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Full text of "Voyage au pole sud et dans l'Océanie sur les corvettes l'Astrolabe et la Zélée, : exécuté par ordre du roi pendant les années 1837-1838-1839-1840,"

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VOYAGE 

AU  POLE  SUD 

ET  DANS  L’OCÉANIE 

SUR  LES  CORVETTES 

L’ASTROLABE  ET  LA  ZÉLÉE, 

EXÉCUTÉ  PAR  ORDRE  DU  ROI 

PENDANT  LES  ANNÉES  1837-1838-1839-1840, 

SOUS  LE  COMMANDEMENT 

DIE  M.  J.  DUMONT  D URVIILE, 

Capitaine  de  vaisseau, 

PUBLIÉ  PAR  ORDONNANCE  DE~'SA  MAJESTÉ 

sous  la  direction  supérieure 

DE  M.  JACQU1NOT,  CAPITAINE  DE  VAISSEAU,  COMMANDANT  DE  LA  ZÉLÉE. 

HISTOIRE  DU  VOYAGE, 

PAR  M.  DUMONT  d’uRVILLE. 

TOME  QUATRIEME. 


PARIS , 

GIDE,  ÉDITEUR, 

RUE  DES  PETITS— AUGUSTINS,  5,  PRÈS  LE  QUAI  MALAQUAIS. 

1842 


VOYAGE 

AU  POLE  SUD 

ET  DANS  L’OCÉANIE. 


IV. 


A.  PllIAN  UE  LA  FOREST,  IMPRIMEUR  DE  LA  COUR  DE  CASSATION, 

rue  des  Noyers,  37. 


VOYAGE 


AU  POLE  SUD 

ET  DANS  L'OCÉANIE 

Sim  LES  CORVETTES 

L’ASTROLABE  ET  LA  ZÉLÉE, 

EXÉCUTÉ  PAR  ORDRE  DU  ROI 
PENDANT  LES  ANNEES  1837-1838-1839-1840, 

SOUS  LE  COMMANDEMENT 

BE  RS.  J.  DUMONT  D UEVILLE, 

Capitaine  de  vaisseau, 

PUBLIÉ  PAR  ORDONNANCE  DE  SA  MAJESTÉ 
sous  la  direction  supérieure 

1>K  M.  JACQUINOT,  CAPITAINE  DE  VAISSEAU,  COMMANDANT  DE  LA  ZÉLÉE. 


HISTOIRE  DU  VOYAGE, 

- PAR  M.  DUMONT  ü’urVILLE. 

TOME  QUATRIÈME. 


PARIS, 

GIDE,  ÉDITEUR, 

RUE  DES  r ETITS— AU  GU  STI  NS,  5,  PRÈS  LE  QUAI  MALAQUAIS. 

1842. 


AVIS  DE  L’ÉDITEUR. 


Nous  avons  déjà  annoncé  que  la  mort  de 
M.  le  contre-amiral  Dumont-d’Urville  n’appor- 
terait aucun  retard  à la  publication  du  Voyage 

au  pôle  sud  et  dans  /’  Océanie. 

% 

P ar  une  première  décision  ministérielle , en 
date  du  25  mai  dernier,  M.  Vincendon-Dumou- 
lin,  ingénieur-hydrographe  de  l’expédition,  a 
été  chargé  de  continuer  les  parties  que  s’était 
réservées  feu  M.  Dumont-d’Urville. 

A cette  époque,  M.  le  capitaine  de  vaisseau 
Jacquinot,  avait  été  appelé  au  commandement 
du  vaisseau  le  Généreux.  Cette  haute  mission 
confiée  au  commandant  de  la  Zélée  devait  nous 
faire  craindre  qu’il  ne  pût  point  coopérer  à la 
publication  d’un  voyage  auquel  il  avait  pris  une 
part  si  active  et  si  glorieuse;  mais,  par  une  or- 
donnance nouvelle  , en  date  du  12  août  der- 


— II  — 

nier,  S.  E.  M.  le  ministre  de  la  marine  a bien 
voulu  confier  à M.  le  commandant  Jacquinot  la 
direction  supérieure  de  l’ensemble  des  travaux. 
Nous  sommes  heureux  de  pouvoir  annoncer  au- 
jourd’hui que  cet  officier  supérieur  qui  trois  fois 
fut  le  compagnon  de  M.  Dumont-d’Urville 
dans  ses  voyages  autour  du  globe,  a bien  voulu 
accorder  son  haut  patronage  k la  publication  de 
cette  dernière  œuvre  de  l’infortuné  amiral» 


AVERTISSEMENT. 


La  mort  vient  de  frapper  du  meme  coup 
M.  le  contre -amiral  Dumont  dTJrville , sa 
femme  et  son  fils. 

L’événement  malheureux  du  8 mai  à jeté 
trop  de  deuil  sur  la  France  entière,  pour  qu’il 
soit  utile  de  rappeler  ici  les  tristes  circonstances 
de  ce  drame  affreux. 

Par  lettre  officielle  du  25  mai  dernier,  S.  E. 
M.  le  ministre  de  la  Marine  a bien  voulu  me 
confier  le  soin  de  continuer  la  publication  de  la 
partie  historique  que  s’ètait  réservée  le  com- 
mandant des  corvettes  V Astrolabe  et  la  Zélée. 

En  acceptant  cette  tâche  aussi  difficile  que 
laborieuse,  j éprouvé  le  besoin  de  rassurer  les 
lecteurs  dont  1 interet  s’est  manifesté  d’une  ma- 
niéré non  équivoque,  pour  la  publication  déjà 


2 AVERTISSEMENT. 

avancée  du  Voyage  au  Foie  Sud  et  dans 

V Océanie. 

On  a retrouvé  dans  les  papiers  de  M.  d’Ur- 
ville  les  journaux  qu’il  avait  rédigés  avec 
soin  pendant  le  cours  de  sa  longue  cam- 
pagne. Tous  ces  journaux,  ainsi  que  ceux  de 
MM.  les  officiers  qui  partagèrent  sa  dernière 
expédition,  ont  été  remis  entre  mes  mains  par 
les  soins  de  M.  le  ministre  de  la  Marine. 

Bien  que  le  mode  adopté  par  M.  le  contre- 
amiral  Dumont  d’Ur ville  pour  la  publication  de 
son  ouvrage  ait  donné  lieu  à plus  d’une  critique, 
en  acceptant  cet  héritage,  je  me  suis  imposé  la 
condition  de  ne  rien  y changer.  Du  reste,  ce 
n’est  point  sans  de  mûres  réflexions  que  cet  offi- 
cier-général avait  arrêté  le  plan  de  son  ouvrage, 
et  certes , je  n’ai  point  la  prétention  de  me 
croire  meilleur  juge  en  pareille  matière,  qu’un 
homme  qui,  à si  justes  titres,  a obtenu  une  ré- 
putation aussi  belle  et  comme  marin  et  comme 
savant. 

La  suite  de  l’historique  du  Voyage  au  pôle 
Sud  sera  donc  la  continuation  du  journal  de 
M.  Dumont  d’Urville,  débarrassée  de  tout  ce 
qui,  par  sa  spécialité,  doit  être  reproduit  aiL 


3 


AVERTISSEMENT, 
leurs.  Je  chercherai  surtout  à continuer  ce 
style  simple  et  modeste  qu’il  avait  adopte 
dans  les  volumes  qu’il  a déjà  publies,  et  où  le 
lecteur  semble  pour  ainsi  dire  assister  à la  con- 
versation du  voyageur.  Ce  11e  sera  qu’avec  la 
plus  grande  réserve  que  je  puiserai  dans  mon 
journal  particulier  que  j’ai  tenu  avec  soin  pen- 
dant tout  le  cours  de  la  campagne , et  ce  ne  sera 
que  pour  y rechercher  des  détails  pour  lesquels 
M.  d’Urville  aurait  compté  sur  ses  souvenirs. 

Je  continuerai  aussi  à donner  des  extraits  des 
journaux  de  MM.  les  officiers,  seulement  je  tâ- 
cherai de  réunir  dans  une  même  note  tout  ce 
qui,  étant  tiré  du  journal  d’un  même  officier, 
aurait  trait  a un  même  peuple  ou  à un  même 
fait,  et  j’y  renverrai  le  lecteur  à la  fin  de 
chaque  chapitre.  Par  là  j’espère  que  chaque 
note  aura  l’avantage  de  former  une  narration 
plus  complète  et  aussi  d’un  intérêt  mieux  senti. 
J’éviterai  en  outre,  autant  qu’il  sera  possi- 
ble, tout  extrait  qui  ne  présenterait  pas  des  vues 
nouvelles  ou  des  renseignements  utiles. 

Si  je  n’ai  point  cru  devoir  refuser  le  mandat 
qui  111’a  été  confié,  et  que  je  n’ai  point  sollicité, 
c’est  que  j’ai  compris  que  M.  le  ministre  de  la 


4 


AVERTISSEMENT. 


Marine  avait  recherche  en  moi  mon  zèle  et 
mon  dévouement  pour  mon  ancien  com- 
mandant, bien  pins  que  les  qualités  et  les 
talents  qui  caractérisent  l’écrivain.  A ce  titre  je 
m’enorgueillis  de  cette  marque  cl’estime,  avec 
d’autant  plus  de  raison , que  par  la  nature  de 
mes  travaux  et  des  études  toutes  spéciales  aux- 
quelles je  me  suis  livré,  je  n’avais  aucun  droit 
pour  aspirer  sans  présomption  à une  pareille 
faveur. 

Je  déclare  donc  ici  assumer  sur  moi  seul  la 
responsabilité  de  tout  ce  qui  pourrait  choquer 
le  lecteur,  et  je  le  prie  de  rapporter  à M.  Du- 
mont d’Urville  toutes  les  remarques  utiles  qui 
se  rencontrent  dans  ses  journaux , dont  cette 
relation  sera  la  fidèle  reproduction. 

Ç.  A.  V.-DUMOULIN. 


Paris,  le  3 juin  1842. 


CHAPITRE  XXV. 


Séjour  à Nouka-Hiva. 


À peine  l’ancre  est-elle  tombée , que  nous  sommes  ^Aoûl 
entourés  par  une  foule  de  pirogues.  Les  naturels  qui 
les  montent  sont  avides  de  nous  rendre  visite, 
mais  leur  attitude  méfiante  indique  qu’un  peu  de 
frayeur  se  mêle  à leur  curiosité.  Du  reste  très-peu 
se  montrent  armés;  leurs  pirogues  ne  contiennent 
que  des  provisions  en  petite  quantité.  En  s’appro- 
chant de  nous , ils  témoignent  peu  d’empresse- 
ment à monter  abord;  ils  semblent  même  attendre, 
avant  de  s’y  aventurer,  que  nous  ayons  fait  preuve 
d’intentions  pacifiques. 

Tout  à coup,  l’attention  générale  est  détournée 
vers  un  point  tout  nouveau  : non  loin  de  nous, 
un  bruit  confus  de  voix  glapissantes  s’élève  du  sein 
de  la  mer,  et  se  rapproche  sans  cesse.  D’abord  je 
n’aperçois  qu’une  foule  de  têtes  noires  au-dessus 
des  eaux  ; mais  bientôt  je  ne  puis  douter  que 


J338. 

Août. 


PI.  XLI. 


fi  VOYAGE 

ce  ne  soit  l’essaim  complet  des  jeunes  beautés  de  File, 
qui,  fidèles  à leurs  anciennes  coutumes,  viennent 
prendre  nos  navires  à l’abordage.  Pour  éviter  un 
premier  moment  de  désordre  , qui  ne  pouvait 
manquer  de  suivre  une  invasion  si  extraordinaire, 
je  donne  l’ordre  de  hisser  les  filets  d’abordage. 
Moins  réservées  que  les  hommes , les  femmes  accos- 
tent les  corvettes,  et  s’accrochent  à tout  ce  qui  peut 
faciliter  l’escalade.  En  un  moment  elles  arrivent 
sur  les  bastingages , mais  là  elles  trouvent  les  filets 
solidement  tendus,  qui  leur  opposent  un  obstacle 
qu’elles  n’osent  point  franchir.  Toutefois,  elles  au- 
raient certainement  essayé  de  le  surmonter,  si  on  ne 
leur  eut  fait  signe  qu  elles  devaient  rester  tranquilles. 
Pour  consoler  ces  pauvres  créatures,  je  leur  fais  dire 
qu’à  la  nuit  je  les,  laisserai  pénétrer  dans  le  navire, 
et  dès  ce  moment  elles  restent  paisiblement  debout, 
causant  entre  elles,  et  formant  tout  autour  des  cor- 
vettes une  ceinture  vivante  d’un  effet  aussi  bizarre 
que  non  veau. 

La  plupart  de  ces  filles  ont  de  douze  à dix-huit 
ans,  mais  quelques-unes  sont  beaucoup  plus  jeunes 
et  n’annoncent  guère  plus  de  huit  à dix  ans.  Toutes 
sont  à l’état  de  nature;  elles  n’ont  d’autre  vêtement 
que  le  ceinturon  étroit  qui  leur  entoure  les  reins. 
Elles  sont  généralement  plus  blanches  que  dans  les 
autres  archipels  de  l’Océanie.  Avec  des  mains  et  des 
pieds  bien  tournés,  une  gorge  bien  placée,  des  yeux 
vifs  et  expressifs,  plusieurs  ont  encore  des  minois 
assez  agréables , et  quelques  - unes  même  peuvent 


DANS  L’OCEANIE.  7 

passer  pour  gentilles.  Toutefois,  je  ne  trouve  point  là 
ces  beautés  remarquables  et  ces  nymphes  délicieuses 
dont  plusieurs  navigateurs  et  surtout  Porter  et  Paul- 
ding  font  des  descriptions  si  pompeuses. 

On  dira,  il  est  vrai , que  je  ne  puis  être  pour  elles 
qu’un  juge  bien  sévère,  avec  mes  idées  taciturnes  et 
ma  santé  peu  florissante;  mais  il  en  est  autrement  pour 
ces  jeunes  officiers  et  ces  ardents  marins,  pour  qui  la 
relâche  de  Manga-Reva  n’a  fait  qu’ajouter  aux  priva- 
tions de  deux  mois  de  traversée.  Aussi  la  vue  de  ces 
beautés  toutes  nues,  qui  sont  là  étalant  leurs  charmes 
sous  toutes  les  formes  et  semblant  les  provoquer  du 
geste  et  du  regard,  leur  cause  de  bien  fréquentes  dis- 
tractions. Toutefois,  je  dois  dire  à leur  louange  qu’ils 
•sont  patients  et  raisonnables.  Les  travaux  s’exécutent 
paisiblement,  et  l’heure  désirée  est  attendue,  sinon 
avec  patience  , du  moins  sans  murmures  et  sans 
aucune  infraction  à la  discipline. 

Ce  soir,  à 6 heures,  le  coup  de  canon  de  retraite  sera 
tiré  par  Y Astrolabe,  et  aussitôt  les  filets  d’abordage  s’a- 
baisseront. Sans  doute  je  dois  m’attendre  à quelques 
reproches  de  la  part  des  esprits  sévères,  qui  ne  vou- 
draient voir  là  qu’un  acte  de  faiblesse  ou  de  condes- 
cendance coupable  de  ma  part;  mais  c’est  après  de 
mûres  réflexions  que  je  crois  qu’une  liberté  entière 
est  encore  le  moyen  le  plus  sûr  de  prévenir  les  désor- 
dres. Si  j’avais  cherché  à isoler  mes  matelots  à bord, 
ils  eussent  constamment  été  entraînés  vers  la  terre  où 
les  conviaient  les  plaisirs,  je  les  aurais  volontairement 
exposés  aux  infractions  les  plus  graves  à la  discipline 


1838. 

Août. 


18îi8. 

Août. 


B VOYAGE 

du  bord,  sans  rien  sauver  de  leur  moralité.  En  outre, 
des  désirs  facilement  satisfaits  sont  bientôt  éteints. 
Enfin,  je  sais  que  la  présence  des  filles  à bord  des 
navires  est  une  sorte  de  garantie  contre  les  intentions 
hostiles  des  naturels  , s’il  leur  prend  envie  d’en 
concevoir. 

En  général  les  hommes  sont  mieux  que  les  femmes, 
ils  s accordent  parfaitement  avec  les  descriptions  qui 
ont  été  faites,  et  me  rappellent  bien  les  portraits  des 
chefs  que  M.  Krusenstern  a donnés  dans  son  ouvrage. 
Plusieurs  d’entre  eux  annoncent  la  vigueur,  la  force 
et  même  l’intelligence.  11  est  certain  qu’ils  doivent 
occuper  un  degré  élevé  dans  l’échelle  des  nations 
polynésiennes , et  je  crois  qu’avec  de  l’éducation  et 
de  bons  exemples,  on  pourrait  en  faire  une  peu- 
plade intéressante.  Malheureusement,  par  suite  de 
leur  contact  avec  les  Européens,  ils  n’ont  fait  jus- 
qu’ici que  perdre  le  peu  de  qualités  qu’ils  avaient, 
et  n’ont  acquis  que  les  vices  de  leurs  hôtes.  A la  suite 
de  la  civilisation,  les  maladies  ont  rapidement  étendu 
leurs  ravages  au  milieu  de  cette  population,  et  sou- 
vent ces  malheureux,  couverts  de  plaies  hideuses, 
ignorant  les  moyens  de  se  traiter,  voient  arriver  la 
mort  dans  les  souffrances  affreuses  dont  ils  ont  puisé 
le  germe  dans  les  plaisirs  des  sens.  Je  dois  dire  cepen- 
dant que  la  majeure  partie  des  maladies  de  ce  peuple 
est  attribuée  à d’autres  causes. 

Parmi  les  hommes  à qui  j’ai  interdit  sans  exception 
les  accès  du  navire,  il  s’en  présente  un , nommé 
Opou-Vahiné,  qui  me  frappe  par  la  régularité  de  ses 


DANS  L’OCEANIE. 


9 


formes,  la  beauté  de  ses  traits,  et  son  intelligence. 
Pour  lui  je  lève  la  consigne  et  je  l’admets  à bord. 
Il  paraît  très-sensible  à cette  faveur,  et  se  comporte 
très-décemment.  Cependant  il  n’appartient  qu’à  la 
classe  moyenne  de  la  société;  du  reste,  aucun  chef  de 
quelque  importance  ne  s’est  présenté  à bord , lors 
de  notre  arrivée.  C’est  ce  que  me  dit  Hutchin- 
son , dont  j’obtiens  encore  les  renseignements  sui- 
vants : 

On  n’avait  point  vu  à Nouka-Hiva  la  frégate  la 
Venus  ni  entendu  parler  des  missionnaires  qu’elle 
devait  apporter.  Le  dernier  bâtiment  de  guerre  qui 
y avait  passé  était  la  corvette  le  Vincennes,  qui  y avait 
montré  le  pavillon  des  Etats-Unis  trois  ans  aupara- 
vant. En  ce  cas  ce  navire  aurait  paru  deux  fois  dans 
l’archipel  Nouka-Hiva,  car  c’est  encore  le  Vincennes 
qui,  en  1829,  y apporta  le  missionnaire  Stewart.  Le 
véritable  chef  de  cette  vallée  aurait  dû  être  Mouana 
dont  Stewart  a fait  mention.  Mais  les  naturels  n’ayant 
point  voulu  écouter  un  missionnaire  anglais  qui 
s’était  établi  dans  cette  baie  sous  la  protection  du 
chef,  Mouajia  avait  pris  le  parti  de  quitter  l’île  avec 
le  missionnaire.  En  partant  il  avait  menacé  ses  sujets 
de  venir  avec  un  bâtiment  de  guerre  meneive  ( man- 
of-war  ) pour  les  tuer  ou  les  faire  chrétiens.  Mouana 
était  parti  depuis  deux  ou  trois  ans.  On  le  croyait 
pour  le  moment  à Tditi  ou  à Rotouma.  Les  dignes 
Nouka-Hiviens , qui  ne  goûtaient  pas  du  tout  l’alter- 
native dans  laquelle  les  avait  laissés  leur  roi  lors  de 
son  départ,  avaient  grand  peur  de  son  retour.  Aussi 


1838. 

Août. 


ÎO  VOYAGE 

la  présence  de  nos  navires,  qu’ils  soupçonnaient  de 
ramener  Mouana , leur  causa  d’abord  une  grande 
inquiétude,  et  il  faut  reconnaître  que  leurs  craintes 
avaient  quelques  fondements  après  les  menaces  de 
leur  auguste  souverain.  C’est  Là  l’explication  des 
questions  répétées  que  m’adressaient  à chaque  instant 
les  hommes  et  même  les  femmes  en  me  disant 
d’un  air  inquiet  Mouana?  Mouana?  que  je  con- 
fondis d’abord  avec  menewe?  meneice?  ( vaisseau 
de  ligne  ).  Je  croyais  comprendre  qu’ils  voulaient 
m exprimer  leur  inquiétude  et  leur  surprise  à la 
vue  de  deux  navires  de  guerre  dans  leurs  îles,  mais 
bientôt  je  compris  qu’ils  voulaient  savoir  si  leur 
roi  se  trouvait  sur  nos  navires,  et  s’ils  étaient 
ménacés  par  son  retour  dans  leur  indépendance 
chérie.  Aussi  je  m’empressai  de  les  rassurer,  et 
ils  en  avaient  réellement  besoin,  car  nos  premières 
réponses,  toujours  affirmatives  lorsqu’ils  me  criaient 
Mouana,  les  avaient  de  plus  en  plus  confirmés  dans 
leurs  craintes. 

Depuis  l’absence  du  chef  suprême,  la  vallée  recon- 
naît trois  chefs  principaux,  nommés  Nia-Hidou , 
Vavai-Noui  et  Pakoko , mais  leur  supériorité  était 
plutôt  morale  et  religieuse,  que  positive  et  absolue; 
leur  autorité  parait  se  réduire  aux  seuls  privilèges 
d’imposer  le  tabou,  et  de  présider  certaines  cérémo- 
nies qui  ont  déjà  beaucoup  perdu  de  leur  importance 
aux  yeux  de  ces  sauvages. 

Hutchinson  se  loue  beaucoup  de  la  conduite  des 
naturels  à son  égard,  et  à celui  de  tous  les  Européens  ’ 


DANS  L’OCEANIE. 


J1 


établis  parmi  eux.  Il  croit  que  nous  n’avons  à redou- 
ter de  leur  part  aucune  insulte,  aucun  acte  de 
violence.  Mais  en  même  temps  il  nous  engage  à nous 
défier  constamment  de  leur  avidité  et  de  redouter 
leurs  larcins;  car  ils  ont  conservé  pour  le  vol  un  goût 
tout  particulier. 

Les  cochons  sont  dans  ce  moment  tabous  dans  la 
vallée  de  Nouka-IIiva , c’est  dire  qu’il  ne  nous  sera 
pas  possible  d’en  acheter;  mais  pour  de  la  poudre  et 
des  fusils,  nous  pouvons  nous  en  procurer  dans  les 
vallées  voisines  des  Tai-Piis  de  Tai-Hoa  ou  de 
Ata-Touka.  Les  Tai-Piis  sont  constamment  en  guerre 
avec  les  naturels  de  notre  baie.  Du  reste , toutes  ces 
tribus  sont  peu  redoutables  par  le  nombre  de  leurs 
combattants  ; la  vallée  de  NoukarHiva  ne  compte 
guère  plus  de  mille  hahitants;  leurs  voisins,  les 
Ilapas , sont  encore  moins  nombreux , et  le  chiffre 
des  Tai-Piis  11e  s’élève  pas  au-delà  de  deux  mille. 
Les  habitants  du  sud  de  File  auraient,  dit-on,  renoncé 
au  cannibalisme,  tandis  que  ceux  de  la  bande  nord 
auraient  conservé  ces  horribles  festins.  Hutchinson 
11e  connaît  pas  grand’chose  de  la  religion  de  ces  sau- 
vages , du  reste  elle  est  presque  abandonnée.  Les 
objets  les  plus  directs  de  leur  culte  sont  les  reliques 
de  leurs  chefs  ou  de  leurs  prêtres.  Lorsque  ces  der- 
niers sont  parvenus  à un  âge  avancé,  il  arrive  souvent 
que  même  de  leur  vivant  on  leur  donne  les  titres  et 
les  pouvoirs  des  dieux  (atouas).  Le  nom  du  chef  le 
plus  vénéré  était  celui  d ' Akaii. 

Le  capitaine  du  navire  américain  le  Boscof  vient 


12 


1838. 

Août 


VOYAGE 

me  rendre  sa  visite.  Il  fait  la  pêche  du  cachalot,  mais 
sur  2,600  barils  que  comporte  le  chargement  de  son 
navire,  il  n’a  pu  encore  en  recueillir  que  400,  et  il  y 
a vingt-deux  mois  qu’il  tient  la  mer.  Aussi  se  plaint- 
il  amèrement  de  son  métier  , qu’il  regarde  comme 
fort  peu  avantageux,  quoique  très-pénible.  Le  Roscof 
vient  de  Taïti,  où  il  n’a  fait  que  passer;  les  vivres,  dit 
le  capitaine,  y sont  à des  prix  si  exorbitants,  qu’il  est 
presque  impossible  aux  baleiniers  de  s’en  procurer. 
M.  et  Mme  Moerenhout  avaient  été  assaillis  durant 
la  nuit  par  deux  brigands,  dont  le  but  était  de  les 
assassiner.  On  conservait  l’espoir  de  voir  M.  Moe- 
renhout se  rétablir,  mais  sa  femme  était  dans  un  état 
désespéré.  M.  Pritchard  venait  ùe  recevoir  le  titre  de 
consul  de  l’Angleterre  ; je  m’étonne  que  le  cabinet  de 
St-James  ait  pu  oublier  à ce  point  tout  sentiment 
d’humanité  et  de  dignité  nationale. 

Le  capitaine  du  Roscof  avait  aussi  passé  à l’île 
Charles , dans  les  Galapagos.  Villamil  avait  quitté 
sa  colonie  naissante  de  buveurs  d’eau  ; son  successeur 
Sanchez  avait  été  fusillé  par  ses  administrés,  et  le 
gouvernement  de  Colombie  s’était  emparé  de  l’éta- 
blissement. 

Empressé  de  reconnaître  les  lieux,  immédiatement 
après  mon  dîner,  je  descends  avec  M.  Roquemaurel 
pour  faire  un  tour  de  promenade.  Hutchinson  est 
notre  guide.  Je  vois  d’abord  avec  satisfaction  que  l’eau 
pourra  se  faire  facilement  devant  les  corvettes,  en 
ayant  toutefois  le  soin  de  descendre  les  pièces  vides 
sur  la  grève,  puis  de  les  rouler  pour  les  embarquer 


DANS  L’OCEANIE. 


13 


sur  les  chaloupes  lorsqu’elles  seront  pleines;  la  mer  1838. 
semble  briser  avec  force  à la  plage,  et  les  embarca- 
tions ne  doivent  jamais  y rester  échouées. 

Nous  traversons  ensuite  le  village.  Il  se  compose 
de  cases  éparses,  établies  sans  ordre  au  fond  de  la 
vallée,  et  ombragées  par  des  bouquets  d’arbres  de 
toutes  espèces.  Quelquefois  les  naturels  les  plus  pré- 
voyants entourent  leurs  demeures  de  petits  vergers 
où  ils  cultivent  des  patates  douces,  du  taro,  et  même 
quelques  pommes  de  terre.  Ces  sauvages  évidemment 
habitués  à voir  fréquemment  des  visages  européens, 
témoignent  peu  de  curiosité  à notre  aspect.  Ils  che- 
minent tranquillement  près  des  officiers  qui  sont  des- 
cendus à terre,  et  cherchent  par  des  échanges  à en 
obtenir  quelques  bagatelles.  Du  reste,  ils  entendent 
parfaitement  le  commmerce  à leur  profit.  Nous  remar- 
quons quelques  cochons  près  des  habitations,  mais 
fort  peu  de  poules. 

Yers  le  centre  du  village,  et  sur  le  bord  d’un  ruis- 
seau peu  abondant,  nous  admirons  un  immense 
figuier  (houa)  dont  les  cimes  touffues  couvrent  un  pi.  xliii, 
espace  immense.  Aux  environs  j’observe  de  larges 
et  hautes  murailles  construites  en  pierres  sèches,  et 
qui  sans  but  aujourd’hui,  ont  dû  appartenir  jadis  à de 
splendides  moraïs.  Toutes  les  remarques  que  j’ai  pu 
faire  pendant  mon  séjour  à Nouka-Hiva , m’ont  con- 
duit à penser  que  cette  tribu  a été  jadis  bien  plus 
nombreuse  et  bien  plus  puissante  quelle  ne  l’est  au- 
jourd’hui. 

En  revenant  au  bord  de  la  mer,  Hutchinson  me 


14  VOYAGE 

montra  la  case  qu’occupait  le  missionnaire.  C’était 
un  des  plus  beaux  édifices  de  la  vallée  qui.  par  sa  po- 
sition et  ses  dépendances  , devait  être  jadis  une  de- 
meure fort  agréable.  Les  naturels,  disait  Hutchinson, 
ne  faisaient  aucun  cas  du  missionnaire;  mais  ils  cher- 
chaient surtout  à lui  enlever  le  peu  d’objets  européens 
qu’il  possédait.  Ils  employaient  toute  leur  adresse  pour 
se  munir  de  papiers  et  de  livres  , dont  ils  se  servent 
pour  fabriquer  des  cartouches , et  dont  pour  cela  ils 
sont  fort  avides.  Ils  ne  connaissaient  aucun  obstacle 
lorsqu’il  s’agissait  de  saisir  ces  objets,  ils  enlevaient 
les  portes  et  détruisaient  les  murailles  de  bambous  et 
même  celles  de  pierres  , lorsqu’ils  ne  pouvaient  pas 
les  franchir.  Quelques  naturels  séduits  par  les  charmes 
de  la  femme  du  missionnaire,  cherchèrent  à s’en  rap- 
procheê,  mais  ce  saint  apôtre  ne  voulut  point  pousser 
la  charité  jusqu’à  l’oubli  de  ses  droits  comme  époux, 
et  il  finit  par  trouver  par  trop  indiscrets  ces  bons 
sauvages  si  indifférents  de  leur  côté  sur  les  actions  de 
leurs  propres  femmes  et  qui  ne  concevaient  pas  trop 
les  répugnances  du  mari. 

Un  peu  plus  loin,  Hutchinson  me  montra  la  de- 
meure de  Nia-Hidou,  son  patron,  et  l’un  des  trois  grands 
personnages  de  la  baie.  Je  me  proposais  d’aller  lui 
rendre  ma  visite,  mais  à notre  approche  ce  valeureux 
chef  avait  décampé,  et  malgré  les  cris  de  notre  guide 
américain  qui  l’appelait  de  toutes  ses  forces,  il  se  mon- 
trait peu  empressé  de  paraître  devant  nous.  Enfin 
d un  petit  bois  d 'Hibiscus,  où  il  s’est  réfugié,  il  se  ha- 
sarda à répondre  à Hutchinson.  Il  fallut  toute  la  rhé- 


DANS  L’OCEANIE.  15 

torique  de  notre  Américain  pour  déterminer  ce  mal- 
heureux à nous  attendre.  Je  le  trouvai  au  milieu  de 
ses  femmes  et  de  ses  enfants,  tout  tremblants  à notre 
approche.  Pour  apaiser  leur  frayeur , je  leur  fis 
quelques  cadeaux  ; mais  je  fus  bien  vite  convaincu 
que  le  meilleur  moyen  était  de  m’éloigner  ; c’est  ce 
que  je  fis. 

Partageant  les  inquiétudes  de  ses  compatriotes , le 
pauvre  Nia-Hidou  s’était  sans  doute  persuadé  que 
je  venais  rétablir  Mouana  sur  le  trône,  et  les  mission- 
naires dans  l’île,  et  que  pour  premier  acte  d’autorité 
je  venais  saisir  sa  personne  pour  la  mettre  en  lieu  de 
sûreté.  Nia-Hidou  est  un  homme  d’une  quarantaine 
d’années.  Sa  tournure  est  commune,  sa  taille  peu 
avantageuse  et  sa  physionomie  un  peu  niaise.  Je 
doute  fort  que  cet  homme  ait  jamais  été  un  grand 
guerrier,  et  il  est  heureux  pour  lui  que  sa  naissance 
l’ait  placé  dans  une  position  élevée;  car  il  est  probable 
qu’il  ne  se  serait  jamais  beaucoup  élevé  par  son  mé- 
rite personnel.  Sa  cabane,  construite  suivant  la  forme 
adoptée  dans  ce  pays,  offrait  cependant  quelques  com- 
modités et  un  certain  commencement  de  confortable 
européen,  quelle  devait  sans  doute  au  goût  d’Hutchin- 
son,  le  conseiller  de  Nia-Hidou. 

Enfin,  je  reviens  le  long  du  rivage,  qui  sauf  quel- 
ques plages  de  sable,  est  presque  entièrement  couvert 
de  gros  galets,  ce  qui  en  rend  l’accès  peu  facile  pour 
les  embarcations.  Quelques  groupes  de  naturels,  pres- 
que entièrement  composés  d’hommes,  s’occupent  sur 
la  grève,  les  uns  à prendre  le  frais,  les  autres  à 


1^38. 

Août. 


1838. 

Août. 


lfi  VOYAGE 

se  baigner.  Enfin  quelques-uns  sont  paisiblement 
groupés  autour  des  embarcations  qui  attendent  à la 
plage. 

En  regagnant  mon  canot,  je  visitai  une  colline  dénu- 
dée et  peu  élevée  qui  forme  une  presqu’île,  s’avançant 
légèrement  dans  la  mer,  et  offrant  un  petit  abri 
aux  embarcations.  Il  y a là  une  assez  jolie  petite 
plage  de  sable  sur  laquelle  viennent  accoster  les  ca- 
nots; grâce  à la  presqu’île  le  ressac  n’y  est  pas  très- 
fort,  et  les  embarcations  y trouvent  un  débarcadère 
assez  commode.  Précisément  au  pied  de  la  colline  et 
sur  le  bord  de  la  grève  se  trouve  l’habitation  de  Patini, 
qui  fut  25  ans  auparavant  la  maîtresse  de  Porter,  qui 
en  célébra  la  beauté  tout  en  se  plaignant  de  ses  nom- 
breuses infidélités.  Fille  du  vieux  roi  Rata-Noui,  elle 
était  parente  du  jeune  roi  Mouana,  auquel  elle  paraît 
encore  aujourd’hui  porter  un  vif  intérêt.  Cette  femme 
qui  doit  avoir  au  moins  40  ans,  est  encore  bien  con- 
servée. Sa  figure  est  agréable  et  ses  manières  ont 
quelque  chose  de  noble  et  de  distingué,  qui  la  dis- 
tingue facilement  de  ses  compagnes.  Elle  s’est  consti- 
tuée sur-le-champ  l’amie  des  Français,  et  en  effet 
elle  fait  preuve  pour  nous  de  toute  la  bienveillance 
possible. 

Malheureusement  elle  ne  paraît  avoir  aucune  au- 
torité sur  ses  sujets,  bien  que  ces  derniers  lui  accor- 
dent le  titre  pompeux  de  reine  ( quini , qui  évidem- 
ment vient  du  mot  anglais  queen ).  Elle  m’invita 
à entrer  dans  sa  case,  pour  me  demander  mes  bons 
offices  en  faveur  de  deux  de  ses  parents  qui,  couverts 


DANS  L’OCEANIE.  - 17 

d’ulcères,  offraient  le  plus  hideux  spectacle.  Sans 
doute  Patini  s était  fait  une  haute  idée  de  la  méde- 
cine européenne,  et  elle  me  croyait  doué  de  toute  la 
science  d’Esculape.  Du  reste,  elle  était  si  accoutumée 
à cette  vue  dégoûtante,  qu’elle  paraissait  à peine  s’en 
apercevoir.  C’était  une  pensée  bien  douloureuse  que 
celle  de  songer  qu’un  homme  souvent  beau  et  bien 
portant  pouvait  à chaque  instant  être  attaqué  par  une 
maladie  aussi  cruelle.  Un  aventurier  espagnol,  d’une 
mauvaise  mine,  aguerri  contre  de  pareilles  craintes, 
servait  dans  ce  palais  sauvage,  et  était  à la  fois  l’amant 
aimé  et  le  serviteur  de  cette  reine. 

Près  de  cette  maison,  je  distingue  un  moraï  de  chef. 
La  hauteur  des  signes  hiéroglyphiques  qui  couvrent 
les  arbres  environnants,  le  nombre  des  banderolles 
coloriées  qui  flottent  au  gré  des  vents,  indiquent  la 
destination  de  ce  petit  monument. 

Je  fais  à Patini  quelques  petits  cadeaux  dont  elle 
parait  satisfaite,  puis  je  me  rembarque,  et  je  rentre  à 
bord  vers  six  heures. 

Le  coup  de  canon  de  retraite  venait  de  retentir  dans 
la  rade,  et  l’accès  des  corvettes  avait  été  permis  aux 
tendres'  Nouka-Hiviennes.  Aussi  à mon  arrivée  je 
trouve  le  pont  du  navire  envahi  par  les  jeunes  filles 
qui  rient,  chantent  et  folâtrent  avec  toute  liberté. 
Nos  galants  matelots  empressés  autour  d’elles  se 
disputent  leurs  faciles  faveurs.  A chaque  coin  du  na- 
vire se  présentent  des  scènes  burlesques,  des  groupes 
animés,  dignes  du  pinceau  de  Callot,  mais  qu’il  serait 
difficile  de  décrire.  Bientôt  las  d’un  spectacle  où 


18 


VOYAGE 


tout  mon  rôle  se  réduit  à celui  d’observateur,  je  me 
réfugie  dans  ma  dunette,  en  faisant  la  défense  aux 
nymphes  nouka-hi  viennes  d’en  approcher  à plus  de  dix 
pas. 

Enfin,  la  satiété  , les  fatigue^,  et  surtout  la  fraî- 
cheur de  la  nuit  apaisent  par  degré  l’ardeur  de  nos 
matelots.  Vers  minuit,  les  femmes  réunies,  forment 
un  cercle,  ét  exécutent  une  danse  lascive,  dont  elles 
attendent  sans  doute  les  plus  beaux  résultats  de  séduc- 
tion, et  ensuite  tout  rentre  peu  à peu  dans  le  silence, 
et  le  reste  de  la  nuit  s’écoule  paisiblement. 

Am  point  du  jour,  M.  Roquemaurel  me  fait  de- 
mander ce  qu’il  faut  faire  des  femmes;  ma  réponse  est 
de  les  renvoyer  à terre,  par  la  même  voie  qui  les 
avait  conduites  abord  des  corvertes.  Et  aussitôt  M.  Ro- 
quemaurel, sans  autre  explication,  met  cet  ordre  à 
exécution.  La  suite  en  est  un  bain  matinal  qui  n’est 
pas  du  tout  du  goût  de  nos  belles  ; un  moment  même  il 
y a de  l’hésitation  parmi  elles,  maisenfin  deux  ou  trois, 
prenant  bravement  leur  parti,  sautent  à l’eau,  et  le 
reste  de  la  troupe  ne  tarde  pas  à les  imiter.  On  m’assure 
cependant  que  la  décision  n’a  point  été  prise  sans  de 
forts  murmures  parmi  le  troupeau  féminin,  et  sans 
avoir  maudit  le  commandant  du  navire,  si  indifférent 
pour  tant  de  charmes.  Je  ris  de  bon  cœur  et  m’ap- 
plaudis de  ce  qui  est  arrivé,  prévoyant  dès-lors  un 
abandon  complet,  et  espérant  ne  plus  voir  se  renou- 
veler l’orgie  de  la  nuit  dernière.  Pour  certaines  rai- 
sons particulières  j’avais  pu  consentir  pour  une  fois 
aux  scènes  qui  venaient  de  se  passer,  mais  je  n’étais 


Dans  L’OCEANIE.  19 

nullement  disposé  à les  voir  se  renouveler  tous  les 
jours  que  je  voulais  encore  passer  à ce  mouillage. 

Pendant  une  bonne  partie  de  la  nuit,  les  eaux  de 
la  baie  ont  été  éclairées  par  une  brillante  illumination. 
C’étaient  les  naturels  qui  pêchaient  dans  leurs  piro- 
gues au  moyen  de  tisons  enflammés.  Ils  prennent  une 
grande  quantité  de  petits  poissons  qui  vivent  dans  la 
baie,  réunis  en  troupes  nombreuses.  Du  reste,  tous 
ces  flambeaux  qui  jettent  une  puissante  lumière, 
produisent  un  spectacle  très-animé,  d’un  effet  bizarre 
et  tout  nouveau  pour  nous. 

Pendant  le  temps  que  nous  devons  passer  au  mouil- 
lage, M.  Marescotest  chargé  de  lever  le  plan  de  la  baie, 
travail  dont  il  s’occupe  avec  beaucoup  de  zèle  et  d’as- 
siduité. 

La  chaloupe  sera  exclusivement  occupée  à faire 
notre  provision  d’eau,  et  elle  fera  trois  cargaisons 
complètes  dans  la  journée. 

Hutchinson  se  charge  de  procurer  à la  mission  son 
chargement  de  bois  à brûler,  moyennant  quelques 
haches  et  herminettes,  mais  il  faut  que  nos  matelots 
aillent  le  couper,  car  notre  Américain  manque  d’ou- 
tils pour  cela. 

Vers  midi,  je  me  rends  à terre  avec  M.  Jacquinot; 
notre  intention  est  de  faire  un  tour  de  promenade 
dans  l’île,  et  dans"  ce  but  nous  nous  dirigeons  vers  le 
fond  de  la  vallée.  Nous  y remarquons  partout  une  vé- 
gétation vigoureuse  et  variée.  Nous  y rencontrons  en- 
core quelques  moraïs  ruinés,  indices  certains  que  jadis 
la  population  fut  bien  plus  considérable.  A une  petite 


20 


VOYAGE 


1838. 

Août. 


distance  de  la  mer  nous  trouvons  encore  quelques 
traces  de  cultures  et  d’habitations  aujourd’hui  non 
occupées,  qu’entourent  de  beaux  bosquets  de  cocotiers 
et, d’arbres  à pin. 

Au  bord  d’un  petit  champ  de  patates,  je  trouve  un 
individu  de  mauvaise  mine , que  j’aurais  certai- 
nement pris  pour  un  sauvage  dont  il  a la  couleur,  s’il 
ne  m’eût  constamment  répondu  en  anglais.  Il  -se  dit 
natif  de  Rhode-Island  (États-Unis),  et  depuis  quel- 
ques années  il  s’est  établi  dans  File.  Sans  doute , il  y 
est  arrivé  à la  suite  de  quelque  navire  américain, 
dont  il  n’a  pas  consulté  le  capitaine  avant  de  l’aban- 
donner. 

II  me  réitère  l’assurance  que  les  naturels  sont 
incapables  de  faire  du  mal  aux  Européens,  et  cepen- 
dant il  ne  se.  font  aucun  scrupule  de  manger  tous  les 
Tai-Piis  qui  tombent  entre  leurs  mains.  lime  raconte 
même  que  , lors  de  son  arrivée , il  y a deux  ou  trois 
ans,  les  habitants  de  Nouka-Hiva  n’hésitèrent  pas  à 
assommer  un  Américain  établi  depuis  huit  à dix  jours 
parmi  eux , parce  qu’il  avait  volé  les  patates  d’un  chef 
puissant.  Sur  le  moment,  les  cannibales  se  contentè- 
rent de  manger  l’œil  droit  de  leur  victime  et  il  enter- 
rèrent le  corps  ; mais  deux  jours  après  ils  l’exhumè- 
rent et  le  dévorèrent  en  entier.  Un  navire  de  guerre 
américain  qui  passait  quelques  temps  après  l’événe- 
ment, envoya  des  soldats  armés  pour  s’emparer  du 
chef  qui  avait  été  Fauteur  du  coup,  mais  celui-ci  put 
s’enfuir  dans  les  montagnes  et  par  suite  éviter  toute 
correction. 


DANS  L’OCEANIE. 


21 


Nous  franchissons  ensuite  une  colline  tapissée  par 
une  belle  et  riche  pelouse  qui  pourrait  fournir  d’ex- 
cellents pâturages  pour  des  bestiaux,  et  nous  ren- 
trons dans  la  vallée  où  se  trouve  la  plus  grande 
partie  des  habitations.  Les  cases  y sont  disposées  d’une 
manière  assez  pittoresque , presque  toutes  sont  en- 
tourées de  petits  vergers  clos  de  murailles.  Quoique 
petites,  les  maisons  sont  assez  solidement  bâties,  le 
plus  souvent  elles  sont  élevées  sur  de  petites  terrasses, 
qui  les  mettent  à l’abri  des  ravages  que  pourraient 
leur  causer  les  torrents  d’eau  de  pluie  qui  doivent 
descendre  de  la  montagne  par  les  temps  d’orage.  La 
porte  est  généralement  très-basse,  quelquefois  de  pe- 
tits escaliers  servent  pour  monter  sur  les  terrasses, 
souvent  c’est  une  simple  échelle  assez  mal  construite, 
ou  même  une  pente  rapide  qui  rendent  encore  l’accès 
de  ces  plates-formes  plus  difficile.  A l’intérieur  on  ne 
remarque  que  quelques  nattes  en  paille  étendues 
sur  le  sol  ; deux  poutres  séparées  par  un  espace  de  1 
mètre  à l m 40  servent  l’une  d’oreiller,  et  l’autre  d’ap- 
pui pour  les  pieds  ; cet  ensemble  forme  le  lit  de  toute 
la  famille,  et  compose  tout  le  mobilier  de  la  maison. 
Enfin  des  corbeilles,  des  sacs,  des  vases  en  cocos,  et 
des  nattes  sont  suspendus  au  plafond  et  le  long  des 
murailles  de  la  cabane. 

Dans  toutes  les  cases  où  nous  jetons  les  yeux,  nous 
voyons  les  hommes  étendus  nonchalamment  sur  le  sol, 
et  semblant  ne  connaître  d’autres  occupations  que 
celle  de  dormir  ; les  femmes  sont  chargées  de  tous  les 
soins  et  tracas  du  ménage.  Quelques-uns  de  ces  sau- 


1838 

Août 


22 


VOYAGE 


Î83  8. 
Août. 


vages,  sans  se  déranger , nous  invitent  à entrer  et  à 
prendre  place  à leurs  côtés , mais  le  plus  souvent  ils 
se  contentent  de  nous  regarder  d’un  air  indifférent, 
sans  daigner  se  déranger  de  leur  position. 

Nous  reconnaissons  dans  plusieurs  de  ces  habita- 
tions quelques-unes  des  jeunes  filles  qui  avaient  passé 
la  nuit  à bord  des  corvettes.  Elles  ont  l’habitude  de 
s’envelopper  dans  des  nattes  enduites  de  poussière 
de  curcuma  , qui  teignent  leur  corps  en  jaune  et 
lui  communiquent  une  odeur  très-forte  et  assez  dé- 
sagréable. Ces  femmes  attachent  un  grand  prix  à ce 
complément  de  toilette,  non-seulement  à cause  des 
parfums  assez  nauséabonds 'qui  en  sont  la  suite,  mais 
encore  parce  que  la  poussière  de  curcuma  passe  pour 
donner  à la  peau  beaucoup  de  souplesse  et  de  poli. 

Notre  promenade  nous  conduit  encore  devant  l’ha- 
bitation du  chef  Nia-Hidou.  Cette  fois  nous  le  trouvons 
occupé  à déjeuner  à l’ombre  d’un  bel  Hibiscus;  il  est 
entouré  de  ses  femmes  et  de  ses  gens;  il  semble  bien 
plus  rassuré  que  la  veille  et  il  nous  offre  poliment 
quelques  patates  douces  auxquelles  nous  goûtons. 
M.  Goupil  même  a déjà  commencé  le  portrait  de  ce 
chef  qui  laisse  toute  liberté  à cet  égard  à notre  zélé 
dessinateur.  Je  vais  ensuite  jusqu’à  l’habitation  de 
Hutchinson , et  je  me  repose  quelques  instants  sous 
sa  cabane;  je  la  trouve  semblable  à toutes  celles  que 
j’ai  déjà  visitées.  Cependant  elle  est  un  peu  mieux  em- 
ménagée, et  parmi,  les  objets  suspendus  à ses  mu- 
railles, j’en  remarque  quelques-uns  de  fabrique  eu- 
ropéenne. 


23 


D ANS  L’OCEAN  IE. 

Hutchinson  venait  de  m’offrir  une  arme  prove- 
nant de  Fîle  Houa-Poou , et  je  le  gratifie  en  retour 
d’un  verre  d’eau-de-vie  dont  il  est  très-friand.  Sa  fille, 
âgée  de  8 à 10  ans,  le  voyant  savourer  avec  délices 
ce  nectar  inconnu  pour  elle,  le  supplie  instamment  de 
le  lui  faire  goûter  ; mais  Hutchinson  lui  observe  qu’elle 
mourra  infailliblement  si  elle  boit  après  ce  tabou-ta- 
bou ( en  me  désignant  ainsi  comme  un  homme  élevé 
au  plus  haut  degré).  La  jeune  fille  me  regarde  alors 
avec  effroi,  et  dès-lors  elle  refuse  avec  persistance  ce 
qu’elle  désirait  si  vivement  un  instant  auparavant. 
Mes  invitations  pressantes,  les  signes  d’amitié  par 
lesquels  je  cherche  à la  rassurer , rien  ne  peut  vain- 
cre sa  répugnance  à cet  égard. 

De  la  case  même  de  notre  Américain , on  aperçoit 
à travers  l’ouverture  de  la  baie,  les  sommets  de  File 
Houa-Poou.  Cette  circonstance  me  suggère  l’idée  de 
le  questionner  sur  l’existence  de  Fîle  Tiberonnes. 
Hutchinson  m’assure,  sans  hésiter,  que  les  habitants 
de  Hoüa-Poou  avaient  connaissance  de  cette  île,  et 
qu’ils  allaient  même  quelquefois  la  visiter.  Sur  leur 
rapport,  ,il  affirme  que  cette  terre  est  haute,  et  que 
sur  toute  Sa  côte  on  ne  trouvait  qu’une  petite  plage  de 
sable  où  les  canots  peuvent  accoster  quand  le  temps 
est  beau.  Il  n’y  a en  ce  moment  qu’un  seul  naturel 
qui  y a été  abandonné  par  quelque  pirogue  de  sau- 
vages. Les  naturels  n’estiment  la  distance  de  Houa- 
Poou  que  de  50  lieues  environ,  ce  qui  pour  eux  re- 
présente une  journée  et  demie  de  navigation. 

Rentré  à bord  de  la  corvette,  mon  maître  d’hôtel' 


JS3S. 

Août, 


24  VOYAGE 

Joseph  vient  me  raconter  une  petite  aventure  qu’il  ne 
sera  point  inutile  de  rapporter  ici,  afin  de  mieux  faire 
connaître  l’esprit  de  ces  sauvages.  Mon  domestique 
s’acheminait  vers  le  fond  de  la  vallée;  il  portait  dans  un 
panier  différents  objets  d’échange,  dans  l’espoir  de  se 
procurer  quelques  provis  ions  pour  ma  table.  Un  naturel 
officieux  qui  avait  remarqué  tout  ce  que  contenait  de 
précieux  pour  lui  le  havre-sac  de  Joseph , s’empressa 
d’offrir  ses  services  pour  servir  de  guide  à l’Euro- 
péen ; mon  maître  d’hôtel  accorde  bientôt  à son  com- 
pagnon assez  de  confiance  pour  lui  faire  porter  son 
panier.  Le  sauvage  se  charge  avec  plaisir  de  ce  far- 
deau, et  tout  va  bien  pendant  quelque  temps.  Mais 
bientôt  le  naturel , après  s’être  peu  à peu  éloigné  le 
plus  possible  du  maître  du  panier , se  met  à fuir  de 
toute  la  vitesse  de  ses  jambes,  emportant  avec  lui 
tout  ce  qui  lui  a été  confié.  En  ce  moment  Joseph  est 
inspiré  par  une  idée  heureuse,  il  tire  sa  montre  de 
sa  poche,  et  la  tourne  d’un  air  menaçant  vers  le 
fuyard  en  lui  montrant  de  l’autre  côté  les  corvettes 
qui  se  balencent  sur  leurs  ancres.  A ce  geste,  le  sau- 
vage frappé  de  terreur  s’arrête  d’abord,  puis  il  se 
rapproche  peu  à peu  de  celui  qu’il  voulait  voler,  en 
faisant  des  détours  à peu  près  semblables  à ceux  que 
fait  un  chien  lorsque  son  maître  le  rappelle  à lui 
pour  le  corriger.  Enfin  , le  naturel  pose  le  panier 
aux  pieds  de  Joseph,  mais  en  même  temps  il  saisit 
un  rasoir  et  fuit  de  nouveau  le  plus  rapidement  pos- 
sible; mais  celui-ci  tient  encore  le  terrible  instrument 
entre  ses  mains  et  reproduit  ses  menaces.  Le  sau- 


DANS  L’OCEANIE.  25 

vage  rapporte  immédiatement  le  rasoir  et  paraît  tout 
tremblant;  enfin  il  demande  à l’Européen  un  mor- 
ceau de  biscuit  qui  lui  est  accordé.  Ensuite  il  serre  la 
main  de  mon  domestique  et  va  immédiatement  se  bai- 
gner dans  le  ruisseau  voisin.  Il  est  bon  d’ajouter  que 
quelques  instants  avant  de  confier  son  panier  au  sau- 
vage, Joseph  lui  avait  montré  sa  montre,  le  mouve- 
ment que  celui-ci  avait  appliqué  sur  l’oreille  du  sau- 
vage l’avait  épouvanté.  Sans  doute,  notre  voleur 
noiika-hivien  avait  cru  que  c’était  un  esprit  ou  un 
dieu  dont  la  puissance  était  au  service  du  possesseur 
de  cet  inoffensif  instrument. 

Quelques  autres  escroqueries  avaient  encore  eu 
lieu  au  profit  des  Nouka-Hiviens,  et  il  est  à peu  près 
sûr  qu’il  y aurait  des  méfaits  plus  graves,  si  notre  sé- 
jour devait  se  prolonger.  Peut-être  serons-nous  obli- 
gés, à la  fin,  d’avoir  recours  à des  mesures  de  répres- 
sion violentes.  Mais  comme  je  désire  avant  tout  que 
notre  visite  ne  devienne  point  fatale  à ces  malheu- 
reux , j’ai  déclaré  hautement  que  chacun  devait  at- 
tentivement veiller  sur  ses  objets , attendu  que  mon 
intention  est  de  fermer  les  yeux  sur  tous  les  tours 
d’escroquerie  qui  entrent  si  bien  dans  les  mœurs  de 
ces  sauvages,  et  que  je  ne  veux  sévir  contre  leurs 
larcins,  qu’autant  qu’ils  seraient  accompagnés  de 
violences  ou  de  mauvais  traitements. 

La  Zélée  reçoit  la  visite  de  plusieurs  femmes  dans 
la  soirée,  mais  pas  une  ne  s’est  rendue  à bord  de 
X Astrolabe.  Ce  dernier  navire  a été  mis  en  interdit 
parles  Nouka-Hiviennes,  dont  les  imprécations  sont 


1838. 

Août. 


26 


VOYAGE 

surtout  dirigées  contre  ma  personne  et  mon  peu  de 
galanterie.  J’en  suis  enchanté,  car  ce  soir  tout  est 
paisible  à bord,  et  le  silence  incompatible  avec  la 
présence  des  femmes , nous  promet  une  excellente 
nuit.  Du  reste , je  prévois  que  plus  d’un  de  mes  com- 
pagnons de  voyage  aura  plus  tard  à se  repentir  d’a- 
voir cédé  si  facilement  aux  charmes  de  ces  belles. 

Déjà  dans  ma  promenade,  en  passant  près  de  notre 
aiguade , je  n’avais  pas  vu  sans  quelque  dégoût  une 
troupe  d’indigènes  se  baigner  dans  le  bassin  où  nos 
matelots  puisaient  leur  eau.  Il  était  peu  gracieux,  en 
effet,  de  penser  que  nous  allions  boire  l’eau  qui , quel- 
ques instants  auparavant,  avait  servi  à laver  les  plaies 
horribles  qui  rongent  le  corps  de  la  plupart  de  ces 
malheureux.  D’un  autre  côté,  tous  les  jours  le  matin 
les  nymphes  nouka-hiviennes  allaient  y faire  leurs 
ablutions  ordinaires;  mais  l’homme  qui  vit  à bord 
d’un  navire,  ne  doit  pas  se  montrer  trop  délicat, 
aussi  je  rejetai  la  proposition  qui  me  fut  faite* 
d’imposer  le  tabou  sur  les  eaux  de  l’aiguade  pendant 
tout  le  temps  que  nous  y ferions  notre  eau. 

Quelques  naturels  arrivent  en  pirogue  le  long  du 
bord  pour  nous  vendre  quelques  cocos  et  de  mauvais 
fruits;  mais  ils  sont  trop  exigeants.  Pour  la  moindre 
chose,  ils  demandent  des  fusils  et  de  la  poudre,  et 
rejettent  tous  les  autres  objets  qu’on  leur  présente  ; 
aussi  les  marchés  sont  peu  animés,  les  cochons  et 
les  poules  sont  rares , nos  cuisines  en  souffrent,  et 
je  n’ai  d’autres  ressources  que  le  peu  de  poisson  que 
nous  pouvons  prendre , et  du  pourpier  qui  fait  d’ex- 


DANS  L'OCEANIE. 


27 


! 


cellentes  salades  et  qui  se  trouve  en  abondance  sur 
la  colline  où  Porter  avait  établi  sa  citadelle. 

A 5 heures  du  soir,  je  vais  faire  un  tour  à terre, 
et  je  me  munis  d une  ligne  de  sonde  pour  prendre 
les  dimensions  du  grand  Ficus  dont  j’ai  déjà  parlé.  A pi.  lui. 
2 mètres  de  terre  je  trouve  qu’il  mesure  77  pieds 
de  circonférence  ( environ  25  mètres).  Le  tronc  est 
composé  de  grosses  tiges  entrelacées  , il  conserve 
presque  la  même  largeur  jusqu’à  environ  13  mètres 
de  hauteur , puis  il  se  divise , forme  à peu  près  une 
quinzaine  de  grosses  branches  dont  plusieurs  ont 
jusqu’à  2 à 3 mètres  de  contour.  Ces  dernières  s’é- 
tendent horizontalement  de  manière  à couvrir  de  leur 
ombre  un  espace  circulaire  de  plus  de  100  mètres  de 
diamètre. 

Le  ruisseau  principal  de  la  vallée , vient  couler  sous 
ce  végétal  majestueux , et  c’est  avec  délices  que  je 
viens  chaque  soir  m’asseoir  là  sur  un  roc  de  ba- 
salte, et  j’y  respire  un  air  frais,  tandis  que  mes 
pieds  trempent  dans  l’eau  limpide  du  torrent. 

Près  de  là  s’élève  un  petit  moraï.  Auprès  du  ca- 
tafalque où  est  déposé  le  corps  d’un  homme  mort  pi.  lvi. 
récemment,  sont  plantés  debout  et  en  ligne,  plu- 
sieurs faisceaux  de  rameaux  blancs  au  bout  desquels 
flottent  de  longues  banderolles  blanches. 

A cent  pas  de  là  environ,  une  douzaine  d’individus 
montés  sur  la  plate-forme  qui  supportait  une  assez 
belle  case,  récitaient  des  espèces  de  litanies  en  l’hon-- 
heur  du  défunt.  Quatre  ou  cinq  vieillards  faisant 
une  mine  assez  piteuse,  chantaient  par  moments  en 


1838. 

Août. 


28  VOYAGE 

psalmodiant  un  espèce  de  récitatif,  tandis  qu’un  na- 
turel vigoureux  et  de  haute  taille,  frappait  avec  force 
sur  deux  tambourins  de  15  à 20  décimètres  de  dia- 
mètre. Enfin  un  dernier  musicien  frappait  à coups 
précipités  sur  un  tambourin  plus  petit  qu’il  tenait 
entre  ses  jambes. 

Pendant  que  je  suis  à examiner  toute  cette  panto- 
mime sauvage,  plusieurs  naturels  me  reconnaissent  et 
viennent  auprès  de  moi  insister  pour  que  je  me  place 
au  milieu  d’eux,  et  ensuite  ils  me  demandent  si  c’est 
motaki  (bien  ou  bon),  sur  ma  réponse  affirmative, 
l’un  d’eux  se  met  à débiter  une  longue  kyrielle  de 
phrases  qu’il  paraissait  improviser  en  mon  honneur, 
attendu  que  les  mots  manewe  [man-of-war , navire  de 
guerre),  et  akaii  (grand  chef)  s’y  retrouvaient  souvent. 
Tous  ces  personnages  n’ont  du  reste  rien  de  re- 
marquable dans  leur  costume  , si  ce  n’est  une  espèce 
de  bonnet  ou  de  casque  qui  leur  couvre  la  tête.  Cette 
coiffure  assez  pittoresque  est  faite  avec  de  longues 
feuilles  de  cocotier. 

Des  offrandes  de  fruits  et  de  pâtes  préparées,  cou- 
vertes de  feuilles,  étaien  t d isposées  sur  la  plate-forme  et 
semblaient  destinées  au  repas  qui  devait  suivre  les 
cérémonies. 

Une  foule  d’habitants  était  accourue  au  bruit  des 
tambourins,  mais  à l’exception  d’un  très-petit  nombre 
qui  semblait  un  peu  recueillis,  tous  les  autres  parais- 
saient apporter  la  plus  grande  indifférence  pour  tout 
ce  qui  se  passait  autour  d’eux.  Ils  parlaient,  riaient, 
et  jouaient  comme  à leur  ordinaire.  Aussi,  suis-je  porté 


DANS  L’OCEANIE.  29 

à croire  que  cette  cérémonie  n’est  qu’une  espèce  de 
jeu  ou  de  fête  semblable  à celles  que  les  anciens  Grecs 
et  Romains  aimaient  à célébrer  en  l’honneur  de  leurs 
morts. 

Quoi  qu’il  en  soit,  je  n’assitai  pas  jusqu’à  la  fin  à 
cette  pompe  sauvage;  comme  la  nuit  approchait,  je 
jugeai  à propos  de  regagner  le  bord.  En  arrivant  près 
de  la  maison  de  Patini,  un  vieillard  qui,  à marecomr 
mandation,  avait  été  bien  accueilli  et  bien  reçu  à bord 
des  corvettes,  vint  à ma  rencontre.  Unie  fit  ses  remer- 
ciements et  me  renouvela  ses  offres  de  services.  Cet 
homme  est  un  des  parents  de  Patini,  l’Espagnol  établi 
avec  la  famille  de  cette  reine,  m’expliqua  que  ce 
veillard  était  l’aïeul  paternel  de  Mouana,  tandis  que 
Keaki-Noui  était  son  aïeul  maternel.  Patini  est  la 
tante  de  Mouana,  Nia-Hidou  est  son  cousin,  Vavai-Noui 
est  son  oncle,  et  Pakoka  est  encore  un  parent  du  jeune 
roi,  mais  à un  degré  moins  rapproché.  Aussi  l’on  voit 
que  tous  ces  chefs  appartiennent  à la  même  famille,  ce 
qui  se  reconnaît  facilement  dans  une  population  aussi 
faible.  Dans  ce  quartier  de  la  baie,  les  habitants  re- 
connaissent l’autorité  de  Patini,  et  s’intéressent  au 
sort  de  Mouana;  ils  vinrent  à chaque  instant  me  sup- 
plier de  le  ramener  parmi  eux. 

Du  reste,  il  est  à remarquer  qu?  hormis  Pa- 
tini et  ses  parents  qui  nous  font  quelques  politesses, 
aucun  des  autres  chefs  n’est  venu  me  saluer  ni  ap- 
porter des  présents.  J’en  suis  du  reste  très-content; 
car  avides  comme  ils  le  sont,  ils  se  seraient  sans  doute 
attendus  en  retour  à des  cadeaux  d’un  prix  beau- 


Août. 


30  VOYAGE 

Août.  C0UP  I^US  élevé  que  ceux  dont  je  pouvais  disposer. 

29.  J avais  expédié  hier  M.  de  Montravel  avec  le  canot 
de  la  Zélée,  vers  la  baie  voisine  de  Tchichacoff  ou 
Tai-Hoa,  pour  en  faire  le  croquis  et  s’y  procurer  quel- 
ques sondes.  En  même  temps  les  deux  commis  d’ad- 
ministration devaient  s’occuper  d’y  acheter  des  co- 
chons. Les  Européens  établis  ici  m’avaient  assuré 
que  l’on  pourrait  s’en  procurer  dans  cette  baie  à bien 
meilleur  marché  que  dans  celle  des  Tai-Piis.  Enfin  l’un 
de  ces  Européens,  nommé  Moken,  devait  servir  de 
guide  et  de  truchement. 

M.  de  Montravel  est  de  retour  ce  matin  vers  quatre 
heures.  Il  a levé  le  plan  de  la  haie,  et  il  a pu  se  pro- 
curer huit  cochons  pour  de  la  poudre  et  des  haches. 
Quelques  mousquets  de  rebut  que  j’avais  fait  embar- 
quer pour  servir  d’objets  d’échange  ont  été  constam- 
ment refusés  par  les  naturels  qui  ne  les  ont  point  trouvés 
asez  solides.  Nos  gens  ont  du  reste  été  reçus  amica- 
lement, un  seul  instant  de  trouble  a éclaté  parce  qu’un 
de  nos  chasseurs  avait  tiré  sur  une  poule  qu’il  avait 
trouvée  perchée  sur  un  arbre.  La  faute,  du  reste,  ap- 
partenait entière  à Moken  qui  assurait  que  ces  oiseaux 
dédaignés  par  les  sauvages,  appartenaient  de  droit  à 
celui  qui  pouvait  les  tuer  ou  les  attraper.  Le  cri  tabou, 
tabou,  retentit  à l’instant  de  tous  côtés,  et  le  chef  lui- 
même  paraissait  en  proie  à une  vive  colère,  en  ré- 
pétant le  mot  tabou.  Dù  reste,  ce  dernier  s’apaisa 
bientôt,  et  suivant  M.  Ducorps,  il  poussa  ensuite  si 
loin  les  devoirs  de  l’hospitalité  qu’il  vint  offrir  aux 
Français  ses  femmes  et  ses  filles. 


DANS  L’OCEANIE.  31 

La  baie  Tai-Hoa  est  formée  par  une  ravine  très- 
profonde,  au  fond  de  laquelle  coule  un  beau  torrent, 
la  vallée  du  fond  est  délicieuse,  mais  moins  étendue 
que  celle  de  notre  mouillage.  Du  reste,  il  n’y  a rien  de 
bien  remarquable,  seulement  les  habitants  paraissent 
bien  plus  empressés  auprès  des  étrangers  qu’ils  voient 
sans  doute  assez  rarement.  . 

Vers  le  milieu  de  la  journée,  je  descends  à terre 
avec  M.  Jacquinot.  Nous  dirigeons  notre  promenade 
vers  F anse  de  l’est  que  borde  une  superbe  plage 
d’un  beau  sable.  Le  terrain  y est  assez  dégagé  et  on 
y rencontre  de  riches  et  abondants  pâturages.  Le  long 
d’un  bois  d’Hibiscus  qui  les  entoure,  nous  voyons 
plusieurs  morceaux  de  bois  à brûler,  coupés  par  les 
naturels  pour  les  vendre  aux  navires  baleiniers. 

Nous  revenons  ensuite  vers  la  demeure  de  Patini, 
en  suivant  des  petits  chemins  bordés  de  murailles,  qui 
ont  dû  appartenir  à des  propriétés  qui,  bien  habitées 
jadis , sont  aujourd’hui  entièrement  abandonnées. 
Patini,  avec  son  obligeance  accoutumée,  s’empresse 
de  nous  faire  apporter  des  cocos  pour  nous  rafraî- 
chir, et  ensuite  nous  allons  nous  reposer  sous  le 
grand  figuier  et  y prendre  notre  bain  de  pieds 
habituel. 

Les  sons  peu  harmonieux  des  tambourins,  mêlés 
aux  voix  des  sauvages,  appellent  encore  aujourd’hui 
les  naturels  vers  l’habitation  où  se  passent  les  céré- 
monies funèbres  que  déjà  j’ai  vues  la  veille.  MM.  les 
officiers  ont  appris  même  qu’ aujourd’hui  la  pompe 
devait  être  bien  plus  solennelle.- Au  bout  d’un  mo- 


1838. 

Août. 

V 


Pl.  LVII. 


VÜYAG  E 


32 

ment  de  repos,  guidé  par  le  bruit  des  musiciens,  je 
me  rapproche,  et  voici  ce  que  je  vois. 

On  déterre  d’abord  quatre  beaux  cochons  cuits 
au  four  à, la  mode  des  sauvages.  Ce  sont  les  apprêts 
du  repas  obligé  qui  doit  accompagner  chaque  céré- 
monie nouka-hivienne.  Plusieurs  individus  de  l’assis- 
tance montent  successivement  sur  l’estrade  pour 
frapper  sur  les  tam-tams  et  réciter  quelques  paroles 
à haute  voix , tandis  que  cinq  ou  six  vieillards , ac- 
croupis sur  la  plate-forme,  paraissent  très-occupés  à 
planter  leurs  doigts  dans  le  popoi  pour  les  sucer  en- 
suite. Le  popoi  est  une  préparation  de  fruits  à pain 
légèrment  fermentés  et  réduits  à l’état  d’une  pâte 
blanche  que  renferment  de  grands  vases  en  bois. 

Bientôt  nous  voyons  un  naturel  portant  sur  sa 
tete  un  casque  ou  diademe  en  plumes  de  coq,  ayant 
au  moins  trois  mètres  de  circonférence.  Il  est 
enveloppé  dans  un  grand  drap  blanc  qui  lui  descend 
presque  jusqu’aux  talons.  Sorti  d’une  case  sur  la 
hauteur  voisine,,  il  s’avance  gravement  et  avec  un 
air  de  majesté  vers  le  lieu  de  la  scène,  il  monte  sur  la 
pla,te  - forme  et  commence  à frapper  sur  les  tam-- 
tams. A l’attention  plus  marquée  que  les  naturels 
portent  à ce  nouvel  individu,  je  juge  que  ça  doit  être 
un  chef  de  quelque  importance  et  peut-être  même 
le  président  de  la  cérémonie  qui  se  passe  sous  nos 
yeux. 

Les  cochons  sont  ensuite  dépécés  et  distribués 
entre  les  personnages  les  plus  importants.  On  m’en 
présente  un  morceau  ainsi  qu’à  M.  Jacquinot  et  à 


DANS  L’OCEANIE.  33 

quelques  officiers  de  nos  états-majors.  Mais  le  peu 
de  confiance  que  nous  ajoutons  à la  propreté  des 
cuisiniers  nouka-hiviens  , fait  qu’il  se  rencontre  peu 
d’amateurs  parmi  nous.'  Rien  du  moins  ne  peut 
vaincre  ma  répugnance  à manger,  qu’un  morceau  de 
fruit  à pain,  que  du  reste  je  trouve  assez  boa. 

ïl  n’est  guère  encore  que  deux  heures  et  demie, 
mais  étourdi  par  cet  ennuyeux  bruit  de  tam-tam, 
et  surtout  fatigué  par  les  rayons  d’un  soleil  ardent, 
je  quitte  la  partie  et  je  me  décide  à retourner  à bord. 
Sur  ma  route  j’aperçois  une  case  abandonnée  sur  le 
versant  d’un  coteau  qui  domine  la  plage.  Pensant 
que  ce  pouvait  être  un  moraï  abandonné,  je  m’en 
approche  et  je  reconnais  bientôt  que  j’ai  deviné  juste. 
Sous  un  hangar  se  trouvent  quelques  supports  for- 
mant , à 2 mètres  au-dessus  du  sol , une  estrade 
sur  laquelle  est  déposé  le  toui-papao.  C’est  le  nom 
que  les  naturels  donnent  au  cadavre  enveloppé 
d’herbes  et  de  tapa  ( étoffes  de  papyrus  faites  dans  le 
pays).  On  n’aperçoit  du  corps  ainsi' habillé  que  les 
extrémités  des  doigts  des  pieds  et  des  mains.  Aux 
alentours  et  près  du  cadavre  sont  suspendus  en 
abondance,  des  guirlandes  de  fruits  de  pandanus, 
quelques  poissons , une  mâchoire  de  cochon,  et  des 
rouleaux  de  tapa.  Ce  sont  sans  doute  des  offrandes  ou 
des  provisions  pour  le  défunt. 

Je  crois  que  ces  monuments  funéraires  sont  entre- 
tenus et  les  offrandes  renouvelées  pendant  un  temps 
dont  la  durée  dépend  du  rang  du  défunt  et  des 
regrets  qu’il  inspire.  On  finit  toujours  ensuite  par 
IV.  3 


Août. 

1838. 


1838. 

Août. 


34  VOYAGE 

les  abandonner  aux  ravages  du  temps  jusqu’à  ce 
qu’ils  soient  complètement  détruits..  Les  matériaux 
qui  servent  à ces  constructions  ne  paraissent  pas 
devoir  résister  longtemps  dès  qu’ils  sont  abandon- 
nés , et  les  cailloux  seuls  qui  forment  le  piédestal 
peuvent  longtemps  encore  indiquer  la  place  du  monu- 
ment et  sa  destination. 

Jusqu’ici  M.  Dumontier  a vainement  tenté  de  déci- 
der quelques  Nouka-Hiviens  à laisser  mouler  leur  tête. 
Tant  qu’il  a été  question  seulement  de  prendre  des 
mesures,  la  chose  a été  possible  ; mais  dès  le  moment 
qu’il  s’agissait  de  porter  la  main  sur  la  tête , le  fatal 
tabou  était  un  arrêt  pour  toutes  les  bonnes  intentions 
de  ces  indigènes,  et  rien  à cet  égard  n’a  pu  vaincre 
leur  répugnance.  Cette  superstition,  jadis  commune 
à tous  les  peuples  de  la  Polynésie , paraît  régner 
encore  ici  dans  toute  sa  vigueur. 

Les  blancs  établis  dans  cette  vallée  sont  au  nombre 
de  sept.  Quatre  sont  Américains,  deux  Espagnols 
et  un  Anglais.  Chacun  d’eux  a dû  s’établir  sous 
la  protection  d’un  chef,  dont  il  n’est  au  fond  que  le 
premier  serviteur.  Au  demeurant , à l’exception  de 
Hutchinson,  qui  avec  de  l’intelligence  paraît  encore 
conserver  quelques  sentiments  d’honneur,  tous  les 
autres  sont  de  véritables  chenapans  déserteurs  de 
leurs  navires,  et  peut-être  pis  encore.  Il  faut  convenir 
que  ce  sont  là  des  guides  bien  mal  choisis  pour  ame- 
ner les  pauvres  sauvages  vers  des  vues  nouvelles  \ 


y Notes  i,  3,  4,  5,  6,  7,  8,  9 et  10. 


DANS  L’OCEANIE. 


35 


CHAPITRE  XXVI. 


Fin  de  la  relâche  de  Nouka-Hiva,  et  traversée  de  Nouka-Hiva  à 
Taïti. 


Notre  provision  d’eau  est  entièrement  terminée;  30,8^t 
aujourd’hui  les  chaloupes  vont  chercher  le  bois  à 
brûler  que  Hutchinson  a préparé  pour  nous.  Pour 
quelques  haches  nous  en  avons  une  bonne  quantité. 

Ce  moyen  qui  est  prompt  et  peu  dispendieux  a épar- 
gné à nos  matelots  bien  des  fatigues , et  je  m’esti- 
merais heureux  s’il  pouvait  se  représenter  à chaque 
relâche  de  la  mission. 

Hutchinson  m’apprend  aujourd’hui  que  Pakoko  est 
ce  chef  qui  fit  tuer  l’Américain  dont  j’ai  déjà  parlé,  et 
dont  tout  le  crime  était  d’avoir  volé  quelques  patates. 

Ce  furent  les  gens  de  Pakoko  qui  dévorèrent  ensuite 
le  cadavre  après  l’avoir  d’abord  inhumé;  le  navire  de 
guerre  qui  passa  sept  à huit  mois  après  l’événement 
parvint  à se  saisir  de  ce  chef,  mais  celui-ci  obtint  sa 
liberté  en  payant  sa  rançon,  et  s’enfuit  ensuite  dans 
les  montagnes.  Hutchinson  m’assure  que  les  naturels 


36 


VOYAGE 


n’ont  pîus  aujourd’hui  de  festins  de  chair  humaine 
que  dans  les  grandes  occasions,  lors  des  funérailles 
d’un  chef  de  haute  distinction.  Les  repas  et  les  céré- 
monies que  vous  avez  vus  hier  et  avant-hier,  me  dit-il, 
ont  pour  motifs  les  relevailles  des  os  d’un  chef.  Comme 
à la  Nouvelle-Zélande,  cette  cérémonie  bizarre  a lieu 
au  bout  2,  3 ou  4 ans,  suivant  les  désirs  des  parents. 
On  se  contente  d’enterrer  les  gens  du  peuple. 

Un  naturel  très-intelligent,  nommé  Manou-Mea , 
vient  à bord  dans  l’après-midi;  il  m’explique  de  ma- 
nière à ne  me  laisser  aucun  doute  que  la  vallée  qui 
entoure  le  fond  de  notre  baie  , s’appelle  Taio-Hio  ou 
Niou-ffiva , celle  qui  se  trouve  dans  l’ouest,  Tai-Hao , 
et  enfin  la  suivante  est  Lien  Ata-Taka . Toutes  ces  tri- 
bus ainsi  que  les  Hapas  sont  ennemies  des  Tai-Piis 
auxquels  sont  alliés  tous  les  peuples  du  nord  de  l’ile. 
Patini  est  bien  le  nom  de  la  soi-disant  reine  et  notre 
amie.  Le  vieux  Reata-Nom  du  temps  de  Porter  est 
effectivement  son  grand-père.  C’est  donc  bien  cette 
femme  qui  figure  dans  le  récit  du  capitaine  américain 
et  qui  doit  aujourd’hui  avoir  une  quarantaine  d’an- 
nées. 

Les  naturels  par  leurs  communications  fréquentes 
avec  les  Américains,  ont  introduit  dans  leur  langue 
usuelle  une  grande  quantité  de  mots  anglais  dont  la 
prononciation  est  entièrement  défigurée.  Aussi  bien- 
tôt on  ne  trouvera  plus  de  ces  indigènes  parlant  en- 
core correctement  le  langage  de  Nouka-Hiva.  Je  me 
suis  cependant  procuré  un  grand  nombre  de  mots 
nouka-hiviens,  grâce  au  concours  de  M.  Desgraz  qui 


DANS  L’OCEANIE.  37 

s’est  charge  de  celte  mission  délicate,  et  qui  s’en 
acquitte  avec  beaucoup  de  zèle  et  un  plein  succès.  Ce 
jeune  homme  comprend  tout  l’intérêt  qui  peut  se 
rattacher  a ce  genre  de  recherches,  et  il  est  parfaite- 
ment au  courant  de  la  prononciation  polynésienne  et 
surtout  du  mode  que  j’ai  adopté  pour  avoir  une  ortho- 
graphe uniforme. 

Les  filles  de  Nouka-Hiva  après  avoir  boudé  les  jours 
passés  les  matelots  de  V Astrolabe , se  hasardent  à 
venir  nous  visiter  aujourd’hui  au  nombre  de  dix  à 
douze,  mais  comme  c’est  le  rebut  de  la  Zélée  et  des 
baleiniers,  et  en  général  les  plus  laides,, elles  sont 
froidement  accueillies  par  nos  marins;  il  en  résulte 
que  la  nuit  se  passe  tranquillement,  et  cet  essai,  je 
L’espère,  servira  à les  dégoûter  tout-à-fait. 

J’avais  remarqué  que  ces  jeunes  filles  ne  se  hasar- 
dent jamais  à aller  à la  nage  à bord  des  navires,  que 
par  troupes  nombreuses  et  toujours  en  causant  d’une 
manière  bruyante  et  en  agitant  l’eau  par  de  grands 
mouvements.  Hutchinson  m’explique  cette  conduite 
en  m’assurant  que  les  requins  sont  très-abondants 
dans  la  baie,  et  qu’il  faut  beaucoup  de  bruit  pour 
mettre  en  fuite  ces  poissons  dangereux  qui  pourraient 
attaquer  les  nageuses  si  elles  s’aventuraient  seules  ou 
silencieuses  sur  les  eaux  de  la  mer. 

Pour  bien  expliquer  cette  espèce  d’isolement  dans 
lequel  était  restée  ï Astrolabe  au  milieu  de  toutes  ces 
sirènes  avides  de  prodiguer  leurs  faveurs,  je  dois 
rapporter  un  fait  qui,  arrivé  le  second  jour  de  notre 
relâche,  acheva  de  m’attirer  la  haine  et  les  malédic- 


1838. 

Août. 


38 


VOYAGE 

lions  de  toutes  les  filles  du  pays.  Le  soir  vers  six 
heures,  comme  je  me  promenais  sur  ma  dunette,  je  vis 
la  chaloupe  de  la  Zélée  déborder  de  terre,  conduisant 
un  chargement  complet  de  filles.  Aussitôt  j’ordonnai 
au  timonnier  de  héler  cette  embarcation,  et  quand  elle 
fut  à portée  de  voix,  je  donnai  l’ordre  à l’officier  qui 
la  commandait  de  reporter  immédiatement  au  rivage 
toute  cette  bande  joyeuse,  et  de  dire  au  commandant 
Jacquinot  que  je  voulais  bien  fermer  les  yeux  sur  la 
présence  des  femmes  à bord  de  nos  corvettes,  si  tou- 
tefois elles  voulaient  bien  s’y  rendre  à la  nage,  mais 
que  je  ne  voulais  pas  cju’on  aille  officiellement  les 
chercher  dans  les  canots.  Cette  complaisance  eût  été 
en  effet  par  trop  grande , et  ceux  même  qui  en  au- 
raient profité  eussent  été  les  premiers  à me  la  repro- 
cher. Force  fut  donc  de  reporter  à terre  ces  femmes 
qui  ne  consentirent  point  à quitter  la  partie  sans  avoir 
lancé  toutes  leurs  malédictions  contre  moi  et  contre 
Y Astrolabe.  Peu  à peu  cependant  elles  s’étaient  apai- 
sées et  ne  tardèrent  pas  à aller  à la  nage  rejoindre  leurs 
amants  à bord  de  la  Zélée . Je  crois  qu’elles  étaient 
dirigées  autant  par  l’appât  du  plaisir  que  par  l’envie 
d’augmenter  leurs  faibles  profits  qui  souvent  se  rédui- 
saient à quelques  chiques  de  tabac,  tant  elles  étaient 
peu  exigeantes. 

Patini  me  fait  prévenir  qu’il  vient  de  lui  arriver  des 
cochons,  et  que  si  nous  le  désirons  elle  pourra  nous 
en  vendre.  Aussitôt  M.  Ducorps  va  les  voir,  et" 
moyennant  20  livres  de  poudre,  il  en  achète  cinq  des- 
tinés à ravitailler  nos  équipages.  L’un  de  ces  animaux 


DANS  L’OCEANIE. 


39 


pèse  près  de  200 : livres.  Je  suis  d’autant  plus  satisfait 
de  çette  acquisition,  qu’il  paraît  qu’à  Taïti  ces  animaux 
sont  à des  prix  tellement  élevés,  que  nous  serons 
peut-être  forcés  d’y  renoncer.  Cependant  la  viande 
fraîche  est  la  meilleure  précaution  à prendre  pour 
éviter  à nos  matelots  de  nouvelles  attaques  du 
scorbut. 

M.  Jacquinot  a entendu  parler  d’une  petite  goélette 
qui  se  serait  perdue  deux  mois  auparavant,  comman- 
dée par  Ilutchinson , et  ayant  quatre  hommes  pour 
tout  équipage.  Comme  Hutchinson  évite  de  s’expli- 
quer sur  ce  point,  il  serait  bien  possible  qu’il  y ait  là 
dessous  quelque  mauvais  coup  ; mais  après  tout,  ça 
ne  me  regarde  pas,  et  je  laisse  ces  gens-là  s’arranger 
comme  ils  l’entendent. 

On  m’avait  avantageusement  parlé  de  l’étabissement 
d’un  jeune  Américain  adopté  par  le  chef  Vavai-Noui, 
et  qui  s’adonnait  avec  zèle  à l’agriculture.  Je  suis 
charmé  d’apprendre  qu’un  de  ces  individus  s’étàit 
livré  à une  vie  laborieuse  et  utile  plutôt  que  d’adopter 
l’existence  oisive  de  la  plupart  de  ses  confrères. 
Aussi  je  descends  avec  MM.  Jacquinot  et  Roquemau- 
rel  pour  aller  visiter  cette  petite  habitation  que  l’on 
voyait  du  navire.  Elle  est  située  tout-à-fait  à l’ouest  de 
la  baie;  un  enclos  rectangulaire  l’entoure. 

L’Américain  nous  fait  part  de  ses  projets  de  culture 
qui  pourront  être  couronnés  par  le  succès  s’il  a la 
constance  de  les  poursuivre.  Il  y a fort  peu  de  temps 
qu’il  a commencé,  et  ses  plantations  se  réduisent  pour 
le  moment  à quelques  carrés  de  patates  et  à quelques 


1838. 

Août. 


1838. 

Août. 


40  VOYAGE 

cocotiers.  Mais  il  a déjà  entouré  son  terrain  d’une 

jolie  palissade,  et  c’est  un  travail  fort  long  et  fort  utile. 

Cet  homme  nous  dit  qu’il  a été  laissé  dans  File  par 
son  navire  pour  cause  de  maladie.  Recueilli  d’abord 
par  le  chef  Vavai-Noui,  celui-ci  Fa  ensuite  à peu  près 
adopté  ; il  Fa  marié  à une  de  ses  parentes,  et  il  lui  a 
donné  cet  enclos.  Sa  femme  est  une  jeune  personne 
assez  agréable,  elle  paraît  être  d’un  caractère  fort 
doux,  et  très-affectionnée  pour  un  jeune  enfant  qui 
venait  déjà  de  leur  union.  L’Américian  se  louait  beau- 
coup de  la  conduite  et  des  sentiments  de  sa  femme,  et 
il  assurait  qu’en  général  ces  filles  si  légères  et  si  licen- 
cieuses pendant  leur  jeunesse,  devenaient,  une  fois 
mariées,  des  épouses  fidèles,  dévouées  et  même  labo- 
rieuses quand  on  leur  témoignait  de  l’attachement  et 
qu’on  les  traitait  avec  douceur. 

lout  en  félicitant  cet  homme  laborieux,  je  ne  pus 
m empêcher  de  jeter  un  regard  de  compassion  sur  sa 
jeune  femme  et  son  enfant.  Car  à moins  de  circons- 
tances peu  ordinaires,  il  arrivera  que  cet  étranger, 
semblable  à tous  ceux  qui  vivent  comme  lui,  finira 
par  se  dégoûter  de  cette  existence  tranquille,  la  nos- 
talgie viendra  le  gagner,  et  il  cherchera  à rentrer  dans 
son  pays  au  risque  de  s’y  voir  cent  fois  plus  misérable 
qu’à  Nouka-Hiva.  Et  alors  quel  sort  attendra  et  sa 
pauvre  femme  et  ses  enfants.  Sa  destinée  ne  lui  paraî- 
tra-t-elle pas  même  d’autant  plus  cruelle  qu’elle  aura 
pu  jouir  de  quelque  félicité  dans  la  société  de  son  mari, 
surtout  si  ce  dernier  a de  bons  procédés  pour  elle? 
On  nous  offre  quelques  présents,  et  je  reconnais 


DANS  L’OCEANIE.  41 

cette  politesse  par  un  peu  d’eau-de-vie  et  quelques 
galettes  de  biscuit,  qui  sont  une  grande  friandise  pour 
cet  homme  naguère  habitué  à la  vie  des  Européens 
et  aujourd’hui  réduit  à la  nourriture  de  Nouka-Hiva. 

Yavai-Noui,  à ce  que  nous  conte  son  protégé,  se- 
rait le  plus  puissant  chef  de  la  haie.  On  compterait  six 
ou  sept  cents  individus  sous  sa  dépendance.  La  veille 
au  soir,  deux  ou  trois  cents  de  ses  guerriers  armés  de 
lances,  de  mousquets  et  de  casse-têtes  s’étaient  réunis 
autour  de  la  demeure  de  leur  chef,  pour  défendre 
Mote-Omo,  laio  (ami)  de  M.  Dubouzet,  et  fils  adoptif  de 
Yavai-Noui.  Le  bruit  s’était  répandu  que  les  Français 
allaient  envoyer  des  soldats  pour  se  saisir  de  sa  per- 
sonne. 

Presque  au  même  instant,  M.  Dubouzet  que  nous 
rencontrons  en  nous  en  allant,  nous  raconte  que  son 
ami  Mote-Omo , après  avoir  bien  dîné,  comme  de 
coutume,  à la  table  des  officiers,  avait  tout  à coup 
disparu  dans  la  nuit  sans  prendre  congé  de  personne 
et  en  laissant  même  des  pendants  d’oreille  et  quel- 
ques bagatelles  qu’on  lui  avait  donnés.  Un  fusil  à deux 
coups  que  M.  de  Montravel  avait  dans  sa  chambre 
avait  disparu,  et  dès-lors  il  était  évident  que  Mote-Omo 
profitant  du  sommeil  de  l’officier,  avait  enlevé  cet 
objet  si  précieux  pour  ces  sauvages,  et  qu’il  s’était 
hâté  de  fuir  pour  le  mettre  en  sûreté.  Je  m’explique 
dès-lors  très-bien  pourquoi  les  guerriers  de  Yavai-Noui 
avaient  pris  les  armes  pendant  la  nuit  ; ils  étaient 
dirigés  par  Mote-Omo  qui  redoutait  sans  doute  les 
suites  de  son  larcin. 


1838. 

Août. 


42 


VOYAGE 


1838. 

Août. 


Nous  revenons  paisiblement  en  traversant  le  vil— 
lage,  en  nous  arrêtant  souvent  devant  les  cabanes. 
Les  habitants  nous  accueillent  amicalement , mais 
ils  oublient  rarement  de  nous  demander  du  tabac. 
Nous  remarquons  que  chaque  habitation  un  peu  im- 
portante a près  d’elle  unmoraï,  lieu  de  sépulture  pour 
ses  morts;  on  les  distingue  facilement  à des  faisceaux 
de  perches  plantées  debout  et  ornées  de  banderolles 
flottantes.  Tous  ces  lieux,  sont  assurément  tabous. 
Dans  cette  promenade,  je  suis  encore  frappé  du  nom- 
bre de  murailles  en  ruines  qui  attestent  que  ces  lieux 
durent  être  jadis  occupés  par  une  population  beau- 
coup plus  nombreuse  que  celle  qui  y est  aujour- 
d’hui. 

. La  veille  j’avais  admis  sur  nos  navires,  à leur  de- 
mande, un  Anglais  nommé  Alfred , et  un  Américain 
nommé  Rodgers  ; un  troisième  vient  aujourd’hui  me 
demander  la  même  faveur,  mais  je  la  refuse,  désirant 
garder  une  place  pour  quelque  individu  qui  aura  na- 
vigué dans  les  îles  Viti , si  l’occasion  se  présente. 
D’ailleurs,  je  n’accepte  ces  individus  qu’à  la  condition 
expresse  qu’ils  ne  seront  payés  qu’à  Amboine,  ils  res- 
tent libres  de  pouvoir  débarquer  partout  ailleurs  à 
leur  choix,  mais  sans  pouvoir  prétendre  à aucune 
solde. 

Je  venais  de  rentrer  à bord  à quatre  heures  et 
demie  et  je  m’étais  mis  à table  pour  dîner , quand 
je  vois  entrer  dans  ma  chambre  M.  Gervaize  tout 
ému,  qui  m’annonçe  que  M.  Le  Guillou  et  l’Américain 
Hamilton,  son  guide,  viennent  d’être  assommés  dans 


DANS  L’OCEANIE.  43 

la  montagne.  M.  Gervaize  n’était  pas  encore  sorti  que 
M.  Dumoutier  survient  avec  une  physionomie  encore 
plus  bouleversée,  annonçant  que  l’affaire  s’est  passée 
chez  les  Hapas  où  se  trouvaient  en  effet  les  deux 
promeneurs.  La  nouvelle,  ajoutaient-ils,  est  déjà 
répandue  dans  la  vallée  entière  qui  est  tout  en 
émoi,  et  la  reine  vient  d’envoyer  des  émissaires  aux 
informations. 

Je  savais  avec  quelle  rapidité  les  nouvelles  les  plus 
fausses  et  souvent  les  plus  invraisemblables  se  répan- 
dent parmi  les  sauvages,  et  j’étais  loin  encore  d’être 
persuadé.  Mais  quelques  minutes  après  survient 
Moken , que  j’avais  chargé  de  faire  mes  provisions. 
Il  affirme  de  nouveau  que  la  nouvelle  est  authen- 
tique, et  que  l’événement  avait  eu  lieu  chez  les 
Hapas.  Un  Américain  de  ses  camarades  avait  causé 
avec  M.  Le  Guillou  et  son  guide  sur  les  deux  heures 
après-midi,  et  c’était  quelques  minutes  après  qu’ils 
avaient  dû  être  mis  à mort. 

Dès-lors  je  commence  à être  sérieusement  ébranlé, 
et  tous  les  officiers  sont  convaincus.  Plusieurs  d’entre 
eux  même,  dans  leur  indignation,  veulent  commen- 
cer les  hostilités  sur  - le  - champ  et  descendre  en 
nombre.  Je  leur  représente  qu’une  pareille  démarche 
serait  déplacée  et  peut-être  funeste  pour  nous.  Rien 
ne  prouve  jusqu’ici  que  les  Tai-Piis  nous  soient  hos- 
tiles, et  dans  tous  les  cas  avec  toutes  ces  tribus  nous 
devions  nous  conduire  comme  si  elles  étaient  amies 
jusqu’à  la  preuve  du  contraire.  Quant  à attaquer  les 
Hapas , ce  serait  une  tentative  fort  imprudente  , 


1838 

Août 


I 


1838. 

Août. 


44  VOYAGE 

attendu  qu’ils  sont  nombreux,  aguerris,  éloignés  de 
près  de  deux  lieues  de  nos  corvettes  et  que  nous 
n’avons  aucune  connaissance  des  localités.  Enfin  je 
fais  remarquer  à ces  messieurs  qu’au  moins  avant 
d agir  je  dois  m’assurer  de  la  vérité  d’un  fait  qui  ne 
me  paraît  pas  encore  parfaitement  confirmé , que 
même,  au  cas  où  il  le  serait,  il  faudrait  donner  à 
plusieurs  de  nos  hommes  qui  étaient  encore  à terre 
le  temps  de  rallier  les  corvettes,  et  que  jusque-là 
nous  devions  agir  envers  la  population  de  la  val- 
lée comme  si  aucun  soupçon  ne  pouvait  peser  sur 
elle. 

Toutefois,  par  mesure  de  précaution  , j’expédiai 
un  canot  à la  plage,  pour  recueillir  tous  les  Français 
qui  se  trouvaient  encore  à terre.  J’envoyai  Moken  dire 
aux  habitants  de  la  vallée  que  je  les  croyais  incapa- 
bles d’avoir  participé  au  forfait  des  Hapas,  et  qu’en 
conséquence  ils  n’avaient  rien  à craindre  de  ma  part. 
Je  l’engagai  à déclarer  à Patini  que  je  la  regardais  par- 
ticulièrement comme  l’amie  des  Français,  et  qu’elle 
pouvait  compter  en  toute  sûreté  sur  noire  protection 
de  quelque  manière  que  puissent  tourner  les  événe- 
ments. Que  si  la  guerre  venait  à éclater,  j’établirais 
un  poste  fortifié  près  d’elle,  et  que  je  la  protégerais 
si,  par  suite  de  son  amitié  pour  les  Français , ses 
ennemis  cherchaient  à lui  faire  violence.  Pour  le 
moment  je  priais  seulement  Patini  de  faire  recueil- 
lir tous  les  détails  de  ce  triste  événement , et  de 
vouloir  bien  déclarer  de  ma  part  aux  Hapas,  qu’il 
me  fallait  immédiatement  les  deux  corps  des  victimes 


DANS  L’OCEANIE.  45 

morts  ou  vifs,  que  j’allais  embosser  mes  deux  na- 
vires devant  la  vallée  des  Hapas,  et  que  tout  y serait 
mis  à feu  et  à sang  pour  venger  l’atentat  commis 
par  cette  tribu. 

Cette  déclaration  semble  enchanter  l’équipage , et 
cependant  en  cas  de  guerre , je  ne  prévoyais  pour 
nous  que  des  résultats  désastreux.  Toutefois,  tous 
nos  marins  réclament  à l’envi  la  faveur  de  se 
trouver  parmi  les  combattants,  la  perspective  d’une 
guerre  avec  les  sauvages  sourit  à leur  imagination. 

J’étais  loin  de  partager  leur  enthousiasme  ; cetta 
affaire  me  tombait  fort  mal  à propos  sur  les  bras,  et 
quand  même  elle  aurait  dû  se  terminer  le  plus  glorieu- 
sement possible  pour  nous,  elle  ne  pouvait  servir  en 
aucune  manière  les  intérêts  de  la  mission.  Je  devais 
au  moins  compter  sur  quelques  blessés,  et  l’extermi- 
nation entière  des  Hapas  ne  pouvait  compenser 
quelques-uns  de  nos  hommes  mis  hors  de  combat. 
Une  pensée  triste  me  dominait.  J’étais  donc  venu 
dans  cette  île  pour  apporter  à ses  habitants  la  mort 
et  la  désolation.  Aussi  je  maudissais  intérieurement 
la  curiosité  de  M.  Le  Guillou , qu’aucun  motif  rai- 
sonnable n’appelait  chez  les  Hapas , et  les  fâcheux 
résultats  de  cette  visite.  Toutefois , un  pareil  attentat 
demandait  une  repression  sévère*  et  pour  l’honneur 
du  pavillon  français,  je  ne  voulais  point  le  laisser 
impuni. 

Tout  à bord  prend  bientôt  un  aspect  belliqueux, 
on  s’apprête,  et  chacun  prépare  ses  armés.  Tous  les 
habitants  de  la  vallée  sont  en  mouvement;  partout 


1838. 

Août. 


46 


VOYAGE 


1338. 

Août. 


on  voit  paraître  des  groupes  de  sauvages  armés  , 
gesticulant  avec  force.  Plusieurs  se  dirigent  du  côté 
de  la  vallée  des  Hapas,  et  bientôt  la  cime  du  mont  qui 
sert  de  limites  aux  habitants  des  deux  baies  se  couvre 
de  naturels  allant  en  décou  verte. 

Le  capitaine  Jacquinot  se  transporte  à bord  de 
Y Astrolabe  et  paraît  convaincu  de  la  réalité  de  la 
nouvelle  en  question.  Je  lui  fais  part  de  mes  dispo- 
sitions, et  lui  annonce  que  l’inspection  générale  que 
je  devais  faire  le  jour  suivant  en  qualité  de  chef  de 
division,  serait  ajournée  jusqu’à  ce  que  l’affaire  pen- 
dante ait  eu  une  solution  quelconque. 

Le  soleil  couchant  allait  disparaître  derrière  les 
hautes  terres  de  File  , mon  inquiétude  était  des  plus 
vives,  lorsque  tout  à coup  au  sommet  de  la  montagne 
se  montre  un  groupe  plus  gai  et  plus  agité  que  les 
autres,  et  au  milieu  des  sauvages  qui  le  composaient, 
je  reconnais  très-distinctement  M.  Le  Guillou  , objet 
de  toutes  nos  anxiétés.  Au  coton  blanc  et  à la  coiffure 
bizarre  qu’il  a coutume  de  porter  dans  ses  prome- 
nades, il  est  facile  de  le  distinguer.  11  paraît  sain  et 
sauf  et  même  très  - tranquille  pour  son  propre 
compte. 

Dès-lors  adieu  à tout  projet  de  guerre.  Tout  rentre 
dans  l’ordre  habituel,  et  l’inspection  reste  fixée  pour 
le  jour  suivant.  Le  soir  on  peut  seulement  remarquer 
qu’aucune  des  filles  de  Nouka  - Hiva  ne  se  rend  , 
suivant  leur  coutume , à bord  des  deux  navires,  sans 
doute  elles  avaient  craint  de  se  hasarder  après 
l’alarme  qui  venait  d’avoir  lieu. 


xi 


47 


DANS  L’OCEANIE. 

Loin  d’avoir  été  maltraité  chez  les  Hapas,  M.  Le 
Guillou  avait  été  bien  accueilli,  et  rien  n’avait  pu  lui 
faire  croire  à des  intentions  malveillantes  de  la  part 
des  naturels.  Il  était  simplement  arrivé  que  le  bruit 
s’était  répandu  que  M.  Le  Guillou  était  allé  chez  les 
Tai-Piis,  on  avait  pensé  qu’il  y avait  pté  nécessaire- 
ment massacré. 

A sept  heures  du  matin , je  me  rends  à bord  de  la  le.  septembre. 
Zélée,  où  je  suis  salué  de  quatre  coups  de  canon. 
Sur-le-champ  je  procède  aux  diverses  opérations  de 
l’inspection  en  général,  prescrite  par  l’ordonnance 
ministérielle  de  juin  1837.  On  fait  l’exercice  de  la 
mousqueterie  à poudre  et  l’exercice  du  canon  sur 
un  but  placé  sur  le  rivage  , à une  distance  d’environ 
300  mètres.  C’était  un  morceau  de  fourrure  carré  de 
3 mètres  de  côté,  tendu  sur  une  roche  de  la  falaise. 

Plusieurs  boulets  ont  porté  dans  le  but,  mais  les 
autres  faisaient  voler  avec  fracas  les  morceaux  du 
roc  voisin.  Ce  spectacle  avait  attiré  une  grande  quan- 
tité de  naturels  sur  la  plage.  Ils  étaient  dans  l’admi- 
ration et  ils  la  manifestaient  par  des  cris  de  joie  et 
des  démonstrations  belliqueuses. 

Dans  F après-midi  c’est  le  tour  de  X Astrolabe,  où 
les  mêmes  exercices  recommencent.  Le  résultat  de 
ces  deux  inspections  a été  que  les  deux  équipages  se 
trouvent  dans  un  état  d’instruction  et  de  discipline 
très -satisfaisant.  Bien  que  le  but  de  notre  mission 
ne  soit  nullement  militaire , je  vois  avec  plaisir  que 
néanmoins  nos  navires  réunissent  sous  ce  point  de 
vue  tout  ce  que  l’on  peut  raisonnablement  en 


48 


VOYAGE 


^838.  attendre,  et  qu’au  besoin  même  je  puis  compter  sur 

Septembre.  , . j , , . 

le  zeie  comme  sur  1 expenence  de  leurs  équipages. 

La  reine  Patini  a assisté , sur  mon  invitation,  aux 
exercices  de  Y Astrolabe.  Au  premier  coup  de  canon 
elle  a paru  uii  peu  effrayée , ensuite  elle  s’est  rassurée 
peu  à peu,  en  s’appuyant  toutefois  sur  le  bras  de 
M.  Dumontier  qui,  placé  près  d’elle,  s’efforçait  de  la 
tranquilliser  de  son  mieux. 

En  voyant  toute  cette  poudre  brûlée  et  ces  nom- 
breux coups  de  canon  tirés  sur  la  mer,  nos  hôtes  ont 
conçu  une  haute  opinion  de  nos  richesses  et  de  notre 
puissance.  Après  l’inspection  je  fais  descendre  Patini 
dans  ma  chambre , et  je  lui  fais  cadeau  de  poudre, 
d’étoffes  rouges  et  de  mouchoirs.  Tout  cela  paraît 
lui  faire  beaucoup  de  plaisir.  Enfin  je  la  fais  recon- 
duire à terre,  après  l’avoir  vivement  engagée  à rester 
toujours  l’amie  des  Européens  et  à inviter  ses  sujets 
à ne  jamais  leur  faire  de  mai,  attendu  qu’ils  fini- 
raient toujours  par  être  châtiés  un  jour  s’ils  agissaient 
autrement. 

2.  Toutes  les  opérations  qui  m’avaient  appelé  à 
Nouka-Hiva  étant  terminées,  je  me  décide  à re- 
prendre la  suite  du  voyage.  Dès  cinq  heures  du 
matin,  je  fais  virer  au  cabestan  pour  profiter  d’une 
petite  brise  de  terre  qui  doit  nous  pousser  hors  de  la 
baie.  Mais  la  chaîne  a fait  plusieurs  nœuds  autour  de 
l’ancre,  et  ce  n’est  qu’après  un  travail  long  et  pénible 
que  nous  parvenons  à déraper.  Pendant  ce  temps-là. 
les  brises  de  terre  ont  fait  place  au  vent  du  sud,  qui 
nous  repousse  au  fond  de  la  baie.  J’aurais  peut-être 


DANS  L’OCEANIE.  49 

vainement  essayé  d’en  sortir  avec  ces  circonstances 
défavorables,  et  je  préfère  laisser  de  nouveau  tomber 
l’ancre  par  six  à sept  brasses,  remettant  l’appareil- 
lage au  lendemain. 

Quoiqu’ayant  éprouvé  les  mêmes  mouvements , 
la  Zélée , plus  heureuse,  a pu  déployer  ses  voiles 
avant  nous,  et  profiter  des  dernières  bouffées  favo- 
rables pour  gagner  la  pleine  mer  ; elle  nous  y attend 
en  courant  des  bordées.  Le  capitaine  Jacquinot  en- 
voie son  grand  canot  à mes  ordres.  Je  le  retiens  à 
bord  pour  me  donner  la  main  au  moment  de  l’appa- 
reillage. Une  ancre  à jet  est  élongée  dans  le  milieu 
de  la  baie  pour  faciliter  cette  manœuvre. 

En  nous  voyant  rester  au  mouillage , les  naturels 
se  décident  à venir  nous  visiter  dans  leurs  pirogues. 
Ils  nous  présentent,  pour  nous  les  vendre , des  fruits 
et  des  objets  d’industrie  en  bien  plus  grande  quantité 
' que  les  jours  précédents.  Sans  doute  en  voyant  nos 
navires  sur  le  point  de  leur  échapper , ils  se  sont 
ravisés  et  ont  voulu  profiter  des  derniers  instants  de 
notre  séjour,  pour  se  procurer  des  objets  européens, 
que  du  reste  nous  leur  fournissons  à bien  meilleur 
compte  que  les  baleiniers. 

Dès  six  heures  du  matin  nous  sommes  sous  voiles, 
mais  les  calmes  et  des  risées  très-incertaines  vien- 
nent contrarier  notre  sortie.  Nous  sommes  à la  merci 
des  faibles  courants  qui  traversent  les  eaux  de  la 
baie,  et  à huit  heures,  malgré  tous  nos  efforts,  la 
corvette  touche  sur  les  rochers  basaltiques  de  la  côte. 
Heureusement  les  abords  de  la  baie  sont  là  très- 
IV.  4 


1838. 

Septembre. 


VOYAGE 


50 

1838.  accores,  la  sonde  nous  donne  quatre  brasses,  et  la 

Septembre.  , . -,  , 

corvette,  en  appuyant  sur  ces  blocs  par  sa  hanche, 
n’a  aucune  avarie  à craindre  pour  sa  quille  et  son 
gouvernail. 

Je  faisais  travailler  à élonger  une  ancre  à jet  pour 
nous  tirer  de  cette  position  désagréable , lorsque  trois 
baleinières,  envoyées  par  les  Américains  , viennent 
se  joindre  à nos  canots  pour  nous  aider  à nous  éloi- 
gner de  la  côte.  Bientôt  nous  sommes  rentrés  au 
milieu  du  canal  et  nous  gagnons  l’ouverture  de  la 
baie , enfin  la  brise  se  fait  sentir  et  nous  pousse  en 
pleine  mer,  non  pas , il  est  vrai,  sans  avoir  rasé  à 
moins  de  60  mètres  les  cailloux  de  F îlot  ou  sentinelle 
de  l’ouest. 

Une  fois  hors  de  tout  danger,  je  fais  distribuer  à tous 
les  hommes  des  baleinières  un  peu  d’eau-de-vie,  et 
ensuite  je  les  congédie  en  les  chargeant  de  tous  mes 
remercîments  pour  leurs  capitaines.  Je  renvoie  en- 
suite le  grand  canot  de  la  Zélée  à son  bord,  et  je  fais 
hisser  toutes  mes  embarcations.  Je  laisse  porter  à 
l’est  pour  suivre  la  côte  de  l’île  Nouka-Hiva,  et  ratta  ■ 
cher  l’entrée  du  port  Tai-Hoa  à toute  la  bande  méri- 
dionale de  cette  ile. 

Ce  n’est  qu’à  onze  heures  que  je  puis  forcer  de 
voiles  pour  rallier  l’île  de  Houa-Poou.  La  brise  est 
ronde,  la  mer  belle,  et  notre  navigation  des  plus 
agréables. 

Dans  l’après-midi  nous  rangeons  à 3 ou  k milles 
de  distance  toute  la  bande  occidentale  de  Houa-Poou. 
C’est  une  terre  haute,  très-montueuse , surmontée 


DANS  L’OCEANIE.  51 

d’aiguilles  basaltiques  fort  déliées,  et  d’un  aspect  sin- 
gulier. Ses  rives  sont  couvertes  d’une  verdure  agréa- 
ble, et  en  divers  endroits  des  enfoncements  assez 
considérables  me  font  présumer  que  l’on  pourrait  y 
trouver  quelque  bon  mouillage.  Mais  il  eut  fallu  du 
temps  pour  s’en  assurer  et  je  n’en  avais  pas  à em- 
ployer à cette  reconnaissance. 

Aussi  à 4 heures , M.  Dumoulin  ayant  terminé  son 
travail  sur  cette  île  , nous  faisons  nos  adieux  définitifs 
à l’archipel  Nouka-Hiva , pour  nous  diriger  sur  la  fa- 
meuse Taïti.  Tous  mes  compagnons,  séduits  par  les 
portraits  flatteurs  qu’en  ont  faits  les  navigateurs  , 
sont  impatients  de  visiter  cette  soi-disant  reine  de 
l’Océanie.  Pour  moi  qui  avais  déjà  bien  rabattu  de  ces 
beaux  contes  quinze  ans  auparavant , je  me  montre 
moins  empressé , et  je  n’éprouve  d’autre  désir  que 
celui  d’observer  les  changements  qui  se  seront 
opérés  depuis  cette  époque  , mais  surtout  de  voir 
ce  que  les  circonstances  me  permettront  de  faire 
relativement  à l’outrage  commis  sur  mes  compa- 
triotes. 

Notre  navigation  se  présente  sous  les  apparences 
les  plus  favorables , nos  équipages  parfaitement  ré- 
tablis , témoignent  de  leur  zèle  et  de  leur  vigueur , 
on  dirait  qu’ils  ont  tout-à-fait  oublié  les  épreuves 
passées.  Surl’A$/ro/a6e  on  ne  compte  pas  de  malades, 
à peine  deux  ou  trois  hommes  sont  indisposés.' MM.  les 
officiers  se  conforment  aux  mesures  qu’une  longue 
habitude  de  ces  navigations  m’avait  amené  à adop- 
ter. Elles  consistent  surtout  à ne  jamais  garder  qu’une 


1838. 

Septembre. 


5. 


52  VOYAGE 

voilure  modérée , et  à l’exécuter  longtemps  à l’a- 
vance quand  le  temps  commence  à menacer.  Par  là 
on  évite  aux  matelots  ces  manœuvres  précipitées  et 
quelquefois  trop  tardives  qui  peuvent  amener  de 
graves  accidents.  On  évite  surtout  de  faire  réveiller 
en  sursaut  ces  hommes  qui  souvent  en  moiteur  quit- 
tent leurs  hamacs  pour  venir  s’exposer  à la  pluie  ou  à 
l’air  frais.  Aussi,  malgré  la  faiblesse  de  notre  équi- 
page, l’ Astrolabe  a pu  achever  son  voyage  souvent 
traversé  par  des  circonstances  critiques,  sans  que 
nos  marins  aient  eu  plus  de  cinq  fois  à se  lever  promp- 
tement pour  donner  la  main  à la  manœuvre.  Pour 
ceux  qui  seraient  encore  appelés  à faire  de  sembla- 
bles travaux , je  ne  saurais  trop  insister  sur  l’impor- 
tance de  ces  précautions. 

Ce  matin  à 6 heures  nous  avions  déjà  dépassé  de 
près  de  25  milles  la  position  que  Hutchinson  m’avait 
indiquée  pour  Tiberonncs , aucune  terre  ne  se  mon- 
trait dans  l’ouest , quoique  l’horizon  fût  très-clair. 
Aussi  je  me  décide  à abandonner  la  recherche  de 
cette  île  probablement  imaginaire,  et  je  fais  route 
au  S.  ~ O. 

Un  beau  sillage  de  sept,  huit  et  quelquefois  neuf 
nœuds,  nous  a fait  rapidement  approcher  des  îles 
basses  de  l’archipel  Pomotou.  La  mer  d’abord  hou- 
leuse, sans  doute  brisée  par  les  coraux  qui  empri- 
sonnent les  Pomotou , s’apaise  bientôt  et  devient 
unie.  A midi,  la  vigie  signale,  des  barres  de  perro- 
quets, les  terres  de  l’îîe  Tiokea , nous  longeons  sa 
bande  ouest  à deux  milles  de  distance;  c’est  une 


DANS  L 0CEAN1E. 


53 


île  basse  bien  boisée  et  ayant  à l’intérieur  un  lagon 
qui  paraît  avoir  quelque  profondeur. 

En  doublant  la  pointe  occidentale  dç  Tiokea,  nous 
apercevons,  sous  d’énormes  massifs  de  cocotiers,  une 
grande  case  entourée  par  d’autres  plus  petites.  Une 
cinquantaine  d’insulaires  environ  se  réunissent  sur 
la  plage  pour  nous  considérer , tandis  que  quatre  ché- 
tives pirogues  montées  chacune  par  trois  insulaires  , 
pagayent  vers  nos  navires.  Je  serais  bien  content  d’a- 
voir quelques  communications  avec  ces  sauvages, 
mais  le  temps  me  presse , je  veux  visiter  l’île  Oura 
avant  la  nuit , et  je  continue  ma  route.  Nous  avons, 
du  reste,  entrevu  une  passe  dans  les  récifs,  qui 
semble  promettre  un  bon  ancrage  où  l’on  pourrait 
aller  facilement  mouiller  avec  les  vents  d’est. 

Nous  n’avions  pas  encore  dépassé  la  pointe  sud  de 
Tiokea  que  déjà  nous  apercevions  les  arbres  de  l’île 
Oura.  C’est  encore  une  île  basse , bien  boisée  et  bien 
pourvue  de  cocotiers,  avec  un  lagon  à l’intérieur.  A 
6 heures  du  soir  nous  l’avions  prolongée  à 3 ou 
4 milles  de  distance,  et  la  route  était  donnée  au 
S.  1 E. 

A 5 heures  et  demie  du  matin , dès  que  le  jour 
paraît , la  vigie  signale  une  longue  terre  sous  le  vent 
et  une  autre  au  vent. 

La  première  doit  être  sans  doute  l’île  Ireland , 
l’abcienne  Carlshoff  de  Roggwein , et  nous  avons  dû 
la  prolonger  à 12  ou  13  milles  de  distance,  attendu 
qu’elle  n’était  visible  que  de  dessus  les  vergues  du 
perroquet  de  fougue. 


1838. 

Septembre. 


7. 


54 


VOYAGE 

septembre.  La  terre  du  vent  me  Paraît  s©  rapporter  à Raraka, 
découverte  en  1821  par  le  capitaine  Ireland.  Nous 
1 approchons  à 5 ou  6 milles  sous  le  vent.  Comme 
toutes  les  îles  de  cet  archipel  f elle  est  basse  , boisée , 
mais  au  milieu  de  beaux  bosquets  d’arbres,  elle  laisse 
voir  des  espaces  entièrement  nus. 

4 A 7 heures  je  fais  route  au  S.  S.  O.  et  S.  O.  sur 
l’ile  Witigenstein;  une  petite  goellette  passe  près  de 
nous  faisant  route  à'  l’est.  Je  présume  qu’elle  appar- 
tient à quelque  aventurier  qui  fait  le  commerce  des 
perles,  de  l’écaille,  et  peut-être  des  cochons,  avec 
les  habitants  de  l’archipel  Pomotou. 

Il  est  près  de  9 heures  lorsque  nous  découvrons  les 
plages  basses- de  Wittgenstein , et  nous  prolongeons 
ensuite  la  partie  O.  N.  O.  à 2 ou  3 milles  au  plus. 

Cette  côte  est  un  grès  blanc,  bordée  d’une  forêt 
d’arbres  au  milieu  desquels  on  distingue  quelques 
touffes  de  cocotiers.  Un  large  lagon  occupe  l’inté- 
rieur de  cette  île , et  dans  les  brisants  de  son  ex- 
trémité ouest , il  semble  exister  de  larges  passes  pra- 
ticables. Mais  nous  ne  voyons  ni  cases,  ni  habi- 
tants. 

Nous  avons  à peine  doublé  la  pointe  ouest,  que 
la  mer  devient  houleuse , et  que  de  longues  lames 
très-hautes  viennent  du  sud  se  briser  avec  fracas  sur 
les  récifs  de  cette  partie  de  l’île. 

Je  dirige  ensuite  la  route  à l’ouest  de  l’île  Elisabeth, 
qui  se  compose  d’un  petit  groupe  d’îlots  enchâssés 
dans  un  énorme  récif,  et  à 6 heures  du  soir,  nous 
nous  trouvons  à 2 milles  au  plus  de  l’île  Greig , terre 


DANS  L’OCEANIE.  55 

basse  et  bien  couverte  d’arbres  d’une  belle  venue.  *838- 

Septembre. 

Sur  le  récif  qui  forme  une  ceinture  peu  éloignée  de 
la  côte,  les  longues  houles  du  sud  s’élèvent  en  bri- 
sant à une  hauteur  prodigieuse.  La  vue  de  ces  récifs 
menaçants  rappelle  à chaque  instant  de  quelle  vigi- 
lance doit  toujours  s’entourer  le  capitaine  qui  na- 
vigue dans  ces  parages  dangereux  ; la  moindre  né- 
gligence pourrait  le  jeter  sur  un  de  ces  écueils  si 
nombreux , et  son  na  vire  serait  détruit  en  peu  d’ins- 
tants. 

Le  travail  que  je  m’étais  proposé  de  faire  dans 
l’archipel  Pomotou  finissait  là,  et  dès -lors  je  ne 
m’occupai  plus  que  de  rallier  Taïti  par  la  voie  la  plus 
directe. 

Une  belle  brise  de  l’est  au  S.  E.  nous  fait  filer 
rapidement,  et  le  9 au  matin,  suivant  mon  attente, 
les  terres  de  Taïti  se  déroulent  devant  nous.  Un 
brouillard  épais  les  enveloppe , et  nous  ne  voyons 
d’abord  à l’horizon  qu’une  longue  bande  noire  sur- 
montée par  des  nuages  qui  nous  masquent  les 
sommets. 

A mesure  que  nous  avançons , la  brume  se  dissipe,  9. 
et  nous  admirons  les  belles  plages  et  les  riants  co- 
teaux de  cette  île  délicieuse.  La  pointe  Vénus  qui 
étend  ses  touffes  de  cocotiers  bien  avant  dans  la  mer 
m’indique  le  lieu  où  je  veux  laisser  tomber  l’ancre. 

Je  sais  bien  cependant  que  Matavai  déshérité  de  son 
ancien  privilège,  a depuis  quelque  temps  cédé  à 
Papeïti  l’avantage  d’attirer  les  navigateurs  sur  sa  rade. 

Papeïti , en  effet , est  le  siège  des  principaux  établis- 


J 


56 


VOYAGE 


1838. 

Septembre. 


semènts  de  l’île , et  son  mouillage  est  beaucoup  plus 
sûr  que  celui  de  Matavai.  Toutefois,  comme  une  des 
raisons  principales  qui  me  conduisent  à Taïti,  est 
d’avoir  un  lieu  dont  la  position  géographique  bien 
déterminée,  puisse  servir  à régler  sûrement  nos 
chronomètres,  je  donne  la  préférence  à la  pointe 
Vénus , considérée  avec  raison  en  hydrographie 
comme  le  point  dont  la  longitude  est  le  mieux  déter- 
minée de  toute  l’Océanie.  Je  n’ai,  du  reste,  qu’un  sé- 
jour très-court  à faire  dans  l’îîe , et  pour  plus  d’une 
raison , je  ne  suis  pas  fâché  d’être  un  peu  éloigné  de 
la  capitale. 

Nous  sommes  environ  à 3 milles  de  la  pointe  Vé- 
nus , lorsqu’une  pirogue  montée  par  des  naturels  ac- 
coste nos  navires.  Désireux  de  montrer  à ces  hommes 
que  je  connais  parfaitement  le  chemin  de  leurs  ports, 
je  leur  déclare  que  je  ne  veux  point  de  pilotes,  et 
que  je  ne  puis  me  soumettre  aux  droits  de  pilotage 
établis  par  les  missionnaires. 

