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Full text of "Voyage de la corvette l'Astrolabe : exécuté par ordre du roi, pendant les années 1826-1827-1828-1829"

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VOYAGE 


L'ASTROLABE. 


PIECES  JUSTIFICATIVES. 


DETAILS 


LE  TROISIEME  VOYAGE  DE  M.  MARSDEN 

A    LA    NOUVELLE-ZÉLANDE. 


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Le  i3  février  1820,  M.  Marsden  fit  voile  de  Port-Jackson 
sur  le  Dromedary,  capitaine  Skinner,  qui  allait  charger  d'es- 
pars à  la  Nouvelle  -  Zélande ,  pour  le  compte  du  gouverne- 
ment. Il  atteignit  la  baie  des  Iles  le  27  du  même  mois. 

A  partir  du  i5  mars  ,  une  quinzaine  de  jours  fut  consacrée 
à  visiter  le  Gambier  ou  Shouki-Anga  ,  en  compagnie  de  quel- 
ques officiers  du  navire  et  de  M.  Hall. 

Sur  le  rapport  qui  fut  fait ,  le  capitaine  Skinner  se  déter- 
mina à  conduire  le  Dromedary  au  Gambier.  M.  Marsden  l'ac- 
compagna. Après  avoir  examiné  l'entrée  de  la  rivière  durant 
plusieurs  jours ,  on  ne  jugea  pas  prudent  de  la  tenter  avec  un 
aussi  grand  bâtiment. 

tome  m.  26 


37559 


402  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

M.  Marsden  étant  revenu  à  la  baie  des  Iles,  se  décida  à  faire 
un  tour  dans  l'intérieur;  en  conséquence  il  quitta  le  Drome- 
dary  le  icr  mai  ,  pour  s'avancer  vers  le  sud-ouest,  en  compa- 
gnie de  quelques  gentlemen  du  navire.  Près  de  Kidi-Kidi,  ils 
trouvèrent  un  chef  puissant ,  nommé  Waï-Tarou  ,  qui  fut  en- 
chanté de  voir  M.  Marsden.  De  Kidi-Kidi ,  ils  allèrent  visiter 
les  districts  de  Waï-Mate  ,  Pouke-Nouï  et  Tae-Ame.  Ils  pas- 
sèrent dix  jours  dans  cette  excursion,  et  trouvèrent  la  contrée 
riche  et  fertile.  Kaï-Tara,  l'un  des  chefs  de  Tae-Ame,  avait 
été  à  Port-Jackson,  et  avait  beaucoup  amélioré  ses  terres. 

Le  Coromandel ,  capitaine  Downie  ,  étant  arrivé  sur  la  baie 
pour  le  même  objet  que  le  Dromedary,  et  allant  chercher  sa 
cargaison  à  la  rivière  Tamise  ;  M.  Marsden  embarqua  sur  ce 
navire  le  7  juin,  avec  Temarangai  qui  avait  demeuré  chez  lui 
à  Parramatta,  et  en  qui  il  avait  beaucoup  de  confiance.  Touai 
fut  aussi  de  la  partie.  Le  12  au  soir,  après  une  traversée  ora- 
geuse, le  bâtiment  mouilla  sous  le  cap  Col  ville!  Après  avoir 
consacré  une  semaine  à  l'objet  de  son  voyage  parmi  les  natu- 
rels, tandis  que  le  Coromandel  embarquait  des  espars,  M.  Mars- 
den employa  trois  semaines  à  visiter  les  baies  et  les  criques  si- 
tuées sur  le  côté  oriental  de  la  rivière.  Il  y  trouva  un  grand 
chef  nommé  Tepouhi  qu'il  avait  autrefois  connu,  et  qui  lui  fit 
un  accueil  cordial.  Tepouhi  et  Tourata  sont  deux  puissans 
chefs  de  cette  région  ;  l'un  et  l'autre  beaux  ,  bien  faits  et  d'une 
grande  taille.  Le  premier  chef  ou  ariki  ,  comme  le  nomment 
les  naturels,  a  son  pâ  ou  village  fortifié,  sur  une  pointe  de 
terre  élevée,  située  à  la  jonction  de  deux  rivières  d'eau  douce, 
dont  les  eaux  réunies  forment  la  rivière  Tamise. 

Le  12  juillet,  M.  Marsden  quitta  le  Coromandel ,  dans  le 
but  de  visiter  le  Waï-Kato,  rivière  de  l'intérieur,  où  la  popu- 
lation est,  dit-on,  très-considérable.  Certaines  raisons  l'ayant 
empêché  d'exécuter  ce  projet,  il  résolut  de  visiter  la  baie  Mer- 
cure, située  dans  l'Océan  ,  au  sud  du  cap  Col  ville.  Après  avoir 
donné  huit  jours  à  ce  voyage,  il  revint  à  la  Tamise,  passa  sur 
la  rive  occidentale ,  et  se  dirigea  vers  Kaï-Para  ,  sur  la  côte 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  403 

occidentale  de  la  Nouvelle-Zélande,  au  sud-est  du  Gambier. 
Il  partit  pour  cette  expédition  le  25  juillet;  il  remonta  une 
rivière  nommée  Waï-Roa  qui  tombe  dans  la  Tamise,  puis 
le  Waï-Tamata  qui  se  jette  dans  le  Waï-Roa  :  ce  sont  de 
belles  et  larges  rivières.  Le  26,  ils  étaient  à  cinquante  milles 
du  navire,  et  fort  avant  sur  la  route  de  Kaï-Para.  Ayant  ren- 
contré le  27  une  pirogue  de  naturels  montée  par  Kouhou ,  un 
des  cbefs  de  Kaï-Para,  ceux-ci  prirent  à  bord  M.  Marsden  et 
l'un  des  officiers  du  Coromandel ,  et  leur  firent  remonter  le 
Waï-Tamata  six  à  buit  milles  plus  baut.  Alors  ils  débarquè- 
rent dans  un  endroit  d'où  ils  pouvaient  apercevoir  les  hautes 
dunes  de  sable  de  la  côte  occidentale  de  la  Nouvelle-Zélande, 
distantes  de  dix-huit  à  vingt  milles  en  apparence.  Ils  atteigni- 
rent Kaï-Para  dans  la  soirée ,  et  revinrent  à  la  pirogue  le  jour 
suivant.  L'eau  était  agitée  et  le  vent  contraire  ;  cependant  le  26 
l'équipage,  composé  de  jeunes  et  beaux  naturels,  ayant  pa- 
gayé avec  ardeur  durant  plusieurs  heures  le  soir,  on  arriva 
dans  un  lieu  nommé  Mogoïa  ,  qui  appartenait  au  chef 
înaki.  Cette  place  était  éloignée  de  trente  milles  environ  de 
l'endroit  où  ils  s'étaient  embarqués,  et  située  sur  une  rivière 
qui,  comme  le  Waï-Tamata,  se  jette  dans  le  Waï-Roa.  Le 
1er  août  ils  regagnèrent  le  Coromandel '.  Touchant  ce  voyage, 
M.  Marsden  dit  : 

«  Je  viens  de  passer  vingt  jours  hors  du  Coromandel ,  et  du- 
rant ce  temps  j'ai  dormi  tout  habillé ,  le  plus  souvent  en  plein 
air  dans  un  canot  ou  une  pirogue.  Le  temps  a  été  fréquem- 
ment très-humide  et  orageux.  J'ai  traversé  plusieurs  marais, 
criques  et  rivières  ,  depuis  la  baie  Mercure  ,  sur  la  côte  orien- 
tale, jusqu'à  Kaï-Para  sur  la  rive  occidentale.  Cependant, 
par  la  grâce  de  Dieu,  il  ne  m'est  arrivé  ni  accident,  ni  affaire 
fâcheuse;  mais  au  contraire,  j'ai  eu  tout  lieu  d'être  content,  et 
je  suis  rentré  à  bord  du  Coromandel  en  parfaite  santé. 

«  J'espère  que  ma  visite  à  ces  différentes  tribus  leur  sera 
avantageuse  par  la  suite.  Partout  je  me  suis  efforcé  d'expliquer 
aux  naturels  qu'il  n'y  avait  qu'un  seul  vrai  Dieu  vivant,  etc.. 

2G* 


404  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Ils  désirent  tous  voir  des  Européens  résider  chez  eux, 
«Temarangai,  mon  compagnon  constant,  recommandait  par- 
tout aux  chefs  de  renoncer  aux  combats.  Il  leur  rappelait  com- 
bien de  fois  leurs  femmes  et  leurs  enfans  avaient  souffert  les 
horreurs  de  la  faim  ,  quand  leurs  récoltes  de  patates  et  de  pom- 
mes de  terre  avaient  été  détruites  par  suite  de  leurs  différends; 
combien  de  leurs  femmes  étaient  restées  veuves  ,  et  de  leurs 
enfans  orphelins.  Ils  convenaient  des  funestes  suites  de  la 
guerre;  mais  ils  disaient  qu'il  y  avait  certains  chefs  qui  ne 
voudraient  point  y  renoncer,  et  que  leurs  pères  et  leurs 
grands-pères  avaient  toujours  été  des  guerriers.  » 

Inaki  avait  accompagné  M.  Marsden  à  bord  du  Coroman- 
del ;  ce  dernier  avait  eu  le  bonheur  d'effectuer  une  réconcilia- 
tion entre  ce  chef  et  Tepouhi,  et  d'arranger  d'autres  querelles 
parmi  les  naturels. 

Le  12  août,  M.  Marsden  quitta  le  navire  pour  retourner  à 
la  baie  des  Iles.  Traversant  la  Tamise,  qui  en  cet  endroit  a 
quinze  milles  environ  de  large,  il  passa  sur  la  côte  occiden- 
tale, et  dans  la  soirée  atteignit  Mogoïa  ,  distant  du  Coroman- 
del de  quarante  à  cinquante  milles.  Le  mauvais  temps  l'empê- 
chant de  retourner  à  la  baie  des  Iles  par  mer,  il  se  décida  à 
s'y  rendre  par  terre.  Comme  il  ne  pouvait  suivre  la  côte  est  de 
la  Nouvelle-Zélande,  à  cause  des  rochers  et  des  rivières,  il 
reprit  le  chemin  de  Kaï-Para,  sur  la  côte  de  l'ouest,  pour  re- 
prendre vers  l'intérieur  ,  et  contourner  ainsi  les  baies  et  les  ri- 
vières. Temarangai  l'accompagna  encore,  quoiqu'il  eût  à 
traverser  des  districts  avec  lesquels  il  s'était  trouvé  en  guerre. 
Dans  cette  seconde  visite  à  Kaï-Para,  M.  Marsden  rencontra 
différens  chefs  qui  lui  firent  tous  un  accueil  amical.  11  eut  sur- 
tout une  discussion  fort  intéressante  avec  Moudi-Panga  ,  l'un 
des  plus  grands  guerriers  de  la  Nouvelle-Zélande,  et  le  rival 
de  Shongui.  Il  y  resta  jusqu'au  21  ,  puis  il  s'embarqua  sur  le 
Kaï-Para,  et  descendit  jusqu'à  l'entrée  du  havre.  Outre  le 
Kaï-Para ,  deux  autres  rivières  viennent  encore  se  décharger 
dans  ce  havre.  L'une  d'elles  se  nomme  le  Kotamata  ;  elle  prend 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  40Ô 

sa  source  près  de  Bream-Head ,  sur  la  côte  orientale,  et  n'est 
séparée  que  par  une  langue  de  terre  fort  étroite ,  d'une  rivière 
qui  se  décharge  dans  un  petit  havre,  un  peu  au  sud  de  Bream- 
Head  ;  il  en  résulte  une  communication  facile  entre  les  deux 
côtes  opposées  de  la  Nouvelle-Zélande.  La  troisième  rivière 
qui  tomhe  dans  celle  de  Kaï-Para,  se  nomme  Waï-Roa, 
et  ne  doit  pas  être  confondue  avec  la  rivière  du  même  nom  , 
qui  se  jette  dans  la  Tamise.  Le  cours  de  ce  Waï-Roa  occiden- 
tal,  dans  l'espace  de  trente  milles  environ,  est  le  nord-ouest, 
c'est-à-dire  parallèle  à  la  côte  dont  il  est  si  voisin  ,  que  le 
bruit  du  ressac  peut  s'entendre  dans  toute  cette  étendue.  Ce 
cours  offre  ainsi  un  passage  commode  vers  le  Gambier  ou 
Shouki-Anga.  De  ce  point,  qui  n'est  qu'à  six  milles  de  la 
côte,  le  cours  de  la  rivière  passe  au  nord,  ensuite  à  l'est.  En 
remontant  ce  fleuve,  M.  Marsden  visita  Tetoko  et  Tourou  , 
deux  puissans  chefs,  ennemis  de  Shongui,  mais  désireux  de 
vivre  en  paix  et  de  cultiver  leurs  terres.  Après  avoir  remonté 
le  Waï-Roa  aussi  haut  que  la  marée  se  faisait  sentir,  un  peu 
plus  loin  ,  le  26  au  matin  ,  ils  quittèrent  la  pirogue ,  et  mar- 
chèrent à  travers  un  pays  plus  élevé,  vers  Wangari,  sur  la  côte 
est,  à  douze  milles  au  nord  de  Bream  -Head.  Ils  y  arrivèrent 
dans  l'après-midi  du  jour  suivant,  et  Temarangai  se  retrouva 
alors  avec  ses  amis  et  ses  alliés.  Sur  leur  route,  ils  avaient 
contemplé  avec  douleur  la  ruine  et  la  dévastation  que  les  par- 
tisans et  les  alliés  de  Shongui  avaient  portées  dans  ces  régions. 
De  Wangari,  M.  Marsden  se  rendit  à  la  baie  des  Iles,  partie 
par  eau  ,  partie  par  terre. 

Il  arriva  dans  cette  baie  le  4  septembre,  près  de  trois  mois 
après  avoir  quitté  le  Coromandel '. 

Le  Prince-Régent ,  schooner  du  gouvernement ,  venant  d'ar- 
river de  Port- Jackson,  M.  Marsden  s'embarqua  dessus  le  17  sep- 
tembre, pour  retourner  à  la  Nouvelle -Galles  du  Sud.  Le 
schooner  était  si  encombré  d'espars,  et  il  rencontra  un  si  mau- 
vais temps  au  large  du  cap  Nord  ,  que  le  capitaine  rentra  dans 
la  baie  pour  alléger  le  navire.  M.   Marsden   avait  tellement 


406  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

souffert  de  l'humidité,  du  mal  de  mer  et  du  défaut  de  repos, 
qu'il  se  décida  à  attendre  le  retour  du  Dromedary  a  Port- 
Jackson.  Mais  apprenant  qu'il  ne  mettrait  pas  à  la  voile  avant 
six  semaines,  il  voulut  employer  ce  temps  à  visiter  de  nouveau 
les  différentes  tribus  des  côtes  de  l'est  et  de  l'ouest.  Le  3o  oc- 
tobre, M.  Butler  et  quelques  autres  s'étant  réunis  à  lui  à  Kidi- 
Kidi,  ils  se  mirent  en  route;  ayant  touché  à  Wangari,  ils 
atteignirent  Mogoïa  le  3  novembre.  Ayant  quitté  cet  endroit  le 
jour  suivant,  pour  visiter  le  Coromandel ,  mouillé  à  quarante 
milles  de  distance  dans  la  Tamise,  ils  eurent  beaucoup  de 
mauvais  temps  dans  le  Waï-Roa.  Ils  retournèrent  à  Mogoïa  le 
9 ,  et  consacrèrent  plusieurs  jours  à  explorer  les  rivières  du 
voisinage.  S'avançant  ensuite  vers  la  côte  occidentale,  M.  Mars- 
den  rendit  une  troisième  visite  aux  peuples  de  Kaï-Para.  Le 
17,  M.  Butler  remonta  le  Kaï-Para  pour  retourner  à  la  baie 
des  lies  ;  tandis  que  M.  Marsden  prit  sa  route  accoutumée  par 
le  Waï-Roa  occidental.  Quittant  la  rivière  au  point  que  nous 
avons  cité,  le  22  il  atteignit  le  Gambier.  Ayant  renouvelé 
connaissance  ici  avec  ses  anciens  amis,  il  remonta  la  rivière, 
et  se  rendit  par  terre  à  Wangaroa ,  où  il  s'embarqua  le  25  à 
bord  du  Dromedary.  11  écrit  à  cette  occasion  : 

a  J'ai  été  absent  du  navire  cinq  semaines  et  un  jour  ;  durant 
cet  intervalle,  j'ai  parcouru  ,  d'après  mon  calcul,  environ  six 
cents  milles,  tant  par  terre  que  par  eau  ,  et  quelquefois  dans 
les  plus  mauvais  cbemins  qu'on  puisse  imaginer.  C'est  une 
ebose  à  laquelle  on  doit  naturellement  s'attendre  ,  attendu  que 
le  pays,  sous  ce  rapport,  est  encore  dans  son  état  primitif. 
Point  de  marais  desséebés  ,  point  de  pont  sur  les  rivières  et  les 
criques.  Les  broussailles  obstruent  souvent  les  sentiers.  Un 
Nouvcau-Zélandais  n'est  nullement  embarrassé  pour  traverser 
les  lacs,  les  marais  ou  les  rivières.  Il  passe  les  uns  à  gué,  et 
traverse  les  autres  à  la  nage,  sans  la  moindre  peine.  » 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  107 

OBSERVATIONS    FAITES   PAR    M.    MARSDEN    DORANT    CE    VOYAGE. 

Affection  des  naturels  pour  leurs  enjans. 
En  parlant  du  chef  Waï-Tarou ,  M.  Marsden  dit  : 

C'est  un  proche  parent  de  Temarangai  et  un  chef  puissant. 
Deux  de  ses  (ils  ont  demeuré  chez  moi  à  Parramatta  :  l'un  y 
est  mort,  l'autre  est  revenu  avec  moi  sur  le  Dromedary.  Il  est 
aujourd'hui  très -malade,  et  il  n'y  a  guère  d'espoir  qu'il  ré- 
chappe. 

Waï-Tarou  fut  très-content  de, me  voir.  Il  me  pria  de  lui 
permettre  de  m'accompagner  à  Port-Jackson ,  pour  aller  cher- 
cher les  os  de  son  fils,  et  les  rapporter  dans  leur  sépulture  de 
famille.  11  chérissait  singulièrement  cet  enfant;  c'était  le  fils  de 
sa  principale  femme ,  et  il  le  regardait  comme  son  héritier.  Il 
pleurait  amèrement  en  pensant  à  lui ,  et  il  me  dit  qu'il  des- 
cendait d'une  des  premières  familles  de  la  Nouvelle-Zélande. 
Il  avait  auprès  de  lui  un  beau  garçon ,  qui  était  son  plus  jeune 
fils  :  je  le  lui  montrai,  et  tâchai  de  le  consoler,  en  lui  représentant 
que  celui-ci  serait  son  héritier.  Il  remarqua  que  la  mère  de  ce 
garçon  n'était  pas  de  la  noble  famille  dont  sortait  la  mère  de 
celui  qui  était  mort,  et  que  c'était  pour  ce  motif  qu'il  le  re- 
grettait autant.  Je  fus  sensible  à  son  affection,  car  elle  était 
extrême. 

Le  fils  qui  était  malade  était  un  jeune  homme  de  dix-sept 
ans.  Je  vis  qu'il  était  trop  bas  pour  conserver  aucun  espoir  de 
rétablissement.  Quand  je  causais  avec  lui,  il  disait  :  «  Mes  yeux 
seront  bientôt  éteints  dans  la  mort.  Je  ne  saurais  vivre  davan- 
tage à  la  Nouvelle-Zélande  :  c'est  un  mauvais  pays,  je  ne 
l'aime  point  ;  les  chefs  sont  toujours  occupés  à  se  combattre  et 
a  se  piller  mutuellement.  C'est  un  pays  ,  en  outre,  où  il  n'y  a 
ni  thé  ,  ni  sucre,  ni  riz,  ni  pain  ;  je  ne  saurais  manger  de  ra- 
cines de  fougère  ,  je  dormirai  bientôt  dans  la  tefre.  »  Je  n'ai 


408  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

jamais  vu  personne  parler  d'une  manière  plus  louchante  que 
ce  jeune  homme  ;  il  pleurait  sur  la  condition  dégradée  de  son 
pays,  et  semblait  avoir  peu  d'envie  de  prolonger  son  exis- 
tence. 

Il  était  rare,  quand  j'allais  voir  Waï-Tarou,  ou  qu'il  venait 
me  voir,  que  la  mort  de  son  fils  ne  fût  pas  le  sujet  de  sa  conver- 
sation. En  tout  temps,  il  exprima  le  désir  que  les  os  de  ce  fils 
fussent  rapportés  à  la  Nouvelle-Zélande  :  comme  il  se  trou- 
vait lui-même  indisposé  à  cette  époque ,  il  demanda  ,  s'il  ne 
pouvait  y  aller  lui-même  ,  que  je  permisse  à  sa  femme  de  faire 
ce  voyage.  Je  lui  promis,  à  mon  retour,  de  lui  envoyer  ces 
restes  ,  si  personne  ne  venait  les  réclamer.  Partout  les  Nou- 
veaux-Zélandais  attachent  un  grand  prix  aux  ossemens  de  leurs 
amis  morts. 


Un  conseil  de  guerre  des  naturels. 

Sur  la  route  de  Kidi-Kidi  à  Waï-Mate ,  qui  en  est  à  dix 
ou  douze  milles,  M.  Marsden  rencontra  une  foule  de  na- 
turels qui  lui  demandaient  où  il  allait.  Il  écrit  à  ce  sujet  : 

Quand  nous  les  eûmes  satisfaits,  ils  nous  apprirent  sur-le- 
champ  que  l'Atoua  était  à  Waï-Mate.  Je  ne  pus  comprendre 
ce  qu'ils  voulaient  dire  par  là,  car  ils  semblaient  tous  vive- 
ment occupés  de  l'Atoua.  J'imaginai  que  quelque  chef  était 
mort  ou  sur  le  point  de  mourir,  attendu  qu'il  y  avait  beaucoup 
de  personnes  assemblées  à  Waï-Mate. 

Nous  arrivâmes  en  ce  lieu  vers  le  soleil  couchant,  dans  une 
habitation  appartenant  au  chef  Tareha.  Nous  y  trouvâmes  la 
réunion  de  naturels  la  plus  nombreuse  que  j'eusse  jamais  vue. 
Tareha  nous  reçut  très  -  cordialement ,  et  nous  procura  une 
bonne  cabane ,  et  quantité  de  patates  pour  nous  et  nos  por- 
teurs. Là  se  trouvaient,  avec  leurs  guerriers,  quelques-uns  des 
chefs  des  tribus  depuis  Shouki-Anga,  sur  la  côte  occidentale 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  409 

de  la  Nouvelle-Zélande  ,  jusqu'à  Bream-Head  ,  sur  la  côte  est. 
Nous  nous  promenâmes  autour  des  différens  groupes,  car  ils 
s'étaient  formés  en  corps  séparés.  Nous  trouvâmes  une  assem- 
blée de  chefs  assis  en  cercle  ,  et  plongés  dans  une  profonde 
consultation.  Nous  apprîmes  que  les  chefs  de  différentes  tribus 
s'étaient  réunis  pour  entreprendre  une  expédition  militaire,  et 
que  chaque  tribu  devait  fournir  un  certain  nombre  d'hommes. 
Le  concours  du  peuple  et  le  mouvement  qui  en  résultait 
ressemblaient  plus  à  une  foire  de  campagne  qu'à  toute  autre 
chose. 

Je  demandai  quel  était  le  motif  d'une  si  nombreuse  réunion 
de  chefs  et  de  districts  aussi  éloignés.  On  me  raconta  qu'avant  la 
destruction  du  Boyd ,  qui  eut  lieu  il  y  a  dix  ans  à  peu  près, 
Shongui  et  sa  tribu  déclarèrent  la  guerre  aux  habitans  de  Kaï- 
Para  ;  qu'alors  il  fut  défait,  et  perdit  un  grand  nombre  de  ses 
officiers  et  de  ses  hommes ,  parmi  lesquels  étaient  deux  de  ses 
frères  ;  et  que  les  chefs  de  la  tribu  de  Shouki-Anga  avaient  con- 
voqué cette  assemblée  pour  former  une  expédition  contre  Kaï- 
Para ,  et  venger  la  mort  de  ceux  qui  avaient  péri  dans  cette 
funeste  guerre.  J'appris  aussi  que  depuis  sa  défaite,  Shongui 
n'avait  cessé  de  réunir  des  munitions  pour  se  mettre  en  état  de 
renouveler  la  guerre  contre  les  peuples  de  Kaï-Para  ,  et  qu'il 
avait  laissé  des  ordres  à  ses  officiers  pour  commencer  les  hos- 
tilités peu  de  mois  après  son  départ  pour  l'Angleterre. 

Nous  passâmes  la  soirée  à  converser  avec  les  différens  grou- 
pes. Ils  semblaieut  tous  fort  joyeux  et  satisfaits.  Ils  se  réga- 
laient à  leur  manière ,  et  ils  mangèrent  avec  du  poisson  quel- 
ques centaines  de  corbeilles  de  patates  et  de  pommes  de  terre. 
Le  tumulte  dura  toute  la  nuit,  plus  ou  moins  fort.  Quand 
nous  nous  retirâmes  à  une  heure  avancée,  nous  laissâmes  les 
chefs  encore  assemblés  en  cercle  au  même  endroit  où  nous  les 
avions  trouvés  et  poursuivant  leurs  délibérations. 

Depuis  notre  arrivée ,  nous  n'avions  cessé  d'entendre  de 
grandes  lamentations  du  côté  d'une  métairie  qui  semblait 
éloignée  d'un  mille  de  nous.  Quand  nous  en  demandâmes  la 


410  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

cause,  on  dit  que  c'était  là  qu'était  l'Atoua,  et  ce  fut  tout  ce 
que  nous  pûmes  en  savoir.  Ces  lamentations  continuant  sans 
interruption,  nous  résolûmes  de  visiter  l'Atoua  le  lendemain 
matin ,  pour  connaître  quel  était  cet  objet  dont  tout  le  monde 
semblait  si  occupé. 

Nous  nous  levâmes   au  point  du  jour  et  nous  parcourûmes 
le  camp.  Nous  trouvâmes  encore  les  chefs  assis  en  cercle.  Us 
semblaient  n'avoir  pas  bougé  de  leur  position,  depuis  le  mo- 
ment de  notre  arrivée  près  d'eux  la  veille.  Après  avoir  fait 
un  tour  et  pris  congé  des  chefs,  nous  quittâmes  cette  sin- 
gulière assemblée,  dans  l'intention  de  déjeuner  chez  le  fils  de 
Shongui ,  qui  avait  demeuré  chez  moi  à  Parramatta  et  dont 
le  village  était  tout  proche.  Nous  nous  proposions  de  visiter 
l'Atoua  ,  car  les  lamentations  continuaient  et  les  cris  avaient 
redoublé.  Quand   nous  arrivâmes,  nous  trouvâmes  notre  hôte 
avec  sa  mère  et  ses  sœurs  ,  au  milieu  de  leurs  gens.  La  femme 
de  Shongui  nous  fit  un  accueil  très-cordial ,  et  donna  des  or- 
dres pour  qu'on  nous  préparât  sur-le-champ  quelques  provi- 
sions. Tandis  que  nous  étions  occupés  à  converser  ensemble, 
une  troupe  de  gens  en  armes  se  montra  sur  le  bord  du  bois, 
près  d'un  champ  de  patates  qui  se  trouvait  entre  eux  et  nous. 
Ces  guerriers  étaient  nus  et  s'étaient  mis  dans  une  attitude 
défensive.  Aussitôt  que  le  fils  et  les  filles  de  Shongui  les  eu- 
rent aperçus,  ils  coururent  saisir  leurs  armes.  D'abord  je  ne 
sus  pas  s'il  s'agissait  d'un  combat  réel  ou  feint;  mais  quand  je 
vis  que  les  filles  de  Shongui  ne  chargeaient  leurs  armes  qu'à 
poudre,  je   fus    convaincu   que   ce   n'était  qu'un   simulacre. 
Quand  les  deux  partis  furent  prêts  et  rangés  en  ordre  de  ba- 
taille, ce  qui  fut  bientôt  fait,  ils  commencèrent  le  combat. 
Les    femmes    chargeaient   et  déchargeaient  leurs   mousquets 
avec  une  ardeur  vraiment  guerrière,  et  semblaient  prendre 
beaucoup   de  plaisir  à   cet  exercice.  Je  ne  doutais  pas  que 
dans  une  bataille  réelle  elles  n'eussent  montré  autant  de  cou- 
rage et  d'activité.  Les  hommes  combattaient  avec  leurs  lances 
et  leurs  patous.  Dans  la  mêlée,  ils  se  terrassaient  les  uns  les 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  41 1 

autres,  et  faisaient  prisonniers  de  guerre  ceux  qu'ils  pouvaient 
entraîner  hors  du  champ  de  bataille.  Quand  ils  se  furent  di- 
vertis quelque  temps  de  eette  manière,  ils  terminèrent  le  tout 
par  une  danse  guerrière  ;  puis  nous  prîmes  notre  déjeuner. 
Le  détachement  qui  parut  dans  le  bois  appartenait  à  Shouki- 
Anga ,  et  était  venu  au  congrès  général. 

Déification  d'un  chef  mort. 
M.  Marsden  poursuit  ainsi  : 

Nous  prîmes  congé  de  la  famille  de  Shongui  et  allâmes  voir 
l'Atoua  ,  près  de  qui  les  lamentations  continuaient.  A  notre 
arrivée,  nous  trouvâmes  un  chef  mort  assis  dans  tout  son 
appareil.  Ses  cheveux  avaient  été  arrangés  suivant  la  coutume, 
ornés  de  plumes  et  d'une  guirlande  de  feuilles  vertes.  Sa 
figure  était  propre  et  luisante,  car  on  venait  de  la  frotter 
d'huile,  et  elle  avait  conservé  sa  couleur  naturelle.  Nous  ne 
pourrions  dire  si  le  corps  s'y  trouvait  tout  entier  ou  non  ; 
car  des  nattes  le  couvraient  jusqu'au  menton.  11  avait  l'as- 
pect d'un  homme  vivant,  assis  sur  un  siège.  J'en  avais  vu 
un  quelque  temps  auparavant,  dont  la  tète  avait  été  arrangée 
de  la  même  manière ,  et  le  corps  desséché  et  conservé  aussi 
bien  que  la  tête.  Ce  chef,  au  moment  où  il  mourut,  était  un 
jeune  homme  âgé  de  trente  ans  environ.  Sa  mère,  sa  femme 
et  ses  enfans  étaient  assis  devant  lui,  et  à  sa  gauche  les  crânes 
et  les  os  de  ses  ancêtres  étaient  rangés  sur  une  ligne.  Je  m'in- 
formai du  lieu  où  il  était  mort,  et  l'on  me  répondit  qu'il  avait 
été  tué,  quelques  mois  auparavant,  dans  une- bataille  à  la 
rivière  Tamise. 

C'était  de  ce  chef  qu'on  m'avait  tant  parlé  le  jour  précé- 
dent sous  le  nom  d'Atoua.  Les  Nouveaux-Zélandais  semblent 
nourrir  l'opinion  que  la  divinité  réside  dans  la  tête  d'un  chef, 
car  ils  ont  toujours  la  plus  profonde  vénération  pour  la  tête. 
S'ils  adorent  quelque  idole,  c'est  certainement  la  tête  de  leur 


412  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

chef,  autant  du  moins  que  j'ai  pu  me  faire  une  idée  de  leur 

culte. 

Dans  la  circonstance  actuelle,  une  foule  de  personnes  étaient 
venues  d'une  grande  distance  pour  consoler  les  parens  en  deuil 
et  rendre  leurs  hommages  aux  restes  du  défunt.  Ses  parentes  se 
déchirèrent,  suivant  leur  coutume,  jusqu'à  ce  que  le  sang 
coulât  de  leur  visage ,  de  leurs  épaules  et  de  leur  gorge.  Plus 
ils  maltraitent  leurs  corps,  plus  ils  pensent  montrer  leur 
amour  pour  les  amis  qu'ils  ont  perdus.  Quand  je  leur  disais 
que  les  Européens  ne  se  déchiraient  point  ainsi  pour  leurs 
morts,  mais  qu'ils  se  contentaient  de  les  pleurer,  ils  répli- 
quaient que  les  Européens  n'aimaient  point  leurs  amis  comme 
le  font  les  Nouveaux-Zélandais  ,  qu'autrement  ils  feraient 
comme  eux. 


Empressement  des  naturels  à  s'instruire. 

Pour  preuve  de  cette  disposition ,  M.  Marsden  raconte 
ce  qu'il  observa  dans  sa  visite  à  Tae-Ame  : 

Nous  trouvâmes  un  jeune  homme  nommé  Rahi ,  qui  avait 
habité  quelque  temps  chez  moi  à  Parramatta,  très-malade  et 
sans  espoir  de  rétablissement.  Il  venait  de  revenir  sur  le  Drome- 
dary ;  c'était  un  fort  beau  jeune  homme,  plein  de  santé  à 
notre  arrivée  à  la  Nouvelle-Zélande  :  mais  ce  n'était  plus 
mairftenant  qu'un  squelette.  Il  était  attaqué  de  maux  d'en- 
trailles, probablement  occasionés  par  le  changement  de  nour- 
riture et  de'  logement,  et  par  la  nécessité  de  reprendre  ses 
anciennes  habitudes. 

Trois  des  jeunes  gens  qui  avaient  vécu  chez  moi  à  Parramatta 
et  qui  étaient  revenus  par  le  Drumedary,  sont  morts  ;  deux  d'en- 
tre eux  étaient  des  garçons  robustes  et  pleins  de  santé.  Au  mo- 
ment de  sa  mort ,  Rahi  possédait  trois  nattes  qu'il  chargea  son 
père  de  m'envoyer  aussitôt  qu'il  ne  serait  plus  ;  je  les  reçus, 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  413 

avec  la  nouvelle  de  sa  fin ,  à  la  baie  des  Iles.  Dans  le  cours 
de  cette  année,  il  est  mort  sept  naturels  qui  habitaient  chez 
moi  quand  elle  a  commencé  :  quatre  à  la  Nouvelle-Galles  du 
Sud ,  et  trois  à  la  Nouvelle-Zélande.  Ces  jeunes  gens  appar- 
tenaient aux  premières  familles  de  la  haie  des  Iles. 

Quand  j'ai  conversé  avec  les  parens  de  ces  jeunes  gens,  j'ai 
été  vivement  frappé  de  la  patience  et  de  la  résignation  avec 
lesquelles  quelques-uns  d'eux  supportaient  leur  malheur.  Un 
deâtprincipaux  chefs,  ^  cnant  d'apprendre  que  son  fils  était  mort 
à  Parramatta ,  se  rendit  à  bord  du  Dromedary  avec  sa  femme. 
Ils  pleurèrent  beaucoup.  C'était  leur  fils  unique  et  un  beau 
jeune  homme.  Le  père  me  pria  de  n'être  pas  inquiet  à  cet  égard, 
remarquant  que  puisque  son  fils  devait  mourir,  il  était  heureux 
que  cela  fût  arrivé  à  Parramatta  ;  car  il  était  sûr  que  dans  sa 
maladie  il  n'avait  manqué  de  rien  de  ce  qui  pouvait  lui  faire 
du  bien.  Sa  femme  dit  qu'elle  restait  sans  enfans;  qu'ils 
avaient  de  grandes  terres ,  mais  point  d'héritier  ;  et  ils  me 
prièrent  de  leur  envoyer  un  de  mes  fils  qu'ils  adopteraient 
pour  le  leur  et  qui  hériterait  de  leurs  possessions.  Tous  deux 
désiraient  ardemment  que  les  os  de  leur  fils  fussent  transpor- 
tés à  la  Nouvelle-Zélande ,  pour  être  déposés  dans  le  tombeau 
de  leur  famille,  et  ils  demandèrent  que  l'un  d'eux  eût  la  per- 
mission d'aller  les  chercher  à  la  Nouvelle-Galles  du  Sud. 

La  mort  de  ces  jeunes  gens  semble  avoir  attaché  plus  que 
jamais  les  Nouveaux  -Zélandais  aux  Européens  ,  quoique  je  ne 
puisse  en  expliquer  la  raison.  J'aurais  pensé  qu'il  en  serait 
plutôt  résulté  un  effet  contraire.  Malgré  la  mort  d'autant 
d'enfans  de  chefs,  d'autres  s'empressent  d'envoyer  leurs  enfans 
à  Port-Jackson.  Quand  je  leur  ai  dit  que  je  craignais  de  leur 
accorder  cette  permission  de  peur  de  les  voir  péjrir,  ils  m'ont 
répliqué  qu'ils  consentaient  à  courir  le  risque  de  voir  mourir 
leurs  fils ,  pourvu  seulement  que  je  leur  permisse  d'y  aller. 
Koro-Koro  ,  frère  de  Touai ,  a  un  très-beau  garçon  d'environ 
huit  ans,  qu'il  me  suppliait  avec  instance  d'emmener  à  Port- 
Jackson.  Quand  je  lui  fis  observer  que  j'avais  peur  de  le  perdre, 


414  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

attendu  que  l'enfant  mourrait  probablement,  il  répondit  :  «  Je 
prierai  pour  mon  fils  dans  son  absence  comme  je  faisais  pour 
Touai  ;  alors  il  ne  mourra  point.  »  Quoique  les  Zélandais 
n'aient  point  d'idée  d'un  Dieu  de  miséricorde  tel  que  nous  le 
représente  la  révélation  divine,  pourtant  ils  sont  fermement 
persuadés  qu'ils  peuvent  apaiser  la  colère  de  leur  Dieu  pat- 
leurs  prières. 

Effets  destructeurs  des  superstitions  des  naturels. 

Dans  sa  première  visite  à  la  Tamise ,  M.  Marsden  écrit  à 
cette  occasion  : 

Nous  visitâmes  plusieurs  anses  où  quelques  habitans  avaient 
récemment  leur  domicile,  mais  nous  n'en  vîmes  pas  un  seul. 
Leurs  pas  étaient  tous  en  ruines,  et  ils  venaient  d'être  brûlés 
ou  détruits.  Nous  vîmes  quelques  restes  de  ceux  qui  avaient 
été  tués.  Touai  me  montra  du  doigt  la  plage  qui ,  quelques 
mois  seulement  auparavant,  disait-il,  était  couverte  de  corps 
morts,  comme  la  boutique  d'un  boucher.  Cette  tribu  avait  été 
entièrement  détruite,  à  l'exception  de  deux  ou  trois  individus 
qui  avaient  eu  le  bonheur  de  s'échapper.  J'appris  que  c'était 
Koro-Koro  qui  avait  dirigé  cette  guerre  d'extermination.  Le 
prétexte  fut  qu'un  proche  parent  de  Koro-Koro  avait  été 
empoisonné  dans  une  visite  qu'il  avait  faite  à  la  rivière  Ta- 
mise. C'était  le  fils  de  Kaïpo,  mieux  connu  des  Européens 
qui  visitent  la  baie  des  Iles ,  sous  le  nom  du  Vieux  Benny. 
Le  jeune  homme  ne  mourut  point  à  la  Tamise,  mais  il  y  fut 
pris  de  mal.  Touai  fut  envoyé  de  la  baie  des  Iles  pour  le  ra- 
mener, et  il  mourut  dans  la  pirogue  avant  d'atteindre  sa  mai- 
son, Kaïpo  sacriha  ensuite  plusieurs  personnes  en  son  hon- 
neur; puis  la  guerre  commença  contre  la  tribu  soupçonnée 
sur  les  bords  de  la  Tamise. 

Ces  gens  se  croient  obligés,  par  suite  de  leurs  préjugés,  de 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  415 

venger  la  mort  de  leurs  parens,  soit  qu'ils  aient  succombé 
dans  le  combat,  soit  qu'ils  imaginent  qu'ils  ont  péri  par  le 
poison  ou  par  un  enchantement. 

M.  Marsden  dit  du  chef  Tepouhi  : 

Il  m'annonça  qu'il  était  dans  une  grande  inquiétude;  les 
chefs  de  la  côle  occidentale  de  la  Tamise,  distinguée  sous 
le  nom  de  tribu  de  Houpa,  lui  avaient  dernièrement  fait  la 
guerre,  et  avaient  tué  plusieurs  de  ses  guerriers,  parmi  les- 
quels se  trouvait  son  frère  ;  il  s'attendait  à  les  voir  sous  peu 
renouveler  leur  attaque.  La  plupart  de  ses  cochons  avaient, 
disait-il,  été  tués  et  ses  patates  détruites;  et  lui-même  et 
son  peuple  étaient  réduits  à  la  dernière  extrémité.  Je  lui  té- 
moignai l'intérêt  que  je  prenais  à  ses  malheurs ,  et  je  fus  vrai- 
ment peiné  de  voir  la  triste  position  où  il  se  trouvait,  ainsi 
que  sa  tribu.  Je  lui  promis  de  voir  les  chefs  de  la  côte  occi- 
dentale,  et  d'user  de  mon  influence  sur  eux  pour  les  amener 
à  une  réconciliation.  Il  me  fit  observer  qu'ils  étaient  trop  puis- 
sans  pour  lui,  attendu  que  leurs  amis  de  la  baie  des  Iles  leur 
fournissaient  des  armes  et  des  munitions;  qu'il  n'était  pas  ca- 
pable de  leur  résister,  et  qu'il  croyait  que  leur  résolution  était 
de  le  dépouiller  et  de  le  chasser  de  ses  terres,  attendu  que 
rien  autre  chose  ne  pourrait  les  contenter. 

Pâ  de  Tepouhi  sur  la  rivière  Tamise. 

Ce  pâest  situé  à  l'embouchure  d'une  rivière  d'eau  douce,  sur 
une  belle  éminence  qui,  des  deux  côtés,  domine  le  cours  de 
la  Tamise.  La  vue  y  est  très-étendue.  Il  y  a  une  grande  plaine 
occupée  par  de  bonnes  terres  de  chaque  côté  et  en  arrière  du 
pâ  ,  qui  serait  très-propre  à  la  culture  du  blé.  Une  crique  d'eau 
salée ,  d'environ  cent  verges ,  s'étend  depuis  la  grande  rivière 
jusque  derrière  le  pâ  ,  où  elle  se  termine  par  un  ruisseau  d'eau 


416  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

douce  ;  la  crique  était  navigable  pour  de  petites  barques  à  l'en- 
droit où  je  la  traversai.  Une  bataille  eut  lieu  quelques  mois 
auparavant  sur  ses  bords,  et  un  cbef  y  fut  tué  d'un  coup  de 
fusil.  Les  naturels  me  montrèrent  la  place  où  il  se  trouvait,  et 
le  buisson  derrière  lequel  l'ennemi  s'était  cacbé  quand  il  fut 
tué.  Lorsque  nous  arrivâmes  au  pâ,  il  était  trop  tard  pour 
pousser  jusqu'à  la  Tamise.  Après  avoir  pris  quelques  rafraîchis- 
semens,  le  soir  je  me  procurai  une  pirogue,  et  je  remontai  le 
ruisseau  d'eau  douce  qui  coule  entre  quelques  collines  élevées. 
En  certaines  occasions,  ce  torrent  roule  dans  la  crique  un 
volume  d'eau  considérable.  La  terre  ,  sur  ses  bords ,  est  très- 
ricbe,  et  pourrait  être  facilement  labourée  avec  la  charrue. 
Dans  la  vallée  qu'il  traverse,  je  rencontrai  une  foule  de  natu- 
rels qui  revenaient  du  travail ,  et  avec  lesquels  je  rentrai  dans 
le  pâ. 

Il  s'y  trouvait  alors  un  frère  de  Tepoubi  et  plusieurs  autres 
cbefs;  Tepoubi  était  absent.  Je  passai  la  nuit  à  converser  avec 
eux  sur  les  funestes  suites  de  la  guerre ,  et  les  avantages  d'un 
gouvernement  civil,  de  l'agriculture  et  du  commerce.  Le  frère 
de  Tepoubi  semblait  être  un  bomme  très-doux  et  très-intelli- 
gent; il  témoigna  combien  il  blâmait  la  conduite  de  plusieurs 
des  chefs  qui  étaient  toujours  occupés  à  combattre  et  à  rava- 
ger les  habitans.  Temarangai  m'apprit  que  ce  chef  n'allait  ja- 
mais à  la  guerre,  tant  elle  lui  déplaisait. 

La  nature  et  l'art  se  sont  réunis  pour  faire  de  ce  pâ  une 
place  très-forte.  Elle  est  encore  protégée  par  des  fossés  très- 
profonds  et  par  une  haute  palissade  en  bois  fendu.  Dans  la 
manière  habituelle  aux  sauvages  de  faire  la  guerre ,  cette 
place  eût  pu  défier  les  efforts  de  quiconque  eût  voulu  l'atta- 
quer; mais  elle  cesse  d'offrir  une  défense  assurée  contre  un 
ennemi  armé  de  mousquets.  Les  habitans  me  montrèrent  les 
endroits  où  les  balles  avaient  frappé  leurs  cabanes,  et  ils  dé- 
claraient qu'il  leur  était  impossible,  avec  leurs  lances,  de  ré- 
sister à  l'effet  des  armes  à  feu . 

Si  le  gouvernement  britannique  voulait  jamais  former  un 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  m 

établissement  à  la  rivière  Tamise,  le  terrain  sur  lequel  ce  pu 
est  situé  serait,  à  mon  avis,  le  meilleur  point  à  choisir  de  tous 
ceux  que  j'ai  vus.  Il  possède  plusieurs  avantages  locaux  fort 
importans.  On  le  rendrait  facilement  imprenable.  Il  com- 
mande l'entrée  de  la  rivière  d'eau  douce  ,  une  grande 
étendue  d'excellente  terre  à  cultiver  l'environne ,  et  l'on  s'y 
procurerait  facilement  du  bois  de  construction.  Bien  que  les 
navires  ne  puissent  remonter  jusque-là,  cette  station  est  ce- 
pendant plus  à  portée  du  havre  où  les  vaisseaux  peuvent  mouil- 
ler en  toute  sûreté,  que  tout  autre  point.  De  petits  navires  de 
cent  à  cent  cinquante  tonneaux  pourraient  même  entrer  dans 
la  rivière,  et  venir  mouiller  en  face  de  cette  place. 

Pâ  de  rarihi  ou  chef  principal ,  à  la  rivière  Tamise. 

Celte  place,  qui  porte  le  nom  de  Houpa,  est  située  à  la  jonc- 
tion de  deux  rivières  d'eau  douce,  dont  les  courans  réunis 
forment  la  Tamise.  Sur  une  pointe  de  terre  que  les  deux  riviè- 
res environnent  presque  entièrement ,  s'élève  le  pâ  du  chef 
principal  ouariki,  comme  l'appellent  les  naturels. 

Le  pâ  était  rempli  de  monde  qui  nous  accueillit  sur  le  rivage 
avec  de  grandes  acclamations,  et  nous  conduisit  à  l'ariki  qui 
était  assis  au  milieu  de  sa  famille.  C'était  un  homme  âgé  de 
soixante- dix  ans,  suivant  toute  apparence,  bien  fait  et  d'une 
grande  force  musculaire.  Sa  mère  était  encore  vivante,  avec 
trois  générations  après  elle.  Les  maisons  des  naturels  étaient 
beaucoup  plus  grandes  et  mieux  bâties  qu'aucune  de  celles  que 
j'avais  vues  à  la  Nouvelle-Zélande.  L'ariki  en  fit  préparer  une 
pour  nous  loger,  ainsi  qu'une  cinquantaine  de  naturels  qui 
nous  avaient  aidé  à  remonter  la  rivière. 

Le  jour  suivant  était  un  dimanche  ;  nous  restâmes  dans  le 
pâ  et  je  passai  une  bonne  partie  de  cette  journée  à  converser 
avec  les  naturels  sur  les  œuvres  de  la  création —  Tema- 
rangai  me  servait  d'interprète. 

tome  m.  27 


418  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

Un  chef  blessé. 

Dans  la  première  visite  que  fit  M.  Marsden  à  Kaï-Para , 
il  écrit  : 

Nous  trouvâmes  le  père  du  chef  couché  sous  un  abri  ;  il  était 
hors  d'état  de  se  lever ,  par  suite  d'un  coup  de  lance  qu'il 
avait  reçu  long-temps  auparavant.  Kouhou  et  deux  autres  qui 
nous  accompagnaient  versèrent  beaucoup  de  larmes  et  firent 
de  grandes  lamentations  sur  lui.  La  place  où  il  était  couché  et 
même  le  terrain  à  quelque  distance  de  son  abri  étaient  taboues. 
Sa  femme  et  une  jolie  petite  fille  étaient  dévouées  à  lui  donner 
leurs  soins.  On  ne  permit  de  fouler  ce  sol  sacré  à  personne 
autre  qu'à  moi  et  à  M.  Ewels  qui  m'avait  accompagné  depuis 
mon  départ  du  Coromandel .  Nous  nous  assîmes  par  terre  près 
de  ce  malheureux  guerrier.  Il  me  montra  sa  cuisse  :  la  chair  en 
était  gangrenée,  et  il  ne  pouvait  plus  la  remuer.  Nous  lui  don- 
nâmes un  peu  de  thé  qu'il  aimait  beaucoup.  Les  naturels  sem- 
blaient tous  prendre  beaucoup  de  part  à  ses  douleurs. 

Nous  passâmes  la  soirée  à  converser  sur  les  affreuses  cala- 
mités de  la  guerre  ,  les  avantages  de  l'agriculture  et  du  com- 
merce ,  objets  sur  lesquels  ils  paraissaient  vivement  désirer 
de  s'instruire.  Kouhou  montrait  une  grande  aversion  pour  la 
guerre,  improuvait  la  conduite  de  plusieurs  de  ses  compa- 
triotes, et  racontait  comment  le  peuple  de  Kaï-Para  avait  été 
ravagé  et  maltraité  par  la  guerre  ;  qu'ils  avaient  combattu  plu- 
sieurs années  contre  les  Ngapouïs  et  les  tribus  de  la  baie  des 
Iles;  et  qu'en  ce  moment  même  les  Ngapouïs  étaient  encore 
sur  le  district  de  Kaï-Para  égorgeant  et  pillant  ses  habitans.  Je 
déplorai  ces  calamités  publiques,  et  leur  témoignai  l'espoir 
que,  quand  un  plus  grand  nombre  d'Européens  résideraient 
parmi  eux,  ils  mettraient  un  terme  à  leurs  disputes  continuelles. 

Le  lendemain  matin  ,  M.  Ewels  et  moi  nous  nous  dirigeâmes 
vers  les  montagnes  de  sable  ,  accompagnés  d'un  des  chefs,  afin 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  419 

d'avoir  une  vue  de  l'Océan  occidental  et  de  ses  rivages.  Nous 
passâmes  par  un  pâ  situé  sur  un  terrain  très-fortifié ,  mais  le 
chef  nous  dit  qu'ils  ne  pouvaient  plus  le  protéger  contre  leurs 
ennemis,  depuis  que  les  armes  à  feu  avaient  été  introduites  à 
"a  Nouvelle-Zélande;  il  nous  montra  l'endroit  d'où  les  ennemis 
avaient  fait  feu  sur  eux  dans  le  pà,  et  fit  l'observation  que  la 
distance  était  trop  grande  pour  faire  usage  de  leurs  lances.  Les 
dunes  de  sable  sont  très-élevées ,  et  de  leurs  cimes  on  jouit 
d'une  vue  très-étendue  vers  la  mer  et  vers  l'intérieur.  On  n'y 
rencontre  aucune  végétation,  et  le  sable  s'y  joue  au  gré  des 
vents  qui  l'agitent  ;  ces  dunes  ont  plusieurs  milles  de  large  et 
s'étendent  le  long  de  la  côte  à  droite  et  à  gauebe ,  au-delà  des 
limites  que  l'œil  peut  atteindre. 

Nous  retournâmes  ensuite  au  village.  A  notre  arrivée,  nous 
trouvâmes  que  Koubou  et  les  deux  jeunes  gens  qui  avaient  fait 
tant  de  lamentations  amères  sur  le  cbef  blessé  ,  la  veille  au  soir, 
s'étaient  déchirés  jusqu'à  ce  que  leurs  visages  fussent  couverts 
de  sang,  et  avaient  renouvelé  leurs  gémissemens  douloureux. 
Koubou  me  supplia  de  prier  notre  Dieu  pour  le  pauvre  mal- 
heureux souffrant;  je  promis  de  le  faire,  et  leur  dis  qu'il  n'y 
avait  qu'un  seul  Dieu  ,  et  que  notre  Dieu  était  aussi  le  leur.  Je 
me  rendis  sous  l'abri  du  malade  et  m'agenouillai  près  de  lui. 
Il  se  traîna  sur  ses  mains  et  s'étendit  à  mes  côtés;  ayant  décou- 
vert sa  cuisse  et  posé  sa  main  sur  la  partie  souffrante  ,  il  me 
regarda  d'un  œil  plein  d'espoir,  comme  s'il  pensait  que  je 
pouvais  le  guérir.  Sa  conduite  me  rappela  celle  de  Naaman. 

(  Missionnary  Registcr,  septembre  18^2, 
page38y  et  suivantes.  ) 


SDITE  DU   JOURNAL   DE   M.    MARSDEN  ,   DANS   SON  TROISIEME    VOVAGE 
A  LA  NOUVELLE-ZÉLANDE. 


19  juillet.   Nous  nous  levâmes  de  très-bon  matin   et  nous 
préparâmes  pour  notre  voyage.  Nous  avions  à  marcher  assez 

27' 


420  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

long-temps  avant  de  pouvoir  nousprocurer  une  bonne  pirogue. 
Nous  traversâmes  deux  villages  :  e'était  au  troisième  que  nous 
devions  nous  embarquer. 

Tandis  que  l'équipage  de  la  pirogue  travaillait  a  la  lancer  et 
à  tout  préparer  pour  le  départ,  les  habitans  du  village  s'assem- 
blèrent autour  de  nous,  et  parmi  eux  se  trouvait  un  vieux 
prêtre  très-considéré  ;  ce  prêtre  eut  avec  mon  ami  Temarangai 
une  conversation  très-intime  ,  qui  dura  quelque  temps  ;  celui- 
ci  y  prêta  toute  son  attention  et  parut  à  la  fin  très-agité.  Je  lui 
demandai  de  quoi  il  s'agissait.  Il  m'apprit  que  le  prêtre  lui 
avait  annoncé  qu'il  avait  vu  son  esprit  dans  la  nuit,  qu'il  avait 
eu  aussi  une  entrevue  avec  l'Atoua  ,  que  celui-ci  l'avait  averti 
que  si  Temarangai  m'accompagnait  à  la   baie    Mercure ,   il 
mourrait  sous  peu  de  jours  ,  car  il  avait  tué  deux  chefs  la  der- 
nière fois  qu'il  y  était  allé  ,  et  le  Dieu  de  la  baie  Mercure  le 
tuerait  maintenant ,  s'il  y  retournait;  c'est  pourquoi  le  prêtre 
lui  recommandait  de  renoncer  à  ce  voyage.  Temarangai  me 
parla  alors  de  son  expédition  contre  la  baie  Mercure  ,   dont  il 
revenait  le  matin  même  où  M.  Kendall  fit  voile  pour  l'An- 
gleterre. Les  prisonniers  de  guerre  et  les  têtes  de  chefs  que 
j'avais  vus  à  Rangui-Hou  ce  même  jour  avaient   été  amenés 
de  la  baie  Mercure. 

Par  ce  récit,  je  conçus  qu'il  pouvait  y  avoir  quelque  dan- 
ger pour  Temarangai  à  m'accompagner,  attendu  que  le  peuple 
de  ce  district  pourrait  profiter  de  sa  position  et  le  faire  périr. 
C'est  pourquoi  je  lui  demandai  s'il  ne  craignait  pas  que  le 
peuple  de  la  baie  Mercure  ne  le  tuât  et  ne  le  mangeât,  s'il  y 
allait  avec  moi.  Il  répliqua  qu'il  ne  craignait  pas  du  tout  les 
habitans,  qu'ils  n'abuseraient  point  de  leur  avantage;  mais 
qu'il  redoutait  que  leur  Dieu  ne  le  fît  mourir,  d'après  ce  que 
le  prêtre  lui  avait  dit.  Je  répondis  que  s'il  ne  craignait  que  leur 
Dieu  et  non  pas  d'être  tué  et  dévoré  par  les  habitans,  je  veil- 
lerais à  ce  que  ce  Dieu  ne  lui  fît  point  de  mal  :  car  le  Dieu  qui 
serait  avec  nous  serait  le  vrai  Dieu  et  il  prendrait  soin  de  nous 
deux.  Sur  cette  garantie,  Temarangai  dit  qu'il  oserait  courir 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  421 

les  risques  du  voyage.  Quoique  son  esprit  se  soit  bien  éclairé 
et  qu'il  reconnaisse  l'absurdité  de  plusieurs  des  coutumes 
superstitieuses  de  ses  compatriotes,  pourtant  j'ai  eu  souvent 
l'occasion  d'observer  que  sessentimens  retenaient  encore  l'em- 
preinte de  ses  anciennes  superstitions,  toutes  les  fois  qu'une 
circonstance  importante  venait  les  rappeler  dans  son  imagina- 
tion. Quand  j'ai  voulu  raisonner  avec  lui  et  lui  représenter 
combien  étaient  insensées  et  absurdes  ses  craintes  relativement 
au  mal  que  l'Atoua  pouvait  lui  faire  ou  à  ses  amis,  il  répondait 
qu'il  me  convenait  très-bien  de  parler  ainsi ,  à  moi  dont  le 
Dieu  était  bon ,  et  sur  qui  l'Atoua  de  la  Nouvelle-Zélande 
n'avait  aucun  pouvoir;  mais  que  lui  et  ses  concitoyens  se  trou- 
vaient dans  une  position  très-différente  ;  que  leur  Dieu  était 
toujours  irrité,  et  que  dans  sa  colère  il  pourrait  leur  dévorer  les 
entrailles. 

Lorsque  Temarangai  eut  en  partie  surmonté  ses  craintes, 
nous  embarquâmes  pour  Houpa,  avec  une  forte  marée  pour 
nous.  Les  hommes  pagayèrent  avec  vigueur  toute  la  journée; 
nous  remontâmes  la  rivière  très-agréablement,  et  nous  ne  nous 
arrêtâmes  que  vers  le  soir,  où  nous  descendîmes  sur  le  rivage  pour 
quelques  instans.  Nous  allumâmes  du  feu  et  arrangeâmes  un 
panier  de  patates  à  la  façon  des  naturels,  nous  n'avions  pas  les 
moyens  de  faire  cuire  autre  chose  :  ma  chaudière  ayant  été 
oubliée  par  mégarde  au  moment  du  départ,  je  n'avais  qu'un 
petit  pot  d'étain  pour  subvenir  à  tous  mes  besoins.  Aussitôt 
que  nous  eûmes  pris  quelques  rafraîchissemens,  nous  conti- 
nuâmes à  remonter  la  rivière  jusqu'au  point  du  jour  ,  où  nous 
arrivâmes  devant  un  petit  village.  La  nuit  fut  sombre  et  froide, 
avec  un  peu  de  pluie.  Nous  nous  arrêtâmes  au  village,  quel- 
ques hommes  descendirent  à  terre  et  appelèrent  les  habitans  qui 
allumèrent  un  feu;  puis  nous  débarquâmes  et  primes  notre 
résidence  dans  une  de  leurs  huttes.  Je  conjecturais  que  j'étak 
sur  les  bords  de  la  rivière. 

20  juillet.  Lorsque  le  jour  parut,  je  fus  étonné  de  me  trouver 
sur  les  bords  d'une  crique,  où  étaient  deux  petits  villages.  Le 


422  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

chef  de  l'endroit  était  un  très-beau  jeune  homme  de  seize  ans 
environ.  Son  nom  était  Wao  ,  et  son  père ,  à  ce  qu'il  m'apprit, 
avait  été  tué  dans  la  bataille.  Tout  le  terrain  autour  de  nous 
était  d'une  excellente  qualité,  et  les  naturels  le  préparaient 
pour  les  prochaines  plantations.  Je  communiquai  à  Wao  mes 
projets  de  voyage ,  et  il  dit  qu'il  voulait  m'accompagner.  Il 
nous  fit  présent  de  quantité  de  belles  patates  et  d'un  beau 
cochon.  Je  visitai  le  pâ  de  son  père  défunt,  qui  n'est  plus 
maintenant  habité;  c'a  été  une  place  considérable  et  fortifiée  : 
j'y  observai  plusieurs  tombeaux;  quelques-uns  s'élevaient 
au-dessus  du  sol,  ornés  de  peintures,  de  sculptures  et  de 
plumes. 

Nous  déjeunâmes  dans  ce  village  ;  nous  tuâmes  notre  cochon, 
et  le  fîmes  rôtir  tout  entier  pour  notre  voyage.  Les  habitans  du 
village  furent  très-satisfaits  de  notre  visite,  et  je  leur  fis  à  tous 
de  petits  cadeaux  d'hameçons.  La  femme  principale  du  village 
avait  une  petite  maison  d'une  verge  en  carré  environ,  très- 
proprement  bâtie  ,  peinte  et  ornée  de  plumes  ,  dans  laquelle 
elle  déposait  la  nourriture  sacrée  pour  son  dieu  ;  celui-ci  était 
debout  sur  un  poteau  près  de  la  cabane.  Là  nous  rencontrâmes 
un  chef  de  la  baie  Mercure,  nommé  Toua-Roro.  Je  lui  de- 
mandai combien  il  nous  faudrait  de  temps  pour  aller  à  cette 
baie;  il  répondit  :  «  Deux  jours,  »  et  ajouta  qu'il  nous  servi- 
rait de  guide. 

Après  déjeuner,  nous  quittâmes  le  village,  et  en  une  heure 
environ  nous  atteignîmes  au  -dessus  de  Houpa  les  bords  d'une 
des  principales  branches  de  la  Tamise  ,  appelée  le  Manane.  A 
quatre  milles  environ  plus  haut,  se  trouve  un  pâ  sur  une  très- 
haute  colline  rocailleuse,  nommé  Tepoua-Rahi  :  il  domine  une 
grande  étendue  de  la  Tamise ,  avec  ses  forêts  et  ses  immenses 
plaines,  aussi  bien  que  les  montagnes  de  l'arrière.  Ce  fut  jadis 
une  place  forte,  et  elle  est  encore  habitée.  Nous  traversâmes  le 
Manane  à  gué,  au  pied  de  la  colline;  l'eau  nous  montait  à  la 
poitrine,  et  le  courant  était  très -rapide.  Quatre  Nouveaux- 
Zélandais  me  portaient  sur  leurs  épaules  en  toute  sûreté  ;  ils 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  123 

suât  si  accoutumés  à  l'eau  ,  que  les  rivières  et  les  marais  ne  leur 
présentent  aucune  difficulté. 

J'avais  avec  moi  quatorze  chefs  cl  leurs  serviteurs;  de  sorte 
que  je  ne  craignais  de  rencontrer  aucune  espèce  d'obstacle 
à  mon  chemin,  que  je  ne  pusse  facilement  surmonter  avec 
leur  assistance. 

Le  pays  commença  à  devenir  très-montucux  et  couvert  de 
grands  arbres,  dont  quelques-uns  formaient  des  espars  d'une 
hauteur  et  d'une  beauté  singulières.  Les  bois  s'étendaient  au- 
delà  de  la  portée  de  l'œil,  à  droite  et  à  gauche  de  notre  route. 
Le  cours  du  Manane  suit  un  ravin  profond  dans  la  montagne  , 
au  pied  de  quelques  pitons  coniques  très-élevés.  Il  nous  fallut 
traverser  trois  fois  son  lit  à  gué.  Notre  route  au  travers  du  bois 
suivait  précisément  la  crête  de  la  montagne.  Le  bois  peut  avoir 
trois  milles  de  large  à  l'endroit  où.  nous  le  traversâmes;  quant 
à  sa  longueur,  je  ne  puis  m'en  former  une  juste  idée,  attendu 
que  je  n'en  pouvais  apercevoir  la  lin  ,  même  lorsque  j'eus  at- 
teint la  terre  haute  et  découverte  du  côté  opposé. 

De  ce  point,  comme  le  pays  est  entièrement  dégagé  au-delà 
du  bois ,  les  hauteurs  qui  entourent  la  baie  Mercure  se  décou- 
vrent aisément.  Elles  paraissent  être  à  seize  milles  de  distance 
environ ,  situées  sur  les  contours  d'une  plaine  intermédiaire 
qui ,  en  général ,  est  passablement  unie  ,  couverte  de  fougères  , 
et  complètement  dépourvue  de  bois.  Dans  cette  plaine,  il  y  a 
au  pied  des  hauteurs  qui  dominent  la  baie  Mercure  quantité 
de  sources  naturelles  dont  les  eaux  réunies  forment  le  Ma- 
nane. Les  naturels  m'apprirent  que  les  espars,  dans  le  bois 
immense  opposé  à  la  plaine  qui  conduit  à  la  baie  Mercure, 
pourraient  être  transportés  par  le  Manane  dans  la  Tamise. 
Mais  comme  je  n'eus  pas  l'occasion  de  vérifier  ce  fait ,  je  ne 
puis  rien  dire  à  cet  égard.  Le  bois  de  construction  est  de  bonne 
qualité,  s'il  est  facile  à  faire. 

La  journée  était  fort  avancée  quand  nous  atteignîmes  la 
plaine.  Nous  marchâmes  jusqu'à  ce  que  le  soleil  fût  couché  : 
alors  nous  nous  arrêtâmes  et  nous  nous  préparâmes  à  passer  la 


424  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

nuit.  Les  esclaves  qui  portaient  les  provisions  étaient  très-fati- 
gués. Il  n'y  avait  point  de  cabanes  dans  la  plaine,  ni  aucunes 
habitations.  Nous  fûmes  en  conséquence  obligés  de  prendre 
notre  logement  en  plein  air.  J'étais  très-harassé ,  n'ayant  point 
reposé  de  la  nuit  précédente,  et  venant  de  faire  une  longue 
journée  de  marche  ;  si  bien  qu'en  ce  moment  je  ne  trouvais  rien 
de  plus  désirable  que  de  me  reposer  sur  un  monceau  de  fou- 
gère, ou  de  quelque  manière  que  ce  pût  être. 

il  juillet.  Nous  nous  levâmes  au  point  du  jour,  et  nous  nous 
remîmes  aussitôt  en  route.  Je  me  sentis  bien  remis  par  l'utile 
repos  que  je  venais  de  prendre  durant  la  nuit.  Nous  marchâmes 
environ  deux  heures;  puis  nous  nous  assîmes,  nous  fîmes  du 
feu,  et  préparâmes  notre  déjeuner.  La  journée  fut  très-  favo- 
rable ,  et  la  marche  dans  la  plaine  agréable  ;  car  la  route  était 
généralement  bonne ,  à  l'exception  de  quelques  petits  marais 
occasionés  par  quelques  sources.  Le  sol  de  cette  plaine  est, 
en  majeure  partie  ,  très-propre  à  la  culture,  et  recevrait  faci- 
lement la  charrue. 

Après  que  nous  eûmes  marché  quelques  milles ,  nous  aper- 
çûmes cinq  jeunes  femmes  qui  venaient  au  travers  de  la  plaine. 
Aussitôt  qu'elles  nous  découvrirent,  elles  furent  alarmées  et 
prirent  la  fuite.  Un  des  nôtres  courut  après  elles  et  les  rattrapa. 
Alors  elles  s'arrêtèrent  pour  nous  attendre  :  elles  nous  appri- 
rent que  Nene,  l'un  des  principaux  chefs,  était  parti  pour  une 
expédition  guerrière  vers  le  sud  ;  mais  que  sa  femme  était  chez 
elle,  ainsi  que  Warou,  chef  contre  lequel  Temarangai  s'était 
trouvé  en  guerre  au  commencement  de  cette  année.  Après 
avoir  répondu  à  nos  questions,  ces  femmes  coururent  en  avant, 
afin  de  prévenir  les  habitans  de  notre  arrivée. 

Quand  nous  eûmes  atteint  les  hauteurs  qui  dominent  la  baie 
Mercure,  située  à  un  mille  au-dessous,  je  m'assis  par  terre  sur 
la  cime  d'une  des  plus  hautes  sommités  ,  afin  de  prendre  une 
vue  de  l'Océan,  des  îles  et  de  la  grande  terre.  La  perspective 
est  très-étendue.  J'observai  une  île  au  large,  éloignée  d'une 
quinzaine  de   lieues   au  plus  du   continent ,  d'où  s'élevaient 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  425 

d'immenses  colonnes  de  fumée.  Je  priai  Temarangai  de  me 
donner  quelques  détails  à  l'égard  des  îles  el  des  montagnes  de 
la  côte  et  de  l'intérieur  qu'il  connaissait  parfaitement.  Il  satis- 
fit à  mes  questions,  puis  il  me  fit  le  récit  de  sa  dernière  visite 
à  la  baie  Mercure. 

S'étant  assis  lui-même  à  côté  de  moi,  il  commença  par  me 
raconter  que  la  dernière  fois  qu'il  vint  à  la  baie  Mercure,  ce 
fut  pour  une  expédition  militaire,  dont  il  expliqua  les  motifs 
de  la  manière  suivante  :  Quelques  années  auparavant  une  de 
ses  nièces  fut  enlevée  de  Bream-Head  par  un  brick  de  Port- 
Jackson ,  et  ensuite  vendue  à  un  chef  de  la  baie  Mercure, 
nommé  Shoukori ,  qui  y  réside  encore ,  et  elle  devint  son  es- 
clave. Shoukori,  et  un  autre  chef  nommé  Ware,  eurent  que- 
relle entre  eux;  par  suite,  sa  nièce  fut  tuée  par  Warou,  ou 
quelqu'un  de  sa  tribu ,  rôtie  et  mangée.  Quelque  temps  après, 
Temarangai  fut  instruit  du  sort  de  sa  nièce;  et  il  se  sentit 
obligé  de  venger  sa  mort,  tant  pour  l'honneur  de  sa  tribu  que 
par  un  sentiment  de  justice  pour  la  mémoire  de  sa  parente , 
aussitôt  qu'il  se  sentirait  en  état  de  demander  satisfaction  à 
Warou.  Environ  seize  années  s'écoulèrent ,  avant  qu'il  se  sentît 
assez  fort  pour  déclarer  la  guerre  à  ce  chef.  Une  sœur  de  Te- 
marangai avait  été  enlevée  par  le  même  vaisseau  à  la  baie  des 
Iles,  et  avait  eu  la  même  destinée  vers  le  sud;  il  avait  déjà 
vengé  sa  mort.  En  janvier  dernier  1820  ,  il  passa  la  revue  de 
ses  forces  qui  consistaient  en  six  cents  hommes  :  deux  cents  de 
sa  propre  tribu ,  deux  cents  de  la  baie  des  Iles,  et  deux  cents  de 
Bream-Head;  ces  quatre  cents  derniers  étaient  auxiliaires. 
Avec  cette  troupe,  il  marcha  sur  la  baie  Mercure,  et  aborda 
sur  une  île  située  à  son  embouchure.  Warou  vint  dans  sa  pi- 
rogue pour  savoir  ce  qui  l'amenait  dans  la  baie  Mercure.  Te- 
marangai répliqua  que  Warou  avait  tué,  rôti  et  mangé  sa 
nièce  ,  qu'il  était  venu  pour  lui  demander  satisfaction  de  cette 
insulte,  et  qu'il  désirait  savoir  quelle  espèce  de  satisfaction  il 
était  prêt  à  lui  donner.  Warou  répondit  en  ces  termes  :  «  Si 
c'est  là  l'objet  de  votre  expédition ,  la  seule  satisfaction  que  je 


426  PIÈGES  JUSTIFICATIVES. 

sois  disposé  à  vous  donner,  sera  de  vous  tuer,  de  vous  rôtir  et 
de  vous  manger  vous-même.  »  Temarangai  trouva  ce  langage 
le  plus  grossier  et  le  plus  insultant  du  monde  ;  il  en  fut  très- 
offensé,  et  répliqua  que  puisque  telle  était  la  résolution  de 
Warou,  leur  dispute  serait  vidée  par  un  appel  aux  armes. 
Warou  répondit  qu'il  était  prêt  à  combattre  ce  jour-là  même. 
Temarangai  remarqua  qu'il  ne  voulait  pas  combattre  ce  jour 
même,  mais  que  le  lendemain  il  irait  au-devant  de  lui.  Wa- 
rou y  consentit,  et  Temarangai  me  montra  du  doigt  le  terrain 
qu'ils  avaient  choisi  pour  leur  rencontre.  C'était  un  espace 
uni,  vis-à-vis  l'endroit  où  mouilla  jadis  le  capitaine  Cook.  Le 
jour  suivant,  les  deux  partis  se  trouvèrent  au  lieu  et  à  l'heure 
fixés.  Quand  ils  eurent  déployé  leurs  forces  ,  Temarangai  donna 
ordre  à  ses  hommes  de  ne  faire  feu  qu'au  moment  où  il  en  don- 
nerait le  signal.  Il  avait  trente-cinq  mousquets,  tandis  que  Wa- 
rou ne  comptait  que  sur  ses  lances  et  ses  patous.  Warou  fit  sa 
première  charge  avec  une  volée  de  lances,  et  Temarangai  eut 
un  officier  blessé.  Alors  il  ordonna  aux  siens  de  faire  feu  :  vingt 
des  hommes  de  Warou  tombèrent  roides  morts  à  la  première 
décharge,  et  parmi  eux  étaient  deux  chefs,  l'un  nommé  Nou- 
kou-Panga,  père  de  Warou,  et  l'autre  Hopo-Nikou.  Au  mo- 
ment où  ces  deux  chefs  tombèrent,  les  hommes  de  Warou  se 
débandèrent,  et  s'enfuirent  du  champ  de  bataille.  Temarangai 
commanda  aussitôt  à  ses  hommes  de  faire  halte ,  et  de  ne  pas 
poursuivre  l'ennemi  qui  s'enfuyait.  Il  était  content  du  sacrifice 
qui  avait  eu  lieu,  attendu  que  deux  chefs  avaient  été  tués;  et  il 
ne  voulut  pas  verser  plus  de  sang.  Les  alliés  furent  méeon- 
tens  de  sa  douceur;  un  conseil  de  guerre  fut  convoqué  par  les 
chefs ,  et  ils  censurèrent  la  conduite  de  Temarangai ,  pour  n'a- 
voir pas  profité  de  l'avantage  qu'il  avait  remporté.  Us  préten- 
daient que  si  Temarangai  se  contentait  de  la  mort  des  deux 
chefs  pour  la  mort  de  sa  nièce,  néanmoins  Warou  devait  être 
châtié  pour  le  langage  insolent  qu'il  avait  tenu  à  leur  première 
entrevue  ,  quand  il  avait  dit  qu'il  voulait  tuer,  rôtir  et  manger 
Temarangai;  langage  tel,  qu'un  chef  ne  doit  jamais  l'employer 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  427 

en  parlant  à  un  autre  chef;  et  ils  demandèrent  que  l'attnque 
lut  immédiatement  renouvelée.  Temarangai  désira  d'abord 
connaître  les  dispositions  de  Warou  ;  son  père  ayant  été  tué,  il 
pensait  qu'il  en  viendrait  facilement  à  des  conditions  de  paix. 
C'est  pourquoi  il  sortit  du  camp,  pour  aller  à  la  recherche  de 
Warou  qui  s'était  enfui  avec  ses  guerriers.  Temarangai  tomba 
sur  la  femme  et  les  enfans  de  Warou  et  sur  quelques-uns 
de  ses  amis  ,  au  nombre  de  trente  ;  il  les  conduisit  dans 
son  camp  ,  sous  l'assurance  de  leur  sûreté  personnelle.  Il  de- 
manda où  étaient  leurs  provisions  de  patates;  et  la  femme  de 
Warou  les  lui  ayant  indiquées,  il  s'y  rendit  avec  ses  hommes 
pour  s'en  procurer.  Temarangai  voulut  savoir  de  la  femme 
et  des  amis  de  Warou  s'il  était  disposé  à  faire  la  paix  ;  on  lui 
répondit  qu'il  ne  l'était  pas.  Le  jour  suivant,  tandis  que  les 
chefs  étaient  occupés  à  délibérer  ensemble  dans  le  camp ,  ils 
s'aperçurent  que  Warou  avait  rallié  ses  forces,  et  descendait  à 
leur  rencontre.  Aussitôt  ils  coururent  à  leurs  armes  ;  en  très- 
peu  de  temps  ils  tuèrent  un  grand  nombre  d'ennemis  avec  leurs 
mousquets,  les  mirent  en  déroute,  et  les  poursuivirent  dans 
leur  fuite.  Plusieurs  se  précipitèrent  à  la  mer  et  y  périrent; 
quatre  cents  environ  restèrent  morts  sur  le  champ  de  bataille, 
et  deux  cent  soixante  furent  faits  prisonniers;  deux  cents 
échurent  en  partage  aux  chefs  de  la  baie  des  Iles,  et  nous  les 
vîmes  débarquer  à  Rangui-Hou  le  2  mars  :  soixante  demeurè- 
rent au  pouvoir  des  chefs  de  Bream-Head.  Warou  fut  alors 
complètement  vaincu,  et  s'en  alla  dans  les  bois  avec  le  peu 
d'hommes  qu'il  avait  sauvés.  Quand  la  bataille  fut  terminée, 
Temarangai  alla  à  la  recherche  de  Warou ,  et  l'ayant  à  la  fin 
trouvé  ,  la  conversation  s'engagea  entre  eux.  Temarangai  lui 
demanda  s'il  voulait  se  soumettre  ,  et  lui  rappela  le  langage  in- 
solent qu'il  avait  tenu  à  leur  première  entrevue.  Warou  re- 
connut qu'il  était  vaincu  ;  il  dit  qu'il  n'avait  pas  d'idée  que  les 
mousquets  pussent  produire  de  pareils  effets ,  et  qu'il  les  avait 
jusqu'à  présent  méprisés  comme  instruments  de  guerre  ;  mais  il 
avoua  qu'il  lui  était  impossible  de  leur  résister,  et  qu'en  consé- 


428  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

quence  il  se  soumettait.  Il  demanda  à  Temarangai  s'il  pouvait 
lui  donner  quelques  nouvelles  de  sa  femme  et  de  ses  enfans. 
Celui-ci  lui  apprit  qu'ils  étaient  dans  le  camp  ,  et  que  s'il  vou- 
lait l'accompagner,  ils  seraient  remis  sains  et  saufs  entre  ses 
mains.  Warou  témoigna  à  Temarangai  sa  reconnaissance  de  ce 
qu'il  avait  épargné  leurs  vies ,  et  l'accompagna  au  camp  ,  où  sa 
femme  et  ses  enfans  lui  furent  aussitôt  remis.  Il  fit  observer  que  la 
mort  de  son  père  l'avait  rendu  fort  malheureux  ,  et  supplia  Te- 
marangai de  lui  donner  quelque  chose  en  dédommagement  de 
cette  perte.  Temarangai  lui  donna  un  mousquet  qui  le  satisfit , 
et  les  autres  chefs  lui  firent  quelques  présens.  Ensuite  Warou 
retourna  chez  lui  avec  sa  femme,  ses  enfans  et  ses  amis  qui 
avaient  été  en  sûreté  sous  la  parole  d'honneur  de  Temarangai. 
Celui-ci  m'apprit  que  les  vainqueurs  restèrent  trois  jours  sur 
le  champ  de  bataille  ,  vivant  de  la  chair  de  ceux  qui  avaient 
été  tués  ,  et  firent  ensuite  voile  avec  leurs  prisonniers  et  les  pi- 
rogues de  Warou ,  pour  la  baie  des  Iles ,  où  ils  arrivèrent  trois 
jours  après  le  Dromedary. 

Quand  j'eus  pris  note  du  récit  de  Temarangai ,  il  me  de- 
manda si  je  comptais  l'envoyer  en  Angleterre.  Je  lui  dis  que 
je  le  ferais.  Il  témoigna  la  crainte  que  quand  ces  choses  se- 
raient publiquement  connues  en  Europe ,  il  ne  fût  mis  à  mort 
lorsqu'il  irait  par  la  suite  sur  un  navire  anglais.  Je  lui  assurai 
que  la  coutume  de  manger  la  chair  humaine  était  condamnée 
par  toutes  les  nations,  et  que,  sous  ce  rapport,  les  Zélandais 
étaient  redoutés  partout  ;  mais  en  même  temps  que  les  Euro- 
péens ne  le  tueraient  point  à  cause  de  cette  coutume.  Il  con- 
vint qu'elle  était  très-mauvaise,  mais  il  ajouta  qu'elle  avait  été 
de  tout  temps  pratiquée  à  la  Nouvelle-Zélande. 

On  me  permettra  de  remarquer  ici  que  je  notai  les  particula- 
rités de  cette  affaire ,  tandis  que  j'étais  assis  sur  la  hauteur ,  et 
qu'à  mon  retour  sur  le  Coromandel,  je  revis  mes  notes,  avec 
Temarangai  à  mes  côtés,  afin  de  rapporter  les  faits,  d'après 
ses  propres  expressions ,  aussi  correctement  qu'il  m'était  pos- 
sible. 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  429 

Quand  nous  eûmes  fini  cette  intéressante  conversation,  nous 
descendîmes  de  la  colline  au  village;  nous  visitâmes  d'abord 
la  résidence  du  chef  principal ,  Nene ,  dont  la  femme  nous  fit 
un  accueil  cordial  ;  elle  destina  une  de  ses  meilleures  cabanes 
à  notre  usage  ,  et  une  natte  neuve  pour  me  servir  de  lit. 
Une  grande  abondance  de  provisions  fut  aussitôt  préparée 
pour  toute  notre  bande,  et  nous  passâmes  le  reste  de  la  soirée 
fort  agréablement.  La  plupart  des  habitans  vinrent  nous  voir. 
Il  y  avait  un  grand  nombre  de  femmes  et  d'enfans,  mais  beau- 
coup d'hommes  étaient  à  la  guerre.  Je  fis  mettre  tous  les  enfans 
sur  une  file,  et  leur  donnai  à  chacun  un  hameçon  ,  qu'ils  re- 
çurent comme  un  grand  cadeau.  Je  fis  à  la  femme  de  Nene 
un  présent  de  quelques  outils  pour  son  mari  lorsqu'il  revien- 
drait de  la  guerre. 

Aucun  navire  ,  à  ma  connaissance ,  n'a  visité  la  baie  Mer- 
cure depuis  le  capitaine  Cook.  Il  y  avait  là  un  vieux  chef  que 
je  vis  et  qui  se  rappelait  fort  bien  le  passage  de  ce  naviga- 
teur. Les  naturels  manquent  d'outils  de  toute  espèce ,  ne 
recevant  jamais  la  visite  des  Européens.  On  pourrait  s'y  pro- 
curer des  provisions  pour  les  navires,  car  il  y  a  quantité  de 
patates  et  de  porcs. 

Nous  demandâmes  à  la  femme  de  Nene  des  nouvelles  de 
Warou.  Elle  nous  apprit  qu'il  était  parti  pour  la  guerre ,  mais 
que  son  frère  Ware  était  chez  lui.  Ces  deux  chefs  étaient  les 
adversaires  de  mon  ami  Temarangai;  il  m'engagea  alors  à  voir 
Ware  et  à  opérer  entre  eux  une  réconciliation  définitive.  Il 
ne  l'avait  pas  vu  depuis  le  jour  du  combat.  Je  lui  promis 
de  rendre  visite  à  Ware  le  lendemain  matin ,  et  de  voir  ce 
qu'il  dirait;  ce  qui  parut  apaiser  l'esprit  de  Temarangai.  Je 
lui  demandai  s'il  ne  craignait  pas  que  Ware  ne  se  prévalût  de 
son  avantage ,  maintenant  qu'il  était  seul.  Il  répondit  qu'il 
n'en  avait  pas  de  crainte  ;  mais  qu'il  désirait  avoir  une  occasion 
de  parler  de  leurs  querelles  passées ,  et  qu'il  pensait  que  si  je 
parlais  à  Ware,  il  serait  aisé  d'effectuer  une  réconciliation. 
22  juillet.  Ce  matin  de  bonne  heure,  nous  eûmes  une  quan- 


430  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

tité  de  visites.  Ware  vint  en  grand  costume  avec  une  troupe 
de  ses  amis.  Ils  s'assirent  par  terre  en  cercle  et  suivant  leur 
rang".  Tous  étaient  étrangers  pour  moi. 

