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V7ôS
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VENBEABCE FATALE
ROMAN CANADIEN
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Tengeanee Fatale
En vente chez les libraires, aux bureaux du National,
22 rue Saint-Gabriel, et chez Tauteur,
390 rue Saint-Hubert, Montréal.
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L. C. M. DGRION
•35
YENGEANCE FATALE
ROIS/IAN OANADIEIN
Nouvelle Édition revue et corrigée
de '' Pierre Hervart "
CARLE FlX.^vau X
MONTRÉAL.
La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Editeurs
22 Bue St'Qabriel.
1393
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N
N
N
%C J'espère que le lecteur ne me refusera pas
l'indulgence que je lui demande pour cet ou-
'?^ vrage. En effet, lorsque, sous le pseudonyme
de Carie Fix je publiais, en 1874, " Pierre
Hervart " dans l'Album de la Minerve, je
n'avais pas dix-huit ans, et quelques semaines
à peine s'étaient écoulées depuis que je venais
de déserter, pour toujours, les bancs du collège.
Depuis longtemps, j'avais donc à cœur de
faire disparaître, en autant qu'il me serait
possible, les imperfections que je suis le pre-
mier à reconnaître dans ce péché de jeunesse
que beaucoup de personnes, probablement, me
reprocheront d'avoir arraché à l'oubli perpétuel
auquel il semblait destiné, ainsi que le nom de
son auteur inconnu. Je n'ai garde de m'insur-
ger contre tout jugement à mon égard, quelque
sévère qu'il puisse être ; toutefois j'ai dû céder
à des circonstances difficiles et me décider à
publier une nouvelle édition de ce petit livre,
encore très défectueuse, sans doute, mais que
j'ai revue avec soin et pour laquelle je sollicite
de nouveau la bienveillance de mes lecteurs.
L. C. W. DoRiON.
Montréal, avril 1893.
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VENGEANCE FATALE
Roman Canadien
PAB
L. C NA/. DORION
PREMIÈKE PARTIE
Pierre et Mathilde
On touchait à la fin du mois d'avril 1837. Les der-
nières neiges venaient de disparaître et, déjà, dans
presque toutes les campagnes, celles du moins à Touest
et au sud ouest de Québec, aloi-s la métropole du
Bas-Canada, la verdure commençait à rappeler la
douce saison du printemps.
Le pays, à cette époque, était fort agité. La session
parlementaire, qui avait été prorogée peu de temps
auparavant, n'avait que trop bien fait prévoir aux
personnes sensées que la querelle, depuis longtemps
engagée entre les gouverneurs de notre province et le
parti de la chambre électorale dit des Patriotes, qui ne
faisait que s'envenimer de jour en jour, conduirait
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8 VENGEANCE FATALE
inévitablement le pays à un bouleversement, si des
deux partis politiques alors en présense aucun ne con-
sentait à céder quelques-unes de ses réclamations.
Déjà des troubles, qui pouvaient faire présager les
combats sanglants de la révolution qui allait s'ensuivre
et dont un si grand nombre de victimes parmi nos
compatriotes devaient payer de leur sang les bienfaits
politiques qu'elle apportait au pays, avaient éclaté
dans plusieurs endroits dispersés et, principalement
dans les paroisses situées sur la rivière Richelieu, qui
se firent généralement l'écho des discours patriotiques
de notre grand orateur, le célèbre Louis Joseph
Papineau.
C'est ici le le lieu de vous demander, chers lecteurs,
si vous avez jamais fait le parcours en entier de la
rivière Richelieu, qu'on appelle aussi quelquefois
rivière Chambly ou de Sorel.
Ce fleuve qui tombe dans notre magestueux St-
Laurent prés de la petite ville de Sorel, tout en procu-
rant un voyage très agréable, est en même temps une
source d'émotions pour tout canadien-français, lorsqu'il
approche du village de St-Denis qui lui rappelle un
des événements les plus glorieux de notre histoire.
C'est là, en effet, qu'une poignée de citoyens armés
pour la défense de notre liberté repoussèrent, avec
un courage héroïque que l'histoire a consacré, une
armée anglaise de quinze cents hommes. Sur la rive
opposée est situé St-Antoine. De là vinrent en grande
partie ces honimes vigoureux qui devaient, avec des
piques et des pioches et quelques fusils délabrés, faire
reculer les soldats conduits par le colonel Gore.
Le village de St-Antoine n'est pas très-considérable,
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VENGEANCE FATALE 9
mais c'est un fort joli endroit. Un de ses priTicipaux
agréments consiste dans la rivière Richelieu qui
coule à ses pieds; il y aussi la vue du Mont St-
Hilaire, très souvent témoin de nombreux voyages de
plaisir. C'est véritallement un magnifique panorama
qui se déroule à vos yeux, et vous reconnaissez en
même temps Tune des plus belles localités de la pro-
vince de Québec, surtout pour les personnes qui vont
passer à la campagne la saison d'été.
En commençant ce récit, nous disions que le mois
d'avril touchait à sa fin.
Par une belle matinée de ce mois, vers dix heures,
une jeune fille de dix-sept à dix-huit ans sortait de
chez elle pour se rendre à un magasin du village, peu
éloigné de sa demeure. Elle était très jolie et, quoique
vêtue très simplement selon la coutume générale de la
campagne, elle avait une figure maligne et gentille à
la fois, qui lui donnait une beauté qu'on pour-
rait appeler printanière. Aussi depuis longtemps,
captivait-elle tous les regards, non seulement des
jeunes gens de sa place natale, mais surtout des
étrangers qui venaient à St- Antoine pour y passer la
belle saison.
Matliil de Gagiion, nous ne tairons pas son nom plus
longtemps, était la fille d'un riche cultivateur possé-
dant, sans contredit, la plus belle terre de St- Antoine,
à ^exception de celle de son voisin Joseph Hervart.
Pour se rendre au magasin dont nous venons de par-
ler, elle devait passer devant la propriété de M.
Hervart. Or, sur cette terre, depuis l'aurore, un jeune
homme labourait péniblement sans avoir cessé un seul
instant de s'astreindre à son rude labeur et Mathilde ne
pouvait manquer de le voir.
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10 VENGEANCE FATALE
Bonjour Pierre, fit-elle, en s'adressant au jeune hom-
me, puis après un court silence elle ajouta : " Tu veux
donc toujours travailler comme un enragé, pas un mo-
ment de repos ! Mais il faut que cela cesse, tu sais, car
je pourrais bien me fâcher à la fin ; ne pas venir me
voir un instant dans la journée, cela n'est vraimemt
pas supportable. D'ailleurs je suppose que les travaux
doivent achever, car si je ne me trompe, voilà bientôt
une semaine que tu n'a pas quitté la charrue. "
— Tu crois que mon ouvrage va être bientôt termi-
né ; mais ma chère enfant, je ne fais que commencer.
Ce n'est pas une terre de cette étendue que l'on prépare
dans si peu de temps. Ah ' si j'étais libre comme toi,
je t'assure que +u ne te plaindrais pas de mon manque
d'attention ; tu finirais peut-être par être fatiguée de
mes visites.
Mais la jeune fille répondit vivement: Si c'est là
tout ce que tu crains, ne te préoccupe pas davantage.
— Mais, Mathilde, j'ai appris que tu devais partir
pour Montréal, est-ce vrai ?
— En effet je vais passer quelques jours à la ville,
mais tu ne t'ennuieras pas, je suppose ; un homme
tellement occupé ne saurait penser aux autres, pas
même à sa fiancée.
— Méchante ! Tout de même ne sois pas trop long-
temps absente.
— Je l'ai dit que je ne pars que pour quelques
jours. Mais je veux bien que tu t'ennuies un peu, cela
te fera penser à moi plus souvent.
— Hélas ! c'est ce que je fais jcur et nuit, mais plus
je pense à toi et plus je me trouve seul et délaissé
quand je suis loin de toi, aussi avec quelle hâte et
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VENGEANCE FATALE 11
quelle impatience j'attends le jour où je te conduirai à
Tautel ! Quel bonheur pour moi ! C'est alors seulement
que je pourrai dire que je te possède entièrement, que
tu es bien à moi, et que je ne songerai plus à mes
envieux.
 cette déclaration amoureuse de son fiancé, Ma-
thilde ne répondit que par un joyeux sourire ; puis
pensant tout à coup au but de sa sortie : sais-tu, dit-
elle, que je perds joliment mon temps avec toi ? je
devrais être déjà de retour à la maison.
Et la belle villageoise partit après avoir déployé un
mouchoir qu'elle noua au tour de son cou, soit par
coquetterie, soit pour garantir sa peau blanche de l'ar-
deur du soleil.
Pierre la vit entrer dans le petit magasin et en res-
sortir presque aussitôt. Si pressée qu'elle fût, Mathilde
ne s'en arrêta pas moins une seconde fois pour causer
avec le laboureur.
Cette fois, je vais vous appeler fainéant, vous n'avez
rien fait depuis que je suis partie.
— Tu as raison, mais ta course a duré si peu de
temps ; j'allais fouetter mes chevaux pour leur redon-
ner de l'ardeur, quand te voilà déjà de retour.
— Eh bien, je ne te retiendra pas plus longtemps dans
l'oisivité et je retourne à la maison où, sans doute, ma
mère doit s'impatienter de mon retard à lui apporter
quelque chose que je viens d'acheter pour elle.
Et en un instant, elle était déjà sous le toit paternel,
d'où elle ne manqua pas d'adresser à Pierre un gentil
salut, que celui-ci lui rendit immédiatement.
Maintenant que Mathilde nous a privés de son
charmant babillage, faisons plus ample connaissance
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12 VENGEANCE FATALE
avec Pierre Hervart, l'heureux préféré de la jeune fille.
C'était un beau gars, robuste et bien fait de sa per-
sonne ; ses manières cependant étaient quelque peu
lourdes et gauches, comme le sont généralement celles
des campagnards adonnés aux travaux des champs, et
formaient un contraste frappant avec celles de la
jeune fille. En effet, celle-ci n'avait en rien l'apparence
des personnes de sa condition ; fille unique, elle n'avait
jamais vaqué à aucun travail quelque peu difficile et
qui eût fini par altérer ses traits délicats. Ces légers
traits de dissemblance n'avaient, du reste, créé aucun
obstacle à l'intimité qui n'avait cessé de grandir
entre les deux fiancés, et si Pierre ne possédait pas
toutes ces qualités extérieures, aucune nécessaire à
rendre une femme heureuse ne lui faisait défaut.
Les familles Gagnon et Hervart étaient voisines, et
cette circonstance avait naturellement contribué au
développement des amours qui s'étaient, plus taid,
déclarées entre Pierre et Mathilde. Un mot sur leis vieux
parents ne serait pas hors de saison. Louis Gagnon était
moins riche que son voisin, mais comme nous l'avons
déjà dit, il n'avait qu'un enfant, Joseph Hervart, au
contraire, était père d'une nombreuse famille dont
Pierre était l'aîné. Il était très aimé et considéré dans
St- Antoine, et bien qu'il eût à peine dépassé l'âge
mur, il avait rempli toutes les charges municipales de
son village. Les deux familles avaient toujours été
unies par les liens d'une amitié très rapprochée ; l'on
peut donc concevoir facilement qu'elles voyaient venir
avec joie le jour qui devait réunir leurs enfants par
les liens du mariage, lequel était fixé au treize juillet
suivant.
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VENGEANCE FATALE 13
C'était pour acheter le trousseau de sa fille que
madame Gagnon se rendait à Montréal et Mathilde
voulut Vy accompagner ; la mère y consentit avec joie.
II
A MONTRÉAL
Le surlendemain, Madame Gagnon et Mathilde par-
taient pour Montréal par une très belle journée ; le
firmament était clair et serein et le soleil du matin se
montrait dans tout son éclat.
La jeune fille, toutefois, se montrait insensible à
toutes ces beautés de la nature ; elle était tout à fait
indifférente à tout ce qui s'offrait à sa vue. Évidem-
ment son esprit était ailleurs, et sa mère ne par-
venait qu'avec beaucoup de difficulté à obtenir une
réponse à ses questions, et encore, la plupart du temps,
la réponse était-elle très courte ou parfaitement éva-
sive. Oui, maman. Non, maman, étaient à peu près les
seules paroles que madame Gagnon obtenait de sa fille,
et souvent ces réponses n'avaient aucun rapport à la
conversation qu'elles tenaient ensemble.
— Mais réponds-moi donc enfin, fit madame Gagnon,
lasse du mutisme de Mathilde. Je te dis que ton père a
écrit à M. Pouliotte pour le prévenir de notre arrivée
à Montréal, et tu me réponds que non. N'auras-tu
constamment à l'esprit que l'idée de Pierre, et ne
pourrai-je obtenir de toi une parole raisonnable ?
Vraiment, ce voyage va être amusant pour moi, si je
dois me contenter d'un pareil silence de ta part chaque
fois que nous sortirons ensemble.
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14 VENGEANCE FATALE
— Ma mère, je n'avais pas compris.
— Je crois plutôt que tu n'écoutais pas.
— Parlez alors, je promets cette fois de vous écou-
ter avec attention.
Mêmes reproches, mêmes réponses devaient se renou-
veler constamment tout le temps du voyage.
Heureusement, le bateau qui transportait nos voya-
geuses s arrêta bientôt devant Montréal.
Mathilde n'avait jamais vu la ville qui, à cette épo-
que, était loin de ressembler à la grande métropole du
St-Laurent que l'on admire aujourd'hui ; néanmoins
son arrivée changea brusquement le cour de ses pen-
sée. Quoique ce quartier ne fut pas un des plus beaux
de la ville, elle n'en examinait pas moins tout avec
intérêt ; mais sa curiosité ne devait pas être satisfaite
ce jour-là, car elle arrivait avec sa mère après quelques
minutes seulement chez M. et Madame Pouliotte, qui,
comme beaucoup de familles, à cette époque, habitaient
la rue Notre-Dame.
Le vieux couple demeurait dans une de ces maisons
situées près la place Jacques Cartier, dont quelques-
unes existent encore. Cette maison ne devant plus atti-
rer notre attention, la seule description que nous en
ferons sera qu'elle se composait de cinq appartements^
tous bien meubléâ, quoique sans luxe apparent.
Madame Pouliotte reçut ses hôtes avec beaucoup de
cordialité. Pendant presque toute l'après-midi, madame
Gagnon s'occupa de ses effets de voyage. Mathilde
aida à sa mère et n'eut pas le temps de s'ennuyer.
A six heures, tous les hôtes du père Pouliotte se
réunissaient autour de la table pour le souper. Pendant
toute la durée du repas, celui-ci, qui avait été marin
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VENGEANCE FATALE 15
pendant sa jeunesse, se montra de très bonne humeur
et amusa beaucoup Madame et Mlle. Ga^non par ses
histoires navales et par les nouvelles politiques du
jour. En effet, à cette époque, toutes les têtes étaient
plus ou moins échauffées par la politique et attendaient
avec anxiété les événements qui devaient suivre.
La veillée devait être courte ; Mathilde et sa mère
avaient été très matinales ce jour-là, à cause de leur
départ de Saint- Antoine, et se sentaient fatiguées de
leur journée. Tout le monde se retira donc de bonne
heure.
Les jours suivants furent employés par Madame
Ga^on et sa fille a faire le tour des principales mai-
sons de commerce et aussi à visiter la ville, la jeune
fille ne voulant pas reprendre le chemin de St- Antoine
sans avoir une connaissance, sinon parfaite, au moins
assez familière de Montréal. Cependant la veille de
leur départ elles n'avaient pas terminé leurs achats.
Toutes deux sortirent ensemble pour la dernière fois.
Elles cherchaient depuis assez longtemps, sans pou-
voir trouver Tobjet de leur désir, lorsqu'en arrivant
près de la Place d'Armes, sur la rue Notre-Dame, elles
furent assez gaillardement toisées par un jeune homme
qui se trouvait sur leur chemin.
— Que cette petite tille eât donc jolie ! s*écria-t-il
tout haut, en regardant passer Mathilde.
Celle-ci rit sous cape ; mais il n'en fut pas ainsi de
sa mère qui fut très vexée de l'insolence du jeune
homme, lequel du reste ne parut, en aucune manière,
préoccupé du mécontentement qui perça sur la figure
de madame Gagnon.
L'incident n'eut pas dp suite pour le moment, et peu
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16
VENGEANCE FATALE
après Mathilde laissait sa mère pour aller rendre
visite à une ancienne amie de couvent avec qui elle avait
avait conservé des relations la plus tendre amitié ; elles
ne s étaient pas revues depuis leur sortie du couvent.
Leur première entrevue ne pouvait manquer d'être
longue et très-amicale, et la fiancée de Pierre donna
libre cours à ses anciens souvenirs, sans s'apercevoir
que l'heure avançait rapidement. Il n'était pas moins
de six heures. . . quand elle reprit le chemin du do-
micile du père Pouliotte.
Le lecteur trouvera, sans doute, qu'il n'était pas
bien tard, surtout à cette époque de l'année où les
journées du reste sont assez longues. Mais par ces
temps de trouble, il n'était pas prudent pour une
jeune fiile de s'aventurer seule dans certaines rues de
Montréal que Mathilde, comme on sait, ne connaissait
que fort imparfaitement. Elle s'éloigna de la route
qu'elle aurait dû suivre et,- lorsqu'elle s'aperçut de son
erreur, elle s'engagea dans une ruelle où, depuis p3U
de temps, avaient été placées des sentinelles de l'armée
anglaise.
Elle devait bientôt regretter son imprudence : tout
à coup elle se sentit saisir à la taille par un homme
d'unegrandeur presque colossale qui,après l'a voir exami-
née pendant quelques secondes, lui adressa en anglais
quelques paroles d'un goût plus que douteux, puis lui
offrit de la reconduire chez elle.
— Laissez-moi, fit Mathilde effrayée, je veux m'en
retourner seule.
L'inconnu, qui portait l'uniforme de capitaine d'in-
fanterie, voyant qu'il parlait à une canadienne, lui ré-
pondit en assez mauvais français qu'il l'acoompagne-
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VENGEANCE FATALE 17
rait tout de nQême,p.uis il essaya de rentraîneravec lui^
Celle-ci voulut fuir, mais la ténacité de son fâcheux
compagnon triompha facilement de la volonté de la
jeune fille.
— Ne craignez donc rien, lui. dit-il, venez souper
avec moi et nous aurons beaucoup de plaisir ensemble.
— Au secours, cria Mathilde de toute ses forces.
Soudain, comme s'il n'eût attendu que cet appel, un
homme qui avait pu, sans être remarqué, saisir une par-
tie de la conversation entre la jeune fille et son
agresseur, s'élança sur ce dernier et, après une lutte d'un
instant à peine, le repoussa assez violemment pour que
l'intrus se tint pour battu et abandonnât la partie au
nouvel arrivant.
Mathilde allait remercier celui qui était si vaillam-
ment accouru à sa défense, quand elle reconnut en lui
le jeune homme qui avait proféré l'insolente remarque
qui avait tant déplu à madame Gagnon, et elle ne se crut
pas en plus grande sûreté. Elle balbutia quelques mots
de reconnaissance et reprit vivement sa marche, si
inopinément interrompue par l'incartade du militaire.
Nous ne doutons pas que son courageux défenseur
eût désiré faire plus ample connaissance avec elle^
mais craignant de la blesser en usant des mêmes pro-
cédés que son antagoniste, il la laissa retourner seule,
et se contenta de la suivre de loin.
Mais grande fut sa surprise lorsqu'il la vit entrer
chez le vieux marin. " Où diable, se demanda^-il, le
père Pouliotte a-t-il, péché cette jolie fille ?" Puis après
un moment de silence : " J'irai chez lui ce soir, et je
ferai connaissance avec la jeune fille, pourvu que la
vieille qui l'accompagnait cette après-midi n'y soit pas,
ou qu'au moins elle ait oublié ma figure. " 2
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18 VENGEANCE FATALE
III
Raoul de Lagusse
Le même soir il se présenta en effet chez le père
Pouliotte et la connaissance fut bientôt établie avec
Mlle. Gagnon et sa mère, qui ne le reconnut pas. Le
lecteur comprendra facilement que Mathilde, après les
deux événements si intempestifs de cette journée, ne
pouvait avoir oublié sa figure.
Le jeune bon. me se nommait Raoul de Lagusse. Il
causa d'abord avec les diverses personnes qui formaient
la société de madame Pouliotte ce soir-là, puis il
réussit enfin à se rapprocher de celle qui lavait fas-
ciné en aussi peu de temps.
Il commença par lui adresser quelques banalités
d*usage, puis il attira bientôt son attention sur leur
rencontre de l'après-midi.
— Mademoiselle, fit-il, cela a été un grand bonheur
pour vous et pour moi que je fusse auprès de vous,
lorsque vous avez été attaquée par cet insolent Anglais.
J'en suis d'autant plus ravi que le hasard seul a tout
conduit.
— Pardon, interrompit Mathilde, mais est-ce seule-
ment le hasard qui vous a pîacé sur mon chemin lors
de cet incident ?
— Que croyez-vous donc ?
— C'était la^seconde fois que je vous rencontrais
dans la journée. .. .
Raoul ne la laissa pas achever sa phrase, il comprit
ce qu'elle allait lui dire. Il essaya de feindre Tétonne-
meni»
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VENGEANCE FATAI.Ë 19
— Vraiment, fit-il, vous m'aviez déjà rencontré ?
— Mais oui, répondit Mathilde sans se troubler, et
j'aurais cru trouver chez vous une meilleure mémoire
des figures que vous avez déjà vues.
— J'espère que vous voudrez bien me dire l'endroit
de cette première rencontre.
— Sans doute, je dirai presque avec plaisir, parce
que vous semblez décidément ne pas avoir une mémoire
heureuse ; c'était sur la Place d'Armes, où j'étais avec
ma mère, je vous rappelerai en même temps votre
exclamation à mon égard à cette occasion ; mais peut-
être serait-ce inutile, dans le cas où vous ne l'auriez pas
oubliée. •
— Non, mademoiselle, je ne l'ai pas oubliée; j'avais
tort, mais il m'est impossible de taire mes pensées.
— Même des pensées de cette nature ?
— Même celles-là. Ne me pardonnerez- vous pas ce
langage pour une fois ?
— Il le faut bien, monsieur. D'ailleurs, le service
que vous m'avez rendu depuis m'a fait oublier cet
incident.
— Maintenant, si j'ai bien compris le sens de vos
dernières remarques, vous douteriez que je doive au
hasard le bonheur de vous avoir été utile ensuite.
— Je me trompe peut-être, mais je croyais tout
simplement que vous m'aviez suivie.
— Vous ne vous trompez pas.
— J'en étais sûre ; mais quand je vous ai quitté la
seconde fois, ne m'avez-vous pas vu entrer chez M.
Pouliotte ?
— Pas le moins du monde.
— Pourquoi donc m'aviez-vous d'abord suivie et
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20 VENGEANCE FATALE
attendue — vous avez dû m*attendre, — car j'ai fait une
longue visite à une amie ?
— Je ne sàis trop que répondre. La curiosité m'at-
tachait aussi à vos pas.
La veillée se prolongea assez tard, et Raoul s'en
alla enchanté d'avoir fait la connaissance des deux
étrangères, mais avec le regret d'apprendre qu'elles
pai'taient le lendemain. Mais avant leur départ il voulut
faire part au père Pouliotte de ses nouveaux sentiments,
et il le pria de lui servir d'intermédiaire auprès de
Mathilde. Il prétendait déjà à la main de la jeune
fille. Le bonhomme lui fit comprendre l'inopportunité
de sa demande, lui dit qu'elle était déjà fiancée et
qu'elle devait se marier prochainement.
— Quelle est donc le nom de son fiancé ? demanda
Raoul.
— Pierre Hervart, répondit Pouliotte.
Raoul recommanda à ce dernier de renouveler ses
respects aux deux voyageuses; mais en le quit-
tant: " Tant pis pour ce Hervart, s'écria-t-il avec
rage ".
Nos lecteurs ne connaissant encore que très impar-
faitement Raoul de Lagusse, nous leur saurons proba-
blement bon gré de parler de lui. Commençons par
donner quelques détails de sa personne.
Il paraissait avoir une trentaine d'années ; ses yeux,
ses cheveux étaient d'un noir d'ébène et ses traits ex-
trêmement réguliers, sa toilette était très recherchée
et toujours dans les derniers goûts et il n'avait pas,
comme on voit, échangé les étoffes fines de l'Angleterre
contre le costume rustique que les patriotes portaient ,
à cette époque.
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VENGEANCE FATALE 21
Quant à son éducation, elle n*avaît fait que révéler
chez lui un caractère vagabond et incorrigible. A dix
ans il savait à peine lire ; mais personne de son âge ne
Teût égalé pour manier la godille, conduire une em-
barcation ou pour dénicher les oiseaux. Rarement
une journée se passait sans qu'il eût quelque querelle
aveb ses camarades.
Le sort voulut qu'un jour, à la suite de ces incartades
d'enfants, un des petits batailleurs reçut une pierre à
la tête. Le sang coula assez fort pour que Ton craignit,
pendant quelque temps, pour les jours du petit blessé.
Qui avait jeté la pierre ? c'est ce que Ton. ne sut ja-
mais au juste ; ce fut cependant sur Raoul que se por-
tèrent les soupçons, et les parents de l'enfant malade
se plaignirent à M. de Lagusse qu'ils menacèrent d'un
procès, s'il ne déployait plus de vigilance à la conduite
de son fils récalcitrant. Le soir, Raoul recevait de
son père une sévère correction.
Le lendemain, il ne parut pas au déjeuner ; on le
chercha partout, mais il avait disparu de la maison. On
ne le vit pas de la journée, personne ne s'occupa d'a-
bord de cet événement ; on était habitué à ses escapa-
des. Mais arriva la nuit sans que Raoul donnât signe
de vie. La pauvre mère était inquiète ; le père n'était
pas très rassuré. Le jour suivant, de bonne heure, on
se mit à la recherche du petit déserteur.
On le trouva tranquillement assis dans une rue peu
éloignée du logis paternel, grignotant philosophique-
ment un morceau de pain sec; c'était là tout son
déjeuner. C'est là aussi qu'il avait couché à la belle
étoile.
On le ramena à la maison.
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12 VENGEANCE FATALE
Sur le chemin le père lui tirait les oreilles.
— Mauvais drôle, lui disait-il, n'as-tu pas songé
aux larmes que tu ferais verser à ta mère eu te
dauvant ainsi ?
— Oui, répliqua l'enfant, j'y ai songé, mais pourquoi
m'avez-vous battu ?
Il y avait dans cette réponse une résolution si éner-
gique que monsieur de Lagusse comprit qu'à la plus
légère réprimande, Raoul s'esquiverait de nouveau et,
si bien cette fois, qu'il se mettrait hors de l'atteinte de
ses parents. Le père le traita donc avec plus de
douceur, mais sans plus de succès ; l'enfant était déci-
ment entré dans une mauvaise voie et il devenait de
plus en plus indisciplinable. Lorsqu'on crut le temps
arrivé de le mettre au collège, il s'y fît remarquer par
des talents brillants, ce qui ne l'empêcha pas, après
plusieurs avis adressés à son père par les directeurs de
rétablissement d'en être expulsé à cause de ses
iuéfaits.
Quand Raoul perdit sa mère, il était âgé de dix-
huit anal ; la mort de la malheureuse femme avait été
grandement accélérée par l'inconduite de son fils. M.
de Lagusse finit par perdre patience et, renonçant
défininitivement à faire de son fils un honnête homme
par les voies ordinaires, il le confia à un capitaine
de corvette, qui voulut bien se charger de lui. Quand
Raoul apprit cette nouvele, il en fut ravi : " Je verrai
donc enfin du pays, dit-il, je trouverai du plaisir selon
ma fantaisie et, ma foi, si plus tard je désire me sous-
traire au joug de ce vieux matelot, je serai bien mal-
heureux si je ne réussis pas à m'esquiver."
Raoul fut donc placé à bord de la corvette la Mon*
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VENGEANCE FATALE 23
tréalaise, qui faisait voile pour le Pérou. Il ne tarda
pas à se familiariser avec le capitaine, qui se nommait
Nicholas Pouliotte et qui n'était autre que le frère de
rhôte de Madame Gagnon et de sa fille.
Raoul demeura deux ans dans l'Amérique du Sud, où
il parvint à amasser quelque argent, grâce surtout à la
contrebande que, dès ^on arrivée au Pérou, il commen-
ça et ne cessa plus de pratiquer presque continuelle-
ment. C'est alors que le capitaine de la Montréalaise,
qui n'avait jamais vu la France, fut pris du désir de
visiter la terre de ses aïeux où il fût accompagné par
son élève.
On était alors en 1830. ^
Le capitaine- Pouliotte et Raoul débarquèrent à St-
Malo le 18 mai, c'est-à-dire deux mois à peine avant
la révolution qui devait exiler à perpétuité les rois de
la maison de Bourbon.
Les* événements qui eurent lieu à Paris pendant
les trois mémorables journées de juillet les sép-irè-
rent ; d'ailleurs Raoul venait d'atteindre sa majorité et,
fier de sa liberté, il ne se préoccupa pas davantage de
son ancien maître. Après une couple d'années, cepen-
dant, il rentrait de nouveau dans sa patrie, instruit par
l'expérience de ses voyages, et ne tardait pas à se lier
avec le frère du capitaine Nicholas Pouliotte ; sa pré-
«ence chez ce dernier, la veille du départ des villageoi-
ses de St-Antoine, se trouve donc suflSiamment expli-
quée.
Tel était celui qui avait cru pouvoir prétendre à la
main de Mathilde Qagaon.
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24 VENGEANCE FATALE
LE FEU DE ST DENIS
Le temps a marché ; c'est aujourd'hui le 21 novembre
1837.
Il est environ huit heures du soir; il tombe une
pluie fine et très froide ; des éclairs déchirent parfois
le voile du firmament, illuminant le ciel d'une lueur
sinistre; le tonnerre gronde sourdement. A cette
heure dans St- Antoine, on ne voit personne hors de
chez lui excepté un homme d'une stature colossale,
drapé dans un long manteau noir, et dont on entrevoit
à peine la figure. Il marche d'un pas lent, s'arrête
quelques instants, consulte sa montre, puis recommence
à marcher. Dix minutes se passent, il s'arrête de
nouveau : " voilà qui est singulier, dit-il ; cela
vraiment devient inquiétant. Lui, ordinairement si
ponctuel à un rendez-vous, en retard de plus d'une
demi-heure. Lui serait-il arrivé un malheur ? C'est
peut-être cette tempête qui m'empêche d'entendre ?
Attendons encore un peu. "
Bientôt,cependant,on entend le bruit de pas éloignés ;
ce bruit devient plus clair à mesure que les pas se rap-.
prochent et on ditingue enfin la figure d'un homme qui
s'avance rapidement.
— C'est toi, Pierre, te voilà enfin ! Je dois dire que
je commençais presque à désespérer de te voir ce soir,
— En effet, docteur, je suis en retard ; ce n'est pas
ma faute, cependant, car j'ai dû subir les incon-
vénients du mauvais temps et d'ailleurs, à plusieurs
endroits, nous n'avons appris les nouvelles que très tard.
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VENGEANCE FATALE 25
— C'est bien ; quelles sont ces nouvelles ?
— Des nouvelles graves et sérieuses.
— Arrive donc vite au fait; mais d'abord dis moi
d'où tu viens.
— De Sorel.
— Ce n'est qu'aujourd'hui alors que tu as pu traver-
ser le fleuve ?
— Oui, docteur.
— Cela me fait comprendre ton retard, surtout par
cette tempête. Que se passe-t-il à Sorel ?
— Lorsque je suis arrivé, on venait d'apprendre
qu'un régiment de cavalerie avait été mis en déroute
entre Longueuil et Chambly. Cette nouvelle a créé
une vive sensation.
— Je crois bien, sacrebleu ! elle a dû faire prendre
contre nous quelques mesures énergiques.
— Oui, entre autres, celle d'envoyer de ce côté des
troupes immédiatement, et je crois qu'à cette heure le
colonel Gore marche sur St Charles.
— Actuellement ?
— Oui, et il est probable qu'avant neuf heures,
demain, il sera à St Charles.
— Combien de soldats a-t-il avec lui ?
— Je ne puis dire au juste, mais tout fait me prévoir
qu'ils seront nombreux.
— Il n'y a donc pas de temps à perdre ; je vais aller
prévenir M. Papineau, pendant que toi, mon brave
Pierre, tu répandras cette nouvelle parmi tous les
habitante ; (1) qu'ils s'arment comme ils pourront et
que tous soient prêts à combattre demain dès l'aurore !
<1) Nous avons cru pouvoir employer ce mot que Tusage a con-
sacré au Canada.
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26 VENGEANCE FATALE
— Que voulez-vous donc faire ?
— Arrêter les troupes à St Denis d'abord ; mais ne
t'occupe pas de ce que je tais, vois seulement à ce que
je t*ai dit.
— C'est bien, docteur.
Et les deux hommes se séparèrent pour vaquer
chacun à sa besogne.
Le lecteur a sans doute déjà reconnu le messager
qui arrivait de Sorel. C'était Pierre Hevrart marié à
Mathilde Gagnon depuis plus de trois mois. Quant au
personnage qui lui avait donné des ordres avec une
autorité qui, comme le lecteur a pu s'en apercevoir,
révélait l'homme habitué au commandement, nous
ferons bientôt sa connaissance,
Pierre n'avait jamais vu Raoul de Lagusse, et il
avait toujours ignoré l'aventure à la. suite de laquelle
Mathilde l'avait connu chez le père Pouliotte.
Mais il n'en était pas de même pour celle-ci. Elle
l'avait encore vu environ huit jours avant son mariage
avec Pierre, pendant un voyage que Raoul avait fait
sur la rivière Richelieu, et avant de partir, après lui
avoir réitéré sa demande lui-même, il l'avait menacée
de sa vengeance si elle épousait Pierre.
Cependant, par un hasard fatal, elle n'avait jamais
voulu parler de cet incident à son époux.
Elle cri:&ignait qu'en le lui communiquant, il ne s'ex-
posât à des dangers qui pourraient lui être funestes ; et
elle croyait^ que les menaces de Raoul n'étaient que
l'effet du dépit et de la colère. N'entendant plus par-
ler de lui, elle s'était bien vite tranquilisée. Mais elle
avait tort de se croire ainsi en sûreté, car le serpent
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VENGEANCE FATALE 27
veillait dan» Tombre. Il ne se passait pas une seule
journée sans que Raoul ne sût tout ce qui concernait
Pierre et sa jeune épouse.
Suivons maintenant l'homme au manteau noir.
Après avoir marché pendant une dizaine de minutes,
il s arrêta devant une-grande maison construite d'une
pierre rustique, fort en usage dans nos campagnes», et
frappa trois coups.
Aussitôt la porte s'ouvrit, et un homme, tenant une
lampe à la main, parut sur le seuil.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Moi, répondit simplement l'inconnu.
— Ah ! c'est vous, docteur, dit alors la première voix.
Veuillez donc entrer, nous vous attendons depuis une
-demi-heure. /
— Bien, bien, répondit celui-ci, je n'ai pu venir
plus tôt ; et il suivit celui qui lui avait ouvert la
porte.
Tous deux se rendirent dans une vaste chambre,
éclairée par la lumière douteuse d'une seule lampe,
dans laquelle les principaux conjurés étaient groupés
autour de* Louis Joseph Papineau. Un grand silence
régnait parmi eux, mais à la vue de celui qu'on a en-
tendu nommer deux fois le docteur, les patriotes
relevèrent la tête, et tous l'interrogèrent en 'même
temps.