Celui  qui  semblait  être  le  principal  personnage  de 
cette  embarcation,  était  vêtu  d’habillements  euro- 
péens. Il  me  dit  se  nommer  Pewe-ive  et  etre  un  des 
chefs  de  Matavai,  il  me  demande  la  permission  de 
monter  à bord  et  je  la  lui  accorde.  En  montant  sur  le 
pont,  il  paraît  d’abord  saisi  à la  vue  de  nos  canons 
et  du  nombre  d’hommes  de  notre  équipage,  puis  il 
tâche  de  me  faire  comprendre  qu’un  navire  portant 
aussi  des  canons  est  mouillé  à Papeïti. 

Au  même  moment,  MM.  les  officiers  aperçoivent, 
dans  l’ouest , un  grand  navire  américain  qu’ils  pren- 


DANS  L’OCEANIE.  57 

nent  d’abord  pour  unè  frégate  de  guerre  avec  gui- 
don de  commandement. 

Quant  à l’ami  Pewe-we,  sans  craindre  de  déroger 
à sa  dignité  première , il  se  campe  sur  le  bastingage 
et  se  met  à diriger  la  vente  de  sa  marchandise , 
avec  beaucoup  de  soins  et  d’aptitude;  cependant 
il  demande  des  prix  si  exorbitants  que  l’engoue- 
ment des  acheteurs  est  bien  vite  détruit.  Ainsi 
Pewe-ive  ne  craint  pas  de  demander  une  demi- 
piastre  et  même  une  piastre  ( tava  ) pour  quelques 
fruits.  Pour  de  mauvaises  coquilles  ou  quelques  pa- 
gaies sculptées  il  lui  faut  des  monceaux  de  tavas  ou 
piastres. 

Aussi,  notre  pauvre  Pewe-ive  est  bientôt  délaissé 
lui  et  sa  marchandise.  Sans  doute  ce  brave  homme 
s’était  figuré  que  nous  arrivions  avec  une  cargaison 
de  tavas,  et  qu’en  arrivant  le  premier,  il  n’aurait 
qu’à  se  baisser  pour  en  remplir  ses  coffres.  Frustré 
dans  cet  espoir , après  un  moment  d’attente , il  fut 
bien  obligé  de  baisser  peu  à peu  ses  prix , pour  trou- 
ver quelques  acheteurs;  mais  en  définitive,  il  ne 
perdit  rien  dans  ses  petits  marchés  et  son  panier 
d’oranges  fut  vendu  très-cher. 

Bientôt  nous  apercevons  les  récifs  de  la  pointe 
Vénus,  je  les  prolonge  à une  distance  d’environ  50 
brasses,  puis  lorsque  je  distingue  leur  pointe  dans 
l’ouest  je  reviens  brusquement  sur  bâbord  et  la 
range  à 15  ou  20  brasses,  daus  la  crainte  de  tomber 
sur  le  banc  du  Dauphin.  Après  avoir  franchi  la  passe 
étroite  et  limitée  d’un  côté  par  ce  banc,  de  l’autre 


1838. 

Septembre. 


58  - VOYAGE 

*838.  par  le  récif,  je  laisse  tomber  l’ancre  par  17  brasses 

Septembre,  r ^ j r 

(sable  vasard). 

Le  capitaine  Jacquinot  n’ayant  pas  suivi  d’aussi 
près  les  récifs  du  vent,  fut  un  instant  jeté  sur  le 
banc  du  Dauphin,  de  manière  à voir  les  pâtés  de 
coraux  sous  sa  quille , et  à craindre  un  moment 
de  ne  pouvoir  parer  ce  dangereux  écueil;  mais 
enfin  il  parvint  à la  doubler  et  fut  bientôt  mouillé 
près  de  Y Astrolabe*. 


* Note  1 1 . 


DANS  L’OCEANIE.  59 


CHAPITRE  XXVII. 


Séjour  à Taïti. 


Nous  sommes  tranquillement  mouillés  depuis  une 
heure  environ,  quand  une  pirogue  accoste  le  bord. 
Un  individu  proprement  habillé  en  costume  européen 
s’en  détache,  monte  à bord,  et  s’avance  vers  moi 
d’un  air  assez  embarrassé.  Il  s’annonce  pour  un  des 
missionnaires,  et  il  vient,  me  dit-il,  pour  me  souhaiter 
la  bonne  arrivée. 

Aussitôt,  sans  préambule  aucun,  et  tout  en  conti- 
nuant la  promenade  que  je  faisais  sur  le  gaillard  d’ar- 
rière, j’entre  en  matière,  et  je  m’exprime  avec  viva- 
cité et  amertume  sur  les  mauvais  traitements  que 
les  deux  missionnaires  français , nos  compatriotes , 
avaient  éprouvés  à Taïti,  et  sur  le  rôle  honteux  que  les 
prêtres  de  Taïti,  et  surtout  M.  Pritchard,  avaient  joué 
dans  toute  cette  affaire.  Enfin,  je  finis  en  déclarant 
que  je  me  dérange  tout  exprès  de  ma  route,  pour  ve- 
nir recueillir  des  renseignements  certains  sur  cet  évé- 


1838. 

9 septembre. 


1838. 

Septembre. 


60  VOYAGE 

nement  et  que  roa  conduite  dépendrait  de  ce  que 

j’allais  apprendre. 

A ces  mots,  mon  homme  me  répond  qu’il  est  d’a- 
bord peu  équitable  de  rendre  toute  une  société  res- 
ponsable des  fautes  d’un  seul  homme,  qu’après  tout 
il  avait  cru  que  la  guerre  était  finie,  et  que  la  paix  était 
faite  entre  les  Français  et  Taïti. 

Un  peu  surpris  par  ces  paroles  dont  je  ne  com- 
prends pas  du  tout  le  sens,  je  demande  à mon  tour, 
à mon  interlocuteur,  ce  qu’il  veut  dire  par-là,  et  ce 
que  signifient  en  un  mot  ces  expressions  de  paix  et  de 
guerre. 

Et  alors  j’apprends,  ce  que  j’ignorais  encore,  que 
la  frégate  française  la  Vénus  avait  mouillé  quelques 
jours  avant  nous  à Papeïti,  qu’elle  avait  mission  de  la 
part  du  gouvernement  français  de  demander  à la 
reine  de  Taïti,  raison  des  outrages  et  des  déprédations 
commises  envers  des  citoyens  français.  M.  le  capi- 
taine de  vaisseau  Du  Petit-Thouars,  commandant  cette 
frégate,  avait  immédiatement  demandé  et  obtenu 
réparation.  2000  piastres  avaient  été  soldées  comme 
indemnités  pour  les  personnes  lésées,  le  pavillon  fran- 
çais avait  été  arboré  à la  porte  de  M.  Moerenhout, 
nommé  consul  de  France,  et  il  y avait  été  salué  par 
21  coups  de  canon.  Enfin,  à l’avenir  tout  citoyen 
français  sera  reçu  à Taïti  comme  sujet  d’une  nation 
amie. 

En  apprenant  ces  nouvelles,  j’éprouve  une  vive  sa- 
tisfaction, le  pavillon  français  flottait  avec  honneur 
sur  l’île  Taïti,  je  me  trouvais  exempté  de  l’obligation 


61 


DANS  L’OCEANIE, 
de  prendre  une  attitude  hostile,  dont  je  ne  me  souciais 
nullement.  J’avais  en  effet  quitté  la  France  avec  deux 
faibles  navires  pour  des  considérations  toutes  diffé- 
rentes. Dès  ce  moment,  je  fais  au  missionnaire  anglais 
un  tout  autre  accueil.  Je  lui  renouvelle  toute  la  satis- 
faction que  j’éprouve  en  apprenant  que  tout  est  ar- 
rangé ; dès-lors  je  suis  tout  disposé  à reprendre  les 
sentiments  de  bienveillance  et  d’intérêt  que  j’avais 
jadis  pour  les  missions  anglaises,  et  que  j’ai  manifestés 
publiquement  dans  mes  écrits  ; et  je  prie  M.  Rodgerson 
(c’était  le  nom  de  cette  personne)  de  vouloir  bien 
descendre  dans  ma  chambre  pour  y accepter  quel- 
ques rafraîchissements. 

Dès  ce  moment,  la  conversation  s’établit  sur  un  ton 
de  politesse  et  d’obligeance  mutuelle,  M.  Rodgerson 
m’apprend  qu’il  n’habite  Taïti  que  depuis  fort  peu  de 
temps  , qu’auparavant  il  résidait  à Tahou-Ata , l’une 
des  îles  Nouka-Hiva,  mais  il  a abandonné  ce  poste 
parce  que  les  naturels  ne  voulaient  pas  écouter  ses 
instructions  et  se  montraient  parfois  très-importuns. 
Il  termine  en  m’offrant  ses  services.  Je  ne  lui  dissi- 
mule pas  qu’il  peut  m’être  fort  utile  en  accueillant 
mon  secrétaire  M.  Desgraz,  et  en  lui  procurant  des 
renseignements  sur  les  idiomes  de  Nouka-Hiva  et  de 
Taïti.  J’ajouterai  ici  que  M.  Rodgerson  se  montra  cons- 
tamment poli  et  très-obligeant  à mon  égard,  durant 
tout  mon  séjour  à Taïti.  Il  serait  fort  heureux  pour 
les  missions  anglaises  de  ne  posséder  que  des  sujets 
comme  celui-là. 

Vers  cinq  heures  et  demie,  le  pilote  Gem , l’une  de 


62 


VOYAGE 


\ 838.  mes  anciennes  connaissances,  m’apporte  une  lettre 

Septembre.  f AA 

du  commandant  de  la  Vénus.  Celui-ci  me  vante  fort 
la  supériorité  du  mouillage  de  Papeïti  sur  celui  de 
Matavai,  et  m’engage  à y amener  mes  navires.  Il  re- 
met Gem  à mes  ordres  pour  me  piloter,  en  me  louant 
beaucoup  sa  sagacité.  Mais  je  désire  rester  à Matavai , 
d’autant  plus  que  je  désire  faire  lever  le  plan  de  ce 
port,  dont  on  ne  possède  encore  que  des  ébauches  in- 
complètes. Seulement  je  retiens  Gem  pour  guider  de- 
main mes  canots  qui  iront  à Papeïti.  Gem  avait  admi- 
rablement profité  de  l’école  anglaise,  aussi  ce  digne 
homme  était-il  ivre  les  trois  quarts  du  temps,  et  il 
semblait, croire  que  pour  y voir  clair,  il  fallait  que  le 
rhum  lui  sortît  par  les  yeux.  Aussi  la  première  de- 
mande qu’il  me  fait  est  celle  de  lui  faire  donner  de 
l’eau-de-vie. 

A six  heures  et  demie,  je  descends  à terre  en  com- 
gagnie  de  M.  Jacquinot,  et  nous  allons  rendre  visite  à 
M.  Wilson,  pasteur  de  Matavai,  doyen  des  missions 
anglaises,  et  l’un  des  premiers  débarqués  dans  ces  îles. 
Je  le  trouve  bien  vieilli  et  bien  tombé  depuis  ma  der- 
nière visite,  15  ans  auparavant.  Après  quelques  dé- 
tours, il  entamé  le  chapitre  relatif  à la  Vénus.  Sur-le- 
champ,  je  lui  exprime  toute  l’indignation  que  m’a  fait 
éprouver  la  conduite  de  la  reine,  des  missionnaires,  et 
surtout  de  M.  Pritchard  en  cette  occasion.  Il  cherche  à 
excuser  ce  dernier  sur  des  prétextes  de  guerres  et  de 
discussions  civiles  que  j’eus  bientôt  victorieusement 
réfutés.  Toutefois,  prenant  en  considération  le  grand 
âge  de  M.  Wilson,  la  vue  de  ses  filles  présentes  à fen- 


DANS  L’OCEANIE. 


63 


tretien,  et  surtout  le  crève-cœur  et  l’effroi  que  ces 
gens  durent  éprouver  en  voyant  des  étrangers  prêts  à 
leur  enlever  la  position  fortunée  qu’ils  s’étaient  ac- 
quise par  des  années  de  travaux  et  d’attente  souvent 
mêlées  de  peines  et  de  tribulations,  je  détourne  la 
conversation  sur  d’autres  sujets,  tout  en  protestant  de 
mon  respect  pour  leur  caractère  et  de  mes  intentions 
amicales  endeur  faveur. 

En  sortant  de  chez  ce  missionnaire,  M.  Jacquinot 
et  moi,  nous  suivons  les  bords  du  limpide  torrent  de 
Matavai,  et  nous  y prenons  un  bain  d’une  heure  ou 
deux.  Près  de  nous,  au  milieu  des  bosquets  de  goya- 
viers rôdent  des  naturels  qui  nous  offrent  à chaque 
instant  des  femmes,  mais  voyant  que  leur  marchan- 
dise n’avait  pas  cours  chez  nous,  ils  courent  s’adresser 
aux  officiers  et  aux  matelots  près  desquels  ils  trouvent 
un  merveilleux  débit.  Dès-lors  je  puis  vérifier  que  tout 
ce  que  j’avais  entendu  dire  sur  la  dépravation  morale 
des  habitants  de  Taïti,  et  la  prostitution  des  femmes 
est  encore  au-dessous  de  la  vérité.  Les  chefs  sont  les 
premiers  à offrir  leurs  femmes  et  leurs  filles  pour  un 
tava  (dollar),  et  leur  avidité  pour  l’argent  cherche  à 
se  satisfaire  par  les  moyens  les  plus  vils  et  les  plus 
révoltants.  Notre  premier  visiteur  Pewe-vve,  que 
M.  Rodgerson  nous  a présenté  comme  le  chef  principal 
de  Matavai,  a donné  l’exemple  de  cette  honteuse  cupi- 
dité, nous  n’avons  pu  nous  en  débarrasser  qu’en  lui 
promettant  la  fourniture  du  bois  de  chauffage  des 
corvettes. 

J’ai  su  dans  la  soirée,  que  les  missionnaires  avaient 


1838. 

Septembre 


Septembre.  eu  abord  grand  peur  en  voyant  arriver  nos  deux 
corvettes,  ils  ont  cru  que  nous  venions  pour  les 
prendre  entre  deux  feux  ; mais  ensuite  en  apprenant 
que  j’en  étais  le  commandant,  ils  ont  repris  courage, 
et  meme  ils  ont  espéré  que  comme  ancien  ami  des 
missionnaires  anglais , je  pourrais  bien  ne  pas  ap- 
prouver la  conduite  de  M.  Du  Petit-Thouars;  aussi, 
ajoute-t-on  qu’ils  avaient  formé  le  projet  de  me  porter 
plainte  le  lendemain  contre  lui , comme  étant  plus 
ancien  en  grade  (ce  qu’ils  appellent  senior  officer). 
Mais  la  manière  dont  je  me  suis  déjà  exprimé  vis-à-vis 
de  MM.  Rodgerson  et  Wilson  les  aura  sans  doute  dé- 
sabusés. 


Pour  en  finir  avec  ces  propos  et  ne  laisser  de  doutes 
à personne  sur  le  but  de  ma  visite,  dès  six  heures  et 
demie  je  m’embarque  dans  ma  baleinière  et  M.  Jac- 
quinot  dans  la  sienne,  et  je  me  rends  à Papeïti  pdur  y 
faire  mes  visites. 

Nous  arrivions  devant  Papa-  Wa  quand  une  balei- 
nière passe  à quinze  pas  de  distance  à notre  droite, 
elle  porte  sur  l’arrière  un  individu  qui  détourne  la 
tête  en  arrivant  par  notre  travers.  Je  soupçonne  aus- 
sitôt que  ce  peut  être  M.  Pritchard  lui-même  qui  se 
rend  à Matavai  pour  voir  de  quoi  il  s’agissait. 

Un  peu  plus  loin  je  rencontre  M.  Du  Petit-Thouars 
qui  venait  avec  M.  Moerenhout  me  faire  visite.  Le  ca- 
pitaine Jacquinot  et  moi,  nous  passons  dans  son  ca- 
not, et  lorsque  je  lui  ai  dit  que  je  désirais  me  rendre 
à Papeïti,  il  rebrousse  chemin  et  revient  avec  nous  à 
ce  mouillage. 


DANS  L’OCEANIE.  65 

M.  Du  Petit-Thouars  me  confirme  que  c’est  bien 
M.  Pritchard  que  je  venais  de  voir  passer,  il  allait  sans 
doute  à mon  bord  pour  porter  plainte  contre  le  capi- 
taine de  la  Vénus . M.  Du  Petit-Thouars  me  raconte 
ensuite  les  événements  tels  qu’ils  se  sont  passés,  et 
sur  quel  pied  iï  se  trouve  actuellement  à Taïti  avec 
la  reine  et  les  missionnaires.  A bord  de  sa  frégate 
il  me  communique  les  pièces  relatives  au  traité  qu’il 
venait  de  conclure,  et  je  puis  le  complimenter  fran- 
chement sur  le  succès  qu’il  a obtenu,  et  surtout 
sur  la  rapidité  avec  laquelle  il  a conduit  cette  né- 
gociation. Oui,  me  dit-il,  c’est  une  condition  indis- 
pensable à l’égard  des  demi-sauvages  de  Taïti , je 
leur  ai  fait  ouvrir  les  yeux  sur  les  mensonges  que 
leur  débitent  leurs  missionnaires  sur  la  France  et  les 
Français. 

M.  Moerenhout  souffrait  encore  beaucoup  des  bles- 
sures qu’il  avait  reçues,  et  sa  femme  était  dans  un  état 
désespéré.  Les  missionnaires  anglais  avaient  à se  re- 
procher leur  participation  indirecte  à cet  attentat, 
par  les  déclamations  indécentes  qu’ils  se  permettaient 
envers  lui.  Les  assassins  étaient  un  Espagnol  et  un 
autre  individu  qui  passait  pour  être  Français.  Les 
missionnaires  avaient  bien  été  obligés  de  les  laisser 
arrêter,  mais  d’après  les  lois  de  leur  fabrique,  les 
meurtriers  ne  pouvaient  être  passibles  de  la  peine  de 
mort  qu’au  cas  où  l’une  des  deux  victimes  succombe- 
rait sous  ses  blessures.  Du  reste,  les  rapports  calom- 
nieux des  dignes  missionnaires  près  du  gouvernement 
des  Etats-Unis,  avaient  réussi  à ravir  les  fonctions  de 
IV.  5 


1838. 

Septembre. 


1838. 

Septembre. 


66  VOYAGE 

consul  d’Amérique  à M.  Moerenhout,  jusqu’au  moment 
où  M.  Du  Petit-Thouars  lui  apporta  le  titre  de  consul 
de  France. 

Je  déjeûne  avec  le  commandant  Du  Petit-Thouars, 
et  ce  n’est  pas  sans  surprise  que  j’apprends  que  lé 
Voyage  pittoresque  autour  du  monde  était  arrivé  à 
Taïti.  On  m’avait  déjà  beaucoup  parlé  de  cet  ouvrage 
“ P,10''Ia“eir0’  à Conception  et  à Yalparaiso,  mais  à 
laîti  c était  chose  plus  remarquable.  Aussi  en  voyant 
M.  Moerenhout  faire  un  éloge  pompeux  de  cet  ouvrage, 
surtout  pour  sa  véracité  et  ses  descriptions  des  moeurs 
et  coutumes  des  peuples  de  l’Océanie,  j’éprouve  une 
véritable  satisfaction;  mais  je  m’empresse  de  déclarer 
que  je  n’avais  traité  moi-même  avec  soin  que  les  ar- 
ticles qui  concernent  l’Océanie,  et  que  lé  reste  appar- 
tient presque  entièrement  à un  habile  écrivain  et  ob- 
servateur, M.  Louis  Reybaud. 

Après  le  déjeûner,  M.Du  Petit-Thouars  me  propose 
de  me  faire  passer  l’inspection  de  sa  frégate,  et  de  me 
présenter  ses  officiers.  Je  n’accepte  que  la  seconde 
partie  de  sa  proposition.  Quand  ces  messieurs  furent 
reunis  dans  la  chambre  du  conseil,  après  leur  avoir 
exprime  combien  j’étais  flatté  de  faire  leur  connais- 
naissance,  je  leur  dis  que  je  les  félicitais  sincèrement 
d etre  appelés  a faire  partie  d’une  aussi  belle  cam- 
pagne que  celle  de  la  Vénus,  et  d’avoir  à promener  le 
pavillon  national  sur  une  aussi  belle  et  aussi  puis- 
sante fregate.  Je  les  félicitais  surtout  de  l’avantage 
qu  ils  avaient  de  pouvoir  faire  des  travaux  utiles  et 
glorieux.  Six  pied  de  terre,  leur  dis-je,  finissent  par 


DAtfS  L’OCEANIE.  67 

égaliser  tous  les  rangs,  mais  la  trace  fugitive  de  notre 
passage  sur  la  terre  ne  peut  résister  à un  oubli  com- 
plet qu’au  moyen  des  services  que  chacun  de  nous 
est  appelé  à rendre  dans  sa  sphère. 

Ensuite  nous  descendons  tous  à terre.  J’entre  un 
moment  chez  JL  Moerenhout,  qui  occupe  une  modeste 
habitation  sur  le  bord  de  la  mer.  M.  Henry,  habitant 
de  l’île,  fils  d’un  des  premiers  missionnaires  de 
Taïti,  m’est  présenté  par  M.  Moerenhout.  Il  désire  être 
chargé  de  la  fourniture  des  corvettes  pendant  leur  sé- 
jour à Taïti.  M.  Henry  se  propose  ensui  te  comme  inter- 
prète dans  la  visite  que  je  désire  faire  à la  reine  Po- 
maré-Vahiné. 

Je  vais  d’abord  saluer  le  général  Freyre , ex-prési- 
dent de  la  république  du. Chili,  qui  habite  une  petite 
case  que  M.  Moerenhout  a mise  à sa  disposition.  Il  se 
rappelle  parfaitement  m’avoir  déjà  vu  sur  la  Coquille 
en  1823,  au  moment  où  il  quittait  Talcahuano  pour 
se  rendre  à Yalparaiso  et  prendre  les  rênes  du  gouver- 
nement du  pays.  Le  pauvre  homme  faisait  tout  ce 
qu’il  pouvait  pour  supporter  avec  résignation  sa  mau- 
vaise fortune,  mais  il  était  facile  de  voir  qu’il  regret- 
tait amèrement  sa  patrie.  C’était  un  spectacle  dou- 
loureux de  voir  un  vieillard,  digne  d’un  meilleur  sort, 
forcé  de  passer  le  reste  de  ses  jours  dans  un  exil  dont 
on  ne  pouvait  guère  prévoir  le  terme. 

M.  Moerenhout  avait  envoyé  savoir  si  la  reine  était 
chez  elle,  et  si  elle  s’était  décidée  à nous  recevoir. 
Depuis  l’arrivée  de  la  Vénus , elle  avait  quitté  sa  jolie 
retraite  de  l’été % Moutou-Outa  sur  la  rade  de  Papeïli, 


1838. 

Septembre. 


68 


VOYAGE 

septembre  P0U1  ven*r  se  réfugier  dans  une  misérable  habitation 
w.  lxiv.  du  village  à cinquante  pas  du  rivage. 

Au  retour  du  messager  et  sur  la  réponse  affirma- 
tive qu’il  nous  apporta , nous  nous  mîmes  en  route. 
Au  milieu  d’un  petit  bois  de  goyaviers,  sous  un  mo- 
deste hangar,  se  trouvait  réunie  la  cour  taïtiene;  des 
espèces  de  sénateurs  nonchalamment  assis,  étaient 
occupés  à divers  travaux  ; une  faible  barrière  les  sé- 
parait du  reste  du  peuple.  Sous  sa  tente  nous  trou- 
vâmes la  reine  Pomaré -Vahiné,  vêtue  simplement 
d’un  espèce  de  peignoir  blanc , et  tenant  son  enfant 
dans  ses  bras  ; elle  était  assise  sur  un  espèce  de  tapis, 
près  d’elle  se  trouvait  son  époux,  le  prince  P omar  é- 
tané , sa  tante  Taré-moé-moé , sa  sœur  et  ses  cousines, 
jeunes  filles  assez  avenantes , enfin,  l’orateur  de  la 
reine,  personnage  grave  et  d’une  bonne  mine,  chargé 
de  porter  constamment  la  parole  pour  Sa  Majesté  ; 
car  ainsi  l’exige  l’étiquette  nationale. 

Un  petit  escabeau  me  fut  offert  devant  la  reine , 
MM.  Moerenhout  et  Henry  se  placèrent  comme  ils 
purent  près  d’elle , le  capitaine  Du  Petit-Thouars  alla 
s’étendre  sur  une  nate  à côté  de  Pomaré-tané , et  le 
capitaine  Jacquinot  fit  comme  lui. 

Après  avoir  salué  la  reine  et  l’avoir  considérée  un 
instant  en  silence , d’un  air  un  peu  sévère , je  lui 
adresse  la  parole  à peu  près  en  ces  termes  : J’ai  ap- 
pris à Manga-Reva  les  mauvais  traitements  qui  ont 
été  infligés  aux  missionnaires  français , par  ordre  de 
la  reine;  j’ai  cru  devoir,  me  déranger  de  ma  route 
pour  venir  lui  demander  des  explications  d’une  con- 


69 


DANS  L’OCEANIE, 
duitesi  blâmable,  et  satisfaction  s’il  y a lieu.  J’en 
ai  été  d’autant  plus  surpris , que  j’avais  vu  la  jeune 
princesse  Aimata  15  ans  auparavant  dans  l’île  Taïti, 
et  que  nous  Français,  nous  avions  toujours  traité 
amicalement  la  reine  et  toute  sa  famille.  Je  sais  que 
cette  malheureuse  affaire  a été  entièrement  arrangée 
par  le  commandant  de  la  Vénus , il  est  dès-lors  inutile 
de  revenir  là-dessus,  mais  à l’avenir , j’espère  que  la 
reine  tiendra  ses  promesses  et  s’abstiendra  de  tout 
mauvais  traitement  envers  les  Français. 

Au  bout  d’un  moment,  l’orateur  prend  la  parole > 
et  dit  que  Pomaré  se  rappelle  bien  m’avoir  vu  lors- 
que je  passais  à Taïti , qu’elle  n’avait  jamais  eu  en 
effet  à se  plaindre  de  nous  et  que  nous  avions  tou- 
jours été  amis;  mais  que  lorsque  les  missionnaires 
français  étaient  venus  à Taïti , l’état  du  pays  et  la  pré- 
sence de  quelques  rebelles,  qui  déjà  avaient  voulu 
changer  la  religion  du  pays  et  y avaient  semé  des 
troubles,  avaient  exigé  que  l’on  prît  des  mesures 
pour  les  éloigner. 

Je  vis  bien  que  la  pauvre  femme  n’était  que  l’é- 
cho des  Anglais  qui  lui  avaient  soufflé  ces  pitoyables 
raisons  pour  s’excuser.  Je  me  contentai  alors  de  ré- 
pliquer : Sans  doute  la  reine  est  libre  dans  ses  états , 
et  personne  au  monde,  pas  même  le  roi  des  Fran- 
çais, ne  peut  lui  demander  de  changer  sa  religion; 
aussi  aurait-elle  eu  raison  si  elle  s’était  contentée  de 
défendre  aux  missionnaires  français  tout  signe  public 
de  leur  culte;  mais  les  traitements  cruels  qui  ont 
été  infligés  à deux  citoyens  français,  étaient  tels 


70  VOYAGE 

1838  1? 

Septembre.  *iue  1 on  ne  pouvait  se  dispenser  d:en  demander  rai- 
son.  J’ajoutais  que  la  reine  Pomaré-Vahiné  devait 
s estimer  fort  heureuse  de  s’être  tirée  à si  bon  marché 
de  la  position  fâcheuse  qu’elle  s’était  faite  à l’énard 
de  la  France. 

Ces  paroles  un  peu  sévères  sont  rendues  fidèlement 
par  l'interprète,  car  je  m’aperçois  que  Pomaré  est  vi- 
vement affectée,  et  que  des  larmes  commencent  à 
s échapper  de  ses  yeux  qu’elle  dirige  sur  moi  avec 
une  expression  de  colère  assez  évidente.  Au  même 
instant  je  m'aperçois  aussi  que  le  capitaine  Du  Pelit- 
Thouars  semble  chercher  à en  atténuer  l’effet,  en 
faisant  à Pomaré  quelques  petites  niches  amicales 
comme  de  lui  tirer  les  cheveux  doucement  ou  lui 
frapper  légèrement  la  joue;  il  ajoute  même  d’un  ton 
affectueux  qu’elle  à tort  de  s’affecter  ainsi,  etc. 

Dès-lors,  je  termine  là  un  entretien  qui  était  allé 
assez  loin  pour  le  but  que  je  me  proposais,  et  je  me 
leve  pour  me  retirer.  Machinalement  je  porte  les  yeux 
sur  un  amas  de  fruits  de  toute  espèce,  avec  quelques 
cochons  et  quelques  poules  étendus  sur  le  sol  de  ht 
cour,  quand  un  chef  envoyé  par  la  reine  court 
apres  moi,  et  me  fait  dire  que  la  reine  a donné  l’or- 
dre de  porter  sur  mes  navires  tous  ces  objets  qui  me 
sont  destinés  en  présent. 

M.  Du  Petit- Thouars  m'apprend  alors  que  déjà 
tout  ces  cadeaux  lui  ont  été  offerts  à bord  même 
de  son  navire  ; mais  qu’il  les  a refusés,  parce  que 
la  rente  s obstine  à ne  pas  vouloir  aller  le  visiter  à 
bord  de  sa  frégate.  En  conséquence,  je  fais  dire  à 


DANS  L’OCEANIE.  71 

Pomaré  que  j’accepterai  volontiers  ses  présents  à la 
condition  qu’elle  viendra  nous  faire  une  visite  à bord 
de  la  frégate  française  , mais  que  jusque  - la , je  ne 
la  croirai  qu’imparfaitement  réconciliée  avec  les 
Français. 

Elle  me  fait  répondre  aussitôt  qu’elle  est  désor- 
mais l’amie  des  Français,  mais  qu’elle  ne  peut  al- 
ler visiter  la  Vénus , parce  qu’elle  allaite  un  petit 
enfant  qui  réclame  tout  son  temps  et  tous  ses  soins. 
C’est  là  évidemment  une  défaite  suggérée  par  Prit- 
chard  ; mais  ne  voulant  pas  tourmenter  plus  long- 
temps cette  pauvre  femme , je'fais  semblant  de  m’en 
contenter,  et  je  me  retire  définitivement. 

En  sortant  de  chez  Pomaré-Vahiné , je  prie  M.  Moe- 
renhout  de  me  conduire  immédiatement  chez  M.  Prit- 
chard.  Le  palais  de  celui-ci  paraît  vaste , com- 
mode, et  ses  alentours  annoncent  à l’instant  que 
c’est  l’habitation  du  véritable  souverain  de  ces  îles. 
Le  pavillon  britannique  flotte  majestueusement  à 
l’extrémité  d’une  immense  gaule , étalant  à tous  les 
yeux  les  prétentions  du  peuple  anglais.  M.  Pritchard 
est  un  homme  de  45  ans  environ , il  est  maigre,  sec 
et  bilieux  ; il  porte  dans  ses  formes  extérieures  cet 
orgueil  et  cet  air  de  dignité  froide  et  réservée  si  na- 
turels aux  Anglais,  lorsque  la  fortune  va  les  chercher 
dans  les  classes  les  plus  infimes  pour  les  élever  à un 
certain  rang.  M.  Pritchard  sort  pour  nous  recevoir 
avec  toutes  les  marques  de  la  civilité,  mais  aussitôt 
que  j’ai  dépassé  le  seuil  de  sa  porte , je  lui  dis  : 

« M.  Pritchard  , je  viens  vous  rendre  ma  visite 


1838. 

Septembre. 


P!  LVIII. 


72 


VOYAGE 


1838. 

- Septembre. 


comme  à un  représentant  d’une  grande  nation, 
longtemps  l’émule  et  l’ennemie  d’une  autre  grande 
nation,  mais  aujourd’hui  son  amie  et  son  alliée.  J’au- 
rais été  heureux  d’avoir  à vous  faire  cette  politesse , 
au  seul  titre  de  missionnaire  anglais,  dont  j’ai  tou- 
jours été  l’ami  dans  mes  précédents  voyages  ; j’au- 
rais été  flatté  d’apprendre  que  vous  aviez  toujours 
concilié  les  devoirs  qu’impose  le  titre  de  chrétien 
avec  ceux  de.  l’humanité , il  en  a été  autrement  et 
j’en  suis  fâché.  J’aime  au  moins  à croire  que  dé- 
sormais, en  votre  qualité  de  citoyen  anglais,  vous 
comprendrez  mieux  les  devoirs  qui  vous  sont  im- 
posés, et  que  vous  protégerez,  même  au  risque  de 
votre  vie,  tous  les  citoyens  français  s’ils  pouvaient 
encore  désormais  être  exposés  à de  semblables 
avanies.  » 

Comme  je  le  vois  arrêté  avec  un  certain  air  d'ir- 
résolution, j’ajoute  : M.  Pritchard,  est-ce  que  je 
parle  assez  correctement  l’anglais,  m’avez-vous  bien 
compris?  sinon  je  vais  prier  M.  Moerenhout  de  vous 
répéter  mes  paroles.  Alors  il  s’empresse  de  m’assurer 
qu’il  a parfaitement  compris,  puis  il  ajoute  qu’on 
l’avait  sans  doute  dénigré  dans  mon  esprit,  et  qu’au 
surplus  il  serait  toujours  prêt  à protéger  désormais 
les  sujets  de  toute  nation.  Cela  me  suffit , lui  dis-je , 
et  j’entre  dans  sa  maison.  La  conversation  s’en- 
gage sur  des  sujets  étrangers , et  nous  nous  séparons 
très-contents  les  uns  des  autres , du  moins  en  ap- 
parence. 

M.  Pritchard  fut  le  premier  à m’apprendre  que  des 


DANS  L’OCEANIE.  73 

missionnaires  appartenant  à la  secte  de  Wesley , Se**jg;(ei 
étaient  établis  aux  îles  des  Navigateurs , dont  ils 
avaient  converti  la  plupart  des  habitants.  Le  prin- 
cipal établissement , situé  à Apia , était  assez  souvent 
visité  par  des  navires  anglais  et  américains.  M.  Prit- 
chard  ajouta  qu’il  savait  aussi  que  des  missionnaires 
appartenant  à la  même  secte  étaient  allés  s’établir  aux 
îles  Viti,  mais  il  craignait  qu’ils  n’y  fissent  pas  de 
rapides  progrès. 

Comme  je  fais  remarquer  à M.  Moerenhout  que 
Pritchard  était  logé  comme  le  véritable  roi  de  l’île, 
il  m’assure  que  les  missionnaires  anglais,  las  enfin 
des  reproches  continuels  qu’ils  recevaient  à cet 
égard,  avaient  pris  le  parti  de  faire  construire  une  de- 
meure royale  convenable,  et  il  s’offre  de  m’y  con- 
duire sur-le-champ.  Cette  maison  est  en  effet  située 
dans  une  position  fort  agréable , elle  paraît  bien 
distribuée , et  les  boiseries  ainsi  que  les  emménage- 
ments sont  travaillés  avec  beaucoup  de  soin.  Elle  est 
fort  avancée  et  je  crois  que  ce  sera  une  résidence  fort 
agréable  pour  la  reine.  Mais  M.  Moerenhout  qui  con- 
naît les  goûts  et  les  caprices  de  cette  femme , m’assure 
qu’elle  n’y  fixera  jamais  sa  résidence.  Elle  y viendra, 
me  dit-il , tout  au  plus  pour  assister  aux  conseils  d’é- 
tat et  aux  représentations;  elle  préférera  toujours  sa 
demeure  de  Moutou- Outa,  et  le  modeste  hangar  sous 
lequel  vous  l’avez  visitée,  où  elle  retrouvera  toutes 
ses  douces  habitudes.  Ces  gens  sont  comme  des 
animaux  qui  préfèrent  leurs  écuries  avec  leurs  or- 
dures à des  palais  dorés. 


f838. 

Septembre. 


74  VOYAGE 

Nous  faisons  ensuite  un  tour  de  promenade  aux 
environs  de  Papeïti,  et  partout  nous  rencontrons  les 
femmes  de  Taïti  livrées  à la  paresse  et  à la  débau- 
che, mendiant  pour  satisfaire  leur  avidité  un  prix 
quelconque  pour  leurs  faciles  faveurs.  A 4 heures 
nous  rallions  la  Vénus,  M.  Du  Petit-Thouars  ne  veut 
accepter  notre  congé  qu’après  le  dîner,  et  à 6 heures 
seulement  nous  nous  dirigeons  sur  nos  corvettes  où, 
grâces  à 1 intelligence  du  pilote  Gem , nous  arrivons 
sans  accident  à 8 heures  du  soir. 

Le  jour  est  à peine  commencé , que  les  deux  grands 
canots  de  Y Astrolabe  et  de  la  Zélée  partent  pour  Pa- 
peïti, chargés  des  états-majors  des  deux  corvettes, 
tandis  que  se  croisant  avec  eux,  une  embarcation 
de  la  Vénus  amène  à notre  bord  plusieurs  officiers 
de  cette  frégate.  Empressés  autour  d’eux,  mes  jeu- 
nes officiers  sont  heureux  de  montrer  à leurs  compa- 
triotes tous  les  travaux  déjà  exécutés  par  nos  cor- 
vettes, et  si  quelque  impression  fâcheuse  avait  dû 
être  la  suite  de  tous  les  propos  répandus  contre  notre 
expédition  à Yalparaiso  et  qu’y  avait  dû  recueillir  la 
Vénus,  elle  fut  bientôt  détruite  par  l’enthousiasme 
des  officiers  de  nos  corvettes  et  surtout  par  la  vue 
de  tous  ces  travaux  que  les  habitants  de  Y Astrolabe 
étalaient  avec  orgueil  devant  leurs  visiteurs. 

Une  inscription  a été  gravée  aujourd’hui  sur  le  cap 
de  Y Arbre , elle  se  compose  d’une  lettre  qui  doit  rap- 
peller  le  nom  de  notre  navire  et  du  chiffre  de  l’année 
de  son  passage  : Ae  1838.  Sous  la  lettre  A on  a pro- 
fondément incrusté  une  ligne  droite  qui  se  trouve 


DANS.'  L’OCEANIE.  * 75 

élevée  de  1"' 40  au-dessus  du  niveau  de  la  nier; 
cette  mesure  a été  prise  à midi  précis.  Du  reste, 
les  marées  paraissent  presque  nulles  à Matavaï.  Le 
but  de  cette  inscription  est  de  pouvoir  donner  à nos 
successeurs  après  de  longues  années,  les  moyens 
de  reconnaître  si  cette  partie  du  sol  a éprouvé  un 
exhaussement  ou  un  affaissement  lent,  ce  qu’il  est  tou- 
jours très-difficile  d’établir  lorsque  l’on  manque  de 
points  de  repère  certains;  mais  je  crains  que  le 
rocher  constamment  travaillé  par  l’effort  des  vagues 
ne  vienne  à se  briser , et  à faire  disparaître  notre 
inscription. 

Notre  première  connaissance,  Pewe-we , ne  nous 
a point  abandonnés;  je  le  retrouve  aujourd’hui  à bord 
de  Y Astrolabe,  mendiant  partout  quelques  douros  ; il 
s’adresse  souvent  à moi,  dont  sans  doute  il  suppose 
le  gousset  bien  garni.  Il  m’obsède  en  m’offrant  des 
femmes,  espérant  sans  doute  beaucoup  de  cette  mar- 
chandise , qui  n’est  pas  rare  à Taïti.  Je  le  renvoie 
d’abord  assez  sèchement  ; mais  fatigué  du  honteux 
spectacle  que  présente  l’avidité  de  ce  chef  cupide,  je 
l’invite  sévèrement  à me  laisser  désormais  tranquille. 

Le  jeune  Henry  a commencé  aujourd’hui  à four- 
nir du  bœuf  à l’équipage , à raison  de  6 piastres 
(32  francs)  les  100  livres.  Ce  prix  est  raisonnable,  et 
le  bétail  est  déjà  assez  abondant  dans  l’île  pour  pou- 
voir en  fournir  aux  navires  autant  qu’il  leur  en  faut. 
Les  cochons  sont  devenus  rares,  ils  sont  très-chers, 
et  même  il  est  très-difficile  de  s’en  procurer.  Les 
missionnaires  anglais  sont  les  principaux  proprié- 


1838. 

Septembre 


76  VOYAGE 

Septembre.  ta*res  de  l’île,  et  presque  les  possesseurs  exclusifs  du 
bétail  et  des  cochons.  M.  Pritchard  fait  d’importantes 
affaires  dans  ce  commerce  qui,  du  reste,  rentrerait 
dans  sa  première  spécialité,  car  la  chronique  assure 
qu’il  était  d’abord  garçon  boucher. 

Le  port  de  Matayaï  ne  présente  pas  toujours  un 
abri  parfait  aux  navires  qui  viennent  y prendre  le 
mouillage  : les  vents  d’ouest  y rendent  la  mer  grosse 
et  souvent  menacent  les  navires  de  les  jeter  à la  côte. 
C’est  ce  qui  nous  arrive  aujourd’hui,  et  nous  sommes 
obligés  de  mouiller  une  deuxième  ancre  et  de  filer 
vingt-cinq  brasses  de  chaîne  pour  étaler  d’assez  fortes 
rafales  qui  viennent  nous  assaillir.  Le  mauvais  temps 
me  prive  aujourd’hui  de  la  visite  de  MM.  Du  Petite 
Thouars  et  Moerenhout , que  j’avais  invités  à venir 
déjeuner  avec  moi.  Je  mets  à profit  mon  séjour  à 
bord  pour  adresser  à M.  le  ministre  de  la  marine  un 
rapport  général  sur  les  événements  de  la  campagne 
depuis  mon  départ  de  Valparaiso.  Je  le  confierai  à 
M.  Moerenhout,  qui  se  chargera  de  le  faire  parvenir. 

Le  révérend  M.  Rodgerson  a parfaitement  accueilli 
M.  Desgraz , et  lui  a donné  tous  les  documents  qu’il 
avait  promis  sur  les  idiomes  de  Nouka-Hiva  et  de 
Taïti.  En  général  la  conduite  de  ce  missionnaire  à 
notre  égard  continue  d’être  très-convenable,  et  je 
dois  particulièrement  faire  mention  de  son  esprit 
bienveillant  pour  nous,  en  le  priant  de  recevoir  ici 
1 expressioû  de  ma  vive  reconnaissance. 

A huit  heures  du  matin  arrivent  k bord  de  Y Astro- 
labe MM.  Du  Petit-Thouars  et  Moerenhout , auxquels- 


DANS  L’OCEANIE. 


71 

ie  fais  voir  la  série  des  travaux  exécutés  depuis  le  1838-L 

J 1 13  Septembre 

commencement  du  voyage.  Ils  paraissent  prendre 

plaisir  à les  considérer  ; mais  je  dois  cependant  dire 
ici  que  le  capitaine  témoigne  surtout  de  L’intérêt 
pour  les  dessins  de  MM.  Goupil  et  Le  Breton. 

M.  Du  Petit-Thouars  paraît  encore  douter  que  dans 
notre  exploration  polaire , nous  ayons  parcouru 
d’assez  près,  pour  nous  y trouver  souvent  engagés, 
les  plaines  de  glaces  solides  qui  joignent  tout  l’espace 
compris  entre  les  New  - Shetland  et  les  terres  de 
Sandioich.  Dès-lors  je  lui  donne  communication  de 
mon  rapport  sur  cette  exploration,  en  même  temps 
qu’il  peut  suivre  notre  navigation  sur  la  carte  dressée 
à ce  sujet.  Certes  les  bruits  malveillants  répandus  à 
Valparaiso,  je  ne  dirai  pas  par  qui,  avaient  dû  forte- 
ment au  moins  impressionner  l’esprit  de  nos  compa- 
triotes. Mais  enfin  M.  Du  Petit-Thouars  paraît  convain- 
cu que  nous  n’avons  manqué  dans  les  glaces  ni  d’au- 
dace ni  de  courage,  et  que  le  mandat  qui  nous  avait 
été  confié  se  trouvait  dignement,  sinon  heureusement 
rempli. 

Après  le  déjeûner,  auquel  assistaient  MM.  Jacquinot 
et  Dénias,  nous  nous  embarquons  tous  dans  le  grand 
canot  de  Y Astrolabe,  et  nous  allons  descendre  sur 
la  pointe  Papa-Oa.  Nous  visitons  d abord  le  tombeau 
de  P omar  é II,  ce  roi  taïtien  qui,  d’abord  conquérant  pi.  lxviii 
et  ensuite  rénovateur,  accueillit  le  premier  les  mis- 
sionnaires, chassa  ses  anciens  dieux,  et  devint  le  dé- 
fenseur de  l’Evangile,  dont  il  fut  un  des  plus  zélés 
propagateurs. 


78 


1838. 

Septembre. 


voyage 

Nous  allons  ensuite  visiter  les  ruines  de  cette  grande 
église  qui,  en  1823,  réunit  l’assemblée  générale  de 
tous  les  habitants  du  groupe.  Les  députés  nombreux 
envoyés  par  la  nation  eurent  à délibérer  sur  la  quan- 
tité de  cocos  et  de  bambous  d huile  qui  devaient  être 
donnés  comme  offrandes  à la  société  des  missions. 
C était  le  moment  du  triomphe  des  missionnaires.  La 
famille  royale,  les  principaux  chefs  de  Taïti  et  tout  le 
peuple  votèrent  par  acclamations  dé  grandes  richesses 
pour  leurs  nouveaux  prêtres.  Aujourd’hui  tout  est  bien 
changé,  ceux-ci  sont  honnis,  souvent  méprisés,  et  con- 
trôlés dans  leurs  actions.  Pour  comble  de  malheur,  on 
essaie  de  supprimer  les  dignités  qui  ont  fait  l’élévation 
des  missionnaires,  qui  par  leur  dépit  et  leur  orgueil,  se 
sont  déconsidérés  aux  yeux  des  naturels.  Vainement 
plus  tard  ces  députés  choisis  par  leurs  concitoyens  ont- 
ils  cherché  à se  réunir.  Cette  immense  construction 
de  230  mètres  de  long,  fruit  du  zèle  et  de  l’enthou- 
siasme des  fidèles  taïtiens,  a été  entièrement  abandon- 
née, et  bientôt  il  n’en  restera  plus  qu’un  informe  amas 
de  décombres.  Sic  transit  gloria  mundi.  L’église  du 
lieu,  construite  sur  des  dimensions  bien  plus  raison- 
nables à côté  de  ce  temple  gigantesque  qui  tombe 
de  lui-même,  atteste  le  refroidissement  des  habi- 
tants pour  leur  nouveau  culte  ; la  cour  a abandonné 
cette  ancienne  résidence  pour  aller  se  fixer  à Papeïti. 
Des  clôtures  mal  entretenues  autour  de  quelques 
pierres  entassées,  indiquent  seules  l’emplacement  de 
quelques  tombes,  aujourd’hui  entièrement  négligées. 
C’est  avec  un  sentiment  douloureux  que  l’on  voit 


DANS  L’OCEANIE. 


y 9 


ces  Taïtiens,  jadis  scrupuleux  observateurs  des  de- 
voirs dus  aux  mânes  de  leurs  pères  et  à qui  ils  ren- 
daient un  culte  presque  divin,  rester  aujourd’hui  si 
indifférents  à cet  égard,  par  le  seul  fait  qu’ils  ont 
adopté  d’autres  croyances.  A mon  avis,  cette  tran- 
sition subite  d’un  excès  à un  autre,  a quelque  chose 
d’affligeant  et  dénote  plutôt  un  retour  à la  barbarie, 
qu’un  progrès  dans  la  civilisation. 

Nous  allons  ensuite  saluer  le  prêtre  de  l’endroit, 
M.  Rodgerson,  qui  habite  tout  près  de  là  une  case 
petite,  il  est  vrai,  mais  propre  et  bien  tenue.  ïl  paraît 
heureux  dans  son  petit  ménage  , composé  d’une 
femme  jeune  et  agréable,  et  de  deux  jolis  petits 
enfants,  dont  l’avenir  semble  le  préoccuper  beau- 
coup. On  ne  peut  s’empêcher  de  réfléchir  en  effet, 
que  si  cette  liberté  qu’ont  les  prêtres  de  l’église 
réformée  de  pouvoir  devenir  chefs  de  famille  peut 
être  d’un  bon  exemple  au  milieu  des  nations  civi- 
lisées, elle  peut  aussi  devenir  la  source  de  tous  les 
vices  au  milieu  d’un  peuple  sauvage.  Un  mission- 
naire , toujours  préoccupé  du  sort  de  sa  famille , 
n’est-il  pas  en  effet  pour  ainsi  dire  responsable  de 
toutes  les  fautes  que  peuvent  commettre  les  siens, 
les  passions  humaines  réagissant  sur  ses  enfants  ne 
tendront-elles  point  à leur  faire  oublier  leur  devoir, 
ou  tout  au  moins  à compromettre  le  caractère  du 
père?  Car  il  est  à remarquer  que  tout  en  prêchant 
l’égalité  et  la  charité  évangélique,  le  missionnaire 
européen  n’envisage  pas  avec  sang-froid  l’idée  d’une 
union  possible  entre  ses  enfants  et  les  indigènes.  Il 


1838. 

Septembre. 


1838 

Septembre. 


80  VOYAGE 

préférerait  au  besoin  voir  les  mœurs  outragées  plutôt 
que  (le  s’allier  au  sang  des  hommes  qu’il  regarde 
comme  trop  au-dessous  de  lui.  A leur  tour,  les  natu- 
rels ont  bien  voulu  jusqu’ici  accepter  ces  idées 
comme  une  loi  du  destin  ; mais  à la  longue,  leurs 
réflexions  aussi  bien  que  les  perfides  conseils  des 
Européens,  jaloux  de  la  fortune  des  missionnaires, 
finiront  par  éclairer  ces  peuples  sauvages  sur  les 
prétentions  de  ces  étrangers.  Dès-lors  commencera 
une  réaction  peut-être  violente,  le  prestige  qu’ont 
inspiré  les  missionnaires  sera  mis  en  doute,  et  leur 
empire  sera  près  de  s’écrouler.  A Taïti  ce  moment  est 
venu,  et  il  est  difficile  de  prévoir  ce  qui  arrivera 
d’ici  à quelques  années. 

Après  avoir  accepté  quelques  rafraîchissements 
chezM.  Rodgerson,  nous  accompagnons  MM.  Du  Pe- 
tit-Thouars  et  ftïoerenhout  jusqu’au  tombeau  de  Po- 
maré,  où  se  font  définitivement  nos  adieux.  M,  Du 
Petit-Thouars  devait  opérer  son  retour  en  France  par 
Sidney,  l’île  de  France  et  le  cap  de  Bonne-Espérance. 
M.  Moerenhout  allait  continuer  à passer  son  existence 
au  milieu  des  Taïtiens  et  des  dignes  missionnaires 
qui  du  reste  n’étaient  point  ses  amis , et  nous,  nous 
allions  rapidement  nous  diriger  vers  les  îles  des  Navi- 
gateurs , sur  lesquelles  je  n’osais  encore  former 
aucun  projet  de  relâche,  car  mes  décisions  sont  sou- 
mises aux  chances  et  aux  caprices  des  éléments. 
Seulement,  M.  Du  Petit-Thouars  n’étant  pas  décidé 
à aller  aux  îles  Viti  pour  tirer  vengeance  de  la  mort 
du  capitaine  Bureau,  je  le  prie  de  me  donner  copie 


DANS  L’OCEANIE.  81 

des  dépêches  qu’il  avait  reçues  à ce  sujet  du  ministre 
des  affaires  étrangères  , afin  qu  elle  puisse  me  servir 
au  cas  où,  sans  me  déranger  de  ma  route,  je  trouve- 
rais l’occasion  de  remplir  cette  mission.  M.  Du  Petit- 
Thouars  me  promet  de  me  communiquer  cette  pièce, 
et  de  m en  envoyer  la  copie  aussitôt  arrivé  à son 
bord. 

La  journée  est  des  plus  belles,  et  j’en  profite  pour 
faire  une  promenade  de  longue  haleine.  Je  renvoie 
mon  canot  à bord,  et,  accompagné  de  MM.  Jacquinot 
et  Roquemaurel,  je  prends  la  route  de  terre  pour 
gagner  Matavaï.  J’aurais  désiré  visiter  Paoufaï  et 
Hitoh , deux  chefs  puissants  qui , secouant  le  joug 
apostolique,  se  sont  déclarés  les  amis  des  Français, 
et  se  sont  opposés  aux  mesures  prises  contre  nos 
deux  prêtres  catholiques;  il  m’eût  été  agréable  de 
pouvoir  leur  témoigner  toute  ma  satisfaction  pour 
leur  conduite  et  leur  offrir  quelques  présents  ; mais 
ils  étaient  absents  pour  le  moment,  et  leur  habitation 
était  déserte. 

Notre  retour  vers  Matavaï  se  fait  en  suivant  la 
plage.  Je  retrouve  bien  cette  belle  terre  que  j’ai  déjà 
visitée  quinze  ans  auparavant.  C’est  bien  la  riante 
Taïti  avec  ses  ombrages  délicieux  , sa  prodigieuse 
fertilité  et  son  doux  climat.  Mais  nonobstant  les 
assertions  des  Anglais,  je  ne  m’aperçois  pas  que  la 
population  soit  en  voie  de  progrès.  Les  cases  habitées 
et  les  lieux  cultivés  me  paraissent  au  contraire  di- 
minués , surtout  à Papa  - Oa  et  à Matavaï.  Il  est 
vrai  que  cette  différence  tient  peut-être  à l’excès 


1838. 

Septembre. 


VOYAGE 


1838. 

Septembre., 


82 

(le  population  qui  s’est  transportée  à Papeïti , et  alors 
il  n’y  aurait  eu  que  déplacement.  Je  ne  vois  pas  non 
plus  que  les  habitants  soient  devenus  plus  laborieux 
ni  plus  industrieux;  ils  semblent  au  contraire  être 
plus  indolents  que  jamais.  Il  est  presque  inévitable 
que  cet  état  de  choses  ne  les  plonge  de  plus  en  plus 
dans  la  misère.  Les  missionnaires  seuls  font  là  leurs 
affaires  et  profitent  adroitement  des  changements 
qu’apporte  chez  ce  peuple  l’approche  des  Euro- 
péens. Ces  résultats  sont  sans  doute  peu  satisfaisants , 
mais  ils  sont  réels  : ils  sont  la  suite  nécessaire  de  la 
civilisation  apportée  par  des  hommes  qui  n’obéissent 
qu’à  des  sentiments  d’égoïsme.  Dans  l’état  actuel,  il 
faudrait  à ce  peuple  demi-sauvage  qu’il  pût  être  guidé 
par  d’autres  hommçs  d’une  nature  supérieure  et  ani- 
més surtout  par  des  sentiments  charitables  et  com- 
plètement désintéressés.  Ce  sont  des  qualités  quen  ont 
jamais  eues  les  missionnaires  anglais,  et  qui  sait  si  les 
catholiques , un  jour  plus  puissants  , ne  marcheront 
pas  devant  les  prêtres  protestants?...  A tout  cela,  la 
Seule  réponse  qu’il  y aurait  à faire  est  celle-ci.  Les 
terres  où  se  trouvent  disséminées  les  peuplades  de 
l’Océanie,  ne  pouvaient  pas  rester  inconnues  aux  Eu- 
ropéens. En  supposant  que  ces  peuples  fussent  restés 
abandonnés  à eux-mêmes , les  déserteurs  des  balei- 
niers, les  échappés  des  bagnes  de  Port-Jakson,  en  un 
mot  le  rebut  de  la  société  anglaise  aurait  débordé 
sur  leurs  îles  et  les  auraient  grangrenés  au  physique 
comme  au  moral , ce  qui  déjà  n’existe  que  trop  en 
différents  endroits.  Il  a donc  mieux  valu  pour  eux 


DANS  L’OCEANIE.  83 

recevoir  des  missionnaires  chrétiens  leurs  lois  et  leurs 
institutions , tout  imparfaites  qu’elles  sont,  plutôt 
que  de  rester  exposés  au  triste  sort  qui  les  menaçait, 
ce  qui  n’eût  pas  manqué  d’amener  promptement 
leur  ruine  complète. 

Après  avoir  gravi  la  colline  du  Cap-de-V Arbre, 
nous  nous  retrouvons  sur  la  plage  de  Matavaï. 
J’admire  surtout  combien  les  citronniers,  les  oran- 
gers et  les  goyaviers  se  sont  propagés  sur  cette  belle 
terre  ; ils  forment  des  boiâ  entiers  qui  répandent  au 
loin  leurs  doux  parfums.  Les  goyaviers  surtout , que 
l’on  connaissait  à peine  en  1823,  ont  multiplié  avec 
une  étonnante  rapidité. 

M.  Rodgerson  que  j’avais  invité  à venir  déjeuner 
avec  moi,  arrive  aujourd’hui  à neuf  heures  et  demie 
du  matin  accompagné  de  M.  Pritchard.  J’ai  cru  un 
instant  que  ce  dernier  resterait  à déjeûner  avec  nous, 
mais  il  s’est  excusé  sur  ce  qu’il  est  engagé  à dîner  chez 
M.  Wilson  à midi  précis.  Du  reste,  il  me  renouvelle  ses 
offres  de  services,  et  nous  nous  quittons  sur  un  ton 
très-poli.  Après  le  déjeûner,  je  partage  avec  M.  Rod- 
gerson le  peu  des  graines  de  France  que  j’avais  de 
reste,  et  ce  cadeau  paraît  lui  faire  bien  plaisir;  j’y 
ajoute  une  médaille  de  l’expédition. 

M.  De  Flotte , aspirant  de  marine  sur  la  frégate  la 
Vénus , ayant  demandé  à embarquer  sur  la  Zélée,  et  les 
capitaines  de  ces  deux  navires  ayant  donné  leur  con- 
sentement, j’accorde  à M.  De  Flotte  l’ordre  de  quitter 
la  Vénuspoov  continuer  ses  services  à bord  de  la  Zélée. 
Cette  démarche  prouve  au  moins  de  la  part  de  ce 


1838. 

Septembre. 


VOYAGE 


jeune  officier  le  désir  de  s’instruire  et  de  servir  d’une 
manière  active. 

Pewewe  vient  à bord  avec  deux  autres  chefs  de 
Matavaï  et  deux  femmes  qui  sont  bien  vite  reconnues 
par  nos  matelots,  avec  qui  déjà  elles  ont  eu  de  nom- 
breuses relations.  Il  recommence  auprès  de  moi  toutes 
ses  tentatives  pour  m’extorquer  des  douros,  mais  je  le 
renvoie  sans  l’écouter.  J’aurais  volontiers  fait  quel- 
ques cadeaux  à un  des  deux  autres  chefs  qui  étaient 
avec  Pewewe,  attendu  qu’il  s’était  toujours  comporté 
généreusement  vis-à-vis  des  officiers  qui  étaient  allés 
le  visiter  ; mais  il  doit  porter  la  punition  de  s’être  pré- 
senté en  aussi  mauvaise  compagnie.  Pewewe  ne  se  re-  - 
bute  point,  il  se  rejette  sur  le  capitaine  Jacquinot  qui 
a la  complaisance  de  l’inviter  à dîner.  Puis  après  avoir 
bien  mangé  comme  quatre,  le  pauvre  Pewewe  ne 
peut  quitter  le  capitaine  sans  lui  demander  encore 
quelques  tavas. 

En  pêchant  quelques  mollusques  sur  les  récifs, 
M.  Hombron  a été  piqué  à la  main  par  un  poisson 
épineux.  La  partie  blessée  a considérablement  enflé, 
et  le  docteur  a souffert  vivement  pendant  vingt-quatre 
heures. 

M.  Du  Petit-Thouars  m’envoie  aujourd’hui  la  pièce 
que  je  lui  ai  demandée  relativement  à la  malheureuse 
affaire  de  Bureau.  Quoique  le  commandant  de  la 
Vénus  l’ait  déjà  publiée  dans  le  récit  de  son  voyage, 
je  la  reproduirai  lorsqu’il  sera  question  de  nos  opéra- 
tions aux  îles  Yiti. 

D’après  l’avis  de.  M.  Moerenhout,  je  m’étais  adressé 


DANS  L’OCEANIE.  85 

àM.  Henry,  supposant  que  cette  personne  pouvait  me 
donner  des  renseignements  détaillés  sur  cette  catas- 
trophe, mais  je  ne  reçus  h cet  égard  de  M.  Henry  qu’une 
lettre  insignifiante. 

Dès  ce  moment  je  ne  songe  plus  qu’au  départ  qui 
est  fixé  pour  le  lendemain.  J’envoie  à M.  Moerenhout 
mon  rapport  pour  le  ministre  de  la  marine,  et  en  même 
temps  je  lui  fais  don  d’une  paire  de  pistolets  qu’il 
m avait  demandée  pour  défendre  sa  vie  au  cas  où  il 
serait  exposé  à de  nouvelles  attaques  nocturnes. 

Dans  la  soirée,  je  descends  à terre  avec  le  capitaine 
Jacquinot,  et  je  vais  prendre  un  dernier  bain  dans  les 
eaux  du  torrent  de  Matavaï.  Les  bains  sont  probable- 
ment l’unique  souvenir  agréable  que  je  doive  conserver 
par  la  suite  de  mon  court  séjour  à Taïti  \ 

* Notes  12,  i3,  14,  i5  16  et  17. 


1838. 

Septembre, 


86 


VOYAGE 


1838. 

16  Septembre. 


CHAPITRE  XXV11L 


Traversée  de  Taïti  à Apia. 


Dès  sept  heures  du  matin  nos  corvettes  ont  relevé 
leurs  ancres  et  se  sont  couvertes  de  toile  pour  continuer 
leur  marche  dans  F Océanie. 

J’avais  l’intention  de  passer  dans  le  canal  qui 
sépare  Taïti  de  l’île  Eimeo,  sa  voisine,  et  la  brise  qui 
soufflait  directement  de  l’est,  semblait  d’abord  fa- 
vorable à mes  projets  , mais  à midi  les  vents  sautent 
au  S.  O.,  et  dès-lors  je  dus  complètement  y renoncer. 
Je  viens  contourner  Eimeo  par  le  nord  dont  je  longe 
la  côte  à une  distance  de  deux  à trois  milles,  et  dont 
nous  distinguons  facilement  tous  les  accidents  de 
terrain.  Cette  vue  est  des  plus  gracieuses  et  paraît  tout 
aussi  délicieuse  et  souvent  plus  pittoresque  que  celle 
de  Taïti  même. 

Quand  nous  nous  trouvons  dans  l’ouest  du  port  de 
Talou , nous  appercevons  un  grand  édifice  en  pierres 
et  à plusieurs  étages,  percé  de  nombreuses  fenêtres  et 


DANS  L’OCEANIE. 


87 


qui  a une  certaine  apparence  lorsqu’on  le  voit  de  la 
mer.  C’est  l’établissement  auquel  les  missionnaires 
anglais  ont  donné  le  nom  pompeux  de  S'outh-Sea 
academy.  Il  y a longtemps  que  je  présumais  que  ce 
titre  fastueux  ne  serait  justifié  par  aucun  résultat.  En 
effet,  cet  établissement  est  en  ce  moment  à peu  près 
abandonné. 

Nous  avions  perdu  de  vue  les  terres  d ’Eimeo,  lorsque 
à six  heures  et  demie  du  soir,  à travers  la  brume,  nous 
apercevons  vaguement  les  terres  de  l’ile  Tabou-Ema- 
nou.  Je  n’avais  en  aucune  manière  F intention  de 
recommencer  sur  cet  archipel  un  travail  qui  déjà  avait 
été  fait  en  1823  par  la  Coquille , commandée  par  le 
capitaine  Duperrey  ; c’est  pourquoi , poussé  par  une 
brise  très-fraîche  du  S.  E.,  je  continue  à courir  toute 
la  nuit  pour  passer  au  sud  de  l’île  Raiatea. 

Au  jour,  je  mets  le  cap  au  N.  f O.,  et  bientôt  nous 
sommes  en  vue  des  hautes  terres  des  îles  Raiatea  et 
Tahaa;  et  ensuite  je  rallie  de  près  les  brisants  qui 
forment  la  ceinture  de  F île  Bora-Bora.  Cette  dernière 
île  avait  été  visitée  par  la  Coquille  en  1823,  et  je  recon- 
nais avec  bonheur  ce  sommet  sourcilleux,  nommé 
Pahia , qui  domine  ces  vertes  forêts  et  ces  riantes 
plages  que  j’avais  alors  si  souvent  parcourues,  et  où 
j’avais  recueilli  tant  de  plantes  curieuses  et  sou- 
vent nouvelles.  C’était  là  aussi  que  j’avais  pour  la 
première  fois  commencé  sérieusement  mes  études 
ethnographiques. 

Après  avoir  dépassé  la  pointe  septentrionale  de 
Bora-Bora,  je  continue  encore  à courir  au  nord  pour 


88 


VOYAGE 


1838.  hien  reconnaître  les  terres  de  la  petite  île  Toubai,  et 

Septembre.  . 

ensuite  je  me  dirige  sur  Maupiti  dont  nous  longeons 
le  récif  à deux  milles  de  distance.  Les  charmants  petits 
îlots  couverts  de  verdure  forment  à cette  dernière  île 
une  ceinture  délicieuse.  En  dedans  des  récifs  un  beau 
lagon  offre  l’aspect  d’une  mer  bien  paisible  dont  le 
centre  est  occupé  par  un  morne  élevé,  couvert  de  ver- 
dure et  qui  forme  le  corps  principal  de  File  Maupiti. 

Il  était  deux  heures  de  l’après-midi  lorsque  aban- 
donnant définitivement  l’archipel  de  la  Société,  je 
cours  à l’O.  S.  O.  ^ S.  sur  Fîle  Maupelia , que  je 
compte  apercevoir  demain  au  point  du  jour.  Cette 
dernière  île,  découverte  en  1767,  avait  été  revue  par 
Cook  en  1774;  et  la  petite  distance  qui  la  sépare  des 
îles  Taïti,  ne  pouvait  pas  me  laisser  craindre  qu’il 
pût  y avoir  une  erreur  considérable  dans  les  détermi- 
nations de  ce  célèbre  navigateur, 
îs.  Je  me  contente  à minuit  de  faire  diminuer  de  voiles 
pour  ne  pas  filer  plus  de  sept  nœuds.  La  brise  est 
fraîche  et  la  mer  très-grosse.  Fatigué  par  le  roulis, 
je  venais  seulement  de  m’endormir  lorsqu’à  deux 
heures  du  matin,  M.  Maréscot  me  fait  prévenir  que  la 
terre  se  découvre  devant  nous,  et  qu’elle  doit  être 
très-près,  car  la  nuit  est  des  plus  sombres.  Je  donne 
aussitôt  l’ordre  de  virer  de  bord  promptement  et  de 
. revenir  au  plus  près  tribord  en  forçant  de  voiles.  Bien 
que  la  manœuvre  se  fût  exécutée  avec  la  plus  grande' 
célérité,  les  brisants  que  l’on  apercevait  de  dessus  le 
pont  du  navire,  se  montraient  si  voisins  de  nous  un 
instant,  que  j’eus  les  craintes  les  plus  sérieuses  de  ne 


DANS  L’OCEANIE.  89 

pouvoir  les  doubler.  Enfin,  nous  parvenons  à changer 
de- 1 oute,  et  toutes  nos  voiles  sont  à peine  orientées  que 
les  brisants  qui  blanchissent  les  eaux  se  montrent 
menaçants  derrière  nous  et  sous  le  remoux  même  de 
notre  gouvernail.  Mais  enfin  la  brise  est  fraîche  et 
nous  pouvons  nous  éloigner  rapidement  ; dès  ce  mo- 
ment notre  salut  est  assuré.  Mes  craintes  se  reportent 
entières  sur  la  Zélée. 

La  nuit  était  tellement  obscure  que  nous  avions 
peine  à la  voir,  ce  qui  prouvait  qu’elle  n’avait  point 
manœuvré  comme  nous;  si  par  malheur  elle  n’a- 
vait point  vu  la  terre , elle  était  perdue  sans  res- 
source, et  si  pour  serrer  le  vent  elle  était  venue 
sur  bâbord,  il  y avait  tout  lieu  de  craindre  qu’elle  ne 
put  pas  doubler  1 de  de  ce  côté.  Le  lecteur  jugera 
combien  alors  je  dus  souffrir  jusqu'à  trois  heures  du 
matin,  où  alors  nous  vîmes  briller  les  feux  de  position 
de  notre  compagne  de  route  à peu  de  distance  der- 
rière nous.  L’expédition  venait  d’échapper  à un  des 
plus  grands  dangers  qui  l’eussent  encore  menacée. 
Quelques  minutes  plus  tard  et  les  deux  corvettes 
montaient  sur  les  récifs  qui  entourent  cette  île,  elles 
y étaient  brisées  en  un  instant  par  la  mer  affreuse  que 
les  vents  poussaient  sur  cette  barrière.  Il  ne  restait  de 
chances  de  salut  que  pour  quelques-uns  de  nos  meil- 
leurs nageurs , qui  peut-être  auraient  pu  gagner  la 
terre  sans  être  broyés  sur  les  rochers.  Et  alors  ils  au- 
raient pu  peut-être  regagner  les  îles  de  Taïti  sur  des 
canots  qu’ils  auraient  construits,  et  porter  la  nouvelle 
d’une  aussi  triste  catastrophe. 


1838. 

Septembre. 


90  VOYAGE 

Je  venais  du  reste  d’être  dupe  de  ma  confiance  dans 
les  déterminations  de  Cook;  File  que  nous  venions  de 
rencontrer  était  bien  File  Maupelia,  et  certes  c’est  un 
bon  avertissement  pour  apprendre  aux  navigateurs 
que  l’on  ne  peut  jamais  être  trop  prudent  pour  navi- 
guer dans  ces  mers  semées  d’écueils.  En  mettant  en 
panne  pour  ne  pas  faire  route  la  nuit,  j’aurais  perdu 
du  temps  il  est  vrai,  mais  je  n’aurais  pas  autant  aven- 
turé mes  navires. 

Au  jour,  nous  reprenons  les  amures  à bâbord,  et 
peu  après  nous  revoyons  la  terre  Maupelia  à cinq  ou 
six  milles  devant  nous.  Bientôt  après  nous  pouvons  la 
cotoyer  à petite  distance.  Elle  se  compose  de  trois  îlots 
bas  bien  boisés,  mais  peu  garnis  de  cocotiers,  et  qui 
sont  enchaînés  par  une  ceinture  de  brisants  qui  s’é- 
tendent au  loin  dans  la  partie  sud  ; un  beau  lagon  en 
occupe  l’intérieur.  Nous  n’y  distinguons,  du  reste, 
ni  habitants  ni  traces  d’habitation.  Heureusement  du 
côté  de  l’est  le  récif  ne  s’éloigne  guère  plus  de  trois  à 
quatre  encablures  de  la  plage,  et  c’est  ce  qui  nous  a 
sauvés,  car  nous  avons  pu  apercevoir  malgré  la  nuit 
les  arbres  de  la  côte  lorsque  nous  avions  encore  le 
temps  nécessaire  pour  nous  éloigner.  Si  nos  corvettes 
eussent  accosté  le  récif  quelque  milles  plus  sud,  nous 
ne  l’aurions  aperçu  qu’en  y tombant  dessus. 

Toujours  poussés  par  une  belle  brise  d’E.  S.  E., 
nous  courons  ensuite  dans  l’ouest  sur  l’île  Scilly.  Dès 
onze  heures  nous  commençons  à voir  apparaître  ses 
arbres  aux  limites  de  l’horizon,  et  à midi  nous  n’en 
sortîmes  plus  qu’à  deux  milles  environ. 


DANS  L’OCEANIE. 


91 


Nous  sommes  assez  heureux  pour  avoir  des  obser- 
vations, et  dès-lors  nous  pouvons  avoir  la  certitude 
que  l’île  Maupelia  se  trouve  placée  d’après  Cook, 
de  vingt-cinq  milles  trop  à l’ouest,  erreur  qui  a été 
près  de  nous  devenir  fatale  pendant  la  nuit  passée. 

Je  me  proposais  en  premier  lieu  de  doubler  l’ile 
Scilly  par  le  nord  ; mais  apercevant  un  immense  bri- 
sant qui  s’étendait  dans  le  sud,  j’ai  pensé  qu’il  serait 
utile  aux  navigateurs  d’avoir  la  configuration  de  ces 
dangereux  écueils.  L’île  Scilly  est  formée  par  un  récif 
qui  s’éloigne  de  deux  à six  milles  et  de  quelques  îlots 
bas  à l’intérieur,  dont  les  parties  boisées  laissent 
voir  quelques  touffes  de  cocotiers  ; du  reste , nous  n’y 
apercevons  pas  d’habitants.  L’eau  nous  paraît  peu  pro- 
fonde dans  le  lagon  intérieur.  Nous  suivons  le  récif 
de  très-près,  et  ensuite  je  mets  la  route  à l’O.  f S.  pour 
rallier  le  plus  vite  possible  les  îles  des  Navigateurs. 

Le  vent  alisé  nous  a poussés  rapidement  vers  notre 
destination,  et  le  23  la  vigie,  à qui  j’avais  recom- 
mandé de  veiller  attentivement,  ne  tarda  pas  à signa- 
ler un  petit  îlot  droit  devant  nous.  C’était  l’île  Rose, 
la  sentinelle  avancée  de  l’archipel  Samoa  ( ou  des 
Navigateurs).  Cette  petite  île  a été  découverte  par  le 
capitaine  Freycinet , qui  lui  imposa  le  nom  de  sa 
femme,  qui  l’avait  accompagné  dans  son  voyage. 

De  sept  à huit  heures  du  matin,  nous  prolongeons 
à moins  d’un  mille  de  distance  le  récif  qui  forme  à 
Mot  une  ceinture  de  six  à sept  milles  de  circuit.  L’île 
Rose  n’est , du  reste  , qu’un  monceau  de  sable  de 
200  mètres  environ  de  diamètre , couver!  d'un 


92  VOYAGE 

1838.  bouquet  de  verdure  très-frais  et  d’un  aspect  riant. 

Septembre.  1 . A 

En  passant  à 600  mètres  environ  au  nord  du  bri- 
sant , nous  apercevons  dans  le  récif  une  coupée  de 
100  mètres  environ  de  large  , qui  donne  accès  dans 
le  lagon  dont  beau  paraît  assez  profonde , et  qui  sem- 
blerait promettre  un  mouillage  pour  des  navires  aussi 
petits  que  les  nôtres. 

Nous  avions  à peine  perdu  File  Rose  de  vue  depuis 
quelques  heures,  que  les  terres  d’ Opoun  se  montrent 
droit  devant  nous  sous  la  forme  d’un  cône  déjà  élevé, 
mais  d’une  base  peu  étendue.  A six  heures  du  soir, 
nous  n’étions  plus  qu’à  six  ou  sept  milles  de  la  pointe 
est  de  cette  île,  et  je  me  décide  à passer  la  nuit  aux 
petits  bords  dans  son  voisinage  pour  commencer 
demain  l’exploration  de  ce  groupe  important. 

24  Aussitôt  que  le  jour  se  fait,  je  rallie  la  côte  d’ Opoun 

et  je  la  prolonge  à petite  distance.  C’est  une  terre 
haute,  bien  boisée  presque  jusqu’au  sommet  de  ses 
montagnes.  Une  bande  de  terre  assez  basse  et  cou- 
verte d’une  riche  végétation  la  limite  vers  la  rnér. 
Toutefois  nous  ne  remarquons  pas  de  cabanes  , nous 
ne  voyons  que  quelques  naturels  réunis  sur  la  pointe 
de  l’ouest.  A huit  heures  nous  nous  étions  déjà  enga- 
gés dans  le  canal  qui  sépare  l’île  Opoun  de  Leone , 
lorsque  le  calme  nous  y surprend  et  vient  arrêter 
notre  marche  rapide  jusque-là.  11  nous  faut  attendre 
une  heure  et  demie  avant  que  la  brise  nous  permette 
de  prolonger  la  bande  septentrionale  des  îles  Leone 
et  Anfoue.  Ces  dernières  îles  nous  paraissent  assez 
bien  garnies  de  cocotiers,  mais  nous  n’y  apercevons 


DANS  L’OCEANIE.  93 

aucun  habitant.  Seulement  pendant  que  le  calme  nous 
lient  immobiles  sur  les  eaux , deux  petites  pirogues, 
peintes  en  rouge  et  montées  chacune  par  trois  natu- 
rels, approchent  fort  près  de  la  Zélée,  sans  toutefois 
vouloir  l’accoster. 

A neuf  heures,  M.  Dumoulin  avait  terminé  le  tra- 
vail de  ces  îles,  et  je  gouverne  sur  l’île  Maouna , dont 
les  terres  se  montrent  déjà  à travers  une  brume 
assez  épaisse.  Dans  l’après-midi  nous  prolongeons  la 
côte  méridionale  de  eette  île  à six  ou  sept  milles  de 
distance.  La  brume  qui  couvre  les  terres  nous  en 
masque  en  partie  les  détails.  Cependant  vers  le  milieu 
nous  pouvons  facilement  apercevoir  l’entrée  d’une 
baie  qui  doit  être  profonde  et  qur  pourrait  offrir  un 
mouillage.  Seulement  la  sortie  en  serait  difficile  à 
cause  des  vents  et  de  la  mer  du  sud  qui  doivent  y 
régner  presque  constamment. 

Un  moment  même  , dépourvu  de  renseignements 
certains , je  crains  que  cette  baie  qui  s’offre  devant 
nous  ne  soit  le  port  d ' Apia,  dont  on  m’avait  parlé  à 
Taïti  et  où  je  désire  aller  mouiller..  Mais  M.  Desgraz 
me  tire  d’embarras  en  me  remettant  une  petite 
notice,  imprimée  par  les  missionnaires  de  la  société 
de  Londres,  et  où  il  est  dit  que  le  port  d ’Apia  est  situé 
sur  File  d’Ôpoulou.  Or  je  savais  que  ce  nom  était 
celui  donné  par  Edwards  à l’île  que  Lapeyrouse  dé- 
signe sous  le  nom  d ’Oyo-Lava. 

Dès-lors  je  continue  ma  route  et  vers  le  soir  je 
viens  ranger  d assez  près  la  pointe  S.  O.  de  Maouna, 
sur  laquelle  nous  distinguons  des  cabanes  et  parfois 


1838. 

Septembre 


VOYAGE 


1838. 

Septembre. 


25. 


94 

môme  des  habitants  qui  se  promènent  sur  la  plage. 
Pour  la  nuit  je  me  contente  de  modérer  mon  sillage, 
pour  me  trouver  demain  matin  en  vue  de  l’ile 
Opoulou. 

A cinq  heures,  en  effet,  la  terre  se  montre  devant 
nous.  Un  navire  à trois  mâts  change  brusquement  sa 
route,  de  manière  à se  rapprocher  de  nous. 

Vers  neuf  heures , n’étant  plus  qu’à  une  petite 
distance  des  terres  d’ Opoulou,  je  commence  à les 
suivre  d’aussi  près  que  le  brisant  peut  me  le  per- 
mettre ; examinant  avec  soin  tous  les  enfoncements 
pour  découvrir  la  baie  d’Apia  que  nous  cherchons. 
J’y  aurais  réussi,  sans  doute,  mais  peut-être  après  de 
longs  efforts,  et  surtout  j’aurais  pu  perdre  beaucoup 
de  temps  si  le  vent  fût  venu  à varier.  Mais  bientôt, 
heureusement,  je  vois  une  baleinière  se  détacher  du 
navire  dont  j’ai  parlé,  et  se  diriger  sur  nous.  Je  mets 
aussitôt  en  panne  pour  l’attendre.  Elle  amène  à bord 
le  master  lui-même  du  navire  le  Lady-Rohena.  Nous 
ayant  pris  pour  des  baleiniers,  il  était  venu  chercher 
des  nouvelles  et  nous  offrir  en  même  temps  ses 
services.  11  m’apprend  que  les  insulaires  de  Samoa 
(véritable  nom  dé  cet  archipel)  étaient  fort  traitables, 
et  que  l’on  pouvait  se  procurer  chez  eux  des  vivres 
et  surtout  des  cochons  en  abondance  et  à bon  mar- 
ché. Il  m’apprend  encore  que  le  petit  port  d’Apia  est 
très-sûr , mais  qu’il  se  trouve  encore  au  moins  à 
vingt-cinq  milles  dans  l’ouest  de  nous. 

Au  surplus,  il  m’offre  pour  m’y  conduire  un  An- 
glais nommé  Frazior,  établi  depuis  six  ans  dans  ces 


DANS  L’OCEANIE.  95 

i!cs?  et  qu  il  avait  dans  son  canot.  Il  avait  servi  à 
piloter  son  navire,  et  j’accepte  cette  offre  de  bon  cœur. 

A peine  le  capitaine  du  Lady-Rohena  nous  quittait, 
qu’une  pirogue  du  pays  part  de  terre  et  nous  amène 
un  autre  Anglais,  aussi  établi  dans  ces  îles,  Je  l’envoie 
à bord  de  la  Zélée,  en  invitant  le  capitaine  Jacquinot 
à s’en  servir  comme  pilote. 

Désormais  munis  chacun  d’un  pratique  du  pays, 
nous  suivons  la  côte  de  très-près,  venant  raser  les 
brisants  qui  souvent  garnissent  ces  îles.  Je  ne  puis 
me  lasser  d’admirer  le  spectacle  enchanteur  que  nous 
offrent  ces  belles  terres.  Nous  rangeant  à l’avis  de 
Lapeyrouse,  nous  11’hésitons  pas  à proclamer  ces  îles 
comme  bien  supérieures  à Taïti  elle-même , et  pour 
leur  beauté  et  pour  leur  apparente  fertilité.  La  côte 
est  couverte  de  beaux  arbres  d’une  admirable  ver- 
dure, partout  on  y distingue  de  belles  plages  de  sable, 
de  jolies  anses,  des  villages  populeux  et  parfaite- 
ment ombragés.  Du  rivage  à l’intérieur  le  terrain 
s’élève  en  pente  assez  douce  pour  pouvoir  être  habité 
et  même  cultivé,  si  les  indigènes  étaient  capables  de 
travailler.  C’est  sous  ce  rapport  surtout  que  File 
Opoulou  est  bien  supérieure  à Taïti  dont  les  plages 
de  la  base  sont  seules  habitables,  tandis  que  l’inté- 
rieur est  abrupt  et  si  rocailleux , que  la  culture  en 
resterait  toujours  extrêmement  pénible,  si  toutefois 
elle  n’était  pas  impossible. 

Les  villages  sont  généralement  placés  sur  les 
pointes  des  terres,  entourés  d’admirables  touffes  de 
cocotiers,  et  souvent  traversés  par  de  jolis  ruisseaux 


1S38. 

Seplfnibre. 


96 


VOYAGE 


qui  tombent  quelquefois  en  cascades  des  montagnes 
voisines.  Nous  remarquons  de  distance  en  distance 
de  grands  édifices  blanchis  à la  chaux  et  percés  par 
des  fenêtres.  Frazior  nous  apprend  que  ce  sont  les 
églises  nouvellement  bâties  par  les  naturels,  sous 
la  direction  des  missionnaires  anglais.  Tout  en  admi- 
rant la  beauté  d’Opoulou  et  le  grand  nombre  de  ses 
hameaux,  nous  devons  déclarer  que  nous  n’avons  vu 
aucun  de  ces  villages  signalés  par  Lapeyrouse  comme 
des  villes  qui  s’étendent  du  rivage  au  sommet  dés 
montagnes.  Il  faut  que  l’illustre  navigateur  se  soit 
laissé  aller  à l’exagération,  dans  ce  cas,  ou  bien  que 
ces  villages  aient  disparu , s’ils  ont  jamais  existé.  Du 
reste,  je  crois  me  rappeler  que  d’après  son  récit,  il 
passa  trop  loin  des  terres  pour  apercevoir  ces  dé- 
tails. 

Les  vents  frais  de  la  partie  de  l’est  nous  font  filer 
rapidement  le  long  de  la  côte  d’Opoulou.  A deux 
heures  nous  sommes  à l’entrée  du  port  d’ Apia , et  peu 
après  nous  donnons  dans  le  passage  resserré  entre 
deux  brisants  qui  en  forment  l’entrée.  Quelques 
minutes  plus  tard,  Y Astrolabe  et  la  Zélée  se  trouvent 
mouillées  par  sept  brasses  de  fond  dans  un  joli  petit 
bassin  parfaitement  abrité  *. 


DANS  L’OCEANIE. 


97 


CHAPITRE  XXIX. 


Séjour  à Apia, 


Aussitôt  que  nous  sommes  mouillés,  le  capitaine 
Jacquinot  se  rend  à bord  de  Y Astrolabe,  et  après 
avoir  concerté  avec  lui  les  opérations  de  la  relâche, 
je  charge  M.  La  Farge  de  lever  le  plan  de  la  baie.  Je 
préviens  ensuite  MM.  les  officiers  que  la  durée  de  la 
relâche  est  fixée  à six  jours  , afin  que  chacun  puisse 
combiner  ses  travaux  suivant  le  temps  qu’il  aurait  à 
y consacrer.  Jamais  je  n’ai  manqué  à cette  précaution 
pendant  toute  la  campagne,  et  à moins  d’un  obstacle 
aussi  important  qu’imprévu , je  n’ai  jamais  non  plus 
manqué  d’appareiller  au  terme  fixé.  Un  chef  d’expé- 
dition ne  doit  jamais  perdre  de  vue  qu’il  est  de  la 
plus  haute  importance  d’habituer  ses  officiers  et  ses 
équipages  cà  compter  sur  la  parole  qu’il  a une  fois 
donnée.  En  agissant  ainsi  un  capitaine  peut  craindre, 
il  est  vrai,  quelques  privations,  mais  aussi  il  évite 
biemdes  mécomptes. 

IV. 


1838. 

25  Septembre. 


7 


1838. 

Septembre. 


98  VOYAGE 

Je  conserve  sur  les  deux  navires  les  deux  Anglais 
qui  nous  ont  pilotés,  ils  me  serviront  d’interprètes 
dans  mes  transactions  avec  les  naturels.  Ils  me  ra- 
content qu’un  navire  baleinier  anglais  avait  mouillé 
dans  ce  port  pendant  deux  ou  trois  jours  seulement, 
et  que  pendant  ce  peu  de  temps , dix-sept  matelots  et 
un  officier  avaient  déserté  et  s’étaient  éparpillés  dans 
Hle.  La  pêche  du  cachalot  attire  les  baleiniers  dans 
cet  archipel,  et  la  facilité  de  s’y  procurer  des  vivres 
les  amène  au  mouillage  d’Apia.  Mais  les  désertions 
sont  fort  à redouter.  C’est  ainsi  que  ces  belles  îles  se 
trouvent  infectées  de  fainéants  et  de  mauvais  sujets 
qui  souvent  sont  les  premiers  a pousser  les  sauvages 
vers  des  actions  blâmables. 

Les  naturels  se  présentent  d’abord  en  très-petit 
nombre,  et  paraissent  bien  plus  réservés  qu’àNouka- 
Hiva  et  à Taïti.  Ce  n’est  que  peu  à peu  qu’ils  se  hasar- 
dent à nous  apporter  quelques  objets  à échanger . La 
population  des  îles  Samoa  est  une  variété  de  la  race 
polynésienne,  qui  se  rapproche  beaucoup  de  celle 
des  Tonga. 

Un  individu  de  haute  taille  (lm,75)  et  d’une  forte 
structure , se  présente  à moi  avec  un  air  de  supé- 
riorité , qui  semble  annoncer  un  homme  d’une  cer- 
taine importance.  Frazior  me  dit  qu’il  se  nomme 
Pea-Pongui  et  qu’il  est  le  chef  du  district  d’Apia. 

En  conséquence  je  le  reçois,  amicalement  et  lui  fais 
quelques  cadeaux. 

Encouragé  par  mon  accueil , Pea  se  hasarde  à me 
déployer  une  pancarte  écrite  en  anglais , en  pronon- 


DANS  L’OCEANIE.  99 

çant  le  mot  dollars . Je  ne  comprends  pas  trop 
d abord  ce  que  cela  peut  signifier;  mais  ayant  jeté 
les  yeux  sur  récrit  anglais,  je  reconnais  que  c’est  un 
règlement  de  port  en  règle,  contresigné  par  M.  Drinck- 
Water  de  Béthune , commandant  le  sloop  le  Comvay 
de  28  canons,  et  qui'  avait  mouillé  dans  ce  port  quel- 
que temps  avant  nous.  Le  mot  dollars  était  tout  ce 
qui  avait  pu  entrer  dans  la  tête  de  Pea.  Du  reste,  le 
règlement  exigeait  dollars  pour  le  mouillage , dollars 
pour  l’eau  douce,  dollars  pour  le  bois , dollars  poul- 
ies déserteurs,  enfin  dollars  de  toutes  les  façons,  rien 
n’y  était  oublié. 

Dès-lors,  je  vois  bien  vite  de  quoi  il  s’agit.  Ce  sont 
ces  dignes  missionnaires  qui  ont  inventé  ce  moyen 
pour  faire  arriver  l’eau  au  moulin  de  la  mission , 
et  ces  pauvres  naturels  sont  les  soutiens  de  ces  belles 
dispositions;  mais  ce  que  je  ne  puis  concevoir , -c’est 
qu  un  capitaine  de  vaisseau  anglais  ait  pu  sérieuse- 
ment apposer  sa  signature  à un  acte  semblable,  à 
moins  qu’il  n’ait  reçu  des  instructions  secrètes  de 
son  gouvernement , qui  l’autorisent  à hasarder  cette 
espèce  de  commencement  équivoque  de  prise  de  pos- 
session, sauf  à la  confirmer  par  Ja  suite  par  des  actes 
plus  énergiques. 

Pour  moi,  en  attendant  qu’il  en  soit  ainsi,  j’ac- 
corde peu  d’attention  à ce  chiffon  de  papier  émané 
des  missionnaires  de  Londres  et  contresigné  par 
M.  Drinck-Water.  Haussant  les  épaules,  après  l’avoir 
lu  et  souriant  de  pitié,  je  fais  signe  à Pea  qu’il  n’a 
pas  de  piastres  à attendre  de  nous.  Cette  déclaration 


1838. 

Septembre. 


100  VOYAGE 

1838.  ne  le  satisfait  pas,  mais  comme  il  commençe  à de- 
Septembre.  importun  ? je  prends  un  air  mécontent,  et  je 

charge  Frazior  de  lui  expliquer  de  ma  part  que  si  je 
coupais  du  bois  qui  pût  appartenir  soit  à lui , soit  à 
d’autres,  je  l’en  dédommagerais  par  des  étoffes,  mais 
que  quant  à l’eau , elle  appartenait  à tous  ceux  qui  en 
avaient  besoin,  et  que  je  ne  lui  donnerais  pas  un  seul 
shilling  pour  cela.  Puis , en  lui  montrant  la  batterie 
de  la  corvette,  j’ajoute  que  s’il  exigeait  impérieuse- 
ment d’être  payé , nos  canons  seraient  chargés  d’ac- 
quitter le  prix  qu’il  demanderait. 

A cette  sortie  , le  pauvre  Pea  tout  effrayé  , s em- 
presse de  s’excuser  autant  qu’il  lui  est  possible , 
m’annonçant  qu’il  renonce  entièrement  à ses  pré- 
tentions, il  me  supplie  de  ne  pas  me  fâcher  contre  lui. 
Au  fond,  je  n’ai  pas  la  moindre  colère  contre  cet 
homme;  car  il  n’est  pas  pour  grand  chose  dans  cette 
mauvaise  farce , il  est  tout  au  plus  1 instrument  des 
missionnaires.  Tant  il  est  vrai  que  chez  ces  derniers, 
l’argent  est  toujours  le  premier  mobile  de  leurs  ac- 
tions, et  qu’ils  abusent  de  la  religion  et  de  la  phi- 
lanthropie dont  ils  se  font  un  prétexte. 

Après  notre  dîner,  le  capitaine  Jacquinot  se  joint 
à moi,  et  en  compagnie  de  l’ami  Pea,  nous  descen- 
dons au  fond  de  la  baie.  Nous  trouvons  les  cases  du 
petit  village  d’Apia  éparpillées  sans  aucun  ordre, 
sous  de  belles  touffes  de  cocotiers.  .Nous  visitons  d’a- 
n.  lxxi.  bord  le  Faré-tete  ou  maison  publique.  C’est  un  grand 
édifice  construit  avec  une  élégance  et  me  légèreté 
vraiment  admirables.  Bien  qu  il  soit  tout  en  bois , et 


DANS  L’OCEANIE. 


101 


recouvert  d’un  simple  toit  en  paille,  sa  construction 
est  vraiment  un  chef-d’œuvre  d’industrie  sauvage , 
et  tout  l’intérieur  est  d’une  propreté  remarquable.  Le 
sol  est  couvert  de  petits  cailloux  qui  paraissent  si 
unis  et  si  bien  nettoyés  que  l’on  dirait  qu’ils  ont  été 
triés  à la  main. 

De  là,  nous  nous  dirigeons  chez  le  missionnaire 
M.  Mills , qui  habite  une  petite  case  assez  modeste , 
quoiqu’elle  soit  intérieurement  disposée  d’une  ma- 
nière assez  confortable.  Les  naturels  qu’il  guide 
dans  ces  travaux  (ayant  été  lui-même  charpentier) 
travaillent  avec  une  ardeur  incroyable  à lui  cons- 
truire une  demeure  qui  sera  un  petit  palais  pour 
ces  îles,  car  le  corps  de  maison  Sera  double,  et 
il  n’y  aura  pas  moins  de  douze  fenêtres  et;  plu- 
sieurs portes. 

M.  Mills  est  un  homme  maigre  et  d’une  apparence 
assez  chétive  ; il  nous  reçoit  poliment  et  s’offre  de  ré- 
pondre à toutes  nos  questions.  Comme  il  ne  sait  pas 
un  seul  mot  de  français , nous  aurions  eu  peut-être 
de  la  peine  à nous  entendre,  si  madame  Mills, 
femme  assez  jeune , d’une  figure  intelligente  et  agréa- 
ble, malgré  son  état  de  santé  qui  paraît  peu  ras- 
surant, ne  se  fût  empressée  de  répondre  à toutes 
les  questions  que  nous  adressions  à son  mari.  Il  m’a 
semblé  que  cette  dame  jouissait  parmi  les  naturels 
de  plus  de  considération  que  son  époux. 

Dans  ma  conversation  avec  madame  Mills , je  lui 
fais  observer  que  Pea  m’avait  présenté  un  papier  en 
me  réclamant  des  dollars,  que  je  n’y  avais  fait  aucune 


1838. 

Septembre. 


102 


VOYAGE 


1838. 

Septembre. 


attention , mais  je  ne  lui  dissimule  pas  que  cette  dé- 
marche m’avait  paru  fort  inconvenante  vis-à-vis  d’un 
navire  de  guerre  étranger  , et  que  par  la  suite  il 
pourrait  fort  bien  arriver  qu’un  capitaine  moins  en- 
durant que  moi , la  reçût  aussi  avec  moins  de  sang- 
froid.  M.  Mills , d’abord  embarrassé  , cherche  ensuite 
à s’excuser  en  me  disant  que  cette  mesure  n?avait 
été  prise  que  pour  les  navires  de  commerce,  et  que 
ceux-ci , jusqu’à  présent , l’avaient  regardée  comme 
légale. 

En  quittant  M.  Mills,  nous  allons,  toujours  accom- 
pagnés de  Pea , faire  un  tour  de  promenade  dans  la 
forêt  voisine.  Une  route  y est  percée  et  offre  une  pro- 
menade délicieuse  d’une  longueur  d’un  mille  environ. 
Jamais  je  n’ai  vu  de  plus  beaux  arbres,  pas  même  à 
la  Nouvelle-Zélande  ou  à la  Nouvelle-Guinée,  malgré 
la  beauté  de  leurs  forêts.  Elles  sont  ici  faciles  à par- 
courir, attendu  que  F immense  hauteur  des  grandes 
espèces  empêche  le  soleil  de  pénétrer  et  d’arriver 
jusqu’au  sol , et  par  suite  les  lianes  et  les  arbustes  ne 
peuvent  pas  se  produire  avec  assez  d’abondance  pour 
gêner  le  promeneur  ; de  beaux  pigeons,  des  grandes 
roussettes,  des  perruches  et  d’autres  jolies  espèces 
d’oiseaux  variés , voltigent  dans  ces  grands  bois  où 
ils  portent  le  mouvement  et  la  vie.  La  nature  or- 
ganisée s’y  montre  déjà  bien  plus  riche  qu’à  Tditi , 
et  je  ne  tarde  pas  à remarquer  une  foule  de  végétaux 
que  ce  dernier  archipel  ne  m’avait  point  encore  offerts. 

Nous  passons  une  heure  de  la  soirée  à nous  pro- 
mener avec  délices  sous  ces  ombrages  majestueux. 


DANS  L’OCEANIE. 


103 


Pea  nous  mène  vers  une  cascade  formée  par  les  eaux  Sep1t^8bre 
limpides  d’un  torrent  qui  se  précipite  au  travers  de  pi.  lxxiv. 
gros  rochers  basaltiques  d’une  hauteur  de  5 à 6 mètres, 
avec  un  bruit  violent.  L’eau  me  paraît  si  belle  que 
je  me  décide  à y prendre  un  bain , mais  sa  fraîcheur 
me  repousse , et  cheminant  avec  lenteur  nous  repre- 
nons le  chemin  de  la  plage.  Tous  mes  compagnons 
et  surtout  le  capitaine  Jacquinot  paraissent  enchantés 
de  se  trouver  sur  ces  îles  encore  si  peu  connues.  Cette 
relâche  nous  promet  mille  avantages  et  pour  la  santé 
de  nos  équipages  et  pour  l’accroissement  des  richesses 
de  MM.  les  naturalistes.  Aujourd’hui  la  surface  du 
globe  a été  tellement  explorée , qu’il  faut  se  féliciter 
d’avoir  trouvé  quelque  coin  qui  ait  échappé  aux  re- 
cherches des  voyageurs.  Les  îles  Samoa  sont  dans 
ce  cas,  à moins  que  les  compagnons  du  capitaine 
Drink-Water  n’ aient  recueilli  des  observations  à cet 
égard , car  ils  nous  avaient  seuls  précédés  sur  ce  ter- 
rain. 

Nos  Français  habitués  aux  beautés  faciles  de  Nou- 
ka-hiva  et  de  Taïti,  ont  voulu  ici  renouveler  leurs 
galanteries,  mais  à leur  grande  surprise,  ils  sont  dé- 
sappointés. Les  femmes  qui  d’abord  avaient  semblé 
disposées  à accepter  les  provocations  de  nos  marins, 
ont  refusé  constamment  les  propositions  sérieuses,  et 
elles  paraissent  se  soumettre  avec  sincérité  aux  dé- 
fenses de  leur  nouvelle  religion.  Mais  elles  indiquent 
volontiers  à nos  hommes  le  chemin  d’une  tribu  voi- 
sine , où  ces  peuplades  conservant  leurs  premières 
croyances,  sont  encore  toutes  disposées  à trafiquer 


104 


VOYAGE 


1838-  des  faveurs  de  leurs  femmes,  et  dès  ce  moment  celte 

Septembre.  . 

route  est  chaque  jour  souvent  parcourue  par  les  ha- 
bitants des  corvettes. 

Frazior  qui  paraît  assez  bien  connaître  le  pays  et 
l’archipel  des  Samoa , me  donne  aussi  les  véritables 
noms  des  îles  qui  le  composent.  Le  nom  de  Hamoa  au 
lieu  de  Samoa  que  j’avais  déjà  imposé  à ce  groupe, 
m’avait  été  donné  par  les  habitants  des  îles  Tonga, 
qui  ne  prononcent  jamais  la  lettre  S à laquelle  ils 
substituent  ordinairement  la  lettre  H. 

Opoun  s’appelle  Olo-singa;  Leone,  To-hou;  Fan- 
foue , Feti-houta.  Ces  trois  îles  portent  collectivement 
le  nom  de  Münoua. 

Quant  à l’archipel  véritable  de  Samoa , l’île  Maouna 
de  Lapeyrouse , est  réellement  Tou-tou-ila  ; l’île  des 
Pêcheurs,  Ana-moua ; Oio-lava,  Opoulou;  puis  Ma- 
nono, Apolina , et  enfin  Sevai  que  Lapeyrouse  ap- 
pelle Poua  par  erreur.  11  est  facile  de  voir  que  l’An- 
glais Edwards  fut  à cet  égard  mieux  renseigné,  car 
ses  noms  indiqués  sur  la  carte  d’Arrowsmith  se  rap- 
prochent assez  souvent  des  véritables  désignations  des 
naturels. 

Frazior  estime  la  population  de  ce  groupe  à 
80,000  âmes  environ,  ainsi  réparties  : Sevai  et  Opou- 
lou en  contiendraient  25,000 , Tou-tou-ila  10,000, 
Manono  7,000,  Apolina  3,000 , le  groupe  de  Manoua 
serait  le  moins  habité. 

On  compte  aujourd’hui  déjà  trois  missionnaires 
sur  l’île  Opoulou , deux  sur  Sevai , deux  sur  Tou-tou- 
ila  et  deux  sur  Manono.  Il  n’y  a que  3 ou  A ans  que 


DvVNS  L’OCEANIE.  105 

les  Anglais  ont  cherché  à s’établir  sur  ces  îles , mais 
auparavant  ils  avaient  fait  préparer  les  voies  par  des 
Taïtiens  envoyés  sous  le  titre  de  Teachers.  Par  une 
singulière  exception,  les  îles  Samoa  n’avaient  pas 
de  culte , aussi  aux  premières  propositions  qui  leur 
furent  faites , ils  acceptèrent  facilement  la  religion 
chrétienne. 

On  ne  leur  connaissait  ni  temples,  ni  prières,  ni 
cérémonies  aucunes.  La  circoncision  était  prescrite 
par  leurs  usages , ils  avaient  le  tabou  sous  le  nom  de 
Sa,  le  Kava  était  connu  sous  le  nom  d ’Ava,  l’usage 
de  l’arc  et  des  flèches  leur  était  inconnu,  et  leurs 
armes  de  combat  étaient  des  lances , des  frondes  et 
des  casse-têtes.  Tout  fait  présumer  qu’ils  n’ont  jamais 
été  cannibales. 

Le  massacre  du  capitaine  de  Langle  et  de  ses  com- 
pagnons, fut  commis  par  deux  pirogues  montées 
par  des  étrangers  qui  voulurent  s’approprier  les  ob- 
jets des  Français  sans  offrir  aucun  échange.  Il  pa- 
raît que  trois  Français  survécurent  à ce  désastre, 
et  que  même  ils  furent  bien  traités  par  les  naturels. 
Un  d’eux  se  maria  et  eut  plusieurs  enfants  dont  un 
est  encore  vivant.  Mais  il  ne  connaît  pas  d’autre 
langage  que  celui  des  Samoa,  et  Frazior,  de  qui  je 
tiens  tous  ces  détails,  paraît  ne  l’avoir  jamais  vu. 

Les  terres  de  l’archipel  sont  divisées  en  districts , 
gouvernés  chacun  par  un  seul  chef  (Arii).  Ils  sont 
tous  indépendants  les  uns  des  autres.  Il  y a eu  une 
époque  où  l’archipel  entier  reconnaissait  un  chef  su- 
prême, mais  aujourd’hui  cela  n’a  plus  lieu. 


1838. 

Septembre 


106  VOYAGE 

Avant  l’introduction  du  christianisme , les  jeunes 
fdles  jouissaient  d’une  entière  liberté  et  disposaient 
de  leurs  charmes  suivant  leurs  caprices , mais  une 
fois  mariées  elles  étaient  obligées  à la  fidélité  en- 
vers  leurs  maris , et  il  y avait  peine  de  mort  pour 
la  femme  adultère.  Les  hommes  avaient  autant  de 
femmes  qu’ils  pouvaient  en  nourrir , et  Pea , quoique 
se  disant  chrétien,,  en  a encore  aujourd’hui  deux  très- 
jeunes,  seulement  il  les  tient  dans  des  cases  séparées. 

Une  trentaine  de  baleiniers  anglais  et  américains 
fréquentent  annuellement  ces  îles  et  y font  la  pêche 
du  cachalot.  Ils  viennent  se  ravitailler  soit  au  port 
d ’Apia,  soit  à celui  de  Pango-Pango . Cette  dernière 
baie  se  trouve  sur  la  bande  sud  de  l’ile  Tou-tou- 
ila,  et  lors  de  notre  passage  la  veille,  nous  avons 
vu  son  entrée. 

Il  y a cinq  ou  six  ans  que  deux  naturels  qui,  sur 
un  navire  baleinier,  étaient  allés  à Sydney  et  là  avaient 
vu  les  cérémonies  religieuses  des  Anglais,  se  mirent 
dans  la  tête  de  fonder  une  nouvelle  religion  dans  leur 
patrie;  et  ils  comptèrent  bientôt  de  nombreux  prosé- 
lytes. Rien  n’était  plus  simple  que  leurs  rits  ; ils  se 
bornaient  à se  rassembler  une  fois  paï  mois,  le 
jour  de  la  pleine  lune , dans  une  chapelle  destinée  à 
cet  usage.  Là,  ils  adressaient  quelques  chants  à 
l’Être  Suprême,  puis  tout  se  terminait  par  un  re- 
pas commun,  après  lequel  chacun  se  retirait.  Cette 
religion  n’imposait  aucun  acte  obligatoire  quelcon- 
que; sa  simplicité,  en  un  mot,  surpassait  encore 
celle  du  culte  anglican.  Les  missionnaires  qui  ont 


DANS  L’OCEANIE.  107 

\ 

trouvé  les  naturels  adorant  un  seul  Être  Suprême, 
n ont  pu  les  traiter  d 'idolâtres,  mais  ils  appellent 
païens  et  hérétiques  tous  les  habitants  qui , jusqu’ici, 
ont  conservé  leurs  croyances.  A Apia  même,  ces 
derniers  ont  une  chapelle  remarquable  par  sa  pro- 
preté, et  qui  n’est  pas  à plus  de  300  pas  du  lieu  où 
se  rassemblent  les  chrétiens. 

La  journée  est  très-belle , et  plusieurs  officiers  en 
profitent  pour  aller  courir  les  bois.  Souvent  ce  sont  les 
naturels  eux-mêmes  qui  les  guident,  et  sans  qu’il  ar- 
rive aucun  événement  fâcheux.  Seulement  trois  ou 
quatre  maraudeurs  de  la  Zélée  se  sont  avancés  jus- 
qu’au village  de  Falé-Ata,  sous  prétexte  d’aller  cher- 
cher des  provisions;  là  ils  ont  eu  une  querelle  avec  les 
naturels.  Il  est  impossible  de  s’assurer  d’où  viennent 
les  premiers  torts,  aussi  je  me  borne  à prier  M.  Jac- 
quinot  de  prendre  des  mesures  pour  restreindre  les 
courses  de  ses  hommes  aux  environs  de  la  baie.  Il  est 
difficile  en  effet  de  faire  comprendre  aux  matelots  que 
les  sauvages  sont  des  hommes  dont  il  faut  respecter  et 
les  propriétés  et  les  usages,  ils  se  croient  tout  permis 
comme  s’ils  se  trouvaient  dans  des  pays  conquis,  et 
cette  conduite  peut  souvent  amener  des  résultats  très- 
fâcheux. 

Vers  deux  heures  et  demie,  je  descends  à terré,  ac- 
compagné par  Frazior,  je  parcours  les  bois  dans  tous 
les  sens,  tirant  des  ramiers  qui  vivent  dans  ces  forêts 
en  grand  nombre.  Malgré  l’ardeur  Au  soleil,  les  ma- 
gnifiques arbres  de  cette  île  offrent  de  délicieux  om- 
brages. Partout  les  naturels  s’empressent  pour  quel- 


1838. 

Septembre 


20. 


108 


VOYAGE 


*838.  ques  bagatelles  d’abattre  des  cocos  dont  le  lait  est 
Septembre.  10 

délicieux  dans  cette  zone  torride. 

A un  quart  de  lieue  d’Apia  se  trouve  un  petit  ha- 
meau indépendant  de  Fea.  Il  est  occupé  par  les  natu- 
rels qui  professent  la  religion  du  pays.  Sur  un  petit 
tertre  est  située  leur  chapelle,  entourée  d’une  petite 
palissade,  - et  l’intérieur  en  paraît  aussi  simple  que 
propre.  Elle  est  confiée  entièrement  à la  foi  publique, 
car  on  n’y  aperçoit  ni  gardiens  ni  surveillants.  Un  peu 
plus  loin  se  trouve  un  grand  enclos  planté  d’arbres 
fruitiers,  et  entouré  d’un  petit  mur  en  pierres  sèches. 
Il  est  traversé  par  un  sentier  que  l’on  me  dit  conduire 
au  grand  village  de  Falé^Ata. 

Tous  ces  lieux  sont  singulièrement  pittoresques,  et 
ils  offrent  une  promenade  charmante  quoique  un  peu 
fatigante. 

De  retour  à la  plage,  je  vais  visiter  le  lieu  où  nos 
marins  font  leur  eau,  à l’embouchure  du  torrent  dont 
j’allais  hier  admirer  la  cascade.  J’y  trouve  les  naturels 
réunis  en  groupes  et  cherchant  à obtenir  quelques 
bagatelles  et  surtout  du  tabac  dont  ils  sont  très-friands. 
J’y  trouve  aussi  mon  domestique  qui  a ramassé  du 
cresson  qui  croît  en  abondance  sur  le  bord  de  l’eau. 
Je  vois  encore  quelques  têtes  de  bétail  qui  toutes  ap- 
partiennent au  missionnaire  anglais  M.  Mills. 

Mon  ami  Pea  me  fait  l’honneur  de  venir  me  deman- 
der à dîner,  et  même  si  je  le  supportais,  il  s’installerait 
volontiers  à poste  fixe  à ma  table  ; mais  je  me  suis 
aperçu  que  la  générosité  n’était  point  la  qualité  pré- 
dominante de  cet  illustre  chef,  il  ne  cesse  de  deman- 


109 


DANS  L’OCEANIE, 
der,  mais  lorsque  je  vais  le  voir  dans  sa  case  il  se  garde  <;eJt^re 
bien  de  m’offrir  un  seul  coco,  lorsqu’il  n’aurait  qu’un 
signe  à faire  pour  qu’un  enfant  s’empresse  d’en 
abattre. 

Le  soir,  je  retourne  avec  le  capitaine  Jacquinot  à la 
cascade  avec  l’intention  d’y  prendre  un  bain,  mais  je 
trouve  l’eau  trop  fraîche  et  je  passe  la  soirée  àme  pro- 
mener. M.  Jacquinot  me  dit  qu’il  avait  cru  remar- 
quer que  la  veille  au  prêche , M.  Mills  n’avait  nulle- 
ment prévenu  les  naturels  en  notre  faveur.  Sans 
doute  , il  est' possible  que  les  misérables  préjugés 
de  secte  et  de  nationalité  qui  caractérisent  les  mis- 
sionnaires anglais  aient  pu  porter  M.  Mills  à cette 
bassesse,  mais  à moins  de  preuves  évidentes,  j’aime 
mieux  en  douter.  Au  surplus,  peu  m’importe,  j’es- 
père bien  n’avoir  11111*  besoin  de  la  bienveillance  de 
cet  individu;  je  désire  seulement  qu’il  puisse  donner 
quelques  renseignements  sur  la  langue  des  Samoa 
à M.  Desgraz  que  j’ai  envoyé  auprès  de  lui  dans  ce 
but. 

A neuf  heures,  Pea  consent  à me  servir  de  guide  27. 
pour  me  conduire  au  village  Falé-Ata , que  l’on  me  dit 
éloigné  de  trois  à quatre  milles  seulement.  Je  me  mets 
en  route,  accompagné  de  Frazior,  d’un  habitant  des 
îles  Sandwich  et  d’un  naturel  d’ Apia.  Ce  dernier  m’est 
fort  utile,  car  sans  lui  je  verrais  difficilement  les  nom- 
* breux  pigeons  qui  peuplent  ces  forêts,  et  surtout  il 
111e  serait  difficile  d’aller  les  chercher  après  les  avoir 
abattus. 

Nous  traversons  d'abord  le  hameau  dont  j’ai  déjà 


1838. 

Septembre. 


110  VOYAGE 

parlé,  ensuite  nous  pénétrons  dans  de  majestueuses 
forêts  que  traverse  un  sentier  bien  protégé  des 
rayons  du  soleil.  La  promenade  y est  des  plus  agréa- 
bles. 

Nous  quittons  la  forêt  pour  passer  sur  une  verte 
esplanade  où  se  trouve  le  village  de  Falé-Ata.  Le  chef, 
Mate-Hia,  qui  le  commande,  s’était  rendu  à Apia 
avec  la  plupart  des  hommes  dans  le  dessein  de  trafi- 
quer avec  les  Français.  Nous  avons  en  effet  rencontré 
sur  la  route  de  nombreux  groupes  transportant  au 
marché  de  la  plage,  des  cochons,  des  poules,  des 
corbeilles  de  taros,  des  cocos  et  des  bananes.  Ces 
hommes  ont  en  général  un  air  doux  et  paisible,  mais 
ils  paraissent  peu  communicatifs,  ils  semblent  même 
conserver  un  sentiment  marqué  de  défiance , et 
peut-être  que  les  missionnaires  ne  sont  pas  étrangers 
à ces  dispositions  méfiantes,  surtout  s’ils  ont  ap- 
pris à ces  peuplades  que  nous  appartenons  à cette 
nation  qui  a eu  jadis  querelle  avec  eux  à Tou-tou- 
ila. 

Nous  ne  trouvons  presque  personne  à Falé-Ata.  Ce- 
pendant la  femme  de  Mate-Hia  m’offre  sa  maison  pour 
m’y  reposer  et  déjeuner,  et  sur  ma  demande  elle  me 
fait  apporter  quelques  cocos.  Je  m’empresse  de  recon- 
naître ces  politesses  par  quelques  objets  que  je  donne 
à notre  hôtesse,  et  je  remarque  qu’elle  m’adresse  ses 
remerciements  à la  manière  des  Tonga , c’est-à-dire 
en  élevant  l’objet  donné  au-dessus  de  sa  tête  et  en 
s’inclinant  légèrement.  J’aime  à retrouver  dans  ces 
Iles  cette  coutume  qui,  pour  moi,  place  déjà  les  Tonga 


DANS  L’QCEANIE.  111 

si  fort  au-dessus  des  autres  peuples  polynésiens,  car 
elle  annonce  au  moins  des  sentiments  de  gratitude  qui 
se  manifestent  par  un  acte  extérieur. 

Le  village  de  Falé-Ata  est  bien  plus  grand  que  celui 
d’Apia,  ses  maisons  sont  plus  grandes,  mieux  tenues, 
et  bien  plus  confortables.  Une  grande  place  gazonnée 
occupe  le  centre  du  village,  et  les  cases  régulièrement 
situées  à l’entour,  forment  un  tableau  charmant.  Je 
suis  agréablement  surpris  de  trouver  dans  la  plupart 
des  cases  de  belles  pirogues  qui  atteignent  quelque- 
fois une  longueur  de  15  mètres,  et  qui  sont  abritées 
avec  soin.  Frazior  m’apprend  cependant  qu’une 
distance  de  plus  d’un  mille  sépare  le  village  de  la  mer, 
et  il  faut  que  les  naturels  les  conduisent  par  terre  jus- 
que-là. 

Les  nombreux  pieds  de  tabac  plantés  autour  des 
maisons,  attestent  le  goût  que  les  naturels  ont  pris 
pour  ce  narcotique  qu’ils  demandent  avec  instance  à 
nos  matelots. 

Nous  opérons  notre  retour  par  un  autre  chemin, 
mais  toujours  au  travers  de  magnifiques  forêts,  qui 
si  elles  étaient  défrichées,  offriraient  des  terrains  excel- 
lents. Je  crois  pouvoir  assurer  que  les  plantations  de 
sucre  et  de  café  y prospéreraient  à merveille.  Tous 
les  animaux  s’y  propageraient  rapidement,  et  la 
nature  pourrait  pourvoir  à leur  nourriture  sans  que 
l’homme  ait  besoin  d’arroser  la  terre  de  sa  sueur.  En 
parcourant  ce  pays  si  riche  par  sa  végétation , on  se 
reporte  involontairement  vers  notre  vieille  Europe  où 
des  millions  d’hommes  se  disputent  souvent  quelques 


1838. 

Septembre 


1838. 

Septembre. 


112  VOYAGE 

mètres  de  terrain  pour  s’y  procurer  une  existence  pé- 
nible, tandis  qu’ici  ils  pourraient  jeter  la  vie  dans  ces 
solitudes,  où  ils  trouveraient  une  nourriture  facile  et 
abondante.  Mais  je  ne  doute  pas  que  bientôt  les 
moyens  de  transport  qui  en  se  perfectionnant  rappro- 
chent si  puissamment  les  distances,  ne  fassent  affluer 
l’excès  de  nos  populations  sur  les  bienheureuses  îles 
de  l’Océanie;  la  race  blanche  se  substituera  rapide- 
ment à la  race  primitive,  et  dans  quelques  siècles 
peut-être  ces  îles  seront  encore  trop  petites  et  trop  peu 
fécondes  pour  offrir  de  véritables  ressources  aux 
nouveaux  arrivés. 

Deux  naturels  d’Apia  qui  m’accompagnent  me 
témoignent  le  désir  de  tirer  un  coup  de  fusil.  Je 
satisfais  à leur  demande;  le  but  était  une  colombe, 
et  la  justesse  de  leur  tir  atteste  qu’en  fort  peu  de 
temps  ces  hommes  deviendraient  habiles  à se  servir 
des  armes  à feu.  La  colombe  est  abattue,  et  par  des 
cris  de  joie  d’enfant  mes  sauvages  proclament  leur 
triomphe.  Le  chef  Pea  ne  se  soucie  point  de  faire  un 
semblable  essai.  Mais  il  se  montre  content  de  voir 
l’adresse  de  ses  concitoyens.  Il  paraît  bien  plus  dési- 
reux de  s’établir  en  permanence  à ma  table.  Dans  ce 
dernier  cas,  le  camarade  fait  exprès  de  laisser  partir 
toutes  les  pirogues,  afin  d’être  reconduit  avec  pompe 
dans  un  canot.  Je  lui  fais  signifier  par  Frazior  que  je 
consens  volontiers  à lui  donner  à dîner , mais  qu’en 
même  temps  je  lé  prie  de  s’arranger  de  manière  à ce 
que  je  n’aie  pas  ensuite  besoin  de  le  faire  reconduire 
à terre  par  les  embarcations  du  bord.  Du  reste,  mal- 


DANS  L’OCEANIE.’  ILS 

gré  ses  promesses  et  mes  cadeaux,  il  n’a  pa*s  eu  encore  183«- 

i , , . , . , „ Seplembi 

la  générosité  de  m apporter  un  coco.  Cet  homme  est 
le  type  de  la  convoitise  et  de  l’avidité  la  plus  sordide. 
J’apprends  même  que  pour  satisfaire  cet  affreux  pen- 
chant, il  a poussé  la  bassesse  jusqu’à  offrir  ses  femmes 
à quelques  officiers  pour  des  fusils  ou  des  habits. 

Aussi  tout  cela  me  refroidit-il  singulièrement  à son 
égard.  Il  m’avait  présenté  son  fils,  grand  garçon  assez 
bien  tourné , et  je  l’avais  une  première  fois  invité 
avec  son  père;  mais  par  des  motifs  tout  d’égoïsme, 
il  le  décochait  ensuite  au  capitaine  Jacquinot  quand  il 
mangeait  chez  moi,  et  par  là  il  avait  trouvé  le  moyen 
de  mettre  deux  râteliers  à son  service. 

J’apprends  avec  plaisir  que  les  marchés  sont  très- 
actifs  et  bien  pourvus,  aussi  nous  procurons-nous  à 
bon  compte  une  grande  quantité  dé  cochons,  ce  qui, 
pour  nos  équipages,  est  une  provision  précieuse,  et  je 
ne  regrette  qu’une  chose,  c’est  que  les  faibles  dimen- 
sions de  nos  corvettes  ne  nous  permettent  pas  d’en 
prendre  un  plus  grand  nombre.  Je  crains  que  mes 
hommes  ne  rencontrent  plus  maintenant  de  sem- 
blables aubaines , et  dans  notre  passage  à travers  la 
Mélanésie  nous  serons  probablement  réduits  aux 
vivres  de  campagne  , et  nous  aurons  à souffrir  de  la 
privation  de  vivres  frais.  En  attendant , mes  matelots 
mangent  chaque  jour  des  viandes  fraîches,  et  il  n’y  a 
pas  la  moindre  trace  de  scorbut. 

Pendant  toute  la  journée  la  pluie  ne  cesse  pas,  et  28. 
je  ne  bouge  pas  de  mon  bord,  d’autant  plus  que  je 
suis  encore  fatigué  de  mes  courses  des  jours  précé- 
IV-  8 


1838. 

