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Full text of "Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l'Indo ..."

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ROYAUMES. DE SIAM 

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ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L INDO- CHINE 

RELATION E^TBAITE 

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DU JOURNAL ET DE LA CORRESPONDANCE DE L*AUTEUR 

Par 

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VOYAGE 



DANS LES 



ROYAUMES DE SIAM 



DE CAMBODGE ET DE LAOS 



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CouLOMMiERs. — Typographie A. MOUSSIN. 



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HENRI MOUHOT 



VOYAGE 



DANS LES 



ROYAUMES DE SIAM 

DE CAMBODGE, DE LAOS 

ET AUTBES PARTIES CENTRALES DE L*INDO-GHINE 
RKLATIOM EXTRAITE 

DU JOURNAL ET DE LA CORRESPONDANCE DE L'AUTEUR . 

PAR 

FERDINAND DE LANOYE 



» .- 



PARIS 

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE & C» 

BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N* 77 

1868 

Droits de propriété et de traduction réservés. 



3)S 



:- ..• 






AVANT-PROPOS 



« Les vastes régions qui, sous la figure d'une 
double péninsule, s'étendent entre le golfe du Ben- 
gale et la mer de Chine , ne sont guère connues que 
par leurs côtes, Tintérieur présentant un champ de 
conjectures inutiles et fastidieuses i. » 

Il y a plus de cinquante ans déjà que Malte-Brun 
écrivait les lignes précédentes sur les contrées où 
nous allons faire pénétrer nos lecteurs. Le savant 
géographe entrevoyait bien que toute la charpente 
de cette région était formée par quatre chaînes de 
montagnes sorties du Thibet, courant vers le sud et 
encadrant entre leurs escarpements parallèles trois 
longues et superbes vallées, arrosées par de grands 
fleuves; mais il ajoutait que « les sources et le cours 
même de ceux-ci étaient à peu près inconnus. » 

Le demi-siècle, si fécond en découvertes, qui a 
passé sur l'ouvrage de Malte-Brun, a soulevé une 
bonne partie des voiles qui couvraient l'Indo-Chine. 
Deux guerres successives entre l'empire des Bir- 
mans et la défunte Compagnie des Indes ont poussé 

* Précis de la géographie universelle, livre CLL Premièrp j 
édition, 1813. y^ K. 



VI AVANT-PROPOS 

les Anglais dans la vallée de Tlrrawadi; ils l'ont 
exploré,e en conquérants, et en ont réduit la moi- 
tié méridionale en provinces anglaises. Toutes les 
grandes sectes chrétiennes ont eu et ont encore 
des missionnaires dans Tlndo-Chine, et plusieurs 
même possèdent des temples à Siam. Le meilleur 
livre ' qu'on ait écrit sur ce dernier pays est l'œuvre 
d'un évêque catholique. Les pages les plus intéres- 
santes et les plus douloureuses des Annales de la 
Propagation de la foi sont consacrées à la Cochin- 
chine et au Tonquin. De courageux missionnaires 
se sont établis depuis une douzaine d'années dans 
les marches sauvages de l'Annam et du Cambodge; 
ils ont navigué sur le grand fleuve Mékong, l'artère 
de la grande vallée orientale de l'Indo-Chine, et ont 
signalé à la géogra]phie le vaste lac Touli-Sap et les 
ruines antiques qui dorment sur ces bords. 

L'honneur de relier l'ensemble de ces découvertes, 
de décrire, et de dessiner ces ruines , de traverser la 
chaîne qui sépare les deux bassins du Ménam et du 
Mékong, et de remonter ce dernier fleuve jusqu'aux 
frontières de la Chine, était réservé à un de nos 
compatriotes, M. Mouhot, choisi pour cette mission 
par les sociétés scientifiques de Londres. 

Il a payé cet honneur de sa vie, mais un honneur 
plus grand était réservé à sa mémoire. Récemment 
une commission française, chargée par le gouver- 
neur de Saigon de remonter le fleuve Mékong et d'en 
relever topographiquement le cours, a croisé, à plu- 
sieurs reprises, les traces de Henri Mouhot, et dans le 

* Description du royaume Thay ou Siam, par M»' Palle- 
goix. Paris, 1854. 



AVANT-PRÔPOS Vli 

souvenir que ce voyageur a laissé dans ces contrées 
k demi sauvages, nos compatriotes ont trouvé connue 
nn talisman qui applanissait devant eux les obstacles 
du chemin et abaissait toutes les barrières. 

Si prématurément close qu'ait été la carrière 
de Henri Mouhot, elle a donc été suffisamment rem- 
pKe; par ses travaux et par sa mort, cet héroïque et 
modeste savant a bien mérité, tout à la fois, de la 
science et de sa patrie. 

Publiée d'abord dans le Tour du Monde^ la rela- 
tion de ses voyages a paru un an plus tard en Angle- 
terre, en deux volumes in 8®, illustrés avec les plan- 
ches mêmes du recueil français. 

En reproduisant dans l'édition actuelle le texte 
primitif du Tour du Monde, nous l'avons revu avec 
le plus grand soin et en tenant consciencieusement 
compte des dissemblances qui le séparaient de la ver- 
sion anglaise. 

Ces dissemblances, d'ailleurs, sont plus apparen- 
tes que réelles et portent bien moins sur le fond que 
sur la forme. Elles s'expliquent naturellement par 
la différence des points de vue où se sont placées les 
personnes chargées, à Londres et à Paris, de l'arran- 
gement définitif des nombreux documents écrits, 
laissés par Henri Mouhot. 

Pour les membres des sociétés savantes qui 
avaient patronné les travaux du voyageur dans un 
intérêt de spécialité scientifique, cette tâche ne pou- 
vait être qu'un travail de classification. 

Pour nous, — dont le devoir était de faire connaî- 
tre à la France, de populariser parmi nous les la- 
beurs et l'individualité, l'esprit et le cœur d'un com- 



VIII AVANT-PROPOS 

patriote, tombé dans Textrême Orient en précurseur 
de notre civilisation, en éclaireur de notre drapeau, 
— nous avons songé avant tout à coordonner ses 
récits. 

Sans omettre rien d'essentiel, mais évitant toute 
redite, tout double emploi, nous nous sommes as- 
treint à resserrer le texte de l'auteur, à fondre l'un 
dans l'autre son journal et sa correspondance, de 
manière à toujours rapprocher et grouper ensemble 
les observations identiques et les appréciations de 
même nature ; c'était le seul moyen de renfermer 
dans un cadre un peu restreint autant de faits et de 
choses que peuvent en contenir les deux volumes de 
la version anglaise. Nous avons fait enfin , pour la 
relation de Henri Mouhot, ce que, du fond du cœur, 
nous voudrions qu'une main émue et sympathique 
fît pour les manuscrits non encore terminés ou polis, 
sur lesquels, d'un moment à l'autre, la mort peut 
nous surprendre à notre tour. 

F<* DE Lanoye. 



Paris, le 30 septembre 1868. 



VOYAGE 

DANS LES 



ROYAUMES DE SIAM 

DE CAMBODGE, DE LAOS 

ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE l'iNDO-CKINE 



I 



La traversée. — Premier coup d'œil sur le royaume de Siam 

et sur Bangkok, la capitale. 

Le 27 avril 1858, je m'embarquai à Londres slir 
un navire du commerce, à voiles, et de très-modeste 
apparence, pour mettre à exécution un projet que je 
mûrissais depuis quelque temps, celui d'explorer le 
royaume de Siam, le Cambodge, le Laos et les tribus 
qui occupent le bassin du grand fleuve Mékong. J'é- 
pargne au lecteur les détails du voyage et de la vie 
à bord ; je me borne à dire que l'encombrement du 
bâtiment et la conduite du capitaine, dont la sobriété 
laissait beaucoup à désirer, me firent traverser une 
série de jours assez difficiles. Enfin, j'arrivai à Sin- 
gapour le 3 septembre. Je n'y fis qu'une courte 
halte pour m'orienter sur les pays que j'allais visi- 

MouHOT. VoY. a>E Siam. 1 



2 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

ter et trouver un navire en partance pour la capitale 
de Siam. Le 12 du même mois, après une traversée 
assez monotone (Jans le large golfe qui sépare Tlndo- 
Chine en deux péninsules, nous arrivâmes à la barre 
du Ménam, fleuve qui traverse la ville de Bangkok; 
il est obstrué à son embouchure par un vaste banc 
de sable qui barre le passage aux navires d'un fort 
tonnage, et c'est à huit ou neuf milles dans le golfe, 
et avec des frais assez considérables , qu'ils doivent 
opérer une partie de leur déchargement, s'ils veu- 
lent remonter jusqu'à la capitale. Le Kusrovie, notre 
bâtiment, ne tirant que douze pieds d'eau, passa sans 
grandes difficultés et vint jeter l'ancre à Paknam, 
en face de la demeure du gouverneur, chez lequel le 
capitaine et moi nous nous rendîmes aussitôt, afin 
d'obtenir la permission de poursuivre notre route. 

Cette formalité remplie, je m'empressai de visiter 
les forts, le marché et quelques rues de la ville. Les 
premiers sont construits en briques et crénelés. 
Paknam est le Sébastopold ou le Cronstadt du roi 
de Siam; cependant je crois qu'une escadre euro- 
péenne s'en rendrait facilement maîtresse et que son 
chef, après y avoir déjeuné, pourrait le même jour 
aller dîner à Bangkok. 

Sur un petit îlot, au milieu de la rivière, s'élève 
une pagode fameuse et d'un travail remarquable; 
elle confient, m'a-t-on dit, les restes des derniers 
rois siamois. L'eff*et que produit cette pyramide, en 
se reflétant dans les eaux profondes et limpides et 
en profilant ses grandes lignes sur un fond de ver- 
dure tropicale, est vraiment saisissant. 

Quant à la ville, ce que j'en ai vu était d'une saleté 



DE SIÂM, DE CAMBOD0B ET DB LAOS 3 

repoussante. A huit ou dix kilomètres plus haut, 
nous passâmes devant une autre ville fortifiée nom- 
mée Paklat , et peuplée d'environ sept mille habi- 
tants, presque tous originaires du Pégou. Deux 
citadelles resserrent ici le fleuve, et de l'une à l'autre 
on peut tendre une sorte de chaîne formée de câbles 
en fil de fer et de poutres armées d'éperons. Cet 
obstacle, formidable peut-être pour une jonque chi- 
noise ou annamite, ne soutiendrait pas un seul 
instant le choc d'une de nos chaloupes canonnières 
cuirassées; et la vue de cet impuissant engin de 
guerre m'intéressa bien moins que celle d'un ha- 
meau voisin, où l'industrie locale a établi une raffi- 
nerie de sucre. 

On ne peut refuser au fleuve le beau nom qu'il porte 
— Ménam — Mère des eaux, car sa largeur, aussi bien 
que sa profondeur, permettent aux navires du plus 
fort tonnage d'effleurer ses rives sans danger ; les 
vergues s'accrochent aux branches ; les oiseaux folâ- 
trent en chantant au-dessus des agrès, et les insec- 
tes, en quantit;é prodigieuse, bourdonnent nuit et jour 
sur le pont; le paysage est, en outre, des plus pitto- 
resc[ues et des plus beaux. De distance en distance, 
des maisons s'élèvent sur les deux rives, et dans 
le lointain on aperçoit de nombreux villages.Nous 
rencontrons un grand nombre de canots, et c'est 
avec une dextérité incroyable qu'hommes , femmes 
ou enfants dirigent ces légères embarcations. 

Déjà lors de ma visite au gouverneur de Paknam, 
j'avais pu remarquer l'étroite familiarité qui existe 
en ce pays entre l'enfance et l'humide élément. J'ai 
vu les enfants de ce fonctionnaire, de vrais marmots, 



4 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

se jeter dans la rivière, nager et plonger comme des 
poissons. C'était un spectable curieux et ravissant, 
surtout par le contraste qu'offrent les enfants avec 
les adultes. Ici comme dans toute la plaine de Siam 
que j'ai parcourue depuis, j'ai rencontré des enfants 
charmants que je me sentais porté à aimer et à ca- 
resser, tandis qu'arrivés à un certain âge, ils s'en- 
laidissent par l'usage du bétel qui noircit leurs dents 
et grossit leurs lèvres. 

La situation même du pays tend un peu à rendre 
amphibies ses habitants. Toute la partie centrale du 
bassin de Ménam n'est qu'une plaine alluviale, cou- 
pée de canaux, et noyée annuellement pendant plu- 
sieurs mois ; nous étions déjà arrivés au centre de la 
cité populeuse que je me croyais encore à la cam- 
pagne ; il me fallut la vue de plusieurs constructions 
européennes et celle des bateaux à vapeur qui sil- 
lonnent cette majestueuse rivière, dont les bords 
sont garnis de maisons et de boutiques flottantes, 
pour me rappeler à la réalité locale. 

Nous jetâmes l'ancre en face de la cathédrale de 
la Mission française et du modeste palais de Us^^ Pal- 
legoix, ce digne archevêque qui, pendant près de 
trente ans, sans autre assistance que celle de quel- 
ques missionnaires dévoués comme lui, a su faire 
respecter dans ces régions lointaines le signe révéré 
du chrétien et le nom de la France. 

La vue de la croix surtout, dans ces pays éloignés, 
fait le même bien au cœur que la rencontre d'un 
ami de vieille date. A sa vue, on se sent soulagé, 
on sait qu'on n'est plus seul. Le dévouement, l'ab- 
négation de ces pauvres et bons missionnaires, pro- 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 5 

vidence des voyageurs, modestes pionniers de la 
science et de la foi, sont dignes d'admiration, et ce 
serait de l'ingratitude que de ne pas leur rendre 
rhommage qui leur est dû. 

Depuis quelque temps, surtout depuis les guerres 
de Chine et de Gochinchine, on a fait grand bruit de 
Siam en Europe, et sur la foi des traités de com- 
merce et de paix, et d'ampouleuses descriptions, plu- 
sieurs représentants de la France et de l'Angleterre 
y ont fondé des maisons de commerce. Malheureuse- 
ment il y a eu beaucoup de déceptions et, à cette 
heure, c'est une plainte générale. Le fait est que les 
négociants ont des concurrents dangereux dans les 
mandarins, et même dans les princes qui acca- 
parent la plus grande partie du riz et du sucre, 
branches principales du commerce, et l'expédient 
sur leurs jonques -et leurs nombreux navires; de 
plus, le pays n'était pas préparé au changement 
qui s'est opéré tout à coup dans ses lois, et n'a en- 
core guère cultivé que pour sa propre consomma- 
tion; en outre, la population est peu nombreuse, et 
le Siamois est paresseux. La culture est en grande 
partie entre les mains des Chinois, gens plus la- 
borieux, mais dont l'immigration s'est détournée 
depuis quelques années pour se porter en Aus- 
tralie, en Californie, à Singapour et dans quelques 
autres contrées florissantes. * 

Le royaume de Siam mérite certainement toute la 

réputation de beauté dont il jouit; cependant c'est 

particulièrement dans les montagnes que la nature 

porte un véritable cachet de grandeur. 

Les environs de Bangkok sont, à perte de vue, 



6 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

aussi plats que les polders de la Hollande. La ville 
elle-même repose sur un archipel d'ilôts vaseux que 
le bras principal, ou thalweg du Ménam, découpe 
en deux sections. Celle de droite n'a guère droit 
qu'au titre de faubourg, car les huttes du peuple, 
les jardins et les marais y dominent. Les pagodes et 
les demeures des grands y sont rares. Sur la rive 
gauche du fleuve, au contraire, la ville proprement 
dite, entourée de murailles crénelées et flanquées de 
loin en loin de tours et de bastions, couvre un espacé 
de deux lieues de circuit. Entre les deux sections, des 
milliers de boutiques, flottant sur des radeaux, s'al- 
longent sur deux rangs en suivant les sinuosités du 
fleuve que sillonnent en tous sens d'innomibrables 
embarcations. L'animation qui règne sur les eaux 
est la première chose qui frappe le voyageur péné- 
trant au sein de cette capitale par la voie du Ménam. 
Bientôt, son attention est attirée par la vue des pa- 
lais royaux et des pagodes, projetant dans les airs, 
au-dessus de l'éternelle verdure de la végétation 
tropicale, leurs flèches dorées, leurs dômes vernis- 
sés, leurs hautes pyramides, sculptées à jour, 
découpées en guipures et reflétant tous les rayons 
du soleil, toutes les couleurs du prisme sur leur 
revêtement de cristaux et de porcelaines. Cette 
architecture des Mille et une Nuit$, la variété 
infinie des édifices et des costumes, indiquant la 
diversité des nationalités groupées sur ce point 
du globe, le son incessant des instruments de mu- 
sique et le bruit des représentations scéniques, tout 
cet ensemble est, pour l'étranger, un spectacle aussi 
nouveau qu'agréable au premier abord. 



B£ siAM, DE Cambodge et de laos 7 

En outre, ici, — autre impression étrange, — pas 
de bruits de voitures ni de chevaux; pour vos affaires 
ou vos plaisiifs, vous êtes obligé de descendre ou re- 
monter la rivière en bateau. Bangkok est la Venise 
de r Orient; on n'y entend que le bruit des rames, 
celui des ancres, le chant des matelots ou les cris 
des rameurs qu'on nomme cipayes. Ba rivière tient 
lieu de cours et de boulevards, et les canaux rem- 
placent les rues. Un observateur n'a de choix dans 
ce pays qu'entre deux positions : s'accouder sur son 
balcon, ou glisser mollement sur l'eau couché au 
fond de son canot. 



II 



Population de Bangkok. — Les Siamois. — Hommes, femmes, 
enfants. — Esprit de famille. — Étranges contrastes. — Su- 
perstitions. 



Bangkok, ville toute moderne , a succédé comme 
capitale du royaume de Siam à deux autres cités qui, 
elles-mêmes, ne remontent pas à une haute anti- 
quité : Ajuthia et Nophabury. En héritant de leurs 
prérogatives, elle a aussi hérité de leurs titres offi- 
ciels, et tout bon Siamois voit en elle Ki^ng-tliépha' 
maJia^nakkom'Si'Ayuthaja-inaha'dilok'rcixccthani, 
c'est-à-dire « la grande ville royale des anges, la 
belle et inexpugnable cité, etc., etc. » Ces qualifica- 
tions sont brillantes; mais sont -elles méritées? 
Inexpugnable! hélas! Bangkok ne Test pas plus 
qu' Ajuthia, qui a été, à plusieurs reprises, prise et 
pillée par les Pégouans et les Birmans. — Belle! elle 
a certainement droit à cette épithète quand, vue du 
milieu du fleuve, elle étale au regard ses palais et 
ses temples; mais elle la perd rapidement dès qu'on 
pénètre dans les ruelles fangeuses, dans les mille 
canaux secondaires, étroits et nauséabonds qui dé- 



VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 9 

coupent ses îlots chargés de huttes sales et miséra- 
bles, blessant l'œil autant que Todorat. Quant à la 
population de cette royale cité, — population dont 
il est presque impossible de savoir le chiffre exact, 
vu l'imperfection des recensements orientaux, mais 
qui grouille certainement, au nombre de trois ou 
quatre cents milliers de créatures, dans un espace où 
cinquante mille Français auraient peine à se mou- 
voir et à respirer, — bien loin de rappeler en quoi 
que ce soit le type angélique, tel du moins que nous 
nous le représentons d'après les traditions artis- 
tiques et religieuses, elle forme certainement un 
des groupes sociaux les plus énervés au physique et 
au moral qui. existent sur ce globe sublunaire. 

Pendant dix longues années, j'ai séjourné en Rus- 
sie; j'y ai été témoin des effets affreux du despo- 
tisme et de l'esclavage. Eh bienl ici j'en vois d'au- 
tres résultats non moins tristes et déplorables. A 
Siam, tout inférieur rampe en tremblant devant son 
supérieur; ce n'est qu'à genoux o^ prosterné et avec 
tous les signes de la soumission et du respect qu'il 
reçoit ses ordres. La société tout entière est dans un 
état de prosternation permanente sur tous les de- 
grés de l'échelle sociale : l'esclave devant son 
maître, petit ou grand, celui-ci devant ses chefs ci- 
vils, militaires ou religieux, et tous ensemble devant 
le roi. Le Siamois, si haut placé qu'il soit, dès qu'il 
se trouve en présence du monarque, doit demeurer 
sur ses genoux et sur ses coudes aussi longtemps 
que son divin maître sera visible. Le respect au sou- 
verain ne se borne pas à sa personne, mais le palais 
qu'il habite en réclame une part; toutes les fois 



10 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

qu'on passe en vue de ses portiques, il faut se dé- 
couvrir; les premiers fonctionnaires de TÉtat sont 
alors tenus de fermer leurs parasols, ou tout au 
moins de les incliner respectueusement du côté op- 
posé à la demeure sacrée; les innombrables rameurs 
des milliers de barques qui montent ou descendent 
le fleuve doivent s'agenouiller, tête nue, jusqu'à ce 
qu'ils aient dépassé le pavillon royal, le long duquel 
des archers, armés d'une sorte d'arc qui décoche 
fort loin des balles de terre fort dure, se tiennent en 
sentinelles, pour faire observer la consigne et châ- 
tier les délinquants. Ajoutons, comme dernier trait, 
que ce peuple, toujours à plat ventre, — dont un 
grand tiers au moins, la moitié peut-être, si l'on en 
excepte la colonie chinoise, est esclave de corps et 
de biens, — se donne à lui-même le nom de Thaie, 
qui signifie hommes libres!!! 

La population du royaume de Siàm s'élève, suivant 
Mk' Pallegoix, à six millions, à quatre et demi seule- 
ment, suivant l'Anglais Bowring; mais, quel que soit 
son chiffre, elle n'est pas, àbeaucoup près, homogène. 
Une colonie chinoise, très-respectable dans ce pays, 
en forme au moins un cinquième; deux autres cin- 
quièmes sont composés de Malais, de Cambodgiens, 
de Laotiens, de Pégouans, etc. Les Siamois propre- 
ment dits comptent donc à peine deux millions. Cha- 
que population a ses usages, ses mœurs à elle;* et, 
bien que toutes appartiennent à cette branche du 
tronc humain que les classificateurs appellent la race 
mongole, toutes ont un type propre. Les Siamois se 
reconnaissent sans peine à leurs allures molles et 
paresseuses, à leur physionomie servile. Us ont près- 



DE SIAM, DB CAMBODGE BT DB LAOS 11 

que tous le nez un peu camard, les pommettes des 
joues saillantes, l'œil terne et sans intelligence, les 
narines élargies, la bouche trop fendue, les lèvres 
ensanglantées par l'usage du bétel, et les dents noires 
comme de l'ébène. Ils ont tous aussi la tête complè- 
tement rasée, à. l'exception du sommet, où ils laissent 
croître une espèce de toupet. Leurs cheveux sont 
noirs et rudes : ils figurent assez exactement la brosse ; 
les femmes portent le même toupet, mais leurs che« 
veux sont fins et tenus soigneusement. On regrette, 
à les voir, qu'elles les rasent impitoyablement dès 
leur naissance. Le costume des hommes et des 
femmes est peu compliqué : une pièce d'étoffe qu'ils 
relèvent par derrière et dont ils attachent les deux 
bouts à leur ceinture, est leur unique vêtement. On 
lui donne indifféremment le nom de pagne ou de 
langouti. Les femmes portent, en outre, une écharpe 
d'une épaule à l'autre. Nous reconnaissons, du reste, 
volontiers, qu'ici, le type féminin, tant qu'il peut s'é- 
tayer de la jeunesse, est de beaucoup supérieur au 
type de l'homme et que, la finesse des traits à part, 
la Siamoise de douze à vingt ans a peu à vivier aux 
modèles convenus de notre statuaire. 

Depuis le prince jusqu'au mendiant, tout le monde 
mâche le bétel à Siam : c'est un des besoins de la 
vie. Aussi, les Chinois établis dans ce royaume culti- 
vent-ils avec soin cette denrée, qu'ils vendent avan- 
tageusement. Ces Chinois émigrés sont d'habiles cul- 
tivateurs, des commerçants intelligents; ils parlent 
le siamois comme s'ils étaient nés à Siam, mâchent le 
bétel comme les indigènes; comme eux, ils rampent 
devant les mandarins et le roi; mais, en revanche, ils 



12 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

font fortune, et avec l'argent viennent les honneurs. 

Une des grandes qualités du peuple siamois est 
l'esprit de famille. Chez l'esclave, comme chez le 
seigneur, vous verrez donner les mêmes soins et les 
mêmes caresses aux enfants. Qu'il arrive un malheur 
à un membre de la famille, frère, cousin, etc., tous 
les parents à l'envi viendront s'unir, se cotiser, pour 
prévenir l'accident, s'il en est temps encore, ou pour 
l'alléger, dans le cas contraire. Il m'est arrivé vingt 
fois d'entrer dans une case d'esclaves, ou dans le pa- 
lais du premier ministre, de prendre un enfant sur 
mes genoux et de le caresser; aussitôt je voyais la 
joie se peindre sur le visage du père et de la mère; 
tous deux me remerciaient avec eifusion; kopliai, 
kopUai, merci, merci, me répétaient-ils, et, une autre 
fois, si je passais devant leur demeure, « Viens donc 
chez nous, étranger, » me criait la mère. Ces petits 
détails indiquent clairement, il me semble, que ce 
peuple a du cœur; et si, un jour, il s'éclaire et se 
civilise à notre contact, il retrouvera, j'en ai la con- 
viction, ses autres facultés intellectuelles, qui ne 
sont qu'endormies. 

Enfants du berceau jusqu'à la tombe, les Siamois 
adorent les bijoux, n'importent lesquels, vrais ou 
faux, pourvu qu'ils brillent ; ils couvrent leurs femmes 
et leurs enfants d'anneaux, de bracelets, d'amulettes 
et de plaques d'or ou d'argent; aux bras, aux jambes, 
au cou, aux oreilles, sur le torse, sur les épaules, 
partout où il peut en tenir, on est sûr d'en trouver. 
J'ai vu un charmant enfant de six à huit ans, fils 
du roi, si chargé de ces objets, de clinquant et de 
broderies en pierres fines, qu'il ne pouvait bouger, 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 13 

le poids de ses vêtements et de ses bijoux l'empor- 
tant de beaucoup sur celui de son pauvre petit 
corps. 

Ne devant cacher ni le bien ni le mal là où nous 
les trouvons existants, séparément ou réunis, nous 
répéterons qu'un tiers au moins de cette population 
vit dans l'esclavage. C'est donc un total de quinze à 
dix-huit cent mille créatures humaines passées à 
l'état de marchandises. Elles forment trois catégories : 
40 les prisonniers de guerre, captifs distribués aux 
nobles selon le caprice du roi, et dont la rançon peut 
aller en moyenne à quarante-huit ticaux (à peu près 
cent cinquante francs); 2*> les esclaves rachetables, 
ou individus privés de leur liberté pour cause de 
dettes, et dont les services acquis à leurs créanciers 
sont supposés payer les intérêts de la somme due; 
3<» enfin les esclaves non susceptibles de rachat. Cette 
dernière classe, le oaput mortuum de la misère, est 
entièrement recrutée d'enfants vendus par leurs pa- 
rents à la suite de procès, de gêne ou de famine, et 
qu'un contrat écrit met corps et âme à la disposition 
de l'acquéreur. 

Nous trouvons dans Pallegoix (t. I, p. 234) un spé- 
cimen d'un contrat de ce genre ; le voici : « Le mer- 
credi, sixième du mois, vingt-cinquième jour de la 
lune de l'ère 4211, moi, le mari, accompagné de 
M"» Kol, l'épouse, nous amenons notre fille Ma pour 
la vendre à M. Luang-si, moyennant quatre-vingts ti- 
caux (deux cent quarante francs), pour qu'il la prenne 
à son service en place des intérêts dus. Si notre fille 
Ma vient à s'enfuir, que son maître me prenne et 
exige que je lui trouve et ramène la jeune Ma. Moi, 



44 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

sieur Mi, j'ai apposé ma signature comme marque. » 

Qui donc a prétendu que la lecture d'un acte de 
vente était monotone et sans intérêt? 

Après le droit pour les parents de disposer com- 
mercialement de leurs enfants, vient pour le chef de 
famille celui de disposer pareillement de sa moitié. 
S'il l'a achetée, ce qui est le cas général dans les 
basses classes, la chose ne souffre pas la plus petite 
difficulté, il peut la revendre quand il lui p]att. Mais 
il ne peut agir si lestement à l'égard de celle qui lui 
a apporté une dot; il ne lui est loisible de vendre 
celle-ci qu'autant qu'ayant lui-même contracté des 
dettes du consentement de sa compagne, elle a ré- 
pondu de l'engagement sur sa liberté. 

A part ces transactions plus ou moins dramatiques 
et fréquentes, la plus grande union semble régner 
sous le toit conjugal siamois. La femme, presque 
toujours bien traitée par son époux, conserve un 
ascendant non contesté autour du foyer domestique; 
elle y est honorée et jouit d'une grande liberté; loin 
d'être reléguée dans l'intérieur, comme en Chine, 
elle se montre en public, va au marché, rend et re- 
çoit des visites, étale à la promenade, en ville, à la 
campagne, dans les pagodes, les toilettes de luxe, 
les bijoux dont la surchargent la vanité et l'affection 
de son mari, et fait bien rarement repentir celui-ci 
de l'aveugle confiance qu'il lui accorde. 

Ainsi voilà de pauvres créatures qui possèdent à 
un haut degré l'esprit de famille; voilà des parents 
qui aiment tendrement leurs petits, qui tremblent et 
gémissent en les voyant souffrir et pleurer, et qui 
s'en défont, comme d'une denrée vulgaire, avec un 



■ ' 



DE siAM, DE Cambodge et de laos 45 

menreilleux sang-froid, à la première incitation du 
besoin! Voilà des époux modèles, vivant dans le 
calme de l'union la plus exemplaire, et sur lesquels 
surtout plane incessamment la pensée qu'à un mo- 
ment donné le mari pourra liquider quelque compte 
usuraire avec la liberté, la personne même de sa 
compagne!... Ah! la philosophie a beau étudier le 
cœur humain et fouiller ses replis, elle ne saura ja- 
mais combien de contrastes il recèle et quelle pâte 
malléable il offre aux institutions sociales, surtout 
aux mauvaises. 

Nés de la rencontre de deux courants de popula- 
tions venus de l'Occident et du Nord, les Siamois ont 
conservé intactes toutes les superstitions des Indous 
et des Chinois, en dépit des prescriptions du bou- 
dhisme, qui a cherché en vain à les en délivrer. Ils 
croient à tous les démons crochus, cornus, chevelus 
de la mythologie du Céleste Empire ; ils ont la foi la 
plus complète dans l'existence des sirènes, des ogres, 
des géants, des nymphes des bois et des montagnes, 
des génies du feu, de l'eau et de l'air, et enfin de 
tous les monstres fabuleux de l'antique panthéon, ou 
plutôt pandémonium brahmanique, depuis les naghas 
ouserpents divins qui vomissent des flammes, jusqu'à 
l'aigle garouda qui enlève les hommes. Ils croient 
également aux amulettes, qui rendent invulnérables, 
qui donnent la santé, la fécondité, ou écartent le 
mauvais sort et le mauvais œil; aux philtres qui ins- 
pirent l'amour ou la haine, etc., etc., et enfin, petits 
et grands, peuple et roi font vivre à leurs dépens une 
foule d'astrologues et de devins qui prédisent la pluie 
ou la sécheresse, la paix ou la guerre, les bonnes ou 



46 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

les mauvaises chances du jeu et des transactions 
commerciales, et qui indiquent les jours et les heures 
favorables pour la naissance, le mariage, le départ 
et le retour d'un voyage, la construction d'une mai- 
son, en un mot pour tous les événements, pour toutes 
les opérations de quelque importance de la vie do- 
mestique ou sociale. 

Une superstition moins innocente, s'il faut en croire 
l'évêque missionnaire Bruguierie i, serait celle q[ui 
exige du sang humain pour arroser les fondations de 
toute nouvelle porte construite dans l'enceinte d'une 
cité. Des voyageurs modernes ont constaté l'existence 
'de cette horrible coutume dans Ife centre de l'Mri- 
que 2; à Siam, elle ne peut être considérée que 
comme une effluve tout à la fois morbide et vivace, 
une irradiation délétère venant, jusqu'aux jours ac- 
tuels, des profondeurs des siècles, et dont il faut 
chercher l'origine dans cette époque de barbarie 
primitive, où la race couchite dominait dans l'orient 
et le midi de l'Asie. L'évêque Pallegoix, qui avoue 
pourtant avoir lu quelque chose de semblable dans 
les Annales de Siam, n'ose affirmer le fait tel que le 
raconte son collègue, dont voici le récit textuel : 

« Lorsque l'on construit une nouvelle porte aux 
remparts de la ville, ou lorsqu'on en répare une qui 
existait déjà, il est fixé, je ne sais par quel article 
superstitieux, qu'il faut immoler trois hommes inno- 
cents. Voici comment on procède à cette exécution 

* Annales des la Propagation de la foi, 1832. 

» Voir entre autres dans Rafifenel, Voyage dans le pays des 
nègres, la terrible légende que ce voyageur a empruntée à 
rhistoire moderne de Ségo. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 17 

barbare. Le roi, après avoir tenu secrètement son 
conseil, envoie un de ses officiers près de la porte 
qu'il veut construire. Cet officier a l'air, de temps en 
temps, de vouloir appeler quelqu'un; il répète plu- 
sieurs fois le nom que l'on veut donner à cette porte, 
n arrive plus d'une fois que les passants, entendant 
crier après eux, tournent la tête; à l'instant l'officier, 
aidé d'autres hommes apostés tout auprès, arrêtent 
trois de ceux qui ont regardé. Leur mort est dès lors 
irrévocablement résolue; aucun service , aucune 
promesse, aucun sacrifice ne peut les délivrer. On 
pratique dans l'intérieur de la porte une fosse ; on 
place par - dessus , à une certaine hauteur , une 
énorme poutre; cette poutre est soutenue par deux 
cordes et suspendue horizontalement, à peu près 
comme celle dont on se sert dans les pressoirs. Au 
jour marqué pour ce fatal et horrible sacrifice, on 
donne un repas splendide aux trois infortunés. On 
les conduit ensuite en cérémonie à la fatale fosse. Le 
roi et toute la cour viennent les saluer. Le roi les 
charge, en son particulier, de bien garder la porte 
qui va leur être confiée, et de ne pas manquer d'a- 
vertir si les ennemis ou les rebelles se présentaient 
pour prendre la ville. A l'instant on coupe les cordes, 
et les malheureuses victimes de la superstition sont 
écrasées sous la lourde masse qui tombe sur leur 
tête. Les Siamois croient que ces infortunés sont mé- 
tamorphosés en ces génies qu'ils appellent phi. De 
simples particuliers commettent quelquefois cet hor- 
rible homicide sur la personne de leurs esclaves, 
pour les établir gardiens, comme ils disent, du trésor 
qu'ils ont enfoui. » 

MOUHOT. VOY. DE SlAM. 2 



III 



Le roi de Siam. — Son érudition. — Son palais. 



Je faisais mes préparatifs de départ le 16 octobre 
pour pénétrer dans le nord du pays et visiter le 
Cambodge et les tribus sauvages qui en dépendent, 
quand je reçus une invitation du roi de Siam, pour 
assister au grand dîner que ce monarque donne 
chaque année aux Européens habitant Bangkok, le 
jour de sa fête. Je lui fus présenté par Wp^ Palle- 
goix, et Faccueil de Sa Majesté fut plein de douceur 
et d'affabilité. 

Prenons à la hâte quelques notes sur son cos- 
tume : large pantalon et courte jaquette brunâtre 
d'une étoffe légère, pantoufles pour chaussure, et 
pour coiffure une petite casquette de cuir comme 
celles que portent les officiers de marine. Le rc« 
avait aussi un riche sabre au côté. La plupart des 
Européens présents à Bangkok assistaient à ce din^, 
où des toasts chaleureux furent portés à la santé de 
Sa Majesté, qui assistait au repas, debout et circu- 
lant autour des tables, tout en chiqaaQt le bétel ^ 



VOYAGE DANS LK ROYAUME DE SIAM 19 

adressant un mot agréable à chacun. Le repas était 
servi dans une vaste salle ou plutôt un péristyle 
d'où Ton pouvait voir un peloton de la garde royale 
avec drapeau et tambour en tête, rangé en ligne 
dans la cour. 

Lorsque j'allai prendre congé de Sa Majesté, elle 
daigna m' offrir un petit sachet de soie verte conte- 
nant les pièces de monnaie d'or et d'argent en usage 
dans le pays, courtoisie à laquelle j'étais loin de 
m'attendre et dont je lui témoignai toute ma gratitude. 

SaMajestéPhra-Bard-Somdetch-Phra4^haramendr- 
Maha-Monkut, aujourd'hui régnante à Siam, est, de 
Êdt, maîtresse absolue des êtres et des choses de son 
royaume. Le sol même, fonds et tréfonds^ comme 
dirait un notaire, est sa propriété; nul ne peut y pos- 
séder, y vivre même sans sa permission. Chef infail- 
lible de l'armée, de la loi et du culte, il nomme à 
tous les emplois civils, militaires et religieux. Il 
peut, à son gré, créer des princes de talapoins et 
des ch^s de pagodes; il peut aussi les révoquer. 
S'il use peu de ce dernier droit, c'est moins par 
respect pour son clergé que pour ses propres sou- 
venirs. Il a longtemps vécu de la vie des talapoins 
avant d'être roi. Passer par la filière monacale est 
une condition, la seule peut-être que l'usage exige à 
Siam de la royauté. 

Quel que soit son passé, le roi de Siam affiche 
des prétentions à l'administration et à la politique; 
il donne, dans ce but, dei^ audiences par jour à ses 
mandarins et à ses ministres. La prenùère com- 
mence à dix heures du matin et finit à deux ou trois 
heures de l'après-midi; la seconde se tiœt entr^ 



!20 VOYAGE DANS LKS ROYAUMES 

onze heures du soir et se termine à deux heures 
après minuit. 

En quatre heures bien employées, on peut faire 
bien des choses utiles; mais celles-ci se passent 
presque toujours en conversations étrangères aux 
motifs qui ont provoqué le conseil. Phra-Bard-Som- 
detch-Mongkut rappelle, par plus d'un point, Jac- 
ques V^^ d'Angleterre. Sexagénaire, il a plus d'éru- 
dition que de sérieux dans l'esprit, plus de faconde 
que. de logique dans le raisonnement; sans aucune 
idée arrêtée sur quoi que ce soit, il a le jugement 
d'un enfant dans le corps d'un vieillard. Persuadé 
que son règne fera époque, il veut tout organiser, 
tout régénérer dans son royaume, et ne trouve ni 
en lui ni autour de lui un point d'appui pour ses 
desseins mal digérés. En tout pays, ce serait un sa- 
vant véritable, nulle part un véritable roi. 

Il a fait dresser ses soldats à l'européenne; il a 
fait creuser des canaux, bâtir des forteresses, ouvrir 
des routes, construire des navires, commander des 
bateaux à -vapeur; bien plus, il a fondé à Bangkok 
une imprimerie royale et a accordé la liberté de 
l'enseignement religieux aux diverses nations qui 
vivent sous sa domination. Tout cela, c'est beau- 
coup pour un roi d'Orient. Ses intentions sont évi- 
demment bonnes et lui font honneur ; mais le champ 
qu'il veut féconder est resté tant de siècles en ja- 
chère que sa culture fatiguerait un plus rude labou- 
reur que Phra-Somdetch-Mongkut : aussi se con- 
tente-t-il d'ordonner et passe son temps à étudier le 
pâli et les vieux livres canoniques, et laisse assez 
généralement les rênes de l'État et l'exécution de 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 24 

ses ordres à des mains plus habiles, plus fortes que 
les siennes, mais aussi souvent moins honnêtes. 

Le pâli , le sanscrit même, n'ont rien de caché pour 
lui; il en a résolu toutes les difficultés, en a sondé 
toutes les profondeurs, et, dans son innocente vanité 
d'érudit, il aime à faire parade de son savoir philo- 
logique. Nos savants pourraient recourir avec avan- 
tage à sa bibliothèque et à ses connaissances. Il a ap- 
pris seul et presque sans livres la langue anglaise, 
qu'il parle et écrit couramment. Gomme un véritable 
orientaliste, il ne se résigne que difficilement à s'écar- 
ter des usages traditionnels du pays. Les coutumes 
siamoises ne permettent, en aucune circonstance, à 
un étranger de paraître en armes devant le roi de 
Siam, et on raconte encore, parmi les résidents eu- 
ropéens de Siam, avec quelles difftculés sir John 
Bowring, et après lui, M. de Montigny, ministre de 
France, parvinrent à conserver leurs épées devant Sa 
Majesté siamoise, en dépit de l'étiquette de sa cour. 

J'emprunte à l'évêque Pallegoix, qui a passé de 
longues années dans l'intimité, pour ainsi dire, de ce 
monarque, la description de sa demeure royale : 

«Le palais est une enceinte'de hautes murailles, 
qui a plusieurs kilomètres de tour. Tout l'intérieur 
de cette enceinte est pavée de belles dalles de marbre 
ou de granit; il y a des postes militaires et des ca- 
nons braqués de distance en distance; on voit de 
tous côtés une multitude de petits édifices élégants, 
ornés de peintures et de dorures. Au milieu de la 
grande cour s'élève majestueusement le Mahaprasat 
h quatre façades, couvert en tuiles vernissées, décoré 
de sculptures magnifiques et surmonté d'une haute 



22 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

flèche dorée. C'est là que le roi reçoit les ambassa- 
deurs; c'est là qu'on place le roi défunt dans une 
urne d'or, pendant près d'un an, avant qu'il soit 
brûlé; là aussi viennent prêcher les talapoins; la 
reine et les concubines entendent la prédication, ca- 
chées derrière les rideaux. A quelque distance de ce 
lieu consacré s'élève la grande salle où le roi donne 
ses audiences journalières, en présence de plus de 
cent mandarins prosternés la face contre terre ; aux 
portes sont des statues gigantesques de granit ap- 
portées de Chine; les murailles et les colonnes de la 
salle sont ornées de peintures et de dorures magni- 
fiques; le trône, qui a la forme d'un autel, est sur- 
monté d'un dais à sept étages. Les appartements du 
roi sont attenants à la salle d'audience; puis vien- 
nent le palais de la reine, les maisons des concubines 
et des dames d'honneur, avec un grand jardin qu'on 
dit magnifique. Il y a, en outre, de vastes bâti- 
ments qui renferment les trésors du roi, à savoir : 
l'or, l'argent, les pierreries, les meubles et les étoffes 
précieuses. 

« Dans cette vaste enceinte du palais, il y a un 
tribunal, un théâtre pour les comédies, la bibliothè- 
que royale, d'immenses arsenaux, des écuries pour 
les chevaux de prix et des magasins de toute sorte 
de choses; on y voit aussi une superbe pagode dont 
le pavé est recouvert de nattes d'argent, et dans la- 
quelle sont deux idoles ou statues de Bouddha, l'une, 
en or massif, de quatre pieds de haut, l'autre, faite 
d'une seule émeraude, d'une coudée de hauteur, 
évaluée par les Anglais deux cent mille piastres 
(plus d'un miUion). 



DE 8IAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 93 

« Les pagodes royales sont d'une magnificence dont 
on ne se fait pas une idée en Europe; il y en a qui ont 
coûté Jusqu'à deux cents quintaux d'argent (plus de 
quatre millions de francs). On en compte onze dans 
l'enceinte des murs de la ville, et une vingtaine en 
dehors des murs, La pagode Xetuphon renferme une 
statue de Bouddha, dormant, longue de cinquante 
mètres, et parfaitement dorée; dans celle de Borovor 
nimtj on a employé en feuilles d'or (pour les dorures 
seulement) plus de quatre cent cinquante onces 
d*or. Une pagode royale est un grand monastère où 
logent quatre ou cinq cents talapoins avec un millier 
d'en£ants pour les servir. C'est un vaste terrain, ou 
plutôt un grand jardin, au milieu duquel s'élèvent 
quantité de beaux édifices, à savoir : une vingtaine 
de belvédères à la chinoise, plusieurs grandes salles 
rangées sur les bords du fleuve, une grande salle de 
prédication, deux temples magnifiques, dont l'un 
pour l'idole de Bouddha^ l'autre pour les prières des 
bonzes; deux ou trois cents jolies petites maisons, 
partie en briques, partie en planches, qui sont la 
demeure des talapoins; des étangs, des jardins; une 
douzaine de pyramides dorées et revêtues de porce- 
laine, dont quelques-unes ont de deux à trois cents 
pieds de haut; un clocher, des mâts de pavillon, sur- 
montés de cygnes dorés, avec un étendard découpé en 
forme de crocodile ; des lions ou des statues de granit 
et de marbre apportées de Chine, et, aux deux extré- 
mités du terrain, des canaux revêtus de maçonne- 
rie, des hangars pour les barques, un bûcher pour 
brûler les morts, des ponts, des murs d'enceinte, etc. 
Ajoutez à cela que dans les temples tout estresplea- 



24 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

dissant de peintures et de dorures; Tidole colossale 
y apparaît comme une masse d'or ornée de mille 
pierreries. Ce peu de lignes suffira peut-être pour 
faire concevoir que ce sont h Siam un palais et une 
pagode royale ^ » 

Nous devons ajouter que la plus belle pagode de 
Bangkok, celle de Wat-Changy n'est cependant pas 
renfermée dans l'enceinte du palais, mais s'élève vis- 
à-vis, sur la rive droite du Ménam. Sa flèche, haute 
de deux cents pieds, est le premier indice de la capi- 
tale qu'aperçoit le voyageur qui remonte le fleuve 
en venant de la mer. 

Depuis la publication du livre de l'évêque Palle- 
goix, un nouveau pavillon entièrement dans le style 
italien, avec colonnade et pérystyle, a été élevé à 
proximité du Mahaprasat. Le roi, qui nous en fit lui- 
même les honneurs après le dîner dont j'ai parlé, 
nous fit remarquer l'inscription bilingue (anglaise 
et sanscrite) qu'il a fait graver sur le frontispice du 
portique et que l'on peut traduire par ces mots : JRé- 
créations royales, La distribution intérieure de ce 
pavillon offre un appartement complet, distribué et 
meublé dans le goût européen, avec glaces, pendules, 
tentures élégantes de haut prix. Seulement l'aména- 
gement de ce riche mobilier laisse à désirer, et l'on 
est assez surpris d'y voir figurer pêle-mêle des sta- 
tuettes et des portraits des souverains et personnages 
célèbres de notre Europe, des porcelaines de toutes 
les fabriques de l'Orient et de l'Occident, des rayons 
chargés de livres et de manuscrits en toutes les lan- 

* Msf' Pallegoix, Description du roymnyie Thaï on Siam, 1. 1, 
p. 62-66. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 25 

gues, des cartes de géographie, des globes et des 
sphères, des instruments de précision et de physique, 
des télescopes, des bocaux remplis d'échantillons 
d'histoire naturelle, des keepsakes anglais, des 
l)ronzes de Barbedienfte, des milliers de ces colifi- 
chets luxueux avec lesquels la fabrique de Paris lait 
concurrence aux chinoiseries de Canton, des laques 
du Japon, des miniatures indiennes, des cristaux de 
Baccarat et des cornues de laboratoire, des appareils 
de photographie et des lanternes magiques. Le tohu- 
bohu de ce mobilier refoule, quoi qu'on en ait, la 
pensée sur la tête encyclopédique, mais un peu con- 
fuse, de son royal propriétaire. 



IV 



Le second roi. — Hiérarchie et corruption des grands. - 

Femmes et amazones du roi. 



Gomme si ce n'était pas assez pour leur malheu- 
reux pays d'avoir à entretenir et à supporter un roi, 
une cour et un sérail royal aux innombrables reje- 
tons, les Siamois possèdent la doublure de toutes ces 
institutions. Derrière le premier roi, il y en a un se- 
cond, qui, lui aussi, a son palais, ses mandarins, son 
armée. On lui rend les honneurs souverains, et ce- 
pendant il ne remplit qu'une charge purement hono- 
rifique, n n'est que le premier sujet du véritable roi 
de Siam. La seule prérogative réelle à laquelle sa 
haute position lui donne droit est de s'asseoir dans 
un fauteuil au lieu de s'accroupir devant son col- 
lègue, dont il est comme l'ombre. Il a bien le droit 
de puiser dans le trésor royal chaque fois qu'il en a 
besoin; mais sa demande doit cependant être préala- 
blement revêtue du visa du premier roi, qui se garde 
bien de le refuser jamais. On a prétendu que cet aUer 
ego du monarque commandait ordinairement les ar- 
mées siamoises, mais c'est une allégation erronée, 



VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 27 

car dans les dernières guerres contre les Laotiens et 
les Annamites, les guerriers de Siam eurent d'abord 
pour chef un frère cadet du roi, revêtu des fonctions 
dehromlu-ang, et, après lui, ungénéral indigène dont 
le nom m'est inconnu. C'est cette même erreur qui 
adonné naissance au bruit généralement répandu en 
France qu'il y a deux rois à Siam, celui de la paix et 
celui de la guerre. Le droit de faire la guerre ou de 
conclure la paix appartient au premier roi seulement. 
Les deux collègues couronnés sont en ce moment 
frères consanguins ; mais la médisance prétend que 
leur position difficile a considérablement refroidi 
entre eux l'afFection fraternelle. En effet, le second 
roi ne se rend chez le premier que dans les occasions 
où il lui est impossible de faire autrement. Et comme 
il est l'héritier désigné du trône, il ne prend peut-être 
pas aussi grand intérêt à la santé de son frère que 
l'exigeraient les liens du sang. Tout ce que je sais du 
second roi, c'est que, non moins instruit que son 
frère, parlant admirablement l'anglais et le français, 
aimant l'Europe et sa civilisation, il possède à un 
bien plus haut degré que son aîné le sens pratique 
des choses, l'esprit d'organisation et les facultés ad- 
ministratives, et que, sentant fort bien sa supériorité 
sur ce point, plus que personne il gémit de la mau- 
vaise direction des affaires. En définitive, cultivant 
les arts, les lettres, aimant les chevaux, et en élevant 
de fort beaux, il a les goûts et l'existence d'un grand 
et riche seigneur européen ^ 

' Ce prince est mort depuis la première publication de 
ce récit. Nous ignorons s'il a été remplacé dans ses fonc- 
tions honorifiques. 



28 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

Entre les deux rois et le peuple, s'étagent douze 
ordres différents de princes, ni plus ni moins, plu- 
sieurs classes de ministres, cinq ou six de mandarins, 
puis, pour les quarante et une provinces du royaume, 
une série sans fin de gouverneurs et sous-gouver- 
neurs, dont rincapacité et les rapines dépassent tout 
ce qu'on peut imaginer en ,ce genre et semblent 
vouloir justifier le missionnaire Bruguierie, qui pré- 
tend que le mot siamois sarenivalj que nous tradui- 
sons par celui de gouverner, signifie littéralement 
dévorer le peuple. Les fonctionnaires sont payés 
d'une manière insuffisante, mal contrôlés et jamais 
surveillés; la conséquence est facile à saisir, ils sont 
tous concussionnaires ; le roi le sait et ferme les yeux, 
soit à cause du trop grand nombre de coupables qu'il 
faudrait punir, ou bien parce que de telles affaires 
ne valent pas la peine d'absorber un seul de ses ins- 
tants. Les provinces sont des vaches à lait pour les 
gouverneurs, qui leur font rendre tout ce qu'elles 
peuvent donner. Le menu peuple est divisé à Siam 
en esclaves, gens corvéables et gens payant le tribut. 
Que le tribut entre dans les coffres du roi, le reste 
lui importe peu. Les mandarins peuvent le prélever 
et le prélèvent plutôt trois fois qu'une. Les manda- 
rins ont-ils besoin de faire bâtir une maison, la main- 
d'œuvre ne leur coûte rien : ils requièrent le peuple 
de la construire ; le rotin est là pour assurer l'activité 
du travail. Les provinces et la capitale fourniront 
les matériaux; la maison du voisin même y pour- 
voira; au besoin, on la démolira; rien n'est plus fa- 
cile. Un mandarin désire-t-il votre fille pour en faire 
l'ornement de son harem, ou votre fils pour en re- 



fc. 
i 



DESIAM, DK CAMBODGE Eï DE LAOS 29 

cruter là troupe de ses comédiens, il vous le fait sa- 
voir, et tout bon Siamois sait qu'entendre c'est obéir. 

Au sujet des caprices qui naissent comme des 
miasmes des profondeurs insondables où croupissent, 
côte à côte, l'esclavage et l'arbitraire absolu, on m'a 
conté que Phra-Somdetch lui-même, ce roi si débon- 
naire, ayant appris, il y a quelques années, que le 
roi de Cambodge, son vassal, avait une fille d'une 
grande beauté, la lui fit demander, et sur le refus de 
ce dernier, il garda en otage les fils de son voisin, ve- 
nus par hasard à Bangkok. Or, le roi de Siam n'a pas 
moins de six cents femmes; qu'avait-il besoin d'une 
six cent unième*? Ilestvrai que, dans le nombre, une 
seule a droit au titre de reine. Pour ce sujet encore, 
nous ne pouvons mieux faire que de recourir à 
M»' Pallegoix : il n'est pas de meilleure autorité. 

«.... Ce n'est pas la coutume que le roi demande 
pour reine une princesse d'une nation étrangère; 
mais il choisit une princesse du royaume qui, le plus 
souvent, est sa proche parente, ou bien une princesse 
des États qui lui sont tributaires. Le palais de la 
reine est attenant à celui du roi; il consiste en plu- 
sieurs grands bâtiments élégants et bien ornés. Ce 
palais a une gouvernante, dame âgée et qui a la con- 
fiance du roi. C'est elle qui est chargée de tout ce 
qui concerne la maison de la reine ; au moyen d'une 
centaine de dames qui sont sous ses ordres, elle 
exerce une surveillance exacte sur la reine elle- 
même et sur les concubines du roi, qui sont des 
princesses de diverses nations ou des filles de grands 
mandarins que leurs pères ont offertes au prince; 
Bile commande en outre environ deux mille femmes 



30 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

OU jeunes filles employées au service du palais. La 
gouvernante de la maison de la reine est encore 
chargée de veiller sur les filles du roi et sur toutes 
les princesses, qui sont comme cloîtrées et ne peu- 
vent jamais se marier. Toute cette troupe de femmes 
passent leur vie dans la triple enceinte de murs où 
elles sont enfermées, et ne peuvent sortir que rare- 
ment pour aller faire quelques achats ou pour aller 
porter des offrandes aux pagodes. Toutes, depuis la 
reine jusqu'aux portières, reçoivent leur solde du 
roi, qui les entretient, du reste, avec beaucoup de 
luxe et de générosité. On dit que, dans la troisième 
enceinte, se trouve un jardin délicieux et fort cu- 
rieux; c'est un vaste enclos qui contient en miniature 
tout ce que l'on trouve en grand dans le monde. Là, 
il y a des montagnes factices, des bois, des rivières, 
un lac avec des îlots et des rochers, des petits vais- 
seaux, des barques, un bazar ou marché tenu par 
les femmes du palais, des pagodes, des pavillons, 
des belvédères, des statues, et surtout des arbres à 
fleurs et à fruits apportés des pays étrangers. Pen- 
dant la nuit, ce jardin est illuminé par des lanternes 
et des lustres; c'est là que les dames du sérail pren- 
nent leur bain et se livrent à toutes sortes de diver- 
tissements pour se consoler d'être séquestrées du 
monde. ^ 

Des portraits photographiés de quelques habi- 
tantes de ce gynécée étant aujourd'hui parvenus en 
Europe, nous devons nous empresser de déclarer 
qu'ils ont été exécutés sous les yeux du roi, quand 
ils ne l'ont pas été de sa propre main; car Sa Ma- 
jesté, qui ne doit rien ignorer, prétend que Fart des 



DE SIAM» DE CAMBODGE ET DE LAOS 31 

Niepce et des Daguerre n'a point de secrets pour 
elle. Quant aux sentinelles qui veillent le plus fré- 
quemment autour du palais, elles appartiennent au 
bataillon des amazones, qu'à l'exemple de ses collè- 
gues le nizam d'Hyderabad et le roi de Dahomey, 
Phra-Somdetch-Mongkut a recruté parmi les plus 
belles filles de son peuple. Les femmes-hommes, 
comme on les appelle ici, forment incontestablement 
le corps militaire le mieux tenu de l'armée siamoise; 
mais à les voir évoluer fièrement, avec leur béret 
écossais, leur jupe de tartan, le sabre au côté, le 
pistolet à la ceinture, arc et carquois sur l'épaule, 
on les prendrait volontiers pour des échappées du 
corps de ballet de V Académie impériale de musique. 



Jeux et spectacles. 



Gomme toutes les populations serviles, celle de 
Siam donne une bonne part de son existence, la 
meilleure devrais-je dire, aux jeux et aux divertisse- 
ments. Le jeu sous toutes ses formes est, immédiate- 
ment après le pain quotidien, dont, au reste, elle n'a 
souci que quand elle a faim, sa préoccupation domi- 
nante. Il lui faut des amusements, des hochets, pour 
toutes les heures et pour tous les âges. Aux enfants, 
du matin au soir, le palet, la cligne-musette, le saute- 
mouton, les barres, le colin-maillard, la toupie et 
bien d'autres inventions que nos marmots croient 
marquées du cachet européen. Aux hommes faits, 
le tric-trac, les échecs, les dés, les cartes chinoises, 
et même le cerf-volant, réservé chez nous à l'enfance. 
Le joueur apportera à ces combinaisons de l'adresse 
ou du hasard un entrain si passionné qu'il exposera 
•en enjeu ou en pari tout son avoir, et qu'ayant tout 
perdu il jouera jusqu'à son langouti, ce pauvre cale- 
çon, seul voile de sa nudité 1 



VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 33 

La passion des Siamois pour les combats de coqs 
est encore plus forte ; aussi, malgré les défenses du 
roi et l'amende décrétée contre les délinquants, ces 
combats se renouvellent journellement. Dès qu'un 
spectacle de ce genre est annoncé, la foule y court 
et prend part aux paris avec tant d'empressement 
qu'il en résulte toujours des disputes et des rixes 
entre les spectateurs ; de sorte que la lutte qui a com- 
mencé par des coups de bec et des plumes arrachées, 
finit par des coups de poing et des yeux pochés. 

Le gouvernement, qui cherche à interdire les 
combats de coqs aux' parents, permet aux enfants les 
combats de fourmis-lions, de grillons, de sauterelles, 
et même de deux espèces de petits poissons querel- 
leurs et rageurs, qui se livrent des assauts acharnés 
au grand plaisir de la marmaille; en ceci, comme en 
beaucoup d'autres choses, le gouvernement semble 
peu logique; mais que voulez- vous*? il cède à cette 
considération suprême des gouvernements despoti- 
ques : il faut que le peuple s'amuse I Les combats de 
buffles et d'éléphants sont très-goûtés de ce bon peu- 
ple, mais coûtent beaucoup; on ne peut les lui offrir 
que rarement, de môme que les grandes régates et 
les joutes sur l'eau. Heureusement, pour remplir les 
entr'actes de ces représentations extraordinaires, on 
peut compter sur les grandes funérailles, qui ont tou- 
jours pour intermèdes obligés la lutte, le pugilat, les 
danses sur la corde, les feux d'artifice, les marion- 
nettes, les ombres chinoises et la comédie en plein 
vent. 

De tous les amusements que l'on jettç en pâture 
au peuple siamois, celui-ci est le plus de son 

MOUHOT. VOY. DE SlAM. 3 



34 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

goût; le théâtre cependant ne consiste guère qu'en 
une salle ouverte de tous côtés, sorte de tréteau sur 
lequel des acteurs et des actrices au corps frotté de 
poudre blanche, aux longs bonnets pointus, aux lon- 
gues oreilles postiches, aux vêtements de polichi- 
nelles et aux bijoux de clinquant, chantent et crient, 
à tour de rôle ou en chœur, des histoires fabuleuses 
et des scénarios fantastiques, en s* accompagnant 
d'une pantomime bizarre. Eh bienl tel est l'attrait 
irrésistible de ce spectacle sur la foule qui le con- 
temple et l'entend, qu'elle ne le quitte pas un ins- 
tant du regard et de l'ouïe pendant les vingt-quatre 
heures qui forment la durée moyenne d'une repré- 
sentation de ce genre. 

A Siam, chaque grand personnage possède un 
théâtre et entretient une troupe d'acteurs. Sa Ma- 
jesté naturellement a les siens, dont je puis parler, 
ayant eu l'honneur d'être convié à un spectacle à la 
cour. Le théâtre s'élève dans une cour attenante à 
la salle d'audience. Des draperies de ^oie rouge et 
blanche, des boiseries sculptées et un nombre infini 
de ces immenses découpures en carton dans les- 
quelles excellent les Siamois, en forment les décors. 
Une vaste tribune, située à droite de la scène, que de 
riches tentures désignaient à nos regards, était des- 
tinée à Sa Majesté elle-même. Tous les grands man- 
darins étaient prosternés au bas des degrés qui y 
conduisaient. Une grande estrade, située en avant de 
la scène et de plain-pied avec elle, était garnie de 
chaises et de fauteuils à l'intention des Européens. 
Le roi nous ayant précédés de quelques minutes, 
nous dûmes aller le saluer et lui présenter nos res- 



DESIAM, DE CAMBODGE BT DB LAOS 35 

pects avant de goûter les charmes de la représentation 
a pompeusement annoncée. Une musique étourdis- 
sante servit d'ouverture à la pièce. L'orchestre se dis- 
tingua par un bruit épouvantable et par une absence 
complèted'harmoniej plutôt que par la variété de son 
répertoire. La même phrase musicale nous fut jouée 
pendant cinqheuresd'horloge, au grand contentement 
du roi et de ses courtisans. Je croirais volontiers que 
toute lasciafice musicale de Siam se borne à ce terrible 
air; car les autres représentations auxquelles j'ai été 
condamné d'assister ailleurs m'ont toujours fait en- 
t^drecesnotes uniques etdis6ordantes. Enfin lapièce 
commença; une foule d'acteurs et d'actrices s'élancè- 
rent sur la scène vêtus des costumes les plus bizarres 
qu'on puisse imaginer. Les soieries brodées d'or dans 
lesquelles ils se drapaient, les bonnets coniques ornés 
de pierres fausses et de verroteries qu'ils portaient 
fièrement sur leur tête, offraient un coup d'œil sai- 
sissant et curieux. Quant à leur jeu, on ne peut rien 
imaginer de plus simple; il consiste presque unique- 
ment en une pantomime originale sans doute, mais 
assez disgracieuse, que relève un chœur criard, placé 
à peu de distance des acteurs. Ce que l'on joua, je ne 
puis le dire ; tout ce que je compris fut une chasse 
au cerf des plus puériles. Un acteur coiffé d'une tête 
de cerf s'élance sur la scène ; on le poursuit pendant 
quelques secondes, on l'atteint, on le tue, on l'em- 
porte, on le fait cuire et on le mange sur la scène; 
tout cela en moins de temps que je n'en mets à l'é- 
crire. La mésaventure de cet Actéon siamois n'était 
cependant pas la catastrophe dernière du drame; sa 
représentation durait depuis six heures, lorsque, 



36 VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 

profitant du départ de Sa Majesté, qui nous avait 
faussé compagnie sans mot dire, je me retirai non 
moins discrètement, et parfaitement édifié sur l'art 
dramatique parmi les Siamois. 

Il faut l'avouer, ils ne déploient un art véritable 
que dans la mise en scène de l'acte qui clôt le pas- 
sage de l'homme sur la terre, dans la mise en scène 
des funérailles. C'est un cérémonial qui dure au 
moins trois jours pour le mandarin ou bourgeois un 
peu riche, trois jours remplis de feux d'artifice, de 
sermons de talapoins, de comédies nocturnes, de 
jeux variés, et surtout de festins. Quand il s'agit d'un 
cadavre ayant porté couronne, c'est bien autre 
chose!... les infimes, les esclaves, les vils cheveux, 
les animaux de Sa Majesté (traductions siamoises de 
fidèles sujets) peuvent compter alors sur six mois de 
spectacles et sept grands jours de liesse et bom- 
bance. 



VI 



Remonte du Ménam. — Rives, riverains et embarcations. — 
Âjuthia ancienne et moderne. — Un fragment d'histoire par 
une plume royale. 



Ayant terminé^ ou à peu près, mes observations 
et mes visites à Bangkock, je m'empressai d'arrêter 
mes dispositions de voyage. Je fis l'achat d'une lé- 
gère petite barque qui pût contenir toutes mes caisses, 
un étroit eôpace couvert pour ma personne et un 
autre pour les bipèdes ou quadrupèdes composant 
toute ma famille d'adoption : deuxrameurs, un singe, 
un perroquet et un chien. L'un de mes domestiques 
était Cambodgien, l'autre Annamite, chrétiens tous 
deux et connaissant quelques mots de latin et 
d'anglais, qui, joints au peu de siamois que j'avais 
déjà pu apprendre, devaient me suffire pour me faire 
généralement comprendre. 

Le 19 octobre, je quittai Bangkok et remontai le 
Ménam dans ma barque avec mes deux rameurs, 
dont l'un était en même temps mon cook où cuisinier. 
Le courant est toujours très-fort en cette saison, et 



38 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

nous mîmes cinq jours pour faire soixante-dix milles 
à peu près. La nuit, nous avions terriblement à souf- 
frir des moustiques, et même pendant le jour je fai- 
sais une chasse incessante à coups d'éventail à ces 
terribles petits vampires. Comme la campagne était 
entièrement inondée, nous ne pouvions mettre pied 
à terre nulle part; et cpiand près des habitations 
même je tuais un oiseau, il était très-souvent perdu 
pour moi. C'était là un vrai suppUce de Tantale, car 
les bords du fleuve sont si riants et si gais! la nature 
si belle et si riche 1 

Dans cette saison de Tannée, les pluies cessent en- 
tièrement et pour plusieurs mois; depuis quelques 
jours la mousson du nord-est commençait à souffler; 
le temps était constamment beau et la chaleur tem- 
pérée par la brise. Les eaux allaient également se 
retirant. C'était l'époque des fêtes religieuses des 
Siamois, et la rivière était presque sans cesse sil- 
lonnée par ime foule de longues et belles barques, 
chargées de banderoles, et conduisant en pèlerinage i 
des dévots des deux sexes dans leurs costumes d'ap- 
parat. Beaucoup de ces barques, arn]^s de plus de 
cinquante rameurs couverts de vêtements neufs et 
éclatants, luttant de vitesse et s'excitant par de lon- 
gues clameurs et des cris p^çants, voguaient an 
son d'instruments dont l'harmonie, amortie par 
celle de l'onde, ne manquait point de charme. Des 
lignes interminables d'embarcations escortaient un 
mandarin dont la barque, ou, suivant l'appellation 
locale, le 6aW<m, éclatant de dorure et couvert de 
sculptures, brillait dans la flottille comme un cygne 
au milieu d'une troupe de canards. Ce magistrat allait 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 39 

oflnr des présents aux pagodes des environs et des 
étoffes jaunes aux talapoins. 

Le roi se montre rarement en public : deux ou trois 
fois par an seulement, une fois en bateau et une fois 
sar la terre ferme, dans le courant du mois d'octobre. 
Sur le fleuve, il est toujours accompagné par trois ou 
quatre cents barques, contenant souvent plus de 
douze cents personnes, et Taspect de cette proces- 
sion nautique, dont les rameurs sont couverts d'ha- 
billements aux couleurs éclatantes, et les barques de 
banderoles, est réellement d'une splendeur indes- 
criptible et telle que l'Orient seul sait en déployer en- 
core. 

Chemin faisant, je ne cessais de m'étonner de la 
gaieté et de Pinsouciance que déploie le peuple sia- 
mois, en dépit du joug qui pèse sur lui et des impôts 
exorbitants dont il est surchargé; maislamorbidesse 
du climat, la douceur native des indigènes et le pli de 
la servitude, creusé de génération en génération, font 
oublier à ceux-ci les soucis privés et les amertumes 
inséparables du régime oppresseur. 

Partout sur mon passage on faisait des préparatifs 
pour la pêche, car le moment où les eaux se retirent 
des champs est aussi celui où l'on prend le poisson, 
qui, séché au soleil, fournit à la consommation de 
toute l'année, et s'exporte même en assez grande 
quantité. Ma barque était tellement encombrée de 
caisses, de boîtes et d'instruments que Tespace qui 
me restait était très-restreint ; j'y souffrais de la cha- 
leur et du manque d'air, mais surtout des mousti- 
ques, si nombreux, qu'on pouvait les prendre à la 
poignée et que leur bourdonnement était comparable 



40 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

h celui d'une ruche. C'est la plaie des pays tropicaux; 
mais c'est ici particulièrement qu'ils pullulent d'une 
manière effrayante, à cause des marécages im- 
menses, de la vase et du limon que les eaux, en se re- 
tirant, laissent à découvert et où la chaleur du soleil 
enfait éclore en p)3u de temps des nuées. Mes jambes 
surtout étaient une chair vive. 

Le 23 octobre, j'arrivai à Ajuthia, et mes deux ra- 
meurs me conduisirent direètement chez l'excellent 
P. Lamaudy, missionnaire français, qui m'attendait. 
Je fus parfaitement bien reçu par ce bon prêtre, qui 
mit à ma disposition, pour le temps que je désirais, 
ce qu'il avait de mieux à offrir, c'est-à-dire sa petite 
maison de bambou. 

Le bon père est aussi naturaliste et chasseur dans 
ses moments de loisir; il voulut bien de temps en 
temps m'accompagner, et, tout en courant les bois, 
nous parlions du charmanê pays de France, Après 
une longue chasse ou une promenade en bateau, nous 
rentrions à la case, où nous trouvions notre repas 
préparé par les soins d'un artiste qui excelle dans 
la cuisine siamoise, que la fatigue nous faisait ap- 
précier peut-être plus que de droit. Du riz avec une 
omelette ou du poisson cuit au (l carry, » des tiges 
de bambous, des haricots crépus et autres légumes 
sauvageâ entraient dans la composition de nos menus 
avec des poulets pour rôti ou du gibier quand la 
chasse avait été fructueuse. Trois poulets se vendaient 
un « fuand » (trente-sept centimes). 

