VOYAGE
AU POLE SUD
ET DANS L’OCÉANIE
SUR LES CORVETTES
L’ASTROLABE ET LA ZÉLÉE,
EXÉCUTÉ PAR ORDRE DU ROI
PENDANT LES ANNÉES 1837-1838-1839-1840,
SOUS LE COMMANDEMENT
DIE M. J. DUMONT D URVIILE,
Capitaine de vaisseau,
PUBLIÉ PAR ORDONNANCE DE~'SA MAJESTÉ
sous la direction supérieure
DE M. JACQU1NOT, CAPITAINE DE VAISSEAU, COMMANDANT DE LA ZÉLÉE.
HISTOIRE DU VOYAGE,
PAR M. DUMONT d’uRVILLE.
TOME QUATRIEME.
PARIS ,
GIDE, ÉDITEUR,
RUE DES PETITS— AUGUSTINS, 5, PRÈS LE QUAI MALAQUAIS.
1842
VOYAGE
AU POLE SUD
ET DANS L’OCÉANIE.
IV.
A. PllIAN UE LA FOREST, IMPRIMEUR DE LA COUR DE CASSATION,
rue des Noyers, 37.
VOYAGE
AU POLE SUD
ET DANS L'OCÉANIE
Sim LES CORVETTES
L’ASTROLABE ET LA ZÉLÉE,
EXÉCUTÉ PAR ORDRE DU ROI
PENDANT LES ANNEES 1837-1838-1839-1840,
SOUS LE COMMANDEMENT
BE RS. J. DUMONT D UEVILLE,
Capitaine de vaisseau,
PUBLIÉ PAR ORDONNANCE DE SA MAJESTÉ
sous la direction supérieure
1>K M. JACQUINOT, CAPITAINE DE VAISSEAU, COMMANDANT DE LA ZÉLÉE.
HISTOIRE DU VOYAGE,
- PAR M. DUMONT ü’urVILLE.
TOME QUATRIÈME.
PARIS,
GIDE, ÉDITEUR,
RUE DES r ETITS— AU GU STI NS, 5, PRÈS LE QUAI MALAQUAIS.
1842.
AVIS DE L’ÉDITEUR.
Nous avons déjà annoncé que la mort de
M. le contre-amiral Dumont-d’Urville n’appor-
terait aucun retard à la publication du Voyage
au pôle sud et dans /’ Océanie.
%
P ar une première décision ministérielle , en
date du 25 mai dernier, M. Vincendon-Dumou-
lin, ingénieur-hydrographe de l’expédition, a
été chargé de continuer les parties que s’était
réservées feu M. Dumont-d’Urville.
A cette époque, M. le capitaine de vaisseau
Jacquinot, avait été appelé au commandement
du vaisseau le Généreux. Cette haute mission
confiée au commandant de la Zélée devait nous
faire craindre qu’il ne pût point coopérer à la
publication d’un voyage auquel il avait pris une
part si active et si glorieuse; mais, par une or-
donnance nouvelle , en date du 12 août der-
— II —
nier, S. E. M. le ministre de la marine a bien
voulu confier à M. le commandant Jacquinot la
direction supérieure de l’ensemble des travaux.
Nous sommes heureux de pouvoir annoncer au-
jourd’hui que cet officier supérieur qui trois fois
fut le compagnon de M. Dumont-d’Urville
dans ses voyages autour du globe, a bien voulu
accorder son haut patronage k la publication de
cette dernière œuvre de l’infortuné amiral»
AVERTISSEMENT.
La mort vient de frapper du meme coup
M. le contre -amiral Dumont dTJrville , sa
femme et son fils.
L’événement malheureux du 8 mai à jeté
trop de deuil sur la France entière, pour qu’il
soit utile de rappeler ici les tristes circonstances
de ce drame affreux.
Par lettre officielle du 25 mai dernier, S. E.
M. le ministre de la Marine a bien voulu me
confier le soin de continuer la publication de la
partie historique que s’ètait réservée le com-
mandant des corvettes V Astrolabe et la Zélée.
En acceptant cette tâche aussi difficile que
laborieuse, j éprouvé le besoin de rassurer les
lecteurs dont 1 interet s’est manifesté d’une ma-
niéré non équivoque, pour la publication déjà
2 AVERTISSEMENT.
avancée du Voyage au Foie Sud et dans
V Océanie.
On a retrouvé dans les papiers de M. d’Ur-
ville les journaux qu’il avait rédigés avec
soin pendant le cours de sa longue cam-
pagne. Tous ces journaux, ainsi que ceux de
MM. les officiers qui partagèrent sa dernière
expédition, ont été remis entre mes mains par
les soins de M. le ministre de la Marine.
Bien que le mode adopté par M. le contre-
amiral Dumont d’Ur ville pour la publication de
son ouvrage ait donné lieu à plus d’une critique,
en acceptant cet héritage, je me suis imposé la
condition de ne rien y changer. Du reste, ce
n’est point sans de mûres réflexions que cet offi-
cier-général avait arrêté le plan de son ouvrage,
et certes , je n’ai point la prétention de me
croire meilleur juge en pareille matière, qu’un
homme qui, à si justes titres, a obtenu une ré-
putation aussi belle et comme marin et comme
savant.
La suite de l’historique du Voyage au pôle
Sud sera donc la continuation du journal de
M. Dumont d’Urville, débarrassée de tout ce
qui, par sa spécialité, doit être reproduit aiL
3
AVERTISSEMENT,
leurs. Je chercherai surtout à continuer ce
style simple et modeste qu’il avait adopte
dans les volumes qu’il a déjà publies, et où le
lecteur semble pour ainsi dire assister à la con-
versation du voyageur. Ce 11e sera qu’avec la
plus grande réserve que je puiserai dans mon
journal particulier que j’ai tenu avec soin pen-
dant tout le cours de la campagne , et ce ne sera
que pour y rechercher des détails pour lesquels
M. d’Urville aurait compté sur ses souvenirs.
Je continuerai aussi à donner des extraits des
journaux de MM. les officiers, seulement je tâ-
cherai de réunir dans une même note tout ce
qui, étant tiré du journal d’un même officier,
aurait trait a un même peuple ou à un même
fait, et j’y renverrai le lecteur à la fin de
chaque chapitre. Par là j’espère que chaque
note aura l’avantage de former une narration
plus complète et aussi d’un intérêt mieux senti.
J’éviterai en outre, autant qu’il sera possi-
ble, tout extrait qui ne présenterait pas des vues
nouvelles ou des renseignements utiles.
Si je n’ai point cru devoir refuser le mandat
qui 111’a été confié, et que je n’ai point sollicité,
c’est que j’ai compris que M. le ministre de la
4
AVERTISSEMENT.
Marine avait recherche en moi mon zèle et
mon dévouement pour mon ancien com-
mandant, bien pins que les qualités et les
talents qui caractérisent l’écrivain. A ce titre je
m’enorgueillis de cette marque cl’estime, avec
d’autant plus de raison , que par la nature de
mes travaux et des études toutes spéciales aux-
quelles je me suis livré, je n’avais aucun droit
pour aspirer sans présomption à une pareille
faveur.
Je déclare donc ici assumer sur moi seul la
responsabilité de tout ce qui pourrait choquer
le lecteur, et je le prie de rapporter à M. Du-
mont d’Urville toutes les remarques utiles qui
se rencontrent dans ses journaux , dont cette
relation sera la fidèle reproduction.
Ç. A. V.-DUMOULIN.
Paris, le 3 juin 1842.
CHAPITRE XXV.
Séjour à Nouka-Hiva.
À peine l’ancre est-elle tombée , que nous sommes ^Aoûl
entourés par une foule de pirogues. Les naturels qui
les montent sont avides de nous rendre visite,
mais leur attitude méfiante indique qu’un peu de
frayeur se mêle à leur curiosité. Du reste très-peu
se montrent armés; leurs pirogues ne contiennent
que des provisions en petite quantité. En s’appro-
chant de nous , ils témoignent peu d’empresse-
ment à monter abord; ils semblent même attendre,
avant de s’y aventurer, que nous ayons fait preuve
d’intentions pacifiques.
Tout à coup, l’attention générale est détournée
vers un point tout nouveau : non loin de nous,
un bruit confus de voix glapissantes s’élève du sein
de la mer, et se rapproche sans cesse. D’abord je
n’aperçois qu’une foule de têtes noires au-dessus
des eaux ; mais bientôt je ne puis douter que
J338.
Août.
PI. XLI.
fi VOYAGE
ce ne soit l’essaim complet des jeunes beautés de File,
qui, fidèles à leurs anciennes coutumes, viennent
prendre nos navires à l’abordage. Pour éviter un
premier moment de désordre , qui ne pouvait
manquer de suivre une invasion si extraordinaire,
je donne l’ordre de hisser les filets d’abordage.
Moins réservées que les hommes , les femmes accos-
tent les corvettes, et s’accrochent à tout ce qui peut
faciliter l’escalade. En un moment elles arrivent
sur les bastingages , mais là elles trouvent les filets
solidement tendus, qui leur opposent un obstacle
qu’elles n’osent point franchir. Toutefois, elles au-
raient certainement essayé de le surmonter, si on ne
leur eut fait signe qu elles devaient rester tranquilles.
Pour consoler ces pauvres créatures, je leur fais dire
qu’à la nuit je les, laisserai pénétrer dans le navire,
et dès ce moment elles restent paisiblement debout,
causant entre elles, et formant tout autour des cor-
vettes une ceinture vivante d’un effet aussi bizarre
que non veau.
La plupart de ces filles ont de douze à dix-huit
ans, mais quelques-unes sont beaucoup plus jeunes
et n’annoncent guère plus de huit à dix ans. Toutes
sont à l’état de nature; elles n’ont d’autre vêtement
que le ceinturon étroit qui leur entoure les reins.
Elles sont généralement plus blanches que dans les
autres archipels de l’Océanie. Avec des mains et des
pieds bien tournés, une gorge bien placée, des yeux
vifs et expressifs, plusieurs ont encore des minois
assez agréables , et quelques - unes même peuvent
DANS L’OCEANIE. 7
passer pour gentilles. Toutefois, je ne trouve point là
ces beautés remarquables et ces nymphes délicieuses
dont plusieurs navigateurs et surtout Porter et Paul-
ding font des descriptions si pompeuses.
On dira, il est vrai , que je ne puis être pour elles
qu’un juge bien sévère, avec mes idées taciturnes et
ma santé peu florissante; mais il en est autrement pour
ces jeunes officiers et ces ardents marins, pour qui la
relâche de Manga-Reva n’a fait qu’ajouter aux priva-
tions de deux mois de traversée. Aussi la vue de ces
beautés toutes nues, qui sont là étalant leurs charmes
sous toutes les formes et semblant les provoquer du
geste et du regard, leur cause de bien fréquentes dis-
tractions. Toutefois, je dois dire à leur louange qu’ils
•sont patients et raisonnables. Les travaux s’exécutent
paisiblement, et l’heure désirée est attendue, sinon
avec patience , du moins sans murmures et sans
aucune infraction à la discipline.
Ce soir, à 6 heures, le coup de canon de retraite sera
tiré par Y Astrolabe, et aussitôt les filets d’abordage s’a-
baisseront. Sans doute je dois m’attendre à quelques
reproches de la part des esprits sévères, qui ne vou-
draient voir là qu’un acte de faiblesse ou de condes-
cendance coupable de ma part; mais c’est après de
mûres réflexions que je crois qu’une liberté entière
est encore le moyen le plus sûr de prévenir les désor-
dres. Si j’avais cherché à isoler mes matelots à bord,
ils eussent constamment été entraînés vers la terre où
les conviaient les plaisirs, je les aurais volontairement
exposés aux infractions les plus graves à la discipline
1838.
Août.
18îi8.
Août.
B VOYAGE
du bord, sans rien sauver de leur moralité. En outre,
des désirs facilement satisfaits sont bientôt éteints.
Enfin, je sais que la présence des filles à bord des
navires est une sorte de garantie contre les intentions
hostiles des naturels , s’il leur prend envie d’en
concevoir.
En général les hommes sont mieux que les femmes,
ils s accordent parfaitement avec les descriptions qui
ont été faites, et me rappellent bien les portraits des
chefs que M. Krusenstern a donnés dans son ouvrage.
Plusieurs d’entre eux annoncent la vigueur, la force
et même l’intelligence. 11 est certain qu’ils doivent
occuper un degré élevé dans l’échelle des nations
polynésiennes , et je crois qu’avec de l’éducation et
de bons exemples, on pourrait en faire une peu-
plade intéressante. Malheureusement, par suite de
leur contact avec les Européens, ils n’ont fait jus-
qu’ici que perdre le peu de qualités qu’ils avaient,
et n’ont acquis que les vices de leurs hôtes. A la suite
de la civilisation, les maladies ont rapidement étendu
leurs ravages au milieu de cette population, et sou-
vent ces malheureux, couverts de plaies hideuses,
ignorant les moyens de se traiter, voient arriver la
mort dans les souffrances affreuses dont ils ont puisé
le germe dans les plaisirs des sens. Je dois dire cepen-
dant que la majeure partie des maladies de ce peuple
est attribuée à d’autres causes.
Parmi les hommes à qui j’ai interdit sans exception
les accès du navire, il s’en présente un , nommé
Opou-Vahiné, qui me frappe par la régularité de ses
DANS L’OCEANIE.
9
formes, la beauté de ses traits, et son intelligence.
Pour lui je lève la consigne et je l’admets à bord.
Il paraît très-sensible à cette faveur, et se comporte
très-décemment. Cependant il n’appartient qu’à la
classe moyenne de la société; du reste, aucun chef de
quelque importance ne s’est présenté à bord , lors
de notre arrivée. C’est ce que me dit Hutchin-
son , dont j’obtiens encore les renseignements sui-
vants :
On n’avait point vu à Nouka-Hiva la frégate la
Venus ni entendu parler des missionnaires qu’elle
devait apporter. Le dernier bâtiment de guerre qui
y avait passé était la corvette le Vincennes, qui y avait
montré le pavillon des Etats-Unis trois ans aupara-
vant. En ce cas ce navire aurait paru deux fois dans
l’archipel Nouka-Hiva, car c’est encore le Vincennes
qui, en 1829, y apporta le missionnaire Stewart. Le
véritable chef de cette vallée aurait dû être Mouana
dont Stewart a fait mention. Mais les naturels n’ayant
point voulu écouter un missionnaire anglais qui
s’était établi dans cette baie sous la protection du
chef, Mouajia avait pris le parti de quitter l’île avec
le missionnaire. En partant il avait menacé ses sujets
de venir avec un bâtiment de guerre meneive ( man-
of-war ) pour les tuer ou les faire chrétiens. Mouana
était parti depuis deux ou trois ans. On le croyait
pour le moment à Tditi ou à Rotouma. Les dignes
Nouka-Hiviens , qui ne goûtaient pas du tout l’alter-
native dans laquelle les avait laissés leur roi lors de
son départ, avaient grand peur de son retour. Aussi
1838.
Août.
ÎO VOYAGE
la présence de nos navires, qu’ils soupçonnaient de
ramener Mouana , leur causa d’abord une grande
inquiétude, et il faut reconnaître que leurs craintes
avaient quelques fondements après les menaces de
leur auguste souverain. C’est Là l’explication des
questions répétées que m’adressaient à chaque instant
les hommes et même les femmes en me disant
d’un air inquiet Mouana? Mouana? que je con-
fondis d’abord avec menewe? meneice? ( vaisseau
de ligne ). Je croyais comprendre qu’ils voulaient
m exprimer leur inquiétude et leur surprise à la
vue de deux navires de guerre dans leurs îles, mais
bientôt je compris qu’ils voulaient savoir si leur
roi se trouvait sur nos navires, et s’ils étaient
ménacés par son retour dans leur indépendance
chérie. Aussi je m’empressai de les rassurer, et
ils en avaient réellement besoin, car nos premières
réponses, toujours affirmatives lorsqu’ils me criaient
Mouana, les avaient de plus en plus confirmés dans
leurs craintes.
Depuis l’absence du chef suprême, la vallée recon-
naît trois chefs principaux, nommés Nia-Hidou ,
Vavai-Noui et Pakoko , mais leur supériorité était
plutôt morale et religieuse, que positive et absolue;
leur autorité parait se réduire aux seuls privilèges
d’imposer le tabou, et de présider certaines cérémo-
nies qui ont déjà beaucoup perdu de leur importance
aux yeux de ces sauvages.
Hutchinson se loue beaucoup de la conduite des
naturels à son égard, et à celui de tous les Européens ’
DANS L’OCEANIE.
J1
établis parmi eux. Il croit que nous n’avons à redou-
ter de leur part aucune insulte, aucun acte de
violence. Mais en même temps il nous engage à nous
défier constamment de leur avidité et de redouter
leurs larcins; car ils ont conservé pour le vol un goût
tout particulier.
Les cochons sont dans ce moment tabous dans la
vallée de Nouka-IIiva , c’est dire qu’il ne nous sera
pas possible d’en acheter; mais pour de la poudre et
des fusils, nous pouvons nous en procurer dans les
vallées voisines des Tai-Piis de Tai-Hoa ou de
Ata-Touka. Les Tai-Piis sont constamment en guerre
avec les naturels de notre baie. Du reste , toutes ces
tribus sont peu redoutables par le nombre de leurs
combattants ; la vallée de NoukarHiva ne compte
guère plus de mille hahitants; leurs voisins, les
Ilapas , sont encore moins nombreux , et le chiffre
des Tai-Piis 11e s’élève pas au-delà de deux mille.
Les habitants du sud de File auraient, dit-on, renoncé
au cannibalisme, tandis que ceux de la bande nord
auraient conservé ces horribles festins. Hutchinson
11e connaît pas grand’chose de la religion de ces sau-
vages , du reste elle est presque abandonnée. Les
objets les plus directs de leur culte sont les reliques
de leurs chefs ou de leurs prêtres. Lorsque ces der-
niers sont parvenus à un âge avancé, il arrive souvent
que même de leur vivant on leur donne les titres et
les pouvoirs des dieux (atouas). Le nom du chef le
plus vénéré était celui d ' Akaii.
Le capitaine du navire américain le Boscof vient
12
1838.
Août
VOYAGE
me rendre sa visite. Il fait la pêche du cachalot, mais
sur 2,600 barils que comporte le chargement de son
navire, il n’a pu encore en recueillir que 400, et il y
a vingt-deux mois qu’il tient la mer. Aussi se plaint-
il amèrement de son métier , qu’il regarde comme
fort peu avantageux, quoique très-pénible. Le Roscof
vient de Taïti, où il n’a fait que passer; les vivres, dit
le capitaine, y sont à des prix si exorbitants, qu’il est
presque impossible aux baleiniers de s’en procurer.
M. et Mme Moerenhout avaient été assaillis durant
la nuit par deux brigands, dont le but était de les
assassiner. On conservait l’espoir de voir M. Moe-
renhout se rétablir, mais sa femme était dans un état
désespéré. M. Pritchard venait ùe recevoir le titre de
consul de l’Angleterre ; je m’étonne que le cabinet de
St-James ait pu oublier à ce point tout sentiment
d’humanité et de dignité nationale.
Le capitaine du Roscof avait aussi passé à l’île
Charles , dans les Galapagos. Villamil avait quitté
sa colonie naissante de buveurs d’eau ; son successeur
Sanchez avait été fusillé par ses administrés, et le
gouvernement de Colombie s’était emparé de l’éta-
blissement.
Empressé de reconnaître les lieux, immédiatement
après mon dîner, je descends avec M. Roquemaurel
pour faire un tour de promenade. Hutchinson est
notre guide. Je vois d’abord avec satisfaction que l’eau
pourra se faire facilement devant les corvettes, en
ayant toutefois le soin de descendre les pièces vides
sur la grève, puis de les rouler pour les embarquer
DANS L’OCEANIE.
13
sur les chaloupes lorsqu’elles seront pleines; la mer 1838.
semble briser avec force à la plage, et les embarca-
tions ne doivent jamais y rester échouées.
Nous traversons ensuite le village. Il se compose
de cases éparses, établies sans ordre au fond de la
vallée, et ombragées par des bouquets d’arbres de
toutes espèces. Quelquefois les naturels les plus pré-
voyants entourent leurs demeures de petits vergers
où ils cultivent des patates douces, du taro, et même
quelques pommes de terre. Ces sauvages évidemment
habitués à voir fréquemment des visages européens,
témoignent peu de curiosité à notre aspect. Ils che-
minent tranquillement près des officiers qui sont des-
cendus à terre, et cherchent par des échanges à en
obtenir quelques bagatelles. Du reste, ils entendent
parfaitement le commmerce à leur profit. Nous remar-
quons quelques cochons près des habitations, mais
fort peu de poules.
Yers le centre du village, et sur le bord d’un ruis-
seau peu abondant, nous admirons un immense
figuier (houa) dont les cimes touffues couvrent un pi. xliii,
espace immense. Aux environs j’observe de larges
et hautes murailles construites en pierres sèches, et
qui sans but aujourd’hui, ont dû appartenir jadis à de
splendides moraïs. Toutes les remarques que j’ai pu
faire pendant mon séjour à Nouka-Hiva , m’ont con-
duit à penser que cette tribu a été jadis bien plus
nombreuse et bien plus puissante quelle ne l’est au-
jourd’hui.
En revenant au bord de la mer, Hutchinson me
14 VOYAGE
montra la case qu’occupait le missionnaire. C’était
un des plus beaux édifices de la vallée qui. par sa po-
sition et ses dépendances , devait être jadis une de-
meure fort agréable. Les naturels, disait Hutchinson,
ne faisaient aucun cas du missionnaire; mais ils cher-
chaient surtout à lui enlever le peu d’objets européens
qu’il possédait. Ils employaient toute leur adresse pour
se munir de papiers et de livres , dont ils se servent
pour fabriquer des cartouches , et dont pour cela ils
sont fort avides. Ils ne connaissaient aucun obstacle
lorsqu’il s’agissait de saisir ces objets, ils enlevaient
les portes et détruisaient les murailles de bambous et
même celles de pierres , lorsqu’ils ne pouvaient pas
les franchir. Quelques naturels séduits par les charmes
de la femme du missionnaire, cherchèrent à s’en rap-
procheê, mais ce saint apôtre ne voulut point pousser
la charité jusqu’à l’oubli de ses droits comme époux,
et il finit par trouver par trop indiscrets ces bons
sauvages si indifférents de leur côté sur les actions de
leurs propres femmes et qui ne concevaient pas trop
les répugnances du mari.
Un peu plus loin, Hutchinson me montra la de-
meure de Nia-Hidou, son patron, et l’un des trois grands
personnages de la baie. Je me proposais d’aller lui
rendre ma visite, mais à notre approche ce valeureux
chef avait décampé, et malgré les cris de notre guide
américain qui l’appelait de toutes ses forces, il se mon-
trait peu empressé de paraître devant nous. Enfin
d un petit bois d 'Hibiscus, où il s’est réfugié, il se ha-
sarda à répondre à Hutchinson. Il fallut toute la rhé-
DANS L’OCEANIE. 15
torique de notre Américain pour déterminer ce mal-
heureux à nous attendre. Je le trouvai au milieu de
ses femmes et de ses enfants, tout tremblants à notre
approche. Pour apaiser leur frayeur , je leur fis
quelques cadeaux ; mais je fus bien vite convaincu
que le meilleur moyen était de m’éloigner ; c’est ce
que je fis.
Partageant les inquiétudes de ses compatriotes , le
pauvre Nia-Hidou s’était sans doute persuadé que
je venais rétablir Mouana sur le trône, et les mission-
naires dans l’île, et que pour premier acte d’autorité
je venais saisir sa personne pour la mettre en lieu de
sûreté. Nia-Hidou est un homme d’une quarantaine
d’années. Sa tournure est commune, sa taille peu
avantageuse et sa physionomie un peu niaise. Je
doute fort que cet homme ait jamais été un grand
guerrier, et il est heureux pour lui que sa naissance
l’ait placé dans une position élevée; car il est probable
qu’il ne se serait jamais beaucoup élevé par son mé-
rite personnel. Sa cabane, construite suivant la forme
adoptée dans ce pays, offrait cependant quelques com-
modités et un certain commencement de confortable
européen, quelle devait sans doute au goût d’Hutchin-
son, le conseiller de Nia-Hidou.
Enfin, je reviens le long du rivage, qui sauf quel-
ques plages de sable, est presque entièrement couvert
de gros galets, ce qui en rend l’accès peu facile pour
les embarcations. Quelques groupes de naturels, pres-
que entièrement composés d’hommes, s’occupent sur
la grève, les uns à prendre le frais, les autres à
1^38.
Août.
1838.
Août.
lfi VOYAGE
se baigner. Enfin quelques-uns sont paisiblement
groupés autour des embarcations qui attendent à la
plage.
En regagnant mon canot, je visitai une colline dénu-
dée et peu élevée qui forme une presqu’île, s’avançant
légèrement dans la mer, et offrant un petit abri
aux embarcations. Il y a là une assez jolie petite
plage de sable sur laquelle viennent accoster les ca-
nots; grâce à la presqu’île le ressac n’y est pas très-
fort, et les embarcations y trouvent un débarcadère
assez commode. Précisément au pied de la colline et
sur le bord de la grève se trouve l’habitation de Patini,
qui fut 25 ans auparavant la maîtresse de Porter, qui
en célébra la beauté tout en se plaignant de ses nom-
breuses infidélités. Fille du vieux roi Rata-Noui, elle
était parente du jeune roi Mouana, auquel elle paraît
encore aujourd’hui porter un vif intérêt. Cette femme
qui doit avoir au moins 40 ans, est encore bien con-
servée. Sa figure est agréable et ses manières ont
quelque chose de noble et de distingué, qui la dis-
tingue facilement de ses compagnes. Elle s’est consti-
tuée sur-le-champ l’amie des Français, et en effet
elle fait preuve pour nous de toute la bienveillance
possible.
Malheureusement elle ne paraît avoir aucune au-
torité sur ses sujets, bien que ces derniers lui accor-
dent le titre pompeux de reine ( quini , qui évidem-
ment vient du mot anglais queen ). Elle m’invita
à entrer dans sa case, pour me demander mes bons
offices en faveur de deux de ses parents qui, couverts
DANS L’OCEANIE. - 17
d’ulcères, offraient le plus hideux spectacle. Sans
doute Patini s était fait une haute idée de la méde-
cine européenne, et elle me croyait doué de toute la
science d’Esculape. Du reste, elle était si accoutumée
à cette vue dégoûtante, qu’elle paraissait à peine s’en
apercevoir. C’était une pensée bien douloureuse que
celle de songer qu’un homme souvent beau et bien
portant pouvait à chaque instant être attaqué par une
maladie aussi cruelle. Un aventurier espagnol, d’une
mauvaise mine, aguerri contre de pareilles craintes,
servait dans ce palais sauvage, et était à la fois l’amant
aimé et le serviteur de cette reine.
Près de cette maison, je distingue un moraï de chef.
La hauteur des signes hiéroglyphiques qui couvrent
les arbres environnants, le nombre des banderolles
coloriées qui flottent au gré des vents, indiquent la
destination de ce petit monument.
Je fais à Patini quelques petits cadeaux dont elle
parait satisfaite, puis je me rembarque, et je rentre à
bord vers six heures.
Le coup de canon de retraite venait de retentir dans
la rade, et l’accès des corvettes avait été permis aux
tendres' Nouka-Hiviennes. Aussi à mon arrivée je
trouve le pont du navire envahi par les jeunes filles
qui rient, chantent et folâtrent avec toute liberté.
Nos galants matelots empressés autour d’elles se
disputent leurs faciles faveurs. A chaque coin du na-
vire se présentent des scènes burlesques, des groupes
animés, dignes du pinceau de Callot, mais qu’il serait
difficile de décrire. Bientôt las d’un spectacle où
18
VOYAGE
tout mon rôle se réduit à celui d’observateur, je me
réfugie dans ma dunette, en faisant la défense aux
nymphes nouka-hi viennes d’en approcher à plus de dix
pas.
Enfin, la satiété , les fatigue^, et surtout la fraî-
cheur de la nuit apaisent par degré l’ardeur de nos
matelots. Vers minuit, les femmes réunies, forment
un cercle, ét exécutent une danse lascive, dont elles
attendent sans doute les plus beaux résultats de séduc-
tion, et ensuite tout rentre peu à peu dans le silence,
et le reste de la nuit s’écoule paisiblement.
Am point du jour, M. Roquemaurel me fait de-
mander ce qu’il faut faire des femmes; ma réponse est
de les renvoyer à terre, par la même voie qui les
avait conduites abord des corvertes. Et aussitôt M. Ro-
quemaurel, sans autre explication, met cet ordre à
exécution. La suite en est un bain matinal qui n’est
pas du tout du goût de nos belles ; un moment même il
y a de l’hésitation parmi elles, maisenfin deux ou trois,
prenant bravement leur parti, sautent à l’eau, et le
reste de la troupe ne tarde pas à les imiter. On m’assure
cependant que la décision n’a point été prise sans de
forts murmures parmi le troupeau féminin, et sans
avoir maudit le commandant du navire, si indifférent
pour tant de charmes. Je ris de bon cœur et m’ap-
plaudis de ce qui est arrivé, prévoyant dès-lors un
abandon complet, et espérant ne plus voir se renou-
veler l’orgie de la nuit dernière. Pour certaines rai-
sons particulières j’avais pu consentir pour une fois
aux scènes qui venaient de se passer, mais je n’étais
Dans L’OCEANIE. 19
nullement disposé à les voir se renouveler tous les
jours que je voulais encore passer à ce mouillage.
Pendant une bonne partie de la nuit, les eaux de
la baie ont été éclairées par une brillante illumination.
C’étaient les naturels qui pêchaient dans leurs piro-
gues au moyen de tisons enflammés. Ils prennent une
grande quantité de petits poissons qui vivent dans la
baie, réunis en troupes nombreuses. Du reste, tous
ces flambeaux qui jettent une puissante lumière,
produisent un spectacle très-animé, d’un effet bizarre
et tout nouveau pour nous.
Pendant le temps que nous devons passer au mouil-
lage, M. Marescotest chargé de lever le plan de la baie,
travail dont il s’occupe avec beaucoup de zèle et d’as-
siduité.
La chaloupe sera exclusivement occupée à faire
notre provision d’eau, et elle fera trois cargaisons
complètes dans la journée.
Hutchinson se charge de procurer à la mission son
chargement de bois à brûler, moyennant quelques
haches et herminettes, mais il faut que nos matelots
aillent le couper, car notre Américain manque d’ou-
tils pour cela.
Vers midi, je me rends à terre avec M. Jacquinot;
notre intention est de faire un tour de promenade
dans l’île, et dans" ce but nous nous dirigeons vers le
fond de la vallée. Nous y remarquons partout une vé-
gétation vigoureuse et variée. Nous y rencontrons en-
core quelques moraïs ruinés, indices certains que jadis
la population fut bien plus considérable. A une petite
20
VOYAGE
1838.
Août.
distance de la mer nous trouvons encore quelques
traces de cultures et d’habitations aujourd’hui non
occupées, qu’entourent de beaux bosquets de cocotiers
et, d’arbres à pin.
Au bord d’un petit champ de patates, je trouve un
individu de mauvaise mine , que j’aurais certai-
nement pris pour un sauvage dont il a la couleur, s’il
ne m’eût constamment répondu en anglais. Il -se dit
natif de Rhode-Island (États-Unis), et depuis quel-
ques années il s’est établi dans File. Sans doute , il y
est arrivé à la suite de quelque navire américain,
dont il n’a pas consulté le capitaine avant de l’aban-
donner.
II me réitère l’assurance que les naturels sont
incapables de faire du mal aux Européens, et cepen-
dant il ne se. font aucun scrupule de manger tous les
Tai-Piis qui tombent entre leurs mains. lime raconte
même que , lors de son arrivée , il y a deux ou trois
ans, les habitants de Nouka-Hiva n’hésitèrent pas à
assommer un Américain établi depuis huit à dix jours
parmi eux , parce qu’il avait volé les patates d’un chef
puissant. Sur le moment, les cannibales se contentè-
rent de manger l’œil droit de leur victime et il enter-
rèrent le corps ; mais deux jours après ils l’exhumè-
rent et le dévorèrent en entier. Un navire de guerre
américain qui passait quelques temps après l’événe-
ment, envoya des soldats armés pour s’emparer du
chef qui avait été Fauteur du coup, mais celui-ci put
s’enfuir dans les montagnes et par suite éviter toute
correction.
DANS L’OCEANIE.
21
Nous franchissons ensuite une colline tapissée par
une belle et riche pelouse qui pourrait fournir d’ex-
cellents pâturages pour des bestiaux, et nous ren-
trons dans la vallée où se trouve la plus grande
partie des habitations. Les cases y sont disposées d’une
manière assez pittoresque , presque toutes sont en-
tourées de petits vergers clos de murailles. Quoique
petites, les maisons sont assez solidement bâties, le
plus souvent elles sont élevées sur de petites terrasses,
qui les mettent à l’abri des ravages que pourraient
leur causer les torrents d’eau de pluie qui doivent
descendre de la montagne par les temps d’orage. La
porte est généralement très-basse, quelquefois de pe-
tits escaliers servent pour monter sur les terrasses,
souvent c’est une simple échelle assez mal construite,
ou même une pente rapide qui rendent encore l’accès
de ces plates-formes plus difficile. A l’intérieur on ne
remarque que quelques nattes en paille étendues
sur le sol ; deux poutres séparées par un espace de 1
mètre à l m 40 servent l’une d’oreiller, et l’autre d’ap-
pui pour les pieds ; cet ensemble forme le lit de toute
la famille, et compose tout le mobilier de la maison.
Enfin des corbeilles, des sacs, des vases en cocos, et
des nattes sont suspendus au plafond et le long des
murailles de la cabane.
Dans toutes les cases où nous jetons les yeux, nous
voyons les hommes étendus nonchalamment sur le sol,
et semblant ne connaître d’autres occupations que
celle de dormir ; les femmes sont chargées de tous les
soins et tracas du ménage. Quelques-uns de ces sau-
1838
Août
22
VOYAGE
Î83 8.
Août.
vages, sans se déranger , nous invitent à entrer et à
prendre place à leurs côtés , mais le plus souvent ils
se contentent de nous regarder d’un air indifférent,
sans daigner se déranger de leur position.
Nous reconnaissons dans plusieurs de ces habita-
tions quelques-unes des jeunes filles qui avaient passé
la nuit à bord des corvettes. Elles ont l’habitude de
s’envelopper dans des nattes enduites de poussière
de curcuma , qui teignent leur corps en jaune et
lui communiquent une odeur très-forte et assez dé-
sagréable. Ces femmes attachent un grand prix à ce
complément de toilette, non-seulement à cause des
parfums assez nauséabonds 'qui en sont la suite, mais
encore parce que la poussière de curcuma passe pour
donner à la peau beaucoup de souplesse et de poli.
Notre promenade nous conduit encore devant l’ha-
bitation du chef Nia-Hidou. Cette fois nous le trouvons
occupé à déjeuner à l’ombre d’un bel Hibiscus; il est
entouré de ses femmes et de ses gens; il semble bien
plus rassuré que la veille et il nous offre poliment
quelques patates douces auxquelles nous goûtons.
M. Goupil même a déjà commencé le portrait de ce
chef qui laisse toute liberté à cet égard à notre zélé
dessinateur. Je vais ensuite jusqu’à l’habitation de
Hutchinson , et je me repose quelques instants sous
sa cabane; je la trouve semblable à toutes celles que
j’ai déjà visitées. Cependant elle est un peu mieux em-
ménagée, et parmi, les objets suspendus à ses mu-
railles, j’en remarque quelques-uns de fabrique eu-
ropéenne.
23
D ANS L’OCEAN IE.
Hutchinson venait de m’offrir une arme prove-
nant de Fîle Houa-Poou , et je le gratifie en retour
d’un verre d’eau-de-vie dont il est très-friand. Sa fille,
âgée de 8 à 10 ans, le voyant savourer avec délices
ce nectar inconnu pour elle, le supplie instamment de
le lui faire goûter ; mais Hutchinson lui observe qu’elle
mourra infailliblement si elle boit après ce tabou-ta-
bou ( en me désignant ainsi comme un homme élevé
au plus haut degré). La jeune fille me regarde alors
avec effroi, et dès-lors elle refuse avec persistance ce
qu’elle désirait si vivement un instant auparavant.
Mes invitations pressantes, les signes d’amitié par
lesquels je cherche à la rassurer , rien ne peut vain-
cre sa répugnance à cet égard.
De la case même de notre Américain , on aperçoit
à travers l’ouverture de la baie, les sommets de File
Houa-Poou. Cette circonstance me suggère l’idée de
le questionner sur l’existence de Fîle Tiberonnes.
Hutchinson m’assure, sans hésiter, que les habitants
de Hoüa-Poou avaient connaissance de cette île, et
qu’ils allaient même quelquefois la visiter. Sur leur
rapport, ,il affirme que cette terre est haute, et que
sur toute Sa côte on ne trouvait qu’une petite plage de
sable où les canots peuvent accoster quand le temps
est beau. Il n’y a en ce moment qu’un seul naturel
qui y a été abandonné par quelque pirogue de sau-
vages. Les naturels n’estiment la distance de Houa-
Poou que de 50 lieues environ, ce qui pour eux re-
présente une journée et demie de navigation.
Rentré à bord de la corvette, mon maître d’hôtel'
JS3S.
Août,
24 VOYAGE
Joseph vient me raconter une petite aventure qu’il ne
sera point inutile de rapporter ici, afin de mieux faire
connaître l’esprit de ces sauvages. Mon domestique
s’acheminait vers le fond de la vallée; il portait dans un
panier différents objets d’échange, dans l’espoir de se
procurer quelques provis ions pour ma table. Un naturel
officieux qui avait remarqué tout ce que contenait de
précieux pour lui le havre-sac de Joseph , s’empressa
d’offrir ses services pour servir de guide à l’Euro-
péen ; mon maître d’hôtel accorde bientôt à son com-
pagnon assez de confiance pour lui faire porter son
panier. Le sauvage se charge avec plaisir de ce far-
deau, et tout va bien pendant quelque temps. Mais
bientôt le naturel , après s’être peu à peu éloigné le
plus possible du maître du panier , se met à fuir de
toute la vitesse de ses jambes, emportant avec lui
tout ce qui lui a été confié. En ce moment Joseph est
inspiré par une idée heureuse, il tire sa montre de
sa poche, et la tourne d’un air menaçant vers le
fuyard en lui montrant de l’autre côté les corvettes
qui se balencent sur leurs ancres. A ce geste, le sau-
vage frappé de terreur s’arrête d’abord, puis il se
rapproche peu à peu de celui qu’il voulait voler, en
faisant des détours à peu près semblables à ceux que
fait un chien lorsque son maître le rappelle à lui
pour le corriger. Enfin , le naturel pose le panier
aux pieds de Joseph, mais en même temps il saisit
un rasoir et fuit de nouveau le plus rapidement pos-
sible; mais celui-ci tient encore le terrible instrument
entre ses mains et reproduit ses menaces. Le sau-
DANS L’OCEANIE. 25
vage rapporte immédiatement le rasoir et paraît tout
tremblant; enfin il demande à l’Européen un mor-
ceau de biscuit qui lui est accordé. Ensuite il serre la
main de mon domestique et va immédiatement se bai-
gner dans le ruisseau voisin. Il est bon d’ajouter que
quelques instants avant de confier son panier au sau-
vage, Joseph lui avait montré sa montre, le mouve-
ment que celui-ci avait appliqué sur l’oreille du sau-
vage l’avait épouvanté. Sans doute, notre voleur
noiika-hivien avait cru que c’était un esprit ou un
dieu dont la puissance était au service du possesseur
de cet inoffensif instrument.
Quelques autres escroqueries avaient encore eu
lieu au profit des Nouka-Hiviens, et il est à peu près
sûr qu’il y aurait des méfaits plus graves, si notre sé-
jour devait se prolonger. Peut-être serons-nous obli-
gés, à la fin, d’avoir recours à des mesures de répres-
sion violentes. Mais comme je désire avant tout que
notre visite ne devienne point fatale à ces malheu-
reux , j’ai déclaré hautement que chacun devait at-
tentivement veiller sur ses objets , attendu que mon
intention est de fermer les yeux sur tous les tours
d’escroquerie qui entrent si bien dans les mœurs de
ces sauvages, et que je ne veux sévir contre leurs
larcins, qu’autant qu’ils seraient accompagnés de
violences ou de mauvais traitements.
La Zélée reçoit la visite de plusieurs femmes dans
la soirée, mais pas une ne s’est rendue à bord de
X Astrolabe. Ce dernier navire a été mis en interdit
parles Nouka-Hiviennes, dont les imprécations sont
1838.
Août.
26
VOYAGE
surtout dirigées contre ma personne et mon peu de
galanterie. J’en suis enchanté, car ce soir tout est
paisible à bord, et le silence incompatible avec la
présence des femmes , nous promet une excellente
nuit. Du reste , je prévois que plus d’un de mes com-
pagnons de voyage aura plus tard à se repentir d’a-
voir cédé si facilement aux charmes de ces belles.
Déjà dans ma promenade, en passant près de notre
aiguade , je n’avais pas vu sans quelque dégoût une
troupe d’indigènes se baigner dans le bassin où nos
matelots puisaient leur eau. Il était peu gracieux, en
effet, de penser que nous allions boire l’eau qui , quel-
ques instants auparavant, avait servi à laver les plaies
horribles qui rongent le corps de la plupart de ces
malheureux. D’un autre côté, tous les jours le matin
les nymphes nouka-hiviennes allaient y faire leurs
ablutions ordinaires; mais l’homme qui vit à bord
d’un navire, ne doit pas se montrer trop délicat,
aussi je rejetai la proposition qui me fut faite*
d’imposer le tabou sur les eaux de l’aiguade pendant
tout le temps que nous y ferions notre eau.
Quelques naturels arrivent en pirogue le long du
bord pour nous vendre quelques cocos et de mauvais
fruits; mais ils sont trop exigeants. Pour la moindre
chose, ils demandent des fusils et de la poudre, et
rejettent tous les autres objets qu’on leur présente ;
aussi les marchés sont peu animés, les cochons et
les poules sont rares , nos cuisines en souffrent, et
je n’ai d’autres ressources que le peu de poisson que
nous pouvons prendre , et du pourpier qui fait d’ex-
DANS L'OCEANIE.
27
!
cellentes salades et qui se trouve en abondance sur
la colline où Porter avait établi sa citadelle.
A 5 heures du soir, je vais faire un tour à terre,
et je me munis d une ligne de sonde pour prendre
les dimensions du grand Ficus dont j’ai déjà parlé. A pi. lui.
2 mètres de terre je trouve qu’il mesure 77 pieds
de circonférence ( environ 25 mètres). Le tronc est
composé de grosses tiges entrelacées , il conserve
presque la même largeur jusqu’à environ 13 mètres
de hauteur , puis il se divise , forme à peu près une
quinzaine de grosses branches dont plusieurs ont
jusqu’à 2 à 3 mètres de contour. Ces dernières s’é-
tendent horizontalement de manière à couvrir de leur
ombre un espace circulaire de plus de 100 mètres de
diamètre.
Le ruisseau principal de la vallée , vient couler sous
ce végétal majestueux , et c’est avec délices que je
viens chaque soir m’asseoir là sur un roc de ba-
salte, et j’y respire un air frais, tandis que mes
pieds trempent dans l’eau limpide du torrent.
Près de là s’élève un petit moraï. Auprès du ca-
tafalque où est déposé le corps d’un homme mort pi. lvi.
récemment, sont plantés debout et en ligne, plu-
sieurs faisceaux de rameaux blancs au bout desquels
flottent de longues banderolles blanches.
A cent pas de là environ, une douzaine d’individus
montés sur la plate-forme qui supportait une assez
belle case, récitaient des espèces de litanies en l’hon--
heur du défunt. Quatre ou cinq vieillards faisant
une mine assez piteuse, chantaient par moments en
1838.
Août.
28 VOYAGE
psalmodiant un espèce de récitatif, tandis qu’un na-
turel vigoureux et de haute taille, frappait avec force
sur deux tambourins de 15 à 20 décimètres de dia-
mètre. Enfin un dernier musicien frappait à coups
précipités sur un tambourin plus petit qu’il tenait
entre ses jambes.
Pendant que je suis à examiner toute cette panto-
mime sauvage, plusieurs naturels me reconnaissent et
viennent auprès de moi insister pour que je me place
au milieu d’eux, et ensuite ils me demandent si c’est
motaki (bien ou bon), sur ma réponse affirmative,
l’un d’eux se met à débiter une longue kyrielle de
phrases qu’il paraissait improviser en mon honneur,
attendu que les mots manewe [man-of-war , navire de
guerre), et akaii (grand chef) s’y retrouvaient souvent.
Tous ces personnages n’ont du reste rien de re-
marquable dans leur costume , si ce n’est une espèce
de bonnet ou de casque qui leur couvre la tête. Cette
coiffure assez pittoresque est faite avec de longues
feuilles de cocotier.
Des offrandes de fruits et de pâtes préparées, cou-
vertes de feuilles, étaien t d isposées sur la plate-forme et
semblaient destinées au repas qui devait suivre les
cérémonies.
Une foule d’habitants était accourue au bruit des
tambourins, mais à l’exception d’un très-petit nombre
qui semblait un peu recueillis, tous les autres parais-
saient apporter la plus grande indifférence pour tout
ce qui se passait autour d’eux. Ils parlaient, riaient,
et jouaient comme à leur ordinaire. Aussi, suis-je porté
DANS L’OCEANIE. 29
à croire que cette cérémonie n’est qu’une espèce de
jeu ou de fête semblable à celles que les anciens Grecs
et Romains aimaient à célébrer en l’honneur de leurs
morts.
Quoi qu’il en soit, je n’assitai pas jusqu’à la fin à
cette pompe sauvage; comme la nuit approchait, je
jugeai à propos de regagner le bord. En arrivant près
de la maison de Patini, un vieillard qui, à marecomr
mandation, avait été bien accueilli et bien reçu à bord
des corvettes, vint à ma rencontre. Unie fit ses remer-
ciements et me renouvela ses offres de services. Cet
homme est un des parents de Patini, l’Espagnol établi
avec la famille de cette reine, m’expliqua que ce
veillard était l’aïeul paternel de Mouana, tandis que
Keaki-Noui était son aïeul maternel. Patini est la
tante de Mouana, Nia-Hidou est son cousin, Vavai-Noui
est son oncle, et Pakoka est encore un parent du jeune
roi, mais à un degré moins rapproché. Aussi l’on voit
que tous ces chefs appartiennent à la même famille, ce
qui se reconnaît facilement dans une population aussi
faible. Dans ce quartier de la baie, les habitants re-
connaissent l’autorité de Patini, et s’intéressent au
sort de Mouana; ils vinrent à chaque instant me sup-
plier de le ramener parmi eux.
Du reste, il est à remarquer qu? hormis Pa-
tini et ses parents qui nous font quelques politesses,
aucun des autres chefs n’est venu me saluer ni ap-
porter des présents. J’en suis du reste très-content;
car avides comme ils le sont, ils se seraient sans doute
attendus en retour à des cadeaux d’un prix beau-
Août.
30 VOYAGE
Août. C0UP I^US élevé que ceux dont je pouvais disposer.
29. J avais expédié hier M. de Montravel avec le canot
de la Zélée, vers la baie voisine de Tchichacoff ou
Tai-Hoa, pour en faire le croquis et s’y procurer quel-
ques sondes. En même temps les deux commis d’ad-
ministration devaient s’occuper d’y acheter des co-
chons. Les Européens établis ici m’avaient assuré
que l’on pourrait s’en procurer dans cette baie à bien
meilleur marché que dans celle des Tai-Piis. Enfin l’un
de ces Européens, nommé Moken, devait servir de
guide et de truchement.
M. de Montravel est de retour ce matin vers quatre
heures. Il a levé le plan de la haie, et il a pu se pro-
curer huit cochons pour de la poudre et des haches.
Quelques mousquets de rebut que j’avais fait embar-
quer pour servir d’objets d’échange ont été constam-
ment refusés par les naturels qui ne les ont point trouvés
asez solides. Nos gens ont du reste été reçus amica-
lement, un seul instant de trouble a éclaté parce qu’un
de nos chasseurs avait tiré sur une poule qu’il avait
trouvée perchée sur un arbre. La faute, du reste, ap-
partenait entière à Moken qui assurait que ces oiseaux
dédaignés par les sauvages, appartenaient de droit à
celui qui pouvait les tuer ou les attraper. Le cri tabou,
tabou, retentit à l’instant de tous côtés, et le chef lui-
même paraissait en proie à une vive colère, en ré-
pétant le mot tabou. Dù reste, ce dernier s’apaisa
bientôt, et suivant M. Ducorps, il poussa ensuite si
loin les devoirs de l’hospitalité qu’il vint offrir aux
Français ses femmes et ses filles.
DANS L’OCEANIE. 31
La baie Tai-Hoa est formée par une ravine très-
profonde, au fond de laquelle coule un beau torrent,
la vallée du fond est délicieuse, mais moins étendue
que celle de notre mouillage. Du reste, il n’y a rien de
bien remarquable, seulement les habitants paraissent
bien plus empressés auprès des étrangers qu’ils voient
sans doute assez rarement. .
Vers le milieu de la journée, je descends à terre
avec M. Jacquinot. Nous dirigeons notre promenade
vers F anse de l’est que borde une superbe plage
d’un beau sable. Le terrain y est assez dégagé et on
y rencontre de riches et abondants pâturages. Le long
d’un bois d’Hibiscus qui les entoure, nous voyons
plusieurs morceaux de bois à brûler, coupés par les
naturels pour les vendre aux navires baleiniers.
Nous revenons ensuite vers la demeure de Patini,
en suivant des petits chemins bordés de murailles, qui
ont dû appartenir à des propriétés qui, bien habitées
jadis , sont aujourd’hui entièrement abandonnées.
Patini, avec son obligeance accoutumée, s’empresse
de nous faire apporter des cocos pour nous rafraî-
chir, et ensuite nous allons nous reposer sous le
grand figuier et y prendre notre bain de pieds
habituel.
Les sons peu harmonieux des tambourins, mêlés
aux voix des sauvages, appellent encore aujourd’hui
les naturels vers l’habitation où se passent les céré-
monies funèbres que déjà j’ai vues la veille. MM. les
officiers ont appris même qu’ aujourd’hui la pompe
devait être bien plus solennelle.- Au bout d’un mo-
1838.
Août.
V
Pl. LVII.
VÜYAG E
32
ment de repos, guidé par le bruit des musiciens, je
me rapproche, et voici ce que je vois.
On déterre d’abord quatre beaux cochons cuits
au four à, la mode des sauvages. Ce sont les apprêts
du repas obligé qui doit accompagner chaque céré-
monie nouka-hivienne. Plusieurs individus de l’assis-
tance montent successivement sur l’estrade pour
frapper sur les tam-tams et réciter quelques paroles
à haute voix , tandis que cinq ou six vieillards , ac-
croupis sur la plate-forme, paraissent très-occupés à
planter leurs doigts dans le popoi pour les sucer en-
suite. Le popoi est une préparation de fruits à pain
légèrment fermentés et réduits à l’état d’une pâte
blanche que renferment de grands vases en bois.
Bientôt nous voyons un naturel portant sur sa
tete un casque ou diademe en plumes de coq, ayant
au moins trois mètres de circonférence. Il est
enveloppé dans un grand drap blanc qui lui descend
presque jusqu’aux talons. Sorti d’une case sur la
hauteur voisine,, il s’avance gravement et avec un
air de majesté vers le lieu de la scène, il monte sur la
pla,te - forme et commence à frapper sur les tam--
tams. A l’attention plus marquée que les naturels
portent à ce nouvel individu, je juge que ça doit être
un chef de quelque importance et peut-être même
le président de la cérémonie qui se passe sous nos
yeux.
Les cochons sont ensuite dépécés et distribués
entre les personnages les plus importants. On m’en
présente un morceau ainsi qu’à M. Jacquinot et à
DANS L’OCEANIE. 33
quelques officiers de nos états-majors. Mais le peu
de confiance que nous ajoutons à la propreté des
cuisiniers nouka-hiviens , fait qu’il se rencontre peu
d’amateurs parmi nous.' Rien du moins ne peut
vaincre ma répugnance à manger, qu’un morceau de
fruit à pain, que du reste je trouve assez boa.
ïl n’est guère encore que deux heures et demie,
mais étourdi par cet ennuyeux bruit de tam-tam,
et surtout fatigué par les rayons d’un soleil ardent,
je quitte la partie et je me décide à retourner à bord.
Sur ma route j’aperçois une case abandonnée sur le
versant d’un coteau qui domine la plage. Pensant
que ce pouvait être un moraï abandonné, je m’en
approche et je reconnais bientôt que j’ai deviné juste.
Sous un hangar se trouvent quelques supports for-
mant , à 2 mètres au-dessus du sol , une estrade
sur laquelle est déposé le toui-papao. C’est le nom
que les naturels donnent au cadavre enveloppé
d’herbes et de tapa ( étoffes de papyrus faites dans le
pays). On n’aperçoit du corps ainsi' habillé que les
extrémités des doigts des pieds et des mains. Aux
alentours et près du cadavre sont suspendus en
abondance, des guirlandes de fruits de pandanus,
quelques poissons , une mâchoire de cochon, et des
rouleaux de tapa. Ce sont sans doute des offrandes ou
des provisions pour le défunt.
Je crois que ces monuments funéraires sont entre-
tenus et les offrandes renouvelées pendant un temps
dont la durée dépend du rang du défunt et des
regrets qu’il inspire. On finit toujours ensuite par
IV. 3
Août.
1838.
1838.
Août.
34 VOYAGE
les abandonner aux ravages du temps jusqu’à ce
qu’ils soient complètement détruits.. Les matériaux
qui servent à ces constructions ne paraissent pas
devoir résister longtemps dès qu’ils sont abandon-
nés , et les cailloux seuls qui forment le piédestal
peuvent longtemps encore indiquer la place du monu-
ment et sa destination.
Jusqu’ici M. Dumontier a vainement tenté de déci-
der quelques Nouka-Hiviens à laisser mouler leur tête.
Tant qu’il a été question seulement de prendre des
mesures, la chose a été possible ; mais dès le moment
qu’il s’agissait de porter la main sur la tête , le fatal
tabou était un arrêt pour toutes les bonnes intentions
de ces indigènes, et rien à cet égard n’a pu vaincre
leur répugnance. Cette superstition, jadis commune
à tous les peuples de la Polynésie , paraît régner
encore ici dans toute sa vigueur.
Les blancs établis dans cette vallée sont au nombre
de sept. Quatre sont Américains, deux Espagnols
et un Anglais. Chacun d’eux a dû s’établir sous
la protection d’un chef, dont il n’est au fond que le
premier serviteur. Au demeurant , à l’exception de
Hutchinson, qui avec de l’intelligence paraît encore
conserver quelques sentiments d’honneur, tous les
autres sont de véritables chenapans déserteurs de
leurs navires, et peut-être pis encore. Il faut convenir
que ce sont là des guides bien mal choisis pour ame-
ner les pauvres sauvages vers des vues nouvelles \
y Notes i, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et 10.
DANS L’OCEANIE.
35
CHAPITRE XXVI.
Fin de la relâche de Nouka-Hiva, et traversée de Nouka-Hiva à
Taïti.
Notre provision d’eau est entièrement terminée; 30,8^t
aujourd’hui les chaloupes vont chercher le bois à
brûler que Hutchinson a préparé pour nous. Pour
quelques haches nous en avons une bonne quantité.
Ce moyen qui est prompt et peu dispendieux a épar-
gné à nos matelots bien des fatigues , et je m’esti-
merais heureux s’il pouvait se représenter à chaque
relâche de la mission.
Hutchinson m’apprend aujourd’hui que Pakoko est
ce chef qui fit tuer l’Américain dont j’ai déjà parlé, et
dont tout le crime était d’avoir volé quelques patates.
Ce furent les gens de Pakoko qui dévorèrent ensuite
le cadavre après l’avoir d’abord inhumé; le navire de
guerre qui passa sept à huit mois après l’événement
parvint à se saisir de ce chef, mais celui-ci obtint sa
liberté en payant sa rançon, et s’enfuit ensuite dans
les montagnes. Hutchinson m’assure que les naturels
36
VOYAGE
n’ont pîus aujourd’hui de festins de chair humaine
que dans les grandes occasions, lors des funérailles
d’un chef de haute distinction. Les repas et les céré-
monies que vous avez vus hier et avant-hier, me dit-il,
ont pour motifs les relevailles des os d’un chef. Comme
à la Nouvelle-Zélande, cette cérémonie bizarre a lieu
au bout 2, 3 ou 4 ans, suivant les désirs des parents.
On se contente d’enterrer les gens du peuple.
Un naturel très-intelligent, nommé Manou-Mea ,
vient à bord dans l’après-midi; il m’explique de ma-
nière à ne me laisser aucun doute que la vallée qui
entoure le fond de notre baie , s’appelle Taio-Hio ou
Niou-ffiva , celle qui se trouve dans l’ouest, Tai-Hao ,
et enfin la suivante est Lien Ata-Taka . Toutes ces tri-
bus ainsi que les Hapas sont ennemies des Tai-Piis
auxquels sont alliés tous les peuples du nord de l’ile.
Patini est bien le nom de la soi-disant reine et notre
amie. Le vieux Reata-Nom du temps de Porter est
effectivement son grand-père. C’est donc bien cette
femme qui figure dans le récit du capitaine américain
et qui doit aujourd’hui avoir une quarantaine d’an-
nées.
Les naturels par leurs communications fréquentes
avec les Américains, ont introduit dans leur langue
usuelle une grande quantité de mots anglais dont la
prononciation est entièrement défigurée. Aussi bien-
tôt on ne trouvera plus de ces indigènes parlant en-
core correctement le langage de Nouka-Hiva. Je me
suis cependant procuré un grand nombre de mots
nouka-hiviens, grâce au concours de M. Desgraz qui
DANS L’OCEANIE. 37
s’est charge de celte mission délicate, et qui s’en
acquitte avec beaucoup de zèle et un plein succès. Ce
jeune homme comprend tout l’intérêt qui peut se
rattacher a ce genre de recherches, et il est parfaite-
ment au courant de la prononciation polynésienne et
surtout du mode que j’ai adopté pour avoir une ortho-
graphe uniforme.
Les filles de Nouka-Hiva après avoir boudé les jours
passés les matelots de V Astrolabe , se hasardent à
venir nous visiter aujourd’hui au nombre de dix à
douze, mais comme c’est le rebut de la Zélée et des
baleiniers, et en général les plus laides,, elles sont
froidement accueillies par nos marins; il en résulte
que la nuit se passe tranquillement, et cet essai, je
L’espère, servira à les dégoûter tout-à-fait.
J’avais remarqué que ces jeunes filles ne se hasar-
dent jamais à aller à la nage à bord des navires, que
par troupes nombreuses et toujours en causant d’une
manière bruyante et en agitant l’eau par de grands
mouvements. Hutchinson m’explique cette conduite
en m’assurant que les requins sont très-abondants
dans la baie, et qu’il faut beaucoup de bruit pour
mettre en fuite ces poissons dangereux qui pourraient
attaquer les nageuses si elles s’aventuraient seules ou
silencieuses sur les eaux de la mer.
Pour bien expliquer cette espèce d’isolement dans
lequel était restée ï Astrolabe au milieu de toutes ces
sirènes avides de prodiguer leurs faveurs, je dois
rapporter un fait qui, arrivé le second jour de notre
relâche, acheva de m’attirer la haine et les malédic-
1838.
Août.
38
VOYAGE
lions de toutes les filles du pays. Le soir vers six
heures, comme je me promenais sur ma dunette, je vis
la chaloupe de la Zélée déborder de terre, conduisant
un chargement complet de filles. Aussitôt j’ordonnai
au timonnier de héler cette embarcation, et quand elle
fut à portée de voix, je donnai l’ordre à l’officier qui
la commandait de reporter immédiatement au rivage
toute cette bande joyeuse, et de dire au commandant
Jacquinot que je voulais bien fermer les yeux sur la
présence des femmes à bord de nos corvettes, si tou-
tefois elles voulaient bien s’y rendre à la nage, mais
que je ne voulais pas cju’on aille officiellement les
chercher dans les canots. Cette complaisance eût été
en effet par trop grande , et ceux même qui en au-
raient profité eussent été les premiers à me la repro-
cher. Force fut donc de reporter à terre ces femmes
qui ne consentirent point à quitter la partie sans avoir
lancé toutes leurs malédictions contre moi et contre
Y Astrolabe. Peu à peu cependant elles s’étaient apai-
sées et ne tardèrent pas à aller à la nage rejoindre leurs
amants à bord de la Zélée . Je crois qu’elles étaient
dirigées autant par l’appât du plaisir que par l’envie
d’augmenter leurs faibles profits qui souvent se rédui-
saient à quelques chiques de tabac, tant elles étaient
peu exigeantes.
Patini me fait prévenir qu’il vient de lui arriver des
cochons, et que si nous le désirons elle pourra nous
en vendre. Aussitôt M. Ducorps va les voir, et"
moyennant 20 livres de poudre, il en achète cinq des-
tinés à ravitailler nos équipages. L’un de ces animaux
DANS L’OCEANIE.
39
pèse près de 200 : livres. Je suis d’autant plus satisfait
de çette acquisition, qu’il paraît qu’à Taïti ces animaux
sont à des prix tellement élevés, que nous serons
peut-être forcés d’y renoncer. Cependant la viande
fraîche est la meilleure précaution à prendre pour
éviter à nos matelots de nouvelles attaques du
scorbut.
M. Jacquinot a entendu parler d’une petite goélette
qui se serait perdue deux mois auparavant, comman-
dée par Ilutchinson , et ayant quatre hommes pour
tout équipage. Comme Hutchinson évite de s’expli-
quer sur ce point, il serait bien possible qu’il y ait là
dessous quelque mauvais coup ; mais après tout, ça
ne me regarde pas, et je laisse ces gens-là s’arranger
comme ils l’entendent.
On m’avait avantageusement parlé de l’étabissement
d’un jeune Américain adopté par le chef Vavai-Noui,
et qui s’adonnait avec zèle à l’agriculture. Je suis
charmé d’apprendre qu’un de ces individus s’étàit
livré à une vie laborieuse et utile plutôt que d’adopter
l’existence oisive de la plupart de ses confrères.
Aussi je descends avec MM. Jacquinot et Roquemau-
rel pour aller visiter cette petite habitation que l’on
voyait du navire. Elle est située tout-à-fait à l’ouest de
la baie; un enclos rectangulaire l’entoure.
L’Américain nous fait part de ses projets de culture
qui pourront être couronnés par le succès s’il a la
constance de les poursuivre. Il y a fort peu de temps
qu’il a commencé, et ses plantations se réduisent pour
le moment à quelques carrés de patates et à quelques
1838.
Août.
1838.
Août.
40 VOYAGE
cocotiers. Mais il a déjà entouré son terrain d’une
jolie palissade, et c’est un travail fort long et fort utile.
Cet homme nous dit qu’il a été laissé dans File par
son navire pour cause de maladie. Recueilli d’abord
par le chef Vavai-Noui, celui-ci Fa ensuite à peu près
adopté ; il Fa marié à une de ses parentes, et il lui a
donné cet enclos. Sa femme est une jeune personne
assez agréable, elle paraît être d’un caractère fort
doux, et très-affectionnée pour un jeune enfant qui
venait déjà de leur union. L’Américian se louait beau-
coup de la conduite et des sentiments de sa femme, et
il assurait qu’en général ces filles si légères et si licen-
cieuses pendant leur jeunesse, devenaient, une fois
mariées, des épouses fidèles, dévouées et même labo-
rieuses quand on leur témoignait de l’attachement et
qu’on les traitait avec douceur.
lout en félicitant cet homme laborieux, je ne pus
m empêcher de jeter un regard de compassion sur sa
jeune femme et son enfant. Car à moins de circons-
tances peu ordinaires, il arrivera que cet étranger,
semblable à tous ceux qui vivent comme lui, finira
par se dégoûter de cette existence tranquille, la nos-
talgie viendra le gagner, et il cherchera à rentrer dans
son pays au risque de s’y voir cent fois plus misérable
qu’à Nouka-Hiva. Et alors quel sort attendra et sa
pauvre femme et ses enfants. Sa destinée ne lui paraî-
tra-t-elle pas même d’autant plus cruelle qu’elle aura
pu jouir de quelque félicité dans la société de son mari,
surtout si ce dernier a de bons procédés pour elle?
On nous offre quelques présents, et je reconnais
DANS L’OCEANIE. 41
cette politesse par un peu d’eau-de-vie et quelques
galettes de biscuit, qui sont une grande friandise pour
cet homme naguère habitué à la vie des Européens
et aujourd’hui réduit à la nourriture de Nouka-Hiva.
Yavai-Noui, à ce que nous conte son protégé, se-
rait le plus puissant chef de la haie. On compterait six
ou sept cents individus sous sa dépendance. La veille
au soir, deux ou trois cents de ses guerriers armés de
lances, de mousquets et de casse-têtes s’étaient réunis
autour de la demeure de leur chef, pour défendre
Mote-Omo, laio (ami) de M. Dubouzet, et fils adoptif de
Yavai-Noui. Le bruit s’était répandu que les Français
allaient envoyer des soldats pour se saisir de sa per-
sonne.
Presque au même instant, M. Dubouzet que nous
rencontrons en nous en allant, nous raconte que son
ami Mote-Omo , après avoir bien dîné, comme de
coutume, à la table des officiers, avait tout à coup
disparu dans la nuit sans prendre congé de personne
et en laissant même des pendants d’oreille et quel-
ques bagatelles qu’on lui avait donnés. Un fusil à deux
coups que M. de Montravel avait dans sa chambre
avait disparu, et dès-lors il était évident que Mote-Omo
profitant du sommeil de l’officier, avait enlevé cet
objet si précieux pour ces sauvages, et qu’il s’était
hâté de fuir pour le mettre en sûreté. Je m’explique
dès-lors très-bien pourquoi les guerriers de Yavai-Noui
avaient pris les armes pendant la nuit ; ils étaient
dirigés par Mote-Omo qui redoutait sans doute les
suites de son larcin.
1838.
Août.
42
VOYAGE
1838.
Août.
Nous revenons paisiblement en traversant le vil—
lage, en nous arrêtant souvent devant les cabanes.
Les habitants nous accueillent amicalement , mais
ils oublient rarement de nous demander du tabac.
Nous remarquons que chaque habitation un peu im-
portante a près d’elle unmoraï, lieu de sépulture pour
ses morts; on les distingue facilement à des faisceaux
de perches plantées debout et ornées de banderolles
flottantes. Tous ces lieux, sont assurément tabous.
Dans cette promenade, je suis encore frappé du nom-
bre de murailles en ruines qui attestent que ces lieux
durent être jadis occupés par une population beau-
coup plus nombreuse que celle qui y est aujour-
d’hui.
. La veille j’avais admis sur nos navires, à leur de-
mande, un Anglais nommé Alfred , et un Américain
nommé Rodgers ; un troisième vient aujourd’hui me
demander la même faveur, mais je la refuse, désirant
garder une place pour quelque individu qui aura na-
vigué dans les îles Viti , si l’occasion se présente.
D’ailleurs, je n’accepte ces individus qu’à la condition
expresse qu’ils ne seront payés qu’à Amboine, ils res-
tent libres de pouvoir débarquer partout ailleurs à
leur choix, mais sans pouvoir prétendre à aucune
solde.
Je venais de rentrer à bord à quatre heures et
demie et je m’étais mis à table pour dîner , quand
je vois entrer dans ma chambre M. Gervaize tout
ému, qui m’annonçe que M. Le Guillou et l’Américain
Hamilton, son guide, viennent d’être assommés dans
DANS L’OCEANIE. 43
la montagne. M. Gervaize n’était pas encore sorti que
M. Dumoutier survient avec une physionomie encore
plus bouleversée, annonçant que l’affaire s’est passée
chez les Hapas où se trouvaient en effet les deux
promeneurs. La nouvelle, ajoutaient-ils, est déjà
répandue dans la vallée entière qui est tout en
émoi, et la reine vient d’envoyer des émissaires aux
informations.
Je savais avec quelle rapidité les nouvelles les plus
fausses et souvent les plus invraisemblables se répan-
dent parmi les sauvages, et j’étais loin encore d’être
persuadé. Mais quelques minutes après survient
Moken , que j’avais chargé de faire mes provisions.
Il affirme de nouveau que la nouvelle est authen-
tique, et que l’événement avait eu lieu chez les
Hapas. Un Américain de ses camarades avait causé
avec M. Le Guillou et son guide sur les deux heures
après-midi, et c’était quelques minutes après qu’ils
avaient dû être mis à mort.
Dès-lors je commence à être sérieusement ébranlé,
et tous les officiers sont convaincus. Plusieurs d’entre
eux même, dans leur indignation, veulent commen-
cer les hostilités sur - le - champ et descendre en
nombre. Je leur représente qu’une pareille démarche
serait déplacée et peut-être funeste pour nous. Rien
ne prouve jusqu’ici que les Tai-Piis nous soient hos-
tiles, et dans tous les cas avec toutes ces tribus nous
devions nous conduire comme si elles étaient amies
jusqu’à la preuve du contraire. Quant à attaquer les
Hapas , ce serait une tentative fort imprudente ,
1838
Août
I
1838.
Août.
44 VOYAGE
attendu qu’ils sont nombreux, aguerris, éloignés de
près de deux lieues de nos corvettes et que nous
n’avons aucune connaissance des localités. Enfin je
fais remarquer à ces messieurs qu’au moins avant
d agir je dois m’assurer de la vérité d’un fait qui ne
me paraît pas encore parfaitement confirmé , que
même, au cas où il le serait, il faudrait donner à
plusieurs de nos hommes qui étaient encore à terre
le temps de rallier les corvettes, et que jusque-là
nous devions agir envers la population de la val-
lée comme si aucun soupçon ne pouvait peser sur
elle.
Toutefois, par mesure de précaution , j’expédiai
un canot à la plage, pour recueillir tous les Français
qui se trouvaient encore à terre. J’envoyai Moken dire
aux habitants de la vallée que je les croyais incapa-
bles d’avoir participé au forfait des Hapas, et qu’en
conséquence ils n’avaient rien à craindre de ma part.
Je l’engagai à déclarer à Patini que je la regardais par-
ticulièrement comme l’amie des Français, et qu’elle
pouvait compter en toute sûreté sur noire protection
de quelque manière que puissent tourner les événe-
ments. Que si la guerre venait à éclater, j’établirais
un poste fortifié près d’elle, et que je la protégerais
si, par suite de son amitié pour les Français , ses
ennemis cherchaient à lui faire violence. Pour le
moment je priais seulement Patini de faire recueil-
lir tous les détails de ce triste événement , et de
vouloir bien déclarer de ma part aux Hapas, qu’il
me fallait immédiatement les deux corps des victimes
DANS L’OCEANIE. 45
morts ou vifs, que j’allais embosser mes deux na-
vires devant la vallée des Hapas, et que tout y serait
mis à feu et à sang pour venger l’atentat commis
par cette tribu.
Cette déclaration semble enchanter l’équipage , et
cependant en cas de guerre , je ne prévoyais pour
nous que des résultats désastreux. Toutefois, tous
nos marins réclament à l’envi la faveur de se
trouver parmi les combattants, la perspective d’une
guerre avec les sauvages sourit à leur imagination.
J’étais loin de partager leur enthousiasme ; cetta
affaire me tombait fort mal à propos sur les bras, et
quand même elle aurait dû se terminer le plus glorieu-
sement possible pour nous, elle ne pouvait servir en
aucune manière les intérêts de la mission. Je devais
au moins compter sur quelques blessés, et l’extermi-
nation entière des Hapas ne pouvait compenser
quelques-uns de nos hommes mis hors de combat.
Une pensée triste me dominait. J’étais donc venu
dans cette île pour apporter à ses habitants la mort
et la désolation. Aussi je maudissais intérieurement
la curiosité de M. Le Guillou , qu’aucun motif rai-
sonnable n’appelait chez les Hapas , et les fâcheux
résultats de cette visite. Toutefois , un pareil attentat
demandait une repression sévère* et pour l’honneur
du pavillon français, je ne voulais point le laisser
impuni.
Tout à bord prend bientôt un aspect belliqueux,
on s’apprête, et chacun prépare ses armés. Tous les
habitants de la vallée sont en mouvement; partout
1838.
Août.
46
VOYAGE
1338.
Août.
on voit paraître des groupes de sauvages armés ,
gesticulant avec force. Plusieurs se dirigent du côté
de la vallée des Hapas, et bientôt la cime du mont qui
sert de limites aux habitants des deux baies se couvre
de naturels allant en décou verte.
Le capitaine Jacquinot se transporte à bord de
Y Astrolabe et paraît convaincu de la réalité de la
nouvelle en question. Je lui fais part de mes dispo-
sitions, et lui annonce que l’inspection générale que
je devais faire le jour suivant en qualité de chef de
division, serait ajournée jusqu’à ce que l’affaire pen-
dante ait eu une solution quelconque.
Le soleil couchant allait disparaître derrière les
hautes terres de File , mon inquiétude était des plus
vives, lorsque tout à coup au sommet de la montagne
se montre un groupe plus gai et plus agité que les
autres, et au milieu des sauvages qui le composaient,
je reconnais très-distinctement M. Le Guillou , objet
de toutes nos anxiétés. Au coton blanc et à la coiffure
bizarre qu’il a coutume de porter dans ses prome-
nades, il est facile de le distinguer. 11 paraît sain et
sauf et même très - tranquille pour son propre
compte.
Dès-lors adieu à tout projet de guerre. Tout rentre
dans l’ordre habituel, et l’inspection reste fixée pour
le jour suivant. Le soir on peut seulement remarquer
qu’aucune des filles de Nouka - Hiva ne se rend ,
suivant leur coutume , à bord des deux navires, sans
doute elles avaient craint de se hasarder après
l’alarme qui venait d’avoir lieu.
xi
47
DANS L’OCEANIE.
Loin d’avoir été maltraité chez les Hapas, M. Le
Guillou avait été bien accueilli, et rien n’avait pu lui
faire croire à des intentions malveillantes de la part
des naturels. Il était simplement arrivé que le bruit
s’était répandu que M. Le Guillou était allé chez les
Tai-Piis, on avait pensé qu’il y avait pté nécessaire-
ment massacré.
A sept heures du matin , je me rends à bord de la le. septembre.
Zélée, où je suis salué de quatre coups de canon.
Sur-le-champ je procède aux diverses opérations de
l’inspection en général, prescrite par l’ordonnance
ministérielle de juin 1837. On fait l’exercice de la
mousqueterie à poudre et l’exercice du canon sur
un but placé sur le rivage , à une distance d’environ
300 mètres. C’était un morceau de fourrure carré de
3 mètres de côté, tendu sur une roche de la falaise.
Plusieurs boulets ont porté dans le but, mais les
autres faisaient voler avec fracas les morceaux du
roc voisin. Ce spectacle avait attiré une grande quan-
tité de naturels sur la plage. Ils étaient dans l’admi-
ration et ils la manifestaient par des cris de joie et
des démonstrations belliqueuses.
Dans F après-midi c’est le tour de X Astrolabe, où
les mêmes exercices recommencent. Le résultat de
ces deux inspections a été que les deux équipages se
trouvent dans un état d’instruction et de discipline
très -satisfaisant. Bien que le but de notre mission
ne soit nullement militaire , je vois avec plaisir que
néanmoins nos navires réunissent sous ce point de
vue tout ce que l’on peut raisonnablement en
48
VOYAGE
^838. attendre, et qu’au besoin même je puis compter sur
Septembre. , . j , , .
le zeie comme sur 1 expenence de leurs équipages.
La reine Patini a assisté , sur mon invitation, aux
exercices de Y Astrolabe. Au premier coup de canon
elle a paru uii peu effrayée , ensuite elle s’est rassurée
peu à peu, en s’appuyant toutefois sur le bras de
M. Dumontier qui, placé près d’elle, s’efforçait de la
tranquilliser de son mieux.
En voyant toute cette poudre brûlée et ces nom-
breux coups de canon tirés sur la mer, nos hôtes ont
conçu une haute opinion de nos richesses et de notre
puissance. Après l’inspection je fais descendre Patini
dans ma chambre , et je lui fais cadeau de poudre,
d’étoffes rouges et de mouchoirs. Tout cela paraît
lui faire beaucoup de plaisir. Enfin je la fais recon-
duire à terre, après l’avoir vivement engagée à rester
toujours l’amie des Européens et à inviter ses sujets
à ne jamais leur faire de mai, attendu qu’ils fini-
raient toujours par être châtiés un jour s’ils agissaient
autrement.
2. Toutes les opérations qui m’avaient appelé à
Nouka-Hiva étant terminées, je me décide à re-
prendre la suite du voyage. Dès cinq heures du
matin, je fais virer au cabestan pour profiter d’une
petite brise de terre qui doit nous pousser hors de la
baie. Mais la chaîne a fait plusieurs nœuds autour de
l’ancre, et ce n’est qu’après un travail long et pénible
que nous parvenons à déraper. Pendant ce temps-là.
les brises de terre ont fait place au vent du sud, qui
nous repousse au fond de la baie. J’aurais peut-être
DANS L’OCEANIE. 49
vainement essayé d’en sortir avec ces circonstances
défavorables, et je préfère laisser de nouveau tomber
l’ancre par six à sept brasses, remettant l’appareil-
lage au lendemain.
Quoiqu’ayant éprouvé les mêmes mouvements ,
la Zélée , plus heureuse, a pu déployer ses voiles
avant nous, et profiter des dernières bouffées favo-
rables pour gagner la pleine mer ; elle nous y attend
en courant des bordées. Le capitaine Jacquinot en-
voie son grand canot à mes ordres. Je le retiens à
bord pour me donner la main au moment de l’appa-
reillage. Une ancre à jet est élongée dans le milieu
de la baie pour faciliter cette manœuvre.
En nous voyant rester au mouillage , les naturels
se décident à venir nous visiter dans leurs pirogues.
Ils nous présentent, pour nous les vendre , des fruits
et des objets d’industrie en bien plus grande quantité
' que les jours précédents. Sans doute en voyant nos
navires sur le point de leur échapper , ils se sont
ravisés et ont voulu profiter des derniers instants de
notre séjour, pour se procurer des objets européens,
que du reste nous leur fournissons à bien meilleur
compte que les baleiniers.
Dès six heures du matin nous sommes sous voiles,
mais les calmes et des risées très-incertaines vien-
nent contrarier notre sortie. Nous sommes à la merci
des faibles courants qui traversent les eaux de la
baie, et à huit heures, malgré tous nos efforts, la
corvette touche sur les rochers basaltiques de la côte.
Heureusement les abords de la baie sont là très-
IV. 4
1838.
Septembre.
VOYAGE
50
1838. accores, la sonde nous donne quatre brasses, et la
Septembre. , . -, ,
corvette, en appuyant sur ces blocs par sa hanche,
n’a aucune avarie à craindre pour sa quille et son
gouvernail.
Je faisais travailler à élonger une ancre à jet pour
nous tirer de cette position désagréable , lorsque trois
baleinières, envoyées par les Américains , viennent
se joindre à nos canots pour nous aider à nous éloi-
gner de la côte. Bientôt nous sommes rentrés au
milieu du canal et nous gagnons l’ouverture de la
baie , enfin la brise se fait sentir et nous pousse en
pleine mer, non pas , il est vrai, sans avoir rasé à
moins de 60 mètres les cailloux de F îlot ou sentinelle
de l’ouest.
Une fois hors de tout danger, je fais distribuer à tous
les hommes des baleinières un peu d’eau-de-vie, et
ensuite je les congédie en les chargeant de tous mes
remercîments pour leurs capitaines. Je renvoie en-
suite le grand canot de la Zélée à son bord, et je fais
hisser toutes mes embarcations. Je laisse porter à
l’est pour suivre la côte de l’île Nouka-Hiva, et ratta ■
cher l’entrée du port Tai-Hoa à toute la bande méri-
dionale de cette ile.
Ce n’est qu’à onze heures que je puis forcer de
voiles pour rallier l’île de Houa-Poou. La brise est
ronde, la mer belle, et notre navigation des plus
agréables.
Dans l’après-midi nous rangeons à 3 ou k milles
de distance toute la bande occidentale de Houa-Poou.
C’est une terre haute, très-montueuse , surmontée
DANS L’OCEANIE. 51
d’aiguilles basaltiques fort déliées, et d’un aspect sin-
gulier. Ses rives sont couvertes d’une verdure agréa-
ble, et en divers endroits des enfoncements assez
considérables me font présumer que l’on pourrait y
trouver quelque bon mouillage. Mais il eut fallu du
temps pour s’en assurer et je n’en avais pas à em-
ployer à cette reconnaissance.
Aussi à 4 heures , M. Dumoulin ayant terminé son
travail sur cette île , nous faisons nos adieux définitifs
à l’archipel Nouka-Hiva , pour nous diriger sur la fa-
meuse Taïti. Tous mes compagnons, séduits par les
portraits flatteurs qu’en ont faits les navigateurs ,
sont impatients de visiter cette soi-disant reine de
l’Océanie. Pour moi qui avais déjà bien rabattu de ces
beaux contes quinze ans auparavant , je me montre
moins empressé , et je n’éprouve d’autre désir que
celui d’observer les changements qui se seront
opérés depuis cette époque , mais surtout de voir
ce que les circonstances me permettront de faire
relativement à l’outrage commis sur mes compa-
triotes.
Notre navigation se présente sous les apparences
les plus favorables , nos équipages parfaitement ré-
tablis , témoignent de leur zèle et de leur vigueur ,
on dirait qu’ils ont tout-à-fait oublié les épreuves
passées. Surl’A$/ro/a6e on ne compte pas de malades,
à peine deux ou trois hommes sont indisposés.' MM. les
officiers se conforment aux mesures qu’une longue
habitude de ces navigations m’avait amené à adop-
ter. Elles consistent surtout à ne jamais garder qu’une
1838.
Septembre.
5.
52 VOYAGE
voilure modérée , et à l’exécuter longtemps à l’a-
vance quand le temps commence à menacer. Par là
on évite aux matelots ces manœuvres précipitées et
quelquefois trop tardives qui peuvent amener de
graves accidents. On évite surtout de faire réveiller
en sursaut ces hommes qui souvent en moiteur quit-
tent leurs hamacs pour venir s’exposer à la pluie ou à
l’air frais. Aussi, malgré la faiblesse de notre équi-
page, l’ Astrolabe a pu achever son voyage souvent
traversé par des circonstances critiques, sans que
nos marins aient eu plus de cinq fois à se lever promp-
tement pour donner la main à la manœuvre. Pour
ceux qui seraient encore appelés à faire de sembla-
bles travaux , je ne saurais trop insister sur l’impor-
tance de ces précautions.
Ce matin à 6 heures nous avions déjà dépassé de
près de 25 milles la position que Hutchinson m’avait
indiquée pour Tiberonncs , aucune terre ne se mon-
trait dans l’ouest , quoique l’horizon fût très-clair.
Aussi je me décide à abandonner la recherche de
cette île probablement imaginaire, et je fais route
au S. ~ O.
Un beau sillage de sept, huit et quelquefois neuf
nœuds, nous a fait rapidement approcher des îles
basses de l’archipel Pomotou. La mer d’abord hou-
leuse, sans doute brisée par les coraux qui empri-
sonnent les Pomotou , s’apaise bientôt et devient
unie. A midi, la vigie signale, des barres de perro-
quets, les terres de l’îîe Tiokea , nous longeons sa
bande ouest à deux milles de distance; c’est une
DANS L 0CEAN1E.
53
île basse bien boisée et ayant à l’intérieur un lagon
qui paraît avoir quelque profondeur.
En doublant la pointe occidentale dç Tiokea, nous
apercevons, sous d’énormes massifs de cocotiers, une
grande case entourée par d’autres plus petites. Une
cinquantaine d’insulaires environ se réunissent sur
la plage pour nous considérer , tandis que quatre ché-
tives pirogues montées chacune par trois insulaires ,
pagayent vers nos navires. Je serais bien content d’a-
voir quelques communications avec ces sauvages,
mais le temps me presse , je veux visiter l’île Oura
avant la nuit , et je continue ma route. Nous avons,
du reste, entrevu une passe dans les récifs, qui
semble promettre un bon ancrage où l’on pourrait
aller facilement mouiller avec les vents d’est.
Nous n’avions pas encore dépassé la pointe sud de
Tiokea que déjà nous apercevions les arbres de l’île
Oura. C’est encore une île basse , bien boisée et bien
pourvue de cocotiers, avec un lagon à l’intérieur. A
6 heures du soir nous l’avions prolongée à 3 ou
4 milles de distance, et la route était donnée au
S. 1 E.
A 5 heures et demie du matin , dès que le jour
paraît , la vigie signale une longue terre sous le vent
et une autre au vent.
La première doit être sans doute l’île Ireland ,
l’abcienne Carlshoff de Roggwein , et nous avons dû
la prolonger à 12 ou 13 milles de distance, attendu
qu’elle n’était visible que de dessus les vergues du
perroquet de fougue.
1838.
Septembre.
7.
54
VOYAGE
septembre. La terre du vent me Paraît s© rapporter à Raraka,
découverte en 1821 par le capitaine Ireland. Nous
1 approchons à 5 ou 6 milles sous le vent. Comme
toutes les îles de cet archipel f elle est basse , boisée ,
mais au milieu de beaux bosquets d’arbres, elle laisse
voir des espaces entièrement nus.
4 A 7 heures je fais route au S. S. O. et S. O. sur
l’ile Witigenstein; une petite goellette passe près de
nous faisant route à' l’est. Je présume qu’elle appar-
tient à quelque aventurier qui fait le commerce des
perles, de l’écaille, et peut-être des cochons, avec
les habitants de l’archipel Pomotou.
Il est près de 9 heures lorsque nous découvrons les
plages basses- de Wittgenstein , et nous prolongeons
ensuite la partie O. N. O. à 2 ou 3 milles au plus.
Cette côte est un grès blanc, bordée d’une forêt
d’arbres au milieu desquels on distingue quelques
touffes de cocotiers. Un large lagon occupe l’inté-
rieur de cette île , et dans les brisants de son ex-
trémité ouest , il semble exister de larges passes pra-
ticables. Mais nous ne voyons ni cases, ni habi-
tants.
Nous avons à peine doublé la pointe ouest, que
la mer devient houleuse , et que de longues lames
très-hautes viennent du sud se briser avec fracas sur
les récifs de cette partie de l’île.
Je dirige ensuite la route à l’ouest de l’île Elisabeth,
qui se compose d’un petit groupe d’îlots enchâssés
dans un énorme récif, et à 6 heures du soir, nous
nous trouvons à 2 milles au plus de l’île Greig , terre
DANS L’OCEANIE. 55
basse et bien couverte d’arbres d’une belle venue. *838-
Septembre.
Sur le récif qui forme une ceinture peu éloignée de
la côte, les longues houles du sud s’élèvent en bri-
sant à une hauteur prodigieuse. La vue de ces récifs
menaçants rappelle à chaque instant de quelle vigi-
lance doit toujours s’entourer le capitaine qui na-
vigue dans ces parages dangereux ; la moindre né-
gligence pourrait le jeter sur un de ces écueils si
nombreux , et son na vire serait détruit en peu d’ins-
tants.
Le travail que je m’étais proposé de faire dans
l’archipel Pomotou finissait là, et dès -lors je ne
m’occupai plus que de rallier Taïti par la voie la plus
directe.
Une belle brise de l’est au S. E. nous fait filer
rapidement, et le 9 au matin, suivant mon attente,
les terres de Taïti se déroulent devant nous. Un
brouillard épais les enveloppe , et nous ne voyons
d’abord à l’horizon qu’une longue bande noire sur-
montée par des nuages qui nous masquent les
sommets.
A mesure que nous avançons , la brume se dissipe, 9.
et nous admirons les belles plages et les riants co-
teaux de cette île délicieuse. La pointe Vénus qui
étend ses touffes de cocotiers bien avant dans la mer
m’indique le lieu où je veux laisser tomber l’ancre.
Je sais bien cependant que Matavai déshérité de son
ancien privilège, a depuis quelque temps cédé à
Papeïti l’avantage d’attirer les navigateurs sur sa rade.
Papeïti , en effet , est le siège des principaux établis-
J
56
VOYAGE
1838.
Septembre.
semènts de l’île , et son mouillage est beaucoup plus
sûr que celui de Matavai. Toutefois, comme une des
raisons principales qui me conduisent à Taïti, est
d’avoir un lieu dont la position géographique bien
déterminée, puisse servir à régler sûrement nos
chronomètres, je donne la préférence à la pointe
Vénus , considérée avec raison en hydrographie
comme le point dont la longitude est le mieux déter-
minée de toute l’Océanie. Je n’ai, du reste, qu’un sé-
jour très-court à faire dans l’îîe , et pour plus d’une
raison , je ne suis pas fâché d’être un peu éloigné de
la capitale.
Nous sommes environ à 3 milles de la pointe Vé-
nus , lorsqu’une pirogue montée par des naturels ac-
coste nos navires. Désireux de montrer à ces hommes
que je connais parfaitement le chemin de leurs ports,
je leur déclare que je ne veux point de pilotes, et
que je ne puis me soumettre aux droits de pilotage
établis par les missionnaires.