Je vous ré[K)ndrai tout-à-l'heure, fit celui-ci,
mais maintenant je veux parler particulièrement
^vec monsieur Papineau. Et il l'emmena dans l'embra-
sure d'une fenêtre et s'entretint à voix basse pendant
•quelques instants avec lui.
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28 VENGEANCE FATALE
Pendant ce temps, l'impatience dévorait les autres
conjurés, qui demandaient tour à tour : quelles nou«
velles ? Qu'y a-t-il ? Que se passe-t-il ?
-^Eh bien ! voici ce qu'il y a, répondit enfin le doc-
teur, les troupes marchent demain sur St-Charles pour
y joindre l'armée du colonel Wetherall. Eh bien 1 il
faut les arrêter à St-Denîs, et une rencontre est donc
inévitable.
— Tant mieux ! s'écrient alors cinquante voix en-
semble, nous les verrons donc à l'œuvre ces tyrans, et
nous saurons bien si ces braves soldats sont aussi gais
sur le champ de bataile que dans leurs casernes !
— Amis, dit Papineau, vous devrez renoncer à votre
projet, car ... Un grand bruit interrompit sa voix :
Nous voulons nous battre, nous nous battrons, et
de plus nous verrons la couleur du sang de ces anglais
maudits ! s'écrièrent les patriotes, sans penser à l'in-
sulte qu'ils faisaient à celui qui leur avait com*-
muniqué ces nouvelles et qui n'était autre que le doc-
teur Nelson.
— Je vois avec peine, reprit Papineau, que rien nè
peut ébranler votre courage et votre généreuse ardeur.
Combattez donc pour l'amour de la patrie !
Le lendemain était le 22 novembre. Cette date
nous rappelle toujours avec orgueil l'un des plus
glorieux événements militaires de notre histoire, le feu
de St-Denis.
Dès l'aube, Saint- An toi ne et Saint- Denis furent le
théâtre d'un magnifique spectacle.
Des hommes enthousiasmés pour la défense de la li-
berté opprimée, s'armaient de pistolets, de mauvais
fusils, de piques, de pioches, et couraient au lieu du
combat.
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VENGEANCE FATALE 29
Au bruit du tocsin, huit cents hommes se trouvèrent
réunis ; mais tous n'étaient pas armés. Il n'y avait en-
vironque cent- vingt fusils,bons ou mauvais.Ces hommes
étaient tous venus des paroisses avoisinantes. Un
grand nombre, qui se trouvaient sur la rive opposée à
St-Denis, traversèrent dans des embarcations, qui
s'enfonçaient dans Teau sous le poids des combattants.
Parmi ces gens qui combattirent à St-Denis et dont
le courage et le dévouement à la patrie firent des hé-
ros, il faut remarquer le capitaine Labossière, de Con-
trecœur, armé seulement d'un long pistolet. C'àtait un
bel homme, gros et grand, bien fait et d'une grande
force musculaire.
Il arriva un des premiers à St- Antoine, et traversa
aussitôt à St-Denis.
— Tonnerre ! disait-il en regardant son grand pisto-
let, je n'ai pas de fusil, moi, mais j'ai assez de mon'
pistolet. C'est lui qui va en faire de la besogne, n'est-
ce pas, Marguerite ? Vous ne comprenez pas ce que je
veux dire, vous autres, ajoutait-il en s'adressant aux
patriotes, quand je parle de Marguerite, mais je vais
vous expliquer cela. Sachez d'abord que mes deux
mellieurs amis sont Charlotte et Marguerite ; Charlot-
te c'est ma bouteille, Marguerite mon pistolet. Jus-
qu'ici j'avais toujours aimé l'un autant que l'autre,
mais je crois qu'aujourd'hui je préfère Marguerite.
— Tant mieux, dirent les autres, Marguerite ne man-
quera pas de faire son devoir !
-T-Ah! pour ça, y a pas de saison y soyez sûrs que Mar-
guerite fera son devoir ; ce qui ne m'empêchera pas
bien entendu, de goûter à Charlotte de temps en
temps.
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30 VENGEANCE FATALE
Pour toute réponse les patriotes pou&sèrent un
hourra formidable.
Cependant le combat était commencé à St-Denis.
Le docteur Nelson commandait nos braven canadiens.
Il s'était enfermé avec eux dans une grande maison de
pierre' qui leur servait de forteresse. En même temps
rartillerie anglaise ouvrait un feu meurtrier contre
ces troupes improvisées. Au premier coup de canon,
cinq hommes tombent morts.
A cette vue les combattants de Nelson sont stupé-
faits et leur ardeur commence à se ralentir. Mais celui-
ci, les manches de sa chemise retroussées, se fraye un
passage au milieu d'eux.
" Ho donc ! mes amis, 8*écrie-t-il, ce n'est rien ; à la
guerre comme à la guerre! Continuez votre feu." Et
lui-même recule les morts, et ne craint pas de s'expo-
'ser au danger.
Ce courage ranime l'ardeur des patriotes.
Peu de temps auparavant, les anglais avaient essayé
de s'emparer d'une distillerie, défendue par une quin-
zaine de Canadiens. Voyant le peu d'effet de l'artillerie
et de la mousqueterie, le colonel Gore avait ordonné
au capitaine Markham de l'emporter d'assaut. Mais
Markham y fût blessé, et après des efforts inutiles, les
Anglais durent reculer devant le feu de leurs adversai-
res.
Pendant ce temps, les gens traversaient toujours de
St- Antoine.
Les Anglais, inquiets, pointèreat un canon sur nn
grand bac, qui contenait près de deux cents combat-
tants, et le boulet passa si près du bateau, qu'en tom-
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VENGEANCE FATALE Si
bant dans le fleuve il fit rejaillir Teau sur les Canadiens
qui ne ralentissaient pas leur course. (1)
Cependant le combat ne cessait pas. Des deux côtés
on se battait avec une égale fureur. Mais après six
heures de combat, les soldats anglais commencèrent à
retraiter et le colonel Gore, vieux décoré de Waterloo,
dut abandonner la victoire aux patriotes, qui se mirent
à la poursuite des troupes royales. (2)
Au premier rang des Canadiens se trouvaient deux
jeunes gens qui, pendant toute la durée du combat^
s'étaient distingués par leur acharnement contre les
soldats anglais. Tout-à-coup, pendant que ceux-ci
déchargeaient leurs dernières carabines, Tun d eux fit
feu sur son compagnon, qui tombe roide moi t.
Ce dernier avait nom Pierre Hervart; celui qui
lavait tué s'appelait Raoul de Lagusse. Les Canadiens
continuèrent à poursuivre les Anglais.
Après le combat : " Avez- vous tué plus de chiens
que moi, docteur ? " demanda une grosse voix.
— Tiens, Labossière, fit Nelson en se retournant,
t'es-tu bien battu ?
— Si je me suis bien battu ? je cré bin, sacrebleu,
j'ai tué trois soldats de la maison de St-Germain, (3)
et quatre pendant la poursuite. Aussi je suis content de
moi, et maintenant je m'en vais prendre une rasa>
de ! (4)
(1) Historique.
(2) Nous avons emprunté quelques détails à Garneau.
(3) La maison où s'étaient réfugiés les patriotes appartenait à ua
nommé St-Uormain.
(4) Ce Labossière n'est pas un personnage légendaire, mais au contraire
parfaitement historique.
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32 VENGEANCE FATALE
DEUXIÈME PARTIE.
I
La Grâce de Dieu
Vingt ans se sont écoulés depuis les événements que
nou3 venons de raconter.
Pendant le mois de juillet 1858, les comédiens de la
troupe française de New-York et de la Nouvelle-
Orléans, que n'a pas oubliée le public de Montréal qui
fréquentait te théâtre à cette époque, donnèrent une
représentation de la " Grâce de Dieu " ; ce magnifique
drame applaudi alors sur tous les théâtres français et
américains avait attiré, ce soir là, Télite de la société de
Montréal, ce qui , n'empêchait pas la foule du peuple
d'affluer au parterre, aujourd'hui converti en pa/rquet
ou salle d'orchestre.
Les loges privées avaient toutes été retenues d'avan-
ce.
Dans l'une d'elles étaient trois personnes sur lesquel- ,
les nous devons appeler l'attention de nos lecteurs.
Ce groupe se composait de deux hommes et d'une
jeune fille.
Le plus âgé de ces deux hommes pouvait avoir une
cinquantaiue d'années, quoiqu'il parût beaucoup plus
jeune, malgré quelques rides qui sillonnaient son
front haut et découvert. Il portait au petit doigt de
sa main gauche un jonc émaillé 4-Une fleur bleue.
Ce jonc devait inspirer beaucoup d'intérêt à son jeune
compagnon, car depuis le commencement de la soirée,
il n'en avait pas détourné sa vue un seul instant;
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VENGEANCE FATALE 33
Celui-ôi était un tout jeune homme qui appelait la
sympathie par une figure noble et intelligente. Quand
ses yeux avaient le malheur de se fixer sur Panneau dont
nous parlions ci-dessus, son front se ridait péniblement
et sa figure prenait une empreinte très-mélancolique.
Ce jonc semblait lui rappeler quelque souvenir, et à
Fexpression de son visage, ce souvenir devait être dou-
loureux. Mais dès que son attention s'en détachait,
elle se portait immédiatement toute entière sur la
jeune fille assise à ses côtés, et alors tout changeait en
lui, tristesse et rides se dissipaient et ses yeux repre-
naient une douceur ineflTable, dès qu'ils se fixaient sur
cet objet de toutes ses adorations.
Elle était vraiment jolie. De longs cheveux blonds
tombant négligemment sur ses épaules ; sa figure pres-
que toujours colorée par un teint rose et frais ; ses
yeux d'un bleu céleste; ses mains et enfin tous ses
traits d'une délicatesse remarquable, lui donnaient une
beauté virginale, celle qui caractérise le mieux les
jeunes filles à cet âge.
Disons ici que le jeune homme et la jeune fille
étaient fiancés et que leur mariage n'était retardé que
par l'admission du premier à la profession du droit
qu'il étudiait depuis bientôt quatre ans.
Pendant presque toute la durée de la représentation,
la conversation des deux jeunes gens, aussi bien que
l'attention qu'ils se portaient mutuellement, les avaient
empêchés de suivre avec autant de soin qu'elle méritait
la pièce donnée ce-soir là. Celui qui les accompagnait
jetait parfois sur eux un regard de dépit. 11 y avait
quelque chose de méchant dans ce regard mêlé de dé-
dain et d'envie. Sans doute cet homme n'avait jamais
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34 VENGEANCE FATALE
connu les charmes d'une semblable allégresse, et doni
ceux-là seuls qui s'aiment d'un amour réciproque ont
jamais joui réellement.
— Je crois, Hortense, dit-il, en se tournant du côté
de la jeune lille, que tu n'auras pas beaucoup de détails
à donner à Mathilde sur la pièce de ce soir.
— Et pourquoi donc, mon père ?
— Mais tu ne peux saisir les paroles des acteurs et
causer tout à la fois.- Qu'en pensez- vous M. Hervart ?
— Vous avez raison, M. Darcy, mais votre donnée
n'est pas tout à fait exacte ; en effet nous avons cessé
notre conversation à toutes les scènes émouvantes, et
certes elles ne manquent pas.
On était à la scène du cinquième acte, où l'amant
de Marie vient demander sa main.
— Oui, fit Hervart, en répondant à une question de
son futur beau-père, c'est le mariage à la fin du
drame.
— Cela finit toujours ainsi.
— La règle n'est pas générale cependant,j^[^fit tran-
quillement Hervart ; on pourrait signaler quelques
exceptions.
Quoique ce dernier eût prononcé ces mots bien
innocemment, M. Darcy tressaillit, mais il se remit
très vite et ajouta : " Cette petite Marie a bien mérité
son bonheur car elle a essuyé beaucoup de traverses."
Cela me fait songer, fit Hervart, à une femme que
j'ai connue et qui a été plus persécutée que Marie dans
cette pièce.
— Et a-t-elle succombé ?
— Non, monsieur.
— Demeure-t-elle à Montréal ?
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VENGEANCE FATALE 35
— Elle est morte.
— Vous dites qu'elle est morte ? Alors, moi aussi, je
l'ai connue.
Si Hervart eût porté plus d'attention alors à M.
Darcy, il aurait remarqué un léger tremblement dans
sa voix, mais il se contenta de répondre : " Je ne le
crois pas."
Et ses yeux se tournèrent de nouveau vers la bague
que M. Darcy avait à la main. Celui-ci s'en aperçut
et parvint à la dérober à la vue du jeune homme.
Le rideau tomba sur le cinquième acte.
II
Castor et Pollux
A la sortie du théâtre, Hervart reconduisit en voitu-
re M. Darcy et sa fille, mais malgré leurs invitations
empressées, il refusa d'entrer vu l'heure avancée de la
soirée, et ilse rendit immédiatement à son domicile sur
la rue St-Hubert.
Une agréable surprise l'attendait à son arrivée.
A peine avait-il posé le pied sur la première marche
^e l'escalier, qu'il entendit une voix bien connue lui
criant de l'étage supérieur sur un ton jovial : " viens
donc vite, déserteur, que je te serre la main."
En trois bonds Hervart se trouvait auprès de son
visiteur.
— Ernest, toi ici ! fit-il d'une voix qui reflétait enco-
re plus de joie que d'étonnement.
— Comme tu vois, mon cher Louis, et parfaitement
installé chez toi pour huit jours. Mais d'où viens-tu
donc ? Voilà près d'une heure que je t'attends.
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36 VENGEANCE FATALE
— Tu verras qu'il n*y a pas de ma faute ; en effet,
j'arrive du théâtre. Mais dis moî-donc comment tu as
fait pour entrer, la concierge qui ne demeure jamais
Après neuf heures et demie.
— Quand j'ai frappé à sa porte, il était à peine neuf
heures. Je te demande ; on me dit que tu es sorti et
•que tu ne rentreras probablement pas avant minuit.
Je ne tenais aucunement à attendre seul pendant trois
heures. " Je reviendrai tantôt, dis-je à la concierge "
— Mais il n'y aura personne pour vous ouvrir la porte,
car je m'en vais à l'instant même.
— Il y va d'un écu pour vous si vous m'attendez jus-
qu'à ce que je revienne.
— Très-bien, alors, j'attendrai.
Je sors donc. A peine dehors je fais la rencontre de
quelques amis et sans m'en apercevoir, voilà bientôt
deux bonnes heures que nous flânons ensemble. Je sup-
pose qu'il est temps pour moi de rentrer au logis ; j'y
retrouve la concierge qui m'ouvre la porte et que je
renvoie très-satisfaite, après lui avoir donné la récom-
pense promise. Voilà, mon cher, comment je suis ins-
tallé chez toi sans plus de façon.
— Tu ne pouvais mieux faire. Depuis quand es-tu à
Montréal ?
— Je suis arrivé ce soir à sept heures et demie.
Pierre apporta du tabac et, tous deux, ayant allumé
une pipe, causèrent encore quelques instants, après
quoi Louis invita Ernest à prendre du repos.
— Mais es-tu fatigué ? demanda ce dernier à son ami.
Quant à moi, tu sais que je n'ai point pour habitude de
me coucher de bien bonne heure.
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VENGEANCE FATALE 37
— Oh ! je n'ai pas oublié nos veillées de Québec, mais
je pensais qu'après ton voyage tu aurais peut-être
besoin de sommeil.
— Mais pas le moins du monde, et d'ailleurs tu sais
que pour peu que la lassitude me gagne, je me retire
sans attendre de permission.
Et ils causèrent jusqu'à une heure avancée de la
nuit.
Par ce que nous venons de raconter, le lecteur a pu
voir qu'une grande intimité existaitentre Louis et son
ami Ernest.
Cette amitié datait de plusieurs années et elle avait
pris racine dans le cœur des jeunes gens, alors qu'ils
étaient au Séminaire de Québec, où tous deux avaient
fait leur cours d'études. Ils étaient dans la même classe
et devaient ainsi se trouver, en même temps, prêts
à faire le choix d'une profession après leur sortie
du collège. Louis se décida pour l'étude du droit,
qu'Ernest pour la médecine. Ils demeurèrent une couple
d'années à Québec, toujours unis par leur ancienne
amitié qui ne faisait que s'accroître, quoique d'un
caractère assez opposé. Ernest aimait beaucoup
plus les plaisirs que son ami et était plus léger
que lui ; Louis, au contraire, était plus sérieux
Ernest et apportait plus d'ardeur au travail que ce
dernier. Quelquefois s'il voyait son compagnon de
chambre trop adonné à la paresse, il lui faisait des
remontrances plus ou moins sérieuses. Celui-ci l'écou-
tait, puis après la semonce finie : je travaillerai mieux
à l'avenir, réppndait-il. Mais alors le sévère étudiant
ne devait pas regarder Ernest bien en face, car ce der-
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38 VENGEANCE FATALE
nier ne pouvait plas garder la figure sérieuse qu*il
s'était composée pour écouter son ami. Aussi la
remontrance se terminait-elle toujours par un franc
éclat de rire de la part des deux jeunes gens.
Cela fit qu'au bout de deux ans Ernest n'était guère
plus avancé dans l'étude de sa profession qu'au
début. Quand Louis vint résider à Montréal, Ernest
retourna alors chez sa mère, à la campagne, et dit à la
médecine un éternel adieu. Cependant son caractère
gai s'accommodait difficilement d'une vie trop séden-
taire et il arrivait parfois que l'ennui le gagnait dans sa
retraite. Alors il prenait le chemin de Montréal, ou
il invitait quelques amis chez lui. Nous ne termine-
rions pas cette esquisse avec justice si nous n'ajoutions
que, comptant «^ur la fortune dont il devait hériter
plus tard, il n'avait jamais su calculer.
Après une bonne nuit, Ernest se leva de très-bonne
heure, ce qui était une dérogation à ses habitudes.
Louis dormait encore.
Ne voulant point le déranger, Ernest s'habilla sans
bruit et sortit.
Il était environ six heures.
Le soleil, qui était très-ardent, couvrait déjà la
plus grande partie de la ville. La nature semblait
vouloir sourire aux yeux d'Ernest; déjà les oiseaux
faisaient entendre au loin leur doux ramage, pendant
qu'un rossignol gazouillait paisiblement dans un arbre
à la porte du domicile de Louis, tout en sautant de
branche en branche. Ernest se sentit radieux à cette
vue, puis après s'être Arrêté quelques instants, il se
dirigea vers le fleuve.
Il venait de s'appuyer sur la balustrade du quai, lors-
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VENGEANCE FATALE 39
qu'il se sentit frapper sur Tépahie. Il se retourna aus-
sitôt.
— Depuis qu^^nd êtes- vous en ville ? lui demanda
celui qui s'était permis cette accolade amicale ?
— Depuis hier soir. Vous êtes matineux, M. Marceau;
je vous avouerai que je ne comptais rencontrer guère
que les gens qui se rendent au marché ou à leur travail.
— Je me lève toujours vers cette heure ; mais je ne
crois pas que ce soit une coutume chez vous, n'est-ce
pas ?
— Vous, avez raison, ce matin j'ai dérogé à mes
habitudes.
— Quel bon vent vous a poussé du côté de Montréal ?
serait-ce por hasard, comme je le suppose, le bal de
mademoiselle Darcy ?
— Non, je n'en savais absolument rien et vous êtes
ie premier à m'en parler. A propos, on dit que vous
vous mariez ?
— Et avec qui donc ?
— Avec l'aînée des demoiselles Darcy, je crois.
— On l'a dit, mais on ne le dira plus.
— Mais dites donc, Edmond, ne pourriez- vous pas
me procurer une invitation à ce bal ?
— Oui, je le pourrais, sans doute, mais dans le mo-
ment, vous comprendrez que je préfère ne pas être
chargé de demandes semblables, et cela justement par-
ce que je n'épouse plus Mademoiselle Darcy. Si vous
vous adressiez à M. Hervart ...
— En effet, vous avez raison. Salut donc, je m'en
vais réveiller ce paresseux de Louis, qui doit dormir
encore. Et tous deux se séparèrent.
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40 VENGEANCE FAXALE
•
III
Chez Monsieur Darcy
Monsieur Darcy habitait avec ses deux filles une
maison spacieuse sur la rue St- Alexandre, entre les rues
Ste-Catherine et Dorchester. Après Tavoir reconduit
chez lui ainsi que sa fille Hortense, après le théâtre,
nous avons vu que Louis avait refusé d'entrer, prétex-
tant l'heure avancée de la nuit. Mais là n'était pas
pour lui la véritable raison de son refus. Il craignait
bien plutôt de déranger Mathilde, sœur ainée d'Hor-
tense, qu'on disait malade depuis quelque temps et
qu'une indisposition avait retenue chez elle, le soir
de la représentation de la " Grâce de Dieu ",
Bien peu de personnes, cependant, avaient connais-
sance de cette maladie, à l'exception de son père et de
sa sœur. Louis la savait légèrement indisposée, et
c'était tout ; il n'avait aucune idée de la cause qui
la retenait, depuis quelque temps, aussi souvent chez
elle. Pourtant rien n'était plus facile à expliquer.
En eflet, ce n'était pas autant du corps que du cœur
que Mathilde souflrait. Pendant un voyage à Québec,
elle avait fait la connaissance d'un jeune homme qui
faisait le même trajet qu'elle. Ce jeune homme, qui
demeurait à Montréal, était Edmond Marceau.
Durant leur séjour dans la vieille cité de Champlain,
Edmond avait vu Mlle Darcy deux ou trois fois et,
après leur retour à Montréal, il lui avait fait un grand
nombre de visites. Bref, il fut très assidu auprès d'elle
pendant une couple de mois et un amour réciproque
paraissait établi entre eux, lorsque tout à coup on
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VENGEANCE FATALE 41
s'aperçut qu'il commençait à la négliger pour sa sœur
Hortense. Gelle-ci, toute à TafFection de Louis, ne
remarqua pas d'abord l'attention qu'Edmond lui
portait.
Mais Mathilde s'en affligeait beaucoup, son carac-
tère, naturellement gai et jovial, était devenu triste et
morose. Elle recherchait la solitude, et on la voyait
sans cesse un livre à la main. Cependant elle ne lisait
pas, ou du moins très peu ; c'était plutôt un prétexte
de rester à la maison.
Quant à Monsieur Darcy, il était contrarié de cette
préférence accordée à la seconde de ses filles. Etait-ce
qu'il trouvait injuste que celle-ci eût deux aspirants à
sa main, tandis que sa sœur était pour ainsi dire dé-
laissée ? Non, car si cette préférence eût été accordée à
Mathilde, il en eût été enchanté. Quelle raison lui
faisait donc aimer cette dernière plus que Tautre de
ses enfants ? C'est ce que la suite de ce récit nous
apprendra.
Dans le cours de la journée où Ernest Lesieur avait
rencontré Edmond Marceau, Mathilde et Hortense
étaient toutes deux au salon, causant toilette relative-
ment à leur prochaîne réception, lorsque se fit en-
tendre la cloche de la porte. La servante apporta aus-
sitôt un billet pour Hortense.
Il se lisait ainsi :
Mademoiselle,
Me pardonnerez-vous le trouble que je vais vous
causer en faveur de mon plus intime ami M. Ernest
Lesieur, qui est à Montréal depuis hier ? J'ose mou»
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42 VENGEANCE FATALE
prier de lui adresser une invitation à votre soirée, après
demain soir, et vous obligerez
Votre très-dévoué,
Louis Hervart.
Hortense passa le billet à Mathilde.
— Je vais adresser une invitation à M. Lesieur
immédiatement, fit celle-ci.
— Merci, répondit Hortense.
Quelques minutes après, le cocher partait avec
une invitation pour Ernest et un mot d'Hortense
pour Louis.
Voici ce qu'Hortense avait écrit :
Mon cher Louis
Je viens de recevoir vos quelques lignes et j'ai
agréé votre demande avec d'autant plus de plaisir
qu'elle était pour un de vos amis. Je comprends que
vous soyez avec lui la plupart du temps, mais s'il
s'absentait, viendriez-vous ce soir ?
Votre Hortense.
Quand le billet d'Hortense lui fut remis, Louis était
seul dans son boudoir et fumait. En moins de temps
qu'il ne faut pour le dire, il avait dévoré la lettre
d'Hortense.
Cela est impossible, se dit-il ; il faut nécessairement
que je demeure avec Ernest ce soir. Néanmoins, je
devrais trouver un moyen de l'écarter. Il est fort cu-
rieux ; en laissant le billet sur la table avec l'invita-
tion, il ne manquera pas de le lire et par là même de
«'absenter. Essayons.
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VENGEANCE FATALE 43
Et Louis fit comme il avait dit et sortit.
Nous admettons Tégoïsrae de Tacte qu'il venait de
commettre, mais les amoureux ne pensent qu'à eux-
même&
Cependant Ernest, après avoir digéré un copieux
repas, était passé par le bureau de Louis. Celui-
ci n'y était pas. Ernest ne prit pas d'abord le chemin
du domicile de son ami, et après un long détour, il
n'arriva chez Louis qu'après le départ de celui-ci.
Comme l'étudiant l'avait pensé, Ernest ne lut pas sans
satisfaction l'invitation des demoiselles Darcy, puis
ayant aperçu le billet d'Hortense, il le lut en entier.
— Comme cela vient à point, dit-il, moi qui devais
aller au théâtre ce soir. Ainsi, rien ne m'empêchera
d'aller de mon côté et Louis du sien. Mais le plus
important est fait ; j'ai mon invitation. Maintenant
allons voir si je ne rencontrerai pas Louis quelque
part.
Et il sortit.
Le surlendemain, il y avait foule chez monsieur
Darcy, toute l'aristocratie de la ville, tant anglaise que
canadienne, était réunie ce soir là dans la rue St-
Alexandre.
La maison était splendidement illuminée, la musique
ravissante.
Il y eut d'abord un peu de froideur dans cette nom-
breuse assemblée, mais peu à peu l'entrain gagna tout
le monde, et bientôt la gaieté envahit complètement la
salle. Les toilettes, pour la plupart, étaient superbes ;
les belles soies ainsi queles plus fines dentelles affluaient,
et ça et là on pouvait remarquer des diamants d'une
grande valeur.
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44 VENGEANCE FATALE
Hortense. qui s'attendait à ouvrir la danse avec
Louis, se trouva quelque peu désappointée. Comme ce
dernier n'avait pas encore paru dans les salons, Edmond
Marceau vint lui demander le premier quadrille et elle
dut nécessairement le lui accorder. Ils avaient pour
vis-à-vis Ernest et Matliilde,qui paraissait moins morne
qu'à Tordinaire.
La toilette des deux sœurs était exactement sem-
blable.
Chacune avait une robe de soie rose ; ces robes qui
avaient été faites par Madame Dennie, seyaient très-
bien aux deux jeunes filles.
Hâtons-nous de dire que Mathilde ne le cédait guère à
sa sœur en beauté. Plus grande qu'Horthense. et plu»
svelte qu'elle, elle avait les traits moins réguliers que
sa sœur, mais sa figure était empreinte de plus de
majesté. Ses yeux pétillants d'esprit étaient noirs
comme jais. Ses cheveux étaient de la même couleur ;
et de même que Hortense était une très-jolie blonde, on
pouvait dire que Mathilde était une très-jolie brune.
Bref, il eût été diflScile de faire un choix entre les deux
sœurs sans faire revivre l'étemelle question de la
brune et de la blonde. Mais finissons de décrire la
toilettes de demoiselles Darcy. Une simple fleur or-
nait leur tête] pour bijoux toutes deux avaient une
épingle et des pendants d'oreilles en or, sur lesquels
étincelait aux rayons lumineux un solitaire très-
brillant.
— Mademoiselle, disait Edmond à Hortense, j'ai ra-
rement vu une soirée, où les jolies toilettes soient aussi
nombreuses que ce soir.
Ernest disait à Mathilde, qui de temps en temps
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VENGEANCE FATALE 45
tournait les yeux vers Edmond : Je suis très sensible,
mademoiselle, à Tinvitation que vous avez bien voulu
m'adresser, quoique je fusse tout à fait étranger dans
<5ette maison.
— Nous n'avions rien à refuser à M. Hervart, fit-elle,
-et dès qu'il s'agissait de son ami, votre place était na-
turellement ici.
— Monsieur Hervart n'est donc pas ici ? demanda
malicieusement Edmond à Hortense.
— Oui, répondit celle-ci, mais il n'a pas encore fait
son apparition dans la salle de danse ; tenez, le voici,
ajouta-t-elle en voyant venir Louis.
Celui-ci vint saluer sa bien-aimée, mais il ne put
d'abord lui parler en toute liberté à cause de la pré-
sence d'Edmond qui le gênait.
Depuis quelques instants la pren^ière danse était
finie, et la seconde allait bientôt commencer : c'était
une valse. Cette fois, Hortense put danser avec Louis
pendant que Mathilde faisait le tour des divers salons,
toujours accompagnée par Ernest, sur qui elle avait
produit un charme tout nouveau diflScile à expliquer
chez lui. Aussi avait-il l'air un peu gauche pour la pre-
mière fois dans un salon. Il était comme fasciné par
les yeux de la jolie brune. Il voulait lui parler et il
n'osait pas. Enfin il la laissa sur un fauteuil, avec une
dame que son âge empêchait d'avoir beaucoup d'at-
traits pour la danse, et il entra dans le salon où l'on
valsait toujours. Il se mêla aux groupe des danseurs.
— Louis, moi qui vous attendais pour le premier
quadrille, que faisiez-vous donc ? demanda Hortense à
son fiancé.
— Je le désirais autant que vous, Hortense, même
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46 VENGEANCE FATALE
plus, répondit le jeune homme, mais malheureusement
je n'y étais pas. Mais je me reprendrai demain soir
chez madame Larveau.
— Ainsi c'est convenu, j'aurai la première dans»
avec vous ?
— C'est entendu.
— Très-bien alors. Mais n'oubliez pas votre promesse.
— Oh ! pour cela, je ne l'oublierai certainement pas.
Le bal s'achevait au milieu, des danses et du vin.
Tout à coup Louis se sentit légèrement tiré par le
bras. Il se retourna et vit Ernest.
— Mon ami, lui dit ce dernier, sais-tu que mademoi-
selle Mathilde est vraiement jolie
— Tu ne m'apprends là rien de nouveau.
— Et qu'elle est tout à fait charmante.
— Où veux-tu en venir ?
— A ceci : que je l'aime.
— Tu ne peux prendre une telle décision la première
fois que tu rencontres une femme.
— Oui ; tu sais bien que ce que j'aime moi, c'est l'im-
prévu.
— ^Ainsi, tu crois aimer Mathilde ?
— Non seulement je le crois, mais je l'affirme, et
même je lui ai dit que je l'aime !
— Comment ! tu as osé...
— Oui, j'ai osé lui avouer mon amour.
— Lorsqu'elle en aime un autre...
— Qui ne l'aime pas. Et d'ailleurs elle ne l'aimera
pas longtemps» Même elle n'a pas mal accueilli la dé-
claration que je lui ai faite, je la reverrai demain chez
Madame Larveau, je fais le galant auprès d'elle, et
avant deux mois je l'épouse.
— Alors, tant mieux pour elle et pour toi, fit Louis
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VENGEANCE FATALE 47
en riant. Tu vas m'excuser, mais il y a une dame qui
m'attend à la salle de réveillon.
IV
VOYAGE A N.
Mathilde était restée toute abasourdie de la déclara-
tion que lui avait faite Ernest. La surprise qu'elle en
ressentit Fempêcha de lui répondre ; mais comme
ce dernier l'avait dit à l'étudiant en droit, elle n'avait
pas paru mal accueillir cet étrange aveu d'un amour
né depuis quelques instants à peine. En l'apercevant
pour la première fois, elle avait surtout remarqué la
beauté et les manières distinguées du jeune homme.
La politesse qu'il lui avait témoignée dès le commence-
ment de la soirée lui faisait plaisir, tandis que l'éloi-
gnement qu'Edmond Marceau paanifestait depuis
quelque temps pour elle, surtout pendant ce bal
où, se contentant de la saluer, il ne l'avait pas fait
danser une seule fois, avait fort blessé la jeune fille
et commençait à l'arracher à un amour trop tôt con-
tracté et que quelques jours de plus devaient faire
évanouir à jamais.
Après le départ des convives, avant de se mettre au
lit, Mathilde raconta à sa sœur l'étrange propos que lui
avait tenu Ernest. Celle-ci ne voyait dans Ernest que
l'ami de son fiancé. Cette nouvelle ne pouvait que lui
•auser un vif plaisir.
— Qu'as-tu répondu ? demanda-t-elle à Mathilde.
— Je n'ai rien répondu du tout, tant une semblable
déclaration m'a frappée sur le moment.
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48 VENGEANCE FATALE
— Maie pourrais-tu Taimer ? D abord il faudrait
oublier Edmond ?
— Il est à peu près oublié, fît Mathilde tout bas et
comme si elle eût eu peur d'être entendue même
d'Hortense.
— Monsieur Lesieur a été très poli pour toi, ce soir,
et ses manières, en nous révélant le côté du gentil-
homme, laissent loin derrière lui M. Marceau, qui
pourrait être souvent repris pour manque de bonne
éducation.
— Cela est très vrai, il ne m'a pas même offert une
danse.
— Tu vois bien. . .
Hortense n'acheva pas la phrase qu'elle venait de
commencer.
— ^D'ailleurs, ajouta-t-elle, je n'ai jamais aimé la fi-
gure de cet homme.
Les jeunes filles causèrent encore longtemps.
Dormons, dit enfin Hortense, nous verrons plus
tard.
Le lendemain soir, Louis, comme il le lui avait pro-
mis la veille, ne manqua pas de demander à Hortense
sa première danse chez Madame Larveau.
Cette dame Larveau était une femme de haute tail-
le, sèche et mince et à qui Vénus n'avait rien accordé
dans la distribution de ses grâces. Il en était de même
de ses deux filles dont l'une était âgée d'une trentaine
d'année et l'autre de quelques années de moins. La
mère racontait partout, à qui voulait l'entendre, que
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VENGEANCE FATALE 49
ses deux filles ne se mariaient pas parce qu'elles re-
doutaient trop de ne pas trouver le bonheur dans le
mariage; malheureusement les histoires de la mère
n'étaient pas toujours prises à la lettre.
Ernest, qui espérait recevoir une invitation de la
mère» s'était montré très-attentif auprès de ses filles,
chez Mr Darcy, et en effet nous pouvions le voir enco-
re auprès de Mathilde à la réception de Mde. Larveau.
On dansait une valse. Ernest emmena la jeune fille
à l'écart.
— Mademoiselle, dît-il, avez- vous songé à ce que je
vous ai dit hier ?
— Je vous avouerai, répondit Mathilde, que j'ai
été si surprise, quand je vous ai entendu me tenir un
pareil langage la première fois que je vous voyais,
que je n'ai pu m'empêcher d'y penser un peu.
— Vous avez dû en effet trouver mes paroles hors
de propos, mais quand je ressens quelqu'émotion, il
m'est impossible de la contenir. Ainsi puisque je n'ai
pu vous cacher mes sentiments plus longtemps, vou-
driez-vous me faire connaître les vôtres à mon égard ?