Ajuthia est aujourd'hui la seconde ville du royaume. 
Comme elle est presque entièrement située sur les 
bords d'un canal qui relie le principal fleuve à un 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 41 

autre cours d'eau qui remonte vers Pakpriau et Ko- 
rat, sur la route du Laos, les voyageurs qui se diri- 
gent vers ces lieux s'arrêtent d'ordinaire à Âjuthia 
pour visiter les différents temples de l'île où était 
l'ancienne cité. 

Le nombre actuel des habitants est de vingt à 
trente mille, parmi lesquels se trouvent beaucoup de 
Chinois, quelques Birmans et des naturels de Laos. 
Ils s'occupent généralement de commerce, d'agricul- 
ture et de pêche, car ils ne possèdent pas de manu- 
factures importantes. Les maisons flottantes forment 
la plupart des habitations, parce que les Siamois les 
regardent comme plus saines que les maisons cons- 
truites sur la terre ferme. Le sol est admirablement 
fertile. Le principal produit est le riz, qui, bien que 
d'une excellente qualité, ne se vend pas aussi bien 
au marché que celui qui croit plus près de la mer, 
parce qu'il est moins dru et que ses grains sont plus 
petits. On fabrique aussi beaucoup d'huile et de 
toddi, sorte de boisson enivrante et sucrée. 

On tire ces deux produits d'une variété de palmier, 
qui croit en abondance dans ces parages. J'ai vu dans 
les jardins des légumes européens qui avaient atteint 
d'assez belles dimensions. Les fruits du pays sont 
aussi beaux que bons ; cependant la végétation n'est 
pas tout à fait la même que celle des environs de 
Bangkok. Le cocotier et le palmier-arec deviennent 
de plus en plus rares en montant vers le nord et font 
place au bambou. 

Ajuthia est naturellement considérée comme une 
des cités les plus importantes de la contrée ; mais elle 
n'est défendue par aucune fortification. Elle a un 



42 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

goaverneor, sorte de commissaire royal, et quelques 
officiers en sous-ordre. 

Le roi vient généralement passer huit ou quinze 
jours chaque année dans la capitale de ses ancêtres. 
Il y possède un palais construit sur une des rives du 
fleuve, sur remplacement de l'ancienne habitation 
de ses pères; mais cet édifice, construit en bambou 
et en bois de teck» a peu l'aspect d'une résidence 
royale. 

La plupart des principaux marchands de Bangkok 
ont à Ajuthia des maisons qui leur servent à la fois 
de magasin et de pied-à-terre; ils viennent s'y repo- 
ser une semaine ou deux pendant les chaleurs. 

Les seuls restes visibles de l'antique cité sont un 
grand nombre de wats ou temples plus ou moins 
ruinés. Ils occupent une surface de plusieurs milles 
d'étendue et sont cachés par les arbres qui ont poussé 
tout alentour. Gomme la beauté d'un temple sianK>is 
ne consiste pas dans son architecture, mais bien dans 
la quantité d'arabesques qui recouvrent ses murs de 
brique et de stuc, il cède bientôt à l'action du temps 
et devient, s'il est négligé, un amas informe de bois 
et de briques recouvert de toutes sortes de plantes 
psurasites. Il en est ainsi des monuments d' Ajuthia. 
Un monceau de briques et de terre, que surmontent 
encore quelques sommets, marque la place où, 
jadis, des milliers de croyants sont venus se pros* 
temer devant l'autel de Bouddha. Les angles de 
cet immense quadrilatère de décombres, dont j'ai 
suivi en tous sens, mais non sans peine, les murailles 
bouleversées et frangées de broussailles, sont encore 
indiqués par des dômes ébréchés et des pyramides 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 43 

écroulées. Au centre d'une niche anttque, déman- 
telée, dont la base seule résiste encore aux ou- 
trages du temps et de l'atmosphère , j'ai mesuré 
une statue de Bouddha (ou de Gautama, comme on 
l'appelle ici). Elle a dix-huit mètres de hauteur, et 
paraît de bronze au premier coup d'œil; mais j'ai 
constaté que, tout entière maçonnée en brique à l'in- 
térieur, elle était simplement revêtue de plaques 
d'airain de trois centimètres d'épaisseur. M?' Palle- 
goix prétend que les ruines d'Ajuthia recèlent d'iné- 
puisables trésors et qu'on y fouille toujours avec 
succès. Selon lui, une seule des statues qui dorment 
aujourd'hui sous les éboulis des temples antiques 
avait exigé, pour sa confection, 25,000 livres de cui- 
vre, 2,000 livres d'argent et 400 livres d'or! Aujour- 
d'hui, le vautour et l'orfraie nichent dans la couche 
de décombres qui les a ensevelis. 

Au centre d'une plaine, à quatre milles environ de 
la ville, il y a une pyramide sacrée d'une hauteur et 
d'une largeur immenses ; elle sert en quelque sorte 
d'asile, et le roi vient encore parfois la visiter. On n'y 
arrive qu'en bateau ou à dos d'éléphant; car il n'y a 
en fait de route, pour aller jusque-là, qu'un canal ou 
des terrains marécageux. Cet édifice est très-célèbre 
chez les Siamois h cause de sa hauteur; mais le seul 
attrait qu'il puisse avoir pour un étranger, c'est la vue 
magnifique dont on jouit de son sommet. Ainsi que 
tous les autres monuments du môme genre, celui-ci 
est composé d'une succession de degrés partant de 
la base pour arriver au faîte; quelques images mal 
faites viennent distraire la monotonie de cet édifice 
de brique. Il n'a aucun de ces ornements de faïence 



44 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

dont les temples et les pyramides de Bangkok sont 
si abondamment recouverts. 

Au troisième étage de ce monument, quatre corri- 
dors, formant la croix, aboutissent dans Tintérieur 
du dôme, aux pieds d'une colossale statue dorée de 
Bouddha, qu'entourent, assiègent et souillent inces- 
samment des tourbillons de chauves-souris et de 
chats-huants. Les fétides excréments des oiseaux 
nocturnes sont désormais le seul encens du dieu 
abandonné, leurs cris aigus et sinistres son seul can- 
tique! Sic transit gloria mundi. 

L'histoire d'Ajuthia se liant à celle du développe- 
ment et de la décadence du royaume de Siam, nous 
ne pouvons mieux faire que de l'emprunter à un 
récit succinct des destinées de la monarchie sia- 
moise, récit qui n'est pas sorti d'une plume moins 
érudite que celle de Phra-Somdetch lui-même i. 

« Ajuthia est située à 15® 19' de latitude nord, et 
90* 13' de longitude est de Paris; elle couvre l'em- 
placement de plusieurs autres villes qui reconnais>- 
saient l'autorité cambodgienne. Vers l'an 1300, les 
habitsmts qui occupaient toutes ces localités étaient 
sans cesse décimés par des guerres fréquentes 
avec les Siamois du nord et les Pégouans ou Moaa, 
de sorte que ces cités furent évacuées ou délaissées 
en décombres : il n'en est resté que les noms. Au 
mois d'avril 1350, le roi U-Tong, prince plus puis- 
sant qu'aucun de ses prédécesseurs, cherchant une 

* Cet opuscule, publié d'abord par M. Dean dans le Chinese 
repoaitory, a été reproduit in extenso par sir John Bowring 
dans sa beUe compilation sur le Royaume et le peuple de Siam 
(the Kingdom and people of Siara, London, J. W. Parker and 
Son, 1857). 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 45 

localité salubre pour sa résidence, arrêta son choix 
sur le district d' Ajuthia, et fonda la ville de ce nom, 
qui dès lors s'étendit et s'embellît graduellement; sa 
population s'accrut non-seulement par l'augmenta- 
tion naturelle, mais par l'afiBuence de familles du 
Laos, du Cambodge, du Pégou, d'habitants de la 
province chinoise d'Yunnam, qui y étaient amenés 
captifs, puis de Chinois et de musulmans de l'Inde 
qui y venaient trafiquer. Quinze rois de la dynastie 
d'U-Tong régnèrent à Ajuthia; après quoi, le puissant 
souverain du Pégou, Chamnadischop , rassembla 
pne armée nombreuse où l'on comptait des Pégouans, 
des tribus de Birmans et du nord de Siam, et il vint 
attaquer Ajuthia. Les ennemis, après un siège de 
trois mois, prirent cette capitale, mais ne détruisirent 
ni ne massacrèrent ses habitants; le monarque pé- 
gouan se contenta de faire prisonniers le roi et la 
famille royale pour les emmener à la suite de son 
char de triomphe au Pégou; et il laissa comme gou- 
verneur de sa nouvelle dépendance Mathamma-rajah, 
dont il emmena le fils aîné comme otage au Pégou : 
ce fils s'appelait Phra-Naret. 'Ceci se passait en 
1556. 

« Cet état de dépendance et de soumission ne 
dura toutefois que peu d'années. Au milieu de la con- 
fusion que l'on vit naître à la cour du Pégou, au su- 
jet de Pavénement d'un nouveau roi, le prince Naret 
s'échappa avec sa famille, et, avec l'aide de plusieurs 
Pégouans influents, il s'aventura à reprendre le che- 
min de son pays. Le nouveau roi du Pégou envoya 
des troupes à sa poursuite; mais le prince Naret 
s'attaquant à leur chef, lui lança un de ses traits, 



46 YOYAGB DANS LES ROYAUMES 

qui le ât tomber mort de son éléphant. Le prince 
arriva ensuite sain et sauf à Ajuthia. 

« Une guerre s'alluma avec le Pégou, et le Siam 
redevint État indépendant. Six générations après, 
sous le roi Naraï, plusieurs marchands européens 
s'établirent dans le pays, et parmi eux se trouvait 
Constance Phaulcon, à qui ses services valurent le 
gouvernement de toutes les provinces du nord du 
Siam. Il conçut le projet d'étabUr un fort d'après le 
système européen pour la défense de la capitale ; le 
roi ayant accueilli très-favorablement ce plan, Cons- 
tance fit choix d'un terrain sur un canal près de 
Bangkok, ville qui tire son origine de cette construc- 
tion* 

4c Le même célèbre Européen amena le roi Naraï 
à restaurer l'ancienne ville deNopbaburi (Louvo), et 
y construisit un palais royal magnifique d'après les 
principes de l'architecture européenne; il y établit 
ensuite une demeure spacieuse pour lui-même, puis 
une église catholique dont les inscriptions se recon- 
naissent même de nos jours. Ces bâtiments, tombés 
@n désuétude, offrent encore le spectacle de ruines 
imposantes. Constance avait commencé ou projeté 
bien d'autres travaux, des aqueducs, des exploita- 
tions de mines, etc., lorsque la jalousie des nobles 
siamois vint l'arrêter dans sa carrière, et causer sa 
perte. Accusé d'avoir trempé dans un complot, il fut 
assassiné sur un ordre du roi. (C'est du moins la 
tradition reçue; les annales écrites de Siam cepen- 
dant prétendent qu'il a été tué par un prince rebelle, 
qui comprenait bien que du vivant de Constance, il 
ne pouvait rien contre l'autorité du roi.) On montre 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DB LAOS 47 

^core quelques vestiges des travaux utiles du mal- 
heureux favori, tels qu'un canal, qui devait aller de 
Nophaburi au lieu sacré dit Phrâbat, et un aqueduc 
dans les montagnes. 

€ La mort de Naraï M le signal de nouvelles ré- 
volutions de sérail; un iils illégitime tua son succes- 
seur, donna d'abord la couronne à son tuteur, se 
réservant pendant quinze ans les fonctions du pre- 
mier ministre, jusqu'à ce qu'enfin, à la mort de son 
tuteur, il prit lui-môme le sceptre. Il s'appelait Nai- 
Dua. Deux de ses fils et deux de ses petits-fils ré- 
gnèrent successivement à Ajuthia; un de ces der- 
niers ne régna que peu de temps et entra dans les 
ordres religieux après avoir cédé la couronne à son 
frère. Pendant ce règne, en 1759, une invasion for- 
midable eut lieu; le roi des Birmans, à la tête de 
trois corps de troupes nombreuses, pénétra dans le 
pays et concentra ses forces devant la capitale Aju- 
thia qu'il cerna. Le roi siamois (Ghaufa-Ekadwat- 
Aurak-Moutri) n'opposa point une résistance réflé- 
chie, et ses grands dignitaires ne lui prêtèrent nulle 
assistance. Il appela bien tous les habitants des 
petites villes voisines au sein de sa capitale et con- 
certa des plans pour sa défense; mais la division et 
la jalousie rendirent tous les efforts infructueux. Le 
âégese prolongea deux ans; les assiégés éparpillè- 
rent leurs forces dans de petits combats et des sor- 
ties où, pour la plupart, les Birmans étaient victo- 
rieux. Leur général Maha-Noratha mourut en vain; 
868 principaux officiers choisirent un autre chef, qui, 
profitant de la saison de sécheresse, frandût les 
fosBés, ouvrit des brèches^ enfonça les portes et se 



48 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

rendit maître de la ville. Les provisions des Siamois 
étaient épuisées ; la confusion était à son comble, et 
Tennemi victorieux mit le feu à la ville. A peine le 
roi, grièvement blessé, put-il s'échapper avec les 
flots de fuyards; il mourut bientôt des suites de ses 
blessures et de ses fatigues, complètement délaissé; 
ce n'est que plus tard qu'o^ a trouvé et enterré son 
corps. Son frère, le grand talapoin, et alors le per- 
sonnage le plus considérable de son pays, fut em- 
mené prisonnier par les Birmans. Ceux-ci s' aperce- 
vant que le Siam était trop vaste et trop éloigné pour 
y établir leur gouvernement, se résolurent à y por- 
ter partout le pillage et l'incendie; ils massacrèrent 
impitoyablement les habitants pour leur extorquer 
le secret de leurs trésors supposés. Cette œuvre de 
destruction et de carnage dura deux mois; les offi- 
ciers birmans s'enrichirent des dépouilles des mal- 
heureux habitants, dont ils emmenèrent un grand 
nombre captifs; non satisfaits encore de ces actes 
de cruauté et de brigandage, ils laissèrent un chef 
pégouan, nommé Phaya-Nackong, pour administrer 
le pays selon son bon plaisir, et avec la charge spé- 
ciale de réunir encore des esclaves et du butin, pour 
transporter le tout en temps opportun dans le pays 
des Birmans. 

« Ainsi périt Ajuthia, en mars 1767, après quatre 
cent dix-sept ans d'existence, sous trente-trois rois 
et trois dynasties. 

<K Et tout le pays des Thai tomba dans l'anarchie, 
parcouru en tous sens par des bandes armées et 
déchiré par ses propres enfants autant que par ses 
ennemis. Les forêts, les déserts même les plus inac- 



DB SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 40 

cessibles oessèreat d'être un asile pour les opprimés, 
et se changèrent en repaires de bandits qui s'égor- 
geaient les uns les autres pour s'arracher leur butin. 

c Un homme aussi habile que brave entreprit de 
mettre un terme à ce triste état de choses. Pin-Tak, 
Cbinois d'origine, né en 1734 dans le nord du Siam, 
avait su obtenir, sous le dernier roi, d'abord un 
poste secondaire, puis celui de gouverneur de Tak, 
sa ville natale; il y prit, de son chef, le titre ma- 
gnifique de Phaya : de là vient le nom qu'il a gardé 
dans l'histoire. H avait été appelé à une espèce de 
vice-royauté des provinces occidentales peu de 
temps avant l'invasion des Birmans; ayant dû céder 
devant le nombre, il se retira sur Ajuthia; mais s'a- 
parcevant que le gouvernement n'était pas capable 
de résister à l'ennemi, il se réfugia avec sa troupe 
à Chantaburi (Chantaboun), ville située sur le bord 
oriental du golfe de Siam. Il en fit le centre de la ré- 
sistance à l'étranger et l'asile de braves compagnons 
qui désertaient les drapeaux des bandes de brigands 
pour les siens. Phâya-Tak se trouva bientôt à la tête 
de dix mille hommes, et fit des traités avec les chefs 
du nord et du sud-est du Cambodge et de l' Annam 
ou Cochinchine. Usant tantôt de ruse, tantôt de 
force, il s'en^ara des districts du nord et surprit 
Phaya-Nackong, le gouverneur birman, le tua et 
s'empara de tout le butin de l'ennemi : argent, pro- 
visions et munitions de guerre. 

Toutefois, ne jugeant pas ses forces capables de 
résister à une nouvelle invasion qui était probable, 
il se décida à se retirer plus au midi et à établir le 
centre de son pouvoir à Bangkok : cet endroit, plus 

MOUHOT. VOY. DE SlAM. 4 



80 VOYAGE DANS LB8 ROYAUMBS 

rapproché de la mer, était aussi phis favorable à une 
retraite si la fortune lui devenait contraire. Il y ar- 
riva à la tête de ses troupes, y établit Ba capitale, et 
bâtit son palais sur le bord occidental du fleuve, près 
du fort qui est resté debout jusqu'à présent. 

« Poursuivant son œuvre avec une rare perms^ 
tance, il eut encore plusieurs rencontres avec les 
Birmans, et les vainquit surtout au moyen d'und 
flottille qui multipliait ses forces. Une fois, il s'em- 
para de tout leur camp et d'une partie du butin qu'ils 
avai^it ramassé; enfin il délivra complètement le 
pays de ces ennemis, qui y avaient porté la désola*- 
tion et la terreur. Le peuple, le reconnaissant comme 
son sauveur, ne s'opposa nullement à son désir de 
ceindre la couronne; il envoya de Bangkok des 
ordres, des gouverneurs et des colonies môme pour 
repeupler le pays dans diverses directions. Ainsi, à 
la fm de 1768, il se voyait le souverain absolu de 
toute la partie méridionale de Siam et de la province 
orientale baignée par le golfe. Profitant d'une guerre 
acharnée de la Chine avec les Birmans, il reconquit 
la province du nord ou de Korat. Deux autres pro- 
vinces qui, pendant l'invasion étrangère, s'étaient 
afiranchies complètement, furent recouvrées encore 
par Phaya-Tak; au bout de trois ans, il était le 
maître incontesté du Siam, et il consolida de plus en 
plus son autorité, rétablissant partout l'ordre et la 
paix. Ayant réorganisé complètement le royaume, 
il lui fût facile de résister à une nouvelle attaque des 
, Birmans en 1771; l'année suivante, il dirigea une 
expédition contre la péninsule malaise, dans l'inten- 
tion de prendre possession de Ligor, la capitale, dont 



DE SIAM^ DE CAMBODeE ET DE LAOS 51 

le gouverneur, ancien eiyet des rois d'Ajuthia, s'était 
revêtu lui-même de la royauté et avait montré des 
dispositions hostiles contre le nouveau roi de Siam, 
qu'il traitait d'usurpateur. Après quelques ren- 
contres assez vives, le gouverneur de Ligor se réfu- 
gia chez le chef de Patawi, autre ville de la presqu'île 
malaise ; cepends^ il fut livré aux affidés de Phaya- 
Tak,.qui, dans l'intervalle, était entré à Ligor et y 
avait saisi toute la fiamille du gouverneur et tous ses 
trésors. Parmi les membres de cette famille quasi- 
royale se trouvait la ûlle du gouverneur rebelle, 
personne d'une grande beauté, à laquelle le roi de 
Siam daigna donner une place dans son harem; 
grâce à son intervention, son père et tous les mem- 
bres de sa Camille eurent la vie sauve, et même plus 
tard (en 1776) le gouverneur de Ligor fut réintégré 
dsffis la vice-royauté de cette contrée gouvernée jus- 
qu'aujourd'hui par ses descendants. » 

Tels sont les traits rapides du travail historique 
écrit, il y a peu d'années, par le premier roi de 
8iam. Gc»aplétons ce récit d'après d'autres données. 
Le terme du règne de Phaya-Tak ne fut nullement 
heureux. Tombé, dans les dernières années de sa 
vie, dans une noire mélancolie, il devint cruel et per- 
dit sa popularité. Un de ses généraux, Ghakri, qui 
commandait dans le Cambodge, se prévalut de ces 
(ârcoDstances pour ourdir contre lui un complot; il 
surprit le roi à Bangkok, le mit aux fers et peu après 
à mort (1782). Alors Ghakri lui-même prit le sceptre; 
toutefois il mourut peu de temps après et eut pour 
sueceaseur son fils, sous lequel les anciennes que- 
r^ea avec les Birmans se ravivèrent, surtout à pro* 



52 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

pos de quelques districts du nord, aux frontières in« 
décises. Deux fois le roi de Siam sortit vainqueur de 
ces luttes; lorsque les Birmans revinrent h la charge 
pour la troisième fois, le roi perdit la partie occiden- 
tale du paye, qui depuis refôve de la Birmanie. Le 
roi mourut en 1811; son fils et successeur, crai* 
gnant ou feignant de craindre de nouveaux corn* 
plots, fit décapiter cent dix-sept nobles siamois, 
parmi lesquels il y avait plusieurs généraux qui 
avaient vaillamment combattu à côté de son père 
contre les Birmans; un de ses cousins, très-aimé 
du peuple, tomba également victime de ces sup- 
plices multiples qui aliénèrent au prince raffection 
de ses sujets. Sous d'autres rapports, son règne 
portait cependant le cachet d'une certaine habileté. 
Il avait repoussé avec succès les attaques inces- 
santes des Birmans et réprimé plusieurs révoltes. 
Il emmena tous les prisonniers de guerre capti& à 
Bangkok, leur donna des terres à cultiver, et con- 
tribua ainsi d'une manière efficace à la prospérité de 
sa résidence. Il sut maîtriser aussi l'humeur in- 
quiète des Malais. 

C'est sous son règne que psunit à Bangkok la mis- 
sion anglaise dirigée par sir John Grawfurd, diplo- 
mate aussi estimable que savant distingué. 

Quand ce souverain mourut, en 1834, son fils 
Chào-Fa-Mongkut n'avait guère que vingt ans; en sa 
qualité de 'fils aine de la reine, le trône lui apparte- 
nait; mais un de ses frères, fils d'une concubine et 
plus âgé que lui, s'empara du pouvoir en disant au 
prince : c Tu es encore trop jeune, laisse-moi ré- 
gner quelques années, et, plus tard, je te remettrai 



D£ SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 53 

]a cooronne. » Il se fit donc proclamer roi, sous le 
nom de Phra-Chào-Prasat-Thong. Une fois assis sur 
le trône, il parait que l'usurpateur, s'y trouvant bien, 
ne songea plus à remplir sa promesse. Cependant le 
prince Chào-Fa, craignant que, s'il accqptajt quelque 
charge dans le gouvernement, tôt ou tard, et sous 
quelque spécieux prétexte, son frère ne vint atten*- 
ter à sa vie, se réfugia prudemment dans une pa« 
gode, et se fit talapmn. Il se passa deux événements 
mémorables sous le règne de Phra-Chào-Prasat- 
Thong :1e premier fut la guerre qu'il soutint en 1829 
contre le roi laotien de Vieng-Chang ; ce monarque, 
fait prisonnier, fut amené à Bangkok, mis dans une 
cage de fer, exposé aux insultes de la populace, et 
ne tarda pas à succomber aux mauvais traitements 
qu'il endurait. Le second fut une expédition dirigée 
contre les Cochinchinois, par terre et par mer, et 
qui n'eut d'autre résultat que de procurer à Siam des 
milliers de captifs. 

Au commencement del85i,le roi, étant tombé 
très-malade, rassembla son conseil, et proposa un 
de ses fils pour successeur. On lui répondit : « Sire, 
le royaume a déjà son maître. « Atterré par cette 
réponse, le monarque rentra dans son palais et ne 
voulut point reparaître en public; le chagrin et la 
maladie le minèrent bien vite, et il expira le 3 avril 
1851. Ce jour-là même, malgré les complots des fils 
du roi défunt, que le premier ministre sut habile- 
ment comprimer, le prince Chào-Fa quitta son mo- 
nastère et ses habits jaunes, et fut intronisé sous 
le nom déjà connu de nos lecteurs de Somdetch- 
Phra-Paramander-Mahà-Mongkut, etc. J'abrège : 



54 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

rénumération de tous les titres de Sa Majesté sia- 
moise tiendrait plus d'une page. Vingt-six années 
d'études solitaires n'avaient pas été sans fruits pour 
Pâme honnête dé ce monarque. Il avait vu, pendant 
ce quart de siècle, grandir irrésistiblement la puis- 
sance des Anglais sur cette terre de l'Inde, berceau 
des plus antiques traditions et des dieux de son 
peuple, et la domination néerlandaise sur le grand 
archipel malais, auquel les intérêts commerciaux 
d'une grande partie de ses États sont entièrement liés. 
Dans le même temps il avait été témoin de la chute et 
du dépècement du royaume birman, si longtemps le 
rival et la terreur du sien; enfin des signes mani- 
festes de la décadence du Céleste Empire, modèle 
et régulateur séculaire de tous les États de l'extrême 
Orient, n'avaient pu lui échapper. Salutaires specta- 
cles pour des yeux intelligents!... Phara-Somdetch 
y puisa, sinon une conviction bien arrêtée, du 
moins une tendance à se tourner ver l'Occident pour 
y chercher des conseils et des appuis, puisque c'est 
de là que rayonne aujourd'hui la lumière. Il sortit de 
sa retraite claustrale avec un grand fonds de tolé- 
rance. Une de ses premières mesures fut la révoca- 
tion d'un arrêt d'exil qui frappait plusieurs mission- 
naires. Dans l'audience qu'il accorda à l'évêque Pal- 
legoix, partant pour l'Europe en 1852, il lui remit 
pour le pape une lettre autographe écrite en langue 
anglaise, et dans laquelle il exprimait sa haute con» 
sidération pour le chef du culte catholique, et lui 
communiquait en même temps sa résolution d'ac- 
corder . à cette religion^ dans ses États, toutes les 
libertés dont elle pourrait avoir besoin. Il ajoutait 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 55 

qu'il agissait en harmonie avec l'esprit de ses ancê- 
tres en assurant à ses sujets une liberté de religion 
complète. Dans ce but, il fit recueillir des renseigne- 
ments sur les travaux des missionnaires catholiques, 
afin de protéger les indigènes convertis au christia- 
nisme contre les exactions des fonctionnaires païens. 
A dater de cette époque, les relations d'amitié avec la 
France et l'Europe n'ont pas discontinué et sont de- 
venues de plus en plus intimes. Ces résultats déjà 
ficquis et ces bonnes intentions devront rendre l'his- 
toire indulgente pour les faiblesses du caractère de 
Phra-Somdetch, et pour son impuissance à cautéri- 
ser les plaies séculaires de son pays. 

Les limites du Siam ont beaucoup varié à diverses 
époques de son histoire; et aujourd'hui même, à 
l'exception de la frontière occidentale, les autres 
lignes d& démiarcation ne sauraient être tracées d'une 
mani&ce bien exacte, la plupart des firontières étant 
occupées par des tribus plus ou moins indépen- 
dantes. Toutefois, ces limites, en y faisant entrer la 
péninsule malaise, s'étendent aujourd'hui du qua- 
trième au vingtième degré de latitude nord, et du 
quatr&*vingt^douzième au* centième méridien. D'a- 
près cette évaluation, la longueur des États siamois 
attendrait à peu près <ïuatre cent cinquante lieues; 
sa laideur varierait depuis quelques kilomètres jus- 
qu'à cent SQixante-dix lieues. 



VII 



Pakpriau. — Le mont Phrâbat. — Le prince-abbè. — Temple 
et monastère. — Le pied de Bouddha. — Empremtes géo- 
logiques. 



La chaleur est quelquefois accablante à Ajuthia; 
pendant huit jours, iious avons éprouvé trente-deux 
degrés centigrades à l'ombre nuit et jour, mais peu 
de moustiques, ce qui était un grand soulagement. 
Mes courses m'ont ramené plus d'une fois vers les 
grandes ruines qui se trouvent au milieu des bois, et 
j'y ai fait une collection de beaux papillons et de plu- 
sieurs insectes nouveaux. En quittant Ajuthia, je me 
dirigeai vers Pakpriau, qui est à quelques jours de 
marche, au nord, sur la frontière du Laos; c'est un 
pays de montagnes qui me promettait une ample ré- 
colte d'insectes et de coquilles terrestres. 

La grande comète (1858) que j'avais déjà observée 
pendant mon voyage sur mer brillait maintenant sur 
le fleuve de tout son éclat; sa queue était vraiment 
splendide. Il est difficile de ne pas croire que c'est 
à cet astre que nous devons les fortes chaleurs qui 
ont marqué l'été et l'automne de cette année. 



VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 57 

Jusqu'à présent, ma santé est restée excellente; je 
ne me suis jamais mieux porté, même dans le nord 
de la Russie. Depuis l'arrivée des vaisseaux anglais 
et d'autres navires européens à Bangkok, tout y a 
doublé de prix ; néanmoins, tout est encore ici à très- 
bon marché relativement aux prix d'Europe. Je ne 
dépense pas plus d'un franc par jour pour mon en- 
tretien et celui de mes hommes. Le peuple vient en 
masse pour voir mes collections, et il ne peut s'ima- 
^er ce que je puis faire de tant d'animaux et 
d'insectes. 

Quel contraste entre cette nature-ci et celle de 
notre Europe! Comparé à ce globe enflammé, à ce 
ciel étincelant, que notre soleil est pâle, que notre 
ciel est froid et sombre 1 Qu'il est doux, le matin, de 
se lever avant ce soleil éclatant ! Et qu'il est plus 
doux encore, le soir, de prêter l'oreille à ces mille 
sons, ces cris stridents et métalliques, qui s'élèvent 
de tous les points du sol, comme si une armée d'or- 
fevres et de batteurs d'or étaient à Touvrage! De si- 
lence, de repos, nulle part; partout et toujours on 
ne voit, on n'entend que le bouillonnement de la vie 
dans cette nature exubérante. 

Je reste étonné chaque fois que je vois de petits 
bambins de deux à trois ans dirigeant des barques 
de toute dimension et nageant et plongeant sans cesse 
au milieu de ce fleuve rapide et profond comme une 
mer. Répétons-le, ils vivent en amphibies; Je m'a- 
muse souvent à voir ces petits êtres fumer mes bouts 
de cigares, pour lesquels ils courent après les papil- 
lons qu'ils m'apportent sans les endommager. 

J'ai découvert, chemin faisant, cette espèce d'à- 



iè VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

raignée que Ton trouve aussi, je crois, au Gap, et 
que ron pourrait élever pour en tirer la soie; en sai" 
sissant le bout de celle-ci qui lui sort du corps, on 
n'a qu'à, dévider, dévider toujours; le fil est très-fort, 
élastique, et ne se rompt jamais pendantl'opération. 

Que le peuple, dans ce pays, serait heureux s'il 
ne croupissait pas dans l'esclavage le plus abject l La 
nature féconde, cette excellente mère, le traite en 
enfant gâté : elle fait tout pour lui. Les arbres des 
forêts sont chargés de légumes et de fruits exquis; 
les rivières, les lacs et les étangs abondent en poi^^ 
sons ; quelques bambous suffisent pour la construc- 
tion d'une maison. Le débordement périodique des 
eaux se charge dans la plaine de rendre la terre d'une 
fertilité extraordinaire. Ici, l'homme n'a qu'à semer 
'et planter; il abandonne le soin du reste au soleil, et 
il ne connaît ni ne sent le besoin de tous ces ob^ 
de luxe qui font partie de la vie de l'Européen. 

Le 13 novembre nous arrivâmes à un village nommé 
Arajiek; le terrain y était déjà plus élevé, et, pouvant 
enfin mettre le pied sur la terre ferme et battre la 
campagne, je tuai plusieurs écureuils blancs que je 
n'avais pas rencontrés dans les environs de Bangkok. 
Plusieurs semaines de courses et de voyages ne 
m'ont pas encore habitué à ce cri perçant que font 
entendre pendant toute la nuit des milliers de cigales 
et d'autres insectes qui semblent ne dormir jamais. 
C'est sur les deux rives un mouvement et un bruit 
continuels. 

A p^ne le soleil ^commence-t-îl à dor^ la cime des 
arbres que les oiseaux, toujours alertes et gais, en- 
tonnent chacun leur hymne du matin; c*est un con- 



D£ SIAM, DE CÂMfiODGB ET DE LAOS 60 

cert enchanteur 9 une variété de sons infinis. Ce 
n'est que dans la solitude et dans la profondeur des 
bois qu'on peut réellemait admirer et observer Tes- 
pèce d'acoordou d'ensenoble du chant des nombreux 
oiseaux qui retentit de manière k former comme un 
ch(0ur symphonique; ainsi la voix de l'un est rare- 
ment étouffée par celle de l'autre; on jouit en même 
temps de l'effet que produit l'ensemble et du charme 
du musicien ailé que l'on préfère. Les martins, les 
fauvettes, les drongos, les dominicains, répondaient 
aux tourterelles roucoulant au sommet des plus hauts 
arbres, tandis que des grues, des hérons, des martins- 
péc^eurs et une quantité d'autres espèces d'oiseaux 
aquatiques ou de proie poussent de temps en temps 
quelque cri rauque ou perçant. 

Je me fiais conduire chez le mandarin du village, 
qui m'accueille avec affabilité et m'offre, en retour 
de quelques petits présents, un déjeuner composé de 
riz, de poisson frais et de bananes. Je lui demande 
de me faciliter les moyens de visiter le montPhrâbat, 
pèlerinage fameux où les Siamois vont en grand 
nombre adorer tous les ans le vestige du pied de 
« Bouddha; » il m'offre de m'accompagner, proposi- 
tion que je reçois avec reconnaissance. Le lendemain, 
à sept heures du matin, mon hôte m'attendait à la 
porte avec des éléphants montés par leurs cornacs 
et les honmies nécessaires à notre excursion. Le 
mtaie soir, à sept heures, nous étions rendus à notre 
destination. 

Peu d'instants après notre arrivée, tous les habi- 
taats du mont en étaient instruits, et talapoins et 
HKHErtagnards ne purent résister au désir devoir « l'é- 



60 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

tranger. ^ Je distribuai aux principaux d'entre eux 
quelques petits présents qui les enchantèrent ; mais 
mes armes étaient surtout l'objet de leur admiration. 

Je me rendis à la demeure du prince de la mon* 
tagne, qu'une maladie retenait dans sa maison; il me 
fit servir à déjeuner, me témoignant le regret de ne 
pouvoir m*accompagner en personne ; maSs il eut la 
gracieuse prévenance de m'envoyer quatre hommes 
pour me servir de guides et d'aides. En retour de 
son amabilité et de l'empressement qu'il mit à me 
rendre service, je lui présentai un petit pistolet, qu'il 
accepta avec les marques de la plus grande joie. 

Le mont Phrâbat et la plaine qu'il domine à huit 
lieues à la ronde forment le fief de ce dignitaire, dont 
l'existence est tout à fait celle des princes-abbés 
de l'Europe féodale. Il a des milliers de vassaux tail- 
lables et corvéables à sa merci, et en emploie autant 
qu'il veut au service de son monastère, où rien ne 
rappelle le vcbu de pauvreté de son ordre; il ne sort 
jamais qu'en magnifique palanquin, tel qu'en ont les 
plus grands princes, et la suite de pages qui l'entoure, 
ainsi que la troupe de jouvencelles alertes qui sont 
chargées du soin de son réfectoire, ne m'ont pas paru 
affectés de la plus légère teinte d'ascétisme. 

Je me rendis, de sa demeure, sur le versant occi- 
dental de la montagne où se trouve le fameux temple 
qui renferme l'empreinte du pied de Samonakôdom, 
le Bouddha de l'Indo-Chine. Je fus saisi d'étonne- 
ment et d'admiration en arrivant à cette partie de la 
montagne, et je me sens incapable d'exprimer con- 
venablement la grandeur du spectacle qui s'offrit à 
ma vue. Quel bouleversement de la naturel Quelle 



DB SIAMt DE CAMBODGE ET DE LAOS 61 

force a soulevé ces roches immenses, transporté et 
entassé les uns sur les autres tout ces blocs errati* 
ques? A la vue de ce pêle-mêle, de ce chaos, j'ai 
compris comment l'imagination de ce pauvre peuple, 
resté enfant en dépit des siècles qui ont passé sur 
lui, a cru retrouver là des traces du passage de ses 
fausses divinités. On dirait qu'un récent déluge vient 
de se retirer. La vue seule de ce tableau me récom- 
pensa de mes fatigues. Jusqu'au sommet de la mon- 
tagne, dans les vallées, dans les crevasses des ro- 
chers, dans les grottes, partout, je rencontrai des 
empreintes d'animaux, parmi lesquelles celles d'élé- 
{diant et de tigre sont les mieux marquées et les plus 
communes; mais j'ai pu me convaincre que plusieurs 
de ces empreintes provenaient d'animaux antédilu- 
viens et inconnus. Tous ces êtres, selon les Siamois, 
formaient le cortège de Bouddha, lors de son passage 
sur la montagne. Quant au temple lui-même, il n'a 
rien d'admirable, car il est comme presque toutes 
les pagodes du Siam : inachevé d'un côté, et dégradé 
de l'autre. H est construit ei\ briques, quoique les 
pierres et le marbre abondent à Phrâbat, et l'on y 
arrive par une suite de larges degrés. Des murs, 
couverts de petits morceaux de verre de couleur, 
forment des arabesques d'une grande variété, et 
resplendissent au soleil avec des reflets chatoyants 
qui ne sont pas sans charme. Les panneaux et les 
corniches sont dorés ; mais ce qui surtout attire l'at- 
t^tion par la finesse et la beauté du travail, ce sont 
les portes massives en bois d'ébène, incrustées de 
nacre de diverses couleurs qui forment des dessins 
d'un fini admirable. L'intérieur du temple ne répond 



62 VOYÂGB DANS LES ROYAUMES 

pas à l'extérieur ; toutefois, le sol est recouvert de 
nattes d'argent; les murs portent encore des traces 
de dorure, mais noircies par le temps et la fumée; 
un catafalque est élevé au milieu de la salle, entouré 
de lambeaux de serge dorée; c'est là que l'on con- 
serve la fameuse empreinte du pied de Bouddha. La 
plupart des pèlerins la couvrent de leurs offrandes : 
de poupées, de grossières découpures en papier, de 
tasses et d'une quantité immense de bimbeloterie ; 
plusieurs de ces objets sont en or et en argent. 

Après un séjour d'une semaine sur ce mont, d'où 
je rapportai, avec d'intéressantes collections, des 
reliques pétries avec les cendres d'anciens rois, je 
fus reconduit par les éléphants de mon hôte d'Ara-* 
jiek, qui ne m'avait pas quitté, et par un guide que 
le prince de Phrâbat m'obligea d'accepter. Nous re- 
çûmes encore l'hospitahté dans la maison de ce di** 
gnitaire, et le lendemain la rivière nous ramenait à 
SaraJmriy chef-lieu de la province de Pakpriau et 
résidence d'un gouverneur. 

Sarabiiri, ville d'une assez grande étendue et peu- 
plée de cultivateurs siamois, chinois et laotiens, est 
composée, comme toutes les villes et villages de 
Siam, de maisons faites en bambous et à demi ca-* 
chées sous le feuillage le long de la rivière. Au delà 
sont les champs de riz ; puis plus loin sont d'immenses 
forêts où habitent seuls les animaux sauvages. 

Le 26 au matin, nous passâmes devant Pakpriau, 
village près duquel commencent les cataractes; les 
eaux étant encore hautes, nous eûmes beaucoup de 
peine à lutter contre le courant. A peu de distance 
au nord de ce bourg, je trouvai une pauvre famille 



DB SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 63 

de chrétiens laotiens dont le bon P. Lamaudy m'a-^ 
vait parlé i. Nous amarrâmes notre barque auprès 
de leur habitation, espérant qu'elle y serait plus 
en sûreté qu'ailleurs pendant le temps quej'emplme» 
rais à l'exploration des montagnes des environs et à 
Tisiter Patawij qui est le pèlerinage des Laotiens, 
comme Phrâbat est celui des Siamois. 

Dans tout le district de Pakpriau, depuis les rives 
du fleuve, à Test comme à l'ouest, tout le terrain, 
jusqu'aux montagnes qui commencent à une dis- 
tance de huit ou dix milles, ainsi que sur toute cette 
chaîne, du sommet à la base, est couvert de fer 
hydroxydé et de fragments d'aérolithes; aussi la 
végétation y est-elle chétive, et les bambous en for- 
ment la plus grande partie; mais partout où les dé- 
tritus ont formé une couche d'humus un peu épaisse, 
elle est au contraire d'une grande richesse et d'une 
grande variété. Les arbres, hautes et innomlH'ables 
fatales, fournissent des gommes et des huiles qui 
seraient précieuses pour le commerce et l'industrie, 
si l'on pouvait engager les habitants paresseux et 
insouciants à les recueillir. Les forêts sont infestées 
de tigres, de léopards et de chats-tigres. Deux chiens 
et un porc furent enlevés près de la chaumière des 
chrétiens, gardiens de notre barque, pendant notre 
séjour à Pakpriau. Le lendemain, j'eus le plaisir de 
faire payer au léopard le vol commis à ces pauvres 
gens, et sa peau me sert de natte. Où le sol est hu- 
mide et sablonneux, je trouvai en grand nombre des 
traces de ces animaux; mais celles du tigre royal 

* Le P. Lamaudy était l'interprète de l'ambassade siamoise 
qui a visité la France en 4860-1861. 



64 VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 

sont beaucoup plus rares. Pendant la nuit, les habi- 
tants n'osent pas s'aventurer hors de leurs habita- 
tiens; mais dans la journée ils savent que ces ani- 
maux, repus du produit de leurs chasses, se retirent 
dans leurs antres au fond des bois. Étant allé explo- 
rer la partie orientale de la chaîne de Pakpriau, il 
m'arriva de m'égarer en pleine forêt à la poursuite 
d'un sanglier qui se frayait un passage dans le fourré 
avec beaucoup plus de facilité que mes gens et moi, 
chargés que nous étions de fusils, de haches, de 
boites, etc. ; nous manquâmes sa piste ; cependant, 
par les cris d'effroi des singes et autres animaux, nous 
savions ne pas être éloignés de quelque tigre ou léo- 
pard, digérant sans doute sa proie du matin. La nuit 
arrivait; il fallait songer à r^agner le logis, sous 
peine de quelque rencontre désagréable; mais, en 
dépit de nos recherches, nous ne pûmes trouver de 
sentier, et nous dûmes, très-éloignés du bord de la 
forêt, passer en conséquence la nuit sur un arbre, 
où, avec des branches et des feuilles, nous nous fimes 
des espèces de hamacs; le lendemain seulement, au 
grand jour, nous pûmes reconnaître notre chemin. 



VIII 



Patawi. — Vue magnifique. — Retour à Bangkok. 



Ayant fait inutilement chercher des bœufs ou des 
éléphants pour porter nos bagages afin d'explorer 
cette partie du pays, dont tous les cultivateurs sont 
occupés à la récolte du riz, je laisse ma barque et son 
contenu à la garde de mes hôtes laotiens, et nous 
partons à pied, comme des pèlerins, pour Patawi par 
une belle matinée et un temps légèrement couvert, 
« le temps des chasseurs, » et qui me rappelle les 
agréables journées d'automne de mon pays; je suis 
accompagné seulement de Kiie et de mon jeune 
guide laotien. Nous suivons pendant trois heures un 
sentier au milieu de forêts infestées de bêtes sau- 
vages, et croisons ensuite la route de Kôrat; enfin 
nous arrivons à Patawi. Comme à Phrâbat, au pied 
de la montagne et à l'entrée d'une longue et large 
avenue qui conduit à la pagode, se trouve une cloche 
que frappent les pèlerins à leur arrivée, afin d'infor- 
mer les bons génies de leur présence et les disposer 
à écouter leurs prières. Le mont, isole, de cent cin- 

MOUHOT. VOY. UE SlA^yi. 5 



66 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

quante mètres de hauteur, est de même formation 
que celui de Phrâbat, mais d*un aspect différent, 
quoique aussi grandiose. Ici, ce n'est plus cet amas 
de blocs rompus, superposés, comme si des géants 
les avaient bouleversés en se livrant un combat pa- 
reil à ceux dont parle la Fable ; Patawi semble com- 
posé d'un seul bloc, d'une immense roche, qui 
s'élève presque perpendiculairement comme une 
muraille, à l'exception de la portion du miUeu, qui, 
du côté sud, surplombe et s'avance de six à sept 
mètres sur la vallée, qu'on domine comme du haut 
d'un balcon. Au premier coup d'oeil, on reconnaît 
l'action de l'eau sur un sol qui n'était primitivement 
que de l'argile. 

Il y a beaucoup d'empreintes semblables à celles 
de Phrâbat, et en plusieurs endroits des troncs 
entiers d'arbres couchés sur le sol et pétrifiés â côté 
d'arbres existants et pareils ; on dirait que la hache 
vient seulement de les abattre, et ce n'est qu'en 
essayant leur dureté avec le marteau que l'on peut 
s'assurer de leur état actuel. Après avoir franchi 
plusieurs larges degrés en pierre, je trouvai à main 
gauche la pagode et à droite l'habitation des tala- 
poins, qui, au nombre de trois, un supérieur et 
deux hommes pour le servir, gardent et honorent 
les précieux rayons de Somanakodom. Les auteurs 
qui ont écrit sur le bouddhisme ignorent-ils la 
signification du mot « rayons » employé par les 
sectateurs de Bouddha? Or, en siamois, le môme 
mot qui signifie « rayon, » veut dire également 
« ombre; » et c'est par respect pour leur divinité 
que la première acception est généralement reçue. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 67 

Le talapoin et ses deux hommes furent très-surpris 
de voir arriver un « farang » ou étranger dans la pa- 
gode. Quelques petits présents ne tardèrent pas à me 
mettre dans leurs bonnes grâces. Le supérieur sur- 
tout fut enchanté d'un morceau de fer aimanté que 
je lui donnai; il s'amusa longtemps avec ce jouet et 
poussa des cris d'admiration chaque fois c[u'il le 
voyait attirer et soulever tous les petits objets de 
métal qu'il mettait à sa portée. 

Je me rendis à l'extrémité nord de la montagne, 
où quelque être généreux, pour faire une œuvre mé- 
ritoire, a eu la bonne idée de construire ime salle 
pareille à celles que l'on trouve sur beaucoup de 
chemins et auprès des pagodes pour abriter les 
voyageurs. 

La vue dont on jouit de cet endroit est d'une 
splendeur indescriptible, dans toute la valeur signi- 
ficative de ce mot. Je n'ai pas la prétention, on a 
pu le voir du reste, de dépeindre avec toutes leurs 
couleurs ces spectacles grandioses qui vont désor- 
mais se multiplier sous mes yeux; à peine ma 
plume et mon crayon ont-ils pu en saisir les con- 
tours et quelques détails; mais ce dont on peut être 
sûr, c'est que mes esquisses n'admettent que ce 
que j'ai vu et rien de plus. Je n'avais rencontré jus- 
qu'alors au Siam que des horizons peu développés ; 
mais ici la beauté du pays se montre dans toute sa 
splendeur. Je voyais sedessiner à mes pieds, comme 
mi riche et moelleux tapis velouté, aux nuances écla- 
tantes, variées et fondues, une immense ligne de 
forêts, au milieu desquelles les champs de riz et les 
autres lieux non boisés paraissent comme de petits 



68 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

filets d'un vert clair; au delà s'élèvent comme 
en gradins des monticules, des monts, et enfin à 
l'est, au nord et à l'ouest, sous la forme d'un demi- 
cercle, la chaîne de montagnes de Phrâbat, puis 
celle du royaume de Muang-Lôm, et enfin celles 
de Kôrat jusqu'à plus de soixante milles de distance. 
Toutes se relient les unes aux autres et ne forment 
pour ainsi dire qu'un seul massif dû au même bou- 
leversement. Mais comment décrire la variété de 
formes de toutes ces sommités? Ici, ce sont des pics 
qui se confondent avec les teintes vaporeuses et ro- 
satres de l'horizon; là, des aiguilles où la couleur des 
roches fait ressortir l'épaisseur de la végétation; 
puis des mamelons aux fortes ombres, tranchant sur 
l'azur du ciel; plus loin, des crêtes majestueuses; en- 
fin, ce sont surtout les effets de lumière brillante, les 
teintes délicates, les tons chauds qui font de ce 
spectacle quelque chose d'enchanteur, de magique, 
que l'œil d'un peintre pourrait saisir, mais que son 
pinceau, si riche et si puissant qu'il fût, ne saurait 
jamais rendre qu'imparfaitement. 

A la vue de ce panorama inattendu, un cri d'ad- 
miration sortit en même temps de toutes les bou- 
ches. Mes pauvres compagnons, généralement in- 
sensibles aux beautés de la nature, éprouvaient 
cependant un moment d'extase devant ce tableau 
sublime et grandiose. « Oh! dil di (beau)I » s'écriait 
mon jeune guide laotien ; et demandant à Kûe, qui 
restait silencieux, ce qu'il pensait de cette vue: 
« Ohî masterj me répondit -il dans son jargon 
mêlé de latin, d'anglais et de siamois, les Siamois 
voir Bouddha sur une pierre et ne pas voir Dieu 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 09 

dans ces grandes choses ; moi content d'être venu à 
Patawi. » 

Du côté opposé, c'est-à-dire au sud, le tableau est 
différent; c'est une plaine immense qui s'étend de la 
base de Patawi et des monts voisins jusqu'au-delà 
d'Ajuthia, dont on aperçoit même les hautes tours 
cpii se confondent avec l'horizon à plus de cent vingt 
milles de distance. Du premier coup d'œil on voit 
cpie cette plaine était recouverte par la mer à une 
époque peu reculée, où toute la partie méridionale 
du Siam formait un golfe : de nombreux coquillages 
marins que je trouvai sur le sol et dans la terre , et 
parfaitement conservés, en sont une autre preuve, 
tandis que les empreintes, les roches, les coquilles 
fossiles prouvent également un bouleversement de 
beaucoup antérieur à cette époque. 

J'eus à Patawi, avec les bons montagnards lao- 
tiens, une répétition des veillées que j'avais eues à 
Phrâbat; tous les soirs, après le travail des champs, 
plusieurs venaient pour voirie farang. Ces Laotiens 
diffèrent un peu des Siamois; ils sont plus grêles et 
ont les pommettes un peu plus saillantes ; ils sont 
généralement aussi plus bruns et portent les cheveux 
longs; tandis que les autres se rasent la moitié de 
la tête, ne laissant croître de cheveux que sur le 
sommet. On ne peut refuser aux Laotiens le cou- 
page du chasseur, s'ils n'ont pas celui du guerrier. 
Armés d'un coutelas ou d'un arc avec lequel ils 
lancent adroitement à plus de cent pas des balles 
d'une argile durcie au soleil, ils parcourent leurs 
vastes forêts, malgré les léopards et les tigres dont 
elles sont infestées. La chasse est leur principal 



70 VOYAGK DANS LES ROYAUMES 

amusement, et, lorsqu'ils peuvent se procurer un 
fusil et un peu de poudre chinoise, ils vont traquer 
le sanglier, ou attendre le tigre et le daim à Taffût, 
perchés sur un arbre ou dans une petite hutte qu'ils 
élèvent sur des pieux de bambou. Leur pauvreté ap- 
proche de la misère; mais, comme presque toujours, 
elle provient de leur excessive paresse, car ils ne 
cultivent que le riz nécessaire à leur entretien. 
Cette récolte assurée, ils passent le reste de leur 
temps à dormir, à flâner dans les bois, à faire de 
longues courses aux villes et villages voisins, et à se 
visiter chemin faisant. 

A Patawi, j'entendis beaucoup parler de Kôrat, 
qui est la capitale d'une province du même nom 
située au nord-est de Pakpriau, à cinq journées dô 
marche de cet endroit (cent ou cent vingt milles) et 
que j'ai l'intention de visiter plus tard. Il paraît que 
c'est un pays riche et qui produit surtout beaucoup 
de soie d'une bonne qualité ; il s'y trouve également 
et en grande quantité un arbre à caoutchouc; mais 
les habitants négligent cette gomme, ignorant sans 
doute sa valeur. J'en ai rapporté un magnifique 
échantillon qui a été très-admiré à Bangkok par les 
négociants anglais. La vie y est, dit-on, d'un bon 
marché fabuleux. On peut y acheter six poules ou 
poulets pour un fuang (37 centimes), cent œufs pour 
le même prix, le reste à proportion. Mais, pour y 
arriver, il faut traverser pendant cinq ou six jours 
la vaste et profonde forêt du Roi-du-Feu que l'on 
voit du sommet de Patawi, et ce n'est que pendant 
la saison sèche que l'on peut s'y aventurer; durant 
celle des pluies, l'eau et l'air y sont mortels. Les 



DE SIAM, DE CAMBODGE Eï DE LAOS 71 

Siamois, gens superstitieux, n'osent pas non plus y 
tirer des coups de fusil, dans la crainte d'y attirer 
les mauvais génies qui les feraient périr. 

Pendant le temps que je passai sur la montagne, 
le supérieur des talapoins redoubla de soins et d'é- 
gards pour moi ; il fit transporter mon bagage dans 
la chambre et étendre ma natte sur les siennes, dont 
il se privait pour moi. Les talapoins se plaignent 
beaucoup du froid qu'il fait à Patawi dans la saison 
des pluies, des torrents qui tombent du sommet de 
la montagne, et aussi des tigres, qui, chassés de la 
plaine par l'inondation,, se réfugient sur les monta- 
gnes, et viennent jusque contre leurs habitations 
enlever leurs poules et leurs chiens. Toutefois, ce 
n'est pas seulement en cette saison que ces carnas- 
siers leur rendent visite , car la seconde nuit que 
nous passâmes en ce lieu, vers dix heures, les chiens 
poussèrent tout à coup des hurlements plaintifs. 

« Un tigre 1 » s'écria mon Laotien, couché près de 
moi. 

Je m'éveillai en sursaut, saisis mon fusil, et j'en- 
tr'ouvri^ la porte ; mais la profonde obscurité ne me 
permit ni de le voir ni de sortir sans m' exposer inu- 
tilement; je me contentai de décharger mon arme en 
l'air f our effrayer l'animal. Ce n'est que le lendemain 
que nous nous aperçûmes de l'absence d'un de nos 
chiens. 

Après avoir parcouru cette intéressante localité 
pendant une semaine, nous revînmes lever l'ancre de 
notre barque' pour regagner Bangkok, où j'avais à 
înettre en ordre mes collections et à les expédier. 

Les lieux qui, deux mois auparavant, étaient re- 



72 VOYAGE DANS LKS ROYAUMES 

couverts de six mètres d'eau, étaient maintenant à 
sec, et partout autour des habitations on bêchait les 
potagers et on commençait la plantation des légumes; 
mais les horribles moustiques avaient reparu en 
essaims plus formidables que jamais, et après avoir 
ramé tout le jour, mes pauvres domestiques ne pou- 
vaient même goûter de repos pendant la nuit. Pen- 
dant le jour, surtout près de Pakpriau, la chaleur 
était excessive. Le thermomètre se tenait ordinaire- 
ment à quatre-vingt-dix degrés Fahrenheit à l'ombre, 
et à cent quarante degrés au soleil, 35^ et 60<* du 
thermomètre centigrade. Heureusement nous n'a- 
vions plus à lutter contre le courant, et, quoique 
passablement chargée, notre barque filait rapi- 
dement. Nous n'étions plus qu'à trois heures de 
Bangkok, lorsque j'aperçus deux canots européens 
amarrés au bord du fleuve , et dans une salle de 
voyageurs, auprès d'une pagode, trois capitaines an- 
glais de ma connaissance qui, avec leurs femmes, 
faisaient un joyeux pique-nique. L'un des trois était 
celui qui m'avait amené de Singapour; il vint au- 
devant de moi et m'entraîna partager leur déjeuner. 
Le même jour, j'arrivai à Bangkok, et je ne savais 
encore où descendre, lorsque M. Wilson, l'aimable 
consul de Danemark, vint au-devant de moi et m'offrit 
gracieusement l'hospitalité dans sa magnifique de- 
meure. Je dois considérer la partie du pays que je 
viens de parcourir comme très-saine, sauf peut-être 
à l'époque des pluies ; il paraît qu'alors l'eau qui dé- 
coule des montagnes, après avoir passé sur une foule 
de détritus vénéneux et s'être imprégnée de sub- 
stances minérales, donne naissance à des miasmes 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 73 

délétères d'où s'échappe la terrible fièvre des bois 
(jungle fever), qui, si elle ne vous emporte pas au 
premier accès, ne vous quitte qu'après plusieurs an- 
nées de souffrances. 

Mon voyage a eu lieu à la fin de la saison des pluies, 
lorsque les terrains qui avaient été inondés commen- 
çaient à se dessécher; il s'en élevait quelques 
miasmes, et j'ai vu plusieurs indigènes atteints de 
fièvres intermittentes; cependant je n'ai pas cessé 
un instant de me bien porter. Dois-je l'attribuer au 
régime que je suivais et qui m'a souvent été recom- 
mandé, c'est-à-dire de ne boire que du thé, jamais 
ou très-rarement de vin ou de spiritueux, et jamais 
d'eau fraîche *? Je le pense, et je crois qu'en agissant 
toujours ainsi l'on ne courrait aucun danger sérieux 
dans les locaUtés les plus malsaines. 



IX 



Départ pour le Cambodge. — Voyage en barque de pêcheurs. 
— Ghantaboun. — Produits. — Commerce. — Physionomie 
du pays, — Archipels du golfe de Siam. — Manière dont les 
crocodiles attrapent les singes. 



Mon intention était de visiter le Cambodge ; mais 
je ne pouvais m'y rendre avec ma légère barque de 
rivière; or, comme Ton ne voit guère circuler entre 
Bangkok et Ghantaboun que de petites jonques chi- 
noises ou des barques de pêcheurs chargées de 
poisson pour la capitale, je dus m'embarquer sur 
une de ces dernières, le 23 décembre, avec un nou- 
veau domestique appelé Niou et d'origine anamite. 
Elevé au collège des Pères, à Bangkok, il connaissait 
assez bien le français pour m' être très-utile, surtout 
comme interprète. Notre embarcation était trop petite 
pour son contenu; car, outre moi et Niou, elle por- 
tait deux hommes et deux enfants de treize à qua- 
torze ans. L'aspect de toutes les petites îles du golfe 
est d'un effet enchanteur et pittoresque. Notre tra- 
versée fut plus longue que nous n'avions pensé. Trois 
jours suffisent en temps ordinaire; il nous en fallut 



VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 75 

huit, tellement le vent était violent et contraire. Nous 
eûmes aussi un accident qui fut fatal à l'un de nous 
et qui aurait pu l'être à tous. C'était dans la nuit du 
31 décembre au 1^^ janvier. Notre barque filait ra- 
pidement sous une brise violente et fraîche. J'étais 
assis sous le petit toit de feuilles et de bambous en- 
trelacés qui me protégeait contre la pluie et la fraî- 
cheur des nuits, disant adieu à l'année qui venait de 
s'écouler et souhaitant la bienvenue à la nouvelle ; 
priant pour qu'elle me fût favorable, et surtout qu'elle 
répandît à pleines mains la coupe de bonheur sur 
tous ceux qui me sont chers. La nuit était obscure. 
Nous n'étions qu'à deux milles de la côte, dont les 
montagnes nous apparaissaient comme un sombre 
bandeau. La mer seule brillait de cette lueur phos-. 
phorescente si bien connue de ceux qui ont navigué 
longtemps. Depuis plusieurs heures, deux requins 
n'avai^it cessé de nous suivre en traçant à l'arrière 
conmie un sillon de feu tortueux. Tout était silen- 
cieux sur notre bateau ; on n'entendait que le vent 
sifQant dans nos voiles et le bruit des vagues. Je 
sentais en moi-même, à cette heure de la nuit, seul 
et loin de tous ceux que j'aimais, une tristesse que 
je cherchais inutilement à soulever et une inquié- 
tude dont je ne pouvais me rendre compte. Tout à 
coup nous éprouvons un choc violent, suivi presque 
aussitôt d'un second, et notre barque reste dans 
riiomobilité la plus complète. Tout le monde à bord 
pousse un cri de détresse ; les matelots sautent à 
l'avant avec Niou; en un instant la voile est pUée, 
les torches allumées; mais, ô malheur! un de nous 
manque à l'appel.... Un des jeunes garçons qui était 



76 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

assoupi sur le bord du bateau avait été, par le choc, 
précipité à la mer. Inutilement nous cherchâmes le 
corps de ce malheureux; il était indubitablement 
devenu la proie d'un des requins. Fort heureuse- 
ment pour nous, la barque n'avait touché que de 
côté contre la pointe d'un rocher et s'était ensuite 
échouée sur le sable, de sorte qu'après l'avoir dé- 
gagée nous pûmes aller jeter l'ancre près delà côte. 

Le 3 janvier 1859, ayant traversé le petit golfe de 
Chantaboun par une mer excessivement houleuse, 
nous vîmes apparaître la fameuse roche du Lion qui 
forme comme la pointe d'un cap à l'entrée du port. 
De loin, on dirait un lion couché, et l'on a peine à 
croire que la nature seule ait moulé ce colosse avec 
4es formes aussi curieuses, et cependant c'est l'eau 
qui l'a arrondi et modelé de la sorte. On comprend 
que les Siamois aient pour ce rocher, comme poui" 
toutes les choses qui leur paraissent extraordinaires 
ou merveilleuses, une espèce de vénération. On ra- 
conte qu'un jour un navire anglais étant venu jeter 
l'ancre dans le port de Chantaboun, le capitaine, en 
voyant le lion, proposa de l'acheter, et que le gouver- 
neur ayant refusé de lui vendre, l'Anglais, sans pitié, 
fit feu de toutes ses pièces sur le pauvre animal. Le 
fait a été raconté par un poète siamois dont l'œuvre 
est une plainte touchante contre la dureté de cœur 
des barbares de l'Occident. 

Le 4 janvier, à huit heures du matin,- nous arri- 
vions à la ville de Chantaboun proprement dite. Elle 
est bâtie le long du fleuve, à six ou sept milles 
des montagnes. Les Annamites chrétiens forment 
le tiers à peu près de la population de cette loca- 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 77 

lité; le reste est composé de marchands chinois, 
de quelques Annamites païens et de Siamois. Les 
seconds sont tous des pêcheurs, descendant d' Aima- 
mites de même profession, qui, venus de Cochin- 
chine pour pêcher au nord du golfe de Siam, s'éta- 
blirent peu à peu à Ghantaboun. Tous les jours, tant 
que dure la saison froide et que la mer n'est pas 
trop forte, ils vont tendre leurs filets dans les petites 
baies du littoral ou dans les bassins que forment les 
îles entre elles. 

Le conunerce de cette province n'est pas consi- 
dérable, comparativement à ce qu'il pourrait être; 
mais les nombreuses taxes, les corvées continuelles 
imposées au peuple par les chefs, puis l'usure et les 
prévarications des mandarins, ajoutées à l'esclavage, 
accablent, ruinent les familles et stérilisent le travail. 
Cependant, quoique la population ne soit pas nom- 
breuse, on exporte à Bangkok une assez grande 
quantité de poivre que les Chinois principalement 
cultivent au pied des montagnes, un peu de sucre 
et de café d'une quaUté tout à fait supérieure, et 
enfin des nattes faites de joncs, très-jolies, et qui se 
vendent très-avantageusement en Chine; du tabac, 
une quantité de poisson sec et salé, ainsi que des 
hichos'di-mar ou holothuries de mer séchées, et de 
VécaiUe de tortue que pèchent les Annamites païens. 
Tout sujet siamois, dès qu'il a atteint la taille de 
trois coudées, est soumis à un impôt ou tribut annuel 
équivalant à 6 ticaux (18 francs); les Annamites de 
Ghantaboun le payent en bois d'aigle, les Siamois en 
gommegutte. Le tribut des Chinois sepaye en gomme 
laque, et seulement tous les quatre ans; il n'est que 



L 



78 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

de 4 ticaux. C'est à la fin de la saison des pluies que 
les Annamites chrétiens se réunissent en troupes de 
quinze à vingt, et partent sous la conduite d'un 
homme expérimenté, qui devient le chef de l'expé- 
dition et indique d'ordinaire aux autres les arbres 
qui renferment du bois d'aigle, car tous ne sont pas 
égalementhabiles à reconnaître ceu^iqui en contien- 
nent, et il faut, pour bien réussir et s'éviter un tra- 
vail inutile et pénible, une expérience que l'on 
n'acquiert qu'avec le temps. Les uns restent dans 
les montagnes environnantes, les autres vont aux 
grandes îles de Ko-Xang ou de Ko-Kut, situées au 
sud-est de Chantaboun. 

Le bois d'aigle est dur, moucheté, et répand une 
forte odeur aromatique lorsqu'on le brûle. Il sert â 
brûler, après leur mort, le corps des princes et des 
hauts dignitaires que l'on conserve préalablement 
pendant une année dans un cercueil. Les Siamois 
l'emploient également en médecine. Le bois de 
l'arbre qui le produit est blanc et très-tendre, et il 
faut l'abattre et le fendre en entier pour trouver le 
bois d'aigle qui est répandu dans l'intérieur du tronc. 
Les Annamites font une espèce de secret des indices 
auxquels ils reconnaissent l'arbre qui en contient. 
Le peu de renseignements qu'ils ont voulu me don- 
ner m'a cependant mis sur la voie. Je fis abattre 
sur la montagne plusieurs arbres que je jugeais 
devoir en contenir, et le résultat de mes observa- 
tions est que ce bois se forme dans les cavités de 
l'arbre, et que plus celui-ci est vieux, plus il en con- 
tient. On frappe le tronc de l'arbre, et s'il rend un 
son creux et laisse échapper par les nœuds une 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 79 

odeur plus ou moins forte de bois d'aigle, on est 
assuré qu'il en renferme. 

La plupart des Chinois marchands se livrent à 
Topium et au jeu; les Annamites chrétiens ont en 
général une conduite plus réglée ; mais leur carac- 
tère est tout l'opposé de celui des Siamois, qui sont 
mous, paresseux, insouciants et légers, mais géné- 
reux, hospitaliers, simples et sans orgueil. L'Anna- 
mite est petit, maigre, vif, actif, mais prompt et 
colérique. Il est sombre, haineux, vindicatif et sur- 
tout orgueilleux; entre parents même, ce sont des 
dissensions et une jalousie continuelles. Sans pitié 
pour le pauvre ou pour le malheureux, il est servi- 
teur-né du puissant. L'attachement de ceux qui sont 
catholiques pour leurs prêtres et les missionnaires 
fait seul exception; ils s'exposent pour eux aux 
plus grands dangers. De leur côté, les païens tien- 
ftent fortement à leur idolâtrie par respect pour 
leurs ancêtres. Dans les rapports que j'ai eus avec 
les uns et les autres, tant à Chantaboun que daiis 
les lies, où j'en rencontrais fréquemment, venus de 
ôe premier endroit où de Kampot, port du Cam- 
bodge, je n'ai eu qu'à me louer de la générosité et 
de la bonté des païens. 

Les missionnaires de Bangkok m'ayant donné une 
lettre d'introduction pour leur confrère de Chanta- 
boun, je descendis chez lui et j'eus le plaisir de 
rencontrer un digne homme qui me reçut avec la 
plus grande cordialité et mit à ma disposition une 
chambre de sa modeste habitation. Depuis plus de 
^ngt ans ce bon père se trouve à Chantaboun avec 
les Annamites qu'il a baptisés, content et heureux 



80 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

au milieu de Tindigence et de la solitude. A mon 
arrivée, il était au comble du bonheur; il voyait 
s'élever rapidement de jour en jour une nouvelle 
chapelle qu'il fait construire, et pour laquelle il a 
trouvé le moyen d'économiser sur son modeste via- 
tique. Construite en briques, elle remplacera bientôt 
la chapelle de planches dans laquelle il officie. Je 
passai seize jours heureux sous son toit, tantôt chas- 
sant sur le fleuve et les canaux, tantôt sur le mont 
Sabab. Le pays me rappelait beaucoup la province 
cle Pakpriau. La plaine est peut-être encore plus 
déserte et plus inculte; mais au pied de la mon- 
tagne s'ouvrent de charmantes vallées, où quelques 
centaines de Chinois se livrent à la culture du 
poivre. 

J'achetai au prix de 25 ticaux une bonne petite 
barque pour visiter les îles du golfe, très-intéres- 
santes sous tous les rapports, quoique «ur plusieurs 
d'entre elles les tigres soient nombreux. La première 
que je visitai porte le nom de Ko-nam-sao (buste de 
jeune fille). Elle a la forme d'un pic et près de deux 
cent cinquante mètres de hauteur. D'origine volca- 
nique comme toutes les autres îles de cette partie 
du golfe, elle n'a seulement que deux milles de cir- 
conférence. Les roches qui l'entourent presque par- 
tout en rendent l'accès difficile ; mais l'effet qu'y 
produisent une végétation puissante et une verdure 
pleine d'éclat et de fraîcheur est ravissant. La sai- 
son de la sécheresse, si agréable dans les voyages 
en Europe, à cause de la fraîcheur des nuits et des 
matinées, est au Siam un temps de mort et de déso- 
lation pour toute la nature. Malgré une végétation 



D£ SIAM, DB OâMBODQE BT DB LA03 81 

encore assez fraîche, la vie semble s'arrêter; les 
oiseaux ont fui vers les lieux où ils trouvent à se 
désaltérer et recherchent de préférence le voisinage 
des habitations et les bords des rivières où les in- 
sectes, en nombre immense, leurs fournissent une 
abondante nourriture. Rarement un chant vient 
charmer l'oreille; l'aigle pêcheur seul fait entendre 
son cri rauque et perçant chaque fois que le vent 
change. Les fourmis en essaims innombrables sur- 
gissent, au contraire, de partout; le sol, les arbres, 
tout en est couvert, et elles paraissent être, avec les 
moustiques et quelques grillons, les seuls insectes 
qui aient échappé à la destruction. En poursuivant 
les tpoupes de singes qui s'enfuyaient à mon ap- 
proche, ou bien en suivant les traces des daims ou 
des léopards, dont plusieurs tombèrent frappés de 
mes balles, nulle part je ne trouvai dans ces îles la 
moindre trace de sentier, ni source, ni ruisseau; je 
n'avançais que très-difficilement à travers les masses 
de lianeà et de branches entrelacées, la hache à la 
main, et ce n'est qu'épuisé par la chaleur et la fa- 
tigue que je revenais au rivage. 

