur 
la table. 

— Le dîner est prêt et la table est servie, nous 
n'attendons plus que vous. 

— Mettons nous donc à table alors. 

Toute la durée du repas, Darcy parla fort peu. Il 
portait ses yeux souvent du côté d'Hortense. Il lui 
répugnait encore de causer le malheur irréparable mJc 
cette jeune fille si aimable, si douce, si tendre, qui lui 
avait toujours témoigné la plus filiale affection. Son 
caractère, cruel, reculait, néanmoins, devant la pensée 
de sacrifier à jamais une femme adorable à un miséra- 
ble comme Marceau. De plus il s'était chargé de son 
éducation alors qu'elle était toute petite, et depuis il 
l'avait toujours aimée beaucoup, sinon aussi tendrement 
que Mathilde. Aussi reculait-il le plus possible le 
moment d'informer Hortense de la terrible demande 
d'Edmond. 

On rencontre* souvent des personnes qui, nonobs- 
tant un égoïsme et une méchanceté éprouvés, ne sont 
pas moins susceptibles de comprendre la tendresse des 



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VENGEANCE FATALE 145 

sentiments de lamour ou de la paternité, ou encore 
d'une affection réelle. Tel était Darcy. 

Enfin Hortense, lasse du mutisme inusité de son 
père, le lui reprocha et lui en demanda la cause. Cette 
voix fit tressaillir Darcy. 

— Enfant, fit-il, ne suis-je pas aujourd'hui comme 
d'habitude ? 

— Hortense a raison, mon père, vous avez l'air 
quelque peu souffrant. 

Peut-être liarcy allait-il se trouver incapable de 
signifier sa volonté à Hortense, ainsi qu'il l'avait 
promis à Edmond Marceau, lorsqu'il reçut une visite 
assez inopportune pour ranimer sa colère et lui appor- 
ter le courage dont il semblait manquer. 

— Il y a quelqu'un qui demande à parler à Monsieur 
sur le champ, fit une servante de table, après avoir été 
à la porte. 

— Le nom de ce visiteur ? demanda Darcy. 

— Il m'a dit de taire son nom. 

La figure de Darcy revêtit l'étonnement, celles de 
Mathilde et d'Hortense, la curiosité. 

Le chef de la famille se rendit au salon, où il trouva 
Louis. 

— Bonjour, Monsieur Hervart, fit-il, en affectant une 
politesse froide ; voilà près de huit jours que je ne 
vous ai vu ici. 

Louis ne répondit rien en voyant que Darcy ne lui 
offrait pas de siège. 

Cette apparence froide de l'étudiant échauffa la 
colère du père de Mathilde. 

— Monsieur Hervart, dit-il, je connais le but de 

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146 VENGEANCE FATALE 

votre visite et je sais ce que vous venez faire ici. 

— Tant mieux, alors, repartit Louis, nous ne per- 
drons pas de temps en paroles inutiles et je vous 
retiendrai moins longtemps. 

— Vous, connaissez, Monsieur, les relations qui ont 
eu lieu auparavant entro votre famille et moi i 

— En effet, je les connais. 

— Que venez- vous donc faire ici ? 

— Vous ne vous en doutez pas ? 

— Pas le moins du monde. 

— Je croyais trouver chez vous plus de perspicacité. 
Vous n'ignorez pas que j'aime votre fille et qu'elle 
m aime. Vous savez aussi bien, pour l'avoir entendu 
répéter mille fois, que je n'attends plus que le jour de 
mon admission à la pratique du droit pour vous faire 
la dePiande de sa main. J'aurais pu vous traîner 
devant les tribunaux et faire couler votre sang ; mais • 
je reconnais l'odieux d'un mariage entre Hortense et 
celui qui aurait déshonoré le nom de son père. Je veux 
donc, grâce aux sentiments que j'ai toujours entretenus 
vis-à-vis d'Hortense, oublier les crimes infâmes dont 
vous vous êtes rendu coupable envers mon père et ma 
mère, il y a plus de vingt ans, mais à la condition de 
l'épouser aussitôt que faire se pourra. Je partirai sans 
délai pour ne plus jamais revenir dans ce pays, car 
mon retour ici nous serait fatal à tous deux. 

Darcy avait écouté Louis très-attentivement ; quand 
celui-ci se fût tu, le banquier éclata de rire. 

— Que trouvez-vous donc de .si plaisant dans ma 
proposition, M. le Comte ? 

— Je vous défends de me donner un titre que j'ai 
cessé de porter. 



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YENGEAXCE FATALE 147 

— Vraiment ! je conçois en effet que le titre de 
Comte de Lagusse doive vous offusquer, et inspirer en 
même temps une terrible crainte à celui qui a souillé 
son blason par des crimes monstrueux, tellement mons- 
trueux qu'il a dû prendre le nom de Darcy pour éviter 
ré(ihat'aud ! 

Ces insultes avaient réveillé plus vive que jamais la. 
colère de Raoul de Lagusse, autrement dit Darcy. 

— Sortez, rugit-il, en montrant à Louis la porte de 
la maison. 

Mais Louis ne bougea pas de son siège. 

— Sortez ! répéta Raoul avec une fureur qui arri- 
vait à l'état d'exaspératioû. 

— Je sortirai quand vous aurez répondu à ma 
demande. 

^— Ah ! vous attendez ma réponse ! Eh bien ! la. 
voici. Jamais, aussi longtemps que je vivrai, vous 
n'épouserez Hortense dont, au reste, j'ai promis la. 
main à un autre. 

— Avez-vous consulté Mademoiselle Hortense à ce 
sujet ? 

— Cela ne vous regarde pas. D'ailleurs ma fille fera 
ce que je lui commanderai. Et maintenant que vous 
connaissez ma réponse, encore une fois, sortez ! 

— Certes, voilà une chose que" je n'aurais jamais 
crue, mais elle n'aurait pas dû me surprendre puis- 
qu'elle vient de vous ! Les crimes les plus vils ou le 
plus contre nature ne vous feront pas reculer. C'est 
péti que vous ayez, dans un moment de jalousie, tué 
mon père qui combattait loyalement à vos côtés, 
d'avoir, plus tard, assassiné ma mère parcequ'elle refu- 



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148 VENGEANCE FATAI^E 

sait courageusement de satisfaire des désirs provoquée 

par une luxure effrénée, d'avoir comploté la mort de 

l'enfant de cette femme — car je n'ignore pas la scène 

où ma mort a été tramée, s'écria-t-il imprudemment — 

avec des gens ramassés ^pai mi la plus vile canaille, 

jaujourd'hui vous ne rougissez pas d'abandonner votre 

;propre fille à un de ces assassins, à un voleur, à cet 

Edmond Marceau qui vous a volé vous-même I Vous 

Ȑtes bien malheureux ! 

Je voudrais pouvoir stigmatiser votre front comme 
vous le méritez, mais je ne le puis pas, car les noms de 
«misérable, de voleur et d'assassin sont encore trop fai- 
ibles pour désigner un monstre tel que vous ! 

Une rage féroce s'empara de Raoul. Il bondit sur 
Louis, et avant que celui-ci fût revenu à lui-même, il 
savait été poussé jusqu'à la porte par Raoul. Les deux 
ennemis allaient en venir aux mains, lorsque Louis 
sortit pour éviter un scandale dans la maison qu'habi- 
tait Hortense en ce moment, seulement, en part*int, il 
avait pu dire, avec du feu dans les yeux : M. le Comte, 
nous nous reverrons. 

En rentrant dans la salle à manger Darcy n'était 
})lus lui-même; il aVait la figure toute bouleversée; 
ibref son entrevue avec Louis l'avait laissé dans un 
^tat de prostration telle que les deux jeunes filles s'en 
'montrèrent inquiètes. 

— Quel est donc cet homme que vous avez dû 
•mettre aussi violemment à la porte ? demanda Ma- 
thilde. 

— Un insolent qui ne reviendra plus. Il dut 
s'essuyer, tant l'effort auquel il s'était livré pour chas- 
ser Louis de sa maison l'avait laissé couvert de sueur. 



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VENGEANCE FATALE 149 

Cependant il se remit assez vite et put enfin s'adresser 
à Hortense. 

— Ma chère Hortense, dit-il d'une voix qui tremblait 
encore, je devais te faire une confidence grave, j'y 
pensais justement au moment où tu me reprochais mon 
mutisme, car l'heure était arrivée de t'en dire un mot. 
Malheureusement, cet homme est arrivé au même 
instant et les quelques paroles blessantes que j'ai eues 
avec lui m'ont forcé de la retarder de quelques minu- 
tes. Maintenant que je suis redevenu parfaite- 
ment calme, je crois le moment arrivé de te faire 
savoir qu'un jeune homme, qui aspire à ta main depuis 
quelque temps et qui espère pouvoir te procurer le 
bonheur dont tu es si digne, m'a chargé de lui servir 
d'intermédiaire auprès de toi. 