Celui qui semblait être le principal personnage de
cette embarcation, était vêtu d’habillements euro-
péens. Il me dit se nommer Pewe-ive et etre un des
chefs de Matavai, il me demande la permission de
monter à bord et je la lui accorde. En montant sur le
pont, il paraît d’abord saisi à la vue de nos canons
et du nombre d’hommes de notre équipage, puis il
tâche de me faire comprendre qu’un navire portant
aussi des canons est mouillé à Papeïti.
Au même moment, MM. les officiers aperçoivent,
dans l’ouest , un grand navire américain qu’ils pren-
DANS L’OCEANIE. 57
nent d’abord pour unè frégate de guerre avec gui-
don de commandement.
Quant à l’ami Pewe-we, sans craindre de déroger
à sa dignité première , il se campe sur le bastingage
et se met à diriger la vente de sa marchandise ,
avec beaucoup de soins et d’aptitude; cependant
il demande des prix si exorbitants que l’engoue-
ment des acheteurs est bien vite détruit. Ainsi
Pewe-ive ne craint pas de demander une demi-
piastre et même une piastre ( tava ) pour quelques
fruits. Pour de mauvaises coquilles ou quelques pa-
gaies sculptées il lui faut des monceaux de tavas ou
piastres.
Aussi, notre pauvre Pewe-ive est bientôt délaissé
lui et sa marchandise. Sans doute ce brave homme
s’était figuré que nous arrivions avec une cargaison
de tavas, et qu’en arrivant le premier, il n’aurait
qu’à se baisser pour en remplir ses coffres. Frustré
dans cet espoir , après un moment d’attente , il fut
bien obligé de baisser peu à peu ses prix , pour trou-
ver quelques acheteurs; mais en définitive, il ne
perdit rien dans ses petits marchés et son panier
d’oranges fut vendu très-cher.
Bientôt nous apercevons les récifs de la pointe
Vénus, je les prolonge à une distance d’environ 50
brasses, puis lorsque je distingue leur pointe dans
l’ouest je reviens brusquement sur bâbord et la
range à 15 ou 20 brasses, daus la crainte de tomber
sur le banc du Dauphin. Après avoir franchi la passe
étroite et limitée d’un côté par ce banc, de l’autre
1838.
Septembre.
58 - VOYAGE
*838. par le récif, je laisse tomber l’ancre par 17 brasses
Septembre, r ^ j r
(sable vasard).
Le capitaine Jacquinot n’ayant pas suivi d’aussi
près les récifs du vent, fut un instant jeté sur le
banc du Dauphin, de manière à voir les pâtés de
coraux sous sa quille , et à craindre un moment
de ne pouvoir parer ce dangereux écueil; mais
enfin il parvint à la doubler et fut bientôt mouillé
près de Y Astrolabe*.
* Note 1 1 .
DANS L’OCEANIE. 59
CHAPITRE XXVII.
Séjour à Taïti.
Nous sommes tranquillement mouillés depuis une
heure environ, quand une pirogue accoste le bord.
Un individu proprement habillé en costume européen
s’en détache, monte à bord, et s’avance vers moi
d’un air assez embarrassé. Il s’annonce pour un des
missionnaires, et il vient, me dit-il, pour me souhaiter
la bonne arrivée.
Aussitôt, sans préambule aucun, et tout en conti-
nuant la promenade que je faisais sur le gaillard d’ar-
rière, j’entre en matière, et je m’exprime avec viva-
cité et amertume sur les mauvais traitements que
les deux missionnaires français , nos compatriotes ,
avaient éprouvés à Taïti, et sur le rôle honteux que les
prêtres de Taïti, et surtout M. Pritchard, avaient joué
dans toute cette affaire. Enfin, je finis en déclarant
que je me dérange tout exprès de ma route, pour ve-
nir recueillir des renseignements certains sur cet évé-
1838.
9 septembre.
1838.
Septembre.
60 VOYAGE
nement et que roa conduite dépendrait de ce que
j’allais apprendre.
A ces mots, mon homme me répond qu’il est d’a-
bord peu équitable de rendre toute une société res-
ponsable des fautes d’un seul homme, qu’après tout
il avait cru que la guerre était finie, et que la paix était
faite entre les Français et Taïti.
Un peu surpris par ces paroles dont je ne com-
prends pas du tout le sens, je demande à mon tour,
à mon interlocuteur, ce qu’il veut dire par-là, et ce
que signifient en un mot ces expressions de paix et de
guerre.
Et alors j’apprends, ce que j’ignorais encore, que
la frégate française la Vénus avait mouillé quelques
jours avant nous à Papeïti, qu’elle avait mission de la
part du gouvernement français de demander à la
reine de Taïti, raison des outrages et des déprédations
commises envers des citoyens français. M. le capi-
taine de vaisseau Du Petit-Thouars, commandant cette
frégate, avait immédiatement demandé et obtenu
réparation. 2000 piastres avaient été soldées comme
indemnités pour les personnes lésées, le pavillon fran-
çais avait été arboré à la porte de M. Moerenhout,
nommé consul de France, et il y avait été salué par
21 coups de canon. Enfin, à l’avenir tout citoyen
français sera reçu à Taïti comme sujet d’une nation
amie.
En apprenant ces nouvelles, j’éprouve une vive sa-
tisfaction, le pavillon français flottait avec honneur
sur l’île Taïti, je me trouvais exempté de l’obligation
61
DANS L’OCEANIE,
de prendre une attitude hostile, dont je ne me souciais
nullement. J’avais en effet quitté la France avec deux
faibles navires pour des considérations toutes diffé-
rentes. Dès ce moment, je fais au missionnaire anglais
un tout autre accueil. Je lui renouvelle toute la satis-
faction que j’éprouve en apprenant que tout est ar-
rangé ; dès-lors je suis tout disposé à reprendre les
sentiments de bienveillance et d’intérêt que j’avais
jadis pour les missions anglaises, et que j’ai manifestés
publiquement dans mes écrits ; et je prie M. Rodgerson
(c’était le nom de cette personne) de vouloir bien
descendre dans ma chambre pour y accepter quel-
ques rafraîchissements.
Dès ce moment, la conversation s’établit sur un ton
de politesse et d’obligeance mutuelle, M. Rodgerson
m’apprend qu’il n’habite Taïti que depuis fort peu de
temps , qu’auparavant il résidait à Tahou-Ata , l’une
des îles Nouka-Hiva, mais il a abandonné ce poste
parce que les naturels ne voulaient pas écouter ses
instructions et se montraient parfois très-importuns.
Il termine en m’offrant ses services. Je ne lui dissi-
mule pas qu’il peut m’être fort utile en accueillant
mon secrétaire M. Desgraz, et en lui procurant des
renseignements sur les idiomes de Nouka-Hiva et de
Taïti. J’ajouterai ici que M. Rodgerson se montra cons-
tamment poli et très-obligeant à mon égard, durant
tout mon séjour à Taïti. Il serait fort heureux pour
les missions anglaises de ne posséder que des sujets
comme celui-là.
Vers cinq heures et demie, le pilote Gem , l’une de
62
VOYAGE
\ 838. mes anciennes connaissances, m’apporte une lettre
Septembre. f AA
du commandant de la Vénus. Celui-ci me vante fort
la supériorité du mouillage de Papeïti sur celui de
Matavai, et m’engage à y amener mes navires. Il re-
met Gem à mes ordres pour me piloter, en me louant
beaucoup sa sagacité. Mais je désire rester à Matavai ,
d’autant plus que je désire faire lever le plan de ce
port, dont on ne possède encore que des ébauches in-
complètes. Seulement je retiens Gem pour guider de-
main mes canots qui iront à Papeïti. Gem avait admi-
rablement profité de l’école anglaise, aussi ce digne
homme était-il ivre les trois quarts du temps, et il
semblait, croire que pour y voir clair, il fallait que le
rhum lui sortît par les yeux. Aussi la première de-
mande qu’il me fait est celle de lui faire donner de
l’eau-de-vie.
A six heures et demie, je descends à terre en com-
gagnie de M. Jacquinot, et nous allons rendre visite à
M. Wilson, pasteur de Matavai, doyen des missions
anglaises, et l’un des premiers débarqués dans ces îles.
Je le trouve bien vieilli et bien tombé depuis ma der-
nière visite, 15 ans auparavant. Après quelques dé-
tours, il entamé le chapitre relatif à la Vénus. Sur-le-
champ, je lui exprime toute l’indignation que m’a fait
éprouver la conduite de la reine, des missionnaires, et
surtout de M. Pritchard en cette occasion. Il cherche à
excuser ce dernier sur des prétextes de guerres et de
discussions civiles que j’eus bientôt victorieusement
réfutés. Toutefois, prenant en considération le grand
âge de M. Wilson, la vue de ses filles présentes à fen-
DANS L’OCEANIE.
63
tretien, et surtout le crève-cœur et l’effroi que ces
gens durent éprouver en voyant des étrangers prêts à
leur enlever la position fortunée qu’ils s’étaient ac-
quise par des années de travaux et d’attente souvent
mêlées de peines et de tribulations, je détourne la
conversation sur d’autres sujets, tout en protestant de
mon respect pour leur caractère et de mes intentions
amicales endeur faveur.
En sortant de chez ce missionnaire, M. Jacquinot
et moi, nous suivons les bords du limpide torrent de
Matavai, et nous y prenons un bain d’une heure ou
deux. Près de nous, au milieu des bosquets de goya-
viers rôdent des naturels qui nous offrent à chaque
instant des femmes, mais voyant que leur marchan-
dise n’avait pas cours chez nous, ils courent s’adresser
aux officiers et aux matelots près desquels ils trouvent
un merveilleux débit. Dès-lors je puis vérifier que tout
ce que j’avais entendu dire sur la dépravation morale
des habitants de Taïti, et la prostitution des femmes
est encore au-dessous de la vérité. Les chefs sont les
premiers à offrir leurs femmes et leurs filles pour un
tava (dollar), et leur avidité pour l’argent cherche à
se satisfaire par les moyens les plus vils et les plus
révoltants. Notre premier visiteur Pewe-vve, que
M. Rodgerson nous a présenté comme le chef principal
de Matavai, a donné l’exemple de cette honteuse cupi-
dité, nous n’avons pu nous en débarrasser qu’en lui
promettant la fourniture du bois de chauffage des
corvettes.
J’ai su dans la soirée, que les missionnaires avaient
1838.
Septembre
Septembre. eu abord grand peur en voyant arriver nos deux
corvettes, ils ont cru que nous venions pour les
prendre entre deux feux ; mais ensuite en apprenant
que j’en étais le commandant, ils ont repris courage,
et meme ils ont espéré que comme ancien ami des
missionnaires anglais , je pourrais bien ne pas ap-
prouver la conduite de M. Du Petit-Thouars; aussi,
ajoute-t-on qu’ils avaient formé le projet de me porter
plainte le lendemain contre lui , comme étant plus
ancien en grade (ce qu’ils appellent senior officer).
Mais la manière dont je me suis déjà exprimé vis-à-vis
de MM. Rodgerson et Wilson les aura sans doute dé-
sabusés.
Pour en finir avec ces propos et ne laisser de doutes
à personne sur le but de ma visite, dès six heures et
demie je m’embarque dans ma baleinière et M. Jac-
quinot dans la sienne, et je me rends à Papeïti pdur y
faire mes visites.
Nous arrivions devant Papa- Wa quand une balei-
nière passe à quinze pas de distance à notre droite,
elle porte sur l’arrière un individu qui détourne la
tête en arrivant par notre travers. Je soupçonne aus-
sitôt que ce peut être M. Pritchard lui-même qui se
rend à Matavai pour voir de quoi il s’agissait.
Un peu plus loin je rencontre M. Du Petit-Thouars
qui venait avec M. Moerenhout me faire visite. Le ca-
pitaine Jacquinot et moi, nous passons dans son ca-
not, et lorsque je lui ai dit que je désirais me rendre
à Papeïti, il rebrousse chemin et revient avec nous à
ce mouillage.
DANS L’OCEANIE. 65
M. Du Petit-Thouars me confirme que c’est bien
M. Pritchard que je venais de voir passer, il allait sans
doute à mon bord pour porter plainte contre le capi-
taine de la Vénus . M. Du Petit-Thouars me raconte
ensuite les événements tels qu’ils se sont passés, et
sur quel pied iï se trouve actuellement à Taïti avec
la reine et les missionnaires. A bord de sa frégate
il me communique les pièces relatives au traité qu’il
venait de conclure, et je puis le complimenter fran-
chement sur le succès qu’il a obtenu, et surtout
sur la rapidité avec laquelle il a conduit cette né-
gociation. Oui, me dit-il, c’est une condition indis-
pensable à l’égard des demi-sauvages de Taïti , je
leur ai fait ouvrir les yeux sur les mensonges que
leur débitent leurs missionnaires sur la France et les
Français.
M. Moerenhout souffrait encore beaucoup des bles-
sures qu’il avait reçues, et sa femme était dans un état
désespéré. Les missionnaires anglais avaient à se re-
procher leur participation indirecte à cet attentat,
par les déclamations indécentes qu’ils se permettaient
envers lui. Les assassins étaient un Espagnol et un
autre individu qui passait pour être Français. Les
missionnaires avaient bien été obligés de les laisser
arrêter, mais d’après les lois de leur fabrique, les
meurtriers ne pouvaient être passibles de la peine de
mort qu’au cas où l’une des deux victimes succombe-
rait sous ses blessures. Du reste, les rapports calom-
nieux des dignes missionnaires près du gouvernement
des Etats-Unis, avaient réussi à ravir les fonctions de
IV. 5
1838.
Septembre.
1838.
Septembre.
66 VOYAGE
consul d’Amérique à M. Moerenhout, jusqu’au moment
où M. Du Petit-Thouars lui apporta le titre de consul
de France.
Je déjeûne avec le commandant Du Petit-Thouars,
et ce n’est pas sans surprise que j’apprends que lé
Voyage pittoresque autour du monde était arrivé à
Taïti. On m’avait déjà beaucoup parlé de cet ouvrage
“ P,10''Ia“eir0’ à Conception et à Yalparaiso, mais à
laîti c était chose plus remarquable. Aussi en voyant
M. Moerenhout faire un éloge pompeux de cet ouvrage,
surtout pour sa véracité et ses descriptions des moeurs
et coutumes des peuples de l’Océanie, j’éprouve une
véritable satisfaction; mais je m’empresse de déclarer
que je n’avais traité moi-même avec soin que les ar-
ticles qui concernent l’Océanie, et que lé reste appar-
tient presque entièrement à un habile écrivain et ob-
servateur, M. Louis Reybaud.
Après le déjeûner, M.Du Petit-Thouars me propose
de me faire passer l’inspection de sa frégate, et de me
présenter ses officiers. Je n’accepte que la seconde
partie de sa proposition. Quand ces messieurs furent
reunis dans la chambre du conseil, après leur avoir
exprime combien j’étais flatté de faire leur connais-
naissance, je leur dis que je les félicitais sincèrement
d etre appelés a faire partie d’une aussi belle cam-
pagne que celle de la Vénus, et d’avoir à promener le
pavillon national sur une aussi belle et aussi puis-
sante fregate. Je les félicitais surtout de l’avantage
qu ils avaient de pouvoir faire des travaux utiles et
glorieux. Six pied de terre, leur dis-je, finissent par
DAtfS L’OCEANIE. 67
égaliser tous les rangs, mais la trace fugitive de notre
passage sur la terre ne peut résister à un oubli com-
plet qu’au moyen des services que chacun de nous
est appelé à rendre dans sa sphère.
Ensuite nous descendons tous à terre. J’entre un
moment chez JL Moerenhout, qui occupe une modeste
habitation sur le bord de la mer. M. Henry, habitant
de l’île, fils d’un des premiers missionnaires de
Taïti, m’est présenté par M. Moerenhout. Il désire être
chargé de la fourniture des corvettes pendant leur sé-
jour à Taïti. M. Henry se propose ensui te comme inter-
prète dans la visite que je désire faire à la reine Po-
maré-Vahiné.
Je vais d’abord saluer le général Freyre , ex-prési-
dent de la république du. Chili, qui habite une petite
case que M. Moerenhout a mise à sa disposition. Il se
rappelle parfaitement m’avoir déjà vu sur la Coquille
en 1823, au moment où il quittait Talcahuano pour
se rendre à Yalparaiso et prendre les rênes du gouver-
nement du pays. Le pauvre homme faisait tout ce
qu’il pouvait pour supporter avec résignation sa mau-
vaise fortune, mais il était facile de voir qu’il regret-
tait amèrement sa patrie. C’était un spectacle dou-
loureux de voir un vieillard, digne d’un meilleur sort,
forcé de passer le reste de ses jours dans un exil dont
on ne pouvait guère prévoir le terme.
M. Moerenhout avait envoyé savoir si la reine était
chez elle, et si elle s’était décidée à nous recevoir.
Depuis l’arrivée de la Vénus , elle avait quitté sa jolie
retraite de l’été % Moutou-Outa sur la rade de Papeïli,
1838.
Septembre.
68
VOYAGE
septembre P0U1 ven*r se réfugier dans une misérable habitation
w. lxiv. du village à cinquante pas du rivage.
Au retour du messager et sur la réponse affirma-
tive qu’il nous apporta , nous nous mîmes en route.
Au milieu d’un petit bois de goyaviers, sous un mo-
deste hangar, se trouvait réunie la cour taïtiene; des
espèces de sénateurs nonchalamment assis, étaient
occupés à divers travaux ; une faible barrière les sé-
parait du reste du peuple. Sous sa tente nous trou-
vâmes la reine Pomaré -Vahiné, vêtue simplement
d’un espèce de peignoir blanc , et tenant son enfant
dans ses bras ; elle était assise sur un espèce de tapis,
près d’elle se trouvait son époux, le prince P omar é-
tané , sa tante Taré-moé-moé , sa sœur et ses cousines,
jeunes filles assez avenantes , enfin, l’orateur de la
reine, personnage grave et d’une bonne mine, chargé
de porter constamment la parole pour Sa Majesté ;
car ainsi l’exige l’étiquette nationale.
Un petit escabeau me fut offert devant la reine ,
MM. Moerenhout et Henry se placèrent comme ils
purent près d’elle , le capitaine Du Petit-Thouars alla
s’étendre sur une nate à côté de Pomaré-tané , et le
capitaine Jacquinot fit comme lui.
Après avoir salué la reine et l’avoir considérée un
instant en silence , d’un air un peu sévère , je lui
adresse la parole à peu près en ces termes : J’ai ap-
pris à Manga-Reva les mauvais traitements qui ont
été infligés aux missionnaires français , par ordre de
la reine; j’ai cru devoir, me déranger de ma route
pour venir lui demander des explications d’une con-
69
DANS L’OCEANIE,
duitesi blâmable, et satisfaction s’il y a lieu. J’en
ai été d’autant plus surpris , que j’avais vu la jeune
princesse Aimata 15 ans auparavant dans l’île Taïti,
et que nous Français, nous avions toujours traité
amicalement la reine et toute sa famille. Je sais que
cette malheureuse affaire a été entièrement arrangée
par le commandant de la Vénus , il est dès-lors inutile
de revenir là-dessus, mais à l’avenir , j’espère que la
reine tiendra ses promesses et s’abstiendra de tout
mauvais traitement envers les Français.
Au bout d’un moment, l’orateur prend la parole >
et dit que Pomaré se rappelle bien m’avoir vu lors-
que je passais à Taïti , qu’elle n’avait jamais eu en
effet à se plaindre de nous et que nous avions tou-
jours été amis; mais que lorsque les missionnaires
français étaient venus à Taïti , l’état du pays et la pré-
sence de quelques rebelles, qui déjà avaient voulu
changer la religion du pays et y avaient semé des
troubles, avaient exigé que l’on prît des mesures
pour les éloigner.
Je vis bien que la pauvre femme n’était que l’é-
cho des Anglais qui lui avaient soufflé ces pitoyables
raisons pour s’excuser. Je me contentai alors de ré-
pliquer : Sans doute la reine est libre dans ses états ,
et personne au monde, pas même le roi des Fran-
çais, ne peut lui demander de changer sa religion;
aussi aurait-elle eu raison si elle s’était contentée de
défendre aux missionnaires français tout signe public
de leur culte; mais les traitements cruels qui ont
été infligés à deux citoyens français, étaient tels
70 VOYAGE
1838 1?
Septembre. *iue 1 on ne pouvait se dispenser d:en demander rai-
son. J’ajoutais que la reine Pomaré-Vahiné devait
s estimer fort heureuse de s’être tirée à si bon marché
de la position fâcheuse qu’elle s’était faite à l’énard
de la France.
Ces paroles un peu sévères sont rendues fidèlement
par l'interprète, car je m’aperçois que Pomaré est vi-
vement affectée, et que des larmes commencent à
s échapper de ses yeux qu’elle dirige sur moi avec
une expression de colère assez évidente. Au même
instant je m'aperçois aussi que le capitaine Du Pelit-
Thouars semble chercher à en atténuer l’effet, en
faisant à Pomaré quelques petites niches amicales
comme de lui tirer les cheveux doucement ou lui
frapper légèrement la joue; il ajoute même d’un ton
affectueux qu’elle à tort de s’affecter ainsi, etc.
Dès-lors, je termine là un entretien qui était allé
assez loin pour le but que je me proposais, et je me
leve pour me retirer. Machinalement je porte les yeux
sur un amas de fruits de toute espèce, avec quelques
cochons et quelques poules étendus sur le sol de ht
cour, quand un chef envoyé par la reine court
apres moi, et me fait dire que la reine a donné l’or-
dre de porter sur mes navires tous ces objets qui me
sont destinés en présent.
M. Du Petit- Thouars m'apprend alors que déjà
tout ces cadeaux lui ont été offerts à bord même
de son navire ; mais qu’il les a refusés, parce que
la rente s obstine à ne pas vouloir aller le visiter à
bord de sa frégate. En conséquence, je fais dire à
DANS L’OCEANIE. 71
Pomaré que j’accepterai volontiers ses présents à la
condition qu’elle viendra nous faire une visite à bord
de la frégate française , mais que jusque - la , je ne
la croirai qu’imparfaitement réconciliée avec les
Français.
Elle me fait répondre aussitôt qu’elle est désor-
mais l’amie des Français, mais qu’elle ne peut al-
ler visiter la Vénus , parce qu’elle allaite un petit
enfant qui réclame tout son temps et tous ses soins.
C’est là évidemment une défaite suggérée par Prit-
chard ; mais ne voulant pas tourmenter plus long-
temps cette pauvre femme , je'fais semblant de m’en
contenter, et je me retire définitivement.
En sortant de chez Pomaré-Vahiné , je prie M. Moe-
renhout de me conduire immédiatement chez M. Prit-
chard. Le palais de celui-ci paraît vaste , com-
mode, et ses alentours annoncent à l’instant que
c’est l’habitation du véritable souverain de ces îles.
Le pavillon britannique flotte majestueusement à
l’extrémité d’une immense gaule , étalant à tous les
yeux les prétentions du peuple anglais. M. Pritchard
est un homme de 45 ans environ , il est maigre, sec
et bilieux ; il porte dans ses formes extérieures cet
orgueil et cet air de dignité froide et réservée si na-
turels aux Anglais, lorsque la fortune va les chercher
dans les classes les plus infimes pour les élever à un
certain rang. M. Pritchard sort pour nous recevoir
avec toutes les marques de la civilité, mais aussitôt
que j’ai dépassé le seuil de sa porte , je lui dis :
« M. Pritchard , je viens vous rendre ma visite
1838.
Septembre.
P! LVIII.
72
VOYAGE
1838.
- Septembre.
comme à un représentant d’une grande nation,
longtemps l’émule et l’ennemie d’une autre grande
nation, mais aujourd’hui son amie et son alliée. J’au-
rais été heureux d’avoir à vous faire cette politesse ,
au seul titre de missionnaire anglais, dont j’ai tou-
jours été l’ami dans mes précédents voyages ; j’au-
rais été flatté d’apprendre que vous aviez toujours
concilié les devoirs qu’impose le titre de chrétien
avec ceux de. l’humanité , il en a été autrement et
j’en suis fâché. J’aime au moins à croire que dé-
sormais, en votre qualité de citoyen anglais, vous
comprendrez mieux les devoirs qui vous sont im-
posés, et que vous protégerez, même au risque de
votre vie, tous les citoyens français s’ils pouvaient
encore désormais être exposés à de semblables
avanies. »
Comme je le vois arrêté avec un certain air d'ir-
résolution, j’ajoute : M. Pritchard, est-ce que je
parle assez correctement l’anglais, m’avez-vous bien
compris? sinon je vais prier M. Moerenhout de vous
répéter mes paroles. Alors il s’empresse de m’assurer
qu’il a parfaitement compris, puis il ajoute qu’on
l’avait sans doute dénigré dans mon esprit, et qu’au
surplus il serait toujours prêt à protéger désormais
les sujets de toute nation. Cela me suffit , lui dis-je ,
et j’entre dans sa maison. La conversation s’en-
gage sur des sujets étrangers , et nous nous séparons
très-contents les uns des autres , du moins en ap-
parence.
M. Pritchard fut le premier à m’apprendre que des
DANS L’OCEANIE. 73
missionnaires appartenant à la secte de Wesley , Se**jg;(ei
étaient établis aux îles des Navigateurs , dont ils
avaient converti la plupart des habitants. Le prin-
cipal établissement , situé à Apia , était assez souvent
visité par des navires anglais et américains. M. Prit-
chard ajouta qu’il savait aussi que des missionnaires
appartenant à la même secte étaient allés s’établir aux
îles Viti, mais il craignait qu’ils n’y fissent pas de
rapides progrès.
Comme je fais remarquer à M. Moerenhout que
Pritchard était logé comme le véritable roi de l’île,
il m’assure que les missionnaires anglais, las enfin
des reproches continuels qu’ils recevaient à cet
égard, avaient pris le parti de faire construire une de-
meure royale convenable, et il s’offre de m’y con-
duire sur-le-champ. Cette maison est en effet située
dans une position fort agréable , elle paraît bien
distribuée , et les boiseries ainsi que les emménage-
ments sont travaillés avec beaucoup de soin. Elle est
fort avancée et je crois que ce sera une résidence fort
agréable pour la reine. Mais M. Moerenhout qui con-
naît les goûts et les caprices de cette femme , m’assure
qu’elle n’y fixera jamais sa résidence. Elle y viendra,
me dit-il , tout au plus pour assister aux conseils d’é-
tat et aux représentations; elle préférera toujours sa
demeure de Moutou- Outa, et le modeste hangar sous
lequel vous l’avez visitée, où elle retrouvera toutes
ses douces habitudes. Ces gens sont comme des
animaux qui préfèrent leurs écuries avec leurs or-
dures à des palais dorés.
f838.
Septembre.
74 VOYAGE
Nous faisons ensuite un tour de promenade aux
environs de Papeïti, et partout nous rencontrons les
femmes de Taïti livrées à la paresse et à la débau-
che, mendiant pour satisfaire leur avidité un prix
quelconque pour leurs faciles faveurs. A 4 heures
nous rallions la Vénus, M. Du Petit-Thouars ne veut
accepter notre congé qu’après le dîner, et à 6 heures
seulement nous nous dirigeons sur nos corvettes où,
grâces à 1 intelligence du pilote Gem , nous arrivons
sans accident à 8 heures du soir.
Le jour est à peine commencé , que les deux grands
canots de Y Astrolabe et de la Zélée partent pour Pa-
peïti, chargés des états-majors des deux corvettes,
tandis que se croisant avec eux, une embarcation
de la Vénus amène à notre bord plusieurs officiers
de cette frégate. Empressés autour d’eux, mes jeu-
nes officiers sont heureux de montrer à leurs compa-
triotes tous les travaux déjà exécutés par nos cor-
vettes, et si quelque impression fâcheuse avait dû
être la suite de tous les propos répandus contre notre
expédition à Yalparaiso et qu’y avait dû recueillir la
Vénus, elle fut bientôt détruite par l’enthousiasme
des officiers de nos corvettes et surtout par la vue
de tous ces travaux que les habitants de Y Astrolabe
étalaient avec orgueil devant leurs visiteurs.
Une inscription a été gravée aujourd’hui sur le cap
de Y Arbre , elle se compose d’une lettre qui doit rap-
peller le nom de notre navire et du chiffre de l’année
de son passage : Ae 1838. Sous la lettre A on a pro-
fondément incrusté une ligne droite qui se trouve
DANS.' L’OCEANIE. * 75
élevée de 1"' 40 au-dessus du niveau de la nier;
cette mesure a été prise à midi précis. Du reste,
les marées paraissent presque nulles à Matavaï. Le
but de cette inscription est de pouvoir donner à nos
successeurs après de longues années, les moyens
de reconnaître si cette partie du sol a éprouvé un
exhaussement ou un affaissement lent, ce qu’il est tou-
jours très-difficile d’établir lorsque l’on manque de
points de repère certains; mais je crains que le
rocher constamment travaillé par l’effort des vagues
ne vienne à se briser , et à faire disparaître notre
inscription.
Notre première connaissance, Pewe-we , ne nous
a point abandonnés; je le retrouve aujourd’hui à bord
de Y Astrolabe, mendiant partout quelques douros ; il
s’adresse souvent à moi, dont sans doute il suppose
le gousset bien garni. Il m’obsède en m’offrant des
femmes, espérant sans doute beaucoup de cette mar-
chandise , qui n’est pas rare à Taïti. Je le renvoie
d’abord assez sèchement ; mais fatigué du honteux
spectacle que présente l’avidité de ce chef cupide, je
l’invite sévèrement à me laisser désormais tranquille.
Le jeune Henry a commencé aujourd’hui à four-
nir du bœuf à l’équipage , à raison de 6 piastres
(32 francs) les 100 livres. Ce prix est raisonnable, et
le bétail est déjà assez abondant dans l’île pour pou-
voir en fournir aux navires autant qu’il leur en faut.
Les cochons sont devenus rares, ils sont très-chers,
et même il est très-difficile de s’en procurer. Les
missionnaires anglais sont les principaux proprié-
1838.
Septembre
76 VOYAGE
Septembre. ta*res de l’île, et presque les possesseurs exclusifs du
bétail et des cochons. M. Pritchard fait d’importantes
affaires dans ce commerce qui, du reste, rentrerait
dans sa première spécialité, car la chronique assure
qu’il était d’abord garçon boucher.
Le port de Matayaï ne présente pas toujours un
abri parfait aux navires qui viennent y prendre le
mouillage : les vents d’ouest y rendent la mer grosse
et souvent menacent les navires de les jeter à la côte.
C’est ce qui nous arrive aujourd’hui, et nous sommes
obligés de mouiller une deuxième ancre et de filer
vingt-cinq brasses de chaîne pour étaler d’assez fortes
rafales qui viennent nous assaillir. Le mauvais temps
me prive aujourd’hui de la visite de MM. Du Petite
Thouars et Moerenhout , que j’avais invités à venir
déjeuner avec moi. Je mets à profit mon séjour à
bord pour adresser à M. le ministre de la marine un
rapport général sur les événements de la campagne
depuis mon départ de Valparaiso. Je le confierai à
M. Moerenhout, qui se chargera de le faire parvenir.
Le révérend M. Rodgerson a parfaitement accueilli
M. Desgraz , et lui a donné tous les documents qu’il
avait promis sur les idiomes de Nouka-Hiva et de
Taïti. En général la conduite de ce missionnaire à
notre égard continue d’être très-convenable, et je
dois particulièrement faire mention de son esprit
bienveillant pour nous, en le priant de recevoir ici
1 expressioû de ma vive reconnaissance.
A huit heures du matin arrivent k bord de Y Astro-
labe MM. Du Petit-Thouars et Moerenhout , auxquels-
DANS L’OCEANIE.
71
ie fais voir la série des travaux exécutés depuis le 1838-L
J 1 13 Septembre
commencement du voyage. Ils paraissent prendre
plaisir à les considérer ; mais je dois cependant dire
ici que le capitaine témoigne surtout de L’intérêt
pour les dessins de MM. Goupil et Le Breton.
M. Du Petit-Thouars paraît encore douter que dans
notre exploration polaire , nous ayons parcouru
d’assez près, pour nous y trouver souvent engagés,
les plaines de glaces solides qui joignent tout l’espace
compris entre les New - Shetland et les terres de
Sandioich. Dès-lors je lui donne communication de
mon rapport sur cette exploration, en même temps
qu’il peut suivre notre navigation sur la carte dressée
à ce sujet. Certes les bruits malveillants répandus à
Valparaiso, je ne dirai pas par qui, avaient dû forte-
ment au moins impressionner l’esprit de nos compa-
triotes. Mais enfin M. Du Petit-Thouars paraît convain-
cu que nous n’avons manqué dans les glaces ni d’au-
dace ni de courage, et que le mandat qui nous avait
été confié se trouvait dignement, sinon heureusement
rempli.
Après le déjeûner, auquel assistaient MM. Jacquinot
et Dénias, nous nous embarquons tous dans le grand
canot de Y Astrolabe, et nous allons descendre sur
la pointe Papa-Oa. Nous visitons d abord le tombeau
de P omar é II, ce roi taïtien qui, d’abord conquérant pi. lxviii
et ensuite rénovateur, accueillit le premier les mis-
sionnaires, chassa ses anciens dieux, et devint le dé-
fenseur de l’Evangile, dont il fut un des plus zélés
propagateurs.
78
1838.
Septembre.
voyage
Nous allons ensuite visiter les ruines de cette grande
église qui, en 1823, réunit l’assemblée générale de
tous les habitants du groupe. Les députés nombreux
envoyés par la nation eurent à délibérer sur la quan-
tité de cocos et de bambous d huile qui devaient être
donnés comme offrandes à la société des missions.
C était le moment du triomphe des missionnaires. La
famille royale, les principaux chefs de Taïti et tout le
peuple votèrent par acclamations dé grandes richesses
pour leurs nouveaux prêtres. Aujourd’hui tout est bien
changé, ceux-ci sont honnis, souvent méprisés, et con-
trôlés dans leurs actions. Pour comble de malheur, on
essaie de supprimer les dignités qui ont fait l’élévation
des missionnaires, qui par leur dépit et leur orgueil, se
sont déconsidérés aux yeux des naturels. Vainement
plus tard ces députés choisis par leurs concitoyens ont-
ils cherché à se réunir. Cette immense construction
de 230 mètres de long, fruit du zèle et de l’enthou-
siasme des fidèles taïtiens, a été entièrement abandon-
née, et bientôt il n’en restera plus qu’un informe amas
de décombres. Sic transit gloria mundi. L’église du
lieu, construite sur des dimensions bien plus raison-
nables à côté de ce temple gigantesque qui tombe
de lui-même, atteste le refroidissement des habi-
tants pour leur nouveau culte ; la cour a abandonné
cette ancienne résidence pour aller se fixer à Papeïti.
Des clôtures mal entretenues autour de quelques
pierres entassées, indiquent seules l’emplacement de
quelques tombes, aujourd’hui entièrement négligées.
C’est avec un sentiment douloureux que l’on voit
DANS L’OCEANIE.
y 9
ces Taïtiens, jadis scrupuleux observateurs des de-
voirs dus aux mânes de leurs pères et à qui ils ren-
daient un culte presque divin, rester aujourd’hui si
indifférents à cet égard, par le seul fait qu’ils ont
adopté d’autres croyances. A mon avis, cette tran-
sition subite d’un excès à un autre, a quelque chose
d’affligeant et dénote plutôt un retour à la barbarie,
qu’un progrès dans la civilisation.
Nous allons ensuite saluer le prêtre de l’endroit,
M. Rodgerson, qui habite tout près de là une case
petite, il est vrai, mais propre et bien tenue. ïl paraît
heureux dans son petit ménage , composé d’une
femme jeune et agréable, et de deux jolis petits
enfants, dont l’avenir semble le préoccuper beau-
coup. On ne peut s’empêcher de réfléchir en effet,
que si cette liberté qu’ont les prêtres de l’église
réformée de pouvoir devenir chefs de famille peut
être d’un bon exemple au milieu des nations civi-
lisées, elle peut aussi devenir la source de tous les
vices au milieu d’un peuple sauvage. Un mission-
naire , toujours préoccupé du sort de sa famille ,
n’est-il pas en effet pour ainsi dire responsable de
toutes les fautes que peuvent commettre les siens,
les passions humaines réagissant sur ses enfants ne
tendront-elles point à leur faire oublier leur devoir,
ou tout au moins à compromettre le caractère du
père? Car il est à remarquer que tout en prêchant
l’égalité et la charité évangélique, le missionnaire
européen n’envisage pas avec sang-froid l’idée d’une
union possible entre ses enfants et les indigènes. Il
1838.
Septembre.
1838
Septembre.
80 VOYAGE
préférerait au besoin voir les mœurs outragées plutôt
que (le s’allier au sang des hommes qu’il regarde
comme trop au-dessous de lui. A leur tour, les natu-
rels ont bien voulu jusqu’ici accepter ces idées
comme une loi du destin ; mais à la longue, leurs
réflexions aussi bien que les perfides conseils des
Européens, jaloux de la fortune des missionnaires,
finiront par éclairer ces peuples sauvages sur les
prétentions de ces étrangers. Dès-lors commencera
une réaction peut-être violente, le prestige qu’ont
inspiré les missionnaires sera mis en doute, et leur
empire sera près de s’écrouler. A Taïti ce moment est
venu, et il est difficile de prévoir ce qui arrivera
d’ici à quelques années.
Après avoir accepté quelques rafraîchissements
chezM. Rodgerson, nous accompagnons MM. Du Pe-
tit-Thouars et ftïoerenhout jusqu’au tombeau de Po-
maré, où se font définitivement nos adieux. M, Du
Petit-Thouars devait opérer son retour en France par
Sidney, l’île de France et le cap de Bonne-Espérance.
M. Moerenhout allait continuer à passer son existence
au milieu des Taïtiens et des dignes missionnaires
qui du reste n’étaient point ses amis , et nous, nous
allions rapidement nous diriger vers les îles des Navi-
gateurs , sur lesquelles je n’osais encore former
aucun projet de relâche, car mes décisions sont sou-
mises aux chances et aux caprices des éléments.
Seulement, M. Du Petit-Thouars n’étant pas décidé
à aller aux îles Viti pour tirer vengeance de la mort
du capitaine Bureau, je le prie de me donner copie
DANS L’OCEANIE. 81
des dépêches qu’il avait reçues à ce sujet du ministre
des affaires étrangères , afin qu elle puisse me servir
au cas où, sans me déranger de ma route, je trouve-
rais l’occasion de remplir cette mission. M. Du Petit-
Thouars me promet de me communiquer cette pièce,
et de m en envoyer la copie aussitôt arrivé à son
bord.
La journée est des plus belles, et j’en profite pour
faire une promenade de longue haleine. Je renvoie
mon canot à bord, et, accompagné de MM. Jacquinot
et Roquemaurel, je prends la route de terre pour
gagner Matavaï. J’aurais désiré visiter Paoufaï et
Hitoh , deux chefs puissants qui , secouant le joug
apostolique, se sont déclarés les amis des Français,
et se sont opposés aux mesures prises contre nos
deux prêtres catholiques; il m’eût été agréable de
pouvoir leur témoigner toute ma satisfaction pour
leur conduite et leur offrir quelques présents ; mais
ils étaient absents pour le moment, et leur habitation
était déserte.
Notre retour vers Matavaï se fait en suivant la
plage. Je retrouve bien cette belle terre que j’ai déjà
visitée quinze ans auparavant. C’est bien la riante
Taïti avec ses ombrages délicieux , sa prodigieuse
fertilité et son doux climat. Mais nonobstant les
assertions des Anglais, je ne m’aperçois pas que la
population soit en voie de progrès. Les cases habitées
et les lieux cultivés me paraissent au contraire di-
minués , surtout à Papa - Oa et à Matavaï. Il est
vrai que cette différence tient peut-être à l’excès
1838.
Septembre.
VOYAGE
1838.
Septembre.,
82
(le population qui s’est transportée à Papeïti , et alors
il n’y aurait eu que déplacement. Je ne vois pas non
plus que les habitants soient devenus plus laborieux
ni plus industrieux; ils semblent au contraire être
plus indolents que jamais. Il est presque inévitable
que cet état de choses ne les plonge de plus en plus
dans la misère. Les missionnaires seuls font là leurs
affaires et profitent adroitement des changements
qu’apporte chez ce peuple l’approche des Euro-
péens. Ces résultats sont sans doute peu satisfaisants ,
mais ils sont réels : ils sont la suite nécessaire de la
civilisation apportée par des hommes qui n’obéissent
qu’à des sentiments d’égoïsme. Dans l’état actuel, il
faudrait à ce peuple demi-sauvage qu’il pût être guidé
par d’autres hommçs d’une nature supérieure et ani-
més surtout par des sentiments charitables et com-
plètement désintéressés. Ce sont des qualités quen ont
jamais eues les missionnaires anglais, et qui sait si les
catholiques , un jour plus puissants , ne marcheront
pas devant les prêtres protestants?... A tout cela, la
Seule réponse qu’il y aurait à faire est celle-ci. Les
terres où se trouvent disséminées les peuplades de
l’Océanie, ne pouvaient pas rester inconnues aux Eu-
ropéens. En supposant que ces peuples fussent restés
abandonnés à eux-mêmes , les déserteurs des balei-
niers, les échappés des bagnes de Port-Jakson, en un
mot le rebut de la société anglaise aurait débordé
sur leurs îles et les auraient grangrenés au physique
comme au moral , ce qui déjà n’existe que trop en
différents endroits. Il a donc mieux valu pour eux
DANS L’OCEANIE. 83
recevoir des missionnaires chrétiens leurs lois et leurs
institutions , tout imparfaites qu’elles sont, plutôt
que de rester exposés au triste sort qui les menaçait,
ce qui n’eût pas manqué d’amener promptement
leur ruine complète.
Après avoir gravi la colline du Cap-de-V Arbre,
nous nous retrouvons sur la plage de Matavaï.
J’admire surtout combien les citronniers, les oran-
gers et les goyaviers se sont propagés sur cette belle
terre ; ils forment des boiâ entiers qui répandent au
loin leurs doux parfums. Les goyaviers surtout , que
l’on connaissait à peine en 1823, ont multiplié avec
une étonnante rapidité.
M. Rodgerson que j’avais invité à venir déjeuner
avec moi, arrive aujourd’hui à neuf heures et demie
du matin accompagné de M. Pritchard. J’ai cru un
instant que ce dernier resterait à déjeûner avec nous,
mais il s’est excusé sur ce qu’il est engagé à dîner chez
M. Wilson à midi précis. Du reste, il me renouvelle ses
offres de services, et nous nous quittons sur un ton
très-poli. Après le déjeûner, je partage avec M. Rod-
gerson le peu des graines de France que j’avais de
reste, et ce cadeau paraît lui faire bien plaisir; j’y
ajoute une médaille de l’expédition.
M. De Flotte , aspirant de marine sur la frégate la
Vénus , ayant demandé à embarquer sur la Zélée, et les
capitaines de ces deux navires ayant donné leur con-
sentement, j’accorde à M. De Flotte l’ordre de quitter
la Vénuspoov continuer ses services à bord de la Zélée.
Cette démarche prouve au moins de la part de ce
1838.
Septembre.
VOYAGE
jeune officier le désir de s’instruire et de servir d’une
manière active.
Pewewe vient à bord avec deux autres chefs de
Matavaï et deux femmes qui sont bien vite reconnues
par nos matelots, avec qui déjà elles ont eu de nom-
breuses relations. Il recommence auprès de moi toutes
ses tentatives pour m’extorquer des douros, mais je le
renvoie sans l’écouter. J’aurais volontiers fait quel-
ques cadeaux à un des deux autres chefs qui étaient
avec Pewewe, attendu qu’il s’était toujours comporté
généreusement vis-à-vis des officiers qui étaient allés
le visiter ; mais il doit porter la punition de s’être pré-
senté en aussi mauvaise compagnie. Pewewe ne se re- -
bute point, il se rejette sur le capitaine Jacquinot qui
a la complaisance de l’inviter à dîner. Puis après avoir
bien mangé comme quatre, le pauvre Pewewe ne
peut quitter le capitaine sans lui demander encore
quelques tavas.
En pêchant quelques mollusques sur les récifs,
M. Hombron a été piqué à la main par un poisson
épineux. La partie blessée a considérablement enflé,
et le docteur a souffert vivement pendant vingt-quatre
heures.
M. Du Petit-Thouars m’envoie aujourd’hui la pièce
que je lui ai demandée relativement à la malheureuse
affaire de Bureau. Quoique le commandant de la
Vénus l’ait déjà publiée dans le récit de son voyage,
je la reproduirai lorsqu’il sera question de nos opéra-
tions aux îles Yiti.
D’après l’avis de. M. Moerenhout, je m’étais adressé
DANS L’OCEANIE. 85
àM. Henry, supposant que cette personne pouvait me
donner des renseignements détaillés sur cette catas-
trophe, mais je ne reçus h cet égard de M. Henry qu’une
lettre insignifiante.
Dès ce moment je ne songe plus qu’au départ qui
est fixé pour le lendemain. J’envoie à M. Moerenhout
mon rapport pour le ministre de la marine, et en même
temps je lui fais don d’une paire de pistolets qu’il
m avait demandée pour défendre sa vie au cas où il
serait exposé à de nouvelles attaques nocturnes.
Dans la soirée, je descends à terre avec le capitaine
Jacquinot, et je vais prendre un dernier bain dans les
eaux du torrent de Matavaï. Les bains sont probable-
ment l’unique souvenir agréable que je doive conserver
par la suite de mon court séjour à Taïti \
* Notes 12, i3, 14, i5 16 et 17.
1838.
Septembre,
86
VOYAGE
1838.
16 Septembre.
CHAPITRE XXV11L
Traversée de Taïti à Apia.
Dès sept heures du matin nos corvettes ont relevé
leurs ancres et se sont couvertes de toile pour continuer
leur marche dans F Océanie.
J’avais l’intention de passer dans le canal qui
sépare Taïti de l’île Eimeo, sa voisine, et la brise qui
soufflait directement de l’est, semblait d’abord fa-
vorable à mes projets , mais à midi les vents sautent
au S. O., et dès-lors je dus complètement y renoncer.
Je viens contourner Eimeo par le nord dont je longe
la côte à une distance de deux à trois milles, et dont
nous distinguons facilement tous les accidents de
terrain. Cette vue est des plus gracieuses et paraît tout
aussi délicieuse et souvent plus pittoresque que celle
de Taïti même.
Quand nous nous trouvons dans l’ouest du port de
Talou , nous appercevons un grand édifice en pierres
et à plusieurs étages, percé de nombreuses fenêtres et
DANS L’OCEANIE.
87
qui a une certaine apparence lorsqu’on le voit de la
mer. C’est l’établissement auquel les missionnaires
anglais ont donné le nom pompeux de S'outh-Sea
academy. Il y a longtemps que je présumais que ce
titre fastueux ne serait justifié par aucun résultat. En
effet, cet établissement est en ce moment à peu près
abandonné.
Nous avions perdu de vue les terres d ’Eimeo, lorsque
à six heures et demie du soir, à travers la brume, nous
apercevons vaguement les terres de l’ile Tabou-Ema-
nou. Je n’avais en aucune manière F intention de
recommencer sur cet archipel un travail qui déjà avait
été fait en 1823 par la Coquille , commandée par le
capitaine Duperrey ; c’est pourquoi , poussé par une
brise très-fraîche du S. E., je continue à courir toute
la nuit pour passer au sud de l’île Raiatea.
Au jour, je mets le cap au N. f O., et bientôt nous
sommes en vue des hautes terres des îles Raiatea et
Tahaa; et ensuite je rallie de près les brisants qui
forment la ceinture de F île Bora-Bora. Cette dernière
île avait été visitée par la Coquille en 1823, et je recon-
nais avec bonheur ce sommet sourcilleux, nommé
Pahia , qui domine ces vertes forêts et ces riantes
plages que j’avais alors si souvent parcourues, et où
j’avais recueilli tant de plantes curieuses et sou-
vent nouvelles. C’était là aussi que j’avais pour la
première fois commencé sérieusement mes études
ethnographiques.
Après avoir dépassé la pointe septentrionale de
Bora-Bora, je continue encore à courir au nord pour
88
VOYAGE
1838. hien reconnaître les terres de la petite île Toubai, et
Septembre. .
ensuite je me dirige sur Maupiti dont nous longeons
le récif à deux milles de distance. Les charmants petits
îlots couverts de verdure forment à cette dernière île
une ceinture délicieuse. En dedans des récifs un beau
lagon offre l’aspect d’une mer bien paisible dont le
centre est occupé par un morne élevé, couvert de ver-
dure et qui forme le corps principal de File Maupiti.
Il était deux heures de l’après-midi lorsque aban-
donnant définitivement l’archipel de la Société, je
cours à l’O. S. O. ^ S. sur Fîle Maupelia , que je
compte apercevoir demain au point du jour. Cette
dernière île, découverte en 1767, avait été revue par
Cook en 1774; et la petite distance qui la sépare des
îles Taïti, ne pouvait pas me laisser craindre qu’il
pût y avoir une erreur considérable dans les détermi-
nations de ce célèbre navigateur,
îs. Je me contente à minuit de faire diminuer de voiles
pour ne pas filer plus de sept nœuds. La brise est
fraîche et la mer très-grosse. Fatigué par le roulis,
je venais seulement de m’endormir lorsqu’à deux
heures du matin, M. Maréscot me fait prévenir que la
terre se découvre devant nous, et qu’elle doit être
très-près, car la nuit est des plus sombres. Je donne
aussitôt l’ordre de virer de bord promptement et de
. revenir au plus près tribord en forçant de voiles. Bien
que la manœuvre se fût exécutée avec la plus grande'
célérité, les brisants que l’on apercevait de dessus le
pont du navire, se montraient si voisins de nous un
instant, que j’eus les craintes les plus sérieuses de ne
DANS L’OCEANIE. 89
pouvoir les doubler. Enfin, nous parvenons à changer
de- 1 oute, et toutes nos voiles sont à peine orientées que
les brisants qui blanchissent les eaux se montrent
menaçants derrière nous et sous le remoux même de
notre gouvernail. Mais enfin la brise est fraîche et
nous pouvons nous éloigner rapidement ; dès ce mo-
ment notre salut est assuré. Mes craintes se reportent
entières sur la Zélée.
La nuit était tellement obscure que nous avions
peine à la voir, ce qui prouvait qu’elle n’avait point
manœuvré comme nous; si par malheur elle n’a-
vait point vu la terre , elle était perdue sans res-
source, et si pour serrer le vent elle était venue
sur bâbord, il y avait tout lieu de craindre qu’elle ne
put pas doubler 1 de de ce côté. Le lecteur jugera
combien alors je dus souffrir jusqu'à trois heures du
matin, où alors nous vîmes briller les feux de position
de notre compagne de route à peu de distance der-
rière nous. L’expédition venait d’échapper à un des
plus grands dangers qui l’eussent encore menacée.
Quelques minutes plus tard et les deux corvettes
montaient sur les récifs qui entourent cette île, elles
y étaient brisées en un instant par la mer affreuse que
les vents poussaient sur cette barrière. Il ne restait de
chances de salut que pour quelques-uns de nos meil-
leurs nageurs , qui peut-être auraient pu gagner la
terre sans être broyés sur les rochers. Et alors ils au-
raient pu peut-être regagner les îles de Taïti sur des
canots qu’ils auraient construits, et porter la nouvelle
d’une aussi triste catastrophe.
1838.
Septembre.
90 VOYAGE
Je venais du reste d’être dupe de ma confiance dans
les déterminations de Cook; File que nous venions de
rencontrer était bien File Maupelia, et certes c’est un
bon avertissement pour apprendre aux navigateurs
que l’on ne peut jamais être trop prudent pour navi-
guer dans ces mers semées d’écueils. En mettant en
panne pour ne pas faire route la nuit, j’aurais perdu
du temps il est vrai, mais je n’aurais pas autant aven-
turé mes navires.
Au jour, nous reprenons les amures à bâbord, et
peu après nous revoyons la terre Maupelia à cinq ou
six milles devant nous. Bientôt après nous pouvons la
cotoyer à petite distance. Elle se compose de trois îlots
bas bien boisés, mais peu garnis de cocotiers, et qui
sont enchaînés par une ceinture de brisants qui s’é-
tendent au loin dans la partie sud ; un beau lagon en
occupe l’intérieur. Nous n’y distinguons, du reste,
ni habitants ni traces d’habitation. Heureusement du
côté de l’est le récif ne s’éloigne guère plus de trois à
quatre encablures de la plage, et c’est ce qui nous a
sauvés, car nous avons pu apercevoir malgré la nuit
les arbres de la côte lorsque nous avions encore le
temps nécessaire pour nous éloigner. Si nos corvettes
eussent accosté le récif quelque milles plus sud, nous
ne l’aurions aperçu qu’en y tombant dessus.
Toujours poussés par une belle brise d’E. S. E.,
nous courons ensuite dans l’ouest sur l’île Scilly. Dès
onze heures nous commençons à voir apparaître ses
arbres aux limites de l’horizon, et à midi nous n’en
sortîmes plus qu’à deux milles environ.
DANS L’OCEANIE.
91
Nous sommes assez heureux pour avoir des obser-
vations, et dès-lors nous pouvons avoir la certitude
que l’île Maupelia se trouve placée d’après Cook,
de vingt-cinq milles trop à l’ouest, erreur qui a été
près de nous devenir fatale pendant la nuit passée.
Je me proposais en premier lieu de doubler l’ile
Scilly par le nord ; mais apercevant un immense bri-
sant qui s’étendait dans le sud, j’ai pensé qu’il serait
utile aux navigateurs d’avoir la configuration de ces
dangereux écueils. L’île Scilly est formée par un récif
qui s’éloigne de deux à six milles et de quelques îlots
bas à l’intérieur, dont les parties boisées laissent
voir quelques touffes de cocotiers ; du reste , nous n’y
apercevons pas d’habitants. L’eau nous paraît peu pro-
fonde dans le lagon intérieur. Nous suivons le récif
de très-près, et ensuite je mets la route à l’O. f S. pour
rallier le plus vite possible les îles des Navigateurs.
Le vent alisé nous a poussés rapidement vers notre
destination, et le 23 la vigie, à qui j’avais recom-
mandé de veiller attentivement, ne tarda pas à signa-
ler un petit îlot droit devant nous. C’était l’île Rose,
la sentinelle avancée de l’archipel Samoa ( ou des
Navigateurs). Cette petite île a été découverte par le
capitaine Freycinet , qui lui imposa le nom de sa
femme, qui l’avait accompagné dans son voyage.
De sept à huit heures du matin, nous prolongeons
à moins d’un mille de distance le récif qui forme à
Mot une ceinture de six à sept milles de circuit. L’île
Rose n’est , du reste , qu’un monceau de sable de
200 mètres environ de diamètre , couver! d'un
92 VOYAGE
1838. bouquet de verdure très-frais et d’un aspect riant.
Septembre. 1 . A
En passant à 600 mètres environ au nord du bri-
sant , nous apercevons dans le récif une coupée de
100 mètres environ de large , qui donne accès dans
le lagon dont beau paraît assez profonde , et qui sem-
blerait promettre un mouillage pour des navires aussi
petits que les nôtres.
Nous avions à peine perdu File Rose de vue depuis
quelques heures, que les terres d’ Opoun se montrent
droit devant nous sous la forme d’un cône déjà élevé,
mais d’une base peu étendue. A six heures du soir,
nous n’étions plus qu’à six ou sept milles de la pointe
est de cette île, et je me décide à passer la nuit aux
petits bords dans son voisinage pour commencer
demain l’exploration de ce groupe important.
24 Aussitôt que le jour se fait, je rallie la côte d’ Opoun
et je la prolonge à petite distance. C’est une terre
haute, bien boisée presque jusqu’au sommet de ses
montagnes. Une bande de terre assez basse et cou-
verte d’une riche végétation la limite vers la rnér.
Toutefois nous ne remarquons pas de cabanes , nous
ne voyons que quelques naturels réunis sur la pointe
de l’ouest. A huit heures nous nous étions déjà enga-
gés dans le canal qui sépare l’île Opoun de Leone ,
lorsque le calme nous y surprend et vient arrêter
notre marche rapide jusque-là. 11 nous faut attendre
une heure et demie avant que la brise nous permette
de prolonger la bande septentrionale des îles Leone
et Anfoue. Ces dernières îles nous paraissent assez
bien garnies de cocotiers, mais nous n’y apercevons
DANS L’OCEANIE. 93
aucun habitant. Seulement pendant que le calme nous
lient immobiles sur les eaux , deux petites pirogues,
peintes en rouge et montées chacune par trois natu-
rels, approchent fort près de la Zélée, sans toutefois
vouloir l’accoster.
A neuf heures, M. Dumoulin avait terminé le tra-
vail de ces îles, et je gouverne sur l’île Maouna , dont
les terres se montrent déjà à travers une brume
assez épaisse. Dans l’après-midi nous prolongeons la
côte méridionale de eette île à six ou sept milles de
distance. La brume qui couvre les terres nous en
masque en partie les détails. Cependant vers le milieu
nous pouvons facilement apercevoir l’entrée d’une
baie qui doit être profonde et qur pourrait offrir un
mouillage. Seulement la sortie en serait difficile à
cause des vents et de la mer du sud qui doivent y
régner presque constamment.
Un moment même , dépourvu de renseignements
certains , je crains que cette baie qui s’offre devant
nous ne soit le port d ' Apia, dont on m’avait parlé à
Taïti et où je désire aller mouiller.. Mais M. Desgraz
me tire d’embarras en me remettant une petite
notice, imprimée par les missionnaires de la société
de Londres, et où il est dit que le port d ’Apia est situé
sur File d’Ôpoulou. Or je savais que ce nom était
celui donné par Edwards à l’île que Lapeyrouse dé-
signe sous le nom d ’Oyo-Lava.
Dès-lors je continue ma route et vers le soir je
viens ranger d assez près la pointe S. O. de Maouna,
sur laquelle nous distinguons des cabanes et parfois
1838.
Septembre
VOYAGE
1838.
Septembre.
25.
94
môme des habitants qui se promènent sur la plage.
Pour la nuit je me contente de modérer mon sillage,
pour me trouver demain matin en vue de l’ile
Opoulou.
A cinq heures, en effet, la terre se montre devant
nous. Un navire à trois mâts change brusquement sa
route, de manière à se rapprocher de nous.
Vers neuf heures , n’étant plus qu’à une petite
distance des terres d’ Opoulou, je commence à les
suivre d’aussi près que le brisant peut me le per-
mettre ; examinant avec soin tous les enfoncements
pour découvrir la baie d’Apia que nous cherchons.
J’y aurais réussi, sans doute, mais peut-être après de
longs efforts, et surtout j’aurais pu perdre beaucoup
de temps si le vent fût venu à varier. Mais bientôt,
heureusement, je vois une baleinière se détacher du
navire dont j’ai parlé, et se diriger sur nous. Je mets
aussitôt en panne pour l’attendre. Elle amène à bord
le master lui-même du navire le Lady-Rohena. Nous
ayant pris pour des baleiniers, il était venu chercher
des nouvelles et nous offrir en même temps ses
services. 11 m’apprend que les insulaires de Samoa
(véritable nom dé cet archipel) étaient fort traitables,
et que l’on pouvait se procurer chez eux des vivres
et surtout des cochons en abondance et à bon mar-
ché. Il m’apprend encore que le petit port d’Apia est
très-sûr , mais qu’il se trouve encore au moins à
vingt-cinq milles dans l’ouest de nous.
Au surplus, il m’offre pour m’y conduire un An-
glais nommé Frazior, établi depuis six ans dans ces
DANS L’OCEANIE. 95
i!cs? et qu il avait dans son canot. Il avait servi à
piloter son navire, et j’accepte cette offre de bon cœur.
A peine le capitaine du Lady-Rohena nous quittait,
qu’une pirogue du pays part de terre et nous amène
un autre Anglais, aussi établi dans ces îles, Je l’envoie
à bord de la Zélée, en invitant le capitaine Jacquinot
à s’en servir comme pilote.
Désormais munis chacun d’un pratique du pays,
nous suivons la côte de très-près, venant raser les
brisants qui souvent garnissent ces îles. Je ne puis
me lasser d’admirer le spectacle enchanteur que nous
offrent ces belles terres. Nous rangeant à l’avis de
Lapeyrouse, nous 11’hésitons pas à proclamer ces îles
comme bien supérieures à Taïti elle-même , et pour
leur beauté et pour leur apparente fertilité. La côte
est couverte de beaux arbres d’une admirable ver-
dure, partout on y distingue de belles plages de sable,
de jolies anses, des villages populeux et parfaite-
ment ombragés. Du rivage à l’intérieur le terrain
s’élève en pente assez douce pour pouvoir être habité
et même cultivé, si les indigènes étaient capables de
travailler. C’est sous ce rapport surtout que File
Opoulou est bien supérieure à Taïti dont les plages
de la base sont seules habitables, tandis que l’inté-
rieur est abrupt et si rocailleux , que la culture en
resterait toujours extrêmement pénible, si toutefois
elle n’était pas impossible.
Les villages sont généralement placés sur les
pointes des terres, entourés d’admirables touffes de
cocotiers, et souvent traversés par de jolis ruisseaux
1S38.
Seplfnibre.
96
VOYAGE
qui tombent quelquefois en cascades des montagnes
voisines. Nous remarquons de distance en distance
de grands édifices blanchis à la chaux et percés par
des fenêtres. Frazior nous apprend que ce sont les
églises nouvellement bâties par les naturels, sous
la direction des missionnaires anglais. Tout en admi-
rant la beauté d’Opoulou et le grand nombre de ses
hameaux, nous devons déclarer que nous n’avons vu
aucun de ces villages signalés par Lapeyrouse comme
des villes qui s’étendent du rivage au sommet dés
montagnes. Il faut que l’illustre navigateur se soit
laissé aller à l’exagération, dans ce cas, ou bien que
ces villages aient disparu , s’ils ont jamais existé. Du
reste, je crois me rappeler que d’après son récit, il
passa trop loin des terres pour apercevoir ces dé-
tails.
Les vents frais de la partie de l’est nous font filer
rapidement le long de la côte d’Opoulou. A deux
heures nous sommes à l’entrée du port d’ Apia , et peu
après nous donnons dans le passage resserré entre
deux brisants qui en forment l’entrée. Quelques
minutes plus tard, Y Astrolabe et la Zélée se trouvent
mouillées par sept brasses de fond dans un joli petit
bassin parfaitement abrité *.
DANS L’OCEANIE.
97
CHAPITRE XXIX.
Séjour à Apia,
Aussitôt que nous sommes mouillés, le capitaine
Jacquinot se rend à bord de Y Astrolabe, et après
avoir concerté avec lui les opérations de la relâche,
je charge M. La Farge de lever le plan de la baie. Je
préviens ensuite MM. les officiers que la durée de la
relâche est fixée à six jours , afin que chacun puisse
combiner ses travaux suivant le temps qu’il aurait à
y consacrer. Jamais je n’ai manqué à cette précaution
pendant toute la campagne, et à moins d’un obstacle
aussi important qu’imprévu , je n’ai jamais non plus
manqué d’appareiller au terme fixé. Un chef d’expé-
dition ne doit jamais perdre de vue qu’il est de la
plus haute importance d’habituer ses officiers et ses
équipages cà compter sur la parole qu’il a une fois
donnée. En agissant ainsi un capitaine peut craindre,
il est vrai, quelques privations, mais aussi il évite
biemdes mécomptes.
IV.
1838.
25 Septembre.
7
1838.
Septembre.
98 VOYAGE
Je conserve sur les deux navires les deux Anglais
qui nous ont pilotés, ils me serviront d’interprètes
dans mes transactions avec les naturels. Ils me ra-
content qu’un navire baleinier anglais avait mouillé
dans ce port pendant deux ou trois jours seulement,
et que pendant ce peu de temps , dix-sept matelots et
un officier avaient déserté et s’étaient éparpillés dans
Hle. La pêche du cachalot attire les baleiniers dans
cet archipel, et la facilité de s’y procurer des vivres
les amène au mouillage d’Apia. Mais les désertions
sont fort à redouter. C’est ainsi que ces belles îles se
trouvent infectées de fainéants et de mauvais sujets
qui souvent sont les premiers a pousser les sauvages
vers des actions blâmables.
Les naturels se présentent d’abord en très-petit
nombre, et paraissent bien plus réservés qu’àNouka-
Hiva et à Taïti. Ce n’est que peu à peu qu’ils se hasar-
dent à nous apporter quelques objets à échanger . La
population des îles Samoa est une variété de la race
polynésienne, qui se rapproche beaucoup de celle
des Tonga.
Un individu de haute taille (lm,75) et d’une forte
structure , se présente à moi avec un air de supé-
riorité , qui semble annoncer un homme d’une cer-
taine importance. Frazior me dit qu’il se nomme
Pea-Pongui et qu’il est le chef du district d’Apia.
En conséquence je le reçois, amicalement et lui fais
quelques cadeaux.
Encouragé par mon accueil , Pea se hasarde à me
déployer une pancarte écrite en anglais , en pronon-
DANS L’OCEANIE. 99
çant le mot dollars . Je ne comprends pas trop
d abord ce que cela peut signifier; mais ayant jeté
les yeux sur récrit anglais, je reconnais que c’est un
règlement de port en règle, contresigné par M. Drinck-
Water de Béthune , commandant le sloop le Comvay
de 28 canons, et qui' avait mouillé dans ce port quel-
que temps avant nous. Le mot dollars était tout ce
qui avait pu entrer dans la tête de Pea. Du reste, le
règlement exigeait dollars pour le mouillage , dollars
pour l’eau douce, dollars pour le bois , dollars poul-
ies déserteurs, enfin dollars de toutes les façons, rien
n’y était oublié.
Dès-lors, je vois bien vite de quoi il s’agit. Ce sont
ces dignes missionnaires qui ont inventé ce moyen
pour faire arriver l’eau au moulin de la mission ,
et ces pauvres naturels sont les soutiens de ces belles
dispositions; mais ce que je ne puis concevoir , -c’est
qu un capitaine de vaisseau anglais ait pu sérieuse-
ment apposer sa signature à un acte semblable, à
moins qu’il n’ait reçu des instructions secrètes de
son gouvernement , qui l’autorisent à hasarder cette
espèce de commencement équivoque de prise de pos-
session, sauf à la confirmer par Ja suite par des actes
plus énergiques.
Pour moi, en attendant qu’il en soit ainsi, j’ac-
corde peu d’attention à ce chiffon de papier émané
des missionnaires de Londres et contresigné par
M. Drinck-Water. Haussant les épaules, après l’avoir
lu et souriant de pitié, je fais signe à Pea qu’il n’a
pas de piastres à attendre de nous. Cette déclaration
1838.
Septembre.
100 VOYAGE
1838. ne le satisfait pas, mais comme il commençe à de-
Septembre. importun ? je prends un air mécontent, et je
charge Frazior de lui expliquer de ma part que si je
coupais du bois qui pût appartenir soit à lui , soit à
d’autres, je l’en dédommagerais par des étoffes, mais
que quant à l’eau , elle appartenait à tous ceux qui en
avaient besoin, et que je ne lui donnerais pas un seul
shilling pour cela. Puis , en lui montrant la batterie
de la corvette, j’ajoute que s’il exigeait impérieuse-
ment d’être payé , nos canons seraient chargés d’ac-
quitter le prix qu’il demanderait.
A cette sortie , le pauvre Pea tout effrayé , s em-
presse de s’excuser autant qu’il lui est possible ,
m’annonçant qu’il renonce entièrement à ses pré-
tentions, il me supplie de ne pas me fâcher contre lui.
Au fond, je n’ai pas la moindre colère contre cet
homme; car il n’est pas pour grand chose dans cette
mauvaise farce , il est tout au plus 1 instrument des
missionnaires. Tant il est vrai que chez ces derniers,
l’argent est toujours le premier mobile de leurs ac-
tions, et qu’ils abusent de la religion et de la phi-
lanthropie dont ils se font un prétexte.
Après notre dîner, le capitaine Jacquinot se joint
à moi, et en compagnie de l’ami Pea, nous descen-
dons au fond de la baie. Nous trouvons les cases du
petit village d’Apia éparpillées sans aucun ordre,
sous de belles touffes de cocotiers. .Nous visitons d’a-
n. lxxi. bord le Faré-tete ou maison publique. C’est un grand
édifice construit avec une élégance et me légèreté
vraiment admirables. Bien qu il soit tout en bois , et
DANS L’OCEANIE.
101
recouvert d’un simple toit en paille, sa construction
est vraiment un chef-d’œuvre d’industrie sauvage ,
et tout l’intérieur est d’une propreté remarquable. Le
sol est couvert de petits cailloux qui paraissent si
unis et si bien nettoyés que l’on dirait qu’ils ont été
triés à la main.
De là, nous nous dirigeons chez le missionnaire
M. Mills , qui habite une petite case assez modeste ,
quoiqu’elle soit intérieurement disposée d’une ma-
nière assez confortable. Les naturels qu’il guide
dans ces travaux (ayant été lui-même charpentier)
travaillent avec une ardeur incroyable à lui cons-
truire une demeure qui sera un petit palais pour
ces îles, car le corps de maison Sera double, et
il n’y aura pas moins de douze fenêtres et; plu-
sieurs portes.
M. Mills est un homme maigre et d’une apparence
assez chétive ; il nous reçoit poliment et s’offre de ré-
pondre à toutes nos questions. Comme il ne sait pas
un seul mot de français , nous aurions eu peut-être
de la peine à nous entendre, si madame Mills,
femme assez jeune , d’une figure intelligente et agréa-
ble, malgré son état de santé qui paraît peu ras-
surant, ne se fût empressée de répondre à toutes
les questions que nous adressions à son mari. Il m’a
semblé que cette dame jouissait parmi les naturels
de plus de considération que son époux.
Dans ma conversation avec madame Mills , je lui
fais observer que Pea m’avait présenté un papier en
me réclamant des dollars, que je n’y avais fait aucune
1838.
Septembre.
102
VOYAGE
1838.
Septembre.
attention , mais je ne lui dissimule pas que cette dé-
marche m’avait paru fort inconvenante vis-à-vis d’un
navire de guerre étranger , et que par la suite il
pourrait fort bien arriver qu’un capitaine moins en-
durant que moi , la reçût aussi avec moins de sang-
froid. M. Mills , d’abord embarrassé , cherche ensuite
à s’excuser en me disant que cette mesure n?avait
été prise que pour les navires de commerce, et que
ceux-ci , jusqu’à présent , l’avaient regardée comme
légale.
En quittant M. Mills, nous allons, toujours accom-
pagnés de Pea , faire un tour de promenade dans la
forêt voisine. Une route y est percée et offre une pro-
menade délicieuse d’une longueur d’un mille environ.
Jamais je n’ai vu de plus beaux arbres, pas même à
la Nouvelle-Zélande ou à la Nouvelle-Guinée, malgré
la beauté de leurs forêts. Elles sont ici faciles à par-
courir, attendu que F immense hauteur des grandes
espèces empêche le soleil de pénétrer et d’arriver
jusqu’au sol , et par suite les lianes et les arbustes ne
peuvent pas se produire avec assez d’abondance pour
gêner le promeneur ; de beaux pigeons, des grandes
roussettes, des perruches et d’autres jolies espèces
d’oiseaux variés , voltigent dans ces grands bois où
ils portent le mouvement et la vie. La nature or-
ganisée s’y montre déjà bien plus riche qu’à Tditi ,
et je ne tarde pas à remarquer une foule de végétaux
que ce dernier archipel ne m’avait point encore offerts.
Nous passons une heure de la soirée à nous pro-
mener avec délices sous ces ombrages majestueux.
DANS L’OCEANIE.
103
Pea nous mène vers une cascade formée par les eaux Sep1t^8bre
limpides d’un torrent qui se précipite au travers de pi. lxxiv.
gros rochers basaltiques d’une hauteur de 5 à 6 mètres,
avec un bruit violent. L’eau me paraît si belle que
je me décide à y prendre un bain , mais sa fraîcheur
me repousse , et cheminant avec lenteur nous repre-
nons le chemin de la plage. Tous mes compagnons
et surtout le capitaine Jacquinot paraissent enchantés
de se trouver sur ces îles encore si peu connues. Cette
relâche nous promet mille avantages et pour la santé
de nos équipages et pour l’accroissement des richesses
de MM. les naturalistes. Aujourd’hui la surface du
globe a été tellement explorée , qu’il faut se féliciter
d’avoir trouvé quelque coin qui ait échappé aux re-
cherches des voyageurs. Les îles Samoa sont dans
ce cas, à moins que les compagnons du capitaine
Drink-Water n’ aient recueilli des observations à cet
égard , car ils nous avaient seuls précédés sur ce ter-
rain.
Nos Français habitués aux beautés faciles de Nou-
ka-hiva et de Taïti, ont voulu ici renouveler leurs
galanteries, mais à leur grande surprise, ils sont dé-
sappointés. Les femmes qui d’abord avaient semblé
disposées à accepter les provocations de nos marins,
ont refusé constamment les propositions sérieuses, et
elles paraissent se soumettre avec sincérité aux dé-
fenses de leur nouvelle religion. Mais elles indiquent
volontiers à nos hommes le chemin d’une tribu voi-
sine , où ces peuplades conservant leurs premières
croyances, sont encore toutes disposées à trafiquer
104
VOYAGE
1838- des faveurs de leurs femmes, et dès ce moment celte
Septembre. .
route est chaque jour souvent parcourue par les ha-
bitants des corvettes.
Frazior qui paraît assez bien connaître le pays et
l’archipel des Samoa , me donne aussi les véritables
noms des îles qui le composent. Le nom de Hamoa au
lieu de Samoa que j’avais déjà imposé à ce groupe,
m’avait été donné par les habitants des îles Tonga,
qui ne prononcent jamais la lettre S à laquelle ils
substituent ordinairement la lettre H.
Opoun s’appelle Olo-singa; Leone, To-hou; Fan-
foue , Feti-houta. Ces trois îles portent collectivement
le nom de Münoua.
Quant à l’archipel véritable de Samoa , l’île Maouna
de Lapeyrouse , est réellement Tou-tou-ila ; l’île des
Pêcheurs, Ana-moua ; Oio-lava, Opoulou; puis Ma-
nono, Apolina , et enfin Sevai que Lapeyrouse ap-
pelle Poua par erreur. 11 est facile de voir que l’An-
glais Edwards fut à cet égard mieux renseigné, car
ses noms indiqués sur la carte d’Arrowsmith se rap-
prochent assez souvent des véritables désignations des
naturels.
Frazior estime la population de ce groupe à
80,000 âmes environ, ainsi réparties : Sevai et Opou-
lou en contiendraient 25,000 , Tou-tou-ila 10,000,
Manono 7,000, Apolina 3,000 , le groupe de Manoua
serait le moins habité.
On compte aujourd’hui déjà trois missionnaires
sur l’île Opoulou , deux sur Sevai , deux sur Tou-tou-
ila et deux sur Manono. Il n’y a que 3 ou A ans que
DvVNS L’OCEANIE. 105
les Anglais ont cherché à s’établir sur ces îles , mais
auparavant ils avaient fait préparer les voies par des
Taïtiens envoyés sous le titre de Teachers. Par une
singulière exception, les îles Samoa n’avaient pas
de culte , aussi aux premières propositions qui leur
furent faites , ils acceptèrent facilement la religion
chrétienne.
On ne leur connaissait ni temples, ni prières, ni
cérémonies aucunes. La circoncision était prescrite
par leurs usages , ils avaient le tabou sous le nom de
Sa, le Kava était connu sous le nom d ’Ava, l’usage
de l’arc et des flèches leur était inconnu, et leurs
armes de combat étaient des lances , des frondes et
des casse-têtes. Tout fait présumer qu’ils n’ont jamais
été cannibales.
Le massacre du capitaine de Langle et de ses com-
pagnons, fut commis par deux pirogues montées
par des étrangers qui voulurent s’approprier les ob-
jets des Français sans offrir aucun échange. Il pa-
raît que trois Français survécurent à ce désastre,
et que même ils furent bien traités par les naturels.
Un d’eux se maria et eut plusieurs enfants dont un
est encore vivant. Mais il ne connaît pas d’autre
langage que celui des Samoa, et Frazior, de qui je
tiens tous ces détails, paraît ne l’avoir jamais vu.
Les terres de l’archipel sont divisées en districts ,
gouvernés chacun par un seul chef (Arii). Ils sont
tous indépendants les uns des autres. Il y a eu une
époque où l’archipel entier reconnaissait un chef su-
prême, mais aujourd’hui cela n’a plus lieu.
1838.
Septembre
106 VOYAGE
Avant l’introduction du christianisme , les jeunes
fdles jouissaient d’une entière liberté et disposaient
de leurs charmes suivant leurs caprices , mais une
fois mariées elles étaient obligées à la fidélité en-
vers leurs maris , et il y avait peine de mort pour
la femme adultère. Les hommes avaient autant de
femmes qu’ils pouvaient en nourrir , et Pea , quoique
se disant chrétien,, en a encore aujourd’hui deux très-
jeunes, seulement il les tient dans des cases séparées.
Une trentaine de baleiniers anglais et américains
fréquentent annuellement ces îles et y font la pêche
du cachalot. Ils viennent se ravitailler soit au port
d ’Apia, soit à celui de Pango-Pango . Cette dernière
baie se trouve sur la bande sud de l’ile Tou-tou-
ila, et lors de notre passage la veille, nous avons
vu son entrée.
Il y a cinq ou six ans que deux naturels qui, sur
un navire baleinier, étaient allés à Sydney et là avaient
vu les cérémonies religieuses des Anglais, se mirent
dans la tête de fonder une nouvelle religion dans leur
patrie; et ils comptèrent bientôt de nombreux prosé-
lytes. Rien n’était plus simple que leurs rits ; ils se
bornaient à se rassembler une fois paï mois, le
jour de la pleine lune , dans une chapelle destinée à
cet usage. Là, ils adressaient quelques chants à
l’Être Suprême, puis tout se terminait par un re-
pas commun, après lequel chacun se retirait. Cette
religion n’imposait aucun acte obligatoire quelcon-
que; sa simplicité, en un mot, surpassait encore
celle du culte anglican. Les missionnaires qui ont
DANS L’OCEANIE. 107
\
trouvé les naturels adorant un seul Être Suprême,
n ont pu les traiter d 'idolâtres, mais ils appellent
païens et hérétiques tous les habitants qui , jusqu’ici,
ont conservé leurs croyances. A Apia même, ces
derniers ont une chapelle remarquable par sa pro-
preté, et qui n’est pas à plus de 300 pas du lieu où
se rassemblent les chrétiens.
La journée est très-belle , et plusieurs officiers en
profitent pour aller courir les bois. Souvent ce sont les
naturels eux-mêmes qui les guident, et sans qu’il ar-
rive aucun événement fâcheux. Seulement trois ou
quatre maraudeurs de la Zélée se sont avancés jus-
qu’au village de Falé-Ata, sous prétexte d’aller cher-
cher des provisions; là ils ont eu une querelle avec les
naturels. Il est impossible de s’assurer d’où viennent
les premiers torts, aussi je me borne à prier M. Jac-
quinot de prendre des mesures pour restreindre les
courses de ses hommes aux environs de la baie. Il est
difficile en effet de faire comprendre aux matelots que
les sauvages sont des hommes dont il faut respecter et
les propriétés et les usages, ils se croient tout permis
comme s’ils se trouvaient dans des pays conquis, et
cette conduite peut souvent amener des résultats très-
fâcheux.
Vers deux heures et demie, je descends à terré, ac-
compagné par Frazior, je parcours les bois dans tous
les sens, tirant des ramiers qui vivent dans ces forêts
en grand nombre. Malgré l’ardeur Au soleil, les ma-
gnifiques arbres de cette île offrent de délicieux om-
brages. Partout les naturels s’empressent pour quel-
1838.
Septembre
20.
108
VOYAGE
*838. ques bagatelles d’abattre des cocos dont le lait est
Septembre. 10
délicieux dans cette zone torride.
A un quart de lieue d’Apia se trouve un petit ha-
meau indépendant de Fea. Il est occupé par les natu-
rels qui professent la religion du pays. Sur un petit
tertre est située leur chapelle, entourée d’une petite
palissade, - et l’intérieur en paraît aussi simple que
propre. Elle est confiée entièrement à la foi publique,
car on n’y aperçoit ni gardiens ni surveillants. Un peu
plus loin se trouve un grand enclos planté d’arbres
fruitiers, et entouré d’un petit mur en pierres sèches.
Il est traversé par un sentier que l’on me dit conduire
au grand village de Falé^Ata.
Tous ces lieux sont singulièrement pittoresques, et
ils offrent une promenade charmante quoique un peu
fatigante.
De retour à la plage, je vais visiter le lieu où nos
marins font leur eau, à l’embouchure du torrent dont
j’allais hier admirer la cascade. J’y trouve les naturels
réunis en groupes et cherchant à obtenir quelques
bagatelles et surtout du tabac dont ils sont très-friands.
J’y trouve aussi mon domestique qui a ramassé du
cresson qui croît en abondance sur le bord de l’eau.
Je vois encore quelques têtes de bétail qui toutes ap-
partiennent au missionnaire anglais M. Mills.
Mon ami Pea me fait l’honneur de venir me deman-
der à dîner, et même si je le supportais, il s’installerait
volontiers à poste fixe à ma table ; mais je me suis
aperçu que la générosité n’était point la qualité pré-
dominante de cet illustre chef, il ne cesse de deman-
109
DANS L’OCEANIE,
der, mais lorsque je vais le voir dans sa case il se garde <;eJt^re
bien de m’offrir un seul coco, lorsqu’il n’aurait qu’un
signe à faire pour qu’un enfant s’empresse d’en
abattre.
Le soir, je retourne avec le capitaine Jacquinot à la
cascade avec l’intention d’y prendre un bain, mais je
trouve l’eau trop fraîche et je passe la soirée àme pro-
mener. M. Jacquinot me dit qu’il avait cru remar-
quer que la veille au prêche , M. Mills n’avait nulle-
ment prévenu les naturels en notre faveur. Sans
doute , il est' possible que les misérables préjugés
de secte et de nationalité qui caractérisent les mis-
sionnaires anglais aient pu porter M. Mills à cette
bassesse, mais à moins de preuves évidentes, j’aime
mieux en douter. Au surplus, peu m’importe, j’es-
père bien n’avoir 11111* besoin de la bienveillance de
cet individu; je désire seulement qu’il puisse donner
quelques renseignements sur la langue des Samoa
à M. Desgraz que j’ai envoyé auprès de lui dans ce
but.
A neuf heures, Pea consent à me servir de guide 27.
pour me conduire au village Falé-Ata , que l’on me dit
éloigné de trois à quatre milles seulement. Je me mets
en route, accompagné de Frazior, d’un habitant des
îles Sandwich et d’un naturel d’ Apia. Ce dernier m’est
fort utile, car sans lui je verrais difficilement les nom-
* breux pigeons qui peuplent ces forêts, et surtout il
111e serait difficile d’aller les chercher après les avoir
abattus.
Nous traversons d'abord le hameau dont j’ai déjà
1838.
Septembre.
110 VOYAGE
parlé, ensuite nous pénétrons dans de majestueuses
forêts que traverse un sentier bien protégé des
rayons du soleil. La promenade y est des plus agréa-
bles.
Nous quittons la forêt pour passer sur une verte
esplanade où se trouve le village de Falé-Ata. Le chef,
Mate-Hia, qui le commande, s’était rendu à Apia
avec la plupart des hommes dans le dessein de trafi-
quer avec les Français. Nous avons en effet rencontré
sur la route de nombreux groupes transportant au
marché de la plage, des cochons, des poules, des
corbeilles de taros, des cocos et des bananes. Ces
hommes ont en général un air doux et paisible, mais
ils paraissent peu communicatifs, ils semblent même
conserver un sentiment marqué de défiance , et
peut-être que les missionnaires ne sont pas étrangers
à ces dispositions méfiantes, surtout s’ils ont ap-
pris à ces peuplades que nous appartenons à cette
nation qui a eu jadis querelle avec eux à Tou-tou-
ila.
Nous ne trouvons presque personne à Falé-Ata. Ce-
pendant la femme de Mate-Hia m’offre sa maison pour
m’y reposer et déjeuner, et sur ma demande elle me
fait apporter quelques cocos. Je m’empresse de recon-
naître ces politesses par quelques objets que je donne
à notre hôtesse, et je remarque qu’elle m’adresse ses
remerciements à la manière des Tonga , c’est-à-dire
en élevant l’objet donné au-dessus de sa tête et en
s’inclinant légèrement. J’aime à retrouver dans ces
Iles cette coutume qui, pour moi, place déjà les Tonga
DANS L’QCEANIE. 111
si fort au-dessus des autres peuples polynésiens, car
elle annonce au moins des sentiments de gratitude qui
se manifestent par un acte extérieur.
Le village de Falé-Ata est bien plus grand que celui
d’Apia, ses maisons sont plus grandes, mieux tenues,
et bien plus confortables. Une grande place gazonnée
occupe le centre du village, et les cases régulièrement
situées à l’entour, forment un tableau charmant. Je
suis agréablement surpris de trouver dans la plupart
des cases de belles pirogues qui atteignent quelque-
fois une longueur de 15 mètres, et qui sont abritées
avec soin. Frazior m’apprend cependant qu’une
distance de plus d’un mille sépare le village de la mer,
et il faut que les naturels les conduisent par terre jus-
que-là.
Les nombreux pieds de tabac plantés autour des
maisons, attestent le goût que les naturels ont pris
pour ce narcotique qu’ils demandent avec instance à
nos matelots.
Nous opérons notre retour par un autre chemin,
mais toujours au travers de magnifiques forêts, qui
si elles étaient défrichées, offriraient des terrains excel-
lents. Je crois pouvoir assurer que les plantations de
sucre et de café y prospéreraient à merveille. Tous
les animaux s’y propageraient rapidement, et la
nature pourrait pourvoir à leur nourriture sans que
l’homme ait besoin d’arroser la terre de sa sueur. En
parcourant ce pays si riche par sa végétation , on se
reporte involontairement vers notre vieille Europe où
des millions d’hommes se disputent souvent quelques
1838.
Septembre
1838.
Septembre.
112 VOYAGE
mètres de terrain pour s’y procurer une existence pé-
nible, tandis qu’ici ils pourraient jeter la vie dans ces
solitudes, où ils trouveraient une nourriture facile et
abondante. Mais je ne doute pas que bientôt les
moyens de transport qui en se perfectionnant rappro-
chent si puissamment les distances, ne fassent affluer
l’excès de nos populations sur les bienheureuses îles
de l’Océanie; la race blanche se substituera rapide-
ment à la race primitive, et dans quelques siècles
peut-être ces îles seront encore trop petites et trop peu
fécondes pour offrir de véritables ressources aux
nouveaux arrivés.
Deux naturels d’Apia qui m’accompagnent me
témoignent le désir de tirer un coup de fusil. Je
satisfais à leur demande; le but était une colombe,
et la justesse de leur tir atteste qu’en fort peu de
temps ces hommes deviendraient habiles à se servir
des armes à feu. La colombe est abattue, et par des
cris de joie d’enfant mes sauvages proclament leur
triomphe. Le chef Pea ne se soucie point de faire un
semblable essai. Mais il se montre content de voir
l’adresse de ses concitoyens. Il paraît bien plus dési-
reux de s’établir en permanence à ma table. Dans ce
dernier cas, le camarade fait exprès de laisser partir
toutes les pirogues, afin d’être reconduit avec pompe
dans un canot. Je lui fais signifier par Frazior que je
consens volontiers à lui donner à dîner , mais qu’en
même temps je lé prie de s’arranger de manière à ce
que je n’aie pas ensuite besoin de le faire reconduire
à terre par les embarcations du bord. Du reste, mal-
DANS L’OCEANIE.’ ILS
gré ses promesses et mes cadeaux, il n’a pa*s eu encore 183«-
i , , . , . , „ Seplembi
la générosité de m apporter un coco. Cet homme est
le type de la convoitise et de l’avidité la plus sordide.
J’apprends même que pour satisfaire cet affreux pen-
chant, il a poussé la bassesse jusqu’à offrir ses femmes
à quelques officiers pour des fusils ou des habits.
Aussi tout cela me refroidit-il singulièrement à son
égard. Il m’avait présenté son fils, grand garçon assez
bien tourné , et je l’avais une première fois invité
avec son père; mais par des motifs tout d’égoïsme,
il le décochait ensuite au capitaine Jacquinot quand il
mangeait chez moi, et par là il avait trouvé le moyen
de mettre deux râteliers à son service.
J’apprends avec plaisir que les marchés sont très-
actifs et bien pourvus, aussi nous procurons-nous à
bon compte une grande quantité dé cochons, ce qui,
pour nos équipages, est une provision précieuse, et je
ne regrette qu’une chose, c’est que les faibles dimen-
sions de nos corvettes ne nous permettent pas d’en
prendre un plus grand nombre. Je crains que mes
hommes ne rencontrent plus maintenant de sem-
blables aubaines , et dans notre passage à travers la
Mélanésie nous serons probablement réduits aux
vivres de campagne , et nous aurons à souffrir de la
privation de vivres frais. En attendant , mes matelots
mangent chaque jour des viandes fraîches, et il n’y a
pas la moindre trace de scorbut.
Pendant toute la journée la pluie ne cesse pas, et 28.
je ne bouge pas de mon bord, d’autant plus que je
suis encore fatigué de mes courses des jours précé-
IV- 8
1838.