La plupart des roches de ces montagnes, comme 
celles des îles, sont métamorphiques, c'est-à-dire 
d'anciennes roches sédimentaires qui ont conservé 
beaucoup de traces de leur ancien dépôt sous les 
eaux, mais qui ont subi un changement dans leur 
structure et dans leur composition par l'action des 
volcans. Toutes renferment un grand nombre de 
filons et d'amas auxquels en géologie l'on donne le 
nom de « gLies de contact, » c'est-à-dire de gîtes 
métallifères qui, encastrés dans des roches stratifiées 

MOUHOT. VOY. DE SlAM. 



82 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

OU des roches massives, ont été pénétrés de leur 
substance. 

Le 26, nous fîmes voile pour la première des tles 
Ko-Man, car il y en a trois qui portent ce nom et 
qui sont rapprochées les unes des autres. La plus 
grande n'est éloignée de la côte que d'ime dizaine 
de milles. Quelques aigles pêcheurs, une espèce de 
pigeons blancs et des coucous noirs sont à peu près 
les seuls habitants ailés que j'y rencontrai; mais les 
iguanes y sont très-nombreuses, et lorsque le sdr 
elles sortent de leurs retraites, le bruit qu'elles font 
en marchant pesamment sur les feuilles sèches 
et les branches mortes, pourrait facilement être 
attribué à des animaux plus grands et plus redou- 
tables. 

Vers le soir, la marée ayant baissé, nous laissâmes 
échouer notre barque dans la vase; j'avais déjà re- 
marqué pendant le jour que la boue, semblable à celle 
des tourbières, était imprégnée de matières volcani- 
ques ; mais pendant toute la nuit il s'en échappa une 
si forte odeur sulfureuse, que je me crus sur un volcan j 
sous-marin. Le 28, nous passâmes à la seconde île des 
Patates, qui est plus élevée et plus pittoresque que 
la précédente; les rochers qui la bordent sont 
d'un effet grandiose. Le coup d'œil dont on jouit en 
traversant les deux îles par un beau soleil et à marée 
basse est surtout magnifique. Les Iles des Patates 
doivent leur nom aux nombreux tubercules sauvages 
qui s'y trouvent. 

Je passai plusieurs jours au cap Liant, tantôt sur 
la côte, tantôt dans les nombreuses îles qui en sont 
très-rapprochées; c'est la plus belle partie du golfe 



I 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 83 

elle est comparable pour sa beauté au détroit de la 
Sonde près des côtes de Java. Il y a deux ans, le roi 
étant venu visiter Ghantaboun, on lui bâtit sur la 
plage, à l'extrémité du cap, une maison et un kio5<- 
que. En mémoire de sa visite, Ton a aussi érigé au 
sommet dé la montagne une petite tour d'où l'on jouit 
d'une vue très-étendue. 

Je visitai aussi Ko-Kram qui est la plus belle et la 
plus grande de toutes les îles qui se trouvent au nord 
du golfe entre Bangkok et Cbantaboun. Toute l'île 
n'est qu'une suite de montagnes boisées, mais cepen- 
dant d'un accès assez facile et renfermant beaucoup 
de fer oligiste. Les singes et les daims qui l'habitent 
viennent tous les soirs boire au rivage, car elle man- 
que d'eau douce. 

Le 29 au matin, à mesure que le soleil s'élevait à 
l'horizon, la brise diminuait, et nous n'étions plus 
qu'à trois milles du détroit qui sépare l'île de l'Arec 
de celle des Cerfs, lorsqu'elle tomba tout à fait. De- 
puis une demi-heure, nous n'avancions qu'à force de 
rames, et exposés à toute l'ardeur d'un soleil brûlant, 
quoiqu'à une heure matinale, sans le moindre souffle 
dans l'air, devenu lourd et suffoquant. Tout à coup 
etàmongrandétonnement, la mer s'agita, se souleva, 
et ballotta en tous sens notre légère embarcation. Je 
ne savais que penser d'un phénomène tout nouveau 
et inconnu pour moi, et d'où pouvait peut-être ré- 
sulter, d'un instant à l'autre, quelque danger ou ac- 
cident sérieux, lorsque notre pilote s'écria tout à 
coup : « Voyez comme l'eau de la mer bout. » En 
effet, je me retournai du côté indiqué ; la mer semblait 
être en ébuUition, et peu d'instants après un immense 



84 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

j6t d'eau et de vapeur fut lancé dans les airs et dura 
pendant plusieui*s minutes. Je n'avais jamais été té- 
moin d'un pareil phénomène et je ne suis plus étonné 
maintenant de la forte odeur de soufre qui me suffo- 
quait dans rîle Ko-Man. C'était donc un volcan sous- 
marin qui faisait éruption à près d'un mille de dis- 
tance de l'endroit où trois jours auparavant nous 
avions jeté l'ancre. 

Le 1«' mars, nous arrivâmes à Ven-Ven, sur lePak- 
nam-Ven; sorte d'estuaire où se déverse un fleuve 
large \de plus de trois milles à son embouchure et 
formé par plusieurs cours d'eau qui découlent des 
montagnes et se joignent à un bras de la rivière de 
Chantaboun, qui, faisant l'office d'un canal, relie ces 
deux localités. 

Les crocodiles sont plus nombreux dans le fleuve 
de Paknam-Ven que dans celui de Chantaboun. Con- 
tinuellement je les voyais ou les entendais s' élançant 
de la rive dans l'eau, et il arrive assez fréquemment 
que des pêcheurs imprudents ou des gens endormis 
près de la rivière, ont été dévorés par eux ou sont 
morts des blessures qu'ils en ont reçues. Ce dernier 
cas s'est renouvelé deux fois depuis mon séjour dans 
la province de Chantaboun ; mais une chose amusante 
pour l'homme qui se plaît à étudier les mœurs inté- 
ressantes de toutes les créatures dont Dieu a parsemé 
la surface du globe et que nous eûmes le plaisir d'ob- 
server à Ven-Ven, c'est la manière dont ces amphi- 
bies attrapent les singes qu'une malicieuse fantaisie 
pousse à les taquiner. Au bord du rivage, le croco- 
dile, le corps enfoncé dans l'eau, ne laisse dépasser 
que sa gueule grande ouverte, afin de saisir tout ce 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 85 

qui passera à sa portée. Une troupe de singes vient- 
elle à l'apercevoir, ils semblent se concerter, s'ap- 
prochent peu à peu et commencent leur jeu, tour 
à tour acteurs et spectateurs. Un des plus agiles ou 
des plus imprudents arrive de branche en branche 
jusqu'à une distance respectueuse du crocodile, se 
suspend par une patte, et avec la dextérité de sa 
race, s'avance, se retire, tantôt allongeant un coup 
de patte à son adversaire, tantôt feignant seulement 
de le frapper. D'autres, amusés du jeu, veulent se 
mettre de la partie ; mais les autres branches étant 
trop élevées, ils forment la chaîne en se tenant sus- 
pendus les uns aux autres par les pattes ou par la 
queue; ils se balancent ainsi, tandis que celui qui se 
trouve le plus rapproché de l'animal amphibie le 
tourmente de son mieux. Parfois la terrible mâchoire 
se referme, mais sans saisir l'audacieux singe : ce 
sont alors des cris de joie et des gambades ; mais par- 
fois aussi une patte est saisie dans l'étau et le volti- 
geur entraîné sous les eaux avec la promptitude de 
l'éclair. Toute la bande imprudente se disperse alors 
en poussant des cris et des gémissements; ce qui 
ne l'empêche pas de recommencer le même jeu 
quelques joui's, peut-être même quelques heures 
après. 



La vie des montagnes (mont Sabab). — Chasses. — Tigres. — 
Serpents, etc. — Riche végétation de Chantabury. 



De retour à Chantaboun de mes excursions mari- 
times, j'allai m'installer chez un bon vieux Chinois, 
planteur de poivre, qui, deux mois plus tôt, lors de 
ma première visite, m'avait déjà donné l'hospitalité. 
Il se nomme Ihié-Hou, mais en siamois nous l'appe- 
lions Apatt, ce qui veut dire oncle. Apaït est veuf; il 
a deux fils, dont l'un est âgé de dix-huit ans; celui-ci 
est un bon enfant, laborieux, vif, courageux et infa- 
tigable; il m'est déjà fort attaché et a grande envie de 
m'accompagner au Cambodge. Né dans ces monta- 
gnes et très-inteUigent, il n'est pas de quadrupèdes, 
et très-peu d'oiseaux dont il ne connaisse les mœurs 
et les habitudes ; puis il n'a peur ni des tigres, ni des 
éléphants; toutes ces qualités réunies jointes à sa 
douceur font que Phraï (c'est le nom du jeune 
homme) serait un véritable trésor pour moi. 

Apaït a aussi deux frères qui, devenus catholi- 
ques, sont allés s'établir à Chantaboun, afin de se 



VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 87 

rapprocher de Téglise ; quant à lui, il n'a jamais eu 
le moindre penchant à changer de religion, parce 
que s'il devenait chrétien, il faudrait, dit-il, qu'il 
oubliât ses parents trépassés, auxquels il a le plus 
grand soin de faire de temps en temps de petits 
sacrifices. Ses affaires ne sont pas brillantes, car il 
a dix ticaux d'intérêt à payer pour une petite somme 
de cinquante ticaux qu'il a emprunté, l'intérêt étant, 
à Siam, de vingt et de trente pour cent. En outre, 
il a les impôts à acquitter ; douze ticaux pour ses 
deux fils, huit pour son champ de poivre, un pour 
son porc, quatre pour sa maison, un pour son 
foyer, un pour le bétel qu'il cultive, deux shellungs 
pour ses cocotiers, deux pour ses arbres à donnons, 
un tical pour ses aréquiers; total, trente-neuf ti- 
caux. Le revenu de sa terre étant de quarante, tous 
frais payés, que peut-il faire avec le tical unique 
(deux francs cinquante centimes) qui lui reste? Les 
malheureux cultivateurs dans le genre de celui-ci, 
et ils sont nombreux, vivent de riz qu'ils obtiennent 
des Siamois en échange de l'arec, puis de quelques 
légumes. 

J'éprouvai beaucoup de plaisir, de bonheur, pour- 
rais-je dire, dans le séjour de ces lieux si beaux et 
si tranquilles, et en même temps si riants et si im- 
posants. Ces montagnes sont entrecoupées, ou par 
des vallons animés du murmure des ruisseaux à l'eau 
fraîche et| limpide, ou par de petites plaines parse- 
mées de quelques modestes cases, appartenant à de 
laborieux Chinois, tandis qu'à peu de distance s'é- 
lève la vraie montagne avec ses rochers grandioses, 
ses grands arbres, ses torrents et ses cascades. 



8S VOYA&K 1)ANS LES ROYAUMES 

Nous avons déjii eu quelques orages, car la saison 
des pluies s'approche ; la végétation redevient fraîche 
et la nature animée; le chant des oiseaux et le 
bourdonnement des insectes se font entendre par- 
tout. Apaït m'a cédé son lit, si toutefois on peut ap- 
peler lit quelques lattes d'aréquier posées sur quatre 
pieux de bambous. J'y ai étendu ma natte, et j'y 
ferais un long somme, si plusieurs fois pendant la 
nuit je n'étais éveillé par des armées de fourmis qui 
me passent sur le corps, s'introduisent sous ma 
couverture, dans mes vêtements, s'établissent con- 
fortablement dans ma barbe et finiraient sans doute 
par m'entrainer hors de mon lit, si de temps en 
temps je ne secouais ma couverture. D'autres fois, ce 
sont des cancrelas ou d'autres vilaines bêtes de la 
même espèce qui prennent leurs ébats sous le toit, 
et se laissent maladroitement tomber sur ma figure, 
en m'inspirant toujours du dégoût et souvent l'ap- 
préhension que ce ne soit quelque être plus veni- 
meux ou plus répugnant encore. La chaleur en ce 
moment est très-supportable; le thermomètre mar- 
que ordinairement quatre-vingts degrés Fahrenheit 
le matin et quatre-vingt-dix degrés au milieu du 
jour (vingt-neuf à trente-deux degrés centigrades) ; 
mais l'eau des ruisseaux est si fraîche, que deux 
bonnes ablutions par jour, une le matin et une autre 
le soir, tout en entretenant et fortifiant ma santé, 
me procurent un bien-être pour plusieurs heures. 

Hier soir, le petit Phraï étant allé avec Niou à 
Chantaboun pour acheter quelques provisions, rap- 
porta pour un demi-fuang de bonbons chinois à son 
père; le pauvre vieillard ne se sentait pas de joie, et 



DE SIAM, DE CAMBOD&E £T DE LAOS 89 

ce matin à la pointe du jour, il se vêtit de ses meil- 
leurs habillements, de sorte qu'en le voyant si beau, 
je me demandai ce qu'il pouvait y avoir de nouveau 
au logis. Après avoir nettoyé une planche fixée en 
goise de table au-dessous d'un dessin qui, sous la 
forme d'un pantin tirant la langue, ayant des griffes 
aux pieds et aux mains et une longue queue de 
singe, représente le père d'Apaït, celui-ci prit trois 
petites tasses, les emplit de thé, mit les bonbons 
dans une autre et plaça le tout sur la planche qui 
fait fonction d'autel. Il alluma ensuite deux mor- 
ceaux d'un bois odoriférant, et commença ses 
prières : c'était un sacrifice qu'il faisait aux mânes 
de ses parents, avec l'espoir que leur âme viendrait 
goûter aux bonnes choses qu'il leur offrait. 

A l'entrée du jardin d'Apaït, en face de sa case, 
j'ai fait avec quelques bâtons et des branches d'ar- 
bres une espèce de séchoir, couvert d'un toit de 
feuilles, où je sèche les grosses pièces, comme 
singes gibbons, blancs et noirs, chevrotaii:\s, buses, 
calaos, ainsi que mes boites d'insectes; cela attire 
une foule de curieux siamois et chinois qui viennent 
voir le farang et admirer ses curiosités. 

Nous venons de passer le premier jour de l'an des 
Chinois, qu'ils ont fêté pendanttrois jours. Plusieurs 
d'entre eux demeurant à une grande distance ont 
profité de ce temps pour nous faire visite, et, par 
moments, la maison d'Apaït, le vaste terrain battu 
qui est devant son jardin, tout était rempli de visi- 
teurs en habits de fête. Beaucoup me demandaient 
des médicaments, car, à la vue de mes instruments, 
de ma trousse de naturaliste et de mes bocaux. 



90 VOYAGE DANS LKS ROYAUMES 

ils me prenaient pour un grand médecin. Hélas! 
mes prétentions ne sont pas si élevées; cependant 
je les traite d'après le système Raspail, et une petite 
boîte de pommade camphrée ou une fiole d'eau sé- 
dative sont peut-être retournées dans quelque musée 
d'Europe sous la forme d'un insecte ou d'une co- 
quille quelconque, que ces braves gens m'auront 
rapportée en retour du bien que j'avais l'intention 
de leur faire. 

n est bien agréable pour moi, après une journée 
de chasse fatigante, par monts et par vaux et dans 
l'intérieur des forêts où l'on ne se fraye un chemin 
que la hache à la main, de me reposer le soir sur le 
banc de notre bon Chinois, devant sa case ombragée 
de cocotiers, de bananiers et d'autres beaux arbres. 
Depuis quatre jours, un vent du nord très-violent 
et frais, malgré la saison, n'a cessé de souffler, bri- 
sant et déracinant une quantité d'arbres au sommet 
de la montagne. Ce sont ses adieux. Le vent du sud- 
ouest soufflera dorénavant pendant plusieurs mois. 

Aujourd'hui, la soirée m'a paru encore plus belle 
et plus agréable qu'à l'ordinaire; les étoiles scintil- 
laient au ciel, et la lune brillait de tout son éclat. 
J'étais assis à côté d'Apaït, tandis que son fils nous 
jouait des airs chinois sur sa flûte de bambou. Je 
songeais à quel degré de prospérité cette province 
pourrait atteindre, si, déjà une des plus belles et des 
plus florissantes du pays, elle était sagement et intel- 
ligemment gouvernée, ou si quelques Européens ve- 
naient y jeter les fondements d'une colonie civilisa- 
trice. 

Proximité de la mer, communications faciles et 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 91 

susceptibles de perfectionnement, climat sain, tem- 
pérature supportable et surtout inépuisable fécon- 
dité du sol qui permet la culture des plus riches 
productions, rien ne manque à cette contrée pour 
assurer le succès à des planteurs industrieux et en- 
treprenants. 

Ma négociation est enfin arrivée à un résultat 
heureux, c'est-à-dire que le bon vieux Âpaït a 
consenti à laisser son fils Phraï entrer à mon 
service, pourvu que je lui donne trente ticaux, la 
moitié de ses gages d'une année, en avance; puis il 
vendra sa case et son champ de poivre, payera sa 
dette et se retirera dans un autre endroit de la mon- 
tagne. Le petit Phraï est enchanté de me suivre et 
de pouvoir courir les bois du matin au soir. Je ne suis 
pas moins content que lui, car avec sa connaissance 
du pays, son activité, son intelligence et son dévoue- 
ment pour moi, il est d'un prix inestimable. Les 
chaleurs deviennent de plus en plus fortes. Le ther- 
momètre est monté un jour à cent deux degrés 
Fahrenheit (trente-neuf centigrades) à l'ombre ; aussi 
les longues chasses deviennent pénibles et quelque- 
fois impossibles ailleurs que dans les forêts. Je pro- 
fitai, il y a quelques jours, d'un temps couvert et 
par conséquent moins chaud, pour visiter une chute 
d'eau dont on m'avait parlé et qui se trouve dans le 
district presque désert de Priou, à douze milles de 
Kombau. Au mois de janvier, lors de mon premier 
passage ici, j'avais déjà eu le désir de m'y rendre; 
mais le Chinois qui s'était proposé pour nous y con- 
duire, s'était égaré et nous avait fait marcher une 
journée tout entière pour nous conduire à un endroit 



92 VOYAGE DANS LKS ROYAUMES 

opposé. De Kombau, nous longeâmes pendant une 
heure et demie une charmante vallée unie presque 
partout comme une pelouse, et riante comme un 
parc. Elle aboutit à une forêt oîi, en suivant le bord 
d'un torrent qui, encaissé entre deux monts et hé- 
rissé de blocs de granit, augmente de largeur à 
mesure que Ton approche de sa source, nous ne 
tardâmes pas à arriver à la chute. Dans la saison des 
pluies, ce doit être un spectacle de toute beauté; 
une énorme nappe d'eau tombe alors de tous les 
côtés du haut d'immenses roches perpendiculaires, 
taillées à pic et décrivant comme un cirque de près 
de trente mètres de diamètre; pendant la séche- 
resse, l'eau de la source seule sort de dessous d'im- 
menses blocs de granit, mais avec une telle abon- 
dance qu'elle alimente plusieurs ririsseaux. D'une 
hauteur de plus de vingt mètres, le torrent, large 
de deux à sa source, tombe avec fracas et presque 
d'aplomb sur les rochers, d'où il rejaillit en se dé- 
tournant pour former une nouvelle chute de trois 
mètres de hauteur seulement, mais qui se déverse 
dans un vaste bassin profond de plus de quinze pieds, 
et qui reflète comme un miroir les rochers et les ar- 
bres qui l'entourent. Mes deux domestiques, échauffés 
par une longue course, se plongèrent dans cette eau 
si froide, à mon grand étonnement; et quand je vou- 
lus leur exposer le danger qu'ils couraient en agis- 
sant ainsi, ils me répondirent que c'est quand on a 
chaud qu'on doit se baigner ; et tous les indigènes 
font de même. 

Un voyageur ne doit ignorer aucun métier; un 
jour, je dus me faire tailleur de pierre pour détacher 



DE siAM, DE Cambodge et de laos ©S 

une empreinte d'un animal inconnu de la surface 
d*un large bloc de granit enfoui au fond d'un torrent 
de la montagne; au mois de janvier, un Chinois me 
demandait un prix si élevé pour ce travail que je 
pensais me contenter d'une empreinte de cire; mais 
Phraï m'ayant proposé de se charger de ce travail, 
nous l'avons entrepris, et nous l'avons mené à bonne 
fin. Beaucoup de Siamois eussent préféré que je ne 
touchasse pas à leur pierre, de même que par su- 
perstition ils sont scandalisés de me voir tuer des 
gibbons blancs, bien que, lorsque l'animal est une 
fois abattu et dépouillé, comme ce ne sont pas eux 
qui ont commis ce péché, mortel à leurs yeux, ils 
soient très-heureux d'obtenir une côtelette ou un 
Ufteck de ma victime, car ils attribuent à la chair 
de ce singe de grandes vertus médicinales. 

La saison des pluies approche; les orages devien- 
nent de plus en plus fréquents, et le tonnerre gronde 
parfois avec un fracas épouvantable; les insectes 
deviennent aussi plus nombreux ; mais les fourmis 
qui cherchent à s'abriter pour cette saison enva- 
hissent les habitations et deviennent un véritable 
fléau pour moi et mes collections, sans parler de 
mes vêtements; j'ai eu déjà plusieurs livres et cartes 
presque entièrement mangés dans une seule jiuit. 
Heureusement, les moustiques ont disparu, c'est donc 
une souffrance de moins; mais, en revanche, il y a 
une espèce de petite sangsue, qui, lorsqu'il pleut, 
quitte les ruisseaux, se répand dans les bois et les 
rend, sinon impraticables, au moins fort désagréa- 
bles à traverser; c'est par douzaines qu'ils faut 
à tout moment les arracher de l'épiderme; mais 



84 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

comme Ton ne peut ni les voir ni les sentir toutes, 
c'est toujours couvert de sang que Ton revient au 
logis; quelquefois mon pantalon, de blanc qu'il était 
en partant, prend la couleur garance, si chère au 
troupier français. 

Le gibier commence à devenir rare, au grand dé- 
sappointement de nous tous, car Phraï et Niou fai- 
saient bombance avec la chair des gibbons, et com« 
merce de leur fiel qu'ils vendaient un shellung ou 75 
centimes de notre monnaie aux médecins chinois de 
Chantaboun; les calaos sont aussi devenus très- 
farouches, de sorte que nous ne pouvons plus guère 
compter que sur des chevrotains pour approvi- 
sionner la cuisine. 

Il y a bien aussi sur la montagne de grands cer&; 
mais ce n'est qu'en passant la nuit à l'aiïût qu'on 
peut les approcher d'assez près pour les tirer. Les 
oiseaux en général ne sont pas communs; on ne 
voit ni cailles, ni perdrix, ni faisans ; et les quelques 
poules sauvages qui, de temps en temps, font leur 
apparition, sont si farouches, que ce serait perdre 
un temps précieux de leur faire la chasse. Dans 
cette partie du pays, les Siamois prétendent qu'ils 
ne peuvent cultiver de bananes à cause des éléphants, 
qui, à certaines époques, viennent du versant opposé 
de la montagne et dévorent les feuilles de cette 
plante, dont ils sont friands. Les tigres aussi sont 
nombreux, le tigre royal aussi bien que celui de la 
petite espèce ; toutes les nuits ils passent près des 
habitations, et le matin on peut voir l'empreinte de 
leurs larges pattes profondément marquée dans l'ar- 
gile auprès des ruisseaux ou sur le sable des sen- 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 95 

tiers ; le jour, ils se retirent sur la montagne, dans 
des fourrés épais et presque inaccessibles. Rien n'est 
plus rare que de les tirer au gîte, car généralement ils 
fuient à l'approche de Thomme, à moins qu'ils ne 
soient poussés par la faim. J'ai rencontré un jeune 
colon chinois qui porte sur le corps dix-neuf cica- 
trices £aites par un de ces animaux. Un jour, il était 
à l'affût sur un arbre, à une hauteur de trois mètres, 
lorsqu'un tigre de la plus grande espèce s'approcha 
d'un jeune chevreau qui, attaché à un arbre à très- 
peu de distance de l'affût du Chinois, l'attirait par 
ses cris. Le chasseur ayant tiré sur le carnassier, 
celui-ci, mortellement blessé, réunit toutes ses 
forces, fit un bond énorme, et, saisissant son en- 
nemi avec ses griffes et ses dents, l'arracha de son 
siège et lui déchira les chairs en roulant avec lui sur 
le sol; heureusement pour le malheureux Chinois, 
ce fut là le dernier effort du monstre; il expira pres- 
que aussitôt. 

Dans les montagnes de Chantaboun et non loin de 
notre demeure actuelle, on trouve des pierres pré- 
cieuses d'une assez belle eau; il y a même à l'est du 
bourg une éminence que l'on appelle la montagne 
des Pierres-Précieuses; il paraîtrait, d'après ce que 
dit M«' Pallegoix, qu'il fut un temps où elles étaient 
très-communes, puisque dans l'espace d'une demi- 
heure, il en ramassa une poignée, c'est-à-dire autant 
que les habitants de la province en trouvent actuel- 
lement dans une année. Ce qui prouve du reste 
qu'elles sont devenues très-rares, c'est que l'on ne 
trouve plus à en acheter, même à un prix élevé. 
D paraît que j'ai gravement offensé les pauves 



^ 



96 VOYAGE DANS L£S ROYAUMES 

Thais de Kombau, en enlevant les empreintes dont 
j'ai parlé plus haut; je viens d'en rencontrer pla-r 
sieurs qui, me disent-ils, ont les « bras cassés ; » ils 
ne pourront plus travailler et seront toujours pau- 
vres. Désormais ils auront une bonne excuse pour 
leur paresse, et moi j'aurai à me reprocher et à 
répondre de leur misère, puisqu'en enlevant cette 
pierre, j'ai irrité contre eux tous les génies de la 
montagne. Les Chinois pensent autrement ; mais leurs 
idées ne sont pas moins amusantes. Ils prétendent 
que sous l'empreinte il doit se trouver un trésor dans 
le roc, et que le bloc que j'ai enlevé doit avoir de 
grandes vertus médicinales, de sorte qu'Apaït et ses 
amis frottent tous les matins le dessous de la pierre 
contre un autre morceau de granit, puis recueiUent 
précieusement dans de l'eau la poussière qui en 
tombe et avalent le tout, à jeun, avec la ferme per- 
suasion que c'est un remède contre tous les maux. 
C'est ici le cas de dire que c'est la foi qui nous sauve : 
bien des pilules sont administrées chez les peuples 
civilisés qui n'ont certainement pas plus de vertus 
curatives que la p<yudre de granit absorbée par le 
vieux Apaït. 

Ce pauvre bonhomme a vendu sa propriété pour 
60 ticaux; sa dette payée, il lui reste, avec l'argent 
qu'il a reçu de moi pour son fils, 40 ticaux. Il n'en 
faut pas davantage ici pour qu'il se croie riche jusqu'à 
la fin de ses jours; il pourra de temps en temps réga- 
ler l'âme de ses gueux de bonbons et de thé, et lui- 
même vivre en vrai mandarin campagnard. Avant 
de s'éloigner de Kombau, le bon vieillard m'a pro- 
curé un autre domicile au prix de deux ticaux (cinq 



DE SIAM, DE CA.MBODGE ET DE LAOS 97 

francs) par mois; je n'ai rien perdu au change sous 
le rapport du confort. Pour un appartement meubléy 
je pense que ce n'est pas cher. Voici l'inventaire des 
meubles : dans le aalorij rien, dans la chambre à cou- 
cher, une vieille natte sur un lit de camp. Cependant 
cette case-ci est.plus propre, plus spacieuse et mieux 
couverte que l'autre, où l'eau filtrait de toutes parts, 
puis j'ai un large Ut de camp pour me reposer de 
mes longues chasses. En outre, mon nouveau pro- 
priétaire me fournit de bananes et de légumes que 
nous lui payons en gibier, quand la chasse a été 
fiructueuse. 

Les fruits dans cette province sont aussi bons que 
nombreux : ce sont la mangue, le mangoustan, Ta- 
moias, si odoriférant et qui fond dans la bouche, et 
surtout, ce qui est bien supérieur à tout ce que j'a- 
vais pu imaginer avant d'en avoir goûté, le fameux 
dourion^ qui mérite à juste titre d'être appelé le roi 
des fruits. Toutefois, pour bien l'apprécier, il faut 
<iuelque temps; il faut sunnonter le dégoût qu'ins- 
pire son odeur lorsqu'on n'en a jamais mangé; cette 
odeur est telle qu'au premier abord, j'étais obligé de 
m'éloigner du lieu où il s'en trouvait. La première 
fois que j'en goûtai, il me semblait être près de 
(pielque animal en putréfaction; ce ne fut qu'à la 
quatrième où à la cinquième tentative que je sentis 
cette odeur se changer en un arôme des plus agréa- 
bles. Le dourion atteint en grosseur à peu près les 
deux tiers du jacquier, et comme ce dernier il est 
entouré d'une écorce très-épaisse et épineuse, qui le 
protège contre la dent des écureuils et des autres 
rongeurs; en l'ouvrant, on trouve à l'intérieur dix 

MOUHOT. A^OY. DE SlAM. 7 



98 VOYAGB DANS LES ROYAUMES 

cellules dans chacune desquelles est un certain 
nombre de noyaux plus gros qu'une datte et entourés 
d'une sorte de crème blanche, quelquefois jaunâtre, 
d'un goût exquis. Quel bizarre caprice de la naturel 
de même qu'il en a coûté plus que de la répugnance 
pour y goûter, on est bien puni si l'on en mange 
souvent ou si Ton s'oublie une seule fois à en 
prendre plus que l'extrême modération ne l'autorise, 
car c'est un fruit tellement échauffant, qu'on se 
trouve couvert de rougeurs et de boutons le lende- 
main d*un excès de dourion, comme si l'on avait la 
rougeole. Ce fruit cueilli n'est jamais bon, car il 
tombe de lui-même lorsqu'il a atteint son degré par- 
fait de maturité ; on doit le manger de suite, dès qu'on 
Ta ouvert, autrement en peu de temps il est gâté; 
dans son écorce, on peut le conserver près de trois 
jours. A Bangkok, un seul de ces fruits coûte un 
shellung ; à Chantaboun, on peut en avoir neuf pour 
le même prix. 

J'étais sur le point d'écrire, dans mon journal, 
qu'ici il y a peu de danger à courir les bois, et que 
souvent nous chassons aux papillons et aux insectes 
sans prendre d'autres armes qu'une hache et un 
couteau de chasse, et que Niou s'est aguerri au 
point d'aller de nuit avec Phraï attendre le cerf à 
l'affût, lorsqu'une panthère s'est précipitée sur un 
chien couché à deux pas de ma porte. La pauvre 
bête a poussé un cri de douleur vraiment déchirant 
qui nous fit tous sortir ainsi que les Chinois mes 
voisins, chacun une torche à la main. Ceux-ci se 
trouvèrent face à face avec la panthère, et à leur 
tour ils se mirent tous à jeter les hauts cris; mais il 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 99 

était déjà trop tard pour moi de saisir mon fusil, 
ranimai en quelques secondes fut hors de portée. 

Grâce à la proximité de la mer et au voisinage des 
montagnes, le moment des fortes chaleurs a passé 
inaperçu ; aussi je fus fort surpris en recevant, il y a 
quelques jours, une lettre de Bangkok, dans laquelle 
on me dit que depuis plus de trente ans on n'avait 
pas eu de pareilles chaleurs. Beaucoup d'Européens 
qui habitent cette ville sont malades; cependant je 
ne crois pas le climat de Bangkok plus malsain que 
celui des autres villes de l'Asie orientale situées sous 
le tropique; je serais même porté à croire le con- 
traire; mais l'exercice qui est nécessaire à l'entretien 
de la santé y est pour ainsi dire impossible, et il n'y 
a auoun doute que ce manque d'action contribue 
beaucoup aux maladies. ' 

Depuis longtemps je m'étais proposé de pénétrer 
dans une grotte qui se trouve sur le mont Sabab, à 
mi-chemin entre Chantaboun et Kombau, et si pro- 
fonde, qu'elle s'étend, dit-on, jusqu'au sommet de la 
montagne. Je partis donc accompagné de Phraï et 
de Niou, munis de tout ce qu'il nous fallait pour* 
notre excursion. Arrivés à l'entrée de la grotte, nous 
allumâmes nos torches, et, après avoir escaladé les 
blocs de granit qui sont près de l'entrée, nous y des- 
cendîmes. Des milliers de chauves-souris, réveillées 
par la lueur de nos flambeaux, se mirent à voltiger 
en rond autour de nous, éteignant nos torches à 
chaque Instant et nous fouettant le visage de leurs 
ailes. Phraï marchait le premier, sondant le terrain 
de la lance dont il était armé. Nous avions fait ainsi 
nne centaine de pas à peine lorsque tout à coup il se 



98 VOYAGE DANS L.K9 UMES 

cellules dans chacune desc|' ^^ ^ 

nombre de noyaux plus gror ?^ rp 

d'une sorte de crème blar f ^ 

d'un goût exquis. Quel V |. «^ 
de môme qu'il en a co^ I ^ ^ 
pour y goûter, on ^| l '^ I ' ^ -5?' 

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prendre plus quf| ^ ;^ 1 àchai la u 

car c'est un f^ | ^ I ^ nuage de fume 

trouve couvej % | > ^g plus rien. Le plus pi ^ 

main d'un ^ | ^ ^ battre en retraite, ce que 

rougeole..^ ^^ous attendîmes pendant quel- 

tombe d ^ée de la grotte avec anxiété, prêts 

fait de* , ennemi s'il se présentait, mais rien 

^*^ ^* Mon bon guide donna ici la preuve de son - 

^^ ô : ayant rallumé une torche, il se munit de 
J^ ^ ftisil fortement rechargé, d'une longue corde, 
i pénétra de nouveau, mais seul dans la grotte . Nous 
tenions un des bouts de la corde afin de pouvoir, au 
moindre signal, voler à son secours. Pendant quel- 
ques instants, qui nous parurent d'une longueur im- 
mense, notre anxiété fut terrible; mais quels ne fu- 
rent pas notre étonnement et notre joie en voyant 
revenir Phraï tirant après lui la corde au bout de 
laquelle traînait une énorme boa. La tête du reptile 
avait été fracassée par mes deux coups de feu, et il 
était mort sur place. Nous ne cherchâmes pas, ce 
jour-là, à pénétrer plus avant dans la grotte ; nous 
étions satisfaits du succès de notre excursion. 

J'avais appris qu'une grande fête allait être célébrée 
par les Siamois, dans une pagode située à une lieue 
dans la montagne, en l'honneur d'un supérieur de tala- 



^^^Tat^^ '^ODGE ET DE LAOS 103 

\oi ^ ^ m'avait suivi se pressait 

|aaison et avait fini par 
^ Jl^'au toit qui était cou- 
"^ ^ I X'^urd craquement se 
f \. ^* 1^1 ^P^^^^ de rhabi- 

^^>> a <*: > 1 1 1 ^ Vî^urs, s'écroula 






?fe 



i, .es de d<. "i |\*^^Poins et 

^ .e Chantaboun . ^'comiques. 

ans en chariot, les a. ^^«npeu 

.<5S dans l'enceinte de la pagode . 
^ime aux jours de grande fête, des ceinw. 
langoutis neufs aux couleurs éclatantes, et le ^v, 
d'cBil qu'offrait à distance cette foule bariolée é^' 
des plus ^is. Sous un vaste toit de planches soutenu 
par des colonnes formant une espèce de hangar et 
bordé par des lambris couverts de peintures grotes- 
ques représentant des hommes et des monstres dans 
les attitudes les plus bizarres, s'élevait une imitation 
de rocher fait de carton peint, sur lequel on avait 
placé un catafalque chargé de dorures, de peintures 
et de sculptures, et contenant une urne dans laquelle 
les précieux restes du talapoin étaient renfermés. Çà 
et là quelques morceaux d'étoffe et de papier dis- 
posés en forme de bannière servaient de décoration. 
En face du catafalque et à l'extérieur de la salle se 
trouvait un bûcher, et à quelque distance, sur une 
estrade élevée, un orchestre était étabU, jouant des 
divers instruments de la musique siamoise. Plus loin, 
quelques femmes avaient étabh un marché où elles 
débitaient des firuits, des bonbons et des noix d'arec, 
tandis que d'un autre côté des Caiinois et des Siamois 



102 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

jouaient, sur un petit théâtre monté pour cette occa- 
sion, des scènes dans le genre de celles de nos théâ* 
très ambulants qui courent les foires. Cette fête, qui 
dura trois jours, n'avait rien qui rappelât une céré- 
monie funèbre, et il s'y fit une consommation énorme 
de poudre et d'arack. Je m'y étais rendu, pensant y 
voir quelque chose de nouveau et de curieux, car la 
crémation n'existe que chez très-peu de peuples, et 
on ne la pratique ici que pour les souverains, les 
princes et les personnages de rang élevé; je n'avais 
pas songé que je serais moi-même un objet de eu* 
riosité pour la foule, ce qui arriva cependant. 

A peine étais^je dans l'enceinte de la pagode, suivi 
de Phraï et de Niou, que de tous les côtés j'entendis 
répéter le mot : c Farang! venez voir le farang; :ù puis 
aussitôt Siamois et Chinois quittèrent leurs bois de 
riz pour se porter denotre côté. J'espérais qu'une fois 
leur curiosité satisfaite, ils me laisseraient circuler 
paisiblement; mais loin de là, la foule grossissait de 
plus en plus et me suivait de quelque côté que j'al- 
lasse, au point de devenir gênante, insupportable, et 
d'autant plus que la plupart de ceux qui y afïluaieBt 
étaient déjà ivres d'opium ou d'arack, et peut-être de 
tous les deux. Je m'éloignais de cet endroit quand, en 
passant devant une baraque en planches construite 
pour la circonstance, j'aperçus plusieurs chefe delà 
province qui prenaient aussi leur déjeuner. Le plus 
âgé vint directement à moi, me prit la main et me 
pria d'une manière civile d'aller m'asseoir auprès 
d'eux; je profitai de sa bonne invitation pour trouver 
un refuge contre les importuns. On me combla d'hon- 
nêtetés ainsi que de pâtisseries, de fruits naturels et 



< 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 103 

confits, etc. ; mais la foule qui m'avait suivi se pressait 
de plus en plus autour de la maison et avait fmi par 
en envahir tous les abords, jusqu'au toit qui était cou- 
vert de curieux. Tout à coup un sourd craquement se 
fit entendre, et toute la partie antérieure de l'habi- 
tation, cédant sous le poids des spectateurs, s'écroula 
avec eux, et ils roulèrent au milieu des talapoins et 
des laïques : ce fut une confusion des plus comiques. 
J'en profitai pour m'échapper, « jurant, mais un peu 
tard, qu'on ne m'y prendrait plus. » 



L 



XI 



Retour à Chantaboun. — Iles Ko-Kh\it, Koh-Kong, etc. - 
Superbe perspective du golfe de Kampôt. — Le Cambodge. 

— Commerce de ces contrées. — État misérable du pays. 

— Audience chez le roi du Cambodge. 



De retour à Chantaboun, dans l'hospitalière de- 
meure du bon abbé Ranfaing, missionnaire français, 
établi en ce lieu, mon premier soin fut de prendre des 
renseignements, et de me mettre à la recherche des 
moyens de transport pour gagner Battambang, chef- 
lieu d'une province de ce nom, qui, depuis près d'un 
siècle, a été enlevée au Cambodge par l'empire sia- 
mois. Je fis prix avec des pêcheurs annamites païens 
pour me conduire d'abord de Chantaboun à Kampôt, 
port du Cambodge, à raison de trente ticaux. Les An- 
namites chrétiens m'en demandaient quarante et 
leur nourriture pour aller et retour. Après avoir pris 
congé de l'abbé Ranfaing, qui m'avait comblé de 
bontés et d'attentions chaque fois que j'étais venu à 
Chantaboun, je m'installai de nouveau dans uneba^ 
que avec mon Chinois et mon Annamite, et, voulant 
profiter de la marée haute, nous partîmes à midij 



VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 105 

malgré une pluie battante. Arrivés au port à sept 
heures du soir, nous y fûmes retenus jusqu'au sur- 
lendemain par un vent contraire et trop violent pour 
nous permettre de le quitter sans danger. 

Deux jours plus tard nous arrivâmes à Ko-Khut, 
où de nouveau des pluies torrentielles et un \eni 
contraire nous retinrent à une centaine de mètres du 
livage, dan^ une anse qui était loin d'offrir beaucoup 
de sécurité à notre fragile embarcation. 

Notre position n'était pas agréable ; notre chétive 
barque^ rudement secouée par les flots en fureur, 
menaçait à chaque instant d'être jetée à la côte contre 
les rodbiers. Aux trois quarts remplie par notre bagage 
auquel nous avions donné la meilleure place pour le 
préserver de l'eau de mer ainsi que de la pluie, elle 
contenait encore cinq hommes serrés les uns contre 
les autres à l'avant, et n'ayant pour abri que quelques 
feuilles* de palmier cousues ensemble à travers les- 
quelles l'eau filtrait et nous tenait constamment 
mouillés. La pkiie continuait à tomber avec une telle 
abondance que nous ne pouvions entretenir de feu 
pour cuire notre riz. Pendant quatre jours, il nous 
fallut rester à demi couchés dans notre barque, les 
membres fatigués de la position à laquelle nous con- 
damnaient le défaut d'espace et nos effets et notre 
linge trempés et collés sur notre corps. Enfin, le 
cinquième jour, j'eus le plaisir de voir le ciel s'é- 
claircir et le vent changer. Vers les deux heures de 
l'après-midi, prévoyant une belle nuit, et ayant re- 
monté, par une bonne dose d'arack, le moral de mes 
hommes, qui commençaient à faiblir, nous levâmes 
l'ancre et nous nous éloignâmes de Ko-^Khut poussés 



106 VOYÀGS BANS LES ROYAUMES 

par une bonne brise. J'étais heureux d*avancer et de 
pouvoir enfin respirer à pleins poumons; aussi je 
restai une partie de la nuit sur ma petite tente de 
palmier, jouissant de la beauté du ciel et de la mar-- 
che rapide de notre bateau. A la pointe du jour, nous 
aperçûmes la première lie Koh^Kong à notre gauche, 
à une distance d'à peu près dix milles. C'est une Ue 
déserte ; mais on y recueille de la gomme^gutte; elle 
est moins grande que Koh-Xang ou Koh-^Chang et 
n'offire pas un aspect aussi imposant, ni une suite 
de pics aussi majestueux. C'est à Compong-Sôm, 
près de Kampôt, que l'on reeu^lle la plus grande 
partie de la gomme-gutte et le beau cardamome qui 
se trouvent dans le commerce ; les indigènes renf»*» 
ment la première dans des bambous, qu'ils f^dent 
lorsqu'elle est durcie. 

Nous eûmes bientôt oublié les petites misères de 
la première partie dte notre voyage et nous fûmes 
Inen dédommagés par la beauté des sites «t l'asped 
enchanteur du groupe d'Iles et d'tlots que nous cô- 
toyions à une courte distance. Nov» arrivions dans 
des parages infestés par les pirates de Kampôt. Placés 
sur les hauteurs, ils obswvent la mer et, dès qu'ils 
aperçoivent une voile, ils s'apprêtent à l'attaquer au 
passage. Nous avancions paisiblement, sans soud 
des forbans, car nous n'avions avec nous aucune 
marchandise qui pût les tenter, et, du reste, nous 
étions bien armés et en état de repousser ceux 
d'entre eux qui auraient essayé de nous attaquer. 
Vers cinq heures du soir, nous jetâmes l'ancre dans 
l'anse d'une petite île afin de faire cuire le riz du 
soir et d'accorder à mes hommes un peu de repos, 



DE SIÀ.M, D£ CAMBODGE ET DE LAOS 107 

car ils n'avaient pas dormi la nuit précédente. Nous 
étions à une journée et demie de Kampôt. A minuit, 
nous levâmes l'ancre et nous voguâmes, doucement 
bercés par les flots, nos voiles à peine enflées. Lors-» 
qu'on a dépassé la pointe nord-ouest de la grande 
île Kob-Dud, qui appartient à la Gochinchine, le coup 
d'osil devient de plus en plus beau; la terre forme 
cadre de tous côtés, et il semble qu'on vogue sur un 
lac aux contours arrondis et verdoyants. A l'çst s'é- 
tendent les côtes et les lies de la Cochinchinejusqu'à 
Kankao, à l'ouest et au nord, celles du Cambodge, 
couronnées par une b^Ue montagne de neuf cents 
mètres de hauteur. Celle-ci rappelle si bien le mont 
Sabab, que Phraï cria au pilote : « Mais vous nous 
ramenez à Chantabcmn; voilà le mont Sabab. » Nous 
ne pûmes jouir longtemps du superbe tableau qui 
se déroulait à nos yeux^ car, peu d'instants après 
notre entrée dans le golfe, d'énormes nuages noirs 
s'amoncelèrent au sommet de la montagne, et par 
degrés la voilèrent entièrement. Ils furent bientôt 
8ttr nos têtes ; le tonnerre grondait avec force, et un 
vent épouvantable faisait filer notre barque, couchée 
sur le flanc, avec la vitesse d'un bateau à vapeur. 
Le pilote même tremblait au gouvernail et me de- 
mandait de l'arack pour soutenir ses forces et son 
courage. Après une demi-heure de cette course ef-- 
fipénée, les nuages crevèrent et une pluie torrentielle 
nous transperça ; mais elle fit tomber le vent; nous 
étions alors arrivés dans le lit de la rivière qui con- 
cloit à Kampôt. 

n paraît que le roi devait passer en revue, le jour 
de notre arrivée, les navires qui se trouvaient dans 



108 VOYAGB DANS LES ROYAUMES 

la rade ; mais le gros temps l'avait reteim depws onze 
heures dans une espèce de salle qu'on lui avait âevée 
sur des pilotis dans un endroit peu profond. Au mo- 
ment où nous dépassions la douane, nous aperçûmes 
le cortège royal qui 'se dirigeait vers une grande jon- 
que que Sa Majesté faisait construire afin de pouvoir 
aussi se livrer au commerce, et avoir quelque chose 
de mieux à envoyer à Singapour que les mauvais ba- 
teaux qui, jusque-là, avaient composé toute sa marine. 

La rivière qui conduit à la ville a près de cent 
cinquante mètres de largeur; mais son cours est très- 
borné; elle prend naissancç dans les montagnes 
voisines. Le principal avantage qu'elle offre, c'est de 
pouvoir amener à la mer les magnifiques bois de 
construction qui abondent dans les forêts de ses 
deux rives, et dotit les Chinois ne peuvent se passer 
pour la mâture de leurs jonques. 

Il y a continuellement de six à sept navires en 
charge dans la rade, de sorte que l'on voit sauvent 
des bateaux chinois ou européens monter et des- 
cendre le fleuve. Quoique Kampôt soit actuellement 
l'unique port de Cambodge, il est loin d'avoir le 
même mouvement que le port de Bangkok, car la 
ville compte au plus trois cents maisons et une po- 
pulation à peu près égale à celle de Chantaboun; ea 
outre, tout son petit commerce est alimenté par la 
basse Cochinchine, dont les ports ont été jusqu'à ces 
derniers temps presque constamment fermés aux 
Européens, de sorte que les navires ne trouvent 
guère à charger que du riz qui leur est amené par 
des bateaux, et presque comme contrebande, de 
la basse Cochinchine par Itatienne, le Cancao des 



DE SIAM, DK CAMBODâE £T DE LAOS 109 

cartes, ou d'autres petits ports du voisinage. Honnis 
quelques tonnes de gomme-gutte, un peu d'ivoire, 
du poisson péché dans le grand lac par des Annami- 
tes, du bois d'ébénisterie et de construction pour le- 
quel il est célèbre, et du coton, le Cambodge ne fournit 
rien au conunerce, et j'ose émettre l'opinion que le 
jour où les ports d'Ânnam seront ouverts aux Euro- 
péens, les marchands chinois établis à Kampôt aban- 
donneront cette ville; cependant, mieux gouverné, ce 
district pourrait alimenter le commerce d'un grand 
nombre de produits dont nous parlerons plus tard. 

CSe qui reste de ce malheureux pays ne tardera sans 
doute pas à tomber sous la domination de quelque 
autre puissance. Qui sait? Peut-être la France a-t- 
elle les yeux fixés sur lui et se l'annexera comme 
elle £ait en ce moment de la Gochinchine. 

Le peu d'impôts et de taxes que les Cambodgiens 
ont à supporter, ccnnparativement aux Siamois, me 
faisait penser que je trouverais ce peuple vivant dans 
Tabondance et le bien-être ; aussi ma surprise fut 
grande d'y rencontrer, à très-peu d'exceptions près, 
presque tous les vices, sans aucune des qualités que 
Von trouve chez les autres peuples, ses voisins : la mi- 
sère, l'orgueil, la grossièreté, la fourberie, la lâcheté, 
la servilité et une paresse excessive sont l'apanage 
de cette misérable population. 

On a répété souvent que l'on ne devait pas juger 
d'un pays où l'on n'a fait que passer ; que ceux-là 
seuls pourraient le faire qui y ont séjourné long- 
t^nps. J'admets que dans un séjour rapide l'on est 
sujet à commettre des erreurs ; mais, je le répète 
ici) je mentionne ce que je vois, et donne mes im- 



liO VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

pressions telles que je les reçois : libre à d'autres 
voyageurs plus expérimentés de me démentir, si ces 
impressions ou mon jugement ont été faussés. Je 
ferai remarquer en outre que la première impression 
est souvait ineffaçable, et que fréquemmeht je ne 
me fie pas à mon propre jugement et parte d'après 
l'expérience d'autrui. 

Il est peu de voyageurs en Europe, en Amérique 
et sans doute sur plusieurs autres points du globe, 
qui n'aient eu à se plaindre de la maniêreoffi^sante 
dont les représentsoits des lois douanières exercent 
leurs devoirs et souvent les outre-passent. Ces bra- 
ves gens, en Europe, gagnent leur pain quotidien en 
faisant supporter le plus de vexations qu'ils peuvent 
aux voyageurs des deux sexes; ici, c'est le contraire, 
ils le gagnent en le demandant ; ce sont des men- 
diants commissionnés : <k Du poisson sec, de l'arack 
et un peu de bétel, s'il vous plaît. » Plus vous don- 
nez, moins la perquisition est scrupuleuse. 

Après avoir remonté la jolie rivière qui devait 
nous conduire à notre but l'espace de près d'un 
mUle, nous aperçûmes une maison couverte de feuil- 
les, surmontée du symbole de la religion cbrétienne, 
de la consolante croix. Ce ne pouvait être que celle 
de l'abbé Hestrest, missionnaire apostolique de la 
congrégation des Mismons étrangères. Vous qui 
lisez ces lignes, avez-vous voyagé au loin? avez-vous 
jamais été pendant un temps plus ou moins long 
privé de votre société habituelle? avez-vous été mal- 
traité par le temps ou par lés hommes ? avez-vous 
jamais échappé à quelque grand danger? avez-vous 
quitté vos parents ou vos amis pour une longue ab- 



DE SIAM, DE CAMBODaS ET DE LAOS lli 

sence? avez-vous perdu un être bien-aimé? enfin 
avez-Yous jamais souffert 1 Eh bien, vous saurez ce 
que peut sur le voyageur errant loin de sa patrie ce 
«igné divin de la religion. Une croix pour lui, c'est 
un ami, un consolateur, un appui. L'âme entière se 
dilate à la vue de cette croix; devant elle, on s'age- 
nouille, on prie, on oublie. C'est ce que je fis. 
• J'avais pour l'abbé Hestrest des lettres de plu- 
sieurs missionnaires de Siam; je fis amarrer notre 
barque devant sa demeure et je mis pied à terre ; 
mais les neuf jours de stagnation forcée auxquels 
j'avais été obligé de me soumettre m'avaient fait 
perdre pour un instant l'usage de mes membres, et 
j'eus quelque peine à marcher. 

L'abbé Hestrest m'accueillit en frère et m*offrit 
un abri dans sa modeste case jusqu'à ce que je 
pusse me loger ailleurs. La première nouvelle qu'il 
m'sqpprit fut que la France était en guerre avec l'Au- 
triche. J'ignorais même qu'il y eût quelque diiTérend 
entre les deux gouvernements. L'Italie allait naître 
de ce conflit ! A peine étais-je débarqué qu'on nous 
annonça le pasi^ge du roi qui revenait de son excur- 
sion. L'abbé Hestrest me conduisit au bord de la 
rivière. Dès que le roi eut aperçu un étranger h côté 
da missionnaire, il donna l'ordre à ses rameurs d'ac- 
<5oster le rivage, et, quand il fut à portée de la voix, 
il «'adressa à l'abbé 2 

< Quel est l'étranger qui est avec vous? 

— Sire, c'est un Français. 

— Un Français! » répondit-il avec vivacité. 
Puis, comme s'il doutait de la parole du mission- 

î^aire, il ajouta en s'adressant à moi : 



112 VOYAGR DANS LES ROYAUMES 

oc Vous êtes Français ? 

— Français, Sire, lui répondis-je en siamois. 

— M. Mouhot vient de Paris, dit l'abbé en don- 
nant à sa réponse un air mystérieux; mais il a été 
tout récemment au Siam. 

— Et que vient-il faire dans mon royaume ? 

— n est en mission particulière, dit l'abbé d'un 
ton diplomatique, — mais qui n'a rien de commun 
avec la politique; c'est uniquement pour voir le 
pays ; du reste, M. Mouhot ne tardera pas h rendre 
une visite à Votre Majesté. » 

Après quelques minutes de silence de part et 
d'autre, le roi salua de la main et nous dit : 
« Au revoir. » 
Le cortège s'éloigna. 

Je craignis un instant que l'abbé ne m'eût fait 
passer pour un personnage moins humble que je ne 
le suis réellement, et que, par suite, on ne m'interdit 
l'entrée du royaume. Le nom seul de la France cause 
une peur mortelle à ces pauvres rois. Celui-ci s'at- 
tendait chaque jour à voir flotter le pavillon français 
dans la rade. Le roi du Cambodge a près de soixante 
ans; petit de taille et replet, il porte les cheveux 
courts : sa physionomie annonce l'intelUgence, beau- 
coup de finesse, de la douceur et une certaine bonho- 
mie 1. Il était mollement couché à l'arrière de son 
bateau de construction européenne, sur un large et 
épais coussin; quatre rameurs seulement et une 

^ Depuis le voyage de M. Mouhot au Cambodge, ce roi est 
mort, et c*est le second roi, dont il est question plus loin , 
qui lui a succédé. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 413 

douzaine déjeunes femmes le remplissaient. Parmi 
celles-ci, j'en remarquai une dont les traits étaient 
délicats et même distingués; vêtue moitié à l'euro- 
péenne, moitié à l'annamite, et portant relevée toute 
sa longue chevelure noire, elle aurait passé pour 
une jolie fille en tous pays. C'était, je pense, la favo- 
rite du roi ; car non-seulement elle était mieux mise 
que les autres et couverte de bijoux, mais elle occu- 
pait la première place auprès du roi et prenait grand 
soin que rien ne blessât le corps de son vieil adora- 
teur. Les autres femmes n'étaient que de grosses 
filles à la figure bouffie, aux traits vulgaires et aux 
dents noircies par l'usage de l'arack et du bétel. 
Derrière le bateau du roi venaient, sans ordre et à 
de longues distances, ceux de quelques mandarins 
que je ne pouvais distinguer du vulgaire ni par la 
mine ni par la tenue. Une barque seule, montée par 
des Chinois et commandée par un gros personnage 
de la même nation qui tenait levée une espèce de 
hallebarde surmontée d'un croissant, attira mon at- 
tention; elle marchait entête de l'escorte. C'était le 
bmeux Mun-Suy, le chef des pirates et l'ami du roi« 
Voici ce que j'appris au sujet de cet individu : 

A peu près deux ans auparavant, ce Chinois, 
obligé, par des méfaits que l'on ne connaît pas très- 
bien, de s'enfuir d'Amoy, sa patrie, arriva à Kampôt 
avec une centaine d'aventuriers, écumeurs de mer 
conune lui. Après y avoir passé quelque temps, fai- 
sant trembler tout le monde, extorquant, la menace 
à la bouche, tout ce qu'ils pouvaient aux gens du 
iQ^^arché, ils conçurent le projet de s'emparer de la 
ville, de tout y mettre à feu et à sang, et de se re- 

MOUHOT. VOY. DE SlAM. 8 



414 voya(tE dans les royaumes 

tirer ensuite avec le fruit de leurs vols s'ils n'étaient 
pas en force pour rester en possession du terrain. 
Mais leur complot fut révélé; les Cambodgiens furent 
appelés de tous les environs et armés tant bien que 
mal, et le j^uet-apens avorta. Mun-Suy, craignant 
alors que les choses ne tournassent mal pour lui, 
s'embarqua sur sa jonque avec ses complices et 
tomba à Timproviste sur Itatienne. Le marché fut 
saccagé en un moment ; mais les Cochinchinois, re- 
venus de leur surprise, repoussèrent les pirates et 
les forcèrent à se rembarquer après leur avoir tué 
plusieurs hommes. Mun-Suy revint à Kampôt, gagna 
le gouverneur de la province, puis le roi lui-même 
par de beaux présents, et se livra à des actes de pi- 
raterie tels que son nom devint redouté partout à la 
ronde, et cela impunément. Des plaintes s'élevèrent 
des pays voisins, et le roi, soit par crainte, soit pour 
se l'attacher et être protégé contre les Annamites en 
cas de besoin, le nomma garde-côtes. Depuis ce 
temps, ce pirate est devenu brigand commissionné 
et titré, et les meurtres et les vols n'en sont que plus 
fréquents, à un point tel que le roi de Siam a envoyé 
des navires à Kampôt pour s'emparer de ce malfai- 
teur et de sa troupe; mais deux des brigands seule- 
ment furent arrêtés et exécutés sur-le-champ ; quant 
à Mun-Suy, il fut caché, dit-on, dans le palais du roi 
même. 

Quelques jours après mon arrivée, je m'installai 
dans une maison construite par les ordres et aux 
frais du roi pour abriter les négociants européens, 
qui rarement viennent à Kampôt. L'abbé Hestrest 
me fit les honneurs de la ville : le marché, teiiu en 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 145 

majeure partie par les Chinois, est composé de ca- 
banes faites en bambous et couvertes en chaume. On 
y voit exposés une quantité de verroterie, de faïence 
et de porcelaine chinoise, des haches et couteaux, 
des parasols chinois et d'autres produits de ce pays 
et d'Europe. Les marchands de poisson, de légumes 
et les restaurants chinois en plein air, se disputent 
la rue en concurrence avec des porcs, des chiens af- 
famés et des enfants de tout sexe et de tout âge bar- 
botant, tels qu'ils furent créés par la nature, dans la 
fange et l'ordure; avec des femmes indigènes d'une 
laideur repoussante, et des Qiinois au corps décharné, 
à Vœil hagard et terne, traînant péniblement leurs 
sandales chez le marchand d'opium, le barbier ou 
quelque maison de jeu, trois choses sans lesquelles 
le Chinois ne peut v/vre. 

Le commerce est tout entier entre les mains de 
ces derniers, et l'on rencontre dix de ceux-ci pour un 
indigène^ 

Je fus présenté par l'abbé Hestrest dans plusieurs 
maisons chinoises où nous fûmes reçus avec poHtesse 
et affabilité . Le roi attendait et comptait sur ma vi- 
site, car plusieurs fois il envoya de ses gens pour 
8*informer si je n'étais réellement pas un officier dé- 
taché de l'armée française, alors en Cochinchine et 
venant prendre des renseignements sur ce pays. Je 
priai M. Hestrest de m'accompagner chez Sa Majesté. 
Nous remontâmes le fleuve l'espace d'un mille et 
demi, et nous arrivâmes à Compong-Baie qui est la 
partie cambobgienne de la ville; c'est là que réside 
le gouverneur de la province et que campaient le roi 
et sa suite, qui n'étaient à Kampôt qu'en visite. 



416 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

Quand nous arrivâmes, Sa Majesté donnait audience 
dans une maison construite en bambous avec assez 
d'élégance et recouverte en tuile rouge. L'intérieur 
était plutôt celui d'une salle de théâtre forain 
que celui d'une demeure royale. Ne trouvant à la 
porte ni suisse ni factionnaire, nous entrâmes sans 
nous faire annoncer. Sa Majesté trônait sur une 
vieille chaise de fabrication européenne. De chaque 
côté de sa personne, et rampant sur les coudes et les 
genoux, deux officiers de sa maison lui offraient de 
temps en temps une cigarette allumée, de Tarack ou 
du bétel dont ils tenaient toujours une « chique » à 
^a disposition du souverain. A quelques pas se te- 
naient quelques gardes dont les uns étaient armés de 
piques ornées d'une touffe de crins blancs au sommet, 
les autres de sabres dans leurs fourreaux qu'ils bran- 
dissaient à deux mains. A quelques degrés au-des- 
sous de Sa Majesté, les ministres et les mandarins se 
tenaient dans la même position que les gardes-chique. 
A notre arrivée, et sur un signe du roi, nous allâmes 
nous asseoir à côté de lui sur des sièges pareils au 
sien qui furent apportés par une espèce de page. Le 
roi, comme ses sujets, ne porte ordinairement qu'un 
langouti ; celui-ci était de soie jaune retenu à la taille 
par une magnifique ceinture d'or dont la plaque étin- 
celait de pierres précieuses. 

Au Cambodge, comme au Siam, si l'on veut ob- 
tenir les bonnes grâces du roi ou des mandarins, il 
faut commencer par donner des présents. J'avais 
donc apporté une canne à fusil anglaise d'un beau 
travail, avec l'intention de l'offrir à Sa Majesté. Ce 
fut la première chose qui attira son attention : 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS H7 

« Veuillez me montrer cette camie, » dit-il en cam- 
bodgien. — Je la lui présentai. 

« Est-elle chargée? ajouta-t-il, en voyant que c'était 
une arme. 
— Non, Sire. » 

Alors il l'arma, me demanda une capsule et la fit 
partir; puis il dévissa le canon qui était à balle forcée 
et examina le travail avec attention. 

« Si elle peut être agréable à Sa Majesté, dis-je à 
M. Hestrest, je serais heureux de la lui offrir. » L'abbé 
traduisit mes paroles. 
« Q'a-t-elle coûté? » répondit le roi. 
Et comme Tabbé, à mon instigation, lui faisait une 
réponse évasive, il me pria de lui faire voir ma mon- 
tre : je la lui présentai, et quand il l'eut examiné avec 
attention, il m'en demanda aussi le prix. L'abbé, 
après le lui avoir dit, lui parla de mon intention 
d'aller à Udong, la capitale du Cambodge, et de par- 
courir le pays. 

« Allez à Udong, Vest très-bien, promenez-vous, 
promenez-vous, » me dit-il en riant. 

Puis il demanda mon nom, et, comme il cherchait 
à l'écrire, je tirai mon portefeuille et lui présentai 
ma carte. Ceci lui inspira le désir d'avoir mon por- 
tefeuille. Je m'empressai de le lui offrir. 

« Sire, dit alors M. Hestrest, puisque M. Mouhot 
va à Udong, Votre Majesté daignera sans doute lui 
faciliter le voyage. 

— Mais volontiers; combien voulez-vous de cha- 
riots? » 

J'en aurais demandé dix, que je les aurais obtenus. 
« Trois me suffiront, Sire, répondis-je. 



118 YOTAQE DANS LE ROYAUME DE SIAM 

— Et pour quel jour? 

— Après-demain matin. Sire. 

— Prenez note de cela et donnez vos ordres, » dit 
le roi à son madarin secrétaire; puis il se leva, nous 
donna une poignée de main et se disposa à sortir. 

Nous flmes de même et retournâmes à notee hô- 
tel. Je dis hôtel, car c'est le seul endroit où peuvent 
loger les étrangers, et M. de Montigny, lors de son 
passage à Kampôt comme ministre plénipotentiaire, 
y était descendu aussi bien que nous, et si l'on ne 
me Pavait pas dit, je l'eusse de\iné rien qu'à voir les 
magnifiques inscriptions charbonnéessur le mur par 
les marins de sa suite, telles que celles-ci : 

c Hôtel du roi et des ambassadeurs. — Ici on loge 
à pied, à cheval et à éléphant gratis pro Deo, — 
Bon ht, S0& et table à manger.... sur le plancher. — 
Bains d'eau de mer.... dans larivi^e. Bcmnetalde.... 
au marché. — Bon vin.... à Singapour.... 

Rien.... pour la servante. » 



XII 



Détails ultérieurs sur le Cambodge. — Udong, sa capitale 
actuelle. — Audiences chez le second roi, etc. 



Dans la matinée du jour fixé pour mon départ, et 
lorsque tous mes préparatifs furent terminés, l'abbé 
Hestrest vint me chercher pour me faire partager 
avec lui son modeste déjeuner et me conduire en- 
suite avec son bateau jusqu'à Kompong-Baie, où je 
devais trouver les chariots. 

Arrivés à cet endroit, point de chariots. Nous nous 
rendîmes chez le prunier mandarin, qui, tout en 
chiquant du bétel, nous montrait ses dents noires et 
son rire stupide; je vis que j'étais le jouet de ces in- 
dividus faux partout et toujours, ne cédant qu'à la 
force et détestant avant tout le nom d'Européen. 
Après maintes réclamations auprès des mandarins 
de tous grades, on m'amena enfin trois chariots! 
Les voitures à chiens qui sont en usage en Hollande 
auraient mieux fait mon affaire. J'envoyai donc pro- 
mmier les trois brouettes du roi de Cambodge avec 



120 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

mes compliments pour cette majesté, et j'en louai 
d'autres à mes propres frais. 

Udong, la capitale actuelle du Cambodge, est si- 
tuée au nord-est de Kampôt, à deux lieues et demie 
de raffinent du Mékong, qui vient du grand lac, et à 
cent trente-cinq milles à peu près de la mer, distance 
prise à vol d'oiseau. 

On compte huit stations et huit jours de marche 
jusque-là, eu voyageant avec desbœufsou des bufQes; 
les éléphants font facilement deux stations par jour; 
ce qui abrège le temps de moitié; mais il n'y a que 
le roi, les mandarins et les riches particuliers qui 
puissent posséder et nourrir de ces animaux. Les 
chariots que nous louâmes pouvant à peine contenir 
nos bagages, moi et mes hommes nous fûmes forcés 
de partir à pied. 

Après avoir traversé une plaine marécageuse oli 
nous abbattîmes quelques oiseaux aquatiques com- 
muns, nous entrâmes dans une belle forêt, qui, sans 
la moindre éclaircie, se prolonge jusqu'aux portes 
d'Udong. Pour traverser son sol marécageux, j'a- 
vais dû me chausser de mes bottes de chasse que je 
n'avais pas portées depuis quelque temps et dont le 
cuir s'était durci. Après deux heures de marclifi 
sous un soleil de feu, je sentis mes pieds s'écorcher 
dans plusieurs parties. Je fus obligé de me déchausser 
et de continuer la route pieds nus. Heureusem^t 
elle était presque partout unie et belle à cause de la 
sécheresse et des fréquentes communications entre 
Kampôt et la capitale. La chaleur était excessive, et 
nos chariots d'une lenteur désespérante. Enfin nous 
arrivâmes à la première station, où je fus casé dafis 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 421 

une vaste salle en bambou, revêtue de chaume et qui 
avait été récemment construite pour loger le roi et 
sa suite. La nuit, j'eus des gardes k ma porte, en- 
voyées par les autorités afin de me garer de tous ris- 
ques et évictions, et, grâce à la lettre du roi, que je 
présentai, je fus respectueusement traité. Le lende- 
main, je parvins à louer un éléphant pour me conduire 
à la prochaine station, ce qui me coûta un franc de 
notre monnaie. 

Le jour suivant, je dus continuer ma route pieds 
nus. Ce que nous eûmes à souffrir de la chaleur dé- 
passe tout ce que je m'étais imaginé jusque-là de 
TefiFet du soleil dans la zone torride. Cet astre était 
alors au zénith, et ses rayons brûlants, répercutés 
par le terrain sablonneux, devenaient intolérables à 
dix heures du matin; c'était à ce point que les indi- 
gènes, cpxi ont la plante des pieds fort dure, ne pou- 
vaient supporter le contact du sol et cherchaient les 
touffes d'herbe pour y poser le pied; les bœufe ne 
marchaient qu'en piétinant continuellement et don- 
naient tous les signes de la douleur et de l'épuise- 
ment; malgré l'aiguillon et le rotin, ils refusaient 
souvent d'avancer. L'eau des mares était non pas 
tiède, mais chaude; l'atmosphère semblait embra- 
sée, tous les êtres sans force, et la nature languis^ 
santé et accablée. Au milieu du jour, nous faisions 
halte, pour nous remettre en route à trois heures. 
Sur tout notre parcours il n'y avait pas une goutte 
d'eau potable, même pour nos animaux qui souf- 
rent de la soif plus encore que nous-mêmes; et, 
pour cuire notre riz et faire notre thé, nous n'avions 
d'autre ressource que celle des mares et des bour- 



122 YOYAGB DANS LES ROYAUMES 

• 

biers imprégnés de voix nomiques tombées des ar- 
bres environnants. Le lendemain, je trouvai de 
nouveau un éléphant à louer ; mais ce fut le dernier, 
et les quatre jours suivants je ûs la plus grande 
partie du chemin à pied, l'autre, assis sur le coin 
d'une des charrettes. Du reste^ le manque d'eau et 
les tourbillons de fine poussière qui s'élèvent de la 
route sont les seuls inconvénients qu'aient à subir 
les voyageurs. Dans la saison sèche, le terrain, quoi- 
que sablonneux, est dur et bien foulé, au milieu de 
la voie, par le fréquent passage des chariots et des 
éléphants; le reste de la chaussée, lai^e de vingt- 
cinq à trente mètres, est revêtu de gazon et même 
de hautes herbes, puis, à peu de distance, s'offire la 
forêt avec ses bouquets espacés d'arbres à huile, 
aux troncs élevés, au port droit et majestueux, et 
(Couverts à leur sommet seulement d'un panache de 
larges feuilles d'un vert foncé* C'es^ comme une 
magnifique et immense avenue, et onpourrait croire 
que l'art y a mis la main. 