Hortense ne se possédait pas de joie. Elle songeait 
à Louis. Quel autre en effet aurait pu tenir un sem- 
blable langage à son père ? 

— Celui qui recherche cette faveur, continua Darcy,. 
que tu connais bien du reste, est aussi très-favorable- 
ment connu dans le monde de la finance, je crois que 
tu accepteras cette ofire, car.... 

Hortense ne lui permit pas d'achever : 

— J'accepterai sans doute avec empressement, mon 
père, si cela vous est agréable. 

— Cela me sera très-agréable en effet. D'ailleurs, je 
n'attendais rien moins de ton bon cœur. Ce prétendant 
s'appelle Edmond Marceau. 

— Vous vous trompez, mon père, je suppose. Vous 
avez dit Edmond Marceau. 

— Je ne me trompe nullement, ma fille, c'est bien 
de lui que je veux parler en effet. 

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150 VENGEANCE FA1ALE 

— Mais j'aime M. Louis Hervart, mon père, vous le 
savez vous-même! 

— Et M. Hervart, dit à son tour Mathilde .... 
Mais elle fut promptement interrompue par son 

père. 

— Quant à toi, lui dit-il, tu n'as rien à voir à cela. 
Pour ce qui est d'Hortense, peut-être se fait-eUe 
illusion à l'égard de M. Hervart. Je ne crois pas à la 
réalité de l'amour qu'il feint pour toi autant qu'à la 
passion certaine de M. Marceau qui, lui, ne rêve que 
de toi. 

— Vous vous trompez, mon père, reprit Mathilde 
pour la seconde fois, personne n'aimera jamais Hortense 
d'un amour plus vrai que M. Hervart. 

Darcy s'était bien attendu à rencontrer de la résis- 
tance de la part d'Hortense, voire même de Mathilde, 
mais il croyait en même temps que l'aide apportée à sa 
f^œur par cette dernière seraitplutôt le résultat du dépit 
ou du regret de son ancien amant, et l'on sait qu'il 
n'aimait pas à contrarier Mathilde. Au contraire, celle- 
ci prenait bien en effet la part d'Hortense, mais sans 
paraître ressentir aucun chagrin pour Edmond. 
Evidemment, il n'avait pas remarqué l'assiduité d'Ernest 
auprès de sa fille, laquelle du reste ne datait pas depuis 
longtemps. Cette nouvelle position que prenait 
Mathilde en encourageant sa sœur à la résistance par 
pure sympathie pour elle, le jetait hors de ses prévi- 
sions et l'inquiétait, car il connaissait le caractère 
inflexible de sa fille. Gelle-ci continuait à remontrer 
son père sur sa prétention de forcer Hortense à accepter 
un mari dont elle ne voulait pas. 



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VENGEANCE EATALE 151 

— Te tairas-tu enfin ? Qu'est-ce que cela te fait à 
toi ? 

Uimpatience commençait à le gagner et il perdait 
toute prudence. 

— Mais mon père, repartit Mathilde d'un ton coura- 
geux, lorsqu'il s'agit du bonheur de ma sœur, il me 
semble que c'est à moi de lui venir en aide. Je trouve 
même étrange que puisqu'elle ne sent aucune sympa- 
thie pour votre monsieur Marceau .... 

Mathilde avait prononcé avec dédain le nom du 
courtier. 

— Certes, ajouta Hortense, ma sympathie ne lui 
sera jamais acquise. 

— Criez plus fort, fit Darcy en perdant toute rete- 
nue, Hortense épousera Marceau. 

— Eh bien ! non, je ne l'épouserai point. 

— Comment ! refuser d'obéir à la volonté de ton 
père ! 

— Hortense a raison, fit Mathilde. 

— Mais je ne l'aime point, mon père ! 

— N'importe, c'est une révolte contre mon autorité- 

— Si vous prétendez m'imposer une telle alliance, je 
ne vous obéirai pas. 

— Eh bien ! tant pis, c'est toi qui l'auras voulu. Ja- 
mais ma fille ne se fût révoltée contre son père, et toi, 
si. tu agis ainsi, c'est que tu n'es pas de mon sang. 
Entends-tu ? je ne suis pas ton père ; tu n'es qu'une 
pauvre fille que j'ai recueillie et élevée comme ma 
propre enfant, et voilà aujourd'hui la récompense que 
j'ai de toi. Et en voici la preuve, s'écria-t-il, en sortant 
de sa poche le petit livre de velours qu'il avait 



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152 VENGEANCE FATALE 

dérobé la nuit de l'incendie de la rue Craigf, lis toi- 
même. 

Sur une feuille que le temps avait jaunie, Hortense 
put lire facilement : 

" Née à Montréal, le 5 juin 1841, Marie Louise Hor- 
tense Delaunay, baptisée le 7 du même mois." 

Elle laissa tomber le livre et -s'affaissa en laisant en- 
tendre un cri de «lésespoir. 



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VI 

DERNIER REFUGE. 

On pouvait croire qu'Hortense aurait eu un évanouis- 
sement, mais Mathilde accourut pour la recevoir dans 
ses bras. 

— Mathilde, dit Hortense à celle qu'elle avait tou- 
jours considérée comme sa sœur, je te demande pardon 
de t'a voir appelée ma sœur, du moment que j'apprends 
que nous ne sommés pas .parentes, mais sois persuadée 
que si je ne suis pas ta sœur effectivement, j'aurais été 
digne de l'être ! 

Puis s'adressant à Darcy : — Pardon, monsieur, ayant 
toujours ignoré..» 

— Va, folle que tu es, reprit celui-ci, tu n'as aucun 
pardon à me demander. J'ai laissé brûler te. mère 
dans une maison où j'avais moi-même allumé l'incendie, 
ma fortune que j'ai volée appartenait à ton père, et si» 
toi-même, tu as toujours demeuré ici, c'est parce que 
j'avais promis à ta mère agonisante de te sauver des 
flammes qui dévoraient tout l'édifice ! 

En prononçant ces dernières paroles, l'œil du misé- 
rable avait jeté un éclair de haine satisfaite. 

Ce fut au tour d'Hortense de consoler Mathilde dont 
les révélations éhontées de son père avaient brisé le 
cœur. 

Au même instant, la servante qui avait annoncé la 
visite de Louis à M. Darcy venait l'avertir de la pré- 
sence de M. Puivert. 



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154 VENGEANCE FATALE 

Il se leva donc pour recevoir le fermier qui 
le regarda presqu en tremblant, à Taspect que présentait 
ia figure du meurtrier, encore plus maussade en ce 
'moment, que lorsque dominé par ses plus grands accès 
de colère. 

En même temps la fille de table avait pu remettre 
k Mathilde une lettre apportée à l'instant même. Cette 
lettre se lisait ainsi ; 

" Je vous adresse, avec ces quelques mots, une 
lettre destinée à ma bien-aimée Hortense, afin que M- 
Darcy ne sache pas que ce billet vient de moi, vu une 
légère difiiculté, que nous avons eue ensemble. J'espère 
pouvoir compter sur votre générosité habituelle en 
•cette circonstance et vous en remercie d'avance. " Ces 
•quelques lignes portaient la signature de Louis 
Hervart. 

Hortense ouvrit la lettre à son adresse. " Tu me 
trouveras bien téméraire, lui écrivait Louis, surtout 
quand tu auras lu ce billet en entier. Mais sois per- 
suadée que tout ce que je fais c'est pour ton bonheur 
^ussi bien que pour le mien. Je sais que ton père te 
destine à Marceau. 

Il ne le connait pas bien, sans doute, car il eilt fait 
* ... 

pour toi un autre choix. Je le connais mieux, moi, et 

ce que je puis te dire de lui, c'est qu'il n'a jamais été 

qu'un voleur et qu'il complote à l'instant même un 

-assassinat avec d'autres scélérats qui ne valent pas 

mieux que lui. 

D'ailleurs, tu sais mon amour pour toi ; en effet, 

sans toi je ne pourrais vivre. Tu dois croire à la fran- 

•chise de ces paroles. Tu m'aimes toi aussi, tu pourrais 

vouloirme tromper en épousant Edmond,mais jenepren- 

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VENGEANCE FATALE 155 

drai pas le change, car je suis certain qu'un pareil ma- 
riage serait contre ton gré et seulement pour obéir à 
ton père. C'est ce que tu ne feras pas. Tu me briserais 
le cœur et je n'aurais plus qu'à mourir. 