Temarangai  vint  me  dire  à  l'oreille,  en  me  le  montrant  du 
doigt,  que  Ware  était  arrivé.  C'était  un  homme  très-vigoureux 
et  bien  fait;  il  était  richement  vêtu,  suivant  la  coutume  de 
son  pays,  et  ses  cheveux  étaient  proprement  noués  au  sommet 
de  la  tête.  Il  avait  à  la  main  un  patou-patou  de  six  pieds  de 
long  environ  et  fait  avec  un  os  de  mâchoire  de  baleine.  Tema- 
rangai me  pria  de  le  prendre  par  le  bras,  de  m'avancer  avec 
lui  vers  Ware,  et  de  lui  faire  part  de  ses  désirs.  Sur-le-champ 
je  m'empressai  de  le  satisfaire.  Je  dis  à  Ware  que  j'avais  sou- 
haité le  voir  pour  lui  exprimer,  en  mon  nom  et  en  celui  de 
Temarangai ,  le  désir  que  nous  avions  qu'une  amitié  réci- 
proque pût  à  l'avenir  subsister  entre  eux,  et  que  j'espérais 
qu'il  était  également  disposé  à  une  réconciliation.  Il  répondit 
qu'il  désirait  vivement  se  trouver  avec  Temarangai  sur  le  pied 
de  paix.  Ils  traitèrent  ensuite  en  public  de  cette  affaire;  il  fut 
décidément  arrêté  que  Ware  enverrait  une  personne  de  dis- 
tinction résider  avec  Temarangai,  et  que  de  son  côté  celui-ci 
enverrait  un  des  siens  habiter  avec  Ware.  Alors  Ware  se  leva 
et  prononça  un  discours,  pour  annoncer  à  son  peuple  qu'il 
n'existait  plus  aucun  démêlé  entre  les  deux  chefs,  et  que  dé- 
sormais ils  devaient  vivre  sur  le  pied  d'amis.  Ware  m'offrit 
son  patou-patou  que  j'ai  envoyé  au  muséum  de  la  société ,  par 
lea  capitaine  Downie  du  Coromandel.  Temarangai  parut  lui- 
même  très-content  des  observations  que  fit  Ware  dans  son 
discours,  et  l'un  et  l'autre  semblèrent  enchantés  de  ce  qui 
venait  de  se  passer. 

Je  fis  à  Ware  présent  de  quelques  outils ,  et  l'invitai  à  venir 
voir  le  Coromandel.  Il  s'excusa  en  disant  que  sa  femme  était 
près  d'accoucher,  et  qu'il  ne  voulait  point  s'absenter  de  chez 
lui  de  peur  d'accident;  mais  qu'aussitôt  qu'elle  serait  délivrée, 
il  viendrait.  Il  ajouta  que  c'était  aussi  son  intention  de  rendre 
une  visite  à  Temarangai  dans  deux  ou  trois  mois.  Je  dis  à 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  431 

Ware  que  puisqu'il  avait  un  si  grand  besoin  d'outils,  il  de- 
vrait employer  ses  gens  à  faire  des  nattes,  et  les  envoyer  a 
Temarangai  qui  me  les  ferait  passer;  qu'alors  je  les  achèterais 
et  leur  enverrais  quelques  outils  en  fer.  Tous  approuvèrent 
cette  proposition  ,  et  Temarangai  promit  d'être  leur  agent  à  la 
baie  des  Iles. 

Je  désirais  beaucoup  rester  deux  jours  avec  ce  peuple  ami- 
cal ;  mais  avant  le  milieu  du  jour,  la  nature  du  vent  com- 
mença à  annoncer  de  la  pluie.  Je  craignais  que,  s'il  en  tom- 
bait beaucoup ,  il  ne  me  devînt  impossible  de  repasser  la 
rivière  Manane.  En  conséquence,  je  voulus  m'en  retour- 
ner sans  délai,  et  communiquai  mon  intention  aux  naturels. 
Ils  me  pressèrent  fort  de  rester  quelques  jours  avec  eux  ;  mais 
comme  ils  convinrent  que  je  ne  pourrais  plus  repasser  la  ri- 
vière, s'il  tombait  beaucoup  d'eau,  cette  considération  les  fit 
céder  à  mes  désirs.  Aussitôt  ils  nous  fournirent  plus  de  provi- 
sions que  nous  ne  pouvions  en  consommer.  La  femme  de 
Nene  désigna  deux  de  ses  esclaves  pour  aider  à  porter  ce 
que  les  nôtres  ne  pouvaient  prendre,  et  nous  prîmes  congé. 
Ils  nous  accompagnèrent  jusqu'à  la  hauteur  en  chantant  et  en 
dansant. 

La  nous  rencontrâmes  un  chef  et  sa  femme  appartenant  à 
Tepoua-Rahi  (le  pâ  dont  nous  avons  déjà  parlé),  qui  nous 
accompagnèrent  dans  notre  retour.  Nous  atteignîmes  avant  la 
fin  du  jour  l'endroit  où  nous  avions  déjà  campé,  et  nous  y 
passâmes  la  nuit ,  après  avoir  dressé  un  abri  de  broussailles  et 
de  fougères,  pour  nous  préserver  de  la  pluie  qui  commençait 
à  tomber. 

23  juillet.  Aussitôt  que  le  jour  revint,  nous  nous  prépa- 
râmes à  partir.  La  femme  du  chef  de  Tepoua-Rahi  et  son  es- 
clave avaient  disparu  :  ayant  demandé  ce  qu'elles  étaient  de- 
venues, on  m'apprit  qu'elles  étaient  reparties  de  très-bon 
matin ,  pour  préparer  notre  repas  au  pâ  ,  où  le  chef  nous  invi- 
tait à  dîner  à  notre  passage.  Nous  y  arrivâmes  à  deux  heures 
environ  ,  et  trouvâmes  que  notre  hôtesse  s'était  procuré  une 


432  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

quantité  de  provisions  pour  nous  traiter,  et  avait  rassemblé 
ses  esclaves  pour  nous  servir.  Je  remarquai  sur  ce  pâ  plu- 
sieurs tombeaux  peints,  sculptés  et  ornés  de  plumes.  Quel- 
ques-uns avaient  coûté  beaucoup  de  travail.  L'un  d'eux,  qui 
était  situé  près  de  l'endroit  où  nous  dînions,  attira  mon  atten- 
tion. Je  demandai  à  qui  il  était,  et  j'appris  qu'une  des  femmes 
du  cbef ,  qui  avait  été  tuée  par  une  explosion  de  poudre  à 
canon,  y  était  déposée.  Au  moment  où  nous  arrivâmes,  un 
vieux  cbef  venait  de  mourir,  et  plusieurs  personnes  étaient 
rassemblées  pour  pleurer  sur  son  corps. 

Après  que  nous  eûmes  dîné,  nous  prîmes  congé  de  ce  cbef 
hospitalier  et  de  sa  femme ,  et  dirigeâmes  nos  pas  vers  la  rési- 
dence de  Wao,  où  nous  comptions  passer  la  nuit.  Wao,  moi- 
même  et  trois  de  nos  compagnons,  y  arrivâmes  à  l'entrée  de 
la  nuit,  très-fatigués,  ayant  eu  à  faire  une  longue  journée  de 
marebe.  Nous  ne  revîmes  le  reste  de  notre  bande  que  le  len- 
demain matin  au  point  du  jour.  Ils  s'étaient  trouvés  trop  ba- 
rassés  pour  continuer  la  route  et  étaient  restés  en  ebemin. 

24  juillet.  Comme  la  marée  nous  favorisait  pour  descendre 
la  rivière  ,  nous  prîmes  congé  de  ce  beau  jeune  bomme  ,  qui 
semble  posséder  toutes  les  qualités  nécessaires  pour  devenir 
un  grand  bomme  et  un  membre  utile  de  la  société  ,  s'il  pouvait 
se  procurer  les  moyens  de  s'instruire.  Je  l'invitai  à  venir  à 
bord  du  Coromandel,  et  il  accepta  de  bon  cœur.  Sa  résidence 
était  éloignée  du  navire  d'environ  soixante-dix  milles,  suivant 
mon  calcul. 

Réconciliation  entre  des  chefs  ennemis. 

Lorsque  je  me  vis  de  retour  à  bord  du  Coromandel,  où  je 
me  retrouvai  avec  Inaki,  je  désirai  m'acquitter  de  la  promesse 
que  j'avais  faite  àTepoubi,  de  tàcber  d'arranger  leur  querelle. 
Afin  de  juger  le  meilleur  moyen  à  prendre  pour  atteindre  ce 
but,  je  priai  Inaki  de  m'exposer  le  motif  de  leur  inimitié.  Il 
raconta  que,  quelque  temps  avant  leur  démêlé,  son  père  se 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  433 

trouvait  sur  la  rive  orientale  de  la  Tamise ,  dans  une  pirogue 
qui  chavira,  et  qu'il  se  noya,  ainsi  que  tous  les  hommes  de 
l'équipage;  il  apprit  plus  lard  que  leurs  corps,  ayant  été 
entraînés  au  rivage,  avaient  été  pris  et  mangés  par  Tepouhi 
et  ses  gens.  En  conséquence  de  l'insulte  faite  aux  dépouilles 
de  son  père,  il  avait  déclaré  la  guerre  à  Tepouhi.  Je  convins 
que,  si  le  fait  était  vrai ,  la  conduite  de  Tepouhi  était  très- 
blàmahle;  mais  en  même  temps,  je  leur  fis  observer  qu'en 
s'égorgeant  les  uns  les  autres,  ils  ne  faisaient  qu'accroître  leurs 
calamités;  et  je  témoignai  à  Inaki  le  désir  qu'il  se  trouvât  avec 
Tepouhi  à  bord  du  Coromandel,  et  qu'il  voulût  bien  entendre 
ce  que  l'autre  aurait  à  dire  touchant  l'accusation  portée  contre 
lui.  Inaki  consentit  à  cette  proposition ,  et,  le  lendemain  ma- 
tin ,  le  capitaine  Downie  eut  la  complaisance  d'envoyer  dans 
son  canot  M.  Anderson  pour  prendre  Tepouhi,  qui  revint 
avec  lui  le  jour  suivant.  Aussitôt  qu'Inaki  aperçut  Tepouhi 
dans  le  canot,  il  sauta  dans  une  pirogue  et  s'en  alla  à  terre. 
Je  commençai  à  craindre  qu'il  ne  voulût  point  revenir.  Quand 
Tepouhi  fut  à  bord,  je  lui  fis  connaître  ce  dont  Inaki  l'accu- 
sait :  il  me  dit  qu'il  savait  bien  qu'Inaki  l'accusait,  lui  et  son 
peuple,  d'avoir  mangé  son  père  et  ses  gens,  mais  que  la  charge 
était  fausse;  que  les  corps  n'étaient  point  venus  au  rivage, 
mais  avaient  été  détruits  dans  l'eau.  Il  ajouta  que  l'auteur  de 
ce  rapport  était  l'Ariki  ;  ses  esclaves  et  ceux  de  l'Ariki  s'étaient 
disputés  au  sujet  d'un  peu  de  paille  et  de  coquilles.  Il  avait 
pris  le  parti  de  ses  gens,  et  l'Ariki  avait  défendu  les  siens, 
d'où  s'était  suivie  une  querelle  entre  eux  :  pour  se  venger, 
l'Ariki  avait  propagé  le  rapport  en  question  ;  Inaki  et  son 
peuple,  y  ayant  ajouté  foi,  lui  avaient  déclaré  la  guerre,  et 
avaient  tué  son  frère  et  plusieurs  autres  guerriers  de  sa  tribu. 
Tepouhi  n'espérait  point  qu'Inaki  revînt  à  bord  ou  consentît 
à  entrer  en  arrangement  avec  lui.  Toutefois,  au  bout  d'une 
heure  environ,  Inaki  revint.  Quand  il  monta  sur  le  pont, 
Tepouhi  y  était  assis ,  et  Inaki  alla  s'asseoir  du  côté  opposé. 
L'un  et  l'autre  restèrent  long-temps  sans  ouvrir  la  bouche. 
tome  m.  28 


434  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

J'allais  leur  adresser  la  parole,  quand  Temarangai  me  pria  de 
ne  point  parler,  mais  de  les  abandonner  à  leurs  propres  pen- 
sées. Temarangai  et  Tourata,  assis  sur  le  pont,  observaient 
leurs  regards  qui  décelaient  le  combat  de  leurs  passions.  A  la 
fin,  l'un  d'eux  rompit  le  silence  et  s'adressa  à  l'autre.  Ils  don- 
nèrent alors  un  libre  cours  à  leurs  sentimens.  Ils  se  firent  mu- 
tuellement des  reproches,  s'avancèrent  l'un  vers  l'autre  avec 
fureur,  et  se  provoquèrent  par  des  insultes  en  apparence  plei- 
nes de  mépris  et  d'ironie.  Parfois  ils  semblaient  prêts  à  se 
frapper  l'un  l'autre.  Alors  Temarangai  et  Tourata  hasardèrent 
de  temps  en  temps  quelques  mots.  Après  avoir  proféré  tout 
ce  qu'ils  avaient  à  se  dire ,  ils  s'apaisèrent  peu  à  peu ,  et  en 
vinrent  enfin  à  se  réconcilier.  Alors  le  capitaine  Downie  les 
fit  descendre  dans  sa  chambre ,  où  ils  mangèrent  et  burent 
ensemble  au  grand  contentement  des  deux  partis. 

A  mon  retour  à  bord  du  Coromandel ,  le  capitaine  Downie 
m'apprit  qne  l'Ariki  voulait  tuer  Mapa,  chef  inférieur  de  la 
baie  ;  car  il  voulait  avoir  sa  tête.  Mapa  était  accusé  d'avoir 
volé  une  natte  appartenant  au  fils  de  l'Ariki.  L'Ariki,  durant 
plusieurs  jours,  avait  été  occupé  à  faire  des  lances  et  à  aiguiser 
ses  instrumens  de  guerre.  Tourata  me  dit  de  même  que  l'Ariki 
voulait  tuer  Mapa.  Celui-ci  me  pria  d'intercéder  près  de  l'A- 
riki en  sa  faveur;  en  conséquence  je  priai  Tourata  d'aller 
trouver  l'Ariki  de  ma  part  et  de  lui  dire  que  je  désirais  que  sa 
querelle  avec  Mapa  s'arrangeât  sans  en  venir  aux  mains,  et  je 
priai  Tourata  d'user  aussi  de  tout  son  crédit  près  de  lui.  Peu 
de  jours  après,  je  reçus  un  message  de  l'Ariki,  par  la  voie  de 
Tourata  et  de  Temarangai,  qui  m'apprenait  qu'il  ne  voulait 
pas  mettre  à  mort  Mapa;  mais  que  leurs  griefs  seraient  jugés 
dans  une  assemblée  publique.  Au  bout  de  quelques  jours,  de 
très-bon  matin,  Mapa  vint  à  la  porte  de  ma  cabane;  je  me 
levai  et  lui  demandai  ce  qu'il  désirait  :  il  m'apprit  que  son  en- 
trevue avec  l'Ariki  allait  avoir  lieu  dans  la  journée ,  et  me  pria 
d'y  être  présent.  M.  Hume  le  chirurgien  et  M.  Halliard  le 
secrétaire  du  capitaine ,  après  le  déjeuner,  descendirent  avec 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  435 

moi  dans  un  des  canots,  accompagnés  de  M.  James  Downie. 
Mapa,  qui  était  resté  le  long  du  bord,  nous  suivit  avec  ses  amis 
dans  seize  pirogues.  L'Ariki  était  à  trois  milles  de  distance  en- 
viron, à  l'entrée  d'une  des  anses.  Quand  nous  arrivâmes,  l'A- 
riki  était  préparé  à  nous  recevoir.  Les  hommes  de  Mapa  étaient 
tous  armés,  ainsi  que  ceux  de  l'Ariki ,  quelques-uns  de  fusils, 
les  autres  de  lances,  de  patous  et  autres  instrumens  de  guerre. 
Mapa  mit  ses  pirogues  en  ligne ,  puis  tous  ses  hommes  sautè- 
rent à  l'eau  entièrement  nus,  et  coururent  en  troupe  serrée, 
comme  des  furieux  ,  avec  leurs  lances  en  avant ,  vers  le  rivage 
où  les  hommes  de  l'Ariki  étaient  rangés.  Après  qu'ils  eurent 
terminé  leurs  évolutions  militaires  et  leur  danse  guerrière,  le 
parti  de  l'Ariki  exécuta  la  même  cérémonie.  Les  charges  contre 
Mapa  furent  ensuite  discutées  en  public  par  les  chefs  des  deux 
partis,  et  plusieurs  d'entre  eux  parlèrent  avec  chaleur  :  ces  dis- 
cours étaient  écoutés  avec  attention  par  les  deux  partis  et  se 
prolongèrent  pendant  un  temps  considérable.  Nous  comprîmes 
que  l'Ariki   exigea    et  obtint  une  pirogue    et  un  esclave   de 
Mapa  ,  en  réparation  de  son  crime  ;  et  l'affaire  fut  ainsi  com- 
plètement terminée. 

Tous  les  différends  entre  les  chefs  de  la  Tamise  étant  ainsi 
arrangés,  et  l'harmonie  rétablie,  je  me  décidai  à  quitter  la  Ta- 
mise le  jour  suivant.  Inaki  me  promit  de  me  fournir  une  bonne 
pirogue  et  de  m'accompagner  à  la  baie  des  Iles.  J'étais  en- 
chanté qu'aucune  dispute  n'eût  eu  lieu  entre  les  Européens  et 
les  naturels,  et  j'espérais  que  la  bonne  intelligence  continuerait 
de  régner  entre  eux  jusqu'au  départ  du  Coromandel. 

Détails  sur  Moudi-Panga,  l'un  des  chefs  de  la  côte  occidentale 
de  la  Nouvelle-Zélande. 

A  Kaï-Para ,  sur  la  côte  ouest  de  la  Nouvelle-Zélande , 
M.  Marsden ,  lors  du  voyage  qu'il  y  fit  accompagné  de 
Temarangai ,    se  trouva  avec  Moudi-Panga ,   chef  distin- 

28* 


43b'  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

gué,  et  ce  qu'il  en  dit  sera  lu  avec  beaucoup  d'intérêt. 

Ce  chef  est  considéré  comme  un  des  plus  grands  guerriers 
de  la  Nouvelle-Zélande;  et  j'avais  souvent  entendu  parler  de 
sa  renommée  par  Doua-Tara,  Touai  et  d'autres.  Il  avait  été  le 
rival  de  Shongui  et  de  sa  tribu  ,  durant  ces  vingt  dernières 
années.  Avant  le  naufrage  du  Bord  à  Wangaroa  en  1809, 
Shongui  marcha  contre  Moudi-Panga  avec  de  grandes  forces. 
Moudi-Panga  le  défit  ,  tua  deux  de  ses  frères,  le  blessa,  tua  la 
plus  grande  partie  de  ses  officiers  et  de  ses  guerriers,  et  le  ré- 
duisit à  chercher  son  salut  dans  la  fuite.  Les  chefs  du  sud  de 
la  baie  des  Iles  réunirent  ensuite  leurs  forces,  et  allèrent  atta- 
quer Moudi-Panga.  Comme  ils  comptaient  sur  leurs  mousquets 
et  non  sur  leurs  armes  ordinaires,  les  lances  et  les  patous, 
Moudi-Panga  usa  de  ruse  avec  eux  :  quand  les  deux  armées 
furent  sur  le  champ  de  bataille ,  Moudi-Panga  ,  sachant  que  ses 
adversaires  étaient  armés  de  fusils  ,  ordonna  à  ses  hommes,  au 
moment  où  l'ennemi  avancerait  et  serait  sur  le  point  de  faire 
feu ,  de  se  laisser  tomber  à  plat  contre  terre ,  et  aussitôt  que 
leurs  armes  seraient  déchargées,  de  courir  à  leur  rencontre.  Ce 
stratagème  réussit;  la  volée  de  l'ennemi  passa  au-dessus  de  ses 
hommes ,  qui  s'élancèrent  aussitôt  sur  ceux  de  la  baie  des  Iles , 
les  mirent  en  déroute  et  tuèrent  une  quantité  de  leurs  chefs, 
parmi  lesquels  le  père  de  Wivia  et  celui  de  King-George  :  les 
chefs  qui  s'échappèrent  n'eurent  d'autre  ressource  que  la  fuite, 
et  ne  ramenèrent  avec  eux  que  quinze  hommes,  le  reste  ayant 
été  tué  ou  fait  prisonnier.  J'ai  souvent  entendu  ces  mêmes 
chefs  parler  de  cette  bataille. 

Moudi-Panga  est  un  homme  d'un  esprit  vif  et  pénétrant ,  et 
toujours  avide  de  s'instruire  par  des  observations  utiles.  Son 
regard  est  fier,  spirituel  et  perçant;  son  corps  d'une  taille 
moyenne  ,  mais  robuste  et  actif.  Il  peut  avoir  environ  cin- 
quante ans;  si  j'en  juge  d'après  sa  physionomie  pleine  d'expres- 
sion et  son  attitude  martiale  ,  il  ne  peut  manquer  de  comman- 
der le  respect  à  ses  compatriotes. 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  437 

J'avais  tant  entendu  parler  de  ce  chef  depuis  nombre  d'an- 
nées ,  que  je  fus  enchanté  de  me  trouver  avec  lui.  Il  me  dit 
que  sa  résidence  était  encore  à  quelque  distance;  mais  qu'il 
était  venu  pour  me  présenter  ses  respects  ,  aussitôt  qu'il  avait 
appris  mon  arrivée,  et  qu'il  espérait  me  voir  à  son  village.  Je  lui 
répondis  que  je  lui  étais  très-obligé  d'une  attention  aussi  mar- 
quée ,  et  que  je  lui  ferais  ma  visite  le  jour  suivant. 

Le  lendemain  matin,  aussitôt  que  nous  eûmes  déjeuné,  je 
me  préparai  à  rendre  à  Moudi-Panga  sa  visite.  Plusieurs  des 
principaux  chefs  m'accompagnèrent.  En  une  heure  environ  , 
nous  arrivâmes  à  la  résidence  du  fils  de  Moudi-  Panga,  Kahou, 
qui  fut  très-content  de  nous  voir  et  nous  supplia  de  dîner  avec 
lui.  Comme  j'avais  consacré  cette  journée  à  des  visites,  je  n'eus 
pas  d'objection  à  lui  faire.  Le  dîner  fut  aussitôt  préparé,  et  de 
la  fougère  fraîche  fut  étendue  sur  la  terre  pour  nous  servir  de 
tapis.  Kahou  est  un  fort  beau  jeune  homme ,  et  il  n'y  a  pas 
long-temps  qu'il  est  marié.  Sa  résidence  est  dans  une  riche 
vallée,  dont  le  sol  est  très-propre  à  la  culture  des  patates  et  des 
pommes  de  terre  ;  on  en  prépara  en  abondance  pour  notre 
dîner. 

Quand  le  dîner  fut  fini  ,  nous  poursuivîmes  notre  route  vers 
la  demeure  de  Moudi-Panga.  Chemin  faisant,  nous  passâmes 
par  un  pâ  très-beau  et  très-fortifié ,  appartenant  à  Ma-Wete, 
et  traversâmes  ensuite  plusieurs  plaines  fertiles.  Dans  l'une  de 
ces  plaines,  un  combat  avait  eu  lieu  deux  mois  auparavant,  et 
un  chef  y  fut  tué. 

Quand  nous  arrivâmes  chez  Moudi-Panga ,  il  était  prêt  à 
nous  recevoir.  Ses  enfans  étaient  tous  habillés  et  leurs  têtes 
ornées  de  plumes.  Sa  femme  principale  avait  revêtu  sa  belle 
natte  en  peau  de  chien.  Moudi-Panga  avait  préparé  un  tronc 
d'arbre  pour  me  servir  de  siège  ,  et  l'avait  recouvert  d'un  cous- 
sin de  broussailles  en  guise  de  tapis.  Il  me  témoigna  l'extrême 
satisfaction  que  lui  causait  ma  visite,  me  régala  d'un  énorme 
cochon  ,  et  fit  aussitôt  préparer  des  provisons  pour  mes  com- 
pagnons. 


438  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Alors  nous  entrâmes  en  conversation  et  parlâmes  des  guéries 
qui  avaient  eu  lieu  entre  la  tribu  de  Shongui  et  la  sienne. 
Il  me  dit  qu'il  ne  désirait  faire  la  guerre  à  personne  ;  mais 
qu'il  était  forcé  de  combattre  pour  sa  propre  défense  et  celle 
de  son  peuple;  qu'un  détachement  de  la  tribu  de  Sliongui 
était  en  ce  moment  même  occupé  à  piller  et  massacrer  les 
habitans ,  et  qu'il  craignait  d'être  obligé  d'en  venir  à  un 
appel  aux  armes.  Ce  chef,  aussi  bien  que  la  plupart  des 
autres,  désirait  une  forme  régulière  de  gouvernement,  qui 
pût  leur  garantir  la  sûreté  de  leurs  personnes  et  de  leurs  pro- 
priétés. Temarangai  leur  expliqua  comment  le  gouvernement 
de  Port-Jackson  était  dirigé;  qu'il  n'y  avait  qu'un  seul  roi ,  qui 
était  le  gouverneur  Macquarie  ;  qu'il  empêchait  toute  espèce  de 
combats  d'avoir  lieu  ;  qu'il  avait  appris  qu'en  Angleterre  le  roi 
Georges  en  faisait  autant;  mais  aussi  long-temps  qu'il  y  aurait 
autant  de  chefs  à  la  Nouvelle-Zélande,  les  guerres  seraient  con- 
tinuelles. Il  dit  que  le  capitaine  Downic  du  Coromandel  avait 
écrit  au  roi  Georges,  pour  le  prier  d'envoyer  un  vaisseau  de 
guerre  à  la  Nouvelle-Zélande;  il  pensait  que,  quand  il  serait 
arrivé,  ce  serait  un  grand  avantage  pour  le  pays,  car  il  empê- 
cherait les  peuples  de  la  baie  des  Iles  d'aller  à  la  rivière  Tamise  et 
à  Kaï-Para,  pour  piller  et  massacrer  les  habitans.  Moudi-Panga 
désira  savoir  si  le  vaisseau  viendrait  dans  la  rivière  de  Kaï-Para  : 
je  lui  répondis  que  cela  dépendrait  de  la  nature  du  havre;  que 
si  l'entrée  en  était  bonne  et  le  havre  sûr,  je  ne  doutais  pas  qu'il 
n'y  vînt,  mais  que  s'il  y  avait  une  barre  à  l'entrée  de  la 
rivière,  le  navire  ne  pourrait  pas  y  entrer.  Il  ht  observer  qu'on 
trouverait  quantité  de  beaux  espars  sur  les  bords  de  la  rivière  dans 
son  district,  si  les  navires  pouvaient  y  venir,  ce  qu'il  désirait 
ardemment.  Il  souhaitait  encore  que  quelques  Européens  pus- 
sent habiter  chez  lui ,  pour  le  bien  de  son  peuple.  Je  lui  dis 
que  cela  dépendrait  beaucoup  de  la  nature  de  la  rivière  et  du 
havre  ;  mais  que  jusqu'à  ce  qu'on  les  eût  examinés,  on  ne  pou- 
vait rien  statuer  à  cet  égard. 

La  résidence  de  Moudi-Panga  est  très-belle,  en  vue  du 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  Vi9 

fleuve  Kaï-Para;  le  sol  à  l'entour  est  très-bon,  quoique  lé- 
gèrement sablonneux  et  tout-à-fait  dégagé  de  pierres.  Autant 
que  j'ai  nu  en  juger,  il  y  croîtrait  de  beau  blé  et  de  bonne  orge. 
Le  pays  oil're  les  vestiges  récens  d'une  grande  population  ,  mais 
qui  parait  maintenant  bien  réduite. 


Frayeur  de  la  colère  divine  générale  parmi  les  naturels. 

M.  Marsden,  dans  la  personne  de  Temarangai,  donne 
un  exemple  de  l'empire  affreux  que  la  superstition  a  sur 
l'esprit  de  ce  peuple.  Le  fait  eut  lieu  quand  il  se  trouvait 
à  la  rivière  Tamise. 

Lorsque  nous  fûmes  de  retour  à  bord  du  Coromandel ,  Te- 
marangai  vint  à  moi  dans  une  grande  agitation.  Je  voulus  en 
savoir  le  motif.  Il  m'apprit  qu'étant  venu  à  la  rivière  Tamise 
dans  une  autre  occasion,  un  cbef  lui  avait  donné  un  mère, 
l'un  de  leurs  instrumens  de  guerre  ,  pour  l'échanger  contre 
une  hache;  ce  mère  était  d'une  matière  à  laquelle  ils  atta- 
chent un  grand  prix.  Temarangai  ne  put  obtenir  en  retour 
des  Européens  qu'une  petite  hache  qu'il  ne  jugeait  nullement 
comparable  pour  le  prix.  Le  chef  fut  furieux  contre  Te- 
marangai ,  et  lui  envoya  dire  que  s'il  ne  lui  procurait  pas 
une  hache  ,  il  chargerait  un  de  leurs  prêtres  de  le  faire 
mourir  par  enchantement.  Temarangai  m'assura  qu'il  mour- 
rait indubitablement,  si  le  chef  mettait  sa  menace  à  exécu- 
tion ,  et  me  pria  de  lui  donner  une  hache  pour  lui  sauver  la 
vie.  Je  tâchai  de  le  convaincre  de  l'absurdité  d'une  telle  me- 
nace, mais  ce  fut  en  vain  :  il  persista  à  soutenir  qu'il  mour- 
rait, que  le  prêtre  avait  ce  pouvoir,  et  commençai  tracer  les 
lignes  d'enchantement  sur  le  pont  du  navire ,  pour  me  mon- 
trer comment  cette  opération  s'exécutait.  Il  ajouta  que  le  mes- 
sager attendait  sa  réponse  dans  une  pirogue  le  long  du  bord. 
Voyant  qu'il  était  inutile  de  raisonner  avec  lui ,  je  lui  donnai 


440  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

une  hache,  ce  qui  le  combla  de  joie ,  et  il  la  remit  au  messa- 
ger, avec  la  prière  pour  le  chef  d'être  satisfait,  et  de  ne  plus 
rien  faire  contre  lui. 

Un  naturel  me  dit  un  jour  que  son  Dieu  le  tuerait,  parce 
que  j'avais  allumé  mon  feu  au  sien  ,  sans  intention  de  ma  part 
de  lui  faire  aucun  mal  ;  d'après  le  trouble  dont  il  paraissait 
agité,  je  suis  sûr  qu'il  pensait  que  tel  serait  son  destin.  En 
même  temps,  il  est  plus  que  probable  que  le  même  individu 
eût  tué  et  mangé  son  semblable  sans  aucun  remords. 

Je  n'ai  jamais  vu  un  seul  Nouveau-Zélandais  qui  n'ait  con- 
sidéré Dieu  comme   un    être    vindicatif,   toujours  prêt  à   les 
punir,  et  même  à  les  faire  périr  pour  la  moindre  négligence 
dans  leurs  cérémonies.  C'est  pourquoi  ils  s'efforcent ,  par  toutes 
sortes  de  mortifications  et  de  privations  ,  de  prévenir  sa  colère. 
Un  chef,  avec  lequel  j'étais  très-lié,  brûla  sa  maison  qu'il  avait 
construite  très- proprement ,  et  ornée  de  sculptures  faites  avec 
soin,   dans  l'espoir  d'apaiser  la  colère  de  son  dieu.  Quelque 
temps  auparavant,  j'étais  allé  lui   rendre  visite,  j'avais  passé 
toute  la  nuit  chez  lui ,  et  j'admirai  la  propreté  de  sa  cabane  : 
quand  je  revins,  il  n'en  restait  plus  de  traces;  et  lorsque  je  lui 
en  demandai  la  raison  ,  il  me  dit  qu'il  l'avait  brûlée  pour  apai- 
ser son  Dieu  !... 


Dans  ses  visites  à  la  cote  occidentale  de  cette  île , 
M.  Marsden  trouve  les  esprits  des  naturels  tourmentés 
par  les  mêmes  terreurs  superstitieuses  de  la  colère  divine. 
Au  sujet  d'un  entretien  qu'il  eut  avec  Moudi-Panga  et 
d'autres  chefs,  il  dit  : 

La  superstition  avait  un  pouvoir  étonnant  sur  l'esprit  des 
naturels  avec  qui  je  me  trouvais  alors.  Les  arbres  et  les  vieux 
troncs,  toute  espèce  de  buissons ,  aussi  bien  que  leurs  foyers 
et  leurs  cabanes ,  étaient  tous  taboues.  Ils  tremblaient  qu'au- 
cune partie  de  mes  provisions ,  préparées  ou  non  préparées, 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  441 

ne  touchât  à  leurs  objets  taboues  ,  et  m'assuraient  qu'ils  mour- 
raient si  cela  arrivait,  car  Dieu  les  tuerait.  Les  chefs  et  leurs 
(Vînmes  étaient  aussi  taboues.  Ils  ne  pouvaient  toucher  une  pa- 
tate ni  aucune  espèce  d'aliment  avec  leurs  propres  mains; 
mais  si  personne  n'était  près  d'eux  pour  les  servir,  ils  s'é- 
tendaient par  terre,  et  saisissaient  leurs  alimens  avec  leur 
bouche. 

J'entrai  en  conversation  avec  Moudi-Akou ,  leur  premier 
prêtre,  au  sujet  du  tabou,  et  je  tâchai  de  leur  représenter 
quelles  privations  absurdes  ils  enduraient,  d'après  l'idée  bi- 
zarre qu'ils  se  faisaient  de  la  divinité.  Je  leur  dis  qu'il  n'y  avait 
qu'un  seul  Dieu,  et  que  le  Dieu  qui  avait  fait  les  blancs  les 
avait  aussi  créés;  qu'il  ne  serait  jamais  irrité  contre  eux,  parce 
qu'ils  se  seraient  servis  de  leurs  mains  pour  manger  leurs  vi- 
vres; que  s'il  avait  voulu  qu'ils  ne  s'en  servissent  point  pour  ce 
qui  leur  serait  utile,  il  ne  les  eût  point  formés  avec  leurs  mains  ; 
qu'il  ne  serait  point  non  plus  courroucé  de  ce  qu'ils  bussent  à  ma 
coupe,  de  ce  qu'ils  fissent  cuire  à  mon  feu  leurs  patates,  ou 
qu'ils  me  permissent  de  me  servir  du  leur,  et  qu'ils  pouvaient 
aussi  manger  dans  leurs  maisons  sans  offenser  la  divinité.  Je 
leur  racontai  que  Pomare,  roi  de  Taïti ,  naguère  tabouait 
aussi  comme  eux  toute  espèce  d'objets;  mais  qu'il  avait  main- 
tenant renoncé  à  cette  coutume  absurde ,  et  agissait  en  tout 
point  comme  les  blancs;  que  Dieu  pourtant  n'était  point  irrité 
contre  lui,  qu'il  n'était  point  mort;  et  qu'enfin  Dieu  ne  se 
fâcherait  pas  davantage  contre  eux,  s'ils  en  faisaient  autant. 
Ils  m'écoutaient  avec  une  surprise  visible,  et  me  faisaient  une 
foule  de  questions.  Je  leur  expliquai  ce  que  Dieu  leur  avait 
défendu  de  faire  ,  et  ce  qui.le  mettait  en  courroux  ;  qu'il  serait 
fâché  contre  eux  ,  s'ils  volaient  les  patates  ,  les  cochons 
d'un  autre;  s'ils  séduisaient  la  femme  de  leur  prochain  ;  s'ils 
massacraient  et  mangeaient  un  de  leurs  compatriotes  ;  que  c'é- 
taient là  des  crimes  qui  allumeraient  la  colère  divine,  et  leur 
attireraient  les  châtimens  du  ciel.  Ils  convenaient  sans  peine 
que  c'étaient  là  des  crimes;  mais  ils  alléguaient  que  notre  Dieu 


442  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

et  le  leur  étaient  bien  différens.  Ils  convenaient  également  que 
je  pouvais  violer  leurs  tabous,  manger  dans  leurs  maisons  ,  ou 
préparer  mes  vivres  à  leur  feu  ;  que  leur  Dieu  ne  me  punirait 
point,  mais  les  ferait  mourir  pour  mes  crimes. 

Je  leur  demandai  s'ils  savaient  quelque  chose  du  Dieu  de 
Kaï-Para  ,  ou  s'ils  avaient  quelque  communication  avec  lui. 
Ils  répliquèrent  qu'ils  l'avaient  souvent  entendu  siffler  tout 
bas.  Je  demandai  à  Moudi-Akou  si  lui,  comme  leur  prêtre, 
avait  quelque  communication  avec  leur  Dieu.  Il  dit  aussi  qu'il 
l'avait  entendu  siffler,  et  il  imita  les  sons  qu'il  avait  produits. 
Je  répliquai  que  je  ne  pouvais  ajouter  foi  à  ce  qu'ils  avan- 
çaient tous,  à  moins  que  je  ne  l'entendisse  moi-même.  Ils  affir- 
mèrent que  ce  qu'ils  avaient  dit  était  vrai,  et  que  tous  les  ha- 
bitans  de  la  Nouvelle-Zélande  savaient  que  c'était  la  vérité.  Je 
persistai  dans  mes  doutes,  et  dis  au  prêtre  qu'à  moins  que  je 
n'entendisse  l'Atoua  moi-même,  je  ne  pouvais  croire  que  lui 
ou  toute  autre  personne  l'eût  jamais  entendu  ,  et  que  j'étais  prêt 
à  l'accompagner  partout  où  je  pourrais  m'assurer  de  la  com- 
munication qui  existait  entre  lui  et  l'Atoua.  Il  dit  alors  que 
l'Atoua  était  dans  les  broussailles,  et  que  je  ne  pourrais  pas 
l'entendre.  Je  répondis  que  je  le  suivrais  dans  les  broussailles. 
Quand  il  vit  que  je  le  pressais  de  la  sorte,  il  avoua  qu'il  n'y  avait 
point  de  Dieu  à  Kaï-Para.  Il  avait  entendu  dire  qu'il  y  en 
avait  un  à  Shouki-Anga  ;  mais  pour  eux  ils  n'en  avaient 
point.  Il  me  pria  de  lui  donner  un  de  mes  dieux,  disant  qu'il 
le  mettrait  dans  une  boîte ,  afin  de  l'avoir  toujours  avec  lui.  Je 
n'avais  jamais  vu  d'idole ,  ni  entendu  jusqu'alors  dire  que  les 
Nouveaux-Zélandais  eussent  aucune  idée  d'un  Dieu  matériel. 
En  réponse  à  cette  demande,  je  lui  dis  qu'il  n'y  avait  qu'un 
seul  Dieu  vivant,  qui  avait  créé  le  monde  et  toutes  les  choses 
qu'il  renferme,  et  que  si  je  lui  faisais  un  Dieu,  ce  serait  en 
bois,  ou  toute  autre  substance  qu'on  pourrait  facilement 
brûler  ou  détruire.  Ils  sourirent  tous  de  l'idée  de  brûler  un 
Dieu ,  et  sentirent  évidemment  l'absurdité  d'une  idole  maté- 
rielle. 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  443 

Que  Satan'  ait  la  permission  *  de  pratiquer  quelque  décep- 
tion orale  pour  soutenir  son  domaine  spirituel  (car  il  est  le 
dieu  de  ee  monde)  ,  et  maintenir  les  sombres  ténèbres  de  la 
superstition  qui  aveuglent  généralement  l'esprit  des  pauvres 
païens,  c'est  ce  que  je  ne  puis  décider.  Je  n'ai  pas  rencontré 
de  Nouveau-Zélandais,  même  parmi  les  plus  éclairés  d'entre 
eux  ,  qui  ne  croie  fermement  que  leurs  prêtres  sont  en  commu- 
nication avec  la  divinité;  et  plusieurs,  tant  de  leurs  prêtres 
que  d'autres,  m'ont  dit  qu'ils  avaient  entendu  leur  Dieu.  C'est 
un  sujet  d'une  nature  si  mystérieuse  ,  que  je  ne  puis  me  déci- 
der à  croire  ni  à  rejeter  ce  qui  est  si  universellement  accrédité 
à  la  Nouvelle-Zélande.  Je  ne  prétends  pas  connaître  jusqu'où 
l'influence  de  Satan  peut  s'étendre  sur  une  nation  barbare  et 
sans  civilisation. 

Nous  continuâmes  à  causer  très -avant  dans  la  soirée,  et  à 
discuter  sur  leurs  idées  touchant  la  divinité  ,  sur  le  tabou  ,  et 
les  diverses  superstitions  qui  les  font  prodigieusement  souffrir. 
Temarangai  fit  observer  qu'il  y  avait  un  trop  grand  nombre 
de  prêtres  à  la  Nouvelle-Zélande  ,  et  qu'ils  écrasaient  le  peuple 
de  tabous  et  de  prières  ,  jusqu'à  outrance.  Il  rappela  l'exemple 
du  prêtre  qui  avait  voulu  lui  persuader  de  ne  pas  m'accom- 
pagner  à  la  baie  Mercure,  disant  que  l'Atoua  de  cet  endroit 
lui  avait  révélé  qu'il  tuerait  Temarangai  sous  quatre  jours  ; 
mais  qu'en  conséquence  de  mes  promesses  il  m'avait  suivi,  et 
était  revenu  en  bonne  santé  :  ce  qui  prouvait  la  fourberie  du 
prêtre.  Temarangai  plaidait  fortement  contre  le  tabou,  bien 
qu'en  même  temps  son  esprit  fut  torturé  par  cette  superstition. 
Il  ne  peut  s'accoutumer  à  l'idée  que  notre  Dieu  soit  aussi  le 
leur.  Il  répétait  souvent  que  notre  Dieu  était  bon  ,  et  n'avait 
pas  besoin  de  tabou;  mais  que  le  Dieu  de  la  Nouvelle-Zélande 
était  méchant. 

Temarangai  expliquait  au  peuple  nos  coutumes,  nos  ma- 

*  Ne  perdons  point  de  vue  que  c'est  un  chef  de  missionnaires  qui  parle 
ainsi. 


444  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

nières  et  notre  religion  ,  autant  qu'il  en  était  capable.  C'est  un 
homme  fort  intelligent,  et  en  même  temps  d'un  esprit  très- 
observateur;  ayant  résidé  quelque  temps  avec  moi  à  Parra- 
matta,  il  a  acquis  de  grandes  connaissances.  Quand  il  trouvait 
que  nos  observations  étaient  trop  au  -  dessus  de  la  portée 
des  superstitions  de  son  pays,  il  disait  :  «  Lorsque  vous  aurez 
envoyé  des  missionnaires  à  Kaï-Para,  et  que  les  babitans  se- 
ront plus  instruits ,  ils  renonceront  au  tabou.  » 

Après  que  nous  eûmes  conversé,  à  notre  satisfaction  mu- 
tuelle ,  jusqu'à  minuit  environ  ,  nous  nous  retirâmes  pour  nous 
reposer;  mais  les  naturels  ne  me  laissèrent  pas  beaucoup  dor- 
mir :  ils  m'appelaient  l'un  après  l'autre ,  et  m'adressaient  quel- 
que question  sur  les  sujets  dont  nous  avions  parlé. 

Sur  la  pratique  de  manger  la  chair  humaine  durant  la  guerre. 

Mon  ami  Temarangai  avait  fait  partie  de  quatre  expéditions 
guerrières  contre  Kaï-Para,  dans  deux  desquelles  il  avait  été 
battu.  Plusieurs  de  ses  amis  avaient  été  tués,  et  dans  le  nom- 
bre son  grand-père  qui ,  après  sa  mort,  avait  été  rôti  et  mangé 
par  le  parti  vainqueur,  pour  gratification  mentale.  Quoique 
Temarangai  eût  été  en  guerre  avec  la  plupart  des  cbefs  de  ces 
districts,  cependant  il  fut  traité  avec  le  plus  grand  respect  par- 
tout où  il  porta  ses  pas.  Les  diverses  batailles  et  les  lieux  où 
ils  avaient  successivement  combattu ,  ceux  qui  avaient  eu  le 
dessus  et  ceux  qui  avaient  succombé,  tels  étaient  les  sujets  de 
conversation  les  plus  fréquens  entre  eux  ;  et  en  outre  ,  ce  qu'é- 
taient devenus  les  corps  des  cbefs ,  s'ils  avaient  été  enterrés  ou 
mangés. 

Je  n'ai  pas  vu  de  famille  qui  n'ait  eu  quelqu'un  de  ses  mem- 
bres tué  dans  un  combat,  et  ensuite  mangé  par  l'ennemi.  Si , 
par  les  chances  de  la  guerre  un  chef  tombe  dans  les  mains 
d'une  tribu  qu'il  a  opprimée  ou  insultée,  il  est  certain  que  les 
vainqueurs  le  rôtiront  et  le  mangeront;  après  avoir  dévoré  sa 
chair,  ils  conservent  ses  os  dans  leur  famille  ,  comme  un  sou- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  445 

venir  de  son  sort,  et  les  transforment  en  hameçons,  en  sif- 
flets et  ornemens  de  divers  genres.  La  coutume  de  manger  les 
ennemis  est  universelle.  L'origine  de  cette  coutume  est  main- 
tenant trop  ancienne  pour  qu'on  puisse  l'assigner.  C'était  un 
sujet  continuel  de  conversation  dans  les  principales  familles 
que  je  visitais;  quoiqu'ils  en  parlent  généralement  avec  une 
horreur  et  un  dégoût  marqués,  pourtant  ils  s'attendent  tous  à 
ce  que  ce  sera  leur  sort  définitif,  comme  cela  a  été  celui  de 
leurs  aïeux  et  de  leurs  amis.  Partout  où  j'allais  ,  s'il  arrivait 
qu'il  en  fût  question  ,  je  leur  représentais  combien  leur  carac- 
tère national  souffrait  dans  l'opinion  de  toutes  les  nations  civi- 
lisées, à  cause  de  l'horrible  coutume  de  s'entre-manger,  et  que 
le  genre  humain  les  regardait  avec  la  plus  grande  horreur, 
attendu  qu'aucune  coutume  de  ce  genre  n'était  tolérée  dans 
les  autres  pavs.  Plusieurs  d'entre  eux  regrettaient  que  ce  fût 
l'habitude  de  leur  contrée ,  et  faisaient  observer  que  quand  ils 
seraient  mieux  instruits,  ils  y  renonceraient  :  mais  que  ce  n'était 
pas  une  chose  nouvelle,  et  que  de  tout  temps  elle  avait  été 
pratiquée  à  la  Nouvelle-Zélande.  Si  le  chef  d'une  tribu  est  tué 
et  mangé ,  ceux  qui  lui  survivent  regardent  cet  événement 
comme  le  plus  grand  malheur  qui  puisse  leur  arriver ,  et  à  leur 
tour  ils  saisissent  la  première  occasion  pour  se  venger  de  la 
même  manière.  De  cette  façon  ,  leurs  haines  réciproques  sont 
continuellement  alimentées,  et  la  guerre  devient  leur  étude 
et  leur  profession. 

Entretiens  avec  les  naturels  touchant  la  religion. 

M.  Marsden  tâcha,  dans  ses  conversations  avec  Moudi- 
Panga  et  ses  amis ,  de  leur  expliquer  les  traits  de  la  révé- 
lation divine  qui  étaient  le  plus  à  leur  portée.  La  soirée  du 
samedi  fut  consacrée  à  cette  occupation ,  et  il  en  donne 
le  récit  suivant  : 

Nous  passâmes  la  soirée  à  causer  longuement  sur  l'immor- 


446  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

talité  de  l'ame  et  la  résurrection  des  corps.  La  première  est 
une  doctrine  universellement  reçue  parmi  eux  ;  mais  ils  ne 
peuvent  comprendre  la  dernière,  quoiqu'ils  n'en  récusent 
point  la  possibilité.  Je  leur  représentai  l'heureuse  mort  des 
justes,  ajoutant  que  quand  Dieu  leur  révélait  qu'ils  allaient 
mourir,  ils  n'étaient  nullement  effrayés;  qu'ils  se  trouvaient 
heureux  de  penser  qu'après  cette  vie  ils  allaient  habiter 
le  même  endroit  que  leur  Dieu.  Mais  ce  n'est  pas  le  cas  des 
Nouveaux-Zélandais;  quand  ils  s'aperçoivent  qu'ils  vont  mou- 
rir, ils  sont  très-effrayés  et  ne  souhaitent  point  mourir.  Les 
naturels  avouaient  que  c'était  toujours  ce  qui  arrivait  à  leurs 
compatriotes,  et  qu'ils  redoutaient  constamment  la  mort. 

Je  les  assurai  que  quand  ils  comprendraient  le  livre  de  Dieu 
qu'il  avait  donné  au  peuple  blanc,  et  que  les  missionnaires 
leur  donneraient  et  leur  apprendraient  à  connaître,  alors  ils 
n'auraient  pas  plus  de  frayeur  de  mourir  que  ceux  des  blancs 
qui  sont  bons.  Ils  saisissaient  parfaitement  la  différence  qui 
existe  entre  l'homme  qui  redoute  de  mourir  et  celui  qui  n'en 
est  pas  effrayé.  Ils  disaient  que  toutes  les  âmes  des  Nouveaux- 
Zélandais,  au  moment  de  la  mort,  se  rendaient  dans  une 
grotte  au  cap  Nord,  et  que  de  là  elles  descendaient  dans  la 
mer,  pour  aller  dansTautre  monde.  Les  privations  et  les  mor- 
tifications que  ces  misérables  païens  souffrent,  d'après  l'idée 
qu'ils  attachent  au  crime,  et  par  suite  de  leurs  frayeurs,  sont 
nombreuses  et  pénibles  :  à  moins  que  la  révélation  divine  ne 
leur  soit  communiquée,  ils  ne  trouvent  point  de  remède  qui 
puisse  affranchir  leurs  esprits  des  liens  de  la  superstition  ,  sous 
l'empire  de  laquelle  plusieurs  d'entre  eux  tombent  malades, 
languissent,  et  finissent  par  périr.  Ils  n'ont  point  d'idée  d'un 
Dieu  de  miséricorde  qui  puisse  leur  faire  du  bien  ;  mais  ils 
vivent  dans  l'appréhension  funeste  d'un  être  invisible  qui ,  sui- 
vant leur  croyance ,  est  toujours  prêt  à  les  tuer  et  à  les  dé- 
vorer ,  et  qui  les  tuera  s'ils  négligent  un  iota  dans  une 
de  leurs  superstitieuses  cérémonies.  Boire  un  peu  d'eau  à  ma 
coupe,  quand  ils  sont  taboues  par  le    prêtre,  serait  regardé 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  447 

comme  une  offense  à  leur  Dieu  ,  suffisante  pour  le  porter  à  les 
mettre  à  mort.  Quand  je  leur  disais  que  mon  Dieu  était  bon  , 
qu'il  prenait  soin  de  moi  jour  et  nuit,  partout  où  j'allais;  que 
je  ne  craignais  point  sa  colère ,  et  qu'il  m'écoutait  toujours 
quand  je  lui  adressais  mes  prières ,  ils  disaient  qu'ils  n'avaient 
point  de  Dieu  semblable ,  et  que  le  leur  ne  faisait  que  punir 
et  tuer. 

Le  jour  suivant  étant  un  dimanche ,  M.  Marsden  leur 
fit  connaître  qu'il  restait  un  jour  de  plus  avec  eux ,  et  il 
écrit  au  sujet  de  la  manière  dont  ce  jour  se  passa  : 

Moudi-Panga  et  plusieurs  autres  vinrent  de  bonne  heure 
passer  la  journée  avec  moi.  Quoique  ces  pauvres  païens  n'eus- 
sent jamais  entendu  parler  du  jour  du  sabbat ,  je  fus  pour- 
tant naturellement  conduit  à  leur  parler  de  la  création  du 

monde  et  de  l'institution  de  ce  jour  sacré ,  etc.,  etc Quand  je 

me  trouvais  embarrassé  pour  la  langue,  Temarangai  me  servait 
d'interprète,  et,  par  ce  moyen,  je  fus  généralement  compris. 
Moudi-Panga  fut  tellement  touché  des  différens  sujets  de  la 
conversation,  qu'il  resta  avec  moi  tout  le  dimanche,  aussi 
bien  que  plusieurs  des  chefs,  et  ne  me  quitta  qu'au  moment 
où  je  partis  le  jour  suivant.  Il  avait  passé  la  nuit  dans  la  même 
cabane  que  moi,  où  il  me  fut  à  peine  possible  de  fermer  l'œil, 
à  cause  de  leurs»  fréquentes  conversations.  La  cabane  était 
remplie  d'hommes,  de  femmes  et  d'enfans,  et  contenait  plus 
de  quarante  persof  nés. 

Deuil  pour  les  morts. 

A  cet  égard,  M.  Marsden  dit  des  naturels  de  la  rivière 
Gambier  : 

La  dernière  fois  que  je  visitai  cette  place ,  le  fils  de  Mou- 
Ina ,  chef  principal ,   le  fils  de  son  frère  et  quelques  autres 


448  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

chefs  de  distinction,  étaient  allés  vers  le  sud,  pour  une  expé- 
dition guerrière.  Maintenant  ils  étaient  de  retour.  Dans  cette 
expédition  ,  Mou-Ina  et  son  frère  avaient  eu  leurs  fils  tués. 

A  mon  arrivée,  je  fus  d'abord  conduit  à  deux  des  princi- 
pales femmes  qui  étaient  dans  une  profonde  désolation.  L'une 
était  la  belle-fille  de  Mou-Ina,  dont  l'époux  avait  été  tué  et 
mangé  à  Tara-Nake ,  dans  un  engagement  contre  le  peuple 
de  ce  district,  et  l'autre  était  la  sœur  de  son  défunt  mari.  Elles 
étaient  ensemble  sous  un  toit  à  l'écart ,  poussant  de  profondes 
lamentations  et  pleurant  amèrement.  L'une  avait  une  coiffe 
de  deuil  faite  d'une  toile  rouge ,  avec  une  frange  autour 
en  poil  de  chien  blanc,  de  trois  pouces  de  long,  qui  pen- 
dait sur  son  visage  et  le  cachait  en  grande  partie.  Cette 
coiffe  était  en  outre  bordée  d'un  ruban  fait  avec  une  étoffe  de 
l'Inde.  Sa  belle-sœur  était  costumée  de  la  même  manière, 
seulement  sa  coiffe  était  en  étoffe  de  Taïti.  Elles  semblaient 
livrées  à  la  plus  profonde  douleur.  Se  désolant,  comme  dit 
saint  Paul,  ainsi  que  des  gens  sans  espoir,  elles  me  firent 
signe  de  m'asseoir  près  d'elles,  ce  que  je  fis.  Aussitôt  qu'elles 
furent  en  état  de  me  parler,  elles  me  racontèrent  la  fatale 
cause  de  leur  désolation. 

Tandis  que  nous  conversions  ensemble,  un  homme  en  vigie 
au  sommet  du  pâ  s'écria  qu'une  grande  pirogue  étrangère 
remplie  de  monde  s'approchait  du  rivage.  Mou-Ina,  avec  la 
conque  suspendue  à  son  bras,  donna  au%itôt  le  signal  de 
l'alarme;  alors  ses  guerriers  coururent  aux  armes  dans  toutes 
les  directions ,  et  ceux  qui  étaient  avec  mm.  se  ceignirent  les 
reins,  prêts  à  combattre  ou  à  prendre  la  fuite,  suivant  que  les 
circonstances  en  décideraient.  Tous  restèrent  dans  cette  agi- 
tation jusqu'au  moment  où  la  pirogue  fut  assez  près  pour 
reconnaître  ceux  qui  la  montaient  et  d'où  ils  venaient.  Quand 
ils  eurent  mis  pied  à  terre,  on  trouva  que  c'étaient  des  alliés, 
qui  étaient  venus  de  deux  journées  de  distance  pour  consoler 
ceux  qui  avaient  perdu  leurs  amis  dans  la  dernière  expédition, 
et  pleurer  avec  eux.  Les  femmes  reprirent  leur  habillement  de 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  449 

deuil,  et  se  rassirent  au  même  endroit  où  j'avais  été  conduit  à 
mon  arrivée.  Leurs  amis,  qui  étaient  venus  pour  les  visiter, 
s'assemblèrent  en  cercle,  et  commencèrent  leurs  pleurs  et  leurs 
lamentations.  Ils  poussèrent  de  grands  cris  une  bonne  partie 
de  l'après-midi,  et  semblaient  aussi  accablés  de  douleur  que 
ceux  qui  étaient  réellement  en  deuil. 

Pâ  de  Moïangui. 

Dans  le  passage  que  fit  M.  Marsden  de  Wangari  à  la 
baie  des  Iles ,  il  trouva  un  pâ  très-romantique  qu'il  décrit 
ainsi  : 

Le  soir  à  la  brune  ,  nous  atteignîmes  le  pâ  où  réside  Moïan- 
gui ,  ce  cbef  qui  accompagna  M.  Savage  en  Angleterre  ,  il  y  a 
douze  ans  environ.  Le  nom  du  pâ  est  Pâ-Ika-Nake.  Il  est  assis 
sur  la  cime  d'un  piton  conique  très-élevé,  et  entouré  d'eau 
à  très-peu  de  chose  près,  au  moment  de  la  marée  haute.  Il 
paraît  inaccessible  de  tous  côtés ,  à  l'exception  d'un  seul  pas- 
sage étroit. 

Aussitôt  que  les  naturels  virent  la  pirogue  au  pied  du  pâ , 
ils  se  jetèrent  au  passage  avec  leurs  lances  à  la  main ,  comme 
s'ils  allaient  combattre  un  ennemi.  Nous  leur  dîmes  qui  nous 
étions;  alors  ils  nous  firent  signe  d'aller  de  l'autre  côté  du 
pâ  où  nous  pourrions  mettre  pied  à  terre,  et  nous  invitèrent  à 
passer  la  nuit  avec  eux.  Cette  invitation  fut  acceptée  de  grand 
cœur,  car  nous  souffrions  du  froid,  de  la  faim  et  de  la  fatigue. 

Dès  que  nous  eûmes  débarqué ,  on  nous  conduisit  au  pas- 
sage ;  je  n'aurais  pu  le  gravir  sans  secours,  tant  il  était  étroit 
et  escarpé.  Quand  j'eus  atteint  le  sommet,  je  vis  une  foule 
d'hommes ,  de  femmes  et  d'enfans,  assis  autour  de  leurs  foyers 
et  faisant  rôtir  des  chevrettes ,  des  crabes  et  de  la  racine  de 
fougère  :  il  faisait  alors  tout-à-fait  noir.  Au  pied  du  pâ ,  le 
rugissement  de  la  mer  dont  les  vagues  roulent  avec  fracas 
dans  de  profondes  cavernes;  les  précipices  élevés  qui  nous 
tome  irr.  29 


450  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

entouraient;  le  mont  dont  la  cime  et  les  flancs  étaient  couverts 
de  huttes,  et  les  groupes  des  naturels  conversant  autour  de 
leurs  feux  ,  tout  cela  faisait  naître  en  moi  des  idées  neuves  et 
étranges  ! 

Plongé  dans  ces  réflexions,  je  contemplais  l'état  de  mes 
compagnons  actuels.  Je  m'étais  assis  au  milieu  d'eux;  une 
femme  remit  entre  mes  mains  un  homard  qu'elle  venait  de 
faire  rôtir ,  d'autres  me  préparèrent  de  la  racine  de  fougère. 
Comme  j'étais  très-affamé,  je  fus  très-satisfait  de  mon  sou- 
per, nonobstant  la  manière  dont  il  était  cuit  et  servi. 

Moïangui  n'était  pas  chez  lui,  et  je  ne  connaissais  aucun  des 
naturels.  Le  pà  était  sous  la  garde  d'un  officier  qui  fut  très- 
honnête  ,  ainsi  que  tous  les  habitons.  Ils  mirent  à  notre  dis- 
position une  de  leurs  meilleures  cabanes,  et  je  m'y  étendis 
jusqu'au  matin.  Temarangai  les  amusa  jusqu'à  une  heure  très- 
avancée  du  récit  de  notre  voyage  et  des  accidens  qui  nous 
étaient  arrivés  dans  notre  marche. 

C'est  un  lieu  romantique.  Les  côtés  qui  regardent  la  mer 
ont  l'apparence  d'une  abbaye  en  ruines,  et  les  roches  brisées 
semblent  autant  de  colonnes  massives  que  le  temps  a  minées 
et  détruites. 

{Missionnary  Registcr,  octobre  1822  ^pag.  432  et  sui\>.*) 

M.  Kendall,  l'un  des  premiers  colons  de  la  baie  des  Iles  à  la 
Nouvelle-Zélande,  accompagné  de  Shongui  et  de  Waï-Kato, 
deux  chefs  du  pays,  a  fait  voile  de  cette  baie  le  2  mars  1820, 
à  bord  du  Ncw-Zcalander ,  capitaine  Munroe.  Après  une  lente 
traversée,  ils  sont  arrivés  dans  la  Tamise,  le  8  août,  par  la 
route  du  cap  Horn. 

Des  deux  chefs  qui  ont  accompagné  M.  Kendall,  le  nom 
de  Shongui  est  familier  à  tous  nos  lecteurs.  C'est  un  des  prin- 
cipaux chefs  de  la  Nouvelle-Zélande;  il  est  à  la  tête  d'une 
tribu  puissante  qui  possède  une  grande  étendue  de  terre  près 
de  la  baie  des  Iles.  Nous  avons  mentionné  la  vente  qu'il  a  faite 
à  la  société  de  treize  mille  acres  de  terre.  Il  a  un  air  mâle,  et 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  451 

ressemble  beaucoup  au  buste  sculpté  par  lui-même  dont  on 
a  donné  la  gravure.  Shongui a  environ  quarante-cinq  ans;  sa 
mère,  qui  est  encore  vivante  et  très-àgée,  dit  à  M.  Kendall 
que  son  fils  était  né  peu  après  le  départ  du  capitaine  Cook  de 
la  baie  des  Iles.  Shongui  et  sa  tribu  ont  toujours  été  amis  des 
colons;  son  nom  a  été  souvent  cité  dans  les  rapports  de 
M.  Marsden  et  des  missionnaires.  Il  comprend  un  peu  l'an- 
glais, mais  ne  le  parle  pas,  car  il  a  presque  toujours  vécu 
avec  son  peuple,  et  ses  rapports  avec  les  colons  ont  eu  prin- 
cipalement lieu  en  sa  langue  maternelle.  Feu  Doua-Tara  était 
le  fils  de  la  sœur  de  Shongui. 

Waï-Kato  est  un  des  chefs  de  Rangui-Hou  à  la  baie  des 
Iles.  Son  âge  est  d'environ  vingt-six  ans.  Il  a  un  air  mâle  et 
franc.  Il  entend  assez  bien  l'anglais,  et  peut  se  faire  com- 
prendre ,  ayant  eu  plus  de  rapport  avec  nos  compatriotes  que 
Shongui.  Waï-Kato  et  Doua-Tara  avaient  épousé  les  deux 
sœurs. 

Touai  et  Titari  appartiennent  à  d'autres  tribus  que  ces  deux 
chefs,  et  ils  habitent  maintenant  chacun  au  milieu  de  leurs 
peuples.  Les  vues  et  les  désirs  qui  ont  conduit  Shongui  et 
Waï-Kato  à  visiter  l'Angleterre  vont  être  mieux  développés 
par  eux-mêmes,  comme  M.  Kendall  les  transcrivit  sous  leur 
propre  dictée  ,  sans  j  rien  mêler  du  sien  : 

«  Ils  désirent  voir  le  roi  Georges,  connaître  le  nombre  des 
hommes  de  son  peuple,  leurs  occupations,  la  bonté  du  sol 
qu'ils  cultivent.  Leur  désir  est  de  rester  un  mois  en  Angle- 
terre, puis  de  s'en  retourner.  Ils  voudraient  emmener  au 
moins  cent  Anglais  avec  eux.  Ils  ont  besoin  d'une  troupe 
d'ouvriers  pour  creuser  la  terre  et  chercher  du  fer ,  d'un 
renfort  de  forgerons,  de  charpentiers,  de  missionnaires,  qui 
apprennent  à  parler  la  langue  de  la  Nouvelle-Zélande  pour 
se  faire  entendre.  Ils  désirent  aussi  vingt  soldats  pour  protéger 
leurs  propres  compatriotes,  les  colons,  et  au  moins  trois 
officiers  pour  maintenir  les  soldats  en  .bon  ordre.  Les  colons 
doivent  emmener  du  bétail  avec  eux.  Il  y  a  quantité  de  terres 

*9' 


452  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

vacantes  à  la  Nouvelle-Zélande  qui  seront  volontiers  cédées 
aux  colons.  »  Telles  sont  les  paroles  de  Shongui  et  de  Waï- 
Kalo. 

ÇMissionnary  Rcgister,  août  1820  ,  pag.  326.) 

Après  avoir  résidé  quelque  temps  à  Cambridge  avec  M.  Ken- 
dall ,  les  deux  chefs  Shongui  et  Waï-Kato  sont  revenus  à 
Londres.  Ils  ont  bientôt,  comme  leurs  compatriotes,  subi 
l'influence  d'une  température  dangereuse  pour  les  insulaires 
de  ces  parages.  Waï-Kato  est  rétabli ,  mais  il  y  a  de  sérieuses 
craintes  pour  la  vie  de  Shongui.  Ses  poumons  sont  gravement 
attaqués;  pourtant  il  faut  espérer  qu'avec  l'aide  de  Dieu  et  les 
soins  qu'on  lui  donne,  il  pourra  résister  jusqu'à  ce  qu'un 
climat  plus  chaud  puisse  le  rétablir  entièrement. 

Sa  Majesté  a  eu  la  bonté  de  donner  audience  à  ces  deux 
chefs,  et  les  a  accueillis  avec  une  courtoisie  et  une  bienveil- 
lance extrêmes;  elle  leur  montra  l'arsenal  du  Palais-Royal. 

En  cette  circonstance ,  M.  Lee  profita  de  la  présence  de  ces 
deux  chefs  et  de  M.  Kendall,  ainsi  que  des  nombreux  maté- 
riaux recueillis  par  ce  missionnaire,  pour  compléter  sa  gram- 
maire nouvelle-zélandaise  sur  des  principes  scientifiques.  Cet 
ouvrage  a  deux  cent  trente  pages,  dont  cent  trente  en  gram- 
maire et  exercices,  et  cent  en  vocabulaire;  il  était  imprimé  à 
la  fin  de  l'année  1820. 

(Missionnary  Rcgister,  décemh.  1820,  pag.  499«) 

M.  Kendall,  ainsi  que  les  chefs  Shongui  et  Waï-Kato  ,  s'em- 
barquèrent à  Sheerness,  à  bord  du  Spekc ,  navire  de  transport 
pour  les  convicts,  capitaine  Macpherson,  le  i5  décembre  1820, 
pour  retourner  à  la  Nouvelle-Zélande.  Ils  arrivèrent  en  mai 
suivant  dans  la  Nouvelle -Galles  du  Sud,  firent  voile  pour 
la  Nouvelle-Zélande  sur  le  JVestmoreland,  le  4  juillet  1821, 
et  arrivèrent  à  la  baie  des  Iles  le  n  juillet  de  la  même  année. 
{Missionnary  Rcgister ,  fevr.  1821,  pag.  yg,févr.  1822, 
Paë-  9?>i/"M«  i8-i2,pag.  248.) 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  463 

M.  Kcndall  et  les  chefs  Shongui  et  Waï-Kato  sont  arri- 
vés de  Port-Jackson  à  la  baie  des  Iles,  le  1 1  juillet  1821.  Il 
s'est  suivi  beaucoup  de  mal  de  cette  visite  de  Shongui  en 
Angleterre  :  ses  passions  guerrières  ont  été  exaltées  par  la 
possession  des  armes  et  des  munitions  que  ce  voyage  lui  a 
permis  d'amasser;  car  il  paraît  avoir  échangé  à  Port-Jackson 
contre  des  fusils  et  de  la  poudre  tous  les  présens  qu'il  a  reçus 
en  Angleterre.  Des  hostilités  de  la  nature  la  plus  formidable 
ont  été  commencées  contre  d'autres  tribus,  et  les  missionnaires 
de  Kidi-Kidi,  forcés  d'être  témoins  des  plus  affligeantes  scènes 
de  cruauté  et  de  carnage,  ont  en  outre  enduré  plusieurs 
insultes  et  outrages. 

(Missionnary  Registcr,  juin  1822, pag.  247.) 

On  lit  dans  un  des  ouvrages  imprimés  par  la  Société 
des  Missionnaires  de  Church  Society ,  sous  le  titre  de  Re- 
ports ou  Proceedings ,  les  détails  suivans  sur  la  conduite 
que  tint  Shongui  envers  les  Européens  aussitôt  qu'il  fut 
de  retour  à  la  Nouvelle-Zélande. 

A  cette  époque,  les  deux  établissemens  avaient  fait  de  grands 
progrès;  on  était  sur  le  point  d'établir  une  autre  école  à  Kidi- 
Kidi;  quelques  jeunes  naturels  de  Rangui-Hou  commençaient 
à  lire  et  à  écrire  ;  on  avait  déjà  adouci  quelque  peu  leurs 
mœurs  sauvages.  Les  missionnaires  pouvaient  se  promener 
dans  tous  les  environs  sans  aucune  crainte;  ils  se  proposaient , 
dès  qu'ils  sauraient  mieux  la  langue ,  d'aller  prêcher  autour 
de  l'ile.  Déjà  ils  avaient  dressé  une  dizaine  de  naturels  à  exploi- 
ter une  ferme,  à  faire  des  palissades,  entretenir  un  jardin, 
soigner  les  cochons,  les  vaches,  les  chevaux,  etc.  Huit  d'entre 
eux  savaient  couper  et  scier  le  bois.  Tous  ces  naturels  étaient 
nourris  par  les  missionnaires,  ils  se  conduisaient  bien  et  fai- 
saient de  grands  progrès. 

On   peut   se    faire  une    idée    des    succès    de    l'agriculture, 


454  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

en   voyant  la  liste  des  productions    obtenues  a  Kidi-Kidi  : 


Froment. 

Laitue. 

Persil. 

Prunes. 

Avoine. 

Chicorée. 

Vigne. 

Menthe. 

Orge. 

Asperges. 

Fraises. 

Poivre. 

Pois. 

Cresson. 

Framboises. 

Sauge. 

Fèves. 

Oignons. 

Oranges. 

Riz. 

Ivraie. 

Échalolles. 

Citrons. 

Soucis. 

Houblon. 

Céleris. 

Pommes. 

Lilas. 

Navets. 

Melons. 

Poires. 

Roses. 

Carottes. 

Betteraves. 

Pèches. 

OEillets. 

Radis. 

Brocolis. 

Abricots. 

Et  plusieurs  espèces 

Choux. 

Citrouilles. 

Cerises. 

de  fourrages. 

Pommes  de  terre. 

Concombres. 

Amandes. 

Tous  les  Européens   qui  avaient  visité  cet    établissement, 
avaient  exprimé  leur  surprise  de  voir  tant  de  terrain  défricbé 
et  en  plein  rapport,  des  jardins  si  bien  entrenus,  et  le  tout  en 
aussi  peu  de  temps.  Les  naturels  de  l'intérieur  venaient  souvent 
visiter  les  missionnaires  et  montraient  le  plus  grand  désir  de 
s'instruire.  Enfin  tout  allait  si  bien  qu'on  avait  déjà  conçu  les 
plus  bautes  espérances  ;   mais  le  retour  de  Shongui  changea 
totalement  la  face  des  affaires.  Sans  doute  tous  ceux  qui  furent 
témoins  des  peines  qu'on  prit  pour  le  combler  de  faveurs, 
seront  surpris  qu'il  ait  pu  rapporter  d'Angleterre  à  la  Nouvelle- 
Zélande  un  cœur  exaspéré  contre  la  société.   A  son  arrivée 
Shongui   instruisit  ses  compatriotes  de  ce  qu'il  avait  vu.  «  Le 
»  roi  d'Angleterre,  dit-il,  a  beaucoup  de  fusils,  de  munitions 
»  et  de  soldats  ;  je  lui  ai  demandé  s'il  avait  ordonné  de  ne  pas 
»  me  donner  des  armes ,  il  m'a  répondu  que  non.  Cependant  les 
-  missionnaires  ont  écrit  pour  défendre  qu'on  m'en   donnât; 
»  ces  mêmes  missionnaires,  dans  leur  pays,  ne  sont  que  des 
»  malheureux,  des  esclaves  du  roi  Georges.  «>  Il  n'en  fallut  pas 
davantage  pour  enflammer  ces  sauvages  insulaires;  et  dès-lors 
plus  de  respect  pour  les  apôtres  de  la  mission.  Les  ouvriers 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  iS5 

quittent  leur  travail.  Shongui  leur  a  défendu  de  taire  rien 
pour  rien.  Ils  demandent  à  être  payés  si  les  missionnaires  ont 
besoin  d'eux  ;  ils  exigent  de  la  poudre,  des  fusils,  ou  de  l'ar- 
gent pour  en  acheter.  En  même  temps  ,  une  femme  parente  de 
Shongui  lui  apprit,  ainsi  qu'a  ses  autres  amis,  que  pen- 
dant son  absence  mademoiselle  Puckcy,  enfant  de  douze  ans, 
avait  dit  à  la  fille  de  Shongui  que,  quand  celui  -ci  reviendrait, 
elle  voulait  lui  couper  la  tète  et  la  faire  cuire  dans  le  pot  de 
fer.  Cette  femme  parvint  par  là  à  mettre  le  comble  à  l'irritation 
des  naturels.  Depuis  ce  moment,  il  ne  se  passa  pas  un  jour  que 
les  missionnaires  n'eussent  à  se  plaindre  de  leurs  rapines  et 
de  leur  brutalité  sauvage.  Un  jour ,  ils  enfonçaient  les  palis- 
sades et  enlevaient  les  bestiaux  et  les  volailles  ;  une  autre  fois, 
ils  entraient  dans  la  maison,  jetaient  la  porte  à  bas,  si  elle 
n'était  pas  ouverte,  et  volaient  ensuite  tout  ce  qui  leur  tom- 
bait sous  la  main.  Il  y  eut  des  momens  où  les  colons  furent 
en  danger  de  perdre  la  vie;  heureusement  un  chef  les  protégea 
par  son  influence  et  son  autorité. 

Shongui  n'ayant  paru  chez  les  missionnaires  que  quelques 
jours  après  son  arrivée,  fut  questionné  sur  les  motifs  étranges 
d'une  pareille  conduite;  il  parla  de  l'histoire  que  sa  fille  lui 
avait  contée  et  de  l'opiniâtreté  que  les  missionnaires  mettaient 
à  ne  pas  lui  fournir  des  armes  et  des  munitions.  Ils  eurent  en- 
core à  souffrir  quelque  temps  de  la  présence  des  partisans  de 
Shongui  ,  jusqu'à  ce  que  l'esprit  de  vengeance  qui  l'animait 
l'eût  mis  à  la  tête  d'une  expédition  guerrière  qu'il  projetait 
depuis  long-temps  pour  aller  ravager  les  bords  de  la  rivière 
Tamise.  Les  travaux  de  cet  armement  extraordinaire  don- 
nèrent encore  lieu  à  des  vexations  cruelles  pour  les  mission- 
naires. 

Enfin  Shongui  parut  dans  la  baie  des  lies  le  ô  septembre  1821. 
Quelques  jours  auparavant,  il  avait  fait  manœuvrer  dans  la 
rivière  plusieurs  de  ses  pirogues,  afin  de  les  exercer  à  tous  les 
mouvemens  dont  la  rapidité  demande  le  plus  d'adresse.  Les 
embarcations    longues    et    étroites ,    montées  par   cinquante 


456  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

ou  soixante  hommes,  sont  mues  avec  une  vitesse  extraor- 
dinaire. Le  lieu  du  rendez -vous  général  était  Wangaroa 
à  cent  milles  environ  du  lieu  de  l'action.  Il  n'y  avait  jamais  eu 
de  pareil  armement  à  la  Nouvelle-Zélande.  Il  était  vraiment 
affreux  de  les  entendre  parler  du  ravage  qu'ils  se  promettaient 
de  faire  :  ils  voulaient  tuer,  massacrer,  détruire  tout  sans  merci, 
ce  qui  est  le  plus  haut  degré  de  gloire  pour  un  Nouveau-Zé- 
landais.  Il  y  avait  sur  la  flotte  un  prêtre  très-vieux  ,  qui  avait 
songé  que  toutes  les  pirogues  devaient  être  mises  en  pièces  par 
la  tempête;  s'il  eût  fait  le  même  rêve  une  seconde  fois,  l'expé- 
dition ne  serait  pas  partie. 

Dès  que  Shongui  et  ses  partisans  eurent  quitté  la  baie  des 
Iles,  les  missionnaires  retrouvèrent  la  paix  et  la  tranquillité. 
Ils  étaient  cependant  inquiets,  en  songeant  au  retour  de  ces 
Cannibales  qui  devant  la  victoire  à  la  supériorité  de  leurs 
armes ,  après  s'être  abreuvés  du  sang  de  leurs  ennemis ,  allaient 
rentrer  dans  leurs  foyers  plus  altiers  et  plus  féroces  que  jamais. 
Shongui  était  parti  de  la  baie  des  Iles  avec  trois  mille  com- 
battans,  parmi  lesquels  on  en  comptait  cent  armés  de  fusils. 
La  bataille  qu'il  livra  aux  habitans  de  la  Tamise  et  de  la  baie 
Mercure  réunis  fut  épouvantable.  Un  grand  nombre  périt  des 
deux  côtés,  mais  Shongui  sortit  victorieux  et  revint  en  grand 
triomphe  à  Kidi-Kidi.  Lui-même  et  Waï-Kato  ont  raconté 
qu'ils  tuèrent  mille  de  leurs  ennemis,  dont  trois  cents  furent 
rôtis  et  mangés  avant  de  quitter  le  champ  de  bataille.  C'est  là 
que  Shongui  tua  de  sa  propre  main  un  chef  avec  qui  il  était 
revenu  de  Port-Jackson  ,  et  qui  plusieurs  fois  lui  avait  témoi- 
gné le  désir  de  se  réconcilier  avec  lui.  Il  lui  coupa  la  tête,  fit 
couler  le  sang  dans  le  creux  de  sa  main  ,  et  s'en  abreuva  pour 
satisfaire  une  vengeance  que  rien  ne  pouvait  éteindre. 

En  guerre ,  ils  ne  font  point  de  quartier  aux  hommes.  Lies 
femmes  et  les  enfans  sont  faits  prisonniers  et  distribués  entre 
les  chefs.  Après  leur  retour,  ils  tuèrent  plus  de  vingt  esclaves, 
les  firent  rôtir  et  les  mangèrent. 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  457 

Difficultés  récentes  de  la  Mission. 

On  a  rapporté  des  preuves  de  l'espoir  que  donnait  la 
Mission  au  retour  de  Shongui  d'Angleterre.  Le  comité 
ajoute  dans  son  rapport  : 

Mais  le  retour  de  Shongui  changea  tout-à-coup  la  face  des 
choses  !  Qu'il  ait  rapporté  à  la  Nouvelle-Zélande  un  esprit 
ulcéré  contre  les  colons,  c'est  une  chose  qui  a  dû  paraître  fort 
surprenante  à  ceux  qui  ont  vu  les  soins  qu'on  s'est  donné  pour 
lui  être  agréable;  mais  après  toutes  ces  politesses,  cette  nou- 
velle disposition  de  son  caractère  a  été  cruellement  ressentie 
par  les  colons  restés  à  la  baie  des  Iles,  durant  son  absence. 

La  manière  dont  Shongui  fit  connaître  son  changement  fut 
très-affiigeante.  Apprenant  à  son  arrivée  que  le  commerce 
des  mousquets  et  de  la  poudre  avait  cessé  de  la  part  des  co- 
lons, s'imaginant  en  outre  que,  si  tous  ses  désirs  n'avaient 
pas  été  entièrement  satisfaits  en  Angleterre ,  c'est  qu'on  n'avait 
pas  écrit  des  lettres  en  sa  faveur,  il  se  tint  durant  quelques 
jours  à  une  certaine  distance  de  l'établissement  de  Kidi-Kidi. 
Les  scieurs  de  bois,  qui  avaient  jusque-là  travaillé  paisible- 
ment et  avec  zèle,  imitèrent  sa  conduite  et  quittèrent  leur 
besogne;  insistant  pour  être  payés,  soit  en  poudre  et  armes 
à  feu,  leurs  articles  favoris,  soit  en  argent,  afin  de  pouvoir 
s'en  procurer  par  les  baleiniers.  Comme  on  ne  put  les  satis- 
faire, tous  quittèrent  l'ouvrage,  excepté  deux,  et  il  devint 
nécessaire  d'en  former  d'autres.  Un  des  colons  écrivit  en  octo- 
bre :  a  Depuis  plusieurs  mois ,  ils  avaient  cessé  de  deman- 
der ces  objets;  mais  depuis  le  retour  de  Shongui,  comme  il  a 
rapporté  avec  lui  une  quantité  d'armes  à  feu,  les  naturels, 
sans  exception,  nous  ont  traités  avec  mépris;  ils  se  sont 
accoutumés  à  entrer  dans  nos  maisons  au  gré  de  leur  caprice  ; 
à. demander  des  vivres;  à  voler  ce  qui  se  trouve  sous  leurs 
mains;  à  briser  les  palissades  de  nos  jardins,  et  à  enlever  des 


458  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

canots  du  navire  tout  ce  qu'ils  peuvent  attraper.  Si  M.  Mars- 
den  s'était  alors  trouvé  parmi  eux,  quelle  que  soit  l'estime 
qu'il  mérite  pour  ce  qu'il  a  fait,  je  pense  qu'il  n'aurait  pas 
échappé  à  leurs  outrages.  » 

Le  grand  objet  du  voyage  de  Sliongui  paraît  mainte- 
nant avoir  été  d'accroître  ses  moyens  de  conquête  sur  ses 
compatriotes.  Quand  il  arriva  à  Port-Jackson  ,  il  v  trouva 
quatre  chefs  de  la  rivière  Tamise  ,  qui  étaient  passés  sur 
le  Coromandel  pour  se  rendre  en  Angleterre.  M.  Marsden  prit 
des  mesures  pour  les  empêcher  de  poursuivre  leur  voyage, 
et  Shongui,  sans  doute  pour  ses  propres  desseins,  les  dissuada 
fortement  d'aller  en  Angleterre,  à  cause  des  effets  pernicieux 
du  climat  sur  sa  santé  et  celle  de  ses  compatriotes.  Mais 
déjà  il  méditait  une  expédition  formidable  contre  les  dis- 
tricts auxquels  appartenaient  ces  chefs.  C'est  de  cette  expédi- 
tion qu'un  des  colons  écrit  : 

«  L'expédition  dernièrement  armée  à  la  baie  des  Iles  , 
dont  Shongui  est  le  chef,  est  vraiment  formidable.  Je  juge 
qu'elle  se  compose  de  cinquante  pirogues  au  moins,  et  de 
plus  de  deux  mille  hommes,  dont  un  grand  nombre  armés  de 
mousquets  avec  des  munitions.  Ils  ont  le  projet  de  tout  dé- 
truire de  fond  en  comble,  si  notre  Dieu  ne  les  en  empêche 
point.  Le  cœur  saigne  en  pensant  à  la  désolation  qu'ils  mé- 
ditent. 

Un  autre  cultivateur  écrit  : 

«  La  plus  grande  partie  des  naturels  sont  allés  avec  Shongui 
à  la  rivière  Tamise ,  pour  une  expédition  guerrière.  On  ima- 
gine que  c'est  la  plus  forte  armée  et  le  plus  grand  nombre  de 
fusils  qui  soient  jamais  sortis  de  la  baie  des  Iles.  Leur  résolution 
est  de  détruire  hommes,  femmes  et  enfans,  les  tribus  qu'ils 
sont  allés  attaquer  n'étant  pas  en  état  de  se  défendre,  à  défaut 
de  ces  mêmes  armes.  » 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  159 

Un  missionnaire  appartenant  à  une  Société  amie ,  alors 
en  visite  clans  la  baie ,  dit  à  ce  sujet  : 

«  C'est  avec  beaucoup  de  regret  que  je  vous  annonce  qu'il 
n'est  résulté  aucun  bien  de  la  visite  de  Shongui  et  de  Waï- 
Kato  en  Angleterre  :  ils  ont  renoncé  à  leurs  babillemens  eu- 
ropéens ,  et  se  sont  mis  en  marche  pour  massacrer  et  ravager 
la  plus  grande  partie  de  l'île.  On  a  reçu  des  nouvelles  qui  an- 
noncent qu'ils  ont  tué  ,  et  probablement  mangé  plusieurs  cen- 
taines d'hommes.  » 

M.  Francis  Hall  s'exprime  ainsi  touchant  ce  triste  état 
de  choses  : 

«  Shongui  jouit  de  la  plus  haute  considération  parmi  son 
peuple,  comme  un  guerrier  illustre  et  heureux;  il  y  a  plus, 
ils  le  regardent  comme  un  dieu  ;  mais  il  n'a  pas  toujours  le 
pouvoir  d'arrêter  leur  violence,  comme  nous  l'avons  éprouvé 
dans  les  derniers  troubles.  Leurs  succès  dans  les  combats,  les 
avantages  qu'ils  ont  retirés  de  la  mission ,  et  leurs  rapports 
avec  les  navires  les  ont  gâtés.  D'après  ce  que  j'ai  vu  dernière- 
ment des  dispositions  des  naturels,  je  suis  porté  à  croire  que  si 
Shongui  fût  mort  en  Angleterre,  non -seulement  toutes  nos 
propriétés,  mais  encore  toutes  nos  personnes  eussent  été  sa- 
crifiées à  la  superstition  de  ces  peuples.  » 

Le  même  écrivait  au  sujet  des  cultures  exécutées  par 
M.  Kemp  et  par  lui  : 

«  Nous  avons  dans  notre  jardin  des  arbres  fruitiers  d'Eu- 
rope, et  des  végétaux  de  plusieurs  sortes...  Nous  avons  coupé 
des  asperges  grosses  comme  le  doigt  que  j'ai  semées  de  graine 

dans  le  même  temps Nous  avons  plus  de  trois  acres  d'aussi 

beau  froment  qu'on  ait  jamais  vu,  et  une  acre  et  demie  d'orge, 


460  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

qui  suffiront  pour  notre  famille  l'année  prochaine,  s'il  nous  est 
permis  de  les  récolter.  » 

M.  Butler  disait  de  ses  cultures  à  Kidi-Kidi  : 

<•  J'ai  sept  acres  de  blé  et  six  d'orge  et  d'avoine  qui  poussent 
admirablement  bien.  » 

{Missionnary-  Regùter,  décerna.  1822,  pag.  628.) 