Les stations sont toutes situées à une dista^fi^ à 
peu près égale, douze milles environ. A toutes, outre 
les anciens caravansérails servant & abriter les voya- 
geurs et les hommes de corvée, qui sont changés 
tous les cinq jours, je trouvai d'autres nouvelles 
maisons beaucoup plus vastes et plus belles, coiuh 
truites pourie passage du roi; de fdus, entre les 
stations, on rencontre souvent d'autres salles où Ton 
peut se reposer au milieu du jour, avantage et con- 
fort qui ne sont nullement à dédaigner. 

Jusqu'à la distance de vingt^cinq milles, en pac* 
tant de Kampôt, j'aperçus sur ma dmite une châtain 



DE SIAM, DB CAMBODGE ET DE LAOS 123 

de montagnes peu élevée, derniers contre-forts de la 
chmne qui sépare le bassin du grand lac Touli-Sap 
du golfe de Siam ; mais je ne rencontrai, sur tout le 
parcours de mon voyage de Kampôt à Udong, qu'un 
terrain sablonneux, sauf en un seul endroit, où je le 
trouvai rocailleux, avec du minerai de fer. On ne 
voit qu'un seul petit village sur ce parcours, et là 
seulémeiit quelques traces de culture; pai*tout ail- 
leurs je n'aperçus aucun sentier ni aucune trace 
pouvant faire supposer que l'intérieur de la forêt fût 
habité. Autour de la capitale seulement les champs 
de riz commencèrent à se montrer, ainsi que de pe- 
tites maisonnettes entourées de jardins fruitiers, 
maisons de campagne de l'aristocratie cambodgienne, 
qui y vient chaque soir humer un air plus pur que 
celui qu'on respire à la cour et à la ville. 

En arrivant aux portes d'Udong, je me trouvai en 
iaee d'un large fossé, surmonté d'un parapet et en- 
touré d'une palissade de trois mètres d'élévation. Je 
pensais entrer dans une ville de guerre fortifiée, et, 
comble je savais mes compatriotes occupés en ce 
tûoment à donner une leçon aux Gochinchinois, je 
n^'attandais à être reçu par un fonctionnaire la baïon- 
notte croisée, avec le terrible : On ne passe pas ! 
loais celui-ci ne se montrant pas, je donnai un coup 
de crosse de fusil à la porte et j'entrai. J'étais dans 
l'enceinte du palais du second roi, palais précédé 
d'une aorte de cage tenant le milieu entre une gué- 
lite et un pigeonnier, ayant à chacune de ses quatre 
^^auces une lucarne d'où Ton peut observer, en cas 
d'invasion, l's^roche de l'emiemi, et donner le si- 
SDâl de la fuite avant son arrivée» J'arrivai au centre 



424 VOYAGE DANS LKS ROYAUMES 

d'une grande place autour de laquelle se prolongent 
les remparts, fermés de deux portes dont F une 
donne accès sur le marché ; la seconde conduit à la 
campagne. Dans l'intérieur de cette enceinte, d'un 
côté se trouve le palais du second roi, de l'autre 
celui d'un plus jeune prince, son frère, et une pa- 
gode avec son couvent, le tout recouvert en chaume. 

J'espérais trouver là, comme à Kampût, un « hôtel 
du roi et des ambassadeurs; » mais, ne voyant au- 
cune enseigne^ je me dirigeai vers un endroit où je 
voyais entrer et sortir beaucoup de monde. C'était 
la salle de justice, où les juges tenaient audience. 
J'envoyai Niou, mon domestique, en « députation, ^ 
demander à ces magistrats s'ils voudraient bien don- 
ner asile à un voyageur. La réponse ne se fit pas 
attendre; juges et plaideurs vinrent au-devant de 
moi et me conduiârent dans la salle de justice, où je 
commençai immédiatement mon installation sous les 
yeux de toute la foule accourue pour voir l'étranger 
et lui demander « ce qu'il vendait. » 

La nouvelle de mon arrivée parvint bien vite au 
palais du roi, et deux pages me furent envoyés pour 
me demander si je n'irais pas de suite voir Sa Ma- 
jesté. Mon bagage n'était pas encore arrivé; j'objec- 
tai que je ne pouvais me rendre auprès du roi en 
costume de voyage. « Oh! cela ne fait rien; le roi 
n*a pas de costume du tout, et il sera enchanté de 
vous voir. >) A peine mes chariots étaient-ils arrivée, 
qu'un chambellan en langouti, suivi d'un page, ac- 
courut pour me dire que le roi m'attendait. Je me 
rendis donc au palais. La cour qui le précède était 
défendue par une douzaine de canons veufe de leurs 



DE SIAM, DK CAMBODGE ET DE LAOS 125 

afiûts, jetés au hasard sur le sol, et dans la gueule 
desquels nichaient les moineaux. Plus loin, une nuée 
de vautours dévoraient les restes du repas du roi et 
des gens du palais. Je fus conduit dans la salle d'au- 
dience, qui communique avec les appartements par- 
ticuliers du roi; elle est pavée de larges carreaux 
chinois, et les murs sont blanchis à la chaux. Une 
foule de pages, tous Siamois, beaux jeunes hommes 
de vingt-cinq à trente ans, vêtus uniformément d'un 
langouti de soie rouge, se tenaient groupés et assis à 
Torientale en attendant Sa Majesté. Quelques minutes 
après mon arrivée, le roi parut. Aussitôt tous les 
fronts se courbèrent jusqu'à terre. Je me levai, et 
Sa Majesté s'avança fort gracieusement près de moi, 
d'un air tout à la fc»s dégagé, distingué et digne. 

« Sire, lui dis-je, j'w eu l'honneur de voir S. M. le 
premier roi à Kampôt et d'en obtenir une lettre pour 
me rendre à Udong. 

— - Êtes-vous Anglais ou Français? dit le prince en 
m'examinant attentivement. 

-- Je suis Français, Sire. 

— Vous n'êtes pas marchand; que vfenez-vous 
donc faire au Cambodge? 

— J'y suis venu pour visiter votre pays et chasser. 

— C'est très-bien. Vous avez été à Siam; moi 
aussi, j'ai été à Bangkok. Vous viendrez me voir 
encore? 

— Toutes les fois que ma présence pourra être 
agréable à Votre Majesté. » 

Après quelques instants de conversation, le roi 
nie tendit la main ; je le saluai et sortis. A peine 



126 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

étais-je rentré que plusieurs de ses officiers accou- 
rurent chez moi en me disant : « Le roi est enchanté 
de vous; il désire vous voir souvent. » 

Le jour suivant, je parcourus la ville, dont les 
maisons sont construites en bambous et quelques- 
unes en planches ; le marché, tenu par des Chinois, 
est, par sa saleté, Pégal de tous les autres dont j*aî 
déjà parlé. La plus longue rue, je pourrais dire Tu- 
nique, a près d'un mille de longueur. Dans les envi- 
rons habitent les cultivateurs et les gens de corvée, 
ainsi que les mandarins et autres employés du gou- 
vernement. La population de cette ville est d'une 
douzaine de mille âmes à peu près. 

Le grand nombre de Cambodgiens de la banlieue, 
des provinces, et surtout des chcfe qui s'y rendent 
pour le commerce ou pour d'autres affaires, ccmtri- 
bue à donner de l'animation à c^e capitale. A cha- 
que instant je rencontrais des maidarins en litière 
ou en filet^ suivis d'une foule d'esclaves portant 
chacun quelque chose : les uns le parasol de couleur 
écarlate ou jaune, dont la dimension plus ou moins 
développée indique le rang ou la qualité du person- 
nage; d'autres la boite d'arec, de bétel, etc* Je ren- 
contrais souvent aussi des cavaliers montés sur de 
jolis petits chevaux vifs et légers, richement capa- 
raçonnés, couverts de grelots et allant admirablement 
l'amble, tandis qu'un troupeau d'esclaves, couverts 
de sueur et de poussière, s'efforçaient de les suivre 
comme une meute d'animaux. Ailleurs passaient de 
légères carrioles traînées chacune par deux petits 
bœufs trottant rapidement et non moins bruyam- 
ment. Quelques rares éléphants, s'avançant majes- 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 127 

tueusement les oreilles et la trompe en mouvement, 
s'arrêtaient devant de nombreuses processions se 
rendant aux pagodes au son d*une musique bruyante, 
et plus loin des talapoins se suivaient à la file, 
quêtant leur pitance, drapés dans leur manteau 
jaune et la sainte marmite sur le dos. 

Le troisième jour de mon arrivée à Udong, la 
séance de la cour de justice avait été bruyamment 
ouverte à huit heures du matin, et les cris des juges 
et des avocats retentissaient encore à cinq heures 
du soir sans avoir cessé un instant, lorsque tout à 
coup deux pages sortirent de la cour du palais en 
criant : « Le roi î » La foudre serait tombée dans la 
salle qu'elle n'eût pas produit un effet pareil à ces 
mots; ce fut à Tinstantun sauve qui peut général. 
Juges, accusés et curieux s'enfuirent pêle-mêle, se 
cachant clans tous les coins la face contre terre et 
comme pétrifiés. Je riais encore au souvenir de ces 
juges et de ces avocats en langoutis, de ces Chinois 
à longues queues;, fuyant, se poussant, se culbutant 
les uns les autres à l'approche de leur maître, lors- 
que le roi parut, à pied, sur le seuil de la porte et . 
suivi de ses pages. Sa Majesté me fit un petit signe 
de la main- comme pour me saluer, puis m'appela 
près d'elle. Aussitôt deux pages apportèrent des 
chaises qu'ils placèrent sur le gazon en face l'une de 
l'autre. Sa Majesté m'en offirtt une, et la conversa- 
tion commença dans ce salon improvisé, tandis que 
toute l'escorte, ainsi que les passants, demeuraient 
prosternés. Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, 
elle ne rencontrait aucun homme debout. 

« Comment trouvez-vous ma ville ? dit le roi en 



128 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

employant ce mot pour désigner son palais avec ses 
dépendances et les fortifications. 

— Sire, elle est splendide et offre un aspect qae 
je n'avais vu nulle part ailleurs. 

. — Tous ces palais et ces pagodes que vous voyez 
d'ici dans cette cour ont été construits en une seule 
année, depuis mon retour de Siam ; dans une autre 
année, tout sera achevé, et il n'y aura plus alors que 
des briques. Jadis, le Cambodge s'étendait très-loin; 
mais les Annamites nous ont enlevé beaucoup de 
provinces. 

— Sire, le moment est peut-être arrivé pour vous 
de les reprendre. Les Français attaquent vos enne- 
mis d'un côté ; attaquez-les de l'autre. » 

Sa majesté ne répondit pas; mais elle me tendit 
un cigare en me demandant mon âge. 

Je venais de me faire apporter une jolie petite ca- 
rabine Minié que les officiers du roi étaient venus 
examiner dans la matinée; je la lui présentai en 
le priant de bien vouloir l'accepter si elle lui plai- 
sait. Il me dit de la chai:ger. Je levai la bascule et 
poussai une cartouche dans le canon. <c C'est fait, 
Sire. 

— Comment donc? ce n'est pas possible; tirez 
alors. » 

Il choisit lui-même pour but un poteau assez éloi- 
gné et m'indiqua l'endroit où je devais frapper; je 
tirai, et aussitôt Sa Majesté et ses pages coururent 
s'assurer que le coup avait porté juste. 

« Quand pensez-vous quitter Udong ? 

— Sire, mon désir est de partir après-demain 
pour Pinhalu et les provinces d'au delà. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 129 

— Si VOUS pouviez rester un jour de plus, vous 
me feriez plaisir ; demain, vous dînerez chez moi ; le 
jour suivant, je vous conduirai voir la ville du pre- 
mier roi, et le soir je ferai jouer la comédie. » 

La comédie! pensai-je, cela doit être curieux; et 
pour la comédie je restai. Après avoir remercié le 
monarque de ses bontés pour moi, nous nous sépa- 
râmes avec une poignée de main. Évidemment, j'étais 
en grande faveur. Le lendemain matin, des pages 
vinrent m' offrir, de la part du roi, des chevaux pour 
me promener; mais la chaleur était accablante. 
Vers quatre h.eures , le roi m'envoya un cheval pour 
me rendre au palais. J'étais en habit, pantalon et gilet 
de toile d'une blancheur éclatante; un casque de 
Uége, modèle Romain et recouvert de mousseline 
blanche selon la méthode anglo-indoue ^, complétait 
ma singulière toilette. Je fus introduit par le cham- 
bellan dans im des appartements particuliers du roi. 
C'était un très-joli salon, meublé à l'européenne. Sa 
Majesté m'attendait en fumant un bouri, assise à côté 
d'une table chargée de mets. Dès que j'entrai, elle 
se leva, me tendit la main en souriant, et me pria 
immédiatement de prendre place et de commencer 
mon repas* Je vis qu'il se proposait, selon l'usage 
du pays, de me faire honneur en assistant au repas 
sans y prendre part lui-même. Après m' avoir pré-' 
seaté, avec une aménité et une grâce parfaites, son 
frère cadet, jeune prince de quatorze à quinze ans, 
pFosterné à côté de lui, le roi ajouta ; 

* Coiffure excessivement légère, fraîche, commode et abri- 
tant bien du soleil le cou et la face. Je la recommande fort 
aux voyageurs dans ces pays. 

MOUHOT. VOT. DK SlAM. 9 



130 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

c J'ai fait rôtir ce poulet et ce canard à la manière 
européenne ; vous me direz s'ils sont à votre goût. » 

En effet, tout était excessivement bien préparé ; 
le poisson surtout était exquis. 

« Good brandy! » me dit le roi en anglais, les 
seuls mots de cette langue qu'il connût, en me mon- 
trant une bouteille de cognac. 

c Prenez et buvez. > 

On me servit des gelées et des fruits confits exquis, 
des bananes du Cambodge et des mangues excel- 
lentes, puis le thé, que le roi prit avec moi en m'of- 
frant un cigare de Manille. Enfin, il plaça ime botte 
à musique sur la table et la fit jouer. 

Le premier air qui en sortit me fit un plaisir d'au- 
tant plus grand que je ne m'attendais pas à l'entendre 
dans le palais d'un roi.... régnant. C'était la Marseil^ 
laiae. Le roi prit mon mouvement et mon sourire 
d'étonnement pour de l'admiration. 

« Connaissez-vous cet air ? 

— Un peu. Sire. » 

Puis vint un autre, non moins bien connu, l'air 
des Girondins : < Mourir pour la patrie ! » etc. 

ic Le connaissez- vous aussi ? 9 me dit^il. 

J'accompagnai l'air avec les paroles. 

« Et Votre Majesté, comment aime-t-elle cet 
air? 

— Un peu moins que le premier î Les souverains 
de l'Europe font-ils jouer souvent ces deux airs? 

— Sire, ils les réservent, comme choses solen** 
nelles, pour les grandes circonstances seulement. » 

Mon Annamite était à côté de moi et remplissait 
les fonctions d'interprète avec un tact parfait qui 



DE SIÂM, DB CAMBODGE BT DE LAOS 131 

plut aa roi. Le jeune prince dentiinda la permidsion 
de 86 retirer. Il salua son frère en se prosternant 
profondément et en élevant ses mains réunies au- 
dessus de la tête. Le roi lui recommanda de ne pas 
manquer de revenir le lendemain matin, afin de 
nous accompagner au palais du premier roi. Le 
prince passa alors dans la cour, où un page le mit à 
califourchon sur une de ses épaules et l'emporta 
dans son palais. Le roi me fit alors admirer ses meu-» 
blés d'Europe : des tables d'acajou couvertes de vases 
en porcelaine, des fleurs sous cylindres et d'autres 
ornements d'un goût vulgaire. Il me fit surtout re- 
marquer deux vieilles glaces entourées de cadres 
dorés, un divan et des choses semblables. 

« Je commence seulement, dit-il ; dans quelques 
^nées, mon palais sera beau. » 

Il me conduisit ^isuite dans son jardin, où, parmi 
de rares et curieuses plantes, s'élève un rocher ar- 
tificiel en miniature. En me ramenant au salon, il me 
fit passer devant toutes ses femmes (il y en avait au 
moins cent), que la curiosité avait attirées hors du 
sérail. 

< Vous êtes le premier étranger qui soit jamais 
6ntré ici, me dit-il ; au Cambodge comme à Siam, 
personne, sauf les gens de service, ne peut pénétrer 
^s les appartements particuliers du roi. ^ 

Je le remerciai de l'honneur qu'il daignait m'ac- 
corder, et, en prenant congé de lui, je le priai de mô 
donner une lettre pour les chefs des provinces de 
son royaume et un ou deux éléphants pour continuer 
lûon voyage. Il me promit d'acquiescer à ma de- 
mande. Ce jeune souverain, qui porte le titre de 



133 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

second roi, est Théritier présomptif de la couronne. 
Son père |n'a dû son trône qu'au roi de Siam, qui 
Fa retenu longtemps (captif dans ses États, et qui, 
pour garant de sa fidélité, a toujours gardé un ou 
deux de ses fils en otage. C'est ainsi que ce jeune roi 
a passé plusieurs années à Bangkok. Sans doute on 
lui apprit là l'art de régner, et on ne l'a laissé re- 
tourner dans son royaume qu'après s'être assuré 
qu'on aurait en lui un tributaire soumis et obéissant. 

Son jeune frère vint aussi me faire une visite, 
mais pendant la nuit, afin que ses parents ignoras- 
sent, car il désirait avoir quelque cadeau ; très-en- 
fant pour son âge, il manifestait le désir d'avoir tout 
ce qui lui frappait la vue. Il est au reste doux, 
aimable, poli, et a l'air distingué. 

Le lendemain, à dix heures du matin, le roi me 
manda auprès de lui. Je le trouvai dans la salle de 
réception, assis sur son divan et distribuant des or- 
dres à ses pages pour régler l'ordre de marche qu'il 
voulait qu'on observât pour l'aller et le retour. Le 
roi monta dans une jolie chaise à porteurs, magni- 
fiquement peinte et sculptée, avec de beaux pom- 
meaux d'ivoire. U s'y assit nonchalamment, une 
jambe dessus, l'autre pendante, le coude appuyé sur 
des coussins de maroquin. Il avait la tête et les pieds 
nus, les cheveux coupés à la mode siamoise, et pour 
vêtement un superbe langouti de 5oie jaune entouré 
d'une large ceinture de pareille étoffe, mais plus 
claire. Le cortège se mit en marche : quatre pages 
portaient le palanquin sur leurs épaules; un autre 
soutenait une immense parasol rouge dont le manche 
doré avait près de quatre mètres de long; le prince 



DE SIA^M, DE CAMBODGE ET DE LAOS 133 

cadet, portant le sabre du roi, marchait à côté de lui, 
et sur la même ligne. J'étais de l'autre côté. Sa Ma- 
jesté se tournait souvent de mon côté pour me faire 
remarquer les objets les plus frappants en traversant 
la rue, et pour lire aussi sur mon visage l'impression 
que me causait l'effet que sa présence produisait sur 
le peuple. A l'approche du cortège, toute la popula- 
tion accourue pour le voir se prosternait. En tète 
marchait trois licteurs, l'un devant, les deux autres 
à quelques pas derrière, portant à deux mains des 
faisceaux de rotins , symboles de la puissance ; der- 
rière le palanquin suivaient deux à deux les cham- 
bellans et les pages, au nombre de plus de trente, 
tous en langouti rouge et portant sur l'épaule des 
piques, des sabres et des fusils dans des étuis. Nous 
arrivâmes ainsi à la porte de Tenceinte du palais du 
premier roi. 

Sa Majesté mit pied à terre, et, tout en conservant 
le même ordre de marche, nous suivîmes une char- 
mante avenue d'un demi-mille à peu près de laideur 
plantée de jeunes arbres et entourée d'une muraille 
de planches. 

De l'avenue, le terrain va en déclinant, couvert de 
pelouses et de jardins, et bordé d'une Ugne d'une 
centaine de petits cottages aux murs d'argile et aux 
toits de chaume. 

« Toutes ces maisons sont habitées par les femmes 
de mon père : il n'y a pas un seul homme, » me dit 
le jeune roi. 

Plus loin s'étend un large bassin entouré de ver- 
dure et répandant la fraîcheur et la gaieté dans cet 
enclos. Sur un des côtés de ce petit lac, encadrés 



434 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

dans le feuillage de ses bords et réfléchis dans sa 
nappe d'eau, s'étendent les bâtiments royaux, les 
uns blanchis à la chaux, les autres construits en sim- 
ples bambous. 

Nous traversons quelques chambres ou ateliers où 
de pauvres femmes annamites filent et tissent de la 
soie, puis nous passons devant le trésor et les ma^ 
gasins du roi, et nous arrivons dans une vaste salle 
construite à l'entresol et qui constitue ce que l'on 
nomme spécialement le palais. L'intérieur ne répond 
certes pas à l'extérieur. Cette salle est encombrée, 
comme un bazar, de bocaux, de vases de fleurs arti- 
ficielles recouverts de globes, de coussins de toutes 
les couleurs et de toutes les dimensions; sur lesta* 
blés, sur les rayons, sur le plancher, on a entassé 
des boîtes, des cadres chinois, des pantoufles, et une 
foule d'objets et d'instruments d'Europe, de vieux 
divans, des glaces, des lavabos, et^., etc. Après m'a- 
voir fait de nouveau parcourir les jardins, le jeune 
roi, qui devait passer la journée dans ce palais, me 
fit reconduire par un de ses chambellans. 

Peu après le coucher du soleil, le peuple accourut 
en foule pour assister au spectacle, qui devait com- 
mencer à sept heures, au retour du roi. La mdti- 
tude était si compacte, qu'il n'y avait pas dans la 
cour un seul pouce de terrain inoccupé ; les murs 
mêmes étaient couverts de monde. Sans doute qu'à 
ces réjouissances il est permis de déroger à l'usage 
général et que le peuple n'est pas tenu de se pros- 
terner, car tout le monde, à l'intérieur comme à 
l'extérieur du palais, était assis à l'orientale. Ce 
spectacle était tout simplement une pasquinade fan- 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 135 

tastique assez bien représentée et accompagnée 
d'une musique plus bruyante qu'harmonieuse, mais 
qui parut satisfaire complètement la curiosité pu- 
blique. En somme, la mise en scène et les auteurs 
étaient fort inférieurs à ce que j'avais vu en ce genre 
à Bangkok. 



XIII 



Départ d'Udong. - Train d'éléphants. - Pinhalù. - Belle 
conduite des missionnaires. * Le grand lac du Cambodge. 
'- Le fleuve Mékong. 



Le 2 juillet, après avoir mangé le riz ordinaire du 
matin, nous étions prêts à nous mettre en route; 
nous n'attendions, pour cela, que les éléphants et les 
chariots que le roi m'avait promis. Les uns et les au- 
tres ne tardent pas à arriver, et nous traversons la 
ville au milieu d'une foule immense accourue de 
tous les points de la ville pour nous voir. Montés sur 
nos éléphants, suivis de notre bagage et de plusieurs 
pages du roi qui nous accompagnent jusque sur la 
route de Pinhalù, nous voyons toute la population 
prosternée sur notre passage, sans doute parce 
qu'elle m'a vu la veille avec Sa Majesté. 

Nous cheminions £tinsi majestueusement au train 
d'une lieue à l'heure, sur une très-belle chaussée 
élevée en certains endroits de plus de dix pieds au- 
dessus de la plaine boisée, mais marécageuse, qui 
s'étend jusqu'au grand canal de jonction du Touli- 
Sap avec lé Mékong. 

Parfois nous traversions de beaux ponts en bois et 



VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 137 

en pierre, qui donnent certainement une meilleure et 
plus haute idée de l'administration du Cambodge que 
de celle de Siam, car à Bangkok même les ruisseaux 
et les canaux sont franchis sur des planches étroites 
et minces, ou simplement sur des troncs d'arbres 
jetés en travers par les soins des habitants et non 
par les autorités elles-mêmes. 

A deux kilomètres à peu près d'Udong s'élève une 
espèce de rempart en terre, de la forme d'un fer à 
cheval, qui entoure une partie de la ville, et que l'on 
a eu pour but d'opposer, au besoin, à l'invasion des 
Annamites, qu'à cette époque on s'attendait encore 
chaque année à voir paraître au moment des grandes 
eaux. 

Nous rencontrons sur la route ime quantité de pié- 
tons allant à la ville ou en revenant, sans doute pour 
l'approvisionnement du marché. Elle est bordée de 
niisérables cabanes en bambous , sur pilotis, sem- 
blables à des poulaillers et qui servent de demeures 
aux malheureux Thiâmes que le roi fit transporter 
là, il y a un an, des plaines situées à Test du Mékong, 
pour les punir d'une tentative de révolte. 

Nous arrivons de bonne heure le même jour à Pi- 
nhalù, village situé sur la rive droite du fleuve et assez 
considérable. Plusieurs de ses habitants descendent 
de Portugais et d'Annamites réfugiés. 

La cité de Pinhalù est la résidence d'un évêque 
français, M$^ Miche, vicaire apostolique de la mission 
du Cambodge et du Laos. 

Mî' Miche était abs^it pour le moment ; mais je 
trojivai chez lui trois bons et aimables missionnaires 
qui me prièrent d'attendre son retour et me reçurent 



138 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

avec cette cordialité et cet empressement affectueux 
qu'il est si doux de rencontrer à ré\raQger,etsurtout 
de la part de compatriotes. M. Fontaine, le plus â^ 
des trois, quoique jeune encore, compte près de vingt 
années de mission. Il faisait autrefois partie de la 
mission de Cochinchine. Je l'avais vu à Ban^ok, où 
il avait séjourné temporairement avant d'aller au 
Cambodge; il était faible et souffrant alors; je le 
retrouvai avec plaisir plus vigoureux et plein de 
gaieté. J'éprouvais beaucoup de sympathie pour ce 
digne homme; il ne peut y avoir assez de missicm- 
naires comme lui. 

Un de ses collègues, M. Amoux, était non-seule- 
ment mon compatriote comme Français, mais comme 
enfant du même département : il est né dans le canton 
de Russey et moi dans celui de Montbéliard(Doubs). 
Il avait donc double titre h ma sympathie. Il appar- 
tient à la mission de Cochinchine, et était venu de 
chez les sauvages Stièngs pour renouveler ses pro- 
visions; mais il s'était trouvé atteint de la dyssen- 
terie par suite de la fatigue du voyage, et n'avait 
pu retourner à son poste avec ses gens. En enten- 
dant ces braves et dévoués soldats de l'ÉgUseracon- 
ter leur misère passée et présente, j'étais quelquefois 
autant amusé qu'ému, tant ils le faisaient gaiement. 
C'est le propre des enfants de notre vaillante na- 
tion de savoir souffrir et mourir le sourire sur les 
lèvres. Quatre jours s'écoulèrent promptanent dans 
l'aimable compagnie de ces bons prêtres ^ qui ne 
tenaient pas moins à me procurer l'occasion de voir 
leur évêque que moi à faire sa connaissance. Je savais 
que je trouverais en lui un homme supérieur sous 



:>• 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 439 

tous les rapports ; mais je ne m'attendais pas à 
trouver dans ce héros des missions une simplicité et 
une humilité égales à son instruction et à la force 
de son caractère. M^^ Miche est très-petit de taille ; 
mais sous une enveloppe chétive il concentre une 
vitalité et une énergie extraordinaires. Les annales 
de la mission de Goohinchine qui était la même que 
\ celle du Cambodge il y a peu de temps encore, doi- 
vent compter de I^Ues pages consacrées aux actes 
?! de ce glorieux soldat du Christ. 
; N'étant encore que simple missionnairQ, il fut em- 
: prisonné avec un de ses confrères et frappé de ver^- 
ges, aSreux suppliée qui à chaque coup fait jaillir le 
sang et entame les chairs. La sentence exécutée, on 
les rampait dans leur cacbot afin de renouveler le 
supplice le lendemain lorsque les plaies commence- 
raient à se cicatriser. 

« Cela fait horriblement souffrir, dit l'autre mis- 
sionnaire à M«^ Miche, et je crains de n'avoir pas la 
force de supporter une nouvelle épreuve. 

— Soyez tranquille, lui répondit celui-ci, je de- 
manderai à recevoir les coups pour yous. » 
Et il en fut comme il l'avait dit! 
Ici le missionnaire est tout pour ses pauvres ca- 
téchistes, médecin de l'âme et médecin du corps, 
juge, etc. Chaque jour, il passe plusieurs heures à 
entendre leurs différends et à remettre la paix où 
elle est troublée. Et elle l'est souvent dans une con- 
trée où un débiteur qui ne peut payer son créancier 
devient, lui et sa famille, l'esclave de cet homme. 

« Tu es mon esclave, dit un individu à une jeune 
fille qu'il re4Qontre par hasard. 



140 VOYAGE DAXS LES ROYAUMES 

— Comment cela? je ne vous connais pas. 

— Ton père me devait; il ne m'a pas payé. 

— Je n'ai jamais connu mon père ; il est mort avant 
ma naissance. 

— Veux-tu plaider? Nous plaiderons. » 
L'homme en appelle à quelque mandarin, débute 

par offrir un présent, lui en promet un autre; son 
procès est gagné, et la malheureuse, sans appui, 
devient l'esclave de son persécuteur. Cette antique 
histoire d'Appius et de Virginie se renouvelle fré- 
quemment au Cambodge. Les Virginius seuls font 
d^ut. 

Depuis que j'avais mis le pied dans ce pays, la 
peur s'était emparée de mes domestiques; elle fut à 
son comble quand je leur annonçai qu'il fallait partir 
pour visiter les tribus sauvages de Stiéngs, au-delà 
du grand fleuve. Le Cambodge est certainement très- 
redouté des Siamois ; les montagnes et surtout les 
forêts habitées par les Stiêngs ont, à cause de leur 
insalubrité, auprès des Cambodgiens et des Annami- 
tes, une réputation analogue à celle dont Cayenne 
jouit parmi nous. 

Ces craintes ne pouvaient m'arréter, et dès que 
j'eus reçu du roi de Cambodge la lettre qu'il m'avait 
promise, je quittai Pinhalû dans une petite barque 
conduite par deux rameurs, et me dirigeai vers le 
Mékong. 

En descendant le cours d'eau qui y conduit, large 
d'à peu près douze cents mètres, je fus étonné de 
voir le flot remonter du sud au nord au lieu de des- 
cendre vers le fleuve dont il semble le tributaire. 

Pendant près de cinq mois de l'année, le grand 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 141 

lac du Cambodge, le Touli-Sap, couvre un espace 
immense ; mais après ce temps il diminue de pro- 
fondeur, tout en conservant à peu de chose près la 
même dimension. A l'époque des pluies, ce ne sont 
pas seulement les eaux issues des montagnes qui le 
tordent à Fouest, qui le gonflent, mais le trop-plein 
du Mékong arrête Técoulement du lac, et finit par y 
déverser une partie de son excédant. 



XIV 



Départ de Pinhalù. — Le grand bazar du Cambodge. — Pe- 
nom-Penh. — Le fleuve Mékong. — L'île Ko-Sutin. — Pemp- 
tiélan. — Les confins du Cambodge. — Voyage à Brelum 
et dans la contrée des sauvages Stiéngs. 



Partis à onze heures de Pinhalù, à la nuit tombante 
nous étions rendus à Penom-Penh, le grand bazar 
du Cambodge. La distance qui sépare les deux loca- 
lités est de dix-huit milles au plus. J'avais peu de 
chose à acheter, car M?»" Miche et M. Arnoux avaient 
absolument voulu charger ma barque d'une provi- 
sion de riz et de poisson sec suffisante, non-seule- 
ment pour toute la durée de mon voyage, mais pour 
tout le temps que je me proposais dépasser chez les 
Stiêngs. 

Je m'arrêtai un jour entier, afin de voir la ville et 
faire emplette de verroterie, de fil de laiton et de 
cotonftade, qui devaient m' être utiles comme objets 
d'échange avec les sauvages. 

Penom-Penh, situé au confluent de deux grands 
cours d'eau, renferme une dizaine de mille d'habi- 
tants, presque tous Chinois, sans compter une popu- 



TOTAGB DANS LB ROYAUME DE 6IAM 443 

lation flottante au moins du double. Celle-ci est 
composée de gens venus du Cambodge et surtout 
de Gochinchine, et vivant dans leurs bateaux. C'était 
répoque où beaucoup de pécheurs, de retour du grand 
lac, s'arrêtent à Penom-Penh pour y vendre une 
partie de leur poisson, et où une foule d'autres petits 
commerçants y sont attirés pour acheter du coton, 
dont la récolte se fait avant les pluies. Après avoir 
parcouru la ville, longue et sale, j'arrivai sur une 
éminence au sommet de laquelle on a bâti une pa- 
gode sans beauté Ai intérêt, mais d'où la vue s'étend 
sur une grande partie' du pays. 

D'un côté se déroule, comme deux longs et larges 
rubans, le Mékong, et son affluent, au milieu d'une 
immense plaine boisée ; de l'autre, c'est la plaine en- 
core, et encore des forêts, mais bordées au sud et 
au nord-ouest par de petites chaînes de montagnes. 
Quoique Penom-Penh serve souvent de passage 
aux missionnaires, ma présence ne manqua pas 
d'exciter la curiosité du peuple. La guerre de Co- 
chmchine était le sujet de toutes les conversations 
et la préoccupation de tous ici. Une quantité de 
malheureux pêcheurs chrétiens, qui revenaient du 
grand lac, n'osaient rentrer dans leurs foyers, parce 
qu'ils savaient qu'à chaque douane on les obligerait 
à fouler la croix aux pieds , et ils attendaient là des 
nouvelles de la paix que Ton était, disait-on, en train 
de conclure. D'un autre côté, ce que rapportaient 
les Chinois et les Annamites qui avaient vu la prise 
delà ville de Saigdn aurait peut-être peu flatté l'or- 
gueil d'un Français. Je n'avais pas vu les glorieux 
bulletins de l'amiral ^ j'avais la douleur d'entendre 



iU VOYAGE DANS I.ES ROYAUMES 

Fennemi nous traiter de barbares, et, faisant retom- 
ber sur nous la responsabilité de faits partiels, sans 
doute inévitables en temps de guerre, et surtout 
dans un pays où le soldat souf&e du climat et de 
privations de toute espèce, s'étonner, lui, le peuple 
le plus corrompu peut-*être de tout l'Orient, de ne 
pas trouver en nous des hommes d'une supériorité 
morale aussi incontestable que notre supériorité 
intellectuelle et physique. 

Le jour suivant, en descendant le fleuve jusqu'à 
l'extrémité sud de la ville, nou$ longeâmes comme 
une autre ville flottante, composée de plus de cinq 
cents bateaux, et pour la plupart d'assez grande di- 
mension. Ils servent d'entrepôt à certains marchands 
et de résidence à d'autres. Par prudence, ils y lais- 
sent tout leur argent et la plus grande de leurs mar- 
chandiees afin d'être, en cas d'alerte, toujours prêts 
à prendre le large. 

Quelque temps après, nous voguions dans les eaux 
du Mékong, qui commençait seulement à grossir, 
car dans tout le pays la sécheresse avait été extrême 
et retardée de -plus de deux mois. 

Ce grand fleuve, dont le nom signifie « mères des 
fleuves, T^ me rappelait beaucoup le Ménam, à quel- 
ques lieues au nord de Bangkok; mais son aspet est 
moins gai, quoiqu'il y ait quelque chose de très-im- 
posant dans sa masse d'eau plus grande et se préci- 
pitant avec la rapidité d'un torrent. De rares embarca- 
tions, à peine distinctes d'un bord à l'autre, le côtoient 
péniblement; ses rives, élevées de six à sept mètres 
en temps ordinaire, paraissent à peu près désertes, et 
les forêts ne se dessinent qu'à plus d'un mille par delà. 



^wm 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 145 

Le long du fleuve de Siani, l'élégant feuillage des 
bambous et des palmiers se détache et se dessine 
gracieusement sur le ciel bleu, et le chant des oi- 
seaux retentit de Tune à l'autre rive. Ici des troupes 
de marsouins bondissant hors de l'eau et courant le 
nez au vent, des pélicans s'ébattant sur ces eaux 
profondes , ou bien des cigognes et des hérons que 
l'approche de l'homme fait fuir silencieusement du 
milieu des roseaux, viennent seuls nous distraire de 
notre pénible navigation. 

Nous passons devant la grande île de Ko-Sulin^ 
distante de quarante milles au plus de Penom-Penli, 
et que nous n'atteignons qu'après cinq jours d'une 
marche diOicile et laborieuse. Le courant est si fort 
qu'à chaque détour du fleuve nous sommes obligés, 
tout en redoublant d'efforts avec nos rames, de nous 
cramponner aux joncs de la rive pour ne pas être 
entraînés en arrière. 

Plus on remonte vers le nord, plus on trouve le 
courant rapide; c'est au point qu'à l'époque des 
grandes eaux on ne fait guère qu'un ou deux milles 
par jour, et que les rameurs vont souvent le soir 
chercher à pied du feu à l'endroit où ils ont fait cuire 
le riz le matin. 

A vingt-cinq ou trente lieues au nord de Ko- 
Sutin, sur les confins du Laos, commencent les ra- 
pides et les cataractes; il faut alors quitter les ba- 
teaux pour prendre des pirogues que l'on est sou- 
vent obligé de transporter à dos d'homme, ainsi que 
tout le bagage, pour franchir ces passages. Je ne 
m'arrêtai à Ko-Sutin que quelques heures, et seule- 
ment afin de serrer la main à un autre pionnier de 

MOUHOT. VOY. DE SlAM. 10 



146 VOYAGB DANS LES ROYAUMES 

la civilisation, M. Cordier, prêtre de beaucoup de 
mérite, provicaire de la mission du Cambodge et 
dont cette lie forme la résidence. 

Dès mon entrée dans la pauvre chapelle qu'il a 
fait construire lui-même, j'éprouvai une certaine com- 
passion pour ce digne homme, envoyant la misère et 
le dénùment qui régnaient autour de moi . Depuis trois 
ans, le pauvre missionnaire souffre d'une dyssenterie 
passée à l'état chronique; cependant il rie se plaint 
ni de ses privations ni de ses maladies ; la seule 
chose qui le peine, c'est le peu de chrétiens qu'il 
est appelé à baptiser, car les Cambodgiens sont fort 
attachés à leurs idoles. 

« Mais vous, me dit-il, savez-vous où vous allez? 
Je suis étonné qu'on vous ait laissé dépasser Pinhalù. 
Demandez aux Cambodgiens ce qu'ils pensent des 
forêts des Stiêngs, et proposez à quelqu'un d'ici de 
vous accompagner, personne ne vous suivra. Les 
pluies ont commencé, et vous allez au-devant d'une 
mort presque certaine, sinon d'une fièvre qui vous 
fera souffrir et languir des années. J'ai eu cette fiè- 
vre, la fièvre des djungles; c'est quelque chose d'af- 
freux, de terrible; jusqu'au bout des ongles je res- 
sentais une chaleur que je ne puis appeler autrement 
qu'infernale, puis succédait un froid glacial que rien 
ne pouvait réchauffer; le plus souvent on y reste, 
comme tant de mes collègues que je pourrais nom- 
mer. » 

Ces paroles étaient peu rassurantes; cependant 
J'avais tracé mon itinéraire ; je savais q^e cette dan- 
gereux^ région renferme des coquUles terrestre!^ 0t 



i 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 147 

fluviales que je ne trouverais nulle part ailleurs ^ et 
que cette tribu de sauvages presque inconnue m'offri- 
rait une étude curieuse et intéressante; il n'en fallait 
pas davantage pour me pousser en avant. Je me con- 
fiai en la bonne Providence et continuai ma route en 
recevant ces dernières bonnes paroles de M. Gordier. 

« Que Dieu accompagne le pauvre voyageur ! » 

Douzemilles plus haut, je dus laisser ma barque 
pour prendre la voie de terre. Je partis à deux heures 
de l'après-midi, espérant arriver le même jour à 
Pemptiélan, grand village où réside le mandarin au- 
quel la lettre du roi était adressée; cependant ce ne 
fut que le lendemain matin, à onze heures, que nous 
y parvînmes; nous passâmes la nuit au pied d'un 
arbre, à côté d'un grand feu. 

Je me rendis aussitôt auprès du mandarin qui ad- 
ministre toute cette partie du pays. D me reçut fort 
bien, malgré le peu de valeur qu'avaient les pré- 
sents que je lui offris. Il donna immédiatement 
l'ordre qu'on me préparât des chariots, puis m'offrit 
une provision de tabac, d'arec et de bétel. C'était 
un homme doux et assez distingué dans ses ma- 
nières pour un Cambodgien; il me demanda des 
nouvelles de la guerre de Cochinchine, quelques 
renseignements sur l'Europe, le temps qu'il laut 
pour s'y rendre, etc. 

En sortant de Pemptiélan, nous nous engageâmes, 
pour n'en sortir qu'à de rares intervalles, dans d'é- 
paisses forêts, et nous dûmes passer les premières 

^ C'est de là que viennent le beau a Bulimus Gambo- 
l^neis » et c f Hélix Gajnbogiennfi » et aussi « l'Hélix-Moa'' 
hoti, » pour la première fois coUecU^pnés et décrits» 






148 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

heures qui suivirent notre départ dans des bour- 
biers où nos misérables chariots enfonçaient jus- 
qu'aux essieux et d'où les bœufs ne purent nous tirer 
qu'à l'aide de nos hommes. La dernière partie delà 
route fut beaucoup plus agréable; à mesure que 
nous nous élevions, le chemin devenait sec et uni, 
l'aspect de la nature beaucoup plus varié. 

Nous n^avions pu faire que vingt lieues en cinq 
jours, et il nous en restait près de trente jusqu'à 
Brelum. Ce qui me fatiguait le plus était le mauvais 
vouloir des habitants des villages qui me louaient des 
bœufs et la lenteur de ceux-ci. Quand nous n'avions 
pas d'abri pour la nuit, nous avions beaucoup à souf- 
frir de la pluie et de l'humidité. Nous gardions pres- 
que constamment nos habits humides sur le corps, 
et, pour comble de misère, mes deux domestiques 
furent atteints de fièvre intermittente; l'Annamite 
surtout eut une fièvre tierce que je ne réussis à 
couper qu'au bout de dix jours. 

Nous arrivâmes à Pump-ka-Daye, sroit ou hameau 
à l'extrême frontière, habité par une vingtaine de 
Stiêngs qui se sont rapprochés du Cambodge afin 
d'échapper à l'esclavage dans leur tribu. Nos chariots 
s'arrêtèrent devant un petit caravansérail ouvert à 
tous les vents, et, aussitôt après avoir dégagé nos 
bagages, mes conducteurs s'enfuirent beaucoup plus 
lestement qu'ils n'étaient venus. 

Le chef du srok ne tarda pas à se présenter, suivi 
de quelques hommes. Il avait du sauvage dans la 
physionomie et du Cambodgien dans le caractère. 
Je lui présentai ma lettre ; il me la rendit en disant 
qu'il ne savait pas lire. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 440 

« En voici à peu près le contenu, lui dis-je : 

« C*est Tordre du roi à tous les chefs de village où 
je m'arrêterai, de me fournir des chariots pour con- 
tinuer mon voyage, et je vais à Brelum. 

— Nous n'avons pas de chariots, » fut toute sa 
réponse. 

Bref, nous nous installâmes aussi bien que nous 
pûmes en attendant le lendemain. Un nouvel entre- 
tien avec ce chef me fit voir que je n'aurais pas d'aide 
de lui. Je pris le parti d'envoyer Niou, avec deux 
Cambodgiens, porter à Brelum une lettre à M. Guil- 
loux, et d'attendre sa réponse. Celle-ci arriva le soir 
du quatrième jour; le père Guilloux m'assurait, dans 
les termes de la plus franche cordialité, que je serais 
le bienvenu, qu'il s'intéressait à moi et m'aimait déjà 
sans me connaître, seulement parce que j'avais eu le 
courage de venir jusque-là. Ce bon père m'envoyait 
trois des chariots de la Mission et quelques-uns de 
ses Annamites, ainsi que deux Stiéngs pour m' aider 
à gagner sa station. Sa lettre me rassura complète- 
ment sur la crainte que je ressentais d'être peut-être 
un hôte importun et malencontreux pour le pauvre 
ermite que je venais surprendre ainsi. 

Je partis donc avec confiance et plaisir. Nous 
avions deux grandes journées de marche pour arri- 
ver à Brelum ; nous campâmes une nuit près d'un 
torrent, sur nos nattes, autour d'un bon feu, pour éloi- 
gaer les hôtes féroces qui abondent dans ces forêts, 
et la seconde dans une cabane abandonnée à quel- 
ques millea de Brelum ; enfin le 16 août, à neuf heures 
du matin, nous débouchâmes dans une clairière 
de deux cent cinquante à trois cents mètres car- 



i50 VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 

rés. Nous étions entre deux éminences dont toute la 
base plonge dans un profond marécage; sur la hau- 
teur orpposée, j'aperçus deux longues maisons de 
bambous recouvertes de chaume et entourées d'un 
jardin; puis, se dessinant sur le ciel, au-dessus des 
bambous du voisinage, la modeste croix plantée de- 
puis deux ans au milieu de ces effrayantes solitudes 
par deux nobles Français. C'était la Mission de Brelum. 

Notre apparition fut saluée par plusieurs décharges 
de mousqueterie ; nous y répondîmes de notre mieux, 
tandis qu'au milieu de ce vacarme de feux roulants^ 
répercutés par l'écho de la forêt et propres à faire 
rentrer au fond de leurs repaires tous les monstres 
du voisinage, le pauvre père Guilloux, les jambeô 
couvertes de plaies envenimées, résultat des oourses 
où l'entraînait son zèle et qui l'avaient retenu sur le 
grabat pendant plus de six mois, s'avançait en chan- 
celant à ma rencontre sur les troncs d'arbres jetés en 
guise de pont au travers du marais. 

Salut à toi, noble enfant de notre chère et belle 
patrie! à toi, qui braves la misère, les privations^ 
les fatigues et les souffrances, et môme la mort, pour 
apporter à ces sauvages les bienfaits de la religion 
et de la civilisation! Que Dieu te récompense de tes 
nobles et pénibles travaux, car les hommes sont 
impuissants à le faire, et, du reste, ta récompense 
n'est pas de ce monde! 

La case de l'oncle Apaït était plus élégante que 
l'humble presbytère de Brelum au toit d'herbes sè- 
ches, aux parois de roseaux, au parquet de terre 
nue ; mais j'y fus reçu en ami. 



XV 



Séjour de trois mois parmi les sauvages Stlêngs. — Mœurs 
de cette tribu — Produits du pays. — Faune. — Mœurs des 
Annamites. 



Depuis près de trois mois je me trouve au milieu 
des sauvages Stiêngs, au sein des bois et dés bêtes 
sauvages de toutes les espèces, et nous vivons pres- 
que comme dans une place de guerre assiégée. A 
chaque instant nous craignons une attacjue de l'en- 
nemi; nos fusils sont constamment chargés; mais 
beaucoup pénètrent dans la place en rampant sous 
les herbes et arrivent ainsi jusque sous nos cou- 
vertures. Ces forêts sont infestées d'éléphants, de 
buffles, de rhinocéros, de tigres et de sangliers; la 
terre autour des mares est couverte de leurs traces; 
on ne peut s'avancer de quelques pas dans la pro- 
fondeur des bois sans les entendre; cependant, gé- 
néralement, ils fuient tous à l'approche de l'homme, 
et, pour les tirer, il faut les attendre à l'affût, posté 
sur un arbre ou dans une hutte de feuillage, auprès 
des endroits où d'habitude ils viennent s'abreuver. 
Les scorpions, les centipèdes, et surtout les ser- 



152 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

pents, sont les ennemis que nous redoutons le plus 
et contre lesquels il faut prendre le plus de précau- 
tions, de même que d'autre part les moustiques et 
les sangsues sont les plus incommodes et les plus 
acharnés. Pendant la saison des pluies notamment, 
on ne peut être trop sur ses gardes ; autrement, en 
se couchant comme en se levant, on risquerait de 
mettre le pied ou la main sur quelque serpent veni- 
meux des plus dangereux. J'en ai tué plusieurs dans 
la maison, soit d'un coup de fusil, soit d'un coup 
de hache. En écrivant ces lignes, je suis obligé de 
faire le guet, car je m'attends à en voir reparaître 
un sur lequel j'ai marché ce soir, mais qui s'est 
enfui sans me mordre. De temps en temps je m'in- 
terromps aussi pour écouter le rugissement d'un 
tigre qui rôde autour de notre demeure, guettant les 
porcs à travers leur clôture de planches et de bam- 
bous, tandis que d'un autre côté j'entends le bruit 
d'un rhinocéros brisant les bambous qui s'opposent 
à son passage, pour venir dévorer les ronces qui 
entourent notre jardin. 

Les sauvages Stiêngs qui habitent ce pays sortent 
probablement de la même souche que les tribus des 
plateaux et des montagnes qui séparent les royau- 
mes de Siam et de Cambodge de celui d'Aiinam de- 
puis le !!• de latitude nord jusqu'au-delà du 16*, 
entre les 404 et 116* 20' de longitude orientale du 
méridien de Paris. Ils forment autant de commu- 
nautés qu'il y a de villages, et semblent être d'une 
race bien distincte de tous les peuples qui les en- 
tourent. Quant à moi, je suis porté à les croire les 
aborigènes ou les premiers habitants du pays et h 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 153 

supposer qu'ils ont été refoulés jusqu'aux lieux 
qu'ils occupent aujourd'hui par les invasions suc- 
cessives des Thibétains qui se sont répandus sur le 
Laos, le Siam et le Cambodge, etc. En tout cas, je 
n'ai pu découvrir aucune tradition contraire. 

Ces sauvages sont si attachés à leurs forêts et à 
leurs montagnes, que les quitter, pour eux, c'est 
presque mourir; et ceux qui sont traînés en escla- 
vage dans les pays voisins y languissent et tentent 
tous les moyens de s'enfuir, souvent avec succès. 

Les Stiêngs ont toujours paru redoutables à leurs 
voisins, et la peur qu'ils inspirent a fait exagérer, 
dans l'Annam et le Cambodge, leur extrême adresse 
au tir de l'arbalète, ainsi que la malaria de leurs 
forêts. Le fait est que les fièvres y sévissent d'une 
manière terrible ; beaucoup d'Annamites et de 
Cambodgiens y sont morts, et l'on m'assure que je 
suis l'unique étranger de tous ceux qui y ont péné- 
tré jusqu'à présent, qui n'ai pas eu plus ou moins 
à en souffrir. 

Le Stiêng aime l'ombre et la profondeur des bois; 
il vit pour ainsi dire avec les animaux sauvages; il 
ne trace aucun sentier, et il trouve plus court et 
plus facile de passer sous les arbres et les branches 
que de les couper. Du reste, s'il tient à son pays du 
lumt, comme il l'appelle, il est peu attaché à son 
champ natal; car, pour peu qu'il ait un voisinage 
importun ou que l'un des siens vienne à mourir des 
fièvres dans le village, il lève son camp, met sa 
hotte sur le dos, y place pêle-mêle ses calebasses 
et ses enfants, et va s'établir ailleurs; le terrain ne 
manque pas, et la forêt se ressemble partout. 



454 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

On pourrait dire que ces peuplades sont tout à fait 
indépendantes; cependant les Cambodgiens d'un 
côté, les Laotiens et les Annamites de l'autre, en 
tirent ce qu'ils peuvent et prélèvent arbitrairement, 
sur les villages rapprochés d'eux, un tribut qui se 
paye tous les trois ans, et consiste en cire et en riz. 
Le roi de Cambodge surtout a fort envie de faire 
aux Stiêngs ce qu'il fit aux Thiâmes, afin de peupler 
quelques-unes de ses provinces désertes. 

Le ternaire inscrit sur nos édifices publics en 1848 
est ici, nonobstant l'esclavage, la devise du Stiông, 
et il la met en pratique. Nous nous servons des 
mots, eux font usage du fait. Quand il y a abon- 
dance chez l'un, tout le village en jouit; mais aussi, 
quand il y a famine, ce qui est souvent le cas, ce 
qu'il n'y a pas chez l'un, on est sûr de ne pas le 
trouver chez l'autre. 

Ils travaillent le fer admirablement, ainsi que Fi- 
voire. Quelques tribus du nord sont renommées, 
même dans l'Annam, pour la fabrication de leurs 
sabres et de leurs haches. Les vases dont ils se 
servent sont grossiers ; mais ils les doivent à leur 
industrie, et leurs femmes tissent et teignent toutes 
les longues écharpes dont ils se couvrent. 

Enfin, outre la culture du riz, du maïs et du tabac, 
ainsi que des légumes, comme les courges et les 
pastèques, etc., ils s'adonnent -à celle des arbres 
fruitiers tels que bananiers, manguiers et orangers. 
Hormis quelques esclaves, chaque individu a son 
champ, toujours à une assez grande distance du 
village, et entretenu avec beaucoup de soin. C'est 
sur ce champ que, blotti dans une petite case élevée 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 456 

sur pilotis, il passe toute la saison des pluies, époque 
où le mauvais temps ainsi que les sangsues, qui, 
comme dans les forêts de Siam, pullulent ici d'une 
manière prodigieuse, Tempêchent de se livrer à la 
chasse et à la pêche. 

Leur manière de préparer un champ de riz diffère 
beaucoup de celle que nos cultivateurs emploient 
pour un champ de blé ou d'avoine : aussitôt que les 
premières pluies commencent à tomber, le sauvage 
choisit un emplacement et un terrain convenables et 
de grandeur proportionnée à ses besoins; puis il 
s'occcupe du défrichement. Ce serait une rude be- 
sogne pour un Européen; cependant le sauvage ne 
s*y prend pas à l'avance. Avec sa hachette emman- 
chée h une canne de bambou, en quelques jours 11 a 
abattu un fourré de bambous sur un espace de cent 
à cent cinquante mètres carrés; s'il s'y trouve d'au- 
tres arbres trop gros pour être coupés, il les laisse 
en place, et, au bout de quelques jours, lorsque ce 
bois est à peu près sec, il y met le feu : le champ 
est ouvert et fumé tout à la fois. Quant aux racines, 
Oh s'en occupe peu, et de labourage il n'en est pas 
question; sur ce terrain vierge il ne s'agit que d'en- 
semencer. Notre homme prend deux longs bambous 
qu'il couche en travers de son champ en guise dé 
cordeau ; puis, un bâton de chaque main, il suit cette 
ligne en frappant de gauche et de droite, pour faire 
de distance en distance des trous d'un pouce à un 
pouce et demi de profondeur. La tâche de l'homme 
est alors achevée, et c'est à la femme à faire le reste. 
A demi courbée, elle suit l'espèce de sillon tracé 
par son mari, prend dans un panier qu'elle porte 



156 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

au côté gauche une poignée de grains de riz, en 
glisse une soixantaine au moins dans sa main qui 
les déverse dans les trous avec rapidité et en même, 
temps avec une telle adresse que rarement il en 
tombe à côté. 

En quelques heures la besogne se trouve achevée, 
car il n'est pas plus besoin de herse que de charrue. 
La bonne mère nature enverra avant peu quelques 
fortes ondées qui, en lavant le terrain, couvriront 
les graines. Alors, le propriétaire s'établit dans sa 
case, du haut de laquelle, tout en fumant sa ciga- 
rette faite de tabac roulé dans une feuille quelcon- 
que, il décoche quelques flèches aux sangliers, aux 
singes ou aux chevrotains, et s'amuse à tirer de 
temps en temps une corde de rotin qui met en 
branle deux bambous placés au milieu du champ ou 
au bout d'une perche au sommet de sa case, de 
manière à s'entre-choquer au moindre mouvement, 
et dont le bruit épouvante les colombes et les per- 
ruches, qui, sans cela, mangeraient toute la se- 
mence. La moisson se fait à la un d'octobre. 

Généralement deux mois avant les récoltes la mi- 
sère et la disette se font sentir. Tant qu'il y a quel- 
que chose sous la main, on fait bombance, on tra* 
fique , on partage sans jamais songer au lendemain, 
et quand arrive la famine, on est réduit à manger des 
serpents, des crapauds, des chauves-souris (ces der- 
nières SQ prennent en quantité dans le creux des 
vieux bambous); puis on ronge quelques graines de 
maïs, des pousses de bambous, des tubercules de h 
forêt et d'autres productions spontanées de la terre. 

Tous les animaux domestiques des pays voisins, 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 157 

tels que bœufs, porcs, poules, canards, etc., se re- 
trouvent chez les Stiêngs, mais en petit nombre. 
Les éléphants dressés y sont rares, tandis que plus 
an nord, dans la tribu des Benams, il n'y a pas de 
village, dit-on, qui n'en possède un certain nombre. 

Les fêtes commencent après la moisson et lorsque 
le riz a été ehtassé au milieu du champ en meules 
oblongues d'où tous les matins on extrait ce qu'il 
faut pour la consommation du jour. 

Un village en invite un autre, et, selon sa ri- 
chesse, tue souvent jusqu'à dix bœufs. Tout doit 
disparaître avant la séparation; jour et nuit on boit 
et on mange au son du tam-tam chinois, du tambou- 
rin et du chant. L'excès après de longues privations 
amène des maladies : les plus communes parmi eux 
sont la gale «t certaines affections cutanées et hon- 
teuses; plusieurs proviennent du manque de sel, 
car ils ne peuvent toujours s'en procurer. 

Pour tous les maux internes, tels que maux d'es- 
tomac, d'entrailles, etc., le remède général est, 
conmie au Cambodge, un fer rougi au feu que l'on 
applique sur le siège du mal. Il est peu d'hommes 
qui ne portent ainsi un grand nombre de cicatrices 
sur cette partie du corps. 

Ces sauvages connaissent divers remèdes tirés des 
simples; ils ne recouvrent jamais une plaie ou une 
blessure; ils s'exposent au soleil avec des ulcères 
profonds qu'ils guérissent cependant généralement. ^ 
Us paraissent exempts de la lèpre, si commune parmi 
les Chinois ; du reste, ils ont beaucoup de propreté ; 
ils se baignent par tous les temps, et souvent trois 
fois par jour. 



158 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

Le Stiêng n'a pas plus de rapport dans les traits 
avec r Annamite qu'avec le Cambodgien; comme le 
premier cependant il porte la chevelure longue, 
tournée en torchon, mais fixée plus bas par un pei- 
gne de bambou ; très-souvent il y passe pour orne- 
ment un bout de fil de laiton surmonté d'une crête 
de faisan. Sa taille est un peu au-dessus de la 
moyenne ; sans être fort, il est bien proportionné 
et a une apparence robuste. Ses traits son générale- 
ment réguliers ; d'épais sourcils et une barbe assez 
bien fournie, quand il ne s'arrache pas les poils des 
joues, lui donnent un air grave et sombre. 

Son front est généralement bien développé et an- 
nonce une grande intelligence qui effectivement est 
fort au-dessus de celle du Cambodgien. Ses mœurs 
sont hopitalières, et l'étranger est toujours certain 
d'être bien accueilli et même fêté chez lui. Quand il 
en reçoit un, on tue un porc, ou l'on met la. poule m 
pot et on boit le vin. Cette boisson ne se prend ni 
dans des verres ni dans des vases, mais on la hume 
dans une grande jarre, à l'aide d'un tube de bam- 
bou ; elle est tirée du riz, fermentée, mais rarement 
distillée. Lorsqu'on vous offre le tuyau de bambou, 
le refuser est une grande impoUtesse à laquelle plus 
d'un sauvage a répondu par un coup de couteau. La 
même étiquette exige aussi que l'on mange en en- 
tier le morceau qui vous est échu en partage. 

Leur unique vêtement est une longue écharpe 
qui, lorsqu'elle est sur leur corps, ne parait pas 
avoir plus de deux pouces de largeur ; je les surpris 
souvent tout à fait nus dans leurs cabanes ; mais alons 
ils se recouvraient aussitôt qu'ils m'apercevaiejdt* 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 159 

Bs laissent la plus grande liberté à leurs esclaves, 
et ils n'infligent jamais de peine corporelle à un 
homme : pour vol, on condamne le fripon à tuer un 
porc ou un bœuf et à une ou plusieurs jarres de vin ; 
tout le village prend part au festin, et lorsque Tindi- 
vidune se soumet pas à cette condamnation, sa dette 
augmente promptement, et il ne tarde pas à en être 
pour quinze ou vingt buffles; alors il est vendu 
conmie esclave. 

Les Sti&tigs n'ont ni prêtres ni temples; cepen- 
dant ils reconnaissent l'existence d'un être suprême 
auquel ils rapportent tout bien et tout mal ; ils l'ap- 
pellent Brâ et l'invoquent dans toutes les circons- 
tances. Les mariages se font par-devant les chefs de 
la tribu et sont toujours accompagnés de réjouis- 
sances. 

tes funérailles se font solennement ; tout le vil- 
lage y assiste ; les proches parents du défunt seuls 
restent quelquefois à la maison ; tous les assistants, 
tristes ou non, poussent des cris lamentables. On 
inhume les morts près de leurs demeures, on re- 
couvre la tombe d'un petit toit de feuilles, puis on y 
dépose des calebasses pleines d'eau, des flèches, quel- 
quefois de petits arcs, et tous les jours un des membres 
de la famille y sème quelques grains de riz, afin quç 
le défimt puisse se nourrir et continuer à vivre 
comme jadis. Sous ce rapport, ils ont les mêmes 
habitudes que les Chinois. Avant chaque repas, ils 
otit soin de répsaidre à terre un peu de riz pour aUmen- 
ter l'âme de leurs ancêtres; dans les sentiers jfré- 
quentés autrefois par eux, dans leurs champs, ils font 
les mêmeQ petits sacrifices» Au bout d'un long bambou 



160 VOYAGE 'DANS LES ROYAUMES 

planté en terre , ils suspendent des panaches arra- 
chés aux roseaux ; plus bas, ils attachent de petits 
bambous qui contiennent quelques gouttes d*eauet 
de vin ; et enfin, sur un petit treillage élevé au-dessus 
du sol, ils déposent un peu de terre, y plantent une 
flèche, y jettent quelques grains de riz cuit, un os, 
un peu de tabac et une feuille. 

Selon leurs croyances, les animaux ont aussi une 
âme qui continue à errer après la mort; aussi, quand 
ils en ont tué un, dans la crainte que cette âme ne 
vienne les tourmenter, ils lui demandent pardon du 
mal qu'ils lui ont fait et lui offrent de petits sacri- 
fices proportionnés à la force et à la grandeur de 
ranimai. Pour un éléphant, la cérémonie est pœn- 
peuse : on tresse des couronnes pour orner sa tête; 
le tam-tam, le tambourin et les chants retentissent 
pendant sept jours consécutifs. Tout le village, ap- 
pelé au son de la trompe, accourt et prend part à la 
fête, et chacun a droit à un morceau. 

Les Stiêngs fument la chair des animaux qu^ife 
veulent conserver longtemps; mais comme d'ordi- 
naire tous ceux qu'ils tuent ou prennent à la chasse 
sont mangés sur le terrain même dans l'espace de 
deux ou trois jours, ils se contentent de les faire 
roussir en entier et sans les dépouiller; plus tard, 
ils les dépècent et les cuisent^ soit dans le creux d'un 
bambou vert, soit sur des charbons. 

11 est rare de rencontrer un sauvage sans qu'il 
ait son arbalète à la main, son couperet sur l'épaule 
et une petite hotte sur le dos, qui lui sert de gibe- 
cière et de carquois. 

La chasse et la pêche occupent tout le temps que 



DE SIAW, DE CAMBODGE ET DE LAOS 161 

ne réclame pas le champ. Ils sont infatigables à la 
course, et ils glissent dans les bois les plus épais 
avec la vélocité du cerf. Ils sont vifs, légers, et sup- 
portent la fatigue sans paraître la ressentir; les 
femmes paraissent aussi agiles et aussi robustes que 
les honniies. Leurs arbalètes ont une grande force, 
et ils s'en servent très-adroitement, mais rarement 
k une distance de plus de cinquante pas. Le poison 
dont ils enduisent leurs flèches pour la chasse 
des gros animaux est d'une grande activité lors- 
qu'il est nouvellement employé. Si le dard atteint 
l'animal, éléphant, rhinocéros ou tigre, de manière 
à pénétrer tant soit peu dans les chairs et à com- 
muniquer le poison au sang, on est presque sûr de 
trouver le cadavre à quelques centaines de mètres 
de l'endroit où il a été frappé. 

La manière de chasser le tigre est bien différente 
chez les Annamites qui confinent au territoire des 
Stiêngs. Là, dès qu'un tigre a enlevé quelqu'un dans 
iffle localité, tous les hommes accourent des envi- 
rons au son du tam-tam pour se mettre aux ordres 
d'un chasseur renommé et traquer l'animal. 

Gomme d'ordinaire, le tigre se couche toujours 
près de l'endroit où il a laissé les restes de son 
repas ; lorsqu'on trouve ceux-ci, on est presque sûr 
que « le seigneur » n'est pas loin. Ce titre ou celui 
de t grand-père » est toujours employé pour dési- 
gner le carnassier qui a l'ouïe fine et prendrait en 
ïnauvaisepart une qualification moins respectueuse. 
Lorsque l'on a donc découvert le gîte du tigre, 
tous les chasseurs , qui s'avançaient en groupe, se 
forment en cercle aussi grand que le comporte le 

MOUHOT. VOY. DE "SlAM. 11 



103 VOYÀGB DANS LES ROYAUMES 

nombre d'hommes présents, et s'espacent de façon 
à ne pas se gêner mutuellement dans leurs mouve- 
ments. Cela terminé, le chef s'assure si la fuite est 
impossible à l'animal ; quelques-uns des plus braves 
pénètrent dans l'intérieur du cercle, et, sous la pro- 
tection d'autres individus armés de piques, coupent 
les broussailles autour d'eux. 

Le tigre, pressé de tous côtés, se retire lâche- 
ment dans les broussailles encore intactes. Rou- 
lant ses yeux sanglants autour de lui, et léchant 
ses pattes d'une manière convulsive, comme pour se 
préparer à la lutte, il pousse un effroyable hurlement 
et prend son élan; mais aussitôt les hallebardes 
sont relevées, et l'animal, percé de coups, tonobe 
sur le tesrain, où on l'achève. Parfois, cependant, 
des accidents ont lieu dans ces sortes de chasses, et 
plusieurs hommes sont mis hors de combat ; mais 
les armes à feu étant prohibées dans le pays, l'An- 
namite est forcé d'avoir recours à sa pique» car la 
nécessité l'oblige à poursuivre partout «: le grand- 
père, i> qui ne lui laisse pas de repos, force les clô- 
tures et enlève très-souvent des animaux et même 
des hommes, non-seulement sur les chemins et à la 
porte des maisons, mais jusque dans l'intérieur des 
habitations. 

Les Stiéngs aiment beaucoup la parure, et leurs 
ornements de prédilection sont les fausses perles de 
couleur brillante, dont ils font des bracelets ; la ver- 
roterie et le ôl de laiton sont pour eux une monnaie 
courante. Un buffle ou un bœut est estimé six bras- 
sées de gros fil de laiton; un porc est presque aussi 
dbier; mais pour une coudée d'un numéro fin ou 



DE SIAM, DS CAMBODGE ET DE LAOS 163 

pour un collier de perles, on peut avoir un faisan 
ou cent épis de maïs. Les hommes ne portent géné- 
ralemeni; qu'un bracelet au-dessus du coude ou au 
poignet, tandis que les femmes s'entourent les bras 
et les jambes des mômes ornements. 

Les individus des deux sexes ont les oreilles per- 
cées d'un trou qu'ils agrandissent chaque année en 
y introduisant des morceaux d'os ou d'ivoire de trois 
pouces de longeur. 

La polygamie est en usage chez les Stiéngs, quoi- 
qu'il n'y ait guère que les chefs qui soient assez ri- 
ches pour se permettre le luxe de plusieurs femmes. 
Je mQ trouvais parmi eux au moment d'une 
ècUpse totale de soleil qui, je pense, fut visible en 
Europe; comme les Cambodgiens, ils prétendent 
que ce phénomène est causé par un être puissant 
qui engloutit la lune ou le soleil, et ils font, pour 
secourir l'astre en danger, un vacarme effroyable. 
Dans l'occasion dont il s'agit, ils battirent du tam-tam, 
poussèrent des cris sauvages tout en lançant des flè- 
ches dans l'air, jusqu'au moment où le soleil reparut. 
Un de leurs amusements favoris est de lancer des 
cerfs-volants auxquels ils attachent un instrument 
de musique assez semblable à un arc. Pendant la 
nuit, lorsque le cerf-volant plane dans les airs, agité 
par le vent, il produit des sons doux et agréables 
qu'ils écoutent avec plaisir. 
Leur mônK)ire est courte, et ils ont grand'peine à 
i apprendre à calculer. Lorsqu'ils ont une centaine 
d'épis de maïs à vendre, ils les disposent par dizaines 
et mettent un temps infini pour s'assurer que le 
nombre est exact. 






164 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

Ils ont des guerres fréquentes, mais jamais très- 
sérieuses, suites de représailles entre les villages 
voisins; ils cherchent à se surprendre dans leurs 
champs ou sur les chemins et à se faire prisonniers. 
Le captif est alors conduit la cangue au cou et vendu 
comme esclave aux Laotiens et aux Cambodgiens. 
On peut dire que leur caractère est doux et timide ; 
à la moindre alerte, ils se retirent dans les bois et 
enfoncent dans les sentiers des dards de bambous 
aigus et taillés comme des stylets, qui très-souvent 
percent de part en part les pieds de ceux qui les 
poursuivent. 

Il y a une diflTérence très-notable entre les mœurs 
des sauvages de Brelum et ceux des villages envi- 
ronnants, et on doit cela à la présence de la croix, 
aux bons et courageux missionnaires qui, réduits à 
n'opérer que bien peu de conversions, — la plus 
grande de leurs peines, — ont au moins la consola- 
tion de pouvoir, par leur présence continuelle, leurs 
bons exemples et leurs conseils, adoucir les mœurs, 
éclairer Tintelligence, en un mot, civiliser ces mal- 
heureuses créatures. 