Septembre. 


il!  VOYAGE 

dents.  J’avais  invité  M.  Mills  à venir  déjeuner  à bord 
de  Y Astrolabe  avec  sa  femme;  mais  il  vint  seul.  Je  lui 
donnai  les  quelques  graines  qui  me  restaient  encore , 
et  qui  parurent  lui  faire  grand  plaisir.  Il  m’offrit  à 
son  tour  quelques  grains  de  verre  provenant  du  mas- 
sacre de  De  Langle,  qui  lui  avaient  été  donnés  par 
un  homme  encore  vivant , et  qui  avait  assisté  à la 
catastrophe. 

M.  Mills  m’apprend  que  Maouna , chef  de  Nouka-Hiva, 
l’avait  accompagné  de  Tahou-ata  à Raro-tonga.  Ce 
jeune  homme  avait  passé  quelque  temps  à la  maison 
des  missions  de  Londres -,  et  montrait  de  bonnes  dis- 
positions. Il  me  confirma  aussi  ce  que  m’avait  dit 
Frazior  du  culte  des  dissidents,  seulement  il  croit  que 
c’est  à Taïti  que  le  .fondateur  en  a puisé  les  premiè- 
res idées,  et  qu’ensuite  il  s’aida  des  effets  de  la  ven- 
triloquie dans  laquelle  il  excellait,  pour  mieux  per- 
suader les  naturels.  Quoi  qu’il  en  soit,  il  m’assura 
que  ce  culte  s’était  singulièrement  étendu,  et  que 
lui  et  ses  confrèîes  éprouvaient  beaucoup  plus  de  ré- 
sistance de  la  part  de  ces  sectaires  , que  de  la  part  de 
ceux  qui  avaient  conservé  leurs  croyances  primitives, 
croyances  qui  n’avaient  au  reste  rien  de  positif. 

Un  grand  naturel  s’annonçant  comme  chef  de  Ma- 
nono , arrive  dans  une  belle  pirogue  avec  dix  autres 
gaillards  non  moins  vigoureux  que  lui.  Je  lui  achète 
pour  la  mission  une  belle  pagaie  bien  sculptée.  Après 
avoir  fait  vendre  sa  marchandise  par  un  commettant, 
il  reprend  le  chemin  de  son  île.  Cet  homme  avait 
de  ces  belles  nattes  que  les  habitants  fabriquent  avec 


DANS  L’OCEANIE,  115 

une  espèce  de  Phormium,  et  qu’ils  tressent  à la  ma-  *838. 
nière  de  nos  tapis  veloutés.  A Apia,  les  naturels  y P 
mettaient  des  prix  exagérés , et  le  chef  de  Manono  ne 
se  montre  pas  moins  exigeant,  ce  qui  m’empêche 
d’en  acheter.  Je  crois  du  reste,  que  très-peu  de  per- 
sonnes ont  pu  s’en  procurer.  Pea  en  a de  fort  belles, 
mais  lorsqu’on  les  lui  demande,  il  n’exige  en  retour 
rien  moins  que  des  fusils  ou  des  habits  d’uniforme.  Du 
reste  , ces  nattes  se  font  remarquer  par  la  blancheur 
et  la  finesse  du  fil,  tout  aussi  bien  que  par  leur  tissage. 

La  pluie  qui  ne  cesse  point  me  retient  encore  à sa- 
bord, lorsque  vers  midi  je  vois  arriver  M.  Lafond , 
élève  de  première  classe,  n’ayant  plus  que  son  panta- 
lon; sa  figure  toute  renversée  présente  surtout  les 
symptômes  d’une  violente  impression.  Il  me  raconte 
qu’il  vient  d’être  la  victime  d’un  guet-apens , et  voici 
comment  l’affaire  s’est  passée. 

M.  Lafond  désirant  aller  au  village  Falé-ata,  était 
allé  chercher  un  guide  au  milieu  du  hameau  occupé 
par  les  dissidents  et  contigu  au  village  d’Apia , dont  il 
n’est  séparé  que  par  une  palissade  : un  naturel  qui 
déjà  lui  avait  servi  de  guide  plusieurs  fois , s’offrit  de 
lui-même  à l’accompagner  et  bientôt  ils  se  mirent  en 
route.  Le  naturel  ne  tarda  pas  à conduire  son  com- 
pagnon dans  des  lieux  très-marécageux , ce  qui  déjà 
donna  des  soupçons  à M.  Lafond  ; mais  ce  sauvage 
fit  tant  de  protestations  d’amitié,  en  lui  indiquant 
que  le  mauvais  pas  était  très-court  et  que  bientôt  le 
chemin  serait  bien  plus  praticable,  que  M.  Lafond  ne 
fit  plus  d’objections  pour  s’engager  dans  ces  maré- 


P 


116 


VOYAGE 


1838. 

Septembre. 


cages.  Il  ne  tarda  pas  à tomber  dans  une  fondrière 
dont  il  devenait  fort  difficile  de  se  tirer  pour  s’échap^- 
per.  C’est  dans  ce  moment  que  le  sauvage,  levant  sur 
la  tête  de  sa  victime  un  énorme  gourdin  dont  aupa- 
vant  il  feignait  de  se  servir  pour  marcher,  fit  signe 
à cet  élève  qu’il  fallait  se  dépouiller  de  tout  ce  qu’il 
possédait  et  le  lui  livrer.  La  position  de  notre  com- 
patriote était  trop  difficile  pour  que  la  résistance  ou 
la  fuite  lui  fût  possible.  II  fut  donc  obligé  de  tirer 
successivement  sa  veste,  sa  cravate,  deux  chemises; 
car  outre  celle  qu’il  avait  sur  le  corps  il  en  portait 
une  seconde  comme  objet  d’échange.  Enfin  il  fut 
obligé  de  livrer  même  le  peu  d’argent  qu’il  avait  dans 
sa  poche.  Le  sauvage  voulut  bien  cependant  lui  laisser 
son  pantalon;  il  l’aida  même  poliment  à se  retirer  du 
bourbier  où  il  l’avait  enfoncé , lui  offrit  une  poignée 
de  main  en  guise  de  réconciliation,  et  lui  montra  le 
chemin  qu’il  devait  suivre  avant  de  le  quitter.  M.  La- 
fond  rentra  à bord  furieux;  il  voulait  retourner  armé 
au  hameau  de  Sava-lelo  et  le  mettre  à feu  et  à sang. 

Si  le  fait  se  fût  passé  loin  de  la  baie,  je  n’aurais  fait 
que  rire  de  la  mésaventure  de  M.  Lafond,  tout  en  le 
blâmant  de  son  imprudence  ; mais  c’était  à peine  à 
cinq  cents  pas  des  navires,  et  je  sentais  qu’une  cor- 
rection sévère  devenait  nécessaire  pour  éviter  par  la 
suite  la  répétition  d’actes  semblables.  Seulement  j’in- 
vitai l’élève  à se  tenir  tranquille,  et  même  à garder  le 
bord  jusqu’au  soir,  pour  donner  le  temps  de  ren- 
trer à plusieurs  personnes  qui  se  trouvaient  isolées 
dans  les  environs  d’Apia  et  dans  les  bois.  En  ce  mo- 


DANS  L’OCEANIE.  117 

ment  la  moindre  vengeance  de  notre  part  aurait  pu 
donner  lieu  à des  représailles  très -funestes  pour 
nous. 

Tout  le  monde  étant  rentré  le  soir  sans  accident, 
bien  que  plusieurs  personnes  se  fussent  avancées  à 
deux  ou  trois  lieues  de  distance  dans  les  terres,  j’en- 
voie Frazior  au  chef  de  Sava-lelo  pour  lui  porter  de 
ma  part  la  nolificalion  suivante  : 

1°  Le  chef  de  Sava-lelo  devra  me  livrer,  dès  de- 
main matin,  le  naturel  de  son  village  coupable  du 
délit,  et  je  le  punirai  comme  je  le  jugerai  à propos. 

2°  A son  défaut,  il  devra  me  livrer  vint-cinq  co- 
chons à titre  d’indemnité. 

Enfin,  si  aucune  de  ces  deux  conditions  ne  se 
trouve  remplie,  il  doit  s’attendre  à voir  dès  demain 
matin  son  village  livré  aux  flammes,  et  quiconque 
fera  résistance,  sera  immédiatement  fusillé  par  mes 
soldats. 

Puis  à six  heures  je  me  rends  moi- même  avec 
M.  Jacquinot  à notre  bain  habituel.  En  débarquant  je 
trouve  Pea  sur  la  plage,  dans  une  grande  agitation;  il 
me  supplie  d’aller  arranger  cette  affaire  avec  M.  Mills. 

Je  décline  cette  offre,  et  je  lui  réponds  froidement 
que  mon  parti  est  pris,  et  qu’en  conséquence  il  ne 
lui  reste  plus  qu’à  déterminer  ses  confrères  de  Sava- 
lelo  à me  donner  satisfaction. 

Au  retour  du  bain , je  passe  chez  M.  Mills  pour  le 
saluer.  Il  parait  s effrayer  beaucoup  des  conséquences 
que  peuvent  entraîner  les  vengeances  des  Français , 
mais  il  est  obligé  de  convenir  que  cet  acte  de  fermeté 


1838. 

Septembre 


118  VOYAGE 

de  ma  part  était  devenu  indispensable.  En  ce  moment 
entre  Pea  qui  arrive  de  Sava-lelo  ; il  nous  apprend  que 
le  coupable  est  un  mauvais  sujet  qui  avait  déjà  été 
chassé  d’Apia  pour  ses  méfaits,  qu’il  s’est  enfui  dans 
les  montagnes  après  son  crime,  qu’on  ne  peut  donc 
pas  nous  le  livrer,  mais  que  les  effets  restés  en  son 
pouvoir  seront  rendus  demain  matin.  En  consé- 
quence, Pea  demande  que  l’amende  des  vingt-cinq 
cochons  soit  réduite  à dix  seulement,  en  considéra- 
tion de  la  pauvreté  des  habitants  de  Sava-lelo , et  j’v 
consens  d’assez  bonne  grâce. 

Du  reste , le  brave  Pea  montrait  une  grande  in- 
dignation contre  le  coupable,  et  paraissait  même 
disposé  à l’assommer  lui-même,  s’il  tombait  jamais 
entre  ses  mains , demandant  au  missionnaire  s’il 
n’avait  pas  raison.  M.  Mills,  avec  son  caractère,  ne 
pouvait  raisonnablement  admettre  une  peine  aussi 
sévère,  surtout  après  un  procès  aussi  sommaire , il  se 
contenta  donc  de  répondre  que  le . voleur,  tout  en 
méritant  un  châtiment,  ne  devait  cependant  pas 
pour  cette  première  faute  être  mis  à mort. 

Pea  même  dans  son  ardeur,  m’offre  de  marcher  à 
l’instant  avec  les  siens  contre  les  habitants  de  Sava- 
lelo;  mais  je  l’invite  à attendre  au  jour  suivant,  et 
je  lui  promets  de  profiter  de  sa  bonne  volonté  s’ils  ne 
tiennent  pas  leur  parole,  désirant  que  du  moins  ils  ne 
soient  pas  exposés  à porter  la  peine  du  crime  d’un 
seul  mauvais  sujet. 

Dès  six  heures  et  demie  du  matin,  les  matelots 
armés,  avec  tambour  en  tête,  descendent  à la  plage 


DANS  L’OCEANIE.  119 

sous  les  ordres  de  MM.  Demas  et  Thanaron,  auxquels 
se  joignent  divers  officiers.  Je  donne  l’ordre  à ces 
messieursde  se  diriger  sur  Sava-lelo,  et  au  bout  d’une 
demi-heure  d’attente,  si  les  effets  volés  n’étaient  pas 
livrés,  ils  devaient  mettre  le  feu  aux  cabanes,  puis 
se  retirer  sur  Apia,  sans  autres  hostilités,  à moins 
d’attaques  de  la  part  des  naturels.  Tandis  que  M.  De- 
mas serait  occupé  à incendier  le  village,  M.  Thana- 
ron devait  se  tenir  sur  la  plage  avec  ses  hommes  rangés 
en  bataille , afin  de  prêter  soir  assistance  à M.  Demas 
dans  le  cas  de  circonstances  imprévues.  Enfin  à bord 
nous  étions  prêts  à faire  usage  de  notre  artillerie  si  le 
cas  l’exigeait;  mais  grâces  à Dieu,  nous  n’en  fûmes 
pas  réduits  à ces  tristes  extrémités^  et  quelques  heures 
après  je  fus  heureux  d’apprendre  le  récit  des  faits  tels 
qu’ils  s’étaient  passés,  et  que  j’extrais  ici  du  journal 
de  M.  Demas. 

« En  arrivant  à terre,  je  fis  charger  les  armes , les 
« sauvages  étaient  réunis  mais  non  armés,  et  ils  pa- 
« raissaient  animés  de  l’esprit  le  plus  pacifique.  Les 
« jeunes  filles  souriaient  à nos  matelots,  qui  eux- 
« mêmes  faisaient  leur  possible  pour  avoir  l’air  le 
« plus  méchant  du  monde.  Je  traversais  ce  peuple 
« à la  tête  de  ma  petite  armée.  Avec  la  baïonnette 
« au  bout  du  fusil,  je  marchais  au  pas  de  charge  sur 
« la  case  du  roi.  Le  bonhomme  était  sur  sa  porte 
« avec  sa  femme.  Déjà  je  m’apprêtais  à lui  faire  un 
« discours  fulminant.  Je  fis  aligner  mes  hommes  dé- 
fi vant  la  maison  de  Sa  Majesté,  puis  je  sortis  des  rangs 
« pour  me  saisir  de  sa  personne  ; mais  Pea  ne  m’en 


1838. 

Septembre. 


] 20 


VOYAGE 


1838.  « donna  pas  le  temps.  Il  vint  à moi  les  bras  ou- 

Septembro.  4 

« verts  et  me  serra  plusieurs  fois  contre  sa  poitrine. 
« J’étais  tout  étonné  de  l’elïusion  du  digne  homme , 
« lorsqu’il  me  montra  les  dix  cochons  et  tout  ce 
« qui  avait  été  volé  à M.  Lafond.  D’après  les  ordres 
« que  j’avais  reçus  du  commandant,  je  fis  faire 
« l’exercice  à mes  gens,  et  je  voulus  commencer  par 
« les  faire  défiler.  Pea  voyant  la  colonne  prête  à se 
« mettre  en  mouvement,  se  faufila  entre  les  deux 
« hommes  de  la  tête , et  appuyant  militairement  son 
ç<  long  bâton  sur  son  épaule , il  se  mit  bravement  en 
« marche  avec  nous  à la  grande  admiration  de  son 
« peuple.  Après  une  demi-heure  d’exercice  en  blanc, 
« je  fis  mettre  un  vieux  mouchoir  dans  un  arbre  dans 
« lequel  chaque  homme  à son  tour  envoya  une  balle. 
« C’était  plus  qu’il  n’en  fallait  pour  glacer  d’effroi 
« nos  braves  sauvages,  qui  nous  apportèrent  le  ra- 
« fraîchissement  d’usage,  c’est-a-dire  une  centaine 
c<  de  cocos.  Sur  ce  je  fis  rembarquer  le  corps  d’armée 
« triomphant , rapportant  à bord  les  dix  cochons  qui 
« furent  immédiatement  partagés  entre  les  deux 
« équipages.  » 

Ainsi  se  termina  cette  aventure  qui  aurait  pu  avoir 
des  suites  funestes  pour  nous,  et  qui  ne  se  serait  pas 
passée  sans  effusion  de  sang  si  elle  fût  arrivée  quinze 
ans  auparavant.  Je  cherchai  ensuite  à faire  compren- 
dre aux  naturels  nos  véritables  intentions,  et  par  la 
suite,  cet  événement,  loin  de  nous  être  nuisible,  ne 
fit  qu’ajouter  à l’amitié  et  à la  considération  des  ha-* 
bitants  d’Apia  pour  nous. 


DANS  L’OCEANIE. 


121 


Tandis  que  MM.  les  officiers  des  deux  corvettes  se  Sep^j^re 
réunissent  dans  un  repas  commun  sur  le  bord  de  la 
belle  cascade,  M.  Jacquinot  et  moi  nous  allons  visiter, 
deux  villages  situés'  au  bout  de  la  grande  promenade, 
à un  mille  ou  deux  du  village  d’Apia.  Les  maisons  y 
sont  construites  dans  le  même  style , mais  elles  sont 
plus  grandes,  et  sont  rangées  autour  d’une  place  qui 
est  d’un  bel  effet.  Je  remarque  qu’aux  environs  il  y 
a de  belles  clairières  que  l’on  pourrait  cultiver  avec 
un  plein  succès.  Partout  les  habitants  se  montrent 
polis,  mais  sans  aucun  empressement,  ils  témoi- 
gnent même  peu  de  curiosité  ; ils  nous  regardent  pas- 
ser, mais  sans  se  déranger  de  leurs  occupations  ha- 
bituelles. Les  arbres  à pain,  les  cocotiers  et  les 
bananiers  fournissent  une  nourriture  abondante  à 
ces  habitants. 

Frazior  et  ses  compagnons  me  montrèrent  une  *er  octobre 
baleinière  qu’ils  désiraient  depuis  longtemps  échan- 
ger contre  ma  pirogue.  Celle-ci  n’ayant  aucune 
bonne  qualité  , je  n’étais  pas  fâché  d’accepter  le 
marché,  seulement  je  craignais  qu’ils  eussent  à s’en 
repentir  après  coup , car  mon  embarcation  ne  valait 
pas  la  leur.  Cependant  mes  charpentiers  ayant  exa- 
miné la  baleinière,  et  les  Anglais  persistant  dans  leurs 
désirs , je  finis  par  y consentir , convaincu  que  le 
canot  de  ces  hommes  me  rendrait  plus  de  services 
que  ne  le  fait  ma  pirogue,  qui  n’avance  plus  qu’avec 
de  grandes  difficultés  lorsqu’il  y a un  peu  de  houle. 
L’échange  fut  donc  conclu  , et  les  Anglais  parurent 
enchantés  de  l’affaire  qu’ils  avaient  faite.  Ils  donné- 


1838. 

Octobre. 


122  VOYAGE 

rent  pour  raison  que  leur  baleinière,  par  sa  construc- 
tion, était  trop  difficile  à réparer  lorsqu’elle  avait  des 
avaries.  Peut-être  n’était-ce  point  le  véritable  motif, 
et  étaient-ils  bien  aises  de  faire  disparaître  cette  em- 
barcation de  ces  îles. 

Toute  la  journée  je  me  trouve  mal  à mon  aise  et  je 
ne  bouge  du  bord  que  le  soir  pour  aller  prendre  mon 
bain  habituel.  J’ai  beaucoup  de  peine  à éviter  Pea  qui 
me  guette  au  débarquement  , pour  m’adresser  quel- 
ques demandes;  c’est  le  mendiant  le  plus  effronté  qui 
puisse  exister,  et  il  surpasse  encore  Pewc-we,  Vigno- 
ble chef  de  Matavaï. 

M.  Dumoutier  avait  pu  réussir  à mouler  quelques 
têtes  de  chefs,  il  avait  même  conçu  l’espoir  de  se  pro- 
curer quelques  crânes,  au  moyen  d’un  des  déserteurs 
européens  qui  avait  promis  de  l’aider  dans  ses  re- 
cherches. Mais  il  paraît  que  son  projet  fut  éventé,  et 
dès-lors  les  naturels  firent  si  bonne  garde  que  le  pauvre 
M.  Dumoutier  les  trouva  constamment  sur  ses  pas 
dans  chaque  tentative  qu’il  fit  pour  avoir  ces  précieux 
objets,  et  il  fallut  y renoncer. 

Comme  je  dois  partir  le  jour  suivant , je  vais  faire 
mes  adieux  à M.  Mills  et  le  remercier  des  documents 
qu  a ma  prière  il  a fournis  à M.  Desgraz.  Il  avait  donné 
en  effet  à mon  secrétaire  plusieurs  livres  imprimés  en 
langue  du  pays , et  un  petit  vocabulaire  encore  ma- 
nuscrit qui  devenait  pour  moi  d’un  grand  intérêt,  at- 
tendu que,  malgré  tous  mes  soins,  il  m’eût  été  impos- 
sible de  me  procurer  rien  de  satisfaisant  sur  le  lan- 
gage des  Samoa,  durant  un  séjour  aussi  limité. 


DANS  L’OCEANIE.  123 

M.  Mills  avait  encore  recommandé  à M.  Desgraz  une 
lettre  qu’il  envoyait  au  missionnaire  de  Laguemba, 
dans  l’archipel  Yiti. 

En  quittant  Apia  , j’emportais  l’idée  satisfaisante 
d’avoir  complètement  rempli  le  but  que  je  m’étais  pro- 
posé. Le  plan  du  port  était  terminé  , nous  avions  pu 
observer  les  habitants  de  ces  îles  encore  si  peu  con- 
nues, et  une  belle  collection  avait  été  recueillie  dans 
toutes  les  branches  de  l’histoire  naturelle.  Les  obser- 
vations de  physique  et  de  magnétisme  y étaient  impor- 
tantes, et  enfin  j’avais  acquis  des  notions  précises  sur 
la  langue  de  ces  peuples,  qui  était  totalement  in- 
connue, et  qui  diffère  du  reste  de  la  Polynésie.  Je  me 
félicitais  surtout  qu’une  station  aussi  courte  ait  pu 
nous  laisser  des  résultats  aussi  importants. 

Avant  de  quitter  probablement  pour  toujours  cette 
peuplade  intéressante,  je  récapitulerai  en  peu  de  mots 
ce  que  j’ai  observé  à l’égard  de  ces  insulaires.  Les 
hommes  sont  en  général  grands  et  bienfaits,  ils  pa- 
raissent vigoureux  et  hardis.  Lors  de  leur  premier 
état  sauvage,  ce  devait  être  une  race  dangereuse; 
toutefois,  sur  ces  physionomies  ouvertes  et  décidées, 
on  remarque  quelquefois  des  dispositions  bienveil- 
lantes, et  elles  rappellent  ce  caractère  grand  et  sérieux, 
propre  à la  race  Tonga. 

Aucun  des  deux,  sexes  n’avait  la  figure  tatouée; 
mais  les  hommes  comme  les  femmes  avaient  les 
cuisses  couvertes  de  tatouage.  Leur  corps  est  fré- 
quemment tatoué  par  des  plaies  et  des  cicatrices  qui 
s’accordent  mal  avec  la  réputation  qu’on  leur  a faite 


1838. 

Octobre. 


124 


VOYAGE 


1838. 

Octobre. 


d’hommes  pacifiques.  Contrairement  à ce  que  l’on 
observe  généralement  chez  les  peuples  sauvages  , 
nous  remarquâmes  chez  eux  plusieurs  cas  de  diffor- 
mités, des  bossus,  des  boiteux  et  surtout  des  borgnes. 

Les  filles  sont  en  général  bien  faites  et  annoncent 
une  vigueur  remarquable.  Quelques-unes  nous  ont 
paru  assez  jolies,  mais  on  peut  leur  reprocher  en  gé- 
néral un  air  trop  décidé  et  presque  masculin.  Sou- 
vent on  remarque  peu  de  différence  entre  elles  et  les 
hommes  ; ce  sont  presque  les  mêmes  manières , les 
mêmes  gestes , la  même  expression  pour  les  jeunes 
gens  des  deux  sexes. 

Plusieurs  individus  par  leur  teint  foncé,  et  leurs 
caractères  organiques,  témoignent  encore  des  fré- 
quentes communications  qui  existaient  jadis  entre  les 
Sarïioa  et  les  îles  Viti.  C’est  dans  ce  dernier  archipel 
que  les  naturels  de  Samoa  vont  se  procurer  les  co- 
quilles {œufs  de  Leda ) dont  ils  ornent  leurs  pirogues. 
Ils  hantent  aussi  les  habitants  de  Tonga,  pour  lesquels 
ils  ont  une  grande  considération',  mais  dont  ils  n’ont 
jamais  reconnu  la  supériorité. 

Leurs  maisons  sont  aussi  remarquables  par  leur 
légèreté  que  par  l’élégance  de  leur  construction,  et  par 
leur  extrême  propreté  à l’intérieur.  On  remarque 
également  la  construction  de  leurs  pirogues  et  surtout 
les  bonnes  qualités  qu’elles  ont  à la  mer. 

Les  cochons  y sont  abondants  et  à vil  prix,  les 
poules  y sont  rares , mais  peu  chères , les  coquilles 
0 harpes ) y sont  très-communes.  Les  belles  nattes  blan- 
ches, remarquables  par  leur  finesse,  sont  restées  sans 


DANS  L’OCEANIE.  125 

acheteurs  ; ils  en  demandaient  des  prix  exorbitants. 

Un  fait  à noter  dans  l’histoire  naturelle , c’est  qu’il 
existe  à Samoa  une  grande  espèce  de  serpent  qui  at- 
teint jusqu’à  2 ou  3 mètres  de  longueur.  C’est  une 
espèce  de  boa  qui  n’est  au  reste  nullement  dangereux. 
Une  belle  espèce  de  ramier  fourmille  dans  les  bois.  Il 
est  facile  à chasser,  car  il  est  peu  farouche,  et  sa 
chair  est  excellente  à manger*. 

’ Notes  1 9,  20,  ai,  22,  23,  24  et  25. 


1838. 

Octobre. 


i838, 

2 octobre. 


126  VOYAGE 


CHAPITRE  XXX. 


Traversée  d’Apia  à Vavao,  et  séjour  à Vavao. 


Bien  que  le  temps  soit  à la  pluie,  fidèle  à ma  cou- 
tume , je  fais  tous  mes  préparatifs  de  départ  pour  ap- 
pareiller aujourd’hui,  ainsi  que  je  l’ai  annoncé.  À 7 
heures,  profitant  de  quelques  faibles  risées,  les  cor- 
vettes déploient  leurs  voiles  et  s’éloignent  du  port 
d’Apia  en  prolongeant  les  récifs  à 3 ou  h milles  de 
distance. 

La  côte  d’Opoulou  que  je  prolonge  vers  l’ouest,  de- 
vient basse , mais  elle  conserve  toujours  le  plus  riant 
aspect , et  de  distance  en  distance , au  milieu  d’une 
verdure  uniforme,  on  voit  se  détacher  de  jolies  habi- 
tations et  quelques  grandes  cases  qui,  par  leur  blan- 
cheur, indiquent  une  construction  européenne;  ce 
sont  les  églises  de  la  nouvelle  religion. 

Le  temps,  d’abord  peu  favorable  à nos  reconnais- 
sances, s’éclaircit  peu  à peu,  et  nous  permet  d’attein- 
dre l’extrémité  occidentale  d ’Opoulou. 


DANS  L’OCEANIE.  127 

Manono  qui  lui  succède  est  un  verger  d’un  aspect 
enchanteur , cette  île  est  couverte  d’arbres , mais  elle 
est  si  petite  que  j’ai  peine  à croire  qu’elle  puisse  nour- 
rir 700  habitants.  Il  me  semble  aussi  difficile  que 
Apolina  sa  voisine  puisse  en  contenir  3,000.  Cette 
population,  si  elle  existe,  serait  concentrée  dans  un 
joli  village  que  l’on  aperçoit  au  fond  d’une  petite  baie 
et  sur  la  bande  septentrionale  de  l’île. 

Quant  à Sevai -,  c’est  une  grande  terre,  d’une  im- 
mense hauteur,  mais  dont  la  pente  douce  et  admira- 
blement boisée,  semble  promettre  la  nourriture  à une 
grande  population. 

Vers  midi , je  donne  dans  le  détroit  qui  sépare  Sevai 
à’ Apolina.  Ce  passage , quoique  resserré , me  paraît 
sain  et  profond , la  sonde  ne  nous  indique  pas  moins 
de  45  brasses. 

A notre  arrivée , une  grande  quantité  d’habitants 
d’ Apolina,  s’étaientmis  en  mouvement  et  avaient  cher- 
ché à nous  approcher,  mais  une  seule  petite  pirogue 
montée  par  trois  hommes,  se  présenta  à bord  de 
Y Astrolabe  et  nous  offri  t quelques  belles  nattes  en  fil 
de  Bromelia.  Plusieurs  amateurs  se  présentèrent 
comme  acquéreurs , mais  ils  furent  repoussés  par  les 
exigences  des  naturels.  Après  quelques  moments  d’at- 
tente nos  sauvages  marchands  nous  quittèrent  et 
portèrent  leurs  produits  à bord  de  la  Zélée  où  ils  ne 
réussirent  pas  davantage. 

Le  peu  d’empressement  que  mettent  ces  insulaires 
à accoster  nos  corvettes,  contraste  singulièrement 
avec  les  centaines  de  pirogues  qui  entourèrent  les  fré~ 


1838. 

Octobre. 


I 


j 

> 


1838. 

Octobre. 


128  VOYAGE 

gates  de  Lapeyrouse , et  plus  récemment  encore  les 
navires  de  Kotzebue.  Les  leçons  des  missionnaires  an- 
glais ont  dû  contribuer  à les  rendre  bien  plus  réser- 
vés envers  les  navires  étrangers. 

La  nuit  qui  s’approche  • ne  nous  permet  de  voir 
qu’une  faible  partie  de  la  côte  S.  E.  de  Sevai.  Elle  est 
limitée  à la  mer  par  des  falaises  taillées  comme  une 
muraille,  mais  d’une  hauteur  médiocre;  les  longues 
houles  du  S.  0.  viennent  s’y  briser  avec  violence , et 
par  moments  on  voit  d’immenses  jets  d’eau  s’élever  de 
la  mer,  retomber  sur  les  terres,  d’où  ils  s’échappent 
ensuite  en  cascade  à travers  les  fissures  des  rochers. 

A six  heures  et  demie , disant  un  adieu  définitif  au 
groupe  des  îles  Samoa,  je  donne  la  route  au  S.  \ E. 
pour  rallier  l’île  Vavao  que  je  désire  visiter. 

Dans  le  projet  primitif  de  mon  voyage , Vavao  de- 
vait être  une  des  relâches  principales  de  la  campagne  ; 
mais  par  suite  des  modifications  que  ce  projet  avait 
subies,  je  me  trouvais  retardé  de  trois  mois.  Je  ne 
savais  -quand  la  mousson  d’ouest  arrivait  dans  ces 
parages , c’est  pourquoi  je  me  hâtais  de  profiter  du 
reste  de  la  saison,  et  je  Voulais  passer  rapidement  à Va- 
vao, d’autant  plus  qu’au  fond,  aucun  besoin  pressant 
ne  m’appelait  dans  cette  île , toutes  nos  provisions 
d’eau  et  de  bois  étaient  au  grand  complet,  et  là  santé 
de  nos  équipages  était  très-satisfaisante. 

Du  reste , assez  favorisés  par  le  vent  et  surtout  par 
des  courants  qui  nous  portent  assez  régulièrement  de 
20  milles  chaque  jour  dans  l’ouest,  dès  le  4 nous 
sommes  en  vue  des  îles  Vavao. 


DANS  L’OCEANIE.  129 

La  journée  débute  par  des  grains  de  pluie  accom- 
pagnés d’éclairs  et  de  nombreux  coups  de  tonnerre , 
puis  le  temps  s’éclaircit,  et  le  soir,  vers  six  heures , les 
terres  deYavao  se  déroulent  devant  nous.  Redoutant 
de  forts  courants  dans  l’ouest,  je  passe  la  nuit  aux 
petits  bords,  mais  lorsque  le  5 au  matin  nous  revoyons 
la  terre,  elle  est  déjà  à 10  ou  12  milles  au  vent  à nous. 

Un  petit  îlot  qui  se  distingue  à toute  vue  dans  le 
N.  O.  devait  être  Amargura.  Sur-le-champ  je  me 
mets  à courir  des  bordées  en  serrant  le  vent  pour  at- 
teindre le  port  de  Val  de  z , et  à midi  nous  ne  sommes 
plus  qu’à  3 ou  4 milles  de  son  entrée. 

L’île  de  Yavao  offre  un  aspect  peu  gracieux , une 
longue  falaise  très-escarpée  forme  sa  limite  à la  mer, 
l’intérieur  est  un  vaste  plateau  d’une  uniformité 
désespérante. 

Après  les  riantes  îles  de  Samoa,  j’éprouve  un  sen- 
timent de  tristesse  devant  les  terres  dénudées  de  l’île 
Vavao,  si  riche  cependant  de  souvenirs  et  illustrée 
surtout  par  les  récits  de  Mariner,  rasssemblés  par  le 
docteur  Martyn. 

Au  moment  où  notre  route  nous  rapproche  de 
Y anse  de  Refuge , ainsi  nommée  par  le  capitaine  espa- 
gnol Maurelle , une  petite  pirogue  montée  par  un  An- 
glais et  plusieurs  naturels,  s’approche  de  Y Astrolabe , 
et  me  propose  un  pilote;  mais  il  aurait  fallu  prendre 
la  panne  pour  permettre  à cette  embarcation  assez 
maladroitement  dirigée, de  nous  accoster.  Sans  perdre 
un  temps  précieux , je  continue  ma  route  sans  l’at- 
tendre. 

IV. 


1838. 

4 octobre. 


9 


1838. 

Octobre. 


PL  LXXV. 


130  VOYAGE 

Le  plan  de  M.  Krusenstern , le  seul  que  je  possède, 
est  mal  orienté,  et  deux  îlots  qui  se  trouvent  placés 
au  milieu  de  la  passe  déjà  étroite  de  ces  îles,  rend 
cette  entrée  difficile  lorsqu’il  faut  comme  nous  gagner 
le  mouillage  en  louvoyant;  dans  une  de  nos  bordées 
même,  le  vent  ayant  un  peu  refusé,  nous  tombons 
si  près  des  roches  qui  forment  la  pointe  du  S.  O. , 
que  je  crains  un  instant  de  ne  pouvoir  nous  en  relever. 
Heureusement  la  côte  paraît  partout  très-saine,  et 
quoique  nous  n’en  soyons  pas  éloignés  de  plus  de  20 
mètres,  la  sonde  accuse  encore  de  très-grands  fonds. 

Bien  que  la  mer  ne  fût  pas  dangereuse,  cepen- 
dant une  longue  houle  nous  menaçait  de  très-fortes 
avaries , dans  le  cas  où  nos  corvettes  auraient  labouré 
le  sol.  Mais  j’éprouvai  un  véritable  sentiment  de  joie 
lorsque  ayant  dépassé  l’entrée  de  la  baie,  je  me  trouvai 
libre  de  ma  manœuvre  au  milieu  des  vastes  bassins 
formés  par  les  îles  de  cet  archipel  nombreux. 

A mesure  que  nous  avançons , de  nouveaux  canaux 
dont  il  est  difficile  de  reconnaître  les  embranchements, 
se  présentent  devant  nous  comme  de  longues  rues, 
parmi  lesquelles  le  voyageur  est  embarrassé  pour 
trouver  sa  route.  Enfin , arrivé  dans  une  baie  cir- 
culaire assez  vaste,  je  rallie  la  terre  et  laisse  tomber 
l’ancre  par  33  brasses  fond  de  sable  et  coquilles,  et 
à un  câble  au  plus  de  la  côte. 

Quelques  pirogues , montées  chacune  par  trois  ou 
quatre  naturels,  viennent  le  long  du  bord,  et  nous 
offrent  quelques  fruits  et  des  racines  qu’ils  désirent 
vendre;  mais  il  y a peu  de  temps  encore  que  nous 


DANS  L'OCEANIE. 


131 


avons  quitté  un  pays  de  ressources  et  on  n’y  fait  pas 
attention. 

Un  jeune  naturel  bien  bâti,  bien  dégourdi,  d’une 
physionomie  ouverte  et  heureuse,  vêtu  d’une  veste 
et  d’un  pantalon,  demande  la  permission  de  moûter  à 
bord.  Il  se  présente  avec  assurance,  et  se  rend  sur  la 
dunette  auprès  de  moi  ; là , entrant  sur-le-champ  en 
matière,  il  débute  par  me  dire  qu’il  n’aime  point  les 
missionnaires,  qui  sont  de  mauvaises  gens,  qu’il  aime 
beaucoup  les  Français,  et  qu’il  demande  à embarquer 
avec  moi.  Pensant  que  cette  demande  n’était  qu’un 
prétexte  que  ce  sauvage  avait  trouvé  pour  avoir 
son  entrée  libre  à bord , je  lui  fais  répondre  que  je  ne 
puis  embarquer  un  habitant  de  Vavao  sans  le  consen- 
tement du  chef  de  cette  île.  Aussitôt,  sans  se  décon- 
certer, il  me  dit  qu’il  n’est  point  sujet  de  Vavao , 
mais  qu’il  est  né  à Tonga-Tabou , et  que  le  chef  de 
Mafanga  (Faka-Fanoua)  est  son  père.  Et  en  effet, 
il  me  cite  parfaitement  toutes  les  localités  de  Tonga- 
Tabou  et  me  rappelle  le  siège  de  Mafanga  fait  par 
Y Astrolabe  lors  de  ma  première  expédition.  II  n’était 
à cet  époque  qu’un  enfant  de  1*2  à 13  ans.  Il  m’ap- 
prend en  outre  que  Palou,  un  des  chefs,  était  devenu 
le  personnage  le  plus  influent  de  l’île  et  donnait  au- 
jourd’hui de  grandes  fêtes. 

Puis , comme  mon  sauvage  me  renouvelle  sa  de- 
mande, je  lui  signifie,  croyant  le  dégoûter,  que  je  n’ai 
à bord  aucune  place  qui  puisse  convenir  à un  homme 
de  son  rang,  que  tout  ce  que  je  puis  lui  offrir,  c’est  de 
l’embarquer  comme  matelot.  Je  lui  dis  qu’il  ne  pou- 


ms. 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


132  VOYAGE 

yait  pas  lui  convenir  à lui , le  fils  d’un  des  plus  grands 
chefs  de  Tonga-Tabou , de  haler  sur  les  cordes  ou  de 
manier  les  avirons.  Cette  déclaration  paraît  en  effet 
ébranler  sa  résolution  ; mais  après  quelques  réflexions 
il  me  déclare  de  nouveau  qu’il  préfère  servir  comme 
matelot , plutôt  que  de  rester  l’esclave  des  mission- 
naires anglais.  Dès-lors  je  consens  à le  prendre , et  je 
lui  promets  que  s’il  vient  à bord  le  jour  de  mon  départ 
je  l’emmènerai. 

Le  pilote  Mackensie  arrive  un  moment  après  et  me 
présente  un  réglement  semblable  à celui  d’Apia  et 
également  contresigné  par  le  capitaine  Drink-Water. 
On  dirait  vraiment  que  ce  dernier  parcourt  les  îles  de 
l’Océanie,  tout  exprès  pour  faire  des  réglements  de 
port.  Du  reste , je  fais  dire  à Mackensie  qu’il  peut  ren- 
gainer son  réglement  et  le  garder  pour  d’autres,  mais 
que  je  lui  donnerai  une  récoriipense  s’il  veut  me  ser- 
vir d’interprète,  ce  qu’il  accepte  volontiers  ne  voyant 
pas  de  navire  à piloter  pour  le  moment. 

Mackensie  m’apprend  alors  que  le  Conway  après 
avoir  passé  d’abord  7 ou  8 jours  à Vavao , sans  doute 
pour  y faire  ce  fameux  réglement , était  revenu  une 
seconde  fois,  il  y avait  environ  six  semaines.  Il  avait 
dû  ensuite  se  rendre  aux  îles  Viti;  il  devait  toucher 
à Laguemba,  à Bona , et  surtout  à One- Ata,  dont  les 
naturels  avaient  dernièrement  massacré  le  capitaine 
d’un  schooner  anglais. 

M.  Thomas  que  j’avais  connu  à Tonga-Tabou  lors 
de  ma  première  expédition  sur  Y Astrolabe , était  éta- 
bli à Vavao  depuis  deux  ou  trois  ans  avec  deux  autres 


DANS  L’OCEANIE. 


133 


missionnaires  de  Wesley.  Tous  les  habitants  sans  ex- 
ception sont  aujourd’hui  chrétiens,  et  les  Européens 
n’ont  plus  rien  à craindre  au  milieu  d’eux.  Ces  hommes 
à moitié  civilisés , connaissent  déjà  la  valeur  de  l’ar- 
gent ; du  reste,  les  vivres  et  les  provisions  y sont  à des 
prix  assez  modérés. 

Les  naturels  ne  cessent  de  nous  répéter  que  le  bon 
mouillage  se  trouve  dans  une  anse  éloignée  de  3 ou  4 
milles  de  l’endroit  où  nous  sommes;  mais  je  suis  dé- 
cidé à rester  où  je  suis , car  je  ne  compte  faire  qu’un 
séjour  très-court,  et  je  préfère  cette  position  qui  me 
permet  d’envoyer  mes  matelots  à terre,  sans  qu’ils 
puissent  se  mêler  à la  population. 

Le  grand  canot  de  Y Astrolabe  est  destiné,  sous  les 
ordres  de  M.  Duroch,  à lever  le  plan  de  la  baie  du 
mouillage.  Celui  de  la  Zélée  est  mis  sous  les  ordres  de 
MM.  Coupvent  et  Dumoulin,  pour  aller  relever  et 
sonder  les  passes  que  forment  les  îles  du  groupe  Ha- 
foulou-Houy  nom  collectif  de  toutes  les  terres  de  ce 
petit  archipel.  Vavao  n’est  que  le  nom  de  l’île  prin- 
cipale qui  est  la  plus  septentrionale. 

Bien  que  toutes  ces  terres  soient  assez  vastes  et 
passablement  boisées , cependant  le  sol  en  paraît  mé- 
diocrement fertile,  et  contraste  péniblement  avec 
la  vigoureuse  végétation  et  la  richesse  des  coteaux 
des  Samoa. 

Quelques  pirogues  de  naturels  rôdent  à nos  côtés , 
mais  aucune  ne  se  hasarde  à accoster  les  corvettes. 
C’est  aujourd’hui  le  sabbat  du  pays,  jour  de  grand 
tabou.  Les  dignes  chrétiens  sont  encore  tout  pleins  de 


1833! 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


131  VOYAGE 

zèle  pour  leur  nouvelle  religion , et  les  méthodistes , 
leurs  guides  spirituels,  n’ont  pas  manqué  de  leur  dé- 
fendre, comme  un  péché  capital , toute  espèce  de  rap- 
ports avec  les  Français  pendant  les  jours  fériés. 

En  conséquence , je  me  décide  à passer  la  journée 
à bord,  autant  pour  me  reposer  que  pour  ne  pas  aller 
causer  du  scandale  aux  pieux  habitants.  J’en  profite 
pour  questionner  Mackensie  qui  m’apprend  qu’il  se 
fait  payer  dix  piastres  pour  entrer  ou  sortir  un  navire 
du  mouillage.  Il  n’y  a que  trois  ans  et  demi  qu’il  est 
arrivé  avec  les  missionnaires  à Vavao.  Depuis  cette 
époque  il  y a vu  quatre  navires  de  guerre,  trois  anglais 
et  un  américain;  mais  il  a compté  jusqu’à  quatre  na- 
vires marchands  à la  fois  dans  le  bassin.  Tout  ce  qu’il 
connaît  de  l’affaire  de  Poweï , c’est  qu’elle  eut  lieu  à 
Hifo,  au  nord  de  notre  position.  Il  ne  peut  me  donner 
aucun  renseignement  sur  le  massacre  de  Bureau.  K 
me  confirme  l’existence  à Yavao  de  Simonet , ancien 
transfuge  de  Y Astrolabe , seulement  il  ne  sait  pas  s’il 
a été  arrêté  par  les  missionnaires , ou  plutôt  il  évite 
de  s’expliquer  à ce  sujet,  dans  la  crainte  de  se  com- 
promettre aux  yeux  de  la  mission  anglaise , dont  il 
paraît  être  une  créature. 

Le  patron  d’un  des  canots  qui  sont  allés  à terre  , 
me  rend  compte  qu’il  a vu  Simonet  qui  a d’abord 
paru  très-inquiet  en  apprenant  que  les  deux  capi- 
taines des  corvettes  étaient  M.  Jacquinot  et  moi. 
Cependant  il  avait  fini  par  se  rassurer,  et  par  de- 
mander même  s’il  n’aurait  rien  à redouter  en  se  pré- 
sentant à bord  de  nos  navires.  Je  me  souciais  peu,. 


DANS  L’OCEANIE.  135 

après  un  laps.de  temps  de  dix  ans,  de  renouveler  des 
poursuites  contre  cet  homme,  mais  d’un  autre  côté 
je  sentais  qu’il  n’était  pas  convenable  de  permettre 
qu’il  pût  librement  fréquenter  nos  navires.  Je  chargeai 
donc  le  patron  de  dire  à Simonet  que  je  consentais  à 
fermer  les  yeux  sur  son  séjour  à Vavao,  mais  que 
s’il  se  présentait  à bord,  je  serais  forcé  de  le  faire  ar- 
rêter, de  le  faire  mettre  aux  fers,  et  de  le  reconduire 
en  France  pour  l’y  faire  juger. 

Vers  cinq  heures  je  suis  surpris  de  voir  les  deux 
missionnaires  Thomas  et  Broocks  arriver  dans  une 
pirogue  pour  me  faire  visite.  Le  premier  a bien 
vieilli  depuis  dix  ans , et  il  est  devenu  lourd  et  pe- 
sant. L’autre  est  un  homme  jeune  encore  (il  a à peine 
25  ans),  sa  figure  est  prévenante  et  ses  manières 
polies. 

Après  les  salutations  d’usage,  M.  Thomas  me  pré- 
senta la  médaille  de  la  dernière  expédition  que  je 
lui  avais  laissée  à mon  passage  aux  îles  Tonga,  et 
ensuite  il  me  mit  au  courant  des  affaires  du  pays. 
Les  habitants  des  deux  groupes  de  Hapai  et  de  Vavao 
obéissaient  aux  lois  de  Tahofa-hao  ou  Ring-Georges, 
et  tous  avaient  embrassé  le  christianisme;  mais  à 
Tonga-Tabou,  il  n’y  avait  encore  que  Toubo  qui  fût 
chrétien  ainsi  que  son  peuple.  Cependant  la  Tamaha 
et  une  fille  de  Palou  s’étaient  aussi  converties;  mais 
tous  les  autres  chefs,  loin  de  suivre  les  inspirations 
évangéliques,  avaient  même  déclaré  la  guerre  à un 
chef  chrétien.  Celui-ci  avait  été  secouru  par  le  Toui- 
Vavao , qui  avait  saccagé  l’île  et  détruit  Mafanga.  Les 


( 


1838. 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


3 36  VOYAGE 

chefs  Taliofa  et  Afa , mes  anciennes  connaissances 

étaient  morts  ainsi  que  Feka-fanoua. 

Ces  Messieurs  donnent  6,000  âmes  de  population 
au  groupe  entier  de  Vavao,  et  autant  à celui  des  Ha- 
pai  ; ils  m’annoncent  en  outre  qu’ils  sont  sur  leur  dé- 
part pour  File  Lefouga,  où  doit  se  tenir  une  assemblée 
générale  de  la  mission,  et  que  même  ils  ne  remettent 
leur  départ  au  surlendemain  qu’afin  de  pouvoir  me 
recevoir  à Nei-Afou  le  jour  suivant. 

La  -conversation  étant  tombée  sur  mes  anciens 
combats  devant  Mafanga,  et  sur  Fun  des  principaux 
acteurs,  Simonet,  je  questionne  M.  Thomas  sur  le  sort 
de  ce  coupable  ; il  m’apprend  que  cet  homme  avait 
une  fort  mauvaise  conduite,  et  qu’il  avait  été  obligé 
de  le  faire  punir.  Depuis  lors,  Simonet  ne  cachait 
plus  sa  haine  contre  M.  Thomas,  qu’il  avait  menacé 
de  tuer,  et  celui-ci  l’en  croyait  parfaitement  capable. 
Enfin  les  missionnaires  avaient  porté  plainte  contre 
lui  au  capitaine  Drink-Waler , lors  de  son  dernier 
passage,  et  celui-ci  l’avait  pris  à son  bord  pour  en  dé- 
barrasser l’île.  Mais  ensuite  ce  capitaine  après  l’avoir 
fait  servir  quelque  temps,  l’avait  renvoyé  en  déclarant 
qu’il  ne  voulait  pas  se  saisir  d’un  Français,  d’autant 
plus  qu’il  savait  que  des  navires  de  cette  nation  ne 
tarderaient  pas  à le  suivre  à Yavao.  En  conséquence, 
M.  Thomas,  qui  semblait  effrayé  des  mènaces  de  Si- 
monet, me  prie  instamment  de  l’emmener  et  d’en  dé- 
livrer le  pays.  Je  me  contente  de  lui  répondre  que  je 
n’irai  point  m’emparer  de  cet  homme  à terre , mais 
que  je  m'en  saisirai  si  le  chef  du  pays  le  fait  arrêter 


DANS  L’OCEANIE.  137 

et  conduire  à bord  de  Y Astrolabe,  pieds  et  poings  liés.  1838. 
Cette  assurance  paraît  satisfaire  ces  messieurs,  qui  °Cl°bre 
ne  tardent  pas  à quitter  le  navire. 

A des  chaleurs  suffocantes  succède  un  temps  nua—  7. 
geux  qui  nous  amène  des  grains.  La  brise  passe  au 
sud  par  fortes  rafales.  Cependant  tous  les  travaux  se 
poursuivent  avec  vigueur,  ainsi  que  les  opérations 
confiées  à MM.  Duroch,  Dumoulin  et  Coupvent. 

A neuf  heures  M.  Jacquinot  se  joint  à moi,  et  nous 
allons  faire  une  excursion  à Nei-Afou.  La  baie  dans 
laquelle  nous  sommes  mouillés  communique  par  un 
canal  assez  étroit  mais  très-sain,  à un  bassin  assez 
spacieux  qui  offre  un  excellent  mouillage.  Sur  le 
bord  oriental  et  dans  une  position  agréable,  s’élève 
le  chef-lieu  de  l’île , d’une  assez  grande  étendue.  Sa 
forme  rappelle  assez  bien  celle  de  quelques  villages 
malais.  Une  troupe  assez  nombreuse  de  naturels  vient 
nous  recevoir  au  débarcadère  et  nous  conduit  chez 
M.  Thomas.  Le  bruit  s’était  déjà  répandu  que  nous 
étions  ces  memes  hommes  qui  dix  ans  auparavant 
avaient  combattu  Mafanga,  aussi  sommes-nous  pour 
eux  un  objet  de  curiosité,  et  c’est  à qui  viendra  nous 
contempler.  Tout  autour  de  nous,  nous  entendons 
répéter  ces  mots  : Tourvil,  Yakinot,  egui  tehi  tao  te 
Mafanga  (d’Urviîle,  Jacquinot,  les  grands  chefs  qui 
ont  combattu  contre  Mafanga).  Malgré  leurs  nouvelles 
croyances,  on  voit  que  ces  peuples  ont  conservé  un 
grand  penchant  pour  la  gloire  militaire  dont  ils 
étaient  jadis  si  enthousiastes;  et  plus  d’une  fois  ils 
ont  donné  des  preuves  convaincantes  d’une  valeur 


138  VOYAGE 

183».  très-grande  dans  les  combats  qu’ils  se  livraient  entre 

Octobre.  & 

eux. 

Ils  affectent  surtout  de  prononcer  le  nom  de 
YaJdnot , qu’ils  répètent  à chaque  instant.  De  gran- 
des fdles  s’attachent  à sa  personne , et  cela  fait  que 
M.  Jacquinot  se  retourne  souvent  machinalement 
pourvoir  ce  qu’on  lui  veut. 

En  traversant  le  village,  nous  voyons  qu’il  est  assez 
' régulièrement  divisé  par  des  rues  larges  et  bordées 
par  de  jolies  palissades  de  deux  à trois  mètres  de 
hauteur,  qui  entourent  les  diverses  habitations.  Ces 
dernières  sont  à peu  près  distribuées  comme  certai- 
nes maisons  de  campagne  d’Europe;  elles  ont  un 
corps-de-logis  séparé  des  hangars  qui  en  sont  les  dé- 
pendances; le  tout  est  environné  par  une  clôture, 
et  cet  ensemble  sert  à toute  une  famille  qui  y vit  en 
commun. 

Sur  une  grande  place  nous  trouvons  deux  ou  trois 
cents  naturels  réunis  et  qui  s’occupent  à rebâtir  l’é- 
glise qui,  il  y a peu  de  jours,  dans  un  incendie,  a été 
consumée  entièrement.  Mais  tous  ces  ouvriei  s y ti  a 
vaillent  avec  tant  d’activité  et  de  zèle,  sous  la  direc- 
tion de  leurs  chefs,  qu’elle  ne  tardera  pas  à être  re- 
levée. Les  matériaux  qu’ils  emploient  sont  de  simples 
poutres  bien  polies,  et  des  tissus  fabriqués  avec  des 
fils  de  coco,  de  couleurs  variées  et  du  travail  le  plus 
élégant.  Ces  braves  gens  sont  tellement  occupés  de 
leurs  travaux,  qu’ils  ne  se  dérangent  même  pas  pour 
nous  regarder  un  instant.  Ils  ont  reporte  a leur  nou- 
veau culte  tout  le  dévouement  et  toute  1 attention 


Dans  L’OCEANIE.  139 

qu’ils  témoignaient  jadis  à leurs  anciennes  céré- 
monies. 

Vers  le  bout  du  village,  deux  beaux  enclos,  entou- 
rés de  palissades  bien  entretenues,  et  au  milieu  des- 
quels s’élèvent  deux  jolies  maisonnettes  en  bois,  nous 
annoncent  la  résidence  des  deux  missionnaires.  A cha- 
cune d’elles  se  trouve  affectée  la  jouissance  d’un  jardin 
bien  entretenu,  où,  au  milieu  de  tous  les  végétaux 
d’Europe,  tels  que  choux,  oignons,  salades,  artichauts, 
asperges,  etc.,  on  remarquait  encore  plusieurs  fleurs 
qui  répandaient  au  loin  leurs  délicieuses  odeurs.  Ce- 
pendant le  sol  paraît  maigre  et  manquer  d’eau,  mais 
sans  doute,  les  eaux  pluviales  y suppléent  et  entre- 
tiennent une  humidité  suffisante.  Nous  nous  présen- 
tons d’abord  chez  M.  Thomas  qui,  avec  sa  femme, 
nous  reçoit  sans  façon  et  avec  une  cordialité  vrai- 
ment touchante.  Voici  ce  que  j’apprends  dans  cette 
visite. 

Il  y avait  dernièrement  à Vavao  plusieurs  habi- 
tants des  îles  Viti,  parmi  lesquels  j’aurais  pu  trouver 
un  pilote,  mais  ils  sont  tous  repartis  sur  le  Conway 
qui  allait  dans  leur  pays.  M.  de  Pompalier  a passé  il  y 
a dix  mois  environ  à Vavao,  il  était  embarqué  sur  le 
schooner  Raiatos  et  accompagné  de  deux  prêtres 
français.  Ces  derniers  se  sont  établis  dans  file  Wallis , 
dont  le  véritable  nom  est  Vea.  Les  habitants  les  re- 
çurent d’abord  volontiers  au  milieu  d’eux  , mais 
quand  ils  surent  que  leur  but  était  d’enseigner  leur 
religion,  plusieurs  chefs  s’y  opposèrent;  il  les  ou- 
tragèrent et  même  se  portèrent  à des  voies  de  fait 


1 838. 
Octobre. 


I.  L XXVII. 


ms. 

Octobre. 


140  VOYAGE 

contre  eux;  mais  un  chef  influent  nommé  Tounha- 
hola , prit  leur  défense  et  les  protégea.  Du  reste,  ils 
n’ont  fait  aucun  progrès.  Tels  sont  les  renseigne- 
ments que  M.  Thomas  avait  recueillis  dans  un  voyage 
qu’il  venait  de  faire  sur  File  Niouha-foho  (île  Proby 
d’Edwards),  dont  le  chef  Georges  Fota-fai  avait  em- 
brassé le  christianisme.  M.  Thomas  partait  le  jour 
même  où  le  Conteay  arrivait. 

Les  deux  missionnaires  ne  voyaient  pas  sans  in- 
quiétudes leur  traversée  future  à Lefouga  sur  une 
pirogue  du  pays.  Je  leur  offre  de  les  y transporter  sur 
\ Astrolabe  \ cela  me  procurera  du  reste  l’occasion  de 
jeter  un  coup  d’œil  sur  les  îles  Hapai,  qui  n’ont  ja- 
mais été  visitées  par  les  Français.  Je  pourrai  aussi,  je 
l’espère,  m’y  procurer  un  pilote  pour  les  îles  Viti.  Il 
n’est  pas  besoin  de  dire  que  mon  offre  est  acceptée 
avec  transport,  et  le  départ  est  fixé  au  surlendemain 
9 octobre. 

Nous  nous  rendons  ensuite  chez  M.  Broocks,  dont 
l’habitation,  beaucoup  plus  spacieuse,  contient  aussi 
l’imprimerie  où  se  publient,  sous  sa  direction,  tous 
les  ouvrages  de  la  mission.  Sa  femme,  qmest  encore 
toute  jeune  et  fort  agréable , nourrit  un  petit  enfant. 
Ce  couple  intéressant  semble  jouir,  dans  son  intérieur, 
du  véritable  bonheur  qu’il  fait  partager  à ceux  qui 
l’entourent;  car  j’ai  cru  remarquer  que  les  naturels 
semblent  craindre  M.  Thomas , mais  que  leur  affec- 
tion est  pour  M.  Broocks,  dont  ils  reconnaissent  la 
bonté,  la  douceur  et  l’esprit  d’humanité. 

M.  Thomas  nous  conduit  au  cimetière  ( fai-toka  ou 


DANS  L’OCEANIE.  141 

Langui)  du  dernier  des  Finau,  où  sont  aussi  inhumés 
quelques-uns  des  enfants  des  missionnaires.  Sous 
l’empire  du  christianisme,  ces  lieux  jadis  tabous  ont 
cessé  d’être  entretenus  avec  cette  minutieuse  pro- 
preté qui  les  caractérisait  jadis;  les  ministres  du 
culte  réformé  me  paraissent  attacher  trop  peu 
d intérêt  aux  restes  de  leurs  premiers  amis  dé- 
cédés. 

Comme  je  témoigne  le  désir  de  faire  ma  visite  à 
Tahofa , chef  de  1 île  ? M.  Thomas  m’accompagne  à la 
demeure  royale.  Elle  est  pour  le  moment  fixée  dans 
une  case  assez  propre,  mais  assez  mesquine.  La  mai- 
son du  roi  ayant  été  emportée  18  mois  auparavant 
par  un  violent  ouragan  qui  ravagea  toute  l’ile,  sa  de- 
meure actuelle  n’est  que  provisoire , et  on  lui  bâtit 
un  palais  qui  sera  digne  du  rang  qu’occupe  ce  prince 
sauvage. 

Tahofa-hao  est  un  grand  et  bel  homme  de  30  à 
40  ans  ; sa  figure  est  sérieuse  et  ne  manque  pas  de 
dignité.  Sa  femme  Loubé,  âgée  de  23  ans  au  plus,  a 
une  figure  agréable , des  manières  simples,  et  elle 
serait  même  assez  jolie  si  elle  n’était  pas  chargée  d’un 
trop  fort  embonpoint.  Ils  nous  reçoivent  avec  poli- 
tesse dans  une  salle  boisée  où  se  trouvaient  seule- 
ment deux  ou  trois  chaises. 

Tahofa,  que  les  Anglais  ont  surnommé  King-George, 
est  fils  adoptif  du  Üoula-Kai  de  Tonga-Tabou ; il  ap- 
partient à la  famille  des  Finau.  Sa  femme,  surnom- 
mée de  son  côté  queen-Salole  (reine  Charlotte),  ap- 
partient à la  race  antique  des  Feta-Fei . Avec  eux  vit 


1838. 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


142  VOYAGE 

en  ce  moment  un  autre  membre  de  cette  illustre 
souche,  c’est  le  frère  même  de  LafUi-Tonga , auquel 
appartiendrait  de  droit  le  titre  de  Toui-Tonga , mais 
qui  s’est  retiré  à Yavao , ne  conservant  de  sa  haute 
dignité  que  les  marques  extérieures.  Ayant  appris  que 
le  Feta-Fei  avait  passé  quatre  ou  cinq  ans  aux  îles 
Viti , je  lui  adresse  quelques  questions  par  l’intermé- 
diaire de  M.  Thomas.  11  me  répond  avec  complaisance 
et  surtout  avec  ce  ton  d’urbanité  et  de  parfaite  poli- 
tesse qui  caractérise  l’aristocratie  de  ces  îles,  et  qui 
déjà  m’avait  si  vivement  frappé  jadis  lors  de  mes  en- 
trevues avec  la  Tamaha. 

J'apprends  aussi  que  mon  ami  des  îles  Yiti  Ton- 
boua-Nakoro,  fds  de  Tanoa  et  neveu  du  grand  Nolivo, 
avait  pu  regagner  son  pays  après  avoir  quitté  Y Astro- 
labe. où  il  avait  fait  un  assez  long  séjour  lors  de  la 
dernière  campagne.  Nolivo  ayant  été  tué  dans  un 
combat,  Tanoa  lui  avait  succédé,  et  Tonboua-Nakoro 
avait  péri  dernièrement  en  combattant  ses  ennemis. 
Cette  nouvelle  m’afflige,  car  je  comptais  beaucoup 
sur  lui  pour  être  bien  accueilli  dans  ces  îles,  et  j’avais 
toujours  eu  une  haute  opinion  du  caractère  et  des 
talents  de  ce  jeune  chef. 

Feta-Fei  cherche  à me  persuader  que  les  Kai-Vitis 
ne  sont  point  aussi  féroces  qu’on  le  pense  communé- 
ment; mais  cependant  il  tombe  d’accord  avec  moi 
qu’il  est  toujours  bon  d’être  sur  ses  gardes  avec  eux, 
attendu  qu’ils  se  font  constamment  la  guerre. 

Par  l’organe  de  M.  Thomas,  je  prie  Tahofa  de  me 
procurer  un  Yiti  intelligent  pour  me  guider  dans  ses 


DANS  L’OCEANIE.  143 

lies,  L’e</w?'(leroi)  me  répond  aussitôt  d’une  façon  fort 
polie  qu’il  fera  en  sorte  de  me  satisfaire , et  surtout 
de  me  donner  un  homme  auquelje  puisse  me  confier. 

M.  Thomas  saisit  cette  occasion  pour  traiter  devant 
moi  avec  Tahofa  la  question  relative  à Simonet,  qui 
paraît  fort  l’inquiéter.  Je  vois  bien  que  Tahofa  ne 
partage  pas  du  tout  l’empressement  des  missionnaires, 
mais  je  vois  bien  aussi  qu’il  ne  paraît  pas  s’y  opposer. 
Aussi  M.  Thomas  me  dit  avec  un  air  de  satisfaction 
que  Tahofa  consent  à livrer  cet  homme , et  je  réponds 
de  nouveau  que  je  le  ferai  mettre  aux  fers  à bord , 
pourvu  toutefois  qu’on  l’y  conduise,  car  je  ne  veux 
avoir  aucun  démêlé  à terre  avec  les  naturels  du  pays. 

Tahofa  m’offre  ensuite  un  kava,  mais  comme  je 
connais  cette  liqueur,  je  remercie,  et  ensuite  j’en- 
gage Yegui  à venir  le  lendemain  avec  toute  sa  famille 
et  les  deux  missionnaires  dîner  à bord  del 'Astrolabe. 
Cette  invitation  est  acceptée  avec  satisfaction  par  le, 
couple  royal,  et  il  est  convenu  qu’un  de  mes  canots 
sera  envoyé  à terre  pour  les  recevoir. 

En  cette  occasion  j’ai  lieu  d’observer  combien  les 
formes  de  la  simple  politesse  commandent  involon- 
tairement le  respect  et  les  égards.  Mon  pilote  Macken- 
sie,  qui  cependant  n’est  qu’un  matelot  dégrossi,  se 
tenait  accroupi  par  terre  devant  ces  hauts  personnages 
de  l’île,  et  ne  leur  adressait  la  parole  qu’avec  toutes 
les  marques  d’un  profond  respect.  M.  Thomas  lui- 
même,  que  son  caractère  élevait  si  haut  à leurs  yeux, 
ne  leur  parlait  qu’avec  une  déférence  marquée.  Ce 
n’est  plus  ici  comme  à Taïti,  où  les  chefs  sont  à peu 


1838. 

Octobre 


1838. 

Octobre. 


144  VOYAGE 

de  choses  près  les  premiers  serviteurs  des  mission- 
naires. 

En  nous  retirant , nous  saluons  M.  Thomas  et  en- 
suite nous  allons  seuls  faire  un  tour  dans  les  rues  de 
Nei-Afou  et  dans  les  environs.  Nous  visitons  une 
grande  partie  du  village,  jetant  de  temps  à autre  un 
coup  d’œil  dans  l’intérieur  des  habitations. 

Nous  venions  d’examiner  plus  attentivement  un  des 
enclos  qui  entourent  les  maisons,  sa  belle  tenue  an- 
nonçait qu’il  appartenait  à un  homme  d’importance, 
et  nous  allions  nous  retirer,  lorsque  un  jeune  garçon 
sortant  de  la  case  nous  accoste  et  nous  fait  signe  de 
vouloir  bien  entrer.  Dans  un  cabinet  reculé  et  sur  une 
espèce  de  lit  de  repos,  je  vois  tout  d’abord  un  naturel 
d un  certain  âge,  mais  cependant  de  bonne  mine  qui, 
à mon  approche , se  lève  sur  son  séant  et  me  tend  la 
main  avec  un  air  de  connaissance.  Après  l’avoir  bien 
envisagé,  je  reconnais  le  chef  Tonga  qui  en  1827  avait 
accosté  Y Astrolabe  près  de  Me  Onghea-lebou  dans 
T archipel  Viti,  et  qui  nous  accompagna  ensuite  dans  sa 
pirogue  jusqu’à  Laguemba  où  le  vent  nous  sépara.  Je  le 
désignais  alors  sous  le  nom  de  Moaki,  etM.  Guilbert, 
avec  raison,  le  nommait  Vougui ; c’est  en  effet  son 
nom  véritable.  Vougui  avait  déjà  visité  Vavao  dans  le 
temps  du  règne  de  Finau,  et  à cette  époque  il  avait 
une  grande  réputation  d’homme  à bonnes  fortunes 
près  des  femmes.  Il  a conservé  cette  tournure 
élégante  et  surtout  cette  exquise  politesse  qui  appar- 
tient à sa  haute  naissance,  car  il  est  l’allié  des  Fêta - 
Fei.  Vougui  est  très-flatté  de  ma  visite,  mais  surtout 


DANS  L’OCEANIE.  145 

parce  que  je  me  le  rappelle  bien  , et  que  je  lui  re- 
trace les  divers  incidents  de  notre  entrée  aux  îles  Viti. 
En  apprenant  que  je  cherche  un  pilote  pour  m’y  ac- 
compagner, il  témoigne  le  plus  vif  regret  que  sa  santé 
ne  lui  permette  pas  d’y  retourner,  mais  le  pauvre 
diable  est  étendu  sur  son  grabat,  et  il  m’explique 
qu’il  s’était,  par  accident,  ouvert  la  cuisse  avec  une 
hermine  tte. 

H remplit  les  devoirs  de  l’hospitalité  avec  un  grand 
empressement,  et  même  il  nous  offre  à déjeuner,  ce 
que  sans  doute  avait  oublié  le  roi  lui-même.  Nous  le 
remercions  et  n’acceptons  que  quelques  cocos,  qu’il 
envoie  chercher  sur-le-champ  dans  son  beau  verger. 
Enfin  nous  quittons  ce  bon  insulaire,  charmés  de  ses 
manières,  de  son  accueil,  et  surtout  de  la  joie  qu’il  a 
témoignée  en  nous  revoyant  après  une  si  longue 
absence. 

Maekensie  nous  conduit  ensuite  sur  un  petit  co- 
teau, à un  mille  au  plus  du  village,  d’où  notre  vue 
domine  à la  fois  sur  le  beau  bassin  de  Néi-Afou,  et 
sur  une  baie  très-étendue  qui  lui  est  contiguë  dans 
l’est.  C’est  un  coup  d’œil  merveilleux  que  celui  de 
ces  beaux  canaux  où  la  mer  entre  et  vient  découper 
le  groupe  Hafoulou-Hou  en  une  infinité  d’îles  et  de 
presqu’îles. 

Il  est  surtout  fort  remarquable  que,  bien  que  les 
terres  de  Yavao  soient  assez  basses,  tous  ces  canaux 
soient  généralement  profonds. 

En  traversant  le  village  pour  regagner  notre  canot, 

nous  apprenons  que  Simonet  vient  d’être  arrêté , ga- 
IV.  G 


<838 

Octobre 


10 


1838. 

Octobre. 


146  VOYAGE 

rotté  et  jeté  en  prison  par  l’ordre  du  roi.  Cette  nou- 
velle fait  le  sujet  de  toutes  les  conversations  et  a pro- 
duit une  vive  impression  sur  les  naturels,  comme  sur 
nos  matelots.  Je  comprends  que  le  brave  M.  Thomas 
n’a  pas  perdu  de  temps  , et  tient  fort  à se  débarras- 
ser de  cet  homme.  Dès-lors , je  soupçonne  aussi  qu’il 
y a là-dessous  quelque  raison  autre  que  celle  qui  a été 
mise  en  avant.  Du  reste,  Simonet  a commis  en  1827 
une  faute  très-grave , et  quelque  tardive  que  soit  la 
punition,  elle  est  méritée*. 

J’envoie , dès  le  matin , le  grand  canot  aux  ordres 
des  missionnaires  et  du  couple  royal,  il  rentre  vers 
neuf  heures  du  matin  en  amenant  Tahofa  et  sa  femme 
qui  se  présentent  à bord  avec  leur  costume  national  ; 
c’est  une  vaste  natte  polynésienne  de  couleurs  variées, 
qui  forme  une  magnifique  draperie  autour  de  leur 
corps , et  leur  donne  un  air  bien  plus  noble  et  plus 
distingué  que  s’ils  avaient  leurs  membres  resserrés 
dans  nos  habits  à l’européenne  dont  l’usage  est  de 
fait  très-gênant.  L’un  et  l’autre  ont  un  maintien 
tout-à-fait  décent,  et  digne  de  leur  rang. 

Je  donne  d’abord  aux  deux  chefs  un  fusil  à deux 
coups , des  étoffes  de  France  et  plusieurs  objets , tels 
que  couteaux , ciseaux  et  autres  bagatelles  dont  ils 
paraissent  très-satisfaits.  Puis  nous  nous  mettons  à 
table,  et  Leurs  Majestés  sauvages  font  honneur  au  re- 
pas. Tahofa  et  Loubé  y paraissent  à leur  aise  tout  en 

Voir  le  premier  voyage  exécuté  sur  la  corvette  Y Astrolabe] 
commandée  par  M.  Dumont  d’Urvilie. 


DANS  L’OCEANIE.  U7 

se  conduisant  avec  beaucoup  de  convenance.  Habi- 
tués aux  manières  anglaises,  ils  saluent  toutes  les  fois 
qu’ils  boivent , et  donnent  leurs  assiettes  et  leurs  cou- 
verts à changer  avec  beaucoup  d’aisance.  Je  remarque 
encore  avec  satisfaction  que  les  deux  missionnaires 
et  surtout  M.  Thomas,  s’occupent  beaucoup  des  deux 
chefs  et  leur  témoignent  une  grande  déférence.  Cette 
conduite  de  leur  part  est  sage  et  habile,  car  ils  as- 
surent  leur  propre  crédit  en  donnant  les  premiers 
l’exemple  du  respect  à l’autorité  temporelle. 

Après  le  déjeûner,  nos  convives  parcourent  avec 
un  vif  intérêt  l’atlas  du  premier  voyage  de  Y Astrolabe, 
et  ds  reconnaissent  avec  joie  leslocalités  de  l’île  Tonga- 
Tabou  et  même  les  portraits  des  naturels  de  ces  îles 
qui  s’y  trouvent  reproduits.  Enfin,  à midi  et  demi  Ta- 
hofa  et  sa  femme  me  font  leurs  adieux  et  quittent  le 
bord  avec  les  missionnaires.  Je  rappelle  à ces  derniers 
que  j’appareillerai  demain  de  bonne  heure,  et  je  les 
prie  instamment  de  ne  pas  se  faire  attendre , si  je  dois 
les  emmener. 

Vers  trois  heures,  quatre  vigoureux  gaillards  con- 
duits par  Seteleki-Afou , principal  officier  du  roi , m’a- 
mènent Simonet  enchaîné  et  parfaitement  ga’rotté. 
Celui-ci.  honteux  et  confus  devant  moi , qui  ne  pou- 
vais point  avoir  oublié  quelle  avait  été  la  conduite  de 
cet  homme,  lorsque  je  dus  l’abandonner  au  milieu 
des  naturels  de  Tonga-Tabou  en  1827,  se  hâte  de  me 
faire  un  conte  pour  m’expliquer  sa  conduite  à cette 
époque  et  se  justifier  à mes  yeux;  suivant  lui  il  au- 
rait été  violenté  par  les  naturels  pour  rester  sur  l’île 


1838. 

Octobre 


1838. 

Oslobre. 


148  VOYAGE 

de  Tonga-Tabou  , mais  je  sais  que  toute  cette  histoire 
est  fausse  et  je  le  fais  mettre  aux  fers  jusqu’à  nouvel 
ordre.  Cet  homme  que  j’ai  perdu  de  vue  depuis  10  ans, 
a maigri  et  pâli,  mais  ses  traits  n’ont  point  changé 
et  sont  peu  faits  pour  inspirer  la  confiance. 

Du  reste*  il  raconte  aux  matelots  que  les  mission- 
naires méthodistes  avaient  fort  mal  accueilli  à leur 
passage  nos  prêtres  catholiques , et  que  l’évêque  fran- 
çais lui  ayant  accordé  sa  confiance,  il  était  par  ce 
seul  fait  devenu  un  objet  de  haine  pour  les  pasteurs 
anglais.  Suivant  Simonet,  Seteleki  aurait  été  celui 
qui  s’était  montré  le  plus  hostile  à nos  compatriotes. 
Je  ne  me  dissimule  pas  qu’il  peut  y avoir  bien  du  vrai 
dans  ces  déclarations,  mais  je  le  répète,  Simonet 
est  coupable  et  il  doit  être  puni  ; du  reste,  ses  con- 
naissances dans  les  langues  polynésiennes  peuvent 
m’être  très-utiles  dans  les  îles  que  je  me  propose  en- 
core de  visiter. 

L’insulaire  Mafi  qui  déjà  s’est  présenté  à moi  l’a- 
vant-veille,  comme  désirant  embarquer  sur  mon  na- 
vire, vient  de  nouveau  solliciter  cette  faveur  ; il  me 
paraît  fort  décidé  et  très-intelligent.  Après  lui  avoir 
fait  dans  son  intérêt  toutes  les  objections  possibles , 
je  l’admets  et  le  fais  porter  comme  matelot  sur  les 
rôles  d’équipage. 

Tous  les  travaux  se  terminent  aujourd’hui , et  cha- 
cun rentre  ce  soir  à bord  pour  quitter  demain  défi- 
nitivement le  mouillage  \ 


* Noies  26,  27,  28,  29  et  3o. 


DANS  L’OCEANIE. 


119 


CHAPITRE  XXXI. 


Traversée  de  Vavao  aux  îles  Hapai.  — Séjour  aux  îles  Hapai  et 
traversée  des  îles  Hapai  au  mouillage  dePao  (îles  "Viti). 


Bien  que  le  temps  soit  couvert,  et  que  la  brise 
vienne  du  S.  E.  par  fortes  rafales,  je  me  décide  à ap- 
pareiller, et  à attendre  sous  voiles  les  missionnaires 
qui , avec  leurs  familles,  se  dirigent  vers  nos  navires 
sur  une  grande  pirogue  double  montée  par  plus  de 
cent  naturels. 

L’appareillage  déjà  difficile  à cause  des  rafales,  est 
encore  retardé  par  nos  ancres  qui  s’engagent,  aussi 
ce  n’est  qu'à  dix  heures  et  demie  que  nous  pou- 
vons faire  route. 

Désireux  de  connaître  les  différentes  entrées  de  ce 
port  magnifique , j’accepte  les  services  de  Mackensie 
comme  pilote , et  je  me  dirige  vers  la  passe  du  sud , 
par  laquelle  je  veux  opérer  ma  sortie.  Cette  route  ne 
présente  aucune  difficulté  lorsqu’on  la  connaît , par-, 
tout  la  côte  paraît  être  très-saine , et  l’eau  y est  très- 
profonde  ; c est  une  longue  rue  resserrée  par  des  fa— 


1838. 

9 oc-lobre. 


n>  lxxix 


1838. 

Octobre. 


150  VOYAGE 

laises  qui  terminent  d’une  manière  si  uniforme  toutes 
les  côtes  des  îles  Vavao.  Une  assez  belle  montagne  en 
forme  de  table,  peut  être  un  excellent  guide  au  mi- 
lieu des  canaux  sans  nombre  qui  sillonnent  cet  archi- 
pel, et  elle  est  d’autant  plus  facile  à remarquer  qu’elle 
s’élève  à peu  près  seule  au  milieu  de  ces  terres  uni- 
formes. 

Il  était  près  de  onze  heures,  lorsque  entièrement  dé- 
gagé des  terres , je  renvoie  le  pilote,  et  je  serre  le  vent 
pour  gagner  les  îles  Hapai. 

J’établis  les  missionnaires  avec  leurs  familles  et 
leurs  bagages  dans  ma  chambre  que  je  leur  aban- 
donne entièrement,  me  réservant  ma  dunette  dans  la- 
quelle du  reste  j’ai  établi  mon  domicile  pendant  notre 
navigation  tropicale.  Quant  aux  naturels  qui  compo- 
sent leur  suite , le  grand  canot  sur  lequel  on  a établi 
une  tente  pour  la  nuit,  leur  servira  de  demeure. 
Parmi  ces  derniers,  M.  Thomas  me  présente  un  Kai- 
Viti  nommé  Lea , et  me  l’offre  comme  pilote.  C’est,  mé- 
dit M.  Thomas,  un  très-bon  chrétien,  sachant  à peu 
près  lire  ; il  a en  effet  beaucoup  d’attentions  pour  les 
missionnaires,  je  le  crois  même  intelligent,  et  d’un 
naturel  excellent  • mais  après  l’avoir  interrogé  je  vois 
qu’il  ne  connaît  pas  les  îles  Viti , d’ailleurs  il  désire 
Fester  à Laguemba , et  pour  toutes  ces  raisons  réunies 
il  ne  saurait  me  convenir. 

Le  grand  Seteleki-Afou  fait  aussi  partie  de  la  suite 
apostolique  ; il  paraît  beaucoup  plus  intelligent,  et  je 
voudraisbien  avoirpourles  îles  Viti  un  homme  de  celte 
trempe.  Il  m’assure,  et  je  le  crois  volontiers,  qu’il 


DANS  L’OCEANIE.  151 

n était  pas  à Tonga-Tabou  lorsque  je  fis  la  guerre  à 
Mafanga , et  qu’il  habitait  alors  les  îles  Hapai. 

Notre  nouvel  enrôlé  d’hier,  Mafi  est  arrivé  exacte- 
ment ce  matin  au  moment  de  l’appareillage , mais  en 
voyant  tous  nos  passagers,  il  s’est  aussitôt  caché 
dans  la  cale  de  peur  d’être  découvert.  Simonet , sans 
doute  pour  se  rendre  intéressant,  déclare  que  Mafi 
est  un  mauvais  sujet  qui  a déjà  été  fouetté  deux 
fois  pour  avoir  cherché  à enlever  des  canots.  Ce  té- 
moignage me  paraît  très-suspect,  toutefois  nous  sur- 
veillerons avec  soin  ce  nouvel  arrivé. 

La  journée  du  1 0 nous  amène  en  vue  du  haut  piton 
de  Kaa , des  terres  élevées  de  Tofoua , et  enfin  de  l’île 
latài , qui  déjà  cette  nuit  nous  a donné  un  instant 
d’inquiétude.  Les  terres  de  Yavao  ont  disparii. 

La  mer  qui  est  dure  et  l’allure  de  nos  corvettes  (au 
plus  près  du  vent)  fatiguent  nos  passagers,  et  surtout 
nos  passagères.  M.  Thomas  m’apprend  que  les  mis- 
sionnaires établis  aux  îles  Yiti , sont  MM.  Cargill  sur 
l’île  Laguemba,  et  M.  Cross  sur  l’île  Roua  ou  Leva. 
D’après  M.  Thomas  il  y aurait  un  mouillage  sur  cette 
dernière  île  et  le  chef,  qui  aurait  beaucoup  d’influence 
sur  celui  de  Pao , serait  bien  disposé  pour  les  mis- 
sionnaires et  les  Européens  en  général. 

Yers  midi,  nous  reconnaissons  les  îles  Kaa , Fo- 
toua , Tofoua,  Niniva , Méama  et  Lefouga  dont  les 
noms  nous  sont  du  reste  bien  correctement  indiqués 
par  Seteleki-Afou.  Celui-ci  m’apprend  que  l’incen- 
die qui  a dévoré  dernièrement  l’église  de  Néi-Afou . 
était  l’œuvre  d’un  Espagnol , et  le  résultat  de  sa  haine 


1838. 

Octobre. 


10. 


153  VOYAGE 

contre  les  missionnaires.  Il  m’assure  qu'il  existe  encore 
sur  Vavao  un  Portugais,  l’un  des  déserteurs  du  navire 
de  Powel.  John  est  retourné  en  Angleterre , les  restes 
de  Powel,  ont  été  décemment  inhumés  comme  ceux 
d’un  chef.  Seteleki  ne  peut  me  donner  des  nouvelles 
ni  de  la  tendre  Ozela , ni  de  son  père  Houlou-Lala . 

Le  groupe  des  Hapai  se  compose  d’une  série  d’îles 
généralement  peu  étendues , et  entourées  par  un  ré- 
cif madréporique  ; il  existe  plusieurs  passages  pour 
pénétrer  dans  le  lagon  intérieur,  qui  lui-même  est 
embarrassé  par  une  grande  quantité  de  pâtés  de  co- 
raux sur  lesquels  il  reste  très-peu  d’eau. 

\ ers  neuf  heures  du  soir , nous  nous  trouvons  assez 
près  de  la  passe  indiquée  dans  le  nord,  La  sonde 
rapporte  de  18  à 22  brasses  à six  ou  huit  milles  de 
l île  Haano.  Malgré  tout  mon  désir  d’arriver  promp- 
tement, la  nuit  me  force  à m’éloigner,  et  ce  n’est 
que  le  lendemain,  vers  les  dix  heures  du  matin,  que 
je  laisse  tomber  l’ancre  par  15  brasses  de  fond  au 
mouillage  de  Kowila , sur  la  pointe  nord  de  Lefouga. 

Aussitôt  que  les  voiles  ont  été  serrées , je  fais  met- 
tre le  grand  canot  à la  mer  pour  transporter  les  mis- 
sionnaires , leurs  femmes  ainsi  que  leur  suite  et  leurs 
bagages  à rétablissement  principal  de  la  mission  situé 
sur  l’ile  Lefouga , dans  le  sud  de  notre  mouillage.  Les 
canots  majors  des  deux  corvettes , après  avoir  déposé 
à terre  les  naturalistes  et  les  officiers  chargés  des  ob- 
servations physiques  et  astronomiques,  iront,  sous  les 
ordres  de  MM.  Lafond  et  Boyer,  faire  les  sondes  et  le 
plan  du  mouillage. 


DANS  L’OCEANIE. 


153 


A onze  heures  et  demie  tous  les  travaux  sont  en 
voie  d’exécution , je  m’embarque  avec  le  capitaine 
Jacquinot  dans  ma  baleinière , et  je  me  rends  au  vil- 
lage où  doivent  se  réunir  les  pasteurs  anglais.  La 
route  est  de  trois  milles , une  petite  anse  où  la  mer 
est  fort  tranquille  par  tous  les  vents  possibles , four- 
nit un  port  avec  une  passe  assez  profonde  pour  des 
goélettes  ou  de  petits  navires.  Une  belle  plage  de 
sable  garnit  le  fond  de  cette  jolie  petite  baie. 

Le  village  de  Lefouga , comme  celui  de  Vavao , est 
divisé  par  des  ruelles  tendues  d’élégantes  palissades. 
Ces  dernières  forment  des  enclos  qui  semblent  des- 
tinés à réunir  tous  les  membres  d’une  même  famille. 
L’église  bâtie  à la  mode  du  pays , s’élève  sur  une  pe- 
tite place  tapissée  de  gazon  et  qui  occupe  à peu  près 
le  centre  du  village.  Enfin,  au  milieu  de  toutes  les 
habitations  des  naturels , les  maisonnettes  des  mis- 
sionnaires se  font  remarquer  par  leur  architecture 
européenne , et  elles  offrent  tout  le  confortable  dési- 
rable; de  jolis  jardins  bien  entretenus  et  garnis  en 
abondance  de  toutes  les  productions  de  l’Europe  em- 
bellissent ce  séjour , et  chacun  de  ces  presbytères  réu- 
nit autour  de  la  maison  d’habitation,  tout  ce  qui  ac- 
compagne nos  maisons  de  campagne  bien  entendues, 
tels  que  hangars  , attenances  pour  élever  les  volailles, 
et  écuries  pour  les  bestiaux. 

A l’exception  de  M.  Dicke  qui  est  resté  à Tonga-Ta- 
bou pour  hâter  la  reconstruction  de  sa  maison  de- 
venue dernièrement  la  proie  des  flammes , tous  les 
prêtres  méthodistes  étaient  en  conférence  au  moment 


1838. 

Octobre 


1838. 

Octobre. 


3 54  VOYAGE 

de  notre  arrivée.  Après  avoir  attendu  un  instant  ils 
nous  reçoivent  avec  politesse  , nous  expriment 
leur  reconnaissance  pour  les  soins  que  nous  avions 
donnés  à nos  passagers,  et  ensuite  ils  nous  offrent  un 
verre  de  vin  de  Porto.  Comme  leur  dîner  est  tout 
servi  sur  la  table , je  me  lève  pour  me  retirer. 

M.  Thomas  nous  donne  Seteleki  pour  nous  piloter. 
En  bon  chrétien  il  nous  conduit  en  premier  lieu  à 
1 église,  qui  est  proprement  tenue,  mais  qui  ressem- 
ble à toutes  celles  que  j’ai  déjà  visitées  sur  les  îles 
Taïti,  Samoa  et  Yavao. 

Nous  nous  rendons  ensuite  à l’habitation  de  Tahofa 
Haou  qui  nous  paraît  très-agréable  et  bien  aérée.  A 
quelques  pas  de  là,  se  trouvait  dans  ce  moment  en 
réparation  une  grande  pirogue  du  roi.  Un  grand  nom- 
bre  d’ouvriers  y travaillaient  avec  ardeur,  et  le  gou- 
verneur, vieillard  à tete  blanche, présidait  lui-même  à 
cette  opération , animant  parfois  les  naturels  occupés 
à cette  œuvre.  Les  outils  dont  ils  se  servaient  étaient 
de  simples  morceaux  de  fer  plats  emmanchés  en  guise 
d’herminettes,  commes  les  anciennes  haches  qu’ils 
construisaient  jadis  avec  des  morceaux  de  basalte , 
lorsque  le  fer  leur  était  inconnu. 

Le  gouvernement  de  Tahofa-Haou  s’étend  sur  le 
groupe  entier  des  îles  Hapai;  les  terres  principales  de 
cet  archipel  sont  gouvernées  par  des  chefs  particu- 
liers qui  relèvent  immédiatement  de  l’autorité  royale. 
Haano,  qui  après  Lefouga  est  de  toutes  ces  îles  la 
plus  importante,  obéit  à un  fds  de  Toui- Tonga 
nommé  Hou-lao.  Namouka  ne  compte  au  plus  que 


DANS  L’OCEANIE.  155 

400  à 500  habitants  ; les  îles  Hapai  sont  généralement 
fort  petites  et  plusieurs  sont  inhabitées.  Tofoua  re- 
connaît aussi  l’autorité  de  Tahofa-Haou  ; celui-ci  me 
confirme  l’existence  sur  cette  terre  d’un  volcan  en  ac- 
tivité, mais  il  ignore  sur  quel  point  de  la  côte  il  se 
trouve;  il  ne  sait  même  pas  me  dire  si  elle  est  ha- 
bitée. 

Tout  en  suivant  notre  guide,  nous  passons  près  du 
langui  (sépulture)  d’un  vieux  Toui-Tonga,  aujour- 
d’hui abandonné  et  presque  entièrement  couvert  de 
mauvaises  herbes.  J’éprouve  un  véritable  sentiment 
de  tristesse  à voir  combien  les  nouvelles  croyances 
adoptées  par  ces  peuples  ont  rapidement  fait  dispa- 
raitre  parmi  eux  ce  respect  pour  les  morts,  qui  jadis 
caractérisait  ces  insulaires  et  les  relevait  aux  yeux 
des  nations  civilisées.  C’est  sous  le  poids  de  ces  tristes 
idées , que  nous  arrivons  à la  demeure  d’un  des  amis 
dè  Seteleki.  Une  franche  hospitalité  nous  y attend,  et 
aussitôt  arrivés  on  nous  olfre  le  kava.  Suivant  mon 
habitude  je  remercie  et  je  demande  un  coco  que  notre 
hôte  envoie  chercher  aussitôt. 

Une  société  nombreuse  de  naturels  nous  entoure , 
et  parlant  entre  eux  de  mes  anciens  combatsà  Mafan- 
ga,  ils  semblent  discuteravec  chaleur.  Cherchant  à 
deviner  le  motif  de  ce  débat,  j’interroge  Seteleki; 
il  me  dit  que  la  difficulté  de  reconnaître  entre 
M.  Jacquinot  et  moi  la  différence  des  rangs,  était  la 
cause  de  celte  dissidence.  En  effet,  M.  Jacquinot  avait 
de  belles  épaulettes  neuves . une  casquette  et  une  re- 
dingote, tandis  que  moi  je  ne  portais  qu’un  chapeau 


1838. 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


156  VOYAGE 

de  paille,  une  veste  de  peu  de  valeur  et  de  vieilles 
épaulettes  bien  noires.  Dès  ce  moment,  ceux  des  na- 
turels qui  m’ayant  vu  en  1827,  m’avaient  reconnu 
comme  le  premier  chef,  avaient  voulu  me  désigner 
comme  tel  à leurs  camarades  qui,  ne  jugeant  que  sur 
les  signes  extérieurs,  s’étaient  montrés  tout-à-fait 
incrédules. 

Le  sol  de  Lefouga  est  couvert  d’une  admirable  vé- 
gétation, et  paraît  d’une  singulière  fertilité,  et  si, 
comme  me  l’assure  notre  hôte,  la  population  n’est 
maintenant  que  de  500  à 600  habitants , mieux  cul- 
tivé il  pourrait  sans  aucun  doute  en  nourrir  dix  fois 
autant.  Du  reste,  il  n’y  a pas  la  dixième  partie  de  l’île 
qui  se  trouve  défrichée,  et  cette  partie  elle-même 
est  assez  mal  cultivée.  Bien  que  les  productions  vé- 
gétales des  îles  Hapai  se  rapprochent  beaucoup  de 
celles  de  Yavao  et  surtout  de  celles  des  Samoa,  cepen- 
dant j’ai  remarqué  des  arbres  que  je  n’avais  point 
encore  vus  dans  les  autres  îles. 

Les  hommes  sont  en  général  bien  faits  et  d’une 
belle  tournure;  les  femmes  ont  des  traits  réguliers, 
une  belle  poitrine , des  seins  parfaits  ; mais  elles  ten- 
dent de  bonne  heure  à l’obésité.  Toutefois,  je  trouve 
cette  population  bien  supérieure  à celle  d’Opoulou. 

Il  est  environ  deux  heures  lorsque,  songeant  à nous 
retirer,  nous  allons  faire  nos  adieux  aux  mission- 
naires. M.  Thomas  m’apprend  qu’un  Anglais  nommé 
Brown  a été  enterré  sur  la  pointe  Konsa.  Brown  était 
le  nom  du  capitaine,  du  navire  le  Port-au-Prince  dont 
la  catastrophe  sanglante,  en  1806,  dut  avoir  lieu  en 


DANS  L’OCEANIE.  157 

effet,  à l’endroit  même  où  nous  sommes  mouillés. 
Mais  M.  Thomas  ignore  si  c’est  le  même  individu.  En- 
suite ces  Messieurs  nous  font  accepter  quelques  mau- 
vaises coquilles  et  quelques  objets  d’industrie  sau- 
vage assez  pauvres,  tout  en  s’excusant  sur  ce  que  déjà 
ils  ont  donné  tout  ce  qu’ils  avaient  de  bon  en  ce  genre. 
Du  reste , M.  Thomas  me  promet  de  m’envoyer  de- 
main Seteleki  pour  me  piloter  jusqu’à  la  mer  libre,  et 
c’est  là  réellement  le  cadeau  le  plus  agréable  qu’il 
puisse  me  faire. 

Enfin  nous  prenons  congé  de  ces  Messieurs.  Favo- 
risés par  un  temps  magnifique , je  renvoie  la  balei- 
nière nous  attendre  devant  les  navires  et  nous  opé- 
rons notre  retour  à pied.  Un  sentier  charmant , bien 
entretenu,  rend  cette  promenade  des  plus  agréables. 
Seteleki  qui  nous  accompagne  nous  tient  lieu  d’un 
excellent  janissaire.  Il  est  connu  de  tout  le  monde , 
et  il  semble  jouir  d’un  grand  crédit;  car  sur  toute  la 
route  il  est  fêté  par  les  habitants  des  nombreuses  mai- 
sonnettes, qui,  jetées  au  milieu  de  ces  forêts  magnifi- 
ques, produisent  sur  toute  la  route  des  paysages  en- 
chanteurs. 

Il  a été  décidé  que  le  roi  Yiti  Lea,  que  m’avait  pro- 
posé M.  Thomas,  ne  pouvant  nous  être  bon  à rien, 
resterait  à Lefouga.  Seteleki  ne  me  quitte  qu’à  la 
plage  et  je  retourne  à mon  bord. 

Tous  les  travaux  sont  terminés,  et  tout  est  prêt 
pour  appareiller  demain  de  bon  matin,  aussitôt  l’ar- 
rivée de  Seteleki.  Mafi , qui  après  le  départ  des  mis- 
sionnaires avait  fait  fièrement  son  apparition  sur  le 


1 838. 
Octobre. 


158 


VOYAGE 

Octobre.  Pon^  de  1 Astrolabe , semble  éprouver  quelque  crainte 
quand  je  lui  apprends  que  Seteleki  doit  venir  demain, 
et  que  même  il  désire  se  saisir  de  sa  personne.  Il  est 
vrai  que  Seteleki  m’a  manifesté  cette  intention,  mais 
je  rassure  mon  matelot  polynésien;  car  désormais  il 
est  sous  la  sauvegarde  du  pavillon  français,  et  je  n’a- 
bandonnerai pas  ce  pauvre  diable  qui  s’est  livré  à 
nous  en  toute  confiance. 

12.  Dès  six  heures  du  matin,  mon  ami  Seteleki,  fidèle 
à sa  parole,  arrive  abord  de  Y Astrolabe,  qui  ne  tarde 
pas  à déployer  ses  voiles.  Poussés  par  une  jolie  brise 
d’est,  nos  navires  s’éloignent  avec  rapidité,  et  guidés 
par  notre  habile  pilote,  nous  parcourons  sans  acci- 
dent ces  passes  resserrées  par  des  rescifs  à fleur 
d’eau  et  encore  si  peu  connues.  Du  haut  des  barres  de 
petit  perroquet  où  il  s’est  campé,  Seteleki  indique  la 
route  avec  un  aplomb  et  une  intelligence  admirables, 
et  bientôt  au  fait  des  mots  de  notre  langue  qui  servent 
pour  indiquer  au  timonier  quelle  est  la  direction  qu’il 
doit  imprimer  au  gouvernail,  il  crie  lui-même  : loff, 
laiche  arriver,  comme  cha,  avec  un  sang-froid  mer- 
veilleux. Seul  j’aurais  eu  bien  de  la  peine  à me  re- 
trouver au  milieu  de  ce  labyrinthe  de  canaux  inextri- 
cable. 

Seteleki  demande  à se  retirer,  me  déclarant  que 
désormais  la  mer  est  libre  devant  moi.  Je  lui  donne 
avec  joie  une  dizaine  d’aunes  de  belles  étoffes,  des 
couteaux  et  autres  bagatelles , et  enfin  deux  jeunes 
chevreaux  qui  provenaient  des  îles  Manga-Reva  et 
qui  la  nuit  poussaient  des  cris  étourdissants.  Après 


DANS  L’OCEANIE.  159 

des  adieux  vraiment  touchants,  Seteleki  s’embarque 
dans  sa  pirogue  et  nous  quitte  très-satisfait  de  ma 
générosité. 

Mafî,  comme  je  l’ai  déjà  dit,  avait  paru  la  veille 
redouter  la  présence  de  Seteleki  à bord  de  Y Astrolabe. 
Cependant  celui-ci  lui  parle  avec  amitié,  lui  fait  de 
sages  exhortations,  et  finit  par  lui  dire  un  adieu 
amical,  en  l'embrassant  à la  mode  du  pays,  par  l’at- 
touchement du  nez.  Lorsque  je  questionne  Seteleki 
sur  la  conduite  de  Mali,  il  me  répond  constamment 
que  c’est  un  good-man  (un  sujet  excellent),  ce  qui 
s’accorde  peu  avec  le  témoignage  de  Simonet.  Du 
reste  Mali,  un  instant  ému  de  sa  séparation  avec  son 
compatriote,  a bien  vite  pris  son  parti,  et  il  paraît 
toujours  aussi  décidé  à nous  suivre,  bien  qu’il  souffre 
cruellement  du  mal  de  mer. 

En  quittant  les  Hapai,  je  fais  route  sur  les  îles  Kaa 
et  Tofoua,  je  désire  même  passer  entre  les  deux,  mais 
n apercevant  aucune  trace  de  volcan  sur  la  bande 
nord  de  cette  dernière,  je  viens  la  contourner  par  le 
sud  en  rangeant  sa  côte  de  très- près.  Tofoua 
se  présente  comme  entièrement  formée  par  la  lave. 
De  sa  base  au  sommet  elle  présente  l’aspect  d’une 
terre  brûlée,  sur  laquelle  poussent  à peine  quelques 
arbres  rabougris.  Nulle  part  on  n’aperçoit  de  traces 
d habitations,  une  seule  case , très-misérable  et  si- 
tuée sur  la  pointe  est  de  l’île,  paraît  aujourd’hui  en- 
tièrement abandonnée. 

Comme  presque  toutes  les  terres  que  les  feux  sou- 
terrains repoussent  au-dessus  du  niveau  de  la  mer, 


1S3S. 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


43. 


14. 


160  VOYAGE 

Tofoua  est  très-uniformément  arrondie,  elle  n’offre 
ni  eap  ni  baie,  et  l’accès  de  sa  côte  doit  être  très-dif- 
ficile pour  des  embarcations. 

Vers  trois  heures  nous  apercevons  sur  la  pointe 
nord  de  cette  île  quelques  cimes  entièrement  dé- 
pouillées, dont  la  couleur  rougeâtre  tranche  sur  la 
teinte  générale  de  cette  terre.  En  même  temps  une 
épaisse  colonne  de  fumée  s’élève  du  milieu  d un  cra- 
tère qui  doit  se  trouver  assez  éloigné  dans  F intérieur 
de  File,  attendu  que  de  la  mer  il  est  impossible  de 
rien  en  voir.  Quelquefois  ces  fumées,  toujours  très- 
épaisses,  paraissent  avoir  des  teintes  rousses  qui  sem- 
bleraient annoncer  une  chaleur  très-intense;  toute 
végétation  qui  se  trouve  sur  leur  passage  doit  être 
infailliblement  détruite.  Aussi  cette  portion  de  l’île 
paraît-elle  d’une  stérilité  affreuse,  et  si  quelques  vé- 
gétaux ont  pu  y conserver  la  vie,  c’est  en  habitant 
le  pied  de  la  montagne,  et  loin  de  cet  ardent  foyer. 

A trois  heures  et  demie  je  fais  route  à l’ouest  pour 
les  îles  Viti , et  à la  nuit,  bien  que  nous  regardions 
dans  la  direction  du  volcan,  nous  n’apercevons  ni 
feux,  ni  lueur  aucune  qui  puisse  témoigner  de  son 
activité. 

Les  vents  qui  se  maintiennent  presque  constam- 
ment à l’est,  nous  poussent  rapidement,  dès  le  len- 
demain, dans  la  nuit,  nous  ne  passons  qu’à  deux  ou 
trois  milles  d’une  terre  qui  doit  être  Onghea-Lebou , 
une  des  îles  Viti,  et  le  14  au  jour,  déjà  engagés  dans 
cet  archipel  dangereux,  nous  nous  trouvons  à quel- 
ques milles  seulement  de  File  Boulang-ha. 


DANS  L’OCEANIE.  Hil 

Dans  la  journée  je  prolonge  de  près  les  îles  Ma- 
rambo,  Kambara , Vangara , Namouka,  Mozé,  Komo, 
Holoroua  et  Eihoua,  que  déjà  j’avais  reconnues  dans 
mon  dernier  voyage.  Toutes  ces  terres  sont  hautes 
et  accidentées,  mais  de  peu  d étendue.  Les  trois  der- 
nières de  ces  îles  sont  environnées  par  de  vastes  et 
dangereux  récifs  qui  nous  avaient  échappés  en  1827. 

A deux  heures  de  1 après-midi,  nous dtions  près  de 
Laguemba , 1 île  la  plus  importante,  par  son  éten- 
due et  par  sa  population,  de  toutes  celles  qui  for- 
ment la  partie  sud-est  de  l’archipel  Yiti.  C’est  aussi  à 
Laguemba  que  s’est  établi  le  missionnaire  méthodiste 
M.  Cargill,  pour  qui  j’ai  une  lettre  de  la  part  de  ses 
confrères. 

Désireux  surtout  de  me  procurer  un  homme  du 
pays  qui  puisse  me  piloter  dans  cet  archipel  dange- 
reux, je  mets  en  panne  et  j’expédie  dans  ma  ba- 
leinière MM.  Duroch  et  Desgraz  auprès  du  pasteur. 
Je  donne  à ces  messieurs  le  matelot  chilien  (Joseph) 
que  j ai  recueilli  à Samoa,  il  pourra  leur  être  utile 
comme  interprète  ; je  sais  en  effet  que  le  navire  la 
Joséphine , sur  lequel  cet  homme  était  embarqué  sous 
les  ordres  de  l’infortuné  capitaine  Bureau,  a passé  un 
mois  au  mouillage  de  Laguemba,  et  qu’il  n’a  eu  qu’à 
se  louer  de  la  conduite  des  insulaires  à son  égard.  Je 
n’ar  point  oublié  non  plus  que  lors  de  ma  dernière 
expédition  un  de  mes  canots  que  j’avais  envoyé  sur 
cette  île,  sous  les  ordres  de  M.  Lottin,  y rencontra  les 
naturels  en  armes,  et  que  peut-être  il  ne  dut  son 
salut  qu  à sa  prompte  retraite  et  à la  prudence  de 


1838. 

Octobre. 


1838. 

iclobre. 


162  V0YAGE 

l’officier  à qui  je  l’avais  confié;  mais  dix  ans  se  sont 
écoulés  depuis  cette  époque,  et  aujourd’hui  la  presence 
même  du  missionnaire  est  une  garantie.  Du  reste, 

■M.  Duroch  a l’ordre  de  ne  point  descendre  a terre  et 
dê  se  retirer  au  moindre  signal  pouvant  faire  croire 
à des  intentions  malveillantes. 

Une  heure  après  j’ai  le  plaisir  de  voir  revenir  ma 
baleinière  qui  m’amène  deux  hommes  du  pays.  Toici 
du  reste  le  récit  de  ce  qui  venait  de  se  passer  a terre 
et  que  j’extrais  du  journal  même  de  M.  Duroch,  qui 
commandait  l’embarcation. 

« Je  quittai  le  navire  à deux  heures  et  demie  et  gou- 
« vernai  sur  le  récif  vers  un  point  de  la  plage  ou  nous 
« apercevions  une  masse  de  peuple.  La  distance 
« avant  été  bientôt  franchie,  j’entrai  dans  une  passe 
« d’une  demi-encablure  au  plus,  et  où  l’eau  s agitait 
« comme  si  elle  eût  été  en  ébullition;  mais  confiant 
« dans  les  bonnes  qualités  de  la  baleinière,  je  m a- 
« venturai  sans  arrière-pensée  dans  ce  passage  et 
« bientôt  je  me  trouvai  dans  une  mer  calme  et  tran- 
« tranquille.  Je  me  dirigeai  alors  vers  une  pirogue 
« double,  mouillée  près  du  rivage,  et  sur  laquelle  se 
« trouvaient  une  foule  d’individus  au  milieu  desquels 
« j’eus  la  satisfaction  d’apercevoir  un  costume  euro- 
« péen.  J’accostai  peu  après  cette  pirogue  et  je  fus 
« reçu  en  effet  par  M.  CargiU,  missionnaire  anglais, 
« qui  nous  engagea  aussitôt  à nous  rendre  chez  ui 
« pour  nous  y rafraîchir.  Il  lut  les  lettres  que  je  lui 
« apportais  avec  une  véritable  satisfaction  car  .1 
« y avait  bien  longtemps  qu’il  n’avait  reçu  de  nou 


: 


DANS  L’OCEANIE.  1G3  • 

« velles  de  ses  confrères.  Ensuite  nous  arrivâmes  sur  1S 
« la  plage  où  nous  fûmes  reçus  par  une  nombreuse  °<*>l>re 

« population  que  j’examinai  curieusement Je  ne 

« pus  du  reste  que  jeter  un  coup  d’œil  sur  cette  race 
« nouvelle,  car  je  n avais  qu’une  demi-heure  à passer 
« à terre,  et  j avais  à m’occuper  de  choses  plus  sé- 
« rieuses.  Le  commandant  m’avait  chargé  de  de- 
« mander  un  pilote  au  missionnaire  qui  s’empressa 
« de  s’occuper  de  cette  affaire  dès  que  je  lui  eus 
« fait  connaître  1 e but  de  ma  démarche  auprès  de 
« lui. 

« Apres  avoir  marche  environ  un  quart  d’heure  au 
« milieu  des  cabanes  qu’ombragent  de  nombreux  co- 
« côtiers,  nous  arrivâmes  dans  la  case  du  prêtre  mé- 
« thodiste  située  dans  un  vallon  gazonné  où  se  mon- 
« tient  quelques  rares  cocotiers.  Nous  y fûmes  reçus 
« par  madame  Cargilî,  jeune  femme  au  visage  pâle  et 
« souffrant,  escortée  par  quatre  ou  cinq  petits  en- 
« fants.  Après  nous  avoir  offert  des  rafraîchissements, 

« M.  Cargill  nous  présenta  un  chef  nommé  Latchika  ; 

« cet  homme  était  très-bien,  un  peu  trop  gras  peut- 
« être,  mais  grand,  bien  fait,  et  d’un  physique  re- 
« marquable. . . . Peu  après,  je  fus  présenté  au  roi  ou 
« chef  du  canton,  homme  réellement  magnifique,  un 
« peu  gros  aussi,  niais  d’une  belle  taille.  Son  buste 
« était  nu,  mais  le  reste  du  corps  était  enveloppé  par 
« une  très-belle  étoffe  du  pays,  couverte  de  dessins 
« noirs  à carreaux  parfaitement  faits.  Sa  tête  était 
« garnie  d’une  étoffe  blanche  de  même  espèce.  Sur 
« sa  poitrine  tombait  une  plaque  en  écaille  indiquant 


j 


i838. 

Octobre. 


161  V0YAGE 

« probablement  sa  qualité.  La  figure  de  cet  homme 
« n’indiquait  rien  de  sauvage.  Un  nez  aquilin,  des 
« yeux  noirs  et  superbes,  une  bouche  petite  et  as^z  ■ 
« gracieuse,  une  rangée  de  dents  tres-blanches  fo  - 
. Lient  un  tout  réellement  digne  denv.e.  Âpres 
« les  salutations  de  présentation , et  apres 
« adressé  quelques  questions  au  monarque,  je  me 
« préparai  à regagner  le  bord,  et  F demanda,  a 
« M.  Cargill  s’il  avait  trouvé  un  pilote.  Mais  ic.l  em 
« barras  fut  grand-,  plusieurs  individus  qui  avaient 
« d’abord  paru  accepter,  refusèrent  alors  craignant 

i 2» »,  ta  gariit  à borf  d« „«*«,« ta.  “ 

. ta  c,  ib  n=  savaient  pas  comment 
« retourner  à terre.  La  discussion  s étant  un  p 
« prolongée,  je  me  levai  et  m’acheminai  vers  le  ca- 
« not  lorsque  le  chef  auquel  on  m’avait  d aboi  d pre- 
« Senté  (Latchika),  voyant  qu’aucun  des  habitants  ne 
« voulait  marcher,,  se  décida  a nous  accompagi 

« lui-même.  Mais  alors  quelle  rumeur,  quand  o 
« connut  cette  décision!  tous  les  parents  et  les  amis 
« de  cet  homme  qui  était  fort  aimé  dans  le  pays  ar- 
« rivèrent  pour  le  détourner  de  son  dessein,  des  re- 
« proches  furent  même  adressés  au  missionnaire, 

« parce  qu’on  croyait  que  c’était  lui  qui  nous  1 en- 
« voyait  Enfin,  il  y eut  une  scène  extraordinaire, 

« plusieurs  croyant  qu’on  voulait  enlever  ce  chef  de 
« force,  s’armèrent  de  leurs  casse-tetes, 

« Perem  à notre  escorte.  Je  leur  fis  expliquer  que  cet 
« homme  était  libre  de  rester  chez  lu.  et  que  ^ '1  P ' 
, raissait  désirer  ne  pas  s’éloigner,  j allais  partit  sans 


DANS  L’OCEANIE.  165 

« lui.  Et  en  effet,  ayant  fait  fait  mettre  la  baleinière  à 
« l’eaü,  je  m’embarquai  et  poussai  loin  du  rivage. 
« Mais  alors  mon  homme  était  plus  décidé  que  je  ne 
« le  croyais,  car  n’écoutant  ni  les  avis,  ni  les  pleurs , 
« ni  les  menaces,  il  se  jeta  à l’eau  suivi  d’un  domes- 
« tique  et  rallia  le  canot.  Alors  la  scène  changea  de 
« face,  des  cris  de  douleur  partirent  de  la  plage  à un 
« tel  point  que  je  crus  devoir  renouveler  à Laîchika 
« ma  demande  s’il  était  toujours  désireux  de  partir 
« avec  nous,  à quoi  il  me  répondit  en  montrant  les 
« navires.  Dès-lors  bien  convaincu  de  sa  détermina- 
« lion,  je  pris  le  large  au  milieu  des  gémissements 
« de  la  foule  et  des  recommandations  du  missionnaire 
« qui  me  les  renouvela  à plusieurs  reprises,  et  qui 
« paraissait  alors  très-embarrassé.  Une  vieille  femme 
« surtout,  sans  doute  la  mère  ou  une  des  parentes 
« rapprochées  de  ce  grand  chef,  se  jeta  à l’eau  en 
« poussant  des  clameurs  atroces*  qui  ne  purent  ce- 
« pendant  rien  changer  à la  détermination  de  notre 
« pilote.  Nous  arrivâmes  ensuite  à bord  de  Y Astrolabe 
« à trois  heures  et  demie.  » 

Latchika  est  un  homme  de  36  à 40  ans,  d’une  taille 
gigantesque;  il  est  taillé  en  hercule.  Son  teint  est  un 
peu  basané,  il  a la  chevelure  noire  et  bien  frisée,  sa 
figure  est  belle,  sa  démarche  noble,  et  avec  des  ma- 
nières aisées,  il  a l’allure  d’un  pacha  turc. 

Le  serviteur  qui  l’a  suivi  se  nomme  Latou,  c’est  un 
petit  homme  à figure  commune,  et  de  manières  peu 
distinguées.  Il  parle  passablement  anglais.  Latchika  et 
Latou  sont  fils  de  la  même  mère,  mais  le  premier  a eu 


1838. 

Octobro 


1838.  pour  père  un  chef  tonga,  jadis  chef  de  Vavao,  tandis 
pi.  lxxxiv.  que  le  second  est  (ils  d’un  Tonga  assez  obscur  dont 
Hifo  est  la  patrie.  Tous  deux  sont  baptisés;  Latchika 
a reçu  le  nom  de  Williams  et  Latou  celui  de  Nathan . 
Ils  s’établissent  tranquillement  à bord  et  paraissent 
sans  méfiance.  Mafi  est  enchanté  de  retrouver  des 
compatriotes,  et,  fier  d’être  des  nôtres,  il  leur  fait  les 
honneurs  du  bord. 

Après  le  souper  de  l’équipage,  je  fais  sortir  Sirno- 
net  des  fers,  et  par  son  intermédiaire  je  questionne 
nos  sauvages  sur  la  catastrophe  sanglante  du  navire 
la  Joséphine r commandé  par  le  capitaine  Bureau.  Dès 
ce  moment  je  donne  l’ordre  d’élargir  Simonet  et  de 
lui  rendre  sa  ration  complète,  mais  aussi  on  conti- 
nuera à le  surveiller  de  près.  Je  sais  que  cet  homme 
me  sera  très-utile  par  ses  connaissances,  s’il  ne  de- 
vient pas  dangereux . 

Nous  donnons  à nos  deux  Tonga  un  gîte  conforta- 
ble dans  le  grand  canot,  et  ils  y passent  une  fort  bonne 
nuit  pendant  que  laissant  l’île  Neaou  sur  tribord  , 
nous  faisons  route  sur  les  îles  Nhao  et  Neirai. 

15.  La  journée  du  15  est  entièrement  employée  par  la 

reconnaissance  de  ces  dernières  îles  et  àeBatigui.  L île 
Neirai  est  élevée  et  bien  moins  étendue  que  Nhao  sa 
voisine.  Un  grand  récif  qui  va  s’appuyer  sur  l’île 
Neirai , vient  rétrécir  le  passage  qui  existe  entre  ces 
deux  terres  et  dans  lequel  j’engage  les  navires.  Ce 
récif  est  celui  sur  lequel  périt  le  navire  YElisa.  Je  lui 
impose  le  nom  de  ce  navire  que  déjà,  faute  de  ren- 
seignements précis,  j’avais  donné  en  1827  au  récif 


. 


! 


DANS  L’OCEANIE. 


167 


que  reconnut  alors  Y Astrolabe  au  sud  de  Nhao,  et  où  1838- 
je  croyais  alors  qu’avait  eu  îieu  le  sinistre. 

Ces  deux  îles  sont  élevées  et  médiocrement  boi- 
sées, mais  il  y a de  belles  plages  qui  annoncent  leur 
richesse  et  leur  fertilité.  Latchika  annonce  qu’elles 
sont  bien  peuplées,  et  si  je  l’ai  bien  compris,  il  y aurait 
sur  Nhao  plusieurs  sources  d’eau  thermales. 

Vers  cinq  heures  dp  soir  nous  ne  sommes  qu’à  un 
mille  de  distance  de  la  côte  méridionale  de  Batigui. 

Cette  île,  plus  petite  que  les  autres,  est  agréablement 
accidentée  et  médiocrement  boisée  ; elle  offre  un  joli 
enfoncement  environné  d’une  belle  bordure  de  co- 
cotiers , mais  elle  est  battue  par  des  brisants. 

D’après  les  nouveaux  renseignements  que  je  reçois 
de  Latchika,  et  bien  que  celui-ci  ne  soit  point  d’accord 
avec  mon  matelot  chilien  Joseph  sur  le  nom  du  lieu 
où  fut  massacré  le  capitaine  Bureau,  je  me  décide  à 
aller  tirer  une  vengeance  éclatante  de  cet  assassinat  ; 
Latchika  paraît  plein  de  confiance  et  m’assure  qu’il 
pourra , malgré  les  récifs  qui  l’entourent , conduire 
mes  navires  à Piva.  C’est  là,  me  dit-il,  qu’à  été  enlevé 
le  navire  la  Joséphine , et  le  nom  du  chef  auteur  du 
massacre  est  Nakalassé.  Il  paraît  tellement  certain  de 
son  assertion  que  je  n’hésite  plus  et  je  cours  sur  Nhao 
pour  y passer  la  nuit  aux  petits  bords,  renvoyant  à 
demain  notre  mouillage  à Piva. 

Heureusement  à notre  approche  de  cette  dernière 
île,  la  nuit  n’est  point  encore  assez  noire  pour  que  la 
vigie  ne  puisse  apercevoir  et  signaler  une  longue 
ligne  de  brisants  qui  sans  doute  est  la  tète  du  récif 


M 


1838 

Octobre 


10. 


lfi8  VOYAGE 

dont  j’avais  reconnu  la  fin  en  1827  au  Sud  de  cette 

même  terre.  Mais  le  temps  est  magnifique,  et  je  n’ai 

pas  d’inquiétudes  pour  la  nuit,  qui  du  reste  se  passe 

tranquillement. 

Au  jour  je  gouverne  à l’O.  { S.,  et  je  reconnais  suc- 
cessivement Batigui , Nhao , Obalaou , Motou-Rtki , et 
même  les  petites  îles  Oubia  et  les  terres  basses  de 
Leva , que  j’avais  relevées  dans  mon  dernier  voyage. 

Vers  huit  heures  nous  donnons  dans  la  passe,  entre 
Motou-Riki  et  les  brisants  du  large  qui  terminent  Mot 
de  sabl  eNanou-Tabou. 

Latchika  apercevant  plusieurs  grandes  pirogues 
mouillées  en  dedans  des  récifs  qui  forment  la  cein- 
ture de  Motou-Riki , et  pensant  que  Tanoa , roi  de  Pao 
et  ennemi  du  chef  que  je  voulais  combattre , se  trou- 
vait sur  ces  embarcations,  m’exprima  le  désir  de  s’a- 
boucher avec  lui  pour  me  gagner  son  alliance.  Mais  je 
ne  puis  rester  en  panne  dans  un  passage  aussi  étroit, 
et  je  lui  déclare  que  je  veux  poursuivre  ma  route. 
Dès-lors  Latchika,  qui  sans  doute  n’avait  cherché  ce 
prétexte  que  pour  consulter  des  gens  du  pays  sur  la 
direction  du  passage  à travers  les  récifs  qui  nous  envi- 
ronnent de  toute  part,  paraît  hésiter,  et  ensuite  corn- 
plétement  dérouté,  au  lieu  de  me  conduire  dans  le 
canal  étroit  mais  dégagé  qu’indiquent  très-bien  deux 
petites  îles  accores  et  boisées  placées  sur  chacune  de 
ses  limites,  Latchika  engage  nos  navires  entre  Nanou- 
Tabou  et  la  plus  méridionale  de  ces  îles.  Bientôt  nous 
nous  trouvons  dans  un  espace  jonché  de  pâtés  de  co- 
raux , dont  plusieurs  élèvent  leurs  tètes  jusques  près- 


DANS  L’OCEANIE.  169 

qu’au  niveau  de  l’eau,  h' Astrolabe  touche  trois  ou 
quatre  fois,  puis  franchit  ces  hauts-fonds  assez  heu- 
reusement, en  laissant  derrière  elle  une  trace  bour- 
beuse qui  atteste  que, sa  quille  a labouré  le  fond. 

Enfin  nous  arrivons  dans  un  espace  plus  dégagé. 
Des  bancs  de  coraux  à fleur  d’eau  nous  environnent, 
mais  ils  laissent  entre  eux  des  canaux  assez  profonds 
pour  nous  permettre  de  continuer  notre  route  directe 
sur  l’île  Pao. 

A neuf  heures  et  demie  nous  apercevons  une  grande 
pirogue  qui  semble  chercher  à nous  éviter  en  se  te- 
nant à l’écart.  Aussitôt  je  mets  en  panne,  et  j’expédie 
dans  ma  baleinière  le  gros  Latchika  pour  lui  donner 
la  chasse.  Ses  efforts  sont  inutiles,  et  malgré  tous  ses 
signaux,  la  grande  pirogue  file  sur  Pao  sans  vouloir 
s’arrêter  ; sa  vitesse  n’en  devient  même  que  plus 
rapide.  Aussi  sans  s’arrêter  à une  poursuite  inutile, 
Latchika  apercevant  une  seconde  pirogue  plus  petite 
que  la  première , et  dont  la  marche  paraissait  aussi 
moins  avantageuse,  Latchika,  dis-je,  y dirige  ma  balei- 
nière, et  excitant  lui-même  mes  matelots  qui  la  mon- 
tent à ramer  avec  courage,  il  ne  tarde  pas  à l’attein- 
dre, et  il  nous  amène  un  Kai-Viti  qui  nous  pilote  avec 
intelligence.  Cet  homme  nous  assure  que  nous  avons 
pris  une  très-mauvaise  route,  et  que  jamais  navire 
n’a  passé  par  l’endroit  où  nous  sommes;  je  le  crois 
volontiers.  Il  nous  apprend  encore  que  la  première 
grande  pirogue  qui  a fui  devant  notre  canot  appar- 
tient à Latchika  lui-même,  mais  que  ses  hommes 
n’ayant  point  reconnu  leur  chef,  avaient  eu  peur  de 


1838. 