EXTRAIT    DU    JOURNAL    DE    M.    FRANCIS    HALL, 
TENU    A    KIDI-KIDI. 


19  décembre  1821.  Trois  des  pirogues  de  guerre  de  la  tribu 
de  Moudi-Waï,  du  district  de  Shouki-Anga ,  sont  revenues  de 
la  rivière  Tamise ,  où,  depuis  plusieurs  mois,  elles  semaient 
en  tous  lieux  la  mort  et  la  destruction.  Ceux  qui  les  montaient 
ont  débarqué  à  un  demi-mille  environ  de  l'établissement  pour 
prendre  quelques  vivres,  puis  ils  ont  continué  leur  route 
pour  retourner  cbez  eux  ,  à  notre  grande  satisfaction.  Ils 
avaient  avec  eux  plus  de  cent  prisonniers  de  guerre,  qu'il  était 
facile  de  distinguer  à  leur  contenance  abattue;  quelques-uns 
de  ces  captifs  gémissaient  et  pleuraient  avec  amertume ,  une 
femme  surtout,  devant  laquelle  ils  avaient,  avec  une  cruauté 
tout-à-fait  sauvage,  planté  la  tête  de  son  père  au  bout  d'un 
bâton;  la  malheureuse  s'était  assise  par  terre  en  face  de  cette 
tête,  et  les  larmes  coulaient  par  torrens  le  long  de  ses  joues. 
Nous  vîmes  plusieurs  autres  tètes  fichées  sur  des  bâtons  au  tra- 
vers du  camp,  et  nous  apprîmes  qu'ils  en  avaient  beaucoup 
d'autres  renfermées  dans  des  corbeilles. 

Ces  pirogues  apportaient  la  nouvelle  de  la  mort  du  chef 
Tête,  beau-fils  de  Shongui,  qui  avait  été  tué  dans  le  combat. 
Tête  était  l'homme  le  plus  civilisé ,  le  plus  décent ,  le  plus 
adroit  et  le  plus  industrieux  que  nous  eussions  rencontré 
parmi  les  Nouveaux-Zélandais.  Son  frère  Pou,  qui  était  un 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  4G1 

très-beau  jeune  homme,  est  aussi  au  nombre  des  morts.  Ces 
nouvelles  oceasionèrent  une  grande  affliction  dans  la  famille. 
On  surveilla  la  femme  de  Tête  et  son  frère  Matouka  ,  pour  les 
empêcher  de  mettre  fin  à  leurs  jours.  La  femme  de  Pou  se 
pendit  en  apprenant  ces  nouvelles,  et  celle  de  Shongui  avait 
tué  un  kouki  ou  prisonnier  de  guerre,  suivant  leur  coutume 
en  ces  sortes  d'occasions. 

20  décembre.  Ayant  appris  que  la  femme  de  Shongui  allait 
tuer  un  autre  esclave,  nous  nous  transportâmes  à  la  hutte  où 
elle  se  trouvait  avec  la  femme  de  Tête  et  son  enfant.  Elles 
pleuraient  toutes  amèrement.  Nous  trouvâmes  qu'elles  n'a- 
vaient point  tué  le  garçon,  et  nous  espérons,  d'après  ce  que 
M.  Shepherd  et  moi  lui  dîmes,  qu'elles  ne  le  feront  point.  Je 
lui  ai  fait  présent  d'une  hache  pour  cela. 

21  décembre.  Aujourd'hui  Shongui  et  son  peuple,  avec 
quelques  autres  tribus ,  sont  arrivés  portant  les  cadavres  de 
Tête  et  de  Pou.  La  plupart  de  ce  que  nous  étions  d'Euro- 
péens se  rendit  au  lieu  où  ils  débarquèrent,  à  un  quart  de 
mille  environ,  pourvoir  ce  qui  allait  se  passer;  mais  nous 
fûmes  bien  fâchés  de  ce  que  notre  curiosité  nous  eût  conduits 
à  assister  à  de  telles  scènes  d'horreur. 

Une  petite  pirogue  ,  qui  co'ntenait  les  corps  morts,  s'appro- 
cha la  première  du  rivage  :  les  pirogues  de  guerre  et  les  pri- 
sonniers faits  dans  le  combat,  au  nombre  de  quarante  à  peu 
près,  s'étaient  arrêtés  à  peu  de  distance.  Peu  après,  les  jeunes 
gens  débarquèrent  pour  exécuter  le  chant  et  la  danse  guer- 
rière ordinaire  au  retour  des  combats  :  ils  hurlaient,  bondis- 
saient, brandissaient  leurs  lances,  et  levaient  en  l'air  lestâtes 
de  leurs  ennemis  avec  une  expression  révoltante.  Mais  cela 
n'était  encore  que  le  prélude  de  l'affreuse  cérémonie  qui  allait 
avoir  lieu  et  dont  nous  n'avions  nulle  idée. 

Il  y  eut  un  intervalle  d'un  silence  lugubre.  Enfin  les  piro- 
gues s'ébranlèrent  lentement  et  accostèrent  le  rivage.  Alors  la 
veuve  de  Tête  et  les  autres  femmes  s'élancèrent  vers  la  plage 
dans  un  accès  de  rage ,  et  mirent  en  pièces  les  sculptures  qui 


462  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

ornaient  la  proue  des  pirogues.  Puis  se  jetant  dans  une  des 
pirogues,  elles  précipitèrent  à  l'eau  plusieurs  des  captifs  et 
les  assommèrent,  à  l'exception  d'un  garçon  qui  s'échappa  à  la 
nage.  Ensuite  la  veuve  furieuse,  se  dirigeant  vers  une  autre 
pirogue ,  entraîna  dans  l'eau  une  femme  captive ,  et  lui  brisa 
la  cervelle  avec  la  masse  qui  sert  à  écraser  la  racine  de 
fougère. 

Nous  nous  éloignâmes  de  cette  scène  d'horreur,  où  notre 
entremise  ne  pouvait  être  d'aucune  utilité.  Nous  apprîmes 
qu'après  notre  départ,  Shongui  tua  de  sa  propre  main  cinq 
personnes.  En  tout,  il  y  eut  dans  cette  soirée  neuf  personnes 
massacrées,  qui  furent  ensuite  mangées  par  les  chefs  et  le 
peuple.  C'est  une  coutume  pour  ces  peuples  barbares  de  faire 
ces  sacrifices,  en  guise  de  satisfaction,  pour  leurs  amis  tués  au 
combat. 

Les  prisonniers  de  guerre,  hommes,  femmes  et  enfans,  sont 
très-nombreux ,  mais  surtout  dans  ces  deux  dernières  classes. 
On  a  dit  qu'ils  montaient  à  près  de  deux  mille ,  et  ils  ont  été 
particulièrement  distribués  entre  les  différentes  tribus  de  la 
baie  des  Iles.  Ces  sauvages  sont  maintenant  plus  que  jamais 
altérés  de  sang;  ils  parlent  de  repartir  bientôt,  et  projettent 
de  ravager  l'île  entière. 

Dans  cette  expédition,  ils  ont  accompli  tout  le  mal  qu'ils 
avaient  annoncé.  Le  pauvre  Inaki  a  été  tué  et  mangé  :  ils  ont 
rapporté  sa  tête,  ainsi  que  celles  de  plusieurs  de  ses  compa- 
gnons. Néanmoins  Inaki  lésa  reçus  plus  chaudement  qu'ils  ne 
s'y  attendaient. 

22  décembre.  Durant  la  nuit  dernière,  les  nombreux  natu- 
rels qui  nous  environnaient  nous  ont  fait  moins  de  mal  que 
nous  ne  devions  nous  y  attendre.  Plusieurs  des  tribus  éloi- 
gnées sont  paisiblement  parties  ce  matin  ,  après  avoir  fait  d'a- 
bord un  grand  monceau  de  tous  leurs  vieux  kakahous  et  y 
avoir  mis  le  feu.  C'est  leur  habitude  ,  quand  ils  retournent 
dans  leurs  foyers ,  de  brûler  tous  les  vêtemens  qui  leur  ont 
servi  dans  le  temps  qu'ils  ont  tué  des  hommes. 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  463 

Parmi  les  prisonniers  de  la  tribu  de  Shouki-Anga ,  qui  est 
partie  ce  matin,  se  trouvait  une  belle  femme,  avec  un  joli 
garçon  son  fils,  qui  était  vraiment  très-bien,  et  passait  pour 
le  rejeton  d'un  officier  du  Coromandel.  Le  chef  à  qui  elle 
appartenait  menaçait  de  tuer  l'enfant;  c'est  pourquoi  madame 
Butler,  par  un  sentiment  d'humanité,  le  prit  sous  sa  protec- 
tion. MM.  Kentp  et  Shepherd  descendirent  à  la  pointe  pour 
voir  le  corps  de  Tête.  Shongui  était  tout  occupé  à  fabriquer 
une  caisse  avec  des  morceaux  de  pirogues  ornés  de  plumes  et 
de  sculptures,  suivant  leur  habitude,  pour  y  déposer  les  corps 
des  deux  frères  Tête  et  Pou. 

Une  partie  des  corps  de  ceux  qui  ont  été  tués  hier  rôtis- 
saient alors  sur  un  feu  à  une  petite  distance,  et  d'autres  mor- 
ceaux de  chair  humaine  déjà  cuits  étaient  dans  des  corbeilles 
par  terre.  Sbongui  eut  l'audace  de  leur  en  offrir  à  manger, 
disant  que  c'était  meilleur  que  du  cochon.  Les  naturels  fai- 
saient cuire,  au  pied  de  la  colline  située  derrière  nos  maisons, 
des  morceaux  d'une  des  pauvres  femmes  qui  avaient  été  mas- 
sacrées :  ils  avaient  coupé  la  tète  et  l'avaient  fait  rouler  le 
long  de  la  colline;  plusieurs  autres  s'amusèrent  ensuite  à  jeter 
dessus  de  grosses  pierres  jusqu'à  ce  qu'ils  l'eussent  mise  en 
pièces.  Puis  ils  la  laissèrent  prendre  à  M.  Puckey  qui  l'enterra. 

On  nous  a  rapporté  que,  parmi  les  esclaves  qui  ont  été 
emmenés  hier  à  Waï-Mate ,  une  femme  ne  pouvait  suivre  les 
autres,  soit  qu'elle  fût  fatiguée,  soit  qu'elle  fût  estropiée.  Elle 
fut  en  conséquence  tuée  et  mangée.  C'est  la  coutume  de  la 
Nouvelle-Zélande  ! 

24  décembre.  Shongui  est  venu  à  l'établissement  ce  matin 
pour  la  première  fois  depuis  son  retour  de  la  guerre  :  son  but 
était  de  réunir  les  naturels  qu'il  pourrait  trouver  pour  tirer 
à  terre  une  de  ses  grandes  pirogues.  Il  m'a  aperçu  dans  la 
cour,  s'est  approché  de  moi,  en  me  disant  :  «  Comment  vous 
portez-vous?  »  Puis  il  a  sur-le-champ  tourné  d'un  autre  côté  , 
et  s'en  est  allé.  Peut-être  pensait-il  que  j'allais  lui  parler  des 
meurtres  qu'il  venait  de  commettre.  Il  n'agit  plus  avec  cette 


464  TIECES  JUSTIFICATIVES. 

franchise  et  cette  loyauté  qu'il  déployait  avec  nous  ,  mais  il  est 
taciturne  et  dissimulé. 

29  décembre.  Nous  avons  reçu  le  triste  avis  que  Shongui  et 
ses  gens  ont  tué  et  mangé  encore  d'autres  prisonniers;  ce  qui , 
à  notre  connaissance,  porte  à  dix-huit  le  nombre  de  ceux  qui 
ont  été  massacrés  de  sang-froid  depuis  leur  retour  du  combat. 

Les  corps  de  Tête  et  de  Pou  ont  été  déposés  près  de  la  ri- 
vière, à  environ  un  demi-mille  de  l'établissement.  En  remon- 
tant la  rivière ,  on  n'a  pas  voulu  permettre  à  notre  canot  de 
passer  devant  cet  endroit,  à  cause  du  tabou.  Il  nous  a  fallu 
descendre  à  terre,  quitter  le  canot,  et  transporter  nos  objets 
par  terre.  Nous  avons  vu  les  entrailles  des  pauvres  créatures 
qui  ont  été  tuées  flotter  sur  les  eaux  de  la  rivière! 

3i  décembre.  Nous  avons  vu  plusieurs  tètes  humaines  plan- 
tées sur  des  pieux ,  et  la  peau  tatouée  de  la  cuisse  d'un  homme 
clouée  sur  une  planche  pour  sécher;  elle  est  destinée  à  servir 
de  couverture  à  une  giberne.  Les  naturels  ont  planté  deux  tètes 
sur  une  haute  palissade,  en  face  de  notre  demeure. 

10  janvier  1822.  La  femme  de  Tête  tente  actuellement  de 
se  laisser  mourir  de  faim  :  elle  n'a  rien  mangé  depuis  plusieurs 
jours. 

\5  janvier.  Trois  des  femmes  de  Shongui ,  qu'il  a  capturées 
dans  la  dernière  guerre ,  se  sont  enfuies,  et  il  est  allé  à  leur  re- 
cherche. Akou ,  la  belle-fille  de  Shongui,  qui  a  dernièrement 
tenté  de  se  tuer,  est  venu  faire  panser  son  bras;  elle  paraît 
plus  contente,  et  j'espère  qu'elle  n'essaiera  pas  une  seconde  fois 
de  se  détruire. 

16  janvier.  Shongui  a  retrouvé  ses  fugitives.  Nous  sommes 
bien  aises  de  voir  qu'il  n'en  ait  tué  aucune,  comme  nous  avions 
lieu  de  le  craindre. 

i5  février.  Les  naturels  se  préparent  actuellement  à  une 
très-grande  expédition,  pour  venger  la  mort  de  Tête  et  celle 
de  Pou.  Plusieurs  centaines  de  guerriers  se  sont  rassemblés  ici 
de  plusieurs  parties  éloignées  ;  ils  doivent  se  réunir  aux  Ngapouis 
et  aux  différentes  tribus  de  la  baie,  dès  que  leurs  pirogues 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  465 

seront  prêtes  ,  pour  former  un  des  plus  grands  arméniens 
qu'ait  jamais  vus  la  Nouvelle-Zélande.  Ils  sont  campés  sur  des 
coteaux  autour  de  l'établissement;  jusqu'à  présent  ils  nous  ont 
peu  inquiétés,  bien  qu'il  fassent  un  bruit  épouvantable. 

18  février.  La  tribu  de  Shongui ,  craignant  que  quelqu'une 
des  tribus  puissantes ,  aujourd'hui  rassemblées,  ne  ravage  ses 
champs  de  patates,  a  développé  tout  l'appareil  de  ses  forces  par 
des  marches  et  contre-marches,  et  ces  démonstrations  ont  pro- 
duit l'effet  qu'il  désiraient. 

19  février.  Les  guerriers  sont  sur  le  point  de  partir.  Ils  sont 
très-méchans. 

25  février.  Ils  se  sont  tous  embarqués  aujourd'hui  pour 
commencer  leur  oeuvre  de  désolation. 

27  mars.  Nous  avons  appris  que  deux  pirogues  des  guerriers 
ont  été  détruites  et  ceux  qui  les  montaient  ont  été  tués  et 
mangés.  Ils  formaient  l'arrière-garde  du  corps  de  l'armée  et 
avaient  débarqué  pour  ramasser  de  la  racine  de  fougère,  lors- 
qu'ils ont  été  surpris  et  taillés  en  pièces. 

8  juin.  Touai  avec  ses  frères  Koro-Koro  et  Terangui  et  Wil- 
liam fils  de  Koro-Koro  sont  arrivés  ici.  Touai  a  été  absent, 
pour  la  guerre,  durant  près  de  deux  ans  :  il  a  couru  les  plus 
grands  périls  et  a  reçu  plusieurs  blessures.  La  guerre  semble 
faire  ses  délices  :  il  dit  que  quand  tous  les  peuples  de  l'Est 
seront  exterminés  on  attaquera  ceux  du  Nord.  Je  lui  fis,  avec 
toute  la  réserve  possible  ,  des  représentations  sur  la  folie  et  la 
cruauté  d'une  pareille  conduite.  Il  cita  plusieurs  de  ses  mer- 
veilleux exploits  :  une  fois  entre  autres  il  fut  bloqué  dans  une 
place  fortifiée  durant  un  temps  considérable  :  pendant  vingt 
jours,  il  n'eut  rien  à  boire  ni  à  manger  :  ses  ennemis  sem- 
blaient si  assurés  de  le  prendre ,  qu'ils  avaient  préparé  le  bois 
pour  le  faire  rôtir  :  mais  il  fut  délivré  de  cette  situation  cri- 
tique par  ses  amis  de  la  baie  Mercure.  Il  a  cinq  femmes.  Les 
chefs  passèrent  la  soirée  avec  nous;  et  Touai,  pendant  nos 
prières  du  soir,  se  joignit  à  nous  et  récita  l'oraison  dominicale 
qu'il  sait  très-bien. 

tome  m.  3o 


466  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

îo  juin.  Touai  est  venu  nous  voir  ce  matin  avant  son  dé- 
part. Nous  lui  avons  donné  deux  haches  ,  une  herminette  ,  une 
pioche,  cinq  limes  ,  deux  ciseaux  de  menuisier,  un  couteau, 
deux  paires  de  ciseaux  et  quelques  hameçons.  Sa  figure  est 
tatouée  et  il  paraît  fort  maigre.  Il  se  propose  ,  à  ce  qu'il  paraît, 
de  retourner  à  la  guerre  dans  trois  mois. 

29  juillet.  Rewa  et  plusieurs  autres  chefs  sont  de  retour  de 
la  guerre;  ils  ont  rapporté  avec  eux  les  corps  de  neuf  chefs  qui 
ont  été  noyés  dans  une  pirogue  qui  a  chaviré  par  la  houle.  Les 
tribus  de  la  baie  des  Iles  ont  exercé  de  grands  ravages  et  fait 
beaucoup  de  prisonniers.  Déjà  deux  de  ces  infortunés  ont  été 
tués  et  mangés. 

Nous  sommes  environnés  de  scènes  de  désolation  :  les  femmes 
pleurent  leurs  maris  morts  dans  les  combats;  les  captifs  dé- 
plorent leur  éternelle  et  cruelle  servitude;  il  y  en  a  d'autre 
qui  se  réjouissent  de  l'heureuse  arrivée  de  leurs  parens  et  amis. 
Shongui  est  tout  glorieux;  il  dit  que  dans  un  endroit,  sur  les 
bords  du  Waï-Kato,  son  armée  a  réussi  à  tuer  quinze  cents 
individus. 

7  août.  Il  y  a  eu  plusieurs  coups  de  fusil  tirés  ce  matin  ; 
Shongui  devant  relever  les  os  de  son  beau-fils  ,  ces  coups  de 
fusil  avaient  pour  objet  de  chasser  l'Atoua.  Nous  nous  propo- 
sions d'assister  à  cette  cérémonie  ;  mais  nous  apprîmes  que 
Shongui  avait  tué  deux  esclaves  et  qu'on  allait  les  manger, 
ce  qui  nous  fit  rester  chez  nous.  Ces  déplorables  victimes 
étaient  assises  l'une  près  de  l'autre  sans  soupçonner  le  sort  qui 
les  menaçait,  quand  Shongui  leur  lâcha  son  coup  de  fusil, 
dans  l'intention  de  les  tuer  d'un  seul  coup  ;  mais  la  malheu- 
reuse femme  ayant  été  seulement  blessée  tenta  de  s'échapper  : 
elle  fut  bientôt  rattrapée,  et  sur-le-champ  on  lui  brisa  la  cer- 
velle. 

8  août.  Un  chef  d'un  très-mauvais  naturel  est  entré  chez 
nous  et  a  dit  que  nos  bestiaux  ayant  endommagé  ses  patates  , 
il  fallait  que  nous  lui  donnassions  deux  haches  ou  bien  qu'il 
allait  tirer  dessus.  Il  a  pris  son  fusil  et  est  parti  pour  exécuter 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  it;7 

sa  menace  ;  mais  son  frère  l'a  ramené,  et  nous  avons  été  con- 
traints de  céder  à  sa  demande  et  de  donner  une  hache  à  son 
frère  pour  la  peine  qu'il  s'est  donnée. 

lo  août.  Nakoura,  un  naturel  qui  est  dernièrement  revenu 
de  la  guerre,  est  mort  cette  nuit.  M.  Kemp  et  moi  nous  lui 
donnâmes  des  soins  avant  qu'il  restât  couché  ;  nous  lui 
fîmes  prendre  quelque  chose  de  chaud  et  lui  préparâmes  un 
feu.  Il  parlait  avec  force  et  clarté;  bien  qu'il  nous  dît  qu'il 
allait  mourir  dans  la  nuit ,  nous  ne  pouvions  imaginer  qu'il  fût 
si  près  de  sa  fin.  On  a  dit  qu'en  une  occasion  il  avait  tant 
mangé  de  chair  humaine,  qu'il  ne  s'était  jamais  trouvé  bien 
depuis  ce  moment.  Ce  pauvre  malheureux  fut  abandonné  dans 
ses  derniers  momens  par  ses  compatriotes.  Us  allaient  jeter  son 
corps  dans  la  rivière;  mais  pour  une  légère  gratification  que 
nous  leur  offrîmes,  ils  creusèrent  une  fosse  pour  l'enterrer. 

22  août  1822.  Te  Aïre  ,  parent  de  Shongui  et  chef  de 
quelque  importance  et  d'un  caractère  affable  ,  se  trouvant  dan- 
gereusement malade,  à  douze  milles  environ  de  distance,  je 
suis  allé  le  voir.  Ses  poumons  sont  attaqués  et  il  crache  beau- 
coup de  sang.  Nous  lui  avons  mis  des  vésicatoires  et  donné  un 
peu  de  thé,  ce  qui  lui  a  fait  grand  plaisir. 

23  août.  Nous  avons  soigné  la  mère  de  Shongui  qui  est  âgée 
de  plus  de  cent  ans  :  elle  est  à  l'extrémité.  Un  des  fils  de  Shon- 
gui est  aussi  très-mal.  En  revenant  chez  nous,  nous  vîmes  sur 
la  route  un  grand  nombre  d'ossemens  blanchis  au  soleil,  qui 
étaient  ceux  des  esclaves  tués  et  mangés. 

21  octobre.  Un  pauvre  enfant  de  six  ans  environ  ,  qui  avait 
été  amené  prisonnier  de  guerre  ,  a  été  aujourd'hui  tué  et 
mangé  près  de  l'établissement. 

22  novembre.  J'ai  pansé  les  blessures  d'une  femme  qui  s'é- 
tait, par  mégarde  ,  endormie  trop  près  du  feu,  où  elle  faisait 
cuire  sa  racine  de  fougère.  Elle  s'était  brûlée  d'une  manière 
épouvantable. 

26  novembre.  Le  chef  Watihou,  qui  ne  s'était  pas  rétabli  de- 
puis son  retour  du  combat  de  Waï-Kato  ,  est  mort.  Je  l'avais 

1  ~* 

JO 


468  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

soigné  durant  plusieurs  mois.  On  l'avait  ramené  de  Waï-Mate 
peu  de  jours  avant  sa  mort.  Deux  de  ses  femmes  ont  clé  tuées 
à  coups  de  fusil  par  Te  Aire  son  père  :  une  d'elles  était  la  femme 
la  plus  belle  et  la  plus  intéressante  que  j'eusse  vue  dans  la 
Nouvelle-Zélande.  Plusieurs  esclaves  ont  été  massacrés;  et 
plusieurs  naturels  ont  accouru  pour  prendre  part  à  l'horrible 
festin  qui  en  sera  la  suite. 

3o  novembre.  Koro-Koro  ayant  dit  que  Shongui  avait  volé 
quelques-uns  de  ses  cochons,  plusieurs  pirogues  bien  armées 
et  bien  manœuvrées  sont  parties  d'ici  pour  aller  en  tirer  ven- 
geance sur  lui  et  sur  son  peuple.  Il  n'y  a  pas  eu  de  combat, 
mais  Koro-Koro  a  reçu  de  rudes  coups  sur  la  tête  et  a  failli 
perdre  l'œil  qui  lui  reste;  ses  ennemis  ont  aussi  emporté 
toutes  ses  patates. 

n  décembre.  La  pauvre  jeune  femme  dont  j'ai  parlé  le  22 
du  mois  dernier,  est  morte  aujourd'hui.  Sa  mort  a  sans  doute 
été  hâtée,  sinon  occasionée,  par  la  superstition  des  naturels, 
qui  n'ont  pas  voulu  la  laisser  sous  l'abri  de  sa  cabane,  mais  l'ont 
exposée  à  un  soleil  accablant.  Une  troupe  de  mauvais  sujets 
qui  revenaient  précisément  de  voler  les  patates  de  Koro-Koro, 
l'ont  environnée  dans  ses  derniers  momens,  et  par  leurs  rail- 
leries et  leurs  grimaces  l'ont  insultée  sans  pitié  a  son  dernier 
soupir. 

Peu  de  jours  après  le  départ  de  M.  Hall,  qui  eut  lieu  le  3  ou 
le  4  décembre  1822  ,  Tiki ,  la  principale  femme  de  Watihou  , 
a  été  trouvée  morte;  elle  s'était  pendue,  et  laissait  quatre  en- 
fans  orphelins.  On  demanda  pourquoi  Te  Aire  avait  tué  deux 
de  ses  autres  femmes;  les  naturels  répondirent  qu'on  l'avait  fait 
pour  les  empêcher  de  devenir  les  femmes  d'autres  hommes. 
(  Missionnarj'  Register,  novemb.  i82.3  ,  pag.  5o4«  ) 

EXTRAIT    D'UNE    LETTRE    DES    MISSIONNAIRES. 

g  janvier  1822.  Shongui  est  venu  ce  matin  pour  faire  panser 
ses  blessures;    car  il   vient  d'être   tatoué   de  nouveau  sur  la 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  460 

cuisse  qui  est  très-enflammée.  Sa  fille  aînée,  la  veuve  de  Tête 
qui  a  succombé  dans  l'expédition  ,  s'est  tiré  un  coup  de  fusil 
chargé  de  deux  balles  qui  ont  percé  la  partie  charnue  de  l'é- 
paule. Elle  avait  l'intention  de  se  tuer,  mais  nous  présumons 
que  dans  le  mouvement  opéré  pour  pousser  la  gâchette  avec 
l'orteil,  la  bouche  du  fusil  s'est  dérangée  de  l'endroit  fatal... 

Hier  ils  ont  tué  d'un  coup  de  fusil  une  autre  pauvre  esclave, 
et  l'ont  mangée.  C'était  une  fille  de  dix  ans  environ.  Le  frère 
de  Tête  lui  tira  un  coup  de  pistolet,  et  ne  fit  que  la  blesser; 
alors  un  des  petits-enfans  de  Shongui  l'assomma  d'un  coup 
sur  la  tète!  Nous  avions  appris  la  mort  de  cette  fille;  quand 
nous  allâmes  panser  la  blessure  de  la  veuve  de  Tête,  nous 
lui  demandâmes  si  cela  était  vrai  ;  elle  répondit  en  riant  qu'ils 
avaient  grande  faim  ,  et  qu'ils  avaient  tué  cette  fille  pour  la 
manger  avec  des  patates  douces;  elle  disait  cela  avec  tout 
aussi  peu  d'embarras  que  s'il  se  fût  agi  de  tuer  une  poule  ou 
une  chèvre. 

(  Missionnary  Rcgister,  janv.  i8a3 ,  pag.  68.) 

Par  des  lettres  du  20  et  du  26  février  182?. ,  M.  Leigh  con- 
firme les  nouvelles  que  nous  avions  déjà  données  des  expédi- 
tions turbulentes  et  sanguinaires  des  naturels;  mais  il  ne  sent 
pas  pour  cela  sa  confiance  ébranlée  pour  s'établir  parmi  eux. 
Une  station  à  Oudoudou,  près  du  cap  Nord,  environ  à  cent 
milles  de  la  baie  des  Iles,  lui  avait  été  recommandée  par  Shon- 
gui ,  et  les  chefs  de  ce  district  qui  se  trouvèrent  alors  dans 
la  baie  appuyèrent  la  recommandation.  Son  intention  avait 
été  de  s'établir  à  la  baie  Mercure  ,  près  la  rivière  Tamise  ;  mais 
Shongui  lui  dit  de  renoncer  à  ce  dessein,  attendu  qu'il  avait  le 
projet  de  massacrer  tous  les  peuples  de  ces  régions  ! 

Un  extrait  d'une  des  lettres  de  M.  Leigh  sera  lu  avec  regret 
et  horreur,  spécialement  par  ceux  qui  virent  ces  chefs  en  An- 
gleterre,  et  conçurent  des  espérances  favorables  sur  leur  ca- 
ractère et  leurs  intentions. 

<■  Bientôt  après  son  arrivée,  Shongui  fut  informé  qu'en  son 


470  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

absence  un  de  ses  parens  avait  été  tué  par  quelques-uns  de  ses 
amis  de  la  baie  Mercure  et  de  la  rivière  Tamise.  Ce  rapport 
n'était  que  trop  vrai.  Sur-le-cbamp  Shongui  déclara  la  guerre 
à  ceux-ci,  bien  qu'ils  fussent  aussi  ses  parens.  Le  chef  qui 
était  de  la  baie  Mercure ,  et  avec  qui  Shongui  était  venu  de  la 
Nouvelle-Galles  du  Sud  à  la  Nouvelle-Zélande,  désirait  vive- 
ment une  réconciliation;  mais  ce  fut  en  vain.  La  guerre  seule 
pouvait  satisfaire  Shongui.  Il  eut  bientôt  rassemblé  trois  mille 
combattans,  et  se  mit  en  marche.  Le  combat  fut  affreux,  et 
plusieurs  périrent  des  deux  côtés  :  enfin  Shongui  remporta  la 
victoire,  et  retourna  en  grand  triomphe  à  la  baie  des  Iles. 

«<  A  mon  arrivée  à  la  Nouvelle-Zélande  ,  j'appris  que  Shon- 
gui et  ses  gens  tuèrent  mille  hommes,  dont  trois  cents  furent 
rôtis  et  mangés  sur  le  champ  de  bataille!  Shongui  tua  le  chef 
ci-dessus  mentionné;  puis  il  lui  coupa  la  tète,  égoutta  le  sang 
dans  sa  main  et  l'avala!  C'est  de  Shongui  et  de  Waï-Kato  eux- 
mêmes  que  je  tiens  ce  fait  qu'ils  racontaient  avec  le  plus  grand 
orgueil. 

«  Shongui  et  Waï-Kato  ont  tué  depuis  leur  retour  de  la 
guerre  plus  de  vingt  esclaves  qu'ils  ont  rôtis  et  mangés. 

»  Shongui  et  ses  amis  sont  retournés  à  la  guerre.  Depuis 
que  j'ai  débarqué ,  non  moins  de  mille  combattans  ont  quitté 
la  baie  pour  aller  à  la  rivière  Tamise,  et  non  moins  de  deux 
mille,  autour  de  nous,  se  préparent  à  marcher  sous  peu  de 
jours  vers  le  même  endroit.  Shongui  est  à  la  tête  de  cette 
armée,  et  combattra  avec  elle.  » 

(  Missionnary  Réguler,  août  1822  ,  pag.  35i.  ) 


EXTRAIT    DU    JOURNAL    UE    M.     LEIGH. 

20  août  1822.  Un  jeune  homme  fortement  attaqué  de  con- 
somption me  demanda  si  le  Dieu  de  l'homme  blanc  était  un 
Dieu  bon.  Quand  je  lui  eus  répondu  que  oui,  il  fit  observer  que 
le  dieu  du  Nouveau-Zélandais  était  un  dieu  méchant;  car  il 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  471 

dévorait  leurs  entrailles,  et  les  faisait  beaucoup  souffrir.  «  En 
outre,  ajouta-t-il,  notre  dieu  ne  nous  donne  ni  pain,  ni  ha- 
bits, ni  bonnes  maisons  ,  comme  fait  le  vôtre.  » 

Une  tribu  s'oppose  à  ce  que  des  Européens  s'établissent 
chez  elle,  et  voici  la  raison  qu'elle  donne  :  «  Si  les  blancs  ve- 
naient vivre  avec  les  Zélandais,  ils  amèneraient  avec  eux  le 
Dieu  de  l'Europe  qui  tuerait  toute  la  tribu  :  depuis  que  les 
blancs  sont  arrivés  à  la  baie  des  Iles,  beaucoup  de  Nouveaux- 
Zélandais  sont  morts,  et  leur  Dieu  est  très-irrité  contre  nous.  » 

3o  août.  Dans  un  des  villages  des  naturels,  un  jeune  homme 
tomba  malade.  On  lui  envoyait  de  temps  en  temps  du  thé  et 
du  pain  ;  mais  quand  il  crut  sérieusement  qu'il  allait  mourir, 
il  annonça  à  la  personne  qui  lui  apportait  ces  alimens,  que 
cette  fois  il  ne  mangerait  point  le  pain ,  mais  qu'il  allait  le 
réserver  pour  son  esprit  qui  viendrait  le  manger  après  avoir 
quitté  son  corps,  et  lorsqu'il  se  mettrait  en  route  pour  le  cap 
Nord. 

3  septembre  1822.  Un  Européen  demandait  à  un  chef  ma- 
lade :  «  Priez-vous  Dieu  de  vous  rendre  la  santé?  —  Non, 
nous  n'avons  pas  un  dieu  bon  ;  notre  dieu  est  un  méchant  es- 
prit. Il  ne  nous  donne  pas  de  vivres.  Il  nous  rend  malades.  Il 
nous  tue  ,  etc. 

Je  rencontrai  dernièrement  quelques  naturels  qui  venaient 
de  pécher.  Je  désirai  leur  acheter  un  peu  de  poisson.  Quand 
je  leur  en  fis  la  proposition  ,  ils  répondirent  qu'ils  ne  pou- 
vaient pas  m'en  céder  du  tout,  attendu  que  c'était  le  premier 
qu'ils  eussent  pris  cette  année  dans  cet  endroit,  et  qu'ils  de- 
vaient le  manger  sur  le  premier  endroit  du  rivage  où  ils  al- 
laient aborder  ;  mais  que  si ,  à  mon  retour,  je  désirais  en  avoir, 
ils  retourneraient  pêcher,  et  qu'ils  m'en  donneraient  en  plus 
grande  quantité. 

(Missionnary  Register,  avril  182 3  ,  pag.  198.  ) 


472  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 


DETAILS 

SDR 

LE  QUATRIÈME  VOYAGE  DE  M.  MARSDEN 

A    LA    NOUVELLE-ZÉLANDE. 


Le  révérend  Samuel  Marsden  ,  avec  le  révérend  Henri  Wil- 
liams et  sa  famille,  s'embarquèrent  à  Port-Jackson   pour  la 
Nouvelle-Zélande ,  à  bord  du  Brampton  ,  capitaine  Moorc,  le 
23  juillet  i823,  et  touchèrent  à  Rangui-Hou  le  23  août. 
M.  Marsden  rembarqua  à  bord  du  Brampton  pour  la  Nou- 
velle-Galles du  Sud  le  5  septembre.  Le  navire  fit  naufrage 
dans  la  baie  des  Iles  le  7  septembre  ,  mais  personne  ne  perdit 
la  vie.  M.  Marsden  fut  retenu  dans  ce  pays  jusqu'au  t4  no- 
vembre, où  il  s'embarqua  sur  le  Dragon,  avec  le  révérend 
Jobn   Butler  et  sa    famille,   et   M.  et   madame    Côwell;    ils 
arrivèrent  à  bon  port  à  Sydney,  au  commencement  de  dé- 
cembre. 

(  Missionnary  Registcr  ,  juin  1824  ,  pag-  277.  ) 

M.  Marsden  employa  à  cette  visite  un  peu  plus  de  quatre 
mois,  depuis  la  fin  de  juillet  de  l'année  dernière  jusqu'aux 
premiers  jours  de  décembre.  Nous  allons  extraire  de  son 
journal  divers  passages  qui  répandront  un  nouveau  jour 
sur  le  caractère  des  naturels  et  les  progrès  de  la  Mission. 


PIECKS  JUSTIFICATIVES.  473 

Misère  et  cruautés  du  paganisme. 

Une  pirogue  de  guerre  arrivant  du  sud  a  aceosté  le  navire. 
Sur  l'arrière,  j'ai  observe  le  corps  d'un  homme  mort  enveloppé 
dans  des  nattes.  La  pirogue  était  pleine  de  monde.  Toutourou  , 
un  des  chefs  de  Waï-Kadi ,  s'y  trouvait ,  et  semblait  épuisé  de 
fatigue  et  de  privations  :  il  avait  naguère  demeuré  chez  moi  à 
Parramatta,  et  il  fut  très-ému  en  me  voyant;  cependant  il  ne 
sortit  point  de  la  pirogue,  et  resta  dans  sa  posture  de  deuil.  Que 
de  souffrances  ces  pauvres  païens  ont  à  endurer  sous  l'empire 
du  prince  des  ténèbres!  Dans  l'après-midi,  tandis  que  nous 
nous  promenions  sur  le  rivage,  il  arriva  une  autre  pirogue  de 
guerre ,  où  nous  apprîmes  qu'il  se  trouvait  deux  chefs  morts  : 
quand  ils  furent  à  une  petite  distance  de  terre  ,  ils  s'assirent 
tous  en  silence  dans  la  pirogue  en  pleurant ,  et  du  rivage  les 
femmes  commencèrent  aussi  à  pousser  des  cris  et  à  faire  un 
grand  bruit.  Ces  pauvres  créatures  se  désolent,  comme  si  elles 
étaient  sans  espoir. 

—  Rewa ,  le  chef  le  plus  puissant  après  Shongui,  venait, 
accompagné  de  quelques  autres  chefs ,  du  Waï-Kato  où  ils 
étaient  allés  comme  ambassadeurs,  pour  faire  la  paix  avec  les 
tribus  de  cette  rivière.  Le  Waï-Kato  est  une  contrée  très-po- 
puleuse de  la  Nouvelle-Zélande.  Plusieurs  personnes  appar- 
tenant à   ces  districts  étaient  venues   avec   ces   chefs.    Rewa 
est  marié   et   a    cinq    enfans.     Lors    de    sa    dernière    expé- 
dition guerrière ,  il    ramena  chez  lui   une  autre   femme ,    ce 
qui  affligea  beaucoup  la  première.  Elle  ne  put  supporter  l'idée 
de  voir  deux  femmes  à  Rewa.  Dans  l'absence  de  ce  chef,  sa 
seconde  femme  eut  un  fils  :  dans  le  même  temps,  sa  première 
femme  était  aussi  enceinte,  et  peu  après  elle  accoucha  égale- 
ment d'un  garçon.  Celle-ci  fut  si  courroucée  de  ce  que  la  se- 
conde femme  eût  un  fils,  qu'elle  détruisit  son  propre  enfant. 
Peu  de  temps  après  la  seconde  femme  mourut  aussi.  Quand 
Rewa  fut  instruit  de  ces  événemens  ,  il  en  fut  vivement  affligé, 


474  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

et  pleura  amèrement.  L'infanticide  n'est  pas  commun  à  la 
Nouvelle-Zélande,  surtout  pour  les  garçons.  Us  sont  très-atta- 
chés à  leurs  enfans  ,  et  en  prennent  un  grand  soin.  La  femme 
de  Rewa  fit  périr  son  enfant  uniquement  par  dépit  et  pour  se 
venger  de  ce  que  son  mari  avait  pris  une  autre  femme.  On 
craint  que  Rewa  ne  fasse  ur.  sacrifice  humain  pour  dissiper  ses 
inquiétudes. 

—  M.  Kcmp  m'apprend  que  Rewa  vient  de  tuer  une  jeune 
femme  en  holocauste  pour  la  mort  de  sa  seconde  femme.  Son 
fils  vint  l'appeler  tandis  que  nous  conversions  ensemble.  Peut- 
être  était-ce  pour  accomplir  cette  cérémonie  sanglante!... 
Quand  ces  rits  barbares  seront-ils  abolis?...  Cette  jeune  femme 
était  une  prisonnière  de  guerre,  prise  dans  la  dernière  expé- 
dition contre  la  rivière  Tamise. 

—  Rewa  vient  de  me  rendre  visite,  revêtu  de  son  grand  cos- 
tume ,  et  m'a  fait  cadeau  de  deux  nattes.  Il  m'a  raconté  qu'il 
a  tué  une  jeune  femme;  mais  il  a  donné  ordre  qu'on  l'enterrât 
et  qu'on  ne  la  mangeât  point.  La  pauvre  femme  était  accusée 
de  deux  crimes  :  l'un  ,  de  n'avoir  pas  rendu  les  soins  conve- 
nables à  sa  maîtresse  durant  ses  couches;  l'autre,  d'avoir  ac- 
compli les  rits  funéraires  envers  sa  maîtresse,  puis  d'avoir 
mangé  avec  ses  propres  mains  avant  d'avoir  été  purifiée  de 
la  souillure  qu'elle  avait  contractée  en  touchant  un  corps 
mort.  Ce  dernier  acte  est  regardé  comme  un  très-grand  crime 
vis-à-vis  de  leur  Dieu.  Pour  ces  motifs,  il  était  nécessaire 
qu'elle  fût  sacrifiée ,  tant  pour  apaiser  l'esprit  de  la  morte  que 
pour  le  salut  des  vivans.  Ni  persuasion,  ni  récompenses,  ni 
promesses,  ne  peuvent  arrêter  ces  cérémonies  sanguinaires!... 
Rewa  sembla  tout-à-fait  tranquille  quand  il  eut  fait  cette 
offrande.  Je  lui  avais  cité  l'ancienne  condition  des  Taïtiens  et 
leur  conduite  actuelle,  j'espérais  que  les  Nouveaux-Zélandais 
les  imiteraient. 

—  J'ai  demandé  ce  que  l'on  avait  fait  du  corps  de  la  jeune 
femme  qui  avait  été  sacrifiée  hier,  et  l'on  m'a  appris  qu'il 
avait  été  préparé  et  mangé  par  les  naturels  du  Waï-Kato,  bien 


PIECES  JUST1EICATIVES.  475 

que  Rewa  m'eut  dit  qu'il  avait  donné  des  ordres  pour  qu'il  fût 
enterré.  Avant  d'aller  me  couelier  la  nuit  dernière,  j'entendis 
les  naturels  qui  dansaient  et  qui  chantaient  près  de  l'endroit 
où  la  jeune  femme  avait  été  tuée.  Je  suis  persuadé  qu'ils  se 
préparaient  à  dévorer  la  victime. 

—  La  femme  de  Waï-Kato  m'a  dit  qu'elle  me  donnerait  un 
esclave.  C'est  le  fils  d'un  chef  qui  a  été  tué  dans  le  combat ,  et 
qui  fut  alors  fait  prisonnier.  J'ai  accepté  cette  offre ,  dans  l'es- 
poir de  racheter  cette  pauvre  créature  du  plus  cruel  esclavage. 
Un  esclave  n'a  aucune  garantie  pour  sa  vie  :  son  maître  peut 
le  tuer  quand  cela  lui  plaît,  et  il  le  traite  tout-à-fait  au  gré  de 
ses  passions. 

—  Waï-Kato  m'a  amené  le  garçon  dont  sa  femme  m'avait 
fait  présent.  En  le  questionnant,  je  trouvai  que  son  père  avait 
été  tué  à  une  grande  distance  au  sud  de  la  rivière  Tamise , 
époque  à  laquelle  il  fut  fait  prisonnier  de  guerre;  puis  il  fut 
pris  une  seconde  fois  et  amené  à  la  baie  des  Iles.  Je  me  pro- 
pose de  l'emmener  avec  moi  dans  la  colonie  ,  et  de  lui  donner 
quelque  instruction;  peut-être  pourra-t-il  se  rendre  utile  à 
son  pays  par  la  suite,  si  la  Providence  veut  le  permettre. 

Notions  superstitieuses  des  nature/s. 

Un  navire  américain  ,  le  Cossack ,  a  dernièrement  fait  nau- 
frage en  sortant  de  la  rivière  Gambier,  sur  la  côte  occidentale  de 
la  Nouvelle-Zélande,  que  les  naturels  nomment  côte  du  Shouki- 
Anga.  La  perte  de  ce  navire  a  été  le  sujet  de  longs  entretiens 
parmi  les  Nouveaux-Zélandais.  Un  chef  me  donna  les  raisons 
suivantes  de  cet  événement  :  il  y  a  sur  le  bord  méridional  de 
l'entrée  du  havre  deux  rochers  qui  sont  regardés  comme 
sacrés,  étant  la  résidence  du  dieu  des  vents  et  des  vagues.  Les 
matelots  du  Cossack  n'eurent  point  de  respect  pour  ces  ro- 
chers, mais  ils  les  frappèrent  avec  leurs  marteaux.  Les  naturels 
les  avertirent  de  ne  pas  agir  ainsi,  et  les  prièrent  de  ne  pas  y 
toucher;  car  s'ils  le  faisaient  leur  Dieu  serait  irrité.  Les  ma- 


An  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

rins  ne  tinrent  aucun  compte  des  paroles  des  naturels.  Quand 
le  Cossack  en  sortant  passa  sur  la  barre ,  le  dieu  des  rochers 
se  glissa  sous  le  fond  du  navire  :  dans  sa  colère,  il  se  mit  à 
danser,  et  fit  bondir  le  navire  comme  une  balle.  Le  maître 
laissa  tomber  les  ancres;  mais  le  dieu  furieux  coupa  les  ancres 
(non  pas  les  câbles)  au  fond  de  la  mer,  et  secoua  le  navire 
jusqu'à  ce  qu'il  fût  brisé  en  pièces.  Le  Cossack  n'aurait  point 
éprouvé  d'accident  si  les  matelots  n'avaient  point  provoqué 
la  fureur  du  dieu  des  vents  et  des  vagues  en  frappant  les  ro- 
chers sacrés.  C'est  une  opinion  généralement  admise  par  lés 
Nouveaux-Zélandais.  Quand  je  visitai  cette  rivière  et  que  j'ap- 
prochai de  ces  rochers,  ils  me  prièrent  de  ne  point  y  toucher, 
de  crainte  que  je  ne  mourusse.  Telle  est  la  superstition  actuelle 
de  ce  peuple. 

Remarques  sur  le  caractère  des  naturels. 

J'ai  eu  une  conversation  avec  Ware-Porka  sur  l'état  actuel 
de  la  Nouvelle-Zélande.  C'est  un  chef  d'une  grande  influence, 
et  considéré  comme  un  des  plus  braves  guerriers  de  ce  pays. 
Il  désire  la  paix,  et  m'a  prié  de  parler  à  Sliongui  à  ce  sujet. 
Si  Shongui  voulait  renoncer  aux  combats,  la  plupart  des  chefs 
de  la  baie  des  Iles  semblent  disposés  à  s'occuper  de  leurs  cul- 
tures et  de  leurs  affaires  domestiques.  Leur  intelligence  s'ac- 
croît par  degrés;  mais  il  leur  manque  un  objet  assez  important 
pour  exercer  leur  activité  et  leurs  capacités.  J'ai  recommandé 
à  plusieurs  d'entre  eux  de  diriger  leur  attention  vers  la  cons- 
truction d'un  navire  de  cent  vingt  tonneaux  environ  ,  qui  leur 
servirait  à  entretenir  une  communication  régulière  avec  Port- 
Jackson.  S'ils  voulaient  fixer  leur  attention  sur  l'agriculture 
et  le  commerce,  ces  arts  leur  fourniraient  une  matière  suffi- 
sante pour  occuper  leurs  esprits;  ils  accroîtraient  par  là  tout 
ensemble  leurs  besoins  et  les  moyens  d'y  satisfaire.  Jusqu'au 
moment  où  quelque  chose  de  ce  genre  aura  été  adopté ,  je 
ne  puis  concevoir  comment  leurs  guerres  pourront  avoir  un 


TOGES  JUSTIFICATIVES.  477 

terme.  Quand  ils  ont  perdu  un  proche  parent  dans  un  com- 
bat, leurs  esprits  s'appesantissent  sur  la  mort  de  leur  ami,  car 
ils  n'ont  rien  pour  les  occuper.  S'ils  sont  en  état  de  venger 
sa  mort,  ils  tentent  de  le  faire  le  plus  tôt  possible,  sinon  ils 
songent  à  leur  perte  durant  des  années  entières  et  ils  en  gar- 
dent le  deuil;  enfin,  s'ils  peuvent  un  jour  en  obtenir  satis- 
faction ,  tant  qu'ils  vivent  ils  n'en  laissent  point  échapper 
l'occasion.  Ils  ne  connaissent  point  l'oubli  pour  les  outrages 
qu'ils  ont  reçus  ;  pour  eux  ,  c'est  un  devoir  envers  leurs 
parens  défunts  que  de  punir  ceux  qui  ont  causé  leur  mort, 
quand  bien  même  ils  auraient  succombé  par  les  suites  ordi- 
naires de  la  guerre.  Si  ces  hommes  avaient  des  rapports  régu- 
liers avec  les  nations  civilisées,  et  des  objets  d'une  certaine 
importance  pour  occuper  leurs  âmes,  la  force  de  leurs  affec- 
tions naturelles  et  de  leurs  notions  superstitieuses  diminuerait 
par  degrés,  et  leurs  ressentimens  s'apaiseraient.  Il  faut  espérer 
que  la  génération  actuelle  aura  des  idées  et  des  sensations 
différentes,  car  elle  sera  mieux  instruite  des  arts  de  la  civili- 
sation et  moins  accoutumée  à  leurs  habitudes  guerrières. 

—  J'ai  eu  un  long  entretien  avec  Rewa ,  le  premier  pour  le 
rang  après  Shongui.  Il  avait  appris  que  son  frère  avait  été  tué 
dans  le  combat,  et,  si  cette  nouvelle  était  exacte,  il  se  voyait 
obligé  d'aller  venger  sa  mort  sur-le-champ.  Je  lui  représentai 
les  calamités  de  la  guerre  ,  et  combien  il  vaudrait  mieux  pour 
eux  de  cultiver  les  arts  de  la  paix.  Il  répliqua  que  son  cœur 
était  si  brisé  en  songeant  à  son  frère ,  qu'il  ne  pouvait  pas  se 
consoler,  et  qu'avant  d'éprouver  aucun  repos  il  fallait  qu'il 
eût  satisfaction.  Je  lui  dis  que  je  croyais  que  les  chefs  de  la 
baie  des  Iles  pourraient  se  réunir  pour  construire  un  bâti- 
ment, et  que,  dans  ce  cas,  je  leur  ferais  avoir  un  permis  de 
navigation.  Plusieurs  d'entre  eux  désiraient  aller  à  Port-Jack- 
son ,  et  ils  pourraient  alors  le  faire  quand  cela  leur  plairait. 
Il  répondit  que  les  chefs  ne  pourraient  jamais  s'accorder  pour 
avoir  un  navire,  car  chacun  d'eux  voudrait  en  disposer  sui- 
vant son  gré  ;  il  fit  observer  aussi  qu'ils  ne  permettraient  jamais 


478  PIEGES  JUSTIFICATIVES. 

aux  missionnaires  de  vivre  ensemble ,  attendu  que  chaque  chel 
voudrait  qu'ils  habitassent  dans  sa  tribu.  Les  Nouveaux-Zé- 
landais  sont  doués  de  jugement  et  de  réflexion,  et  ils  tâchent 
de  découvrir  le  motif  de  toutes  les  actions  d'un  homme.  C'est 
pour  eux  un  proverbe  ordinaire  de  dire  que  «  l'on  peut  voir 
l'extérieur  d'un  homme,  mais  non  pas  son  intérieur;  »  et  sou- 
vent ils  me  faisaient  observer ,  après  que  j'avais  causé  avec 
quelques-uns  de  leurs  compatriotes  :  «  Vous  les  entendez  bien 
parler,  mais  vous  ne  savez  pas  ce  qui  se  passe  au  fond  de  leurs 
cœurs.  »  Quand  il  plaira  à  Dieu  de  leur  accorder  la  connais- 
sance de  sa  grâce  et  de  son  amour,  ils  deviendront  un  peuple 
étonnant.  Ils  étudient  la  nature  de  l'homme  avec  l'attention 
la  plus  assidue,  et  s'efforcent  de  découvrir  son  véritable  carac- 
tère d'après  l'ensemble  de  sa  conduite.  Ils  détestent  un  carac- 
tère grossier  et  violent.  Entre  eux,  ils  vivent  en  général  en 
paix  et  en  parfaite  harmonie.  Je  n'ai  pas  vu  d'homme, 
de  femme  ou  d'enfant  en  frapper  un  autre  tant  que  j'ai  été 
dans  l'île. 

Exemple  des  Taïtiens  compris  par  les  Nouvcaux-Zélandais. 

Tawa ,  le  fils  du  feu  chef  Tepahi ,  très-beau  jeune  homme 
qui  avait  demeuré  avec  moi  à  Parramatta  plus  de  douze  mois, 
me  fit  des  questions  sur  les  motifs  pour  lesquels  les  mission- 
naires ne  vendaient  ni  fusils  ni  poudre  aux  naturels*.  Je  répon- 
dis qu'ils  avaient  reçu  l'ordre  des  gentlemen  qui  les  avaient 
expédiés  d'Angleterre,  de  ne  point  vendre  ces  articles,  et 
qu'aucun  missionnaire  ne  pouvait  se  permettre  de  le  faire  à  la 
Nouvelle-Zélande.  Comme  plusieurs  des  chefs  qui  étaient  pré- 
sens avaient  été  à  Port-Jackson ,  je  fis  observer  que  là  aucun 
ecclésiastique  ne  vendait  ni  mousquets  ni  poudre.  Ils  savaient 
que  je  n'avais  point  de  fusils  dans  ma  maison ,  et  qu'ils  n'en 
avaient  jamais  vu  un  seul  chez  moi  quand  ils  y  étaient  venus. 
Ils  confirmèrent  la  v  érité  de  ce  que  je  disais.  J'ajoutai  que  nous 
ne  nous  mêlions  point  du  gouvernement  à  la  Nouvelle-Zé- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  479 

lande;  ils  faisaient  ee  qu'il  leur  plaisait,  et  les  missionnaires 
devaient  jouir  du  même  privilège.  Tawa  dit  que  cela  était 
juste  ,  et  fit  la  remarque  suivante  :  «  Nous  sommes  actuel- 
lement dans  le  même  état  que  lesTaïtiens  il  y  a  quelque  temps. 
Les  Taïtiens  ne  demandaient  que  de  la  poudre  et  des  fusils, 
et  ne  voulaient  rien  autre  chose  ;  aujourd'hui  qu'ils  sont  mieux 
instruits,  ils  n'en  demandent  plus.  Les  Nouveaux-Zélandais 
ne  s'en  soucieront  plus  aussi  quand  ils  seront  plus  éclairés  ; 
avec  le  temps  cela  viendra,  mais  il  faut  leur  donner  le  temps 
de  s'instruire.  »  Il  ajouta  qu'il  était  allé  à  la  guerre  quelque 
temps  auparavant ,  mais  qu'il  n'y  retournerait  point.  Tous  les 
chefs  acquiescèrent  aux  observations  de  Tawa.  Je  fus  charmé 
de  voir  que  leurs  esprits  s'étaient  éclairés,  et  qu'ils  eussent 
commencé  à  considérer  ce  sujet  sous  un  point  de  vue  aussi 
juste.  Je  déclarai  que  les  remarques  de  Tawa  sur  la  conduite 
des  Taïtiens  étaient  fort  exactes,  et  je  leur  dis  que  le  brick 
Queen  Charlotte,  qui  la  veille  avait  fait  voile  de  la  baie  des 
Iles,  appartenait  au  jeune  roi  Pomarc;  que  lesTaïtiens  avaient 
envoyé  à  Port-Jackson  de  l'huile  et  divers  autres  articles,  en 
échange  desquels  ils  recevaient  du  thé ,  du  sucre ,  de  la  farine 
et  les  habillemens  nécessaires;  qu'avec  le  temps  les  Nouveaux- 
Zélandais  pourraient  avoir  aussi  à  eux  un  navire  pour  se  pro- 
curer du  sperma-céti,  des  espars,  etc.,  qu'ils  pourraient  ven- 
dre à  Port-Jackson  ;  et  que  plusieurs  d'entre  eux  pourraient 
harponner  les  baleines,  ayant  été  long-temps  employés  à 
bord  des  baleiniers.  Quand  ils  posséderaient  un  navire  ,  ils  se 
mettraient  au  niveau  des  Taïtiens  et  renonceraient  à  leurs 
cruelles  guerres.  Ils  témoignèrent  un  grand  plaisir  à  l'idée 
seule  d'avoir  un  vaisseau  à  eux ,  pour  les  mettre  en  état  de  se 
procurer  les  objets  dont  ils  avaient  besoin. 

Indices  satisfais  ans  parmi  les  naturels. 

Après  le  naufrage  du  Bramplon ,  on  débarqua  sur  l'île  Mo- 
tou-Roa  une  quantité  considérable  de  vivres  et  de  provisions. 


480  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

Je  descendis  sur  l'île  et  priai  les  naturels  de  protéger  à  la  fois 
les  gens  de  l'équipage  et  leurs  propriétés  :  ils  m'assurèrent  qu'ils 
allaient  monter  la  garde  nuit  et  jour ,  et  que  je  pouvais  comp- 
ter que  rien  ne  serait  perdu.  M.  Butler  m'informa  qu'il  y  avait 
eu  quelque  altercation  parmi  les  naturels,  au  lieu  du  naufrage, 
mais  que  King-George  et  les  chefs  du  bord  avaient  apaisé  le 
différend,  et  que  tout  était  parfaitement  tranquille.  Je  fus  très- 
content  de  ce  rapport ,  et  de  voir  qu'une  nation  sauvage  ,  dont 
plusieurs  de  ses  membres  étaient  si  pauvres  et  si  misérables 
qu'ils  ne  possédaient  pas  seulement  un  clou,  put  s'abstenir  du 
pillage ,  en  dépit  de  la  tentation  violente  que  devait  offrir  à 
leur  avidité  naturelle  le  naufrage  de  tant  de  propriétés  impor- 
tantes. Je  ne  pense  pas  qu'on  puisse  offrir  une  preuve  plus 
forte  des  progrès  que  ces  pauvres  païens  ont  faits  vers  la  civi- 
lisation ,  que  le  respect  qu'ils  conservèrent  pour  les  Européens 
et  pour  leurs  propriétés  dans  une  circonstance  aussi  déplo- 
rable. Nous  étions  tous,  ainsi  que  nos  effets,  tant  à  terre  qu'à 
bord  ,  complètement  en  leur  pouvoir.  Ils  eussent  pu  à  chaque 
instant  se  défaire  de  nous ,  et  il  n'est  pas  douteux  qu'ils  n'eus- 
sent pris  ce  parti ,  si  les  missionnaires  n'avaient  pas  été  établis 
parmi  eux  et  n'avaient  pas  gagné  leur  confiance  et  leur  affec- 
tion. C'est  le  cas  d'observer  que,  durant  les  neuf  dernières 
années,  c'est-à-dire  depuis  le  premier  établissement  de  la  Mis- 
sion jusqu'au  moment  actuel,  aucun  Européen  n'a  reçu  d'in- 
jure de  la  part  des  naturels  dans  toute  l'étendue  de  la  côte 
comprise  entre  le  cap  Nord  et  la  rivière  Tamise  ,  bien  que  les 
habitans  eussent  été  souvent  provoqués  et  maltraités  par  les 
maîtres  et  les  marins  des  navires  qui  les  avaient  visités.  Les 
Missions  ont  rendu  un  service  important  sous  ce  rapport.  Un 
navire  peut  aujourd'hui  entrer  et  mouiller  dans  la  baie  des 
Iles,  avec  tout  autant  de  sécurité  qu'à  Port-Jackson.  Le  temps 
viendra,  sans  doute  ,  où  les  habitans  de  la  Nouvelle-Zélande 
avanceront  non-seulement  vers  la  civilisation  ,  mais  encore 
vers  la  connaissance  et  le  culte  du  seul  vrai  Dieu,  et  le  monde 
chrétien  aura  alors  sujet  de  se  réjouir  et  de  louer  le  Seigneur.  ' 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  18 1 

Le  capitaine  Moorc,  du  Brampton  ,  m'apprit  qu'il  avait 
quitté  le  navire  échoué  et  transporté  tous  ses  bagages  sur  l'île 
Motou-Roa;  que  les  chefs  du  bord  s'étaient  tous  bien  compor- 
tés; que  dans  une  circonstance  cinq  ou  six  cents  naturels 
avaient  entouré  le  navire  dans  leurs  pirogues ,  et  semblaient 
disposés  à  être  turbulens  ;  que  King-George  avait  prié  le  capi- 
taine de  rester  tranquille  et  de  ne  se  mêler  de  rien  ;  qu'alors 
King-George  avait  adressé  aux  naturels  un  discours  qui  avait 
duré  plus  d'une  heure.  Il  leur  représenta  les  suites  funestes  des 
actes  de  violence  ou  de  pillage  qu'ils  pourraient  commettre, 
en  leur  rappelant  le  Boyd  et  ce  qui  suivit  la  destruction  de  ce 
navire  :  puis  il  prit  l'épée  du  capitaine  et  leur  dit  qu'il  tuerait 
le  premier  homme  qui  tenterait  de  monter  sur  le  navire.  Par 
sa  présence  et  sa  fermeté,  l'ordre  et  la  paix  furent  rétablis,  et 
le  capitaine  Moore  put  emporter  du  bord  tout  ce  qu'il  désira 
sauver.  Le  capitaine  Moore  me  dit  que,  s'il  eût  fait  naufrage  sur 
les  côtes  de  l'Angleterre,  les  Anglais  se  fussent  montrés  mille 
fois  plus  importuns  que  n'avaient  été  les  Nouveaux-Zélandais. 
J'ai  passé  la  journée  à  converser  avec  les  naturels  touchant 
leurs  guerres,  leur  religion  et  leur  pays,  d'une  manière  fort 
intéressante.  Quelques-uns  des  chefs  ont  beaucoup  voyagé 
dans  l'intérieur ,  et  ils  décrivaient  plusieurs  endroits  où  le  ter- 
rain était  uni  et  le  sol  fertile  durant  des  journées  entières  de 
marche  ;  ils  décrivaient  de  hautes  terres  couvertes  de  neige,  des 
lacs  intérieurs  et  des  sources  chaudes  situées  dans  le  Sud  ,  avec 
une  grande  population.  Toutes  leurs  belles  nattes  et  leurs 
sculptures  se  font  dans  les  contrées  du  Sud,  qui  sont  encore 
inconnues  aux  Européens. 

Touai  devient  le  chef  de  sa  tribu. 

Je  suis  allé  visiter  la  tribu  de  Touai ,  accompagné  par  le 
révérend  H.  Williams  et  M.  Kemp  :  la  distance  de  Kidi-Kidi 
est  de  neuf  milles  environ  par  eau. 

Nous  trouvâmes  un  nombre  immense  de  femmes  et  d'en  fans 

TOME    III.  3i 


482  PIÈCES  JUSTIFICATIVES, 

chez  eux.  Touai ,  ainsi  que  son  frère  Koro-Koro  ,  son  oncle 
Kaïpo  et  les  combattons  étaient  allés  à  la  guerre.  On  avait  reçu 
la  nouvelle  que  Kaïpo  avait  été  tué  dans  le  combat  et  que 
Koro-Koro  était  décédé  de  mortnaturellc.  Kaïpo  était  un  jeune 
homme  quand  le  capitaine  Cook  visita  la  Nouvelle-Zélande  : 
c'était  actuellement  un  très- beau  vieillard  et  un  grand  guer- 
rier. Sa  veuve  et  sa  fille  étaient  revêtues  de  leurs  habits  de 
deuil  et  assises  l'une  près  de  l'autre,  gardant  un  profond  silence 
et  dans  une  grande  désolation.  Toute  la  tribu  était  fort  affectée 
de  la  perte  de  son  chef.  Les  naturels  me  dirent  que  Touai  se 
trouvait  sur  une  petite  île  peu  éloignée  de  la  Tamise,  où  il  atten- 
dait le  moment  où  il  pourrait  rapporter  le  corps  de  son  frère  à 
la  baie  des  Iles.  Ils  me  prièrent  de  revenir  pour  voir  le  corps 
^lc  Koro-Koro  quand  il  serait  au  village. 

Un  des  frères  de  Touai  ,  qui  était  présent,  me  raconta  que 
celui-ci  était  si  contrarié  de  ces  guerres  continuelles,  qu'il 
était  déterminé  à  quitter  la  Nouvelle-Zélande.  Maintenant  que 
Koro-Koro  qui  était  si  passionné  pour  les  combats  n'est  plus, 
peut-être  que  Touai  qui  va  être  le  chef  de  sa  tribu  usera  de 
son  influence  pour  les  en  détourner;  son  frère  puîné,  qui 
aime  le  repos,  secondera  certainement  Touai,  si  celui-ci  sou- 
haite de  vivre  en  paix.  Mais,  par  malheur,  quand  les  autres 
chefs  ne  peuvent  décider  leurs  amis  du  voisinage  à  les  seconder 
dans  leurs  expéditions,  ils  se  réunissent  pour  couvrir  ceux-ci 
de  honte  en  les  accusant  de  lâcheté. 

Ils  me  pressèrent  fort  d'envoyer  un  missionnaire  pour  s'éta- 
blir dans  leur  district;  ils  disaient  que  depuis  long-temps  on 
leur  en  promettait  un,  et  ils  soutenaient  qu'ils  v  avaient  des 
droits,  puisque  Koro-Koro  était  allé  le  premier  à  Parramatta 
pour  les  chercher,  et  que  Touai  avait  ensuite  été  le  premier 
en  Angleterre.  Jusqu'aujourd'hui  aucun  missionnaire  ne  s'est 
établi  parmi  eux  ,  parce  que  tous  les  guerriers  du  Nord  et  de  la 
baie  des  Iles,  dans  leurs  courses,  ont  coutume  de  passer  par 
cet  endroit,  ce  qui  les  incommoderait  fort  et  les  exposerait  à 
être  pillés;  car  les  Nouveaux-Zélandais  ressemblent  beaucoup 


p  i  k  c  es  .1 1 1  s  il  fic  a  ri  v  es  .  48  3 

aux  soldats  en  temps  de  guerre,  qui  se  plaisent  trop  souvent  à 
piller  et  à  détruire  les  propriétés.  J'espère  qu'un  jour  viendra 
où  un  missionnaire  pourra  leur  être  destiné,  et  résider  en 
sûreté  dans  leur  tribu  qui  compte  un  grand  nombre  d'enfans. 
Si  Touai  revenait  avant  mon  départ,  je  pourrais  savoir  quelles 
sont  ses  .intentions  aetuellement  que  son  frère  est  mort.  Il 
pourrait  se  rendre  fort  utile  à  ses  compatriotes. 

Heureuses  dispositions  de  IV aï-Kato . 

J'ai  été  très-satisfait  d'apprendre  que  Waï-Kato  s'était  bien 
comporté  envers  les  missionnaires  depuis  son  retour  d'Angle- 
terre. J'ai  eu  plusieurs  conversations  avec  lui  sur  la  situation 
de  la  Nouvelle-Zélande.  Il  m'a  dit  que  plusieurs  milliers  de 
naturels  avaient  été  tués  depuis  son  retour;  et  qu'à  la  demande 
pressante  de  Shongui  ,  il  l'avait  accompagné  vers  la  rivière 
Tamise  dans  son  expédition  contre  Inaki.  Les  scènes  de  car- 
nage et  de  cannibalisme  qui  eurent  lieu  pendant  et  après  la 
bataille  où  Inaki  fut  tué,  furent  si  affreuses  et  lui  firent  tant 
d'horreur,  qu'il  ne  put  manger  durant  près  de  quatre  jours.  Il 
s'exprimait  avec  énergie  sur  le  cannibalisme  de  ses  compatrio- 
tes, et  déclara  qu'il  ne  retournerait  plus  à  la  guerre.  Shongui 
l'avait  sollicité  de  l'accompagner  dans  sa  dernière  expédition 
contre  Roto-Doua  ,  mais  il  s'y  était  refusé.  Il  ajouta  que  les 
Nouveaux-Zélandais  ne  renonceraient  jamais  à  combattre,  et 
qu'il  ne  voulait  plus  vivre  dans  ce  pays  ;  il  me  demanda  si  je  lui 
accorderais  quelque  protection  dans  le  cas  où  lui  et  sa  famille 
viendraient  à  Port-Jackson.  Je  lui  en  fis  la  promesse.  Il  dit  qu'il 
avait  vu  Shongui  depuis  son  retour,  et  que  celui-ci  lui  avait 
annoncé  que  son  intention  était  d'entreprendre  une  autre  expé- 
dition contre  Tara-Nake  aussitôt  que  j'aurais  quitté  la  Nou- 
velle-Zélande ,  mais  qu'il  attendrait  pour  cela  mon  départ.  Il 
me  demanda  si  j'avais  vu  Shongui  et  si  nous  étions  amis  :  je 
lui  répondis  que  nous  nous  étions  vus  et  que  nous  étions  bien 
ensemble.  Il  pensait  que  notre  discussion  h  Port-Jackson  avait 

3i" 


484  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

pu  rompre  notre  amitié ,  et  il  témoigna  le  plaisir  que  lui  cau- 
sait notre  réconciliation.  Il  désirait  que  les  Anglais  vinssent 
prendre  possession  du  pays ,  car  il  était  convaincu  que  les  ca- 
lamités publiques  ne  cesseraient  que  du  moment  où  il  existe- 
rait un  pouvoir  suffisant  pour  arrêter  les  maux  de  la  guerre. 
J'ai  entendu  plusieurs  chefs  exprimer  le  même  vœu. 

Quant  à  Waï-Kalo  et  à  plusieurs  autres  chefs,  ils  avaient 
honte  de  ne  point  prendre  part  à  une  expédition  ,  quand  ils 
étaient  convoqués,  quelque  éloignés  qu'ils  fussent  des  com- 
hattans,  car  ils  étaient  traités  de  lâches  en  agissant  ainsi.  Ce- 
pendant le  premier  était  résolu  à  quitter  le  pays  plutôt  que 
d'être  forcé  à  combattre. 

Waï-Kato  s'occupe  maintenant  de  la  culture  de  sa  ferme , 
ainsi  que  du  soin  de  sa  femme  et  de  sa  famille  à  laquelle  il  est 
fort  attaché.  A  notre  arrivée  à  bord  du  Bramplon  ,  je  lui  fis 
cadeau  d'une  bêche  et  de  quelques  instrumens  tranebans,  ce 
dont  il  fut  très- reconnaissant.  Je  lui  assurai  que  s'il  n'allait  pas 
à  la  guerre,  il  aurait  chaque  année  une  couverture  ou  quel- 
que autre  article  de  valeur  en  présent.  Je  m'informerai  de  sa 
conduite,  et  si  j'apprenais  qu'il  se  fût  appliqué  à  l'agriculture, 
je  me  souviendrais  de  lui.  Waï-Kato  est  retourné  à  terre  ,  bien 
satisfait  de  notre  entrevue;  son  courage  srétait  ranimé.  Depuis 
son  retour  d'Europe,  il  a  eu  le  temps  de  réfléchir  à  ce  qu'il 
avait  vu  et  entendu  ;  il  paraît  en  avoir  beaucoup  probté.  Je 
fus  content  de  plusieurs  de  ses  observations.  Il  désirait  qu'un 
missionnaire  fut  envoyé  à  la  rivière  Tamise,  et  dit  que  dans 
ce  cas  il  irait  y  demeurer.  Je  lui  répliquai  que  cela  ne  pou- 
vait avoir  lieu  pour  le  moment,  mais  que  dans  quelque  temps 
on  pourrait  s'en  occuper. 

Georges  de  Wangaroa. 

A  Wangaroa  je  m'entretins  avec  Georges  de  l'affaire  du 
Boyd.  Il  me  dit  qu'il  avait  été  méprisé  et  insulté  par  différentes 
tribus  pour  avoir  détruit  ce  navire,  et  que  cet  événement  lui 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  485 

avait  Causé  beaucoup  de  soucis,  attendu  que  ses  voisins  n'a- 
vaient pas  voulu  se  réconcilier  avec  lui.  Il  disait  qu'il  avait  en- 
vie de  visiter  encore  une  fois  Port-Jackson,  mais  qu'il  avait 
peur  d'être  pendu  s'il  y  allait.  Il  pensait  qu'il  pourrait  main- 
tenant s'y  hasarder,  attendu  qu'il  avait  quelques  Européens 
dans  son  établissement  qui  lui  serviraient  d'otages;  car,  s'il 
était  pendu  ,  ses  gens  pendraient  à  leur  tour  les  Euro- 
péens. Il  me  demanda  si  je  veillerais  sur  lui  dans  le  cas  où 
il  risquerait  ce  voyage.  Je  lui  en  fis  la  promesse,  et  déclarai 
que  le  gouverneur  de  Port- Jackson  ne  le  ferait  point  pendre, 
parce  que  le  capitaine  du  Boyd,  le  premier,  l'avait  fait  fouetter. 
Georges  répondit  qu'actuellement  qu'il  était  mieux  instruit , 
il  ne  commettrait  plus  une  semblable  action  ;  que  cependant 
il  n'irait  pas  encore  à  Port-Jackson  ,  mais  que  la  fille  de  son 
frère  y  accompagnerait  madame  Leigb ,  et  que  si  elle  n'était 
point  pendue,  il  ferait  ensuite  lui-même  ce  voyage.  En 
conséquence,  il  fut  arrêté  que  la  nièce  de  Georges  partirait 
avec  madame  Leigh;  mais  son  père  était  très-inquiet  de  savoir 
si  elle  ne  serait  pas  pendue.  Il  disait  :  «  Nous  sommes  réconci- 
liés avec  vous ,  mais  nous  ne  pouvons  pas  croire  que  vous  le 
soyez  avec  nous  ;  vous  demanderez  des  sacrifices  pour  ceux 
qui  ont  péri  sur  le  Boyd.  •>  Parmi  eux  c'est  une  loi  d'exiger 
la  vie  pour  la  vie;  et  ils  ne  croient  pas  qu'on  puisse  apaiser 
le  courroux  de  la  Divinité  autrement  que  par  des  sacrifices 
humains.  Usera  impossible  de  détruire  les  craintes  de  ce  peuple 
jusqu'au  moment  où  ils  auront  acquis  la  preuve  que  nous  ne 
voulons  point  venger  la  mort  des  hommes  du  Boyd.  Leur  reli- 
gion ne  leur  permettrait  point  de  laisser  un  pareil  attentat  im- 
puni, et  ils  ne  sauraient  s'imaginer  que  la  nôtre  puisse  nous  le 
permettre. 

Le  lendemain  matin  la  nièce  de  Georges  nous  accompagna , 
après  avoir  fait  de  tendres  adieux  à  ses  amis  qui  pleuraient 
tous.  Son  père  était  très-alarmé  sur  son  compte,  et  nous 
accompagna  au  navire;  il  me  demanda  à  plusieurs  reprises  si 
elle  ne  serait  pas  pendue  à  son  arrivée  dans  la  Nouvelle-Galles 


486  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

du  Sud.  Je  lui  assurai  le  contraire;  il  me  pria  ,  si  cela  arrivait, 
de  lui  renvoyer  son  corps  afin  qu'il  pût  voir  ses  os. 

Avant  que  nous  missions  à  la  voile ,  Georges  vint  de  Wan- 
garoa  pour  me  voir  ainsi  que  M.  Lcigh.  Je  suis  bien  aise  qu'il 
soit  si  attentif  pour  les  missionnaires.  C'est  pourtant  l'homme 
qui,  quatorze  ans  auparavant,  détruisit  l'équipage  du  Boyd , 
et  devint  l'effroi  de  tous  les  Européens,  qui  vil  aujourd'hui 
avec  les  prédicateurs  de  l'Evangile.  Une  maison  de  mission- 
naires est  élevée  en  vue  du  lieu  même  où  les  hommes  de  l'équi- 
page furent  tous  dévorés  par  ces  cannibales!... 

(  Missionnary  Rcgistcr,  novemb.  \%i.\}  pag.  5io  et  suiv.} 

M.  Davis,  en  parlant  des  Nouveaux-Zélandais  avec  qui 
il  se  trouvait  à  Parramatta  en  1823 ,  écrivait  : 

«  Nous  avons  quelquefois  sept  ou  huit  de  ces  insulaires  avec 
nous.  Ils  sont  affectueux  ,  honnêtes  et  sincères.  J'en  ai  souvent 
entendu  parler  comme  d'un  peuple  traître  et  perfide,  mais  je 
crois  que  ces  rapports  sont  mal  fondés,  et  ils  le  prouvent; 
car  s'ils  ont  quelque  mécontentement  contre  M.  Marsden  qu'ils 
estiment  comme  leur  père,  ils  le  lui  disent  sur-le-champ  sans 
hésiter.  » 

Il  ajoute  un  peu  plus  loin  : 

«  C'est  une  race  d'hommes  distinguée  et  capable  d'appren- 
dre toute  sorte  de  choses.  Quelques-uns  savent  lire  passable- 
ment. Nos  enfans  les  aiment  tendrement;  ils  caressent  leurs 
faces  tatouées  qui  les  amusent  beaucoup.  Les  naturels  restent 
assis  des  heures  entières  pour  recevoir  les  leçons  de  nos 
enfans.  » 

Un  peu  plus  tard  ,  il  disait  : 

«  J'ai  eu  quelques  Nouveaux-Zélandais  à  instruire  durant 


PIEGES  JUSTIFICATIVES.  187 

un  certain  temps,  et  il  m'est  agréable  de  vous  dire  que  j'ai  été 
très-content  de  leur  conduite  et  de  leurs  dispositions.  Ils  ap- 
prennent fort  vite  à  lire  et  à  écrire,  et  ils  se  montrent  appli- 
qués et  reconnaissans  de  l'instruction  qu'on  veut  bien  leur 
donner.  C'est  un  peuple  très-intelligent,  et  qui  paraît  suscep- 
tible d'apprendre  en  peu  de  temps  tous  les  arts  utiles  à  la  civi- 
lisation. Nous  avons  maintenant  ici  avec  nous  neuf  beaux 
jeunes  gens  et  un  petit  garçon.  Le  matin  ,  je  leur  montre  à  lire 
jusqu'à  dix  beures,  puis  je  les  fais  travailler  hors  de  la  maison 
jusqu'à  deux  heures;  ils  vont  dîner,  et  ensuite  je  leur  montre 
à  écrire.  » 

(Missionnary  Register,fét>.  1826  ,  pag.  100.) 

MM.  Leigh  et  White,  dans  l'année  182.°),  voulurent  s'établir 
à  Wangari,  à  soixante-dix  milles  au  S.  E.  de  la  baie  des  Iles, 
et  s'y  rendirent  dans  cette  intention.  Mais  ils  reconnurent  que  , 
par  suite  des  dernières  guerres,  les  habitans  avaient  été  dé- 
truits, ou  s'étaient  enfuis  dans  les  bois.  En  conséquence,  ils 
se  fixèrent  à  Wangaroa ,  où  ils  achetèrent  du  chef  Georges, 
par  l'entremise  de  M.  Marsden  ,  le  terrain  nécessaire  pour  leur 
station.  Peu  après,  M.  et  madame  Turner  et  M.  Hobbs  vin- 
rent se  joindre  à  eux.  Toutes  ces  personnes  appartiennent  à  la 
"Société  des  missionnaires  de  Wesley. 

(  Missionnary  Régis  ter,févr.  1 826 ,  pag.  101.) 

Touai  vient  de  mourir  :  après  de  cruelles  souffrances,  il  a 
quitté  cette  vie  le  17  octobre  1824.  (Voyez  ci -contre  le 
portrait  de  ce  chef.')  Le  capitaine  Lock,  du  Mary,  alors 
mouillé  dans  la  baie,  apprit  qu'il  était  très-mal  à  terre, 
n'ayant  d'autre  ressource  que  de  l'eau  et  de  la  racine  de 
fougère.  Sa  tribu  avait  considérablement  souffert  des  troupes 
de  pillards  qui  étaient  tombées  sur  elle  des  diverses  parties  de 
la  baie.  Le  capitaine  l'envoya  chercher  dans  son  canot,  pour 
lui  procurer  les  secours  de  la  médecine  et  une  nourriture  con- 
venable. Mais  il  était  trop  tard  ,   Touai  mourut  à  bord.   Sa 


488 


PIECES  JUSTIFICATIVES. 


tribu  tua  un  esclave  pour  empêcher  sa  mort,  et  quatre  autres 
furent  sacrifiés  pour  apaiser  ses  mânes  ! 

(  Missionnary  Registcr,  juin  182G  ,  pcig.  3o4-  ) 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  489 

En  février  i825,  Shongui  quitta  la  baie  des  lies  avec  quatre 
cents  hommes  environ  ,  et  alla  se  joindre  à  un  nombre  beau- 
coup plus  considérable,  afin  de  venger  sur  le  peuple  de  Kaï- 
Para  la  perte  qu'il  avait  éprouvée  quelques  années  aupara- 
vant, avant  que  sa  troupe  fût  pourvue  de  mousquets.  Ces 
armes  seules  lui  ont  assuré  cette  fois-ci  la  victoire;  mais  il  a 
perdu  son  fils  aîné ,  qui  était  un  beau  jeune  homme  âgé  de 
vingt  ans ,  avec-  plusieurs  autres  chefs.  Les  missionnaires  par- 
lent ainsi  de  l'esprit  guerrier  de  ces  naturels  : 

«  Le  grand  cri  des  naturels  est  :  «  Qui  nous  donnera  des 
»  mousquets,  du  plomb  et  de  la  poudre?  »  Parmi  eux,  per- 
sonne ne  cherche  Dieu,  ni  son  Christ,  ni  le  salut  de  son  ame. 
Ils  sont  sans  pitié  pour  leurs  esclaves  et  ceux  que  leur  caprice 
rend  leurs  ennemis.  Pour  un  mousquet,  un  Nouveau -Zélan- 
dais  s'assujettira  aux  travaux  les  plus  pénibles  durant  plusieurs 
mois.  Dans  le  fait,  c'est  son  idole  :  il  l'estime  au-dessus  de  tout 
ce  qu'il  possède  :  pour  une  telle  arme,  non-seulement  il  cé- 
dera ses  esclaves,  mais  il  prostituera  même  ses  enfans  aux  ma- 
rins affligés  de  maladies  honteuses.  » 

M.  Williams  écrivait  en  1824  : 

«  Les  naturels  pensent  qu'il  y  a  une  grande  différence  entre 
notre  Dieu  et  le  Dieu  de  la  Nouvelle-Zélande  ;  mais  ils  se  con- 
tentent de  considérer  qu'il  est  fort  bien  à  nous  d'observer  les 
ordres  de  notre  Dieu  ,  et  qu'ils  doivent  rester  soumis  à  la  juri- 
diction du  leur.  » 

Le  31  mars  1825 ,  le  même  missionnaire  mandait  : 

«  Nos  visites  aux  naturels  ont  lieu  comme  de  coutume  ;  ils 
s'intéressent  assez  généralement  aux  passages  historiques  de 
l'Ecriture  ;  mais  ils  sont  tout-à-fait  insensibles  à  la  nécessité  de 
la  rédemption ,  autant  même  que  les  animaux  le  pourraient 
être.  Un  dimanche ,  nous  demandâmes  à  un  chef  que  nous  visi- 


490  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

tions,  pourquoi  son  peuple  n'était  pas  venu  assister  à  nos  ins- 
tructions, attendu  qu'il  était  prévenu  de  notre  arrivée  :  il 
répondit  que  ses  gens  ne  se  souciaient  point  de  ces  sortes 
de  choses,  qu'ils  ne  s'occupaient  que  de  manger,  boire  et 
combattre;  il  les  avait  prévenus,  mais  ils  n'avaient  pas  voulu 
venir  :  si  nous  étions  venus  pour  leur  parler  de  toute  autre 
chose,  ou  leur  donner  des  objets  de  commerce,  nous  les  au- 
rions vus  accourir  en   foule Lorsque  nous  leur  parlons  de 

l'œuvre  de  la  rédemption  ,  ils  disent  qu'ils  ne  peuvent  rien 
comprendre  à  cela ,  et  sur-le-champ  ils  se  retirent  dans  leurs 
cabanes.  » 

Au  sujet  des  dispositions  de  Shongni  envers  les  mis- 
sionnaires en  1825  : 

«  Quoiqu'ennemi  déclaré  du  christianisme,  Shongui  est 
généralement  sur  un  pied  amical  avec  les  missionnaires.  Ce- 
pendant il  est  sujet  à  d'étranges  boutades.  M.  Shepherd  ayant 
éprouvé  quelque  violence  de  la  part  des  habitans  de  Kidi- 
Kidi ,  les  missionnaires  firent  des  recherches  à  ce  sujet,  et  re- 
présentèrent à  Shongui  que  si  l'on  agissait  ainsi  à  leur  égard  , 
on  ne  permettrait  pas  à  d'autres  Européens  de  venir  s'établir 
chez  lui;  mais  il  témoigna  à  cet  égard  l'indifférence  la  plus 
complète,  et  se  contenta  de  répondre  :  «  Vous  êtes  libres  de 
vous  en  aller  ou  de  rester.  » 

Au  commencement  de  l'année  182a,  la  mauvaise  conduite 
des  naturels  et  les  violences  qu'ils  exercèrent  envers  les  mis- 
sionnaires de  Wangaroa  obligèrent  ceux-ci  à  chercher  un 
asile  pour  un  temps  chez  leurs  confrères  de  la  baie  des  Iles. 
Déjà  ,  dans  le  mois  de  juin  de  l'année  précédente,  ils  s'étaient 
portés  à  des  menaces  suivies  d'un  commencement  d'exécution 
envers  le  navire  qui  portait  les  députés  de  la  Société  des  mis- 
sionnaires de  Londres,  lorsqu'il  toucha  dans  leur  rade.  Sans 
l'arrivée  du  chef  Georges  et  de  M.  White  qui  parurent  tout-à- 
coup  dans  la  baie,  il  est  probable  que  le  navire  eut  été  enlevé. 