Septembre.
il! VOYAGE
dents. J’avais invité M. Mills à venir déjeuner à bord
de Y Astrolabe avec sa femme; mais il vint seul. Je lui
donnai les quelques graines qui me restaient encore ,
et qui parurent lui faire grand plaisir. Il m’offrit à
son tour quelques grains de verre provenant du mas-
sacre de De Langle, qui lui avaient été donnés par
un homme encore vivant , et qui avait assisté à la
catastrophe.
M. Mills m’apprend que Maouna , chef de Nouka-Hiva,
l’avait accompagné de Tahou-ata à Raro-tonga. Ce
jeune homme avait passé quelque temps à la maison
des missions de Londres -, et montrait de bonnes dis-
positions. Il me confirma aussi ce que m’avait dit
Frazior du culte des dissidents, seulement il croit que
c’est à Taïti que le .fondateur en a puisé les premiè-
res idées, et qu’ensuite il s’aida des effets de la ven-
triloquie dans laquelle il excellait, pour mieux per-
suader les naturels. Quoi qu’il en soit, il m’assura
que ce culte s’était singulièrement étendu, et que
lui et ses confrèîes éprouvaient beaucoup plus de ré-
sistance de la part de ces sectaires , que de la part de
ceux qui avaient conservé leurs croyances primitives,
croyances qui n’avaient au reste rien de positif.
Un grand naturel s’annonçant comme chef de Ma-
nono , arrive dans une belle pirogue avec dix autres
gaillards non moins vigoureux que lui. Je lui achète
pour la mission une belle pagaie bien sculptée. Après
avoir fait vendre sa marchandise par un commettant,
il reprend le chemin de son île. Cet homme avait
de ces belles nattes que les habitants fabriquent avec
DANS L’OCEANIE, 115
une espèce de Phormium, et qu’ils tressent à la ma- *838.
nière de nos tapis veloutés. A Apia, les naturels y P
mettaient des prix exagérés , et le chef de Manono ne
se montre pas moins exigeant, ce qui m’empêche
d’en acheter. Je crois du reste, que très-peu de per-
sonnes ont pu s’en procurer. Pea en a de fort belles,
mais lorsqu’on les lui demande, il n’exige en retour
rien moins que des fusils ou des habits d’uniforme. Du
reste , ces nattes se font remarquer par la blancheur
et la finesse du fil, tout aussi bien que par leur tissage.
La pluie qui ne cesse point me retient encore à sa-
bord, lorsque vers midi je vois arriver M. Lafond ,
élève de première classe, n’ayant plus que son panta-
lon; sa figure toute renversée présente surtout les
symptômes d’une violente impression. Il me raconte
qu’il vient d’être la victime d’un guet-apens , et voici
comment l’affaire s’est passée.
M. Lafond désirant aller au village Falé-ata, était
allé chercher un guide au milieu du hameau occupé
par les dissidents et contigu au village d’Apia , dont il
n’est séparé que par une palissade : un naturel qui
déjà lui avait servi de guide plusieurs fois , s’offrit de
lui-même à l’accompagner et bientôt ils se mirent en
route. Le naturel ne tarda pas à conduire son com-
pagnon dans des lieux très-marécageux , ce qui déjà
donna des soupçons à M. Lafond ; mais ce sauvage
fit tant de protestations d’amitié, en lui indiquant
que le mauvais pas était très-court et que bientôt le
chemin serait bien plus praticable, que M. Lafond ne
fit plus d’objections pour s’engager dans ces maré-
P
116
VOYAGE
1838.
Septembre.
cages. Il ne tarda pas à tomber dans une fondrière
dont il devenait fort difficile de se tirer pour s’échap^-
per. C’est dans ce moment que le sauvage, levant sur
la tête de sa victime un énorme gourdin dont aupa-
vant il feignait de se servir pour marcher, fit signe
à cet élève qu’il fallait se dépouiller de tout ce qu’il
possédait et le lui livrer. La position de notre com-
patriote était trop difficile pour que la résistance ou
la fuite lui fût possible. II fut donc obligé de tirer
successivement sa veste, sa cravate, deux chemises;
car outre celle qu’il avait sur le corps il en portait
une seconde comme objet d’échange. Enfin il fut
obligé de livrer même le peu d’argent qu’il avait dans
sa poche. Le sauvage voulut bien cependant lui laisser
son pantalon; il l’aida même poliment à se retirer du
bourbier où il l’avait enfoncé , lui offrit une poignée
de main en guise de réconciliation, et lui montra le
chemin qu’il devait suivre avant de le quitter. M. La-
fond rentra à bord furieux; il voulait retourner armé
au hameau de Sava-lelo et le mettre à feu et à sang.
Si le fait se fût passé loin de la baie, je n’aurais fait
que rire de la mésaventure de M. Lafond, tout en le
blâmant de son imprudence ; mais c’était à peine à
cinq cents pas des navires, et je sentais qu’une cor-
rection sévère devenait nécessaire pour éviter par la
suite la répétition d’actes semblables. Seulement j’in-
vitai l’élève à se tenir tranquille, et même à garder le
bord jusqu’au soir, pour donner le temps de ren-
trer à plusieurs personnes qui se trouvaient isolées
dans les environs d’Apia et dans les bois. En ce mo-
DANS L’OCEANIE. 117
ment la moindre vengeance de notre part aurait pu
donner lieu à des représailles très -funestes pour
nous.
Tout le monde étant rentré le soir sans accident,
bien que plusieurs personnes se fussent avancées à
deux ou trois lieues de distance dans les terres, j’en-
voie Frazior au chef de Sava-lelo pour lui porter de
ma part la nolificalion suivante :
1° Le chef de Sava-lelo devra me livrer, dès de-
main matin, le naturel de son village coupable du
délit, et je le punirai comme je le jugerai à propos.
2° A son défaut, il devra me livrer vint-cinq co-
chons à titre d’indemnité.
Enfin, si aucune de ces deux conditions ne se
trouve remplie, il doit s’attendre à voir dès demain
matin son village livré aux flammes, et quiconque
fera résistance, sera immédiatement fusillé par mes
soldats.
Puis à six heures je me rends moi- même avec
M. Jacquinot à notre bain habituel. En débarquant je
trouve Pea sur la plage, dans une grande agitation; il
me supplie d’aller arranger cette affaire avec M. Mills.
Je décline cette offre, et je lui réponds froidement
que mon parti est pris, et qu’en conséquence il ne
lui reste plus qu’à déterminer ses confrères de Sava-
lelo à me donner satisfaction.
Au retour du bain , je passe chez M. Mills pour le
saluer. Il parait s effrayer beaucoup des conséquences
que peuvent entraîner les vengeances des Français ,
mais il est obligé de convenir que cet acte de fermeté
1838.
Septembre
118 VOYAGE
de ma part était devenu indispensable. En ce moment
entre Pea qui arrive de Sava-lelo ; il nous apprend que
le coupable est un mauvais sujet qui avait déjà été
chassé d’Apia pour ses méfaits, qu’il s’est enfui dans
les montagnes après son crime, qu’on ne peut donc
pas nous le livrer, mais que les effets restés en son
pouvoir seront rendus demain matin. En consé-
quence, Pea demande que l’amende des vingt-cinq
cochons soit réduite à dix seulement, en considéra-
tion de la pauvreté des habitants de Sava-lelo , et j’v
consens d’assez bonne grâce.
Du reste , le brave Pea montrait une grande in-
dignation contre le coupable, et paraissait même
disposé à l’assommer lui-même, s’il tombait jamais
entre ses mains , demandant au missionnaire s’il
n’avait pas raison. M. Mills, avec son caractère, ne
pouvait raisonnablement admettre une peine aussi
sévère, surtout après un procès aussi sommaire , il se
contenta donc de répondre que le . voleur, tout en
méritant un châtiment, ne devait cependant pas
pour cette première faute être mis à mort.
Pea même dans son ardeur, m’offre de marcher à
l’instant avec les siens contre les habitants de Sava-
lelo; mais je l’invite à attendre au jour suivant, et
je lui promets de profiter de sa bonne volonté s’ils ne
tiennent pas leur parole, désirant que du moins ils ne
soient pas exposés à porter la peine du crime d’un
seul mauvais sujet.
Dès six heures et demie du matin, les matelots
armés, avec tambour en tête, descendent à la plage
DANS L’OCEANIE. 119
sous les ordres de MM. Demas et Thanaron, auxquels
se joignent divers officiers. Je donne l’ordre à ces
messieursde se diriger sur Sava-lelo, et au bout d’une
demi-heure d’attente, si les effets volés n’étaient pas
livrés, ils devaient mettre le feu aux cabanes, puis
se retirer sur Apia, sans autres hostilités, à moins
d’attaques de la part des naturels. Tandis que M. De-
mas serait occupé à incendier le village, M. Thana-
ron devait se tenir sur la plage avec ses hommes rangés
en bataille , afin de prêter soir assistance à M. Demas
dans le cas de circonstances imprévues. Enfin à bord
nous étions prêts à faire usage de notre artillerie si le
cas l’exigeait; mais grâces à Dieu, nous n’en fûmes
pas réduits à ces tristes extrémités^ et quelques heures
après je fus heureux d’apprendre le récit des faits tels
qu’ils s’étaient passés, et que j’extrais ici du journal
de M. Demas.
« En arrivant à terre, je fis charger les armes , les
« sauvages étaient réunis mais non armés, et ils pa-
« raissaient animés de l’esprit le plus pacifique. Les
« jeunes filles souriaient à nos matelots, qui eux-
« mêmes faisaient leur possible pour avoir l’air le
« plus méchant du monde. Je traversais ce peuple
« à la tête de ma petite armée. Avec la baïonnette
« au bout du fusil, je marchais au pas de charge sur
« la case du roi. Le bonhomme était sur sa porte
« avec sa femme. Déjà je m’apprêtais à lui faire un
« discours fulminant. Je fis aligner mes hommes dé-
fi vant la maison de Sa Majesté, puis je sortis des rangs
« pour me saisir de sa personne ; mais Pea ne m’en
1838.
Septembre.
] 20
VOYAGE
1838. « donna pas le temps. Il vint à moi les bras ou-
Septembro. 4
« verts et me serra plusieurs fois contre sa poitrine.
« J’étais tout étonné de l’elïusion du digne homme ,
« lorsqu’il me montra les dix cochons et tout ce
« qui avait été volé à M. Lafond. D’après les ordres
« que j’avais reçus du commandant, je fis faire
« l’exercice à mes gens, et je voulus commencer par
« les faire défiler. Pea voyant la colonne prête à se
« mettre en mouvement, se faufila entre les deux
« hommes de la tête , et appuyant militairement son
ç< long bâton sur son épaule , il se mit bravement en
« marche avec nous à la grande admiration de son
« peuple. Après une demi-heure d’exercice en blanc,
« je fis mettre un vieux mouchoir dans un arbre dans
« lequel chaque homme à son tour envoya une balle.
« C’était plus qu’il n’en fallait pour glacer d’effroi
« nos braves sauvages, qui nous apportèrent le ra-
« fraîchissement d’usage, c’est-a-dire une centaine
c< de cocos. Sur ce je fis rembarquer le corps d’armée
« triomphant , rapportant à bord les dix cochons qui
« furent immédiatement partagés entre les deux
« équipages. »
Ainsi se termina cette aventure qui aurait pu avoir
des suites funestes pour nous, et qui ne se serait pas
passée sans effusion de sang si elle fût arrivée quinze
ans auparavant. Je cherchai ensuite à faire compren-
dre aux naturels nos véritables intentions, et par la
suite, cet événement, loin de nous être nuisible, ne
fit qu’ajouter à l’amitié et à la considération des ha-*
bitants d’Apia pour nous.
DANS L’OCEANIE.
121
Tandis que MM. les officiers des deux corvettes se Sep^j^re
réunissent dans un repas commun sur le bord de la
belle cascade, M. Jacquinot et moi nous allons visiter,
deux villages situés' au bout de la grande promenade,
à un mille ou deux du village d’Apia. Les maisons y
sont construites dans le même style , mais elles sont
plus grandes, et sont rangées autour d’une place qui
est d’un bel effet. Je remarque qu’aux environs il y
a de belles clairières que l’on pourrait cultiver avec
un plein succès. Partout les habitants se montrent
polis, mais sans aucun empressement, ils témoi-
gnent même peu de curiosité ; ils nous regardent pas-
ser, mais sans se déranger de leurs occupations ha-
bituelles. Les arbres à pain, les cocotiers et les
bananiers fournissent une nourriture abondante à
ces habitants.
Frazior et ses compagnons me montrèrent une *er octobre
baleinière qu’ils désiraient depuis longtemps échan-
ger contre ma pirogue. Celle-ci n’ayant aucune
bonne qualité , je n’étais pas fâché d’accepter le
marché, seulement je craignais qu’ils eussent à s’en
repentir après coup , car mon embarcation ne valait
pas la leur. Cependant mes charpentiers ayant exa-
miné la baleinière, et les Anglais persistant dans leurs
désirs , je finis par y consentir , convaincu que le
canot de ces hommes me rendrait plus de services
que ne le fait ma pirogue, qui n’avance plus qu’avec
de grandes difficultés lorsqu’il y a un peu de houle.
L’échange fut donc conclu , et les Anglais parurent
enchantés de l’affaire qu’ils avaient faite. Ils donné-
1838.
Octobre.
122 VOYAGE
rent pour raison que leur baleinière, par sa construc-
tion, était trop difficile à réparer lorsqu’elle avait des
avaries. Peut-être n’était-ce point le véritable motif,
et étaient-ils bien aises de faire disparaître cette em-
barcation de ces îles.
Toute la journée je me trouve mal à mon aise et je
ne bouge du bord que le soir pour aller prendre mon
bain habituel. J’ai beaucoup de peine à éviter Pea qui
me guette au débarquement , pour m’adresser quel-
ques demandes; c’est le mendiant le plus effronté qui
puisse exister, et il surpasse encore Pewc-we, Vigno-
ble chef de Matavaï.
M. Dumoutier avait pu réussir à mouler quelques
têtes de chefs, il avait même conçu l’espoir de se pro-
curer quelques crânes, au moyen d’un des déserteurs
européens qui avait promis de l’aider dans ses re-
cherches. Mais il paraît que son projet fut éventé, et
dès-lors les naturels firent si bonne garde que le pauvre
M. Dumoutier les trouva constamment sur ses pas
dans chaque tentative qu’il fit pour avoir ces précieux
objets, et il fallut y renoncer.
Comme je dois partir le jour suivant , je vais faire
mes adieux à M. Mills et le remercier des documents
qu a ma prière il a fournis à M. Desgraz. Il avait donné
en effet à mon secrétaire plusieurs livres imprimés en
langue du pays , et un petit vocabulaire encore ma-
nuscrit qui devenait pour moi d’un grand intérêt, at-
tendu que, malgré tous mes soins, il m’eût été impos-
sible de me procurer rien de satisfaisant sur le lan-
gage des Samoa, durant un séjour aussi limité.
DANS L’OCEANIE. 123
M. Mills avait encore recommandé à M. Desgraz une
lettre qu’il envoyait au missionnaire de Laguemba,
dans l’archipel Yiti.
En quittant Apia , j’emportais l’idée satisfaisante
d’avoir complètement rempli le but que je m’étais pro-
posé. Le plan du port était terminé , nous avions pu
observer les habitants de ces îles encore si peu con-
nues, et une belle collection avait été recueillie dans
toutes les branches de l’histoire naturelle. Les obser-
vations de physique et de magnétisme y étaient impor-
tantes, et enfin j’avais acquis des notions précises sur
la langue de ces peuples, qui était totalement in-
connue, et qui diffère du reste de la Polynésie. Je me
félicitais surtout qu’une station aussi courte ait pu
nous laisser des résultats aussi importants.
Avant de quitter probablement pour toujours cette
peuplade intéressante, je récapitulerai en peu de mots
ce que j’ai observé à l’égard de ces insulaires. Les
hommes sont en général grands et bienfaits, ils pa-
raissent vigoureux et hardis. Lors de leur premier
état sauvage, ce devait être une race dangereuse;
toutefois, sur ces physionomies ouvertes et décidées,
on remarque quelquefois des dispositions bienveil-
lantes, et elles rappellent ce caractère grand et sérieux,
propre à la race Tonga.
Aucun des deux, sexes n’avait la figure tatouée;
mais les hommes comme les femmes avaient les
cuisses couvertes de tatouage. Leur corps est fré-
quemment tatoué par des plaies et des cicatrices qui
s’accordent mal avec la réputation qu’on leur a faite
1838.
Octobre.
124
VOYAGE
1838.
Octobre.
d’hommes pacifiques. Contrairement à ce que l’on
observe généralement chez les peuples sauvages ,
nous remarquâmes chez eux plusieurs cas de diffor-
mités, des bossus, des boiteux et surtout des borgnes.
Les filles sont en général bien faites et annoncent
une vigueur remarquable. Quelques-unes nous ont
paru assez jolies, mais on peut leur reprocher en gé-
néral un air trop décidé et presque masculin. Sou-
vent on remarque peu de différence entre elles et les
hommes ; ce sont presque les mêmes manières , les
mêmes gestes , la même expression pour les jeunes
gens des deux sexes.
Plusieurs individus par leur teint foncé, et leurs
caractères organiques, témoignent encore des fré-
quentes communications qui existaient jadis entre les
Sarïioa et les îles Viti. C’est dans ce dernier archipel
que les naturels de Samoa vont se procurer les co-
quilles {œufs de Leda ) dont ils ornent leurs pirogues.
Ils hantent aussi les habitants de Tonga, pour lesquels
ils ont une grande considération', mais dont ils n’ont
jamais reconnu la supériorité.
Leurs maisons sont aussi remarquables par leur
légèreté que par l’élégance de leur construction, et par
leur extrême propreté à l’intérieur. On remarque
également la construction de leurs pirogues et surtout
les bonnes qualités qu’elles ont à la mer.
Les cochons y sont abondants et à vil prix, les
poules y sont rares , mais peu chères , les coquilles
0 harpes ) y sont très-communes. Les belles nattes blan-
ches, remarquables par leur finesse, sont restées sans
DANS L’OCEANIE. 125
acheteurs ; ils en demandaient des prix exorbitants.
Un fait à noter dans l’histoire naturelle , c’est qu’il
existe à Samoa une grande espèce de serpent qui at-
teint jusqu’à 2 ou 3 mètres de longueur. C’est une
espèce de boa qui n’est au reste nullement dangereux.
Une belle espèce de ramier fourmille dans les bois. Il
est facile à chasser, car il est peu farouche, et sa
chair est excellente à manger*.
’ Notes 1 9, 20, ai, 22, 23, 24 et 25.
1838.
Octobre.
i838,
2 octobre.
126 VOYAGE
CHAPITRE XXX.
Traversée d’Apia à Vavao, et séjour à Vavao.
Bien que le temps soit à la pluie, fidèle à ma cou-
tume , je fais tous mes préparatifs de départ pour ap-
pareiller aujourd’hui, ainsi que je l’ai annoncé. À 7
heures, profitant de quelques faibles risées, les cor-
vettes déploient leurs voiles et s’éloignent du port
d’Apia en prolongeant les récifs à 3 ou h milles de
distance.
La côte d’Opoulou que je prolonge vers l’ouest, de-
vient basse , mais elle conserve toujours le plus riant
aspect , et de distance en distance , au milieu d’une
verdure uniforme, on voit se détacher de jolies habi-
tations et quelques grandes cases qui, par leur blan-
cheur, indiquent une construction européenne; ce
sont les églises de la nouvelle religion.
Le temps, d’abord peu favorable à nos reconnais-
sances, s’éclaircit peu à peu, et nous permet d’attein-
dre l’extrémité occidentale d ’Opoulou.
DANS L’OCEANIE. 127
Manono qui lui succède est un verger d’un aspect
enchanteur , cette île est couverte d’arbres , mais elle
est si petite que j’ai peine à croire qu’elle puisse nour-
rir 700 habitants. Il me semble aussi difficile que
Apolina sa voisine puisse en contenir 3,000. Cette
population, si elle existe, serait concentrée dans un
joli village que l’on aperçoit au fond d’une petite baie
et sur la bande septentrionale de l’île.
Quant à Sevai -, c’est une grande terre, d’une im-
mense hauteur, mais dont la pente douce et admira-
blement boisée, semble promettre la nourriture à une
grande population.
Vers midi , je donne dans le détroit qui sépare Sevai
à’ Apolina. Ce passage , quoique resserré , me paraît
sain et profond , la sonde ne nous indique pas moins
de 45 brasses.
A notre arrivée , une grande quantité d’habitants
d’ Apolina, s’étaientmis en mouvement et avaient cher-
ché à nous approcher, mais une seule petite pirogue
montée par trois hommes, se présenta à bord de
Y Astrolabe et nous offri t quelques belles nattes en fil
de Bromelia. Plusieurs amateurs se présentèrent
comme acquéreurs , mais ils furent repoussés par les
exigences des naturels. Après quelques moments d’at-
tente nos sauvages marchands nous quittèrent et
portèrent leurs produits à bord de la Zélée où ils ne
réussirent pas davantage.
Le peu d’empressement que mettent ces insulaires
à accoster nos corvettes, contraste singulièrement
avec les centaines de pirogues qui entourèrent les fré~
1838.
Octobre.
I
j
>
1838.
Octobre.
128 VOYAGE
gates de Lapeyrouse , et plus récemment encore les
navires de Kotzebue. Les leçons des missionnaires an-
glais ont dû contribuer à les rendre bien plus réser-
vés envers les navires étrangers.
La nuit qui s’approche • ne nous permet de voir
qu’une faible partie de la côte S. E. de Sevai. Elle est
limitée à la mer par des falaises taillées comme une
muraille, mais d’une hauteur médiocre; les longues
houles du S. 0. viennent s’y briser avec violence , et
par moments on voit d’immenses jets d’eau s’élever de
la mer, retomber sur les terres, d’où ils s’échappent
ensuite en cascade à travers les fissures des rochers.
A six heures et demie , disant un adieu définitif au
groupe des îles Samoa, je donne la route au S. \ E.
pour rallier l’île Vavao que je désire visiter.
Dans le projet primitif de mon voyage , Vavao de-
vait être une des relâches principales de la campagne ;
mais par suite des modifications que ce projet avait
subies, je me trouvais retardé de trois mois. Je ne
savais -quand la mousson d’ouest arrivait dans ces
parages , c’est pourquoi je me hâtais de profiter du
reste de la saison, et je Voulais passer rapidement à Va-
vao, d’autant plus qu’au fond, aucun besoin pressant
ne m’appelait dans cette île , toutes nos provisions
d’eau et de bois étaient au grand complet, et là santé
de nos équipages était très-satisfaisante.
Du reste , assez favorisés par le vent et surtout par
des courants qui nous portent assez régulièrement de
20 milles chaque jour dans l’ouest, dès le 4 nous
sommes en vue des îles Vavao.
DANS L’OCEANIE. 129
La journée débute par des grains de pluie accom-
pagnés d’éclairs et de nombreux coups de tonnerre ,
puis le temps s’éclaircit, et le soir, vers six heures , les
terres deYavao se déroulent devant nous. Redoutant
de forts courants dans l’ouest, je passe la nuit aux
petits bords, mais lorsque le 5 au matin nous revoyons
la terre, elle est déjà à 10 ou 12 milles au vent à nous.
Un petit îlot qui se distingue à toute vue dans le
N. O. devait être Amargura. Sur-le-champ je me
mets à courir des bordées en serrant le vent pour at-
teindre le port de Val de z , et à midi nous ne sommes
plus qu’à 3 ou 4 milles de son entrée.
L’île de Yavao offre un aspect peu gracieux , une
longue falaise très-escarpée forme sa limite à la mer,
l’intérieur est un vaste plateau d’une uniformité
désespérante.
Après les riantes îles de Samoa, j’éprouve un sen-
timent de tristesse devant les terres dénudées de l’île
Vavao, si riche cependant de souvenirs et illustrée
surtout par les récits de Mariner, rasssemblés par le
docteur Martyn.
Au moment où notre route nous rapproche de
Y anse de Refuge , ainsi nommée par le capitaine espa-
gnol Maurelle , une petite pirogue montée par un An-
glais et plusieurs naturels, s’approche de Y Astrolabe ,
et me propose un pilote; mais il aurait fallu prendre
la panne pour permettre à cette embarcation assez
maladroitement dirigée, de nous accoster. Sans perdre
un temps précieux , je continue ma route sans l’at-
tendre.
IV.
1838.
4 octobre.
9
1838.
Octobre.
PL LXXV.
130 VOYAGE
Le plan de M. Krusenstern , le seul que je possède,
est mal orienté, et deux îlots qui se trouvent placés
au milieu de la passe déjà étroite de ces îles, rend
cette entrée difficile lorsqu’il faut comme nous gagner
le mouillage en louvoyant; dans une de nos bordées
même, le vent ayant un peu refusé, nous tombons
si près des roches qui forment la pointe du S. O. ,
que je crains un instant de ne pouvoir nous en relever.
Heureusement la côte paraît partout très-saine, et
quoique nous n’en soyons pas éloignés de plus de 20
mètres, la sonde accuse encore de très-grands fonds.
Bien que la mer ne fût pas dangereuse, cepen-
dant une longue houle nous menaçait de très-fortes
avaries , dans le cas où nos corvettes auraient labouré
le sol. Mais j’éprouvai un véritable sentiment de joie
lorsque ayant dépassé l’entrée de la baie, je me trouvai
libre de ma manœuvre au milieu des vastes bassins
formés par les îles de cet archipel nombreux.
A mesure que nous avançons , de nouveaux canaux
dont il est difficile de reconnaître les embranchements,
se présentent devant nous comme de longues rues,
parmi lesquelles le voyageur est embarrassé pour
trouver sa route. Enfin , arrivé dans une baie cir-
culaire assez vaste, je rallie la terre et laisse tomber
l’ancre par 33 brasses fond de sable et coquilles, et
à un câble au plus de la côte.
Quelques pirogues , montées chacune par trois ou
quatre naturels, viennent le long du bord, et nous
offrent quelques fruits et des racines qu’ils désirent
vendre; mais il y a peu de temps encore que nous
DANS L'OCEANIE.
131
avons quitté un pays de ressources et on n’y fait pas
attention.
Un jeune naturel bien bâti, bien dégourdi, d’une
physionomie ouverte et heureuse, vêtu d’une veste
et d’un pantalon, demande la permission de moûter à
bord. Il se présente avec assurance, et se rend sur la
dunette auprès de moi ; là , entrant sur-le-champ en
matière, il débute par me dire qu’il n’aime point les
missionnaires, qui sont de mauvaises gens, qu’il aime
beaucoup les Français, et qu’il demande à embarquer
avec moi. Pensant que cette demande n’était qu’un
prétexte que ce sauvage avait trouvé pour avoir
son entrée libre à bord , je lui fais répondre que je ne
puis embarquer un habitant de Vavao sans le consen-
tement du chef de cette île. Aussitôt, sans se décon-
certer, il me dit qu’il n’est point sujet de Vavao ,
mais qu’il est né à Tonga-Tabou , et que le chef de
Mafanga (Faka-Fanoua) est son père. Et en effet,
il me cite parfaitement toutes les localités de Tonga-
Tabou et me rappelle le siège de Mafanga fait par
Y Astrolabe lors de ma première expédition. II n’était
à cet époque qu’un enfant de 1*2 à 13 ans. Il m’ap-
prend en outre que Palou, un des chefs, était devenu
le personnage le plus influent de l’île et donnait au-
jourd’hui de grandes fêtes.
Puis , comme mon sauvage me renouvelle sa de-
mande, je lui signifie, croyant le dégoûter, que je n’ai
à bord aucune place qui puisse convenir à un homme
de son rang, que tout ce que je puis lui offrir, c’est de
l’embarquer comme matelot. Je lui dis qu’il ne pou-
ms.
Octobre.
1838.
Octobre.
132 VOYAGE
yait pas lui convenir à lui , le fils d’un des plus grands
chefs de Tonga-Tabou , de haler sur les cordes ou de
manier les avirons. Cette déclaration paraît en effet
ébranler sa résolution ; mais après quelques réflexions
il me déclare de nouveau qu’il préfère servir comme
matelot , plutôt que de rester l’esclave des mission-
naires anglais. Dès-lors je consens à le prendre , et je
lui promets que s’il vient à bord le jour de mon départ
je l’emmènerai.
Le pilote Mackensie arrive un moment après et me
présente un réglement semblable à celui d’Apia et
également contresigné par le capitaine Drink-Water.
On dirait vraiment que ce dernier parcourt les îles de
l’Océanie, tout exprès pour faire des réglements de
port. Du reste , je fais dire à Mackensie qu’il peut ren-
gainer son réglement et le garder pour d’autres, mais
que je lui donnerai une récoriipense s’il veut me ser-
vir d’interprète, ce qu’il accepte volontiers ne voyant
pas de navire à piloter pour le moment.
Mackensie m’apprend alors que le Conway après
avoir passé d’abord 7 ou 8 jours à Vavao , sans doute
pour y faire ce fameux réglement , était revenu une
seconde fois, il y avait environ six semaines. Il avait
dû ensuite se rendre aux îles Viti; il devait toucher
à Laguemba, à Bona , et surtout à One- Ata, dont les
naturels avaient dernièrement massacré le capitaine
d’un schooner anglais.
M. Thomas que j’avais connu à Tonga-Tabou lors
de ma première expédition sur Y Astrolabe , était éta-
bli à Vavao depuis deux ou trois ans avec deux autres
DANS L’OCEANIE.
133
missionnaires de Wesley. Tous les habitants sans ex-
ception sont aujourd’hui chrétiens, et les Européens
n’ont plus rien à craindre au milieu d’eux. Ces hommes
à moitié civilisés , connaissent déjà la valeur de l’ar-
gent ; du reste, les vivres et les provisions y sont à des
prix assez modérés.
Les naturels ne cessent de nous répéter que le bon
mouillage se trouve dans une anse éloignée de 3 ou 4
milles de l’endroit où nous sommes; mais je suis dé-
cidé à rester où je suis , car je ne compte faire qu’un
séjour très-court, et je préfère cette position qui me
permet d’envoyer mes matelots à terre, sans qu’ils
puissent se mêler à la population.
Le grand canot de Y Astrolabe est destiné, sous les
ordres de M. Duroch, à lever le plan de la baie du
mouillage. Celui de la Zélée est mis sous les ordres de
MM. Coupvent et Dumoulin, pour aller relever et
sonder les passes que forment les îles du groupe Ha-
foulou-Houy nom collectif de toutes les terres de ce
petit archipel. Vavao n’est que le nom de l’île prin-
cipale qui est la plus septentrionale.
Bien que toutes ces terres soient assez vastes et
passablement boisées , cependant le sol en paraît mé-
diocrement fertile, et contraste péniblement avec
la vigoureuse végétation et la richesse des coteaux
des Samoa.
Quelques pirogues de naturels rôdent à nos côtés ,
mais aucune ne se hasarde à accoster les corvettes.
C’est aujourd’hui le sabbat du pays, jour de grand
tabou. Les dignes chrétiens sont encore tout pleins de
1833!
Octobre.
1838.
Octobre.
131 VOYAGE
zèle pour leur nouvelle religion , et les méthodistes ,
leurs guides spirituels, n’ont pas manqué de leur dé-
fendre, comme un péché capital , toute espèce de rap-
ports avec les Français pendant les jours fériés.
En conséquence , je me décide à passer la journée
à bord, autant pour me reposer que pour ne pas aller
causer du scandale aux pieux habitants. J’en profite
pour questionner Mackensie qui m’apprend qu’il se
fait payer dix piastres pour entrer ou sortir un navire
du mouillage. Il n’y a que trois ans et demi qu’il est
arrivé avec les missionnaires à Vavao. Depuis cette
époque il y a vu quatre navires de guerre, trois anglais
et un américain; mais il a compté jusqu’à quatre na-
vires marchands à la fois dans le bassin. Tout ce qu’il
connaît de l’affaire de Poweï , c’est qu’elle eut lieu à
Hifo, au nord de notre position. Il ne peut me donner
aucun renseignement sur le massacre de Bureau. K
me confirme l’existence à Yavao de Simonet , ancien
transfuge de Y Astrolabe , seulement il ne sait pas s’il
a été arrêté par les missionnaires , ou plutôt il évite
de s’expliquer à ce sujet, dans la crainte de se com-
promettre aux yeux de la mission anglaise , dont il
paraît être une créature.
Le patron d’un des canots qui sont allés à terre ,
me rend compte qu’il a vu Simonet qui a d’abord
paru très-inquiet en apprenant que les deux capi-
taines des corvettes étaient M. Jacquinot et moi.
Cependant il avait fini par se rassurer, et par de-
mander même s’il n’aurait rien à redouter en se pré-
sentant à bord de nos navires. Je me souciais peu,.
DANS L’OCEANIE. 135
après un laps.de temps de dix ans, de renouveler des
poursuites contre cet homme, mais d’un autre côté
je sentais qu’il n’était pas convenable de permettre
qu’il pût librement fréquenter nos navires. Je chargeai
donc le patron de dire à Simonet que je consentais à
fermer les yeux sur son séjour à Vavao, mais que
s’il se présentait à bord, je serais forcé de le faire ar-
rêter, de le faire mettre aux fers, et de le reconduire
en France pour l’y faire juger.
Vers cinq heures je suis surpris de voir les deux
missionnaires Thomas et Broocks arriver dans une
pirogue pour me faire visite. Le premier a bien
vieilli depuis dix ans , et il est devenu lourd et pe-
sant. L’autre est un homme jeune encore (il a à peine
25 ans), sa figure est prévenante et ses manières
polies.
Après les salutations d’usage, M. Thomas me pré-
senta la médaille de la dernière expédition que je
lui avais laissée à mon passage aux îles Tonga, et
ensuite il me mit au courant des affaires du pays.
Les habitants des deux groupes de Hapai et de Vavao
obéissaient aux lois de Tahofa-hao ou Ring-Georges,
et tous avaient embrassé le christianisme; mais à
Tonga-Tabou, il n’y avait encore que Toubo qui fût
chrétien ainsi que son peuple. Cependant la Tamaha
et une fille de Palou s’étaient aussi converties; mais
tous les autres chefs, loin de suivre les inspirations
évangéliques, avaient même déclaré la guerre à un
chef chrétien. Celui-ci avait été secouru par le Toui-
Vavao , qui avait saccagé l’île et détruit Mafanga. Les
(
1838.
Octobre.
1838.
Octobre.
3 36 VOYAGE
chefs Taliofa et Afa , mes anciennes connaissances
étaient morts ainsi que Feka-fanoua.
Ces Messieurs donnent 6,000 âmes de population
au groupe entier de Vavao, et autant à celui des Ha-
pai ; ils m’annoncent en outre qu’ils sont sur leur dé-
part pour File Lefouga, où doit se tenir une assemblée
générale de la mission, et que même ils ne remettent
leur départ au surlendemain qu’afin de pouvoir me
recevoir à Nei-Afou le jour suivant.
La -conversation étant tombée sur mes anciens
combats devant Mafanga, et sur Fun des principaux
acteurs, Simonet, je questionne M. Thomas sur le sort
de ce coupable ; il m’apprend que cet homme avait
une fort mauvaise conduite, et qu’il avait été obligé
de le faire punir. Depuis lors, Simonet ne cachait
plus sa haine contre M. Thomas, qu’il avait menacé
de tuer, et celui-ci l’en croyait parfaitement capable.
Enfin les missionnaires avaient porté plainte contre
lui au capitaine Drink-Waler , lors de son dernier
passage, et celui-ci l’avait pris à son bord pour en dé-
barrasser l’île. Mais ensuite ce capitaine après l’avoir
fait servir quelque temps, l’avait renvoyé en déclarant
qu’il ne voulait pas se saisir d’un Français, d’autant
plus qu’il savait que des navires de cette nation ne
tarderaient pas à le suivre à Yavao. En conséquence,
M. Thomas, qui semblait effrayé des mènaces de Si-
monet, me prie instamment de l’emmener et d’en dé-
livrer le pays. Je me contente de lui répondre que je
n’irai point m’emparer de cet homme à terre , mais
que je m'en saisirai si le chef du pays le fait arrêter
DANS L’OCEANIE. 137
et conduire à bord de Y Astrolabe, pieds et poings liés. 1838.
Cette assurance paraît satisfaire ces messieurs, qui °Cl°bre
ne tardent pas à quitter le navire.
A des chaleurs suffocantes succède un temps nua— 7.
geux qui nous amène des grains. La brise passe au
sud par fortes rafales. Cependant tous les travaux se
poursuivent avec vigueur, ainsi que les opérations
confiées à MM. Duroch, Dumoulin et Coupvent.
A neuf heures M. Jacquinot se joint à moi, et nous
allons faire une excursion à Nei-Afou. La baie dans
laquelle nous sommes mouillés communique par un
canal assez étroit mais très-sain, à un bassin assez
spacieux qui offre un excellent mouillage. Sur le
bord oriental et dans une position agréable, s’élève
le chef-lieu de l’île , d’une assez grande étendue. Sa
forme rappelle assez bien celle de quelques villages
malais. Une troupe assez nombreuse de naturels vient
nous recevoir au débarcadère et nous conduit chez
M. Thomas. Le bruit s’était déjà répandu que nous
étions ces memes hommes qui dix ans auparavant
avaient combattu Mafanga, aussi sommes-nous pour
eux un objet de curiosité, et c’est à qui viendra nous
contempler. Tout autour de nous, nous entendons
répéter ces mots : Tourvil, Yakinot, egui tehi tao te
Mafanga (d’Urviîle, Jacquinot, les grands chefs qui
ont combattu contre Mafanga). Malgré leurs nouvelles
croyances, on voit que ces peuples ont conservé un
grand penchant pour la gloire militaire dont ils
étaient jadis si enthousiastes; et plus d’une fois ils
ont donné des preuves convaincantes d’une valeur
138 VOYAGE
183». très-grande dans les combats qu’ils se livraient entre
Octobre. &
eux.
Ils affectent surtout de prononcer le nom de
YaJdnot , qu’ils répètent à chaque instant. De gran-
des fdles s’attachent à sa personne , et cela fait que
M. Jacquinot se retourne souvent machinalement
pourvoir ce qu’on lui veut.
En traversant le village, nous voyons qu’il est assez
' régulièrement divisé par des rues larges et bordées
par de jolies palissades de deux à trois mètres de
hauteur, qui entourent les diverses habitations. Ces
dernières sont à peu près distribuées comme certai-
nes maisons de campagne d’Europe; elles ont un
corps-de-logis séparé des hangars qui en sont les dé-
pendances; le tout est environné par une clôture,
et cet ensemble sert à toute une famille qui y vit en
commun.
Sur une grande place nous trouvons deux ou trois
cents naturels réunis et qui s’occupent à rebâtir l’é-
glise qui, il y a peu de jours, dans un incendie, a été
consumée entièrement. Mais tous ces ouvriei s y ti a
vaillent avec tant d’activité et de zèle, sous la direc-
tion de leurs chefs, qu’elle ne tardera pas à être re-
levée. Les matériaux qu’ils emploient sont de simples
poutres bien polies, et des tissus fabriqués avec des
fils de coco, de couleurs variées et du travail le plus
élégant. Ces braves gens sont tellement occupés de
leurs travaux, qu’ils ne se dérangent même pas pour
nous regarder un instant. Ils ont reporte a leur nou-
veau culte tout le dévouement et toute 1 attention
Dans L’OCEANIE. 139
qu’ils témoignaient jadis à leurs anciennes céré-
monies.
Vers le bout du village, deux beaux enclos, entou-
rés de palissades bien entretenues, et au milieu des-
quels s’élèvent deux jolies maisonnettes en bois, nous
annoncent la résidence des deux missionnaires. A cha-
cune d’elles se trouve affectée la jouissance d’un jardin
bien entretenu, où, au milieu de tous les végétaux
d’Europe, tels que choux, oignons, salades, artichauts,
asperges, etc., on remarquait encore plusieurs fleurs
qui répandaient au loin leurs délicieuses odeurs. Ce-
pendant le sol paraît maigre et manquer d’eau, mais
sans doute, les eaux pluviales y suppléent et entre-
tiennent une humidité suffisante. Nous nous présen-
tons d’abord chez M. Thomas qui, avec sa femme,
nous reçoit sans façon et avec une cordialité vrai-
ment touchante. Voici ce que j’apprends dans cette
visite.
Il y avait dernièrement à Vavao plusieurs habi-
tants des îles Viti, parmi lesquels j’aurais pu trouver
un pilote, mais ils sont tous repartis sur le Conway
qui allait dans leur pays. M. de Pompalier a passé il y
a dix mois environ à Vavao, il était embarqué sur le
schooner Raiatos et accompagné de deux prêtres
français. Ces derniers se sont établis dans file Wallis ,
dont le véritable nom est Vea. Les habitants les re-
çurent d’abord volontiers au milieu d’eux , mais
quand ils surent que leur but était d’enseigner leur
religion, plusieurs chefs s’y opposèrent; il les ou-
tragèrent et même se portèrent à des voies de fait
1 838.
Octobre.
I. L XXVII.
ms.
Octobre.
140 VOYAGE
contre eux; mais un chef influent nommé Tounha-
hola , prit leur défense et les protégea. Du reste, ils
n’ont fait aucun progrès. Tels sont les renseigne-
ments que M. Thomas avait recueillis dans un voyage
qu’il venait de faire sur File Niouha-foho (île Proby
d’Edwards), dont le chef Georges Fota-fai avait em-
brassé le christianisme. M. Thomas partait le jour
même où le Conteay arrivait.
Les deux missionnaires ne voyaient pas sans in-
quiétudes leur traversée future à Lefouga sur une
pirogue du pays. Je leur offre de les y transporter sur
\ Astrolabe \ cela me procurera du reste l’occasion de
jeter un coup d’œil sur les îles Hapai, qui n’ont ja-
mais été visitées par les Français. Je pourrai aussi, je
l’espère, m’y procurer un pilote pour les îles Viti. Il
n’est pas besoin de dire que mon offre est acceptée
avec transport, et le départ est fixé au surlendemain
9 octobre.
Nous nous rendons ensuite chez M. Broocks, dont
l’habitation, beaucoup plus spacieuse, contient aussi
l’imprimerie où se publient, sous sa direction, tous
les ouvrages de la mission. Sa femme, qmest encore
toute jeune et fort agréable , nourrit un petit enfant.
Ce couple intéressant semble jouir, dans son intérieur,
du véritable bonheur qu’il fait partager à ceux qui
l’entourent; car j’ai cru remarquer que les naturels
semblent craindre M. Thomas , mais que leur affec-
tion est pour M. Broocks, dont ils reconnaissent la
bonté, la douceur et l’esprit d’humanité.
M. Thomas nous conduit au cimetière ( fai-toka ou
DANS L’OCEANIE. 141
Langui) du dernier des Finau, où sont aussi inhumés
quelques-uns des enfants des missionnaires. Sous
l’empire du christianisme, ces lieux jadis tabous ont
cessé d’être entretenus avec cette minutieuse pro-
preté qui les caractérisait jadis; les ministres du
culte réformé me paraissent attacher trop peu
d intérêt aux restes de leurs premiers amis dé-
cédés.
Comme je témoigne le désir de faire ma visite à
Tahofa , chef de 1 île ? M. Thomas m’accompagne à la
demeure royale. Elle est pour le moment fixée dans
une case assez propre, mais assez mesquine. La mai-
son du roi ayant été emportée 18 mois auparavant
par un violent ouragan qui ravagea toute l’ile, sa de-
meure actuelle n’est que provisoire , et on lui bâtit
un palais qui sera digne du rang qu’occupe ce prince
sauvage.
Tahofa-hao est un grand et bel homme de 30 à
40 ans ; sa figure est sérieuse et ne manque pas de
dignité. Sa femme Loubé, âgée de 23 ans au plus, a
une figure agréable , des manières simples, et elle
serait même assez jolie si elle n’était pas chargée d’un
trop fort embonpoint. Ils nous reçoivent avec poli-
tesse dans une salle boisée où se trouvaient seule-
ment deux ou trois chaises.
Tahofa, que les Anglais ont surnommé King-George,
est fils adoptif du Üoula-Kai de Tonga-Tabou ; il ap-
partient à la famille des Finau. Sa femme, surnom-
mée de son côté queen-Salole (reine Charlotte), ap-
partient à la race antique des Feta-Fei . Avec eux vit
1838.
Octobre.
1838.
Octobre.
142 VOYAGE
en ce moment un autre membre de cette illustre
souche, c’est le frère même de LafUi-Tonga , auquel
appartiendrait de droit le titre de Toui-Tonga , mais
qui s’est retiré à Yavao , ne conservant de sa haute
dignité que les marques extérieures. Ayant appris que
le Feta-Fei avait passé quatre ou cinq ans aux îles
Viti , je lui adresse quelques questions par l’intermé-
diaire de M. Thomas. 11 me répond avec complaisance
et surtout avec ce ton d’urbanité et de parfaite poli-
tesse qui caractérise l’aristocratie de ces îles, et qui
déjà m’avait si vivement frappé jadis lors de mes en-
trevues avec la Tamaha.
J'apprends aussi que mon ami des îles Yiti Ton-
boua-Nakoro, fds de Tanoa et neveu du grand Nolivo,
avait pu regagner son pays après avoir quitté Y Astro-
labe. où il avait fait un assez long séjour lors de la
dernière campagne. Nolivo ayant été tué dans un
combat, Tanoa lui avait succédé, et Tonboua-Nakoro
avait péri dernièrement en combattant ses ennemis.
Cette nouvelle m’afflige, car je comptais beaucoup
sur lui pour être bien accueilli dans ces îles, et j’avais
toujours eu une haute opinion du caractère et des
talents de ce jeune chef.
Feta-Fei cherche à me persuader que les Kai-Vitis
ne sont point aussi féroces qu’on le pense communé-
ment; mais cependant il tombe d’accord avec moi
qu’il est toujours bon d’être sur ses gardes avec eux,
attendu qu’ils se font constamment la guerre.
Par l’organe de M. Thomas, je prie Tahofa de me
procurer un Yiti intelligent pour me guider dans ses
DANS L’OCEANIE. 143
lies, L’e</w?'(leroi) me répond aussitôt d’une façon fort
polie qu’il fera en sorte de me satisfaire , et surtout
de me donner un homme auquelje puisse me confier.
M. Thomas saisit cette occasion pour traiter devant
moi avec Tahofa la question relative à Simonet, qui
paraît fort l’inquiéter. Je vois bien que Tahofa ne
partage pas du tout l’empressement des missionnaires,
mais je vois bien aussi qu’il ne paraît pas s’y opposer.
Aussi M. Thomas me dit avec un air de satisfaction
que Tahofa consent à livrer cet homme , et je réponds
de nouveau que je le ferai mettre aux fers à bord ,
pourvu toutefois qu’on l’y conduise, car je ne veux
avoir aucun démêlé à terre avec les naturels du pays.
Tahofa m’offre ensuite un kava, mais comme je
connais cette liqueur, je remercie, et ensuite j’en-
gage Yegui à venir le lendemain avec toute sa famille
et les deux missionnaires dîner à bord del 'Astrolabe.
Cette invitation est acceptée avec satisfaction par le,
couple royal, et il est convenu qu’un de mes canots
sera envoyé à terre pour les recevoir.
En cette occasion j’ai lieu d’observer combien les
formes de la simple politesse commandent involon-
tairement le respect et les égards. Mon pilote Macken-
sie, qui cependant n’est qu’un matelot dégrossi, se
tenait accroupi par terre devant ces hauts personnages
de l’île, et ne leur adressait la parole qu’avec toutes
les marques d’un profond respect. M. Thomas lui-
même, que son caractère élevait si haut à leurs yeux,
ne leur parlait qu’avec une déférence marquée. Ce
n’est plus ici comme à Taïti, où les chefs sont à peu
1838.
Octobre
1838.
Octobre.
144 VOYAGE
de choses près les premiers serviteurs des mission-
naires.
En nous retirant , nous saluons M. Thomas et en-
suite nous allons seuls faire un tour dans les rues de
Nei-Afou et dans les environs. Nous visitons une
grande partie du village, jetant de temps à autre un
coup d’œil dans l’intérieur des habitations.
Nous venions d’examiner plus attentivement un des
enclos qui entourent les maisons, sa belle tenue an-
nonçait qu’il appartenait à un homme d’importance,
et nous allions nous retirer, lorsque un jeune garçon
sortant de la case nous accoste et nous fait signe de
vouloir bien entrer. Dans un cabinet reculé et sur une
espèce de lit de repos, je vois tout d’abord un naturel
d un certain âge, mais cependant de bonne mine qui,
à mon approche , se lève sur son séant et me tend la
main avec un air de connaissance. Après l’avoir bien
envisagé, je reconnais le chef Tonga qui en 1827 avait
accosté Y Astrolabe près de Me Onghea-lebou dans
T archipel Viti, et qui nous accompagna ensuite dans sa
pirogue jusqu’à Laguemba où le vent nous sépara. Je le
désignais alors sous le nom de Moaki, etM. Guilbert,
avec raison, le nommait Vougui ; c’est en effet son
nom véritable. Vougui avait déjà visité Vavao dans le
temps du règne de Finau, et à cette époque il avait
une grande réputation d’homme à bonnes fortunes
près des femmes. Il a conservé cette tournure
élégante et surtout cette exquise politesse qui appar-
tient à sa haute naissance, car il est l’allié des Fêta -
Fei. Vougui est très-flatté de ma visite, mais surtout
DANS L’OCEANIE. 145
parce que je me le rappelle bien , et que je lui re-
trace les divers incidents de notre entrée aux îles Viti.
En apprenant que je cherche un pilote pour m’y ac-
compagner, il témoigne le plus vif regret que sa santé
ne lui permette pas d’y retourner, mais le pauvre
diable est étendu sur son grabat, et il m’explique
qu’il s’était, par accident, ouvert la cuisse avec une
hermine tte.
H remplit les devoirs de l’hospitalité avec un grand
empressement, et même il nous offre à déjeuner, ce
que sans doute avait oublié le roi lui-même. Nous le
remercions et n’acceptons que quelques cocos, qu’il
envoie chercher sur-le-champ dans son beau verger.
Enfin nous quittons ce bon insulaire, charmés de ses
manières, de son accueil, et surtout de la joie qu’il a
témoignée en nous revoyant après une si longue
absence.
Maekensie nous conduit ensuite sur un petit co-
teau, à un mille au plus du village, d’où notre vue
domine à la fois sur le beau bassin de Néi-Afou, et
sur une baie très-étendue qui lui est contiguë dans
l’est. C’est un coup d’œil merveilleux que celui de
ces beaux canaux où la mer entre et vient découper
le groupe Hafoulou-Hou en une infinité d’îles et de
presqu’îles.
Il est surtout fort remarquable que, bien que les
terres de Yavao soient assez basses, tous ces canaux
soient généralement profonds.
En traversant le village pour regagner notre canot,
nous apprenons que Simonet vient d’être arrêté , ga-
IV. G
<838
Octobre
10
1838.
Octobre.
146 VOYAGE
rotté et jeté en prison par l’ordre du roi. Cette nou-
velle fait le sujet de toutes les conversations et a pro-
duit une vive impression sur les naturels, comme sur
nos matelots. Je comprends que le brave M. Thomas
n’a pas perdu de temps , et tient fort à se débarras-
ser de cet homme. Dès-lors , je soupçonne aussi qu’il
y a là-dessous quelque raison autre que celle qui a été
mise en avant. Du reste, Simonet a commis en 1827
une faute très-grave , et quelque tardive que soit la
punition, elle est méritée*.
J’envoie , dès le matin , le grand canot aux ordres
des missionnaires et du couple royal, il rentre vers
neuf heures du matin en amenant Tahofa et sa femme
qui se présentent à bord avec leur costume national ;
c’est une vaste natte polynésienne de couleurs variées,
qui forme une magnifique draperie autour de leur
corps , et leur donne un air bien plus noble et plus
distingué que s’ils avaient leurs membres resserrés
dans nos habits à l’européenne dont l’usage est de
fait très-gênant. L’un et l’autre ont un maintien
tout-à-fait décent, et digne de leur rang.
Je donne d’abord aux deux chefs un fusil à deux
coups , des étoffes de France et plusieurs objets , tels
que couteaux , ciseaux et autres bagatelles dont ils
paraissent très-satisfaits. Puis nous nous mettons à
table, et Leurs Majestés sauvages font honneur au re-
pas. Tahofa et Loubé y paraissent à leur aise tout en
Voir le premier voyage exécuté sur la corvette Y Astrolabe]
commandée par M. Dumont d’Urvilie.
DANS L’OCEANIE. U7
se conduisant avec beaucoup de convenance. Habi-
tués aux manières anglaises, ils saluent toutes les fois
qu’ils boivent , et donnent leurs assiettes et leurs cou-
verts à changer avec beaucoup d’aisance. Je remarque
encore avec satisfaction que les deux missionnaires
et surtout M. Thomas, s’occupent beaucoup des deux
chefs et leur témoignent une grande déférence. Cette
conduite de leur part est sage et habile, car ils as-
surent leur propre crédit en donnant les premiers
l’exemple du respect à l’autorité temporelle.
Après le déjeûner, nos convives parcourent avec
un vif intérêt l’atlas du premier voyage de Y Astrolabe,
et ds reconnaissent avec joie leslocalités de l’île Tonga-
Tabou et même les portraits des naturels de ces îles
qui s’y trouvent reproduits. Enfin, à midi et demi Ta-
hofa et sa femme me font leurs adieux et quittent le
bord avec les missionnaires. Je rappelle à ces derniers
que j’appareillerai demain de bonne heure, et je les
prie instamment de ne pas se faire attendre , si je dois
les emmener.
Vers trois heures, quatre vigoureux gaillards con-
duits par Seteleki-Afou , principal officier du roi , m’a-
mènent Simonet enchaîné et parfaitement ga’rotté.
Celui-ci. honteux et confus devant moi , qui ne pou-
vais point avoir oublié quelle avait été la conduite de
cet homme, lorsque je dus l’abandonner au milieu
des naturels de Tonga-Tabou en 1827, se hâte de me
faire un conte pour m’expliquer sa conduite à cette
époque et se justifier à mes yeux; suivant lui il au-
rait été violenté par les naturels pour rester sur l’île
1838.
Octobre
1838.
Oslobre.
148 VOYAGE
de Tonga-Tabou , mais je sais que toute cette histoire
est fausse et je le fais mettre aux fers jusqu’à nouvel
ordre. Cet homme que j’ai perdu de vue depuis 10 ans,
a maigri et pâli, mais ses traits n’ont point changé
et sont peu faits pour inspirer la confiance.
Du reste* il raconte aux matelots que les mission-
naires méthodistes avaient fort mal accueilli à leur
passage nos prêtres catholiques , et que l’évêque fran-
çais lui ayant accordé sa confiance, il était par ce
seul fait devenu un objet de haine pour les pasteurs
anglais. Suivant Simonet, Seteleki aurait été celui
qui s’était montré le plus hostile à nos compatriotes.
Je ne me dissimule pas qu’il peut y avoir bien du vrai
dans ces déclarations, mais je le répète, Simonet
est coupable et il doit être puni ; du reste, ses con-
naissances dans les langues polynésiennes peuvent
m’être très-utiles dans les îles que je me propose en-
core de visiter.
L’insulaire Mafi qui déjà s’est présenté à moi l’a-
vant-veille, comme désirant embarquer sur mon na-
vire, vient de nouveau solliciter cette faveur ; il me
paraît fort décidé et très-intelligent. Après lui avoir
fait dans son intérêt toutes les objections possibles ,
je l’admets et le fais porter comme matelot sur les
rôles d’équipage.
Tous les travaux se terminent aujourd’hui , et cha-
cun rentre ce soir à bord pour quitter demain défi-
nitivement le mouillage \
* Noies 26, 27, 28, 29 et 3o.
DANS L’OCEANIE.
119
CHAPITRE XXXI.
Traversée de Vavao aux îles Hapai. — Séjour aux îles Hapai et
traversée des îles Hapai au mouillage dePao (îles "Viti).
Bien que le temps soit couvert, et que la brise
vienne du S. E. par fortes rafales, je me décide à ap-
pareiller, et à attendre sous voiles les missionnaires
qui , avec leurs familles, se dirigent vers nos navires
sur une grande pirogue double montée par plus de
cent naturels.
L’appareillage déjà difficile à cause des rafales, est
encore retardé par nos ancres qui s’engagent, aussi
ce n’est qu'à dix heures et demie que nous pou-
vons faire route.
Désireux de connaître les différentes entrées de ce
port magnifique , j’accepte les services de Mackensie
comme pilote , et je me dirige vers la passe du sud ,
par laquelle je veux opérer ma sortie. Cette route ne
présente aucune difficulté lorsqu’on la connaît , par-,
tout la côte paraît être très-saine , et l’eau y est très-
profonde ; c est une longue rue resserrée par des fa—
1838.
9 oc-lobre.
n> lxxix
1838.
Octobre.
150 VOYAGE
laises qui terminent d’une manière si uniforme toutes
les côtes des îles Vavao. Une assez belle montagne en
forme de table, peut être un excellent guide au mi-
lieu des canaux sans nombre qui sillonnent cet archi-
pel, et elle est d’autant plus facile à remarquer qu’elle
s’élève à peu près seule au milieu de ces terres uni-
formes.
Il était près de onze heures, lorsque entièrement dé-
gagé des terres , je renvoie le pilote, et je serre le vent
pour gagner les îles Hapai.
J’établis les missionnaires avec leurs familles et
leurs bagages dans ma chambre que je leur aban-
donne entièrement, me réservant ma dunette dans la-
quelle du reste j’ai établi mon domicile pendant notre
navigation tropicale. Quant aux naturels qui compo-
sent leur suite , le grand canot sur lequel on a établi
une tente pour la nuit, leur servira de demeure.
Parmi ces derniers, M. Thomas me présente un Kai-
Viti nommé Lea , et me l’offre comme pilote. C’est, mé-
dit M. Thomas, un très-bon chrétien, sachant à peu
près lire ; il a en effet beaucoup d’attentions pour les
missionnaires, je le crois même intelligent, et d’un
naturel excellent • mais après l’avoir interrogé je vois
qu’il ne connaît pas les îles Viti , d’ailleurs il désire
Fester à Laguemba , et pour toutes ces raisons réunies
il ne saurait me convenir.
Le grand Seteleki-Afou fait aussi partie de la suite
apostolique ; il paraît beaucoup plus intelligent, et je
voudraisbien avoirpourles îles Viti un homme de celte
trempe. Il m’assure, et je le crois volontiers, qu’il
DANS L’OCEANIE. 151
n était pas à Tonga-Tabou lorsque je fis la guerre à
Mafanga , et qu’il habitait alors les îles Hapai.
Notre nouvel enrôlé d’hier, Mafi est arrivé exacte-
ment ce matin au moment de l’appareillage , mais en
voyant tous nos passagers, il s’est aussitôt caché
dans la cale de peur d’être découvert. Simonet , sans
doute pour se rendre intéressant, déclare que Mafi
est un mauvais sujet qui a déjà été fouetté deux
fois pour avoir cherché à enlever des canots. Ce té-
moignage me paraît très-suspect, toutefois nous sur-
veillerons avec soin ce nouvel arrivé.
La journée du 1 0 nous amène en vue du haut piton
de Kaa , des terres élevées de Tofoua , et enfin de l’île
latài , qui déjà cette nuit nous a donné un instant
d’inquiétude. Les terres de Yavao ont disparii.
La mer qui est dure et l’allure de nos corvettes (au
plus près du vent) fatiguent nos passagers, et surtout
nos passagères. M. Thomas m’apprend que les mis-
sionnaires établis aux îles Yiti , sont MM. Cargill sur
l’île Laguemba, et M. Cross sur l’île Roua ou Leva.
D’après M. Thomas il y aurait un mouillage sur cette
dernière île et le chef, qui aurait beaucoup d’influence
sur celui de Pao , serait bien disposé pour les mis-
sionnaires et les Européens en général.
Yers midi, nous reconnaissons les îles Kaa , Fo-
toua , Tofoua, Niniva , Méama et Lefouga dont les
noms nous sont du reste bien correctement indiqués
par Seteleki-Afou. Celui-ci m’apprend que l’incen-
die qui a dévoré dernièrement l’église de Néi-Afou .
était l’œuvre d’un Espagnol , et le résultat de sa haine
1838.
Octobre.
10.
153 VOYAGE
contre les missionnaires. Il m’assure qu'il existe encore
sur Vavao un Portugais, l’un des déserteurs du navire
de Powel. John est retourné en Angleterre , les restes
de Powel, ont été décemment inhumés comme ceux
d’un chef. Seteleki ne peut me donner des nouvelles
ni de la tendre Ozela , ni de son père Houlou-Lala .
Le groupe des Hapai se compose d’une série d’îles
généralement peu étendues , et entourées par un ré-
cif madréporique ; il existe plusieurs passages pour
pénétrer dans le lagon intérieur, qui lui-même est
embarrassé par une grande quantité de pâtés de co-
raux sur lesquels il reste très-peu d’eau.
\ ers neuf heures du soir , nous nous trouvons assez
près de la passe indiquée dans le nord, La sonde
rapporte de 18 à 22 brasses à six ou huit milles de
l île Haano. Malgré tout mon désir d’arriver promp-
tement, la nuit me force à m’éloigner, et ce n’est
que le lendemain, vers les dix heures du matin, que
je laisse tomber l’ancre par 15 brasses de fond au
mouillage de Kowila , sur la pointe nord de Lefouga.
Aussitôt que les voiles ont été serrées , je fais met-
tre le grand canot à la mer pour transporter les mis-
sionnaires , leurs femmes ainsi que leur suite et leurs
bagages à rétablissement principal de la mission situé
sur l’ile Lefouga , dans le sud de notre mouillage. Les
canots majors des deux corvettes , après avoir déposé
à terre les naturalistes et les officiers chargés des ob-
servations physiques et astronomiques, iront, sous les
ordres de MM. Lafond et Boyer, faire les sondes et le
plan du mouillage.
DANS L’OCEANIE.
153
A onze heures et demie tous les travaux sont en
voie d’exécution , je m’embarque avec le capitaine
Jacquinot dans ma baleinière , et je me rends au vil-
lage où doivent se réunir les pasteurs anglais. La
route est de trois milles , une petite anse où la mer
est fort tranquille par tous les vents possibles , four-
nit un port avec une passe assez profonde pour des
goélettes ou de petits navires. Une belle plage de
sable garnit le fond de cette jolie petite baie.
Le village de Lefouga , comme celui de Vavao , est
divisé par des ruelles tendues d’élégantes palissades.
Ces dernières forment des enclos qui semblent des-
tinés à réunir tous les membres d’une même famille.
L’église bâtie à la mode du pays , s’élève sur une pe-
tite place tapissée de gazon et qui occupe à peu près
le centre du village. Enfin, au milieu de toutes les
habitations des naturels , les maisonnettes des mis-
sionnaires se font remarquer par leur architecture
européenne , et elles offrent tout le confortable dési-
rable; de jolis jardins bien entretenus et garnis en
abondance de toutes les productions de l’Europe em-
bellissent ce séjour , et chacun de ces presbytères réu-
nit autour de la maison d’habitation, tout ce qui ac-
compagne nos maisons de campagne bien entendues,
tels que hangars , attenances pour élever les volailles,
et écuries pour les bestiaux.
A l’exception de M. Dicke qui est resté à Tonga-Ta-
bou pour hâter la reconstruction de sa maison de-
venue dernièrement la proie des flammes , tous les
prêtres méthodistes étaient en conférence au moment
1838.
Octobre
1838.
Octobre.
3 54 VOYAGE
de notre arrivée. Après avoir attendu un instant ils
nous reçoivent avec politesse , nous expriment
leur reconnaissance pour les soins que nous avions
donnés à nos passagers, et ensuite ils nous offrent un
verre de vin de Porto. Comme leur dîner est tout
servi sur la table , je me lève pour me retirer.
M. Thomas nous donne Seteleki pour nous piloter.
En bon chrétien il nous conduit en premier lieu à
1 église, qui est proprement tenue, mais qui ressem-
ble à toutes celles que j’ai déjà visitées sur les îles
Taïti, Samoa et Yavao.
Nous nous rendons ensuite à l’habitation de Tahofa
Haou qui nous paraît très-agréable et bien aérée. A
quelques pas de là, se trouvait dans ce moment en
réparation une grande pirogue du roi. Un grand nom-
bre d’ouvriers y travaillaient avec ardeur, et le gou-
verneur, vieillard à tete blanche, présidait lui-même à
cette opération , animant parfois les naturels occupés
à cette œuvre. Les outils dont ils se servaient étaient
de simples morceaux de fer plats emmanchés en guise
d’herminettes, commes les anciennes haches qu’ils
construisaient jadis avec des morceaux de basalte ,
lorsque le fer leur était inconnu.
Le gouvernement de Tahofa-Haou s’étend sur le
groupe entier des îles Hapai; les terres principales de
cet archipel sont gouvernées par des chefs particu-
liers qui relèvent immédiatement de l’autorité royale.
Haano, qui après Lefouga est de toutes ces îles la
plus importante, obéit à un fds de Toui- Tonga
nommé Hou-lao. Namouka ne compte au plus que
DANS L’OCEANIE. 155
400 à 500 habitants ; les îles Hapai sont généralement
fort petites et plusieurs sont inhabitées. Tofoua re-
connaît aussi l’autorité de Tahofa-Haou ; celui-ci me
confirme l’existence sur cette terre d’un volcan en ac-
tivité, mais il ignore sur quel point de la côte il se
trouve; il ne sait même pas me dire si elle est ha-
bitée.
Tout en suivant notre guide, nous passons près du
langui (sépulture) d’un vieux Toui-Tonga, aujour-
d’hui abandonné et presque entièrement couvert de
mauvaises herbes. J’éprouve un véritable sentiment
de tristesse à voir combien les nouvelles croyances
adoptées par ces peuples ont rapidement fait dispa-
raitre parmi eux ce respect pour les morts, qui jadis
caractérisait ces insulaires et les relevait aux yeux
des nations civilisées. C’est sous le poids de ces tristes
idées , que nous arrivons à la demeure d’un des amis
dè Seteleki. Une franche hospitalité nous y attend, et
aussitôt arrivés on nous olfre le kava. Suivant mon
habitude je remercie et je demande un coco que notre
hôte envoie chercher aussitôt.
Une société nombreuse de naturels nous entoure ,
et parlant entre eux de mes anciens combatsà Mafan-
ga, ils semblent discuteravec chaleur. Cherchant à
deviner le motif de ce débat, j’interroge Seteleki;
il me dit que la difficulté de reconnaître entre
M. Jacquinot et moi la différence des rangs, était la
cause de celte dissidence. En effet, M. Jacquinot avait
de belles épaulettes neuves . une casquette et une re-
dingote, tandis que moi je ne portais qu’un chapeau
1838.
Octobre.
1838.
Octobre.
156 VOYAGE
de paille, une veste de peu de valeur et de vieilles
épaulettes bien noires. Dès ce moment, ceux des na-
turels qui m’ayant vu en 1827, m’avaient reconnu
comme le premier chef, avaient voulu me désigner
comme tel à leurs camarades qui, ne jugeant que sur
les signes extérieurs, s’étaient montrés tout-à-fait
incrédules.
Le sol de Lefouga est couvert d’une admirable vé-
gétation, et paraît d’une singulière fertilité, et si,
comme me l’assure notre hôte, la population n’est
maintenant que de 500 à 600 habitants , mieux cul-
tivé il pourrait sans aucun doute en nourrir dix fois
autant. Du reste, il n’y a pas la dixième partie de l’île
qui se trouve défrichée, et cette partie elle-même
est assez mal cultivée. Bien que les productions vé-
gétales des îles Hapai se rapprochent beaucoup de
celles de Yavao et surtout de celles des Samoa, cepen-
dant j’ai remarqué des arbres que je n’avais point
encore vus dans les autres îles.
Les hommes sont en général bien faits et d’une
belle tournure; les femmes ont des traits réguliers,
une belle poitrine , des seins parfaits ; mais elles ten-
dent de bonne heure à l’obésité. Toutefois, je trouve
cette population bien supérieure à celle d’Opoulou.
Il est environ deux heures lorsque, songeant à nous
retirer, nous allons faire nos adieux aux mission-
naires. M. Thomas m’apprend qu’un Anglais nommé
Brown a été enterré sur la pointe Konsa. Brown était
le nom du capitaine, du navire le Port-au-Prince dont
la catastrophe sanglante, en 1806, dut avoir lieu en
DANS L’OCEANIE. 157
effet, à l’endroit même où nous sommes mouillés.
Mais M. Thomas ignore si c’est le même individu. En-
suite ces Messieurs nous font accepter quelques mau-
vaises coquilles et quelques objets d’industrie sau-
vage assez pauvres, tout en s’excusant sur ce que déjà
ils ont donné tout ce qu’ils avaient de bon en ce genre.
Du reste , M. Thomas me promet de m’envoyer de-
main Seteleki pour me piloter jusqu’à la mer libre, et
c’est là réellement le cadeau le plus agréable qu’il
puisse me faire.
Enfin nous prenons congé de ces Messieurs. Favo-
risés par un temps magnifique , je renvoie la balei-
nière nous attendre devant les navires et nous opé-
rons notre retour à pied. Un sentier charmant , bien
entretenu, rend cette promenade des plus agréables.
Seteleki qui nous accompagne nous tient lieu d’un
excellent janissaire. Il est connu de tout le monde ,
et il semble jouir d’un grand crédit; car sur toute la
route il est fêté par les habitants des nombreuses mai-
sonnettes, qui, jetées au milieu de ces forêts magnifi-
ques, produisent sur toute la route des paysages en-
chanteurs.
Il a été décidé que le roi Yiti Lea, que m’avait pro-
posé M. Thomas, ne pouvant nous être bon à rien,
resterait à Lefouga. Seteleki ne me quitte qu’à la
plage et je retourne à mon bord.
Tous les travaux sont terminés, et tout est prêt
pour appareiller demain de bon matin, aussitôt l’ar-
rivée de Seteleki. Mafi , qui après le départ des mis-
sionnaires avait fait fièrement son apparition sur le
1 838.
Octobre.
158
VOYAGE
Octobre. Pon^ de 1 Astrolabe , semble éprouver quelque crainte
quand je lui apprends que Seteleki doit venir demain,
et que même il désire se saisir de sa personne. Il est
vrai que Seteleki m’a manifesté cette intention, mais
je rassure mon matelot polynésien; car désormais il
est sous la sauvegarde du pavillon français, et je n’a-
bandonnerai pas ce pauvre diable qui s’est livré à
nous en toute confiance.
12. Dès six heures du matin, mon ami Seteleki, fidèle
à sa parole, arrive abord de Y Astrolabe, qui ne tarde
pas à déployer ses voiles. Poussés par une jolie brise
d’est, nos navires s’éloignent avec rapidité, et guidés
par notre habile pilote, nous parcourons sans acci-
dent ces passes resserrées par des rescifs à fleur
d’eau et encore si peu connues. Du haut des barres de
petit perroquet où il s’est campé, Seteleki indique la
route avec un aplomb et une intelligence admirables,
et bientôt au fait des mots de notre langue qui servent
pour indiquer au timonier quelle est la direction qu’il
doit imprimer au gouvernail, il crie lui-même : loff,
laiche arriver, comme cha, avec un sang-froid mer-
veilleux. Seul j’aurais eu bien de la peine à me re-
trouver au milieu de ce labyrinthe de canaux inextri-
cable.
Seteleki demande à se retirer, me déclarant que
désormais la mer est libre devant moi. Je lui donne
avec joie une dizaine d’aunes de belles étoffes, des
couteaux et autres bagatelles , et enfin deux jeunes
chevreaux qui provenaient des îles Manga-Reva et
qui la nuit poussaient des cris étourdissants. Après
DANS L’OCEANIE. 159
des adieux vraiment touchants, Seteleki s’embarque
dans sa pirogue et nous quitte très-satisfait de ma
générosité.
Mafî, comme je l’ai déjà dit, avait paru la veille
redouter la présence de Seteleki à bord de Y Astrolabe.
Cependant celui-ci lui parle avec amitié, lui fait de
sages exhortations, et finit par lui dire un adieu
amical, en l'embrassant à la mode du pays, par l’at-
touchement du nez. Lorsque je questionne Seteleki
sur la conduite de Mali, il me répond constamment
que c’est un good-man (un sujet excellent), ce qui
s’accorde peu avec le témoignage de Simonet. Du
reste Mali, un instant ému de sa séparation avec son
compatriote, a bien vite pris son parti, et il paraît
toujours aussi décidé à nous suivre, bien qu’il souffre
cruellement du mal de mer.
En quittant les Hapai, je fais route sur les îles Kaa
et Tofoua, je désire même passer entre les deux, mais
n apercevant aucune trace de volcan sur la bande
nord de cette dernière, je viens la contourner par le
sud en rangeant sa côte de très- près. Tofoua
se présente comme entièrement formée par la lave.
De sa base au sommet elle présente l’aspect d’une
terre brûlée, sur laquelle poussent à peine quelques
arbres rabougris. Nulle part on n’aperçoit de traces
d habitations, une seule case , très-misérable et si-
tuée sur la pointe est de l’île, paraît aujourd’hui en-
tièrement abandonnée.
Comme presque toutes les terres que les feux sou-
terrains repoussent au-dessus du niveau de la mer,
1S3S.
Octobre.
1838.
Octobre.
43.
14.
160 VOYAGE
Tofoua est très-uniformément arrondie, elle n’offre
ni eap ni baie, et l’accès de sa côte doit être très-dif-
ficile pour des embarcations.
Vers trois heures nous apercevons sur la pointe
nord de cette île quelques cimes entièrement dé-
pouillées, dont la couleur rougeâtre tranche sur la
teinte générale de cette terre. En même temps une
épaisse colonne de fumée s’élève du milieu d un cra-
tère qui doit se trouver assez éloigné dans F intérieur
de File, attendu que de la mer il est impossible de
rien en voir. Quelquefois ces fumées, toujours très-
épaisses, paraissent avoir des teintes rousses qui sem-
bleraient annoncer une chaleur très-intense; toute
végétation qui se trouve sur leur passage doit être
infailliblement détruite. Aussi cette portion de l’île
paraît-elle d’une stérilité affreuse, et si quelques vé-
gétaux ont pu y conserver la vie, c’est en habitant
le pied de la montagne, et loin de cet ardent foyer.
A trois heures et demie je fais route à l’ouest pour
les îles Viti , et à la nuit, bien que nous regardions
dans la direction du volcan, nous n’apercevons ni
feux, ni lueur aucune qui puisse témoigner de son
activité.
Les vents qui se maintiennent presque constam-
ment à l’est, nous poussent rapidement, dès le len-
demain, dans la nuit, nous ne passons qu’à deux ou
trois milles d’une terre qui doit être Onghea-Lebou ,
une des îles Viti, et le 14 au jour, déjà engagés dans
cet archipel dangereux, nous nous trouvons à quel-
ques milles seulement de File Boulang-ha.
DANS L’OCEANIE. Hil
Dans la journée je prolonge de près les îles Ma-
rambo, Kambara , Vangara , Namouka, Mozé, Komo,
Holoroua et Eihoua, que déjà j’avais reconnues dans
mon dernier voyage. Toutes ces terres sont hautes
et accidentées, mais de peu d étendue. Les trois der-
nières de ces îles sont environnées par de vastes et
dangereux récifs qui nous avaient échappés en 1827.
A deux heures de 1 après-midi, nous dtions près de
Laguemba , 1 île la plus importante, par son éten-
due et par sa population, de toutes celles qui for-
ment la partie sud-est de l’archipel Yiti. C’est aussi à
Laguemba que s’est établi le missionnaire méthodiste
M. Cargill, pour qui j’ai une lettre de la part de ses
confrères.
Désireux surtout de me procurer un homme du
pays qui puisse me piloter dans cet archipel dange-
reux, je mets en panne et j’expédie dans ma ba-
leinière MM. Duroch et Desgraz auprès du pasteur.
Je donne à ces messieurs le matelot chilien (Joseph)
que j ai recueilli à Samoa, il pourra leur être utile
comme interprète ; je sais en effet que le navire la
Joséphine , sur lequel cet homme était embarqué sous
les ordres de l’infortuné capitaine Bureau, a passé un
mois au mouillage de Laguemba, et qu’il n’a eu qu’à
se louer de la conduite des insulaires à son égard. Je
n’ar point oublié non plus que lors de ma dernière
expédition un de mes canots que j’avais envoyé sur
cette île, sous les ordres de M. Lottin, y rencontra les
naturels en armes, et que peut-être il ne dut son
salut qu à sa prompte retraite et à la prudence de
1838.
Octobre.
1838.
iclobre.
162 V0YAGE
l’officier à qui je l’avais confié; mais dix ans se sont
écoulés depuis cette époque, et aujourd’hui la presence
même du missionnaire est une garantie. Du reste,
■M. Duroch a l’ordre de ne point descendre a terre et
dê se retirer au moindre signal pouvant faire croire
à des intentions malveillantes.
Une heure après j’ai le plaisir de voir revenir ma
baleinière qui m’amène deux hommes du pays. Toici
du reste le récit de ce qui venait de se passer a terre
et que j’extrais du journal même de M. Duroch, qui
commandait l’embarcation.
« Je quittai le navire à deux heures et demie et gou-
« vernai sur le récif vers un point de la plage ou nous
« apercevions une masse de peuple. La distance
« avant été bientôt franchie, j’entrai dans une passe
« d’une demi-encablure au plus, et où l’eau s agitait
« comme si elle eût été en ébullition; mais confiant
« dans les bonnes qualités de la baleinière, je m a-
« venturai sans arrière-pensée dans ce passage et
« bientôt je me trouvai dans une mer calme et tran-
« tranquille. Je me dirigeai alors vers une pirogue
« double, mouillée près du rivage, et sur laquelle se
« trouvaient une foule d’individus au milieu desquels
« j’eus la satisfaction d’apercevoir un costume euro-
« péen. J’accostai peu après cette pirogue et je fus
« reçu en effet par M. CargiU, missionnaire anglais,
« qui nous engagea aussitôt à nous rendre chez ui
« pour nous y rafraîchir. Il lut les lettres que je lui
« apportais avec une véritable satisfaction car .1
« y avait bien longtemps qu’il n’avait reçu de nou
:
DANS L’OCEANIE. 1G3 •
« velles de ses confrères. Ensuite nous arrivâmes sur 1S
« la plage où nous fûmes reçus par une nombreuse °<*>l>re
« population que j’examinai curieusement Je ne
« pus du reste que jeter un coup d’œil sur cette race
« nouvelle, car je n avais qu’une demi-heure à passer
« à terre, et j avais à m’occuper de choses plus sé-
« rieuses. Le commandant m’avait chargé de de-
« mander un pilote au missionnaire qui s’empressa
« de s’occuper de cette affaire dès que je lui eus
« fait connaître 1 e but de ma démarche auprès de
« lui.
« Apres avoir marche environ un quart d’heure au
« milieu des cabanes qu’ombragent de nombreux co-
« côtiers, nous arrivâmes dans la case du prêtre mé-
« thodiste située dans un vallon gazonné où se mon-
« tient quelques rares cocotiers. Nous y fûmes reçus
« par madame Cargilî, jeune femme au visage pâle et
« souffrant, escortée par quatre ou cinq petits en-
« fants. Après nous avoir offert des rafraîchissements,
« M. Cargill nous présenta un chef nommé Latchika ;
« cet homme était très-bien, un peu trop gras peut-
« être, mais grand, bien fait, et d’un physique re-
« marquable. . . . Peu après, je fus présenté au roi ou
« chef du canton, homme réellement magnifique, un
« peu gros aussi, niais d’une belle taille. Son buste
« était nu, mais le reste du corps était enveloppé par
« une très-belle étoffe du pays, couverte de dessins
« noirs à carreaux parfaitement faits. Sa tête était
« garnie d’une étoffe blanche de même espèce. Sur
« sa poitrine tombait une plaque en écaille indiquant
j
i838.
Octobre.
161 V0YAGE
« probablement sa qualité. La figure de cet homme
« n’indiquait rien de sauvage. Un nez aquilin, des
« yeux noirs et superbes, une bouche petite et as^z ■
« gracieuse, une rangée de dents tres-blanches fo -
. Lient un tout réellement digne denv.e. Âpres
« les salutations de présentation , et apres
« adressé quelques questions au monarque, je me
« préparai à regagner le bord, et F demanda, a
« M. Cargill s’il avait trouvé un pilote. Mais ic.l em
« barras fut grand-, plusieurs individus qui avaient
« d’abord paru accepter, refusèrent alors craignant
i 2» », ta gariit à borf d« „«*«,« ta. “
. ta c, ib n= savaient pas comment
« retourner à terre. La discussion s étant un p
« prolongée, je me levai et m’acheminai vers le ca-
« not lorsque le chef auquel on m’avait d aboi d pre-
« Senté (Latchika), voyant qu’aucun des habitants ne
« voulait marcher,, se décida a nous accompagi
« lui-même. Mais alors quelle rumeur, quand o
« connut cette décision! tous les parents et les amis
« de cet homme qui était fort aimé dans le pays ar-
« rivèrent pour le détourner de son dessein, des re-
« proches furent même adressés au missionnaire,
« parce qu’on croyait que c’était lui qui nous 1 en-
« voyait Enfin, il y eut une scène extraordinaire,
« plusieurs croyant qu’on voulait enlever ce chef de
« force, s’armèrent de leurs casse-tetes,
« Perem à notre escorte. Je leur fis expliquer que cet
« homme était libre de rester chez lu. et que ^ '1 P '
, raissait désirer ne pas s’éloigner, j allais partit sans
DANS L’OCEANIE. 165
« lui. Et en effet, ayant fait fait mettre la baleinière à
« l’eaü, je m’embarquai et poussai loin du rivage.
« Mais alors mon homme était plus décidé que je ne
« le croyais, car n’écoutant ni les avis, ni les pleurs ,
« ni les menaces, il se jeta à l’eau suivi d’un domes-
« tique et rallia le canot. Alors la scène changea de
« face, des cris de douleur partirent de la plage à un
« tel point que je crus devoir renouveler à Laîchika
« ma demande s’il était toujours désireux de partir
« avec nous, à quoi il me répondit en montrant les
« navires. Dès-lors bien convaincu de sa détermina-
« lion, je pris le large au milieu des gémissements
« de la foule et des recommandations du missionnaire
« qui me les renouvela à plusieurs reprises, et qui
« paraissait alors très-embarrassé. Une vieille femme
« surtout, sans doute la mère ou une des parentes
« rapprochées de ce grand chef, se jeta à l’eau en
« poussant des clameurs atroces* qui ne purent ce-
« pendant rien changer à la détermination de notre
« pilote. Nous arrivâmes ensuite à bord de Y Astrolabe
« à trois heures et demie. »
Latchika est un homme de 36 à 40 ans, d’une taille
gigantesque; il est taillé en hercule. Son teint est un
peu basané, il a la chevelure noire et bien frisée, sa
figure est belle, sa démarche noble, et avec des ma-
nières aisées, il a l’allure d’un pacha turc.
Le serviteur qui l’a suivi se nomme Latou, c’est un
petit homme à figure commune, et de manières peu
distinguées. Il parle passablement anglais. Latchika et
Latou sont fils de la même mère, mais le premier a eu
1838.
Octobro
1838. pour père un chef tonga, jadis chef de Vavao, tandis
pi. lxxxiv. que le second est (ils d’un Tonga assez obscur dont
Hifo est la patrie. Tous deux sont baptisés; Latchika
a reçu le nom de Williams et Latou celui de Nathan .
Ils s’établissent tranquillement à bord et paraissent
sans méfiance. Mafi est enchanté de retrouver des
compatriotes, et, fier d’être des nôtres, il leur fait les
honneurs du bord.
Après le souper de l’équipage, je fais sortir Sirno-
net des fers, et par son intermédiaire je questionne
nos sauvages sur la catastrophe sanglante du navire
la Joséphine r commandé par le capitaine Bureau. Dès
ce moment je donne l’ordre d’élargir Simonet et de
lui rendre sa ration complète, mais aussi on conti-
nuera à le surveiller de près. Je sais que cet homme
me sera très-utile par ses connaissances, s’il ne de-
vient pas dangereux .
Nous donnons à nos deux Tonga un gîte conforta-
ble dans le grand canot, et ils y passent une fort bonne
nuit pendant que laissant l’île Neaou sur tribord ,
nous faisons route sur les îles Nhao et Neirai.
15. La journée du 15 est entièrement employée par la
reconnaissance de ces dernières îles et àeBatigui. L île
Neirai est élevée et bien moins étendue que Nhao sa
voisine. Un grand récif qui va s’appuyer sur l’île
Neirai , vient rétrécir le passage qui existe entre ces
deux terres et dans lequel j’engage les navires. Ce
récif est celui sur lequel périt le navire YElisa. Je lui
impose le nom de ce navire que déjà, faute de ren-
seignements précis, j’avais donné en 1827 au récif
.
!
DANS L’OCEANIE.
167
que reconnut alors Y Astrolabe au sud de Nhao, et où 1838-
je croyais alors qu’avait eu îieu le sinistre.
Ces deux îles sont élevées et médiocrement boi-
sées, mais il y a de belles plages qui annoncent leur
richesse et leur fertilité. Latchika annonce qu’elles
sont bien peuplées, et si je l’ai bien compris, il y aurait
sur Nhao plusieurs sources d’eau thermales.
Vers cinq heures dp soir nous ne sommes qu’à un
mille de distance de la côte méridionale de Batigui.
Cette île, plus petite que les autres, est agréablement
accidentée et médiocrement boisée ; elle offre un joli
enfoncement environné d’une belle bordure de co-
cotiers , mais elle est battue par des brisants.
D’après les nouveaux renseignements que je reçois
de Latchika, et bien que celui-ci ne soit point d’accord
avec mon matelot chilien Joseph sur le nom du lieu
où fut massacré le capitaine Bureau, je me décide à
aller tirer une vengeance éclatante de cet assassinat ;
Latchika paraît plein de confiance et m’assure qu’il
pourra , malgré les récifs qui l’entourent , conduire
mes navires à Piva. C’est là, me dit-il, qu’à été enlevé
le navire la Joséphine , et le nom du chef auteur du
massacre est Nakalassé. Il paraît tellement certain de
son assertion que je n’hésite plus et je cours sur Nhao
pour y passer la nuit aux petits bords, renvoyant à
demain notre mouillage à Piva.
Heureusement à notre approche de cette dernière
île, la nuit n’est point encore assez noire pour que la
vigie ne puisse apercevoir et signaler une longue
ligne de brisants qui sans doute est la tète du récif
M
1838
Octobre
10.
lfi8 VOYAGE
dont j’avais reconnu la fin en 1827 au Sud de cette
même terre. Mais le temps est magnifique, et je n’ai
pas d’inquiétudes pour la nuit, qui du reste se passe
tranquillement.
Au jour je gouverne à l’O. { S., et je reconnais suc-
cessivement Batigui , Nhao , Obalaou , Motou-Rtki , et
même les petites îles Oubia et les terres basses de
Leva , que j’avais relevées dans mon dernier voyage.
Vers huit heures nous donnons dans la passe, entre
Motou-Riki et les brisants du large qui terminent Mot
de sabl eNanou-Tabou.
Latchika apercevant plusieurs grandes pirogues
mouillées en dedans des récifs qui forment la cein-
ture de Motou-Riki , et pensant que Tanoa , roi de Pao
et ennemi du chef que je voulais combattre , se trou-
vait sur ces embarcations, m’exprima le désir de s’a-
boucher avec lui pour me gagner son alliance. Mais je
ne puis rester en panne dans un passage aussi étroit,
et je lui déclare que je veux poursuivre ma route.
Dès-lors Latchika, qui sans doute n’avait cherché ce
prétexte que pour consulter des gens du pays sur la
direction du passage à travers les récifs qui nous envi-
ronnent de toute part, paraît hésiter, et ensuite corn-
plétement dérouté, au lieu de me conduire dans le
canal étroit mais dégagé qu’indiquent très-bien deux
petites îles accores et boisées placées sur chacune de
ses limites, Latchika engage nos navires entre Nanou-
Tabou et la plus méridionale de ces îles. Bientôt nous
nous trouvons dans un espace jonché de pâtés de co-
raux , dont plusieurs élèvent leurs tètes jusques près-
DANS L’OCEANIE. 169
qu’au niveau de l’eau, h' Astrolabe touche trois ou
quatre fois, puis franchit ces hauts-fonds assez heu-
reusement, en laissant derrière elle une trace bour-
beuse qui atteste que, sa quille a labouré le fond.
Enfin nous arrivons dans un espace plus dégagé.
Des bancs de coraux à fleur d’eau nous environnent,
mais ils laissent entre eux des canaux assez profonds
pour nous permettre de continuer notre route directe
sur l’île Pao.
A neuf heures et demie nous apercevons une grande
pirogue qui semble chercher à nous éviter en se te-
nant à l’écart. Aussitôt je mets en panne, et j’expédie
dans ma baleinière le gros Latchika pour lui donner
la chasse. Ses efforts sont inutiles, et malgré tous ses
signaux, la grande pirogue file sur Pao sans vouloir
s’arrêter ; sa vitesse n’en devient même que plus
rapide. Aussi sans s’arrêter à une poursuite inutile,
Latchika apercevant une seconde pirogue plus petite
que la première , et dont la marche paraissait aussi
moins avantageuse, Latchika, dis-je, y dirige ma balei-
nière, et excitant lui-même mes matelots qui la mon-
tent à ramer avec courage, il ne tarde pas à l’attein-
dre, et il nous amène un Kai-Viti qui nous pilote avec
intelligence. Cet homme nous assure que nous avons
pris une très-mauvaise route, et que jamais navire
n’a passé par l’endroit où nous sommes; je le crois
volontiers. Il nous apprend encore que la première
grande pirogue qui a fui devant notre canot appar-
tient à Latchika lui-même, mais que ses hommes
n’ayant point reconnu leur chef, avaient eu peur de
1838.