Octobre 


1838. 

Octobre. 


170  VOYAGE 

nos  navires.  Le  pilote  lui-même  n’est  venu  qu’en 
tremblant,  et  il  ne  commence  même  à se  rassurer 
que  lorsqu’à  midi  nous  laissons  tomber  1 ancre  par 
8 brasses  fond  de  sable. 

Il  en  est  de  même  de  ce  pauvre  Latou,  domestique 
de  Latchika  qui,  lorsqu’il  a vu  Y Astrolabe  toucher, 
s’est  mis  à trembler,  persuadé  qu’il  était  que  si  le  na- 
vire venait  à éprouver  de  fortes  avaries,  le  pilote  et. 
lui  seraient  nécessairement  mis  à mort  \ 

* Notes  3 1 , 3a  et  33. 


DANS  L’OCEANIE. 


171 


CHAPITRE  XXXII. 


Séjour  à Pao.  — Destruction  du  village  de  Piva. 


Du  mouillage  où  nous  sommés  tranquillement  éta- 
blis, nous  apercevons  les  terres  de  Vüi-Lebou  qui 
nous  environnent  du  sud  à l’ouest.  Les  hautes  terres 
de  Moutou-Riki  et  Obalaou  limitent  notre  horizon 
vers  le  nord,  tandis  qu’à  l’est  au-delà  des  immenses 
bandes  de  récifs  qui  nous  défendent  contre  la  mer  du 
large , nous  apercevons  encore  les  hauts  sommets  de 
l’île  Nhao. 

Du  côté  de  Viti-Lebou , de  hautes  montagnes  oc- 
cupent le  centre  de  cette  île  et  forment  le  fond  du  ta- 
bleau , tandis  que  sur  le  premier  plan , la  côte  se  ter- 
mine à la  mer  par  des  terres  de  médiocre  hauteur.  De 
vastes  baies  ou  canaux  la  découpent,  et  une  série  de 
petites  îles  semblent  lui  former  comme  autant  de 
sentinelles  avancées. 

Parmi  ces  dernières,  la  plus  rapprochée  de  nous 
est  1 île  Piva  sur  laquelle  on  aperçoit  au  milieu  des 


1838. 

16  octobre. 


172 


VOYAGE 


4838. 

Octobre. 


arbres  de  toute  espèce,  un  village  assez  considérable 
qui  s’élevant  en  amphithéâtre,  au  fond  d’une  petite 
vallée,  est  d’un  aspect  très-pittoresque;  deux  milles 
seulement  nous  séparent  de  cette  terre.  Elle  obéit  au 
chef  Nakalassé  qui  m’est  signalé  comme  l’auteur  de 
l’enlèvement  du  navire  la  Joséphine  et  du  massacre  de 
son  équipage. 

Voici  du  reste  tout  ce  que  l’on  savait  sur  cette  ca- 
tastrophe au  moment,  où  notre  rencontre  avec  la  fré- 
gate la  Vénus  à Taïti , me  permit  de  recueillir  auprès 
de  M.  le  commandant  Du  Petit-ïhouars , les  rensei- 
gnements qui  m’amènent  aujourd’hui  devant  le  vil- 
lage de  Piva.  Les  détails  qui  suivent  furent  recueillis 
par  M.  Adolphe  Barrot , lorsque  se  rendant  à son  con- 
sulat de  Manille , la  corvette  la  Bonite  qui  l’y  condui- 
sait, toucha  aux  îles  Sandwich  ; ils  furent  donnés  par 
un  jeune  matelot  péruvien  (Munosj  qui  était  embar- 
qué comme  mousse  sur  le  navire  l’ Aimable- Joséphine 
à l’époque  de  son  enlèvement  par  les  naturels  des  îles 
Viti. 

Pièce  annexée  à la  dépêche  du  7 décembre  1836,  sous 
le  timbre  : Direction  commerciale,  n°  5.  (Commu- 
niquée par  M.  le  commandant  Du  Petit-Thouars.) 

« José-Manuel  Munos,  né  à Lima,  âgé  de  20  ans, 
« s’embarqua  à O-Taïti,  en  février  1834,  sur  le  brick 
« français  l’ Aimable- Joséphine , capitaine  Bureau,  al- 
a lant  aux  îles  Fidji  ou  Viti,  Ce  navire  faisait  depuis 


173 


DANS  L’OCEANIE. 

« quelques  temps  un  commerce  d’échange  avec  les 
« naturels  des  îles  de  la  Société  (Taïti  ). 

« L ' Aimable- Joséphine  arriva  à Bivoua,  une  des 
« îles  Fidji,  après  34  jpurs  de  traversée;  quelques 
« jours  après  son  arrivée,  Misi-Malo  (Uô-Malo),  roi  de 
« Bivoua,  témoigna  le  désir  d’accompagner  le  capi- 
« taine  dans  ses  voyages  au  milieu  des  îles  du.  groupe 
« et  s’embarqua  sur  le  brick  avec  10  ou  12  chefs  et 
« 70  ou  80  hommes  de  suite.  Pendant  ce  voyage  qui 
« dura  quatre  mois,  le  roi  envoyait  ses  hommes  à 
« terre  pour  y recueillir  des  étoffes  d’écorce , des 
« provisions,  de  l’écaille,  etc.  Le  capitaine,  de  son 
« côté,  continuait  son  commerce,  échangeant  des 
« étoffes  de  coton  et  de  la  verroterie  contre  de  l’écaille , 
« du  bicha  de  mar  (holothuries),  des  perles  et  de  la 
« nacre  de  perle. 

« Peu  de  temps  après  le  retour  à Bivoua,  Misi- 
« Malo  accompagna  le  capitaine  dans  un  voyage  qu’il 
« fit  à une  île  voisine , afin  de  reprendre  une  piro- 
« gue  que  le  roi  de  cette  île  lui  avait  volée. 

« U Aimable- Joséphine  fit  un  troisième  voyage  à 
« l’île  Maroro.  Le  chef  le  plus  élevé,  après  Malo,  s’em- 
« barqua  à bord  du  navire  avec  une  quarantaine 
« d’hommes;  un  grand  nombre  de  pirogues  remplies 
« de  naturels  le  suivirent;  l’objet  de  cette  expédition 
« était , de  la  part  des  insulaires , de  venger  la  mort 
« d’un  frère  du  roi  de  Bivoua,  tué  par  celui  de  Ma- 
lt roro,  et  de  la  part  du  capitaine,  de  s’emparer  de 
« la  grande  quantité  d’écaille  et  de  perles  que  le  meur- 
« trier,  disait-on,  avait  enlevée,  après  avoir  commis 


1838. 

Octobre. 


4838. 
Octobre . 


174  ' VOYAGÉ 

v<  le  crime.  L’entreprise  réussit  au  gré  des  désirs  des 
« uns  et  des  autres.  Le  roi  de  Maroro  échappa  à la 
« vengeance  des  naturels  de  Bivoua;  mais  ses  cul- 
« tures  furent  ravagées  ; beaucoup  d’hommes  furent 
« tués  de  son  côté  , ét  toute  son  écaille  et  ses  perles 
« passèrent  à hord  de  Y Aimable- Joséphine. 

« Tels  sont  les  événements  qui  précédèrent  la  ca- 
« tastrophe  dont  nous  allons  parler. 

« Au  retour  du  bâtiment  français  à Bivoua , tous 
« les  naturels  furent  débarqués  ; cinq  seulement  res- 
et tèrent  à bord , travaillant  comme  matelots  et  à la 
« solde  du  capitaine  ; on  mit  à terre  les  voiles , les 
« vergues  et  le  gréement,  afin  de  faire  une  répara- 
« tion  complète  au  navire. 

« 11  y avait  à Bivoua  un  Français  nommé  Georges, 
« que  le  capitaine  Bureau  y avait  laissé  à un  de  ses 
« précédents  voyages,  avec  150  fusils,  pour  faire  des 
et  échanges  pendant  son  absence  : il  se  trouva  qu’il 
« en  avait  dissipé  les  produits.  Le  capitaine  très-mé- 
« content  fit  mettre  Georges  au  fers , mais  Misi-Malo 
« intercéda  et  promit  de  payer  pour  lui  et  le  capi- 
« taine  le  fit  relâcher  ; il  resta  à bord  et  devint  une 
« des  victimes. 

« L’équipage  du  brick  se  composait  du  capitaine 
« Bureau , du  second  Edouard , de  Georges , d’un 
« matelot  français,  Clément,  un  matelot  anglais, 
« Charles  , du  cuisinier  Antoine  et  du  mousse  Munos. 

« Sur  ces  entrefaites,  arriva  à Bivoua,  un  roi 

beaucoup  plus  puissant  que  Misi-Malo , c’était 
« Misi-Mara  (M.-Mara),  roi  de  Révon.  Il  vint  s’établir 


DANS  t'OCEANIË.  175 

« à bord  et  y resta  trois  ou  quatre  semaines,  bu- 
« vant,  mangeant  et  faisant  de  grandes  promesses 
« au  capitaine  Bureau;  mais  quand  celui-ci  vit  que 
« le  temps  se  passait  et  que  toutes  ces  belles  pro- 
« messes  ne  se  réalisaient  pas,  il  prit  de  l’humeur  et 
« la  témoigna  à Misi-Mara.  Misi-Mara  s’en  alla  à 
« terre,  furieux  de  ce  que  le  capitaine  refusait  de 
« continuer  de  le  nourrir  et  de  lui  faire  des  pré- 
« sents. 

« Dès  ce  moment,  la  perte  du  capitaine  et  de 
« l’équipage  fut  jurée. 

« Pendant  les  derniers  jours  que  Misi-Mara  passa  à 
« bord,  les  chefs  venaient  le  voir  fréquemment  et 

avaient  avec  lui  de  longues  conversations. 

« Quelques  jours  se  passèrent.  Un  matin,  Misi- 
" Mara  parut  à une  certaine  distance  du  brick  avec 
« 100  ou  ISO  pirogues.  Le  capitaine  lui  cria  de  mon- 
« ter  à bord,  mais  il  s’y  refusa,  en  disant  que  toutes 
« les  pirogues  de  l’üe  allaient  à la  pêche , afin  de  ra- 
« masser  beaucoup  d’écaille  et  de  bicha  de  mar  (ho- 
« lothunes)  pour  que  le  navire  pût  continuer  son 
« voyage  à Manille.  Le  capitaine  lui  répondit  que 
« c’était  bien  et  qu’il  allait  faire  préparer  un  bon 
« dîner  pour  l’attendre. 

« A deux  heures,  aucune  pirogue  n’était  encore 
« revenue;  à quatre  heures,  le  capitaine  se  mit  à ta- 
« ble  et  en  sortit  un  peu  avant  le  coucher  du  soleil , 

« très-mécontent  de  ce  nouveau  manque  de  parole 
« de  Misi-Mara.  que  celui-ci  lui  avait  donnée  pour 
« la  forme.  Le  reste  de  l’équipage  était  sur  l’avant, 


18^8. 

Octobre 


1838. 

Octobre. 


! 76  VOYAGE 

« à l’exception  de  deux  matelots  qui  se  trouvaient 
« à terre. 

« Dans  ce  moment,  un  des  naturels  qui  travaillait 
« à bord  comme  matelot  , et  que  le  capitaine  affec- 
« tionnait  beaucoup,  parce  qu’il  parlait  un  peu  le 
« français,  s’approcha  de  lui  et  le  prévint  qu’une  pe- 
« tite  goélette , conserve  de  X Aimable- Joséphine , et 
« qui  était  à l’ancre  à peu  de  distance  du  brick , était 
« pleine  d’eau  et  qu’il  serait  urgent  qu’on  allât  la  vi- 
« der.  Le  capitaine  se  leva  et  avec  sa  longue-vue  , il 
« se  mit  en  devoir  de  reconnaître  l’état  de  la  goélette. 

« Au  même  instant,  le  naturel  le  frappe  d’un  bâton 
« pointu  et  il  tombe  roide-mort,  la  tête  percée  de 
« part  en  part.  La  longue  vue  tomba  à la  mer.  En 
« même  temps , les  autres  naturels  se  précipitèrent 
« sur  l’avant  du  naviré  et  massacrèrent  le  second  , 
« Edouard  et  Georges  ; le  cuisinier  et  Munos  se  sau- 
« vèrent  dans  le  logement  des  matelots  et  de  là,  ils 
« demandèrent  qu’on  leur  accordât  la  vie;  sur  quoi 
« les  naturels  leur  crièrent  qu’ils  pouvaient  monter , 
« qu’on  ne  voulait  pas  les  tuer.  En  effet , ils  montè- 
« rent  et  on  ne  leur  fit  aucun  mal.  Deux  heures  après, 
« le  roi  de  Bivoua,  Malo  , vint  à bord , il  parut  très- 
« triste  en  voyant  le  capitaine  étendu  dans  son  sang , 
« car  il  l’aimait  beaucoup;  mais  Misi-Mara  était  plus 
« puissant  que  lui.  H envoya  Munos  et  le  cuisinier  à 
« sa  maison;  pendant  la  nuit,  on  commença  à piller 
« le  navire;  quatre  chaloupées  d’écaille  furent  dé- 
ci  chargées  ainsi  que  tous  les  objets  précieux.  Le  len- 
« demain  Mara  vint  à bord  du  brick  ; il  fit  venir  Mu- 


DANS  L’OCEANIE.  177 

« ftos,  le  cuisinier  et  les  deux  matelots  qui  se  trou- 
« valent  àterrelorsdu  crime,  et  qui  s’étaient  réfugiés 
« dans  la  maison  de  Malo,  et  les  menaça  de  les  tuer, 
« s’ils  ne  déclaraient  pas  à l’instant  tous  les  endroits 
« où  le  capitaine  pouvait  avoir  caché  des  effets  Ces 
« malheureux  furent  obligés  de  monter  sur  le  pont 
« tout  ce  qu’ils  purent  trouver  et  bientôt  il  ne  resta 
« plus  rien  à bord  du  navire. 

* Marales  obligea,  quelques  jours  après,  à rétablir 
« le  gréement  et  la  voilure  du  brick , parce  que , di- 
« sait-il,  il  voulait  faire  un  voyage  à l’une  des  îles 

« voisines.  Cependant,  quand  le  navire  fut  gréé,  il 

« sembla  avoir  abandonné  son  projet.  Quinze  jours 
« apres,  un  brick  anglais  entra  dans  le  port  et  fit 
« marché  avec  Mara  pour  les  dépouilles  du  brick 
« français;  mais  aussitôt  qu’il  les  eut  à bord,  il  par- 
« tit  sans  payer  le  prix  convenu,  laissant  Mara  dans 
« un  état  de  fureur  difficile  à décrire.  Le  matelot 
« Clément  s’embarqua  à bord  de  ce  navire.  Antoine 
« le  cuisinier  s’embarqua,  peu  de  temps  après,  sur 
« un  autre  brick  anglais  qui  toucha  à Bivoua. 

« Deux  jours  après  le  départ  de  ce  dernier  navire 
« un  trois  mâts  américain  entra  dans  le  port-  une 
« petite  goélette  lui  servait  de  mouche;  le  capitaine 
« de  ce  bâtiment  essaya  d’acheter  du  roi  1 ’ Axmable- 
« Joséphine,  et,  sursoit  refus,  de  s’en  emparer  de 
« force.  Les  naturels  s’étant  rassemblés  en  grand 
« nombre  sur  le  brick  et  sur  le  rivage,  le  capitaine 
« du  trois  mats  les  canonna  pendant  toute  la  journée 
« et  leur  tua  beaucoup  de  monde.  Le  lendemain 


1838. 

Octobre. 


12 


1838. 

Octobre. 


j 78  VOYAGE 

« matin  7 il  se  trouva  que  les  naturels  avaient  remor- 
« que  le  brick  tout  près  de  terre.  Le  capitaine  voulut 
« tenter  un  dernier  effort;  il  fit  mettre  des  canons 
« sur  la  goélette,  arma  ses  embarcations  et  s’appro- 
« cha  de  nouveau  du  brick  ; mais  cette  nouvelle  ten- 
« tative  fut  infructueuse  , et,  après  avoir  couru  de 
« grands  dangers,  le  capitaine  fut  obligé  de  retour- 
« ner  à bord  de  son  navire  qui  leva  l'ancre  et  se 
« dirigea  vers  le  Pérou,  emmenant  Munos  ; la  ils 
« rencontrèrent  un  autre  trois  mâts  américain  qui, 

« en  apprenant  ce  qui  s était  passé  à Bivoua , s y 
« rendit  et  parvint  à acheter  le  brick  français  qud 
« conduisit,  dit  Munos,  en  terre  anglaise,  pour  le 

« vendre.  Le  bâtiment  sur  lequel  était  Munos , allait 

« à Manille;  il  toucha  à une  île  que  Munos  appelle 
Tchin-tchia  (sans  doute  Drizia,  une  des  Fidji)  et 
« l’y  laissa,  sous  prétexte  qu’étant  Péruvien,  on  ne 
« le  laisserait  pas  débarquer  à Manille;  il  trouva  la 
« un  Français  propriétaire  d’une  goélette  sur  laquelle 
« il  vint  à Honoloulou , où  il  se  trouve  encore  au- 

« iourd’faui.  v 

« Le  matelot  anglais,  Charles,  est  reste  a Bivoua 
« où  il  avait  vécu  antérieurement  ; il  y est  marie  et  a 
« un  fils  de  12  à 13  ans.  Le  trois  mâts  qui  acheta  le 
« brick,  venait  d’O-Taïti.  Celui  qui  amena  Munos 
« était  commandé  par  le  capitaine  Samuel;  le  capi- 
« taine  de  sa  conserve  s’appelait  Wings. 

« Le  même  Munos  déclare  que  le  capitaine  Bu- 
« reau  avait  déposé,  avant  de  partir  d’O-Taiti,  en- 
« ne  les  mains  d’un  missionnaire  anglais  dont  il  ne 


DANS  L’OCEANIE.  179 

« se  rappelle  pas  le  nom , une  grande  quantité  de  na- 
« cre  de  perle , une  grande  caisse  d’étoffes  de  toile  et 
« de  coton  et  une  petite  goélette  en  bon  état.  Munos 
« a aidé  lui -même , pendant  trois  jours,  au  débarque- 
« ment  de  ces  objets.  Il  ne  peut  se  rappeler  les  noms 
« des  navires  qui  ont  louche  à Bivoua  après  la  ca- 
« tastrophe,  ni  le  lien  de  leur  destination. 

« Honoloulou  (îles  Sandwich),  le  20  octobre  1836.  » 

Malgré  ces  renseignements , il  m’eût  sans  doute 
été  difficile  de  retrouver  le  point  où  avait  eu  lieu  le 
massacre  , car  les  îles  Bivoua  se  trouvent  tout-à-fait 
sur  la  limite  orientale  de  l’archipel  Viti  : ce  sont  des 
terres  de  peu  d’étendue,  et  il  est  même  très-douteux 
que  1 on  puisse  y trouver  un  hâvré  sûr  pour  y abriter 
un  navire.  Cependant,  comme  mon  matelot  chilien, 
Joseph^  persistait  à me  désigner  les  îles  Bivoua  et  Na- 
koro  comme  le  théâtre  de  l’affaire,  j’étais  à peu  près 
décidé  à y conduire  nos  corvettes , lorsque  Latchika 
m’apprit,  à n’en  plus  douter,  que  le  capitaine  Bureau 
se  trouvait  en  relâche  à Piva  près  de  Pao , sur  la  par- 
tie orientale  de  la  grande  île  Viti,  et  que,  trop  con- 
fiant dans  les  naturels  dont  il  croyait  avoir  gagné  l’a- 
mitié, il  y fut  massacré  avec  son  équipage.  Du  reste , 
voilà  comment  il  raconte  l’événement. 

Nakalassé,  chef  de  Piva,  et  Mala , chef  d’une  tribu 
voisine,  poussés  par  l’appât  du  gain,  formèrent  le 
projet  de  s’emparer  du  navire  Y Aimable-Josépliine.  Ils 
saisirent  le  moment  où  le  canot  était  à terre  pour  faire 
des  provisions , et  où  il  ne  restait  à bord  que  le  ca- 


isse 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


180  " VOYAGE 

pitaine  avec  trois  ou  quatre  hommes.  Nakalassé  as- 
sassina Bureau  par  trahison,  et  Mala  expédia  ceux  qui 
étaient  à terre.  Les  cadavres  des  victimes  furent  en- 
suite rôtis  et  mangés , comme  de  raison. 

Un  navire  américain  passa  quelques  temps  après  et 
voulut  se  rendre  maître  de  la  Joséphine  ; mais  les  na- 
turels s’y  opposèrent , et  après  une  canonnade  infruc- 
tueuse , l’Américain  s’en  alla. 

Mala  a été  tué  depuis  cette  époque  ; mais  Nakalassé 
vit  encore  et  habite  Piva  ; fier  des  fusils  et  de  la  pou- 
dre qu’il  a trouvés  sur  la  Joséphine,  il  attend  avec  im- 
patience, dit  Latchika,  un  navire  français  pour  le 
combattre.  Bu  reste , il  ajoute  que  Nakalassé  et  Mala 
n’ont  fait  ce  mauvais  coup  que  dans  l’espoir  du  pillage, 
et  sans  que  Bureau  y ait  donné  le  moindre  sujet.  Ce 
Nakalassé,  suivant  notre  Tonga,  serait  un  mauvais 
homme  que  Latchika  désire  vivement  voir  tuer.  Son 
voisin  Tanoa , grand  chef  qui  habite  l’île  Pao,  ne 
prendrait  nullement  sa  défense  - car  il  a déjà  été 
chassé  de  son  pays  par  Nakalassé,  et  il  n’a  été  rétabli 
sur  son  trône  que  par  l’aide  de  Latchika.  Tanoa,  du 
reste  , est  un  chef  très-puissant , qui  a succédé  à No- 
livo  qui  régnait  sur  Pao  à l’époque  de  mon  premier 
passage  sur  X Astrolabe , celui-ci  a été  tué  par  les  gens 
de  Piva,  ainsi  que  Tamboua-Nakoro,  son  neveu  et  fils 
de  Tanoa. 

Enfin,  plus  fard  je  pus  encore  recueillir  après  coup 
la  relation  exacte  des  faits  tels  qu’ils  se  sont  passés, 
et  pour  en  finir,  j’en  donnerai  ici  la  narration,  telle 
que  je  la  recueillis  des  Européens  qui  habitent  depuis 


DANS  L’OCEANIE.  181 

fort  longtemps  Lebonka  (île  Obalaou)  et  qui  assistèrent 
presque  à cette  scène  de  carnage*. 

« Le  brick  français  la  Joséphine,  capitaine  Bureau, 
était  venu  dans  le  milieu  de  l’année  1833,  aux  îles 
Viti , pour  y prendre  un  chargement  des  iripangs  et 
d écaillés  de  tortues.  Désirant  faire  un  voyage  à Taïti, 
le  capitaine  laissa  sur  l’île  Piva  son  deuxième  maître 
d équipage,  nommé  Joseph , pour  qu’il  continuât  la 
pêche  des  Iripangs  pendant  son  absence. 

« Franck,  neveu  de  Nakalassé,  chef  de  Piva,  ayant 
témoigné  le  désir  de  faire  le  voyage  à Taïti , le  capi- 
taine Bureau  qui  avait  beaucoup  d’affection  pour  ce 
jeune  homme , le  prit  à son  bord  et  partit  pour  sa 
destination. 

« La  Joséphine  resta  huit  mois  absente  des  îles  Viti. 

Cette  narration  a été  retrouvée  entière  dans  les  papiers  de 
M.  d’Urville.  Ecrite, par  une  main  étrangère,  elle  ne  porte  ni  si- 
gnature, ni  aucune  note  qui  puisse  faire  connaître  l’autorité  d’où 
elle  émane  , mais  je  ne  doute  pas  un  instant  qu’elle  ne  soit  le  ré- 
sultat des  conversations  que  M.  d’Urville  avait  eues  avec  des 
Européens  fixés  à Lebouka.  Les  détails  qu’elle  contient  m’ont 
paru  parfaitement  exacts,  et,  sous  ce  point  de  vue,  il  m’a  semblé 
indispensable  de  la  donner  au  lecteur. 

Il  est  facile,  du  reste,  d’y  reconnaître  tous  les  faits  principaux 
déjà  narrés  par  José-Manuel  Munos  , et  si  on  remarque  des  va- 
riantes assez  considérables  dans  les  détails  et  dans  les  noms  des 
acteurs,  il  ne  faut  pas  oublier  que  c’est  longtemps  après  que  ces 
détails  ont  été  donnés  à M.  Barrot,  et  il  faut  faire  la  part  delà 
jeunesse  de  Munos  au  moment  de  l’événement , comme  aussi  de 
la  propension  qu’ont  généralement  les  matelots  à défigurer  tout 
nom  propre  qu’ils  sont  appelés  à prononcer.  V.  D. 


1838. 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


r83  VOYAGE 

Pendant  son  séjour  à Taïti,  le  capitaine  Bureau  vit 
débarquer  onze  hommes  de  son  équipage,  parmi  les- 
quels se  trouvaient  son  second  et  son  charpentier. 
Ces  hommes,  mécontents  de  leur  capitaine , avec  le- 
quel ils  avaient  eu  différentes  altercations,  quittè- 
rent la  Joséphine  sans  avoir  touché  un  centime  de 
leurs  gages  ; il  n’y  eut  que  le  charpentier,  pour  qui 
le  capitaine  avait  gardé  quelque  estime , qui  put  être 
payé. 

« Avant  de  quitter  Taïti,  M.  Bureau  prit  à son 
bord  deux  matelots  américains , dont  l’un  était  char- 
pentier, puis  il  se  remit  en  route  pour  les  îles  Yiti. 

« Pendant  l’absence  de  la  Joséphine , le  deuxième 
maître , Joseph,  qui  était  resté  sur  l’île  Piva,  pour  y 
continuer  la  pêche , fut  atteint  de  la  petite-vérole  qui 
l’ obligea  de  garder  le  lit.  Les  nommés  Thomas  et  Da- 
vid Wippy , Anglais , résidant  à l’île  Lebouka , ayant 
appris  qu’il  y avait  un  Européen  malade  à Piva , s’y 
rendirent  dans  une  pirogue,  et  emmenèrent  Joseph 
avec  eux  à Lebouka  où  ils  le  soignèrent  pendant  six 
semaines  que  dura  sa  maladie. 

« Quand  Joseph  fut  rétabli  il  revint  à Piva.  Quel- 
que temps  après  arriva  au  mouillage , devant  la  même 
île , un  navire  américain  auquel  le  deuxième  maître 
Joseph  vendit  le  produit  de  sa  pêche  pour  des  fu- 
sils , de  la  poudre , etc.  La  longue  absence  de  la  Jo- 
séphine qui  devait  revenir  au  bout  de  trois  mois,  en- 
gagea Joseph  à faire  ce  marché,  croyant  que  le  navire 
s’était  perdu. 

« Quand  le  capitaine  Bureau  fut  de  retour  à Piva 


DANS  L’OCEANIE. 


133 


et  quand  il  eut  appris  de  la  bouche  même  de  Joseph 
ce  que  ce  dernier  avait  fait  du  produit  de  sa  pêche , 
il  lui  en  fit  d'amers  reproches.  Le  second  maître  crai- 
gnant que  cette  affaire  n’ait  des  suites  plus  graves,  re- 
mit à son  capitaine  les  fusils  et  la  poudre  qu’il  avait 
eus  en  échange  de  son  poisson  et  déserta  ; mais  il  fut 
repris  peu  de  temps  après  par  des  naturels  du  pays 
qui  l’emmenèrent  à M.  Bureau.  Quand  il  sé  vit  pris, 
Joseph  s’excusa  si  bien  auprès  de*son  capitaine,  et  pa- 
rut tellement  repentant  de  sa  faute,  que  31.  Bureau 
lui  rendit  sa  confiance  et  le  réintégra  dans  ses  fonc- 
tions de  surveillant  de  pêche. 

« Quelque  temps  après,  Nakalassé  vdulant  faire 
la  guerre  à Tanoa,  chef  de  l’île  Pao,  demanda  au 
capitaine  Bureau  à prendre  passage  à bord  de  la 
Joséphine  avec  ses  guerriers  pour  se  rendre  à l’île 
Sama-Sama , où  Tanoa  s’était  réfugié.  Il  promit  au 
capitaine  quantité  d’écailles  de  tortue  et  de  tripangs 
pour  payer  son  passage.  M.  Bureau  ne  se  refusa  pas 
à la  demande  de  Nakalassé,  qui  s’embarqua  sur  la 
Joséphine  avec  sa  troupe  et  l’expédition  mit  sous 
voiles. 

« Avant  d'arriver  à Sama-Sama.  la  Joséphine  re- 
lâcha devant  l île  Datéoa , où  Nakalassé  et  ses  gens 
firent  une  descente , tuèrent  un  naturel , prirent  deux 
pirogues  et  rapportèrent  leur  butin  à bord  du  na- 
vire, où  ils  y firent  rôtir  l’homme  qu’ils  avaient  tué 
pour  le  manger,  et  amarrèrent  les  deux  pirogues 
derrière  le  brick. 

« Arrivés  devant  Sama-Sama,  l'armée  de  Nakâ~ 


1838. 

Octobre. 


184  ' 


VOYAGE 


1838. 

Octobre. 


lassé  voulut  effectuer  son  débarquement;  mais  elle 
essuya  une  si  vigoureuse  résistance  de  la  part  des 
naturels  de  cette  île 9 qu’il  fut  obligé  de  se  rembar- 
quer à la  hâte  et  de  revenir. 

« De  refour  à Piva,  le  capitaine  Bureau  demanda 
à Nakalassé  la  récompense  qu’il  lui  avait  promise 
pour  son  passage  et  celui  de  ses  guerriers  ; mais  ce 
chef  malveillant  remit  le  paiement  d’un  jour  à l’ autre , 
tellement  qu’au  bout  d’un  mois  d’attente,  M.  Bureau 
voyant  qu’il  avait  été  trompé,  envoya  dire  à Joseph 
de  rentrer  à bord  pour  se  tenir  prêt  à appareiller. 

« Pendant  cet  intervalle,  arriva  devant  Pile  Lebou- 
ka  le  trois-mâts  américain  Y Admirai , capitaine  Eg- 
gelsohn.  M.  Bureau  ayant  eu  connaissance  de  ce  na- 
vire, expédia  dans  un  canot  son  maître  d’équipage, 
un  de  ses  matelots  américains  et  six  naturels  de  Piva, 
pour  aller  acheter  de  la  toile  à bord  de  Y Admirai. 
Quand  le  canot  de  la  Joséphine  fut  arrivé  à bord  du 
trois-mâts,  le  nommé  David  Wippy  qui  était  aussi 
venu  à bord  de  Y Admirai , pria  le  capitaine  de  ce 
navire  d’avertir,  par  une  lettre,  le  capitaine  de  la 
Joséphine  de  se  tenir  sur  ses  gardes  contre  les  na- 
turels de  Piva , qui  avaient  dessein  de  le  tuer  pour 
s’emparer  de  son  navire;  enfin,  de  l’engager  à ne 
pas  souffrir  tant  de  sauvages  à son  bord  , que  lui- 
même  l’avait  déjà  averti  de  ce  danger  ; mais  que  le 
capitaine  Bureau  avait  méprisé  ses  avis. 

« Le  capitaine  Eggeîsohn  fit  ce  que  lui  dit  Wippy, 
et  remit  sa  lettre  au  maître  de  la  Joséphine , qui 
Ja  donna  à son  capitaine  quand  il  fut  de  retour  à bord 


DANS  L’OCEANIE.  185 

de  son  navire.  M.  Bureau  n’eut  pas  plutôt  lu  la  let- 
tre , qu’il  la  jeta  avec  dédain  en  prononçant  des  im- 
précations contre  le  capitaine  Eggelsohn.  Un  des 
matelots  américains  ramassa  la  lettre,  la  lut,  en  fit 
voir  le  contenu  à son  camarade , et  voyant  tous  les 
deux  le  danger  qu’ils  couraient  à bord  du  brick  français, 
ils  allèrent  trouver  leur  capitaine  et  lui  dirent  que  s’il 
ne  voulait  pas  suivre  les  avis  du  capitaine  de  Y Ad- 
mirai , ils  quitteraient  la  Joséphine.  Le  capitaine 
Bureau  les  ayant  renvoyés  brutalement,  les  deux 
Américains  montèrent  leurs  coffres  sur  le  pont  pour 
débarquer  sur-le-champ.  Le  capitaine  les  voyant  si 
bien  décidés , prit  une  paire  de  pistolets  et  menaça 
de  brûler  la  cervelle  à quiconque  tenterait  de  s’éva- 
der du  bord.  Les  deux  Américains  se  tinrent  tran- 
quilles jusqu’à  la  nuit  tombante  ; mais  alors , ils  se 
sauvèrent  à la  nage  et  mirent  pied  à terre  sur  l’île 
Pao.  Le  lendemain  de  bon  matin,  ils  s’embarquè- 
rent dans  la  pirogue  d’un  des  chefs  de  Pao , nommé 
Mara , et  se  dirigèrent  sur  Lébouka , où  ils  arrivè- 
rent le  même  jour  à 10  heures  du  matin.  Le  même 
jour  aussi,  vers  4 heures  du  soir,  le  capitaine  Bu- 
reau fut  assassiné. 

« Nakalassé  voyant  que  la  Joséphine  était  sur  le 
point  de  partir,  résolut  de  mettre  à exécution  le  pro- 
jet qu’il  avait  médité , c’est-à-dire  de  tuer  le  capitaine 
et  l’équipage  de  la  Joséphine  et  de  s’emparer  du  navire. 
N’osant  commettre  lui-même  cet  assassinat,  il  en 
chargea  son  neveu  Franck;  mais  ce  jeune  homme  ne 
voulait  point  se  rendre  à la  proposition  de  son  oncle, 


183$. 

Octobre 


1838. 

Octobre. 


186  VOYAGE 

disant  qu’il  aimait  trop  le  capitaine  français  et  quril 
ne  consentirait  jamais  à lui  faire  le  moindre  mal  : il 
fut  si  obstiné  dans  son  refus , que  Nakalassé  furieux 
le  menaça  de  le  faire  étrangler;  il  lui  avait  même  déjà 
fait  serrer  la  gorge  avec  une  pièce  de  tapa,  quand  le 
malheureux,  ne  pouvant  plus  supporter  le  tourment 
de  la  strangulation  , consentit  enfin  à exécuter 
l’ordre  de  son  oncle. 

« Quand  Nakalassé  vit  son  neveu  prêt  à lui  obéir, 
il  lui  dit  : « Rends-toi  immédiatement  à bord  du  na- 
« vire  français  avec  trois  de  mes  guerriers , tu  diras 
« au  capitaine  de  prendre  sa  lunette  d’approche  pour 
« regarder  ce  que  fait  son  canot  quivientde  s’échouer 
« là-bas  sur  un  récif , et  au  moment  où  il  observera 
« son  embarcation , tu  l’assommeras  avec  tout  ce  qui 
« reste  de  blancs  à bord.  » 

« Franck  s’embarqua  dans  une  pirogue  avec  ses 
trois  affidés  armés  de  casse-têtes,  ils  se  rendirent  de 
suite  à bord  de  la  Joséphine.  En  montant  sur  le  pont, 
Franck  salua  très-affectueusement  le  capitaine  et  lui 
observa  que  son  canot  s’était  jeté  sur  un  récif  en  lui 
indiquant  le  lieu.  M.  Bureau  prit  sa  longue-vue,  et  au 
moment  où  il  la  braquait  sur  l’embarcation , les  as- 
sassins l’étendirent  à leurs  pieds.  Il  restait  encore  à 
bord  le  maître , le  deuxième  maître  Joseph  et  le  coq , 
les  deux  premiers  subirent  le  même  sort  que  leur  ca- 
pitaine , et  le  troisième  parvint  à se  sauver  en  se  ca- 
chant à fond  de  cale , mais  non  sans  avoir  reçu  quel- 
ques horions  des  assassins. 

« Les  trois  cadavres  furent  jetés  à la  mer;  le  corps 


DANS  L’OCEANIE.  187 

du  capitaine  ayant  été  porté  par  les  flots  au  rivage  de 
la  grande  île  Viti-Levou , les  naturels  de  celte  île  le 
prirent,  le  rôtirent  et  le  mangèrent. 

« Quand  Franck  eut  terminé  sa  boucherie,  il  hissa 
un  pavillon.  À ce  signal , tous  les  naturels  de  Piva  se 
rendirent  à bord  de  la  Joséphine  et  la  livrèrent  au  pii  - 
lage  ; chacun  d’eux  emporta  ce  qui  lui  convenait.  En- 
suite ils  appareillèrent  le  brick  et  le  conduisirent  de- 
vant l’île  Lebouka , afin  de  prendre  tous  les  blancs 
qui  se  trouvaient  sur  cette  île  pour  manœuvrer  le 
navire.  David  Wippy  ayant  connu  l’intention  des 
meurtriers  du  capitaine  Bureau,  conseilla  à ses  ca- 
marades de  ne  se  rendre  à l’invitation  de  Franck  et 
de  ses  complices,  que  si  ces  derniers  les  y contrai- 
gnaient par  la  force , car  il  craignait  de  se  trouver 
compromis  dans  cette  affaire.  Voyant  que  les  blancs 
de  Leboukane  voulaient  pas  venir  à bord  du  brick, 
Franck  le  reconduisit  à Piva , et  de  là , Nakalassé  s’é- 
tant aussi  embarqué  sur  la  Joséphine , fit  voile  sur 
Pao , canonna  le  village  et  en  tua  plusieurs  habitants. 
Voyant  ensuite  que  le  brick  ne  pouvait  pas  lui  être 
d’une  grande  utilité,  Nakalassé  fit  débarquer  tout 
ce  qu’il  y avait  à bord , et  à la  marée  haute  il  con- 
duisit le  brick  à Reva  où  il  resta  échoué.  » 

« Quand  la  Joséphine  fut  à Taïti  r il  y avait  au 
nombre  des  hommes  de  son  équipage , un  nom- 
mé Charles,  Anglais  de  nation,  qui  se  fit  débar- 
quer sous  prétexte  qu’il  appréhendait  de  retourner 
aux  îles  Viti  ; mais  le  capitaine  Bureau  ayant  su  que 
cet  individu  s’était  rembarqué  sur  un  navire  anglais 


1838. 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


188  VOYAGE 

qui  devait , comme  la  Joséphine,  aller  aux  îles  Viti, 
il  le  fit  saisir  par  des  naturels  de  Taïli , le  fit  ame- 
ner devant  lui  et  lui  demanda  pourquoi  il  s’étail  servi 
d un  faux  prétexte  pour  débarquer  de  la  Joséphine. 
L’Anglais  lui  répondit  qu’il  avait  quitté  le  brick  parce 
qu’il  y était  trop  mal  nourri , et  que  puisque  le  capi- 
taine Bureau  le  forçait  de  retourner  avec  lui  aux  îles 
Viti,  il  lui  promettait  que , lui  capitaine , n’en  revien- 
drait plus.  En  effet,  quand  le  capitaine  Bureau  fut 
tué,  cet  Anglais  se  trouvait  sur  l’île  Piva.  Après 
la  catastrophe , il  passait  Piva  une  frégate  anglaise 
qui  s’empara  de  cet  individu  et  l’emmena  à Botany- 
Bay.  Elle  avait  été  informée  de  l’affaire  par  les  mis- 
sionnaires. » 


« Deux  convicts  échappés  du  Port-Jackson,  Sina 
et  Gemy,  arrivés  à Piva  après  la  mort  de  M.  Bureau , 
vendirent  différents  objets  appartenant  à ce  capitaine, 
aux  navires  suivants  : 

« Au  brick  le  Consul,  capitaine  Winderforth , de 
Salem  (Etats-Unis  d’Amérique), 
une  partie  des  tripangs , 
des  voiles  et  des  cordages, 
les  effets  d’habillement  du  capit.  Bureau, 
une  boîte  contenant  des  perles , 
une  lunette  d’approche, 
un  sextant. 

« Le  coq  de  la  Joséphine , qui  s’échappa  du  mas- 
sacre  et  un  jeune  homme  du  même  navire , qui  se 


DANS  L’OCEANIE.  Igg 

trouvait  absent  du  bord  lors  de  l’assassinat , s’embar- 
quèrent sur  le  Consul. 

« Le  trois-mâts  le  Gostes , capitaine  Lemsohn  (de 
l’Union)  acheta , 

un  verre  de  lunette , 
deux  chronomètres, 
des  tripangs, 
des  écailles  de  tortues. 

« Tous  ces  objets  furent  vendus  pour  des  fusils,  de 
la  poudre  et  des  dents  de  cachalot. 

« Sina  s’embarqua  sur  le  navire  américain  le 
Lesiy,  capitaine  Wine , de  Salem  (Union). 

« Et  Gemy  est  encore  auprès  de  Nakalassé , sur 
l’île  Piva.  » 

M.  le  commandant  Du  Petit-Thouàrs,  pendant 
son  séjour  à Taïti,  s’est  occupé  de  sauver  les  débris 
de  la  fortune  de  l’infortuné  Bureau,  avec  un  zèle 
qui  fait  honneur  à la  marine  française.  Je  renverrai 
le  lecteur  au  Voyage  déjà  publié  de  la  frégate  la  Vénus, 
dans  lequel  se  trouve  retracée  la  conduite  peu  hono- 
rable de  l’homme  que  Bureau  avait  choisi  pour 
mandataire.  M.  Du  Petit-Thouars  a exprimé  ses  sen- 
timents personnels  sur  cette  affaire  et  ils  seront 
entièrement  partagés  par  tous  les  hommes  de  bien. 
(Voyez  Voyage  autour  du  Monde  sur  la  frégate  la 
Vénus , tom.  Il,  page  443.) 

D après  tous  ces  détails,  dont  je  ne  saurais  soup- 
çonner la  véracité,  je  reconnais  avec  douleur  que  le 
capitaine  Bureau  avait  tenu  aux  îles  Viti  une  con- 
duite bien  coupable.  Poussé  par  happât  du  gain,  et 


190 


VOYAGE 


i838.  oublieux  des  devoirs  que  lui  imposait  l’humanité, 

Octobre.  , 

il  s était  immisce,  sans  molli  aucun,  dans  les  guerres 
intestines  qui  déchirent  ces  malheureux  peuples.  Il 
avait  pu  aider  de  ses  armes  et  de  son  vaisseau  les  ven- 
geances de  ces  insulaires,  et  même  il  n’avait  pas  re- 
culé devant  une  scène  de  cannibalisme  en  autorisant 
à bord  de  son  navire  un  de  ces  horribles  repas.  Si 
après  le  passage  de  la  Joséphine , les  naturels  des  îles 
Dateoa  ou  Sama-Sama  étaient  parvenus  à enlever  un 
navire  en  en  massacrant  l’équipage,  la  justification 
d’un  tel  crime  serait  devenue  évidente  par  la  conduite 
antérieure  du  capitaine  Bureau.  Ces  sauvages  en  effet 
confondent  dans  une  même  haine  tous  les  Euro- 
péens, quand  ils  ont  à s’en  plaindre  ; pour  eux  un 
simple  pavillon  n’est  point  toujours  un  signe  distinctif 
de-la  nationalité,  et  je  ne  doute  pas  que  l’on  ne  puisse 
retrouver  dans  les  crimes  odieux  dont,  sans  motifs, 
nos  capitaines  marchands  se  sont  souvent  rendus 
coupables,  la  cause  de  la  plupart  des  massacres  qui 
déjà  ont  si  souvent  ensanglanté  ces  îles. 

Quoi  qu’il  en  soit;  la  conduite  de  Nakaîassé  dans 
cette  circonstance,  avait  été  horrible,  il  s’était  servi 
de  Bureau  pour  détruire  ses  ennemis,  et  ensuite  ex- 
ploitant la  confiance  qu’il  avait  inspirée  à ce  malheu- 
reux capitaine,  c’était  en  lui  prodiguant  toutes  les 
marques  de  l’amitié,  qu’il  l’avait  massacré.  L’honneur 
du  pavillon  français  comme  aussi  la  sécurité  de  notre 
commerce  exigeaient  dans  ces  îles  une  vengeance 
éclatante. 

En  arrivant  au  mouillage,  Latchika  me  conseillait 


191 


DANS  L’OCEANIE, 
d’arborer  un  pavillon  étranger,  il  m’assurait  que  Na- 
kalassé  qui  passe  pour  être  un  des  chefs  les  plus 
avides,  trompé  par  ce  signe  extérieur,  serait  le  pre- 
mier à accoster  nos  corvettes,  et  qu’alors  il  serait  fa- 
cile de  s’assurer  de  sa  personne.  Bien  que  parmi  ces 
peuples,  toute  espèce  de  ruse  qui  peut  jeter  un  en- 
nemi dans  un  guet-apens  , est  considérée  comme  de 
bonne  guerre,  cependant  le  moyen  qui  m’élait  pro- 
posé répugnait  et  à ma  conscience  comme  homme  et 
à mon  honneur  comme  représentant  de  la  France. 
Bien  qu’il  m’eût  été  agréable  de  me  saisir  de  Naka- 
lassé,  et  de  pouvoir,  par  une  punition  exemplaire  in- 
fligée à ce  coupable  seul,  éviter  la  ruine  peut-être 
complète  d’une  tribu  entière,  cependant  nos  corvet- 
tes laissèrent  tomber  leurs  ancres  sans  qu’aucune 
couleur  flottât  sur  leur  arrière. 

Aucune  pirogue  ne  vient  le  long  du  bord,  on 
dirait  que  toutes  ces  terres  sont  abandonnées  ou  in- 
habitées, et  de  distance  en  distance  on  aperçoit  des 
villages  qui  paraissent  considérables.  Parmi  ceux- 
ci,  se  distingue  celui  de  Pao , assis  sur  une  petite  île 
de  même  nom;  il  paraît  peu  ombragé,  quelques 
milles  seulement  le  séparent  de  Piva.  C’est  à Pao  que 
réside  le  roi  Tanoa,  qui  m’est  désigné  comme  enne- 
mi de  Nakalassé.  Non  loin  de  nous,  et  à deux  milles 
environ  de  Pao,  nous  remarquons  une  grande  case 
bâtie  sur  pilotis  et  sur  les  récifs;  c’est  ùne  espèce  de 
citadelle  ou  magasin  général  qui  appartient  à Tanoa. 
En  cas  de  guerre,  au  moment  des  désastres,  le  roi  s’y 
réfugie  avec  son  peuple  : c’est  une  retraite  assurée, 


192  VOYAGÉ 

car  avec  les  moyens  d’attaque  que  possèdent  ces  in- 
sulaires, la  position  est  inexpuguable,  et  le  feu  ou  la 
faim  pourraient  seules  la  réduire.  Latchika  prétend 
que  pour  la  construire,  Tanoa  a employé  le  concours 
de  tous  ses  sujets,  et  que  plus  de  cent  villages  y ont 

contribué  de  leurs  efforts. 

Dès  une  heure  j’expédie  dans  ma  baleinière 
M.  Gourdin  vers  Tanoa.  Latchika  qui  fait  partie  de 
l’embarcation  est  chargé  de  dire  à ce  roi  sauvage  quel 
est  le  but  de  notre  présence  sur  cette  rade,  de  l’as- 
surer en  outre  que  mes  intentions  à son  égard  sont 
toutes  bienveillantes , que  les  pirogues  peuvent  en 
toute  sûreté  accoster  nos  corvettes  et  commercer 
avec  elles , et  que  même  connaisant  la  haine  que 
Tanoa  porte  à Nakalassé,  j’ai  tout  lieu  d’espérer  qu’il 
sera  notre  allié  dans  la  guerre  que  je  me  propose  de 
faire  à celui-ci. 

Vers  quatre  heures  ma  baleinière  rentre  à bord  et 
Latchika  m’annonce  que  Tanoa  s’est  montré  bien 
disposé  à notre  égard;  il  trouve  très-juste  la  vengeance 
que  je  viens  exercer  au  sujet  du  meurtre  de  Bureau 
et  de  l’enlèvement  de  la  Joséphine ; mais  d un  autre 
côté  il  me  fait  dire  qu’il  est  entouré  par  des  ennemis 
de  sa  personne  et  qui  sont  de  puissants  alliés  que 
Nakalassé  entretient  dans  Pao  même;  que  près  de  lui 
se  trouve  en  ce  moment  un  ami  de  ce  chef,  et  que  ses 
propres  sujets  arrêteraient  sa  volonté  s’il  consentait 
à prendre  part  à la  guerre  que  nous  allions  faire.  Du 
reste  M.  Gourdin  m’ajoute  que  Tanoa  a envoyé  cher- 
cher Nakalassé  pour  nous  le  livrer  sur-le-champ,  mais 


v 


DANS  L’OCEANIE:  193 

ce  chef  astucieux  ne  s’est  point  rendu  à son  injonc- 
tion, car  il  est  conseillé  par  deux  bandits  anglais  ou 
espagnols  attachés  à sa  personne,  et  qui  se  sont  douté 
que  nos  navires  n’étaient  point  venus  avec  des  inten- 
tions aunes,  puisqu’ils  n’avaient  pas  mis  de  pavillons. 

lanoa  du  reste  nous  laisse  parfaitement  libres  d’a- 
gir, il  ne  portera  aucun  secours,  mais  il  craint  qu’en 
nous  voyant  débarquer  sur  son  île,  Nakalassé  ne  s’en- 
fuie dans  les  montagnes.  Il  nous  conseille  donc  d’en- 
voyer dès  ce  soir  dans  son  village,  et  de  commencer 
par  s’assurer  de  sa  personne.  Ce  moyen  me  déplaît  à 
double  titre,  d’abord  parce  que  dans  tous  les  cas  il  est 
foit  dangereux,  et  qu’ensuite  je  ne  suis  point  assez 
sûr  des  intentions  bienveillantes  de  Tanoa  et  de  son 
peuple  pour  ne  pas  redouter  de  leur  part  un  horrible 
guet-apens. 

Je  suis  donc  décidé  à débarquer  dès  demain  au 
point  du  jour,  sur  l’île  Piva,  des  forces  suffisantes 
pour  réduire  Nakalassé  et  mettre  son  villages  en  cen- 
dres. Du  reste  j’ai  quelque  espoir  que  la  tribu  tout  en- 
tière aura  soin  de  décamper  avant  l'arrivée  de  mes 
gens  qui  ne  trouveront  plus  que  des  cases  à brûler,  et 
qu’il  n’y  aura  pas  de  sang  versé. 

A quatre  heures  et  demie  je  renvoie  encore  à Pao 
ma  baleinière  avec  M.  Gervaize  et  Latchika.  Ils  vont 
annoncera  Tanoa  mes  intentions  définitives,  et  cal- 
mer la  frayeur  de  ce  prince  qui,  ainsi  que  son  peuple 
est  très-épouvanté. 

Les  deux  envoyés  ne  rentrent  qu’à  sept  heures  et 
denne.^Tauoa  est  enchanté  de  ma  résolution,  il  désire 


Octobre. 


1838. 

Octobre. 


194  VOYAGE 

vivement  me  voir  tuer  Nakalassé,  et  mettre  l’ile  Piva 
h feu  et  à sang;  il  regrette  toujours  de  ne  pouvoir 
m’assister  dans  cette  expédition , mais  il  est  retenu 
par  les  partisans  de  Nakalassé;  il  paraît  que  la  cou- 
ronne est  déjà  à charge  à ce  malheureux  prince.  Du 
reste,  il  a donné  l’ordre  à tous  ses  sujets  de  rester 
dans  leurs  foyers  pendant  la  journée  de  demain,  il 
leur  a défendu  surtout  de  se  porter  sur  Piva  pour  dé- 
fendre Nakalassé.  Déjà  plusieurs  guerriers  de  celui-ci 
ont  abandonné  leur  chef;  un  instant  mêmeTanoa  a 
espéré  pouvoir  nous  livrer  notre  ennemi  commun. 
Mais  sommé  de  comparaître  devant  le  roi  de  Pao,  Na- 
kalassé a refusé,  et  a ajouté  même  qu’il  ne  quitterait 
pas  son  île,  et  qu’il  y attendrait  les  Français  de  pied 
ferme.  Que  du  reste  il  faisait  ses  préparatifs  de  dé- 
fense; que  jamais  aucun  ennemi  n’ avait  ose  mettre  le 
pied  sur  l’île  Piva,  et  que  confiant  dans  sa  renommée 
et  dans  sa  position  qui  est  très-forte,  il  est  persuade 
que  les  Français  n’oseront  jamais  faire  une  attaque 
contre  sa  personne. 

Toutes  ces  bravades  ont  paru  impressionner  assez 
fortement  nos  sauvages.  Tanoa  me  fait  dire  qu  .1  de- 
sire fort  nous  voir  détruire  Piva,  mais  qu.l  craint 
notre  impuissance  dans  une  pareille  entreprise.  La 
chika  lui-même  qui  semblait  si  désireux  d assister  a 
l’attaque  de  Piva,  commence  à reculer.  Sous  le  pre 
texte  que  je  ne  dois  point  diriger  moi-meme  la  troupe 
de  débarquement , il  se  rejette  sur  son  rang  pour  res- 
ter à bord  à mes  côtés.  Je  cherche  à lui  faire  honte  et 
je  lui  reproche  sa  pusillanimité  en  lui  disant  que  j a 


DANS  L’OCEANIE.  195 

vais  compté  sur  lui  pour  me  représenter  dans  cette 
affaire,  mais  qu’après  tout  je  saurai  bien  me  passer 
d’un  poltron. 

Ces  paroles  produisent  leur  effet,  elles  piquent  l’a- 
mour-propre de  Latchika  qui  enfin  se  décide  à mar- 
cher. Cependant  ce  n’est  pas  sans  de  nouvelles  ob- 
jections fondées  sur  la  grande  réputation  de  Naka- 
lassé,  la  forte  position  de  son  village,  et  sur  la  témé- 
rité de  notre  entreprise. 

Mafi,  qui  aussitôt  qu’il  a appris  que  nous  nous  dis- 
posions à combattre  Nakalassé,  est  venu  me  deman- 
der un  mousquet  pour  être  de  la  partie,  paraît  être 
toujours  dans  les  mêmes  intentions. 

MM.  Gourdin  et  Gervaize  ont  été  parfaitement  ac- 
cuillis  par  lanoa.  A chacun  de  ces  messieurs  le  roi  a 
fait  l’honneur  d’un  kava  avec  toute  son  étiquette;  on 
a même  invité  M.  Gervaize  à prendre  sa  part  d’un  fes- 
tin de  cannibales  et  à manger  un  morceau  de  tangata 
(homme).  Ce  mets  provient  d’un  sujet  de  Nakalassé, 
tué  par  un  habitant  de  Pao,  depuis  deux  ou  trois 
jours,  et  que  ses  ennemis  n’avaient  point  encore 
achevé  de  dévorer.  M.  Gervaize,  prévenu  par  Lat- 
chika, n’a  point  voulu  y goûter,  et  il  a cru  devoir  s’é- 
loigner au  moment  où  le  kava  était  servi  et  prêt  à être 
distribué. 

Ces  deux  officiers  s’accordent  à déclarer  que  notre 
ami  Latchika  a été  reçu  par  tous  les  habitants  de  Pao 
et  même  par  Tanoa  avec  de  grandes  démonstrations 
d’amitié  et  d’attachement.  Du  reste,  je  sais  que  Lat- 
chika est  fils  de  ce  pauvre  Tombo-Mouha,  fils  de  Finau 


1838. 

Octobre. 


';•/ 


1838. 

Octobre. 


17, 


196  V0YAGE 

et  chef  de  Vavao,  qui  fut  assassiné  par  Toubo-Toa,  et 
d’une  fille  de  Toui-Kem-Kabilo. 

A Finau  1"  succéda  Finau  II  sur  le  trône  de  Vavao, 
puis  vinrent  ses  quatre  fils  Maong-Honga , Holo, 
Hala-Api-Api  et  Naupidji,  tous  tues  dans  des  guei  res. 
Après  eux  un  fils  de  Toui-Tonga  prit  le  sceptre,  qu  i 
céda  ensuite  à un  Finau  de  la  famille  Toubo.  Enfin  il 
échut  kTahofa-Nao,  fils  de  Toubo-Toa. 

Latchika  déjà  si  élevé  par  son  rang,  est  du  reste  un 
homme  très-intelligent,  il  a conduit  tous  ces  pourpar- 
lersavec  beaucoup  d’habileté,  mais  je  soupçonne  fort 
qu’un  bandit  d’Anglais  qui,  d’après  ce  que  Ion  a vu,  , 
est  établi  à Piva,  est  celui  qui  maintient  Nakalasse 

dans  ses  idées  de  résistance.  . 

Du  reste,  je  persiste  dans  ma  résolution,  et  je  aïs 
faire  tous  les  préparatifs  de  descente.  Les  deux  com- 
pagnies de  débarquement  avec  les  officiers,  eleves  et 
maîtres  formeront  un  corps  de  80  hommes,  capab  es 
d’affronter  d’autres  ennemis  que  Nakalasse  et  ses 
60  guerriers.  M.  Dubouzet  commandera  l’expedition 
et  M.  Roquemaurel  agira  sous  ses  ordres. 

Dès  le  lendemain  à trois  heures  du  matin , les  deux 
grands  canots,  les  deux  canots  majors  et  ma  balei- 
nière s’emplissent  des  hommes  désignes  pour  le  de- 
barquement; et  ils  se  dirigent  directement  suri  île 

Piva 

Du  bord  on  voit  presque  au  même  moment  deux  ou 
trois  feux  qui  servent  sans  doute  de  signaux  aux  ha- 
bitants de  Piva.  Bientôt  en  effet  deux  pirogues  se- 
loignent  de  la  pointe  orientale  de  l’île. 


V 


DANS  L’OCEANIE.  19'7 

A cinq  heures  un  quart  des  colonnes  de  fumée  se-  1838. 
lèvent  de  la  position  occupée  par  le  village,  et  moins 
d une  heure  suffit  pour  le  réduire  en  cendres.  C’est  pi.  lxxxii. 
avec  joie  que  j aperçois  ces  premiers  signes  de  réus- 
site de  la  floti lie,  car  dès-lors  toutes  mes  craintes  ces- 
sent, et  j ai  la  consolation  de  penser  que  du  moins  j’ai 
pu  donner  à ces  malheureux  une  forte  leçon  sans  ce- 
pendant avoir  à me  reprocher  la  mort  d’un  innocent 
au  milieu  de  quelques  coupables. 

A huit  heures  et  demie,  les  embarcations  et  les 
hommes  qui  les  montent  rentrent  à bord,  et  voici  le 

rapport  que  me  fait  M.  Dubouzet  sur  les  résultats  de 
son  expédition. 


« Monsieur  le  commandant, 

« Conformément  à vos  instructions  de  la  veille 
je  suis  parti  ce  matin  à quatre  heures  de  la  corvette  la 
Zélée  avec  le  grand  et  le  moyen  canot  armés  en  guerre 
et  un  détachement  de  trente-deux  marins  auxquels 
se  sont  joints  plusieurs  officiers  de  l’expédition,  pour 
aller  incendier  le  village  de  l’ÎIe  Piva,  situé  à trois 
milles  dans  l’ouest  de  notre  mouillage.  Un  instant 
apres,  trois  embarcations  de  \' Astrolabe,  ayant  à bord 
la  compagnie  de  débarquement  sous  les  ordres  de 
M.  le  lieutenant  de  vaisseau  de  Roquemaurel,  se  sont 
reunies  a nous;  j’ai  pris  avec  moi  le  chef  tonga  Lat- 
chika,  qui  devait  nous  servir  de  pilote,  et  nous  avons 
ait  route  immédiatement  pour  notre  destination.  A 
la  naissance  du  jour,  nous  étions  à un  mille  de  terre, 


1838. 

Octobre. 


l98  ' VOYAGE 

déjà  les  canots  avaient  touché  à plusieurs  reprises  ; 
mais  la  marée  montant,  nous  avons  franchi  les  pre- 
miers bas-fonds.  En  approchant,  j’ai  reconnu  que  le 
village  était  bâti  sur  le  bord  d’une  petite  anse  formée 
par  deux  caps  taillés  à pic,  dans  un  vallon  étroit 
dont  une  partie  des  cases  occupait  le  fond , et  que 
les  autres  étaient  bâties  en  amphithéâtre  sur  les  deux 
versants  de  la  colline  du  TJ.  O.  qui  nous  restait  à 
droite,  entourées  de  palissades  en  roseau  et  ombra- 
gées de  grands  arbres,  et  qu’il  occupait  une  position 
très-facile  à défendre. 

« Mon  intention  était  d’abord  d’aller  débarquer  au 

fond  de  la  grande  anse,  mais  les  canots  s étant 
échoués  à près  de  deux  encâblurCs  de  la  plage,  pour 
éviter  aux  hommes  un  long  trajet  dans  l’eau,  ce  qui  eût 
exposé  les  armes  et  les  munitions  à être  mouillées , 
nous  avons  contourné  le  cap  de  droite  en  suivant  un 
chenal  que  nous  avait  indiqué  la  baleinière  qui  était 
en  avant,  et  nous  avons  accosté  très-près  de  terre  en 
face  des  cases  bâties  de  ce  côté.  Là,  j’ai  fait  débarquer 
les  deux  détachements,  laissant  les  canots  mouillés 
en  ligne,  sous  les  ordres  de  MM.  de  Flotte  et  Lafont , 
élèves  de  première  classe,  auxquels  j’avais  recom- 
mandé de  les  maintenir  toujours  à flot  et  d’être  prêts 
à soutenir,  avec  le  feu  des  espingoles,  notre  débar- 
quement. Quoique  personne  ne  parût  à la  plage  pour 
s’y  opposer,  nous  y sommes  arrivés  en  ligne  prêts  a 
tirer  sur  quiconque  se  présenterait;  car  le  chef  Lat- 
chika  qui  était  à mes  côtés,  s’attendant  à être  atta- 
qué, ne  cessait  de  me  recommander  de  nous  tenir 


DANS  L’OCEANIE.  19 9 

prêts  a soutenir  leur  choc  qui  serait  précédé  de  cris 
et  de  hurlements.  J ai  fait  alors  détacher  deux  hommes 
de  chaque  section  pour  mettre  le  feu  aux  cases  les 
plus  voisines  de  nous  ; en  un  instant  elles  ont  été  en- 
flammées, et  comme  personne  ne  se  présentait,  on  a 
mis  le  feu  successivement  à une  vingtaine  de  cases  et 
détruit  une  grande  pirogue  tirée  à terre.  Un  quart 
d’heure  a suffi  pour  cette  opération.  Le  feu  qui  gagnait 
ia  hauteur  où  se  trouvait  une  grande  case  à toit  pointu, 
qu  on  m’avait  désignée  comme  la  maison  sainte  du 
^ filage , nous  mettant  à l’abri  de  toute  attaque  de  ce 
côté,  nous  nous  sommes  dirigés  sur  la  grande  anse, 
en  marchant  dans  la  mer,  et  en  nous  faisant  accom- 
pagner par  les  canots  qui  sont  venus  se  placer  en 
ligne  à 80  toises  du  rivage.  Les  maisons,  comme  de 
1 autre  côté  de  la  pointe,  paraissaient  abandonnées 
depuis  peu  r et  le  chef  Latchika  nous  a fait  voir  la 
belle  case  de  Nakalassé  , à laquelle  il  était  pressé  de 
voir  mettre  le  feu;  mais  pour  éviter  d’être  enveloppés 
par  la  fumée , j’ai  chargé  M.  l’enseigne  de  vaisseau  de 
Moniravel , de  faire  incendier  d’abord  la  maison  des 
espi  ils , situee  sur  le  sommet  du  cap  et  toutes  les  cases 
de  l’ouest  en  venant  vers  l’est,  d’où  soufflait  le  vent, 
réservant  pour  le  dernier  moment  les  plus  voisines  de 
la  plage,  que  j’ai  fait  garder  par  un  détachement  de 
quinze  hommes  sous  les  ordres  de  M.  l’élève  de  pre- 
mière classe  Gaillard.  Après  avoir  mis  le  feu  à toute 
cette  partie  du  village,  M.  de  Roquemaurel  est  allé 
faire  une  reconnaissance  sur  le  plateau  de  gauche  pour 
voir  s il  n y avait  pas  derrière  quelques  maisons:  mais 


1838. 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


200  VOYAGE 

n’ayant  aperçu  que  des  plantations  de  bananiers,  d’ar- 
bres à pain  et  de  taro  entremêlées  de  broussailles  dans 
lesquelles  il  eût  été  imprudent  de  s’engager,  il  nous  a 
ralliés  à 7 heures.  Aussitôt  après  j’ai  donné  l’ordre  de 
la  retraite,  et  après  avoir  incendié  le  reste-  des  cases, 
les  deux  détachements  se  sont  embarqués  à 7 heures 
et  demie,  et  nous  avons  fait  route  sur  les  corvettes, 
emportant  avec  nous  le  peu  d’objets  qu  on  avait  pu  re- 
cueillir dans  les  cases,  tels  que  des  poteries,  un  boulet 
de  36,  une  gueuse  en  fer  et  un  rabot  qui  paraissent 
avoir  appartenu  au  brick  capturé.  J’évalue  à envi- 
ron soixante  maisons,  dont  plusieurs  très-grandes , 
ee  que  nous  avons  détruit.  Nous  n’étions  pas  encore 
à un  mille  au  large , que  les  naturels  se  dirigeaient  sur 
les  cases  en  feu  qu’ils  n avaient  pas  eu  le  courage  d e 
défendre  ; en  faisant  revirer  les  canots  je  leur  ai  vu 
prendre  de  nouveau  la  fuite , alors  pour  les  intimider 
davantage , j’ai  fait  décharger  les  espingoles  dont  ils 
ont  vu  les  projectiles  tomber  à terre  au  milieu  des 
arbres.  Ainsi  s’est  terminée  le  plus  heureusement  pos- 
sible, la  mission  que  vous  m’aviez  confiée;  quoique 
nous  n’ayons  rencontré  aucune  résistance  , le  sang- 
froid  déployé  par  tous  les  hommes  de  l’expédition  est 
digne  d’éloges;  tous  ont  marché  constamment  unis, 
ont  exécuté  ponctuellement  tous  les  ordres,  et  les 
deux  détachements,  attentifs  à la  voix  de  leurs  chefs, 
ont  suivi  constamment  leur  exemple  et  ont  concoui  u 
avec  le  même  zèle  au  succès  de  l’expédition. 


« E.  Dr  Bouzet.  » 


\ 


DANS  L’OCEANIE.  201 

Ainsi  la  vengeance  do  nom  français,  quoique  un 
peu  tardive,  a été  exécutée  avec  une  grande  rapi- 
dité ; si  je  dois  en  croire  les  assertions  des  hommes  du 
pays,  les  Nakalasseens  sont  des  hommes  perdus  ; car 
aujourd’hui,  réduits  à l’état  de  fugitifs,  ils  n’ont  plus 
de  heu  où  ils  puissent  se  réunir.  Tous  leurs  enne- 
mis  vont  se  mettre  à leur  poursuite,  et  déjà  Latchika 
et  Tanoa  se  disposent  à prendre  les  devants;  ce  der- 
nier surtout  se  réjouit  d’avance  des  succulents  repas 
que  semblent  lui  promettre  ses  ennemis  qu’il  consi- 
dère comme  déjà  à sa  merci. 

Bu  reste,  cette  expédition  n’a  rapporté  de  Pi  va, 
comme  trophées  de  la  victoire,  que  fort  peu  d’objets 
d industrie  sauvage,  déposés  au  musée  maritime.  Nos 
hommes  y ont  rencontré  peu  de  poules,  encore  elles 
ont  fui  à l’approche  de  nos  gens  ; un  cochon  a été  tué 
et  fera  bon  profit  à l’équipage.  Il  paraît  que  parmi 
les  habitations  qui  ont  été  détruites,  il  y en  avait 
quelques-unes  fort  belles;  celle  de  Nakalassé  sur- 
tout, était  un  chef-d’œuvre  vitien. 

Latchika  est  maintenant  tout  fier  de  son  expédition, 
mais  il  m’informe  qu’il  va  me  quitter  pour  retourner 
immédiatement  à Laguemba  et  revenir  ensuite  au 
premier  jour  avec  ses  pirogues,  faire  la  chasse  à Na- 
kalassé et  à ses  gens.  Gomme  je  me  plains  à Latchika 
de  son  départ  précipité  , il  me  fait  observer  qu’il 
n’avait  jamais  dû  m’accompagner  plus  loin  que  l’île 
Leva,  et  c’est  alors  seulement  que  je  découvre  que  la 
terre  de  ce  nom  est  celle  qui  est  à l’est  de  Pao,  et  qui 
n’est  pas  éloignée  de  plus  de  quatre  à cinq  milles  de 


1838. 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


202  VOYAGE 

nous.  Sans  doute  un  canal  étroit  la  sépare  de  Viii- 
Levou  et  en  forme  une  île , mais  son  entrée  n est  pas 
apparente  du  mouillage. 

C’est  à Leva  qu’habite  M.  Cross,  le  second  mission- 
naire anglais  qui  réside  aux  îles  Viti,  et  Latchika  qui 
paraît  être  très-certain  de  son  fait,  m’assure  qu’il  n’a 
jamais  habité  dans  les  îles  du  nord,  comme  me  l’a- 
vaient annoncé  ses  confrères. 

Latchika  qui,  jusque-là,  n’avait  encore  rien  de- 
mandé , me  réclame  des  vêtements  pour  pouvoir  se 
présenter  tantôt  dans  une  tenue  digne  de  son  rang  au 
village  de  Pao  où  je  compte  aller  faire  une  visite  à 
Tanoa.  Je  m’empresse  de  lui  faire  donner  six  à sept 
mètres  d’étoffes  blanches  dont  il  se  pare  immédiate- 
ment, en  abandonnant  avec  générosité  à son  ami 
Mail  la  pièce  de  tapa  (étoffe  du  pays)  qui  lui  ser- 
rait les  reins  un  instant  auparavant. 

Pendant  que  je  déjeûne  avec  mon  pilote  tongar 
deux  pirogues  doubles  et  a doubles  estrades , chargées 
de  nattes,  fruits  et  autres  objets,  accostent  le  long  du 
bord.  L’une  d’elles,  montée  en  majeure  partie  par  des 
Kai-Tongas , appartient  à Latchika  qui  va  immédia- 
tement s’établir  sur  son  estrade  supérieure,  où  il  s’é- 
tend comme  un  pacha  sur  son  divan. 

L’autre  pirogue  semble  presque  entièrement  mon- 
tée par  des  Kai-Vitis.  Elle  est  commandée  par  Toui- 
neou , chef  de  l’ile  Obalaou  et  vassal  de  Tanoa.  C’est 
un  jeune  homme  de  25  ans.  Ses  traits  sont  agréables, 
son  maintien  est  gracieux  et  discret , et  ses  manières 
sont  douces  et  imposantes  ; ses  cheveux  sont  frisés 


DANS  L’OCEANIE.  203 

avec  un  soin  infini.  Sa  laya  en  forme  de  gaze  blanche 
arrondie  en  turban , couvre  élégament  sa  chevelure  \ 
elle  est  nouée  par  derrière. 

Je  le  fais  monter  un  moment  sur  la  dunette  à côté 
de  moi,  et  là,  je  lui  fais  expliquer  par  Simonet  que 
nous  venions  de  châtier  la  tribu  de  Piva,  qui  avait  as- 
sassiné un  de  nos  compatriotes  et  insulté  notre  pavil- 
lon, qu’au  reste , nous  étions  les  amis  des  Kai-Vitis , 
et  que  nous  ne  leur  ferions  jamais  aucun  mal , tant 
qu  ils  se  comporteraient  bien.  Il  paraît  comprendre 
ces  paroles , et  il  en  est  d’autant  plus  content  que 
je  les  accompagne  de  deux  jolies  dents  de  cachalot, 
cadeau  très-précieux  parmi  les  sauvages.  Du  reste, 
il  n’a  pas  l’attention  de  rien  m’offrir  en  retour. 

Les  pirogues  viennent  en  grand  nombre  entourer 
nos  corvettes  sur  lesquelles  il  s’établit  un  commerce 
d’échange  très-actif.  Il  se  borne  aux  objets  d’indus- 
tiie  ; car  ces  insulaires  n’apportent  aucune  provision  : 
des  étoffes,  des  poteries,  des  ceintures  , des  lances, 
des  casse-têtes  [patou-patou) , des  plats  à kava  de 
toutes  dimensions , tels  sont  les  objets  qui  donnent 
lieu  à des  transactions. 

A une  heure  de  l’après-midi , tous  les  officiers  des 
deux  corvettes  et  les  deux  détachements  en  armes, 
s’embarquent  de  nouveau  dans  les  huit  canots  des  na- 
vires et  font  route  sur  Pao.  Au  moment  du  départies 
enseignes  et  les  guidons  des  corvettes  sont  déployés 
et  salués  par  13  coups  de  canon,  aux  mille  accla- 
mations des  nombreux  sauvages  qui  les  entourent. 

Malgré  les  nombreux  pâtés  de  coraux  qui  barrent 


1838.' 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


PL  LXXXV. 


204  VOYAGE 

le  passage  du  mouillage  à l’île  Pao,  nous  y arrivons 
tous  sans  accident,  seulement  un  canotier  d’une  des 
embarcations  cie  la  Zelee , a été  blessé  légèrement  par 
la  balle  d un  pistolet  dont  il  était  porteur  et  qui  est 
parti  par  accident. 

Au  moment  où  je  mets  le  pied  sur  l’île  Pao,  la  popu- 
lation entière  est  rangée  en  ordre  sur  la  plage  ; accrou- 
pie et  sans  armes,  elle  observe  un  religieux  silence. 
Les  chefs  principaux  se  distinguent  facilement  à l’élé- 
gance de  leurs  coiffures.  Le  fils  de  Tanoa , bien  noirci 
et  bien  luisant , se  tient  avec  sa  garde  en  première 
ligne  à son  poste  de  combat.  Il  a la  réputation  d’être 
un  vaillant  guerrier. 

Latchika  et  Tanoa  ensemble  m’attendent  quelques 
instants  ; je  ne  cesse  d’observer  ces  groupes  bizarres 
qu’au  moment  où  les  détachements  mettent  le  pied  à 
terre.  Dès-lors  nous  nous  dirigeons  tous  vers  une 
place  dégagée , et  dont  un  des  côtés  est  garni  de  gra- 
dins , sur  lesquels  nous  trouvons  accroupis  en  silence 
tous  les  principaux  chefs  et  presque  tous  des  vieil- 
lards à tête  blanche. 

Tanoa  s’assied  lui-même  à leurs  côtés.  C’est  un 
vieillard  de  70  ans  environs.  Sa  barbe  est  blanche 
et  très-longue,  sa  tête  est  couverte  par  un  bonnet  de 
matelot  en  laine,  et  entourée  d’une  guirlande  de  fleurs. 
Sa  figure  est  sérieuse , sa  taille  petite,  et  il  n’a  pour 
tout  vêtement  qu’une  ceinture  autour  du  corps.  Il  me 
fait  asseoir  à ses  côtés  sur  une  espèce  de  petit  banc  en 
pierres  ; les  officiers  se  rangent  autour  de  nous  et  plus 
loin  le  détachement  se  forme  en  ligne  de  bataille,  aux 


DANS  L’OCEANIE.  ' 

grands  applaudissements  de  la  foule  entière  du  peu-  <sn. 

pie  compose®  d’environ  2,000  personnes  de  tout  sexe  °C‘ol>re' 
et  de  tout  âge. 

im^rr  PréSeU!e  Cette  aSSen’Wée  est  Ornent  H. 

imposant.  D un  cote  ces  sénateurs  à têtes  blanches 

de  1 autre  ce  peuple  rangé  en  silence  et  observant 
avec  recueillement  le  résultat  de  cette  conférence  et 
enfin,  au  milieu,  ces  riches  uniformes,  ces  armes 
brillantes  qu’éclaire  un  soleil  magnifique,  tout  cet 
ensemble  forme  un  tableau  qui  ne  manque  ni  de 
noblesse , ni  de  grandeur. 

Apres  avoir  louché  la  main  de  Tanoa,  je  lui  fais 
c ire  par  Simonet  : Je  suis  venu  à Piva  dans  le  seul 
but  de  tirer  une  vengeance  éclatante  de  l’outrage 
commis  envers  ma  patrie  par  les  gens  de  Piva,  au  dé- 
triment d’un  malheureux  capitaine  inoffensif;  dans 
cette  occasion  la  conduite  de  Nakalassé  a été  infâme 
et  au-dessous  de  tout  ce  que  l’on  pourrait  en  dire  ; 
c est  pour  ces  motifs  que  nous  avons  entièrement 
etruit  Piva;  la  même  peine  sera  réservée  à qui- 
conque par  la  suite  imiterait  l’exemple  donné  par  ce 
chef  coupable;  j’ai  appris  avec  joie  que  Tanoa 
avait  blâme  le  crime  de  Nakalassé,  et  que  déjà  il 
avait  tue  et  mangé  le  chef  Mala  et  d’autres' qui 
avaient  contribué  au  massacre  du  capitaine  Bureau- 
je  verrai  toujours  avec  plaisir  les  Français  vivre 
en  bonne  amitié  avec  les  habitants  de  Pao;  mais  si 
par  la  suite  ceux-ci  devaient  se  montrer  aussi  les 
ennemis  de  ma  patrie,  en  France  il  y a des  vais- 
seaux bien  plus  grands  que  les  nôtres , portant 


206 


VOYAGE 


1838. 

Octobre. 


des  canons  bien  plus  grands  et  en  plus  grand  nom- 
bre, et  alors  ils  viendront  détruire  en  entier  le 
village  de  Pao;  je  savais  bien  d’avance  que  Naka- 
lassé  ne  pouvait  pas  nous  résister;  mais  j’espérais 
au  moins  qu’après  ses  menaces  il  nous  aurait  atten- 
dus dans  son  village  pour  combattre  un  instant  avec 
nous;  loin  de  là,  il  a fui  et  s’est  caché;  dès-lors,  je  le 
regarde  comme  un  lâche  qui  n’attaque  son  monde 
qu’en  traître , et  à cet  égard  je  désire  qu’il  connaisse 
mon  opinion.  Enfin,  je  fis  dire  à Tanoa  que  ses 
peuples  pouvaient  aller  commercer  en  toute  sécurité 
avec  nos  corvettes , que  l’ordre  était  donné  de  les  lais- 
ser entièrement  libres,  et  que  du  reste,  personne 
ne  voudrait  leur  donnçr  le  moindre  sujet  de  plaintes. 

Simonet , placé  à mes  côtés , traduisait  à mesure 
mes  paroles  à Latchika,  et  dès  que  j’eus  fini  de  par- 
ler, celui-ci  s’adressant  à tous  les  sénateurs,  leur 
adresse  un  discours  qui  dure  au  moins  une  bonne 
demi-heure.  Cet  homme  paraît  avoir  dans  la  diction 
une  variété  et  une  éloquence  qui  feraient  honneur  à 
l’envoyé  d’une  grande  nation.  On  ne  remarque  chez 
lui  ni  hésitation,  ni  gestes  déplacés.  Il  parle  avec 
gravité  et  noblesse , et  il  y a dans  ses  paroles  un  en- 
traînement remarquable.  Son  discours  est  écouté 
dans  un  religieux  silence  ; et  à plusieurs  reprises  l’as- 
semblée exprime  sa  satisfaction  à l’orateur  en  témoi- 
gnant son  approbation  par  les  mots  binaka  ou  saka 
(bien  ou  parfait.  ) 

Il  paraît  que  Latchika  a traité  successivement  l’ar- 
rivée du  capitaine  Bureau  à Piva , ses  bons  procédés 


207 


DANS  L’OCEANIE, 
envers  Nakalassé,  la  trahison  de  celui-ci,  et  sa  con- 
duite envers  Tanoa  et  les  gens  de  Pao  après  l’enlève- 
ment du  brick , l’arrivée  de  nos  deux  navires , où 
ont  figuré  souvent  les  noms  de  ToufiU  (d’Urville)  et 
I akinot  (Jacquinot) ; enfin,  les  bravades  de  Naka- 
lassé, sa  fuite  et  l’extermination  du  village  de  Piva. 
Il  a terminé  par  mes  offres  de  paix  et  d’amitié,  et  ses 
conclusions  ont  été  que  les  Français  devaient  être 
les  premiers  partout. 

loutes  ces  paroles  ont  été  applaudies  à une  très- 
grande  majorité,  mais  non  point  à l’unanimité,  car 
il  y avait  évidemment  des  dissidences.  Tanoa,  du  reste, 
paraissait  très-content  et  me  lançait  les  regards  les 
plus  aimables. 

Je  fais  ensuite  faire  deux  tours  d’exercice  et  tirer  à 
balle  par  les  deux  détachements  et  les  officiers,  ce  qui 
excite  des  applaudissements  et  des  cris  de  joie  unani- 
mes, surtout  quand  les  balles  dont  le  but  est  un  co- 
cotier, font  voler  en  morceaux  des  branches  entières 
de  cet  arbre. 

Enfin  arrive  le  kava  qui  se  prépare  à peu  près  à 
la  mode  tonga.  Un  plat  en  bois  dont  je  n’estime  pas 
le  diamètre  à moins  de  1”  5,  est  apporté  au  milieu 
de  l’assemblée , et  placé  en  face  du  roi  ; il  est  formé 
d’un  seul  bloc,  dans  lequel  on  a taillé  toute  la  pièce, 
y compris  les  trois  pieds  qui  le  soutiennent;  ensuite,' 
quelques  esclaves  apportent  à Tanoa  la  racine  du  kava; 
le  roi  choisit  les  morceaux  et  les  fait  distribuer  à des 
hommes  qu’il  désigne  et  qui  sont  chargés  de  le  mâcher. 
Ceux-ci,  sans  doute  des  chefs  puissants,  après  avoir 


Octobre 


Mi 


208  VOYAGE 

donné  quelques  coups  de  dents,  semblent  se  débar- 
rasser de  ce  soin  sur  quelques  individus  qui  viennent 
s’accroupir  devant  le  roi,  et  tout  autour  du  plat,  dans 
lequel  ils  rejettent  la  racine  de  kava , après  qu’elle 
a été  mâchée.  Ces  préparateurs  ayant  terminé  cette 
besogne,  ils  fixent  le  roi  et  le  silence  se  rétablit.  Celui- 
ci  fait  avec  la  tête  une  espèce  de  signe  affirmatif,  et 
aussitôt  les  préparateurs  jettent  de  l’eau  dans  le  plat, 
et  y mêlent  avec  la  main  la  racine  mâchée,  dont  ils 
retirent  ensuite  le  résidu  avec  des  paquets  de  filasse 
faite  avec  la  fibre  du  coco. 

Dès-lors,  le  kava  semble  terminé  et  prêt  à être 
distribué;  mais  l’étiquette  exige  que  le  roi  s’assure 
par  lui-même  que  la  préparation  est  bien  faite  ; c’est 
dans  ce  but  sans  doute  qu’un  homme,  espèce  de  maî- 
tre-d’hôtel  de  cette  cérémonie  sauvage,  étend  jus- 
qu’aux pieds  duroi , une  corde  longue  d’environ  2 mè- 
tres et  qui  est  fixée  au  plat  à kava.  Tanoa,  en  effet , 
qui  sans  doute  trouve  la  liqueur  ainsi  préparée , trop 
chargée  en  kava,  donne  l’ordre  d’y  ajouter  de  l’eau  , 
et  ensuite  il  le  fait  servir.  C’est  surtout  dans  cette 
distribution  que  règne  l’étiquette  la  plus  scrupu- 
leuse. Le  roi  seul  qui  préside  à la  cérémonie  , est  ap- 
pelé à désigner  l’ordre  dans  lequel  elle  doit  avoir 
lieu.  La  première  coupe  est  toujours  offerte  au  chef 
le  plus  puissant;  la  deuxième  appartient  ensuite  à 
celui  qui  occupe  le  second  rang,  soit  par  sa  nais- 
sance, soit  par  sa  puissance,  et  ainsi  de  suite,  sui- 
vant l’ordre  des  préséances.  Si , à l’exemple  de  ce 
qui  se  passe  encore  quelquefois  en  Europe  parmi  les 


DANS  L’OCEANIE.  209 

nations  civilisées,  le  chef  de  l’état  peut  disposer  à son 
gre  de  la  fortune  et  souvent  de  la  vie  de  ses  sujets, 
quelle  que  soit  la  position  qu’ils  occupent,  que  d’am- 
bition ne  doit  pas  réveiller  parmi  ces  sauvages,  la  cé- 
rémonie imposante  du  kava.  Chacun  doit  attendre  avec 
une  impatience  indicible  que  son  nom  sorte  enfin  de 
la  bouche  du  despote , et  avec  quel  bonheur  ne  doit-il 
pas  savourer  cette  coupe  fortunée,  qui  souvent  porte 
avec  elle  la  puissance  et  la  grandeur. 

Le  kava* u ne  fois  préparé,  un  homme  en  remplit 
un  coco  qu’il  tient  à la  main , et  debout,  le  bras  tendu 
du  côté  du  roi , il  attend  l’ordre  de  Tanoa.  Alors  une 
espèce  de  héraut  d armes  prononce  quelques  paroles 
à haute  voix  quij  suivant  la  coutume  tonga,  doivent 
être  traduites  ainsi  : le  kava  esl  versé , ce  à quoi  le 
roi  répond  par  ceux-ci  : Donnez-le  à***. 

La  première  coupe  fut  présentée  à un  vieil  homme 
qui  ne  siégeait-  point  au  rang  des  premiers  chefs.  On 
m a dit  que  c était  une  espèce  de  personnage.,  un 
devin  semblable  au  loui-tonga  de  Tonga-Tabou,  qui 
ne  s’occupe  nullement  des  affaires  de  ce  monde; 
mais  qui  y jouit  d’une  immense  considération. 

La  seconde  fut  présentée  au  roi  Tanoa  qui  se  hâta 
de  me  l’offrir  ; mais  le  lecteur  sans  doute  comprendra 
facilement  toute  ma  répugnance  pour  cette  boisson , 
lorsque  surtout  je  venais  d’assister  à sa  préparation! 

Je  m empressai  donc  de  l’échanger  contre  un  verre  de 
vinque  j’avais  apporté  et  Simonet  but  le  kava  en  mon 
lieu  et  place.  Comme  j’avais  expliqué  à Tanoa  que  le 
vinétait  le  kava  des  Français,  il  m’en  demanda  un  verre 


ms. 

Octobre. 


/ 


210 


VOYAGE 


que  je  lui  versai  et  qu’il  sembla  avaler  avec  plaisir. 

Au  même  instant,  MM.  les  officiers  aussi  peu  dési- 
reux que  moi  de  goûter  à cette  préparation  vi  tienne , 
se  firent  servir  à mon  exemple  des  verres  de  vin  qu’ils 
burent  sans  attendre  le  tour  que  leur  aurait  sans 
doute  assigné  Tanoa , et  dès  ce  moment , toute  l’éti- 
quette fut  détruite,  le  kava  ne  marcha  plus  que  de 
travers  et  les  notables  eux-mêmes  furent  plusieurs 
fois  obligés  d’accepter  les  coupes  destinées  à d’autres 
individus. 

On  apporte  ensuite  une  grande  quantité  de  poisson, 
du  taro , des  bananes  et  surtout  du  cochon  cuit  dans 
un  grand  pot  en  terre.  J’aurais  sans  doute  trouvé  ce 
dernier  fort  bon,  si  je  n’avais  pas  eu  constamment 
l’idée  que  la  veille,  ces  cannibales  avaient  fait  cuire 
dans  le  même  vase  une  partie  du  Kai-Viti.  Aussi  j’en 
mange  avec  répugnance,  bien  que  Latchika  m’affirme 
que  les  naturels  ont  des  vases  particuliers  destinés 
uniquement  pour  le  tangata , c’est-à-dire  pour  la 
préparation  des  victimes  humaines. 

Je  rappelle  à Tanoa  que,  lors  de  mon  premier 
voyage  sur  F Astrolabe , j’avais  eu  son  fils  Tamboua- 
Nakoro  pendant  huit  jours  à bord  de  mon  navire. 
C’est  lui  qui  m’apprend  que  ce  jeune  chef  a péri  en 
repoussant vaillamm  ent  Y attaque  d’ un  chef  de  Motuara; 
il  a été  frappé  en  combattant  sur  le  rivage  même  de 
Pao.  L’héritier  actuel  Seli,  passe  aussi  pour  un  vail- 
lant guerrier , il  a déjà  combattu  avec  courage  lors- 
qu’il s’est  agi  de  rétablir  son  père  sur  le  trône.  Ce- 
pendant, ni  Seli , ni  Taona-Neou  son  frère,  malgré 


DANS  L’OCEANIE.  211 

leur  rang,  ne  figuraient  dans  l’assemblée,  à cause  de 
leur  jeunesse. 

Derrière  nous  s’élève  une  espèce  de  tumulus  de  3 
à 4 mètres  de  hauteur  , garni  d’énormes  quartiers  de 
roche,  planté  d’arbres  et  entièrement  tapissé  de  Con- 
volvulus  cœruleus-  on  m’a  désigné  ce  lieu  comme 
tübou  et  destiné  aux  sacrifices  humains. 

Le  village  de  Pao  compte  environ  une  cinquan- 
taine de  maisons,  dont  quelques-unes  sont  fort 
grandes  et  construites  sur  des  terra ssse.  Toutes  ont 
des  toitures  solides;  généralement  elles  sont  envi- 
ronnées de  murailles  et  paraissent  bien  closes. 

La  conférence  terminée,  Tanoa  me  conduit  sous 
sa  case  ; c’est  un  beau  hangar  de  plus  de  cent  pieds 
de  long ? sur  quarante  de  large  et  d’un  très-beau  tra- 
vail. Elle  est  entièrement  tapissée  de  nattes;  des  armes 
et  une  grande  quantité  d’ustensiles  garnissent  les  murs 
de  bambou.  Au  fond  se  trouve  une  espèce  de  cabinet 
spécialement  réservé  pour  l’usage  du  roi  et  de  la 
reme.  Nul  autre  ne  peut  y entrer  sous  peine  de  mort. 

anoa  a cent  femmes  dont  quelques-unes  sont  assez 
blanches  et  d’une  figure  agréable. 

Comme  j admirais  la  belle  construction  et  les  di- 
mensions de  la  case  royale , Tanoa  m’apprit  que  les 
habitants  de  trente  villages  soumis  à ses  lois  y avaient 
travaillé  pendant  un  mois  entier.  Celle  de  Naka- 
ïassé  était  aussi  très-belle,  et  même  on  l’indiquait  . 
comme  un  chef-d’œuvre  d’architecture  dans  les  îles 
Viti  Enfin  Tanoa  ajouta  qu’à  présent,  s’il  apprenait 
qu  il  y eût  dans  l’archipel  une  case  plus  belle  que  la 


1838. 

Oc'tobro. 


VOYAGE 

sienne,  il  irait  immédiatement  la  réduire  en  cendres. 

Au  besoin , Tanoa  peut  mettre  sous  les  armes  jus- 
qu’à mille  combattants. 

Je  fais  ensuite  cadeau  à Tanao  de  deux-  bouteilles 
vides,  qu’il  convoitait  depuis  longtemps,  aussi,  char- 
mé de  ma  générosité,  lorsque  je  lui  propose  de  me 
suivre  à mon  bord,  accepte-t-il  sans  hésiter. 

Comme  nous  nous  acheminons  vers  le  rivage,  un 
naturel  vient  nous  annoncer  qu’un  officier  avait  eu  le 
bras  traversé  par  une  balle.  M.  Ducorps,  en  effet, 
avait  failli  devenir  victime  d’un  accident  affreux  : son 
fusil  était  parti  brusquement  ; mais  la  balle,  au  lieu 
de  lui  percer  le  bras,  n’avait  fait  qu’effleurer  sa  man- 
che. Cependant,  afin  d’éviter  de  nouveaux  accidents 
semblables,  je  convins  avec  M Jacquinot  de  nous 
retirer  immédiatement. 

Tout  ce  que  j’apprends  de  Tanoa  concernant  Naka- 
lassé,  est  que  son  véritable  nom  est  Takala-Salé.  Il  se 
fait  aussi  appeler  Moumou-Matoa  , parce  que  c’est 
ainsi  que  se  nommait  un  grand  chef,  son  ennemi, 
qu’il  est  parvenu  à tuer  et  qu’il  a ensuite  mangé.  On 
m’assure  que  Nakaîassé  a encore  d’autres  noms  de 
guerre,  ce  qui  explique  pourquoi,  dans  les  renseigne- 
ments recueillis  par  M.  Barrot , on  remarque  une  si 
grande  confusion  dans  les  noms  propres.  Nakaîassé 
est  borgne;  sa  réputation  militaire  est  si  bien  établie, 
que  les  naturels  le  comparent  au  grand  Tahofa-Nao , 
roi  de  Navao.  Du  reste,  il  est  l’ennemi  juré  des  Euro- 
péens. 

Latchika  et  Tanoa  s’embarquent  avec  moi  dans  ma 


i&i. 


DANS  L’OCEANIE.  2I3 

baleinière.  Ensuite  je  donne  le  signal  du  départ  et 
tous  les  canots  me  suivent.  Durant  toute  la  traversée 
je  remarque  que  Latehika  a une  conversation  suivie  et 
tres-animée  avec  Tanoa,  celui-ci  paraît  très-joyeux 
et  d apres  les  noms  propres  que  je  leur  entends  pro- 
noncer, il  m’est  facile  de  reconnaître  que  Nakalassé 
humilie  et  vaincu,  fait  le  sujet  de  leur  hilarité 
En  accostant  le  bord  de  V Astrolabe,  je  remarque 
que  les  naturels  s’accroupissent  aussitôt  qu’ils  aper- 
çoivent leur  chef  dans  ma  baleinière.  C’est  un  signe 
de  respect  et  de  soumission  qu’ils  doivent  au  roi  et 
qu  ils  se  gardent  d’oublier,  car  probablement  Tanoa 
se  chargerait  de  le  leur  rappeler  de  manière  à ce 
qu  il  ne  leur  prît  plus  envie  d’y  manquer. 

Je  fais  ensuite  cadeau  à Tanoa  et  à Latehika  d’é- 
toffes blanches,  de  mouchoirs  jaunes,  de  grands  cou- 
teaux voiliers,  et  de  deux  médailles  de  l’expédition. 

En  meme  temps,  je  fais  expliquer  à Latehika  quelle 
est  1 importance  de  ces  médailles,  lui  ajoutant  quelles 
avaient  été  frappées  pour  désigner  aux  navires  qui 
passeront  dans  la  suite  par  les  îles  Viti  que  ceux  qui 
les  ont  sont  les  amis  des  Français.  Celui-ci  se  hâte  de 
donner  ces  explications  au  roi  Tanoa , et  dès-lors  ils 
semblent  attacher  à ces  objets  une  grande  importance 
M.  Jacquinot  veut  bien  rester  à dîner  avec  moi. 
nous  avons  pour  convives  Latehika  et  Tanoa,  qui  du 
reste  se  montrent  fort  discrets  à table  et  s’y  condui- 
sent  fort  bien. 

Latehika  me  lait  ensuite  amicalement  ses  adieux 
et  il  retourne  avec  Tanoa  sur  l’île  Pao.  Celui-ci  me 


1838. 

Octobre 


1838.. 

Octobre. 


214  VOYAGE 

promet  de  me  donner  un  de  ses  hommes  pour  me 
piloter  jusqu’à  Boua  qui  est  encore  sous  la  dépen- 
dance de  Tanoa,  malgré  sa  distance .. 

Je  fais  faire  de  mon  côté  tous  les  préparatifs  d’ap- 
pareillage pour  quitter  définitivement  cette  rade  sur 
laquelle  désormais  aucun  motif  ne  saurait  plus  me  re-- 
tenir* . 

* Notes  34,  35,  36,  3y,  38,  3g  et  4o„ 


DANS  L’OCEANIE. 


215 


CHAPITRE  XXXI11. 


Traversée  de  Pao  à Lebouka  et  séjour  à Lebouka. 


Dès  cinq  heures  du  matin  je  fais  élonger  des  ancres 
à jet  pour  nous  élever  le  plus  possible  au  vent,  au 
milieu  des  récifs  qui  nous  environnent. 

Une  foule  de  pirogues  nous  entourent,  et  conti- 
nuent à commercer  avec  nos  corvettes.  Les  naturels 
qui  les  montent  paraissent  difficiles  et  tenaces  dans 
leurs  marchés,  mais  en  général  ils  y apportent  beau- 
coup de  bonne  foi. 

Tanoa,  malgré  sa  promesse,  ne  m’envoie  point  de 
pilote,  mais  vers  onze  heures,  un  Anglais  nommé 
Williams  se  présente  à bord  de  Y Astrolabe,  muni  d’un 
bon  certificat,  et  m’offre  de  me  conduire  au  port  de 
Lebouka  où  je  me  décide  à mouiller  avant  de  me  ren- 
dre à Boita,  et  j’accepte  ses  services. 

A deux  heures  nous  sommes  sous  voiles  et  faisons 
déjà  bonne  route,  lorsque  la  Zélée  touche  sur  un  pe- 
tit banc  de  corail,  dont  elle  ne  peut  se  dégager  qu’à  la 


1S3S. 

18  octobre. 


216  VOYAGE 

marée  haute.  Dès-lors  je  suis  forcé  de  mouiller  pour 
porter  secours  à ma  conserve  et  de  remettre  au  lende- 
main ma  sortie  des  récifs. 

Williams  m’apprend  que  Bureau  a été  tué  par  le 
fils  même  et  non  pas  le  neveu  de  Nakalassé,  qui  m’a 
été  désigné  sous  le  nom  de  Franck,  mais  que  l’on  con- 
naît mieux  sous  celui  de  Mous  son- Nidou.  Déjà  Lat- 
chika  et  Tanoa  me  l’avaient  désigné  simultanément 
sous  ce  même  nom. 

Le  navire  anglais  le  Conway  a mouillé  dernièrement 
près  de  Ber  ata,  dont  le  peuple  est  indépendant.  Ce  - 
navire  est  venu  là  pour  tirer  vengeance  de  l’enlève- 
ment d’un  schooner  dont  l’équipage  a été  massacré  il 
y a six  mois  environ.  Èn  face  des  canons  delà  corvette 
. anglaise,  les  habitants  en  alléguant  que  leur  chef,  qui 
seul  était  coupable,  avait  été  tué,  se  sont  empressés 
de  demander  leur  pardon,  qu’ils  ont  obtenu  pour 
quelques  cochons  qu’ils  ont  livrés  comme  offrande  ex- 
piatoire. 

Le  capitaine  Drinck-Water  est  allé  ensuite  mouiller 
à Lebouka,  d’où  il  est  parti  pour  opérer  son  retour.  Il 
y a à Lebouka  une  quinzaine  d’Européens  qui  s’y  sont 
établis,  et  ils  y possèdent  une  petite  goélette  prove- 
nant du  navire  le  Wgilby.  Ges  renseignements  s’ac- 
cordent avec  ceux  que  m’avait  donnés  M.  Thomas  à 
Yavao. 

19  Dès  le  matin  nous  remettons  sous  voiles.  Malheu- 
reusement, Y Astrolabe  en  appareillant,  vient  en  déri- 
vant s’accoler  sur  le  même  banc  de  corail  que  déjà  la 
Zélée  a signalé  avec  sa  quille.  Mais  après  avoir  mouillé 


DANS  L’OCEANIE»  217 

une  ancre,  un  coup  de  cabestan  nous  en  dégage,  et 
nous  pouvons  enfin  continuer  notre  route  directe  sur 
la  pointe  occidentale  de  Motou-Riki. 

Cette  fois,  instruits  par  l’expérience  et  guidés  par 
Williams,  nous  opérons  notre  sortie  par  des  canaux 
qui  paraissent  très-profonds;  mais  à cause  des  vents 
qui  régnent  ici,  et  qui  soufflent  presque  constamment 
de  l’est,  le  port  de  Pao  restera  toujours  peu  commode 
pour  les  grands  navires.  On  ne  peut  en  effet  sortir  de 
ces  immenses  récifs  que  par  un  long  louvoyage  dans 
un  canal  très-étroit  ; et  nos  corvettes  sont  déjà  trop 
grandes  pour  ce  genre  de  navigation,  attendu  que 
dans  leur  virement  de  bord , elles  perdent  presque 
tout  ce  qu’elles  ont  gagné  de  terrain  à l’aide  de  leurs 
bordées  toujours  très-limitées. 

A quatre  heures  seulement  nous  arrivons  dans  la 
mer  libre;  jusqu’à  la  nuit  nous  prolongeons  la  bande 
des  brisants.  A neuf  heures  nous  sommes  près  de  la 
pointe  orientale  de  Leva  ; c’est  là  que  nous  embar- 
quons notre  grand  çanot,  et  ensuite  nous  continuons 
notre  route  un  moment  interrompue  par  le  calme  qui 
pourrait  nous  donner  de  vives  inquiétudes  s’il  y avait 
des  courants  dans  l’ouest. 

Ce  n’est  que  le  lendemain  à onze  heures  que  nous 
laissons  tomber  l’ancre  dans  la  baie  de  Lebouka, 
grâce  à notre  pilote  Williams  qui  avait  peine  à en  re- 
connaître l’entrée  de  la  mer  , et  qui , par  une  fausse 
manœuvre,  nous  a retardés  de  plus  de  deux  heures. 

L île  Obalaou  est  haute  et  accidentée,  une  ligne 
de  brisants  lui  forme  une  ceinture,  et  deux  coupées 


218.  VOYAGE 

Octobre.  dans  le  rdcif  servent  d’entrée  et  de  sortie  au  port  de 
Lebouka,  qui  est  parfaitement  abrité  de  la  mer  du 
large. 

Sur  un  morne  élevé  qui  le  domine  sont  groupés 
plusieurs  naturels  qui  nous  considèrent  avec  curio- 
pi.  lxxxviIi  sité.  Plusieurs  Européens  établis  à Lebouka  se  pré- 
sentent à bord,  un  d’eux  nommé  Wippy , Anglais  de 
nation,  habite  les  îles  Yiti  depuis  treize  ans,  un  autre 
y est  fixé  depuis  onze  ans,  un  troisième  depuis  neuf,  et 
les  autres  depuis  moins  de  temps  encore. 

L’heureuse  position  de  ce  mouillage,  la  sûreté  de 
son  port,  le  besoin  de  faire  de  l’eau,  tout  me  décide  à 
passer  huit  jours  à Lebouka;  j’aurai  l’avantage  d’y 
étudier  les  naturels,  tandis  que  tous  les  officiers  de 
l’expédition  doivent  y récolter  une  riche  moisson  en 
observations  scientifiques  de  toute  espèce.  MM.  Coup- 
vent  ef  de  Flotte  sont  chargés  de  faire  le  plan  de  la 
baie. 

Vers  deux  heures  je  fais  armer  ma  baleinière,  et  en 
compagnie  du  capitaine  Jacquinot  je  vais  faire  un  tour 
à terre. 

Nous  nous  dirigeons  d’abord  sur  l’aiguade  qui  est 
formée  par  un  ruisseau  rapide,  d’une  eau  claire  et 
bonne.  Mais  son  transport  sur  la  chaloupe  ne  pourra 
point  se  faire  sans  quelques  difficultés,  car  la  plage 
est  garnie  de  gros  cailloux  qui  en  rendent  l’approche 
peu  praticable  pour  les  embarcations.  Il  est  vrai  qu’un 
peu  à l’ouest  du  village  se  trouve  une  autre  aiguade 
dont  l’eau  est  bien  plus  facile  à faire,  mais  qui  aussi 
est  bien  moins  pure,  car  elle  sert  aux  ablutions  quo- 


DANS  L'OCEANIE.  219 

tidiennes  des  naturels  qui  vont  y rechercher  sa  frai-  1838* 
cheur. 

De  Faiguade  au  village  il  n’y  a qu’un  pas.  Une  hui-  pi.  lxxxix 
taine  de  cases  le  composent.  Ces  habitations  sont 
petites  mais  bien  construites.  Elles  occupent  un 
espace  assez  resserré,  clos  par  un  mur  en  pierres 
sèches,  ce  qui  donne  au  village  une  apparence  de 
place-forte.  Les  habitants  paraissent  doux  et  paisibles 
mais  un  peu  importuns.  Une  poignée  de  blancs  qui 
vit  au  milieu  d’eux  paraît  leur  faire  la  loi.  Us  ne  sont 
qu’une  dizaine  et  ils  ont  pour  eux  seuls  une  quaran- 
taine de  femmes  au  milieu  desquelles  ils  vivent  dans 
lf oisiveté  la  plus  honteuse;  iis  ne  reconnaissent  aui 
cun  chef  et  ils  se  haïssent  mutuellement;  ils  pa- 
raissent même  n’avoir  entre  eux  aucun  des  égards 
que  commande  leur  position  actuelle.  Aussi  leur  so- 
ciété n’offre-t-elle  aucune  espèce  d’intérêt.  Ils  me 
confirment  que  le  Comoay,  en  partant  de  Lebouka,  a 
fait  route  directe  sur  Sydney , n’ayant  plus  que  pour 
un  mois  de  vivres.  L’unique  navire  de  guerre  qui 
avait  mouillé  a Lebouka  avant  la  corvette  anglaise, 
est  le  sloop  Victor , et  depuis^  lors  cette  baie  n’aurait 
été  visitée  que  par  quelques  navires  du  commerce. 

Un  blanc  se  présente  pour  me  conduire  à Boua  (ou 
Sandal  Bay),  situé  sur  File  Vanoua-Lebou , à environ 
20  milles  de  Lebouka.  Il  me  dit  que  le  principal  vil- 
lage de  cette  baie  se  nomme  Mambeo,  et  qu’il  est  assis 
sur  le  bord  d’une  belle  rivière,  à un  mille  environ 
du  rivage.  Il  fixe  le  prix  de  son  pilotage  à 10  pias- 
tres; mais  comme  il  exige  ensuite  que  je  le  ramène 


220 


VOYAGE 


sur  l’ile  Obalaou,  je  ne  puis  accepter  son  marché. 

Je  dirige  ensuite  ma  promenade  le  long  de  la  plage 
qui  n’offre  rien  de  remarquable.  On  n’y  voit  pas  de 
coquillages,  les  cochons  sont  rares  et  il  ne  pa- 
raît pas  y avoir  de  poules.  Seulement  de  distance  en 
distance  on  rencontre  quelques  petites  plantations 
d’ignames  et  de  taro  qui  semblent  former  les  prin- 
cipales ressources  des  habitants.  A mon  arrivée  à 
bord,  un  chef  de  bonne  mine  et  d’une  figure  douce, 
se  présente  à moi  comme  substitut  de  Toui-Neou  pen- 
dant son  absence  ; mais  tout  en  l’accueillant  avec  po- 
litesse, je  borne  là  mes  avances;  car  je  sais  que  sou- 
vent ces  naturels  astucieux  font  acte  d’une  autorité 
qu’ils  n’ont  pas,  uniquement  pour  profiter  des  ca- 
deaux que  l’on  fait  d’ordinaire  aux  chefs  principaux. 
Du  reste , je  l’adresse  à Mafi  qui  lui  fait  les  honneurs 
de  ma  part.  Bientôt  même  entre  ce  chef  qui  se 
nomme  Lacedai  et  mon  matelot  tonga,  s’établit  une 
grande  amitié,  bien  que  Mafi  ne  pousse  pas  la  con- 
fiance jusqu’à  coucher  à terre  avec  son  ami  dont  il 
redoute  surtout  l’appétit  pour  la  chair  humaine; 
cependant,  dès  le  lendemain  il  va  s’établir  pour  la 
journée,  sous  la  case  de  Lacedai  dont  il  partage  les 
repas. 

Pour  moi , désireux  du  repos  dont  j’ai  grand  be- 
soin, après  dés  traversées  aussi  fatigantes,  je  passe 
ma  journée  à bord  où  je*  reçois  bientôt  la  visite  de 
l’ex-matelot  David  Wippy , aujourd’hui  paisible  habi- 
tant du  village  de  Lebouka. 

Wippy  me  présente  un  imprimé  en  anglais , revêtu 


DANS  L’OCEANIE.  221 

d’un  mauvais  cachet  en  cire,  signé  par  Diîlon,  qui 
prenant  le  titre  de  consul  de  France  aux  îles  Yiti,  re- 
commande son  protégé  comme  un  homme  parfaite- 
ment au  courant  du  langage  et  des  mœurs  des  natu- 
rels de  ces  îles.  Dillon  certifie,  en  outre,  que  Wippy 
connaît  parfaitement  toutes  les  îles  qui  forment  l’ar- 
chipel Viti,  et  qu’il  est  bien  au  courant  du  pilo- 
tage. 

Je  souris  en  lisant  cette  pièce  de  l’invention  du  capi- 
taine Dillon , et  des  titres  qu’elle  confère  et  à son  pos- 
sesseur et  à son  donateur.  Du  reste , Wippy  est  en 
effet  depuis  13  ans  parmi  les  sauvages,  il  ne  manque 
ni  d’activité  r ni  d’intelligence  et  c’est  là  à mes  yeux 
la  meilleure  recommandation  qu’il  puisse  m’ap- 
porter. , • 

Ï1  m’apprend  que  le  navire  la  Conception  dont  je 
recueillis  quatre  matelots  lors  de  ma  première  cam- 
pagne en  1829,  n’avait  point  naufragé  comme  je  le 
croyais  alors.  Ce  fut  l’équipage  lui-même  qui  massa- 
cra d’abord  le  maître  de  manœuvres,  puis  il  égorgea 
le  capitaine  et  son  second.  Ce  navire  qui  était  monté 
par  cinquante  hommes,  était  mouillé  à Pao  au  mo- 
ment du  massacre.  Wippy  m’assure  qu’il  se  trouvait 
à bord  au  moment  même  où  le  capitaine  fut  tué. 
Après  cette  scène  de  carnage , il  ne  se  trouva  plus 
personne  dans  cet  équipage  rebelle  qui  fût  capable 
de  conduire  le  navire;  et  par  suite  la  Conception 
toucha  sur  des  rochers,  et  la  mer  en  fit  bientôt 
disparaître  les  débris. 

Quelques  instants  après  l’arrivée  de  Wippy,  un 


\ 


1338. 

Octobre. 


222  VOYAGE 

Américain  nommé  Cuningham , se  présente  à moi  et 
m’offre  ses  services  pour  me  conduire  jusqu’à  Boua  ; 
mais  je  pense  que  Thomas  Grandy , qui  le  premier  m’a 
offert  de  me  piloter,  se  décidera  à m’accompagner 
sans  conditions,  et  dès-lors,  il  doit  avoir  la  préfé- 
rence, d’autant  mieux  qu’il  m’a  semblé  être  très- 
intelligent  et  parfaitement  à la  hauteur  \ de  cette 
mission. 

Cuningham  m’apprend  que  parmi  les  objets  que 
l’on  peut  offrir  aux  naturels  de  Lebouka  comme 
échange,  ce  sont  les  dents  de  cachalot  qui  sont.sur-^, 
tout  recherchées  par  ces  sauvages.  Il  m’annonce 
même  que ,.  pour  se  procurer  ces  objets  précieux , 
aussitôt  notre  arrivée,  les  naturels  ont  imposé  le 
tabou  sur  les  cochons , c’est-à-dire  qu’il  ne  nous  sera 
pas  possible  de  nous  en  procurer  si  nous  n’avons 
pas  à leur  offrir  des  dents  de  cachalot , qui  sont,  le  but 
de  toute  leur  convoitise. 

Vers  les  deux  heures  , je  me  fais  déposer  à une 
lieue  environ  au  nord  de  notre  mouillage  et  je  donne 
à ma  baleinière  l’ordre  de  me  suivre  le  long  de  la 
plage.  Un  joli  sentier  bien  battu,  qui  longe  le  ri- 
vage à peu  de  distance , rend  cette  promenade  dé- 
licieuse. 

En  le  suivant,  j’arrive  à un  petit  village  composé 
d’une  vingtaine  de  cases  et  entouré  par  de  belles  . 
plantations  de  taro  et  d’ignames;  de  belles  touffes  de 
cocotiers  entremêlés  de  champs  de  bananiers,  don- 
nent à ce  hameau  un  aspect  des  plus  agréables.  Parmi 
les  habitations  qui  le  composent,  j’en  remarque  une 


DANS  L’OCEANIE.  223 

dont  les  murs  sont  recrépis  en  plâtre.  Dans  l’inté- 
rieur j’aperçois  des  armes,  quelques  bouteilles  vides 
et  des  fusils  bien  entretenus , ce  qui  me  fait  supposer 
qu’elle  appartient  à quelque  Européen  qui  y a fixé 
sa  demeure. 

Il  paraît  que  dans  tous  les  villages  habités  par  les 
naturels  des  îles  Yiti , il  y a une  case  qu’ils  désignent 
sous  le  nom  de  Kiné-Balou  ou  maison  de  l’Esprit. 
Son  nom  indique  assez  l’usage  auquel  elle  est  desti- 
née ; du  reste,  son  entrée  est  libre  pour  tous , et  elle 
devient  chaque  jour  un  espèce  de  lieu  public  où  se 
réunissent  tous  les  oisifs  qui  sont  toujours  nombreux. 
Je  visite  celle  du  village  où  je  me  trouve;  elle  me 
paraît  bien  construite  quoique  petite.  Dans  l’intérieur 
on  ne  trouve  que  quelques  nattes  étendues  sur  le  sol 
pour  l’usage  de  ceux  qui  la  fréquentent  ; mais  les 
murailles  sont  tapissées  d’offrandes  dues  à la  ferveur 
des  croyants  : elles  consistent  en  lances,  nattes  et 
casse-têtes.  Le  plus  souvent  les  naturels  désignent  en- 
core ces  lieux  sous  le  nom  de  Âmhoua , mais  j’ignore 
si  c’est  la  maison  même  ou  le  coin  de  la  case  qui, 
voilé  par  un  rideau  de  tapa , est  regardé  comme  ha- 
bité par  le  dieu  ou  le  prêtre  inspiré.  Celui-ci  porte  le 
nom  de  nambetti.  Du  reste , rien  n’est  tabou  dans  la 
case,  si  ce  n’est  la  natte  du  nambetti  placée  dans  le 
coin  dont  je  viens  de  parler. 

Dans  les  grandes  occasions,  le  chef  de  la  tribu  est 
obligé  de  consulter  le  nambetti , qui  caché  dans  le 
coin  qui  lui  est  désigné,  et  après  s’être  consulté  tout 
juste  le  temps  nécessaire  pour  se  faire  inspirer  par  le 


1838. 

Octobre 


224 


VOYAGE 


prétendu  esprit,  donne  son  avis  à haute  voix  sur  l’en- 
treprise en  question.  Dans  ce  cas,  l’opinion  émise  par 
le  nambetti  sur  l’expédition  qui  se  prépare,  est  tou- 
jours définitive,  celle-ci  aura  lieu  si  le  nambetti  l’ap- 
prouve; mais  si  au  contraire  il  la  désapprouve,  aucun 
motif  ne  pourrait  décider  ces  sauvages  à l’entre- 
prendre. On  conçoit  dès-lors  combien  de  puissance 
de  pareilles  croyances  mettent  entre  les  mains  des 
prêtres  ; toutefois  je  suis  persuadé  que  parmi  ceux-ci 
la  plupart  sont  de  bonne  foi,  et  que  dans  un  moment 
d’exaltation  nerveuse,  ils  se  croient  réellement  sous 
l’impulsion  d’une  volonté  extérieure  qui  serait  dans 
leurs  idées,  celle  de  ce  prétendu  esprit  que,  du  reste, 
ils  ne  cherchent  point  à définir.  En  cas  de  guerre , le 
nambetti  se  mêle  avec  les  guerriers  et  combat  avec 
eux  comme  un  chef  ordinaire. 

En  opérant  mon  retour  vers  Lebouka,  le  long  de  la 
plage,  je  trouve  encore  trois  ou  quatre  cabanes  si- 
tuées dans  un  lieu  bien  ombragé  et  fort  agréable. 
Mais  les  habitants  s’enfuient  à mon  approche  et  il 
n’y  reste  qu’un  seul  homme  qui , blessé  à la  jambe , 
n’avait  pas  pu  suivre  l’exemple  donné  par  ses  compa- 
triôtes.  La  seule  chose  que  j’y  remarque,  c’est  une 
belle  oie  grise  dont  le  bec  noir  est  fort  petit,  c’est  la 
seule  que  j’aie  vue  dans  toute  l’île. 

Sur  la  grève  je  rencontre  un  troupeau  de  cinquante 
femmes  environ  et  d’âges  différents.  Toutes  sont  mu- 
nies de  petits  filets  à main  dont  elles  se  servent  pour 
pêcher  leur  nourriture  quotidienne.  A cet  effet , elles 
se  réunissent  et  forment  un  grand  cercle  dans  la  mer 


DANS  L’OCEANIE.  225 

de  manière  à cerner  le  poisson  qui  paraît  abondant 
sur  la  côte.  Toutes  ces  femmes  paraissent  très-gaies 
et  heureuses , elles  poussent  de  longs  éclats  de  rire 
et  de  grands  cris  de  joie,  et  semblent  vivre  entre  elles 
en  bonne  harmonie. 

Les  femmes  semblent  jouir  d’une  très-grande  li- 
berté; leur  vêtement  consiste  dans  une  simple  cein- 
ture faite  avec  de  l’écorce  assez  grossière  mais  bien 
tressée,  et  qui  laisse  voir  le  bas  du  ventre.  Cette  par- 
tie de  leur  corps  ne  présente  aucune  trace  de  tatouage, 
tandis  que  leurs  bras , leurs  épaules  et  leurs  reins 
portent  souvent  les  plaies  non  encore  cicatrisées  qui 
proviennent  de  leur  manière  de  se  tatouer. 

Les  hommes  ont  l’habitude,  à la  mort  d’un  chef, 
de  se  couper  une  phalange  d’un  doigt  du  pied  ou  de  là 
main , en  signe  de  deuil  ; il  est  vrai  que  l’on  m’a  as- 
suré que  chez  ces  sauvages , cette  mutilation  est  sou- 
vent un  objet  de  spéculation,  attendu  que  les  hé- 
ritiers du  défunt  paient  a ces  martyrs  le  sacrifice 
qu’ils  s’imposent. 

Avant  d’entrer  dans  le  village  de  Lebouka , je  re- 
marquai un  morne  élevé,  et  malgré  une  chaleur  suf- 
focante , je  me  décidai  à y grimper.  Une  vue  magni- 
fique me  dédommagea  de  mes  fatigues.  Au  milieu 
d’une  mer  dont  la  couleur  marbrée  indique  la  grande 
quantité  d’écueils  que  ses  eaux  recouvrent , on  aper- 
çoit les  îles  nombreuses  qui  avoisinent  Obalaou  et 
sur  lesquelles  vivent  presque  autant  de  tribus  en- 
nemies les  unes  des  autres.  Au  loin  même  la  grande 
île  Yanoua-lebou  élève  ses  cimes  au-dessus  de  l’ho- 


22  G VOYAGE 

iss*.  rizon  et  ou  la  suit  jusques  presque  à sa  limite 

Octobre. 

orientale . 

À mon  arrivée  à Lebouka,  je  rencontre  Wippy  et 
* pi.  xc.  Cuningham;  ils  me  montrent  une  large  excavation 
qui,  creusée  dans  le  rocher  qui  domine  le  village,  sert 
de  retraite  à ses  habitants.  Wippy  m’assure  que  cette 
cavité  n’a  point  été  faite  par  la  main  des  hommes , et 
les  naturels  affirment  quelle  a été  faite  par  les  eaux 
de  la  mer.  C’est  une  de  leurs  traditions;  les  plus  vieux 
racontent  même  que  déjà  pendant  leur  jeunesse , la 
mer  montait  beaucoup  plus  haut  qu  à présent.  Cette 
assertion  peut  être  vraie,  mais  malheureusement 
les  moyens  manquent  pour  prouver,  à n’en  pas  dou- 
ter, qu’un  soulèvement  lent  a fait  surgir  ces  terres 
d’une  hauteur  de  plus  de  6 mètres  au-dessus  du  ni- 
veau de  la  mer. 

Tous  les  Européens  que  je  rencontre  sont  munis 
de  certificats , et  même  ils  me  promettent  de  m’en- 
voyer Iç  journal  tenu  à bord  de  leur  petit  schooner 
Jane. 

Je  fais  ensuite  un  tour  dans  le  village  de  Lebouka  , 
dont  les  ruelles  sont  toutes  bordées  de  fortes  murailles 
en  pierres  qui  servent  de  clôtures  aux  maisons.  Sur 
i l.  xch.  une  plate—fonne  construite  en  gros  galets , s élève 
une  case  un  peu  plus  ornée  que  lés  autres:  c’est 
la  maison  de  l’Esprit  ou  amboua  du  village  ; je  vais  la 
visiter  et  m’y  reposer  un  instant , en  compagnie  des 
Européens  qui  habitent  le  village  et  dont  j’obtiens 
les  renseignements  suivants , outre  la  narration  du 
meurtre  de  Bureau  que  j’ai  rapportée  plus  haut. 