PIECES  JUST1EICATIVES.  491 

Enfin,  au  mois  de  mars  1826,  ils  firent  main  basse  sur  le  ba- 
lcinier  le  Mercury,  de  Londres,  qu'ils  pillèrent  entièrement. 
Le  navire  fut  perdu  ,  et  l'équipage  se  sauva  comme  il  put  à  la 
baie  des  Iles,  beureux  d'avoir  échappé  à  la  mort.  Le  même 
jour,  MM.  White  et  Turner,  missionnaires  de  Wangaroa  , 
furent  attaqués  par  les  naturels  et  cruellement  maltraités. 

M.  White  écrivait  à  cette  même  époque  : 

«  Georges,  l'un  de  nos  principaux  ebefs,  est  dangereuse- 
ment malade.  Au  cas  où  il  mourrait,  il  a  demandé  que  les  na- 
turels de  Sbouki-Anga  vinssent  nous  dépouiller  de  tout  ce  que 
nous  possédions,  et  peut-être  nous  tuer,  comme  outou  ou  sa- 
tisfaction pour  la  mort  de  son  père  qui  périt  lors  de  la  prise 
du  Bord,  et  pour  qui ,  dit-il ,  il  n'a  pas  encore  eu  satisfaction. 
Ses  frères  m'ont  souvent  répété  qu'à  sa  mort  nous  serions  ka- 
wati ,  brisés  ou  dépouillés  de  toutes  nos  propriétés.  La  de- 
mande de  Georges  est  considérée  comme  la  volonté  dernière 
d'un  homme  qui  va  entrer  dans  le  monde  des  esprits,  et  elle 
s'adresse  à  des  êtres  pour  qui  rien  n'est  plus  doux  que  la  ven- 
geance, et  qui ,  je  n'en  doute  pas,  seront  enchantés  d'exécuter 
un  tel  vœu.  » 

Les  missionnaires  restèrent  à  Kidi-Kidi  jusqu'au  27  juin. 
Georges  de  Wangaroa  mourut  en  avril.  Mais  les  naturels  pa- 
rurent effrayés  de  l'idée  de  perdre  les  missionnaires  ;  et  comme 
les  affaires  prirent  un  meilleur  aspect ,  on  se  décida  à  conser- 
ver cette  station  le  plus  long-temps  possible. 

(  Missionnary  Régis  ter,  mars  1826 ,  pag.  160  et  suiv.  ) 

M.  Hall  écrivait  en  1825,  au  sujet  des  charmes  ou  sor- 
tilèges chez  les  Nouveaux-Zélandais  : 

Un  jour,  M.  King  et  moi ,  sur  notre  route  à  Kidi-Kidi ,  nous 
débarquâmes  près  d'une  source  d'eau  fraîche  pour  prendre  un 
peu  d'eau  ,  et  nous  lûmes  alarmés  en  voyant  que  nous  avions 


492  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

presque  poussé  le  canot  sur  trois  cadavres  étendus  l'.un  contre 
l'autre  au  bord  de  l'eau  ,  au  travers  de  quelques  broussailles. 
Ces  malheureux  avaient  été  massacrés  dans  la  matinée  ou  la 
veille  au  soir.  Près  de  ces  corps  était  un  gros  paquet  de  bois, 
et  un  endroit  préparé  pour  les  faire  cuire;  une  pirogue  était 
mouillée  à  peu  de  distance,  et  portait  des  marques  sanglantes, 
mais  nous  ne  vîmes  point  de  naturels.  Quand  nous  arrivâmes 
à  Kidi-Kidi,  les  babitans  nous  dirent  que  ces  cadavres  étaient 
ceux  de  trois  esclaves  qui  avaient  été  sacrifiés  pour  avoir  exercé 
le  makoutou  sur  un  chef,  c'est-à-dire  pour  avoir  pratiqué  un 
sortilège,  ou  avoir  fait  de  mauvaises  prières  qui  avaient  causé 
sa  mort.  C'est  ainsi  que  plusieurs  de  leurs  prisonniers  de  guerre 
perdent  la  vie  par  suite  de  leurs  idées  superstitieuses.  » 

La  scène  suivante,  suscitée  en  182(>  aux  missionnaires 
de  Pahia  par  l'ariki  Toï-Tapou  et  naïvement  racontée  par 
Mmc  Williams,  donne  un  exemple  des  inconvéniens  que  les 
Européens  avaient  souvent  à  essuyer  parmi  les  sauvages 
turbulens  de  la  Nouvelle-Zélande  : 

Un  chef  très-importun  ,  nommé  Toï-Tapou ,  qui  réside  a 
deux  milles  environ  d'ici ,  a  tout  mis  en  désordre  dans  l'habi- 
tation. Au  lieu  de  frapper  à  la  porte ,  comme  d'ordinaire , 
pour  être  introduit,  il  a  sauté  par-dessus  la  palissade  faite  en 
taihepa,  ou  en  petits  pieux  de  bois.  M.  Fairburn  lui  a  dit 
qu'il  était  un  tangata  kino,  un  méchant  homme;  qu'il  était 
venu  comme  un  tangata  taehae,  un  voleur,  et  non  pas  comme 
un  rangatira ,  un  gentleman ,  en  escaladant  la  palissade.  Sur- 
le-champ  le  chef  se  mit  à  trépigner  et  à  gambader  comme  un  fou, 
en  attirant  autour  de  lui  les  voisins  par  les  cris  et  le  vacarme 
qu'il  faisait.  Il  agitait  son  mère  (  instrument  de  guerre  en 
pierre  verte  que  chacun  d'eux  porte  caché  sous  sa  natte),  et 
brandissait  sa  lance  en  sautant  comme  un  chat,  et  la  dirigeant 
avec  fureur  contre  M.  Fairburn.  M.  Williams  lui  dit  qu'il  se 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  183 

comportait  fort  mal,  et  refusa  de  lui  toucher  la  main  :  le  sau- 
vage, cartel  il  paraissait  vraiment  alors,  se  dépouilla  pour 
combattre,  ne  gardant  sur  lui  qu'une  simple  natte,  semblable 
à  relie  <jue  portent  les  jeunes  tilles.  MM.  Williams  et  Fairburn 
le  regardèrent  avec  une  indifférence  marquée;  quand  ils  s'en 
allèrent,  il  s'assit  pour  reprendre  baleine,  et  comme  ces  deux 
messieurs  se  dirigeaient  vers  la  plage,  il  sortit  du  jardin. 

Quand  M.  Williams  revint,  il  vit  quelques  nattes  étendues 
par  terre,  qu'il  jugea  appartenir  à  Toï  :  il  les  jeta  debors, 
ferma  la  porte  et  alla  au  fond  de  la  maison.  Peu  après,  cet 
homme  furieux  accourut  du  rivage,  et  arrachant  une  longue 
perebe,  il  en  frappa  contre  la  porte.  Voyant  qu'elle  résistait 
à  ses  efforts,  il  sauta  de  nouveau  par-dessus  la  palissade,  il 
recommença  ses  gestes  sauvages,  et  quand  M.  Williams  parut, 
il  dirigea  sa  lance  contre  lui.  Sans  y  prendre  garde,  M.  Wil- 
liams s'avança  vers  lui  ;  mais  ,  bien  que  tremblant  de  rage  ,  le 
sauvage  n'envoya  point  sa  lance.  Il  dit  qu'il  s'était  blessé  au 
pied  en  sautant  sur  la  palissade  ,  et  demanda  un  outou,  ou  un 
paiement  pour  sa  blessure.  Comme  on  lui  répondit  qu'il  n'en 
aurait  point,  il  se  dirigea  vers  le  magasin,  et  s'empara  d'un 
vieux  pot  de  fer  en  guise  tfoutou.  Il  voulut  sauter  par-dessus 
la  palissade ,  mais  le  poids  du  vase  l'en  empêcha  ,  et  il  se  diri- 
gea vers  la  porte  :  alors  M.  Williams  s'élança  sur  lui ,  il  lui 
arracha  le  pot  des  mains,  et  s'appuya  le  dos  contre  la  porte 
pour  l'empêcher  de  s'enfuir;  il  appela  aussi  quelqu'un  pour 
emporter  le  pot  que  Toi  tenta  plusieurs  fois  de  reprendre.  En 
même  temps  celui-ci  agitait  son  mère  et  sa  lance  avec  des 
gestes  furieux ,  tandis  que  M.  Williams  tenait  ses  bras  croisés 
en  le  regardant  d'un  air  qui  annonçait  une  résistance  froide 
et  déterminée.  Comme  je  guettais  par  la  fenêtre  avec  un  vif 
sentiment  de  crainte,  cette  scène  me  rappela  celle  d'un  homme 
qui,  attaqué  par  un  taureau  sauvage  et  furieux,  fixa  hardi- 
ment ses  yeux  sur  cette  bête  féroce,  et  la  tint  ainsi  en  échec. 
Notre  forgeron  étant  survenu  et  s'étant  emparé  du  pot,  poussa 
Toi   par  les  épaules;   tout  en  cédant,  celui-ci  continua  ses 


494  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

menaces;  malgré  sa  taille  gigantesque,  son  agilité  était  sur- 
prenante :  il  courait  çà  et  là ,  la  lance  à  la  main ,  comme 
un  enfant  qui  joue  à  la  crosse.  En  pareil  cas,  les  guerriers  de 
la  Nouvelle-Zélande  sautent  sur  le  côté ,  en  se  battant  les 
hanches  et  frappant  du  pied  en  mesure  et  avec  des  gestes 
affreux  :  tantôt  ils  s'arrêtent  tout  court,  tantôt  ils  s'accrou- 
pissent, la  poitrine  gonflée  et  haletant  avec  force,  comme 
pour  exciter  leur  rage  au  dernier  degré  de  violence ,  avant  de 
donner  le  coup  fatal. 

M.  Fairburn  revint  au  moment  où  Toi  s'assit  pour  reprendre 
haleine,  et  ils  parlèrent  long-temps  ensemble  :  Toi  réclama 
son  outou,  et  déclara  qu'il  resterait  là  tout  le  jour,  le  lende- 
main ,  et  cinq  autres  journées  encore;  qu'il  engagerait  un 
grand  combat,  et  que  le  lendemain  ,  «  dix,  dix,  dix,  et  puis 
dix  hommes,  levant  en  l'air  ses  doigts  à  chaque  fois,  arri- 
veraient, mettraient  le  feu  à  la  maison  et  brûleraient  le  ma- 
gasin. »  Quand  MM.  Williams  et  Fairburn  purent  dire  un  mot 
à  leur  tour,  ils  lui  répondirent  :  «  Qu'est-ce  que  cela  signifie, 
monsieur  Toi?  Vous  causez  beaucoup;  vous  plaisantez,  mon- 
sieur Toi.  » 

Durant  la  prière,  il  resta  plus  tranquillement  assis  derrière 
la  maison  ,  auprès  du  feu  des  naturels,  c'est-à-dire  de  ceux 
qui  nous  étaient  attachés.  Sa  femme,  quelques  personnes  des 
deux  sexes  qui  étaient  venues  avec  lui,  Apou,  la  femme  de 
Waraki,  l'un  de  nos  solides  amis,  et  d'autres,  regardaient  par 
la  fenêtre,  et  un  ou  deux  chefs  s'assirent  dans  la  chambre. 
Tekokc,  notre  chef,  était  absent. 

Après  les  prières  ,  Toi'  vint  à  la  fenêtre ,  et,  sans  cérémonie, 
mit  la  jambe  dessus,  en  montrant  son  pied,  et  demandant  le 
outou  pour  le  peu  de  sang  qui  en  coulait.  M.  Williams  lui 
dit  de  s'en  aller,  et  de  revenir  le  lendemain  comme  un  gent- 
leman, de  frapper  à  la  porte  comme  MM.  Tekokc ,  Walou  , 
Houroto  ,  Waraki ,  etc.;  qu'alors  il  lui  dirait:  «  Comment 
vous  portez-vous,  monsieur  Toï-Tapou?  »  et  qu'il  l'inviterait  à 
déjeuner  avec  nous.  Celui-ci  répondit  qu'il  avait  trop  de  mal 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  i95 

aux  pieds  pour  pouvoir  marcher  ;  il  renouvela  son  intention  de 
pester  là  plusieurs  jours  et  de  brûler  la  maison  ;  après  avoir  parlé 
quelque  temps 9  il  entra  de  nouveau  dans  une  colère  épouvan- 
table. Nos  amis,  en  regardant  par  la  fenêtre,  m'adressaient 
souvent  la  parole,  et  s'écriaient  l'un  après  l'autre  :  «  Eh  !  mère 
(c'est  le  titre  que  les  filles  et  les  femmes  du  pays  donnent  par 
amitié  aux  femmes  des  missionnaires)  —  Aire!  mai  (venez) 
apopo  (demain  vous  verrez  un  grand  feu;  la  maison  —  Oh  oui! 
—  Les  enfans  morts  —  tous  morts  —  un  grand  nombre  d'hom- 
mes —  un  grand  combat  —  beaucoup  de  mousquets).  » 

M.  Williams  rentra  dans  la  maison,  me  pria  de  me  coucher, 
ferma  les  fenêtres,  et  recommanda  au  forgeron  de  veiller  avec 
soin.  Les  chefs,  nos  amis,  s'enveloppèrent  dans  leurs  nattes 
fourrées,  et  allèrent  dormir  sur  des  paquets  de  taihepa.  Tandis 
que  nous  nous  mettions  au  lit,  Toi  commença  à  chanter,  ou 
plutôt  à  hurler  d'un  ton  lugubre  certaines  paroles,  et  M.  Fair- 
burn  nous  apprit  qu'il  le  faisait  pour  jeter  un  charme  sur 
nous;  car  ce  malheureux,  victime  de  la  superstition  et  esclave 
de  Satan,  imaginait,  par  ce  moyen,  rendre  notre  mort  infaillible. 

Nous  fûmes  éveillés  de  grand  matin  par  les  cris  de  Toi  et 
d'aulres  naturels ,  qui  ne  cessèrent  d'arriver  jusqu'au  moment 
où  notre  habitation  en  fut  tout-à-fait  environnée.  Avant  de 
déjeuner,  M.  Williams  avait  été  obligé  de  pousser  Toi  de 
force  hors  de  la  cour,  parce  que ,  dans  un  transport  de  rage , 
il  s'était  saisi  d'un  pauvre  petit  chevreau.  Au  déjeuner,  j'avais 
préparé  du  thé  pour  plusieurs  de  nos  amis,  et,  curieux  de 
voir  comment  Toi  le  recevrait,  nous  lui  en  envoyâmes  une 
pinte  toute  pleine  hors  de  la  porte,  où  il  se  tenait  assis  par 
terre  avec  une  gravité  taciturne,  entouré  d'une  foule  de  ses 
partisans  qui  s'étaient  assemblés  pour  le  combat.  Au  travers  de 
la  palissade,  nous  le  vîmes  boire  son  thé,  et  j'eus  l'espoir  que 
cela  pourrait  le  rafraîchir  ;  mais  il  ne  tarda  pas  à  gambader 
de  nouveau  dans  la  cour,  avec  plusieurs  autres  guerriers  à 
figures  hideuses,  armés  de  lances  et  de  haches  d'armes,  et 
quelques-uns  de  mousquets. 


iOfi  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Nos  jeunes  filles  du  pays  étaient  toutes  dehors;  madame 
Fairburn  et  moi  nous  étions  prisonnières  chez  nous,  et  nos 
fenêtres  furent  tout  le  jour  masquées  par  les  tètes  des  naturels 
qui  regardaient  chez  nous.  J'en  fus  bientôt  excédée,  et  leurs 
remarques  cessèrent  de  m'amuscr  :  il  faisait  extrêmement  chaud, 
et  nous  étions  privées  du  grand  air.  Les  pauvres  enfans  com- 
mençaient à  languir  par  défaut  d'air  et  de  liberté. 

Vers  cinq  heures,  M.  Williams,  qui  s'était  rendu  au  milieu 
des  naturels ,  vint  à  la  fenêtre  de  la  chambre  à  coucher ,  et 
nous  dit  que  tout  était  plus  tranquille  et  que  les  naturels  se 
dispersaient.  En  conséquence,  je  fis  passer  deux  des  enfans  par 
la  fenêtre  ;   mais  à  peine   leurs  pieds  touchaient  à  la  terre , 
qu'on  entendit  tout-à-coup  des  coups  violens  qui  semblaient 
appliqués  derrière  le  magasin  ;  on  eût  dit  qu'on  voulait  ouvrir 
une  brèche  au  travers  des  murs  de  bois.  Les  enfans  furent  re- 
placés en  hâte  dans  la  chambre,  et  M.  Williams  courut  sur 
le  terrain.  Le  tumulte  et  les  clameurs  devinrent  très -grands. 
Les  enfans  étaient  fortement  persuadés  que  les  naturels  allaient 
tuer  leur  père.  Comme  j'étais  assise  au  milieu  de  la  chambre 
à  coucher,  avec  un  enfant  au  sein  et  les  trois  autres  collés 
contre  moi ,  je  vis  par  la  petite  fenêtre  de  la  salle ,  une  fois  la 
première  émeute  passée ,  un  homme  pointer  son  fusil  vers  la 
maison,  prêt  à  faire  un  effort  pour  y  entrer,  et  mon  mari  se 
jeter  au-devant  de  lui.  Alors  mes  craintes  furent  portées  au 
plus  haut  degré;  cependant  je  conservai  assez  de  courage  pour 
résister  aux  souffrances  qui  vinrent  déchirer  mon  ame  dans 
ce  moment  terrible.  Les  chers  enfans,  criant  et  sanglottant, 
tombèrent  à  genoux,  et  répétèrent  avec  moi  une  prière  ins- 
pirée par  la  circonstance.  Le  bruit  continua;  ils  secouèrent 
plusieurs  fois  nos  faihles  murailles  de  bois,  mais  la  maison 
résista  et  les  enfans  devinrent  plus  calmes.  Je  voulus  rassurer 
l'aîné,  en  lui  disant  que  plusieurs  des  naturels  étaient  de  nos 
amis,  et  qu'ils  tâcheraient  de  sauver  papa.  «  Oh!  maman, 
s'écria  l'enfant,  que  nos  amis  sont  d'effrayantes  créatures  !  » 
Les  femmes  en  dehors  défendaient  l'accès  de  notre  fenêtre. 


PIECKS  JUSTIFICATIVES.  497 

en  criant  de  temps  en  temps  :  «  Eh  modeler  !  eh  modderl  te  na 
ra  ko  koe  modder!  (mère!  mère!  prenez  courage,  mère!)  » 
Enfin  Apou  vint  nous  montrer  sa  bonne  et  affectueuse  figure, 
en  m'annonçant  que  le  combat  était  fini  pour  la  journée;  que 
tous  les  hommes  étaient  partis,  et  qu'elle  s'était  vaillamment 
battue  pour  nous;  car  les  femmes  combattent  aussi  à  la  Nou- 
velle-Zélande. Je  débarrai  de  bon  cœur  la  porte,  pour  laisser 
entrer  M.  Williams  qui  nous  dit  que  tout  était  fini.  Cette  se- 
conde querelle  avait  été  tout-à-fait  distincte  de  la  première. 
Durant  la  dernière  affaire,  Toi  était  resté  en  repos,  et  pen- 
chait même  en  quelque  sorte  pour  nous.  Pour  complaire  aux 
vœux  réunis  des  chefs  nos  amis ,  le  pot  en  litige  lui  avait  été 
donné,  et  il  était  retourné  chez  lui. 

ÇMissionnary  Registcr,  décembre  1826,  pag.  6i3  et  suivï) 

Le  24  janvier  1825,  le  petit  schooner  le  Herald,  de  cin- 
quante-cinq à  soixante  tonneaux,  construit  par  les  mission- 
naires de  la  Nouvelle-Zélande  à  Pahia,  fut  lancé  heureusement 
aux  acclamations  des  naturels.  Le  20  février  il  partit  pour  son 
premier  voyage,  et  arriva  à  Sydney  le  7  mars;  il  quitta 
Sydney  le  18,  et  fut  de  retour  à  la  baie  des  Iles  le  25  du 
même  mois.  Ce  petit  navire  se  trouva  avoir  d'excellentes  qua- 
lités. Ce  fut  à  cette  époque  que  Rangui-Touke,  fils  de  Tekoke, 
alla  à  Port-Jackson  où  il  resta  quelque  temps...  Le  Herald  se 
perdit  à  l'entrée  du  Shouki-Anga,  le  6  mai  1828. 

(JMissionnary  Register,  décembre  1826,  pag.  617 
et  619,  et  décembre  1828  ,  pag.  63o.) 

Voici  le  récit  des  événemens  qui  amenèrent  la  ruine  de 
la  Mission  de  Wangaroa  au  commencement,  de  l'année 

1827  : 

La  mission  Wesleyenne  sur  la  Nouvelle-Zélande  fut  com- 
mencée au  mois  de  juin  i823.  Elle  était  établie  dans  une  belle 
TOME    III.  32 


498  IMECES  JUSTIFICATIVES. 

et  fertile  vallée,  aujourd'hui  nommée  Wcsley-Dale,  et  située  à 
sept  milles  environ  de  l'embouchure  d'une  rivière  qui  se  dé- 
charge dans  la  baie  deWangaroa  ,  et  à  vingt  milles  à  peu  près 
à  l'ouest  de  Kidi-Kidi ,  l'établissement  le  plus  voisin  de  la 
société  des  missionnaires  de  l'Eglise  dans  la  baie  des  Iles.  On 
avait  élevé  une  maison  solide  et  commode,  avec  une  grange, 
un  atelier  de  charpentier  et  diverses  autres  bâtisses  accessoires. 
On  avait  formé  un  excellent  jardin  d'un  bon  rapport;  son 
étendue,  jointe  à  celle  d'une  pièce  de  terre  cultivée  en  blé, 
comprenait  environ  quatre  acres.  Tout  l'établissement  était 
environné  d'une  belle  palissade,  et  présentait  un  honorable 
échantillon  de  la  civilisation  anglaise  au  milieu  d'un  peuple 
barbare. 

Les  naturels  qui  occupaient  la  vallée  montaient  à  près  de 
deux  cents,  et  prenaient  le  nom  de  tribu  de  Ngate-Oudou  ; 
ils  avaient  à  leur  tête  plusieurs  chefs,  et  le  principal  était 
Tcpouhi.  A  la  distance  de  vingt  milles  demeurait  une  autre 
tribu,  appelée  Ngate-Po,  qui  comptait  six  ou  sept  cents 
hommes.  Les  travaux  des  missionnaires  s'étendaient  aux  natu- 
rels de  ces  deux  tribus. 

Nous  commencions  à  éprouver  des  encouragemens  dans  ces 
travaux  ;  la  partie  la  plus  fatigante  et  la  plus  désagréable  de 
notre  entreprise  avait  été  accomplie,  et  nous  avions  de  grandes 
espérances  de  la  voir  prospérer  et  s'accroître.  Du  reste,  cet 
avenir  florissant,  par  les  décrets  mystérieux  de  la  Providence, 
s'est  tout-à-coup  obscurci ,  et  nos  brillantes  espérances  se  sont 
évanouies,  du  moins  pour  le  moment. 

Durant  quelque  temps,  différens  bruits  avaient  circulé  dans 
la  vallée ,  touchant  certains  projets  que  le  célèbre  chef  Shon- 
gui  avait  en  vue.  Les  uns  prétendaient  qu'il  avait  envoyé 
l'ordre  à  Tcpouhi  de  se  retirer  sur  un  autre  point  du  pays, 
pour  lui  faire  place,  car  il  avait  l'intention  de  prendre  pos- 
session de  notre  vallée  ;  suivant  d'autres,  Shongui  voulait  fixer 
sa  résidence  dans  le  pays  de  Ngate-Po.  Bien  qu'on  ne  pût 
ajouter  une  foi  entière  à  ces  bruits  vagues,  il  était  évident  que 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  i99 

Shongui  méditait  quelque  opération  importante,  et,  d'après 
ce  qu'on  connaissait  de  son  caractère,  les  plus  avisés  conjec- 
turaient que  ses  desseins  ne  pouvaient  être  que  médians. 

Cet  homme  extraordinaire  avait  presque  été  réduit  au  dé- 
sespoir par  divers  malheurs  domestiques  tout  récens.  Son  fils 
aîné,  jeune  homme  qui  promettait  beaucoup  et  sur  lequel  se 
réunissaient  toutes  ses  espérances,  avait  été  tué  dans  une  ba- 
taille. Sa  fille  aînée  était  morte  de  consomption;  tandis  qu'elle 
était  malade,  son  mari  avait  été  surpris  dans  un  commerce 
incestueux  avec  la  femme  favorite  de  Shongui;  cette  femme 
se  pendit,  aidée  dans  cette  action  par  la  sœur  même  de  Shon- 
gui ,  qui ,  pour  ce  crime ,  manqua  aussi  perdre  la  vie  ;  car  son 
frère,  furieux,  tira  deux  fois  sur  elle,  mais  la  manqua  à  chaque 
coup.  Une  autre  de  ses  femmes  fut  tuée  malgré  lui,  pour  sa- 
tisfaction de  la  mort  de  l'adultère ,  et  le  coupable  amant  mit 
fin  à  son  existence  en  se  tirant  un  coup  de  fusil  au  travers  du 
corps.  Ces  affreuses  calamités  brisèrent  le  cœur  de  Shongui , 
et  quelques-uns  des  naturels,  se  conformant  à  la  coutume  gé- 
nérale qui  est  d'opprimé?-  un  homme  quand  il  est  dans  la  dé- 
tresse, en  profitèrent  pour  le  dépouiller  de  ses  propriétés. 

Par  suite  de  ces  événemens,  son  esprit  fut  poussé  au  plus 
haut  point  d'exaspération,  et  il  résolut  d'abandonner  les  lieux 
qui  avaient  été  pour  lui  le  théâtre  de  tant  d'infortunes,  et  qui 
les  rappelaient  sans  cesse  à  sa  mémoire.  Dans  un  pareil  état 
de  fureur  et  d'irritation ,  il  était  fort  à  craindre  que  partout 
où  ce  chef  porterait  ses  pas,  il  n'y  fût  accompagné  par  la 
guerre  et  les  massacres.  Il  avait  suffi  des  soupçons  vagues  qui 
s'étaient  répandus  autour  de  nous  touchant  son  intention  de 
venir  dans  le  voisinage ,  pour  semer  partout  l'alarme  et  la 
consternation. 

Enfin  nous  reçûmes  la  nouvelle  qu'il  s'était  mis  en  route 
pour  le  havre  de  Wangaroa ,  mais  que  les  vents  contraires 
l'avaient  contraint  de  relâcher  à  Rangui-Hou,  où  se  trouvait  un 
établissement  des  missions  de  l'Église  ,  occupé  par  MM.  King 
et  Shepherd.  Tandis  que  l'expédition  se  trouvait  sur  ce  point, 

32* 


.500  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

le  bruit  courut  aussi  que  quelques-uns  de  ceux  qui  en  fai- 
saient partie  avaient  exprimé  le  dessein  de  piller  notre  habi- 
tation :  nous  conçûmes  déjà  quelques  craintes,  et,  sans  ajouter 
foi  à  tout  ce  qu'on  nous  disait,  nous  ne  pûmes  nous  empêcher 
de  sentir  que  notre  situation  devenait  inquiétante. 

Le  jeudi  soir,  4  janvier  1827,  tandis  que  nous  assistions  à 
l'office  divin  avec  les  naturels  attachés  à  notre  service,  nous 
fûmes  troublés  par  la  nouvelle  si  long-temps  redoutée  qui 
annonçait  l'arrivée  de  Shongui  dans  le  havre.  Ce  fut  le  père 
d'un  jeune  garçon  au  service  de  la  Mission  qui  apporta  ces 
nouvelles,  et  qui  venait  avertir  son  fils  de  chercher  avec  lui 
son  salut  dans  la  fuite.  Tout  fut  alors  sens  dessus  dessous,  et 
l'anxiété  fut  très-grande ,  car  les  véritables  intentions  de  Shon- 
gui étaient  encore  enveloppées  d'un  voile  mystérieux.  La  nuit 
suivante  tout  rétablissement  retentit  des  cris  des  naturels.  Te- 
pouhi,  de  concert  avec  son  frère  et  plusieurs  des  principaux 
personnages,  accompagnés  de  leurs  esclaves,  s'enfuirent  à 
Shouki-Anga ,  place  distante  de  quarante  milles  environ. 

Le  dimanche  malin,  la  fille  de  Shongui  et  la  femme  de 
Tareha ,  l'un  de  ses  principaux  alliés,  avec  plusieurs  de  leurs 
partisans,  remontèrent  la  rivière.  Elles  venaient  nous  appren- 
dre que  Shongui  n'avait  point  le  projet  de  visiter  notre  village, 
bien  qu'il  fût  irrité  contre  Tepouhi  pour  avoir  pris  la  fuite; 
elles  demandaient  en  même  temps  que  quelques-uns  de  nos 
guerriers  allassent  assister  Shongui  dans  l'attaque  qu'il  se  pro- 
posait de  tenter  le  jour  même  contre  les  Ngate-Po.  Pour  mieux 
les  déterminer,  on  leur  rappelait  l'obligation  de  tirer  ven- 
geance de  cette  tribu,  pour  avoir  massacré  quelques-uns  de 
leurs  amis  peu  d'années  auparavant.  Les  hommes  de  Ngate- 
Oudou  se  prêtèrent  volontiers  à  cette  requête;  sur-le-champ 
ils  descendirent  la  rivière,  charmés  de  voir  que  l'orage  qui 
semblait  les  menacer  allait  éclater  sur  la  tête  de  leurs  voisins. 
Le  lundi  nous  apprîmes  qu'une  escarmouche  où  deux  ou 
trois  hommes  avaient  été  tués,  avait  eu  lieu  entre  le  parti  de 
Shongui  et  celui  des  Ngate-Po;  que  le  premier  avait  élé  re- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  601 

pousse  (lu  j)à  ou  forteresse  situé  sur  le  sommet  d'une  eollinc 
élevée  et  presque  inaccessible,  où  les  Ngate-Po  avaient  pris 
position,  et  qu'un  engagement  général  et  plus  sérieux  était 
remis  au  lendemain. 

Nos  guerriers  revinrent  dans  ee  jour  du  eliamp  de  bataille, 
pour  chercher  leurs  femmes  et  leurs  enfans.  Pour  raison  de 
celte  démarche,  ils  prétendirent  que  si  quelques-uns  de  leurs 
ennemis  apprenaient  que  leurs  femmes  et  leurs  enfans  étaient 
demeurés  sans  défense,  ils  viendraient  les  faire  périr,  et  qu'ils 
avaient  des  sujets  de  soupçonner  d'un  projet  semblable  la 
tribu  de  Rarawa ,  pour  leur  demander  outou  ou  satisfaction 
de  leurs  hostilités  contre  les  Ngatc-Po.  En  conséquence,  dans 
la  soirée,  tous  les  naturels  s'embarquèrent  dans  leurs  pirogues, 
emportant  avec  eux  tous  leurs  effets,  et  ils  descendirent  la 
rivière  pour  aller  rejoindre  l'armée  dans  le  havre.  Ils  nous 
quittèrent  avec  toutes  les  marques  d'une  amitié  apparente  et 
d'un  intérêt  réel  pour  notre  salut  :  ils  nous  déclarèrent  que 
nous  devions  nous  attendre  à  être  pillés,  mais  qu'ils  espéraient 
que  nos  vies  seraient  respectées. 

Abandonnés  désormais  à  nous-mêmes  et  tout-à-fait  à  la 
merci  des  maraudeurs  de  chaque  parti  qui  voudraient  abuser 
de  notre  position  ,  le  mardi  matin  nous  nous  décidâmes  à  ins- 
truire nos  amis  de  la  baie  des  Iles  de  l'état  de  nos  affaires, 
et  à  réclamer  leur  assistance.  Mais  vers  midi,  comme  nous 
étions  occupés  à  leur  écrire,  dix  ou  douze  hommes  armés 
appartenant  aux  Nga-Pouis,  qui  forment  la  tribu  de  Shongui, 
débarquèrent  d'une  pirogue ,  dans  laquelle  ils  étaient  venus 
du  havre,  et,  après  avoir  franchi  notre  palissade,  ils  s'avan- 
cèrent vers  la  maison.  Nous  marchâmes  au-devant  d'eux,  et 
leur  demandâmes  ce  qu'ils  désiraient.  Us  répondirent  :  «  Nous 
sommes  venus  pour  emporter  vos  effets  et  brûler  vos  maisons; 
car  votre  place  est  abandonnée,  et  vous  êtes  un  peuple  brisé.  » 
Heureusement  pour  nous ,  plusieurs  des  hommes  de  cette 
bande  étaient  connus  de  miss  Davis,  jeune  dame  de  la  mis- 
sion  de   l'Eglise,   qui   se  trouvait  alors  en  visite  chez  nous. 


502  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

Quand  ils  la  virent ,  ils  furent  visiblement  intimidas  ;  car  ils 
craignirent,  s'ils  commettaient  quelque  violence  contre  nous, 
que  quelques-uns  de  leurs  chefs  ne  prissent  notre  parti  et 
ne  les  punissent,  d'autant  plus  que  le  chef  de  leur  troupe 
n'était  qu'un  prisonnier,  et  qu'en  conséquence  il  n'avait  au- 
cun droit  pour  se  hasarder  à  une  entreprise  de  ce  genre.  Du 
reste,  ils  se  montrèrent  fort  importuns,  et  nous  dérobèrent 
plusieurs  cochons.  Voyant  qu'ils  ne  pouvaient  pas  tromper 
notre  vigilance ,  ils  se  dirigèrent  vers  les  plantations  des  na- 
turels, où  ils  trouvèrent  quantité  de  patates  douces  qu'ils  enle- 
vèrent. A  leur  retour,  ils  nous  firent  une  seconde  visite,  et 
furent  encore  plus  importuns  qu'auparavant;  ils  enfoncèrent 
une  de  nos  maisons  et  essayèrent  de  piller  tout  ce  qui  leur 
tomba  sous  les  mains.  Avant  de  nous  quitter,  ils  nous  signi- 
fièrent que  nous  pouvions  nous  attendre  à  un  pillage  général 
pour  le  lendemain.  Un  jeune  naturel,  qui  était  resté  avec 
nous,  leur  entendit  dire  que  leur  troupe  était  trop  faible  pour 
nous  voler;  que  s'ils  le  faisaient,  ils  se  feraient  remarquer,  et 
courraient  le  risque  d'être  tués;  mais  que  s'ils  étaient  en  plus 
grand  nombre,  ils  partageraient  le  blâme  comme  le  butin,  et 
pourraient  alors  nous  dépouiller  de  toutes  nos  propriétés  sans 
retard. 

A  dix  heures  du  soir,  M.  Stack  partit  pour  Kidi-Kidi,  por- 
tant à  nos  frères  de  l'établissement  de  l'Eglise  une  lettr;-,  pour 
les  instruire  de  ces  événemens  et  demander  leur  assistance. 
Vers  onze  heures ,  comme  nous  allions  nous  coucher,  deux 
des  femmes  attachées  à  notre  service,  qui,  la  veille,  avaient  été 
emmenées  par  leurs  païens,  se  présentèrent  à  notre  porte. 
Elles  venaient  d'arriver  du  havre  ;  elles  nous  apprirent  que  les 
Ngatc-Po  avaient  abandonné  le  pâ ,  et  qu'une  division  de 
l'armée  de  Shongui  était  à  la  poursuite  des  fugitifs.  Dans  le  pâ, 
on  avait  trouvé  deux  vieilles  femmes  qui  avaient  été  sur-le- 
champ  massacrées;  le  corps  d'une  jeune  esclave  qui  avait  péri 
dans  le  même  temps  avait  été  rôti  et  mangé. 

Le  mercredi  matin,  io  janvier,  au  point  du  jour,  Lue  Wade, 


P1LCES  JUSTIFICATIVES.  503 

notre  domestique  européen  ,  aperçut  un  petit  nombre  de 
naturels  qui  venaient  de  notre  côté.  Il  nous  en  donna  aussitôt 
avis  ;  durant  le  temps  nécessaire  pour  mettre  nos  habits  et  sor- 
tir de  la  maison  ,  une  vingtaine  de  sauvages  armés  de  mous- 
quets, de  lances  et  de  haches,  entrèrent  sur  le  terrain  de  la 
Mission  ,  et  se  précipitèrent  vers  l'habitation.  Leur  ayant  de- 
mandé quel  était  leur  dessein  ,  ils  dirent  :  «  Nous  venons 
pour  combattre.  —  Mais  pourquoi  cela  ?  —  Votre  chef  s'est 
enfui  et  tous  vos  hommes  ont  quitté  l'endroit,  avant  midi 
vous  allez  être  dépouillés  de  ce  que  vous  possédez  et  on  va  com- 
mencer tout  de  suite.  »  Oro,  le  chef  qui  nous  fit  cette  déclaration 
et  dont  la  résidence  est  à  Waï-Mate ,  commanda  en  même 
temps  au  reste  de  la  bande  d'enfoncer  une  petite  case  qui 
était  occupée  par  Luc  Wade.  Cet  ordre  fut  promptement  exé- 
cuté; en  un  quart-d'heure  ,  ils  eurent,  non-seulement  enfoncé 
ce  petit  bâtiment,  mais  encore  le  magasin  des  patates  et  des 
instrumens,  la  cuisine,  le  grenier  et  l'atelier  du  charpentier, 
et  ils  emportèrent  tout  ce  qu'ils  trouvèrent.  Aussitôt  que  ce 
pillage  eut  commencé  ,  il  y  eut  plusieurs  coups  de  feu  de  tirés  ; 
il  paraît  que  c'était  un  signal  convenu,  car  en  quelques  mi- 
nutes une  foule  de  naturels  vint  se  joindre  à  cette  bande  de 
voleurs. 

Convaincus  de  l'impossibilité  de  réprimer  leurs  violences, 
nous  nous  renfermâmes  dans  la  maison  principale  et  nous 
nous  préparâmes  à  quitter  la  place,  attendu  que  cette  démarche 
allait  devenir  indispensable.  Dans  cette  circonstance,  plusieurs 
jeunes  garçons,  qui  avaient  été  sous  nos  soins,  vinrent  nous 
témoigner  le  regret  qu'ils  éprouvaient  en  voyant  ce  qui  nous 
arrivait,  et  s'offrirent  à  nous  accompagner.  Nous  acceptâmes 
avec  joie  cette  proposition,  considérant  que  leur  secours  nous 
serait  très-utile  pour  le  transport  des  enfans.  Nous  prîmes  à  la 
hâte  quelques  rafraîchissemens  et  nous  tînmes  quelques  effets 
tout  prêts  pour  notre  voyage,  résolus  toutefois  à  ne  quitter 
l'établissement  qu'au  moment  où  nous  serions  réduits  à  la  der- 
nière extrémité. 


504  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Tandis  que  nous  étions  livres  à  cette  triste  perplexité ,  les 
pillards,  ayant  vidé  tous  les  bâtimens  secondaires,  commen- 
cèrent à  jeter  bas  les  fenêtres  et  les  portes  de  la  maison  princi- 
pale ;  ils  pénétrèrent  dans  toutes  les  chambres  et  s'emparèrent 
de  tous  nos  effets.  Les  jeunes  naturels  qui  devaient  nous  ac- 
compagner parurent  fort  alarmés,  et  nous  pressèrent  de  par- 
tir, assurant  que,  pour  peu  que  nous  tardassions  encore,  nous 
ne  pourrions  échapper  qu'avec  notre  peau  seulement,  voulant 
dire  par  là  que  nous  serions  dépouillés  des  habits  même  que 
nous  portions.  Mais ,  quoique  notre  situation  fût  extrêmement 
périlleuse,  nousbalancionsencore;  car  nous  éprouvions  la  plus 
grande  répugnance  à  abandonner  un  établissement  auquel  nous 
avions  consacré  tajit  de  soins  et  de  travaux  et  qui  nous  était 
devenu  cher  sous  tant  de  rapports  intéressans.  Enfin  la  der- 
nière lueur  d'espoir  s'évanouit   :   nous   (urnes   complètement 
convaincus  que  la  crise  fatale  était  arrivée  et  qu'un  devoir  im- 
périeux nous  forçait  de  fuir  pour  sauver  nos  vies.  En  consé- 
quence \ers  six  heures,   lorsque  cette  œuvre  de  pillage  et  de 
dévastation  durait  depuis  une  heure  et  plus  avec  une  fureur 
aveugle  et  continuelle,  nous  nous  mîmes  en  route,  et  le  cœur 
oppressé,   nous  dirigeâmes  nos  pas  vers  Kidi-Kidi,  la  plus 
voisine  des  stations  qui  appartenaient  à  la  mission  de  l'Eglise. 
Notre  troupe  se  composaitdes  deux  missionnaires,  MM.  Tui- 
lier et  Hobbs ,  de  madame  Turner  qui  n'était  accouchée  que 
depuis  cinq  semaines  et  qui  était  encore  très-faible;  trois  petits 
enfans  ,    miss   Davis ,   Luc   Wade  ,    domestique   anglais ,    sa 
femme   qui    avait   été   grièvement    malade    durant    plusieurs 
semaines,  et  qui  pouvait  à  peine  marcher,  cinq  garçons  et 
deux  jeunes  filles  du  pays,  complétaient  la  totalité  qui  montait 
à  seize  personnes.   Nous   avions  à  faire  un  voyage  de  vingt 
milles  au  travers  d'un  pays  montagneux  et  très-raboteux.  Cer- 
taines hauteurs  sont  si  escarpées,    que  sans  les  racines  des 
arbres  qui  forment  comme  des  degrés,  elles  seraient  presque 
inaccessibles. 

Ce  ne  fut  pas  sans  éprouver  de  vives  inquiétudes  sur  la  pos- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  505 

sibilité  d'effectuer  un  si  long  voyage,  que  nous  l'entreprîmes; 
les  plus  forts  soutenaient  les  faibles  et  tous  se  confiaient  dans 
l'aide  de  la  divine  providence.  La  route  conduisait  d'abord  à 
une  vallée  au  milieu  de  laquelle  une  rivière  coule  en  serpen- 
tant; il  fallut  la  traverser  plusieurs  fois,  et  nous  fûmes  obligés 
de  transporter  les  femmes  dans  nos  bras.  Après  avoir  encore 
marché  l'espace  d'un  mille ,  nous  rencontrâmes  trois  des  habi- 
tans  qui  avaient  quitte  la  vallée  où  nous  résidions  le  vendredi 
précédent  :  ils  nous  apprirent  qu'une   troupe  considérable, 
composée  de  mille  guerriers,  arrivait  de  Shouki-Anga  et  se 
trouvait  tout  proche;    qu'ils   étaient   suivis   par    Tepouhi   et 
plusieurs  de  ses  gens,  et  que  leur  but  était  de  soustraire  la 
femme  et  les  enfans  de  Tepouhi  aux  atteintes  de  Shongui  pour  les 
conduire  dans  un  lieu  de  sûreté.  Ils  nous  pressèrent  fortement 
de  nous  déranger  de  la  route  et  de  nous  cacher,  soutenant  que 
si  cette  troupe  nous  rencontrait,  elle  nous  massacrerait  très- 
certainement.  Nous  n'avions  aucun  sujet  de  douter  de  la  nou- 
velle qu'ils  nous  donnaient,  maisnous  avions  de  puissans  motifs 
pour  nous  défier  de  leur  avis,  car  nous  connaissions  ces  gens 
pour  être  de  très-mauvais  sujets.  L'un  d'eux  avait  tenté,  deux 
ans  auparavant ,  d'assassiner  M.  Turner;  et  nous  savions  qu'un 
autre  était  ce  même  homme  qui  avait  eu  la  perfidie  de  con- 
duire deux  hommes  de  l'équipage  du  Boyd  dans  un  endroit 
où  ils  furent  tués  et  mangés.  Nous  étions  fort  embarrassés  de  ce 
que  nous  devions  faire  ;  mais  comme  il  n'y  avait  pas  de  temps 
à  perdre,  nous  tournâmes  sur  le  côté  pour  nous  cacher.  Nous 
n'étions  pas  loin   quand    ces  hommes  nous    ordonnèrent  de 
nous  asseoir;  cela  ranima  nos  soupçons,  attendu  que  de  cet 
endroit  nous  pouvions  être  facilement  aperçus  de  la  route. 
Ces  soupçons  se  trouvant  fortifiés  par  la  conduite  singulière 
de  ces  hommes  sous  d'autres  rapports,  nous  fûmes  portés  à 
croire  que  leurs  intentions  étaient  perfides;    c'est  pourquoi, 
nous  nous  décidâmes  a  regagner  la  route,  et,  à  tout  hasard  ,  à 
poursuivre  notre  voyage.  Avant  d'atteindre  le  sentier,  nous 
fûmes  contens  de  rencontrer  deux  autres  naturels  qui  pou- 


506  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

vaient  nous  inspirer  plus  de  confiance  :  ils  nous  confirmèrent 
la  nouvelle  de  l'arrivée  prochaine  de  l'armée  de  Shouki-Anga, 
et  nous  conseillèrent  de  nous  arrêter  jusqu'à  ce   qu'elle  eût 
passé.   Néanmoins    nous   nous   résolûmes  à  continuer   notre 
route,  et  nous  décidâmes  l'un  d'eux,  qui  était  un  chef  de  nos 
amis  dans  la  haie  des  Iles,  à  nous  accompagner.  Alors,  sans 
hésiter  davantage  ,  nous  nous  remîmes  en  marche ,  hien  que 
nos  esprits  fussent  encore  agités  des  plus  vives    inquiétudes. 
Bientôt,  à  un  détour  de  la  route,  nous  nous  trouvâmes  tout 
près  de  l'armée  qui  nous  était  annoncée.  Sans  être  aussi  nom- 
breuse  qu'on   l'avait   représentée,   elle   offrait    cependant  un 
aspect  formidable  :  elle  se  composait  de  plusieurs  centaines 
d'hommes  qui  marchaient  en  troupe  serrée,  en  ordre  et  dans 
le  plus  profond  silence,  armés  de  mousquets,  de  baïonnettes 
et  de  haches  à  long  manche.  Ce  fut  un  instant  critique  pour 
nous,  car  nous  ignorions  si  ces  naturels  allaient  se  conduire 
en  amis  ou  en  ennemis  :  Ware-Nouï  leur  cria  de  s'arrêter,  ce 
qu'ils  firent  à  l'instant.  Alors  il  instruisit  les  chefs  qui  mar- 
chaient à  la  tête  de  la  troupe,  de  la  position  où  nous  nous 
trouvions  ;  sur  cette  explication  ,  les  chefs  nous  parlèrent  avec 
amitié  et  nous  sommèrent  de   nous  placer  les  uns  près  des 
autres,  au  bord  de  l'eau,  et  de  nous  tenir  assis  ou  à  genoux. 
Nous  obéîmes,  persuadés,  nous  devons  l'avouer,  que  leur  in- 
tention était  de  nous  massacrer  :  cependant,  à  notre  inexpri- 
mable joie  ,  ils  se  formèrent  en  cercle  autour  de  nous  et  ordon- 
nèrent à  leurs  compagnons  de  passer  outre,  nous  protégeant 
ainsi  contre  ceux  qui  eussent  été  disposés  à  nous  maltraiter.  En 
outre,  dans  la  crainte  que  nous  ne  fussions  exposés  à  de  nou- 
veaux dangers  de  la  part  de  quelques  traîneurs  qui  se  trou- 
vaient à  une  certaine  distance  de  l'arrière-garde,  un  de  ces  chefs 
bienveillans  se  joignit  à  nous  et  nous  accompagna  jusqu'à  ce 
que  nous  eussions  dépassé  le  reste  de  l'armée.  A  sept  milles 
environ  de  Wesley-Dalc,  nous  rencontrâmes  MM.  Stack  et 
Clarke,   qui  venaient  à  notre  secours,    avec  douze    naturels. 
M.  Stack  était  arrivé  à  Kidi-Kidi  entre  quatre  et  cinq  heures 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  507 

du  matin  ;  à  lu  lecture  de  notre  lettre  ,  MM.  Kenip  et 
Gktrke  inani lestèrent  le  plus  vif  intérêt  pour  notre  sort,  et  se 
préparèrent  à  nous  secourir  sur-le-champ.  Sans  perdre  un 
instant  ils  expédièrent  un  messager  à  Pallia ,  et  un  autre 
à  la  station  des  missionnaires  de  l'Eglise,  à  quinze  milles 
de  Kidi-Kidi ,  pour  annoncer  aux  frères  de  cette  station  ce  qui 
était  arrivé  et  réclamer  leur  assistance.  En  même  temps,  la 
compagnie  que  nous  avions. eu  le  plaisir  de  rencontrer  s'était 
mise  sans  retard  en  route  pour  Wangaroa.  Le  récit  de  nos 
dangers  et  de  nos  désastres  pénétra  l'ame  de  nos  amis  d'un  pro- 
fond chagrin  ,  et  leur  rencontre  devint  pour  nous  une  source 
de  consolations,  car  elle  nous  procurait  les  secours  dont  nous 
éprouvions  la  plus  pressante  nécessité.  Avant  d'arriver  à  Kidi- 
Kidi,  nous  vîmes  aussi  arriver  les  amis  de  Pahia  ,  qui  se  com- 
posaient du  révérend  H.  Williams,  de  M.  R.  Davis  et  de  M.  W. 
Puekey,  accompagnés  par  M.  Hamlin  et  plus  de  vingt  naturels. 
Nous  fûmes  étonnés  de  la  célérité  avec  laquelle  nos  tendres  et 
excellens  amis  étaient  accourus  à  notre  secours,  attendu  que  dix- 
huit  heures  s'étaient  à  peine  écoulés  depuis  le  départ  de  M.  Stack 
de  Wesley-Dale  ,  et  que  Pahia  est  éloigné  de  près  de  quarante 
milles  de  cet  endroit.  Le  reste  du  chemin,  d'un  mille  envi- 
ron ,  se  fit  heaucoup  plus  aisément;  car  les  naturels  portèrent 
mesdames  T/urner,  Davis  et  Wade,  qui  étaient  tout-à-fait  ex- 
ténuées de  fatigue  :  la  dernière  s'était  évanouie  deux  fois  sur  la 
route.  Sur  les  sept  heures  du  soir,  après  une  journée  passée 
dans  une  fatigue  excessive  et  dans  les  dangers  lcsplusimminens, 
nous  atteignîmes  un  asile  amical,  pénétrés  de  reconnaissance 
envers  Dieu  pour  notre  conservation  miraculeuse,  et  envers 
nos  frères  de  la  mission  de  l'Eglise  pour  leur  tendre  intérêt  et 
leur  généreuse  assistance. 

Tels  sont  les  événemens  qui  se  rattachent  à  la  destruc- 
tion de  notre  mission.  Il  est  peut-être  bon  d'y  ajouter 
quelques  détails  qui  arrivèrent  à  notre  connaissance,  tandis 
que  nous  étions  à  la  haie  des  lies,  touchant  ce  qui  ce  passa 
à  Wangaroa  après  notre  départ,  et  l'état  actuel  des  affaires 


.508  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

en  général  sur  la  partie  septentrionale  de  la  Nouvelle-Zélande. 

Le  jeudi,  11  janvier,  nous  nous  retirâmes  à  Pahia.  Là, 
nous  trouvâmes  nos  frères  fort  inquiets  de  l'esprit  de  trouble 
et  de  conquête  qui  animait  les  naturels  ,  et  surtout  de  certaines 
menaces  alarmantes  qui  avaient  été  proférées  contre  la  tribu 
de  Pahia.  Si  elles  venaient  à  être  mises  à  exécution  ,  ils  devaient 
se  trouver  inévitablement  exposés  aux  mêmes  désastres  que 
nous  venions  d'essuyer  ;  en  conséquence,  ils  commencèrent  à 
emballer  sur-le-champ  ceux  de  leurs  effets  qui  pouvaient  l'être, 
dans  l'intention  de  les  envoyer  à  Sydney,  pour  éviter  qu'ils 
tombassent  entre  les  mains  des  naturels. 

Le  vendredi  nous  reçûmes  un  billet  de  MM.  Clarke  et 
Kcinp  de  Kidi-Ridi,  qui  nous  assurait  qu'ils  avaient  eu  l'avis 
que  Shongui  avait  reçu  une  blessure  dangereuse,  en  poursui- 
vait les  Ngate-Po  dans  leur  fuite;  que  cette  nouvelle  avait 
produit  un  grand  trouble  parmi  les  habitans  de  leur  station  ; 
que  plusieurs  d'entre  eux  étaient  allés  au  secoursdu  chef  blessé, 
et  que  les  autres  se  préparaient  à  les  suivre;  que  deux  des  prin- 
cipaux personnages  leur  avaient  assuré  que,  dans  le  cas  où 
Shongui  mourrait  ou  serait  dangereusement  blessé,  les  habi- 
tans de  Kidi-Kidi  seraient  certainement  pillés;  et  que,  comme 
ils  auraient  assez  à  faire  pour  se  défendre  eux-mêmes,  ils  ne 
pouvaient  promettre  de  protéger  les  missionnaires.  Celte  nou- 
velle était  accompagnée  de  la  prière  de  leur  envoyer  sur-le- 
champ  deux  canots  pour  sauver  les  effets  les  plus  précieux  de 
la  Mission. 

Le  dimanche  on  apporta  une  lettre  des  frères  de  Kidi- 
Kidi,  qui  nous  informait  qu'un  courrier  était  arrivé  dcShouki- 
Anga  pour  leur  annoncer  la  mort  de  Shongui  ;  ils  s'attendaient 
à  chaque  instant  à  voir  paraître  une  troupe  qui,  disait-on, 
venait  pour  les  piller;  et  ils  demandaient  qu'on  leur  envoyât 
sans  délai  un  canot  pour  madame  Clarke,  ce  qui  fut  exécuté. 
Au  point  du  jour,  le  lundi  malin,  le  canot  qui  la  veille  au 
soir  était  parti  pour  aller  prendre  madame  Clarke ,  parut  en 
vue,  avec  un  pavillon  rouge  en  tête  du  mât;  c'était  le  signal 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  509 

dont  on  était  convenu  si,  à  l'arrivée  du  canot  à  Kidi-Kidi,  la 
nouvelle  de  la  mort  de  Shongui  paraissait  être  authenti- 
que. L'aspect  de  ce  signal  produisit  une  forte  sensation  ,  et 
l'on  déploya  la  plus  grande  activité  pour  mettre  en  sûreté,  à 
bord  du  navire  ,  les  objets  de  la  Mission. 

Le  mercredi  17,  nous  allâmes  à  Rangui-Hou.  Là  nous 
rencontrâmes  quelques  naturels  qui  venaient  d'arriver  deWan- 
garoa  où  ils  étaient  allés,  faisant  partie  d'une  expédition  com- 
mandée par  les  chefs  Waï-Kato  et  Ware-Porka.  Leur  but  était 
de  réclamer  des  patates,  et  satisfaction  de  la  perte  que  leur 
avait  fait  éprouver  le  parti  de  Shongui ,  tandis  qu'il  se  trou- 
vait campé  dans  leur  voisinage.  Par  ces  gens,  nous  apprîmes 
qu'au  moment  où  la  troupe  de  Shouki-Anga  que  nous  avions 
rencontrée  le  10  pendant  notre  fuite,  arriva  à  notre  établisse- 
ment ,  ceux  qui  la  composaient  chassèrent  les  premiers  pil- 
lards qui  appartenaient  au  parti  de  Shongui.  Ceux-ci  ne  purent 
emporter  que  la  plus  légère  portion  du  butin,  et  les  autres 
s'emparèrent  du  reste,  et  retournèrent  le  lendemain  matin  à 
Shouki-Anga,  chargés  de  ces  dépouilles.  Les  bâtimens  de  la 
Mission  ,  ainsi  qu'une  centaine  de  boisseaux  de  blé  en  paille 
que  nous  venions  de  ramasser  dans  la  grange,  avaient  été  ré- 
duits en  cendres.  Le  bétail,  composé  de  huit  bêtes,  les  chè- 
vres, la  volaille,  etc.,  avaient  été  tués.  Les  têtes,  les  pieds,  et 
d'autres  parties  des  bestiaux  ,  étaient  étendus  çà  et  là  sur  le  sol , 
confondus  avec  d'autres  objets  que  les  pillards  n'avaient  pas 
jugé  mériter  la  peine  d'être  emportés.  Non  contens  de  ce  qu'ils 
avaient  trouvé  à  leur  disposition,  ces  barbares  avaient  déterré 
le  corps  de  l'enfant  de  M.  Turner,  inhumé  quelques  mois  au- 
paravant, uniquement  pour  s'emparer  de  la  couverture  dans 
laquelle  ils  supposaient  qu'on  l'avait  enseveli;  et  ils  avaient 
laissé  le  corps  de  ce  pauvre  enfant  exposé  en  plein  air,  comme 
un  monument  de  leur  impitoyable  cruauté.  Ces  gens  nous 
apprirent  aussi  que  Shongui  n'était  point  mort,  mais  qu'une 
balle  lui  avait  traversé  le  corps.  Elle  avait  brisé  l'os  du  cou; 
elle  avait  pénétré  dans  le  côté  droit  de   la   poitrine,  suivant 


510  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

une  direction  oblique,  et  était  sortie  près  de  l'épine  dorsale, 
un  peu  au-dessous  de  l'omoplate.  A  son  retour,  après  avoir 
poursuivi  les  Ngate-Po,  sa  principale  femme ,  Toudi ,  était 
morte  à  Wangaroa.  L'héroïsme  et  le  jugement  de  cette  femme 
étaient  admirables,  et  ses  talcns  pour  la  guerre  étaient  si  sur- 
prenans,  que,  nonobstant  sa  cécité  et  d'autres  infirmités  de 
l'âge,  elle  accompagnait  constamment  son  mari  dans  ses  ex- 
péditions guerrières. 

Le  19,  il  arriva  quelques  naturels  du  S.  E.  de  l'île;  ils 
racontaient  que  les  nouvelles  des  malheurs  de  Shongui  y 
avaient  été  reçues  avec  tous  les  témoignages  de  la  joie  et  du 
triomphe.  Ce  n'étaient  que  chants  et  danses  durant  tout  le 
jour  et  toute  la  nuit,  sans  interruption;  au  cas  où  il  mour- 
rait, on  devait  s'attendre  à  voir  paraître  dans  la  baie  des  Iles 
une  armée  considérable  de  ces  districts,  pour  se  venger  des 
atroces  persécutions  que  ce  chef  avait  exercées  sur  ces  peuples. 
Ce  soir,  le  révérend  H.  Williams  reçut  une  lettre  du  capi- 
taine Hurd,  du  vaisseau  le  Rosanna,  au  service  de  la  compa- 
gnie de  la  Nouvelle-Zélande,  alors  mouillé  à  Shouki-Anga, 
par  laquelle  ce  capitaine  exprimait  poliment  le  regret  sincère 
qu'il  avait  ressenti  en  apprenant  nos  désastres,  et  nous  offrait 
généreusement  un  passage  pour  Sydney,  et  tous  les  autres  ser- 
vices qui  dépendaient  de  lui.  Une  pareille  honnêteté,  mani- 
festée par  un  étranger,  dans  une  position  aussi  critique  qu'était 
devenue  la  nôtre  ,  excita  dans  nos  cœurs  les  plus  vifs  sentimens 
de  gratitude  et  de  considération. 

Le  21,  un  chef  de  Waï-Tangui  déclara  que  Shongui  allait 
probablement  expirer.  Les  naturels  s'attendaient  à  voir  arriver 
le  lendemain  une  troupe  armée  pour  les  tailler  en  pièces; 
mais  ils  étaient  déterminés  à  combattre  pour  se  défendre,  et 
ils  voulaient  avoir  la  consolation  de  tuer  quelques-uns  de  leurs 
ennemis,  avant  d'être  eux-mêmes  massacrés.  Ils  ajoutaient  que 
les  habitans  de  Wangaroa  avaient  obtenu  une  grande  satisfac- 
tion pour  leurs  morts,  en  faisant  périr  un  ennemi  aussi  redou- 
table que  Shongui. 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  511 

Le  lundi  22  ,  les  naturels  s'assemblèrent  en  troupes  autour 
des  hàtimcns  de  la  mission  de  Pallia  :  les  frères  commençaient 
à  suspecter  leurs  intentions,  mais  ils  se  dispersèrent  tout-à- 
coup  le  jour  suivant.  Waï-Kato  et  Warc-Porka,  deux  chefs 
de  nos  amis  à  Rangui-Hou  ,  dirent  que  si  Shongui  mourait, 
ils  seraient  sans  aucun  doute  attaqués  par  leurs  ennemis;  mais 
que  les  Européens  et  eux  devaient  succomber  ensemble. 

Les  missionnaires  de  l'Église  jugèrent  leur  situation  à 
la  Nouvelle-Zélande  si  précaire,  qu'ils  embarquèrent  en- 
viron vingt  tonneaux  de  leurs  effets  à  bord  du  Sisters,  pour 
être  transportés  à  Sydney.  Le  reste  de  ceux  qui  étaient  encore 
de  quelque  valeur  et  dont  on  n'avait  pas  un  besoin  immédiat 
fut  enfoui  sous  terre,  ou  transporté  sur  un  navire  mouillé 
dans  la  baie.  Ils  adoptèrent  ces  mesures  de  précaution,  pour 
mettre  en  sûreté  ce  qui  deviendrait  nécessaire  à  leur  voyage; 
car  il  n'était  pas  invraisemblable  qu'ils  fussent  obligés  de  s'en- 
fuir à  Port-Jackson;  et  ils  craignaient,  en  cas  d'une  invasion 
soudaine  de  la  part  des  naturels,  d'être  dépouillés  de  tout, 
comme  nous  l'avions  été. 

Le  mercredi  24  5  on  reçut  une  lettre  de  M.  Clarke,  de  Kidi- 
Kidi ,  annonçant  que  les  courriers  qu'on  avait  envoyés  à  Shon- 
gui avaient  rapporté  la  nouvelle  que  ce  chef  allait  probable- 
ment se  rétablir,  et  qu'il  avait  presque  entièrement  détruit  la 
tribu  des  Kaï-Tangata ,  qui  résidait  sur  la  côte  occidentale  du 
havre  deWangaroa.  Dix  personnes  seulement  de  cette  mal- 
heureuse tribu  passaient  pour  avoir  échappé  au  massacre.  Le 
%  ieux  Matapo  qui  en  était  le  chef,  et  qui  avait  été  le  principal 
acteur  dans  le  pillage  du  brick  Mercury,  se  trouvait  parmi  les 
tués.  L'avis  que  Shongui  donnait  aux  missionnaires  de  Kidi- 
Kidi  était  de  rester  dans  leur  station  tant  qu'il  vivrait,  mais 
de  s'enfuir  dans  leur  patrie  aussitôt  qu'il  viendrait  à  mourir. 
Dans  ce  district,  toutes  les  querelles  étaient  terminées,  et  les 
naturels  se  retiraient  chacun  chez  soi.  Peu  de  jours  après,  la 
tête  de  Matapo  fut  exposée  sur  une  perche  dans  la  baie  des 
Iles  ,  comme  un  trophée  des  succès  de  Shongui. 


512  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Quand  nous  quittâmes  la  Nouvelle-Zélande,  le  28  janvier, 
une  armée  considérable,  commandée  par  le  chef  Tareha,  était 
mouillée  sur  la  baie  de  Korora-Reka,  dans  la  partie  orientale 
de  la  baie  des  Iles.  Elle  formait  une  escadre  si  formidable, 
que  lorsqu'elle  se  dirigea  sur  le  Sisters,  le  capitaine  Duke  jugea 
à  propos  de  tirer  deux  coups  de  canon  de  six  par-dessus  les 
pirogues,  pour  les  empêcher  d'approcher.  On  ne  connaissait  pas 
leurs  intentions  réelles;  mais  leur  chef  Tareha  est  un  de  ceux 
qui  avaient  menacé  la  tribu  de  Pahia  :  aussi  les  habitans  de  ce 
canton  se  trouvaient  dans  une  grande  inquiétude. 

Nous  nous  dispenserons  d'exprimer  notre  opinion,  quant  au 
résultat  de  cet  état  de  troubles  et  d'anxiété,  bien  que  nous  ne 
puissions  nous  empêcher  de  craindre  que  les  conséquences 
immédiates  n'en  soient  désastreuses.  Cependant  nous  ferons 
observer  attentivement  que  notre  mission  à  la  Nouvelle-Zé- 
lande, pour  être  suspendue,  n'est  point  du  tout  abandonnée. 
Tout  en  reconnaissant  les  obstacles  qui  s'opposent  pour  le  mo- 
ment à  ses  progrès,  nous  sommes  convaincus  qu'elle  pourra 
être  reprise  avec  de  justes  espérances  d'une  utilité  durable  et 
étendue. 

(  Missionnary  Register,  juillet  1827,  pag.  338  et  sitiv.  ) 

Quelque  temps  après  ces  événemens,  M.  .1.  Kemp 
écrivait  : 

L'opinion  générale  des  naturels  est  que  Shongui  mourra  ; 
et  plusieurs  d'entre  eux  pensent  que  c'est  par  suite  des  en- 
chantemens  que  quelques  naturels  de  l'ouest  ont  fait  pour 
l'empêcher  d'aller  les  tuer.  S'il  meurt,  le  peuple  qui  passe 
pour  avoir  opéré  ces  charmes,  sera  châtié,  s'il  ne  peut  résister 
à  ses  ennemis;  et,  sans  aucun  doute,  il  arrivera  de  grands 
changemens.  Les  naturels  soutiennent  que  s'il  meurt  nous 
serons  pillés,  en  satisfaction  de  sa  mort.  Dernièrement,  je  suis 
allé  voir  Shongui ,  et  j'ai  eu  un  entretien  avec  lui  à  ce  sujet  : 
il  dit  que  les  naturels  qui  habitent  à  quelque  distance  répan- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  513 

daicnt  ce  bruit,  mais  il  ne  pensait  pas  qu'ils  tentassent  de 
nous  faire  aucun  mal.  Il  nous  invita  à  n'avoir  pas  de  craintes. 
*  Vous  ne  serez  point  tourmentés,  dit-il,  à  moins  que  les 
étrangers  n'attaquent  la  tribu  de  Kidi-Kidi ,  et  ne  tuent  tous 
les  habitans.  »  Puis  il  ajouta  :  «  Si  je  meurs,  mes  enfans  vivront 
avec  vous,  et  les  naturels  ne  vous  inquiéteront  point.  »  Il  avait 
avec  lui  deux  prêtres  pour  le  soigner  et  accomplir  toutes  les 
cérémonies  d'usage;  ses  alimens  doivent  tous  passer  par  les 
mains  d'un  prêtre  ,  et  Shongui  est  convaincu  que,  s'il  revient, 
il  le  devra  aux  prières  des  prêtres  :  il  est  tout-à-fait  pénétré 
de  toutes  leurs  superstitions.  Je  voulus  représenter  à  ces  prêtres 
la'vanité  et  le  ridicule  de  leurs  opérations  ;  mais  mes  discours 
ne  produisirent  pas  le  moindre  effet  sur  leur  esprit. 

M.  R.  Davis  s'exprime  ainsi  touchant  la  difficulté  qu'il 
y  a  d'amener  les  naturels  à  se  livrer  aux  soins  et  aux  tra- 
vaux de  l'agriculture  : 

Il  m'a  été  jusqu'alors  impossible  d'amener  les  chefs  du  pays 
à  cultiver  le  blé,  à  l'exception  du  seul  Taï-Wanga  qui  de- 
meure avec  moi.  M.  Kemp  procura  de  la  semence  à  quelques- 
uns  des  chefs  qui  m'avaient  promis  de  semer  du  blé ,  à  mon 
départ  de  Kidi-Kidi  ;  ils  le  semèrent  en  effet,  mais  ils  ne  l'ont 
jamais  récolté.  En  réponse  aux  efforts  que  je  faisais  pour  les 
engager  à  ce  genre  de  culture,  ils  opposent  le  raisonnement 
suivant  :  «  INous  ne  saurions  cultiver  le  blé,  et  nous  ne  nous 
en  soucions  point;  il  faut  pour  cela  trop  de  travail,  et  il  faut 
trop  d'opérations  pour  en  faire  du  pain  bon  à  manger.  Au 
contraire,  si  nous  défrichons  une  pièce  de  terre  pour  la  plan- 
ter en  patates  douces,  nous  avons  une  bonne  récolte  de  nour- 
riture que  nous  aimons,  et  nous  pouvons  la  manger  aussitôt 
qu'elle  sort  de  terre. 

—  Je  n'ai  pu  réussir,  comme  je  m'y  attendais,  à  cultiver  la 
terre  à  Kawa-Kawa.  Je  n'ai  pu  amener  les  naturels  à  travailler, 
et  une  grande  partie  de  ce  qui  a  été  fait,  l'a  été  par  mes  propres 
tome  ni.  33 


.514  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

moyens.  J'ai  maintenant  en  crue  cinq  ou  six  acres  de  blé  sur 
un  très-bon  terrain  qui  était  couvert  de  bois  il  n'y  a  que  deux 
ans;  mais  la  saison  a  été  humide  ,  et  la  terre  étant  maigre  ,  la 
récolte  promet  peu.  Maintenant  il  y  a  peu  d'apparence  que 
je  puisse  tenter  aucune  culture  un  peu  considérable ,  non- 
seulement  parce  que  je  ne  puis  trouver  de  bras  pour  travail- 
ler, mais  encore  à  cause  de  la  répugnance  qu'éprouvent  les 
naturels  à  céder  huis  terres.  Quand  j'acquis  pour  la  première 
fois  de  la  terre  à  Kawa-Kawa ,  ils  m'en  promirent  une  grande 
étendue  qui  était  contiguë.  Environ  trois  mois  après,  je  m'a- 
dressai aux  habitans  pour  en  acheter  encore  une  acre,  afin 
d'équarrir  le  territoire  de  la  Société;  mais  ils  s'y  refusèrent  de 
la  manière  la  plus  péremptoire.  Alors  je  leur  rappelai  la  pro- 
messe qu'ils  m'avaient  faite  jadis  de  me  céder  une  plus  grande 
étendue  de  terre;  mais  voici  la  réponse  qu'ils  me  firent  : 
«  Quand  celte  terre  ne  produira  plus  que  des  patates  grosses 
comme  le  bout  de  notre  petit  doigt ,  vous  pourrez  la  prendre.  » 
Ils  me  signifièrent  aussi  que  je  ferais  bien  de  demeurer  à  Mars- 
den's-Yale,  et  de  ne  point  m'établir  chez  eux,  attendu  que  le 
bétail  que  j'y  mènerais  avec  moi  ferait  tort  à  leurs  plantations 
de  patates  douces. 

—  Pour  le  moment  les  besoins  du  Nouveau-Zélandais  se 
réduisent  à  peu  de  chose.  Il  lui  suffit  de  nous  apporter  quel- 
ques patates  pour  se  procurer  des  outils;  puis  il  choisit  un 
morceau  de  bonne  terre  dans  un  bois,  abat  les  arbres,  les 
réduit  en  cendres,  et  plante  son  champ  en  patates;  il  en  porte 
le  produit  à  des  na\ires,  et  les  vend  pour  des  mousquets  et  de 
la  poudre.  En  voilà  assez  pour  en  faire  un  grand  personnage. 
Comme  les  pommes  de  terre  forment  ce  qu'ils  appellent  la 
récolte  d'hiver,  à  son  retour  du  navire  avec  ses  mousquets  et 
sa  poudre  ,  il  commence  à  préparer  sa  terre  pour  une  seconde 
récolle ,  qui  est  généralement  de  patates  douces.  Dès  qu'elles 
sont  plantées,  il  dirige  toute  son  attention  vers  la  guerre,  pour 
avoir  une  occasion  d'essayer  son  mousquet  et  de  se  faire  une 
réputation  parmi  ses  compatriotes. 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  5i£ 

Les  naturels  des  environs  ne  nous  ont  apporté  ni  patates 
ni  porc  à  vendre  durant  ces  six  derniers  mois,  bien  qu'ils  en 
eussent  en  abondance  ;  sans  le  secours  du  Herald,  nous  n'au- 
rions pas  eu  une  patate  à  manger,  et  il  eut  fallu  fermer  nos 
écoles  qui  donnaient  tant  d'espérances.  Les  naturels  ne  nous 
apportent  plus  de  bois  à  vendre  comme  de  coutume;  de  sorte 
que  nous  sommes  obligés  d'aller  dans  les  bois  couper  nous- 
mêmes  celui  dont  nous  avons  besoin.  La  raison  de  cette  con- 
duite de  leur  part  est  palpable.   Les  baleiniers  fréquentent 
régulièrement  la  baie  pour  acheter  des  cochons  et  des  patates 
aux  insulaires.  Il  y  vient  souvent  des  marchands  pour  acheter 
le  bois  et  les  divers  articles  qui  leur  conviennent,  et  tous  ces 
marchés  se  font  habituellement  moyennant  des  fusils  et  de  la 
poudre.  Quand  un  chef  a  deux  ou  trois  outils  d'une  espèce,  il 
est  satisfait,  et  il  ne  se  soucie  pas  d'en  avoir  davantage  pen- 
dant un  certain  temps,  à  moins  qu'il  ne  veuille  faire  des  pré- 
sens à  ses  amis.  Mais  il  en  est  tout  autrement  des  fusils,  un 
chef  n'est  pas  content  que  chacun  de  ses  guerriers  ne  possède 
une  telle  arme  :  il  y  a  plus,  je  ne  sais  pas  trop  combien  il 
faudrait  de  ces  armes  pour  satisfaire  entièrement  les  désirs  d'un 
Nouveau-Zélandais.  Maintenant  ils  en  possèdent  plusieurs  mil- 
liers, tant  à  la  baie  des  Iles  que  dans  la  rivière  Tamise.  Les 
peuples  de  la  rivière  Tamise  ont  dernièrement  remporté  une 
victoire  complète  sur  une  troupe  de  naturels  de  la  baie  des 
Iles,  et  ils  sont  aujourd'hui  enflés  de  leurs  succès.  Shongui  est 
dangereusement  malade,  et  s'il  meurt,  nous  ne  savons  pas 
quel  effet  cet  événement  produira  parmi  les  naturels;  car  il 
est  probable  que  plusieurs  chefs  aspireront  à  lui  succéder  dans 
son  autorité.  Les  malheureux  habitans  de  Kawa-Kawa  et  de 
plusieurs  autres  endroits  sont  dans  un  état  d'inquiétude  et 
de  crainte  sur  ce  qui  pourra  leur  arriver  si  Shongui  vient  à 
mourir.  J'ai  entendu  dire  qu'ils  étaient  convenus  de  n'acheter 
rien  autre  chose  que  des  fusils  et  de  la  poudre  pour  se  pré- 
parer à  tout  événement;  car  ils  s'attendent  à  combattre  les  uns 
eontre  les  autres  à  la  mort  de  ce  chef. 

33" 


516  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

M.  H.  Williams  écrivait  à  la  même  époque  : 

La  destruction  de  l'établissement  de  Wesley  à  Wangaroa  a 
été  imprévue,  et  rien  ne  l'avait  provoquée.  Plusieurs  tribus  s'y 
étaient  rassemblées  par  suite  de  la  guerre  que  Shongui  allait 
porter  dans  le  voisinage.  La  perte  éprouvée  dans  cette  occasion 
a  été  considérable,  elle  monte  à  plus  de  2,000  liv.  sterl. ,  sans 
compter  que  les  missionnaires  ont  été  dépouillés  d'une  grande 
étendue  de  terre.  Il  n'est  pas  douteux  qu'en  vertu  des  senti- 
mens  et  des  idées  actuelles  des  naturels,  aussitôt  que  Sbongui , 
qui  est  regardé  comme  leur  cbef ,  sera  mort ,  nos  frères  de 
Kidi-Kidi  seront  aussi  pillés.  Cela  est  conforme  à  la  loi  du 
pays  ,  et  en  outre  satisfait  les  penebans  des  Nouvcaux- 
Zélandais.  On  nous  a  déclaré  à  nous-mêmes ,  en  termes  aussi 
positifs  qu'on  le  puisse  faire,  que  lorsque  notre  cbef  Tekoke 
mourra,  nous  devons  nous  attendre  au  même  sort,  c'est-à- 
dire  que  nos  propriétés  deviendront  celles  des  naturels,  et 
qu'en  outre  ils  seront  maîtres  de  détruire  nos  maisons  si  cela 
leur  plaît  :  ce  qui  donne  lieu  à  de  sérieuses  réflexions.  Pour  le 
moment,  nous  ne  pouvons  rien  décider  autre  ebose  que  de 
nous  maintenir  dans  nos  propriétés  jusqu'à  ce  que  nous  en 
soyons  ebassés  par  une  force  supérieure. 

M.  G.  Clarke  justifie  Shongui  d'avoir  provoqué  la 
ruine  de  la  Mission  de  Wangaroa,  et  même  d'y  avoir  par- 
ticipé : 

Sbongui  nie  avoir  jamais  eu  aucune  intention  hostile  contre 
les  missionnaires  wesleyens.  Il  paraît  certain  que  tant  qu'il 
fut  mouillé  sur  le  havre  de  Wangaroa ,  nos  frères  de  Wesley 
demeurèrent  en  paix;  ce  ne  fut  qu'au  temps  où  il  se  mit  à  la 
poursuite  de  ses  ennemis  que  les  ravages  furent  commis.  Il 
déclare  n'en  avoir  eu  connaissance  qu'au  moment  où  il  fut 
rapporté  blessé  dans  le  havre,  et  où  il  vit  les  pirogues  char- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  517 

gées  des  propriétés  de  rétablissement;  aussitôt  il  donna  l'ordre 
de  piller  eeux  qui  avaient  fait  ce  coup  ,  et  la  majeure  partie 
de  ees  pillards  furent  obligés  de  s'enfuir  pour  sauver  leurs  vies.  Il 
prétend  en  outre  que  les  principaux  auteurs  de  cette  affaire 
furent  des  traîneurs  qui  l'avaient  suivi  sans  y  être  invités,  pour 
le  mettre  en  possession  de  Wangaroa  dont  il  se  prétendait  le 
maître. 

A  la  tête  des  pillards  se  trouvait  la  première  femme  de  Te- 
pouhi ,  le  elief  principal  du  village  où  demeuraient  les  Wes- 
leyens, et  elle  n'avait  agi  qu'en  vertu  des  ordres  de  son  mari, 
qui  avait  quitté  l'endroit  peu  de  jours  auparavant.  Divers  na- 
turels nous  firent  le  même  rapport,  ce  qui  nous  porte  à  croire 
que  la  déclaration  de  Sbongui  était  sincère.  D'après  le  carac- 
tère bien  connu  de  Tepouhi,  qui  fut  un  des  principaux  ac- 
teurs dans  la  destruction  du  Boyd ,  nous  regardons  comme 
très-probable  qu'il  ait  été  le  principal  agent  dans  l'affaire  des 
Wesleyens.  Voyant  que  tous  les  avantages  qu'il  retirait  de 
leur  résidence  dans  son  voisinage  allaient  cesser,  il  se  déter- 
mina à  un  pillage  général  pour  se  rendre  maître  de  tous  leurs 
biens  ,  et  empêcher  ces  avantages  de  passer  en  d'autres  mains. 
Nous  ne  prétendons  nullement  justifier  Sbongui  de  ses  vio- 
lences contre  les  naturels  de  Wangaroa  ;  mais  nous  sommes 
bien  aises  de  montrer  qu'il  est  aussi  favorablement  disposé  que 
jamais  à  l'égard  des  Européens,  encore  que  ses  dernières  ac- 
tions aient  été  indirectement  et  sans  intention  de  sa  part  en 
partie  la  cause  de  la  ruine  de  la  Mission  à  Wangaroa.  Car,  si 
son  expédition  n'eût  pas  eu  lieu,  Tepouhi  ne  se  serait  point 
déterminé  à  ravager  l'établissement  des  Wesleyens. 

(Missionnary  Register,  décembre  1827,  pag.  623  et  suiv.} 


518  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

M.  Georges  Clarke  de  Kidi-Kidi  parle  ainsi  de  la  mort 
et  du  caractère  de  ce  chef  : 


Mort  de  Shongui. 

Shongui  est  mort  le  5  mars  1828,  après  une  maladie 
de  près  de  quinze  mois,  occasionée  par  la  blessure  d'un 
coup  de  feu  qu'il  reçut  à  la  prise  de  Wangaroa ,  en  janvier 
1827.  Sa  réputation  comme  guerrier  est  devenue  célèbre 
dans  les  deux  ou  trois  grandes  îles  connues  sous  le  nom  de 
Nouvelle-Zélande,  et  est  parvenue  jusqu'aux  rives  de  la  Grande- 
Bretagne.  Ses  attentions  constantes  pour  les  Européens  lui 
avaient  mérité  leur  considération.  Rien  ne  put  jamais  le  déter- 
miner à  en  faire  périr  un  seul,  bien  que  le  traitement  qu'il 
reçut  quelquefois  à  bord  des  n;i\  ires  eût  suffi  à  un  Anglais  qui 
eût  joui  de  son  influence  pour  l'engager  à  donner  le  signal  de 
la  vengeance.  Sa  conduite  en  général  à  noire  égard  fut  tou- 
jours affectueuse,  et  ses  derniers  momens  furent  employés  à 
inviter  ceux  qui  lui  survivaient  à  nous  bien  traiter,  et  à  ne 
nous  obliger  sous  aucun  prétexte  de  quitter  l'île.  Quant  à  son 
ame,  sous  le  rapport  de  l'éternité,  elle  était  livrée  tout  entière 
aux  plus  épaisses  ténèbres,  bien  qu'il  sentît  que  sa  fin  arrivait. 
Shongui  avait  souvent  entendu  les  paroles  de  l'Evangile;  mais 
comme  elles  contrariaient  ses  projets,  il  rejeta  jusqu'au  der- 
nier moment  les  offres  de  miséricorde  qui  lui  furent  faites,  et 
négligea  la  seule  affaire  nécessaire.  Sa  famille  ,  qui  consiste 
en  cinq  enfans,  deux  fils  et  trois  filles,  est  privée  d'un  des 
pères  les  plus  tendres  qui  aient  probablement  existé.  Tous  les 
babitans  de  cette  partie  de  l'île  reconnaissent  que,  sous  ses 
ordres,  ils  ont  joui  d'un  bonbeur  constant  et  d'une  supériorité 
marquée  sur  leurs  ennemis  du  Sud,  durant  les  vingt  dernières 
années.  Il  semblait  n'avoir  pas  encore  atteint  l'âge  de  soixante 
ans,  et,  avant  de  recevoir  sa  fatale  blessure,  c'était  un  homme 
très-actif  et  qui  paraissait  devoir  arriver  à  un  âge  avancé. 


PIECES  JUSTIFICATIVES. 


10 


C'est  l'usage  à   la  Nouvelle-Zélande  de  sacrifier  au  moins 
quelques-uns  des  esclaves  d'un  chef  au  moment  où  il  meurt; 


520  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

mais  ceux  de  Shongui  furent  épargnés  par  suite  du  désir 
particulier  qu'il  exprima  à  cet  égard.  Son  décès,  durant  quel- 
ques jours,  fut  tenu  aussi  caché  que  possible  par  ses  amis, 
afin  qu'ils  pussent  mieux  se  préparer  à  se  défendre  contre  ceux 
qui  viendraient  les  piller.  Ses  restes  furent  déposés  en  secret 
par  quatre  chefs  dans  le  tombeau  de  sa  famille,  de  peur  que 
ses  os  ne  fussent  enlevés  par  ses  ennemis;  car  le  plus  grand 
malheur  qui  puisse  arriver  à  une  tribu  est  que  les  restes  de 
son  chef  soient  enlevés. 

Depuis  long-temps  les  missionnaires  attendaient  avec  une 
certaine  inquiétude  le  moment  où  Shongui  mourrait,  parti- 
culièrement ceux  qui  habitaient  à  Kidi-Kidi ,  attendu  que  cet 
établissement  se  trouvait  dans  son  territoire ,  et  que  les  cou- 
tumes du  pays  exposent  la  propriété  d'un  chef  à  un  pillage 
général  au  moment  de  sa  mort.  On  savait  bien  aussi  que  bon 
nombre  de  naturels  étaient  tout  disposés  à  profiter  de  cette 
occasion  pour  s'emparer  des  biens  de  la  Société,  mais,  grâces 
à  Dieu ,  il  n'en  fut  rien. 

(M.  G.  Clarke,  8  mars.) 