Octobre
1838.
Octobre.
170 VOYAGE
nos navires. Le pilote lui-même n’est venu qu’en
tremblant, et il ne commence même à se rassurer
que lorsqu’à midi nous laissons tomber 1 ancre par
8 brasses fond de sable.
Il en est de même de ce pauvre Latou, domestique
de Latchika qui, lorsqu’il a vu Y Astrolabe toucher,
s’est mis à trembler, persuadé qu’il était que si le na-
vire venait à éprouver de fortes avaries, le pilote et.
lui seraient nécessairement mis à mort \
* Notes 3 1 , 3a et 33.
DANS L’OCEANIE.
171
CHAPITRE XXXII.
Séjour à Pao. — Destruction du village de Piva.
Du mouillage où nous sommés tranquillement éta-
blis, nous apercevons les terres de Vüi-Lebou qui
nous environnent du sud à l’ouest. Les hautes terres
de Moutou-Riki et Obalaou limitent notre horizon
vers le nord, tandis qu’à l’est au-delà des immenses
bandes de récifs qui nous défendent contre la mer du
large , nous apercevons encore les hauts sommets de
l’île Nhao.
Du côté de Viti-Lebou , de hautes montagnes oc-
cupent le centre de cette île et forment le fond du ta-
bleau , tandis que sur le premier plan , la côte se ter-
mine à la mer par des terres de médiocre hauteur. De
vastes baies ou canaux la découpent, et une série de
petites îles semblent lui former comme autant de
sentinelles avancées.
Parmi ces dernières, la plus rapprochée de nous
est 1 île Piva sur laquelle on aperçoit au milieu des
1838.
16 octobre.
172
VOYAGE
4838.
Octobre.
arbres de toute espèce, un village assez considérable
qui s’élevant en amphithéâtre, au fond d’une petite
vallée, est d’un aspect très-pittoresque; deux milles
seulement nous séparent de cette terre. Elle obéit au
chef Nakalassé qui m’est signalé comme l’auteur de
l’enlèvement du navire la Joséphine et du massacre de
son équipage.
Voici du reste tout ce que l’on savait sur cette ca-
tastrophe au moment, où notre rencontre avec la fré-
gate la Vénus à Taïti , me permit de recueillir auprès
de M. le commandant Du Petit-ïhouars , les rensei-
gnements qui m’amènent aujourd’hui devant le vil-
lage de Piva. Les détails qui suivent furent recueillis
par M. Adolphe Barrot , lorsque se rendant à son con-
sulat de Manille , la corvette la Bonite qui l’y condui-
sait, toucha aux îles Sandwich ; ils furent donnés par
un jeune matelot péruvien (Munosj qui était embar-
qué comme mousse sur le navire l’ Aimable- Joséphine
à l’époque de son enlèvement par les naturels des îles
Viti.
Pièce annexée à la dépêche du 7 décembre 1836, sous
le timbre : Direction commerciale, n° 5. (Commu-
niquée par M. le commandant Du Petit-Thouars.)
« José-Manuel Munos, né à Lima, âgé de 20 ans,
« s’embarqua à O-Taïti, en février 1834, sur le brick
« français l’ Aimable- Joséphine , capitaine Bureau, al-
a lant aux îles Fidji ou Viti, Ce navire faisait depuis
173
DANS L’OCEANIE.
« quelques temps un commerce d’échange avec les
« naturels des îles de la Société (Taïti ).
« L ' Aimable- Joséphine arriva à Bivoua, une des
« îles Fidji, après 34 jpurs de traversée; quelques
« jours après son arrivée, Misi-Malo (Uô-Malo), roi de
« Bivoua, témoigna le désir d’accompagner le capi-
« taine dans ses voyages au milieu des îles du. groupe
« et s’embarqua sur le brick avec 10 ou 12 chefs et
« 70 ou 80 hommes de suite. Pendant ce voyage qui
« dura quatre mois, le roi envoyait ses hommes à
« terre pour y recueillir des étoffes d’écorce , des
« provisions, de l’écaille, etc. Le capitaine, de son
« côté, continuait son commerce, échangeant des
« étoffes de coton et de la verroterie contre de l’écaille ,
« du bicha de mar (holothuries), des perles et de la
« nacre de perle.
« Peu de temps après le retour à Bivoua, Misi-
« Malo accompagna le capitaine dans un voyage qu’il
« fit à une île voisine , afin de reprendre une piro-
« gue que le roi de cette île lui avait volée.
« U Aimable- Joséphine fit un troisième voyage à
« l’île Maroro. Le chef le plus élevé, après Malo, s’em-
« barqua à bord du navire avec une quarantaine
« d’hommes; un grand nombre de pirogues remplies
« de naturels le suivirent; l’objet de cette expédition
« était , de la part des insulaires , de venger la mort
« d’un frère du roi de Bivoua, tué par celui de Ma-
lt roro, et de la part du capitaine, de s’emparer de
« la grande quantité d’écaille et de perles que le meur-
« trier, disait-on, avait enlevée, après avoir commis
1838.
Octobre.
4838.
Octobre .
174 ' VOYAGÉ
v< le crime. L’entreprise réussit au gré des désirs des
« uns et des autres. Le roi de Maroro échappa à la
« vengeance des naturels de Bivoua; mais ses cul-
« tures furent ravagées ; beaucoup d’hommes furent
« tués de son côté , ét toute son écaille et ses perles
« passèrent à hord de Y Aimable- Joséphine.
« Tels sont les événements qui précédèrent la ca-
« tastrophe dont nous allons parler.
« Au retour du bâtiment français à Bivoua , tous
« les naturels furent débarqués ; cinq seulement res-
et tèrent à bord , travaillant comme matelots et à la
« solde du capitaine ; on mit à terre les voiles , les
« vergues et le gréement, afin de faire une répara-
« tion complète au navire.
« 11 y avait à Bivoua un Français nommé Georges,
« que le capitaine Bureau y avait laissé à un de ses
« précédents voyages, avec 150 fusils, pour faire des
et échanges pendant son absence : il se trouva qu’il
« en avait dissipé les produits. Le capitaine très-mé-
« content fit mettre Georges au fers , mais Misi-Malo
« intercéda et promit de payer pour lui et le capi-
« taine le fit relâcher ; il resta à bord et devint une
« des victimes.
« L’équipage du brick se composait du capitaine
« Bureau , du second Edouard , de Georges , d’un
« matelot français, Clément, un matelot anglais,
« Charles , du cuisinier Antoine et du mousse Munos.
« Sur ces entrefaites, arriva à Bivoua, un roi
beaucoup plus puissant que Misi-Malo , c’était
« Misi-Mara (M.-Mara), roi de Révon. Il vint s’établir
DANS t'OCEANIË. 175
« à bord et y resta trois ou quatre semaines, bu-
« vant, mangeant et faisant de grandes promesses
« au capitaine Bureau; mais quand celui-ci vit que
« le temps se passait et que toutes ces belles pro-
« messes ne se réalisaient pas, il prit de l’humeur et
« la témoigna à Misi-Mara. Misi-Mara s’en alla à
« terre, furieux de ce que le capitaine refusait de
« continuer de le nourrir et de lui faire des pré-
« sents.
« Dès ce moment, la perte du capitaine et de
« l’équipage fut jurée.
« Pendant les derniers jours que Misi-Mara passa à
« bord, les chefs venaient le voir fréquemment et
avaient avec lui de longues conversations.
« Quelques jours se passèrent. Un matin, Misi-
" Mara parut à une certaine distance du brick avec
« 100 ou ISO pirogues. Le capitaine lui cria de mon-
« ter à bord, mais il s’y refusa, en disant que toutes
« les pirogues de l’üe allaient à la pêche , afin de ra-
« masser beaucoup d’écaille et de bicha de mar (ho-
« lothunes) pour que le navire pût continuer son
« voyage à Manille. Le capitaine lui répondit que
« c’était bien et qu’il allait faire préparer un bon
« dîner pour l’attendre.
« A deux heures, aucune pirogue n’était encore
« revenue; à quatre heures, le capitaine se mit à ta-
« ble et en sortit un peu avant le coucher du soleil ,
« très-mécontent de ce nouveau manque de parole
« de Misi-Mara. que celui-ci lui avait donnée pour
« la forme. Le reste de l’équipage était sur l’avant,
18^8.
Octobre
1838.
Octobre.
! 76 VOYAGE
« à l’exception de deux matelots qui se trouvaient
« à terre.
« Dans ce moment, un des naturels qui travaillait
« à bord comme matelot , et que le capitaine affec-
« tionnait beaucoup, parce qu’il parlait un peu le
« français, s’approcha de lui et le prévint qu’une pe-
« tite goélette , conserve de X Aimable- Joséphine , et
« qui était à l’ancre à peu de distance du brick , était
« pleine d’eau et qu’il serait urgent qu’on allât la vi-
« der. Le capitaine se leva et avec sa longue-vue , il
« se mit en devoir de reconnaître l’état de la goélette.
« Au même instant, le naturel le frappe d’un bâton
« pointu et il tombe roide-mort, la tête percée de
« part en part. La longue vue tomba à la mer. En
« même temps , les autres naturels se précipitèrent
« sur l’avant du naviré et massacrèrent le second ,
« Edouard et Georges ; le cuisinier et Munos se sau-
« vèrent dans le logement des matelots et de là, ils
« demandèrent qu’on leur accordât la vie; sur quoi
« les naturels leur crièrent qu’ils pouvaient monter ,
« qu’on ne voulait pas les tuer. En effet , ils montè-
« rent et on ne leur fit aucun mal. Deux heures après,
« le roi de Bivoua, Malo , vint à bord , il parut très-
« triste en voyant le capitaine étendu dans son sang ,
« car il l’aimait beaucoup; mais Misi-Mara était plus
« puissant que lui. H envoya Munos et le cuisinier à
« sa maison; pendant la nuit, on commença à piller
« le navire; quatre chaloupées d’écaille furent dé-
ci chargées ainsi que tous les objets précieux. Le len-
« demain Mara vint à bord du brick ; il fit venir Mu-
DANS L’OCEANIE. 177
« ftos, le cuisinier et les deux matelots qui se trou-
« valent àterrelorsdu crime, et qui s’étaient réfugiés
« dans la maison de Malo, et les menaça de les tuer,
« s’ils ne déclaraient pas à l’instant tous les endroits
« où le capitaine pouvait avoir caché des effets Ces
« malheureux furent obligés de monter sur le pont
« tout ce qu’ils purent trouver et bientôt il ne resta
« plus rien à bord du navire.
* Marales obligea, quelques jours après, à rétablir
« le gréement et la voilure du brick , parce que , di-
« sait-il, il voulait faire un voyage à l’une des îles
« voisines. Cependant, quand le navire fut gréé, il
« sembla avoir abandonné son projet. Quinze jours
« apres, un brick anglais entra dans le port et fit
« marché avec Mara pour les dépouilles du brick
« français; mais aussitôt qu’il les eut à bord, il par-
« tit sans payer le prix convenu, laissant Mara dans
« un état de fureur difficile à décrire. Le matelot
« Clément s’embarqua à bord de ce navire. Antoine
« le cuisinier s’embarqua, peu de temps après, sur
« un autre brick anglais qui toucha à Bivoua.
« Deux jours après le départ de ce dernier navire
« un trois mâts américain entra dans le port- une
« petite goélette lui servait de mouche; le capitaine
« de ce bâtiment essaya d’acheter du roi 1 ’ Axmable-
« Joséphine, et, sursoit refus, de s’en emparer de
« force. Les naturels s’étant rassemblés en grand
« nombre sur le brick et sur le rivage, le capitaine
« du trois mats les canonna pendant toute la journée
« et leur tua beaucoup de monde. Le lendemain
1838.
Octobre.
12
1838.
Octobre.
j 78 VOYAGE
« matin 7 il se trouva que les naturels avaient remor-
« que le brick tout près de terre. Le capitaine voulut
« tenter un dernier effort; il fit mettre des canons
« sur la goélette, arma ses embarcations et s’appro-
« cha de nouveau du brick ; mais cette nouvelle ten-
« tative fut infructueuse , et, après avoir couru de
« grands dangers, le capitaine fut obligé de retour-
« ner à bord de son navire qui leva l'ancre et se
« dirigea vers le Pérou, emmenant Munos ; la ils
« rencontrèrent un autre trois mâts américain qui,
« en apprenant ce qui s était passé à Bivoua , s y
« rendit et parvint à acheter le brick français qud
« conduisit, dit Munos, en terre anglaise, pour le
« vendre. Le bâtiment sur lequel était Munos , allait
« à Manille; il toucha à une île que Munos appelle
Tchin-tchia (sans doute Drizia, une des Fidji) et
« l’y laissa, sous prétexte qu’étant Péruvien, on ne
« le laisserait pas débarquer à Manille; il trouva la
« un Français propriétaire d’une goélette sur laquelle
« il vint à Honoloulou , où il se trouve encore au-
« iourd’faui. v
« Le matelot anglais, Charles, est reste a Bivoua
« où il avait vécu antérieurement ; il y est marie et a
« un fils de 12 à 13 ans. Le trois mâts qui acheta le
« brick, venait d’O-Taïti. Celui qui amena Munos
« était commandé par le capitaine Samuel; le capi-
« taine de sa conserve s’appelait Wings.
« Le même Munos déclare que le capitaine Bu-
« reau avait déposé, avant de partir d’O-Taiti, en-
« ne les mains d’un missionnaire anglais dont il ne
DANS L’OCEANIE. 179
« se rappelle pas le nom , une grande quantité de na-
« cre de perle , une grande caisse d’étoffes de toile et
« de coton et une petite goélette en bon état. Munos
« a aidé lui -même , pendant trois jours, au débarque-
« ment de ces objets. Il ne peut se rappeler les noms
« des navires qui ont louche à Bivoua après la ca-
« tastrophe, ni le lien de leur destination.
« Honoloulou (îles Sandwich), le 20 octobre 1836. »
Malgré ces renseignements , il m’eût sans doute
été difficile de retrouver le point où avait eu lieu le
massacre , car les îles Bivoua se trouvent tout-à-fait
sur la limite orientale de l’archipel Viti : ce sont des
terres de peu d’étendue, et il est même très-douteux
que 1 on puisse y trouver un hâvré sûr pour y abriter
un navire. Cependant, comme mon matelot chilien,
Joseph^ persistait à me désigner les îles Bivoua et Na-
koro comme le théâtre de l’affaire, j’étais à peu près
décidé à y conduire nos corvettes , lorsque Latchika
m’apprit, à n’en plus douter, que le capitaine Bureau
se trouvait en relâche à Piva près de Pao , sur la par-
tie orientale de la grande île Viti, et que, trop con-
fiant dans les naturels dont il croyait avoir gagné l’a-
mitié, il y fut massacré avec son équipage. Du reste ,
voilà comment il raconte l’événement.
Nakalassé, chef de Piva, et Mala , chef d’une tribu
voisine, poussés par l’appât du gain, formèrent le
projet de s’emparer du navire Y Aimable-Josépliine. Ils
saisirent le moment où le canot était à terre pour faire
des provisions , et où il ne restait à bord que le ca-
isse
Octobre.
1838.
Octobre.
180 " VOYAGE
pitaine avec trois ou quatre hommes. Nakalassé as-
sassina Bureau par trahison, et Mala expédia ceux qui
étaient à terre. Les cadavres des victimes furent en-
suite rôtis et mangés , comme de raison.
Un navire américain passa quelques temps après et
voulut se rendre maître de la Joséphine ; mais les na-
turels s’y opposèrent , et après une canonnade infruc-
tueuse , l’Américain s’en alla.
Mala a été tué depuis cette époque ; mais Nakalassé
vit encore et habite Piva ; fier des fusils et de la pou-
dre qu’il a trouvés sur la Joséphine, il attend avec im-
patience, dit Latchika, un navire français pour le
combattre. Bu reste , il ajoute que Nakalassé et Mala
n’ont fait ce mauvais coup que dans l’espoir du pillage,
et sans que Bureau y ait donné le moindre sujet. Ce
Nakalassé, suivant notre Tonga, serait un mauvais
homme que Latchika désire vivement voir tuer. Son
voisin Tanoa , grand chef qui habite l’île Pao, ne
prendrait nullement sa défense - car il a déjà été
chassé de son pays par Nakalassé, et il n’a été rétabli
sur son trône que par l’aide de Latchika. Tanoa, du
reste , est un chef très-puissant , qui a succédé à No-
livo qui régnait sur Pao à l’époque de mon premier
passage sur X Astrolabe , celui-ci a été tué par les gens
de Piva, ainsi que Tamboua-Nakoro, son neveu et fils
de Tanoa.
Enfin, plus fard je pus encore recueillir après coup
la relation exacte des faits tels qu’ils se sont passés,
et pour en finir, j’en donnerai ici la narration, telle
que je la recueillis des Européens qui habitent depuis
DANS L’OCEANIE. 181
fort longtemps Lebonka (île Obalaou) et qui assistèrent
presque à cette scène de carnage*.
« Le brick français la Joséphine, capitaine Bureau,
était venu dans le milieu de l’année 1833, aux îles
Viti , pour y prendre un chargement des iripangs et
d écaillés de tortues. Désirant faire un voyage à Taïti,
le capitaine laissa sur l’île Piva son deuxième maître
d équipage, nommé Joseph , pour qu’il continuât la
pêche des Iripangs pendant son absence.
« Franck, neveu de Nakalassé, chef de Piva, ayant
témoigné le désir de faire le voyage à Taïti , le capi-
taine Bureau qui avait beaucoup d’affection pour ce
jeune homme , le prit à son bord et partit pour sa
destination.
« La Joséphine resta huit mois absente des îles Viti.
Cette narration a été retrouvée entière dans les papiers de
M. d’Urville. Ecrite, par une main étrangère, elle ne porte ni si-
gnature, ni aucune note qui puisse faire connaître l’autorité d’où
elle émane , mais je ne doute pas un instant qu’elle ne soit le ré-
sultat des conversations que M. d’Urville avait eues avec des
Européens fixés à Lebouka. Les détails qu’elle contient m’ont
paru parfaitement exacts, et, sous ce point de vue, il m’a semblé
indispensable de la donner au lecteur.
Il est facile, du reste, d’y reconnaître tous les faits principaux
déjà narrés par José-Manuel Munos , et si on remarque des va-
riantes assez considérables dans les détails et dans les noms des
acteurs, il ne faut pas oublier que c’est longtemps après que ces
détails ont été donnés à M. Barrot, et il faut faire la part delà
jeunesse de Munos au moment de l’événement , comme aussi de
la propension qu’ont généralement les matelots à défigurer tout
nom propre qu’ils sont appelés à prononcer. V. D.
1838.
Octobre.
1838.
Octobre.
r83 VOYAGE
Pendant son séjour à Taïti, le capitaine Bureau vit
débarquer onze hommes de son équipage, parmi les-
quels se trouvaient son second et son charpentier.
Ces hommes, mécontents de leur capitaine , avec le-
quel ils avaient eu différentes altercations, quittè-
rent la Joséphine sans avoir touché un centime de
leurs gages ; il n’y eut que le charpentier, pour qui
le capitaine avait gardé quelque estime , qui put être
payé.
« Avant de quitter Taïti, M. Bureau prit à son
bord deux matelots américains , dont l’un était char-
pentier, puis il se remit en route pour les îles Yiti.
« Pendant l’absence de la Joséphine , le deuxième
maître , Joseph, qui était resté sur l’île Piva, pour y
continuer la pêche , fut atteint de la petite-vérole qui
l’ obligea de garder le lit. Les nommés Thomas et Da-
vid Wippy , Anglais , résidant à l’île Lebouka , ayant
appris qu’il y avait un Européen malade à Piva , s’y
rendirent dans une pirogue, et emmenèrent Joseph
avec eux à Lebouka où ils le soignèrent pendant six
semaines que dura sa maladie.
« Quand Joseph fut rétabli il revint à Piva. Quel-
que temps après arriva au mouillage , devant la même
île , un navire américain auquel le deuxième maître
Joseph vendit le produit de sa pêche pour des fu-
sils , de la poudre , etc. La longue absence de la Jo-
séphine qui devait revenir au bout de trois mois, en-
gagea Joseph à faire ce marché, croyant que le navire
s’était perdu.
« Quand le capitaine Bureau fut de retour à Piva
DANS L’OCEANIE.
133
et quand il eut appris de la bouche même de Joseph
ce que ce dernier avait fait du produit de sa pêche ,
il lui en fit d'amers reproches. Le second maître crai-
gnant que cette affaire n’ait des suites plus graves, re-
mit à son capitaine les fusils et la poudre qu’il avait
eus en échange de son poisson et déserta ; mais il fut
repris peu de temps après par des naturels du pays
qui l’emmenèrent à M. Bureau. Quand il sé vit pris,
Joseph s’excusa si bien auprès de*son capitaine, et pa-
rut tellement repentant de sa faute, que 31. Bureau
lui rendit sa confiance et le réintégra dans ses fonc-
tions de surveillant de pêche.
« Quelque temps après, Nakalassé vdulant faire
la guerre à Tanoa, chef de l’île Pao, demanda au
capitaine Bureau à prendre passage à bord de la
Joséphine avec ses guerriers pour se rendre à l’île
Sama-Sama , où Tanoa s’était réfugié. Il promit au
capitaine quantité d’écailles de tortue et de tripangs
pour payer son passage. M. Bureau ne se refusa pas
à la demande de Nakalassé, qui s’embarqua sur la
Joséphine avec sa troupe et l’expédition mit sous
voiles.
« Avant d'arriver à Sama-Sama. la Joséphine re-
lâcha devant l île Datéoa , où Nakalassé et ses gens
firent une descente , tuèrent un naturel , prirent deux
pirogues et rapportèrent leur butin à bord du na-
vire, où ils y firent rôtir l’homme qu’ils avaient tué
pour le manger, et amarrèrent les deux pirogues
derrière le brick.
« Arrivés devant Sama-Sama, l'armée de Nakâ~
1838.
Octobre.
184 '
VOYAGE
1838.
Octobre.
lassé voulut effectuer son débarquement; mais elle
essuya une si vigoureuse résistance de la part des
naturels de cette île 9 qu’il fut obligé de se rembar-
quer à la hâte et de revenir.
« De refour à Piva, le capitaine Bureau demanda
à Nakalassé la récompense qu’il lui avait promise
pour son passage et celui de ses guerriers ; mais ce
chef malveillant remit le paiement d’un jour à l’ autre ,
tellement qu’au bout d’un mois d’attente, M. Bureau
voyant qu’il avait été trompé, envoya dire à Joseph
de rentrer à bord pour se tenir prêt à appareiller.
« Pendant cet intervalle, arriva devant Pile Lebou-
ka le trois-mâts américain Y Admirai , capitaine Eg-
gelsohn. M. Bureau ayant eu connaissance de ce na-
vire, expédia dans un canot son maître d’équipage,
un de ses matelots américains et six naturels de Piva,
pour aller acheter de la toile à bord de Y Admirai.
Quand le canot de la Joséphine fut arrivé à bord du
trois-mâts, le nommé David Wippy qui était aussi
venu à bord de Y Admirai , pria le capitaine de ce
navire d’avertir, par une lettre, le capitaine de la
Joséphine de se tenir sur ses gardes contre les na-
turels de Piva , qui avaient dessein de le tuer pour
s’emparer de son navire; enfin, de l’engager à ne
pas souffrir tant de sauvages à son bord , que lui-
même l’avait déjà averti de ce danger ; mais que le
capitaine Bureau avait méprisé ses avis.
« Le capitaine Eggeîsohn fit ce que lui dit Wippy,
et remit sa lettre au maître de la Joséphine , qui
Ja donna à son capitaine quand il fut de retour à bord
DANS L’OCEANIE. 185
de son navire. M. Bureau n’eut pas plutôt lu la let-
tre , qu’il la jeta avec dédain en prononçant des im-
précations contre le capitaine Eggelsohn. Un des
matelots américains ramassa la lettre, la lut, en fit
voir le contenu à son camarade , et voyant tous les
deux le danger qu’ils couraient à bord du brick français,
ils allèrent trouver leur capitaine et lui dirent que s’il
ne voulait pas suivre les avis du capitaine de Y Ad-
mirai , ils quitteraient la Joséphine. Le capitaine
Bureau les ayant renvoyés brutalement, les deux
Américains montèrent leurs coffres sur le pont pour
débarquer sur-le-champ. Le capitaine les voyant si
bien décidés , prit une paire de pistolets et menaça
de brûler la cervelle à quiconque tenterait de s’éva-
der du bord. Les deux Américains se tinrent tran-
quilles jusqu’à la nuit tombante ; mais alors , ils se
sauvèrent à la nage et mirent pied à terre sur l’île
Pao. Le lendemain de bon matin, ils s’embarquè-
rent dans la pirogue d’un des chefs de Pao , nommé
Mara , et se dirigèrent sur Lébouka , où ils arrivè-
rent le même jour à 10 heures du matin. Le même
jour aussi, vers 4 heures du soir, le capitaine Bu-
reau fut assassiné.
« Nakalassé voyant que la Joséphine était sur le
point de partir, résolut de mettre à exécution le pro-
jet qu’il avait médité , c’est-à-dire de tuer le capitaine
et l’équipage de la Joséphine et de s’emparer du navire.
N’osant commettre lui-même cet assassinat, il en
chargea son neveu Franck; mais ce jeune homme ne
voulait point se rendre à la proposition de son oncle,
183$.
Octobre
1838.
Octobre.
186 VOYAGE
disant qu’il aimait trop le capitaine français et quril
ne consentirait jamais à lui faire le moindre mal : il
fut si obstiné dans son refus , que Nakalassé furieux
le menaça de le faire étrangler; il lui avait même déjà
fait serrer la gorge avec une pièce de tapa, quand le
malheureux, ne pouvant plus supporter le tourment
de la strangulation , consentit enfin à exécuter
l’ordre de son oncle.
« Quand Nakalassé vit son neveu prêt à lui obéir,
il lui dit : « Rends-toi immédiatement à bord du na-
« vire français avec trois de mes guerriers , tu diras
« au capitaine de prendre sa lunette d’approche pour
« regarder ce que fait son canot quivientde s’échouer
« là-bas sur un récif , et au moment où il observera
« son embarcation , tu l’assommeras avec tout ce qui
« reste de blancs à bord. »
« Franck s’embarqua dans une pirogue avec ses
trois affidés armés de casse-têtes, ils se rendirent de
suite à bord de la Joséphine. En montant sur le pont,
Franck salua très-affectueusement le capitaine et lui
observa que son canot s’était jeté sur un récif en lui
indiquant le lieu. M. Bureau prit sa longue-vue, et au
moment où il la braquait sur l’embarcation , les as-
sassins l’étendirent à leurs pieds. Il restait encore à
bord le maître , le deuxième maître Joseph et le coq ,
les deux premiers subirent le même sort que leur ca-
pitaine , et le troisième parvint à se sauver en se ca-
chant à fond de cale , mais non sans avoir reçu quel-
ques horions des assassins.
« Les trois cadavres furent jetés à la mer; le corps
DANS L’OCEANIE. 187
du capitaine ayant été porté par les flots au rivage de
la grande île Viti-Levou , les naturels de celte île le
prirent, le rôtirent et le mangèrent.
« Quand Franck eut terminé sa boucherie, il hissa
un pavillon. À ce signal , tous les naturels de Piva se
rendirent à bord de la Joséphine et la livrèrent au pii -
lage ; chacun d’eux emporta ce qui lui convenait. En-
suite ils appareillèrent le brick et le conduisirent de-
vant l’île Lebouka , afin de prendre tous les blancs
qui se trouvaient sur cette île pour manœuvrer le
navire. David Wippy ayant connu l’intention des
meurtriers du capitaine Bureau, conseilla à ses ca-
marades de ne se rendre à l’invitation de Franck et
de ses complices, que si ces derniers les y contrai-
gnaient par la force , car il craignait de se trouver
compromis dans cette affaire. Voyant que les blancs
de Leboukane voulaient pas venir à bord du brick,
Franck le reconduisit à Piva , et de là , Nakalassé s’é-
tant aussi embarqué sur la Joséphine , fit voile sur
Pao , canonna le village et en tua plusieurs habitants.
Voyant ensuite que le brick ne pouvait pas lui être
d’une grande utilité, Nakalassé fit débarquer tout
ce qu’il y avait à bord , et à la marée haute il con-
duisit le brick à Reva où il resta échoué. »
« Quand la Joséphine fut à Taïti r il y avait au
nombre des hommes de son équipage , un nom-
mé Charles, Anglais de nation, qui se fit débar-
quer sous prétexte qu’il appréhendait de retourner
aux îles Viti ; mais le capitaine Bureau ayant su que
cet individu s’était rembarqué sur un navire anglais
1838.
Octobre.
1838.
Octobre.
188 VOYAGE
qui devait , comme la Joséphine, aller aux îles Viti,
il le fit saisir par des naturels de Taïli , le fit ame-
ner devant lui et lui demanda pourquoi il s’étail servi
d un faux prétexte pour débarquer de la Joséphine.
L’Anglais lui répondit qu’il avait quitté le brick parce
qu’il y était trop mal nourri , et que puisque le capi-
taine Bureau le forçait de retourner avec lui aux îles
Viti, il lui promettait que , lui capitaine , n’en revien-
drait plus. En effet, quand le capitaine Bureau fut
tué, cet Anglais se trouvait sur l’île Piva. Après
la catastrophe , il passait Piva une frégate anglaise
qui s’empara de cet individu et l’emmena à Botany-
Bay. Elle avait été informée de l’affaire par les mis-
sionnaires. »
« Deux convicts échappés du Port-Jackson, Sina
et Gemy, arrivés à Piva après la mort de M. Bureau ,
vendirent différents objets appartenant à ce capitaine,
aux navires suivants :
« Au brick le Consul, capitaine Winderforth , de
Salem (Etats-Unis d’Amérique),
une partie des tripangs ,
des voiles et des cordages,
les effets d’habillement du capit. Bureau,
une boîte contenant des perles ,
une lunette d’approche,
un sextant.
« Le coq de la Joséphine , qui s’échappa du mas-
sacre et un jeune homme du même navire , qui se
DANS L’OCEANIE. Igg
trouvait absent du bord lors de l’assassinat , s’embar-
quèrent sur le Consul.
« Le trois-mâts le Gostes , capitaine Lemsohn (de
l’Union) acheta ,
un verre de lunette ,
deux chronomètres,
des tripangs,
des écailles de tortues.
« Tous ces objets furent vendus pour des fusils, de
la poudre et des dents de cachalot.
« Sina s’embarqua sur le navire américain le
Lesiy, capitaine Wine , de Salem (Union).
« Et Gemy est encore auprès de Nakalassé , sur
l’île Piva. »
M. le commandant Du Petit-Thouàrs, pendant
son séjour à Taïti, s’est occupé de sauver les débris
de la fortune de l’infortuné Bureau, avec un zèle
qui fait honneur à la marine française. Je renverrai
le lecteur au Voyage déjà publié de la frégate la Vénus,
dans lequel se trouve retracée la conduite peu hono-
rable de l’homme que Bureau avait choisi pour
mandataire. M. Du Petit-Thouars a exprimé ses sen-
timents personnels sur cette affaire et ils seront
entièrement partagés par tous les hommes de bien.
(Voyez Voyage autour du Monde sur la frégate la
Vénus , tom. Il, page 443.)
D après tous ces détails, dont je ne saurais soup-
çonner la véracité, je reconnais avec douleur que le
capitaine Bureau avait tenu aux îles Viti une con-
duite bien coupable. Poussé par happât du gain, et
190
VOYAGE
i838. oublieux des devoirs que lui imposait l’humanité,
Octobre. ,
il s était immisce, sans molli aucun, dans les guerres
intestines qui déchirent ces malheureux peuples. Il
avait pu aider de ses armes et de son vaisseau les ven-
geances de ces insulaires, et même il n’avait pas re-
culé devant une scène de cannibalisme en autorisant
à bord de son navire un de ces horribles repas. Si
après le passage de la Joséphine , les naturels des îles
Dateoa ou Sama-Sama étaient parvenus à enlever un
navire en en massacrant l’équipage, la justification
d’un tel crime serait devenue évidente par la conduite
antérieure du capitaine Bureau. Ces sauvages en effet
confondent dans une même haine tous les Euro-
péens, quand ils ont à s’en plaindre ; pour eux un
simple pavillon n’est point toujours un signe distinctif
de-la nationalité, et je ne doute pas que l’on ne puisse
retrouver dans les crimes odieux dont, sans motifs,
nos capitaines marchands se sont souvent rendus
coupables, la cause de la plupart des massacres qui
déjà ont si souvent ensanglanté ces îles.
Quoi qu’il en soit; la conduite de Nakaîassé dans
cette circonstance, avait été horrible, il s’était servi
de Bureau pour détruire ses ennemis, et ensuite ex-
ploitant la confiance qu’il avait inspirée à ce malheu-
reux capitaine, c’était en lui prodiguant toutes les
marques de l’amitié, qu’il l’avait massacré. L’honneur
du pavillon français comme aussi la sécurité de notre
commerce exigeaient dans ces îles une vengeance
éclatante.
En arrivant au mouillage, Latchika me conseillait
191
DANS L’OCEANIE,
d’arborer un pavillon étranger, il m’assurait que Na-
kalassé qui passe pour être un des chefs les plus
avides, trompé par ce signe extérieur, serait le pre-
mier à accoster nos corvettes, et qu’alors il serait fa-
cile de s’assurer de sa personne. Bien que parmi ces
peuples, toute espèce de ruse qui peut jeter un en-
nemi dans un guet-apens , est considérée comme de
bonne guerre, cependant le moyen qui m’élait pro-
posé répugnait et à ma conscience comme homme et
à mon honneur comme représentant de la France.
Bien qu’il m’eût été agréable de me saisir de Naka-
lassé, et de pouvoir, par une punition exemplaire in-
fligée à ce coupable seul, éviter la ruine peut-être
complète d’une tribu entière, cependant nos corvet-
tes laissèrent tomber leurs ancres sans qu’aucune
couleur flottât sur leur arrière.
Aucune pirogue ne vient le long du bord, on
dirait que toutes ces terres sont abandonnées ou in-
habitées, et de distance en distance on aperçoit des
villages qui paraissent considérables. Parmi ceux-
ci, se distingue celui de Pao , assis sur une petite île
de même nom; il paraît peu ombragé, quelques
milles seulement le séparent de Piva. C’est à Pao que
réside le roi Tanoa, qui m’est désigné comme enne-
mi de Nakalassé. Non loin de nous, et à deux milles
environ de Pao, nous remarquons une grande case
bâtie sur pilotis et sur les récifs; c’est ùne espèce de
citadelle ou magasin général qui appartient à Tanoa.
En cas de guerre, au moment des désastres, le roi s’y
réfugie avec son peuple : c’est une retraite assurée,
192 VOYAGÉ
car avec les moyens d’attaque que possèdent ces in-
sulaires, la position est inexpuguable, et le feu ou la
faim pourraient seules la réduire. Latchika prétend
que pour la construire, Tanoa a employé le concours
de tous ses sujets, et que plus de cent villages y ont
contribué de leurs efforts.
Dès une heure j’expédie dans ma baleinière
M. Gourdin vers Tanoa. Latchika qui fait partie de
l’embarcation est chargé de dire à ce roi sauvage quel
est le but de notre présence sur cette rade, de l’as-
surer en outre que mes intentions à son égard sont
toutes bienveillantes , que les pirogues peuvent en
toute sûreté accoster nos corvettes et commercer
avec elles , et que même connaisant la haine que
Tanoa porte à Nakalassé, j’ai tout lieu d’espérer qu’il
sera notre allié dans la guerre que je me propose de
faire à celui-ci.
Vers quatre heures ma baleinière rentre à bord et
Latchika m’annonce que Tanoa s’est montré bien
disposé à notre égard; il trouve très-juste la vengeance
que je viens exercer au sujet du meurtre de Bureau
et de l’enlèvement de la Joséphine ; mais d un autre
côté il me fait dire qu’il est entouré par des ennemis
de sa personne et qui sont de puissants alliés que
Nakalassé entretient dans Pao même; que près de lui
se trouve en ce moment un ami de ce chef, et que ses
propres sujets arrêteraient sa volonté s’il consentait
à prendre part à la guerre que nous allions faire. Du
reste M. Gourdin m’ajoute que Tanoa a envoyé cher-
cher Nakalassé pour nous le livrer sur-le-champ, mais
v
DANS L’OCEANIE: 193
ce chef astucieux ne s’est point rendu à son injonc-
tion, car il est conseillé par deux bandits anglais ou
espagnols attachés à sa personne, et qui se sont douté
que nos navires n’étaient point venus avec des inten-
tions aunes, puisqu’ils n’avaient pas mis de pavillons.
lanoa du reste nous laisse parfaitement libres d’a-
gir, il ne portera aucun secours, mais il craint qu’en
nous voyant débarquer sur son île, Nakalassé ne s’en-
fuie dans les montagnes. Il nous conseille donc d’en-
voyer dès ce soir dans son village, et de commencer
par s’assurer de sa personne. Ce moyen me déplaît à
double titre, d’abord parce que dans tous les cas il est
foit dangereux, et qu’ensuite je ne suis point assez
sûr des intentions bienveillantes de Tanoa et de son
peuple pour ne pas redouter de leur part un horrible
guet-apens.
Je suis donc décidé à débarquer dès demain au
point du jour, sur l’île Piva, des forces suffisantes
pour réduire Nakalassé et mettre son villages en cen-
dres. Du reste j’ai quelque espoir que la tribu tout en-
tière aura soin de décamper avant l'arrivée de mes
gens qui ne trouveront plus que des cases à brûler, et
qu’il n’y aura pas de sang versé.
A quatre heures et demie je renvoie encore à Pao
ma baleinière avec M. Gervaize et Latchika. Ils vont
annoncera Tanoa mes intentions définitives, et cal-
mer la frayeur de ce prince qui, ainsi que son peuple
est très-épouvanté.
Les deux envoyés ne rentrent qu’à sept heures et
denne.^Tauoa est enchanté de ma résolution, il désire
Octobre.
1838.
Octobre.
194 VOYAGE
vivement me voir tuer Nakalassé, et mettre l’ile Piva
h feu et à sang; il regrette toujours de ne pouvoir
m’assister dans cette expédition , mais il est retenu
par les partisans de Nakalassé; il paraît que la cou-
ronne est déjà à charge à ce malheureux prince. Du
reste, il a donné l’ordre à tous ses sujets de rester
dans leurs foyers pendant la journée de demain, il
leur a défendu surtout de se porter sur Piva pour dé-
fendre Nakalassé. Déjà plusieurs guerriers de celui-ci
ont abandonné leur chef; un instant mêmeTanoa a
espéré pouvoir nous livrer notre ennemi commun.
Mais sommé de comparaître devant le roi de Pao, Na-
kalassé a refusé, et a ajouté même qu’il ne quitterait
pas son île, et qu’il y attendrait les Français de pied
ferme. Que du reste il faisait ses préparatifs de dé-
fense; que jamais aucun ennemi n’ avait ose mettre le
pied sur l’île Piva, et que confiant dans sa renommée
et dans sa position qui est très-forte, il est persuade
que les Français n’oseront jamais faire une attaque
contre sa personne.
Toutes ces bravades ont paru impressionner assez
fortement nos sauvages. Tanoa me fait dire qu .1 de-
sire fort nous voir détruire Piva, mais qu.l craint
notre impuissance dans une pareille entreprise. La
chika lui-même qui semblait si désireux d assister a
l’attaque de Piva, commence à reculer. Sous le pre
texte que je ne dois point diriger moi-meme la troupe
de débarquement , il se rejette sur son rang pour res-
ter à bord à mes côtés. Je cherche à lui faire honte et
je lui reproche sa pusillanimité en lui disant que j a
DANS L’OCEANIE. 195
vais compté sur lui pour me représenter dans cette
affaire, mais qu’après tout je saurai bien me passer
d’un poltron.
Ces paroles produisent leur effet, elles piquent l’a-
mour-propre de Latchika qui enfin se décide à mar-
cher. Cependant ce n’est pas sans de nouvelles ob-
jections fondées sur la grande réputation de Naka-
lassé, la forte position de son village, et sur la témé-
rité de notre entreprise.
Mafi, qui aussitôt qu’il a appris que nous nous dis-
posions à combattre Nakalassé, est venu me deman-
der un mousquet pour être de la partie, paraît être
toujours dans les mêmes intentions.
MM. Gourdin et Gervaize ont été parfaitement ac-
cuillis par lanoa. A chacun de ces messieurs le roi a
fait l’honneur d’un kava avec toute son étiquette; on
a même invité M. Gervaize à prendre sa part d’un fes-
tin de cannibales et à manger un morceau de tangata
(homme). Ce mets provient d’un sujet de Nakalassé,
tué par un habitant de Pao, depuis deux ou trois
jours, et que ses ennemis n’avaient point encore
achevé de dévorer. M. Gervaize, prévenu par Lat-
chika, n’a point voulu y goûter, et il a cru devoir s’é-
loigner au moment où le kava était servi et prêt à être
distribué.
Ces deux officiers s’accordent à déclarer que notre
ami Latchika a été reçu par tous les habitants de Pao
et même par Tanoa avec de grandes démonstrations
d’amitié et d’attachement. Du reste, je sais que Lat-
chika est fils de ce pauvre Tombo-Mouha, fils de Finau
1838.
Octobre.
';•/
1838.
Octobre.
17,
196 V0YAGE
et chef de Vavao, qui fut assassiné par Toubo-Toa, et
d’une fille de Toui-Kem-Kabilo.
A Finau 1" succéda Finau II sur le trône de Vavao,
puis vinrent ses quatre fils Maong-Honga , Holo,
Hala-Api-Api et Naupidji, tous tues dans des guei res.
Après eux un fils de Toui-Tonga prit le sceptre, qu i
céda ensuite à un Finau de la famille Toubo. Enfin il
échut kTahofa-Nao, fils de Toubo-Toa.
Latchika déjà si élevé par son rang, est du reste un
homme très-intelligent, il a conduit tous ces pourpar-
lersavec beaucoup d’habileté, mais je soupçonne fort
qu’un bandit d’Anglais qui, d’après ce que Ion a vu, ,
est établi à Piva, est celui qui maintient Nakalasse
dans ses idées de résistance. .
Du reste, je persiste dans ma résolution, et je aïs
faire tous les préparatifs de descente. Les deux com-
pagnies de débarquement avec les officiers, eleves et
maîtres formeront un corps de 80 hommes, capab es
d’affronter d’autres ennemis que Nakalasse et ses
60 guerriers. M. Dubouzet commandera l’expedition
et M. Roquemaurel agira sous ses ordres.
Dès le lendemain à trois heures du matin , les deux
grands canots, les deux canots majors et ma balei-
nière s’emplissent des hommes désignes pour le de-
barquement; et ils se dirigent directement suri île
Piva
Du bord on voit presque au même moment deux ou
trois feux qui servent sans doute de signaux aux ha-
bitants de Piva. Bientôt en effet deux pirogues se-
loignent de la pointe orientale de l’île.
V
DANS L’OCEANIE. 19'7
A cinq heures un quart des colonnes de fumée se- 1838.
lèvent de la position occupée par le village, et moins
d une heure suffit pour le réduire en cendres. C’est pi. lxxxii.
avec joie que j aperçois ces premiers signes de réus-
site de la floti lie, car dès-lors toutes mes craintes ces-
sent, et j ai la consolation de penser que du moins j’ai
pu donner à ces malheureux une forte leçon sans ce-
pendant avoir à me reprocher la mort d’un innocent
au milieu de quelques coupables.
A huit heures et demie, les embarcations et les
hommes qui les montent rentrent à bord, et voici le
rapport que me fait M. Dubouzet sur les résultats de
son expédition.
« Monsieur le commandant,
« Conformément à vos instructions de la veille
je suis parti ce matin à quatre heures de la corvette la
Zélée avec le grand et le moyen canot armés en guerre
et un détachement de trente-deux marins auxquels
se sont joints plusieurs officiers de l’expédition, pour
aller incendier le village de l’ÎIe Piva, situé à trois
milles dans l’ouest de notre mouillage. Un instant
apres, trois embarcations de \' Astrolabe, ayant à bord
la compagnie de débarquement sous les ordres de
M. le lieutenant de vaisseau de Roquemaurel, se sont
reunies a nous; j’ai pris avec moi le chef tonga Lat-
chika, qui devait nous servir de pilote, et nous avons
ait route immédiatement pour notre destination. A
la naissance du jour, nous étions à un mille de terre,
1838.
Octobre.
l98 ' VOYAGE
déjà les canots avaient touché à plusieurs reprises ;
mais la marée montant, nous avons franchi les pre-
miers bas-fonds. En approchant, j’ai reconnu que le
village était bâti sur le bord d’une petite anse formée
par deux caps taillés à pic, dans un vallon étroit
dont une partie des cases occupait le fond , et que
les autres étaient bâties en amphithéâtre sur les deux
versants de la colline du TJ. O. qui nous restait à
droite, entourées de palissades en roseau et ombra-
gées de grands arbres, et qu’il occupait une position
très-facile à défendre.
« Mon intention était d’abord d’aller débarquer au
fond de la grande anse, mais les canots s étant
échoués à près de deux encâblurCs de la plage, pour
éviter aux hommes un long trajet dans l’eau, ce qui eût
exposé les armes et les munitions à être mouillées ,
nous avons contourné le cap de droite en suivant un
chenal que nous avait indiqué la baleinière qui était
en avant, et nous avons accosté très-près de terre en
face des cases bâties de ce côté. Là, j’ai fait débarquer
les deux détachements, laissant les canots mouillés
en ligne, sous les ordres de MM. de Flotte et Lafont ,
élèves de première classe, auxquels j’avais recom-
mandé de les maintenir toujours à flot et d’être prêts
à soutenir, avec le feu des espingoles, notre débar-
quement. Quoique personne ne parût à la plage pour
s’y opposer, nous y sommes arrivés en ligne prêts a
tirer sur quiconque se présenterait; car le chef Lat-
chika qui était à mes côtés, s’attendant à être atta-
qué, ne cessait de me recommander de nous tenir
DANS L’OCEANIE. 19 9
prêts a soutenir leur choc qui serait précédé de cris
et de hurlements. J ai fait alors détacher deux hommes
de chaque section pour mettre le feu aux cases les
plus voisines de nous ; en un instant elles ont été en-
flammées, et comme personne ne se présentait, on a
mis le feu successivement à une vingtaine de cases et
détruit une grande pirogue tirée à terre. Un quart
d’heure a suffi pour cette opération. Le feu qui gagnait
ia hauteur où se trouvait une grande case à toit pointu,
qu on m’avait désignée comme la maison sainte du
^ filage , nous mettant à l’abri de toute attaque de ce
côté, nous nous sommes dirigés sur la grande anse,
en marchant dans la mer, et en nous faisant accom-
pagner par les canots qui sont venus se placer en
ligne à 80 toises du rivage. Les maisons, comme de
1 autre côté de la pointe, paraissaient abandonnées
depuis peu r et le chef Latchika nous a fait voir la
belle case de Nakalassé , à laquelle il était pressé de
voir mettre le feu; mais pour éviter d’être enveloppés
par la fumée , j’ai chargé M. l’enseigne de vaisseau de
Moniravel , de faire incendier d’abord la maison des
espi ils , situee sur le sommet du cap et toutes les cases
de l’ouest en venant vers l’est, d’où soufflait le vent,
réservant pour le dernier moment les plus voisines de
la plage, que j’ai fait garder par un détachement de
quinze hommes sous les ordres de M. l’élève de pre-
mière classe Gaillard. Après avoir mis le feu à toute
cette partie du village, M. de Roquemaurel est allé
faire une reconnaissance sur le plateau de gauche pour
voir s il n y avait pas derrière quelques maisons: mais
1838.
Octobre.
1838.
Octobre.
200 VOYAGE
n’ayant aperçu que des plantations de bananiers, d’ar-
bres à pain et de taro entremêlées de broussailles dans
lesquelles il eût été imprudent de s’engager, il nous a
ralliés à 7 heures. Aussitôt après j’ai donné l’ordre de
la retraite, et après avoir incendié le reste- des cases,
les deux détachements se sont embarqués à 7 heures
et demie, et nous avons fait route sur les corvettes,
emportant avec nous le peu d’objets qu on avait pu re-
cueillir dans les cases, tels que des poteries, un boulet
de 36, une gueuse en fer et un rabot qui paraissent
avoir appartenu au brick capturé. J’évalue à envi-
ron soixante maisons, dont plusieurs très-grandes ,
ee que nous avons détruit. Nous n’étions pas encore
à un mille au large , que les naturels se dirigeaient sur
les cases en feu qu’ils n avaient pas eu le courage d e
défendre ; en faisant revirer les canots je leur ai vu
prendre de nouveau la fuite , alors pour les intimider
davantage , j’ai fait décharger les espingoles dont ils
ont vu les projectiles tomber à terre au milieu des
arbres. Ainsi s’est terminée le plus heureusement pos-
sible, la mission que vous m’aviez confiée; quoique
nous n’ayons rencontré aucune résistance , le sang-
froid déployé par tous les hommes de l’expédition est
digne d’éloges; tous ont marché constamment unis,
ont exécuté ponctuellement tous les ordres, et les
deux détachements, attentifs à la voix de leurs chefs,
ont suivi constamment leur exemple et ont concoui u
avec le même zèle au succès de l’expédition.
« E. Dr Bouzet. »
\
DANS L’OCEANIE. 201
Ainsi la vengeance do nom français, quoique un
peu tardive, a été exécutée avec une grande rapi-
dité ; si je dois en croire les assertions des hommes du
pays, les Nakalasseens sont des hommes perdus ; car
aujourd’hui, réduits à l’état de fugitifs, ils n’ont plus
de heu où ils puissent se réunir. Tous leurs enne-
mis vont se mettre à leur poursuite, et déjà Latchika
et Tanoa se disposent à prendre les devants; ce der-
nier surtout se réjouit d’avance des succulents repas
que semblent lui promettre ses ennemis qu’il consi-
dère comme déjà à sa merci.
Bu reste, cette expédition n’a rapporté de Pi va,
comme trophées de la victoire, que fort peu d’objets
d industrie sauvage, déposés au musée maritime. Nos
hommes y ont rencontré peu de poules, encore elles
ont fui à l’approche de nos gens ; un cochon a été tué
et fera bon profit à l’équipage. Il paraît que parmi
les habitations qui ont été détruites, il y en avait
quelques-unes fort belles; celle de Nakalassé sur-
tout, était un chef-d’œuvre vitien.
Latchika est maintenant tout fier de son expédition,
mais il m’informe qu’il va me quitter pour retourner
immédiatement à Laguemba et revenir ensuite au
premier jour avec ses pirogues, faire la chasse à Na-
kalassé et à ses gens. Gomme je me plains à Latchika
de son départ précipité , il me fait observer qu’il
n’avait jamais dû m’accompagner plus loin que l’île
Leva, et c’est alors seulement que je découvre que la
terre de ce nom est celle qui est à l’est de Pao, et qui
n’est pas éloignée de plus de quatre à cinq milles de
1838.
Octobre.
1838.
Octobre.
202 VOYAGE
nous. Sans doute un canal étroit la sépare de Viii-
Levou et en forme une île , mais son entrée n est pas
apparente du mouillage.
C’est à Leva qu’habite M. Cross, le second mission-
naire anglais qui réside aux îles Viti, et Latchika qui
paraît être très-certain de son fait, m’assure qu’il n’a
jamais habité dans les îles du nord, comme me l’a-
vaient annoncé ses confrères.
Latchika qui, jusque-là, n’avait encore rien de-
mandé , me réclame des vêtements pour pouvoir se
présenter tantôt dans une tenue digne de son rang au
village de Pao où je compte aller faire une visite à
Tanoa. Je m’empresse de lui faire donner six à sept
mètres d’étoffes blanches dont il se pare immédiate-
ment, en abandonnant avec générosité à son ami
Mail la pièce de tapa (étoffe du pays) qui lui ser-
rait les reins un instant auparavant.
Pendant que je déjeûne avec mon pilote tongar
deux pirogues doubles et a doubles estrades , chargées
de nattes, fruits et autres objets, accostent le long du
bord. L’une d’elles, montée en majeure partie par des
Kai-Tongas , appartient à Latchika qui va immédia-
tement s’établir sur son estrade supérieure, où il s’é-
tend comme un pacha sur son divan.
L’autre pirogue semble presque entièrement mon-
tée par des Kai-Vitis. Elle est commandée par Toui-
neou , chef de l’ile Obalaou et vassal de Tanoa. C’est
un jeune homme de 25 ans. Ses traits sont agréables,
son maintien est gracieux et discret , et ses manières
sont douces et imposantes ; ses cheveux sont frisés
DANS L’OCEANIE. 203
avec un soin infini. Sa laya en forme de gaze blanche
arrondie en turban , couvre élégament sa chevelure \
elle est nouée par derrière.
Je le fais monter un moment sur la dunette à côté
de moi, et là, je lui fais expliquer par Simonet que
nous venions de châtier la tribu de Piva, qui avait as-
sassiné un de nos compatriotes et insulté notre pavil-
lon, qu’au reste , nous étions les amis des Kai-Vitis ,
et que nous ne leur ferions jamais aucun mal , tant
qu ils se comporteraient bien. Il paraît comprendre
ces paroles , et il en est d’autant plus content que
je les accompagne de deux jolies dents de cachalot,
cadeau très-précieux parmi les sauvages. Du reste,
il n’a pas l’attention de rien m’offrir en retour.
Les pirogues viennent en grand nombre entourer
nos corvettes sur lesquelles il s’établit un commerce
d’échange très-actif. Il se borne aux objets d’indus-
tiie ; car ces insulaires n’apportent aucune provision :
des étoffes, des poteries, des ceintures , des lances,
des casse-têtes [patou-patou) , des plats à kava de
toutes dimensions , tels sont les objets qui donnent
lieu à des transactions.
A une heure de l’après-midi , tous les officiers des
deux corvettes et les deux détachements en armes,
s’embarquent de nouveau dans les huit canots des na-
vires et font route sur Pao. Au moment du départies
enseignes et les guidons des corvettes sont déployés
et salués par 13 coups de canon, aux mille accla-
mations des nombreux sauvages qui les entourent.
Malgré les nombreux pâtés de coraux qui barrent
1838.'
Octobre.
1838.
Octobre.
PL LXXXV.
204 VOYAGE
le passage du mouillage à l’île Pao, nous y arrivons
tous sans accident, seulement un canotier d’une des
embarcations cie la Zelee , a été blessé légèrement par
la balle d un pistolet dont il était porteur et qui est
parti par accident.
Au moment où je mets le pied sur l’île Pao, la popu-
lation entière est rangée en ordre sur la plage ; accrou-
pie et sans armes, elle observe un religieux silence.
Les chefs principaux se distinguent facilement à l’élé-
gance de leurs coiffures. Le fils de Tanoa , bien noirci
et bien luisant , se tient avec sa garde en première
ligne à son poste de combat. Il a la réputation d’être
un vaillant guerrier.
Latchika et Tanoa ensemble m’attendent quelques
instants ; je ne cesse d’observer ces groupes bizarres
qu’au moment où les détachements mettent le pied à
terre. Dès-lors nous nous dirigeons tous vers une
place dégagée , et dont un des côtés est garni de gra-
dins , sur lesquels nous trouvons accroupis en silence
tous les principaux chefs et presque tous des vieil-
lards à tête blanche.
Tanoa s’assied lui-même à leurs côtés. C’est un
vieillard de 70 ans environs. Sa barbe est blanche
et très-longue, sa tête est couverte par un bonnet de
matelot en laine, et entourée d’une guirlande de fleurs.
Sa figure est sérieuse , sa taille petite, et il n’a pour
tout vêtement qu’une ceinture autour du corps. Il me
fait asseoir à ses côtés sur une espèce de petit banc en
pierres ; les officiers se rangent autour de nous et plus
loin le détachement se forme en ligne de bataille, aux
DANS L’OCEANIE. '
grands applaudissements de la foule entière du peu- <sn.
pie compose® d’environ 2,000 personnes de tout sexe °C‘ol>re'
et de tout âge.
im^rr PréSeU!e Cette aSSen’Wée est Ornent H.
imposant. D un cote ces sénateurs à têtes blanches
de 1 autre ce peuple rangé en silence et observant
avec recueillement le résultat de cette conférence et
enfin, au milieu, ces riches uniformes, ces armes
brillantes qu’éclaire un soleil magnifique, tout cet
ensemble forme un tableau qui ne manque ni de
noblesse , ni de grandeur.
Apres avoir louché la main de Tanoa, je lui fais
c ire par Simonet : Je suis venu à Piva dans le seul
but de tirer une vengeance éclatante de l’outrage
commis envers ma patrie par les gens de Piva, au dé-
triment d’un malheureux capitaine inoffensif; dans
cette occasion la conduite de Nakalassé a été infâme
et au-dessous de tout ce que l’on pourrait en dire ;
c est pour ces motifs que nous avons entièrement
etruit Piva; la même peine sera réservée à qui-
conque par la suite imiterait l’exemple donné par ce
chef coupable; j’ai appris avec joie que Tanoa
avait blâme le crime de Nakalassé, et que déjà il
avait tue et mangé le chef Mala et d’autres' qui
avaient contribué au massacre du capitaine Bureau-
je verrai toujours avec plaisir les Français vivre
en bonne amitié avec les habitants de Pao; mais si
par la suite ceux-ci devaient se montrer aussi les
ennemis de ma patrie, en France il y a des vais-
seaux bien plus grands que les nôtres , portant
206
VOYAGE
1838.
Octobre.
des canons bien plus grands et en plus grand nom-
bre, et alors ils viendront détruire en entier le
village de Pao; je savais bien d’avance que Naka-
lassé ne pouvait pas nous résister; mais j’espérais
au moins qu’après ses menaces il nous aurait atten-
dus dans son village pour combattre un instant avec
nous; loin de là, il a fui et s’est caché; dès-lors, je le
regarde comme un lâche qui n’attaque son monde
qu’en traître , et à cet égard je désire qu’il connaisse
mon opinion. Enfin, je fis dire à Tanoa que ses
peuples pouvaient aller commercer en toute sécurité
avec nos corvettes , que l’ordre était donné de les lais-
ser entièrement libres, et que du reste, personne
ne voudrait leur donnçr le moindre sujet de plaintes.
Simonet , placé à mes côtés , traduisait à mesure
mes paroles à Latchika, et dès que j’eus fini de par-
ler, celui-ci s’adressant à tous les sénateurs, leur
adresse un discours qui dure au moins une bonne
demi-heure. Cet homme paraît avoir dans la diction
une variété et une éloquence qui feraient honneur à
l’envoyé d’une grande nation. On ne remarque chez
lui ni hésitation, ni gestes déplacés. Il parle avec
gravité et noblesse , et il y a dans ses paroles un en-
traînement remarquable. Son discours est écouté
dans un religieux silence ; et à plusieurs reprises l’as-
semblée exprime sa satisfaction à l’orateur en témoi-
gnant son approbation par les mots binaka ou saka
(bien ou parfait. )
Il paraît que Latchika a traité successivement l’ar-
rivée du capitaine Bureau à Piva , ses bons procédés
207
DANS L’OCEANIE,
envers Nakalassé, la trahison de celui-ci, et sa con-
duite envers Tanoa et les gens de Pao après l’enlève-
ment du brick , l’arrivée de nos deux navires , où
ont figuré souvent les noms de ToufiU (d’Urville) et
I akinot (Jacquinot) ; enfin, les bravades de Naka-
lassé, sa fuite et l’extermination du village de Piva.
Il a terminé par mes offres de paix et d’amitié, et ses
conclusions ont été que les Français devaient être
les premiers partout.
loutes ces paroles ont été applaudies à une très-
grande majorité, mais non point à l’unanimité, car
il y avait évidemment des dissidences. Tanoa, du reste,
paraissait très-content et me lançait les regards les
plus aimables.
Je fais ensuite faire deux tours d’exercice et tirer à
balle par les deux détachements et les officiers, ce qui
excite des applaudissements et des cris de joie unani-
mes, surtout quand les balles dont le but est un co-
cotier, font voler en morceaux des branches entières
de cet arbre.
Enfin arrive le kava qui se prépare à peu près à
la mode tonga. Un plat en bois dont je n’estime pas
le diamètre à moins de 1” 5, est apporté au milieu
de l’assemblée , et placé en face du roi ; il est formé
d’un seul bloc, dans lequel on a taillé toute la pièce,
y compris les trois pieds qui le soutiennent; ensuite,'
quelques esclaves apportent à Tanoa la racine du kava;
le roi choisit les morceaux et les fait distribuer à des
hommes qu’il désigne et qui sont chargés de le mâcher.
Ceux-ci, sans doute des chefs puissants, après avoir
Octobre
Mi
208 VOYAGE
donné quelques coups de dents, semblent se débar-
rasser de ce soin sur quelques individus qui viennent
s’accroupir devant le roi, et tout autour du plat, dans
lequel ils rejettent la racine de kava , après qu’elle
a été mâchée. Ces préparateurs ayant terminé cette
besogne, ils fixent le roi et le silence se rétablit. Celui-
ci fait avec la tête une espèce de signe affirmatif, et
aussitôt les préparateurs jettent de l’eau dans le plat,
et y mêlent avec la main la racine mâchée, dont ils
retirent ensuite le résidu avec des paquets de filasse
faite avec la fibre du coco.
Dès-lors, le kava semble terminé et prêt à être
distribué; mais l’étiquette exige que le roi s’assure
par lui-même que la préparation est bien faite ; c’est
dans ce but sans doute qu’un homme, espèce de maî-
tre-d’hôtel de cette cérémonie sauvage, étend jus-
qu’aux pieds duroi , une corde longue d’environ 2 mè-
tres et qui est fixée au plat à kava. Tanoa, en effet ,
qui sans doute trouve la liqueur ainsi préparée , trop
chargée en kava, donne l’ordre d’y ajouter de l’eau ,
et ensuite il le fait servir. C’est surtout dans cette
distribution que règne l’étiquette la plus scrupu-
leuse. Le roi seul qui préside à la cérémonie , est ap-
pelé à désigner l’ordre dans lequel elle doit avoir
lieu. La première coupe est toujours offerte au chef
le plus puissant; la deuxième appartient ensuite à
celui qui occupe le second rang, soit par sa nais-
sance, soit par sa puissance, et ainsi de suite, sui-
vant l’ordre des préséances. Si , à l’exemple de ce
qui se passe encore quelquefois en Europe parmi les
DANS L’OCEANIE. 209
nations civilisées, le chef de l’état peut disposer à son
gre de la fortune et souvent de la vie de ses sujets,
quelle que soit la position qu’ils occupent, que d’am-
bition ne doit pas réveiller parmi ces sauvages, la cé-
rémonie imposante du kava. Chacun doit attendre avec
une impatience indicible que son nom sorte enfin de
la bouche du despote , et avec quel bonheur ne doit-il
pas savourer cette coupe fortunée, qui souvent porte
avec elle la puissance et la grandeur.
Le kava* u ne fois préparé, un homme en remplit
un coco qu’il tient à la main , et debout, le bras tendu
du côté du roi , il attend l’ordre de Tanoa. Alors une
espèce de héraut d armes prononce quelques paroles
à haute voix quij suivant la coutume tonga, doivent
être traduites ainsi : le kava esl versé , ce à quoi le
roi répond par ceux-ci : Donnez-le à***.
La première coupe fut présentée à un vieil homme
qui ne siégeait- point au rang des premiers chefs. On
m a dit que c était une espèce de personnage., un
devin semblable au loui-tonga de Tonga-Tabou, qui
ne s’occupe nullement des affaires de ce monde;
mais qui y jouit d’une immense considération.
La seconde fut présentée au roi Tanoa qui se hâta
de me l’offrir ; mais le lecteur sans doute comprendra
facilement toute ma répugnance pour cette boisson ,
lorsque surtout je venais d’assister à sa préparation!
Je m empressai donc de l’échanger contre un verre de
vinque j’avais apporté et Simonet but le kava en mon
lieu et place. Comme j’avais expliqué à Tanoa que le
vinétait le kava des Français, il m’en demanda un verre
ms.
Octobre.
/
210
VOYAGE
que je lui versai et qu’il sembla avaler avec plaisir.
Au même instant, MM. les officiers aussi peu dési-
reux que moi de goûter à cette préparation vi tienne ,
se firent servir à mon exemple des verres de vin qu’ils
burent sans attendre le tour que leur aurait sans
doute assigné Tanoa , et dès ce moment , toute l’éti-
quette fut détruite, le kava ne marcha plus que de
travers et les notables eux-mêmes furent plusieurs
fois obligés d’accepter les coupes destinées à d’autres
individus.
On apporte ensuite une grande quantité de poisson,
du taro , des bananes et surtout du cochon cuit dans
un grand pot en terre. J’aurais sans doute trouvé ce
dernier fort bon, si je n’avais pas eu constamment
l’idée que la veille, ces cannibales avaient fait cuire
dans le même vase une partie du Kai-Viti. Aussi j’en
mange avec répugnance, bien que Latchika m’affirme
que les naturels ont des vases particuliers destinés
uniquement pour le tangata , c’est-à-dire pour la
préparation des victimes humaines.
Je rappelle à Tanoa que, lors de mon premier
voyage sur F Astrolabe , j’avais eu son fils Tamboua-
Nakoro pendant huit jours à bord de mon navire.
C’est lui qui m’apprend que ce jeune chef a péri en
repoussant vaillamm ent Y attaque d’ un chef de Motuara;
il a été frappé en combattant sur le rivage même de
Pao. L’héritier actuel Seli, passe aussi pour un vail-
lant guerrier , il a déjà combattu avec courage lors-
qu’il s’est agi de rétablir son père sur le trône. Ce-
pendant, ni Seli , ni Taona-Neou son frère, malgré
DANS L’OCEANIE. 211
leur rang, ne figuraient dans l’assemblée, à cause de
leur jeunesse.
Derrière nous s’élève une espèce de tumulus de 3
à 4 mètres de hauteur , garni d’énormes quartiers de
roche, planté d’arbres et entièrement tapissé de Con-
volvulus cœruleus- on m’a désigné ce lieu comme
tübou et destiné aux sacrifices humains.
Le village de Pao compte environ une cinquan-
taine de maisons, dont quelques-unes sont fort
grandes et construites sur des terra ssse. Toutes ont
des toitures solides; généralement elles sont envi-
ronnées de murailles et paraissent bien closes.
La conférence terminée, Tanoa me conduit sous
sa case ; c’est un beau hangar de plus de cent pieds
de long ? sur quarante de large et d’un très-beau tra-
vail. Elle est entièrement tapissée de nattes; des armes
et une grande quantité d’ustensiles garnissent les murs
de bambou. Au fond se trouve une espèce de cabinet
spécialement réservé pour l’usage du roi et de la
reme. Nul autre ne peut y entrer sous peine de mort.
anoa a cent femmes dont quelques-unes sont assez
blanches et d’une figure agréable.
Comme j admirais la belle construction et les di-
mensions de la case royale , Tanoa m’apprit que les
habitants de trente villages soumis à ses lois y avaient
travaillé pendant un mois entier. Celle de Naka-
ïassé était aussi très-belle, et même on l’indiquait .
comme un chef-d’œuvre d’architecture dans les îles
Viti Enfin Tanoa ajouta qu’à présent, s’il apprenait
qu il y eût dans l’archipel une case plus belle que la
1838.
Oc'tobro.
VOYAGE
sienne, il irait immédiatement la réduire en cendres.
Au besoin , Tanoa peut mettre sous les armes jus-
qu’à mille combattants.
Je fais ensuite cadeau à Tanao de deux- bouteilles
vides, qu’il convoitait depuis longtemps, aussi, char-
mé de ma générosité, lorsque je lui propose de me
suivre à mon bord, accepte-t-il sans hésiter.
Comme nous nous acheminons vers le rivage, un
naturel vient nous annoncer qu’un officier avait eu le
bras traversé par une balle. M. Ducorps, en effet,
avait failli devenir victime d’un accident affreux : son
fusil était parti brusquement ; mais la balle, au lieu
de lui percer le bras, n’avait fait qu’effleurer sa man-
che. Cependant, afin d’éviter de nouveaux accidents
semblables, je convins avec M Jacquinot de nous
retirer immédiatement.
Tout ce que j’apprends de Tanoa concernant Naka-
lassé, est que son véritable nom est Takala-Salé. Il se
fait aussi appeler Moumou-Matoa , parce que c’est
ainsi que se nommait un grand chef, son ennemi,
qu’il est parvenu à tuer et qu’il a ensuite mangé. On
m’assure que Nakaîassé a encore d’autres noms de
guerre, ce qui explique pourquoi, dans les renseigne-
ments recueillis par M. Barrot , on remarque une si
grande confusion dans les noms propres. Nakaîassé
est borgne; sa réputation militaire est si bien établie,
que les naturels le comparent au grand Tahofa-Nao ,
roi de Navao. Du reste, il est l’ennemi juré des Euro-
péens.
Latchika et Tanoa s’embarquent avec moi dans ma
i&i.
DANS L’OCEANIE. 2I3
baleinière. Ensuite je donne le signal du départ et
tous les canots me suivent. Durant toute la traversée
je remarque que Latehika a une conversation suivie et
tres-animée avec Tanoa, celui-ci paraît très-joyeux
et d apres les noms propres que je leur entends pro-
noncer, il m’est facile de reconnaître que Nakalassé
humilie et vaincu, fait le sujet de leur hilarité
En accostant le bord de V Astrolabe, je remarque
que les naturels s’accroupissent aussitôt qu’ils aper-
çoivent leur chef dans ma baleinière. C’est un signe
de respect et de soumission qu’ils doivent au roi et
qu ils se gardent d’oublier, car probablement Tanoa
se chargerait de le leur rappeler de manière à ce
qu il ne leur prît plus envie d’y manquer.
Je fais ensuite cadeau à Tanoa et à Latehika d’é-
toffes blanches, de mouchoirs jaunes, de grands cou-
teaux voiliers, et de deux médailles de l’expédition.
En meme temps, je fais expliquer à Latehika quelle
est 1 importance de ces médailles, lui ajoutant quelles
avaient été frappées pour désigner aux navires qui
passeront dans la suite par les îles Viti que ceux qui
les ont sont les amis des Français. Celui-ci se hâte de
donner ces explications au roi Tanoa , et dès-lors ils
semblent attacher à ces objets une grande importance
M. Jacquinot veut bien rester à dîner avec moi.
nous avons pour convives Latehika et Tanoa, qui du
reste se montrent fort discrets à table et s’y condui-
sent fort bien.
Latehika me lait ensuite amicalement ses adieux
et il retourne avec Tanoa sur l’île Pao. Celui-ci me
1838.
Octobre
1838..
Octobre.
214 VOYAGE
promet de me donner un de ses hommes pour me
piloter jusqu’à Boua qui est encore sous la dépen-
dance de Tanoa, malgré sa distance ..
Je fais faire de mon côté tous les préparatifs d’ap-
pareillage pour quitter définitivement cette rade sur
laquelle désormais aucun motif ne saurait plus me re--
tenir* .
* Notes 34, 35, 36, 3y, 38, 3g et 4o„
DANS L’OCEANIE.
215
CHAPITRE XXXI11.
Traversée de Pao à Lebouka et séjour à Lebouka.
Dès cinq heures du matin je fais élonger des ancres
à jet pour nous élever le plus possible au vent, au
milieu des récifs qui nous environnent.
Une foule de pirogues nous entourent, et conti-
nuent à commercer avec nos corvettes. Les naturels
qui les montent paraissent difficiles et tenaces dans
leurs marchés, mais en général ils y apportent beau-
coup de bonne foi.
Tanoa, malgré sa promesse, ne m’envoie point de
pilote, mais vers onze heures, un Anglais nommé
Williams se présente à bord de Y Astrolabe, muni d’un
bon certificat, et m’offre de me conduire au port de
Lebouka où je me décide à mouiller avant de me ren-
dre à Boita, et j’accepte ses services.
A deux heures nous sommes sous voiles et faisons
déjà bonne route, lorsque la Zélée touche sur un pe-
tit banc de corail, dont elle ne peut se dégager qu’à la
1S3S.
18 octobre.
216 VOYAGE
marée haute. Dès-lors je suis forcé de mouiller pour
porter secours à ma conserve et de remettre au lende-
main ma sortie des récifs.
Williams m’apprend que Bureau a été tué par le
fils même et non pas le neveu de Nakalassé, qui m’a
été désigné sous le nom de Franck, mais que l’on con-
naît mieux sous celui de Mous son- Nidou. Déjà Lat-
chika et Tanoa me l’avaient désigné simultanément
sous ce même nom.
Le navire anglais le Conway a mouillé dernièrement
près de Ber ata, dont le peuple est indépendant. Ce -
navire est venu là pour tirer vengeance de l’enlève-
ment d’un schooner dont l’équipage a été massacré il
y a six mois environ. Èn face des canons delà corvette
. anglaise, les habitants en alléguant que leur chef, qui
seul était coupable, avait été tué, se sont empressés
de demander leur pardon, qu’ils ont obtenu pour
quelques cochons qu’ils ont livrés comme offrande ex-
piatoire.
Le capitaine Drinck-Water est allé ensuite mouiller
à Lebouka, d’où il est parti pour opérer son retour. Il
y a à Lebouka une quinzaine d’Européens qui s’y sont
établis, et ils y possèdent une petite goélette prove-
nant du navire le Wgilby. Ges renseignements s’ac-
cordent avec ceux que m’avait donnés M. Thomas à
Yavao.
19 Dès le matin nous remettons sous voiles. Malheu-
reusement, Y Astrolabe en appareillant, vient en déri-
vant s’accoler sur le même banc de corail que déjà la
Zélée a signalé avec sa quille. Mais après avoir mouillé
DANS L’OCEANIE» 217
une ancre, un coup de cabestan nous en dégage, et
nous pouvons enfin continuer notre route directe sur
la pointe occidentale de Motou-Riki.
Cette fois, instruits par l’expérience et guidés par
Williams, nous opérons notre sortie par des canaux
qui paraissent très-profonds; mais à cause des vents
qui régnent ici, et qui soufflent presque constamment
de l’est, le port de Pao restera toujours peu commode
pour les grands navires. On ne peut en effet sortir de
ces immenses récifs que par un long louvoyage dans
un canal très-étroit ; et nos corvettes sont déjà trop
grandes pour ce genre de navigation, attendu que
dans leur virement de bord , elles perdent presque
tout ce qu’elles ont gagné de terrain à l’aide de leurs
bordées toujours très-limitées.
A quatre heures seulement nous arrivons dans la
mer libre; jusqu’à la nuit nous prolongeons la bande
des brisants. A neuf heures nous sommes près de la
pointe orientale de Leva ; c’est là que nous embar-
quons notre grand çanot, et ensuite nous continuons
notre route un moment interrompue par le calme qui
pourrait nous donner de vives inquiétudes s’il y avait
des courants dans l’ouest.
Ce n’est que le lendemain à onze heures que nous
laissons tomber l’ancre dans la baie de Lebouka,
grâce à notre pilote Williams qui avait peine à en re-
connaître l’entrée de la mer , et qui , par une fausse
manœuvre, nous a retardés de plus de deux heures.
L île Obalaou est haute et accidentée, une ligne
de brisants lui forme une ceinture, et deux coupées
218. VOYAGE
Octobre. dans le rdcif servent d’entrée et de sortie au port de
Lebouka, qui est parfaitement abrité de la mer du
large.
Sur un morne élevé qui le domine sont groupés
plusieurs naturels qui nous considèrent avec curio-
pi. lxxxviIi sité. Plusieurs Européens établis à Lebouka se pré-
sentent à bord, un d’eux nommé Wippy , Anglais de
nation, habite les îles Yiti depuis treize ans, un autre
y est fixé depuis onze ans, un troisième depuis neuf, et
les autres depuis moins de temps encore.
L’heureuse position de ce mouillage, la sûreté de
son port, le besoin de faire de l’eau, tout me décide à
passer huit jours à Lebouka; j’aurai l’avantage d’y
étudier les naturels, tandis que tous les officiers de
l’expédition doivent y récolter une riche moisson en
observations scientifiques de toute espèce. MM. Coup-
vent ef de Flotte sont chargés de faire le plan de la
baie.
Vers deux heures je fais armer ma baleinière, et en
compagnie du capitaine Jacquinot je vais faire un tour
à terre.
Nous nous dirigeons d’abord sur l’aiguade qui est
formée par un ruisseau rapide, d’une eau claire et
bonne. Mais son transport sur la chaloupe ne pourra
point se faire sans quelques difficultés, car la plage
est garnie de gros cailloux qui en rendent l’approche
peu praticable pour les embarcations. Il est vrai qu’un
peu à l’ouest du village se trouve une autre aiguade
dont l’eau est bien plus facile à faire, mais qui aussi
est bien moins pure, car elle sert aux ablutions quo-
DANS L'OCEANIE. 219
tidiennes des naturels qui vont y rechercher sa frai- 1838*
cheur.
De Faiguade au village il n’y a qu’un pas. Une hui- pi. lxxxix
taine de cases le composent. Ces habitations sont
petites mais bien construites. Elles occupent un
espace assez resserré, clos par un mur en pierres
sèches, ce qui donne au village une apparence de
place-forte. Les habitants paraissent doux et paisibles
mais un peu importuns. Une poignée de blancs qui
vit au milieu d’eux paraît leur faire la loi. Us ne sont
qu’une dizaine et ils ont pour eux seuls une quaran-
taine de femmes au milieu desquelles ils vivent dans
lf oisiveté la plus honteuse; iis ne reconnaissent aui
cun chef et ils se haïssent mutuellement; ils pa-
raissent même n’avoir entre eux aucun des égards
que commande leur position actuelle. Aussi leur so-
ciété n’offre-t-elle aucune espèce d’intérêt. Ils me
confirment que le Comoay, en partant de Lebouka, a
fait route directe sur Sydney , n’ayant plus que pour
un mois de vivres. L’unique navire de guerre qui
avait mouillé a Lebouka avant la corvette anglaise,
est le sloop Victor , et depuis^ lors cette baie n’aurait
été visitée que par quelques navires du commerce.
Un blanc se présente pour me conduire à Boua (ou
Sandal Bay), situé sur File Vanoua-Lebou , à environ
20 milles de Lebouka. Il me dit que le principal vil-
lage de cette baie se nomme Mambeo, et qu’il est assis
sur le bord d’une belle rivière, à un mille environ
du rivage. Il fixe le prix de son pilotage à 10 pias-
tres; mais comme il exige ensuite que je le ramène
220
VOYAGE
sur l’ile Obalaou, je ne puis accepter son marché.
Je dirige ensuite ma promenade le long de la plage
qui n’offre rien de remarquable. On n’y voit pas de
coquillages, les cochons sont rares et il ne pa-
raît pas y avoir de poules. Seulement de distance en
distance on rencontre quelques petites plantations
d’ignames et de taro qui semblent former les prin-
cipales ressources des habitants. A mon arrivée à
bord, un chef de bonne mine et d’une figure douce,
se présente à moi comme substitut de Toui-Neou pen-
dant son absence ; mais tout en l’accueillant avec po-
litesse, je borne là mes avances; car je sais que sou-
vent ces naturels astucieux font acte d’une autorité
qu’ils n’ont pas, uniquement pour profiter des ca-
deaux que l’on fait d’ordinaire aux chefs principaux.
Du reste , je l’adresse à Mafi qui lui fait les honneurs
de ma part. Bientôt même entre ce chef qui se
nomme Lacedai et mon matelot tonga, s’établit une
grande amitié, bien que Mafi ne pousse pas la con-
fiance jusqu’à coucher à terre avec son ami dont il
redoute surtout l’appétit pour la chair humaine;
cependant, dès le lendemain il va s’établir pour la
journée, sous la case de Lacedai dont il partage les
repas.
Pour moi , désireux du repos dont j’ai grand be-
soin, après dés traversées aussi fatigantes, je passe
ma journée à bord où je* reçois bientôt la visite de
l’ex-matelot David Wippy , aujourd’hui paisible habi-
tant du village de Lebouka.
Wippy me présente un imprimé en anglais , revêtu
DANS L’OCEANIE. 221
d’un mauvais cachet en cire, signé par Diîlon, qui
prenant le titre de consul de France aux îles Yiti, re-
commande son protégé comme un homme parfaite-
ment au courant du langage et des mœurs des natu-
rels de ces îles. Dillon certifie, en outre, que Wippy
connaît parfaitement toutes les îles qui forment l’ar-
chipel Viti, et qu’il est bien au courant du pilo-
tage.
Je souris en lisant cette pièce de l’invention du capi-
taine Dillon , et des titres qu’elle confère et à son pos-
sesseur et à son donateur. Du reste , Wippy est en
effet depuis 13 ans parmi les sauvages, il ne manque
ni d’activité r ni d’intelligence et c’est là à mes yeux
la meilleure recommandation qu’il puisse m’ap-
porter. , •
Ï1 m’apprend que le navire la Conception dont je
recueillis quatre matelots lors de ma première cam-
pagne en 1829, n’avait point naufragé comme je le
croyais alors. Ce fut l’équipage lui-même qui massa-
cra d’abord le maître de manœuvres, puis il égorgea
le capitaine et son second. Ce navire qui était monté
par cinquante hommes, était mouillé à Pao au mo-
ment du massacre. Wippy m’assure qu’il se trouvait
à bord au moment même où le capitaine fut tué.
Après cette scène de carnage , il ne se trouva plus
personne dans cet équipage rebelle qui fût capable
de conduire le navire; et par suite la Conception
toucha sur des rochers, et la mer en fit bientôt
disparaître les débris.
Quelques instants après l’arrivée de Wippy, un
\
1338.
Octobre.
222 VOYAGE
Américain nommé Cuningham , se présente à moi et
m’offre ses services pour me conduire jusqu’à Boua ;
mais je pense que Thomas Grandy , qui le premier m’a
offert de me piloter, se décidera à m’accompagner
sans conditions, et dès-lors, il doit avoir la préfé-
rence, d’autant mieux qu’il m’a semblé être très-
intelligent et parfaitement à la hauteur \ de cette
mission.
Cuningham m’apprend que parmi les objets que
l’on peut offrir aux naturels de Lebouka comme
échange, ce sont les dents de cachalot qui sont.sur-^,
tout recherchées par ces sauvages. Il m’annonce
même que ,. pour se procurer ces objets précieux ,
aussitôt notre arrivée, les naturels ont imposé le
tabou sur les cochons , c’est-à-dire qu’il ne nous sera
pas possible de nous en procurer si nous n’avons
pas à leur offrir des dents de cachalot , qui sont, le but
de toute leur convoitise.
Vers les deux heures , je me fais déposer à une
lieue environ au nord de notre mouillage et je donne
à ma baleinière l’ordre de me suivre le long de la
plage. Un joli sentier bien battu, qui longe le ri-
vage à peu de distance , rend cette promenade dé-
licieuse.
En le suivant, j’arrive à un petit village composé
d’une vingtaine de cases et entouré par de belles .
plantations de taro et d’ignames; de belles touffes de
cocotiers entremêlés de champs de bananiers, don-
nent à ce hameau un aspect des plus agréables. Parmi
les habitations qui le composent, j’en remarque une
DANS L’OCEANIE. 223
dont les murs sont recrépis en plâtre. Dans l’inté-
rieur j’aperçois des armes, quelques bouteilles vides
et des fusils bien entretenus , ce qui me fait supposer
qu’elle appartient à quelque Européen qui y a fixé
sa demeure.
Il paraît que dans tous les villages habités par les
naturels des îles Yiti , il y a une case qu’ils désignent
sous le nom de Kiné-Balou ou maison de l’Esprit.
Son nom indique assez l’usage auquel elle est desti-
née ; du reste, son entrée est libre pour tous , et elle
devient chaque jour un espèce de lieu public où se
réunissent tous les oisifs qui sont toujours nombreux.
Je visite celle du village où je me trouve; elle me
paraît bien construite quoique petite. Dans l’intérieur
on ne trouve que quelques nattes étendues sur le sol
pour l’usage de ceux qui la fréquentent ; mais les
murailles sont tapissées d’offrandes dues à la ferveur
des croyants : elles consistent en lances, nattes et
casse-têtes. Le plus souvent les naturels désignent en-
core ces lieux sous le nom de Âmhoua , mais j’ignore
si c’est la maison même ou le coin de la case qui,
voilé par un rideau de tapa , est regardé comme ha-
bité par le dieu ou le prêtre inspiré. Celui-ci porte le
nom de nambetti. Du reste , rien n’est tabou dans la
case, si ce n’est la natte du nambetti placée dans le
coin dont je viens de parler.
Dans les grandes occasions, le chef de la tribu est
obligé de consulter le nambetti , qui caché dans le
coin qui lui est désigné, et après s’être consulté tout
juste le temps nécessaire pour se faire inspirer par le
1838.
Octobre
224
VOYAGE
prétendu esprit, donne son avis à haute voix sur l’en-
treprise en question. Dans ce cas, l’opinion émise par
le nambetti sur l’expédition qui se prépare, est tou-
jours définitive, celle-ci aura lieu si le nambetti l’ap-
prouve; mais si au contraire il la désapprouve, aucun
motif ne pourrait décider ces sauvages à l’entre-
prendre. On conçoit dès-lors combien de puissance
de pareilles croyances mettent entre les mains des
prêtres ; toutefois je suis persuadé que parmi ceux-ci
la plupart sont de bonne foi, et que dans un moment
d’exaltation nerveuse, ils se croient réellement sous
l’impulsion d’une volonté extérieure qui serait dans
leurs idées, celle de ce prétendu esprit que, du reste,
ils ne cherchent point à définir. En cas de guerre , le
nambetti se mêle avec les guerriers et combat avec
eux comme un chef ordinaire.
En opérant mon retour vers Lebouka, le long de la
plage, je trouve encore trois ou quatre cabanes si-
tuées dans un lieu bien ombragé et fort agréable.
Mais les habitants s’enfuient à mon approche et il
n’y reste qu’un seul homme qui , blessé à la jambe ,
n’avait pas pu suivre l’exemple donné par ses compa-
triôtes. La seule chose que j’y remarque, c’est une
belle oie grise dont le bec noir est fort petit, c’est la
seule que j’aie vue dans toute l’île.
Sur la grève je rencontre un troupeau de cinquante
femmes environ et d’âges différents. Toutes sont mu-
nies de petits filets à main dont elles se servent pour
pêcher leur nourriture quotidienne. A cet effet , elles
se réunissent et forment un grand cercle dans la mer
DANS L’OCEANIE. 225
de manière à cerner le poisson qui paraît abondant
sur la côte. Toutes ces femmes paraissent très-gaies
et heureuses , elles poussent de longs éclats de rire
et de grands cris de joie, et semblent vivre entre elles
en bonne harmonie.
Les femmes semblent jouir d’une très-grande li-
berté; leur vêtement consiste dans une simple cein-
ture faite avec de l’écorce assez grossière mais bien
tressée, et qui laisse voir le bas du ventre. Cette par-
tie de leur corps ne présente aucune trace de tatouage,
tandis que leurs bras , leurs épaules et leurs reins
portent souvent les plaies non encore cicatrisées qui
proviennent de leur manière de se tatouer.
Les hommes ont l’habitude, à la mort d’un chef,
de se couper une phalange d’un doigt du pied ou de là
main , en signe de deuil ; il est vrai que l’on m’a as-
suré que chez ces sauvages , cette mutilation est sou-
vent un objet de spéculation, attendu que les hé-
ritiers du défunt paient a ces martyrs le sacrifice
qu’ils s’imposent.
Avant d’entrer dans le village de Lebouka , je re-
marquai un morne élevé, et malgré une chaleur suf-
focante , je me décidai à y grimper. Une vue magni-
fique me dédommagea de mes fatigues. Au milieu
d’une mer dont la couleur marbrée indique la grande
quantité d’écueils que ses eaux recouvrent , on aper-
çoit les îles nombreuses qui avoisinent Obalaou et
sur lesquelles vivent presque autant de tribus en-
nemies les unes des autres. Au loin même la grande
île Yanoua-lebou élève ses cimes au-dessus de l’ho-
22 G VOYAGE
iss*. rizon et ou la suit jusques presque à sa limite
Octobre.
orientale .
À mon arrivée à Lebouka, je rencontre Wippy et
* pi. xc. Cuningham; ils me montrent une large excavation
qui, creusée dans le rocher qui domine le village, sert
de retraite à ses habitants. Wippy m’assure que cette
cavité n’a point été faite par la main des hommes , et
les naturels affirment quelle a été faite par les eaux
de la mer. C’est une de leurs traditions; les plus vieux
racontent même que déjà pendant leur jeunesse , la
mer montait beaucoup plus haut qu à présent. Cette
assertion peut être vraie, mais malheureusement
les moyens manquent pour prouver, à n’en pas dou-
ter, qu’un soulèvement lent a fait surgir ces terres
d’une hauteur de plus de 6 mètres au-dessus du ni-
veau de la mer.