Voyez bien, et Ernest s'animait de peur de recevoir
une réponse qui détruirait ses illusions, quoique je ne
vous connaisse que d'hier, je vous aime à la folie et je
ferais tout pour vous prouver mon dévouement et mon
amour, si je pouvais faire quelque chose en ce sens.
— Mais, monsieur, il y a si peu de temps qu3 je
vous connais . . .
— Une simple réponse, mais tout de suite cepen-
dant, je ne veux pas attendre.
Mais Mathilde se taisait.
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50 VENGEANCE FATALE
— Vous ne me répondez pas, reprit Ernest.
— C'est que ma réponse vous serait, peut-être trop
favorable.
Ernest ne se possédait plus.
— Je t'aime, murmura-t-il tout bas.
Et saisissant la jeune fille par la taille il l'entraîna
dans le tourbillon des valseurs.
Louis et Ernest retournaient à leur logis de la rue
St Hubert.
— J'ai revu mademoiselle Darcy ce soir.
— Eh bien ?
— Je lui ai renouvelé ma déclaration d'hier.
— Comment l'a-t-elle accueillie ?
— Comme je la pressais de me laisser connaître sa
réponse : " La seule que ja puisse vous faire, a-t-elle
dit, vous sera toujours favorable."
— Reçois donc mes cordiales félicitations, car tu ne
pouvais faire un meilleur choix.
— Ce n'est pas tout. Demain, nous rendons
nos visites chez les demoiselles Darcy et chez Ma-
dame Larveau, puis, nous partons pour N. oii tu
vas venir te reposer chez moi pendant une huitaine de
jours. Dans deux mois, je reviens et nous épousons
les deux sœurs le niême jour.
— Très-bien, je souscris à la première partie de ton
programme ; quand à la seconde, nous verrons plus
tard.
— Hortense, disait Mathilde à sa sœur le même soir,
il s'est encore montré très-poli pour moi, et il m'a dé-
claré de nouveau qu'il m'aime.
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VENGEANCE FATALE 51
— Et toi, fit Hortense ?
— Je Fai revu avec le même plaisir ; ses manières
et sa conversation toujours agréables font que, malgré
moi, je le trouve sympathique, et je m*ennuie déjà
presque de lui.
— Vois comme tout va bien, tu vas épouser M.
Lesieur, Tami intime de Louis, et les nouveaux liens
qui les attacheront ne peuvent que resserrer davan-
tage l'amitié qui les unit déjà. Pour nous ce sera le
bonheur perpétuel.
Hélas ! les deux jeunes filles étaient loin de prévoir
Tefiroyable catastrophe, qui allait bientôt fondre sur
elles.
Louis et Ernest firent leurs visites comme ils avaient
dit et partirent bientôt pour N . . . . Louis devait écrire
à Hortense tous les jours.
A peine était-il arrivé chez Ernest que, fidèle à sa
promesse, il adressa une première lettre à sa fiancée.
Cette lettre fut suivie de plusieurs autres. Nous déta-
cherons les deux suivantes de sa correspondance.
N.... 23 juin 1858.
Ma chère Hortense,
Je suis arrivé à N . . . . hier soir à neuf heures ;
j'étais quelque peu fatigué et la première veillée que
je devais passer chez Ernest n'a pas été très — longue.
Je ne connais pas encore assez mon nouveau séjour
pour vous le décrire, mais si vous le permettez je vous
dirai quelques mots de notre trajet. A notre arrivée,
un excellent souper préparé par madame Lesieur nous
attendait. Tous les mets étaient d'une saveur exquise ;
aussi y en a-t-il bien peu auxquels je n'ai pas fait hon-
neur.
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82 VENGEANCE FATALE
Madame Lesieur a causé longtamps avec nous et
elle a été pour moi d'une politesse parfaite. Je ne
savais comment la remercier des égards qu'elle me
témoignait sans cesse ; mais elle m'imposait silence en
disant qu'elle ne croyait jamais faire trop pour l'ami
de son fils. Quant à Ernest, il prétendait recevoir son
ami et son parent en même temps.
Comme je disais plus haut, je suis tout à fait étran-
ger dans ma nouvelle résidence qui n'est rien moins
qu'un splendide manoir, et je ne le connais pas assez
pour vous en parler avec connaissance de cause. Je
réserve donc plus de détails pour ma prochaine, car
pour le moment je sors avec Ernest, qui veut absolu-
ment que j« le suive à la chasse.
Veuillez agréer l'expression de mes sentiments les
plus tendres.
Louis Hervart.
Quelques jours après Louis répondait ainsi à une
lettre de sa bien-aimée.
N ce 1er juillet 1858.
Ma chère Hortense,
J'ai ressenti un vif plaisir hier en recevant votre
lettre. Le fait est que la plus grande partie de la
journée s'est écoulée, quant à moi, à lire et relire ces
charmantes lignes que j'attendais avec impatience.
Je suis très-heureux que vous désiriez mon retour
à Montréal Aussi n'étaient-ce la cordialité avec
laquelle j'ai été reçu ici par M. Lesieur et la beauté du
site, il est probable que je ne serais plus à N
d'où je compte partir demain. Tous les matins, quand
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VENGEANCE FATALE 63
je puis assister au lever du soleil, un tableau superbe
se déroule à mes yeux.
Ce matin, par exemple, le soleil perçait de ses rayons
dorés la haute cime des arbres et les eaux d'un gracieux
petit étang, où Ton voit tous les jours se baigner une
nuée de canards des couleurs les plus variées. Je
ressentais cette douce fraîcheur du matin que laisse
ïa brume en se dissipant en rosée. Ajoutons à cela le
chant des oiseaux, la vue au loin des gracieuses mon-
tagnes de notre pays, du grand fleuve, dont les eaux
calmes toute la nuit commencent à bouillonner en flots
que Ton peut entendre très loin ; tout cela me réjouit,
me charme, m'enivre !
Si Hortense était ici, me dis-je, dans ce temps-là,
qu'elle trouverait cela beau, qu'elle aimerait à confier
ses secrets à la solitude de ces bois, qui nous? porte sans
cesse à une poétique rêverie.
Ernest se joint à moi pour vous saluer ; il n'a pas
oublié mademoiselle Mathilde à la campagne, il ne
cesse de m'en parler. Veuillez me rappeler à son
souvenir. J'espère avoir le bonheur de vous presser
les tûains demain.
Veuillez accepter les meilleurs souhaits de
Votre très-aflectueux Louis.
Nous avons pu voir par les lettres qu'Hortense avait
reçues de Louis, que celui-ci avait été accueilli chez
madame Lesieur, avec la déférenece de la plus gra-
cieuse hospitalité, tandis qu'Ernest lui témoignait tous
les égards d'une vive amitié. Aussi la pensée de
quitter ce superbe endroit ne serait probablement pas
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54 VENGEANCE FATALE
venue à Louis sans le souvenir d'Hortense, qui le
poursuivait continuellement.
Toujours les repas étaient animés de propos amu-
sants.
Un jour madame Lesieur, qui était d'un naturel assez
gai, taquinait Louis à propos de mademoiselle^ Darcy.
— Maman, dit tout à coup Ernest, il me semble, depuis
que M. Hervart est ici, que tu amènes souvent dans nos
propos la question d amour ou de mariage.
— Est-ce que ce sujet t'ennuierait par hasard,
demanda Madame Lesieur ? Du reste peut-être es-tu
injuste envers moi.
— Oh ! Ne va pas craindre que je m'ennuie jamais
dans ta compagnie ; si j'ai parlé comme je viens de le
faire, c'est que j'avais un secret à te confier. Je choisis
donc cette occasion de t'apprendre que j'ai pris la réso-
lution de me marier, et que mon mariage est irrévoca-
blement fixé à deux mois.
En entendant ces paroles de son fils, la pauvre mère
avait pâli.
— J'espère,dit-elle,que ce n'est pas avec Mademoiselle
Montferraeuil.
Suzanne Montfermeuil était la fille du forgeron de
N. .. Elle était très jolie et spirituelle, mais elle avait
aussi la réputation d'une coquetterie outrée. Les jeunes
gens du village étaient reçus très-librement chez elle
et elle avait réussi à y attirer Ernest, qui bientôt
parut entièrement subjugué par les charmes de l'agré-
able villageoise.
Depuis son retour de Québec, Ernest ne faisait rien
et paraissait n'avoir aucun goût pour le travail, sa
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VENGEANCE FATALE 55
mère le poussait au mariage, espérant qu'il devien-
drait moins léger s'il prenait cette résolution. Or, ne
voilà-t-il pas qu'un jour on vient annoncer à Madame
Lesieur le mariage de son fils avec Suzanne Montfer-
meuil, et que tous les efforts pour le détourner d'un
projet aussi insensé sont restés sans aucun succès.
Madame Lesieur croyant ce rapport faux ou du moins
sans fondement, commença par en rire, mais lorsqu'elle
fut seule avec Ernest :
— Sais-tu ce que Ton dit de toi, Ernest ? lui deman-
da-t-elle.
— Non, répondit le jeune homme.
— Eh bien, on dit que tu dois épouser la fille du
forgeron.
Ernest ne répondit rien.
— Eh bien ? fit la mère inquiète.
— Ma mère, on vous a dit la vérité, dit Ernest.
La foudre serait tombée à ses pieds dans la maison
que Madame Lesieur n'eût pas été secouée davantage.
— Et moi, qui n'ai voulu ajouter aucune foi à cette
nouvelle, quand tes amis sont venus m'en instruire !
Au fond Ernest avait un bon cœur et il aurait re-
gretté la moindre peine qu'il eût pu causer à sa mèret
— Calme toi donc, ma bonne mère, lui dit-il, le ma-
riage n'est pas encore fait ; je m'ennuie depuis quel-
ques jours. Pour me distraire je vais partir pour
Montréal.
Il se dirigea en efiet du côté de la ville, et, on sait
les nouveaux projets qu'il avait conçus pendant son
séjour chez Louis.
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56 VENGEANCE FATALE
Le lecteur n'en comprendra pas moins l'embarras de
Madame Lesieur, lorsqu'elle disait à son fils : ''j'espère
que ce n'est avec mademoiselle Montfermeuil."
Mais Ernest la rassura promptement.
— Oh, dit-il, ces amours sont oubliées, et comme
Suzanne ne m'a jamais aimé sérieusement, elle se con-
solera facilement. Noij, je vais épouser Mademoiselle
Darcy, la sœur ainée de la fiancée de mon ami Louis
qui est charmatite. N'est-ce pas, Louis, fit-il en s'adres-
sant à ce dernier, qu'elle est charmante ?
— Tout à fait charmante, répondit Louis.
Madame Lesieur avait eu le temps de se remettre.
Elle fit entendre un grand éclat de rire.
Tu dis que tu vas épouser Mlle Darcy. Sais-tu
au moins si elle a de l'aifection pour toi ? L'as-tu vue
assez souvent pour pouvoir juger de son caractère ?
Car pour l'épouser dans deux mois....
— Si j'ai vu mademoiselle Darcy ? Deux fois, la
première chez elle et l'autre chez Madame Larvean-
Mais cela me suflSt. Dès le premier soir, je l'ai aimée
^t je le lui ai dit. Le lendemain, je l'ai trouvée plus^
belle que la veille, et je sais qu'elle me porte autant
d'aflection que j'en ai pour elle. Rien n'empêche donc
que je me marie dans deux mois.
Madame Lesieur et Louis souriaient malgré eux
aux promptes décisions d'Ernest.
Quant à la mère de celui-ci, quoiqu'elle fût natu-
rellement très surprise en apprenant cette nouvelle
aussi brusquement, elle ne l'accueillait pas moins avec
plaisir, car le mariage avec Suzanne Montfermeuil se
trouvait ainsi brisé pour toujours.
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Vengeance fatale 5T
— M. Hervart se marie-t-il dans deux moîs,deïnanda-
t-elle, en riant, car vous devriez épouser les deux
sœurs le même jour ?
— ^Le temps n'est pas fixé, répondit Louis ea
souriant.
— Ma mère a raison, fit Ernest, en conséquence je
donne quinze jours de grâce à Louis.
— Vraiment, dit celui-ci, je croirais presque que je
suis ton obligé !
Les deux bagues.
Cependant à Montréal, Hortense attendait avec
impatience le retour de son fiancé ; mais elle trouva
son absence moins longue, grâce surtout au caractère
de Mathilde, qui était redevenu aussi gai et même plus-
gai, qu'auparavant. Les deux sœurs s'entretenaient
journellement des deux jeunes gens alors absepts de
la ville. C'était leur plus doux passe-temps.
Enfin, le neuvième jour après son départ, Louia
arriva à Montréal.
En quittant N.....au moment de se séparer de
ceux qui l'avaient reçu avec tant d'égards et lui avaient
oflèrt une si généreuse hospitalité, il eut un serrement
de cœur ; il regrettait aussi les beaux arbres qui
couvraient presque partout cette délicieuse villa, ainsi
que le charmant petit étang dont il avait parlé à
Hortense dans Tune de ses lettres. " Voilà la place-
qui conviendrait à Hortense," se disait-il.
Mais l'amour l'appelait ailleurs ; aussi avait-il résisté
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S8 VENGEANCE FATALE
aux invitations réitérées de Madame Lesieur et
d'Ernest pour lui faire continuer son séjour dans leur
manoir plus longtemps.
De son côté, Hortense avait hâte de revoir son fiancé.
Quant à Ernest, il fût peut-être reparti pour Mont-
réal en même temps que Louis, mais quelques affaires
nécessitaient sa présence à N..., surtout à une époque
où il prenait une décision aussi grave. Mais il devait
rejoindre son ami quelques jours plus tard.
Parmi les premières personnes que Louis devait
rencontrer dans les rues de Montréal était M. Darcy ,
qu'il aperçut causant avec un individu qui lui était
tout à fait inconnu. Darcy paraissait très agité et
parlait sur un ton qui ne souffrait pas de réplique.
Son interlocuteur devait se sentir dans le tort, car il
subissait les remontrances du banquier sans faire la
moindre objection.
Louis passa inaperçu à côté d'eux.
Tout en marchant il remarqua le jonc que Darcy
portait toujours à la main gauche et qui brillait, en
ce moment, plus que jamais.
La vue de ce jonc produisait toujours sur l'étudiant
-en droit une vive impression.
Oh ! ce jonc, ce jonc i s'écria-t-il, il faudra bien que
je sache !
Il s'arrêta un moment pensif, puis il prit d'un pas
fiévreux la route de son domicile, en répétant : " il
faut que je sache ! "
Arrivé chez lui, il ouvrit un buffet d'où il retira une
petite boîte dans laquelle il plongea un regard avide,
et il y prit une bague soigneusement enfermée dans
une enveloppe.
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VENGEANCE FATALE 59
Il Texamina longtemps.
Ce jonc très-uni était seulement émaillé d'une petite
fleur bleue. Il était en tout semblable à celui que
portait Darcy.
Louis retira de l'enveloppe un billet et lut tout haut :
" Mon fils, défie-toi toujours de celui, qui portera un
jonc semblable à celui que je te laisse. Je te prie de le
conserver précieusement en souvenir de ta mère.
Plus bas, il y avait :
" Défie-toi de celui qui a nom Raoul de Lagusse. "
La lettre était signée :
Mathilde Gagnon Hervart
Elle était datée du 29 décembre 1838.
Or, cette date était précisément celle du jour, où
Louis était devenu orphelin de sa mère. On sait que
son père avait été tué au feu de St. Denis, un an aupa-
ravant.
Ce papier était, sans contredit, d'une grande impor-
tance pour Louis.
Nos lecteurs sauront plus tard comment ce précieux
document se trouvait en sa possession.
Il resta plusieurs heures à contempler ce jonc et à
relire le* derniers avis qui lui venaient de sa mère.
Tout à coup, le son argentin d'une horloge, sus-
pendue dans sa chambre, le fit tressaillir.
Trois heures venaient de sonner.
— Trois heures ! s'écria-t-il, et Hortense qui m'at-
tendait pour dîner !
Il replaça le tout oomme c'était auparavant, et se
rendit immédiatement chez M. Darcy.
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60 VENGEANCE FATALE
• A tout moment, Hortense s'attendait à voir arriver
Louis heureux de la revoir.
Elle ne pouvait comprendre le retard qu'il appor-
tait dans sa visite.
Midi sonna.
M. Darcy demanda le dîner. Hortense, cherchant un
prétexte pour retarder le dîner de quelques minutes
encore, répondit qu'il n'était pas tout à fait prêt.
Mais un quart d'heure après, le père ayant réitéré
son commandement, il fallut lui obéir.
Hortense affecta un mal de tête et ne se mit pas à
table.
Elle s'enferma dans sa chambre et se mit à la croi-
sée pour guetter la visite de Louis, mais celui-ci n'ar-
rivait pas.
Enfin lasse d'attendre aussi longtemps, Hortense
résolut de sortir et partit dans un coupé attelé de deux
chevaux fringants de race anglaise.
Elle ordonna à son cocher de passer devant l'étude
du patron de Louis, mais après avoir jeté un regard à
travers les croisées, elle ne le vit pas à son poste. Elle
fît alors changer la voiture de direction et la fit arrê-
ter à quelques pas du domicile de l'étudiant, après
avoir glissé entre les mains de son cocher un billet
écrit à la hâte.
Mais le cocher rapporta le billet en disant que M.
Hervart venait de sortir.
Hortense prit alors le parti de retourner chez elle.
Le lecteur sait qu'en abandonnant son logis, Louis
s'était rendu directement chez M. Darcy. A peine
arrivé, il demanda naturellement à être introduit
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VENGEANCE FATALE 61
auprès d'Hortense, mais cette dernière n'était pas^
encore de retour. Il allait repartir assez tristement»
lorsqu'il aperçut la voiture qui la ramenait à la maison.
Hortense, en apercevant son fiancé, ne put retenir un
cri de joie.
Si Ton songe qu'il passaient rarement une journée
sans se voir, la séparation des deux amoureux leur avait
paru longue. Aussi leur première rencontre après le
départ du jeune homme ne pouvait manquer d'être
joyeuse ; le fait est que leur conversation ne taris sait
point. Entre autres choses, Hortense demanda à Louis
la cause de son absence du dîner où on l'avait attendu-
Ne sachant trop comment s'excuser, il se contenta de
dire qu'un travail commandé par son patron et qui ne
pouvait souffrir le moindre retard l'avait empêché de
se rendre à l'invitation de la jeune fille. Hortense
parut satisfaite de cette réponse.
Ils causèrent ainsi pendant une grande partie de
l'après-midi de ces milles propos vieillis et néanmoins
toujours nouveaux entre amoureux, sans s'apercevoir
de l'heure qui avançait sans cesse.
Ils furent enfin rappelés de leur tête-à-tête par
l'arrivée de M. Darcy. Louis resta à souper.
Il fut gai au commencement du repas ; mais tout à
coup il devint froid et sérieux. Ses yeux avaient ren-
contré le fameux jonc et devaient y demeurer fixés
jusqu'à la fin du souper.
M. Darcy feignit de ne pas s'en apercevoir ; Hor-
tense 'ne savait à quoi attribuer ce changement dans
l'attitude de Louis.
Quant à ce dernier, un violent combat se livrait
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62 VENGEANCE FATALE
dans son âme. Devait-il craindre un ennemi dans le
père d'Hortense ? D'un autre côté comment expliquer
la possession de ce jonc par M. Darcy ? Le billet qu'il
tenait de sa mère ne parlait que de Raoul de Lagusse.
Aurait-il deux ennemis ? Toutes ces pensées bourdon-
naient dans sa tête et Tempêchaient d'y voir clair.
Cependant dès qu'ils furent levés de table, il parut
resaisir sa gaieté habituelle.
On passa dans le salon.
— Hortense, demanda Louis à la jeune fille, savez-
vous d'où^ Monsieur Darcy tient le jonc émaillé
d'une fleur bleue qu'il porte continuellement à la main
gauche ?
— Non, répondit Hortense. Mais que peut vous
faire ce jonc ? Serait-ce pour m'en donner un sem-
blable, ajouta-t-elle en souriant ?
— Peut-être.
— Dans ce cas, je vais le savoir de mon père, et
Hortense traversa la chambre pour se rendre auprès
de Darcy, qui fumait tranquillement un cigare de
Havane, mais sans perdre un mot de la conversation
des deux jeunes gens.
Cependant, il feignit n'avoir rien entendu et, lorsque
Hortense lui parla du jonc qui préoccupait tellement
Louis Hervart, il s'approcha de la lumière pour le bien
faire voir par tout le monde. Ma fille, cet anneau, je
le tiens de ta mère, dit-il. Je te le destine et je te le
donnerai bientôt.
A ces paroles, Louis pâlît terriblement ; si véritable-
ment ce bijou venait de la mère d'Hortense, celle-ci
pouvait être sa sœur. Cette pensée le navrait.
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VENGEANCE FATALE 63
Quant à Carcy, il épiait la figure de son futur gendre.
En le voyant ainsi envahi par cette pâleur subite
un sourire de cruelle satisfaction passa sur ses lèvres^
Mais que peut donc lui faire ce jonc, se disait-il ? Il
était trop jeune alors, il ne peut avoir garder aucun
souvenir de cette effroyable nuit, il n avait qu'un an.
De son côté Louis se remit assez vite, et la pâleur
qui couvrait son visage disparut complètement. Il
continua à causer comme si rien n'était arrivé.
Mais à son départ de chez M. Darcy, il se prit à
crier : " Hortense n'est pas ma sœur ; cela ne se peut
pas, ce serait trop affreux. "
Et il se frappait le front. Eh non ! elle n'est pas
ma sœur, reprit-il soudain, puisque je n'avais qu'un an
lorsque ma mère est morte, et je suis un enfant unique.
Mais n'importe, ce jonc m'embarrasse tout de même.
Ce jonc ! ce jonc ! Il faudra bien que je sache, oui il
faut que je sache.
VI
M. PUIVERT
Peu de temps après les événements auxquels nous
avons fait assister nos lecteurs, un riche fermier de
Sainte- Anne de Bellevue, mieux connue sous le nom
de Sainte-Anne du bout de l'Isle, étant située à
l'extrémité nord-ouest de l'Isle de Montréal, prenait un
train express pour Montréal. Il venait à peine de
s'asseoir dans un wagon de première classe et de
déplier son journal, lorsqu'il se sentit légèrement
frappé sur l'épaule.
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64 VENGEANCE FATALE
— Bopjour M. Paivert, fit une voix tout à fait
•étrangère au fermier, qui, naturellement î^surpris, ne
prit à examiner ce nouveau personnage avec des yeux
•ébahis, tout en gardant le silence. Son interlocuteur
était un homme paraissant assez robuste, bien fait de
•sa personne, mais dont la figure peu sympathique, du
feste, produisait une impression fâcheuse, due princi-
palement au manque de franchise de ses yeux et a un
4M>urire presque continuel, méchant et railleur tout à la
fois.
Voyant la persistence du fermier de Sainte- Anne à
le regarder sans répondre à son salut amical, l'étranger
lui adressa de nouveau la parole.
— Est-ce que vous ne me reconnaîtriez pas ? lui
demanda-t-il. Vous êtes bien M. Puivert, le fermier
de M. Darcy, à Sainte- Anne ?
— Vous ne vous trompez pas, je suis bien M. Puivert.
— Alors, vous ne pouvez avoir oublié votre courtier
d'affaires chez qui vous déposez votre argent généra-
lement quand vous venez à Montréal, Edmond Marceau;
vous êtes venu, encore tout dernièrement, à mon
bureau sur la rue Notre-Dame !
— Ah ! en effet, je vous demande pardon, si je ne
vous ai pas reconnu, mais l'obscurité dans ce wagon....
Disons tout de suite que le digne fermier de M.
Darey n'avait jamais vu ni connu Edmond Marceau,
et qu'encore bien moins avait-il jamais déposé aucun
argent chez lui, mais, pensant trouver une affaire dont
peut-être il pourrait tirer quelque gain, (l'amour du
gain et l'avarice étaient les .principaux vices du
fermier) il avait cru devoir répondre affirmativement
au courtier.
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VENGEANCE FATALE 65
Puîvert passait avec raison pour un homme d'une
grande intelligence, mais cette fois, il faisait fausse
route et ne devait s'apercevoir que plus tard du
piège que lui tendait son prétendu courtier Edmond
Marceau, et dans lequel il allait ionner le pied tout
bonnement. Marceau lui parla d'abord de sa fermé
puis, tout à coup changeant de sujet :
— Mon cher monsieur Puivert, dit-il, je vais vous
prouver tout de suite que je suis un parfait honnête
homme, ce dont vous seriez porté à douter peut-être.
— Mais je vous demande pardon, je n'ai jamais
douté un seul instant de votre probité.
— De mieux en mieux pour moi alors, car si j'avais
voulu et si je voulais encore, je vous ferais perdre une
somme de $700.00.
— Vous voulez rire, je crois, fit Puivert qui commen-
çait à craindre pour son argent.
— Je ne ris pas le moins du monde et la preuve
c'est que lors de votre dernière visite chez moi, voUs
avez oublié d'exiger un reçu des $700 dont je vous
parlais il y a un instant.
— Vraiment ? fit Puivert.
— Il n'y a rien de plus vrai. Tenez, le voici.
— Donnez, donnez, fit le fermier qui commençait à
perdre la tête complètement. Puis il jeta rapidement
les yeux sur le reçu qui était d'une écriture fine, que
Puivert n'avait jamais vu, et qui se lisait comme suit :
" Reçu de monsieur Théodore Puivert la somme de
sept cents dollars, que je m'engage à lui rendre à
demande avec intérêt à cinq pour cent. "
Montréal, 14 mai 1858.
5 E. Marceau
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66 VENGEANCE FATALE
♦
Décidément, Puivert ne pouvait revenir de sa sur-
prise. Affaire d'or, murmurait-il, affaire d'or !
Le courtier examina à loisir la figure avide du
fermier.
— Il ne vous manquerait pas quelque autre reçu ?
d.emanda-t-il à Puivert.
— Je crois que j*aî perdu les deux derniers, répondit
effrontément celui-ci.
Edmond tira un petit livret de sa poche.
— Je vais voir, dit-il. Bon, m'y voici, je crois ;
quinze cents piastres déposées le 29 Janvier, et, quatre
cent cinquante, le 15 Février. C'est bien cela, n'est-ce
pas ?
— Oui, dit Puivert.
Edmond signa deux reçus pour ces sommes, et les
donna au fermier.
— Décidément, cet homme est fou, pensait Puivert.
C'est une affaire d'or pour moi, murmura-t-il d'une
voix assez forte pour être entendu de Marceau.
— Affaire d'or, oui, répondait celui-ci tout bas, mais
on verra bientôt à qui elle profitera le plus. Tu me
crois fou, vieux Puivert, mais prends garde à toi.
Puis tout haut :
— Serait-ce une indiscrétion de vous demander ce
que vous venez faire à Montréal ?
— Nullement, monsieur. Vous savez sans doute que
j'ai des relations d'affaires avec M. Darcy, et il m'a
fait demander.
— Viendrez- vous faire encore quelque dépôt chez
moi, monsieur Puivert ?
— Non, car je suis court d'argent ; même j'aurais
besoin d'une petite somme.
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VENGEANCE FATALE 67
— Fort bier), monsieur. Vous n'avez qu'à passer
demain à mon bureau. Je vous avancerai même de
Targent si vous en avez besoin.
— A quelle heure ? demanda Puivert.
— A rheure qui vous conviendra le mieux.
— Très-bien ; j'irai vers dix heures.
En ce moment le conducteur entra dans le wagon
où se trouvaient nos deux interlocuteurs, et cria d'une
voix forte :
" Montréal."
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VII
Les mésaventures de Louis.
Le cirque a été, de tout temps, et surtout à Tépoque
de ce récit, très populaire à Montréal. Ce spectacle, à
cette époque, était en eflet Tun des seuls divertisse-
ments du peuple qu'attiraient très rarement ceux du
théâtre ou des concerts. Aussi ces représentations ont-
elles toujours été moins goûtées des dames et des
jeunes filles d'une société plus élevée et que la curiosité
seule pousse quelquefois à s'y hasarder, mais seulement
lorsqu'elles sont bien accompagnées.
Or, cette année pendant le mois de juillet, une
troupe de pantomimes qui, selon les avis délivrés au
public, devait dépasser tout ce qu'on avait déjà vu en
ce genre, vint stationner pendant quelques jours à
Montréal et y donna plusieurs représentations à
l'ancien jardin Guilbault, situé au haut de la rue Saint-
Laurent, près du Mile-End.
Mathilde et Hortense prièrent leur père de leur
faire voir ce spectacle d'un genre nouveau pour elles
et celui-ci, après avoir hésité quelque peu, avait fini
par les y conduire.
Le lecteur ne sera probablement pas surpris de voir,
le soir du cirque,Louis et Ernest à côté des demoiselles
Darcy et de leur père.
En effet, Ernest qui avait l'intention de rejoindre
son ami à Montréal, y était arrivé quelques jours
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VENGEANCE FATALE 69
seulement après lui. Il le quittait très-rarement. Son
intimité avec Louis lui avait val u,de la part des jeunes
filles, l'invitation d accompagner ce dernier dans ses
nombreuses visites à Hortense et c'est avec plaisir qu'il
avait accepté, grâce à l'agrément qu'il trouvait dans la
société de Mathilde.
Aussi, dès que Louis avait fait part de l'arrivée du
cirque à Hortense dans le but de lui faire désirer la
vue de ce spectacle, Ernest saisit avec empressement
l'occdsion d'y accompagner les deux sœurs avec l'étu-
diant et M. Darcy.
La soirée était passablement avancée et après tout
l'on pouvait dire que le public n'avait pas été trompé
par les annonces. En effet, richesse dés costumes,quan-
tité innombrable d'animaux de toutes sortes, hardi-
esse vertigineuse des pantomimes, tout participait à
l'amusement de la foule lorsque l'on entendit, d'abord
un craquement formidable, qui fut bientôt suivi d'un
bruit sourd.
On ne tarda pas à découvrir la cause de ce bruit,
c'était la toile de la tente qui venait de se déchirer au
sommet d'un mât placé au milieu de l'arène et que la
tente surtout tenait en équilibre. Elle se séparait len-
tement du mât et en retardait ainsi la chute, mais il
était facile de prévoir qu'une fois la toile tombée com-
plètement, un horrible malheur pouvait s'ensuivre.
Quelques-uns des spectateurs commençaient à crain-
dre pour leur vie. Cependant le danger paraissait
encore éloigné, et ceux-ci auraient pu échapper à tout
accident, s'ils fussent partis immédiatement et aussi
si la foule eût été moins tapageuse ; mais un bon nom-
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1
70 VENGEANCE FATALE
bre ne croyait pas à un péril aussi immédiat, et, pour
n'en rien perdre, était décidé à demeurei* jusqu'à la
fin du spectacle.
Néanmoins, M. Darcy et ses deux filles suivi»
d'Ernest et de Louis avaient cru plus prudent de
quitter le cirque, dès le moment où les premiers trou-
bles avaient commencé parmi la feule et ils s'en retour-
naient tranquillement, lorsque Louis se sentit violem-
ment saisi par un gros gaillard, qui fit tousses efforts
pour l'enlever.
— Lâchez-moi, cria Louis, lâchez-moi, sinon, je vous
frappe au visage !
Mais il ne pouvait mettre ses menaces à exécution,
tant celui qui l'avait attaqué lui pressait les mains for-
tement. Il se trouva enfin libre sans trop comprendre
la raison de cette étrange aventure, pendant que son
agresseur s'en allait en maugréant : "je suis sûr, cette
fois, qu'il n'avait de jonc à aucun de ses doigts " ;
Aussitôt rendu à la liberté,Louis se mit à la rechei^-
che de ses compagnons, dont il avait été si violemment
séparé, mais il ne put les retrouver et après d'inutiles
perquisitions, au lieu de se diriger vers la place de
sortie, la seule chose que lui conseillait le bon sens, il
prit le parti de voir défiler ceux des spectateurs attar-
dés qui n'avaient pas encore réussi à abandonner la
place du cirque, espérant ainsi retrouver Hortense.
Il attendait toujours immobile à son poste, lorsque
tout à coup la tente s'écroula sur les derniers assistants
à cette représentation, et il fut renversé avec cette
masse compacte. Heureusement la partie de l'arène
où tomba le mât,qui se trouvait au milieu de la tente.
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VENGEANCE FATALE 71
avait été désertée par une grande partie du public, qui
avait reconnu que le péril était principalement de ce
côté, et le nombre des victimes innombrables que pou-
vait causer la chute de ce mât fut diminué de beaucoup.
Revenons maintenant à Darcy et à ses deux filles.
On comprendra facilement qu'Hortense "oulût
attendre quelque temps son fiancé, étant sous Timpres-
sîon toute naturelle qu'il avait dû être entraîné loin
d'elle par quelque rencontre ou obstacle inattendus,
mais qu'il ne tarderait pas à la rejoindre. Ernest était
aussi de cet avis, mais Darcy s'y opposa.
— Quel danger peut donc menacer M. Hervart ? fit-
il d'une voix dure. Le péril n'est pas pour lui. mais
bien pour nous, si nous attendions trop longtemps.
— M. Darcy a raison,fit Ernest à son tour,Louis saura
bien se tirer d'affaires.
On se rendit donc chez M. Darcy sans plus s'occuper
de l'étudiant en droit ; il n'y avait qu'Hortense, laquelle,
«'exagérant le danger auquel son bien-aimé pouvait
être en proie en ce moment, conservait une figure où
la crainte se mêlait à l'inquiétude.
Ernest accepta l'invitation qui lui fut faite d'entrer.
On parla surtout de l'incident de la soirée dont nos
héros ignoraient cependant, à cette heure, les princi-
paux détails. Hortense y mêlait souvent le nom de
son fiancé.
Seul, Darcy était impassible.
Le silence paraissait vouloir gagner tous les membres
réunis dans cette société, quand on entendit la pendule
sonner onze heures.
— Onze heures ! s'écria Hortense,et Louis qui n'arive
pas!
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72 VENGEANCE FATALE
— Ce retard n'est pas rassurant, observa Mathilde.
— Louis sera retourné chez lui, dit Ernest.
— Je ne crois pas qu'il soit retourné à son logis,8ans
venir prendre ici quelques informations de ce qui s'est
passé depuis que nous nous sommes perdus de vue.
— Hortense a probablement raison, reprit Mathilde.
En effet M. Hervart doit être très-inquiet lui-même.
— Nous pourrions peut-être chercher à nous assurer
s'il ne lui serait pas arrivé quel qu'accident, fit Ernest.
— Ce serait toujours plus prudent, ajouta Hortense.
— Eh bien, je vais me rendre immédiatement à son
domicile.
Et ce disant, Ernest prit sa canne et son chapeau et
courut plutôt qu'il ne marcha dans la direction de la
rue St. Hubert.
Louis avait sur lui son passe partout. Ernest
n'en avait pas et la maison étant fermée, il ne pouvait
donc entrer sans frapper.
C'est ce qu'il fit. Si Louis avait été dans la maison,
il n'aurait pu manquer d'entendre le bruyant carillon
que faisait la cloche remuée par la main d'Ernest, lors
même qu'il eut été entièrement tombé dans les bras
de Morphée. Cependant, personne ne répondit.
— Allons, se dit Ernest, c'est qu'il n'est pas encore
arrivé. Que devrais-je faire, l'attendre ? C'est bien ce
que j'aurais de mieux à faire, mais veiller à la belle
étoile, peut-être pendant une demi-heure, ce n'est pas
ce qu'il y a de plus amusant ; qui sait ? il pourrait bien
être chez M. Darcy; je crois cependant qu'il vaut
mieux aller au cirque.