D*ANS  L’OCEANIE.  ' 227 

Le  3 mai  dernier,  un  des  chefs  de  Berata  voulut 
imiter  l’exemple  donné  par  Nakalassé.  Au  moment 
ou  leschooner  Damd-Wgilby , capitaine  Helchings , 
alors  au  mouillage  devant  cette  lie,  se  préparait  à ap- 
pareiller, plusieurs  pirogues  l’entourèrent,  beaucoup 
de  naturels  montèrent  à bord  avec  tous  les  signes  de 
1 amitié;  mais  à un  signal  le  capitaine  fut  tué  sur  le 
coup , le  second  fut  grièvement  blessé  et  plusieurs  ma- 
telots reçurent  des  blessures  plus  ou  moins  graves. 
Heureusement  ceux-ci,  en  grande  partie , se  retirè- 
rent dans  les  hunes  de  misaine , d’où  ils  firent  un  feu 
nourri  sur  les  naturels  qui  encombraient  le  pont  du 
navire.  Le  chef,  principal  auteur  de  cet  infâme  guet- 
apens,  fut  tué,  ainsi  que  plusieurs  des  naturels  et  les 
autres  ne  tardèrent  pas  à fuir  en  abandonnant  leur 
proie.  Le  schooner  arriva  le  jour  suivant  à Lebouka. 
Le  fils  de  Tanoa  qui  s’y  trouvait  par  hasard,  voulut 
forcer  les  Européens  fixés  dans  ce  village  , à conduire 
le  navire  à Pao;  mais  après  quelques  négociations 
qu’ils  accompagnèrent  de  cadeaux  pour  le  fils  de 
Tanoa,  ils  obtinrent  de  celui-ci,  de  conduire  le  David- 
Wgilby  a Leva  où  ils  le  confièrent  au  missionnaire 
anglais,  M.  Cross,  qui  a auprès  de  lui  un  pilote  de 
sa  nation. 

C’est  cette  dernière  affaire  qui  a amené  le  capi- 
taine Drink-Water  devant  Berata;  mais  sa  courte 
apparition  a été  à peu  près  sans  résultats. 

Les  habitants  des  divers  villages  d’Obalaou  se  font 
souvent  la  guerre  et  se  mangent  entre  eux.  Tanoa 
lui-même  est  souvent  le  premier  à souffler  la  guerre 


1RS  8. 
Octobre 


<838. 

Octobre. 


228  VOYAGE 

civile  sur  cette  malheureuse  île;  mais  il  ne  peut  y 
avoir  de  combat  entre  ces  différentes  tribus,  qu’au- 
tant  que  le  roi  de  Pao,  leur  sultan  et  maître,  leur  en  a 
accordé  F autorisation.  Aujourd’hui  elles  sont  en  paix. 

Toui-Neou  qui  était  ici  dernièrement  et  qui  a été 
rappelé  par  Tanoa  à Pao  où  nous  l’avons  rencontré, 
est  le  neveu  de  Tanoa  par  son  père  et  du  roi  de  La- 
guemba  par  sa  mère  ; il  n’a  que  le  titre  honorifique 
de  Toui-Lebouka.  Le  vrai  chef  de  Lebouka  se  nomme 
Tele-Bouka , et  Lacedai  n’est  que  son  neveu.  Du 
reste,  on  m’assure  que  les  deux  chefs  sont  bien  dis- 
posés en  faveur  des  Européens. 

Un  des  frères  de  Tanoa,  appelé  Lakatou-Boulé , s’é- 
tait joint  à Nakalassé  et  à Mala,  lorsque  ceux-ci,  après 
une  guerre  opiniâtre  , chassèrent  Tanoa  de  son  trône. 
Lakatou  fut  tué  par  un  des  chefs  de  Pao.  Un  autre 
chef  nommé  Touké , qui  avait  trempé  dans  le  même 
complot  et  était  resté  un  des  soutiens  de  Nakalassé,  a 
été  tué  il  y a quelques  jours  par  ordre  de  Tanoa. 
Voici  comment  on  raconte  l’événement. 

Tanoa  avait  déjà  envoyé  une  première  fois  un  chef 
avec  l’ordre  d’assassiner  Touké  pendant  son  sommeil, 
mais  celui-ci  s’éveilla  au  moment  où  il  allait  recevoir 
le  coup  fatal.  En  reconnaissant  l’homme  qui  devait 
le  frapper  comme  l’envoyé  de  Tanoa,  il  s’écria  : 
Je  sais  que  je  dois  périr  prochainement,  mais  au 
moins  avant  je  me  vengerai,  et  en  effet  , il  se.réndit 
à Pao  dans  ce  but;  mais  là,  Tanoa  sut  si  bien  prendre 
les  dehors  de  l’amitié,  qu’il  gagna  la  confiance  de 
Touké,  qui  plus  tard,  invité  par  Tanoa  à venir  pren- 


DANS  L’OCEANIE.  229 

dre  un  kava  comme  gage  de  réconciliation , eut  l’im- 
prudence de  s’y  rendre  et  fut  assassiné  quelques  jours 
après.  Ce  qu’il  y a de  remarquable,  c’est  que  ce  man- 
que de  bonne  foi,  et  cette  perfidie  dont  Tanoa  fit 
preuve  en  cette  circonstance,  sont  tellement  dans  les 
usages  du  pays,  que  pas  un  seul  blâme  ne  s’est  élevé 
sur  une  pareille  conduite. 

Je  suis  à peine  arrivé  à bord  que,  fidèle  à sa  pro- 
messe , Wippy  m’apporte  le  journal  du  Jane.  Williams 
m’envoie  quelques  légumes  frais  de  son  jardin.  J’é- 
prouve un  véritable  plaisir  à penser  que  peut-être  un 
jour,  par  les  soins  de  ces  quelques  hommes  à demi^ 
civilisés  et  pour  la  plupart  l’écume  de  notre  société , 
les  navires  trouveront  à Lebouka  un  excellent  port 
de  ravitaillement , si  les  nouveaux  arrivants  persistent 
à se  jeter  dans  une  voie  de  progrès  et  à se  livrer  à une 
vie  plus  active,  qui  semble  leur  promettre  de  vives 
jouissances  achetées  par  peu  de  fatigues. 

Tous  les  travaux  du  bord  se  poursuivent  avec  acti- 
vité; notre  provision  d’eau  est  faite;  MM.  Coup  vent 
et  de  Flotte  ont  à peu  près  términé  le  plan  du  port  ; 
M.  Desgraz  a pu  réunir  un  grand  nombre  de  mots  de 
la  langue  viti,  .et  son  vocabulaire  est  à peu  près 
complet. 

Je  passe  ma  journée  à bord  de  Y Astrolabe  où  je  re- 
çois la  visite  d’un  chef  d’une  tribu  de  la  montagne.  Il 
se  distingue  facilement  des  naturels  de  Lebouka  par  un 
air  plus  sauvage  et  des  manières  plus  réservées;  moins 
habitué  que  ceux-ci  au  contact  des  Européens,  ce 
n’est  pas  sans  défiance  qu’il  monte  à bord  de  nos  na- 


230 


VOYAGE 


1838. 

Octobre. 


vires  dont  il  examine  tons  les  détails  avec  beaucoup 
d’attention.  Naguères  en  guerre  avec  Lebouka,  ce 
chef  se  trouve  aujourd’hui  en  paix  avec  cette  tribu, 
et  en  cela  il  n’a  fait  qu’obéir  aux  ordres  de  Tanoa  dont 
il  reconnaît  l’autorité  suprême. 

Parmi  les  objets  que  les  habitants  apportent  au- 
jourd’hui sur  le  marché  de  nos  navires , se  trouvent 
quelques-unes  de  ces  coquilles  si  rares  que  les  natu- 
ralistes désignent  sous  le  nom  de  porcelaine  aurore  t 
et  que  ces  insulaires  appellent  boule-koula.  Ils  les 
échangent  facilement  contre  quelques  bouteilles  vides 
et  des  dents  de  cachalot  ( tamboua-levou  ).  Tous  ces 
coquillages  dont  on  ignore  presque  encore  aujour- 
d’hui la  patrie,  sont  percés  d’un  trou,  et  la  plupart 
sont  roulés  et  par  suite  bien  moins  précieux  pour  les 
collections.  Toutefois,  ces  insulaires  paraissent  y atta- 
cher un  grand  prix,  sans  doute  «à  cause  de  leur  rareté. 
Ils  s’en  servent  d’ornement  et  paraissent  aussi  satis- 
faits de  s’attacher  autour  du  cou  cette  parure  bizare , 
que  nos  femmes  semblent  heureuses  lorsque  leur  tête 
est  éclatante  de  diamants. 

Malgré  le  tabou  qu’on  m’assure  exister  sur  les  co- 
chons de  la  baie,  les  naturels  en  apportent  quelques- 
uns  à bord  de  nos  corvettes;  mais  ils  ne  veulent  les 
céder  que  contre  des  mousquets  qui  encore , pour 
être  acceptés,  doivent  être  en  fort  bon  état.  Aussi 
leurs  prétentions  sont-elles  si  élevées  qu’il  n’y  a pas 
de  transactions  possibles. 

Des  réunions  de  sept  à huit  femmes,  sans  hommes, 
viennent  encore  le  long  du  bord  ? je  ne  sais  pour  quel 


DANS  L’OCEANIE. 


231 


motif.  Elles  poussent  des  cris  assourdissants , et  en 
cela  elles  se  font  parfaitement  remarquer  des  hommes 
qui  en  général  sont  paisibles  et  silencieux , et  même 
semblent  toujours  livrés  à de  graves  méditations. 

Rassuré  par  les  intentions  pacifiques  des  naturels 
de  Lebouka,et  surtout  parles  fréquents  contacts  qu’ils 
ont  avec  les  Européens  , j’envoie  une  partie  des  équi- 
pages en  permission  à terre.  Je  me  félicite  même  de 
pouvoir  donner  à mes  matelots  cette  jouissance  qui 
ne  peut  qu’être  très-salutaire  à leur  santé  ; car  du 
moins  àLebouka  ils  ne  trouveront  pointées  nombreux 
cabarets  qui  semblent  constamment  suivre  la  civilisa- 
tion , et  où  les  matelots  toujours  si  avides  de  sensa- 
tions nouvelles,  ne  manquent  jamais  de  laisser  leur 
raison  avec  l’argent  qu’ils  ont  souvent  gagné  au  prix 
de  fatigues  et  de  dangers  de  toute  espèce. 

Du  reste,  pendant  toute  la  journée  jo ne  quitte  pas 
le  bord , dont  la  monotonie  n’est  interrompue  que  par 
la  visite  de  l’Américain  James  Magom,  venant  du 
navire  Y Union.  Celui-ci  me  confirme  tous  les  détails 
que  connaît  déjà  le  lecteur,  concernant  la  catastrophe 
du  navire  l’ Aimable- Joséphine , et  il  m’ajoute  que 
Nakalassé  avait  épousé  la  fille  d’un  frère  de  Tanoa , 
que  cette  union  avait  ajouté  beaucoup  à la  considé- 
ration dont  il  jouissait  déjà , et  que  c’était  le  motif 
pour  lequel  Tanoa  l’avait  constamment  épargné  mal- 
gré ses  méfaits.  Il  m’apprend  en  outre,  qu’aujour- 
d’hui  Nakalassé  s’était  retiré  avec  ses  géhs  près  d’un 
chef  de  ses  amis,  dans  l’intérieur  de  Viti-levou.  Il 
m’assure  que  tous  les  naturels  paraissent  enchantés 


25. 


232  VOYAGE 

de  notre  expédition  sur  Piva,  seulement  il  leur  man- 
que d’avoir  Nakalassé  pour  le  manger,  ce  qui  prouve 
qu’il  était  peu  aimé. 

Dès  10  heures  du, matin,  je  m’embarque  dans  ma 
baleinière  et  je  vais  faire  un  tour  à la  plage,  où  je 
recueille  quelques  insectes  peu  remarquables. 

A l’est  du  village  de  Lebouka , sur  le  penchant  de  la 
montagne  et  au  milieu  d’arbres  magnifiques  qui  por- 
tent un  ombrage  délicieux , je  rencontre  un  petit  vil- 
lage d’une  trentaine  de  cases  chétives  et  qui  ne  pré- 
sentent du  reste  rien  de  remarquable.  De  faibles 
palissades  en  forment  les  clôtures  et  entourent  lé  vil- 
lage entier,  en  laissant  seulement  deux  ou  trois  en- 
trées étroites  et  défendues.  Si  ces  malheureuses  bar- 
rières ont  été  établies  comme  moyens  de  défense , 
elles  annonceraient  le  peu  d’importance  de  cet  établis- 
sement, ou  plutôt  sa  faiblesse,  surtout  si  on  les  com- 
pare aux  épais  remparts  de  pierre  qui  entourent  le 
village,  plus  considérable  il  est  vrai,  de  Lebouka. 

Les  belles  cultures  de  taro  s’étendent  le  long  d’un 
torrent  qui  amène  ses  eaux  au  pied  de  ce  hameau. 
Je  remarque  là  surtout  l’industrie  de  ces  naturels 
qui , sans  aucun  des  instruments  qu’a  produits  notre 
civilisation,  parviennent,  au  moyen  de  terrasse- 
ments, à former  des  petits  carrés  parfaitement  de 
niveau  et  où  les  eaux  amenées  par  des  canaux  de 
directions  bien  entendues,  s’étendent  très-unifor- 
mément pour  baigner  la  racine  de  taro  qui , avec  l’i- 
gname , forme  la  base  de  la  nourriture  de  ce  peuple. 

Ils  cultivent  aussi  l’igname  et  paraissent  même 


Dans  L’OCEANIE.  233 

exceller  dans  l’art  de  le  faire  prospérer.  Ils  creusent 
des  trous  assez  espacés  sur  la  surface  du  sol , et  ils  y 
déposent  à la  fois  deux  ignames  qui  rapportent  ordi- 
nairement quatre  fois  la  semence.  Les  tiges  sont  rele- 
vées avec  soin  sur  des  pieux  fichés  en  terre.  Sept  à 
huit  mois  sont  nécessaires  pour  que  la  récolte  arrive 
à la  maturité.  Du  reste,  ils  n’ont  aucune  époque 
fixée  pour  la  semence  et  ils  récoltent  en  tout  temps. 

Aussitôt  arrivé  à bord,  je  fais  embarquer  la  cha- 
loupe et  je  fais  faire  tous  les  préparatifs  nécessaires 
pour  appareiller  demain  de  bonne  heure.  Thomas 
Grandy  consent  à venir  avec  moi  jusqu’à  Boua,  et 
ensuite  il  opérera  son  retour  à Lebouka  à ses  risques 
et  périls.  J’accepte  volontiers  ses  services,  et  le  prix 
convenu,  je  lui  donne  rendez-vous  au  lendemain  de 
bonne  heure*. 

( , - 

Notes 4i,  42,  43,  44)  45  et  4*>- 


1888. 

Octobre. 


1838. 
26  octobre. 


234 


VOYAGE 


CHAPITRE  XXXIV. 


Fin  de  l'exploration  des  îles  Viti.  — Séjour  à Boua.—  Considéra- 
tions générales  sur  les  habitants. 


Aussitôt  le  point  du  jour,  nous  levons  l’ancre,  et 
grâces  à quelques  bouffées  de  vent  d’est,  nous  quittons 
la  rade  de  Lebouka.  Contrarié  par  une  brise  très-molle, 
après  avoir  longé  les  récifs  d’Obalaou,  à 3 heures  nous 
ne  sommes  encore  qu’à  cinq  ou  six  milles  à l’ouest  de 
l’île  Magonhai. 

Mon  pilote  Thomas  Grandy  qui  voit  que  le  reste  du 
jour  ne  suffira  pas  pour  me  conduire  au  mouillage  de 
Boua,  me  conseille  de  passer  la  nuit  dans  l’espace  de 
mer  dégagé  entre  Koro  et  Magonhai , plutôt  que  d’en- 
gager les  corvettes  dans  les  passes  étroites  et  difficiles 
qui  conduisent  au  mouillage , et  qui  seraient  peu  sûres 
au  cas  d’une  nuit  noire. 

Dès-lors,  je  renvoie  au  lendemain  pour  continuer  à 
faire  route , et  suivant  l’avis  qui  m’est  donné  je  passe 
la  nuit  aux  petits  bords. 

Dès  le  matin,  poussés  par  une  belle  brise  d’est, 


27. 


DANS  L’OCEANIE.  235 

nous  laissons  sur  notre  droite  Fîîe  Nemen  , et  nous 
courons  sur  les  terres  de  la  grande  île  qui  présente  un 
spectacle  des  plus  pittoresques  à mesure  qu’en  appro- 
chant elles  se  déroulent  devant  nous.  Nous  aperce- 
vons de  loin  les  hauts  sommets  d.e  File  Tabe-noui  sur 
laquelle  se  trouve  le  village  de  Sama-Sama. 

A 8 heures  nous  donnons  dans  la  passe  dite  Wai- 
anda  : c’est  une  coupée  assez  étroite  dans  les  récifs 
qui7  s’étendant  ensuite  des  deux  côtés  autour  des 
terres  de  Vanouq-lebou  , forment  à cette  île  une  cein- 
ture de  brisants. 

- Plusieurs  routes  conduisent  à Boua  , mais  je  pré- 
fère celle  qui  nous  rapproche  le  plus  des  terres  , et 
bientôt  en  effet;  guidé  par  Thomas  Grandy  qui  paraît 
être  un  excellent  pilote,  nous  accostons  la  côte  à 
moins  d’un  demi-mille  de  distance  et  souvent  même 
moins  de  60  à 80  mètres  nous  séparent  du  récif  qui  la 
borde. 

Nous  défilons  rapidement  devant  les  petits  villages 
de  Rabale , Raba-Rabe,  et  devant  le  petit  îlot  Lonbeke, 
laissant  des  deux  côtés  de  nos  corvettes  des  récifs  à 
fleur  d’eau,  au  milieu  desquels  il  faut  avancer  avec 
prudence,  puis  enfin  à 1 heure,  nous  laissons  tom- 
ber l’ancre  dans  la  baie  de  Boua , par  1 1 brasses , 
fond  de  vase  molle. 

La  baie  de  Boua  forme  un  magnifique  bassin , à 
peu  près  circulaire  ; une  pointe  basse  et  très-étroite , 
mais  bien  boisée  la  limite -vers  l’ouest.  Les  naturels 
la  désignent  sous  le  nom  de  Lacumba ; du  nord  à l’est 
elle  est  environnée  de  terres  qui  s’élèvent  en  amphi- 


1838. 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


236  VOYAGE 

théâtre  et  laissent  voir  de  larges  espaces  qui  n’ont 
point  été  envahis  par  les  forêts , et  sur  lesquels  il  se- 
rait facile , je  crois,  de  faire  des  cultures  de  toutes 
sortes.  C’est  peut-être  un  des  plus  beaux  points  du 
inonde  pour  fonder  de  belles  et  florissantes  colonies.' 
J’entends  ici  par  colonies,  des  lieux  propres  à réunir 
et  à nourrir  dans  l’abondance  l’excès  des  popula- 
tions européennes,  ou  même  des  établissements  de 
spéculations  commerciales. 

Du  côté  de  la  mer , cette  baie  est  défendue  par  de 
vastes  récifs  qui  ne  laissent  que  des  canaux  étroits 
mais  profonds , par  lesquels  des  navires  de  toute 
grandeur  peuvent  venir  chercher  le  mouillage.  On 
pourrait  sans  peine  y mouiller  toutes  les  flottes  ,du 
monde , bien  que  des  récifs  à fleur  d’eau  qui  suivent 
les  contours  de  la  côte , rétrécissent  le  mouillage , sur- 
tout du  côté  de  la  pointe  nord  ; il  en  résulte  qu’il  est 
difficile  de  mouiller  très-près  de  terre,  et  que  le  service 
des  embarcations  doit  être  toujours  assez  pénible. 

Une  distance  d’un  mille  et  demi  nous  sépare  de  la 
pointe  la  plus  occidentale , tandis  que  nous  sommes 
éloignés  de  plus  de  deux  milles  des  terres  du  fond  de 
la  baie , d’où  s’élèvent  les  fumées  des  villages  de  Tessi- 
levou  et  de  Boua  ou  Tama. 

Pendant  que  j’expédie  MM.  Demas  et  Dumoulin  sur 
la  pointe  Lacumba,  le  premier  pour  y fixer  la  longi- 
tude/et  le  second  pour  y faire  une  station  géographi- 
que , quelques  pirogues  sortent  de  la  rivière  de  Boua 
et  font  route  sur  les  corvettes  qu’elles  accostent 
dans  la  soirée.  Du  reste,  elles  n’apportent  que  des 


DANS  L'OCEANIE.  237 

coquillages  [harpes),  de  l’écaille  de  tortue  et  quelques 
fruits.  Une  d’elles  est  montée  par  un  Kai-tonga  qui , 
établi  depuis  longtemps  dans  ces  îles,  semble  s’être 
adonné  spécialement  au  négoce  qu’il  paraît  du  reste 
parfaitement  connaître,  car  il  conduit  ses  marchés 
avec  beaucoup  d’adresse.  Après  avoir  vendu  ses  quel- 
ques fruits,  notre  ami  tonga  nous  quitte  en  nous  pro- 
mettant des  boule-koala  qui  lui  ont  été  demandés 
pour  demain , si  nous  y sommes  encore. 

J’aurais,  bien  désiré  avoir  quatre  à cinq  jours  à'  ma 
disposition  pour  faire  lever  un  plan  détaillé  de  cette 
belle  baie,  et  étudier  un  peu  ce  pays  qui  me  paraît  si 
beau  et  si  riche,  et  qui  du  reste  est  important  pour  le 
commerce  du  bois  de  sandal  ; mais  le  temps  me  ta- 
lonne, j’espère  encore  pouvoir  terminer  la  reconnais- 
sance des  îles  Salomon  avant  l’arrivée  des  vents 
d’ouest,  et  pour  cela  je  n’ai  pas  un  instant  à perdre. 
Aussi  suis-je  décidé  à remettre  à la  voile  dès  demain, 
pour  profiter  du  beau  temps  qui  règne  depuis  notre 
entrée  dans  cet  archipel. 

Il  y a un  mois  environ  qu’un  brick  est  venu  mouil- 
ler sur  rade.  Du  reste , il  paraît  que  ce  mouillage  est 
fréquemment  visité  encore  aujourd’hui  par  les  navires 
du  commerce , bien  que  le  bois  de  sandal  soit,  dit-on, 
devenu  très-rare , et  que  la  concurrence  établie  par- 
mi les  négociants  de  toutes  les  nations  ait  élevé  très- 
haut  les  prétentions  des  naturels  pour  tous  les  objets 
que  les  Européens  viennent  chercher  sur  leurs  côtes. 
Aujourd’hui,  en  effet,  on  m’a  présenté  une  carapace 
complète  d’écaille  de  tortue  en  très-belle  qualité  ; 


1838. 

Octobre. 


. 238  VOYAGE 

mais  l’insulaire  qui  en  était  possesseur  ne  voulait  ac- 
cepter en  échange  qu’un  mousquet , il  a refusé  même 
mes  dents  de  cachalot,  qui  cependant  ont  une  valeur 
si  grande  parmi  eux,  du  moins  si  j’en  juge  par  l’em- 
pressement que  les  habitants  de  Lebouka  mettaient  à 
s’en  procurer.  Du  reste,  Thomas  Grandy  m’assure 
que  le  commerce  ne  rapporte  rien  dans  ces  îles , et 
même  il  prétend  que  ces  insulaires  sont  encore  bien 
plus  exigeants  pour' les  Européens  établis  chez  eux, 
que  pour  les  navires  qui  ne  font  que  passer  sur  leurs 
côtes. 

A 4 heures  le  canot  major, que  j’avais  envoyé  sur  la 
pointe  Lacumba  rentre  à bord  apportant  quelques 
poissons  vendus  par  deux  ou  trois  naturels  qui  pê- 
chent sur  la  côte,  qui  du  reste  est  inhabitée. 

Comme  Thomas  Grandy  doit  me  quitter  demain , je 
lui  fais  donner  dix  piastres  pour  prix  convenu  de  ses 
services,  et  je  lui  fais  donner  en  sus  cinq  à six  mètres 
d’étoffes  blanches,  une  bouteille  d’eau-de-vie,  une 
médaille  de  l’expédition  et  un  bon  certificat.  Cet 
homme,  en  effet,  m’a  paru  parfaitement  connaître 
cet  archipel  dangereux,  et  il  m’a  piloté  avec  beaucoup 
d’aplomb  et  d’intelligence.  Il  a en  outre  une  tenue 
fort  décente  , et  j’ai  cru  en  le  recommandant  aux  na- 
vigateurs qui  nous  suivront,  leur  rendre  un  véritable 
service.  Thomas  Grandy  est  Anglais  de  nation , ainsi 
que  son  camarade  Mar  Uns,  connu  déjà  du  lecteur 
sous  le  noms  de  Williams,  mais  qui  ne  le  vaut  pas. 

J’allais  me  mettre  au  lit,  lorsque  M.  Roquemaurel 
vint  me  demander  l’autorisation  d’envoyer  tendre  le 


DANS  L’OCEANl Ë.  239 

Iramail  par  le  petit  canot  ( you-you  ou  boat)  que  j’a- 
vais d’abord  destiné  à M.  Ilombron  qui  désirait  dra- 
guer, mais  qui  plus  tard  y avait  renoncé.  J’accueillis 
immédiatement  cette  demande,  n’y  voyant  aucun  in- 
convénient, seulement  je  recommandai  d’y  mettre 
deux  hommes  au  lieu  d’un  seul,  qui  ordinairement 
suffit  pour  manœuvrer  cette  petite  embarcation. 

Vers  les  deux  heures  du  matin,  on  vint  me  réveil- 
ler pour  m’annoncer  que  le  boat  n’était  point  encore 
de  retour  de  la  pêche,  et  que  I on  avait  des  inquié- 
tudes sérieuses.  Toutefois  en  songeant  aux  disposi- 
tions paisibles  des  insulaires , je  ne  partageai  point 
d abord  ces  inquiétudes;  mais  mon  anxiété  devint 
grande  lorsque  vers  cinq  heures  on  m’assura  qu’il 
n’était  point  encore  rentré. 

Dès-lors , je  me  levai  à la  hâte , et  comme  le  jour 
commençait  à poindre , avec  ma  longue-vue  j’inter- 
rogeai les  contours  de  la  baie.  Je  ne  tardai  point  à 
distinguer  sur  la  pointe  Lacumba,  trois  pirogues  et 
quelques  groupes  de  naturels  paisiblement  assis  sur 
la  grève.  Nos  matelots  qui  déjà  ne  doutaient  plus  que 
leurs  camarades  avaient  été  massacrés,  en  voyant 
un  grand  feu  allumé  sur  la  côte  , en  conclurent 
bien  vite  que  leurs  meurtriers  s’occupaient  du  soin 
de  les  faire  rôtir,  et  laissaient  éclater  toute  leur 
indignation . 

Cependant,  connaissant  bien  le  caractère  de  ces 
sauvages , j’étais  parfaitement  rassuré  à cet  égard  ; 
car  j’étais  bien  certain  que  s’ils  avaient  fait  un  mau- 
vais coup,  ils  eussent  décampé  sur-le-champ.  En 


133g, 

Octobre. 


VOYAGE 


ms. 

Octobre. 


240 

effet,  lorsque  le  jour  se  faisant , nous  pûmes  distin- 
guer nettement  les  objets  à la  côte,  j’aperçus  claire- 
ment notre  embarcation  échouée  le  long  de  la  grève  et 
nos  deux  coquins  de  matelots  assis  paisiblement  au- 
près d’elle. 

Dès-lors  je  me  décide  à envoyer  à leur  secours  le 
canot  major  bien  armé,  commandé  par  MM.  Marescot 
et  Gervaize.  Grandy  s’offre  lui-même  à les  accom- 
pagner comme  interprète.  Mais  à peine  a-t-il  quitté 
la  corvette  que  nous  voyons  nos  matelots  à terre 
pousser  leur  embarcation  à la  mer  et  se  diriger  sur 
le  navire.  A six  heures  et  demie  tous  les  canots  sont 
rentrées,  et  voici  ce  qui  est  arrivé  : non  contents 
d’avoir  violé  la  consigne  qui  leur  défendait  de  s’éloi- 
gner de  la  corvette,  nos  deux  marrons  avaient  poussé 
jusqu’à  terre.  Là  ils  avaient  abandonné  leur  embar- 
cation pour  fraterniser  sans  doute  avec  les  habitants 
ou  peut-être  les  habitantes  des  Yiti,  et  pendant  ce 
temps-là  l’heure  de  la  marée  basse  était  arrivée  et  leur 
canot  s’était  trouvé  complètement  échoué.  Dans  b im- 
possibilité où  ils  étaient  de  le  remettre  à flot  à cause 
d’un  large  banc  qui  se  trouvrait  à sec  devant  eux  par 
le  retrait  des  eaux,  bon  gré  mal  gré  il  avait  fallu  at- 
tendre de  nouveau  la  pleine  mer  pour  pouvoir  le  ra- 
mener. ïls  en  seront  quittes  pour  passer  trois  nuits 
aux  fers,  et  en  même  temps  ils  seront  privés,  pendant 
trois  jours,  de  leur  ration  de  vin. 

Une  petite  pirogue  accoste  nos  corvettes  pendant 
que  nous  travaillons  à lever  notre  ancre.  Du  reste 
elle  n’apporte  presque  rien,  et  trouve  peu  d’ache- 


241 


DANS  L’OCEANIE, 
teurs.  Les  naturels  qui  la  montent  nous  annoncent 
que  plusieurs  grandes  pirogues  qui  quittent  à peine 
le  fond  de  la  baie,  se  proposent  de  venir  à bord  de 
nos  corvettes  pour  y apporter  des  boule-fcoula  dont 
elles  espèrent  retirer  un  bon  pris.  Mais  sans  les  at- 
tendre je  profite  d’une  petite  brise  de  S.  E.  pour 
mettre  à la  voile  et  sortir  de  la  baie.  En  même  temps 
Grandy  prend  congé  de  nous,  et  s’établit,  arméjus- 
ques  aux  dents,  au  gouvernail  de  sa  pirogue,  montée 
par  quatre  vigoureux  Kai-Viti  de  l’île  Obalaou.  Tou- 
tefois, j'ai  remarqué  que  ceux-ci  ne  se  sont  point 
souciés  de  fraterniser  avec  les  habitants  de  Boua,  bien 
qu  ils  soient  en  paix  et  qu’ils  obéissent  aux  mêmes 
lois. 

' Nous  n’étions  encore  qu’à  l’entrée  de  la  baie  de 
Boua,  et  nous  cheminions  lentement  dans  les  canaux 
qui  y conduisent,  lorsque  nous  fûmes,  entourés  par 
une  flotte  nombreuse  de  grandes  pirogues  qui  navi— 
viguaient  tout  autour  de  nos  navires.  Montées  cha- 
cunes par  12  ou  15  naturels  établis  sur  leurs  plate- 
formes avec  tous  leurs  bagages,  ces  embarcations 
présentaient  un  spectacle  très-animé.  Sur  l’une  d’elles 
nous  crûmes  remarquer  un  Européen  qui  nous  faisait 
des  signes,  mais  comme  j étais  pressé,  je  continuai 
ma  route.  Du  reste  les  fréquentes  conversations  que  ' 
j’ai  eues  avec  Grandy  ont  singulièrement  refroidi  mes 
idées  philantropiques,  car  il  m’a  assuré  que  des  nau- 
fragés sur  les  îles  Yiti  trouveraient  toute  facilité  pour 
regagner  leur  patrie,  s ils  le  voulaient,  et  que  jamais 

les  naturels  n ont  tenté  de  les  retenir  par  force.  Du 
IV. 


1838. 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


242  ‘ VOYAGE 

reste,  depuis  treize  ans  que  Grandy  est  fixé  dans  c et 
archipel,  il  n’a  vu  qu’une  seule  fois  les  naturels  mas- 
sacrer les  équipages  que  des  naufrages  fréquents  jet- 
tent à la  côte.  Ce  fut  celui  du  brick  OEneo  qui  se  perdit 
sur  une  île  qu’il  appelle  Taifi,  encore  m’a-t-il  assuré  que 
les  insulaires  ne  se  portèrent  à cette  extrémité  que 
parce  qu’ils  étaient  exaspérés  par  la  mauvaise  con- 
duite des  Européens.  Le  capitaine  du  navire  avec 
un  autre  individu  du  nom  de  Wam  furent  seuls 
épargnés. 

A peine  dégagés  des  récifs  qui  environnent  la  baie, 
nous  nous  dirigeâmes  sur  1 île  Andouu , dont  nous  pro- 
longeâmes la  face  méridionale.  Cette  île,  jadis  si  peu- 
plée mais  aujourd’hui  saccagée  et  rendue  déserte  par 
les  habitants  de  Boua,  paraît  avoir  eu  de  jolies  plages, 
de  belles  touffes  de  cocotiers,  et  des  stations  fort 
agréables.  Mais  sur  ces  terres  jadis  si  fertiles  on  ne 
remarque  plus  actuellement  que  de  vastes  espaces 
colorés  en  rouge  par  l’incendie  des  forêts  et  quelques 
arbres  qui  échappèrent  aux  flammes,  et  que  voulu- 
rent bien  épargner  ses  barbares  vainqueurs. 

Vers  la  pointe  S.  O.  nous  remarquons  un  petit  îlot 
h peine  séparé  de  la  grande  île  ; sur  cette  dernière  un 
petit  enfoncement  protégé  par  des  récifs,  semble  pro- 
mettre un  bon  petit  port.  Du  reste,  nous  n’y  aperçû- 
mes pas  traces  d’habitants,  et  les  lames  qui  brisaient 
sur  les  plages  troublaient  seules  le  silence  qui  règne 
sur  ces  terres  dont  tous  les  habitants  ont  été  détruits 
par  la  guerre. 

Nous  avions  h peine  dépassé  Andoua,  que  1 île  Ronde 


DANS  L’OCEANIE.  243 

apparaît  comme  un  point  sur  l’horizon  à 20  ou  25 
milles  de  distance  ; en  même  temps  sur  notre 
gauche,  les  hauts  sommets  de  l’île  Viti-Levou  se  dé- 
tachent sur  l’azur  du  ciel.  Favorisés  par  une  belle 
brise,  nous  filons  rapidement,  bien  que  des  teintes 
vertes  dans  la  mer,  en  annonçant  des  récifs  plus  ou 
moins  enfoncés  sous  les  eaux,  nous  forcent  à changer 
souvent  notre  route,  menaçant  de  nous  faire  payer 
cher  la  moindre  imprudence. 

La  chaîne  des  îles  Saor  se  montre  déjà  sur  l’ho- 
rizon; jusque-là  les  récifs  ou  hauts-fonds  avaient  été 
assez  séparés  pour  être  évités  facilement,  mais  vers 
trois  heures  les  espaces  d’eaux  décolorées  deviennent 
si  fréquents  qu’il  faut  manœuvrer  à chaque  instant 
pour  ne  point  les  rencontrer.  Un  homme  placé  en  vi- 
gie sur  les  barres  de  petit  perroquet  veille  attentive- 
ment et  prévient  de  l’approche  des  dangers;  néan- 
moins, malgré  toutes  nos  précautions,  à 4 heures  et 
demie  nous  sommes  obligés  de  traverser  un  espace 
assez  large  où  les  rochers  de  coraux  se  montrent  sous 
la  mer.  La  sonde,  il  est  vrai,  accuse  encore  de  4 à 6 
brasses  sur  cet  écueil,  mais  il  suffirait  d’une  tète  de 
roche  pour  arrêter  et  crever  nos  navires,  et  pour 
ajouter  une  épisode  de  plus  à l’histoire  des  naufrages 
déjà  si  nombreux  dans  cet  archipel  dangereux. 

Enfin,  vers  six  heures,  l’eau  redevient  profonde  et 
reprend  sa  teinte  bleuâtre  ; toutes  nos  inquiétudes  ~ 
cessent,  et  entièrement  dégagées,  nos  corvettes  re- 
prennent leur  marche  avec  une  vitesse  régulière  de 
six  nœuds. 


1818. 

Octobre. 


183». 

Octobre. 


244  VOYAGE 

En  ce  moment  nous  étions  dans  le  canal  qui  sépare 
l’île  Ronde  de  la  chaîne  des  îles  Saor  ; 3 à 4 milles  seu- 
lement nous  séparaient  de  la  première,  tandis  que 
nous  étions  à 5 ou  6 milles  des  dernières. 

L’île  Ronde  n’est  qu’un  îlot  de  100  à 120  mètres  de 
hauteur;  son  sommet  est  couvert  de  broussailles  mê- 
lées de  quelques  arbustes  assez  maigres  ; ses  bords 
sont  escarpés  et  ne  présentent  pas  plus  d’un  mille  de 
circuit.  La  mer  vient  briser  à la  côte  et  semble  en  in- 
terdire l’approche  à toute  espèce  d’embarcations. 

Les  Saor  se  composent  de  sept  petites  îles  de  gran- 
deurs différentes.  Une  d’elles  est  surmontée  par  une 
montagne  en  pain  de  sucre  peu  considérable.  Les 
plus  éloignées  paraissent  à peine  sur  l’horizon  et  doi- 
vent se  rapprocher  beaucoup  des  îles  Bivoua  dont  j’ai 
fixé  la  position  dans  mon  dernier  voyage.  Les  plus  sep- 
tentrionales sont  élevées,  elles  offrent  quelques  belles 
plages  de  cocotiers  et  semblent  liées  aux  îles  basses. 
Une  ceinture  de  récifs  défend  leurs  environs. 

A huit  heures  l’île  Ronde  nous  restait  de  l’arrière  à 
7 milles  de  distance,  et  nous  avions  dépassé  le  travers 
delà  pointe  la  plus  orientale  des  îles  Saor.  Dès-lors 
nous  rentrions  dans  la  mer  libre  et  nous  quittions 
définitivement  le  groupe  des  îles  Viti  après  l’avoir  tra- 
versé dans  toute  sa  longueur. 

Tandis  que  favorisés  par  une  brise  ronde  d’est  nous 
nous  éloignons  rapidement  de  cet  archipel , nous 
allons  essayer  de  récapituler  ce  que  nous  avons 
aperçu  des  mœurs  et  des  habitudes  des  habitants. 

L’archipel  des  îles  Viti  est  un  des  plus  vastes  ettles 


DANS  L’OCEANIE.  2L‘> 

plus  nombreux  de  l’Océanie.  La  grande  quantité  d’îles 
ou  îlots  qui  le  composent,  et  surtout  la  multiplicité 
des  écueils  qui  encombrent  ses  mers  et  souvent  réu- 
nissent un  grand  nombre  de  terres,  naguères  séparées 
par  les  eaux,  en  font  un  des  points  les  plus  dangereux 
pour  la  navigation. 

Sa  découverte  est  due  à Tasman,  qui  en  février 
1643  aperçut  les  îles  septentrionales  auxquelles  il 
imposa  le  nom  de  Iles  du  prince  Guillaume  et  de  bas- 
fonds  de  Ileemskerk.  Bien  longtemps  après  lui,  Cook, 
en  1773  et  1777,  Bligb  en  1789,  Barber  en  1774,  et 
enfin  Wilson  en  1797  y marquèrent  leur  passage  par 
des  découvertes.  Ce  dernier  fut  le  seul  qui  laissa  quel- 
ques traces  de  sa  navigation  en  dressant  une  carte 
assez  incorrecte  sur  laquelle  il  traça  son  itinéraire. 
Déjà  depuis  longtemps  un  grand  nombre  de  navires 
de  commerce  allaient  rechercher  dans  ces  îles  le  bois 
de  sandal  qu’elles  produisaient  en  abondance,  lorsque 
les  géographes  ne  savaient  encore  rien  sur  cet  archi- 
pel. En  1827  Y Astrolabe  en  fit  la  première  une  recon- 
naissance suivie,  et  compléta  la  découverte  de  toutes 
les  terres  importantes  qui  font  partie  du  groupe. 

L’archipel  Yiti  se  compose  principalement  de  deux 
grandes  îles,  Viti-Lebou  qui  en  occupe  à peu  près  le 
centre,  et  Vanoua-Lebou  qui  le  limite  vers  le  nord. 
Ensuite  viennent  un  grand  nombre  d’îles  dont  quel- 
ques-unes sont  encore  importantes  et  par  leur  éten- 
due et  par  leur  population. 

Toutes  ces  terres  sont  généralement  hautes,  médio- 
crement boisées,  et  paraissent  d’une  grande  fertilité 


Octobre. 


VOYAGE 


1833. 

Octobre. 


246’ 

Sans  aucun  doute,  elles  doivent  leur  existence  aux 
feux  souterrains,  et  elles  ont  dû  voir  leurs  sommets 
couronnés  par  plus  d’un  cratère  aujourd’hui  éteint. 
Aussi  les  hommes  qui  depuis  longtemps  habitent  ces 
îles,  assurent-ils  que  les  sources  d’eaux  chaudes  y sont 
abondantes,  et  plus  d’une  fois  ils  ont  senti  le  sol  s’é- 
branler sou  s leurs  pieds,  par  suites  de  convulsions 
souterraines.  Les  îles  basses  y sont  rares  et  de  peu  d’é- 
tendue. On  dirait  que  les  polypiers  qui  en  construisent 
la  base  ont  commencé  leur  travail  tout  récemment  ; 
mais  alors  leur  œuvre  se  poursuivrait  avec  une  grande 
activité,  car  partout  déjà  de  grands  récifs  à fleur  d’eau 
se  montrent  menaçants  et  promettent  à cet  archipel 
de  vastes  plaines,  lorsque,  avec  le  temps,  la  mer  les 
aura  couverts  de  sables  et  de  débris  de  végétaux  que 
contiennent  ses  eaux. 

La  population  des  îles  Yiti  paraît  être  nombreuse  et 
entreprenante.  Presque  toutes  les  îles  du  groupe  sont 
habitées,  mais  celles  qui  avoisinent  les  terres  occu- 
pées par  des  tribus  puissantes , sont  dévastées 
par  des  guerres  incessantes  qui  détruisent  la  popu- 
lation , ou  bien  les  malheureux  qui  s’y  réfugient 
doivent  y vivre  sous  le  poids  de  la  plus  humiliante 
servitude,  et  souvent  ils  restent  exposés  presque  sans 
secours  aux  excursions  des  tribus  ennemies  de  celle  à 
laquelle  ils  obéissent  . 

Il  serait  difficile  de  définir  quel  est  le  système  de 
gouvernement  de  ces  peuples  barbares.  Plusieurs 
chefs  puissants  se  divisent  presque  en  entier  les  popu- 
lations nombreuses  de  l’archipel.  Le  roi  ou  chef  d’un 


DANS  L’OCEANIE.  247 

de  ces  états  paraît  régner  avec  une  autorité  à peu 
près  illimitée.  Cependant,  lorsqu’une  décision  doit 
être  prise  et  que  le  sort  de  la  tribu  en  dépend,  les 
principaux  chefs  ou  guerriers,  réunis  en  assemblée, 
sont  appelés  à délibérer,  et  le  roi  ensuite  prononce. 
Mais  l’homme  dont  la  puissance  est  la  moins  équivo- 
que est  le  mambetti  ou  prêtre  de  Y Esprit.  C’est  d’après 
l’inspiration  que  Y Esprit  est  censé  lui  communiquer, 
que  se  décident  les  grandes  questions;  il  n’ordonne  pas, 
il  est  vrai,  mais  l’avis  qu’ilaouvert  est  toujours  adopté. 

Les  habitants  des  îles  Yiti  sont  en  général  assez 
grands,  bien  faits  et  bien  proportionnés.  Ils  n’ont 
point,  comme  dans  les  îles  Tonga,  et  surtout  dans  les 
îles  de  la  Société,  de  la  propension  à l’obésité.  Leur 
corps  est  replet  et  annonce  une  constitution  vigou- 
reuse et  une  santé  excellente.  L’expression  de  leur 
visage  n’est  point  désagréable;  ils  ont  le  front  géné- 
ralement assez  élevé,  et  leur  physionomie  indique 
de  l’intelligence.  Leur  teint  est  noir,  mais  leur  peau 
n’a  pas  le  vernis  du  nègre,  leur  tête  est  bien  garnie 
par  une  chevelure  crépue  et  épaisse  dont  ils  prennent 
le  plus  grand  soin  ; ils  la  frisent  constamment , et 
comme  cette  occupation  se  représente  souvent  la 
même  à chaque  heure  de  la  journée,  ils  laissent  fixé 
dans  leur  chevelure  un  peigne  long  à trois  dents  des- 
tiné à cet  usage  et  dont  ils  garnissent  les  extrémités 
de  plumes  de  perroquet,  par  esprit  de  coquetterie. 
Les  femmes  sont  comme  les  hommes,  grandes,  bien 
faites  et  bien  constituées;  mais  leur  figure  paraît 
moins  intelligente,  ce  qui  lient  sans  doute  à l’état 


1838. 

Octobre 


1838. 

Octobre. 


248  VOYAGE 

d’esclavage  dans  lequel  elles  sont  tenues  par  les 

hommes. 

L’habillement  des  femmes  consiste  dans  une  cein- 
ture tressée  assez  largement,  et  garnie  d’espèces  de 
franges  qui  cachent  à peine  le  bas  du  ventre.  Les 
hommes  ne  portent  qu’un  morceau  de  tapa  avec  le- 
quel ils  s’entourent  les  reins,  et  qu’ils  font  ensuite 
passer  entre  les  cuisses  pour  après  le  nouer  par  der- 
rière. Les  chefs  en  laissent  pendre  les  extrémités  en 
guise  d’ornements,  et  aussi  comme  marque  de  leur 
autorité. 

Bien  que  ce  peuple,  par  la  coupe  de  sa  physiono- 
mie, la  couleur  de  sa  peau  et  son  langage,  diffère  es- 
sentiellement de  la  race  cuivrée  dont  les  îles  Tonga 
forment  un  des  plus  beaux  types,  cependant  il  se 
rapproche  de  ceux-ci  par  ses  usages.  Il  est  vfai  qu’une 
faible  distance  les  sépare,  on  retrouve  même  beau- 
coup de  familles  tonga  dans  les  îles  Yiti.  Souvent  les 
guerriers  tonga  venaient  avant  leur  conversion  faire 
de  fréquentes  excursions  chez  leurs  voisins.  Les  îles 
de  l’est  furent  souvent  envahies  par  ces  colonies  guer- 
rières, et  leur  servirent  ensuite  de  marche-pied  pour 
se  répandre  dans  tout  l’archipel.  Lorsqu’ils  ne  trou- 
vaient pas  d’ennemis  à combattre,  ou  lorsqu’en  trop 
petit  nombre,  ils  ne  pouvaient  songer  à une  attaque, 
ils  attendaient  patiemment  que  quelque  chef  viti  vînt 
réclamer  leur  appui  et  leurs  bras  pour  combattre  des 
ennemis.  Il  n’est  point  rare  de  rencontrer  dans  l’ar- 
chipel Tonga  de  ces  hommes  qui,  en  véritables  aven- 
turiers, sont  venus  faire  leur  voyage  aux  îles  Yiti,  et 


— * 


DANS  L’OCEANIE.  219 

y ont  vécu  d’aventures  qu’ils  se  rappellent  avec  plai- 
sir, lorsque  la  vieillesse  ne  laisse  d’autres  jouissances 
que  celles  des  souvenirs.  Aussi,  rencontre-t-on  dans 
l’archipel  Viti  une  quantité  considérable  de  naturels 
qui  tranchent  à première  vue  avec  le  type  primitif  de 
ces  îles , par  la  coupe  de  la  figure , la  couleur  de 
la  peau,  et  même  l’élégance  de  la  tournure.  Ce  sont 
généralement  des  métis  qui  proviennent  des  fré- 
quentes relations  que  les  Tonga,  dans  leurs  excursions, 
ont  eues  avec  les  femmes  viti.  Cet  envahissement  des 
îles  Yiti  par  la  race  cuivrée  de  F Océanie  est  d’autant 
plus  remarquable  que  l’on  ne  trouve  dans  les  îles 
Tonga  aucun  mélange  qui  puisse  témoigner  des  visites 
réciproqués.  Il  est  vrai  que  les  vents  d’est  qui  souf- 
flent ici  pendant  dix  mois  de  l’année  très-régulière- 
ment, rendent  la  venue  des  habitants  de  Tonga  fa- 
cile, tandis  que  leur  retour  doit  toujours  être  lent  et 
ne  peut  s’opérer  qu’à  une  époque  donnée  de  l’année. 
Les  habitants  des  îles  Yiti  ne  parviendraient  qu’avec 
beaucoup  de  difficultés  à atteindre  les -îles  Tonga, 
s’ils  méditaient  une  excursion.  Du  reste,  les  guerres 
continuelles  qui  désolent  les  îles  de  cet  archipel , 
donnent  trop  d’occupations  aux  guerriers  vitiens 
pour  leur  permettre  des  migrations.  Aussi  je  crois 
que  ce  fait  serait  peu  concluant  en  faveur  de  la  supé- 
riorité que  l’on  accorde  généralement  à la  race  cui- 
vrée sur  la  race  noire  de  l’Océanie. 

Si  d’après  les  renseignements  que  nous  possédons 
aujourd’hui  nous  cherchions  à établir  le  caractère 
général  des  habitants  des  îles  Viti,  nous  devrions  le 


1 838. 
Octobre. 


ï 


à 

f' 


250 


VOYAGE 


1838. 

Octobre. 


peindre  sous  les  couleurs  les  plus  défavorables.  Per- 
fides et  cruels,  leurs  guerres  ne  seraient  que  des  mas- 
sacres. Dans  leurs  relations  avec  les  étrangers  ils 
auraient  toujours  en  vue  le  meurtre  et  le  pillage,  et 
ils  masqueraient  leurs  intentions  malveillantes  par 
tous  les  dehors  de  l’amitié  et  de  la  bienveillance.  Les 
Européens  qui  ont  eu  à s’en  plaindre,  se  sont  tou- 
jours retranchés  derrière  la  barbarie  de  ces  peuples 
dont  ils  accusaient  la  cruauté  et  la  mauvaise  foi 
comme  les  seules  causes  de  leurs  conflits.  Mais  lors- 
qu’ils ont  eu  à se  reprocher  des  torts  réels  envers  ces 
sauvages,  fisse  sont  bien  gardés  de  les  proclamer. 
L’affaire  de  Bureau  n’est  certainement  point  la  seule 
dans  laquelle  nos  capitaines  se  soient  conduits  avec 
une  barbarie  sans  exemple.  Si  plus  versés  dans  la 
langue  de  ces  peuples  on  pouvait  recueillir  tous  les 
témoignages,  on  pourrait  peut-être  aussi  expliquer 
quels  ont  été  les  motifs  qui  ont  engagé  ces  peuples, 
pour  qui  la  vengeance  est  un  devoir,  à enlever  des 
navires  européens  et  à massacrer  les  équipages  inof- 
fensifs. Jusqu’à  nouvelles  informations,  nous  nous 
contenterons  de  faire  remarquer  qu’au  milieu  de  ce 
peuple  vivent  aujourd’hui  des  Européens  qui  seuls  et 
sans  défense  sont  entièrement  à la  merci  de  ces  sau- 
vages; que  cependant  ceux-ci  auraient  tout  intérêt  à 
s’en  défaire,  car  d’abord  ces  blancs  possèdent  souvent 
de  grandes  richesses  en  armes  et  en  objets  d’industrie 
européenne,  et  ensuite  parce  que  souvent  les  naturels 
ont  à se  plaindre  de  ces  hommes  qui,  sortis  des  rangs 
de  la  civilisation,  portent  au  milieu  d’eux  tous  les 


DANS  L’OCEANIE.  251 

vices  qui  les  ont  poussés  à cette  vie  aventureuse. 

Ce  que  l’on  ne  saurait  contester,  c’est  que  ces  sau- 
vages sont  anthropophages;  mais  ils  auraient  cela  de 
commun  avec  presque  tous  les  peuples  océaniens, 
s’ils  n’aimaient  pas  la  chair  humaine  par  goût  et  par 
appétit,  et  non  par  suite  de  croyances  religieuses, 
comme  les  Nouveaux  Zélandais  qui  ne  dévorent  que 
des  ennemis.  Souvent,  en  effet,  les  Yili  n’attendent 
pas  que  le  sort  de  la  guerre  leur  amène  des  victimes 
pour  satisfaire  leurs  goûts  cannibales  ; la  plupart  du 
temps  c’est  le  besoin  de  manger  de  la  chair  humaine 
qui  leur  met  les  armes  à la  main,  et  lors  des  grandes 
cérémonies  d’apparat,  on  cite  de  ces  affreux  repas  où 
figurèrent  une  grande  quantité  de  cadavres  humains, 
qui  furent  dévorés  par  leurs  propres  concitoyens. 
Toutefois,  les  prêtres  seuls  sont  chargés  de  la  prépa- 
ration des  victimes  humaines,  tandis  que  la  nourri- 
ture habituelle  des  habitants  est  préparée  par  les 
femmes  et  les  esclaves,  ce  qui  semblerait  indiquer 
qu’un  sentiment  autre  que  celui  de  la  gourmandise 
les  pousse  à ces  horribles  festins. 

Autrefois  les  habitants  des  îles  Yili,  réduits  à leurs 
armes  de  bois,  se  faisaient  une  guerre  peu  meurtrière. 
Il  est  encore  aujourd’hui  rare  de  voir  deux  armées  se 
rencontrer.  Seulement,  de  temps  h autre,  de  malheu- 
reuses tribus,  surprises  par  leurs  ennemis  qui  se  pré- 
cipitent sur  elles  en  grand  nombre,  sont  massacrées  et 
dévorées  ensuite . Mais  les  occasions  son  t heureusement 

rares;  la  plupart  du  temps,  prévenus  des  excursions 
projetées,  ces  malheureux  ont  le  temps  de  fuir  le  dam 


1838. 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


2 52  VOYAGE 

ger,  lorsque  la  force  leur  manque  pour  le  repousser. 
Dans  ce  dernier  cas,  il  est  rare  que  les  agresseurs 
osent  attaquer  leurs  ennemis  de  front,  et  lorsqu’ils 
n’ont  pu  les  surprendre  par  ruse,  ils  se  retirent  consi- 
dérant leur  expédition  comme  complètement  man- 
quée. Leur  guerre  ne  comporte  ni  tactique  ni  com- 
binaison aucune , elle  leur  réussit  surtout  par  la 
feinte,  et  tous  les  moyens  leur  paraissent  bons  lors- 
qu’ils doivent  les  conduire  à la  destruction  de  l’en- 
nemi. Tout  se  réduit  à des  escarmouches  et  à des  en- 
gagements particuliers  qui  quelquefois  peuvent  être 
meurtriers.  Aujourd’hui  que  les  armes  à feu  se 
répandent  dans  ces  îles,  et  où  bientôt  ces  sauvages 
auront  la  possibilité  d’abattre  leur  ennemi  de  loin  en  le 
guettant  comme  une. proie,  il  n’est  pas  douteux  que 
s’ils  persistent  dans  ces  mœurs  barbares,  les  crimes 
et  les  assassinats  ne  s’y  multiplient  à l’infini. 

Par  suite  de  la  distribution  de  la  force  physique 
dont  la  nature  a été  si  généreuse  en  faveur  de  l’homme 
par  rapport  à ce  qu’elle  a accordé  à la  femme,  chez 
tous  les  peuples  sauvages,  l’état  de  cette  dernière  est 
assez  misérable.  Entièrement  soumise  à l’homme,  la 
femme  ne  doit  point  avoir  de  volontés.  Tous  les  habi- 
tants des  Viti  son  polygames  ; toutefois  les  chefs  seuls 
possèdent  un  nombre  de  femmes  qui  varie  suivant 
leur  puissance  ou  plutôt  leurs  richesses.  L’homme  du 
peuple  n’est  point  assez  riche  pour  avoir  plus  d’une 
compagne.  Le  mari  peut  la  répudier  à volonté  lors- 
qu’il est  las  de  sa  possession,  et  cependant  ces  exem- 
ples sont  plus  rares  qu’on  ne  pourrait  de  prime-abord 


DANS  L’OCEANIE.  ' 253 

le  supposer,  d’autant  plus  que  l’affection  entre 
l’homme  et  la  femme  ne  paraît  pas  être  une  vertu 
de  ces  peuples.  La  femme  ne  jouit  pas  des  mêmes 
prérogatives  que  le  mari;  elle  est  obligée  de  subir  le 
joug  de  son  époux  quelle  que  soit  souvent  sa  barbarie. 
Bien  que  les  exemples  de  cruauté  envers  les  femmes 
soient  assez  rares,  il  arrive  cependant  quelquefois  que 
ces  malheureuses  ont  recours  au  suicide  pour  termi- 
ner une  existence  qui  leur  est  insupportable.  Les  cé- 
rémonies du  mariage  se  réduisent  à peu  de  chose; 
souvent  les  enfants  sont  fiancés  dès  leur  bas  âge , et 
lorsque  1 époque  de  la  cohabitation  est  arrivée , le 
mari  porte  aux  parents  de  sa  fiancée  le  prix  de  leur 
enfant,  et  il  emmène  sa  femme  qui  dès-lors  lui  appar- 
tient en  toute  propriété,  et  dont  il  dispose  à soh  gré. 
Généralement  du  reste  les  femmes  nous  ont  paru 
heureuses,  et  lorsqu’elles  sont  entre  elles,  elles  pa- 
raissent aussi  gaies  que  dans  leur  intérieur  elles  sem- 
blent soumises  et  attentives  aux  moindres  désirs 
du  mari  : les  femmes  se  livrent  difficilement  aux 
étrangers;  quelquefois  les  maris  par  cupidité  sont  les 
premiers  à prostituer  leurs  femmes,  qui  dès-lors  sont 
obligées  de  se  soumettre. 

Une  des  croyances  de  ce  peuple,  c’est  que  si  un 
homme  ou  une  fille  se  livrait  à l’acte  de  la  généra- 
tion avant  un  âge  que  l’on  pourrait  fixer  à dix-huit  ou 
vingt  années,  il  mourrait  immédiatement;  par  suite, 
souvent  malgré  leurs  désirs,  les  jeunes  gens  restent 
sages  jusqu’à  l’époque  du  mariage  ; et  dès-lors,  la 
jeune  fille,  si  elle  se  marie,  n’appartient  qu’à  son  mari. 


\. 

. I 

1838. 

Octobre. 


1838. 

Octobre. 


254  , VOYAGE 

Dans  le  cas  contraire,  elle  reste  libre  de  ses  volontés 
et  dispose  à son  gré  de  ses  faveurs.  C’est  grâce  à 
cette  croyance  que  la  race  des  îles  Yiti  s’est  conservée 
avec  toute  sa  beauté,  attendu  que  les  jeunes  gens,  mal- 
gré leurs  passions,  ne  s’épuisent  pas  dès  leur  jeunesse 
comme  on  le  voit  chez  presque  tous  les  peuples  de 
l’Océanie,  et  surtout  chez  les  Nouka-hi viens.  Les 
femmes  affectionnent  beaucoup  leurs  enfants  ; la 
stérilité  est  rare  et  elle  est  considérée  comme  un 
grand  malheur.  La  terre  fournit  presque  sans  travail 
une  nourriture  abondante  ; dès-lors , les  enfants  sont 
une  source  de  richesse  et  en  même  temps  une  jouis- 
sance vraie  pour  les  parents. 

Ils  conservent  un  grand  respect  pour  les  morts; 
les  prêtres  sont  chargés  des  funérailles  des  chefs  dont 
les  corps  sont  déposés  dans  de  superbes  moraïs.  Il 
serait  difficile  de  définir  la  religion  des  îles  Yiti  ; les 
habitants  ont  une  idée  d’un  être  suprême  auquel , du 
reste,-  ils  n’adressent  aucune  prière.  La  maison 
de  l’Esprit  est  le  seul  temple  que  l’on  rencontre , et 
nous  avons  vu  à quel  usage  il  est  destiné.  Seulement 
il  est  à remarquer  que  quand  un  homme  meurt,  ses 
parents  cherchent  autant  que  possible  à l’inhumer 
près  de  la  maison  de  l’Esprit  ; mais  nous  ne  pouvons 
savoir  s’ils  y attachent  quelque  idée  religieuse,  ou 
bien  s’ils  ne  veulent  que  rapprocher  le  mort  de  ce 
lieu  public  où  généralement  on  rencontre  nombreuse 
société. 

On  retrouve  aux  îles  Yiti  cette  coutume  barbare  de 
tuer  les  vieillards,  lorsque  les  infirmités  inséparables 


; V * « 


DANS  L’OCEANIE.  255 

d’un  grand  âge,  neleur  laissent  plus  qu’une  existence 
misérable.  Ce  soin  est  ordinairement  réservé  aux 
plus  proches  parents  ou  aux  enfants.  Une  fosse  est 
préparée  d’avance,  la  victime  y descend  d’elle-même 
et  son  bourreau  l’y  attend.  Lorsque  le  vieillard  s’est 
assis  ou  plutôt  accroupi  à la  manière  des  sauvages, 
on  le  frappe  d’un  coup  de  massue  sur  la  tête,  et  si  la 
victime  n’est  pas  abattue  du  premier  coup , l’exécu- 
teur est  toujours  inexorable , il  le  frappe  avec  fureur 
jusqu’à  ce  qu  il  soit  mort,  et  cela,  souvent  malgré  les 
cris  et  les  supplications  de  celui  qui  est  condamné  à 
mourir. 

Lorsqu’un  chef  meurt,  on  immole  toujours  sur  sa 
tombe  plusieurs  de  ses  femmes  ; aussi  avons-nous  vu 
Latchika  redouter  surtout  le  son  qui  devait  être  ré- 
servé à ses  femmes,  si  son  absence,  lors  de  son 
voyage  sur  Y Astrolabe , avait  dû  se  prolonger  au  point 
de  faire  croire  à sa  mort.  Les  hommes  et  les  femmes 
se  coupent  une  phalange  du  pied  ou  de  la  main  pour 
témoigner  de  leur  douleur  à la  mort  d’un  chef  ou 
d’un  parent,  et  ils  montrent  avec  honneur  ces  horri- 
bles blessures. 

Nous  avons  déjà  dit  que  l’on  retrouvait,  dans  les 
mœurs  des  habitants  des  îles  Yili,  plus  d’un  point  de 
contact  avec  celles  des  Tonga.  Comme  chez  ceux-ci, 
le  kava  est  fort  eu  usage  aux  Yili  ; on  le  prépare  dans 
toutes  les  grandes  occasions.  Les  cérémonies  qui  le 
règlent  sont,  du  reste,  les  mêmes  qu’aux îls  Tonga*. 

Voyez  Voyage  sur  la  corvetlc  /'Astrolabe,  t.  IV,  p.  252. 


1838 

Octobre. 


. 1838. 
Octobre. 


056  VOYAGE 

Le  tabou  règne  aux  îles  Viti  dans  toute  sa  rigueur  : 
comme  aux  îles  Tonga,  lorsque  le  prêtre  est  consulté 
dans  les  grandes  occasions,  le  nambetti  a besoin,  pour 
faire  entendre  la  voix  de  l’Esprit  ou  dieu,  d’être  inspiré 
par  lui  \ après  s’être  recueilli  un  instant,  le  prêtre  pa- 
raît être  dans  une  grande  agitation , il  tremble , jette 
des  cris  perçants,  se  roule  sur  le  sol.  Puis  revenant 
à lui  par  degrés  , il  communique  aux  assistants  la  vo- 
lonté de  l’Esprit  qui  est  en.  lui.  Si  bien  souvent  les 
prêtres  doivent  abuser  de  leur  caractère  pour  faire 
croire  a une  inspiration  surnaturelle  qu  ils  n ontjpas , 
je  suis  persuadé  que  souvent  aussi  ils  sont  réellement 
de  bonne  foi.  Dans  certains  cas,  une  sueur  froide 
mouille  le  front  du  nambetti , il  éprouve  une  vérita- 
ble crise  nerveuse  qui  le  jette  dans  le  délire  pendant 
lequel  il  prononce  souvent  des  paroles  incohérentes 
qui , recueillies  avec  soin  par  les  assistants,  sont  en- 
suite commentées  à leur  façon. 

Dans  les  cas  de  maladies,  les  prêtres  jouent  encore 
un  grand  rôle  le  malade  les  fait  appeler  et  les  chai  ge 
d’aller  porter  une  offrande  dans  la  maison  de  1 Esprit, 
afin  d’en  obtenir  sa  guérison  ; au  cas  de  mort  1 of- 
frande appartient  à l’envoyé,  mais  il  est  rare  que  le 
malade  attende  patiemment  la  mort  à la  suite  des 
souffrances.  Lorsque  le  prêtre  déclare  qu  il  ne  croit 
plus  à la  guérison , le  malade  prie  les  personnes  de  sa 
famille  de  lui  aider  à quitter  le  monde  d’une  manière 
convenable.  Dès-lors , on  le  transporte  dans  une  fosse, 
on  l’y  place  accroupi  dans  la  position  que  l’on  donne 
aux  morts  pour  les  enterrer,  et  ensuite  on  le  couvre 


DANS  L’OCEANIE.  257 

de  terre  de  manière  à ne  laisser  que  sa  tête  en  dehors, 
puis  on  1 étrangle  pour  terminer  ses  souffrances.  On 
immole  ensuite  ses  femmes  s’il  était  assez  riche  pour 
en  avoir  beaucoup. 

Les  rangs  de  la  société  vitienne  paraissent  bien 
classés.  M.  Desgraz  qui  a longuement  questionné  les 
blancs  fixés  dans  ces  îles , nous  fournit  les  données 
suivantes,  en  prenant  l’île  de  Pao  ou  Bao  pour 
exemple. 

La  classe  des  Tout  est  représentée  par  Tanoa  en 
raison  de  sa  puissancè.  C’est  un  des  principaux  chefs 
et  peut-être  celui  qui  possède  la  plus  grande  étendue 
de  terre  dans  l’archipel.  Ses  domaines  sont  sur  Viti- 
Levou , et  1 endroit  dont  il  est  le  chef  direct  se  nomme 
Kamba.  Aussi  prend-il  le  titre  de  Toui-Kamba.  Toutes 
ses  possessions  sont  comme  autant  de  suzerainetés 
régies  par  des  chefs,  se&  vassaux,  qui  forment  la 
deuxième  classe,  celle  des  Riketonis.  Ces  chefs  infé- 
lieurs  prennent  le  titre  des  lieux  où  ils  commandent. 
Ainsi  celui  de  Pao  porte  le  nom  de  Biketoui-Pao. 

Il  existe  plusieurs  distinctions  entre  les  chefs,  selon 
leur  puissance  ou  leur  richesse  ^ mais  elles  ne  suffi- 
sent pas  pour  établir  une  classe  distincte. 

La  classe  des  Poua  est  celle  qui  comprend  les  nam- 
betti  ou  prêtres;  elle  est  l’égale,  pour  les  prérogatives, 
de  celle  des  chefs  secondaires. 

La  classe  des  Absalandaby  comprend  la  catégorie 
des  hommes  qui  séjournent  et  travaillent  à terre;  elle 
embrasse  tous  les  agriculteurs  et.  se  subdivise  selon 

les  lieux.  Après  eux  vient  la  classe  des  pêcheurs  nom- 
IV. 


1838. 

Octobre 


'7 


VOYAGE 


1838. 

Octobre. 


258 

mes  Lascao , qui  comprend  les  hommes  sans  posses- 
sions de  terrain  et  qui  ne  s’adonnent  pas  à l’agricul- 
ture. Ceux-ci  vivent  du  produit  de  leur  pêche  et  de 
déprédations  sur  leurs  voisins.  Ce  sont  de  véritables 
pirates  supportés  par  leurs  alliés  ou  s’imposant  chez 
leurs  voisins  lorsqu’ils  ont  la  force.  Ils  sont  très-re- 
doutés  par  les  habitants  des  îles  qui  s’enfuient  à leur 
aspect  ; car  souvent  , non-contents  de  les  dépouiller, 
ces  pêcheurs-corsaires  les  tuent  et  les  mangent.  Cette 
classe  se  divise  elle-même  en  deux  parties,  celle  des 
chefs  qui  se  nomme  Kai-nambo  et  celle  des  subor- 
donnés Kainouaria. 

Il  existe  encore  une  autre  classe  qui  ne  se  trouve 
pas  à Pao , on  la  nomme  Kai-Saso  ; mais  notre  pilote 
Bill , qui  m’a  communiqué  ces  détails,  n’a  pu  m’en 
définir  les  attributs. 

Les  occupations  des  naturels  pendant  les  moments 
de  loisir  que  leur  laisse  la  paix,  ne  sont  pas  nom- 
breuses; généralement  ils  s’abandonnent  volontiers 
à cette  oisiveté  si  doucè  sous  ce  ciel  de  feu , et  où 
l’homme  semble,  pour  être  heureux,  n’avoir  d’autre 
peine  à éprouver  que  celle  de  vivre.  Les  femmes  sont 
chargées  de  tous  les  soins  domestiques,  elles  vont 
chercher  la  nourriture , et  en  surveillent  la  prépara- 
tion sans  que  l’homme  s’en  mêle. 

Avec  peu  d’efforts,  les  naturels  font  produire  à la 
terre  d’abondantes  récoltes  ; nous  avons  déjà  vu.com- 
bien  ils  excellent  dans  la  culture  de  l’igname  et  les 
plantations  du  taro.  C’est  surtout  par  son  industrie 
que  le  peuple  viti  prend  une  place  importante  parmi 


DANS  L’OCEANIE.  259 

les  nations  sauvages  de  l’Océanie.  Les  habitations 
sont  souvent  fort  belles  et  surtout  remarquables  par 
le  fini  de  leur  détail;  toutefois  on  en  remarque 
encore  d’aussi  élégantes  aux  îles  Taïti,  Samoa  et 
Hapai,  Mais  les  pirogues  vitiennes  sont  de  beaucoup 
supérieures  à toutes  celles  qui  se  fabriquent  dans 
F Océanie.  Une  grande  légèreté,  une  grande  finesse 
dans  les  formes , leur  acquiert  une  supériorité  de  vi- 
tesse sur  tout  ce  que  nous  avons  vu  dans  ce  genre  ; 
des  voiles  immenses , mais  qui  se  serrent  avec  faci- 
lite, en  rendent  le  maniement  facile.  Ces  pirogues 
sont  généralement  en  partie  pontées , elles  sont  do- 
minées par  une  estrade  souvent  double  qui  est  réser- 
vée aux  guerriers  ou  aux  hommes  d’importance 
qu’elles  sont  appelées  à transporter.  Elles  n’ont  ni 
avant  ni  arrière , une  des  extrémités  devient  à vo- 
lonté la  proue  de  l’embarcation,  dont  l’autre  extré- 
mité serait  la  poupe.  La  voile  est  disposée  de  manière 
à être  orientée  facilement  dans  les  deux  cas;  elles  se 
gouvernent  au  moyen  d’une  pagaie  qui  se  fixe  sur 
le  côté  près  d’une  des  extrémités.  Les  habitants  des 
îles  Tonga  ont  eux-mêmes  souvent  recours  aux  ta- 
lents des  Vitiens,  comme  constructeurs  de  navires  , 
et  c est  dans  cet  archipel  qu’ils  viennent  chercher  les 
grandes  et  belles  pirogues  qui  leur  servent  dans  leurs 
combats. 

Les  armes  primitives  des  îles  Yiti  sont,  comme  aux 
des  Tonga,  la  lance , 1 arc,  la  flèche  et  le  casse-tête. 
Ceux-ci  affectent  presque  toutes  les  formes  possibles, 
toutefois  ils  peuvent  pour  ainsi  dire  se  diviser  en 


1838. 

Octobre. 


VOYAGE 


260 

deux  classes  distinctes  par  leur  grandeur.  Les  plus 
grands  ont  les  formes  les  plus  variées  ; quelquefois 
ce  sont  de  simples  morceaux  de  bois  très -durs  et 
je  crois  que  ce  doit  être  les  plus  redoutables , car 
leur  maniement  est  plus  facile.  Les  petits  casse-têtes 
n’ont  pas  plus  d’un  pied  de  long,  une  des  extrémités 
est  taillée  en  boule,  tandis  que  l’autre,  qui  est  celle 
qui  reste  dans  la  main,  est  effilée  de  manière  à pouvoir 
être  saisie  facilement.  Toutes  ces  armes  sont  souvent 
surchargées  d’ornements  ; chez  ces  hommes  dont  la 
guerre  fut  presque  l’unique  occupation , tout  le  luxe 
de  l’industrie  se  reporte  sur  les  armes  qu’ils  ne  quit- 
tent à peu  près  jamais. 

Les  poteries  de  cet  archipel  sont  surtout  remar- 
quables, elles  affectent  toutes  les  formes  et  toutes  les 
grandeurs,  et  quelques-unes  se  font  surtout  remar- 
quer par  leur  élégance.  Tous  ces  objets  se  fabriquent 
à la  main , quelques-uns  ont  des  dimensions  colos- 
sales , souvent  leurs  formes  sont  circulaires.  Lors  de 
l’incendie  de  Piva,  nous  trouvâmes  dans  toutes  les  ca- 
ses une  grande  quantité  de  poteries.  Quelques-unes 
servaient  de  réservoirs  pour  la  provision  d’eau  ; les 
naturels  se  servaient  encore  jadis  de  poteries  pour 
préparer  et*  faire  cuire  leurs  aliments  ; mais  aujour- 
d’hui que  leurs  fréquentations  avec  les  navires  euro- 
péens leur  ont  procuré  un  grand  nombre  d’objets  de 
fonte,  ils  n’emploient  leur  faïence  que  lorsqu’ils  ne 
possèdent  pas  de  vases  métalliques  que  leur  aban- 
donnent souvent  les  baleiniers.  Toutes  ces  poteries, 
du  reste,  sont  généralement  surchargées  d’ornements 


DANS  L’OCEANIE.  261 

qui  affectent  les  formes  les  plus  bizarres,  et  souvent 
figurent  des  monstres  créés  par  leur  imagination. 

Les  ornements  des  îles  Yiti  sont  comme  aux  îles 
Tonga,  et  presque  dans  toutes  les  îles  de  l’Océanie 
des  colliers  en  coquillages,  en  dents  de  cochons  et 
en  mâchoires  de  rats  ; souvent  ce  sont  des  restes 
humains  des  ennemis  tués  dans  les  combats , qui  ser- 
vent à parer  leurs  barbares  vainqueurs.  Des  dents 
humaines  fixées  sur  une  corde , forment  des  colliers , 
tandis  qu’ils  sculptent  avec  beaucoup  de  soin  les  os 
les  plus  gros  des  cadavres. 

Comme  aux  îles  Tonga,  les  habitants  des  Yiti  sont 
musiciens,  ils  ont  des  tambours  et  des  flûtes,  souvent 
bien  travaillées.  Celles-ci  sont  percées  de  six  trous. 
Ils  en  tirent  des  sons  avec  le  souffle  du  nez  et  souvent 
même  les  chants  qu’ils  exécutent  ne  manquent  ni 
d’expression,  ni  de  légèreté.  La  conque  leur  sert  pour 
appeler  les  guerriers  aux  armes. 

Sans  doute  ce  peuple  doit  avoir  aussi  ses  danses 
guerrières  et  ses  jeux;  mais  nous  ne  fûmes  point 
appelés  à les  observer*. 


1838. 

Octobre. 


* Note  47. 


NOTES. 


NOTES. 


Note  1 , page  43. 

A deux  heures  , nous  jetâmes  l’ancre  par  i3  brases  fond  de  sa- 
ble vasard  sur  la  côte  est,  à deux  encâblures  du  rivage.  Jusqu’a- 
lors tout  nous  avait  paru  paisible  et  silencieux  dans  la  baie  ; nous 
n’apercevions  aucune  case,  les  arbres  descendant  jusqu’au  rivage 
nous  cachaient  toute  trace  d’habitation.  Mais  bientôt , de  divers 
endroits,  se  détachèrent  des  pirogues  de  différentes  grandeurs,  le 
rivage  se  couvrit  de  naturels  courant  çà  et  là , et  peu  après  nous 
aperçûmes  une  centaine  de  têtes  bronzées  au-dessus  de  l’eau , 
qui  se  dirigeaient  à la  nage  vers  nous.  Ce  détachement  entièrement 
composé  de  jeunes  filles,  se  divisa  en  deux  pelotons , dont  l’un 
vint  attaquer  la  7Mée  et  l’autre  livra  combat  à V Astrolabe.  Je 
donnai  immédiatement  l’ordre  de  tendre  les  filets  et  de  placer  des 
sentinelles  pour  défendre  l’abordage.  Elles  nageaient  d’une  main, 
soutenant  de  l’autre  un  petit  bâton  qui  supportait  leur  vêtement , 
c’est-à-dire  un  petit  pagne  que  les  pauvres  créatures  avaient 
soin  de  s’attacher  aux  reins  avant  de  grimper  le  long  du  navire. 
Mais  la  porte  était  fermée  : un  haut  filet  nous  entourait  de  son 
îéseau  et  nous  garantissait  contre  une  prise  à l’assaut.  Force  fut 
a ces  naïades  de  se  contenter  de  regarder  à travers  cette  cage  im- 


266 


NOTES. 


provisée.  Seulement  les  rôles  étaient  changés  , et  la  curiosité  la 
plus  vive  se  trouvait  alors  parmi  les  habitants  de  la  Zélée. 

Ces  jeunes  filles  encore  humides  de  l’eau  de  la  mer,  offraient  les 
groupes  les  plus  gracieux , debout , accroupies  ou  suspendues  aux 
mailles  du  filet.  Elles  pouvaient  avoir  de  douze  à quinze  ans  ; les 
plus  âgées  n’avaientpas  vingt  ans.  Plusieurs  eussent  été  trouvées 
jolies  , même  en  Europe,  et  on  voyait  du  reste  qu’il  y avait  chez 
celles-ci  beaucoup  de  sang  européen.  Toutes  en  général  étaient 
assez  blanches  ; beaucoup  avaient  bien  le  nez  un  peu  épaté , les 
lèvres  un  peu  grosses , mais,  toutes  avaient  des  dents  d’une  blan-r 
cheur  éblouissante,  de  beaux  cheveux  noirs  et  lisses  , flottant  sur 
leurs  épaules , ou  relevés  derrière  la  tête.  Leur  seul  vêtement  était 
le  pagne  dont  j’ai  parlé,  composé  d’étoffe  d’hibiscus  pour  les  unes 
et  pour  les  plus  riches  d’un  foulard  ou  d’un  morceau  d’indienne. 
Leurs  seules  parures  étaient  de  belles  roses  de  chine  blanches  et 
rouges , qu’elles  entremêlaient  à leurs  cheveux.  Quelques-unes 
avaient  les  lèvres  légèrement  tatouées  de  petites  lignes  bleues  ver- 
ticales qui  faisaient  encore  ressortir  la  blancheur  de  leurs  dents; 
leurs  mains  en  général  petites  et  bien  faites , offraient  chez  plu- 
sieurs quelques  mouches  de  tatouage.  Toutes  étaient  générale- 
ment de  petite  taille. 

Peu  accoutumées  à voir  leurs  charmes  dédaignés , elles  nous 
regardaient  avec  étonnement;  elles  eurent  bientôt  recours  aux 
grands  moyens.  Un  murmure  sourd  parcourut  toute  la  bande , 
un  bruit  s’éleva,  monotone  et  lent  comme  celui  qu’on  entend  dans 
nos  campagnes  près  d’une  pièce  d’eau,  par  une  belle  soirée  d’été; 
toutes  les  mains  s’élevèrent  et  s’agitèrent  avec  frémissement,  puis 
tout  à coup,  deux  ou  trois  notes  brusques  et  aiguës  terminèrent 
cette  musique  aquatique.  C’était  probablement  un  chant  d’amour, 
peu  harmonieux  à la  vérité  , mais  au  moins  fort  original,  et  qui 
fit  rire  nos  matelots  aux  éclats.  Satisfaites  de  l’effet  produit,  elles 
recommencèrent,  puis  et  encore,  accompagnant  le  tout  de  gestes 
auxquels  on  ne  pouvait  se  méprendre  ; elles  déployaient  tous  leurs 


267 


NOTES. 

moyens.  Ayant  voulu, me  rendre  à bord  de  l’ Astrolabe  pour  pren- 
dre les  ordres  du  commandant,  mon  canot  fut  assailli  par  une 
trentaine  de  syrènes  qui  le  prirent  à l’assaut  et  dont  j’eus  toutes 
les  peines  du  monde  à me  débarrasser.  M.  d’Urville  consentait  à 
introduire  ces  nymphes  à bord  ; seulement,  un  coup  de  canon 
devait  être  le  signal  de  leur  entrée  et  de  leur  départ.  Au  coucher 
du  soleil  le  tabou  fut  levé  et  l’ennemi  se  précipita  sur  le  pont. 

Le  lendemain  après  avoir  déjeûné  à la  hâte  , nous  nous  fîmes 
transporter  a terre;  en  débarquant,  un  homme  couvert  de  hail- 
lons vint  au-devant  de  nous.  C’était  un  Espagnol , vivant  depuis 
longtemps  avec  ces  sauvages  et  paraissant  plus  sauvage  qu’eux. 
Sa  peau  était  aussi  basanée  et  beaucoup  plus  malpropre  que  la 
leur.  Il  nous  indiqua  la  case  de  la  reine,  située  à quelques  pas 
du  rivage.  Nous  nous  y dirigeâmes  aussitôt,  curieux  de  contem- 
pler la  figure  , royale.  C’était  une  femme  de  trente  ans  environ, 
d’un  ernbompoint  majestueux  et  ayant  la  peau  assez  blanche  ; ses 
épaules  et  ses  bras  étaient  couverts  d’un  rperveilleux  tatouage , 
hiéroglyphes  bizarres, poissons  fantastiques,  arabesques  uniques 
sans  type  nulle  part , dessinés  purement  en  belles  lignes  bleues 
sur  sa  peau  lisse.  Sa  Majesté  fut  très  affable  à notre  égard  et  nous 
laissa  admirer  et  toucher  à volonté  sa  parure  ineffaçable.  Auprès 
d’elle  était  un  beau  vieillard  à barbe  blanche,  entièrement  tatoué; 
mais  les  années  avaient  tellement  rapproché  les  mille  raies  de  son 
tatouage,  qu’il  paraissait  seulement  avoir  la  peau  d’un  noir 
bleuâtre 

Les  hommes  étaient  assis  devant  leurs  cases  , tenantà  la  main 
un  large  éventail  finement  tissu  de  minces  lanières  de  feuilles  de 
cocotiers,  et  dont,  le  manche  de  bois  et  quelquefois  d’os  , repré- 
sentait des  figures  humaines  assez  bien  sculptées.  Ils  nous  offri- 
rent la  plus  belle  race  de  sauvages  que  l’imagination  puisse  créer, 
grands,  sveltes,  dignes  de  servir  de  modèle  au  statuaire  ; ils  ont 
le  nez  droit,  les  lèvres  médiocrement  grosses,  les  dents  fort  blan- 
ches , le  visage  ovale  ; ils  ont  la  tête  nue,  leurs  cheveux  noirs  et 


268  ' 


NOTES. 


tressés , frisés  chez  quelques-uns , sont  relevés  de  chaque  côté  de 
la  tête  en  deux  touffes  attachées  par  des  lanières  de  tapa.  Quel- 
ques vieillards  portaient  un  petit  bonnet  de  feuilles  de  cocotier. 
Ils  vont  entièrement  nus , quelques-uns  seulement  ont  un  maro 
d’étoffes  blanches.  Tous  ont  les  lobes  des  oreilles  largement  per- 
cés de  manière  à y loger  un  ornement  formé  d’une  grosse  dent  de 
porc  dont  l’extrémité  antérieure  est  fixée  à la  base  plate  et  arron- 
die d’un  cône  blanc.  L’extrémité  postérieure,  ornée  d’une  figure 
humaine  sculptée,  se  relève  derrière  l’oreille. 

Leur  peau  n’est  pas  plus  foncée  que  celle  des  Arabes  , quoique 
au  premier  coup  d’œil  le  tatouage  les  fasse  paraître  presque  noirs. 
On  commence  à tatouer  les  jeunes  gens  à i5_ans  , chaque  année 
qui  suit  doit  ranimer  leurs  souffrances.  A trente  ans  ils  ne  sont 
pas  encore  entièrement  tatoués.  Après  l’opération,  le  membre  enfle 
considérablement,  les  signes  s'e  couvrent  de  ci'oûtes  qui  se  sèchent 
bientôt,  et  en  tombant  laissent  voir  le  dessin  pur , et  d’une  cou- 
leur d’un  beau  bleu.  Ce  tatouage  produit  un  très-bel  effet,  et  il 
est  rare  de  le  rencontrer  aussi  complet , aussi  étendu , et  aussi 
parfait  que  chez  les  Nouka-hiviens 

Le  28  au  matin  , Mateomo , le  tajo  du  lieutenant , descendit  à 
terre  avec  nous  et  nous  conduisit  chez  son  frère  V avarmuha , jeune 
homme  d’une  vingtaine  d’années  à la  figui’e  douce  et  souriante. 
Nous  entrâmes  dans  sa  case  qui  était  pavée  de  galets  et  un  peu 
plus  ornée  que  celles  que  nous  avions  vues  jusqu’alors.  L’inté- 
rieur était  divisé  en  deux  parties  par  une  cloison , des  nattes  cou- 
vraient le  sol  et  le  long  des  murailles  étaient  rangés  plusieurs 
fusils  de  munition  en  assez  bon  état.  Deux  grandes  corbeilles 
étaient  suspendues  au  milieu  et  nous  lui  demandâmes  à voir  ce 
qu’elles  contenaient  ; il  satisfit  aussitôt  notre  curiosité.  Elles  ren- 
fermaient ses  ornements  de  chef  qu’il  revêtit  à notre  prière.  Il  mit 
d’abord  sur  sa  tête  une  énorme  coiffure  demi-circulaire,  ayant  au 
moins  deux  pieds  de  îayon;  le  centre  était  formé  par  une  espèce  de 
diadème,  entièrement  recouvert  de  grains  rouges , qui  s’arron- 


NOTES.  269 

dissait  au-dessus  du  front.  Le  reste  était  une  large  surface  noire, 
lisse  et  luisante,  composée  de  plumes  de  coq  superposées  avec  art 
comme  les  tuiles  d’un  toit.  Pour  former  ce  diadème  gigantesque, 
on  n’avait  choisi  que  les  plus  longues  plumes  de  la  queue,  toutes 
d’une  même  nuance  noire  avec  des  reflets  métalliques. 

Les  ornements  d’oreilles  ordinaires  furent  remplacés  par  deux 
petites  planchettes  peintes  en  hlanc,  allongées , ovales,  placées  de- 
vant les  oreilles  et  élargissant  la  figure.  Il  attacha  ensuite  à ses 
jambes  et  à ses  bras  des  bracelets  de  touffes  de  cheveux  ; une 
large  draperie  d’un  rouge  éclatant,  jetée  sur  ses  épaules , comme 
un  manteau , compléta  ce  costume  sous  lequel  Vavanouha  était 
bien  le  sauvage  le  plus  pittoresque  que  l’imagination  puisse  se 
créer  II  tira  de  sa  corbeille  un  papier  plié  en  quatre , qu’il  nous 
présenta;  c’était  un  certificat  écrit  en  anglais,  dont  voici  la  traduc- 
tion littérale  : « Nous  Charles,  baron  de  Thierry,  chef  souverain 
« de  la  Nouvelle-Zélande,  roi  de  l’île  Nouka-Hiva,  certifions  avec 
« plaisir  que  Vavanouha , chef de  Portua,  est  l’ami  des  Européens 
« et  s est  toujours  conduit  à notre  égard  avec  décence  et  bienveil- 
lance. En  conséquence  de  quoi,  nous  le  recommandons  aux 
« bons  soins  de  tous  les  navigateurs  qui  peuvent  demeurer  ici  en 
« toute  sûreté. 

<«  Donné  à Port  Charles  (Anna-Maria),  île  Nouka-hiva, 

« le  23  juillet  i835. 

« Charles  , baron  de  Thierry. 

« Par  le  Roi. 

« Ed.  Fergus,  colonel,  aide-de-camp.  » 

Heureux  roi!  heureux  sujets!  Sa  majesté  le  baron  Thierry 
avait  fait  dans  le  cours  de  son  règne  une  courte  apparition  à 
Nouka-hiva,  sans  doute  pour  percevoir  quelques  tributs  de  co- 
chons et  autres  rafraîchissements,  cà  l’aide  d’objets  d échangé.  Au 
bout  de  quelques  jours  il  était  reparti , laissant  ses  sujets& tran- 
quilles et  heureux  quoique  sans  charte  et  sans  constitution  , et 


270  NOTES. 

sans  doute  du  fond  de  son  royaume  de  la  Nouvelle-Zélande , il 
continuait  à étendre  sur  eux  sa  puissante  et  paternelle  pro- 
tection  

Au  couclierdu  soleil,  trente  femmes  environ,  vinrent  à bord  à la 
nage. Nous  en  réunîmes  deux  ou  trois  sur  l’arrière  pour  les  faire 
chanter.  En  entendant  les  premiers  sons,  toutes  leurs  compagnes 
dispersées  sur  le  pont,  vinrent  se  joindre  à elles  ; elles  s’assirent  en 
rond  et  commencèrent  le  concert  le  plus  bizarre  et  le  plus  inoui 
qu’on  puisse  imaginer.  Rien  ne  pourrait  donner  une  idée  de  cette 
sauvage  harmonie.  D’abord;  Tune  d’elles  chanta  seule  quelque 
temps,  d’une  voix  lente  et  grave,  puis  toutes  ensemble  reprirent 
en  chœur.  Quoique  rauque  et  monotone,  ce  chant  n’était  point 
discordant  ; elles  marquaient  exactement  la  mesure  en  frappant 
leurs  mains  l’une  contre  l’autre.  Le  bruit  qu’elles  produisaient 
ainsi  formait  un  accompagnement  assez  savamment  combiné; 
car  tandis  que  les  unes  frappaient  assez  vite  leurs  mains  à plat 
l’une  contre  l’autre,  et  rendaient  ainsi  un  son  mat  et  précipité, 
d’autres  en  formant  un  creux  de  leurs  mains  faisaient  entendre 
par  intervalles  un  son  grave  et  sonore  comme  les  grosses  cordes 
d’une  basse,  quelques  autres  enfin  rendaient  des  sons  intermé- 
diaires par  d’autres  artifices.  Pendant  plus  d’une  heure,  nous 
prîmes  plaisir  à les  écouter,  et  elles  nous  chantèrent  tout  leur 
répertoire.  Bientôt  les  gestes  et  la  danse  sejoignirent  aux  chants. 
Combien  j’aurais  donné  alors  pour  les  comprendre.  Toute  leur  vie, 
toutes  leurs  émotions  étaient  là;  tout,  depuis  les  chants  d’amour 
des  jeunes  filles,  jusqu’aux  chants  de  guerre  des  chefs,  les  joies 
de  la  victoire,  les  repas  des  vainqueurs  cannibales,  les  tristesses 
et  les  funérailles  des  vaincus  ; tout  était  rettacé  par  ces  chants  à 
la  fois  lents  et  doux,  puis  rauques,  saccadés,  précipités,  aigus. 
Elles  se  levaient  simultanément  agitant  leui's  bras,  se  tordant  de 
mille  manières,  avec  un  ensemble,  une  souplesse  qui  eussent  fait 
honneur  à des  coryphées  de  l’opéra.  Il  y avait  surtout  un  chant 
doux  et  lent  où  revenait  souvent  le  mot  de  veveo.  Véveo  est  pour 


NOTES.  271 

les  Nouka-hiviens  une  terre  de  promission  , un  lieu  de  délices, 
c’est  une  de  leurs  traditions.  Souvent  des  familles  entières  se  sont 
entassées  dans  leurs  pirogues  avec  quelques  vivres,  et  se  sont 
ainsi  exposées  à la  merci  des  flots,  à la  recherche  des  cette  terre 
imaginaire.  Quelle  fin  horrible  ont  dû  avoir  la  plupart  de  ces 
malheureux!  Bien  peu  certainement  sont  parvenus  sur  quei- 
qu  une  de  ces  petites  îles  de  l’Océanie  qu’on  s’étonne  de  voir 
peuplées.  Comme  nous  leur  avions  fait  comprendre  que  nous 
partions  pour  V avao,  tous  voulaient  venir  avec  nous. 

Le  3i  au  matin,  nous  nous  aperçûmes  que  Mateomo , letayo  du 
lieutenant,  n’était  plus  à bord  5 personne  ne  l’ayant  vu  partir,  on. 
ne  savait  comment  expliquer  celte  disparition  subite,  lorsque 
M.  de  Montravel  s’écria  que  son  fusil  lui  manquait,  et  dès-lors 
tout  fut  expliqué.  L’arme  luisânte'et  bien  entretenue  était  placée 
dans  un  coin,  vers  la  porte  de  la  chambre;  un  des  grands  plaisirs 
de  ce  chef  était  de  la  prendre  et  de  se  promener  majestueusement 
sur  le  pont,  à l’instar  d’une  sentinelle  ; le  pauvre  garçon  n’avait 
pu  résister  à son  envie,  et  il  s’était  enfui  à la  nage  pendant  la  nuit, 
emportant  le  fusil  précieux.  Nous  allâmes  à sa  case,  mais  il  n’y 
était  pas,  et  nous  apprîmes  qu’il  était  dans  les  montagnes. 

Dans  la  soirée.,  tandis  que  nous  étions  en  train  de  dîner,  une 
affreuse  nouvelle  vint  tout  à coup  nous  interrompre  au  milieu  de 
notre  repas.  Un  des  matelots  américains  arriva  à bord,  et  nous 
apprit  que  M.  Le  Guillou  parti  le  matin  pour  aller  faire  une  excur- 
rsion  géologique  de  l’autre  côté  de  la  montagne,  avait  été  tué  avec 
son  guide  par  les  Hapas,  tribu  voisine,  alors  en  guerre  avec  les 
Nouka-hiviens,  et  qu’il  était  sans  doute  destiné  à servir  de  festin 
à ces  cannibales.  Tout  fut  aussitôt  en  rumeur  à bord  des  deux 
corvettes.  M.  d’Urville  résolut  sur-le-champ. un  plan  d’attaque; 
tandis  qu’une  cinquantaine  de  matelots  armés,  aidés  des  Nouka- 
hiviens,  attaqueraient  par  terre,  les  deux  navires  iraient  s’em- 
bosser dans  la  baie  des  Hapas , et  les  prendraient  ainsi  entre 
deux  feux. 


272 


NOTES. 


Pendant  ce  temps,  tout  était  en  émoi  à terre  ; la  reine  avait  ar- 
boré son  pavillon  que  lui  avait  donné  M.  le  baron  Thierry,  et 
qui  se  compose  de  quatre  carreaux,  deux  rouges  opposés  à deux 
blancs,  et  plusieurs  troupes  de  sauvages  étaient  partis  à la  décou- 
verte ; nous  suivions  avec  la  longue  vue  tous  leurs  mouvements 
avec  anxiété.  Tantôt  nous  voyions  sur  les  crêtes  des  montagnes 
leurs  noires  silhouettes  découpées  sur  le  ciel,  puis  ils  disparais- 
saient dans  quelques  gorges  pour  reparaître  sur  les  sommets  les 
plus  aigus.  Cependant  les  préparatifs  se  faisaient  à bord,  chacun 
s’armait  et  prenait  ses  dispositions,  lorsque  l’élève  de  première 
classe,  Lafond,  dont  la  longue  vue  était  dirigée  sur  un  pont  de 
la  montagne,  s’écria  : voilà  Le  Guillou.  Tout  le  monde  voulut 
aussitôt  s’assurer  du  fait,  et  nous  reconnûmes  facilement  le  doc- 
teur au  grotesque  chapeau  et  au  costume  plus  que  bizarre,  dont  il 
avait  coutume  de  s’affubler. 

Le  dieu  d’un  Noûka-hivien  est  une  petite  figure  de  bois  ou  d’os^ 
grossièrement  sculptée,  espèce  de  fétiche  qu’il  appelle  son  atoua , 
et  qu’il  représente  sur  le  manche  de  son  éventail,  sur  l’avant  de 
sa  pirogue  et  dont  il  orne  ses  armes,  etc.  Du  reste,  il  ne  paraît 
pas  y tenir  beaucoup  puisqu’il  l’échange  contre  la  première  ba- 
gatelle qui  flatte  ses  yeux. 

[M.  Jacquinot.') 

Note  2,  page  34. 

Ces  beautés  océaniennes  sont  bien  loin  d’attacher  à leurs  re- 
lations avec  l’homme  la  moindre  idée  de  pudeur  ou  de  chasteté. 
Je  doute  même  que  ces  mots  aient  leurs  équivalent  dans  le  langage 
des  insulaires.  S’unir  à l’homme  par  amour  , par  besoin  , par  in- 
térêt sont  à leurs  yeux  des  actes  sans  conséquence,  puisqu’une  fille 
est  maîtresse  de  son  corps.  Elle  peut  donc  se  livrer  à qui  lui 
plaît j même  à un  étranger,  quand  et  où  bon  lui  semble , sans  que 
personne  ait  le  droit  de  s’en  offenser. 


NOTES.  ^73 

Seulement,  si  elle  trafique  de  ses  charmes  avec  un  étranger, 
les  parents  ne  manquent  pas  de  prélever  quelque  chose  sur  les 
bénéfices.  La  femme  netant  donc  estimée  chez  les  sauvages  qu’en 
raison  des  petits  profits  quelle  procure  étant  fille  et  des  passions 
qu’elle  sait  éteindre  et  rallumer  tour- à- tour  lorsqu’elle  est 
devenue  femme,  il  en  résulte  que  dans  ce  pays  de  damnation  , la 
femme  se  conduit  comme  si  elle  eut  été  crée  et  mise  au  monde 
pour  le  péché.  Moins  délicate  dans  ses  moyens  de  séduction  que 
ne  le  sont  nos  Européennes  à qui  il  suffit  souvent  d’une  œillade , 
elle  va  droit  au  but , et  se  présente  à vous  la  gorge  au  vent,  en 
vous  disant  : Me  voilà  ! prenez  mon  corps , je  suis  jeune  , je  suis 
fraîche,  tâtez  ce  sein  , jugez  de  mon  savoir.  Et  aussitôt  commen- 
cent les  gestes,  les  convulsions  qui  vous  convainquent  que  la 
jeune  fille  a été  parfaitement  élevée  ; car  telle  est  l’éducation  du 
pays.  Qu  on  juge  donc  d’après  cela  , des  scènes  qui  devaient  se 
passer  à bord  de  nos  corvettes  avec  un  pareil  entourage!  Les  filles 
désolées  de  n’avoir  pu  envahir  d’emblée  le  pont  du  navire , vou- 
lurent donner  un  assaut  général  au  gaillard-d’avant.  Mais  leurs 
efforts  réunis  ne  purent  triompher  des  filets  qui,  dans  cette  partie, 
s’élevaient  à une  bonne  hauteur , ni  de  la  résistance  de  nos  gens 
qui  s’emparaient  des  mains  de  ces  belles  assaillantes,  et  calmaient 
pour  un  instant  l’ardeur  dont  elles  étaient  animées.  Dans  ce  com- 
bat corps  à corps,  plus  d’un  brave  guerrier  fut  atteint;  les  traits 
de  nos  ennemies  frappèrent  indistinctement  les  jeunes  et  les  vieux. 
On  convint  cependant  d’un  armistice,  pendant  lequel  les  femmes 
se  contentèrent  de  nous  provoquer  de  la  manière  la  moins  équi- 
voque. Quelques-unes  furent  même  assez  hardies  pour  porter  la 
main  sur  les'sentinelles  et  autres  personnes  qui  cherchaient  à les 
contenir.  Ces  attouchements  imprévus  et  significatifs  provoquè- 
rent des  éclats  de  rire  universels  ; saint  Antoine  n’eût  pas  résisté 
à de  pareilles  séductions 

Un  coup  de  canon  tiré  à six  heures  du  soir  par  Y Astrolabe,  an- 
nonça aux  indigènes  que  le  tabou  mis  sur  les  deux  corvettes  était 


274  NOTES. 

levé  et  que  les  femmes  pouvaient  monter  à bord.  Les  hommes  du- 
rent au  contraire  s’éloigner  avec  leurs  pirogues  et  ne  reparaître 
que  le  lendemain.  A ce  signal  si  longtemps  attendu,  les  filets  d’a- 
bordage s’ababsèrent  pour  garantir  nos  navires  de  toute  surprise 
nocturne.  Il  est  inutile  de  rappeler  les  scènes  qui  furent  envelop- 
pées des  ombres  de  la  nuit.  Cette  suspension  momentanée  de  tou- 
tes nos  contraintes  religieuses  ou  sociales  , ce  mélange  de  l’homme 
et  de  la  femme  dans  l’état  de  nature  le  plus  complet , cfette  vérita- 
ble saturnale  ne  porta  aucune  atteinte  à l’ordre  établi  à bord.  Les 
femmes  réunies  sur  le  pont  jusqu’à  dix  heures  du  soir,  exécutè- 
rent des  danses  accompagnées  de  chants  très-monotones.  Mais  les 
mouvements  , les  gestes  , la  cadence  ne  manquaient  pas  d’exprps- 
sion.  Je  fus  d’abord  scandalisé  de  voir  des  petites  filles,  des  enfants, 
prendre  part  à ces  jeux,  à cette  pantomime  lascive.  Mais  j’appris 
que  ces  enfants  accompagnaient  leurs  sœurs  dans  leurs  excur- 
sions amoureuses , pour  être  initiées  de  bonne  heure  dans  les 
rapports  avec  l’homme.  Ces  enfants,  sous  la  surveillance  de  leurs 
aînées,  ne  pouvaient  devancer  le  temps  fixé  par  la. nature;  mais 
elles  figuraient  là  pour  faire  leur  éducation  première.  O mœurs 
de  Nouka-Hiva  ! ...  Quel  est  le  missionnaire,  quel  est  l’homme  de 
Dieu  qui  osera  entreprendre  la  tâche  de  renverser  un  culte  aussi 
abominable  ? 

L’exemple  du  ministre  anglican  Harris  est  bien  fait  pour  dégoû- 
ter les  âmes  les  plus  ferventes.  Ce  malheureux  Harris,  débarqué 
en  1797  sur  l’île  Tao-Wati,  afin  de  convertir  les  idolâtres,  fut 
bien  accueilli  par  le  chef  qui  ne  crut  mieux  pouvoir  lui  témoigner 
sa  considération  qu’en  lui  cédant  sa  femme  pour  la  nuit.  Qu’on 
juge  de  l’étonnement  du  pudique  ministre.  Recommandant  son 
âme  à Dieu,  il  résiste  à toutes  les  àVaneesde  la  femme  et  s’endort. 
Mais  celle-ci  ne  pouvant  s’expliquer  un  pareil  refus,  consulte  les 
voisines  qui  décident  que  le  ministre  est'  peut-être  privé  de  la  vi- 
rilité. Sur-le-champ  les  commères  accourent  pour  éclaircir  ce 
mystère,  et  réveillent  le  pauvre  Harris,  qui  se  croyant  accroché 


NOTES.  275 

par  le  démon , devient  fou  et  s’enfuit  éploré  vers  le  rivage,  où  il 
est  heureusement  recueilli  par  un  navire  anglais. 

Il  est  a craindre  que  nos  missionnaires  n’éprouvent  une  aussi 
triste  aventure , à moins  que  mieux  avisés  que  le  ministre  anglais 
et  même  que  nos  missionnaires  de  Manga- Reva, ils  nesepiquent 
point  de  réformer  en  un  seul  jour  des  mœurs  aussi  différentes 
que  les  nôtres.  Mieux  vaut  faire  la  part  de  l’influence  du  climat 
et  des  habitudes  prises , et  n’être  pas  plus  exigeant  à l’égard  des 
peuples  enfants  de  l’Océanie,  que  Moïse  lui  même  envers  les 
Hébreux.  Les  missionnaires  anglicans  ont  jusque  ici  complète- 
ment échoué  dans  l’archipel  des  Marquises  ; nous  verrons  bien  si 
les  apôtres  français  seront  plus  heureux..... 

A cinq  heures  du  matin  fié  canon  a donné  à toute  nos  belles 
le  signal  du  départ.  S’arrachant  des  bras  de  leurs  amants,  elles  re- 
cueillent les  vieilles  hardes  elles  menus  objets  qu’elles  en  ont  ob- 
tenus et  se  disposent  à quitter  le  bord.  Après  quelques  moments 
d hésitation  à cause  de  la  nuit  qui  dure  encore,  et  de  la  crainte 
des  requins  qui  entrent , dit-on  , dans  la  baie  après  le  coucher  du 
soleil , nos  sjrènes  ont  pris  la  voie  la  plus  courte  pour  regagner 
leurs  cases  et  se  sont  jetées  à l’eau.  Le  convoi  féminin  défile  len- 
tement par  groupes  de  5 ou  6 femmes  qui  nagent  d’une  main, 
tenant  l’autre  élevée  au-dessus  de  l’eau  pour  garantir  leur  petit 
bagage  et  se  livrent  à des  caquets  joyeux , comme  si  elles  étaient 
dans  leur  élément.  Peut-être  racontent-elles  leurs  prouesses  de 
la  nuit,  ou  les  tours  d’escroquerie  qu’elles  ont  joués.  L’une 
d'elles  avait  en  effet  eu  l’heureuse  idée  de  déchirer  un  des  draps 
délit  pour  s’en  faire  un  mavo.  Quelques  mouchoirs  , quelques 
cravates  furent  perdus  dans  les  ténèbres.  Mais  il  faut  avouer 
que  les  belles  peu  exigeantes  envers  les  matelots  , se  contentaient 
souvent  de  leur  plus  mince  cadeau^t  même  de  la  modeste  chique. 

La  corvette  la  Zélée  se  montra  plus  galante  que  nous  envers  le 
sexe  qu’elle  fit  reconduire  à terre  par  sa  chaloupe.  Les  nôtres, 
piquées  de  cette  distinction,  ont  déclaré  qu’elles  ne  voulaient  plus 


» 


— . --  ' ~ 


NOTES. 

revenir  abord  de  \ Astrolabe  qui  leur  faisait  prendre  un  bain  si 
matin 


( M . Rotjuemaurel .) 


Noie  3,  page  34- 


Parmi  les  jeunes  filles  se  trouvaient  quelques  femmes,  dont  les 
maris,  indifférents  autant  que  possible  sur  leur  chasteté,  étaient 
venus  les  accompagner.  Ceux-ci  ne  se  bornaient  pas  à fermer  les 
yeux  sur  les  artifices  qu’elles  employaient  pour  nous  séduire; 
mais  ils  les  excitaient,  même  du  geste  et  de  la  voix,  et  nous  les  dé- 
signaient par  leurs  signes , cherchant  par  là  à attirer  notre  atten- 
tion pour  tromper  notre  surveillance  et  se  glisser  à bord  de  nos 
corvettes.  A chaqueinstant  q uelques-uns  d’entre  eux,  franchissant 
les  filets  d’abordage,  nous  forçaient  à avoir  recours  à des  mesures 
sévères  pour  les  faires  rentrer  dans  leurs  pirogues.  La  prudence 
ommandait  d’en  agir  ainsi , car  la  perfidie  des  sauvages  dépasse 
souvent  tout  ce  que  peut  inventer  la  civilisation  la  plus  raffinée  ; 
et  si  le  Polynésien,  dans  l’état  de  nature  éminemment  hospitalier, 
croit  souvent  en  remplir  les  devoirs  envers  l’étranger  qui  le  visite, 
en  lui  offrant  sa  femme  ou  sa  fille,  quand  sa  cupidité,  instinct  tout 
puissant  chez  lui,  est  en  jeu,  il  est  capable  aussi  d’employer  l’un  et 
l’autre  comme  un  appât  pour  attirer  dans  le  piège  qu’il  a tendu. 

Parmi  tous  ces  sauvages  qui  nous  obsédaient,  je  remarquai  un 
beau  jeune  homme  auquel  les  autres  montraient  de  la  déférence, 
qui  d’un  air  timide  et  suppliant  réclamait  la  faveur  d’être  admis 
parmi  nous.  A peine  sorti  de  l’adolescence,  son  physique  n’avait 
pas  encore  atteint  ce  développement  des  muscles  qui  caractérise  à 
un  si  haut  degré  les  Nouka-Uiviens , annonce  la  force  et  la  vi- 
gueur et  fait  d’eux  une  des  plus  belles  races  d’hommes  qu’on 
puisse  rencontrer.  Mais  il  se  distinguait  commeeux,  par  sa  grande 
taille  pleine  d’assurance,  la  beauté  de  ses  formes,  la  proportion 


NOTES.  2 77 

exacte  de  tous  ses  membres  qui  formaient  un  ensemble  parfait  et 
plein  de  grâce,  digne  de  servir  de  modèle  à un  sculpteur  chargé 
de  reproduire  Apollon.  Son  vêtement  était  encore  plus  simple 
que  celui  qu’on  a l’habitude  de  donner  à ce  Dieu  dans  nos 
musées , car  il  ne  portait,  comme  tous  ses  concitoyens , qu’une 
espèce  de  ceinture  en  étoffe  de  mûrier,  ayant  assez  de  consistance, 
destinée  seulement' à remplacer  la  feuille  de  figuier  de  nos  pre- 
miers pères  ; ses  cheveux  noirs,  luisants  et  touffus,  rasés  sur  le 
front  et  réunis,  comme  dans  la  coiffure  à la  chinoise,  en 
touffe  sur  le  sommet  de  la  tête,  laissaient  à nu  un  front  large  et 
intelligent,  et  ses  traits  beaux  et  réguliers  résistaient  avec  avan- 
tage à l’épreuve  d’une  coiffure  à laquelle  nos  beautés  les  plus 
accomplies  redoutent  souvent  de  se  soumettre,  tant  elle  laisse 
apercevoir  les  moindres  imperfections.  Ses  oreilles  étaient  ornées 
de  bases  de  petits  cônes  arrondis  et  polis,  à l’intérieur  desquelles 
était  fixée  par  une  espèce  de  ciment,  une  dent  de  cochon  sculptée, 
j epi  ésentant  I Atoua  ou  Dieu.  Cet  ornement  quoiqu’un  peu  gros, 
fixé  dans  le  tube  de  l’oreille  par  une  petite  cheville  en  bois  qui 
traversait  la  dent,  formait  toute  sa  parure;  le  tube  de  l’oreille  n’en 
pa laissait  pas  trop  surchargé,  et  celle-ci  n’en  conservait  pas 
moins  avec  la  tête  les  proportions  rigoureuses.  Son  corps,  grâce 
a son  âge,  n’avait  encore  du  tatouage  que  la  quantité  qu’il  en  faut 
pour  parer  des  hommes  qui  vont  nus  ; il  se  composait  de  dessins 
réguliers  qui  entouraient  sans  interruption  le  bassin,  depuis  les 
hanches  jusqu  à la  moitié  des  cuisses,  et  formait  une  espèce  de 
pantalon.  Ses  jambes  n’en  avaient  que  quelques  légères  traces,  et 
des  figures  symétriques  couvraient  le  devant  de  sa  poitrine  et  les 
côtes  à droite  et  à gauche.  On  remarquait  surtout  parmi  elles 
celle  du  requin,  animal  redouté  par  eux,  et  adopté  ainsi,  comme 
un  emblème  pour  épouvanter  les  ennemis,  beaucoup  de  naturels 
ont  le  visage  couvert  de  tatouage;  le  sien  , n’en  portait  que  quel- 
ques légères  marques  et  conservait,  grâce  à cela,  toute  son  ex- 
piession  de  douceur  et  d’ingénuité.  Leur  x'areté  qui  n’était  due 


278 


NOTES. 

qu’à  sa  jeunesse,  laissait  à sa  peau  sa  couleur  naturelle  d’un  jaune 
bronzé  clair,  peu  différente  de  celle  des  habitants  du  midi  de 
l’Europe,  tandis  que  celle  des  vieillards  et  de  beaucoup  d’hom- 
mes tatoués  de  la  tête  aux  pieds  d’un  tatouage  serré,  était  d’un 
noir  qui  approchait  de  celui  de  la  race  nègre;  iis  perdirent  beau- 
coup à nos  yeux. 

J’accédai  à la  demande  de  ce  jeune  indigène,  et  le  laissai  monter 
à bord.  Reconnaissant  alors  l’exception  faite  en  sa  faveur,  il 
m’offrit  en  présent  une  belle  pagaie  en  me  disant  son  nom.  Il 
s appelait  Matéomo.  Comme  il  me  demandait  le  mien  par  signe,  je 
compris  tout  de  suite  qu’il  voulait  me  prendre  pour  son  tayo,  et 
le  lui  donnai  aussitôt  avec  quelques  présents,  en  retour  des  siens. 
Dès  ce  moment,  suivant  . la  coutume  polynésienne,  jadis  toute 
puissante  à Taïti,  nous  avions  comme  changé  de  nom  et  étions 
unis  par  une  espèce  de  lien  de  fraternité.  Cette  coutume  qui  a 
quelque  chose  de  touchant  et  de  naïf,  rappelle  par  la  simplicité 
des  mœurs  qu’elle  suppose  l’époque  patriarcale  qu’on  peut  appe- 
ler l’âge  d’or  des  sociétés.  En  acceptant  cette  offre  de  Mateomo,  je 
ne  me  dissimulai  pas  que  le  désintéressement  avec  lequel  les  Poly- 
nésiens offraient  jadis  leur  amitié  de  tayo  , a depuis  longtemps 
disparu,  autant  sans  doute  par  la  faute  des  Européens  qui  en 
négligeaient  les  devoirs,  que  par  la  cupidité  de  ceux-ci  qui  s’est 
accrue  ayec  la  possession  et  l’exemple  ; ce  n’est  guère  aujour- 
dhui  quune  manière  de  voiler  des  projets  de  vol  ou  le  désir 
d’exploiter  exclusivement  un  voyageur.  Je  savais  bien  que  nous 
n étions  plus  au  temps  de  Cook  et  de  Forstêr,  dont  les  récits  sont 
pleins  de  traits  de  dévouement  et  d’amitié  dont  ils  reçurent  tant 
de  preuves  désintéressées  à Taïti,  et  qui  leur  inspiraient  un 
amour  enthousiaste  pour  ces  insulaires. 

Malgré  cela,  je  tâchai  de  me  persuader  qu’en  m’offrant  son  ami- 
tié il  n était  mu  que  par  des  motifs  honorables.  Sa  jeunesse,  son  air 
simple,  bon  et  ingénu  d’ailleurs,  l’annonçaient.  Dès  qu’il  eut  place 
sur  la  dunette  en  sa  nouvelle  qualité,  au  milieu  des  officiers,  il 


mm 


.. 


NOTES 


parut  tout  fier  de  cette  distinction  ; les  autres  s’en  montrèrent 
jaloux  et  s’offrirent  aussitôt  pour  tayo,  à tous  nos  camarades  ; 
mais  aucun  d’eux  ne  répondit  à ces  avances,  car  c’eut  été  nous 
exposer  à être  envahis.  Matéomo  fut  donc  pour  le  moment  l’objet 
des  attentions  générales  et  y répondit  en  partageant  entre  nous 
sa  pagaie  et  en  nous  offrant  en  outre  quelques  goyaves.  Je  fus 
surpris  d’abord  de  voir  l’espèce  d’indifférence  avec  laquelle  il  re- 
gardait les  femmes  et. les  jeunes  filles  qui  faisaient  galerie  autour 
de  la  corvette,  et  combien  il  différait  en  cela  de  ses  compatriotes  ; 
mais  j’appris  bientôt  qu’il  était  tabou  pour  elles  et  qu’il  s’était  par 
conséquent  interdit  leur  commerce.  Son  dédain  paraissait  si  peu 
affecté,  qu’on  ne  pouvait  douter  qu’il  ne  fût  un  stricte  observa- 
teur du  tabou,  et  rien  ne  prouvait  mieux  la  puissance  de  cette 
institution,  que  son  empire  absolu  sur  un  jeune  homme  comme 
lui,  dans  un  âge  où  les  passions  sont  le  plus  violentes  , sous  ce 
ciel  ardent  où  les  sexes  sont  toujours  mêlés  depuis  l’enfance,  les 
jeunes  filles  sans  aucune  retenue  et  où,  d’après  les  gestes  et  le  lan- 
gage de  tout  ce  qui  nous  entourait,  on  voyait  que  dans  ces  îles, 
on  n’attache  pas  plus  d’importance  à leur  union  qu’à  l’acte  le  plus 
simple  de  la  vie  animale,  tel  que  le  boire  et  le  manger,  où  le 
mariage  ne  prescrit  pas  même  la  fidélité,  et  où  le  plaisir  des  sens 
est  la  loi  suprême. 

Quant  aux  motifs  pour  lesquels  mon  tayo  se  les  était  interdites, 
je  ne  pus  les  découvrir.  Probablement  il  appartenait  à une  fa- 
mille de  prêtres,  et  chez  eux  c’était  peut-être  un  moyen  d’acqué- 
rir de  l’influence  sur  la  multitude,  que  de  s’élever  pour  ainsi 
dire  au-dessus  d’elle,  en  résistant  à la  plus  impétueuse  des  pas- 
sions à laquelle  elle  obéit  exclusivement,  et  qui  est  irrésistible 
pour  le  sauvage  où  la  jeunesse  n’est  préparée  à y résister,  ni  par 
l’éducation,  ni  par  la  religion,  ni  par  les  mœurs,  toutes  choses 
qui  sont  encore  souvent  si  impuissantes  chez  les  peuples  ci- 
vilisés. 

Matéomo,  qui  n’avait  pu  me  décider  à aller  coùclier  chez  lui 


280 


NOTES. 


à terre,  avait  été  obligé  de  passer  la  nuit  à bord,  ce  qui  m’avait 
beaucoup  gêné.  Mais  le  tayo,  comme  toutes  choses  de  ce  monde, 
a ses  ennuis.  La  difficulté  de  le  comprendre  me  rendait  fort 
difficile  de  prévenir  ses  besoins.  Je  le  revêtis  provisoirement 
d’une  chemise  et  je  lui  prêtai  un  manteau,  qu’en  dépit  de  la  cha- 
leur il  ne  quitta  plus  un  instant.  Tout  à bord  attirait  son  atten- 
tion, il  quittait  notre  table  pour  aller  à celle  des  matelots  goûter 
Leur  biscuit  et  leur  nourriture;  il  agissait  en  cela  suivant  l'ha- 
bitude de  son  pays,  où  les  distinctions  sont  si  peu  marquées.  Ici, 
dès  que  l’on  commence  le  repas  dans  une  habitation,  tous  les 
assistants  quels  qu'ils  soient  peuvent  y pi’endre  part  sans  en  être 
priés.  Ses  gi’ands  amusements,  pendant  ses  heures  de  loisir, 
étaient  de  chercher  à surprendre  les  coqs  dans  nos  cages , et  leur 

arracher  les  plumes  de  la  queue 

Guidés  par  Matéomo , nous  franchîmes  un  joli  ruisseau  qui 
serpente  enti’e  deux  collines  sur  un  lit  de  basalte  et  sépare  le 
village  de  Nouka-Hiva  proprement  dit  de  celui  de  Poutua,  habité 
par  la  même  tribu.  Je  remarquai  cependant  dans  les  yeux  de 
Matéomo,  dont  les  traits  commençaient  à s’épanouir  et  expri- 
maient la  joie  et  le  contentement,  qu’il  établissait  une  différence 
et  qu’il  approchait  du  foyer  domestique.  Tous  les  naturels  que 
nous  rencontrions  alors  et  ceux  devant  les  habitations  desquels 
nous  passions , lui  donnaient  des  marques  d’intérêt  auxquelles, 
en  ma  qualité  de  tayo,  je  prenais  part.  Il  l’expliquait  à chacun, 
et  je  m’entendais  appeler  de  son  nom.  On  eût  dit,  à voir  le  plaisir 
avec  lequel  on  le  l'evoyait,  que  c’était  la  première  fois  qu’il  passait 
une  nuit  hors  de  la  demeure  de  ses  pères.  Avant  d'arriver  chez 
lui,  je  remarquai,  comme  dans  le  premier  village,  plusieurs  grands 
carrés  dont  le  sol  a été  aplani  et  qui  sont  entourés  de  petites 
murailles  et  pavés  de  grandes  dalles  qui  ont  dû  servir  d’em- 
placement à de  grandes  habitations  qui  n’existent  plus.  Elles 
me  firent  penser  que  les  deux  villages  avaient  été  beaucoup  plus 
considérables  autrefois  , et  qu’ils  avaient  sans  doute  été  saccagés 


NOTES.  281 

par  les  tribus  voisines.  Car  partout  où  l’homme  habite,  on  voit  à 
côté  de  ses  constructions  les  ruines  qu’il  a enfantées  dans  sa 
colère  et  des  traces  de  guerre  et  de  destruction.  Pendant  que 
j’étais  à examiner  ces  ruines,  un  naturel  revêtu  d’un  costume 
tout  particulier,  et  armé  d une  grande  massue  arrondie  , dont  la 
poignée  était  ornée  d un  bouquet  de  cheveux  , vint  accoster  Ma- 
téomo  d un  air  amical,  et  après  avoir  lancé  sur  moi  avec  promp- 
titude un  regard  scrutateur,  ses  yeux,  qui  se  tournèrent  vers  lui, 
parurent  lui  demander  qui  j’étais.  Satisfait  de  la  réponse,  il  nous 
invita  à entrer  chez  lui,  ce  que  nous  acceptâmes  aussitôt.  J’appris 
qu’ü  se  nommait  Vavanoua  et  était  fils  d’un  ancien  chefdePoutua. 
Il  était  revêtu  en  ce  moment  du  costume  complet  du  guerrier  nou- 
ka-hivien . Sa  tête  était  ornée  d’une  espèce  de  croissant  en  forme  de 
hausse-col  et  garni  de  petites  graines  rouges  enchâssées  dans  un 
ciment  résineux  , quil  portait  autour  du  front,  à la  naissance  des 
cheveux,  comme  un  diadème.  De  tous  les  points  de  la  bordure  par- 
laient en  éventail  de  grandes  plumes  noires,  luisantes,  placées  sy- 
métriquement et  rayonnant  dans  tous  les  sens,  qui  flottaient  avec 
une  grâce  toute  particulière  au  gré  des  vents.  Ses  oreilles  étaient 
cachées  par  des  morceaux  de  moëlle  de  palmier,  taillés  de  manière 
à en  imiter  la  forme  extérieure,  en  doublant  toutes  les  dimensions 
et  qui  étaient  fixés  devant  par  des  appendices  qui  embrassaient 
l’attache  et  s’étendaient  perpendiculairement  aux  joues  de  chaque 
côté.  Il  portait  à son  cou  une  espèce  de  collier  en  fer-à-eheval , 
formé  de  plusieurs  morceaux  de  quatre  à cinq  pouces  du  même 
hois , réunis  par  de  petites  chevilles  et  taillées  de  manière  à pou- 
voir s’assembler  circulairement.  Ce  collier  était  aussi  entièrement 
recouvert  des  mêmes  graines  rouges  et  semblait  destiné  à parer 
les  coups  portés  par  l’ennemi  dans  le  combat.  Un  morceau  de 
tapa  était  jeté  négligemment  sur  ses  épaules  et  à part  la  ceinture 
étroite  qui  lui  entourait  les  reins,  on  n’apercevait  sur  tout  le 
reste  du  corps  qui  était  entièrement  nu , que  ces  dessins  de  ta- 
touage si  admirablement  faits  ,qui  distinguent  tous  ces  insulaire». 