Tous les Européens que je rencontre sont munis
de certificats , et même ils me promettent de m’en-
voyer Iç journal tenu à bord de leur petit schooner
Jane.
Je fais ensuite un tour dans le village de Lebouka ,
dont les ruelles sont toutes bordées de fortes murailles
en pierres qui servent de clôtures aux maisons. Sur
i l. xch. une plate—fonne construite en gros galets , s élève
une case un peu plus ornée que lés autres: c’est
la maison de l’Esprit ou amboua du village ; je vais la
visiter et m’y reposer un instant , en compagnie des
Européens qui habitent le village et dont j’obtiens
les renseignements suivants , outre la narration du
meurtre de Bureau que j’ai rapportée plus haut.
D*ANS L’OCEANIE. ' 227
Le 3 mai dernier, un des chefs de Berata voulut
imiter l’exemple donné par Nakalassé. Au moment
ou leschooner Damd-Wgilby , capitaine Helchings ,
alors au mouillage devant cette lie, se préparait à ap-
pareiller, plusieurs pirogues l’entourèrent, beaucoup
de naturels montèrent à bord avec tous les signes de
1 amitié; mais à un signal le capitaine fut tué sur le
coup , le second fut grièvement blessé et plusieurs ma-
telots reçurent des blessures plus ou moins graves.
Heureusement ceux-ci, en grande partie , se retirè-
rent dans les hunes de misaine , d’où ils firent un feu
nourri sur les naturels qui encombraient le pont du
navire. Le chef, principal auteur de cet infâme guet-
apens, fut tué, ainsi que plusieurs des naturels et les
autres ne tardèrent pas à fuir en abandonnant leur
proie. Le schooner arriva le jour suivant à Lebouka.
Le fils de Tanoa qui s’y trouvait par hasard, voulut
forcer les Européens fixés dans ce village , à conduire
le navire à Pao; mais après quelques négociations
qu’ils accompagnèrent de cadeaux pour le fils de
Tanoa, ils obtinrent de celui-ci, de conduire le David-
Wgilby a Leva où ils le confièrent au missionnaire
anglais, M. Cross, qui a auprès de lui un pilote de
sa nation.
C’est cette dernière affaire qui a amené le capi-
taine Drink-Water devant Berata; mais sa courte
apparition a été à peu près sans résultats.
Les habitants des divers villages d’Obalaou se font
souvent la guerre et se mangent entre eux. Tanoa
lui-même est souvent le premier à souffler la guerre
1RS 8.
Octobre
<838.
Octobre.
228 VOYAGE
civile sur cette malheureuse île; mais il ne peut y
avoir de combat entre ces différentes tribus, qu’au-
tant que le roi de Pao, leur sultan et maître, leur en a
accordé F autorisation. Aujourd’hui elles sont en paix.
Toui-Neou qui était ici dernièrement et qui a été
rappelé par Tanoa à Pao où nous l’avons rencontré,
est le neveu de Tanoa par son père et du roi de La-
guemba par sa mère ; il n’a que le titre honorifique
de Toui-Lebouka. Le vrai chef de Lebouka se nomme
Tele-Bouka , et Lacedai n’est que son neveu. Du
reste, on m’assure que les deux chefs sont bien dis-
posés en faveur des Européens.
Un des frères de Tanoa, appelé Lakatou-Boulé , s’é-
tait joint à Nakalassé et à Mala, lorsque ceux-ci, après
une guerre opiniâtre , chassèrent Tanoa de son trône.
Lakatou fut tué par un des chefs de Pao. Un autre
chef nommé Touké , qui avait trempé dans le même
complot et était resté un des soutiens de Nakalassé, a
été tué il y a quelques jours par ordre de Tanoa.
Voici comment on raconte l’événement.
Tanoa avait déjà envoyé une première fois un chef
avec l’ordre d’assassiner Touké pendant son sommeil,
mais celui-ci s’éveilla au moment où il allait recevoir
le coup fatal. En reconnaissant l’homme qui devait
le frapper comme l’envoyé de Tanoa, il s’écria :
Je sais que je dois périr prochainement, mais au
moins avant je me vengerai, et en effet , il se.réndit
à Pao dans ce but; mais là, Tanoa sut si bien prendre
les dehors de l’amitié, qu’il gagna la confiance de
Touké, qui plus tard, invité par Tanoa à venir pren-
DANS L’OCEANIE. 229
dre un kava comme gage de réconciliation , eut l’im-
prudence de s’y rendre et fut assassiné quelques jours
après. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que ce man-
que de bonne foi, et cette perfidie dont Tanoa fit
preuve en cette circonstance, sont tellement dans les
usages du pays, que pas un seul blâme ne s’est élevé
sur une pareille conduite.
Je suis à peine arrivé à bord que, fidèle à sa pro-
messe , Wippy m’apporte le journal du Jane. Williams
m’envoie quelques légumes frais de son jardin. J’é-
prouve un véritable plaisir à penser que peut-être un
jour, par les soins de ces quelques hommes à demi^
civilisés et pour la plupart l’écume de notre société ,
les navires trouveront à Lebouka un excellent port
de ravitaillement , si les nouveaux arrivants persistent
à se jeter dans une voie de progrès et à se livrer à une
vie plus active, qui semble leur promettre de vives
jouissances achetées par peu de fatigues.
Tous les travaux du bord se poursuivent avec acti-
vité; notre provision d’eau est faite; MM. Coup vent
et de Flotte ont à peu près términé le plan du port ;
M. Desgraz a pu réunir un grand nombre de mots de
la langue viti, .et son vocabulaire est à peu près
complet.
Je passe ma journée à bord de Y Astrolabe où je re-
çois la visite d’un chef d’une tribu de la montagne. Il
se distingue facilement des naturels de Lebouka par un
air plus sauvage et des manières plus réservées; moins
habitué que ceux-ci au contact des Européens, ce
n’est pas sans défiance qu’il monte à bord de nos na-
230
VOYAGE
1838.
Octobre.
vires dont il examine tons les détails avec beaucoup
d’attention. Naguères en guerre avec Lebouka, ce
chef se trouve aujourd’hui en paix avec cette tribu,
et en cela il n’a fait qu’obéir aux ordres de Tanoa dont
il reconnaît l’autorité suprême.
Parmi les objets que les habitants apportent au-
jourd’hui sur le marché de nos navires , se trouvent
quelques-unes de ces coquilles si rares que les natu-
ralistes désignent sous le nom de porcelaine aurore t
et que ces insulaires appellent boule-koula. Ils les
échangent facilement contre quelques bouteilles vides
et des dents de cachalot ( tamboua-levou ). Tous ces
coquillages dont on ignore presque encore aujour-
d’hui la patrie, sont percés d’un trou, et la plupart
sont roulés et par suite bien moins précieux pour les
collections. Toutefois, ces insulaires paraissent y atta-
cher un grand prix, sans doute «à cause de leur rareté.
Ils s’en servent d’ornement et paraissent aussi satis-
faits de s’attacher autour du cou cette parure bizare ,
que nos femmes semblent heureuses lorsque leur tête
est éclatante de diamants.
Malgré le tabou qu’on m’assure exister sur les co-
chons de la baie, les naturels en apportent quelques-
uns à bord de nos corvettes; mais ils ne veulent les
céder que contre des mousquets qui encore , pour
être acceptés, doivent être en fort bon état. Aussi
leurs prétentions sont-elles si élevées qu’il n’y a pas
de transactions possibles.
Des réunions de sept à huit femmes, sans hommes,
viennent encore le long du bord ? je ne sais pour quel
DANS L’OCEANIE.
231
motif. Elles poussent des cris assourdissants , et en
cela elles se font parfaitement remarquer des hommes
qui en général sont paisibles et silencieux , et même
semblent toujours livrés à de graves méditations.
Rassuré par les intentions pacifiques des naturels
de Lebouka,et surtout parles fréquents contacts qu’ils
ont avec les Européens , j’envoie une partie des équi-
pages en permission à terre. Je me félicite même de
pouvoir donner à mes matelots cette jouissance qui
ne peut qu’être très-salutaire à leur santé ; car du
moins àLebouka ils ne trouveront pointées nombreux
cabarets qui semblent constamment suivre la civilisa-
tion , et où les matelots toujours si avides de sensa-
tions nouvelles, ne manquent jamais de laisser leur
raison avec l’argent qu’ils ont souvent gagné au prix
de fatigues et de dangers de toute espèce.
Du reste, pendant toute la journée jo ne quitte pas
le bord , dont la monotonie n’est interrompue que par
la visite de l’Américain James Magom, venant du
navire Y Union. Celui-ci me confirme tous les détails
que connaît déjà le lecteur, concernant la catastrophe
du navire l’ Aimable- Joséphine , et il m’ajoute que
Nakalassé avait épousé la fille d’un frère de Tanoa ,
que cette union avait ajouté beaucoup à la considé-
ration dont il jouissait déjà , et que c’était le motif
pour lequel Tanoa l’avait constamment épargné mal-
gré ses méfaits. Il m’apprend en outre, qu’aujour-
d’hui Nakalassé s’était retiré avec ses géhs près d’un
chef de ses amis, dans l’intérieur de Viti-levou. Il
m’assure que tous les naturels paraissent enchantés
25.
232 VOYAGE
de notre expédition sur Piva, seulement il leur man-
que d’avoir Nakalassé pour le manger, ce qui prouve
qu’il était peu aimé.
Dès 10 heures du, matin, je m’embarque dans ma
baleinière et je vais faire un tour à la plage, où je
recueille quelques insectes peu remarquables.
A l’est du village de Lebouka , sur le penchant de la
montagne et au milieu d’arbres magnifiques qui por-
tent un ombrage délicieux , je rencontre un petit vil-
lage d’une trentaine de cases chétives et qui ne pré-
sentent du reste rien de remarquable. De faibles
palissades en forment les clôtures et entourent lé vil-
lage entier, en laissant seulement deux ou trois en-
trées étroites et défendues. Si ces malheureuses bar-
rières ont été établies comme moyens de défense ,
elles annonceraient le peu d’importance de cet établis-
sement, ou plutôt sa faiblesse, surtout si on les com-
pare aux épais remparts de pierre qui entourent le
village, plus considérable il est vrai, de Lebouka.
Les belles cultures de taro s’étendent le long d’un
torrent qui amène ses eaux au pied de ce hameau.
Je remarque là surtout l’industrie de ces naturels
qui , sans aucun des instruments qu’a produits notre
civilisation, parviennent, au moyen de terrasse-
ments, à former des petits carrés parfaitement de
niveau et où les eaux amenées par des canaux de
directions bien entendues, s’étendent très-unifor-
mément pour baigner la racine de taro qui , avec l’i-
gname , forme la base de la nourriture de ce peuple.
Ils cultivent aussi l’igname et paraissent même
Dans L’OCEANIE. 233
exceller dans l’art de le faire prospérer. Ils creusent
des trous assez espacés sur la surface du sol , et ils y
déposent à la fois deux ignames qui rapportent ordi-
nairement quatre fois la semence. Les tiges sont rele-
vées avec soin sur des pieux fichés en terre. Sept à
huit mois sont nécessaires pour que la récolte arrive
à la maturité. Du reste, ils n’ont aucune époque
fixée pour la semence et ils récoltent en tout temps.
Aussitôt arrivé à bord, je fais embarquer la cha-
loupe et je fais faire tous les préparatifs nécessaires
pour appareiller demain de bonne heure. Thomas
Grandy consent à venir avec moi jusqu’à Boua, et
ensuite il opérera son retour à Lebouka à ses risques
et périls. J’accepte volontiers ses services, et le prix
convenu, je lui donne rendez-vous au lendemain de
bonne heure*.
( , -
Notes 4i, 42, 43, 44) 45 et 4*>-
1888.
Octobre.
1838.
26 octobre.
234
VOYAGE
CHAPITRE XXXIV.
Fin de l'exploration des îles Viti. — Séjour à Boua.— Considéra-
tions générales sur les habitants.
Aussitôt le point du jour, nous levons l’ancre, et
grâces à quelques bouffées de vent d’est, nous quittons
la rade de Lebouka. Contrarié par une brise très-molle,
après avoir longé les récifs d’Obalaou, à 3 heures nous
ne sommes encore qu’à cinq ou six milles à l’ouest de
l’île Magonhai.
Mon pilote Thomas Grandy qui voit que le reste du
jour ne suffira pas pour me conduire au mouillage de
Boua, me conseille de passer la nuit dans l’espace de
mer dégagé entre Koro et Magonhai , plutôt que d’en-
gager les corvettes dans les passes étroites et difficiles
qui conduisent au mouillage , et qui seraient peu sûres
au cas d’une nuit noire.
Dès-lors, je renvoie au lendemain pour continuer à
faire route , et suivant l’avis qui m’est donné je passe
la nuit aux petits bords.
Dès le matin, poussés par une belle brise d’est,
27.
DANS L’OCEANIE. 235
nous laissons sur notre droite Fîîe Nemen , et nous
courons sur les terres de la grande île qui présente un
spectacle des plus pittoresques à mesure qu’en appro-
chant elles se déroulent devant nous. Nous aperce-
vons de loin les hauts sommets d.e File Tabe-noui sur
laquelle se trouve le village de Sama-Sama.
A 8 heures nous donnons dans la passe dite Wai-
anda : c’est une coupée assez étroite dans les récifs
qui7 s’étendant ensuite des deux côtés autour des
terres de Vanouq-lebou , forment à cette île une cein-
ture de brisants.
- Plusieurs routes conduisent à Boua , mais je pré-
fère celle qui nous rapproche le plus des terres , et
bientôt en effet; guidé par Thomas Grandy qui paraît
être un excellent pilote, nous accostons la côte à
moins d’un demi-mille de distance et souvent même
moins de 60 à 80 mètres nous séparent du récif qui la
borde.
Nous défilons rapidement devant les petits villages
de Rabale , Raba-Rabe, et devant le petit îlot Lonbeke,
laissant des deux côtés de nos corvettes des récifs à
fleur d’eau, au milieu desquels il faut avancer avec
prudence, puis enfin à 1 heure, nous laissons tom-
ber l’ancre dans la baie de Boua , par 1 1 brasses ,
fond de vase molle.
La baie de Boua forme un magnifique bassin , à
peu près circulaire ; une pointe basse et très-étroite ,
mais bien boisée la limite -vers l’ouest. Les naturels
la désignent sous le nom de Lacumba ; du nord à l’est
elle est environnée de terres qui s’élèvent en amphi-
1838.
Octobre.
1838.
Octobre.
236 VOYAGE
théâtre et laissent voir de larges espaces qui n’ont
point été envahis par les forêts , et sur lesquels il se-
rait facile , je crois, de faire des cultures de toutes
sortes. C’est peut-être un des plus beaux points du
inonde pour fonder de belles et florissantes colonies.'
J’entends ici par colonies, des lieux propres à réunir
et à nourrir dans l’abondance l’excès des popula-
tions européennes, ou même des établissements de
spéculations commerciales.
Du côté de la mer , cette baie est défendue par de
vastes récifs qui ne laissent que des canaux étroits
mais profonds , par lesquels des navires de toute
grandeur peuvent venir chercher le mouillage. On
pourrait sans peine y mouiller toutes les flottes ,du
monde , bien que des récifs à fleur d’eau qui suivent
les contours de la côte , rétrécissent le mouillage , sur-
tout du côté de la pointe nord ; il en résulte qu’il est
difficile de mouiller très-près de terre, et que le service
des embarcations doit être toujours assez pénible.
Une distance d’un mille et demi nous sépare de la
pointe la plus occidentale , tandis que nous sommes
éloignés de plus de deux milles des terres du fond de
la baie , d’où s’élèvent les fumées des villages de Tessi-
levou et de Boua ou Tama.
Pendant que j’expédie MM. Demas et Dumoulin sur
la pointe Lacumba, le premier pour y fixer la longi-
tude/et le second pour y faire une station géographi-
que , quelques pirogues sortent de la rivière de Boua
et font route sur les corvettes qu’elles accostent
dans la soirée. Du reste, elles n’apportent que des
DANS L'OCEANIE. 237
coquillages [harpes), de l’écaille de tortue et quelques
fruits. Une d’elles est montée par un Kai-tonga qui ,
établi depuis longtemps dans ces îles, semble s’être
adonné spécialement au négoce qu’il paraît du reste
parfaitement connaître, car il conduit ses marchés
avec beaucoup d’adresse. Après avoir vendu ses quel-
ques fruits, notre ami tonga nous quitte en nous pro-
mettant des boule-koala qui lui ont été demandés
pour demain , si nous y sommes encore.
J’aurais, bien désiré avoir quatre à cinq jours à' ma
disposition pour faire lever un plan détaillé de cette
belle baie, et étudier un peu ce pays qui me paraît si
beau et si riche, et qui du reste est important pour le
commerce du bois de sandal ; mais le temps me ta-
lonne, j’espère encore pouvoir terminer la reconnais-
sance des îles Salomon avant l’arrivée des vents
d’ouest, et pour cela je n’ai pas un instant à perdre.
Aussi suis-je décidé à remettre à la voile dès demain,
pour profiter du beau temps qui règne depuis notre
entrée dans cet archipel.
Il y a un mois environ qu’un brick est venu mouil-
ler sur rade. Du reste , il paraît que ce mouillage est
fréquemment visité encore aujourd’hui par les navires
du commerce , bien que le bois de sandal soit, dit-on,
devenu très-rare , et que la concurrence établie par-
mi les négociants de toutes les nations ait élevé très-
haut les prétentions des naturels pour tous les objets
que les Européens viennent chercher sur leurs côtes.
Aujourd’hui, en effet, on m’a présenté une carapace
complète d’écaille de tortue en très-belle qualité ;
1838.
Octobre.
. 238 VOYAGE
mais l’insulaire qui en était possesseur ne voulait ac-
cepter en échange qu’un mousquet , il a refusé même
mes dents de cachalot, qui cependant ont une valeur
si grande parmi eux, du moins si j’en juge par l’em-
pressement que les habitants de Lebouka mettaient à
s’en procurer. Du reste, Thomas Grandy m’assure
que le commerce ne rapporte rien dans ces îles , et
même il prétend que ces insulaires sont encore bien
plus exigeants pour' les Européens établis chez eux,
que pour les navires qui ne font que passer sur leurs
côtes.
A 4 heures le canot major, que j’avais envoyé sur la
pointe Lacumba rentre à bord apportant quelques
poissons vendus par deux ou trois naturels qui pê-
chent sur la côte, qui du reste est inhabitée.
Comme Thomas Grandy doit me quitter demain , je
lui fais donner dix piastres pour prix convenu de ses
services, et je lui fais donner en sus cinq à six mètres
d’étoffes blanches, une bouteille d’eau-de-vie, une
médaille de l’expédition et un bon certificat. Cet
homme, en effet, m’a paru parfaitement connaître
cet archipel dangereux, et il m’a piloté avec beaucoup
d’aplomb et d’intelligence. Il a en outre une tenue
fort décente , et j’ai cru en le recommandant aux na-
vigateurs qui nous suivront, leur rendre un véritable
service. Thomas Grandy est Anglais de nation , ainsi
que son camarade Mar Uns, connu déjà du lecteur
sous le noms de Williams, mais qui ne le vaut pas.
J’allais me mettre au lit, lorsque M. Roquemaurel
vint me demander l’autorisation d’envoyer tendre le
DANS L’OCEANl Ë. 239
Iramail par le petit canot ( you-you ou boat) que j’a-
vais d’abord destiné à M. Ilombron qui désirait dra-
guer, mais qui plus tard y avait renoncé. J’accueillis
immédiatement cette demande, n’y voyant aucun in-
convénient, seulement je recommandai d’y mettre
deux hommes au lieu d’un seul, qui ordinairement
suffit pour manœuvrer cette petite embarcation.
Vers les deux heures du matin, on vint me réveil-
ler pour m’annoncer que le boat n’était point encore
de retour de la pêche, et que I on avait des inquié-
tudes sérieuses. Toutefois en songeant aux disposi-
tions paisibles des insulaires , je ne partageai point
d abord ces inquiétudes; mais mon anxiété devint
grande lorsque vers cinq heures on m’assura qu’il
n’était point encore rentré.
Dès-lors , je me levai à la hâte , et comme le jour
commençait à poindre , avec ma longue-vue j’inter-
rogeai les contours de la baie. Je ne tardai point à
distinguer sur la pointe Lacumba, trois pirogues et
quelques groupes de naturels paisiblement assis sur
la grève. Nos matelots qui déjà ne doutaient plus que
leurs camarades avaient été massacrés, en voyant
un grand feu allumé sur la côte , en conclurent
bien vite que leurs meurtriers s’occupaient du soin
de les faire rôtir, et laissaient éclater toute leur
indignation .
Cependant, connaissant bien le caractère de ces
sauvages , j’étais parfaitement rassuré à cet égard ;
car j’étais bien certain que s’ils avaient fait un mau-
vais coup, ils eussent décampé sur-le-champ. En
133g,
Octobre.
VOYAGE
ms.
Octobre.
240
effet, lorsque le jour se faisant , nous pûmes distin-
guer nettement les objets à la côte, j’aperçus claire-
ment notre embarcation échouée le long de la grève et
nos deux coquins de matelots assis paisiblement au-
près d’elle.
Dès-lors je me décide à envoyer à leur secours le
canot major bien armé, commandé par MM. Marescot
et Gervaize. Grandy s’offre lui-même à les accom-
pagner comme interprète. Mais à peine a-t-il quitté
la corvette que nous voyons nos matelots à terre
pousser leur embarcation à la mer et se diriger sur
le navire. A six heures et demie tous les canots sont
rentrées, et voici ce qui est arrivé : non contents
d’avoir violé la consigne qui leur défendait de s’éloi-
gner de la corvette, nos deux marrons avaient poussé
jusqu’à terre. Là ils avaient abandonné leur embar-
cation pour fraterniser sans doute avec les habitants
ou peut-être les habitantes des Yiti, et pendant ce
temps-là l’heure de la marée basse était arrivée et leur
canot s’était trouvé complètement échoué. Dans b im-
possibilité où ils étaient de le remettre à flot à cause
d’un large banc qui se trouvrait à sec devant eux par
le retrait des eaux, bon gré mal gré il avait fallu at-
tendre de nouveau la pleine mer pour pouvoir le ra-
mener. ïls en seront quittes pour passer trois nuits
aux fers, et en même temps ils seront privés, pendant
trois jours, de leur ration de vin.
Une petite pirogue accoste nos corvettes pendant
que nous travaillons à lever notre ancre. Du reste
elle n’apporte presque rien, et trouve peu d’ache-
241
DANS L’OCEANIE,
teurs. Les naturels qui la montent nous annoncent
que plusieurs grandes pirogues qui quittent à peine
le fond de la baie, se proposent de venir à bord de
nos corvettes pour y apporter des boule-fcoula dont
elles espèrent retirer un bon pris. Mais sans les at-
tendre je profite d’une petite brise de S. E. pour
mettre à la voile et sortir de la baie. En même temps
Grandy prend congé de nous, et s’établit, arméjus-
ques aux dents, au gouvernail de sa pirogue, montée
par quatre vigoureux Kai-Viti de l’île Obalaou. Tou-
tefois, j'ai remarqué que ceux-ci ne se sont point
souciés de fraterniser avec les habitants de Boua, bien
qu ils soient en paix et qu’ils obéissent aux mêmes
lois.
' Nous n’étions encore qu’à l’entrée de la baie de
Boua, et nous cheminions lentement dans les canaux
qui y conduisent, lorsque nous fûmes, entourés par
une flotte nombreuse de grandes pirogues qui navi—
viguaient tout autour de nos navires. Montées cha-
cunes par 12 ou 15 naturels établis sur leurs plate-
formes avec tous leurs bagages, ces embarcations
présentaient un spectacle très-animé. Sur l’une d’elles
nous crûmes remarquer un Européen qui nous faisait
des signes, mais comme j étais pressé, je continuai
ma route. Du reste les fréquentes conversations que '
j’ai eues avec Grandy ont singulièrement refroidi mes
idées philantropiques, car il m’a assuré que des nau-
fragés sur les îles Yiti trouveraient toute facilité pour
regagner leur patrie, s ils le voulaient, et que jamais
les naturels n ont tenté de les retenir par force. Du
IV.
1838.
Octobre.
1838.
Octobre.
242 ‘ VOYAGE
reste, depuis treize ans que Grandy est fixé dans c et
archipel, il n’a vu qu’une seule fois les naturels mas-
sacrer les équipages que des naufrages fréquents jet-
tent à la côte. Ce fut celui du brick OEneo qui se perdit
sur une île qu’il appelle Taifi, encore m’a-t-il assuré que
les insulaires ne se portèrent à cette extrémité que
parce qu’ils étaient exaspérés par la mauvaise con-
duite des Européens. Le capitaine du navire avec
un autre individu du nom de Wam furent seuls
épargnés.
A peine dégagés des récifs qui environnent la baie,
nous nous dirigeâmes sur 1 île Andouu , dont nous pro-
longeâmes la face méridionale. Cette île, jadis si peu-
plée mais aujourd’hui saccagée et rendue déserte par
les habitants de Boua, paraît avoir eu de jolies plages,
de belles touffes de cocotiers, et des stations fort
agréables. Mais sur ces terres jadis si fertiles on ne
remarque plus actuellement que de vastes espaces
colorés en rouge par l’incendie des forêts et quelques
arbres qui échappèrent aux flammes, et que voulu-
rent bien épargner ses barbares vainqueurs.
Vers la pointe S. O. nous remarquons un petit îlot
h peine séparé de la grande île ; sur cette dernière un
petit enfoncement protégé par des récifs, semble pro-
mettre un bon petit port. Du reste, nous n’y aperçû-
mes pas traces d’habitants, et les lames qui brisaient
sur les plages troublaient seules le silence qui règne
sur ces terres dont tous les habitants ont été détruits
par la guerre.
Nous avions h peine dépassé Andoua, que 1 île Ronde
DANS L’OCEANIE. 243
apparaît comme un point sur l’horizon à 20 ou 25
milles de distance ; en même temps sur notre
gauche, les hauts sommets de l’île Viti-Levou se dé-
tachent sur l’azur du ciel. Favorisés par une belle
brise, nous filons rapidement, bien que des teintes
vertes dans la mer, en annonçant des récifs plus ou
moins enfoncés sous les eaux, nous forcent à changer
souvent notre route, menaçant de nous faire payer
cher la moindre imprudence.
La chaîne des îles Saor se montre déjà sur l’ho-
rizon; jusque-là les récifs ou hauts-fonds avaient été
assez séparés pour être évités facilement, mais vers
trois heures les espaces d’eaux décolorées deviennent
si fréquents qu’il faut manœuvrer à chaque instant
pour ne point les rencontrer. Un homme placé en vi-
gie sur les barres de petit perroquet veille attentive-
ment et prévient de l’approche des dangers; néan-
moins, malgré toutes nos précautions, à 4 heures et
demie nous sommes obligés de traverser un espace
assez large où les rochers de coraux se montrent sous
la mer. La sonde, il est vrai, accuse encore de 4 à 6
brasses sur cet écueil, mais il suffirait d’une tète de
roche pour arrêter et crever nos navires, et pour
ajouter une épisode de plus à l’histoire des naufrages
déjà si nombreux dans cet archipel dangereux.
Enfin, vers six heures, l’eau redevient profonde et
reprend sa teinte bleuâtre ; toutes nos inquiétudes ~
cessent, et entièrement dégagées, nos corvettes re-
prennent leur marche avec une vitesse régulière de
six nœuds.
1818.
Octobre.
183».
Octobre.
244 VOYAGE
En ce moment nous étions dans le canal qui sépare
l’île Ronde de la chaîne des îles Saor ; 3 à 4 milles seu-
lement nous séparaient de la première, tandis que
nous étions à 5 ou 6 milles des dernières.
L’île Ronde n’est qu’un îlot de 100 à 120 mètres de
hauteur; son sommet est couvert de broussailles mê-
lées de quelques arbustes assez maigres ; ses bords
sont escarpés et ne présentent pas plus d’un mille de
circuit. La mer vient briser à la côte et semble en in-
terdire l’approche à toute espèce d’embarcations.
Les Saor se composent de sept petites îles de gran-
deurs différentes. Une d’elles est surmontée par une
montagne en pain de sucre peu considérable. Les
plus éloignées paraissent à peine sur l’horizon et doi-
vent se rapprocher beaucoup des îles Bivoua dont j’ai
fixé la position dans mon dernier voyage. Les plus sep-
tentrionales sont élevées, elles offrent quelques belles
plages de cocotiers et semblent liées aux îles basses.
Une ceinture de récifs défend leurs environs.
A huit heures l’île Ronde nous restait de l’arrière à
7 milles de distance, et nous avions dépassé le travers
delà pointe la plus orientale des îles Saor. Dès-lors
nous rentrions dans la mer libre et nous quittions
définitivement le groupe des îles Viti après l’avoir tra-
versé dans toute sa longueur.
Tandis que favorisés par une brise ronde d’est nous
nous éloignons rapidement de cet archipel , nous
allons essayer de récapituler ce que nous avons
aperçu des mœurs et des habitudes des habitants.
L’archipel des îles Viti est un des plus vastes ettles
DANS L’OCEANIE. 2L‘>
plus nombreux de l’Océanie. La grande quantité d’îles
ou îlots qui le composent, et surtout la multiplicité
des écueils qui encombrent ses mers et souvent réu-
nissent un grand nombre de terres, naguères séparées
par les eaux, en font un des points les plus dangereux
pour la navigation.
Sa découverte est due à Tasman, qui en février
1643 aperçut les îles septentrionales auxquelles il
imposa le nom de Iles du prince Guillaume et de bas-
fonds de Ileemskerk. Bien longtemps après lui, Cook,
en 1773 et 1777, Bligb en 1789, Barber en 1774, et
enfin Wilson en 1797 y marquèrent leur passage par
des découvertes. Ce dernier fut le seul qui laissa quel-
ques traces de sa navigation en dressant une carte
assez incorrecte sur laquelle il traça son itinéraire.
Déjà depuis longtemps un grand nombre de navires
de commerce allaient rechercher dans ces îles le bois
de sandal qu’elles produisaient en abondance, lorsque
les géographes ne savaient encore rien sur cet archi-
pel. En 1827 Y Astrolabe en fit la première une recon-
naissance suivie, et compléta la découverte de toutes
les terres importantes qui font partie du groupe.
L’archipel Yiti se compose principalement de deux
grandes îles, Viti-Lebou qui en occupe à peu près le
centre, et Vanoua-Lebou qui le limite vers le nord.
Ensuite viennent un grand nombre d’îles dont quel-
ques-unes sont encore importantes et par leur éten-
due et par leur population.
Toutes ces terres sont généralement hautes, médio-
crement boisées, et paraissent d’une grande fertilité
Octobre.
VOYAGE
1833.
Octobre.
246’
Sans aucun doute, elles doivent leur existence aux
feux souterrains, et elles ont dû voir leurs sommets
couronnés par plus d’un cratère aujourd’hui éteint.
Aussi les hommes qui depuis longtemps habitent ces
îles, assurent-ils que les sources d’eaux chaudes y sont
abondantes, et plus d’une fois ils ont senti le sol s’é-
branler sou s leurs pieds, par suites de convulsions
souterraines. Les îles basses y sont rares et de peu d’é-
tendue. On dirait que les polypiers qui en construisent
la base ont commencé leur travail tout récemment ;
mais alors leur œuvre se poursuivrait avec une grande
activité, car partout déjà de grands récifs à fleur d’eau
se montrent menaçants et promettent à cet archipel
de vastes plaines, lorsque, avec le temps, la mer les
aura couverts de sables et de débris de végétaux que
contiennent ses eaux.
La population des îles Yiti paraît être nombreuse et
entreprenante. Presque toutes les îles du groupe sont
habitées, mais celles qui avoisinent les terres occu-
pées par des tribus puissantes , sont dévastées
par des guerres incessantes qui détruisent la popu-
lation , ou bien les malheureux qui s’y réfugient
doivent y vivre sous le poids de la plus humiliante
servitude, et souvent ils restent exposés presque sans
secours aux excursions des tribus ennemies de celle à
laquelle ils obéissent .
Il serait difficile de définir quel est le système de
gouvernement de ces peuples barbares. Plusieurs
chefs puissants se divisent presque en entier les popu-
lations nombreuses de l’archipel. Le roi ou chef d’un
DANS L’OCEANIE. 247
de ces états paraît régner avec une autorité à peu
près illimitée. Cependant, lorsqu’une décision doit
être prise et que le sort de la tribu en dépend, les
principaux chefs ou guerriers, réunis en assemblée,
sont appelés à délibérer, et le roi ensuite prononce.
Mais l’homme dont la puissance est la moins équivo-
que est le mambetti ou prêtre de Y Esprit. C’est d’après
l’inspiration que Y Esprit est censé lui communiquer,
que se décident les grandes questions; il n’ordonne pas,
il est vrai, mais l’avis qu’ilaouvert est toujours adopté.
Les habitants des îles Yiti sont en général assez
grands, bien faits et bien proportionnés. Ils n’ont
point, comme dans les îles Tonga, et surtout dans les
îles de la Société, de la propension à l’obésité. Leur
corps est replet et annonce une constitution vigou-
reuse et une santé excellente. L’expression de leur
visage n’est point désagréable; ils ont le front géné-
ralement assez élevé, et leur physionomie indique
de l’intelligence. Leur teint est noir, mais leur peau
n’a pas le vernis du nègre, leur tête est bien garnie
par une chevelure crépue et épaisse dont ils prennent
le plus grand soin ; ils la frisent constamment , et
comme cette occupation se représente souvent la
même à chaque heure de la journée, ils laissent fixé
dans leur chevelure un peigne long à trois dents des-
tiné à cet usage et dont ils garnissent les extrémités
de plumes de perroquet, par esprit de coquetterie.
Les femmes sont comme les hommes, grandes, bien
faites et bien constituées; mais leur figure paraît
moins intelligente, ce qui lient sans doute à l’état
1838.
Octobre
1838.
Octobre.
248 VOYAGE
d’esclavage dans lequel elles sont tenues par les
hommes.
L’habillement des femmes consiste dans une cein-
ture tressée assez largement, et garnie d’espèces de
franges qui cachent à peine le bas du ventre. Les
hommes ne portent qu’un morceau de tapa avec le-
quel ils s’entourent les reins, et qu’ils font ensuite
passer entre les cuisses pour après le nouer par der-
rière. Les chefs en laissent pendre les extrémités en
guise d’ornements, et aussi comme marque de leur
autorité.
Bien que ce peuple, par la coupe de sa physiono-
mie, la couleur de sa peau et son langage, diffère es-
sentiellement de la race cuivrée dont les îles Tonga
forment un des plus beaux types, cependant il se
rapproche de ceux-ci par ses usages. Il est vfai qu’une
faible distance les sépare, on retrouve même beau-
coup de familles tonga dans les îles Yiti. Souvent les
guerriers tonga venaient avant leur conversion faire
de fréquentes excursions chez leurs voisins. Les îles
de l’est furent souvent envahies par ces colonies guer-
rières, et leur servirent ensuite de marche-pied pour
se répandre dans tout l’archipel. Lorsqu’ils ne trou-
vaient pas d’ennemis à combattre, ou lorsqu’en trop
petit nombre, ils ne pouvaient songer à une attaque,
ils attendaient patiemment que quelque chef viti vînt
réclamer leur appui et leurs bras pour combattre des
ennemis. Il n’est point rare de rencontrer dans l’ar-
chipel Tonga de ces hommes qui, en véritables aven-
turiers, sont venus faire leur voyage aux îles Yiti, et
— *
DANS L’OCEANIE. 219
y ont vécu d’aventures qu’ils se rappellent avec plai-
sir, lorsque la vieillesse ne laisse d’autres jouissances
que celles des souvenirs. Aussi, rencontre-t-on dans
l’archipel Viti une quantité considérable de naturels
qui tranchent à première vue avec le type primitif de
ces îles , par la coupe de la figure , la couleur de
la peau, et même l’élégance de la tournure. Ce sont
généralement des métis qui proviennent des fré-
quentes relations que les Tonga, dans leurs excursions,
ont eues avec les femmes viti. Cet envahissement des
îles Yiti par la race cuivrée de F Océanie est d’autant
plus remarquable que l’on ne trouve dans les îles
Tonga aucun mélange qui puisse témoigner des visites
réciproqués. Il est vrai que les vents d’est qui souf-
flent ici pendant dix mois de l’année très-régulière-
ment, rendent la venue des habitants de Tonga fa-
cile, tandis que leur retour doit toujours être lent et
ne peut s’opérer qu’à une époque donnée de l’année.
Les habitants des îles Yiti ne parviendraient qu’avec
beaucoup de difficultés à atteindre les -îles Tonga,
s’ils méditaient une excursion. Du reste, les guerres
continuelles qui désolent les îles de cet archipel ,
donnent trop d’occupations aux guerriers vitiens
pour leur permettre des migrations. Aussi je crois
que ce fait serait peu concluant en faveur de la supé-
riorité que l’on accorde généralement à la race cui-
vrée sur la race noire de l’Océanie.
Si d’après les renseignements que nous possédons
aujourd’hui nous cherchions à établir le caractère
général des habitants des îles Viti, nous devrions le
1 838.
Octobre.
ï
à
f'
250
VOYAGE
1838.
Octobre.
peindre sous les couleurs les plus défavorables. Per-
fides et cruels, leurs guerres ne seraient que des mas-
sacres. Dans leurs relations avec les étrangers ils
auraient toujours en vue le meurtre et le pillage, et
ils masqueraient leurs intentions malveillantes par
tous les dehors de l’amitié et de la bienveillance. Les
Européens qui ont eu à s’en plaindre, se sont tou-
jours retranchés derrière la barbarie de ces peuples
dont ils accusaient la cruauté et la mauvaise foi
comme les seules causes de leurs conflits. Mais lors-
qu’ils ont eu à se reprocher des torts réels envers ces
sauvages, fisse sont bien gardés de les proclamer.
L’affaire de Bureau n’est certainement point la seule
dans laquelle nos capitaines se soient conduits avec
une barbarie sans exemple. Si plus versés dans la
langue de ces peuples on pouvait recueillir tous les
témoignages, on pourrait peut-être aussi expliquer
quels ont été les motifs qui ont engagé ces peuples,
pour qui la vengeance est un devoir, à enlever des
navires européens et à massacrer les équipages inof-
fensifs. Jusqu’à nouvelles informations, nous nous
contenterons de faire remarquer qu’au milieu de ce
peuple vivent aujourd’hui des Européens qui seuls et
sans défense sont entièrement à la merci de ces sau-
vages; que cependant ceux-ci auraient tout intérêt à
s’en défaire, car d’abord ces blancs possèdent souvent
de grandes richesses en armes et en objets d’industrie
européenne, et ensuite parce que souvent les naturels
ont à se plaindre de ces hommes qui, sortis des rangs
de la civilisation, portent au milieu d’eux tous les
DANS L’OCEANIE. 251
vices qui les ont poussés à cette vie aventureuse.
Ce que l’on ne saurait contester, c’est que ces sau-
vages sont anthropophages; mais ils auraient cela de
commun avec presque tous les peuples océaniens,
s’ils n’aimaient pas la chair humaine par goût et par
appétit, et non par suite de croyances religieuses,
comme les Nouveaux Zélandais qui ne dévorent que
des ennemis. Souvent, en effet, les Yili n’attendent
pas que le sort de la guerre leur amène des victimes
pour satisfaire leurs goûts cannibales ; la plupart du
temps c’est le besoin de manger de la chair humaine
qui leur met les armes à la main, et lors des grandes
cérémonies d’apparat, on cite de ces affreux repas où
figurèrent une grande quantité de cadavres humains,
qui furent dévorés par leurs propres concitoyens.
Toutefois, les prêtres seuls sont chargés de la prépa-
ration des victimes humaines, tandis que la nourri-
ture habituelle des habitants est préparée par les
femmes et les esclaves, ce qui semblerait indiquer
qu’un sentiment autre que celui de la gourmandise
les pousse à ces horribles festins.
Autrefois les habitants des îles Yili, réduits à leurs
armes de bois, se faisaient une guerre peu meurtrière.
Il est encore aujourd’hui rare de voir deux armées se
rencontrer. Seulement, de temps h autre, de malheu-
reuses tribus, surprises par leurs ennemis qui se pré-
cipitent sur elles en grand nombre, sont massacrées et
dévorées ensuite . Mais les occasions son t heureusement
rares; la plupart du temps, prévenus des excursions
projetées, ces malheureux ont le temps de fuir le dam
1838.
Octobre.
1838.
Octobre.
2 52 VOYAGE
ger, lorsque la force leur manque pour le repousser.
Dans ce dernier cas, il est rare que les agresseurs
osent attaquer leurs ennemis de front, et lorsqu’ils
n’ont pu les surprendre par ruse, ils se retirent consi-
dérant leur expédition comme complètement man-
quée. Leur guerre ne comporte ni tactique ni com-
binaison aucune , elle leur réussit surtout par la
feinte, et tous les moyens leur paraissent bons lors-
qu’ils doivent les conduire à la destruction de l’en-
nemi. Tout se réduit à des escarmouches et à des en-
gagements particuliers qui quelquefois peuvent être
meurtriers. Aujourd’hui que les armes à feu se
répandent dans ces îles, et où bientôt ces sauvages
auront la possibilité d’abattre leur ennemi de loin en le
guettant comme une. proie, il n’est pas douteux que
s’ils persistent dans ces mœurs barbares, les crimes
et les assassinats ne s’y multiplient à l’infini.
Par suite de la distribution de la force physique
dont la nature a été si généreuse en faveur de l’homme
par rapport à ce qu’elle a accordé à la femme, chez
tous les peuples sauvages, l’état de cette dernière est
assez misérable. Entièrement soumise à l’homme, la
femme ne doit point avoir de volontés. Tous les habi-
tants des Viti son polygames ; toutefois les chefs seuls
possèdent un nombre de femmes qui varie suivant
leur puissance ou plutôt leurs richesses. L’homme du
peuple n’est point assez riche pour avoir plus d’une
compagne. Le mari peut la répudier à volonté lors-
qu’il est las de sa possession, et cependant ces exem-
ples sont plus rares qu’on ne pourrait de prime-abord
DANS L’OCEANIE. ' 253
le supposer, d’autant plus que l’affection entre
l’homme et la femme ne paraît pas être une vertu
de ces peuples. La femme ne jouit pas des mêmes
prérogatives que le mari; elle est obligée de subir le
joug de son époux quelle que soit souvent sa barbarie.
Bien que les exemples de cruauté envers les femmes
soient assez rares, il arrive cependant quelquefois que
ces malheureuses ont recours au suicide pour termi-
ner une existence qui leur est insupportable. Les cé-
rémonies du mariage se réduisent à peu de chose;
souvent les enfants sont fiancés dès leur bas âge , et
lorsque 1 époque de la cohabitation est arrivée , le
mari porte aux parents de sa fiancée le prix de leur
enfant, et il emmène sa femme qui dès-lors lui appar-
tient en toute propriété, et dont il dispose à soh gré.
Généralement du reste les femmes nous ont paru
heureuses, et lorsqu’elles sont entre elles, elles pa-
raissent aussi gaies que dans leur intérieur elles sem-
blent soumises et attentives aux moindres désirs
du mari : les femmes se livrent difficilement aux
étrangers; quelquefois les maris par cupidité sont les
premiers à prostituer leurs femmes, qui dès-lors sont
obligées de se soumettre.
Une des croyances de ce peuple, c’est que si un
homme ou une fille se livrait à l’acte de la généra-
tion avant un âge que l’on pourrait fixer à dix-huit ou
vingt années, il mourrait immédiatement; par suite,
souvent malgré leurs désirs, les jeunes gens restent
sages jusqu’à l’époque du mariage ; et dès-lors, la
jeune fille, si elle se marie, n’appartient qu’à son mari.
\.
. I
1838.
Octobre.
1838.
Octobre.
254 , VOYAGE
Dans le cas contraire, elle reste libre de ses volontés
et dispose à son gré de ses faveurs. C’est grâce à
cette croyance que la race des îles Yiti s’est conservée
avec toute sa beauté, attendu que les jeunes gens, mal-
gré leurs passions, ne s’épuisent pas dès leur jeunesse
comme on le voit chez presque tous les peuples de
l’Océanie, et surtout chez les Nouka-hi viens. Les
femmes affectionnent beaucoup leurs enfants ; la
stérilité est rare et elle est considérée comme un
grand malheur. La terre fournit presque sans travail
une nourriture abondante ; dès-lors , les enfants sont
une source de richesse et en même temps une jouis-
sance vraie pour les parents.
Ils conservent un grand respect pour les morts;
les prêtres sont chargés des funérailles des chefs dont
les corps sont déposés dans de superbes moraïs. Il
serait difficile de définir la religion des îles Yiti ; les
habitants ont une idée d’un être suprême auquel , du
reste,- ils n’adressent aucune prière. La maison
de l’Esprit est le seul temple que l’on rencontre , et
nous avons vu à quel usage il est destiné. Seulement
il est à remarquer que quand un homme meurt, ses
parents cherchent autant que possible à l’inhumer
près de la maison de l’Esprit ; mais nous ne pouvons
savoir s’ils y attachent quelque idée religieuse, ou
bien s’ils ne veulent que rapprocher le mort de ce
lieu public où généralement on rencontre nombreuse
société.
On retrouve aux îles Yiti cette coutume barbare de
tuer les vieillards, lorsque les infirmités inséparables
; V * «
DANS L’OCEANIE. 255
d’un grand âge, neleur laissent plus qu’une existence
misérable. Ce soin est ordinairement réservé aux
plus proches parents ou aux enfants. Une fosse est
préparée d’avance, la victime y descend d’elle-même
et son bourreau l’y attend. Lorsque le vieillard s’est
assis ou plutôt accroupi à la manière des sauvages,
on le frappe d’un coup de massue sur la tête, et si la
victime n’est pas abattue du premier coup , l’exécu-
teur est toujours inexorable , il le frappe avec fureur
jusqu’à ce qu il soit mort, et cela, souvent malgré les
cris et les supplications de celui qui est condamné à
mourir.
Lorsqu’un chef meurt, on immole toujours sur sa
tombe plusieurs de ses femmes ; aussi avons-nous vu
Latchika redouter surtout le son qui devait être ré-
servé à ses femmes, si son absence, lors de son
voyage sur Y Astrolabe , avait dû se prolonger au point
de faire croire à sa mort. Les hommes et les femmes
se coupent une phalange du pied ou de la main pour
témoigner de leur douleur à la mort d’un chef ou
d’un parent, et ils montrent avec honneur ces horri-
bles blessures.
Nous avons déjà dit que l’on retrouvait, dans les
mœurs des habitants des îles Yili, plus d’un point de
contact avec celles des Tonga. Comme chez ceux-ci,
le kava est fort eu usage aux Yili ; on le prépare dans
toutes les grandes occasions. Les cérémonies qui le
règlent sont, du reste, les mêmes qu’aux îls Tonga*.
Voyez Voyage sur la corvetlc /'Astrolabe, t. IV, p. 252.
1838
Octobre.
. 1838.
Octobre.
056 VOYAGE
Le tabou règne aux îles Viti dans toute sa rigueur :
comme aux îles Tonga, lorsque le prêtre est consulté
dans les grandes occasions, le nambetti a besoin, pour
faire entendre la voix de l’Esprit ou dieu, d’être inspiré
par lui \ après s’être recueilli un instant, le prêtre pa-
raît être dans une grande agitation , il tremble , jette
des cris perçants, se roule sur le sol. Puis revenant
à lui par degrés , il communique aux assistants la vo-
lonté de l’Esprit qui est en. lui. Si bien souvent les
prêtres doivent abuser de leur caractère pour faire
croire a une inspiration surnaturelle qu ils n ontjpas ,
je suis persuadé que souvent aussi ils sont réellement
de bonne foi. Dans certains cas, une sueur froide
mouille le front du nambetti , il éprouve une vérita-
ble crise nerveuse qui le jette dans le délire pendant
lequel il prononce souvent des paroles incohérentes
qui , recueillies avec soin par les assistants, sont en-
suite commentées à leur façon.
Dans les cas de maladies, les prêtres jouent encore
un grand rôle le malade les fait appeler et les chai ge
d’aller porter une offrande dans la maison de 1 Esprit,
afin d’en obtenir sa guérison ; au cas de mort 1 of-
frande appartient à l’envoyé, mais il est rare que le
malade attende patiemment la mort à la suite des
souffrances. Lorsque le prêtre déclare qu il ne croit
plus à la guérison , le malade prie les personnes de sa
famille de lui aider à quitter le monde d’une manière
convenable. Dès-lors , on le transporte dans une fosse,
on l’y place accroupi dans la position que l’on donne
aux morts pour les enterrer, et ensuite on le couvre
DANS L’OCEANIE. 257
de terre de manière à ne laisser que sa tête en dehors,
puis on 1 étrangle pour terminer ses souffrances. On
immole ensuite ses femmes s’il était assez riche pour
en avoir beaucoup.
Les rangs de la société vitienne paraissent bien
classés. M. Desgraz qui a longuement questionné les
blancs fixés dans ces îles , nous fournit les données
suivantes, en prenant l’île de Pao ou Bao pour
exemple.
La classe des Tout est représentée par Tanoa en
raison de sa puissancè. C’est un des principaux chefs
et peut-être celui qui possède la plus grande étendue
de terre dans l’archipel. Ses domaines sont sur Viti-
Levou , et 1 endroit dont il est le chef direct se nomme
Kamba. Aussi prend-il le titre de Toui-Kamba. Toutes
ses possessions sont comme autant de suzerainetés
régies par des chefs, se& vassaux, qui forment la
deuxième classe, celle des Riketonis. Ces chefs infé-
lieurs prennent le titre des lieux où ils commandent.
Ainsi celui de Pao porte le nom de Biketoui-Pao.
Il existe plusieurs distinctions entre les chefs, selon
leur puissance ou leur richesse ^ mais elles ne suffi-
sent pas pour établir une classe distincte.
La classe des Poua est celle qui comprend les nam-
betti ou prêtres; elle est l’égale, pour les prérogatives,
de celle des chefs secondaires.
La classe des Absalandaby comprend la catégorie
des hommes qui séjournent et travaillent à terre; elle
embrasse tous les agriculteurs et. se subdivise selon
les lieux. Après eux vient la classe des pêcheurs nom-
IV.
1838.
Octobre
'7
VOYAGE
1838.
Octobre.
258
mes Lascao , qui comprend les hommes sans posses-
sions de terrain et qui ne s’adonnent pas à l’agricul-
ture. Ceux-ci vivent du produit de leur pêche et de
déprédations sur leurs voisins. Ce sont de véritables
pirates supportés par leurs alliés ou s’imposant chez
leurs voisins lorsqu’ils ont la force. Ils sont très-re-
doutés par les habitants des îles qui s’enfuient à leur
aspect ; car souvent , non-contents de les dépouiller,
ces pêcheurs-corsaires les tuent et les mangent. Cette
classe se divise elle-même en deux parties, celle des
chefs qui se nomme Kai-nambo et celle des subor-
donnés Kainouaria.
Il existe encore une autre classe qui ne se trouve
pas à Pao , on la nomme Kai-Saso ; mais notre pilote
Bill , qui m’a communiqué ces détails, n’a pu m’en
définir les attributs.
Les occupations des naturels pendant les moments
de loisir que leur laisse la paix, ne sont pas nom-
breuses; généralement ils s’abandonnent volontiers
à cette oisiveté si doucè sous ce ciel de feu , et où
l’homme semble, pour être heureux, n’avoir d’autre
peine à éprouver que celle de vivre. Les femmes sont
chargées de tous les soins domestiques, elles vont
chercher la nourriture , et en surveillent la prépara-
tion sans que l’homme s’en mêle.
Avec peu d’efforts, les naturels font produire à la
terre d’abondantes récoltes ; nous avons déjà vu.com-
bien ils excellent dans la culture de l’igname et les
plantations du taro. C’est surtout par son industrie
que le peuple viti prend une place importante parmi
DANS L’OCEANIE. 259
les nations sauvages de l’Océanie. Les habitations
sont souvent fort belles et surtout remarquables par
le fini de leur détail; toutefois on en remarque
encore d’aussi élégantes aux îles Taïti, Samoa et
Hapai, Mais les pirogues vitiennes sont de beaucoup
supérieures à toutes celles qui se fabriquent dans
F Océanie. Une grande légèreté, une grande finesse
dans les formes , leur acquiert une supériorité de vi-
tesse sur tout ce que nous avons vu dans ce genre ;
des voiles immenses , mais qui se serrent avec faci-
lite, en rendent le maniement facile. Ces pirogues
sont généralement en partie pontées , elles sont do-
minées par une estrade souvent double qui est réser-
vée aux guerriers ou aux hommes d’importance
qu’elles sont appelées à transporter. Elles n’ont ni
avant ni arrière , une des extrémités devient à vo-
lonté la proue de l’embarcation, dont l’autre extré-
mité serait la poupe. La voile est disposée de manière
à être orientée facilement dans les deux cas; elles se
gouvernent au moyen d’une pagaie qui se fixe sur
le côté près d’une des extrémités. Les habitants des
îles Tonga ont eux-mêmes souvent recours aux ta-
lents des Vitiens, comme constructeurs de navires ,
et c est dans cet archipel qu’ils viennent chercher les
grandes et belles pirogues qui leur servent dans leurs
combats.
Les armes primitives des îles Yiti sont, comme aux
des Tonga, la lance , 1 arc, la flèche et le casse-tête.
Ceux-ci affectent presque toutes les formes possibles,
toutefois ils peuvent pour ainsi dire se diviser en
1838.
Octobre.
VOYAGE
260
deux classes distinctes par leur grandeur. Les plus
grands ont les formes les plus variées ; quelquefois
ce sont de simples morceaux de bois très -durs et
je crois que ce doit être les plus redoutables , car
leur maniement est plus facile. Les petits casse-têtes
n’ont pas plus d’un pied de long, une des extrémités
est taillée en boule, tandis que l’autre, qui est celle
qui reste dans la main, est effilée de manière à pouvoir
être saisie facilement. Toutes ces armes sont souvent
surchargées d’ornements ; chez ces hommes dont la
guerre fut presque l’unique occupation , tout le luxe
de l’industrie se reporte sur les armes qu’ils ne quit-
tent à peu près jamais.
Les poteries de cet archipel sont surtout remar-
quables, elles affectent toutes les formes et toutes les
grandeurs, et quelques-unes se font surtout remar-
quer par leur élégance. Tous ces objets se fabriquent
à la main , quelques-uns ont des dimensions colos-
sales , souvent leurs formes sont circulaires. Lors de
l’incendie de Piva, nous trouvâmes dans toutes les ca-
ses une grande quantité de poteries. Quelques-unes
servaient de réservoirs pour la provision d’eau ; les
naturels se servaient encore jadis de poteries pour
préparer et* faire cuire leurs aliments ; mais aujour-
d’hui que leurs fréquentations avec les navires euro-
péens leur ont procuré un grand nombre d’objets de
fonte, ils n’emploient leur faïence que lorsqu’ils ne
possèdent pas de vases métalliques que leur aban-
donnent souvent les baleiniers. Toutes ces poteries,
du reste, sont généralement surchargées d’ornements
DANS L’OCEANIE. 261
qui affectent les formes les plus bizarres, et souvent
figurent des monstres créés par leur imagination.
Les ornements des îles Yiti sont comme aux îles
Tonga, et presque dans toutes les îles de l’Océanie
des colliers en coquillages, en dents de cochons et
en mâchoires de rats ; souvent ce sont des restes
humains des ennemis tués dans les combats , qui ser-
vent à parer leurs barbares vainqueurs. Des dents
humaines fixées sur une corde , forment des colliers ,
tandis qu’ils sculptent avec beaucoup de soin les os
les plus gros des cadavres.
Comme aux îles Tonga, les habitants des Yiti sont
musiciens, ils ont des tambours et des flûtes, souvent
bien travaillées. Celles-ci sont percées de six trous.
Ils en tirent des sons avec le souffle du nez et souvent
même les chants qu’ils exécutent ne manquent ni
d’expression, ni de légèreté. La conque leur sert pour
appeler les guerriers aux armes.
Sans doute ce peuple doit avoir aussi ses danses
guerrières et ses jeux; mais nous ne fûmes point
appelés à les observer*.
1838.
Octobre.
* Note 47.
NOTES.
NOTES.
Note 1 , page 43.
A deux heures , nous jetâmes l’ancre par i3 brases fond de sa-
ble vasard sur la côte est, à deux encâblures du rivage. Jusqu’a-
lors tout nous avait paru paisible et silencieux dans la baie ; nous
n’apercevions aucune case, les arbres descendant jusqu’au rivage
nous cachaient toute trace d’habitation. Mais bientôt , de divers
endroits, se détachèrent des pirogues de différentes grandeurs, le
rivage se couvrit de naturels courant çà et là , et peu après nous
aperçûmes une centaine de têtes bronzées au-dessus de l’eau ,
qui se dirigeaient à la nage vers nous. Ce détachement entièrement
composé de jeunes filles, se divisa en deux pelotons , dont l’un
vint attaquer la 7Mée et l’autre livra combat à V Astrolabe. Je
donnai immédiatement l’ordre de tendre les filets et de placer des
sentinelles pour défendre l’abordage. Elles nageaient d’une main,
soutenant de l’autre un petit bâton qui supportait leur vêtement ,
c’est-à-dire un petit pagne que les pauvres créatures avaient
soin de s’attacher aux reins avant de grimper le long du navire.
Mais la porte était fermée : un haut filet nous entourait de son
îéseau et nous garantissait contre une prise à l’assaut. Force fut
a ces naïades de se contenter de regarder à travers cette cage im-
266
NOTES.
provisée. Seulement les rôles étaient changés , et la curiosité la
plus vive se trouvait alors parmi les habitants de la Zélée.
Ces jeunes filles encore humides de l’eau de la mer, offraient les
groupes les plus gracieux , debout , accroupies ou suspendues aux
mailles du filet. Elles pouvaient avoir de douze à quinze ans ; les
plus âgées n’avaientpas vingt ans. Plusieurs eussent été trouvées
jolies , même en Europe, et on voyait du reste qu’il y avait chez
celles-ci beaucoup de sang européen. Toutes en général étaient
assez blanches ; beaucoup avaient bien le nez un peu épaté , les
lèvres un peu grosses , mais, toutes avaient des dents d’une blan-r
cheur éblouissante, de beaux cheveux noirs et lisses , flottant sur
leurs épaules , ou relevés derrière la tête. Leur seul vêtement était
le pagne dont j’ai parlé, composé d’étoffe d’hibiscus pour les unes
et pour les plus riches d’un foulard ou d’un morceau d’indienne.
Leurs seules parures étaient de belles roses de chine blanches et
rouges , qu’elles entremêlaient à leurs cheveux. Quelques-unes
avaient les lèvres légèrement tatouées de petites lignes bleues ver-
ticales qui faisaient encore ressortir la blancheur de leurs dents;
leurs mains en général petites et bien faites , offraient chez plu-
sieurs quelques mouches de tatouage. Toutes étaient générale-
ment de petite taille.
Peu accoutumées à voir leurs charmes dédaignés , elles nous
regardaient avec étonnement; elles eurent bientôt recours aux
grands moyens. Un murmure sourd parcourut toute la bande ,
un bruit s’éleva, monotone et lent comme celui qu’on entend dans
nos campagnes près d’une pièce d’eau, par une belle soirée d’été;
toutes les mains s’élevèrent et s’agitèrent avec frémissement, puis
tout à coup, deux ou trois notes brusques et aiguës terminèrent
cette musique aquatique. C’était probablement un chant d’amour,
peu harmonieux à la vérité , mais au moins fort original, et qui
fit rire nos matelots aux éclats. Satisfaites de l’effet produit, elles
recommencèrent, puis et encore, accompagnant le tout de gestes
auxquels on ne pouvait se méprendre ; elles déployaient tous leurs
267
NOTES.
moyens. Ayant voulu, me rendre à bord de l’ Astrolabe pour pren-
dre les ordres du commandant, mon canot fut assailli par une
trentaine de syrènes qui le prirent à l’assaut et dont j’eus toutes
les peines du monde à me débarrasser. M. d’Urville consentait à
introduire ces nymphes à bord ; seulement, un coup de canon
devait être le signal de leur entrée et de leur départ. Au coucher
du soleil le tabou fut levé et l’ennemi se précipita sur le pont.
Le lendemain après avoir déjeûné à la hâte , nous nous fîmes
transporter a terre; en débarquant, un homme couvert de hail-
lons vint au-devant de nous. C’était un Espagnol , vivant depuis
longtemps avec ces sauvages et paraissant plus sauvage qu’eux.
Sa peau était aussi basanée et beaucoup plus malpropre que la
leur. Il nous indiqua la case de la reine, située à quelques pas
du rivage. Nous nous y dirigeâmes aussitôt, curieux de contem-
pler la figure , royale. C’était une femme de trente ans environ,
d’un ernbompoint majestueux et ayant la peau assez blanche ; ses
épaules et ses bras étaient couverts d’un rperveilleux tatouage ,
hiéroglyphes bizarres, poissons fantastiques, arabesques uniques
sans type nulle part , dessinés purement en belles lignes bleues
sur sa peau lisse. Sa Majesté fut très affable à notre égard et nous
laissa admirer et toucher à volonté sa parure ineffaçable. Auprès
d’elle était un beau vieillard à barbe blanche, entièrement tatoué;
mais les années avaient tellement rapproché les mille raies de son
tatouage, qu’il paraissait seulement avoir la peau d’un noir
bleuâtre
Les hommes étaient assis devant leurs cases , tenantà la main
un large éventail finement tissu de minces lanières de feuilles de
cocotiers, et dont, le manche de bois et quelquefois d’os , repré-
sentait des figures humaines assez bien sculptées. Ils nous offri-
rent la plus belle race de sauvages que l’imagination puisse créer,
grands, sveltes, dignes de servir de modèle au statuaire ; ils ont
le nez droit, les lèvres médiocrement grosses, les dents fort blan-
ches , le visage ovale ; ils ont la tête nue, leurs cheveux noirs et
268 '
NOTES.
tressés , frisés chez quelques-uns , sont relevés de chaque côté de
la tête en deux touffes attachées par des lanières de tapa. Quel-
ques vieillards portaient un petit bonnet de feuilles de cocotier.
Ils vont entièrement nus , quelques-uns seulement ont un maro
d’étoffes blanches. Tous ont les lobes des oreilles largement per-
cés de manière à y loger un ornement formé d’une grosse dent de
porc dont l’extrémité antérieure est fixée à la base plate et arron-
die d’un cône blanc. L’extrémité postérieure, ornée d’une figure
humaine sculptée, se relève derrière l’oreille.
Leur peau n’est pas plus foncée que celle des Arabes , quoique
au premier coup d’œil le tatouage les fasse paraître presque noirs.
On commence à tatouer les jeunes gens à i5_ans , chaque année
qui suit doit ranimer leurs souffrances. A trente ans ils ne sont
pas encore entièrement tatoués. Après l’opération, le membre enfle
considérablement, les signes s'e couvrent de ci'oûtes qui se sèchent
bientôt, et en tombant laissent voir le dessin pur , et d’une cou-
leur d’un beau bleu. Ce tatouage produit un très-bel effet, et il
est rare de le rencontrer aussi complet , aussi étendu , et aussi
parfait que chez les Nouka-hiviens
Le 28 au matin , Mateomo , le tajo du lieutenant , descendit à
terre avec nous et nous conduisit chez son frère V avarmuha , jeune
homme d’une vingtaine d’années à la figui’e douce et souriante.
Nous entrâmes dans sa case qui était pavée de galets et un peu
plus ornée que celles que nous avions vues jusqu’alors. L’inté-
rieur était divisé en deux parties par une cloison , des nattes cou-
vraient le sol et le long des murailles étaient rangés plusieurs
fusils de munition en assez bon état. Deux grandes corbeilles
étaient suspendues au milieu et nous lui demandâmes à voir ce
qu’elles contenaient ; il satisfit aussitôt notre curiosité. Elles ren-
fermaient ses ornements de chef qu’il revêtit à notre prière. Il mit
d’abord sur sa tête une énorme coiffure demi-circulaire, ayant au
moins deux pieds de îayon; le centre était formé par une espèce de
diadème, entièrement recouvert de grains rouges , qui s’arron-
NOTES. 269
dissait au-dessus du front. Le reste était une large surface noire,
lisse et luisante, composée de plumes de coq superposées avec art
comme les tuiles d’un toit. Pour former ce diadème gigantesque,
on n’avait choisi que les plus longues plumes de la queue, toutes
d’une même nuance noire avec des reflets métalliques.
Les ornements d’oreilles ordinaires furent remplacés par deux
petites planchettes peintes en hlanc, allongées , ovales, placées de-
vant les oreilles et élargissant la figure. Il attacha ensuite à ses
jambes et à ses bras des bracelets de touffes de cheveux ; une
large draperie d’un rouge éclatant, jetée sur ses épaules , comme
un manteau , compléta ce costume sous lequel Vavanouha était
bien le sauvage le plus pittoresque que l’imagination puisse se
créer II tira de sa corbeille un papier plié en quatre , qu’il nous
présenta; c’était un certificat écrit en anglais, dont voici la traduc-
tion littérale : « Nous Charles, baron de Thierry, chef souverain
« de la Nouvelle-Zélande, roi de l’île Nouka-Hiva, certifions avec
« plaisir que Vavanouha , chef de Portua, est l’ami des Européens
« et s est toujours conduit à notre égard avec décence et bienveil-
lance. En conséquence de quoi, nous le recommandons aux
« bons soins de tous les navigateurs qui peuvent demeurer ici en
« toute sûreté.
<« Donné à Port Charles (Anna-Maria), île Nouka-hiva,
« le 23 juillet i835.
« Charles , baron de Thierry.
« Par le Roi.
« Ed. Fergus, colonel, aide-de-camp. »
Heureux roi! heureux sujets! Sa majesté le baron Thierry
avait fait dans le cours de son règne une courte apparition à
Nouka-hiva, sans doute pour percevoir quelques tributs de co-
chons et autres rafraîchissements, cà l’aide d’objets d échangé. Au
bout de quelques jours il était reparti , laissant ses sujets& tran-
quilles et heureux quoique sans charte et sans constitution , et
270 NOTES.
sans doute du fond de son royaume de la Nouvelle-Zélande , il
continuait à étendre sur eux sa puissante et paternelle pro-
tection
Au couclierdu soleil, trente femmes environ, vinrent à bord à la
nage. Nous en réunîmes deux ou trois sur l’arrière pour les faire
chanter. En entendant les premiers sons, toutes leurs compagnes
dispersées sur le pont, vinrent se joindre à elles ; elles s’assirent en
rond et commencèrent le concert le plus bizarre et le plus inoui
qu’on puisse imaginer. Rien ne pourrait donner une idée de cette
sauvage harmonie. D’abord; Tune d’elles chanta seule quelque
temps, d’une voix lente et grave, puis toutes ensemble reprirent
en chœur. Quoique rauque et monotone, ce chant n’était point
discordant ; elles marquaient exactement la mesure en frappant
leurs mains l’une contre l’autre. Le bruit qu’elles produisaient
ainsi formait un accompagnement assez savamment combiné;
car tandis que les unes frappaient assez vite leurs mains à plat
l’une contre l’autre, et rendaient ainsi un son mat et précipité,
d’autres en formant un creux de leurs mains faisaient entendre
par intervalles un son grave et sonore comme les grosses cordes
d’une basse, quelques autres enfin rendaient des sons intermé-
diaires par d’autres artifices. Pendant plus d’une heure, nous
prîmes plaisir à les écouter, et elles nous chantèrent tout leur
répertoire. Bientôt les gestes et la danse sejoignirent aux chants.
Combien j’aurais donné alors pour les comprendre. Toute leur vie,
toutes leurs émotions étaient là; tout, depuis les chants d’amour
des jeunes filles, jusqu’aux chants de guerre des chefs, les joies
de la victoire, les repas des vainqueurs cannibales, les tristesses
et les funérailles des vaincus ; tout était rettacé par ces chants à
la fois lents et doux, puis rauques, saccadés, précipités, aigus.
Elles se levaient simultanément agitant leui's bras, se tordant de
mille manières, avec un ensemble, une souplesse qui eussent fait
honneur à des coryphées de l’opéra. Il y avait surtout un chant
doux et lent où revenait souvent le mot de veveo. Véveo est pour
NOTES. 271
les Nouka-hiviens une terre de promission , un lieu de délices,
c’est une de leurs traditions. Souvent des familles entières se sont
entassées dans leurs pirogues avec quelques vivres, et se sont
ainsi exposées à la merci des flots, à la recherche des cette terre
imaginaire. Quelle fin horrible ont dû avoir la plupart de ces
malheureux! Bien peu certainement sont parvenus sur quei-
qu une de ces petites îles de l’Océanie qu’on s’étonne de voir
peuplées. Comme nous leur avions fait comprendre que nous
partions pour V avao, tous voulaient venir avec nous.
Le 3i au matin, nous nous aperçûmes que Mateomo , letayo du
lieutenant, n’était plus à bord 5 personne ne l’ayant vu partir, on.
ne savait comment expliquer celte disparition subite, lorsque
M. de Montravel s’écria que son fusil lui manquait, et dès-lors
tout fut expliqué. L’arme luisânte'et bien entretenue était placée
dans un coin, vers la porte de la chambre; un des grands plaisirs
de ce chef était de la prendre et de se promener majestueusement
sur le pont, à l’instar d’une sentinelle ; le pauvre garçon n’avait
pu résister à son envie, et il s’était enfui à la nage pendant la nuit,
emportant le fusil précieux. Nous allâmes à sa case, mais il n’y
était pas, et nous apprîmes qu’il était dans les montagnes.
Dans la soirée., tandis que nous étions en train de dîner, une
affreuse nouvelle vint tout à coup nous interrompre au milieu de
notre repas. Un des matelots américains arriva à bord, et nous
apprit que M. Le Guillou parti le matin pour aller faire une excur-
rsion géologique de l’autre côté de la montagne, avait été tué avec
son guide par les Hapas, tribu voisine, alors en guerre avec les
Nouka-hiviens, et qu’il était sans doute destiné à servir de festin
à ces cannibales. Tout fut aussitôt en rumeur à bord des deux
corvettes. M. d’Urville résolut sur-le-champ. un plan d’attaque;
tandis qu’une cinquantaine de matelots armés, aidés des Nouka-
hiviens, attaqueraient par terre, les deux navires iraient s’em-
bosser dans la baie des Hapas , et les prendraient ainsi entre
deux feux.
272
NOTES.
Pendant ce temps, tout était en émoi à terre ; la reine avait ar-
boré son pavillon que lui avait donné M. le baron Thierry, et
qui se compose de quatre carreaux, deux rouges opposés à deux
blancs, et plusieurs troupes de sauvages étaient partis à la décou-
verte ; nous suivions avec la longue vue tous leurs mouvements
avec anxiété. Tantôt nous voyions sur les crêtes des montagnes
leurs noires silhouettes découpées sur le ciel, puis ils disparais-
saient dans quelques gorges pour reparaître sur les sommets les
plus aigus. Cependant les préparatifs se faisaient à bord, chacun
s’armait et prenait ses dispositions, lorsque l’élève de première
classe, Lafond, dont la longue vue était dirigée sur un pont de
la montagne, s’écria : voilà Le Guillou. Tout le monde voulut
aussitôt s’assurer du fait, et nous reconnûmes facilement le doc-
teur au grotesque chapeau et au costume plus que bizarre, dont il
avait coutume de s’affubler.
Le dieu d’un Noûka-hivien est une petite figure de bois ou d’os^
grossièrement sculptée, espèce de fétiche qu’il appelle son atoua ,
et qu’il représente sur le manche de son éventail, sur l’avant de
sa pirogue et dont il orne ses armes, etc. Du reste, il ne paraît
pas y tenir beaucoup puisqu’il l’échange contre la première ba-
gatelle qui flatte ses yeux.
[M. Jacquinot.')
Note 2, page 34.
Ces beautés océaniennes sont bien loin d’attacher à leurs re-
lations avec l’homme la moindre idée de pudeur ou de chasteté.
Je doute même que ces mots aient leurs équivalent dans le langage
des insulaires. S’unir à l’homme par amour , par besoin , par in-
térêt sont à leurs yeux des actes sans conséquence, puisqu’une fille
est maîtresse de son corps. Elle peut donc se livrer à qui lui
plaît j même à un étranger, quand et où bon lui semble , sans que
personne ait le droit de s’en offenser.
NOTES. ^73
Seulement, si elle trafique de ses charmes avec un étranger,
les parents ne manquent pas de prélever quelque chose sur les
bénéfices. La femme netant donc estimée chez les sauvages qu’en
raison des petits profits quelle procure étant fille et des passions
qu’elle sait éteindre et rallumer tour- à- tour lorsqu’elle est
devenue femme, il en résulte que dans ce pays de damnation , la
femme se conduit comme si elle eut été crée et mise au monde
pour le péché. Moins délicate dans ses moyens de séduction que
ne le sont nos Européennes à qui il suffit souvent d’une œillade ,
elle va droit au but , et se présente à vous la gorge au vent, en
vous disant : Me voilà ! prenez mon corps , je suis jeune , je suis
fraîche, tâtez ce sein , jugez de mon savoir. Et aussitôt commen-
cent les gestes, les convulsions qui vous convainquent que la
jeune fille a été parfaitement élevée ; car telle est l’éducation du
pays. Qu on juge donc d’après cela , des scènes qui devaient se
passer à bord de nos corvettes avec un pareil entourage! Les filles
désolées de n’avoir pu envahir d’emblée le pont du navire , vou-
lurent donner un assaut général au gaillard-d’avant. Mais leurs
efforts réunis ne purent triompher des filets qui, dans cette partie,
s’élevaient à une bonne hauteur , ni de la résistance de nos gens
qui s’emparaient des mains de ces belles assaillantes, et calmaient
pour un instant l’ardeur dont elles étaient animées. Dans ce com-
bat corps à corps, plus d’un brave guerrier fut atteint; les traits
de nos ennemies frappèrent indistinctement les jeunes et les vieux.
On convint cependant d’un armistice, pendant lequel les femmes
se contentèrent de nous provoquer de la manière la moins équi-
voque. Quelques-unes furent même assez hardies pour porter la
main sur les'sentinelles et autres personnes qui cherchaient à les
contenir. Ces attouchements imprévus et significatifs provoquè-
rent des éclats de rire universels ; saint Antoine n’eût pas résisté
à de pareilles séductions
Un coup de canon tiré à six heures du soir par Y Astrolabe, an-
nonça aux indigènes que le tabou mis sur les deux corvettes était
274 NOTES.
levé et que les femmes pouvaient monter à bord. Les hommes du-
rent au contraire s’éloigner avec leurs pirogues et ne reparaître
que le lendemain. A ce signal si longtemps attendu, les filets d’a-
bordage s’ababsèrent pour garantir nos navires de toute surprise
nocturne. Il est inutile de rappeler les scènes qui furent envelop-
pées des ombres de la nuit. Cette suspension momentanée de tou-
tes nos contraintes religieuses ou sociales , ce mélange de l’homme
et de la femme dans l’état de nature le plus complet , cfette vérita-
ble saturnale ne porta aucune atteinte à l’ordre établi à bord. Les
femmes réunies sur le pont jusqu’à dix heures du soir, exécutè-
rent des danses accompagnées de chants très-monotones. Mais les
mouvements , les gestes , la cadence ne manquaient pas d’exprps-
sion. Je fus d’abord scandalisé de voir des petites filles, des enfants,
prendre part à ces jeux, à cette pantomime lascive. Mais j’appris
que ces enfants accompagnaient leurs sœurs dans leurs excur-
sions amoureuses , pour être initiées de bonne heure dans les
rapports avec l’homme. Ces enfants, sous la surveillance de leurs
aînées, ne pouvaient devancer le temps fixé par la. nature; mais
elles figuraient là pour faire leur éducation première. O mœurs
de Nouka-Hiva ! ... Quel est le missionnaire, quel est l’homme de
Dieu qui osera entreprendre la tâche de renverser un culte aussi
abominable ?
L’exemple du ministre anglican Harris est bien fait pour dégoû-
ter les âmes les plus ferventes. Ce malheureux Harris, débarqué
en 1797 sur l’île Tao-Wati, afin de convertir les idolâtres, fut
bien accueilli par le chef qui ne crut mieux pouvoir lui témoigner
sa considération qu’en lui cédant sa femme pour la nuit. Qu’on
juge de l’étonnement du pudique ministre. Recommandant son
âme à Dieu, il résiste à toutes les àVaneesde la femme et s’endort.
Mais celle-ci ne pouvant s’expliquer un pareil refus, consulte les
voisines qui décident que le ministre est' peut-être privé de la vi-
rilité. Sur-le-champ les commères accourent pour éclaircir ce
mystère, et réveillent le pauvre Harris, qui se croyant accroché
NOTES. 275
par le démon , devient fou et s’enfuit éploré vers le rivage, où il
est heureusement recueilli par un navire anglais.
Il est a craindre que nos missionnaires n’éprouvent une aussi
triste aventure , à moins que mieux avisés que le ministre anglais
et même que nos missionnaires de Manga- Reva, ils nesepiquent
point de réformer en un seul jour des mœurs aussi différentes
que les nôtres. Mieux vaut faire la part de l’influence du climat
et des habitudes prises , et n’être pas plus exigeant à l’égard des
peuples enfants de l’Océanie, que Moïse lui même envers les
Hébreux. Les missionnaires anglicans ont jusque ici complète-
ment échoué dans l’archipel des Marquises ; nous verrons bien si
les apôtres français seront plus heureux.....
A cinq heures du matin fié canon a donné à toute nos belles
le signal du départ. S’arrachant des bras de leurs amants, elles re-
cueillent les vieilles hardes elles menus objets qu’elles en ont ob-
tenus et se disposent à quitter le bord. Après quelques moments
d hésitation à cause de la nuit qui dure encore, et de la crainte
des requins qui entrent , dit-on , dans la baie après le coucher du
soleil , nos sjrènes ont pris la voie la plus courte pour regagner
leurs cases et se sont jetées à l’eau. Le convoi féminin défile len-
tement par groupes de 5 ou 6 femmes qui nagent d’une main,
tenant l’autre élevée au-dessus de l’eau pour garantir leur petit
bagage et se livrent à des caquets joyeux , comme si elles étaient
dans leur élément. Peut-être racontent-elles leurs prouesses de
la nuit, ou les tours d’escroquerie qu’elles ont joués. L’une
d'elles avait en effet eu l’heureuse idée de déchirer un des draps
délit pour s’en faire un mavo. Quelques mouchoirs , quelques
cravates furent perdus dans les ténèbres. Mais il faut avouer
que les belles peu exigeantes envers les matelots , se contentaient
souvent de leur plus mince cadeau^t même de la modeste chique.
La corvette la Zélée se montra plus galante que nous envers le
sexe qu’elle fit reconduire à terre par sa chaloupe. Les nôtres,
piquées de cette distinction, ont déclaré qu’elles ne voulaient plus
»
— . -- ' ~
NOTES.
revenir abord de \ Astrolabe qui leur faisait prendre un bain si
matin
( M . Rotjuemaurel .)
Noie 3, page 34-
Parmi les jeunes filles se trouvaient quelques femmes, dont les
maris, indifférents autant que possible sur leur chasteté, étaient
venus les accompagner. Ceux-ci ne se bornaient pas à fermer les
yeux sur les artifices qu’elles employaient pour nous séduire;
mais ils les excitaient, même du geste et de la voix, et nous les dé-
signaient par leurs signes , cherchant par là à attirer notre atten-
tion pour tromper notre surveillance et se glisser à bord de nos
corvettes. A chaqueinstant q uelques-uns d’entre eux, franchissant
les filets d’abordage, nous forçaient à avoir recours à des mesures
sévères pour les faires rentrer dans leurs pirogues. La prudence
ommandait d’en agir ainsi , car la perfidie des sauvages dépasse
souvent tout ce que peut inventer la civilisation la plus raffinée ;
et si le Polynésien, dans l’état de nature éminemment hospitalier,
croit souvent en remplir les devoirs envers l’étranger qui le visite,
en lui offrant sa femme ou sa fille, quand sa cupidité, instinct tout
puissant chez lui, est en jeu, il est capable aussi d’employer l’un et
l’autre comme un appât pour attirer dans le piège qu’il a tendu.
Parmi tous ces sauvages qui nous obsédaient, je remarquai un
beau jeune homme auquel les autres montraient de la déférence,
qui d’un air timide et suppliant réclamait la faveur d’être admis
parmi nous. A peine sorti de l’adolescence, son physique n’avait
pas encore atteint ce développement des muscles qui caractérise à
un si haut degré les Nouka-Uiviens , annonce la force et la vi-
gueur et fait d’eux une des plus belles races d’hommes qu’on
puisse rencontrer. Mais il se distinguait commeeux, par sa grande
taille pleine d’assurance, la beauté de ses formes, la proportion
NOTES. 2 77
exacte de tous ses membres qui formaient un ensemble parfait et
plein de grâce, digne de servir de modèle à un sculpteur chargé
de reproduire Apollon. Son vêtement était encore plus simple
que celui qu’on a l’habitude de donner à ce Dieu dans nos
musées , car il ne portait, comme tous ses concitoyens , qu’une
espèce de ceinture en étoffe de mûrier, ayant assez de consistance,
destinée seulement' à remplacer la feuille de figuier de nos pre-
miers pères ; ses cheveux noirs, luisants et touffus, rasés sur le
front et réunis, comme dans la coiffure à la chinoise, en
touffe sur le sommet de la tête, laissaient à nu un front large et
intelligent, et ses traits beaux et réguliers résistaient avec avan-
tage à l’épreuve d’une coiffure à laquelle nos beautés les plus
accomplies redoutent souvent de se soumettre, tant elle laisse
apercevoir les moindres imperfections. Ses oreilles étaient ornées
de bases de petits cônes arrondis et polis, à l’intérieur desquelles
était fixée par une espèce de ciment, une dent de cochon sculptée,
j epi ésentant I Atoua ou Dieu. Cet ornement quoiqu’un peu gros,
fixé dans le tube de l’oreille par une petite cheville en bois qui
traversait la dent, formait toute sa parure; le tube de l’oreille n’en
pa laissait pas trop surchargé, et celle-ci n’en conservait pas
moins avec la tête les proportions rigoureuses. Son corps, grâce
a son âge, n’avait encore du tatouage que la quantité qu’il en faut
pour parer des hommes qui vont nus ; il se composait de dessins
réguliers qui entouraient sans interruption le bassin, depuis les
hanches jusqu à la moitié des cuisses, et formait une espèce de
pantalon. Ses jambes n’en avaient que quelques légères traces, et
des figures symétriques couvraient le devant de sa poitrine et les
côtes à droite et à gauche. On remarquait surtout parmi elles
celle du requin, animal redouté par eux, et adopté ainsi, comme
un emblème pour épouvanter les ennemis, beaucoup de naturels
ont le visage couvert de tatouage; le sien , n’en portait que quel-
ques légères marques et conservait, grâce à cela, toute son ex-
piession de douceur et d’ingénuité. Leur x'areté qui n’était due
278
NOTES.
qu’à sa jeunesse, laissait à sa peau sa couleur naturelle d’un jaune
bronzé clair, peu différente de celle des habitants du midi de
l’Europe, tandis que celle des vieillards et de beaucoup d’hom-
mes tatoués de la tête aux pieds d’un tatouage serré, était d’un
noir qui approchait de celui de la race nègre; iis perdirent beau-
coup à nos yeux.
J’accédai à la demande de ce jeune indigène, et le laissai monter
à bord. Reconnaissant alors l’exception faite en sa faveur, il
m’offrit en présent une belle pagaie en me disant son nom. Il
s appelait Matéomo. Comme il me demandait le mien par signe, je
compris tout de suite qu’il voulait me prendre pour son tayo, et
le lui donnai aussitôt avec quelques présents, en retour des siens.
Dès ce moment, suivant . la coutume polynésienne, jadis toute
puissante à Taïti, nous avions comme changé de nom et étions
unis par une espèce de lien de fraternité. Cette coutume qui a
quelque chose de touchant et de naïf, rappelle par la simplicité
des mœurs qu’elle suppose l’époque patriarcale qu’on peut appe-
ler l’âge d’or des sociétés. En acceptant cette offre de Mateomo, je
ne me dissimulai pas que le désintéressement avec lequel les Poly-
nésiens offraient jadis leur amitié de tayo , a depuis longtemps
disparu, autant sans doute par la faute des Européens qui en
négligeaient les devoirs, que par la cupidité de ceux-ci qui s’est
accrue ayec la possession et l’exemple ; ce n’est guère aujour-
dhui quune manière de voiler des projets de vol ou le désir
d’exploiter exclusivement un voyageur. Je savais bien que nous
n étions plus au temps de Cook et de Forstêr, dont les récits sont
pleins de traits de dévouement et d’amitié dont ils reçurent tant
de preuves désintéressées à Taïti, et qui leur inspiraient un
amour enthousiaste pour ces insulaires.
Malgré cela, je tâchai de me persuader qu’en m’offrant son ami-
tié il n était mu que par des motifs honorables. Sa jeunesse, son air
simple, bon et ingénu d’ailleurs, l’annonçaient. Dès qu’il eut place
sur la dunette en sa nouvelle qualité, au milieu des officiers, il
mm
..
NOTES
parut tout fier de cette distinction ; les autres s’en montrèrent
jaloux et s’offrirent aussitôt pour tayo, à tous nos camarades ;
mais aucun d’eux ne répondit à ces avances, car c’eut été nous
exposer à être envahis. Matéomo fut donc pour le moment l’objet
des attentions générales et y répondit en partageant entre nous
sa pagaie et en nous offrant en outre quelques goyaves. Je fus
surpris d’abord de voir l’espèce d’indifférence avec laquelle il re-
gardait les femmes et. les jeunes filles qui faisaient galerie autour
de la corvette, et combien il différait en cela de ses compatriotes ;
mais j’appris bientôt qu’il était tabou pour elles et qu’il s’était par
conséquent interdit leur commerce. Son dédain paraissait si peu
affecté, qu’on ne pouvait douter qu’il ne fût un stricte observa-
teur du tabou, et rien ne prouvait mieux la puissance de cette
institution, que son empire absolu sur un jeune homme comme
lui, dans un âge où les passions sont le plus violentes , sous ce
ciel ardent où les sexes sont toujours mêlés depuis l’enfance, les
jeunes filles sans aucune retenue et où, d’après les gestes et le lan-
gage de tout ce qui nous entourait, on voyait que dans ces îles,
on n’attache pas plus d’importance à leur union qu’à l’acte le plus
simple de la vie animale, tel que le boire et le manger, où le
mariage ne prescrit pas même la fidélité, et où le plaisir des sens
est la loi suprême.
Quant aux motifs pour lesquels mon tayo se les était interdites,
je ne pus les découvrir. Probablement il appartenait à une fa-
mille de prêtres, et chez eux c’était peut-être un moyen d’acqué-
rir de l’influence sur la multitude, que de s’élever pour ainsi
dire au-dessus d’elle, en résistant à la plus impétueuse des pas-
sions à laquelle elle obéit exclusivement, et qui est irrésistible
pour le sauvage où la jeunesse n’est préparée à y résister, ni par
l’éducation, ni par la religion, ni par les mœurs, toutes choses
qui sont encore souvent si impuissantes chez les peuples ci-
vilisés.
Matéomo, qui n’avait pu me décider à aller coùclier chez lui
280
NOTES.
à terre, avait été obligé de passer la nuit à bord, ce qui m’avait
beaucoup gêné. Mais le tayo, comme toutes choses de ce monde,
a ses ennuis. La difficulté de le comprendre me rendait fort
difficile de prévenir ses besoins. Je le revêtis provisoirement
d’une chemise et je lui prêtai un manteau, qu’en dépit de la cha-
leur il ne quitta plus un instant. Tout à bord attirait son atten-
tion, il quittait notre table pour aller à celle des matelots goûter
Leur biscuit et leur nourriture; il agissait en cela suivant l'ha-
bitude de son pays, où les distinctions sont si peu marquées. Ici,
dès que l’on commence le repas dans une habitation, tous les
assistants quels qu'ils soient peuvent y pi’endre part sans en être
priés. Ses gi’ands amusements, pendant ses heures de loisir,
étaient de chercher à surprendre les coqs dans nos cages , et leur
arracher les plumes de la queue
Guidés par Matéomo , nous franchîmes un joli ruisseau qui
serpente enti’e deux collines sur un lit de basalte et sépare le
village de Nouka-Hiva proprement dit de celui de Poutua, habité
par la même tribu. Je remarquai cependant dans les yeux de
Matéomo, dont les traits commençaient à s’épanouir et expri-
maient la joie et le contentement, qu’il établissait une différence
et qu’il approchait du foyer domestique. Tous les naturels que
nous rencontrions alors et ceux devant les habitations desquels
nous passions , lui donnaient des marques d’intérêt auxquelles,
en ma qualité de tayo, je prenais part. Il l’expliquait à chacun,
et je m’entendais appeler de son nom. On eût dit, à voir le plaisir
avec lequel on le l'evoyait, que c’était la première fois qu’il passait
une nuit hors de la demeure de ses pères. Avant d'arriver chez
lui, je remarquai, comme dans le premier village, plusieurs grands
carrés dont le sol a été aplani et qui sont entourés de petites
murailles et pavés de grandes dalles qui ont dû servir d’em-
placement à de grandes habitations qui n’existent plus. Elles
me firent penser que les deux villages avaient été beaucoup plus
considérables autrefois , et qu’ils avaient sans doute été saccagés
NOTES. 281
par les tribus voisines. Car partout où l’homme habite, on voit à
côté de ses constructions les ruines qu’il a enfantées dans sa
colère et des traces de guerre et de destruction. Pendant que
j’étais à examiner ces ruines, un naturel revêtu d’un costume
tout particulier, et armé d une grande massue arrondie , dont la
poignée était ornée d un bouquet de cheveux , vint accoster Ma-
téomo d un air amical, et après avoir lancé sur moi avec promp-
titude un regard scrutateur, ses yeux, qui se tournèrent vers lui,
parurent lui demander qui j’étais. Satisfait de la réponse, il nous
invita à entrer chez lui, ce que nous acceptâmes aussitôt. J’appris
qu’ü se nommait Vavanoua et était fils d’un ancien chefdePoutua.