La faune de ce pays ne diffère pour ainsi dire pas 
de celle du royaume de Siam. Ainsi, sauf quelques 
belles coquilles terrestres, de beaux insectes, dont 
plusieurs spécimens nouveaux dans ces deux genres, 
et un très-petit nombre d'oiseaux intéressants, je ne 
rapporterai de mon excursion que le plaisir d'avoir 
pu étudier les mœurs de ce peuple curieux, et con- 
tribué à le faire connaître; si toutefois mes notes de 
voyage, prises à la hâte et sans autre prétention que 
celle d'une exactitude scrupuleuse, sont appelées i 



0£ siAMi DE Cambodge et de laos165 

voir le jour à mon retour, soit que Dieu me réserve 
le bonheur de revoir ma patrie, soit que, tombé \'ic- 
time des fièvres ou d'un tigre affamé, je laisse à 
quelque bonne âme le soin de recudUir ces feuilles, 
barbouillées le plus souvent à la lueur d'une torche 
au pied d'un arbre, au miUeu d'un tourbillon d'af- 
freux moustiques. 

Je passai trois mois à Brelum, rayonnant de ce 
centre hospitalier partout où m'entraînait l'ardeur 
de la chasse ou les exigences de l'étude. Celles-ci me 
poussèrent au nord, dans la vaUée du grand fleuve, 
jusqu'à mi-chemin de Bassac, dans un district mé- 
tallurgique où d'excellent minerai de fer attend l'in- 
dustrie européenne. La chasse m'entraîna souvent 
au sud-ouest, dans la zone forestière que les haines 
de races ont ménagée entre les tribus du Mékong et 
l'empire annamite; sorte de marche déserte dont 
les tigres seuls font la police. 

Pendant ces trois mois, mes deux pauvres servi- 
teurs furent presque constamment malades des 
fièvres. Je m'estime fort heureux d'avoir eu jusqu'ici 
la chance de conserver ma santé ; môme dans ces 
forêts, je n'ai pas eu une seule attaque de fièvre. 
Dans la saison des pluies, l'air est d'une humidité et 
d'une pesanteur extrêmes; au milieu des forêts les 
plus épaisses et où le soleil pénètre à peine, on se 
. croirait dans une étuve, et au moindre exercice un 
peu violent je rentrais mouillé de transpiration. Pen- 
dant les mois de septembre et d'octobre, des pluies 
torrentielles tombèrent sans interruption le jour et la 
nuit. En juillet et août, nous n'avions guère eu que 
^elques violents orages, éclatant tous, les deux ou 



i66 VOTAGB DANS LB ROYAUME DE SIAH 

trois jours. Au commencement de novembre, le vent 
changea et nous amena quelques nuits fraîches qm 
firent tomber le thermomètre centigrade à douze 
degrés. De midi à trois heures, la température va- 
riait peu, c'est-à-dire de trente à trente-trois degrés 
du même thermomètre. 



XVI 



Ketour à Pinhalù. — Rencontre de neuf éléphants. — Op- 
pression du peuple. — Sur la régénération éyentuelle du 
Cambodge. — Le grand lac Touli-Sap. 



Le 29, je quittai mon aimable compatriote et ami 
H. Âmoux & notre commun regret, j'ose le dire, et 
me mis esk route accompagné du P. Guilloux, qui 
ayait qu^ques affaires à terminer à Pinhalù. Tous 
deux auraient bien voulu que je restasse en leur 
compagnie Jusqu'à ce que la Gochinchine fût ouverte 
et que je pusse la traverser. Je l'aurais désiré si j'a- 
vabs prévu une fin prochaine à la guerre; mais dans 
l'état où étaient les choses, c'était de toute impossi- 
bilité. 

Jusqu'à Pump-ka-Daye, qut est, ainsi que je l'ai 
déjà dit, le premier village que l'on rencontre en 
venant de Brelum, j'eus la société et l'aide des mis- 
sionnaires et du vieux chef des Stiêngs, qui me 
fournirent trois chariots pour mon bagage, tandis 
que Phraù' et les Annamites de la suite du P. Guil- 
loux se chargèrent de mes boites d'insectes qui 



168 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

raient pu supporter, sans se briser, les cahots de la 
route. 

Les pluies avaient cessé depuis trois semaines, et 
je fus agréablement surpris en retrouvant la nature, 
dans les endroits que nous traversions, plus riante 
qu'au mois d'août ; les sentiers étaient secs, et je 
n'avais plus à redouter les mares fangeuses et les 
nuits de pluie. 

Arrivés à une des stations où nous devions passer 
la nuit, nos domestiques allumaient du feu pour cuire 
le riz et éloigner les animaux sauvages, quand nous 
vîmes nos bœufs, notre chien et notre singe témoi- 
gner également une sorte d'anxiété et donner les 
signes du plus grand effroi; presque aussitôt nos 
oreilles furent frappées d'un rugissement semblable 
à celui dû lion. Notre premier mouvement fut de 
sauter sur nos armes, toujours chargées et d'at- 
tendre. Plusieurs ru^sements semblables se faisant 
entendre à une distance très*rapprochée augmentè- 
rent rei&oi de nos animaux, et ne laissèrent pas 
que de nous faire éprouver à nou&*-mèmes une cer- 
taine émotion. Je propose d'aller au-devant de 1'^- 
nemi, proposition aussitôt acceptée, et nous nous 
engageons dans l'intérieur de la forêt du côté d'où 
nous venait le bruit, tous armés de fusils et de pi- 
quesi. Nous tombons sur les traces que les animaux 
perturbateurs de notre repos venaient de laisser 
sur leur passage, et, dans une petite éclaircie de la 
forêt, au bord d'un marécage, reste des pluies, neuf 
éléphants,* conduits par un vieux mâle d'une taille 
monstrueuse, s'offrent à nos regards, la tête tournée 
de notre côté. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 160 

A notre vue, le chef de la troupe poussa un rugisse- 
ment plus formidable encore que les autres, et tous 
s'avancèrent gravement au-devant de nous. Nous 
nous tenions baissés et en partie cachés par des 
troncs d'arbres et des herbes, mais ces arbres à huile 
étaient tous trop gros pour qu'il fût possible d'y grim- 
per. J'armai mon fusil et me préparai à viser la tempe 
du mâle conducteur de la bande, seul endroit vulné- 
rable, quand l'Annamite qui était à côté de moi, et 
qui est un ancien chasseur, releva mon arme, me 
suppliant de ne point tirer, ce car, dit-il, si vous Ces- 
sez ou tuez un de ces animaux, nous sommes per- 
dus; et si même nous réussissons personnellement à 
nous échapper, nos bœufs, nos voitures et leur con- 
tenu, tout sera réduit en pièces par les autres élé- 
phants devenus furieux. S'ils n'étaient que deux ou 
trois, ajouta-t-il, j'aurais déjà moi-môme descendu le 
premier, et peut-être parviendrions-nous à tuer les 
autres, mais en présence de neuf, dont cinq de la 
plus grande espèce, il est plus prudent de les éloi- 
gne^r. » Au même moment, le P. Guilloux, qui ne se 
fiait pas h la vitesse de ses jambes, déchargeait son 
arme en l'air pour effrayer l'ennemi. Le moyen 
réussit parfaitement ; les neuf colosses s'arrêtèrent 
étonnés sur la même ligne, firent brusquement 
demif-tour à droite et s'enfoncèrent dans la forêt. 

Arrivés à Pemptiélan^ nous descendîmes chez le 
mandarin dont l'autorité s'étend sur tout cette partie 
du Cambodge, et contre l'usage du pays il nous of- 
Wt l'ho^italité sous son propre toit. A peine ins- 
tallés, il vint nous visiter et me demanda le meil- 
leur de mes fusils. Voyant que je ne pouvais m'en 



170 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

séparer, il me âetnsnda quelque autre chose, nous 
donnant à comprendre que nous aurions dû débuter 
par des cadeaux. Je lui fis présent d'un habillement 
européen complet, d'une poudrière, d'un couteau de 
chasse, de poudre et de quelques autres petits ob- 
jets ; alors, pour se montrer reconnaissant, il me 
donna une trompe de oomac en ivoire, nous ofifnt 
deux éléphants pour continuer notre route et expé- 
dia nos gens avec une excellente lettre pour les 
chefe de son district. 

Nous réprimes notre route le lendemain, Tabbé 
sur un éléphant, lisant tranqufllement son bré- 
viaire, et moi sur un autre, jouissant de la beauté 
des paysages parcourus. Cest ainsi que nous tra- 
versâmes les belles plaines occupées par les pau- 
vres Thiâmes lors de mon premier passage; mais, 
au lieu de riches moissons, je fus étonné de n'y plus 
trouver que de grandes herbes : leurs villages étaient 
abandonnés, les maisons et les clôtures tonibaient 
en ruine. Voici ce qui était arrivé : le mandarin de 
Pemptiélan, exécutant ou dépassant les ordres de 
son maitre le roi du Cambodge, tenait ces malheu- 
reux dans un esclavage et sous une oppression tels 
qu*îls tentèrent de soulever leur joug. Privés de leurs 
instruments de pèche et de culture, sane argent, 
sans vivres, ils étaient abandonnés à une misère 
si afEreuse que beaucoup d'entre eux moururent de 
faim. 

Ces malheureux, au nombre de plusieurs milliers 
et sous la conduite d'un de leurs chefe dont la tête 
était mise à prix, et qui était revenu secrètement de 
l'Annam, se levèrent en masse. Ceux des environs 



DE SIAM, BB CâMBODGB ET DE LAOS 171 

de Penom-Petih remontèrent Jusqu'à Udong pour 
protéger la faite de leurs compatriotes étabHs sur ce 
point, puis une fois réunis, il descendirent le fleuve 
et passèrent en Cochinchine. Le roî donna des or- 
dres pour arrêter la marche des Thiâmes, mais toute 
la population cambodgienne, mandarins ^ tête, 
s'était enfuie dans les bois à la seule nouv^e du 
soulèvement. 

Outre l'intérêt que les malheurs de ce pauvre 

peuple inspirent, leur conduite, quand tout fuyait 

devant eux, et que Udong, Pfhhalù et Penom*-Penh 

étaient sans un seul défenseur, fut des plus nobles. 

t Nous n'en voulons pas au peuple, disaient-ils 

sur leur passage ; qu'on nous laisse partir et nofie 

Respecterons leà propriétés ; mais nous ma«»kcre- 

rons quiconque cherchera à s'opposer ànotre ftrite. » 

Et, de feit, ils ne touchèrent pas même à une seule 

des larges eonbarcatîons qui étaient amarrées sans 

gardiens près des marchés, et ils s'abandonnèrent 

au fleuve dans leurs étroites et misérables pirogues. 

Ri passant devant l'île de Ko-SulSn, nous nous y 

arrêtâmes pour voir le P. Cordier. Ce pauvre mis- 

sibnnaîre était dans le plus triste état ; sa maladie 

s'était aggravée, et ce n'était qu'avec peine qu'il 

pouvait se traîner de son lit à sa chaise. Cependant 

il était là, sans secours, n'ayant que du riz et du 

poisson sec pour toute nourriture. Deux enfants d'une 

fcaine d*années étaient seuls pour le soigner et le 

servir. Nous le priâmes de venir à Pinhalù avec 

ïvous, mais il refusa à cause de son état de faiblesse. 

« Tout ce que je regrette, disait-il, ce sont mes 

pauvres parents que je ne revefrai plus ; je vois 



172 VOYAGS DANS L£8 ROYAUMES 

venir la mort avec calme, presque avec joie. » 
Toutes nos instances pour l'emmener furent inutiles, 
et il nous fallut poursuivre notre route, profondé- 
ment attristés de le laisser dans cette pénible posi- 
tion sans pouvoir rien faire pour le soulager. 

Le 21 décembre, nous étions enfin rendus à Pi- 
nbalù. 

C'est parle 103« 03* 50" àe longitude du méridien 
de Paris, vers le 11« 37' 30" de^ latitude nord et à 
deux ou trois lieues seulement de la frontière de la 
Cochinchine, que se trouve Penom-Penb, ce grand 
marché du Cambodge. C'est le point où le Mékong 
se divise ; le ip^'and fleuve remonte au nord-est d'a- 
bord, puis au nord-ouest jusqu'en Chine et aux mon- 
tagnes du Thibetoùil prend sa source. L'aul^bras, 
qui ne porte aucun nom et qu'il serait bon, pour le 
distinguer, d'appeler Mé-Sap, du nom du lac Touli- 
Sap, remonte au nord-ouest. Vers le 12<> 25' de lati- 
tude, commence le grand lac, qui s'étend jusqu'au 
iSft 53' ;• sa forme est celle d'un violon. Tout l'espace 
compris entre ce dernier et le Mékong est une plaine 
peu accidentée, tandis que le côté opposé est tra- 
versé par les hautes chaînes de Poursat et leurs ra- 
mifications. 

L'enteée du grand lac du Cambodge est belle et 
grançliose. Elle ressemble à un vaste détroit; la rive 
en est basse, couverte d'une épaisse forêt à demi 
submergée, mais couronnée par une vaste chaîne 
de montagnes dont les dernières cimes bleuâtres se 
confondent avec l'azur du ciel ou se perdent dans 
les nuages ; puis, quand peu à peu l'on se trouve 
entouré, de même qu'en pleine mer, d'un vaste 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 173 

cercle liquide dont la surface, au milieu du jour, 
brille d'un éclat que l'œil peut à peine supporter, on 
reste frappé d'étonnement et d'admiration comme en 
présence de tous les grands spectacles de la nature. 
Au centre de cette mer intérieure est planté un 
grand mât qui indique les limites communes des 
royaumes de Siam et de Cambodge ; mais avant de 
quitter ce dernier pays, disons tout ce qui nous 
reste à en dire. 

L'état présent du Cambodge est déplorable et son 
avenir chargé d'orages. 

Jadis cependant c'était un royaume puissant et 

très-peuplé, comme l'attestent les ruines splendides 

qui se trouvent dans les provinces de Battambâng 

et d'Ongkor, et que nous nous proposons de visiter; 

mais aujourd'hui cette population est excessivement 

réduite par les guerres incessantes que le pays a dû 

soutenir contre ses voisins, et je ne pense pas qu'elle 

dépasse un million d'âmes, d'après mon appréciation 

personnelle comme aussi d'après les recensements 

de la population. On y compte trente mille hommes 

corvéables, libres et en état de porter les armes, 

car l'esclave, au Cambodge comme à Siam, n'est 

sujet ni à l'impôt ni à la corvée. 

Outre un nombre de Chinois, relativemeujt consi- 
rable, il s'y trouve pinceurs Malais étabhs depuis 
des siècles dans le pays comme l'étaient lesThiâmesi 
et une population flottante d'Annamites que l'on 
peut estimer à deux ou trois mille. Comme les dé- 
nombrements de la population ne se rapportent 
qu'aux hommes corvéables, ni le roi ni les man- 
darins ne peuvent donner de chiffres plus exacts. 



174 VOYAaE DANS LB3 ROYAUMES 

La domination européenne, Tabolition de Fesda- 
vage, des lois protectrices et sages, et des adminis- 
trateurs fidèles, expérimentés et d'une honnêteté 
scrupuleuse, seraient seuls capables de régénérer 
cet État, si voisin de la Cochinchine, où la France 
cherche à s'établir et où elle s'établira sans aucun 
doute ; alors il deviendrait certainement un grenier 
d'abondance, aussi fertile que la basse Cochinchine. 

Le tabac, le poivre, le gingembre, la canne à 
sucre, le café, le coton et la soie y réussissent 
admirablement ; je note particulièrement le co- 
ton, cette matière première qui constitue les trois 
quarts de celle employée dans la confection des 
étoffes, non-seulement en France, ou même en 
Europe, mais je pourrais dire sur toute la surface 
du globe 1 Aujourd'hui que, par suite d'un jugement 
de Dieu, l'Amérique se trouve plongée dans une 
guerre civile dont nul ne saurait prévoir les consé- 
quences et le terme, il est évident que de longtemps 
on ne pourra compter sur ce pays pour la pro- 
duction de cette matière première? Donc le coton 
peut nous faire défaut, sinon entièrement, du 
moins en partie, et le pain manquer à des millions 
d'ouvriers qui ne vivent que de cette industrie. Quel 
beau et vaste champ s'ouvrirait ici à l'activité, au 
travail, au capital! 

L'Angleterre, cette nation colonisatrice par excel** 
lence^ aurait bien vite fait de la basse Cochinchine 
et de ce pays une vaste plantation de coton; il n'est 
pas douteux, si elle s'en occupe, qu'avant peu d'an- 
nées elle aura le monopole de cette précieuse sub- 
stancC) comme l'Amérique l'a maintenait, avec ses 



DE SIAM, DE CitMBODGE ET DE LAOS 475 

colonies d'Australie, des Indes, de la Jamaïque, de la 
Nouvelle-Zélande, etc.; et nous serons peut-être 
obligés d'acheter d'elle, de même qu'elle et nous 
aujourd'hxii achetons à l'étranger. Pourquoi n^ de- 
viendrions-nous pas nous-mêmes nos propres four- 
nisseurs? Les terres de la seule île de Ko-Sutin, 
comme toutes celles des rives du Mékong, sont, à 
titre de propriétés royales, louées aux planteurs de 
coton à raison d'une livre d'argent en poids et par 
lot d'un hectare à peu près, donnant un revenu de 
plus de douze cents francs. Les forêts situées sur les 
terrains élevés donnent de beaux bois de construc- 
tions célèbres ajuste titre; on y trouve également 
des arbres à gomme et à résine très-recherchés dans 
le commerce, tels que le bois d'aigle et plusieurs 
espèces de bois de teinture. 

Les montagnes renferment des mines d'or, de 
plomb argentifère, de zinc, de cuivre et de fer; ces 
dernières surtout sont très-communes. 

On s'étonne de voir une production insignifiante, 
une industrie nulle dans ces contrées si fertiles et si 
riches, mais on ignore généralement que les rois et 
les mandarins s'enrichissent par la spohation et la 
concussion, par tous les abus qui ruinent le travail 
etarrêtent le progrès. Que ce pays soit administré 
avec sagesse et prudence, avec loyauté et protec- 
tion pour le peuple, et tout y changera d'aspect 
avec une merveilleuse rapidité. 

Toutes les taxes pèsent sur le producteur, le 
cultivateur; plus il produit, plus il paye; donc, porté 
à la paresse par l'influence du climat, il a une autre 
raison pour caresser ce vice : moins il produira, 



176 VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 

moins il payera , et par conséquent moins il aura à 
travailler. Non-seulement on retient la plus grande et 
la meilleure partie de la population en esclavage, 
mais toute espèce d'extorsions, de concussions sont 
employées par les hauts mandarins, les gouver- 
neurs et les ministres ; les princes et les rois euxr 
mômes donnent Texemple. 



XVII 



Traversée du lac Toiitt-Sap. — La rivière, la viUe et la pro- 
vince de Battambâng. — Population et ruines. — Voyage 
aux ruines d'Ongkor. — Leur description. 



n me fallut trois grandes journées de navigation 
pour traverser , dans son grand diamètre, la petite 
Méditerranée du Cambodge , vaste rés^roir d'eau 
douce , et on pourrait dire de vie animale, tant les 
poissons abondent en son sein, tant les palmipèdes 
de trates couleurs pullulent à sa surface. 

A Textrémité nord du lac, des milliers de péli- 
cans cinglent en troupes serrées dans toutes les di- 
rections, tantôt rentrant, tantôt allongeant leur cou 
pour saisir quelque proie; des nuées de cormorans 
fendent l'air à quelques pieds au-dessus de l'eau : 
la teinte de leur sombre manteau tranche avec la 
couleur claire des pélicans , parmi lesquels ils se 
confondent, et surtout avec l'éclatante blancheur 
des aigrettes qui, groupées sur les branches des 
arbres de la rive, ressemblent à d'énormes boules 
de neige. 

En entrant dans la rivière de Kun-Borèye, formée 

HOUHOT. VOY. DE SlAM. 12 



178 VOTAOB DANS LBS ROYAUMES 

de plusieurs cours d*eau, dont l'un porte le nom de 
Battambâng, le même spectacle se continue sur une 
scène plus resserrée; partout c'est une animation 
extraordinaire de cette gent volatile et pêcheuse. 

Et nous, à son exemple, nous cherchons à mettre 
à profit les heures de notre navigation. 

Le soleil est sur son déclin, vite il faut écorcher 
oiseaux et animaux , que la chaleur peut gâter en 
très-peu de temps; nous serrons nos rames; les 
domestiques allument le feu pour cuire le riz , et, 
tout en nous laissant bercer par la vague et fumant 
quelques bons bouris, nous écoutons mon petit 
Chinois Phraï nous racontant quelque histoire dans 
son langage mêlé de français, de siamois et de 
chinois. 

A la pointe du jour, tandis que les premiers 
rayons de lumière et le léger souffle d'une fraîche 
brise emportent nos ennemis acharnés les mous* 
tiques, de nouveau les avirons se mettent en mou* 
vement. Arrivés à un endroit où la rivière se divise, 
nous entrons dans un étroit rmsseau qui vient du 
sud-est et qui, tortueux comme un serpent, coule 
avec la rapidité d'un torrent. Ce cours d'eau , sur 
lequel s'élève Battambàng, n'a parfois^ que douze à 
quinze mètres de largeur; les branches des arbres 
plongent dans notre bateau, et d'énormes singes 
accrochés aux rameaux discontinuent leurs jeux 
pour nous regarder passer. De temps à autre, 
quelque alligator, éveillé en sursaut par le bruit des 
rames ou les chants de nos rameurs, s'tiançe de la 
rive, où il dormait sur le sol humide, et disparaît 
sous reau. 



DE SIAM, DB CAMBODGE ET DB LAOS 179 

Enfin nous apercevons devant nous une bourgade 
dominée par les murailles en terre de ce qu'on 
appelle ici pompeusement une citadelle; nous 
sommes à Battambâng, et, comme partout, c'est un 
prêtre français qui vient nous offrir l'hospitalité. 
Que M. Sylvestre reçoive ici l'expression de ma gra- 
titude pour son bienveillant accueil et pour l'aide 
qu'il a prêtée à mes recherches de naturaliste et 
d'archéologue. 

n y a près d*un siècle que la province de Bat- 
tambâng est soumise au Siam ; depuis ce temps , 
plusieurs fois elle a cherché à se soulever et même 
à se donner aux Annamites qui s'étaient emparés, il 
y a une vingtaine d'années, de tout le Cambodge; 
mais ceux-ci furent repoussés par les Siamois jus- 
qu'au-delà de Penom-Penh. Depuis ce temps, le 
Cambodge n'a pas éprouvé d'autre attaque des 
Cochinchinois ; mais il est resté tributaire de Siam. 
Sans la guerre que depuis deux ans la France fait 
à l'empire d*Annam , il est probable qu'aujourd'hui 
la dernière heure aurait sonné pour le petit royaume 
de Cambodge, dont la destinée peu douteuse est de 
s'éteindre et d'être assimilé aux peuples voisins. 

Toutes les habitations construites sur les bords de 
cette petite rivière sont entourées de belles planta- 
tions de bananiers et perdues au milieu de leur 
feuillage rubanné et de la verdure intense de su- 
perbes manguiers. 

La majorité de Ja population de Battambâng est 
cambodgienne; les cultivateurs ont leurs rizières 
derrière leurs demeures; et, quoique soumis à l'é- 
tranger depuis près d'un siècle, ils ont conservé 



180 YOYAOE DANS LBS ROYAUMES 

les mœurs et les usages de leur pays, et le gou- 
vernement actuel, par une politique habile, leur 
laisse toute la liberté qui règne au Cambodge et les 
exempte des impôts et des taxes qui ruinent les 
autres provinces. Cette faveur crée une ^prospérité 
relative à Battambâng , dont les habitants jouissent 
d'un certain bien-être qui apparaît au premier 
abord. La vie y est d'un bon marché extraordinaire. 
La ville actuelle ne date que de l'époque de la prise 
de la province par les Siamois ; l'ancienne ville était 
située à trois lieues plus à l'est, sur le bord de la 
rivière que l'on a barrée et détournée de son cours. 

Tous les anciens habitants ont été alors conduits 
au Siam et au Laos, de sorte que la nouvelle popu- 
lation s'est formée de gens venus de Penom-Penh, 
d'Udong et d'avitre^ points du Cambodge. 

Quelle que soit leur origine, les Battambanais 
sont de vrais Siamois par leur amour pour le jeu et 
les amusements les plus puérils. Us sont passionnés 
surtout pour les courses de chevaux qui ont lieu 
chaque année, et dans lesquelles on engage des 
paris qui montent parfois jusqu'à onze naines (près 
de 1,100 fir.), somme assez considérable pour ce 
pays. On trouve ici des poneys d'une vélocité extra- 
ordinaire et que l'on recherche pour la chasse aux 
daims et aux bufQes. Lancés dans la plaine , ils de- 
vancent les animaux sauvages les plus rapides à la 
course, ce qui permet aux chasseurs de les tuer à 
coups de pique. Pour les combats de coqs et de tor- 
tues, il se fait aussi des paris considérables» Ces 
derniers sont très-curieux : deux tortues sont placées 
entre deux planches resserrées dans un étroit es- 



DE SIAM, DK CAMBODGE ET DE LAOS 181 

pace ; une autre planche, percée d'une ouverture, les 
sépare, de manière à ce qu'en s'avançant en môme 
temps vers la seule sortie qu'on leur ménage, ce ne 
soit que par le recul de l'une d'elles que l'autre puisse 
sortir de la eage. On fait alors sur leur carapace un 
petit foyer d'aide, on prend du charbon que l'on 
divise en deux parties très-égales, on le place allumé 
sur le dos des animaux en l'attisant avec un év^il^l. 
Dès que la chaleur commence à gs^er les chairs, 
les pauvres bêtes font tous leurs efforts pour s'évader 
et se pressent vers l'ouverture Jusqu'à ce que la 
plus faible, puisée par ses efforts, finisse par céder. 

La province de Battambâng est semée de ruines 
d'une époque inconnue. Elles forment tout autour 
de l'ettrémité septentrionale du grand lac un demi- 
cercle immense. Commençant aux sources de la 
petite riviènre de Battambâng , il se prolonge et se 
perd dans les forêts désertes qui se déroulent à l'est, 
entre le Touli-Sap et le Mékong. Sur tout ce par- 
cours, le voyageur rencontre à chaque^pas les ves- 
tiges irrécusables d'un empire écroulé et d'une civi- 
lisation disparue. 

Dans le voisinage même de Battambâng se trou- 
vent les monuments de BasseUe, de Banane et de 

Nous avons visité Bassette à deux reprises, avant 
tf aller à Ongkor et à notre retour; mais tout ce que 
nous avons pu en rapporter est le dessin d'un bas- 
relief parfaitement conservé et sculpté sur un bloc 
de grès de un mètre cinquante centimètres de long, 
<iui forme le dessus de la porte d'une tour en 
briques. 



182 VOYAGE DANS LBS ROYAUMES 

Tout le monument a tellem^it été maltraita par 
le temps, que sa vue fait naître la pensée d'un en- 
nemi jaloux qui se serait acharné à le dégrader et à 
le démolir. Une végétation excessivement touffue, 
repaire d'animaux redoutables, a tout envahi, et l'on 
peut & peine se figurer que la main de l'homme 
seule ait pu causer un bouleversement pareil à celui 
que l'on y remarque, et qu'un tremblement de terre 
n'y ait pas aussi contribué. 

Des galeries ont disparu sous le sol; on en voit 
des soubassements fragmentés et des dessus de 
portes à plus de deux mètres au-dessus du niveau 
du terrain actuel et de celui des parties du iponu- 
ment qui sont restées debout. 

Le seul édifice dont la base soit enc<Nre plus ou 
moins intacte est un bâtiment de vingi-cinq mètires 
de long sur six de large, séparé en deux par un 
mur intérieur et dont les extrémités sont ^i forme 
de tour. 

U est tout en grès taillé; l'extérieur offre des 
traces de belles sculptures sur des firontons de 
portes et des corniches d'un travail qui devait égaler 
ceux des plus antiques monuments d'Ongkor; à 
l'intérieur, les murs sont nus; mais il n'est guère de 
pierre qui ne porte la marque des coups d'un pic ou 
d'un marteau. 

Les fenêtres étaient ornées de barreaux tournés 
dont il ne reste plus qu'un tronçon ou deux. 

Les sujets représentés sur le dessus des portes 
des autres tours et des bâtiments écroulés sont d'à* 
bord un personnage à longue barbe , assis, portant 
une haute coiffure conique et les mains reposant 



DE SIAM9 I)B CAMBQDGrJB; ST DS LAOS 183 

sur la poignée d'un poignard et placées l'une sur 
l'autre, un éléphant à quatre tètes et quelques 
autres figures de fantaisie. 

Un peu au-delà, on remarque de magnifiques co- 
loxuaes, les unes encore debout, les autres penchées 
ou renversées , des portes dont le sommet seul dé- 
passe le sol, çà et là des monceaux de pierres tail- 
lées, des tours presque entièrement éboulées, des 
pans de murs de galeries , enfin un beau bassin 
à sec, de dix-huit mètres carrés , profond encore de 
deux mètres., et dont chaque côté forme un esca- 
lier en concrétiçns ferrugineuses, qui occupe toute 
la largeur du réservoir. 

La tradition fait de Bassette un palais de plaisance 
où les souverains du pays séjournaient de temps en 
tenops. 

Battambàng es;t d'origine assez récente; il n'y a 
guère qu'un siècle qu'autour des ruines de Bassette 
se groupait encore une nombreuse population cam- 
bodgienne qui a disparu en entier à la suite des 
guerres réitérées qae ce pays a eu à soutenir contre 
les Siamois. 

Les habitants de cette province furent emmenés 
captifs par les vainqueurs , qui peuplèrent de la 
sorte plusieurs parties désertes de leur pays. 

C'^t ainsi que Ton voit à Siam et au Laos des 
provinces entières dont la plupart des habitants 
sont d'origine cambodgienne. 

Dépeupler une province pour en peupler une 
autre est, à peu près, toute l'économie politique 
de l'Orient moderne. Engourdi par la mollesse et 
la servitude, il dort insoucieux sur les ruines 



184 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

de rOrient antique, ruines qui n'ont désormais 
d'éloquence et de leçons que pour les fils de TOc- 
cident. 

En remontant la rivière de Battambâng l'espace 
de douze à treize lieues, dans la direction du sud, on 
arrive à un des premiers monts détachés d'une des 
ramifications de la grande chaîne de Poursat. A ses 
pieds est une misérable pagode d'origine récente; 
dans les environs sont dispersés quelques hameaux, 
tandis que sur le sommet aplani du mont même se 
trouve le monument en ruines deBanone. Huit tours 
sont reliées par des galeries et communiquent de 
deux côtés, par un mur de terrassement, à une tour 
centrale qui a plus de huit mètres de diamètre et 
vingt d'élévation. 

L'édifice est de plain-pied, bâti en pierre de grès, 
et doit remonter à la même époque que Bassette. 
Quoiqu^il n'y ait rien dé particulièrement remar- 
quable, ce qui est resté debout des tours et des ga- 
leries n'en indique pas moins un travail imposant, 
beaucoup de goût dans l'ensemble, d'habileté dans 
la construction et d'art dans les détails. Ce monu- 
ment, de même que tous ceux de la province d'Ong- 
kor, contraste autant, par la nature de ses maté- 
riaux, avec les constructions de briques et de 
faïence de l'architecture siamoise, qu'avec les fra- 
giles et puérils monuments de l'art chinois. 

Banone devait être un temple; on voit encore 
dans la cour centrale, et aux deux petites tours 
opposées qui sont reliées par une galerie, un grand 
nombre d'énormes idoles bouddhiques, probable- 
ment aussi anciennes que l'édifice lui-même, et en- 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 185 

fourées d'une infinité d'autres petites divinités qui 
paraissent dater de toutes les époques. 

Au pied du mont voisin se trouve une profonde 

caverne aux voûtes élevées, sombres, et aux blocs 

calcaires desquelles pendent de belles stalactites. 

On n'y pénètre qu'en rampant l'espace de plusieurs 

mètres. Comme l'eau qui découle de ces stalactites 

r est regardée comme sainte par les Cambodgiens, qui 

• lui attribuent, entre autres vertus et propriétés, 

r celle de posséder la connaissance du passé, du pré- 

i sent et de l'avenir , et d'en réfléchir les images 

j. comme une glace, les dévots s'y rendent encore 

g de temps en temps en pèlerinage pour demander à 

^ ces eaux de leur rendre la santé ou de jeter des 

lumières sur leur sort ou celui du pays, et pour 

^, adresser quelques prières aux nombreuses idoles 

w que Ton trouve partout éparses dans les anfractuo- 

^ sites des rochers ou entassées sur le sol. 

, j^ Le temple de Wat-Êk se trouve dans la direction 

,.> opposée à celle de Banone , et à deux lieues de Bat- 

, . tambâng. C'est un édifice assez bien conservé, pro- 

\. bablement de l'âge du précédent. 



ses' 



)0 



XVIII 



Province d'Ongkor. - Notions préliminaires, - Ongk<»r. - 

Ville, tmnple, palais et pont. 



Après avoir visitô les ruines dont nous, venons de 
parler, le 20 janvier, au lever de Taurore, M. Syl- 
vestre et moi nous parûmes pour Ongkor, situé au 
nord-est du lac, et le 22 nous arrivâmes à rembou* 
cbure d'un petit cours d'eau que dans la maison des 
pluies nous aurions pu remonter presque jusqu'à la 
nouvelle ville. 

 deux milles au-dessus de son embouchure, nous 
quittâmes notre bateau pour suivre pendant un peu 
plus d'une heure une ancienne chaussée encore 
praticable, et nous traversâmes une longue plaine 
aride, sans arbres, sablonneuse et couverte de hautes 
herbes. 

Au sud, elle est bordée par la chaîne de monta- 
gnes des Somrais, qui est une ramification de celle 
de Kôrat; àPouest, par le joU mont Chrome, dans le 
voisinage duquel on voit de loin une haute tour en 
pierres qui est avec la chaussée le premier vestige 



YOYA.aE DANS LM KOYAUME D^ SIAM 187 

<X^e l'on trouve de randeone civilisation de ce9 
lieux. 

Arrivés à Ongkor, nous fimes halte dans un petit 
caravansérail à moitié détruit par les voyageurs de 
l^Qute espèce, qui en ont arraché tout ce qu'ils ont 
pu de bois pour faire cuire leur riz. Le Cambodgien 
rx'est pas hospitalier, et il n'admet que rarement uii 
étranger dans son intérieur; s'il le fait, ce n'est que 
pour un temps très-limité, contrairement aux usages 
des pays voisins. 

Nokbor ou Ongkor était la capitale de .l'ancien 
royaume du Cambodge, ou de Khmer, si fameux au- 
trefois parmi les grands États de l'Indo-Chine, que la 
seule tradition encore vivante dans le pays rapporte 
qu'il comptait cent vingt rois tributaires, une armée 
de cinq millions de soldats, et que les bâtiments du 
trésor royal couvraient & eux seuls un espace de 
plusieurs lieues. 

Dans la province qui a conservé le même nom et 
qui est située à l'est du grand lac Touli-Sap, vers le 
quatorzième degré de latitude et le cent deuxième 
de longitude à Torient de Paris, se trouvent des 
ruines si imposantes, fruit d'un travail tellement pro- 
digieux, qu'à leur aspect on est saisi de la plus pro- 
fonde admiration, et que l'on se demande ce qu'est 
devenu le peuple puissant, civilisé et éclairé, auquel 
on pourrait attribuer ces œuvres gigantesques. 

Un de ces temples surtout, qui figurerait avec 
honneur à côté de nos plus belles basiliques, et qui 
l'emporta pour le grandiose sur tout ce que l'art des 
Grecs ou des Bojnaains a jamais édifié, fait un con- 
traste étonnaat et pénible avec le triste état de bar- 



188 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

barie dans lequel est plongé ce qui reste des descen* 
dants du grand peuple, auteur de ces constructions. 

Malheureusement le temps qui ne respecte rien, 
les invasions de barbares venus de tous les points 
de l'horiïon, et dernièrement les Siamois modernes, 
peut-être aussi les tremblements de terre, ont bou- 
leversé la plus grande partie de ces somptueux mo- 
numents. L'œuvre de destruction continue même 
pour ceux qui s'élèvent encore, imposants et majes- 
tueux, à côté d'amas de décombres, et c'est en vain 
que l'on cherche d'autres souvenirs historiques de 
tous les rois qui ont dû se succéder sur le trône de 
Yauguste royaume Maha-Nokhor-Khmer, que celui 
d'un roi lépreux auquel quelques-uns attribuent la 
fondation du grand temple. Tout le reste est totale- 
ment oublié; les quelques inscriptions qui couvrent 
certaines parois sont indéchiffrables pour les lettrés 
du pays, et lorsque l'on interroge les indigènes sur 
les fondateurs d'Ongkor-Wat, ils font invariablement 
une de ces quatre réponses : « C'est Touvrage du 
roi des anges, Pra-Enn, » ou bien : « C'est l'œuvre 
des géants, » ou encore : « On doit ces édifices au 
fameux roi lépreux, » ou enfin : « Ils se sont créés 
d'eux-mêmes. » 

Un travail de géants ! L'expression certainement 
serait juste si on l'employait au figuré pour parler 
de ces travaux prodigieux dont la vue seule peut 
donner une juste idée, et dans lesquels la patience, 
la force et le génie de l'homme semblent s'être sur- 
passés, afin de confondre l'imagination et laisser des 
preuves de leur puissance aux générations futures. 

Chose étrange, cependant, aucun de ces monu- 



DB SIAM, DB CAMBODGE BT DB LAOS 189 

ments ne semble avoir été créé en vue de servir 
d'habitation; tous semblent porter le cachet des 
idées du bouddhisme. Dans le palais même, statues 
et bas-reliefs ne rej^és^itent que des sujets exclu- 
sivement civils ou religieux; c'est une suite de rois 
entourés de leurs femmes, la tête et le corps chargés 
d'ornements, tels que bracelets et colliers, et vêtus 
d'un étroit langouti. 

Partout, d'ailleurs, on découvre des monceaux de 
débris de porcelaine et df^poterie, beaucoup d'orne- 
ments, des instruments de fer, des lingots d'argent, 
pareils à ceux en usage comme monnaie en Gochin- 
chine et appelés naines, mais beaucoup plus gros. 

Les naines actuelles pèsent trois cent soixante-dix- 
huit grammes* 

Ce qui [a pu faire choisir cette localité de préfé- 
rence à d'autres peut^tre plus avantageuaes sous 
iHen des rapports, c'est sans doute la position 
c^itrale qu'elle occupe; car le minerai d'or dont 
noua avons reconnu l'exist^ice dans une roche de 
quartz du v<Hainage ne doit entrer que pour peu dans 
ce choix, je le suppose du moins. 

Située à quinze milles du grand lac, dans une 
plaine en grande partie sablonneuse et aride, sous 
tous les rapports en un mot, à moins que la nature 
du terrain n'ait changé, la métropole d'un grand em- 
pire aurait trouvé sur les rives du grand fleuve un 
emplacemi^t plus abondant en ressources, et offrant 
surtout des communications faciles. 

Quoique sans la moindre prétention en science 
architecturale, non plus qu'en archéologie, j'essayerai 
cependant de décrire ce que j'ai vu et senti à Ongkor, 



190 VOTAÔE DANS LBft ROYAUMES 

dans le deul espoir de contribuer, selon mes Mbles 
capacités, à enricliir d'un nouveau champ le terrain 
de la sdence, et d'attirer sur une scène nouvelle 
rattenti(fti des savants qui font de P Orient l'objet de 
leurs études spéciales. 

Nous commencerons notre étude par le temple 
d'Ongkôr, qui est le plus beau et surtout le mieux 
conservé de tous ces monuments; c'est aussi le pre- 
mier qui sourit au voyageur, lorsqu'il arrive d'Ong- 
kor la neuve, lui fait oublier les fatigues du voyage, 
le transporte d'admiration et le remplit d'une joie 
bien plus vive encore que ne le ferait la rencontre 
de la plus riante oasis au milieu du désert. Subite- 
ment, et comme par enchantement, on se croit 
transporté de la barbarie à la civilisaticm, des pro- 
fbndeâ ténèbres à la lumière. 

Avant d'aller plus loin, toutefbis, nouB sentons le 
besoin d'exprimer ici notre profonde gratitude en- 
vers le digne missionnaire de Battambftng, M. l'abbé 
E. Sylvestre, qui, avec une complaisance sans bornes 
et une ardeur infatigable, a daigné nous a(5cofflpa- 
gner depuis sa résidence, nous guider partout au 
milieu des épaisses forêts qui convient une partie 
des ruines, et auquel nous devons d'avoir pu t^ 
cueillir bon nombre de matériaux dans un espace 
de temps assez court. 

Lorsque de Battambâng on se rend à (teglror, 
après avoir coupé le grand lac, de l'un à l'autre 
des cours d'eau qui traversent ces deux localités, 
on s'engage dans un ruisseau que l'on remonte 
l'espace de deux milles dans la saison sèche, pi* 
on arrite à un endroit où il s'élargil quelque peu 



DE SIâM, de CAMBÔDaÈ Et DB LAOS 191 

et formé un petit bâSsMn naturel qui tient lieu de 
port. De là une chausfeée en terre, assez élevée, pra- 
ticable encore et qui s'étend jusqu'à la limite que les 
eaux atteignent à Pépoque de l'inondation annuelle, 
c'est-à-dire sur un espace de trois milles, conduit â 
Ongkor la neuve, bourgade insignifiante, chef- 
lieu de la province actuelle et située à quinze milles 
au nord-nord-ouest des bords du lac. 

Le vice-roi de la province de Battambârig se trou- 
vait à Ongkor au moment de notre visite ; il venait 
de recevoir l'ordre du gouvernement siîimois d'en- 
lever un des plus petits, mais en même temps un des 
plus jolis monuments d*Ongkor et de le transporter 
à Bangkok. 

Nous trouvâmes dans la personne du gouverneur 
d'Ongkor un homme beaucoup plus affable et beau- 
coup mieux élevé sous tous les rapports que celui 
de Battambâng. Je lui offris pour tout présent un 
pain de savon, et M. Sylvestre deux feuilles litho- 
graphiées représentant des militaires français, et 
nous ftoies aussitôt dans les bonnes grâces de Son 
Excellence. 

Il s'approcha de moi et passa sa main dans ma 
barbe avec une sorte d'adniiratiori. 

« Que dois-je faire pour faire croître k mienne 
ainsi? dit-il. Je désirerais en avoir une pareille. Ne 
connaîtriez-Vous pas un moyen pour la faire pous- 
ser ^T> 

Enfin il nous promit un chariot pour faire conduire 

nos bagages à Ongkor-Wat, ainsi qu'une lettre pour 

nouis recommander au chef du district et lui ordonner 

dé nous accorder tout ce que nous lui demanderions. 



198 YOYAOB DANS LES ROYAUMES 

Le lendemain, nous nous mtmes en route. Nous tra- 
versâmes d'abord le chef-lieu moderne qui ne compte 
pas beaucoup plus de mille habitants, tous culti- 
vateurs, et à Textrémité duquel se trouve un fort 
d'un mille carré : c'est une muraille crénelée, cons- 
truite en beaux blocs de concrétions ferrugineuses 
tirées des ruines. Enfin, après trois heures de marche 
dans un sentier couvert d'un lit profond de poussère 
et de sable fin qui traverse une forêt touffue, nous 
débouchâmes tout à coup sur une belle esplanade 
pavée d'immenses pierres bien jointes les unes aux 
autres, bordée de beaux escaliers qui en occupent 
toute la largeur et ayant à chacun de ses quatre 
angles deux lions sculptés dans le granit. 

Quatre larges escaliers donnent accès sur cette 
plate-forme. 

De l'escalier nord, qui fait face à l'entrée princi- 
pale, on longe pour se rendre à cette dernière 
une chaussée longue de deux cent trente mètres, 
large de neuf, couverte ou pavée de larges pierres 
de grès et soutenue par des murailles esLcessivement 
épaisses. 

Cette chaussée traverse un fossé d'une grande 
largeur qui entoure le bâtiment, et dont le revéte- 
tement^ qui a trois mètres de hauteur sur \xa mètre 
d'épaisseur, est aussi formé de blocs de concrétions 
ferrugineuses, à l'exception du dernier rang, qui est 
en grès, et dont chaque pierre a l'épaisseur de la 
muraille. 

Épuisés par la chaleur et une marche pénible 
dans un sable mouvant, nous nous disposions à nous 
reposer à l'ombre des grands arbres qui ombrage»* 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 193 

l'esplanade, lorsque, jetant les yeux du côté de Test, 
je restai frappé de surprise et d'admiration. 

Au-delà d'un large espace dégagé de toute végéta- 
tion forestière s'élève, s'étend une immense colon- 
nade surmontée d'un faîte voûté et couronnée de 
cinq hautes tours. La plus grande surmonte l'entrée, 
les quatre autres les angles de l'édifice; mais toutes 
sont percées, à leur base, en manière d'arcs triom- 
phaux. Sur l'azur profond du ciel, sur la verdure 
intense des forêts de l'arrière-plan de cette solitude, 
ces grandes lignes d'une architecture à la fois élé- 
gante et majestueuse me semblèrent, au premier 
abord, dessiner les contours gigantesques du tom- 
beau de toute une race morte! 

Les ruines de la province de Battambâng, quoique 
splendides, ne peuvent donner une idée de celles-ci, 
ni môme laisser supposer rien qui en approche. 

En effet, peut-on s'imaginer tout ce que l'art archi- 
tectural a peut-être jamais édifié de plus beau, trans- 
porté dans la profondeur de ces forêts, dans un des 
pays les plus reculés du monde, sauvage, inconnu, 
désert, où les traces des animaux sauvages ont 
effacé celles de l'homme, où ne retentissent guère 
qae le rugissement des tigres, le cri rauque des 
éléphants et le brame des cerfs. 

Nous mîmes une journée entière à parcourir ces 
lieux, et nous marchions de merveille en merveille, 
dans un état d'extase toujours croissant. 

Ah! que n'ai-je été doué de la plume d'un Chateau- 
briand ou d'un Lamartime, ou du pinceau d'un 
Claude Lorrain, pour faire connaître aux amis des 
arts combien sont belles et gi'andioses ces ruines 

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194 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

peut-être incomparables, seuls vestiges d'un peaple 
qui n'est plus et dont le nom même, comme celui 
des grands hommes, artistes et souverains qui Tont 
illustré, restera probablement toujours enfoui sous 
la poussière et les décombres. 

J'ai déjà dit qu'une chaussée traversant un large 
fossé revêtu d'un mur de soutènement très-épais 
conduit à la colonnade, qui n'est qu'une entrée, mais 
une entrée digne du grand temple. De près, la 
beauté, le fini et la grandeur des détails l'emporta 
de beaucoup encore sur l'efiet gracieux du tableau 
vu de loin et sur celui de ses lignes imposantes. 

Au lieu d'une déception , à mesure que l'on ap* 
proche, on éprouve une admiration et un ^Imt 
plus profonds. Ce sont tout d'abord de belles et 
hautes colonnes carrées, tout d'une seule pièce; 
des portiques, des chapiteaux, des toits arrondis 
en coupoles; le tout construit en gros blocs admira- 
blement polis, taillés et sculptés^ 

A la vue de ce temple, l'esprit se sent écrasé^ l'i- 
magination surpassée ; on regarde, on admire, et, 
saisi de respect, on reste silencieux ; car où trouver 
des paroles pour louer une œuvre architecturale qui 
n'a peut-être pas, qui n'a peut-être jamais eu son 
équivalent sur le globe. 

L'or, les couleurs ont presque totalement disparu 
de l'édifice, il est vrai ; il n'y reste que des pierres; 
mais que ces pierres parlent éloquemmeht i Gomme 
elles proclament haut le génie, la force et la patience, 
le talent, la richesse et la puissance des « Kmer- 
dôm » ou Cambodgiens d'autrefois 1 

Qui nous dira le nom de ce Michel-Ange dé 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 185 

l'Orient qui a eonçu une pareille œuvre, en a coor- 
donné toutes les parties avec l'art le plus admirable, 
en a surveillé rexécution de la base au faite, har- 
monisant l'infini et la variété des détails avec la 
grandeur de l'ensemble et qui, non content encore, 
a semblé ohercber partout des difficultés pour avoir 
la gloire de les surmonter et de confondre l'enten- 
dement des générations à venir 1 

Par quelle force mécanique a-t-il soulevé ce 
nombre prodigieux de blocs énormes jusqu'aux par- 
ties les plus élevées de l'édifice, après les avoir tirés 
de montagnes Soignées, les avoir polis et sculptés? 

Lorsqu'au soleil couchant mon ami et moi nous 
parcourions lentement la superbe chaussée qui 
joint la colonnade au temple, ou qu'assis en face du 
superbe monument principal, nous considérions, 
sans nous lasser jamais ni de les voir ni d'en parler,, 
ces glorieux restes d'une civilisation qui n'est plus, 
nous éprouvions au plus haut degré cette sorte de 
vtoération, de saint respect que l'on ressent auprès 
des hommes de grand génie ou en présence de leurs 
créations. 

Mais en voyant, d'un côté, l'état de profonde bar- 
barie des Cambodgiens actuels, de l'autre, les preuves 
de la civUisation avancée de leurs ancêtres, il m'é- 
tait impossible devoir dans les premiers autre chose 
que les descendants de Vandales, dont la rage s'était 
exercée sur les œuvres du peuple fondateur, et non 
la postérité de celui-ci. 

Que n'aurais-je pas donné pour pouvoir évoquer 
alors une des ombres de ceux qui reposent sous cette 
terre, et écouter l'histoire de leur longue ère de paix 



196 VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 

suivie sans doute de longs malheurs 1 Que de choses 
n'eût-elle pas révélées qui resteront toujours ense- 
velies dans l'oubli I 

Ce monunient, ainsi qu'on peut le voir par le plan 
général, qui en donnera une idée plus claire que 
la description technique la plus détaillée, se com- 
pose de deux carrés de galeries concentriques et 
traversées à angle droit par des avenues aboutis- 
sant à un pavillon central, couronnement de l'édi- 
fice, saint des saints, pour lequel l'architecte reli- 
gieux semble avoir réservé les détails les plus exquis 
de son ornementation. Dans ce tabernacle,- une 
statue de Bouddha, présent du roi actuel de Siam, 
trône encore, desservie par de pauvres talapoins dis- 
persés dans la forêt voisine, et attire de loin en loin 
à ses pieds quelques fidèles pèlerins. Mais que sont 
ces dévotions comparées aux solennités d'autre- 
fois, alors que les princes et rois de l'extrême 
Orient venaient en personne rendre hommage à la 
divinité tutélaire d'un puissant empire ; que des mil- 
liers de prêtres couvraient de leurs processions les 
gradins et les terrasses de ce temple immense ; que 
du haut de ses vingt-quatre coupoles le son des clo- 
ches répondait au carillon des innombrables pagodes 
de la capitale voisine ; de cette Ongkor la Grande, j 
dont l'enceinte de quarante kilomètres de pourtour 
a pu, certes, contenir autant d'habitants que les plus 
peuplées métropoles de l'Occident ancien ou mo- 
derne ! 



XIX 



Ruines de la province d'Ongkor. — Mont Ba-Khêng. 



A deux milles et demi au nord d*Ongkor-Wat, 
sur le chemin même qui conduit h la ville, un temple 
a été élevé au sommet du mont Ba-Khêng , à cent 
mètres à peu près de hauteur. 

A.U pied du mont, au milieu des arbres, s'élèvent 
deux magnifiques lions, hauts de deux mètres vingt 
centimètres; chacun d'eux, avec son piédestal, est 
monolythe. 

Des escaliers en partie détruits conduisent au 
sommet du mont, d'où l'on jouit d'une vue si étendue 
et si belle, que l'on n'est pas surpris que ce peuple 
qui a montré tant de goût dans la disposition des 
magnifiques édifices, dont nous cherchons à donner 
une idée, ait couronné cette cime d'un splendide 
monument. 

D'un côté, l'œil, après avoir plongé sur la plaine 
boisée et contemplé le temple pyramidal d'Ongkor 
et sa riche colonnade, autour desquels ondule le 



1 



198 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

feuillage des cocotiers et des palmiers, va se perdre 
à rhorizon sur les eaux du grand lac, mais non sans 
s'être arrêté encore un moment sur une nouvelle 
ceinture de forêts et sur un petit mont dénudé nonmié 
Crôme qui est au-delà de la nouvelle ville. 

Du côté opposé se déroule la longue chaîne de 
montagnes qui a fourni, dit-on, les riches carrières 
d'où l'on a extrait tant de beaux blocs de grès ; puis 
un peu plus à l'ouest et toujours au miUeu d'épaisses 
forêts qui en dérobent une partie, un joli petit lac 
apparaît comme un ruban d'azur étendu sur un 
tapis de verdure. 

Cette belle nature est aussi muette et déserte au- 
jourd'hui qu'elle devait être vivante et animée au- 
trefois; le cri des animaux sauvages et le chant 
d'un petit nombre d'oiseaux troublent presque seuls 
ces profondes solitudes. 

Triste fragilité des choses humaines! Que de siè- 
cles, de générations se sont succédés ici, dont 
rien probablement ne nous dira jamais l'histoire; 
que de richesses et de trésors d'art demeureront à 
jamais enfouis sous ces ruines; que d'hommes illus- 
tres, artistes, souverains, guerriers, dont les noms 
dignes, de passer à la postérité ne sortiront jamais 
de l'épaisse couche de poussière qui recouvre leur 
tombeau. 

Tout le sommet du mont est couvert d'une croûte 
de calcaire qui a été taillé de manière à offrir une 
vaste surface plane. A des espaces réglés, se trou- 
vent quatre r^angs de trous carrés assez profonds et 
en face les uns des autres; dans quelques-uns sont 
encore debout des colonnes carrées également, qui 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 199 

devaient supporter deux toitures, et former une gale- 
rie conduisant de Tescalier à l'édifice principal et dont 
deux bras transversaux reliaient également quatre 
tours avancées. Ces dernières sont construites, partie 
en bricpie, partie en grès. A en juger par le travail des 
détails, et surtout par l'état de vétusté de la pierre 
qyxi se réduit en poussière sous les doigts en maints 
endroits à l'extérieur, cet édifice aurait une origine 
de beaucoup antérieure à celle de quelques autres 
monuments ; l'art était alors dans son enfance comme 
la science; les difficultés étaient surmontées, mais 
on voit que ce n'était pas sans de grands efiforts de 
travail et d'intelligence. Le goût était déjà grand et 
beau, mais le génie, la volonté et la force faisaient un 
peu défaut; en un mot, le temple du mont Ba-Khêng 
paraît avoir été un des préludes de cette civilisation 
perdue, comme Ongkor-Wat en aurait été plus tard 
le couronnement. 

A six ou sept kilomètres au nord-ouest du temple, 
gisent les ruines d'Ongkor-Th6m, l'ancienne capitale. 
Un bout de chaussée, en partie détruite, cachée sous 
Un épais lit de sable et de poussière et traversant un 
large fossé bordé de débris de pierres, de blocs, de 
colonnes, de lions et d'éléphants, conduit à la porte 
de la ville, qui a la forme et les proportions d'un arc 
de triomphe. 

Ce monument, assez bien conservé, est composé 
d'une tour centrale haute de dix-huit mètres, entou- 
rée de quatre tourelles et flanqué de deux tours avec 
galeries se reliant ensemble. 

Au sommet se trouvent placées quatre énormes 
têtes dans le goût égyptien. 



200 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

Tout le reste est chargé de sculptures. Le pied de 
la grande tour est percé d'une voûte qui permet le 
passage aux chars, et de chaque côté de laquelle on 
a ménagé dans les murs deux ouvertures pour les 
portes et les escaliers qui font communiquer les 
tours entre elles et avec les murailles. L'édifice tout 
entier est construit en pierre de grès. La grande 
muraille d'enceinte s'étendant à droite et à gauche 
de la porte, est formée de blocs de concrétions fer- 
rugineuses. 

Cette muraille a près de vingt-quatre milles de dé- 
veloppement; sa largeur est de trois mètres quatre- 
vingts centimètres. Haute de sept mètres , elle sert 
d'appui à un glacis qui, partant presque du sommet, 
s'étend sur une distance de quinze mètres de sa 
base. 

Aux quatre points cardinaux se trouvent des 
portes pareilles; le côté de l'est en compte deux. 

Dans cette vaste enceinte, aujourd'hui couverte 
de toute part d'une forêt presque impénétrable, on 
découvre à chaque pas des édifices plus ou moins 
ruinés , mais qui tous témoignent de la splendeur de 
l'antique cité. 

En quelques endroits effondrés par les pluies ou 
creusés par les mineurs qui recherchent sans doute 
des trésors enfouis sous ces décombres, on voit, sous 
une épaisse couche d'humus, des lits, épais d'un mè- 
tre, entièrement formés de porcelaine et de poterie. 

Trois murs d'enceinte assez éloignés les uns des 
autres et bordés chacun d'un fossé, entourent ce 
qui reste du palais des anciens rois. 

Dans la première enceinte sont deux tours re- 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 201 

liées par des galeries, et qui forment de quatre côtés 
comme un arc de triomphe. Les murs sont bâtis en 
concrétions ferrugineuses dont chaque gros bloc 
forme sur sa longueur l'épaisseur du mur; les tours 
et les galeries sont en grès comme dans les écjLifices 
précédents. 

A une centaine de mètres de l'angle formé par le 
côté nord du mur d'enceinte se trouve un singu- 
lier édifice consistant en deux hautes terrasses 
carrées avec angles rentrants, et reliées au mur 
d'enceinte par une autre muraille ; le tout est ruiné 
à demi. 

Dans une cavité creusée récemment par des mi- 
neurs sont de gros blocs travaillés et sculptés qui rem- 
plissent l'intérieur et paraissent provenir de la par- 
tie supérieure de la muraille, qui se serait écroulée. 

Les murs, encore intacts, sont couverts sur toutes 
leurs parois de bas-reliefs, formant quatre séries 
superposées et dont chacune représente un roi assis 
à l'orientale, les mains reposant sur la poignée d'un 
poignard, et ayant à ses côtés une cour de femmes. 
Toutes ces figures sont chargées d'ornements, tels 
que pendants d'oreilles excessivement longs, colliers 
et bracelets. Elles n'ont pour costume qu'un léger 
langouti, et toutes ont la tête surmontée d'une coif- 
fure terminée en pointe que l'on dirait composée 
de pierreries, de perles et d'ornements d'or et d'ar- 
gent. Les bas-reUefs d'un autre côté représentent 
des combats ; on y remarque des enfants portant la 
chevelure longue, nouée en torchon, ainsi que l'é- 
troit langouti des sauvages de l'est. 

Toutes ces figures le cèdent cependant en beauté 



202 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

à la statue dite du rot lépreux, dont la tête, type ad- 
mirable de noblesse , de régularité , aux traits fins, 
doux et au port altier, a dû être Fœuvre du plus 
habile des sculpteurs d'une époque qui en comptait 
un grand nombre doués d'un rare talent. Une mous- 
tache fine recouvre la lèvre supérieure, et une 
longue chevelure bouclée retombe sur les épaules ; 
mais tout le corps est nu et n'est recouvert d'aucun 
ornement. 

Un pied et une main ont été brisés. 

Le type de cette statue est essentiellement celui 
des Àrians de l'Inde antique ; cette circonstance , 
jointe au caractère d'une portion du moins des bas- 
reliefs des temples et des palais d'Ongkor , et qui 
semblent inspirés de la mythologie et des combats 
chantés dans le Ramayâna , nous reporte à la plus 
haute civilisation de l'Inde, à l'époque qui a précédé 
la scission de ses croyances et les luttes de dix siècles 
entre le brahmanisme et le bouddhisme. Toujours 
est-il que la tradition locale confond l'original de 
cette statue avec le fondateur d'Ongkor. 

Cette ville garde encore, dans son voisinage, de 
la supériorité de ses premiers architectes sur tous 
ceux de l'Indo-Chine moderne , un témoignage non 
moins irrécusable que ses temples et que ses palais. 
C'est un pont de très-ancienne date, en assez bon 
état de conservation, sauf le parapet et une partie 
du tablier qui ne représentent plus aux yeux qu'un 
amas de ruines en désordre. Les piles, les arches et 
les voûtes qui les forment, construites dans le 
même système que les toits en voûte des temples, 
restent encore debout. Les piles sont formées de 



DE SIAM, DB CAMBODGE ET DE LAOS 203 

blocs de grès, les uns longs, les autres carrés posés 
en assises régulières; on en voit quelques-uns qui 
sont sculptés et qui, s'ils n'ont pas été pris à 
d'autres monuments, devaient être des rebuts rejetés 
à cause de quelques défauts, car ils sont souvent 
posés à contre-sens. 

Ce pont, avec ses quatorze arches étroites, peut 
avoir quarante-deux à quarante-trois mètres de 
long et quatre à cinq mètres de large. 

La rivière, au lieu de passer sous les arches, 
coule maintenant à côté , son lit ayant été modifié 
depuis la construction du pont par les sables qu'elle 
charrie, et qui se sont accumulés au pied des arches 
et autour des pierres éboulées, de manière à ca- 
cher la moitié des premières. 

Sous le pont même, il y a très-peu de sable. 

H devait servir à faire communiquer la cité d*Ong- 
kor la Grande avec la haute et large chaussée qui, 
coupant la province de l'ouest à l'est sur un espace 
d'une trentaine de milles , se dirige ensuite vers le 
sud. 

Presque chaque ruine, sur ce sol bouleversé, 
est riche en inscriptions gravées en divers ca- 
ractères dont les uns ont été employés plus fré- 
quemment que les autres. Les caractères les plus 
usités parmi les Cambodgiens sont ceux de l'al- 
phabet pâli ; mais personne , à Siam ou au Cam- 
bodge, n'a encore pu traduire ces inscriptions, 
quoiqu'on puisse les distinguer facilement. Les na- 
turels prétendent qu'il y a une clé à trouver pour 
déchiffrer ces caractères ; mais ils ne l'ont pas en- 
core découverte. Ils montrent une pierre qu'ils pré- 



204 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

tendent communiquer sous terre jusqu'à la mer ; ils 
affirment que , lorsque les vagues sont hautes , la 
pierre remue; leurs connaissances géologiques ne 
sont pas assez avancées pour qu'ils puissent expliquer 
ce fait. A trois jours de distance de Ongkor, on voit, 
suivant les récits des indigènes, les ruines de trois 
autres cités à côté d'un vaste sanctuaire, et de tous 
les côtés il existe des vestiges d'édifices qui prouvent 
que cette contrée, aujourd'hui déserte, a été au- 
trefois très-peuplée et très-florissante. Il y a peu de 
nations qui présentent un contraste aussi étonnant 
que le Cambodge, entre la grandeur de leur passé, 
arrivée au point le plus culminant, et l'abjection de 
leur barbarie actuelle. On n'en rencontrerait aujour- 
d'hui aucune autre aussi complètement privée de 
souvenirs, de traditions, de documents quelconques 
sur son histoire. A part les récits fabuleux des his- 
toriens chinois et quelques légendes plus probable- 
ment composées par les prêtres qui dominent les 
esprits de ce peuple superstitieux, que' transmises de 
génération en génération , le monde ne possède au- 
cune relation sur ce pays autrefois si puissant , au- 
jourd'hui si dégradé. 

Le roi actuel du Cambodge a prétendu avoir 
trouvé des documents assez positifs pour pouvoir 
étabUr l'histoire d'Ongkor jusqu'à une époque qui 
précède l'ère chrétienne ; il y a quelques années, en 
interdisant la monnaie sphérique pour la remplacer 
par une monnaie plate , il saisit l'occasion de per- 
pétuer le souvenir d'Ongkor-Wat et de sa grandeur, 
en faisant représenter une vue de l'édifice sur la 
monnaie. Le souverain régnant de Siam , qui a été 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 205 

pendant plusieurs années chef d'un temple, et qui 
porte un grand intérêt à cette question, soit à 
cause des associations d'idées de son ancienne pro- 
fession, soit parce que le fondateur de sa dynastie 
était originaire de Cambodge, assure que toute l'his- 
toire de l'Inde au-delà du Gange , remontant à plus 
de quatre cents ans, est indigne de foi et remplie de 
fables ridicules. Dans un des livres canoniques 
bouddhistes, le Cambodge , cité comme la seizième 
des seize nations les plus puissantes de la terre, est 
signalé comme un pays où les idées libérales ont un 
grand essor, car on n'y connsdt ni aristocratie ni 
servitude héréditaire. Suivant le même document , 
ce serait au troisième siècle de l'ère chrétienne 
qu'aurait vécu le fondateur d'Ongkor-Wat. Il s'ap- 
pelait Bua-Sivisithiwong ; le premier, il a fait venir 
des prêtres bouddhistes du Ceylan dans son pays, im- 
portation qui s'est souvent renouvelée depuis. Ces 
exilés volontaires apportèrent avec eux leurs livres 
dogmatiques, et, dans le but de préserver ces docu- 
ments sacrés , le roi lit construire tout exprès un 
monument de pierre où l'on prétend qu'ils sont 
restés intacts. Ces livres étaient faits avec les maté- 
riaux ordinaires à cette époque, des feuilles de pal- 
miers. 

« Et vous pensez qu'ils dureraient encore ? » 
Telle a été l'observation du roi actuel, lorsqu'on 
lui a rapporté cette circonstance. Cette réponse in- 
dique le doute : elle est, jusqu'à plus ample informé, 
le dernier mot de la science sur le sujet en ques- 
tion. Voici maintenant la légende : 
Bua-Sivisithiwong était, nous pouvons dire heu- 



â06 YOTAGE DANS LES ROYAUMES 

reusementy un lépreux, et c'est pour obtenir des 
dieux la santé qu'il fit bâtir ce tem^de. Cette œuvre 
achevée , le roi n'étant pas guéri , perdit confiance 
dans ses divinités et recourut aux soins des simpiles 
mortels. Il fit donc une proclamation et offrit une 
grande récompense à celui qui pourrait le guérir* 
Ce qui eut lieu à cette époque est laissé aux con* 
jectures de chacun; mais s'il ne s'est pas alors 
trouvé plus qu'aujourd'hui au Cambodge et à Siam 
d'hommes capables de guérir cette maladie, nous 
ne nous en étonnerons pas. Seul, un brahmane 
illustre, djogui ou fakir, osa entreprendre cette cure* 
Il croyait fermement aux effets de l'hydropathie; 
mais il préférait que le liquide ftkt en état d'ébulli^ 
tion et proposa à son client royal de le tremper 
dans un bain d'eau-forte , liquide assez corrosif. Le 
roi hésitant naturellement devant un pareil pro- 
cédé , exprima le désir de voir d'abord faire l'es* 
pérîence sur un tiers; mais personne ne se prés^ata 
pour la subir , et le fakir proposa cte la tenter sur 
un mminel. Le roi qui au fond était jaloux du pou- 
voir surnaturel du brahmane , lui demanda s'il vou- 
lait essayer sur lui-même. « Je le veux bien , ré- 
pliqua le fakir, si Votre Majesté veut me promettre 
solennellement de jeter sur moi une certaine poudre 
que je vais vous laisser. » Le roi promit, et le mal- 
heureux médecin, trop crédule, entra dans la chau*- 
dière bouillante. Le roi lépreux la fit enlever et 
jeter avec celui qu'elle contenait dans le fleuve. 

C'est, dit-on, cette trahison qui a amené sur cette 
ville la décadence et la ruine. 

D'après une autre légende d'égale valeur» sur 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 207 

l'emplacement du lac Touli-Sap, s'étendait autrefois 
une plaine fertile, au milieu de laquelle florissait une 
superbe cité. Un roi, pour s'amuser, élevait de petites' 
mouches, tandis que le gourou ou instituteur des 
jeunes princes, ses fils, élevait lui-même des arai- 
gnées. Il arriva qu'une des araignées mangea les 
mouches du roi, qui entra dans une grande colère et 
fit mettre le précepteur à mort. Ce dernier s'envola 
dans les airs, maudissant le roi et sa ville. A l'instant, 
la plaine fut submergée par le lac. La tradition ajoute 
qiie la statue de jaspe de Bouddha, qui est la gloire 
du temple, dans le palais du roi, à Bangkok, fut re- 
trouvée, flottant à la surface du lac, entourée de 
lotus et portée par un yak ou bœuf thibétain. 

Elle fut retirée de l'eau par les Siamois à Ghieug- 
Rai, ville située au nord de Laos, et on construisit 
pour elle une pagode, autour de laquelle s^éleva plus 
tard la capitale actuelle du royaume de Siam. 

Voilà les récits qu'inspire à la Clio de l'Indo-CMne 
l'aspect de monuments plus grandioses que ceux de 
Ninive et de Persépolis 1 

A cette pensée amère, à cette preuve ironique dn 
néant des grandeurs humaines, que de fois me suis- 
je senti comme étreint par les rameaux de l'épaisse 
forêt qui encombre, presse, ensevelit les palais et 
les temples d'Ongkor, et quand le déclin du jour me 
surprenait au milieu de mes études et de mes ré- 
flexions, j'étais entraîné, comme un de mes devan- 
ciers en ce lieu, à comparer « les teintes que la 
nuit efface dans le paysage à celles de la vie des 
peuples quand la gloire et l'espérance cessent de 
lui prêter la magie de leurs couleurs, i 



XX 



Quelques remarques sur les ruines d'Ongkor et sur l'ancien 

peuple du Cambooige. 



La connaissance du sanscrit, celle du pâli, et de 
quelques langues modernes de Tlndoustan et de 
rindo-Ghine, ainsi qu'une étude des inscriptions et 
bas-reliefs d'Ongkor, comparés avec un grand nombre 
d'épisodes des antiques poèmes héroïques de l'Inde, 
pourraient seules aider à trouver l'origine de l'an- 
cien peuple du Cambodge, qui a laissé, d'une civili- 
sation avancée, les imposants vestiges que nous ve- 
nons d'admirer et celle du peuple supposé conqué- 
rant, qui, en lui succédant, parait n'avoir su que 
détruire sans jamais rien édifier. 

Jusqu'à ce que de savants archéologues se vouent 
à cette œuvre, il est probable que l'on n'établira 
que des systèmes contradictoires, et croulant les uns 
sous les autres. 

Si donc, ne pouvant faire mieux pour le moment 
que des suppositions, nous nous permettons ici d'é- 



VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 209 

mettre notre avis, c'est humblement et avec toute 
réserve. 

Ongkor a été le centre, la capitale d'un État ri- 
che, puissant et civilisé, et nous ne craignons pas 
d'être contredit sur ce point par aucun de ceux qui 
auront étudié ses grands monuments dans nos im- 
parfaites esquisses. 