282 


NOTES. 


Le  corps  du  jeune  Vavanoua  était  encore  loin  d’être  tout  couvert 
de  ces  signes  éminents  de  distinction.  On  remarquait  à ses  bras  , 
un  peu  au-dessous  de  l’épaule,  de  petites  ligatures  faites  avec  des 
feuilles  de  palmier  ; il  portait  autour  du  bas  de  la  jambe,  un 
peu  au-dessous  du  tendon  d’Achille,  un  petit  chapelet  de  pha- 
langes de  doigts  humains  sculptés  â jour,  qui  constituent  un  des 
principaux  ornemens  du  costume  des  guerriers  chez  ces  hommes 
sauvages.  Sa  main  droite  était  armée  d’un  de  leurs  petits  casse- 
têtes,  et  il  portait  nonchalamment  dans  l’autre  un  éventail  en 
feuille  de  palmier  tressé  en  forme  de  natte;  , ce  meuble  paraît 
aussi  indispensable  à l’accoutrement  des  gens  de  haute  naissance 
des  deux  sexes  dans  ces  îles,  qu’il  l’est  à la  toilette  complète  d’une, 
beauté  espagnole.  Le  manche  de  cet  éventail  était  un  morceau 
de  tibia  humain  sur  lequel  on  avait  sculpté  une  double  figure  de 
leurs  idoles.  Il  ne  faut  pas  cependant  juger  trop  sévèrement  d’a- 
près nos  idées,  un  pareil  emploi  des  débris  de  l’existence  humaine 
que  nous  sommes  habitués  à entourer  d’un  saint  respect;  car  les 
Nouka-hi viens,  quoique  n’ayant  qu’une  idée  très-confuse  d’une 
autre  vie,  conservent  pieusement  sous  le  foyer  domestique,  les  dé- 
pouilles mortelles  de  tous  leurs  parents  , et  les  ossements  qu’ils 
emploient  ainsi  comme  ornement,  comme  trophée,  et  qui  servent 
pour  ainsi  dire  de  jouet  à l’enfance,  sont  ceux  de  leurs  ennemis  , 
tués  pareux  au  péril  de  leur  vie  et  que  le  droit  public  des  nations 
sauvages  destine  presque  partout  à être  dévorés  par  le  vainqueur. 
A Nouka-Hiva,  comme  à Taïti,  de  pareils  festins  ont.  été  de  tous 
temps  fort  rares;  mais  le  guerrier  ne  croit  pas  qu'il  soit  plus  ci’uel 
et  plus  barbare  de  se  parer  des  dépouilles  d’un  ennemi  ; que  de 
tuer  ce  même  ennemi  à son  corps  défendant,  chose  permise  par  le 

droit  naturel  des  nations  civilisées 

Je  ne  restai  que  très-peu  de  temps  chez  Vavanoua;  il  était 
près  de  midi  quand  nous  arrivâmes  , Matéomo  et  moi,  au  terme 
de  notrecourse  qui  était  sa  demeure.  L’apparence  de  celle-ci  était 
on  ne  peut  plus  modeste,  et  elle  n’offrait  qu’une  répétition  de  la 


NOTES. 


283 


précédente.  Je  reçus  chez  lui  un  accueil  qui  se  ressentait  du  plai- 
sir qu’on  avait  à le  revoir.  Nous  arrivâmes  précisément  à l’heure 
où  ils  ont  l’habitude  de  prendre  un  de  leurs  repas,  avant  l’heure 
de  la  grande  chaleur  du  jour,  qu’ils  consacrent  généralement  au 
sommeil.  On  servi!  dans  un  grand  bol  en  bois  assez  grossier , une 
pâte  de  fruits  a peine  fermentée  de  l’année  précédente  , que  l’on 
conserve  avec  soin  dans  des  espèces  de  silos  enveloppés  dans  des 
feuilles  de  palmier,  comme  je  l’avais  déjà  vu  à Manga-Reva.  On 
versa  dessus  de  l’eau  et  du  lait  de  coco,  et  chacun  se  mit  à puiser 
avec  les  mains  dans  ce  grand  vase  ; on  parut  s’étonner  de  mon 
refus  de  prendre  part  à ce  festin.  Dans  un  foyer  en  pierresau  mi- 
lieu de  la  maison  on  avait  fait  cuire  des  bananes  et  quelques  fruits 
a pain,  fort  rares  dans  cette  saison  où  la  troisième  récolte  allait 
finir.  Je  me  régalai  d’un  de  ces  derniers  fruits  dont  le  goût  ne 
ressemble  en  rien  à celui  de  leur  pâte  fermentée,  et  je  lui  trou- 
vai un  goût  délicat  dont  n’approchèrent  jamais  ceux  que  nous 
avons  fait  cuire  à bord.  Le  taro  et  la  patate  constituent,  avec  lui , 
la  base  de  leur  nourriture  presque  tonte  végétale.  Il  est  à remar- 
quer que  ces  insulaires , comme  la  plupart  des  Polynésiens  , ne 
font  nullement  usage  du  sel  qui  est  regardé  chez  nous  comme 
un  assaisonnement  indispensable  à la  digestion  , d’après  l’ingé- 
nieuse explication  de  quelques-uns  de  nos  savants,  et  ils  ne  se 
portent  pas  plus  mal  pour  cela... 

Pendant  la  nuit , il  se  passa  à bord  un  événement  qui  fut  pen- 
dant longtemps  le  sujet  de  tous  nos  entretiens  , et  donna  lieu  à 
une  foule  de  conjectures.  Malgré  la  grande  surveillance  que  nous 
ne  cessions  d’exercer,  Mate'omo  mon  tayo,qui  depuis  mon  ar- 
rivée ne  me  quittait  pas  plus  que  mon  ombre  , disparut  pendant 
la  nuit,  en  laissant  chez  moi  plusieurs  objets  que  je  lui  avais 
donnés  et  une  partie  de  son  accoutrement.  Tout  le  mondelui  avait 
porte  jusqu’alors  un  tel  intérêt. , que  nous  cherchâmes  le  lende- 
main à pénétrer  le  motif  de  sa  fuite.  Je  fus  même  jusque  chez  lui 
pour  le  chercher.  On  l’aperçut  dans  le  village;  mais  en  nous 


284  NOTES. 

voyant  il  se  mit  à fuir.  En  revenant  à bord,  j’appris  d’un  Péruvien 
habitant  file  , que  son  aversion  était  due  à ce  qu’un  chef,  qui 
passait  pour  inspiré,  avait  rêvé,  la  nuit  précédente,  que  les  blancs 
voulaient  ôter  la  vie  à l’enfant  chéri  delà  tribu,  et  que  ce  rêve 
avait  fait  une  telle  impression  sur  les  habitants  qu’ils  -s’étaient  em- 
pressés de  le  lui  communiquer  en  l’engageant  à' nous  fuir. 

Celte  relâche  avait  rempli  le  but  que  nous  nous  étions  proposé 
en  y venant  mouiller;  les  naturels  s’étaient  toujours  montrés 
pleins  de  bienveillance  pour  nous , et  nous  n’avions  guère  à leur 
reprocher  que  quelques  vols , dont  un  fut  découvert  seulement  le 
dernier  jour  de  la  relâche,  et  valut  à mon  pauvre  tayo  une  ac- 
cusation à laquelle  son  évasion  subite  donnait  quelque  fondement. 
Un  fusikà  deux  coups  à pierre  avait  disparu  à bord,  dans  la 
chambre  de  M.  de  Montravel,  et  comme  lui  seul  avait  mis  le  pied 
dans  le  carré  des  officiers  , on  l’accusa  naturellement  de  cet  en- 
lèvement. Quoique  le  fait  ne  fût  pas  prouvé  et  ne  pourra  jamais 
1 être,  je  me  promis  bien  à l’avenir  de  ne  plus  jamais  faire,  de 
tayo , car  il  me  fut  pénible  de  voir  planer  sur  un  homme  au- 
quel nous  portions  tous  tant  d’intérêt , un- soupçon  pareil.  S’il 
est  vrai  que  Matéomo  mérita  cette  accusation , on  peut  dire  qu’il 
joua  1 innocence  à ravir  et  qu’il  nous  trompa  tous  bien  indigne- 
ment. Je  m’efforçai  toujours  de  croire  le  contraire,  malgré  les 
fortes  présomptions  qui  s’élevaient  contre  lui 

Nouka-Hiva  et  tout  le  groupe  des  îles  Marquises  , paraissent 
foi’t  loin  de  subir  la  grande  transformation  qui  s’est  déjà  opérée 
a Taïti,  aux  Sandivich  et  dans  les  autres  îles  de  la  Polynésie. 
Quels  que  soient  les  inconvénients  du  système  établi  par  les  mis- 
sionnaires anglais  et  américains  dans  ces  diverses  îles . je  crois 
qu  il  eût  mieux  valu  pour  tout  l’archipel  dè*Nouka-Iliva  de  le  su- 
bir ; car  comme  les  habitants  ne  conservent  pas  pour  cela  leurs 
mœurs  primitives  et  ce  qu’elles  avaient  de  bon  au  milieu  de  leur 
licence,  et  qu’elles  n’en  sont  pas  moins  modifiées  considérablement 
par  le  commerce  d’Européens  sans  garantie  de  moralité  , qui  ne 


NOTES. 


285 


leur  apportent  que  leurs  vices,  les  indigènes,  adoptant  avec  ar- 
deur ce  triste  accompagnement  de  la  civilisation , tombent  dans  un 
état  de  dégradation  bien  au-dessous  de  1 état  sauvage  en  très-peu 
de  temps,  sans  être  arrêtés , ni  par  l’exemple  d’une  vie  régulière, 
m par  le  frein  d’une  morale  et  d’une  religion  qui  aurait  quelque 
effet  sur  eux  pour  peu  qu’il  leur  en  fut  enseigné,  ni  par  les  régle- 
ments de  la  société  civile  dont  les  bienfaits  leur  restent  inconnus. 
Les  Européens  qui  seuls  ont  quelque  influence  sur  eux,  applau- 
dissent au  contraire  à tous  leurs  excès,  leur  fournissanttout  cequi 
peut  les  entraînera  de  plus  grands,  et  les  effets  de  leur  séjour  par- 
mi eux  sontmarqués  déjà  en  caractères  funestes.  On  leur  a apporté 
d affreuses  maladies,  qui  incurables  sans  le  secours  des  médecins, 
ont  déjà  altéré  la  constitution  de  beaucoup  d’entre  eux,  et  con- 
tribuent comme  partout  à dépeupler  ces  îles  et  à remplacer  les 
belles  générations  actuelles  par  une  race  infirme,  languissante  et 
abâtardie.  Nous  ne  pûmes  voir  à Nouka-Hiva,  sans  en  être  frap- 
pés, la  disproportion  entre  la  taille  des  hommes  et  celle  des  fem- 
mes 5 ont  eût  dit  celles-ci  d’une  autre  race,  malgré  leurs  grâces  et 
leur  physionomie.  En  les  comparant  aux  hommes , toutes  étaient 
de  vrais  avortons.  Nous  en  vîmes  se  livrer,  quoiqu’enfants, 
au  libertinage.  Je  fus  porté  à attribuer  à cette  dissolution  précoce 
leur  air  chétif;  car  l’abus  des  plaisirs  à un  âge  aussi  tendre  et 
leur  maternité  souvent  très-précoce , doivent  arrêter  tout  à coup 
leur  croissance , et  elles  deviennentcomme  ces  plantes  qu’un  soleil 
ardent  fait  pousser  et  fleurir  avec  une  rapidité  contraire  aux  lois 
de  leur  organisation  , et  chez  lesquelles  cette  maturité  hâtée  est 
tristement  compensée  par  des  apparences  grêles,  une  tige  faible 
et  une  infériorité  marquée  dans  leur  espèce. 

(M.  Dubouzet.) 

Note  4î  page  34- 

Au  dire  d’un  banian  espagnol  qui  habite  depuis  longtemps  les 


286'  NOTES. 

îles  Nouka-Hiva,  toutes  ces  peuplades  sont  constamment  en 
guerre;  dans  les  occasions  solennelles  lorsqu’il  faut  sacrifier  un 
homme  à la  divinité  ou  aux  mânes  d’un  chef  vénéré , la  tribu  fait 
irruption  sur  les  terres  de  son  voisin,  et  là  le  premier  malheu- 
reux que  l’on  rencontre  est  pris  , garotté  et  amené  sur  le  lieu  du 
sacrifice  , où  après  toutes  les  cérémonies  d’usage  il  est  mis  à mort 
et  dévoré  par  les  gros  bonnets  de  l’endroit,  attendu  que  c’est  un 
mets  trop  friand  pour  la  canaille.  On  pense  bien  que  l’ennemi  ne 
demeure  pas  en  reste  et  qu’à  son  tour  il  trouve  le  moyen  de  voler 
un  homme.  J’avoue  que  tout  cela  m’a  un  peu  l’air  de  Barbe-Bleue 
ou  du  Petit-Poucet.  Deux  Européens  qui  depuis  longtemps  vi- 
vent parmi  ces  sauvages,  me  l’ont  positivement  assuré;  cependant 
je  voudrais  le  voir. 

(Af.  Demas.') 

Noie  5,  page  34. 

Le  28,  avant  le  jour,  je  partis  dans  le  grand  canot  denotre  cor- 
vette pour  aller  lever  le  plan  de  la  baie  ou  port  Tai-Hoa  (Tchi- 
chacoff).  Le  port  situé  à 4 milles  à l’ouest  du  port  Anna-Maria, 
est  resserré  entre  des  montagnes  escarpées,  qui  le  mettent  à 
l’abri  de  tous  les  vents.  Mais  il  est  d’un  accès  plus  difficile  que 
celui  d’Anna-Maria  , surtout  pour  les  grands  navires  qui  préfé- 
reront toujours  ce  dernier,  fort  bon  aussi.  Au  jour  je  me  trouvai 
à l’entrée  de  ce  port  et  je  vis  immédiatement  des  habitants  courir 
de  toutes  parts  de  la  baie  vers  la  plage  de  débarquement,  sur  la- 
quelle je  me  dingais.  La  vue  des  espingoles  qui  armaient  mon 
canot  me  parut  les  effrayer  d’abord.  Mais  ils  furent  bientôt  ras- 
surés quand  ils  me  virent  descendre  sans  armes  au  milieu  d’eux, 
accompagné  de  mon  interprète;  je  le  chargeai  de  leur  dire  que 
nous  venions  en  anus  pour  leur  acheter  des  vivres  et  exécuter  un 
travail , qu’ils  eussent  à être  bons  et  honnêtes  avec  nous,  sans 


NOTES..  287 

quoi  ils  seraient  sévèrement  châtiés.  Le  chef  de  cette  partie  de  la 
baie  me  présenta  sa  main  en  signe  d’amitié  et  je  commençai  im- 
médiatement mon  travail,  laissant  nos  deux  commissaires  faire 
leurs  marchés  de  vivres.  Cette  baie , l’une  des  plus  jolies  que  l’on 
puisse  voir,  n’a  plus  que  2Ôo  mètres  d’ouverture.  Elle  s’élargit 
à mesure  que  l’on  s’y  enfonce,  et  se  trouve  divisée  en  deux  par 
une  pointe  qui  avance  au  sud  et  forme  ainsi  dans  le  fond  deux 
baies  on  ne  peut  plus  gracieuses  ; celle  de  l’ouest  surtout.  Celle- 
ci  est  l’embouchure  d’une  vallée  délicieuse  encaissée  entre  une 
chaîne  de  montagne  à l’est  et  des  montagnes  qui  s’élèvent  per- 
pendiculairement à une  hauteur  de  ooo  à 4oo  mètres.  Cette  pe- 
tite vallée  qui  n’a  pas  plus  de  4oo  mètres  de  large,  remonte  au  nord 
à la  distance'de  trois  milles  et  est  fertilisée  par  une  petite  rivière 
qui  coule  doucement  vers  une  épaisse  forêt  de  bananiers,  de  co- 
cotiers, d’arbres  à pain,  de  pandanus,  etc.  Des  cases  semées  sur 
ses  bords  dans  des  positions  habilement  choisies,  concourent  à 
en  faire  une  vallée  enchantée.  Les  personnes  chargées  de  l’achat 
des  vivres  eurent  beaucoup  de  peines  à arriver  à leurs  fins,  soit  in- 
habileté, soit  mauvaise  volonté  de  la  part  des  naturels,  ils  ne  pu- 
rent se  procurer  que  dix  cochons,  au  lieu  de  vingt  qu’ils  désiraient 
avoir.  Ils  faillirent  se  faire  une  mauvaise  affaire  qui  cependant 
s’arrangea  amicalement.  L’un  d’eux  entrant  en  chasseur  dans  la 
vallée,  s’amusa,  à l’instigation  de  quelques  jeunes  naturels,  à tirer 
sur  d’innoffensives  poules  que  l’on  ne  voulait  pas  nous  vendre  sous 
Je  prétexte  quelles  étaient  tabouées.  Quelques  vieillards  plus  su- 
perstitieux que  les  jeunes  qui  poussaient  des  cris  de  joie  à chaque 
coup  de  fusil,  allèrent  se  plaindre  au  roi  qui  accourut  furieux  sur 
le  lieu  du  délit.  Tl  cria,  gesticula  en  plejn  vent  pendant  une  de- 
mi-heure, mais  il  se  calma  quand  l’interprète  lui  dit  que  nous 
ignorions  le  tabou  et  que  le  délinquant  était  prêt  à payer  le  dom- 
mage. Il  répondit  que  ça  n’était  pas  avec  des  présents  que  l’on 
pouvait  effacer  un  crime,  qui  ne  trouvait  d’excuse  que  dans  notre 
ignorance,  et  il  s’en  fut.  Mon  domestiqne  grenoblois,  à idées  fan- 


288  NOTES. 


lasques,  voyant  onze  hommes  garder  un  moraï  somptueusement 
orné  d’étoffes  de  toutes  couleurs,  eut  la  curiosité  de  s'en  approcher  ; 
on  lui  fit  entendre  que  c’était  le  moraï  de  feu  le  père  et  le  prédéces- 
seur du  roi  Mateotéy  et  qu’il  était  tabou.  Au  moyen  d’une  galette 
de  biscuit,  il  parvint  cependant  à fléchir  les  gardes  qui  le  laissè- 
rent entrer.  Non  content  de  cela,  il  conçut  le  bizarre  projet  d’avoir 
quelque  partie  du  squelette  pour  me  l’apporter..  Mais  comment 
faire?  il  prit  à la  main  quelques  morceaux  de  biscuit  et  les  jeta  au 
loin  dans  les  arbustes.  Il  avait  bien  jugé  les  hommes  préposés  à 
la  garde  de  ce  lieu  sacré;  tous  se  précipitèrent  après  l’appât  qui 
leur  était  jeté,  et  mon  homme  saisissant  adroitement  l’instant  fa- 
vorable, arracha  une  côte  de  squelette,  la  mit  dans  sa  poche,  et 
s’en  fut  tranquillement.  Nul  doute  que  s’il  avait  été  vu  il  eût 
payé  de  sa  vie  cette  violation  du  moraï  sacré,  et  que  par  suite 
nous  eussions  eu  un  engagement  sérieux  avec  cette  tribu.  Aussi 
je  le  gourmandai  vertement  quand  il  m’apporta  son  trophée; 
mais  je  ne  pus  m’empêcher  de  rire  intérieurement  de  son. 
adresse.  . 

Je  passai  seul  vers  onze  heures  dans  la  baie  de  l’est,  pour  ter- 
miner mon  travail  ; elle  est  plus  spacieuse  que  la  première,  mais 
presque  inhabitée.  La  vallée  qui  y aboutit  se  termine  prompte- 
ment à une  chaîne  de  montagnes;  elle  est  peu  fertile  en  comparai- 
son de  la  première.  Aussi  n’y  voit-on  que  quelques  cases.  Cette 
baie  est  du  reste  .la  seule  ou  puissent  mouiller  les  navires,  l’autre 
étant  trop  petite.  Une  fois  mon  travail  terminé,  je  retournai  auprès 
de  mes  compagnons  que  je  trouvai  occupés  à faire  préparer  notre 
dîner,  composé  des  poules  qui  le  matin  avaient  failli  nous 
brouiller  avec  les  naturels.  Quand  nous  voulûmes  faire  cuire 
notre  pitance,  ceux-ci  nous  objectèrent  le  tabou  pour  tous  les 
points  de  la  baie,  hors  un  arbre  isolé,  sous  lequel  il  nous  fut 
loisible  d’allumer  du  feu.  Pendant  que  nous  étions  à préparer 
' notre  dîner,  la  reine  arriva  suivie  de  ses  serviteurs;  elle  venait  sur 
le  bord  de  la  mer  au  milieu  d’un  groupe  de  femmes,  elle  pouvait 


NOTES.  289 

avoir  25  ans  environ  ; elle  était  petite  et  replelte  et  n’était  nulle- 
ment jolie.  Tout  son  costume  consistait  en  une  pièce  d’étoffe 
blanche  jetée  sur  ses  épaules;  elle  partit  peu  après  avoir  satisfait 
sa  curiosité. 

La  nuit  était  venue  quand  nous  eûmes  fini  notre  frugal  repas, 
<3t  cependant  je  me  décidai  à partir  à l’instant  même  pour  re- 
tourner à bord  , préférant  rester  une  partie  de  la  nuit  à la 
mer  plutôt  que  de  passer  une  mauvaise  nuit  au  milieu  de  cette 
tribu  avec  laquelle  le  moindre  incident  pouvait  amener  une  rup- 
ture. 

(M.  de  Montrav el . ) 

Noie  6,  page  34- 

Les  jeunes  filles  étaient  contentes  de  se  trouver  avec  nous,  à 
çe  qu’il  paraît;  car,  sur  une  simple  demande  de  notre  part,  elles 
s’empressèrent  de  nous  donner  un  échantillon  des  danses  et  des 
chants  du  pays. 

Elles  se  rangèrent  sur  deux  files  en  se  faisant  face.  Elles  étaient 
assises  et  leurs  jambes  étaient  entrelacées.  Une  d’enti'e  elles,  qui 
me  faisait  l’effet  de  conduire  le  chant,  entonna  une  façon  de 
strophe  dont  l’expression  était  interrogative,  et  dès  qu’elle  eut 
fini  toutes  les  autres  répondirent  par  un  mot  fortement  prononcé 
et  suivi  cl’un  court  silence.  Elles  semblèrent  ensuite  expliquer  le 
motif  qui  les  avait  engagées  à prononcer  ce  oui  ou  non  en  chan- 
tant en  chœur  une  espèce  de  pot-pourri  et  en  remuant  en  même 
temps  les  mains  et  les  doigts  avec  une  souplesse  et  une  vivacité 
admirables.  Portant  leurs  mains  à droite,  à gauche  et  en  avant 
d’elles,  les  modulations  de  leurs  voix  semblaient  prendre  tantôt 
un  ton  de  repxoche.,  tantôt  une  autre  expression  pour  arriver  à 
une  finale  inteiTogative  pour  celle  qui  avait  commencé  le  chant. 
Celle-ci  répondait  h son  tour,  mais  elle  était  aussitôt  interi’ompue 
d’une  manière  sèche  et  brève  par  toixtes  les  auti’es,  qui  recoin- 


290 


NOTES. 


mençaient  leurs  mouvements  de  mains  et  leurs  chants.  Leurs 
mesures  étaient  de  trois  temps,  et  ces  voix  insulaires,  qui  parais- 
saient, du  reste,  s’accorder  assez  bien,  trouvèrent  des  admira- 
teurs. Quant  à moi,  qui  ne  suis  pas  musicien,  il  m’a  semblé  que 
c’était  une  symphonie  abominable. 

La  danse  qu’elles  exécutèi'ent  ensuite  est  tout  simplement  et 
tout  bonnement  une  bonne  cbika  de  nègres  de  la  côte  d’Afrique. 
La  seule  différence  qu’on  peut  y trouver,  c’est  qu’au  cynisme  des 
gestes,  elles  joignent  encore  celui  des  paroles.  Dans  celte  danse, 
du  reste,  elles  observent  un  ensemble  qui  est  assez  curieux  et  qui 

n’est  même  pas  à mon  sens  sans  mérite 

Après  avoir  causé  un  instant  avec  Kapoua,  la  tante  de  la  reine, 
je  me  résignai  à lui  offrir  de  petits  présents  en  rapport  avec  mes 
moyens  ; mais  elle  me  refusa,  en  me  faisant  entendre  qu’elle  était 
tabouéepour  les  gens  qui  n’étaient  pas  chefs,  et  qu’elle  ne  pouvait 
par  conséquent  rien  accepter  de  moi.  J’avais  cependant  une 
grande  envie  de  gagner  ses  bonnes  grâces  , car  je  désirais  vive- 
ment faire  son  portrait.  Cette  femme  avait  un  bras  charmant,  et 
sa  main  aurait  pu  servir  de  modèle  dans  un  atelier  d’étude.  Un 
tatouage  gracieux  et  bizarre  garnissait  son  épaule  et  descendait  le 
long  de  l’humérus  en  présentant  à l’œil  des  dessins  de  poissons, 
d’instruments  divers,  pour  se  resserrer  ensuite  vei’s  le  milieu  de 
l’avant-bras  en  lignes  circulaires. et  rapprochées,  et  couvrir  toute 
la  main.  Je  ne  puis  exprimer  l’effet  de  ce  tatouage  qu’en  le  com- 
parant à un  gant  de  soie  noire  et  à jour  que  les  dames  espagnoles 
portent  quelquefois . 

(M.  Marescot.) 

Note  7,  page  34- 

Le  i4août^i838  nous  quittons 3e  groupe  de  Manga-Reva  ; le 
1 6 l’archipel  des  Marquises  s’élève  devant  nous;  le  lendemain 
nous  prolongeons  de  très  près  l’île  d’O-Hivaoa,  et  nous  con- 


NOTES.  291 

templons  a notre-  aise  cette  belle  montagne  exhumée  des  pro- 
fondeurs de  la  terre  et  de  l’Océan.  De  grandes  forêts  couronnent 
les  hauteurs  d’G-Hivaoa,  se  pressent  sur  les  revers  de  ses  ravins, 
s’étendent  jusque  sur  ses  promontoires  et  bordent  toute  cette  côte 
escarpée.  Çà  et  là  le  passage  des  torrents  a creusé  la  falaise  ; de 
ses  découpures  sortent  des  cascades;  elles  apparaissent  sous  des 
voûtes  de  branches  et  de  feuilles  ; des  lianes  enlacées  les  accom- 
pagnent dans  leur  chute.  Le  pic  principal  s'élance  du  milieu  de 
la  plus  riche  végétation,  où  son  aridité  de  ruine  contraste  de  la 
manière  la  plus  pittoresque  : il  porte  encore  les  traces  du  feu  qui 
jadis  s échappait  de  son  cône  brûlé  , mais  il  est  aujourd’hui  une 
source  de  fécondité  : il  conjure  les  nuages  de  son  vaste  horizon, 
il  en  condense  les  vapeurs  comme  par  un  contact  magique,  l’eau 
ruisselle  de  toute  part  et  ses  flots  écumeux  dessinent  au  loin  les 
rives  de  ce  front  séculaire  qui , malgré  son  grand  âge  , alimente 
une  nature  toujours  jeune.  Ainsi,  d’imposantes  scènes  de  dé- 
sordre préludèrent  au  calme  et  à la  fertilité  d’O-Hivaoa  : sous  ce 
rapport  cette  de,  ainsi  que  toutes  celles  qui  couvrent  la  vaste 
étendue  des  mers,  ne  fit  que  subir  la  loi  commune,  puisque  par- 
tout de  grandes  révolutions  préparèrent  les  harmonies  de  la 
physique  du  -globe  ; mais  toutes  ,ces  terres  isolées  doivent- 
elles  précisément  leur  formation  à la  même  cause  que  les 
glandes  terres?  Les  habitants  eu  sont-ils  primitivement  abo- 
rigènes, ainsi  que  tout  porte  à le  croire  pour  chacun  des  con- 
tinents? 

La  puissance  qui  remania  notre  planète  et  lui  donna  sa  confi- 
guration actuelle,  s’est  successivement  épuisée  à partir  du  mo- 
ment où  commencèrent  à se  former  les  nombreux  volcans  d’où 
s’échappèrent  ou  s’échappent  encore  les  vapeurs  et  les  gaz  du 
sein  de  la  terre  : de  cette  époque  datent  les  périodes  succes- 
sivement témoins  des  diverses  modifications  de  la  vie  et  de 
ses  étonnants  phénomènes.  Le  squelette  du  globe  devint  plus 
stable  et  les  perturbations  générales  ne  furent  plus  le  ré- 


sultat  des  réactions  chimiques  de  ses  éléments , mais  du  dé- 
placement des  mers  par  suite  de  variations  dans  l’ensemble 
des  gravitations  célestes.  La  présence  des  fossiles  terrestres  pro- 
prement dits , parmi  les  terrains  d’alluvion , établirait  suffi- 
samment la  cause  de  ces  grands  flux  et  reflux,  en  supposant 
même  que  l’on  n’eût  point  trouvé,  au-delà  de  la  ligne  polaire 
arctique,  les  dépouilles  d’animaux  propres  à la  zone  équatoriale. 
Ce  ne  fut  qu’après  plusieurs  essais  de  la  nature  et  comme  après 
plusieurs  oscillations  entre  le  chaos  et  la  création , que  la  terre 
fut  apte  à produire  des  végétaux  plus  compliqués  et  des  animaux 
aussi  plus  parfaits  : l’homme  se  montre  alors  au  sommet  de  la 
série  des  êtres  animés  ; l’homme,  ce  terme  de  tant  d’admirables 
combinaisons,  lesquelles  ne  pouvaient  s’arrêter  à la  création 
de  la  brute  incapable  d’apprécier  et  de  profiter  de  l’ensemble  de 
tant  de  merveilles  ! Or,  partant  de  ce  principe,  chaque  jour  con- 
firmé par  l’observation,  que  partout  où  naît  un  être  quelconque 
se  trouvent  d’avance  toutes  les  conditions  indispensablement  liées 
à l’usage  de  ses  organes  spéciaux  ; il  nous  est  impossible  de 
douter  que  les  continents  n’aient  été  les  premiers  points  du  globe 
habités  par  les  races  humaines,  parce  qu’ils  possédèrent  les  pre- 
miers tout  ce  qui  est  nécessaire  à l’éducation  et  à la  prospérité 
des  institutions  de  l’homme  : stabilité  du  sol,  grands  cours  d’eau 
à travers  des  plaines  étendues,  végétation  puissante  revêtant  des 
formes  variées,  animaux  multipliés. 

Non-seulement  les  îles  manquent  de  tous  ces  avantages,  mais 
aussi,  elles  sont  volcaniques-,  à ce  titre,  elles  appartiennent 
à une  date  postérieure  aux  soulèvements  actuel  des  continents  : 
il  est  donc  certain  que  les  races  humaines  étaient  depuis  bien 
du  temps  répandues  sur  la  surface  des  grandes  divisions 
terrestres,  quand  la  plupart  des  îles  apparurent  au-dessus  des 
flots.  D’ailleurs  en  raison  de  son  intelligence,  l’homme  ne 
pouvait  être  prédestiné  à vivre  dans  un  espace  si  circonscrit  ; 
son  destin  ne  pouvait  s’accomplir  que  dans  un  milieu  favo- 


NOTES.  293- 

l'able  à l’usage  de  cet  organe  intellectuel  qui  en  fait  un  être  à 
part.  En  lui  donnant  le  jour,  il  fallait,  pour  être  conséquent, 
qu’il  fût  le  lien  entre  le  créateur  et  la  création,  que  la  nécessité  le 
rattachât  à ces  innombrables  réciprocités  de  causes  et  d'effets  qui 
nous  entourent.  Pouvait-il  donc  en  être  de  lui  comme  d’un  simple 
animal  exclusivement  propre  à un  petit  nombre  de  localités? 
Non,  aussi  s’est-il  successivement  approprié  tous  les  climats  , et 
ce  fut  une  conquête  de  son  esprit  : tellement,  qu’il  s’étendit  d’au- 
tant plus  vite  que  le  degré  d’intelligence  de  sa  race  était  plus 
élevé  : le  nombre  des  besoins  de  cette  race  fut  pour  ainsi  dire  me- 
suré sur  le  nombre  de  ses  capacités.  Aussi,  les  contrées  les  plus 
fertiles  furent-elles  mises  à la  disposition  de  l’intelligence  la  mieux 
partagée  : les  terrains  ingrats  reçurent  des  habitants  indolents, 
d’une  indifférence  à toute  épreuve , faciles  à contenter , mais 
aussi  d'une  nature  moins  parfaite.  Il  y a un  vide  immense  entre 
l’homme  et  le  singe  ; à ce'  dernier  s'arrête  réellement  la  série  ani- 
male, mais  on  ne  saurait  se  refuser  à reconnaître  que  le  premier 
n’offre  des  modifications  de  formes  physiques  et  d’entendement 
qui  constituent  une  véritable  série  humaine.  Dans  la  suite  des 
temps  les  événements  eurent  une  grande  influence  sur  l’intellect 
de  l’homme  : une  foule  de  nécéssités  contrarièrent  ses  projets, 
le  forcèrent  à s’expatrier  et  à s’établir  dans  des  lieux  moins  fé- 
conds que  ceux  dont  il  é£ait  originaire  ; il  plia  sous  le  joug 
des  vicissitudes,  mais  il  s’abrutit;  en  perdant  le  cercle  de  ses  rela- 
tions il  perdit  aussi  l’occasion  d’exercer  sa  pensée  ; de  là  sans 
doute  l’état  sauvage  où  restèrent  si  longtemps  tant  de  peuples  : 
de  ce  nombre  furent  les  habitants  des  îles. 

Quant  à cette  idée  qui  voudrait  rattacher  l’existence  de  ces 
petites  terres  isolées  au  milieu  de  l’Océan  à celle  d’un  continent 
aujourd’hui  submergé,  c’est  une  explication  commode  pour  se 
rendre  compte  de  la  dispersion  de  la  race  humaine  dans  l’Océanie, 
mais  elle  ne  soutient  point  la  critique.  En  effet,  toutes  les  chaînes 
découvertes  dans  les  parties  intertropicales  -de  l’Asie  orientale 


294 


NOTES. 


s’étendent  du  N.  O.  au  S.  E.;  en  Amérique  , dans  les  mêmes 
limites,  elles  reprennent  cette  direction  après  s’en  être  écartées 
un  moment  entre  Quito  et  l’isthme  de  Panama;  or,  ces  deux 
limites  E.  et  O.  du  grand  Océan  appartiennent  à la  formation 
granitique.  Les  îles,  au  contraire,  sans  excepter  un  assez  grand 
nombre  de  celles  de  l’archipel  Indien,  sont  le  produit  des  forma- 
tions ignées,  aussi  n’affectent-elles  pas  de  directions  régulières,  et 
lorsqu’elles  semblent  en  adopter  une,  elle  est  opposée  à celle  du 
système  continental  : c’est  ce  qu’on  observe  pour  Java,  Ballyr 
Sumbawa,  Flores,  Ombay  et  pour  une  partie  d.e  Timor.  Les  îles 
de  l’Océanie  n’offrent  que  le  groupement  irrégulier  de  plateaux 
sous-marins,  ou  de  montagnes  élevées  au-dessus  de  la  mer  t 
plusieurs,  comme  Manga-Reva,  furent  élevées  sur  une  même  et 
unique  base  et  couronnent  la  circonférence  d’un  cratère  aujour- 
d’hui comblé  par  les  coraux.  Elles  offrent  un  excellent  exemple 
de  ce  que  l’on  nomme  groupe.  Les  Marquises  sont  répandues 
sur  un  plus  grand  espace  et  n’ont  de  commun  que  leur  voisi- 
nage ; chacune  d'elles  eut  son  foyer  particulier  r leur  ensemble 
forme  ce  que  l'on  appelle  un  archipel.  Ces  groupes,  ces  archipels, 
et  même  chacune  des  îles  de  chaque  archipel , sont  séparés  par 
de  grandes  profondeurs,  et  ces  masses  de  basalte,  de  lave,  de 
glaise  et  de  débris  marins  se  sont  amoncelées  en  laissant  intacte 
autour  d’elles  l’immensité  des  mers  ;* ce  qui  n’aurait  certainement 
pas  lieu,  si  elles  étaient  les  sommités  de  grandes  terres  submer- 
gées, le  fond  présenterait  alors  des  inégalités  sensibles  et  donne- 
rait facilement  la  preuve  d’une  élévation  graduelle  aux  approches 
de  la  côte. 

Nous  étudierons  encore  par  nous-mêmes  tous  ces  faits  intéres- 
sants ; notre  voyage  nous  en  donnera  souvent  l’occasion  ; mais 
en  attendant  celte  satisfaction  , il  m’est  démontré  que  les  indi- 
gènes de  l’Océanie  ne  s’y  sont  établis  que  longtemps  après  la  dis- 
persion de  la  race  mongole  sur  les  continents  et  que  leurs  colo- 


NOTES.  295 

nies,  ainsi  que  le  sol  quelles  habitent,  appartiennent  à des  temps 
relativement  modernes. 

[M.  Hombron.') 

Note  8,  page  34- 

Aujourd’hui  nous  avons  poussé  plus  loin  nos  excursions  ; 
suivis  de  deux  ou  trois  jeunes  sauvages,  gais,  légers,  qui  se  dis- 
putaient à qui  porterait  nos  gibecières,  nous  nous  enfonçâmes 
dans  la  foi'êt  dans  le  but  de  tuer  quelques  oiseaux.  Lorsque  nous 
eûmes  dépassé  la  limite  des  habitations,  nous  entrâmes  sous  ces 
belles  voûtes  de  feuillages  de  formes  et  de  nuances  si  diverses. 
On  suit  un  petit  sentier  à peine  tracé  au  milieu  de  la  forêt  naine 
d’arbustes,  de  plantes  gigantesques,  gazon  de  cette  végétation 
grandiose.  Les  palmiers  nains,  les  larges  feuilles  de  l’arum, 
les  goyaviers  s’entremêlaient  au  lacis  inextricable  des  lianes  qui 
s’élancaient  en  serpentant  jusqu’aux  sommets  des  plus  grands 
arbres.  Au  milieu  de  cette  verdure  gaie,  une  charmante  le'gu- 
mineuse  secoue  ses  aigrettes  de  gousses  , qui,  en  s’entr’ouvrant, 
laissent  voir  leurs  grains  d’un  rouge  6i  éclatant,  à l’œil  noir,  pa- 
rure de  jais  et  de  corail.  De  jolis  moucherolles  voltigent  çà  et 
là,  faisant  entendre  leur  petit  cri  à notre  approche,  se  poursui- 
vant, fuyant,  puis  revenant  sans  crainte  se  poser  à quelques  pas 
de  nous.  Le  plumage  de  ces  oiseaux  offre  un  contraste  des  plus 
bizarres  : la  femelle  est  de  couleur  fauve,  le  mâle  jeune  est  d’un 
noir  foncé,  et  lorsqu’il  est  vieux,  son  plumage  devient  d’une 
blancheur  éclatante. 

Bientôt  nous  arrivâmes  sous  un  massif  de  cocotiers,  au  som- 
met desquels  l’œil  exercé  de  nos  jeunes  guides  nous  fit  aperce- 
voir de  toutes  petites  perruches  , suçant  le  miel  des  fleurs  ; nous 
en  eûmes  bientôt  abattu  quelques-unes  ; c’était  vraiment  de 
charmants  oiseaux,  de  la  grosseur  d’un  moineau  franc  ; elles 
avaient  le  dos  d’un  beau  bleu  , le  dessous  du  corps  d’un  bleu 


296 


NOTES. 


verdâtre  de  saphir,  le  bec  et  les  pattes  d’un  rouge  de  corail. 
Leur  langue  est  terminée  en  pinceau,  afin  de  sucer  le  miel  des 
fleurs  de  cocotier , leur  unique  nourriture.  L’endroit  où  nous 
nous  trouvions  était  délicieux  de  fraîcheur;  un  petit  ruis- 
seau murmurait  à nos  pieds,  nous  nous  y arrêtâmes  pour  dé- 
jeuner : les  provisions  furent  étalées  sur  l’herbe.  Nos  guides, 
jaloux  de  contribuer  au  repas,  grimpèrent  comme  des  singes  sur 
les  cocotiers  et  en  firent  tomber  plusieurs  fruits.  Le  plus  embar- 
rassant pour  nous  était  de  les  ouvrir  ; mais  nos  pourvoyeurs 
nous  eurent  bientôt  tirés  d’embarras;  à peine  descendus,  ils  se 
mirent  à enlever  à belles  dents  toute  la  pulpe  tenace  et  filan- 
dreuse qui  entoure  la  noix,  qu’ils  nous  présentèrent  entièrement 
dépouillée  en  quelques  instants.  Pour  notre  compte,  s’il  nous 
avait  fallu  obtenir’  un  semblable  résultat  avec  les  mêmes  moyens, 
nous  serions,  je  crois,  plutôt  morts  de  soif. 

Lorsque  la  noix  est  ainsi  dépouillée,  on  frappe  avec  un  caillou 
quelques  coups  autour  de  l’une  des  extrémités  , qui  s’enlève 
comme  une  calotte.  Nos  jeunes  sauvages  se  montrèrent  friands 
du  biscuit  et  du  pain,  mais  ils  rejetèrent  le  fromage  avec  dégoût. 
Ils  avalèrent  aussi  un  peu  d’eau-de-vie , non  sans  faire  la  gri- 
mace. En  revanche  ils  se  bourrèrent  d’amande  de  coco. 

Notre  repas  terminé, nous  nous  remîmes  en  route  pour  continuer 
notre  chasse  ; le  soleil  était  alors  dans  toute  sa  force,  la  chaleur 
était  insupportable.  Nous  grimpions  avec  peine  les  flancs  escarpés 
d’une  colline  ; à chaque  pas  les  broussailles  devenaient  plus 
épaisses  ; enfin  nous  arrivâmes  au  sommet  accablés  de  fatigue  et 
de  chaleur.  Mais  là,  nous  fûmes  bien  dédommagés  de  nos  peines 
par  la  perspective  délicieuse  qui  s’offrit  à nos  regards  ; la  baie 
s’arrondissait  à nos  pieds  , déployant  sur  la  plage  de  galets  sa 
blanche  ceinture  d’écume.  Nos  deux  corvettes  étaient  là  , pares- 
seusement endormies  , se  réfléchissant  en  lignes  noii’es  et  trem- 
blottantes  dans  cette  eau  à peine  ridée'par  la  brise,  qui,  plus  haut, 
inclinait  le  feuillage  et  faisait  balancer  les  têtes  des  cocotiers.  A 


NOTES. 


297 


l’horizon,  la  mer  bleue,  infinie,  se  confondant  presqu’avec  le  ciel. 

Assis  au  pied  de  quelques  eucalyptus  , qui  rendaient  un  son 
plaintif  et  monotone  frappés  par  la  brise,  nous  restâmes  long- 
temps en  contemplation  devant  ce  gracieux  paysage. 

Pendant  deux  longues  années  encore  nous  avions  à tracer 
notre  sillon  sur  cette  mer  sans  bornes  avant  de  revoir  la  patrie! 

Au  bout  de  quelque  temps,  nos  petits  sauvages  , qui  rôdaient 
çà  et  là,  vinrent  me  tirer  de- ma  rêverie  : ils  me  montraient  du 
doigt  le  sommet  d’an  grand  Eoa,  ou  arbre  des  banians,  en  me 
répétant  le  mot  manou  (oiseau).  Je  regardai  longtemps  sans  rien 
voir  ; à la  fin,  quelques  mouvements  que  fit  l’oiseau  me  le  firent 
distinguer  au  milieu  du  feuillage,  dont  il  avait  la  couleur;  je  le 
tirai  aussitôt  et  l’abattis  : c’était  la  jolie  tourterelle  kurukuru, 
dont  nous  devions  rencontrer  une  variété  dans  chaque  île  de 
l’Océanie.  Si  cet  oiseau  pouvait  vivre  sous  notre  climat  tempéré, 
il  serait  l’ornement  des  volières.  Cette  tourterelle  , un  peu 
moins  grosse  que  celle  d’Europe,  a tout  le  dessus  du  corps  d’un 
beau  vert  vif  et  mat  : le  dessous  est  jaune,  avec  une  tache  rouge 
sur  la  poitrine.  Le  dessus  de  la  tête  est  couvert  d’une  calotte  du 
plus  beau  carmin.  En  peu  de  temps  nous  en  tuâmes  plusieurs 
sur  le  même  arbre,  dont  elle  venaient  probablement  manger  les 
baies.  Cet  oiseau,  et  les  deux  autres  décrits  plus  haut,  sont  les 
seuls  que  nous  ayons  vus  pendant  notre  relâche,  indépendam- 
ment de  petites  hirondelles  noires  très-communes.  On  doit  ce- 
pendant en  trouver  d’autres  espèces,  sur  d’autres  endroits  del’île. 

Ce  malin  on  s est  aperçu  que  1 M aléomo^  le  tayo  du  lieutenant, 
n était  plus  à bord  ; personne  ne  l’avait  vu  partir  ; on  ne  savait 
comment  expliquer  cette  disparution  subite,  lorsque  M.  de  Mon- 
tra vel  s’aperçut  que  son  fusil  lui  manquait;  dès- lors  tout  fut 
expliqué.  Le  fusil , à pierre  et  luisant,  était  placé  dans  un  coin, 
vers  la  porte  de  sa  chambre;  un  des  grands  plaisirs  de  Matéomo 
à bord  était  de  prendre  ce  fusil  et  de  se  promener  majestueuse- 
ment sur  le  pont,  à l’instar  d’une  sentinelle.  Le  pauvre  garçon 


2«8  NOTES. 

n’avait  pu  résister  à son'  envie  ; il  s’était  enfui  à la  nage  pendant 
la  nuit,  emportant  l’arme  précieuse. 

Après  déjeuner  nous  allâmes  à sa  case  , mais  il  n’était  plus  là. 
Les  femmes  nous  dirent  qu’il  était  allé  dans  la  montagne. 

En  revenant  je  passai  devant  la  case  où  avait  eu  lieu  la  veille 
la  cérémonie  du  morai.  Sur  la  plate-forme , devant  la  case,  se 
trouvait  un  énorme  cochon  rôti,  posé  sur  des  feuilles  de  bana- 
nier. Dans  la  case,  une  nombreuse  réunion  continuait  les  ré- 
jouissances gastronomiques  de  la  veille.  Je  m’approchai , mais 
les  convives , peu  flattés  de  ma  venue , poussèrent  des  grogne- 
ments comme  des  dogues  en  possession  d’un  os  ; je  jugeai  pru- 
dent de  me  retirer. 

(A/.  Jacquinot.') 

Note  9,  page  34- 

Les  objets  de  l’usage  le  plus  commun  et  que  l’on  rencontre  dans 
toutesiles  cases  sont  des  nattes,  des  gourdes,  des  tasses  en  noix  de 
coco,  des  berceaux  pour  les  enfants,  de  petits  coffres,  des  jattes 
en  bois  et  des  calebasses.  Un  morceau  de  bois  rond  et  un  battoir 
leur  suffisent  pour  la  fabrication  de  leurs  étoffes.  11  suffit,  pour  la 
confectionner,  de  la  battre  sur  la  pièce  en  bois,  tandis  que  de 
l’autre  main  on  l’étend  et  on  y jette  de  temps  en  temps  quelques 
gouttes  d’eau  pour  y entretenir  l’humidité.  Quant  l’étoffe  est  dé- 
chirée, il  suffit  de  rapprocher  les  bords  de  la  déchirure  et  de  la 
battre  pour  la  réunir. 

Leurs  pirogues  sont  de  différentes  grandeurs;  j’en  ai  remarqué 
une  entre  autres  qui  avait  à peu  près  les  dimensions  suivantes  : 
longueur  4o  pieds,  largeur  1 5 pouces,  profondeur  18.  Ces  em- 
barcations sont  construites  avec  des  morceaux  d’arbres  à peine 
réunis  entre  eux  par  des  fibres  decoco.  Les  coutures  sont  recour- 
vertes  intérieurement  et  extérieurement  de  bandes  de  bambous 
garnies^  de  brou  de  coco,  pour  interdire  le  passage  à l’eau  qui 


NOTES. 


299 


néanmoins  arrive  en  assez  gFande  quantité  pour  qu’une  op  deux 
personnes  soient  constamment  occupées  à la  vider.  Pour  donner 
à ces  pirogues  plus  de  stabilité,  elles  sont  munies  d’un  balancier 
formé  de  trois  pièces  de  bois  assemblées.  La  proue  quelquefois 
est  assez  grossièrement  sculptée  , et  ornée  de  deux  planches 
qui  peuvent  servir , je  pense , à fendre  la  lame  pour  donner 
une  plus  grande  vitesse  à la  pirogue.  L’ancre  se  termine  par 
une  longue  pointe  recourbée  qui  s’avance  à 8 ou  io  pieds. 
Leurs  pagaies  sont  de  forme  elliptique,  le  manche  est  court  et 
d’un  bois  assez  dur.  L’intérieur  de  ces  pirogues  est  garni  de  petits 
crans  en  bois  sur  lesquels  on  place  des  planches  pour  servir  de 
sièges  aux  rameurs.  Ils  ont  d’autres  pirogues  plus  petites  qui  ser- 
vent pour  l’usage  habituel  et  qui  souvent  ne  sont  que  des  troncs 
d’arbres  creusés  ou  les  fonds  de  quelques  vieilles  embarcations. 
Leur  voile  est  de  la  forme  d’un  triangle  rectangle  et  placée  de 
manière  à ce  que  l’hypothénuse  forme  le  bas-côté. 

(Af.  Gervaize.') 

Note  10,  page  34- 

Le  capitaine  du  navire  américain  le  Roscoff  est  venu  à bord. 
Ce  navire  est  un  baleinier  parti  depuis  3o  mois;  il  n’a  que  700 
barils  d’huile.  Un  assez  grand  nombre  de  baleiniers  fréquentent 
cette  baie  pour  y chercher  des  vivres  frais.  Ils  s’y  procurent  des 
cochons,  des  ignames,  du  taro  et  des  patates  douces,  cultivées  par 
la  petite  colonie  européenne  qui  s’y  trouve.  Hutchinson,  le  plus 
instruit  de  ces  colons  (la  plupart  déserteurs  ou  convicts)  et  qui 
ne  s’est  établi  à Nouka-Hiva  qu’à  la  suite  d’un  différend  avec  le 
capitaine  du  navire  dont  il  était  second  à ce  qu’il  prétend,  donne 
pour  moyenne  des  relâches  annuelles  des  baleiniers  dans  cette 
baie  le  nombre  de  i4  à *6.  Ce\iombre  est  assez  considérable 
pour  procurer  aux  cultivateurs  une  certaine  somme  d’argent 


300  NOTES. 

qu’ils  ont  rarement  occasion  d’enftmer  et  qu’ils  amassent  sans 
peine 

Parmi  les  mots  des  chants  des  jeunes  filles,  il  y en  avait  quel- 
ques-uns qui  revenaient  fréquemment.  Les  suivants  étaient  ré- 
pétés très-souvent.  Une  femme  criait  à pleine  voix  ariri,  les  autres 
répétaient  en  chœur  ariri.  Ce  cri  était  répété  une  troisième  fois, 
puis  toutes  ensemble  criaient  de  tous  leurs  poumons  parakio ; une 
espèce  de  récitatif  suivait  toujours  ces  grands  cris  en  chœur,  puis 
on  continuait  d’autre  cris,  toutefois  celui-ci  a été  le  plus  fréquem- 
ment employé 

Les  Nouka-hiviens  paraissent  se  soucier  fort  peu  des  mission- 
naires. Laissez-nous  comme  nous  sommes,  disaient-ils  lorsqu’on 
les  pressait  de  se  faire  chrétiens , les  missionnaires  ne  peuvent- 
ils  pas  demeurer  parmi  nous  sans  détruire  nos  usages.  Les  Hapas 
et  les  Taipiis  ne  nous  attaqueraient-ils  pas  , s’ils  nous  voyaient 
changer  nos  coutumes 

Les  habitants  de  Nouka-Hiva  ont^oin  de  ne  pas  allumer  de 
feu  dans  leurs  demeures  ; ils  cuisent  leurs  aliments  sous  une 
hutte  basse,  ouverte  des  deux  côtés  , et  dont  la  fumée  s’échappe 
sans  obstacle.  Le  fruit  à pain  et  le  poisson  forment  leur  principale 
nourriture,  quoique  les  cochons  soient  nombreux.  Mais  ils  sont 
taboues  depuis  une  grande  fête  où  le  nombre  de  cochons  tués 
ayant  été  considérable  , on  leur  a imposé  le  tabou  sacré,  pour 
que  leur  multiplication  ne  s’en  ressente  pas.  C’est  la  première  fois 
que  nous  voyons  les  effets  du  tabou  ; la  rigueur  des  privations 
qu’il  impose  indique  sa  puissance  sur  l’esprit  des  indigènes.  Il 
s’applique  à une  foule  de  choses;  si  un  homme  est  tabou  pour 
une  femme,  elle  ne  peut  pas  mettre  sa  main  sur  sa  tête,  ni  man- 
ger avec  lui  ou  en  sa  présence.  Les  pirogues  sont  tabouées  pour 
les  femmes,  elles  ne  peuvent  pas  y monter.  C’est  pourquoi  nous 
les  avons  vues  venir  abord  à la  nage,  taildis  que  les, hommes  se 
trouvaient  dans  leurs  pirogues.  ^Certains  oiseaux,  certaines  plan- 
tes, certains  poissons,,  etc.,  sont  tabous,  les  naturels  n’y  touchent 


NOTES. 


301 

pas. Lorsque  les  femmes  se  sont  jaunies  avec  la  racine  du  curcuma 
et  l’huile  de  coco,  qui  servent  à faire  cette  puante  pommade,  elles 
paraissent  être  tabouées  jusqu’à  ce  qu’elles  aient  été  se  laver  dans 
1 eau  des  ruisseaux  ou  de  la  mer  , ce  qu’elles  font  fréquemment 
plutôt  à cause  delà  chaleur  que  par  le  désir  de  se  rendre  pro- 
pres..... 

Dans  une  partie  de  la  vallée,  près  du  figuier  colossal,  se  trouve 
un  rocher  mis  à nu  à la  suite  d’un  éboulement  ou  pour  toute 
autre  cause.  Les  naturels  paraissent  y attacher  des  idées  supers- 
titieuses, car  ayant  voulu  m’y  asseoir,  ils  mirent  beaucoup  d’em- 
pressement à m’en  éloigner.  Autant  que  j’ai  pu  le  comprendre 
c’était  la  demeure  d’un  atoua , et  c’était  tabou.  Du  reste,  comme 
je  me  suis  aperçu  quelques  instants  après  que  mon  mouchoir  était 
perdu,  il  est  fort  possible  que  les  gestes  et  les  discours  de  mes 
voisins  n’eussent  d’autre  but  que  celui  de  me  voler. 

Six  tribus  différentès  se  partagent  l’ile  Nouka-Hiva,  qui  a 
donné  son  nom  à -l’archipel  : ce  sont  les  Nouhiva  ou  Taï  habitant 
la  baie  où  nous  sommes  mouillés  , les  Hapas  et  les  Taipiis  dans 
l’est  de  la  baie  de  Nouhiva,  les  Ataioa  habitant  la  baie  Tchicha- 
koff,  et  enfin  les  Kai-Homé  et  les  Aloupa , dont  les  villages  se 
trouvent  dans  la  partie  nord  de  l’île.  Des  guerres  continuelles, 
entremêlées  de  trêves  momentanées  divisent  ces  tribus.  Les  Nou- 
hiva et  les  Hapas  sont  particulièrement  en  guerre  avec  les  Tai- 
piis. Il  y a cinq  semaines,  une  femmes  de  la  tribu  des  Hapas  a été 
mangée  par  les  Taipiis  , et  ici  on  peut  voir  les  restes  d’un  grand 
festin  qui  a eu  lieu  il  y a environ  deux  mois  , dans  lequel  un 
homme,  une  femme  et  une  petite  fille  de  la  tribu  des  Taipiis  ont 
été  dévorés 

M.  Le  Guillou  avait  été  bien  reçu  chez  les  Hapas  , et  rien  ne 
lui  était  arrivé  qui  pût  donner  lieu  aux  bruits  qui  avaient  couru. 
En  traversant  le  sommet  de  la  montagne,  il  avait  rencontré  plu- 
sieurs sauvages  qui , à sa  vue , firent  éclater  des  transports  de 
joie.  Plus  loin  il  rencontra  des  femmes  qui  montaient  aussi  et 


302  NOTES. 

qui,  à ce  que  lui  dit  son  guide,  appartenaient  à la  tribu  des 
Hapas  et  venaient  cependant  dans  labaiedeNouka-Hiva  pendant 
la  relâche  des  baleiniers,  pour  participer  aux  cadeaux  des  mate- 
lots galants.  Une  d’elles,  en  le  voyant,  le  saisit  en  parlant  à haute 
voix.  Le  même  Anglais,  son  guide , lui  expliqua  que  celte  femme 
le  prenait  sous  sa  protection,  et  qu’alors  il  devenait  tabou.  Celte 
coutume  paraît  exister  dans  les  mœurs  de'vastatrices  des  naturels; 
lorsqu’une  femme  choisit  un  homme  pour  mari  on  le  lui  accorde, 
il  devient  membre  de  la  tribu.  De  semblables  adoptions  sont 
faites  par  les  chefs.  Mais  il  est  difficile  de  connaître  l’exacte  vérité 
à cet  égard  et  l’étendue  de  ces  droits.  Les  Eui’opéens  qui  pour- 
raient donner  des  renseignements  sont  la  plupart  très-ignorants 
ou  mentent  pour  se  donner  plus  d’importance 

Une  aventure  extraordinaire  est  la  cause  de  l’état  de  paix  qui 
règne  actuellement  entre  les  Hapas  et'les  Nouka-hiviens  ; cette 
histoire,  racontée  par  les  Anglais,  est  assez  romanesque  pour 
qu’on  puisse  douter  de  son  exactitude,  quoique  plusieurs  de  ces 
colons-indépcndants  s’accordent  pour  l’assurer. 

Le  chef  des  Hapas  est  un  jeune  homme  qui,  ayant  beaucoup 
entendu  parler  de  la  beauté  de  la  reine  Patini,  prit  un  beau  jour 
la  résolution  d’aller  la  voir  et  de  lui  demander  sa  main.  Il  choisit 
une  nuit  obscure  pour  franchir  les  montagnes  et  se  rendit  auprès 
de  la  reine.  Bref  ils  se  plurent  mutuellement , d’autres  rendez- 
vous  furent  demandés  et  accordés,  et  le  chef  des  Hapas  est  de- 
venu un  des  époux  de  la  reine.  Depuis  cette  époque  la  paix  règne 
entre  les  deux  tribus.  Les  femmes  des  Hapas  viennent  à Nouka- 
Hiva  profiler  de  la  présence  des  baleiniers  et  s’en  retournent  à 
leur  départ.  Aussi  nous  avons  pu  remarquer  une  diminution 
sensible  dans  le  nombre  du  beau  sexe  de  la  plage  depuis  l’affaire 
de  M.  Le  Guillou.  Les  filles  des  Hapas  ont  gagné  les  montagnes 
dans  leur  frayeur  et  né  sont  pas  revenues  depuis. 

Nous  avons  remarqué  aussi  que  les  Nouka-hiviens  qui  crient 
facilement  mort  aux  Taipiis,  n’ont  jamais  crié  mort  aux  Hapas. 


NOTES.  303 

Ainsi  la  beauté  de  la  reine  Patini,  au  rebours  de  celle  d’Hélène, 
a arrêté  l’effusion  du  sang  de  ces  peuples  au  moins  pour  quelque 
temps. 

(A/.  Desgraz.') 

Note  il  , page  58. 

L’archipel  des  Pomotmi  resta  longtemps  inconnu.  Les  anciens 
navigateurs  savaient  d’une  manière  trop  invariable  les  routes  tra- 
cées par  leurs  devanciers,  pour  que  le  hasard  les  conduisît  vers 
ces  terres  basses  et  dangereuses.  Schouten  fut  le  premier  à en 
apercevoir  quelques-unes  dans  le  commencement  du  dix-septième 
siècle.  Ce  navigateur  reconnut  successivement  les  îles  Ourateokea , 
Houden  e t Td^aterland  en  16165  il  nomma  la  troisième  de  ces  îles 
Nouvelle-Houden , parce  qu’il  trouva  des  chiens  qui  n’aboyaient 
pas , et  la  quatrième  Zoudugrand , pour  exprimer  qu’il  n’y  avait 
pas  trouvé  de  fond  propre  à un  mouillage.  Après  avoir  fait  ces 
découvertes,  il  quitta  ces  îles  en  leur  laissant  le  nom  général 
à' archipel  Dangereux.  La  relation  de  ce  hardi  marin  dit  qu’il  y a 
vu  des  habitants  perfides  et  féroces  qui  avaient  attaqué  ses  mate- 
lots à coups  de  lances  et  de  casse- têtes. 

Pendant  un  siècle  il  ne  fut  plus  question  de  ces  découvertes 
du  marin  hollandais.  En  172a  seulement,  Roggewen  en  reconnut 
d autres  qu  il  appella  îles  Palisser , en  les  qualifiant  de  perni- 
cieuses, parce  qu’un  de  ses' navires  s’y  perdit,  et  que  les  deux 
autres  eurent  beaucoup  de  peine  à s’en  tirer.  Il  y remarqua  des 
habitants  de  haute  taille,  bariolés  de  toutes  les  couleurs  et  à fi- 
gures farouches.  Après  lui  Byron,  Wallis,  Carteret,  Bougainville 
et  Cook  sillonnèrent  cet  archipel  dans  bien  des  sens  et  enrichi- 
rent la  géographie  d’une  foule  de  petits  îlots  bas  et  entourés  de 
récifs.  A des  époques  plus  récentes  Kotzebue,  Bellinghausen, 
Krusenstern , le  Margaret  et  Beechey  complétèrent  à peu  près 
l’hydrographie  dé  l’archipel  Dangereux.  Enfin  des  navigateurs 


204 


NOTES. 


plus  modernes  encore,  mais  d’une  autorité  plus  récusable  aussi 
découvrirent  les  quelques  îles  qui  avaient  échappé  à leurs  habiles 
devanciers,  et  je  crois  qu’ils  n’en  ont  pas  laissé  pour  ceux  que  le 
hasard  conduirait  dans  ces  parages. 

Les  géographes  de  nos  jours  ont  remplacé  les  divers  noms  de 
archipel  Dangereux,  mer  Mauvaise,  îles  Basses,  etc.,  etc.,  par 
celui  de  Pomotou,  qui  indique  en  taïtien  toutes  les  terres  basses 
qui  se  trouvent  au  vent  ou  à l’est  de  Taïti. 

Les  Pomotou  se  déroulent  dans  un  espace  de  5oo  lieues  de 
l’E.  S.  O.  à l’O.  N.  O.  depuis  Plie  Ducie  jusqu’à  celle  que  l’on 
nomme  Lazareff. \ sur  une  largeur  variable  qui  ne  dépasse  pas 
120  lieues  dans  la  plus  grande  dimension.  Tous  les  différents 
groupes  qui  composent  cet  archipel  sont  des  terres  basses  ayant 
le  plus  souvent  un  lagon  dans  leur  milieu  et  entourées  d’une 
ceinture  de  brisants.  Le  plus  grand  nombre  de  ces  îles  est  habité 
par  une  race  polynésienne  qui  a quelque  rapport  avec  celle  qui 
peuple  Taïti. 

La  charpente  de  ces  îles  est  madréporique  et  sablonneuse,  et 
la  végétation  y est  admirable.  Les  bananiers,  les  cocotiers  et 
l’arbre  à pain  paraissent  y venir  en  abondance,  ainsi  que  les 
autres  plantes  nourricières  de  la  Polynésie. 

Aujourd’hui  cet  archipel  est  exploité  par  la  classe  des  pécheurs 
de  perles  et  de  nacre.  Un  grand  noinbre  de  petits  navires  sillon- 
nent chaque  année  les  Pomotou  pour  offrir  à leurs  habitants  des 
verroteries  ou  des  objets  d’industrie  européenne  en  échange  des 
huîtres  qu  ils  peuvent  pêcher  dans  leurs  rochers.  Ce  commerce 
a été,  il  y a quelques  mois,  beaucoup  plus  suivi  qu’aujour- 
d’hui. 

On  compte  à peu  près  60  à 70  îles  plus  ou  moins  grandes  dans 
làrchipel  Pomotou.  La  mer  y est  ordinairement  fort  basse,  mais 
la  navigation  n’y  est  pas  facile  à cause  du  grand  nombre  d’écueils 
que  l’on  y rencontre  à chaque  pas.  Il  faut  espérer  qu’à  l’aide  des 
navigateurs  éclairés  qui  en  remonteront  les  diverses  parties,  on 


JNOTES.  3.05 

finira  par  obtenir  une  carte  complète  et  détaillée  de  cette  partie 
du  globe. 

(M.  Marescot .) 

Note  12,  page  85. 

La  reine  de  1 aiti , après  avoir  eu  une  jeunesse  toute  de  feu , 
après  s’étre  livrée  à son  tempérament  avec  ardeur,  paraît  aujour- 
d hui  s être  amendée  et  remplir  consciencieusement  ses  devoirs  de 
mère  et  d épouse.  Seulement,  elle  se  charge  elle-même  de  châtier 
son  mari  lorsqu’elle  apprend  quelque  infraction  aü  contrat  conju- 
gal. Dernièrement,  pour  un  fait  de  celte  nature,  elle  lui  avait  ad- 
ministré plusieurs  coups  de  corde,  châtiment  auquel  le  pauvre 

diable  s’était  soumis  sans  murmures 

Nous  avons  appris  que  le  général  Freire , ancien  directeur  du 
Chili,  qui,  par  suite  d’un  mouvement  politique,  avait  été  ren- 
versé de  son  poste  et  envoyé  à Port  -Jakson  , avait  quitté  ce  der- 
nier lieu  d’exil  et  était  venu  à Taïti  lors  de  notre  voyage  sur  la 
Coquille  au  commencement  de  1823. Nous  avions  eu  des  relations 
amicales  avec  ce  chef  qui  alors  exerçait  une  grande  influence  sur 
les  événements  relatifs  à l’indépendance  de  son  pays,  et  dont  les 
louanges  étaient  chantées  par  tous  les  Chiliens.  Aujourd’hui  il 
estpioscrit  et  malheureux.  Nous  avions  vu  trois  mois  auparavant 
à la  Concepcion  quelques  personnes  de  sa  famille  qui  nous  en 
avaient  parlé  avec  beaucoup  d’intérêt.  Nous  savions  que,  revenu 
de  toute  idée  de  jouer  désormais  un  rôle  politique,  il  n’avait  en 
ce  moment  d autre  désir  que  d’obtenir  la  permission  de  ter- 
miner sa  carrière  au  milieu  des  siens.  Nous  devions  une  visite 
au  malheur  ; nous  la  fîmes,  et  ce  ne  fut  pas  sans  émotion  que 
j’entrai  dans  la  misérable  case  occupée  par  le  général  ; il  était  en 
train  de  lire  quelques  vieux  journaux  de  Paris  que  lui  avait 
prêtés  le  commandant  Du  Petit-Thouars.  Il  reconnut  parfaite- 
ment M.  d CJrville  et  moi,  et  nous  exprima  avec  franchise  toute 
IV. 


20 


306 


NOTES. 


la  satisfaction  que  lui  causait  notre  présence.  Il  témoigna  surtout 
une  joie  bien  vive,  lorsque  je  lui  annonçai  que  M.  Dubouzet  lui 
apporterait  le  lendemain  une  lettre  de  sa  femme. 


Sur  de  fausses  nouvelles  qui  dernièrement  étaient  venues  à sa 
connaissance,  je  général  Freire  avait  arrêté  son  passage  sur  un 
navire  baleinier  qui  faisait  route  pour  le  Chili.  11  était  sur  le 
point  de  partir  lorsque  d’autres  lettres  vinrent  détruire  ses 
espérances  de  rallier  sa  famille,  et  le  forcèrent  à reprendre 
ses  chaînes.  Encore  dans  la  force  de  l’âge,  jouissant  cl’une  bonne 
santé,  il  nous  parut  calme,  et  supporter  avec  résignation  le  sort 
que  lui  ont  imposé  ses  compatriotes.  Il  a heureusement  trouvé 
dans  M.  Moerenhout  un  ami  dont  la  société  lui  est  très-agréable, 
et  qui  a pour  lui  tous  les  égards  et  toute  la  bienveillance  pos- 
sibles  

Dans  la  journée  du  1 1 , nous  travaillâmes  à remplacer  l’eau 
qui  nous  manquait.  Notre  canot  major  ayant  été  sur  le  soir 
prendre  quelques  officiers  qui  se  trouvaient  à terre,  et  l’homme 
de  garde  ayant  un  instant  abandonné  cette  embarcation,  quelques 
naturels  qui  se  trouvaient  sur  la  plage  saisirent  cette  circons- 
tance avec  promptitude,  et  dérobèrent  les  deux  tapis.  Nous  en 
portâmes  immédiatement  plainte  à M.  fVilson , qui  sur-le-champ 
mit  ses  aiguasils  sur  la  piste  des  voleurs. 

Le  M.  Pritckard  me  quitta  sur  les  dix  heures,’ n’ayant  pu 
contenir  la  satisfaction  qu’il  éprouva  en  apprenant  que  les  deux 
corvettes  reprenaient  la  mer  le  surlendemain.  Peu  après  son 
départ,  je  fus  prévenu  que  les  tapis  cl’embarcation  qui  nous 
avaient  été  dérobés  étaient  retrouvés.  Les  voleurs  soupçonnés, 
après  avoir  été  soumis  à une  espèce  de  torture , qui  consiste  à 
leur  serrer  le  ventre  de  plus  en  plus  avec  une  corde  jusqu’à 
l’aveu  de  la  faute,  avaient  tout  confessé  et  restitué  les  objets. 
Ayant  fait  demander  au  missionnaire  de  Matavai  si  nous  étions 
redevables  de  quelque  somme  pour  les  frais  de  poursuite  , il  me 
fit  répondre  qu’à  Taïti  la  coutume  était  de  tout  faire  payer  par 


' NOTES.  307 

les  voleurs,  qui,  outre  la  punition  déjà  subie, seraient  condamnés 
a une  amende  de  dix  cochons.  Nous  n’eûmes  qu’à  nous  louer  des 
peines  et  des  démarches  de  M.  Wilson  dans  cette  circonstance. 
Il  j allait  du  reste  de  son  amour-propre  à nous  prouver  qu’il 
pouvait  bien  se  glisser  des  brebis  galeuses  dans  son  troupeau, 
mais  qu  elles  étaient  connues  , et  que  la  justice  savait  les  trouver 
et  les  frapper. 

A quatre  heures  du  soir,  le  chef  de  Mataoai,  Pcwewe , vint  à bord 
avec  sa  femme  et  sa  fille,  et  accompagné  de.  trois  autres  naturels, 
qu’il  me  présenta  comme  étant  également  des  chefs  ; la  table  était 
dressée  pour  mon  dîner;  je  les  invitai  à j prendre  part,  et  ma  pro- 
position fut  acceptée  avec  un  grand  empressement.  Si  l’on  doit  se 
féliciter  de  1 appétit  que  montrent  les  convives,  je  dus  être  extrê- 
mement heureux  dans  cette  circonstance  ; car  , pendant  une 
heure,  ils  dévorèrent  tout  ce  qu’on îqur  présenta , s’administrant 
à chaque  instant  de  nombreuses  et  copieuses  libations  de  vin, 
auxquelles  participaient  également  les  deux  femmes.  Après  le 
repas  ils  demandèrent  du  rhum  et  en  eurent  épuisé  une  bouteille 
dans  1 espace  de  quelques  minutes.  Comme  ils  commençaient 
alors  à s’échauffer,  je  refusai  positivement  de  leur  en  faire  donner 
une  seconde  qu’ils  réclamaient  avec  instance,  et  je  les  congédiai, 
toute  la  bande  ayant  peine  à se  soutenir  sur  les  jambes,  et  peu  de 
chose  de  plus  devant  suffire  pour  les  faire  tomber  dans  une 
ivresse  complète.  J’appris  plus  tard  que  la  jeune  femme  que  le 
chef  m’avait  présentée  comme  sa  fille , et  elle  l’était  réellement, 
était  chaque  soir  proposée  par  lui -même  et  vendue  pour  les 
plaisirs  des  officiers  et  même  des  matelots  ; il  ne  faisait  en  cela,  du 
reste,  que  le  métier  que  font  aujourd’hui  tous  les  autres,  rien  ne 
lui  coûtant  pour  se  procurer  quelque  pièce  de  monnaie. 

(J/.  Jcioquinot .) 


RRHIH 


308 


NOTES. 


Note  i3,  page  85. 

En  rentrant  à Matavai,  Peweive  nous  donna  de  nouvelles 
preuves  de  l’avilissement  actuel  des  Taïtiens , en  nous  offrant  lui, 
chef  de  ce  district,  demeurant  presque  porte  à porte  avec  les 
missionnaires,  de  nous  procurer  des  femmes.  Avant  de  rentrer  à 
bord,  je  vis  un  grand  nombre  de  celles-ci  qui  renouvelaient  avec 
nos  matelots  les  scènes  de  Nouka-Hiva.  Plusieurs  enfin  qui 
s’ëtaient  réunies  près  de  nos  canots,  entonnèrent  alors  , à notre 
grand  étonnement,  l’ancien  chant  d’amour  du  Taïtien,  accompa- 
gné de  sa  pantomime  indécente,  et  imitant,  à s’y  méprendre,  le  cri 
des  cochons,  quelles  proféraient  le  plus  bas  possible  pour  n’être 
pas  entendues  par  le  Mitionnary.  On  pouvait  voir  par  là  que  ce 
peuple  n’était  nullement  retenu  par  la  crainte  morale,  et  que 
chrétien  de  nom  seulement  il  n’en  comprenait  nullement  les 
principes,  et  la  dissolution  était  alors  d’autant  plus  coupable, 
qu’elle  ne  pouvait  plus  , comme  autrefois  , être  excusée  par 
l’ignorance  du  bien  et  du  mal.  Si  la  corruption  des  chefs  et  la  li- 
cence des  femmes,  pratiquées  si  ouvertement,  donnaient  une  triste 
idée  de  cette  population,  la  conduite  de  ces  enfants  comblait  la 
mesure.  Combien  ces  premières  impressions  que  j’éprouvais  à 
Taïti  étaient  différentes  de  celles  que  m’avaient  causé  à la  pre- 
mière vue  l’intéressante  communauté  de  Manga-Reva  , combien 
aussi  je  plaindrais  ceux  qui  sont  à leur  tête,  si  leurs  enseignements 
n’aboutissaient  qu’à  un  aussi  triste  résultat.  Les  Taïtiens  passent 
aussi  pour  avoir  eu  leur  tempi  de  ferveur;  si  elle  s’est  éteinte  si 
vite,  j’aime  à croire  plutôt  que  la  conduite  des  méthodistes  et 
leurs  vues  intéressées  y ont  contribué  pour  beaucoup,  que  de 
penser  que  cette  réaction  fâcheuse  n’était  due  qu’à  la  faiblesse  de 
la  nature  humaine,  et  que  la  société  si  morale  et  si  patriarcale 
de  Manga-Reva  était  exposée  à voir  s’opérer  dans  peu  d’années 
dans  son  sein  une  aussi  funeste  révolution * 


309 


NOTES. 

Je  me  rendis  après  dans  une  modeste  chaumière  voisine  , 
habitée  alors  par  le  général  Freire,  ancien  président  du  Chili, 
grandeur  déchue  qtii,  forcé  de  s’exiler  de  son  pays,  où  il  occupa 
jadis  la  magistrature  suprême,  traînait  alors  à Taïti  la  plus  triste 
des  existences.  Je  lui  remis  des  lettres  de  sa  famille,  qu’on  m’avait 
données  à Valparaiso.  Dans  un  court  entretien  que  j’eus  avec  lui, 
il  8e  plaignit  vivement  de  l’inquisition  des  missionnaires,  de 
l’état  barbare  et  de  la  dissolution  des  Taïtiens,  de  la  faiblesse  du 
gouvernement  de  la  reine,  qui  ne  pouvait,  disait-il,  protéger  per- 
sonne et  laissait  des  bandits  désoler  le  pays.  Tout  ce  qu’il  voyait 
dans  cetle  île,  depuis  quil  l’habitait,  lui  faisait  regretter  plus 
vivement  le  Chili  et  le  jour  où  il  pourrait  se  retrouver  au  mi- 
lieu de  la  civilisation  et  sous  la  protection  de  ses  lois.  Je  ne  pou- 
vais m’empêcher  de  songer,  en  l’entendant  parler  ainsi,  à l’aveu- 
glement où  le  plongeait  l’amour  de  son  pays,  qui  lui  faisait 

oublier  combien  les  lois  y sont  aussi  impuissantes 

En  rentrant  à Matavai,  j’appris  qu’un  Taïtien  venait  de  voler 
dans  un  de  nos  canots  les  deux  tapis,  pendant  que  l’homme  de 
garde  s’était  absenté.  Je  më  rendis  en  conséquence  chez  le  révé- 
rend Wilson  pour  réclamer  son  intervention  pour  faire  recher- 
cher le  voleur;  il  eut,  suivant  son  habitude,  toute  la  complai- 
sance possible  pour  nous  aider  dans  cetle  recherche , fit  appeler 
devant  moi  le  chef,  et  me  fit  espérer  que  nous  les  retrouverions. 
Je  partageai  d’autant  plus  facilement  sa  confiance,  que  je  pensai 
qu’il  en  ferait  une  affaire  d’amour-propre  pour  se  venger  lui  et 
ses  collègues  des  accusations  portées  contre  eux  et  contre  toute  la 
population  de  Taïti  par  divers  voyageurs,  et  réhabiliter  celle-ci  en 
nous  prouvant  combien  les  voleurs  sont  peu  nombreux  dans  l’île, 
et  la  manière  habile  avec  laquelle  on  y fait  la  police.  En  effet, 
quelques  heures  après,  l’obligeant  M.  Wilson  nous  fit  prévenir 
que  les  tapis  étaient  retrouvés.  J’appris  alors  les  moyens  qu’on 
avait  employés  pour  cela.  Le  chef  chargé  de  faire  la  police  avait 
lait  arrêter  aussitôt  quelques  Taïtiens,  voleurs  reconnus,  et  les 


310  NOTES. 

avait  fait  soumettre  à une  espèce  de  torture  en  les  faisant  attacher 
par  le  corps  entre  deux  bambous  et  les  soumettant  ainsi  à l’aide 
d’un  tourniquet  à une  pression  fort  douloureuse.  Ce  moyen  bar- 
bare, peu  en  harmonie  avec  les  institutions  libérales  qui  sont 
censées  la  base  du  gouvernement  taïtien,  est  presque  toujours 
infaillible,  et  les  chefs,  qui  connaissent  en  général  fort  bien  leur 
monde,  en  usent  avec  une  sagacité  qui  prévient  les  méprises 
fâcheuses.  Le  chef  Pewewe  était  tombé  du  premier  coup  sur  le 
voleur.  Il  fut  sévèrement  châtié  de  coups  de  bâton,  moyen  dur  et 
sévère,  mais  qui,  comme  on  est  obligé  de  le  reconnaître  avec 
peine,  est  le  seul  frein  qui  puisse  arrêter  de  pareils  hommes 

On  a reconnu  depuis  longtemps  l’aptitude  du  sol  de  Taïli  à 
produire  la  canne  à sucre  : des  spéculateurs  l’y  ont.  naturalisée 
et  y ont  déposé  le  gei’me  de  la  prospéi'ité  à venir.  Depuis  long- 
temps déjà,  des  navires  se  sont  procurés  des  cargaisons  de  cétte 
denrée  précieuse,  et  elle  fait  aujourd’hui,  avec  l’huile  de  coco, 
le  principal  objet  d’exportation.  Cette  culture  eût  acquis  de 
l’accroissement,  si  l’indolence  des  habitants,  qui  fait  manquer 
les  bras,  n’était  venue  s’y  opposer.  Emancipés  comme  le  sont 
aujourd’hui  les  Taïtiens , ce  n’est  qu’à  la  longue  et  par  un  autre 
système  d’établissement  que  celui  qui  existe  aujourdffiui,  qu’on 
peut  espérer  les  amener  à travailler  en  leur  créant  des  besoins 
autres  que  les  besoins  grossiers  de  leurs  sens;  si  les  missionnaires, 
au  lieu  de  les  admettre  si  vite  dans  le  giron  de  leur  église,  pour 
faire  monter  plus  haut  le  chiffre  de  leurs  convertis,  s’étaient  plus 
attachés  à leur  inspirer  le  goût  du  travail,  ils  y eussent  peut-être 
réussi  à l’époque  où  ils  avaient  tant  d’ascendant  sur  eux.  Et 
l’amour  du  travail  eût  remédié  beaucoup  plus  facilement  à leurs 
vices  naturels  de  l’état  sauvage  et  la  dissolution  native  dans 
laquelle  ils  ont  continué  à vivre,  que  les  ridicules  pénalités  insé- 
rées sous  leur  patronage  dans  le  code  des  lois  taïtiennes. 

Mais  dans*  l’état  actuel  de  la  population , combien  cette  tâche 
n’est-elle  pas  devenue  difficile?  Les  Taïtiens  ne  connaissent  plus 


NOTES.  31 1 


leurs  instituteurs  seulement  par  les  bienfaits  qu’ils  en  ont  re- 
çus; ils  ont  découvert  en  eux  une  tendance  au  despotisme,  et 
. des  idées  d’intérêt  tout-à-fait  mondaines  , beaucoup  trop  appa- 
rentes, et  le  prestige  de  leur  influence  a été  détruit.  Déjà  les  chefs, 
fatigués  de  leur  joug,  cherchent  l’occasion  de  s’en  affranchir; 
ils  osent  poser  la  question  de  l’utilité  de  leur  présence  dans  l’île 
toute  convertie,  et  dans  l’état  de  faiblesse  du  gouvernement  de  la 
jeune  reine,  il  est  à craindre  que  bientôt  ils  ne  fomentent  une 
révolte  générale  contre' lui  et  ne  réussissent  à le  renverser  et  à 
usurper  le  pouvoir  à sa  place  Quelque  fondé  que  soit  le  mécon- 
tentement de  ces  chefs,  une  pareille  révolution  serait  probable- 
ment ce  qui  pourrait  arriver  de  plus  malheureux  dans  celte  île. 
Car  le  premier  usage  que  feraient  de  leur  autorité  ces  chefs, 
serait  probablement  d’abolir  le  peu  de  lois  sages  qui  mettent 
aujourd’hui  quelque  frein  à la  satisfaction  de  leurs  penchants  dé- 
sordonnés, telle  que  celle  qui  défend  dans  file  l’introduction  des 
liqueurs  spiritueuses,  et  dès-lors  le  peuple  ajouterait  à d’autres 
vices  les  habitudes  de  s’enivrer  qu’on  a voulu  prévenir,  et  tom- 
berait tout-à-fait  dans  l’abrutissement.  Cette  société  se  trouverait 
alors  dans  le  désordre  et  l’anarchie  la  plus  grande , et  il  est  à 
présumer  que  l’Angleterre , qui  sait  si  bien  tirer  parti  de  la  pro- 
pagation de  sa  foi  pour  agrandir  sa  puissance  , et  dont  les  sujets, 
propriétaires  de  cerlaihes  parties  du  sol , sont  à peu  près  les 
seuls  qui  aient  de  grands  intérêts  dans  file,  saisirait  le  prétexte 
de  la  nécessité  de  les  protéger  et  interviendrait  en  faveur  du  gou- 
vernement de  la  reine , qu’elle  étoufferait  bientôt  sous  sa  protec- 
tion écrasante.  Les  Taïliens  perdraient  à tout  jamais  leur  natio- 
nalité et  leur  liberté  dont  ils  ont  si  peu  su  profiter  en  dépit  des 
récits  de  certains  voyageurs,  qui  ont  la  naïveté  d’offrir  à l’Europe 
leur  gouvernement  et  leur  code  comme  un  modèle.  La  société 
taïtienne,  constituée  comme  elle  l’est  aujourd’hui , ne  paraît  pas 
devoir  rester  à jamais  indépendante  , si  la  France  et  l’Amérique, 
qui  ont  intérêt  à conserver  sa  nationalité  pour  leur  navigation 


I 


I 


WÊÊÊHÊÊÊÊÊ 


312  NOTES. 

dans  le  grand  Océan,  ne  l’aident  pas  à se  constituer  différemment, 
il  est  à craindre  que  le  sort  de  devenir  une  colonie  anglaise  ne 
lui  soit  réservé  avant  peu,  et  je  crois  que  le  plan  est  depuis  long- 
temps arrêté  dans  les  vues  de  la  Grande-Bretagne,  et  qu’elle  n’at- 
tend qu’un  prétexte  pour  le  mettre  à exécution. 

( M.  Dubouzet.') 

Noie  14,  page  85. 

Taïti  n’est  plus  ce  qu’elle  était  au  temps  des  Wallis,  des  Bou- 
gainville et  des  Cook.  A voir  ces  rivages  toujours  verts  , arrosés 
d’une  multitude  de  ruisseaux  d’une  eau  fraîche  et  limpide,  à voir 
ces  ravins  profonds  couronnés  d’artmes  jusqu’aux  sommets , on 
croirait  retrouver  encore  la  reine  de  l’Océanie.  Mais  un  coup 
d’œil  jeté  sur  cette  population  sale  et  déguenillée,  qui  a échangé 
sa  douceur,  sa  naïveté,  ses  vertus  premières,  pour  l’astuce,  l’ivro- 
gnerie et  la  prostitution  , ce  coup  d’œil  suffit  pour  désabuser 
le  voyageur.  Les  Taïtiens  semblent  avoir  oublié  le  petit  nombre 
d’industries  qu’ils  tenaient  de  leurs  aïeux.  La  construction  et 
l’entretien  des  grandes  pirogues  de  guerre,  la  fabrication  des 
étoffes  en  écorce,  l’édification  des  moraïs  ou  monuments  funé- 
raires, enfin  les  corvées  pour  le  service  des  chefs  entretenaient 
parmi  le  peuple  une  activité  salutaire.  Mais  aujourd’hui  l’art  na- 
val des  Taïtiens  semble  avoir  rétrogradé  vers  la  petite  pirogue  for- 
mée d’un  simple  tronc  d’arbre  creusé  ; les  étoffes  d’écorce  moins 
.estimées  des  naturels  que  les  tissus  d’Europe,  n’occupent  plus 
qu’un  petit  nombre  de  bras.  Les  moraïs  ont  fait  place  à la  mo- 
deste sépulture  protestante.  On  sait  d’ailleurs  quel  respect  la 
cendre  des  morts  inspire  au  révérand  M.  Wilson.  .Les  chefs  ne 
sont  plus  là  pour  prescrire  les  jours  de  travail  et  de  repos,  les 
corvées  pour  l’édification  des  grandes  salles  d’assemblées , ni  les 
autres  travaux  qui  intéressaient  la  communauté.  Ainsi,  l’on  peut 
dire  que  les  Taïtiens  doivent  aux  Européens  et  surtout  aux  mis- 


NOTES.  313 

sio^ïnaires  anglicans,  sinon  le  mal  vénérien  , du  moins  la  paresse 
qui  pour  l’humanité  est  une  véritable  lèpre.  Ainsi,  à part  un  petit 
nombre  de  cases  dont  Ja  construction  est  assez  soignée,  et  les  petites 
barrières  dont  elles  sont  entourées  , on  cherche  vainement  ici  les 
traces  de  la  main  de  l’homme  pour  lequel  la  nature  se  montra  si 
prodigue.  Encore  une  fois  , les  missionnaires  ont  manqué  à leur 
mandat , et  n ont  rien  fait  depuis  4o  ans  pour  se  faire  pardonner 
i usurpation  du  pouvoir  temporel  qu’ils  ont  exploité  d’une  ma- 
nière étroite  et  égoïste 

Nous  fûmes  bientôt  à l’entrée  de  la  baie  de  Papeïti  qui  est  par- 
faitement couverte  par  la  ceinture  de  récifs  où  il  n’existe  qu’une 
passe  étroite.  Un  îlot  couvert  d’arbres  est  assis  à l’entrée  de  la 
baie  , semblable  à un  pot  à fleurs.  La  reine  a une  habitation  sur 
cet  îlot  où  le  vieux  Pomaré  II  travaille  à la  traduction  delà  bible. 
La  frégate  la  Vénus , mouillée  au  centre  de  la  baie,  épouvante 
encore  de  ses  canons  la  pauvre  reine  qui  a eu, la  faiblesse  d’écou- 
ter les  conseils  de  l’homrhe  qui  est  à la  fois  consul,  ministre  , 
boucher  et  brocanteur.  Deux  baleiniers  américains  et  un  brick 
péruvien  appartenant  au  général  Freire,  réfugié,  sont  mouillés 
dans  la  baie.  Ici  du  moins , avant  de  mettre  pied  à terre,  on  peut 
arrêter  ses  regards  sur  une  apparence  de  ville.  Papeïti  est  en  effet 
une  ville^,  et  même  une  ville  royale.  On  y trouve  un  et  même  plu- 
sieurs palais  , des  consulats  anglais , français  et  américains,  avec 
les  pavillons  des  nations  qu’ils  représentent;  un  môle  ou  quai  de 
débarquement,  des  hôtels,  des  boutiques,  des  enseignes,  etc., 
en  un  mot , tout  ce  qui  constitue  une  ville.  Il  faut  dire  aussi  que 
d un  coup  d’œil  on  embrasse  l’ensemble  de  cette  ville  qui  n’a 
guère  qu  une  seule  file  de  maisons  ou  cases  qui  bordent  la  grève. 
Le  nombre  de  maisons  pourvues  de  portes  et  de  fenêtres  n’est  pas 
considérable.  La  plupart  ne  diffèrent  en  rien  des  cases  ordinaires 
construites  en  pailleet  en  roseaux.  Chaque  habitation  a du  côté  de 
la  campagne  un  assez  grand  enclos  ou  jardin  palissadé,  ayant  une 
issue  sur  la  grande  route  de  Matavaï , cette  œuvre  des  femmes  pé- 


314  NOTES. 

nitentes  ; inutile  de  dire  que  l'architecture  de  Papeïti  ne  mérite 
en  aucune  manière  d’être  citée.  Le  revêtement  de  mortier  et  le 
blanchissage  à la  chaux  enlèvent  à ces  constructions  leur  carac- 
tère de  simplicité  et  d’élégance.  Papeïti  n’est  donc  qu’un  mauvais 
village,  réunissant  tout  au  plus  i,5oo  habitants.  On  n’y  trouve 
guère  d’autres  ressources  que  celles  que  peuvent  procurer  les 
fournisseurs  ministres,  savoir  : des  bœufs , des  cochons,  quel- 
ques volailles  et  les  fruits  du  pays.  On  trouve  un  mauvais  gîte  et 
a manger  chez  un  Anglais  qui  tient  une  sorte  d’auberge.  Les  ré- 
glements des  missionnaires  sont  si  tracassiers , qu’ils  empêchent 
les  étrangers  de  venir  se  fixer  dans  le  pays  et  d’y  exercer  leur  in- 
dustrie. 

Un  malheureux  Provençal , poussé  par  son  mauvais  génie , ar- 
riva à Taïti  espérant  gagner  de  quoi  vivre  et  peut-être  même  de 
quoi  retourner  un  jour  dans  sa  patrie  en  exerçant  l’état  de  char- 
pentier. On  utilisa  d’abord  les  talents  du  nouveau  venu  qui  ne 
manqua  pas  d’ouvrage  ; mais  il  n’était  pas  encore  question  de 
paiement.  Le  Provençal  croyant  voir  affluer  l’eau  au  moulin,  son- 
gea à s’établir  dans  un  pays  où  les  affaires  allaient  si  bien.  Il  s’atta- 
cha à une  femme  dont  il  eut  plusieurs  enfants.  Tout  était  bien 
jusque-là  , mais  le  pauvre  charpentier  s’étant  avisé  de  réclamer  le 
montant  de  ses  journéès  qui  s’étaient  accumulées,  fut  fort  étonné 
de  se  trouver  débiteur  de  ceux  qui  avaient  profité  de  ses  services. 
Le  prix  de  son  travail  couvrait  à peine  l’amende  qu’il  avait  encou- 
rue'pour  avoir  entretenu  des  liaisons  illégitimes  avec  une  femme 
du  pays.  Le  Provençal  qui  aimait  beaucoup  sa  femme  et  ses  enfants, 
réclama  le  mariage,  mais  les  missionnaires  n’ont  jamais  voulu  sanc- 
tionner cette  union  d’un  catholique  avec  une  réfoi'mée.  Vaine- 
ment le  Français  demande  aux  ministres  de  vouloir  bien  le  marier 
de  telle  façon  qui  leur  conviendi’a,  soit  catholique,  soit  protes- 
tante. Il  est  toujours  sous  le  coup  de  la  terrible  amende  qui  plane 
sur  la  tête  de  l’adultère.  Alors  le  pauvre  charpentier  n’a  d’autre 
moyen  que  d’attendre  les  ombres  de  la  nuit  et  de  se  glisser  dans 


NOTES. 


3.15 


l’épaisseur  des  bois  pour  embrasser  sa  femme  et  ses  enfants,  en 
évitant  les  argus., 

(M.  RoquemaureL') 

Note  i5  , page  85. 

Examinons  rapidement  quelle  influence  ont  eue  sur  les  moeurs 
de  ces  peuples,  les  exemples  et  les  préceptes  des  missionnaires 
anglais  établis  au  milieu  d’eux  depuis  l’année  1797;  quels  chan- 
gements sont  survenus  pendant  ce  long  espace  de  temps,  dans 
leurs  habitudes  morales  et  physiques  5 et  enfin  si  ces  tentatives  de 
civilisation  ont  contribué  a leur  bonheur  et  à leur  perfectionne- 
ment. 

Lorsque  Bougainville,  Wallis  et  Cook  visitèrent  cette  île, 
une  nombreuse  population  l’habitait  ; suivant  leur  évaluation 
elle  pouvait  être  de  cent  à cent  cinquante  mille  âmes.  Çà  et  là 
s’élevaient  de  grands  villages  ; enfin  , suivant  Cook , deux  seuls 
districts  de  Taïti  avaient  réuni  33 0 pirogues  contenant  7,760 
guerriers.  D’immenses  cases  soutenues  par  d’énormes  piliers,  des 
pirogues  doubles  de  soixante  pieds  de  longueur,  des  armes  déli- 
catement sculptées,  des  vêtements,  des  coiffures  ornées  avec  soin 
de  plumes  brillantes,  des  cuirasses  solidement  tissées  en  fil  de 
coco,  etc. , indiquaient  chez  ce  peuple  une  industrie  assez  avan- 
cée, et  une  disposition  naturelle  aux  arts  mécaniques. 

Grands,  vigoureux,  bien  faits,  parfaitement  tatoués,  leur  ex- 
térieur séduisit  tout  d’abord  Içurs  visiteurs  ; mais  bientôt  ils  se 
montrèrent  voleurs , traîtres  , adonnés  à la  plus  profonde  débau- 
che ; il  n’était  pas  rare  de  voir  des  mères  étouffer  leurs  enfants 
dès  leur  naissance , afin  de  pouvoir  se  livrer  sans  obstacle  à leurs 
passions.  Enfin  ils  avaient  une  affreuse  coutume,  celle  des  sa- 
crifices humains. 

Aujourd’hui  ces  barbares  cérémonies  ont  cessé,  et  malgré  cela 
cependant,  la  population  était  réduite,  en  1828,  à sept  mille  âmes  ! 


316  NOTES. 

La  culture  des  terres  n’a  fait  aucun  progrès,  on  ne  trouve  plus  ces 
gigantesques  pirogues,  ces  cases  monumentales;  plus  d’orne- 
ments , plus  de  sculptures  ; toute  industrie  paraît  s’êlre  éteinte 
chez  eux.  Indolents  , voleurs  , débauchés  comme  autrefois , ce  ne 
font  plus  ces  beaux  sauvages  à l’allure  libre  et  hère  ; de  miséra- 
bles lambeaux  européens  ont  remplacé  leurs  vêtements  si  pitto- 
resques. C’est  une  chose  tristement  risible  que  de  voir  ces  pau- 
vres sauvages  affublés  d’une  manière  si  grotesque , celui-ci  d’une 
chemise,  celui  là  d’un  pantalon,  d’autres  enfin  d’un  habit  ou 
d’un  chapeau.  Les  femmes  ne  sont  pas  plus  gracieusement  vê- 
tues; elles  portent  une  chemise  ou  fourreau  d’étoffe  de  couleur, 
auquel  elles  joignent, dans  les  grandes  circonstances,  un  chapeau 
de  papier  de  forme  anglaise,  ordinairement  tout  bosselé.  Ils  sont, 
néanmoins  très-fiers  de  leurs  nouvelles  parures.  Celui  qui  a le  plus 
de  chemises  est  un  grand  chef.  Toutes  leurs  actions  ont  donc 
pour  but  de  se  procurer  de  l’argent  pour  acheter  les  beaux  vête- 
ments européens  que  des  missionnaires  leur  vendent  à des  prix 
exorbitants. 

Or  , comme  la  vente  de  qqelques  volailles  et  de  quelques  fruits 
ne  leur  procure  pas  de  fortes  sommes , ils  ont  recours  à un  autre 
moyen  , c’est-à-dire  à la  prostitution  de  leurs  filles;  celui  qui  a 
le  plus  de  filles  est  le  plus  riche.  Ainsi , cette  licence  de  moeurs  , 
qui  fit  donner  à cette  île  le  nom  de  Nouvelle-Cythère  par  Bou- 
gainville, n’a  point  cessé,  seulement  elle  se  cache  et  profite  des_ 
ténèbres,  car  les  espions  des  missionnaires  surveillent  sans  cesse 
les  jeunes  filles  , et  lorsqu’elles  sont  surprises,  elles  ne  sont  plus 
comme  autrefois  condamnées  à travailler  aux  routes,  mais  bien  à 
une  amende  d’une  ou  plusieurs  piastres  , toujours  bien  entendu 
au  profit  des  missionnaires  ; de  sorte  que  tout  l’argent  introduit 
dans  le  pays  leur  revient  inévitablement,  soit  par  la  vente  des 
étoffes  et  des  chapeaux  de  papier,  soit  par  les  fréquentes 
amendes  !..... 

Certes , loin  de  moi  l’idée  de  déverser  le  blâme  sur  tous  les  mis- 


NOTES. 


317 


sion naïves  en  général , je  sais  que  chez  les  méthodistes  , comme 
chez  les  catholiques,  il  se  trouve  des  hommes  d’une  conviction 
profonde  , d’un  dévouement  aveugle,  capables  de  tous  les  sacri- 
fices pour  gagner  quelques  âmes  à leur  religion  ; mais  malheu- 
reusement des  hommes  se  sont  cachés  derrière  ce  masque  sacré 
dans  des  vues  toutes  d’intérêt  matériel  et  de  spéculation  , et  pour 
les  satisfaire  ils  exploitent  honteusement  ces  pauvres  sauvages. 

Mépris  et  opprobre  sur  eux  ! 

De  même  que  Gambier  et  que  Nouka-Hiva , Taïti  ne  nourrit 
point  de  mammifères  ; les  seuls  qui  y existent  y ont  été  importés  , 
ce  sont  le  cochon  , le  chien  , le  chat  et  le  rat.  Les  missionnaires  y 
possèdent  aussi  quelques  bœufs  et  quelques  chevaux. 

Quelques  oiseaux  qui  se  trouvaient  lors  de  la  découverte,  sem- 
blent avoir  disparu , ce  sont  Xhcorolaire , qui  se  trouve  encore  aux 
îles  Sandwich  , la  perruche  verte  et  la  colombe  bleue.  Peut-être 
ces  charmants  oiseaux  existent-ils  encore  dans  l’intérieur  de  l’île. 
On  doit  attribuer  leur  disparition  à la  destruction  qu’en  faisaient 
les  habitants  pour  se  fabriquer  des  ornements  de  leurs  plumes. 

La  jolie  perruche  emni  est  en  revanche  très-commune  sur  les 
cocotiers  dont  elle  suce  les  fleurs;  de  la  grosseur  d’un  moineau 
franc  , elle  est  d un  beau  bleu  , avec  sa  gorge  blanche  , le  bec  et 
les  pattes  rouges.  La  colombe  kurukuvu  est  ici  moins  belle  qu’à 
Nouka-Hiva  , ses  couleurs  sont  moins  vives,  sa  calotte  purpurine 
est  surtout  très-pâle. 

Les  autres  oiseaux  sont  un  mcirtin—pécheur , le  gobe-tnouehe— 
Pomaré . la  sittelle  o-tataré  , et  de  petites  salanganes. 

Comme  dans  toute  l’Océanie , les  rivages  nourrissent  des  hé- 
rons gris  et  blancs,  des  chevaliers  , une  espèce  de  canard. 

En  ï’eptile,  c’est  toujours  le  petit  scinque  à queue  azurée,  et 
un  petit  guko  de  couleur  sombre,  qui  se  cache  sous  les  pierres. 
Nous  n’avons  point  retrouvé  ici  le  petit  boa  de  Nouka-Hiva,  mais 
il  est  fort  probable  qu’il  doit  y exister. 

Les  récifs  de  coraux  qui  bordent  la  pointe  Vénus  jusqu’à  Papeïti 


318  NOTES. 

sont  peuplés  de  toutes  ces  belles  coquilles  qui  séduisent  l’œil  par 
leurs  couleurs  variées  et  leur  poli , telles  que  porcelaines , olives , 
cônes  , vis , ete. 

Dans  les  ruisseaux  se  trouvent  des  néridnes , des  navicelles,  des 
mélanies , une  très-grosse  chevrette  que  les  naturels  nomment 
o-oura  , et  un  poisson  du  genre  baies  qu’ils  nomment  nato. 

Nous  ne  pûmes  rencontrer  la  belle  Hélix  Taïtiana , mais  en 
revanche  nous  découvrîmes , sous  les  pierres,  deux  petites  espèces 
nouvelles  d 'Hélix  fort  singulières. 

Les  insectes  de  tous  les  ordres  y sont  fort  rares , et  ne  sont  point 
remarquables  par  leur  taille  ou  leurs  couleurs.  On  trouve,  sous 
les  pierres.,  beaucoup  de  scorpions  longs  d’un  pouce  et  demi , ils 
ne  paraissent  point  dangereux , les  enfants  qui  nous  accompa- 
gnaient nous  en  apportaient  à pleines  mains. 

( M . Jacquinot jeune.') 

Note  16,  page  85. 

La  veille,  le  docteur  Jacquinot,  le  dessinateur  .et  moi,  nous 
avions  formé  le  projet  de  faire  une  course  au  Piha , curiosité  très- 
van  tée  de  Taïti. 

De  bon  matin  nous  partîmes  donc  par  un  temps  magnifique, 
la  carnassière  sur  le  dos  en  guise  de  besace  ; seulement  des 
nuages  enveloppaient  encore  le  sommet  de  l’Oréana  , vers  le  pied 
duquel  nous  allions  nous  diriger. 

Il  faisait  un  frais  délicieux.  La  vue  de  cette  belle  baie  de  Mata- 
vai,  avec  ses  massifs,  ses  grands  cocotiers,  ses  cases  d’où  s’éle- 
vaient quelques  nuages  de  fumée, ses  grandes  montagnes  s’élevant 
par  étages,  la  base  imposante  del’Oréana  supportant  sa  couronne 
de  nuages  j tout  cela  nous  avait  mis  en  joyeuse  humeur  et  avait 
excité  en  nous  une  ardeur  sans  égale  Après  avoir  respiré  une  lé- 
gère vapeur  de  Rhum,  comme  le  disait  l’artiste,  nous  allumâmes 


NOTES. 


319 

nos  pipes,  et  quelques  instants  après  nous  étions  débarqués  sur  la 
plage;  car  je  viens  de  vous  faire  faire  sans  vous  en  douter,  la 
traversée  du  bord  à terre. 

Nous  prîmes  de  suite  un  guide  pour  le  Piha,  un  grand  et  fort 
gaillard , sur  le  dos  duquel  le  docteur  installa  une  effrayante  boîte 
en  fer-blanc  ; le  jeune  homme  de  la  veille  , celui  qui  voulait  être 
mon  tayo,  voulut  aussi  venir.  Je  lui  passai  ma  carnassière  et  le 
dessinateur,  a son  tour,  remit  la  sienne  à un  petit  garçon  fort 
éveillé , mais  que  la  charge  gêna  plus  d’une  fois  en  route , car 
elle  lui  battait  sur  les  jambes.  Nous  voilà  donc  chacun  avec  notre 
guide  , ou  plutôt  avec  notre  porteur.  Ils  eurent  soin  de  nous  ré- 
péter plus  d une  fois  en  route  le  mot  Moui , et  le  mien  choisissait 
toujours  le  moment  où,  me  portant  sur  ses  épaules,  il  se  trouvait 
presqu’au  milieu  de  la  rivière. 

Après  avoir  suivi  quelque  temps  le  bord  de  la  mer,  nous  nous 
enfonçâmes  dans  les  bois,  au  travers  d’un  sentier  régulier,  tra- 
versant le  plus  souvent  des  massifs  de  goyaviers.  Décidément,  le 
goyavier  est  l’arbre  le  plus  répandu  à Taïti,  on  le  trouve  en  bois 
fourré  partout  ; il  est  peu  élevé  (*5  à 20  pieds  ) et  forme  des  pe- 
tits taillis,  comme  les  saules  de  nos  îles;  la  feuille  ressemble  as- 
sez à celle  du  poirier,  un  peu  plus  grande  peut-être,  et  le  bois 
se  rapproche  pour  l’aspect  de  celui  du  platane  licerier,  qui  est  ex- 
trêmement lisse  et  d’une  apparence  très-dure  et  tou  t-à- fait  étran- 
gère ; aussi  je  ne  l’ai  comparé  au  platane  qu’à  cause  de  ses  pla- 
ques de  diverses  couleurs.  Le  fruit  est  ovale  et  jaunâtre,  et  quand 
on  l’ouvre,  l’intérieur  est  d’un  rouge  appétissant,  rempli  d’une 
quantité  de  pépins  assez  gros , ressemblant  à ceux  des  oranges. 

J’en  mangeai  plusieurs  dans  la  matinée  , et  ils  me  parurent  de'- 
licieux  ; ils  étaient  à la  glace;  on  eût  dit,  quand  le  fruit  était  pelé, 
une  glace  aux  fraises.  Il  s’en  faut  de  beaucoup  que  je  les  aie 
trouvés  toujours  ainsi. 

Sur  la  lisière  des  bois  nous  vîmes  quelques  cakeorines  ( arbre 
appelé  bois  de  fer).  Les  naturels  l’appellent  loa.  C’est  un  arbre  qui 


320  NOTES. 

s’élève  dans  le  genre  du  peuplier,  un  peu  en  évantail,  et  sa  tige 
grêle  et  mince  ressemble  à celle  des  pins.  Je  revis  aussi  beaucoup 
detia-iri.  Les  naturels  l’appellent  aussi  toutoui,  mais  je  croirais 
plutôt  que  ce  dernier  nom  s’applique  à la  teinture  violette  qui  dé- 
coule du  tronc  quand  on  l’écorche.  Cette  teinture  leur  sert  pour 
teindre  les  manches  de  leurs  armes  et  les  bois  de  lances  ; elle  de- 
vient très-foncée  et  pour  ainsi  dire  noire.  Nos  guides  nous  le 
firent  voir  en  passant  près  des  cases  que  nous  rencontrâmes  sur 
le  chemin.  Nous  vîmes  des  orangers  et  des  citronniers  magni- 
fiques dont  la  haute  taille  nous  surprit  ; car  les  missionnaires 
nous  apprirent  qu’ils  avaient  été  importés  par  le  capitaine  an- 
glais Blig  en  1789  ou  1790.  Il  y avait  deux  espèces  de  citrons , 
de  petits  à peau  fine  et  lisse,  et  de  gros,  ovales,  à peau  épaisse,  de 
vrais  limons  en  un  mot. 

Le  sentier  que  nous  suivions  traversait,  comme  je  l ai  déjà  dit, 
des  bois  de  goyaviers , entrelacés  çà  et  là  d’arbres  a pain  , de  viki, 
de  cocotiers,  etc.  Nous  traversâmes  bientôt  la  rivière,  et  de  ce 
moment  nous  la  côtoyâmes  continuellement,  tantôt  d’un  bord  , 
tantôt  de  l’autre,  et  quelquefois  dans  son  lit  même. 

Le  sentier  était  réellement  charmant,  au  travers  des  fourrés 
d’arbres  dont  les  branches  et  les  racines  entrelacées  formaient 
des  voûtes  et  des  barrières  impénétrables  au  jour.  C’était  surtout 
l’arbre  appelé  par  les  naturels  pouzao  (Hibiscus  tiliaceus)  qui 
nous  obligeait  souvent  à marcher  presque  à quatre  pattes  sous  le 
feuillage  de  ces  branches  qui  ressemblaient  à des  racines  entrela- 
cées. C’est  un  arbre  d’un  port  étonnant,  les  branches  sont  basses, 
descendent  à terre-pour  se  relever  ensuite  et  forment  ainsi  un  vrai 
labyrinthe;  le  feuillage  ressemble  à la  feuille  du  tilleul , il  porte 
une  grande  fleur  jaune  comme  les  mauves.  Nous  fûmes  bientôt 
hors  des  habitations , entrant  dans  une  belle  vallée  dominée  de 
tous  côtés  par  de  grandes  montagnes  entièrement  couvertes  d’une 
végétation  qui  les  rend  pour  ainsi  dire  inaccessibles.  Cette  vallée 
que  les  Taïtiens  appellent  Deïneha  , est  celle  que  parcourt  la  u- 


NOTES.  ?;2l 

vière  de  Cuatavere  qui  descend  des  montagnes  , entourant  le  pied 
de  l’Orena.  A mesure  que  nous  avancions  elle  se  rétrécissait  ; 
les  montagnes  semblaient  grandes  devant  nous  ; de  temps  en  temps 
sur  les  penchants  escarpés, du  milieu  des  bois,  s’élancaient  tout  à 
coup  un  petit  palmier  balancé  par  la  brise,  ou  les  longues  feuilles 
du  bananier;  de  belles  fougères  croissaient  au  milieu  des  massifs 
de  tufs  et  de  basaltes.  On  ne  voyait  nulle  part  le  rocher  à nu , si 
ce  n’est  dans  le  lit  de  la  rivière  qui  était  encombré  de  cailloux' 
roulés  provenant  des  montagnes.  Il  régnait  une  fraîcheur  déli- 
cieuse. Les  hautes  montagnes  nous  masquaient  le  soleil  qui  se  le- 
vait quand  nous  débarquâmes  sur  la  plage. 

Nous  vîmes  de  fort  jolis  oiseaux  peu  farouches , voltigeant  çà 
et  là , entre  autres  un  petit  gobe-mouches  tout  noir,  de  gracieuses 
perruches  d’un  bleu  azuré,  des  tourterelles  ressemblant  beaucoup 
à celles  de  Nouka-Hiva , vertes  et  jaunes  ; et  quand  nous  fûmes  un 
peu  plus  avancés  dans  la  vallée , nous  vîmes  des  volées  de  paille- 
en-queue  (phaéton),  qui  viennent  se  nicher  sur  les  sommets  dé- 
serts des  montagnes . • 

Nous  fîmes  une  halte  au  milieu  même  de  la  rivière,  sur  un 
gravier  composé  de  gros  cailloux  volcaniques  et  des  troncs  d’ar- 
bres. Le  dessinateur  prit  un  croquis  de  l’endroit.  Déjà  derrière 
nous  la  vallée  s’était  refermée  ; un  de  nos  guides  nous  fit  du  feu 
à la  manière  des  Taïtiens,  en  frottant  sur  un  morceau  de  bois  sec 
et  tendre  avec  un  autre  morceau  plus  petit  et  taillé  en  lamé  : au 
bout  de  4 à 5 minutes , le  premier  morceau  de  bois  qui  avait 
formé  le  frotteur,  prit  feu.  Nous  fumâmes  une  pipe.  Nos  guides 
allèrent  nous  chercher  des  cocos  qui , rafraîchis  par  la  rosée  de  la 
nuit  et  n’ayant  pas  encore  reçu  les  rayons  brûlants  du  soleil , 
étaient  réellement  délicieux.  Pendant  que  l’artiste  faisait  son 
croquis,  le  docteur  et  moi  nous  ramassâmes  quelques  co- 
quilles fluviatiles  et  des  petits  poissons;  nos  guides  se  mirent 
aussi  a en  chercher  et  ils  nous  en  apportèrent  des  provisions; 

1 un  deux  avait  pris  une  grande  écrevisse,  armée  de  deux 
IV. 


21 


NOTES. 


322 

longues  pattes  comme  les  langoustes , et  un  poisson  assez 
gros  ressemblant  à un  vrai  goujon.  A partir  de  là,  le  chemin 
passait  à chaque  instant  d’un  bord  à l’autre  de  la  rivière. 
Dans  le  commencement  je  me  fis  porter  par  mon  guide,  mais 
bientôt  j’imitai  mes  compagnons  de  route  et  je  traversai  tout 
seul.  La  rivière  était  peu  profonde,  nous  n’en  eûmes  jamais 
plus  haut  qu’à  mi-cuisse  et  encore  ces  endroits-là  étaient  rares. 

La  vallée  se  rétrécissait  toujours  , les  montagnes  étaient  sur  nos 
tètes,  c’est  le  mot , quelquefois  la  rivière  en  battait  lepied,  de  gran- 
des murailles  s’élevaient  de  temps  en  temps  d’un  côté  ou  de  l’autre, 
tapissées  de  mousse  et  de  gigantesques  fougères  ; cela  devenaitma- 
gnifique  , devant  nous  , entre  les  fentes  des  montagnes.  On  aper- 
cevait le  superbe  pic  de  l’Oréana  avec  ses  deux  pitons  ; toute  cette 
gorge  était  couverte  de  grands  bois  si  fourrés , que  jamais  on  ne 
voyait  un  bout  de  rocher;  sur  les  parties  les  plus  à pic,  c’était  la 
même  chose.  Nous  rencontrâmes  quelques  ananas  sauvages,  une 
espèce  de  poirier  à larges  et  longues  feuilles  (oupâni) , ayant 
à la  fois  l’odeur  de  poivre  et  de  gingembre.  Ce  furent  nos  guides' 
qui  nous  les  montrèrent  et  nous  les  firent  sentir.  Les  arbres  les 
plus  nombreux  étaient  le  pourao  et  le  vihi.  Les  vihis  étaient  gé- 
néralement des  arbres  gigantesques,  c’étaient  les  plus  gros  de  tous  ; 
venaient  ensuite  les  pouraos.  Les  cocotiers  allaient  en  diminuant 
et  même  bientôt  nous  n’en  vîmes  plus  un  seul.  Nous  nous  arrê- 
tâmes un  instant  sous  de  grands  bois  , au  pied  d’une-  vaste  mu- 
raille couverte  de  fougère  , de  mousse,  etc.  C’était  pour  ramas- 
ser quelques  coquilles  terrestres,  que  nous  trouverions  sur  les 
feuilles  et  sur  les  troncs  d’arbres . 

11  pendait  des  arbres  de  magnifiques  lianes  ( poué  ou  pohoué) 
entrelacées  entre  elles , et  me  rappelant  avoir  lu  que  les  jeunes 
Taïtiens  se  balançaient  amoureusement  là-dessus  , je  voulus  en 
faire  autant  ; mais  un  des  guides  m’e'n  empêcha  bien  vite , en  me 
disant  : Mate-mu-mate-mate , et  en  faisant  le  geste  ou  le  signe  d un 
homme  qui  se  casse  le  cou.  11  est  vrai  de  dire  que  celles-là  par- 


NOTES.  ; 323. 

talent  dune  hauteur  effrayante.  C’est  égal , je  n’essaierai  jamais 
à m’y  balancer.  * 

Nous  continuâmes  notre  route  , traversant  toujours  à chaque 
instant  la  rivière,  et  parfois  marchant  quelque  temps  dans  l’eau. 
Un  des  guides  pécha  plusieurs  poissons  et  deux  écrevisses  ; l’eau 
y était  plus  profonde  et  plus  rapide.  Nous  vîmes  quelques  pe- 
tites cascades  tombant  des  rochers  et  de  grands  massifs  perpendi- 
culaires, couverts  d’une  mousse  allongée,  dont  l’aspect  indiquait 
que  dans  les  temps  de  pluie  il  devait  y avoir  de  grandes  nappes 
d’eau.  Il  y avait  3 heures  que  nous  étions  en  route;  la  faim  nous 
tiraillait  l’estomac  depuis  longtemps  , et  nous  pensions  en  frémis- 
sant à nos  trois  guides  qui,  malgré  tous  les  fruits  qu’ils  avaient 
mangés  sur  la  route,  paraissaient  aussi  affamés  que  nous.  L’un 
de  nous  prétendit  que  les  fruits  que  ces  gaillards  avaient  mangés 
le  long  du  chemin,  étaient  pour  eux  autant  de  verres  d’ab- 
synthe , etc. , etc.  Je  voulus  lire  un  instant  les  livres  que 
j’avais  emportés  , mais  mon  esprit  était  peu  disposé  à la  poé- 
sie,-malgré  tout  le  pittoresque  de  la  belle  vallée  de  Deïneha. 

Il  faut  dire  aussi  que  chacun  de  nous  était  occupé  à examiner  les 
sites  qui  variaient  à chaque  instant  et  nous  arrachaient  des  excla- 
mations de  surprise.  Ensuite  , plus  tard , la  faim  avait  pris  toute 
la  place  dans  nos  individus  , et  le  proverbe  dit  vrai  : Ventre  af- 
famé n a pas  d oreilles.  On  aurait  pu  me  lire  les  plus  beaux  mor- 
ceaux de  poésie,  que  je  .n’en  pas  aurais  entendu  un  mot,  tandis 
que  le  moindre  morceau  de  je  ne  sais  quoi  de  mangeable  eût  excité 
tout  mon  intérêt. 