Tu connais mon logis, prends en donc le chemin 
immédiatement, et attends moi, je serai absent une par- 
tie de l'après-midi mais dès mon retour nous parti- 
rons. Une nécessité absolue que je ne puis te dire 
maintenant, mais que tu connaitras plus tard, me force à 
cette extrémité. Embrasse bien Mathilde de la part de 
son beau-frère. Tu peux lui montrer ces lignes ; elle a 
trop bon cœur pour ne pas m'approuver. Sois prête 
quand je reviendrai et aie confiance en l'honneur de 
celui qui dépose son cœur et sa vie à tes pieds." 

— Je m'en vais en effet, fit Hortense, non pas chez 
Louis, mais à la chapelle de la Providence où j'atten- 
drai son retour. 

— Tues bien heureuse, toi, fit Mathilde, tu peux 
partir, mais moi, je suis destinée à rougir park)ut à 
l'avenir, et je n'ai pas d'asile. 

— Quand à cela, je ne le permettrai jamais, t'c seras 
toujours ma sœur. Le nom de ton père ne sera jamais 
déshonoré. 

— Tu as un cœur d'or, merci. 

Et toutes deux se séparèrent dans un cordial et fra- 
ternel einbrassement. 



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VII 

Préparatifs pour la Lutte 

En entendant prononcer le nom de son fermier 
Darcy s'était levé comme mû par un ressort. 

— Il est donc décidé, se dit-il, que je devrai recevoir 
tous les membres de cette clique aujourd'hui, amis ou 
ennemis, et il n'y a pas, jusque dans ma propre maison, 
où la mésintelligence ne soit entrée. Qu'on ne me 
pousse cependant pas trop loin, je finirais par devenir 
enragé. 

Il entra dans la chambre où l'attendait Puivert, mais 
les deux hommes n'échangèrent aucune civilité. 

— Eh bien ! quelles nouvelles ? demanda le banquier 
en apercevant Puivert. 

— Il n'y en a aucune que je connaisse, du moins 
aucune d'une grande importance. J'ai entendu, cepen- 
dant, une conversation ce matin, qui se rapporte sous 
quelques points à l'affaire que nous conduisons en ce 
moment ; je venais vous en faire part, mais vous en 
connaissez le fond, j'en suis.-ssùr, maintenant que je 
viens de voir Hervart sortir S'ici. 

— Quel rapport peut avoir la visite d'Hervart avec 
une conversation que tu as entendue et dont je ne 
connais pas encore le premier mot, voilà du bavardage 
dont je ne démêle pas les fils ? 

— Ecoutez-moi donc. Hervart sort d'ici, et à sa 
figure bouleversée et rouge de colère, il n'avait proba- 
blement pas réussi à vous faire accepter certaines pro- 

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VENGEANCE FATALE 157 

positions qui, toujours d'après la conversation que j'ai 
entendue, devaient être d'une nature pacifique. 

— Tu as vu Hervart qui t'a paru être de mauvaise 
humeur, tu crois qu'il veut faire la paix avec nous, tu 
te perds dans tes conjectures ! 

— Ne m'interrompez pas sans cesse, si vous voulez 
être au fait de ce qui se pasvse autour de nous. Or tout 
cela esc bien simple. Ce matin, j'ai suivi Hervart et 
son inséparable compagnon dont le nom m'est mconnu 
et j'ai appris que cette après-midi, une excursion, est 
projetée pour Lachine. Elle aurait pour but le règle- 
ment de certaines affaires qui regardent surtout M. 
Hervart. Mais avant de partir, celui-ci devait vous 
faire certaines propositions de paix que vous avez re- 
fusées, je n'en doute pas, à la figure de Louis en sortant 
d'ici. Si ces gens commencent à vous effrayer, ce se- 
rait peut-être notre intérêt de nous en débarrasser 
aujourd'hui même. Nous n'avons qu'à les attendre sur 
le chemin et certes nous leur ferons maille à partir. 

— Comment ! ce maudit Lesieur serait associé aux 
complots de Louis ? Je m'en devais douter. Sais-tu 
s'il est instruit des dangers qui menacent Hervart en 
ce moment ? 

— J'en suis certain, je l'ai même entendu lui con- 
seiller d'enlever votre fille. 

— Le misérable ! 

Une idée subite venait de se faire jour dan? le cer- 
veau de Darcy. Nous avons dit plus haut qu'il n'avait 
pas remarqué l'assiduité empressée que depuis quelque 
temps Ernest témoignait pour Mathilde. Les embarras 
de toute sorte qu'il avait endurés depuis peu l'avaient 
souvent retenu hors de la maison, et il ne lui était pas 



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158 VENGEANCE FATALE 

venu à l'idée que des amours fussent nées entre sa 
fille et lami de Louis Hervart. Toutefois il n'avait 
pu méconnaître les attentions nombreuses qu'Ernest 
lui avait marquées, ce qu'il avait appris principale- 
ment de la bouche même de ses filles. Il se demanda 
si «es attentions d'Ernest ne comporteraient pas quel- 
que chose de plus qu'une simple aflfection et si, du 
moment qu'il conseillait à Louis d'enlever Hortense, il 
ne concevait pas en même temps la possession de Ma- 
thilde. C'eût été une entreprise hardie, mais non pas 
impossible, et l'on sait que l'audace ne manquait pas à 
Darcy. 

. — Ont-ils mentionné le nom de Mathilde, en com- 
plotant cet enlèvement, demanda-t-il k son homme de 
paille ? 

— Devant moi, il n'a été question que de mademoi- 
selle Hurtense. 

Ces mots rassurèrent Darcy. 

— Tu crois décidément qu'ils iront à Lachine au- 
jourd'hui ? 

— Je n'en ai aucun doute, car pour n'y point .aller, 
il leur faudrait changer d'idée complètement. 

— Ce n'est pas tant cette conspiration qui m'agace 
que de voir Lesieur dans le camp de mes ennemis ; 
c'est un garçon audacieux, peu scrupuleux et véritable- 
ment homme d'action. Voilà un type que j'aurais rêvé 
pour mon gendre, malheureusement il est contre nous. 

— Ne le regrettez pas trop, le maiûage n'eût pu avoir 
lieu que dans le cas où mademoiselle Mathilde et Ivii 
se fussent aimés réciproquement. 

— Qui te fait donc croire le contraire ? 

Puivert regarda Darcy et ne répondit pas. Peut-être 



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ViENGEANCE FATALE 159 

le désir de ce dernier était-il prêt de se réaliser, mais 
non pas selon sa prévision. 

Puivert reprit alors : Si M. Lesieur aime mademoi- 
selle Mathilde autant que vous paraissez disposé à le 
croire, et que de son côté celle-ci n'a pas d*antipathie 
marquée contre ce jeune homme 

— Hé bien ? fit Darcy. 

— Peut-être qu'en accordant votre fille à Lesieur 
vous l'amèneriez dans votre camp. 

Darcy ne fit que sourire. Cet homme ne croyait 
plus évidemment à la vertu chez les autres. 11 se figu- 
rait tout le genre humain fait à sa propre image. 

— Celarne changerait rien, rèpondit-ih Si Mathilde 
-et Lesieur s'aiment réellement, ils finiront pas se ma- 
rier, quand même Lesieur aiderait Hervart dans cette 
lutte. Toi, Puivert, tu n'as jamais aimé la femme d'un 
véritable amour; c'est pourquoi tu ne connais pas la 
force de la passion. Lors même que Lesieur se tein- 
drait de mon sang, ce qu'il ne fera pas, Mathilde ne l'en 
aimerait pas moins et elle ne manquerait pas de trou- 
ver d'excuse pour ne point rompre avec lui. Quant à 
Lesieur, je ne me sens pas d'avis à lui faire des ouver- 
tures, car je n'ai aucun doute qu'il restera fidèle à son 
ami. 

Le fermier fit entendre un léger soupir. 

— Mais enfin, à quoi voulez-vous en venir ? deman- 
da*- t-il à Darcy. 

Cette question ramena ce dernier à lui-même. 11 
réfléchit quelque peu, puis il exprima son opinion 
comme suit : 

11 vaut mieux en finir sans retard avec ces gens-là. 
Tu vas aller prévenir tout de suite Marceau de se 



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160 VENGEANCE FATALE 

trouver prêt pour trois heures. Nous nous dirigerons 
vers Lachine, mais nous nous arrêterons sur le parcours 
de la route, les laissant continuer leur excursion pour 
les attendre à leur retour, blottis dans quelque trou. 

— J'y vais à Tinstant, dit Puivert. 