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VENGEANCE FATALE 73
Et avec la rapidité qui le caractérisait toujours dans
Texécution d'une idée, il s'achemina vers la rue St.
Laurent.
Il fut très-longtemps avant d'arriver au jardin Guil-
bault, tant la foule obstruait la route. Il y avait aussi
un vacarme épouvantable.
Partout les buvettes innombrables que Ton trouve
sur le chemin conduisant au Mile-End étaient remplies
de personnes ivres, pendant que d'autres y entraient
continuellement pour prendre des consommations.
Ernest arriva enfin à la place du cirque, entra dans
la tente et chercha Louis partout, mais sans succès. A
un endroit reculé, il aperçut une dizaine d'individus
entassés les uns sur les autres, pêle-mêle, et qui parais-
saient avoir perdu l'usage de leur raison plutôt que de
leurs membres. Il se convainquit aisément que Louis
n'y était pas.
Il reprit donc encore une fois le chemin de la rue
St. Alexandre, et s'étant nommé, il fut aussitôt intro-
duit auprès de Mathilde et d'Hortense.
— Eh bien ! quelles nouvelles nous apportez-vous ?
fit cette dernière en l'apercevant.
— Mais aucune. Mademoiselle ; je venais pour en
demander, je n'en apporte point. Louis n'est donc pas
venu ici ?
— Nous ne l'avons pas vu plus que vous.
— Cela devient tout-à-fait étrange ; je ne sais plus
que penser.
— Mon Dieu ! fit Hortense, pâle comme la mort.
— Où êtes-vous allé ? demanda Mathilde.
— D'abord je me suis rendu chez Louis, il n'y avait
personne. Alors je suis monté jusqu'au cirque le cher-
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74 VENGEANCE FATALE
chant dans les tentes, les auberges, mais en vaiii. Je
rev^eoais ici, convaincu de Yy trouver.
— Merci, monsieur, dit Hortense, du trouble que
vous vous êtes donné, soyez persuadé que personne ne
vous en sera plus reconnaissant que moi .... Hélas !
que peut-il donc lui être arrivé ? Je ne me ^enn pas du
tout rassurée.
Et Hortense s'évanouit dans les bras de Mathilde.
M. Darcy entra dans la chambre sans retard, pen-
dant qu'Ernest, croyant sa mission terminée, se retirait
en promettant à Mathilde de revenir, sitôt qu'il aurait
appris quelques nouvelles de son ami.
Au même instant on entendit la cloche de la maison
sonner avec fracas. Cette fois c'était Louis qui arrivait
eb ce fut Ernest qui lui ouvrit la porte.
Les deux jeunes gens demeurèrent un instant dans
une chambre voisine ; Louis était très-inquiet de l'état
dans lequel il avait trouvé Hortense.
Quant à celle-ci, l'évanouissement dont elle avait été
saisie était d'une nature très-légère et, aussitôt que l'on
crut pouvoir lui apprendre sans danger, la présence de
son amant dans la maison, elle sembla prendre du
mieux. Louis et Ernest allaient se retirer, mais Ma-
thilde les fit passer dans la chambre où reposait Hor-
tense.
Louis, qui ignorait tous les événements de la soirée,
en demanda naturellement les détails depuis qu'il
avait été séparé de ses compagnons. En deux
mots Ernest le mit au courant de la situation,
lui raconta les craintes inspirées par son absence et
l'odyssée qu'il avait entreprise dans les rues de Mont-
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VENGEANCE FATALE 75
réal pour le retrouver, odyssée que le lecteur connaît
déjà.
— Et qu'avez- vous fait après que je vous ai eu
quittés ? demanda Louis à Hortense.
— Dites-nous d abord comment il se fait que vous
nous ayez quittés si promptement.
— On a tout simplement essayé de menlever vivant,
dit Louis en souriant ; rien moins que cela.
— Maintenant à mon tour, dit Hortense. Quand
j'ai vu que vous n'étiez plus avec moi. j'ai voulu
attendre un instant, mais mon père a dit alv>rs qu'il
n'était pas prudent de demeurer dans ce lieu plus
longtemps, et nous l'avons suivi.
— Et vous avez bien fait.
— Il n'y avait rien autre chose à faire, dit Ernest ;
d'ailleurs un homme se tire toujours d'un mauvais pas,
n'est-ce pas, Louis ?
— Pardieu, fit ce dernier.
— Eh bien, moi, répliqua Hortense, je ne suis pas
tout à fait de cet avis la, et j'ai raison. La preuve,
c'est que vous-même, M. Lesieur, vous paraissiez très
inquiet.
— C'est que. . . . commença Ernest.
— Je vous en prie, M. Le-^ieur, dit Hortense, j'ai
beaucoup admiré votre dévouement ; mais, vous, Louis,
dites-nous donc ce qui vous est arrivé ?
— Lorsque je fus horsde l'étreinte de mon agresseur —
on a voulu m'^enlever, dit Louis pour la seconde fois, —
je m'acharnai à votre poursuite assez longtemps, essîîy-
ant de lutter contre la foule, mais c'était chose impos-
sible que de pénétrer à travers cette barrière infran-"
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76 VENGEANCE FAXALE
chissable. Aussi je fus bientôt écrasé et je tombai avec
d'autres. Je suis resté longtemps à terre ; soit que j'aie
dormi, soit que j'aie été évanoui pendant quelques
instants, ce qui est plus probable ; quand je revins à
moi j'étais couché sur de l'herbe et recouvert d'un
immense morceau de toile, que j'eus toutes les misères
du monde à soulever.
— Voilà ce qui explique pourquoi je ne t'ai pas vu
reprit Ernest.
Cependant l'aurore blanchissait déjà le faîte des
maisons.
— Il est presque temps que nous nous retirions, fit
Ernest.
— Je crois que tu as raison, répondit Louis.
• — Aurons-nous le plaisir de vous revoir avant votre
départ, demanda Mathilde à Ernest ?
— N'en doutez pas, Mademoiselle, j'userai et j'abu-
serai même de votre invitation.
— Tant que vous voudrez.
Les deux amis se retirèrent.
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VIII
Deux mauvais sujets.
Au milieu de toutes ces aventures le lecteur, nous
l'espérons du moins, n'aura pas oublié M. Puivert,
l'homme d'afïaires de M. Darcy, ni la rencontre qu'il
Avait projetée avec Marceau pour le lendemain de son
arrivée à Montréal.
Aussi le matin de son rendez-vous, c'est-à-dire, le
lendemain de la soirée qui avait si tristement illuminé
la représentation du jardin Guilbault, pouvions-nous
voir, vers neuf heures et demie, Puivert donnant un
•dernier coup de brosse à son habit et se regardant, d'un
iiir suffisant, dans une mauvaise glace placée dans une
petite chambre de l'Hôtel Rasco, sur la rue St Paul,
où il logeait habituellement lorsqu'il venait à Montréal.
Il était au moment de sortir pour rencontrer le cour-
tier de la rue Notre-Dame.
— Voila une spéculation vraiment extraordinaire,
une véritable mine d'or, répétait-il à chaque instant.
•Cet homme est fou ou je n'y comprends rien.
De son côté, Edmond n'avait pas perdu son temps
depuis qu'il avait si merveilleusement, excité l'avarice
du fermier de Ste-Anne.
A peine arrivé à Montréal, il s'était abouché avec ^
un de ces hommes qui ne vivent que de rapines et du
salaire de leurs forfaits.
Cet homme ,dont il requiert les services pour le
moment, se nomme Victor Dupuis.
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78 VENGEANCE FATALE
Pendant que Puivert se rend de THôtel Rasco au
bureau d'Edmond, nous l'y devancerons de quelques
instants. Le courtier et son digne acolyte l'y atten-
daient déjà. Nous profiterons du retard apporté par
le fermier pour tracer une esquisse de ces deux per-
sonnages.
Dès sa plus tendre enfance, Edmond avait fait
preuve de grands talents ; malheureusement il les avait
toujours employés au mal et au vice.
Jamais une bonne pensée n'avait germé dans ce
cerveau entièrement dénué de sentiments généreux.
Orphelin de bonne heure, sorti du collège immédia-
tement après la mort de ses parents, il était entré dans
une bijouterie à Montréal, qu'il abandonnait bientôt
pour New- York, où il devait continuer le même
commerce et commencer son apprentissage dans la voie
du crime.
Un jour que laissé seul au magasin, ce qui, du reste,
arrivait assez souvent, il se mit à contempler d'un œil
avide les bijoux de toute sorte qui s'oflFraîent à sa vue.
Tout à coup cette idée lui vint :
— " Si je m'emparais de toutes ces valeurs ! "
Mais, à cette idée avait succédé la réflexion suivante,
quelquefois sauvegarde du crime : " Si j'étais pincé ; et
d'ailleurs où cacher tous ces bijoux ? On auite.it qu'à
venir à mon domicile, et on les trouverait fort aisé-
ment, car je n'ai aucune autre place pour les déposer.
Allons, ce serait une folie que de commettre un pareil
vol."
Il allait donc fermer la boutique comme à l'ordinaire,
car il commençait à se faire tard, mais il ne pouvait
détacher ses yeux des richesses qu'il avait devant lui.
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VENGEANCE FATALE 79
Tout à coup son front s'illumina.
Il venait de découvrir un moyen.
— Bête que j'étais ! dit-il, n'avoir pas songé à cela
plus tôt !
Et ce disant, il mit dans ses poches une assez grande
quantité de montres, de chaines et d'autres objets, ferma
le magasin sans bruit, et s'en alla dans une direction
tout à fait opposée à colle de son logis.
Après un quart d'heure de marche, il arriva devant
une petite maison de chétive apparence, saisit le mar-
teau de la vieille porte qui était toute détériorée, et
frappa trois coups avant qu'on ne l'ouvrit.
Enfin elle s'entrebâilla pour donner passage à une
vieille femme d'apparence hideuse, qui demanda d'une
voix grogneuse :
— Qui est-ce ?
— Victor est-il ici ? demanda Edmond.
— Qui est-ce qui veut Victor ?
. — Moi, Narcisse Lafond.
— Ah ! c'est toi. Je ne te reconnaissais pas, dit la
vieille en caressant le menton de Narcisse. Il paraît
que je me fais vieille. Mais aussi, quand on est pauvre
et qu'il faut rester honnête, il faut vieillir avant l'âge
ajouta-tyelle, en fermant la porte sur le voleur qui
venait d'entrer.
— J'ai pensé comme vous, mère Dupuis, dit Narcisse,
et je viens proposer une fortune à Victor.
— Quant à lui, fit la mégère, il serait bien bête de res-
ter honnête, à moins qu'il n'ait envie de crever comme
son père, quêteux et tout nu. Aussi quand il est mort, il
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80 VENGEANCE FATALE
y a six mois, s41 n'avait pas eu un service par charité,
ma foi, il s'en serait passé.
Pendant qu'elle parlait, elle n'avait cessé de jeter sur
son interlocuteur un regard curieux et investigateur»
mais tout le temps, Narcisse était demeuré impassible.
Voyant le peu d'eflet de ses paroles, et, voulant savoir
quelque chose du jeune voleur, à tout prix, elle ajouta:
— Oui, comme je te disais tantôt, voilà ou conduit
l'honnêteté: c'est pourquoi je ne la recommande pas
trop à Victor ; pour moi, maintenant que je suis vieille,
cela ne vaut pas la peine de changer.
Disons que la bonne femme n'avait pas besoin de
changer beaucoup pour devenir malhonnête.
Après avoir écouté ce bavardage de la mère de
Victor, sans lui répondre, Narcisse monta à la chambre
de ce dernier.
Nous n'avons pas besoins d'expliquer à nos lecteurs
ce qui avait décidé Narcisse à commettre le vol en
question. Il pensait pouvoir faire receler les bijoux
par Victor et il avait raison.
Un mot maintenant sur Victor.
Il ne possédait pas l'extérieur avenant de Narcisse •
en effet si la figure de ce dernier ne se faisait pat» re-
marquer par la noblesse et la franchise, elle brillait
l)ar les traits d'une rare intelligence. Victor n'avait
(qu'une figure abrutie et repoussante. Un front bas
sur lequel tombaient de longs cheveux en désordre
augmentait l'aversion qu'on ressentait pour toute sa
personne. C'était le vrai type du vagabond.
Tant qu'avait vécu son père, celui-ci avait songé
avant tout à donner une bonne éducation à son fils
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VENGEANCE FATALE 81
et il Tavaii placé dans une bonne école où, malheu-
reusement, Victor ne fit rien pour s*instruire. Le père
de Victor valait mieux que son épouse ; aussi cher-
chait-il à le soustraire autant que possible à Tinfluence
de sa mère qui, malgré ses déclarations d*honnêteté,
n'avait jamais guère vécu que dans le vice et la dé-
bauche.
Naturellement paresseux, ne voulant rien apprendre
et déjà débauché, Victor fréquenta de bonne heure les
tavernes et les maisons de jeu, où il fit la connaissance
de Narcisse dont il devint Fami, quoique d'un carac-
tère un peu différent. Aussi le bijoutier, sans briser
avec les habitudes d'une vie déréglée, mais voulant
néanmoins paraître convenablement en société et jouir
d'une bonne réputation, avait-il commencé à diminuer
ses visites chez la mère Dupuis et à écarter Victor, ce
que celui-ci lui reprochait souvent. ^
Maintenant assistons à l'entretien des deux filous.
Narcisse avait violemment ouvert la porte de la
chambre où était Victor.
Celui-ci était nonchalamment étendu sur son" lit, et
sommeillait légèrement en attendant le souper.
Il s'éveilla en faisant un soubresaut, mais il se remit
en voyant Narcisse.
— Tiens, dit-il, bonjour Narcisse, quel vent t'a donc
poussé ici ce soir ? Il y a longtemps qu'on ne t'a pas
vu.
— C'est que je n'avais pas de temps à perdre, répon-
dit Narcisse ; depuis quelques temps, je mûrissais un
projet que je viens de mettre à exécution.
— Et quel est ce projet ^
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82 VENGEANCE FATALE
— Chut, ne parlons pas si haut ; je ne veux pas être
entendu; car si notre entretien était découvert, il pour-
rait y avoir de la prison pour nous.
Victor connaissait assez Narcisse pour savoir que
ces précautions n'étaient pas une plaisanterie de sa
part.
— Conte-moi donc cela, dit-il plus bas.
— Je suis venu justement pour cela, car j'ai besoin
d'un complice ; je venais donc te demander si tu pour-
rais le trouver.
— Oui je puis t'en trouver un, et un fameux par
dessus le marché.
— Il faut de la discrétion, du courage et surtout de
l'audace.
— Mon homme aura toutes ces qualités ; ensuite.
Narcisse se recueillit un peu.
— Il faut que ]e dise un mot de ce qui m'amène ici.
Depuis quelque temps je nourrissais le projet de m'en-
richir au dépens de mon bourgeois en lui volant une
partie de ses bijoux ; mais la diflSculté était d'accom-
plir le vol de manière à déjouer les soupçons de la
police, ou du moins à éviter l'emprisonnemeut après,
et tu comprends que je préférais retarder le coup que
de le manquer.
Victor fit un signe d'assentiment.
— Ce soir, reprit Narcisse, j'allais refermer mon
magasin comme d'habitude, lorsque, en regardant les
bijoux que je plaçais dans les écrins, le désir de les
posséder s'empare de moi. Oui, mais le moyen d'acca-
parer sûrement toutes ces marchandises. J'allais donc
partir, quand l'idée me vint que si je trouvais un re-
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VENGEANCE FATALE 83
céleur sur lequel je pourrais compter sans crainte d'être
dévoilé, le coup serait bientôt fait et en même temps
j'ai pensé à toi. Je prends donc sur le champ autant
de montres, chaînes et bijoux, que mes poches peuvent
en contenir et, au lieu d'aller souper, je m'en viens
tout droit ici. Tu vas receler le tout. Est-ce convenu ?
— Touche-là. As-tu le stock sur toi ?
— Oui.
— Eh bien, montre moi ça.
Narcisse ne se refusa pas au désir de Victor, dont les
yeux s'étaient ouverts avec avidité à la vue des bijoux.
Il y en avait pour quatre à cinq mille piastres.
— Assez, dit bientôt Narcisse, il s'agit maintenant
de causer affaires.
— Je suis à toi, répondit Victor.
— Tu vas donc receler le tout jusqu'à ce que nous
prenions la fuite, car il est clair que nous devons aban-
donner cette ville au plus tôt. Ce serait pourtant
mieux de vendre tout le stock avant de partir.
— Et moi, je te conseille de ne pas fuir du tout
mais de reparaître demain au magasin, comme si de
rien n'était, et de feindre l'ignorance la plus entière
du vol commis.
— Ton conseil est peut-être le meilleur, j'y penserai
encore.
Narcisse se défiait de Victor ; quelles précautions à
prendre entre voleurs !
— Il n'y a pourtant pas de temps à perdre, hasarda
Victor. Plus tard, plus tard, en voilà de jolis mots,
mais ce qui est bien certain, c'est que nous ne pouvons
attendre.
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84 VENGEANCE FATALE
Narcisse ne pouvait méconnaître la justesse du rai-
sonnement de son complice. Cependant, il hésitait
encore, pendant que Victor étudiait les moindres
impressions de sa figure ! " Après tout, dit-il, je crois
que je vais suivre ton conseil et je retournerai au
magasin demain."
Victor ne put réprimer un mouvement de joie, il
espérait accaparer le tout et s'en débarrasser plus vite
avec Taide de sa mère, à qui il ferait une large part
des profits.
Mais ce mouvement n'échappa pas à Narcisse qui
répéta en souriant : •* Je crois que je vais suivre ton
conseil.
— Tu vas donc laisser les bijoux ici, car nous devons
nous en débarrasser au plus tôt.
— Mais il faut trouver immédiatement un acheteur
qui soit prêt à tendre largent ce soir même.
— Quant à cela, tu peux te fier sur moi, j'en fais mon
affaire.
— J'en fais la mienne aussi ; tu ne me trouveras
pas trop exigeant ?
— Assurément non. Je n'ai jamais eu l'intention de
t'exclure du contrat de vente, fit hypocritement Victor.
Quant à des acheteurs, je connais bien le père Crasseux,
vieille canaille s'il en fût jamais, mais je ne sais pas
où il demeure maintenant. Peut-être ma mère le sait-
elle ; je voulais te proposer de mettre la bonne femme,
dans le complot, c'est une vieille rusée, qui se gardera
bien de nous faire tort en quoi que ce soit et qui peut
nous être d'une grande utilité.
— Je n'ai pas d'objection à cela. . . . mais je crois
avoir entendu marcher, va donc ouvrir la porte.
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VENGEANCE FATALE 86
Mais Victor n'était pas rendu à la porte qu'elle s'ou-
vrit d'elle-même pour donner passage à sa mère. Au
lieu de servir le souper, poussée par la curiosité, la
vieille mégère était montée peu de temps après Nar-
cisse et avait entendu toute la conversation de ce der-
nier avec son fils. En apprenant que tous les deux
l'acceptaient dans leur complot, la joie qu'elle en éprou-
va la trahit, et comme elle n'avait plus besoin de ca-
cher son espionnage, elle poussa la porte et entra dans
la chambre de Victor.
— Ne craignez rien de moi, dit-elle,.ce n'est pas moi
qui vous dénoncerai. J'ai entendu toute votre conver-
sation et, loin de vous nuire, je vais vous aider à sortir
d'une situation embarrassante pour vous deux.
— Situation embarrassante en effet, fit Narcisse.
Tâchez de nous ouvrir la porte de ce dédale sans issue
et je reconnaîtrai comme toujours, votre génie chaque
fois qu'il y a à faire un mauvais coup.
— Eh bien, dit la vieille, je crois que nous pouvons
arranger toutes nos affaires sans trop de danger. Toi,
Narcisse, prétexte demain une maladie, qui t'empêche
d'aller au magasin. Dans la matinée, Victor et moi
nous vendrons los objets en recel et. . . .
— Nous partons au plus vite, acheva Victor.
— Niais, ne vois-tu pas que nous passerions, avec
rsison pour les coupables ?
— Mère Dupuis, j'accepte votre plan, dit Narcisse,
seulement avant de partir, pour prévenir le cas où vous
vous sauveriez avec tous les fonds, vous allez me signer
un billet que vous avez recelé des bijoux que vous
saviez volés, et dont vous avez nartagé les profits avec
le voleur.
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86 VENGEANCE FATALE
— Comment Narcisse ? de la défiance avec nous !
— On n'est jamais sûr de rien, répondit l'impertur-
bable enfant.
La vieille admirait la sage prévoyance du bijoutier.
— Après tout, reprit-elle, j'ai un meilleur plan que
celui-ci et qui nécessitera beaucoup moins de céré-
monies.
— Quel est ce plan ? demanda Narcisse.
— Le voici, nous allons partir immédiatement après
le souper, nous vendrons tout ce soir, nous partageons
en bons camarades, puis nous retournons chacun chez
nous.
— Fort bien, je préfère cette solution à la première ;
mais j'espère qve Victor ne refusera pas de m'accom-
pagner au magasin pour en arracher les contrevents et
briser les vitres de quelques fenêtres, afin de faire croire
aux passants que ce vol a été commis de nuit et avec
effraction.
— Je t'accompagnerai, dit Victor.
— Maintenant, venez souper, dit la mère Dupuis
— Comme l'heure du souper est passée depuis long-
temps, fit Narcisse, nous pouvons bien nous en priver
complètement. D'ailleurs avec une semblable besogne
sur les bras, on peut oublier de manger pour une fois.
— Ce n'es pas bien logique, dit la mère Dupuis,
mais ça m'est égal. Je vais donc vous conduire chez
le père Crasseux, avec qui, je crois que nous nous enten-
drons facilement. Les bijoux vendus, nous prendrons
chacun notre part, Victor t'accompagne selon ton désir
et tout est dit. Nous ne pouvons trouver mieux à
faire.
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VENGEANCE FATALE 87
— Nous acceptons, s'écrièrent en même temps les
deux jeunes gens.
En moins de temps qu'il ne faut pour le raconter,
la vieille s'était jeté un châle sur les épaules et se
rendait, avec Narcisse et Victor, chez le père Crasseux.
Le marché fut bientôt conclu. La valeur des objets
volés pauvait se monter à environ cinq mille dollars,
les complices les abandonnèrent pour deux mille.
En sortant de chez le père Crasseux, la mère Dupuis
se dirigea vers son logis, pendant que Narcisse et
Victor se rendirent au magasin du patron du premier.
Ils arrachèrent d'abord un pan de contrevent, mais ils
avaient été entendus par la police, et bientôt trois ou
quatre sergentsde ville arrivèrent rapidement. Quelque-
fois l'on serait tenté de croire qu'il y a une providence
pour les méchants ; toujours est-il que grâce, soit à la
providence, soit au hasard, des travailleurs avaient été
occupés toute la journée à nettoyer les canaux de la
rue. Un grand fossé oifrait un asile à nos deux mal-
faiteurs, qui s'y blottirent en silence.
Les sergents ne pensèrent pas d'y regarder et après
une demi-heure de recherche, n'entendant aucun bruit,
ils s'en allèrent.
Alors, Narcisse et Victor sortirent de leur trou, otè-
rent tranquillement l'autre pan du contrevent et bri-
sèrent plusieurs vitres avec des pierres.
A ce bruit, la patrouille revint de nouveau, mais les
mécréants avait pris leurs jambes à leur cou et ne
purent être découverts.
Le lendemain, Narcisse avait été arrêté, mais il fut
promptement relâché, aucune preuve ne s'élevant pour
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88 VENGEANCE FATALE
établir sa culpabilité dans le crime dont il était accusé
Ceux qui pouvaient parier contre lui n'avaient que
trop d'intérêt à se taire.
Aussitôt après sa mise en liberté, il partit pour
Montréal avec Victor et sa mère. Le vol de New-York
ayant mis son nom trop en évidence, il l'échangea
contre celui d'Edmond Marceau qu'il portait quand
nous l'avons présenté à nos lecteurs. Possédant un
certain capital — il avait gardé pour lui les deux tiers
de l'argent provenant du vol ci-dessus — il ouvrit un
bureau de broker (courtier d'affaires).
M.ais la mère Dupuis et Victor ne changèrent pas
leurs anciennes habitudes, quoiqu'ils eussent pu vivre
avec confort en entreprenant un commerce quelcon-
que. Ils ouvrirent dans le faubourg Québec une taver-
ne, où se réunissait la populace la plus crapuleuse du
quartier, et ils l'occupaient encore le lendemain de
l'accident qui avait eu lieu au jardin Guilbault, et qui
avait failli être si funeste à quelques-uns des héros de
cette histoire.
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IX
Le Voleur volé
Victor attendait depuis près d'une demi-heure avec
Edmond Marceau ou plutôt Narcisse Lafond, Tarrivée
de Puivert lorsque celui-ci quittait Thôtel Rasco pour
se rendre au bureau du courtier.
Au fond de ce bureau était une porte presque tou-
jours fermée, donnant accès à un corridor étroit
au milieu duquel était une trappe de fer con-
duisant au soubassement. On ne voyait point cette
trappe, toujours soigneusement couverte d'un tapis
Evidemment le vigilant Edmond voulait amortir tout
bruit venant de l'étage inférieur, car il avait fait
bourrer la trappe de ce côté. Même la détonation d'un
revolver ne pouvait être entendue dehors.
On sait qu'Edmond comptait jouer un mauvais tour
à l'homme d'aflaires de Darcy ; aussi avait-il cru pru-
dent de tenir son bureau fermé pendant toute la durée
de leur entrevue.
— Narcisse, dit Victor, qui ne s'était pas habitué à
donner à Edmond son nouveau nom, je crois ton fer-
mier au moment d'arriver ; il est tantôt dix heures et
c'est l'heure du rendez- vous.
— Ne sois pas inquiet, je fais bonne garde.
— A propos comment as-tu appris que cet homme
est le fermier de M. Darcy ?
— Ca c'est mon secret.
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90 VENGEANCE FATALE
— Fort bien, je ne te questionnerai pas davantage
à ce sujet ; mais j'aimerais à savoir si c'est toi qui lui
as demandé de venir à Montréal, ou si c'est M. Darcy.^
— C'est monsieur Darcy.
— Alors, comment as-tu appris qu'il prenait le con-
voi hier ?
— Ce que tu me demandes n'est autre chose que la
question que tu me posais tout à l'heure, sous une
nouvelle forme.
— Cependant
— Tiens, écoute, je n'ai rien à te cacher, tu es un
bon ami et, d'ailleurs, il n'y a rien dans toute cette
affaire qui soit bien compromettant pour moi. Tu sais
que je connais très bien l'employé du Grond-Tronc, à la
gare de Ste-Anne, et que nous sommes de vieux amis.
Il ny a que quelques jours, mes affaires m'ayant appelé
à Ste-Anne, je causais avec lui lorsque la conversation
tomba sur Darcy. Cela l'amena à parler de Puivert.
Il l'avait vu dans la journée et il avait ainsi appris son
départ pour le lendemain. Il me dit aussi que Puivert
est un cultivateur riche et le fermier de M. Darcy, qui
possède à Ste-Anne une terre voisine des siennes. Je
n'ai rien autre chose à t'apprendre, tu connais le reste.
— Je te félicite d'avoir mené aussi bien cette affaire ;
et maintenant, je n'ai plus rien à te demander.
— Il est temps, car veilà Puivert qui arrive.
Effectivement celui-ci arrivait pour retirer le mon-
tant de ses billets.
— M. Puivert, dit Edmond en lui ouvrant la porte,
je commençais à craindre que vous manqueriez à votre
engagement ; c'eût été fâcheux, car je m'absente de la
ville pour la journée, mais heureusement vous voilà.
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VENGEANCE FATALE 91
— Je ne vous retiendrai pas longtemps.
En entrant, Puivert qui avait l'air préoccupé, fit le
tour du bureau et dit tout bas : " Darcy n a plus rien
k craindre de cet anneau d'or, ce jeune homme n'en
avait pas."
Edmond l'interrompit dans ses méditations.
— Veuillez-donc, lui dit-il, me suivre dans un
autre appartement où se trouvent mes fonds, car je ne
garde jamais dans mon bureau une aussi forte somme
que celle qu'il vous faut probablement.
— Victor, aide moi donc à soulever cette trappe.
Puivert remarqua alors, pour la première fois, la
prégence de V'ictor, mais il ne s'en préoccupa pas
davantage.
En un bond celui-ci fut auprès d'Edmond, et tous
deux soulevèrent la lourde porte de fer.
— Je vais descendre le premier pour vous indiquer
le chemin, fit Edmond, veuillez donc me suivre, M»
Puivert.
Celui-ci ne soupçonnait rien et descendit après
Edmond. Victor, qui venait en troisième, eut soin
de bien fermer la trappe.
Quelques chaises et une table formaient le princi-
pal ameublement du soubassement, qui ressemblait
plutôt à une cave qu'à une chambre. Les trois négo-
ciateurs se partagèrent les trois sièges.
— M. Puivert, demanda Edmond, veillez me dire
combien il vous faut d'argent aujourd'hui.
— Je ne voudrais pas vous gêner, vu que je n'ai
pas besoin d'une somme bien considérable pour le
moment, et comme je vois que mon argent est bien
placé
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92 VENGEANQE FATALE
— Cela est très bien, mais je suis pressé. Quelle
somme vous faut-il ?
— Pas plus de trois cents dollars.
Edmond le regarda méchamment un instant, puis
il se mit à rire bruyamment.
— Mais qu'avez-vous donc à rire demanda le fer-
mier ? je veux avoir mon argent. Puisque vous êtes
si pressé dépêchez-vous donc.
A son tour Victor s'approcha de lui en le regardant
d un air narquois, mais sans dire un mot :
La peur commença alors à saisir le fermier sérieu-
sement. Il regarda autour de lui et il s'aperçut qu'il
était prisonnier.
Puivert n'était pas brave.
En retour, il avait beaucoup d'audace; ce fut pae
l'audace qu'il espéra échapper au piège dans lequel îl
se voyait entraîné.
. — Voyons! Pas trop de ricannement à propos de
rien, dit-il, et vite, mon argent !
Edmond ne bougea pas, se contentant de regarder
fixement le fermier.
— Vous rappelez- vous les dates où vous êtes venu
• déposer de l'argent chez moi, demanda- t-il à Puivert ?
— Certainement, répondit efrrontément ce dernier.
Et il chercha dans un livret les trois reçus qu'Ed-
mond lui avait livrés la veille, pendant le trajet de
Ste-Anne à Montréal.
Sans doute, une convention devait exister entre
Edmond et Victor à cet effet, car au moment même où
Puivert tendait ses reçus au premier, Victor les lui
arracha des mains et les déchira.
Le fermier poussa un cri : son espérance venait de
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VENGEANCE FATALE 93
s'envoler. Il n'eût alors rien demandé que de repren-
dre le chemin de THôtel Rasco sans avoir tiré un sou
des deux brigands, car il s'apercevait que les choses
tournaient au tragique, mais Edmond ne l'avait pas
fait venir dans son bureau seulement pour causer ; il
désirait quelque chose de plus.
— Là en conscience, M. Puivert, avez-vous jamais
déposé de l'argent chez moi ?
— Non, mais vous m'avez donné ces reçus et ... .
— Vous vouliez en profiter, dit Victor en riant.
— C'est cela.
— Mais cela était fort malhonnête de votre part, M.
Puivert
— Je le sais : aussi ne demanderai -je pas le montant
des reçus qu'il m'avait remis. Laissez-moi partir.
— Un instant, M. Puivert, vous ne me demanderez
plus d'argent, cela est fort bien. Mais ce ne peut être
la même chose pour moi. Vous comprendrez, en effet,
que je ne vous ai pas invité à mon bureau, seulement
pour le plaisir de perdre la moitié de ma journée avec
vous. Vous allez donc nous donner quelques billets
de banque, à moi d'abord, puis ensuite à mon ami que
voici et qui a bien voulu m'aider dans le projet de
vous dévaliser. Il est juste qu'il ait sa récompense.
Puivert était fort. D'une main il repoussa Edmond
et voulut fuir. Mais devant lui se présenta Victor,
qui lui appuya la crosse d'un pistolet sur la tempe et
lui dit : " faites un pas de plus et vous êtes un homme
mort. "
— Que voulez- vous donc de moi ? s'écria Puivert
atterré.
— De l'argent, répondit froidement Edmond.
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94 VENGEANCE FATALE
— Mais ce que vous faites là est une infamie !
— Je le sais.
— C est un lâche guet-apens !
— Je ne dis pas non.
— Vous n'aurez pas un sou de moi.
— C'est là où vous vous trompez.
— D'abord je n'ai pas d'argent sur moi.
— Cela ne fait rien à l'affaire.
— Comment cela ne fait rien à l'affaire ? vraiment
je ne vous comprends pas.
— Cela est inutile.
— ^,Oui, c'est parfaitement indiflFérent que vous com-
preniez ou non, fit Victor, en appuyant Edmond.
— Ma foi, fit Puivert exaspéré, vous êtes des imbé-
ciles !
— C'est ce que nous allons voir, lui répondit Edmond,
en saisissant une de ses mains et en ordonnant à Victor
de lui saisir l'autre.
— Lions lui les mains, fit Victor.
Ce mouvement avait été tellement spontané que le
fermier avait pu s'y soustraire. Il se défendit néan-
moins, avec la rage d'un damné. Mais il ne pouvait
lutter contre deux. Il succomba.
— Bien, dit Edmond, nous voulions d'abord nous
assurer de tous vos mouvements. Nous avons enfin
réussi, maintenant nous allons parler raison.
— Lâches voleurs ! hurla Puivert.
— Vous pouvez crier encore plus fort si vous voulez,
mais je vous assure que ce sera peine perdue, car cette
cave est arrangée de manière à ce qu'on n'entende rien
dehors.
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VENGEANCE FATALE 95
— Vous avez fait toute cette besogne en vrais che-
napans que vous êtes !
— Tout cela est fort bien dit, fit Victor, mais nous
avons assez de ce bavardage. Je ne sais pas trop
comment les affaires vont à ma buvette; j'ai probable-
ment déjà perdu beaucoup de verres ici.
— Que vous allez promptement regagner, dit Pui-
vert.
Le fermier, dans son impuissance à défendre son
bien, cherchait à se venger contre ses agress^rs par
Tironie. Victor insista pour terminer ce coup dejarnac.
— Avez-vous quelqu'argent sur vous ? demanda
Edmond à Puivert.
— Je vous ai déjà dit que je n'avais pas un sou sur
moi.
— L'eÔronté menteur, s'écria Victor, ses poches sont
remplies de billets de banque. En voilà déjà pour trois
cents dollars, juste la même somme que notre honnête
homme demandait, il y a un instant.
Le fermier avait fait des efforts désespépés pour
défendre son argent. Cet argent n'était pas à moi, dit-
il, c'est pourquoi je disais que je n'en avais pas.
— Et à qui donc appartient-il ?
— A M. Darcy.
— Eh bien, tant pis pour lui, car nous allons parta-
ger. Tiens Edmond, voilà ta part, tu prends cent
soixante-quinze dollars, selon notre entente, et il m'en
revient cent vingt-cinq.
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X
Suite du précédent.
Misérables ! rugit Puivert, vous avez eu tout ce que
vous vouliez par la force, mais nous verrons bientôt où
tout cela vous conduira.
— Vous faites fausse route assurément, fit tranquil-
lement Victor.