Cependant  nous  arrivâmes.  Nous  étions  rendus  au  Pi/ta.  Nous 
fumes  tous  les  trois  assez  étonnés,  car  ce  site  n’avait  rien  de  bien 
remarquable  ; en  route  nous  en  avions  vus  de  dix  fois  plus  jolis. 
C’était  tout  bonnement  une  grande  chaussée  de  prismes  basalti- 
ques s élevant  d une  centaine  de  pieds;  sur  la  gauche  était  une 
cascade  tombant  du  sommet  et  arrivant  en  poussière  après  avoir 
saute  de  rocher  en  rocher  , ou  filtré  à travers  les  mousses  et  les 


/ 


awBrsga 


324  NOTES.  . 

branches.  Un  peuplas  loin,  de  l’autre  côté  de  la  chaussée,  c’est- 
à-dire  à droite  -,  il  y avait  une  auü’e  cascade  à peu  près  sembla- 
ble pour  le  volume,  mais  tombant  au  milieu  des  arbres  et  en 
partie  cachée  par  eux. 

La  rivière  qui  battait  le  pied  de  la  chaussée  en  avait  détaché 
plusieurs  fragments  , ce  qui  donnait  à ces  prismes  en  les  mettant 
les  uns  Sur  les  autres , l’apparence  de  tuyaux  d’orgue.  La  rivière 
continuait  à remonter  dans  la  vallée,  mais  il  n’y  avait  plus  desen- 
tier fréquenté.  Si  nous  avions  dû  rester  plus  longtemps  à Taïti , 
j’aurais  remonté  volontiers  ce  vallon  aussi  loin  que  la  natuie  le 
permet.  Dans 'l’endroit  où  nous  étions  , la  vallée  n’a  pas  20  pas  de 
large.  Nous  nous  assîmes  en  fi^ce  de  la  chaussée , de  l autre  coté, 
sur  de  gros  cailloux  volcaniques , à l’ombre. des  arbres  qui  domi- 
naient la  rivière.  Les  provisions  furent  tirées  du  carnier  ; elles 
consistaient  en  une  moitié  de  pâté,  du  fromage,  de  cochon  et  du 
fromage.  Malheureusement  nous  11’avions  que  quatre  petits  pains 
du  bord  et  une  galette  de  biscuit.  Nous  fîmes  pour  nous  la  part 
du  lion , aussi  nos  guides , qui  étaient  de  grands  gaillards  à vaste 
appétit,  firent-ils  un  déjeûner  assez  chétif.  Pour  nous,  le  repas 
fut  presque  suffisant.  Je  mangeai  un  peu  de  cresson  poiir  dessert, 
j’avalai  une  gorgée  de  rhum  et  fumai  une  pipe  ou  deux.  11  n’y 
avait  pas  moyen  de  prendre  une  vue  de  l’endroit  même.  La  mon- 
tagne basaltique  était  droit  sur  nos  têtes,  et  comme  je  l’ai  dit,  il  n’y 
avait  pas  20  pas.  Je  remontai  à quelque  distance  et  je  me  séchai 
au  soleil  ; car  nos  bas  et  nos  pantalons  étaient  tout  mouillés  et 
nous  avions  toujours  été  à l’ombre  jusqu’ici;  aussi  j’avais  près* 
que  froid  après  avoir  mangé.  Plus  tard , voulant  cependant  pren- 
dre un  croquis  du  fameux  Piha , et  m’étant  placé  à quelque 
distance  presque  au  milieu  de  la  rivière,  il  se  détacha  de  la  chaus- 
sée un  bloc  de  basalte , miné  sans  doute  par  l’infillration  des  eaux, 
qui  fit  en  tombant  un  bruit  effroyable,  comme  un  coup  de  fusil 
et  causa  une  grande  frayeur  à nos  guides  ,_qui  m avaient  préven  u 
avant  par  signes  que  si  je  restais-là  : mate-moe  ; aussi  ils  m en- 

, 

] 


NOTES. 


325 

traînèrent  à toute  force  , et  n’ayant  plus  rien  à faire,  nous  par- 
tîmes pour  retourner  à Matavaï.  En  passant  au-dessous  de  la 
chaussée  il  se  détacha  encore  quelques  blocs,  dont  l’un  m’écla- 
boussa. Cependant,  avant  denous  en  aller  nous  prîmes  des  échan- 
tillons de  basalte,  au  pied  même  de  la  cascade  dont  l’eau  inondait 
le  vallon  en  petite  pluie,  comme  un  brouillard. 

Ce  basalte  était  l'empli  de  petites  cristallisations  de  matière  vol- 
canique, ressemblant  à de  la  résine.  Le  retour  ne  fut  pas  aussi 
agréable  que  l’avait  été  la  venue  ; le  soleil  pénétrait  dans  une 
grande  partie  de  la  vallée  (il  était  environ  de  midi  à 1 heure  ),  et 
la  chaleur  jointe  à la  fatigue  nous  fît  désirer  d’arriver  le  plus  tôt 
possible.  Nous  fîmes  cependant  deux  haltes;  à la  dernière,  qui 
fut  au  même  endroit  que  le  matin,  seulemenlsous  les  arbres,  nous 
bûmes  avec  avidité  des  cocos,  quoiqu’ils  fussent  brûlants.  De 
leur  côté,  nos  guides  affamés  en  dévorèrent  les  amandes  en  un 
clin  d’oeil. 

Nous  n’arrivâmes  qu’à  4 heures  à Matavaï  ; comme  il  n’y  avait 
pas  de  canot,  nous  restâmes  à terre.  Aucun  de  nous,n’avait  faim. 
Jedonnai  une  gourdeàmon  guideet  lui  fis  cadeau  d’une  chemise. 
Le  gaillard  , quoique  tayo,  ne  me  donna  jamais  rien. 

(A/.  La  Farge.') 

Note  17,  page  85. 

Après  le  déjeûner,  je  descends  à terre  dans  l’intention  de  me 
rendre  chez  M.  Rodgerson.  La  route  qui  y conduit,  ainsique 
la  plupart  de  celles  de  l’île , a été  construite  aux  dépens  des  filles 
ou  femmes  qui  se  sont  rendues  coupables  de  débauches.  Les  dé- 
lits amoureux  l’ont  formée,  et  elle  se  ressent  de  sa  cause  première, 
à voir  les  nombreux  détours  qu’elle  fait  et  son  peu  de  largeur.  On 
pouvait  sans  doute  forcer  les  coupables  à travailler,  mais  non  pas 
à travailler  de  bon  cœur.  Au  bout  d’une  heui’e  au  plus  de  che- 


I 


WÊÊÊÊKÊ 


3ÏR  . NOTES. 

min , j’avais  atteint  la  demeure  modeste  et  presque  misérable  de 
M.  Rodgerson  , et  j’y  recevais  un  accueil  cordial. 

Ce  missionnaire  occupe  ce  poste  depuis  peu  de  temps.  11  était 
auparavant  dans  les  îles  Nouka-Hiva  , à Taouata ; mais  n’ayant 
pu  parvenir  à aucun  résultat  satisfaisant,  il  est  revenu  à Taïti , 
où  il  demeure  depuis  un  an  , et  né  s’y  est  décidément  fixé  qu’à 
la  retraite  du  précédent  missionnaire  de  Papaoua.  M.  Rodgerson 
me  donna  plusieurs  renseignements  sur  les  Noukahiviens,  qu’il 
a eu  le  temps  de  connaître  pendant  un  séjour  de  trois  ans  parmi 
eux.  Un  seul  missionnaire  , M.  ’**,  s’y  trouve  encore  , persé- 
vérant toujours  malgré  le  peu  de  succès  qu’il  a obtenu  , et  ayant 
de  nouvelles  difficultés  à vaincre  depuis  l’arrivée  de  deux  mis- 
sionnaires catholiques  qui  y ont  été  déposés  par  la  Vénus. 

M.  Rodgerson  craint  beaucoup  que  les  deux  missions  ne  s’entre- 
contrarient et  n’ajoutent  aux  difficultés  de  l’entreprise.  Le  carac- 
tère guerrier  des  insulaires , leur  penchant  au  vol , leurs  mœurs  , 

libres  , supportent  difficilement  les  entraves  religieuses.  Les  mis- 
sionnaires ont  eu  beaucoup  à souffrir  pendant  leur  séjour  parmi 
eux.  M.  Rodgerson  a eu  sa  maison  incendiée  par  les  naturels  ; 
d’autres  fois,  il  était  obligé  d’aller  chercher  des  fruits  à pain  dans 
les  tribus  voisines  pour  subvenir  à la  nourriture  de  sa  famille  y 
parce  que  les  naturels  de  la  baie  où  il  était  établi  ne  voulaient 
pas  lui  en  fournir.  Une  fois  entre  autres,  ces  privations  furent 
d’autant  plus  pénibles  que  madame  Rodgerson  était  sur  le  point 
d’accoucher,  et  qu’il  fut  obligé  de  la  nourrir  pendant  cette  épo- 
que critique  avec  une  nourriture  grossière  et  difficile  à obtenir. 

Ses  livres  ont  été  volés  pour  faire  des  cartouches , ses  meubles  , 
les  robes  de  sa  femme,  tout  ce  qui  pouvait  tenter  les  naturels, 
était  enlevé  peu  à peu.  L’éloignement  dés  naturels  pour  les  mis- 
sionnaires était  extrême  ; cependant  jamais  ils  n’ont  eu  à souffrir 
de  voies  de  fait,  quoiqu’on  les  insultât  souvent  et  que  des  trou- 
pes de  jeunes  gens  vinssent  quelquefois  les  menacer  et  se  moquer 
d’eux  aux  environs  de  leur  maison. 


•NOTES.  ' 327 

il  parait  même  que  les  femmes  des  missionnaires  avaient  tenté 
plusieurs  chefs  ou  guerriers,  et  que  des  débats  désagréables 
avaient  eu  lieu.  . Les  Noukahiviens  voulaient  agir  d’après  leurs 
usages  et  devaient  trouver  fort  curieux  qu’on  ne  s’y  soumît  pas. 
Pour  mettre  fin  à ces  épreuves  , qui  n’aboutissaient  à aucun 
résultat , les  missionnaires  mariés  se  sont  retirés  ; M.  a persé- 
véié  . étant  célibataire  , il  avait  moins  de  désagréments  à es- 
suyer. 

M.  Rodgerson  me  donna  encore  quelques  renseignements  sur 
les  Noukahiviens,  dont  voici  les' principaux  : 

Différentes  classes  divisent  la  population  noukahivienne  ; 
dans  quelques-unes,  ils  se  succèdent  de  génération  en  génération, 
et  semblent  former  des  castes.  Voici  les  principales  classes  : 

Kahaiki , classe  la  plus  élevée,  celle  des  chefs. 

Atepewu , classe  la  plus  élevée  parmi  les  femmes. 

M°a,  classe  d’hommes  taboues  dont  l’office  est  de  présenter 
les  sacrifices  aux  divinités. 

Touhonna , classe  d’individus  qui  ont  un  pouvoir  occulte  : ils 
donnent  des  remèdes  aux  malades  , et  sont  appelés  surtout  dans 
les  maladies  graves.  C’est  aussi  le  nom  de  ceux  (peut-être  de  la 
même  classe)  qui  ont  quelque  industrie  pratique,  comme  de 
construire  des  maisons  et  surtout  des  pirogues. 

Naii-Kaha , classe  des  sorciers,  conjurateurs,  etc. 

Taouas,  classe  d’individus  qui  deviennent  des  divinités  après 
leur  mort,  qui  sont  inspirés  par  les  esprits  des  hommes'  de  leur 
classe  déjà  morts , et  qui  peuvent  alors  indiquer  les  causes  des 
calamités  qui  affligent  la  population  et  annoncer  principalement 
aux  chefs,  que  des  calamités  les  menacent. 

Peio-Pekeio,  classe  de  personnes  qui  vivent  avec  les  chefs  et 
remplissent  des  fonctions  serviles. 

Averia,  classe  des  pêcheurs. 

Holà,  classe  d’hommes  qui  voyagent  en  cherchant  à acquérir  ; 
chanteurs,  espèce  de  troubadours  nomades,  etc. 


328  NOTES. 

Nohoua , la  plus  basse  classe,  les  hommes  de  la  plus  inférieure 
condition  , le  bas  peuple. 

.Ces  divisions,  dont  nous  n’avions  remarqué  qu’une  seule,  celle 
des  hommes  taboués  ou  moa,  montrent  un  assemblage  curieux 
des  principales  occupations  des  indigènes.  Comme  partout,  le 
cultivateur  semble  être  la  dernière  condition  de  la  société,  et  lé 
jongleur  sorcier  jouit  d’une  haute  considération. 

La  classe  des  constructeurs  est  aussi  considérée.  C’est  elle  qui 
aide  à construire  ou  construit  toutes  les  pirogues  des  particuliers 
et  celles  pour  la  guerre.  J’ai  vu  de  ces  pirogues  sur  la  grève  de 
Nouka-Hiva , longues  de  3o  à 4°  pieds  ; ellea  sont  étroites,  sou- 
tenues par  un  balancier,  et  leur  avant,  simple  , se  relève  quel- 
quefois en  pointe.  Une  espèce  de  siège  sur  l’avant  de  la  pirogue 
désigne  la  place  occupée  par  le  guerrier  pendant  le  combat. 
Quelquefois  les  pirogues  ont  deux  ou  trois  sièges,  mais  c’est 
rare.  La  régularité  que  l’on  remarque  dans  la  construction 
de  toutes  ces'  pirogues  indique  des  préceptes  dans  cet  art  qui 
restent  les  mêmes  et  sont  invariablement  suivis  par  tous  les  cons- 
tructeurs . 

Les  Noukahiviens  divisent  le  temps  en  mois  lunaires  : ce  ca- 
lendrier, supérieur  à celui  des  Manga-Reviens,  est  exactement  di- 
visé en  jours  et  en  mois.  Voici  le  nom  des  mois.  M.  Rodgerson 
n’est  pas  sûr  de  leur  correspondance  avec  les  nôtres,  mais  il  pense 
qu’elle  doit  se  rapprocher  de  la  suivante  : 


Ouaoa, 

Janvier. 

Ouamehaou , 

Février. 

Opohé, 

Mars. 

Ouapea, 

Avril. 

Malaiki, 

Mai. 

T ououam  eatakeo , 

Juin. 

T ukouna , 

Juillet. 

Oohauo, 

Août. 

Mai-Naihea, 

Septembre. 

NOTES. 


329 


Avamanou,  Octobre. 


Ouavea, 

Oehoua, 

Aveo. 

Voici  les  noms  des  jours  lunaires  : 

Novembre. 

Décembre. 

i Tunaï 

il  Ohouna. 

21 

2 Touhata. 

12  Onehaou. 

22 

3 Noata. 

i3  Ohoua. 

23 

4 Mahemaotahi. 

i4  Oatoua. 

24  Ohotouaiwa. 

5 Mahemavaena. 

i5  Ohotonoui. 

25  Fanaoutahi. 

6 Mahemahapaou. 

16  Ohotomane. 

26  Fanaouvaena. 

7 Kokoetahi. 

17  Otouou. 

27  Fanaouhapaou. 

8 Kokoevama. 

18  Oamoa. 

28  Notani. 

9 Kokoehapaou. 

19  Ometohi. 

29  Ommeu. 

îo  Oai. 

20  Oukaou. 

3o  Onamate. 

L’idiome  des  Noukahiviens  diffère  dans  certaines  parties  de 
l’archipel,  mais  seulement  dans  la  prononciation  de  certaines  let- 
tres , quoique  du  reste  la  conformation  physique  et  les  usages  dé- 
notent une  race  commune.  M.  Rodgerson  a écrit  le  premier  livre 
qui  existe  en  langue  noukahivienne  : c’est  une  traduction  de 
l’Evangile  de  saint  Jean,  et  des  notions  élémentaires  pour  l’école 
qu’il  avait  essayé  de  fonder. 

M.  Rodgerson  n’a  remarqué  de  cérémonies  principales  qu’à 
1 époque  des  funérailles  des  chefs  ou  des  hommes  divins.  Alors 
on  faisait  de  grands  festins , on  offrait  des  sacrifices  de  cochons , 
quelquefois  des  victimes  humaines.  Cependant,  maintenant  cet 
usage  de  sacrifier  des  hommes  est  presque  aboli  ; on  ne  tue  que 
dans  les  guerres  et  pour  satisfaire  des  vengeances  particulières  ; 
les  exemples  de  sacrifices  humains  n’ont  plus  lieu  qu’à  la  mort 
des  grands  chefs.  Alors,  on  tâche  de  faire  des  prisonniers  dans 
une  tribu  voisine  ; on  dévore  ensuite  les  cadavres  en  grande 
pompe,  au  bruit  des  tambours  et  des  chants  sauvages  de  la  mul- 
titude. Les  femmes  et  les  enfants  n’y  participent  pas.  Us  s’enivrent 


330 


NOTES. 


avec  une  boisson  fermentée,  et  il  arrive  quelquefois  que  le  repas 
des  funérailles  finit  par  une  rixe.  Les  mariages  se  font  librement 
et  simplement  ; les  parents  refusent  leur  fille  s’ils  le  veulent,  et 
cela  a donné  lieu  à plusieurs  scènes  sanglantes,  car  on  considère 
un  refus  comme  une  insulte.  Les  filles  sont  libres  jusqu’au  ma- 
riage ; elles  peuvent  disposer  de  leurs  faveurs  comme  elles  l’en- 
tendent. Quelquefois  l’amant  repoussé  enlève  sa  maîtresse,  et 
l’on  a vu  de  pareils  exemples  de  rapt  amener  la  guerre  entre  deux 
tribus  différentes.  Souvent  les  guerriers  épargnent  la  vie  de  leurs 
vaincus,  qui  deviennent  esclaves  et  qui  abjurent  leurs  disposi- 
tions hostiles.  Un  homme  ainsi  épargné  adopte  les  coutumes  de 
la  tribu  qui  l’a  pris  et  combat  pour  elle,  même  contre  la  sienne  et 
ses  parents.  Les  femmes  paraissent  plus  enclines  à suivre  les  re- 
commandations des  missionnaires.  Madame  Rodgerson  avait 
réussi  à réunir  un  certain  nombre  de  jeunes  filles,  qui  commen- 
çaient à lire  et  à écrire  ; mais  jamais  les  hommes  n’avaient  eu  au- 
tant de  condescendance.  Donnez-moi  de  la  poudre,  disaient-ils  , 
et  je  vous  écouterai.  Que  me  reviendra- t-il  de  travailler  à ap- 
prendre vos  livres  pour  vous  faire  plaisir?  Donnez-moi  delà 
poudre , j’irai  me  battre , et  je  vous  écouterai  après. .. 

(JM.  Desgraz .) 


Note  1 8,  page  96. 

Nous  fîmes  route  sur  l’île  basse  de  Maupelia,  que  les  cartes 
mettaient  à 22  lieues  de  distance  de  Maupeti ; nous  avions  long- 
temps à courir  avant  de  la  rencontrer,  et  tout  le  monde  se  coucha 
tranquillement.  Le  vent  était  frais  et  augmenta  encore  dans  la 
nuit  Tout  à coup  nous  fûmes  éveillés  en  sursaut  par  le  bruit 
que  l’on  faisait  sur  le  pont  et  le  doute  qu’exprimaient  plusieurs 
personnes  sur  la  possibilité  de  doubler  la  terre  et  les  récifs  que 
nous  avions  sous  le  vent,  à très-petite  distance.  D’un  bond  cha- 
cun se  trouva  à son  poste  sur  le  pont.  Nous  nous  croyions  encore 


à 24  milles.de Maupelia,  lorsque  Ion  aperçut  tout  à coup  au  mi- 
lieu de  1 obscurité,  une  ligne  blanche  de  brisants  sur  lesquels 
nous  courrions  avec  rapidité,  et  derrière  les  brisants  une  terre 
basse  qui  s’élevait  à peine  au-dessus  de  la  surface  de  la  mer.  Nous 
manœuvrâmes  immédiatement  pour  changer  de  route,  et  c’est 
alors  que  tout  le, monde  sauta  sur  le  pont.  Nous  étions  dans  une 
position  très-périlleuse,  nous  avions  fort  peu  de  voiles  pour  faire 
moins  de  chemin  avant  de  rencontrer  la  terre,  et  il  nous  en  fal- 
lait beaucoup  plus  pour  que  la  grosse  mer  ne  nous  jetât  pas  sur 
les  récifs  où  tout  le  monde  aurait  infailliblement  péri.  Grâce  à la 
bonté  de  notre  équipage,  nous  nous  trouvâmes  en  peu  d’instants 
avec  la  voilure  nécessaire  pour  marcher  un  peu  malgré  la  gros- 
seur de  la  mer.  A un  certain  moment  le  vent  nous  refusa  de  deux 
quarts  et  nous  mit  dans  la  position  la  plus  critique.  Nous 
ne  pouvions  plus  Joubier  et  il  nous  était  impossible  de  pren- 
dre l’autre  bord.  Fort  heureusement  la  brise  revint  où  elle 
était  et  nous  permit  de  doubler  cette  île  à l'honneur  après  une 
heure  environ  d’incertitude.  Nous  étions  fort  inquiets  aussi  sur 
le  sort  de  Y Astrolabe,  mais  nous  aperçûmes  ses  feux  de  position 
dans  l’ouest  des  récifs,  ce  qui  nous  tira  d’inquiétude.  Nous 
faillîmes  renouveler  la  catastrophe  des  deux  frégates  de  Lapé- 
rouse,  et  je  crois  que  pendant  tout  le  reste  de  la  campagne  nous 
ne  nous  trouverons  pas  dans  un  plus  grand  péril. 

• [M.  de  Montravel .) 

Note  19,  page  12b. 

Sur  les  cinq  heures  du  soir,  j’accompagnai  le  commandant 
d’Urville  dans  une  visite  au  missionnaire  anglais  établi  à Apia  ; 
il  habitait  eu  ce  moment  avec  sa  femme  et  un  jeune  enfant,  une 
mauvaise  case  que  lui  avait  donnée  le  chef,  en  attendant  l’achève- 
ment d une  maison  très-confortable  que  nous  trouvâmes  déjà 


332  NOTES. 

très-avancée.  Charpentier  de  son  métier,  M.  Mills  en  dirigeait 
tous  les  travaux  et  exécutait  lui -même  la  partie  la  plus  difficile, 
et  se  préparait  un  abri  très-commode,  distribué  avec  beaucoup 
de  goût. 

Dès  notre  débarquement,  nous  fûmes  conduits  dans  une  grande 
case  entièrement  vide,  d’une  architecture  intérieure  très-soignée, 
que  l’on  nous  dit  être  une  maison  publique,  espèce  de  caravan- 
sérail destiné  à loger  les  naturels  qui  arrivaient  momentanément 
de  leurs  districts'  dans  celui-ci.  Chaque  village  de  file  a un  éta- 
blissement semblable,  dans  le  même  but.  Celui  d 'Apia  servait 
également  d’église, _en  attendant  qu’on  pût  en  élever  une,  ce  qui 
n’aura  lieu  que  lorsque  la  demeure  du  missionnaire  sera  ter- 
minée. Prima  sibi  charitas  a été  la  devise  de  M.  Mills,  qui  nous 
reçut  néanmoins  très-poliment  et  nous  fit  ses  offres  de  service  ; sa 
femme  prit  souvent  la  parole  pour  répondre  à quelques  questions 
relatives  au  langage,  aux  moeurs  des  naturels,  aux, noms  des  îles 
qui  composent  le  groupe,  et  elle  nous  parut  être  parfaitement  au 
fait  de  tout  ce  qui  concernait  le  pays.  Le  mari  la  consultait  sou- 
vent, et  était  loin  de  parler  avec  autant  de  facilité  et  de  connais- 
sance qu’elle. 

(M.  Jacquinot.') 

Note  20,  page  125. 

C’est  par  les  Européens  établis  à Apia  que  nous  avons  appris 
que  trois  compagnons  de  Delangle  avaient  échappé  au  massacre 
et  étaient  restés  entre  les  mains  des  naturels  qui  les  avaient  épar- 
gnés. 'L’un  d’eux  ayant  pris  femme  en  eut  plusieurs  enfants  dont 
un  seul  vit  encore  et  réside  sur  l’une  des  îles  orientales.  Il  est  à 
regretter  que  nous  n’ayons  pu  vérifier  l’authenticité  d’un  fait  aussi 
intéressant.  Les  moindres  nouvelles  , les  traditions  se  propagent 
si  bien  chez  les  tribus  sauvages , que  nous  aurions  sans  doute 
trouvé  le  descendant  des  compagnons  du  malheureux  capitaine, 


NOTES.  333 

s’il  nous  eût  été  possible  de  mouiller  à Toutouïla.  La  cause  de  la 
catastrophe  qui  priva  l’expédition  de  Lapeyrouse  de  son  second 
chef,  n’est  pas  connue  d’une  manière  certaine.  Mais  s’il  faut  en 
croire  les  naturels  , une  tentative  de  vol  faite  par  un  des  leurs  sur 
les  canots , aurait  été  réprimée  par  les  armes , d’où  s’en  serait 
suivie  une  attaque  des  sauvages  pour  venger  ce  qu’ils  croyaient 
être  une  agression.  Quoi  qu’il  en  soit , les  naturels  de  Samoa  ne 
paraissent  pas  plus  féroces  que  ceux  de  Sandwich,  des  Marquises, 

de  Tonga Le  massacre  de  nos  compatriotes  peut  fortbien  être 

venu  à la  suite  d’un  malentendu , et  peut-être  même  était-il  une 
sanglante  représaille  pour  une  injuste  agression.  Ces  scènes  de 
carnage  n’étaient  que  trop  fréquentes  dans  les  premiers  temps  de 
la  découverte  de  l’Océanie , parce  que  les  navigateurs  ignoraient 
complètement  les  mœurs  et  la  langue  des  sauvages  qu’ils  regar- 
daient presque  toujours  comme  des  cannibales  altérés  de  sang 
humain,  tandis  que  ceux-ci  prenaient  à leur  tour  les  naviga- 
teurs pour  de  mauvais  génies.  Si  le  guet-apens  dont  un  de  nos 
compagnons  à manqué  l’un  de  ces  jours  d’être  la  victime,  avait  eu 
lieu  jadis,  on  n’eût  eu  aucun  moyen  de  dénoncer  cet  attentat  au 
chef  du  pays,;  nous  aurions  alors  brûlé  les  cases  et  tué  quelques 
naturels,  les  premiers  venus.  Ainsi,  nous  aurions  fait  une 
guerre  injuste  au  district  d’Apia  dont  le  chef  et  les  habitants  ne 
nous  avaient  rien  fait,  et  n’avaient  même  aucune  connaissance 
de  nos  griefs.  Une  pareille  agression  n’eût  pas  manqué  de  nous 
attirer  la  haine  des  naturels  et  les  représailles  les  plus  barbares. 

( M.  Roquemavrel.  ) 

Note  21,  page  126. 

Nous  continuâmes  chaque  jour  à être  entourés  de  pirogues  des 
districts  voisins  d 'Apia,  la  présence  de  ceux  du  district  payen  de 
Tatata  excitait  la  jalousie  du  chef  Peha  et  de  tous  les  siens.  Ceux- 
ci,  fidèles  à leurs  anciennes  coutumes,  nous  proposèrent  dès  les 


334 


NOTES 


premiers  jours  de  nous  envoyer  des  femmes  à bord  ; on  les  refusa 
naturellement;  mais  ils  furent  plus  heureux  dans  leurs  offres  à 
terre,  et  nos  marins  qui  ne  trouvaient  que  des  cruelles  parmi  les 
chrétiennes  d’Apia  £ chose  qu’il  faut  dire  à leur  louànge,  car 
quelque  obsédées  qu’elles  fussent,  elles  se  montrèrent  toujours 
inexorables)  se  prêtèrent  à ces  propositions  avec  la  plus  grande 
facilité.  Ces  honteux  marchés  se  traitaient  depuis  notre  arrivée 
chaque  jour  à terre  sur  la  place  même;  mais  ils  n’avaient  leur 
effet  que  sur  le  terrain  neutre.  A côté  de  cette  prostitution  , la 
retenue  des  femmes  d’Apia  était  vraiment  exemplaire,  elles  répon- 
dent toujours  par  le  tabou  des  missionnaires  aux  sollicitations  les 
plus  pressantes  ; mais  leurs  voisines  qui  se  sont  montrées  tou- 
jours rebelles  à leurs  enseignements  , en  se  jettant  dans  les  bras 
des  marins , n’étaient  plus  mues , comme  par  le  passé , parla  pas- 
sion ou  par  un  caprice , mais  par  leur  cupidité  honteuse'oii  celle 
de  leurs  pai’ents. 

Si  toutes  les  femmes  d’Apia  se  montrèrent  pénétrées  de  la  né- 
cessité morale  de  vivre  dans  la  plus  grande  retenue  , nous  fûmes 
souvent  à même  de  voir  néanmoins  combien  était  superficielle 
encore,  chez  tous'ces  indigènes,  la  doctrine  du  christianisme  qui 
établit  la  moralité  des  actions.  Aucun  n’avait  encore  renoncé 
à leurs  chants  et  à leurs  danses  lascives  faits  pour  exciter  à 
la  volupté;  ils  s’y  livraient  encore,  sans  croire  rien  faire  de  con- 
traire à la  nouvelle  loi.  Nous  eûmes  à plusieurs  reprises  des  re- 
présentations de  ces  chants  qui  étaient  à peu  près  comme  à Nouka- 
Hiva  et  à Taïti , familiers  à l’enfance,  et  excitaient  jadis  dans  les 
réunions  du  soir  du  Fr'üé-Torè , les  plus  grands  désordres 

Pendant  mon  séjour,  j’obtins  de  M.  Mills  , quelques  renseigne- 
ments sur  les  phénomènes  physiques  qui  se  sont  passés  dans  ces 
îles  depuis  quatre  ans  qu’il  y réside,  qui  ont  d’autant  plus  d’in- 
térêt qu’il  les  a observés  avec  les  yeux  d’un  homme  instruit  et 
avec  connaissance  de  cause.  11  m’apprit  que  le  7 septembre  1823, 
entre  huit  et  neuf  heures  du  matin  , on  avait  ressenti  dans  l’île 


NOTES.  335 

plusieurs  secousses  horizontales  de  tremblement  de  terre,  dont 
la  direction  fut  de  l’E.  N.  E.  à l’O.  S.  O. , et  qu’antérieuremenl, 
le  7 novembre  i837,  on  avait  éprouvé  dans  toutes  les  îles  une 
marée  extraordinaire  qui  avait  inondé  les  cultures  de  plusieurs 
villages  , et  que  les  secousses  de  tremblement  de  terre  étaient  as- 
sez fréquentes  dans  tout  l’archipel.  Les  naturels  de  Samoa,  qui  y 
sont  habitués  depuis  longtemps , n’en  sont  nullement  eiFrayés. 
Leur  manière  de  bâtir  les  met  à l’abri  de  leurs  effets . Jadis  ils  les  a t- 
tribuaient  à un  de  leurs  dieux , qui  ayant  perdu  le  bras  droit  dans 
un  combat,  remuait  la  terre  avec  son  bras  gauche.  Leurs  îles,  en- 
tièrement volcaniques,  ne  renferment  aucun  volcan  en  activité, 
et  comme  la  végétation  s’est  emparée  des  sommets  de  toutes  les 
montagnes , à moins  de  parcourir  le  pays  dans  tous  les  sens  et  de 
l’examiner  evec  soin , on  ne  trouverait  pas  de  traces  des  volcans 
modernes.  Rien  dans  leurs  traditions  n’indique  qu’il  en  ait  existé 
sur  l’île  Opoulou , si  ce  n’est  qu’on  donne  à une  montagne  de  l’est, 
un  nom  qui  veut  dire  stérile,  quoiqu’elle  soit  entièrement  cou- 
verte de  végétation.  Les  phénomènes  des  éruptions  volcaniques 
ne  leur  sont  cependant  pas  étrangers,  car  ils  supposent  dans 
toutes  les  îles  , qu’il  existe  dans  le  N.  O.  de  Samoa  une  petite  île 
constamment  en  feu.  Aucun  volcan  n’existe  cependant  dans  cette 
direction.,  et  pour  trouver  un  fondement  à cette  tradition  , on  est 
obligé  de  supposer  que  si  la  prétendue  île  en  feu  n’est  pas  un  ob- 
jet de  pure  convention  de  quelques-uns  de  leurs  prêtres  qui,  en 
'voyageant,  auraient  vu  des  volcans  dans  les  Tonga,  elle  est  le  pro- 
duit de  quelque  volcan  sous-marin  , qui  après  avoir  brûlé  quel- 
que temps  au-dessus  des  eaux,  à fini  par  disparaître  , en  croulant 
sur  sa  base , et  n’est  plus  aujourd’hui  qu’un  des  nombreux  récifs 
connus  dans  ces  mers  , ou  qui  restent  encore  à découvrir. 

(AT.  Dubouzet .) 


336 


NOTES. 


Note  22  , page  125. 

Le  lendemain  de  notre  arrivée , notre  ami  Pea  vint  en  personne 
nous  demander  les  droits  d’ancrage  ; le  commandant  lui  répon- 
dit que  nous  paierions  sans  marchander  les  vivres  que  nous  pren- 
drions , mais  que  pour  l’eau,  tant  douce  que  salée , un  bâtiment 
de  guerre  ne  la  payait  qu’à  coups  de  canon.  Pour  appuyer  sa  de- 
mande, Pea  apportait  la  pièce  ci-jointe  du  capitaine  de  la  marine 
royale  anglaise,  Drinck-Water  de  Béthune.  Je  la  transcris  ici  at- 
tendu qu’il  est  assez  curieux  de  voir  quels  droits  les  Anglais  pré- 
tendent s’arroger  sur  ces  populations.  J’ai  tort  de  dire  les  Anglais, 
c’est  tout  bonnement  une  bêtise  des  révérends  missionnaires,  ap- 
puyés par  le  capitaine  du  Conwaj. 

Art.  ier  Chaque  vaisseau  qui  mouillera  paiera  5 dollars 
pour  qu’il  lui  soit  permis  de  faire  de  l’eau  et  d’acheter  des  rafraî- 
chissements. 

Art.  2.  Aucun  travail  ne  sera  fait  sur  la  rade,  ni  aucun  na- 
turel ne  sera  employé  à travailler  à bord  le  dimanche,  sous  peine 
d’amende  de  io  dollars. 

Art.  3.  Toute  vente  de  liqueurs  spiritueuses  est  défendue  sous 
peine  de  25  dollars  , et  le  navire  à bord  duquel  ladite  vente  sera 
faite,  ne  recevra  plus  de  rafraîchissements. 

Art.  4.  Toute  personne  qui  s’absentera  de  son  navire,  sera  ar- 
rêtée, ramenée  à bord  et  paiera  5 dollars  dont  deux  pour  les  chefs 
et  trois  pour  les  personnes  qui  l’arrêteront.  Aucun  capitaine  ne 
pourra  refuser  de  prendre  à son  bord  un  déserteur  quelconque , 
sous  peine  de  25  dollars  ; les  déserteurs  pris  après  le  départ  de 
leurs  navires  paieront  3o  dollars. 

Art.  5.  Personne  ne  pourra  débarquer  ou  quitter  son  navire 
sans  l’autorisation  du  gouvernement  de  l’île , les  capitaines  con- 
trevenants paieront  25  dollars. 

Art.  6.  Aucun  capitaine  ne  pourra  débarquer  ses  passagers 


NOTES. 


337 


Sans  l’autorisation  du  gouvernement,  sous  peine  de  25  dollars. 

Ait.  7.  Si  une  personne  restait  a terre  pour  rétablir  sa  santé , 
le  capitaine  déposera  une  somme  raisonnable  pour  son  entretien 
et  le  temps  probable  de  son  séjour  à terre. 

Art.  8.  Tout  marin  devra  être  rendu  à son  bord  à 9 heures  du 
soir , et  y couchera  sous  peine  de  5 dollars. 

Art.  9.  Les  amendes  ci-dessus  seront  payées  en  espèces  ou  en 
équivalents,  au  choix  du  gouvernement. 

Art.  10.  Les  amendes  pourront  être  commuées  par  le  gouver- 
nement en  un  mois  de  travaux  forcés  pour  5 dollars. 

Art.  11.  Tout  capitaine  qui  refusera  de  souscrire  à ces  lois  sera 
provisoirement  privé  de  tous  rafraîchissements  et  secours,  procès- 
verbal  de  son  refus, ‘plus  , copie  de  ces  lois  seront  envoyés  à son 
gouvernement  pour  le  prier  de  punir  ce  refus. 

Art.  12.  Tout  chefde  district  ou  de  village  où  les  navires  pour- 
ront mouiller  et  où  les  canots  pourront  communiquer , pourra 
augmenter  les  lofs  relatives  à la  descente  des  étrangers  et  faire 
payer  telle  amende  qu’il  jugera  convenable  au  délit. 

Art.  i3.  Le  prix  a payer  à un  pilote  pour  conduire  un  navire 
au  mouillage  est  de  3 dollars  et  demi,  la  même  somme  sera  payée 
pour  le  conduire  hors  du  mouillage. 

Art.  14.  Pour  mettre  ces  lois  en  exécution  , tous  les  chefs  des 
districts  nommeront  l’un  d’eux  pour  agir  en  qualité  de  magistrat. 

Le  projet  de  loi  ci-dessus  nous  a été  présenté  à Apia  dans  la 
demeure  d’un  chef  qui  l’a  trouvé  très-convenable,  et  a promis 
d en  donner  copie  aux  autorités  des  nations  étrangères . 

Donné  de  ma  main  à bord  du  vaisseau  de  Sa  Majesté  Britanni- 
que le  Conway , rade  d’Apia  (île  Opoulou,  archipel  des  Navi- 
gateurs). 

6.  janvier  i838. 

Ch.  R.  Drinck-Water-Bethune. 

Et  è’est  au  bas  d’une  pareille  ineptie  qu’un  officier  de  la  marine 
anglaise  a eu  la  bêtise  de  mettre  son  nom  ; il  faut  qu’il  ait  furieu- 
IV. 


22 


■■■■■■ 


338  . NOTES. 

sement  chargé  son  grog  ce  jour-là.  Ces  lois  du  digne  capitaine 
nous  ont  bien  amusés  ; mais  elles  ne  sont  pas  moins  obligatoires 
pour  le  pauvre  diable  de  navire  marchand  qui  a besoin  de  se  ra- 
vitailler; la  grande  partie  du  temps,  ces  dollars  reviennent  aux 
missionnairës.  Quelle  infâme  race! 

' (71/.  Demas . ) 

Noie  23,  page  125. 

Nous  n’avions  encore  rien  vu  jusqu’ici  de  compar-able  à l’ile 
Opoulou.  La  belle  Taïti  est  détx-ônée,  Opoulou  est  bien  plus 
belle  et  cela  se  conçoit.  11  y a beaucoup  plus  de  plaines  , les  mon- 
tagnes sont  moins  escarpées,  la  végétation  a plxxs  de  développe- 
ment. Rien  n’est  beau  comme  le  chemin  qui  va  dans  l’intérieur  et 
passe  auprès  de  la  petitecascade  , en  suivant  à peu  près  la  rivière.- 
Ce  sont  des  arbres  gigantesqxxes  plus  hauts  qxxe  les  palmiei’S , et 
très-vaiiés,  des  boi%sombres  oix  chantent  une  masse  de  jolis  oi- 
seaux, des  pigeons,  des  colombes  , txne  jolie  perruche  rouge  et 
verte,  des  martins-pêcheurs,  des  picaflors,  etc.  De  grandes  lianes 
pendent  du  sommet  des  arbres  ; c’est  tout-à-fait  une  grande  na- 
ture, 11  y a une  masse  de  villages  dans  l’intérieur.  L’île  est  divi- 
sée en  plusieurs  grands  villages  soumis  à un  chef,  ce  qui  forme 
autant  de  tribus  difféi’entes. 

Quand  un  chef  se  m aidait , avant  les  missionnaires,  il  y avait 
une  céi’émonie  assez  curieuse.  La  femme  était  placée  sur  une  natte 
blanche  devant  le  peuple.  Si  le  chef  montrait  la  natte  au  public 
avec  les  preuves  què  sa  future  épouse  avait  sa  virginité,  il  y avait 
une  salve  d’applaudissements,  tandis  qu’au  cas  contraire,  la 
femme  était  repoussée  et  chassée  ignominieusement. 

( M.  La  Farge.') 


NOTES. 


339 


Note  2/j. , page  i 25. 

Quelques  misérables  pirogues  qui  avaient  attendu  que  nous 
fussions  mouillés  pour  quitter  la  terre,  vinrent  nous  apporter  des 
cocos.  Elles  étaient  montées  chacune  par  deux  ou  trois  hommes. 
En  voyant  ces  frêles  embarcations  , j’étais  conduit  naturellement 
à me  demander  si  c’étaient  bien  là  les  mêmes  sauvages  que  Bou- 
gainville avait  appeile's  les  navigateurs,  si  c’étaient  bien  ces  mêmes 
hommes  qui  conduisaient  avec  tant  d’habileté  ces  grandes  et  belles 
pirogues  qui  allaient  chercher  si  loin  au  large  les  navire  de  Bou- 
gainville et  de  Lapérouse,  pour  les  accompagner  au  mouillage. 
Aujourd  hui  je  ne  retrouve  , ni  les  mêmes  embarcations  , ni  les 
mêmes  hommes,  et  j’aurais  cherché  vainement  ce  même  empresse- 
ment qui  portait  jadis  ces  enfants  de  la  nature  à courir  au-devant 
des  etrangers  qui  venaient  les  visiter.  Mais  quelle  est  la  cause  de 
tous  ces  changements?  -Ne  doit-on  pas  s’en  prendre  à la  civilisa- 
tion, qui  fera  aux  îles  des  Navigateurs  (Samoa)  ce  quelle  a fait 
à Taïti,  d’une  peuplade  active,  entreprenante,  hardie  et  guerrière, 
un  peuple  mou  , abruti  et  vicieux.  Quatre  ou  cinq  années  seule- 
ment se  sont  écoulées  depuis  que  les  missionnaires  ont  pris  pos- 
session de  ces  îles,  et  déjà  ils  ont  acquis  un  ascendant  étonnant 
sur  1 esprit  des  habitants  ; ils  ont  changé  leurs  mœurs , leurs  ha- 
bitudes, et  qu’y  ont  gagné  ces  misérables?  rien;  car  leur  vie  ne 
s’est  pas  améliorée  en  apprenant  à chanter  des  psaumes  ou  en  li- 
sant des  versets  de  la  Bible,  et  personne  ne  leur  u enseigné  à mieux 
cultiver  l’igname  ou  le  taro.  En  voulant  faire  des  convertis  on  n’a 
pas  cherché  à en  faire  des  hommes  , ou  plutôt  les  misérables  qui 
sont  venus  parmi  eux,  sous  le-tilre  de  missionnaires , n’y  sont  ve- 
nus que  dans  le  but  d’y  satisfaire  un  intérêt  personnel.  Us  ont 
employé  ces  insulaires  à leur  construire  des  cases  vastes,  com- 
modes et  agréables  pour  eux  et  leurs  familles,  ils  leur  ont  fait 
cultiver  des  jardins  qui  leur  produisent  des  légumes  d’Europe , 


/ 


340  # NOTES. 

mais  les  naturels  n’en  avaient  aucune  part,  et  cependant  ce  soûl 
encore  eux  qui  leur  apportent  gratis  et  comme  un  tribut,  les 
fruits,  les  racines  et  les  poissons  qui  forment  la  base  de  leur 
nourrit  urç. 

( M . Gourdin.  ) 

Note  25,  page  125. 

La  partie  des  naturels  d’Opoulou  dissidente  sous  le  rapport 
religieux,  se  distingue  des  nouveaux  convertis  par  la  conserva  - 
tion de  leurs  usages  primitifs.  Ils  portent  leurs  cheveux  longs, 
quelquefois  ils  les  relèvent  sur  le  sommet  de  la  tête  par  un  lien 
de  feuilles  ou  d’écorces  de  cocotiers.  Leur  chevelure  roide  et 
abondamment  fournie  semble  emprunter  son  aspect  héi'issé  à la 
frisure  de  celle  du  nègre.  Ils  sont  peu  vêtus,  une  ceinture  étroite 
faite  avec  des  feuilles  longues,  pliantes  et  étroites  d’une  plante 
que  je  'n’ai  pas  vue  ailleurs  que  sur  eux,  couvre  à peine  les  parties 
sexuelles.  Presque  tous  sont  tatoués  autour  des  reins,  et  quel- 
ques-uns ont  sur  le  corps  des  marques  produites  par  des  inci- 
sions qui  forment  une  excroissance  charnue  en  relief.  Les  nou- 
veaux convertis  ont  presque  tous  les  cheveux  coupés  ras,  cette 
coiffure  leur  va  moins  bien  que  celle  de  leurs  voisins  les 
payens 

Le  langage  de  ces  îles  est  doux  et  diffère  des  idiomes  taïtiens  et 
nouka-hiviens  dans  beaucoup  de  mots  ; la  prononciation  est 
aussi  différente.  L7  est  très-fréquemment  employé,  mais  avec 
un  espèce  de  sifflement  qui  la  rapproche  du  ch  ; le^-  a aussi  une 
prononciation  particulière  fort  douce  et  semblable  à celle  du/  du 
grec  moderne.  Une  singularité  de  leur  langage  c’est  d’avoir  deux 
manières  de  nommer  les  choses  : une  lorsque  l’on  s’adresse  aux 
aliis  ou  chefs,  l’autre  qui  sert  dans  la  conversation  ordinaire. 
M.  Mills,  de  qui  je  tiens  ces  détails,  m’a  communiqué  en  même 
temps  une  chanson  très-ancienne  qu’il  a recueillie  et  traduite. 


NOTES.  341 

Elle  est  populaire  dans  le  groupe,  quoique  sa  signification  ne 
soit  pas  bien  complète,  du  moins  dans  la  traduction.  Cette  chan- 
son a trait  à l’époque  où  Cook  visita  les  îles  Tonga.  Il  paraîtrait 
qu’elle  a été  composée  lorsque  les  espérances  des  naturels  de  Sa- 
moa de  le  voir  arriver  furent  déçues.  La  voici  avec  la  traduction' 
mol  à mot. 

Touti  soua  ia 

Cook  tu  t’en  retournes, 

Nei  pea  pea  fasia 
A moins  qu’ils  te  tuent. 

Oua  ita  ita  valea  Samoa 

Grande  est  l’ignorante  colère  de  Samoa 

Nia  le  taouri  le  oa 

Pai’ce  que  tu  n’apportes  pas  d’échanges. 

Touti  fou  mae  le  foe 
Cook  donnes-moi  la  rame 
Aou  tala  ala  fia  oe 
Afin  que  je  rame  pour  toi. 

Cette  chanson  a cela  de  curieux  qu’elle  indique  l’attention  que 
le  personnage  de  Cook  avait  excité  dans  ces  îles,  et  en  même 
temps  elle  sert  à prouver  ce  que  M.  Mills  m’a  dit,  que  la  plupart 
des  événements  remarquables  étaient  conservés  de  cette  manière 
dans  la  mémoire  des  naturels,  dont  l’humeur  communicative  est 
avide  de  récits  et  de  contes.  Depuis  l’établissement  des  mission- 
naires, les  danses  et  les  chants  lascifs  ont  été  abolis;  le  seul  chant 
que  j ai  entendu  est  le  suivant,  dont  je  n’ai  pas  pu  recueillir 
toutes  les  paroles  et  dont  je  n’ai  malheureusement  pas  non  plus 

Japiiere  fia  laouae 
Ile  toupou  taoulae 
Tahou  tou  ghae  nate  rima 
Pae  pouli  outii 
Pae  oula  oufala 
Pae  la  Iola  tama 
Sae  fama  lama 


compris  le  sens. 

Papa  oua  oua  oua 
Papa  oua  oua  oua 
Papa  oua  oua  oua 
Papa  ea  ea  ea 
Papa  ea  ea  ea 
Painaou  oaee  kaaoo 
Pinaloou 


342 


NOTES. 


Taa  tia  to  lama 
Aouemlsimi  loe 
Aoue  vill  amoue 
Aoue  fa  amoue 
Aoue  le  uoumoue 
Aoue  mi  si  mila 
Aoue  li  aodo 
Asoloe 

Popo  oua  ouee 
Aoue  le  fara 
Aoue  le  nussiaree 
Aoue  falafae 
Aoue  mi  si  tama 
Tae  aoua  aia 


Apapa  omata 
Ornai  se  outou  fauga 
Tonghi  ai  laou  sala 
Papalanghi  taoumaea 
Ta  fape  fea 
Loou  tamaa  ouatiee  . 
Aouepo  seli 
Aouepo  se  vani 
Aouepo  atousia 
Aouepo  lolopou  Vavao 
Senaï  talofa  mal 
Loou  luisa 
Aoue  marna  oe. 


Autant  que  j’ai  pu  le  comprendre,  ce  chant  concerne  les  Eu- 
ropéens nommés  Papalarithis , nom  qui  signifie  de  l’autre  côté 
des  cieux,  image  fidèle  qui  indique  l’arrivée  des  navires.  C’est  la 
première  fois  que  nous  entendons  cette  dénomination,  du  reste 
conmie’dans  d’autres  îles. 

(M.  Dèsgraz. ) 

Note  26,  page  148. 


Après  quelques  instants  , les  deux  missionnaires  nous  accom- 
eompagnèrent  chez  le  roi. 

D’une  taille  assez  grande,  Georges  a une  belle  tête  ; il  est  sou- 
cieux et  parle  peu.  Ses  traits  deviennent  très-doux  lorsqu’il  sou- 
rit. Chrétien  de  bonne  foi , apprenant  qu’un  chef  également  con- 
verti était  molesté  à Tonga  par  les  naturels  encore  idolâtres,  il 
vola  à son  secours  et  détruisit  entièrement  la  maison  sacrée  de 
Mafanga.  La  case  dans  laquelle  nous  le  vîmes  n’était  que  provi- 
soire : un  ouragan  ayant  détruit  la  sienne  un  an  auparavant,  on 
lui  en  élevait  alors  une  autre  au  milieu  d’un  vaste  enclos  que  l’on 
commençait  même  à cultiver.  Ce  chef  avait  de  quarante  à qua- 
rante-cinq ans  j sa  femme  , dont  la  figure  était  jolie  et  gracieuse, 
pouvait  avoir  environ  vingt-quatre  ans.  Tous  deux  étaient  vêtus 
d’une  étoffe  du  pays  qui  leur  prenait  depuis  les  reins  jusqu’aux 
pieds.  Nous  restâmes  environ  une  heure  chez  Georges , M.  Tho- 


{ 


NOTES. 


343 


mas  servant  d’interprète  au  commandant  ; quant  à moi,  très- 
peu  versé  clans  la  langue  anglaise , je  ne  pus  saisir  que  quel- 
ques mots  de  la  conversation  , qui  roulait  sur  quelques  usages 
anciens  du  pays,  sur  la  famille  des  premiers  chefs  et  sur  les 
îles  Viti.  Nous  apprîmes  la  mort  de  Tahofa ,.  l’un  des  chefs  de 
Tonga-Tabou , celui  qui  avait  fait  exécuter  l’enlèvement  de  notre 
embarcation  et  qu’on  appelait  le  Napoléon  de  l’archipel.  Palou 
vivait  toujours  ainsi  que  Levoukaï.  Le  christianisme  n’avait 
fait  que  peu  de  progrès  depuis  une  douzaine  d’années  à Tonga- 
tabpu. 

Le  commandant  ayant  invité  les  deux  missionnaires  à déjeû- 
ner pour  le  lendemain  , fît  faire  au  roi  et  à la  reine  là  même  invi- 
tation, qui  fut  acceptée  avec  d’autant  plus  de  plaisir,  qu’elle  était 
accompagnée  de  la  promesse  d’un  présent.  Nous  quittâmes  peu 
après  la  maison  royale  de  Vavao , et , après  avoir  fait  quelques 
tours  dans  le  village  , nous  nous  embarquâmes  pour  retourner  à 
bord. 

( M . J a cq  u inot . ) 

Note  27,  page  148. 

Après  m’être  réfugié  successivement  de  case 'en  case,  à chaque 
ondée  de  pluie  qui  arrivait , je  finis  par  rencontrer  un  jeune  in- 
digène appelé  Théodore  , d’un  caractère  moins  sérieux  que  ses 
compatriotes  , qui  mit  toutr-à-fait  de  coté  son  livre  de  cantiques 
et  me  pria  instamment  d’entrer  chez  lui  et  de  le  prendre  pour  my 
fri  end,  mon  ami.  Quoique  dégoûté  des  tayo,  j’acceptai  son  offre 
et  lui  donnai  mon  nom.  Aussitôt  sa  vieille  mère  , qui  y était,  me' 
fit  entendre  que  j’étais  aussi  son  fils  et  me  combla  de  caresses. 
Adopté  comme  membre  de  cette  pauvre  famille,  j’eus  beaucoup  à 
me  louer  de  leurs  soins  et  de  leurs  complaisances , et  leà  recon- 
nus autant  que  je  pus , en  leur  donnant  des  colliers  et  des  cou- 
teaux. Pendant  que  j’étais  chez  lui , le  son  du  nafa,  qui  remplace 


■I 


344  NOTÉS. 

i omme  aux  Samoa,  la  cloche,  s’étant  fait  entendre,  Théo- 
doro  me  demanda  la  permission  dé  me  quitter  pour  se  rendre 
avec  sa  femme  à l’office  divin.  L’un  et  l’autre  quittèrent  alors 
es  colliers  dont  je  leur  avais  fait  présent,  craignant  sans 

doute  la  censure  du  prédicatèur  en  se  présentant  ainsi  dans  le 
temple. 

Je  les  y accompagnai  pour  satisfaire  la  curiosité  que  m’inspirait 
leur  cérémonie.  Déjà  le  prédicateur  était  en  chaire,  expliquant 
aux  fidèles  un  passage  de  la  Bible , d’un  air  grave,  froid  et  com- 
pose, peu  fait,  à mon  avis,  pour  persuader  des  hommes  moins 
disposés  à croire  que  ces  indigènes,  mais  parfaitement  adapté  à 
1 austérité  de  leur  culte.  L’homme  qui  remplissait  alors  les  fonc- 
tions de  ministre,  était  un  des  indigènes  de  Vavao  plus  ancienne- 
ment convertis  que  les  autres,  que  les  missionnaires  emploient 
avec  tant  d’avantage  comme  instructeurs  sous  le  nom  de  teachers. 
Ces  postes  ne  sont  remplis,  comme  on  doit  le  penser,  que  par. les 
néophytes  les  plus  ardents,  qui  dépassent  toujours,  par  leur  aus- 
térité et  leur  rigorisme,  leurs  maîtres,  quelque  sévères  qu’ils 
soient.  Tout , dans  la  tenue  et  dans  les  manières  de  ce  jeune  mi 
mstre,  indiquait  un  de  ees  hommes.  Son  débit  monotone,  l’im- 
mobilité de  son  regard  et  ses  gestes  mesurés  portaient  à penser 
qu’il  eût  craint,  en  agissant  autrement  et  en  mettant  plus  dame 
dans  ses  exhortations , de  manquer  aux  règles  sévères  de  la  dé- 
cence. Quand  à sa  lecture  succédait  la  prière  et  le  chant  des  can- 
tiques, lui-même  entonnait  ces  chants  et  commençait  la  prière  , 
les  yeux  fermés,  le  corps  immobile,  sur  un  ton  monotone  et  gla- 
cial auquel  répondaient  ses  paroissiens.  Ceux-ci,  agenouillés  au- 
tour de  la  chaire,  cherchaient  à imiter  le  ton  et  l’air  recueilli  du 
pasteur;  les  enfants  et  les  femmes  elles-mêmes , bien  différentes 
de  celles  de  Taïti,  se  contraignaient  au  point  que  c’est  à peine  si 
quelques-unes  d’entre  elles  levaient  les  yeux  de  dessus  leur  livre 
pour  jeter  un  regard  à la  dérobée  sur  les  étrangers,  qui,  partout 
ailleurs,  auraient  tant  excité  leur  curiosité.  Ne  comprenant  rien 


NOTES. 


345 


de  ce  qu’ils  disaient,  je  m’agenouillai  pendant  quelque  temps 
comme  eux  pour  les  observer  sans  causer  de  scandale;  mais  fatigué 
de  ces  chants  monotones  et  de  ce  puritanisme  que  j’étais  loin  de 
regarder  comme  la  vraie  religion , je  quittai  ces  lieux  sacrés  plein 
d’admiration  pour  la  dévotion  des  indigènes,  mais  regrettant  pour 
eux  qu’on  lui  eût  donné  une  telle  direction.  Le  temple  n’était  dis- 
tingué des  autres  habitations  que  par  sa  grandeur  et  par  le  soin 
de  la  charpente  et  des  attaches  qui  en  réunissaient  les  diverses 
parties,  dont  l’élégance  était  remarquable.  Non  loin  de  là,  en  re- 
venant à bord , je  passai  près  du  cimetière  de  ces  indigènes. 
Plusieurs  petits  hangars  de  forme  ronde  étaient  réunis  sur  un  pe- 
tit plateau  dont  le  sol,  nivelé  et  sablé,  était  entretenu  avec  la  plus 
grande  propreté.  J’appris  que  chacun  d’eux  couvrait  une  tombe. 
Depuis  l’introduction  du  christianisme  dans  ces  îles  , rien  n’a  été 
changé  dans  le  système  d’inhumation  des  morts  , à part  les  céré- 
monies religieuses.  Les  cimetières  , appelés  malaï , ont  toujours 
la  même  apparence  extérieure  : aucun  signe  religieux  ne  les  in- 
dique, mais  ils  sont  toujours  l’objet  du  respect  le  plus  profond 
des  naturels. 

(. M . Dubouzet. .) 

Noie  28 , page  1 48. 

Entre  l’ile  Longue  et  Vavao  une  dernière  bordée  nous  fît  dou- 
bler la  pointe  N.  E.  de  l’île  Longue.  On  en  passe  si  près  que  le 
seul  ressac  des  eaux  nous  soutint  quelques  instants  à cinq  ou  six 
toises  de  distance  des  rochers  taillés  à pic  ; mais  cette  manoeuvre 
hardie  nous  fît  gagner  du  temps  , et  il  ne  nous  resta  plus  qu’à 
prolonger  la  bordée  du  sud  pour  apercevoir  vers  le  N.  E.  une 
nouvelle  passe  qui  conduit  à la  baie  de  Vavao 

Les  missionnaires  catholiques  se  sont  présentés  à Vavao  à tort, 
ce  nous  semble , puisque  la  place  était  occupée  par  les  métho- 
distes. Ceux-ci  ont  reçu  leurs  confrères  avec  des  dehors  assez 


346  NOTES. 

bienveillants  ; mais  Tahofao  à parqué  nos  apôtres  sur  une  île  dé- 
serte et.  a défendu  à ses  sujets  d’avoir  aucune  relation  avec  ces 
hommes  maudits  de  Dieu.  Peu  s’en  est  fallu  qu’on  ne  les  laissât 
mourir  de  faim.  Cependant  ils  ont  évacué  la  place  pour  aller  s’é- 
tablir aux  îles  Wallis,  qui  forment  un  petit  groupe  à 80  lieues 
dans  l’ouest  des  Samoa.  Je  ne  sais  si  la  charité  des  méthodistes  les 
a poursuivis  jusque-là,  mais  une  lettre  écrite  à Vavao  par  l’évéque 
de  Meioné  annonce  une  grande  détresse  et  appelle  l’assistance  du 
premier  navire  français  qui  passerait  dans  ces  parages.  Il  est  fâ- 
cheux que  ces  nouvelles  ne  nous  soient  pas  arrivées  aux  Samoa. 

Peut-être  la  frégate  la  Vénus  passera-t-elle  aux  îles  Wallis 

La  classe  supérieure  conserve  des  formes  aristocratiques,  la 
gravité  et  la  dignité  du  maintien.  Parmi  toutes  les  peuplades 
polynésiennes , le  Tonga  est  celui  qui , aux  yeux  de  quelques 
voyageurs,  pai’aît  se  rapprocher  le  plus  de  la  famille  européenne. 
Peut-être  le  Noukahivien  l’emporte-t-il  par  un  teint  plus  clair 
et  des  traits  plus  réguliers,  mais  il  a un  front  moins  développé 
que  le  Tonga.  Je  dois  dire  que  j’ai  vu  peu  de  naturels  de  Vavao 
dont  le  regard  et  la  physionomie  n’aient  pas  l’expression  de  la 
plus  insigne  fausseté.  La  conduite  de  ce  peuple  envers  plusieurs 
navigateurs  a bien  prouvé  qu’on  ne  devait  point  ajouter  foi  à ses 
démonstrations  amicales*:  Il  est  douteux  que  les  missionnaires 
jouissent  longtemps  eri*  paix  de  leurs  conquêtes  spirituelle  et 
temporelle.  Les  Tonga,  moins  endurants  que  les  Taïtiens,  ne  se 
laisseront  pas  conduire  comme  un  vil  troupeau.  Déjà  un  jeune 
apôtre,  M.  Botkins,  qui,  ayant  renvoyé  sa  femme,  avait  cru 
pouvoir  la  remplacer  par  une  femme  du  pays  , a été  dénoncé  au 
chef  de  Vavao  et  expulsé  sur-le-champ.  Mais  il  serait  à désirer  que 
la  réaction  de  ce  peuple  contre  un  joug  trop  avilissant  ne  lui  fît 
pas  perdre  les  premiers  germes  d’humanité  et  de  civilisation  dont 
il  est  redevable  aux  missionnaires.  A la  vérité,  le  contactdes  Eu- 
ropéens avec  les  peuplades  océaniennes  rendra  de  jour  en  jour 
plus  difficile  le  retour  vers  les  usages  barbares,  i’immolaliojqt  des 


NOTES. 


347 


victimes  humaines,  une  défiance  permanente  envers  lesétrangers. 
11  faut  croire , au  contraire,  que  ces  nations  comprenant  enfin  la 
supériorité  des  Européens  , finiront  par  les  respecter  et  cherche- 
ront à s’élever  à leur  hauteur. 

(M.  Roquemaurel.) 

Noie  29,  page  i48. 

Histoire  de  Mafi. 

Mafi  est  le  fils  de  Faka-Fanoua,  chef  de  Mafanga  et  de  Taoufa- 
Finaon  sa  femme.  Quelque  temps  après  la  déclaration  de  la 
guerre  qui  eut  lieu  entre  King  George  et  les  habitants  de  Tonga- 
Tabou,  Mafi  désireux  de  s’illustrer  par  un  exploit,  partit  en 
compagnie  de  son  frère  et  de  six  autres  guerriers,  pour  aller 
tenter  un  coup  de  main  sur  l’île  Namouka.  Leur  intention  était 
de  débarquer  à la  faveur  de  la  nuit  et  de  tomber  à l’improviste 
sur  quelque  case  isolée,  où  ils  n’auraient  pas  trouvé  de  résis- 
tance ; puis  ils  comptaient  retournera  Tonga-Tabou. 

Les  vents,  et  peut-être  aussi  leur  inexpérience,  trompèrent 
leurs  desseins,  et  au  lieu  de  les  conduire  sur  Namouka  les  con- 
duisirent sur  Ouliia,  île  peuplée  et  où  ils  n’avaient  plus  aucune 
chance  de  réussite  à espérer.  Dissimulant  alors  leurs  projets,  ils 
se  firent  passer  pour  des  voyageurs  et  reçurent  un  accueil  hospi- 
talier. Des  femmes  accordèrent  leurs  faveurs  à ces  étrangers  et 
les  habitants  les  logèrent  et  les  nourrirent.  Mais  l’un  des  compa- 
gnons de  Mafi,  dans  un  moment  d’expansion,  confia  à sa  belle 
quels  avaient  été  les  projets  de  sa  troupe,  et  aussitôt  cette  nou- 
velle fut  divulguée,  et  changea  la  face  des  choses. 

On  saisit  immédiatement  Mafi  et  ses  compagnons,  et  on  lès 
envoya  à Ring-George  à Vavao,  où  on  se  contenta  de  les  retenir 
prisonniers,  après  leur  avoir  administré  un  certain  nombre  de 
coups  de  corde.  A la  fin  de  i83G,  Mafi,  son  frère  et  deux  autres 


348  . NOTES. 

compagnons  tentèrent  de  s’évader  dans  la  pirogue  d’un  navire 
baleinier  américain,  qu’un  matelot  déserteur  leur  avait  livrée.  Ils 
partirent  en  effet,  le  matelot  les  accompagnait,  mais  au  bout  de 
deux  jours,  le  temps  et  le  manque  de  vivres  les  ramena  à Vavao, 
où  ils  reçurent  chacun  trente  coups  de  corde.  La  violence  des 
coups  était  extrême,  et  ce  châtiment  les  rendit  malades  pendant 
quelque  temps. 

Cependant  le  souvenir  de  cette  punition  ne  put  empêcher  Mafi 
et  son  frère  de  tenter  une  nouvelle  fois  de  recouvrer  leur  liberté. 
En  1837,  gardés  plus  strictement,  ce  ne  fut  qu’au  moyen  des 
femmes  dont  ils  avaient  gagné  l’affection,  qu’ils  firent  préparer  les. 
moyens  qui  devaient  les  conduire  à la  liberté.  Une  pirogue  dou- 
ble était  déjà  prête,  les  vivres  nécessaires  s’y  trouvaient,  ils  al- 
laient partir,  lorsque  la  faiblesse  d’une  des  femmes  qui  les  accom- 
pagnaient vint  trahir  leur  projet.  Arrêtés  sur-le-champ,  on  les 
punit- encore,  mais  avec  tant  de  violence,  que  le  frère  de  Mafi 
mourut  des  suites  des  coups  de  corde  qu’on  lui  avait  ap- 
pliqués. 

Mafi  revint  à la  santé,  on  lui  rasa  la  tête  et  on  lui  assigna  pour 
demeure  le  village  d’Oatea,  lieu  où  les  navires  font  leur  eau.  11. 
était  là  sous  la  surveillance  du  chefVeykite. 

Souvent  les  missionnaires  de  Vavao  ont  essayé  de  le  convertir, 
mais  Mafi  les  considérant  comme  la  cause  de  ses  malheurs  et  les 
oppresseurs  de  son  pays,  les  a toujours  repoussés.  Il  leur  a voué 
une  haine  implacable,  et  s’il  s’est  réfugié  sur  un  navire  français, 
c est  qu’il  aura  peut-être  appris  que  cette  nation  et  celle  des  mis- 
sionnaires sont  rivales.  Dans  tous  les  cas,  ne  pouvant  atteindre 
Tonga-Tabou,  il  préfère  s’éloigner  pour  longtemps,  il  quitte  son 
pays  en  conservant  l’espérance  de  revenir  un  jour  et  d’aider  à 
chasser  les  missionnaires  persécuteurs. 

Voici  maintenant  quelques  détails  sur  les  opérations  de  la 
guerre  de  Tonga-Tabou.  Elle  eut  lieu  dans  le  milieu  de  l’année 
1837,  et  dura  quatre  mois.  Les  forces  sous  les  ordres  de  Kina 

O 


NOTES. 


349 

George  s’élevaient  à i56o  guerriers,  dont  700  de  Vavao  et  860 
des  îles  Hapaï.  Ce  nombre  indique  la  totalité  de  la  population  de 
ces  îles  en  état  de  porter  les  armes  à cette  époque.  A cette  troupe, 
Nougalafa,  chef  chrétien  de  Toubaou,  avait  joint  plus  de  1000 
hommes.  La  guerre  avait  pour  motif  les  persécutions  que  les 
chrétiens  de  Tonga-Tabou  éprouvaient  de  la  part  de  ceux  qui 
restaient  attachés  à l’ancienne  religion. 

Les  missionnaires  anglais  avaient  excité  cette  croisade,  mais  ils 
ne  participèrent  pas  aux  opérations  de  la  guerre,  qui  commença 
ses  ravages  en  ruinant  Mafanga,  défendu  par  800  habitants  sous 
.les  ordres  de  leur  chef  Faka-Fanoua.  Puis  vint  le  tour  de  Houle 
dont  les  habitants,  au  nombre  de  3 à 4oo,  s’étaient- fortifiés  en 
creusant  des  fossés  et  en  élevant  des  murs  de  terre. 

Outre  la  population  de  Houle , un  corps  considérable  d’auxi- 
liaires défendait  la  place.  Le  frère  de  King-George  ayant  été  blessé 
dans  l’attaque,  on  fit  main-basse  sur  les  assiégés  ; on  tua  femmes 
et  enfants,  et  on  porte  le  nombre  des  morts  à 700.  L’action  dura 
quatre  heures.  Plus  tard , Noukou-Noukou  , village  habité  par 
1700  habitants,  fut  attaqué,  mais  sans  succès. 

En  revanche  Hala-Leva , petit  village,  fut  saccagé,  ses  habi- 
tants, au  nombre  de  3o,  furent  presque  tous  tués. 

A Pea,  fort  village  défendu  par  2800  hommes,  King  George 
battit  les  habitants  en  diverses  rencontres.  C’est  là  où  des  guer- 
riers de  l’armée  chrétienne  mangèrent  le  foie  et  le  cœur  de  deux- 
chefs  ennemis.  C’est  du  reste  le  seul  cas  de  cannibalisme  dans 
une  guerre  où  les  atrocités  ne  manquèi-ent  pas. 

Teiki  fut  aussi  attaqué,  on  tua  une  vingtaine  d’hommes  sur 
4oo  qui  y demeurent. 

Comme  on  le  voit,  la  guerre  opérait  sur  des  villages  isolés,  et 
les  combattants  se  réunissaient  rarement  en  corps  sur  le  champ  de 
bataille.  Une  fois  les  forces  réunies,  des  chefs  de  Tonga-Tabou 
soutinrent  le  choc  des  ennemis,  et  cette  fois  elles  ne  furent  pas  bat- 
tues. C’était  à Nichifa  où  Mogniola,  premier  chef de  Pea,  Finoua- 


350  NOTES. 

Ihou-Kava,-  chef  de  Saouma,  et  Fatou,  chef  de  Moua,  s étaient 
joints  à Hata,  chef  de  Nichifa. 

Au  bout  de  quatre  mois,  les  chefs  de  Tonga-Tabou  demandè- 
rent la  paix.  Us  vinrent  à cet  effet  accompagnés  de  800  hommes,  à 
une  portée  de  fusil  du  camp  du  roi  George , et  s’assirent  à terre. 
ICing  George  sortit  aussitôt  de  son  camp  et  commença  les  pour- 
parlers 5 la  paix  fut  alors  conclue  et  scellée  par  un  grand  akava, 
vainqueurs  et  vaincus  se  confondirent  après  que  les  chefs  de 
Tonga-Tabou  eurent  promis  de  ne  plus  persécuter  la  religion 
chrétienne , et  de  recevoir  les  missionnaires  chez  eux.  Cette 
paix  n’avait  pour  but  cependant  que  de  donner  aux  habitants  de 
Tonga-Tabou  le  temps  de  s’organiser  plus  efficacement,  car  il 
parait  que  les  chefs  ont  l’intention  de  recommencer  les  hostilités, 
aussitôt  qu’ils  seront  en  état  de  le  faire  avec  avantage.  La  suite 
apprendra  quelles  auront  été  leurs  actions. 

King  George  retourna  à Vavao  immédiatement  après  la  con- 
clusion de  la  paix.  La  supériorité  qu’il  avait  obtenue  dans  cette 
guerre  tenait  à l’adresse  avec  laquelle  ses  guerriers  maniaient  le 
fusil.  Son  armée  possédait  120  fusils  seulement,  dont  70  aux  guer- 
îieis  de  Vavao  et  5o  entre  les  mains  de  ceux  des  Hapaïs.  Simonet 
était  au  nombre  des  guerriers  de  Vavao.  Aucune  femme  n’ac- 
compagna l’armée,  les  missionnaires  avaient  aussi  défendu  leur 
usage  sur  Tonga-Tabou.  De  sorte  que  l’armée  garda  le  célibat 
pendant  la  guerre.  Les  pertes  de  l’armée  chrétienne  ne  sont  éva- 
luées par  Simonet  qu’à  64  hommes. 

ÇM.  Desg/-az.') 

Noie  3o,  page  148. 

L’île  de  Vavao  n’a  pas  de  reptiles  venimeux  ni  de  bêtes  féroces, 
et  non-seulement  tout  le  groupe  d ' Hafoulou-Hou,  mais  aussi  ceux 
de  Hapaïe t de  Tonga  en  sont  exempts.  Les  centipèdes  y sont  très- 
nombreux,  leurs  morsures  causent  de  grandes  douleurs , avec 


NOTES. 


351 


upe  légère  inflammation  ; leur  piqûre  est  cependant  très-petite. 
Il  y a peu  de  variété  dans  les  oiseaux  ; je  n’en  ai  pas  remarqué 
plus  de  cinq  ou  six  espèces  : j’y  ai  vu  une  petite  espèce  de  perro- 
quet et  des  grues  blanches  et  noires.  J1  y a par  compensation  une 
immense  quantité  de  poissons,  et  des  requins  d’une  très-grande 
espèce  y son  t si  nombreux,  qu’il  est  dangereux  de  se  baigner  dans 
le  havre,  excepté  dans  les  hauts-fonds,  où  ils  s’aventurent  rare- 
ment. 

J’y  ai  vu  aussi  une  grande  quantité  de  tourterelles" de  l’espèce 
à bec  de  faucon,  et  qui  est  généralement  connue  sous  le  nom  de 
Green  luvtlê. 

L’île  produit  en  abondance  la  noix  du  Ricinus  palma  chris ti , 
qui  donne  l’huile  de  castor;  on  y trouve  aussi  du  coton,  de 
1 arrow  root,  des  noix  de  cacao,  des  bananes,  des  ignames,  l’ar- 
bre à pain  et  une  sorte  de  pomme  de  terre  appelée  sweel  pcitatoe 
(patate  douce). 

Il  n’y  a pas  une  seule  rivière  dans  toutes  les  îles  des  ^mis,  et 
pour  l’eau  à boire,  les  habitants  dépendent  entièrement- des 
pluies.  Il  y a de  temps  en  temps  des  sécheresses  très-projongées, 
généralement  suivies  de  pluies  très-fortes. 

Je  réside  ici  depuis  le  mois  de  juin  \ 836,  et  comme  nous  som- 
mes en  octobre  i838,  cela  fait  environ  deux  ans  et  quatre  mois. 
Le  thermomètre  a varié  pendant  ce  temps  de  220  à 28°  (centi- 
grades), la  moyenne  est  de  26,7  dans  les  mois  d’été,  et  24,5  dans 
les  mois  d’hiver. 

Parfois,  le  temps  est  très-chaud  et  cependant  très-sain;  d’au- 
tres fois  il  est  très-couyert  et  très-lourd,  au  point  d’être  fort  pré- 
judiciable à la  santé  des  naturels- et  des  Européens.  Les  vents 
sont  généralement  du  sud  et  de  l’est.  Y? Active,  schooner  anglais, 
fit  naufrage  à Onéata,  l’une  des  îles  Vili,  le  2 juillet. 

Pendant  les  deux  dernières  années,  nous  avons  eu  environ  dix 
tremblements  de  terre  ; la  plupart  ne  causèrent  à la  vérité  que  de 
légères  secousses;  mais  celui  du  i5  septembre  1 836  fut  très-vio- 


352 


NOTES. 


lent;  il  eut  lieu  à dix  heures  trente-cinq  minutes  du  soir.  Ces 
tremblements  de  terre  procèdent  parfois  par  ondulations*  assez 
généralement  légères;  mais  le  plus  souvent  ils  donnent  une  vio- 
lente secousse. 

La  marée  pi’ésenta  un  phénomène  assez  étrange,  le  8 novem- 
bre 1837  ; le  flux  et  le  reflux  alternaient  environ  toutes  les  dix 
minutes,  pendant  environ  trente-six  heures  ou  même  quarante- 
huit  heures,  suivant  les  divers  rapports  des  naturels;  car  je  n'ai 
pas  étémoL-méme  témoin  de  ce  phénomène,  étant  ce  jour-là  oc- 
• cupé  à l’imprimerie. 

( Communiquée  par  M.  Broock , missionnaire  à Vavao .) 

Note  3t,  page  170. 

A midi  je  me  rendis  avec  le  commandant  d’Urville  à l’établis- 
sement des  missionnaires,  qui  était  situé  sur  l’île  Lefougajk  en- 
viron deux  milles  de  l’endroit  où  étaient  mouillées  les  deux  cor- 
vettes; nous  débarquâmes  à peu  de  distance  du  village,  métro- 
pole des  Hapaï,  ancienne  résidence  du  roi  Finau  7er.  Ces  mes- 
sieurs étaient  réunis,  et  l’arrivée  de  ceux  de  Vavao  allait  les  met- 
tre à même  de  commencer  bientôt  leurs  délibérations  annuelles. 
Comme  dans  toutes  les  autres  îles,  nous  trouvâmes  les  apôtres 
des  Hapaï  très-confortablement  logés  ; leurs  maisons,  situées  au 
milieu  d’un  vaste  jardin  cultivé  avec  soin  , offraient  l’utile  et 
l’agréable  et  ne  laissaient  rien  à désirer  pour  les  douceurs  de  la 
vie.  Après  avoir  échangé  avec  eux  quelques  paroles  de  politesse, 
nous  les  quittâmes,  et  sous  la  conduite  d’un  guide,  nous  fîmes 
une  promenade  dans  le  village  qui,  ainsi  que  ceux  de  Vavao  et 
de  Tonga-Tabou , se  compose  de  vastes  enclos  carrés,  bordés  de 
murailles  légères,  faites  avec  des  bambous.  Les  cases  répandues 
au  milieu  de  ces  espaces,  nous  parurent  toutes  très-peuplées. 

La  souveraineté  du  groupe  Hapaï  appartenant  au  roi  Georges 
de  V nvao,  chacune  des  îles  est  gouvernée  par  un  chef  auquel  il 


JNÜTES. 


353 

délègue  ses  pouvoirs  et  qui  est  chargé,  en  son  nom,  de  percevoir 
les  impôts.  Nous  trouvâmes  celui  de  Lefouga  occupé  à surveiller 
la  réparation  d’une  grande  pirogue  double,  et  mettant  parfois 
lui-même  la  main  à l’ouvrage. 

Après  avoir  jeté  un  coup  d’oeil  sur  l’église,  sur  la  maison  où 
se  fait  l’école  des  jeunes  gens,  et  sur  la  case  qu’habite  le  roi,  lors- 
que les  circonstances  l’amènent  dans  cette  île , case  très-propre, 

ti’ès-vaste  et  d’une  belle  construction,  nous  retournâmes  chez 
les  missionnaires  pour  prendre  congé  et  regagner  nos  corvettes. 

A cette  seconde  entrevue,  M.  Thomas  nous  dit  qu’ayant  ou- 
blié à Vavao  un  baril  de  farine  qu’il  destinait  à sa  subsistance 
durant  son  séjour  ici,  il  nous  priait  de  vouloir  bien  lui  en  céder 
un.  Notre  provision  commençant  à baisser,  nous  ne  pûmes  ac- 
quiescera sa  demande,  mais  nous  lui  prouvâmes  notre  bonne  vo- 
lonté en  lui  offrant  cent-cinquante  livres  de  biscuit  dont  nous 
pouvions  nous  démettre  sans  nous  priver  ; il  accepta  avec  une  re- 
connaissance apparente  ce  cadeau,  qui  lui  fut  expédié  dans  la 
même  soirée. 

Les  naturels  de  Lefouga  , convertis  seulement  depuis  quatre 
ans,  sont  encore  aujourd’hui  dans  toute  la  ferveur  et  tout  l’a- 
mour pour  la  nouvelle  religion  ; ils  passent  une  partie  de  leur 
temps  à chanter  des  psaumes  et  des  cantiques.  Les  femmes  se  dé- 
tournent à l’approche  des  Européens,  fuient  tout  contact  avec 
eux,  et  finiront  sans  doute  par  imiter  celles  de  Taïti,  c’est-à-dire 
qu  elles  les  rechercheront  par  la  suite  avec  autant  d’empressement 
quelles  en  mettent  aujourd’hui  à les  éviter 

L eau  parait  rare  sur  l’île  Lefouga  qui  a cela  de  commun  avec 
toutes  les  terres  basses  ; celle  qu’on  y trouve  est  de  mauvaise  qua- 
lité et  presque  saumâtre  ; en  revanche,  les  cocotiers  y sont  extrê- 
mement multipliés  et  procurent,  aux  naturels  une  boisson  agréa- 
ble et  abondante. 

Une  partie  du  chemin  que  nous  parcourûmes,  nous  paraissant 
plus  soignée  que  le  reste,  et  étant  bordée  de  chaque  côté  par  des 
*V-  a3P 


354  NOTES. 

troncs  de  cocotiers  abattus,  nous  eh  demandâmes  la  raison,  et 
nous  apprîmes  que  cette  amélioration  était  le  résultat  des  peines 
infligées  à quelques  hommes  qui  se  comportaient  mal,  et  qui  pour 
expier  leurs  fautes,  étaient  condamnés  à faire  un  certain  nombre 
de  toises  de  route.  Ce  système  pénal  est  bien  entendu,  en  ce  qu’il 
concourt  à futilité  publique. 

Sur  les  cinq  heures,  nous  arrivâmes  a nos  canots  qui  nous 
transportèrent  immédiatement  à bord.  Durant  notre  absence,  il 
n’était  venu  que  quelques  pirogues  le  long  des  corvettes,  et  elles 
n’avaient  apporté  que  des  cocos  à échanger.  Quelques-uns  de  nos 
officiers  s’étaient  procurés  trois  ou  quatre  casse-têtes  à un  prix 
très-élevé. 

( M . Jacquinot .) 

Noie  3a,  page  170. 

Le  n octobre  \ 838,  nous  quittons  Lefouga,  une  des  îles 
Ilapaï,  et  nous  nous  dirigeons  vers  l’archipel  des  Viti.  Jusqu’à 
présent  nos  observations  se  sont,  uniquement  exercées  sur  ces 
rameaux  de  la  race  roùge  qui  habitent  l’extrémité  sud  de  l’Amé- 
rique, la  côte  ouest  de  ce  continent  et  les  îles  de  l’Océanie  inter- 
tropicale  ; mais  de  nouvelles  peuplades  vont  bientôt  fixer  toute 
notre  attention  ; hâtons-nous  donc  de  résumer  nos  premièi'es 
sensations  ; car  jalonner  les  faits  est  le  seul  moyen  de  les  bien 
graver  dans  son  esprit.  Toutes  les  fois  qu’un  grand  nombre 
d’objets  se  présentent  successivement  à nos  yeux  , chaque  fois  , 
on  ne  peut  saisir  que  des  faits  isolés  ; les  analogies  ou  les  diffé- 
rences échappent;  aussi  l’ensemble  n’évite  la  confusion  que  par 
l’analyse  et  la  comparaison. 

Le  célèbre  Forster , le  premir , exquissa  le  tableau  animé  de  la 
féconde  Océanie';  son  travail  est  empreint  de  l’esprit  de  rappro- 


J’cnteads  par  Océanie  ce  vaste  espace  qui,  des  cotes  de  l’Àme'rique,  s’é- 


NOTES. 


35  S 

chement  ; il  groupa  avec  une  rare  sagacité  les  variétés  de  l’espèce 
humaine  ; mais  son  coup  d’œil  devait  être  trop  étendu  et  lé  sujet 
était  alors  trop  neuf  pour  qu’il  pût  s’arrêter  aux  détails.  Après 
lui,  I éron  et  Labillardière  enrichirent  nos  connaissances  d’une 
foule  de  considérations  nouvelles  et  de  judicieuses  remarques; 
plus  tard  , MM.  Quoy  et  Gaiina: d fécondèrent  encore  ce  sujet, 
nar  beaucoup  de  peuples  furent  soumis  à leur  investigation  , et 
dans  le  nombre,  il  s’en  trouvait  que  leurs  devanciers  n’avaient 
point  connus  : mais,  non  plus  que  Forster,  Pe'ron  et  Labillar- 
dière, ils  se  sont  arrêtés  à la  comparaison  minutieuse  des  hommes 
de  la  même  race  éparpillés  sur  diverses  points  du  globe  M.  Les- 
son  a rédigé  un  excellent  mémoire  sur  les  îles  du  Grand  Océan  et 
leurs  habitants,  mais  il  s’y  propose  presque  exclusivement  d’é- 
claircir 1 intéressante  question  de  l’origine  des  Océaniens. 

Bougainville,  Cook,  Forstèr,  Lapérouse,  Rosse!,  Krusenstern, 
Kotzebue , etc. , etc.  , nous  ont  successivement  tracé  le  tableau 
de  la  physionomie  des  indigènes  des  Taïti , des  Sandwich,  des 
Samoa,  des  Tonga,  de  la  Nouvelle-Zélande,  des  Hybrides,  de  la 
Nouvelle-Guinée,  de  l’Australie,  des  Carolines  , etc...  Mais  rien 
de  tout,  cela  n’est  hé.  Il  y a plus,  en  général  les  voyageurs  louent 
et  blâment  dans  les  mêmes  termes,  et  ce  serait  en  vain  que  l’on 
chercherait  à se  faire  une  idée  juste  des  naturels  de  chaque  archi- 
pel : on  vous  annonce  bien  d’abord  une  différence,  soit  en  bien, 
soit  en  mal,  mais  vous  la  chercheriez  inutilement  dans  les  expres- 
sions des  auteurs  ; ils  ont  un  thème  fait,  soit  qu’ils  blâment,  soit 
qu’ils  louent,  il  est  invariable.  11  n’y  a de  distinction  bien  mar- 
quée que  pour  les  rouges  et  les  noirs,  tout  est  ensuite  parfaitement 
uniforme  parmi  eux  : règle  générale,  les  premiers  sont  de  beaux 
hommes  et  leurs  femmes  des  déités  ; les  seconds  sont  affreux  et 
leurs  femmes  sont  plus  laides  encore.  Tout  cela,  il  faut  en  conve- 

• en;i  jusqu’à  celles  de  l’Asie 
Andaman  et  Nicobar. 


en  les  conlournanl  jusqu’au  méridien  des  îles 


356  NOTES. 

nir  , est  bien  vague  , et  ce  n’est  point  par  de  pareilles  généralités 
que  l’on  peut  parvenir  à se  faire  une  idée  nette  du  panorama  vi- 
vant de  l’Océanie  : car  là,  comme  partout,  notre  espèce  y éprouve 
des  vicissitudes  d’organisation  qui  dépendent  des  lieux,  de  l’air, 
et  ç’est  cette  liaison  de  cause  et  d’effet  qu’il  faut  apprécier,  pour 
ramener  l’homme  à son  caractère  primitif.  C’est,  en  effet,  le  seul 
moyen  de  le  retrouver  tel  qu’il  était  originairement , qu’il  se  soit 
dégradé  ou  qu’il  se  soit  perfectionné  ; c’est  aussi  le  seul  moyen  de 
s’expliquer  les  variétés  dont  on  a fait  autant  de  races  , dans  une 
même  race.'  Mais  qu’attendre  de  ces  descriptions  élastiques  qui 
s’appliquent  indifféremment  à tous  les  groupes  de  cette  immense 
division  océanienne , que  l’on  nomme  Polynésie  , et  qui  se  répè- 
tent imperturbablement  pour  chacun  d’eux! Ils  sont  beaux 

hommes,  forts;  leur  figure  est  belle,  expressive,  leur  nez  effilé, 
souvent  aquilin...  Ces  portraits  en  raccourci,  qui  ne  forcent  pas 
l’auteur  à une  parfaite  exactitude  ; ces  gravures  où  se  développe 
le  talent  de  l’artiste,  qui  dessine  parfaitement  l’académie,  mais 
qui  n’attache  aucune  importance  a la  ressemblance,  font  autant 
de  mystifications.  Que  d’Eve  d’opéra  et  de  nymphes  au  bain  nous 
ont  été  reproduites,  avec  un  léger  tatouage,  sous  le  nom  deTaï- 
tiennes,  de  femmes  des  Mendoces  , que  de  tableaux  chaimants 
sont  venus  se  grouper  autour  de  ces  descriptions  et  de  ces  figures 
mythologiques,  de  ces  généralités  idéales!  Personne,  plus  que 
nous,  n’eut  le  droit  de  se.plaindre  de  ces  licences  poétiques  , car 
malgré  nos  restrictions  mentales  , nous  n’avons  pas  échappé  au 
chagrin  de  la  désillusion.  Comment  en  effet  résister  à ces  bril- 
lants mensonges  « à ces  dehors  , enchanteurs , à ces  rencontres 
aussi  inopinées  que  ravissantes  d’ innocence  et  de  séduction , » fi- 
nales obligées  de  toute  description  de  paysage  ou  d’assemblée  ! En 
vérité  ces  fadaises  vous  dépravent  le  goût , le  bon  sens  et  1 on 
finit  par  y croire  un  peu  à son  insu.  Au  reste , celte  manie  de 
mêler  le  charme  du  roman  à l’histoire  n’est  point  nouvelle  parmi 
les  voyageurs  : le  vieux  Quiros,  en  i5g5,  lui  payait  déjà  un 


NOTES. 


357 


large  tribut  d’illusions  ; il  dit , en  parlant  des  Mendocéennes  : 
« La  régularité  de  leurs  traits , la  finesse  de  leur  taille  et  la  beaute 
de  leurs  mains  leur  feraient  donner  la  préférence  sur  les  plus  jo- 
lies femmes  de  Lima-»  Bougainville,  dont  le  style  est  au  moins 
élégant  et  pur,  s’abandonna  aux  prestiges  de  son  imagination  et 
aux  sentiments  de  l’indulgente  reconnaissance.  Cook,  lui-même, 
n’est  point  à l’abri  du  même  reproche  quand  il  décrit  les  scènes 
de  Teïti.  Forster  et  Krusenstern  , quoique  moins  admirateurs  , 
n’échappent  point  complètement  à cette  tendance  de  sacrifier  tou- 
jours la  vérité  à la  fraîcheur  du  tableau;  ils  glissent  vaguement  sur 
les  imperfections  et  ne  tarissent  plus  sur  les  perfections  ; l’effet  pit- 
toresque y gagne,  mais  la  vérité  est  tronquée.  Forster  dit  des  Taï- 

tiennes  : « Leurs  yeux  sont  grands  , vifs  et  étincelants  ; elles 

ont  le  visage  plus  rond  qu’ovale  , leurs  traits  sont  d’une  symétrie 
extraordinaire  et  embellis  par  un  sourire  qu’il  est  impossible  de 
décrire.  » Si , pourrait-on  répondre  ; décrivez-nous  ces  traits 
symétriques , entourés  d’un  ovale  presque  rond  , et  j’y  placerai 
peut-être  un  joli  sourire.  Il  continue  : « Le  corps,  au-dessus  de 
la  ceinture,  est  bien  proportionné  , ses  contours  ont  un  charme 
et  une  grâce  inexprimable...  Les  femmes  sont  belles  pour  l’ordi- 
naire et  elles  ont  même  des  formes  délicates:  leurs  bras,  leurs 
mains  et  leurs  doigts  sont  si  potelés  et  si  beaux,  qu’ils  ne  dépare- 
raient pas  la  Vénus  deMédicis.  » Les  mêmes  éloges  se  représen- 
tent en  faveur  des  femmes  des  Mendoces,  et  cela,  dans  les  mêmes 
termes.  Aussi,  bien  que  Forster  commence  par  dire  que  les  Nuhi- 
viennes  sont,  après  les  Taïtiennes,  les  représentantes  de  la  plus 
belle  race  féminine  océanienne , on  ne  sait  cependant  point  en 
quoi  les  unes  sont  supérieures  aux  autres,  ni  pourquoi  ces  der- 
nières sont  inférieures  aux  premières.  Ainsi,  quand  il  décrit  leur 
figure,  les  détails  manquent  et  rien  n’est  suffisamment  explicite  ; 
il  ne  devient  positif  qu’en  parlant  des  bras  et  des  mains,  qui  sont, 
en  effet,  remarquablement  beaux;  mais  qui  se  montrent  ainsi 
chez  toutes  les  femmes  de  la  race  rouge  ou  mongole.  Où  son» 


358 


NOTES. 

donc  les  différences  que  lui-même  fait  pressentir?  Krusenstern, 
en  parlant  aussi  des  habitantes  des  îles  Nuhiva , s’exprime  en  ces 
termes  : « Les  femmes  ont  la  tète  belle,  plutôt  arrondie  qu’ovale, 
« de  grands  yeux  brillants  , le  teint  fleuri,  de  très-belles  dents, 
« les  cheveux  bouclés  naturellement;  la  teinte  de  leur  peau  est 
« claire.  » Mais  alors,  elles  n’ont  rien  que  les  autres  Polyné- 
siennes n’aient,  si  une  peau  jaune,  mêlée  d’un  peu  de  brun,  pas- 
sant au  rouge  de  cuivre,  lorsque  les  passions  ou  un  exercice  vio- 
lent activent  la  circulation,  peut  être  considérée  comme  claire  et 
fleurie.  Il  y a là  évidemment  un  choix  de  mots  qui  veut  charmer 
sans  se  soucier  de  transmettre  une  seule  idée  bien  arrêtée. 

Deux  remarques  ressortent  de  tout  ce  qui  vient  d’être  dit  : 
t°  Forster,  non  plus  comme  simple  historien  , mais  seulement 
comme  naturaliste , Pérou,  Labillardière  , Chamisso,  Lesson , 
Garnot,  Quoy,  Gaimard  ont  réuni  d’immenses  matériaux  qui  do- 
rénavant devront  servir  aux  ti’avaux  d’ensemble  qu’en  ti’epi'en- 
dront  infailliblement  leurs  successeui’s  dans  la  noble  cai’i'ièi'e des 
voyages  aux  découvertes , car  un  seul  homme  ne  saui'ail  tout  voir, 
tout  appi’écier  à sa  juste  valeur.  Mais  il  arrive  une  époque  où, 
grâce  à nos  prédécesseurs  , nous  devons  oser  ce  qu’ils  ne  durent 
point  essayer.  Nous  croyons  que  les  généi’alités  scientifiques  sur 
le  Giand-Océan  ont  cessé  d’êti'p  instructives^  c’est  par  une  pro- 
fonde appréciation  des  choses  dans  leurseori’élations , que  nous 
pouvons  espérer  encore  fixer  l’attention.  Nos  maîtres  ne  nous 
ont  offert  de  tableaux  bien  circonstanciés  qtie  pour  des  points 
épai’s,  ils  n’ont  soulevé  le  voile  que  pour  quelques  parties  de 
l’ensemble,  il  l’este  atout  lier.  Certes,  nous  ne  pouvons  prétendi'e 
à compléter  une  pareille  tâche  ; mais,  tel  est  l’esprit  qui  devra  di- 
riger les  études  des  navigateurs  avenir  : nos  pères  ont  découvert, 
à nous  appartient  surtout  l’enchaînement  des  faits,  la  rectifica- 
tion des  erreui’s  et  les  considérations  nouvelles.  2°  L’inutilité 
des  histoires  pittoi*esques  à l’égard  de  l’anthropologie,  est  ma- 
nifeste, et  cependant  l’on  ne  doit  pas  en  accuser  les  rédacteurs 


NOTES. 

de  ces  sortes  d ouvrages.  En  effet,  le  récit  facile  des  événement? , 
des  émotions  d’une  campagne  , les  mœurs  des  sauvages  trouvent 
plus  de  lecteurs  que  lès  lourdes  dissertations  de  la  science , aux- 
quelles la  masse  du  public  s’intéresse  fort  peu;  d’un  autre 
côté,  le  but-principal  des  circomnavigations  est  la  géographie,  et 
ses  exigences  ne  se  plient  pas  toujours  à celles  de  l’observation  à 
terre  ; d’autres  devoirs  préoccupent  sans  cesse  les  chefs  de  ces  sor- 
tes d’expéditiQns. 

On  a souvent  reproché  à ces  voyages  leur  immense  étendue, 
l’indispensable  rapidité  de  leur  passage  à travers  l’Océanie  : grâce 
au  beau  voyage  que  nous  venons  de  faire,  nous  sommes  à même 
d’apprécier  ces  objections  à leur  juste  valeur.  Les'collections  rap- 
portées , depuis  soixante  ans , des  diverses  îles  qui  constituent 
les  mêmes  archipels,  assurent  de  l’existence  des  mêmes  plantes, 
des  mêmes  animaux  sur  chacune  d’elles  ; d’un  autre  côté,  notre 
propre  expérience  nous  a démontré  qu’en  se  partageant  les  di- 
vers genres  de  recherches  et  en  gravissant  les  plus  hautes  mon- 
tagnes, l’on  arrivait  toujours,  en  trois  ou  quatre  jours,  à posséder 
une  idée  à peu  près  complète  du  sol  de  chaque  localité  et  de  ses 
richesses  scientifiques  propres  à la  saison.  La  visite  des  points  de 
la  côte  diamétralement  opposés  à ceux  que  vous  avez  explorés, 
beaucoup  de  temps  employé  à des  relâches  multipliées  dans  les 
mêmes  parages  , ne  compenseraient  pas,  par  des  découvertes,  la 
perte  de  temps  qui  résulterait  de  l’invariable  copsiance  des  vents 
alisés.  Voir  beaucoup  de  pays  éloignés  les  uns  des  autres,  les 
•voir  dans  des  directions  bien  suivies  et  avec  rapidité,  afin  de  don- 
ner le  moins  possible  aussi  aux  chances  des  maladies,  telle  doit 
être  la  devise  d’un  voyage  aux  découvertes.  Ce  que  vous  n’avez 
point  vu  / souvent  un  autre  l’avait  déjà  vu , et  toujours  ses  écrits 
démontrent  que  ces  petites  terres  sont  partout  homogènes,  et  que 
toutes  celles  d’un  même  archipel  se  ressemblent  autant  par  leurs 
productions  que  par  leurs  constitutions  atmosphérique  et  géolo- 
gique. 


360  NOTES. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  des  petites  îles  est  tellement  vrai 
que  la  Nouvelle-Zélande  elle-même  est  aujourd’hui,  à peu  de 
chose  près,  parfaitement  connue , quoiqu’elle  possède  une  in- 
nombrable quantité  de  lieux  où  l’homme  civilisé  n’a  point  encore 
mis  le  pied.  On  ne  l’a  étudiée  que  sur  quelques  points,  et  cepen- 
dant , exception  faite  des  animaux  ou  des  végétaux  propres  à 
quelques  cimes  , on  a déjà  sur  tout  des  notions  exactes.  Com- 
bien de  précieuses  dépouilles  l'île  de  Bornéo,  la  Nouvelle-Gui- 
née, 1 Australie,  n ont-elles  pas  déjà  fournies  par  l’intermédiaire 
de  la  marine!  Sans  doute,  il  faudrait  des  expéditions  spéciales 
pour  pénétrer  les  secrets  qu’elles  nous  cachent  encore,  mais 
il  y aurait  ingratitude  à oublier  que  c’est  précisément  aux  voya- 
ges entrepris  sur  la  plus  vaste  échelle  que  l’histoire  naturelle 
doit  ses  plus  nombreuses  et  ses  plus  belles  découvertes.  Pour 
soutenir  cette  assertion,  il  suffit  de  rappeler  les  noms  de  Cook, 
de  Lapérouse,  de  Baudin , d’Entrecasteaux,.  de  Kotzebue  et  de 
Dumont  d’Urville.  Soutiendrait-on  cette  hypothèse  erronnée  que 
tout  est  maintenant  connu  et  qu’il  huit  longuement  s’appesantir 
sur  la  moindre  localité  pour  espérer  trouver  du  nouveau  ? Ce 
serait  une  erreur  : le  nouveau  abonde  partout,  en  tout  genre,  et 
parmi  les  choses  les  plus  vulgaires , qui  sont  aussi  les  plus  né- 
gligées, il  reste  beaucoup  à étudier.  Les  expéditions  conçues  sur 
les  plans  les  plus  étendus  seront  longtemps  encore  les  plus  fruc- 
tueuses, parce  qu’au  milieu  de  la  multitude  d’objets,  il  en 
échappe  toujours  quelques-uns;  parce  qu’enfin  un  fâcheux  ha- 
sard a inévitablement  conduit  les  navigateurs  dans  les  mêmes  ar- 
chipels a la  même  époque  de  l’année.  Mais  revenons  à nos  Poly- 
nésiens. 

Comme  en  toutes  choses  il  faut  un  point  de  départ,  en  d’autres 
termes,  un  point  de  comparaison  , nous  allons'décrire  d’abord 
les  habitants  des  îles  Marquises  ; ils  seront  le  type  autour  duquel 
nous  réunirons  les  caractères  des  naturels  de  chaque  archipel. 
Les  îles  que  nous  avons  visitées  dans  la  Polynésie  in  ter  tropicale 


NOTES. 


361 


sont  : aux  Marquises , Nouka-Hiva  ; aux  Pomotou , Manga- 
Reva;  dans  l’archipel  de  Taïli,  l’ile  du  même  nom  ; aux  Samoa, 
Opoulou ; aux  Tonga,  Vavao,  Lefouga  une  des  îles  du  groupe 
Hapaï. 

Nous  choisissons  les  Noukahiviens  comme  type  , parce  qu’ils 
sont  les  mieux  faits  des  insulaires  que  nous  avons  été  à même 
d étudier;  les  -défauts  d’un  tableau  ressortant  d’autant  mieux 
qu’on  les  oppose  au  plus  parfait  modèle  du  genre. 

Les  Mendoces  sont  de  taille  moyenne;  un  mètre  soixante-dix 
centimètres  est  parmi  eux  la  taille  le  plus  ordinaire.  Ils  frappent 
tout  d’abord  par  l’élégance  de  leur  habitude  extérieure , leur  dé- 
marche pleine  d’aisance,  leurs  mouvements  gracieux  ; leurs  mus- 
cles ne  sont  point  très-fortement  marqués  , cependant  l’œil  peut 
en  dessiner  facilement  les  contours;  il  en  résulte  que  leur  appa- 
rence est  plus  agréable  que  vigoureuse  ; cependant,  on  ne  saurait 
leur  reprocher  des  formes  trop, arrondies  , en  un  mot,  trop  effé- 
minées : leur  corps  et  leurs  membres  sont  parfaitement  propor- 
tionnés ; leurs  articulations  minces  semblent  donner  à leurs 


mouvements  une  prestesse , une  facilité  admirables.  Un  bassin 
étroit,  dont  les  moindres  saillies  osseuses  disparaissent  cette  fois 
sous  des  muscles  véritablement  très-vigoureux,  ainsi  que  cela 
s’observe  toujours  chez  les  montagnards;  une  poitrine  arquée, 
évasée  supérieurement,  arrondie  inférieurement,  contribuent  à 
leur  donner  la  taille  la  plus  svelte  possible,  et  à répandre  sur 
leur  personne  une  légèreté  qui  décèle  une  respiration  abondante. 
Leurs  bras,  quoique  un  peu  minces  relativement  à leurs  mem- 
bies  inferieurs,  parce  qu’ils  les  exercent  peu,  ne  les  déparent 
point;  ils  prennent  en  effet  une  part  constante  aux  délicieuses 
poses  de  leur  corps.  Leurs  mains  sont  petites  et  bien  faites  ; leurs 
pieds  mériteraient  les  mêmes  éloges  si  la  marche  pieds  nus  ne  les 
déformait. 


La  figure  de  ces  hommes  porte  aussi  tous  les  signes  d’une 
amelioration  de  race  : elle  est  plus  ovale  que  ronde;  leur  front 


362  NOTES. 

est  haut;  leurs  grands  yeux  noirs,  ornés  de  longs  cils,  sont  pleins 
du  feu  de  l’intelligence  ; leur  nez  est  bien  fait,  très-peu  épaté  et 
souvent  aquilin  ; leur  bouche,  leurs  lèvres,  leurs  pommettes, 
ont  des  dimensions  et  un  volume  infiniment  mieux  proportionnés 
à l’ensemble  de  la  face  que  ces  traits  ne  le  sont  ordinairement 
chez  les  personnes  de  la  race  mongole.  L’expression  de  leur  vi- 
sagê  est  pleine  de  douceur  et  de  gaieté.  Ainsi,  aux  Marquises,  les 
hommes  partagent  avec  les  femmes  un  agréable  jeu  de  physiono- 
mie, chose  remarquable  et  qui  en  distingue  particulièrement  les 
insulaires.  « Les  jeunes  gens  de  ces  îles  fortunées  sont  pour  l’ordi- 
naire très-beaux,  et  ils  serviraient  d’excellents  modèles  pour  un 
Ganymède.  » Les  paroles  de  Forster  sont,  cette  fois,  aussi  exac- 
tes que  précises.  Ils  portent  leurs  cheveux  noirs  relevés  sur  le 
sommet  de  la  tête;  ils  en  forment  deux  touffes.  Cette  coiffure  leur 
imprime  un  air  étrange  d’abord , mais  l’apparente  recherche  de 
cet  arrangement  plaît  vite  ; elle  s’allie  également  bien  a une  jeune 
figure  et  à la  figure  sévère  et  même  un  peu  sauvage  des  anciens  ; 
mais,  en  général,  ces  derniers  entourent  leur  tête  d’un  turban  en 
tapa-mousseline  d’une  éclatante  blancheur.  Leur  tatouage  en 
spirale  rappelle  celui  des  Zélandais;  il  lui  est  parfaitement  com- 
parable quant  au  genre  de  dessin  , mais  les. lignes  en  sont  plus 
déliées  et  ne  tracent  pas  de  sillons  dans  là  peau.  Ils  le  disposent 
sur  les  mains  et  les  avant-bras  avec  un  goût  infini,  on  croirait 
- voir  des  demi-gants  longs  en  dentelle  brodée.  Ils  dessinent  aussi 
autour  de  la  ceinture,  autour  des  poignets  , du  bas  de  la  jambe, 
de  larges  bandes  noires  qui  ne  sont  pas  sans  élégance  , mais  qui 
deviennent  d’un  effet  hideux  quand  ils  se  les  appliquent  trans- 
versalement sur  la  moitié  de  la  figure,  soit  au  niveau  des  yeux, 
soit  au  niveau  de  la  bouche.  Cette  habitude  est  pratiquée  par 
les  Patagonnes,  non  pas  au  moyen  du  tatouage  , mais  à laide 
d’ocre  rouge  grossièrement  délayé  dans  de  la  graisse.  La  plu- 
part des  vieillards  rappellent  ces  belles  figures  de  patriarches 
dont  les  peintres  nous  ont  si  souvent  retracé  la  noble  sévc- 


363 


NOTES. 

rite;  c’est  surtout  chez  les  vieux  chefs  que  cette  remarque  est 
applicable,  car  l’abondance  et  une  entière  liberté  sont  favorables 
au  développemen  t physique  et  moral  ; l’habitude  de  la  supériorité 
surtout  façonne  les  traits  à une  expression  de  dignitéqu’inspirent 
partout  un  haut  rang  et  l’indépendance 

Les  femmes  de  cepays  sont  parfaitement  heureuses  : la  fidélité 
même  ne  leur  impose  que  de  légères  chaînes  d’un  instant;  leur 
gentillesse  multiplie  leurs  conquêtes  sans  jamais  asservir  leurs 
désirs  changeants  ou  attrister  leur  inépuisable  gaieté,  Iln’estpas 
une  seule  femme  qui  ne  soit  à plusieurs  hommes,  sans  qu’elle 
soit,  a leur  égard,  retenue  par  aucun  engagement.  Leur  indé- 
pendance est  bien  plus  complète  qu’aux  Samoa,  aux  Tonga,  et 
même  a Taïti,  et  bien  que  l’on  ne  puisse  disconvenir  que  cette 
liberté  illimitée  ne  nuise  à leur  constitution  eri  épuisant  trop 
tôt  leur  jeunesse,  cependant  elle  leur  est  moins  nuisible  que  l’é- 
tat d’esclavage  où  certaines  peuplades  retiennent  leurs  misérables 
compagnes.  Car,  comme  l’a  très-bien  fait  observer  Forster,  à 
propos  des  habitants  de  la  Nouvelle-Zélande  et  de  la  Nouvelle- 
Caledonie,  le  rang  où  l’on  place  les  femmes  dans  la  société  domes- 
tique a une  extrême  influence  sur  la  civilisation,  et  plus  une  na- 
tion est  misérable  et  grossière,  plus  elles  sont  traitées  durement. 
Cet  injuste  partage  des  peines  de  la  vie  uni  au  manque  d’aliments 
flétrit  rapidement  leurs  charmes  et  en  fait  des  objets  aussi  laids 
que  dignes  de  compassion.  Déjà  nous  avons  jugé  de  la  justesse  de 
cette  observation  à Manga-Reva  : le  dénuement  de  cet  étroit  sé- 
jour maintient  les  malheureux  indigènes  de  ce  groupe  dans  l’état 
de  la  plus  complète  barbarie;  les  hommes  reçoivent  de  leur  mi- 
sèie  une  empreinte  triste  et  sauvage;  cependant  leurs  traits  ne  le 
cèdent  en  rien  à ceux  des  Taïtiens  ; il  y a plus,  leur  vie  dure, 
leur  sobriété  forcée,  faute  de'variété , l’air  du  large  qu’ils  respi- 
rent dans  toute  sa  pureté,  grâce  à l’exiguité  de  leur  terre,  dé- 
veloppent chez  ces  ces  insulaires  une  haute  taille , des  fermes 
musclées  ; mais  les  femmes  sont  généralement  petites,  lourdes,  et, 


364 


NOTES. 

à quelques  exceptions  près,  leur  visage  a tout  le  type  de  la  laideur 
mongole  ; il  est  même  marqué  du  sceau  de  l’abrutissement. 

Cette  infériorité  de  la  femme,  réduite  à ne  reconnaîti'e  d’autre 
loi  que  celle  du  plus  fort,  n’est  pas  seulement  le  résultat  de  cette 
odieuse  soumission  et  de  la  stupeur  organique  qu’elle  entraîne, 
mais  aussi  des  souffrances  de  la  misère.  Une  femme  ne  peut  être 
belle  qu’en  restant  sensible,  délicate;  elle  s’enlaidit  en  s’endur- 
cissant. Les  nomades  Palagons  ne  maltraitent  point  leurs  fem- 
mes ; si  l’on  en  excepte  la  chasse  , qui  pourvoit  abondamment  à 
leur  subsistance , ils  partagent  avec  elles  le  petit  nombre  de  leurs 
travaux,  qui  consistent  surtout  à dépouiller  les  animaux, dépecer 
les  viandes , coudre  et  préparer  les  peaux  pour  en  faire  des  man- 
teaux ou  des  tentes  grossières  ; elles  n’ont  ni  intérieur  à soigner, 
ni  troupeaux  à garder;  ces  femmes  cependant,  qui  passent  leur 
existence  dans  la  plus  oisive  indifférence,  sont  fort  peu  attrayan- 
tes ; toutes  sont  même  beaucoup  au-dessous  des  hommes,  parmi 
lesquels  on  trouverait  de  très-belles  figures  si  l’on  pouvait  leur 
enlever  l’air  de  stupidité.  Les  ressources  , les  petits  soins  multi- 
pliés de  l’ingénieuse  civilisation  sont  indispensables  à la  femme  ; 
il  lui  faut  une  nourriture  moins  abondante  que  choisie  et  déli- 
cate; il  lui  faut  une  considération  sociale  qui  assure  à sa  dou- 
ceur, à sa  faiblesse,  à sa  vive  sensibilité,  protection  ; à son  dé- 
vouement maternel,  reconnaissance.  A ce  prix  seul  elle  peut  être 
jolie  et  le  devient  quelquefois.  C’est  tellement  vrai , que  les  peu- 
plades sauvages  les  plus  heureusement  placées  sur  la  surface  de 
notre  globe.,  les  plus  abondamment  pourvues  des  fruits  de  la  terre 
et  des  ressources  de  la  nature , présentent  encore  de  notables  dif- 
férences dans  le  développement  de  l’homme  comparé  à celui  de  la 
femme.  Les  îles  de  la  Polynésie  , qui  nous  occupent  ici , offrent 
un  bon  exemple  en  faveur  de  cette  observation.  Sans  doute,  les 
îles  Taïd,  Tonga,  Samoa,  sont  habitées  par  un  rameau  de  la  race 
rouge  incontestablement  en  progrès;  les  femmes  y ont  profité 
de  l’amélioration  générale.  La  preuve  en  est  que  les  plus  belles 


sont  celles  qui  représentent  mieux,  dans  leur  sexe,  les  traits  et 
même  la  stature  des  hommes  de  leur  pays  ; mais  aussi  sont-elles 
horn masses.  Ce  n’est  point  là  le  genre  de  beauté  qui  leur  appar- 
tient et  auquel  la  nature  s’arrêterait  si  la  civilisation  répandait 
sur  elles  tous  ses  bienfaits.  Les  Noukahi  viennes  ne  méritent  pas 
le  même  reproche  rieurs  formes  sont  infiniment  plus  élégantes ; 
mais  il  existe  cependant  encore  une  grande  distance  entre  elles 
et  leurs  maris  ; ils  sont  en  effet  beaucoup  mieux  quelles  de  corps 
et  de  visage.  Essayons  maintenant  de  tracer  le  portrait  des  inté- 
ressantes habitantes  des  îles  Nouka-Hiva  ; choisissons  pour  mo- 
dèle les  plus  agréables  d’entre  elles  que  le  hasard  nous  ait  offer- 
tes , c’est  le  seul  moyen  de  nous  faire  une  idée  juste  du  plus  haut 
degré  de  beauté  auquel  les  femmes  rouges  puissent  prétendre  au 
sein  de  la  barbarie. 

Le  négligé  ou  nous  trouvâmes  ordinairement  les  jeunes  Nouka- 
hiviennes  fut  très-favorable  à nos  observations.  Un  grand  nom- 
bre vinrent  à bord  en  costume  de  naïades  : quelques  fleurs 
dans  les  cheveux  composaient  toute  leur  toilette.  Plus  tard, 
leur  pudeur  11e  pouvant  plus  s’excuser  sur  la  nécessité  de  fendre 
les  flots  pour  venir  jusqu’à  nous,  elles  s’empressaient  de  se  cou- 
vrir d’une  pièce  de  tapa  lorsque  nous  nous  présentions  dans  leurs 
cases;  mais  ce  sentiment  de  pudeur  durait  peu,  soit  que  l’em- 
piessement  de  nous  accueillir  leur  fît  oublier  tout  autre  soin, 
soit  qu  un  sentiment  de  coquetterie  les  guidât,  car  elles  ne  tar- 
daient guère  à se  mettre  à l’aise  et  à emprunter  leurs  plus  beaux 
ornements  au  plus  simple  appareil. 

Leur  stature  est  moyenne;  nous  l’évaluons  à un  mètre 
soixante  centimètres  environ;  leurs  cheveux  noirs  sont  lissés, 
huilés  et  relevés  derrière  la  tête  ou  flottant  sur  les  épaules  et  re- 
tenus alors  sur  le  front  par  un  cordon  rouge  en  vaquois.  Leur 
regard  est  doux  , leur  physionomie  animée  d’une  expression  de 
gaieté  un  peu  folle  5 leurs  yeux  sont  vifs,  grands  et  souvent  un  peu 
releves  en  dehors  ; de  longs  cils  les  abritent  ; leur  bouche  serait 


/ 


360  NOTES. 

qualifiée  de  bouche  moyenne  par  des  Françaises,  elle  est  petite 
pour  des  Océaniennes  ; leurs  lèvres  ne  sont  pas  trop  volumineu- 
ses et  leur  gracieux  sourire  laisse  voir  de  belles  dents;  mais  ces 
bouches,  un  peu  brunes  , n’ont  aucun  de  ces  jolis  contours  qui 
dessinent  la  bouche  des  Européennes  ; elles  sont  fendues  trop 
uniformément,  si  je  puis  m’exprimer  ainsi.  Aucune  de  ces  fem- 
mes ne  mérite  , sous  ce  rapport,  les  éloges  que  nous  sommes  prêts 
à donner  a Mata-houa',  jeune  guide  de  Nouka-Hiva,  ainsi  qu’à 
plusieurs  jeunes  gens  des  pirogues  d’O  hivaoa.  Le  nez,  si  diffi- 
cile à modeler  sur  une  jolie  figure  de  femme,  le  nez,  ce  trait 
ingrat  qui  a défiguré  tant  de  jolis  visages,  n’est  chez  nos  Nuhi- 

viennes  ni  trop  gros,  ni  trop  épaté,  c’est  un  nez  charmant 

mais  encore  pour  des  Océaniennes  , car  ses  qualités  consistent  à 
n’avoir  point  l’excès  des  défauts  reprochés  aux  nez  de  toutes  les 
femmes  de  race  rouge.  Un  front  assez  haut , des  pommettes  modé- 
rément écartées  , encadrent  ces  mobiles  physionomies,  qui,  grâce 
à cette  dernière  et  heureuse  modification,  n’offrent  pas  la  gros- 
sièreté des  traits  que  l’on  retrouve  encore  parmi  les  Taïtiennes 
elles-mêmes  : ainsi  elles  échappent  au  ridicule  de  ces  faces  rondes 
à grosses  joues,  à large  bouche,  dont  les  Mangareviennes,  Pé- 
ruviennes aborigènes  , Araucaniennes  et  Patagonnes  nous  pré- 
sentent le  parfait  modèle. 

Les  Mendocéennes  sont  agréablement  potelées,  la  tournure  ra- 
massée et  courte , l’embonpoint  des  femmes  mongoles  n’ont  chez 
elles  rien  d’exagéré;  leur  cou  se  fond  très  agréablement  avec  leurs 
épaules  ; leurs  seins  sont  bien  placés , bien  faits  , leur  développe- 
ment se  renferme  dans  des  limites  parfaites;-  leur  taille  est  un 
peu  grosse,  ce  qu’il  faut  attribuer  moins  à l’extrême  largeur  de 
leur  bassin  qu’au  trop  grand  évasement  de  la  base  de  leur  poi- 
trine. Cette  organisation  leur  a conservé  un  peu  de  cette  appa- 
rence pesante  que  l’on  retrouve  plus  marquée  chez  les  Taïliennes^ 

1 Màla-houa,  joli. 


367 


NOTES. 

plus  forte  encore  chez  les  femmes  de  Tonga  et  de  Samoa,  et  por- 
tée à l’excès  chez  les  Américaines. 

Les  membres  inférieurs  des  Noukahi  viennes  ne  répondent  nul- 
lement au  charme  de  leur  ensemble  : l’habitude  de  se  tenir  ac- 
croupies et  de  marcher  pieds  nus  contribue  beaucoup  à la  défor- 
mation des  jambes  et  des  pieds.  Leurs  bras,  leurs  mains  et  leurs 
doigts  sont  au  contraire  d’une  beauté  sans  égale;  toutes  les 
Polynésiennes  reçurent  de  la  nature  cet  agrément  corporel  , 
mais  aucune  ne  le  présente  aussi  complètement  parfait  que  les 
agaçantes  insulaires  des  Marquises.  Au  reste,  disons-le  en  pas- 
sant , toutes  les  Péruviennes  et  Chiliennes  indigènes  se  font  re- 
marquer par  l’élégante  conformation  de  l’épaule,  du  bras  et  de  la 
main;  les  Patagonnes,  sous  ce  rapport,  ne  démentent  non  plus 
leur  origine.  Ajoutons  que  si  ces  femmes  portaient  des  chaussu- 
res dès  la  plus  tendre  enfance,  elles  auraient  les  pieds  les  plus 
jolis  du  monde;  nous  en  donnons  pour  preuve  les  Indiennes  des 
villes  du  Pérou  élevées  à la  condition  de  dame.  Bien  que  nous  ne 
comprenions  pas  que  Quirox  ait  comparé  les  Menilocéennes  aux 
charmantes  créoles  de  Lima , nous  conviendrons  cependant  que 
ces  dernières  n’ont  ni  un  plus  beau  bras,  ni  une  main  plus  dé- 
licate que  les  filles  de  Nouka-Hiva  , et  que  leurs  petits  pieds , si 
justement  célèbres , trouvent  presque  des  rivaux  dans  ceux  des 
coquettes  Incas  modernes. 