En sortant de Fhôtel de la rue St. Alexandre, il re- 
marqua un individu qu'il avait déjà rencontré dans le 
cours de cette journée, mais il ne crut pas devoir faire 
la moindre attention à cet homme qui, du reste, lui 
était parfaitement inconnu. Il fut cependant suivi 
quelque temps par ce personnage, qui ne tarda pas à 
abandonner les pas du fermier pour se rendre chez 
Louis. Puivert se trompait lorsqu'il croyait n'avoir 
pas été remarqué le matin par les deux jeunes gens. 
Si ceux-ci ignoraient que l'homme de paille de Darcy 
avait entendu leur conversation, ils ne l'avaient pas 
moins aperçu et sa présence dans ce quartier les avaient 
quelque peu inquiétés. Aussi, lorsqu'ils furent à leur 
logis de la rue St. Hubert, au lieu d'entrer, Ernest 
voulut faire suivre le fermier, et pour cela il s'était 
procuré l'aide de ce personnage que Puivert venait de 
trouver encore une fois sur ses pas. 

— Voici trois dollars, avait dit dit Ernest à cet hom- 
me, en lui mettant dans la main le même montant, et 
je vous en promets encore autant, sh vous vous assurez 
de toutes les démarches de cet homme habillé de gris 
que vous voyez devant vous. Cela vous va-t-il ? 

— Oui Monsieur, je vous offre mille remerciements 
de votre générosité, et quand à votre homme, je vous 
promets de l'observer de manière à pouvoir vous ins- 
truire de ses moindres actions. 

— Attendez encore un instant. 



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VENGEANCE FATALE 161 

Ernest dit à Louis quelques mots à voix basse, après 
quoi il s'adressa de nouveau à son factotum : Revenez 
vers une heure et demie, fît-il, nous aurions peut-être 
quelqu'autre commission à vous confier. 

L'espion s'éloigna à l'instant même et revint à 
l'heure indiquée. • 

Ernest attendait alors le retour de Louis, qui était 
sorti pour demander une entrevue à Darcy. Nous ne 
dirons rien ici de cette entrevue que nos lecteurs con- 
naisi^ent déjà. Louis était déjà en retard de plus de 
vingt minutes quand, enfin, il ouvrit la porte du logis 
de la rue St-Hubert. Il ne fournit d'abord aucune 
explication à Ernest du résultat de sa démarche auprès 
de Darcy, mais il écrivit immédiatement à Mathilde et 
à Hortense les deux lettres, dont nous connaissons 
le contenu. Ils les remit entre les mains de ce nouveau 
messager, qui les porta sans retard rue St-Alexandre. 

Environ une heure après, pendant laquelle Louis 
avait fait part à son ami du résultat de sa visite chez 
le père de Mathilde, le fidèle messager revenait chez 
les deux jeunes gens, une troisième fois depuis le matin, 
avec des détails d'une importance indéniable pour les 
deux amis. Avant de remettre les deux lettres dont il 
était chargé, il avait vu Puivert entrer chez le ban- 
quier. La vue du fermier à cet endroit excita sa 
curiosité. Bientôt il entendit une conversation véhé- 
mente entre les deux acolytes, grâce à la fenêtre du 
salon qu'on avait laissée ouverte à cause de la chaleur 
de la journée. Alors il se blottit dans un endroit d'où 
il ne pouvait perdre un seul mot de cette conversation, 
et il venait la rapporter fidèlement aux deux jeunes 

11 



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162 VENGEANCE FATALE 

gens. Après avoir terminé son récit, il réclama les trois 
dollars auxquels il avait droit. 

— Les voici, dit Ernest en lui ramettant la somme 
promise ; vous êtes un homme précieux, je pourrais 
bien encore requérir vos services. 

• — Tant que vous payerez aussi bien, je vous servirai 
toujours avec le même zèle. 

— Ce ne sera pas pour aujourd'hui, lui dit Ernest en 
le congédiant, et il revint auprès de Louis. 

Le parti des deux amis fut bientôt arrêté ; ijs en- 
voyèrent quérir Victor qui ne se fit pas attendre, et 
tous trois partirent pour Lachine. Inutile de dire qu'ils 
étaient bien armés. Toutefois Ernest n'avait pas cru 
devoir informer Louis qu'ils seraient poursuivis dans 
leur trajet, par leurs ennemis. 

Cependant, Puivert avait vu Edmond. 

— C'est aujourd'hui que la partie se décide, lui avait- 
il dit en entrant, M. Darcy le veut ainsi. 

— Tant mieux, répondit Edmond, jamais je n'ai été 
mieux disposé à faire une partie de fleuret ou à tirer 
du pistolet. 

— Eh bien, vous serez satisfait. 

— Quel plan dévoras nous suivre ? 

Puivert le mit au fait de ce que Darcy et lui avaient 
résolu ensemble. 

— Il faut donc nous armer de pied en cap, reprit 
Edmond. 

— - Vous l'avez dit. 

— Attendez moi donc un instant, je vais visiter mes 
armes et dans dix minutes je suis prêt. 

En même temps s'arrêtait devant la maison une 
voiture de laquelle Darcy sauta légèrement à terre et 



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VENGEANCE FATALE 168 

frappa à la porte. Puivert, qui Tavait reconnu, courut 
la lui ouvrir. 

Les premières, p^^roles de Darcy furent celles-ci : 
Monsieur Marceau a-t-il été prévenu ? 

— Oui, fit celui-ci en paraissant de nouveau dans la 
chambre où se trouvaient ses deux complices. Il était 
prêt pour le départ. 

— Partons alors, fit Darcy. 

Dans sa précipitation, il n'avait pas songé à ce que 
Puivert lui avait appris relativement à Tenlèvement 
d'Hortense, et il était sorti sans dire un mot aux deux 
jeunes filles. Il est vrai qu'il comptait revenir le même 
soir. 

Tous les trois montèrent dans la voiture qui partit 
traînée rapidement par un vigoureux cheval. Chacun 
s'était armé d'un pistolet et d'une épée à l'exception, 
toutefois, de Puivert qui avait pi^féré un lourd 
gourdin. On avait caché les épées soUs les oreillers du 
véhicule de Darcy. 

— Aimez- vous les rixes sanglantes, Marceau ? 

— Comment, si je les aime ! parbleu ! Cela a tou- 
jours été un de mes plaisirs favoris. Ce que j'aime 
surtout, c'est le combat à l'épée. J'ai déjà trouvé un 
passe-temps très-egréable dans des tournois avec mes 
amis, et sans vanterie, je puis la manier d'une manière 
très-passable. 

— Je ne savais pas si bien trouver, dit Darcy, chez 
qui commençait à bouilloner le sang de l'ancien aven- 
turier. Je ne suis pas un nouveau venu dans ces jeux-là. 
Quand j'étais marin, — coutrebandier, je pourrais dire 
avec plus d'exactitude, — c'est alors que j'ai, plus d'une 
fois, donné et reçu des coups de couteau, d'épée ou 



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164 VENGEANCE FATALE 

même de hache dans nos luttes sur les vaisseaux. 
Il y a longtemps de cela, mais je n'en perdrai jamais 
le souvenir. 

— On n'emploie guère l'épée, il me semble à un 
abordage. 

— Généralement vous avez raison, mais il arrive 
quelquefois qu'elle soit quelque peu utile. Mais n'al- 
lez pas croire que je n'ai fait la guerre que sur les 
navires, j'ai aussi combattu dans un régiment d'infan- 
terie, où je suis arrivé même au grade de lieutenant. 
C'est alors surtout que je me complaisais dans les 
grands tournois. 

— Vous vous êtes battu ? Quand cela et où donc ? 

— En France, en 1830, j'étais jeune alors, c'était le 
bon temps. On me connaissait sous le nom de Raoul 
de Lagusse et non pas de Darcy. J'ai toujours regretté 
mon séjour, bien^court pourtant, en Europe. Que de 
fois n'ai-je pas eu à défendre ma vie dans des duels. 
Mais comme je viens de le dire, j'étais dans toute la 
fougue de ma jeunesse, le plus beau temps de la vie. 
Tenez, de toutes les saisons de l'année, c'est le prin- 
temps que je préfère précisément à cause de sa ressem- 
blance avec la jeunesse, je serais prêt à chanter avec 

le poète. 

**0 printemps, jeunesse de Tannée I 
O jeunesse, printemps de la vie I " 

— Bravo ! vous parlez-bien, fit Puivert ; je ne vous 
ai jamais vu dans des dispositions plus gaies. 

— Bah, parler, ce n'est rien. Attends encore un peu 
et tu pourras me voir à l'œuvre. 

Edmond était devenu silencieux. Vous vous nommez 
Raoul de Lagusse, demanda-t-il à Darcy. 

— Oui. 



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VENGEANCE FATALE 165 

— Alors VOUS seriez Tassassin de Mathilde Hervart. 
J'ai un vague souvenir de cet assassinat qui a causé 
tant de bruit, lorsqu'il fut commis. 

— C'est moi,- en effet. Mais il n'y a que vous et 
mon ami Puivert qui soyez dans le secret. 