Or, tout État puissant et riche suppose nécessai- 
rement une production relativement grande et un 
commerce étendu. Tout cela pouvait-il réellement 
exister autrefois au Cambodge? 

A cette première question, nous pouvons répondre 
avec assurance : Oui ! et tout cela existerait proba- 
blement encore, si le pays était gouverné par des 
lois sages, si le travail et l'agriculture étaient en- 
couragés, honorés, au lieu d'y être méprisés et le 
peuple pressuré, si le gouvernement n'y exerçait 
pas un despotisme aussi absolu ; et surtout si, sur 
ce sol fécond, ne prévalait pas ce malheureux état 
d'esclavage qui y arrête tout développement, qui 
place l'homme au niveau de la brute, et qui l'em- 
pêche de produire au-delà de ses besoins, car plus 
il produit, plus il doit payer d'impôts i. 

La terre, dans la plupart de ses provinces anciennes 
ou actuelles, y est d'une fertilité surprenante ; le riz 
de la province de Battambâng est d'une qualité su- 
périeure à celui de la basse Cochinchine; les forêts 
recèlent partout des gommes précieuses, telles que 
la gomme-gutte, la gomme-laque, la cardamome et 
beaucoup d'autres, ainsi que des résines utiles. 

* Ceci soit dit pour le Cambodge comme pour le Siam^ car 
le premier est tributaire du second. 

14 



240 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

Ces mêmes forêts produisent des bois de tablet- 
terie et de construction incomparables. Les firuits et 
les légumes de toute espèce y abondent, et le gibier 
y est en profusion. Enfin, le grand lac h lui seul est 
une source de richesses pour une nation entière ; il 
est si rempli de poissons, qu*à l'époque des eaux 
basses on les écrase sous les embarcations; le jeu des 
avirons est souvent gêné par leur nombre, et les 
pêches qu'y viennent faire tous les ans une foule 
d'entrepreneurs cochinchinois, sont littéralement 
des pêches miraculeuses. 

La rivière de Battambâng ne fourmille pas moins 
d'êtres animés, et j'y ai vu prendre jusqu'à deux nulle 
poissons, de diverses espèces, d'un coup de filet. 

Il ne faut pas f)mettre non plus les nombreuses 
cultures qui feraient la richesse d'une nation et qui 
réussiraient ici aurdelà des meilleures espérances. 
Avant toute autre, et celle qui aurait le plus de chance 
de succès, sous le double rapport de sa culture et 
de son placement, ce serait, comme je l'ai dit, celle 
du coton ; nous rangerons immédiatement après le 
caféier, le mûrier, le muscadier, le giroflier, l'indigo, 
le gingembre et le tabac ; toutes ces plantes, sur ce 
sol négligé, donnent déjà des produits reconnus d'une 
qualité supérieure. A l'heure qu'il est, on y plante 
sufiisamiiient de coton pour en fournir toute la basse 
Cochinchine et en exporter même en Chine. La ré- 
colte de la seule petite île de Ko-Sutin, située dans 
le Mékong, s'élève à la charge de cent navires pour 
la part fournie par les planteurs fermiers du roi de 
Cambodge. Que ne ferait-on pas, si ces colonies 
appartenaient à un pays comme l'Angleterre, par 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 241 

exemple, gouvernées comme le sont les colonies de 
cette grande nation. 

Battambâng et Korat sont renommés pour leurs 
langoutis de soie au couleurs vives et variées, et 
dont la teinture est tirée des arbres du pays, comme 
la matière première est récoltée et tissée sur place. 

Un coup d'œil sur la carte du Cambodge sufBt 
pour faire voir qu'il communique — avec la mer 
par les nombreuses embouchures du Mé-Kong et 
les innombrables canaux de la basse Gochinchine, 
qui lui était autrefois soumise — avec le Laos et la 
Chine par le grand fleuve i . 



1 L'article suivant du courrier de Saïgon^ daté de sep- 
tembre 1863, confirme tout à la fois la justesse de vue 
de feu Henri Mouhot , ainsi qu'une partie de ses prévisions 
et de ses espérances : 

« ... L'amiral La Grandière, qui n'a cessé de montrer, de- 
puis sa prise de possession du gouvernement de la Gochin- 
chine, une activité qui s'étend sur tous les intérêts, vient de 
se rendre auprès du roi de Cambodge. Nous avions déjà quel- 
ques rapports avec ce souverain, ennemi déclaré de Tu-Duc, 
mais qui, tout en applaudissant aux échecs que nous infli- 
gions à celui-ci , paraissait éprouver pour nous plus d'effroi 
que de sympathie. Il s'agissait de dissiper cette méfiance et 
de lui prouver que nous sommes venus en Asie, non pour* 
nous imposer par la violence, mais pour établir entre ces 
contrées lointaines et l'Occident des relations avantageuses 
ajxx. uns et aux autres. 

«c Le voyage de l'amiral a amené le plus beau résultat que 
nous puissions souhaiter : un traité qui nous donne le pro- 
tectorat du royaume de Cambodge. En vertu de ce traité, 
nous sommes dès maintenant en possession du droit de com- 
mercer dans cette vaste et riche contrée. Nous sommes au- 
torisés à y exploiter ses immenses forêts gratuitementf si 
c'est pour le gouvernement français, et, moyennant ime re- 
devance insignifiante^ si c'est pour le commerce privé. Nous 
instituons à Oudong un résident français. Ses fonctions sont 



212 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

Toutes ces choses établies, de quel côté est venu 
le peuple primitif de ce pays? 

confiées à un de nos compatriotes les plus au courant des 
mœurs de ces pays, un chirurgien de marine, qui exercera 
une double influence et par l'application de sa science chi- 
rurgicale et par ses relations diplomatiques. Une circons- 
tance qu'il est bon de rappeler, c'est que le Cambodge est la 
seule contrée de l'extrême Occident où le christianisme ait 
toujours été toléré. L'évêque de ce vaste diocèse, M»' Miche, 
assure qu'il n'a jamais eu à se plaindre de la conduite des 
mandarins, chefs de cantons. 

« Le roi, moins réservé pour le représentant de la France 
que S. M. Tu-Duc, a reçu plusieurs fois l'amiral et s'est en- 
tretenu à diverses reprises avec lui en termes qui témoigne- 
raient de plus de sincérité que nous n*en rencontrons chez 
son voisin. 

«c Ce souverain est instaUé et logé d'une manière qui rap- 
peUe assez exactement ceUe des grands rois nègres. Il n'a 
pas plus de vingt-cinq à vingt-six ans, offre le type de la race 
jaime, avec une expression de vive intelligence. 

« Le groupe de maisons qui composent sa résidence, je n'ose 
dire son palais, est bâti sur pilotis, usage général dans le 
Cambodge. Le toit est couvert en paille, sauf quelques an- 
nexes couvertes d'ardoises, par un luxe royal ici. Ce mo- 
narque a plus de femmes que d'années ; il n'en a pas moins 
de (juarante, mais il n'a qu'un petit nombre d'enfants. 

« La polygamie, dont le prince n'est pas le seul à user, 
est une des causes principales et fatales du chiffre restreint 
de la population sur un territoire aussi étendu et aussi fa- 
vorisé par la nature. 

d Un navire de guerre français surveille la capitale et les 
États du Cambodge. 

« L'amiral La Grandière a visité avec une extrême intérêt 
et aussi en détail que possible les mines de la province 
d'Ongkor. Elles sont au-dessus de l'idée que l'on avait pu s'en 
faire , et de beaucoup supérieures à tout ce qu'on peut voir 
en Europe. Elles se trouvent à quinze miUes du grand lac 
Touli, au milieu d'une forêt dont les arbres se font remar- 
quer par leur élévation et par la régularité merveilleuse de 
leurs tiges. Le gisement en exploitation, irrégulier d'ailleurs, 
a neuf lieues de tour. Ces mines appartiennent au royaume 
de Siam, dont nous sommes devenus les voisina depuis 
notre installation dans la basse Cochinchine. » 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 213 

Est-ce de Tlnde , ce berceau de la civilisation, ou 
de la Chine? 

La langue du Cambodgien actuel ne diffère pas de 
celle du Cambodgien d'autrefois ou du Khmerdom, 
comme on désigne dans le pays le peuple qui vit 
retiré au pied des montagnes et sur les plateaux ; et 
cette langue diffère trop de celle du Céleste Empire 
pour qu'on puisse s'arrêter à la dernière supposi- 
tion. 

On ne peut même pas admettre que le même flot 
qui porta une population à la Chine se soit étendu 
jusqu'ici. Mais que ce peuple primitif soit venu du 
nord ou de l'occident, par mer en suivant les côtes 
et en remontant les fleuves, ou par terre en descen- 
dant ces derniers, il semble qu'il y a dû avoir, bien 
avant notre ère, d'autres courants successifs, et, entre 
autres, ceux qui ont introduit dans le grand royaume 
de Khmer le bouddhisme, et qui y ont continué 
avec succès la propagande civilisatrice. 11 semble- 
rait qu'ensuite un nouveau courant aurait amené 
un peuple barbare, comme dans ces derniers siècles 
sont venus les Siamois, lequel aurait refoulé bien 
avant dans l'intérieur les premiers occupants, et se 
serait acharné sur la plupart de leurs monuments. 

En tous cas, nous croyons que l'on peut sans exa- 
gération évaluer à plus de deux mille ans l'âge des 
plus vieux édifices d'Ongkor la Grande, et à peu près 
à deux mille celui des plus récents. 

L'état de vétusté et de dégradation de plusieurs 
d'entre eux ferait plutôt supposer plus que moins, 
si, pour le plus grand nombre , qui paraissent être 
des temples, mais qui n'en étaient peut-être pas, on 



214 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

était conduit à les supposer- un peu postérieurs à 
l'époque delà séparation qui s'opéra dans les grands 
cultes de Tlnde, plusieurs siècles avant notre ère, 
et qui força à l'expatriation des milliers, des mil- 
lions peut-être d'individus. 

Tout ce que Ton peut dire du peuple actuel de 
la plaine du Cambodge, peuple cultivateur, qui 
montre encore un certain goût pour les arts dans les 
ornements de sculpture dont il orne les barques des 
riches et des puissants, c'est que, tant au physique 
qu'au moral, il n'a rien de caractéristique qu'un or- 
gueil démesuré. 

Il n'en est pas de même des sauvages de l'est que 
les Cambodgiens appellent encore leurs frères aînés; 
nous avons séjourné parmi eux pendant près de 
quatre mois, et, au sortir du Cambodge, il nous sem- 
blait avoir passé dans un pays comparativement civi- 
lisé. Une grande douceur, une certaine politesse, des 
convenances et môme un goût de sociabilité, toutes 
choses qui pourraient bien être les germes perpétués 
d'une civilisation éteinte, nous ont frappé dans ces 
pauvres enfants de la nature, perdus depuis des 
siècles aumillieu de leurs profondes forêts qu'ils 
croient être la plus grande partie du monde, et qu'ils 
chérissent au point que rien ne peut les en détacher. 

En visitant les ruines d'Ongkor, nous avons été 
singulièrement étonnés de retrouver dans la plupart 
des bas-reliefs de leurs monuments des traits frap- 
pants de ressemblance avec le type du Cambodgien 
et celui de ces sauvages. Régularité du visage, longue 
barbe, étroit langouti, et, chose caractéristique, à peu 
près mêmes armes et mêmes instruments de musique. 



^j 



DE SIAM, DK CAMBODGE ET DE LAOS 215 

Doué d'une oreille excessivement délicate et d'un 
goût ' extraordinaire pour la mélodie, ce sont les 
tribus des montagnes qui confectionnent les tam-tams 
de forme antique, trës-prisés des peuples voisins, et 
qui ont une grande valeur. Us marient, en les variant, 
les sons de plusieurs de ces instruments à celui 
d'une grosse caisse, et obtiennent une musique 
assez harmonieuse. 

Leur usage est encore d'enterrer et non de brûler 
les morts, et l'on voit à Ongkor-Thôm des pierres 
telles que celles dont nous avons parlé, en mention- 
nant les esplanades qui se trouvent dans l'enceinte 
de la grande ville et qui ont l'air de mausolées. 

L'écriture leur est inc(Hmue; ils mènent par néces- 
sité une vie un peu nomade, et toute tradition sur leur 
antiquité s'est éteinte depuis longtemps. Les seuls 
renseignements que nous ayons pu tirer des plus 
vieux chefs des Stiéngs, c'est que, bien au-delà de la 
chaîne de montagnes qui traverse leur pays du nord 
au sud, se trouyent aussi des gens du haut (tel est le 
nom qu'ils se donnent, celui de sauvages les blesse 
fort), parmi lesquels ils ont beaucoup de parents, et 
ils citent même des noms de villages ou de bour- 
gades situés jusque dans les provinces occupées 
actuellement par les envahisseurs annamites. 

Au retour de mon excursion chez les sauvages 
Stiéngs, je rencontrai, à Pinhalù, M. C. Fontaine, 
ancien missionnaire en Gochinchine, et qui a visité 
un grand nombre de tribus sauvages, durant vingt 
années de mission. Je lui dois les remarques suivan- 
tes sur les dialectes d'un grand nombre de peuplades 
échelonnées dans le bassin du Mékong, entre la Go- 



216 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

cinchine et le Cambodge au sud, le Tonquin et le 
Laos au nord ; je rapporte textuellement ses paroles : 

« La plupart de ces dialectes, surtout ceux des 
Giraïes, des Redais, des Gandiaux et des Penongs, 
ont entre eux des rapports si frappants, qu'on ne 
peut les considérer que comme des rameaux d'une 
même souche. 

« Après un séjour de plusieurs années dans ces 
tribus, ayant été obligé, pour cause de santé, de 
faire un voyage à Singapour, je fus étonné, après 
quelque peu d'étude du malais, d'y trouver un grand 
nombre de mots giraïes, et un plus grand nombre en- 
core, comme les noms de nombre, par exemple, qui 
ont dans les deux langues la plus frappante analogie. 

« Je ne doute pas que ces rapports ne soient 
trouvés plus frappants encore par quiconque ferait 
une étude approfondie de ces langues, dont le génie 
grammatical est identiquement le même. 

« Enfin, une dernière observation sur la ressem- 
blance de la langue des Ghans ou Thiâmes, anciens 
habitants de Tsiampa^ aujourd'hui province d'An- 
nam, avec celle des tribus du nord, me porte forte- 
ment à croire que ces diverses tribus sont sorties 
d'une même souche. » 

Les renseignements que m'ont fournis les Stiêngs 
s'accordent parfaitement avec les remarques de M. 
Fontaine. — « Les Thiâmes, nous ont-ils dit, com- 
prennent-très bien le giraïe; notre langue, à nous, a 
moins de ressemblance avec celle-là ; mais les Kouis^ 
qui se trouvent en amont du grand fleuve, parlent 
absolument la même langue que nous. y> — Cette 
opinion est aussi celle de M, Amoux, autre mission- 



DK SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 217 

naire en Cochinchine, qui a résidé longtemps au 
milieu des tribus sauvages du nord et qui se trouve 
actuellement chez les Stiêngs. 

Suivant ce prêtre érudit, auquel nous devons la 
latitude exacte de plusieurs points qui ont servi à 
établir notre carte, aussi bien qu'un grand nombre 
de renseignements topographiques sur le royaume 
de Cochinchine et les pays des sauvages, le siamois, 
le laotien et le cambodgien semblent être des lan- 
gues sœurs; plus du quart des mots, surtout ceux 
qui expriment des choses intellectuelles, sont les 
mêmes pour chacune d'elles. Ajoutons, et ceci est 
caractéristique, que le mot lao signifie ancien et an- 
cêtre. 

En 4670, le Cambodge s'étendait encore jusqu'au 
Tsiampa, mais toutes les provinces de la basse Co- 
chinchine qui lui appartenaient, et qui forment 
aujourd'hui la Cochinchine française, envahies et 
soumises successivement par les Annamites, sont 
depuis plus d'un siècle tout à fait perdues pour le 
Cambodge; la langue et l'ancien peuple cambodgien 
y ont même totalement disparu. Les deux États 
actuels ont leurs limites et leurs rois entièrement 
indépendants l'un de l'autre. Le Cambodge est bien 
jusqu'à un certain point tributaire de Siam, mais 
nullement de l'Annam ; aussi, nous ne pouvons com- 
prendre qu'à notre époque, et dans les circonstances 
actuelles (4860), quelques journaux de France, et 
même des officiers de l'expédition, aient confondu 
ces deux pays; nous ne saurions trop relever cette 
erreur. , 

Les montagnes de Domrêe, qui s'élèvent à une 



i 



218 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

assez petite distance au nord de Ongkor, sont habi- 
tées par des Khmer-Dôm, gens très-doux et imofTen- 
sifs, quoique considérés un peu comme des sauvages 
par leurs frères de la plaine. 

Leur nom de tribu est Somrais ; leur langue est 
celle des Cambodgiens de la plaine, mais prononcé 
un peu différemment. Tout autour d'eux s'étendent 
les provinces ci-devant cambodgiennes, aujourd'hui 
siamoises, de Sourène, de Samrou-Kao, de Cou- 
Khan, d'Ongkor-£ith ou de Korat, dans lesquelles 
s'est maintenue jusqu'à ce jour cette croyance que 
le roi ne pourrait traverser le grand lac sans être 
sûr de mourir dans l'année* 

Le souverain actuel s'étant rendu à Ongkor, lors^ 
qu'il n'était encore que prince héréditaire, voulut 
voir les Somrais et les fit venir de la montagne : 
€ Voilà mes vrais sujets et les gens d'où ma Camille 
est sortie, :» dit-il en les voyant. Il paraît qu'effecti- 
vement la dynastie actuelle du Cambodge viendrait 
de là, mais qu'elle n'est plus celle des anciens rois. 

Selon les Cambodgiens modernes, voilà de quelle 
manière le bouddhisme leur serait venu : 

Samonakodom, sorti de Ceylan, alla au Thibet, où 
on l'accueillit fort bien ; de là il se rendit chez les 
sauvages; mais ceux-ci ne voulant pas le recevoir, 
il passa au Cambodge, où on lui fit un très-bon 
accueil. 

Une chose digne de remarque, c'est que le nom 
de Rome est connu de presque tous les Cabodgiens; 
ils le prononcent Rouma et le placent à l'extrémité 
occidentale de la terre. 

Il existe au sein de la tribu des Giraïes deux grands 



DK SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 219 

chefs nominaux ou titulaires, appelés par les Anna- 
mites Hoa-Sa et Thouï-Sa, le roi du feu et le roi de 
Veau. 

Les souverains du Cambodge, comme ceux de 
Cochinchine; envoient tous les quatre ou cinq ans 
au premier un léger tribut, hommage de respect sans 
doute plutôt que dédommagement pour l'ancienne 
puissance dont leurs ancêtres l'auraient dépouillé. 

Le roi du feu, qui paraît être le plus important de 
ces deux chefs, est appelé Eni ou grand-père par les 
sauvages; le village qu'il habite porte le même 
nom. 

Quand ce grand-père meurt, on en nomme un 
autre, soit un de ses enfants, soit même quelque 
autre personnage étranger à la famille, car la dignité 
n'est pas nécessairement héréditaire; l'élu ne s'ap- 
pelle plus que Eni, et tout le monde le révère. 

Ce personnage doit sa puissance extraordinaire, 
dit M. Fontaine, à une relique nommée Beurdao, 
vieux sabre rouillé qui est enveloppé d'un rouleau 
de chiffons; il n'a pas d'autre fourreau. Ce sabre, au 
dire des sauvages, provient de siècles fort éloignés 
et renferme un Giang (esprit, génie) puissant et re- 
nommé, qui du reste doit avoir de très-bonnes fa- 
cultés digestives pour consonuner tous les porcs, 
toutes les poules et autres offrandes qu'on lui ap- 
porte de fort loin. 

Ce sabre est gardé dans une maison particulière, 
où personne ne peut aller le voir sans mourir subi- 
tement, à l'exception d'Eni, qui seul a le privilège 
de le regarder et de le toucher sans qu'aucun mal 
lui arrive. Chaque habitant du village, à tour de rôle. 



i 



220 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

est tenu de faire sentinelle près de cette maison. 

Eni ne fait la guerre à personne, et personne ne 
la lui fait, car toutes les tribus du bassin du grand 
fleuve, depuis les forêts des Stiêngs jusqu'aux fron- 
tières de la Chine, le respectent et le vénèrent; aussi 
ses gens ne portent aucune arme quand ils vont en 
tournée pour recueillir les offrandes dans tous les 
villages à la ronde. Donne qui veut : piochette, cire, 
serpe, langouti ; les quêteurs acceptent tout. 

C'est à cette ombre de souverain, spirituel plus 
que temporel, qu'aurait échu la succession des an- 
ciens rois de Kmer, des fondateurs d'Ongkor!!!... 

En traçant à la hâte ces quelques lignes sur le 
Cambodge au retour d'une longue chasse, à la lueur 
blafarde d'une torche, entre la peau d'un singe fraî- 
chement écorché et une boîte d'insectes à classer et 
à emballer, assis sur ma natte ou ma peau de tigre, 
dévoré des moustiques et souvent des sangsues, 
mon seul but, bien loin de vouloir imposer telle ou 
telle opinion, a été simplement de dévoiler l'exis- 
tence des monuments les plus imposants, les plus 
grandioses et du goût le plus irréprochable que nous 
offre peut-être le monde ancien, d'en déblayer un 
peu les décombres, afin de montrer en bloc ce qu'ils 
sont, et de réunir tous les lambeaux de traditions 
que nous avons pu rassembler sur cette contrée et 
les petits pays voisins, dans l'espoir que ces données 
serviront de jalons à de nouveaux explorateurs, qui, 
doués de plus de talent et mieux secondés de leur 
gouvernement et des autorités siamoises, récolteront 
abondamment là où il ne nous a été donné que de 
défricher. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 224 

D'ailleurs et avant tout, notre principal objet, c'est 
rhistoire naturelle; c'est de son étude que nous nous 
occupons spécialement. Ces essais archéologiques, 
ébauchés devant la flamme du bivac, sont ce que 
nous appellerions volontiers nos délassements, le 
repos du corps après les fatigues de l'esprit ; tout au 
plus avons-nous l'ambition de trouver grâce pour 
eux, si toutefois ces lignes sont appelées à voir le 
jour, auprès de ceux qui aiment à suivre du fond de 
leur cabinet, ou dans les veillées de famille, le pauvre 
voyageur qui, souvent dans l'unique but d'être utile 
à ses semblables, de découvrir un insecte, une 
plante, un animal inconnu, ou de vérifier un point de 
latitude d'une contrée éloignée, traverse les mers, 
sacrifie sa famille, son confort, sa santé et trop sou- 
vent sa vie. 

Mais il est bien doux pour le zélatôu? fidèle de la 
bonne mère des êtres et des choses de penser qu'il 
n'a pas passé en vain ici-bas, que ses travaux, ses 
fatigues , ses dangers porteront leur fruit et servi- 
ront à d'autres , sinon à lui-même. L'étude de la 
terre a ses jouissances que peuvent seuls apprécier 
ceux qui les ont savourées , et nous avouons sin- 
cèrement que nous n'avons jamais été plus heureux 
qu'au sein de cette belle et grandiose nature tro- 
picale, au milieu de ces forêts, dont la voix des ani- 
maux sauvages et le chant des oiseaux troublent 
seuls le solennel silence. Ah 1 dussé-je laisser ma 
vie dans ces solitudes , je les préfère à toutes les 
joies, à tous les plaisirs bruyants de ces salons du 
monde civilisé, où l'homme qui pense et qui sent se 
trouve si souvent seul. 



XXI 



Voyage de Battambftng à Bangkok à travers la province de 
Kao-Samrou ou de Petchabury. 



Après avoir séjourné trois semaines dans les 
murs d'Ongkor-Wat pour dessiner et lever des 
plans , nous revînmes à Battambâng. 

Là, je me mis en quête des moyens de transport 
nécessaires pour me ramener à Bangkok ; mais, sous 
différents motifs ou prétextes, malgré l'aide du vice- 
roi, je fus retenu près de deux mois à Battambâng 
avant de pouvoir m' éloigner de cette ville. Enfin, le 
5 mars, je pus me mettre en route avec deux chariots 
et deux paires de buffles vigoureux , qui ont été pris 
sauvages, mais élevés en domesticité , et sont assez 
robustes pour résister à la fatigue de ce voyage en 
cette saison. 

Cette fois, je ramène une ménagerie complète; 
mais, de tous mes prisonniers, un jeune et gentil 
chimpanzé, que nous avons réussi à attraper vivant 
après l'avoir légèrement blessé, est le plus amusant. 

Tant que je l'avais gardé dans ma chambre et 



VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 223 

qu'il s'amusait avec la foule d'enfants et de curieux 
qui venaient le visiter , il avait été d'une grande 
douceur ; mais pour la route , ayant été placé à l'at- 
tache derrière une des voitures , la peur lui rendit 
sa sauvagerie, et il fit tous ses efforts pour briser sa 
chaîne, se frappant, cherchant à se cacher, pleurant 
et jetant des cris perçants. Cependant, peu à peu , 
il s'habitua à sa chaîne et redevint aussi doux et 
aussi tranquille qu'auparavant. 

Le fusil sur l'épaule , moi et mon jeune Chinois 
Phraï, nous suivions ou devancions nos équipages , 
tout en chassant sur la lisière des forêts. Quant à 
mon autre domestique, saisi du mal du pays en ar- 
rivant à Pinhalù , il avait manifesté le désir de re- 
tourner à Bangkok par le même chemin que nous 
avions pris à notre arrivée. Je ne cherchai pas à le 
retenir malgré lui, et je lui payai son voyage de re- 
tour en lui souhaitant bonne chance. 

A peine avions-nous parcouru un mille que notre 
voiturier nous demanda la permission de nous ar- 
rêter pour souper, afin que ce repas important nous 
mit à même de repartir et de voyager une partie de la 
nuit. J'y consentis pour ne pas heurter l'habitude 
des Cambodgiens, qui, lorsqu'ils se mettent en route 
pour un long voyage , font toujours une halte près 
de leur village afin d'avoir le plaisir de retourner au 
logis verser une derrière larme et boire une der- 
nière goutte. 

Les bœufs n'étaient pas encore dételés que toute 
la famille de nos voituriers était accourue , chacun 
parlant à la fois et me priant de bien soigner ses 
parents , de les protéger contre les voleurs , et de 



224 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

leur donner des remèdes pour prévenir ou guérir le 
mal de tête. Il prirent donc leur repas du soir tous 
ensemble, en l'arrosant de quelques verres d'arack 
que je leur donnai, puis nous nous remîmes défini- 
tivement en route par un magnifique clair de lune, 
mais en piétinant dans un profond lit de poussière 
qui s'élevait en épais nuages autour de nos bœufe 
et de nos chariots. 

Nous campâmes une partie de la nuit près d'une 
mare et d'un poste de douaniers, pauvres mal- 
heureux qui ont pour mission, pendant les quatre 
jours qu'ils sont de garde , d'arrêter les voleurs de 
buffles et d'éléphants qui viennent continuellement 
du lac et des provinces voisines exercer leur industrie 
aux alentours de Battambâng. Je ne sais ^ les doua- 
niers apportent à réprimer ces bandits l'activité que 
je leur vis déployer pour attraper des tourterelles 
au piège. 

Ayant cheminé pendant trois jours dans la direc- 
tion du nord, nous arrivâmes à Ongkor-Borége, 
chef-lieu d'un district du même nom, et là, surpris 
par un violent orage et l'obscurité, nous dûmes 
camper à une petite distance des premières habita- 
tions. Ceux d'entre nous qui avaient des nattes les 
étendirent sur la terre pour y passer la nuit; ceux 
qui n'en avaient pas arrachèrent un peu d'herbe et 
des feuilles aux arbres pour « faire leurs lits. » 

Le lendemain, comme nous sortions de ce village, 
nous rencontrâmes une caravane de ving-trois 
chariots qui se disposait à conduire du riz à Muang- 
Kabine, où nous nous rendions nous-mêmes. Aus- 
sitôt mes Cambodgiens coururent fraterniser avec 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 225 

leurs compatriotes de la caravane; ils déjeunèrent 
ensemble, et deux grandes heures s'écoulèrent avant 
que, prenant la tête de cette ligne de chariots, nous 
puissions nous remettre en route. 

C'est presque un désert que l'immense plaine qui 
se déroule de ce point vers l'est et le nord. On ne 
peut la traverser en moins de six jours avec des 
éléphants, et en moins de douze dans la meilleure 
saison, avec des chariots. 

Enfin, le 28 mars nous arrivâmes près de Muang- 
Kabine ; mais, hélas ! que de souifrances et d'ennuis ! 
que de chaleur, de moustiques ! et, en revanche, 
combien peu d'eau potable, dans ce trajet; sans 
compter les bris de roues, d'essieux, et autres acci- 
dents quotidiens arrivés à nos chariots! les pieds en 
marmelade , à la lin du voyage , je pouvais à peine 
me traîner et suivre le pas lent , mais régulier des 
buffles. 

Quelques jours avant d'arriver à notre destination 
nous traversâmes un petit fleuve à gué ,' le Bang- 
Chang, large comme un ruisseau, mais roulant un 
peu d'eau potable ; jusque-là, nous n'avions eu à boire 
que de l'eau des mares vaseuses, infectes, servant 
de baignoires et d'abreuvoirs aux buffles des cara- 
vanes. Pour la boire ou la faire servir aux besoins 
de notre cuisine et de notre thé, je la purifiais avec 
un peu d'alun, dont je recommande l'usage préfé- 
rablement au filtre , qui retient les corps étrangers, 
mais qui ne purifie rien. 

A notre arrivée à Muang-Kabine , il régnait une 
grande excitation dans cette ville à cause des riches 
mines d'or qui ont été découvertes depuis peu dans 

15- 



226 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

son voisinage, et qui ont attiré une foule de Lao- 
tiens, de Chinois et de Siamois. Les mines deBattam- 
bâng, moins riches, sont aussi moins fréquentées que 
celles-ci. Après une étude rapide de leur gisement, 
je me dirigeai sur Paknam , où je louai un bateau 
qui pût me conduire à Bangkok. 

Le premier jour de notre navigation fut pénible; 
les eaux du fleuve s'étaient retirées et avaient laissé 
des bancs de sable à découvert. Le deuxième jour, 
nous pûmes laisser les gaffes pour prendre les avi- 
rons, et tout alla bien jusqu'au moment où nous 
arrivâmes à un coude, qui, subitement, prend sa di- 
rection vers le sud pour aller se jeter dans le golfe, 
un peu au-dessus de Pétrin , district qui produit à 
peu près tout le sucre de Siam qui est vendu à 
Bangkok. A ce coude débouche un canal reliant le 
Ménam et le Bang-Chang, qui alors prend le nom 
de Bang-Pakong; il a été creusé, et fort habilement, 
sur un parcours de près de soixante milles , par un 
général siamois, le même qui reprit, il y a une ving- 
taine d'années, Battambâng aux Cochinchinois, et 
qui fit aussi construire une très-belle chaussée de 
terre depuis Paknam jusqu'à Ongkor-Borége, à l'en- 
droit où cessent les grandes inondations; je regrette 
de n'avoir pu profiter de cette belle voie pour mon 
voyage de retour; mais, dans cette saison, je n'y 
aurais trouvé ni eau ni herbe pour nos attelages. 

Sur les bords du Bang-Pakong , on rencontre 
plusieurs villages cambodgiens peuplés d'anciens 
captifs révoltés de Battambâng, puis le long du ca- 
nal, sur les deux rives, une population, nombreuse 
pour ce pays, de Malais de la péninsule et de Lao- 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 227 

tiens transportés de Vien-Chan, ancienne ville située 
^u nord-est de Kôrat, sur les bords du Mékong , et 
•que les révoltes et les guerres ont entièrement dé- 
peuplée. 

A en juger par leurs demeures, propres et confor- 
tables, par un certain air d'aisance qui règne dans 
les villages , par leur industrie et le voisinage de 
Bangkok, ils doivent, quoique grevés d'impôts, 
jouir d'un certain bien-être , surtout depuis l'impul- 
sion que les blancs établis dans la capitale ont 
donnée au commerce. 

Les herbes qui recouvrent la surface de l'eau dans 
^e canal entravèrent notre marche au point de la 
rendre pénible. Nous mîmes trois jours à le fran- 
chir, tandis que, du mois de mai à celui de février, 
il ne faut que ce même temps pour remonter de 
Paknam à Bangkok. 

Le 4 avril, j'étais de retour dans cette capitale 
après quinze mois d'excursions. Pendant la plus 
grande partie de ce temps, je n'ai pas connu la jouis- 
sance de coucher dans un lit, et n'ai eu en voyage 
que de mauvaise eau à boire et une nourriture 
composée de riz et de poisson sec , ou, pour varier, 
de poisson sec et de riz. Je suis étonné moi-même 
d'avoir pu conserver ma santé aussi bonne , surtout 
dans l'intérieur des forêts, où souvent, trempé jus- 
qu'aux os, sans pouvoir changer de linge, bivaquant 
les nuits devant un feu au pied des arbres, je n'ai 
pas essuyé une seule atteinte de fièvre , et j'ai tou- 
jours conservé mon sang-froid et ma gaieté, surtout 
quand j'avais le bonheur de faire quelque découverte. 
Une coquille inédite, un insecte nouveau me trans- 



228 yOYAGE DANS LES ROYAUMES 

portaient de joie , et jamais je n'éprouvai autant de 
jouissances que dans ces profondes solitudes , loin 
du bruit des villes et des intrigues , vivant libre au 
milieu de cette puissante, grandiose ] et imposante 
nature. C'est là, je le répète, que j'ai connu les plus 
pures et les plus douces jouissances de la vie ; les 
naturalistes ardents et passionnés seuls peut-être le 
comprendront; comme moi, ils comptent pour peu 
les fatigues , les nuits de bivac dans les bois , les 
privations de toute espèce supportées en vue des 
progrès de leur science favorite. Et puis, n'ai-je pas 
contemplé des ruines gigantesques, peut-être uniques 
dans le monde; n'ai-je pas été favorisé de petites dé- 
couvertes en archéologie, entomologie et conchylio- 
logie qui pourront sans doute être utiles à la science 
et aux arts, justifier l'appui et les encouragements 
des sociétés savantes de l'Angleterre qui m'ont pa- 
tronné, et me faire connaître de ma terre natale 
qui a dédaigné mes senices ? 

Une autre grande joie , après ces quinze mois de 
voyage et de privation absolue de nouvelles d'Eu- 
rope, fut, en arrivant à Bangkok, de trouver un 
énorme paquet de lettres m'apprenant une infinité 
de choses intéressantes de la famille et de la patrie 
éloignées. Qu'il est doux, après tant de mois de soli- 
tude et d'absence de nouvelles , de relire les lignes 
tracées par les mains bien-aimées d'un vieux père , 
d'une femme, d'un frère! Ces jouissances, je les 
compte aussi parmi les plus douces et les plus 
pures de la vie. 

Nous nous arrêtâmes au centre de la ville, à 
rentrée d'un canal d'où la vue s'étend sur la partie 



BE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 229 

la plus commerçante du Ménam; il était à peu près 
nuit , et le silence ne larda pas à régner autour de 
nous; mais, levé avec le jour , dès que j'aperçus ces 
beaux navires dormant sur leurs ancres au milieu 
du fleuve , les toits des palais et des pagodes réflé- 
chissant les premiers rayons du soleil qui réveillaient 
la vie et le mouvement sur le fleuve , il me sembla 
que jamais Bangkok ne m'avait paru aussi beau. 

Ce fleuve est sillonné presque constamment par 
des milliers de bateaux de différentes grandeurs et 
de difiërentes formes. Le port de Bangkok est cer- 
tainement un des plus beaux et des plus grands du 
monde, sans en excepter celui de New- York si jus- 
tement renommé : il peut contenir des milliers de 
navires en toute sûreté. 

* La ville de Bangkok s'accroît en population et en 
étendue chaque jour, et il n'est pas douteux qu'elle 
deviendra une capitale très-importante, si la France 
réussit à s'eiçparer del'Annam, car alors le commerce 
deviendra plus considérable entre ces deux pays. 
Cette ville, qui compte à peine un siècle d'existence, 
contient à peu près un demi-million d'habitants, et 
parmi eux beaucoup de chrétiens : le drapeau de la 
France, flottant dans la basse Cochinchine, favori- 
sera encore les établissements religieux de tous les 
pays environnants, et nous avons lieu d'espérer que 
le nombre de chrétiens s'augmentera dans une pro- 
portion plus forte que par le passé. 

Cependant la vie ici ne pomTait jamais me plaire; 
je ne puis rester condamné à un mode de locomo- 
tion pénible pour moi. La vie active, les chasses, les 
bois, voilà mes éléments. 



230 VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 

J'avais formé le projet de visiter la partie nord- 
est du pays, le Laos, en traversant Dong-Phya-Phaïe 
(la forêt du Roi-du-Feu), et, remontant jusqu'à 
Hieng-Naie, sur les frontières de la Ciochinchine, 
arriver aux confins du Tonquin , et redescendre le 
Mé-Kong jusqu'au Cambodge , puis revenir par la 
Cochinchine si la France y domine. 

Cependant les pluies ayant commencé, tout b 
pays est inondé et les forêts sont impraticables. 
J'avais donc quatre mois à attendre avant de mettre 
ce plan à exécution. Je m'empressai de mettre en 
ordre ma correspondance, d'emballer et d'expédier 
toutes mes collections, et, après un séjour de quel- 
ques semaines à Bangkok , Je me remis en route 
pour la province de Petchabury , située vers le 43? 
de latitude, au nord de la péninsule malaise. 



XXII 



Excursions à Petchabury. 



Le 8 mai, à cinq heures du soir, je quittai Bang- 
kok dans une magnifique embarcation couverte de 
dorures et de sculptures, appartenant au Khrôme 
Luang, un d^ frères du roi. Ce prince avait bien 
voulu la prêter à un membre de la colonie européenne 
de Bangkok qui s*^t montré à mon égard un amiy 
dans toute l'acception de ce mot dont on fait un ^ 
banal usage. Cet ami, dont je n'ai aucune raison 
pour taire le nom (mais auquel, au conti^re, je dé- 
sire témoigna ici toute la reconnaissance que je 
lui dois), est M. Malherbes, négociant français qui 
voulut absolument m'accompagner à quelque dis- 
tance ; et pendant les quelques jours qu'il passa ainsi 
avec moi je pus rêver de la patrie absente. 

Le courant nous était favorable, et, avec nos 
quinze rameurs, nous remontâmes le fleuve avec 
rapidité. Notre bateau, pavoisé de toutes sortes d'in* 
s^es, queues de paon, pavillons rouges flottant & 
Tarrière, etc., attirait l'attentioii de tous les résidents 



232 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

européens dont les maisons sont bûtles sur les rives 
du fleuve, et qui, de leurs balcons couverts (varan- 
das\ nous envoyaient leurs salutations de la voix et 
du geste; trois jours après notre départ de Bangkok, 
nous étions à Petchabury. 

Le roi devait y arriver le même jour pour visiter 
le palais qu'il a fait construire au sommet d'un mont 
voisin de la ville ; le Khrôme Luang, le Kalahom, ou 
premier ministre, et une grande suite d'autres man- 
darins l'y avaient déjà devancé. En nous voyant arri- 
ver, le Khrôme Luang, qui se trouvait dans une jolie 
petite habitation qu'il possède en ce lieu, nous appela. 
Dès que nous eûmes échanger notre tenue négligée 
contre une plus présentable, nous nous rendîmes 
près du prince, et nous causâmes avec Son Altesse 
jusqu'à l'heure du déjeuner. C'est un excellent 
homme, et de tous les dignitaires du pays celui qui 
témoigne le moins de hauteur et de réserve aux Eu- 
ropéens. Pour la culture de l'esprit, ce prince et ses 
frères, les deux souverains, sont très-avancés, sur- 
tout si l'on considère l'état de barbarie dans lequel 
ce pays a été tenu depuis si longtemps ; mais quant 
aux manières, ils ne diffèrent que peu de la « vile 
multitude. » 

Je fis chez lui la connaissance d'un noble et 
savant Siamois, Kum-Mote, qui n'est inférieur à au- 
cun homme de sa nation par l'esprit d'érudition et 
le caractère. 

Notre première promenade fut pour le mont le plus 
rapproché de la ville, et au sommet duquel se trouve 
le palais du roi. De loin, l'apparence de cette cons- 
truction, d'architecture européenne, est charmante, 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 233 

•et sa situation sur la hauteur est des mieux choisies. 
Une magnifique chaussée y conduit depuis le fleuve, 
et le sentier sinueux qui mène à Tédifice- a été par- 
faitement ménagé au milieu des roches volcaniques: 
basaltes, scories qui couvrent toute la surface de 
cet ancien cratère. 

Du sud au nord s'étend, à vingt-cinq milles seule- 
ment, une chaîne de montagnes nommée Deng^ ha- 
bitée par les tribus indépendantes des primitifs Ka- 
rens, et dominée par des pics plus élevés encore. Aux 
pieds de ces montagnes se déroule la plaine avec 
ses forêts, ses nombreux palmiers, ses beaux champs 
de riz; puis viennent des monts détachés, aux formes 
pittoresques, aux tons riches et variés, quoique som- 
bres. Enfin, à l'est et au sud, et au-delà d'une autre 
plaine, s'étend le golfe, dont la teinte vaporeuse se 
confond avec celle de l'horizon, et que croisent 
quelques navires à peine perceptibles. 

C'est un de ces paysages qu'on ne peut oublier, et 
le roi a fait preuve de goût en y faisant constuire un 
palais. Rien n'est moins poétique que l'imagination 
des Indo-Chinois; leur cœur ne se ressent nullement 
des rayons brûlants de leur soleil; ce^îendant cette 
sublime nature ne les trouve pas tout à fait insen- 
sibles, puisqu'ils profitent des sites les mieux doués, 
et des plus belles perspectives, pour y élever des 
châteaux et des pagodes. 

En quittant le sommet dé ce mont, nous descen- 
dîmes dans les profondeurs d'un antre à trois milles 
de distance, et qui est également un volcan éteint 
ou un cratère de soulèvement. Ici se trouvent quatre 
ou cinq grottes, dont deux surtout sont d'une lar- 



234 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

geur et d'une profondeur surprenantes, et surtout 
d'un pittoresque extrême. A la vue d'un décor qui 
les représenterait avec fidélité, on les croirait 
l'œuvre d'une riche imagination, et on nierait qu'il 
soit possible de rien voir d'aussi beau dans la na- 
ture. Ces roches, tenues longtemps en fusion, ont 
pris par le refroidissement ces formes curieuses 
particulières aux scories et au basalte, puis plus tard 
la mer se retirant, car tous ces monts ont sui^ du 
sein des eaux, et l'humidité de la terre continuant 
à suinter, ces mêmes rochers se sont t^nts de cou- 
leurs si riches, si harmonieuses ; ils se sont ornés 
de si imposantes, si gracieuses stalactites, dont les 
hautes et blanches colonnades s^oiblent soutenir 
les voûtes de ces souterrains, que l'on croit assister 
à une de ces belles scènes féeriques qui font la 
fortune des théâtres de Londres et de Paris. 

Si le goût de l'architecte qui a construit le palais 
du roi en ville a échoué à l'intérieur, ici du moins 
il a tiré le meilleur parti possible de tous les avan- 
tages qu'offirait la nature, et heureusement sans leur 
nuire en rien. Pour peu que le marteau eût touché 
aux roches, il les eût défigurées ; on n'a donc eu 
simplement qu'à niveler le sol, et à pratiqua qaàr 
ques beaux escaliers pour aider à descendre dans 
l'intérieur des grottes et les faire paraître dans 
toute leur beauté, 

La plus vaste et la plus pittoresque des deux ca- 
vernes a été convertie en temple ; elle est bordée 
sur toute son étendue d'une rangée d'idoles, dont la 
plus grande, représentant Bouddha dans le som* 
meil, est toute dorée. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 2^ 

Nous descendions de la montagne juste au mo- 
ment de l'arrivée du roi, qui commençait à la gra- 
vir. Quoique venu dans ce palais de plaisance pour 
deux jours seulement, des centaines d'esclaves le 
devançaient, portant \me quantité innombrable de 
coffrets, de boîtes, de paniers, etc. Un troupeau de 
soldats en désordre précédaient et suivaient Sa Ma- 
jesté, affublés des plus singuliers et des plus ridi- 
cules costumes qu'il soit possible d'imaginer. L'em- 
pereur Soulouque lui-même en eût probablement 
ri, car à coup sûr sa vieille garde devait avoir un 
air plus glorieux que celle de son confrère des Indes 
orientales : c'était un assortiment de déguenillés in- 
croyable, dont rien ne peut donner une idée meil- 
leure que les singes habillés qu'on voit si souvent 
danser sur les orgues des Savoyards. Ils étaient 
vêtus d'habits d'un grossier drap rouge, imitant la 
coupe de l'armée anglaise, toujours trop larges ou 
trop étroite, trop longs ou trop courts, mais laissant 
voir une partie du corps nu, et ils portaient, en outre, 
des shakos blancs et des pantalons omnicolores. 
Quant à des souliers, c'est un luxe dont peu usaient; 
jamais suite de prince ne mérita mieux la qualiflca- 
tion de va-nu-^ieds. 

Quelques chefs, d'une tenue en rapport avec celle 
de leurs hommes, étaient à cheval, conduisant cette 
bande de guerriers, tandis que le roi avançait len- 
tement dans une petite calèche attelée d'un poney, 
mais soulevée et portée en même temps par des es- 
claves bipèdes. 

J'ai visité plusieurs des monts détachés de la 
grande chaîne Khao-Deng, qui n'est qu'à quelques 



VOl 



236 

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SE SIAU. DE CAMBODGE ET DE LAOS £t7 
Leur costume consiste en une loi^ue ciiemise et 
m pantalons noirs semblables à ceux des Cochin- 
hinois. Leur coiffure, du moins celle des femmes, 
!st également la même que celle des femmes de 



XXIII 



Retour à Bangkok. — Préparatifs pour une nouvelle expédi- 
tion au nord-est du Laos. — Départ. 



Après un séjour de quatre mois dans les monta- 
gnes de la province de Petchabury, dont quelques- 
unes, connues sous les noms de Nakhou-Khao, Pa- 
iiom-Kuot, KhaO'Iamoune et Khao-Sanirouji, sont 
élevées de dix-sept cents à dix-neuf cents pieds 
au-dessus du niveau de la mer, je revins à Bangkok, 
d'abord pour faire les préparatifs nécessaires à la 
•nouvelle expédion que je méditais depuis longtemps 
et qui devait me conduire de Bangkok dans le bassin 
du Mékong, vers la frontière de Chine ; puis, je dois 
l'avouer, pour me guérir de la gale que j'avais at- 
trapée à Petchabury, — comment? je n'en sais vrai- 
ment rien, car tous les jours, et malgré les affreux 
moustiques, je renouvelais mes ablutions deux et 
souvent trois fois; quelques jours de frictions de 
pommade soufrée et de bons bains devaient m'en 
débarrasser. Ceci est une de ces petites contrariétés 
inséparables de la vie de voyage, et petite en corn- 



VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 239 

paraison du malheur que je viens d'apprendre : le 
bateau à vapeur sur lequel la maison Gray, Hamilton 
et G», de Singapour, avait chargé toutes mes der- 
nières caisses de collections, vient de sombrer à 
l'entrée de ce port. Voilà donc mes pauvres insectes 
qui me coûtent tant de peines, de soins, et tant de 
mois de travail à jamais perdus!... Que de choses 
rares et précieuses je ne pourrai sans doute pas 
remplacer, hélas ! 

H y a deux ans, à la même époque, au début de 
mes pérégrinations dans ce pays, je me trouvais à 
peu près à l'endroit où je suis aujourd'hui, sur le 
Ménam, à (quelques lieues au nord de Bangkok. Les 
dernières boutiques flottantes des environs, avec 
leur population presque exclusivement chinoise, 
commencent à devenir plus rares et même dispa- 
raissent ; la vue des rives basses du fleuve est un 
peu monotone, quoique de distance en distance, à 
travers le feuillage des bananiers et des broussailles 
surmontées des palmes de l'aréquier ou des coco- 
tiers, apparaissent les toits de quelques cabanes, ou, 
dans des emplacements toujours heureusement 
choisis, les murs blancs d'une pagode, entourée des 
lûodestes habitations des bonzes. 

C'est l'époque des fêtes ; le fleuve est sillonné de 
magnifiques et immenses pirogues chargées et dé- 
corées avec ce luxe d'hommes, de dorures, de scul- 
ptures et de couleurs que l'Orient seul sait déployer, 
et qui s'entre-croisent avec les lourds bateaux des 
marchands de riz, des cultivateurs et des pauvres 
femmes qui vont brocanter quelques noix d'arec ou 
des bananes. Ce n'est guère qu'à cette époque et 



440 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

dans une ou deux autres occasions que le roi, les 
princes et les grands mandarins déploient ainsi leurs 
richesses et leur importance. Le roi se rendait à une 
pagode où il allait offrir des présents, précédé, escorté 
et suivi de toute la cour. Chacun des mandarins était 
dans une de ces splendides pirogues dont les rameurs 
étaient couverts d'étoffes aux couleurs brillantes. 
Beaucoup d'embarcations étaient chargées de soldats 
en habits rouges; celle du roi se distinguait surtout 
parmi toutes les autres par un trône surmonté d'une 
petite tour se terminant en flèche, et par la masse 
de dorures et de sculptures dont elle était chargée. 
Le roi, qui avait à ses pieds quelques jeunes princes, 
ses enfants, saluait de la main les Européens qui se 
trouvait sur son passage. 

Tous les navires à l'ancre étaient pavoises, et 
chaque maison flottante avait à son entrée un petit 
autel couvert de différents objets^où fumaient des 
bâtons odoriférants. 

Au milieu de toutes ces belles pirogues, celle du 
Khrôme Luang, le frère du roi, homme très-intel- 
ligent, affable, bon et serviable envers les Euro- 
péens, en un mot prince et gentleman [accompli, se 
faisait surtout remarquer par la simplicité et le bon 
goût de ses ornements et la livrée de ses rameurs: 
vestes de toile blanche avec collets et poignets rouges. 
Toutes les autres livrées étaient généralement d'un 
rouge cramoisi. 

La plupart de ces dignitaires, chargés d'embon- 
point, sont mollement appuyés sur des coussins bro- 
dés et triangulaires au milieu de leurs magnifiquesem- 
barcations, sous une espèce de dais élevé et élégant. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 241 

Une foule d'officiers, de femmes et d'enfants ac- 
croupis ou prosternés les entourent, prêts à leur 
tendre l'urne d'or qui leur sert de crachoir, des 
boites d'arec ou des coupes à thé, faites du même 
précieux métal, et chefs-d'œuvre des orfèvres du 
Laos ou du Ligor. Chacune de ces embarcations est 
montée par quatre-vingts et même cent rameurs, la 
tête et le corps nus, les reins ceints d'une large 
écharpe blanche tranchant sur le bronze de leur 
peau et sur leur langouti rouge; ils lèvent ensemble 
simultanément leurs pagaies et frappent l'eau en 
mesure, tandis qu'à la proue et à la poupe, relevés 
en courbes légères et gracieuses, se tiennent deux 
autres esclaves, l'un maniant avec dextérité une 
longue rame qui lui sert de gourvernail, l'autre prêt 
à prévenir tout abordage. 

Continuellement un cri d'excitation sauvage se fait 
entendre : « Ouah...! ouah! y> tandis que, par inter- 
valles, l'homme de l'arrière en pousse un autre 
plus prolongé et plus fort qui domine tous les autres; 
puis viennent des pirogues chargées de musiciens, 
de rameurs, de femmes et même de nourrices avec 
leurs nourrissons. 

Tout cela passe rapidement, et déjà on n'entend 
plus que les cris lointains et les sons étouffés des ins- 
truments, on ne voit plus que d'autres embarcations 
montant et descendant le fleuve, presque aussi lon- 
gues que les premières, quoique également taillées 
dans un seul tronc d'arbre, n'ayant d'autre ornement 
que des banderoles, beaucoup plus légères et luttant 
de vitesse. Les hommes, les jeunes filles, les enfants, 
chaque âge, chaque sexe a la sienne; mais que d'ef- 

16 



242 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

forts, que de mouvement, et surtout quel brxàt de 
voix confus! 

Le coup d'œil, relevé par l'éclat des plus vives 
couleurs, est certainement charmant d'étrangeté. De 
temps en temps on voit aussi apparaître, parmi cette 
foule bruyante et pittoresque, la barque de quelque 
Européen, celui-ci se faisant remarquer par l'énorme 
tuyau de poêle qu'il a jidopté pour coiffure sur tous 
les points du globe. 

Par l'insouciance que le peuple montre, il est aisé 
de reconnaître qu'il ne souflBre pas de cette affreuse 
misère qu'on rencontre trop souvent, hélas! dans 
nos grands centres de population. Quand son appétit 
est satisfait, et il ne faut pour cela qu'un bol de riz 
et un morceau de poisson assaisonné d'un peu de 
piment, le Siamois est gai et heureux, et s'endort 
sans souci du lendemain; c'est une autre espèce de 
lazzarone. 

Ainsi que je l'ai dit, je quittai Bangkok avec M. Mal- 
herbes, qui voulut m'accompagner jusqu'à quel- 
ques heures en amont de cette ville. Nous ne nous 
séparâmes pas sans échanger une chaude et bonne 
poignée de main, et, l'avouerai-je, sans essuyer dia- 
cun une larme en abandonnant à la destinée le droit 
de nous réunir ici-bas ou ailleurs. La légère embar- 
cation de mon ami redescendit rapidement le fleuve 
et fut en quelques instants hors de vue. J'étais de 
nouveau seul avec moi-même poui* un temps incer- 
tain; et ce fut le cœur gonflé que je fis reprendre à 
ma barque sa marche pénible. Je ne me permettrai 
pas de longues suggestions à ce sujet; mais c'est 
toujours un dur moment pour l'homme, pour le 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 243 

voyageur qui a laissé derrière lui tout ce qu'il a de 
plus cher au monde, famille, patrie et amis, de quit- 
ter une étape hospitalière pour pénétrer seul dans 
un pays souvent dangereux et mortel ou privé tout au 
moins de confort. Ceux-là seuls qui ont traversé ce mo- 
ment peuvent comprendre cette angoisse. Je sais ce 
qui m'attend ; les missionnaires et les indigènes m'ont 
prévenu. Depuis ving-cinq ans, du moins à ma con- 
naissance, un seul homme, un missionnaire français, 
a pénétré au cœur du Laos, et il à eu juste le temps 
de revenir mourir dans les bras de ce bon et véné- 
rable prélat, M?r Pallegoix. Je connais la misère, les 
fatigues, les tribulations de toute sorte auxquelles je 
m'expose , parmi lesquelles le défaut de routes et 
la difficulté de me procurer des moyens de transport 
ne sont pas les moindres. Je puis payer d'une mala- 
die dangereuse ou d'une fièvre mortelle la moindre 
imprudence, et qu'est-ce que la prudence dans ces 
régions, dans ces climats dangereux? N'est-on pas 
obligé de se soumettre aux dures circonstances, aux 
inconvénients de la vie des bois et aux intempéries 
des saisons? Cependant ma destinée me pousse; je 
sens qu'il me faut obéir et marcher; je me confie en 
la bonne providence qui a veillé sur moi jusqu'à 
présent... donc, en avant! 

Quelques heures seulement avant mon départ de 
Bangkok, lamalle est arrivée et j'ai eu enfin de bonnes 
nouvelles de ma chère famille. 

Elles m'ont apporté quelque consolation à un mal- 
heur qui, au premier moment, m'avait fort affecté; 
je veux parler de la perte de mes belles collections 
à bord du Sir John Brooke, qui a sombré à quarante 



244 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

milles seulement de Singapour. Il y avait là de bien 
belles choses qui auraient fait grand plaisir à mes cor- 
respondants, et j'aurai sans doute beaucoup de peine 
à les remplacer. Mais l'expression delà tendre et con- 
tinuelle affection des miens me fait oublier ces pertes. 
C'est un encouragement à mieux faire qui m'arrive 
au moment opportun, au moment du départ. Merci, 
mes bons amis! Je continuerai, pendant ce voyage, 
h prendre note de mes petites aventures, bien rares, 
hélas I Je ne suis pas un de ces voyageurs qui tuent 
un éléphant et un tigre du même coup de fusil; 
« le moindre petit insecte ou coquillage inconnu fait 
bien mieux mon affaire; » cependant, à l'occasion, 
je ne recule pas devant les terribles hôtes de ces bois, 
et plus d'un individu de différentes espèces sait 
combien loin porte ma carabine et de quel calibre 
sont mes balles. Tous les soirs, enfermé sous ma 
moustiquaire , soit dans quelque cabane, soit au 
pied d'un arbre, au milieu des jungles ou au bord 
d'un ruisseau, je veux causer avec vous; vous serez 
les compagnons de mon voyage, et mon plaisir sera 
de vous confier toutes mes impressions et toutes 
mes pensées. 

A peine étais-je éloigné de l'éxceilent M. Mal- 
herbes, que je découvris, dans le fond de ma barque 
ime caisse qu'il avait fait glisser parmi les miennes; 
àPetchabury déjà, il m'en avait envoyé trois; au- 
jourd'hui, il me comble encore de ses prévenances. 
Quelques douzaines de bouteilles de bordeaux, autant 
de cognac, des biscuits de Reims, des boites de sar- 
dines, enfin une foule de choses qui me rappelle- 
raient, si jamais je pouvais l'oublier, combien, si 



I 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 245 

loin de la terre natale, Tamitié délicate et attentive 
d'un compatriote fait de bien au cœur. 

J'emporte également de doux et agréables souve- 
nirs d'un autre excellent ami, le docteur Campbell, 
de la marine royale, attaché au consulat britannique. 
Je dois également citer avec des sentiments de gra- 
titude : sir R. Schomburg, consul anglais, qui m'a 
témoigné beaucoup d'intérêt et de sympathie; — 
Mirr Pallegoix et son provicaire; — les missionnaires 
protestants américains et la plupart des consuls et 
résidents étrangers, principalement M. de Istria, 
notre nouveau consul, et enfin le mandarin, chargé 
spécialement de l'administration et des intérêts de 
la population chrétienne de Bangkok. Ce magistrat 
a dans les veines du sang portugais de la bonne 
époque, et il le révèle par ses traits et par son ca- 
ractère. 

Les rives du Ménam sont couvertes à perte de vue 
de superbes moissons; l'inondation périodique les 
rend d'une fertilité comparable à celles du Nil, si 
fameux pourtant dès l'antiquité. J'ai quatre rameurs 
laotiens; l'un d'eux, il y a deux ans, a déjà été à mon 
service pendant un mois, et il m'a prié avec ins- 
tance de le garder durant mon voyage à travers son 
pays, prétendant qu'il me serait fort utile. Un homme 
de plus comme domestique (jusqu'alors je n'en avais 
eu que deux) me convenait beaucoup, et, après 
quelque hésitation, je finis par l'engager. Mon bon 
et fidèle Phraï ne m'a pas quitté, heureusement pour 
moi, car j'aurais de la peine à le remplacer, et puis 
j'aime ce garçon qui est actif, intelligent, laborieux 
et dévoué. Son compagnon Deng, ou « le rouge, 3!v 



216 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

est un autre Chinois qui n'a encore fait avec moi 
que la « campagne » de Petchabury. Il connaît assez 
bien Tanglais, non pas cet incompréhensible jai^n 
de Canton, mais un assez bon anglais; il m'est utile 
comme interprète, et surtout quand il s'agit de com- 
prendre ces individus ayant entre leurs dents une 
énorme chique d'arec. En outre, en sa qualité de 
cuisinier, il est d'une grande ressource pour ajou- 
ter un plat de plus à notre ordinaire, ce qui arrive 
de temps en temps lorsqu'un cerf, un pigeon, vc»re 
un singe, a la mauvaise chance de se laisser sur* 
prendre, ou approche à portée de mon fusil. F9r 
voue que ce dernier gibier ne possède pas toute 
mon estime; mais il fait les délices de mes Qii- 
nois, avec le chien sauvage et les rats. € Chacun 
son goût. 9 II a aussi son petit défaut, ce pauvre 
Deng (mais qui n'en a pas dans ce monde *?); de 
temps en temps il aime à boire un petit coup, et je 
l'ai souvent surpris, aspirant, à l'aide d'un tuyau de 
bambou, l'esprit-de-vin des flacons dans lesquels je 
conserve mes reptiles, ou buvant au goulot de quel- 
que bouteille de c(^nac, largesse de mon ami Mal- 
herbes. Dernièrement, pris d'une soif dévorante, 
pendant que j'étais sorti pour quelques instants seu- 
lement, il profita de mon absence pour ouvrir ma 
caisse, et saisissant, dans la précipitation de la 
crainte, la première bouteille qui lui tomba sous la 
main, il but tout d'un trait une partie de son con- 
tenu; je rentrais comme il s'essuyait la bouche avec 
la manche de sa chemise. Vous dire les grimaces el 
les contorsions du pauvre diable, c'est impossible; 
il criait de toutes ses forces qu'il était empoisonné; 



DE SIAMy DE CAMBODGE ET DE LAOS Ml 

il avait répandu une partie du liquide sur sa die- 
imse^ et en avait la figure toute barbouillée ; le mal- 
heuireux avait eu la mauvaise chanœ de tomber sur 
ma bouteille d'encre. Ce sera, je pense, une bonne 
et profitable leçon pour sa gourmandise. 

L^ gages mensuels de mes gens sont à présent 
de dix ticaux, ce qui me fait, avec le change, près 
de quarante francs par mds. Ce serait bien payé 
dans tout autre pays que cdui-d, et cependant je 
trouverais très-diffîcâemait d'autres domestiques 
pour parcourir l'intérieur, même à raison d'un tical 
par jour. 

Enfin me voilà encore une fois en route, et voici 
qu'apparaissent les montagnes de Nophabury et de 
Phrâbat ; l'atmosphère est pure et sereine, le temps 
agréable et le vent frais. Tout dans la nature me 
sourit, et je me sens rempli d'animation et de joie. 
Autant j'étouffais et me sentais écrasé à Bangkok 
viUe qui n'a nullement mes .sympathies, autant mon 
cœur se dilate en chemin; il me semble que j'si 
grandi d'une coudée depuis que je me retrouve en 
vue des bois et des montagnes : ici, au moins, je 
respire, je vis, tandis que là-bas je suffoque; la vue 
de tant d'êtres rampants réunis sur un seul point 
me froisse comme penseur et m'humilie comme 
homme. 

L'inondation qui couvre tout le delta du Ménam 
nous a permis, dès le premier jour du voyage, de 
couper à travers champs et de naviguer au milieu 
de belles rizières; tout le pays, bien en amont d'Aju- 
thia, est inondé; près des montagnes seulement le 
î*ivage commence à s'élever d'un pied au-dessus du 



5548 VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 

plus haut point qu'atteignent les eaux. Déjà, en plu- 
sieurs endroits, on commence à couper le riz que 
l'on charge ainsi en herbe, et, dans quelques 
semaines, toute la population de la campagne, mâle 
et femelle, sera occupée à moissonner. 

Pour le moment, les paysans profitent encore gé- 
néralement du peu de temps qui leur reste pour 
jouir du farniente , pour aller aux pagodes porter 
aux bonzes des présents qui consistent principale- 
ment en fruits et en toile jaune, afin que ces derniers 
soient vêtus proprement pendant le temps de la 
bonne saison qu'ils passeront à courir le pays, car 
pendant plusieurs mois ils sont libres de quitter 
leurs monastères et d'aller où bon leur semble. 



XXIV 



Nophabury. — La procession annelle de l'inondation. — Les 
talapoins, prêtres, moines, prédicateurs et instituteurs. — 
Le parc aux éléphants d'Ajuthia. — Grande battue. — Dé- 
part pour le nord-est. — Saohaïe et la province de Petcha- 
boune. 



Avant de quitter définitivement les plaines de 
Siam, je voulus profiter des facilités que leur inon- 
dation donnait à la navigation d'une barque comme 
la mienne pour pousser une pointe jusqu'à Nopha- 
bury, la Louvo des écrivains du dernier siècle, où 
les rois de Siam, avant la ruine d'Ajuthia, avaient 
leur résidence d'été et venaient chasser l'éléphant 
pendant les hautes eaux. Située à la limite des basses 
et hautes terres du bassin du Ménam, cette ville, 
quoique bien déchue, est encore le chef-lieu d'une 
des plus riches provinces du royaume, de la plus 
agréable peut-être. Dominant au midi les plus fertiles 
rizières du Delta, elle s'appuie au nord sur des col- 
lines couvertes de plantations de corrossols et de 
bananiers, et que domine à l'horizon bleuâtre un 
vaste demi-cercle de montagnes boisées. Tel est, du 



250 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

moins, l'ensemble du paysage que j'embrassai du 
haut d'une petite pagode, qui fut autrefois un temple 
catholique, ainsi que le constatent son architecture 
et l'inscription : Jésus hominum salvatovy gravée en 
lettres d'or sur le baldaquin d'un autel à colonnes 
cannelées dans le goût du xvii® siècle. 

Ce temple était la chapelle même du palais de 
€onstance, cet aventurier de génie qui le premier 
rêva la rénovation de l'Orient par l'Occident, invo- 
qua pour ses desseins l'appui de Louis XIV, fit con- 
céder aux Français les places de Bangkok et de 
Mergui, et périt victime de la haine et des intrigues 
du vieux parti conservateur siamois. Les ruines âesa 
demeure princière jonchent aujourd'hui la terre; 
mais le portique ogival encore debout et les pans de 
murs restés intacts indiquent de vastes proportions, 
tandis que de nombreux fragments de marbre, gisdnt 
parmi les débris, t^noîgnait du goût et de la magni- 
ficence du fondateur de l'édifice. C'est bien là Tapr- 
chitecture contemporaine des splendeurs de "Ver- 
sailles, et l'on croira sans peine que retrouver à 
quatre mille lieues de distance, même sous des dé- 
combres amoncelés, des traces du génie de la terre 
natale, n'est pas une faible source d'émotions pour 
le voyageur. 

Sur le trajet aquatique que je venais de parcourir 
depuis Petchabury, j'avais rencontré surtout des ta- 
lapoins. Montés sur toutes les embarcations en usage 
dans la contrée, depuis la simple pirogue jusqu'à la 
grande et brillante barque couverte, qu'on nomme 
ici ballofiy ils voguaient en toute hâte vers Ajuthia, 
rendez-vous désigné de la procession nautique (un 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 251 

ancien Grec aurait dit la théorie) qui, chaque année, 
lors de l'apogée de l'inondation, se rend en grande 
pompe au sommet du Delta, pour âgnifier au Ménam 
que sa crue est suffisante, et qu'il ait, en conséquence, 
à baisser le niveau de ses eaux. 

n y a en cette occasion, de la part des saints per- 
sonnages, un grand déploiem^at de chants et d'exor^ 
ci»nes, dont la vertu ne saurait être mise en doute; 
car si mauvaise volonté que montre le fleuve, il finit 
toujours, un peu plus tôt^ un peu plus tard, par 
rentrer dans son lit. 

Les talapoins usent des mêmes pratiques contre 
toutes les calamités venant du fait de la nature, telles 
que sécheresses ou pluies prolongées, passages de 
sauterelles, épidémies, etc. Chi raconte (|ue, lors de 
la première invasion du choléra (venu de Java , 
selon l'opinion commime), ils n'imaginèrent rien de 
mieux que de rejeter le terrible fléau à la mer, qui 
semblait Tavoir vomi. Les pauvres Phras se déployè- 
rent donc en lignes serrées et parallèles, sur tous 
les bras du fleuve qui mtoent de Bangkok à l'Océan, 
et les descendirent en chantant, objurguant et ana- 
tbêmatisant avec un zèle ardent, digne d'un meilleur 
sort que celui qu'éprouva plus de la moitié d'entre 
eux, foudroyée dans un court trajet de huit heues, 
par l'invisible ennemi qu'ils pourchassaient. Néan- 
moins, comme au bout d'un certain temps le cho- 
léra, suivant sa marche habituelle, perdit de sa vio- 
lence et finit par disparaître, les survivants de cette 
héroïque équipée ne manquèrent pas de s'attribuer 
la victoire. 
Au moment de m'éloigner, peut-être pour n'y 



252 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

jamais revenir , des centres de population où 
s'exerce la plus haute influence de cette grande 
corporation, je crois indispensable d'esquisser ici 
les principaux traits de sa physionomie, plusieurs 
années d'observations personnelles, fortifiées par 
les aveux d'un grand dignitaire de l'ordre, dont je 
fus l'hôte à Nophabury, m'ayant mis à même de 
contrôler, sur ce sujet, les témoignages de mes 
devanciers les mieux informés. 

Les Européens désignent généralement les prêtres 
bouddhistes de Siam sous le nom de talapoins, qui 
dérive sans doute de celui du palmier talapat, dont 
la feuille fournit la matière première de l'éventafl 
que ces religieux portent constamment à la main; 
mais leurs compatriotes leur donnent le titre de 
Phra, qui a conservé sur les rives du Ménam les 
mêmes significations qu'il avait jadis sur les bords 
du Nil : celles de grand, divin et luminetcx. 

Quant à l'ordre pris en masse, il est difficile de le 
qualifier d'après nos idées préconçues. Ce n'est 
point une caste, car ses rangs sont ouverts à tout le 
monde, même aux esclaves autorisés de leurs maî- 
tres, et en cela seulement l'ordre est resté fidèle 
aux préceptes de son fondateur ^ On ne peut guère 

* Si l'on ne peut affirmer que le prince indou Siddharta le 
Gotamide, ou Çakia Mouni, comme l'appelèrent plus tard les 
bouddhistes, ait attaqué de front le système des castes, on 
ne peut nier du moins qu'en appelant tous les hommes, sans 
distinccion de rang et de naissance, à la vie ascétique et au 
salut qui en dérive , il n'ait sapé par la base le système lui- 
même. En prêchant l'égaiité des devoirs , en promettant l'é- 
galité dans la fin suprême, il émancipa moralement les petits 
et les humbles du joug des forts et des puissants , et ren- 
versa de fait les barrières que le brahmanisme multipliait 



DE SIAM, DE CAMBODGJE ET DE LAOS 253 

plus rappeler un clergé régulier, car, bien que les 
talapoins assistent et même président à toutes les 
phases principales de la vie sociale, à la naissance, 
à la tonte du toupet, au mariage, à la mort, et enfin 
aux funérailles, ils n'admettent en aucune manière 
que la sanction religieuse . qu'ils apportent à ces 
actes profite à d'autres qu'à eux-mêmes. Le mérite 
de leurs œuvres n'est que pour eux, nbn pour ceux 
qui les emploient. Ils n'ont point charge d'âmes; en 
un mot, ils ont un public, mais point d'ouailles. 