— Que voulez vous donc dire ? demanda Puivert, à
ridée qu'il ne rentrerait probablement plus dans la
possession de ses fonds.
— Veuillez nous dire, fit alors Edmond, si vous avez
parlé de votre engagement avant de partir de Thôtel
Rasco.
— Non, répondit le fermier, qui ne comprenait pas
trop de quelle utilité sa réponse pouvait être à ses dé-
trousseurs.
— Alors, tout va pour le mieux.
— Mais je ne comprends pas où vous voulez en
venir.
— Je vais vous faire comprendre. Ecoutez-bien.
Le prisonnier comprit sans doute, car il dit immé-
diatement : c'est inutile, je crois comprendre mainte-
nant. D'ailleurs J8 vous trompais en vous disant que
je n'ai averti personne ; j'ai tout dit à M. Darcy.
Victor réfléchit. Si Puivert disait vrai, sa position.
de même que celle d'Edmond, devenait critique. Mais
il se remit vite.
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VENGEANCE FATALE 97
— Tu mens, dit-il, tu n'as dû rien dire à M. Darcy,
à lui moins qu'à tout autre, car en t'écoutant il eût été
jaloux de toi, et tu crains M. Darcy, en effet il a Tair
rude en affaires.
Victor essayait ainsi d'arracher par surprise la
vérité du fermier.
Celui-ci donna dans le piège.
— Eh bien ! non, je n'ai rien dit à M. Darcy, mais
qu'est-ce que cela peut vous faire ?
— Plus que vous ne pensez.
— Oui, fit Victor, et comme monsieur parait vouloir
bien comprendre, n'est-ce pas M. Puivert ?
— Inutile, je comprends.
— Tant mieux alors, la besogne sera plus tôt finie.
Maintenant voici le traité par lequel nous allons vous
rendre à la liberté, et d'abord je vais vous donner un
bon conseil. Si vous voulez m'en croire, niez avoir
reçu tout argent de Darcy, à moins que vous ne lui
ayez donné un reçu pour ces trois cents dollars. Le
lui avez-vous donné ?
— Naturellement.
— Alors, tant pis pour vous.
— C'est là tout ce que vous avez à dire ?
— Mais vous ne voulez faire aucun arrangement
avec nous, fit Victor.
— Faire des arrangements avec vous ! je crois que
vous voulez rire.
— Tiens, Edmond, moi je suis pressé. Mettons ce-
bavard à la porte, car je veux m'en aller.
— Messieurs les brigands, je pourrais bien sortir
seul, mais faute de mieux, je vais être contraint de
7
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98 VENGEANCE FATALE
VOUS suivre. Croyez que c'est un grand honneur pour
vous.
— Ne craignez rien de semblable, mon cher M.
Puivert. Vous n'aurez à subir aucun déshonneur,
Victor, ouvre la fenêtre pour mettre monsieur poliment
dehors.
— C'est vrai; il faut être poli jusqu'au bout.
Et Victor ouvrit une croisée à peine visible et qui
donnait dans une cour. Edmond et Victor, musculeux
tous deux, parvinrent a y faire passer le fermier après
lui avoir rendu la liberté de ses mouvements, une fois
le danger disparu. Puis après avoir fermé la fenêtre
et y avoir opposé de lourdes barres de fer à l'intérieur,
ils retournèrent au bureau d'Edmond.
— Sais-tu, dit Victor à Edmond, qu'on l'a laissé
partir à bon marché.
— C'est vrai, répondit Edmond, mais quand j'ai vu
qu'il portait sur lui une somme assez respectable après
tout, j'ai cru qu'il valait mieux nous contenter de cela.
Ces coups de jarnac sont toujours dangereux.
Dans l'après-midi de cette même journée, les prome-
neurs et les promeneuses affluaient sur la rue Notre-
Dame.
Depuis quelques instants, deux jeunes gens allaient
et revenaient dans le même circuit, paraissant attendre
quelqu'un probablement en retard, lorsqu'enfin ils
purent s'arrêter sur le passage d'une jeune fille qui
venait à leur rencontre.
Louis et Ernest, car c'étaient eux, saluèrent Hortense
qui brillait encore plus qu'à l'ordinaire de tout l'éclat
de sa beauté.
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VENGEANCE FATALE 99
Elle rompît le silence la première.
— Vous êtes complètement revenu de votre malheu-
reux accident ? demanda-t-elle à Louis.
— Parfaitement, comme vous voyez ; et vous, ma
chère Hortense, vous ne ressentez plus rien de votre
ihdisposition ? Je la regrette, d'autant plus qu'il y
avait beaucoup de ma faute. Pourquoi vous avoir
proposé un tel spectacle ?
— Au contraire, vous n'avez rien à vous reprocher^
et sans l'incident qui a marqué la fin de la soirée, je
n'eusse trouvé que de l'enchantement à cette représen-
tation. En effet, vous seul avez souffert ; quant à
Mathilde et à moi, nous n'avions rien à redouter.
— Aimeriez- vous à y retourner ?
— Je ne sais pas trop.
— Dites votre pensée franchement.
— J'avoue que je n'aime pas beaucoup ce genre de
spectacle.
— Je in'en doutais un peu.
— C'est encore très extraordinaire qu'il ne vous soit
arrivé rien de plus désagréable.
— Son ange gardien était probablement à ses côtés,
dit Ernest, qui parlait pour la première fois.
— Mais cela prouve tout simplement que M. Hervart
est bon, répondit Hortense.
— Mademoiselle Mathilde est bien aussi? demanda
Ernest. '
— Très bien, Monsieur. Ainsi que moi elle vous
recevra toujours avec plaisir.
Ernest promit d'aller le même soir chez M. Darcy
avec Louis, et tous deux s'éloignèrent de la jeune fille,
l'étudiant devant rentrer à son bureau.
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100 VENGEANCE FATALE
Comme ils avaient dit, les deux jeunes gens se pré-
sentèrent sur la rue St-Alexandre le même soir, et veil-
lèrent tssez tard avec Mathilde et Hortense.
Quant à M. Darcy cjui était absent, il était sorti
d'un air fort préoccupé. Il avait reçu la visite de
Puivert et était reparti avec lui.
Revenons à celui-ci.
Après avoir été chassé du bureau par Edmond et
Victor avec les égards que Ton sait, il était d'abord
resté tout abasourdi d'un événement aussi étrange et
de la manière singulière dont s'était terminée sa visite
chez Marceau.
Nous savons que le grand péché de Puivert était
l'avarice.
Aussi, son premier étonnement passé, il se livra à uu
imorue désespoir. Il s'éloigna un peu, puis il revint à
la fenêtre par laquelle il avait dû sortir. Il remarqua
alors qu'elle était obstruée à l'intérieur par de grosses
.barres de fer, les mêmes que Victor et Edmond avaient
-placées après le départ du fermier.
— Que j'aille donc dire que c'est par cette fenêtre
que l'on m'a mis dehors, personne ne voudra me croire
Bien plus on rira et on se moquera de moi, alors que
je ne raconterai que la vérité ; que je dise que ces
barres de fer n'ont été placées qu'après ma sortie, les
procédés de la justice sont si lents que la chose ne
pourra plus être prouvée lorsqu'on tentera de le faire.
Puis le fermier pensa de nouveau à son argent
perdu.
— Que dira M. Darcy ? pensait-il. Il ne me croira
probablement pas. De plus, il a un reçu pour ces trois
cents dollars. Il faut pourtant que je m'arrange de
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VENGEANCE FATALE 101
manière à ne le point payer. Il est plus riche que moi
d'ailleurs, il est donc juste que ce soit lui qui perde cet
argent et non pas moi.
On trouvera que le dernier raisonnement de Puivert
était assez pauvre, mais c'était le seul qu'il trouvât
dans sa mauvaise fortune.
Il réfléchit encore quelque temps, puis il revint sur
la rue Notre-Dame devant le bureau d'Edmond.
Il le trouva fermé.
Puivert, découragé, retourna à l'hôtel Rasco.
Il se renferma seul dans sa chambre et se prit à ré-
fléchir par quels moyens il pourrait recouvrer son
argent. Il passait subitement d'une idée à l'autre
Enfin désespérant de trouver aucune solution pratica-
ble, il se décida à aller voir Darcy, espérant que celui-
ci lui ferait cadeau de l'argent volé.
Il se présenta une première fois, mais on lui répondit
que M. Darcy n'était pas chez lui. Il y retourna une
seconde fois et ne fut pas plus heureux.
Alors il revint à l'hôtel et écrivit à Darcy, lui de-
mandant de l'attendre le soir et lui laissant à entendre
qu'il voulait le mettre au courant d'événements très
graves.
Il alla donc de nouveau chez ce dernier, et, après avOir
tenu ensemble une conversation de quelques instants,
ils sortirent tous les deux.
En partant, Darcy paraissait être de très mauvaise
humeur, mais Mathilde et Hortense avaient cru que
cet air maussade chez leur père n'était que de la pré-
occupation.
Plusieurs heures s'étaient écoulées et la nuit était
complète.
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102 VENGEANCE FATALE
Louis venait de se séparer d'Ernest, qu'il avait laissé
au club et retournait seul chez lui.
Après avoir suivi quelque temps la rue St- Alexandre,
il s'engagea dans la rue Dorch ester.
Bientôt il put entendre tous les mots d'une conver-
sation qui avait lieu entre deux hommes marchant très
lentement, et qui le dépassaient de quelques pas à
peine.
— Quand même tout ce que tu me chantes-là serait
vrai, disait l'un, tu n'en mériterais pas moins d'être
châtié pour ton imprévoyance.
— Mais qui se serait jamais douté de ce guet-apens ?
disait l'autre.
— Assez, assez, tu voulais voler, tu as été volé, c'est
dans l'ordre des choses.
— Vous faites erreur, ce n'est pas moi qui ai été
volé.
— Que veux-tu dire ?
— C'est bien simple ; cet argent était à vous.
— Crois-tu que je ne te le ferai pas rembourser ?
— Vous n'oserez pas.
— Et pourquoi n'oserai-je pas ?
— Parce que si vous me faites rembourser cet argent,
je dirai que la fortune que vous étalez avec plaisir,
vous l'avez volée.
Le lecteur a déjà reconnu Darcy et Puivert.
— Oui, tu diras que j'ai volé ma fortune, mais qui
te croira ? as-tu seulement la moindre preuve de ce
que tu avances ?
— Je raconterai l'incendie de la rue Craîg et l'enlè-
vement de la jeune fille.
— Imbécile, on ne te croira pas davantage.
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VENGEANCE FATALE 103
^— Eh bien, alors je raconterai la nuit du 29 décembre
1838, et cela à quelqu'un qui me croira, car il a trop
d'intérêt à savoir ce qui s'est passé pendant cette nuit
néfaste.
Darcy tressaillit. Le souvenir de cette date le fai-
sait toujours frémir.
Aussi se rua-t-il sur son fermier en lui criant : "Tais-
toi, misérable!"
Mais il n'eut pas le temps d'achever.
Aux dernières paroles de Puivert, Louis s'était
élancé sur lui.
Le choc fut si rude que Louis tomba par terre. Mais
dans sa chute il put saisir le fermier par la jambe et
le renverser à son tour. Plus rapide que l'éclair, Louis
se releva d'un bond et saisit Puivert à la gorge. Quant
à Darcy, sûr qu'il n'avait point été reconnu, il avait
pris la fuite.
XI
La nuit du 29 décembre 1838.
Après avoir raconté toute son aventure à Darcy,
Puivert lui avait demandé son avis. Après avoir réflé-
chi quelques instants, Darcy avait conseillé au fermier
de ne pas intenter de procès, vu qu'il n'avait pas de
preuve suffisante. Là dessus Puivert lui avait demandé
de le décharger des $300 dont il a déjà été question,
mais il n'avait obtenu qu'un refus. Alors notre fermier
s'était fâché et en était venu à la menace que nous
avons entendue, et qui avait tant éveillé la curiosité et
l'attention de Louis.
— Maintenant, pas un mot, dit ce dernier au fermier,
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104 VENGEANCE FATALE
après l'avoir mis hors d'état de nuire, ou tu es un
homme mort.
— Ah ! je vous reconnais, que me voulez- vous ? dt
Puivert en tremblant.
— Tu ne le devines pas ?
— Non.
— Eh bien, je veux que tu me racontes, mot pour
mot, ce qui s'est passé dans cette nuit du 29 décembre
1838, et dont la révélation semble tant effrayer l'homme
qui vient de partir.
— Jamais.
— Si tu ne me dis pas tout, tu es un homme mort.
— Au secours ! cria Puivert d'une voix étranglée.
Louis avait saisi le fermier à la gorge, afin d'éteindre^
sa voix.
Puis il s'assura que la rue était tout à fait silenci*
euse, ce dont Puivert put aussi se convaincre.
— Ecoute, fit Louis, si tu ne me dis pas tout, je te
répète, tu es mort.
— Je vous raconterai tout ce que je sais, mais à une
condition.
— Laquelle ?
— Que vous me laissiez la vie sauve, et que vous ne
me dénonciez pas, quelque part que j'aie prise aux
événements que je vais vous raconter.
— Ce que tu me demandes est impossible !
— Eh bien, vous ne saurez rien alors.
Louis vit bien que s'il n'accordait pas la vie à ce
misérable, il ne saurait rien de cette fatale nuit du 29
décembre 1838, pendant laquelle il avait perdu sa mère>
alors qu'il n'était âgé que d'un an.
— Soit, dit-il, tu auras la vie sauve.
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VENGEANCE FATALE 105
— Et VOUS ne me dénoncerez pas ?
— Je ne te dénoncerai pas ?
— Vous me le promettez ?
— Je te le promets.
— Jurez.
— Je jure que je ne. te tuerai pas et que je ne te
dénoncerai pas non plus. Maintenant, raconte vite.
Et d'abord dis-moi quel est cet homme qui vient de
nous quitter.
Puivert ne répondit pas.
— Réponds, lui ordonna Louis.
— C*est M. Darcy, fit le fermier avec effort.
Louis faillit s'évanouir.
— Je m'en doutais, murmura-t-il, avec douleur. Mon
Dieu, mon Dieu ! que vais-je devenir ? mieux aurait
valu pour moi ne jamais rien savoir de cette lamentable
histoire.
— Il en est encore temps, dit Puivert, qui connaissait
les amours de Louis avec Hortense et qui devinait le
côté faible du jeune homme.
— Non, maintenant, il faut que je sache tout.
— Soit. Je vous dirai d'abord que c'est un moment
de colère qui m'a fait tomber dans la triste position où
je suis vis-à-vis de cet homme. Mais comme cela ne
vous intéresse guère, je ne vous en rapporterai que ce
qui est absolument nécessaire pour l'intelligence de ce
récit. Un jour, j'en ai la date gravée dans ma mémoire,
c'était le 13 juillet, je charroyais du bois sur le bord de
la rivière à Ste-Anne, loin de toute habitation, lors-
qu'un autre homme vint lui aussi pour chercher du
bois. Je ne me rappelle pas trop ce qui fut la première
cause de la scène qui devait suivre, mais bientôt s'éleva
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106 VENGEANCE FA'lALE
entre nous la plus violente querelle. Nous en vînmes
aux mains et, après quelques instants d'une lutte
acharnée, je parvins à renverser mon ennemi qui alla
rouler à plusieurs pas, et se fracassa la tête sur une grosse
pierre. La fracture était très-grave et je le voyais
diminuer péniblement ; bientôt il expirait. J'étais
déjà un meurtrier ! Ma perplexité était extrême. Je
ne savais que faire. La peur me saisit. J'ai déjà dit
que j'étais seul ; je résolus de faire disparaître le corps
de mon antagoniste sur le champ. Je pris un gros
câble que j'avais apporté pour traîner jusqu'à ma
voiture ce qu'on appelle du bois de grève, j'y attachai
une pierre, celle-là même sur laquelle mon compagnon
avait trouvé la mort, j'y joignis le cadavre du malheu-
reux et, après m'être un peu éloigné du rivage dans
une embarcation, je lançai le tout dans la rivière.
Mon dessein était d'emmener avec moi la voi-
ture du défunt et de raconter que je l'avais vue
abandonnée sur le chemin, quand cet infâme Darcy,
que j'apercevais pour la première fois, s'avança vers
moi. Je restai stupéfait. Ce nouvel arrivant devait
avoir assisté en secret au drame sanglant que je viens
de vous raconter. Il s'aperçut de l'effet que sa présence
produisait sur moi. Il jouit quelque temps de mon
trouble, puis il prit la parole. " J'admire, dit-il, la
merveilleuse habileté que vous savez déployer pour
écarter les gens qui pourraient vous créer quelqu'en-
nui ; mais malheureusement pour vous,je suis mainte-
nant maître de votre destinée."
Evidemment le misérable avait eu connaissance de
tout.
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VENGEANCE FATALE 107
— Grâce ! m*éçriai-je en tombant à ses genoux, ce
n'était pas mon intention de tuer cet homme.
Il commença par rire, puis devenant plus sérieux :
Est-tu prêt à me suivre, demanda-t-il ?
— Si vous ne me dénoncez pas, répondis-je, je vous
suivrai au bout du monde.
— C'est bien. Où demeures-tu ?
— A la Pointe-Claire.
— Alors retournons à la Pointe-Claire ; j'y demeu-
rerai moi-même quelque temps, afin que nous puissions
faire plus ample connaissance tous les deux. Seulement
ne t'embarasse pas de ce cheval et de cette voiture >
ils ne pourraient qu'attirer des soupçons sur toi.
On supposa bien que cet homme s'était noyé, mais
le cadavre ne fut pas retrouvé, quoique la rivière eût
été sondée à plusieurs endroits ; les précautions que
j'avais prises s'y opposaient. Dès ce jour j'appartins
corps et âme à mon nouveau maître. Un an après je
revenais habiter Ste-Anne.
Ici Lous interrompit Puivert.
, — Vous ne lui avez pas demandé son nom, dit-il ?
— Si fait, je viens de vous dire qu'il se nomme Darcy.
— Mais il n'a pas toujours porté ce nom.
Le fermier fixa un regard défiant sur le jeune homme*
Il ne comprenait pas comment Louis avait pu appren-
dre ce détail. Au lieu de répondre à la question de
Louis, il reporta ses yeux dans la rue La nuit était
sombre et la rue silencieuse comme une tombe.
— Tu n'as pas répondu, fit Louis, fatigué de ce
silence prolongé.
Puivert respira bruyamment. Raoul de Lagusse, dit-
il enfin.
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108 VENGEANCE FATALE
A ce nom Louis ne put retenir un cri d'angoisse. Ce
cri confirma Puivert dans son opinion, que Tétudiant
devait être au fait des principaux détails de la fatale
nuit où il était devenu orphelin. Ce dernier se remit
vite de cette faiblesse passagère.
— Viens vite au fait, dit-il ; toute son histoire ne
m'intéresse guère. Ce que je veux savoir, ce sont les
faits de la nuit du 29 décembre mil huit cent trente-
huit.
— Voici. Peu de temps aprèsj Darcy acheta une
terre à Ste-Anne et me chargea de la cultiver pour lui.
Moi-même je vendis la mienne à la Pointe-Claire, et
j'allai m'établir sur la propriété que j'occupe encore
aujourd'hui.
Plus tard, il me fit mander pour une affaire très
grave, disait-il, mais sans m'expliquer ce qu'il voulait
de moi. Je dois vous dire ici, qu'avant son mariage
votre mère était venue à Montréal, où elle rencontra
Raoul de Lagusse, qui s'éprit immédiatement pour elle
d'une très vive affection.
— Je sais cela, répondit Louis.
— Mais ce que vous devez ignorer, c'est que le
sentiment d'amour qu'il entretenait pour votre mère
le porta jusqu'à la demander en mariage. Malheureu-
sement elle était engagée avec votre père, qu'elle
épousa en effet et qui fut tué au feu de Saint-Dénis
— Par Raoul de Lagusse ? interrompit Louis.
— C'est ce que j'ignore, répondit le fermier.
— Moi j'en suis sûr. Continuez.
— Après la mort de votre père, Raoul de Lagusse
s'absenta pendant quelque temps du Canada à cause
de la défaite des patriotes. Mais cette absence ne fut
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VENGEANCE FATALE 109
pas longue, vu qu'il ne s était pas compromis durant
la campagne contre le gouvernement du temps, et que
sa présence au champ de bataille de Saint-Denis,
d'ailleurs, n'avait été que très peu remarquée. Il con-
tinua ses assiduités auprès de votre mère, mais elle ne
l'aimait pas et, par conséquent, le, recevait toujours très
froidement ; de plus le souvenir de leurs anciennes
relations la portait à le craindre toujours. Il n'avait
pas été à Saint- Antoine depuis plus d'un mois, quand
il y arriva le 20 décembre 1838. Elle résista comme
auparavant à ses instances, qu'elle lui dit être peines
perdues, et lui conseilla de ne plus la troubler davan-
tage. Il se fâcha alors, et dans son emportement, il
osa la menacer de toutes sortes de violences, et c'est
probablement alors qu'il lui apprit qu'il avait tué
votre père. Je vous assure que je n'étais pas informé
de cela à cette époque, car si je l'eusse été
Puivert n'acheva pas sa pensée, mais il reprit :
— La trouvant donc aussi ferme que jamais, Darcy
— je vais lui rendre le nom qu'il porte — revint à
Montréal ; mais il regretta après quelques jours la
conduite menaçante qu'il avait tenue envers elle dans
son dernier voyage. C'est alors qu'il me dt venir.
Nous partîmes aussitôt pour Saint-Antoine, où nous
arrivâmes dans la nuit du 28 au 29 décembre. La
nouvelle de notre présence au village ne put être
cachée à votre mère, qui se mit à trembler pour vos
jours. J'ai oublié de vous dire que vous étiez né
pendant le séjour de Darcy aux Etats-Unis. Madame
Hervart songea à éloigner tout danger de votre tête
et, en conséquence, elle vous fit conduire chez votre
oncle François Hervart par la bonne qui vous a élevé.
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110 VENGEANCE FATALE
— Pauvre mère, que je n'ai jamais connue ! murmu-
ra Louis.
Puivert ne prit pas garde à cette interruption.
— Le lendemain, continua-t-il, Darcy se rendit chez
elle, où il s'aperçut de votre absence de la maison. Il se
montra très-affable, essaya de persuader votre mère
qu'elle devait attribuer à une exaltation frénétique les
paroles violentes qu'il lui avait tenues peu de jours
auparavant, et après lavoir une fois de plus assurée
de son brûlant amour, il promit de laisser le soir même
St- Antoine pour n'y plus revenir. Mais elle n'ajouta
pas foi à ces protestations d'un nouveau genre, et elle
avait raison. Une sombre jalousie venait de s'emparer
du cœur de Darcy. Voyant qu'il ne pouvait la posséder
légitimement, il résolut de la déshonorer par un crime.
Pendant la nuit, lorsque les lumières étaient presque
toutes éteintes dans le. village, il me força de l'accom-
pagner chez votre mère, où nous pûmes entrer sans
avoir été vus ni entendus par personne, et nous péné-
trâmes dans sa chambre à coucher.
— Misérables ! rugit Louis une nouvelle fois. Une
angoisse mortelle s'empara de son âme. Qu'allait-il
donc entendre ?
— Elle s'éveilla, cependant, ajouta Puivert, et se mit
à appeler au secours de toutes ses forces. A ces cris^
le seul homme qui couchât dans la maison, un domes-
tique, accourut pour défendre sa maîtresse. Il ouvrit
une fenêtre et se rua ensuite sur moi. " Tue le, me
dit Darcy ; sans cela nous sommes perdus." J'avais un
grand couteau ; je le lui plongeai dans la poitrine.
La blessure qu'il venait de recevoir était mortelle.
Votre mère n'en appelait pas moins au secours, voyant
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VENGEANCE FATALE 111
que ses cris allaient bientôt éveiller tout le village,
Darcy la saisit par le cou et Tétouffa dans ses bras
nerveux.
— Lâches ! Misérables ! criait le malheureux Louis
en attendant cette dernière révélation.
— J'achève mon récit, dit Puivert. Quand Darcy
s*aperçut de la mort de sa victime, il la transporta
dans son lit. Il se retourna et vit le commencement
d'une lettre qu'elle vous adressait et qui était un
avertissement de toujours vous défier de toute personne
possédant un jonc semblable à celui qu'elle vous avait
envoyé dans la journée même, disait-elle, et qu'avait
continuellement porté votre père depuis son mariage
jusqu'au jour de sa mort arrivée à Saint-Denis.
Ici le fermier s'interrompit.
— Vous vous souvenez, fit-il, d'avoir été saisi au
bras, l'autre soir au cirque.
— Oui, répondit Louis, qui ne perdait pas un mot de
ce que disait Puivert.
— Eh bien, c'était moi. Après avoir lu la lettre
commencée, Darcy examina la main de la morte. Un
seul anneau ornait ses doigts ; Darcy s'en empara.
Il supposa que ce devait être le jonc d'engagement que
madame Hervart avait reçu de votre père, mais il ne
put jamais s'assurer s'il était semblable à celui qu'elle
mentionnait dans sa lettre, ce qui l'a toujours vivement
préoccupé depuis cette époque. L'autre soir encore,
quand je vous ai saisi la main, il m'avait ordonné de
m'assurer d'abord que vous ne portiez pas ce jonc, et
ensuite d'essayer à vous arracher quelques aveux, en
vous faisant certaines révélations concernant ce jonc,
qui ne pouvaiejit pas manquer d'exciter votre curiosité.
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112 VENGEANCE FATALE
Mais la rapidité avec laquelle le péril s'avançait me
força à vous laisser aller.
— Quelle circonstance singulière., pensa Louis, qui
reconut alors parfaitement celui qui l'avait entraîné
loin des demoiselles Darcy pendant la représentation de
là veille. J'ai été bien inspiré en tenant ce jonc toujours
soigneusement caché à tous les yeux. La providence
était avec moi,
— Ainsi, reprit Puivert, l'opinion de Darcy a tou-
jours été, et est encore que vous possédez un jonc sem-
blable à celui qu'il avait pris des doigts de votre mère
assassinée. >^
— As-tu quelqu'autre chose à dire ?
— Non, rien qui vous concerne. Je puis ajouter
cependant que M. de Lagusse passa la frontière et alla
demeurer aux Etats-Unis pendant quelques années.
Il y changea son nom contre celui de Darcy. Quant à
moi, personne ne m'avait remarqué, car c'était la seule
fois que je fusse allé à St- Antoine. Je demeurai donc
au Canada, me croyant à jamais libéré de ce misérable,
lorsqu'après quelques années il revint marié et avec
une petite fille de deux ans. Il l'avait nommée Ma-
thilde, du nom de votre mère ; ses victimes, disait-il, ne
l'inquiétaient pas. Maintenant, je vous ai dit toute la
vérité. Souvenez-vous que vous m'avez promis la vie
sauve.
— Va donc, j'espère ne plus te rencontrer sur mon
chemin.
— Vous m'ayez promis aussi de ne pas me dénoncer.
— Je tiendrai ma parole. Encore une fois, va-t-en.
Et les deux hommes se séparèrent.
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TROISIÈME PARTIE
I
LES ANGOISSES DE LOUIS
Après avoir rendu à Puivert sa liberté, Louis se
remit à marcher lentement, en suivant la route de son
domicile. Les terribles révélations qu'il venait d'en-
tendre l'avaient complètement attéré. Mais une
pensée le travaillait davantage. C'est qu'il aimait
avec passion, avec idolâtrie, la fille du meurtrier de sou
père, de l'assassin de sa mère. Cette Hortense qu'il
aimait tant, qui était innocente du crime de Darcy,
devait-elle souffrir pour l'ancienne passion de ce misé-
rable ?
— Je ne puis, s'écriait-il dans son délire, car le
délire s'emparait de lui peu à peu, laisser ma mère
sans vengeance, et encore moins, épouser la fille de
celui qui m'a rendu orphelin de si bas âge, en se cons-
tituant le bourreau de mes parents! Une pareille
alliance serait indigne de moi ! Ce serait un mensonge,
une trahison ! Il faudrait laisser impuni l'auteur de
crimes horribles pour n'être pas dérangé dans mon
petit bonheur ! Ce serait sacrifier mon devoir à mon
égoïsme ! Je ne le ferai point. Non, non, vengeance !
Il faut qu'elle soit éclatante ! .Le sang de mon père
traitreusement assassiné, de ma mère lâchement
égorgée, crie vengeance jusqu'au fond de mon cœur !
Puis passant d'une pensée à une autre, il se frappait
le front et se demandait si les mânes de ses auteurs
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114 VENGEANCE FAIALE
pouvaient réclamer le sacrifice de son bonheur, de
toute sa vie, car sans Hortense, la vie nétait
plus pour lui qu'un fardeau. Fallait-il donc faire une
destinée lamentable à une femme dont le seul tort
était d'être la fille de cet homme maudit ? Car elle
m'aime, je le sais, et en me rendant à jamais malheu-
reux, je détruirais en même temps le bonheur d'Hor-
tense, d'Hortense que j'adore avec passion !
Puis le fil de ses idées le faisait penser à Mathilde.
Celle-là non plus ne lui avait fait aucun mal. Fallait-
il condamner ces deux sœurs à rougir de celui qui leur
avait donné le jour ? Avait-il le droit de changer leur
existence, dont le début ne promettait que joie et
richesse, en un avenir de misère et de larmes ? Et cela
pour sa vengeance personnelle, à lui ! Assurément, ce
n'était pas le désir de sa mère de lui imposer un pareil
sacrifice, ni à ces deux jeunes filles une aussi lamenta-
ble destinée. La justice ne serait plus qu'un vain mot.
Il n'y aurait pas de Dieu !
Cependant, après avoir marché longtemps, toujours
très lentement, s'arrêtant souvent, revenant quelque-
fois sur ses pas, Louis sortait de cette étrange halluci-
nation qui avait pris chez lui les proportions d'un
nuage. . Arrivé devant un réverbère, il regarda à sa
montre ; elle marquait deux heures et cinq minutes. Il
fut lui-même étonné de la rapidité avec laquelle l'heure
avait marché et résolut de reprendre le chemin du
logis.
— Ce qu'il me faudrait, se disait-il, c'est un ami que
je pourrais faire le confident sincère et fidèle de toutes
mes afflictions. Je vais tout dire à Ernest, il a toujours
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VENGEANCE FATALE 115
agi envers moi comme un frère. Je ne saurais m'ouvrir
à un meilleur cœur.
Tout en faisant ces ré^xions, Louis était arrivé
chez lui. Il croyait trouver Ernest endormi et il espé-
rait, lui-même, trouver dans le repos un apaisement à
ses douleurs.
Je vais me mettre au lit, disait-il en ouvrant la
porte, demain j'exposerai à Ernest tout ce que je viens
d'apprendre sur cette ténébreuse affaire et il me dira,
j'en suis sûr, ce qu'il ferait dans une semblabK situa-
tion. Sa loyauté est hors d'épreuve.
Il trouva Ernest qui fumait en l'attendant.
En voyant les yeux hagards de son ami, son air
fatigué, sa mine abattue, Ernest se sentit inquiet ; il
comprit sur le champ qu'un événement d'una nature
très-grave avait dû marquer l'intervalle écoulé depuis
qu'il avait quitté Louis pour entrer au club.
Ce dernier ne s'était pas aperçu d'abord de la
présence d'Ernest dans le boudoir, où tous deux ache-
vaient généralement leur soirée. Il se laissa choir sur
un fauteuil et se prit la tête à deux mains.
Cet abattement moral chez Louis ne dura d'ailleurs
que peu d'instants. Il releva bientôt la tête.
^ — Te serait-il arrivé quelque chose de désagréable ?
demanda faiblement Ernest. Je ne te reconnais plus
depuis tantôt. Pourquoi revieins-tu si tard à la maison ?
— Je vais te raconter ce qui m'est arrivé, dit Louis.
Ecoute bien.
Après s'être recueilli un instant, il commença d'un
ton lugubre et douloureux le récit des aventures que
nous connaissons déjà.
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116 VENGEANCE FATALE
Lorsqu'il eut terminé : Ernest, dit-il, ce que je veux
de toi, c'est le «onseil d'un ami, je veux savoir de toi
<;e que tu ferais si tu te trouvais dans le cas où je suis
moi-même. Il est probable que la résolution que je
prendrai dépendra de Tavis que je te demande en ce
moment.
Ernest ne répondit pas tout de suite.
— Mon cher Louis, dit-il enfin, et sa voix n'avait
rien de sa légèreté habituelle, tu me demandes un
conseil très-sérieux ; je vais tout de même t'exprimer
ma pensée aussi sincèrement que possible. Je ne
prétends pas que mon avis soit le meilleur, mais c'est
celui que je suivrais dans une position semblable. Tu
aimes Hortense et elle te rend amour pour amour. Ta
conscience ne t'ordonne pas une vengeance implacable
et tu ne peux, sans rompre avec tous les sentiments de
la nature, punir cette jeune fille d'un crime qu'à
commis son père, il y a plus de vingt ans, alors qu'elle
n'était pas de ce monde. Comment aurais-tu le cou-
rage de jeter dans un morne désespoir deux enfants
innocentes qui, comme je le répète, n'étaient pas
encore nées quand leur père, pour satisfaire des pen-
chants luxurieux, se rendait coupable d'un meurtre
aussi atroce ? Ce ne serait pas juste et Dieu lui-même
désapprouverait ta conduite. Je conçois que ton cœur
s'émeuve et qu'il crie vengeance au souvenir navrant
des événements qui ont frappé tes malheureux
parents, mais sois certain qu'eux-mêmes n'exigent pas
que tu sacrifies à une vengeance, légitime, sans doute,
mais inutile, ton bonheur tout entier et celui de deux
êtres innocents ! Ce sang figé sous terre depuis plus de
vingt ans ne réclame pas un pareil sacrifice de ta part
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VENGEANCE FATALE HT
et Dieu te défend de briser Tavenir de Mathiide et
d'Horcense. Car en frappant le père, tu frappes les
enfants. Je te Tai déjà dit : tu aimes Hortense et
elle t'aime; je te le répète encore. Mais tu com-
prends toi-même qu'elle n'aurait pour toi que de
l'aversion, si tu teigfnais tes mains du sang de son père.
Il est manifeste, qu'elle ne pourrait t'épouser sans se
déshonorer elle-même. Epouse-la donc, qu'elle ignore
à jamais les tristes événements qui ont eu lieu entre
ta famille et la sienne, et éloigne-toi pour toujours de
Montréal, du moins jusqu'à la mort de Darcy. Tu m'as
demandé de te parler en ami, je l'ai fait. C'est à toi
maintenant de décider ce que tu vas faire.
— J'y songerai, répondit Louis. En attendant, je te
remercie de ton conseil.
— Mais ta n'as pas le temps de songer, car sois sûr
que Darcy est déjà instruit de tout ce qui a eu lieu
entre toi et Puivert. C'est un homme d'action ; il ne
saurait donc manquer de se mettre à ta poursuite dès
demain. Tu devrais aller le voir toi-même aussitôt que
possible, lui annoncer que tu connais toute la série de
ses crimes, et que si tu as abandonné toute idée de
vengeance contre lui, c'e.9t grâce aux sentiments que
tu éprouves pour sa fille. Dis lui aussi que tu veux
épouser Hortense sur le champ et que tu compte»
t'éloigner avec elle aussitôt après le mariage. A ce
prix tu le laisses libre de sa destinée.
Le lecteur remarquera sans doute que, sans y penser
peut-être, Ernest avait merveilleusement plaidé auprès
de son ami sa propre cause vis-à-vis de Mathiide.