— Je comprends parfaitement alors pourquoi vous 
avez voué une haine aussi mortelle à Louis Hervart, 
et que vous ayez tant de hâte à vous débarrasser de 
lui. 

— Je n'eusse cependant ^jamais pensé à ôter la vie 
à Louis s'il n'eût été instruit de ma participation dans 
le meurtre de sa mère. Toutefois, on ne connaît la 
tournure des événements que lorsqu'ils sont accomplis ; 
je vous prierai donc de ne pas me trahir et de continuer 
à me désififner sous le nom de Darcy. 



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VIII 
La lutte suprême 

Darcy et ses amis était arrivés à une barrière de la 
partie ouest de la cité. 

Darcy, très-bien connu de tous ceux qui recueillaient 
le droit de péage, tout en payant se mit à questionner 
rhomme qui était en charge de cette barrière. 

— Avez- vous vu, demanda-t-il, beaucoup de monde 
prenant la direction de Lachine ? Auriez-vous remar- 
qué quelques-uns de mes amis ? 

— M. Hervart est un de vos amis ? je crois du 
moins l'avoir aperçu souvent avec vous et votre 
famille. 

— En effet. 

— Eh bien, il vient de passer avec deux autres per- 
sonnes. 

— Qui étaient-ils ? 

— Je ne les connais pas du tout. L'un d'eux m'a 
paru un serviteur. 

Nos trois personnages se regardèrent tous, un peu 
surpris. Ils se demandaient quel pouvait être cet 
individu qu'on leur avait représenté comme un domes- 
tique. 

— Je serais curieux, dit Darcy, de savoir le nom de 
leur compagnon. Mais peut-être après tout n'est-ce 
qu'un serviteur en effet, ou quelqu'un qu'ils auront 
recueilli sur le chemin. 

Nul ne pensait à Victor. 

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VENGEANCE FATALE 167 

— Si cet homme ne les quitte pas, dit Puivert, cela 
leur donne un homme de plus. 

— Après tout, reprit Darcy, nous n'en serons pas 
moins à nombre égal de chaque côté et comme ils ne 
s'attendent pas probablement à nous rencontrer sur 
leur route, nous ne pouvons manquer d'avoir l'avan- 
tage sur eux. 

— Ils doivent tout de même être en éveil ; les scènes 
qui ont eu lieu aujourd'hui doivent avoir diminué 
quelque peu leur sécurité et ils ne sauraient entre- 
prendre une pareille excursion, sans se munir, en même 
temps, de moyens de défense en cas d'une attaque. 

— C'est ce que nous verrons, fit nonchalamment 
Darcy. Mais pourquoi vous arrêter ici ? continua-t-il 
en s'adressant à Edmond, qui conduisait le cheval. 

— Parce que nous n'irons pas plus loin, répondit 
celui-ci. 

— Comment ! entendez- vous passer l'après-midi 
dans cette sale auberge ? Pour moi, j'y renonce. 

— Mais c'est justement ce qu'il nous faut. Nous 
devons nous dérober à leur surveillance quelque part. 
Nous les attendrons ici. Ils ne se douteront probable- 
ment pas que nous ayons choisi ce taudis pour nous y 
abrutir toute une après-midi, lors même qu'ils seraient 
instruits du fait que nous suivons le même chemin 
qu'eux. J'avoue que cette auberge n'e?t pas un 
agréable lieu de récréation, mais nous ne pouvons être* 
mieux postés pour les surprendre, attendu qu'ils rie 
reviendront probablement de leur excursion qu'à une 
heure oti il fera déjà sombre, et cet hôtel est, comme 
vous voyez, assez éloigné de toute habitation. Entrons 
immédiatement car l'on commence à nous remarquer, , 



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168 VENGEANCE FATALE 

et il serait bon que notre présence ici fat ignorée 
autant que possible. 

Darcy et Pnivert entrèrent dans ce bouge fastueu- 
sèment décoré du nom d'auberge, tandis qu'Edmond 
conduisait la voiture dans une remise et voyait aux 
besoins de leur cheval. 

La salle où Darcy et son fidèle serviteur étaient 
entrés, infectée par la fumée d'une quinzaine de 
fumeurs, chiqueurs et cracheurs émérites, était encore 
plus remarquable par les nombreux jurements et la 
conversation tapageuse qu'y tenaient les consommateur 
en ce moment. Pour nous servir d'une expression bien 
connue, on pouvait fendre la fumée avec un couteau. 

A peine les deux complices y avaieut-ils mis le pied, 
qu'un homme tranquillement assis dans un coin de la 
chambre sortit sans bruit, mais non sans avoir remar- 
qué les pistolets, si bien cachés qu'ils fussent dans les 
poches des deux nouveaux arrivés. Évidemment, ces 
derniers étaient attendus par cet homme, qui avait 
probablement reçu Tordre de les épier et de les surveil- 
ler avec soin. Il se rendît dans la cour où il put voir 
de loin Edmond sortant de la voiture les épées, enve- 
loppées dans une large toile et les emportant avec 
lui. 

— Plus de doute, fit cet inconnu, ils sont armés de 
pied en cap ; nous devrons donc ferrailler, et certes 
dans un sérieux combat. Allons donc avertir Lesieur 
et son ami. Quels bons payeurs que ces gens-là. 
Déjà cinquante dollars, et cela pour rien ; il est vrai 
que cet après-midi nous aurons une crâne besogne. 

Il rentra à la sourdine dans l'auberge et put, sans 
être vu, se glisser auprès de l'hôtelier, et lui dire : 

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VENGEANCE FATALE 169 

Il faut que je parte à l'instant même, je n'ai pas le 
•temps de payer mes consommations, ce sera pour une 
autre fois, père Pitou. 

— Très- bien, répondit celui-ci, qui suffisait à peine 
à répondre aux demandes des buveurs. 

Victor, que nos lecteurs ont déjà reconnu dans 
l'espion blotti dans l'auberge du père Pitou, demanda 
aussitôt une voiture et en quelques instants il rejoi- 
gnait Louis et Ernest, qui l'attendaient environ un 
mille plus loin. 

— Te voilà déjà parmi nous, Victor, fit Ernest en 
l'apercevant. As-tu vu nos hommes ? Vraiment tu 
n'as pas été longtemps. 

— Oui, je les ai vus, et comme je le croyais, ils 
attendront notre retour dans l'auberge du père Pitou- 

— Sont-ils armés ? 

— Crânement, je vous l'assure, j'ai remarqué qu'il 
y avait des épées, probablement pour Darcy et Edmond, 
car. quant à Puivert, il est muni d'un lourd bâton. De 
plus chacun d'eux a un pistolet dans sa poche. 

— Dis donc Louis, si nous avions suivi ton conseil 
c'est-à-dire de ne pas nous armer de notre côté, nous 
aurions eu bonne mine pour revenir à Montréal dans 
la soirée. Heureusement, mon programme a prévalu. 
Nous avons, nous aussi, trois revolvers et trois épées. 
Sans doute, en se servant d'épées, leur but est de 
n'attirer aucune attention sur le combat qu'ils comp- 
tent nous livrer. Eh bien, tant pis pour eux ! Ils s'aper- 
cevront que nous n'avons pas assisté en vain aux 
leçons de fleuret de notre ancien ami Louis Français 
Chacun à sa tâche ! 

— Voilà sans doute, fit Louis, l'issue inévitable de 



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170 VENGEANCE FATALE 

« 

cette aventure. Toutefois si tout pouvait encore s'arran- 
ger, sans que nous soyons forcés d'en venir aux mains, 
j'aimerais mieux cela. Je me demande ce qu'Hortense 
pensera de moi, si j'en viens jusqu'à croiser le fer avec 
son père. 

— Mais cela est insensé, répliqua Ernest impatienté. 
Quoi ! nous savons que ces gens-là nous poursuivent 
de leur haine, que leur principal objet est de nous 
enlever la vie, et parce que tu aimes la fille de 
Darcy, tu vas oublier que cet homme a tué ta mère et 
qu'il t'a rendu orphelin à douze mois, bien plus tu vas 
lui livrer ta vie^comme un agneau. Certes ! moi aussi ! 
j'aime Mathilde et je lui souhaite le plus grand bon- 
heur qu'elle puisse désirer, mais ce n'est pas assurément 
une raison pour me laisser tuer par son père. D'ailleurs 
si tu ne veux pa? croioer le fer avec Darcy, moi qui ai 
moins de scrupules que toi, ou Victor que voilà, nous 
nous chargerons de lui administrer une blessure qui 
l'empêchera de voir un autre lever d'aurore que celui 
de ce matin. 