Il était revêtu en ce moment du costume complet du guerrier nou-
ka-hivien . Sa tête était ornée d’une espèce de croissant en forme de
hausse-col et garni de petites graines rouges enchâssées dans un
ciment résineux , quil portait autour du front, à la naissance des
cheveux, comme un diadème. De tous les points de la bordure par-
laient en éventail de grandes plumes noires, luisantes, placées sy-
métriquement et rayonnant dans tous les sens, qui flottaient avec
une grâce toute particulière au gré des vents. Ses oreilles étaient
cachées par des morceaux de moëlle de palmier, taillés de manière
à en imiter la forme extérieure, en doublant toutes les dimensions
et qui étaient fixés devant par des appendices qui embrassaient
l’attache et s’étendaient perpendiculairement aux joues de chaque
côté. Il portait à son cou une espèce de collier en fer-à-eheval ,
formé de plusieurs morceaux de quatre à cinq pouces du même
hois , réunis par de petites chevilles et taillées de manière à pou-
voir s’assembler circulairement. Ce collier était aussi entièrement
recouvert des mêmes graines rouges et semblait destiné à parer
les coups portés par l’ennemi dans le combat. Un morceau de
tapa était jeté négligemment sur ses épaules et à part la ceinture
étroite qui lui entourait les reins, on n’apercevait sur tout le
reste du corps qui était entièrement nu , que ces dessins de ta-
touage si admirablement faits ,qui distinguent tous ces insulaire».
282
NOTES.
Le corps du jeune Vavanoua était encore loin d’être tout couvert
de ces signes éminents de distinction. On remarquait à ses bras ,
un peu au-dessous de l’épaule, de petites ligatures faites avec des
feuilles de palmier ; il portait autour du bas de la jambe, un
peu au-dessous du tendon d’Achille, un petit chapelet de pha-
langes de doigts humains sculptés â jour, qui constituent un des
principaux ornemens du costume des guerriers chez ces hommes
sauvages. Sa main droite était armée d’un de leurs petits casse-
têtes, et il portait nonchalamment dans l’autre un éventail en
feuille de palmier tressé en forme de natte; , ce meuble paraît
aussi indispensable à l’accoutrement des gens de haute naissance
des deux sexes dans ces îles, qu’il l’est à la toilette complète d’une,
beauté espagnole. Le manche de cet éventail était un morceau
de tibia humain sur lequel on avait sculpté une double figure de
leurs idoles. Il ne faut pas cependant juger trop sévèrement d’a-
près nos idées, un pareil emploi des débris de l’existence humaine
que nous sommes habitués à entourer d’un saint respect; car les
Nouka-hi viens, quoique n’ayant qu’une idée très-confuse d’une
autre vie, conservent pieusement sous le foyer domestique, les dé-
pouilles mortelles de tous leurs parents , et les ossements qu’ils
emploient ainsi comme ornement, comme trophée, et qui servent
pour ainsi dire de jouet à l’enfance, sont ceux de leurs ennemis ,
tués pareux au péril de leur vie et que le droit public des nations
sauvages destine presque partout à être dévorés par le vainqueur.
A Nouka-Hiva, comme à Taïti, de pareils festins ont. été de tous
temps fort rares; mais le guerrier ne croit pas qu'il soit plus ci’uel
et plus barbare de se parer des dépouilles d’un ennemi ; que de
tuer ce même ennemi à son corps défendant, chose permise par le
droit naturel des nations civilisées
Je ne restai que très-peu de temps chez Vavanoua; il était
près de midi quand nous arrivâmes , Matéomo et moi, au terme
de notrecourse qui était sa demeure. L’apparence de celle-ci était
on ne peut plus modeste, et elle n’offrait qu’une répétition de la
NOTES.
283
précédente. Je reçus chez lui un accueil qui se ressentait du plai-
sir qu’on avait à le revoir. Nous arrivâmes précisément à l’heure
où ils ont l’habitude de prendre un de leurs repas, avant l’heure
de la grande chaleur du jour, qu’ils consacrent généralement au
sommeil. On servi! dans un grand bol en bois assez grossier , une
pâte de fruits a peine fermentée de l’année précédente , que l’on
conserve avec soin dans des espèces de silos enveloppés dans des
feuilles de palmier, comme je l’avais déjà vu à Manga-Reva. On
versa dessus de l’eau et du lait de coco, et chacun se mit à puiser
avec les mains dans ce grand vase ; on parut s’étonner de mon
refus de prendre part à ce festin. Dans un foyer en pierresau mi-
lieu de la maison on avait fait cuire des bananes et quelques fruits
a pain, fort rares dans cette saison où la troisième récolte allait
finir. Je me régalai d’un de ces derniers fruits dont le goût ne
ressemble en rien à celui de leur pâte fermentée, et je lui trou-
vai un goût délicat dont n’approchèrent jamais ceux que nous
avons fait cuire à bord. Le taro et la patate constituent, avec lui ,
la base de leur nourriture presque tonte végétale. Il est à remar-
quer que ces insulaires , comme la plupart des Polynésiens , ne
font nullement usage du sel qui est regardé chez nous comme
un assaisonnement indispensable à la digestion , d’après l’ingé-
nieuse explication de quelques-uns de nos savants, et ils ne se
portent pas plus mal pour cela...
Pendant la nuit , il se passa à bord un événement qui fut pen-
dant longtemps le sujet de tous nos entretiens , et donna lieu à
une foule de conjectures. Malgré la grande surveillance que nous
ne cessions d’exercer, Mate'omo mon tayo,qui depuis mon ar-
rivée ne me quittait pas plus que mon ombre , disparut pendant
la nuit, en laissant chez moi plusieurs objets que je lui avais
donnés et une partie de son accoutrement. Tout le mondelui avait
porte jusqu’alors un tel intérêt. , que nous cherchâmes le lende-
main à pénétrer le motif de sa fuite. Je fus même jusque chez lui
pour le chercher. On l’aperçut dans le village; mais en nous
284 NOTES.
voyant il se mit à fuir. En revenant à bord, j’appris d’un Péruvien
habitant file , que son aversion était due à ce qu’un chef, qui
passait pour inspiré, avait rêvé, la nuit précédente, que les blancs
voulaient ôter la vie à l’enfant chéri delà tribu, et que ce rêve
avait fait une telle impression sur les habitants qu’ils -s’étaient em-
pressés de le lui communiquer en l’engageant à' nous fuir.
Celte relâche avait rempli le but que nous nous étions proposé
en y venant mouiller; les naturels s’étaient toujours montrés
pleins de bienveillance pour nous , et nous n’avions guère à leur
reprocher que quelques vols , dont un fut découvert seulement le
dernier jour de la relâche, et valut à mon pauvre tayo une ac-
cusation à laquelle son évasion subite donnait quelque fondement.
Un fusikà deux coups à pierre avait disparu à bord, dans la
chambre de M. de Montravel, et comme lui seul avait mis le pied
dans le carré des officiers , on l’accusa naturellement de cet en-
lèvement. Quoique le fait ne fût pas prouvé et ne pourra jamais
1 être, je me promis bien à l’avenir de ne plus jamais faire, de
tayo , car il me fut pénible de voir planer sur un homme au-
quel nous portions tous tant d’intérêt , un- soupçon pareil. S’il
est vrai que Matéomo mérita cette accusation , on peut dire qu’il
joua 1 innocence à ravir et qu’il nous trompa tous bien indigne-
ment. Je m’efforçai toujours de croire le contraire, malgré les
fortes présomptions qui s’élevaient contre lui
Nouka-Hiva et tout le groupe des îles Marquises , paraissent
foi’t loin de subir la grande transformation qui s’est déjà opérée
a Taïti, aux Sandivich et dans les autres îles de la Polynésie.
Quels que soient les inconvénients du système établi par les mis-
sionnaires anglais et américains dans ces diverses îles . je crois
qu il eût mieux valu pour tout l’archipel dè*Nouka-Iliva de le su-
bir ; car comme les habitants ne conservent pas pour cela leurs
mœurs primitives et ce qu’elles avaient de bon au milieu de leur
licence, et qu’elles n’en sont pas moins modifiées considérablement
par le commerce d’Européens sans garantie de moralité , qui ne
NOTES.
285
leur apportent que leurs vices, les indigènes, adoptant avec ar-
deur ce triste accompagnement de la civilisation , tombent dans un
état de dégradation bien au-dessous de 1 état sauvage en très-peu
de temps, sans être arrêtés , ni par l’exemple d’une vie régulière,
m par le frein d’une morale et d’une religion qui aurait quelque
effet sur eux pour peu qu’il leur en fut enseigné, ni par les régle-
ments de la société civile dont les bienfaits leur restent inconnus.
Les Européens qui seuls ont quelque influence sur eux, applau-
dissent au contraire à tous leurs excès, leur fournissanttout cequi
peut les entraînera de plus grands, et les effets de leur séjour par-
mi eux sontmarqués déjà en caractères funestes. On leur a apporté
d affreuses maladies, qui incurables sans le secours des médecins,
ont déjà altéré la constitution de beaucoup d’entre eux, et con-
tribuent comme partout à dépeupler ces îles et à remplacer les
belles générations actuelles par une race infirme, languissante et
abâtardie. Nous ne pûmes voir à Nouka-Hiva, sans en être frap-
pés, la disproportion entre la taille des hommes et celle des fem-
mes 5 ont eût dit celles-ci d’une autre race, malgré leurs grâces et
leur physionomie. En les comparant aux hommes , toutes étaient
de vrais avortons. Nous en vîmes se livrer, quoiqu’enfants,
au libertinage. Je fus porté à attribuer à cette dissolution précoce
leur air chétif; car l’abus des plaisirs à un âge aussi tendre et
leur maternité souvent très-précoce , doivent arrêter tout à coup
leur croissance , et elles deviennentcomme ces plantes qu’un soleil
ardent fait pousser et fleurir avec une rapidité contraire aux lois
de leur organisation , et chez lesquelles cette maturité hâtée est
tristement compensée par des apparences grêles, une tige faible
et une infériorité marquée dans leur espèce.
(M. Dubouzet.)
Note 4î page 34-
Au dire d’un banian espagnol qui habite depuis longtemps les
286' NOTES.
îles Nouka-Hiva, toutes ces peuplades sont constamment en
guerre; dans les occasions solennelles lorsqu’il faut sacrifier un
homme à la divinité ou aux mânes d’un chef vénéré , la tribu fait
irruption sur les terres de son voisin, et là le premier malheu-
reux que l’on rencontre est pris , garotté et amené sur le lieu du
sacrifice , où après toutes les cérémonies d’usage il est mis à mort
et dévoré par les gros bonnets de l’endroit, attendu que c’est un
mets trop friand pour la canaille. On pense bien que l’ennemi ne
demeure pas en reste et qu’à son tour il trouve le moyen de voler
un homme. J’avoue que tout cela m’a un peu l’air de Barbe-Bleue
ou du Petit-Poucet. Deux Européens qui depuis longtemps vi-
vent parmi ces sauvages, me l’ont positivement assuré; cependant
je voudrais le voir.
(Af. Demas.')
Noie 5, page 34.
Le 28, avant le jour, je partis dans le grand canot denotre cor-
vette pour aller lever le plan de la baie ou port Tai-Hoa (Tchi-
chacoff). Le port situé à 4 milles à l’ouest du port Anna-Maria,
est resserré entre des montagnes escarpées, qui le mettent à
l’abri de tous les vents. Mais il est d’un accès plus difficile que
celui d’Anna-Maria , surtout pour les grands navires qui préfé-
reront toujours ce dernier, fort bon aussi. Au jour je me trouvai
à l’entrée de ce port et je vis immédiatement des habitants courir
de toutes parts de la baie vers la plage de débarquement, sur la-
quelle je me dingais. La vue des espingoles qui armaient mon
canot me parut les effrayer d’abord. Mais ils furent bientôt ras-
surés quand ils me virent descendre sans armes au milieu d’eux,
accompagné de mon interprète; je le chargeai de leur dire que
nous venions en anus pour leur acheter des vivres et exécuter un
travail , qu’ils eussent à être bons et honnêtes avec nous, sans
NOTES.. 287
quoi ils seraient sévèrement châtiés. Le chef de cette partie de la
baie me présenta sa main en signe d’amitié et je commençai im-
médiatement mon travail, laissant nos deux commissaires faire
leurs marchés de vivres. Cette baie , l’une des plus jolies que l’on
puisse voir, n’a plus que 2Ôo mètres d’ouverture. Elle s’élargit
à mesure que l’on s’y enfonce, et se trouve divisée en deux par
une pointe qui avance au sud et forme ainsi dans le fond deux
baies on ne peut plus gracieuses ; celle de l’ouest surtout. Celle-
ci est l’embouchure d’une vallée délicieuse encaissée entre une
chaîne de montagne à l’est et des montagnes qui s’élèvent per-
pendiculairement à une hauteur de ooo à 4oo mètres. Cette pe-
tite vallée qui n’a pas plus de 4oo mètres de large, remonte au nord
à la distance'de trois milles et est fertilisée par une petite rivière
qui coule doucement vers une épaisse forêt de bananiers, de co-
cotiers, d’arbres à pain, de pandanus, etc. Des cases semées sur
ses bords dans des positions habilement choisies, concourent à
en faire une vallée enchantée. Les personnes chargées de l’achat
des vivres eurent beaucoup de peines à arriver à leurs fins, soit in-
habileté, soit mauvaise volonté de la part des naturels, ils ne pu-
rent se procurer que dix cochons, au lieu de vingt qu’ils désiraient
avoir. Ils faillirent se faire une mauvaise affaire qui cependant
s’arrangea amicalement. L’un d’eux entrant en chasseur dans la
vallée, s’amusa, à l’instigation de quelques jeunes naturels, à tirer
sur d’innoffensives poules que l’on ne voulait pas nous vendre sous
Je prétexte quelles étaient tabouées. Quelques vieillards plus su-
perstitieux que les jeunes qui poussaient des cris de joie à chaque
coup de fusil, allèrent se plaindre au roi qui accourut furieux sur
le lieu du délit. Tl cria, gesticula en plejn vent pendant une de-
mi-heure, mais il se calma quand l’interprète lui dit que nous
ignorions le tabou et que le délinquant était prêt à payer le dom-
mage. Il répondit que ça n’était pas avec des présents que l’on
pouvait effacer un crime, qui ne trouvait d’excuse que dans notre
ignorance, et il s’en fut. Mon domestiqne grenoblois, à idées fan-
288 NOTES.
lasques, voyant onze hommes garder un moraï somptueusement
orné d’étoffes de toutes couleurs, eut la curiosité de s'en approcher ;
on lui fit entendre que c’était le moraï de feu le père et le prédéces-
seur du roi Mateotéy et qu’il était tabou. Au moyen d’une galette
de biscuit, il parvint cependant à fléchir les gardes qui le laissè-
rent entrer. Non content de cela, il conçut le bizarre projet d’avoir
quelque partie du squelette pour me l’apporter.. Mais comment
faire? il prit à la main quelques morceaux de biscuit et les jeta au
loin dans les arbustes. Il avait bien jugé les hommes préposés à
la garde de ce lieu sacré; tous se précipitèrent après l’appât qui
leur était jeté, et mon homme saisissant adroitement l’instant fa-
vorable, arracha une côte de squelette, la mit dans sa poche, et
s’en fut tranquillement. Nul doute que s’il avait été vu il eût
payé de sa vie cette violation du moraï sacré, et que par suite
nous eussions eu un engagement sérieux avec cette tribu. Aussi
je le gourmandai vertement quand il m’apporta son trophée;
mais je ne pus m’empêcher de rire intérieurement de son.
adresse. .
Je passai seul vers onze heures dans la baie de l’est, pour ter-
miner mon travail ; elle est plus spacieuse que la première, mais
presque inhabitée. La vallée qui y aboutit se termine prompte-
ment à une chaîne de montagnes; elle est peu fertile en comparai-
son de la première. Aussi n’y voit-on que quelques cases. Cette
baie est du reste .la seule ou puissent mouiller les navires, l’autre
étant trop petite. Une fois mon travail terminé, je retournai auprès
de mes compagnons que je trouvai occupés à faire préparer notre
dîner, composé des poules qui le matin avaient failli nous
brouiller avec les naturels. Quand nous voulûmes faire cuire
notre pitance, ceux-ci nous objectèrent le tabou pour tous les
points de la baie, hors un arbre isolé, sous lequel il nous fut
loisible d’allumer du feu. Pendant que nous étions à préparer
' notre dîner, la reine arriva suivie de ses serviteurs; elle venait sur
le bord de la mer au milieu d’un groupe de femmes, elle pouvait
NOTES. 289
avoir 25 ans environ ; elle était petite et replelte et n’était nulle-
ment jolie. Tout son costume consistait en une pièce d’étoffe
blanche jetée sur ses épaules; elle partit peu après avoir satisfait
sa curiosité.
La nuit était venue quand nous eûmes fini notre frugal repas,
<3t cependant je me décidai à partir à l’instant même pour re-
tourner à bord , préférant rester une partie de la nuit à la
mer plutôt que de passer une mauvaise nuit au milieu de cette
tribu avec laquelle le moindre incident pouvait amener une rup-
ture.
(M. de Montrav el . )
Noie 6, page 34-
Les jeunes filles étaient contentes de se trouver avec nous, à
çe qu’il paraît; car, sur une simple demande de notre part, elles
s’empressèrent de nous donner un échantillon des danses et des
chants du pays.
Elles se rangèrent sur deux files en se faisant face. Elles étaient
assises et leurs jambes étaient entrelacées. Une d’enti'e elles, qui
me faisait l’effet de conduire le chant, entonna une façon de
strophe dont l’expression était interrogative, et dès qu’elle eut
fini toutes les autres répondirent par un mot fortement prononcé
et suivi cl’un court silence. Elles semblèrent ensuite expliquer le
motif qui les avait engagées à prononcer ce oui ou non en chan-
tant en chœur une espèce de pot-pourri et en remuant en même
temps les mains et les doigts avec une souplesse et une vivacité
admirables. Portant leurs mains à droite, à gauche et en avant
d’elles, les modulations de leurs voix semblaient prendre tantôt
un ton de repxoche., tantôt une autre expression pour arriver à
une finale inteiTogative pour celle qui avait commencé le chant.
Celle-ci répondait h son tour, mais elle était aussitôt interi’ompue
d’une manière sèche et brève par toixtes les auti’es, qui recoin-
290
NOTES.
mençaient leurs mouvements de mains et leurs chants. Leurs
mesures étaient de trois temps, et ces voix insulaires, qui parais-
saient, du reste, s’accorder assez bien, trouvèrent des admira-
teurs. Quant à moi, qui ne suis pas musicien, il m’a semblé que
c’était une symphonie abominable.
La danse qu’elles exécutèi'ent ensuite est tout simplement et
tout bonnement une bonne cbika de nègres de la côte d’Afrique.
La seule différence qu’on peut y trouver, c’est qu’au cynisme des
gestes, elles joignent encore celui des paroles. Dans celte danse,
du reste, elles observent un ensemble qui est assez curieux et qui
n’est même pas à mon sens sans mérite
Après avoir causé un instant avec Kapoua, la tante de la reine,
je me résignai à lui offrir de petits présents en rapport avec mes
moyens ; mais elle me refusa, en me faisant entendre qu’elle était
tabouéepour les gens qui n’étaient pas chefs, et qu’elle ne pouvait
par conséquent rien accepter de moi. J’avais cependant une
grande envie de gagner ses bonnes grâces , car je désirais vive-
ment faire son portrait. Cette femme avait un bras charmant, et
sa main aurait pu servir de modèle dans un atelier d’étude. Un
tatouage gracieux et bizarre garnissait son épaule et descendait le
long de l’humérus en présentant à l’œil des dessins de poissons,
d’instruments divers, pour se resserrer ensuite vei’s le milieu de
l’avant-bras en lignes circulaires. et rapprochées, et couvrir toute
la main. Je ne puis exprimer l’effet de ce tatouage qu’en le com-
parant à un gant de soie noire et à jour que les dames espagnoles
portent quelquefois .
(M. Marescot.)
Note 7, page 34-
Le i4août^i838 nous quittons 3e groupe de Manga-Reva ; le
1 6 l’archipel des Marquises s’élève devant nous; le lendemain
nous prolongeons de très près l’île d’O-Hivaoa, et nous con-
NOTES. 291
templons a notre- aise cette belle montagne exhumée des pro-
fondeurs de la terre et de l’Océan. De grandes forêts couronnent
les hauteurs d’G-Hivaoa, se pressent sur les revers de ses ravins,
s’étendent jusque sur ses promontoires et bordent toute cette côte
escarpée. Çà et là le passage des torrents a creusé la falaise ; de
ses découpures sortent des cascades; elles apparaissent sous des
voûtes de branches et de feuilles ; des lianes enlacées les accom-
pagnent dans leur chute. Le pic principal s'élance du milieu de
la plus riche végétation, où son aridité de ruine contraste de la
manière la plus pittoresque : il porte encore les traces du feu qui
jadis s échappait de son cône brûlé , mais il est aujourd’hui une
source de fécondité : il conjure les nuages de son vaste horizon,
il en condense les vapeurs comme par un contact magique, l’eau
ruisselle de toute part et ses flots écumeux dessinent au loin les
rives de ce front séculaire qui , malgré son grand âge , alimente
une nature toujours jeune. Ainsi, d’imposantes scènes de dé-
sordre préludèrent au calme et à la fertilité d’O-Hivaoa : sous ce
rapport cette de, ainsi que toutes celles qui couvrent la vaste
étendue des mers, ne fit que subir la loi commune, puisque par-
tout de grandes révolutions préparèrent les harmonies de la
physique du -globe ; mais toutes ,ces terres isolées doivent-
elles précisément leur formation à la même cause que les
glandes terres? Les habitants eu sont-ils primitivement abo-
rigènes, ainsi que tout porte à le croire pour chacun des con-
tinents?
La puissance qui remania notre planète et lui donna sa confi-
guration actuelle, s’est successivement épuisée à partir du mo-
ment où commencèrent à se former les nombreux volcans d’où
s’échappèrent ou s’échappent encore les vapeurs et les gaz du
sein de la terre : de cette époque datent les périodes succes-
sivement témoins des diverses modifications de la vie et de
ses étonnants phénomènes. Le squelette du globe devint plus
stable et les perturbations générales ne furent plus le ré-
sultat des réactions chimiques de ses éléments , mais du dé-
placement des mers par suite de variations dans l’ensemble
des gravitations célestes. La présence des fossiles terrestres pro-
prement dits , parmi les terrains d’alluvion , établirait suffi-
samment la cause de ces grands flux et reflux, en supposant
même que l’on n’eût point trouvé, au-delà de la ligne polaire
arctique, les dépouilles d’animaux propres à la zone équatoriale.
Ce ne fut qu’après plusieurs essais de la nature et comme après
plusieurs oscillations entre le chaos et la création , que la terre
fut apte à produire des végétaux plus compliqués et des animaux
aussi plus parfaits : l’homme se montre alors au sommet de la
série des êtres animés ; l’homme, ce terme de tant d’admirables
combinaisons, lesquelles ne pouvaient s’arrêter à la création
de la brute incapable d’apprécier et de profiter de l’ensemble de
tant de merveilles ! Or, partant de ce principe, chaque jour con-
firmé par l’observation, que partout où naît un être quelconque
se trouvent d’avance toutes les conditions indispensablement liées
à l’usage de ses organes spéciaux ; il nous est impossible de
douter que les continents n’aient été les premiers points du globe
habités par les races humaines, parce qu’ils possédèrent les pre-
miers tout ce qui est nécessaire à l’éducation et à la prospérité
des institutions de l’homme : stabilité du sol, grands cours d’eau
à travers des plaines étendues, végétation puissante revêtant des
formes variées, animaux multipliés.
Non-seulement les îles manquent de tous ces avantages, mais
aussi, elles sont volcaniques-, à ce titre, elles appartiennent
à une date postérieure aux soulèvements actuel des continents :
il est donc certain que les races humaines étaient depuis bien
du temps répandues sur la surface des grandes divisions
terrestres, quand la plupart des îles apparurent au-dessus des
flots. D’ailleurs en raison de son intelligence, l’homme ne
pouvait être prédestiné à vivre dans un espace si circonscrit ;
son destin ne pouvait s’accomplir que dans un milieu favo-
NOTES. 293-
l'able à l’usage de cet organe intellectuel qui en fait un être à
part. En lui donnant le jour, il fallait, pour être conséquent,
qu’il fût le lien entre le créateur et la création, que la nécessité le
rattachât à ces innombrables réciprocités de causes et d'effets qui
nous entourent. Pouvait-il donc en être de lui comme d’un simple
animal exclusivement propre à un petit nombre de localités?
Non, aussi s’est-il successivement approprié tous les climats , et
ce fut une conquête de son esprit : tellement, qu’il s’étendit d’au-
tant plus vite que le degré d’intelligence de sa race était plus
élevé : le nombre des besoins de cette race fut pour ainsi dire me-
suré sur le nombre de ses capacités. Aussi, les contrées les plus
fertiles furent-elles mises à la disposition de l’intelligence la mieux
partagée : les terrains ingrats reçurent des habitants indolents,
d’une indifférence à toute épreuve , faciles à contenter , mais
aussi d'une nature moins parfaite. Il y a un vide immense entre
l’homme et le singe ; à ce' dernier s'arrête réellement la série ani-
male, mais on ne saurait se refuser à reconnaître que le premier
n’offre des modifications de formes physiques et d’entendement
qui constituent une véritable série humaine. Dans la suite des
temps les événements eurent une grande influence sur l’intellect
de l’homme : une foule de nécéssités contrarièrent ses projets,
le forcèrent à s’expatrier et à s’établir dans des lieux moins fé-
conds que ceux dont il é£ait originaire ; il plia sous le joug
des vicissitudes, mais il s’abrutit; en perdant le cercle de ses rela-
tions il perdit aussi l’occasion d’exercer sa pensée ; de là sans
doute l’état sauvage où restèrent si longtemps tant de peuples :
de ce nombre furent les habitants des îles.
Quant à cette idée qui voudrait rattacher l’existence de ces
petites terres isolées au milieu de l’Océan à celle d’un continent
aujourd’hui submergé, c’est une explication commode pour se
rendre compte de la dispersion de la race humaine dans l’Océanie,
mais elle ne soutient point la critique. En effet, toutes les chaînes
découvertes dans les parties intertropicales -de l’Asie orientale
294
NOTES.
s’étendent du N. O. au S. E.; en Amérique , dans les mêmes
limites, elles reprennent cette direction après s’en être écartées
un moment entre Quito et l’isthme de Panama; or, ces deux
limites E. et O. du grand Océan appartiennent à la formation
granitique. Les îles, au contraire, sans excepter un assez grand
nombre de celles de l’archipel Indien, sont le produit des forma-
tions ignées, aussi n’affectent-elles pas de directions régulières, et
lorsqu’elles semblent en adopter une, elle est opposée à celle du
système continental : c’est ce qu’on observe pour Java, Ballyr
Sumbawa, Flores, Ombay et pour une partie d.e Timor. Les îles
de l’Océanie n’offrent que le groupement irrégulier de plateaux
sous-marins, ou de montagnes élevées au-dessus de la mer t
plusieurs, comme Manga-Reva, furent élevées sur une même et
unique base et couronnent la circonférence d’un cratère aujour-
d’hui comblé par les coraux. Elles offrent un excellent exemple
de ce que l’on nomme groupe. Les Marquises sont répandues
sur un plus grand espace et n’ont de commun que leur voisi-
nage ; chacune d'elles eut son foyer particulier r leur ensemble
forme ce que l'on appelle un archipel. Ces groupes, ces archipels,
et même chacune des îles de chaque archipel , sont séparés par
de grandes profondeurs, et ces masses de basalte, de lave, de
glaise et de débris marins se sont amoncelées en laissant intacte
autour d’elles l’immensité des mers ;* ce qui n’aurait certainement
pas lieu, si elles étaient les sommités de grandes terres submer-
gées, le fond présenterait alors des inégalités sensibles et donne-
rait facilement la preuve d’une élévation graduelle aux approches
de la côte.
Nous étudierons encore par nous-mêmes tous ces faits intéres-
sants ; notre voyage nous en donnera souvent l’occasion ; mais
en attendant celte satisfaction , il m’est démontré que les indi-
gènes de l’Océanie ne s’y sont établis que longtemps après la dis-
persion de la race mongole sur les continents et que leurs colo-
NOTES. 295
nies, ainsi que le sol quelles habitent, appartiennent à des temps
relativement modernes.
[M. Hombron.')
Note 8, page 34-
Aujourd’hui nous avons poussé plus loin nos excursions ;
suivis de deux ou trois jeunes sauvages, gais, légers, qui se dis-
putaient à qui porterait nos gibecières, nous nous enfonçâmes
dans la foi'êt dans le but de tuer quelques oiseaux. Lorsque nous
eûmes dépassé la limite des habitations, nous entrâmes sous ces
belles voûtes de feuillages de formes et de nuances si diverses.
On suit un petit sentier à peine tracé au milieu de la forêt naine
d’arbustes, de plantes gigantesques, gazon de cette végétation
grandiose. Les palmiers nains, les larges feuilles de l’arum,
les goyaviers s’entremêlaient au lacis inextricable des lianes qui
s’élancaient en serpentant jusqu’aux sommets des plus grands
arbres. Au milieu de cette verdure gaie, une charmante le'gu-
mineuse secoue ses aigrettes de gousses , qui, en s’entr’ouvrant,
laissent voir leurs grains d’un rouge 6i éclatant, à l’œil noir, pa-
rure de jais et de corail. De jolis moucherolles voltigent çà et
là, faisant entendre leur petit cri à notre approche, se poursui-
vant, fuyant, puis revenant sans crainte se poser à quelques pas
de nous. Le plumage de ces oiseaux offre un contraste des plus
bizarres : la femelle est de couleur fauve, le mâle jeune est d’un
noir foncé, et lorsqu’il est vieux, son plumage devient d’une
blancheur éclatante.
Bientôt nous arrivâmes sous un massif de cocotiers, au som-
met desquels l’œil exercé de nos jeunes guides nous fit aperce-
voir de toutes petites perruches , suçant le miel des fleurs ; nous
en eûmes bientôt abattu quelques-unes ; c’était vraiment de
charmants oiseaux, de la grosseur d’un moineau franc ; elles
avaient le dos d’un beau bleu , le dessous du corps d’un bleu
296
NOTES.
verdâtre de saphir, le bec et les pattes d’un rouge de corail.
Leur langue est terminée en pinceau, afin de sucer le miel des
fleurs de cocotier , leur unique nourriture. L’endroit où nous
nous trouvions était délicieux de fraîcheur; un petit ruis-
seau murmurait à nos pieds, nous nous y arrêtâmes pour dé-
jeuner : les provisions furent étalées sur l’herbe. Nos guides,
jaloux de contribuer au repas, grimpèrent comme des singes sur
les cocotiers et en firent tomber plusieurs fruits. Le plus embar-
rassant pour nous était de les ouvrir ; mais nos pourvoyeurs
nous eurent bientôt tirés d’embarras; à peine descendus, ils se
mirent à enlever à belles dents toute la pulpe tenace et filan-
dreuse qui entoure la noix, qu’ils nous présentèrent entièrement
dépouillée en quelques instants. Pour notre compte, s’il nous
avait fallu obtenir’ un semblable résultat avec les mêmes moyens,
nous serions, je crois, plutôt morts de soif.
Lorsque la noix est ainsi dépouillée, on frappe avec un caillou
quelques coups autour de l’une des extrémités , qui s’enlève
comme une calotte. Nos jeunes sauvages se montrèrent friands
du biscuit et du pain, mais ils rejetèrent le fromage avec dégoût.
Ils avalèrent aussi un peu d’eau-de-vie , non sans faire la gri-
mace. En revanche ils se bourrèrent d’amande de coco.
Notre repas terminé, nous nous remîmes en route pour continuer
notre chasse ; le soleil était alors dans toute sa force, la chaleur
était insupportable. Nous grimpions avec peine les flancs escarpés
d’une colline ; à chaque pas les broussailles devenaient plus
épaisses ; enfin nous arrivâmes au sommet accablés de fatigue et
de chaleur. Mais là, nous fûmes bien dédommagés de nos peines
par la perspective délicieuse qui s’offrit à nos regards ; la baie
s’arrondissait à nos pieds , déployant sur la plage de galets sa
blanche ceinture d’écume. Nos deux corvettes étaient là , pares-
seusement endormies , se réfléchissant en lignes noii’es et trem-
blottantes dans cette eau à peine ridée'par la brise, qui, plus haut,
inclinait le feuillage et faisait balancer les têtes des cocotiers. A
NOTES.
297
l’horizon, la mer bleue, infinie, se confondant presqu’avec le ciel.
Assis au pied de quelques eucalyptus , qui rendaient un son
plaintif et monotone frappés par la brise, nous restâmes long-
temps en contemplation devant ce gracieux paysage.
Pendant deux longues années encore nous avions à tracer
notre sillon sur cette mer sans bornes avant de revoir la patrie!
Au bout de quelque temps, nos petits sauvages , qui rôdaient
çà et là, vinrent me tirer de- ma rêverie : ils me montraient du
doigt le sommet d’an grand Eoa, ou arbre des banians, en me
répétant le mot manou (oiseau). Je regardai longtemps sans rien
voir ; à la fin, quelques mouvements que fit l’oiseau me le firent
distinguer au milieu du feuillage, dont il avait la couleur; je le
tirai aussitôt et l’abattis : c’était la jolie tourterelle kurukuru,
dont nous devions rencontrer une variété dans chaque île de
l’Océanie. Si cet oiseau pouvait vivre sous notre climat tempéré,
il serait l’ornement des volières. Cette tourterelle , un peu
moins grosse que celle d’Europe, a tout le dessus du corps d’un
beau vert vif et mat : le dessous est jaune, avec une tache rouge
sur la poitrine. Le dessus de la tête est couvert d’une calotte du
plus beau carmin. En peu de temps nous en tuâmes plusieurs
sur le même arbre, dont elle venaient probablement manger les
baies. Cet oiseau, et les deux autres décrits plus haut, sont les
seuls que nous ayons vus pendant notre relâche, indépendam-
ment de petites hirondelles noires très-communes. On doit ce-
pendant en trouver d’autres espèces, sur d’autres endroits del’île.
Ce malin on s est aperçu que 1 M aléomo^ le tayo du lieutenant,
n était plus à bord ; personne ne l’avait vu partir ; on ne savait
comment expliquer cette disparution subite, lorsque M. de Mon-
tra vel s’aperçut que son fusil lui manquait; dès- lors tout fut
expliqué. Le fusil , à pierre et luisant, était placé dans un coin,
vers la porte de sa chambre; un des grands plaisirs de Matéomo
à bord était de prendre ce fusil et de se promener majestueuse-
ment sur le pont, à l’instar d’une sentinelle. Le pauvre garçon
2«8 NOTES.
n’avait pu résister à son' envie ; il s’était enfui à la nage pendant
la nuit, emportant l’arme précieuse.
Après déjeuner nous allâmes à sa case , mais il n’était plus là.
Les femmes nous dirent qu’il était allé dans la montagne.
En revenant je passai devant la case où avait eu lieu la veille
la cérémonie du morai. Sur la plate-forme , devant la case, se
trouvait un énorme cochon rôti, posé sur des feuilles de bana-
nier. Dans la case, une nombreuse réunion continuait les ré-
jouissances gastronomiques de la veille. Je m’approchai , mais
les convives , peu flattés de ma venue , poussèrent des grogne-
ments comme des dogues en possession d’un os ; je jugeai pru-
dent de me retirer.
(A/. Jacquinot.')
Note 9, page 34-
Les objets de l’usage le plus commun et que l’on rencontre dans
toutesiles cases sont des nattes, des gourdes, des tasses en noix de
coco, des berceaux pour les enfants, de petits coffres, des jattes
en bois et des calebasses. Un morceau de bois rond et un battoir
leur suffisent pour la fabrication de leurs étoffes. 11 suffit, pour la
confectionner, de la battre sur la pièce en bois, tandis que de
l’autre main on l’étend et on y jette de temps en temps quelques
gouttes d’eau pour y entretenir l’humidité. Quant l’étoffe est dé-
chirée, il suffit de rapprocher les bords de la déchirure et de la
battre pour la réunir.
Leurs pirogues sont de différentes grandeurs; j’en ai remarqué
une entre autres qui avait à peu près les dimensions suivantes :
longueur 4o pieds, largeur 1 5 pouces, profondeur 18. Ces em-
barcations sont construites avec des morceaux d’arbres à peine
réunis entre eux par des fibres decoco. Les coutures sont recour-
vertes intérieurement et extérieurement de bandes de bambous
garnies^ de brou de coco, pour interdire le passage à l’eau qui
NOTES.
299
néanmoins arrive en assez gFande quantité pour qu’une op deux
personnes soient constamment occupées à la vider. Pour donner
à ces pirogues plus de stabilité, elles sont munies d’un balancier
formé de trois pièces de bois assemblées. La proue quelquefois
est assez grossièrement sculptée , et ornée de deux planches
qui peuvent servir , je pense , à fendre la lame pour donner
une plus grande vitesse à la pirogue. L’ancre se termine par
une longue pointe recourbée qui s’avance à 8 ou io pieds.
Leurs pagaies sont de forme elliptique, le manche est court et
d’un bois assez dur. L’intérieur de ces pirogues est garni de petits
crans en bois sur lesquels on place des planches pour servir de
sièges aux rameurs. Ils ont d’autres pirogues plus petites qui ser-
vent pour l’usage habituel et qui souvent ne sont que des troncs
d’arbres creusés ou les fonds de quelques vieilles embarcations.
Leur voile est de la forme d’un triangle rectangle et placée de
manière à ce que l’hypothénuse forme le bas-côté.
(Af. Gervaize.')
Note 10, page 34-
Le capitaine du navire américain le Roscoff est venu à bord.
Ce navire est un baleinier parti depuis 3o mois; il n’a que 700
barils d’huile. Un assez grand nombre de baleiniers fréquentent
cette baie pour y chercher des vivres frais. Ils s’y procurent des
cochons, des ignames, du taro et des patates douces, cultivées par
la petite colonie européenne qui s’y trouve. Hutchinson, le plus
instruit de ces colons (la plupart déserteurs ou convicts) et qui
ne s’est établi à Nouka-Hiva qu’à la suite d’un différend avec le
capitaine du navire dont il était second à ce qu’il prétend, donne
pour moyenne des relâches annuelles des baleiniers dans cette
baie le nombre de i4 à *6. Ce\iombre est assez considérable
pour procurer aux cultivateurs une certaine somme d’argent
300 NOTES.
qu’ils ont rarement occasion d’enftmer et qu’ils amassent sans
peine
Parmi les mots des chants des jeunes filles, il y en avait quel-
ques-uns qui revenaient fréquemment. Les suivants étaient ré-
pétés très-souvent. Une femme criait à pleine voix ariri, les autres
répétaient en chœur ariri. Ce cri était répété une troisième fois,
puis toutes ensemble criaient de tous leurs poumons parakio ; une
espèce de récitatif suivait toujours ces grands cris en chœur, puis
on continuait d’autre cris, toutefois celui-ci a été le plus fréquem-
ment employé
Les Nouka-hiviens paraissent se soucier fort peu des mission-
naires. Laissez-nous comme nous sommes, disaient-ils lorsqu’on
les pressait de se faire chrétiens , les missionnaires ne peuvent-
ils pas demeurer parmi nous sans détruire nos usages. Les Hapas
et les Taipiis ne nous attaqueraient-ils pas , s’ils nous voyaient
changer nos coutumes
Les habitants de Nouka-Hiva ont^oin de ne pas allumer de
feu dans leurs demeures ; ils cuisent leurs aliments sous une
hutte basse, ouverte des deux côtés , et dont la fumée s’échappe
sans obstacle. Le fruit à pain et le poisson forment leur principale
nourriture, quoique les cochons soient nombreux. Mais ils sont
taboues depuis une grande fête où le nombre de cochons tués
ayant été considérable , on leur a imposé le tabou sacré, pour
que leur multiplication ne s’en ressente pas. C’est la première fois
que nous voyons les effets du tabou ; la rigueur des privations
qu’il impose indique sa puissance sur l’esprit des indigènes. Il
s’applique à une foule de choses; si un homme est tabou pour
une femme, elle ne peut pas mettre sa main sur sa tête, ni man-
ger avec lui ou en sa présence. Les pirogues sont tabouées pour
les femmes, elles ne peuvent pas y monter. C’est pourquoi nous
les avons vues venir abord à la nage, taildis que les, hommes se
trouvaient dans leurs pirogues. ^Certains oiseaux, certaines plan-
tes, certains poissons,, etc., sont tabous, les naturels n’y touchent
NOTES.
301
pas. Lorsque les femmes se sont jaunies avec la racine du curcuma
et l’huile de coco, qui servent à faire cette puante pommade, elles
paraissent être tabouées jusqu’à ce qu’elles aient été se laver dans
1 eau des ruisseaux ou de la mer , ce qu’elles font fréquemment
plutôt à cause delà chaleur que par le désir de se rendre pro-
pres.....
Dans une partie de la vallée, près du figuier colossal, se trouve
un rocher mis à nu à la suite d’un éboulement ou pour toute
autre cause. Les naturels paraissent y attacher des idées supers-
titieuses, car ayant voulu m’y asseoir, ils mirent beaucoup d’em-
pressement à m’en éloigner. Autant que j’ai pu le comprendre
c’était la demeure d’un atoua , et c’était tabou. Du reste, comme
je me suis aperçu quelques instants après que mon mouchoir était
perdu, il est fort possible que les gestes et les discours de mes
voisins n’eussent d’autre but que celui de me voler.
Six tribus différentès se partagent l’ile Nouka-Hiva, qui a
donné son nom à -l’archipel : ce sont les Nouhiva ou Taï habitant
la baie où nous sommes mouillés , les Hapas et les Taipiis dans
l’est de la baie de Nouhiva, les Ataioa habitant la baie Tchicha-
koff, et enfin les Kai-Homé et les Aloupa , dont les villages se
trouvent dans la partie nord de l’île. Des guerres continuelles,
entremêlées de trêves momentanées divisent ces tribus. Les Nou-
hiva et les Hapas sont particulièrement en guerre avec les Tai-
piis. Il y a cinq semaines, une femmes de la tribu des Hapas a été
mangée par les Taipiis , et ici on peut voir les restes d’un grand
festin qui a eu lieu il y a environ deux mois , dans lequel un
homme, une femme et une petite fille de la tribu des Taipiis ont
été dévorés
M. Le Guillou avait été bien reçu chez les Hapas , et rien ne
lui était arrivé qui pût donner lieu aux bruits qui avaient couru.
En traversant le sommet de la montagne, il avait rencontré plu-
sieurs sauvages qui , à sa vue , firent éclater des transports de
joie. Plus loin il rencontra des femmes qui montaient aussi et
302 NOTES.
qui, à ce que lui dit son guide, appartenaient à la tribu des
Hapas et venaient cependant dans labaiedeNouka-Hiva pendant
la relâche des baleiniers, pour participer aux cadeaux des mate-
lots galants. Une d’elles, en le voyant, le saisit en parlant à haute
voix. Le même Anglais, son guide , lui expliqua que celte femme
le prenait sous sa protection, et qu’alors il devenait tabou. Celte
coutume paraît exister dans les mœurs de'vastatrices des naturels;
lorsqu’une femme choisit un homme pour mari on le lui accorde,
il devient membre de la tribu. De semblables adoptions sont
faites par les chefs. Mais il est difficile de connaître l’exacte vérité
à cet égard et l’étendue de ces droits. Les Eui’opéens qui pour-
raient donner des renseignements sont la plupart très-ignorants
ou mentent pour se donner plus d’importance
Une aventure extraordinaire est la cause de l’état de paix qui
règne actuellement entre les Hapas et'les Nouka-hiviens ; cette
histoire, racontée par les Anglais, est assez romanesque pour
qu’on puisse douter de son exactitude, quoique plusieurs de ces
colons-indépcndants s’accordent pour l’assurer.
Le chef des Hapas est un jeune homme qui, ayant beaucoup
entendu parler de la beauté de la reine Patini, prit un beau jour
la résolution d’aller la voir et de lui demander sa main. Il choisit
une nuit obscure pour franchir les montagnes et se rendit auprès
de la reine. Bref ils se plurent mutuellement , d’autres rendez-
vous furent demandés et accordés, et le chef des Hapas est de-
venu un des époux de la reine. Depuis cette époque la paix règne
entre les deux tribus. Les femmes des Hapas viennent à Nouka-
Hiva profiler de la présence des baleiniers et s’en retournent à
leur départ. Aussi nous avons pu remarquer une diminution
sensible dans le nombre du beau sexe de la plage depuis l’affaire
de M. Le Guillou. Les filles des Hapas ont gagné les montagnes
dans leur frayeur et né sont pas revenues depuis.
Nous avons remarqué aussi que les Nouka-hiviens qui crient
facilement mort aux Taipiis, n’ont jamais crié mort aux Hapas.
NOTES. 303
Ainsi la beauté de la reine Patini, au rebours de celle d’Hélène,
a arrêté l’effusion du sang de ces peuples au moins pour quelque
temps.
(A/. Desgraz.')
Note il , page 58.
L’archipel des Pomotmi resta longtemps inconnu. Les anciens
navigateurs savaient d’une manière trop invariable les routes tra-
cées par leurs devanciers, pour que le hasard les conduisît vers
ces terres basses et dangereuses. Schouten fut le premier à en
apercevoir quelques-unes dans le commencement du dix-septième
siècle. Ce navigateur reconnut successivement les îles Ourateokea ,
Houden e t Td^aterland en 16165 il nomma la troisième de ces îles
Nouvelle-Houden , parce qu’il trouva des chiens qui n’aboyaient
pas , et la quatrième Zoudugrand , pour exprimer qu’il n’y avait
pas trouvé de fond propre à un mouillage. Après avoir fait ces
découvertes, il quitta ces îles en leur laissant le nom général
à' archipel Dangereux. La relation de ce hardi marin dit qu’il y a
vu des habitants perfides et féroces qui avaient attaqué ses mate-
lots à coups de lances et de casse- têtes.
Pendant un siècle il ne fut plus question de ces découvertes
du marin hollandais. En 172a seulement, Roggewen en reconnut
d autres qu il appella îles Palisser , en les qualifiant de perni-
cieuses, parce qu’un de ses' navires s’y perdit, et que les deux
autres eurent beaucoup de peine à s’en tirer. Il y remarqua des
habitants de haute taille, bariolés de toutes les couleurs et à fi-
gures farouches. Après lui Byron, Wallis, Carteret, Bougainville
et Cook sillonnèrent cet archipel dans bien des sens et enrichi-
rent la géographie d’une foule de petits îlots bas et entourés de
récifs. A des époques plus récentes Kotzebue, Bellinghausen,
Krusenstern , le Margaret et Beechey complétèrent à peu près
l’hydrographie dé l’archipel Dangereux. Enfin des navigateurs
204
NOTES.
plus modernes encore, mais d’une autorité plus récusable aussi
découvrirent les quelques îles qui avaient échappé à leurs habiles
devanciers, et je crois qu’ils n’en ont pas laissé pour ceux que le
hasard conduirait dans ces parages.
Les géographes de nos jours ont remplacé les divers noms de
archipel Dangereux, mer Mauvaise, îles Basses, etc., etc., par
celui de Pomotou, qui indique en taïtien toutes les terres basses
qui se trouvent au vent ou à l’est de Taïti.
Les Pomotou se déroulent dans un espace de 5oo lieues de
l’E. S. O. à l’O. N. O. depuis Plie Ducie jusqu’à celle que l’on
nomme Lazareff. \ sur une largeur variable qui ne dépasse pas
120 lieues dans la plus grande dimension. Tous les différents
groupes qui composent cet archipel sont des terres basses ayant
le plus souvent un lagon dans leur milieu et entourées d’une
ceinture de brisants. Le plus grand nombre de ces îles est habité
par une race polynésienne qui a quelque rapport avec celle qui
peuple Taïti.
La charpente de ces îles est madréporique et sablonneuse, et
la végétation y est admirable. Les bananiers, les cocotiers et
l’arbre à pain paraissent y venir en abondance, ainsi que les
autres plantes nourricières de la Polynésie.
Aujourd’hui cet archipel est exploité par la classe des pécheurs
de perles et de nacre. Un grand noinbre de petits navires sillon-
nent chaque année les Pomotou pour offrir à leurs habitants des
verroteries ou des objets d’industrie européenne en échange des
huîtres qu ils peuvent pêcher dans leurs rochers. Ce commerce
a été, il y a quelques mois, beaucoup plus suivi qu’aujour-
d’hui.
On compte à peu près 60 à 70 îles plus ou moins grandes dans
làrchipel Pomotou. La mer y est ordinairement fort basse, mais
la navigation n’y est pas facile à cause du grand nombre d’écueils
que l’on y rencontre à chaque pas. Il faut espérer qu’à l’aide des
navigateurs éclairés qui en remonteront les diverses parties, on
JNOTES. 3.05
finira par obtenir une carte complète et détaillée de cette partie
du globe.
(M. Marescot .)
Note 12, page 85.
La reine de 1 aiti , après avoir eu une jeunesse toute de feu ,
après s’étre livrée à son tempérament avec ardeur, paraît aujour-
d hui s être amendée et remplir consciencieusement ses devoirs de
mère et d épouse. Seulement, elle se charge elle-même de châtier
son mari lorsqu’elle apprend quelque infraction aü contrat conju-
gal. Dernièrement, pour un fait de celte nature, elle lui avait ad-
ministré plusieurs coups de corde, châtiment auquel le pauvre
diable s’était soumis sans murmures
Nous avons appris que le général Freire , ancien directeur du
Chili, qui, par suite d’un mouvement politique, avait été ren-
versé de son poste et envoyé à Port -Jakson , avait quitté ce der-
nier lieu d’exil et était venu à Taïti lors de notre voyage sur la
Coquille au commencement de 1823. Nous avions eu des relations
amicales avec ce chef qui alors exerçait une grande influence sur
les événements relatifs à l’indépendance de son pays, et dont les
louanges étaient chantées par tous les Chiliens. Aujourd’hui il
estpioscrit et malheureux. Nous avions vu trois mois auparavant
à la Concepcion quelques personnes de sa famille qui nous en
avaient parlé avec beaucoup d’intérêt. Nous savions que, revenu
de toute idée de jouer désormais un rôle politique, il n’avait en
ce moment d autre désir que d’obtenir la permission de ter-
miner sa carrière au milieu des siens. Nous devions une visite
au malheur ; nous la fîmes, et ce ne fut pas sans émotion que
j’entrai dans la misérable case occupée par le général ; il était en
train de lire quelques vieux journaux de Paris que lui avait
prêtés le commandant Du Petit-Thouars. Il reconnut parfaite-
ment M. d CJrville et moi, et nous exprima avec franchise toute
IV.
20
306
NOTES.
la satisfaction que lui causait notre présence. Il témoigna surtout
une joie bien vive, lorsque je lui annonçai que M. Dubouzet lui
apporterait le lendemain une lettre de sa femme.
Sur de fausses nouvelles qui dernièrement étaient venues à sa
connaissance, je général Freire avait arrêté son passage sur un
navire baleinier qui faisait route pour le Chili. 11 était sur le
point de partir lorsque d’autres lettres vinrent détruire ses
espérances de rallier sa famille, et le forcèrent à reprendre
ses chaînes. Encore dans la force de l’âge, jouissant cl’une bonne
santé, il nous parut calme, et supporter avec résignation le sort
que lui ont imposé ses compatriotes. Il a heureusement trouvé
dans M. Moerenhout un ami dont la société lui est très-agréable,
et qui a pour lui tous les égards et toute la bienveillance pos-
sibles
Dans la journée du 1 1 , nous travaillâmes à remplacer l’eau
qui nous manquait. Notre canot major ayant été sur le soir
prendre quelques officiers qui se trouvaient à terre, et l’homme
de garde ayant un instant abandonné cette embarcation, quelques
naturels qui se trouvaient sur la plage saisirent cette circons-
tance avec promptitude, et dérobèrent les deux tapis. Nous en
portâmes immédiatement plainte à M. fVilson , qui sur-le-champ
mit ses aiguasils sur la piste des voleurs.
Le M. Pritckard me quitta sur les dix heures,’ n’ayant pu
contenir la satisfaction qu’il éprouva en apprenant que les deux
corvettes reprenaient la mer le surlendemain. Peu après son
départ, je fus prévenu que les tapis cl’embarcation qui nous
avaient été dérobés étaient retrouvés. Les voleurs soupçonnés,
après avoir été soumis à une espèce de torture , qui consiste à
leur serrer le ventre de plus en plus avec une corde jusqu’à
l’aveu de la faute, avaient tout confessé et restitué les objets.
Ayant fait demander au missionnaire de Matavai si nous étions
redevables de quelque somme pour les frais de poursuite , il me
fit répondre qu’à Taïti la coutume était de tout faire payer par
' NOTES. 307
les voleurs, qui, outre la punition déjà subie, seraient condamnés
a une amende de dix cochons. Nous n’eûmes qu’à nous louer des
peines et des démarches de M. Wilson dans cette circonstance.
Il j allait du reste de son amour-propre à nous prouver qu’il
pouvait bien se glisser des brebis galeuses dans son troupeau,
mais qu elles étaient connues , et que la justice savait les trouver
et les frapper.
A quatre heures du soir, le chef de Mataoai, Pcwewe , vint à bord
avec sa femme et sa fille, et accompagné de. trois autres naturels,
qu’il me présenta comme étant également des chefs ; la table était
dressée pour mon dîner; je les invitai à j prendre part, et ma pro-
position fut acceptée avec un grand empressement. Si l’on doit se
féliciter de 1 appétit que montrent les convives, je dus être extrê-
mement heureux dans cette circonstance ; car , pendant une
heure, ils dévorèrent tout ce qu’on îqur présenta , s’administrant
à chaque instant de nombreuses et copieuses libations de vin,
auxquelles participaient également les deux femmes. Après le
repas ils demandèrent du rhum et en eurent épuisé une bouteille
dans 1 espace de quelques minutes. Comme ils commençaient
alors à s’échauffer, je refusai positivement de leur en faire donner
une seconde qu’ils réclamaient avec instance, et je les congédiai,
toute la bande ayant peine à se soutenir sur les jambes, et peu de
chose de plus devant suffire pour les faire tomber dans une
ivresse complète. J’appris plus tard que la jeune femme que le
chef m’avait présentée comme sa fille , et elle l’était réellement,
était chaque soir proposée par lui -même et vendue pour les
plaisirs des officiers et même des matelots ; il ne faisait en cela, du
reste, que le métier que font aujourd’hui tous les autres, rien ne
lui coûtant pour se procurer quelque pièce de monnaie.
(J/. Jcioquinot .)
RRHIH
308
NOTES.
Note i3, page 85.
En rentrant à Matavai, Peweive nous donna de nouvelles
preuves de l’avilissement actuel des Taïtiens , en nous offrant lui,
chef de ce district, demeurant presque porte à porte avec les
missionnaires, de nous procurer des femmes. Avant de rentrer à
bord, je vis un grand nombre de celles-ci qui renouvelaient avec
nos matelots les scènes de Nouka-Hiva. Plusieurs enfin qui
s’ëtaient réunies près de nos canots, entonnèrent alors , à notre
grand étonnement, l’ancien chant d’amour du Taïtien, accompa-
gné de sa pantomime indécente, et imitant, à s’y méprendre, le cri
des cochons, quelles proféraient le plus bas possible pour n’être
pas entendues par le Mitionnary. On pouvait voir par là que ce
peuple n’était nullement retenu par la crainte morale, et que
chrétien de nom seulement il n’en comprenait nullement les
principes, et la dissolution était alors d’autant plus coupable,
qu’elle ne pouvait plus , comme autrefois , être excusée par
l’ignorance du bien et du mal. Si la corruption des chefs et la li-
cence des femmes, pratiquées si ouvertement, donnaient une triste
idée de cette population, la conduite de ces enfants comblait la
mesure. Combien ces premières impressions que j’éprouvais à
Taïti étaient différentes de celles que m’avaient causé à la pre-
mière vue l’intéressante communauté de Manga-Reva , combien
aussi je plaindrais ceux qui sont à leur tête, si leurs enseignements
n’aboutissaient qu’à un aussi triste résultat. Les Taïtiens passent
aussi pour avoir eu leur tempi de ferveur; si elle s’est éteinte si
vite, j’aime à croire plutôt que la conduite des méthodistes et
leurs vues intéressées y ont contribué pour beaucoup, que de
penser que cette réaction fâcheuse n’était due qu’à la faiblesse de
la nature humaine, et que la société si morale et si patriarcale
de Manga-Reva était exposée à voir s’opérer dans peu d’années
dans son sein une aussi funeste révolution *
309
NOTES.
Je me rendis après dans une modeste chaumière voisine ,
habitée alors par le général Freire, ancien président du Chili,
grandeur déchue qtii, forcé de s’exiler de son pays, où il occupa
jadis la magistrature suprême, traînait alors à Taïti la plus triste
des existences. Je lui remis des lettres de sa famille, qu’on m’avait
données à Valparaiso. Dans un court entretien que j’eus avec lui,
il 8e plaignit vivement de l’inquisition des missionnaires, de
l’état barbare et de la dissolution des Taïtiens, de la faiblesse du
gouvernement de la reine, qui ne pouvait, disait-il, protéger per-
sonne et laissait des bandits désoler le pays. Tout ce qu’il voyait
dans cetle île, depuis quil l’habitait, lui faisait regretter plus
vivement le Chili et le jour où il pourrait se retrouver au mi-
lieu de la civilisation et sous la protection de ses lois. Je ne pou-
vais m’empêcher de songer, en l’entendant parler ainsi, à l’aveu-
glement où le plongeait l’amour de son pays, qui lui faisait
oublier combien les lois y sont aussi impuissantes
En rentrant à Matavai, j’appris qu’un Taïtien venait de voler
dans un de nos canots les deux tapis, pendant que l’homme de
garde s’était absenté. Je më rendis en conséquence chez le révé-
rend Wilson pour réclamer son intervention pour faire recher-
cher le voleur; il eut, suivant son habitude, toute la complai-
sance possible pour nous aider dans cetle recherche , fit appeler
devant moi le chef, et me fit espérer que nous les retrouverions.
Je partageai d’autant plus facilement sa confiance, que je pensai
qu’il en ferait une affaire d’amour-propre pour se venger lui et
ses collègues des accusations portées contre eux et contre toute la
population de Taïti par divers voyageurs, et réhabiliter celle-ci en
nous prouvant combien les voleurs sont peu nombreux dans l’île,
et la manière habile avec laquelle on y fait la police. En effet,
quelques heures après, l’obligeant M. Wilson nous fit prévenir
que les tapis étaient retrouvés. J’appris alors les moyens qu’on
avait employés pour cela. Le chef chargé de faire la police avait
lait arrêter aussitôt quelques Taïtiens, voleurs reconnus, et les
310 NOTES.
avait fait soumettre à une espèce de torture en les faisant attacher
par le corps entre deux bambous et les soumettant ainsi à l’aide
d’un tourniquet à une pression fort douloureuse. Ce moyen bar-
bare, peu en harmonie avec les institutions libérales qui sont
censées la base du gouvernement taïtien, est presque toujours
infaillible, et les chefs, qui connaissent en général fort bien leur
monde, en usent avec une sagacité qui prévient les méprises
fâcheuses. Le chef Pewewe était tombé du premier coup sur le
voleur. Il fut sévèrement châtié de coups de bâton, moyen dur et
sévère, mais qui, comme on est obligé de le reconnaître avec
peine, est le seul frein qui puisse arrêter de pareils hommes
On a reconnu depuis longtemps l’aptitude du sol de Taïli à
produire la canne à sucre : des spéculateurs l’y ont. naturalisée
et y ont déposé le gei’me de la prospéi'ité à venir. Depuis long-
temps déjà, des navires se sont procurés des cargaisons de cétte
denrée précieuse, et elle fait aujourd’hui, avec l’huile de coco,
le principal objet d’exportation. Cette culture eût acquis de
l’accroissement, si l’indolence des habitants, qui fait manquer
les bras, n’était venue s’y opposer. Emancipés comme le sont
aujourd’hui les Taïtiens , ce n’est qu’à la longue et par un autre
système d’établissement que celui qui existe aujourdffiui, qu’on
peut espérer les amener à travailler en leur créant des besoins
autres que les besoins grossiers de leurs sens; si les missionnaires,
au lieu de les admettre si vite dans le giron de leur église, pour
faire monter plus haut le chiffre de leurs convertis, s’étaient plus
attachés à leur inspirer le goût du travail, ils y eussent peut-être
réussi à l’époque où ils avaient tant d’ascendant sur eux. Et
l’amour du travail eût remédié beaucoup plus facilement à leurs
vices naturels de l’état sauvage et la dissolution native dans
laquelle ils ont continué à vivre, que les ridicules pénalités insé-
rées sous leur patronage dans le code des lois taïtiennes.
Mais dans* l’état actuel de la population , combien cette tâche
n’est-elle pas devenue difficile? Les Taïtiens ne connaissent plus
NOTES. 31 1
leurs instituteurs seulement par les bienfaits qu’ils en ont re-
çus; ils ont découvert en eux une tendance au despotisme, et
. des idées d’intérêt tout-à-fait mondaines , beaucoup trop appa-
rentes, et le prestige de leur influence a été détruit. Déjà les chefs,
fatigués de leur joug, cherchent l’occasion de s’en affranchir;
ils osent poser la question de l’utilité de leur présence dans l’île
toute convertie, et dans l’état de faiblesse du gouvernement de la
jeune reine, il est à craindre que bientôt ils ne fomentent une
révolte générale contre' lui et ne réussissent à le renverser et à
usurper le pouvoir à sa place Quelque fondé que soit le mécon-
tentement de ces chefs, une pareille révolution serait probable-
ment ce qui pourrait arriver de plus malheureux dans celte île.
Car le premier usage que feraient de leur autorité ces chefs,
serait probablement d’abolir le peu de lois sages qui mettent
aujourd’hui quelque frein à la satisfaction de leurs penchants dé-
sordonnés, telle que celle qui défend dans file l’introduction des
liqueurs spiritueuses, et dès-lors le peuple ajouterait à d’autres
vices les habitudes de s’enivrer qu’on a voulu prévenir, et tom-
berait tout-à-fait dans l’abrutissement. Cette société se trouverait
alors dans le désordre et l’anarchie la plus grande , et il est à
présumer que l’Angleterre , qui sait si bien tirer parti de la pro-
pagation de sa foi pour agrandir sa puissance , et dont les sujets,
propriétaires de cerlaihes parties du sol , sont à peu près les
seuls qui aient de grands intérêts dans file, saisirait le prétexte
de la nécessité de les protéger et interviendrait en faveur du gou-
vernement de la reine , qu’elle étoufferait bientôt sous sa protec-
tion écrasante. Les Taïliens perdraient à tout jamais leur natio-
nalité et leur liberté dont ils ont si peu su profiter en dépit des
récits de certains voyageurs, qui ont la naïveté d’offrir à l’Europe
leur gouvernement et leur code comme un modèle. La société
taïtienne, constituée comme elle l’est aujourd’hui , ne paraît pas
devoir rester à jamais indépendante , si la France et l’Amérique,
qui ont intérêt à conserver sa nationalité pour leur navigation
I
I
WÊÊÊHÊÊÊÊÊ
312 NOTES.
dans le grand Océan, ne l’aident pas à se constituer différemment,
il est à craindre que le sort de devenir une colonie anglaise ne
lui soit réservé avant peu, et je crois que le plan est depuis long-
temps arrêté dans les vues de la Grande-Bretagne, et qu’elle n’at-
tend qu’un prétexte pour le mettre à exécution.
( M. Dubouzet.')
Noie 14, page 85.
Taïti n’est plus ce qu’elle était au temps des Wallis, des Bou-
gainville et des Cook. A voir ces rivages toujours verts , arrosés
d’une multitude de ruisseaux d’une eau fraîche et limpide, à voir
ces ravins profonds couronnés d’artmes jusqu’aux sommets , on
croirait retrouver encore la reine de l’Océanie. Mais un coup
d’œil jeté sur cette population sale et déguenillée, qui a échangé
sa douceur, sa naïveté, ses vertus premières, pour l’astuce, l’ivro-
gnerie et la prostitution , ce coup d’œil suffit pour désabuser
le voyageur. Les Taïtiens semblent avoir oublié le petit nombre
d’industries qu’ils tenaient de leurs aïeux. La construction et
l’entretien des grandes pirogues de guerre, la fabrication des
étoffes en écorce, l’édification des moraïs ou monuments funé-
raires, enfin les corvées pour le service des chefs entretenaient
parmi le peuple une activité salutaire. Mais aujourd’hui l’art na-
val des Taïtiens semble avoir rétrogradé vers la petite pirogue for-
mée d’un simple tronc d’arbre creusé ; les étoffes d’écorce moins
.estimées des naturels que les tissus d’Europe, n’occupent plus
qu’un petit nombre de bras. Les moraïs ont fait place à la mo-
deste sépulture protestante. On sait d’ailleurs quel respect la
cendre des morts inspire au révérand M. Wilson. .Les chefs ne
sont plus là pour prescrire les jours de travail et de repos, les
corvées pour l’édification des grandes salles d’assemblées , ni les
autres travaux qui intéressaient la communauté. Ainsi, l’on peut
dire que les Taïtiens doivent aux Européens et surtout aux mis-
NOTES. 313
sio^ïnaires anglicans, sinon le mal vénérien , du moins la paresse
qui pour l’humanité est une véritable lèpre. Ainsi, à part un petit
nombre de cases dont Ja construction est assez soignée, et les petites
barrières dont elles sont entourées , on cherche vainement ici les
traces de la main de l’homme pour lequel la nature se montra si
prodigue. Encore une fois , les missionnaires ont manqué à leur
mandat , et n ont rien fait depuis 4o ans pour se faire pardonner
i usurpation du pouvoir temporel qu’ils ont exploité d’une ma-
nière étroite et égoïste
Nous fûmes bientôt à l’entrée de la baie de Papeïti qui est par-
faitement couverte par la ceinture de récifs où il n’existe qu’une
passe étroite. Un îlot couvert d’arbres est assis à l’entrée de la
baie , semblable à un pot à fleurs. La reine a une habitation sur
cet îlot où le vieux Pomaré II travaille à la traduction delà bible.
La frégate la Vénus , mouillée au centre de la baie, épouvante
encore de ses canons la pauvre reine qui a eu, la faiblesse d’écou-
ter les conseils de l’homrhe qui est à la fois consul, ministre ,
boucher et brocanteur. Deux baleiniers américains et un brick
péruvien appartenant au général Freire, réfugié, sont mouillés
dans la baie. Ici du moins , avant de mettre pied à terre, on peut
arrêter ses regards sur une apparence de ville. Papeïti est en effet
une ville^, et même une ville royale. On y trouve un et même plu-
sieurs palais , des consulats anglais , français et américains, avec
les pavillons des nations qu’ils représentent; un môle ou quai de
débarquement, des hôtels, des boutiques, des enseignes, etc.,
en un mot , tout ce qui constitue une ville. Il faut dire aussi que
d un coup d’œil on embrasse l’ensemble de cette ville qui n’a
guère qu une seule file de maisons ou cases qui bordent la grève.
Le nombre de maisons pourvues de portes et de fenêtres n’est pas
considérable. La plupart ne diffèrent en rien des cases ordinaires
construites en pailleet en roseaux. Chaque habitation a du côté de
la campagne un assez grand enclos ou jardin palissadé, ayant une
issue sur la grande route de Matavaï , cette œuvre des femmes pé-
314 NOTES.
nitentes ; inutile de dire que l'architecture de Papeïti ne mérite
en aucune manière d’être citée. Le revêtement de mortier et le
blanchissage à la chaux enlèvent à ces constructions leur carac-
tère de simplicité et d’élégance. Papeïti n’est donc qu’un mauvais
village, réunissant tout au plus i,5oo habitants. On n’y trouve
guère d’autres ressources que celles que peuvent procurer les
fournisseurs ministres, savoir : des bœufs , des cochons, quel-
ques volailles et les fruits du pays. On trouve un mauvais gîte et
a manger chez un Anglais qui tient une sorte d’auberge. Les ré-
glements des missionnaires sont si tracassiers , qu’ils empêchent
les étrangers de venir se fixer dans le pays et d’y exercer leur in-
dustrie.
Un malheureux Provençal , poussé par son mauvais génie , ar-
riva à Taïti espérant gagner de quoi vivre et peut-être même de
quoi retourner un jour dans sa patrie en exerçant l’état de char-
pentier. On utilisa d’abord les talents du nouveau venu qui ne
manqua pas d’ouvrage ; mais il n’était pas encore question de
paiement. Le Provençal croyant voir affluer l’eau au moulin, son-
gea à s’établir dans un pays où les affaires allaient si bien. Il s’atta-
cha à une femme dont il eut plusieurs enfants. Tout était bien
jusque-là , mais le pauvre charpentier s’étant avisé de réclamer le
montant de ses journéès qui s’étaient accumulées, fut fort étonné
de se trouver débiteur de ceux qui avaient profité de ses services.
Le prix de son travail couvrait à peine l’amende qu’il avait encou-
rue'pour avoir entretenu des liaisons illégitimes avec une femme
du pays. Le Provençal qui aimait beaucoup sa femme et ses enfants,
réclama le mariage, mais les missionnaires n’ont jamais voulu sanc-
tionner cette union d’un catholique avec une réfoi'mée. Vaine-
ment le Français demande aux ministres de vouloir bien le marier
de telle façon qui leur conviendi’a, soit catholique, soit protes-
tante. Il est toujours sous le coup de la terrible amende qui plane
sur la tête de l’adultère. Alors le pauvre charpentier n’a d’autre
moyen que d’attendre les ombres de la nuit et de se glisser dans
NOTES.
3.15
l’épaisseur des bois pour embrasser sa femme et ses enfants, en
évitant les argus.,
(M. RoquemaureL')
Note i5 , page 85.
Examinons rapidement quelle influence ont eue sur les moeurs
de ces peuples, les exemples et les préceptes des missionnaires
anglais établis au milieu d’eux depuis l’année 1797; quels chan-
gements sont survenus pendant ce long espace de temps, dans
leurs habitudes morales et physiques 5 et enfin si ces tentatives de
civilisation ont contribué a leur bonheur et à leur perfectionne-
ment.
Lorsque Bougainville, Wallis et Cook visitèrent cette île,
une nombreuse population l’habitait ; suivant leur évaluation
elle pouvait être de cent à cent cinquante mille âmes. Çà et là
s’élevaient de grands villages ; enfin , suivant Cook , deux seuls
districts de Taïti avaient réuni 33 0 pirogues contenant 7,760
guerriers. D’immenses cases soutenues par d’énormes piliers, des
pirogues doubles de soixante pieds de longueur, des armes déli-
catement sculptées, des vêtements, des coiffures ornées avec soin
de plumes brillantes, des cuirasses solidement tissées en fil de
coco, etc. , indiquaient chez ce peuple une industrie assez avan-
cée, et une disposition naturelle aux arts mécaniques.
Grands, vigoureux, bien faits, parfaitement tatoués, leur ex-
térieur séduisit tout d’abord Içurs visiteurs ; mais bientôt ils se
montrèrent voleurs , traîtres , adonnés à la plus profonde débau-
che ; il n’était pas rare de voir des mères étouffer leurs enfants
dès leur naissance , afin de pouvoir se livrer sans obstacle à leurs
passions. Enfin ils avaient une affreuse coutume, celle des sa-
crifices humains.
Aujourd’hui ces barbares cérémonies ont cessé, et malgré cela
cependant, la population était réduite, en 1828, à sept mille âmes !
316 NOTES.
La culture des terres n’a fait aucun progrès, on ne trouve plus ces
gigantesques pirogues, ces cases monumentales; plus d’orne-
ments , plus de sculptures ; toute industrie paraît s’êlre éteinte
chez eux. Indolents , voleurs , débauchés comme autrefois , ce ne
font plus ces beaux sauvages à l’allure libre et hère ; de miséra-
bles lambeaux européens ont remplacé leurs vêtements si pitto-
resques. C’est une chose tristement risible que de voir ces pau-
vres sauvages affublés d’une manière si grotesque , celui-ci d’une
chemise, celui là d’un pantalon, d’autres enfin d’un habit ou
d’un chapeau. Les femmes ne sont pas plus gracieusement vê-
tues; elles portent une chemise ou fourreau d’étoffe de couleur,
auquel elles joignent, dans les grandes circonstances, un chapeau
de papier de forme anglaise, ordinairement tout bosselé. Ils sont,
néanmoins très-fiers de leurs nouvelles parures. Celui qui a le plus
de chemises est un grand chef. Toutes leurs actions ont donc
pour but de se procurer de l’argent pour acheter les beaux vête-
ments européens que des missionnaires leur vendent à des prix
exorbitants.
Or , comme la vente de qqelques volailles et de quelques fruits
ne leur procure pas de fortes sommes , ils ont recours à un autre
moyen , c’est-à-dire à la prostitution de leurs filles; celui qui a
le plus de filles est le plus riche. Ainsi , cette licence de moeurs ,
qui fit donner à cette île le nom de Nouvelle-Cythère par Bou-
gainville, n’a point cessé, seulement elle se cache et profite des_
ténèbres, car les espions des missionnaires surveillent sans cesse
les jeunes filles , et lorsqu’elles sont surprises, elles ne sont plus
comme autrefois condamnées à travailler aux routes, mais bien à
une amende d’une ou plusieurs piastres , toujours bien entendu
au profit des missionnaires ; de sorte que tout l’argent introduit
dans le pays leur revient inévitablement, soit par la vente des
étoffes et des chapeaux de papier, soit par les fréquentes
amendes !.....
Certes , loin de moi l’idée de déverser le blâme sur tous les mis-
NOTES.
317
sion naïves en général , je sais que chez les méthodistes , comme
chez les catholiques, il se trouve des hommes d’une conviction
profonde , d’un dévouement aveugle, capables de tous les sacri-
fices pour gagner quelques âmes à leur religion ; mais malheu-
reusement des hommes se sont cachés derrière ce masque sacré
dans des vues toutes d’intérêt matériel et de spéculation , et pour
les satisfaire ils exploitent honteusement ces pauvres sauvages.
Mépris et opprobre sur eux !
De même que Gambier et que Nouka-Hiva , Taïti ne nourrit
point de mammifères ; les seuls qui y existent y ont été importés ,
ce sont le cochon , le chien , le chat et le rat. Les missionnaires y
possèdent aussi quelques bœufs et quelques chevaux.
Quelques oiseaux qui se trouvaient lors de la découverte, sem-
blent avoir disparu , ce sont Xhcorolaire , qui se trouve encore aux
îles Sandwich , la perruche verte et la colombe bleue. Peut-être
ces charmants oiseaux existent-ils encore dans l’intérieur de l’île.
On doit attribuer leur disparition à la destruction qu’en faisaient
les habitants pour se fabriquer des ornements de leurs plumes.
La jolie perruche emni est en revanche très-commune sur les
cocotiers dont elle suce les fleurs; de la grosseur d’un moineau
franc , elle est d un beau bleu , avec sa gorge blanche , le bec et
les pattes rouges. La colombe kurukuvu est ici moins belle qu’à
Nouka-Hiva , ses couleurs sont moins vives, sa calotte purpurine
est surtout très-pâle.
Les autres oiseaux sont un mcirtin—pécheur , le gobe-tnouehe—
Pomaré . la sittelle o-tataré , et de petites salanganes.
Comme dans toute l’Océanie , les rivages nourrissent des hé-
rons gris et blancs, des chevaliers , une espèce de canard.
En ï’eptile, c’est toujours le petit scinque à queue azurée, et
un petit guko de couleur sombre, qui se cache sous les pierres.
Nous n’avons point retrouvé ici le petit boa de Nouka-Hiva, mais
il est fort probable qu’il doit y exister.
Les récifs de coraux qui bordent la pointe Vénus jusqu’à Papeïti
318 NOTES.
sont peuplés de toutes ces belles coquilles qui séduisent l’œil par
leurs couleurs variées et leur poli , telles que porcelaines , olives ,
cônes , vis , ete.
Dans les ruisseaux se trouvent des néridnes , des navicelles, des
mélanies , une très-grosse chevrette que les naturels nomment
o-oura , et un poisson du genre baies qu’ils nomment nato.
Nous ne pûmes rencontrer la belle Hélix Taïtiana , mais en
revanche nous découvrîmes , sous les pierres, deux petites espèces
nouvelles d 'Hélix fort singulières.
Les insectes de tous les ordres y sont fort rares , et ne sont point
remarquables par leur taille ou leurs couleurs. On trouve, sous
les pierres., beaucoup de scorpions longs d’un pouce et demi , ils
ne paraissent point dangereux , les enfants qui nous accompa-
gnaient nous en apportaient à pleines mains.
( M . Jacquinot jeune.')
Note 16, page 85.
La veille, le docteur Jacquinot, le dessinateur .et moi, nous
avions formé le projet de faire une course au Piha , curiosité très-
van tée de Taïti.
De bon matin nous partîmes donc par un temps magnifique,
la carnassière sur le dos en guise de besace ; seulement des
nuages enveloppaient encore le sommet de l’Oréana , vers le pied
duquel nous allions nous diriger.
Il faisait un frais délicieux. La vue de cette belle baie de Mata-
vai, avec ses massifs, ses grands cocotiers, ses cases d’où s’éle-
vaient quelques nuages de fumée, ses grandes montagnes s’élevant
par étages, la base imposante del’Oréana supportant sa couronne
de nuages j tout cela nous avait mis en joyeuse humeur et avait
excité en nous une ardeur sans égale Après avoir respiré une lé-
gère vapeur de Rhum, comme le disait l’artiste, nous allumâmes
NOTES.
319
nos pipes, et quelques instants après nous étions débarqués sur la
plage; car je viens de vous faire faire sans vous en douter, la
traversée du bord à terre.
Nous prîmes de suite un guide pour le Piha, un grand et fort
gaillard , sur le dos duquel le docteur installa une effrayante boîte
en fer-blanc ; le jeune homme de la veille , celui qui voulait être
mon tayo, voulut aussi venir. Je lui passai ma carnassière et le
dessinateur, a son tour, remit la sienne à un petit garçon fort
éveillé , mais que la charge gêna plus d’une fois en route , car
elle lui battait sur les jambes. Nous voilà donc chacun avec notre
guide , ou plutôt avec notre porteur. Ils eurent soin de nous ré-
péter plus d une fois en route le mot Moui , et le mien choisissait
toujours le moment où, me portant sur ses épaules, il se trouvait
presqu’au milieu de la rivière.
Après avoir suivi quelque temps le bord de la mer, nous nous
enfonçâmes dans les bois, au travers d’un sentier régulier, tra-
versant le plus souvent des massifs de goyaviers. Décidément, le
goyavier est l’arbre le plus répandu à Taïti, on le trouve en bois
fourré partout ; il est peu élevé (*5 à 20 pieds ) et forme des pe-
tits taillis, comme les saules de nos îles; la feuille ressemble as-
sez à celle du poirier, un peu plus grande peut-être, et le bois
se rapproche pour l’aspect de celui du platane licerier, qui est ex-
trêmement lisse et d’une apparence très-dure et tou t-à- fait étran-
gère ; aussi je ne l’ai comparé au platane qu’à cause de ses pla-
ques de diverses couleurs. Le fruit est ovale et jaunâtre, et quand
on l’ouvre, l’intérieur est d’un rouge appétissant, rempli d’une
quantité de pépins assez gros , ressemblant à ceux des oranges.
J’en mangeai plusieurs dans la matinée , et ils me parurent de'-
licieux ; ils étaient à la glace; on eût dit, quand le fruit était pelé,
une glace aux fraises. Il s’en faut de beaucoup que je les aie
trouvés toujours ainsi.
Sur la lisière des bois nous vîmes quelques cakeorines ( arbre
appelé bois de fer). Les naturels l’appellent loa. C’est un arbre qui
320 NOTES.
s’élève dans le genre du peuplier, un peu en évantail, et sa tige
grêle et mince ressemble à celle des pins. Je revis aussi beaucoup
detia-iri. Les naturels l’appellent aussi toutoui, mais je croirais
plutôt que ce dernier nom s’applique à la teinture violette qui dé-
coule du tronc quand on l’écorche. Cette teinture leur sert pour
teindre les manches de leurs armes et les bois de lances ; elle de-
vient très-foncée et pour ainsi dire noire. Nos guides nous le
firent voir en passant près des cases que nous rencontrâmes sur
le chemin. Nous vîmes des orangers et des citronniers magni-
fiques dont la haute taille nous surprit ; car les missionnaires
nous apprirent qu’ils avaient été importés par le capitaine an-
glais Blig en 1789 ou 1790. Il y avait deux espèces de citrons ,
de petits à peau fine et lisse, et de gros, ovales, à peau épaisse, de
vrais limons en un mot.
Le sentier que nous suivions traversait, comme je l ai déjà dit,
des bois de goyaviers , entrelacés çà et là d’arbres a pain , de viki,
de cocotiers, etc. Nous traversâmes bientôt la rivière, et de ce
moment nous la côtoyâmes continuellement, tantôt d’un bord ,
tantôt de l’autre, et quelquefois dans son lit même.
Le sentier était réellement charmant, au travers des fourrés
d’arbres dont les branches et les racines entrelacées formaient
des voûtes et des barrières impénétrables au jour. C’était surtout
l’arbre appelé par les naturels pouzao (Hibiscus tiliaceus) qui
nous obligeait souvent à marcher presque à quatre pattes sous le
feuillage de ces branches qui ressemblaient à des racines entrela-
cées. C’est un arbre d’un port étonnant, les branches sont basses,
descendent à terre-pour se relever ensuite et forment ainsi un vrai
labyrinthe; le feuillage ressemble à la feuille du tilleul , il porte
une grande fleur jaune comme les mauves. Nous fûmes bientôt
hors des habitations , entrant dans une belle vallée dominée de
tous côtés par de grandes montagnes entièrement couvertes d’une
végétation qui les rend pour ainsi dire inaccessibles. Cette vallée
que les Taïtiens appellent Deïneha , est celle que parcourt la u-
NOTES. ?;2l
vière de Cuatavere qui descend des montagnes , entourant le pied
de l’Orena. A mesure que nous avancions elle se rétrécissait ;
les montagnes semblaient grandes devant nous ; de temps en temps
sur les penchants escarpés, du milieu des bois, s’élancaient tout à
coup un petit palmier balancé par la brise, ou les longues feuilles
du bananier; de belles fougères croissaient au milieu des massifs
de tufs et de basaltes. On ne voyait nulle part le rocher à nu , si
ce n’est dans le lit de la rivière qui était encombré de cailloux'
roulés provenant des montagnes. Il régnait une fraîcheur déli-
cieuse. Les hautes montagnes nous masquaient le soleil qui se le-
vait quand nous débarquâmes sur la plage.
Nous vîmes de fort jolis oiseaux peu farouches , voltigeant çà
et là , entre autres un petit gobe-mouches tout noir, de gracieuses
perruches d’un bleu azuré, des tourterelles ressemblant beaucoup
à celles de Nouka-Hiva , vertes et jaunes ; et quand nous fûmes un
peu plus avancés dans la vallée , nous vîmes des volées de paille-
en-queue (phaéton), qui viennent se nicher sur les sommets dé-
serts des montagnes . •
Nous fîmes une halte au milieu même de la rivière, sur un
gravier composé de gros cailloux volcaniques et des troncs d’ar-
bres. Le dessinateur prit un croquis de l’endroit. Déjà derrière
nous la vallée s’était refermée ; un de nos guides nous fit du feu
à la manière des Taïtiens, en frottant sur un morceau de bois sec
et tendre avec un autre morceau plus petit et taillé en lamé : au
bout de 4 à 5 minutes , le premier morceau de bois qui avait
formé le frotteur, prit feu. Nous fumâmes une pipe. Nos guides
allèrent nous chercher des cocos qui , rafraîchis par la rosée de la
nuit et n’ayant pas encore reçu les rayons brûlants du soleil ,
étaient réellement délicieux. Pendant que l’artiste faisait son
croquis, le docteur et moi nous ramassâmes quelques co-
quilles fluviatiles et des petits poissons; nos guides se mirent
aussi a en chercher et ils nous en apportèrent des provisions;
1 un deux avait pris une grande écrevisse, armée de deux
IV.
21
NOTES.
322
longues pattes comme les langoustes , et un poisson assez
gros ressemblant à un vrai goujon. A partir de là, le chemin
passait à chaque instant d’un bord à l’autre de la rivière.
Dans le commencement je me fis porter par mon guide, mais
bientôt j’imitai mes compagnons de route et je traversai tout
seul. La rivière était peu profonde, nous n’en eûmes jamais
plus haut qu’à mi-cuisse et encore ces endroits-là étaient rares.
La vallée se rétrécissait toujours , les montagnes étaient sur nos
tètes, c’est le mot , quelquefois la rivière en battait lepied, de gran-
des murailles s’élevaient de temps en temps d’un côté ou de l’autre,
tapissées de mousse et de gigantesques fougères ; cela devenaitma-
gnifique , devant nous , entre les fentes des montagnes. On aper-
cevait le superbe pic de l’Oréana avec ses deux pitons ; toute cette
gorge était couverte de grands bois si fourrés , que jamais on ne
voyait un bout de rocher; sur les parties les plus à pic, c’était la
même chose. Nous rencontrâmes quelques ananas sauvages, une
espèce de poirier à larges et longues feuilles (oupâni) , ayant
à la fois l’odeur de poivre et de gingembre. Ce furent nos guides'
qui nous les montrèrent et nous les firent sentir. Les arbres les
plus nombreux étaient le pourao et le vihi. Les vihis étaient gé-
néralement des arbres gigantesques, c’étaient les plus gros de tous ;
venaient ensuite les pouraos. Les cocotiers allaient en diminuant
et même bientôt nous n’en vîmes plus un seul. Nous nous arrê-
tâmes un instant sous de grands bois , au pied d’une- vaste mu-
raille couverte de fougère , de mousse, etc. C’était pour ramas-
ser quelques coquilles terrestres, que nous trouverions sur les
feuilles et sur les troncs d’arbres .
11 pendait des arbres de magnifiques lianes ( poué ou pohoué)
entrelacées entre elles , et me rappelant avoir lu que les jeunes
Taïtiens se balançaient amoureusement là-dessus , je voulus en
faire autant ; mais un des guides m’e'n empêcha bien vite , en me
disant : Mate-mu-mate-mate , et en faisant le geste ou le signe d un
homme qui se casse le cou. 11 est vrai de dire que celles-là par-
NOTES. ; 323.
talent dune hauteur effrayante. C’est égal , je n’essaierai jamais
à m’y balancer. *
Nous continuâmes notre route , traversant toujours à chaque
instant la rivière, et parfois marchant quelque temps dans l’eau.
Un des guides pécha plusieurs poissons et deux écrevisses ; l’eau
y était plus profonde et plus rapide. Nous vîmes quelques pe-
tites cascades tombant des rochers et de grands massifs perpendi-
culaires, couverts d’une mousse allongée, dont l’aspect indiquait
que dans les temps de pluie il devait y avoir de grandes nappes
d’eau. Il y avait 3 heures que nous étions en route; la faim nous
tiraillait l’estomac depuis longtemps , et nous pensions en frémis-
sant à nos trois guides qui, malgré tous les fruits qu’ils avaient
mangés sur la route, paraissaient aussi affamés que nous. L’un
de nous prétendit que les fruits que ces gaillards avaient mangés
le long du chemin, étaient pour eux autant de verres d’ab-
synthe , etc. , etc. Je voulus lire un instant les livres que
j’avais emportés , mais mon esprit était peu disposé à la poé-
sie,-malgré tout le pittoresque de la belle vallée de Deïneha.
Il faut dire aussi que chacun de nous était occupé à examiner les
sites qui variaient à chaque instant et nous arrachaient des excla-
mations de surprise. Ensuite , plus tard , la faim avait pris toute
la place dans nos individus , et le proverbe dit vrai : Ventre af-
famé n a pas d oreilles. On aurait pu me lire les plus beaux mor-
ceaux de poésie, que je .n’en pas aurais entendu un mot, tandis
que le moindre morceau de je ne sais quoi de mangeable eût excité
tout mon intérêt.
Cependant nous arrivâmes. Nous étions rendus au Pi/ta. Nous
fumes tous les trois assez étonnés, car ce site n’avait rien de bien
remarquable ; en route nous en avions vus de dix fois plus jolis.