Ce n'est pas que ce public leur marchande jamais 
le prix de leurs services. Bien loin de là, il les traite 
avec la plus grande vénération; il leur concède les 
prérogatives les plus flatteuses, les titres les plus 
pompeux. Les gens du commun se prosternent de- 
vant eux, même au milieu des rues, en joignant les 
mains à la hauteur du front; les mandarins, les 
princes mêmes, les saluent des deux mains; et si le 
roi ne les salue que d'une seule, il les fait asseoir 
auprès de sa personne. Chaque jour il distribue lui- 
même l'aumône à plusieurs centaines d'entre eux, 
et cet exemple est suivi dévotement par la reine et 
les principales femmes du palais. 

Car, bien qu'il soit écrit parmi les deux cent vingt- 
sept articles de la règle austère des talapoins : 



entre les hommes. Quoi qu*on puisse objecter contre le 
synchrétisme grossier qui a greffé ses doctrines, expulsées 
de rinde, sur les superstitions primitives de l'extrême Orient 
et du nord de l'Asie, on doit reconnaître qu'elles n'en ont 
pas moins préservé quatre cents millions d'hommes de la 
destinée des vieilles races d'Egypte et de l'Inde, parmi les- 
quelles la notion étroite et mortelle de la caste a étouffé en 
germe celle de la patrie et de la nationalité. 



254 VOYAGE DANS LBS ROYAUMES 

c Ne regardez pas les femmes ; 

c Ne pensez à elles ni éveillé ni endormi ; 

€ Ne leur adressez pas la parole en particulier; 

c Ne recevez d'elles aucune offrande de la main 
à la main; 

« Ne touchez pas à une écharpe de femnie , ou 
même de petite fille au berceau ; 

€ Ne vous asseyez pas sur une natte de femme; 

« N'entrez pas dans une barque qui aurait servi 
à une femme, etc., etc. » 

C'est certainement parmi cette moitié du genre 
humain que les talapoins trouvent le plus solide ap- 
pui de leur institution. 

Dans les familles pauvres, c'est la femme, ou la 
fille, qui, tous les matins, assise respectueusement 
devant la porte du logis, distribue l'aumône aux 
frères quêteurs de la pagode voisine, et glisse discrè- 
tement dans leur marmite, toujours béante, le meil- 
leur morceau qu'elle a pu dîmer sur le modeste 
ordinaire des siens. Trois ou quatre fois par mois, 
en outre, sous prétexte de porter des fleurs à l'idole 
de ladite pagode, elles vont déposer des présents aux 
pieds de ses prêtres, et encourager pendant de 
longues heures par d'incessants satu! satu! (bravo! 
bravo!) les récits inintelligibles, ou profondément 
soporifiques, de l'officiant du jour. 

Dans les familles riches, les maîtresses de maisons 
tiennent à honneur d'offrir à leurs amis et connais- 
sances une prédication de même que parmi nous 
elles donneraient un bal ou un concert; et en ces 
occasions, leur vanité de fortune ou de position se 
donne un libre cours dans le choix et dans l'étalage 



DE SIAM, DE CxiMBODGE ET DE LAOS 255 

des objets qui doivent rémunérer le prédicateur et 
qui sont rangés avec ostentation dans la salle de 
réception. Ce sont de belles coupes à pied, des 
urnes de prix, contenant, les unes de Tor et de 
l'argent monnayé formant une somme supérieure 
aux appointements aanuels d'un mandarin, les autres 
de belles étofifes jaunes en soie et en coton, d'autres 
encore des noix d'arec, du bétel ou du tabac, des 
paquets de thé, du sucre candi, des cierges, du riz, 
des finiits , des comestibles de toutes sortes , enfin 
un assortiment variée digne de former la base d'un 
fonds d'épicerie, et capable de charger à pleins 
bords la barque du pieux marchand de paroles. 

N'aurait-il qjue cette industrie, le métier de tala- 
poin serait, on le voit, assez lucratif; mais il y joint 
bien d'autres privilèges. 

Exonérés de toutes corvées, de tout service civil 
ou militaire, de tout tribut ou impôt, le§ phras sont, 
de plus, exempts de tous droits de douanes. Pour 
eux, pour eux seuls existe le laissez^ faire, laissez^ 
passer ! et ils ne se font faute d'en profiter, car ja- 
mais contrebandier espagnol n'a mis au service du 
K6rc échange un zèle aussi ardent que celui des 
talapoins se procurant et colportant, sous le couvert 
franc de leurs habits jaunes, toutes sortes de mar- 
chandises, même les plus prohibées. Les trentième 
et trente et unième prescriptions de leur règle 
disent, il est vrai : « Ne trafiquez pas; ne vendez 
rien; n'achetez rien. » Mais les bons phras ne sont 
pas négociants, pas plus que ne l'était le père de 
M. Jourdain. Seulement, de même que ce pseudo- 
gentilhomme, ils se comiaissent en marchandises et 



~^ 



256 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

se plaisent, moyennant une juste rétribution, à faire 
profiter de leur science pratique leur parenté et 
leurs amis. — Ohl Molière! tu n'as pas écrit \mi- 
quement pour ton siècle et tes compatriotes, mais 
pour tous les temps et pour tous les pays!... 

Si à tant d'avantages, déjà énumérés, on ajoute le 
casuel toujours très-productif, surtout aux funé- 
railles et à cette cérémonie de la tonte du toupet 
<|ui est pour le Siamois adolescent ce qu'est la pre- 
mière communion pour l'Européen, et ce qu'était 
pour le jeune Romain la prise de la robe viHle; si, 
en outre, l'on tient compte du droit que possèdent 
les phras d'hériter, de tester et d'acquérir, en de- 
hors du contrôle ordinaire des lois, on concevra 
facilement comment cet ordre de mendiants se com- 
pose, pour le seul royaume de Siam, de plus de cent 
mille frères bien nourris, et de plusieurs milliers 
de vicaires, provicaires, légats, prieurs et princes- 
abbés 1, jouissant de l'existence la plus confortable 
et des positions les plus sûres que puisse offrir l'or- 
dre social siamois. 

On ne peut donc s'étonner que les Siamois vivent 
dans le respect de l'habit jaune et dans la persua- 
sion qu'en le revêtant on acquiert de grands mé- 
rites, non-seulement personnels, mais même appli- 
cables aux âmes des ancêtres. Aussi n'est-il pas de 
bon bourgeois qui n'exige de son fils d'entrer dans 
la sainte congrégation, du moins pour quelque 
temps. Rien n'est plus facile, du reste. Les rangs des 

1 Voici, rangés dans le même ordre, les titres siamois 
correspondants : Chao-Khun-Samu, Chao-Khun-Balat, Raxa- 
Khàna, Somdet-Chao, et enfin Sang-Karat. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 257 

talapoins s'ouvrent à quiconque se présente au con- 
seil d'admission d'une pagode, vêtu de blanc et 
suivi d'un cortège suffisant de parents, d'amis, de 
musiciens, et muni d'honnêtes offrandes. Le pos- 
tulant n'a qu'à déclarer devant l'assistance qu'il n'a 
jamais été attaqué de la lèpre ou de la folie, que 
nul magicien ne lui a jeté de sort, qu'il n'a pas con- 
tracté de dettes et qu'il possède le consentement de 
ses parents, vingt ans accomplis, le langouti jaune, 
la ceinture jaune, le manteau jaune, l'écharpe jaune 
et la marmite de fer battu. Ses négations et ses 
affirmations ouïes du conseil, on lui fait lecture de 
la règle de l'ordre, et, ipso facto, voilà le récipien- 
daire élevé de l'humble condition de laïque à l'état 
parfait de phra, dans lequel il doit se maintenir au 
moins durant trois mois. Ce temps écoulé, il est 
libre de rentrer dans le monde, de reprendre l'habit 
séculier et de se marier : il a payé sa dette à ses 
ascendants. 

Même parmi ceux qui se consacrent entièrement 
à la vie monastique, il en est très-peu qui s'astrei- 
gnent à passer chaque année dans leur couvent res- 
pectif au-delà de trois ou quatre mois de la saison 
des pluies; tout le reste du temps ils l'emploient à 
vagabonder d'un bout à l'autre du royaume, plus 
occupés des soins terrestres que des affaires du ciel, 
en dépit des prescriptions les plus formelles de leur 
règle. 

Comme c'est à de pareilles mains que l'éducation 
de la jeunesse masculine est livrée par la loi sia- 
nioise, on ne devra pas s'émerveiller non plus qu'il 
faille sept ou huit ans d'études monacales pour 

17 



n 



258 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

inoculer à un élève, privilégié sur dix fruits secs, la 
science complète de récriture et de la lecture, ni 
plus, ni moins. 

J'étais de retour à Ajuthia vers le milieu d'octobre. 
Malgré mon intention bien arrêtée de ne passer dans 
cette vieille capitale que le temps nécessaire pour 
échanger une poignée de main avec le bon P, Lar- 
naudy, qui se trouvait alors au milieu de sa petite 
chrétienté, j'y fus cependant retenu plusieurs jours 
par l'attrait inattendu que m'offrit un des épisodes 
les plus curieux de l'inondation. 

Lee éléphants abondent dans les forêts et les 
jungles qui entourent Ajuthia; ils y vivent, non pas 
tout à fait à l'état sauvage, mais dans cette espèce de 
liberté dont jouissent les chevaux et les bœufs de 
la Camargue, et les buffles des Marins-Pontins. 
Tous sont propriété du souverain, et c'est un crime 
que d'en tuer ou d'en blesser un, même surpris en 
flagrant délit de déprédation. Une fois par an, seule- 
ment, on les traque officiellement pour en amener le 
plus qu'on peut dans le kraal, ou parc construit pour 
eux près d' Ajuthia, et qui forme le dépôt de renumie 
le plus vaste et le mieux organisé du royaume. 

C'est un grand quadrilatère, fermé de deux en- 
ceintes concentriques et parallèles. La première, ou 
l'intérieur, est en maçonnerie de deux mètres 
d'épaisseur; la seconde se compose d'une palissade 
en troncs massifs de teck, ou ciste des Indes, profon- 
dément enfoncés dans le sol et n'offrant entre eux 
qu'un intervalle de quelques pouces. 

Chaque enceinte n'a qu'une entrée, sorte de 
traquenard qui s'ouvre ou se ferme par le jeu de 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 239 

deux énormes poutres, glissant facilement dans de 
profondes rainures. 

Dès que la bande d'animaux pourchassés est 
engagée tout entière entre les deux enceintes, et que 
le seuil de la première s'est refermé sur elle, on 
procède au triage des éléphants propres au service. 
Cette opération se fait sous la direction d'un jury 
d'examen, composé des plus grands personnages de 
l'État, présidé ordinairement par le roi en personne 
et siégeant sur une large plate-forme élevée sur un 
des côtés du kraal. 

Les qualités recherchées à Siam, dans un élé- 
phant, sont : une couleur approchant du brun pâle 
ou de l'isabelle cendré , des ongles bien noirs, et 
enfin des défenses bien intactes et une queue non 
mutilée. Ces deux derniers points sont difficiles â 
concilier dans un même individu ; car si un ivoire 
sans écorchure dénote chez l'animal qui en est por- 
teur un caractère paisible et peu querelleur, une 
queue en bon état indique clairement que son pro- 
priétaire n'a jamais tourné le dos à l'ennemi. 

Dès que, du haut de leur estrade, les membres de 
la commission d'examen ont remarqué dans la bande 
sauvage un animal remplissant, ou à peu près, les 
conditions requises, ils le signalent à l'attention et à 
la poursuite des cornacs-chasseurs apostés à cet 
effet. Ceux-ci font entourer immédiatement le pa- 
chyderme désigné par de vigoureux éléphants pri- 
vés, qui le pressent, le poussent et l'amènent plus 
ou moins doucement dans l'enceinte intérieure. Si 
la pauvre brute regimbe trop, ou cherche à s'enfuir, 
un nœud coulant jeté autour d'une de ses jambes ne 



260 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

tarde pas à la faire trébucher ; puis un de ses congé- 
nères civilisé, s' appuyant sur elle de tout son poids, 
la fait tomber lourdement sur le sol, d'où elle ne se 
relève que bien et dûment garrottée et captive. 

Cette dernière phase de la chasse est la plus dan- 
gereuse pour les chasseurs et amène parfois mort 
d'homme. On me l'a dit, du moins ; mais le cas doit 
être rare; d'autant plus qu'on a ménagé, au centre 
même du kraal intérieur, un fort blockhaus d'un 
accès très-facile à l'homme, mais dont les énormes 
palissades sont à l'épreuve de la charge à fond de 
l'éléphant le plus désespéré. 

Une fois ces animaux enfermés dans le kraal, il 
suffit pour les dompter de quelques jours d'une diète 
absolue, suivie d'un régime abondant de cannes à 
sucre et d'herbages frais. L'habitude quotidienne de 
l'aspect et de la voix de leurs gardiens achève de les 
apprivoiser. 

Ces rudes colosses sont, du reste, à plusieurs 
égards, d'une timidité extraordinaire. Ils ont des 
nerfs de jolie femme; il leur faut longtemps pour 
s'habituer, sans trembler, à la vue d'un cheval et à la 
détonation d'une arme à feu. Quand la vie du kraal les 
a bien soumis à la domesticité, on transporte à Bang- 
kok ceux que le service du roi y réclame, dans des 
écuries établies sur d'immenses radeaux qui descen- 
dent lentement et surtout tout doucement le fleuve. 

J'avoue que j'emprunte la plupart des détails qui 
précèdent plutôt à des récits de personnes dignes de 
foi qu'à mes propres observations; car la chasse ou 
battue dont j'ai été témoin avait bien moins pour 
objet d'amener à la domesticité un certsdn nombre 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS â6l 

d'éléphants, que de mettre temporairement sous les 
verrous quelques centaines de ces quadrupèdes, qui, 
chassés par Tinondation de leurs pacages habituels, 
étaient venus chercher un asile et une pitance dans 
les vergers et jardins d'Ajuthia. 

Pour dépister ces hôtes indiscrets, les gardiens du 
kraal ne trouvèrent rien de mieux que de glisser 
nuitamment dans la bande un certain nombre de fe- 
melles privées, habituées à revenir à Tétable au son 
d'une trompe; en arrière, on forma un cercle de ra- 
batteurs renforcés de gros éléphants mâles, chargés 
découper la retraite à leurs camarades sauvages; 
puis la battue commença. Je n'enaijamais vu d'aussi 
émouvante. 

A celui qui n'a jamais assisté qu'à une chasse 
d'Europe 5 qui n'a jamais vu fuir devant les cris, les 
cors, les chiens et les chevaux, que le gibier timide 
et chétif de nos forêts rabougries, rien ne donnera 
jamais l'idée de cette scène. Il pourra bien s'imagi- 
ner, dans un espace étroit, une lieue carrée peut-être, 
aux trois quarts submergée par l'inondation, deux 
ou trois cents éléphants, divisés en autant de trou- 
peaux que le sol présente d'îlots ou de massifs d'ar- 
bres, et mis tout à coup en éveil par des bruits dis- 
cords, s'élevant de trois côtés de l'horizon. Il pourra 
se les représenter, au fur et à mesure que le cercle 
de menaces se resserre autour d'eux, reculant peu à 
peu et se concentrant enfin en une seule masse 
énorme, qui, bientôt folle de terreur, s'élance tout 
entière, sur les pas des femelles privées, dans la 
seule direction où ne'retentissent ni détonations d' ar- 
ènes à feu, ni clameurs humaines, ni vibrations dé 



262 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

tam-tam. Oui! Timagination et le savoir aidant, il 
pourra graver dans son cerveau une image plus ou 
moins colorée de ces choses : mais le sol ébranlé 
sous les pieds de ces colosses effarouchés; mais les 
taillis, les cépées, les futaies même disparaissant 
écrasés sous leurs flancs; mais le clapotis et le re- 
mous des eaux soulevées par leur passage, qui lui 
en rendra jamais les saisissants effets? Pour leur 
trouver des termes de comparaison, il faut avoir 
éprouvé la commotion d'un tremblement de terre, 
avoir suivi la course d'une trombe , avoir contem- 
plé face à face une grande marée d'automne ! 

D'ailleurs, pour bien comprendre ce que les le- 
çons de l'homme peuvent obtenir de l'intelligence 
des animaux, il faut avoir été témoin, comme je l'ai 
été en cette occasion, et du calme sang-froid des 
éléphants privés, chargés de côtoyer, à travers bois 
et fondrières, ruisseaux et torrents débordés, les 
flancs de la bande fugitive, afin de la maintenir dans 
la ligne prescrite, et des ruses calculées des fe- 
melles, qui, leur besogne de guides accomplie, et 
toutes les victimes de leur manège massées devant 
les murailles du kraal, font prestement demi-tour, 
et vont fortifier le cercle de leurs camarades, qui, 
à coups de trompes et de fronts et de flancs, forcent 
les pauvres sauvages à franchir la porte de la prison, 
jusqu'à ce qu'elle se ferme enfin sur le dernier 
d'entre eux. 

Parti d'Ajuthia le 19 octobre 1860, dans la même 
embarcation qui m'avait amené jusque-là, j'étais le 
20 à Tharua-Tristard, où je dus bivaquer à l'entrée 
du village, à cause de l'heure trop avancée de la 






\ 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 263 

nuit ; mais le matin, de bonne heure, j'allai débar- 
quer devant la maison de Khun-Pakdy, le complai- 
sant petit chef qui m'a accompagné il y a deux ans à 
Phrâbat. Le brave homme ne fut pas peu surpris en 
me voyant sortir de ma barque ; il en croyait à peine 
ses yeux, car il avait entendu dire que j'étais mort à 
Muang-Kabin. Nous renouvelâmes bien vite connais- 
sance, et je vis avec plaisir comment son .amitié, 
qu'un verre de cognac acheva d'exalter, avait résisté 
à l'épreuve du temps. Pauvre Khun-P^kdy ! si j'étais 
roi de Siam (ce qu'à Dieu ne plaise !), je te nomme- 
rais prince de Phrâbat, ou mieux je te céderais ma 
place. 

A peine m'eut-il aperçu, qu'il donna immédiate- 
ment Tordre qu'on me préparât à déjeuner; puis, 
dès qu'il sut que je me dirigeais sur Kôrat, il se res- 
souvint qu'il m'avait promis de m'y accompagner si 
jamais je lui rapportais un fusil de Bangkok. « Ne 
fût-il que de trois ticaux, cela ferait mon affaire, » 
avait-il dit; mais ne me voyant que des fusils à cap- 
sule comme par le passé : « Vous ne m'avez pas ap- 
porté de fusil, observa-t-il ; mais cela ne fait rien, j'i- 
rai avec vous quand même. Vive Kôrat! là, nous ne 
mourrons pas de faim comme nous avons manqué de 
faire à Phrâbat ; on y a cent œufs pour un fuang, un 
porc pour une couple de ticaux. » Ce ne fut que lors- 
que je lui eus dit que je ne m'arrêterais probable- 
ment que très-peu de temps à Kôrat, et que j'irais 
plus loin dans des lieux où il faudra sans doute 
« serrer le ceinturon, » et que je ne souffrirais pas 
que par amitié pour moi il s'exposât à perdre son 
embonpoint de mandarin, que je parvins à mettre 



2ft4 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

un frein à son dévouement enthousiaste; enfin quand 
il entendit que souvent nous serions obligés de cou- 
cher à la belle étoile au milieu des forêts, il détourna 
la conversation. 

Dès qu'on eut déjeuné, je fis reprendre les rames 
pour échapper aux caresses trop démonstratives et 
aux éloges bruyants dont le généreux Khun-Pakdy 
continuait à me gratifier. 

En ce moment, cette charmante petite chaîne qui 
s'étend depuis Nophabury ici, et doit se rattacher 
vers le nord à celles de la Birmanie et vers l'est aux 
monts Deng qui coupent et longent la péninsule, 
m'apparait à une distance de quinze milles au plus, 
et réveille en moi une foule de souvenirs agréables. 
Décidément, je crois la bonne saison étabhe : l'air 
est pur, le ciel serein, et le soleil brille tous les jours 
presque constamment. 

Saohaïe^ 22 octobre. — Je n'ai pas encore atteint 
Pakpriau, et je commence déjà à rencontrer et à 
souffrir de ces petites contrariétés inévitables dans 
un pays comme celui-ci, inondé une partie de l'an- 
née, et où les moyens de communication manquent 
surtout pour qui traîne une certaine quantité de ba- 
gages avec soi. Depuis deux jours je suis ici, logé dans 
la barque d'un Chinois qui tout d'abord a craint de 
me donner asile dans sa cabane, et je puis me con- 
sidérer heureux d'avoir au moins un gîte quelcon- 
que; je pourrais bien n'en pas avoir du tout. Hier, je 
suis allé rendre visite au gouverneur, qui réside dans 
une vieille masure d'une saleté repoussante, à deux 
milles au-dessous du heu où j'ai débarqué. De tout 
le chef-lieu de la province de Saraburi, cet établis- 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 265 

sèment, avec quelques chaumières de cultivateurs 
éparses çà et là, est tout ce que j'ai remarqué ; il n'y 
a ni bazar, ni boutiques flottantes; de temps à autre, 
de petits marchands viennent en ce heu vendre ou 
échanger du sel, des objets de première nécessité, 
et quelques Chinois trafiquants ont de petits dépôts 
de langoutis, d'arec, de toile et de vestes siamoises, 
qu'ils vont troquer contre des peaux, des cornes et 
du riz, dans le haut de la rivière qu'ils remontent 
parfois jusqu'à Petchaboune. 

Le courant était si fort, qu'en un quart d'heure 
nous fûmes entraînés à la résidence du mandarin 
que je connaissais déjà pour l'avoir vu lors de mon 
premier voyage, et lui avoir fait un présent en retour 
^ duquel il m'avait promis que si j'allais à Kôrat et 
que j'eusse besoin même d'une centaine d'hdmmes, 
il me les donnerait. Je lui annonçai mon inten- 
tion d'aller à Khao-Khoc, lieu choisi depuis deux 
ans par les rois de Siam pour y fonder une place 
forte où ils comptent se réfugier, si jamais les Euro- 
péens, qui les fatiguent de leur bruyante activité, 
s'emparaient de leur capitale ; ce qui, disons-le tout 
bas, serait chose très-facile. Il ne faudrait pour cela 
qu'une poignée de nos chasseurs, zouaves ou turcos 
habituésa u soleil d'Afrique. 

Je fus d'autant mieux reçu du fonctionnaire sia- 
niois, que je n'avais à lui demander aucun service, 
ayant déjà engagé une barque qui retourne avec son 
propriétaire à Khao-Khoc sous peu de jours. J'avais 
eu l'intention de me rendre à Patawi ; mais en cette 
saison les chemins qui y mènent sont tellement im- 
praticables, que je dus abandonner cette idée. Un 



2(>6 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

grand nombre d'habitants de cette province sont 
originaires du Laos, anciens captifs amenés de 
Vien-Chang après le soulèvement de cette province. 
Les provinces de Boatioume et de Petchaboune 
sont peuplées de Siamois, car le Laos proprement 
dit ne commence qu*à M'Lôm. Toutes ces pro- 
vinces, de môme que celles qui les confinent à Test 
et au nord, sont gouvernées par des mandarins 
siamois, d'un rang plus ou moins élevé, c'est-à-dire 
que quelques-uns d'entre eux ont droit de vie et de 
mort, et sont alors considérés comme vice-rois. Les 
provinces plus éloignées, quoique simplement tribu- 
taires, relèvent du royaume de Siam et en font inté- 
gralement partie. 

La province de Petchaboune est surtout renommée 
pour son tabac , considéré comme le meilleur de 
Siam, et dont il se fait un grand commerce avec 
Bangkok, malgré l'extrême difficulté des communi- 
cations; car à l'époque des grandes eaux, lorsque les 
barques d'une certaine grandeur peuvent s'y rendre, 
il faut un mois de lutte pénible contre un courant 
qui a la force d'un torrent pour atteindre le centre 
de production. Dans la saison sèche, il n'y a que les 
barques d'une très-petite dimension qui puissent être 
employées à ce voyage; car, â de fréquents inter- 
valles, on est obligé de les traîner sur le sable ou de 
les transporter au-delà des roches, qui forment en 
maints endroits des rapides obstruant la navigation. 
Ce commerce est, en grande partie, entre les mains 
des Siamois de Petchaboune, qui arrivent à Pakpriau 
vers la fin de la saison des pluies pour échanger ce 
produit contre des noix d'arec ou d'autres objets. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 267 

Les cantons nord de la province de Saraburi sont 
presque déserts, tandis que la partie sud, assez bien 
cultivée, est très-riche en riz, qui, bien que de qualité 
un peu inférieure à celui de Petchaburi, est considéré 
comme un des meilleurs du pays. C'est un objet d'é- 
changes continuels et de transactions permanentes 
avec Bangkok. Quant à la population, qui est répandue 
d'une manière très clair-semée sur les rives du fleuve, 
elle ne peut être que difficilement recensée, de même 
que celle de toutes les autres parties du pays. 

Saohaïe est le point de départ des caravanes qui 
se rendent à Kôrat; uii autre chemin conduit de 
Bangkok à cette ancienne ville du Cambodge : c'est 
celui de Muang-Kabin; mais il n'est guère fréquenté 
que par les Laotiens de cette localité. 

Je viens d'être interrompu par la visite inattendue 
du gouverneur, qui, tout en passant pour aller faire 
une offrande de fruits confits aux bonzes de sa pagode, 
s'est arrêté près d'une heure dans ma cabine. Il était 
dans une de ces élégantes et immenses pirogues, de 
plus de trente mètres de long, portant à leur centre 
un charmant pavillon, et pour laquelle j'aurais donné 
tout son château fort avec ses dépendances. Le gou- 
verneur fit appeler le propriétaire de la barque qui 
doit me conduire à Khao-Khoc, et lui donna quelques 
instructions pour le chef de cet endroit, en ajoutant : 
« Je n'ai pas fait de lettre, parce que je sais que 
M. Mouhot n'en a pas besoin, car il y a deux ans il a 
su se faire respecter ici ; il en sera de même là-bas. y> 
Je ne pus me dispenser de lui offrir quelques petits 
présents pour ce léger service qui sans doute ne me 
sera d'aucune utilité, et je lui offris une paire de lu- 



268 VOYAGE DANS LKS ROYAUMES 

nettes montées en écaille, un flacon d' essence, me 
bouteille de cognac et une autre d'eau sédative que 
je lui préparai, sur ses instances, pour obtenir quel- 
que remède souverain contre ses douleurs rhuma- 
tismales. Heureux Raspail ! dont le « système » va 
soulager les souffrances humaines jusqu'au fond des 
provinces les plus reculées de l'Asie. En retour, le 
mandarin promit de me donner un poney quand je 
partirais pour Kôrat, puis différentes choses très- 
utiles, dit-il ; toutefois, il a le loisir d'oublier sa pro- 
messe, car ici il est d'usage qu'un riche peut tout 
accepter, même des plus pauvres; quant à donner, 
c'est plus rare. Du reste, de quoi vivraient ces man- 
darins, si ce n'était de concussions et delà générosité 
de leurs administrés, car avec leurs honoraires seu- 
lement, quand ils en ont, ils seraient condamnés à 
une maigreur qm causerait leur désespoir en les fai- 
sant passer pour des hommes ineptes. 

Les malheureux ne touchent qu'une fois l'an leurs 
appointements, dont voici le tarif : 

Les princes et les ministres ont droit annuelle- 
ment à vingt livres siamoises d'argent, égalant 
7,000 francs. 

Les mandarins de la première à la troisième classe 
à une somme variant de 3,600 à 500 francs. 

Ceux de quatrième et de cinquième classe à une 
solde descendant de 360 à 180 francs. Les employés 
inférieurs ne reçoivent que 120 ou même 50 francs, 
et enfin les soldats, les satellites, les médecins, les 
ouvriers, etc., sont payés à raison de 30 à 36 francs. 
Autant, ni plus ni moins, que l'impôt réclamé au plus 
infime Siamois. La distribution de ces magnifiques 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 269 

a^Uocations se fait à la fin de novembre et de la main 
même du roi. C'est encore l'occasion d'une mise en 
scène et d'un cérémonial qui ne durent pas moins de 
douze jours. 






1 



XXV 



Voyage à Khao-Khoc. — Traversée de la Dong^Phya-Phaye, 
ou forêt du Roi-du-Feu. — Le mandarin et Téléphant blanc. 
— Observations de moraliste, de naturaliste et de chas- 
seur. 



Depuis hier je suis en route pour Khao-Khoc dans 
la barque d'un trafiquant chinois, fort bon homme 
du reste, et, qualité tout aussi agréable pour moi, ne 
s' enivrant ni d'opium ni de samchou. Il se propose 
de remonter jusqu'à Boatioume ; mais le courant est 
si fort que je crois bien qu'il ne pourra dépasser 
Khao-Khoc, car, malgré ses quatre rameurs, et l'aide 
des deux hommes qui me restent (j'ai dû congédier 
mon Laotien, qui trouvait trop fatigant de ramer, et 
préférait fumer et dormir) , nous manquons d'être 
entraînés, à chaque détour de la rivière, dans les 
rapides formés par des roches, découvertes dans la 
saison sèche. 

Le temps que je croyais tout à fait au beau fixe a 
changé depuis trois jours; chaque après-midi, vers 
les quatre ou cinq heures, nous avons une forte on- 
dée. Hier soir, j'ai été pris d'un mal de tète plus vio- 



VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 271 

lent qu'aucun de ceux que j'avais encore eus depuis 
que je parcours ce pays, et j'ai cru un instant être 
atteint de la fièvre, si redoutée pendant la saison 
des pluies dans tout le voisinage de la terrible Dong- 
Phya-Phaye; mais il provenait de l'ardeur du soleil, 
auquel j'étais resté exposé toute la journée, et il 
s'est dissipé après une nuit passée au grand air sur 
l'avant de la barque; le lendemain, j'étais, comme 
d'habitude, frais et dispos. 

On me fait espérer pour demain le plaisir de voir 
Khao-Khoc; je n'en serais pas fâché; notre petite 
barque est tellement encombrée par mon bagage 
et celui de tant d'hommes, que j'y subis la torture 
d'une véritable incarcération, forcé que je suis de 
garder les positions les plus gênantes. Ces douze 
jours de lente navigation m'ont déjà cruellement fa- 
tigué. 

En outre, l'air qu'on respire ici est humide, mal- 
* sain et d'une pesanteur extrême; intérieurement on 
a froid, on est saisi de frissons, tandis que la tête 
brûle et que le corps ruisselle de sueur. 

Après quatrejouméesd'unefatigue excessive, nous 
entrions hier soir dans une gorge creusée par la ri- 
vière qui, même à cette époque, n'a pas plus de 
quatre-vingt-dix mètres de largeur, lorsqu'une pluie 
torrentielle vint subitement fondre sur nous et nous 
contraignit à nous arrêter et à chercher un abri 
sous notre toit de feuilles. 

La pluie dura toute la nuit, nuit affreuse pour mes 
pauvres hommes qui, m'ayant cédé l'avant, se trou- 
vaient entassés à l'intérieur, et gémissaient sans 
pouvoir goûter un seul instant de sommeil après 



272 VOYAGE DANS LKS ROYAUMES 

tant de fatigues, tourmentés qu'ils étaient par une 
chaleur suffocante et par des légions de moustiques. 

A la pointe du jour, après une centaine de coups de 
rame et un nouveau coude de la rivière franchi, nous 
nous trouvons en face de Khao-Khoc. Ce lieu a été 
bien inutilement choisi, selon mon humble avis, par 
les rois de Siam pour y élever une place forte, dans 
l'intention de s'y retirer si jamais les blancs, enva- 
hissant le sud, ils étaient obligés d'abandonner Bang- 
kok à leur dévorante ambition. Pauvre calcul de la 
peur, car la possession de Bangkok entraînerait celle 
de tout le Delta, et personne ne songerait à venir in- 
quiéter la royauté fugitive dans une pareille solitude. 

A deux ou trois milles au-dessous de Khao-Khoc, 
je vis une espèce de débarcadère, et une habitation 
de médiocre apparence portant le nom prétentieux 
de palais ; elle n'est composée que de feuilles et de 
bambous : c'est Prahat-Moi, Quant à Khao-Khoc, 
quoique depuis trois ans le deuxième roi y soit venu 
très-souvent pendant la bonne saison, non-seule- 
ment il n'y a point de débarcadère, mais pas même 
un escalier creusé dans la terre pour faciliter l'es- 
calade de la rive qui est haute et escarpée. 

Aussitôt arrivé, je mis pied à terre et me disposai 
à faire un choix parmi les nombreuses habitations 
vacantes de mandarins que l'on m'avait dit se trou- 
ver sur les bords de la rivière ; mais j'eus beau battre 
les broussailles et les taillis avec mes hommes, en- 
fonçant jusqu'aux genoux dans un sol détrempé et 
fangeux, je ne pus découvrir que sept ou huit chau- 
mières de Laotiens qui forment le noyau de la 
population de la citadelle future, cultivateurs pai- 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS ^73 

sibles et hospitaliers qui seraient bien affligés, et 
encore plus épouvantés si jamais leurs échos répé- 
taient un jour de sinistres bruits de guerre, s'ils 
voyaient luire au loin des baïonnettes européennes, 
ou s'ils entendaient tonner des canons rayés. Quant 
aux habitations royales, je ne pus y atteindre. Tout 
l'espace au-delà d'une zone de cinquante pas com- 
prise entre la montagne et les bords du fleuve n'est 
encore qu'un marécage, et tous les étroits sentiers 
sont obstrués par des broussailles et de hautes herbes 
qui ont eu le temps de croître pendant les six ou 
huit mois écoulés depuis la dernière visite du roi. 

Ne pouvant trouver une seule cabane habitable, 
nous nous mîmes en devoir d'abattre des bambous 
pour nous en construire une; ce qui ne fut pas long, 
plusieurs hommes du hameau s'étant joints à nous, 
t c'est dans cette hutte ouverte à tous les vents que 
nous nous sommes installés. 

Dans l'intervalle, j'appris qu'un éléphant blanc 
venait d'être pris dans le Laos et qu'il était en route 
pour Bangkok sous la garde d'un mandarin. 

Cette grande nouvelle a été apportée ici par un 
messager, chargé par le vice-roi de Kôrat de faire 
préparer la route et les étapes pour la bête sacrée. 
M'étant trouvé chez le premier magistrat de Khao- 
Khoc au moment de l'arrivée dudit messager, je me 
suis empressé de reporter sur mon journal les princi- 
paux détails de cette entrevue et du dialogue qui s'en- 
suivit, dans l'espoir qu'ils auront au moins, pour mes 
lecteurs, si j'en ai jamais, le piquant de la nouveauté. 

La scène se passe dans le prétoire de la localité, 
dans ce qu'en France on appellerait Vhôtel de la pré" 

18 



274 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

fecture. Pauvre prétoire qui ne diffère guère àe 
la plupart des huttes cambodgiennes et dans la 
construction complète desquelles, pilotis, char- 
pente, cloisons, plancher et toiture, gros et petit 
mobilier compris, il n'entre d'autres matériaux 
que ceux que peut fournir un pied de graminée, — 
gigantesque il est vrai, — une touffe de bam- 
bou. 

Sur le plancher vacillant de cette espèce de cage, 
le mandarin, les jambes croisées à la façon d'un tail- 
leur, occupe une estrade de dix à quinze pouces de 
hauteur et roule dans la bouche, d'un air grave, 
quelques pincées de bétel ; devant lui, plutôt êtenda 
que prosterné, le messager^ fonctionnaire de l'ordre 
des nai-moiteta ou sergents de police, fait son n^ 
port, tandis que, sur les degrés de l'échelle qui 
donne accès à la salle d'audience, des volailles indis- 
crètes se perchent et caquètent, et que des tonquins, 
h l'abdomen distendu, se vautrent et grognent dans 
la vase chargée d'immondices du sous-sol de cette 
demeure ofBcielle. 

Le message débité et oui, le mandarin se lève avec 
transport, dépose sa chique, jdnt les mains et s'écrie : 
« Heureux événement 1 Avez-vous, ô Nai*-Mouet l été 
favorisé de la vue du saint éléphant? 

Le MESSAGER. — lUustrc seigneur, que n'en est-il 
ainsi 1 Mais je ne le connais que par la proclamation 
de l'auguste Chao-Phaja de Kôrat, dont je reçois les 
ordres, moi cheveu. L'auguste Chao-Phaja s'est 
transporté jusqu'à Pimaie pour vérifier si la chose 
était telle que l'annonçait le roi de Louang-Prabang, 
et à son retour il a déclaré avoir reconnu un élé- 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 275 

phant mâle, de noble race, marqué de tous les signes 
divins. 

Le MANDARIN. — Bien! très-bien! Alors sa cou- 
leur peut être comparée à la couleur d'une marmite 
de terre neuve ? 

Le MESSAGER. — Illustre seigneur ! je reçois vos 
ordres; il en est ainsi. 

Le MANDARIN. — Parfaitement! Et quelle est sa 
taille? 

Le messager. — Illustre seigneur! il a au moins 
quatre coudées de hauteur. 

Le mandarin. — Ah I n est jeune encore? et a-t-il 
une bonne apparence? 

Le messager. — Illustre seigneur ! Je reçois vos 
ordres ; il est majestueux. 

Le mandarin. — Et quand devons-nous l'attendre 
en ces lieux? 

Le messager. — Illustre seigneur! si je puis énon- 
cer une opînioTi à cet égard, moi cheveu, il sera ici 
vers le milieu de la prochaine lune. 

Le mandarin. — Bien ! très-bien! Tout sera prêt 
pour sa réception. » 

Et tandis que le Nai-Mouet se glisse à reculons 
vers l'échelle pour aller porter ailleurs la bonne 
nouvelle, Villustre seigneur aux soixante ticaux d'ap- 
pointements annuels (480 fr.), auquel il vient de la 
communiquer, se frotte les mains avec une vigueur 
inaccoutumée et répète, avec une animation crois- 
sante : 

c Heureux événement 1 heureux événement ! » 

Le digne magistrat ne put me cacher longtemps 
que ce qu'il prisait le plus dans Y événement^ ce qui 



276 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

le rendait si joyeux, c'était la faculté que rouverture 
et la réparation des routes allait lui donner d'impo- 
ser des corvées à ses administrés. Il m'avoua hum- 
blement, pleurant d'un œil et riant de l'autre, qu'il 
en imposerait beaucoup plus que la chose ne l'exi- 
geait absolument, et que touç ceux qui voudraient 
s'en racheter le trouveraient disposé à traiter avec 
eux au prix modique de seize ticaux par tête, et que 
cette petite négociation, menée à bonne fin, le met- 
trait à l'abri du besoin dans sa vieillesse. 

« C'est, ajouta-t-il en terminant, ce que mes col- 
lègues, grands et petits, appellent proverbialement 
tham na bon limg^phrdi (faire sa moisson sur le dos 
du peuple). N'avez-vous pas, ô vénérable étran- 
ger ! quelque expression équivalente dans la langue 
de votre patrie? » 

Tous les habitants du village, une cinquantaine à 
peu près, sont venus me présenter leurs enfants et 
me demander des remèdes, les uns contre la fièvre, 
d'autres contre la dyssenterie ou les rhumatismes, etc. 
Je n'ai pas entendu dire qu'il y eût des lépreux ici 
comme à Khao-Tchioulaû; mais les enfants sont 
d'une saleté révoltante ; ils sont littéralement cou- 
verts d'une couche de crasse qui les fait ressembler 
à des négrillons; la plupart de ces pauvres petits 
êtres tremblent de la fièvre. Le Ueu que j'habite est 
dans une vallée formée par une ceinture de mon- 
tagnes venant de Nophabury et de Phrâbat, contre- 
forts de la chsdne qui, contournant le bassin du Mé- 
nam, se reUe à celles de la péninsule et de la Birmanie. 
Le mont Khoc s'étend à un kilomètre de la rive 
gauche de la rivière, autour d'un espace demi-circu- 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 277 

laire, puis se rattache aux montagnes qui courent h 
Test vers Kôrat et au nord vers le M'Lôm et le Thi- 
bet. En face du mont Khoc, d'autres monts s'élèvent 
en pente abrupte à partir de la rive droite qu'ils do- 
minent un instant pour se prolonger à l'est où ils se 
réunissent à d'autres chaînes. C'est dans cette étroite 
vallée et sur les bords de la rivière qu'est situé le 
hameau que j'habite. Toute la contrée est dans un 
état sanitaire affreux; cependant, comme tous les 
pays montagneux, elle recèle des choses admirables. 
Les pluies qui deviennent de plus en plus rares et 
qui ont même fini de tomber au nord ont déjà fait 
baisser le lit de la rivière de plus de vingt pieds. On 
me dit qu'à Boatioume elle est si étroite que les 
branches des arbres des deux rives se touchent et 
forment une voûte au-dessus de la tête des voya- 
geurs. Ces montagnes, composées de calcaire, sont 
couvertes d'une puissante végétation, mais portent 
partout les traces de l'eau qui les recouvrait à une 
époque géoologiquement récente. De leur sommet, 
on peut se représenter les limites qu'avsdt alors la 
mer; on reconnaît du premier coup d'œil qu'elle 
envahissait la plaine qui se déroule au sud, et que 
tous les éperons des massifs montagneux formaient 
des caps, des golfes ou des îles. J'ai trouvé à peu de 
distance de leur base, sous une couche d'humus, des 
bancs de corail fossile et des coquillages marins en 
fort bon état de conservation ^ . 

* « ... Lorsque j'étais à Ajuthia, ayant eu occasion de faire 
des fouilles, pour chercher les vases sacrés qui furent en- 
fouis lors de l'invasion dés Birmans, en 1769, j'observai, par- 
tout où je fis creuser, qu'à la profondeur d'environ trois 
mètres on rencontrait une couche de tourbe noire d'un 



278 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

Dès que ma hutte fut achevée, ce qui ne fut ni 
long ni coûteux, nous y établîmes trois hamacs, nous 
nous mîmes en devoir de nous préparer un terrain 
de chassa pour les insectes, qui ne sont jamais plus 
abondants qu'à la fin et au commencement de la 
saison des pluies, et nous abattîmes une quantité 
d'arbres d'une grosseur raisonnable. Le métier de 
bûcheron est dur et pénible sous cette latitude, oii 
le soleil, pompant l'humidité de la terre et des ma- 
récages dont nous sommes environnés, nous enve- 



pied d'épaiBgseur, dans laquelle s'étaieBt formés quantité de 
beaux cristaux transparents de sulfate de chaux. (Disons en 
passant que les Siamois recueillent ces cristaux, les calci- 
nent, et en obtiennent une poudre extrêmement fine et très- 
blanche, dont les comédiens et les comédiennes se frottent 
les bras et la figure.) Dans cette couche de tourbe on trouve, 
f*n outre, des troncs et des branches d'un arbre dont le 
bois est rouge, mais si fragile qu'il se rompt sans effort. 
D'où je conclus que c'était là le niveau primitif du terrain, 
qui se sera élevé peu à peu par le sédiment qu'y déposent 
les eaux chaque année, à l'époque de l'inondation, aussi 
bien que par le détritus des feuilles et des plantes. 

« Il est dit dans les Annales de Siam que, sous le règne 
de Phra-Ruàng (environ l'an 650 dé notre ère), les jonques 
chinoises pouvaient remonter le Më'Nain}%iBq\i'k Sangkolôk, 
qui est aujourd'hui à plus de cent vingt lieues de la mer ; 
ce qui fait supposer que la plaine de Siam a éprouvé un 
changement considérable dans ce laps de douze cents ans, 
puisqu'à présent les jonques ne remontent pas au-delà de 
Ajuthia, distante de la mer de trente lieues seulement. 

« En creusant des canaux, on a trouvé, dans plusieurs 
endroits, des jonques ensevelies dans la terre à quatre ou 
cinq mètres de profondeur. Plusieurs personnes m'ont rap- 
porté que quand le roi fit creuser les puits pour les pèle- 
rins, sur la route de Phrâ-Bat, à une profondeur de huit 
mètres, on trouva un gros câble d'ancre en rotin. 

A l'extrémité nord de Bangkok, à onze lieues de la mer, 
je vis des Chinois creusant un étang ne rapporter du fond 
que des coquillagres concassés, ce qui me confirma dans 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 279 

loppe d'une atmosphère d'étuve ou deserre chaude; 
mais nos peines ont été largement compensées par 
une chasse abondante et fructueuse : les longicornes 
abondaient, et, aujourd'hui, j'ai une boîte pleine de 
plus de mille insectes rares et nouveaux; j'ai même 
été assez heureux pour remplacer un certain nombre 
des rares espèces de Petchaburi qui ont été détruites 
ou détériorées par l'eau de mer dans ma collection 
naufragée avec le Sir J. Brooke. 
Les habitants du village et des environs, et jus-^ 



mon opinion que cette plaine avait été mer autrefois. Vou- 
lant donc résoudre la question de manière à lever tous les' 
doutes, je fis creuser dans le terrain de notre église à Bang- 
kok un puits de vingt-quatre pieds de profondeur; Teau 
qui se rassemblait au fond était plus salée que Teau de 
mer; la vase molle qu*on ramenait du fond était mêlée de 
plusieurs sortes de coquillages marins, dont un bon nombre 
étaient en bon état de conservation ; mais ce qui finit par 
lever tous les doutes fut une grosse patte de crabe et des con- 
crétions pierreuses auxquelles adhéraient de jolis coquillages. 

« La mer s*est donc retirée et se retire encore tous les 
jours ; car, dans un voyage au bord de la mer, mon vieux 
pilote me montra un gros arbre qui était à un kilomètre dans 
les terres en me disant : « Voyez-vous cet arbre là-bas ? 
« Quand j'étais jeune, j'y ai souvent attaché ma barque; et 
« aujourd'hui , voyez comme il est loin. » 

« Voici la cause qui fait croître si vite la terre au bord de 
la mer. Pendant trois mois de Tannée, quatre grands fleuves 
charrient, jusqu'à la mer, une quantité incalculable de li- 
mon ; or, ce limon ne se mêle pas à l'eau salée , comme je 
m'en suis convaincu par mes propres yeux, mais il est bal- 
lotté et refoulé par le flux et reflux sur les rivages où il se 
dépose peu à peu, et à peine s'est-U élevé au niveau de 
l'eau qu'il y croît des plantes et des arbres vigoureux qui le 
consolident par de nombreuses racines. J'ai tout lieu de 
croire que la plaine de Siam s'est accrue de vingt-cinq 
lieues en largeur sur soixante en longueur, ce qui ferait une 

étendue de quinze cents lieues carrées. » (Pallegoix, t. I, 
ch. IV.) 



280 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

qu'aux talapoins des pagodes voisines , viennent 
chaque jour m' apporter des hêtes^ comme ils disent; 
les uns des sauterelles, les autres des scorpions; qui 
des serpents, qui des tortues, etc., et le tout accro- 
ché au bout d'un bâton. Leur but, ce faisant, est d'ob • 
tenir en retour un ou deux boutons de cuivre, quel- 
ques grains de verroterie, ou un peu de toile rouge. 
Le vent du nord se fait très^ouvent sentir; cepen- 
dant ceux du sud-est et du sud-ouest reprennent 
quelquefois le dessus et nous ramènent de la pluie; 
mais la chaleur des nuits diminue chaque jour, au 
point que maintenant après trois heures du matin je 
puis supporter une couverture ou m' envelopper de 
mon burnous. Mes deux serviteurs ont de temps en 
temps quelques atteintes de fièvre intermittente ; ils 
se plaignent souvent du froid à l'estomac. La mort 
nous dresse tant d'embûches dans ces lieux humi- 
des que celui qui y échappe peut se considérer 
comme privilégié. 

L'air commence à fraîchir à la fin de novembre ; 
avec décembre nous entrons en plein hiver; une 
bonne brise, pareille à notre bise de mars, souffle 
du nord toute la journée, et, la nuit, le thermo- 
mètre baisse déjà jusqu'à quinze degrés centi- 
grades. Le soir, je me promène au bord de la rivière 
enveloppé d'un chaud burnous, le capuchon relevé; 
c'est un plaisir que je n'avais pas goûté depuis ma 
visite à Phrâbat il y a deux ans. Il faut avoir passé 
tant de nuits d'insomnie , suffoquant de l'extrême 
chaleur, pour se figurer le bien-être que l'on éprouve 
à dormir enfin sous une bonne couverture de laine 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 281 

et surtout sans faire une guerre incessante à ces af- 
freux moustiques. Phraï et Deng ont toute leur 
garde-robe sur le dos le jour et la nuit; je les ai 
môme vêtus d'une double flanelle rouge et de cha- 
peaux de feutre ; on les prendrait pour des garibal- 
diens, — à leur costume seulement, car ils n'ont rien 
en eux de tapageur ou de guerrier; — cependant ils 
ne manquent pas d'un certain courage qui a aussi 
son mérite. Ils dansent en chantant autour d'un bon 
feu, et ils ouvrent de grands yeux quand je leur dis 
que j'ai vu des fleuves et des rivières plus larges 
gue le Ménam, gelés et sur lesquels les chars les 
plus lourds pouvaient circuler; et d'autres où l'on 
rôtit quelquefois des bœufs entiers, et que souvent, 
dans ces contrées-là, des hommes et des animaux 
meurent de froid. 

• Mon petit Tine-Tine ne dit mot ; il s'enfonce sous 
ma couverture et y dort à son aise; cependant si 
Phraï le tourmente en dérangeant sa literie, il lui 
montre les dents. Ingrat que je suis, je ne vous ai 
pas encore parlé de ce petit compagnon qui m'est 
si fidèle et si attaché, de ce joli et mignon King- 
Charles que j'ai amené avec moi, et dont toutes les 
Siamoises, surtout celles qui n'ont point d'enfants, 
sont éprises, malgré l'aversion que les Siamois té- 
moignent aux chiens généralement; aversion n'est 
peut-être pas le mot propre ; mais ils ne caressent 
jamais ces animaux, qui d'ailleurs demeurent pres- 
que tous à demi sauvages. Je crains bien pour ce 
pauvre chien une triste fin ; qu'il ne soit foulé aux 
pieds par un éléphant ou qu'un tigre n'en fasse une 
bouchée. 



283 VOTAOR DANS LES ROYAUMES 

Depuis deux jours nous faisons bombance; au mo- 
ment où les vivres commençaient à nous manquer, 
le poisson s'est avisé de remonter la rivière, et c'est 
par centaines qu'on les prend à la trouble ; ils ne 
sont guère plus gros que des sardines, il est vrai ; 
mais en une heure nous en avons pris de quoi rem- 
plir six ou huit paniers, et mes deux serviteurs ont 
assez à .faire à couper les têtes et à saler. 

Tous les enfants du voisinage, dont la plupart sont 
encore à la mamelle, viennent constamment m' ap- 
porter des insectes pour avoir un bouton de cuivre 
ou une cigarette. Oui, une cigarette ! ces bambins 
quittent le sein de leur mère pour la pipe et alterna- 
tivement; s'ils n'étaient pas si sales, ils seraient gen- 
tils, et je serais porté à les caresser ; mais depuis 
que j'y ai été pris, je crains les affections cutanées. 

Le Laotien est aussi superstitieux que le Cambod- 
gien, et plus peut-être que le Siamois. Si quelque 
personne tombe malade de la fièvre ou seulement 
de quelque légère indisposition, à coup sûr c'est le 
démon qui est entré dans son corps. Si quelque af- 
faire ne réussit pas, ce ne peut être que la faute du 
démon; si quelque accident arrive à la chasse ou à 
la pêche, ou en coupant du bois dans la forêt, c'est 
le démon et toujours le démon. Dans les maisons, ils 
conservent précieusement un talisman, générale- 
ment un simple morceau de bois, ou une plante pa- 
rasite dont la forme possède quelque ressemblance 
avec une partie quelconque du corps humain, et 
qui doit à cette circonstance de devenir le dieu lare 
du foyer, le protecteur qui en écarte tout les mau- 
vais aénies. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 283 

Tous les jours» nous organisons une nouvelle 
chasse dans les forêts; et cependant ici, quand on ne 
croit chasser qu'aux insectes ou aux oiseaux, il ar- 
rive que le bruit de la voix, ou la détonation de 
nos fusils dans ces profondes solitudes, répétés par 
les échos de la montagne, fait sortir les animaux fé- 
roces de leurs repaires. Hier, après une chasse assez 
longue et fatigante dans laquelle nous avions tué 
quelques oiseaux et un ou deux singes, nous reve- 
nions fatigués, lorsque, arrivés à une petite éclaircie 
de la forêt, je dis à mes deux « boys i » de prendre 
un peu de repos au pied d'un arbre pendant que j'i- 
rais, de ma personne, à la recherche des insec- 
tes, etc. Tout à coup mon attention est éveillée par 
un bruit suspect, comme le piétinement d'un ani- 
mal se glissant dans l'épais feuillage. Je relève aus- 
sitôt la tête, saisissant et armant en même temps 
mon fusil, et je me glisse légèrement derrière le 
grand arbre au pied duquel dorment mes hommes. 
Il était temps! £n ce moment même un beau et 
grand léopard prenait son élan pour franchir les 
broussailles et s'élancer sur un de mes domestiques, 
qui tous deux sommeillaient aussi paisiblement que 
s'ils eussent été dans notre hutte. Je n'eus pas une 
seconde à moi pour viser et presser la détente de 
mon arme, et l'animal, frappé de ma balle à l'épaule 
droite, alla rouler à plusieurs pas de distance, dans 
un inextricable buisson, après avoir décrit en l'air un 
bond d'une hauteur prodigieuse. Il n'était que blessé, 
et nous avions tout à craindre, si je ne réussissais h 

* Le mot boy, qui veut dire garçon, est généralement em- 
ployé en Angleterre pour désigner les domestiques m&les. 



284 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

le tuer, ou tout au moins à lui briser l'autre épaule 
pour le mettre dans Timpossibilité de nous faire du 
mal. Une seconde décharge, qui le frappa dans la 
région du cœur, l'acheva presque instantanément. 

L'effroi, la crainte et l'émotion de mes deux pau- 
vres garçons réveillés en sursaut par la première 
détonation de mon arme, si près de leurs oreilles, 
ne peuvent se comparer qu'au plaisir qu'ils éprou- 
vèrent en voyant l'animal étendu sans vie à leurs 
pieds. 

Je pouvais regarder cette aventure comme une 
étrenne du nouvel an, car nous sommes au dernier 
jour de décembre. 

Encore une année écoulée, année semée pour 
moi, comme pour tous, de joies, d'inquiétudes et de 
peines, et aujourd'hui plus encore que les autres 
jours mes pensées se reportent sur le petit nombre 
d'êtres qui me sont chers. Plus d'un cœur ami, à 
cette heure, répond aux battements du mien; j'en 
suis sûr, des vœux pour le pauvre voyageur s'élèvent 
à la fois et identiques des foyers de mon père, de 
ma femme et de mon frère, quelle que soit la dis- 
tance qui les sépare. Tous désirent mon retour, 
m'écrit mon frère dans sa dernière lettre que mes 
amis de Bangkok viennent de m' envoyer, et pour- 
tant je ne suis qu'au début de ma nouvelle campa- 
gne : serait-ce d'un bon soldat de prendre son congé 
à la veille d'une bataille? Je suis aux portes de l'en- 
fer, comme appellent cette forêt les Laotiens et les 
Siamois. Tous les êtres mystérieux de cet empire 
de la mort semé des ossements de tant de pauvres 
voyageurs, dorment profondément sous cette voûte 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 285 

épaisse. Je n'ai rien qui pourrait effrayer les dé- 
mons qui l'habitent , ni dents de tigre , ni cornes 
de cerf rabougries, aucun talisman enfin, que mon 
anciour pour la science et ma croyance en Dieu. Si 
je dois mourir ici , quand l'heure sonnera je serai 
prêt. 

Il y a dans le repos de cette forêt, dans le calme 
de cette puissante nature tropicale, quelque chose 
d'une majesté indéfinissable qui à cette heure de la 
nuit (minuit) fait sur moi une impression profonde. 
Le ciel est serein, l'air frais; les rayons de la lune ne 
pénètrent qu'à travers les branches et les feuilles des 
arbres, et n'éclairent çà et là que quelques coins du 
sol, qu'on dirait des lambeaux de papier dispersés 
par le vent ; pas le moindre soufile ne fait bruire les 
arbres, et rien ne troublerait ce silence imposant 
sans quelques feuilles mortes qui tombent de bran- 
che en branche avec un petit bruit sec, le murmure 
d'un ruisseau qui coule à mes pieds sur un lit de 
cailloux, quelques grenouilles qui se répondent de 
distance en distance, et dont le coassement res- 
semble à l'aboiement rauque d'un chien. De temps 
en temps quelque oiseau de nuit, des chauves-souris, 
s'approchent, attirées par la flamme de la torche qui 
brûle attachée à une branche de l'arbre sous lequel 
j'ai étendu ma peau de tigre; puis, à de longs inter- 
valles, retentit le cri plus ou moins rapproché d'une 
panthère qui appelle son mâle, et auquel répondent, 
par des grognements au sommet des arbres, des 
chimpanzés dont elles troublent le repos. 

Un sabre d'une main et une torche de l'autre, Phraï 
poursuit des poissons dans le ruisseau ; son ombre 



28G VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

reflétée sur les rochers et dans l'eau, pendant qu'il 
s'escrime et crie tour à tour : « Manqué 1 touché! î 
le ferait prendre pour un démon par les gens du 
pays. Je ne sais pourquoi, mais je ne puis me dé- 
fendre d'un sentiment de tristesse que quelques 
heures de sommeil et une longue chasse demain 
parviendront à dissiper; comment finira cette année 
pour nous? Atteindrai-je mon but, et aurai-je le 
bonheur de conserver cette santé sans laquelle il me 
serait impossible de rien faire, et pourraî-je sur- 
monter tous les obstacles et les difficultés qui m'at- 
tendent, et dont les moyens de transport, si difficfles 
à se procurer, ne sont pas les moindres? 

Cependant, malgré tout, que ceux qui pensent à 
moi à cette heure, par-delà les continents et les 
mers,'au foyer de famille, ne soient pas trop inquiets 
sur mon sort, et conservent cet espoir et cet amour 
en Dieu qui seuls font ITiomme grand et fort. Avec 
Faide de la protection divine, le jour de notre réunion 
viendra, et notre persévérance et nos efforts seront 
récompensés ! Et toi, fil magnétique invisible qui, 
malgré les distances, réunis les cœurs [amis, porte 
les bénédictions du voyageur à tous ces êtres chéris, 
inspire-leur ces pensées qui font ma force de toutes 
les heures, et ma consolation dans les plus tristes et 
les plus pénibles moijients. A tous donc une heu- 
reuse année ! Puissé-je aussi ramener sain ef sauf 
ce pauvre jeune Phraî, compagnon fidèle de mes 
travaux, de mes fatigues, et dont le dévouement 
semble à l'épreuve delà mort. Mes deux serviteurs 
sont un peu épuisés par la fièvre et un commence- 
ment de dyssenterie; mais ils ne m*en suivent pas 






DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 287 

moins pleins d'entrain et de gaieté, et me montrent 

un attachement de tous les instants 

A cinq ou six lieues au nord de Khao-Khoc se 
trouvelemont Sake, et, à deux milles au-delà, toute 
trace d'habitation cesse jusqu'à Boatioume. Les bords 
solitaires de la rivière gagnent en charme ou en pit- 
toresque ; tantôt ce sont de belles roches de calcaire 
couvertes en maints endroits d'une croûte de ma- 
tières ferrugineuses, et d'où découlent des sources 
bruyantes qui^ douées de la propriété d'incrusta- 
tion, laissent partout sur leur passage des dépôts de 
formes curieuses; tantôt des monts qui s'élèvent 
abruptement à une grande hauteur, et renferment 
des grottes plus ou moins profondes et ornées de 
stalactites; enfin de gracieux lits de sable, et des 
Ilots où s'étendent pour se chauffer au soleil une 
foule d'iguanes ; partout c'est une riche végétation 
entremêlée d'élégantes touffes de bambous. Là s'é- 
battent et se querellent des troupes de ' chimpanzés 
sur lesquels s'exerce l'adresse de Phraï, et qui lui 
procurent des repas délicieux. 

Nous montions une pirogue très-légère, de sorte 
que le premier jour nous dépassâmes des bateaux de 
Petchaboune qui l'avant-veille étaient partis de 
Khao-Khoc ; car le courant est encore assez rapide, 
lors même que les eaux sont déjà si basses qu'en 
maints endroits il faut traîner les embarcations sur 
le sable, et que les perches remplacent partout les 
avirons. 

Les tigres, assez rares à Khao-Kboc, sont beau- 
coup plus communs aux environs de Boatioume où 
ils détruisent beaucoup de bétail. Les crocodiles y 



288 VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 

sont également en beaucoup plus grand nombre. 
Avant-hier, de notre barque, j'en tuai un d'une gros- 
seur énorme, le plus grand que j'eusse vu jusqu'à 
présent. Un Laotien, ancien chasseur renommé pour 
son adresse et son courage, m'a raconté, au sujet de 
ces amphibies, l'anecdote suivante : c Un alligator 
dormait sur le sable, tout près de la rivière, la gueule 
ouverte. Un tigre, venu là pour se désaltérer, 
s'approche et fourre sa patte entre les mâchoires 
béantes ; le croc se referme, et le tigre est aussitôt 
entraîné sous l'eau. Grâce à ses efforts désespérés, 
celui-ci parvient à ramener au rivage son adver- 
saire, qui à son tour l'entraîne une seconde fois. De 
nouveau le tigre regagne la rive, et le crocodile 
l'emporte encore. La lutte dura ainsi quelque temps, 
jusqu'à ce qu'enfin la balle du vieux chasseur ayant 
frappé le tigre, les deux adversaires disparurent, ne 
laissant à la surface de l'eau qu'un filet de sang. :» 



XXVI 



La ville de Tchaïapoune. — Retour à Bangkok. — L'éléphant 
blanc. — Encore la forêt du Roi-du-Feu. — Kôrat et sa 
province. — Penom-Wat. 



Ayant atteint la ville de Tchaïapoune le 28 fé- 
vrier 1861, je me présentai au gouverneur pour lui 
demander de l'aide et le prier de me louer des élé- 
phants ou des bœufs pour continuer mon voyage. Je 
lui montrai mon passeport français, la lettre du 
Khrôme Luang, puis une autre du gouverneur de 
Kôrat; mais tout fut inutile. Il me fut répondu que, 
si je voulais des bœufs ou des éléphants, il y en 
avait dans la forêt. J'aurais pu me passer de l'assis- 
tance de ce fonctionnaire en langouti, et louer d'au- 
tres animaux chez les habitants de la ville ; mais 
ceux-ci me les auraient fait payer deux ou trois fois 
plus cher que le prix ordinaire, et ma bourse est trop 
légère pour me permettre un pareil sacrifice, qui se 
renouvellerait probablement , à chaque station. La 
seule chose qui me restait à faire, c'était de retour- 
ner sur mes pas, en laissant un de mes domestiques 

19 



n 



290 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

à Kôrat avec mes bagages, et de revenir avec l'autre 
à Bangkok, pour réclamer près de notre consul, des 
ministres ou du roi lui-môme ; car il y a un traité 
conclu par M. de Montigny, entre la France et le roi 
de Siam, qui oblige à donner aide et protection aux 
Français, et surtout aux missionnaires et aux natu- 
ralistes. C'était là une perte de temps bien regret- 
table et qui pouvait m'occasionner de très-sérieux 
inconvénients, car, si par suite de ces délais Je ve- 
nais à être surpris par la saison des pluies au milieu 
des forêts, ou même avant mon arrivée dans un lieu 
sain, ma santé et ma vie pouvaient être compro- 
mises. 

Heureusement, depuis Kôrat, j'eus le plaisir de 
voyager en compagnie de cet éléphant blanc capturé 
dans le Laos, dont j'ai parlé plus haut, et qu'un di- 
gnitaire de Bangkok, avec lequel je Uai connaissance 
et qui me prit en amitié, était venu chercher en 
grande pompe. La caravane était magnifique : elle 
comptait plus de soixante éléphants de couleur nor ' 
maie, dont deux fiir^it mis à mon service, un pour 
moi-même et un autre pour mon domestique. 

Me trouvant donc dans les bonnes grâces du man-^ 
darin chargé d'escorter le pachyderme fétiche, je lui 
contai mon aventure, et il me promit de rae faire ob- 
tenir tout ce que je désirais. A notre arrivée à Sara- 
buri^ nous trouvâmes les administrateurs du Laos et 
les premiers mandarins de Bangkok réunis en cette 
ville pour prendre soin de l'éléphant. Les Siamois^ 
gens superstitieux avant tout et pleins de foi dans la 
métempsycose, croient que l'âme de quelque prince 
ou de quelque roi passe dans le corps de ce pacby^ 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 2£rt 

derme, comme ai2ssi dans le corps des singes blancs 
et de tout autre animal albinos : c'est pourquoi ils 
ont pour ces créatures maladives la plus grande vé- 
nérràoti, non pas qu'ik les adorent, car les Siamois, 
en vrais disciples des premiers apôtres du boud- 
dhisme, ne reconîfâissent aucun être suprême, pas 
même le premier Bouddha ; mais ils ont la croyance 
que ces êtres anormaux portent bonheur au pays. 

Pendant le trajet, des centaines d'hommes côu- 
piHent les branches devant ranimai et lui prépa- 
raiwit un chemin facile. Deux mandarins lui ser- 
vident à ses repas des gâteaux de différentes espèces 
dans des plats d'or, et le roi lui-même, sorte de phi- 
losophe mtionaJdste, vint jusqu'à Ajuthia au-devant 
delui» 

6râee à ce fiétiohe et à l'aide de quelques piiésents 
de vrfeur, je réussis à ôbt^irdes lettres un peu plus 
favorable» pour les gouverneurs des provinces du 
Laos et je quittai de nouveau Bôngkok, où pendant 
une qainzsÉtie de jours je reçus la gracieuse et géné- 
Time hospitalité de, mon ami le docteur Campbell, un 
des meilleurs hommes que j'aie rencontrés jusqu'à 
présent} et dont la bonté, l'affabilité et la loyauté 
ont gagné mon cœur et mon estime. 

Enfin, après ime double dépense d'argent et de 
temps, celie-ci plus irréparable que celle-là, je pus 
repreiuirôla route du nord. 

En me parlant de son voyage à Kôpat, le docteur 
House, le plus hardi des missionnaires américains de 
Bangkok et le seul blanc qui ait pénétré jusque-là 
depuis un grand nombre d'«inées,me disait qu'il n'a- 
vait éprouvé sous tous les rapportsqu'une déoaplioii* 



292 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

J'en dirais autant, si j'étaiscomme lui parti avec beau- 
coup d'illusions; mais j'avais une idée de la forêt du 
Roi-du'FeUy que j'avais déjà traversée sur une foule 
de points, comme à Phrâbat, àKhao-Khoc, et à Kenne- 
Khoé, et sous les ombrages '.délétères de laquelle j'a- 
vais déjà passé plus d'une nuit. Quant à des cités, je 
ne m'attendais point non plus à en trouver au milieu 
de ces bois, presque impénétrables, et où l'œil même 
ne peut plonge à plus de quelques pas devant soi. 
Dernièrement encore, je viens d'y passer dix nuits 
successives. Durant la traversée de cette immense et 
épaisse forêt, tout ce qu'il y avait de Chinois dans la 
caravane, heureux à chaque halte de se trouver en- 
core au nombre des vivants, s'empressaient de tirer 
de leurs paniers une abondance de provisions ca- 
pable de satisfaire l'appétit le plus exigeant; ils choi- 
sissaient, à défaut d'autel, quelque gros arbre; ils 
disposaient leurs plats, allumaient des bougies, et 
brûlaient force papier doré, en marmottant des 
prières à genoux. A. l'entrée et à la sortie de la grande 
forêt, ils jetaient des feuilles et déposaient des bâtons 
parfumés dans des espèces de chi4)6Ues élevées sur 
quatre pieux de bambous ;*ces étranges offrandes de* 
vant, selon eux, conjurer les démons et écarter la 
mort. 

Quant aux Laotiens, quoique superstitieux, je les 
trouvai très aguerris, surtout ceux qui ont fait huit 
ou dix fois ce voyage par an. Us n'ont même pas peur 
d'éveiller le roi du Feu en tirant sur les voleurs et 
le gibier qui se présentent. La mort cependant re- 
crute journellement, et même dans la bonne saiscm, 
un ou deux individus sur dix nouveaux venus qui 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 393 

traversent cette forêt. Je suppose que le nombre de 
ceux qui payent leur tribut dans ce terrible passage, 
soit à kl maladie, soit à la mort, doit être considérable 
dans la saison des pluies. Lorsque tous les torrents 
débordent, que la terre est partout détrempée, que, 
d'une extrémité à l'autre, le chemin n'est qu'un 
chapelet de fondrières, que les rizières sont cou- 
yertes de plusieurs pieds d'eau, et qu'après cinq ou 
six jours de marche dans la vase, le voyageur ne 
cesse de tran^irer au milieu d'une atmosphère 
d'une puanteur extrême, chaude comme une étuve 
chargée de miasmes putrides, que de victimes doi^ 
vent succomber! 

Deux Chinois de notre caravane arrivèrent à Kôrat 
avec une fièvre s^Ireuse. Je pus en sauver un, parce 
que, prévenu H temps^ je lui administrai de la qui- 
nine ; mais l'autre, celui qui paraissait cependant le 
plus robuste, était déjà agonisant quand j'appris qu'il 
était malade. 

Notre premier bivac dans le Dong-Phya-Phaye 
avait été sur le revers occidaital de la montagne* 
Nous campftmes sur un coteau où nos pauvres bœu&, 
faute d'herbe, durent apaiser leur faim avec quelques 
feuilles arrachées aux arbustes. La rivière qui des- 
cend de ces hauteurs est celle qui passe près de 
Kôrat* Sur la colline de la rive opposée, campait une 
autre caravane de plus de deux cents bœufs. 