— Voilà comme on doit parler, fit Victor, cela me 
plaît de servir un homme tel que vous. Si vous les 
laissiez échapper cette fois, ce serait fini de vous. 
Monsieur Hervart, }e vois bien que vous ne connaissez 
pas Marceau, tel que je le connais. Il vous a voué une 
haine féroce à cause de l'affection que vous porte 
mademoiselle Hortense, et si vous ne voyez à votre 
défense, soyez persuadé qu'avant longtemps vos os ne 
vous pèseront pas. Vous êtes donc le plus en danger. 

— Tu vois," Louis, tu es seul de ton avis. Au reste, 
je ne t'aurais pas accompagné à Lachîne, si nous ne 



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VENGEANCE FATALE 171 

nous fussions pas munis d'armes pour nous défendre 
en cas d'attaque. 

— Le messager qui devait porter mes lettres chez 
Darcy, sais-tu ce qu'il en a fait ? 

— Cette pensée te vient-elle pour la première fois ? 
Tu étais si occupé, ma foi, que je n'ai pas cru devoir 
t'en parler, mais je vais t'en dire un mot maintenant. 
Tes lettres ont été portées chez Darcy par mon messa- 
ger, qui là a pu entendre toute la conversation de 
Darcy avec Puivert. Il me l'a rapportée mot pour mot, 
et c'est ainsi que je savais en partant de la ville, que 
nos compères devaient parcourir le même chemin que 
nous et qu'ils seraient munis des meilleures armes 
connues pour nous assaillir. 

— Que ne m'as-tu dit cela plus tôt ? Je n'aurais pas 
hésité. 

— Tu n'aurais pas hésité, dis-tu ? Je pense, au con- 
traire, que si tu avais su ce que je viens de t'apprendre 
tu n'aurais pas osé venir avec noua. 

— Nous n'avons plus à revenir là-dessus. Mainte- 
nant si nous voulons être de retour cette nuit, il est 
temps de continuer notre route. 

— Fort bien, dit Victor, mais je vous ferai remar- 
quer que depuis notre départ, je n'ai bu qu'un verre 
de mauvaise b«isson à la taverne du père Pitou.. Si 
vous pouviez me faire perdre ce mauvais goût que je 
ressens encore par quelques gouttes d'une liqueur 
moins épicée .... 

— C'est vrai, fît Louis, nous allions t'oublier ainsi 
que nous-mêmes, car m'est avis qu'une légère consom- 
mation ne ferait tort à personne, cela ne peut que for- 
tifier notre courage. 



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172 VENGEANCE FATALE 

Après avoir dégusté chacun un gratid verre de^ 
cognac, ils repartirent en remettant leur cheval à une^^ 
allure très-rapide. 

Edmond ne s'était pas aperçu que Victor épiait ses- 
mouvements dans la cour du père Pitou, lorsqu'il avait, 
enlevé les épées de sa voiture. 

Après avoir mis les fleurets en un lieu sûr, il marcha 
assez longtemps, évidemment pour bien retrouver la 
trace d'un terrain qu'il devait bien connaître à le voir 
s'orienter de tous côtés, puis il traversa la rue devant 
la taverne du père Pitou, où on ne voyait aucune cons- 
truction à cette époque et arriva enfin à un précipice 
longeant les belles terres de cet endroit. Ce précipice 
n'existe plus aujourd'hui ; il a été rempli. Arrivé à ce 
lieu qu'il avait cherché pendant une dizaine de 
minutes, il eut un moment de satisfaction, puis afin de 
le reconnaître en cas de besoin, il planta dans la terre 
un morceau de bois autour duquel il noua un petit • 
linge. Il rejoignit alors ses complices dans la bavette, 
où ceux-ci l'attendaient avec impatience. 

— Père Pitou, voudrez-vous, au premier signe que 
je vous ferai ce soir, ouvrir vos portes et les tenir 
ouvertes jusqu'à ce que je vous prie de les fermer ? 
demanda Edmond à l'aubergiste, en ' lui lançant un 
coup d'œil compris à l'instant par ce dernier. 

— Je ferai tout selon votre désir, répondit Pitou, 
qui connaissait Edmond depuis longtemps. 

— Maintenant, ajouta celui-ci, trouvez-nous une 
chambre convenable pour ces deux messieurs et moi, . 
et veuillez nous servir une bouteille de ce cognac que 
vous tenez généralement en laisse pour vos vrais amis.. 

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VENGEANCE FATALE 173 

Et il entra avec ses deux acolytes dans Tappartement 
•que Ion venait de mettre à leur disposition. 

Puivert tremblait. 

Pour stimuler son courage Darcy et Edmond lui 
firent boire trois verres de cognac, qui lui montèrent 
quelque peu à la tête. 

Ce n*est pas à dire qu'ils furent eux-mêmes d'une 
tempérance complète ; peut-être aussi se sentaient-ils 
défaillir. Toujours est-il que sans se livrer à des 
libations telles qu'en prenait le fermier, l'aidèrent-ils 
puissamment à vider la bouteille du fameux cognac 
du père Pitou. 

Tous les trois passèrent leur après-midi dans Tau- 
berge et y prirent le repas du soir. 

Edmond ne doutait pas du succès de leur guet-apens 
et paraissait très -insouciant. Vers huit heures la fati- 
gue eut raison de lui et il finit par céder au sommeil. 
• Puivert était immobile sur un siège de bois. Lui 
non plus ne disait pas un mot. Il songeait à la vie 
tranquille qu'il avait toujours menée à Ste-Anne et 
qu'il regrettait amèrement en la comparant à celle des 
dangers continuels, auxquels il était soumis depuis 
quelques jours. 

Darcy semblait impatient. Il s'asseyait, se levait, 
puis marchait à pas précipités. L'appartement où 
étaient réunis ces trois hommes prenait un aspect lu- 
gubre ; l'obscurité y planait en entier. 

Le père de Mathilde admirait le courage d'Edmond, 
qui dormait sans souci dans l'attente d'un combat aussi 
meurtrier, et n'avait que du mépris pour Puivert que 
le froid gagnait et que la peur faisait trembler encore 
davantage. Il le secouait rudement. 



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174 VENGEANCE FATALE 

— Marche donc, frileux ! lui disait-il, tu te chauffe- 
ras demain au soleil ! Voyez cela, grelotter q,u mois de 
juillet. Ce soir, il s agit de déployer ton courage. 

— Je n'ai pas froid, fit le fermier. 

— Non ! alors je me trompais, c'est de peur que tu 
trembles. Il faut tout de même queliu fasses ton de- 
voir ainsi que nous. 

Il se dirigea ensuite vers Marceau, qui dormait tou- 
jours. 

— M. le dormeur, éveillez- vous, il est temps de faire 
le guet. 

— Quelle heure est-il ? 

— Neuf heures. 

— Eveillez-moi dans une heure seulement ; ce sera 
encore assez tôt. 

— Qui vous fait croire qu ils ne seront pas de retour 
avant dix heures ? 

— Rien de positif, mais d'après ce que vous m'avez 
laissé entendre, Hervart va régler certaines affaires 5 
au moment de partir en enlevant Hortense, il voudra 
probablement mettre au fait de ses pas et démarches 
son notaire Durocher, qu'il compte en même temps 
parmi ses amis les plus intimes. La négociation sera 
nécessairement longue et c'est là ce qui me fait croire 
que nous ne les verrons pas d'ici à une heure. Mais 
comme vous ne paraissez pas tomber de sommeil, si 
vous remarquiez quelque chose de suspect, éveillez-moi 
alors. 

Quelques instants après, Edmond s'était rendormi. 

Darcy était très nerveux ; on eût dit que son éner- 
gie était émoussée par cette inactivité. Il sortit et 
marcha pendant une heure environ. Quand il rentra 



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VENGEANCE FATALE 175 

il était dix heures et cinq minutes. " Je crois, dit-il, 
que rheure est arrivée d éveiller Marceau. " 

Il s'aperçut alors que Puivert dormait aussi. Il les 
secoua tous deux rudement. Le fern-ier commença par 
ouvrir difficilement les yeux puis se mit à les frotter 
de ses grosses et larges mains. Enfin, il se leva en 
disant, sans trop se rappeler la tâche qui lui incom- 
bait : " Me voilà prêt ". Quant à Edmond il se leva 
sur le champ, alla chercher les épées qu'il avait mises 
hors de portée, et guidant ses deux compagnons, il alla 
s'embusquer avec eux près du précipice de l'autre côté 
du chemin. 

— Maintenant, ne bougeons pas, dit-il. Soyons sur 
le qui- vive. Ils ne peuvent tarder à arriver. Quand je 
crierai " en avant " nous nous précipiterons sur la 
voiture que nous devons renverser dans le précipice, 
si c'est possible, avant d'attaquer cette canaille dont il 
faut se défaire à tout prix. 

— N'oublie pas Puivert, fit Darcy d'un ton sarcas- 
tique pour faire endêver le fermier, que tu dois payer 
de ta personne tout aussi bien que nous. 