Nous  n'avons  plus  rien  appris  touchant  Shongui,  et  nous 
ne  voyons  pas  de  quel  côté  nous  aurions  quelque  chose  à 
craindre.  Il  y  a  plusieurs  rapports  sous  lesquels  cet  homme 
mérite  notre  reconnaissance.  S'il  était  mort  quand  il  fut  blessé 
à  Wangaroa,  personne  ici  ne  doute  que  les  naturels  ne  se  fus- 
sent portés  aux  dernières  extrémités  contre  les  missionnaires. 
Heureusement  cela  n'eut  pas  lieu.  Shongui  vécut  encore  assez 
long-temps  à  Wangaroa  pour  que  ses  liens  avec  les  habitans 
de  Kidi-Kidi  se  fussent  en  quelque  sorte  de  beaucoup  relâchés. 
Actuellement  que  sa  mort  est  arrivée,  le  seul  parti  dont  nous 
aurions  à  craindre  la  méchanceté  est  en  expédition  sur  la  côte 
occidentale. 

(Rev.  IV.  Williams,  11  mars.) 

(JMissionnary  Régis  ter,  août  1828,  pag.  4n  et  suiv.) 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  521 

Très-peu  tic  temps  après  la  mort  de  Shongui ,  il  arriva  un 
événement  qui  menaça  de  plonger  le  pays  dans  une  confusion 
générale.  Un  chef  de  la  baie  des  Iles  ayant  été  tué  dans  une 
querelle  à  Shouki-Anga ,  une  troupe  partit  de  la  baie  des  Iles 
pour  prendre  connaissance  de  cette  affaire.  Au  moment  même 
où  ils  semblaient  prêts  à  s'arranger  à  l'amiable,  il  s'éleva  un 
malentendu  qui  amena  une  bataille  générale ,  et  causa  la  mort 
d'un  chef  et  de  plusieurs  autres  personnes.  Les  naturels  se 
soulevèrent  de  toutes  parts,  et  les  missionnaires  eurent  à  crain- 
dre une  guerre  sanglante  et  destructive  ;  mais  il  plut  à  Dieu 
de  disposer  à  la  paix  les  cœurs  des  chefs  qui  étaient  le  plus 
intéressés  à  cette  querelle.  Les  principaux  d'entre  eux  vinrent 
prier  les  missionnaires  d'employer  leurs  soins  pour  terminer  les 
différends  entre  les  partis  ennemis.  Ceux-ci  se  prêtèrent  avec 
plaisir  à  cette  demande,  et,  grâces  à  leur  médiation,  la  paix  fut 
conclue.  Voici  comment  M.  H.  Williams  raconte  cette  affaire. 

i5  mars  1828.  Les  lettres  arrivées  de  Shouki-Anga  ont 
apporté  des  nouvelles  de  la  nature  la  plus  affligeante.  Une 
grande  bataille  a  eu  lieu  entre  les  naturels  de  ce  district  et 
ceux  de  la  baie  des  Iles  :  Ware-Oumou  a  été  tué  avec  plusieurs 
naturels,  et  les  Ngapouis,  qui  forment  la  tribu  de  Shongui, 
ont  été  mis  dans  une  déroute  complète.  M.  Hobbs ,  mission- 
naire de  Wesley,  qui  se  trouvait  chez  nous,  a  été  sur-le-champ 
expédié  à  Kidi-Kidi  pour  se  rendre  ensuite  à  Shouki-Anga. 
A  peine  il  venait  de  s'asseoir  dans  le  canot,  qu'un  naturel 
accourut  en  toute  hâte,  publiant  à  haute  voix  et  tout  en  cou- 
rant que  Ware-Oumou  était  tué  et  ses  partisans  mis  en  fuite. 
Jusque-là  nos  naturels  n'en  savaient  encore  rien.  Désormais 
tout  fut  en  désordre,  chez  nous  comme  parmi  leshabitans, 
dans  la  crainte  où  l'on  était  des  suites  funestes  qui  devaient 
résulter  de  ces  événemens. 

On  a  fait  diverses  représentations  aux  naturels  sur  les  maux  de 
tous  genres  qu'entraînent  ces  combats.  Ils  en  conviennent 
facilement,  mais  ils  répondent  que  leur  devoir  les  oblige  à 
agir  ainsi. 


522  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Dimanche  16  mars.  Au  point  du  jour ,  nous  sortîmes  de  chez 
nous  pour  savoir  s'il  était  venu  d'autres  nouvelles.  Les  jeunes 
gens  s'étaient  tous  rassemblés  pour  conférer  ensemble  :  l'un 
d'eux  avait  eu  son  frère  tué  et  mangé;  c'était  un  liommc  de 
considération.  Différens  bruits  circulaient  :  on  raconta  qu'une 
foule  de  guerriers  étaient  revenus  la  veille  à  Waï-Mate  sans 
avoir  conservé  un  seul  vêtement. 

17  mars.  Il  a  paru  quatre  pirogues  appartenant  au  peuple 
de  Waï-Kadi.  Tetorou ,  l'un  des  principaux  chefs  de  cette 
tribu,  a  perdu  cinq  de  ses  fils  dans  la  dernière  bataille.  C'est 
une  affaire  terrible,  et  je  ne  sais  pas  quelle  en  sera  l'issue. 
L'établissement  de  Wesley,  qui  a  été  dernièrement  fondé  ,  sera 
probablement  une  seconde  fois  détruit.  Je  suis  déterminé  à 
m'embarquer  aussitôt  que  j'observerai  quelque  mouvement 
parmi  nos  naturels  ;  ils  parlent  de  se  rassembler  de  toutes  parts  ; 
et  s'il  ne  sont  arrêtés  par  la  main  du  Seigneur,  il  s'ensuivra  de 
grands  malheurs.  Vers  midi,  Tekoke  et  une  troupe  d'hommes 
sont  arrivés  de  Kawa-Kawa  ,  et  quelque  temps  après  Rewa  est 
arrivé  de  Korora-Reka.  INous  avons  eu  avec  eux  un  entretien 
dont  nous  avons  été  contens;  ils  nous  ont  proposé  d'aller  avec 
eux  à  Shouki-Anga  pour  arranger  la  querelle  qui  vient  de  s'é- 
lever. Ils  sont  persuadés  qu'il  leur  arrivera  de  grands  désastres 
s'ils  font  la  guerre;  pourtant  leurs  lois  les  obligent  à  venger 
la  mort  de  Ware-Oumou.  Par  eux-mêmes  ils  ne  peuvent  pro- 
poser la  paix;  mais  si  nous  les  accompagnons,  ils  espèrent 
qu'elle  pourra  se  conclure. 

18  mars.  Ce  matin  Rangui-Touke  est  allé  de  bonne  heure, 
pour  tenir  conseil  avec  Tareha,  Rewa,  Toï-Tapou,  Tema- 
rangai  et  d'autres,  à  Korora-Reka.  On  a  reçu  des  lettres  de 
Shouki-Anga;  tout  y  est  encore  tranquille  :  Warc-Rahi  s'y 
trouve  et  fait  des  efforts  pour  obtenir  le  corps  de  Ware-Oumou 
et  décider  Patou-One  à  se  joindre  aux  Ngapouis  contre  la 
tribu  qui  est  la  cause  de  tous  ces  malheurs.  Ware-Rahi,  le 
chef  en  question ,  se  nomme  quelquefois  Ware-Nouï  ;  ces 
deux  noms  signifient  également  grande  maison. 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  523 

ig  ,nars.  Au  puintdu  jour,  on  a  observé  vingt-trois  pirogues 
qui  se  dirigeaient  vers  Korora-Reka.  On  a  reconnu  que  c'était 
le  vieux  Kaïra  de  Mataudi  qui  venait  pour  tout  ravager  à  Waï- 
Tangui ,  afin  de  se  venger  de  la  mauvaise  conduite  que  les 
hommes  de  cette  tribu  avaient  tenue  dans  sa  résidence  où  ils 
avaient  tué  un  esclave.  Vers  sept  heures,  M.  Davis  et  moi 
nous  allâmes  à  Rangui-Hou  rendre  visite  à  M.  Shepherd,  qui 
avait  témoigné  le  désir  de  nous  accompagner  à  Shouki-Anga. 
En  débarquant,  nous  apprîmes  que  le  parti  de  Kaïra  avait 
fort  mal  agi  envers  M.  Shepherd  ;  et  comme  on  s'attendait  à 
voir  venir  cette  troupe  par  la  même  route  ,  M.  Shepherd  n'eut 
pas  la  liberté  de  s'absenter.  Nous  apprîmes  aussi  que  Kaïra 
avait  l'intention  de  visiter  Pahia  ,  en  se  rendant  à  Kawa-Kawa  : 
cette  nouvelle  nous  causa  une  vive  inquiétude,  attendu  que  si 
nous  ne  pouvions  pas  nous  trouver  à  l'assemblée  générale,  il 
fallait  renoncer  à  toute  espérance  de  paix.  En  conséquence, 
nous  nous  décidâmes  à  nous  diriger  vers  Kidi-Kidi,  pour  nous 
procurer  des  renseignemens  sur  l'état  des  affaires  à  Pahia.  A 
notre  arrivée,  nous  fûmes  reçus  par  Rewa,  qui  venait  d'y  ar- 
river, en  faisant  route  pour  Shouki-Anga;  il  fut  alors  arrêté 
que  nous  nous  y  rendrions  ensemble.  Dans  la  matinée  il  avait 
rencontré  Kaïra  et  lui  avait  recommandé  de  revenir  chez  lui 
et  de  se  joindre  à  l'armée. 

20  mars.  L'indisposition  de  madame  Clarke  et  l'appréhension 
de  quelques-uns  des  détachemens  qui  se  rendaient  à  Shouki- 
Anga  en  passant  chez  eux  ,  furent  cause  qu'aucun  des  frères  de 
Kidi-Kidi  ne  put  nous  accompagner.  Entre  neuf  et  dix  heures 
du  matin ,  nous  partîmes  pour  Shouki-Anga  avec  nos  jeunes 
naturels  et  accompagnés  de  Rewa,  de  sa  femme  et  de  ses  fils. 
A  onze  heures  nous  arrivâmes  à  la  résidence  de  ce  chef  «à  Waï- 
mate  :  c'est  un  beau  site  ,  entouré  de  plantations  d'une  étendue 
considérable.  Nous  y  prîmes  quelques  rafraîchissemens ,  dans 
l'espoir  de  continuer  sur-le-champ  notre  route;  mais  nous  y 
fûmes  retenus  plusieurs  heures  par  Rewa ,  occupé  à  réparer  le 
ressort  d'un  fusil.  Sa  famille  formait  un  groupe   fort  inte- 


524  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

ressant.  Vers  trois  heures  après-midi ,  notre  troupe  se  remit  en 
marche,  guidée  par  une  des  filles  de  Rewa,  âgée  de  quatorze 
ans  environ,  qui  portait  un  fusil  de  chasse  à  deux  coups. 
Rewa  n'avait  pas  encore  dîné  ;  au  coucher  du  soleil  nous  arri- 
vâmes à  l'habitation  d'un  des  amis  de  ce  chef,  et  c'est  là  qu'il 
nous  rejoignit.  Sur-le-champ  six  grandes  corbeilles  de  kou- 
maras  furent  préparées  pour  notre  souper. 

21  mars.  Nous  ne  pûmes  guère  dormir,  car  Rewa  et  une 
foule  de  femmes  ne  firent  que  causer  et  rire  toute  la  nuit.  A  la 
première  pointe  du  jour  nous  fûmes  debout,  et  en  route  avant 
que  le  soleil  se  levât.  Nous  rencontrâmes  quelques  personnes 
qui  nous  instruisirent  des  mouvemens  de  l'armée,  ce  qui  nous 
fit  hâter  le  pas.  Nous  rattrapâmes  deux  détachemens  bien 
armés  de  fusils;  ils  furent  très-curieux  de  connaître  le  motif 
de  notre  voyage,  et  Rewa  le  leur  expliqua.  Vers  midi,  nous 
aperçûmes  la  fumée  du  camp,  et  à  deux  heures  nous  y  arri- 
vâmes :  nos  amis  nous  firent  un  accueil  amical ,  et  nous  plan- 
tâmes nos  tentes  près  de  Toï-Tapou.  Nous  eûmes  un  long  en- 
tretien touchant  les  dispositions  générales  de  nos  naturels; 
quelques-uns  de  ceux  qui  à  Pahia  s'étaient  moqués  de  l'idée  de 
faire  la  paix,  désiraient  désormais  que  nous  fissions  tous  nos 
efforts  pour  y  amener  l'ennemi.  Après  avoir  pris  quelques 
rafraîchissemens ,  les  divers  détachemens  se  rendirent  à  la 
revue  :  leur  ensemble  formait  une  force  considérable,  et  presque 
chaque  homme  avait  un  fusil.  Il  y  eut  plusieurs  shakas  ou 
danses  exécutées,  et  le  terrain  tremblait  alors  sous  leurs  pieds. 
Plusieurs  discours  furent  ensuite  prononcés,  et  il  était  clair  que 
le  vœu  général  était  pour  la  paix.  Le  reste  de  la  journée  se 
passa  paisiblement. 

22  mars.  Pour  empêcher  l'ennemi  de  surprendre  le  camp  , 
on  tira  plusieurs  coups  de  fusil  durant  la  nuit.  Au  point  du 
jour,  tout  fut  en  mouvement,  les  guerriers  s'armèrent  et  se 
préparèrent  à  marcher  :  quelques  minutes  après,  ils  s'élan- 
cèrent tous  à  la  fois  vers  le  sentier  qui  conduisait  au  pâ.  Quant 
a  nous,   nous  restâmes  au  centre  avec  plusieurs  des  chefs,  et 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  525 

nous  marchâmes  à  grands  pas  au  travers  d'un  bois  très-consi- 
dérable et  en  partie  au  travers  d'un  marais.  Il  y  eut  beaucoup 
de  pluie  et  de  tonnerre  :  la  pluie  rendit  notre  marche  fort  pé- 
nible et  le  tonnerre  frappa  les  naturels  d'épouvante;  ils  le 
regardèrent  comme  le  présage  infaillible  d'une  bataille.  Nous 
lunes  halte  au  pied  d'une  colline  jusqu'à  ce  que  tous  les  guer- 
riers fussent  rassemblés.  Alors  deux  ou  trois  chefs  firent  une 
harangue;  ensuite  nous  nous  remîmes  en  marche  et  nous  arri- 
vâmes enfin  dans  une  belle  vallée  vis-à-vis  d'un  pâ.  Nos  gens 
se  mirent  à  courir  en  tous  sens,  les  uns  pour  détruire  les  mai- 
sons, quelques-uns  pour  chercher  des  vivres,  d'autres  pour 
voir  le  lieu  où  Ware-Oumou  avait  péri.  En  trois  heures  de 
temps ,  plusieurs  rangs  de  cabanes  furent  dressés  pour  l'usage 
des  différentes  tribus;  elles  étaient  disposées  dans  un  ordre 
admirable,  et  chaque  tribu  avait  sa  place  séparée. 

Dans  l'après-midi,  Rewa  etToï-Tapou  se  consultèrent  avec 
nous  :  ils  remarquèrent  qu'il  ne  serait  pas  convenable  qu'aucun 
d'eux  allât  au  pâ  dans  la  journée,  mais  qu'il  vaudrait  mieux 
que  nous  y  allassions  nous-mêmes  pour  nous  assurer  des  véri- 
tables dispositions  de  l'ennemi.  En  conséquence  nous  nous 
dirigeâmes  vers  le  pâ,  accompagnés  de  deux  naturels  parens 
de  Rewa  qui  en  étaient  venus.  Nous  fûmes  reçus  avec  beaucoup 
d'aménité  et  conduits  devant  Patou-One  et  plusieurs  autres 
chefs  ;  ils  témoignèrent  le  désir  de  voir  faire  la  paix  et  le  regret 
des  combats  qui  avaient  eu  lieu,  et  parurent  enchantés  de  nous 
voir.  Ware-Rahi  demanda  s'il  ne  faudrait  pas  que  Paï ,  le  chef 
du  pâ ,  allât  avec  nous  dans  le  camp.  Comme  nous  n'avions 
pas  d'instructions  à  cet  égard,  nous  sentîmes  que  ce  serait 
prendre  sur  nous  une  trop  grande  responsabilité  ;  c'est  pour- 
quoi nous  lui  conseillâmes  de  rester  pour  le  moment.  Ware- 
Rahi  revint  avec  nous  dans  le  camp  ;  le  pauvre  vieillard  sem- 
blait abatlu  et  fatigué ,  nous  le  conduisîmes  à  son  hère  Rewa. 
Comme  nous  nous  rendions  à  notre  tente  ,  les  naturels  nous 
entourèrent  pour  nous  demander  les  nouvelles,  et  ils  furent 
contens  d'apprendre  que  tous  désiraient  la  paix. 


52G  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Avant  le  soleil  couchant,  je  rendis  une  visite  aux  princi- 
paux chefs  ,  et  j'eus  avec  eux  quelques  conversations  fort  agréa- 
bles :  il  était  vraiment  intéressant  de  contempler  l'ordre  qui 
régnait  parmi  ces  hommes  sauvages  et  indépendans.  Il  parais- 
sait que  le  vœu  général  était  que  la  paix  pût  se  conclure  le 
lendemain  même  ;  nous  étions  fâchés  d'une  pareille  infraction 
au  jour  du  sabbat ,  mais  nous  n'y  trouvions  pas  de  remède , 
attendu  que  le  moindre  retard  pourrait  donner  lieu  à  de  funestes 
conséquences  et  rendre  inutiles  tous  nos  efforts.  Cependant, 
tandis  que  je  conversais  avec  Ware-Porka,  je  lui  insinuai  que 
le  lendemain  était  ra  tapou  (jour  sacré)  :  il  dit  que  c'était  un 
jour  favorable  pour  faire  la  paix.  Je  lui  demandai  s'il  ne  trou- 
verait pas  convenable  de  rester  tranquille  ce  jour-là  ,  et  de  ne 
faire  la  paix  que  le  lundi.  Ce  chef  et  quelques  autres  assis  à 
côté  de  lui  y  consentirent  sur-le-champ  ,  et  m'engagèrent  à  en 
faire  part  aux  autres  chefs  de  l'armée.  Je  le  fis;  personne  ne 
s'opposa  à  ma  proposition,  et  tous  se  conduisirent  de  la  ma- 
nière la  plus  satisfaisante. 

A  mon  retour  à  la  tente,  j'appris  que  MM.  Kemp  et  Clarke 
approchaient;  il  était  déjà  tout-à-fait  nuit,  et  ils  arrivèrent 
une  demi-heure  après.  Comme  nous  finissions  la  soirée,  Toï- 
Tapou  se  leva  ,  et  adressa  la  parole  à  l'armée  sur  la  nécessité 
de  rester  en  repos  le  lendemain,  attendu  que  c'était  le  ra  tapou. 
Son  discours  fut  animé,  et  Oudou-Roa  lui  répliqua;  ensuite 
tout  fut  tranquille,  et  durant  la  nuit  on  ne  tira  pas  un  seul 
coup  de  fusil. 

Dimanche  2.3  mars.  Le  silence  régna  dans  le  camp.  Après  le 
déjeuner,  mon  drap  fut  hissé  en  guise  de  pavillon  :  M.  Clarke 
et  moi  nous  montâmes  au  pâ ,  pour  annoncer  qu'il  n'y  avait 
point  d'assemblée  aujourd'hui,  attendu  que  c'était  le  ra  tapou. 
Nous  fumes  bien  reçus  par  les  habitans  ,  encore  qu'ils  fussent 
contrariés  de  voir  différer  l'instant  où  la  paix  devait  se  con- 
clure. Nous  parlâmes  à  plusieurs  groupes  de  l'importance  des 
choses  éternelles,  et  ils  nous  prêtèrent  une  oreille  attentive. 
Vers  onze  heures ,  nous  prîmes  congé  d'eux ,  en  promettant  de 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  527 

les  revoir  le  lendemain.  Tout  était  tranquille  dans  le  camp. 
Aussitôt  que  la  nuit  fut  arrivée,  les  naturels  commencèrent  à 
danser,  et  après  les  shakas  ils  firent,  pendant  quelque  temps, 
des  décharges  générales  de  mousqueterie  :  quelques-uns  tirè- 
rent à  balle.  Toï-Tapou  donna  ordre  à  haute  voix  de  ne  tirer 
qu'à  poudre  ,  de  peur  de  malheur  :  néanmoins  plusieurs  con- 
tinuèrent de  tirer  à  balle. 

24  mars.  Le  jour  solennel  arriva  enfin  ,  celui  qui  devait  dé- 
cider la  querelle  entre  les  deux  grandes  tribus  des  Ngapouis 
et  des  Ma-Oure-Oure.  11  tomba  beaucoup  d'eau  dans  la  nuit 
et  dans  la  matinée.  On  apprit  que  Tareha  allait  bientôt  arriver. 
Tandis  que  nous  déjeunions,  Toï-Tapou  et  Rewa  vinrent  sous 
notre  tente  pour  se  consulter  avec  nous  touchant  la  conduite 
à  suivre.  Toï-Tapou  ne  paraissait  pas  goûter  l'idée  d'aller  au 
pâ ,  bien  qu'il  eût  été  désigné  pour  cela  par  les  chefs  de  l'ar- 
mée ;  cependant  il  prit  son  parti ,  et  se  dévoua  à  cette  démar- 
che, quelle  qu'en  dût  être  l'issue  pour  lui.  Le  déjeuner  terminé, 
Toï-Tapou    nous    pria  de  nous  hâter   pour   l'accompagner 
au   pâ.   11  demanda  que    le    pavillon  blanc  fût  placé   entre 
les  deux  armées  ;  on  le  planta  au  bord  d'un  large  fossé  qui 
leur  servait  de  ligne  de  démarcation.  La  situation  était  très- 
favorable  pour  cet  objet,  le  terrain  parfaitement  uni  à  trois 
quarts  de  mille  environ  du  camp  et  autant  du  pâ.  Après  avoir 
planté  le  pavillon ,  nous  nous  avançâmes  vers  le  village.  Nous 
y  fûmes  reçus  comme  de  coutume.  Après  un  court  entretien  , 
tous  les  naturels  marchèrent  vers  l'entrée  du  pâ ,  et  nous,  avec 
le  fils  aîné  de  Patou-One,  nous  nous  avançâmes  vers  le  pavillon 
où  se  trouvait  notre  station.  Plusieurs  personnes  de  distinction 
du  pâ  vinrent  bientôt  nous  y  joindre.  Alors  Rewa  sortit  du 
camp,  et,  traversant  le  fossé,  il  vint  appliquer  son  nez  sur  le 
nez  de  ceux  du  pâ,  et  s'arrêta  avec  nous  près  du  pavillon.  Un 
grand  tumulte  se  fit  entendre  dans  le  camp  ;  en  peu  de  temps  on 
observa  les  div  erses  tribus  qui  marchaien  t  en  bon  ordre  vers  nous, 
et  serpentaient  autour  de  quelques  broussailles  qui  se  trouvaient 
sur  leur  route.  Pour  cette  partie  du  monde  c'était  un  specta- 


.528  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

clc  vraiment  imposant;  quand  ils  se  trouvèrent  à  cent  cin- 
quante verges  environ  de  nous  ,  ils  firent  une  charge  générale 
accompagnée  de  cris  affreux.  Cette  troupe  se  composait  d'en- 
viron sept  cents  hommes,  presque  tous  armés  de  mousquets. 
Après  s'être  arrêté  quelque  temps ,  Rewa  marcha  vers  la  troupe 
ennemie  qui  était  restée  au  fond  du  pâ  ;  il  salua  les  chefs ,  et 
les  conduisit  à  quarante  verges  des  hommes  de  son  parti.  Plu- 
sieurs shakas  et  décharges  de  mousqueterie  eurent  lieu  des 
deux  côtés.  Comme  il  y  avait  à  craindre  que  plusieurs  ne  tiras- 
sent à  balle,  les  chefs  prirent  toutes  les  précautions  possibles 
pour  prévenir  les  accidens,  et  ordonnèrent  aux  deux  troupes 
de  faire  feu  à  droite  et  à  gauche.  Quand  le  feu  eut  cessé,  Rewa 
commença  une  harangue  dans  un  style  mâle  ,  pour  exprimer 
le  désir  de  voir  la  paix  se  conclure  ;  puis  Patou-One  en  fit  au- 
tant, et  plusieurs  autres  ensuite.  Les  discours  finis,  plusieurs 
guerriers  de  chaque  parti  se  retirèrent  chacun  de  son  côté  ,  et 
une  salve  continuelle  de  mousqueterie  eut  lieu  dans  le  camp 
comme  dans  le  pâ  :  ceci  pouvait  passer  pour  des  marques  de 
joie  ;  cependant  on  remarqua  qu'il  y  eut  plusieurs  coups  tirés 
à  balle  :  alors  les  chefs  ordonnèrent  tout-à-coup  au  peuple  de 
se  disperser.  MM.  Davis  et  Kemp  retournèrent  au  camp  pour 
commander  à  nos  gens  de  porter  notre  bagage  au  pâ ,  car  nous 
voulions  nous  rendre  à  l'établissement  wesleyen  de  Man- 
gounga,  sur  une  autre  branche  de  la  rivière  :  M.  Clarke  et  moi 
nous  nous  retirâmes  dans  le  pâ  avec  les  Ma-Oure-Oure,  pour 
guetter  le  canot  de  M.  Hobbs.  Sur  notre  route,  plusieurs  balles 
passèrent  par-dessus  nos  têtes,  et  quelques-unes  très-près  :  ce 
fut  un  grand  bonheur  qu'il  n'y  eut  personne  de  blessé;  car  de 
cette  condition,  pour  ainsi  dire  ,  dépendait  l'issue  de  la  jour- 
née. Quand  nous  fûmes  entrés  dans  le  pâ,  le  feu  cessa;  et  les 
habitans ,  comme  s'ils  étaient  délivrés  de  prison ,  prirent  leurs 
pirogues  et  regagnèrent  leurs  différentes  habitations. 

(  Missionnary  Begister,  septemb.  1828  ,  pag.  4^7  et  suiv.  ) 


PIÈGES  JUSTIFICATIVES.  >29 

Cruautés  et  superstitions  des  naturels. 

Quand  l'armée  de  Shongui  prit  le  pâ  où  s'étaient  réfugiés 
un  grand  nombre  deshabitans  de  Wangaroa,  hommes,  femmes 
etenfans  furent  tous  massacrés,  sans  distinction  d'âge  ni  de  sexe. 
Il  y  eut  des  chefs  qui  voulurent  épargner  quelques  victimes; 
mais  Shongui  donna  des  ordres  pour  que  personne  n'échappât 
à  ce  massacre ,  excepté  les  esclaves  qui  passèrent  au  service 
de  la  tribu  de  Shongui.  Pendant  le  temps  que  les  jeunes 
gens  que  nous  avions  envoyés  pour  avoir  des  nouvelles  de 
Shongui  passèrent  sur  ces  lieux  ,  plusieurs  naturels  de  Wan- 
garoa furent  arrachés  de  leurs  retraites  et  mis  à  mort  :  ils  eurent 
l'affreux  spectacle  de  voir  les  corps  de  ceux  qui  avaient  péri 
taillés  en  pièces  et  mangés  par  leurs  compatriotes  devenus 
semblables  à  des  chiens  qui  rongent  une  carcasse  :  ils  virent 
ces  malheureux  cannibales  se  préparer  à  dévorer  de  jeunes 
enfans,  dont  les  tètes  avaient  été  brisées  sous  les  yeux  même 
de  leurs  pàrens.  Les  scènes  d'horreur  qui  eurent  lieu  sont  im- 
possibles h.  décrire,  et,  malgré  les  assertions  de  nos  jeunes 
naturels,  nous  avions  peine  à  croire  à  de  pareilles  horreurs. 
Nous  apprîmes  que  les  naturels  de  Wangaroa  avaient  été  dé- 
truits, comme  satisfaction  pour  la  mort  de  la  femme  ds  Shon- 
gui ,  et  pour  consoler  son  esprit  de  cette  perte. 

—  Parmi  les  naturels,  il  y  a  encore  beaucoup  d'agitation  , 
et  il  nous  est  difficile  de  nourrir  l'espoir  qu'ils  puissent  rester 
long -temps  en  paix.  Des  deux  côtés  il  y  a  tant  d'outrages  à 
oublier,  tant  de  morts  d'amis  et  de  païens  à  venger,  dont 
quelques-uns  datent  de  plus  d'un  siècle,  que  sans  les  pro- 
messes de  la  parole  de  Dieu  pour  l'époque  glorieuse  où  les 
hommes  ne  connaîtront  que  la  justice  et  renonceront  à  la 
guerre,  il  nous  faudrait  désespérer  de  voir  ces  peuples  chan- 
ger de  sentimens.  Quand  nous  demandons  aux  chefs  dans  quel 
temps  cesseront  leurs  guerres,  ils  répondent  :  «  Jamais!  »  En 
effet,  c'est  la  coutume  qu'une  tribu  qui  perd  un  homme  ne 
tome   m.  34 


530 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 


puisse  s'apaiser  sans  une  satisfaction  ,  et  dans  ce  cas  la  mort 
seule  d'un  homme  peut  expier  la  mort  d'un  autre. 

Le  révérend  W.   Williams  communique  les  faits  sui- 
vans  : 


Dans  un  village  près  de  Rangui-Hou  ,  nous  apprîmes  qu'une 
esclave  avait  été  tuée  d'un  coup  de  fusil  par  son  maître.  Nous 
rencontrâmes  ce  chef  qui  justifia  sa  conduite,  en  alléguant 
que  cette  femme  était  depuis  long-temps  malade  ,  et  qu'elle  ne 
pouvait  plus  gagner  sa  nourriture  ;  c'est  pour  cela  qu'il  l'avait 
tuée  par"  derrière  tandis  qu'elle  était  assise  par  terre.  Il  n'y 
avait  pas  long -temps  que  nous  étions  de  retour,  quand  nous 
apprîmes  un  second  exemple  de  la  cruauté  révoltante  si  sou- 
vent pratiquée  chez  ce  peuple.  Un  jeune  garçon  fut  assommé 
d'un  coup  de  mère  ou  hache  en  pierre ,  pour  avoir  volé  des 
patates  douces.  Souvent  les  esclaves  ne  sont  pas  plus  consi- 
dérés que  des  bêtes  fauves;  et  leur  condition  est  si  dégradée, 
qu'une  fois  qu'un  homme  a  été  fait  prisonnier,  il  refuse  de 
s'échapper,  quand  bien  même  il  en  aurait  les  moyens,  parce 
qu'il  est  regardé  avec  mépris  par  ses  propres  amis. 

—  Une  troupe  de  guerriers  de  notre  voisinage,  qui  quittèrent 
la  baie  il  y  a  deux  mois,  sont  revenus,  amenant  avec  eux  plu- 
sieurs esclaves.  Leurs  cruautés  à  l'égard  des  malheureuses  créa- 
tures contre  lesquelles  ils  se  dirigèrent  furent  aussi  horribles 
que  jamais.  Autant  que  nous  avons  pu  en  apprendre,  ils  n'a- 
vaient de  projet  fixe  contre  aucun  peuple  particulier;  mais 
étant  tombé  sur  une  troupe  isolée  appartenant  à  un  détache- 
ment qu'un  de  nos  puissans  chefs  de  la  baie  des  Iles  condui- 
sait dans  son  propre  district  sous  sa  protection  ,  ils  en  tuèrent 
plusieurs,  et  firent  autant  de  prisonniers  qu'il  leur  fut  possi- 
ble. Aussitôt  qu'ils  furent  de  retour,  la  première  nouvelle  que 
nous  en  eûmes,  fut  qu'ils  avaient  tué  sur-le-champ  une  es- 
clave de  la  manière  la  plus  féroce  qu'on  puisse  imaginer;  ils 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  531 

avaient  coupé  des  morceaux  de  ses  cuisses  et  de  ses  bras ,  sans 

l'avoir  mise  à  mort  auparavant,  et  s'étaient  ensuite  régalés  de  i 

son  corps.  Cette  femme  était  innocente,  et  elle  fut  massacrée, 
à  ce  qu'on  nous  dit,  pour  satisfaction  d'un  commerce  adul- 
tère de  la  part  de  son  maître. 

—  Ware-Porka,  chef  à  Wangaroa,  ayant  perdu  son  frère 
unique,  Tourna ,  j'allai  voir  le  cadavre  quand  il  fut  tout-à-fait 
en  état,  suivant  les  règles  strictes  de  leur  superstition.  Le  défunt 
était  placé  dans  la  posture  d'une  personne  assise;  sa  personne 
entière,  à  l'exception  du  haut  de  la  figure,  était  cachée  sous 
différons  vètemens.  Par-dessus  tout  était  un  habit  de  sergent 
presque  neuf  :  derrière  étaient  placés  les  deux  fusils  qui  lui 
avaient  appartenu.  Quelques-uns  de  ses  parens  travaillaient 
avec  activité  à  bâtir  une  maison  destinée  à  recevoir  ses  restes, 
tandis  que  les  autres  étaient  assis  à  l'entour,  et  poussaient,  les 
plus  tristes  lamentations.  Ce  sont  des  espèces  de  chants  géné- 
ralement exécutés  dans  ces  sortes  d'occasions.  Ware-Porka 
n'avait  touché  à  aucune  nourriture  depuis  la  mort  de  son  frère, 
et  il  avait  l'intention  de  n'en  prendre  aucune  jusqu'à  ce  que  la 
cérémonie  fût  terminée.  On  suppose  que  l'esprit  du  mort  vol- 
tige à  l'entour  de  son  corps  et  à  une  certaine  distance,  durant 
trois  jours;  ensuite  le  cadavre  est  déposé  en  grande  cérémonie 
dans  l'endroit  où  il  doit  rester  jusqu'à  l'expiration  du  deuil. 
C'est  une  pratique  commune  de  tuer  un  ou  plusieurs  esclaves 
dans  ces  occasions,  pourservir  de  compagnons  au  défunt  sur  sa 
route  au  Reinga  ou  lieu  des  esprits  partis;  l'on  proposa 
d'en  tuer  un  dans  cette  circonstance ,  mais  Ware-Porka  et  le 
père  du  chef  s'y  opposèrent.  Deux  jours  avant  que  Tourna  expi- 
rât, on  supposa  que  son  esprit  s'était  enfui  (sans  doute  il  avait 
perdu  connaissance);  alors  ses  amis  poussèrent  un  cri,  pen- 
sant que  c'était  le  moyen  de  le  rappeler.  Tourna  raconta  qu'il 
était  allé  au  cap  Nord  ,  tandis  qu'il  semblait  mort  ;  mais  qu'une 
petite  fille,  morte  quelque  temps  auparavant,  l'avait  rencon- 
tré sur  la  rampe  par  où  l'on  descend  dans  le  Reinga ,  et  lui 
avait  dit   de  revenir  dans  quelques  jours.    La  cérémonie  fut 

34¥ 


532  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

continuée  le  joui-  suivant  sur  l'éminence  tabouée  du  village, 
.l'éprouvai  un  vif  sentiment  de  pitié  pour  ces  pauvres  créa- 
tures dont  la  désolation  paraissait  profonde,  mais  qui  gémis- 
saient comme  des  gens  sans  espérance.  Tourna  était  un  véri- 
table sauvage  :  quelques  années  auparavant,  à  la  mort  d'un 
parent,  d'un  coup  de  massue  il  tua  une  esclave,  tandis 
qu'elle  lavait  du  linge  à  la  porte  de  M.  Hanson  ,  malgré  les 
efforts  de  MM.  Kendall  el  King  pour  la  sauver.  La  preuve 
qu'il  y  a  eu  du  changement  depuis  ce  temps,  c'est  qu'il  n'y  a 
eu  personne  de  sacrifié  pour  lui. 

—  Shongui,  se  trouvant  à  bord  d'un  navire,  fut  saisi  d'une 
violente  douleur  au  genou  ,  et  son  peuple  s'imagina  qu'il  avait 
été  ensorcelé  par  un  chef  de  la  rivière  Tamise  :  sa  perte  fut 
en  conséquence  jurée.  Quelques-uns  de  ces  malheureux ,  alté- 
rées de  sang ,  proprosèrent  de  tuer  tous  les  esclaves  de  Shongui 
qui  sont  très-nombreux  :  il  s'opposa  fortement  à  ce  qu'on  sa- 
crifiât personne  à  cause  de  lui ,  et  il  dit  à  ses  esclaves  de  cher- 
cher leur  salut  dans  les  bois.  Mais  Oudou-Roa  ,  l'un  des  parens 
de  ce  chef,  vovant  passer  une  de  ces  malheu reuses  avec  une 
charge  de  bois  sur  le  dos,  la  tua  d'un  coup  de  fusil,  et  sur- 
le-champ  un  autre  chef  assomma  un  jeune  garçon  avec  son 
merc  de  pierre. 

—  Nous  sommes  allés  assister  à  la  cérémonie  qui  se  pratique 
pour  déplacer  les  os  d'un  chef.  Elle  a  lieu  quelques  mois  après 
la  mort,  et,  à  ce  que  je  suppose,  quand  il  s'est  écoulé  un  temps 
suffisant  pour  que  la  chair  se  soit  séparée  des  os.  Ceux-ci 
avaient  été  dérangés  de  leur  situation  primitive  :  c'étaient  les 
restes  de  trois  individus  j  el  on  les  avait  placés  sous  une  cou- 
verture, avec  les  têtes  seules  exposées  à  la  vue.  La  cérémonie 
commença  par  le  pilic  ou  hymne  funéraire,  qui  fut  d'abord 
chantée  par  les  vieux  guerriers  les  plus  renommés,  puis  répétée 
par  une  troupe  de  personnes  plus  jeunes.  Quand  ce  chant  fut 
terminé  ,  douze  à  quinze  personnes  armées  de  longues  lances 
s'avancèrent  et  dirigèrent  leurs  lances  vers  un  centre  com- 
mun ,  en  avant  soin  de  les  pointer  et  de  les  retirer,  à  mesure 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  533 

que  plusieurs  chefs  se  présentaient  tour  à  tour  devant  eux 
pour  parler.  C était  une  espèce  de  conseil  de  guerre,  et  l'objet 
des  discours  était  de  délibérer  s'il  fallait  attaquer  un  établis- 
sement dans  le  voisinage,  qui  appartenait  à  l'un  des  chefs  alors 
occupés  à  combattre  à  la  ri»  ière  Tamise  ;  mais  il  parutqu'iln'y 
eut  rien  de  décidé  ,  bien  qu'il  y  eût  eu  plusieurs  discours  pro- 
noncés. Du  reste,  plusieurs  orateurs  firent  mention  des  mis- 
sionnaires en  termes  peu  respectueux,  insinuant  que  le  pillage 
de  nos  maisons  serait  une  fort  bonne  affaire. 

—  J'ai  visité  Wangari  avec  M.  C.  Davis.  La  plupart  des 
habitans  ont  quitté  leurs  demeures,  car  ils  s'attendent  à  voir 
arriver  une  troupe  pour  les  piller,  afin  de  venger  une  querelle 
qui  s'était  élevée  entre  les  deux  principaux  chefs.  La  querelle 
fut  engendrée  par  une  liaison  adultère  ,  et  c'est  le  motif  habi- 
tuel de  toutes  les  petites  brouilleries  qui  s'élèvent  continuel- 
lement entre  les  tribus  voisines  les  unes  des  autres  et  les  diffé- 
rentes familles  de  la  même  tribu.  En  cette  circonstance,  deux 
esclaves  avaient  été  blessés  si  cruellement,  qu'ils  avaient  failli 
en  périr  :  l'un  avait  eu  le  corps  percé  d'une  lance,  et  l'autre 
avait  reçu  une  large  entaille  à  la  tête.  Ils  n'avaient  aucun  rap- 
port avec  l'affaire  en  question  ,  mais  ils  furent  maltraités  ainsi 
pour  les  méfaits  de  leurs  maîtres. 

—  Il  y  a  peu  de  jours,  le  capitaine  Duke  du  navire  Sisters 
nous  fit  part  d'un  exemple  révoltant  de  cruauté  dont  il  fut 
témoin.  Un  chef  nommé  Toi  avait  une  esclave  qui  s'était  en- 
fuie quelques  jours  auparavant.  A  la  fin  il  la  trouva  assise  au 
milieu  de  quelques  naturels  à  Korora-Rcka  ,  trèsqjrès  de  la 
maison  de  son  maître,  il  l'entraîna,  la  lia  à  un  arbre,  et  la 
tua  d'un  coup  de  fusil.  Le  capitaine  Duke  apprit  le  fait,  et 
sortit  pourvoir  ce  qui  en  était;  alors  il  trouva  le  corps  de  la 
jeune  fille  tout  préparé  pour  être  cuit  au  four  des  naturels, 
les  grands  os  des  bras  et  les  jambes  avaient  été  coupés.  En  ré- 
ponse à  ses  questions,  les  naturels  répondirent  que  cette  affaire 
ne  le  regardait  pas,  et  qu'ils  étaient  maîtres  d'agir  comme  il 
leur  plaisait.  M.  Duke  retourna  chez  lui ,  appela  à  son  secours 


534  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

M.  Earl ,  artiste  de  Port-Jackson ,  qui,  pour  le  moment,  de- 
meurait avec  lui  ;  puis  étant  rétournés  sur  le  terrain  avec  deux 
bêches,  ils  emportèrent  le  corps  sans  opposition. 

—  Nos  naturels  à  Kawa-Kawa  sont  encore  retombés  dans 
un  état  d'inquiétude  générale  pour  un  motif  bien  ridicule  , 
mais  qui,  dans  ce  pays,  est  cependant  la  cause  d'une  foule  de 
maux.  Une  vieille  femme,  dans  un  transport  de  colère,  a 
appelé  les  patates  douces  de  Kawa-Kawa  du  nom  de  la  femme 
de  Tekoke.  Elle  se  nomme  Tapa -Tapa,  et,  suivant  les  cou- 
tumes de  la  Nouvelle-Zélande ,  tout  parti  qui  en  a  la  force  a 
le  droit  de  venir  sur  la  place  et  d'emporter  les  patates  ainsi  dé- 
signées :  aussi  tous  les  habitans  sont  aujourd'hui  rassemblés, 
s'attendantaux  visites  habituelles  de  leurs  voisins  en  pareil  cas. 
C'est  un  motif  semblable  qui  amena  il  y  a  quelque  temps  la 
destruction  de  tous  les  cochons  dans  la  tribu  de  Wangaroa. 
Un  jeune  chef  eut  querelle  avec  son  père,  et  appela  les  co- 
chons du  village  du  nom  de  Shongui.  Celui-ci  n'en  eut  pas 
plutôt  connaissance,  qu'il  rassembla  ses  gens,  tua  et  emporta 
soixante-dix  cochons  de  Wangaroa. 

—  Un  enfant  du  voisinage  se  noya,  tandis  que  son  père  était 
absent  avec  une  troupe  de  pillards.  La  mère  fit  de  grandes 
lamentations,  et  pria  ses  voisins  de  tuer  quelqu'un  pour  servir 
de  compagnon  à  son  fils,  sur  sa  route  au  Rcinga.  Une  vieille 
esclave,  qui  craignait  pour  sa  vie,  se  sauva  et  se  cacha  parmi 
les  fougères  :  sur  quoi  une  autre  femme,  parente  du  défunt, 
appela  l'esclave  en  lui  promettant  d'être  épargnée  si  elle  ve- 
nait. La  pauvre  créature  se  montra  ;  aussitôt  on  appela  le  frère 
de  l'enfant  mort,  qui  assomma  sur-le-champ  l'esclave  avec 
une  masse  à  écraser  la  racine  de  fougère. 

—  Un  détachement  est  revenu  du  sud;  ceux  qui  le  com- 
posent surprirent  une  petite  troupe  d'habitans  près  la  rivière 
Tamise ,  ils  les  tuèrent  tous  ou  les  firent  esclaves.  C'est  la  sa- 
tifaction  qu'ils  cherchent,  chaque  année,  à  obtenir  pour  la 
mort  de  leurs  parens;  et,  par  suite  de  ce  funeste  système,  la 
population  du  pays  décroît  généralement. 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  535 

—  Le  samedi  soir,  8  décembre  1827,  il  nous  arriva  un  cour- 
rier de  Ka>va-Kawa  pour  nous  informer  que  Tckokc  ,  notre 
chef  principal,  et  plusieurs  autres,  étaient  fort  mal  et  dési- 
raient nous  voir.  Hier  matin,  9  décembre,  M.  Fairburn  et  moi 
nous  allâmes  pour  tâcher  de  leur  administrer  tout  à  la  fois  les 
secours  temporels  et  spirituels.  Nous  trouvâmes  le  vieux  chef, 
ainsi  que  son  fils  et  sa  femme  ,  couchés  dans  un  bois  épais , 
sans  aucun  abri  sur  leur  tète  ,  exposés  le  jour  à  la  chaleur  la 
plus  étouffante  ,  et  la  nuit  aux  brouillards  les  plus  dangereux. 
Le  chef  et  son  fils  souffraient  cruellement  d'une  maladie  épi-* 
démique;  les  femmes  n'étaient  pas  si  mal.  Après  leur  avoir 
donné  quelques  remèdes  et  leur  avoir  appliqué  quelques  vési- 
catoires,  je  leur  parlai  des  choses  de  Dieu  :  ce  fut  peine  per- 
due. Oh  !  quand  viendra  le  temps  où  ces  pauvres  créatures 
seront  favorisées  d'une  oreille  attentive  à  nos  discours!  Après 
avoir  fait  en  sorte  de  suppléer  à  leurs  besoins,  et  comme  je 
prenais  congé  d'eux,  la  femme  de  Tekoke  me  dit  à  l'oreille  : 
«  Nous  avons  envoyé  chercher  le  sorcier  pour  prononcer  des 
paroles  sur  nous,  a6n  de  chasser  notre  mal  hors  de  nous. 
Est-ce  bien  ou  mal  fait?  »  Je  leur  dis  que  le  sorcier  ne  pour- 
rait rien  du  tout  pour  eux,  qu'ils  étaient  dans  l'erreur;  mais 
que  s'ils  croyaient  en  Dieu  ,  celui-ci  seul  pourrait  tout  en  leur 
faveur.  La  manière  dont  la  femme  de  Tekoke  me  faisait  con- 
naître qu'elle  avait  envoyé  chercher  le  sorcier  était  une  preuve 
évidente  que  sa  confiance  dans  les  superstitions  de  son  pays 
commençait  à  chanceler. 

—  22  février  1828.  M.  Williams  et  moi  nous  sommes  allés  à 
Kawa-Kawa  visiter  les  naturels  dans  l'affliction.  Nous  les  trou- 
vâmes rassemblés  et  fort  occupés  à  fortifier  leur  place  et  à 
ramasser  leurs  vivres.  Les  pauvres  malheureux  semblaient  très- 
pensifs,  quelques-uns  d'entre  eux  surtout,  quand  nous  leur 
parlâmes  des  bénédictions  qui  sont  le  partage  de  l'homme  qui 
croit  dans  le  Christ.  Tekoke  nous  dit  qu'il  ne  désirait  avoir 
ni  querelle  ni  combat  avec  les  Ngapouis,  mais  qu'il  souhaitait 
uniquement  qu'on  le  laissât  tranquille  chez  lui.  11  ajouta  qu'il 


63G  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

continuerait  de  résider  sur  la  colline  où  il  se  trouvait ,  près  de 
son  fort;  que  lui  et  son  peuple  allaient  y  former  un  village; 
qu'il  allait  y  construire  un  local  pour  le  culte  public  ,  afin  que 
nous  pussions  les  y  trouver  tous  réunis  quand  nous  viendrions 
pour  les  instruire.  Ils  nous  déclarèrent  que  ,  quand  les  Nga - 
pouis  viendraient,  ils  ne  songeraient  à  combattre  que  quand 
ceux-ci  auraient  tué  au  moins  quatre  de  leurs  chefs.  Ils  nous 
supplièrent  de  prier  Dieu  en  leur  faveur,  afin  qu'il  ne  disposât 
pas  les  cœurs  des  Ngapouis  contre  eux.  Ces  pauvres  malheureux 
assurèrent  qu'ils  allaient  aussi  prier  Dieu  eux-mêmes.  Ils  nous 
supplièrent  encore  de  nous  trouver  avec  eux,  s'il  était  possi- 
ble, quand  les  .Ngapouis  arriveraient ,  pour  tâcher  de  faire  la 
paix  avec  eux.  Après  nous  être  consultés  ensemble  sur  ce  sujet, 
nous  leur  promîmes  de  revenir,  s'il  était  possible,  quand  1< ■> 
Ngapouis  paraîtraient.  Cela  parut  rassurer  un  peu  leurs  esprits 
abattus.  Nous  étions  aflligés  sincèrement  de  voir  la  détresse  de 
ces  pauvres  gens.  Quand  nous  fûmes  de  retour  dans  la  soirée, 
nous  apprîmes  que  quelques-uns  des  Ngapouis  étaient  arrivés  à 
Korora-Rcka  ,  et  se  proposaient  de  se  rendre  à  Kawa-Kawa  le 
lendemain  matin.   En  conséquence,  nous  nous  préparâmes  à 
les  accompagner.  Le  lendemain  de  bonne  heure,  nous  dispo- 
sâmes notre  canot,  et  nous  épiâmes  les  mouvemens  des  natu- 
rels,  car   nous  pouvions  les  distinguer  facilement  avec  une 
lunette  d'approche.  Quand  nous  les  vîmes  se  mettre  en  mou- 
vement, nous  entrâmes  dans  notre  canot  accompagnés  par  le 
révérend  W.  Williams,  et  nous  ramâmes  après  les  pirogues. 
A  notre  grande  satisfaction,  nous  remarquâmes  qu'une  seule 
pirogue  se  dirigeait  sur  Kawa  Kawa   et  que    les    autres    s'en 
retournaient.    Nous    les    eûmes  •  bientôt     rejoints,     et    nous 
vîmes  que    presque   tous  les  principaux  chefs  se  trouvaient 
dans  cette  pirogue  et  semblaient  avoir  des  intentions  pacifi- 
ques. Quand  nous  arrivâmes  à  Kawa-Kawa  ,  nous  trouvâmes 
tous  les  habitans  rassemblés,  revêtus  de  leurs  habits  de  guerre 
et  en  armes.  Après  avoir  été  instruits  de  la  nature  de  la  visite 
des  chefs  Ngapouis,  le  peuple  de  Kawa-Kawa  s'apprêta  à  les 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  537 

recevoir  avec  toutes  sortes  d'honneurs.  Un  simulacre  de  com- 
bat eut  lieu;  puis  les  naturels  se  rassemblèrent,  et  Tekoke 
fit  le  premier  discours.  Il  expliqua  à  ses  hôtes  pourquoi  il 
avait  fortifié  son  pâ  ;  il  leur  fit  part  des  bruits  qui  avaient 
circulé,  et  leur  déclara  quelle  était  sa  résolution  s'ils  persis- 
taient à  vouloir  sa  ruine.  Rewa  ,  le  grand  chef  des  Ngapouis, 
parla  après  lui.  Il  dit  à  Tekoke  que  ni  lui  ni  son  peuple 
n'avaient  de  mauvais  desseins  contre  lui ,  mais  qu'il  désirait 
vivre  en  paix.  Plusieurs  autres  chefs  firent  aussi  des  discours 
qui  furent  tous  dans  le  même  sens.  Quand  ils  eurent  fini, 
Tekoke  les  conduisit  tous  chez  lui,  et  nous  les  quittâmes 
très-conlens  et  disposés  à  se  régaler  ensemble.  Ainsi  finit,  de 
la  manière  la  plus  satisfaisante,  cette  affaire  qui  avait  été  pour 
nous  la  cause  de  beaucoup  de  craintes  et  d'inquiétudes.  Oh  ! 
que  d'actions  de  grâces  ne  devons-nous  pas  au  Seigneur  pour 
tant  de  faveurs! 

Il  y  a  de  plus  brillantes  espérances  pour  voir  la  paix  établie 
parmi  les  naturels  qu'il  n'v  en  a  jamais  eu.  Shongui  et  Ware- 
Oumou  étaient  les  principaux  chefs  des  expéditions  pour  la 
rivière  Tamise,  mais  ils  ne  sont  plus;  et  Rewa,  qui  leur  a 
succédé ,  semble  aujourd'hui  disposé  à  faire  la  paix  avec  tous 
les  partis.  Sa  fille  s'est  mariée  à  l'un  des  principaux  chefs  des 
contrées  du  Sud,  et  je  pense  que  cette  union  produira  un  bon 
effet.  Si  la  paix  se  fait,  une  vaste  carrière  s'ouvrira  dans  le  Sud 
pour  les  missionnaires. 

{M.  R.  Dam.) 

—  iNous  avons  remarqué  (22  février  1828)  une  pirogue  qui 
débordait  de  la  rive  opposée,  et  qui  se  dirigeait  vers  Kawa- 
Kawa  ;  apprenant  qu'elle  portait  les  principaux  chefs  de  Waï- 
Mate  qui  allaient  faire  la  paix  avec  Tekoke,  mon  frère,  M.  Da- 
vis et  moi,  nous  préparâmes  le  canot,  et  fîmes  route  avec  les 
naturels,  pour  voir  le  résultat  de  cette  affaire.  Nous  fûmes  en- 
chantés de  voir  que  tout  se  terminait  à  l'amiable.  En  cette 
occasion,  nous  eûmes  de  grands  motifs  de  reconnaissance,  en 


338  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

voyant  que  nos  prières  avaient  été  si  promptement  exaucées. 
Il  y  eut  une  circonstance  digne  d'attention  :  mon  père  et 
M.  Davis  avaient  remonté  hier  la  rivière,  et  Tekoke  leur  avait 
dit  qu'il  allait  prier  notre  Dieu  pour  affaiblir  les  cœurs,  waka 
ngoi  hore,  des  Ngapouis  ,  afin  qu'ils  ne  fussent  pas  disposés  à 
l'attaquer;  et  il  nous  pria  d'en  faire  autant.  La  manière  dont 
la  conférence  eut  lieu  entre  ces  chefs  nous  rappelait  les  as- 
semblées des  anciens.  Quand  les  chefs  de  Waï-Mate  débar- 
quèrent, les  naturels  de  Kawa-Kawa,  au  nombre  de  trois 
cents ,  partagés  en  deux  bandes ,  exécutèrent  un  combat  simulé 
qui  dura  quelques  minutes  :  puis  tous  s'assirent  par  terre  en 
se  formant  en  demi -cercle;  alors  Tekoke  se  leva  le  premier 
pour  parler,  marchant  ça  et  là,  comme  un  homme  qui  fait 
une  harangue.  Il  déclara  aux  Ngapouis  qu'ils  pourraient  venir 
l'attaquer  quand  ils  voudraient,  mais  qu'il  était  trop  vieux, 
qu'il  n'essaierait  point  de  leur  résister,  et  qu'il  mourrait  dans 
sa  place.  Un  des  chefs  de  Waï-Mate  répondit  que  Tekoke  n'a- 
vait rien  à  craindre  de  leur  part,  qu'ils  n'avaient  point  de 
sujet  d'inimitié  contre  lui  :  deux  autres  parlèrent  encore,  puis 
l'assemblée  fut  dissoute;  chacun  se  retira  de  son  côté,  et 
Tekoke  prépara  lui-même  une  case  pour  ses  hôtes. 

(  Révérend  W.  Williams.  ) 

(  Missionnary  Register,  décemb.  1828  , pag-  6i3  et  j«ù'.) 

Vers  la  fin  de  juin  1827  ,  la  mission  de  Wesley  (John  Hobbs 
et  John  Stack,  missionnaires;  Luke  Wade,  assistant)  fut  réta- 
blie, mais  sur  le  côté  de  l'île  opposé  à  son  ancien  siège  à 
Wangaroa.  Elle  est  maintenant  sur  les  bords  du  Shouki-Anga, 
et  le  comité  en  parle  ainsi  qu'il  suit  :  ><  La  population  des  en- 
virons monte  à  quatre  mille  personnes  ;  les  différentes  tribus 
ayant  leurs  villages  sur  les  bords  d'une  belle  rivière  navi- 
gable, on  peut  en  canot  les  visiter  facilement  et  prompte- 
ment. Les  missionnaires  se  proposèrent  d'abord  de  se  fixer 
à  Waï-Hou,  à  l'endroit  même  où  ils  débarquèrent,  près  de 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  539 

la  résidence  de  Patou-One  ,  chef  ami,  d'une  grande  influence 
et  de  beaucoup  de  talent,  et  à  trente-deux  milles  environ  de 
l'embouchure  de  la  rivière.  Mais  ils  trouvèrent  ensuite  néces- 
saire de  se  retirer  à  six  milles  plus  bas  dans  la  rivière  ,  dans  un 
lieu  nommé  Mangounga ,  où  leur  projet  est  d'élever  des  bâti— 
mens  convenables,  et  de  fonder  un  établissement  en  règle.  De 
là  ils  feront  des  visites  chez  toutes  les  tribus  du  voisinage, 
pour  instruire  les  naturels  dans  les  vérités  importantes  du 
christianisme ,  et  les  déterminer  autant  que  possible  à  placer 
leurs  enfans  sous  la  surveillance  des  missionnaires. 

ÇMissionnary  Begister,  mars  1829,  pag.  127.) 


DETAILS    SUR    LA    MORT    ET    LES    FUNERAILLES    DE    SHONGCI. 

(  Extrait  du  Journal  de  M.  Stack ,  en  date  du  12  mars  1816.) 

Patou-One  ,  qui  vient  de  revenir  de  Wangaroa  ,  m'a  rendu 
visite  ce  soir.  Je  lui  ai  parlé  de  Shongui;  il  m'a  donné  divers 
détails  que  j'ai  écoutés  avec  intérêt,  attendu  qu'ils  ont  rapport 
à  la  fin  de  ce  chef  extraordinaire.  Je  m'aperçus  que  Patou-One 
en  parlait  d'une  manière  très-affectueuse. 

Quand  lui  et  ses  gens  arrivèrent  à  Pinia  où  était  Shongui , 
ils  le  trouvèrent  dans  un  tel  état  d'émaciation ,  qu'ils  en  furent 
très-affectés  ;  suivant  leur  coutume,  ils  pleurèrent  tous  ensem- 
ble, puis  ils  dirent  à  Shongui  qu'ils  craignaient  de  le  voir 
mourir  bientôt  ;  il  répondit  à  cela  par  la  négative ,  disant 
qu'il  ne  s'était  jamais  senti  mieux.  Après  être  restés  assez,  long- 
temps pour  lui  rendre  leurs  hommages,  ils  allaient  s'en  reve- 
nir quand  Shongui  fut  tout-à-coup  pris  de  mal  ;  alors  ils  ré- 
solurent d'attendre  le  résultat  de  cette  crise.  D'après  son  grand 
affaiblissement,  jugeant  qu'il  allait  passer,  Shongui  dit  à  ses 
amis  :  «  Je  mourrai  bientôt,  mais  pas  aujourd'hui.  »  Il  de- 
manda sa  poudre  à  canon  :  quand  on  la  lui  eut  apportée,  il  dit  : 
"  Ka  ora  koutou —  Cela  va  bien  pour  vous,  —  »  en  s'adres- 


540  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

sant  à  ses  enfans.  Ce  même  jour  (5  mars)  il  légua  à  ses  enfant 
ses  mère  ou  haches  de  combat ,  ses  mousquets ,  et  la  cotte  de 
mailles  qu'il  avait  reçue  du  roi  Georges  IV.  Après  avoir  ar- 
rangé ces  affaires,  il  parla  de  la  conduite  des  naturels  après 
sa  mort ,  et  il  assura  que  ,  suivant  toute  apparence  ,  ils  se  con- 
duiraient avec  amitié  envers  ceux  qui  allaient  lui  survi- 
vre, en  disant  :  «  Koxuai  ma  te  liai  hai  mai  ki  a  hou  tou? 
haorel  —  Qui  est  celui  qui  voudra  vous  manger  tous?  Per- 
sonne !  » 

Il  employa  ses  derniers  momens ,  dans  la  matinée  du  G  du 
courant,  à  exhorter  ses  compagnons  à  avoir  du  courage,  et  à 
repousser  toute  espèce  de  force  ,  quelque  grande  qu'elle  fût , 
qui  tenterait  de  marcher  contre  eux  ;  il  leur  déclara  que  c'é- 
tait là  toute  la  satisfaction,  outou,  qu'il  exigeait  ;  ce  qui  suppo- 
sait qu'on  lui  avait  adressé  la  question  suivante  :  «  Quel  est 
celui  qu'il  faudra  tuer  en  satisfaction  de  votre  mort?  »  Cette 
abominable  coutume  d'honorer  les  morts  par  des  sacrifices  hu- 
mains existe  encore  à  la  Nouvelle-Zélande.  Ses  lèvres  expi- 
rantes proféraient  ces  mots:  <«  Kia  toa ,  Icia  toa.  —  Soyez 
braves  ,  soyez  braves.  » 

Aussitôt  que  Shongui  eut  rendu  le  dernier  souffle  ,  tous  ses 
amis,  dans  le  pâ  de  Pinia  ,  commencèrent  à  trembler  pour 
leur  propre  compte;  car  ils  ne  savaient  pas  si  les  naturels  de 
Shouki-Anga  n'allaient  pas  tomber  sur  eux,  et  les  envoyer 
tenir  compagnie  à  leur  chef  mort ,  dans  les  contrées  de  la  nuit. 
Pour  prévenir  tout  soupçon  de  leur  part,  les  naturels  de 
Shouki-Anga  ordonnèrent  à  leurs  gens  de  rester  tranquilles 
dans  leurs  cases,  tandis  qu'ils  se  rendraient  au  pâ  pour  venir 
préparer  le  corps  de  Shongui  :  à  leur  approche ,  bien  qu'ils 
eussent  pris  ces  précautions,  ils  s'aperçurent  que  les  habitans 
du  pâ  frissonnaient  de  peur,  comme  des  feuilles  agitées  par  le 
vent,  jusqu'à  ce  que  Patou-One  et  ses  compagnons  eussent  dis- 
sipé leurs  craintes,  car  elles  étaient  sans  fondement. 

Le  désir  de  tenir  la  mort  de  Shongui  cachée  jusqu'à  ce  qu'il 
fût  enterré,  de  peur  que  leurs  ennemis  ne  vinssent  les  atta^ 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  541 

quor,  engagea  ses  enfans  «à  l'ensevelir,  ou  plutôt  à  le  déposer 
mit  le  ivahi-tapou  ou  sur  l'endroit  sacré,  le  jour  même  qui 
suivit  sa  mort.  Mais  Patou-One  leur  en  fit  des  reproches  en 
disant  :  «  Ce  n'est  que  d'aujourd'hui  que  j'ai  connu  des  gens 
qui  veulent  enterrer  leur  père  vivant.  »  C'est  pourquoi  on  at- 
tendit quelques  jours  pour  l'ensevelir;  durant  ce  temps,  on 
rendit  tous  les  honneurs  que  les  Nouveaux-Zélandais  sont  sus- 
ceptibles de  rendre  aux  dépouilles  du  célèbre  Shongui.  Les 
naturels  passèrent  tout  ce  temps  à  faire  des  harangues,  à  pous- 
ser des  cris,  à  se  déchirer,  à  danser,  à  tirer  des  coups  de  fusil. 

Voici  ce  que  M.  Samuel  Marsden  écrivait  en  date  du 
1er  janvier  1829 ,  de  Parramatta ,  au  sujet  de  la  Nouvelle- 
Zélande  : 


Les  naturels  sont  maintenant  en  paix  les  uns  avec  les  autres. 
Les  chefs  de  la  baie  des  Iles ,  ceux  de  la  rivière  Tamise ,  et 
ceux  qui  habitent  encore  plus  au  sud  ,  sont  maintenant  unis. 
L'Evangile  commence  à  exercer  son  influence  sur  quelques- 
uns  d'entre  eux  ,  et  ils  font  de  véritables  progrès  dans  la  civili- 
sation. Il  m'est  arrivé  ce  matin  un  chef  du  détroit  de  Cook, 
qui  vient  voir  s'il  pourrait  obtenir  un  missionnaire.  Il  m'en- 
voya ,  il  y  a  deux  ans,  un  de  ses  fils,  âgé  de  cinq  ans  à  peu 
près,  bien  que  je  n'eusse  jamais  vu  le  père.  J'avais  renvoyé  cet 
enfant,  il  y  a  quinze  jours,  pour  voir  son  père,  ignorant  que 
celui-ci  dût  lui-même  venir  ici. 

La  Nouvelle-Zélande  est  maintenant  de  toutes  parts  prête  à 
recevoir  l'Evangile  et  les  arts  de  la  civilisation.  J'avais  derniè- 
rement chez  moi  une  vingtaine  de  Nouveaux-Zélandais  de  la 
côte  occidentale  qui  ne  sont  pas  encore  tous  repartis.  Il  n'y  a 
pas  de  doute  que  la  Nouvelle-Zélande  ne  devienne  une  nation 
civilisée. 

(  Missionnarr  Regis/er,  juin  1829  ,  pag.  284.  ) 


.542  PIECES  JUSTIFICATIVES. 


extraits  de  quelques  lettres  des  missionnaires  ,  en 
l'année  1828. 

Vives  affections  des  naturels. 

J'ai  visité  Rangui-Hou.  Le  rivage  entier  était  couvert  d'é- 
trangers, venus  dans  des  dispositions  amicales  des  bords  du 
Waï-Kato  ,  appartenant  à  la  tribu  des  Ngatc-Marou  ,  qui  der- 
nièrement a  causé  tant  de  craintes  à  la  baie  des  Iles.  A  la  nuit, 
Titore,  chef  de  Waï-Mate,  vint  pour  les  voir,  et  saluer  son 
frère  Rapou  ,  qui  était  allé  à  Waï-Kato  pour  une  mission  de 
paix.  A  son  arrivée,  Titore  resta  assis  dans  un  morne  silence, 
la  tête  couverte  de  sa  natte ,  et  remuant  son  corps  çà  et  là  , 
ressemblant  presque  à  un  hérisson  qui  se  serait  roulé  par  terre. 
Quelque  temps  après,  quelques-uns  des  habitans  de  la  colline, 
mal  intentionnés,  se  levèrent,  et  s'en  allèrent  pour  enlever  les 
cochons  de  leurs  hôtes  :  Titore  s'y  opposa,  sans  quoi  j'ignore 
quelles  eussent  pu  être  les  suites  de  cette  tentative.  Puis  Titore 
monta  sur  une  petite  éminenec  qui  dominait  la  plage,  et  sou- 
haita la  bien-venue  à  son  frère  dans  une  sorte  de  chant  mé- 
lancolique, mais  en  même  temps  vraiment  touchant.  Pendant 
toute  sa  durée  ,  il  se  promenait  d'un  pas  lent  et  solennel  sur  la 
crête  de  la  colline;  puis  ,  quand  il  eut  fini,  tout-à-coup  il  s'a- 
dressa aux  étrangers,  et  continua  de  leur  parler  avec  grâce 
durant  plus  d'une  heure.  Ses  gestes  étaient  parfaitement  natu- 
rels, et  par  conséquent  très-agréables  :  sa  voix  était  forte,  mais 
bien  modulée,  et  son  langage  abondant  et  fleuri.  Je  pris  un 
vif  intérêt  à  toute  cette  scène,  qui  certainement  était  la  plus 
romantique  dont  j'eusse  été  jamais  témoin.  Quand  tout  fut  ter- 
miné, et  que  le  salut  eut  aussi  été  donné  suivant  les  formes, 
Titore  se  précipita  vers  l'endroit  où  son  frère  était  assis  ,  et  il 
s'en  suivit  une  entrevue  très-touchante  ,  attendu  qu'il  avait  à 
lui  communiquer  la  mort  d'une  sœur  à  laquelle  ils  étaient  tous 
les  deux  tendrement  attachés. 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  543 

Certainement  les  Nouveaux-Zélandais  sont  doués  de  senti- 
mens  extraordinaires;  sentimens,  j'en  suis  convaincu,  qui 
produiraient  les  plus  heureux  effets,  si  dès  l'enfance  ils  eussent 
été  heureusement  cultivés  et  convenablement  dirigés. 

o 

(  Révérend  TV.  Yate.  ) 

Manières  sauvages  des  naturels 

i 
On  a  observé  une  troupe  nombreuse  qui  débarquait  à  Ko- 
rora-Reka,  et  l'on  a  supposé  que  c'étaient  des  guerriers  de 
Oudou-Roa  et  de  Kaïra,  de  Wangaroa  et  de  Mataudi  :  car 
nous  avions  appris  que  Oudou-Roa  méditait  une  attaque  sur 
les  tribus  de  Waï-Tangui,  Waï-Kadi  et  Kawa-Kawa.  Le  len- 
demain, au  point  du  jour,  l'armée  fut  en  mouvement;   d'a- 
bord nous  ne  pûmes  découvrir  leurs  intentions  ;  mais  nous  les 
vîmes  bientôt  gouverner  spr  Waï-Tangui  :  des  ordres  furent 
donnés  pour  fermer  toutes  les  issues  de  nos  habitations  ,  excepté 
deux  que  l'on  pouvait  fermer  au  dernier  moment.  Toï-Tapou 
fit  son  apparition  ,  et  nous  engagea  à  être  bien  sur  nos  gardes  , 
attendu  que  les  intentions  de  ces  gens  étaient  mauvaises.  Après 
le  déjeuner,  nous  nous  décidâmes  à  rendre  une  visite  à  cette 
armée;  en  conséquence  nous  armâmes  une  pirogue  de  guerre 
appartenant  à  Toï-Tapou  qui  se  trouvait  à  la  place,  et  nous 
nous  dirigeâmes  vers  les  étrangers  :  leurs  ennemis  s'étaient  en- 
fuis, et  ils  n'avaient  trouvé  qu'un  esclave  qu'ils  avaient  tué. 
Nous  conversâmes  avec  Kaïra  ,  et  nous  fûmes  contens  de  trou- 
ver parmi  eux  nos  amis  Ware-Porka  et  Waï-Kato  ;  ils  étaient 
disposés  en  notre  faveur,  et  s'opposaient  évidemment  aux  pro- 
jets du  vieillard. 

Tandis  que  nous  nous  trouvions  avec  cette  troupe,  il  arriva 
un  accident  que  nous  n'oublierons  jamais  , 'tant  nous  sommes 
peu  certains  de  vivre  une  heure  de  plus  !  Waï-Kato  nous  mon- 
trait le  fusil  que  le  roi  lui  avait  donné.  Ayant  observé  que  les 
deux  coups  étaient  armés,  je  pris  l'arme  pour lesmettre au  repos; 


54 i  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

mais  en  touchant  le  ressort,  le  coup  partit  :  dans  ce  moment, 
Toï-Tapou  récitait  une  harangue  près  de  moi ,  et  sa  tête  ne  se 
trouvait  guère  qu'à  un  pied  de  la  bouche  du  fusil  quand  le 
coup  partit.  Il  se  retourna  ,  et  me  dit  que  j'avais  manqué  de  le 
tuer.  Je  le  savais  bien  ,  et  je  rendis  grâces  à  Dieu  de  ce  que 
cela  n'était  point  arrivé.  L'arme  était  dans  une  position  pres- 
que perpendiculaire;  mais  j'étais  assis  par  terre  et  il  était  de- 
bout. S'il  était  arrivé  un  malheur,  nous  l'eussions  probable- 
ment payé  de  nos  vies. 

Nous  retournâmes  ensuite  à  Pahia,  et  à  deux  heures  dans 
l'après-midi  nous  eûmes  la  satisfaction  de  voir  toutes  les 
pirogues  sortir  à  la  voile  de  la  baie,  pour  se  rendre  à  Wan- 
garoa.  Les  naturels  déchargèrent  leurs  armes  en  passant  près 
de  l'établissement,  et  en  retour  nous  tirâmes  deux  coups  de 
pierrier;  mais,  malgré  nos  inquiétudes  générales,  ils  s'en  allè- 
rent paisiblement. 

(  Révérend  H.  Williams.  ) 

Visite,  aux  naturels  sur  la  cote  du  Sud-Est. 

Le  Herald  est  revenu  aujourd'hui,  18  avril  1828,  du  Sud, 
avec  quarante  cochons  environ  et  le  quart  d'une  cargaison  de 
patates.  Les  hommes  de  ce  navire  étaient  en  bon  train  de  le 
remplir,  mais  ils  furent  obligés  de  revenir  plus  tôt  qu'ils  ne 
le  désiraient.  Leshabitans  du  Sud  semblent  vivre  dans  un  état 
bien  plus  triste  que  ceux  de  la  baie  des  Iles  ;  ils  ne  sont  point 
disséminés  ça  et  là  comme  ceux-ci,  mais  ils  sont  réunis  dans 
des  forteresses,  et  continuellement  dans  la  défiance  de  leurs 
voisins. 

Le  12  avril,  le  Herald  était  entré  à  Touranga.  Le  havre 
parut  tout-à-fait  désert,  car  il  n'y  avait  qu'une  pirogue  en  vue, 
et  les  naturels  étaient  occupés  à  commercer  avec  un  brick 
mouillé  aux  environs,  pour  se  procurer  de  la  poudre. 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  545 

Détails  sur  le  naufrage  du  Herald. 

8  mai  1828.  M.  Hobbs  est  arrivé  avec  la  nouvelle  que  le 
Herald  avait  fait  naufrage  à  Shouki-Anga  ,  mais  que  l'équi- 
page et  M.  Fairburn  étaient  sains  et  saufs  à  terre.  Un  petit 
navire  s'était  perdu  deux  jours  auparavant  et  se  trouvait  à  la 
côte  à  quelques  milles  au  nord  du  Herald.  Je  me  mis  sur-le- 
champ  en  route  avec  mon  frère  et  M.  Hobbs  pour  Kidi-Kidi  ; 
là  M.  Kemp  se  joignit  à  nous,  et  nous  continuâmes  notre  che- 
min pour  Shouki-Anga. 

9  mai.  Nous  arrivâmes  à  l'établissement  Wesleyen  de  Man- 
gounga,  où  nous  apprîmes  de  nouveaux  détails.  A  l'embou- 
chure de   la  rivière    Shouki-Anga  se  trouve   une    barre  sur 
laquelle  les  navires  passent  généralement  sans  accident;  mais 
quelquefois  la  mer   y    brise  d'une  manière  affreuse.   Depuis 
deux  jours  le  Herald  se  tenait  au  large,  attendant  une  circons- 
tance favorable ,  parce  que  la  houle  était  très-grosse.  Le  6, 
un  peu  avant  le  coucher  du  soleil ,  il  gouverna  sur  la  barre 
avec  un  bon  vent  et  l'espoir  d'être  bientôt  rendu  au  mouillae-e: 
mais,    une  fois  parvenu  sur  la  barre,  le  vent  tomba  tout-à- 
coup,  et  l'abandonna  au  pouvoir  des  brisans  ;    il  tomba  sur 
les  rochers.  La  nuit  approchait ,  et  comme  l'équipage  n'avait 
qu'un  sort  terrible  en  perspective  ,  chacun  commença  à  songer 
à  son  salut.  Pendant  ce  temps,  le  canot,  qui  avait  été  mis  à  la 
mer  tandis  que  le  navire  tenait  encore  sur  ses   ancres,    fut 
entraîné  par  la  violence  du  ressac;  deux  hommes  qui  se  trou- 
vaient dedans  furent  obligés  de  se  sauver  à  la  nage.  M.  Fair- 
burn quitta  ensuite  le  navire  et  n'atteignit  le  rivage  qu'avec 
beaucoup  de  peine,  épuisé  qu'il  était  de  lassitude.  Le  maître 
et  l'équipage  se  tinrent  suspendus  au  gréement  jusqu'au  lende- 
main matin  ,  où  la  mer  se  retira  assez  pour  les  laisser  descen- 
dre à  terre.   Du  reste,  en  arrivant  au  rivage,  ils  ne  trou- 
vèrent guère  de  pitié  dans  les  naturels,  qui  leur  arrachèrent 
la  plupart  de  leurs  vêtemens  et  les  menacèrent  d'en  venir  encore 
TOME   ni.  35 


546  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

à  de  plus  grandes  extrémités.  Aussitôt  que  la  mer  se  fut  suffi- 
samment retirée ,  les  naturels  allèrent  au  navire  et  le  dépouil- 
lèrent de  tout  ce  qu'ils  purent  emporter;  non  contens  de  cela  . 
ils  hachèrent  le  navire  de  la  manière  la  plus  honteuse  ;  ils 
coupèrent  tout  le  gréement  et  toutes  les  garnitures  de  la 
chambre,  et  ne  laissèrent  rien  d'entier  que  la  carcasse.  M.Mair 
et  l'équipage  restèrent  auprès  du  navire  pour  tâcher  de  les 
arrêter;  mais  ce  fut  en  vain.  En  conséquence,  peu  après  notre 
arrivée  à  Mangounga ,  ils  s'en  vinrent  dans  un  canot,  jugeant 
inutile  de  rester  plus  long-temps  à  bord. 

10  mai.  Nous  sommes  descendus  vers  les  pointes  du  havre, 
à  vingt  milles  de  distance  environ.  Nous  avons  visité  le  navire 
à  marée  basse  et  l'avons  trouvé  dans  un  état  déplorable  :  car 
bien  qu'une  grande  partie  de  sa  quille   fût   échouée  près  du 
corps  du  bâtiment,  dont  elle  avait  été  séparée  par  le  choc  con- 
tinuel des  vagues  sur  le  rivage,  cependant  la  méchanceté  des 
naturels  lui  avait  encore  causé  plus  de  dommage.  Du  reste, 
c'est  un    grand    bonheur   que   ceux   qui  le  montaient  aient 
échappé  ,  non-seulement  à  la  fureur  des  flots,  mais  encore  aux 
cruautés  des  naturels.  Comme  notre  troupe  était  forte ,  les  na- 
turels n'osèrent  pas  approcher  de  nous;  mais  à  notre  retour 
nous  passâmes  par  leur  établissement,  et  nous  vîmes  quelques- 
uns  des  principaux  coupables.  Ils  eurent  peu  de  chose  à  dire 
pour  justifier  leur  conduite  :  le  pillage  des  menus  objets  était 
permis  d'après  leurs  propres  idées;  mais  ils  convinrent  que  le 
dommage  fait  au  navire  était  une  mauvaise  action.  Du  reste, 
suivant   leur    habitude  ,    les    chefs    rejetèrent   le    blâme  sur 
d'autres  chefs  non  soumis  à  leur  autorité. 

il  mai.  Nous  passâmes  le  dimanche  à  Mangounga,  où 
nous  fîmes  le  service,  matin  et  soir,  dans  la  maison  de 
M.  Hobbs. 

12  mai.  Ce  matin  ,  avant  que  nous  pussions  nous  mettre  en 
route  pour  nous  en  retourner,  Patou-One ,  le  chef  de  cette 
partie  de  la  rivière  ,  vint  chez  nous  avec  une  forte  troupe  de 
naturels:    il    nous  dit  qu'il  allait   demander  satisfaction    au 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  547 

peuple  des  pointes  pour  le  mal  qu'il  avait  fait  au  navire, 
mais  en  même  temps  il  désirait  avoir  notre  sanction  et  nos  ins- 
tructions. L'affaire  étant  ainsi  déférée  à  notre  jugement,  nous 
ne  pûmes  leur  donner  notre  approbation,  bien  que  les  naturels 
des  pointes  méritassent  certainement  d'être  punis.  Nous  leur 
dîmes  qu'en  qualité  de  missionnaires,  nous  ne  pouvions  leur 
conseiller  une  pareille  démarche  ,  que  nous  étions  venus  seu- 
lement pour  annoncer  le  nom  de  Dieu  ;  que  nous  étions  affligés 
de  la  conduite  dont  nous  avions  été  témoins,  mais  que  nous 
devions  abandonner  le  reste  à  notre  Dieu.  Ils  dirent  que  nous 
étions  un  étrange  peuple;  à  la  fin  il  fut  arrêté  que  M.  Hobbs 
les  accompagnerait  le  jour  suivant,  pour  terminer  l'affaire  à 
l'amiable. 

(  Révérend  H.  TVilliams.  ) 

{Missionnarr  Register,  octobre  1829,  page  458  et  suiv.} 


Voici  quelques  extraits  des  lettres  écrites  par  les  Mis- 
sionnaires en  1829. 

L'année  dernière  il  y  a  eu  une  grande  mortalité  parmi  les 
naturels  des  environs,  jeunes  comme  vieux.  Au  printemps 
passé  ,  plusieurs  sont  morts  de  la  coqueluche  :  l'ennemi  du 
genre  humain  a  profité  de  ces  événemens  pour  irriter  l'esprit 
des  naturels  contre  nous.  Souvent  ils  nous  ont  dit  qu'avant 
notre  arrivée  dans  ce  pays  ils  vivaient  fort  long-temps;  mais 
qu'aujourd'hui  tous  meurent ,  j eunes  comme  vieux  ;  et  la  raison 
qu'ils  en  donnent,  est  que  notre  arrivée  parmi  eux  leur  a  ap- 
porté différentes  maladies.  Ils  disent  que  notre  Dieu  est  un  Dieu 
cruel ,  parce  que  plusieurs  d'entre  eux  meurent ,  et  que  c'est 
lui  qui  les  tue.  Si  nous  pouvions  leur  persuader  qu'ils  vivraient 
toujours  et  ne  mourraient  point,  nul  d'entre  eux  ne  manque- 
rait de  venir  h  nous  ,  et  de  dire  que  notre  religion  est  bonne  ; 
tous  l'embrasseraient.  Mourir  et    quitter  ce  monde ,  est  pour 

35* 


.J48  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

les  Nouvcaux-Zélandais  le  plus  affligeant  de  tous  les  événe- 
mens. 

(  M.  Kcmp.  ) 

Durant  les  deux  dernières  années,  j'ai  été  bien  aise  de  voir 
les  naturels  manifester  plus  de  dispositions  à  cultiver  le  grain  ; 
l'année  dernière,  j'ai  acheté  d'eux  de  quarante  à  cinquante 
boisseaux  de  blé  pour  des  couvertures,  car  cela  seul  peut  les 
engager  à  cette  culture.  Jusqu'à  présent  ils  ne  veulent  pas  se 
donner  la  peine  de  le  cultiver  pour  leur  propre  usage ,  attendu 
que  leur  nourriture  ordinaire  leur  coûte  beaucoup  moins 
d'embarras.  Je  les  ai  encouragés  par  tous  les  moyens  possibles; 
et  comme  ils  estiment  beaucoup  les  couvertures,  j'espère  qu'ils 
étendront  cette  culture  sur  une  plus  grande  échelle  ;  je  leur  ai 
promis  que  nous  achèterions  pour  des  couvertures  tout  le  blé 
qu'ils  pourraient  semer. 

Taï-Wanga  se  porte  bien  ,  ainsi  que  sa  femme  ;  leur  famille 
s'accroît  :  ils  ont  déjà  trois  enfans.  Trois  de  mes  naturels  se 
sont  mariés,  et  tout,  en  général,  va  bien. 

Comme  j'ai  commencé  à  bâtir  pour  moi-même  une  habita- 
tion plus  solide,  mon  ami  Taï-Wanga  se  propose  d'en  faire 
autant,  et  j'ai  l'espoir  qu'avec  notre  assistance  il  en  viendra  à 
bout. 

{M.  fi.  Davis.) 

Depuis  l'époque  où  nous  mouillâmes  dans  la  baie  Paroa, 
vis-à-vis  du  village  où  habitait  Thomas  Touai ,  de  grands  et 
nombreux  changemens  ont  eu  lieu.'  Le  pauvre  Touai  n'est 
plus  :  sa  tribu  est  presque  éteinte;  le  petit  nombre  de  ceux  qui 
existent  encore,  dispersés  parmi  les  autres  tribus,  ne  sont 
guère  plus  considérés  que  des  esclaves.  Il  reste  à  peine  quel- 
ques vestiges  du  peuple  de  Kaï-Para  qui  fut  naguère  si  nom- 
breux. Dans  le  même  intervalle  de  temps,  Wangaroa  a  été 
complètement  dépeuplé  et  repeuplé  par  une  tribu  différente  : 
Pomare,  Ware-Oumou  et  le  fameux  Shongui ,  après  avoir  fait 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  549 

périr  par  l'épée  plusieurs  autres  chefs  que  j'avais  jadis  connus , 
ont  terminé  leurs  jours  de  la  même  manière.  Au  milieu  de 
tous  ces  événemens  ,  nous  avons  pu  nous  maintenir  dans 
notre  position.  Quoique  souvent  menacés  par  ces  pauvres 
sauvages,  une  invisible  main  les  a  empêchés  d'accomplir  leurs 
menaces. 

Durant  ces  dernières  années,  un  changement  très- remar- 
quable a  eu  aussi  lieu  parmi  les  naturels.  Des  écoles  ont  été 
établies  ;  plusieurs  enfans  et  adultes  ont  appris  à  lire  et  à  écrire. 
L'Evangile  a  été  prêché  en  plusieurs  endroits,  et  nous  en  at- 
tendons d'heureux  effets  ;  quelquefois  les  chefs  écoutent  nos 
instructions  avec  attention. 

(  M.  Clarke.  ) 

Nos  naturels  se  comportent  généralement  bien ,  et  font  des 
progrès  considérables  dans  la  lecture,  l'écriture  et  le  calcul  : 
ils  ont  acquis  une  grande  connaissance  de  l'Ecriture,  et  cette 
connaissance  semble  avoir  de  l'influence  sur  leurs  actions. 
Quanta  de  véritables  conversions,  jusqu'à  ce  moment  il  y  a 
peu  de  choses  à  dire.  Durant  les  trois  dernières  années,  cette 
Mission  a  fait  des  progrès  rapides;  et,  bien  que  nous  soyons 
encore  sujets  à  certaines  épreuves,  nos  espérances  sont  flat- 
teuses. 