La  supériorité  physique  des  insulaires  des  Marquises  établie  , 
à quelle  cause  l’attribuer?  Les  différences  qui  distinguent  les  peu- 
ples d’une  origine  commune,  mais  surtout  les  peuples  sauvages, 
sont  évidemment  dues  aux  habitudes  que  leur  imposent  la  topo- 
graphie de  leur  pays  et  la  nature  de  l’air  qu’ils  respirent.  On 
conçoit  en  effet  que  l’obligation  de  gravir  sans  cesse  le  revers  des 
montagnes  donne  aux  muscles  les  plus  en  jeu  dans  ce  genre 
d’exercice  une  vigueur  que  l’on  ne  saurait  obtenir  d une  conti- 
nuelle équitation  , ou  que  l’on  espérerait  vainement  rencontrer 
chez  un  lourd  habitant  de  la  plaine.  Mais  le  principal  agent 


368 


NOTES. 


modificateur  de  la  constitution  de  l’homme,  c’est  l’atmosphère  j 
si  l’on  pouvait  oublier  que  l’expérience  de  chaque  jour  nous  dé- 
montre cette  vérité , il  suffirait  de  rappeler  les  faits  les  plus  com- 
muns : l’action  de  l’air  delà  ville  sur  les  paysans , celui  de  la  cam- 
pagne sur  les  citadins,  nous  citerions  les  crétins  des  profondes 
vallées  de  la  Suisse  et  de  l’Araucanie  , et  nous  leur  opposerions 
les  beaux  habitants  des  montagnes;  nous  examinerions  les  efïets 
des  effluves  marécageux  sur  la  respiration  d’abord  et  conséquem- 
ment ensuite  sur  la  circulation  ; enfin  , arrivant  à étudier  les-di- 
vers  degrés  de  raréfaction  de  l’air  par  le  calorique^  et  ses  divers 
degrés  de  saturation  par  l’humidité , nous  démontrerions  facile- 
ment qu’une  maladie  célèbre,  la  fièvre  jaune,  sur  l’étiologie  de 
laquelle  on  a tant  discuté  sans  résultat  utile  pour  l’humanité, 
faute  d’en  bien  apprécier  les  causes  physiques  et  physiologiques, 
est  due  à l’excès  de  division  des  molécules  de  l’air  et  à l’excès  de 
vapeur  cl’eau  en' suspension  dans  ce  fluide  h Elevons-nous  dans 
les  hautes  cimes  du  Mexique  et  des  Antilles,  nous  y retrouverons 
toute  l’énergie  vitale  propre  aux  régions  tempérées,  et  nous  y 
verrons  le  créole  des  montagnes  appréhender  autant  le  séjour 
étouffant  des  bords  de  la  mer  que  l’Européen  récemment  débar- 
qué sur  ces  plages  brûlantes.  En  effet,  à l’époquedes  plus  grandes 
chaleurs  de  l’année,  les  courants  alisés  cessent  tout  à coup  de 
souffler  leur  douce  et  salutaire  fraîcheur  sur  les  îles  Caraïbes  et 
sur  le  Mexique.  Dans  ce  dernier  pays  , des  calmes  étouffants  leur 
succèdent  ; aux  Antilles,  les  vents  d’ouestles  remplacent;  ils  sont 
le  signal  des  fâcheuses  affections  qui  envahissent  aussitôt  les 
parties  basses  de  ces  régions.  L’immense  enceinte  des  terres  du 
Mexique,  les  nombreuses  îles  de  la  mer  caraïbe  et  du  golfe  mexi- 
cain, l’étroitesse  des  débouquements  des  Antilles,  qui  s'opposent 


1 La  fièvre  jaune  n’est  qu’un  scorbut  : le  de’f'aut  d’air  suffisamment  répa- 
rateur pour  une  circulation  aussi  abondante  que  celle  d’un  habitant  des 
zones  tempe're'es,  en  est  la  cause. 


NOTES.  369 

au  prompt  renouvellement  des  eaux,  expliquent,  pour  ces  parages, 
la  chaleur  dès  vents  d’ouest  et  leur  extrême  humidité.  Les  con- 
séquences physiologiques  de  ce  climat  agissent  différemment  sur 
les  indigènes  et  sur  les  étrangers,  mais  elles  ne  constituent  un 
pays  sain  ni  pour  les  uns,  ni  pour  les  autres.  Si , après  la  rapide 
excursion  que  nous  venons  de  faire  pour  prouver  l’importance  des 
bonnes  qualités  de  1 air,  qu  il  faut  considérer  comme  le  premier 
aliment  des  animaux,  nous  revenons  à la  Polynésie  équatoriale  , 
nous  nous  étonnerons  peu  du  bon  développement  de  ses  habi- 
tants , parce  qu’ils  respirent  l’atmosphère  la  plus  pure  possible. 
Les  îles  Sandwich , Marquises , Pomotou , Taïti , Samoa,  Tonga, 
sont  isolées  de  toutes  parts;  aucune  terre  continentale  ne  leur 
impose  une  atmosphère  déjà  altérée,  et,  quelle  que  soit  la  direction 
capricieuse  des  vents , ils  s’élèvent  toujours  de  l’Océan  et  ils  en 
partagentla  fraîcheur  et  la  pureté.  Tous  les  marins  saventque  l’air 
du  large  prolonge  l’existence  de  malades  voués  à une  mort  immi- 
nente ; l’approche  de  la  terre,  au  contraire,  l’abrège  et  change  trop 
souvent  l’espérance  en  une  mort  subite.  La  mer  épure  l’air  par  une 
action  physico-chimique  ; c’est  encore  un  de  ses  nombreux  bien- 
faits, il  faut  le  reconnaître,  peu  importe  ici  la  théorie  de  ce  phé- 
nomène; mais  les  Polynésiens  perdent  en  partie  l’avantage  de  leur 
position  en  construisant  leurs,çases  au  pied  des  montagnes,  souvent 
à l’abri  des  vents  alisés,  et  sans  se  soucier  beaucoup  du  voisinage 
des  marécages.  Cette  coutume,  presque  générale,  née  de  leur  in- 
dolence, de  leur  mollesse,  ne  contribue  pas  peu,  jointe  aux  excès 
de  leur  gloutonnerie,  à répandre  parmi  eux  l’affligeante  obésité 
et  1 éléphantiasis.  Les  Noukahiviens  échappent  à ce  développe- 
ment contre  nature  du  système  cellulo-graisseux,  non  par  la  so- 
briété, qui  est  la  moindre  de  leurs  qualités,  mais  par  leurs  habitu- 
des montagnardes;  en  elles  est  tout  le  mystère  de  leur  supériorité 
matérielle.  « La  structure  de  ces  hommes,  dit  Fors  ter,  est  forte 
et  nerveuse;  aucun  n’est  aussi  gros  que  les  habitants  des  des 
laiti  et  Tonga;  cette  différence  provient  de  ce  qu’ils  ont  plus 

1V-  H 


370 


NOTES. 


d’aclivité  : comme  la  plupart  vivent  sur  les  flancs  et  ati  sommet 
des  hautes  collines , où  leurs  habitations  ressemblent  à des  re- 
paires d’aigle  placés  sur  les  cimes  inaccessibles  des  rochers , ils 
doivent  naturellement  avoir  le  corps'  mince, puisqu’ils  gravissent 
souvent  les  montagnes  élevées  et  qu’ils  respirent  un  air  vif.  « 
Chez  ces  hommes  il  existe  une  égale  répartition  des  sucs  nu- 
tritifs, leurs  fonctions  jouissent  toutes  d’une  parfaite  activité  : 
ils  doivent  autant  à la  bienfaisante  pureté  de  l’air  qu’au  constant 
exercice  de  leurs  forces;  ils  ne  peuvent  faire  un  pas  sans  mettre 
en  jeu  tout  l’appareil  de  la  locomotion.  Leur  extérieur  se  dessine 
sous  les  formes  lesmieux  proportionnées;  leur  taille  est  moyenne, 
parce  qu’elle  a dû'  se  plier  aux  nécessités  de  leur  destination  ; 
leur  corps  est  svelte  et  léger,  il  a acquis  dès  l’enfance,  cette 
souplesse  musculaire  qui  caractérise  partout  le  véritable  enfant 
de  la  montagne.  L’Araucan  n’habite  guère  que  les  vallées  des 
Andes,  aussi  est-il  bien  loin  de  présenter  ce  perfectionnement 
de  race  qui  caractérise  le  Noukahivien  : il  est  lourd;;  c’est  le 
type  patagon,  mais  dans  des  limites  moins  colossales  ; il  est  plus 
que  lui  remuant,  énergique  ; ses  muscles  marquent  mieux  au- 
dessous  de  la  peau,  cependant  ses  habitudes  cavalières  le  rappro- 
chent encore  de  l’épais  Patagon  des  Pampas  à cause  du  défaut 
d’exercice.  Des  conditions  atmosphériques  diverses,  des  mœurs 
différentes,  modifient  l’organisation  extérieure  en  exerçant  tel  ou 
tel  organe  aux  dépens  de  tel  ou  tel  autre,  mais  elle  ne  change 
rien  au  type  originaire  : la  race  rouge  est  une ; la  prétendue  race 
américaine  n’existe  pas  plus  que  la  race  océanienne.  Tout  porte 
à croire  que  l’Amérique  fut  le  berceau  de  ces  peuples  jaunes  ou 
rouges  qui  envahirent  une  partie  de  l’Asie  ',  d’où  leurs  hordes 

1 M.  Klaproth  établit  sur  des  preuves  incontestables  ce  qu’on  savait  déjà 
par  des  rapports  plus  ou  moins  positifs,  que  les  tribus  originaires  du  Nou- 
veau-Monde s’étaient  étendues  sur  une  partie  de  l’Asie;  mais  il  n’a  rencontré 
aucun  indice  propre  à fortifier  cette  autre  hypothèse  , qui  s’est  déjà  repro- 
duite sous  des  formes  diverses  , que  la  population  du  Nouveau-Continent 


NOTES. 


371 

débordées  menacèrent  l’Europe  sous  la  conduite  de  Gengis  et  de 
Tamerlan. 

Si  nous  en  jugeons  par  les  Mangareviens  et  par  ce  que  disent 
Forster  et  Krusenstern , les  naturels  des  îles  Pomotou  diffèrent 
de  ceux  des  îles  riches  et  vastes  par  une  peau  plus  foncée  ; leurs 
extrémités  inférieures  sont  un  peu  grêles,  et  le  reste  de  leur  corps 
est  cependant  athlétique.  Leur  physionomie  est  grave  et  sérieuse  ; 
moins  gâtés  par  l’abondance,  ils  sont  moins  enclins  aux  plaisirs. 
Leur  peu  de  ressources  en  végétaux  les  oblige  à vivre  nus  et  à 
se  nourrir  surtout  du  produit  de  leur  pêche  ; ils  passent  donc  une 
partie  de  leur  vie  exposés  à l’ardeur  du  soleil,  les  jambes  dans 
l’eau.  A terre,  la  petitesse  de  leurs  îles  les  prive  de  l’occasion  de 
s’exercer  à la  marche  ; quand  ils  ne  se  livrent  pas  aux  travaux  que 
leur  impose  la  nécessité,  il  restent  accroupis.  Ces  détails  sur  leur 
existence  expliquent  très-bien  pourquoi  leur  couleur  est  plus 
foncée  et  leurs  extrémités  inférieures  disproportionnées.  Leur 
système  musculaire  supérieur  ne  partage  point  cet  amoindrisse- 
ment, parce  qu’il  est  le  seul  qu’ils  exercent  : le  tronc  est  le  point 
d’appui  des  bras  et  concourt  par  conséquent  à tous  leurs  mou- 
vements. La  pauvreté  de  leur  pays,  sa  nombreuse  population, 
les  forcent  à vivre  de  leur  labeur  ; chaque  matin  ils  lancent  les 
radeaux  à la  mer  et  vont  pêcher  sur  le  récif.  C’est  àjeurs  mo- 
destes ressources,  mais  aussi , comme  nous  l’avons  déjà  dit,  à la 
pureté  de  l’air  qui  circule  librement  tout  autour  d’eux,  qu’ils 
doivent  d’être  préservés  d’un  embonpoint  énorme  , le  fléau  de 
leurs  voisins.  Ils  sont  les  représentants  modernes  du  type  pri- 
mordial polynésien  le  moins  altéré,  possible , soit  par  la  disette, 
qui  n’existe  en  Polynésie  qu’acciden tellement , soit  par  l’abon- 
dance et  la  mollesse,  ou  par  un  heureux  ensemble  de  circon- 
stances locales  qui  élèvent  toujours  l’homme  des  signes  de  la 

soit  descendue  de  celle  de  l’ancien.  On  trouve  des  Américains  en  Asie,  mais 
jusqu’ici  on  n’a  point  trouve’  d’Asiatique  en  Ame'riquc. 

(Abel-Rc'musat,  p.  389.) 


372  NOTES. 

dégradation  à ceux  du  perfectionnement  de  sa  race.  Les  in- 
sulaires de  l’archipel  Dangereux  sont  aux  Taïtiens  , Tongaens, 
Samoens,  ce  que  sont  les  Brésiliens  aborigènes  ' aux  Péruviens, 
Chiliens  et  Patagons  ; car,  il  faut  le  dire , en  dépit  des  préjugés 
accrédités,  grâce  aux  trop  fidèles  copistes,  les  sauvages  du  Brésil 
rappellent  aussi  parfaitement  que  possible  les  traits  et  toute  la 
constitution  physique-des  habitants  du  Pérou,  du  Chili  et  de  la 
Patagonie;  iis  n en  diffèrent,  comme  les  Mangareviens  des  Sa- 
moens, etc.,  que.  par  un  développement  musculaire  plus  pro- 
noncé, des  formes  plus  élancées,  l’air  d’énergie  et  de  férocité 
sauvage  et  par  une  peau  plus  brune  : toutes  particularités  dont 
leur  genre  de  vie  vagabonde,  au  milieu  des  montueuses  et  dif- 
ficiles forêts  du  Brésil,  rend  complètement  compte.  Nous  di- 
rons plus,  les  Mangareviens,  tels  que  Beekey  les  observa  il  y a 
douze  ans,  avaient,  si  nous  en  jugeons  en  nous  aidant  des  bonnes 
figures  qu  il  en  fît  graver,  une  ressemblance  frappante  avec  les 
Brésiliens.  Aujourd’hui  encore,  malgré  Ja  civilisation,  qui  a déjà 
un  peu  déguisé  les  indigènes  de  Manga-Reva  , nos  souvenirs  se 
sont  souvent  réveillés  a leur  aspect,  et,  à la  planchette  près  que 
nos  anciennes  connaissances  brésiliennes  se  passent  dans  l’épais- 
seur de  la  lèvre  inférieure , nous  trouvons  entre  ces  hommes  une 
parfaite  conformité  de  caractères  extérieurs. 

« Les  habitants  des  îles  Tonga  sont  en  général  grands,  bien 
« faits  et  proportionnés.  Leur  embonpoint  est  raisonnable,  à 
« quelques  exceptions  près  parmi  les  chefs,  sans  offrir  l’obésité 
« naturelle  aux  Taïtiens , leur  corps  est  beaucoup  plus  replet 
« que  celui  des  Zéîandais — » Ce  que  le  commandant  Dumont 
cl’Urville  vient  de  nous  dire  de  Tonga  est  en  tout  applicable  aux 
insulaires  de  Vavao  : seulement,  nous  ne  partageons  point  son 
opinion  relativement  à l’obésité  des  Taïtiens  : ils  n’en  sont  pas 
plus  incommodés  que  les  hommes  de  Vavao  et  que  ceux  des 

1 J ai  vu  douze  de  ces  hommes  en  1827,  à Rio- Janeiro. 


■■ 


NOTES.  373 

Hapaï  ; cous  irons  plus  loin  , et  nous  dirons  : parmi  les  habi- 
tants d’Opolou  et  parmi  ceux  de  Vavao,  nous  avons  vu  un  plus 
grand  nombre  d’indrvidus  gémissant  sous  le  poids  de  la  turges- 
cence cellulo-graisseuse  que  nous  n’en  avons  vus  à Taïti. 

Quant  à la  couleur,  les  Tonga  ne  diffèrent  en  rien  des  Men-  . 
doces.  Les  naturels  de  Taïti  sont  un  peu  plus  foncés;  mais  leurs 
femmes,  ainsi  que  leurs  Arées  toujours  quelque  peu  efféminés , 
quoique  ressemblant  à des  athlètes  par  la  taille,  se  drapent  avec 
soin  et  acquièrent  une  teinte  jaune  clair  égale  à 'celle  des  Nouka- 
hiviennes  de  distinction  , lesquelles  s’enduisent  soigneusement 
d’une  couche  préservatrice  d’huile  de  coco.  Ces  observations 
prouvent  combien  cette  teinte,  plus  ou  moins  foncée,  dépend  des 
habitudes  de  ces  peuples.  Si  des  noirs  aborigènes  se  sont  primiti- 
vement croisés  avec  les  Polynésiens,  il  faut,  afin  d’être  consé- 
quent, admettre  la  même  supposition  pour  les  Américains  et-sur- 
tout  pour  les  Péruviens  des  plages  sablonneuses  et  désertes  de  la 
Bolivie  '.  On  serait  ainsi  conduit , insensiblement , à penser  que 
le  Créateur  ne  laissa  échapper  de  ses  mains  que  deux  races  , la 
blanche  et  la  noire.  Ce  n’est  point  ici  le  lieu  de  discuter  cette 
belle  et  intéressante  question. 

Les  Samoens  observés  par  nous,  dans  leurs  pirogues  et  à terre) 
étaient  grands  et  généralement  fort  gras;  la  teinte  de  leur  peau  se 
rapproche  beaucoup  de  celle  des  Mangareviens  ; ce  qu’il  faut  at- 
tribuer à leurs  goûts  navigateurs;  le  séjour  dans  leurs  tongui- 
aguï  * s’allierait  mal  avec  les  manteaux  de  tapa,  car  cette  étoffe  ne 
résisterait  pas  à l’eau  et  serait,  dans  les  pirogues,  un  vêtement 
fort  embarrassant.  Ils  sont  incontestablement  les  moins  bien  faits 
des  hommes  rouges  de  la  Polynésie  équatoriale,  les  Havaï  excep- 
tés, car  nous  ne  les  avons  point  vus.  L’obésité  est  chez  eux  très- 
commune.  Leur  figui’e  s’aplatit  un  peu,  leurs  pommettes  s’écar- 

1 La  teinte  i!c  leur  peau  est  très  ■ fumée. 

2 Pit ogue  à voile. 


3 74  NOTES. 

tent  davantage;  leurs  yeux  sont  un  peu  bridés  en  dehors;  leur 
nez  est  gros;. en  un  mot,  leur  visage  se  rapproche  tout  à la  fois 
du  Kalmouk  et  de  l’Américain , les  autres  tribus  de  la  Polynésie 
tendent  au  contraire  à s’en  éloigner.  Ce  fut  une  femme  d’Opolou 
qui  frappa  nos  regards  par  sa  ressemblance  avec  une  jeune  Pata- 
gonne  dessinée  auhâvre  Peckett  par  M.  Goupil. 

Si  les  insulaires  d’Opolou  sont  les  moins  agréables  des  hommes 
rouges  du  rameau  polynésien,  leurs  femmes  ne  possèdent  pas  non 
plus  l’enjouement  des  agaçantes  Taïdennes,  ni  l’aisance  des  indé- 
pendantes et  gracieuses  Noukahiviennes  : leurs  formes  sont  fortes 
et  peu  gracieuses  ; elles  sont  toutes  bien  constituées,  mais  aucune 
ne  réunit  l’utile  à l'agréable.  Comme  partout,  il  en  est  de  gen- 
tilles, mais  elles  manquent  complètement  de  physionomie;  et  l’on 
peut  indifféremment  les  comparer,  soit  à charmes  égaux,  soit  à 
laideur  égale,  au  type  des  femmes  mangaréviennes  ou  à celui  des 
femmes  patagonnes. 

Les  hommes  de  Samoa  sont  moins  expressifs  que  ceux  des 
Marquises,  des  Tonga  et  de  Tard  ; leur  caractère  est  évidemment 
plus  triste;  ils  sont  surtout  moins  communicatifs  que  ceux  de 
Tonga-Tabou,  et  sous  ce  rapport,  ils  sont  peut-être  moins  four- 
bes, quoiqu’au  fond  ils  ne  soient  point  meilleurs.  Les  voyageurs 
ont  beaucoup  parlé  de  l’affabilité  des  Tongaens,  mais  chez  eux 
ce  n’est  qu’une  apparence  trompeuse,  ce  n’est  qu’une  ruse,  qui 
suppose  un  peu  plus  de  civilisation  : on  ne  saurait  mettre  la  bien- 
veillance au  nombre  des  qualités  de  gens  qui,  comblés  de  bien- 
faits par  Cook,  projettent  de  l’attaquer  , au  moment  même  où  ils 
semblent  l’environner  de  respect  et  de  reconnaissance.  Enfin,  le 
désastre  de  Port-au-Prince,  l’attaque  de  V Astrolabe  ne  mettent- 
ils  pas  entièrement  à nu  les  véritables  sentiments  de  ces  sauva- 
ges? Les  insulaires  de  Samoa  se  sont  empressés  de  nous  prouver 
qu’ils  étaient  aussi  les  mêmes  hommes  : le  massacre  du  capitaine 
de  Langle  et  de  onze  Français  est  l’exploit  qu’ils  jettent  dans  la 
balance  phrénologique  ! 


NOTES.  375 

La  convoitise  est  dans  le  cœur  de  tous  les  hommes  ; ils  se  livrent 
à ses  fâcheuses  inspirations  toutes  les  fois  que  la  culture  de  leur 
esprit,  ou  que  la  religion,  ou  que  des  lois  sévères  ne  les  rendent 
point  maîtres  d’eux-mêmes.  Aussi,  quel  est  ie  sauvage  qui  lui  ré- 
siste quand  il  croit  être  le  plus  fort?  La  bonté,  l’hospitalité,  la 
bienveillante  simplicité,  la  charmante  candeur  ne  sont  dans  les 
livres  de  voyage  que  des  mots  de  remplissage.  Il  serait  bien  à 
souhaiter  que  tout  auteur  chargé  d’écrire  l’histoire,  laissât  de 
côté  lage  d’or  et  ses  souvenirs  mythologiques,  car  l’étude  de  la 
nature  et  du  vrai  leur  promet  un  rôle  bien  autrement  honorable 
et  solide  que  toutes  ces  redondances  de  rhétorique.  Verba  ei  vo- 
ces,  prœterea  nihil. 

Nous  attribuons  l’espèce  de  dégradation  que  le  rameau  poly- 
nésien éprouve  à Opolou,  aux  nombreux  marécages  de  la  plaine 
inclinée,  qui  du  pied  de  la  montagne  descend  doucement  vers  la 
mer.  Cette  pente  n’a  pas  moins  de  cinq  milles  de  large  sur  cer- 
tains points  de  sa  circonférence;  elle  a été  successivement  con- 
quise sur  le  récif  qui  l’environne,  les  forêts  de  sa  partie  basse 
sont  presque  généralement  marécageuses;  une  foule  de  ruis- 
seaux s’y  perdent  et  les  eaux  de  la  mer  y filtrent  à travers  les 
coraux.  Les  vents  pénètrent  difficilement  sous  les  grandes  fo- 
rêts qui  couvrent  le  pays  jusqu’à  la  plage  , aussi  l’humidité  est- 
elle,  sans  aucun  doute,  extrêmement  nuisible  à la  constitution 
des  habitants;  il  faut  la  compter  au  nombre  des  causes  prédispo- 
santes de  l’éléphantiasis,  si  commun  dans  cette  île.  Oïalava  et 
Maouna,  que  nous  avons  prolongées  , ont  la  même  disposition 
géologique  ; il  en  résulte  nécessairement  la  même  topographie  et 
les  mêmes  conséquences  pathologiques.  En  général,  parmi  les  îles 
hautes,  les  plus  saines  sont  celles  qui  plongent  à pic  dans  l’Océan , 
où  aucune  plaine  ne  s’étend  du  pied  de  la  montagne  à la  mer. 
Les  îles  Marquises  surtout,  Taïti  et  les  autres  îles  de  cet  archipel 
sont  de  ce  nombre. 

En  résultat,  les  Océaniens  de  la  Polynesie  équatoriale  consti- 


■ 


376  NOTES. 

tuent  un  bel  embranchement  de  la  race  mongolique  ; ils  sont  su- 
périeurs en  tout  aux  Américains,  et  physiquement  et  moralement. 
Les  principaux  archipels  ont  été  trouvés  dans  un  état  de  civilisa- 
tion tout  aussi  avancé  que  le  Pérou  et  le  Mexique,  si  dans  cette 
comparaison  l’on  sait  avoir  égard  aux  nombreux  matériaux  qui 
manquent  aux  insulaires,  aux  limites  rétrécies  de  leur  patrie, 
et  par  conséquent  de  leurs  idées.  Au  contraire,  si  l’on  fait  atten- 
tion à l’abondance  des  moyens  qu’un  vaste  continent  offre  à l’in- 
telligence humaine,  on  s’étonnera  que  les  plus  civilisés  des  Amé- 
ricains fussent  encore  aussi  reculés  au  moment  de  la  découverte 
du  Nouveau-Monde.  On  ne  peut  comprendre  cet  état  de  barbarie 
prolongée  qu’en  supposant  que  l’homme  n’apparut  en  Amérique 
que  longtemps  après  l’établissement  de  la  race  blanche  en  Eu- 
rope et  en  Asie.  L’histoire,  en  plaçant  sous  nos  yeux  le  tableau 
des  grandes  inconstances  de  la  fortune,  nous  a montré  de  puis- 
santes nations  tombant  du  faîte  de  l’intelligence  dans  une  pro- 
fonde ignorance  ; mais  elle  nous  montre  aussi  les  sciences,  les 
lettres  et  les  arts  fuyant  la  brutalité  triomphante  et  recevant 
l’hospitalité  sur  des  terres  voisines  ; chassés  de  peuple  en  peuple, 
ils  laissent  en  tous  lieux  des  traces  de  leur  passage.  En  Améri- 
que seulement  ils  n’auraient  rien  laissé!  Le  raisonnement  se  re- 
fuse à une  pareille  exception  : les  mœurs  de  i492  n’étaient 
encore  chez  les  Mexicains  et  les  Péruviens  autocthoues  que  l’hé- 
ritage de  la  barbarie;  aucun  vestige  de  civilisation  ne  s’obser- 
vait autour  de  ces  deux  peuples  , l’homme  y était  partout  sans 
loi,  sans  chef;  il  courait  les  bois,  et  en  disputait  la  domination 
aux  animaux. 

11  faut  le  dire,  les  progrès  intellectuels  des  hommes  dépendent 
beaucoup  de  la  facilité  de  leurs  communications , de  la  fusion  et 
de  la  rivalité  des  esprits;  or,  la  forme  géogi'aphique  de  l’Améri- 
que, ses  fleuves,  ses  montagnes,  ses  forêts  , autant  que  son  isole- 
ment et  que  son  éloignement  des  grands  centres  de  civilisation 
qui  fécondèrent  tour  à tour  différentes  parties  de  l’Europe  et  de 


NOTES.  3 77 

FAsie,  apportèrent  d’immenses  obstaeles  à la  civilisation  de  cette 
partie  du  monde. 

Les  insulaires  de  la  mer  du  Sud  ont  cependant  plus  d’intelli- 
gence que  les  Mexicains,  dans  ce  sens  qu’ils  ont  plus  de  pénétra- 
tion , plus  de  vivacité , plus  de  sensibilité.  Dans  ce  rapprocher 
ment  comparatif  l’intelligence  des  Chiliens  n’occupera  que  le 
troisième  rang.  Quant  aux  Péruviens,  ils  sont  impassibles  comme 
leur  climat;  jamais  esprit  ne  fut  plus  lourd,  plus  lent,  plus  indif- 
férent ; ce  que  les  historiens  de  la  conquête  du  Pérou  disent  de 
leur  bonté  prouve  qu’ils  étaient  alors  ce  qu’ils  sont  aujourd’hui, 
c’est-à-dire  qu’ils  poussaient  la  bonté  jusqu’à  la  bêtise.  Les 
stupides  Patagons  pourraient  leur  disputer  ce  genre  de  débon- 
naireté 1 . 

Si  des  hommes  éclairés , véritablement  animés  du  feu  sacré  , 
prêchent  un  jour  une  morale  consolante,  claire,  facile,  aux  in- 
sulaire de  la  Polynésie;  s’ils  prêchent jd’exemple  surtout,  s’ils 
exigent  plus  d’eux-mêmes  que  de  leurs  néophytes,  nul  doute  que 
ces  derniers  ne  fassent  de  rapides  progrès.  Ils  sont  légers,  fort  at- 
tachés au  plaisir,  mais  ils  sont  prompts  à saisir,  pleins  de  curio- 
sité ; ils  promettent  de  l’imagination  ; ils  iront  au-devant  de  l’ins- 
truction . 

Du  croisement  avec  les  Européens  , il  résultera  une  race  métis 
magnifique,  si  de  bonnes  lois  autorisent  et  règlent  ces  alliances, 
et  si  l’industrie  porte  promptement  les  habitations  sur  les  revers 
élevés  des  montagnes. 

Les  métis  péruviens  et  chiliens  , les  montagnards  principale- 
ment, ainsi  qu’on  peut  le  voir  si  facilement  à Lima  et  à Valpa- 
raiso,  sont  de  beaux  hommes,  pleins  de  force  et  d’adresse, 
capables  de  résolution  et  d’une  intelligence  remarquable.  11  serait 

1 Les  Amencains  ne  surent  jamais  profiter  des  lumières  de  la  civilisation 
européenne  pour  secouer  le  joug  de  l’étranger;  c’est  la  meilleure  preuve  que 
l’on  puisse  invoquer  contre  les  merveilles  de  leurs  anciens  empires.  Là  en- 
core l’histoire  nous  trompe. 


378  NOTES. 

bien  nécessaire  qu’un  clergé  instruit  leur  donnât  l’exemple  de  la 
vertu  et  que  des  institutions  libérales  vinssent  au  secours  de  leur 
ignorance,  car  ils  retournent  à grands  pas  à l’état  sauvage. 

( M . Hoinbron.') 


Note  33  , page  170. 

Nous  terminons  notre  promenade  dans  le  village  par  la  visite 
de  l’école  des  enfants.  Elle  est  tenue  d’après  le  système  lancasté- 
rien  ; des  corbeilles  suspendues  au  plafond  servent  de  tableaux^ 
au  moyen  desquels  tous  les  élèves  voient  la  lettre  ou  la  leçon  qu’on 
leur  donne.  Des  moniteurs  ont  la  tâche  de  l’expliquer  à une  pe- 
tite division  de  quatre  ou  cinq  élèves  moins  avancés  et  en  même 
temps  d’établir  le  silence  qui  du  reste  était  parfait,  grâce  à la  ba- 
guette menaçante  du  maître  d’école  ; des  évangiles . des  livres 
d’hymnes  étaient  entre  les  mains  des  élèves.  Il  est  à regretter  que 
l’imprimerie  des  missionnaires , dirigée  par  M.  Broocks,  n ait  en- 
core produit  que  des  livres  religieux,  refusant  de  laisser  paraître 
des  traités  élémentaires  qui  auraient  été.  beaucoup  plus  utiles  à _ 
l’accroissement  des  connaissances  des  indigènes.  Quel  grand  avan-, 
tage  retireront-ils  de  savoir  lire  et  écrire  dans  leur  langue,  s’ils 
n’ont  pas  d’occasion  bien  réelle  d’exercer  leurs  talents.  Sans  li- 
vres, sans  bibliothèques,  il  leur  devient  presque  inutile  de  passer 
quelque  temps  de  leur  jeunesse  à se  graver  dans  la  tète  les  carac- 
tères de  l’alphabet  et  les  règles  de  l’arithmétique. 

(M.  Desgraz.') 

Note  34,  page  21 4- 

A uneheui'e  de  l’après-midi,  les  canots  décorés  de  leurs  pavil- 
lons et  de  leurs  flammes,  se  mirent  en  route,  ceux  de  la  Zélée  se 
plaçant  en  ligne,  parallèlement  à ceux  de  l’ Astrolabe , les  fifres  et 
les  tambours  jouant  des  airs  militaires.  Après  une  heure  de  navi- 


NOTES. 


379 


gation,  nous  atteignîmes  l’îlePao,  et  nous  opérâmes  le  débarque- 
ment avec  ordre  et  ensemble  , devant  une  population  nombreuse 
qui  était  accourue  pour  être  témoin  d’un  spectacle  tout  nouveau 
pour  elle  , et  qui  ne  cessait  de  faire  entendre  des  cris  d’étonne- 
ment et  d’admiration  à la  vue  de  nos  uniformes  brillants  et  des 
mousquets  étincelants  dont  étaient  armés  nos  marins. 

Le  chef  Latchika  était  avec  nous  , et  paraissait  encore  tout  fier 
du  rôle  qu’il  avait  joué  dans  notre  attaque  conti'e  Nakalassé. 

La  troupe  ayant  pris  ses  rangs,  nous  nous  mîmes  en  marche  , 
nous  dirigeant  sur  l’endroit  où  l’on  nous  avait  dit  qu’était  Tartoa; 
nous  arrivâmes  en  quelques  minutes  sur  une  place  assez  dégagée 
où  nous  le  trouvâmes  effectivement,  entouré  de  ses  mataboulis . 
Agé  d’environ  cinquante-cinq  ans  , ce  chef  était  d’une  taille 
moyenne  et  grêle,  il  paraissait  usé  et  annonçait  peu  d’intelligence; 
sa  figure  barbouillée  à moitié  avec  du  noir  de  fumée,  sa  tête  coif- 
fée d’un  bonnet  de  matelot , son  front  orné  d’une  couronne  de 
fieurs  jaunes  et  odorantes,  nous  indiquèrent  qu’il  avait  fait  grande 
toilette  pour  recevoir  notre  visite.  Du  reste,  de  même  que  tous  les 
autres  naturels,  son  corps  était  nu-,  à l’exception  d’un  morceau 
d’étoffe  destiné  à masquer  les  parties  sexuelles.  Le  commandant 
d’ Urville  prit  place  à sa  droite  et  je  me  plaçai  de  l’autre  côté;  tous 
les  officiers  se  groupèrent  en  face,  le  matelot  Simonet,  celui  qui,  à 
la  demande  du  roi  de  Vavao  et  des  missionnaires  anglais,  avait  été 
conduit  et  mis  aux  fers  à bord  de  X Astrolabe  , servait  d’interprète 
pour  transmettre  en  tonga  les  paroles  de  M.  d’Urville  à Latchika  , 
lequel  les  traduisait  en  vitien 

Dès  le  commencement  du  discours  de  M.  d’Urville,  le  silence 
le  plus  parfait  s’était  établi  et  chacun  des  naturels  paraissait  im- 
palientd’apprendre  ce  que  venait  de  dire  le  grand  ogni  fi’ançais. 
Aussitôt  que  la  traduction  en  fut  faite  à Latchika,  celui-ci  frappa 
trois  fois  ses  mains  l’une  contre  l’autre , annonçant  ainsi  qu’il 
allait  prendre  la  parole;  les  naturels  répondirent  à ce  signal  par 
trois  coups  égaux,  indiquant  qu’ils  étaient  disposés  à écouter.  U 


380  NOTES. 

chef  tonga  se  recueillit  quelques  instants,  et,  commençant  sur 
un  ton  lent  et  fortement  accentué , il  parla  pendant  plus  de  vingt 
minutes , nous  faisant  regretter  de  ne  pas  comprendre  la  langue , 
d’après  l’attention  prononcée  qui  était  peinte  sur  tous  les  visages  5 
de  temps  à auti'e  il  s’arrêtait  et  attendait  pour  recommencer  que 
les  principaux  eussent  donné  leur  assentiment  à ce  qu’il  venait 
de  dire 

Tanoa  continuait  à conserver  son  air  hébété  et  tournait  dans  sa 
main  droite  un  mauvais  couteau  dont  il  s’était  armé  dès  le  com- 
mencement de  la  séance.  Autant  que  put  le  comprendre  notre  in- 
terprète Simonet,  il  leur  rappela  toutes  les  circonstances  de  l’as- 
sassinat de  Bureau , appuya  sur  la  lâcheté  de  Nakalassé  et  ^ur 
l’expédition  militaire  du  matin , ayant  soin  toutefois  de  11e  pas 
s’oublier  dans  cette  dernière  circonstance  et  s’administrant  une 
grande  part  du  succès.  Quand  il  eut  cessé  de  parler,  un  applau- 
dissement exprima  la  satisfaction  générale.  Nous  remarquâmes 
néanmoins,  dans  le  groupe  qui  entourait  le  roi,  quelques  natu- 
rels qui,  durant  toute  cette  harangue,  tinrent  tristement  leurs 
yeux  fixés  vers  la  terre  , ne  donnant  aucun  signe  d’approbation 
ni  d’improbation,  et  nous  sûmes  qu’ils  étaient  parents  de  Naka- 
lassé, et  que  , tout  en  blâmant  sa  conduite  , ils  ne  pouvaient  ce- 
pendant pas  ressentir  delà  joie  de  l’abaissement  dans  lequel  nous 
l’avions  réduit 

Nous  croyions  , après  cela  , la  séance  terminée  , et  déjà  nous 
nous  disposions  à quitter  les  lieux  , lorsque  deux  énormes  cor- 
beilles couvertes  de  feuilles  de  bananier,  furent  apportées  dans 
l’enceinte  ; elles  contenaient  en  grande  quantité  des  crabes  cuits, 
des  bananes  et  des  taros  qui,  mis  à la  disposition  des  matelots,  dis- 
parurent  promptement.  La  part  des  états-majors  était  d’tfn  choix 
plus  relevé,  elle  consistait  dans  un  cochon  coupé  par  morceaux, 
cuit  et  servi  dans  une  grande  chaudière  en  terré.  Connaissant  le 
goût  des  Vitiens  pour  la  chair  humaine  et  ayant  appris  que  quel- 
ques jours  auparavant,  ils  avaient  fait  un  de  ces  repas  favoris , je 


NOTES. 


■mu m 


38 1 

me  figurai  aussitôt  que  le  vase  que  j’avais  devant  les  yeux  était  le 
même  qui  avait  servi  à préparer  la  victime,  et  je  ne  pus  prendre 
sur  moi  de  chasser  cette  idée  qui  m’enleva  toute  envie  de  man- 
ger. 

A l’une  des  extrémités  de  la  place,  se  faisait  remarquer  une  bâ- 
tisse dont  1 apparence  semblait  indiquer  quelque  but  mystérieux  ; 
c’était  un  carré  d’environ  vingt  pieds  de  côté,  enfermé  par  quatre 
murailles  élevées  , au-dessus  desquelles,  de  distance  en  distance, 
s’élancaient  de  grandes  pierres  rectangulaires  et  aiguës.  Notre  in- 
terprète Simonet , auquel  nous  en  demandâmes  la  destination , 
nous  assura  que  c’était  là  où  étaient  dépecés  les  corps  qui  de- 
vaient être  mangés.  Quoique  curieux  d’en  visiter  l’intérieur,  nous 
craignîmes  d’éprouver  un  refus , el  nous  nous  contentâmes  de 
l’explication. 

Notre  conversation  avec  Tanoa  ne  fut  ni  vive  ni  animée  ; peu 
causeur  et  à demi-abruti,  paraissant  insensible  à tout  ce  qui  se 
passait,  à peine  répondait-il  par  un  signe  de  tête  aux  questions 
que  le  commandant  d'Uroille  lui  adressait  par  le  canal  de  l’inter- 
prète ; il  ne  parut  s’animer  un  peu  que  lorsqu’on  lui  parla  de 
Tomboua-Ncikoro  , ce  chef  que  dans  notre  campagne  précédente 
nous  avions  rencontré  , faisant  une  tournée  dans  les  îles,  et  qui 
était  resté  plusieurs  jours  notre  compagnon  de  voyage  sur  Y As- 
trolabe. Tomboua-Nakoro  était  le  fils  de  Tanoa , et  avait  été  tué  en 
i836  dans  un  combat  qu’il  soutenait  pour  défendre  les  droits  de 
son  père  qu’un  parti  voulait  déposséder  Devenu  par  son  âge  et 
ses  infirmités,  un  meuble  inutile  pour  le  beau  sexe,  le  vieux  chef 
n en  est  pas  moins  jaloux  de  ses  droits  et  ne  saurait  tolérer  qu’on 
y porte  la  moindre  atteinte  ; s’apercevaot,  il  y a quelque  temps  , 
qu’une  de  ses  femmes  était  enceinte,  et  bien  certain  que  cette  gros- 
sesse n’etait  pas  le  produit  de  ses  œuvres,  il  obtint  par  menaces 
le  nom  du  coupable,  le  fit  surprendre  et  assommer,  etpritsa  part 
du  repas  horrible  auquel  servit  le  corps  de  la  victime  ; il  se  con- 
tenta de  cette  vengeance  et  pardonna  à la  femme  parce  que  son  sé- 


385  NOTES. 

cl uc te ûr  était  un  chef.  Si  elle  eût  cédé  à un  homme  d’une  classe 
inférieure,  elle  eut  été  également  condamnée  à perdre  la  vie. 

L’instant  de  regagner  nos  bâtiments  étant  arrivé  , M.  d’Urville 
fit  prier  Tanoa  de  l’accompagner  et  de  venir  dîner  avec  lui  à bord , 
promettant  de  lui  faire  quelques  présents  qu’il  avait  oublié  d’ap- 
porter. Cette  dernière  considération  le  décida  promptement , et 
nous  ralliâmes  ensemble  le  bord  de  la  mer. 

En  arrivant  sur  la  plage , nous  trouvâmes  les  naturels  occupés 
à échanger  des-casse-têtes , des  lances  et  des  arcs,  avec  les  officiers 
et  les  matelots  ; comme  nous  avions  rémarqué,  lors  de  notre  dé- 
barquement, qu’aucun  d’eux  n’était  armé , et  que  nous  avions  été 
surpris  de  voir,  dans  une  semblable  position,  des  hommes  qui  ne 
marchent  jamais  sans  avoir  la  ceinture  garnie  d’un  ou  de  deux 
assommoirs  courts  et  à tête  ronde,  nous  pûmes  alors  avoir  la  clef 
de  celte  déviation  à leurs  habitudes  et  nous  apprîmes  que  le  roi, 
voulant  nous  donner  une  marque  de  sa  grande  confiance  en  nous, 
et  prouver  combien  il  était  certain  que  notre  visite  était  toute  d’a- 
mitié, avait  interdit  à ses  sujets  de  porter  la  moindre  arme  tant 
que  durerait  la  cérémonie;  tous  y avaient  consenti  de  bonne 
grâce,  et  ne  les  avaient  reprises  que  pour  les  vendre  contre  des 
couteaux,  des  colliers  et  surtout  des  dents  de  cachalot,  ce  dernier 
article  étant  pour  eux  l’objet  le  plus  précieux  qu’ils  puissent  se 
procurer,  et  pour  lequel  ils  donnent  sans  hésiter  leurs  armes  de 
guerre  les  mieux  travaillées. 

Dans  toute  cette  journée , nous  n’avions  eu  qu’un  seul  acci- 
dent, dont  par  bonheur  les  suites  ne  donnaient  aucune  crainte. 
Le  fifre  de  la  Zélée  qui  était  en  train  de  jouer,  pendant  le  trajet, 
sur  l’avant  de  la  chaloupe,  fit  un  mouvement  qui  entraîna  l’ex- 
plosion du  pistolet  qu’il  avait  à la  ceinture  ; le  canon  étant  tourné 
en  bas , la  balle  lui  entra  dans  la  cuisse  gauche  qu’elle  pénétra 
de  quelques  lignes  pour  en  sortir  à un  pouce  plus  loin  : cette 
blessure  que  les  cris  de  l’homme  firent  d’abord  présumer  grave 
et  dangereuse,  n’était  heureusement  que  légère  et  devait  être  ci- 





“fs 


NOTES. 


383 


catrisée  quélques  jours  après,  ce  qui  effectivement  eut  lieu,  ainsi 
que  l’avait  annoncé  le  médecin. 


( M . Jacquï/iot.') 


Note  35  , page  214. 


On  servit  après  un  kava,  qui  fut  préparé  comme  à Vavao,  dans 
un  vase  dont  la  grandeur  dépassait  ce  que  nous  avions  vu  j usqu’a- 
lors.  Le  grand-prêtre  fut  celui  auquel  la  première  coupe  fut  pré- 
sentée et  successivement  à chacun  de  nous  , mais  elle  eut  peu  de 
siiccès.  Nous  vîmes  arriver  avec  plaisir,  bientôt  après,  de  grands 
paniers  pleins  de  bananes  et  de  morceaux  de  cochon  cuit  envelop- 
pés dans  de  grandes  feuilles  de  bananier,  qui  contenaient  de  quoi 
régaler  tous  nos  marins  et  une  partie  des  assistants.  On  voyait 
que  Tanoa  avait  voulu  agir  avec  grandeur  et  en  roi  ; plusieurs 
personnes  n’osèrent  prendre  part  à ce  festin  , craignant  que  la 
viande  n’eût  été  cuite  dans  quelqu’un  de  ces  vases  qui  servent  à 
préparer  les  horribles  mets  de  ces  cannibales.  Tous  les  Vitiens 
qui  nous  entouraient  nous  invitaient  de  l’air  le  plus  attentionné 
à suivre  leur  exemple.  Bientôt  après  tout  le  monde  se  dispersa 
dans  le  village  et  les  échanges  commencèrent  avec  la  plus  grande 
confiance  etle  plus  grand  empressement  des  deux  côtés  ; de  toutes 
parts  on  apportait  des  arcs,  des  flèches,  des  lances  et  des  casse- 
têtes  de  toutes  les  formes  et  d’une  grande  élégance  ; nous  vîmes 
pour  la  première  fois  le  prix  attaché  par  ces  naturels  à la  dent 
de  cachalot,  ils  ne  refusaient  rien  pour  elle. 

Les  femmes , d’un  autre  côté,  voyant  notre  désir  d’avoir  de* 
ces  ceintures  artistement  faites,  qui  constituaient  leur  unique 
vêtement,  en  offraient  de  tous  côtés  en  échange  de  colliers  et 
d’autres  bagatelles , et  étaient  tellement  avides  de  tous  ces  objets, 
que  celles  qui  n’en  trouvaient  pas  d’autres  à offrir  pour  le  mo- 
ment aux  amateurs,  tiraient,  en  entrant  dans  leur  maison,  l’uni- 
que .vêtement  qui  couvrait  leur  nudité,  sans  que  leur  pudeur 


NOTES. 


384 

trouvât  rien  qui  pût  l’offenser  dans  cette  action.  La  plupart  de 
ces  femmes  étaient  comme  les  hommes,  admirablement  bien  faites 

J 

mais  d’une  laideur  trop  prononcée,  et  leur  costume  en  vérité  était 
par  trop  simple;  auprès  d’elles  , les  Noukahiviennes  auraient  pu 
passer  pour  vêtues  comme  des  prudes.  Nous  passâmes  ainsi  près 
d’une  heure  à faire  des  échanges  avec  ces  cannibales  qui  se  mon- 
traient de  très-bonne  foi  et  les  meilleurs  gens  du  monde.  Leur 
air  sauvage  et  la  manière  dont  ils  étaient  armés,  étaient  faits  ce- 
pendant pour  inspirer  de  la  défiance.  Comme  le  vieux  Tanoa  était 
allé  à bord  de  l’ Astrolabe,  nous  n’avions  rien  à craindre.  Il  y res- 
ta très- peu  de  temps,  et  y reçut,  avec  son  indifférence  habituelle, 
les  nombreux  cadeaux  qui  lui  furent  faits.  Le  rusé  Latcliika  dont 
l’intelligence  contrastait  avec  l’air  abruti  du  vieux  roi , avait  eu 
soin  de  recommander  qu’on  ne  lui  fît  pas  de  cadeaux  devant  Ta- 
noa, et  avait  donné  par  là  une  preuve  de  sa  dépendance  et  de  l’es- 
prit d’accaparement  des  chefs  dans  les  Viti.  11  partit  le  soir  même 
pour  Laguemba , tout  fier  d’emporter  une  médaille  de  l’expédition, 
et  avec  l’intention  de  revenir  bientôt  avec  des  guerriers  achever  d'é- 
craser Nahalassé  et  de  s’emparer  de  son  île.  Habile  comme  il  était 
à se  faire  valoir,  nous  étions  certains  que  l’incendie  de  Piva  ferait 
du  bruit  dans  les  îles  Tonga , et  que  nous  y passerions  pour  de 
grands  chefs.  Latchika  nous  avait  parfaitement  l'eprésen té  un  de 
ces  chefs  de  Tonga  qui  viennent  guerroyer  dans  les  Vili,  s’y  faire 
une  fortune,  pour  revenir  ensuite  briller  dans  leur  pays.  Nous 
rentrâmes  le  soir  à bord  de  nos  corvettes , chargés  de  richesses  et 
de  souvenirs 

( M . Dubouzct.') 

Note  36,  page  2i4-  ~ 

Le  Vitien  est  d’une  taille  peut-être  un  peu  supérieure  à la  nô- 
tre, mais  qui  le  cède  à celle  des  peuples  de  Tonga  et  Samoa.  Nous 
avons  bien  remarqué  quelques  hommes  d’une  haute  stature,  mais 


. NOTES.  385 

pas  , à beaucoup  près  , aussi  nombreux  que  dans  les  autres  ar- 
chipels. Les  Vitiens  ont  des  formes  un  peu  grêles  , quoiqu'on  gé- 
néral assez  belles;  mais  nous  n’avons  pas  rencontré  ici  un  seul 
de  ces  colosses  aux  proportions  athlétiques  qui  ne  sont  pas  rares 
à Samoa  et  à Tonga,  surtout  parmi  les  chefs.  La  peau  des  Vitiens 
est  d’un  brun  jaunâtre  analogue  à la  couleur  de  la  suie  ; c’est  à 
peu  près  la  couleur  des  autres  Polynésiens,  si  ce  n’est  qu’il  est 
plus  foncé.  Leurs  cheveux  sont  crépus,  mais  moins  laineux  que 
ceux  du  nègre  ; le  fréquent  usage  de  la  chaux  dont  ils  poudrent 
leurs  cheveux  contribue  aussi  à les  crêper.  Leur  nez,  souvent 
aquilin  , est  rarement  aussi  épaté  que  celui  du  nègre.  Les  lèvres, 
quoique  assez  épaisses,  ne  sont  presque  jamais  aussi  saillantes  que 
chez  ce  dernier.  Les  yeux  vifs  et  bien  fendus  n’ont  point  cette  con- 
jonction jaunâtre  qu’on  remarque  chez  la  race  noire.  Enfin,  le 
Vitienaun  front  assez  relevé,  quoique  déprimé  sur  les  tempes,  et 
de  fort  belles  dents.  Cette  esquisse  du  type  vitien  comporte  de 
nombreuses  exceptions,  à cause  du  mélange  des  races  dont  nous 
avons  déjà  parlé.  On  rencontre  en  effet  ici  beaucoup  d’individus 
dont  le  teint  n’est  guère  plus  foncé  que  celui  des  autres  Polyné- 
siens ; presque  toutes  les  femmes  sont  dans  ce  cas.- 

Le  tatouage  ordinaire  trancherait  peu  sur  une  peau  basanée, 
aussi  on  pratique  ici  le  tatouage  par  incisions  ou  brûlures  qui 
produisent  des  coulures  en  relief.  Le  cartilage  de  l’oreille  est  percé 
dun  grand  trou  qu’on  entretient  et  élargit  au  besoin  avec  une 
feuille  roulée.  Le. Vitien,  nu  de  la  tête  aux  pieds,  cache  pourtant 
ses  parties  génitales  sous  une  étroite  bande  d’étoffe  qui,  appli- 
quée sur  le  bas- ventre,  et  au-dessus  des  hanches  , s’attache  à la 
chute  des  reins , tandis  que  son  long  bout,  passant  entre  les  cuisses, 
remonte  en  dedans  de  la  ceinture  pour  retomber  flottant  jusqu’au 
genou.  Les  ornements  consistent  en  colliersde  coquillages,  dents  de 
poissons  ou  dents  humaines;  les  plus  estimés  se  composent  d’une 
rangée  de  petites  dents  de  cachalot  taillées  en  poire;  les  bra- 
celets sont  composés  d’anneaux  extraits  d’une  sorte  de  coquille  à 


NOTES. 


386 

bandes  rouges  très- commune  dans  le  pays.  Mais  c’est  dans  l’ar- 
rangement et  l’harmonie  de  la  coiffure  que  gît  toute  la  coquette- 
rie vitienne , qui  ne  le  cède  point  à celle  de  nos  abbés  dé  cour  ou 
petits-maîtres  d’autrefois.  En  voyant  ces  cheveux  tantôt  crêpés 
en  ballon  , tantôt  roulés  en  canons  symétriques,  sous  forme  de 
turban  ou  de  perruque  à marteaux , , cette  coiffure  poudrée  à 
blanc  ou  rougie  par  des  infusions  d’écorce  dans  l’huile  de  coco  , 
on  croirait  avoir  sous  les  yeux  une  parodie  des  assemblées  de 
vieux  magistrats  ou  médecins.  Il  serait  trop  long  d’énumérer  les 
formes  bizarres  que  les  fashionables  vitiens  donnent  à leur  coif- 
fure, mais  ici  les  hommes  faits  n’abandonnent  point  à la  jeunesse 
le  sceptre  de  la  mode  : les  jeunes  gens  ont  tous  une  zone  de  la 
tête  tondue  jusqu’au-dessus  des  oreilles,  tandis  que  le  haut  de 
la  tête  eët  couvert  de  cheveux  roux  et  bouclés  naturellement  en 
longues  mèchés  La  coiffure  des  femmes  est , en  général,  soumise 
aux  mêmes  règles,  si  ce  n’est  que  leurs  cheveux  sont  teints  d une 
couleur  rouge  lie  de  vin. 

Le  beau  sexe  est  ici  moins  séduisant  que  dans  les  autres  parties 
de  l’Océanie  : les  femmes  sont  petites  et  très-laides  ; leur  physiono- 
mie se  rapproche  davantage  du  type  nègre  que  celle  des  hommes, 
quoique  leur  peau  soit  moins  basanée  Une  ceinture  en  paille 
tressée  de  diverses  couleurs  couvre  leurs  parties  génitales;  un  col- 
lier, quelques  bracelets  en  coquillages  , complètent  leur  parure. 
L’huile  de  coco  et  tous  les  enduits  gras  sont  très-employés  par 
tous  les-naturels  pour  se  lustrer  la  peau  et  la  garantir  des  piqûres 
des  insectes.  Mais  les  Vitiens  ne  se  contententent  pas  de  tous  ces 
artifices  de  la  coquetterie  : ils  emploient  tour  à tour  le  noir  de 
fumée,  la  chaux  et  toutes  les  peintures  qui  peuvent  leur  tomber 
sous  la  main,  pour  se  barbouiller  au  front,  au  visage  et  sur  la 
poitrine.  Nos  déguisements  du  Garnaval  enfantent  à peine  des  fi- 
gures aussi  hideuses  que  celles  qu’on  voit  ici — 

La  cérémonie  paraissant  terminée  , nous  comptions  nous  reti- 
rer, lorsque  Tahanoa  engagea  les  deux  commandants  à venir 


NOTES. 


387 

dans  sa  case.  Nous  nous  répandîmes  alors  dans  le  village  pour 
visiter  les  cases  et  tâcher  de  nous  mettre  en  contact  plus  intime 
avec  les  naturels.  Nous  recherchions  avec  empressement  leurs 
armes,  leurs  poteries  et  les  autres  produits  de  leur  industrie, 
qui  est,  sans  contredit , supérieure  à celle  des  Polynésiens,  maL 
gré  1 espece  de  défaveur  qui  est  attachée  à tout  ce  qui  lient  aux 
races  plus  foncées  en  couleur.  Le  fait  seul  de  la  fabrication  des 
vases  en  terre  vernissée,  de  toutes  formes  et  de  dimensions  qui 
atteignent  celles  de  nos. plus  grands  vases,  annonce,  de  la  part 
des  Vitiens,  une  industrie  au  moins  égale  à celle  des  peuplades 
qui  n’ont  pas  su  comme  eux  pétrir  l’argile,  lui  donner  une  forme 
et  de  la  consistance  par  la  cuisson.  On  peut  même  soutenir  que 
cette  industrie,  en  tant  qu’elle  n’embrasse  que  la  simple  poterie  en 
terre  la  plus  commune,  est  aussi  avancée  dans  ce  pays  qu’en  Eu- 
rope même.  11  ne  manque  aux  Vitiens  qu’à  varier  un  peu  la 
forme  dé  leurs  vases  pour  les  approprier  aux  besoins  de  la  vie. 
Ainsi  leurs  plats  et  leurs  assiettes  son  encore  de  petits  baquets  ou 
des  plateaux  en  bois  dur,  assez  gentiment  sculptés.  J’ai  vu  un  de 
ces  vases  dont  un  petit  compartiment  servait. à mettre  le  sel;  ce 
qui  prouve  déjà  que'les  cannibales  n’ont  pas  pour  les  aliments 
salés  la  même  répugnance  qu’on  leur  avait  d’abord  supposée.  Les 
plats  a bava,  les  petites  auges  pour  la  manipulation  des  compotes 
de  fiuits  et  des  émulsions  de  lait  de  coco  sont  toujours  en  bois, 
tandis  qu’il  serait  plus  convenable  de  les  faire  en  terre  ver- 
nissée. i 

Les  grandes  jarres  destinées  à faire  bouillir  le  taro,  les  ignames, 
les  bananes,  les  quartiers  de  cochon  et  le  poisson  enveloppés  de 
feuilles,  sont  installées  sur  le  foyer,  et  accorées  par  des  cailloux 
dans  une  position  inclinée 

Tous  les  quartiers  du  village  de  Pao  furent  bientôt  envahis 
pai  nos  curieux  et  nos  marchands  ; mais  il  en  est  un  dont  nous 
ne  pûmes  franchir  l’enceinte,  qui  est  sacrée  ou  tabou  pour  les 
sauvages  : c’est  une  petite  élévation  entourée  de  grandes  pierres 


~BT" 


! 


388 


NOTÉS. 


plates  élevées  de  champs  un  massif  épais  de  verdure  cache  aux 
yeux  des  pi'ofanes  l’intérieur  de  cette  enceinte.  C’est  là  qu’est!  au- 
tel du  sacrifice;  c’est  laque  les  victimes  'humaines  sont  immolées  et 
mises  en  pièces  pour  être  dévorées.  Quelques  Européens  qui  rési- 
dent auprès  de  Tahanoa  (un  Espagnol  et  plusieurs  Anglais)  assu- 
rent que  peu  de  jours  avant  notre  arrivée  avait  eu  lieu  un  de  ces 
horribles  festins.  J’ignore  quel  rôle.jouent  en  pareille  occasion  les 

misérables  transfuges  qui  ont  fourni  ces  renseignements 

Tahanoa  , avant  de  Rembarquer,  demanda  des  nouvelles  de 
.celui  de  nous  qui  avait  été  blessé  par  l’explosion  d un  fusil.  C est 
ainsi  qu’on  apprit  que  l’un  de  nous  voulant  sortir  d une  case,  et 
prenant  son  fusil  par  le  canon  pour  le  relever,  la  détente  s était 
accrochée  à la  natte  sur  laquelle  l’arme  était  étendue , le  coup 
partit  et  la  balle  effleura  la  main  de  l’officier,  qui,  heureusement 
n’eut  qu’une  blessure  très-légère.  Cette  détonation  subite  causa 
une  grande  frayeur  aux  femmes  qui  n’en  furent  pas  moins  em- 
pressées pour  secourir  le  blessé.  L’un  des  naturels  voulait  même 
sucer  la  plaie.  On  aime  à trouver  de  tels  exemples  d’humanité 

chez  un  peuple  sauvage  , un  peuple  cannibale 

( M.  Roquèmaurei . ) 

Note  87  , page  2 i4- 

Les  Vitiens  sont  cannibales  et  ne  s’en  cachent  pas  ; dans  leurs 
guerres  ils  mangent  impitoyablement  les  morts  amis  ou  ennemis; 
souvent  nous  leur  faisions  le  geste  de  nous  mordre  le  bras , on 
voyait  alors  leur  face  noire  s’épanouir  et  ils  souriaient  de  plaisir 
en  montrant  deux  rangées  de  dents  blanches  comme  des  perles. 
C’est  une  belle  race  d’hommes  bien  inférieurs  cependant  aux 
Tonga.  Les  femmes  sont  petites  , la. des  jusqu  à 1 âge  oe  pu  bel  té. 
Les  enfants  des  deux  sexes  sont  complètement  nus.  Quand  les 
filles  deviennent  nubiles  elles  prennent  la  ceinture  en  sayne,  en 
paille  ou  fil  de  coco,  et  tes. hommes  le  maro  comme  chez  tous  les 


NOTES. 


389 


peuples  sauvages.  La  femme  est  entièrement  l’esclave  de  son  sei- 
gneur et  maître,  tous  les  travaux  domestiques  sont  exclusivement 
de  son  ressort  ; l’homme  pêche  , fait  la  guerre  , construit  sa  case 
et  sa  pirogue.'  Dans  les  plantations  de  taro  nous  voyons  souvent 
des  femmes  travailler  avec  un  enfant  sur  la  hanche,  le  marmot  est 
là  à cheval  et  parfaitement  à son  aise  ; quand  il  crie , la  mère  lui 
envoie,  sans  se  déranger  , le  bout  de  son  sein  par-dessous  fais- 
selle ; à deux  ou  trois  exceptions  près,  fai  trouvé  ces  misérables 
créatures  parfaitement  dégoûtantes.  Du  reste,  elles  se  livrent  peu, 
quelques-uns  de  nous  cependant,  possédés  du  démon  delà  luxure, 
ont  fini  par  trouver  le  chemin  de  leur  cœur  ; mais  en  conscience, 
il  fallait  avoir  le  diable  au  corps.  Ces  îles  son t peu  fréquentées  par 
les  Européens,  quelques  navires  viennent  à de  rares  intervalles  y 
prendre  du  ti’ipang  et  du  bois  de  sandal  qu’ils  vont  porter  sur  les 
marchés  de  Chine.  L’Anglais  Dillon  en  a fait  une  description  as- 
sez détaillée,  mais  il  a menti  avec  une  rare  impudence.  Le  bois 
de  sandal  si  recherché  dans  presque  tout  l’Orient,  y croissait  en 
abondance;  on  n’en  trouve  plus  beaucoup  sur  le  littoral , mais  il 
paraît  qu’il  est  assez  commun  dans  l’intérieur  de  grandes  îles. 

D’après  ce  que  j’ai  pu  savoir  , les  Vitiens,  outre  une  infinité  de 
divinités,  rendent  un  culte  à leur  manière  à Yaloua  (le  grand 
esprit)  , c’est  suivant  l’occurence  un,  bon  ou  mauvais  génie  que 
des  jongleurs  font  parler  avec  des  grimaces  diaboliques.  Il  y avait 
à Lebouka  une  maison  de  Tatoua  qui  ressemblait  à toutes  les  au- 
tres ; les  naturels  paraissaient,  du  reste,  s’en  soucier  fort  peu. 
Au  fond  de  la  case  était  un  rideau  derrière  lequel  l’atoua  se  com- 
muniquait à ses  serviteurs;  des  armes  étaient  appendues  comme 
des  ex  voto  le  long  de  la  murailleet  au  beau  milieu  était  un  vaste 
foyer  autour  duquel  les  vieillards  se  réunissaient  à certaines  épo- 
ques de  Tannée. 

Entre  autres  objets  nous  avons  acheté  aux  naturels  des  flûtes 
assez  bien  travaillées.  C’est  un  bambou  d’un  pouce,  et  demi  de 
diamètre  et  de  1 8 pouces  de  longueur  avec  trois  ou  cinq  trous. 


390 


NOTES. 

Le  musicien  applique  l’embouchure  sur  une  de  ses  narines  et 
souffle  as'sez  doucement,  il  produit  ainsi  un  son  doux  avec  quel- 
ques modulations  ; c’est  l’enfance  de  la  musique.  Ils  avaient  aussi 
des  flûtes  de  Pan , et  une  espèce  de  tambourin  fait  avec  un  tronc 

d’arbre  couvert  d’une  peau  de  requin 

- ( M.  Demas.'y 

Note  38  , page  214. 

Je  ne  voulais  pas  quitter  le  village  de  Pao  sans  aller  visiter 
quelques  cases.  Après  avoir  joui  à mon  aise  du  spectacle  animé 
que  m’offrait  la  grande  place , je  me  mis  à flâner  à droite  et  à gau- 
che sans  but  déterminé.  Le  hasard  me  conduisit  devant  une  case 
isolée  qui  ne  paraissait  pas  habitée.  Quelques  naturels  qui  m’a- 
vaient suivi,  me  voyan  t approcher  de  la  porte  de  la  cabane,  s’em- 
pressèrent de  me  crier  tabou!......  tabou! à plusieurs  re— 

prises. 

Je  m’arrêtai  sur-le-champ  en  cherchant  à comprendre  les  bon- 
nes raisons  que  m’alléguaient  les  cinq  ou  six  sauvages  qui  m’ac- 
compagnaient. N’entendant  rien  à leur  langage,  j’allais  prendre 
une  autre  direction,  quand  l’un  d’eux  me  fit  signe  de  le  suivre 
jusqu’au  seuil  de  la  porte  et  là , il  m’engagea  à regarder  l’intérieur 
de  la  case  sans  franchir  toutefois  le  pas  de  la  porte.  Çà  et  là  on  avait 
suspendu  des  armes  et  d’autres  objets  qui , autant  que  je  pus  le 
comprendre,  provenaient  des  ennemis  qu’on  avait  tués  ou  vain- 
cus. C’était  donc  une  façon  de  temple  sacré  où  l’on  venait  dépo- 
ser les  dépouilles  opimes  de  la  guerre,  et  dont  l’entrée  était  in- 
terdite au  profane  étranger  ou  à ceux  qui  11’y  avaient  encore  rien 
apporté.  Au  reste,  cette  cabane  était  bien  construite,  assez  grande 
et  d’une  propreté  remarquable;  le  sol  en  était  caillouté  avec  soin 
et  recouvert  de  nattes  artistement  tressées. 

Tous  ces  trophées  guerriers  placés  là  un  peu  au  hasard,  et  sans 
ordre  distinct,  offraient  un  coup  d’oeil  bizarre  et  singulier.  Le  toit 


NOTES. 


391 


de  celte  cabane  était  construit  en  feuilles  de  cocotiers;  son  épais- 
seur pouvait  bien  avoir  1 2 à 1 5 pouces  à peu  près.  Il  était  à qua- 
tre faces  et  chacune  de  ces  dernières  avait  une  légère  courbure 
dans  le  milieu  et  se  relevait  ensuite  dans  le  genre  de  petits  cha- 
lets en  chaume  qu’on  rencontre  dans  nos  provinces  centi’ales  de 
la  France. 

Ce  toit  s’appuyait  sur  des  piquets  dont  l’élévation  pouvait  va- 
rier de  5 à 6 pieds , et  quant  à la  muraille  extérieure  , c’était  un 
joli  treillage  serré  en  bambous  ou  en  joncs  d’une  petite  dimen- 
sion. L’aspect  de  cette  case  isolée  et  retirée  sur  une  petite  plate- 
forme en  pierres  amoncelées , était  d’un  gracieux  effet.  Après  l’a- 
voir examinée  à mon  aise,  je  dirigeai  mes  pas  cl’un  autre  côté,  et 
je  trouvai  dans  les  naturels  qui  m’avaient  suivis,  une  obligeance 
à laquelle  je  ne  m’attendais  pas.  M’ayant  vu  examiner  tout  avec 
curiosité,  ils  voulurent  me  conduire  à la  maison  du  roi  et  ils 
s'empressèrent  de  m’en  montrer  le  chemin.  Sur  la  route  un  mo- 
nument d’une  forme  singulière  fixa  mon  attention  , et  je  voulus 
m’en  approcher  assez  pour  en  connaître  au  moins  l’usage. 

C’était  un  édifice  à peu  près  carré  et  entouré  de  grandes  pierres 
plates  fichées  en  terre.  On  avait  planté  tout  autour  des  plantes 
grimpantes  qui  s’étaient  entrelacées  avec  les  pierres  et  qui,  après 
les  avoir  enveloppées  de  leurs  larges  feuilles , étaient  allées  se  réu- 
nir et  se  joindre  pour  former  comme  un  toit  de  verdure  au-des- 
sus. Dans  les  environs  de  cette  singulière  construction,  on  ne 
distinguait  aucune  autre  case  : des  arbres  plantés  tout  autour  et 
très-rapprochés  entre  eux,  en  défendaient  les  approches,  aussi 
je  fus  obligé  de  faire  un  détour  pour  contourner  ce  petit  monu- 
ment.: 

Les  naturels  qui  me  suivaient  ne  paraissaient  pas  satisfaits  de 
mon  obstination  curieuse , et  ils  me  répétèrent  à plusieurs  re- 
prises . tabou! tabou  en  me  faisant  signe  de  passer  outre. 

Je  persistai  dans  mon  exploration  ; mais  je  ne  pus  rien  distinguer  : 
les  lianes  et  les  arbres  m’empêchèrent  d’approcher  de  ce  singulier 


; 


392 


NOTES. 


édifice;  je  crus  cependant  reconnaître  l’apparence  d’une  porte, 
une  grande  pierre  qu’on  avait  roulée  auprès  en  masquait  pres- 
qu’endèrement  l’entrée.  Je  rejoignis  les  insulaires  qui  n’avaient 
pas  voulu  me  suivre  dans  mes  recherches  et  j’appris  d’eux,  quand 
je  fus  un  peu  éloigné,  que  cet  antre  presque  souterrain  dont  je 
venais  de  visiter  les  alentours , servait  d’abattoir  aux  victimes  hu- 
maines qu’on  immolait,  soit  pour  un  motif  religieux,  soit  pour 
satisfaire  aux  exigences  de  la  table  du  roi  ou  des  grands  du 
pays. 

(. M . Mar  es  c o t. ) 

Note  89,  page  214. 

Le  même  jour,  après  le  dîner  des  deux  équipages,  les  comman- 
dants, les  officiers  et  la  plus  grande  partie  des  équipages  s’em- 
barquèrent armés  sur  les  embarcations  des  deux  navires  pour 
rendre  visite  au  roi  Tanoa,  qui  les  reçut  avec  une  grande  pompe. 
Le  kava  fut  préparé  et  distribué  avec  toutes  les  cérémonies  d’u- 
sage à tous  les  rangatira  , tandis  que  les  matelots  se  régalaient 
de  patates,  de  taros  et  de  cochons  cuits  sous  des  fours  recouverts 
de  pierres  chaudes,  à la  manière  des  naturels  de  l’Océanie. 

Resté  de  garde  à bord  de  la  corvette  la  Zé/ée  avec  une  quin- 
zaine d’hommes  pour  défendre  le  navire  en  cas  d’attaque  , je  fus 
visité  et  accosté  par  un  grand  nombre  de  pirogues  de  naturels  qui 
venaient  nous  offrir  des  lances,  des  casse-têtes,  des  arcs  à échan- 
ger contre  des  dents  de  cachalot , des  bouteilles  , des  mou- 
choirs  

Comme  le  nombre  de  ces  pirogues  augmentait  toujours  et  que 
les  factionnaires  avaient  beaucoup  de  peine  à les  empêcher  de 
monter  à bord,  je  fis  amorcer  les  pièces  et  distribuer  des  armes 
aux  factionnaires,  afin  d’être  bien  disposés  en  cas  d’accident. 
Heureusement  tout  se  passa  tranquillement;  ils  s’aperçurent  du 


{ 


NOTES.  393 

mouvement  qui  s’était  opéré  sur  le  navire,  et  cela  les  rendit  plus 
circonspects.  ' 

Je  suis  porté  à croire  que  la  plupart  de  ces  pirogues  apparte- 
naient à la  tribu  que  nous  avions  combattue  ce  matin  ; car  dans 
plusieurs  d’entre  elles  se  trouvaient  du  filin  , des  chouques  et 
autres  objets,  provenant  évidemment  du  pillage  du  brick  de  Bu- 
reau, qu’ils  venaient  nous  offrir  à acheter.  11  est  donc  probable 
qu’ils  étaient  envoyés  par  Nakalassé,  qui  s’élait  emparé  du  na- 
vire, et  en  avait  partagé  les  dépouilles' parmi  les  siens'. 

Je  fis  éloigner  du  bord  toutes  les  pirogues  qui  contenaient  de 
ces  dépouilles,  en  indiquant  aux  naturels  qui  les  montaient  qu’il 
ne  pouvait  y avoir  de  relations  entre  nous  que  la  guerre,  tant 
qu’ils  se  présenteraient  à nous  , nantis  du  produit  de  leurs  vols. 
Ils  s’éloignèrent  immédiatement  avec  un  air  sombre  et  craintif; 
tandis  que  les  autres  continuèrent  à échanger  leurs  armes  avec 
nos  matelots,  sans  que  cet  acte  ait  porté  atteinte  à leur  confiance, 
ce  qui  me  fait  penser  qu’ils  étaient  d’une  autre  tribu. 

(Æf.  Couplent.') 

Note  4° » page  214* 

A une  heure  M.  Gourdin  et  Latchika  s’embarquèrent  dans  la 
baleinière,  et  se  rendirent  auprès  de  Tanoa,  roi  de  Pao,  pour  lui 
demander  de  nous  livrer  le  chef  de  Piva.  11  le  verra  tuer  avec 
plaisir,  dit-il,  mais  il  ne  fera  rien  pour  nous  le  livrer.  Du  reste, 
M.  Gourdin  et  Latchika  ont  été  parfaitement  reçus.  A quatre 
heures  et  demie,  le  commandant  me  dit  d’embarquer  dans  la  ba- 
leinière pour  retourner  chez  le  chef  de  Tanoa  pour  lui  annoncer 
que  demain  le  commandant  attaque  Nakalassé,  et  savoir  de  lui 
s’il  persiste  toujours  dans  ses  dispositions  pacifiques  avec  nous. 
Je  suis  arrivé  à terre  à six  heurs,  et  j’ai  été  immédiatement  in- 
troduit dans  la  case  du  chef.  Je  l’ai  trouvé  assis  auprès  de  sa 


m 


394  NOTES. 

femme,  sur  des  nattes  ; il  m’a  fait  asseoir  à sa  droite  et  m’a  reçu 
avec  beaucoup  d’affabilité. 

Après  avoir  expliqué  à Tanoa  le  but  de  ma  mission  et  reçu  de 
lui  des  réponses  on  ne  peut  plus  satisfaisantes,  il  m’a  offert  en 
grande  pompe  un  kava  auquel  assistaient  tous  les  principaux 
chefs  de  File.  Après  avoir  bu  le  kava,  je  voulais  me  retirer,  pour 
me  conformer  aux  ordres  du  commandant.  Mais  Tanoa  me  mon- 
trant une  cuisse  d’homme  qui  rôtissait  sur  des  cailloux  brûlanfs, 
m’engagea  avec  beaucoup  d’instance  à partager  son  repas,  et  vit 
avec  peine  que  je  ne  voulais  pas  me  rendre  à ses  pressantes  solli-  , 
citations;  il  n’en  était  pas  ainsi  des  matelots  de  la  baleinière  qui 
m’avaient . accompagné  et  qui  auraient  bien  voulu  goûter  un 
morceau  de  chair  humaine. 

Ces  débris  humains  provenaient  d’un  habitant  de  Piva  quil 
avait  fait  prisonnier  il  y a quelques  jours.  A huit  heures  je^vins 
rendre  compte  de  ma  mission  au  commandant  qui  donna  ordre 
immédiatement  de  tout  préparer  pour  aller  demain  au  matin 
attaquer  Nakalassé. 

Latçhika,  notre  pilote,  enchanté  de  voir  la  guerre  déclarée  à 
Nakalassé,  qui  avait  mangé  son  père  qu’il  avait,  fait  prisonnier, 
demande  un  fusil  pour  aller  le  combattre,  et  pour  toute  récom- 
pense, priede  commandant  de  lui  livrer  Nakalassé,  pour  qu  il  le. 
mange  à son  tour. 

{M.  Gervaize.') 

Note  41  -,  page  233. 

La  sécurité  dont  jouissent  les  Européens  à Lebouka , et  même 
dans  toute  l’île  de  Ballaou , est  due  à la  présence  d une  douzaine 
d’Anglais  et  d’Américains  qui  y sont  établis  depuis  plusieurs  an- 
nées, qui  y possèdent  chacun  plusieurs  femmes  et  une  assez 
grande  quantité  d!enfants,  et  qui  par  leur  union,  leur  conduite, 
et  surtout  par  les  armes  ét  la  poudre  dont  ils  sont  munis,  ont  su 


NOTES.  395 

prendre  de  l’empire  sur  le  chef  et  les  naturels,  et  se  créer  ainsi 
une  existence  heureuse  et  tranquille. 

Leur  position  y est  même,  aujourd’hui,  solide  au  point  qu’une 
menace  de  leur  part  de  quitter  le  village,  amènerait  le  chef  à 
telles  concessions  qu’ils  exigeraient;  ils  nous  donnèrent  une 
preuve  de  l’ascendant  dont  ils  jouissaient,  en  nous  racontant  que, 
dégoûtés  et  indignés  à la  vue  des  repas  de  chair  humaine  dont 
ils  avaient  été  témoins  en  plusieurs  circonstances,  ils  avaient, 
un  jour,  déclaré  ne  vouloir  plus  désormais  être  exposés  à voir  de- 
pareilles  scènes  de  cannibalisme,  bien  décidés  à abandonner  l’îlc 
si  elles  se  renouvelaient  devant  eux  ; depuis  cette  époque,  les  na- 
turels se  cachaient  lorsqu’ils  devaient  faire  de  semblables  festins, 
et  allaient  dans  les  montagnes  en  surveiller  tous  les  apprêts-. 

Je  ne  pense  pas  que  ce  soit  par  crainte  ou  par  amitié  pour  eux 
que  le  chef  de  Lebouka  se  prête  aussi  facilement  à leurs  volontés; 
un  autre  sentiment  le  guide  dans  cette  complaisance  : il  apprécie 
toute  la  force  que  cette  petite  troupe  lui  donne,  et  tous  les  ser- 
vices qu’elle  peut  lui  rendre  en  cas  de  guerre  contre  ses  voisins  ; 
il  a appris  à connaître  qu’un  mousquet  dans  la  main  d’un  de  ces 
hommes  est  une  arme  dont  chaque  coup  donne  la  mort,  et  là-des- 
sus, il  s’est  décidé  à se  les  attacher  à tout  prix. 

Depuis  quelques  années,  les  Vitiens  se  sont  bien  procuré  des 
fusils  dans  leurs  relations  avec  les  navires  ; l’arehipel  en  possède 
même  aujourd’hui  une  assez  grande  quantité , mais  ils  ne  savent 
pas  s’en  servir,  n’envoyant  leurs  coups  qu’en  tremblant  et  en  dé- 
tournant la  tête,  et  tiraillent  ainsi  longtemps  sans  se  faire  le 
moindre  mal,  tandis  que  lorsque  deux  partis  combattent,  la  vic- 
toire est  assurée  à celui  qui  compte  quelques  Européens  dans  ses 
rangs.  Quoi  qu’il  en  soit,  nous  nous  estimâmes  heureux  d’en 
trouver  a Lebouka  ; ils  nous  rendirent  des  services  , accompagnè- 
rent nos  officiers  dans  leurs  courses,  et  facilitèrent  toutes  nos 
relations  avec  les  habitants.  Ils  possèdent  une  petite  goélette  de 
vingt-cinq  à trente  tonneaux,  que  nous  vîmes  tirée  à terre  et  en 


396  NOTES. 

train  de  réparation  ; étant  malheureusement  dépourvus  de  brai 
et  de  goudron,  ils  ne  peuvent  l’achever  et  la  mettre  à la  iher,  et 
craignent  avec  juste  raison  qu’elle  ne  finisse  par  dépérir.  Nous  ne 
pûmes  venir  à leur  aide,  étant  nous-mêmes  presque  entièrement 
au  bout  de  nos  provisions. 

Lors  de  la  visite  que  nous  fîmes  à la  case  de  T esprit  de  Lebouha , 
nous  étions  accompagnés  par  un  Européen  qui  écorchait  un  peu 
le  français,  et  qui,  tant  bien  que  mal,  remplissait  les  fonctions 
de  cicérone.  Parmi  ,les  détails  qu’il  s’efforcait  de  nous  donner,  il 
énonça  une  circonstance  que  nous  eussions  admise  comme  tout 
le  reste,  sans  l’idée  qui  nous  vint  d’en  faire  aussitôt  l'expérience,, 
ce  qui  nous  donna  la  preuve  que  toutes  les  paroles  de  notre  con- 
ducteur n’étaient  pas  paroles  d’évangile.  Nous  racontant  avec 
beaucoup  de  sang-froid  qu’il  était  défendu  d’éternuer  dans  l’in- 
térieur du  temple,  il  affirmait  que  si  cet  accident  arrivait  par  ha- 
sard à quelque  naturel,  tous  déserteraient  à l’instant,  et  n’y 
rentréraient  qu’aprèsque  le  coupable  aurait  expié  sa  faute  par  un 
châtiment  que  lui  infligerait  le  prêtre.  Curieux  de  nous  assurer 
du  fait,  l’un  de  nous  sortit  immédiatement  sa  tabatière,  et  se 
mettant  en  train  de  priser,  il  excita,  par  cela  même,  les  sauvages 
qui  nous  entouraient  à lui  demander  du  tabac  et  à l’introduire 
dans  leur  nez,  ainsi  qu’ils  venaient  de  le  lui  voir  pratiquer;  l’effet 
en  fut  prompt  et  immédiat  : trois  ou  quatre  éternuements  parti- 
rent avec  éclat,  sans  produire  le  moindre  trouble  parmi  les  assis- 
tants, qui  ne  bougèrent  pas  de  leurs  places  et  qui  ne  firent  qu’en 
rire.  Tous  nos  regards  se  portèrent  alors  sur  le  conteur,  qui,  con- 
servant un  calme  imperturbable  , se  contenta  de  nous  dire  que 
notre  présence  seule  empêchait  les  naturels  de  suivre  l’habitude. 
Mieux  eût  valu  nous  lancer  cet  a<fage  : Faites  comme  si  je  ri  avais 
rien  dit. 

Une  muraille  de  pierres  sèches  , haute  de  cinq  pieds  environ , 
entoure  le  village  de  Lebouka  et  le  défend  du  côté  de  la  mer  ; en 
dedans  de  ce  rempart  , et  de  distance  en  distance,  régnent  des  j 


' 


Ættfc' 


NOTES.  397 

plate  formes  én  terré  sur  lesquelles  se  placent  les  archers  en  cas 
d’attaque.  Un  autre  village  que  nous  visitâmes,  à environ  un  mille 
clans  le  S.  O.  du  premier,  contenait  également  quelques  travaux 
de  défense  ; l’entrée  était  protégée  par  trois  portes  qui,  faites  avec 
des  branches  d’arbres  entrelacées,  et  séparées  de  quelques  toises 
l’une  de  l’autre,  pouvaient  au  besoin  se  barricader  et  arrêter 
l’ennemi  pendant  quelque  temps 

Entre  les  récifs  et  la  côte,  la  mer  paraît  peu  poissonneuse , et 
tous  nos  efforts  pour  la  pêche  furent  presque  entièrement  infruc- 
tueux ; cependant,  comme  j’eus  occasion,  en  plusieurs  circons- 
tances , de  voir,  des  femmes  occupées  à nettoyer  de  très-beaux 
poissons,  il  est  probable  qu’en  dehors  il  y a des  bancs  qu  un  plus 
long  séjour  nous  eût  appris  à connaître,,  et  sur  lesquels  nous 
eussions  été  plus  heureux 

Lors  de  nos  premières  promenades  à terre,  il  nous  était  arrivé 
de  demander  à acheter  des  cocos  ponr  nous  rafraîchir,  et  nous 
avions  reçu  pour  toute  réponse  le  mot  tabou.  Étonnés  d une  cir- 
constance dont  nous  n’avions  jamais  eu  d’exemple,  nous  en  de- 
mandâmes la  raison  , et  nous  apprîmes  que , dans  un  combat  qiu 
avait  eu  lieu  quelque  temps  auparavant,  un  chef  monté  sur  un 
cocotier  pour  mieux  découvrir  l’ennemi  et  lui  adresser  ses  flèches, 
y avait  été  tué,  et  que,  depuis  cette  époque,  le  tabou  avait  été 
mis  sur  tous  les  cocotiers  qui  se  trouvaient  entre  les  deux  ruis- 
seaux qui  limitent  le  villag'e.  L’interdit  n’avait  heureusement  pas 
lieu  pour  nos  matelots  qui , engagés  par  les  naturels  eux-mêmes 
à aller  en  cueillir,  usèrent  largement  de  la  permission,  et  dépouil- 
lèrent une  grande  quantité  de  ces  arbres 

S’il  faut  ajouter  confiance  aux  Européens  qui  sont  fixés  a Le- 
bouka,  les  filles  se  marient  quand  elles  sont  nubiles  ; les  hommes 
ne  peuvent  cohabiter  avec  les  femmes  que  lorsqu’ils  ont  atteint 
l’âge  de  dix-huit  à vingt  ans.  Les  tentatives  de  plusieurs  person- 
nes de  l’expédition  pour  obtenir  les  faveurs  du  beau  sexe  furent 
sans  succès;  seulement  nous  sûmes  que  les  veuves,  avec  l’autori- 


wtmmmmm 


3«8  NOTES. 

sa  lion  du  chef,  qui  a soin  de  ne  la  donner  qu’après  avoir  reçu  un 
présent  convenable,  pouvaient  se  livrer  aux  étrangers.  Une  seule 
se  trouvait  dans  ce  cas  lors  de  notre  séjour,  et  exploita  ainsi  ses 
charmes  à plusieurs  reprises. 

Des  cas  de  suicide  ont  quelquefois  lieu  parmi  ces  peuples,  et  le 
village  où  nous  étions  avait  été,  il  y a peu  de  temps,  témoin  d’une 
pareille  catastrophe.  Une  jeune  fille  avait  été  demandée  en  ma- 
riage par  un  chef  vieux  et  podagre;  la  demande  équivalait  à un 
ordre  qui  ne  pouvait  s éluder.  Larmes,  prières,  menaces,  tout  fut 
employé  inutilement  par  la  victime  auprès  de  son  père,  qui,  de 
son  côté,  devait  rester  insensible  et  inexorable,  assuré  qu’il  était' 
qu  un  refus  lui  coûterait  la  vie.  Ne  pouvant  surmonter  son 
dégoût  pour  1 alliance  qu  on  lui  proposait,  la  malheureuse  prit 
la  résolution  de  se  donner  la  mort,  et  l’accomplit  peu  après  en  se 
précipitant  du  haut  d’un  roc  élevé. 

(M.  Jacquinot .) 

Note  42 , page  233. 

La  colonie  blanche  établie  à Lebouka  se  cota  pose  de  huit  ma- 
telots anglais  ou  américains  débarqués  de  divers  navires  , d’un 
Scindwichien , d un  1 ai  tien , d un  nègre  et  d’un-  Bagali  provenant 
de  la  même  source,  et  formant , malgré  la  diversité  de  couleur  et 
de  peau  , une  communauté  chrétienne  dont  chaque  membre  se 
désigne  sous  le  nom  d Européen.  Tous  en  cette  qualité  jouissent 
dans  le  pays  d’une  très-grande  influence,  sont  consultés  sur 
tout,  prennent  part  aux  diverses  guerres  de  la  tribu,  et,  alliés  par 
le  sang  de  leurs  femmes  à tous  les  chefs,  sont  lès  vrais  seigneurs 
du  pays.... 

L’existence  de  ces  hommes  offre  réellement  quelque  chose  de 
bien  singulier  : possesseurs  des  plus  belles  maisons,  ils  mènent 
dans  le  pays  une  vie  oisive,  sont  nourris  du  travail  de  leurs  fem- 
mes, auxquelles  ils  se  sont  bien  gardés  de  laisser  perdre  cette 


NOTES.  399 

bonne  habitude  de  tout  faire  qui , chez  les  Vitiens  comme  chez 
tous  les  sauvages,  est  le  lot  de  la  femme  dans  la  communauté.  La 
plupart  d’entre  eux  ont  adopté  aussi  celle  des  grands  du  pays,  de 
vivre  dans  la  polygamie,  et  ont  jusqu’à  quatre  femmes,  qui  pa- 
raissent toutes  heureuses  et  fort  bien  s’accommoder , ainsi  que 
leurs  maris,  de  ce  partage.  Ces  malheureuses  ayant  été  habituées 
dès  l'enfance , comme  aux  Vin,  à être  considérées  comme  une 
marchandise  qu’on  échange  contre  un  fusil  ou  quelques  dents  de 
cachalot,  un  Européen  peut  à peu  de  frais  s’y  monter  un  harem . 
Tout  Vitiens  que  sont  devenus  ces  aventuriers,  ils  traitent  si  bien 
leurs  femmes  en  comparaison  des  naturels,  que  celles-ci  recher- 
chent beaucoup  l’alliance  des  blancs,  et  se  regardent  comme  très- 
heureuses  avec  eux.  Beaucoup  d’entre  eux  sont  établis  déjà  depuis 
longtemps  dans  l’île,  où  s’élève  une  race  de  métis  qui  dominera 
bientôt  à Lebouka.  Parmi  ces  enfants,  il  en  existe  plusieurs  dont 
les  parents,  en  retournant  en  Europe,  les  ont  confiés  aux  autres, 
qui  les  ont  adoptés  comme  les  leurs.  Les  énfants,  comme  tous  ceux 
des  blancs,  n’ont  reçu  jusqu’à  présent  d’autre  éducation  que  celle 
de  la  nature  ; leurs  pèi’es,  par  une  politique  assez  raisonnée,  mais 
néanmoins  contre.nature  et  odieuse,  évitent  même  de  leur  apr 
prendre  l’anglais , afin  de  former  toujours  une  même  famille 
parmi  les  indigènes,  et  de  crainte  que  leurs  conversations  parti- 
culières et  leurs  projets  ne  soient  trahis  par  leurs  propres  enfants. 
Tous  paraissent  malgré  cela  attachés  à leurs  enfants  et  ne  croient 
pas  manquer  envers  eux  à leurs  devoirs  de  pères.  S’il  n’y  avait, 
comme  on  le  voit,  que  des  Européens  comme  ceux-là  pour  civili- 
ser les  sauvages,  ceux-ci  n’apprendraient  pas  grand’chose;  aussi 
les  missionnaires,  quoiqu’on  les  accuse  beaucoup,  leur  rendront 
un  grand  service  en  s’établissant  dans  les  Viti.  Habitués  comme 
le  sont  aujourd’hui  les  habitants  de  Lebouka  au  commerce  des 
Européens , ce  lieu  paraît  une  station  convenablement  choisie 
pour  eux.  Les  obstacles  qu’a  rencontrés  jusqu’à  ce  jour  le  mis- 
sionnaire de  Reva  proviennent  de  la  résistance  des  chefs  qui, 


■MM 


•400  NOTES. 

tout-puissants  aux  \ m,  libres  de  s’approprier  le  bien  et  la,  femme 
de  leurs  sujets,  ne  voulaient  pas  admettre  une  religion  dont  le 
premier  dogme  est  l égalité  devant  Dieu,  et  qui  prescrit  le  ma- 
riage avec  une  seule  femme  et  le  respect  du  bien  d’autrui.  Ce  sont 
les  objections  que  plusieurs  d’entre  eux  ont  faites  avec  la  plus 
grande  naïveté  au  pauvre  missionnaire,  qui  a bien  de  la  peine 
à leur  persuader  de  faire  abnégation  de  leurs  droits  et  intérêts 
dans  ce  monde  dans  l’espoir  d’une  vie  meilleure  dans' une  autre. 
Les  hommes  les  plus  éclairés  et  les  plus  civilisés  font  difficile- 
ment un  pareil  sacrifice,  on  ne  peut  donc  guère  l’attendre  de  ces 
hommes  sensuels  et  grossiers  , à moins  que  quelque  grande 
calamité  réagisse  sur  leur  esprit  naturellement  craintif  et  su- 
perstitieux..... 

Je  remarquai,  en  visitant  un  village  situé  à une  demi-lieue 
dans  1 est  de  Leboukci,  qu’il  était  entouré  d’ufcè  espèce  de  fossé 
et  de  palissades;  j’appris  que  tous  les  villages  étaient  ainsi 
retranchés  pour  les  mettre  à l’abri  des  invasions'  continuelles  de 
leurs  voisins,  toujours  disposés  à tomber  à limproviste  sur  ceux 
qu’ils  croient  sans  défense.  11  est  triste  de  penser  pour  l’honneur 
de  ce  peuple  que  ces  expéditions  n’ont  souvent  d’autre  but  que 
dé  faire  des  prisonniers  pour  la  table  des  grands,  et  ces  îles  ont 
ofïert  des  scènes  de  cannibalisme  à faire  reculer  d’horreur.  Les 
Européens,  qui  ont  été  si  souvent  forcés  de  les  accompagner  dans 
ces  expéditions,  n’ont  cependant  jamais  été  contraints  de  prendre 
part  à ces  horribles  banquets  ; les  Vitiens  respectaient  leurs  pré- 
jugés à cet  égard,  car  ils  ne  regardaient  leur  dégoût  que  comme 
un  préjugé;  les  .cofons  de  Lebouka  s’applaudissaient  comme 
d’une  grande  victoire  d’avoir  obtenu  des  indigènes  de  ce  village 
qu’ils  allassent  immoler  loin  des  habitations  leurs  prisonniers  et. 
assouvir  leurs  dégoûtants  appétits.  Ces  hommes,  si  doux  en  ap- 
paienee,  étaient  dépeints  par  les  blancs  comme  de  vrais  tigres 
affamés  lorsqu’ils  dépècent  le  cadavre  d’un  ennemi;  le  canniba- 
lisme est  poussé  si  loin  chez  eux,  que  ce  n’est  pas  seulement  un 


NOTES;  401 

moyen  d’assouvir  leur  vengeance,  cette  passion  qui  ne  dit  jamais 
assez  , mais  un  véritable  raffinement  sensuel , la  chair  humaine 
étant  considérée  par  eux  comme  un  mets  délicat.  Celle  des  blancs 
heureusement  n’est  pas  recherchée  par  eux;  ils  s’en  abstiennent 
sous  prétexte  qu’elle  a un  goût  différent,  qu’ils  attribuent  à l’u- 
sage du  sel.  Un  chef  vitien  qui  provoque  son  ennemi  au  combat 
ne  se  borne  pas  à le  menacer  de  le  tuer  et  de  détruire  son  village, 
mais  bien  de  le  manger,  et  s’il  est  vainqueur,  il  exécute  sa  me- 
nace à la  lettre.  C’est  ainsi  que  Nakalatsé  avait  agi  à l’égard  de 
Latchika,  et  antérieurement  il  avait  mangé  un  chef  vaincu  par 
lui,  et  pour  en  perpétuer  le  souvenir,  avait  changé  son  nom 
contre  le  sien.  Les  femmes  vitiennes  seules  ne  mangent  jamais  de 
chair  humaine  ; pour  leur  honneur,  on  doit  penser  qu’un  pareil 
aliment  répugne  à la  sensibilité  naturelle  à leur  sexe , et  non  pas 

qu’elles  en  sont  jugées  indignes  par  leurs  seigneurs  et  maîtres 

Les  Vitiens  ont  une  notion  confuse  de  l’existence  d’un  être  su- 
prême qui  a tout  créé,  mais  ils  ne  l’adorent  pas  : il  passe  pour 
avoir  la  forme  d’un  serpent  et  habiter  certaines  grottes.  Ils  recon- 
naissent l’existence  d’une  douzaize  de  dieux  secondaires  qui  ont 
chacun  des  attributions  séparées  et  des  prêtres  distincts.  Quand 
on  veut  les  invoquer  pour  une  maladie  ou  pour  une  cause  quel- 
conque, on  fait  un  présent  au  prêtre,  qui  s’en  charge.  Ceux-ci 
paraissent  avoir  de  l’influence  et  partagent  le  pouvoir  en  partie 
avec  les  chefs.  Les  maisons  des  esprits  qui  existent  dans  chaque 
village  renferment  non-seulement  les  armes  qui  y sont  déposées 
comme  offrande,  mais  elles  servent  encore  de  magasin  d’armes  en 
cas  d’attaque  par  surprise  ; on  reçoit  dedans  les  étrangers  ; beau- 
coup d’enti'e  elles  ont  été  construites  en  accomplissement  d’un 
vœu  fait  par  des  chefs  pendant  des  maladies  ou  toute  autre  cala- 
mité. En  i835,  deux  missionnaires  wesleyens  des  îles  des  Amis 
vinrent  s’établir  à Laguemba,e t,  à la  fin  de  1837,  l’un  d’eux  vint 
s’établir  sur  l’île  de  Reivci  ; mais  ils  ont  fait  jusqu’à  présent  bien 
peu  de  prosélytes.  Cette  île,  contiguë  à la  grande  se  trouve 
IV.  26 


402  NOTES. 

à l’embouchure  d’une  grande  rivière  dont  le  cours  a été  remonté 
jusqu’à  3o  milles,  et  qui  a à son  embouchure  un  delta  considé- 
rable. Sa  largeur,  dans  toute  cette  étendue,  est  de  200  mètres 
au  moins  et  sa  profondeur  de  i 1 pieds;  la  marée  remonte  jusqu’à 
cette  distance  ; le  mouillage  est  près  de  son  embouchure,  et  le 
village,  à cinq  ou  six  milles  de  là;  il  est  difficile  à prendre  à cause 
des  bancs  de  coi’ail  qui  se  trouvent  semés  avant  d’y  arriver.  C’est 
dans  cette  rivière  que  se  trouvait  échouée  la  carcasse  du  brick  la 
Joséphine  ; \q  roi  Tanoa  nous  offrit  de  nous  la  livrer.  Le  mouil- 
lage est  par  dix  brasses;  on  peut  y faire  de  l’eau  et  du  bois. 

La  pêche  du  tripang,  la  traite  de  l’écaille  de  tortue  et  le  bois  de 
sandal  ont  attiré  les  premiers  navigateurs  dans  cet  archipel;  au- 
jourd’hui, le  bois  de  sandal  qui  reste  est  devenu  trop  difficile  à 
exploiter;  quant  au  tripang,  on  vient  toujours  en  chercher;  ce 
sont  les  naturels  qui , moyennant  très-peu  de  chose  qu’on  leur 
donne,  vont  le  ramasser  sur  ces  récifs.  Les  objets  les  plus  re- 
cherchés par  eux  sont  les  fusils,  la  poudre,  les  dents  de  cachalot, 
les  indiennes  et  la  quincaillerie.  Ces  îles  n’offrent  encore  au 
commerce  que  des  ressources  très-bornées,  mais  si  la  civilisation 
y pénètre,  on  amènera  facilement  les  naturels  à y cultiver  le  riz 
et  les  semis  tropicaux  : les  grandes  îles  ont  assez  de  plaines  pour 
rendre  cette  culture  productive.  Aujourd’hui,  on  s’expose  encore 
beaucoup  à venir  y naviguer,  et  il  faut  que  les  bénéfices  soient  bien 
grands  pour  faire  passer  sur  les  dangers  des  récifs  et  ceux  qu’on 
court  encore  dans  beaucoup  d’îles.  Cet  archipel  a déjà  servi  de 
tombeau  à bien  des  navires  et  à bien  des  équipages. 

( M . Dubouzet.') 

Note  43  , page  233. 

Chaque  île  des  Viti,  chaque  tribu  composant  la  population  de 
la  même  île,  est  en  guerre  continuelle  avec  la  voisine  ; les  naturels 
ne  font  jamais  de  quartier  à leur  ennemi  ; et  le  fort  poursuit  le 


NOTES 


403 


faible  jusqu’à  son  entière  destruction,  à moins  qu’il  ne  trouve  son 
intérêt  à faire  la  paix  ou  qu’il  redoute  que  des  tribus  voisines  ne 
viennent  à l’appui  du  plus  faible.  S’ils  font  des  prisonniers  c’est 
pour  les  manger  après  le  combat,  ils  ne  cherchent  nullement  à 
cacher  leur  goût  pour  la  chair  humaine  qu’ils  préfèrent  à toute 
nourriture.  L’un  d’eux  me  disait , par  l’intermédiaire  d’un  inter- 
prète , que  rien  n’était  délicat  comme  la  cervelle,  le  gras  des  cuisses 
et  des  mollets  d’un  homme  ou  d’une  femme  noir,  faisant,  disait- 
il  , une  grande  différence  entre  les  mêmes  parties  dans  un  homme 
blanc  dont  ils  trouvent  tous  que  la  chair  a le  goût  de  sel  qu’ils 
ne  peuvent  pas  supporter,  aussi  me  trouvai-je  fort  aise  de  la  pré- 
férence, convaincu  que  je  ne  serais  jamais  mangé,  que  quand  il 
n’y  aura  pas  de  noir  en  concurrence  avec  moi.  C’est  toujours  une 
consolation 

Chaque  village  ou  tribu  a un  génie  ou  dieu  , dans  le  temple 
duquel  se  font  les  sacrifices  humains  auxquels  les  grands  ont  seuls 
le  droit  de  prendre  part.  Si  la  guerre  ne  leur  a point  offert  de  vic- 
times , ils  achètent  quelques  femmes  qui  font  les  frais  de  la  céré- 
monie. On  nous  a cité  une  fête  donnée  il  y a quelques  années  par 
Tanoa  à plusieurs  rois  voisins  , et  à laquelle  cent  femmes  furent 
sacrifiées  et  dévorées.  J’ai  peine  à comprendre  que  des  Européens 
puissent  se  décider  à vivre  au  milieu  d’un  peuple  aussi  barbai'e  ; 
cependant  nous  en  avons  vus  partout , et  il  n’y  a pas  une  île  ha- 
bitée dans  les  Viti  où  l’on  ne  soit  certain  d’en  rencontrer  quel- 
qu’un. Ils  adoptent  leur  manière  de  vivre  , font  la  guerre  avec  eux 
et  conséquemment  assistent  à leurs  repas  decannibales  qu’ils  sont 
obligés  de  souffrir.  A Leboùka  seulement,  les  Européens  que 
nous  avons  trouvés,  étant  plus  nombreux  que  partout  ailleurs, 
sont  parvenus  à forcer  les  naturels  à se  cacher  dans  les  bois  pour 
faire  leurs  repas  humains , et  peut-être , quoique  tous  soient  des 
coquins,  parviendront-ils  à rendre  les  habitants  de  ce  point 
moins  mauvais  qu’ils  ne  le  sont. 


(M.  Montravel.') 


404 


NOTES. 


Note  44,  £age  233. 

Ne  portanf'qu’un  simple  maro,  les  Vitiens  mettent  en  général 
leur  coquetterie  dans  leur  coiffure.  Leurs  cheveux  naturellement 
crépus,  sont  ébouriffes  avec  soin  et  pour  les  rendre  plus  propres 
a se  tenir  dans  cette  position  forcée,  ils  ont  soin  de  les  arroser 
fréquemment  avec  le  suc  détrempé  d’eau  de  certaines  plantes  qui 
ont  la  propriété  de  les  jaunir , soit  complètement , soit  en  partie, 
ou  au  moins  de  les  rendre  durs  comme  de  la  grosse  filasse.  A l’aide 
d un  peigne  a plusieurs  dents  et  fait  avec  de  petites  pointes  d’é- 
caille  liées  ensemble  et  à plat  par  une  extrémité,  ils  parviennent 
facilement  à former  autour  de  leurs  têtes  un  échafaudage  chevelu 
et  crêpé  dont  l’épaisseur  peut  varier  entre  deux  et  trois  pouces  à 
peu  près.  Ils  en  alignent  les  différents  poils  avec  un  soin  extrême, 
pasun  ne  déborde.  Pour  celte  opération,  ils  emploient  leplus  sou- 
vent , quand  ils  n ont  pas  de  ciseaux  européens  , les  deux  valves 
d une  coquille  ou  une  dent  de  requin  qu’ils  emmanchent  au  bout 
d’un  petit  bâton.  Les  femmes  portent  également  une  semblable 
chevelure,  sans  toutefois  jamais  l’entourer  d’un  turban.  Pour 
tout  vêtement , elles  n’ont  qu’une  ceinture  en  paille  habilement 
tressée  et  peinte  de  diverses  manières.  Les  barbes  de  ces  ceintures 
leur  tombent  jusqu  a mi-cuisses,  et  c’est  la  seule  concession 
qu  elles  font  a la  pudeur.  Comme  dans  tous  les  pays  sauvages , 
leur  existence  m a paru  précaire  et  misérable  ; elles  préparent  les 
aliments,  vont  à la  pêche  sur  les  récifs,  tressent  les  nattes,  fabri- 
quent l’étoffe  végétale  et  sont  en  général  chargées  des  plus  rudes 
travaux  du  ménage.  Comme  chaque  naturel  possède  presque  tou- 
jours un  certain  nombre  de  femmes  , la  sultane  favorite  seule  est 
exempte  des  durs  ouvrages  ; quant  aux  autres,  elles  sont  consi- 
dérées comme  une  propriété  d’un  certain  rapport  et,  au  besoin  , 
le  chef  d’une  famille  peut  s’en  défaire  quand  elles  ne  sont  pas  mè- 


NOTES. 


405 


res,  soit  pour  satisfaire  aux  exigences  d’un  ennemi,  soit  pour 
obtenir  un  objet  depuis  longtemps  convoite'. 

Les  hommes  fabriquent  les  pirogues  et  les  armes;  ils  vont  à la 


guerre  et  sont  chargés  de  défendre  le  village.  Ce  sont  eux  aussi 
qui  vont  trafiquer  avec  les  étrangers  qui  visitent  leurs  rivages  et 
qui  veillent  à la  culture  des  champs.  Mais  la  nature  du  sol  leur 
rend  ce  dernier  travail  bien  léger,  et  leur  plus  grande  peine  est  de 
détourner  un  ruisseau  pour  arroser  leurs  plantations  de  taro  ou 
de  placer,  les  uns  auprès  des  autres,  un  certain  nombre  de  cours 
d eau  qui  sont  destinés  à reproduire  et  à augmenter  celte  res- 
source alimentaire. 


(JM.  M are sco t .) 


Note  45,  page  233. 

Les  relations  de  différents  baleiniers  ou  simples  armateurs 
avaient  éloigné  jusqu’à  ce  jour  des  rivages  de  ces  îles  nombreuses 
ces  hommes  qui,  sous  le  prétexte  de  conversion  et  de  civilisation, 
gouvernent  aujourd’hui  plusieurs  groupes  de  l’Océanie.  Cepen- 
dant, après  la  conversion  de  Tonga,  plusieurs  chefs  vitiens,  issus 
d’émigrants  tonga,  étant  revenus  sur  les  îles  de  leurs  pères,  y fu- 
ient convertis,  et  par  ferveur  introduisirent  enfin  les  mission- 
naires sur  le  territoire  de  ces  insulaires  dont  la  réputation  de  fé- 
rocité s’e'tait  répandue  chez  toutes  les  nations  maritimes.  La- 
guemba  fut  la  première  qui  reçut  ces  hôtes  distingués,  mais  il 
parait  cependant  que  les  habitants  de  cette  île  ne  sont  pas  aussi 
faciles  que  ceux  de  Tonga  ; car  dans  l’espace  de  deux  années,  le 
digne  prélat  n’a  réussi  encore  que  sur  un  petit  nombre  d’indi- 
vidus, parmi  lesquels  on  compte  cependant  le  roi  de  Laguemba, 
ou  plutôt  le  chef  de  la  vallée  qu’habite  la  mission,  tandis  que  tout 
le  reste  de  l’île  est  encore  païenne.  Cependant  la  bonne  intelli- 
gence paraît  régner  entre  ces  derniers  et  les  nouveaux  convertis. 
Mais  d après  la  faible  esquisse  que  j’ai  eue  de  leur  caractère  pen- 


NOTES. 


406 

dant  une  visite  chez  eux,  il  m’a  paru  qu’il  faudrait  bien  peu  de 
chose  pour  renverser  l’édifice  élevé  par  l’homme  de  Dieu. 

Un  autre  missionnaire  est  établi  sur  1 île  même  de  Viti-Lebou, 
assez  près  de  la  résidence  du  grand  Tanoa.  Mais  il  a fort  peu  de 
prosélytes  et  ne  paraît  pas  même  très-rassuré  sur  son  compte 
quoique  jusqu’à  présent  il  n’ait  eu  à se  plaindre  d’aucun  mauvais 
traitement. 

Je  pense  pourtant  qu’avec  beaucoup  de  patience  ils  réussiront. 
Mais  aloi  s il  est  facile  de  prévoir  l’état  misérable  de  cette  nom- 
breuse population.  Les  peuples  de  Ta'ïti  et  de  Vavao  sont  là  pour 
nous  montrer  l’issue  probable  de  la  conversion  du  groupe.  Ces 
fiers  et  courageux  insulaires  seront  changés  en  bêtes  de  somme, 
et  au  lieu  dè  suivre  leur  instinct  libre  et  indépendant  et  de  se 
procurer  par  des  marchés  qui  leur  sont  maintenant  faciles,  les 
objets  de  leur  convoitise,  sales  et  dégoûtants,  courbés  sous  un 
joug  de  fer  et  privés  du  commerce  libre,  ces  pauvres  diables  vien- 
dront à bord  des  navires  tâcher  d’extorquer  quelque  peu  d’ar- 
gent avec  le  peu  de  vivres  dont  ils  pourront  se  débarrasser  et  dont 
le  prix  servira  en  outre  à payer  l’impôt  établi  par  le  nouveau 
gouvernement. 

Cette  idée  est  pénible,  et  cependant  la  chose  doit  arriver  ainsi, 
car  quel  autre  qu’un  missionnaire  pensera  à s’établir  sur  ces  îles 

dans  le  but  d’en  civiliser  les  habitants 

Ç M . Du  roc  h. y 

Note  46  , page  a33. 

11  y a quelque  temps  Lebouka  était  en  guerre.  Ses  guerriers, 
secondés  par  les  Anglais,  dont  les  intérêts  sont  désormais  ceux 
de  la  peuplade  où  ils  vivent,  surprirent  une  nuit  le  village  en- 
nemi; le  massacre  ne  cessa  qu’au  jour.  Vainement  les  Anglais 
voulurent  arrêter  un  carnage  qui  les  révoltait,  les  guerriers  de 
Lebouka  n’avaient  plus  de  frein,  comme  des  bêtès  féroces  ils 


NOTES.  407 

avaient  soif  de  sang.  Ces  hommes,  disait  Tom,  qui  paraissent  si 
tranquilles,  s’enivrent  à la  vue  du  sang,  ils  deviennent  fous.  Tous 
ces  récits  me  paraissent  exagérés;  et' d’ailleurs,  cette  férocité  est 
souvent  la  nôtre,  nous  peuples  civilisés  qui  nous  croyons  beau- 
coup meilleurs  que  ces  sauvages  ignorants  et  encore  enfants  dans 
la  vie  des  nations. 

L’homme  tué  deux  jours  avant  notre  arrivé  à Pao  et  dont  nous 
avions  appris  la  mort  par  Latchika,  était  un  chef  de  pêcheurs 
nommé  Touti.  Il  avait  concerté  avec  Nanghalassé  et  Thouna- 
loua,  fils  du  Roke-Toui-Mbao  (le  gouverneur  de  Pao,  comme 
Bill  le  nomme),  d’assassiner  le  vieux  Tanoa  auquel  (Nanghalassé 
surtout)  ils  portaient  une  haine  profonde.  Tanoa  fut  instruit  du 
complot,  et  pour  le  prévenir,  envoya  Taou-Getho-Gonotou, 
frère  de  Lila,  deuxième  chef  de  Pao,  avec  la  mission  d’assassiner 
Touti.  Cet  envoyé  s’introduisit  pendant  la  nuit  dans  la  demeure 
de  Touti,  et  s’approchant  de  lui,  il  allait  lui  décharger  a bout 
portant  son  fusil  dans  la  tête;  lorsque  le  chef  des  Lascaos,  se  ré- 
veillant en  sursaut,  détourna  par  un  mouvement  subit  le  coup 
dont  la  balle  se  perdit  dans  les  nattes  du  lit.  Taou-Getho-Gono- 
tou,  terrassé  sur-le-champ,  avoua,  pour  sauver  sa  vie,  qu  il  avait 
été  envoyé  par  le  chef  Tanoa.  Il  fut  laissé  libre , après  cet  aveu  , 
de  retourner  auprès  du  chef  de  Pao , et  de  lui  rapporter  les  pa- 
roles suivantes  de  Touti  : « Puisque  ma  mort  est  résolue,  avait- 
« il  dit,  qu’au  moins  je  ne  meure  sans  vengeance.  Tanoa  ta 
« envoyé  pour  m’assassiner,  qu’il  prenne  gai'de  a lui.  » 

Touti  était  un  homme  grand  et  vigoureux,  il  était  redouté  non 
seulement  à cause  de  son  pouvoir,  mais  aussi  comme  guerrier. 
Le  même  jour  il  entra  dans  Pao.  Tanoa  effrayé  envoya  le  priei 
d’assister  à un  kava  de  réconciliation.  Soit  que  Touti  crut  à la 
sincérité  du  chef  de  Pao,  soit  qu’il  ne  jugea  point  le  moment 
prospère  pour  exécuter  ses  projets,  il  s’y  rendit  et  les  deux  enne- 
mis se  jurèrent  l’amitié  la  plus  vive. 

Mais  telle  est  la  perfidie  du  caractère  vitien,  que  six  jours 


408 


NOTES. 


après,  Touti  étant  allé  sur  une  petile  île  chercher  des  cocos  le 
même  Taou-Getho-Gonotou,  auquel  il  avait  donné  la  vie,  l’atten- 
dit  en  embuscade  et  le  tua4‘ 

Après  déjeûner  nous  nous  acheminons,  M.  Dumoulin  et  moi, 
vers  la  partie  nord  de  la  côte  de  Lebouka  que  je  n'avais  pas  en- 
core vtsitee.  Ici  le  paysage  est  encore  plus  joli  que  celui  des  en- 
droits que  nous  avonsdéjà  visités  dans  les  environs  du  mouillage. 
Des  vallées  ombragé*  par  de  beaux  arbres,  sillonnées  par  des 
cours  d eau,  offrent  partout  des  sites  charmants;  cà  et  là  des  ro- 
chers pittoresques,  des.élévations  et  des  monticules,  ajoutent  à la 
diversité  de  la  scène  et  ornent  de  beautés  naturelles  cette  portion 
de  la  cote.  Dans  un  étroit  vallon  où  se  trouve  une  des  maisons 
solitaires  appartenant  l'Esprit,  un  grand  emplacement  noirci  par 

le  feu,  indique  le  heu  où  un  grand  festin  a été  fait.  Là  les  vain- 
queurs auront  célébré  leur  victoire  en  dévorant  les  vaincus  • il 
me  semblait  entendre  en  passant  sur  ces  lieux  les  clameurs  sau- 
vages de  cette  réunion,  les  hurlements  des  guerriers,  les  cris  des 

prisonniers,  les  bruits  des  préparatifs  du  repas Quel  hor- 

ri  e tableau  ces  lieux  devaient  présenter.  Dirait-on  à voir  les 
«tires  des  naturels  qui  nous  entourent,  et  leurs  démonstrations 
amicales,  qu’ils  soient  tellement  dépravés 

(• M . Desgrciz.') 


Note  47,  page  261. 

De  bonne  heure  nous  appareillons  par  une  légère  petite  brise 

et  nous  dépassons  bientôt  après  la  passe  nord  des  récifs  qui  dé- 
eudent  ce  port.  Nous  continuons  notre  route  au  nord  en  prolon- 
geant les  récifs  trés-étendus  de  Balaou.  Nous  voyons  Mangona'î 

et  Vakaia  sur  notre  droite  et  une  petite  île  sur  la  gauche,  border 
notre  route  de  nouveaux  brisants.  Nous  naviguons  au  milieu  d’un 
véritable  canal  formé  par  les  coraux.  Notre  pilote  Tom,  plus  ha- 
I C que  son  précédent  confrère,  nous  conte  dans  les  intervalles 


NOTES. 


- 


409 


de  calme  des  anecdotes  qui  se  rattachent  aux  diverses  terres  que 
nous  apercevons.  Vrais  ou  inventés,  quelques-uns  de  ces  récits 
attirent  nôtre  attention  et  fixent  nos  regards  sur  les  lieux  qui  ont 
été  la  scène  des  faits  racontés.  Voici  un  de  ces  récits 
Voyez-vous  là-bas  une  petite  île?  On  l’a  nommée  Lewa,  femme 
en  Vitien,  à cause  d’une  histoire  singulière.  Un  chef  de  Ovalaou 
avait  épousé  la  fille  d’un  chef  de  Mangonaï,  mais  après  peu  de 
temps  de  mariage,  il  dédaigna  sa  femme,  prit  des  concubines  et 
donna  de  telles  marques  de  mépris  à son  épouse  de  Mangonaï, 
qu  elle  demanda  à plusieurs  reprises  à être  renvoyée  chez  son 
père.  Son  mari  refusa  toujours  et  lui  disait  quelquefois  par 
dérision  , vas-y  a la  nage.  Oui,  j’irai , s’écria-t-elle  un  jour , et 
l’on  parlera  longtemps  dans  l’archipel  de  ta  cruauté  et  de  ma 
courageuse  tentative.  Cette  réponse  excita  l’hilarité  des  personnes 
présentes,  car  la  distance  à parcourir  entre  les  deux  îles  est  de 
plusieurs  lieues.  Une  nuit  cependant  elle  partit,  et  passant  de 
récifs  en  récifs,  elle  obtenait  quelque  repos  dans  sa  course;  au 
lever  du  soleil  son  mari  s’apperçut  de  sa  fuite,  et  craignant  qu’elle 
ne  se  noyât  ou  peut-être  la  colère  de  son  beau-père,  il  arma  sur- 
le-champ  sa  pirogue  et  courut  sur  les  traces  de  sa  femme,  il  l’at- 
teignit près  de  cet  îlot,  et  il  la  conjura  de  revenir  sur  ses  pas. 
Non,  dit-elle,  j’ai  trop  fait  d’efforts  pour  ne  pas  accomplir  mon 
dessein;  je  veux  qu’on  sache  partout  ce  qu’une  femme  a fait  quand 
on  l’a  poussée  à bout.  Aussi , dit  Tom,  cette  histoire  est  connue 
de  tout  le  monde,  et  on  a donné  le  nom  de  Lewa  au  rocher  où  le 
mari  a rejoint  son  épouse.  Cette  histoire  aura  sans  doute  énor- 
mément perdu  de  son  origine,  videnne  en  passant  par  la  bouche, 
d’un  Anglais.  Qu’il  est  fâcheux  de  ne  pouvoir  comprendre  en 
quelques  jours  les  discours  de  ces  sauvages.  Quelle  riche  mois- 
son il  y aurait  à faire,  des  récits,  légendes,  hauts  faits  merveil- 
leux de  ces  peuples  peu  connus  encore 

Quelques  pirogues  se  montrent  çà  et  là,  une  d’elles  vient  à 
bord  apporter  des  harpes  et  de  l’écaille  de  tortue.  Parmi  son 


410 


NOTES. 


équipage  se  trouve  un  Tonga,  Mafî  le  reconnaît,  et  sur-le-champ 
lui  raconte  avec  pompe  et  avec  une  exagération  probable,  la  des- 


truction de  Piva.  A son  tour  le  Tônga  la  raconte  à 


a ses  compa- 


gnons qui  l’écoutent  avec  la  plus  profonde  attention A la 

fin  du  discours,  il  est  fort  probable  que  nous  avions  tué  et  mangé 


tout  Piva.  A la  nuit  la  pirogue  nous  quitte  en  nous  promettant 
d’apporter  des  porcelaines  aurores  pour  demain  matin  Mafi  de- 
mande et  reçoit  de  son  compatriote  un  cadeau  de  coquilles,  qu’il 
distribue  à son  tour  à ses  amis  du  bord. 

La  pirogue  qui  doit  ramener  notre  pilote  Tom  à Lebouka  est 
arrivée  au  mouillage  peu  de  temps  après  nous.  En  passant  au- 
près d une  petite  île  avec  laquelle  Lebouka  est  en  guerre,  les  qua- 
tre naturels  qui  la  conduisent  ont  été  sur  le  point  de  retourner 
sur  leurs  pas,  craignant,  malgré  les  fusils  de  Tom,  d’être  pris  et 
mangés  par  leurs  ennemis 


( M . Desgraz.') 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CONTENUES^ 

DANS  LE  TOME  QUATRIÈME, 


Pajjes. 

Avis  de  d’éditeur  . v 

Avertissement.  t 

Chap.  XXV.  — Séjour  à Nouka-Hiva.  5 

CHAr.  XXVI.  — Fin  de  la  relâche  de  Nouka-Hiva,  et  tra- 
versée de  Nouka-Hiva  à Taïti.  35 

Chap.  XXVII.  — Séjour  à Taïti.  5g 

Chap.  XXVIII.  — Traversée  de  Taïti  à Apia.  86 

Chap.  XXIX.  — Séjour  à Apia.  97 

Chap.  XXX.  — Traversée  d’Apia  à Vavao,  et  séjour  à 

Vavao.  126 

Chap.  XXXI.  — Traversée  de  Vavao  aux  îles  Hapai. — Sé- 
jour aux  îles  Hapai,  et  traversée  des 
îles  Hapai  au  mouillage  de  Pao  (ries 
Viti).  i4g 

Ciiap.  XXXII.  — Séjour  à Pao.  — Destruction  du  village 

de  Piva . 171 

Chap.  XXXIII.  — Traversée  de  Pao  à Lebouka,  et  séjour  à 

Lebouka.  ' 216 

Chap.  XXXIV.  — Fin  de  l’exploration  des  îles  Viti. — Séjour 
à Boua.  — Considérations  générales 
sur  les  habitants.  ' 234 

Notes.  265 


FIN  DE  1,A  TABLE  DU  TOME  QUATRIÈME. 


CARTE  4^ 


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Cap  Sud 


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172  A> 


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lli  ijlii  iiiiâ 

(ARCHIPEL  DES  NAVIGATEURS  DE  BOUGAINVILLE) 

Septembre  et  Octobre 

1858. 


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I.  Olo  -SinÔa 


-Longitude  ci  l 'Occident  du  Méridien  de  Hzrùr . 


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l Topooraplie  par  Poornick . 


Dinde  par  B or  rom  ce- 


La  Lettre  par  Burtv. 


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