— Je crois que tu as raison, fit Louis, mais pour le
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118 VENGEANCE FATALE
moment il approche quatre heures et j'ai besoin de
repos.
En ce moment, on frappa à la porte.
Louis alla ouvrir.
II
l/lNCENDIE DE LA RUE CRAIG
Puivert, aussitôt qu'il fut libre, se rendit chez
Darcy.
Ce dernier était entré depuis assez longtemps. Il
était naturellement assez inquiet. N'ayant pas remar-
qué la chute du fermier de Ste-Anne, il avait pris en
toute hâte le chemin de la rue St-Alexandre, et arrivé
à sa maison, il avait attendu Puivert, d'abord avec
surprise, puis il fut bientôt pris de trouble et devint
très-soucieux du long retard de ce dernier. Il était très
agité, et quoiqu'il voulût se cacher à lui-même son
propre malaise, il ne réussissait pas à calmer son
esprit remuant.
— Evidemment, se disait-il, ce malencontreux per-
sonnage avait intérêt à apprendre les détails de la
nuit du 29 décembre ; cependant je ne vois personne à
part Louis, malheureusement je n'ai pas pu m'assurer
quel était cet homme. Mais Puivert est très robuste et
lors même que son antagoniste aurait eu raison de lui,
il ne peut avoir raconté ce qui s'est passé dans cette
nuit néfaste ; et à cette idée ses cheveux se dressaient
sur sa tête. Cependant la grandeur du danger lui rendit
son ardeur juvénile. Il faut sortir de cette incertitude,
se dit-il. Il entendit alors Hortense marchant à pas
lents dans sa chambre, il Tappela donc.
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YENGEANCE FATALE 119
— Tu te couches bien tard, dit-il ; puis, voulant
dissimuler sa curiosité, il lui posa quelques questions
tout à fait indifférentes.
Hortense répondit naïvement qu'elle allait se mettre
au lit quand il Tavait appelée et que, si elle
avait veillé un pçu plus tard que d'habitude, ce soir,
c'était dû à la visite de Louis et d'Ernest qui s'étaient
retirés quelques instants seulement avant l'arrivée de
son père. / ^
C'était justement ce que celui-ci voulait savoir. Il
croyait en effet avoir reconnu Louis, mais il trouvait
étrange, après la révélation de sa fille, que les deux
amis se fussent séparés et que Louis se trouvait seul à
cette heure sur la rue.
Dès qu'Hortense se fut retirée, l'inquiétude de
Darcy recommença plus violente.
— Malheureux, se disait-il en marchant à grands
pas,pourquoi donc avoir élevé cette enfant ! pourquoi ne
pas l'avoir abandonnée au même destin que sa mère ?
Pourquoi avoir recueilli cette fille qui sera peut-être
pour moi la source de soucis et de danger extrêmes ?
Imbécile d'avoir promis, à sa mère mourante, de
l'élever avec les mêmes soins et les mêmes égards
que mes propres enfants !
Ces paroles suffiront, sans doute, pour apprendre au
lecteur que Darcy n'était pas le père d'Hortense.
Expliquons donc tout de suite comment on l'avait
supposée la fille du riche propriétaire et la sœur de
Mathilde. On n'a pas oublié la menace de Puivert
quelques instants auparavant.
— Je raconterai, avait-il dit, l'incendie de la rue
Craig et l'enlèvement de l'enfant.
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120 VENGEANCE FATALE
Hors renlèvement de cet enfant, qui n'était autre
qu'Hortense, avait eu lieu lors de cet incendie que
Darcy avait allumé lui-même.
Racontons les faits de cet événement aussi succinte-
ment que possible.
Pendant que Mde. Darcy souffrait déjà de la maladie
qui devait la conduire au tombeau, c'est-à-dire quatre
ou cinq ans après le meurtre de cette femme au cœur
si tendre, Mathilde Gagnon, la mère de Louis Hervart»
Darcy achevait de dépenser l'héritage qu'il tenait de
son père. Il lui restait bien quelques immeubles, sa
terre à Ste-Anne, grevée cependant de quelques
hypothèques, mais cela ne pouvait lui permettre de
continuer la vie luxeuse qu'il menait depuis son
retour à Montréal ; il lui fallait donc augmenter sa
fortune ou diminuer le ton de ses dépenses.
Ne pouvant se résoudre à ce dernier parti, il songea
à commettre un nouv3au crime. Le succès qui avait
jusque-là couronné tous ses méfaits, n'avait fait
qu'augmenter sa hardiesse dans les entreprises de ce
genre. Il eut encore une fois recours à Puivert.
Le plan des deux malfaiteurs, conçu depuis long-
temps par Darcy, fut bientôt mis à exécution. Il
s'agissait de détruire, au moyen d'un incendie, une
maison de commerce appartenant au banquier et dont
les étages supérieurs étaient habités par le négociant
lui-même et sa famille. Ce négociant, nommé Delau-
nay, était marié depuis une couple d'années et n'avait
qu'un seul enfant, une fille. Darcy avait appris de lui-
même, qu'en dehors de son négoce. Delaunay s'occupait
en même temps quelque peu d'agiotage. De nombreux
capitaux déposés entre ses mains, à un taux d'inté-
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VENGEANCE FATALE 121
rêt fort bas, lui avaient permis d'augmenter considé-
rablement sa fortune par des placements hardis et
heureux. Darcy savait aussi que son locataire, par
précaution vis-à-vis de clients envers lesquels sa res-
ponsabilité augmentait de plus en plus, tenait toujours
ses fonds soigneusement déposés dans un meuble
souvent remarqué par lui dans le bureau de travail
du négociant. S'approprier cet argent, telle fut dès
lors la pensée dominante de Darcy.
Or la présence à Montréal d'un diplomate distingué
fut la cause d'un festin offert par la cité à cet étranger.
Darcy et Delaunay devaient y assister. Cette circons-
tance parut au premier le moment d'exécuter le plan
qu'il avait conçu.
Puivert fut en conséquence notifié de surveiller le
logis de Delaunay et, après avoir vu sortir celui-ci,
d'aller sans retard en avertir Darcy. Le diligent
Puivert obéit de point en point, et bientôt après il
accompagnait Darcy qui avait averti sa femme qu'il
ne prendrait pas chez lui le repas du soir.
Pour arriver à l'endroit où devait avoir lieu le
dîner en question, Darcy devait passer devant l'édifice
loué de lui par Delaunay. Il résolut d'y entrer en
évitant, autant que possible, le plus léger bruit. En
homme prudent il possédait des clefs pour toutes ses
maisons, dont le nombre, considérable autrefois, avait
diminué sensiblement. Puivert attendait à quelques
pas seulement, prêt à répondre au premier appel de
son maître.
Depuis quelques mois à peine, madame Delaunay
était devenue mère d'une petite fille, qui devait être,
plus tard, la fiancée de Louis Hervart. Le moindre
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122 VENGEANCE FATALE
bruit réveillait. Aussi, quoique Darey eut pénétré
dans rhabitation en apportant toute la diligence
possible pour ne pas être remarqué, elle entendit
le grincement de la clef dans la serrure et s'aperçut
qu'on ouvrait la porte.
— Est-ce toi, Delaunay ? demanda-t-elle en croyant
parler à son époux, dès que Darcy fut monté à Fétage
où reposait la malade.
— Oui, répondit ce dernier, en essayant de contre-
faire sa voix. J'avais oublié mon passe-partout et je
viens le chercher, afin de n'éveiller personne quand je
rentrerai cette nuit. Bonsoir.
Puis, il redescendit l'escalier, ferma la porte violem-
ment, mais sans sortir de la maison.
Bientôt après madame Delaunay s'était de nouveau
laissé envahir par le sommeil. Darcy atteignit alors le
bureau dont nous venons de parler, et qui
était sur le même étage que la chambre des deux
époux. Mais cet appartement n'était pas éclairé et il se
voyait réduit à chercher à tâtons le fameux meuble
contenant tout l'argent du spéculateur. Il aperçut
alors une lampe dans la chambre de madame Delau-
nay. Il la prit et revint dans le fumoir. Les seuls
meubles de ce fumoir étaient le précieux meuble, où
Darcy croyait trouver sa fortune, et quelques chaises.
Cependant ses derniers mouvements, si légers qu'ils
fussent, éveillèrent encore une fois madame Delaunay,
qui ne voyant plus la lumière qu'elle gardait toujours
dans sa chambre pendant la nuit et la croyant éteinte,
se leva pour allumer sa lampe de nouveau.
Mais aussitôt elle poussa un grand cri. Elle venait
d'apercevoir Darcy qui se sauvait en emportant une
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#..
VENGEANCE FATALE 123
boîte, qu'il avait enfin découverte dans le meuble
où Delaunay tenait enfoui son argent, ainsi que
tous ses papiers de quelque importance.
— M. Darcy, vous ici ! crîa-t-elle, hors d'elle-même.
A ces cris, Darcy voulut baisser la lumière et se
sauver avec la boîte et son contenu. Mais il n'en eut
pas le temps et il lança la lampe pleine d'huile et vers
madame Delaunay. Il n'atteignit pas son bût, car la
lampe se brisa et l'huile, en se répandant, fut la cause
que le feu prit aux vêtements de madame Delaunay,
qui se mit à pousser des cris formidables. Darcy la
transporta dans la chambre à coucher et il allait
s'élancer hors de la maison, lorsque les supplications
de sa victime l'arrêtèrent.
— Homme barbare ! murmura-t-elle en pleurant,
n'avez-vous donc plus rien qui bat dans votre cœur ?
Si vous n'avez pas eu pitié de la pauvre mère, ne
pouvez-vous pas avoir au moins pitié de ma fille ! Je
vois bien qu'il ne me reste plus qu'à mourir, mais si
vous avez encore quelque sentiment d'un père de
famille, emportez avec vous mon enfant, afin qu'en
quittant cette vie, je sois sûre qu'elle a été sauvée.
Voyez à son éducation, me le promettez-vous ?
— Je vous le promets, répondit l'incendiaire, aux
dernières paroles de l'infortunée. Puis il prit l'enfant
dans ses bras, ramassa par terre un livre de prières en
velours rouge tombé d'une table pendant le vacarme,
s'élança hors de la maison et donna lui-même l'alarme
du feu
Tout le monde sait que le télégraphe d'alarme n'était
pas alors perfectionné comme aujourd'hui, et que les
appareils pour éteindre un incendie ont été beaucoup
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124 VENGEANCE FATALE
améliorés depuis cette époque. Aussi le feu dura-t-il
plusieurs heures.
En entrant chez lui Darcy se souvint de la promesse
qu'il avait faite à celle qui n'était plus qu'un cadavre.
Il crut cependant plus judicieux d'éloigner l'enfant
de la maison pendant quelque temps ; les soins d'une
nourrice^ lui étaient encore nécessaires, et d'ailleurs il
eut trouvé fort difficile la tâche d'expliquer la prove-
nance de cette enfant à madame Darcy. Celle-ci,
comme on sait, ne devait pas survivre longtemps à
l'incendie de la rue Craig, et lorsqu'Hortense eut
atteint environ dix-huit mois, le meurtrier de madajne
Delaunay lui donna son nom et l'éleva dans sa maison
comme sa propre fille.
Delaunay avait été prévenu de l'incendie qui s'était
déclaré chez lui. On conçoit facilement la stupéfaction
de cet homme en voyant s'écrouler l'avenir qu'il avait
rêvé. Nous renonçons à peindre la douleur navrante
dont il fut saisi à la vue du cadavre de son épouse
carbonisée et devant la disparition de son enfant.
L'âge avait naturellement modifié le caractère de
Darcy dans un sens plus sérieux ; aussi pensa-t-il . à
faire fructifier sa nouvelle fortune et il devint l'un
des plus riches banquiers de Montréal.
Quant à Mathilde et Hortense, elle continuèrent
de grandir ensemble et jusqu'il l'époque où ce récit est
arrivé, elles avaient toujours été sous l'impression
qu'elles étaient sœurs, et toutes deux filles de monsieur
et madame Darcy.
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III
Les nouveaux alliés
On a vu plus haut qu'Hortense n'était demeurée
que quelques instants, dans le boudoir, avec Darcy.
Dès que celui-ci fut redevenu seul, l'inquiétude qu'il
avait essayé jusque-là de cacher par tous les moyens
perça malgré lui sur toute sa figure. Elle fut bientôt
suivie d'une colère furieuse qui s'exala en imprécations
furibondes contre Hortense. Abattu par la lassitude,
mais dans un état trop nerveux pour se livrer au
sommeil, il s'assit enfin sur un canapé et se prit à
réfléchir. Il était depuis longtemps dans cette posture,
lorsqu'il entendit frapper à la porte de la maison. Il
alla ouvrir, mais seulement après s'être muni d'un
revolver ; il en était venu à craindre les moindres
dangers, tant ses pensées, depuis une heure, devenaient
de plus en plus inégales.
Il entrouvrit la porte faiblement, mais le fermier —
car c'était lui — avait hâte d'entrer. Il ouvrit donc la
porte toute grande et sans reconnaître Darcy. " Votre
maître est-il ici, lui demanda-t-il ? Allez le prévenir
que je veux le voir et nommez moi. "
— Qu'as-tu donc, mon cher Puivert ? fit Darcy ,dont
tout le sang froid était revenu devant la contenance
exagérée de son serviteur, ne me reconnaîtrais-tu par
hsLsard ? Viens dans mon cabinet ; tu pourras m'y
raconter avec calme si tu as souftert de quelqu'acci-
dent depuis que je t'ai quitté.
Puivert reconnut Darcy immédiatement.
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126 VENGEANCE FATALE
— C'est VOUS M. Darcy, dit-il, c'est cela, entrons et
causons sans bruit, car j'en ai long à vous apprendre.
Notre vie même est menacée,
— Bien, bien, prends ton temps et n'aie pas de
craintes inutiles.
— Inutiles ! Ah ! plût au ciel que ce fussent des
craintes inutiles ! Mais, malheureusement, je vous
assure qu'il y a de quoi être inquiet.
— Entre donc, fit Darcy en le conduisant dans son
cabinet de travail.
C'est alors que ce dernier qui n'avait pas remarqué
la figure de son fermier fut frappé de la pâleur et du
bouleversement qu'elle offrait. Cependant il ne parut
pas s'en apercevoir et attendit que son interlocuteur
se décidât à parler sans lui poser de question.
— Préparez-vous à entendre quelque chose d'épou-
vantable, commença Puivert et, en peu de mots, il mit
Darcy au cours de tous les faits de la scène qui s'était
passée entre lui et l'étudiant.
— Malheureux ! rugit Darcy, après avoir écouté sans
y faire la moindre interruption tout le récit de Puivert.
Est-il vrai que tu as instruit Louis de tous ces faits ?
— Il fallait tout dire ou mourir ; j'ai préféré lui
dire tout ce que je savais.
— Lâche ! ajouta Darcy, se laissant aller à toute sa
colère.
— J'ai encore été bien bon de venir vous avertir,
car pour moi j'ai la vie sauve.
— Et moi ?
— Je ne sais rien de ses intentions à votre égard.
— Eh moi, j'en sais quelque chose. Louis essayera
de me tuer ou me fera arrêter, mais je saurai bien me
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VENGEANCE FATALE 127
déjouer de ses plans ; pour cela j'ai besoin de ton
aide.
— Je ne vous aiderai point.
— C*est ce que nous verrons.
— Il m'a promis que je pouvais dormir tranquille^
que je ne serais pas incommodé par les poursuites de
la justice. Mon int^^rêt est donc de me retirer com-
plètement de cette affaire.
— Cela est bien beau, en effet ! Mais moi qui serai
probablement traqué par la police, poursuivi en Cour
de Justice, penses-tu que je ne dénoncerai pas la part
que tu as prise à ce crime ?
— Vous n'aurez pas de preuve, car j'ai la parole de
M. Hervart.
— Mais lorsqu'il sera appelé à donner son témoignage
lors du procès, il faudra bien qu'il explique l'histoire
que tu as brodée.
— Cela ne m'inquiète guère, car je serai déjà parti,
et loin du pays. Aujourd'hui ou demain je passerai
la frontière. Je m'en vais maintenant, au revoir.
Et Puivert se leva pour sortir.
— Si tu fais un pas de plus, fit Darcy, en posant son
revolver sur la tête du fermier, je te tue comme un
chien !
Puivert reprit son siège en tremblant.
— Je ne puis croire que tu sois asRCz niais pour te
fier à la parole de ton plus mortel ennemi.
— Oh ! Je ne l'ai pas prise pour de l'or, et après
tout, je me mets encore une fois à votre disposition ;
mais avouez aussi que dans cette circonstance, je ne
pouvais agir autrement. J'ai bien compris que Hervart
avait entendu toute notre conversation.
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128 VENGEANCE FATALE
— Dans tous les cas, tu n'as pas besoin de craindre
quoique ce soit de moi pour ton indiscrétion, la pre-
mière chose importante à faire c'est d'organiser notre
défense ; comme il n'y a pas un moment à perdre, il
faut donc commencer sans retard.
— Bien ! Très bien !
On voit que les menaces de Darcy à Puivert avaient
eu un eflfet immédiat ; ce dernier était devenu- doux
comme un agneau.
— Ne crois-tu pas ? demanda Darcy, que nous ne
suffirons pas à deux à lutter contre Hervart, car enfin
que de précautions à prendre chez des personnes accu-
sées d'un crime aussi odieux. Un troisième associé
qui serait en même temps robuste, courageux et nisé
pourrait nous être utile.
— Je pourrais peut-être trouver l'homme que vous
cherchez.
— Comment le nommes-tu ?
— Edmond Marceau.
— Celui-là même qui t'as volé tes trois cents dollars ?
— Celui-là même.
— En effet il me paraît assez rusé, beaucoup plus
que toi je pourrais dire, qu'en penses-tu ?
— Je ne vous contredirai point.
— Ce garçon, je veux bien le croire, peut nous être
d'une grande utilité.
— Il n'y a aucun doute de cela, pourvu qu'il soit bien
payé.
— S'il n'y a pas d'autre difficulté que celle-là, je me
charge de le satisfaire. Je serais d'avis même d'aller le
trouver cette nuit ; tu avais raison quand tu disais
qu'il n'y avait pas de temps à perdre pour nous, nous
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VENGEANCE FATALE 129
sommes dans le malheur et le malheur n'en accorde
jamais.
— Allons donc le voir.
Darcy éteignit toutes les lumières, ferma soigneuse-
ment la porte de la maison et partit avec Puivert pour
se rendre chez Edmond Marceau. Tout en se dirigeant
vers le bureau du courtier, Darcy disait à son fermier :
" Comme cela nous pouvons donc nous fier à sa discré-
tion. "
— Oui, de même qu'a son zèle, si son intérêt le lui
commande ; c'est un homme fort adroit.
— Témoin la manière dont il t'a enlevé l'argent que
tu portais.
— Vous êtes méchant.
— Eh bien, n'en parlons plus.
Les deux compères étaient arrivés chez Edmond.
Nous sommes arrivés, dit Puivert.
Pour la seconde fois, dans un intervalle très court, le
fermier et le courtier allaient se trouver en présence.
Ce dernier s'était couché de bonne heure et dormait
profondément. Nos deux collègues durent frapper à
coups redoublés avant d'être entendus. Enfin des pas
résonnèrent dans la maison et bientôt la porte fut
ouverte pour donner passage aux deux meurtriers.
A peine Edmond eut-il reconnu Puivert, que, laissant
une lampe dans l'appartement où ils venaient tous
d'entrer, il s'éloigna pour reparaître aussitôt armé d'un
poignard.
— Messieurs, dit-il encore tout ému, je vous conseille
de sortir de mon domicile aussi vite que vous y êtes
entrés je ne veux rien avoir à faire avec vous
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130 VENGEANCE FATALE
et si VOUS ne partez à l'instant même, je vous plonge à
tous deux ce poignard dans le cœur ! Je suis en cas
de légitime défense, vous forcez ma maison, je
— Nous ne sommes pas venus pour vous voler, fit
Darcy que ces menaces ne troublaient point, reprenez
donc un peu de sang froid
Edmond comprit le côté ridicule de ses menaces
vis-à-vis d'un homme chez qui il avait été reçu une
quinzaine de jours auparavant.
— Alors, reprit-il plus tranquillement, veuillez donc
m'expliquer votre présence chez moi à cette heure.
— C'est ce que nous voulions faire, dit Darcy, mais
vous ne nous en avez pas donné le temps.
. Edmond se trouvait dans une étrange perplexité ;
il attendit cependant les explications de ses deux
visiteurs avec calme.
— Ne craignez rien, continua Darcy, nous ne sommes
pas venus pour réclamer de vous les trois cents dollars
que vous avez si adroitement volés hier à ce malheu-
reux Puivert, qui en est tout abasourdi, comme vous
voyez. Comme il vous l'a dit, cet argent m'appartient,
mais désormais, ne vous inquiétez plus de cette petite
somme dont j 3 veux bien vous faire cadeau.
— Encore une fois, que voulez- vous de moi ?
— Eh bien, voici : Ces trois cents piastres seront
entre vos mains un à compte sur un service que nous
venions vous demander de nous rendre à cause de
votre habileté. Nous avons besoin d'un troisième
compagnon ; j'espère que vous voudrez bien vous
joindre à nous.
— De quoi s'agit-il ?
— D'abord je voudrais être sûr que nous sommes
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VENGEANCE FATALE 131
dans un appartement tout à fait sourd et parfaitement
seuls.
— Suivez-moi, alors, dans le soubassement, personne
n'entendra ce que nous dirons, pas plus que ce que
nous ferons. Pour vous en convaincre, vous n'avez
qu'à demander à M. Puivert.
Et Edmond souleva ]a trappe que nous connaissons
déjà pour y laisser passer ses nouveaux amis, en la
compagnie desquels il ue se croyait pas cependant
tout à fait à l'abri des dangers. Il s'était armé et
comptait épier tous leurs mouvements.
— Je crois qu'il est inutile de refermer la trappe
sur nous, fit Puivert, qui en conservait encore un
souvenir désagréable.
— Je la laisserai ouverte si cela peut vous faire
plaisir, dit Edmond.
Aussitôt qu'ils furent descendus dans cette espèce
de cave, Darcy prit le premier la parole.
— Je vais, dit-il, à Edmond, vous mettre au fait
d'un événement qui vous fera comprendre plus facile-
ment la raison de notre présence ici cette nuit. Il y a
environ vingt ans, Puivert et moi, nous nous rendions
coupables d'un meurtre en enlevant la vie à une femme
alors mère d'un jeune enfant, et à son domestique.
Il s'arrêta pour voir l'impression que ferait sur
Edmond cette première confidence. La figure de celui-
ci était restée complètement impassible.
— yous voyez, reprit-il, que j'apporte une confiance
complète en vous. Nous avons donc commis le crime
que je viens de vous dire, et ce qui est plus grave,
nous eûmes le tort de laisser vivre l'enfant. Il est justede
dire que cet attentat venait de nous créer une situa-
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132 VENGEANCE FATALE
tion fort inquiétante, et que sa mère Tavait fait dispa-
raître de la maison, la veille du jour où elle devait être
assassinée. Or cet enfant qui est devenu un homme
fort et adroit est instruit aujourd'hui de ce terrible
secret, et il va tout essayer pour venger sa mère ; de
cela il n'y a aucun doute. Puivert m'a raconté la
manière adroite avec laquelle vous lui avez dérobé son
argent et j'ai cru qu'un homme comme vous pouvait
nous être utile. Vous pouvez dire maintenant si j'ai
eu tort de m'adresser à vous.
— Je n'ai pas objection de me faire votre complice
dans cette dangereuse aventure. Mais avant d'aller
plus loin, je vous conseillerai de nous associer mon com-
pagnon, Victor Dupuis. C'est un fin gaillard et il
pourrait nous apporter un secours précieux.
— Bien Edmond, dit tout bas une voix qui écoutait de-
puis quelques instants par la trappe restée ouverte, je te
reconnais là. Cette voix, on l'a déjà deviné, était celle
de Victor Dupuis.
Edmond dans son premier trouble avait négligé de
refermer la porte de son bureau sur Darcy et Puivert
Victor s'y était donc introduit facilement. Il s'était
dirigé vers la chambre du courtier, qui donnait sur le
corridor où se trouvait la fameuse trappe. La trou-
vant ouverte et remarquant la lumière qui éclairait en
bas nos trois sinistres criminels, il avait voulu entendre
leur conversation. Il se préparait déjà à les joindre
pous discuter le plan qu'ils adopteraient, mais la
réponse qui fut faite à la proposition d'Edmond l'arrêta
soudain.
— Non, dit une voix qu'il reconnut pour celle de
Puivert, je n'ai pas confiance en ce garçon et ie le
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VENGEANCE FATALE 133
repousse entièrement de notre association. Sa figure
me répugne et, suivant moi, il ne reculerait pas devant
la trahison de ses meilleurs amis, du moment qu'il y
trouverait le moindre profit.
— Je crains Victor , là est la raison qui me porte à
le faire entrer dans notre complot, car s'il en était
informé, il serait capable de me tuer ou de me dénon-
cer à la justice.
— Comme il me juge bien, pensa Victor.
— Cela ne nous regarde pas, dit une autre voix que
Victor ne put reconnaître. En eflet il ne s'était jamais
trouvé en contact avec Darcy.
— Mais cela me regarde, moi, répliqua Edmond
et je ne voudrais pas me lancer dans un bateau aussi
fragile sur une mer aussi agitée.
— M'est avis plutôt que vous vous lancez dans la
poésie avec vos métaphores ; moins de celles-ci s'il vous
plait, !et plus de réalité; si votre homme vous gêne,
faites le disparaître.
— Je serai bien forcé d'en arriverlà. J'essayerai d'un
moyen assez simple, j'invite Victor à venir goûter un
vin nouveau dans cette cave, je glisse dans son verre
quelques gouttes d'une liqueur connue de moi seul, et
voilà mon homme plongé dans un sommeil dont il ne
doit plus se réveiller. Maintenant je passe aux condi-
tions.
— Que demandes-tu ? fit Darcy.
— D'abord, il me faut six mille dollars.
— Tu les auras.
— Je veux de plus que vous m'accordiez la main de
votre fille, Hortense.
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134 VENGEANCE FATALE
— Je t'accorderai ma fille en mariage, en autant
bien entendu que cela dépendra de moi.
Le lecteur ne s étonnera pas sans doute de l'indif-
férence de Darcy à se prêter au mariage d'Hortense
avec un aussi triste garnement, puisqu'il sait déjà que
celle-ci n'était pas sa fille. Il comprendra aussi la pré-
férence du meurtrier de la mère de Louis pour Mathil-
de et le dépit qu'il éprouvait de l'isolement de cette
dernière. Il est bien entendu que nous parlons du
temps où elle n'avait pas encore rencontré Ernest
Lesieur.
— Je suppose, continua Edmond, que comme cadeau
de noces à votre fille, vous lui allouerez bien un revenu
de deux cents louis.
— C'est la dernière demande que je vous accorde.
— Je n'ai plus rien à solliciter de vous, sortons d'ici
maintenant et mettons-nous à l'œuvre en apportant
toute confiance les uns envers les autres. Mais j'allais
oublier. . . . Vous ne m'avez pas dit le nom de votre
ennemi.
— Louis Hervart.
— Louis Hervart ! Je n'hésite plus ! Je le poursui-
rai avec toute la rage dont je suis capable ; il faut en
effet qu'il disparaisse pour que je réussisse dans mes
desseins.
En entendant ces derniers mots, Victor s'esquiva et
courut plutôt qu'il ne marcha, jusqu'au domicile de
Louis.
C'est lui qui frappait chez l'étudiant au moment où
ce dernier allait se mettre au lit.
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IV
Les nouveaux alliés (Suite)
Louis venait d'ouvrir la porte. Aussitôt Victor se
rua dans la chambre où les deux amis se trouvaient
encore.
— C'est bien ici chez monsieur Hervart ? deman-
da-t-il, avec une mine toute effarée.
— Oui, monsieur, répondit Louis.
— Vous êtes vous-même M. Hervart, je crois ?
— Oui, fit Louis pour la seconde fois.
— Alors, prenez un siège et écoutez-moi avec beau-
coup d'attention. Puis-je parler devant monsieur, de-
manda-t-il en désignant Ernest ? Il faut m'excuser car
les choses que je vais vous raconter sont tellement
graves
— Vous pouvez parler sans crainte. Cet homme est
mon meilleur ami.
Ernest avait jugé Victor en l'apercevant. Ton nom,
demanda-t-il brutalement à l'aubergiste Ju faubourg
Québec ?
— Victor Dupuis.
— Que viens-tu faire ici à cette heure ?
— Je l'ai déjà dit à M. Hervart, je lui apporte des
nouvelles d'une très grande importance.
— Qui le concernent ?
— Oui, et d'autres à la fois.
— Raconte vite, alors.
— C'est ce que je veux faire, mais ne m'interrompez
pas. Je viens vous informer d'un assassinat qui a été
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136 VENGEANCE FATALE
résolu à rinstant même, que trois hommes débattaient
entre eux quand je suis parti pour me rendre ici
vous en rendre compte. Cependant, je ne connais pas
le moment où ils mettront leur crime à exécution. Je
puis dire pourtant qu'il n'est pas arrivé.
A ce début sinistre, Ernest pâlit,Louis trembla légè-
rement. Tous deux supposaient malgré eux que la per-
sonne visée par cet assassinat devait être le fiancé
d'Hortense.
— Dites comment vous avez appris ces nouvelles, fit
Ernest. Encore, ces faits sont-ils bien vrais ?
— J'ai dit la vérité.
— Le nom de cette personne que l'on voulait assas-
siner ?
— C'est M. Louis Hervart.
Louis écoutait la conversation d'Ernest et de
Victor sans en perdre un mot. En entendant pronon-
cer son nom par Victor, il ne broncha pas, mais une
sueur froide inonda son front.
— Et comment savez-vous que l'on veut tuer M.
Hervart ?
— Cela serait un peu long à raconter, vu que c'est
grâce à une première aventure que je me trouve initié
à celle-ci. Il faut d'abord que je sache si je puis
compter sur votre entière discrétion.
— Oui, répondit Ernest avec hauteur.
— Très bien. Procédons donc par ordre. Ce matin,,
ou plutôt hier matin, un de mes amis, Edmond
Marceau ....
— Que dis-tu ? interrompit Ernest, Edmond Mar-
ceau, un de tes amis ' Moi aussi, je connais un nommé
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VENGEANCE FATALE 137
Marceau, et c'est un de mes amis, mais je doute fort
que ce soit le même que celui dont tu viens de parler.
— C'est que vous ne connaissez qu'un côté d'Edmond
Marceau, celui du gentleman, tandis qu'au fond ce
n'est qu'une canaille.
— Tu mens, fit Ernest, devenu furieux à l'idée qu'il
avait vécu dans l'intimité d'un voleur,tu mens, coquin !
— Bien alors, si vous ne me croyez pas et m'inter-
rompez à chaque instant, je n'ai plus rien à faire ici.
— Ernest, je ne puis comprendre tes interruptions
continuelles, fit Louis dans un moment d'impatience
facile à concevoir, le seul moyen d'apprendre les
nouvelles que cet homme prétena nous apporter d'une
source certaine, c'est -d'écouter son récit attentivement.
Tu le jugeras ensuite.
Ernest regarda son ami, quelque peu surpris du ton
cassant que ce dernier venait de prendre vis-à-vis de
lui, mais il ne se plaignit pas. En homme de cœur tout
lui semblait permis à celui qui venait de souffrir des
angoisses aussi mortelles.
— Reprenez donc yotre récit et ne faites pas atten-
tion à mes dernières paroles, dit-il à Victor.
— Je disais qu'Edmond Marceau est un voleur. Eh
bien ! je répète mon accusation. Je pourrais facilement
prouver une foule de crimes dont il s'est rendu cou-
pable, car dans tous ces méfaits nous avons toujours
été complices. Par exemple, lorsque Marceau habitait
New-York — vous ignorez ce détail sans doute, il
s'appelait Narcisse Lafond et non pas Edmond
Marceau ....
— Tu dis que Marceau a porté autrefois le nom de
Lafond ?
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138 VENGEANCE FATALE
— Oui. *.
— Serait-ce celui qui a été accusé d'avoir volé une
certaine quantité de bijoux ?
— Oui, et qu'il a bien et dûment volés.
— Il a été acquitté cependant.
— Oui, parce qu'il n'existait aucune preuve qu'il fût
'auteur du vol.
— Quelle preuve pouvez- vous fournir à l'appui de
votre déclaration ?
— Ma mère et moi qui étions ses complices ; mais
nous avions trop d'intérêt à ce qu'il ne fût pas dénoncé.
Plus tard nous nous sommes rencontrés de nouveau et
hier matin, je volais encore de concert avec lui, une
somme de trois cents dollars à un nommé Pu i vert, le
fermier de Darcy.
— Ce vol, je suppose, n'a rien de commun avec
l'assassinat projeté contre M. Hervart ?
— Au contraire, et c'est justement ce que je désirais
vous expliquer, lorsque vous m'avez inteiTompu à
brûle pourpoint
— Vous pouvez continuer, je ne vous interromprai
plus.
Victor raconta toute la scène qui s'était passée dans
le bureau du courtier et que nous connaissons déjà.
— Sacrebleu ! fit Ernest dès que Victor eût terminé
on récit, vous avez fait passer ce Puivert par une
rude épreuve, je ne puis m'empêcher d'en rire
à me tenir les côtés.
— Vous ne connaisse» encore que la moitié de l'his-
toire, reprit Victor, voilà qui va devenir plus sérieux.
Ces trois cents dollars appartenaient, non pas à
Puivert, mais à Darcy, et il est allé larmoyer auprès
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VENGEANCE FATALE 139
•de ce dernier. C'est ici où je me perds. Que
s'est-ii passé entre eux? c'est ce que j'ignore complète-
ment. Mais ce que je sais, c'est que loin de prendre
des mesures pour se faire rendre les trois cents dollars
qu'Edmond lui avait volés, le fermier est revenu le
trouver cette nuit avec un autre homme que je ne
«onnais pas, mais que je soupçonne tort être M. Darcy;
tous les trois ont formé un complot qui n'est rien
moins que l'assassinat de M. Hervart. Ils étaient déjà
«n voie de conversation quand je suis arrivé chez
EdmoQd ; je puis donc vous rapporter seulement ce
que j'ai entendu.
Victor mit Ernest et Louis au fait, sans en omettre
un détail, de toute la scène dont il avait été le témoin
invisible dans sa seconde visite chez le courtier delà
rue Notre-Dame.
On conçoit l'indignation qui saisit Louis en appre-
nant que Darcy voulait sacrifier Hortense.
—Le misérable ! s'écria-t-il exaspéré. Ah ! Je le
reconnais bien. Vous ne vous êtes pas trompé, cet
homme est bien Darcy, le père de ma chère Hortense !
Oh ! le lâche ! sacrifier ainsi son enfant ! abandonner
sa fille à un bandit î Mais, Dieu merci, je saurai bien
empêcher tout cela, où je veux mourir. Puis après un
silence de quelques secondes : Darcy a-t-il fait quel-
que difficulté lorsqu'il s'est agi de livrer sa fille ?
— Non, il la lui a accordée sans faire la moindre objec-
tion.
— Le barbare !
— Que voulez- vous ? Entre assassins et voleurs, c'est
ainsi qu'on procède.