C’était tout bonnement une grande chaussée de prismes basalti-
ques s élevant d une centaine de pieds; sur la gauche était une
cascade tombant du sommet et arrivant en poussière après avoir
saute de rocher en rocher , ou filtré à travers les mousses et les
/
awBrsga
324 NOTES. .
branches. Un peuplas loin, de l’autre côté de la chaussée, c’est-
à-dire à droite -, il y avait une auü’e cascade à peu près sembla-
ble pour le volume, mais tombant au milieu des arbres et en
partie cachée par eux.
La rivière qui battait le pied de la chaussée en avait détaché
plusieurs fragments , ce qui donnait à ces prismes en les mettant
les uns Sur les autres , l’apparence de tuyaux d’orgue. La rivière
continuait à remonter dans la vallée, mais il n’y avait plus desen-
tier fréquenté. Si nous avions dû rester plus longtemps à Taïti ,
j’aurais remonté volontiers ce vallon aussi loin que la natuie le
permet. Dans 'l’endroit où nous étions , la vallée n’a pas 20 pas de
large. Nous nous assîmes en fi^ce de la chaussée , de l autre coté,
sur de gros cailloux volcaniques , à l’ombre. des arbres qui domi-
naient la rivière. Les provisions furent tirées du carnier ; elles
consistaient en une moitié de pâté, du fromage, de cochon et du
fromage. Malheureusement nous 11’avions que quatre petits pains
du bord et une galette de biscuit. Nous fîmes pour nous la part
du lion , aussi nos guides , qui étaient de grands gaillards à vaste
appétit, firent-ils un déjeûner assez chétif. Pour nous, le repas
fut presque suffisant. Je mangeai un peu de cresson poiir dessert,
j’avalai une gorgée de rhum et fumai une pipe ou deux. 11 n’y
avait pas moyen de prendre une vue de l’endroit même. La mon-
tagne basaltique était droit sur nos têtes, et comme je l’ai dit, il n’y
avait pas 20 pas. Je remontai à quelque distance et je me séchai
au soleil ; car nos bas et nos pantalons étaient tout mouillés et
nous avions toujours été à l’ombre jusqu’ici; aussi j’avais près*
que froid après avoir mangé. Plus tard , voulant cependant pren-
dre un croquis du fameux Piha , et m’étant placé à quelque
distance presque au milieu de la rivière, il se détacha de la chaus-
sée un bloc de basalte , miné sans doute par l’infillration des eaux,
qui fit en tombant un bruit effroyable, comme un coup de fusil
et causa une grande frayeur à nos guides ,_qui m avaient préven u
avant par signes que si je restais-là : mate-moe ; aussi ils m en-
,
]
NOTES.
325
traînèrent à toute force , et n’ayant plus rien à faire, nous par-
tîmes pour retourner à Matavaï. En passant au-dessous de la
chaussée il se détacha encore quelques blocs, dont l’un m’écla-
boussa. Cependant, avant denous en aller nous prîmes des échan-
tillons de basalte, au pied même de la cascade dont l’eau inondait
le vallon en petite pluie, comme un brouillard.
Ce basalte était l'empli de petites cristallisations de matière vol-
canique, ressemblant à de la résine. Le retour ne fut pas aussi
agréable que l’avait été la venue ; le soleil pénétrait dans une
grande partie de la vallée (il était environ de midi à 1 heure ), et
la chaleur jointe à la fatigue nous fît désirer d’arriver le plus tôt
possible. Nous fîmes cependant deux haltes; à la dernière, qui
fut au même endroit que le matin, seulemenlsous les arbres, nous
bûmes avec avidité des cocos, quoiqu’ils fussent brûlants. De
leur côté, nos guides affamés en dévorèrent les amandes en un
clin d’oeil.
Nous n’arrivâmes qu’à 4 heures à Matavaï ; comme il n’y avait
pas de canot, nous restâmes à terre. Aucun de nous,n’avait faim.
Jedonnai une gourdeàmon guideet lui fis cadeau d’une chemise.
Le gaillard , quoique tayo, ne me donna jamais rien.
(A/. La Farge.')
Note 17, page 85.
Après le déjeûner, je descends à terre dans l’intention de me
rendre chez M. Rodgerson. La route qui y conduit, ainsique
la plupart de celles de l’île , a été construite aux dépens des filles
ou femmes qui se sont rendues coupables de débauches. Les dé-
lits amoureux l’ont formée, et elle se ressent de sa cause première,
à voir les nombreux détours qu’elle fait et son peu de largeur. On
pouvait sans doute forcer les coupables à travailler, mais non pas
à travailler de bon cœur. Au bout d’une heui’e au plus de che-
I
WÊÊÊÊKÊ
3ÏR . NOTES.
min , j’avais atteint la demeure modeste et presque misérable de
M. Rodgerson , et j’y recevais un accueil cordial.
Ce missionnaire occupe ce poste depuis peu de temps. 11 était
auparavant dans les îles Nouka-Hiva , à Taouata ; mais n’ayant
pu parvenir à aucun résultat satisfaisant, il est revenu à Taïti ,
où il demeure depuis un an , et né s’y est décidément fixé qu’à
la retraite du précédent missionnaire de Papaoua. M. Rodgerson
me donna plusieurs renseignements sur les Noukahiviens, qu’il
a eu le temps de connaître pendant un séjour de trois ans parmi
eux. Un seul missionnaire , M. ’**, s’y trouve encore , persé-
vérant toujours malgré le peu de succès qu’il a obtenu , et ayant
de nouvelles difficultés à vaincre depuis l’arrivée de deux mis-
sionnaires catholiques qui y ont été déposés par la Vénus.
M. Rodgerson craint beaucoup que les deux missions ne s’entre-
contrarient et n’ajoutent aux difficultés de l’entreprise. Le carac-
tère guerrier des insulaires , leur penchant au vol , leurs mœurs ,
libres , supportent difficilement les entraves religieuses. Les mis-
sionnaires ont eu beaucoup à souffrir pendant leur séjour parmi
eux. M. Rodgerson a eu sa maison incendiée par les naturels ;
d’autres fois, il était obligé d’aller chercher des fruits à pain dans
les tribus voisines pour subvenir à la nourriture de sa famille y
parce que les naturels de la baie où il était établi ne voulaient
pas lui en fournir. Une fois entre autres, ces privations furent
d’autant plus pénibles que madame Rodgerson était sur le point
d’accoucher, et qu’il fut obligé de la nourrir pendant cette épo-
que critique avec une nourriture grossière et difficile à obtenir.
Ses livres ont été volés pour faire des cartouches , ses meubles ,
les robes de sa femme, tout ce qui pouvait tenter les naturels,
était enlevé peu à peu. L’éloignement dés naturels pour les mis-
sionnaires était extrême ; cependant jamais ils n’ont eu à souffrir
de voies de fait, quoiqu’on les insultât souvent et que des trou-
pes de jeunes gens vinssent quelquefois les menacer et se moquer
d’eux aux environs de leur maison.
•NOTES. ' 327
il parait même que les femmes des missionnaires avaient tenté
plusieurs chefs ou guerriers, et que des débats désagréables
avaient eu lieu. . Les Noukahiviens voulaient agir d’après leurs
usages et devaient trouver fort curieux qu’on ne s’y soumît pas.
Pour mettre fin à ces épreuves , qui n’aboutissaient à aucun
résultat , les missionnaires mariés se sont retirés ; M. a persé-
véié . étant célibataire , il avait moins de désagréments à es-
suyer.
M. Rodgerson me donna encore quelques renseignements sur
les Noukahiviens, dont voici les' principaux :
Différentes classes divisent la population noukahivienne ;
dans quelques-unes, ils se succèdent de génération en génération,
et semblent former des castes. Voici les principales classes :
Kahaiki , classe la plus élevée, celle des chefs.
Atepewu , classe la plus élevée parmi les femmes.
M°a, classe d’hommes taboues dont l’office est de présenter
les sacrifices aux divinités.
Touhonna , classe d’individus qui ont un pouvoir occulte : ils
donnent des remèdes aux malades , et sont appelés surtout dans
les maladies graves. C’est aussi le nom de ceux (peut-être de la
même classe) qui ont quelque industrie pratique, comme de
construire des maisons et surtout des pirogues.
Naii-Kaha , classe des sorciers, conjurateurs, etc.
Taouas, classe d’individus qui deviennent des divinités après
leur mort, qui sont inspirés par les esprits des hommes' de leur
classe déjà morts , et qui peuvent alors indiquer les causes des
calamités qui affligent la population et annoncer principalement
aux chefs, que des calamités les menacent.
Peio-Pekeio, classe de personnes qui vivent avec les chefs et
remplissent des fonctions serviles.
Averia, classe des pêcheurs.
Holà, classe d’hommes qui voyagent en cherchant à acquérir ;
chanteurs, espèce de troubadours nomades, etc.
328 NOTES.
Nohoua , la plus basse classe, les hommes de la plus inférieure
condition , le bas peuple.
.Ces divisions, dont nous n’avions remarqué qu’une seule, celle
des hommes taboués ou moa, montrent un assemblage curieux
des principales occupations des indigènes. Comme partout, le
cultivateur semble être la dernière condition de la société, et lé
jongleur sorcier jouit d’une haute considération.
La classe des constructeurs est aussi considérée. C’est elle qui
aide à construire ou construit toutes les pirogues des particuliers
et celles pour la guerre. J’ai vu de ces pirogues sur la grève de
Nouka-Hiva , longues de 3o à 4° pieds ; ellea sont étroites, sou-
tenues par un balancier, et leur avant, simple , se relève quel-
quefois en pointe. Une espèce de siège sur l’avant de la pirogue
désigne la place occupée par le guerrier pendant le combat.
Quelquefois les pirogues ont deux ou trois sièges, mais c’est
rare. La régularité que l’on remarque dans la construction
de toutes ces' pirogues indique des préceptes dans cet art qui
restent les mêmes et sont invariablement suivis par tous les cons-
tructeurs .
Les Noukahiviens divisent le temps en mois lunaires : ce ca-
lendrier, supérieur à celui des Manga-Reviens, est exactement di-
visé en jours et en mois. Voici le nom des mois. M. Rodgerson
n’est pas sûr de leur correspondance avec les nôtres, mais il pense
qu’elle doit se rapprocher de la suivante :
Ouaoa,
Janvier.
Ouamehaou ,
Février.
Opohé,
Mars.
Ouapea,
Avril.
Malaiki,
Mai.
T ououam eatakeo ,
Juin.
T ukouna ,
Juillet.
Oohauo,
Août.
Mai-Naihea,
Septembre.
NOTES.
329
Avamanou, Octobre.
Ouavea,
Oehoua,
Aveo.
Voici les noms des jours lunaires :
Novembre.
Décembre.
i Tunaï
il Ohouna.
21
2 Touhata.
12 Onehaou.
22
3 Noata.
i3 Ohoua.
23
4 Mahemaotahi.
i4 Oatoua.
24 Ohotouaiwa.
5 Mahemavaena.
i5 Ohotonoui.
25 Fanaoutahi.
6 Mahemahapaou.
16 Ohotomane.
26 Fanaouvaena.
7 Kokoetahi.
17 Otouou.
27 Fanaouhapaou.
8 Kokoevama.
18 Oamoa.
28 Notani.
9 Kokoehapaou.
19 Ometohi.
29 Ommeu.
îo Oai.
20 Oukaou.
3o Onamate.
L’idiome des Noukahiviens diffère dans certaines parties de
l’archipel, mais seulement dans la prononciation de certaines let-
tres , quoique du reste la conformation physique et les usages dé-
notent une race commune. M. Rodgerson a écrit le premier livre
qui existe en langue noukahivienne : c’est une traduction de
l’Evangile de saint Jean, et des notions élémentaires pour l’école
qu’il avait essayé de fonder.
M. Rodgerson n’a remarqué de cérémonies principales qu’à
1 époque des funérailles des chefs ou des hommes divins. Alors
on faisait de grands festins , on offrait des sacrifices de cochons ,
quelquefois des victimes humaines. Cependant, maintenant cet
usage de sacrifier des hommes est presque aboli ; on ne tue que
dans les guerres et pour satisfaire des vengeances particulières ;
les exemples de sacrifices humains n’ont plus lieu qu’à la mort
des grands chefs. Alors, on tâche de faire des prisonniers dans
une tribu voisine ; on dévore ensuite les cadavres en grande
pompe, au bruit des tambours et des chants sauvages de la mul-
titude. Les femmes et les enfants n’y participent pas. Us s’enivrent
330
NOTES.
avec une boisson fermentée, et il arrive quelquefois que le repas
des funérailles finit par une rixe. Les mariages se font librement
et simplement ; les parents refusent leur fille s’ils le veulent, et
cela a donné lieu à plusieurs scènes sanglantes, car on considère
un refus comme une insulte. Les filles sont libres jusqu’au ma-
riage ; elles peuvent disposer de leurs faveurs comme elles l’en-
tendent. Quelquefois l’amant repoussé enlève sa maîtresse, et
l’on a vu de pareils exemples de rapt amener la guerre entre deux
tribus différentes. Souvent les guerriers épargnent la vie de leurs
vaincus, qui deviennent esclaves et qui abjurent leurs disposi-
tions hostiles. Un homme ainsi épargné adopte les coutumes de
la tribu qui l’a pris et combat pour elle, même contre la sienne et
ses parents. Les femmes paraissent plus enclines à suivre les re-
commandations des missionnaires. Madame Rodgerson avait
réussi à réunir un certain nombre de jeunes filles, qui commen-
çaient à lire et à écrire ; mais jamais les hommes n’avaient eu au-
tant de condescendance. Donnez-moi de la poudre, disaient-ils ,
et je vous écouterai. Que me reviendra- t-il de travailler à ap-
prendre vos livres pour vous faire plaisir? Donnez-moi delà
poudre , j’irai me battre , et je vous écouterai après. ..
(JM. Desgraz .)
Note 1 8, page 96.
Nous fîmes route sur l’île basse de Maupelia, que les cartes
mettaient à 22 lieues de distance de Maupeti ; nous avions long-
temps à courir avant de la rencontrer, et tout le monde se coucha
tranquillement. Le vent était frais et augmenta encore dans la
nuit Tout à coup nous fûmes éveillés en sursaut par le bruit
que l’on faisait sur le pont et le doute qu’exprimaient plusieurs
personnes sur la possibilité de doubler la terre et les récifs que
nous avions sous le vent, à très-petite distance. D’un bond cha-
cun se trouva à son poste sur le pont. Nous nous croyions encore
à 24 milles.de Maupelia, lorsque Ion aperçut tout à coup au mi-
lieu de 1 obscurité, une ligne blanche de brisants sur lesquels
nous courrions avec rapidité, et derrière les brisants une terre
basse qui s’élevait à peine au-dessus de la surface de la mer. Nous
manœuvrâmes immédiatement pour changer de route, et c’est
alors que tout le, monde sauta sur le pont. Nous étions dans une
position très-périlleuse, nous avions fort peu de voiles pour faire
moins de chemin avant de rencontrer la terre, et il nous en fal-
lait beaucoup plus pour que la grosse mer ne nous jetât pas sur
les récifs où tout le monde aurait infailliblement péri. Grâce à la
bonté de notre équipage, nous nous trouvâmes en peu d’instants
avec la voilure nécessaire pour marcher un peu malgré la gros-
seur de la mer. A un certain moment le vent nous refusa de deux
quarts et nous mit dans la position la plus critique. Nous
ne pouvions plus Joubier et il nous était impossible de pren-
dre l’autre bord. Fort heureusement la brise revint où elle
était et nous permit de doubler cette île à l'honneur après une
heure environ d’incertitude. Nous étions fort inquiets aussi sur
le sort de Y Astrolabe, mais nous aperçûmes ses feux de position
dans l’ouest des récifs, ce qui nous tira d’inquiétude. Nous
faillîmes renouveler la catastrophe des deux frégates de Lapé-
rouse, et je crois que pendant tout le reste de la campagne nous
ne nous trouverons pas dans un plus grand péril.
• [M. de Montravel .)
Note 19, page 12b.
Sur les cinq heures du soir, j’accompagnai le commandant
d’Urville dans une visite au missionnaire anglais établi à Apia ;
il habitait eu ce moment avec sa femme et un jeune enfant, une
mauvaise case que lui avait donnée le chef, en attendant l’achève-
ment d une maison très-confortable que nous trouvâmes déjà
332 NOTES.
très-avancée. Charpentier de son métier, M. Mills en dirigeait
tous les travaux et exécutait lui -même la partie la plus difficile,
et se préparait un abri très-commode, distribué avec beaucoup
de goût.
Dès notre débarquement, nous fûmes conduits dans une grande
case entièrement vide, d’une architecture intérieure très-soignée,
que l’on nous dit être une maison publique, espèce de caravan-
sérail destiné à loger les naturels qui arrivaient momentanément
de leurs districts' dans celui-ci. Chaque village de file a un éta-
blissement semblable, dans le même but. Celui d 'Apia servait
également d’église, _en attendant qu’on pût en élever une, ce qui
n’aura lieu que lorsque la demeure du missionnaire sera ter-
minée. Prima sibi charitas a été la devise de M. Mills, qui nous
reçut néanmoins très-poliment et nous fit ses offres de service ; sa
femme prit souvent la parole pour répondre à quelques questions
relatives au langage, aux moeurs des naturels, aux, noms des îles
qui composent le groupe, et elle nous parut être parfaitement au
fait de tout ce qui concernait le pays. Le mari la consultait sou-
vent, et était loin de parler avec autant de facilité et de connais-
sance qu’elle.
(M. Jacquinot.')
Note 20, page 125.
C’est par les Européens établis à Apia que nous avons appris
que trois compagnons de Delangle avaient échappé au massacre
et étaient restés entre les mains des naturels qui les avaient épar-
gnés. 'L’un d’eux ayant pris femme en eut plusieurs enfants dont
un seul vit encore et réside sur l’une des îles orientales. Il est à
regretter que nous n’ayons pu vérifier l’authenticité d’un fait aussi
intéressant. Les moindres nouvelles , les traditions se propagent
si bien chez les tribus sauvages , que nous aurions sans doute
trouvé le descendant des compagnons du malheureux capitaine,
NOTES. 333
s’il nous eût été possible de mouiller à Toutouïla. La cause de la
catastrophe qui priva l’expédition de Lapeyrouse de son second
chef, n’est pas connue d’une manière certaine. Mais s’il faut en
croire les naturels , une tentative de vol faite par un des leurs sur
les canots , aurait été réprimée par les armes , d’où s’en serait
suivie une attaque des sauvages pour venger ce qu’ils croyaient
être une agression. Quoi qu’il en soit , les naturels de Samoa ne
paraissent pas plus féroces que ceux de Sandwich, des Marquises,
de Tonga Le massacre de nos compatriotes peut fortbien être
venu à la suite d’un malentendu , et peut-être même était-il une
sanglante représaille pour une injuste agression. Ces scènes de
carnage n’étaient que trop fréquentes dans les premiers temps de
la découverte de l’Océanie , parce que les navigateurs ignoraient
complètement les mœurs et la langue des sauvages qu’ils regar-
daient presque toujours comme des cannibales altérés de sang
humain, tandis que ceux-ci prenaient à leur tour les naviga-
teurs pour de mauvais génies. Si le guet-apens dont un de nos
compagnons à manqué l’un de ces jours d’être la victime, avait eu
lieu jadis, on n’eût eu aucun moyen de dénoncer cet attentat au
chef du pays,; nous aurions alors brûlé les cases et tué quelques
naturels, les premiers venus. Ainsi, nous aurions fait une
guerre injuste au district d’Apia dont le chef et les habitants ne
nous avaient rien fait, et n’avaient même aucune connaissance
de nos griefs. Une pareille agression n’eût pas manqué de nous
attirer la haine des naturels et les représailles les plus barbares.
( M. Roquemavrel. )
Note 21, page 126.
Nous continuâmes chaque jour à être entourés de pirogues des
districts voisins d 'Apia, la présence de ceux du district payen de
Tatata excitait la jalousie du chef Peha et de tous les siens. Ceux-
ci, fidèles à leurs anciennes coutumes, nous proposèrent dès les
334
NOTES
premiers jours de nous envoyer des femmes à bord ; on les refusa
naturellement; mais ils furent plus heureux dans leurs offres à
terre, et nos marins qui ne trouvaient que des cruelles parmi les
chrétiennes d’Apia £ chose qu’il faut dire à leur louànge, car
quelque obsédées qu’elles fussent, elles se montrèrent toujours
inexorables) se prêtèrent à ces propositions avec la plus grande
facilité. Ces honteux marchés se traitaient depuis notre arrivée
chaque jour à terre sur la place même; mais ils n’avaient leur
effet que sur le terrain neutre. A côté de cette prostitution , la
retenue des femmes d’Apia était vraiment exemplaire, elles répon-
dent toujours par le tabou des missionnaires aux sollicitations les
plus pressantes ; mais leurs voisines qui se sont montrées tou-
jours rebelles à leurs enseignements , en se jettant dans les bras
des marins , n’étaient plus mues , comme par le passé , parla pas-
sion ou par un caprice , mais par leur cupidité honteuse'oii celle
de leurs pai’ents.
Si toutes les femmes d’Apia se montrèrent pénétrées de la né-
cessité morale de vivre dans la plus grande retenue , nous fûmes
souvent à même de voir néanmoins combien était superficielle
encore, chez tous'ces indigènes, la doctrine du christianisme qui
établit la moralité des actions. Aucun n’avait encore renoncé
à leurs chants et à leurs danses lascives faits pour exciter à
la volupté; ils s’y livraient encore, sans croire rien faire de con-
traire à la nouvelle loi. Nous eûmes à plusieurs reprises des re-
présentations de ces chants qui étaient à peu près comme à Nouka-
Hiva et à Taïti , familiers à l’enfance, et excitaient jadis dans les
réunions du soir du Fr'üé-Torè , les plus grands désordres
Pendant mon séjour, j’obtins de M. Mills , quelques renseigne-
ments sur les phénomènes physiques qui se sont passés dans ces
îles depuis quatre ans qu’il y réside, qui ont d’autant plus d’in-
térêt qu’il les a observés avec les yeux d’un homme instruit et
avec connaissance de cause. 11 m’apprit que le 7 septembre 1823,
entre huit et neuf heures du matin , on avait ressenti dans l’île
NOTES. 335
plusieurs secousses horizontales de tremblement de terre, dont
la direction fut de l’E. N. E. à l’O. S. O. , et qu’antérieuremenl,
le 7 novembre i837, on avait éprouvé dans toutes les îles une
marée extraordinaire qui avait inondé les cultures de plusieurs
villages , et que les secousses de tremblement de terre étaient as-
sez fréquentes dans tout l’archipel. Les naturels de Samoa, qui y
sont habitués depuis longtemps , n’en sont nullement eiFrayés.
Leur manière de bâtir les met à l’abri de leurs effets . Jadis ils les a t-
tribuaient à un de leurs dieux , qui ayant perdu le bras droit dans
un combat, remuait la terre avec son bras gauche. Leurs îles, en-
tièrement volcaniques, ne renferment aucun volcan en activité,
et comme la végétation s’est emparée des sommets de toutes les
montagnes , à moins de parcourir le pays dans tous les sens et de
l’examiner evec soin , on ne trouverait pas de traces des volcans
modernes. Rien dans leurs traditions n’indique qu’il en ait existé
sur l’île Opoulou , si ce n’est qu’on donne à une montagne de l’est,
un nom qui veut dire stérile, quoiqu’elle soit entièrement cou-
verte de végétation. Les phénomènes des éruptions volcaniques
ne leur sont cependant pas étrangers, car ils supposent dans
toutes les îles , qu’il existe dans le N. O. de Samoa une petite île
constamment en feu. Aucun volcan n’existe cependant dans cette
direction., et pour trouver un fondement à cette tradition , on est
obligé de supposer que si la prétendue île en feu n’est pas un ob-
jet de pure convention de quelques-uns de leurs prêtres qui, en
'voyageant, auraient vu des volcans dans les Tonga, elle est le pro-
duit de quelque volcan sous-marin , qui après avoir brûlé quel-
que temps au-dessus des eaux, à fini par disparaître , en croulant
sur sa base , et n’est plus aujourd’hui qu’un des nombreux récifs
connus dans ces mers , ou qui restent encore à découvrir.
(AT. Dubouzet .)
336
NOTES.
Note 22 , page 125.
Le lendemain de notre arrivée , notre ami Pea vint en personne
nous demander les droits d’ancrage ; le commandant lui répon-
dit que nous paierions sans marchander les vivres que nous pren-
drions , mais que pour l’eau, tant douce que salée , un bâtiment
de guerre ne la payait qu’à coups de canon. Pour appuyer sa de-
mande, Pea apportait la pièce ci-jointe du capitaine de la marine
royale anglaise, Drinck-Water de Béthune. Je la transcris ici at-
tendu qu’il est assez curieux de voir quels droits les Anglais pré-
tendent s’arroger sur ces populations. J’ai tort de dire les Anglais,
c’est tout bonnement une bêtise des révérends missionnaires, ap-
puyés par le capitaine du Conwaj.
Art. ier Chaque vaisseau qui mouillera paiera 5 dollars
pour qu’il lui soit permis de faire de l’eau et d’acheter des rafraî-
chissements.
Art. 2. Aucun travail ne sera fait sur la rade, ni aucun na-
turel ne sera employé à travailler à bord le dimanche, sous peine
d’amende de io dollars.
Art. 3. Toute vente de liqueurs spiritueuses est défendue sous
peine de 25 dollars , et le navire à bord duquel ladite vente sera
faite, ne recevra plus de rafraîchissements.
Art. 4. Toute personne qui s’absentera de son navire, sera ar-
rêtée, ramenée à bord et paiera 5 dollars dont deux pour les chefs
et trois pour les personnes qui l’arrêteront. Aucun capitaine ne
pourra refuser de prendre à son bord un déserteur quelconque ,
sous peine de 25 dollars ; les déserteurs pris après le départ de
leurs navires paieront 3o dollars.
Art. 5. Personne ne pourra débarquer ou quitter son navire
sans l’autorisation du gouvernement de l’île , les capitaines con-
trevenants paieront 25 dollars.
Art. 6. Aucun capitaine ne pourra débarquer ses passagers
NOTES.
337
Sans l’autorisation du gouvernement, sous peine de 25 dollars.
Ait. 7. Si une personne restait a terre pour rétablir sa santé ,
le capitaine déposera une somme raisonnable pour son entretien
et le temps probable de son séjour à terre.
Art. 8. Tout marin devra être rendu à son bord à 9 heures du
soir , et y couchera sous peine de 5 dollars.
Art. 9. Les amendes ci-dessus seront payées en espèces ou en
équivalents, au choix du gouvernement.
Art. 10. Les amendes pourront être commuées par le gouver-
nement en un mois de travaux forcés pour 5 dollars.
Art. 11. Tout capitaine qui refusera de souscrire à ces lois sera
provisoirement privé de tous rafraîchissements et secours, procès-
verbal de son refus, ‘plus , copie de ces lois seront envoyés à son
gouvernement pour le prier de punir ce refus.
Art. 12. Tout chefde district ou de village où les navires pour-
ront mouiller et où les canots pourront communiquer , pourra
augmenter les lofs relatives à la descente des étrangers et faire
payer telle amende qu’il jugera convenable au délit.
Art. i3. Le prix a payer à un pilote pour conduire un navire
au mouillage est de 3 dollars et demi, la même somme sera payée
pour le conduire hors du mouillage.
Art. 14. Pour mettre ces lois en exécution , tous les chefs des
districts nommeront l’un d’eux pour agir en qualité de magistrat.
Le projet de loi ci-dessus nous a été présenté à Apia dans la
demeure d’un chef qui l’a trouvé très-convenable, et a promis
d en donner copie aux autorités des nations étrangères .
Donné de ma main à bord du vaisseau de Sa Majesté Britanni-
que le Conway , rade d’Apia (île Opoulou, archipel des Navi-
gateurs).
6. janvier i838.
Ch. R. Drinck-Water-Bethune.
Et è’est au bas d’une pareille ineptie qu’un officier de la marine
anglaise a eu la bêtise de mettre son nom ; il faut qu’il ait furieu-
IV.
22
■■■■■■
338 . NOTES.
sement chargé son grog ce jour-là. Ces lois du digne capitaine
nous ont bien amusés ; mais elles ne sont pas moins obligatoires
pour le pauvre diable de navire marchand qui a besoin de se ra-
vitailler; la grande partie du temps, ces dollars reviennent aux
missionnairës. Quelle infâme race!
' (71/. Demas . )
Noie 23, page 125.
Nous n’avions encore rien vu jusqu’ici de compar-able à l’ile
Opoulou. La belle Taïti est détx-ônée, Opoulou est bien plus
belle et cela se conçoit. 11 y a beaucoup plus de plaines , les mon-
tagnes sont moins escarpées, la végétation a plxxs de développe-
ment. Rien n’est beau comme le chemin qui va dans l’intérieur et
passe auprès de la petitecascade , en suivant à peu près la rivière.-
Ce sont des arbres gigantesqxxes plus hauts qxxe les palmiei’S , et
très-vaiiés, des boi%sombres oix chantent une masse de jolis oi-
seaux, des pigeons, des colombes , txne jolie perruche rouge et
verte, des martins-pêcheurs, des picaflors, etc. De grandes lianes
pendent du sommet des arbres ; c’est tout-à-fait une grande na-
ture, 11 y a une masse de villages dans l’intérieur. L’île est divi-
sée en plusieurs grands villages soumis à un chef, ce qui forme
autant de tribus difféi’entes.
Quand un chef se m aidait , avant les missionnaires, il y avait
une céi’émonie assez curieuse. La femme était placée sur une natte
blanche devant le peuple. Si le chef montrait la natte au public
avec les preuves què sa future épouse avait sa virginité, il y avait
une salve d’applaudissements, tandis qu’au cas contraire, la
femme était repoussée et chassée ignominieusement.
( M. La Farge.')
NOTES.
339
Note 2/j. , page i 25.
Quelques misérables pirogues qui avaient attendu que nous
fussions mouillés pour quitter la terre, vinrent nous apporter des
cocos. Elles étaient montées chacune par deux ou trois hommes.
En voyant ces frêles embarcations , j’étais conduit naturellement
à me demander si c’étaient bien là les mêmes sauvages que Bou-
gainville avait appeile's les navigateurs, si c’étaient bien ces mêmes
hommes qui conduisaient avec tant d’habileté ces grandes et belles
pirogues qui allaient chercher si loin au large les navire de Bou-
gainville et de Lapérouse, pour les accompagner au mouillage.
Aujourd hui je ne retrouve , ni les mêmes embarcations , ni les
mêmes hommes, et j’aurais cherché vainement ce même empresse-
ment qui portait jadis ces enfants de la nature à courir au-devant
des etrangers qui venaient les visiter. Mais quelle est la cause de
tous ces changements? -Ne doit-on pas s’en prendre à la civilisa-
tion, qui fera aux îles des Navigateurs (Samoa) ce quelle a fait
à Taïti, d’une peuplade active, entreprenante, hardie et guerrière,
un peuple mou , abruti et vicieux. Quatre ou cinq années seule-
ment se sont écoulées depuis que les missionnaires ont pris pos-
session de ces îles, et déjà ils ont acquis un ascendant étonnant
sur 1 esprit des habitants ; ils ont changé leurs mœurs , leurs ha-
bitudes, et qu’y ont gagné ces misérables? rien; car leur vie ne
s’est pas améliorée en apprenant à chanter des psaumes ou en li-
sant des versets de la Bible, et personne ne leur u enseigné à mieux
cultiver l’igname ou le taro. En voulant faire des convertis on n’a
pas cherché à en faire des hommes , ou plutôt les misérables qui
sont venus parmi eux, sous le-tilre de missionnaires , n’y sont ve-
nus que dans le but d’y satisfaire un intérêt personnel. Us ont
employé ces insulaires à leur construire des cases vastes, com-
modes et agréables pour eux et leurs familles, ils leur ont fait
cultiver des jardins qui leur produisent des légumes d’Europe ,
/
340 # NOTES.
mais les naturels n’en avaient aucune part, et cependant ce soûl
encore eux qui leur apportent gratis et comme un tribut, les
fruits, les racines et les poissons qui forment la base de leur
nourrit urç.
( M . Gourdin. )
Note 25, page 125.
La partie des naturels d’Opoulou dissidente sous le rapport
religieux, se distingue des nouveaux convertis par la conserva -
tion de leurs usages primitifs. Ils portent leurs cheveux longs,
quelquefois ils les relèvent sur le sommet de la tête par un lien
de feuilles ou d’écorces de cocotiers. Leur chevelure roide et
abondamment fournie semble emprunter son aspect héi'issé à la
frisure de celle du nègre. Ils sont peu vêtus, une ceinture étroite
faite avec des feuilles longues, pliantes et étroites d’une plante
que je 'n’ai pas vue ailleurs que sur eux, couvre à peine les parties
sexuelles. Presque tous sont tatoués autour des reins, et quel-
ques-uns ont sur le corps des marques produites par des inci-
sions qui forment une excroissance charnue en relief. Les nou-
veaux convertis ont presque tous les cheveux coupés ras, cette
coiffure leur va moins bien que celle de leurs voisins les
payens
Le langage de ces îles est doux et diffère des idiomes taïtiens et
nouka-hiviens dans beaucoup de mots ; la prononciation est
aussi différente. L7 est très-fréquemment employé, mais avec
un espèce de sifflement qui la rapproche du ch ; le^- a aussi une
prononciation particulière fort douce et semblable à celle du/ du
grec moderne. Une singularité de leur langage c’est d’avoir deux
manières de nommer les choses : une lorsque l’on s’adresse aux
aliis ou chefs, l’autre qui sert dans la conversation ordinaire.
M. Mills, de qui je tiens ces détails, m’a communiqué en même
temps une chanson très-ancienne qu’il a recueillie et traduite.
NOTES. 341
Elle est populaire dans le groupe, quoique sa signification ne
soit pas bien complète, du moins dans la traduction. Cette chan-
son a trait à l’époque où Cook visita les îles Tonga. Il paraîtrait
qu’elle a été composée lorsque les espérances des naturels de Sa-
moa de le voir arriver furent déçues. La voici avec la traduction'
mol à mot.
Touti soua ia
Cook tu t’en retournes,
Nei pea pea fasia
A moins qu’ils te tuent.
Oua ita ita valea Samoa
Grande est l’ignorante colère de Samoa
Nia le taouri le oa
Pai’ce que tu n’apportes pas d’échanges.
Touti fou mae le foe
Cook donnes-moi la rame
Aou tala ala fia oe
Afin que je rame pour toi.
Cette chanson a cela de curieux qu’elle indique l’attention que
le personnage de Cook avait excité dans ces îles, et en même
temps elle sert à prouver ce que M. Mills m’a dit, que la plupart
des événements remarquables étaient conservés de cette manière
dans la mémoire des naturels, dont l’humeur communicative est
avide de récits et de contes. Depuis l’établissement des mission-
naires, les danses et les chants lascifs ont été abolis; le seul chant
que j ai entendu est le suivant, dont je n’ai pas pu recueillir
toutes les paroles et dont je n’ai malheureusement pas non plus
Japiiere fia laouae
Ile toupou taoulae
Tahou tou ghae nate rima
Pae pouli outii
Pae oula oufala
Pae la Iola tama
Sae fama lama
compris le sens.
Papa oua oua oua
Papa oua oua oua
Papa oua oua oua
Papa ea ea ea
Papa ea ea ea
Painaou oaee kaaoo
Pinaloou
342
NOTES.
Taa tia to lama
Aouemlsimi loe
Aoue vill amoue
Aoue fa amoue
Aoue le uoumoue
Aoue mi si mila
Aoue li aodo
Asoloe
Popo oua ouee
Aoue le fara
Aoue le nussiaree
Aoue falafae
Aoue mi si tama
Tae aoua aia
Apapa omata
Ornai se outou fauga
Tonghi ai laou sala
Papalanghi taoumaea
Ta fape fea
Loou tamaa ouatiee .
Aouepo seli
Aouepo se vani
Aouepo atousia
Aouepo lolopou Vavao
Senaï talofa mal
Loou luisa
Aoue marna oe.
Autant que j’ai pu le comprendre, ce chant concerne les Eu-
ropéens nommés Papalarithis , nom qui signifie de l’autre côté
des cieux, image fidèle qui indique l’arrivée des navires. C’est la
première fois que nous entendons cette dénomination, du reste
conmie’dans d’autres îles.
(M. Dèsgraz. )
Note 26, page 148.
Après quelques instants , les deux missionnaires nous accom-
eompagnèrent chez le roi.
D’une taille assez grande, Georges a une belle tête ; il est sou-
cieux et parle peu. Ses traits deviennent très-doux lorsqu’il sou-
rit. Chrétien de bonne foi , apprenant qu’un chef également con-
verti était molesté à Tonga par les naturels encore idolâtres, il
vola à son secours et détruisit entièrement la maison sacrée de
Mafanga. La case dans laquelle nous le vîmes n’était que provi-
soire : un ouragan ayant détruit la sienne un an auparavant, on
lui en élevait alors une autre au milieu d’un vaste enclos que l’on
commençait même à cultiver. Ce chef avait de quarante à qua-
rante-cinq ans j sa femme , dont la figure était jolie et gracieuse,
pouvait avoir environ vingt-quatre ans. Tous deux étaient vêtus
d’une étoffe du pays qui leur prenait depuis les reins jusqu’aux
pieds. Nous restâmes environ une heure chez Georges , M. Tho-
{
NOTES.
343
mas servant d’interprète au commandant ; quant à moi, très-
peu versé clans la langue anglaise , je ne pus saisir que quel-
ques mots de la conversation , qui roulait sur quelques usages
anciens du pays, sur la famille des premiers chefs et sur les
îles Viti. Nous apprîmes la mort de Tahofa ,. l’un des chefs de
Tonga-Tabou , celui qui avait fait exécuter l’enlèvement de notre
embarcation et qu’on appelait le Napoléon de l’archipel. Palou
vivait toujours ainsi que Levoukaï. Le christianisme n’avait
fait que peu de progrès depuis une douzaine d’années à Tonga-
tabpu.
Le commandant ayant invité les deux missionnaires à déjeû-
ner pour le lendemain , fît faire au roi et à la reine là même invi-
tation, qui fut acceptée avec d’autant plus de plaisir, qu’elle était
accompagnée de la promesse d’un présent. Nous quittâmes peu
après la maison royale de Vavao , et , après avoir fait quelques
tours dans le village , nous nous embarquâmes pour retourner à
bord.
( M . J a cq u inot . )
Note 27, page 148.
Après m’être réfugié successivement de case 'en case, à chaque
ondée de pluie qui arrivait , je finis par rencontrer un jeune in-
digène appelé Théodore , d’un caractère moins sérieux que ses
compatriotes , qui mit toutr-à-fait de coté son livre de cantiques
et me pria instamment d’entrer chez lui et de le prendre pour my
fri end, mon ami. Quoique dégoûté des tayo, j’acceptai son offre
et lui donnai mon nom. Aussitôt sa vieille mère , qui y était, me'
fit entendre que j’étais aussi son fils et me combla de caresses.
Adopté comme membre de cette pauvre famille, j’eus beaucoup à
me louer de leurs soins et de leurs complaisances , et leà recon-
nus autant que je pus , en leur donnant des colliers et des cou-
teaux. Pendant que j’étais chez lui , le son du nafa, qui remplace
■I
344 NOTÉS.
i omme aux Samoa, la cloche, s’étant fait entendre, Théo-
doro me demanda la permission dé me quitter pour se rendre
avec sa femme à l’office divin. L’un et l’autre quittèrent alors
es colliers dont je leur avais fait présent, craignant sans
doute la censure du prédicatèur en se présentant ainsi dans le
temple.
Je les y accompagnai pour satisfaire la curiosité que m’inspirait
leur cérémonie. Déjà le prédicateur était en chaire, expliquant
aux fidèles un passage de la Bible , d’un air grave, froid et com-
pose, peu fait, à mon avis, pour persuader des hommes moins
disposés à croire que ces indigènes, mais parfaitement adapté à
1 austérité de leur culte. L’homme qui remplissait alors les fonc-
tions de ministre, était un des indigènes de Vavao plus ancienne-
ment convertis que les autres, que les missionnaires emploient
avec tant d’avantage comme instructeurs sous le nom de teachers.
Ces postes ne sont remplis, comme on doit le penser, que par. les
néophytes les plus ardents, qui dépassent toujours, par leur aus-
térité et leur rigorisme, leurs maîtres, quelque sévères qu’ils
soient. Tout , dans la tenue et dans les manières de ce jeune mi
mstre, indiquait un de ees hommes. Son débit monotone, l’im-
mobilité de son regard et ses gestes mesurés portaient à penser
qu’il eût craint, en agissant autrement et en mettant plus dame
dans ses exhortations , de manquer aux règles sévères de la dé-
cence. Quand à sa lecture succédait la prière et le chant des can-
tiques, lui-même entonnait ces chants et commençait la prière ,
les yeux fermés, le corps immobile, sur un ton monotone et gla-
cial auquel répondaient ses paroissiens. Ceux-ci, agenouillés au-
tour de la chaire, cherchaient à imiter le ton et l’air recueilli du
pasteur; les enfants et les femmes elles-mêmes , bien différentes
de celles de Taïti, se contraignaient au point que c’est à peine si
quelques-unes d’entre elles levaient les yeux de dessus leur livre
pour jeter un regard à la dérobée sur les étrangers, qui, partout
ailleurs, auraient tant excité leur curiosité. Ne comprenant rien
NOTES.
345
de ce qu’ils disaient, je m’agenouillai pendant quelque temps
comme eux pour les observer sans causer de scandale; mais fatigué
de ces chants monotones et de ce puritanisme que j’étais loin de
regarder comme la vraie religion , je quittai ces lieux sacrés plein
d’admiration pour la dévotion des indigènes, mais regrettant pour
eux qu’on lui eût donné une telle direction. Le temple n’était dis-
tingué des autres habitations que par sa grandeur et par le soin
de la charpente et des attaches qui en réunissaient les diverses
parties, dont l’élégance était remarquable. Non loin de là, en re-
venant à bord , je passai près du cimetière de ces indigènes.
Plusieurs petits hangars de forme ronde étaient réunis sur un pe-
tit plateau dont le sol, nivelé et sablé, était entretenu avec la plus
grande propreté. J’appris que chacun d’eux couvrait une tombe.
Depuis l’introduction du christianisme dans ces îles , rien n’a été
changé dans le système d’inhumation des morts , à part les céré-
monies religieuses. Les cimetières , appelés malaï , ont toujours
la même apparence extérieure : aucun signe religieux ne les in-
dique, mais ils sont toujours l’objet du respect le plus profond
des naturels.
(. M . Dubouzet. .)
Noie 28 , page 1 48.
Entre l’ile Longue et Vavao une dernière bordée nous fît dou-
bler la pointe N. E. de l’île Longue. On en passe si près que le
seul ressac des eaux nous soutint quelques instants à cinq ou six
toises de distance des rochers taillés à pic ; mais cette manoeuvre
hardie nous fît gagner du temps , et il ne nous resta plus qu’à
prolonger la bordée du sud pour apercevoir vers le N. E. une
nouvelle passe qui conduit à la baie de Vavao
Les missionnaires catholiques se sont présentés à Vavao à tort,
ce nous semble , puisque la place était occupée par les métho-
distes. Ceux-ci ont reçu leurs confrères avec des dehors assez
346 NOTES.
bienveillants ; mais Tahofao à parqué nos apôtres sur une île dé-
serte et. a défendu à ses sujets d’avoir aucune relation avec ces
hommes maudits de Dieu. Peu s’en est fallu qu’on ne les laissât
mourir de faim. Cependant ils ont évacué la place pour aller s’é-
tablir aux îles Wallis, qui forment un petit groupe à 80 lieues
dans l’ouest des Samoa. Je ne sais si la charité des méthodistes les
a poursuivis jusque-là, mais une lettre écrite à Vavao par l’évéque
de Meioné annonce une grande détresse et appelle l’assistance du
premier navire français qui passerait dans ces parages. Il est fâ-
cheux que ces nouvelles ne nous soient pas arrivées aux Samoa.
Peut-être la frégate la Vénus passera-t-elle aux îles Wallis
La classe supérieure conserve des formes aristocratiques, la
gravité et la dignité du maintien. Parmi toutes les peuplades
polynésiennes , le Tonga est celui qui , aux yeux de quelques
voyageurs, pai’aît se rapprocher le plus de la famille européenne.
Peut-être le Noukahivien l’emporte-t-il par un teint plus clair
et des traits plus réguliers, mais il a un front moins développé
que le Tonga. Je dois dire que j’ai vu peu de naturels de Vavao
dont le regard et la physionomie n’aient pas l’expression de la
plus insigne fausseté. La conduite de ce peuple envers plusieurs
navigateurs a bien prouvé qu’on ne devait point ajouter foi à ses
démonstrations amicales*: Il est douteux que les missionnaires
jouissent longtemps eri* paix de leurs conquêtes spirituelle et
temporelle. Les Tonga, moins endurants que les Taïtiens, ne se
laisseront pas conduire comme un vil troupeau. Déjà un jeune
apôtre, M. Botkins, qui, ayant renvoyé sa femme, avait cru
pouvoir la remplacer par une femme du pays , a été dénoncé au
chef de Vavao et expulsé sur-le-champ. Mais il serait à désirer que
la réaction de ce peuple contre un joug trop avilissant ne lui fît
pas perdre les premiers germes d’humanité et de civilisation dont
il est redevable aux missionnaires. A la vérité, le contactdes Eu-
ropéens avec les peuplades océaniennes rendra de jour en jour
plus difficile le retour vers les usages barbares, i’immolaliojqt des
NOTES.
347
victimes humaines, une défiance permanente envers lesétrangers.
11 faut croire , au contraire, que ces nations comprenant enfin la
supériorité des Européens , finiront par les respecter et cherche-
ront à s’élever à leur hauteur.
(M. Roquemaurel.)
Noie 29, page i48.
Histoire de Mafi.
Mafi est le fils de Faka-Fanoua, chef de Mafanga et de Taoufa-
Finaon sa femme. Quelque temps après la déclaration de la
guerre qui eut lieu entre King George et les habitants de Tonga-
Tabou, Mafi désireux de s’illustrer par un exploit, partit en
compagnie de son frère et de six autres guerriers, pour aller
tenter un coup de main sur l’île Namouka. Leur intention était
de débarquer à la faveur de la nuit et de tomber à l’improviste
sur quelque case isolée, où ils n’auraient pas trouvé de résis-
tance ; puis ils comptaient retournera Tonga-Tabou.
Les vents, et peut-être aussi leur inexpérience, trompèrent
leurs desseins, et au lieu de les conduire sur Namouka les con-
duisirent sur Ouliia, île peuplée et où ils n’avaient plus aucune
chance de réussite à espérer. Dissimulant alors leurs projets, ils
se firent passer pour des voyageurs et reçurent un accueil hospi-
talier. Des femmes accordèrent leurs faveurs à ces étrangers et
les habitants les logèrent et les nourrirent. Mais l’un des compa-
gnons de Mafi, dans un moment d’expansion, confia à sa belle
quels avaient été les projets de sa troupe, et aussitôt cette nou-
velle fut divulguée, et changea la face des choses.
On saisit immédiatement Mafi et ses compagnons, et on lès
envoya à Ring-George à Vavao, où on se contenta de les retenir
prisonniers, après leur avoir administré un certain nombre de
coups de corde. A la fin de i83G, Mafi, son frère et deux autres
348 . NOTES.
compagnons tentèrent de s’évader dans la pirogue d’un navire
baleinier américain, qu’un matelot déserteur leur avait livrée. Ils
partirent en effet, le matelot les accompagnait, mais au bout de
deux jours, le temps et le manque de vivres les ramena à Vavao,
où ils reçurent chacun trente coups de corde. La violence des
coups était extrême, et ce châtiment les rendit malades pendant
quelque temps.
Cependant le souvenir de cette punition ne put empêcher Mafi
et son frère de tenter une nouvelle fois de recouvrer leur liberté.
En 1837, gardés plus strictement, ce ne fut qu’au moyen des
femmes dont ils avaient gagné l’affection, qu’ils firent préparer les.
moyens qui devaient les conduire à la liberté. Une pirogue dou-
ble était déjà prête, les vivres nécessaires s’y trouvaient, ils al-
laient partir, lorsque la faiblesse d’une des femmes qui les accom-
pagnaient vint trahir leur projet. Arrêtés sur-le-champ, on les
punit- encore, mais avec tant de violence, que le frère de Mafi
mourut des suites des coups de corde qu’on lui avait ap-
pliqués.
Mafi revint à la santé, on lui rasa la tête et on lui assigna pour
demeure le village d’Oatea, lieu où les navires font leur eau. 11.
était là sous la surveillance du chefVeykite.
Souvent les missionnaires de Vavao ont essayé de le convertir,
mais Mafi les considérant comme la cause de ses malheurs et les
oppresseurs de son pays, les a toujours repoussés. Il leur a voué
une haine implacable, et s’il s’est réfugié sur un navire français,
c est qu’il aura peut-être appris que cette nation et celle des mis-
sionnaires sont rivales. Dans tous les cas, ne pouvant atteindre
Tonga-Tabou, il préfère s’éloigner pour longtemps, il quitte son
pays en conservant l’espérance de revenir un jour et d’aider à
chasser les missionnaires persécuteurs.
Voici maintenant quelques détails sur les opérations de la
guerre de Tonga-Tabou. Elle eut lieu dans le milieu de l’année
1837, et dura quatre mois. Les forces sous les ordres de Kina
O
NOTES.
349
George s’élevaient à i56o guerriers, dont 700 de Vavao et 860
des îles Hapaï. Ce nombre indique la totalité de la population de
ces îles en état de porter les armes à cette époque. A cette troupe,
Nougalafa, chef chrétien de Toubaou, avait joint plus de 1000
hommes. La guerre avait pour motif les persécutions que les
chrétiens de Tonga-Tabou éprouvaient de la part de ceux qui
restaient attachés à l’ancienne religion.
Les missionnaires anglais avaient excité cette croisade, mais ils
ne participèrent pas aux opérations de la guerre, qui commença
ses ravages en ruinant Mafanga, défendu par 800 habitants sous
.les ordres de leur chef Faka-Fanoua. Puis vint le tour de Houle
dont les habitants, au nombre de 3 à 4oo, s’étaient- fortifiés en
creusant des fossés et en élevant des murs de terre.
Outre la population de Houle , un corps considérable d’auxi-
liaires défendait la place. Le frère de King-George ayant été blessé
dans l’attaque, on fit main-basse sur les assiégés ; on tua femmes
et enfants, et on porte le nombre des morts à 700. L’action dura
quatre heures. Plus tard , Noukou-Noukou , village habité par
1700 habitants, fut attaqué, mais sans succès.
En revanche Hala-Leva , petit village, fut saccagé, ses habi-
tants, au nombre de 3o, furent presque tous tués.
A Pea, fort village défendu par 2800 hommes, King George
battit les habitants en diverses rencontres. C’est là où des guer-
riers de l’armée chrétienne mangèrent le foie et le cœur de deux-
chefs ennemis. C’est du reste le seul cas de cannibalisme dans
une guerre où les atrocités ne manquèi-ent pas.
Teiki fut aussi attaqué, on tua une vingtaine d’hommes sur
4oo qui y demeurent.
Comme on le voit, la guerre opérait sur des villages isolés, et
les combattants se réunissaient rarement en corps sur le champ de
bataille. Une fois les forces réunies, des chefs de Tonga-Tabou
soutinrent le choc des ennemis, et cette fois elles ne furent pas bat-
tues. C’était à Nichifa où Mogniola, premier chef de Pea, Finoua-
350 NOTES.
Ihou-Kava,- chef de Saouma, et Fatou, chef de Moua, s étaient
joints à Hata, chef de Nichifa.
Au bout de quatre mois, les chefs de Tonga-Tabou demandè-
rent la paix. Us vinrent à cet effet accompagnés de 800 hommes, à
une portée de fusil du camp du roi George , et s’assirent à terre.
ICing George sortit aussitôt de son camp et commença les pour-
parlers 5 la paix fut alors conclue et scellée par un grand akava,
vainqueurs et vaincus se confondirent après que les chefs de
Tonga-Tabou eurent promis de ne plus persécuter la religion
chrétienne , et de recevoir les missionnaires chez eux. Cette
paix n’avait pour but cependant que de donner aux habitants de
Tonga-Tabou le temps de s’organiser plus efficacement, car il
parait que les chefs ont l’intention de recommencer les hostilités,
aussitôt qu’ils seront en état de le faire avec avantage. La suite
apprendra quelles auront été leurs actions.
King George retourna à Vavao immédiatement après la con-
clusion de la paix. La supériorité qu’il avait obtenue dans cette
guerre tenait à l’adresse avec laquelle ses guerriers maniaient le
fusil. Son armée possédait 120 fusils seulement, dont 70 aux guer-
îieis de Vavao et 5o entre les mains de ceux des Hapaïs. Simonet
était au nombre des guerriers de Vavao. Aucune femme n’ac-
compagna l’armée, les missionnaires avaient aussi défendu leur
usage sur Tonga-Tabou. De sorte que l’armée garda le célibat
pendant la guerre. Les pertes de l’armée chrétienne ne sont éva-
luées par Simonet qu’à 64 hommes.
ÇM. Desg/-az.')
Noie 3o, page 148.
L’île de Vavao n’a pas de reptiles venimeux ni de bêtes féroces,
et non-seulement tout le groupe d ' Hafoulou-Hou, mais aussi ceux
de Hapaïe t de Tonga en sont exempts. Les centipèdes y sont très-
nombreux, leurs morsures causent de grandes douleurs , avec
NOTES.
351
upe légère inflammation ; leur piqûre est cependant très-petite.
Il y a peu de variété dans les oiseaux ; je n’en ai pas remarqué
plus de cinq ou six espèces : j’y ai vu une petite espèce de perro-
quet et des grues blanches et noires. J1 y a par compensation une
immense quantité de poissons, et des requins d’une très-grande
espèce y son t si nombreux, qu’il est dangereux de se baigner dans
le havre, excepté dans les hauts-fonds, où ils s’aventurent rare-
ment.
J’y ai vu aussi une grande quantité de tourterelles" de l’espèce
à bec de faucon, et qui est généralement connue sous le nom de
Green luvtlê.
L’île produit en abondance la noix du Ricinus palma chris ti ,
qui donne l’huile de castor; on y trouve aussi du coton, de
1 arrow root, des noix de cacao, des bananes, des ignames, l’ar-
bre à pain et une sorte de pomme de terre appelée sweel pcitatoe
(patate douce).
Il n’y a pas une seule rivière dans toutes les îles des ^mis, et
pour l’eau à boire, les habitants dépendent entièrement- des
pluies. Il y a de temps en temps des sécheresses très-projongées,
généralement suivies de pluies très-fortes.
Je réside ici depuis le mois de juin \ 836, et comme nous som-
mes en octobre i838, cela fait environ deux ans et quatre mois.
Le thermomètre a varié pendant ce temps de 220 à 28° (centi-
grades), la moyenne est de 26,7 dans les mois d’été, et 24,5 dans
les mois d’hiver.
Parfois, le temps est très-chaud et cependant très-sain; d’au-
tres fois il est très-couyert et très-lourd, au point d’être fort pré-
judiciable à la santé des naturels- et des Européens. Les vents
sont généralement du sud et de l’est. Y? Active, schooner anglais,
fit naufrage à Onéata, l’une des îles Vili, le 2 juillet.
Pendant les deux dernières années, nous avons eu environ dix
tremblements de terre ; la plupart ne causèrent à la vérité que de
légères secousses; mais celui du i5 septembre 1 836 fut très-vio-
352
NOTES.
lent; il eut lieu à dix heures trente-cinq minutes du soir. Ces
tremblements de terre procèdent parfois par ondulations* assez
généralement légères; mais le plus souvent ils donnent une vio-
lente secousse.
La marée pi’ésenta un phénomène assez étrange, le 8 novem-
bre 1837 ; le flux et le reflux alternaient environ toutes les dix
minutes, pendant environ trente-six heures ou même quarante-
huit heures, suivant les divers rapports des naturels; car je n'ai
pas étémoL-méme témoin de ce phénomène, étant ce jour-là oc-
• cupé à l’imprimerie.
( Communiquée par M. Broock , missionnaire à Vavao .)
Note 3t, page 170.
A midi je me rendis avec le commandant d’Urville à l’établis-
sement des missionnaires, qui était situé sur l’île Lefougajk en-
viron deux milles de l’endroit où étaient mouillées les deux cor-
vettes; nous débarquâmes à peu de distance du village, métro-
pole des Hapaï, ancienne résidence du roi Finau 7er. Ces mes-
sieurs étaient réunis, et l’arrivée de ceux de Vavao allait les met-
tre à même de commencer bientôt leurs délibérations annuelles.
Comme dans toutes les autres îles, nous trouvâmes les apôtres
des Hapaï très-confortablement logés ; leurs maisons, situées au
milieu d’un vaste jardin cultivé avec soin , offraient l’utile et
l’agréable et ne laissaient rien à désirer pour les douceurs de la
vie. Après avoir échangé avec eux quelques paroles de politesse,
nous les quittâmes, et sous la conduite d’un guide, nous fîmes
une promenade dans le village qui, ainsi que ceux de Vavao et
de Tonga-Tabou , se compose de vastes enclos carrés, bordés de
murailles légères, faites avec des bambous. Les cases répandues
au milieu de ces espaces, nous parurent toutes très-peuplées.
La souveraineté du groupe Hapaï appartenant au roi Georges
de V nvao, chacune des îles est gouvernée par un chef auquel il
JNÜTES.
353
délègue ses pouvoirs et qui est chargé, en son nom, de percevoir
les impôts. Nous trouvâmes celui de Lefouga occupé à surveiller
la réparation d’une grande pirogue double, et mettant parfois
lui-même la main à l’ouvrage.
Après avoir jeté un coup d’oeil sur l’église, sur la maison où
se fait l’école des jeunes gens, et sur la case qu’habite le roi, lors-
que les circonstances l’amènent dans cette île , case très-propre,
ti’ès-vaste et d’une belle construction, nous retournâmes chez
les missionnaires pour prendre congé et regagner nos corvettes.
A cette seconde entrevue, M. Thomas nous dit qu’ayant ou-
blié à Vavao un baril de farine qu’il destinait à sa subsistance
durant son séjour ici, il nous priait de vouloir bien lui en céder
un. Notre provision commençant à baisser, nous ne pûmes ac-
quiescera sa demande, mais nous lui prouvâmes notre bonne vo-
lonté en lui offrant cent-cinquante livres de biscuit dont nous
pouvions nous démettre sans nous priver ; il accepta avec une re-
connaissance apparente ce cadeau, qui lui fut expédié dans la
même soirée.
Les naturels de Lefouga , convertis seulement depuis quatre
ans, sont encore aujourd’hui dans toute la ferveur et tout l’a-
mour pour la nouvelle religion ; ils passent une partie de leur
temps à chanter des psaumes et des cantiques. Les femmes se dé-
tournent à l’approche des Européens, fuient tout contact avec
eux, et finiront sans doute par imiter celles de Taïti, c’est-à-dire
qu elles les rechercheront par la suite avec autant d’empressement
quelles en mettent aujourd’hui à les éviter
L eau parait rare sur l’île Lefouga qui a cela de commun avec
toutes les terres basses ; celle qu’on y trouve est de mauvaise qua-
lité et presque saumâtre ; en revanche, les cocotiers y sont extrê-
mement multipliés et procurent, aux naturels une boisson agréa-
ble et abondante.
Une partie du chemin que nous parcourûmes, nous paraissant
plus soignée que le reste, et étant bordée de chaque côté par des
*V- a3P
354 NOTES.
troncs de cocotiers abattus, nous eh demandâmes la raison, et
nous apprîmes que cette amélioration était le résultat des peines
infligées à quelques hommes qui se comportaient mal, et qui pour
expier leurs fautes, étaient condamnés à faire un certain nombre
de toises de route. Ce système pénal est bien entendu, en ce qu’il
concourt à futilité publique.
Sur les cinq heures, nous arrivâmes a nos canots qui nous
transportèrent immédiatement à bord. Durant notre absence, il
n’était venu que quelques pirogues le long des corvettes, et elles
n’avaient apporté que des cocos à échanger. Quelques-uns de nos
officiers s’étaient procurés trois ou quatre casse-têtes à un prix
très-élevé.
( M . Jacquinot .)
Noie 3a, page 170.
Le n octobre \ 838, nous quittons Lefouga, une des îles
Ilapaï, et nous nous dirigeons vers l’archipel des Viti. Jusqu’à
présent nos observations se sont, uniquement exercées sur ces
rameaux de la race roùge qui habitent l’extrémité sud de l’Amé-
rique, la côte ouest de ce continent et les îles de l’Océanie inter-
tropicale ; mais de nouvelles peuplades vont bientôt fixer toute
notre attention ; hâtons-nous donc de résumer nos premièi'es
sensations ; car jalonner les faits est le seul moyen de les bien
graver dans son esprit. Toutes les fois qu’un grand nombre
d’objets se présentent successivement à nos yeux , chaque fois ,
on ne peut saisir que des faits isolés ; les analogies ou les diffé-
rences échappent; aussi l’ensemble n’évite la confusion que par
l’analyse et la comparaison.
Le célèbre Forster , le premir , exquissa le tableau animé de la
féconde Océanie'; son travail est empreint de l’esprit de rappro-
J’cnteads par Océanie ce vaste espace qui, des cotes de l’Àme'rique, s’é-
NOTES.
35 S
chement ; il groupa avec une rare sagacité les variétés de l’espèce
humaine ; mais son coup d’œil devait être trop étendu et lé sujet
était alors trop neuf pour qu’il pût s’arrêter aux détails. Après
lui, I éron et Labillardière enrichirent nos connaissances d’une
foule de considérations nouvelles et de judicieuses remarques;
plus tard , MM. Quoy et Gaiina: d fécondèrent encore ce sujet,
nar beaucoup de peuples furent soumis à leur investigation , et
dans le nombre, il s’en trouvait que leurs devanciers n’avaient
point connus : mais, non plus que Forster, Pe'ron et Labillar-
dière, ils se sont arrêtés à la comparaison minutieuse des hommes
de la même race éparpillés sur diverses points du globe M. Les-
son a rédigé un excellent mémoire sur les îles du Grand Océan et
leurs habitants, mais il s’y propose presque exclusivement d’é-
claircir 1 intéressante question de l’origine des Océaniens.
Bougainville, Cook, Forstèr, Lapérouse, Rosse!, Krusenstern,
Kotzebue , etc. , etc. , nous ont successivement tracé le tableau
de la physionomie des indigènes des Taïti , des Sandwich, des
Samoa, des Tonga, de la Nouvelle-Zélande, des Hybrides, de la
Nouvelle-Guinée, de l’Australie, des Carolines , etc... Mais rien
de tout, cela n’est hé. Il y a plus, en général les voyageurs louent
et blâment dans les mêmes termes, et ce serait en vain que l’on
chercherait à se faire une idée juste des naturels de chaque archi-
pel : on vous annonce bien d’abord une différence, soit en bien,
soit en mal, mais vous la chercheriez inutilement dans les expres-
sions des auteurs ; ils ont un thème fait, soit qu’ils blâment, soit
qu’ils louent, il est invariable. 11 n’y a de distinction bien mar-
quée que pour les rouges et les noirs, tout est ensuite parfaitement
uniforme parmi eux : règle générale, les premiers sont de beaux
hommes et leurs femmes des déités ; les seconds sont affreux et
leurs femmes sont plus laides encore. Tout cela, il faut en conve-
• en;i jusqu’à celles de l’Asie
Andaman et Nicobar.
en les conlournanl jusqu’au méridien des îles
356 NOTES.
nir , est bien vague , et ce n’est point par de pareilles généralités
que l’on peut parvenir à se faire une idée nette du panorama vi-
vant de l’Océanie : car là, comme partout, notre espèce y éprouve
des vicissitudes d’organisation qui dépendent des lieux, de l’air,
et ç’est cette liaison de cause et d’effet qu’il faut apprécier, pour
ramener l’homme à son caractère primitif. C’est, en effet, le seul
moyen de le retrouver tel qu’il était originairement , qu’il se soit
dégradé ou qu’il se soit perfectionné ; c’est aussi le seul moyen de
s’expliquer les variétés dont on a fait autant de races , dans une
même race.' Mais qu’attendre de ces descriptions élastiques qui
s’appliquent indifféremment à tous les groupes de cette immense
division océanienne , que l’on nomme Polynésie , et qui se répè-
tent imperturbablement pour chacun d’eux! Ils sont beaux
hommes, forts; leur figure est belle, expressive, leur nez effilé,
souvent aquilin... Ces portraits en raccourci, qui ne forcent pas
l’auteur à une parfaite exactitude ; ces gravures où se développe
le talent de l’artiste, qui dessine parfaitement l’académie, mais
qui n’attache aucune importance a la ressemblance, font autant
de mystifications. Que d’Eve d’opéra et de nymphes au bain nous
ont été reproduites, avec un léger tatouage, sous le nom deTaï-
tiennes, de femmes des Mendoces , que de tableaux chaimants
sont venus se grouper autour de ces descriptions et de ces figures
mythologiques, de ces généralités idéales! Personne, plus que
nous, n’eut le droit de se.plaindre de ces licences poétiques , car
malgré nos restrictions mentales , nous n’avons pas échappé au
chagrin de la désillusion. Comment en effet résister à ces bril-
lants mensonges « à ces dehors , enchanteurs , à ces rencontres
aussi inopinées que ravissantes d’ innocence et de séduction , » fi-
nales obligées de toute description de paysage ou d’assemblée ! En
vérité ces fadaises vous dépravent le goût , le bon sens et 1 on
finit par y croire un peu à son insu. Au reste , celte manie de
mêler le charme du roman à l’histoire n’est point nouvelle parmi
les voyageurs : le vieux Quiros, en i5g5, lui payait déjà un
NOTES.
357
large tribut d’illusions ; il dit , en parlant des Mendocéennes :
« La régularité de leurs traits , la finesse de leur taille et la beaute
de leurs mains leur feraient donner la préférence sur les plus jo-
lies femmes de Lima-» Bougainville, dont le style est au moins
élégant et pur, s’abandonna aux prestiges de son imagination et
aux sentiments de l’indulgente reconnaissance. Cook, lui-même,
n’est point à l’abri du même reproche quand il décrit les scènes
de Teïti. Forster et Krusenstern , quoique moins admirateurs ,
n’échappent point complètement à cette tendance de sacrifier tou-
jours la vérité à la fraîcheur du tableau; ils glissent vaguement sur
les imperfections et ne tarissent plus sur les perfections ; l’effet pit-
toresque y gagne, mais la vérité est tronquée. Forster dit des Taï-
tiennes : « Leurs yeux sont grands , vifs et étincelants ; elles
ont le visage plus rond qu’ovale , leurs traits sont d’une symétrie
extraordinaire et embellis par un sourire qu’il est impossible de
décrire. » Si , pourrait-on répondre ; décrivez-nous ces traits
symétriques , entourés d’un ovale presque rond , et j’y placerai
peut-être un joli sourire. Il continue : « Le corps, au-dessus de
la ceinture, est bien proportionné , ses contours ont un charme
et une grâce inexprimable... Les femmes sont belles pour l’ordi-
naire et elles ont même des formes délicates: leurs bras, leurs
mains et leurs doigts sont si potelés et si beaux, qu’ils ne dépare-
raient pas la Vénus deMédicis. » Les mêmes éloges se représen-
tent en faveur des femmes des Mendoces, et cela, dans les mêmes
termes. Aussi, bien que Forster commence par dire que les Nuhi-
viennes sont, après les Taïtiennes, les représentantes de la plus
belle race féminine océanienne , on ne sait cependant point en
quoi les unes sont supérieures aux autres, ni pourquoi ces der-
nières sont inférieures aux premières. Ainsi, quand il décrit leur
figure, les détails manquent et rien n’est suffisamment explicite ;
il ne devient positif qu’en parlant des bras et des mains, qui sont,
en effet, remarquablement beaux; mais qui se montrent ainsi
chez toutes les femmes de la race rouge ou mongole. Où son»
358
NOTES.
donc les différences que lui-même fait pressentir? Krusenstern,
en parlant aussi des habitantes des îles Nuhiva , s’exprime en ces
termes : « Les femmes ont la tète belle, plutôt arrondie qu’ovale,
« de grands yeux brillants , le teint fleuri, de très-belles dents,
« les cheveux bouclés naturellement; la teinte de leur peau est
« claire. » Mais alors, elles n’ont rien que les autres Polyné-
siennes n’aient, si une peau jaune, mêlée d’un peu de brun, pas-
sant au rouge de cuivre, lorsque les passions ou un exercice vio-
lent activent la circulation, peut être considérée comme claire et
fleurie. Il y a là évidemment un choix de mots qui veut charmer
sans se soucier de transmettre une seule idée bien arrêtée.
Deux remarques ressortent de tout ce qui vient d’être dit :
t° Forster, non plus comme simple historien , mais seulement
comme naturaliste , Pérou, Labillardière , Chamisso, Lesson ,
Garnot, Quoy, Gaimard ont réuni d’immenses matériaux qui do-
rénavant devront servir aux ti’avaux d’ensemble qu’en ti’epi'en-
dront infailliblement leurs successeui’s dans la noble cai’i'ièi'e des
voyages aux découvertes , car un seul homme ne saui'ail tout voir,
tout appi’écier à sa juste valeur. Mais il arrive une époque où,
grâce à nos prédécesseurs , nous devons oser ce qu’ils ne durent
point essayer. Nous croyons que les généi’alités scientifiques sur
le Giand-Océan ont cessé d’êti'p instructives^ c’est par une pro-
fonde appréciation des choses dans leurseori’élations , que nous
pouvons espérer encore fixer l’attention. Nos maîtres ne nous
ont offert de tableaux bien circonstanciés qtie pour des points
épai’s, ils n’ont soulevé le voile que pour quelques parties de
l’ensemble, il l’este atout lier. Certes, nous ne pouvons prétendi'e
à compléter une pareille tâche ; mais, tel est l’esprit qui devra di-
riger les études des navigateurs avenir : nos pères ont découvert,
à nous appartient surtout l’enchaînement des faits, la rectifica-
tion des erreui’s et les considérations nouvelles. 2° L’inutilité
des histoires pittoi*esques à l’égard de l’anthropologie, est ma-
nifeste, et cependant l’on ne doit pas en accuser les rédacteurs
NOTES.
de ces sortes d ouvrages. En effet, le récit facile des événement? ,
des émotions d’une campagne , les mœurs des sauvages trouvent
plus de lecteurs que lès lourdes dissertations de la science , aux-
quelles la masse du public s’intéresse fort peu; d’un autre
côté, le but-principal des circomnavigations est la géographie, et
ses exigences ne se plient pas toujours à celles de l’observation à
terre ; d’autres devoirs préoccupent sans cesse les chefs de ces sor-
tes d’expéditiQns.
On a souvent reproché à ces voyages leur immense étendue,
l’indispensable rapidité de leur passage à travers l’Océanie : grâce
au beau voyage que nous venons de faire, nous sommes à même
d’apprécier ces objections à leur juste valeur. Les'collections rap-
portées , depuis soixante ans , des diverses îles qui constituent
les mêmes archipels, assurent de l’existence des mêmes plantes,
des mêmes animaux sur chacune d’elles ; d’un autre côté, notre
propre expérience nous a démontré qu’en se partageant les di-
vers genres de recherches et en gravissant les plus hautes mon-
tagnes, l’on arrivait toujours, en trois ou quatre jours, à posséder
une idée à peu près complète du sol de chaque localité et de ses
richesses scientifiques propres à la saison. La visite des points de
la côte diamétralement opposés à ceux que vous avez explorés,
beaucoup de temps employé à des relâches multipliées dans les
mêmes parages , ne compenseraient pas, par des découvertes, la
perte de temps qui résulterait de l’invariable copsiance des vents
alisés. Voir beaucoup de pays éloignés les uns des autres, les
•voir dans des directions bien suivies et avec rapidité, afin de don-
ner le moins possible aussi aux chances des maladies, telle doit
être la devise d’un voyage aux découvertes. Ce que vous n’avez
point vu / souvent un autre l’avait déjà vu , et toujours ses écrits
démontrent que ces petites terres sont partout homogènes, et que
toutes celles d’un même archipel se ressemblent autant par leurs
productions que par leurs constitutions atmosphérique et géolo-
gique.
360 NOTES.
Ce que nous venons de dire des petites îles est tellement vrai
que la Nouvelle-Zélande elle-même est aujourd’hui, à peu de
chose près, parfaitement connue , quoiqu’elle possède une in-
nombrable quantité de lieux où l’homme civilisé n’a point encore
mis le pied. On ne l’a étudiée que sur quelques points, et cepen-
dant , exception faite des animaux ou des végétaux propres à
quelques cimes , on a déjà sur tout des notions exactes. Com-
bien de précieuses dépouilles l'île de Bornéo, la Nouvelle-Gui-
née, 1 Australie, n ont-elles pas déjà fournies par l’intermédiaire
de la marine! Sans doute, il faudrait des expéditions spéciales
pour pénétrer les secrets qu’elles nous cachent encore, mais
il y aurait ingratitude à oublier que c’est précisément aux voya-
ges entrepris sur la plus vaste échelle que l’histoire naturelle
doit ses plus nombreuses et ses plus belles découvertes. Pour
soutenir cette assertion, il suffit de rappeler les noms de Cook,
de Lapérouse, de Baudin , d’Entrecasteaux,. de Kotzebue et de
Dumont d’Urville. Soutiendrait-on cette hypothèse erronnée que
tout est maintenant connu et qu’il huit longuement s’appesantir
sur la moindre localité pour espérer trouver du nouveau ? Ce
serait une erreur : le nouveau abonde partout, en tout genre, et
parmi les choses les plus vulgaires , qui sont aussi les plus né-
gligées, il reste beaucoup à étudier. Les expéditions conçues sur
les plans les plus étendus seront longtemps encore les plus fruc-
tueuses, parce qu’au milieu de la multitude d’objets, il en
échappe toujours quelques-uns; parce qu’enfin un fâcheux ha-
sard a inévitablement conduit les navigateurs dans les mêmes ar-
chipels a la même époque de l’année. Mais revenons à nos Poly-
nésiens.
Comme en toutes choses il faut un point de départ, en d’autres
termes, un point de comparaison , nous allons'décrire d’abord
les habitants des îles Marquises ; ils seront le type autour duquel
nous réunirons les caractères des naturels de chaque archipel.
Les îles que nous avons visitées dans la Polynésie in ter tropicale
NOTES.
361
sont : aux Marquises , Nouka-Hiva ; aux Pomotou , Manga-
Reva; dans l’archipel de Taïli, l’ile du même nom ; aux Samoa,
Opoulou ; aux Tonga, Vavao, Lefouga une des îles du groupe
Hapaï.
Nous choisissons les Noukahiviens comme type , parce qu’ils
sont les mieux faits des insulaires que nous avons été à même
d étudier; les -défauts d’un tableau ressortant d’autant mieux
qu’on les oppose au plus parfait modèle du genre.
Les Mendoces sont de taille moyenne; un mètre soixante-dix
centimètres est parmi eux la taille le plus ordinaire. Ils frappent
tout d’abord par l’élégance de leur habitude extérieure , leur dé-
marche pleine d’aisance, leurs mouvements gracieux ; leurs mus-
cles ne sont point très-fortement marqués , cependant l’œil peut
en dessiner facilement les contours; il en résulte que leur appa-
rence est plus agréable que vigoureuse ; cependant, on ne saurait
leur reprocher des formes trop, arrondies , en un mot, trop effé-
minées : leur corps et leurs membres sont parfaitement propor-
tionnés ; leurs articulations minces semblent donner à leurs
mouvements une prestesse , une facilité admirables. Un bassin
étroit, dont les moindres saillies osseuses disparaissent cette fois
sous des muscles véritablement très-vigoureux, ainsi que cela
s’observe toujours chez les montagnards; une poitrine arquée,
évasée supérieurement, arrondie inférieurement, contribuent à
leur donner la taille la plus svelte possible, et à répandre sur
leur personne une légèreté qui décèle une respiration abondante.
Leurs bras, quoique un peu minces relativement à leurs mem-
bies inferieurs, parce qu’ils les exercent peu, ne les déparent
point; ils prennent en effet une part constante aux délicieuses
poses de leur corps. Leurs mains sont petites et bien faites ; leurs
pieds mériteraient les mêmes éloges si la marche pieds nus ne les
déformait.
La figure de ces hommes porte aussi tous les signes d’une
amelioration de race : elle est plus ovale que ronde; leur front
362 NOTES.
est haut; leurs grands yeux noirs, ornés de longs cils, sont pleins
du feu de l’intelligence ; leur nez est bien fait, très-peu épaté et
souvent aquilin ; leur bouche, leurs lèvres, leurs pommettes,
ont des dimensions et un volume infiniment mieux proportionnés
à l’ensemble de la face que ces traits ne le sont ordinairement
chez les personnes de la race mongole. L’expression de leur vi-
sagê est pleine de douceur et de gaieté. Ainsi, aux Marquises, les
hommes partagent avec les femmes un agréable jeu de physiono-
mie, chose remarquable et qui en distingue particulièrement les
insulaires. « Les jeunes gens de ces îles fortunées sont pour l’ordi-
naire très-beaux, et ils serviraient d’excellents modèles pour un
Ganymède. » Les paroles de Forster sont, cette fois, aussi exac-
tes que précises. Ils portent leurs cheveux noirs relevés sur le
sommet de la tête; ils en forment deux touffes. Cette coiffure leur
imprime un air étrange d’abord , mais l’apparente recherche de
cet arrangement plaît vite ; elle s’allie également bien a une jeune
figure et à la figure sévère et même un peu sauvage des anciens ;
mais, en général, ces derniers entourent leur tête d’un turban en
tapa-mousseline d’une éclatante blancheur. Leur tatouage en
spirale rappelle celui des Zélandais; il lui est parfaitement com-
parable quant au genre de dessin , mais les. lignes en sont plus
déliées et ne tracent pas de sillons dans là peau. Ils le disposent
sur les mains et les avant-bras avec un goût infini, on croirait
- voir des demi-gants longs en dentelle brodée. Ils dessinent aussi
autour de la ceinture, autour des poignets , du bas de la jambe,
de larges bandes noires qui ne sont pas sans élégance , mais qui
deviennent d’un effet hideux quand ils se les appliquent trans-
versalement sur la moitié de la figure, soit au niveau des yeux,
soit au niveau de la bouche. Cette habitude est pratiquée par
les Patagonnes, non pas au moyen du tatouage , mais à laide
d’ocre rouge grossièrement délayé dans de la graisse. La plu-
part des vieillards rappellent ces belles figures de patriarches
dont les peintres nous ont si souvent retracé la noble sévc-
363
NOTES.
rite; c’est surtout chez les vieux chefs que cette remarque est
applicable, car l’abondance et une entière liberté sont favorables
au développemen t physique et moral ; l’habitude de la supériorité
surtout façonne les traits à une expression de dignitéqu’inspirent
partout un haut rang et l’indépendance
Les femmes de cepays sont parfaitement heureuses : la fidélité
même ne leur impose que de légères chaînes d’un instant; leur
gentillesse multiplie leurs conquêtes sans jamais asservir leurs
désirs changeants ou attrister leur inépuisable gaieté, Iln’estpas
une seule femme qui ne soit à plusieurs hommes, sans qu’elle
soit, a leur égard, retenue par aucun engagement. Leur indé-
pendance est bien plus complète qu’aux Samoa, aux Tonga, et
même a Taïti, et bien que l’on ne puisse disconvenir que cette
liberté illimitée ne nuise à leur constitution eri épuisant trop
tôt leur jeunesse, cependant elle leur est moins nuisible que l’é-
tat d’esclavage où certaines peuplades retiennent leurs misérables
compagnes. Car, comme l’a très-bien fait observer Forster, à
propos des habitants de la Nouvelle-Zélande et de la Nouvelle-
Caledonie, le rang où l’on place les femmes dans la société domes-
tique a une extrême influence sur la civilisation, et plus une na-
tion est misérable et grossière, plus elles sont traitées durement.
Cet injuste partage des peines de la vie uni au manque d’aliments
flétrit rapidement leurs charmes et en fait des objets aussi laids
que dignes de compassion. Déjà nous avons jugé de la justesse de
cette observation à Manga-Reva : le dénuement de cet étroit sé-
jour maintient les malheureux indigènes de ce groupe dans l’état
de la plus complète barbarie; les hommes reçoivent de leur mi-
sèie une empreinte triste et sauvage; cependant leurs traits ne le
cèdent en rien à ceux des Taïtiens ; il y a plus, leur vie dure,
leur sobriété forcée, faute de'variété , l’air du large qu’ils respi-
rent dans toute sa pureté, grâce à l’exiguité de leur terre, dé-
veloppent chez ces ces insulaires une haute taille , des fermes
musclées ; mais les femmes sont généralement petites, lourdes, et,
364
NOTES.
à quelques exceptions près, leur visage a tout le type de la laideur
mongole ; il est même marqué du sceau de l’abrutissement.
Cette infériorité de la femme, réduite à ne reconnaîti'e d’autre
loi que celle du plus fort, n’est pas seulement le résultat de cette
odieuse soumission et de la stupeur organique qu’elle entraîne,
mais aussi des souffrances de la misère. Une femme ne peut être
belle qu’en restant sensible, délicate; elle s’enlaidit en s’endur-
cissant. Les nomades Palagons ne maltraitent point leurs fem-
mes ; si l’on en excepte la chasse , qui pourvoit abondamment à
leur subsistance , ils partagent avec elles le petit nombre de leurs
travaux, qui consistent surtout à dépouiller les animaux, dépecer
les viandes , coudre et préparer les peaux pour en faire des man-
teaux ou des tentes grossières ; elles n’ont ni intérieur à soigner,
ni troupeaux à garder; ces femmes cependant, qui passent leur
existence dans la plus oisive indifférence, sont fort peu attrayan-
tes ; toutes sont même beaucoup au-dessous des hommes, parmi
lesquels on trouverait de très-belles figures si l’on pouvait leur
enlever l’air de stupidité. Les ressources , les petits soins multi-
pliés de l’ingénieuse civilisation sont indispensables à la femme ;
il lui faut une nourriture moins abondante que choisie et déli-
cate; il lui faut une considération sociale qui assure à sa dou-
ceur, à sa faiblesse, à sa vive sensibilité, protection ; à son dé-
vouement maternel, reconnaissance. A ce prix seul elle peut être
jolie et le devient quelquefois. C’est tellement vrai , que les peu-
plades sauvages les plus heureusement placées sur la surface de
notre globe., les plus abondamment pourvues des fruits de la terre
et des ressources de la nature , présentent encore de notables dif-
férences dans le développement de l’homme comparé à celui de la
femme. Les îles de la Polynésie , qui nous occupent ici , offrent
un bon exemple en faveur de cette observation. Sans doute, les
îles Taïd, Tonga, Samoa, sont habitées par un rameau de la race
rouge incontestablement en progrès; les femmes y ont profité
de l’amélioration générale. La preuve en est que les plus belles
sont celles qui représentent mieux, dans leur sexe, les traits et
même la stature des hommes de leur pays ; mais aussi sont-elles
horn masses. Ce n’est point là le genre de beauté qui leur appar-
tient et auquel la nature s’arrêterait si la civilisation répandait
sur elles tous ses bienfaits. Les Noukahi viennes ne méritent pas
le même reproche rieurs formes sont infiniment plus élégantes ;
mais il existe cependant encore une grande distance entre elles
et leurs maris ; ils sont en effet beaucoup mieux quelles de corps
et de visage. Essayons maintenant de tracer le portrait des inté-
ressantes habitantes des îles Nouka-Hiva ; choisissons pour mo-
dèle les plus agréables d’entre elles que le hasard nous ait offer-
tes , c’est le seul moyen de nous faire une idée juste du plus haut
degré de beauté auquel les femmes rouges puissent prétendre au
sein de la barbarie.
Le négligé ou nous trouvâmes ordinairement les jeunes Nouka-
hiviennes fut très-favorable à nos observations. Un grand nom-
bre vinrent à bord en costume de naïades : quelques fleurs
dans les cheveux composaient toute leur toilette. Plus tard,
leur pudeur 11e pouvant plus s’excuser sur la nécessité de fendre
les flots pour venir jusqu’à nous, elles s’empressaient de se cou-
vrir d’une pièce de tapa lorsque nous nous présentions dans leurs
cases; mais ce sentiment de pudeur durait peu, soit que l’em-
piessement de nous accueillir leur fît oublier tout autre soin,
soit qu un sentiment de coquetterie les guidât, car elles ne tar-
daient guère à se mettre à l’aise et à emprunter leurs plus beaux
ornements au plus simple appareil.
Leur stature est moyenne; nous l’évaluons à un mètre
soixante centimètres environ; leurs cheveux noirs sont lissés,
huilés et relevés derrière la tête ou flottant sur les épaules et re-
tenus alors sur le front par un cordon rouge en vaquois. Leur
regard est doux , leur physionomie animée d’une expression de
gaieté un peu folle 5 leurs yeux sont vifs, grands et souvent un peu
releves en dehors ; de longs cils les abritent ; leur bouche serait
/
360 NOTES.
qualifiée de bouche moyenne par des Françaises, elle est petite
pour des Océaniennes ; leurs lèvres ne sont pas trop volumineu-
ses et leur gracieux sourire laisse voir de belles dents; mais ces
bouches, un peu brunes , n’ont aucun de ces jolis contours qui
dessinent la bouche des Européennes ; elles sont fendues trop
uniformément, si je puis m’exprimer ainsi. Aucune de ces fem-
mes ne mérite , sous ce rapport, les éloges que nous sommes prêts
à donner a Mata-houa', jeune guide de Nouka-Hiva, ainsi qu’à
plusieurs jeunes gens des pirogues d’O hivaoa. Le nez, si diffi-
cile à modeler sur une jolie figure de femme, le nez, ce trait
ingrat qui a défiguré tant de jolis visages, n’est chez nos Nuhi-
viennes ni trop gros, ni trop épaté, c’est un nez charmant
mais encore pour des Océaniennes , car ses qualités consistent à
n’avoir point l’excès des défauts reprochés aux nez de toutes les
femmes de race rouge. Un front assez haut , des pommettes modé-
rément écartées , encadrent ces mobiles physionomies, qui, grâce
à cette dernière et heureuse modification, n’offrent pas la gros-
sièreté des traits que l’on retrouve encore parmi les Taïtiennes
elles-mêmes : ainsi elles échappent au ridicule de ces faces rondes
à grosses joues, à large bouche, dont les Mangareviennes, Pé-
ruviennes aborigènes , Araucaniennes et Patagonnes nous pré-
sentent le parfait modèle.
Les Mendocéennes sont agréablement potelées, la tournure ra-
massée et courte , l’embonpoint des femmes mongoles n’ont chez
elles rien d’exagéré; leur cou se fond très agréablement avec leurs
épaules ; leurs seins sont bien placés , bien faits , leur développe-
ment se renferme dans des limites parfaites;- leur taille est un
peu grosse, ce qu’il faut attribuer moins à l’extrême largeur de
leur bassin qu’au trop grand évasement de la base de leur poi-
trine. Cette organisation leur a conservé un peu de cette appa-
rence pesante que l’on retrouve plus marquée chez les Taïliennes^
1 Màla-houa, joli.
367
NOTES.
plus forte encore chez les femmes de Tonga et de Samoa, et por-
tée à l’excès chez les Américaines.
Les membres inférieurs des Noukahi viennes ne répondent nul-
lement au charme de leur ensemble : l’habitude de se tenir ac-
croupies et de marcher pieds nus contribue beaucoup à la défor-
mation des jambes et des pieds. Leurs bras, leurs mains et leurs
doigts sont au contraire d’une beauté sans égale; toutes les
Polynésiennes reçurent de la nature cet agrément corporel ,
mais aucune ne le présente aussi complètement parfait que les
agaçantes insulaires des Marquises. Au reste, disons-le en pas-
sant , toutes les Péruviennes et Chiliennes indigènes se font re-
marquer par l’élégante conformation de l’épaule, du bras et de la
main; les Patagonnes, sous ce rapport, ne démentent non plus
leur origine. Ajoutons que si ces femmes portaient des chaussu-
res dès la plus tendre enfance, elles auraient les pieds les plus
jolis du monde; nous en donnons pour preuve les Indiennes des
villes du Pérou élevées à la condition de dame. Bien que nous ne
comprenions pas que Quirox ait comparé les Menilocéennes aux
charmantes créoles de Lima , nous conviendrons cependant que
ces dernières n’ont ni un plus beau bras, ni une main plus dé-
licate que les filles de Nouka-Hiva , et que leurs petits pieds , si
justement célèbres , trouvent presque des rivaux dans ceux des
coquettes Incas modernes.