(  M.  R.  Davis.  ) 

(Missionnary  Régis  ter,  jévr.  i83o,/jtf°\  n4  et  suiv.*) 


SOCIETE    DES    MISSIONNAIRES    DE    l'e'gLISE. 


Rangui-Hou,  sur  la  côte  N.  de  la  baie  des  Iles,  fondée  en 
1810.  —  John  King,  James  Shepherd,  assistans.  —  Deux  ser- 
vices le  dimanche  et  un  le  vendredi  au  soir  :  visites  aux  natu- 
rels le  dimanche  et  parfois  dans  la  semaine  :  grande  indifférence 
de  la  part  des  naturels  pour  les  intérêts  spirituels.  —  Ecoliers  , 


550  [PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

vingt-trois  hommes  et  garçons,  dix  femmes;  la  plupart  stu- 
dieux :  les  chefs  principaux  s'instruisent;  des  progrès.  —  La 
translation  de  la  mission  à  Tepouna  n'a  pas  été  effectuée,  at- 
tendu qu'on  songe  à  la  réunir  à  d'autres  pour  les  fortifier. 

Kidi-Kidi,  sur  une  rivière  qui  se  jette  dans  la  haie  des  Iles, 
vers  sa  partie  occidentale  :  1819.  —  W.  Yatc  :  James  Kcmp , 
G.  Clarhc ,  James  Harnlin,  C.  Baker,  assistans.  —  Il  manque 
une  chapelle  :  quand  tous  se  rasscmhlent,  le  nombre  excède 
cent  :  visites  régulières  aux   naturels,  aussi  loin   que  Waï- 
Mate,  éloigné  de  dix  milles  :  plus  ou  moins  d'opposition  à 
l'Evangile,  et  disposition  a  écouter  les  instructions  relatives 
au  temporel.  Ecoliers,  cinquante  hommes   et  enfans  ,  vingt- 
trois  filles  :  conduite  en  général  très-satisfaisante.  Une  distri- 
bution publique  de  récompenses  pour  bonne  conduite  a  excité 
un  vif  intérêt;  soixante-huit  garçons  ou  filles  y  assistaient  :  les 
prix  les  plus  distingués  étaient  un  couteau,  une  paire  de  ciseaux, 
une  trompette  ou  un  peigne  :  les  naturels  ont  été  enchantés 
de  leurs  prix,  et  les  Missionnaires  de  leur  bonne  humeur. 

Pahia,  sur  la  partie  méridionale  de  la  baie  des  Iles  :  à  seize 
milles  au  S.  E.  de  Kidi-Kidi,  et  à  la  même  distance  par  mer 
au  sud  de  Rangui-Hou  :  1823.  —  II.  TVilliams,  W.  Williams  : 
Richard  Davis,  TV.  Fairburn,  W.  Puchey,  assist.  —  Une  cha- 
pelle de  quarante  pieds  de  long  sur  vingt  de  large ,  avec  un 
local  qui  en  dépend  ,  de  quarante  pieds  de  long  sur  douze  de 
large,  fut  ouverte  en  septembre  1828.  «  Pour  cette  partie  du 
monde,  écrit  M.  II.  Williams,  c'est  un  bel  édifice,  et  qui 
excite  l'admiration  et  les  louanges  des  naturels.  »  —  Ecoliers, 
soixante-un  hommes  ou  enfans,  trente-deux  du  sexe  féminin. 
—  W.  Williams  compose  un  dictionnaire.  Les  litanies  ont  été 
traduites. 

Des  douze  missionnaires  employés  dans  ces  stations,  tous 
sont  mariés,  excepté  MM.  Yate  et  Puckey  :  tous  les  hommes 
mariés  ont  des  enfans,  en  tout  vingt-huit  mâles  et  quatorze  de 
l'autre  sexe.  M.  Davis,  en  retournant  à  son  poste,  s'est  embar- 
qué avec  sa  femme,  le  révérend  A.  N.  Brown  ,  madame  Brown 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  561 

et  madame  Hart,  en  avril,  pour  la  Nouvelle-Zélande.  L'Ac- 
tive a  été  acheté  et  expédié  pour  remplacer  le  Herald  qui  s'est 
perdu. 

SOCIETE    DE    VESLEY. 

Mangounga,  sur  le  Shouki-Anga,  1827.  —John  Hobbs , 
James  Stack,  M.  et  madame  White  sont  en  route  pour  re- 
prendre leurs  travaux. 

(Missionnaiy  Register,  j'anv.  i83o,  pag.  fc  et  suiv.) 


EXTRAITS    DU    JOURNAL    DU    REVEREND    WILLIAM    YATE. 

$  février  1829.  Matapo  ,  l'un  des  chefs  de  Tae-Ame ,  a  tué 
une  esclave  ce  matin.  La  raison  qu'il  a  donnée  de  cette 
action  a  été  que  l'esclave  avait  pratiqué  un  charme  sur 
Tekoke ,  chef  de  Kawa  -  Kawa ,  et  avait  causé  sa  maladie. 
Quand  Matapo  l'eut  tuée,  ce  vieux  coquin  de  Tareha  la  fit  rôtir 
et  la  mangea.  J'ai  déjà  signalé  Tareha  comme  l'homme  le  plus 
barbare  de  l'île  :  il  a  tué  et  mangé  trois  personnes  depuis  que 
je  suis  à  la  Nouvelle-Zélande. 

16 février.  Pawe,  l'un  de  nos  grands  personnages,  est  mort 
ce  matin  à  W  aï-Mate ,  après  une  maladie  lente  et  pénible. 
C'était  un  naturel  de  manières  fort  agréables  ;  mais  il  n'a  jamais 
donné  les  moindres  signes  de  conversion.  Ses  amis  nous  ont 
envoyé  demander  une  couverture  pour  envelopper  le  corps 
avant  de  l'inhumer.  Rien  chez  eux  n'excite  plus  leur  attention 
que  la  vénération  pour  les  morts. 

18  février.  Je  suis  allé  à  la  résidence  de  Pawe  qu'on  avait 
dit  mort  :  je  le  trouvai  en  vie  ;  mais  il  expira  peu  d'heures 
après  mon  arrivée.  L'endroit  était  taboue;  on  ne  permettait  à 
personne  d'approcher  de  lui.  Néanmoins  je  n'eus  aucun  égard 
à  ce  qu'on  me  dit;  mais  je  m'avançai  vers  un  petit  hangar;  je 
lui  fis  un  peu  de  thé,  et  tâchai  de  profiter  de  l'occasion.  Un 


552  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

grand  nombre  de  naturels  étaient  présens  dans  l'attente  de  sa 
mort  :  ils  se  montrèrent  tous  attentifs.  Je  passai  près  de  quatre 
heures  avec  eux. 

26  février.  J'ai  visité  Waï-Mate,  et  je  suis  allé  dans  sept 
résidences;  mais  je  n'ai  pas  rencontré  autant  de  naturels  que 
je  m'y  attendais,  parce  qu'ils  étaient  fort  occupés  à  dégager  les 
Lois.  Du  reste ,  j'ai  trouvé  pour  trois  heures  d'occupation 
dans  ces  différens  endroits. 

27  février.  J'ai  visité  les  naturels  de  Tako ,  grand  établisse- 
ment sur  la  côte,  à  douze  milles  environ  de  Kidi-Kidi.  Wata, 
le  chef  de  l'endroit,  était  allé  à  Wangaroa  pour  voir  Oudou- 
Roa  qui'  est  indisposé  :  sa  femme  se  trouvait  chez  elle,  ainsi 
que  toute  sa  famille.  Je  n'étais  jamais  venu  dans  cette  place, 
et  elle  n'avait  encore  été  visitée  que  deux  fois  par  les  Euro- 
péens. La  réception  qu'on  me  fit  fut  très-gracieuse.  La  vieille 
dame  gronda  ses  esclaves  d'une  manière  terrible ,  pour  avoir 
été  si  long-temps  à  faire  cuire  des  vivres  pour  moi  et  mes 
hommes.  Je  parlai  à  cinq  groupes  différens,  et  leur  annonçai 
les  trésors  incompréhensibles  du  Christ.  Quand  j'eus  traversé 
la  rivière  pour  m'en  retourner  chez  moi ,  je  rencontrai  une 
troupe  qui  venait  du  côté  du  Sud.  Titore ,  l'un  des  chefs  de 
Waï-Mate,  se  rendait  à  l'endroit  que  je  venais  de  quitter,  et 
portait  attaché  au  sommet  d'une  lance  un  petit  morceau  de 
bois  en  guise  de  souvenir  de  feu  Pawe.  Titore,  en  sa  qualité 
de  porteur,  était  taboue,  et  n'osait  pas  manger  jusqu'au  mo- 
ment où  il  aurait  remis  l'objet  de  son  message  à  la  personne  à 
laquelle  il  était  destiné.  Je  lui  offris  un  morceau  de  pain 
d'épice  que  j'avais  dans  ma  poche;  mais  quand  il  le  vit,  il 
s'enfuit  comme  s'il  eût  vu  un  serpent. 

10  mars.  Une  centaine  de  naturels  sont  passés  par  Kidi- 
Kidi  en  toute  hâte  pour  se  rendre  à  l'habitation  de  feu  Koi- 
Koi  ;  ils  se  proposent  d'en  enlever  tous  les  vivres,  à  cause  de 
certaines  mauvaises  paroles  que  le  vieux  homme  a  prononcées 
au  moment  même  de  sa  mort.  Nous  ne  disons  jamais  rien  pour 
les  détourner  de  ces  sortes  d'actions,  car  elles  sont  conformes  aux 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  553 

coutumes  du  pays,  et  ce  serait  chose  absolument  inutile  que 
de  nous  immiscer  dans  leurs  réglemens ,  excepté  quand  leur 
vie  en  dépend. 

19  mars  1829.  J'ai  visité  les  naturels  au  bas  de  la  rivière,  et 
j'en  ai  rencontré  une  troupe  forte  de  deux  cent  cinquante 
environ  :  ils  étaient  fort  pressés,  car  ils  marchaient  au  pillage  , 
et  ils  n'ont  point  voulu  m'écouter  du  tout. 

20  mars.  Ware-Pou  et  Hane,  deux  anciens  serviteurs  de 
l'établissement ,  se  sont  mariés  ce  soir.  Probablement  ils  font 
très-bien;  leur  mariage  n'est  point  une  affaire  terminée  à  la 
hâte;  il  y  a  plus  de  douze  mois  qu'ils  y  songent. 

l4  avril.  Je  suis  allé  à  Waï-Mate,  à  Pouke-Nouï  et  Mau- 
pere  :  j'ai  rencontré  des  troupes  de  naturels  fort  nombreuses,  et 
j'ai  prêché  dans  dix-sept  villages  différens.  Les  naturels  ont 
fait  plusieurs  bonnes  observations  sur  ce  que  je  leur  avais  dit 
lors  de  ma  dernière  visite. 

12  mai.  Le  vieux  Wata,  homme  très-vénérable  et  chef  de 
Tako,  est  descendu  à  l'établissement,  suivant  la  promesse 
qu'il  nous  avait  faite  samedi  dernier,  et  nous  a  vendu  vingt- 
quatre  corbeilles  de  maïs  d'une  excellente  qualité.  Il  avait 
amené  vingt-quatre  esclaves  avec  lui  pour  porter  ce  grain ,  par 
un  très-mauvais  chemin  ,  l'espace  de  plus  de  quatre  milles.  Le 
paiement  a  été  deux  de  nos  meilleures  couvertures. 

i3  et  14  mai.  J'ai  visité  les  naturels  de  Waï-Mate  et  de 
Ahou-Ahou.  J'ai  parlé  à  quinze  groupes  formant  trois  cent 
cinquante  personnes  environ.  Sur  mon  chemin,  j'ai  rencontré 
la  femme  de  Titore  :  elle  allait  à  Kidi-Kidi  pour  me  prier  de 
me  transporter  vers  son  mari  qui  est  très-mal;  c'est  un  homme 
d'une  haute  importance,  et  qui  ne  le  cède  qu'à  Rewa  seu- 
lement pour  le  rang.  Je  le  trouvai  couché  au  bord  d'un  petit 
torrent  sans  autre  toit  que  celui  des  cieux.  Je  le  saignai  et  lui 
donnai  quelques  remèdes,  en  lui  conseillant  d'aller  sous  quel- 
que abri.  Il  répondit  qu'il  ne  pouvait  pas  le  faire,  qu'il  était 
sous  le  tapou,  et  qu'en  conséquence  il  n'oserait  pas  y  aller. 
•Si  j'allais  maintenant,  disait-il,  dans  une  maison ,  l'Atoua 


554  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

serait  très-courroucé  ;  il  ferait  passer  cette  pierre  au  travers  de 
mes  côtes;  il  la  ferait  entrer  dans  mon  cœur,  et  je  mourrais. 
Tel  que  je  suis,  continuait-il,  il  y  a  des  balles  dans  mon  corps, 
une  dans  mon  bras,  une  autre  dans  ma  cuisse  et  une  troisième 
dans  mon  gosier.  »  Je  tâchai  de  lui  faire  entendre  raison  sur  une 
croyance  aussi  absurde  ;  mais  il  était  si  superstitieux  qu'il  se 
montra  sourd  à -tout  ce  que  je  dis  à  ce  sujet.  Quand  je  l'eus 
saigné,  il  dit  :  «  Là,  c'est  bon.  Maintenant  il  y  a  un  trou  ;  peut- 
être  l'Atoua  permettra-t-il  aux  balles  de  sortir  de  mon  corps, 
et  je  vivrai.  »  Avant  de  continuer  mon  chemin ,  je  lui  fis 
bouillir  un  peu  de  thé  qu'il  prit  :  cela  le  rafraîchit  sensible- 
ment; son  abattement  disparut,  et  il  se  sentit  beaucoup  mieux. 
Il  n'y  a  rien  dont  un  Nouveau-Zélandais  soit  plus  recon- 
naissant que  les  petits  soins  qu'on  lui  rend  pendant  qu'il  est 
malade.  Tout  ce  que  nous  pouvons  faire  en  ce  genre,  aux 
riches  comme  aux  pauvres,  ne  peut  manquer  de  nous  en  faire 
des  amis. 

i5  mai.  Aujourd'hui  j'ai  été  témoin  d'une  scène  telle  que 
je  n'en  avais  jamais  vue  jusqu'à  ce  moment  à  la  Nouvelle- 
Zélande.  Une  foule  de  naturels  sont  venus  dans  l'établisse- 
ment et  ont  été  fort  turbulens.  Du  reste,  ce  n'était  pas  à  nous 
qu'ils  en  voulaient ,  et  leur  conduite  était  justifiée  par  les  cou- 
tumes du  pays.  Un  des  jeunes  gens  de  M.  Baker  était  allé 
dans  l'intérieur,  et  pendant  ce  temps  avait  épousé  une  jeune 
fille  qui  demeure  chez  M.  Clarke.  Cette  fille,  depuis  quelque 
temps,  avait  été  mise  à  part  pour  son  beau -père;  en  consé- 
quence, elle  ne  pouvait  épouser  personne  autre  sans  s'exposer 
non-seulement  elle-même  à  la  mort,  mais  aussi  son  mari. 
Après  s'être  mariés,  ils  revinrent  à  Kidi-Kidi.  Deux  jours 
après,  la  tribu  entière  vint  pour  emmener  l'épousée,  et  pour 
donner  à  l'époux  une  sévère  correction  :  ils  n'osèrent  pas  se 
porter  à  de  plus  grandes  rigueurs  à  cause  du  rang  dont  il 
jouit  parmi  eux.  Les  naturels  se  montrèrent  fort  indisciplinés 
en  cherchant  la  mariée  :  la  présence  de  Rcwa  ne  put  les  em- 
pêcher de  sauter  par-dessus  nos  palissades,  et  de  courir  tout 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  555 

au  travers  de  nos  propriétés  pour  découvrir  où  la  femme  s'était 
cachée.  A  la  fin,  ils  trouvèrent  sa  retraite,  la  battirent,  et 
remmenèrent  en  triomphe  avec  eux.  Ensuite  tout  se  passa 
très-bien  ;  mais  l'affaire  aurait  pu  devenir  sérieuse,  car  le  frère 
de  la  fille  l'ajusta  avec  son  fusil,  et  allait  lui  brûler  la  cervelle 
si  un  ami  ne  lui  eût  arraché  son  arme.  Elle  ne  sera  pas  mal- 
traitée davantage;  mais  je  ne  sais  pas  si  on  lui  permettra  de 
retourner  avec  son  mari,  ou  bien  si  on  la  réservera  pour  son 
beau-père. 

ier  et  S  juin.  Une  troupe  considérable  est  venue  du  Sud 
pour  rendre  visite  à  Revva.  En  leur  faisant  la  politesse  habi- 
tuelle, son  fusil  a  crevé  et  sa  main  a  été  grièvement  blessée. 
En  conséquence  de  cet  événement,  tous  ses  vivres,  ses  cou- 
vertures, et  ses  autres  possessions,  lui  ont  été  enlevés  par  ses 
amis ,  comme  une  marque  de  leur  mépris. 

11  et  12  juin.  J'ai  visité  les  habitans  de  Waï-Mate.  Il  s'y 
trouvait  une  foule  de  naturels  qui  s'y  étaient  rassemblés  de 
toutes  les  parties  de  l'île,  pour  prendre  part  au  festin  donné 
par  le  peuple  de  Waï-Mate  à  l'occasion  de  la  translation  des 
os  de  Patou.  J'eus  là  une  excellente  occasion  de  leur  adresser 
la  parole  ,  et  ils  se  montrèrent  tous  attentifs. 


EXTRAITS    DU    JOURNAL    DD    REVEREND    W.    WILLIAMS. 

•2  juin.  Rewa  s'est  blessé  grièvement  la  main  avec  un  fusil  • 

dont  le  canon  a  crevé.  11  était  nécessaire  d'amputer  trois 
doigts,  et  je  lui  proposai  de  lui  faire  l'opération;  mais  les 
naturels  étaient  si  superstitieux  que  chacun  d'eux  s'y  opposa. 
On  me  donna  même  à  entendre  que,  si  je  lui  avais  taillé  la 
main,  une  troupe  d'étrangers  qui  venaient  d'arriver  du  Sud 
auraient  probablement  été  taillés  en  pièces  par  la  tribu  de 
Rewa ,  en  expiation  de  l'accident  qui  lui  était  arrivé. 

Dimanche  21  juin.  Le  malin  esprit  est  aux  aguets,  surtout 
maintenant,  pour  aigrir  les  naturels  contre  nous  au  sujet  de 


556  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

leurs  maux  temporels.  Ils  disent  qu'avant  notre  arrivée  parmi 
eux,  peu  de  personnes  mouraient  avant  la  vieillesse,  et  que 
nous  leur  avons  apporté  des  maladies  dont  ils  deviennent  les 
victimes  à  tout  âge.  Cela  a  été  aujourd'hui  le  principal  sujet 
de  la  conversation  entre  eux  et  nous. 

i4  juillet.  Je  suis  allé  à  Kavva-Kawa.  Je  me  suis  beaucoup 
entretenu  avec  deux  naturels  qui  venaient  d'arriver  du  Waï- 
Kato,  escortés  d'une  troupe  nombreuse,  pour  commercer  avec 
les  habitans  de  la  baie  des  Iles.  Je  leur  ai  tracé  une  esquisse  de 
notre  message,  et  ils  semblaient  en  avoir  déjà  quelque  idée. 
Ils  ont  dit  qu'une  femme  du  Waï-Kato  était  allée  dernière- 
ment au  ciel,  et  avait  rapporté  que  c'était  un  très-bon  endroit; 
qu'il  y  avait  une  foule  de  peuples  qui  vivaient  en  paix.  Quand 
ils  avaient  entre  eux  quelque  légère  querelle,  ils  avaient  pour 
combattre  des  paquets  de  jonc  au  lieu  de  fusils,  et  en  place 
de  mère  en  pierre  des  feuilles  de  phormium. 

24  août  1829.  J'ai  remonté  la  rivière  Waï-Kadi,  accom- 
pagné par  M.  Yate.  Le  vieux  Torou  ,  le  chef  principal ,  était 
malade.  Il  a  remarqué,  comme  beaucoup  d'autres  ont  fait,  qu'il 
était  malade  pour  n'avoir  pas  fait  assez  d'attention  à  nos  kara- 

« 

kia  (prières),  et  il  a  demandé  avec  une  sincérité  apparente  ce 
qu'il  devait  faire. 

25  août.  Ce  matin  ,  un  prêtre  d'une  certaine  célébrité  fai- 
sait du  mouvement  parmi  nos  naturels.  Il  leur  expliquait  le 
pouvoir  vocal  de  leur  dieu  Witi ;  ce  n'était  autre  chose  qu'une 

#  sorte  de  sifflement  que  le  prêtre  faisait  sortir  de  sa  tête  par  un 

tour  de  ventriloquie.  Nous  lui  dîmes  qu'en  Angleterre  cer- 
tains hommes  pourraient  faire  parler  une  huître  ou  même  un 
homme  mort,  mais  que  pour  cela  on  ne  les  appelait  point  des 
dieux.  Alors  je  demandai  :  «  Pourquoi,  si  celui-ci  est  un  dieu, 
ne  guérit-il  pas  vos  malades?  —  Le  dieu  du  pays,  répondit 
l'individu,  est  mort  depuis  que  vous  êtes  venus  ici,  et  il  ne 
peut  plus  rien  faire.  »  Cela  ressemble  en  quelque  chose  à 
l'oracle  de  Delphes ,  qui  cessa  de  prophétiser  lors  de  la  pre- 
mière promulgation  de  l'Evangile. 


PIEGES  JUSTIFICATIVES.  .557 

Dimanche  20  septembre.  Je  suis  allé,  avec  M.  Shcphcrd , 
visiter  quelques  naturels  du  voisinage   qui  étaient,   pour  la 
plus  grande  partie  ,   fort  occupés  à   travailler  à  leurs  filets. 
Waï-Kato  ,  qui  a  été  en  Angleterre  avec  Shongui ,  est  tout 
aussi  superstitieux  qu'aucun  de  ses  compatriotes,  et  pour  rien 
au  monde  ne  négligerait  un  seul  de  ses  tapous.  Un  filet  neuf 
donne  lieu  à  beaucoup  de  cérémonies.  La  mer  entière,  dans 
le  voisinage  immédiat  de  Rangui-Hou  ,  est  maintenant  sacrée 
pour  ce  motif,  et  nulle  pirogue  n'a  le  droit  d'y  passer  sous 
quelque  prétexte  que  ce  soit.  Waï-Kato  eût  volontiers  empê- 
ché mon  canot  de  revenir  le  lendemain  ,  et  je  n'eus  la  permis- 
sion de  passer  qu'en  promettant  de  gouverner  aussi  loin  du 
filet  qu'il  me  serait  possible.  Le  canot  de  M.  Yate,  qui  venait 
de  Kidi-Kidi,  fut  obligé  de  s'en  retourner  sans  atteindre  Ran- 
gui-Hou. Le  lendemain,  ayant  passé  outre  en  dépit  du  tapou 
avec  M.  Kemp  ,  pour  aller  voir  M.  Sbepberd  qui  était  fort 
mal ,  ces  deux  missionnaires  et  les  hommes  de  leur  équipage 
furent  fort  maltraités.  Waï-Kato,  pour  sa  justification,  allé- 
gua que  nous  avions  nos  jours  sacrés,  que  nous  étions  fâchés 
quand  on  les  violait,  et  qu'ils  avaient  le  droit  d'en  faire  autant. 
22    octobre.    M.   Hamlin  est  venu    de  Kidi-Kidi   dans  un 
canot  pour  voir  madame  Kemp   qui  est  tombée  dangereuse- 
ment malade  :  il  lui  a  fallu  passer  à  un  demi-mille  de  Waï- 
Tangui  où  les  naturels  préparent  un  grand  filet  à  maquereau. 
La  mer  à  une  certaine  distance  tout  à  l'entour  est  sacrée. 
Comme  le  naturel  le  plus  intéressé  dans  ce  filet  est  d'un  carac- 
tère turbulent ,  il  conçut  le  projet  de  nous  causer  de  l'inquié- 
tude; et,  suivi  d'une  cinquantaine  d'hommes  de  son  parti,  il 
accourut  en  toute  hâte  à  notre  établissement.  De  leur  côté, 
les  gens  du  canot  de  M.  Hamlin  ,  voyant  ce  qui  se  passait  à 
terre ,  forcèrent  de  rames  comme  s'il  y  allait  de  leur  vie ,  et 
atteignirent  notre  plage  juste  à  temps  pour  se  mettre  en  état 
de  défense  contre  leurs  agresseurs.  Ceux-ci  s'élancèrent  sur  le 
canot,  dans  l'espoir  d'y  trouver  quelque  butin;  car,  d'après 
leurs  lois,  il  leur  eût  été  légitimement  acquis.  Leur  recherche 


Ô58  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

ayant  été  inutile,  ils  attaquèrent  alors  l'équipage  du  canot, 
et  plusieurs  d'entre  nous  crurent  devoir  intervenir.  Le  résultat 
de  cette  querelle  fut  que  Marou-Po  ,  le  chef,  fut  terrassé  par 
un  des  naturels  de  Kidi-Kidi,  et  son  mousquet  et  sa  giberne 
jetés  à  la  mer.  Ce  ne  fut  qu'après  la  fin  de  cet  engagement 
que  je  connus  l'arrivée  de  M.  Hamlin.  De  pareils  incidens 
pourraient  causer  quelque  inquiétude  à  plusieurs  de  nos  bons 
amis  d'Angleterre  ;  mais  nous  sommes  obligés  de  nous  y  rési- 
gner fréquemment. 

3  novembre.  Je  suis  allé  avec  mon  frère  à  Mounga-Neri , 
l'endroit  où.  se  pèche  le  maquereau,  près  de  la  pointe  S.  E. 
de  la  baie  des  Iles.  Presque  tous  les  naturels  de  ce  canton  s'y 
sont  rendus,  et  c'est  un  endroit  très-commode  pour  les  visiter. 
A  minuit,  nous  atteignîmes  une  petite  île  qui  n'en  est  qu'à 
quatre  milles,  et  nous  y  dressâmes  notre  tente  pour  la  nuit. 
Le  lendemain  matin  ,  nous  nous  trouvâmes  au  milieu  de  di- 
verses troupes  de  naturels  appartenant  à  presque  toutes  les 
tribus  avec  qui  nous  sommes  en  relation  :  ils  se  sont  tous  ras- 
semblés sur  un  espace  d'un  mille  environ.  Leur  conduite  a  été 
généralement  satisfaisante. 

3o  novembre.  Nous  avons  enterré  notre  jeune  naturel  Ro- 
bert qui  a  dernièrement  reçu  le  baptême.  Sa  mort  n'a  pas 
excité  beaucoup  d'intérêt  parmi  les  habitans  :  ils  sont  bien 
aises  de  penser  qu'il  est  allé  au  ciel,  sans  souhaiter  pour  eux- 
mêmes  une  semblable  bénédiction. 

16  décembre.  Je  suis  allé  à  l'établissement  des  naturels  à 
Wangaï.  Il  est  un  point  de  vue  sous  lequel  les  Nouveaux- 
Zélandais  diffèrent  de  beaucoup  d'autres  païens  :  d'ordinaire 
ils  ne  chicanent  point  sur  ce  que  nous  leur  disons  ;  mais  tout 
en  acquiesçant  à  nos  paroles  d'une  manière  souvent  agréable 
pour  nous,  ils  conservent  une  apathie  semblable  à  celle  qu'on 
retrouve  si  souvent  dans  notre  propre  patrie.  Aujourd'hui  ma 
conversation  avec  les  naturels  eût  frappé  un  nouveau-venu , 
mais  je  n'ose  pas  en  concevoir  un  grand  espoir. 

21    décembre.    Un   homme  et   une   femme  viennent  d'être 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  559 

massacrés,  sous  le  prétexte  qu'ils  ont  ensorcelé  plusieurs  per- 
sonnes qui  sont  mortes  dernièrement.  Une  autre  femme  a  rêvé 
que  telle  avait  été  la  cause  de  leur  mort,  et  ce  songe  a  été 
suffisant  aux  veux  d'un  naturel.  Les  corps  ont  été  portés  à 
Korora-Reka,  le  mouillage  ordinaire  des  navires,  où  ils  ont 
été  rôtis  et  mangés. 

(Mùsionnary  Register,  octobre  i83o  ,  page  467  et  suiv.) 

Le  révérend   W.   Williams  écrit  en  date  du  5  mars 
1830  : 

Les  naturels  des  environs  se  sont  rassemblés  durant  quel- 
ques jours  à  Korora-Reka,  sur  le  côté  opposé  de  la  baie  et  à 
deux  milles  environ  de  notre  établissement,  dans  l'attente 
d'une  attaque  des  habitans  réunis  de  Wangaroa,  Rangui-Hou 
et  Kidi-Kidi.  Ayant  appris  ce  matin  qu'Oudou-Roa,  cbef 
des  assaillans,  était  arrivé,  nous  pensâmes  que  nous  ferions 
bien  de  nous  rendre  près  des  deux  armées  pour  tâcher  de  les 
détourner  du  mal.  Avant  débarqué  à  Korora-Reka,  nous  pas- 
sâmes par-dessus  la  colline,  et  nous  trouvâmes  les  ennemis  qui 
se  régalaient  des  koumaras  ou  patates  douces  qu'ils  venaient 
d'arracher  d'un  jardin  près  duquel  ils  avaient  abordé.  Toï- 
Tapou  ,  notre  voisin,  était  occupé  à  débiter  une  harangue, 
dont  le  but  était  d'empêcher  Oudou-Roa  de  se  porter  à  de 
plus  grands  excès,  et  de  l'obliger  à  se  contenter  d'avoir  ravagé 
les  plantations  de  koumaras,  en  satisfaction  du  langage  indé- 
cent que  l'autre  parti  s'était  permis.  Toutefois  Oudou-Roa 
semblait  être  toujours  aussi  déterminé  à  marcher  sur  Korora- 
Reka  le  jour  suivant. 

Le  révérend  H.   Williams  décrit  ainsi  leur  entrevue 
avec  les  chefs  : 

Nous  trouvâmes  Toï-Tapou,  au  milieu  du  conseil,  récitant 


560  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

une  harangue.  Aussitôt  que  nous  parvînmes  en  vue  de  ces 
guerriers ,  ils  nous  reçurent  de  la  manière  la  plus  gracieuse  et 
nous  firent  faire  place.  Nous  nous  plaçâmes  de  manière  à  leur 
adresser  la  parole  ,  d'après  le  désir  qu'ils  nous  en  témoignèrent 
eux-mêmes.  Après  avoir  réclamé  le  silence ,  afin  que  tout  le 
monde  pût  entendre,  nous  nous  exprimâmes  aussi  librement 
avec  eux  que  nous  l'eussions  jamais  fait,  et  rien  n'était  plus 
satisfaisant  que  l'attention  qu'ils  porlèrent  à  nos  paroles.  En- 
suite ils  firent  défiler  leurs  troupes  pour  que  nous  pussions 
juger  de  leur  force.  Toï-Tapou ,  qui  appartient  à  l'autre 
parti ,  les  admira  beaucoup ,  et  s'écriait  avec  un  sentiment 
d'orgueil,  en  montrant  du  doigt  les  différentes  tribus  :  «  Celles- 
là  sont  à  moi!  et  celles-là  aussi  sont  à  moi!  »  Au  bout  de  deux 
heures,  nous  nous  en  allâmes,  espérant  qu'il  n'arriverait 
aucun  malheur. 

6  mars  i83o.  Vers  neuf  heures,  nous  avons  entendu  plu- 
sieurs décharges  de  mousqueterie  à  Korora-Reka.  A  l'aide  de 
nos  lunettes ,  nous  pouvions  observer  des  personnes  courant 
dans  toutes  les  directions,  et  des  pirogues  chargées  de  monde 
quittant  le  rivage  pour  se  diriger  vers  les  navires.  Sur-le- 
champ ,  M.  Davis  et  moi  nous  nous  embarquâmes  dans  le 
canot;  et  après  avoir  communiqué  avec  le  capitaine  King  à 
bord  du  Royal-  Sovereign ,  nous  allâmes  à  terre  pour  essayer 
de  faire  cesser  le  feu.  Nous  débarquâmes  sur  le  théâtre  du 
combat;  mais  nous  ne  pûmes  voir  aucun  chef  de  distinction, 
attendu  qu'ils  étaient  tous  cachés  par  les  palissades  et  les  re- 
tranchemens.  Les  deux  partis  étaient  à  vingt-quatre  verges 
environ  de  distance  l'un  de  l'autre.  Je  fis  autant  de  bruit  qu'il 
me  fut  possible,  mais  ce  fut  en  vain.  Je  m'avançai  vers  notre 
vieil  ami  Toï-Tapou  qui  se  reposait  sur  ses  armes  à  l'autre 
bout  de  la  plage.  Je  fis  en  sorte  de  lui  persuader  de  m'accom- 
pagner  vers  l'armée  ennemie  pour  l'engager  à  se  retirer;  mais 
il  ne  voulut  pas  bouger.  Un  jeune  chef,  nommé  Touai-Angui, 
fut  chargé  de  m'accompagner.  Rewa  s'avança  vers  moi ,  et  fit 
signe  à  ses  troupes  de  cesser  le  feu.   Quand  nous  fûmes  près 


P1ECKS  JUSTIFICATIVES.  561 

du  champ  de  bataille,  nous  apprîmes  que  plusieurs  d'entre 
eux  étaient  tués  et  blessés.  Je  fus  conduit  devant  Oudou-Roa  , 
qui  pouvait  à  peine  parler  :  du  reste,  une  foule  de  guerriers 
m'environnèrent  et  portèrent  toute  leur  attention  à  ce  que  je 
voulais  leur  dire.  Ils  convinrent  de  la  justesse  de  nos  argu- 
mens ,  et  reconnurent  que  Satan  les  avait  poussés  à  cette 
mauvaise  action.  Peu  après,  plusieurs  personnes  descendirent 
des  navires  dans  les  canots  pour  visiter  le  champ  de  bataille  : 
plusieurs  étaient  morts,  d'autres  mourans ,  et  le  nombre  des 
blessés  ne  fut  pas  connu.  Il  y  eut  une  chose  qui  m'étonna 
beaucoup  ,  en  cette  circonstance ,  dans  la  conduite  de  ces 
hommes.  Un  quart-d'heure  après  que  le  feu  eut  cessé,  un 
grand  nombre  de  guerriers  de  chaque  parti  se  mêlaient  in- 
distinctement avec  leurs  ennemis ,  et  nous  trouvâmes  que  des 
parens  ,  des  enfans  et  des  frères  avaient  combattu  les  uns 
contre  les  autres. 


A  cette  occasion,  M.  Davis  écrit  : 

Hélas!  quel  jour  d'horreur  et  de  détresse!  Hier  au  soir, 
nous  avions  quitté  les  deux  partis  avec  le  désir  apparent  de 
faire  la  paix  ;  mais  eu  matin,  entendant  le  feu  et  jugeant  que 
le  combat  avait  commencé  ,  nous  lançâmes  notre  canot  à  la 
mer,  et  nous  nous  rendîmes  vers  les  navires.  Comme  le  Royal 
Soveieign,  capitaine  King,  n'était  mouillé  qu'à  deux  ou  trois 
cents  verges  du  lieu  de  l'action  ,  nous  nous  dirigeâmes  de  son 
coté.  Je  montai  à  bord.  M.  Williams  se  rendit  au  rivage  où  il 
débarqua,  et  fit  son  possible  pour  arrêter  le  feu;  mais  il  fut 
obligé  de  rentrer  dans  son  canot,  attendu  que  les  deux  partis 
faisaient  un  feu  très-vif.  Ce  fut  une  démarche  très-périlleuse 
de  la  part  de  M.  Williams,  et  il  courut  de  grands  risques 
d'être  tué.  Le  pont  du  Royal  Sovcreign  présentait  un  déplo- 
rable spectacle  d'horreur  et  de  désespoir  :  plusieurs  des  blessés 
avaient  été  transportés  à  bord  et  gisaient  étendus  sur  le  tillac , 
tome  m.  3G 


562  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

mutilés  et  ensanglantes;  le  chirurgien  était  occupé  à  panser 
leurs  blessures,  assisté  par  tous  les  hommes  de  l'équipage  qui 
pouvaient  lui  donner  la  main.  En  outre  des  blessés,  il  y  avait 
un  grand  nombre  de  femmes  et  d'enfans  qui  du  village  s'é- 
taient enfuis  sur  le  navire  pour  y  chercher  leur  salut.  A  la 
requête  urgente  du  capitaine  ,  je  restai  sur  le  navire  pour  l'as- 
sister dans  ses  rapports  avec  les  naturels.  On  s'attendait  à  voir 
les  habitans  abandonner  leur  village  et  s'enfuir  vers  les  vais- 
seaux pour  réclamer  la  protection  des  Européens;  et  dans  ce 
cas,  ils  y  eussent  été  probablement  suivis  par  les  vainqueurs. 
Aussi  les  navires  furent  mis  en  état  de  défense,  et  l'on  se  pré- 
para à  tout  événement.  Mais  il  n'y  avait  pas  long-temps  que 
j'étais  à  bord  ,  quand  les  assaillans  se  retirèrent  et  s'en  allèrent 
dans  toutes  les  directions.  Alors  je  descendis  à  terre  avec 
les  capitaines  King  et  Dean.  Un  spectacle  affreux  s'oinit 
à  nos  regards,  car  il  y  avait  près  de  cent  personnes  tuées 
ou  blessées.  Peu  après  que  nous  eûmes  débarqué  ,  les  assaillans 
eurent  la  permission  de  venir  reprendre  leurs  chefs  morts  et 
blessés  ,  mais  ils  laissèrent  les  cadavres  des  esclaves  tués. 
Comme  ils  avaient  encore  laissé  le  corps  d'un  chef  de  peu 
d'importance,  un  des  chefs  du  village  accourut,  lui  ou- 
vrit le  ventre  avec  une  hache,  et  prit  un  petit  morceau  de 
foie  :  on  me  dit  que  c'était  une  offrande  pour  le  dieu  de  la 
Nouvelle-Zélande.  Après  avoir  rendu  visite  aux  deux  armées 
et  être  restés  avec  eux  jusqu'à  minuit  environ  ,  nous  revînmes 
chez  nous. 

Dimanche  7  mars  i83o.  Au  point  du  jour,  je  fus  réveillé 
par  un  bruit  de  coups  de  fusils  venant  de  Korora-Reka  ,  qui 
cessa  avant  le  lever  du  soleil.  Sur  les  sept  heures,  nous  vîmes 
les  pirogues  d'Oudou-Roa  qui  traversaient  la  baie,  se  diri- 
geant sur  Motou-Roa.  Toute  la  journée,  il  arriva  des  piro- 
gues de  Korora-Reka  avec  des  hommes  ,  des  femmes  et  des 
enfans  qui  apportaient  avec  eux  tout  ce  qu'ils  possédaient.  Le 
service  fut  retardé  à  cause  des  blessés.  Au  dehors,  les  naturels 
faisaient  beaucoup  de  bruit;  mais  leur  conduite  fut  pacifique. 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  568 

A  trois  heures  après-midi,  nous  observâmes  que  les  maisons 
de  Korora-Reka  étaient  en  feu ,  et  toutes  les  pirogues  quit- 
tèrent le  rivage  en  prenant  diverses  directions.  Au  soleil  cou- 
chant, Oudou-Roa  vint  avec  Toï-Tapou  sur  notre  plage  pour 
camper  auprès  de  nous  :  un  moment  après  arriva  Rewa  avec 
sa  famille.  Tout  était  en  désordre,  et  divers  bruits  circulaient 
sur  les  intentions  des  Ngapouis. 

(M.   TVilliams.) 

S  mars.  Plusieurs  de  nos  naturels  revinrent  de  leur  pâ  de 
Kawa-Kawa  pour  observer  les  mouvemens  de  l'ennemi.  Nous 
leur  dîmes  que  nous  tâcherions  d'obtenir  la  paix  ,  s'il  était 
possible  :  cette  assurance  parut  leur  faire  plaisir,  mais  ils 
doutaient  que  leurs  ennemis  fussent  disposés  à  s'y  prêter.  Au 
même  instant ,  un  navire  parut  en  vue ,  et  il  se  trouva  qu'il 
venait  de  Port-Jackson  ,  amenant  sur  son  bord  notre  vieil 
ami  M.  Marsden  avec  une  de  ses  filles. 


L'arrivée  de  M.  Marsden  fut  accueillie  avec  joie  par 
les  Missionnaires  comme  par  les  naturels  ;  car  sa  présence 
pouvait  fortement  contribuer  à  l'accomplissement  du  but 
qu'ils  se  proposaient  ,  le  rétablissement  de  la  paix. 
M.  Marsden  décrit  ainsi  qu'il  suit  l'état  des  choses  à  son 
arrivée  : 

Quand  j'arrivai  à  la  baie  des  Iles ,  je  trouvai  les  Mission- 
naires dans  une  grande  agitation  ;  car  les  naturels  étaient 
armés  les  uns  contre  les  autres  et  réunis  en  corps  nombreux. 
Le  6  du  courant,  un  combat  avait  eu  lieu  sur  le  rivage 
opposé  ,  dans  lequel  il  y  avait  eu  soixante-dix  hommes  tués 
ou  blessés  :  les  cadavres  étaient  encore  étendus  sur  la  plage. 
Mon  arrivée  dans  un  moment  aussi  critique  fut  d'un  vif  intérêt 
pour  les  Missionnaires,  car  ils  espéraient  que  j'aurais  assez 
d'influence  sur  les  tribus  en  guerre  pour  rétablir  la  paix  entre 

36* 


564  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

elles.  Des  messagers  avaient  été  expédiés  de  différens  côtés 
aux  amis  et  aux  alliés  respectifs  des  deux  partis,  et  l'on  s'at- 
tendait à  voir  arriver  sous  peu  de  jours  quelques  milliers 
d'hommes  à  la  baie  des  Iles.  Quelques  chefs  vinrent  aussitôt 
me  rendre  leur  visite,  et  me  prièrent  d'intervenir  entre  eux. 
Les  deux  partis  étaient  également  nos  amis,  et  je  connaissais 
parfaitement  les  principaux  chefs  de  chaque  côté.  Je  promis 
d'aller  le  lendemain,  avec  le  révérend  H.  Williams,  visiter 
les  deux  camps,  et  d'écouter  ce  que  chacun  des  deux  partis 
aurait  à  dire.  En  conséquence,  le  9  de  bon  matin,  nous  nous 
dirigeâmes  vers  le  camp  de  ceux  qui  avaient  remporté  la  vic- 
toire, et  nous  en  fûmes  reçus  avec  la  plus  çrande  cordialité.  Sur- 
le-champ,  nous  nous  occupâmes  de  l'objet  de  notre  mission. 
Après  une  longue  discussion  ,  qui  fut  soutenue  par  les  chefs 
avec  beaucoup  de  chaleur  et  d'énergie,  il  fut  convenu  que 
nous  nous  rendrions  au  camp  de  leurs  ennemis  pour  leur  ren- 
dre compte  de  ce  qui  avait  eu  lieu  dans  cette  séance.  Les  deux 
camps  étaient  éloignés  de  quatre  milles  environ.  A  notre 
arrivée ,  nous  fûmes  reçus  avec  beaucoup  de  respect  par  les 
chefs  ,  et  nous  les  trouvâmes  disposés  à  écouter  tout  ce  que 
nous  avions  à  leur  dire.  Le  révérend  H.  Williams  exposa 
l'affaire.  Après  divers  débats,  il  fut  arrêté  que  nous  nous  ren- 
drions avec  un  des  principaux  chefs  sur  l'île  Motou-  R.oa  ,  dis- 
tante de  cinq  milles  à  peu  près,  et  sur  laquelle  était  campée 
une  troupe  considérable  de  leurs  amis,  afin  de  connaître  leurs 
sentimens.  Nous  y  consentîmes,  et  nous  fîmes  aussitôt  route 
vers  cette  île.  A  notre  arrivée,  nous  trouvâmes  le  rivage  cou- 
vert de  pirogues  de  guerre  et  les  naturels  préparés  à  com- 
battre. Nous  restâmes  quelques  heures  au  milieu  de  cette 
armée;  plusieurs  des  chefs  parlèrent  avec  beaucoup  de  force 
et  de  dignité  :  cependant  ils  cédèrent  à  nos  désirs,  et  même 
nous  autorisèrent  à  nous  diriger  vers  le  camp  de  leurs  ennemis 
et  à  leur  faire  quelques  propositions  amicales.  Quand  tout  fut 
arrangé,  nous  revînmes  chez  nous  vers  neuf  heures  du  soir. 
Les  conditions  de  la  paix  ne  sont  pas  encore  définitivement 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  505 

fixées.  Je  n'ai  cessé  de  négocier  pour  la  paix  depuis  mon 
arrivée,  et  j'espère  qu'elle  sera  bientôt  établie.  Je  n'ai  pas 
beaucoup  d'inquiétude  pour  les  Missionnaires,  car  les  deux 
partis  sont  très-bien  disposés  pour  eux;  mais  ils  ne  s'étaient 
pas  encore  vus  dans  une  position  si  critique,  et  jusqu'à  ce 
moment  la  paix  régnait  autour  d'eux.  Je  pense  que,  quand 
ce  différend  sera  apaisé,  leur  influence  se  répandra  :m  loin  : 
plusieurs  des  cbefs  éloignés  apprendront  qui  nous  sommes  et 
quel  est  l'objet  que  nous  nous  proposons. 

L'origine  de  la  guerre  actuelle  provient  de  la  conduite 
infâme  du  maître  d'un  navire  baleinier.  Les  chefs  prétendaient 
que,  puisque  la  guerre  ne  provenait  pas  d'eux,  mais  bien  d'un 
Européen,  les  Européens,  comme  nation,  devaient  être  res- 
ponsables de  ses  conséquences.  Ils  désiraient  savoir  quelle  sa- 
tisfaction nous  leur  offririons  pour  la  perte  de  ceux  de  leurs 
amis  qui  avaient  été  tués;  qu'ils  étaient  en  droit  de  demander 
satisfaction  ;  qu'il  était  juste  que  les  Européens  la  leur  don- 
nassent; que  cette  querelle  ne  leur  était  point  personnelle.  Je 
répondis  que  tout  ce  que  je  pouvais  faire  était  d'écrire  en 
Angleterre  pour  empêcher  le  retour  du  maître  dans  la  Nou- 
velle-Zélande. Ils  me  prièrent  de  n'en  rien  faire;  ils  désiraient 
se  saisir  de  sa  personne  ;  et  ils  s'en  saisiraient,  s'il  revenait 
chez  eux  ;  puis  ils  se  procureraient  eux-mêmes  la  satisfaction 
qui  leur  est  due.  La  conduite  immorale  de  quelques-uns  des 
baleiniers  est  épouvantable. 

M.  Williams  continue  ainsi  : 

o,  mars  i83o.  M.  Marsden  et  moi  nous  sommes  allés  au  pâ 
où  les  naturels  de  Kawa-Kawa  étaient  rassemblés.  La  plus 
grande  attention  fut  donnée  à  ce  que  nous  avions  à  dire,  et  il 
fut  unanimement  décidé  que  Korora-Reka  serait  livré  au  parti 
opposé,  comme  satisfaction  pour  Shongui  et  tous  ceux  qui 
avaient  été  tués.  Le  cri  général  était  la  paix!  Nous  poussâmes 
ensuite  vers  Korora-Reka,  où  les  habitans  parurent  désirer  la 


56b'  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

paix,  et  il  fut  convenu  que  Tareha  et  Titore  nous  accompa- 
gneraient vers  Oudou-Roa  ,  qui  était  sur  Motou-Roa.  Le  vent 
étant  favorable,  nous  fûmes  bientôt  rendus,  et  nous  eûmes 
une  conversation  très-satisfaisante.  Tous,  à  l'exception  d'un 
ou  deux ,  semblent  disposés  à  la  paix. 

îu  mars.  Au  point  du  jour,  les  Oudi-Kapana  traversèrent 
l'établissement.  Ils  s'arrêtèrent  un  moment  pour  écouter  les 
nouvelles  et  pour  voir  M.  Marsden.  Après  le  dîner,  j'allai 
à  Korora-Reka  pour  voir  Oudou-Roa  qui  venait  d'arriver  de 
Motou-Roa.  Il  dit  qu'il  était  inutile,  pour  faire  la  paix,  d'at- 
tendre que  tout  le  monde  fût  rassemblé ,  et  il  semblait  douter 
de  la  sincérité  de  ses  adversaires. 

n  mars.  Après  le  déjeuner,  Rewa,  M.  Marsden  et  moi, 
nous  nous  dirigeâmes  vers  le  pâ.  A  la  demande  de  Rewa, 
nous  hissâmes  le  pavillon  blanc  pour  annoncer  que  nous  ve- 
nions traiter  de  la  paix.  A  notre  arrivée,  tout  le  monde  se 
rassembla.  Je  leur  dis  que  nous  étions  venus  pour  recevoir 
leurs  instructions,  quant  au  message  dont  nous  allions  nous 
charger  près  d'Oudou-Roa,  et  savoir  s'il  serait  de  paix  ou  de 
guerre.  Maintenant  le  moment  pressait.  Avant  que  la  foule  se 
fût  rassemblée,  les  chefs  répliquèrent  que  nous  avions  raison; 
mais  qu'il  était  nécessaire  qu'Oudou-Roa  députât  quelque  chef 
vers  le  pâ,  et  qu'ensuite  l'un  des  chefs  du  pà  se  rendrait  du 
côté  des  ennemis.  Ce  point  étant  arrêté,  nous  allâmes  à  Korora- 
Reka  ,  où  nous  trouvâmes  Oudou-Roa  avec  d'autres  chefs. 
Ils  parurent  consentir  à  cette  proposition;  mais  ils  attendaient 
l'arrivée  de  Mango  et  de  Ka-Kaha ,  les  deux  fils  de  Shongui , 
ce  chef  de  Tako  qui  avait  été  tué  ;  car  c'était  à  eux  qu'ap- 
partenait désormais  le  droit  de  tirer  vengeance  de  la  mort 
de  leur  père.  Je  dis  à  Oudou-Roa  que  nous  étions  fatigués 
d'aller  et  venir  ;  mais  lui  et  les  autres  répondirent  que  nous 
ne  devions  pas  nous  fatiguer,  mais  prendre  de  la  force  et 
du  courage.  Il  ajouta  que ,  si  ces  deux  jeunes  gens  arrivaient 
dans  la  nuit,  il  nous  enverrait  une  pirogue,  et  que  la  paix 
serait  conclue  le  lendemain  matin. 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  .-j67 

t3  mars.  Au  déjeuner,  Toï-Tapou  arriva,  et  parla  de  la 
nécessité  de  faire  la  paix,  ajoutant  que  les  tribus  éloignées 
allaient  arriver,  et  qu'alors  personne  ne  pourrait  plus  les 
retenir. 

Dimanche  i4  mars.  Toï-Tapou  et  Rcwa  insistaient  pour 
que  la  conférence  eût  lieu  avee  Oudou-Roa  et  les  autres  chefs 
à  Korora-Reka,  attendu  qu'on  voyait  plusieurs  pirogues  pous- 
ser au  large  de  Motou-Roa.  C'est  pourquoi  je  m'y  rendis  moi- 
même ,  et  je  saisis  l'occasion  de  parler  aux  naturels  de  leur 
condition  actuelle  et  des  offres  de  paix  éternelle  faites  par 
Jésus-Christ.  Tous  parurent  disposés  pour  la  paix.  Le  soir,  le 
service  eut  lieu  comme  de  coutume.  Ware-Moui  vint  du  pâ , 
et  semblait  fort  inquiet  du  retard  apporté  à  la  conclusion  de 
la  paix. 

16  mars.  Après  le  déjeuner,  M.  Davis  et  moi,  nous  allâmes 
à  Motou-Roa  pour  voir  Ka-Kaha  et  Mango  ,  les  fils  de 
Shongui.  Au  milieu  de  la  baie,  nous  recueillîmes  le  vieux 
Kossin  qui  s'était  embarqué  dans  une  frêle  pirogue,  et  qui  eût 
certainement  chaviré  si  nous  n'étions  venus  à  son  secours.  Les 
naturels  de  Motou-Roa  parurent  disposés  à  écouter  tout  ce 
que  nous  voulions  leur  dire.  Avant  de  les  quitter,  nous  apprî- 
mes d'eux  qu'ils  mettraient  en  mer  le  lendemain  matin  ,  et  se 
porteraient  peut-être  vers  la  rivière. 

17  mars.  Au  lever  du  soleil,  nous  observâmes  un  grand 
nombre  de  pirogues,  dont  plusieurs  se  dirigeaient  vers  l'entrée 
de  la  rivière.  Nous  mîmes  à  l'eau  deux  canots  portant  chacun 
un  pavillon  blanc,  et  nous  poussâmes  vers  les  pirogues  qui 
venaient  d'aborder  la  terre. 

18  mars.  Les  naturels  qui  étaient  montés  hier  avec  nous  au 
pâ  pour  faire  la  paix,  sont  descendus  ce  malin  avec  quelques- 
uns  de  ceux  du  pâ  pour  se  rendre  à  Korora-Reka  et  ratifier  la 
paix.  Nous  les  accompagnâmes  dans  nos  deux  canots,  comme 
hier,  et  les  naturels  nous  montrèrent  toutes  sortes  d'égards  :  les 
discours  furent  beaucoup  plus  convenables  qu'ils  ne  l'avaient 
été  la  veille. 


566  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

M.  W.  Williams  raconte  ainsi  comment  la  paix  fut 
conclue  : 

iq  mars.  Les  dispositions  des  naturels  pour  la  paix  ayant 
été  bien  reconnues,  et  les  deux  partis  manifestant  un  désir  égal 
de  mettre  tin  aux  hostilités,  il  avait  été  arrêté  qu'une  assem- 
blée générale  aurait  lieu  aujourd'hui,  suivant  la  coutume  du 
pays.  De  bonne  heure ,  nous  observâmes  plusieurs  pirogues 
qui  se  dirigèrent  de  Korora-Reka  vers  Kawa-Kawa  ,  et  sur- 
le-champ  nous  allâmes  avec  nos  deux  canots  à  leur  rencontre. 
Leur  troupe  montait  à  trois  cents  hommes  environ  qui  s'a- 
vancèrent jusqu'à  un  mille  du  camp  ennemi  :  les  ambas- 
sadeurs de  paix,  au  nombre  de  trois,  s'avancèrent  sous  le 
pâ  avec  nous.  En  débarquant ,  nous  nous  dirigeâmes  vers  les 
principaux  chefs  :  alors  tout  le  monde  s'assit  par  terre,  en 
laissant  un  petit  espace  pour  permettre  aux  orateurs  de  mar- 
cher en  avant  et  en  arrière ,  suivant  leur  constante  habitude. 

D'abord  un  des  ambassadeurs  s'avança,  et  déclara  que  la 
paix  ne  seraitpus  regardée  comme  solide,  attendu  qu'aucun  chef 
de  son  peuple  n'avait  été  tué  comme  satisfaction  pour  Shon- 
gui  ;  qu'il  serait  effrayé  de  rester  dans  sa  propre  résidence,  et 
qu'il  irait  habiter  à  Kaï-Para  ,  rivière  du  sud-ouest.  Cet 
orateur  fut  suivi  par  plusieurs  autres  ,  dont  les  uns  parlèrent 
à  propos  et  les  autres  d'une  manière  moins  sensée.  Quand 
ils  curent  fini,  les  différentes  tribus  défilèrent  sur  un  terrain 
en  pente,  et  il  y  eut  une  danse  de  guerre.  C'était  la  plus 
grande  réunion  de  guerriers  que  j'eusse  j..mais  vue ,  car  elle 
montait  à  mille  hommes  environ  dont  plus  de  la  moitié  était 
armée  de  mousquets.  Les  trois  ambassadeurs  restèrent  toute 
la  nuit  dans  le  pâ  :  cette  partie  de  la  cérémonie  devait  être 
répétée  le  jour  suivant  par  les  hommes  du  pâ. 

18  mars.  Les  ambassadeurs  sont  revenus  ce  matin  avec  trois 
autres  du  pâ  ;  ils  ont  passé  par  notre  établissement,  et  nous 
les  avons  accompagnés  à  Korora-Reka.  Une  scène  semblable 
à  celle  d'hier  a  eu  lieu.  La  ratification  définitive  de  la  paix, 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  569 

autant  que  nous  avons  pu  le  comprendre,  s'est  accomplie  de  la 
manière  suivante  :  un  chef  du  parti  d'Oudou-Roa  a  récité  un 
long  chant  avec  un  petit  bâton  à  la  main  ;  et  après  avoir  fini, 
il  a  rompu  le  bâton ,  et  l'a  jeté  aux  pieds  d'un  des  ambassa- 
deurs du  parti  opposé.  Cela  signifiait  que  les  hostilités  étaient 
rompues.  Puis  le  dernier  chef  répéta  les  mêmes  paroles,  et 
jeta  son  bâton  brisé  aux  pieds  du  premier  orateur.  Les  naturels 
parlent  de  cette  paix  comme  opérée  par  les  Européens,  et  je 
pense  que  la  présence  de  M.  Marsden  y  a  eu  beaucoup 
d'influence. 


EXTRAITS    DU    JOURNAL    DE    M.    STACK. 
(De  la  station  Wesleyenne  de  Mangounga,  sur  le  Shouki-Anga.  ) 

Ngatoumou  et  son  frère  Ware-Kana  nous  ont  rendu  visite. 
Ngaro ,  fils  de  l'un  d'eux,  fut  singulièrement  mortifié  de  ce 
que  nous  adressions  particulièrement  nos  discours  à  son  père 
et  à  son  oncle,  et  il  nous  demanda  pourquoi  nous  ne  le  con- 
sultions pas.  Nous  lui  répondîmes  qu'il  n'était  qu'un  jeune 
homme ,  tandis  que  son  père  était  avancé  en  âge.  Alors ,  se 
tournant  vers  son  père ,  il  dit  avec  un  rire  moqueur  et 
malin  :  «  Quoi  !  est-ce  que  ce  vieux  pourri  vaut  mieux  que 
moi?  Les  jours  de  sa  jeunesse  ne  sont-ils  pas  passés,  tandis 
que  je  suis  maintenant  dans  ma  primeur?  Je  suis  donc  son 
supérieur  et  non  pas  son  inférieur.  » 

—  Je  suis  allé  a  Ware-Hou  pour  voir  ce  que  les  naturels 
nomment  l ' Eahounga ,  ou  fête  en  l'honneur  des  morts,  dans 
l'espoir  de  pouvoir  leur  parler  de  la  résurrection  des  corps  : 
mais  mon  attente  fut  trompée  par  l'esprit  d'indifférence  que 
les  naturels  apportèrent  à  tout  ce  que  je  leur  dis,  et  parce  que 
je  n'y  rencontrai  point  les  Ma-Oure-Oure,  tribu  du  Waïnia. 
Les  morts  étaient  placés  sur  un  rang  sous  un  hangar;  ceux 
dont  les  corps  étaient  entiers  étaient  dans  la  position  d'une 


570  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

personne  assise;   les  tètes  des  autres  étaient  placées  de  ma- 
nière à  paraître  encore  unies  au  reste  du  corps  :  le  tout  formait 
un  spectacle  affreux.  Patou-One  pria  la  sœur  de  sa  défunte 
femme  de  me  montrer  une  pierre  qui  s'était  trouvée  dans  la 
poitrine  de  sa  sœur;  elle  y  était  tombée  d'un  rocher  voisin  de 
l'endroit  où  le  corps  était  déposé  :  mais  Patou-Onc  prétendait 
que  cette  pierre  avait  été  transportée  par  enchantement  dans 
le  corps   de  sa   femme,   et  qu'elle  avait  été  la    cause  de  sa 
mort.  Je  fis  tout  ce  que  je  pus  pour  lui  démontrer  le  ridicule 
de   cette   absurde   opinion  :    mais    cela   ne  fit   que   l'irriter; 
et  il  était  si  peu  disposé  à  regarder  ce  qu'il  venait  de  dire 
comme  une  fable,  qu'il  croyait  aussi  qu'un  chiffon  plein  d'ha- 
meçons avait  été  introduit  dans  le  corps  de  sa  femme  de  la 
même  manière.  Combien  ils  sont  disposés  à  croire  au  men- 
songe !  mais  combien  ils  sont  incrédules  pour  les  paroles  de 
la  vérité  et  de  la  sagesse!  Voyant  que  tous  mes  raisonnemens 
avec  eux  étaient  inutiles ,  je  me  promenai  vers  l'endroit  où 
sont  déposées  leurs  provisions,  et  je  comptai  quatre  cent  soixan- 
te deux  corbeilles  de  patates  destinées  à  être  distribuées  à  ceux 
qui  viennent  en  visite,  à  mesure  qu'ils  arrivent.  Patou-One 
se  plaignit  de  mon  peu  de  générosité,  de  n'avoir  pas  apporté  avec 
moi  une  bonne  provision  de  vivres  européens  pour  leur  en 
faire  part.  Cependant,  loin  que  je  profitasse  de  l'énorme  quan- 
tité de  vivres   qu'ils   avaient   préparés,  si  je    n'avais  pas  eu 
soin  d'apporter  quelque  chose  avec  moi,  j'aurais  pu  m'en  re- 
tourner à  jeun. 

Dimanche.  Ce  matin,  j'ai  prêché  en  anglais  à  l'Horeke, 
d'après  Luc,  XVI,  3.  Ayant  rencontré  sur  le  port  Te  Tao- 
Nouï ,  Moudi-Waï ,  son  père ,  et  d'autres  qui  passaient  la 
journée  dans  l'oisiveté,  je  tâchai  de  leur  expliquer  ce  que  je 
venais  de  dire  à  mes  compatriotes.  TeTao-Nouïme  regarda  d'un 
air  très-expressif,  et  dit  :  «  Les  Nouveaux-Zélandais  ressem- 
blent à  cet  homme,  n'est-ce  pas?  »  en  faisant  allusion  au 
Riche.  Je  répondis  par  l'affirmative,  en  ajoutant  :  «  On  trou- 
verait aussi  bien  des  blancs  à   qui   ce  portrait  conviendrait 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  571 

également.  »  Il  se  mit  alors  à  ricaner,  et  dit  :  «  Ha  !  ha  !  »  d'un 
air  qui  signifiait  :  Pourquoi  donc  nous  désigner,  nous  autres 
Zélandais,  comme  des  médians?  Lui  et  son  père  vou- 
lurent savoir  d'où  venait  notre  connaissance  sur  la  condition 
des  esprits  après  la  mort;  et  sur  ce  que  nous  n'avions  pas  vu 
le  feu  de  l'enfer  de  nos  propres  yeux,  ils  se  prirent  à  rire  de 
ce  que  nous  y  ajoutions  foi.  Te  Tao-Nouï  dit  :  «  Vous  autres 
missionnaires,  vous  êtes  une  troupe  de  vieilles  femmes.  Qu'un 
esprit  du  monde  invisible  vienne  à  l'Horeke  ou  à  Mangounga 
et  nous  déclare  qu'il  a  vu  les  choses  dont  vous  parlez,  alors 
nous  le  croirons;  mais  tous  les  renseignemens  que  nous  avons 
reçus  jusqu'à  ce  jour  à  ce  sujet  ont  été  directement  opposés 
aux  vôtres.  Que  mange-t-on  dans  le  monde  des  esprits?  » 
Comme  on  lui  répondit  que  les  organes  de  l'appétit  physique 
ayant  péri  avec  le  corps,  il  n'était  plus  besoin  de  nourriture, 
il  6t  les  questions  suivantes  :  «  Comment  vivent-ils?  comment 
entendent-ils?  quelle  est  leur  occupation?  Si  un  brave  guer- 
rier vient  à  mourir,  comment  pourra-l-il  exercer  sa  vaillance? 
S'il  n'y  a  point  de  places  à  assiéger,  faut-il  qu'il  devienne 
pacifique?  Ah!  vous  êtes  une  troupe  de  vieilles  femmes!  Vous 
ne  faites  rien  autre  chose  que  de  vous  tenir  chacun  dans  les 
limites  de  votre  résidence.  N'y  a-t-il  pas  de  canons,  là?  n'y 
a-t-il  pas  de  peuples  à  combattre?  »  Je  parlai  ensuite  de  la 
résurrection  des  morts,  et  l'on  fit  les  remarques  suivantes  : 
«  Combien  de  personnes  sont  déjà  revenues  d'entre  les 
morts?  les  avez-vous  vues?  »  Ayant  répondu  que  non,  ils  se 
mirent  à  rire  de  tout  leur  cœur,  en  disant  :  «  Oh!  en  vérité, 
vous  l'avez  seulement  entendu  dire  à  quelque  autre.  »  Alors  je 
leur  parlai  du  jugement;  mais  je  ne  réussis  pas  mieux  à  vaincre 
leur  légèreté.  «Je  reviendrai  demain  à  vous,  dit  l'un  d'eux, 
et  vous  me  jugerez  :  cet  homme  sera  condamné,  parce  qu'il  a 
une  bouche  de  travers.  » 

Le  pauvre  vieux  Moudi-VVaï  a  été  attaqué  d'une  inflam- 
mation de  poumons.  Les  naturels  s'attendent  tous  à  le  voir 
mourir,  et  il  le  croit  lui-même.  Ses  instrumcns  de  guerre  ont 


572  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

été  tous  placés  près  de  lui,  de  sorte  qu'en  cas  de  mort  il 
puisse  emporter  leur  esprit  avec  lui  dans  l'autre  inonde. 

Le  vieux  Moudi-Waï  est  mort  :  sa  mort  a  été  annoncée 
par  treize  coups  de  pierrier  du  fort  de  l'Horeke.  Hélas!  pauvre 
vieillard!  Il  y  a  quelques  semaines,  il  pouvait  encore  rire 
de  la  mort  et  de  l'avenir;  mais  aujourd'hui  il  voit  que  tout 
cela  est  vrai ,  et  que  toutes  ses  anciennes  opinions  n'étaient 
que  des  erreurs.  Combien  il  est  affligeant  de  penser  qu'il  est 
mort  aussi  ignorant  à  l'égard  de  Dieu  que  les  bêtes  qui  vien- 
nent à  périr! 

Je  suis  allé  à  Pari-Mata  pour  voir  le  cadavre  de  Moudi- 
Waï.  Suivant  la  coutume ,  le  corps  était  assis  et  enveloppé 
d'une  couverture;  la  tête  était  somptueusement  ornée  de 
plumes,  après  avoir  été  d'abord  bien  frottée  d'huile;  son 
visage  était  couvert;  sur  ses  genoux  était  une  corne  à  poudre; 
près  de  lui  étaient  déposés  ses  fusils  et  un  os  de  baleine,  son 
arme  nationale.  A  ses  côtés  était  assise  sa  plus  jeune  femme, 
morte,  attendu  que  la  nuit  dernière,  dans  le  premier  accès 
de  sa  douleur,  elle  s'était  pendue  :  le  corps  de  celle-ci  était 
revêtu  d'une  couverture  et  sa  tète  ornée  de  plumes.  Les  autres 
femmes  de  Moudi-Waï  étaient  assises  et  pleuraient  près  de 
son  corps  :  ses  enfans,  ses  frères  et  ses  sœurs,  ainsi  que 
d'autres  parens  et  amis,  semblaient  tous  dans  la  désolation. 
Bien  qu'il  ne  dît  pas  grand  chose,  Te  Tao-Nouï  semblait 
vivement  affecté.  Une  femme  esclave  s'était  pendue,  mais  elle 
avait  été  sur-le-champ  enterrée.  J'avais  là  une  belle  occasion 
de  déclamer  contre  l'artificieuse  subtilité  des  Tohoungas;  je 
leur  représentai  l'insuffisance  de  leurs  efforts  pour  guérir 
Moudi-Waï,  et  leur  folie  en  attribuant  à  un  agent  surnaturel 
ce  qui  ne  provient  souvent  que  de  leur  propre  imprudence  ,  et 
de  ce  qu'ils  négligeaient  les  uniques  moyens  qui  pourraient 
leur  sauver  la  vie.  La  vérité  de  mes  remarques  fut  reconnue,  et 
les  naturels  parurent  admettre  l'exactitude  de  mes  paroles. 

Environ  neuf  cents  naturels  sont  passés  dans  leurs  pirogues, 
le  long  de  la  rivière,   pour  se  rendre  à  la  place  de  Moudi- 


PIÈGES  JUSTIFICATIVES.  ,573 

Waï  :  ils  offraient  un  aspect  vraiment  formidable.  L'Horekc 
les  salua  de  quatre  coups  de  canon  :  de  leurs  pirogues,  les 
naturels  répondirent  par  deux  coups  et  par  une  décharge  de 
mousquets  dont  plusieurs  étaient  chargés  a  balle.  Nos  naturels 
semblaient  vivement  soupçonner  ces  étrangers  de  ne  pas  venir 
dans  des  intentions  amicales.  11  est  certain  qu'il  existait  entre 
eux  une  défiance  réciproque  :  aussi  s'abstinrent-ils  du  simu- 
lacre de  combat  qui  leur  est  habituel  quand  ils  se  rencontrent, 
et  ils  se  contentèrent  de  la  danse. 

Les  cris  et  les  déchiremens  furent  très-multipliés,  car  la 
plupart  de  ces  gens  étaient  d'une  manière  ou  d'autre  alliés 
à  Moudi-Waï,  et  ils  semblaient  tous  agir  comme  s'ils  avaient 
perdu  une  personne  de  grande  importance  pour  eux-mêmes. 
(Missionnaij  Register,  août  t83oj pag.  37 4  et  suiv .  ) 

G  mai  i83o.  Depuis  l'affaire  de  Korora-Reka,  les  naturels 
d'ici  ont  été  très-paisibles,  bien  qu'ils  soient  sur  leurs  gardes. 
Il  v  a  cinq  semaines  environ,  une  troupe  de  Mataudi  marcha 
vers  le  Sud  pour  tirer  vengeance  de  la  mort  de  Shongui ,  le 
principal  chef  qui  succomba  dans  cette  occasion  :  ils  tuèrent 
beaucoup  de  personnes,  en  tombant  dessus  par  trahison  et 
quoiqu'on  fût  en  paix.  Cet  événement  peut  amener  de  grands 
troubles  et  la  mort  de  bien  du  monde.  Toutefois  je  me  réjouis 
de  voir  que  les  divers  partis  nous  témoignent  tous  les  égards 
possibles  et  reçoivent  volontiers  nos  paroles,  etc. 

(Rév.  H.  Williams.) 

18  juillet.  J'ai  visité  les  naturels  de  Korora-Reka.  Une 
troupe  d'hommes  qui  appartiennentà  cet  endroit,  et  qui  ontpris 
part  à  la  dernière  guerre,  étaient  sur  le  point  de  partir  pour  le 
Sud  avec  l'intention  de  combattre  tous  ceux  qu'ils  rencon- 
treraient, bien  qu'ils  ne  soient  en  guerre  avec  aucun  peuple  de 
ce  canton.  On  dit  que  ces  guerriers  se  proposent  d'obtenir 
satisfaction  pour  un  de  leurs  chefs  qui  a  péri  dans  l'affaire  de 
Korora-Reka  :  comme  ils  ne  sont  pas  dans  le  cas  d'exiger  cette 


574  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

satisfaction  du  peuple  qui  a  tué  ce  chef,  ils  se  proposent 
d'exercer  leur  vengeance  sur  une  nation  innocente  et  moins 
capable  de  leur  résister.  Ainsi,  tandis  qu'autour  de  nous  nous 
recevons  quelque  encouragement  à  nos  efforts,  on  peut  voir 
que  plusieurs  de  leurs  coutumes  barbares  sont  aussi  suivies 
que  jamais. 

(Rév.  H.  Williams.') 

Le  révérend  W.  Yate  a  remporté  une  presse  avec  lui , 
à  son  retour  de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  à  la  Nouvelle- 
Zélande,  en  juillet  1830.  Ce  missionnaire  écrit,  en  date 
du  1er  septembre  suivant,  qu'il  est  occupé  avec  James 
Smith  à  imprimer  quekpues  hymnes  en  langue  du  pays. 

Déjà ,  pendant  son  séjour  à  la  Nouvelle-Galles  du  Sud , 
il  avait  tiré  cinq  cent  cinquante  exemplaires  d'un  petit 
volume  de  traductions  en  langue  de  la  Nouvelle-Zélande. 
Ce  volume  comprenait  les  trois  premiers  chapitres  du 
livre  de  la  Genèse,  les  huit  premiers  chapitres  de  l'Evan- 
gile selon  saint  Matthieu ,  les  quatre  premiers  chapitres 
de  l'Evangile  selon  saint  Jean  ,  les  six  premiers  chapitres 
de  l'Epitre  de  saint  Paul  aux  Corinthiens,  des  portions  de 
la  liturgie,  du  Catéchisme,  et  dix-neuf  hymnes.  Les  natu- 
rels, dit  M.  Yate ,  étaient  fort  jaloux  de  se  procurer  ce 
petit  volume  qu'ils  nommaient  JMaore,  et  quelques-uns 
d'entre  eux  consentaient  à  travailler  un  mois  entier  pour 
en  posséder  un  exemplaire. 

(Missionnary  Régis t er ,  janvier  i83i  ,  pag.  54  et  suivA 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  57* 


VOYAGE 


M.    LIDDIA11D   NICHOLAS, 


A     LA    NOUVELLE-ZELANDE. 


Lors  du  premier  voyage  que  fit  en  1814  M.  Mars- 
den,  pour  établir  les  Missionnaires  à  la  Nouvelle- 
Zélande,  il  fut  accompagné  par  un  habitant  de  la 
Nouvelle -Galles  du  Sud,  nommé  John  Liddiard 
Nicholas.  L'objet  que  se  proposait  M.  Nicholas  était 
de  visiter  cette  contrée  encore  si  peu  connue,  surtout 
d'étudier  les  mœurs ,  les  dispositions ,  et  le  caractère 
des  N  ouveaux-Zélandais,  jusqu'alors  presque  toujours 
représentés  sous  les  couleurs  les  moins  favorables. 
En  1817,  il  livra  au  public  le  résultat  de  ses  obser- 
vations, sous  le  titre  de  Narrative  of  a  Voyage  to 
Xew-Zeala?td,  performed  in  ihe  years  1814  and 
1815,  etc.  Cet  ouvrage,  agréablement  écrit,  rempli 
d'observations  piquanles  et  de  descriptions  fidèles 
des  lieux  et  des  individus,  offre  une  lecture  fort  inté- 
ressante ;  il  a  surtout  le  mérite  d'être  écrit  sans  pré- 
ventions ni  préjugés  ;  l'auteur  a  su  rendre  justice  aux 


576  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

bonnes  qualités  des  Nouveaux-Zélandais  sans  dissi- 
muler leurs  défauts  et  leurs  odieuses  pratiques.  En 
un  mot ,  nous  ne  craignons  pas  de  dire  que  c'est  l'ou- 
vrage le  plus  remarquable  qui  ait  encore  paru  sur 
cette  partie  du  globe,  et  l'on  ne  saurait  trop  le  re- 
commander à  ceux  qui  désirent  se  former  une  idée 
exacte  de  ce  pays.  Pour  nous,  bornés  par  les  limites 
de  notre  travail  et  la  quantité  de  matériaux  que  nous 
avons  à  présenter  sur  cette  matière,  nous  nous  con- 
tenterons de  donner  ici  la  traduction  des  passages  les 
plus  curieux,  surtout  de  ceux  qui  sont  de  nature  à 
mieux  faire  connaître  la  Nouvelle-Zélande  et  ses 
habitons. 

A  l'occasion  du  séjour  de  Tepahi  à  Sydney,  on  lit 
les  anecdotes  suivantes.  {Pag'  9  et  suiv.  ) 

Un  jour,  comme  un  gentleman  de  la  colonie  se  moquait 
de  Tepahi  pour  s'être  défiguré  le  visage  d'une  manière  si 
bizarre  (par  le  tatouage),  ce  chef  spirituel  lui  riposta  par  un 
mot  piquant,  en  lui  disant  qu'il  n'était  pas  moins  ridicule 
de  se  mettre  de  la  poudre  et  de  la  graisse  dans  les  cheveux, 
pratique  qu'il  jugeait  beaucoup  plus  absurde  que  le  tatouage. 

Tepahi  ne  pouvait  concilier  la  rigueur  de  notre  Code  pénal 
avec  ses  propres  idées  de  justice,  qui  étaient  certainement 
dictées  par  de  vrais  sentimens  d'humanité.  Un  homme  envoyé 
dans  la  colonie  comme  convict,  ayant  volé  quelques  cochons, 
fut  condamné  à  mort.  Tepahi,  instruit  du  crime  et  du  châti- 
ment, se  révolta  contre  le  dernier  comme  étant  d'une  cruauté 
inutile  et  d'une  injustice  extrême.  Raisonnant  à  cet  égard  avec 
une  logique  naturelle,  il  dit  que  si  l'homme  avait  volé  une 
hache,  ou  toute  autre  chose  d'une  utilité  essentielle,  il  eut 


PIECES  .JUSTIFICATIVES.  577 

mérité  la  mort;  mais  non  pas  pour  un  cochon  ,  attendu  que  la 
faim  seule  l'avait  probablement  entraîné  à  cette  action.  11  s'in- 
téressa chaudement  en  faveur  du  coupable,  et  pria  instam- 
ment le  gouverneur  de  lui  accorder  son  pardon  ,  tandis  qu'il 
dînait  un  jour  à  la  table  de  S.  E.  avec  une  nombreuse  com- 
pagnie. Mais  on  lui  dit  qu'il  était  impossible  d'accorder  ce' 
pardon,  parce  que  l'homme  avait  agi  en  violation  directe  des 
lois  de  son  pays,  qui  assuraient  à  chacun  la  possession  de  sa 
propriété  et  punissaient  de  mort  tous  ceux  qui  se  rendaient 
coupables  de  vol.  «  Alors,  dit  Tepahî,  pourquoi  ne  pendez- 
vous  pas  le  capitaine  ***?  »  en  montrant  du  doigt  le  comman- 
dant d'un  vaisseau  dont  je  ne  me  rappelle  pas  le  nom ,  mais 
qui  se  trouvait  en  ce  moment  à  table.  «  Le  capitaine  ***  est 
venu  à  la  Nouvelle-Zélande;  il  est  venu  à  terre,  et  il  a  volé 
(taeliae)  toutes  mes  patates.  Pendez  donc  le  capitaine  ***.  » 
La  compagnie  s'amusa  beaucoup  de  la  force  et  de  la  justesse 
du  raisonnement  de  Tepahi,  tandis  que  le  capitaine  fut  tout 
honteux  de  voir  sa  conduite  si  brusquement  dénoncée,  car  il 
avait  réellement  agi  comme  le  chef  l'avait  assuré.  11  avait  en- 
voyé à  terre  l'équipage  d'un  canot  avec  l'ordre  d'arracher  les 
patates  de  Tepahi,  ce  qui  fut  exécuté  sans  qu'on  offrît  à  ce  chef 
aucune  espèce  d'indemnité. 

M.  Nicholas  trace  les  portraits  suivans  des  chefs  Doua- 
Tara,  Shongui  et  Koro-Roro.   (Pag.  23  et  suiv.) 

Doua-Tara,  qui  se  trouvait  alors  dans  la  fleur  de  l'âge,  était 
un  homme  d'une  stature  élevée  et  majestueuse,  d'une  grande 
force  musculaire  et  d'une  expression  de  visage  prononcée  :  son 
maintien  noble  et  plein  de  dignité  semblait  très-propre  à  sanc- 
tionner son  autorité,  tandis  que  la  vivacité  de  son  regard  dé- 
celait, même  pour  un  spectateur  indifférent,  le  rang  élevé  dont 
il  jouissait  parmi  ses  compatriotes.  Outre  les  traits  réguliers  et 
expressifs  qu'il  avait  reçus  de  la  nature,  le  visage  de  Doua- 
tome  m.  37 


578  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Tara  formait,  à  d'autres  égards,  un  contraste  agréable  avec 
celui  des  autres  chefs,  car  il  n'était  point  défigure  par  les  mar- 
ques dégoûtantes  du    tatouage,    et   nulle   part   cet   extrava- 
gant usage  n'avait  gâté  les  dons  de  la  nature.  Son  teint  n'était 
pas  plus  foncé  que  celui  d'un  Espagnol  ou  d'un  Portugais,  et 
■ses  traits  en  général  se  rapprochaient  du  caractère  européen. 
Du  reste,  quels  que  fussent  ses  avantages  personnels,  j'étais 
encore  plus  frappé  de  la  noblesse  et  de  l'agrément  de  ses  ma- 
nières :  en  effet  elles  étaient  non-seulement  extrêmement  dé- 
centes et  convenables,  mais  encore  polies,  agréables  et  pleines 
d'affabilité;  c'est  plus  qu'on  n'eût  pu  attendre  d'un  homme  qui 
avait  vécu   si  peu  de  temps  avec  des   êtres  civilisés,   encore 
étaient-ils  de  la  classe  la  plus  grossière ,  celle  de  simples  mate- 
lots.   Doua-Tara,   de    même    que   Pierre-le-Grand ,  s'il  était 
permis  de  comparer  le  chef  obscur  d'une  tribu  sauvage  avec 
le  puissant  empereur  d'une  nation  formidable,  s'occupait  avec 
un  zèle  infatigable  de  toutes  sortes  de  travaux  ;  mais  c'était  sur- 
tout l'agriculture  qu'il  désirait  introduire  chez  son  peuple;  il 
n'épargnait  aucune  peine  pour  réussir  à  leur  en  enseigner  les 
principes.  Il  avait  l'avantage  de  pouvoir  parler  l'anglais  qu'il 
avait  appris  sur  les  navires  où  il  avait  servi,  ce  qui  lui  était 
fort  utile  pour  l'exécution  de  ses  projets. 

Shongui,  chef  d'un  rang  plus  élevé  et  d'un  pouvoir  plus 
considérable  que  Doua-Tara,  dans  le  voisinage  duquel  il  ré- 
side, s'était  décidé  d'après  ses  représentations  à  l'accompagner 
à  Port-Jackson.  Cet  homme  n'annonçait  pas  une  vigueur  égale 
à  celle  de  Doua-Tara  ;  il  avait  une  physionomie  plus  tranquille 
et  une  figure  plus  belle,  abstraction  faite  du  tatouage  qu'il  avait 
subi  ;  mais  cette  figure  n'avait  point  ces  traits  sévères  et  pro- 
noncés qui  donnaient  un  caractère  si  décidé  à  celle  de  Doua- 
Tara.  Tandis  que  l'esprit  de  ce  dernier  chef  se  dirigeait  plus 
particulièrement  vers  l'agriculture  et  les  moyens  d'en  connaî- 
tre tous  les  procédés,  le  génie  de  Shongui  montrait  une  pré- 
férence évidente  pour  les  arts  mécaniques,  et  il  donna  quel- 
ques preuves  extraordinaires  de  ses  talens  et  de  son  adresse. 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  579 

Cet  homme  avait  la  réputation  d'être  un  des  plus  grands  guer- 
riers de  son  pays.  Pourtant  ses  dispositions  naturelles  étaient 
douces  et  bienveillantes;  et,  pour  un  observateur  attentif ,  il 
semblait  plutôt  né  pour  des  habitudes  pacifiques  que  pour  les 
hasards  de  la  guerre. 

Le  troisième  chef,  qui  se  nommait  Koro-Koro,  était  tout- 
à-fait  l'opposé  des  deux  précédens  pour  le  caractère  et  les 
penchans;  son  ame  semblait  avoir  été  jetée  dans  un  moule  tout 
différent.  Méprisant  les  arts  d'une  paisible  industrie  à  laquelle 
ses  compagnons  s'appliquaient  avec  tant  de  zèle,  la  guerre 
seule  faisait  ses  délices.  C'était  vers  la  guerre  que  se  dirigeaient 
tous  ses  vœux  avec  une  impatience  avide  et  un  enthousiasme 
sauvage,  qui  dégénérait  quelquefois  en  une  violence  sans  bor- 
nes. 11  ne  lui  arrivait  jamais  de  raconter  les  batailles  qu'il  avait 
livrées,  les  victoires  qu'il  avait  remportées,  sans  éprouver  des 
transports  d'une  joie  furieuse.  Quand  on  le  priait  de  faire  en- 
tendre le  chant  de  la  guerre  et  de  figurer  une  attaque  sur  l'en- 
nemi, ses  gestes  et  ses  manières  peignaient  le  dernier  degré  de  la 
frénésie;  une  fureur  sauvage  s'emparait  de  tous  ses  sens;  tout 
son  être  frémissait  de  rage  ;  ses  yeux  respiraient  une  horrible 
férocité.  En  un  mot ,  subjugué  par  une  passion  effrénée , 
Koro-Koro  semblait  alors  le  démon  hideux  de  l'insatiable  ven- 
geance. Pourtant,  quoique  son  ame  fût  livrée  aux  penchans 
de  la  guerre,  il  n'en  faut  pas  conclure  qu'il  fût  incapable  d'é- 
prouver l'influence  d'affections  plus  douces.  Souvent  au  con- 
traire les  larmes  du  repentir  coulaient  de  ses  yeux  quand  il 
avait  offensé  quelqu'un  dont  il  avait  éprouvé  la  bienveillance  , 
et  les  expressions  de  sa  reconnaissance ,  ardentes  et  sincères , 
ne  laissaient  aucun  doute  sur  les  vives  émotions  dont  son 
cœur  était  susceptible.  Bien  des  fois  j'ai  vu  moi-même  ce 
cœur  turbulent  céder  à  de  tels  sentimens.  Quoiqu'il  ait  été 
à  peu  près  impossible  de  le  dissuader  de  «es  projets  favoris  et 
de  ramener  son  imagination  à  des  idées  pacifiques,  cependant 
un  reproche  qu'il  savait  mérité  pouvait  calmer  à  l'instant  la 
fougue  de  ses  passions,  et  même  lui  faire  éprouver  toute  l'a- 

37* 


580  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

mertumc  du  remords.  Furieux  à  l'extrême  quand  oh  l'avait 
provoqué,  sa  rage  ne  connaissait  point  de  bornes;  mais  s'il 
était  bien  traité,  il  se  montrait  honnête  et  affectueux.  Telle 
était  sa  fidélité,  que  lorsqu'il  avait  une  fois  accordé  son  amitié, 
on  pouvait  se  fier  à  lui  pour  toujours.  Il  offrait  dans  sa  per- 
sonne un  bon  échantillon  du  caractère  de  la  plupart  de  ses 
compatriotes.  Comme  Shongui ,  il  avait  le  visage  complète- 
ment tatoué,  et  le  derrière  de  son  corps  portait  aussi  les  traces 
désagréables  de  cette  opération  ridicule  et  vraiment  sauvage. 
Sans  être  beaux  ni  réguliers,  ses  traits  étaient  agréables  et 
intéressans,  quoique  en  même  temps  ils  trahissent  trop  souvent 
les  transports  déréglés  d'un  caractère  indomptable. 