— Il ne s'agit plus pour moi que de l'attaquer par
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140 VENGEANCE FATALE
tous les moyens et de le tuer pour le prévenir dans
rignoble sacrifice auquel il veut vouer Hortense. Il y
va de mon honneur aussi bien que de mon bonheur. Il
est inutile de délibérer sur ce point, je suis décidé à ne
reculer devant aucun obstacle.
— Il serait bon de nous entendre, interrompit
Victor. Tous les deux, nous sommes menacés d'un
danger terrible, puisqu'il y va de notre vie. Par la
violence du langage que vous venez de tenir, j'ai pu
voir que vous aimez mademoiselle Hortense Darcy.
Edmond veut se débarrasser de moi, et certes il a
raison. Mais comme nous sommes munis des secrets
de nos ennemis, nous pouvons venir à bout d'eux beau-
coup plus facilement.
Notre intérêt est le même après tout et c'est le vôtre,
sans contredit, de m'accepter pour second dans la lutte
que vous aurez à soutenir bientôt. Vos ennemis sont
nombreux, vous êtes seul ; de plus le fait qu'Edmond
ignore que j'étais présent quand il a résolu son projet
avec Darcy et Puivert, me font croire que je puis vous
être d'une grande utilité, en même temps, que de votre
côté vous me rendrez service. Je saurai vous informer
de tous les pas et démarches de Marceau, de ses actions.
Je venais donc vous proposer d'unir ma cause à la
vôtre ; j'ajouterai à tout cela que vous ne pouvez mé-
connaître l'importance du secours que je vous ai appor-
té en vous avertissant du danger qui vous menace.
Tout en reconnaissant l'importance du service que
lui avait rendu l'ancien ami de Marceau, Louis hési-
tait à faire cause commune avec un homme aussi
dégradé, mais Ernest fit taire ses scrupules.
— J'accepte votre offre, dit celui-ci, ainsi que mon
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• VENGEANCE FATALE 141
ami Hervart, car je compte vous seconder moi aussi
de tout ce que peuvent Ténergie et le courage d'un
ami.
— Merci, Ernest, fit Louis, puis se tournant du côté
de Victor : Quand vous reverrons-nous ? De plus, où
pourrons-nous vous trouver dans un cas pressé ?
— A la Feuille d'Erable, coin des rues St-Paul et
Friponne.
Sur ce, Victor se retira.
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Scène de famille
Le dimanche suivant, vers les onze heures et demie
du matin, une voiture attelée de deux chevaux
remarquables par leur élégance, stationnait depuis
quelque temps déjà devant l'église Notre-Dame.
Les portes s'ouvraient pour la sortie des fidèles,
lorsqu'un jeune homme s'approcha rapidement du
cocher et lui glissa quelques mots à voix basse.
— Oui, monsieur, répondit celui-ci, elles sont toutes
deux à la messe.
— M. Darcy y est-il aussi ?
— Oui, monsieur.
— J'aurais aimé à le voir seul, mais je suppose que
c'est diflScile.
— Je ne crois pas. S'il s'agit d'une affaire impor-
tante, je n'ai qu'un mot à dire à M. Darcy, et vous
pourrez lui parler en marchant avec lui pendant que
je conduirai les demoiselles à la maison.
— Non, je ne veux pas le retenir, je n'ai qu'un mot
à lui dire, je ne le retarderai donc pas.
— Tenez, le voici justement qui s'avance, c'est à
vous de l'aborder.
En effet, Darcy se dirigeait vers sa voiture accom-
pagné de Mathilde et d'Hortense.
Le jeune homme salua les deux jeunes filles et prit
à part M. Darcy.
— Je vous demande pardon si je vous retiens quel-
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VENGEANCE FATALE 143
ques secondes, mais je dois entretenir votre père d'une
afïaire pressante.
Mais Darcy ordonna immédiatement au cocher de
partir sans l'attendre, disant qu'il retournerait à pied
La voiture disparut emportant Mathilde et Hortense
seules.
— Que me voulez-vous donc, M. Marceau, fit Darcy
d'un air maussade, en se tournant vers son interlocu-
teur. Comptez- vous me poursuivre jusqu'à l'église de
votre compagnie ?
— Encore davantage, lorsque je serai votre gendre.
Je voulais savoir si vous aviez entretenu mademoiselle
Hortense de la proposition que vous deviez lui faire
de ma part ?
— Pas encore.
— Pas encore ? Mais quand donc prétendez- vous lui
en parler ?
— Quand cela me plaira.
— Quand cela vous plaira ?
— Oui, vous avez bien compris.
— Eh bien, je ne comprends pas. Si vous avez oublié
nos conventions, je m'en souviens, moi. C'est sur la
promesse que j'obtiendrais la main de votre fille que
j'ai bien voulu me résoudre à me débarrasser de mon
ami. Or cette condition, je la considère sine quâ non.
Sans son exécution je me sépare dès aujourd'hui d'avec
vous, et loin de tuer Louis, je lui fais savoir tout ce
que vous tramez en ce moment contre lui.
— Mais vous me pressez trop aussi, mon ami,répor-
dit Darcy, rappelé à lui par cette menace.
— Je n'en désire pas moins que vous entreteniez
Hortense de ce sujet à midi.
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144 VENGEANCE FATALE
— C'est assez facile, mais si elle refuse.
— Elle ne refusera pas, si vous forcez un peu la
note ; elle n'osera pas désobéir à son père.
— C'est bien, je vais de ce pas lui signifier ma
volonté.
Edmond s'éloigna sur cette bonne parole.
Quoique l'église de Notre-Dame soit assez éloignée
de son logis, Darcy en franchit cependant l'espace très
rapidement. En entrant, il aperçut Malthilde, qui
demanda à son père s'il attendait quelque étranger.
— Non, répondit-il, je ne crois pas qu'il vienne
personne ; dès que le dîner sera prêt, fais le mettre sur
la table.
— Le dîner est prêt et la table est servie, nous
n'attendons plus que vous.
— Mettons nous donc à table alors.
Toute la durée du repas, Darcy parla fort peu. Il
portait ses yeux souvent du côté d'Hortense. Il lui
répugnait encore de causer le malheur irréparable mJc
cette jeune fille si aimable, si douce, si tendre, qui lui
avait toujours témoigné la plus filiale affection. Son
caractère, cruel, reculait, néanmoins, devant la pensée
de sacrifier à jamais une femme adorable à un miséra-
ble comme Marceau. De plus il s'était chargé de son
éducation alors qu'elle était toute petite, et depuis il
l'avait toujours aimée beaucoup, sinon aussi tendrement
que Mathilde. Aussi reculait-il le plus possible le
moment d'informer Hortense de la terrible demande
d'Edmond.
On rencontre* souvent des personnes qui, nonobs-
tant un égoïsme et une méchanceté éprouvés, ne sont
pas moins susceptibles de comprendre la tendresse des
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VENGEANCE FATALE 145
sentiments de lamour ou de la paternité, ou encore
d'une affection réelle. Tel était Darcy.
Enfin Hortense, lasse du mutisme inusité de son
père, le lui reprocha et lui en demanda la cause. Cette
voix fit tressaillir Darcy.
— Enfant, fit-il, ne suis-je pas aujourd'hui comme
d'habitude ?
— Hortense a raison, mon père, vous avez l'air
quelque peu souffrant.
Peut-être liarcy allait-il se trouver incapable de
signifier sa volonté à Hortense, ainsi qu'il l'avait
promis à Edmond Marceau, lorsqu'il reçut une visite
assez inopportune pour ranimer sa colère et lui appor-
ter le courage dont il semblait manquer.
— Il y a quelqu'un qui demande à parler à Monsieur
sur le champ, fit une servante de table, après avoir été
à la porte.
— Le nom de ce visiteur ? demanda Darcy.
— Il m'a dit de taire son nom.
La figure de Darcy revêtit l'étonnement, celles de
Mathilde et d'Hortense, la curiosité.
Le chef de la famille se rendit au salon, où il trouva
Louis.
— Bonjour, Monsieur Hervart, fit-il, en affectant une
politesse froide ; voilà près de huit jours que je ne
vous ai vu ici.
Louis ne répondit rien en voyant que Darcy ne lui
offrait pas de siège.
Cette apparence froide de l'étudiant échauffa la
colère du père de Mathilde.
— Monsieur Hervart, dit-il, je connais le but de
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146 VENGEANCE FATALE
votre visite et je sais ce que vous venez faire ici.
— Tant mieux, alors, repartit Louis, nous ne per-
drons pas de temps en paroles inutiles et je vous
retiendrai moins longtemps.
— Vous, connaissez, Monsieur, les relations qui ont
eu lieu auparavant entro votre famille et moi i
— En effet, je les connais.
— Que venez- vous donc faire ici ?
— Vous ne vous en doutez pas ?
— Pas le moins du monde.
— Je croyais trouver chez vous plus de perspicacité.
Vous n'ignorez pas que j'aime votre fille et qu'elle
m aime. Vous savez aussi bien, pour l'avoir entendu
répéter mille fois, que je n'attends plus que le jour de
mon admission à la pratique du droit pour vous faire
la dePiande de sa main. J'aurais pu vous traîner
devant les tribunaux et faire couler votre sang ; mais •
je reconnais l'odieux d'un mariage entre Hortense et
celui qui aurait déshonoré le nom de son père. Je veux
donc, grâce aux sentiments que j'ai toujours entretenus
vis-à-vis d'Hortense, oublier les crimes infâmes dont
vous vous êtes rendu coupable envers mon père et ma
mère, il y a plus de vingt ans, mais à la condition de
l'épouser aussitôt que faire se pourra. Je partirai sans
délai pour ne plus jamais revenir dans ce pays, car
mon retour ici nous serait fatal à tous deux.
Darcy avait écouté Louis très-attentivement ; quand
celui-ci se fût tu, le banquier éclata de rire.
— Que trouvez-vous donc de .si plaisant dans ma
proposition, M. le Comte ?
— Je vous défends de me donner un titre que j'ai
cessé de porter.
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YENGEAXCE FATALE 147
— Vraiment ! je conçois en effet que le titre de
Comte de Lagusse doive vous offusquer, et inspirer en
même temps une terrible crainte à celui qui a souillé
son blason par des crimes monstrueux, tellement mons-
trueux qu'il a dû prendre le nom de Darcy pour éviter
ré(ihat'aud !
Ces insultes avaient réveillé plus vive que jamais la.
colère de Raoul de Lagusse, autrement dit Darcy.
— Sortez, rugit-il, en montrant à Louis la porte de
la maison.
Mais Louis ne bougea pas de son siège.
— Sortez ! répéta Raoul avec une fureur qui arri-
vait à l'état d'exaspératioû.
— Je sortirai quand vous aurez répondu à ma
demande.
^— Ah ! vous attendez ma réponse ! Eh bien ! la.
voici. Jamais, aussi longtemps que je vivrai, vous
n'épouserez Hortense dont, au reste, j'ai promis la.
main à un autre.
— Avez-vous consulté Mademoiselle Hortense à ce
sujet ?
— Cela ne vous regarde pas. D'ailleurs ma fille fera
ce que je lui commanderai. Et maintenant que vous
connaissez ma réponse, encore une fois, sortez !
— Certes, voilà une chose que" je n'aurais jamais
crue, mais elle n'aurait pas dû me surprendre puis-
qu'elle vient de vous ! Les crimes les plus vils ou le
plus contre nature ne vous feront pas reculer. C'est
péti que vous ayez, dans un moment de jalousie, tué
mon père qui combattait loyalement à vos côtés,
d'avoir, plus tard, assassiné ma mère parcequ'elle refu-
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148 VENGEANCE FATAI^E
sait courageusement de satisfaire des désirs provoquée
par une luxure effrénée, d'avoir comploté la mort de
l'enfant de cette femme — car je n'ignore pas la scène
où ma mort a été tramée, s'écria-t-il imprudemment —
avec des gens ramassés ^pai mi la plus vile canaille,
jaujourd'hui vous ne rougissez pas d'abandonner votre
;propre fille à un de ces assassins, à un voleur, à cet
Edmond Marceau qui vous a volé vous-même I Vous
Ȑtes bien malheureux !
Je voudrais pouvoir stigmatiser votre front comme
vous le méritez, mais je ne le puis pas, car les noms de
«misérable, de voleur et d'assassin sont encore trop fai-
ibles pour désigner un monstre tel que vous !
Une rage féroce s'empara de Raoul. Il bondit sur
Louis, et avant que celui-ci fût revenu à lui-même, il
savait été poussé jusqu'à la porte par Raoul. Les deux
ennemis allaient en venir aux mains, lorsque Louis
sortit pour éviter un scandale dans la maison qu'habi-
tait Hortense en ce moment, seulement, en part*int, il
avait pu dire, avec du feu dans les yeux : M. le Comte,
nous nous reverrons.
En rentrant dans la salle à manger Darcy n'était
})lus lui-même; il aVait la figure toute bouleversée;
ibref son entrevue avec Louis l'avait laissé dans un
^tat de prostration telle que les deux jeunes filles s'en
'montrèrent inquiètes.
— Quel est donc cet homme que vous avez dû
•mettre aussi violemment à la porte ? demanda Ma-
thilde.
— Un insolent qui ne reviendra plus. Il dut
s'essuyer, tant l'effort auquel il s'était livré pour chas-
ser Louis de sa maison l'avait laissé couvert de sueur.
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VENGEANCE FATALE 149
Cependant il se remit assez vite et put enfin s'adresser
à Hortense.
— Ma chère Hortense, dit-il d'une voix qui tremblait
encore, je devais te faire une confidence grave, j'y
pensais justement au moment où tu me reprochais mon
mutisme, car l'heure était arrivée de t'en dire un mot.
Malheureusement, cet homme est arrivé au même
instant et les quelques paroles blessantes que j'ai eues
avec lui m'ont forcé de la retarder de quelques minu-
tes. Maintenant que je suis redevenu parfaite-
ment calme, je crois le moment arrivé de te faire
savoir qu'un jeune homme, qui aspire à ta main depuis
quelque temps et qui espère pouvoir te procurer le
bonheur dont tu es si digne, m'a chargé de lui servir
d'intermédiaire auprès de toi.
Hortense ne se possédait pas de joie. Elle songeait
à Louis. Quel autre en effet aurait pu tenir un sem-
blable langage à son père ?
— Celui qui recherche cette faveur, continua Darcy,.
que tu connais bien du reste, est aussi très-favorable-
ment connu dans le monde de la finance, je crois que
tu accepteras cette ofire, car....
Hortense ne lui permit pas d'achever :
— J'accepterai sans doute avec empressement, mon
père, si cela vous est agréable.
— Cela me sera très-agréable en effet. D'ailleurs, je
n'attendais rien moins de ton bon cœur. Ce prétendant
s'appelle Edmond Marceau.
— Vous vous trompez, mon père, je suppose. Vous
avez dit Edmond Marceau.
— Je ne me trompe nullement, ma fille, c'est bien
de lui que je veux parler en effet.
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150 VENGEANCE FA1ALE
— Mais j'aime M. Louis Hervart, mon père, vous le
savez vous-même!
— Et M. Hervart, dit à son tour Mathilde ....
Mais elle fut promptement interrompue par son
père.
— Quant à toi, lui dit-il, tu n'as rien à voir à cela.
Pour ce qui est d'Hortense, peut-être se fait-eUe
illusion à l'égard de M. Hervart. Je ne crois pas à la
réalité de l'amour qu'il feint pour toi autant qu'à la
passion certaine de M. Marceau qui, lui, ne rêve que
de toi.
— Vous vous trompez, mon père, reprit Mathilde
pour la seconde fois, personne n'aimera jamais Hortense
d'un amour plus vrai que M. Hervart.
Darcy s'était bien attendu à rencontrer de la résis-
tance de la part d'Hortense, voire même de Mathilde,
mais il croyait en même temps que l'aide apportée à sa
f^œur par cette dernière seraitplutôt le résultat du dépit
ou du regret de son ancien amant, et l'on sait qu'il
n'aimait pas à contrarier Mathilde. Au contraire, celle-
ci prenait bien en effet la part d'Hortense, mais sans
paraître ressentir aucun chagrin pour Edmond.
Evidemment, il n'avait pas remarqué l'assiduité d'Ernest
auprès de sa fille, laquelle du reste ne datait pas depuis
longtemps. Cette nouvelle position que prenait
Mathilde en encourageant sa sœur à la résistance par
pure sympathie pour elle, le jetait hors de ses prévi-
sions et l'inquiétait, car il connaissait le caractère
inflexible de sa fille. Gelle-ci continuait à remontrer
son père sur sa prétention de forcer Hortense à accepter
un mari dont elle ne voulait pas.
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VENGEANCE EATALE 151
— Te tairas-tu enfin ? Qu'est-ce que cela te fait à
toi ?
Uimpatience commençait à le gagner et il perdait
toute prudence.
— Mais mon père, repartit Mathilde d'un ton coura-
geux, lorsqu'il s'agit du bonheur de ma sœur, il me
semble que c'est à moi de lui venir en aide. Je trouve
même étrange que puisqu'elle ne sent aucune sympa-
thie pour votre monsieur Marceau ....
Mathilde avait prononcé avec dédain le nom du
courtier.
— Certes, ajouta Hortense, ma sympathie ne lui
sera jamais acquise.
— Criez plus fort, fit Darcy en perdant toute rete-
nue, Hortense épousera Marceau.
— Eh bien ! non, je ne l'épouserai point.
— Comment ! refuser d'obéir à la volonté de ton
père !
— Hortense a raison, fit Mathilde.
— Mais je ne l'aime point, mon père !
— N'importe, c'est une révolte contre mon autorité-
— Si vous prétendez m'imposer une telle alliance, je
ne vous obéirai pas.
— Eh bien ! tant pis, c'est toi qui l'auras voulu. Ja-
mais ma fille ne se fût révoltée contre son père, et toi,
si. tu agis ainsi, c'est que tu n'es pas de mon sang.
Entends-tu ? je ne suis pas ton père ; tu n'es qu'une
pauvre fille que j'ai recueillie et élevée comme ma
propre enfant, et voilà aujourd'hui la récompense que
j'ai de toi. Et en voici la preuve, s'écria-t-il, en sortant
de sa poche le petit livre de velours qu'il avait
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152 VENGEANCE FATALE
dérobé la nuit de l'incendie de la rue Craigf, lis toi-
même.
Sur une feuille que le temps avait jaunie, Hortense
put lire facilement :
" Née à Montréal, le 5 juin 1841, Marie Louise Hor-
tense Delaunay, baptisée le 7 du même mois."
Elle laissa tomber le livre et -s'affaissa en laisant en-
tendre un cri de «lésespoir.
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VI
DERNIER REFUGE.
On pouvait croire qu'Hortense aurait eu un évanouis-
sement, mais Mathilde accourut pour la recevoir dans
ses bras.
— Mathilde, dit Hortense à celle qu'elle avait tou-
jours considérée comme sa sœur, je te demande pardon
de t'a voir appelée ma sœur, du moment que j'apprends
que nous ne sommés pas .parentes, mais sois persuadée
que si je ne suis pas ta sœur effectivement, j'aurais été
digne de l'être !
Puis s'adressant à Darcy : — Pardon, monsieur, ayant
toujours ignoré..»
— Va, folle que tu es, reprit celui-ci, tu n'as aucun
pardon à me demander. J'ai laissé brûler te. mère
dans une maison où j'avais moi-même allumé l'incendie,
ma fortune que j'ai volée appartenait à ton père, et si»
toi-même, tu as toujours demeuré ici, c'est parce que
j'avais promis à ta mère agonisante de te sauver des
flammes qui dévoraient tout l'édifice !
En prononçant ces dernières paroles, l'œil du misé-
rable avait jeté un éclair de haine satisfaite.
Ce fut au tour d'Hortense de consoler Mathilde dont
les révélations éhontées de son père avaient brisé le
cœur.
Au même instant, la servante qui avait annoncé la
visite de Louis à M. Darcy venait l'avertir de la pré-
sence de M. Puivert.
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154 VENGEANCE FATALE
Il se leva donc pour recevoir le fermier qui
le regarda presqu en tremblant, à Taspect que présentait
ia figure du meurtrier, encore plus maussade en ce
'moment, que lorsque dominé par ses plus grands accès
de colère.
En même temps la fille de table avait pu remettre
k Mathilde une lettre apportée à l'instant même. Cette
lettre se lisait ainsi ;
" Je vous adresse, avec ces quelques mots, une
lettre destinée à ma bien-aimée Hortense, afin que M-
Darcy ne sache pas que ce billet vient de moi, vu une
légère difiiculté, que nous avons eue ensemble. J'espère
pouvoir compter sur votre générosité habituelle en
•cette circonstance et vous en remercie d'avance. " Ces
•quelques lignes portaient la signature de Louis
Hervart.
Hortense ouvrit la lettre à son adresse. " Tu me
trouveras bien téméraire, lui écrivait Louis, surtout
quand tu auras lu ce billet en entier. Mais sois per-
suadée que tout ce que je fais c'est pour ton bonheur
^ussi bien que pour le mien. Je sais que ton père te
destine à Marceau.
Il ne le connait pas bien, sans doute, car il eilt fait
* ...
pour toi un autre choix. Je le connais mieux, moi, et
ce que je puis te dire de lui, c'est qu'il n'a jamais été
qu'un voleur et qu'il complote à l'instant même un
-assassinat avec d'autres scélérats qui ne valent pas
mieux que lui.
D'ailleurs, tu sais mon amour pour toi ; en effet,
sans toi je ne pourrais vivre. Tu dois croire à la fran-
•chise de ces paroles. Tu m'aimes toi aussi, tu pourrais
vouloirme tromper en épousant Edmond,mais jenepren-
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VENGEANCE FATALE 155
drai pas le change, car je suis certain qu'un pareil ma-
riage serait contre ton gré et seulement pour obéir à
ton père. C'est ce que tu ne feras pas. Tu me briserais
le cœur et je n'aurais plus qu'à mourir.
Tu connais mon logis, prends en donc le chemin
immédiatement, et attends moi, je serai absent une par-
tie de l'après-midi mais dès mon retour nous parti-
rons. Une nécessité absolue que je ne puis te dire
maintenant, mais que tu connaitras plus tard, me force à
cette extrémité. Embrasse bien Mathilde de la part de
son beau-frère. Tu peux lui montrer ces lignes ; elle a
trop bon cœur pour ne pas m'approuver. Sois prête
quand je reviendrai et aie confiance en l'honneur de
celui qui dépose son cœur et sa vie à tes pieds."
— Je m'en vais en effet, fit Hortense, non pas chez
Louis, mais à la chapelle de la Providence où j'atten-
drai son retour.
— Tues bien heureuse, toi, fit Mathilde, tu peux
partir, mais moi, je suis destinée à rougir park)ut à
l'avenir, et je n'ai pas d'asile.
— Quand à cela, je ne le permettrai jamais, t'c seras
toujours ma sœur. Le nom de ton père ne sera jamais
déshonoré.
— Tu as un cœur d'or, merci.
Et toutes deux se séparèrent dans un cordial et fra-
ternel einbrassement.
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VII
Préparatifs pour la Lutte
En entendant prononcer le nom de son fermier
Darcy s'était levé comme mû par un ressort.
— Il est donc décidé, se dit-il, que je devrai recevoir
tous les membres de cette clique aujourd'hui, amis ou
ennemis, et il n'y a pas, jusque dans ma propre maison,
où la mésintelligence ne soit entrée. Qu'on ne me
pousse cependant pas trop loin, je finirais par devenir
enragé.
Il entra dans la chambre où l'attendait Puivert, mais
les deux hommes n'échangèrent aucune civilité.
— Eh bien ! quelles nouvelles ? demanda le banquier
en apercevant Puivert.
— Il n'y en a aucune que je connaisse, du moins
aucune d'une grande importance. J'ai entendu, cepen-
dant, une conversation ce matin, qui se rapporte sous
quelques points à l'affaire que nous conduisons en ce
moment ; je venais vous en faire part, mais vous en
connaissez le fond, j'en suis.-ssùr, maintenant que je
viens de voir Hervart sortir S'ici.
— Quel rapport peut avoir la visite d'Hervart avec
une conversation que tu as entendue et dont je ne
connais pas encore le premier mot, voilà du bavardage
dont je ne démêle pas les fils ?
— Ecoutez-moi donc. Hervart sort d'ici, et à sa
figure bouleversée et rouge de colère, il n'avait proba-
blement pas réussi à vous faire accepter certaines pro-
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VENGEANCE FATALE 157
positions qui, toujours d'après la conversation que j'ai
entendue, devaient être d'une nature pacifique.
— Tu as vu Hervart qui t'a paru être de mauvaise
humeur, tu crois qu'il veut faire la paix avec nous, tu
te perds dans tes conjectures !
— Ne m'interrompez pas sans cesse, si vous voulez
être au fait de ce qui se pasvse autour de nous. Or tout
cela esc bien simple. Ce matin, j'ai suivi Hervart et
son inséparable compagnon dont le nom m'est mconnu
et j'ai appris que cette après-midi, une excursion, est
projetée pour Lachine. Elle aurait pour but le règle-
ment de certaines affaires qui regardent surtout M.
Hervart. Mais avant de partir, celui-ci devait vous
faire certaines propositions de paix que vous avez re-
fusées, je n'en doute pas, à la figure de Louis en sortant
d'ici. Si ces gens commencent à vous effrayer, ce se-
rait peut-être notre intérêt de nous en débarrasser
aujourd'hui même. Nous n'avons qu'à les attendre sur
le chemin et certes nous leur ferons maille à partir.
— Comment ! ce maudit Lesieur serait associé aux
complots de Louis ? Je m'en devais douter. Sais-tu
s'il est instruit des dangers qui menacent Hervart en
ce moment ?
— J'en suis certain, je l'ai même entendu lui con-
seiller d'enlever votre fille.
— Le misérable !
Une idée subite venait de se faire jour dan? le cer-
veau de Darcy. Nous avons dit plus haut qu'il n'avait
pas remarqué l'assiduité empressée que depuis quelque
temps Ernest témoignait pour Mathilde. Les embarras
de toute sorte qu'il avait endurés depuis peu l'avaient
souvent retenu hors de la maison, et il ne lui était pas
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158 VENGEANCE FATALE
venu à l'idée que des amours fussent nées entre sa
fille et lami de Louis Hervart. Toutefois il n'avait
pu méconnaître les attentions nombreuses qu'Ernest
lui avait marquées, ce qu'il avait appris principale-
ment de la bouche même de ses filles. Il se demanda
si «es attentions d'Ernest ne comporteraient pas quel-
que chose de plus qu'une simple aflfection et si, du
moment qu'il conseillait à Louis d'enlever Hortense, il
ne concevait pas en même temps la possession de Ma-
thilde. C'eût été une entreprise hardie, mais non pas
impossible, et l'on sait que l'audace ne manquait pas à
Darcy.
. — Ont-ils mentionné le nom de Mathilde, en com-
plotant cet enlèvement, demanda-t-il k son homme de
paille ?
— Devant moi, il n'a été question que de mademoi-
selle Hurtense.
Ces mots rassurèrent Darcy.
— Tu crois décidément qu'ils iront à Lachine au-
jourd'hui ?
— Je n'en ai aucun doute, car pour n'y point .aller,
il leur faudrait changer d'idée complètement.
— Ce n'est pas tant cette conspiration qui m'agace
que de voir Lesieur dans le camp de mes ennemis ;
c'est un garçon audacieux, peu scrupuleux et véritable-
ment homme d'action. Voilà un type que j'aurais rêvé
pour mon gendre, malheureusement il est contre nous.
— Ne le regrettez pas trop, le maiûage n'eût pu avoir
lieu que dans le cas où mademoiselle Mathilde et Ivii
se fussent aimés réciproquement.
— Qui te fait donc croire le contraire ?
Puivert regarda Darcy et ne répondit pas. Peut-être
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ViENGEANCE FATALE 159
le désir de ce dernier était-il prêt de se réaliser, mais
non pas selon sa prévision.
Puivert reprit alors : Si M. Lesieur aime mademoi-
selle Mathilde autant que vous paraissez disposé à le
croire, et que de son côté celle-ci n'a pas d*antipathie
marquée contre ce jeune homme
— Hé bien ? fit Darcy.
— Peut-être qu'en accordant votre fille à Lesieur
vous l'amèneriez dans votre camp.
Darcy ne fit que sourire. Cet homme ne croyait
plus évidemment à la vertu chez les autres. 11 se figu-
rait tout le genre humain fait à sa propre image.
— Celarne changerait rien, rèpondit-ih Si Mathilde
-et Lesieur s'aiment réellement, ils finiront pas se ma-
rier, quand même Lesieur aiderait Hervart dans cette
lutte. Toi, Puivert, tu n'as jamais aimé la femme d'un
véritable amour; c'est pourquoi tu ne connais pas la
force de la passion. Lors même que Lesieur se tein-
drait de mon sang, ce qu'il ne fera pas, Mathilde ne l'en
aimerait pas moins et elle ne manquerait pas de trou-
ver d'excuse pour ne point rompre avec lui. Quant à
Lesieur, je ne me sens pas d'avis à lui faire des ouver-
tures, car je n'ai aucun doute qu'il restera fidèle à son
ami.
Le fermier fit entendre un léger soupir.
— Mais enfin, à quoi voulez-vous en venir ? deman-
da*- t-il à Darcy.
Cette question ramena ce dernier à lui-même. 11
réfléchit quelque peu, puis il exprima son opinion
comme suit :
11 vaut mieux en finir sans retard avec ces gens-là.
Tu vas aller prévenir tout de suite Marceau de se
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160 VENGEANCE FATALE
trouver prêt pour trois heures. Nous nous dirigerons
vers Lachine, mais nous nous arrêterons sur le parcours
de la route, les laissant continuer leur excursion pour
les attendre à leur retour, blottis dans quelque trou.
— J'y vais à Tinstant, dit Puivert.
En sortant de Fhôtel de la rue St. Alexandre, il re-
marqua un individu qu'il avait déjà rencontré dans le
cours de cette journée, mais il ne crut pas devoir faire
la moindre attention à cet homme qui, du reste, lui
était parfaitement inconnu. Il fut cependant suivi
quelque temps par ce personnage, qui ne tarda pas à
abandonner les pas du fermier pour se rendre chez
Louis. Puivert se trompait lorsqu'il croyait n'avoir
pas été remarqué le matin par les deux jeunes gens.
Si ceux-ci ignoraient que l'homme de paille de Darcy
avait entendu leur conversation, ils ne l'avaient pas
moins aperçu et sa présence dans ce quartier les avaient
quelque peu inquiétés. Aussi, lorsqu'ils furent à leur
logis de la rue St. Hubert, au lieu d'entrer, Ernest
voulut faire suivre le fermier, et pour cela il s'était
procuré l'aide de ce personnage que Puivert venait de
trouver encore une fois sur ses pas.
— Voici trois dollars, avait dit dit Ernest à cet hom-
me, en lui mettant dans la main le même montant, et
je vous en promets encore autant, sh vous vous assurez
de toutes les démarches de cet homme habillé de gris
que vous voyez devant vous. Cela vous va-t-il ?
— Oui Monsieur, je vous offre mille remerciements
de votre générosité, et quand à votre homme, je vous
promets de l'observer de manière à pouvoir vous ins-
truire de ses moindres actions.
— Attendez encore un instant.
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VENGEANCE FATALE 161
Ernest dit à Louis quelques mots à voix basse, après
quoi il s'adressa de nouveau à son factotum : Revenez
vers une heure et demie, fît-il, nous aurions peut-être
quelqu'autre commission à vous confier.
L'espion s'éloigna à l'instant même et revint à
l'heure indiquée. •
Ernest attendait alors le retour de Louis, qui était
sorti pour demander une entrevue à Darcy. Nous ne
dirons rien ici de cette entrevue que nos lecteurs con-
naisi^ent déjà. Louis était déjà en retard de plus de
vingt minutes quand, enfin, il ouvrit la porte du logis
de la rue St-Hubert. Il ne fournit d'abord aucune
explication à Ernest du résultat de sa démarche auprès
de Darcy, mais il écrivit immédiatement à Mathilde et
à Hortense les deux lettres, dont nous connaissons
le contenu. Ils les remit entre les mains de ce nouveau
messager, qui les porta sans retard rue St-Alexandre.
Environ une heure après, pendant laquelle Louis
avait fait part à son ami du résultat de sa visite chez
le père de Mathilde, le fidèle messager revenait chez
les deux jeunes gens, une troisième fois depuis le matin,
avec des détails d'une importance indéniable pour les
deux amis. Avant de remettre les deux lettres dont il
était chargé, il avait vu Puivert entrer chez le ban-
quier. La vue du fermier à cet endroit excita sa
curiosité. Bientôt il entendit une conversation véhé-
mente entre les deux acolytes, grâce à la fenêtre du
salon qu'on avait laissée ouverte à cause de la chaleur
de la journée. Alors il se blottit dans un endroit d'où
il ne pouvait perdre un seul mot de cette conversation,
et il venait la rapporter fidèlement aux deux jeunes
11
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162 VENGEANCE FATALE
gens. Après avoir terminé son récit, il réclama les trois
dollars auxquels il avait droit.
— Les voici, dit Ernest en lui ramettant la somme
promise ; vous êtes un homme précieux, je pourrais
bien encore requérir vos services.
• — Tant que vous payerez aussi bien, je vous servirai
toujours avec le même zèle.
— Ce ne sera pas pour aujourd'hui, lui dit Ernest en
le congédiant, et il revint auprès de Louis.
Le parti des deux amis fut bientôt arrêté ; ijs en-
voyèrent quérir Victor qui ne se fit pas attendre, et
tous trois partirent pour Lachine. Inutile de dire qu'ils
étaient bien armés. Toutefois Ernest n'avait pas cru
devoir informer Louis qu'ils seraient poursuivis dans
leur trajet, par leurs ennemis.
Cependant, Puivert avait vu Edmond.
— C'est aujourd'hui que la partie se décide, lui avait-
il dit en entrant, M. Darcy le veut ainsi.
— Tant mieux, répondit Edmond, jamais je n'ai été
mieux disposé à faire une partie de fleuret ou à tirer
du pistolet.
— Eh bien, vous serez satisfait.
— Quel plan dévoras nous suivre ?
Puivert le mit au fait de ce que Darcy et lui avaient
résolu ensemble.
— Il faut donc nous armer de pied en cap, reprit
Edmond.
— - Vous l'avez dit.
— Attendez moi donc un instant, je vais visiter mes
armes et dans dix minutes je suis prêt.
En même temps s'arrêtait devant la maison une
voiture de laquelle Darcy sauta légèrement à terre et
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VENGEANCE FATALE 168
frappa à la porte. Puivert, qui Tavait reconnu, courut
la lui ouvrir.
Les premières, p^^roles de Darcy furent celles-ci :
Monsieur Marceau a-t-il été prévenu ?
— Oui, fit celui-ci en paraissant de nouveau dans la
chambre où se trouvaient ses deux complices. Il était
prêt pour le départ.
— Partons alors, fit Darcy.
Dans sa précipitation, il n'avait pas songé à ce que
Puivert lui avait appris relativement à Tenlèvement
d'Hortense, et il était sorti sans dire un mot aux deux
jeunes filles. Il est vrai qu'il comptait revenir le même
soir.
Tous les trois montèrent dans la voiture qui partit
traînée rapidement par un vigoureux cheval. Chacun
s'était armé d'un pistolet et d'une épée à l'exception,
toutefois, de Puivert qui avait pi^féré un lourd
gourdin. On avait caché les épées soUs les oreillers du
véhicule de Darcy.