— Je suis prêt à faire mon devoir sans vos recom- 
mandations, soyez en convaincu. 

— Dix heures et quart, fit Edmond en sortant sa 
montre de son gilet ; nos hommCvS retardent encore 
plus que je ne pensais. M. Darcy, vous auriez pu 
dormir comme nous, vous en aviez amplement le 
temps. 

— Dans des circonstances semblables je ne donne 
jamais de temps au sommeil ; dans ce casen particu- 
lier, nous avions besoin d'une sentinelle au moins. Si 
Puivert se fût montré un peu plus énergique, il eût pu 



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176 VENGEANCE FATALE 

me remplacer, mais il a une triste apparence ce soir. 
Te voilà devenu bien taciturne, mon vieil ami, tu n'as 
pas dit un mot de la soirée. 

— Je parlerai quand nous serons de retour à 
Montréal, sains et saufs. 

— Taisez-vous, fit Edmond. 

— Qu'y a-t-il ? 

. — J'entends une voiture qui vient au grand trot. 

— Bah ! toutes les voitures sur cette voie ne sont 
pas censées contenir nos jouteurs. 

— Celle-ci les contient, monsieur Darcy, cria une 
voix de la voiture et que tous reconnurent pour celle 
d'Ernest Lesieur. 

— En avant ! cria Edmond, en avant ! 

Et lui, Darcy et le fermier se précipitèrent sur le 
cheval. 

Mais an même instant, Louis, Ernest et Victor se 
précipitèrent hors de leur voiture que leurs trois enne- 
mis ne purent renverser selon leur intention, et déjà 
couraient sus à leurs agresseurs, l'épée à la main. 

Edmond reconnut le danger ; ils ne désirait plus 
qu'une chose, c'était que leurs trois adversaires le sui- 
vissent, lui et ses compagnons dans le précipice vis- 
à-vis l'hôtel du père Pitou. Il feignit de fuir et se 
plaça de manière à pouvoir se défendre bravement, et 
il fut bientôt rejoint par Darcy et Puivert. 

— Sus à Marceau, vociféra Victor, en poursuivant 
avec Ernest et Louis, leurs trois antagonistes dans leur 
refuge. 

— Nous avons été trahis, s'écria Edmond, qui ne 
pouvait comprendre la présence de Victor au nombre 
de ses adversaires. Tu nous as épiés, traître. 



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VENGEANCE FATALE 



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• — Rappelle-toi la nuit où vous avez tramé la mort 
de M. Hervart et la mienne, et votre complot, pendant 
lequel, comme un imbécile tu as laissé ta trappe tout le 
temps ouverte. 

Edmond, furieux, regretta la trop grande com- 
plaisance qu'il avait montrée alors à Tégard du fermier 
de Ste.-Anne. 

Cependant la lutte était engagée entre les six 
adversaires, mais Louis et ses amis qui ne connais- 
saient pas le terrain, durent reculer d'abord et furent 
presque au moment de faiblir ; mais leur désavantage 
ne dura pas longtemps, dès que ce côté de la route 
leur fut plus familier. Edmond connaissait la valeur 
de Victor comme jouteur ; il crut devoir le pousser à 
l'attaque sur Puivert, pendant qu'il se mesurerait avec 
Louis. Ainsi dans ce terrible duel, chaque combattant 
avait à lutter contre un adversaire particulier. 
Pendant qu'Edmond s'escrimait avec Louis, Ernest 
chargeait Darcy et le fermier s'eflTorçait de frapper 
Victor de son lourd gourdin. 

Après quelques instants d'une lutte indécise, Victor 
fit une feinte, mais elle fut habilement parée par 
Puivert qui, sans suivre les règles de l'art qu'il n'avait 
jamais apprises, brisa en deux avec son bâton l'^pée de 
Victor. Celui-ci était dans une position désespérée, car 
avant de pouvoir se servir de son pistolet, il eût eu la 
tête fracassée par le bâton de son antagoniste. Ernest 
qui combattait à côté de Victor, déserta son poste et 
fut assez heureux pour traverser d'outre en outre le 
malheureux Puivert. Mais en rendant ce service à 



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178 VENGEANCE FATALE 

Victor, il avait perdu du terrain et Darcy allait en 
profiter. 

Louis vit le danger qui menaçait son meilleur ami. 
II abandonna Edmond, et poussant un grand cri, il 
courut sur Darcy et put détourner le coup d'épée que 
celui-ci destinait à Ernest. Ils continuèrent la lutte 
ensemble ; cependant Edmond, resté sans adversaire 
avait pointé son pistolet sur Victor, qui tomba roide 
mort, et il se ruait déjà sur Louis pour venir en aide à 
Darcy, lorsqu'il dut faire face à une attaque d'Ernest 
qui, délivré de son premier rival, allait porter à son 
ami le même secours que celui-ci lui avait rendu. 

La position des combattants, après ces divers mou- 
vements, n'était donc plus la même. 

En efibt, Ernest avait pour adversaire Edmond, 
l'ancien prétendant à la main de Mathilde, tandis que 
Louis semblait avoir été réuni à son mortel ennemi 
par la Providence, qui allait décider dans ce tournoi. 

Le combat devait être et fut terrible. 

Comme si le ciel n'eut attendu, pour ouvrir ses 
cataractes, que le moment où la terre fût rougie de 
sang humain, le tonnerre qui, jusque-là, avait grondé 
sourdement, éclata en faisant entendre un fracas épou- 
vantable et une pluie torrentielle commença à tomber. 

Le combat continuait des deux côtés avec un achar- 
nement qui ne laissait aux rivaux ni trêve ni repos. 
Ils se portaient bien réciproquement quelques égrati- 
gnures, mais nulle blessures sérieuses. On n'entendait 
à peine le choc des armes, grâce aux bruit de la foudre 



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VENGEANCE FATALE 179 

et aux éclairs qui illuminaient parfois ce sinistre 
champ de bataille. 

Enfin Edmond, dominé par l'impatience et la lon- 
gueur d'une lutte qui Taccablait d'une fatigue excessive, 
déploya contre son adversaire une ardeur qu'il n'ap- 
portait jamais dans un combat singulier. Mais cette 
fureur même, en conseillant plus de calme à Ernest 
fut la cause de sa défaite. Au moment où il se croyait 
sûr d'une victoire tardive, il glissa sur ce terrain rendu 
humide par la pluie et. dès lors, Ernest put lui arracher 
une vie plus criminelle qu'inutile. 

Les seuls combattants demeurés sur ce champ de 
carnage étaient Louis et le comte de Lagusse. Ernest 
voulait achever ce dernier tout de suite en lui perçant 
les reins de son épée encore toute trempée du sang 
d'Edmond, mais Louis lui ordonna de ne pas intervenir 
dans une querelle qu'il considérait, avec raison, toute 
personnelle. 

Au reste l'issue ne devait pas se faire attendre long- 
temps. La jeunesse de Louis lui était d'un grand 
secours. Aussi était-il toujours ferme, tandis que 
Darcy, qui n'avait plus la même vigueur que Raoul de 
Lagusse, faiblissait constamment. La lassitude finit 
par le gagner tout à fait et à une dernière attaque de 
Louis, il ne put résister à ce dernier qui poussa rapi- 
dement son épée jusqu'au cœur du meurtrier. 

— Amen ! fit Ernest soulagé. Evidemment, Dieu 
ne voulait pas que ce misérable mourut d'une autre 
main que la tienne, et le mal qu'il t'a fait souffrir» 
réclamait une vengeance solennelle. 

Des six combattants qui avaient pris part à 



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180 VENGEANCE FATALE 

cette lutte sanglante, les coupables seuls avaient été 
punis. Raoul de Lagusse avait reçu le châtiment de 
tous ses forfaits, et son complice Puivert n'avait pas 
été épargné davantage. Edmond et Victor avaient été 
punis du vol des bijoux et de leur trahison réciproque. 
Le doigt de Dieu était visible. 



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Conclusion. 

Aussitôt après Tissue de ce combat meurtrier, les 
deux amis continuèrent leur route vers la ville, 
en imposant à leur cheval une course presque vaga- 
bonde. 

Dès leur arrivée, Ernest se rendit chez Mathilde 
pour l'instruire de son malheur, Louis était allé à son 
domicile où il croyait rencontrer Hortense. Ne l'y 
trouvant pas, il prit, en toute hâte, le chemin de la rue 
St- Alexandre et il arriva à l'hôtel Darcy au moment 
où Ernest terminait à Mathilde le récit du drame 
sanglant, qui avait eu lieu dans le cours de cette journée 
néfaste. 

Tout en pleurant sur la mort tragique de son père, 
Mathilde ne pouvait méconnaître le doigt de Dieu 
dans cette triste épreuve. 