(Page  53.)  Le. soir,  les  chefs  nous  régalèrent  d'une  chan- 
son ,  dont  les  paroles  avaient  été  composées  par  la  fille  de 
feu  Tepahi.  Le  sujet  en  était  la  visite  de  son  père  à  Port- 
Jackson.  C'était  un  air  plaintif  et  mélodieux  ,  et  ressemblant 
assez  à  nos  chants  sacrés  qu'il  me  rappelait  malgré  moi,  par 
ses  tons  bas,  lents  et  étendus;  mais,  d'après  la  constante  répé- 
tition des  mêmes  mots ,  il  devait  renfermer  peu  d'idées  et  les 
allusions  ne  pouvaient  être  variées.  Il  se  divisait  en  deux  par- 
ties, que  les  chefs  chantaient  séparément;  puis  les  autres  na- 
turels faisaient  chorus  avec  eux,  à  certains  intervalles;  mais 
ils  terminaient  toujours  tous  ensemble.  Le  chant  et  la  danse 
paraissent  être  les  amusemens  favoris  de  toutes  les  nations  sau- 
vages ,  et  les  peuples  de  la  Nouvelle-Zélande  sont  particulière- 
ment passionnés  pour  ces  deux  arts. 

(Pages  55  et  saiv.^j  Les  Nouveaux-Zélandais,  d'après  ce 
que  nous  avons  pu  en  apprendre  par  Doua-Tara,  ont  quelques 
idées  confuses  d'un  Etre-Suprême;  mais  leurs  superstitions  sont 
en  général  des  plus  absurdes  et  des  plus  extravagantes.  En  ou- 
tre, ils  admettent  un  grand  nombre  de  divinités  inférieures,  à 
chacune  desquelles  ils  attribuent  des  privilèges  et  des  fonctions 
particulières.  Suivant  leurs  idées,  l'une  préside  aux  élémens, 
l'autre  aux  oiseaux  de  l'air  et  aux  poissons  de  la  mer;  et  il  y 
en  a  une  foule  d'autres  dont  les  devoirs  sont  si  multipliés  et  si 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  581 

compliqués.,  qu'il  faudrait  un  volume  entier  pour  les  détail- 
ler. En  outre  de  ces  dieux  ,  dont  l'idée  leur  a  été  suggérée  par 
des  objets  matériels,  ils  en  ont  encore  beaucoup  d'autres  qui 
dérivent  des  affections  de  leur  ame  :  c'est  ainsi  qu'ils  ont  déi- 
fié les  diverses  passions  du  cœur  humain  ,  comme  la  colère,  la 
douleur,  la  joie,  etc.,  qui  rentrent  ainsi  dans  leur  système  de 
théogonie. 

Le  premier  de  leurs  dieux  se  nomme  Mawi-Ranga-Rangui. 
C'est  la  divinité  suprême  dont  ils  ignorent  complètement  les 
attributions  et  la  dignité,  mais  qu'ils  ont  placée  à  la  tète  des 
autres  par  un  certain  sentiment  intérieur.  Tipoko ,  le  dieu  de- 
là colère  et  de  la  mort ,  vient  ensuite  ,  et  c'est  celui  qu'ils  pa- 
raissent le  plus  empressés  d'apaiser.  Towaki  (  qu'il  faut  peut- 
être  lire  Tou  wati},  le  dieu  qui  préside  aux  élémens,  suit  par 
ordre  de  succession  ,  et  suivant  eux  il  occupe  un  poste  fort  im- 
portant. Après  celui-ci  vient  Mawi-Moua,  dont  le  pouvoir  et 
les  fonctions  sont  assez  limités.  L'emploi  qu'ils  lui  ont  assi- 
gné a  été  de  fabriquer  la  terre  au-dessous  de  la  mer.  Quand 
elle  a  été  terminée ,  il  a  dû  l'attacher  avec  un  hameçon  à  un 
grand  rocher  ;  puis  ,  la  laissant  ainsi  toute  prête  a  être  tirée  en 
haut,  sa  tâche  cesse.  Alors  Mawi-Potiki,  autre  dieu  d'un 
grand  pouvoir,  lui  succède  et  vient  tirer  à  la  surface  de  l'eau 
l'ouvrage  que  son  compagnon  a  terminé.  Outre  cet  emploi  , 
Mawi-Potiki  exerce  d'autres  fonctions  d'une  grande  impor- 
tance ,  et  il  est  revêtu  d'attributions  d'un  ordre  plus  élevé 
que  celles  qui  distinguent  les  dieux  les  plus  puissans,  le  pre- 
mier de  tous  lui-même  à  peine  excepté.  La  surveillance 
et  la  direction  de  toutes  les  maladies  de  l'homme  sont  du  res- 
sort de  Mawi-Potiki;  c'est  même  lui  qui  jouit  exclusivement 
du  plus  important  de  tous  les  privilèges,  du  pouvoir  de  don- 
ner la  vie ,  quoiqu'il  ne  puisse  la  retirer,  attendu  que  ce  der- 
nier droit  appartient  à  Tipoko. Ces  êtres  importans  sont  immé- 
diatement suivis  par  une  divinité  d'une  nature  fort  triste,  celle 
des  larmes  et  de  la  douleur,  qu'ils  nomment  Heko-Toro.  Les 
Nouveaux-Zélandais  ont  une  tradition  curieuse  à  son  égard. 


582  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Ils  racontent  que  ce  dieu,  par  un  accident  malheureux,  ayant 
perdu  sa  femme,  descendit  du  ciel,  plongé  dans  la  plus  grande 
consternation,  pour  la  chercher.  Après  l'avoir  inutilement  de- 
mandée en  plusieurs  autres  endroits,  il  eut  enfin  le  honneur  de 
la  trouver  à  la  Nouvelle-Zélande  où  elle  s'était  égarée  long- 
temps auparavant.  Charmé  de  l'avoir  rencontrée  ,  Heko-Toro 
la  plaça  aussitôt  dans  une  pirogue,  et,  par  le  moyen  de  deux 
cordes  qu'il  attacha  aux  deux  houts ,  ils  furent  en  un  instant 
enlevés  jusqu'au  ciel.  Là  ,  pour  signaler  leur  réunion,  ils  fu- 
rent changés  en  un  groupe  d'étoiles  nommé  Rangui,  que  les 
naturels  affirment  être  le  couple  en  question. 

Parmi  les  nombreuses  traditions  des  Nouveaux-Zélandais,  il 
en  est  deux  fort  remarquantes.  La  première  a  rapport  à  la  créa- 
tion de  l'homme,  et  a  été  transmise  de  père  en  fils  au  travers 
de  toutes  les  générations.  Ils  croient  que  le  premier  homme  a 
été  créé  par  les  trois  dieux  Mawi-Ranga-Rangui  ou  Toupouna 
(grand-père),  Mawi-Moua  et  Mawi-Potiki;  mais  c'est  à  la 
première  de  ces  divinités  qu'ils  accordent  la  plus  grande  part 
dans  cette  œuvre.  Ils  croient  aussi,  ce  qui  est  le  plus  curieux, 
que  la  première  femme  fut  formée  de  l'une  des  côtes  de  l'homme; 
et  pour  rendre  cette  coïncidence  encore  plus  frappante  ,  leur 
terme  général  pour  os  est  uv/qui,  dans  notre  opinion,  pour- 
rait être  une  corruption  du  nom  de  notre  première  mèr£.  Ce 
nom  leur  aurait  été  communiqué  dans  le  principe  par  quelque 
moyen  que  nous  ignorons ,  et  conservé  sans  être  bien  altéré 
dans  le  nombre  de  leurs  traditions  grossières. 

Quant  à  l'autre  tradition  ,  ces  hommes  racontent,  suivant  le 
récit  de  Doua-Tara,  que  jadis,  lorsque  la  lune  ne  donnait  au- 
cune lumière  et  que  les  nuits  étaient  enveloppées  de  ténèbres 
complètes,  un  certain  individu  de  leur  pays,  nommé  Rona, 
sortit  de  nuit  pour  aller  chercher  de  l'eau  dans  un  puits  du 
voisinage.  Au  retour,  en  cherchant  son  chemin  à  tâtons  ,  il 
lui  arriva  de  se  heurter  les  pieds  par  accident,  et  il  fut  si  es- 
tropié qu'il  ne  put  revenir  chez  lui.  Dans  cette  position,  comme 
sa  douleur  lui  arrachait  des  plaintes  et  qu'il  tremblait  de  peur, 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  583 

la  lune  \inl  tout-à-coup  à  paraître;  alors  il  saisit  un  arbre  ot 
s'v  accrocha  pour  tâcher  de  se  sauver;  mais  ses  efforts  furent 
vains,  car  la  tradition  rapporte  que  l'arbre  fut  arraché  jus- 
qu'aux racines  et  emporté,  avec  l'homme  qui  y  était  suspendu, 
dans  la  région  de  la  lune  ,  où  il  fut  replanté  et  où  il  existe  en- 
core aujourd'hui  avec  Rona.  Le  lecteur,  je  pense,  aura  peine 
à  croire  qu'il  existât  chez  les  Nouveaux-Zélandais  une  histoire 
si  semblable  à  celle  de  notre  homme  dans  la  lune  ,  Man  in  the 
moon  ;  cependant  Doua-Tara  affirma  positivement  que  cette 
tradition  leur  était  propre,  ainsi  que  celle  qui  précède,  et  je 
n'ai  jamais  eu  de  sujet  de  suspecter  sa  véracité.  D'après  sa  dé- 
claration, ses  compatriotes  considèrent  toute  violation  du  pou- 
voir de  leurs  dieux  comme  une  horrible  impiété,  et  ils  croient 
fermement  à  leur  présence  en  tous  lieux.  La  partie  des  cieux 
où  ils  se  tiennent  tous  se  nomme  Te  Kainga  Atoua,  et  on  la 
représente  comme  étant  d'une  grande  beauté.  Les  naturels  y 
rattachent  aussi  les  idées  de  tous  les  plaisirs  bizarres  que  leur 
imagination  sauvage  peut  enfanter. 

Doua-Tara  m'a  encore  raconté  que  la  pratique  suivante  était 
invariablement  suivie  chez  les  Nouveaux-Zélandais.  Quand  il 
leur  naît  un  enfant,  on  le  porte  au  tohounga  ou  prêtre,  qui  lui 
répand  de  l'eau  sur  la  figure  avec  une  certaine  feuille  qu'il 
tient  à  la  main.  Ils  pensent  que  cette  cérémonie  est  non-seu- 
lement avantageuse  pour  l'enfant,  mais  que  l'omission  en  se- 
rait suivie  des  plus  funestes  conséquences.  Dans  ce  dernier  cas, 
ils  croient  que  l'enfant  serait  exposé  à  une  mort  immédiate  ; 
ou  ,  s'il  lui  était  permis  de  vivre  ,  qu'il  ne  croîtrait  qu'avec  les 
dispositions  les  plus  perverses  et  les  plus  vicieuses. 

(Page  G5.)  Doua-Tara  nous  dit  qu'il  était  impossible  à  un 
voleur  d'échapper  au  châtiment  à  la  Nouvelle-Zélande  ;  car  si 
les  hommes  ne  pouvaient  le  trouver,  la  vigilance  de  la  divinité 
qui  voit  tout  était  sûre  de  le  découvrir.  Pour  cela  il  fit  usage 
des  paroles  suivantes,  qui  sont  non-seulement  expressives, 
mais  même  éminemment  poétiques.  «  h'Atoua  ou  Dieu,  dit-il, 
M  lève  sur  le  voleur  comme  une  lune  dans  son  plein  ;  il  se  pré- 


Ô84  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

cipite  dessus  avec  la  rapidité  d'une  étoile  tombante  ,  et  le  tra- 
verse comme  la  balle  qui  sort  de  la  bouebe  du  fusil.  »  Tel  était 
le  sens  exact  des  termes  qu'il  employa  ,  autant  que  je  pouvais 
saisir  son  langage ,  et  je  fus  vraiment  frappé  d'une  description 
si  extraordinaire. 


M.  Nicholas  décrit  ainsi  l'exécution  de  trots  des  chan- 
sons des  Nouveaux  -  Zélandais  ;  je  ne  citerai  point  les 
paroles  qui  sont  incorrectement  transcrites,  et  que  je 
ne  pourrais  rétablir  dans  leur  vraie  valeur.  {Pag.  62  et 
suiv.  ) 

Toutes  les  chansons  des  Nouveaux-Zélandaissont  accompa- 
gnées de  mouvemens  dont  quelques-uns  sont  extrêmement  gra- 
cieux et  convenables.  J'en  vais  citer  ici  trois.  La  première 
d'ordinaire  s'exécute  alternativement  par  trois  ou  quatre  per- 
sonnes qui  chantent  en  même  temps.  Tous  sont  rangés  sur  une 
ligne  et  font  chorus  immédiatement  avant  la  finale.  Pendant  le 
chorus  ils  s'abandonnent  à  une  foule  d'attitudes  aisées,  mais 
dont  aucune  n'a  la  moindre  apparence  malhonnête  capable 
d'offenser  le  spectateur  le  plus  difficile.  Je  n'ai  pu  me  faire  ex- 
pliquer le  sens  de  celte  chanson. 

J'ai  été  plus  heureux  pour  la  suivante  :  elle  décrit  les  rava- 
ges occasionés  par  la  violence  du  vent  de  N.  E.  {Marangaï). 
Leurs  patates  sont  détruites;  ils  en  plantent  de  nouvelles;  et, 
plus  heureux  cette  fois  ,  il  expriment  leur  joie  en  les  récoltant 
avec  les  mots  ha,  kaï,  haï!  ha ,  haï,  haïl  «  Mangeons-les!  man- 
geons-les! »  qui  terminent  léchant.  Il  s'exécute  toujours  dans 
leurs  festins,  comme  au  temps  où  l'on  plante  les  patates.  Gé- 
néralement il  est  accompagné  de  danses,  de  gestes  et  de  mou- 
vemens qui  représentent  l'action  de  planter  les  patates  et  en- 
suite de  les  retirer  de  terre. 

La  troisième  chanson  n'est  jamais  accompagnée  de  danses; 
elle  est  sur  un  air  bas,  doux  et  plaintif ,  qui  n'est  pas  sans  har- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  585 

monic  et  qui  a  quelque  rapport  avec  notre  plain-cliant.  Le  su- 
jet en  est  un  homme  qui  s'occupe  à  sculpter  une  pirogue  tan- 
dis que  ses  ennemis  s'approchent  du  rivage  dans  une  autre  pi- 
rogue pour  l'attaquer.  Pour  se  cacher,  il  s'enfuit  dans  les 
hroussailles  ;  mais  il  est  poursuivi,  atteint,  et  sur-le-champ 
mis  à  mort.  Plusieurs  des  expressions  de  ce  chant  ont,  à  un 
degré  marque,  une  douceur  naturelle,  et  il  y  règne  un  certain 
ton  de  mélancolie  touchante.  Les  naturels  l'exécutent  alternati- 
vement, et  l'effet  n'en  est  pas  sans  intérêt  pour  un  observateur 
philanthrope. 

Il  est  remarquable  que  presque  toutes  les  chansons  que  l'on 
chante  à  la  Nouvelle-Zélande  sont  composées  par  certaines  tri- 
bus qui  habitent  la  partie  de  l'île  nommée  par  les  Européens 
cap  Est.  Les  habitans  de  ce  canton  semblent  seuls  s'être  appro- 
prié les  faveurs  des  Muses,  et  peuvent  être  exclusivement  con- 
sidérés comme  les  bardes  de  leur  pays. 

Voici  comment   il  décrit  les  guerriers  de  Wangaroa. 

{Page  129  et  suiv.  ) 

C'était  certainement  un  spectacle  grand  et  intéressant.  Ces 
guerriers  sauvages,  qui  montaient  au  nombre  décent  cinquante 
hommes  aussi  beaux  qu'on  en  pût  trouver  en  aucun  pays, 
étaient  campés  sur  une  éminenec  qui  s'élève  à  une  hauteur 
considérable,  sous  la  forme  d'un  piton  conique.  L'un  d'entre 
eux  avait  une  taille  au-dessus  de  six  pieds;  leurs  membres 
charnus,  leur  maintien  décidé,  et  leur  démarche  ferme  et  mar- 
tiale, leur  donnaient  justement  droit  au  titre  de  guerriers. 

Leur  aspect  général  se  trouvait  encore  relevé  par  la  variété 
de  leurs  costumes  ,  qui  consistaient  souvent  en  plusieurs 
pièces  parfaitement  assorties.  Les  chefs,  pour  se  distinguer  des 
hommes  du  commun  ,  portaient  des  manteaux  en  poils  de  di- 
verses couleurs,  attachés  à  leurs  nattes  et  qui  pendaient  par- 
dessus, à  peu  près  comme  les  vestes  de  nos  hussards.  Il  ne  man- 


586  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

quait  au  costume  des  simples  guerriers  que  les  manteaux  de 
poils  pour  le  rendre  aussi  riche  que  celui  de  leurs  supérieurs  ; 
car  sous  tout  autre  rapport  il  était  semblable  et  quelquefois 
même  plus  brillant.  Plusieurs  portaient  des  nattes,  enrichies 
de  bordures  chamarrées  et  décorées  en  outre  avec  un  art  qui 
témoignait  à  la  fois  en  faveur  du  goût  et  du  talent  de  celui 
qui  les  avait  fabriquées.  D'autres  avaient  des  nattes  encore 
plus  belles,  car  elles  avaient  le  poli  du  velours  ,  un  lustre 
éclatant  et  des  dessins  d'une  rare  élégance.  Toutes  ces  nattes 
étaient  en  lin  du  pays,  et  quelquefois  rougies  avec  de  l'ocre,  ce 
qui  produisait  un  effet  agréable  et  particulier.  Chaque  indi- 
vidu en  portait  deux  et  souvent  davantage  ;  celle  de  dessous 
était  toujours  liée  autour  du  corps  avec  une  ceinture  dans  la- 
quelle était  placé  le  patou-patou.  C'est  leur  principal  instru- 
ment de  guerre,  et  les  naturels  le  portent  en  tout  temps,  non 
moins  pour  se  tenir  tout  prêts  à  l'attaque  et  a  la  défense,  que 
comme  un  ornement  indispensable.  Il  n'y  a  rien  d'extraordi- 
naire à  cela;  cette  coutume  se  retrouve  dans  tous  les  pays,  ci- 
vilisés ou  non,  et  il  n'y  a  de  différence  que  dans  la  nature  des 
armes  en  usage.  Du  reste,  le  guerrier  de  Wangaroa  est  tout 
aussi  fier  de  son  grossier  patou-palou ,  que  l'officier  le  plus 
glorieux  peut  l'être  de  son  sabre  traînant. 

A  l'exception  des  chefs,  un  petit  nombre  seulement  étaient 
tatoués  ;  mais  tous  avaient  leurs  cheveux  proprement  peignés 
et  réunis  au  sommet  de  la  tête  par  un  nœud  orné  de  longues 
plumes  blanches  de  mouettes.  Plusieurs  portaient  des  décora- 
tions qui  ne  pouvaient  manquer  de  rappeler  leur  férocité  guer- 
rière :  c'étaient  les  dents  des  ennemis  qu'ils  avaient  tués  dans 
le  combat,  que  plusieurs  d'entre  eux  mettaient  en  guise  de 
pendans  d'oreilles ,  comme  des  trophées  de  leurs  sanglantes 
victoires.  Mais  ils  portaient  aussi  des  ornemens  moins  révol- 
tans  pour  l'observateur  civilisé;  et  j'en  observai  quelques-uns 
en  jade  vert  fort  curieux.  Ceux  qu'ils  estiment  le  plus  offrent 
l'imitation  grossière  d'une  figure  humaine  travaillée  avec  une 
certaine  adresse;  ils  les  portent  suspendus  sur  la  poitrine. 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  587 

Leurs  armes  sont  aussi  variées  que  leurs  costumes  et  leurs 
décorations;  et  l'on  n'en  trouverait  pas  deux  qui  eussent  exac- 
tement la  même  figure  et  les  mêmes  dimensions.  Le  plus  grand 
nombre  portait  des  lances  de  diverses   longueurs  et   de  for- 
mes différentes ,  bien  que  dans  leur  ensemble  on  pût  remar- 
quer quelque  ressemblance  générale.  Plusieurs  étaient  armés 
de  lances  courtes  destinées  à  tenir  lieu  de  mousquet,  en  usage 
dans  d'autres  pays  pour  attaquer  l'ennemi  à  une  certaine  dis- 
tance, et  ces  naturels  savent  les  darder  avec  une  grande  adresse. 
Les  lances  longues,  dont  la  pointe  est  armée  d'un  os  de  baleine 
très-acéré ,  leur  servent  quand  ils  combattent  de  près.  Quel- 
ques-uns portaient  des  bacbes  de  guerre,  ainsi  qu'un  instru- 
ment qui  ressemble  à  une  hallebarde  de  sergent,  et  dont  le 
sommet  est  orné  de  grosses  touffes  de  plumes  de  perroquet. 
D'autres  brandissaient  dans  leurs  mains  de  longs  casse-têtes  en 
os  de  baleine,  et  tous  portaient  le  patou-patou ,  instrument 
dont  les  dimensions  ne  sont  pas  fixes ,  bien  qu'elles  soient  com- 
munément de  onze  ou  douze  pouces  de  long  sur  quatre  de  large. 
Pour  la  forme ,  il  ressemble  assez  bien  à  un  battoir,  mais  il  est 
aiguisé  sur  les  bords  ;  et  un  seul  coup  de  cette  arme  suffit  pour 
fendre  le  crâne  le  plus  dur.  Ils  s'en  servent  pour  assommer 
leurs  ennemis  en  combattant  corps  à  corps ,  et  nulle  arme  ne 
peut  mieux  remplir  ce  but.  Ces  casse-têtes  sont,  ou  en  os  de 
baleine,  ou  en  jade  vert,  ou  bien  en  une  pierre  d'une  couleur 
foncée,  susceptible  d'un  grand  poli.  L'habileté  qu'ils  déploient 
dans  la  fabrication  de  ces  armes  est  réellement  surprenante,  et 
je  suis  convaincu  que  le  meilleur  de  nos  ouvriers,  aidé  des  ou- 
tils nécessaires,  n'exécuterait  pas  avec  plus  de  perfection  un  de 
ces  instrumens  que  ne  le  font  ces  sauvages,  sans  autres  moyens 
qu'une  coquille  ou  une  pierre  acérée. 


588  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

M.  Nicholas  rapporte,  ainsi  qu'il  suit,  la  catastrophe  du 
Boyd,  sur  le  récit  que  lui  en  fit  Georges.  (  T.  1 ,  pag.  144 
et  suiv.) 

Georges  déclara  que  lui  et  un  autre  de  ses  compatriotes,  se 
trouvant  ensemble  à  Port-Jackson  ,  ils  convinrent  tous  les  deux 
avec  le  capitaine  Thompson  de  travailler  à  la  manœuvre  pour 
gagner  leur  passage  chez  eux.  Mais  il  arriva,  dit-il,  qu'il  se 
trouva  tellement  malade  durant  le  voyage,  qu'il  lui  fut  entiè- 
rement impossible  de  remplir  son  service.  Le  capitaine 
ne  voulant  pas  ajouter  foi  à  sa  maladie,  et  attribuant  l'inac- 
tion de  Georges  plutôt  à  sa  paresse  qu'à  son  indisposition , 
le  menaça  ,  l'insulta  et  finit  par  le  maltraiter.  Georges  se  plai- 
gnit d'un  traitement  aussi  rigoureux  ;  mais  il  ne  fit  qu'exas- 
pérer de  plus  en  plus  le  capitaine,  qui  était  d'un  carac- 
tère violent.  Ce  fut  en  vain  que  l'autre  lui  fit  observer  qu'il 
était  un  chef  dans  son  pays  et  qu'il  avait  droit  à  certains  égards, 
en  même  temps  qu'il  lui  représentait  sa  maladie  comme  étant 
la  seule  cause  qui  l'empêchât  de  travailler.  Le  capitaine,  fu- 
rieux,  ne  fit  aucune  attention  à  ces  observations;  mais  traitant 
Georges  de  kouhi  (homme  du  peuple) ,  il  le  fit  garrotter  sur  le 
passe-avant  et  fouetter  cruellement.  Ce  traitement  humiliant 
de  la  part  du  capitaine  fit  perdre  aux  hommes  de  l'équipage 
toute  espèce  de  considération  pour  Georges;  durant  le  reste 
du  voyage  il  fut  en  butte  aux  sarcasmes  et  aux  railleries  des 
matelots  qui  le  tourmentèrent,  assura-t-il,  de  toutes  les  ma- 
nières possibles. 

On  imaginera  facilement  quelle  profonde  impression  un  pa- 
reil traitement  avait  dû  produire  sur  un  esprit  comme  celui  de 
Georges,  et  la  vengeance  qu'il  médita  fut  aussi  terrible  qu'i- 
névitable. Quoique  je  n'aie  pu  découvrir  s'il  conçut  son  infer- 
nal projet  durant  le  voyage  même,  ou  bien  s'il  ne  le  forma 
qu'après,  j'imaginerais  presque  qu'il  l'avait  médité  avant  d'al- 
ler à  terre,  puisqu'il  dit  avec  beaucoup  d'énergie  au  capitaine, 
lorsqu'il  se  moquait  de  lui  de  ce  qu'il  se  donnait  pour  un  chef, 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  589 

qu'il  reconnaîtrait  la  vérité  de  son  assertion  en  arrivant  clans 
son  pays.  Du  reste,  cela  pouvait  avoir  été  dit  dans  l'intention 
simplement  d'assurer  le  capitaine  du  fait,  et  c'était  une  ré- 
ponse assez  naturelle  à  son  incrédulité  et  à  ses  railleries.  Mais 
il  est  une  circonstance  plus  forte  qui  nous  conduit  à  penser 
que  Georges  avait  formé  son  horrible  complot  tandis  qu'il  était 
encore  à  bord.  En  arrivant  à  la  Nouvelle-Zélande,  le  capitaine, 
entraîné  probablement  parles  suggestions  de  Georges,  con- 
duisit son  navire  à  Wangaroa.  Aucun  navire  européen  n'était 
encore,  à  ma  connaissance,  entré  dans  ce  havre  ;  mais  comme 
il  se  trouve  sur  le  territoire  même  du  chef  qui  avait  été  si 
maltraité,  on  peut  croire  que  celui-ci  le  recommanda  pour 
mieux  assurer  l'exécution  de  son  projet.  Il  ne  voulait  pas  con- 
venir devant  nous  qu'il  eût  lui-même  recommandé  ce  havre 
au  capitaine  comme  le  plus  favorable  pour  compléter  sa  car- 
gaison ;  mais,  d'après  ses  réponses  évasives,  je  suis  entièrement 
convaincu  que  ce  fut  lui  qui  l'entraîna  vers  cet  endroit. 

Une  fois  le  navire  mouillé  dans  sa  baie,  le  capitaine,  ajouta 
Georges,  le  renvoya  à  terre,  après  l'avoir  auparavant  dépouillé 
de  tous  les  objets  anglais  qu'il  possédait ,  et  même  de  ses  pro- 
pres vètemens;  si  bien ,  qu'il  fut  reçu  par  ses  compatriotes  dans 
un  état  de  nudité  presque  complet.  Sur-le-champ  il  leur  ra- 
conta toutes  ses  souffrances  et  les  traitemens  inhumains  qu'il 
avait  essuyés  à  bord;  ces  détails  les  remplirent  d'indignation  , 
ils  se  décidèrent  unanimement  à  en  tirer  vengeance,  et  l'idée 
seule  de  massacrer  le  capitaine  et  l'équipage  et  de  s'emparer  du 
navire  put  satisfaire  leur  fureur.  Georges  promit  de  leur  en 
faciliter  les  moyens,  et  l'œuvre  du  carnage  se  préparait  tan- 
dis que  les  malheureux  dévoués  à  en  être  les  victimes  ne  soup- 
çonnaient pas  même  cet  infernal  projet. 

La  conduite  imprudente  et  téméraire  du  capitaine  Thomp- 
son favorisait  les  idées  de  vengeance  que  sa  brutalité  avait 
excitées  contre  lui,  et  cette  conduite  ne  se  manifesta  que  d'une 
manière  trop  évidente.  Sans  réfléchir  un  moment  sur  le  carac- 
tère du  sauvage,  dont  la  passion  dominante  est  le  sentiment 


i 


500  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

de  la  vengeance,  et  sans  considérer  que  sa  propre  tyrannie 
avait  provoqué  de  la  part  de  ces  hommes  les  plus  insignes  re- 
présailles, il  eut  l'audace  de  laisser  son  navire  sans  défense,  et, 
sans  autre  escorte  que  l'équipage  d'un  canot ,  de  se  diriger 
vers  le  rivage  où  l'attendait  une  cohorte  de  cannibales  furieux 
et  prêts  à  l'exterminer.  Le  dénouement  de  cette  sanglante  tra- 
gédie fut  prompt.  A  peine  eut-il  mis  les  pieds  à  terre,  qu'il 
fut  assommé  et  massacré  parTepouhi;  et  ses  malheureux  ma- 
telots, partageant  son  triste  sort,  furent  tous  dépouillés  par  les 
barbares  qui  parurent  aussitôt  revêtus  des  habits  de  leurs  vic- 
times et  marchèrent  au  navire  pour  consommer  le  carnage.  Ils 
arrivèrent  à  bord  encore  altérés  de  sang  et  brûlant  du  désir  de 
compléter  leurvengeance  :  ils'ensuivit  un  massacre  universel  de 
tout  ce  qui  restait  de  marins  et  de  passagers  sur  le  navire.  A  l'ex- 
ception de  quatre  individus,  pas  un  homme,  une  femme  ou  un 
enfant  de  tous  ceux  qui  avaient  quitté  Port-Jackson  ,  n'échappa 
à  la  fureur  de  leurs  impitoyables  assassins.  En  vain  ces  infor- 
tunés cherchaient  à  se  cacher,  ils  étaient  bientôt  découverts  et 
entraînés  hors*  de  leurs  retraites  pour  endurer  les  plus  affreux 
tourmens.  Vainement  quelques-uns  des  matelots  s'étaient  en- 
fuis sur  le  gréement ,  dans  l'espoir  que  leurs  vies  pourraient 
être  épargnées  quand  la  fureur  des  sauvages  serait  apaisée  :  ils 
eurent  le  même  sort  que  leurs  infortunés  compagnons.  Us 
étaient  descendus,  à  la  demande  de  Tepahi  qui ,  le  matin  même 
de  cette  affreuse  journée,  était  arrivé  de  la  baie  des  Iles  à  Wan- 
garoa,et  ils  s'étaient  placés  sous  sa  protection.  Mais,  bien  que 
ce  vieux  chef  fît  tout  son  possible  pour  les  empêcher  d'être 
égorgés, ses  efforts  furent  impuissans,  et  ils  succombèrent  sous 
ses  yeux,  victimes  de  cette  dernière  scène  de  sang  et  d'hor- 
reur. Je  me  trompe ,  cette  scène  ne  fut  pas  la  dernière , 
car  il  y  en  eut  encore  une  autre  dont  l'humanité  frémit, 
ainsi  que  celui  qui  la  raconte.  Ces  sauvages,  non  contens 
de  la  vengeance  qu'ils  venaient  d'accomplir ,  et  fidèles  à  leur 
caractère  connu  de  cannibales,  se  rassasièrent  des  cadavres 
de  leurs  victimes,  en  dévorant  leur  chair  ensanglantée  jusqu'à 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  591 

ce  que  leurs  appétits  féroces  fussent  complètement  assouvis. 

Les  quatre  personnes  qui  échappèrent  au  sort  fatal  de  tous 
leurs  compagnons  furent  une  femme,  deux  enfans  et  le  mousse 
de  la  chambre.  Tous,  à  l'exception  du  dernier,  eurent  le  bon- 
heur de  se  soustraire  aux  recherches  des  barbares  jusqu'au 
moment  où  leur  fureur  fut  apaisée.  En  conséquence ,  quand 
ils  furent  découverts,  ils  furent  épargnés  et  traités  avec  une 
certaine  douceur.  Le  mousse  de  la  chambre  ,  pendant  le 
voyage ,  s'était  mis  en  faveur  près  de  Georges  par  divers  actes 
d'amitié,  et  eut  dans  cette  occasion  le  bonheur  d'obtenir  la 
plus  précieuse  des  récompenses  pour  lui,  la  conservation  de 
sa  vie.  Ce  chef,  reconnaissant  des  bons  offices  qu'il  avait  reçus 
de  ce  jeune  homme,  l'accueillit  avec  affection,  tandis  qu'il 
réclamait  sa  protection  et  qu'il  s'écriait  d'un  ton  lamentable  : 
«  Georges,  vous  ne  voudriez  pas  me  tuer;  »  car  il  lui  répondit 
d'un  ton  qui  prouvait  que,  malgré  toute  sa  cruauté,  il  était 
susceptible  de  reconnaissance  :  «  Non  ,  mon  garçon  ,  je  ne 
vous  tuerai  point;  vous  êtes  un  bon  enfant.  »  Et  il  le  prit  sous 
sa  protection  immédiate. 

(Pci'e  175.)  La  case  de  Doua- Tara  ou  ,  s'il  est  permis  de 
s'exprimer  ainsi,  son  palais,  différait  peu  de  celle  de  ses  sujets; 
elle  ne  s'en  distinguait  que  parce  qu'elle  avait  été  construite 
sur  une  plus  grande  échelle  et  qu'elle  était  entourée  d'un  en- 
clos plus  vaste.  Elle  avait  environ  vingt  pieds  de  long,  quinze 
pieds  de  large  et  huit  de  hauteur,  avec  un  faîte  en  forme  de 
toit ,  et  elle  était  construite  en  pieux  entrelacés  de  branches. 
La  porte,  comme  dans  toutes  les  autres,  était  si  étroite,  qu'il 
n'était  possible  d'y  pénétrer  autrement  qu'en  rampant  sur  les 
pieds  et  sur  les  mains.  L'intérieur  n'offrait  aux  regards  que 
quelques  pierres  rapprochées  pour  servir  de  foyer.  La  fumée 
n'ayant  pour  s'échapper  d'autre  issue  que  la  porte,  ce  triste 
édifice  était  rempli  d'une  vapeur  étouffante  et  formait,  avec 
ses  malheureux  hôtes,  un  tableau  complet  de  l'état  de  bar- 
barie. 

Mais  l'abjecte  misère  de  ces  cabanes  était  en  quelque  sorte 


592  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

compensée  par  les  hangars  intérieurs  qui  étaient  aérés ,  éclai- 
rés et  agréables  par  comparaison.  C'est  là  que  les  naturels 
prennent  constamment  leurs  repas  ;  car  c'est  pour  eux  une  rè- 
gle invariable  de  ne  jamais  manger  dans  leurs  maisons ,  et  leurs 
motifs  pour  observer  cette  loi  sont  fondés  sur  des  superstitions 
d'une  nature  effrayante. 

(Page  180.)  Les  deux  sœurs  de  la  femme  de  Doua-Tara  se 
faisaient  remarquer  parmi  leurs  compagnes,  l'une  par  sa  beauté 
extraordinaire ,  l'autre  par  sa  gaîté  et  la  vivacité  de  ses  ma- 
nières. La  première  paraissait  n'avoir  que  dix-sept  ans  et  eut 
pu ,  même  en  Angleterre  où  tant  de  personnes  aspirent  à  la 
palme  de  la  beauté ,  y  conserver  de  justes  prétentions.  Ses  traits 
réguliers,  doux  et  attrayans, étaient  d'une  délicatesse  charmante, 
dont  l'effet  se  trouvait  encore  relevé  par  l'éclat  et  la  douceur 
de  son  regard;  et  ses  joues,  légèrement  colorées  de  la  teinte 
rosée  de  la  santé ,  pouvaient  se  passer  du  secours  du  fard ,  au- 
quel nos  beautés  les  plus  célèbres  sont  si  empressées  de  recou- 
rir. Sa  taille  était  svelte  et  gracieuse,  en  même  temps  que  la 
simplicité  naturelle  de  ses  manières  donnait  un  nouvel  inté- 
rêt à  ses  charmes.  Son  espiègle  sœur  était  beaucoup  plus  âgée, 
puisqu'à  mon  avis  elle  n'avait  pas  moins  de  quarante  ans  ,  et 
elle  était  si  gaie,  qu'elle  riait  continuellement.  Dans  le  fait, 
elle  semblait  être  la  bonne  humeur  en  personne.  Par  l'effet  que 
ses  saillies  produisaient  sur  ses  compagnes ,  dont  les  regards  se 
dirigeaient  sur  nous ,  il  nous  était  facile  de  voir  que  les  Pakeha 
ou  hommes  blancs  étaient  l'objet  de  quelques  remarques  ex- 
traordinaires et  provoquaient  de  sa  part  les  plaisanteries  les 
plus  piquantes.  Je  ne  puis  douter  qu'elles  ne  fussent  de  la  na- 
ture la  plus  libre,  car  tous  nos  inouvemens  donnaient  lieu  à 
de  grands  éclats  de  rire. 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  593 

Après  avoir  raconté  comment  Doua-Tara  se  contenta 
de  punir  de  trente  coups  de  fouet  Warc  qui  s'était  rendu 
coupable  d'adultère  avec  sa  femme  ,  M.  Nicholas  ajoute 

{page  185)  : 

Probablement  jusqu'alors  il  n'y  avait  pas  eu  d'exemple  d'a- 
dultère où  l'un  ou  l'autre  des  doux  coupables  eût  éebappé  à  la 
peine  de  mort,  tant  l'horreur  de  ces  peuples  est  grande  pour 
un  crime  qu'ils  considèrent  comme  le  plus  odieux  de  ceux 
qu'on  peut  commettre.  Du  reste,  il  est  digne  de  remarque 
qu'ils  font  une  distinction  curieuse  quant  à  la  culpabilité  des 
deux  parties.  Si  le  commerce  criminel  est  découvert  dans  la 
case  de  la  femme,  l'homme  est  sur-le-champ  déclaré  le  séduc- 
teur et  comme  tel  condamné  à  mort,  tandis  que  la  femme  en 
est  quitte  pour  une  forte  correction  ;  mais  si  le  contraire  a  lieu , 
et  si  la  femme  est  surprise  dans  la  cabane  de  l'amant,  elle  est 
alors  condamnée  à  perdre  la  vie,  car  on  suppose  qu'elle  a 
séduit  l'homme  qui  est  à  l'abri  du  châtiment. 

(Page  188.)  Comme  nous  nous  promenions  le  long  du 
rivage,  j'observai  au  pied  d'un  arbre  une  pièce  de  hois  fichée 
en  terre  ,  avec  des  sculptures  grossières  et  peinte  en  ocre 
rouge.  Désirant  connaître  dans  quel  but  elle  se  trouvait  placée 
en  ce  lieu  ,  je  m'avançais  de  ce  côté,  quand  mon  compagnon 
s'arrêtant  tout-à-coup,  et  criant  tabou-tabou,  me  fit  entendre 
qu'un  homme  se  trouvait  enterré  en  ce  lieu  et  me  pria  de  n'en 
pas  approcher.  Je  jugeai  à  propos  de  me  soumettre  à  cette 
injonction ,  bien  qu'en  connaissant  l'emploi  de  cette  pièce  de 
bois,  ma  curiosité  fût  encore  plus  vivement  excitée.  Le  mot 
tabou ,  dans  la  langue  de  ces  peuples,  signifie  sacré;  et  la 
coïncidence  des  nations  sauvages  et  civilisées,  pour  la  vénéra- 
tion qu'ils  accordent  aux  lieux  où  reposent  les  morts,  ne  peut 
manquer  d'intéresser  le  philosophe  qui  veut  étudier  le  cœur 
humain.  L'alarme  du  jeune  homme  qui  m'accompagnait 
prouve  que  les  Nouveaux-Zélandais  sont  très-scrupuleux  sous 
tome  m.  38 


594  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

ce  rapport,  et  qu'ils  considèrent  comme  une  profanation  sa- 
crilège toute  visite  faite  au  tombeau  ,  quand  le  corps  y  est  une 
fois  déposé  et  que  les  rites  funéraires  sont  accomplis. 

En  parlant  de  la  racine  de  fougère  ,  il  s'exprime  ainsi 

{page  190)  : 

Cette  racine  est  pour  les  Nouvcaux-Zélandais  une  produc- 
tion inappréciable,  car  elle  forme  la  principale  base  de  leur 
nourriture.  Ils  n'ont  jamais  songé  à  vivre  seulement  de  patates 
ou  koumaras  ,  qu'ils  considèrent  plutnl  comme  des  friandises 
capables  de  leur  procurer  parfois  un  mets  délicieux  que 
comme  un  aliment  susceptible  de  les  sustenter  babituellement. 
La  fougère  croît  dans  toute  l'île,  au  point  de  couvrir  la  plus 
grande  partie  du  sol  ;  et  d'après  l'air  de  vigueur  et  de  santé  des 
naturels,  je  suis  porté  à  croire  que  cette  racine  est  très-nour- 
rissante. Leur  manière  de  la  préparer  est  fort  simple  :  après 
l'avoir  exposée  au  feu  assez  long-temps  pour  la  chauffer  suffi- 
samment, ils  la  retirent,  et  la  battent  avec  un  maillet  jusqu'à 
ce  qu'elle  soit  tout-à-fait  ramollie  et  qu'on  puisse  la  mâcher. 
Une  fois^qu'ellc  est  ainsi  préparée  ,  les  cuisiniers  la  servent 
par  poignées  aux  chefs  et  autres  personnes,  qui  la  mâchent 
jusqu'à  ce  que  toute  la  matière  nutritive  et  sucrée  en  soit  ex- 
traite ;  alors  ils  rejettent  la  partie  fibreuse,  ils  en  prennent 
d'autre,  et  continuent  ainsi  jusqu'à  ce  que  leur  appétit  soit 
satisfait.  La  racine  de  fougère  chaude  a  un  goût  doux  et 
agréable,  et  lorsqu'elle  séjourne  dans  l'eau,  elle  dépose  une 
substance  qui  ressemble  à  de  la  gelée. 

(Page  21 5.)  Quoique  une  grande  partie  des  Nouveaux- 
Zélar.dais  ne  se  fassent  aucun  scrupule  de  voler  toutes  les  fois 
qu'ils  en  trouvent  l'occasion,  cependant,  par  une  étrange 
anomalie ,  le  terme  de  voleur  (jangata  tac  haé)  est  le  plus  grand 
reproche  qu'on  puisse  leur  faire,  et  c'est  à  leurs  yeux  l'épithète 
la  plus  injurieuse. 

(Page  222.)  De  même  que  Tara,  Tekoke  nous  reçut  avec 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  595 

des  signes  évitions  de  plaisir  et  do  bienveillance,  bien  que  ses 
manières  n'oussont  point  ce  caractère  engageant  de  politesse 
natusellc  qui  était  si  frappant  dans  le  vénérable  Tara.  Du 
reste,  son  maintien  assuré  inspirait  la  confiance,  et  sa  figure 
ouverte  et  pleine  de  franchise  annonçait  que  la  nature  no 
l'avait  pas  formé  pour  trahir  lés  projets  d'un  cœur  artificieux; 
rien  dans  ses  traits  n'indiquait  le  moins  du  monde  la  fraude  ou 
le  mensonge,  mais  chacun  pouvait  y  lire  clairement  l'expres- 
sion de  la  candeur  et  de  l'honnêteté.  Il  était  plus  robuste  de  sa 
personne  qu'aucun  de  ceux  que  j'eusse  vus,  et  tous  ses  mem- 
bres offraient  des  formes  parfaitement  symétriques ,  en  même 
temps  qu'ils  semblaient  capables  d&  résister  à  toutes  sortes 
d'exercices  :  ses  larges  épaules  étaient  recouvertes  d'une  grande 
peau  en  poils  de  diverses  couleurs,  et  sa  belle  figure,  à  la  fois 
tranquille  et  hardie,  régulière  et  imposante,  eût  pu  fournir  à 
Phidias,  si  Tekoke  eût  vécu  de  son  temps,  un  modèle  digne 
des  talens  de  cet  artiste  inimitable. 

(Page  239.)  Dans  ce  pays,  on  ne  pense  pas  qu'il  y  ail 
d'inconvenance  de  la  part  des  femmes  à  faire  les  premières 
avances,  ou  même  à  accorder  leurs  faveurs  avant  la  cérémo- 
nie du  mariage.  Tant  qu'elles  sont  filles ,  elles  sont  exemptes 
de  toutes  les  entraves  que  la  délicatesse  leur  impose  chez  les 
nations  civilisées;  mais  après  le  mariage  tout  privilège  de  00 
genre  leur  est  interdit. 

(Page  25t.)  La  maison  de  Wivia  à  Waï-Kadi  était  la  plus 
grande  que  j'eusse  encore  vue ,  car  elle  avait  vingt-sept  pieds 
de  long,  dix-huit  de  large  et  neuf  de  hauteur.  La  porte  n'étail 
pas  plus  grande  qu*e  celle  des  autres  cases  ;  mais  elle  était  dé- 
corée de  quelques  bas-reliefs  curieux.  Près  du  village  étaient 
quelques  plantations  de  pommes  de  terre  et  de  koumaras  bien 
cultivées.  La  précision  avec  laquelle  les  plantes  étaient  rangées, 
les  soins  minutieux  que  l'on  apportait  à  arracher  les  mauvaises 
herbes  ,  la  propreté  des  palissades  cl  la  commodité  des  bar- 
rières et  des  sentiers  eussent  fait,  on  Angleterre,  honneur  au 
goût  du  plus  habile  cultivateur. 

38" 


596  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

(Page  254-)  A  Waï-Kadi  chacun  était  curieux  de  considé- 
rer ma  montre;  mais  le  mouvement  leur  parut  être  une  chose 
si  étonnante  ,  qu'ils  jugèrent  que  ce  ne  pouvait  être  rien  moins 
que  le  langage  d'un  dieu;  et  la  montre  elle-même,  considérée 
comme  un  atoua  ,  devint  pour  eux  tous  l'objet  d'un  profond 
respect. 

(Page  35o.)  Dans  ce  village  (près  Waï-Mate),  comme  dans 
tous  les  endroits  que  j'avais  visités ,  les  naturels  étaient  confon- 
dus du  mouvement  de  ma  montre,  et  le  chef  et  ses  cliens  dé- 
cidèrent d'une  voix  unanime  que  c'était  X atoua  ;  en  consé- 
quence, je  fus  regardé  comme  un  personnage  surnaturel. 

(Page  272.)  A  l'égard^ de  leurs  maisons,  les  Nouveaux-Zé- 
landais  observent  encore  plusieurs  autres  pratiques  supersti- 
tieuses, en  outre  de  celle  qui  prescrit  de  n'y  prendre  aucun 
aliment  ;  elles  ont  toutes  pour  motif  la  crainte  d'offenser  Ya- 
toua ,  qui  les  punirait  de  la  plus  terrible  vengeance  s'il  leur 
arrivait  de  souiller  leurs  cabanes  par  certaines  actions  qu'ils 
regardent  comme  profanes.  C'est  pour  cela  que,  non-seule- 
ment ils  ne  mangent  jamais  dans  leur  enceinte  quand  ils  sont 
bien  portans,  mais  que  même,  quand  ils  sont  malades,  ils  ne 
réclament  point  ce  privilège,  et  qu'ils  n'en  useraient  point 
quand  on  le  leur  accorderait.  Alors  on  les  transporte  sous  un 
hangar  élevé  dans  l'enclos ,  quelque  rigoureux  que  soit  le 
temps.  C'est  là  qu'ils  prennent  tous  les  alimens  qu'on  leur  pro- 
cure, puis  on  les  rapporte  chez  eux  quand  ils  ont  fini.  C'est 
aussi  sous  ces  abris  temporaires  que  les  femmes  font  leurs  cou- 
ches, s'il  fait  mauvais  temps  ;  mais  comme  le  climat  en  général 
est  fort  doux,  l'accouchement  a  d'ordinaire  lieu  en  plein  air. 
Pendant  le  temps  qu'un  naturel  est  occupé  à'bâtir  ou  à  répa- 
rer une  cabane,  il  est  assujetti  au  tabou-tabou,  qui,  dans  ce  cas, 
est  une  espèce  de  quarantaine,  pour  ce  qui  regarde  son  traite- 
ment en  particulier,  bien  qu'elle  ne  s'étende  point  à  ses  rap- 
ports avec  les  autres,  car  ils.  continuent  d'être  libres  et  sans 
restrictions.  Il  ne  doit  pas  toucher  à  ses  vivres  lui-même, 
il  a  des  personnes  pour  les  lui  donner,  si  c'est  un  chef;  mais  si 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  597 

ce  n'est  qu'un  kouki  ou  homme  du  commun,  ses  vivres  sont 
déposés  par  terre,  et  il  est  obligé  de  se  baisser  et  de  les  ramas- 
ser chaque  fois  avec  la  bouche,  en  répétant  cette  pénible  opé- 
ration jusqu'à  ce  que  son  repas  soit  terminé.  Sous  aucun  pré- 
teste que  ce  soit,  il  ne  peut  se  servir  de  sa  main  ;  car  si  dans 
ces  circonstances  solennelles  il  les  portait  à  sa  bouche  ,  suivant 
leurs  idées,  Vatoua  le  ferait  périr  par  quelque  maladie  de  lan- 
gueur. L'individu  qui  se  trouve  dans  ce  cas  est  toujours  péné- 
tré lui-même  de  cette  idée  ,  et  se  soumet  de  bon  cœur  à  ces 
pratiques,  tellement  que  la  force  est  inutile  pour  lui  faire  ob- 
server une  règle  aussi  importante. 

Fatigué  de  ma  course  et  vexé  de  ne  pouvoir  entrer  dans  la 
maison  pour  faire  mon  repas  et  y  jouir  d'un  meilleur  abri  con- 
tre la  pluie,  je  m'emportai  avec  beaucoup  d'aigreur  contre  ces 
superstitions  inhospitalières.  Comme  Touai ,  jusqu'alors,  nous 
avait  témoigné  une  préférence  marquée  pour  les  coutumes  eu- 
ropéennes ,  en  s'y  conformant  à  bord  autant  qu'il  le  pouvait 
faire,  je  lui  dis  en  raillant  que  le  tabou-tabou  n'était  qu'une  plai- 
santerie. Mais  je  vis  bientôt  que  les  opinions  adoptées  dans 
l'enfance  et  nourries  jusqu'à  l'âge  mûr  sont  aussi  difficiles  à  ar- 
racher de  l'esprit  d'un  Nouveau-Zélandais  que  de  celui  d'un 
Européen.  En  effet ,  rétorquant  adroitement  mon  argument  , 
Touai  répondit  :«  Ce  n'est  point  du  tout  un  jeu  ;  l'homme  de 
la  Nouvelle-Zélande  dit  que  toutes  les  prières  (karakia}  de 
M.Marsden,  le  dimanche,  ne  sont  que  des  plaisanteries.  —  Oh! 
non,  repris-je,  ce  n'est  point  une  plaisanterie;  mais  c'est  bon 
(maïlaï^).  —  Eh  bien  !  répliqua  l'opiniâtre  raisonneur,  si  vos 
karakia  ne  sont  point  une  plaisanterie  ,  notre  tabou-tabou  n'est 
point  une  plaisanterie  non  plus.  »  C'est  ainsi  qu'il  résolut  la 
question,  en  nous  laissant  libres  d'apprécier  notre  système, 
tandis  que  lui-même  et  ses  compatriotes  continueraient  de  res- 
pecter le  leur. 

(Page  282.)  Tandis  que  nous  faisions  roule  pour  le  vais- 
seau ,  j'observai  un  des  hommes  de  la  pirogue  qui  portait  sou- 
vent ses  doigts  à  sa  tète  et  puis  à  sa  bouche;  enfin  ne  pouvant 


598  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

plus  douter  du  motif  de  ses  gestes,  je  découvris  qu'il  se  réga- 
lait lui-même  avec  les  essaims  de  vermine  qu'il  avait  nourris, 
et  que  sa  tète  sale  était  devenue  une  ressource  régulière  pour 
son  estomac  plus  sale  encore. 

(Pages  286  et  suivS)  Tara  et  Pomarc  déjeunèrent  avec  nous 
dans  la  cabane.  Le  premier,  dans  sa  manière  de  manger,  ob- 
servait une  règle  qui  le  distinguait  de  l'autre  ;  il  prenait  le  riz 
dans  le  plat  avec  une  cuillère  et  le  versait  dans  sa  main  avant 
de  le  porter  à  sa  bouche  ;  pour  boire  son  thé ,  il  mettait  sa 
main  devant  ses  lèvres  et  répandait  le  tbé  dans  la  paume  avant 
de  l'avaler,  évitant  avec  soin  de  toucher  avec  ses  lèvres  aucun 
des  vases  qui  lui  servaient  à  boire  ou  à  manger.  J'essayai  de  le 
l'aire  renoncer  à  cette  absurde  pratique  et  lui  dis  qu'il  lui  con- 
viendrait bien  mieux  de  manger  comme  nous;  mais  il  secoua 
la  tète  avec  un  air  d'indignation  ,  en  répondant  qu'il  était  Ariki 
et  tabou-tabou  ;  mais  que  Toupc  et  Pomare,  qui  n'étaient  que 
des  koukis ,  pouvaient  manger  suivant  notre  manière.  Cette 
épithète  méprisante  était  une  insulte  à  la  dignité  de  Pomare 
qui  maniait  son  couteau  et  sa  fourchette  avec  toute  la  dexté- 
rité d'un  Européen.  Désirant  éprouver  son  caractère,  je  lui 
dis  en  riant  qu'il  était  un  kouki/  son  orgueil  en  fut  sur-le- 
champ  offensé ,  il  cessa  de  nous  copier  et  commença  à  imiter 
Tara.  Mais  il  n'était  pas  insensible  aux  traits  du  ridicule,  et 
nos  railleries  le  firent  bientôt  renoncer  à  cette  extravagance  et 
manger  comme  nous. 

D'après  la  déférence  particulière  que  l'on  accordait  à  Tara, 
il  paraîtrait  qu'il  occupait  un  rang  élevé  au-dessus  des  autres 
chefs  de  cette  partie  de  la  baie  ;  mais  je  ne  pus  constater  exac- 
tement jusqu'à  quel  point  ceux-ci  reconnaissaient  son  autorité. 
Du  reste,  autant  qu'il  me  fut  possible  de  me  former  une  opi- 
nion sur  l'état  de  la  société  parmi  ces  hommes,  il  me  semble 
que  ce  peuple  existe  à  présent  sous  une  espèce  de  système  féo- 
dal ,  analogue  en  quelque  sorte  à  celui  qui  prévalut  en  Ecosse 
jusqu'à  une  époque  assez  récente.  Les  Arikis  peuvent  requérir 
les  services  des  chefs  inférieurs  en  temps  de  guerre  ;  mais  je  n'ai 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  599 

pu  m'assurer  si  ors  derniers  tiennent  leurs  terres  sous  certaines 
conditions.  La  partie  de  la  Nouvelle-Zélande  dont  je  traite  ici, 
c'est-à-dire  depuis  les  Cavalles  jusqu'à  la  rivière  Tamise,  est 
sous  la  direction  de  trois  arikis  ou  chefs  principaux,  qui  sont 
Kangaroa ,  sur  la  partie  N.  E.  de  la  baie  des  Iles  ;  Tara  ,  sur  la 
partie  du  S.  E.  ,  qui  s'étend  jusqu'à  Bream-Bay;  et  Houpâ, 
dont  la  juridiction,  qui  est  très-considérable,  s'étend  sur  tout  le 
pays  compris  entre  ce  dernier  endroit  et  la  rivière  Tamise. 
Mais  je  suis  porté  à  croire  qu'en  plusieurs  occasions  le  pou- 
voir de  ces  arikis  sur  les  chefs  subalternes  n'est  guère  que  no- 
minal; car,  bien  qu'il  soit  formellement  avéré,  il  arrive  sou- 
vent que  les  différentes  tribus  se  font  la  guerre  entre  elles  sans 
consulter  leurs  arikis  respectifs,  et  agissent  sous  plusieurs  rap- 
ports d'une  manière  tout-à-fait  indépendante  de  leur  autorité. 
D'après  cela,  il  est  probable  que  les  chefs  ne  tiennent  point 
leurs  terres  comme  fiefs  des  arikis,  mais  qu'ils  consentent  tout 
simplement  à  reconnaître  leur  pouvoir,  sans  pour  cela  s'y 
soumettre  plus  qu'il  ne  convient  à  leurs  caprices  ou  à  leurs 
intérêts.  L'autorité  de  plusieurs  de  ces  chefs  eux-mêmes  est 
fort  étendue;  ils  ont  une  suite  nombreuse  de  cliens  tout  dé- 
voués à  leurs  intérêts,  et  prêts  à  leur  sacrifier  leur  vie  au  besoin 
pour  prouver  leur  fidélité. 

Nous  fûmes  instruits  que  ce  n'était  point  la  coutume  que 
les  arikis  s'adonnassent  eux-mêmes  à  la  guerre,  mais  que  cha- 
cun d'eux  avait  son  général  ou  homme  de  combat ,  comme  le 
désignait  Doua-Tara  ,  qui  d'ordinaire  était  un  de  ses  plus 
proches  parens.  Ce  commandant  en  chef,  d'après  les  rensei- 
gnemens  qu'où  nous  donna,  est  un  personnage  très-important; 
il  prend  toutes  les  mesures  relatives  à  la  guerre  avec  une  auto- 
rité illimitée;  il  est  chargé  de  passer  la  revue  des  forces,  et 
prend  soin  de  les  tenir  toujours  prêtes  à  marcher  au  besoin. 
Au  combat,  il  se  trouve  toujours  à  leur  tète;  et  c'est  de  là 
qu'il  dirige  leurs  mouvcinens ,  suivant  le  système  de  discipline 
qu'il  lui  a  plu  d'adopter;  fidèle  à  son  poste,  il  ne  songe  jamais 
à  le  quitter,  jusqu'à  ce  qu'une  défaite  totale  pu  une  victoire 


GOO  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

complète  ait  mis  fin  au  combat.  Par  les  usages  positifs  du  p«'tys, 
les  arikis  se  trouvantainsi  débarrassés  de  toute  participation  à  la 
guerre,  leur  temps  est  ordinairement  consacré  à  l'agriculture 
et  à  l'économie  politique  de  leur  peuple.  Tel  est  le  cas  de  Kan- 
garoa  ,  dont  le  frère  Shongui  remplit  les  fonctions  de  généra- 
lissime de  toutes  ses  forces;  tel  est  aussi  Tara,  qui  au  carac- 
tère de  chef  unit  celui  de  prêtre,  et  laisse  le  commandement 
de  ses  troupes  à  son  frère  Toupe,  homme  très-propre  à  rem- 
plir une  pareille  charge. 

D'après  ce  que  j'ai  pu  apprendre ,  le  pouvoir  des  chefs  est 
en  général  absolu  :  les  vies  et  les  biens  de  leurs  tribus  sont 
entièrement  soumis  à  leur  volonté.  Je  crois  cependant  que, 
dans  quelques  districts,  ce  pouvoir  se  trouve  limité  par  cer- 
taines règles,  et  surtout  par  l'influence  de  l'opinion  publique. 
C'est  ainsi  qu'à  Rangui-IIou  plusieurs  koukis  possèdent  des 
terres  d'une  manière  tout-à-fait  indépendante.  Ces  terres  sem- 
blent être  autant  de  biens  substitués,  dont  la  propriété  est 
garantie  à  leurs  maîtres  et  passe  à  leurs  descendans,  sans  que 
le  chef  ait  en  rien  le  pouvoir  de  les  en  dépouiller. 

Les  arikis  et  les  chefs  regardent  avec   un  souverain 

orgueil  tous  ceux  qui  leur  sont  inférieurs  pour  le  rang,  et  ne 
les  considèrent  que  comme  des  créatures  abjectes,  créées  uni- 
quement pour  obéir  à  leurs  ordres  absolus.  Mais  pour  leur 
rendre  justice,  je  dois  faire  observer  qu'ils  ne  traitent  jamais  leurs 
cliens  avec  cruauté,  et  que  leur  orgueil  ne  les  entraîne  en 
aucune  circonstance  à  des  actes  de  sévérité  ou  d'oppression. 
Ils  vivent  entre  eux  dans  une  harmonie  parfaite  ;  bien  qu'ils 
considèrent  leur  différence  de  rangs  comme  insurmonta- 
ble, elle  ne  porte  en  rien  atteinte  à  cette  union.  Les  chefs 
semblaient  très -jaloux  de  déployer  leur  importance  à  nos 
yeux  ,  et  dans  leurs  conversations  ils  ne  manquaient  jamais 
de  la  rappeler  en  termes  pleins  de  la  plus  absurde  vanité. 
La  conduite  des  hommes  du  peuple  n'était  nullement  ré- 
servée en  présence  de  leurs  chefs;  ils  parlaient  et  agissaient 
avec  tout  autant  de  liberté  que  s'ils  eussent  été  absens.  Cela 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  601 

me  semblait  être  une  prouve  de  ce  qu'ils  n'étaient  point  traités 
avec  dm  clé.  D'ailleurs,  bien  qu'ils  cultivent  la  terre,  qu'ils 
arrachent  la  racine  de  fougère  et  qu'ils  la  préparent  pour  leurs 
maîtres,  cependant  leur  travail  ne  paraît  jamais  être  l'effet  de 
la  contrainte,  et  ils  s'en  acquittent  avec  tant  de  gaieté  et  de 
bonne  humeur,  qu'il  semble  plutôt  être  pour  eux  un  plaisir 
qu'une  obligation. 

Les  chefs  sont  bien  supérieurs  aux  hommes  des  basses  classes 
pour  la  propreté  de  leurs  personnes;  mais  cela  peut  tenir  à 
leur  exemption  de  travail  et  à  leur  état  d'indépendance,  qui 
n'imposent  aucune  fatigue  à  leur  corps,  non  plus  qu'à  leur  ima- 
gination. Tous  les  mâles  de  la  famille  d'un  chef  ont  le  titre  de 
rangatira ,  et  ils  ont  d'ordinaire  des  domestiques  pour  leur 
service  particulier.  Ils  se  marient  avec  les  femmes  de  leur 
classe,  mais  aucun  sexe  ne  peut  jamais  former  le  nœud  con- 
jugal avec  les  houhis.  Les  chefs  et  les  rangatiras,  dont  les 
moyens  suffisent  à  l'entretien  de  plus  d'une  femme ,  se  per- 
mettent toujours  d'en  avoir  plusieurs.  Mais  toutes  ces  fem- 
mes, excepté  la  principale,  sont  généralement  employées  à 
des  fonctions  laborieuses.  Je  suis  disposé  à  croire  que  les  chefs 
les  prennent  plutôt  pour  le  service  de  leur  maison  que  pour 
les  charmes  de  leurs  personnes  ou  pour  les  agrémens  de  leur 
société.  En  effet,  on  ne  peut  guère  envisager  ces  femmes  sous 
un  autre  point  de  vue  que  celui  de  servantes  chargées  de  tra- 
vaux pénibles,  puisqu'elles  n'ont  pas  d'autre  privilège  que 
celui  d'un  esclavage  plus  distingué. 

Il  est  curieux  de  voir  en  quels  termes  M.  Nicholas  parle 
de  Pomare,  dont  la  réputation  devint  quelques  années 
après  si  célèbre  à  la  Nouvelle-Zélande  {pag.  309  el 
suiv.  )  : 

Nous  trouvâmes  que  Pomare  était  un  homme  d'un  caractère 
bien  extraordinaire  :  il  nous  fut  plus  utile  pour  nous  procurer 


602  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

le  bois  de  construction,  que  tous  les  autres  chefs  ensemble  ;  et 
nulle  part  au  monde  je  n'ai  vu  un  homme  qui  montrât  une 
avidité  plus  impatiente  pour  les  affaires  mercantiles.  A  cet 
égard  ses  capacités  étaient  fort  grandes;  c'était  un  excellent 
juge  pour  plusieurs  articles  de  commerce  ,  et  il  eût  donné  son 
opinion  sur  une  hache  tout  aussi  bien  qu'un  Européen.  Tout 
en  la  maniant  avec  une  sorte  d'extase,  au  moment  qu'il  en  de- 
venait possesseur,  ses  yeux  semblaient  se  repaître  de  la  contem- 
plation d'une  acquisition  aussi  précieuse.  Il  était  détesté  de 
tous  les  autres  chefs,  et  si  l'on  eût  pu  s'en  rapporter  à  leurs 
assertions ,  Pomare  aurait  mérité  leur  exécration  et  celle  de  qui 
que  ce  fût  au  monde.  Mais  comme  on  l'a  déjà  observé,  ces  chefs, 
rivaux  jaloux  les  uns  des  autres,  sont  toujours  disposés  à  se 
calomnier  mutuellement,  et  leur  témoignage,  pour  cette  raison, 
ne  peut  inspirer  une  grande  confiance.  Ce  chef,  quoique  su- 
bordonné à  Tara,  n'avait  que  très-peu  de  déférence  pour  ce 
vénérable  ariki  :  souvent  il  bravait  son  autorité,  et  il  mani- 
festait à  tout  propos  un   esprit  d'indépendance  plus  marque 
qu'aucun  des  autres  chefs.  Les  Nouveaux-Zélandais  ont  cou- 
tume de  préserver  de  la  corruption  ,   par  une  méthode   cu- 
rieuse, les  têtes  de  leurs  ennemis  tués  au  combat.  Ce  procédé, 
à  ce  que  j'appris,  consiste  à  enlever  la  cervelle  ,  puis  à  dessé- 
cher la  tête  de  manière  à  laisser  la  chair  entière  ;  mais  pour  le 
pratiquer,  il  faut  un  degré  peu  commun  de  savoir  et  d'expé- 
rience. Un  jour  M.  Marsden  adressa  quelques  questions  à  Po- 
mare sur  les  moyens  qu'il  employait  dans  cet  art  barbare  où 
il  s'était  acquis  une  réputation  de  supériorité  marquée  sur  ses 
compatriotes..  Il    ne    voulut    y    faire    aucune    réponse    di- 
recte, sachant  que  c'était  une  matière  à  laquelle  nous  ne  son- 
gions qu'avec  horreur,  et  attendu   qu'il  lui  eût  fallu  entrer 
dans  des  détails  révoltans  pour  nos  habitudes.  Mais  mon  ami 
lui  ayant  demandé  s'il  pouvait  lui  procurer  une  tête  ainsi  con- 
servée, Pomare  songea  tout-à-coup  qu'il  pourrait  recevoir  une 
hache  pour  sa  peine  ,  et  cet  espoir  détermina  cet  homme  inté- 
ressé, non-seulement  à  entrer  dans  une  explication   très-dé- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  003 

taillée  sur  sa  théorie  ,  niais  encore  à  nous  offrir  do  nous  donner 
un  exemple  de  son  procédé.  Il  allait,  ajoutait-il,  tuer  à  coups 
de  fusil  des  gens  qui  avaient  fait  périr  son  fils,  si  nous  vou- 
lions lui  donner  pour  cela  de  la  poudre;  puis  il  rapporterait 
leurs  tètes  et  nous  montrerait  tout  ce  que  nous  désirions  savoir 
sur  l'art  de  les  conserver.  On  sent  bien  que  cette  proposition 
sanguinaire  arrêta  tout-à-coup  toutes  nos  questions.  Ce  chef 
ne  laissait  échapper  aucune  occasion  de  faire  parade  de  ses 
qualités  personnelles  et  de  l'autorité  considérable  dont  il  jouis- 
sait. Il  se  targuait  sans  cesse  de  ses  talens  militaires,  mépri- 
sait ses  rivaux  et  s'élevait  au-dessus  de  tous  les  autres  héros  de 
la  Nouvelle-Zélande. 

(Page  329.)  Les  arbres  de  cette  forêt  (entre  Kidi-Kidi 
et  W aï-Mate)  n'étaient  guère  variés  et  ne  consistaient  prin- 
cipalement qu'en  deux  espèces,  mais  quelques-uns  étaient 
les  plus  grands  que  j'eusse  jamais  vus ,  et  que  probable- 
ment on  pût  trouver  dans  aucune  partie,  du  monde  connu. 
Une  espèce  de  pin,  nommée  par  les  naturels  totara ,  excita 
notre  étonnement  par  le  volume  et  la  hauteur  à  laquelle  elle 
parvient.  Nous  en  mesurâmes  quelques  arbres  auxquels  nous 
trouvâmes  trente  et  trente-trois  pieds  de  circonférence,  et  qui 
atteignaient  cent  pieds  et  plus  sans  porter  de  branches,  avec 
un  tronc  parfaitement  droit.  La  quantité  de  bois  massif  qu'un 
de  ces  arbres  peut  fournir  est  immense.  Le  totara  a  une 
écorce  singulière ,  qui  devient  fort  épaisse'et  se  partage  dans 
toute  sa  longueur  en  bandes  horizontales  séparées  les  unes  des 
autres  par  des  intervalles  de  deux  pieds  environ.  Sa  feuille  est 
petite  et  étroite ,  et  je  n'ai  vu  suinter  de  cet  arbre  aucune  goutte 
de  résine  ou  de  térébenthine.  Les  naturels  font  des  pirogues 
avec  les  plus  petits  individus  de  cette  espèce.  Le  tawa,  autre 
espèce  de  pin  ,  sans  être  aussi  grand  que  le  totara,  croît  aussi 
dans  cette  forêt  en  abondance,  et  y  parvient  à  une  hauteur 
considérable.  Cet  arbre  a  également  une  feuille  petite  et  étroite, 
mais  sou  écorce  est  mince  et  presque  unie  :  il  porte  une  bai< 
que  mangent  les  naturels. 


604  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

M.   Nicholas  décrit  ainsi  qu'il  suit  le  pà  de  Waï-Mate 

{pag.   336)  : 

Une  forte  palissade ,  en  gros  pieux  plantés  les  uns  près  des 
autres  et  hauts  de  vingt  pieds ,  formait  la  première  enceinte 
qui  entourait  la  ville.  L'entrée  était  une  poterne  de  cinq  pieds 
de  haut  et  de  deux  de  large,  accompagnée  au  dehors  de  quel- 
ques tètes  humaines  sculptées,  qui  respiraient  un  air  de  ven- 
geance et  semblaient  menacer  les  assaillans.  En  dedans  de  la 
palissade,  et  à  la  toucher  dans  toute  son  étendue,  régnait  une 
forte  clôture  d'osier  que  les  habitans  avaient  élevée  pour  ar- 
rêter les  lances  de  leurs  ennemis;  mais  à  certains  intervalles  ils 
avaient  pratiqué  des  meurtrières  afin  de  pouvoir  faire  un  feu 
de  mousqueteric  sur  les  assaillans.  A  une  petite  distance  de  ce 
solide  rempart,  et  dans  l'intérieur,  était  un  espace  de  trente 
pieds  de  large  environ,  où  l'on  avait  creusé  un  fossé  :  une  fois 
rempli  d'eau  ,  il  défendait  le  côté  de  la  colline  qui  était  le  plus 
accessible  à  l'extérieur.  Derrière  ce  fossé,  ils  avaient  élevé  un 
talus  escarpé  sur  lequel  se  trouvait  un  second  rang  de  palis- 
sades de  la  même  hauteur  et  de  la  même  force  que  le  premier. 
Le  fossé  qui  avait  au  moins  neuf  pieds  de  largeur  défendait 
une  issue  fermée  par  une  autre  poterne;  entre  celle-ci  et  la 
dernière  qui  donnait  dans  la  ville ,  régnait  un  espace  intermé- 
diaire de  quatre-vingts  pieds  de  large,  à  l'extrémité  duquel  la 
colline  était  taillée  à' pic  dans  une  hauteur  de  quinze  pieds  en- 
viron. Au  sommet  s'élevait  un  autre  rang  de  palissades  qui 
entourait  le  pâ  et  complétait  ses  fortifications. 

Au  centre  de  la  ville,  on  nous  montra  le  siège  ou  trône  de 
Kangaroa.  Il  était  d'une  forme  curieuse  et  s'élevait  sur  un  pi- 
lier à  six  pieds  environ  au-dessus  du  sol,  enrichi  de  dessins 
grotesques  en  bas-reliefs.  Pour  l'aider  h  j  monter,  il  y  avait 
aussi  un  degré  qui  servait  en  même  temps  d'escabeau.  C'était 
de  ce  trône  que  le  chef,  élevé  au-dessus  de  son  peuple,  don- 
nait ses  ordres  et  dictait  ses  lois  avec  autant  d'autorité  que 
le  potentat  le  plus    absolu  en  Europe.   Près  de   ce  siège  en 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  005 

était  un  autre  exclusivement  réservé  pour  l'usage  de  la  reine 
douairière,  mère  de  Kangaroa ,  et  tout  auprès  une  petite 
caisse  pour  contenir  les  provisions  de  Sa  Majesté. 

(Page  343.)  Les  naturels  nous  apprirent  que  le  lac  de 
Maupcre  abondait  en  poissons,  et  nous  montrèrent  deux  pa- 
niers de  forme  circulaire  qui  leur  servaient  pour  les  prendre.  Ces 
paniers  étaient  faits  avec  l'écorec  de  l'arbre  appelé  mangui- 
mangui ,  et  babilement  travaillés;  la  bouebe  du  panier  se  ré- 
trécissait comme  celle  d'une  souricière,  de  sorte  que  le  poisson 
qui  v  était  une  fois  entré  n'en  pouvait  plus  sortir.  Il  ressem- 
blait fort  à  ceux  que  nos  paysans  fabriquent  en  Angleterre 
pour  attraper  les  anguilles. 

(Page  3q2.)  Houpa,  qui  semblait  avoir  h  peu  près  le 
même  âge  que  Tara ,  était  le  vieillard  le  plus  beau  et  le  plus 
vénérable  que  j'eusse  jamais  vu  :  par  sa  stature  il  dépassait  le 
plus  grand  de  ses  compatriotes;  et  s'a  force,  bien  qu'affaiblie 
par  l'âge,  était  encore  extraordinaire.  Ses  traits  avaient  un  air 
sérieux  et  pensif  qui  annonçait  un  esprit  porté  à  la  réflexion  ; 
dans  tout  son  maintien  régnait  une  gravité  solennelle  qui , 
plus  encore  que  son  baut  rang,  servait  à  le  distinguer  de  tous 
les  autres,  et  commandait  ce  respect  et  cette  vénération  qu'il 
était  impossible  de  lui  refuser. 

Houpa,  d'après  ce  que  nous  apprîmes  de  nos  guerriers, 
était  de  beaucoup  le  ebef  le  plus  puissant  que  nous  eussions 
encore  rencontré  ;  son  autorité  s'étendait  depuis  la  Tamise  jus- 
qu'à Bream-Bay,  étendue  considérable  dans  ce  pays  pour  re- 
connaître le  pouvoir  d'un  seul  individu.  En  opposition  avec 
la  coutume  suivie  par  les  Arikis,  il  commandait  toujours  ses 
guerriers  en  personne ,  et,  malgré  son  âge  avancé  ,  il  était  re- 
gardé comme  un  des  hommes  les  plus  braves  de  la  Nouvelle- 
Zélande  :  son  nom  était  formidable  pour  toute  la  partie  sep- 
tentrionale de  l'île. 

(Page  4o6.)  Doua- Tara  m'assura  que  pour  compléter  une 
natte  de  grande  dimension  et  du  goût  le  plus  soigné  ,  il  fallait 
au  moins  deux  ou  trois  ans  de  travail. 


60G  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

(  Tome  II ,  page  18.)  Les  chefs  peuvent  en  tout  temps  re- 
quérir les  services  des  hommes  de  leur  trihu  ,  qui  se  rassem- 
blent et  se  préparent  pour  leur  obéir  sans  jamais  demander 
pour  quel  objet  ils  sont  appelés;  ils  montrent  le  plus  grand 
dévouement  à  leurs  chefs  ,  et  sont  toujours  prêts  à  marcher  aux 
scènes  de  sang  et  de  carnage  ,  ou  à  s'occuper  des  travaux  plus 
doux  de  l'état  de  paix.  Il  est  bon  de  remarquer  qu'un  dénom- 
brement ou  plutôt  une  revue  de  toute  la  population  adulte  et 
mâle,  a  lieu  à  certaines  époques  fixes  de  l'année  :  alors  les  ran- 
gatiras  qui  sont  tous  traités  avec  le  plus  grand  respect  aident 
à  dénombrer  les  koukis  de  la  même  manière  qu'un  sergent 
compte  les  soldats  de  sa  compagnie.  M.  Marsdcn ,  qui  entre 
autres  renseignemens  reçut  de  Doua-Tara  une  description 
exacte  de  cette  cérémonie  ,  la  rapporte  ainsi  dans  une  lettre  à 
un  ami  :  «  Les  chefs  passent  la  revue  de  tous  leurs  hommes  à 
certaines  époques  de  l'ailnée  ;  la  grande  revue  a  lieu  après  la 
récolte  des  patates.  Le  terrain  d'où  l'on  a  retiré  les  patates  est 
dégagé  des  pierres  et  des  mauvaises  herbes,  puis  tout  aplani; 
alors  tout  le  monde  s'y  assemble,  hommes  femmes  et  enfans. 
Les  hommes  sont  placés  par  rangs  comme  dans  un  régiment, 
et  sur  cinq,  six  ou  sept  hommes  de  profondeur,  suivant  la  vo- 
lonté du  chef.  Alors  un  des  principaux  officiers  ou  rangatiras 
commence  à  les  dénombrer ,  non  pas  en  les  appelant  par 
leurs  noms,  mais  en  passant  devant  les  rangs  et  les  désignant 
par  leurs  numéros.  A  la  tète  de  chaque  cent  hommes  il  place 
un  rangatira  et  continue  ainsi  jusqu'à  la  fin  ,  en  laissant  un 
rangatira  à  chaque  cent  hommes  :  ainsi  dix  rangatiras  répon- 
dent pour  mille  hommes.  Jamais  les  femmes  et  les  enfans  ne 
sont  soumis  à  cet  appel.  » 

{Tome  II,  page  28.)  Les  quatre  hommes  qui  avaient  été  de 
notre  compagnie  étaient  tous  rangatiras,  ainsi  que  Touai  prit 
soin  de  nous  l'apprendre  ;  car  ces  naturels  ne  négligent  jamais 
de  vous  faire  connaître  leur  propre  dignité  et  celle  de  leurs 
amis  ;  je  pense  qu'il  n'y  a  pas  de  pays  au  monde  où  l'orgueil  de 
famille  soit  plus  dominant  qu'à  la  Nouvelle-Zélande,  sans  ex- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  007 

ccptor  l'Espagne  elle-même  «avec  ses  grands  hautains ,  ni  l'Al- 
lemagne avec  ses  barons  vaniteux. 

En  opposition  à  ce  qu'avait  avance  Forster,  M.   Ni- 
cholas  fait  la  remarque  suivante  [loin.  II, pag.  G6)  : 


Loin  d'être  insolcns  et  indisciplinés  ,  j'ai  au  contraire  ob- 
servé qu'à  la  Nouvelle-Zélande  tous  les  enfans  des  deux 
sexes  sont  soumis  et  obéissans  envers  leur  mère  d'une  ma- 
nière remarquable  ;  et  pendant  tout  le  séjour  que  j'ai  fait  dans 
ce  pays,  je  n'ai  pas  vu  un  seul  exemple  de  conduite  indécente. 
Outre  le  témoignage  de  mes  propres  yeux,  touchant  leurs  dis- 
positions douces  et  traitables  ,  aux  nombreuses  questions  que 
j'ai  faites  à  cet  égard,  jamais  on  n'a  répondu  que  les  enfans 
fussent  dans  l'habitude  de  traiter  leur  mère  avec  mépris. 
Quand  ils  seraient  disposés  à  le  faire,  je  n'ai  pu  m'apercevoir 
non  plus  qu'ils  fussent  protégés  par  leur  père,  contre  le  châ- 
timent dû  à  ce  manque  de  respect. 

(  Tome  II,  pages  92  et  suif.  )  Le  dimanche  matin,  5  février 
i8i5,  le  bruit  courut  à  bord  parmi  les  naturels  qu'un  grand 
combat  allait  avoir  lieu,  dans  le  courant  de  la  journée,  entre 
Wiwia,  le  chef  contre  lequel  Koro-Koro  venait  de  diriger  ses 
forces,  et  Hinou ,  le  chef  dont  Wiwia  avait  séduit  la  femme. 
Comme  Temarangai  déclara  qu'il  voulait  demeurer  spectateur 
neutre  de  ce  combat,  je  n'hésitai  point  à  l'accompagner,  d'au- 
tant plus  qu'il  me  garantit  que  je  ne  courrais  aucun  danger. 

Nous  entrâmes  enfin  dans  celte  petite  capitale  (Waï-Kadi), 
et  nous  n'y  trouvâmes  qu'une  scène  de  tumulte  et  de  confu- 
sion ;  clic  était  remplie  d'hommes  armés  qui  couraient  de  toutes 
parts  avec  un  air  farouche  ,  au  milieu  de  tous  les  préludes 
d'un  engagement  sauvage.  Là ,  je  reconnus  notre  ami  Toupe, 
ainsi  que  deux  autres  chefs  de  ma  connaissance,  Koue  et  Hou  : 
ils  étaient  assis  sur  le  toit  d'une  maison;  et  Toupe,  dès 
qu'il  m'aperçut,  me  fit  signe  d'aller  m'asseoir  à  côté  de  lui.  De 


008  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

cette  station  d'honneur,  car  elle  était  considérée  ainsi ,  j'eus 
l'avantage  de  voir  toute  la  force  des  combattans  des  deux  par- 
tis. Directement  en  face  de  l'endroit  où  nous  étions  assis,  se 
trouvait  un  vaste  enclos  séparé  de  nous  par  le  Waï-Kadi;  c'est 
là  qu'était  campé  Hinou  avec  ses  gens.  Cette  troupe,  qui  mon- 
tait au  moins  à  deux  cents  hommes ,  se  composait  de  diverses 
tribus  commandées  par  leurs  chefs  respectifs.  Ces  hommes,  as- 
sis par  terre  et  dispersés  en  groupes,  écoutaient  avec  attention 
un  vieux  guerrier  qui  s'était  levé  pour  adresser  la  parole  à  Wi- 
wia  et  à  ses  compagnons.  Dans  ce  vieillard,  qui  semblait  être 
un  véritable  champion  de  tribu,  je  contemplai  un  exemple 
curieux  de  l'éloquence  populaire  du  pays.  Sa  fougue  martiale 
et  ses  gestes  me  firent  conjecturer  qu'il  opinait  encore  pour  la 
guerre,  et  les  auditeurs  ne  laissèrent  pas  que  d'être  influencés 
par  sa  harangue.  Tout  en  marchant ,  ou  plutôt  en  courant  çà 
et  là  le  long  de  la  palissade  qui  bordait  le  côté  opposé  de  la 
rivière,  il  proférait  ses  paroles  avec  une  violente  indignation; 
et  nous  pouvions  les  entendre  distinctement,  la  distance  qui 
séparait  les  deux  partis  n'étant  pas  de  plus  de  cent  verges. 
Parfois  il  secouait  la  tête  comme  pour  appuyer  son  raisonne- 
ment ;  il  brandissait  sa  lance  comme  s'il  eût  voulu  exterminer 
d'un  seul  coup  Wiwia  et  toute  sa  troupe  ;  en  un  mot ,  le  vété- 
ran semblait  entraîné  par  son  ardeur  pour  le  combat.  Le  plus 
profond  silence  régna,  et  quand  il  eut  fini  sa  fougueuse  allo- 
cution ,  deux  des  guerriers  de  notre  côté  se  levèrent  pour  lui 
répliquer. 