— Aimez- vous les rixes sanglantes, Marceau ?
— Comment, si je les aime ! parbleu ! Cela a tou-
jours été un de mes plaisirs favoris. Ce que j'aime
surtout, c'est le combat à l'épée. J'ai déjà trouvé un
passe-temps très-egréable dans des tournois avec mes
amis, et sans vanterie, je puis la manier d'une manière
très-passable.
— Je ne savais pas si bien trouver, dit Darcy, chez
qui commençait à bouilloner le sang de l'ancien aven-
turier. Je ne suis pas un nouveau venu dans ces jeux-là.
Quand j'étais marin, — coutrebandier, je pourrais dire
avec plus d'exactitude, — c'est alors que j'ai, plus d'une
fois, donné et reçu des coups de couteau, d'épée ou
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164 VENGEANCE FATALE
même de hache dans nos luttes sur les vaisseaux.
Il y a longtemps de cela, mais je n'en perdrai jamais
le souvenir.
— On n'emploie guère l'épée, il me semble à un
abordage.
— Généralement vous avez raison, mais il arrive
quelquefois qu'elle soit quelque peu utile. Mais n'al-
lez pas croire que je n'ai fait la guerre que sur les
navires, j'ai aussi combattu dans un régiment d'infan-
terie, où je suis arrivé même au grade de lieutenant.
C'est alors surtout que je me complaisais dans les
grands tournois.
— Vous vous êtes battu ? Quand cela et où donc ?
— En France, en 1830, j'étais jeune alors, c'était le
bon temps. On me connaissait sous le nom de Raoul
de Lagusse et non pas de Darcy. J'ai toujours regretté
mon séjour, bien^court pourtant, en Europe. Que de
fois n'ai-je pas eu à défendre ma vie dans des duels.
Mais comme je viens de le dire, j'étais dans toute la
fougue de ma jeunesse, le plus beau temps de la vie.
Tenez, de toutes les saisons de l'année, c'est le prin-
temps que je préfère précisément à cause de sa ressem-
blance avec la jeunesse, je serais prêt à chanter avec
le poète.
**0 printemps, jeunesse de Tannée I
O jeunesse, printemps de la vie I "
— Bravo ! vous parlez-bien, fit Puivert ; je ne vous
ai jamais vu dans des dispositions plus gaies.
— Bah, parler, ce n'est rien. Attends encore un peu
et tu pourras me voir à l'œuvre.
Edmond était devenu silencieux. Vous vous nommez
Raoul de Lagusse, demanda-t-il à Darcy.
— Oui.
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VENGEANCE FATALE 165
— Alors VOUS seriez Tassassin de Mathilde Hervart.
J'ai un vague souvenir de cet assassinat qui a causé
tant de bruit, lorsqu'il fut commis.
— C'est moi,- en effet. Mais il n'y a que vous et
mon ami Puivert qui soyez dans le secret.
— Je comprends parfaitement alors pourquoi vous
avez voué une haine aussi mortelle à Louis Hervart,
et que vous ayez tant de hâte à vous débarrasser de
lui.
— Je n'eusse cependant ^jamais pensé à ôter la vie
à Louis s'il n'eût été instruit de ma participation dans
le meurtre de sa mère. Toutefois, on ne connaît la
tournure des événements que lorsqu'ils sont accomplis ;
je vous prierai donc de ne pas me trahir et de continuer
à me désififner sous le nom de Darcy.
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VIII
La lutte suprême
Darcy et ses amis était arrivés à une barrière de la
partie ouest de la cité.
Darcy, très-bien connu de tous ceux qui recueillaient
le droit de péage, tout en payant se mit à questionner
rhomme qui était en charge de cette barrière.
— Avez- vous vu, demanda-t-il, beaucoup de monde
prenant la direction de Lachine ? Auriez-vous remar-
qué quelques-uns de mes amis ?
— M. Hervart est un de vos amis ? je crois du
moins l'avoir aperçu souvent avec vous et votre
famille.
— En effet.
— Eh bien, il vient de passer avec deux autres per-
sonnes.
— Qui étaient-ils ?
— Je ne les connais pas du tout. L'un d'eux m'a
paru un serviteur.
Nos trois personnages se regardèrent tous, un peu
surpris. Ils se demandaient quel pouvait être cet
individu qu'on leur avait représenté comme un domes-
tique.
— Je serais curieux, dit Darcy, de savoir le nom de
leur compagnon. Mais peut-être après tout n'est-ce
qu'un serviteur en effet, ou quelqu'un qu'ils auront
recueilli sur le chemin.
Nul ne pensait à Victor.
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VENGEANCE FATALE 167
— Si cet homme ne les quitte pas, dit Puivert, cela
leur donne un homme de plus.
— Après tout, reprit Darcy, nous n'en serons pas
moins à nombre égal de chaque côté et comme ils ne
s'attendent pas probablement à nous rencontrer sur
leur route, nous ne pouvons manquer d'avoir l'avan-
tage sur eux.
— Ils doivent tout de même être en éveil ; les scènes
qui ont eu lieu aujourd'hui doivent avoir diminué
quelque peu leur sécurité et ils ne sauraient entre-
prendre une pareille excursion, sans se munir, en même
temps, de moyens de défense en cas d'une attaque.
— C'est ce que nous verrons, fit nonchalamment
Darcy. Mais pourquoi vous arrêter ici ? continua-t-il
en s'adressant à Edmond, qui conduisait le cheval.
— Parce que nous n'irons pas plus loin, répondit
celui-ci.
— Comment ! entendez- vous passer l'après-midi
dans cette sale auberge ? Pour moi, j'y renonce.
— Mais c'est justement ce qu'il nous faut. Nous
devons nous dérober à leur surveillance quelque part.
Nous les attendrons ici. Ils ne se douteront probable-
ment pas que nous ayons choisi ce taudis pour nous y
abrutir toute une après-midi, lors même qu'ils seraient
instruits du fait que nous suivons le même chemin
qu'eux. J'avoue que cette auberge n'e?t pas un
agréable lieu de récréation, mais nous ne pouvons être*
mieux postés pour les surprendre, attendu qu'ils rie
reviendront probablement de leur excursion qu'à une
heure oti il fera déjà sombre, et cet hôtel est, comme
vous voyez, assez éloigné de toute habitation. Entrons
immédiatement car l'on commence à nous remarquer, ,
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168 VENGEANCE FATALE
et il serait bon que notre présence ici fat ignorée
autant que possible.
Darcy et Pnivert entrèrent dans ce bouge fastueu-
sèment décoré du nom d'auberge, tandis qu'Edmond
conduisait la voiture dans une remise et voyait aux
besoins de leur cheval.
La salle où Darcy et son fidèle serviteur étaient
entrés, infectée par la fumée d'une quinzaine de
fumeurs, chiqueurs et cracheurs émérites, était encore
plus remarquable par les nombreux jurements et la
conversation tapageuse qu'y tenaient les consommateur
en ce moment. Pour nous servir d'une expression bien
connue, on pouvait fendre la fumée avec un couteau.
A peine les deux complices y avaieut-ils mis le pied,
qu'un homme tranquillement assis dans un coin de la
chambre sortit sans bruit, mais non sans avoir remar-
qué les pistolets, si bien cachés qu'ils fussent dans les
poches des deux nouveaux arrivés. Évidemment, ces
derniers étaient attendus par cet homme, qui avait
probablement reçu Tordre de les épier et de les surveil-
ler avec soin. Il se rendît dans la cour où il put voir
de loin Edmond sortant de la voiture les épées, enve-
loppées dans une large toile et les emportant avec
lui.
— Plus de doute, fit cet inconnu, ils sont armés de
pied en cap ; nous devrons donc ferrailler, et certes
dans un sérieux combat. Allons donc avertir Lesieur
et son ami. Quels bons payeurs que ces gens-là.
Déjà cinquante dollars, et cela pour rien ; il est vrai
que cet après-midi nous aurons une crâne besogne.
Il rentra à la sourdine dans l'auberge et put, sans
être vu, se glisser auprès de l'hôtelier, et lui dire :
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VENGEANCE FATALE 169
Il faut que je parte à l'instant même, je n'ai pas le
•temps de payer mes consommations, ce sera pour une
autre fois, père Pitou.
— Très- bien, répondit celui-ci, qui suffisait à peine
à répondre aux demandes des buveurs.
Victor, que nos lecteurs ont déjà reconnu dans
l'espion blotti dans l'auberge du père Pitou, demanda
aussitôt une voiture et en quelques instants il rejoi-
gnait Louis et Ernest, qui l'attendaient environ un
mille plus loin.
— Te voilà déjà parmi nous, Victor, fit Ernest en
l'apercevant. As-tu vu nos hommes ? Vraiment tu
n'as pas été longtemps.
— Oui, je les ai vus, et comme je le croyais, ils
attendront notre retour dans l'auberge du père Pitou-
— Sont-ils armés ?
— Crânement, je vous l'assure, j'ai remarqué qu'il
y avait des épées, probablement pour Darcy et Edmond,
car. quant à Puivert, il est muni d'un lourd bâton. De
plus chacun d'eux a un pistolet dans sa poche.
— Dis donc Louis, si nous avions suivi ton conseil
c'est-à-dire de ne pas nous armer de notre côté, nous
aurions eu bonne mine pour revenir à Montréal dans
la soirée. Heureusement, mon programme a prévalu.
Nous avons, nous aussi, trois revolvers et trois épées.
Sans doute, en se servant d'épées, leur but est de
n'attirer aucune attention sur le combat qu'ils comp-
tent nous livrer. Eh bien, tant pis pour eux ! Ils s'aper-
cevront que nous n'avons pas assisté en vain aux
leçons de fleuret de notre ancien ami Louis Français
Chacun à sa tâche !
— Voilà sans doute, fit Louis, l'issue inévitable de
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170 VENGEANCE FATALE
«
cette aventure. Toutefois si tout pouvait encore s'arran-
ger, sans que nous soyons forcés d'en venir aux mains,
j'aimerais mieux cela. Je me demande ce qu'Hortense
pensera de moi, si j'en viens jusqu'à croiser le fer avec
son père.
— Mais cela est insensé, répliqua Ernest impatienté.
Quoi ! nous savons que ces gens-là nous poursuivent
de leur haine, que leur principal objet est de nous
enlever la vie, et parce que tu aimes la fille de
Darcy, tu vas oublier que cet homme a tué ta mère et
qu'il t'a rendu orphelin à douze mois, bien plus tu vas
lui livrer ta vie^comme un agneau. Certes ! moi aussi !
j'aime Mathilde et je lui souhaite le plus grand bon-
heur qu'elle puisse désirer, mais ce n'est pas assurément
une raison pour me laisser tuer par son père. D'ailleurs
si tu ne veux pa? croioer le fer avec Darcy, moi qui ai
moins de scrupules que toi, ou Victor que voilà, nous
nous chargerons de lui administrer une blessure qui
l'empêchera de voir un autre lever d'aurore que celui
de ce matin.
— Voilà comme on doit parler, fit Victor, cela me
plaît de servir un homme tel que vous. Si vous les
laissiez échapper cette fois, ce serait fini de vous.
Monsieur Hervart, }e vois bien que vous ne connaissez
pas Marceau, tel que je le connais. Il vous a voué une
haine féroce à cause de l'affection que vous porte
mademoiselle Hortense, et si vous ne voyez à votre
défense, soyez persuadé qu'avant longtemps vos os ne
vous pèseront pas. Vous êtes donc le plus en danger.
— Tu vois," Louis, tu es seul de ton avis. Au reste,
je ne t'aurais pas accompagné à Lachîne, si nous ne
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VENGEANCE FATALE 171
nous fussions pas munis d'armes pour nous défendre
en cas d'attaque.
— Le messager qui devait porter mes lettres chez
Darcy, sais-tu ce qu'il en a fait ?
— Cette pensée te vient-elle pour la première fois ?
Tu étais si occupé, ma foi, que je n'ai pas cru devoir
t'en parler, mais je vais t'en dire un mot maintenant.
Tes lettres ont été portées chez Darcy par mon messa-
ger, qui là a pu entendre toute la conversation de
Darcy avec Puivert. Il me l'a rapportée mot pour mot,
et c'est ainsi que je savais en partant de la ville, que
nos compères devaient parcourir le même chemin que
nous et qu'ils seraient munis des meilleures armes
connues pour nous assaillir.
— Que ne m'as-tu dit cela plus tôt ? Je n'aurais pas
hésité.
— Tu n'aurais pas hésité, dis-tu ? Je pense, au con-
traire, que si tu avais su ce que je viens de t'apprendre
tu n'aurais pas osé venir avec noua.
— Nous n'avons plus à revenir là-dessus. Mainte-
nant si nous voulons être de retour cette nuit, il est
temps de continuer notre route.
— Fort bien, dit Victor, mais je vous ferai remar-
quer que depuis notre départ, je n'ai bu qu'un verre
de mauvaise b«isson à la taverne du père Pitou.. Si
vous pouviez me faire perdre ce mauvais goût que je
ressens encore par quelques gouttes d'une liqueur
moins épicée ....
— C'est vrai, fît Louis, nous allions t'oublier ainsi
que nous-mêmes, car m'est avis qu'une légère consom-
mation ne ferait tort à personne, cela ne peut que for-
tifier notre courage.
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172 VENGEANCE FATALE
Après avoir dégusté chacun un gratid verre de^
cognac, ils repartirent en remettant leur cheval à une^^
allure très-rapide.
Edmond ne s'était pas aperçu que Victor épiait ses-
mouvements dans la cour du père Pitou, lorsqu'il avait,
enlevé les épées de sa voiture.
Après avoir mis les fleurets en un lieu sûr, il marcha
assez longtemps, évidemment pour bien retrouver la
trace d'un terrain qu'il devait bien connaître à le voir
s'orienter de tous côtés, puis il traversa la rue devant
la taverne du père Pitou, où on ne voyait aucune cons-
truction à cette époque et arriva enfin à un précipice
longeant les belles terres de cet endroit. Ce précipice
n'existe plus aujourd'hui ; il a été rempli. Arrivé à ce
lieu qu'il avait cherché pendant une dizaine de
minutes, il eut un moment de satisfaction, puis afin de
le reconnaître en cas de besoin, il planta dans la terre
un morceau de bois autour duquel il noua un petit •
linge. Il rejoignit alors ses complices dans la bavette,
où ceux-ci l'attendaient avec impatience.
— Père Pitou, voudrez-vous, au premier signe que
je vous ferai ce soir, ouvrir vos portes et les tenir
ouvertes jusqu'à ce que je vous prie de les fermer ?
demanda Edmond à l'aubergiste, en ' lui lançant un
coup d'œil compris à l'instant par ce dernier.
— Je ferai tout selon votre désir, répondit Pitou,
qui connaissait Edmond depuis longtemps.
— Maintenant, ajouta celui-ci, trouvez-nous une
chambre convenable pour ces deux messieurs et moi, .
et veuillez nous servir une bouteille de ce cognac que
vous tenez généralement en laisse pour vos vrais amis..
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VENGEANCE FATALE 173
Et il entra avec ses deux acolytes dans Tappartement
•que Ion venait de mettre à leur disposition.
Puivert tremblait.
Pour stimuler son courage Darcy et Edmond lui
firent boire trois verres de cognac, qui lui montèrent
quelque peu à la tête.
Ce n*est pas à dire qu'ils furent eux-mêmes d'une
tempérance complète ; peut-être aussi se sentaient-ils
défaillir. Toujours est-il que sans se livrer à des
libations telles qu'en prenait le fermier, l'aidèrent-ils
puissamment à vider la bouteille du fameux cognac
du père Pitou.
Tous les trois passèrent leur après-midi dans Tau-
berge et y prirent le repas du soir.
Edmond ne doutait pas du succès de leur guet-apens
et paraissait très -insouciant. Vers huit heures la fati-
gue eut raison de lui et il finit par céder au sommeil.
• Puivert était immobile sur un siège de bois. Lui
non plus ne disait pas un mot. Il songeait à la vie
tranquille qu'il avait toujours menée à Ste-Anne et
qu'il regrettait amèrement en la comparant à celle des
dangers continuels, auxquels il était soumis depuis
quelques jours.
Darcy semblait impatient. Il s'asseyait, se levait,
puis marchait à pas précipités. L'appartement où
étaient réunis ces trois hommes prenait un aspect lu-
gubre ; l'obscurité y planait en entier.
Le père de Mathilde admirait le courage d'Edmond,
qui dormait sans souci dans l'attente d'un combat aussi
meurtrier, et n'avait que du mépris pour Puivert que
le froid gagnait et que la peur faisait trembler encore
davantage. Il le secouait rudement.
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174 VENGEANCE FATALE
— Marche donc, frileux ! lui disait-il, tu te chauffe-
ras demain au soleil ! Voyez cela, grelotter q,u mois de
juillet. Ce soir, il s agit de déployer ton courage.
— Je n'ai pas froid, fit le fermier.
— Non ! alors je me trompais, c'est de peur que tu
trembles. Il faut tout de même queliu fasses ton de-
voir ainsi que nous.
Il se dirigea ensuite vers Marceau, qui dormait tou-
jours.
— M. le dormeur, éveillez- vous, il est temps de faire
le guet.
— Quelle heure est-il ?
— Neuf heures.
— Eveillez-moi dans une heure seulement ; ce sera
encore assez tôt.
— Qui vous fait croire qu ils ne seront pas de retour
avant dix heures ?
— Rien de positif, mais d'après ce que vous m'avez
laissé entendre, Hervart va régler certaines affaires 5
au moment de partir en enlevant Hortense, il voudra
probablement mettre au fait de ses pas et démarches
son notaire Durocher, qu'il compte en même temps
parmi ses amis les plus intimes. La négociation sera
nécessairement longue et c'est là ce qui me fait croire
que nous ne les verrons pas d'ici à une heure. Mais
comme vous ne paraissez pas tomber de sommeil, si
vous remarquiez quelque chose de suspect, éveillez-moi
alors.
Quelques instants après, Edmond s'était rendormi.
Darcy était très nerveux ; on eût dit que son éner-
gie était émoussée par cette inactivité. Il sortit et
marcha pendant une heure environ. Quand il rentra
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VENGEANCE FATALE 175
il était dix heures et cinq minutes. " Je crois, dit-il,
que rheure est arrivée d éveiller Marceau. "
Il s'aperçut alors que Puivert dormait aussi. Il les
secoua tous deux rudement. Le fern-ier commença par
ouvrir difficilement les yeux puis se mit à les frotter
de ses grosses et larges mains. Enfin, il se leva en
disant, sans trop se rappeler la tâche qui lui incom-
bait : " Me voilà prêt ". Quant à Edmond il se leva
sur le champ, alla chercher les épées qu'il avait mises
hors de portée, et guidant ses deux compagnons, il alla
s'embusquer avec eux près du précipice de l'autre côté
du chemin.
— Maintenant, ne bougeons pas, dit-il. Soyons sur
le qui- vive. Ils ne peuvent tarder à arriver. Quand je
crierai " en avant " nous nous précipiterons sur la
voiture que nous devons renverser dans le précipice,
si c'est possible, avant d'attaquer cette canaille dont il
faut se défaire à tout prix.
— N'oublie pas Puivert, fit Darcy d'un ton sarcas-
tique pour faire endêver le fermier, que tu dois payer
de ta personne tout aussi bien que nous.
— Je suis prêt à faire mon devoir sans vos recom-
mandations, soyez en convaincu.
— Dix heures et quart, fit Edmond en sortant sa
montre de son gilet ; nos hommCvS retardent encore
plus que je ne pensais. M. Darcy, vous auriez pu
dormir comme nous, vous en aviez amplement le
temps.
— Dans des circonstances semblables je ne donne
jamais de temps au sommeil ; dans ce casen particu-
lier, nous avions besoin d'une sentinelle au moins. Si
Puivert se fût montré un peu plus énergique, il eût pu
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176 VENGEANCE FATALE
me remplacer, mais il a une triste apparence ce soir.
Te voilà devenu bien taciturne, mon vieil ami, tu n'as
pas dit un mot de la soirée.
— Je parlerai quand nous serons de retour à
Montréal, sains et saufs.
— Taisez-vous, fit Edmond.
— Qu'y a-t-il ?
. — J'entends une voiture qui vient au grand trot.
— Bah ! toutes les voitures sur cette voie ne sont
pas censées contenir nos jouteurs.
— Celle-ci les contient, monsieur Darcy, cria une
voix de la voiture et que tous reconnurent pour celle
d'Ernest Lesieur.
— En avant ! cria Edmond, en avant !
Et lui, Darcy et le fermier se précipitèrent sur le
cheval.
Mais an même instant, Louis, Ernest et Victor se
précipitèrent hors de leur voiture que leurs trois enne-
mis ne purent renverser selon leur intention, et déjà
couraient sus à leurs agresseurs, l'épée à la main.
Edmond reconnut le danger ; ils ne désirait plus
qu'une chose, c'était que leurs trois adversaires le sui-
vissent, lui et ses compagnons dans le précipice vis-
à-vis l'hôtel du père Pitou. Il feignit de fuir et se
plaça de manière à pouvoir se défendre bravement, et
il fut bientôt rejoint par Darcy et Puivert.
— Sus à Marceau, vociféra Victor, en poursuivant
avec Ernest et Louis, leurs trois antagonistes dans leur
refuge.
— Nous avons été trahis, s'écria Edmond, qui ne
pouvait comprendre la présence de Victor au nombre
de ses adversaires. Tu nous as épiés, traître.
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VENGEANCE FATALE
177
• — Rappelle-toi la nuit où vous avez tramé la mort
de M. Hervart et la mienne, et votre complot, pendant
lequel, comme un imbécile tu as laissé ta trappe tout le
temps ouverte.
Edmond, furieux, regretta la trop grande com-
plaisance qu'il avait montrée alors à Tégard du fermier
de Ste.-Anne.
Cependant la lutte était engagée entre les six
adversaires, mais Louis et ses amis qui ne connais-
saient pas le terrain, durent reculer d'abord et furent
presque au moment de faiblir ; mais leur désavantage
ne dura pas longtemps, dès que ce côté de la route
leur fut plus familier. Edmond connaissait la valeur
de Victor comme jouteur ; il crut devoir le pousser à
l'attaque sur Puivert, pendant qu'il se mesurerait avec
Louis. Ainsi dans ce terrible duel, chaque combattant
avait à lutter contre un adversaire particulier.
Pendant qu'Edmond s'escrimait avec Louis, Ernest
chargeait Darcy et le fermier s'eflTorçait de frapper
Victor de son lourd gourdin.
Après quelques instants d'une lutte indécise, Victor
fit une feinte, mais elle fut habilement parée par
Puivert qui, sans suivre les règles de l'art qu'il n'avait
jamais apprises, brisa en deux avec son bâton l'^pée de
Victor. Celui-ci était dans une position désespérée, car
avant de pouvoir se servir de son pistolet, il eût eu la
tête fracassée par le bâton de son antagoniste. Ernest
qui combattait à côté de Victor, déserta son poste et
fut assez heureux pour traverser d'outre en outre le
malheureux Puivert. Mais en rendant ce service à
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178 VENGEANCE FATALE
Victor, il avait perdu du terrain et Darcy allait en
profiter.
Louis vit le danger qui menaçait son meilleur ami.
II abandonna Edmond, et poussant un grand cri, il
courut sur Darcy et put détourner le coup d'épée que
celui-ci destinait à Ernest. Ils continuèrent la lutte
ensemble ; cependant Edmond, resté sans adversaire
avait pointé son pistolet sur Victor, qui tomba roide
mort, et il se ruait déjà sur Louis pour venir en aide à
Darcy, lorsqu'il dut faire face à une attaque d'Ernest
qui, délivré de son premier rival, allait porter à son
ami le même secours que celui-ci lui avait rendu.
La position des combattants, après ces divers mou-
vements, n'était donc plus la même.
En efibt, Ernest avait pour adversaire Edmond,
l'ancien prétendant à la main de Mathilde, tandis que
Louis semblait avoir été réuni à son mortel ennemi
par la Providence, qui allait décider dans ce tournoi.
Le combat devait être et fut terrible.
Comme si le ciel n'eut attendu, pour ouvrir ses
cataractes, que le moment où la terre fût rougie de
sang humain, le tonnerre qui, jusque-là, avait grondé
sourdement, éclata en faisant entendre un fracas épou-
vantable et une pluie torrentielle commença à tomber.
Le combat continuait des deux côtés avec un achar-
nement qui ne laissait aux rivaux ni trêve ni repos.
Ils se portaient bien réciproquement quelques égrati-
gnures, mais nulle blessures sérieuses. On n'entendait
à peine le choc des armes, grâce aux bruit de la foudre
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VENGEANCE FATALE 179
et aux éclairs qui illuminaient parfois ce sinistre
champ de bataille.
Enfin Edmond, dominé par l'impatience et la lon-
gueur d'une lutte qui Taccablait d'une fatigue excessive,
déploya contre son adversaire une ardeur qu'il n'ap-
portait jamais dans un combat singulier. Mais cette
fureur même, en conseillant plus de calme à Ernest
fut la cause de sa défaite. Au moment où il se croyait
sûr d'une victoire tardive, il glissa sur ce terrain rendu
humide par la pluie et. dès lors, Ernest put lui arracher
une vie plus criminelle qu'inutile.
Les seuls combattants demeurés sur ce champ de
carnage étaient Louis et le comte de Lagusse. Ernest
voulait achever ce dernier tout de suite en lui perçant
les reins de son épée encore toute trempée du sang
d'Edmond, mais Louis lui ordonna de ne pas intervenir
dans une querelle qu'il considérait, avec raison, toute
personnelle.
Au reste l'issue ne devait pas se faire attendre long-
temps. La jeunesse de Louis lui était d'un grand
secours. Aussi était-il toujours ferme, tandis que
Darcy, qui n'avait plus la même vigueur que Raoul de
Lagusse, faiblissait constamment. La lassitude finit
par le gagner tout à fait et à une dernière attaque de
Louis, il ne put résister à ce dernier qui poussa rapi-
dement son épée jusqu'au cœur du meurtrier.
— Amen ! fit Ernest soulagé. Evidemment, Dieu
ne voulait pas que ce misérable mourut d'une autre
main que la tienne, et le mal qu'il t'a fait souffrir»
réclamait une vengeance solennelle.
Des six combattants qui avaient pris part à
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180 VENGEANCE FATALE
cette lutte sanglante, les coupables seuls avaient été
punis. Raoul de Lagusse avait reçu le châtiment de
tous ses forfaits, et son complice Puivert n'avait pas
été épargné davantage. Edmond et Victor avaient été
punis du vol des bijoux et de leur trahison réciproque.
Le doigt de Dieu était visible.
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Conclusion.
Aussitôt après Tissue de ce combat meurtrier, les
deux amis continuèrent leur route vers la ville,
en imposant à leur cheval une course presque vaga-
bonde.
Dès leur arrivée, Ernest se rendit chez Mathilde
pour l'instruire de son malheur, Louis était allé à son
domicile où il croyait rencontrer Hortense. Ne l'y
trouvant pas, il prit, en toute hâte, le chemin de la rue
St- Alexandre et il arriva à l'hôtel Darcy au moment
où Ernest terminait à Mathilde le récit du drame
sanglant, qui avait eu lieu dans le cours de cette journée
néfaste.
Tout en pleurant sur la mort tragique de son père,
Mathilde ne pouvait méconnaître le doigt de Dieu
dans cette triste épreuve.
— Mon Dieu ! s'écria-t-elle ! que dois-je donc atten-
dre dans l'avenir ? Je reste sans défenseur et aban-
donnée de tous mes amis.
— Vous êtes injuste, jamais vous n'avez eu ni vous
aurez un ami plus dévoué que moi.
La jeune fille fit voir au jeune homme un œil de
reconnaissance dont celui-ci fut presque ébloui.
— Comment faire pour empêcher le déshonneur
désormais attaché à mon nom ?
— A ce point de vue votre position est meillepre
que la nôtre, jamais aucun méfait n'a souillé le nom de
Darcy. Personne, à part Louis et moi, ne sait que
Darcy et Raoul de Lagusse ne formaient qu'une même
individualité, et vous n'avez rien à craindre de nous,
sous ce rapport. Louis et moi, nous n'attaquerions la
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182 VENGEANCE FAiALE
mémoire de votre père, que si nous avions à défendre
notre vie dans un procès criminel, au cas où les soup-
çons se porteraient sur nous.^ Quoique la chose puisse
vous paraître extraordinaire, ces soupçons seront pro-
bablement écartés, vu que le combat dont nous parlions
a eu lieu dans la plus profonde solitude, et que
nous n'avons été aperçus par personne dans la
société de votre père et de ses amis. Le seul danger
qui nous menace vient d'un nommé Victor Dupuis,
qui a été vu avec nous, qui combattait à nos côtés,
qui a été tué et dont le cadavre sera retrouvé
avec ceux de nos adversaires. Toutefois, comme
notre séjour ici ne pourrait nous accorder une vie
sereine et tranquille, je compte, d'ici à deux ou
trois mois, abandonner avec Louis ce pays pour faire
un voyage en Europe, d'où probablement nous ne
reviendrons jamais. J'ose aujourd'hui vous proposer
une alliance pour cette époque et. . . .
— Moi, partir avec les assassins de mon père !
— Vous vous trompez. Louis a, non pas assassiné.mais
tué votre père dans un duel bien en règle, il n'y a que
lui qui ait trempé son épée dans le sang de M. Darcy.
Bien ne saurait donc empêcher notre union si vous
m'aimez.
— O Ernest !
Le bonheur est toujours égoïste ; Ernest n'avait
pas songé aux mêmes difficultés que Louis devait ren-
contrer auprès d'Hortense. On sait que les deux jeunes
gens ignoraient que Darcy n'était pas le père de la
fiancée de l'étudiant en droit.
C'est vers ce moment que ce dernier entra dans la
maison qui avait appartenu au père de Mathilde
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VENGEANCE FATALE 183
Celle-ci lui dit de se i-endre à la chapelle de la Provi-
dence, od il retrouverait Hortense. La mort de Darcy
avait rendu inutile l'évasion des deux amoureux. Aussi
Louis la ramena-t-il à son ancienne habitation de la
rue St- Alexandre.
On conçoit les rumeurs de toutes sortes qui s'accré-
ditèrent après le drame de Lachine. Dans l'enquête
qui eut lieu sur les cadavres, Mathilde et Hortense
ne connaissaient rien personnellement et ne furent pas
interrogées.
Elles ne demeurèrent que peu de temps dans leur
somptueuse demeure et en sortirent pour n'y plus ren-
trer.
Louis venait d'être admis à la pratique de sa profes-
sion ; il avait naturellement été instruit de la paternité
d'Hortense, et rien ne s'objectait dès lors à l'union des
deux fiancés. Le mariage d'Ernest avec Mathilde, et
celui du nouvel avocat avec Hortense eurent lieu le
même jour, avec une simplicité commandée par le
deuil des deux jeunes filles.
Louis avait souvent parlé du désir d'un voyage en
Europe qu'il entendait faire avant de commencer à
pratiquer ; l'occasion ne pouvait mieux se présenter à
lui de s'éloigner des rives du Canada, qui lui rappe-
laient des douleurs si récentes. Il résolut de mettre à
exécution son ancien projet, dans lequel il fut secondé
par Ernest, qui le suivit, accompagné de sa mère et de
sa jeune épouse.
Malgré la générosité avec laquelle Louis avait vou-
lu couvrir les incidents de la vie de Darcy, la vérité
finit par se faire jour, grâce à l'indiscrétion de la mère
de Victor, à qui ce dernier avait raconté continuelle-
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184 VENGEANCE FATALE
ment toutes ses relations avec nos deux héros. Pru-
dente, avant leur départ, elle ne manqua plus de
dévoiler plus tard tout ce qu'elle savait de cette lugubre
histoire, et c'est ainsi que l'on apprît que Darcy n'était
autre que le célèbre comte de Lagusse, et qu'en l'exter-
minant, Louis n'avait fait que venger l'assassinat de
sa mère, commis depuis vingt ans.
Après leur arrivée en Europe nos voyageurs cana-
diens se fixèrent à Paris. Louis devait passer de
nouveaux examens pour avoir la faculté de pratiquer
sa profession en France. L'ardeur qu'il avait toujours
déployée à l'étude ne l'abandonna pas dans ce
dernier travail et, avec Tâge, il est devenu un avocat
brillant au barreau de Paris.
Ernest avait d'abord continué sa vie indo-
lente d'autrefois, mais bientôt il se lassa de cette
inactivité après la terminaison de certaines
affaires — entre autres la vente du manoir de N.,
— qui le rattachaient à son ancienne patrie, et i]
s'enrôla dans l'armée française. Bientôt la campagne
de 1859 pour la libération de l'Italie allait lui fournir
l'occasion de se distinguer particulièrement. Depuis
il a combattu dans toutes les guerres du second
empire et en 1871, après le second siège de Paris, il
obtenait le grade de colonel.
Nous dirons, en terminant, que la haute position
sociale à laquelle sont parvenus les deux principaux
héros de cette histoire est d'un grand prix aux voya-
geurs de notre pays dans la grande cité cosmopolitaine,
d'où ils reviennent rarement sans mentionner les
services précieux qu'ils doivent à l'hospitalité et aux
qualités généreuses de ces compatriotes distingués.
Fin
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ERRATA ET CHANGEMENTS
P. 13, 1. 15, le mot Non précédant maman doit être écrit avec
une minusctde,
P. 16, 1. 9, au lieu de six heures , . . quand lisez six heures
quand.
P. 20, 1. 22, le paragraphe commençant par ces mots : Nos
lecteurs, etc., doit être remplacée en entier par le suivant :
Nos lecteurs, ne connaissant encore que très-imparfai-
tement Raoul de Lagusse, nous sauront probablement
gré des quelques détails que nous allons donner de sa
personne.
P. 28, 1. 20, au lieu de Nelson lisez Wolfred Nelson.
P. 35, au titre du ch. II, au lieu de Castor et Polleux lisez
Oreste et Pylade.
P. 66, 1. 11, au lieu de Janvier lisez janvier.
P. 66, 1. 12, au lieu de Février lisez février.
P. 101, 1. 21, au lieu' de laissant à entendre lisez laissant
entendre.
P. 3. 1. 5, au liêu de attendant lisez entendant.
P. 166, 1. 1, au lieu de Darcy et ses amis était lisez étaient.
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TjPlBLE ides l>d:jPLTIH.IïHlS
Préface
PREMIERE PARTIE
I—Pierre et Mathilde 7
II— A Montréal ....... 13
III — Raoul de Lagusse . . , IB
IV— Le Feu de St-Denis 24
DEUXIÈME PARTIE
I — La Grâce de Dieu
II — Oreste et Pylade ....
III— Chez M. Darcy
IV— Voyage à N
V — Les deux baguevS
VI— M. Puivert
VII — Les mésaventures de Louis
VIII— Deux mauvais sujets
IX — Le voleur volé
X — Suite du précédent
XI— La nuit du 29 décembre 1838
TROISIÈME PARTIE
32
35
40
47
57
63
68
77
89
96
103
I — Les angoisses de Louis .113
II — L'incendie de la rue Craig . 1X8
III — Les Nouveaux Alliés 125
IV — Les Nouveaux Alliés (suite) 136
V— Scène de famille . ^^ .142
VI — Dernier refuge .r^.X 153
VII — Préparatifs pour la-'tg^^^^J- .156
VIII — La lutte suprême
Conclusion
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