La supériorité physique des insulaires des Marquises établie ,
à quelle cause l’attribuer? Les différences qui distinguent les peu-
ples d’une origine commune, mais surtout les peuples sauvages,
sont évidemment dues aux habitudes que leur imposent la topo-
graphie de leur pays et la nature de l’air qu’ils respirent. On
conçoit en effet que l’obligation de gravir sans cesse le revers des
montagnes donne aux muscles les plus en jeu dans ce genre
d’exercice une vigueur que l’on ne saurait obtenir d une conti-
nuelle équitation , ou que l’on espérerait vainement rencontrer
chez un lourd habitant de la plaine. Mais le principal agent
368
NOTES.
modificateur de la constitution de l’homme, c’est l’atmosphère j
si l’on pouvait oublier que l’expérience de chaque jour nous dé-
montre cette vérité , il suffirait de rappeler les faits les plus com-
muns : l’action de l’air delà ville sur les paysans , celui de la cam-
pagne sur les citadins, nous citerions les crétins des profondes
vallées de la Suisse et de l’Araucanie , et nous leur opposerions
les beaux habitants des montagnes; nous examinerions les efïets
des effluves marécageux sur la respiration d’abord et conséquem-
ment ensuite sur la circulation ; enfin , arrivant à étudier les-di-
vers degrés de raréfaction de l’air par le calorique^ et ses divers
degrés de saturation par l’humidité , nous démontrerions facile-
ment qu’une maladie célèbre, la fièvre jaune, sur l’étiologie de
laquelle on a tant discuté sans résultat utile pour l’humanité,
faute d’en bien apprécier les causes physiques et physiologiques,
est due à l’excès de division des molécules de l’air et à l’excès de
vapeur cl’eau en' suspension dans ce fluide h Elevons-nous dans
les hautes cimes du Mexique et des Antilles, nous y retrouverons
toute l’énergie vitale propre aux régions tempérées, et nous y
verrons le créole des montagnes appréhender autant le séjour
étouffant des bords de la mer que l’Européen récemment débar-
qué sur ces plages brûlantes. En effet, à l’époquedes plus grandes
chaleurs de l’année, les courants alisés cessent tout à coup de
souffler leur douce et salutaire fraîcheur sur les îles Caraïbes et
sur le Mexique. Dans ce dernier pays , des calmes étouffants leur
succèdent ; aux Antilles, les vents d’ouestles remplacent; ils sont
le signal des fâcheuses affections qui envahissent aussitôt les
parties basses de ces régions. L’immense enceinte des terres du
Mexique, les nombreuses îles de la mer caraïbe et du golfe mexi-
cain, l’étroitesse des débouquements des Antilles, qui s'opposent
1 La fièvre jaune n’est qu’un scorbut : le de’f'aut d’air suffisamment répa-
rateur pour une circulation aussi abondante que celle d’un habitant des
zones tempe're'es, en est la cause.
NOTES. 369
au prompt renouvellement des eaux, expliquent, pour ces parages,
la chaleur dès vents d’ouest et leur extrême humidité. Les con-
séquences physiologiques de ce climat agissent différemment sur
les indigènes et sur les étrangers, mais elles ne constituent un
pays sain ni pour les uns, ni pour les autres. Si , après la rapide
excursion que nous venons de faire pour prouver l’importance des
bonnes qualités de 1 air, qu il faut considérer comme le premier
aliment des animaux, nous revenons à la Polynésie équatoriale ,
nous nous étonnerons peu du bon développement de ses habi-
tants , parce qu’ils respirent l’atmosphère la plus pure possible.
Les îles Sandwich , Marquises , Pomotou , Taïti , Samoa, Tonga,
sont isolées de toutes parts; aucune terre continentale ne leur
impose une atmosphère déjà altérée, et, quelle que soit la direction
capricieuse des vents , ils s’élèvent toujours de l’Océan et ils en
partagentla fraîcheur et la pureté. Tous les marins saventque l’air
du large prolonge l’existence de malades voués à une mort immi-
nente ; l’approche de la terre, au contraire, l’abrège et change trop
souvent l’espérance en une mort subite. La mer épure l’air par une
action physico-chimique ; c’est encore un de ses nombreux bien-
faits, il faut le reconnaître, peu importe ici la théorie de ce phé-
nomène; mais les Polynésiens perdent en partie l’avantage de leur
position en construisant leurs,çases au pied des montagnes, souvent
à l’abri des vents alisés, et sans se soucier beaucoup du voisinage
des marécages. Cette coutume, presque générale, née de leur in-
dolence, de leur mollesse, ne contribue pas peu, jointe aux excès
de leur gloutonnerie, à répandre parmi eux l’affligeante obésité
et 1 éléphantiasis. Les Noukahiviens échappent à ce développe-
ment contre nature du système cellulo-graisseux, non par la so-
briété, qui est la moindre de leurs qualités, mais par leurs habitu-
des montagnardes; en elles est tout le mystère de leur supériorité
matérielle. « La structure de ces hommes, dit Fors ter, est forte
et nerveuse; aucun n’est aussi gros que les habitants des des
laiti et Tonga; cette différence provient de ce qu’ils ont plus
1V- H
370
NOTES.
d’aclivité : comme la plupart vivent sur les flancs et ati sommet
des hautes collines , où leurs habitations ressemblent à des re-
paires d’aigle placés sur les cimes inaccessibles des rochers , ils
doivent naturellement avoir le corps' mince, puisqu’ils gravissent
souvent les montagnes élevées et qu’ils respirent un air vif. «
Chez ces hommes il existe une égale répartition des sucs nu-
tritifs, leurs fonctions jouissent toutes d’une parfaite activité :
ils doivent autant à la bienfaisante pureté de l’air qu’au constant
exercice de leurs forces; ils ne peuvent faire un pas sans mettre
en jeu tout l’appareil de la locomotion. Leur extérieur se dessine
sous les formes lesmieux proportionnées; leur taille est moyenne,
parce qu’elle a dû' se plier aux nécessités de leur destination ;
leur corps est svelte et léger, il a acquis dès l’enfance, cette
souplesse musculaire qui caractérise partout le véritable enfant
de la montagne. L’Araucan n’habite guère que les vallées des
Andes, aussi est-il bien loin de présenter ce perfectionnement
de race qui caractérise le Noukahivien : il est lourd;; c’est le
type patagon, mais dans des limites moins colossales ; il est plus
que lui remuant, énergique ; ses muscles marquent mieux au-
dessous de la peau, cependant ses habitudes cavalières le rappro-
chent encore de l’épais Patagon des Pampas à cause du défaut
d’exercice. Des conditions atmosphériques diverses, des mœurs
différentes, modifient l’organisation extérieure en exerçant tel ou
tel organe aux dépens de tel ou tel autre, mais elle ne change
rien au type originaire : la race rouge est une ; la prétendue race
américaine n’existe pas plus que la race océanienne. Tout porte
à croire que l’Amérique fut le berceau de ces peuples jaunes ou
rouges qui envahirent une partie de l’Asie ', d’où leurs hordes
1 M. Klaproth établit sur des preuves incontestables ce qu’on savait déjà
par des rapports plus ou moins positifs, que les tribus originaires du Nou-
veau-Monde s’étaient étendues sur une partie de l’Asie; mais il n’a rencontré
aucun indice propre à fortifier cette autre hypothèse , qui s’est déjà repro-
duite sous des formes diverses , que la population du Nouveau-Continent
NOTES.
371
débordées menacèrent l’Europe sous la conduite de Gengis et de
Tamerlan.
Si nous en jugeons par les Mangareviens et par ce que disent
Forster et Krusenstern , les naturels des îles Pomotou diffèrent
de ceux des îles riches et vastes par une peau plus foncée ; leurs
extrémités inférieures sont un peu grêles, et le reste de leur corps
est cependant athlétique. Leur physionomie est grave et sérieuse ;
moins gâtés par l’abondance, ils sont moins enclins aux plaisirs.
Leur peu de ressources en végétaux les oblige à vivre nus et à
se nourrir surtout du produit de leur pêche ; ils passent donc une
partie de leur vie exposés à l’ardeur du soleil, les jambes dans
l’eau. A terre, la petitesse de leurs îles les prive de l’occasion de
s’exercer à la marche ; quand ils ne se livrent pas aux travaux que
leur impose la nécessité, il restent accroupis. Ces détails sur leur
existence expliquent très-bien pourquoi leur couleur est plus
foncée et leurs extrémités inférieures disproportionnées. Leur
système musculaire supérieur ne partage point cet amoindrisse-
ment, parce qu’il est le seul qu’ils exercent : le tronc est le point
d’appui des bras et concourt par conséquent à tous leurs mou-
vements. La pauvreté de leur pays, sa nombreuse population,
les forcent à vivre de leur labeur ; chaque matin ils lancent les
radeaux à la mer et vont pêcher sur le récif. C’est àjeurs mo-
destes ressources, mais aussi , comme nous l’avons déjà dit, à la
pureté de l’air qui circule librement tout autour d’eux, qu’ils
doivent d’être préservés d’un embonpoint énorme , le fléau de
leurs voisins. Ils sont les représentants modernes du type pri-
mordial polynésien le moins altéré, possible , soit par la disette,
qui n’existe en Polynésie qu’acciden tellement , soit par l’abon-
dance et la mollesse, ou par un heureux ensemble de circon-
stances locales qui élèvent toujours l’homme des signes de la
soit descendue de celle de l’ancien. On trouve des Américains en Asie, mais
jusqu’ici on n’a point trouve’ d’Asiatique en Ame'riquc.
(Abel-Rc'musat, p. 389.)
372 NOTES.
dégradation à ceux du perfectionnement de sa race. Les in-
sulaires de l’archipel Dangereux sont aux Taïtiens , Tongaens,
Samoens, ce que sont les Brésiliens aborigènes ' aux Péruviens,
Chiliens et Patagons ; car, il faut le dire , en dépit des préjugés
accrédités, grâce aux trop fidèles copistes, les sauvages du Brésil
rappellent aussi parfaitement que possible les traits et toute la
constitution physique-des habitants du Pérou, du Chili et de la
Patagonie; iis n en diffèrent, comme les Mangareviens des Sa-
moens, etc., que. par un développement musculaire plus pro-
noncé, des formes plus élancées, l’air d’énergie et de férocité
sauvage et par une peau plus brune : toutes particularités dont
leur genre de vie vagabonde, au milieu des montueuses et dif-
ficiles forêts du Brésil, rend complètement compte. Nous di-
rons plus, les Mangareviens, tels que Beekey les observa il y a
douze ans, avaient, si nous en jugeons en nous aidant des bonnes
figures qu il en fît graver, une ressemblance frappante avec les
Brésiliens. Aujourd’hui encore, malgré Ja civilisation, qui a déjà
un peu déguisé les indigènes de Manga-Reva , nos souvenirs se
sont souvent réveillés a leur aspect, et, à la planchette près que
nos anciennes connaissances brésiliennes se passent dans l’épais-
seur de la lèvre inférieure , nous trouvons entre ces hommes une
parfaite conformité de caractères extérieurs.
« Les habitants des îles Tonga sont en général grands, bien
« faits et proportionnés. Leur embonpoint est raisonnable, à
« quelques exceptions près parmi les chefs, sans offrir l’obésité
« naturelle aux Taïtiens , leur corps est beaucoup plus replet
« que celui des Zéîandais — » Ce que le commandant Dumont
cl’Urville vient de nous dire de Tonga est en tout applicable aux
insulaires de Vavao : seulement, nous ne partageons point son
opinion relativement à l’obésité des Taïtiens : ils n’en sont pas
plus incommodés que les hommes de Vavao et que ceux des
1 J ai vu douze de ces hommes en 1827, à Rio- Janeiro.
■■
NOTES. 373
Hapaï ; cous irons plus loin , et nous dirons : parmi les habi-
tants d’Opolou et parmi ceux de Vavao, nous avons vu un plus
grand nombre d’indrvidus gémissant sous le poids de la turges-
cence cellulo-graisseuse que nous n’en avons vus à Taïti.
Quant à la couleur, les Tonga ne diffèrent en rien des Men- .
doces. Les naturels de Taïti sont un peu plus foncés; mais leurs
femmes, ainsi que leurs Arées toujours quelque peu efféminés ,
quoique ressemblant à des athlètes par la taille, se drapent avec
soin et acquièrent une teinte jaune clair égale à 'celle des Nouka-
hiviennes de distinction , lesquelles s’enduisent soigneusement
d’une couche préservatrice d’huile de coco. Ces observations
prouvent combien cette teinte, plus ou moins foncée, dépend des
habitudes de ces peuples. Si des noirs aborigènes se sont primiti-
vement croisés avec les Polynésiens, il faut, afin d’être consé-
quent, admettre la même supposition pour les Américains et-sur-
tout pour les Péruviens des plages sablonneuses et désertes de la
Bolivie '. On serait ainsi conduit , insensiblement , à penser que
le Créateur ne laissa échapper de ses mains que deux races , la
blanche et la noire. Ce n’est point ici le lieu de discuter cette
belle et intéressante question.
Les Samoens observés par nous, dans leurs pirogues et à terre)
étaient grands et généralement fort gras; la teinte de leur peau se
rapproche beaucoup de celle des Mangareviens ; ce qu’il faut at-
tribuer à leurs goûts navigateurs; le séjour dans leurs tongui-
aguï * s’allierait mal avec les manteaux de tapa, car cette étoffe ne
résisterait pas à l’eau et serait, dans les pirogues, un vêtement
fort embarrassant. Ils sont incontestablement les moins bien faits
des hommes rouges de la Polynésie équatoriale, les Havaï excep-
tés, car nous ne les avons point vus. L’obésité est chez eux très-
commune. Leur figui’e s’aplatit un peu, leurs pommettes s’écar-
1 La teinte i!c leur peau est très ■ fumée.
2 Pit ogue à voile.
3 74 NOTES.
tent davantage; leurs yeux sont un peu bridés en dehors; leur
nez est gros;. en un mot, leur visage se rapproche tout à la fois
du Kalmouk et de l’Américain , les autres tribus de la Polynésie
tendent au contraire à s’en éloigner. Ce fut une femme d’Opolou
qui frappa nos regards par sa ressemblance avec une jeune Pata-
gonne dessinée auhâvre Peckett par M. Goupil.
Si les insulaires d’Opolou sont les moins agréables des hommes
rouges du rameau polynésien, leurs femmes ne possèdent pas non
plus l’enjouement des agaçantes Taïdennes, ni l’aisance des indé-
pendantes et gracieuses Noukahiviennes : leurs formes sont fortes
et peu gracieuses ; elles sont toutes bien constituées, mais aucune
ne réunit l’utile à l'agréable. Comme partout, il en est de gen-
tilles, mais elles manquent complètement de physionomie; et l’on
peut indifféremment les comparer, soit à charmes égaux, soit à
laideur égale, au type des femmes mangaréviennes ou à celui des
femmes patagonnes.
Les hommes de Samoa sont moins expressifs que ceux des
Marquises, des Tonga et de Tard ; leur caractère est évidemment
plus triste; ils sont surtout moins communicatifs que ceux de
Tonga-Tabou, et sous ce rapport, ils sont peut-être moins four-
bes, quoiqu’au fond ils ne soient point meilleurs. Les voyageurs
ont beaucoup parlé de l’affabilité des Tongaens, mais chez eux
ce n’est qu’une apparence trompeuse, ce n’est qu’une ruse, qui
suppose un peu plus de civilisation : on ne saurait mettre la bien-
veillance au nombre des qualités de gens qui, comblés de bien-
faits par Cook, projettent de l’attaquer , au moment même où ils
semblent l’environner de respect et de reconnaissance. Enfin, le
désastre de Port-au-Prince, l’attaque de V Astrolabe ne mettent-
ils pas entièrement à nu les véritables sentiments de ces sauva-
ges? Les insulaires de Samoa se sont empressés de nous prouver
qu’ils étaient aussi les mêmes hommes : le massacre du capitaine
de Langle et de onze Français est l’exploit qu’ils jettent dans la
balance phrénologique !
NOTES. 375
La convoitise est dans le cœur de tous les hommes ; ils se livrent
à ses fâcheuses inspirations toutes les fois que la culture de leur
esprit, ou que la religion, ou que des lois sévères ne les rendent
point maîtres d’eux-mêmes. Aussi, quel est ie sauvage qui lui ré-
siste quand il croit être le plus fort? La bonté, l’hospitalité, la
bienveillante simplicité, la charmante candeur ne sont dans les
livres de voyage que des mots de remplissage. Il serait bien à
souhaiter que tout auteur chargé d’écrire l’histoire, laissât de
côté lage d’or et ses souvenirs mythologiques, car l’étude de la
nature et du vrai leur promet un rôle bien autrement honorable
et solide que toutes ces redondances de rhétorique. Verba ei vo-
ces, prœterea nihil.
Nous attribuons l’espèce de dégradation que le rameau poly-
nésien éprouve à Opolou, aux nombreux marécages de la plaine
inclinée, qui du pied de la montagne descend doucement vers la
mer. Cette pente n’a pas moins de cinq milles de large sur cer-
tains points de sa circonférence; elle a été successivement con-
quise sur le récif qui l’environne, les forêts de sa partie basse
sont presque généralement marécageuses; une foule de ruis-
seaux s’y perdent et les eaux de la mer y filtrent à travers les
coraux. Les vents pénètrent difficilement sous les grandes fo-
rêts qui couvrent le pays jusqu’à la plage , aussi l’humidité est-
elle, sans aucun doute, extrêmement nuisible à la constitution
des habitants; il faut la compter au nombre des causes prédispo-
santes de l’éléphantiasis, si commun dans cette île. Oïalava et
Maouna, que nous avons prolongées , ont la même disposition
géologique ; il en résulte nécessairement la même topographie et
les mêmes conséquences pathologiques. En général, parmi les îles
hautes, les plus saines sont celles qui plongent à pic dans l’Océan ,
où aucune plaine ne s’étend du pied de la montagne à la mer.
Les îles Marquises surtout, Taïti et les autres îles de cet archipel
sont de ce nombre.
En résultat, les Océaniens de la Polynesie équatoriale consti-
■
376 NOTES.
tuent un bel embranchement de la race mongolique ; ils sont su-
périeurs en tout aux Américains, et physiquement et moralement.
Les principaux archipels ont été trouvés dans un état de civilisa-
tion tout aussi avancé que le Pérou et le Mexique, si dans cette
comparaison l’on sait avoir égard aux nombreux matériaux qui
manquent aux insulaires, aux limites rétrécies de leur patrie,
et par conséquent de leurs idées. Au contraire, si l’on fait atten-
tion à l’abondance des moyens qu’un vaste continent offre à l’in-
telligence humaine, on s’étonnera que les plus civilisés des Amé-
ricains fussent encore aussi reculés au moment de la découverte
du Nouveau-Monde. On ne peut comprendre cet état de barbarie
prolongée qu’en supposant que l’homme n’apparut en Amérique
que longtemps après l’établissement de la race blanche en Eu-
rope et en Asie. L’histoire, en plaçant sous nos yeux le tableau
des grandes inconstances de la fortune, nous a montré de puis-
santes nations tombant du faîte de l’intelligence dans une pro-
fonde ignorance ; mais elle nous montre aussi les sciences, les
lettres et les arts fuyant la brutalité triomphante et recevant
l’hospitalité sur des terres voisines ; chassés de peuple en peuple,
ils laissent en tous lieux des traces de leur passage. En Améri-
que seulement ils n’auraient rien laissé! Le raisonnement se re-
fuse à une pareille exception : les mœurs de i492 n’étaient
encore chez les Mexicains et les Péruviens autocthoues que l’hé-
ritage de la barbarie; aucun vestige de civilisation ne s’obser-
vait autour de ces deux peuples , l’homme y était partout sans
loi, sans chef; il courait les bois, et en disputait la domination
aux animaux.
11 faut le dire, les progrès intellectuels des hommes dépendent
beaucoup de la facilité de leurs communications , de la fusion et
de la rivalité des esprits; or, la forme géogi'aphique de l’Améri-
que, ses fleuves, ses montagnes, ses forêts , autant que son isole-
ment et que son éloignement des grands centres de civilisation
qui fécondèrent tour à tour différentes parties de l’Europe et de
NOTES. 3 77
FAsie, apportèrent d’immenses obstaeles à la civilisation de cette
partie du monde.
Les insulaires de la mer du Sud ont cependant plus d’intelli-
gence que les Mexicains, dans ce sens qu’ils ont plus de pénétra-
tion , plus de vivacité , plus de sensibilité. Dans ce rapprocher
ment comparatif l’intelligence des Chiliens n’occupera que le
troisième rang. Quant aux Péruviens, ils sont impassibles comme
leur climat; jamais esprit ne fut plus lourd, plus lent, plus indif-
férent ; ce que les historiens de la conquête du Pérou disent de
leur bonté prouve qu’ils étaient alors ce qu’ils sont aujourd’hui,
c’est-à-dire qu’ils poussaient la bonté jusqu’à la bêtise. Les
stupides Patagons pourraient leur disputer ce genre de débon-
naireté 1 .
Si des hommes éclairés , véritablement animés du feu sacré ,
prêchent un jour une morale consolante, claire, facile, aux in-
sulaire de la Polynésie; s’ils prêchent jd’exemple surtout, s’ils
exigent plus d’eux-mêmes que de leurs néophytes, nul doute que
ces derniers ne fassent de rapides progrès. Ils sont légers, fort at-
tachés au plaisir, mais ils sont prompts à saisir, pleins de curio-
sité ; ils promettent de l’imagination ; ils iront au-devant de l’ins-
truction .
Du croisement avec les Européens , il résultera une race métis
magnifique, si de bonnes lois autorisent et règlent ces alliances,
et si l’industrie porte promptement les habitations sur les revers
élevés des montagnes.
Les métis péruviens et chiliens , les montagnards principale-
ment, ainsi qu’on peut le voir si facilement à Lima et à Valpa-
raiso, sont de beaux hommes, pleins de force et d’adresse,
capables de résolution et d’une intelligence remarquable. 11 serait
1 Les Amencains ne surent jamais profiter des lumières de la civilisation
européenne pour secouer le joug de l’étranger; c’est la meilleure preuve que
l’on puisse invoquer contre les merveilles de leurs anciens empires. Là en-
core l’histoire nous trompe.
378 NOTES.
bien nécessaire qu’un clergé instruit leur donnât l’exemple de la
vertu et que des institutions libérales vinssent au secours de leur
ignorance, car ils retournent à grands pas à l’état sauvage.
( M . Hoinbron.')
Note 33 , page 170.
Nous terminons notre promenade dans le village par la visite
de l’école des enfants. Elle est tenue d’après le système lancasté-
rien ; des corbeilles suspendues au plafond servent de tableaux^
au moyen desquels tous les élèves voient la lettre ou la leçon qu’on
leur donne. Des moniteurs ont la tâche de l’expliquer à une pe-
tite division de quatre ou cinq élèves moins avancés et en même
temps d’établir le silence qui du reste était parfait, grâce à la ba-
guette menaçante du maître d’école ; des évangiles . des livres
d’hymnes étaient entre les mains des élèves. Il est à regretter que
l’imprimerie des missionnaires , dirigée par M. Broocks, n ait en-
core produit que des livres religieux, refusant de laisser paraître
des traités élémentaires qui auraient été. beaucoup plus utiles à _
l’accroissement des connaissances des indigènes. Quel grand avan-,
tage retireront-ils de savoir lire et écrire dans leur langue, s’ils
n’ont pas d’occasion bien réelle d’exercer leurs talents. Sans li-
vres, sans bibliothèques, il leur devient presque inutile de passer
quelque temps de leur jeunesse à se graver dans la tète les carac-
tères de l’alphabet et les règles de l’arithmétique.
(M. Desgraz.')
Note 34, page 21 4-
A uneheui'e de l’après-midi, les canots décorés de leurs pavil-
lons et de leurs flammes, se mirent en route, ceux de la Zélée se
plaçant en ligne, parallèlement à ceux de l’ Astrolabe , les fifres et
les tambours jouant des airs militaires. Après une heure de navi-
NOTES.
379
gation, nous atteignîmes l’îlePao, et nous opérâmes le débarque-
ment avec ordre et ensemble , devant une population nombreuse
qui était accourue pour être témoin d’un spectacle tout nouveau
pour elle , et qui ne cessait de faire entendre des cris d’étonne-
ment et d’admiration à la vue de nos uniformes brillants et des
mousquets étincelants dont étaient armés nos marins.
Le chef Latchika était avec nous , et paraissait encore tout fier
du rôle qu’il avait joué dans notre attaque conti'e Nakalassé.
La troupe ayant pris ses rangs, nous nous mîmes en marche ,
nous dirigeant sur l’endroit où l’on nous avait dit qu’était Tartoa;
nous arrivâmes en quelques minutes sur une place assez dégagée
où nous le trouvâmes effectivement, entouré de ses mataboulis .
Agé d’environ cinquante-cinq ans , ce chef était d’une taille
moyenne et grêle, il paraissait usé et annonçait peu d’intelligence;
sa figure barbouillée à moitié avec du noir de fumée, sa tête coif-
fée d’un bonnet de matelot , son front orné d’une couronne de
fieurs jaunes et odorantes, nous indiquèrent qu’il avait fait grande
toilette pour recevoir notre visite. Du reste, de même que tous les
autres naturels, son corps était nu-, à l’exception d’un morceau
d’étoffe destiné à masquer les parties sexuelles. Le commandant
d’ Urville prit place à sa droite et je me plaçai de l’autre côté; tous
les officiers se groupèrent en face, le matelot Simonet, celui qui, à
la demande du roi de Vavao et des missionnaires anglais, avait été
conduit et mis aux fers à bord de X Astrolabe , servait d’interprète
pour transmettre en tonga les paroles de M. d’Urville à Latchika ,
lequel les traduisait en vitien
Dès le commencement du discours de M. d’Urville, le silence
le plus parfait s’était établi et chacun des naturels paraissait im-
palientd’apprendre ce que venait de dire le grand ogni fi’ançais.
Aussitôt que la traduction en fut faite à Latchika, celui-ci frappa
trois fois ses mains l’une contre l’autre , annonçant ainsi qu’il
allait prendre la parole; les naturels répondirent à ce signal par
trois coups égaux, indiquant qu’ils étaient disposés à écouter. U
380 NOTES.
chef tonga se recueillit quelques instants, et, commençant sur
un ton lent et fortement accentué , il parla pendant plus de vingt
minutes , nous faisant regretter de ne pas comprendre la langue ,
d’après l’attention prononcée qui était peinte sur tous les visages 5
de temps à auti'e il s’arrêtait et attendait pour recommencer que
les principaux eussent donné leur assentiment à ce qu’il venait
de dire
Tanoa continuait à conserver son air hébété et tournait dans sa
main droite un mauvais couteau dont il s’était armé dès le com-
mencement de la séance. Autant que put le comprendre notre in-
terprète Simonet, il leur rappela toutes les circonstances de l’as-
sassinat de Bureau , appuya sur la lâcheté de Nakalassé et ^ur
l’expédition militaire du matin , ayant soin toutefois de 11e pas
s’oublier dans cette dernière circonstance et s’administrant une
grande part du succès. Quand il eut cessé de parler, un applau-
dissement exprima la satisfaction générale. Nous remarquâmes
néanmoins, dans le groupe qui entourait le roi, quelques natu-
rels qui, durant toute cette harangue, tinrent tristement leurs
yeux fixés vers la terre , ne donnant aucun signe d’approbation
ni d’improbation, et nous sûmes qu’ils étaient parents de Naka-
lassé, et que , tout en blâmant sa conduite , ils ne pouvaient ce-
pendant pas ressentir delà joie de l’abaissement dans lequel nous
l’avions réduit
Nous croyions , après cela , la séance terminée , et déjà nous
nous disposions à quitter les lieux , lorsque deux énormes cor-
beilles couvertes de feuilles de bananier, furent apportées dans
l’enceinte ; elles contenaient en grande quantité des crabes cuits,
des bananes et des taros qui, mis à la disposition des matelots, dis-
parurent promptement. La part des états-majors était d’tfn choix
plus relevé, elle consistait dans un cochon coupé par morceaux,
cuit et servi dans une grande chaudière en terré. Connaissant le
goût des Vitiens pour la chair humaine et ayant appris que quel-
ques jours auparavant, ils avaient fait un de ces repas favoris , je
NOTES.
■mu m
38 1
me figurai aussitôt que le vase que j’avais devant les yeux était le
même qui avait servi à préparer la victime, et je ne pus prendre
sur moi de chasser cette idée qui m’enleva toute envie de man-
ger.
A l’une des extrémités de la place, se faisait remarquer une bâ-
tisse dont 1 apparence semblait indiquer quelque but mystérieux ;
c’était un carré d’environ vingt pieds de côté, enfermé par quatre
murailles élevées , au-dessus desquelles, de distance en distance,
s’élancaient de grandes pierres rectangulaires et aiguës. Notre in-
terprète Simonet , auquel nous en demandâmes la destination ,
nous assura que c’était là où étaient dépecés les corps qui de-
vaient être mangés. Quoique curieux d’en visiter l’intérieur, nous
craignîmes d’éprouver un refus , el nous nous contentâmes de
l’explication.
Notre conversation avec Tanoa ne fut ni vive ni animée ; peu
causeur et à demi-abruti, paraissant insensible à tout ce qui se
passait, à peine répondait-il par un signe de tête aux questions
que le commandant d'Uroille lui adressait par le canal de l’inter-
prète ; il ne parut s’animer un peu que lorsqu’on lui parla de
Tomboua-Ncikoro , ce chef que dans notre campagne précédente
nous avions rencontré , faisant une tournée dans les îles, et qui
était resté plusieurs jours notre compagnon de voyage sur Y As-
trolabe. Tomboua-Nakoro était le fils de Tanoa , et avait été tué en
i836 dans un combat qu’il soutenait pour défendre les droits de
son père qu’un parti voulait déposséder Devenu par son âge et
ses infirmités, un meuble inutile pour le beau sexe, le vieux chef
n en est pas moins jaloux de ses droits et ne saurait tolérer qu’on
y porte la moindre atteinte ; s’apercevaot, il y a quelque temps ,
qu’une de ses femmes était enceinte, et bien certain que cette gros-
sesse n’etait pas le produit de ses œuvres, il obtint par menaces
le nom du coupable, le fit surprendre et assommer, etpritsa part
du repas horrible auquel servit le corps de la victime ; il se con-
tenta de cette vengeance et pardonna à la femme parce que son sé-
385 NOTES.
cl uc te ûr était un chef. Si elle eût cédé à un homme d’une classe
inférieure, elle eut été également condamnée à perdre la vie.
L’instant de regagner nos bâtiments étant arrivé , M. d’Urville
fit prier Tanoa de l’accompagner et de venir dîner avec lui à bord ,
promettant de lui faire quelques présents qu’il avait oublié d’ap-
porter. Cette dernière considération le décida promptement , et
nous ralliâmes ensemble le bord de la mer.
En arrivant sur la plage , nous trouvâmes les naturels occupés
à échanger des-casse-têtes , des lances et des arcs, avec les officiers
et les matelots ; comme nous avions rémarqué, lors de notre dé-
barquement, qu’aucun d’eux n’était armé , et que nous avions été
surpris de voir, dans une semblable position, des hommes qui ne
marchent jamais sans avoir la ceinture garnie d’un ou de deux
assommoirs courts et à tête ronde, nous pûmes alors avoir la clef
de celte déviation à leurs habitudes et nous apprîmes que le roi,
voulant nous donner une marque de sa grande confiance en nous,
et prouver combien il était certain que notre visite était toute d’a-
mitié, avait interdit à ses sujets de porter la moindre arme tant
que durerait la cérémonie; tous y avaient consenti de bonne
grâce, et ne les avaient reprises que pour les vendre contre des
couteaux, des colliers et surtout des dents de cachalot, ce dernier
article étant pour eux l’objet le plus précieux qu’ils puissent se
procurer, et pour lequel ils donnent sans hésiter leurs armes de
guerre les mieux travaillées.
Dans toute cette journée , nous n’avions eu qu’un seul acci-
dent, dont par bonheur les suites ne donnaient aucune crainte.
Le fifre de la Zélée qui était en train de jouer, pendant le trajet,
sur l’avant de la chaloupe, fit un mouvement qui entraîna l’ex-
plosion du pistolet qu’il avait à la ceinture ; le canon étant tourné
en bas , la balle lui entra dans la cuisse gauche qu’elle pénétra
de quelques lignes pour en sortir à un pouce plus loin : cette
blessure que les cris de l’homme firent d’abord présumer grave
et dangereuse, n’était heureusement que légère et devait être ci-
“fs
NOTES.
383
catrisée quélques jours après, ce qui effectivement eut lieu, ainsi
que l’avait annoncé le médecin.
( M . Jacquï/iot.')
Note 35 , page 214.
On servit après un kava, qui fut préparé comme à Vavao, dans
un vase dont la grandeur dépassait ce que nous avions vu j usqu’a-
lors. Le grand-prêtre fut celui auquel la première coupe fut pré-
sentée et successivement à chacun de nous , mais elle eut peu de
siiccès. Nous vîmes arriver avec plaisir, bientôt après, de grands
paniers pleins de bananes et de morceaux de cochon cuit envelop-
pés dans de grandes feuilles de bananier, qui contenaient de quoi
régaler tous nos marins et une partie des assistants. On voyait
que Tanoa avait voulu agir avec grandeur et en roi ; plusieurs
personnes n’osèrent prendre part à ce festin , craignant que la
viande n’eût été cuite dans quelqu’un de ces vases qui servent à
préparer les horribles mets de ces cannibales. Tous les Vitiens
qui nous entouraient nous invitaient de l’air le plus attentionné
à suivre leur exemple. Bientôt après tout le monde se dispersa
dans le village et les échanges commencèrent avec la plus grande
confiance etle plus grand empressement des deux côtés ; de toutes
parts on apportait des arcs, des flèches, des lances et des casse-
têtes de toutes les formes et d’une grande élégance ; nous vîmes
pour la première fois le prix attaché par ces naturels à la dent
de cachalot, ils ne refusaient rien pour elle.
Les femmes , d’un autre côté, voyant notre désir d’avoir de*
ces ceintures artistement faites, qui constituaient leur unique
vêtement, en offraient de tous côtés en échange de colliers et
d’autres bagatelles , et étaient tellement avides de tous ces objets,
que celles qui n’en trouvaient pas d’autres à offrir pour le mo-
ment aux amateurs, tiraient, en entrant dans leur maison, l’uni-
que .vêtement qui couvrait leur nudité, sans que leur pudeur
NOTES.
384
trouvât rien qui pût l’offenser dans cette action. La plupart de
ces femmes étaient comme les hommes, admirablement bien faites
J
mais d’une laideur trop prononcée, et leur costume en vérité était
par trop simple; auprès d’elles , les Noukahiviennes auraient pu
passer pour vêtues comme des prudes. Nous passâmes ainsi près
d’une heure à faire des échanges avec ces cannibales qui se mon-
traient de très-bonne foi et les meilleurs gens du monde. Leur
air sauvage et la manière dont ils étaient armés, étaient faits ce-
pendant pour inspirer de la défiance. Comme le vieux Tanoa était
allé à bord de l’ Astrolabe, nous n’avions rien à craindre. Il y res-
ta très- peu de temps, et y reçut, avec son indifférence habituelle,
les nombreux cadeaux qui lui furent faits. Le rusé Latcliika dont
l’intelligence contrastait avec l’air abruti du vieux roi , avait eu
soin de recommander qu’on ne lui fît pas de cadeaux devant Ta-
noa, et avait donné par là une preuve de sa dépendance et de l’es-
prit d’accaparement des chefs dans les Viti. 11 partit le soir même
pour Laguemba , tout fier d’emporter une médaille de l’expédition,
et avec l’intention de revenir bientôt avec des guerriers achever d'é-
craser Nahalassé et de s’emparer de son île. Habile comme il était
à se faire valoir, nous étions certains que l’incendie de Piva ferait
du bruit dans les îles Tonga , et que nous y passerions pour de
grands chefs. Latchika nous avait parfaitement l'eprésen té un de
ces chefs de Tonga qui viennent guerroyer dans les Vili, s’y faire
une fortune, pour revenir ensuite briller dans leur pays. Nous
rentrâmes le soir à bord de nos corvettes , chargés de richesses et
de souvenirs
( M . Dubouzct.')
Note 36, page 2i4- ~
Le Vitien est d’une taille peut-être un peu supérieure à la nô-
tre, mais qui le cède à celle des peuples de Tonga et Samoa. Nous
avons bien remarqué quelques hommes d’une haute stature, mais
. NOTES. 385
pas , à beaucoup près , aussi nombreux que dans les autres ar-
chipels. Les Vitiens ont des formes un peu grêles , quoiqu'on gé-
néral assez belles; mais nous n’avons pas rencontré ici un seul
de ces colosses aux proportions athlétiques qui ne sont pas rares
à Samoa et à Tonga, surtout parmi les chefs. La peau des Vitiens
est d’un brun jaunâtre analogue à la couleur de la suie ; c’est à
peu près la couleur des autres Polynésiens, si ce n’est qu’il est
plus foncé. Leurs cheveux sont crépus, mais moins laineux que
ceux du nègre ; le fréquent usage de la chaux dont ils poudrent
leurs cheveux contribue aussi à les crêper. Leur nez, souvent
aquilin , est rarement aussi épaté que celui du nègre. Les lèvres,
quoique assez épaisses, ne sont presque jamais aussi saillantes que
chez ce dernier. Les yeux vifs et bien fendus n’ont point cette con-
jonction jaunâtre qu’on remarque chez la race noire. Enfin, le
Vitienaun front assez relevé, quoique déprimé sur les tempes, et
de fort belles dents. Cette esquisse du type vitien comporte de
nombreuses exceptions, à cause du mélange des races dont nous
avons déjà parlé. On rencontre en effet ici beaucoup d’individus
dont le teint n’est guère plus foncé que celui des autres Polyné-
siens ; presque toutes les femmes sont dans ce cas.-
Le tatouage ordinaire trancherait peu sur une peau basanée,
aussi on pratique ici le tatouage par incisions ou brûlures qui
produisent des coulures en relief. Le cartilage de l’oreille est percé
dun grand trou qu’on entretient et élargit au besoin avec une
feuille roulée. Le. Vitien, nu de la tête aux pieds, cache pourtant
ses parties génitales sous une étroite bande d’étoffe qui, appli-
quée sur le bas- ventre, et au-dessus des hanches , s’attache à la
chute des reins , tandis que son long bout, passant entre les cuisses,
remonte en dedans de la ceinture pour retomber flottant jusqu’au
genou. Les ornements consistent en colliersde coquillages, dents de
poissons ou dents humaines; les plus estimés se composent d’une
rangée de petites dents de cachalot taillées en poire; les bra-
celets sont composés d’anneaux extraits d’une sorte de coquille à
NOTES.
386
bandes rouges très- commune dans le pays. Mais c’est dans l’ar-
rangement et l’harmonie de la coiffure que gît toute la coquette-
rie vitienne , qui ne le cède point à celle de nos abbés dé cour ou
petits-maîtres d’autrefois. En voyant ces cheveux tantôt crêpés
en ballon , tantôt roulés en canons symétriques, sous forme de
turban ou de perruque à marteaux , , cette coiffure poudrée à
blanc ou rougie par des infusions d’écorce dans l’huile de coco ,
on croirait avoir sous les yeux une parodie des assemblées de
vieux magistrats ou médecins. Il serait trop long d’énumérer les
formes bizarres que les fashionables vitiens donnent à leur coif-
fure, mais ici les hommes faits n’abandonnent point à la jeunesse
le sceptre de la mode : les jeunes gens ont tous une zone de la
tête tondue jusqu’au-dessus des oreilles, tandis que le haut de
la tête eët couvert de cheveux roux et bouclés naturellement en
longues mèchés La coiffure des femmes est , en général, soumise
aux mêmes règles, si ce n’est que leurs cheveux sont teints d une
couleur rouge lie de vin.
Le beau sexe est ici moins séduisant que dans les autres parties
de l’Océanie : les femmes sont petites et très-laides ; leur physiono-
mie se rapproche davantage du type nègre que celle des hommes,
quoique leur peau soit moins basanée Une ceinture en paille
tressée de diverses couleurs couvre leurs parties génitales; un col-
lier, quelques bracelets en coquillages , complètent leur parure.
L’huile de coco et tous les enduits gras sont très-employés par
tous les-naturels pour se lustrer la peau et la garantir des piqûres
des insectes. Mais les Vitiens ne se contententent pas de tous ces
artifices de la coquetterie : ils emploient tour à tour le noir de
fumée, la chaux et toutes les peintures qui peuvent leur tomber
sous la main, pour se barbouiller au front, au visage et sur la
poitrine. Nos déguisements du Garnaval enfantent à peine des fi-
gures aussi hideuses que celles qu’on voit ici —
La cérémonie paraissant terminée , nous comptions nous reti-
rer, lorsque Tahanoa engagea les deux commandants à venir
NOTES.
387
dans sa case. Nous nous répandîmes alors dans le village pour
visiter les cases et tâcher de nous mettre en contact plus intime
avec les naturels. Nous recherchions avec empressement leurs
armes, leurs poteries et les autres produits de leur industrie,
qui est, sans contredit , supérieure à celle des Polynésiens, maL
gré 1 espece de défaveur qui est attachée à tout ce qui lient aux
races plus foncées en couleur. Le fait seul de la fabrication des
vases en terre vernissée, de toutes formes et de dimensions qui
atteignent celles de nos. plus grands vases, annonce, de la part
des Vitiens, une industrie au moins égale à celle des peuplades
qui n’ont pas su comme eux pétrir l’argile, lui donner une forme
et de la consistance par la cuisson. On peut même soutenir que
cette industrie, en tant qu’elle n’embrasse que la simple poterie en
terre la plus commune, est aussi avancée dans ce pays qu’en Eu-
rope même. 11 ne manque aux Vitiens qu’à varier un peu la
forme dé leurs vases pour les approprier aux besoins de la vie.
Ainsi leurs plats et leurs assiettes son encore de petits baquets ou
des plateaux en bois dur, assez gentiment sculptés. J’ai vu un de
ces vases dont un petit compartiment servait. à mettre le sel; ce
qui prouve déjà que'les cannibales n’ont pas pour les aliments
salés la même répugnance qu’on leur avait d’abord supposée. Les
plats a bava, les petites auges pour la manipulation des compotes
de fiuits et des émulsions de lait de coco sont toujours en bois,
tandis qu’il serait plus convenable de les faire en terre ver-
nissée. i
Les grandes jarres destinées à faire bouillir le taro, les ignames,
les bananes, les quartiers de cochon et le poisson enveloppés de
feuilles, sont installées sur le foyer, et accorées par des cailloux
dans une position inclinée
Tous les quartiers du village de Pao furent bientôt envahis
pai nos curieux et nos marchands ; mais il en est un dont nous
ne pûmes franchir l’enceinte, qui est sacrée ou tabou pour les
sauvages : c’est une petite élévation entourée de grandes pierres
~BT"
!
388
NOTÉS.
plates élevées de champs un massif épais de verdure cache aux
yeux des pi'ofanes l’intérieur de cette enceinte. C’est là qu’est! au-
tel du sacrifice; c’est laque les victimes 'humaines sont immolées et
mises en pièces pour être dévorées. Quelques Européens qui rési-
dent auprès de Tahanoa (un Espagnol et plusieurs Anglais) assu-
rent que peu de jours avant notre arrivée avait eu lieu un de ces
horribles festins. J’ignore quel rôle.jouent en pareille occasion les
misérables transfuges qui ont fourni ces renseignements
Tahanoa , avant de Rembarquer, demanda des nouvelles de
.celui de nous qui avait été blessé par l’explosion d un fusil. C est
ainsi qu’on apprit que l’un de nous voulant sortir d une case, et
prenant son fusil par le canon pour le relever, la détente s était
accrochée à la natte sur laquelle l’arme était étendue , le coup
partit et la balle effleura la main de l’officier, qui, heureusement
n’eut qu’une blessure très-légère. Cette détonation subite causa
une grande frayeur aux femmes qui n’en furent pas moins em-
pressées pour secourir le blessé. L’un des naturels voulait même
sucer la plaie. On aime à trouver de tels exemples d’humanité
chez un peuple sauvage , un peuple cannibale
( M. Roquèmaurei . )
Note 87 , page 2 i4-
Les Vitiens sont cannibales et ne s’en cachent pas ; dans leurs
guerres ils mangent impitoyablement les morts amis ou ennemis;
souvent nous leur faisions le geste de nous mordre le bras , on
voyait alors leur face noire s’épanouir et ils souriaient de plaisir
en montrant deux rangées de dents blanches comme des perles.
C’est une belle race d’hommes bien inférieurs cependant aux
Tonga. Les femmes sont petites , la. des jusqu à 1 âge oe pu bel té.
Les enfants des deux sexes sont complètement nus. Quand les
filles deviennent nubiles elles prennent la ceinture en sayne, en
paille ou fil de coco, et tes. hommes le maro comme chez tous les
NOTES.
389
peuples sauvages. La femme est entièrement l’esclave de son sei-
gneur et maître, tous les travaux domestiques sont exclusivement
de son ressort ; l’homme pêche , fait la guerre , construit sa case
et sa pirogue.' Dans les plantations de taro nous voyons souvent
des femmes travailler avec un enfant sur la hanche, le marmot est
là à cheval et parfaitement à son aise ; quand il crie , la mère lui
envoie, sans se déranger , le bout de son sein par-dessous fais-
selle ; à deux ou trois exceptions près, fai trouvé ces misérables
créatures parfaitement dégoûtantes. Du reste, elles se livrent peu,
quelques-uns de nous cependant, possédés du démon delà luxure,
ont fini par trouver le chemin de leur cœur ; mais en conscience,
il fallait avoir le diable au corps. Ces îles son t peu fréquentées par
les Européens, quelques navires viennent à de rares intervalles y
prendre du ti’ipang et du bois de sandal qu’ils vont porter sur les
marchés de Chine. L’Anglais Dillon en a fait une description as-
sez détaillée, mais il a menti avec une rare impudence. Le bois
de sandal si recherché dans presque tout l’Orient, y croissait en
abondance; on n’en trouve plus beaucoup sur le littoral , mais il
paraît qu’il est assez commun dans l’intérieur de grandes îles.
D’après ce que j’ai pu savoir , les Vitiens, outre une infinité de
divinités, rendent un culte à leur manière à Yaloua (le grand
esprit) , c’est suivant l’occurence un, bon ou mauvais génie que
des jongleurs font parler avec des grimaces diaboliques. Il y avait
à Lebouka une maison de Tatoua qui ressemblait à toutes les au-
tres ; les naturels paraissaient, du reste, s’en soucier fort peu.
Au fond de la case était un rideau derrière lequel l’atoua se com-
muniquait à ses serviteurs; des armes étaient appendues comme
des ex voto le long de la murailleet au beau milieu était un vaste
foyer autour duquel les vieillards se réunissaient à certaines épo-
ques de Tannée.
Entre autres objets nous avons acheté aux naturels des flûtes
assez bien travaillées. C’est un bambou d’un pouce, et demi de
diamètre et de 1 8 pouces de longueur avec trois ou cinq trous.
390
NOTES.
Le musicien applique l’embouchure sur une de ses narines et
souffle as'sez doucement, il produit ainsi un son doux avec quel-
ques modulations ; c’est l’enfance de la musique. Ils avaient aussi
des flûtes de Pan , et une espèce de tambourin fait avec un tronc
d’arbre couvert d’une peau de requin
- ( M. Demas.'y
Note 38 , page 214.
Je ne voulais pas quitter le village de Pao sans aller visiter
quelques cases. Après avoir joui à mon aise du spectacle animé
que m’offrait la grande place , je me mis à flâner à droite et à gau-
che sans but déterminé. Le hasard me conduisit devant une case
isolée qui ne paraissait pas habitée. Quelques naturels qui m’a-
vaient suivi, me voyan t approcher de la porte de la cabane, s’em-
pressèrent de me crier tabou!...... tabou! à plusieurs re—
prises.
Je m’arrêtai sur-le-champ en cherchant à comprendre les bon-
nes raisons que m’alléguaient les cinq ou six sauvages qui m’ac-
compagnaient. N’entendant rien à leur langage, j’allais prendre
une autre direction, quand l’un d’eux me fit signe de le suivre
jusqu’au seuil de la porte et là , il m’engagea à regarder l’intérieur
de la case sans franchir toutefois le pas de la porte. Çà et là on avait
suspendu des armes et d’autres objets qui , autant que je pus le
comprendre, provenaient des ennemis qu’on avait tués ou vain-
cus. C’était donc une façon de temple sacré où l’on venait dépo-
ser les dépouilles opimes de la guerre, et dont l’entrée était in-
terdite au profane étranger ou à ceux qui 11’y avaient encore rien
apporté. Au reste, cette cabane était bien construite, assez grande
et d’une propreté remarquable; le sol en était caillouté avec soin
et recouvert de nattes artistement tressées.
Tous ces trophées guerriers placés là un peu au hasard, et sans
ordre distinct, offraient un coup d’oeil bizarre et singulier. Le toit
NOTES.
391
de celte cabane était construit en feuilles de cocotiers; son épais-
seur pouvait bien avoir 1 2 à 1 5 pouces à peu près. Il était à qua-
tre faces et chacune de ces dernières avait une légère courbure
dans le milieu et se relevait ensuite dans le genre de petits cha-
lets en chaume qu’on rencontre dans nos provinces centi’ales de
la France.
Ce toit s’appuyait sur des piquets dont l’élévation pouvait va-
rier de 5 à 6 pieds , et quant à la muraille extérieure , c’était un
joli treillage serré en bambous ou en joncs d’une petite dimen-
sion. L’aspect de cette case isolée et retirée sur une petite plate-
forme en pierres amoncelées , était d’un gracieux effet. Après l’a-
voir examinée à mon aise, je dirigeai mes pas cl’un autre côté, et
je trouvai dans les naturels qui m’avaient suivis, une obligeance
à laquelle je ne m’attendais pas. M’ayant vu examiner tout avec
curiosité, ils voulurent me conduire à la maison du roi et ils
s'empressèrent de m’en montrer le chemin. Sur la route un mo-
nument d’une forme singulière fixa mon attention , et je voulus
m’en approcher assez pour en connaître au moins l’usage.
C’était un édifice à peu près carré et entouré de grandes pierres
plates fichées en terre. On avait planté tout autour des plantes
grimpantes qui s’étaient entrelacées avec les pierres et qui, après
les avoir enveloppées de leurs larges feuilles , étaient allées se réu-
nir et se joindre pour former comme un toit de verdure au-des-
sus. Dans les environs de cette singulière construction, on ne
distinguait aucune autre case : des arbres plantés tout autour et
très-rapprochés entre eux, en défendaient les approches, aussi
je fus obligé de faire un détour pour contourner ce petit monu-
ment.:
Les naturels qui me suivaient ne paraissaient pas satisfaits de
mon obstination curieuse , et ils me répétèrent à plusieurs re-
prises . tabou! tabou en me faisant signe de passer outre.
Je persistai dans mon exploration ; mais je ne pus rien distinguer :
les lianes et les arbres m’empêchèrent d’approcher de ce singulier
;
392
NOTES.
édifice; je crus cependant reconnaître l’apparence d’une porte,
une grande pierre qu’on avait roulée auprès en masquait pres-
qu’endèrement l’entrée. Je rejoignis les insulaires qui n’avaient
pas voulu me suivre dans mes recherches et j’appris d’eux, quand
je fus un peu éloigné, que cet antre presque souterrain dont je
venais de visiter les alentours , servait d’abattoir aux victimes hu-
maines qu’on immolait, soit pour un motif religieux, soit pour
satisfaire aux exigences de la table du roi ou des grands du
pays.
(. M . Mar es c o t. )
Note 89, page 214.
Le même jour, après le dîner des deux équipages, les comman-
dants, les officiers et la plus grande partie des équipages s’em-
barquèrent armés sur les embarcations des deux navires pour
rendre visite au roi Tanoa, qui les reçut avec une grande pompe.
Le kava fut préparé et distribué avec toutes les cérémonies d’u-
sage à tous les rangatira , tandis que les matelots se régalaient
de patates, de taros et de cochons cuits sous des fours recouverts
de pierres chaudes, à la manière des naturels de l’Océanie.
Resté de garde à bord de la corvette la Zé/ée avec une quin-
zaine d’hommes pour défendre le navire en cas d’attaque , je fus
visité et accosté par un grand nombre de pirogues de naturels qui
venaient nous offrir des lances, des casse-têtes, des arcs à échan-
ger contre des dents de cachalot , des bouteilles , des mou-
choirs
Comme le nombre de ces pirogues augmentait toujours et que
les factionnaires avaient beaucoup de peine à les empêcher de
monter à bord, je fis amorcer les pièces et distribuer des armes
aux factionnaires, afin d’être bien disposés en cas d’accident.
Heureusement tout se passa tranquillement; ils s’aperçurent du
{
NOTES. 393
mouvement qui s’était opéré sur le navire, et cela les rendit plus
circonspects. '
Je suis porté à croire que la plupart de ces pirogues apparte-
naient à la tribu que nous avions combattue ce matin ; car dans
plusieurs d’entre elles se trouvaient du filin , des chouques et
autres objets, provenant évidemment du pillage du brick de Bu-
reau, qu’ils venaient nous offrir à acheter. 11 est donc probable
qu’ils étaient envoyés par Nakalassé, qui s’élait emparé du na-
vire, et en avait partagé les dépouilles' parmi les siens'.
Je fis éloigner du bord toutes les pirogues qui contenaient de
ces dépouilles, en indiquant aux naturels qui les montaient qu’il
ne pouvait y avoir de relations entre nous que la guerre, tant
qu’ils se présenteraient à nous , nantis du produit de leurs vols.
Ils s’éloignèrent immédiatement avec un air sombre et craintif;
tandis que les autres continuèrent à échanger leurs armes avec
nos matelots, sans que cet acte ait porté atteinte à leur confiance,
ce qui me fait penser qu’ils étaient d’une autre tribu.
(Æf. Couplent.')
Note 4° » page 214*
A une heure M. Gourdin et Latchika s’embarquèrent dans la
baleinière, et se rendirent auprès de Tanoa, roi de Pao, pour lui
demander de nous livrer le chef de Piva. 11 le verra tuer avec
plaisir, dit-il, mais il ne fera rien pour nous le livrer. Du reste,
M. Gourdin et Latchika ont été parfaitement reçus. A quatre
heures et demie, le commandant me dit d’embarquer dans la ba-
leinière pour retourner chez le chef de Tanoa pour lui annoncer
que demain le commandant attaque Nakalassé, et savoir de lui
s’il persiste toujours dans ses dispositions pacifiques avec nous.
Je suis arrivé à terre à six heurs, et j’ai été immédiatement in-
troduit dans la case du chef. Je l’ai trouvé assis auprès de sa
m
394 NOTES.
femme, sur des nattes ; il m’a fait asseoir à sa droite et m’a reçu
avec beaucoup d’affabilité.
Après avoir expliqué à Tanoa le but de ma mission et reçu de
lui des réponses on ne peut plus satisfaisantes, il m’a offert en
grande pompe un kava auquel assistaient tous les principaux
chefs de File. Après avoir bu le kava, je voulais me retirer, pour
me conformer aux ordres du commandant. Mais Tanoa me mon-
trant une cuisse d’homme qui rôtissait sur des cailloux brûlanfs,
m’engagea avec beaucoup d’instance à partager son repas, et vit
avec peine que je ne voulais pas me rendre à ses pressantes solli- ,
citations; il n’en était pas ainsi des matelots de la baleinière qui
m’avaient . accompagné et qui auraient bien voulu goûter un
morceau de chair humaine.
Ces débris humains provenaient d’un habitant de Piva quil
avait fait prisonnier il y a quelques jours. A huit heures je^vins
rendre compte de ma mission au commandant qui donna ordre
immédiatement de tout préparer pour aller demain au matin
attaquer Nakalassé.
Latçhika, notre pilote, enchanté de voir la guerre déclarée à
Nakalassé, qui avait mangé son père qu’il avait, fait prisonnier,
demande un fusil pour aller le combattre, et pour toute récom-
pense, priede commandant de lui livrer Nakalassé, pour qu il le.
mange à son tour.
{M. Gervaize.')
Note 41 -, page 233.
La sécurité dont jouissent les Européens à Lebouka , et même
dans toute l’île de Ballaou , est due à la présence d une douzaine
d’Anglais et d’Américains qui y sont établis depuis plusieurs an-
nées, qui y possèdent chacun plusieurs femmes et une assez
grande quantité d!enfants, et qui par leur union, leur conduite,
et surtout par les armes ét la poudre dont ils sont munis, ont su
NOTES. 395
prendre de l’empire sur le chef et les naturels, et se créer ainsi
une existence heureuse et tranquille.
Leur position y est même, aujourd’hui, solide au point qu’une
menace de leur part de quitter le village, amènerait le chef à
telles concessions qu’ils exigeraient; ils nous donnèrent une
preuve de l’ascendant dont ils jouissaient, en nous racontant que,
dégoûtés et indignés à la vue des repas de chair humaine dont
ils avaient été témoins en plusieurs circonstances, ils avaient,
un jour, déclaré ne vouloir plus désormais être exposés à voir de-
pareilles scènes de cannibalisme, bien décidés à abandonner l’îlc
si elles se renouvelaient devant eux ; depuis cette époque, les na-
turels se cachaient lorsqu’ils devaient faire de semblables festins,
et allaient dans les montagnes en surveiller tous les apprêts-.
Je ne pense pas que ce soit par crainte ou par amitié pour eux
que le chef de Lebouka se prête aussi facilement à leurs volontés;
un autre sentiment le guide dans cette complaisance : il apprécie
toute la force que cette petite troupe lui donne, et tous les ser-
vices qu’elle peut lui rendre en cas de guerre contre ses voisins ;
il a appris à connaître qu’un mousquet dans la main d’un de ces
hommes est une arme dont chaque coup donne la mort, et là-des-
sus, il s’est décidé à se les attacher à tout prix.
Depuis quelques années, les Vitiens se sont bien procuré des
fusils dans leurs relations avec les navires ; l’arehipel en possède
même aujourd’hui une assez grande quantité , mais ils ne savent
pas s’en servir, n’envoyant leurs coups qu’en tremblant et en dé-
tournant la tête, et tiraillent ainsi longtemps sans se faire le
moindre mal, tandis que lorsque deux partis combattent, la vic-
toire est assurée à celui qui compte quelques Européens dans ses
rangs. Quoi qu’il en soit, nous nous estimâmes heureux d’en
trouver a Lebouka ; ils nous rendirent des services , accompagnè-
rent nos officiers dans leurs courses, et facilitèrent toutes nos
relations avec les habitants. Ils possèdent une petite goélette de
vingt-cinq à trente tonneaux, que nous vîmes tirée à terre et en
396 NOTES.
train de réparation ; étant malheureusement dépourvus de brai
et de goudron, ils ne peuvent l’achever et la mettre à la iher, et
craignent avec juste raison qu’elle ne finisse par dépérir. Nous ne
pûmes venir à leur aide, étant nous-mêmes presque entièrement
au bout de nos provisions.
Lors de la visite que nous fîmes à la case de T esprit de Lebouha ,
nous étions accompagnés par un Européen qui écorchait un peu
le français, et qui, tant bien que mal, remplissait les fonctions
de cicérone. Parmi ,les détails qu’il s’efforcait de nous donner, il
énonça une circonstance que nous eussions admise comme tout
le reste, sans l’idée qui nous vint d’en faire aussitôt l'expérience,,
ce qui nous donna la preuve que toutes les paroles de notre con-
ducteur n’étaient pas paroles d’évangile. Nous racontant avec
beaucoup de sang-froid qu’il était défendu d’éternuer dans l’in-
térieur du temple, il affirmait que si cet accident arrivait par ha-
sard à quelque naturel, tous déserteraient à l’instant, et n’y
rentréraient qu’aprèsque le coupable aurait expié sa faute par un
châtiment que lui infligerait le prêtre. Curieux de nous assurer
du fait, l’un de nous sortit immédiatement sa tabatière, et se
mettant en train de priser, il excita, par cela même, les sauvages
qui nous entouraient à lui demander du tabac et à l’introduire
dans leur nez, ainsi qu’ils venaient de le lui voir pratiquer; l’effet
en fut prompt et immédiat : trois ou quatre éternuements parti-
rent avec éclat, sans produire le moindre trouble parmi les assis-
tants, qui ne bougèrent pas de leurs places et qui ne firent qu’en
rire. Tous nos regards se portèrent alors sur le conteur, qui, con-
servant un calme imperturbable , se contenta de nous dire que
notre présence seule empêchait les naturels de suivre l’habitude.
Mieux eût valu nous lancer cet a<fage : Faites comme si je ri avais
rien dit.
Une muraille de pierres sèches , haute de cinq pieds environ ,
entoure le village de Lebouka et le défend du côté de la mer ; en
dedans de ce rempart , et de distance en distance, régnent des j
'
Ættfc'
NOTES. 397
plate formes én terré sur lesquelles se placent les archers en cas
d’attaque. Un autre village que nous visitâmes, à environ un mille
clans le S. O. du premier, contenait également quelques travaux
de défense ; l’entrée était protégée par trois portes qui, faites avec
des branches d’arbres entrelacées, et séparées de quelques toises
l’une de l’autre, pouvaient au besoin se barricader et arrêter
l’ennemi pendant quelque temps
Entre les récifs et la côte, la mer paraît peu poissonneuse , et
tous nos efforts pour la pêche furent presque entièrement infruc-
tueux ; cependant, comme j’eus occasion, en plusieurs circons-
tances , de voir, des femmes occupées à nettoyer de très-beaux
poissons, il est probable qu’en dehors il y a des bancs qu un plus
long séjour nous eût appris à connaître,, et sur lesquels nous
eussions été plus heureux
Lors de nos premières promenades à terre, il nous était arrivé
de demander à acheter des cocos ponr nous rafraîchir, et nous
avions reçu pour toute réponse le mot tabou. Étonnés d une cir-
constance dont nous n’avions jamais eu d’exemple, nous en de-
mandâmes la raison , et nous apprîmes que , dans un combat qiu
avait eu lieu quelque temps auparavant, un chef monté sur un
cocotier pour mieux découvrir l’ennemi et lui adresser ses flèches,
y avait été tué, et que, depuis cette époque, le tabou avait été
mis sur tous les cocotiers qui se trouvaient entre les deux ruis-
seaux qui limitent le villag'e. L’interdit n’avait heureusement pas
lieu pour nos matelots qui , engagés par les naturels eux-mêmes
à aller en cueillir, usèrent largement de la permission, et dépouil-
lèrent une grande quantité de ces arbres
S’il faut ajouter confiance aux Européens qui sont fixés a Le-
bouka, les filles se marient quand elles sont nubiles ; les hommes
ne peuvent cohabiter avec les femmes que lorsqu’ils ont atteint
l’âge de dix-huit à vingt ans. Les tentatives de plusieurs person-
nes de l’expédition pour obtenir les faveurs du beau sexe furent
sans succès; seulement nous sûmes que les veuves, avec l’autori-
wtmmmmm
3«8 NOTES.
sa lion du chef, qui a soin de ne la donner qu’après avoir reçu un
présent convenable, pouvaient se livrer aux étrangers. Une seule
se trouvait dans ce cas lors de notre séjour, et exploita ainsi ses
charmes à plusieurs reprises.
Des cas de suicide ont quelquefois lieu parmi ces peuples, et le
village où nous étions avait été, il y a peu de temps, témoin d’une
pareille catastrophe. Une jeune fille avait été demandée en ma-
riage par un chef vieux et podagre; la demande équivalait à un
ordre qui ne pouvait s éluder. Larmes, prières, menaces, tout fut
employé inutilement par la victime auprès de son père, qui, de
son côté, devait rester insensible et inexorable, assuré qu’il était'
qu un refus lui coûterait la vie. Ne pouvant surmonter son
dégoût pour 1 alliance qu on lui proposait, la malheureuse prit
la résolution de se donner la mort, et l’accomplit peu après en se
précipitant du haut d’un roc élevé.
(M. Jacquinot .)
Note 42 , page 233.
La colonie blanche établie à Lebouka se cota pose de huit ma-
telots anglais ou américains débarqués de divers navires , d’un
Scindwichien , d un 1 ai tien , d un nègre et d’un- Bagali provenant
de la même source, et formant , malgré la diversité de couleur et
de peau , une communauté chrétienne dont chaque membre se
désigne sous le nom d Européen. Tous en cette qualité jouissent
dans le pays d’une très-grande influence, sont consultés sur
tout, prennent part aux diverses guerres de la tribu, et, alliés par
le sang de leurs femmes à tous les chefs, sont lès vrais seigneurs
du pays....
L’existence de ces hommes offre réellement quelque chose de
bien singulier : possesseurs des plus belles maisons, ils mènent
dans le pays une vie oisive, sont nourris du travail de leurs fem-
mes, auxquelles ils se sont bien gardés de laisser perdre cette
NOTES. 399
bonne habitude de tout faire qui , chez les Vitiens comme chez
tous les sauvages, est le lot de la femme dans la communauté. La
plupart d’entre eux ont adopté aussi celle des grands du pays, de
vivre dans la polygamie, et ont jusqu’à quatre femmes, qui pa-
raissent toutes heureuses et fort bien s’accommoder , ainsi que
leurs maris, de ce partage. Ces malheureuses ayant été habituées
dès l'enfance , comme aux Vin, à être considérées comme une
marchandise qu’on échange contre un fusil ou quelques dents de
cachalot, un Européen peut à peu de frais s’y monter un harem .
Tout Vitiens que sont devenus ces aventuriers, ils traitent si bien
leurs femmes en comparaison des naturels, que celles-ci recher-
chent beaucoup l’alliance des blancs, et se regardent comme très-
heureuses avec eux. Beaucoup d’entre eux sont établis déjà depuis
longtemps dans l’île, où s’élève une race de métis qui dominera
bientôt à Lebouka. Parmi ces enfants, il en existe plusieurs dont
les parents, en retournant en Europe, les ont confiés aux autres,
qui les ont adoptés comme les leurs. Les énfants, comme tous ceux
des blancs, n’ont reçu jusqu’à présent d’autre éducation que celle
de la nature ; leurs pèi’es, par une politique assez raisonnée, mais
néanmoins contre.nature et odieuse, évitent même de leur apr
prendre l’anglais , afin de former toujours une même famille
parmi les indigènes, et de crainte que leurs conversations parti-
culières et leurs projets ne soient trahis par leurs propres enfants.
Tous paraissent malgré cela attachés à leurs enfants et ne croient
pas manquer envers eux à leurs devoirs de pères. S’il n’y avait,
comme on le voit, que des Européens comme ceux-là pour civili-
ser les sauvages, ceux-ci n’apprendraient pas grand’chose; aussi
les missionnaires, quoiqu’on les accuse beaucoup, leur rendront
un grand service en s’établissant dans les Viti. Habitués comme
le sont aujourd’hui les habitants de Lebouka au commerce des
Européens , ce lieu paraît une station convenablement choisie
pour eux. Les obstacles qu’a rencontrés jusqu’à ce jour le mis-
sionnaire de Reva proviennent de la résistance des chefs qui,
■MM
•400 NOTES.
tout-puissants aux \ m, libres de s’approprier le bien et la, femme
de leurs sujets, ne voulaient pas admettre une religion dont le
premier dogme est l égalité devant Dieu, et qui prescrit le ma-
riage avec une seule femme et le respect du bien d’autrui. Ce sont
les objections que plusieurs d’entre eux ont faites avec la plus
grande naïveté au pauvre missionnaire, qui a bien de la peine
à leur persuader de faire abnégation de leurs droits et intérêts
dans ce monde dans l’espoir d’une vie meilleure dans' une autre.
Les hommes les plus éclairés et les plus civilisés font difficile-
ment un pareil sacrifice, on ne peut donc guère l’attendre de ces
hommes sensuels et grossiers , à moins que quelque grande
calamité réagisse sur leur esprit naturellement craintif et su-
perstitieux.....
Je remarquai, en visitant un village situé à une demi-lieue
dans 1 est de Leboukci, qu’il était entouré d’ufcè espèce de fossé
et de palissades; j’appris que tous les villages étaient ainsi
retranchés pour les mettre à l’abri des invasions' continuelles de
leurs voisins, toujours disposés à tomber à limproviste sur ceux
qu’ils croient sans défense. 11 est triste de penser pour l’honneur
de ce peuple que ces expéditions n’ont souvent d’autre but que
dé faire des prisonniers pour la table des grands, et ces îles ont
ofïert des scènes de cannibalisme à faire reculer d’horreur. Les
Européens, qui ont été si souvent forcés de les accompagner dans
ces expéditions, n’ont cependant jamais été contraints de prendre
part à ces horribles banquets ; les Vitiens respectaient leurs pré-
jugés à cet égard, car ils ne regardaient leur dégoût que comme
un préjugé; les .cofons de Lebouka s’applaudissaient comme
d’une grande victoire d’avoir obtenu des indigènes de ce village
qu’ils allassent immoler loin des habitations leurs prisonniers et.
assouvir leurs dégoûtants appétits. Ces hommes, si doux en ap-
paienee, étaient dépeints par les blancs comme de vrais tigres
affamés lorsqu’ils dépècent le cadavre d’un ennemi; le canniba-
lisme est poussé si loin chez eux, que ce n’est pas seulement un
NOTES; 401
moyen d’assouvir leur vengeance, cette passion qui ne dit jamais
assez , mais un véritable raffinement sensuel , la chair humaine
étant considérée par eux comme un mets délicat. Celle des blancs
heureusement n’est pas recherchée par eux; ils s’en abstiennent
sous prétexte qu’elle a un goût différent, qu’ils attribuent à l’u-
sage du sel. Un chef vitien qui provoque son ennemi au combat
ne se borne pas à le menacer de le tuer et de détruire son village,
mais bien de le manger, et s’il est vainqueur, il exécute sa me-
nace à la lettre. C’est ainsi que Nakalatsé avait agi à l’égard de
Latchika, et antérieurement il avait mangé un chef vaincu par
lui, et pour en perpétuer le souvenir, avait changé son nom
contre le sien. Les femmes vitiennes seules ne mangent jamais de
chair humaine ; pour leur honneur, on doit penser qu’un pareil
aliment répugne à la sensibilité naturelle à leur sexe , et non pas
qu’elles en sont jugées indignes par leurs seigneurs et maîtres
Les Vitiens ont une notion confuse de l’existence d’un être su-
prême qui a tout créé, mais ils ne l’adorent pas : il passe pour
avoir la forme d’un serpent et habiter certaines grottes. Ils recon-
naissent l’existence d’une douzaize de dieux secondaires qui ont
chacun des attributions séparées et des prêtres distincts. Quand
on veut les invoquer pour une maladie ou pour une cause quel-
conque, on fait un présent au prêtre, qui s’en charge. Ceux-ci
paraissent avoir de l’influence et partagent le pouvoir en partie
avec les chefs. Les maisons des esprits qui existent dans chaque
village renferment non-seulement les armes qui y sont déposées
comme offrande, mais elles servent encore de magasin d’armes en
cas d’attaque par surprise ; on reçoit dedans les étrangers ; beau-
coup d’enti'e elles ont été construites en accomplissement d’un
vœu fait par des chefs pendant des maladies ou toute autre cala-
mité. En i835, deux missionnaires wesleyens des îles des Amis
vinrent s’établir à Laguemba,e t, à la fin de 1837, l’un d’eux vint
s’établir sur l’île de Reivci ; mais ils ont fait jusqu’à présent bien
peu de prosélytes. Cette île, contiguë à la grande se trouve
IV. 26
402 NOTES.
à l’embouchure d’une grande rivière dont le cours a été remonté
jusqu’à 3o milles, et qui a à son embouchure un delta considé-
rable. Sa largeur, dans toute cette étendue, est de 200 mètres
au moins et sa profondeur de i 1 pieds; la marée remonte jusqu’à
cette distance ; le mouillage est près de son embouchure, et le
village, à cinq ou six milles de là; il est difficile à prendre à cause
des bancs de coi’ail qui se trouvent semés avant d’y arriver. C’est
dans cette rivière que se trouvait échouée la carcasse du brick la
Joséphine ; \q roi Tanoa nous offrit de nous la livrer. Le mouil-
lage est par dix brasses; on peut y faire de l’eau et du bois.
La pêche du tripang, la traite de l’écaille de tortue et le bois de
sandal ont attiré les premiers navigateurs dans cet archipel; au-
jourd’hui, le bois de sandal qui reste est devenu trop difficile à
exploiter; quant au tripang, on vient toujours en chercher; ce
sont les naturels qui , moyennant très-peu de chose qu’on leur
donne, vont le ramasser sur ces récifs. Les objets les plus re-
cherchés par eux sont les fusils, la poudre, les dents de cachalot,
les indiennes et la quincaillerie. Ces îles n’offrent encore au
commerce que des ressources très-bornées, mais si la civilisation
y pénètre, on amènera facilement les naturels à y cultiver le riz
et les semis tropicaux : les grandes îles ont assez de plaines pour
rendre cette culture productive. Aujourd’hui, on s’expose encore
beaucoup à venir y naviguer, et il faut que les bénéfices soient bien
grands pour faire passer sur les dangers des récifs et ceux qu’on
court encore dans beaucoup d’îles. Cet archipel a déjà servi de
tombeau à bien des navires et à bien des équipages.
( M . Dubouzet.')
Note 43 , page 233.
Chaque île des Viti, chaque tribu composant la population de
la même île, est en guerre continuelle avec la voisine ; les naturels
ne font jamais de quartier à leur ennemi ; et le fort poursuit le
NOTES
403
faible jusqu’à son entière destruction, à moins qu’il ne trouve son
intérêt à faire la paix ou qu’il redoute que des tribus voisines ne
viennent à l’appui du plus faible. S’ils font des prisonniers c’est
pour les manger après le combat, ils ne cherchent nullement à
cacher leur goût pour la chair humaine qu’ils préfèrent à toute
nourriture. L’un d’eux me disait , par l’intermédiaire d’un inter-
prète , que rien n’était délicat comme la cervelle, le gras des cuisses
et des mollets d’un homme ou d’une femme noir, faisant, disait-
il , une grande différence entre les mêmes parties dans un homme
blanc dont ils trouvent tous que la chair a le goût de sel qu’ils
ne peuvent pas supporter, aussi me trouvai-je fort aise de la pré-
férence, convaincu que je ne serais jamais mangé, que quand il
n’y aura pas de noir en concurrence avec moi. C’est toujours une
consolation
Chaque village ou tribu a un génie ou dieu , dans le temple
duquel se font les sacrifices humains auxquels les grands ont seuls
le droit de prendre part. Si la guerre ne leur a point offert de vic-
times , ils achètent quelques femmes qui font les frais de la céré-
monie. On nous a cité une fête donnée il y a quelques années par
Tanoa à plusieurs rois voisins , et à laquelle cent femmes furent
sacrifiées et dévorées. J’ai peine à comprendre que des Européens
puissent se décider à vivre au milieu d’un peuple aussi barbai'e ;
cependant nous en avons vus partout , et il n’y a pas une île ha-
bitée dans les Viti où l’on ne soit certain d’en rencontrer quel-
qu’un. Ils adoptent leur manière de vivre , font la guerre avec eux
et conséquemment assistent à leurs repas decannibales qu’ils sont
obligés de souffrir. A Leboùka seulement, les Européens que
nous avons trouvés, étant plus nombreux que partout ailleurs,
sont parvenus à forcer les naturels à se cacher dans les bois pour
faire leurs repas humains , et peut-être , quoique tous soient des
coquins, parviendront-ils à rendre les habitants de ce point
moins mauvais qu’ils ne le sont.
(M. Montravel.')
404
NOTES.
Note 44, £age 233.
Ne portanf'qu’un simple maro, les Vitiens mettent en général
leur coquetterie dans leur coiffure. Leurs cheveux naturellement
crépus, sont ébouriffes avec soin et pour les rendre plus propres
a se tenir dans cette position forcée, ils ont soin de les arroser
fréquemment avec le suc détrempé d’eau de certaines plantes qui
ont la propriété de les jaunir , soit complètement , soit en partie,
ou au moins de les rendre durs comme de la grosse filasse. A l’aide
d un peigne a plusieurs dents et fait avec de petites pointes d’é-
caille liées ensemble et à plat par une extrémité, ils parviennent
facilement à former autour de leurs têtes un échafaudage chevelu
et crêpé dont l’épaisseur peut varier entre deux et trois pouces à
peu près. Ils en alignent les différents poils avec un soin extrême,
pasun ne déborde. Pour celte opération, ils emploient leplus sou-
vent , quand ils n ont pas de ciseaux européens , les deux valves
d une coquille ou une dent de requin qu’ils emmanchent au bout
d’un petit bâton. Les femmes portent également une semblable
chevelure, sans toutefois jamais l’entourer d’un turban. Pour
tout vêtement , elles n’ont qu’une ceinture en paille habilement
tressée et peinte de diverses manières. Les barbes de ces ceintures
leur tombent jusqu a mi-cuisses, et c’est la seule concession
qu elles font a la pudeur. Comme dans tous les pays sauvages ,
leur existence m a paru précaire et misérable ; elles préparent les
aliments, vont à la pêche sur les récifs, tressent les nattes, fabri-
quent l’étoffe végétale et sont en général chargées des plus rudes
travaux du ménage. Comme chaque naturel possède presque tou-
jours un certain nombre de femmes , la sultane favorite seule est
exempte des durs ouvrages ; quant aux autres, elles sont consi-
dérées comme une propriété d’un certain rapport et, au besoin ,
le chef d’une famille peut s’en défaire quand elles ne sont pas mè-
NOTES.
405
res, soit pour satisfaire aux exigences d’un ennemi, soit pour
obtenir un objet depuis longtemps convoite'.
Les hommes fabriquent les pirogues et les armes; ils vont à la
guerre et sont chargés de défendre le village. Ce sont eux aussi
qui vont trafiquer avec les étrangers qui visitent leurs rivages et
qui veillent à la culture des champs. Mais la nature du sol leur
rend ce dernier travail bien léger, et leur plus grande peine est de
détourner un ruisseau pour arroser leurs plantations de taro ou
de placer, les uns auprès des autres, un certain nombre de cours
d eau qui sont destinés à reproduire et à augmenter celte res-
source alimentaire.
(JM. M are sco t .)
Note 45, page 233.
Les relations de différents baleiniers ou simples armateurs
avaient éloigné jusqu’à ce jour des rivages de ces îles nombreuses
ces hommes qui, sous le prétexte de conversion et de civilisation,
gouvernent aujourd’hui plusieurs groupes de l’Océanie. Cepen-
dant, après la conversion de Tonga, plusieurs chefs vitiens, issus
d’émigrants tonga, étant revenus sur les îles de leurs pères, y fu-
ient convertis, et par ferveur introduisirent enfin les mission-
naires sur le territoire de ces insulaires dont la réputation de fé-
rocité s’e'tait répandue chez toutes les nations maritimes. La-
guemba fut la première qui reçut ces hôtes distingués, mais il
parait cependant que les habitants de cette île ne sont pas aussi
faciles que ceux de Tonga ; car dans l’espace de deux années, le
digne prélat n’a réussi encore que sur un petit nombre d’indi-
vidus, parmi lesquels on compte cependant le roi de Laguemba,
ou plutôt le chef de la vallée qu’habite la mission, tandis que tout
le reste de l’île est encore païenne. Cependant la bonne intelli-
gence paraît régner entre ces derniers et les nouveaux convertis.
Mais d après la faible esquisse que j’ai eue de leur caractère pen-
NOTES.
406
dant une visite chez eux, il m’a paru qu’il faudrait bien peu de
chose pour renverser l’édifice élevé par l’homme de Dieu.
Un autre missionnaire est établi sur 1 île même de Viti-Lebou,
assez près de la résidence du grand Tanoa. Mais il a fort peu de
prosélytes et ne paraît pas même très-rassuré sur son compte
quoique jusqu’à présent il n’ait eu à se plaindre d’aucun mauvais
traitement.
Je pense pourtant qu’avec beaucoup de patience ils réussiront.
Mais aloi s il est facile de prévoir l’état misérable de cette nom-
breuse population. Les peuples de Ta'ïti et de Vavao sont là pour
nous montrer l’issue probable de la conversion du groupe. Ces
fiers et courageux insulaires seront changés en bêtes de somme,
et au lieu dè suivre leur instinct libre et indépendant et de se
procurer par des marchés qui leur sont maintenant faciles, les
objets de leur convoitise, sales et dégoûtants, courbés sous un
joug de fer et privés du commerce libre, ces pauvres diables vien-
dront à bord des navires tâcher d’extorquer quelque peu d’ar-
gent avec le peu de vivres dont ils pourront se débarrasser et dont
le prix servira en outre à payer l’impôt établi par le nouveau
gouvernement.
Cette idée est pénible, et cependant la chose doit arriver ainsi,
car quel autre qu’un missionnaire pensera à s’établir sur ces îles
dans le but d’en civiliser les habitants
Ç M . Du roc h. y
Note 46 , page a33.
11 y a quelque temps Lebouka était en guerre. Ses guerriers,
secondés par les Anglais, dont les intérêts sont désormais ceux
de la peuplade où ils vivent, surprirent une nuit le village en-
nemi; le massacre ne cessa qu’au jour. Vainement les Anglais
voulurent arrêter un carnage qui les révoltait, les guerriers de
Lebouka n’avaient plus de frein, comme des bêtès féroces ils
NOTES. 407
avaient soif de sang. Ces hommes, disait Tom, qui paraissent si
tranquilles, s’enivrent à la vue du sang, ils deviennent fous. Tous
ces récits me paraissent exagérés; et' d’ailleurs, cette férocité est
souvent la nôtre, nous peuples civilisés qui nous croyons beau-
coup meilleurs que ces sauvages ignorants et encore enfants dans
la vie des nations.
L’homme tué deux jours avant notre arrivé à Pao et dont nous
avions appris la mort par Latchika, était un chef de pêcheurs
nommé Touti. Il avait concerté avec Nanghalassé et Thouna-
loua, fils du Roke-Toui-Mbao (le gouverneur de Pao, comme
Bill le nomme), d’assassiner le vieux Tanoa auquel (Nanghalassé
surtout) ils portaient une haine profonde. Tanoa fut instruit du
complot, et pour le prévenir, envoya Taou-Getho-Gonotou,
frère de Lila, deuxième chef de Pao, avec la mission d’assassiner
Touti. Cet envoyé s’introduisit pendant la nuit dans la demeure
de Touti, et s’approchant de lui, il allait lui décharger a bout
portant son fusil dans la tête; lorsque le chef des Lascaos, se ré-
veillant en sursaut, détourna par un mouvement subit le coup
dont la balle se perdit dans les nattes du lit. Taou-Getho-Gono-
tou, terrassé sur-le-champ, avoua, pour sauver sa vie, qu il avait
été envoyé par le chef Tanoa. Il fut laissé libre , après cet aveu ,
de retourner auprès du chef de Pao , et de lui rapporter les pa-
roles suivantes de Touti : « Puisque ma mort est résolue, avait-
« il dit, qu’au moins je ne meure sans vengeance. Tanoa ta
« envoyé pour m’assassiner, qu’il prenne gai'de a lui. »
Touti était un homme grand et vigoureux, il était redouté non
seulement à cause de son pouvoir, mais aussi comme guerrier.
Le même jour il entra dans Pao. Tanoa effrayé envoya le priei
d’assister à un kava de réconciliation. Soit que Touti crut à la
sincérité du chef de Pao, soit qu’il ne jugea point le moment
prospère pour exécuter ses projets, il s’y rendit et les deux enne-
mis se jurèrent l’amitié la plus vive.
Mais telle est la perfidie du caractère vitien, que six jours
408
NOTES.
après, Touti étant allé sur une petile île chercher des cocos le
même Taou-Getho-Gonotou, auquel il avait donné la vie, l’atten-
dit en embuscade et le tua4‘
Après déjeûner nous nous acheminons, M. Dumoulin et moi,
vers la partie nord de la côte de Lebouka que je n'avais pas en-
core vtsitee. Ici le paysage est encore plus joli que celui des en-
droits que nous avonsdéjà visités dans les environs du mouillage.
Des vallées ombragé* par de beaux arbres, sillonnées par des
cours d eau, offrent partout des sites charmants; cà et là des ro-
chers pittoresques, des.élévations et des monticules, ajoutent à la
diversité de la scène et ornent de beautés naturelles cette portion
de la cote. Dans un étroit vallon où se trouve une des maisons
solitaires appartenant l'Esprit, un grand emplacement noirci par
le feu, indique le heu où un grand festin a été fait. Là les vain-
queurs auront célébré leur victoire en dévorant les vaincus • il
me semblait entendre en passant sur ces lieux les clameurs sau-
vages de cette réunion, les hurlements des guerriers, les cris des
prisonniers, les bruits des préparatifs du repas Quel hor-
ri e tableau ces lieux devaient présenter. Dirait-on à voir les
«tires des naturels qui nous entourent, et leurs démonstrations
amicales, qu’ils soient tellement dépravés
(• M . Desgrciz.')
Note 47, page 261.
De bonne heure nous appareillons par une légère petite brise
et nous dépassons bientôt après la passe nord des récifs qui dé-
eudent ce port. Nous continuons notre route au nord en prolon-
geant les récifs trés-étendus de Balaou. Nous voyons Mangona'î
et Vakaia sur notre droite et une petite île sur la gauche, border
notre route de nouveaux brisants. Nous naviguons au milieu d’un
véritable canal formé par les coraux. Notre pilote Tom, plus ha-
I C que son précédent confrère, nous conte dans les intervalles
NOTES.
-
409
de calme des anecdotes qui se rattachent aux diverses terres que
nous apercevons. Vrais ou inventés, quelques-uns de ces récits
attirent nôtre attention et fixent nos regards sur les lieux qui ont
été la scène des faits racontés. Voici un de ces récits
Voyez-vous là-bas une petite île? On l’a nommée Lewa, femme
en Vitien, à cause d’une histoire singulière. Un chef de Ovalaou
avait épousé la fille d’un chef de Mangonaï, mais après peu de
temps de mariage, il dédaigna sa femme, prit des concubines et
donna de telles marques de mépris à son épouse de Mangonaï,
qu elle demanda à plusieurs reprises à être renvoyée chez son
père. Son mari refusa toujours et lui disait quelquefois par
dérision , vas-y a la nage. Oui, j’irai , s’écria-t-elle un jour , et
l’on parlera longtemps dans l’archipel de ta cruauté et de ma
courageuse tentative. Cette réponse excita l’hilarité des personnes
présentes, car la distance à parcourir entre les deux îles est de
plusieurs lieues. Une nuit cependant elle partit, et passant de
récifs en récifs, elle obtenait quelque repos dans sa course; au
lever du soleil son mari s’apperçut de sa fuite, et craignant qu’elle
ne se noyât ou peut-être la colère de son beau-père, il arma sur-
le-champ sa pirogue et courut sur les traces de sa femme, il l’at-
teignit près de cet îlot, et il la conjura de revenir sur ses pas.
Non, dit-elle, j’ai trop fait d’efforts pour ne pas accomplir mon
dessein; je veux qu’on sache partout ce qu’une femme a fait quand
on l’a poussée à bout. Aussi , dit Tom, cette histoire est connue
de tout le monde, et on a donné le nom de Lewa au rocher où le
mari a rejoint son épouse. Cette histoire aura sans doute énor-
mément perdu de son origine, videnne en passant par la bouche,
d’un Anglais. Qu’il est fâcheux de ne pouvoir comprendre en
quelques jours les discours de ces sauvages. Quelle riche mois-
son il y aurait à faire, des récits, légendes, hauts faits merveil-
leux de ces peuples peu connus encore
Quelques pirogues se montrent çà et là, une d’elles vient à
bord apporter des harpes et de l’écaille de tortue. Parmi son
410
NOTES.
équipage se trouve un Tonga, Mafî le reconnaît, et sur-le-champ
lui raconte avec pompe et avec une exagération probable, la des-
truction de Piva. A son tour le Tônga la raconte à
a ses compa-
gnons qui l’écoutent avec la plus profonde attention A la
fin du discours, il est fort probable que nous avions tué et mangé
tout Piva. A la nuit la pirogue nous quitte en nous promettant
d’apporter des porcelaines aurores pour demain matin Mafi de-
mande et reçoit de son compatriote un cadeau de coquilles, qu’il
distribue à son tour à ses amis du bord.
La pirogue qui doit ramener notre pilote Tom à Lebouka est
arrivée au mouillage peu de temps après nous. En passant au-
près d une petite île avec laquelle Lebouka est en guerre, les qua-
tre naturels qui la conduisent ont été sur le point de retourner
sur leurs pas, craignant, malgré les fusils de Tom, d’être pris et
mangés par leurs ennemis
( M . Desgraz.')
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES^
DANS LE TOME QUATRIÈME,
Pajjes.
Avis de d’éditeur . v
Avertissement. t
Chap. XXV. — Séjour à Nouka-Hiva. 5
CHAr. XXVI. — Fin de la relâche de Nouka-Hiva, et tra-
versée de Nouka-Hiva à Taïti. 35
Chap. XXVII. — Séjour à Taïti. 5g
Chap. XXVIII. — Traversée de Taïti à Apia. 86
Chap. XXIX. — Séjour à Apia. 97
Chap. XXX. — Traversée d’Apia à Vavao, et séjour à
Vavao. 126
Chap. XXXI. — Traversée de Vavao aux îles Hapai. — Sé-
jour aux îles Hapai, et traversée des
îles Hapai au mouillage de Pao (ries
Viti). i4g
Ciiap. XXXII. — Séjour à Pao. — Destruction du village
de Piva . 171
Chap. XXXIII. — Traversée de Pao à Lebouka, et séjour à
Lebouka. ' 216
Chap. XXXIV. — Fin de l’exploration des îles Viti. — Séjour
à Boua. — Considérations générales
sur les habitants. ' 234
Notes. 265
FIN DE 1,A TABLE DU TOME QUATRIÈME.
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Dinde par B or rom ce-
La Lettre par Burtv.
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