— Mon Dieu ! s'écria-t-elle ! que dois-je donc atten- 
dre dans l'avenir ? Je reste sans défenseur et aban- 
donnée de tous mes amis. 

— Vous êtes injuste, jamais vous n'avez eu ni vous 
aurez un ami plus dévoué que moi. 

La jeune fille fit voir au jeune homme un œil de 
reconnaissance dont celui-ci fut presque ébloui. 

— Comment faire pour empêcher le déshonneur 
désormais attaché à mon nom ? 

— A ce point de vue votre position est meillepre 
que la nôtre, jamais aucun méfait n'a souillé le nom de 
Darcy. Personne, à part Louis et moi, ne sait que 
Darcy et Raoul de Lagusse ne formaient qu'une même 
individualité, et vous n'avez rien à craindre de nous, 
sous ce rapport. Louis et moi, nous n'attaquerions la 



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182 VENGEANCE FAiALE 

mémoire de votre père, que si nous avions à défendre 
notre vie dans un procès criminel, au cas où les soup- 
çons se porteraient sur nous.^ Quoique la chose puisse 
vous paraître extraordinaire, ces soupçons seront pro- 
bablement écartés, vu que le combat dont nous parlions 
a eu lieu dans la plus profonde solitude, et que 
nous n'avons été aperçus par personne dans la 
société de votre père et de ses amis. Le seul danger 
qui nous menace vient d'un nommé Victor Dupuis, 
qui a été vu avec nous, qui combattait à nos côtés, 
qui a été tué et dont le cadavre sera retrouvé 
avec ceux de nos adversaires. Toutefois, comme 
notre séjour ici ne pourrait nous accorder une vie 
sereine et tranquille, je compte, d'ici à deux ou 
trois mois, abandonner avec Louis ce pays pour faire 
un voyage en Europe, d'où probablement nous ne 
reviendrons jamais. J'ose aujourd'hui vous proposer 
une alliance pour cette époque et. . . . 

— Moi, partir avec les assassins de mon père ! 

— Vous vous trompez. Louis a, non pas assassiné.mais 
tué votre père dans un duel bien en règle, il n'y a que 
lui qui ait trempé son épée dans le sang de M. Darcy. 
Bien ne saurait donc empêcher notre union si vous 
m'aimez. 

— O Ernest ! 

Le bonheur est toujours égoïste ; Ernest n'avait 
pas songé aux mêmes difficultés que Louis devait ren- 
contrer auprès d'Hortense. On sait que les deux jeunes 
gens ignoraient que Darcy n'était pas le père de la 
fiancée de l'étudiant en droit. 

C'est vers ce moment que ce dernier entra dans la 
maison qui avait appartenu au père de Mathilde 



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VENGEANCE FATALE 183 

Celle-ci lui dit de se i-endre à la chapelle de la Provi- 
dence, od il retrouverait Hortense. La mort de Darcy 
avait rendu inutile l'évasion des deux amoureux. Aussi 
Louis la ramena-t-il à son ancienne habitation de la 
rue St- Alexandre. 

On conçoit les rumeurs de toutes sortes qui s'accré- 
ditèrent après le drame de Lachine. Dans l'enquête 
qui eut lieu sur les cadavres, Mathilde et Hortense 
ne connaissaient rien personnellement et ne furent pas 
interrogées. 

Elles ne demeurèrent que peu de temps dans leur 
somptueuse demeure et en sortirent pour n'y plus ren- 
trer. 

Louis venait d'être admis à la pratique de sa profes- 
sion ; il avait naturellement été instruit de la paternité 
d'Hortense, et rien ne s'objectait dès lors à l'union des 
deux fiancés. Le mariage d'Ernest avec Mathilde, et 
celui du nouvel avocat avec Hortense eurent lieu le 
même jour, avec une simplicité commandée par le 
deuil des deux jeunes filles. 

Louis avait souvent parlé du désir d'un voyage en 
Europe qu'il entendait faire avant de commencer à 
pratiquer ; l'occasion ne pouvait mieux se présenter à 
lui de s'éloigner des rives du Canada, qui lui rappe- 
laient des douleurs si récentes. Il résolut de mettre à 
exécution son ancien projet, dans lequel il fut secondé 
par Ernest, qui le suivit, accompagné de sa mère et de 
sa jeune épouse. 

Malgré la générosité avec laquelle Louis avait vou- 
lu couvrir les incidents de la vie de Darcy, la vérité 
finit par se faire jour, grâce à l'indiscrétion de la mère 
de Victor, à qui ce dernier avait raconté continuelle- 



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184 VENGEANCE FATALE 

ment toutes ses relations avec nos deux héros. Pru- 
dente, avant leur départ, elle ne manqua plus de 
dévoiler plus tard tout ce qu'elle savait de cette lugubre 
histoire, et c'est ainsi que l'on apprît que Darcy n'était 
autre que le célèbre comte de Lagusse, et qu'en l'exter- 
minant, Louis n'avait fait que venger l'assassinat de 
sa mère, commis depuis vingt ans. 

Après leur arrivée en Europe nos voyageurs cana- 
diens se fixèrent à Paris. Louis devait passer de 
nouveaux examens pour avoir la faculté de pratiquer 
sa profession en France. L'ardeur qu'il avait toujours 
déployée à l'étude ne l'abandonna pas dans ce 
dernier travail et, avec Tâge, il est devenu un avocat 
brillant au barreau de Paris. 

Ernest avait d'abord continué sa vie indo- 
lente d'autrefois, mais bientôt il se lassa de cette 
inactivité après la terminaison de certaines 
affaires — entre autres la vente du manoir de N., 
— qui le rattachaient à son ancienne patrie, et i] 
s'enrôla dans l'armée française. Bientôt la campagne 
de 1859 pour la libération de l'Italie allait lui fournir 
l'occasion de se distinguer particulièrement. Depuis 
il a combattu dans toutes les guerres du second 
empire et en 1871, après le second siège de Paris, il 
obtenait le grade de colonel. 

Nous dirons, en terminant, que la haute position 
sociale à laquelle sont parvenus les deux principaux 
héros de cette histoire est d'un grand prix aux voya- 
geurs de notre pays dans la grande cité cosmopolitaine, 
d'où ils reviennent rarement sans mentionner les 
services précieux qu'ils doivent à l'hospitalité et aux 
qualités généreuses de ces compatriotes distingués. 

Fin 

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ERRATA ET CHANGEMENTS 



P. 13, 1. 15, le mot Non précédant maman doit être écrit avec 
une minusctde, 

P. 16, 1. 9, au lieu de six heures , . . quand lisez six heures 
quand. 

P. 20, 1. 22, le paragraphe commençant par ces mots : Nos 
lecteurs, etc., doit être remplacée en entier par le suivant : 
Nos lecteurs, ne connaissant encore que très-imparfai- 
tement Raoul de Lagusse, nous sauront probablement 
gré des quelques détails que nous allons donner de sa 
personne. 

P. 28, 1. 20, au lieu de Nelson lisez Wolfred Nelson. 

P. 35, au titre du ch. II, au lieu de Castor et Polleux lisez 
Oreste et Pylade. 

P. 66, 1. 11, au lieu de Janvier lisez janvier. 

P. 66, 1. 12, au lieu de Février lisez février. 

P. 101, 1. 21, au lieu' de laissant à entendre lisez laissant 
entendre. 

P. 3. 1. 5, au liêu de attendant lisez entendant. 

P. 166, 1. 1, au lieu de Darcy et ses amis était lisez étaient. 



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TjPlBLE ides l>d:jPLTIH.IïHlS 



Préface 



PREMIERE PARTIE 

I—Pierre et Mathilde 7 

II— A Montréal ....... 13 

III — Raoul de Lagusse . . , IB 

IV— Le Feu de St-Denis 24 

DEUXIÈME PARTIE 



I — La Grâce de Dieu 

II — Oreste et Pylade .... 

III— Chez M. Darcy 

IV— Voyage à N 

V — Les deux baguevS 

VI— M. Puivert 

VII — Les mésaventures de Louis 

VIII— Deux mauvais sujets 

IX — Le voleur volé 

X — Suite du précédent 

XI— La nuit du 29 décembre 1838 

TROISIÈME PARTIE 



32 
35 
40 
47 
57 
63 
68 
77 
89 
96 
103 



I — Les angoisses de Louis .113 

II — L'incendie de la rue Craig . 1X8 

III — Les Nouveaux Alliés 125 

IV — Les Nouveaux Alliés (suite) 136 

V— Scène de famille . ^^ .142 

VI — Dernier refuge .r^.X 153 

VII — Préparatifs pour la-'tg^^^^J- .156 



VIII — La lutte suprême 
Conclusion 



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