Sans une gorge de cette montagne, et sur des hau- 
teurs presque inaccessibles et excessivement flé- 
vreuses, j'ai trouvé une petite tribu de Karens qui 
naguère habitait les environs de Patawi. Pour con- 
server leur indépendance, ils vivent à peu prés se- 



2M VOYàGB BANS LB£ ROYAUMES 

questrés, car la crainte des fièvreft empêche les 
Siamois de pénétrer chez eux. Il» n'ont ni tesaples ni 
prêtres ; ils cultivent un riz magnifique et plusieurs 
espèces de bananes qui ne se retrouvent que chez 
les tribus de même origine. Beaucoup d'individus, 
quoique asse^ rapprochés d'eux, ignorent nrôme leur 
eaÛBtence ; il est vrai qu'ils sent un peu nomad6B. 
D'autres prétendent qu'ils payent annuellement un 
tribut consistant e» rakâ^ qui n'est autre chose que 
la gomme laque ou lake du Japon. G^endant, chose 
assez contradictoire^ le gouverneur de la province 
de Kôrat et plusieurs chefo de la provinoe de Saraburi 
m'ont paru dans une complète ignorance à ce sujet. 

Le jour suivunt, une heure avant le lever du eoleil, 
après avoir compté les bœuâ morts d'épuisement et 
devant servir de pâture aux animaux sauvages ; ai^rès 
avoir chargé 4es marchandises sur d'autres bâts, 
noi|8 nous remimes en marche; et vess onze heures 
nous entrâmes dans de longs bois couverts de tailfis 
et de hautes herbes, où fourmiUent les d^ms et où 
l'on netaj^da pas h foire halte auprès d'une seuroe* 

I^ lendemain, après un détour de quelques milles 
au nord pour trouver un passage, oa gravit une ikmip 
velle chaîne qui court paraUèlemeut à la première, 
mais couverte de blocs de grès; la végétation y re^ 
parait avec toute sa force* y air est pur et irais ; et» 
grâce à des bains réitérés dans des souvoes d'eau 
vive^ les pieds, qui, n'étaient que plaies et ampoules 
au début du voyage, coiiimenoentà^e raffenqir^ Les 
gibbons et les calaos font deaouveau enitendre leurs 
cris. Je tuâi plusieurs faisanssy des p^ous et un aigle 
qui, aprè» avoir été écorché, fit les délices de nos 



DE SIAM, DE CAMBODaE ET DE LAOS 295 

conGUictecms. Au-delà de ce mont, le terrain redevient 
sablonneux et la végétation plus maigre. Nous cam- 
pons de nouveau sur les bords de la petite rivière de 
Kôrat, à trois cents mètres d'un village décoré du 
nom de chef-lieu de district. 

La dernière chaîne que nous venons de traverser 
«e déroule alors à une lieue de nous comme un som- 
bre rempart, surmonté des dômes et des crêtes de la 
première. Nos conducteurs sont tous des Laotiens 
des environs de Kôrat ; leur vieux chef est plein d'é- 
gards et d'attentions pour moi ; tous les soirs, il pré- 
pare ma place pour la nuit, aplanit la terre, cbupe 
des branches et les recouvre d'un petit toit de feuilles 
pour me préserver de la rosée. La vie de ces braves 
gans est dure ; tous les jours et par toutesles saisons 
ils piétinent le sol de ces aflfreux sentiers, ayant à 
peine le temps, matin et soir, d'avaler quelques 
boulettes de riz gluant, et passant la plupart de leurs 
nuits, avec très-peu dé sommeil, tommentés par 
les fourmis blanches et tenus en aterte par les vo- 
leurs. 

Tous les jours, nous (m>isions une ou deux cara- 
vanes Au quatre-vingts à cent bœufô, transportant 
des peaux de daim, de cerf, de panthère, beaucoup 
de soie écrue, venant du Laos oriental, deslangoutis 
de coton et dé soie, des queues de paon, de l'ivoire, 
des deiïts d'éléphant, du sucre, mais ce deriiier pro- 
duit en petite quantité. 

Les quatre jours suivants, le terrain conservait le 
même aspect* Nous traversâmes pliœleurs villages 
considérables, dont un, Sikiéou, nourrit un troupeau 
de plus de six cents bœufs appartenant au roi. Nous 



296 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

avons mis dix jours, pour aller de Keng-Koê à Kôrat, 
où je fus parfaitement reçu par le gouverneur, qui, 
outre mes autres lettres, m'en donna une pour les 
fonctionnaires des provinces sous ses ordres, les 
obligeant à me louer, à ma première réquisition, au« 
tant de bœufs et d'éléphants que j'en mentionnerais. 
La plus grande partie de la population de cette ville 
vint au-de^ont de moi, avec Phraï en tète, et plu- 
sieurs habitants me comblèrent de présents : des 
sacs de riz, du poisson, des fruits, du tabac, le tout 
en abondance. 

Le quartier chinois de cette ville compte soixante 
à soixante-dix maisons bâties avec de larges briques 
séchées au soleil, et entourées de palissades de neuf 
pieds de hauteur et fortes comme celles d'un rem- 
part. 

Toutes ces précautions sont de la plus grande né- 
cessité, car Kôrat est un nid de voleurs et d'assassins ; 
le repaire de l'écume des deux races siamoise et lao- 
tienne : bandits et gens sans aveu, échappés d'escla- 
vage ou de prison, et attirés là sur ime scène plus 
digne d'eux, c(Hnme les corbeaux et les loups qui 
suivent les armées et les caravanes. Ce n'est pas 
qu'ils jouissent d'une impunité complète ; le gouver- 
neur de Kôrat, fils du bodine, ou général, qui soumit 
Battambâng et les provinces révoltées du Cambodge, 
est vice*roi de ce tout petit État. Il a droit de vie et 
de mort, et il en use, dit-on, avec un sang-^oid im- 
placable ; il coupe une tète et un poignet sans y mettre 
beaucoup de façons. C'est touj(mrs la justice siamoise, 
justice sommaire, mais peu logique. Il n'y a ni gen- 
darmes ni police : c'est au volé & arrêter le voleur, s'il 



DE SIAM> DE CAMBODGE ET DE LAOS S97 

peut, et à l'amener devant le juge ; son voisin même 
ne lui prêterait pas main-forte. 

Il s'agissait de me caser. Je m'adressai aux Chinois 
pour avoir un abri un peu plus grand que eelui où 
Phraï s'était d'abord logé avec mes bagages. En peu 
de temps ncms trouvâmes mon affaire. 

A l'extrémité du quartier chinois, qui est le bassar, 
commaice la ville proprement dite, renfermée dans 
une enceinte carrée d'un demi-mille de côté, formée 
de blocs de concrétions ferrugineuses et de grès ti- 
rés des montagnes éloignées, et que je reconnus au 
premier aspect pour être l'ouvrage des Khmerd^. 

Dans l'intérieur se trouvent la résidence du gou- 
verneur, cette de toutes les autres autorités, quelques 
pagodes, un caravansérail; en outre, un assez grand 
nombre d'autres habitations ne sont pas comprises 
dans l'encdnte. Un mince torrent de huit mètres de 
large, qui traverse la ville, est bordé de petites {dan-* 
tations d'aréquiers et de cocotiers. 

La ville de K6rat proprement dite ae doit pas con- 
tenir plus de cinq à six mîUe habitants, et dans ee 
nombre on ccmipte sis. cents Ghinds, en partie venus 
directement du Céleste Empire, en partie descen- 
dants de par^its axés antMeurement dans le pays. 
Tous rayonnent pour leur commerce de Kôrat à 
travers la province ou sur la route de Bangkcdc. 

Autant je trouvai les Sismuâs venus du dehors im- 
pudents, autant je rencontrai d'affalnlité et de cœur 
môme dans les Chinois. C'était le contraste qui existe 
entre la civiUsati(Mi et la barbarie, entre la masse de 
vices qu'enfante la paresse et les qualités que donne 
l'habitude du travail. Malheureusement, l'aisance 



208 VOYAGE DANB LES ROYAUMES 

que le oonmieroe donne à tous ces infatigables négo- 
ciants et industriels, leur procura aussi le moyen de 
satisfaire leurs terribles passions : le jeu et ropium. 
On n'en voit que trop coucbéB sous un hangar, leur 
longue et maigre échine courbée, leurs doigts cri»* 
pés sur leurs affreuses cartes, ou bien plongés dans 
one espèce de léthargie, au fond de sombres et 
sales réduits infects, qu^éclaire seulement la faible 
lumière de leur lampe de fumeur d'opium. L'argent 
sort à pleimes mains de leurs bourses, mais finit ton- 
Jours, comme à Bangkok, par retourner aux manda* 
rins. Joueurs ou non, le comxmirce enrichit le plus 
grand nombre ; et quoiqu^itecommeneent pauvres et 
«VM des marchandises d'emprunts confiées, sur la 
simfte recommandation d*un amt, par quelque com^ 
patriote dont les magasins regorgent, un petit nombre 
de voyages suffit, il îparatt, pour leur donner un ca* 
pHtf* 

C'est de tout le Laos orientâal, d'OiâKme, de Bas^ 
sac, de Jasoutcme, ainsi que des viKages ladiens de 
la pnyfince de Kôrat, que les marchandises, dont la 
setfe, cfuoiqud d'une quaHté teut à tAt inférieure, MX 
le principal article, descendent à ce marché. Là, 
comme ailleurs et comme le dit le- Siamois avec une 
fierté vraiment castillane, le Siamcis'nesait produire 
que son ri«. 

Si la viBe de Kt^ved est peu populeuse, la province 
enMre, qui compte tm^ foule de villages et plus de 
onze petites villes ou chefe-lieux de districts, espa- 
cés à quatre, six et h^t journées de distance, doit 
compter de cinquante à soixante mille habitants. Ce 
petit État est simplement tributaire de 8iam, mais â 



DE SIAM, 'DK CAMBODGE ET DE LAOS 999 

la cDiuMon de fournir là presuère et la plu» consi'* 
dérahle Içvée d'hommes, en cas de guerre. 

Le tiibut consîsie en or ou en sa valeur ai argent^ 
0t monte annuellemmit, dans^ plusieurs diBtri(^» 
entre autjres dans, ceux de Tchaïapoune et de Pou* 
Idéau, À huit tieaux par individu. D'autres le payait 
€Bûi soie qui est pesée ayec la balance des mandarins ; 
^ oeux^ci, eomme jele leur ai. vu faire pour le oar*» 
cHUBome h Poatdsi el pour les langoutis à Badtam^ 
bâng, surfont le pfûds et achètent peur leur, propre 
compte^ et aux prix qu'ils daignent fixer, la mal-*' 
leore marciiaindisa«. 

lies éléphants y Boni nombreux ; on ^i tire un 
grand nombre de l'est, du Cambodge et de tout le 
lâtos s^enteional }us(ia'à Mmang-^Lang. Il se ti^nt à 
Kôrat un marché de ees animauic^ dont la provinee 
eeÉlère dok compter plus d'un imUier. Les bœufe -et 
leainififtea y étaient autrefois d'un bon marché ex)ces« 
fiif ; mais les ôpiaoottes ({ui depulci quelques années 
ont ravagé les troupeaux/ eu ont Int doubler et tripler 
leprix^ G'estdes^xtisémitésdiii Lâoa^cttntalatmémd 
des frontières du Tonkin^'on les amène dans le sud« 
. J'ai vis^ à neuf milles de Kteat^ >à; l'esté un temple 
nommé Penom^pWat, très^n^narqualate^ cpmque bien 
moins grand et mofaisbeau que œiHD l'On^cpr. Le 
deuidèmiB' gouverneur me pndia un poney et un 
guide, et, après aveir traversé d^mmenses niières 
nous un soleil vertical et deieu, reflété par une terre 
jaunâtre^ j'arrivai au lieu où ma ouriosité m'attteait) 
et qm, tA qu'une oasis, se reconnaissait dans le loin<« 
tain âUK panaches aériens de ses cocotiers el à la 
fraîcheur de sa verdure.. Ce ne fut pas cependant 



300 YOYAÛB DANS LBS ROYAUMES 

sans avoir pris un bain forcé. En traversant le Tekan^ 
profond de quatre pieds d'eau à peu près, je voulus, 
pour éviter d'être mouillé, renouveler les tours de 
force de Tenfance imprudente, et, imitant Franeoniy 
je me mis debout sur ma selle ; mais, selon Fosage 
âamots, deux petites ficelles retenaient seules la 
sangle, non bouclée, si bien qu'au miUeu du courant, 
celle-ci tourna et me fit piquer une tète qu'aurait envié 
le plus célèbre nageur des bains de l'École. J'en fus 
quitte pour rester une demi«heure vêtu à la Sia« 
moise, et, ce temps écoulé, il ne restait aucune trace 
de l'accident. Penom-Wat est un charmant temple 
de trente-six mètres de long sur quat(»*ze de lai^e, 
et dont le plan figure assez bien une croix. Il est 
composé de deux pavillons ou cbaprtles avec tœt de 
pierre en voûte et portiques de la plus grande élé- 
gance. La hauteur des voûtes est de sept à hiût 
mètres; la galerie en a trois de largeur intérieure- 
ment et deux de plus avec les murs. A chaque façade 
de la galerie se trouvent deux fentoes gsumies de 
barreaux tournés* Du grès rouge et ^ris d'un grain 
assez grossier est seul entré dans sa construc- 
tion, et, dans plusieurs endroits, il commence à se 
décomposer. Sur une des fortes se trouve une longue 
inscripticm. Les firontons de toutes sont couverts de 
sculptures représentant les mêmes sujets à peu près 
que les temples d'Ongkor et du Bassette. Dans un 
des pavillons sont plusieurs kioles de Bouddha en 
pierre, dont la plus grande a deux mètres cinquante 
centimètres de haut et est actuellement couverte de 
haillons. Les murs du pavillon ont près de deux 
mètres d'épaisseur. Quand on parvient au sommet, 



I DE siâm, de Cambodge et de laos 3ai 

on croirait se trouver au milieu des ruines d'Ongkor : 
c'est la même architecture ; le même art, le même 
goût, ont présidé à la construction de Tun et de 
l'autre. Ici comme là, ce sont des blocs immenses, 
polis comme du marbre, se joignant comme s'ils 
étaient cimentés, ou plutôt comme deux planches 
soigneusement rabotées et collées. Barreaux, toiture, 
tout Tédifice en un mot est l'œuvre des Khmerdôm et 
non une imitation postérieure, et doit remonter aux 
règnes illustres qui ont laissé sur divers points de 
l'empire des traces de leur grandeur. L'intérieur, 
cependant, est loin de répondre à l'extérieur. Penom 
était le temple de la reine, disent les Siamois; celui 
du roi son époux est à Pimaïe, district situé à une 
trentaine de .milles à l'est de Kôrat. 



XXVII 



De M^ttX 9k Uiaog-Pnbaiig. -^ Vereant oçcidenUl du bcMsin 

du Mékong. 



Consulter les quelques carteiB existantes de l'Indo- 

Chine pour me guider dans rintérieur du Laos eût 
été une sottise; aucun voyageur, à ma connaissance 
du moins, n'ayant encore pénétré dans le Laos orien- 
tal ou publié des données authentiques sur ce pays. 
Interroger les indigènes pour des renseigements sur 
les lieux éloignés de plus d'un degré eût été inutile. 
Mon but était de gagner Luang-Prabang par terre, 
d'explorer les tribus dépendantes de cet État au 
nord, et de redescendre le Mékong jusqu'au Cam- 
bodge* En partant de Kôrat, j'avais à me diriger 
vers le nord tant que je trouverais des chemins pra- 
ticables et des lieux habités ; indubitablement j'ar- 
riverais sur les bords du fleuve, et si je ne tombais 
pas directement sur Luang-Prabang, je n'aurais qu'à 
me diriger à l'est, lorsque je le jugerais nécessaire. 
J'éprouvai de nouveau un délai de plusieurs 
jours à mon arrivée à Kôrat avant de pouvoir obte- 



VOYAGE DANS LE ROYAUME DE SIAM 303 

nir des éiéphants; enfui le vice-roi, qui par son 
absence m'occasionnait ce retard involontaire, re- 
vint^ me reçut très-amicalemeat , me donna une 
excellente lettre pour les gouverneurs de ses pro^ 
vinces, deux éléphants pour moi et me» domesti^ 
ques, deux autres pour mes bagages, et je me mis 
enfin en route pour Tchaïapouxie. Avant de quitter 
Kôrat, le Qunois chez lequel je logeais me domia le 
conseil suivant : 

€ Achetez un tan^-tam, et partout où vous vous 
arrêterez 9 faites-le résonner. Aussitôt on dira : 
€ Voilà un officier du roi I » Les^ voleurs s'élo^^ 
ront f et les autorités auront aussitôt de la consi-^ 
dération pour vous. Si cela ne suffit pas^ la chose 
indispensable, si vous voulez lever les cd9dtadies que 
les chefs laotiens ne manqueront pas de mettre par- 
tout sur votre route, c'est un bcsi rotin; le pkis long 
sera le meilleur^ et essayea^le sur le dos de touales 
mandarins qui feront la moindre résistance ou n'otn 
tempéreront pas de suite à vo& ordres. M èttez^ votre 
délicatesse de côté; le Laos n'est pas le pays deâ 
Francs; suivez mon conseil, et vous verrez que voua 
vous en trouverez Men. » 

Arrivé à Tchaïapoune, je fus ceUe fois beaucoup 
mieux reçu et je n'eu» nullement besoin du tam^ 
tam ni du rotin ; la vue des éléphants et l'ordre du 
vice-roi de Kôrat rendirent notre mandarin souple 
comme un gant; il me doûna d'autres élépbatits 
pour aller visiter les ruines de Pan-^Brang, ii trois 
lieues du nord de cette ville ^ ati pied d'ime mon** 
taghe. Les Laoti^os superstitieux prétendent aussi 
qu'diles renferment de l'or» mais cpke tous ctfux qui 



304 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

ont osé y faire des recherches ont été comme frap- 
pés de folie. 

Deux chemins conduisent de Tchaïapoune à Pou- 
kiéau; le premier, à travers les montagnes, est ex- 
cessivement difficile, et, dans la crainte de briser 
mes instruments, nous primes le second, qui est 
censé tourner le mauvais pas, mais qui prend le 
double de temps. Le premier jour, partis à une 
heure, nous atteignîmes un village nommé Nam- 
Jasiea, où nous fûmes surpris par un orage épou- 
vantable. Nous étant abrités aussi bien que nous 
pûmes, nous gagnâmes l'entrée d'une forêt pour y 
passer la nuit. Deptds ce moment, la pluie ne cessa 
de tomber pendant plu^eurs heures durant le jour 
et toutes les nuits suivantes; pendant cinq jours 
nous ne quittâmes plus la forêt et ne vîmes aucune 
habitation. Il est vrai que nos jeunes éléphants 
étaient très-chargés, et nous ne pouvions guère faire 
plus de trois à cinq lieues par jour. Les torrents 
avaient débordé, et Ja terre ne présentait plus qu'un 
lit de fange et d'eau; aussi je passai là les nuits les 
plus pénibles de ma vie, contraint que je fus de res- 
ter constamment avec mes habits mouillés sur le 
dos. On ne peut imaginer ce que nous eûmes à souf- 
frir. C'était à regretter les chasse^neige, ces oura- 
gans de frimats, si fréquents en Russie, au milieu 
desquels je manquai mourir plus d'une fois. 

Mon pauvre Phraï fut saisi d'une horrible fiè\Te 
deux jours avant d'arriver à Poukiéau, et moi-même 
je me sentis très-indisposé. Le passage de la mon- 
tagne est facile, l'ascension presque insensible ; des 
blocs de grès obstruent, il est vrai, le sentier en 



DK SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 305 

divers endroits, mais les éléphants et les bœufs, les 
premiers surtout, s'y frayent facilement un passage. 
A deux ou trois reprises seulement, je fus obligé de 
descendre de cheval : car j'ai acheté un de ces ani- 
maux à Kôrat, comptant bien m'en servir pendant 
une grande partie de mes voyages futurs. 

La végétation est belle, sans être épaisse; peu 
d'arbres aux fortes proportions; ils sont en général 
d'un diamètre de un ou deux pieds, et souvent d'une 
hauteur de vingt-cinq, trente et même quarante 
mètres ; parmi eux, on remarque beaucoup d'arbres 
à résine. Sous leur ombre, les daims sont en grande 
quantité ainsi que les tigres; dans la montagne, il y 
a beaucoup d'éléphants et de rhinocéros. Nous trou- 
vâmes d'immenses couches de grès, et en maints 
endroits, de petits monuments insignifiants, faits 
en brique, et contenant des idoles en pierre taillée. 
Pendant la route, une de mes caisses s'est détachée 
par les secousses de l'éléphant; elle fut brisée, et 
toute la charge, consistant en instruments et en des 
flacons d'esprit-de-vin contenant des serpents et des 
poissons, eut le même sort. 

Poukiéau est un village moins considérable encore 
que Tchaïapoune. Nous trouvâmes un bon homme 
dans le gouverneur de cet endroit; la veille de notre 
arrivée, il revenait de Kôrat, où il avait été informé 
de mon passage dans son district. Il me fit bonne 
réception. La pauvreté et la misère régnent ici : 
nous ne trouvâmes pas un poisson à acheter, pas un 
pot de graisse, rien que du riz gluant. Aussi, dès 
que mon pauvre Phraï sera sur pied, je me remettrai 
en route. 



306 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

Désonow c'û&t Tin^Tin^ qui attira la plus Tat- 
tention des indigènes; il a le pa& sur maii ou ue crie 
pas : € Un blanc ou un iarangl i» quaod nous pas* 
woMj mais.: « Un petit chienl » et tout le monde 
d'accourir pour y<w cette curiosité ; notjre tour ne 
vient qu'après. Pans ces montagnes» le» Lâotiena 
fimt aus; génies locaux des offrandfss de pitres et 
de b&tons* 

iM pluies avaient oommeivoé tors dç ma secondes 
entrée dans le Dong-Phya-Phaye» oU je reçus pour 
baptême un déluge épouvantaUe; elles ont continué 
depuis, parfois aveo des interruption d'un ou d9 
deux et quelquefois de trois jours; mais eU^ ne 
m'ont pas arrêté un instant, quoique j'eusse à tra* 
verser une région plus redoutée onoQVQ des SiamoU 
que cette forêt du Roi*durFeUi et ob aucun d'em^ pa 
s'engage, volontairemwt» 

Cest la mâme chaîne qui^ des bords du Ménapi, 
dans la province de g^raburi, s'étend au aud le IcHig 
du golfe de âiam, entoure le Cambodge comme d'un^ 
ceinture, longe' Joutes les côtes du golfe, et y forme 
une centaine d'iles et d'Ilots, tandiaque, de l'autre, 
elle court directement au nord^ toujours grandissant 
et étendant h l'est ses ramiflcations, qui forment 
mille valléee étroites et déversent toutes leurs eaux 
dans le Mékong. 

Dans oette région de montagnes, les éléphants 
seuls servent aux transports; il n'est pas de village 
qui n'en possède un certain nombre, et plusieurs 
petites villes ou bourgs en comptent de cinquante à 
cent; j'appellerais volontiers cet intelligent animal 
la frégate des jungles et des montagnes tropicales; 



, 



DE SIAM, DE CAM&ODÛE ET DE LAOS 307 

sans lui, aucune communication ne serait possible 
pendant sept mois de l'année; tandis qu'il n'est pas 
de lieu, quelque épouvantable qu'il soit, que l'on m 
puisse traverser avec son secours. Il faut l'avoir vu 
dans ces chemins que je ne puis appeler que d'un 
nom, chemins du àiahle^ qui ne sont que des orniè- 
res dé deux et trois pieds de protondeur, de vérita- 
bles ravins pleins de vase. Tantôt se laissant glisser, 
les pieds rapprochés, sur l'argile pétrie et molle des 
pentes escarpées et élevées; tantôt à demi plongé 
dans la fange, et l'instant d'après debout sur des ro- 
ches aiguës d'où Ton penseratt qu'un JBtondm seul 
pourrait se dégager; il franchit des troncs énormes, 
brise les jeiunes arbres et les bambous qui s'opposent 
à sa marche, et se couche à plat ventre pour aider 
aux cornacs à replacer le bât qui glisse de son dos; 
puis, mille fois dans un jour, passant sans les heur- 
ter entre des troncs qui ne lui livrent que juste 
Tespace nécessaire, sondant avec sa trompe k pro- 
fondeur de Teau et celle des bourbiers pour assurer 
sa marche, s' accroupissant et se relevant tour à 
tour, jamais il ne bronche ou ne fait un faux pas. D 
faut, dis-je, l'avoir vu à l'œuvre dans sa patrie, dans 
les heux qu'il hante de prédilection , à l'état de li-^ 
berté, maïs dressé, pour se faire une idée de son in- 
telligence, de sa force, de sa docilité, de son adresse, 
et surtout de la manière admirable dont fonction- 
tieht toutes les articulations dont on a cm pourtant 
pendant si longtemps ce colosse dépourvu ; on est 
alors convaincu qu'il n'est pas une grossière ébauche 
de la nature, mais une créature faite , non pas pour 
confondre l'esprit de l'homme, mais pour lui donner 



308 VOYÂÛB DANS LES ROYAUMES 

souvent des leçons de bonté, de patience et de pré- 
voyance. Il ne faut pourtant pas exagérer sa com- 
modité, ou bien les bâts employés par les Siamois et 
les Laotiens sont susceptibles de perfectionnement; 
enfin la chaîne de trois petits bœufs, c'est-àr-dire de 
deux cent cinquante à trois cents livres, est tout ce 
que j'ai vu les plus gros éléphants transporter aisé- 
ment en plaine comme dans les montagnes, et dix- 
huit milles sont les plus grandes distances qu'ils 
puissent parcourir avec un poids modéré, tandis que 
de dix à douze milles sont les journées ordinaires. 

C'est ainsi qu'avec quatre, cinq et jusqu'à sept élé- 
phants, je traversai toute cette mer de montagnes 
qu'à partir de mon entrée dans le Laos, jusqu'à 
Luai^'Prabang, je ne cessai démonter et descendre, 
c'est-à-dire sur un espace de près de cinq cents 
milles. 

Tout ce versant oriental, à l'exception de quelques 
villages de sauvages à ventre noir ^ enclavés dans 
cet Ëtat, est habité par le même peuple, les Laos ou 
Laotiens à ventre hlanc^ qui s'appellent eux-mêmes 
Lao, et que les Siamois, les Chinois et tous les autres 
peuples environnants ne connaissent que sous ce 
nom. 

Les Laotiens à ventre noir, ou occidentaux, sont 
appelés par leurs frères de l'est du nom qu'à Siam 
et au Cambodge on donne aux Annamites : Zuène, 
Lao-Zuène. La seule chose qui les distingue, c'est 
qu'ils se tatouent la partie inférieure du corps, prin- 
cipalement les cuisse^, et portent souvent les che- 

* Ainsi appelés à cause du tatcruage qu'ils se font à la 
partie supérieure des cuisses. 



DE SIAM , DE CAMBODGE ET DE LAOS 3(»9 

veux longs noués en torchon au sommet de la tête. 
Leur langue est la même quant au fond, et ne diffère 
guère du siamois et du laotien oriental que par la 
prononciation et Tacdeption de certaines expressions 
qui ne sont plus en usage chez le premier de ces 
peuples. 

Je ne tardai pas à être convaincu que, sans la chaude 
lettre du gouverneur de Kôrat, j'aurais eu partout des 
chefs le même accueil qu'à Tchaïapoune ; mais ceUe- 
ci est très-explicite : n'importe où je passerais on 
devait me fournir des éléphants et m'apporter toutes 
les provisions nécessaires comme si j'étais un envoyé 
du roi. Aussi je me réjouissais grandement de voir 
ces petits chefs de provinces marchant aux ordres 
de mes domestiques et craignant à chaque instant 
que, suivant l'usage siamois, je n'usasse du rotin. Un 
de mes hommes, pour se donner un certain relief de 
dignité et de pouvoir, avait attaché un de ces épou- 
vantails aux armes dont il était porteur, et cette vue 
seule suffisait, avec le son du tam-tam, pour inspirer 
la crainte, tandis que de petits présents distribués à 
propos et de bons pourboires aux cornacs m'attiraient 
la sympathie du peuple. 

La plupart des villages se trouvent situés à une 
journée de distance les uns des autres; cependant il 
faut quelquefois marcher trois ou quatre journées 
avant de rencontrer une seule habitation ; on est alors 
forcé de coucher dans le jungle. Dans la bonne sai- 
son, je le trouverais peut-être agréable; mais dans 
celle des pluies, rien ne peut donner une idée des 
soufirances que les voys^eurs éprouvent la nuit sous 
un mauvais abri de feuilles élevé à la hâte au-dessus 



310 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

d'un lit de branchages, assaillis qu'ils sont par des 
myriades de moustiques attirés par la lumière des 
torches et des feux, des légions de taons qui, à la 
tombée du jour aussi bien que lorsqu'on met le pied 
à rétrier, s'attaquent à l'homme autant qu'à sa mon- 
ture, des pucerons presque imperceptibles qui yous 
entourent par essaims et dont la piqûre, excessiye* 
ment douloureuse, vous cause d'énormes ampoules; 
je ne parle pas des sangsues qui, à la moindre phiie, 
sortent de terre, sentent l'homme à plus de vingt 
pas, et de tous les côtés viennent avec une vitesse 
incroyable lui sucer le sang. Se couvrir les jambes 
cTune bonne et solide couche de chaux est le seul 
moyen de les empocher d'envahir tout 16 ccnrps pen- 
dant la marche. 

Le 12 avril, j'avais quitté Bangkok ; le 16 mai, J'ar- 
rivai à Leuye, chef-lieu d'un district relevant tout â 
la fois de deux provinces, de Petchaboune et de 
Lôme, et situé dans une vallée étroite comme tous 
les villages et villes que j'ai rencontrés depuis Tchaïa- 
poune jusqu'ici. C'est le district de Siani^ le plus 
riche en minerai. Un de ces monts renferme des 
gîtes immenses d'un fer magnétique d'une qualité 
remarquable; d'autres de l'antimoine, du cuivre ar- 
gentifère et de l'étain. 

Le fer seul est exploité, et cette population, moitié 
agricole, moitié industrielle, fournit d'instruments de 
labour et de coutelas toutes les provinces qui Yen- 
tourent jusqu'au-delà de Kôrat. Cependant il n'y a ni 
usines ni machines à vapeur, et il est vraiment cu- 
rieux de voir combien peu il en coûte à un forgeron 
pour son installation : dans un trou d'un mètre et 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 311 

demi carré creusé à proximité de la montagne, il 
entasse et fond le minerai avec du charbon ; le fer, 
liquéfié, se dépose dans le fond de la cavité et s'y 
creuse un lit d*oû on le retire, lorsque F opération est 
achevée, pour le transporter à la forge. 

Là, dans une nouvelle cavité en terre, on établit 
Un feu qu'un enfant avive au moyen de deux soufflets 
qui sont simplement deux troncs d'arbre creux en- 
foncés en terre et dans lesquels jouent alternative* 
ment deux tampons entourés de coton, Ôxés à une 
planchette et emmanchés à de longs bâtons, tandis 
qu'à la base des troncs d'arbre sont adaptés deux 
lubes de bambou qui conduisent l'air sur le foyer en- 
flammé. 

Dans plusieurs localités^ je découvris des sables 
aurifères, mais aucun gîte abondant; dans quelques 
villages, les habitants font à temps perdu le métier 
d'orpailleurs, mais ils gagnent à peine à cette beso- 
gne, dîsent?-ils, le riz qu'ils mangent. J'ai traversé, 
dans ce Voyage, plus de soixante villages comptant . 
de vingt à cinquante feux, et six bourgades appelées 
villes et ayant une population de quatre cents à six 
cents habitants. 

J'ai fait une carte de toute cette contrée. Depuis 
Kôrat i*ai traversé cinq rivières considérables qui se 
jettent dans le Mékong, et dont le lit est plus ou moins 
rempKy selon les saisons. La première a trente-cinq 
mètres de largeur, C'est le Menam^Tckie, latitude 
15» 45'; la seconde, le Menam-Leuye, quatre-vingt- 
âkx mètres, latitude 18<* 8'. h&Menam-Ouan, àKenne*^ 
Tao, cent mètres, latitude 19» 35' ; le Nam-Pouye, 
soixcmte mètres, latitude 19*; le Nam-Houn, 20* de 



312 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

latitude, de quatre-vingts à cent mètres de largeur. 

Le Tchie est navigable depuis la latitude de Kôrat 
jusqu'à son embouchure, du mois de mai au mois de 
décembre. Le Leuye, le Ouan et le Houn ne le sont 
que sur une étendue restreinte à cause de leurs nom- 
breux rapides, et, malgré nos vieilles géographies, 
il n'existe pas de communication par eau entre le 
Ménam et le Mékong ; les hauteurs considérables qui 
séparent ces fleuves sont des obstacles insurmonta- 
bles pour le percement de canaux. 

Les Laotiens ressemJ^lent beaucoup aux Siamois; 
une prononciation différente, une accentuation lente 
est la seule différence que je remarque dans leur 
langage. Les femmes portent les cheveux longs et 
une jupe pendante, ce qui leur va bien quand ^es 
sont jeunes et qu'elles sont peignées.'* Elles sont 
mieux que celles des^ bords du Ménam ; mais à un 
âge un peu avancé, leur chignon négligemment jeté 
sur une tempe ou l'autre, et les goitres d'une gros- 
seur énorme dont elles sont affectées, les rendent 
d'une laideur repoussante. 

Le commerce, dans toute cette partie du Laos, est 
peu considérable, les Chinois habitant Siam ne pou- 
vant pénétrer jusqu'ici , à cause des frais] énormes 
que leur occasionnerait le transport de leurs mar- 
chandises à des d'éléphant. A peu près chaque an- 
née, il vient une caravane du Yunnan, composée 
d'une centaine d'individus et de quelques centaines 
de mulets. Les uns vont jusqu'à Kenne-Thae; d'au- 
tres gagnent M. Nâne et Tchieng-Maïe. Us arrivent 
en février et repartent en mars ou avril. 

Le mûrier ne réussit pas dans ces montagnes; 



DE SIÂM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 313 

mais, par contre, dans plusieurs loealités on élève en 
quotité rinsecte qui produit la laque, et on cultive 
à cet effet l'arbuste dont les feuilles seirent à sa 
nourriture. 

C'est de l'extrémité nord de la principauté de 
Luang-Prabang, et d'un district tributaire de la Ck>* 
chincbine connue . de Siam, et peuplé par des Ton- 
kinois plutôt que par des Loatiens, que vient toute 
la gomme baajoin qui est vendue à Bai^kok. 

Le 24 juin, j'arrivai à Paklaie (lat. 4»> 16' 58"), qui 
est la première bourgade de cette prindpasilé située 
sur le Mékong, que l'on rencontre en venant du sud. 
C'est un charmant village, tr^^riohe, plus grand çt 
plus beau que ceux que j'ai rencontrés jusqu'ici 
dans ce pays ; les maisons y sont élégantes et spa- 
cieuses, et tout y annonce une aisance et un bien- 
être que depuis j'ai remarqués dans toutes les loca- 
lités où je me suis arrêté. Le Mékong y est beaucoup 
plus large que le Ménam à Bangkok, et c'est atec 
un bruit pareil à celui de la mer etl'impétuosité d'un 
torrent qu'il se fraye un eh^nin entre de hautes 
montages qui semblent avoir peine à le contenir 
dans son lit. 

Les rapides se succèdent de distance en distance 
d^uis Paklaïe jusqu'à Luang-Prabang, que l'on 
n'atteint qu'après dix à quinze jours d'une marche 
pénible. 

La vue de ce beau fleuve fit sur moi le même effet 
que la rencontre d'un ami; c'est que j'ai bu long- 
temps ses eaux ; c'est une vi^le connaissanee ; il 
m'a longtemps bercé et tourmenté. Aujourd'hui, il 
coule majestueux, à pleins bords, entre de hautes 



314 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

montagnes dofkl il a rongé la bem pour creoser son 
lit; ici) 969 eaux «ont boueuses et jsunàtres comme 
FArno à Florence, mais rapides comme un torrent; 
c'est un spectacle vraiment grandiose. 

J'étais fatigué de cette longue marche à dos ^élé- 
phants, et je désirais prendre un bateau; mais le 
chef et les habitants du village, craignant qu'il ne 
m'arrivâi quelque malheur, me eonseillf^ent de 
continuer ma route de la même manière. J'allai 
donc par terre jusqu'à Thodua, quatre^vkigt-âix 
milloB pbis au nord; et pendant huit jours je passai 
oomme préoédemment de vàUée en vaUée, fr ancl^* 
ssnt des montagnes de plus en plu» éievée», et où 
nous fikmes encore davantage tourmentés par les 
saogsues^ MaiSf au moins, je n'eus plus à coucha 
dans le» jongles : tous les soirs, nous^akteignioiis un 
hameau (m un village où nous trouvions pour abri 
le toit d'un caravansérailoli oriui à'na pagode. Mais, 
hélas I da^Sr ce dernier et saint asile, nous ne pou* 
vions goûter guère plusse repos (^u'en rase canlpa^ 
gne. Les prêtres kotiens s^it coatinuellement en 
prières dans les cours de leurs pagodes; ils font. Jour 
et nuit, un charivari affreux en psalmodiant siu* tous 
les tons. Si le salut de Pâme se cenqiiiert pm* le 
bruit, ils doivei^ néœssair^nient aller directement 
en paradis. . 

Je n'ai rencontré qu'un village où les tigres oom-* 
missent de sérieux ravages. Mais un autre danger, 
qui peut devenir sérieusL quelquefois dans ces lieux 
escarpés^ c'est que souvent il se trouve parmi les 
éléphants de la caravane une ou deux femdQes sui- 
vies de leurs petits; et comm^ ceuxK^i trottent et 



DE SIAM» DE CAMBODGE ET DE LAOS 315 

courent de côté et d'autre pour broutet et folâtrer, 
s'il arrive quelquefois qu'un d'entre eux trébuche et 
tombe dans un ravin, aussitôt toute la troupe s'y 
jette après lui pour l'en retirer. 

Dans le journal que j'ai tenu lors de mon voyage 
au Cambodge, j'ai dépeint le Mékong comme unfleuve 
imposant^ mais monotone et manquant presquetota-» 
lement de pittoresque. Ici, la différence est grande. 
Dans les endroits les plus resserrés, il a encore plus 
de mille mètres de largeur, et partout il se troixvê 
encaissé entre de hautes montagnes d'où découlent 
des torrents qui, de cascade en cascade^ lui appor-^ 
tent leur tribut : c'est comme un excès de grandeor 
et de richesse. 8ur tout le parcours de ee fleuve im* 
mense, l'œil se repose constamment sur des monCs 
couverts d'un riche et épais manteau de verdure. 

Le S5 juillet, j'arrivai à Luang<^Prabang, diar- 
mante petite ville qui, s'étendantsur on espace d'un 
mille carré, compte une population, non de quatre- 
vingt mille habitants, comme le dit Mi* Pallegoix 
dans son ouvrage sur Siam, mais de sept à huit 
mille seulement. La situation est des plus agréableè ; 
les montagnes qui resserreiit le Mékong, au-dessus 
comme aunlessous de cette viQe, forment ime 
vallée circulaire, dessinant une arène de neuf milles 
de largeur, qui a dû être jadis un bassin fermé, et 
encadrent un tableau ravissant, qui rappelle les 
beaux lacs de Gôme ou de Genève. 

Si ce n'était le soleil de la zone torride qui brille 
constamment sur cette vdlée, ou si une douce brise 
tempérait la chaleur accablante qui y règne pendant 
le jour, je l'appellerais un petit paradis. 



« 

316 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

La ville est bâtie sur les deux rives du fleuve; 
mais la partie droite ne compte que quelques habi- 
tations. La partie la plus considérable entoure un 
mont isolé qui a cent et quelques mètres de hauteur, 
et au sommet duquel on a établi une pagode. Si ce 
n'était par crainte des Siamois, et surtout des mou'- 
tagnes couvertes de jungles oti réside la mort, cette 
principauté tomberait vite entre les mains de An- 
namites, qui n'osent s'avancer qu'à sept journées de 
marche à l'est. 

Une charmante rivière de cent mètres de largeur 
opère sa jonction avec le fleuve à l'extrémité nord- 
est de la ville, et conduit à quelques villages de Lao* 
tiens sauvages qui portent id le nom de lîê. Ces 
derniers ne sont autres que ces tribus appelées 
Penoms par les Cambodgiens, Khâa par les Siamois, 
Afois par les Annamites, mots qui n'ont d'autre 
signification que celle de sauvages. 

Toute la chaîne de montagnes qui s'étend du nord 
du Tonkin au sud de la Gochinchine, à une centaine 
de milles au nord de Saigon, est habitée par ce peu- 
ple tout à fait primitif, divisé en tribus qui parlent 
divers dialectes, mais dont les mœurs sont partout 
les mômes. Tous les villages qui ne sont pas à ime 
très-grande distance du Mékong sont tributaires : 
les plus rapprochés de la ville travaillent aux cons- 
tructions du roi et des princes, et ont toutes les cor- 
vées pénibles; les autres payent leur tribut en riz. 
Leurs habitations sont situées dans les endroits les 
plus toufius des forêts et où ils savent seuls se firayer 
un sentier. Leurs cultures se trouvent sur le pen- 
chant et au sommet des montagnes. En un mot, ils 



DE SIÂM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 317 

emploient les mêmes moyens que les animaux sau- 
vages pour échapper à leurs ennemis sans les com- 
battre, et conserver la liberté et Tindépendance, 
qui sont pour eux, comme pour toutes les créatures 
de Dieu, des biens suprêmes. . 



XXVIII 



Luang-Prabang. — Notes de voyages à Test et au nord de 
cette ville. — Derniers extraits du journal. — Mort du 
voyageiu". 



Le 5 août, après dix jours d'attente, j'ai été enfin 
présenté au roi de Lùang-Prabang avec une pompe 
mirobolante. Tout le monde était sous les armes; la 
salle du trône, sorte de hangar comme ceux qu'on 
élève dans nos villages les jours de fête, mais de plus 
grande dimension, était tendue de toutes les cou- 
leurs qu'on avait pu réunir. Sa Majesté, « le roi des 
Ruminants, » un triste sire et un sire bien triste, trô- 
nait à une extrémité de cette salle, mollement demi- 
couché sur un divan, ayant à sa droite quatre gardes 
accroupis tenant chacun un sabre ; derrière lui, une 
kyrielle de princes prosternés ; plus loin, les séna- 
teurs tournant le dos au public, le nez dans la pous- 
sière, rangés sur deux files de chaque côté du paral- 
lélogramme ; puis en face de Sa Majesté, mon humble 
personne, tout habillée de blanc^ tranquillement 
assise sur un tapis, ayant à sa droite des bassins, 



YOTÂ01; DANS LE. ROYAUME DB 8IAM diO 

daa théièreâ et cnicb(K^ d'ftiiKeiit, oontemplait celte 

scène et avait beaucoup de peine à tenir son sérieux, 
tout en fumant son bouri et scHtigeant combien il eût 
été facile de faire un mauvais jeu de motosur toirte 
cette h(iB90^our. 

Cette visâte me coûta un fosil pour le premier 
roit ui^ quantité d'autrea petite présents pour les 
princes : car on ne peut voyager dans tous cea paya 
sana être bien muni de cadeaux pour lea aouverainm 
princes, mandadns et autres variétés du même 
genre. 

Heureusement, ici ce n'est plua comme h Sîam» 
je trouve de Taide dans les iadigèiias. Avec deux, 
trois et tout au plus quatre pouces de fil de lai*» 
ton, je me procure un beau longicome^ ou tout au- 
tre in^eote; on m'en apporte de tous les cdtâe; c'est 
ainsi que j'ai réussi, en route, h recueillir des ri« 
chessea inappréciables, si bien que cinq pièces de 
toile rouge y ont passé; j^ai renwvelé ma p^ovi* 
si<H;^ ici avec les économies faites en route, et j'en lù 
pour six mois. Tout ira de mieui^ -eri mieux, surtout 
che;( les bons sauvages que je vais visiter, 

Lç lendemain de n^a première audience, j'ea eus» 
une autre du deuxième roi, qui voulait aussi des 09^ 
deaux ; je fouillai dans ma caisse de bimbeloterie, 
qui ailleurs me ferait passer pour un marchand de 
hriç-'à-brac^ et j*y découvris une loupe, une paire 
de lunettes du vieux style, c'est-^îMlire k verrea 
ronds, avec lesquels Sa Maj^até en second a Vaii^ 
à'un gorille sans poil, \jin petit pain de savon marbré 
(elle en avait besoin), un flacon d'eau de Cologne et 
une bouteille de .oogoac^ dette deivière M ouverte 



390 VOYAGB DANS LES ROYAUMES 

séance tenante et, fiar ma foi, jugée fort bonne. 

Je me mis donc en frais; mais il fallait bien re^ 
compenser ces pauvres gens; car enfin le roi est 
complaisant et bon pour moi; il se charge de mes 
lettres ; e*est lui-même qui les portera h Baoïgkok, où 
il va, je crois, prêter son serment d'allégeance et de 
vassalité. Il est domc bien heureux qu'il ne com- 
prenne pas le français, car si le c lâche abus » du 
système de curiosité postale transmis à ses descen- 
dants € par le grand roi qui trahit la Yallière... » 
avait pénétré jusque dans ce pays, je risquerais fort 
d'être pendu au sommet du plus grand arbre qu'on 
pourrait trouver, sans même recevoir un premier 
avertissement. 

Je distribuai ensuite aux princes des estampes 
dont j'avais fait provision à Bangkok, de beaux cava- 
liers la lance au poing, des Napoléon le Grrand à 
deux sous, des batailles de Magenta, des Victor-Em- 
manuel, des Garibaldi, très-enluminés de blanc, de 
Irieu et de rouge, des zouaves, des clous à tète dorée, 
de l'eau-de-vie camphrée, etc. Il fallait voir comme 
ils étaient heureux et contents, ne regrettant tous 
qu'une chose : mon départ de la capitale avant d'a- 
voir épuisé en leur faveur le fond de mon sac à 
jouets. 

Mon troisième domestique, Song, que j'avais en- 
gagé à Pakpriau, m'a demandé avec instance de le 
laisser retourner à Bangkok à la suite du roi de 
Luang-Prabang. J'ai tout fait pour le retenir, mais il 
parait opiniâtre et décidé. Je ne puis le contraindre 
à rester. Je lui ai payé ses gages jusqu'à ce jour et 
lui ai donné une lettre pour Bangkok, où il touchera 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 3S1 

ce qui sera dû pour tout le temps qu'il mettra à re^ 
tourner. 

Je crois qu'il avait le mal du pays. J'éprouvais moins 
de sympathie pour lui que pour mes autres servi- 
teurs. Il est vrai que je ne l'avais que depuis peu. Il 
devait ou beaucoup souffrir, ou ne pas se plaire ayec 
moi. Je l'ai vivement prié de rester, mais en vain; 
il fallait se presser, le roi devant partir le surlende- 
main. Je louai donc un bateau pour le conduire à la 
ville ;Ue bon petit Phraï, ce matin, l'a conduit et re- 
commandé de ma part à un vieux bonhomme de 
mandarin de ma connaissance. 

Je lui ai donné tout ce qui lui sera nécessaire pour 
son voyage, même s'il dure trois mois; il ne man- 
quera de rien, et à son arrivée à Bangkok il se trou- 
vera possesseur d'un petit pécule. Au moment de 
partir, il est venu me saluer en se prosternant ; je 
l'ai relevé en lui prenant les mains : alors les pleurs, 
puis les sanglots, sont venus, et c'est ainsi qu'il a 
passé de la rive au bateau. A mon tour, lorsque je 
me suis trouvé seul dans ma hutte, mon cœur s'est 
gonflé et un torrent de larmes s'est échappé de mes 
yeux. 

Quoique soulagé, je ne sais quand je retrouverai 
le calme complet, car je verrai souvent, et le jour et 
la nuit, ce pauvre garçon dans le bois, malade peut- 
être et au milieu de gens indifférents ou durs. Si 
c'était à recommencer, je m'opposerais à son départ, 
et pour rien au monde je ne céderais à son obstina- 
tion; et cependant, s'il était tombé malade ici, s'il 
était mort, quels reproches ne me serais-je pas 
adressés ! Il m'était confié par le bon P. Lamaudy. 

Si 



322 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

Que Dieu l'accompagne, ce pauvre enfant, et le pré- 
serve de tout accident et de toute maladie durant ce 
pénible voyage. 

Les Laotiens sont paisibles, soumis, patients, 
sobres, confiants, crédules, superstitieux, fidèles, 
simples et naïfs. Ils ont naturellement le vol en hor- 
reur; on raconte qu'un de leurs rois faisait frire tes 
voleurs dans une chaudière d'huile bouillante; mais 
depuis les ravages des dernières guerres, on com- 
mence à trouver parmi eux im certain nombre de 
voleurs poussés à la rapine par la misère ou par 
l'esprit de vengeance. 

Outre la culture du riz et du maïs, les Laotiens 
s'adonnent à celle des patates, des coui^ges, du pi- 
ment rouge, des melons et autres légumes. A cet 
effet, ils choisissent un endroit fertile dans la forêt 
voisine, en abattent tous les arbres et y mettent le 
feu, ce qui donne à la terre une fécondité surpre- 
nante. Ils vendent aux Chinois de Fivoire, des peaux 
de tigre et d'autres animaux sauvages; ils troquent 
aussi de la poudre d'or, des minerais d'argent et de 
cuivre, la gomme-gutte, le cardamome, la laque, de 
la cire, des bois de teinture, du coton, de la soie, 
enfin tous les produits de leur sol contre de la grosse 
porcelaine, des verroteries et autres petits objets 
de l'industrie chinoise. 

Les Laotiens ne sont pas faits pour la guerre; sou- 
mis dès le principe aux rois voisins, jamais ils n'ont 
su secouer ce joug pesant, et s'ils ont tenté quelques 
révoltes, il n'ont pas tardé à rentrer dans le devoir, 
comme un esclave rebelle quand il voit son maître 
irrité s'armer d'une verge pour le punir. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 323 

La médecine est fort en honneur parmi eux; mais 
c'est une médecine empirique et superstitieuse. Le 
grand remède universel, c'est de l'eau lustrale qu'on 
fait boire au malade, après lui avoir attaché des fils 
de coton bénits aux bras et aux jambes, pour empê- 
cher l'influence des génies malfaisants. Il faut avouer 
cependant qu'ils guérissent, comme par enchante- 
ment, une foule de maladies avec des plantes médi- 
cinales inconnues en Europe, et qui paraissent 
douées d'une grande vertu. Dans presque tous leurs 
remèdes il entre quelque chose de bizarre et de su- 
perstitieux, comme des os de vautour, de tigre, de 
serpent, de chouette; du fiel de boa, de tigre, 
d'ours, de singe; de la corne de rhinocéros, de la 
graisse de crocodille, des bézoards et autres sub- 
stances de ce genre auxquelles ils attribuent des 
propriétés médicales surnaturelles. 

Leur musique est très-douce, harmonieuse et seur 
timentale; il ne faut que trois personnes pour for- 
mer un concert mélodieux. L'un joue d'un orgue en 
bambou, l'autre chante des romances avec l'accent 
d'un homme inspiré, et le troisième frappe en ca- 
dence des lames d'un bois sonore, dont les cliquetis 
font bon effet. L'orgue laotien est un assemblage de 
seize bambous fins et longs, maintenus dans un 
morceau de bois d'ébène, munis d'une embouchure 
oti le soufile de l'exécutant, tour à tour expiré et as- 
piré, fait vibrer de petites languettes d'argent appli- 
quées à une ouverture pratiquée à chaque tube et 
obtient des sons harmonieux, pendant que les doigts 
se promènent avec dextérité sur autant de petits 



324 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

trous qu'il y a de tuyaux. Leurs autres instruments 
ressemblent à ceux des Siamois. 

Le "9 août, je quittai Luang-Prabang pour visiter 
les districts à Test et au nord de cette ville. 

Toute cette contrée n'est qu'une interminable suc- 
cession de montagnes et de vallées; celleè-ci se 
creusent de plus en plus; celles-là s'escarpent da- 
vantage au fur et à mesure qu'on remonte vers le 
nord. Sur les sommets s'étendent d'épais jungles où 
retentit sans relâche le cri plaintif du gibbon, et sou- 
vent aussi le rauquement du tigre. Sur les pentes 
s'élèvent des futaies d'une essence résineuse, dont 
l'exploitation, industrie particulière du Laos, rap- 
pelle les procédés des résiniers des Landes. Enfin, 
dans les concavités du sol, où règne le climat tor- 
ride, l'arbre le plus commun est le palmier lan, 
dont les feuilles, depuis des milliers d'années, tien- 
nent lieu de papyrus, de parchemin et de papier aux 
poètes sanscrits et'aux théologiens de l'Indo-Chine. 
Le 15 août, par une nuit splendide, je vins camper 
sur les bords du Nam-Kane ; la lune brillait d'un 
éclat extraordinaire , argentant la surface de cette 
charmante rivière, que bordent de hautes montagnes 
comme un immense et sombre rempart. Le cri des 
grillons troublait seul le cahne et le silence dans les- 
quels mon petit cottage était plongé. De ma fenêtre, 
je dominais un paysage ravissant, tout diapré de 
teintes opalées ; mais depuis quelque temps je ne 
puis apprécier ces choses ou en jouir comme autre- 
fois; je me sens triste, pensif et malheureux. Je re- 
grette le sol natal. Je voudrais un peu de vie. La 
sohtude continue me pèse. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 325 

Parvenu à seize cents kilomètres au moins de 
l'embouchure du Mékong, je puis constater, par la 
masse énorme d'eau qu'il roule à travers les contre- 
forts des grandes chaînes sur lesquelles s'appuie la 
péninsule indo-chinoise, que ce fleuve, loin de pren- 
dre ses sources sur leur versant méridional comme 
l'Irrawady, le Saluen et le Ménam, vient de fort au 
delà et sans doute des hauts plateaux du Thibet. Me 
sera-t-il donné de faire plus? 

L'habillement des Laotiens de ces montagnes dif- 
fère peu de celui des Siamois; les gens du peuple 
portent le langouti et une petite veste en coton rouge, 
et souvent point du tout. Hommes et femmes vont 
nu-pieds. Ils sont coiffés comme les Siamois. Les 
femmes sont généralement mieux que celles de ce 
dernier pays. Elles portent une seule et courte jupe 
de coton et parfois un morceau d'étoffe de soie sur 
la poitrine. Elles nouent leurs cheveux noirs en tor- 
chon derrière la tête. Les petites filles sont souvent 
fort gentilles, avec de petites figures chiffonnées et 
éveillées; mais , avant qu'elles aient atteint l'âge de 
dix-huit ou vingt ans, leurs traits s'élargissent, leur 
corps se charge d^embonpoint ; à trente-cinq ans, ce 
sont de vraies sorcières, presque toutes affectées de 
goitres, comme les femmes du Valais et des Gri- 
sons. Quant aux hommes, qui sont pour la plu- 
part exempts de cette infirmité, j'ai remarqué parmi 
eux un grand nombre d'individus bâtis comme des 
athlètes et d'une force herculéenne. Quel beau ré- 
giment de grenadiers le roi de Siam pourrait recru- 
ter dans ces montagnes. 
En somme, toute cette population, hommes, femmes 



326 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

et enfants, me rappelait les types du nord de la Po- 
lynésie, tels qu'ils sont représentés dans les grandes 
publications des marins français de 1820 à 1840. 
Certes, s'il avait été donné à l'illustre Dumont d'Ur- 
ville d'explorer les rives du Mékong, il aurait été fixé 
sur les origines des Garolins, des Tagales de Luçon 
et dé ces Haraforas de Célèbes, qui lui ont apparu 
comme les ancêtres des Tongas et des Tahitiens. 

On ne trouve dans leurs habitations ni chaises, ni 
tables, ni lits, pas même de vaisselle de terre ou de 
porcelaine; à peu d'exceptions près, ils mangent leur 
riz gluant, façonné en boulettes, dans la main ou 
dans de petits paniers tressés avec du rotin, et dont 
quelques-uns sont artistement travaillés. 

L'arbalète et la sarbacane sont leurs armes de 
chasse, ainsi qu'une espèce de lance en bambou, et 
quelquefois, mais plus rarement, le fusil, dont ils se 
servent avec beaucoup d'adresse. 

Dans le hameau Na-Lê, où j'arrivai le 3 septembre, 
j'eus le plaisir de tuer une tigresse qui, avec son 
mâle, causait de grands ravages dans la contrée. Le 
lendemain, le chef des chasseurs de ce village orga- 
nisa en mon honneur une chasse au rhinocéros, 
animal que je n'avais pas encore rencontré dans toutes 
mes courses à travers ces forêts. La manière dont les 
Laotiens font cette chasse est fort curieuse, fort in- 
téressante, en raison de sa simplicité et de l'habileté 
qu'ils y déploient. Nous étions huit hommes, moi 
compris. J'étais armé d'un fusil, ainsi que mes do- 
mestiques; j'avais placé au bout du mien ma longue 
baïonnette bien effilée; les Laotiens ne portaient que 
de solides bambous servant de manches à une lame 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 327 

de fer, tenant le milieu entre une baïonnette et un 
lomg poignard, tandis que la lance du chef était une 
3orte d'espadon, longue, efOlée, forte et souple, mais 
ne brisant pas, ce qui fait la qualité de cette arme 
dangereuse. 

Ainsi armés, nous nous mîmes en route dans le plus 
épais de la forêt, dont notre chef connaissait tous les 
détours et tous les gîtes à gibier. Après y avoir pé- 
nétré à peu près de deux milles, tout à coup nous 
entencUmes le craquement des branches et le froisse- 
ment des feuilles sèches. Le chef prit les devants, 
nous faisant signe de la main, sans se retourner, de 
ralentir notre pas et de nous tenir armés et prêts. 

Bientôt un cri perçant se fit entendre : c'était le 
signal de notre chef, pour nous prévenir que l'animal 
n'était pas éloigné ; puis il se mit à frapper l'un con- 
tre l'autre deux tuyaux de bambou, et tous ses com- 
patriotes poussèrent des cris sauvages pour forcer le 
rhinocéros à quitter sa retraite. Peu d'instants après, 
l'animal, furieux d'être dérangé dans sa solitude, 
venait droit à nous; c'était im mâle de la plus grande 
taille. Sans la moindre crainte, au contraire avec 
tous les signes de la plus grande joie, comme s'il 
était assuré de sa victoire, l'intrépide chasseur s'a- 
vança au-devant du monstre, et, la lance croisée, 
l'attendit à une certaine distance et comme le dé- 
fiant. L'animal avançait toujours, baissant et relevant 
alternativement son énorme tête, la gueule grande 
ouverte. Arrivé à la portée de l'homme, celui-ci lui 
enfonça sa lance dans l'intérieur du gosier à une 
profondeur de plus d'un mètre et demi, et aussi tran- 
quillement que s'il eût chargé une pièce d'artillerie. 



328 VOYAGE DANS LES ROYAUMES 

Gela fait, il abandonna son arme dans le corps de l'a- 
nimal et vint nous rejoindre. Nous nous tenions à une 
distance respectueuse, de manière à assister à la mort 
de la brute sans avoir à craindre pour nous-mêmes. 
Elle poussait des mugissements affreux et se roulait 
sur le dos, en proie à des convulsions épouvantables, 
tandis que nos hommes poussaient des cris de joie. 
Quelques instants après, nous pûmes nous en appro- 
cher; elle vomissait des flots de sang. Je donnai une 
poignée de main au chef en le félicitant de son adresse 
et de son courage. Il me dit alors qu*à moi seul ap- 
partenait l'honneur d'achever l'animal, ce que je fis 
en lui perçant la gorge de ma longue baïonnette. 

Le chasseur ayant retiré sa lance du corps du 
héhémoth, me la présenta en me priant de l'accepter 
comme souvenir. Je lui donnai, en retmir, un magni- 
fique poignard européen.... 



A la date du 5 septembre finit le journal de voyage 
de M. Mouhot. Jusqu'au 25 du mois d'octobre, il a 
toutefois continué de tenir fidèlement son registre 
météorologique; mais les dernières notes inscrites 
sur son carnet de route se bornent aux suivantes : 

Le 20 septembre, départ de B p. 

Le 28, ordre du Sénat de Luang-Prabang envoyé 
à B...., enjoignant aux autorités de ne pas me laisser 
dépasser cette limite. 

Le 15 octobre, départ pour revenir à Luang-Pra- 
bang. 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 329 

Le 18, halte à H 

Le 19, je suis atteint de la fièvre. 

Le 29 : « Ayez pitié de moi, ô mon Dieul... » 

Cette exclamation suprême, tracée d'une main 
tremblante, est la dernière que le voyageur ait con- 
fiée au papier. De violentes douleurs céphalalgiques 
et une prostration toujours croissante semblent lui 
avoir fait tomber la plume des mains. Cependant 
l'intrépide naturaliste avait une telle confiance en 
ses forces, qu'il ne paraît pas avoir eu conscience 
de sa fin prochaine, à en juger du moins par la ré- 
ponse invariable qu'il faisait à son fidèle Phraï, cha- 
que fois que celui-ci lui demandait s'il n'avait rien à 
écrire à sa famille : « Stop ! stop ! Attends ! attends. As- 
tu peur? » Le 7 novembre, le malade tomba dans un 
coma entrecoupé de délire. Le 10, à sept heures du 
soir, il n'était plus! Vingt-quatre heures plus tard, 
et contrairement à l'usage du Laos, qui est de sus- 
pendre les cadavres au sommet des arbres et de les 
y abandonner, la dépouille mortelle de notre com- 
patriote fut inhumée, selon le rite européen, par les 
soins de Phraï et de Dong, son compagnon, qui tous 
deux, trois mois plus tard, rapportaient à Bangkok, 
avec les détails qui précèdent, les collections, les 
effets et les papiers de leur maître. 

Qu'ils soient bénis pour leur fidélité I C'est le vœu 
de la veuve, du frère, de la famille entière de Henri 
Mouhot. Puisse-t-il être aussi celui de nos lecteurs ! 

En terminant ce récit dans le Tour du Monde^ 
nous formulions encore un autre vœu : c'était que 
l'Angleterre, dont les musées ont reçu les collections 



330 VOTAQB DANS LBS ROYAUMES 

qui ont coûté la vie au voyageur , — cpie la France, 
à laquelle il a montré et ouvert le chemin, du Cam- 
bodge, — lui élevassent à frais communs un mo- 
deste, mais durable monument dans le cimetière 
chrétien de Bangkok, où sans doute il est allé rêver 
plus d'une fois, et dont la brillante végétation réunit 
sous une ombre propice la plupart des objets spé- 
ciaux de ses études : les fleurs, les insectes et les 
oiseaux des tropiques? 

Ce souhait a été exaucé et au-delà. Le monument 
que nous demandions pour Henri Mouhot lui a été 
élevé par des compatriotes, non sur le rivage qui fut 
le point de départ de ses découvertes, mais aux lieux 
mêmes où il est tombé et où il repose : à cinq 
mille lieues de sa patrie, à quatre cents du point le 
plus rapproché qu'habite un Européen 1 

Au mois de mai 1867, la commission française 
envoyée de Saïgon atteignait Luang-Prabang, et le 
24 du même mois, le commandant de Lagrée, son 
chef, écrivait en Europe : 

€ Nous avons trouvé partout ici le souvenir de 
notre compatriote Mouhot, qui, par la droiture de 
son caractère et sa bienveillance naturelle, s'était 
acquis l'estime et l'affection des indigènes. Tous 
ceux qui l'ont connu sont venus nous parler de lui 
en termes élogieux et sympathiques. — Les regrets 
que devaient nous inspirer la vue des lieux où s'est 
accomplie sa dernière lutte ont été adoucis par la 
consolante satisfaction de trouver le nom français 
honorablement connu dans cette contrée lointaine. 
— Les serviteurs qui l'accompagnaient ont rapporté 
fidèlement les détails de ses derniers moments, et 



DE SIAM, DE CAMBODGE ET DE LAOS 331 

aucune circonstance particulière ne m'a été rap- 
portée qui puisse ajouter à l'intérêt du récit publié 
dans le Tour du Monde. 

€ Son corps avait été inhumé à trois kilomètres de 
Luang-Prabang, sur les bords du Nam-Kan, auprès 
du village de Naphao. J'ai demandé l'autorisation 
d'élever sur sa tombe un modeste monument qui 
attestât notre hommage et conservât sa mémoire 
dans le pays. 

« Le roi a accédé à ce désir avec le plus bien- 
veillant empressement et a voulu fournir tous les 
matériaux du monument. J'ai chargé M. de Laporte 
de faire exécuter ce travail, qui consiste en un massif 
de maçonnerie en briques, de 1 mètre 80 centimètres 
de longueur, de 1 mètre 10 centimètres de hauteur 
et 80 centimètres de largeur. Une pierre encadrée 
sous l'une des faces du monument porte le nom de 
Henri Mouhot et la date 1867. 

« M. de Laporte m'a remis un dessin qui pourra 
être adressé en son nom à la famille Mouhot. » 

Ce dessin, que nous reproduisons, est parvenu à 
madame veuve Mouhot par les soins de l'amiral La 
Grandière, gouverneur général de la Gochinchine 
française. 



TABLE DES MATIERES 



ÀVANT-PROPOS V 

I. — La traversée. — Premier coup d'œil sur le royaume de 
Siam et sur Bangkok, la capitale ^ 1 

II. — Population de Bangkok. — Les Siamois. — Hommes, 
femmes, enfants. — Esprit de famille. — Étranges con- 
trastes. — Superstitions 8 

III. — Le roi de Siam. — Son érudition. — Son palais. . 18 

IV. — Le second roi. — Hiérarchie et corruption des grands. 
— Femmes et amazones du roi 26 

V. — Jeux et spectacles 32 

VL — Remonte du Ménam. -- Rives, riverains et embarca- 
tions. — Ajuthia ancienne et moderne. — Un* fragment 
d'histoire par une plume royale 37 

VII. — Pakpriau. — Le mont Phrâbat. — Le prince-abbé. — 
Temple et monastère. — Le pied de Bouddha. — Empreintes 
géologiques 56 

VIII. — Patawi. — Vue magnifique. — Retour à Bangkok. 65 

IX. — Départ pour le Cambodge. — Voyage en barque de 
pécheurs. — Chantaboun. — Produits. — Commerce. — 
Physionomie du pays. — Archipels du goUe de Siam. — Ma- 
nière dont les crocodiles attrapent les singes 74 

X. — La vie des montagnes (mont Sabab). — Chasses. — 
Tigres. — Serpents, etc. — Riche végétation de Chanta- 

. bury 85 



334 TABLE DES MATIÈRES 

XI. — Retour à Chantaboun. — Iles Ko-KIiut , Koh-Kong, 
etc. — Superbe perspective du golfe de Kaonpôt. — Le 
Cambodge. — Commerce de ces contrées. — État misérable 
du pays. — Audience chez le roi du Cambodge lOé 

XII. — Détails ultérieurs sur le Cambodge. — Udong, sa 
capitale actuelle. — Audience chez le second roi, etc. 119 

Xni. — Départ d'Udong. - Train d'éléphant. — Pinhalù. — 
Belle conduite des missionnaires. — Le grand lac du 
CamJx)dge. -^ Le fleuve Mékong 136 

XrV. — Départ de Pinhalù. — Le grand bazar du Cambodge. 
Penon-Penh. — Le fleuve Mékong. — L'île Ko-Sutin. — 
Pemptiélan. •— Les confins du Cambodge. — Voyage à Ere- 
lum et dans la contrée des sauvages Stiêngs 142 

XV. — Séjour de trois mois parmi les sauvages Stiêngs. — 
Mœurs de cette tribu. — Produits du pays. — Faune. — 
Mœurs des Annamites 151 

XVI. — Retour à Pinhalù. — Rencontre de' neuf éléphants. 
— Oppression du peuple. — Sur la régénération éventuelle 
du Cambodge. — Le grand lac Touli-Sap 167 

XVII. — Traversée du lac Touli-Sap. — La rivière, la ville et 
la province de Battambftng. — Population et ruines. — 
Voyage aux ruines d'Ongkor. — Leur description. . . . 177 

XVIII. — Province d'Ongkor. •— Notions préliminaires. — 
Ongkor. — Ville, temple, palais et pont 18S 

XIX. — Ruines de la province d'Ongkor. — Mont Ba- 
Không 197 

XX. — Quelques remarques sur les ruines d'Ongkor et sur 
l'ancien peuple du Cambodge SOS 

XXI. — Voyage de Battambâng à Bangkok à travers la pro- 
vince de Kao-Samrou ou de Petchabury 222 

XXII. — Excursions à Petchabury 231 

XXIII. — Retour à Bangkok. — Préparatifs pour une nou- 
velle expédition au nord-est du Laos. — Départ 238 

XXrV. — Nophabury. — La procession annuelle de l'inon- 
dation. — Les talapoins, prêtres, moines, prédicateurs et 
instituteurs. — Le parc aux éléphants d'Ajuthia. — Grande 
battue. — Départ pour le nord-est. — Saohaïe et la pro- 
vince de Petchaboune 249 

XXV. — Voyage à Ehao-Ehoc. — Traversée de la Long- 
PhyorPhaye, ou forêt du Roi-du-Feu. — Le mandarin et 
Véléphant blanc. — Observation de moraliste, de natura- 
liste et de chasseur 270 



TABLE DES MATIÈRES 335 

XXVI. — La ville de Tchaïapoune. — Retour à Bangkok. — 
L'éléphant blanc. — Encore la forêt du Roi-du-Feu. — 
Kôrat et sa province. — Penom-Wat 289 

XXVII. — De Kôrat à Luang-Prabang. — Versant occidental 
du bassin de Mékong 302 

XXVIII. — Luang-Prabang. — Notes de voyages à l'est et 
au nord de cette ville. — Derniers extraits du journal. — 
Mort du voyageur. — Son tombeau 318 



FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES 



CouLOMMiKRS. — Typographie A, MOUSSIN 



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