Les  personnes  désignées  pour  cet  objet  par  l'assentiment  gé- 
néral furent  Toupe  et  Temarangai ,  qui  répondirent  au  vieil- 
lard avec  un  accent  et  des  manières  aussi  douces  et  aussi  con- 
ciliantes que  les  siennes  étaient  violentes  et  emportées.  Du 
reste,  ils  parurent  plaider  leur  cause  avec  une  fermeté  grave 
et  décidée ,  et  le  parti  opposé  ne  cessa  de  les  écouter  avec  l'at- 
tention convenable.  Leurs  discours  ne  furent  point  prononcés 
en  même  temps;  mais  Toupe,  se  levant  le  premier,  fit  sa  ré- 
ponse qui  ne  dura  que  quelques  minutes.  Quand  il  se  fut  ras- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  (509 

sis,  Temarangai  le  remplaça  et  parla  un  peu  plus  long-temps; 
mais  il  employa  un  ton  aussi  graeieux,  aussi  persuasif  que  son 
compagnon,  et  il  semblait  appuyer  ses  raisons  avec  quelque 
chaleur.  Je  fus  frappé  du  sang-froid  et  du  bon  ordre  qui  furent 
observés  des  deux  côtés,  tandis  que  ces  harangues  furent  pro- 
noncées. Temarangai  ayant  fini,  je  m'attendais  à  ce  qu'il  n'y 
aurait  plus  de  discours,  mais  que  les  deux  partis  allaient  s'é- 
lancer l'un  sur  l'autre  et  employer  le  patou-patou  au  lieu  de 
la  langue.  Du  reste,  ce  n'est  pas  ce  qui  arriva;  car  ils  paru- 
rent décidés  à  terminer  leur  querelle  par  ce  dernier  instru- 
ment, résolution  qui  me  causa  un  véritable  plaisir  ;  j'aimais 
beaucoup  mieux  trouver  en  eux  des  dispositions  aussi  conci- 
liantes, que  de  satisfaire  ma  curiosité  par  le  spectacle  d'un 
combat.  Un  autre  guerrier  du  parti  d'Hinou  répliqua  aux 
discours  de  Toupe  et  de  Temarangai;  se  levant  du  milieu  du 
groupe  qui  l'environnait ,  il  s'avança  vers  l'endroit  où  le 
vétéran  avait  parlé ,  et  commença  sa  harangue ,  modèle  d'élo- 
quence naturelle.  Dans  la  manière  de  cet  homme  régnait 
un  ton  d'aisance  et  de  dignité  qui  le  distinguait  sur-le- 
champ  des  autres  orateurs.  Il  parla  durant  un  temps  con- 
sidérable ;  je  ne  pouvais  m'empêcher  d'admirer  la  gracieuse 
élégance  de  son  maintien  et  la  convenance  parfaite  de  ses 
gestes.  Tenant  d'une  main  son  patou-patou,  il  marchait  de 
çà  et  de  là  le  long  de  la  rivière  d'un  pas  ferme  et  plein  de 
dignité;  une  natte  unie,  attachée  sur  son  épaule  droite, 
lui  descendait  jusqu'aux  pieds  avec  une  sorte  d'abandon  plein 
de  noblesse  et  rappelait  assez  bien  la  toge  romaine  à  l'imagi- 
nation de  l'observateur,  tandis  que  sa  stature  majestueuse  et  la 
parfaite  symétrie  de  ses  formes  complétaient  l'illusion.  Son  dis- 
cours, quoique  prononcé  avec  énergie,  ne  semblait  nullement 
inspiré  par  un  esprit  de  violence  ou  d'hostilité;  et  bien  que  le 
sens  m'en  restât  inconnu  ,  attendu  le  peu  que  je  savais  de  leur 
langue,  cependant,  à  la  manière  dont  il  était  proféré  ,  je  ne 
doutai  point  qu'il  ne  fût  d'une  nature  conciliante. 

A  cet  orateur,  qui  certes  méritait  bien  ce  titre  puisqu'il  en 
tome  m.  3q 


i 


(ÏIO  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

possédait  toutes  les  qualités  à  tin  degré  éminent,  succédèrent 
Toupe ,  Temarangai  et  deux  autres  chefs  de  notre  parti  qui 
parlèrent  chacun  à  leur  tour.  Puis  on  entendit  un  troisième 
orateur  du  côté  opposé  ,  qui  n'offrit  rien  de  remarquable  dans 
sa  manière  ni  dans  son  élocution.  La  harangue  de  cet  homme 
fut  la  dernière  qui  fut  prononcée.  Alors  je  demandai  à  Toupc 
quel  était  le  résultat  de  ces  débats  oratoires,  et  il  me  dit  que 
les  deux  partis  en  étaient  venus  à  un  arrangement  amical. 
Quelques  formalités  préliminaires,  a  ce  qu'il  paraît,  avaient 
eu  lieu  entre  Wiwia  et  Hinou  avant  mon  arrivée;  et  quoique 
le  vieux  guerrier  représentât  avec  force  la  nécessité  de  recou- 
rir immédiatement  aux  armes,  je  suis  persuadé  que  ses  argu- 
mens  furent  réfutés  par  les  autres  orateurs  qui  n'étaient  point 
enflammés  par  le  même  esprit  d'hostilité  implacable. 

Je  n'avais  pas  encore  vu  Wivvia  ,  mais  il  s'avança  alors  vers 
moi  d'une  façon  très-amicale ,  suivi  de  cinq  ou  six  de  ses  guer- 
riers; il  me  toucha  la  main  avec  beaucoup  de  cordialité,  puis 
il  s'en  retourna  et  se  confondit  avec  ses  gens.  Cet  homme  dont 
l'intrigue  illégitime  était  la  cause  de  tous  les  discours  que  je 
venais  d'entendre  et  de  toutes  les  démonstrations  dont  j'avais 
été  témoin  ,  était  l'aimable  et  galant  Lothario  de  ces  contrées. 
Il  semblait  être  âgé  de  trente-cinq  ans  environ  ;  sa  taille  était 
moyenne,  mais  sa  figure  était  gracieuse  et  ses  formes  très-bel- 
les. Une  jolie  natte,  ornée  de  plumes,  était  liée  autour  de  sa 
ceinture,  et  laissait  à  nu  le  haut  de  son  corps  qui  était  copieu- 
sement enduit  d'huile  et  d'ocre  rouge  ;  ses  cheveux  étaient  pro- 
prement liés  sur  le  sommet  de  sa  tète  et  surmontés  d'un  large 
peigne,  aussi  blanc  que  l'ivoire,  fabriqué  avec  un  os  de  céta- 
cée  et  travaillé  avec  goût.  Ses  joues  étaient  peintes  en  rouge  , 
ce  qui  donnait  à  ses  yeux  du  feu  et  de  la  vivacité,  et  formait 
un  contraste  curieux  et  d'un  bon  effet  avec  sa  barbe  noire  et 
touffue.  Sa  tournure  était  bien  capable  d'exciter  l'attention  des 
dames  de  son  pays ,  qui  le  considéraient  comme  le  vrai  mo- 
dèle d'un  homme  du  bon  ton. 

Toupe  m'apprit  que  les  guerriers  qui  suivaient  Wivvia  et  Hi- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  f,l( 

non  lui  appartenaient,  bien  qu'en  eette  circonstance  ils  eus- 
sent été  obligés  d'embrasser  des  intérêts  contraires,  parce  que 
les  chefs  inférieurs  dont  ils  dépendaient  immédiatement  les 
avaient  placés  en  opposition  les  uns  aux  autres.  Mais  je  con- 
jecturai qu'il  voulait  seulement  dire  que  ces  guerriers  recon- 
naissaient l'autorité  de  son  frère  Tara,  qui  était  Ariki,  et  que 
lui-même  étant  son  général ,  avait  en  conséquence  un  certain 
pouvoir  sur  eux. 

Tous  les  différends  étant  désormais  arrangés  à  l'amiable,  ils 
voulurent  couronner  leur  réconciliation  par  un  copieux  ban- 
quet. Toupc  me  conduisant  du  côté  d'Hinou  ,  un  des  naturels 
me  fit  traverser  la  rivière  sur  ses  épaules,  tandis  que  nous  étions 
suivis  d'autres  gens  qui  portaient  une  quantité  de  patates 
à  Hinou.  Wiwia  les  envoyait  en  présent  à  son  adversaire, 
qu'il  savait  à  court  de  provisions,  pour  célébrer  cette  joyeuse 
circonstance.  Je  trouvai  Hinou  avec  son  fils  Temoudi ,  assis  au 
milieu  de  son  camp  et  environné  des  guerriers  de  sa  propre 
tribu  ou  de  celles  de  ses  alliés.  Après  avoir  passé  au  milieu 
d'une  file  de  ces  gens,  j'arrivai  près  du  chef;  et  après  avoir  mis 
mon  nez  en  contact  avec  le  sien,  suivant  la  cérémonie  d'usage, 
à  sa  prière  je  m'assis  près  de  lui.  Il  n'y  avait  entre  ce  chef  et 
Wiwia  aucune  ressemblance ,  ni  pour  la  figure  ni  pour  la 
tournure.  Quoiqu'il  une  époque  plus  reculée  de  sa  vie  il  eût 
dû  être  un  homme  de  bonne  mine,  Hinou  n'avait  plus  rien 
alors  dans  sa  personne  qui  pût  lui  garantir  l'attachement 
d'une  femme  dont  la  fidélité  ne  dépendait  que  des  impressions 
extérieures.  Toute  sa  vigueur  avait  disparu  devant  le  progrès 
insensible  des  années  ,  et  il  n'était  pas  surprenant  que  sa 
femme,  qui  ne  se  croyait  liée  que  par  le  plaisir  des  sens,  eût 
préféré  son  rival,  alors  dans  la  fleur  de  l'âge  et  doué  de  tous 
les  attraits  personnels' les  plus  admirés  dans  le  pays.  Le  fils  de 
Hinou  était  presque  aussi  âgé  que  Wiwia ,  et  Hinou  lui-même 
ne  devait  pas  avoir  moins  de  soixante-dix  ans  ;  sa  barbe  ,  aussi 
blanche  que  la  neige,  couvrait  sa  poitrine,  et  lui  donnait  une 
gravité  patriarcale. 

39* 


(>12  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Je  restai  assis  quelque  temps  avec  Hinou .  qui  ne  proféra  pas 
une  parole;  mais  il  me  regardait  fixement,  comme  pour  juger 
d'après  les  traits  de  mon  visage  de  la  nature  de  mes  intentions: 
puis  jo  me  levai  et  allai  me  réunir  aux  différens  groupes  dis- 
persés dans  l'enclos.  Tous  ces  naturels  s'amusaient  beaucoup 
de  me  voir,  et  me  priaient  avec  leur  empressement  ordinaire 
de  m'asseoit  parmi  eux.  Us  examinaient  mes  bottes  et  mes 
habits  avec  une  attention  minutieuse,  et  nul  article  de  mon 
costume  n'échappait  à  leurs  remarques.  Je  trouvai  qu'il  était 
assez  désagréable  d'être  assujetti  à  cet  impertinent  examen,  car 
ils  se  pressaient  autour  de  moi  de  manière  à  me  mettre  en 
contact  avec  leurs  /toutous  (poux),  dont  je  n'avais  déjà  eu  que 
trop  souvent  l'occasion  de  me  débarrasser.  Cependant  je  n'au- 
rais pu  leur  refuser  cette  liberté  qu'en  les  repoussant  d'une 
manière  péremptoire,  et  c'était  une  mesuré  à  laquelle  je  ne 
jugeai  pas  qu'il  fût  prudent  de  recourir.  Quelques-uns  débou- 
tonnaient mon  habit  et  insistaient  pour  voir  ma  poitrine*; 
puis  ils  se  regardaient  l'un  l'autre,  comme  s'ils  voyaient  en 
moi  une  créature  autrement  organisée  qu'eux-mêmes  et  tout- 
à-fait  extraordinaire  dans  sa  conformation  ,  et  ils  proféraient 
certaines  paroles  à  mesure  que  leur  admiration  se  trouvait 
excitée  par  quelque  nouvel  objet  d'étonnemcnl.  Tandis  que  je 
leur  faisais  voir  ma  montre,  dont  le  ressort  ne  manquait  pas 
d'occasioncr  leurs  exclamations  habituelles  de  surprise,  les 
chefs  s'écriaient  avec  leur  ton  d'orgueil  naturel  :  Iti  iti  tan- 
gata,  voulant  nous  faire  entendre  par  là  que  les  personnes 
dont  je  satisfaisais  la  curiosité  n'étaient  que  des  gens  du  com- 
mun auxquels  je  n'aurais  pas  dû  faire  attention.  Mais  je  ne 
me  prêtai  point  à  cette  exception  peu  généreuse,  et  l'injuste 
vanité  des  chefs  ne  put  me  porter  à  priver  les  pauvres  koukis 
d'un  spectacle  qui  intéressait  tant  leurs  supérieurs.  Au  milieu 
d'un  de  ces  groupes,  j'observai  un  homme  qui  était  né  con- 

Leur  but  en  cela  était  de  s'assurer,  à  ce  que  j'imagine,  s'ils  devaient  me 
considérer  comme  un  homme  ou  comme  une  femme. 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  618 

(refait;  son  dos  était  voûté,  ses  jambes  tortues,  et  sa  taille  si 
rapetisser  qu'il  avait  presque  l'air  d'un  nain.  Ce  fut  le  seul 
exemple  de  difformité  semblable  que  je  découvris  parmi  ces 
peuples;  car  leurs  membres  sont  en  général  parfaitement  tour- 
nés, et  leurs  personnes  ne  peuvent  guère  offrir  d'autres  traits 
à  blâmer  que  ceux  qu'ils  se  font  eux-mêmes,  ou  par  suite  de 
leurs  superstitions  en  temps  de  deuil,  ou  dans  le  but  extrava- 
gant d'ajouter  à  leur  beauté  naturelle. 

Sur  ces  entrefaites,  une  bande  de  cuisiniers  préparaient  les 
corbeilles  de  patates  que  Wiwia  avait  envoyées;  elles  avaient 
été  d'abord  toutes  apportées  au  milieu  du  camp ,  sous  la  direc- 
tion d'un  des  chefs  de  Wiwia ,  et  réunies  ensemble.  Après 
certaines  cérémonies,  qui  consistaient  partie  dans  la  répé- 
tition de  quelques  paroles  que  je  ne  puis  comprendre  , 
partie  en  divers  mouvemens  exécutés  sur  l'ensemble  des  cor- 
beilles, elles  furent  distribuées  avec  ordre  aux  différentes 
tribus. 

De  tous  les  guerriers  rassemblés  pour  cette  circonstance,  je 
n'en  vis  pas  un  plus  remarquable  que  Ware ,  l'homme  qui 
avait  séduit  la  femme  de  Doua-Tara ,  et  qui  se  présentait  pour 
la  seconde  fois  à  nous  depuis  qu'il  s'était  échappé  du  navire. 
Bien  qu'il  ne  fût  pas  costumé  comme  ses  compatriotes,  son 
extérieur  n'en  était  ni  moins  formidable  ni  moins  imposant; 
aucun  de  ces  guerriers  n'avait  un  air  plus  martial,  un  maintien 
plus  déterminé  :  vêtu  d'une  jaquette  et  d'un  pantalon  de  ma- 
telot, il  portait  un  mousquet,  et  une  giberne  était  suspendue 
à  son  côté.  Il  me  tendit  la  main  ;  et  ne  jugeant  pas  qu'il  fût 
politique  en  cette  occasion  de  manifester  le  moindre  souvenir 
de  son  crime  en  repoussant  sa  politesse,  je  lui  donnai  la 
mienne  comme  si  j'eusse  tout-à-fait  oublié  sa  conduite  passée. 
J'entrai  sans  façon  en  conversation  avec  lui,  et  lui  fis  quelques 
questions  sur  les  gens  de  ce  canton  et  sur  son  avis  touchant 
ce  qui  venait  de  se  passer.  Temarangai  survint  et  ne  toucha  la 
main  de  Ware  qu'avec  une  sorte  de  répugnance;  il  lui  repro- 
cha même  sa  conduite  dans  les  termes  les  plus  durs.  Ware  lui- 


014  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

même  m'expliqua  le  sens  de  ces  expressions;  et  les  épitliètcs 
qui  lui  furent  adressées  annonçaient  toute  l'indignation  de 
l'autre,  et  l'horreur  qu'il  avait  de  Warc  à  cause  du  crime  qu'il 
avait  commis.  Cependant  Temarangai ,  me  voyant  disposé  à 
converser  familièrement  avec  Ware,  adoucit  peu  à  peu  son 
ton.  M'ayant  demandé  si  Ware  était  maïtaï  (bon),  je  répon- 
dis qu'il  avait  mal  agi ,  mais  que  j'espérais  qu'à  l'avenir  il  se 
comporterait  mieux  ;  sur  quoi  il  se  réconcilia  sincèrement 
avec  Ware,  et  pour  preuve  il  appliqua  même  son  nez  con- 
tre celui  de  Ware.  Comme  je  conversais  avec  ces  deux 
chefs,  je  fus  accosté  par  un  homme,  nommé  Rcko ,  qui 
avait  été  à  l'île  Norfolk  et  à  Port-Jackson  :  il  me  demanda 
avec  empressement  des  nouvelles  du  gouverneur  King  et  des 
capitaines  Piper  et  Brahyn  qu'il  se  rappelait  parfaitement, 
et  il  voulut  savoir  si  ces  personnes  étaient  encore  dans  la 
colonie. 

La  quantité  de  feux  allumés  par  les  cuisiniers,  qui  dé- 
ployaient toute  leur  activité,  produisit  une  fumée  si  suffocante 
que,  pour  en  éviter  l'incommodité,  je  m'empressai  de  quitter 
au  plus  vite  le  camp.  Ayant  traversé  de  nouveau  la  rivière ,  je 
rejoignis  Wiwia  et  ceux  de  son  parti.  Je  les  trouvai  occupés 
à  se  régaler  des  patates  qui  avaient  été  distribuées  dans  des 
corbeilles  aux  différens  groupes  étendus  sur  le  sol,  et  qui  dé- 
voraient leur  kaï  kaï  avec  leur  appétit  ordinaire.  J'offris  au 
chef  un  peu  de  biscuit;  mais  il  ne  put  y  toucher,  car  il  se 
trouvait  en  ce  moment  sous  l'influence  du  tabou,  et  il  lui  était 
interdit  de  prendre  lui-même  ses  vivres.  Du  reste,  il  chargea 
quelqu'un  de  ses  gens  de  le  lui  réserver  pour  l'époque  où  il 
serait  délivré  de  cette  quarantaine  mystique,  et  il  se  proposait 
alors  de  gratifier  son  palais  de  celte  rare  friandise.  Un  des 
guerriers,  homme  d'une  stature  imposante  et  d'un  maintien 
plein  d'expression,  était  singulièrement  costumé.  A  sa  cein- 
ture était  attachée  une  natte  doublée  en  plumes  d'oiseau  de 
diverses  couleurs  et  réunies  en  un  tissu  épais;  une  autre  natte 
pendait  librement  et  avec  grâce  sur  son  épaule  droite,  et  par- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  615 

dessus  tout  se  trouvait  uni-  pièce  d'indienne  rouge,  taudis 
qu'on  inoircau  de  cette  même  étoffe  lui  ceignait  le  front;  sa 
chevelure  était  ornée  de  longues  plumes  blanches  comme  la 
neige  placées  en  tout  sens,  et  d'une  manière  si  extraordinaire, 
qu'elles  produisaient  l'effet  le  plus  bizarre  et  le  plus  comique; 
ses  joues  étaient  peintes  en  rouge,  et  il  portait  à  la  main  une 
énorme  pique  de  fer,  avec  un  long  patou-patou  suspendu  à 
sa  ceinture.  Ainsi  équipé,  il  marchait  ça  et  là  d'un  grand  air 
d'importance,  tenant  sa  tête  aussi  roide  que  le  grenadier  le 
mieux  discipliné,  et  réglant  tous  ses  mouvemens  d'après  une 
sorte  de  cadence  militaire  qu'il  modifiait  au  gré  de  la  circons- 
tance, car  elle  devenait  grave  ,  véhémente  ou  précipitée,  sui- 
vant que  le  cas  l'exigeait.  Comme  j'allais  lui  toucher  la  main, 
je  voulus  flatter  sa  vanité,  et  je  lui  dis  qu'il  était  nouï  nouï 
maïtaï  (très-beau).  Il  reçut  ce  compliment  comme  un  tribut 
dû  à  sa  haute  importance,  et  me  regardant  avec  beaucoup  de 
bienveillance,  il  me  dit  à  son  tour  que  j'étais  nouï  nouï  maïtaï 
Youropi  (un  très-bon  Européen). 

Les  chefs  se  distinguaient  principalement  des  guerriers  su- 
balternes par  leurs  manteaux  en  peau  de  chien;  les  poils, 
diversement  colorés,  présentaient  un  aspect  très-curieux  par 
les  dessins  étranges  que  formait  leur  réunion.  Quelques-unes 
de  ces  peaux  étaient  coupées  par  morceaux  carrés  blancs 
comme  de  la  neige,  d'autres  en  longues  bandes  tachetées, 
et  leur  mélange  formait  toutes  sortes  de  dessins  qui  diffé- 
raient pour  la  forme,  la  couleur  et  la  dimension  :  cependant  il 
était  évident  que,  dans  tous  ces  vêtemens,  on  avait  eu  plus 
d'égard  au  faste  et  à  l'éclat  qu'au  goût  et  à  l'uniformité.  Peut- 
être  une  peau  de  panthère  donne-t-elle  l'idée  la  plus  juste 
de  ces  costumes,  encore  n'offrirait-elle  qu'une  image  impar- 
faite de  leur  variété  grotesque.  Effectivement  j'observai  dans 
cette  journée,  chez  les  naturels,  un  plus  grand  étalage  de 
toilette  et  de  décoration  que  je  n'avais  encore  vu  ;  c'était  aussi 
la  plus  grande  réunion  de  guerriers  que  j'eusse  jamais  remar- 
quée, car  elle  était  au  moins  double  de  celle  des  guerriers  de 


G16  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Wangaroa,  au  milieu  desquels  nous  avions  passé  la  première 
nuit  lors  de  notre  arrivée. 

Quand  les  deux  partis  se  furent  suffisamment  régalés,  comme 
une  formalité  nécessaire  à  la  réconciliation   qui  allait  avoir 
lieu,  ils  se  préparèrent  à  exécuter  leurs  évolutions  militaires. 
Hiuou  rassembla  tous  ses  gens  et  les  forma  sur  deux  divisions; 
l'avant-garde  ,  armée  de  lances  d'une  immense  longueur,  se 
précipita  sur  les  palissades  en  poussant  de  grands  cris  comme  de 
coutume  ,  et  fut  suivie  de  près  par  l'autre  division.  Après  avoir 
fait  halte ,  les  guerriers  se  rassemblèrent  en  une  phalange  com- 
pacte, et  les  chefs  prirent  place  suivant  leur  rang  et  le  nom- 
bre des  hommes  qu'ils  commandaient  respectivement.  Ils  dé- 
ployaient leur  impétuosité  accoutumée,   et   poussaient  d'é- 
pouvantables mugissemens ,  comme  dans  les  représentations  de 
ce  genre  auxquelles  nous  avions  déjà  assisté.  Mais  il  était  vrai- 
ment effrayant  de  voir  avec  quelle  fureur  ils  feignaient  de  char- 
ger leurs  ennemis  supposés  :  les  chefs  se  montraient  toujours 
aux  premiers  rangs  et  à  l'endroit  le  plus  périlleux,  et  par  leur 
exemple  excitaient  l'ardeur  de  leurs  guerriers  ;  leurs  passions 
étaient  poussées  à  un  point  tel  que  la  scène,  sans  être  ensan- 
glantée ,  semblait  respirer  le  carnage ,  et  que  ce  spectacle  qui 
n'était  qu'un  simulacre  de  combat  offrait  presque  tout  l'effet 
de  la  réalité.  Deux  fois  ils  firent  cette  charge  épouvantable , 
puis  ils  se  mirent  à  danser  et  à  chanter  l'ode  guerrière;  enfin 
l'exaltation   de  cette  troupe   fut  adoucie   par  trois  femmes, 
qui,  venant  se  joindre  à  la  danse,  aux  applaudissemens  de 
cette  assemblée,  firent  cesser  bientôt  l'horrible  désordre,  et  par 
leurs  gracieux  mouvemens  fixèrent  toute  l'attention  des  guer- 
riers. Quand  elles  eurent  terminé  leur  danse ,  la  troupe  ainsi 
calmée  alla  s'asseoir  au  milieu  de  l'enclos.  Comme  c'était  le 
tour  de  Wiwia  de  figurer  dans  une  semblable  représentation 
guerrière ,  il  rangea  tous  ses  hommes  en  ordre  de  bataille , 
les  conduisit  au  bord  de  l'eau  comme  avait  fait  son   adver- 
saire, et  leur  fit  exécuter,  autant  que  possible,  des  évolutions 
semblables  à  celles  qui  avaient  eu  lieu  du  côté  opposé. 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  G 17 

Cette  représentation  furieuse  des  forées  respectives  des  deux 
partis  étant  désormais  terminée  de  chaque  côté,  les  orateurs  se 
levèrent  de  nouveau  et  réclamèrent  l'attention  de  l'assemblée. 
Le  premier  fut  le  vétéran  ,  qui  se  représenta  avec  une  nouvelle 
véhémence ,  soit  que  les  évolutions  guerrières  qui  venaient  d'a- 
voir lieu  eussent  excité  toute  son  ardeur,  soit  qu'il  trouvât  que 
ses  compatriotes  s'étaient  montrés  trop  pusillanimes,  en  bor- 
nant leur  énergie  militaire  à  un  combat  simulé  ;  c'est  ce  que  je 
ne  puis  décider  :  ce  qu'il  y  a  de  certain  ,  c'est  que  de  véhément 
seulement  qu'il  était  au  début  de  sa  harangue  ,  il  devint  tout-à- 
fait  insultant  à  mesure  qu'il  parlait,  et  qu'il  finit  par  bondir 
sur  le  champ  de  bataille,  écumant  de  rage  et  de  fureur.  Wiwia 
lui  répondit  par  un  discours  d'une  certaine  étendue,  ainsi  que 
deux  autres  orateurs  qui  lui  succédèrent.  A  la  fin  le  chef  qui 
avait  été  outragé,  Hinou,  s'étant  levé  de  son  siège  avec  une  gra- 
vité vénérable,  prononça  un  discours  avec  beaucoup  de  dou- 
ceur; c'était  probablement  une  leçon  touchante  qu'il  donnait  à 
son  rival,  sans  accompagnement  d'aucuns  symptômes  de  repro- 
che ou  d'indignation.  Wiwia  lui  répondit  avec  une  douceur 
égale;  puis  ses  trois  femmes  jugèrent  à  propos  d'interposer  les 
effets  de  leur  éloquence,  comme  médiatrices  entre  les  deux  par- 
tis, bien  qu'il  n'y  eût  déjà  plus  d'inimitié  entre  eux.  Elles  par- 
lèrent d'un  ton  fort  animé  ,  et  les  guerriers  les  écoutèrent  tour 
à  tour  avec  un  silence  attentif;  elles  employèrent  un  ton  très- 
résolu,  qu'elles  accompagnaient  de  gestes  expressifs  ou  de  re- 
gards courroucés  contre  Hinou,  et  qui  ne  semblaient  guère  jus- 
tifiés par  l'indulgence  dont  celui-ci  venait  de  donner  la  preuve. 
Les  harangues,  ou  plutôt  les  plaintes  (je  suppose  plutôt  ces 
dernières)  de  ces  insolentes  femmes  terminèrent  les  cérémonies 
de  cette  singulière  conférence;  la  réconciliation  ainsi  con- 
sommée, les  parties  ne  gardèrent  plus  vis-à-vis  l'une  de  l'autre 
que  les  sentimens  d'une  amitié  réciproque.  Il  serait  heureux 
pour  les  habitans  de  ce  pays  que  tous  leurs  différends  pussent 
ainsi  s'arranger  à  l'amiable.  Quelque  grands  que  soient  leurs 
penehans  pour  la  guerre,  pourtant  je  suis  disposé  à  croire 


018  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

qu'ils  ne  sont  pas  insensibles  aux  charmes  de  la  paix,  et  que 
souvent,  comme  dans  cette  circonstance,  ils  terminent  leurs 
querelles  par  un  pardon  mutuel.  Cette  disposition  a  sou- 
mettre à  la  force  de  la  raison  la  fougue  de  leur  ressentiment, 
même  au  dernier  degré  de  rage,  et  lorsque  leurs  passions 
semblent  trop  furieuses  pour  se  calmer,  est  une  forte  preuve 
en  faveur  du  grand  caractère  intellectuel  de  ces  peuples.  Peut- 
être  est-ce  l'argument  le  plus  puissant  pour  établir  la  supério- 
rité de  l'esprit  humain  sur  l'instinct  de  la  brute ,  que  de  voir 
le  sauvage  susceptible  de  cette  transition  inattendue. 

Hinou  et  ses  compagnons  quittèrent  le  champ  de  bataille  et 
s'en  allèrent  chacun  chez  soi.  Certes  il  fut  heureux  pour 
Wiwia  que  ses  ennemis  eussent  renoncé  à  l'attaquer,  car  l'a- 
vantage, quant  au  nombre,  était  évidemment  de  leur  côté.  Dès 
qu'ils  furent  partis,  nos  guerriers  se  dispersèrent  aussi.  Charmé 
du  spectacle  auquel  je  venais  d'assister,  je  rassemblai  mes  gens 
et  j'entrai  dans  la  pirogue  avec  Toupe  ,  qui  désirait  m'accom- 
pagner  à  bord  du  navire.  Comme  nous  descendions  la  rivière  , 
le  soleil  se  couchait  derrière  des  montagnes  éloignées,  et  à  la 
lueur  de  ses  derniers  rayons  je  pouvais  distinguer  les  guerriers 
de  la  Nouvelle-Zélande  qui  défilaient  sur  les  coteaux  en  sens 
divers.  Joint  aux  détails  romantiques  de  la  scène  et  aux  circons- 
tances qui  s'y  rattachaient,  ce  spectacle  était  si  imposant  et  si 
bizarre,  qu'il  excita  toute  mon  admiration  tant  qu'il  fut  sous 
mes  yeux  :  aujourd'hui  même  je  ne  puis  le  rappeler  à  mon 
imagination  sans  éprouver  les  mêmes  sentimens. 

(Tome  II ,  pages  119  et  suiv.}  Désirant  acheter  le  peigne 
que  Wiwia  portait  le  jour  de  sa  conférence  avec  Hinou ,  je 
lui  dis,  en  revenant  de  Waï-Kadi ,  de  l'apporter  à  bord  du  na- 
vire, et  que  je  lui  en  donnerais  toute  sa  valeur.  Il  le  fit,  et 
bien  que  je  lui  eusse  donné  la  veille  un  croc  en  échange,  dont 
il  avait  été  content ,  il  voulut  attendre  jusqu'au  lendemain 
pour  me  livrer  le  peigne.  La  cause  de  ce  délai  était  tout  à  la 
fois  sérieuse  et  solennelle.  Ce  chef,  à  ce  qu'il  paraît,  attachai l 
à  ce  peigne  une   importance  sacrée   d'une  nature  peu  coin- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  G19 

munc  :  craignant  de  se  rendre  coupable  du  crime  de  profa- 
nation en  s'en  dessaisissant  avec  la  même  précipitation  que  de 
tout  autre  objet  moins  important ,  il  jugea  à  propos  d'attendre 
un  certain  temps,  et  de  ne  le  remettre  entre  mes  mains  qu'avec 
les  cérémonies  convenables.  Lorsque  le  moment  fut  arrivé, 
Wiwia  ,  suivi  de  trois  cbefs  qui  devaient  l'assister  dans  cette 
formalité ,  me  pria  de  descendre  dans  la  chambre  pour  rece- 
voir le  peigne  suivant  nos  conventions.  Il  est  nécessaire  que  je 
fasse  observer  ici  que  Wiwia  était  reconnu  par  ses  compa- 
triotes sous  le  double  titre  de  prêtre  et  de  chef,  ce  qui  lui  était 
commun  avec  Tara  et  quelques  autres.  Comme  il  allait  agir 
sous  le  premier  de  ces  caractères ,  il  prit  un  maintien  plus 
grave  que  de  coutume,  et  se  prépara  d'un  air  très-sérieux  à 
ses  fonctions  mystiques.  Il  commença  la  cérémonie  par  me 
prier  de  tenir  les  paumes  des  mains  ouvertes  devant  lui,  puis 
il  les  joignit;  et  saisissant  l'un  de  mes  doigts  d'une  main,  il 
trempa  l'autre  dans  un  bassin  d'eau,  et  croisa  ma  main  droite 
sur  elle,  en  répétant  pendant  tout  ce  temps,  d'un  ton  de  voix 
précipité  et  avec  une  volubilité  extraordinaire,  certaines  pa- 
roles que  je  supposai  être  des  prières.  A  mesure  qu'il  les  réci- 
tait, ses  facultés  semblaient  de  plus  en  plus  maîtrisées  par  un 
vif  enthousiasme ,  et  jamais  le  génie  de  la  superstition  ne 
trouva  un  sujet  plus  dévoué  ni  plus  ardent.  Ensuite  il  déposa 
de  la  salive  sur  ses  doigts  et  croisa  les  paumes  de  mes  mains  , 
en  continuant  de  parler  avec  rapidité  et  en  apparence  absorbé- 
dans  les  rites  importans  qu'il  célébrait.  Cela  fait ,  il  prit  un 
morceau  de  poisson  sec  ,  et  l'ayant  légèrement  appliqué  à  mes 
mains,  il  le  porta  sur-le-champ  à  la  bouche  des  trois  chefs  qui 
l'assistaient;  chacun  d'eux  en  mangea  un  petit  morceau,  et 
celte  portion  de  la  cérémonie  fut  répétée  par  trois  fois.  Alors 
on  en  vint  à  la  conclusion  qui  était  de  me  mettre  en  possession 
du  trésor  vénéré;  un  des  chefs  s'approchant  de  "Wiwia  d'un 
pas  solennel ,  prit  le  peigne  sur  sa  tète  et  me  le  remit  sans  pro- 
férer une  parole.  Ainsi  finit  celte  singulière  cérémonie,  sans 
laquelle  il  m'eût  été  impossible  d'obtenir  le  peigne  ,  attendu 


620  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

que  le  chef  n'eût  pu  en  disposer  d'une  autre  manière.  J'al- 
lais déposer  l'objet  ré\éré  dans  ma  cassette;  mais  Wiwia 
me  dit  que  je  ne  devais  pas  le  placer  en  cet  endroit,  et  comme 
je  ne  voulais  pas  céder,  il  insista,  me  pria  de  l'envelopper 
soigneusement  dans  du  papier ,  et  me  montrant  une  armoire 
au-dessus  de  ma  couchette ,  il  me  somma  d'y  déposer  le 
peigne  et  nulle  part  ailleurs.  Je  n'éprouvai  point  de  répu- 
gnance à  me  rendre  à  cette  injonction  positive ,  et  ma  com- 
plaisance lui  causa  un  plaisir  tout  particulier,  car  son  pro- 
fond respect  pour  cet  objet  subsistait  encore  après  qu'il  avait 
cesse  d'en  être  possesseur.  Ce  peigne  fut  le  seul  de  ce  genre 
que  j'aie  observé  dans  l'île  ;  mais  le  capitaine  Cook  en  men- 
tionne un  semblable  porté  par  les  peuples  de  la  partie  méri- 
dionale. Il  était  effectivement  curieux  sous  le  double  rapport 
du  goût  et  de  l'habileté  de  l'exécution,  et  les  personnes  aux- 
quelles je  le  montrai  par  la  suite  ne  purent  s'empêcher  d'ad- 
mirer le  talent  d'invention  extraordinaire  du  sauvage  qui  l'a- 
vait fabriqué. 

(  Tome  II,  page  126.)  Doua  -Tara  nous  informa  qu'un  ani- 
mal très-destructeur  se  trouvait  dans  l'intérieur  du  pays;  qu'il 
faisait  de  grands  ravages  parmi  les  enfans,  attendu  qu'il  les 
emportait  pour  les  dévorer,  toutes  les  fois  qu'il  en  trouvait  sur 
son  chemin.  La  description  qu'il  en  donnait  répondait  exac- 
tement à  celle  de  l'alligator;  mais  je  doute  que  cet  animal  ou 
tout  autre  d'une  espèce  aussi  formidable  puisse  exister  à  la 
Nouvelle-Zélande.  Le  chef  n'avait  jamais  vu  cet  animal  lui- 
même;  mais  il  tenait  ce  récit  d'autres  personnes,  et  il  paraît 
très -probable  qu'on  en  avait  imposé  à  sa  crédulité. 

{Tome  II,  page  i3i.)  Je  dois  remarquer  qu'à  la  Nouvelle- 
Zélande  les  maux  d'yeux  sont  très-communs,  et  je  les  attribue- 
rais à  ce  que  les  naturels  dorment  fréquemment  en  plein  air, 
exposés  à  de  fortes  rosées  et  toujours  la  tête  découverte.  Je 
les  ai  vus  maintes  fois  se  relever  le  matin  avec  les  cheveux  et 
la  barbe  tout  humides.  Je  suis  seulement  surpris  qu'ils 
puissent  conserver  leur  santé,  en  considérant  les   privations 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  021 

cruelles  et  nombreuses  auxquelles  ils  sont  exposés;  mais  l'ha- 
bitude suffit  pour  aceoutumer  l'homme  à  toutes  sortes  de  con- 
ditions, et  même  pour  lui  donner  la  force  d'endurer  le  plus 
pénible  état  de  souffrances. 

(Tome  II,  page  i36.)  Le  9  février  un  des  parens  de  Oudi- 
Okouna  mourut  ;  une  foule  de  naturels  se  rassemblèrent  à  Te- 
pouna  pour  assister  a  l'enterrement,  et  il  y  eut  de  longues  con- 
iérenees  pour  discuter  comment  les  obsèques  seraient  réglées. 
D'après  cet  empressement  à  s'occuper  de  l'enterrement,  il  pa- 
raîtrait   que    les    Nouveaux-Zélandais    ne   laissent  pas   leurs 
morts  plus  long-temps  au-dessus  de  la  terre,  quand  une  fois  le 
souffle  de  la  vie  est  éteint,  qu'il  n'est  nécessaire  pour  régler  les 
formalités  de  leurs  funérailles.  Curieux  d'observer  leurs  céré- 
monies en  cette  circonstance ,  nous  nous  rendîmes  en  hâte  à 
l'endroit  où  le  corps  était  déposé  ,  à  un  mille  environ  de  Ran- 
gui-Hou.  A  notre  arrivée  ,  nous  trouvâmes  plusieurs  naturels 
déjà  sur  les  lieux.  Le  corps  du  défunt  était  enveloppé  dans  les 
vètemens  qu'il  portait  au  moment  de  sa  mort  :  Iqs  pieds  et  les 
genoux  semblaient  rapprochés  du  corps  comme  on  l'avait  pra- 
tiqué pour  le  naturel  qui  mourut  à  bord;  et  le  tout  était  étroi- 
tement lié  avec  une  ceinture  et  placé  sur  une  planche  entre 
deux  pieux  qui  avaient  servi  à  l'apporter  en  cet  endroit  \  Quoi- 
que le  cortège  fût  considérable ,  il  y  avait  peu  de  personnes 
en  deuil  ;  et  de  toutes  celles  qui  se  tenaient  auprès  du  cada- 
vre, je  ne  vis  que  la  veuve  de  Tepahi  et  une  autre  femme 
qui  parussent  affectées.  Elles  pleuraient  amèrement  et  veil- 
laient avec  soin  à  ce  que  nous  n'approchions  pas  trop  du  corps; 
elles  nous  disaient  avec  une  inquiète  précaution  qu'il  était  ta- 
bou-tabou, et  nous  témoignaient  par  des  signes  expressifs 
combien  elles  craignaient  de  nous  voir  dépasser  certaines  li- 
mites prescrites.  Les  autres  naturels  qui  étaient  présens  pre- 

Les  naturels  font,  en  diverses  parties  de  l'île,  une  espèce  de  bière  pour 
transporter  leurs  morts,  et  ils  la  décorent  de  sculptures  qui  représentent 
des  figures  obscènes  ou  des  actions  indécentes. 


1 


622  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

riaient,  j'en  suis  persuadé,  peu  d'intérêt  à  cet  événement,  bien 
qu'ils  eussent  tous,  inscrites  sur  leurs  figures,  les  hideuses  mar- 
ques de  la  douleur.  Un  jeune  homme  qui  était  probablement 
proche  parent  du  défunt  avait  le  visage  déchiré  d'une  ma- 
nière effroyable  et  versait  d'abondantes  larmes.  En  m'ap- 
prochant  de  lui,  je  remarquai  tout-à-coup  un  changement 
bien  extraordinaire,  car  il  se  mit  à  sourire  avec  une  légèreté 
et  une  étourderic  qui  prouvaient  que  sa  douleur  ne  consistait 
que  dans  les  marques  extérieures  qu'il  en  donnait.  Je  lui  tou- 
chai la  main;  du  simple  sourire  qui  lui  était  d'abord  échap- 
pé ,  il  passa  à  un  rire  aux  éclats,  et  sa  conduite  contrastait  si 
fort  avec  son  extérieur,  que  je  ne  savais  plus  comment  l'expli- 
quer :  je  conjecturai  que  les  plus  grands  témoignages  de 
chagrin,  pour  quelques-uns  de  ces  naturels,  n'étaient  que  de 
pures  formalités  commandées  par  une  coutume  depuis  long- 
temps établie.  Cette  opinion  ne  pourrait  cependant  point  s'ap- 
pliquer aux  Nouveaux-Zélandais  en  général;  car  il  n'est  pas 
de  peuple  qui  ressente  plus  vivement  la  perte  de  leurs  parens 
et  amis;  et  leurs  deuils,  quoique  assujettis  à  des  formes  exté- 
rieures, n'en  sont  pas  moins  sanctionnés  par  leurs  cœurs.  Les 
femmes,  excepté  les  deux  premières  dont  j'ai  fait  mention  ,  ne 
montrèrent  aucune  sorte  de  regret  dans  l'exemple  en  question. 
Elles  ne  firent  que  rire  et  parler  sans  la  moindre  réserve  et  sans 
s'inquiéter  en  aucune  façon  de  la  cérémonie.  Plusieurs  d'entre 
elles  me  demandèrent  des  clous  et  me  prévinrent  qu'elles 
avaient  du  fil  qu'elles  désiraient  me  vendre. 

Il  n'y  avait  pas  long-temps  que  nous  étions  là ,  quand  nous 
vîmes  approcher  du  rivage  une  pirogue  chargée  de  patates. 
Parmi  les  personnes  qui  s'y  trouvaient ,  je  remarquai  la  femme 
d'Okouna,  qui  sembla  tout  aussi  peu  affectée  de  la  perle  du 
parent  de  son  mari ,  que  la  plus  indifférente  des  autres  dames. 
En  débarquant ,  elle  se  mit  à  rire  et  à  jouer  avec  la  même  vi- 
vacité, et  l'on  ne  remarquait  aucun  symptôme  de  chagrin  ni 
dans  son  maintien  ni  dans  sa  conduite.  Toutes  les  personnes 
de  l'assemblée  commencèrent  alors  à  allumer  les  feux  et  à  pré- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  f>23 

parer  les  provisions  pour  satisfaire  leur  appétit  avant  de  se 
mettre  en  route  avec  le  eorps  pour  le  lieu  de  l'enterrement.  Il 
nous  fut  défendu  d'aller  jusqu'en  cet  endroit  par  les  réglcmcns 
absolus   du  tabou  ,   autorité   que  nous   n'osâmes  attaquer  et 
que  nous  ne  jugeâmes  pas  même  prudent  de  mettre  en  ques- 
tion, quoique  nous  eussions  espéré  dans  le  principe  assister  à 
toutes  les  cérémonies  usitées  dans  leurs  enterremens.  Nous  ne 
pûmes  savoir  s'il  y  en  avait  eu  quelques-unes  d'exécutées  sur 
le  corps  avant  notre  arrivée  ;  mais  comme  nous  nous  en  re- 
tournions dans  la  pirogue  de  Kawiti  et  que  nous  doublions  la 
pointe  de  terre  qui  sépare  cet  endroit  de  la  ville,  nous  vîmes 
que  deux  hommes  emportaient  le  cadavre  sur  leurs  épaules 
avec  des  perches,  tandis  que  trois  ou  quatre  autres  naturels 
formaient  tout  le  cortège.  Eu  égard  au  petit  nombre  de  per 
sonnes  qui  restaient  à  la  fin  des  funérailles,  je  supposerais  que 
la  majorité  de  l'assemblée  ne  voulut  point  y  assister,  ou  plu- 
tôt que  cela  lui  était  défendu  comme  à  nous,  par  les  supers- 
titions du  pays. 

En  parlant  de  la  maladie  de  Doua-Tara,  M.  Nicholas 
dit  : 


(  Tome  II,  page  170.)  Le  21  février  je  fis  un  second  effort 
pour  le  voir;  mais  il  fut  également  infructueux.  Ayant  de- 
mande dans  quel  .état  il  se  trouvait,  la  seule  réponse  qu'on 
me  donna  fut  que  YAtoua  rongeait  maintenant  ses  entrailles 
et  que  le  chef  serait  mate  moe  (tué) ,  aussitôt  qu'elles  seraient 
toutes  dévorées.  Cette  persuasion  ,  beaucoup  plus  encore  que 
le  mal  dont  ils  sont  atteints*,  accélère  la  mort  de  ceux  qui  tom- 
bent malades  à  la  Nouvelle-Zélande.  Leurs  esprits  en  sont  tel- 
lement frappés,  que  lorsque  les  symptômes  deviennent  réel- 
lement dangereux  ,  ils  pensent  que  toute  espèce  de  remède  se- 
rait impie  ;  et  quelque  affligés  qu'ils  soient  de  la  perte  de  leurs 
amis  ou  de  leurs  païens,  il  ne  leur  arrive  jamais  de  murmurer 


624  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

contre  le  mystérieux  vautour  qui  les  ronge  insensiblement  au 
gré  de  son  appétit. 

(  Tome  II,  page  173.  )  Le  22  février,  en  revenant  à  la  ville, 
je  vis  une  foule  de  naturels  assis  en  cercle  autour  de  quelques 
corbeilles  de  patates  rôties.  Dans  le  nombre  je  remarquai  un 
homme  qui  était  obligé  de  se  baisser  contre  terre  pour  ramas- 
ser avec  sa  bouche  chaque  morceau ,  et  qui  évitait  scrupuleu- 
sement de  toucher  avec  ses  mains  les  vivres  qu'il  prenait.  Cela 
me  fit  sur-le-champ  connaître  qu'il  était  taboue  ;  je  lui  en  de- 
mandai la  raison,  attendu  qu'il  semblait  jouir  d'une  bonne 
santé,  et  qu'il  n'était  atteint  d'aucun  mal  qui  put  le  placer  à 
l'écart  des  autres  personnes.  J'appris  qu'il  était  taboue  parce 
qu'il  construisait  une  maison  et  qu'il  ne  pouvait  être  affranchi 
des  entraves  du  tabou  que  quand  il  aurait  fini.  Comme  cet 
homme  n'était  qu'un  kouki,  il  n'avait  personne  pour  l'assister, 
ce  qui  l'obligeait  à  se  soumettre  à  une  manœuvre  aussi  pénible 
pour  se  nourrir  et  ne  point  enfreindre  les  règles  superstitieu- 
ses du  tabou.  Le  tohounga  ou  prêtre  lui  avait  signifié  que.,  s'il 
osait  seulement  porter  un  doigt  à  sa  bouche  avant  d'avoir  fini 
l'ouvrage  qu'il  avait  entrepris,  Vatoua  punirait  infailliblement 
son  impiété  en  s'insinuant  avant  le  temps  marqué  dans  son  es- 
tomac et  en  le  dévorant  pour  le  chasser  de  ce  monde.  Ce 
malheureux  semblait  tellement  redouter  cette  fin  prématurée, 
qu'il  tenait  ses  mains  à  l'écart,  comme  si  elles  n'avaient  jamais 
dû  servir  à  toucher  la  nourriture  ;  il  ne  souffrait  pas  même 
qu'aucun  mouvement  de  leur  part  les  rapprochât  le  moins  du 
monde  de  sa  bouche,  de  sorte  que  cet  organe  était  obligé  de 
remplir  une  double  fonction  en  agissant  pour  les  membres  que 
la  superstition  avait  paralysés.  , 

Ayant  quitté  ce  groupe  quand  ir  eut  terminé  son  banquet, 
je  passai  près  de  la  cabane  où  demeurait  Warc ,  le  frère  d'O- 
kouna,  et  je  le  trouvai  fort  occupé  à  couper  les  cheveux  de  sa 
femme.  11  exécutait  cette  opération  avec  un  morceau  de  pierre 
tranchante  que  les  minéralogistes  nomment  obsidienne  ou 
verre  volcanique;   il  coupait  les  cheveux  de  devant  presque 


P1KCES  JUSTIFICATIVES.  625 

ras  et  laissait  ceux  de  derrière  la  tète  de  toute  leur  longueur. 
Quand  il  eut  terminé  sa  tâche  qui  lui  demanda  un  certain  temps, 
eu  égard  à  la  précision  qu'il  observa  ,  il  ramassa  tous  les  che- 
veux coupés  avec  le  plus  grand  soin,  et  les  porta  hors  des  li- 
mites de  la  ville  pour  les  jeter  au  vent.  Comme  je  lui  demandais 
la  raison  de  cette  précaution  ,  il  me  dit  que  les  cheveux  étaient 
taboues  et  ne  pouvaient  rester  dans  la  ville  sans  provoquer 
la  colère  de  l'Atoua  qui,  dans  un  pareil  cas,  détruirait  la  per- 
sonne à  la  tête  de  laquelle  ces  cheveux  avaient  appartenu.  J'al- 
lais ramasser  une  des  pierres  dont  il  s'était  servi  ;  mais  il  me 
somma  de  ne  pas  y  toucher,  en  ajoutant  qu'elle  était  aussi  ta- 
bouée,  et  que  la  divinité  furieuse  de  la  Nouvelle-Zélande  ne 
manquerait  pas  de  faire  tomber  sa  vengeance  sur  ma  tète  cou- 
pable, si  j'osais  seulement  porter  un  doigt  sur  cet  instrument 
saccé.  Riant  de  sa  superstition,  je  commençai  à  me  récrier 
contre  son  absurdité;  mais,  comme  avait  fait  Touai  en  sem- 
blable occasion,  il  prit  sa  revanche  en  tournant  en  ridicule 
nos  karakia  (prédications),  et  en  même  temps  il  me  pria  de 
prêcher  sur  la  tête  de  sa  femme  ,  comme  s'il  eût  voulu  l'exor- 
ciser. Sur  mon  refus ,  il  se  mit  à  le  faire  lui-même ,  mais  il  ne 
put  se  défendre  de  quelques  éclats  de  rire  involontaires.  J'ob- 
tins de  lui,  sans  aucune  dilïïeulté,  une  des  pierres  qui  ne  lui 
avaient  point  servi  ;  car  aucun  tabou  ne  pouvait  s'opposer  à  ce 
qu'elle  passât  entre  les  mains  d'une  personne  étrangère. 

(  Tome  II ,  page  182.)  Quand  M.  Kendall  voulut  remporter 
le  flacon  qui  contenait  le  vin,  tous  les  assistans  s'y  opposèrent 
avec  indignation  ;  Doua-Tara  lui-même  pria  qu'on  le  laissât, 
déclarant  que  ce  vase  était  taboue,  et  que  l'Atoua  qui  était 
dans  son  corps  allait  le  tuer  plus  vite  si  l'on  emportait  le  fla- 
con. Pour  le  délivrer  de  cette  frayeur  absurde,  le  mission- 
naire complaisant  consentit  à  laisser  le  vase  ;  il  fit  une  nouvelle 
visite  au  malade  deux  heures  après,  et  lui  apporta  un  peu  de 
riz  auquel  il  ne  fit  que  goûter,  car  il  était  trop  mal  pour  pou- 
voir prendre  la  moindre  nourriture.  M.  Kendall  en  offrit  un 
peu  à  la  femme  principale  du  chef,  ainsi  qu'à  l'enfant  qu'elle 
tome  m.  4o 


026  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

allaitait ,  tous  deux  eri  grand  danger  de  mort  ;  mais  il  ne  put 
la  décider  à  en  manger.  Elle  dit  qu'elle  était  t;ibouée,ct  le  prê- 
tre s'y  opposa  pour  la  même  raison. 

(J'orne  II,  page  187.)  Cet  homme  extraordinaire  (Doua- 
Tara),  dont  la  grandeur  d'aine  brilla  d'un  éclat  si  remar- 
quable au  milieu  de  la  barbarie  dont  il  était  environné,  mou- 
rut peu  de  jours  après  notre  départ  de  l'île.  Sa  première  femme, 
Dehou,  inconsolable  de  sa  mort,  se  pendit  presque  immédia- 
tement après.  M.  Kcndall,  dont  je  tiens  ces  détails,  m'assura 
dans  sa  lettre  que  toute  sa  famille,  ses  parens  et  la  population 
entière  de  Rangui-IIou  ,  applaudirent  à  cette  preuve  déses- 
pérée de  dévouement  conjugal.  Il  paraît  du  reste,  d'après  les 
récits  subséquens  des  missionnaires,  que  c'est  une  pratique 
commune  à  la  Nouvelle-Zélande,  que  la  femme  se  détru^c  à 
la  mort  de  son  mari.  • 


Le  25  mars  1819,  comme  Doua-Tara  se  trouvait  à  toute 
extrémité,  on  réclama  de  ce  chef  des  pistolets  qu'on  lui 
avait  prêtés.  M.  Nicholas  en  tira  un  ;  et  comme  Doua-Tara 
l'avait  chargé  jusqu'à  la  gueule,  M.  Nicholas  se  blessa 
assez  grièvement.  (  Tom.  \\,pag.  191.) 

Je  saignai  beaucoup  ,  et  M.  Marsden ,  étant  venu  à  mon  se- 
cours, lava  et  banda  ma  plaie  :  mais  les  naturels,  loin  de  té- 
moigner aucun  regret  de  cet  accident,  ne  firent  que  me  re- 
procher mon  impiété  pour  avoir  osé  manier  un  pistolet  qui 
était  taboue  ,  et  ils  considérèrent  ma  blessure  comme  une  juste 
punition  de  l'Atoua  courroucé,  qui  n'avait  pu  contempler  un 
acte  aussi  criminel  sans  donner  sur-le-champ  une  preuve  de  sa 
vengeance.  Wiwia,  se  glorifiant  de  sa  sainteté  comme  prêtre, 
me  dit  avec  un  grand  air  de  confiance  que  cela  ne  lui  serait 
point  arrivé  ;  et  le  vieux  Tara  ,  également  fier  de  sa  pureté  sa- 
cerdotale, déclara  qu'il  aurait  bien  certainement  échappé  à  cet 


PIÈGES  JUSTIFICATIVES.  f,27 

accident,  mais  que  moi  qui  n'étais  point  tohounga,  je  n'avais 
eu  que  ee  que  je  méritais. 

(  Tome  II ,  page  219.)  Jem  (le  Taïtien)  décrivait  les  peu- 
ples du  cap  Est  comme  beaucoup  plus  ingénieux  et  plus  labo- 
rieux que  toutes  les  autres  tribus  de  la  Nouvelle-Zélande. 
Leurs  maisons,  disait-il,  sont  plus  grandes  et  mieux  construites, 
et  leurs  plantations  plus  considérables  que  partout  ailleurs 
dans  l'île;  en  outre,  c'était  chez  eux  que  se  fabriquaient  les 
plus  belles  nattes,  ainsi  que  les  instrumens  de  guerre  les  mieux 
finis.  Parmi  ces  derniers ,  le  patou-patou  en  jade  est  le  plus 
remarquable  :  mais  je  trouvai  qu'à  l'égard  de  cette  substance , 
Jem  ,  quoique  éclairé  sous  d'autres  rapports,  partageait  l'opi- 
nion absurde  qui  régnait  parmi  les  naturels.  Ils  assurent  que 
le  jade  provient  de  la  substance  intérieure  d'un  poisson  qui , 
bouilli  sur  le  feu,  se  dissout  en  un  liquide  glutineux ,  se  mo- 
dèle ainsi  sous  la  forme  du  patou-patou,  et  prend  ensuite  une 
consistance  solide  par  son  exposition  à  l'air.  Il  est  surprenant 
qu'une  pareille  croyance  soit  aussi  généralement  admise  dans 
la  Nouvelle-Zélande,  quand  son  absurdité  serait  si  facilement 
démontrée  par  le  témoignage  du  peuple  qui  fabrique  ces  ins- 
trumens; mais  il  paraîtrait  que  ces  peuples  eux-mêmes  main- 
tiennent cette  erreur  par  quelques  motifs  d'intérêt  particulier. 
Jem  observa  aussi  que  les  peuples  de  l'Est,  bien  que  très-nom- 
breux ,  n'avaient  point  un  caractère  belliqueux ,  et  préféraient 
des  habitudes  paisibles  et  réglées  au  genre  de  vie  hostile  et 
pillard  adopté  par  la  plupart  de  leurs  compatriotes.  Mais  ces 
dispositions  jointes  aux  ressources  produites  par  leur  talent  et 
leur  industrie  supérieure,  ne  servaient  qu'à  les  exposer  davan- 
tage aux  incursions  de  leurs  voisins  rapaces  qui  conspiraient 
pour  les  dépouiller  des  propriétés  qu'ils  n'avaient  pas  le  cou- 
rage de  défendre. 

(  Tome  II ,  page  234-)  D'après  les  récits  des  missionnaires 
qui  ont  visité  la  baie  des  Iles  au  milieu  de  l'hiver,  et  d'après 
nos  propres  observations  durant  notre  séjour  au  milieu  de 
Télé,  je  ne  crains  pas  d'affirmer  qu'il  n'y  •'■   peut-être  pas  de 

4o' 


fi  2  8  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

pays  au  monde  qui  puisse  se  vanter  d'un  climat  plus  beau  et 
plus  régulier  que  cette  partie  de  la  Nouvelle-Zélande.  Bien 
qu'il  ne  soit  éloigné  que  de  onze  degrés  du  tropique  et  qu'on 
été  les  rayons  solaires  y  tombent  presque  verticalement,  cepen- 
dant, dans  les  mois  les  plus  ebauds  de  l'année,  nous  trouvâ- 
mes que  la  ebaleur  n'était  jamais  excessive  ni  nuisible  à  la  vé- 
gétation ;  l'air  avait  une  douceur  et  une  influence  salutaires 
qui  agissaient  puissamment  sur  le  corps  humain.  M.  Kendall, 
qui  avait  un  thermomètre,  me  fit  observer  qu'il  n'avait  pas  vu 
le  mercure,  durant  son  séjour  à  terre,  au-dessus  de  74°  n» 
au-dessous  de  63°.  11  m'informa  aussi  que  lors  de  sa  première 
visite  dans  ce  pays ,  qui  eut  lieu  en  hiver,  le  froid  ne  fut  nul- 
lement rigoureux  ;  les  plantations  restèrent  aussi  vertes  et  aussi 
florissantes  qu'elles  l'eussent  été  chez  nous  à  la  fin  du  prin- 
temps ou  au  commencement  de  l'été.  Cet  aspect  fertile  et  ver- 
doyant ne  fut  point  diminué  par  les  chaleurs  de  l'été;  car  il  y 
avait  de  temps  en  temps  de  douces  averses  qui  venaient  rafraî- 
chir la  terre,  et  nous  éprouvâmes  aussi  trois  ou  quatre  jours 
d'une  pluie  continuelle.  C'est  pourquoi  la  végétation  ne  per- 
dit pas  un  moment  cette  riche  fraîcheur  si  agréable  à  la  vue 
du  spectateur,  et  de  toutes  parts  la  nature  offrait  l'aspect  le 
plus  attrayant.  On  doit  conclure  de  ces  observations  que  le 
climat  de  la  Nouvelle-Zélande  est  doux  et  tempéré,  et  par 
conséquent  favorahle  à  la  culture  de  toutes  les  productions 
que  le  sol  est  capable  de  recevoir. 

(Tome  II,  pages  277  etsuiv.*)  En  considérant  l'état  social, 
tel  qu'il  est  établi  à  la  Nouvelle-Zélande,  nous  trouvons  trois 
ordres  qui  s'élèvent  par  gradations  successives  au-dessus  des 
gens  du  peuple.  Ces  ordres  sont,  en  commençant  par  les  plus 
bas,  les  Rangatiras,  les  Chefs  et  les  Arikis.  Les  rangatiras  ré- 
clament le  pas  sur  le  peuple,  ainsi  que  plusieurs  privilèges  po- 
litiques, en  conséquence  de  leur  alliance  avec  les  chefs;  les 
derniers,  quoique  héritant  de  souverainetés  indépendantes, 
sont  néanmoins  obligés  par  les  conventions  du  pays  de  prêter 
leurs  services  à  l'ariki  ou  chef  principal ,  quand  celui-ci  juge 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  629 

à  propos  de  faire  la  guerre,  n'importe  d'ailleurs  que  les  motifs 
on  soient  justes  ou  non.  Les  koukis  ou  la  classe  inférieure, 
quoique  de  beaucoup  les  plus  nombreux,  comme  cela  arrive  en 
tout  pays,  sont  maintenus  par  chacun  de'  ces  ordres  dans  un 
état  de  vassclage  complet,  bien  qu'en  certaines  circonstances 
ils  aient  un  droit  indépendant  sur  le  terrain  qu'ils  occupent. 

(Tome  II,  pages  288  et  suiv.^)  Dans  la  partie  de  Sumatra 
qui  borde  le  détroit  de  Malacca  ,  il  existe  un  peuple  qui  a  con- 
servé son  caractère  national  depuis  les  premiers  temps  de  son 
origine  jusqu'au  moment  présent.  Ses  coutumes  et  ses  institu- 
tions, dans  leur  ensemble,  sont  semblables  à  celles  des  Nou- 
\ caux-Zélandais  et  presque  identiques  avec  elles.  Le  peuple 
dont  je  vais  parler  est  celui  des  Battais.  Prenant  d'abord  en 
considération  leurs  formes  respectives  de  gouvernement,  nous 
les  trouverons,  à  très-peu  de  chose  près,  complètement  sem- 
blables. L'autorité  supérieure  réclame  une  certaine  soumission 
des  nombreux  petits  chefs,  tandis  que  les  derniers  sont  à  tous 
égards  indépendans  les  uns  des  autres  et  jouissent  d'un  pouvoir 
absolu  sur  la  vie  et  les  propriétés  de  leurs  sujets.  Dans  le  pays 
des  Battas  comme  à  la  Nouvelle-Zélande,  les  femmes  sont  ad- 
mises à  la  succession  ;  il  y  a  aussi  une  classe  semblable  à  celle 
des  Rangatiras,  qui  descend  des  Raïas  ou  chefs,  et  forme  les 
branches  cadettes  de  leurs  familles.  C'est  pourquoi  le  gouver- 
nement des  Battas,  considéré  sous  toutes  ses  faces,  approche 
plus  du  système  de  politique  en  vigueur  à  la  Nouvelle-Zélande 
que  celui  même  des  Malais.  Dans  les  kampongs  ou  villages 
fortifiés  de  ces  peuples ,  nous  retrouvons  presque  la  forme 
exacte  des  pas  de  la  Nouvelle-Zélande.  Construits  comme  ceux- 
ci  sur  un  terrain  élevé,  ils  sont  fortifiés  par  de  larges  remparts 
plantés  en  broussailles.  En  dehors  de  ces  remparts  règne  un 
fossé,  de  chaque  côté  duquel  s'élève  une  haute  palissade  en 
bois  de  camphrier.  Le  tout  est  environné  par  une  haie  de  bam- 
bous piquans  qui,  parvenue  à  une  certaine  époque,  devient  si 
épaisse,  qu'elle  dérobe  entièrement  la  vue  de  la  ville  à  l'œil 
du  spectateur.  Les  natifs  de  Batla ,  guidés  par  le  même  pen- 


630  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

chant  pour  la  guerre  et  la  rapine ,  vivent  comme  les  Nou- 
veaux-Zélandais dans  un  état  d'hostilité  perpétuelle  les  uns  à 
l'égard  des  autres.  Il  semble  aussi  qu'il  y  ait  un  certain  rapport 
entre  ces  deux  nations  à  l'égard  de  leurs  systèmes  de  mytho- 
logie. Les  Battas  reconnaissent  trois  divinités  pour  gouverner 
le  monde,  et  leurs  noms  sont  liatara-Gourou ,  Sora-Pada  et 
Mangala-Roulang.  La  première  de  ces  divinités  peut  prendre 
rang  avec  le  dieu  principal  des  Nouveaux-Zélandais  Mawi- 
Rangui-Rangui;  et,  touchant  les  deux  autres,  ils  ont  absolu- 
ment les  mêmes  idées  que  ces  derniers  insulaires  ont  sur  le 
compte  de  leurs  dieux  Tauraki  etMawi-Moua,  l'un  ayant  pou- 
voir sur  l'air,  entre  la  terre  et  le  firmament,  et  l'autre  sur  la 
terre.  Le  peuple  de  Batta  reconnaît,  comme  les  Nouveaux- 
Zélandais,  un  grand  nombre  de  divinités  inférieures  qu'ils  ont 
investies  d'une  autorité  locale,  et  ils  entretiennent  quelques 
notions  vagues  de  l'immortalité  de  l'aine. 

Outre  ces  traits  de  ressemblance  caractéristique,  je  dois  faire 
observer  que  les  Rattas  ,  aussi  bien  que  les  habitans  de  la  Nou- 
velle Zélande,  dévorent  les  corps  morts  de  leurs  ennemis,  pra- 
tique qui ,  toute  odieuse  qu'elle  soit  pour  tout  homme  civilisé, 
place  ces  deux  nations  au  même  degré  de  barbarie.  C'est  le 
même  principe  de  vengeance  qui  les  porte  l'une  et  l'autre  à 
cet  excès  d'inhumanité;  mais  les  cannibales  de  Ratla  surpas- 
sent encore  à  nos  yeux  ceux  de  la  Nouvelle-Zélande  en  mons- 
truosité, car  non-seulement  ils  se  repaissent  de  la  chair  des 
ennemis  qu'ils  ont  tués  dans  le  combat,  mais  encore  ils  met- 
tent à  part  les  cadavres  de  leurs  criminels  pour  les  partager 
par  morceaux  et  satisfaire  à  leurs  appétits.  Dans  leurs  institu- 
tions domestiques,  ces  peuples  se  rapprochent  également  des 
Nouveaux-Zélandais  :  les  hommes ,  qui  sont  maîtres  de  prendre 
autant  de  femmes  qu'ils  en  peuvent  entretenir,  mènent  une  vie 
oisive,  en  comparaison  de  ces  femmes  qui  sont  obligées  de  faire 
toute  la  besojrne  et  sont  traitées  comme  de  véritables  esclaves. 
Elles  sont  tenues  précisément  dans  le  même  état  d'humiliation 
qu'à  la  Nouvelle-Zélande  où,  bien  que  l'homme  prenne  plu- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  fi31 

sieurs  femmes,  parmi  celles-ci  la   principale  seule  jouit  de 
quelque  privilège.  A  Batta,  l'adultère  est  puni  de  l'exil,  et,  en 
certains  cas  aggravans,  de  la  mort.  La  manière  de  s'habiller  en 
ec  pays  est  la  même  qu'à  la  Nouvelle-Zélande  ;  leur  habille- 
ment consiste  en  une  étoffe  de  coton   qu'ils  fabriquent  eux- 
mêmes,  liée  autour  de  la  ceinture,  tandis  qu'une  autre  pièce 
de  la  même  étoffe,  attachée  aux  épaules,  tombe  le  long  du 
corps.  Ces  étoffes  sont  peintes  de  diverses  couleurs  :  les  Nou- 
veaux-Zélandais  teignent  généralement  les  nattes  de  dessous  en 
ocre  rouge;  les  plus  belles  ont  des  bordures  où  trois  ou  quatre 
couleurs  sont  assorties  avec  beaucoup  de  goût  et  d'adresse.  Les 
Battas  sont  certainement  plus  avancés  en  connaissances  que  les 
Nouveaux-Zélandais  ;  ils  ont  une  langue  écrite.  Ils  ont  dressé  le 
cheval  et  le  buffle  à  les  servir,  et  ils  ont  quelques  idées  de 
commerce.  Cependant,  en  dépit  de  ces  avantages  qu'ils  doi- 
vent uniquement  à  certaines  circonstances  locales  ,  leur  carac- 
tère s'élève  à  peine  au-dessus  de  celui  des  peuples  les  plus  sau- 
vages. En  traçant  ce  tableau  de  comparaison  entre  deux  na- 
tions si  peu  connues ,  je  ne  prétends  pas  affirmer  que  les  Nou- 
veaux-Zélandais descendent  du  peuple  Batta  ,  mais  qu'ils  sont 
leurs  contemporains,  et  qu'ils  ont  dû  avoir  une  même  origine 
continentale. 

(  Tome  II,  page  299.  )  Bien  que  je  pense  que  le  nombre  de 
100,000  (estimé  par  Forster)  puisse  représenter  la  population 
de  toute  la  Nouvelle-Zélande  ,  cependant  je  supposerai  qu'elle 
s'élève  à  i5o,ooo.  Nous  trouverons  alors  que  l'île  Ika-na-Mawi 
ou  du  Nord,  qui  contient  16,742,400  acres  carrées,  aura  pour 
l'entretien  de  chaque  individu  une  superficie  de  70  à  80  acres, 
après  en  avoir  prélevé  un  tiers  pour  les  rivières,  les  marais 
et  les  montagnes  qui  ne  sont  pas  susceptibles  de  culture. 

(  Tome  II,  page  3oo.)  Voici  les  principales  causes  qui  s'op- 
posent à  l'accroissement  de  la  population  à  la  Nouvelle-Zé- 
lande :  l'état  de  dégradation  où  sont  toutes  les  femmes;  la  po- 
lygamie généralement  pratiquée  par  les  classes  supérieures  ; 
leurs  funestes  superstitions  ;   en   outre  le  peuple    n'est    poin 


632  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

réuni  sous  un  seul  chef,  mais  divisé  en  petites  tribus  indépen- 
dantes gouvernées  par  leurs  chefs  respectifs,  dont  les  rivalités 
les  entretiennent  dans  un  état  d'hostilité  perpétuelle  les  uns 
envers  les  autres. 

(Tome  II,  pages  3o6  et  jhjV.)  Mais  dans  les  relations  sociales 
etdomestiques  ,  où  la  nature  du  cœur  humain  peut  se  montrer 
dans  toute  sa  vérité  ,  nul  homme  n'est  plus  aimable  que  le 
Nouveau -Zélandais.  Placé  au  milieu  de  sa  famille  et  de  ses 
amis,  il  paraît  doux  ,  affable  et  affectionné  :  loin  d'exercer  une 
autorité  rigoureuse  sur  ceux  qui  dépendent  de  lui,  sa  conduite 
envers  eux  est  certainement  pleine  de  douceur  et  d'aménité , 
quelque  abjects  et  quelque  insignifians  qu'ils  soient  d'ailleurs 
à  ses  regards.  Sous  ce  rapport  les  chefs  de  la  Nouvelle-Zélande 
se  distinguent  particulièrement  des  classes  supérieures  des 
îles  Tonga  qui  traitent  souvent  le  peuple  avec  une  cruauté  in- 
digne, témoin  Finau,  le  roi  de  ces  îles  ,  qui  fit  tuer  d'un  coup 
de  fusil  un  kouki  ou  plébéien,  sans  le  moindre  motif  qui  pût 
justifier  un  pareil  acte.  Jamais  on  n'a  vu  des  arikis  ou  des 
chefs  subordonnés,  à  la  Nouvelle-Zélande,  tremper  leurs 
mains  dans  le  sang  de  leurs  cliens  d'une  manière  aussi  peu  ex- 
cusable; s'il  arrive  que  ceux-ci  commettent  des  fautes,  leurs 
chefs  les  punissent  avec  douceur  et  modération  ,  et  ne  les  met- 
tent à  mort  que  pour  les  crimes  qu'ils  regardent  comme  odieux. 
Les  sentimens  les  plus  tendres  de  la  parenté,  sage  inspiration 
de  la  nature ,  se  font  remarquer  dans  toutes  les  classes  de  ce 
pays,  dans  les  plus  humbles  comme  dans  les  plus  élevées.  Les 
chefs  portent  leurs  enfans  sur  leur  dos,  en  les  retirant  du  sein 
de  leurs  mères  dès  l'âge  le  plus  tendre,  pour  qu'ils  ne  soient  pas 
un  embarras  pour  elles  dans  leurs  laborieuses  occupations. 
Il  faut  faire  observer  aussi  que  les  hommes  s'entendent  très- 
bien  à  nourrir  leurs  enfans  et  qu'ils  ont  un  talent  particulier 
pour  les  soigner.  Je  n'ai  jamais  vu  de  père  plus  tendre  pour 
son  enfant,  que  le  chef  Wiwia  semblait  l'être  pour  un  beau 
garçon  qu'il  apporta  sur  son  dos  dans  une  visite  qu'il  nous  fit  : 
il  déploya  les  attentions  les   plus   grandes  pour  cette  petite 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  (i33 

créature,  tandis  qu'elle  était  suspendue  par  les  bras  autour  de 
son  cou  et  qu'elle  semblait  complètement  heureuse  des  soins 
de  son  père.  Dans  l'intérieur  de  leurs  tribus,  ces  peuples  ne  se 
portent  jamais  à  des  actes  de  fureur  sans  y  être  provoqués  par 
des  motifs  très-sérieux  ,  leurs  dispositions  naturelles  étant  d'une 
humeur  égale  et  pacifique;  mais  quand  ils  forment  des  coali- 
tions partielles,  la  circonstance  la  plus  triviale  est  capable  de 
les  porter  à  une  violence  effrénée.  Le  courage  surnaturel,  cet 
attribut  caractéristique  de  toutes  les  nations  sauvages,  leur 
est  propre  à  un  degré  éminent ,  et  il  n'est  jamais  adouci  ni 
tempéré  par  la  pitié.  Sur  le  champ  de  bataille  il  est  rare  qu'ils 
accordent  ou  attendent  quelque  merci  ;  et  quand  le  combat  est 
terminé,  leur  vengeance  n'est  pas  satisfaite  qu'ils  ne  se  soient 
montrés  de  véritables  barbares  en  dévorant  leurs  victimes,  le 
dernier  des  outrages  que  l'homme  puisse  faire  à  l'humanité. 

(  Tome  II,  pages  3og  et  suiv.  )  Les  superstitions  les  plus 
grossières  régnent  à  la  Nouvelle-Zélande,  et  le  mot  tabou 
décida  très-souvent  les  actions  d'une  race  entière.  Pour  sui- 
vre la  valeur  de  ce  mot  dans  ses  acceptions  nombreuses  et  di- 
verses, il  faudrait  détailler  minutieusement  toutes  les  cir- 
constances de  l'économie  politique  de  ce  peuple ,  tâche  au-des- 
sus de  nos  forces.  Non-seulement  il  règle  leurs  institutions, 
mais  encore  leurs  travaux  journaliers  ;  et  il  y  a  à  peine  un  seul 
acte  de  leur  vie  auquel  cet  important  dissyllabe  ne  se  trouve 
mêlé.  Bien  qu'il  les  assujettisse,  comme  on  a  pu  voir,  à  une 
foule  de  restrictions  absurdes  et  pénibles,  il  est  néanmoins  fort 
utile  par  le  fait  dans  une  nation  si  irrégulièrement  constituée. 
En  l'absence  des  lois,  il  leur  offre  la  seule  garantie  capable  de 
protéger  les  personnes  et  les  propriétés,  en  leur  donnant  un 
caractère  sacré  et  authentique  que  personne  n'ose  violer.  Sa 
puissante  influence  peut  même  arrêter  les  pillards  les  plus  cruels 
et  les  plus  avides.  Ce  serait  un  bonheur  pour  les  naturels,  s'ils 
pouvaient  tous  être  sous  l'égide  de  cette  garantie  mystérieuse; 
mais  ce  n'est  pas  là  ce  qui  a  lieu  ,  la  protection  qu'il  assure  se 
borne  seulement  à  un  certain  ordre  de  personnes  qui  peuvent 


634  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

la  révoquer  à  leur  gré,  bien  qu'en  diverses  circonstances  le 
tabou  affecte  la  masse  entière  de  la  population.  Cette  supersti- 
tion sert  en  grande  partie  à  consolider  le  pouvoir  limité  des 
arikis  sur  les  chefs  inférieurs;  par  exemple,  si  un  ariki  juge 
convenable  de  tabouer  un  navire  qui  vient  dans  le  havre,  au- 
cun des  autres  ne  pensera  à  avoir  la  moindre  communication 
avec  lui  ou  à  lui  fournir  des  provisions,  tant  que  la  défense 
subsistera.  La  même  chose  a  lieu  à  l'égard  de  toute  autre  chose 
que  les  arikis  veulent  exclure  de  l'usage  commun  ;  et  des  prohi- 
bitions de  cette  nature ,  une  fois  qu'elles  sont  généralement 
établies,  ne  peuvent  être  enfreintes  sous  aucun  prétexte.  Quand 
ils  vont  à  la  guerre ,  je  suppose  que  le  tabou  est  suspendu 
pour  un  temps,  ou  qu'il  permet  leurs  hostilités  ;  mais  comme 
le  tohounga  ou  prêtre  est  l'arbitre  de  toutes  leurs  superstitions, 
il  a  soin,  sans  aucun  doute,  de  les  accommoder  au  gré  et  peut- 
être  même  suivant  les  intérêts  de  ses  compagnons.  Les  Nou- 
veaux-Zélandais  ne  font  point  d'idoles  et  n'ont  aucune  forme 
extérieure  de  culte  ;  leurs  idées  d'un  pouvoir  suprême  se*mon- 
trent  seulement  dans  les  superstitions  que  nous  avons  mention- 
nées, et  l'on  peut  dire  que  c'est  dans  le  seul  mot  tabou  que 
consistent  toute  leur  religion  et  toute  leur  moralité. 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  G 35 


VOYAGE 

DE 

M.    RICHARD   CRUISE, 

A    LA    NOUVELLE-ZÉLANDE. 


Quand  M.  Marsden  fit  sa  troisième  visite  à  la 
Nouvelle-Zélande,  en  1820,  sur  le  Dromedary , 
M.  Cruise  commandait  le  détachement  qui  fut  em- 
barqué sur  ce  navire.  Cet  officier  écrivit  le  journal 
de  son  voyage ,  et  le  publia ,  en  1 823 ,  sous  le  titre  de 
Journal  of  a  ten  month's  résidence  in  New-Zea- 
land,  by  Richard  A.  Cruise,  captain  in  the  82  th- 
regim.  foot.  Cet  ouvrage  est  loin  d'être  écrit  avec  la 
même  élégance  et  d'offrir  le  même  intérêt  que  celui 
de  M.  Nicholas.  Cependant,  comme  il  porte  le  cachet 
de  la  vérité  dans  toutes  ses  parties,  et  qu'il  donne  des 
détails  utiles  sur  les  mœurs  du  peuple  zélandais,  nous 
en  avons  aussi  extrait  les  passages  remarquables,  pour 
confirmer  par  un  nouveau  témoignage  le  tableau  que 
nous  en  avons  tracé. 

(Page  3.)  Il  est  bon  d'observer  ici  qu'il  y  a  à  la  Nouvelle- 
Zélande  deux  sortes  d'arbres  qui ,  par  la  taille  énorme  à  la- 


636  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

quelle  ils  parviennent  sans  porter  de  branches,  sont  regardés 
comme  propres  à  donner  des  mâtspour  de  grands  navires  :  l'un 
est  appelé  par  les  naturels  kaï-katea,  et  l'autre  koudi  ou  kouri. 
Le  kaï-katea  se  trouve  dans  les  terrains  bas  et  marécageux , 
fréquemment  sur  le  bord  des  rivières ,  et  par  cela  même  il  est 
facile  à  se  procurer.  Il  porte  une  feuille  comme  l'if  et  une  baie 
rouge.  Le  koudi ,  auquel  leshabitans  de  l'île  donnent  une  pré- 
férence marquée  ,  croît  dans  les  terrains  secs,  et  souvent  sur  le 
sommet  des  plus  hautes  montagnes;  sa  feuille,  quoique  beau- 
coup  plus  grande,  ressemble  assez  à  celle  de  notre  buis;  il 
produit  un  cône  et  fournit  de  la  résine  en  abondance.  Quel- 
ques-uns des  arbres  de  koudi ,  que  nous  mesurâmes,  s'élevaient 
à  cent  pieds  au-dessus  de  terre  sans  porter  une  seule  branche 
et  avaient  une  touffe  considérable;  d'autres,  moins  élevés, 
avaient  des  troncs  de  quarante  pieds  de  circonférence. 

(Page  6.)  Sous  le  rapport  de  la  dignité  héréditaire  ,  le  plus 
distingué  de  nos  passagers  était  un  jeune  garçon  de  quinze  ans, 
nommé  Dipiro,  (ils  du  chef  Sliongui.  Mais  le  plus  remarqua- 
ble pour  l'extérieur  était  Hicloro,  homme  de  quarante-cinq 
ans ,  à  ce  que  j'imagine.  11  avait  six  pieds  deux  pouces ,  et  les 
traits  de  sa  figure  étaient  parfaitement  beaux.  Quoiqu'il  fût 
bien  tatoué,  l'air  de  bonté  et  môme  de  beauté  de  son  visage 
n'était  point  détruit  par  cette  affreuse  opération. 

{Page  il.)  Si  l'on  demandait  aux  naturels  (tant  qu'on  était 
à  la  mer)  de  quel  côté  leur  pays  se  trouvait  situé,  à  toute 
heure  du  jour  ils  montraient  l'est  avec  toute  l'exactitude  d'un 
compas;  et  quand  la  nuit  les  étoiles  étaient  visibles,  ils  dé- 
ployaient la  même  intelligence. 

{Page  19.)  A  notre  arrivée  à  la  baie  des  Iles  ,  quand  on 
permit  aux  pères,  aux  frères,  etc.,  de  nos  naturels  de  monter 
à  bord,  la  scène  qui  eut  lieu  ne  saurait  se  décrire  ;  les  mous- 
quets furent  mis  de  côté ,  et  toute  apparence  de  joie  s'évanouit. 
Ces  peuples  extraordinaires  ont  l'habitude  de  se  livrer,  en  re- 
voyant leurs  amis,  aux  mêmes  démonstrations  que  lorsqu  ils 
prennent  congéd'eux.  Ils  joignent  leurs  nez  et  restent  dans  cette 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  037 

position  au  moins  une  demi- heure;  pendant  tout  ec  temps  ils 
sanglottent  et  gémissent  de  la  manière  la  plus  pitoyable.  S'il  y 
a  plusieurs  amis  rassemblés  autour  de  la  personne  qui  vient 
d'arriver,  le  plus  proche  parent  prend  possession  du  nez,  tan- 
dis que  les  autres  se  suspendent  à  ses  épaules,  à  ses  bras  et  à 
ses  jambes ,  et  se  tiennent  en  mesure  avec  le  principal  pleureur, 
si  l'on  peut  le  désigner  ainsi,  dans  les  divers  temps  de  ses  la- 
mentations. Cela  fait,  ils  reprennent  leur  gaîté  accoutumée  et 
entrent  dans  les  détails  de  ce  qui  leur  est  arrivé  durant  leur 
séparation.  Comme  il  y  avait  neuf  Nouveaux-Zélandais  qui 
venaient  d'arriver  et  plus  de  trois  fois  ce  nombre  de  person- 
nes pour  les  recevoir,  leurs  cris  firent  un  bruit  affreux,  et  il 
en  résulta  un  spectacle  si  étrange  pour  tout  le  monde  à  bord, 
qu'on  eut  beaucoup  de  peine  à  maintenir  l'équipage  attentif 
à  la  manœuvre,  dans  un  moment  aussi  important.  Le  petit  Di- 
piro,  qui  dans  la  traversée  s'était  souvent  vanté  d'avoir  le  cœur 
trop  anglais  pour  crier  ainsi,  fit  tous  ses  efforts  pour  s'en  em- 
pêcher, en  voyant  approcher  son  père  Shongui.  Mais  ses  pre- 
mières habitudes  l'emportèrent  bientôt  sur  sa  résolution  ,  et  il 
manifesta  peut-être  plus  de  désolation  que  les  autres.  Il  y  avait 
quelque  chose  de  fort  respectable  dans  la  tournure  de  Shongui; 
il  était  de  sa  personne  fort  bel  homme  et  il  était  revêtu  d'un 
uniforme  d'officier  anglais.  Quoiqu'il  fût  un  des  plus  puissans 
chefs  de  la  baie  des  Iles  et  le  guerrier  le  plus  brave  et  le  plus 
audacieux ,  il  était  loin  d'être  le  plus  exigeant  de  ceux  aux- 
quels on  permit  de  monter  à  bord.  Tandis  que  plusieurs  autres 
tâchaient  de  pénétrer  de  force  dans  la  chambre,  Shongui  resta 
sur  le  pont  avec  son  fils  et  ne  tenta  d'aller  nulle  part  sans  y 
être  invité. 

Nous  apprîmes  que  le  New-Zealandcr ,  navire  baleinier 
qui  allait  faire  voile  pour  l'Angleterre  dans  deux  jours,  allait 
emmener  Shongui  et  M.  Kendall,  l'un  des  missionnaires.  Cette 
résolution  ne  plaisait  point  aux  autres  :  leur  petit  établisse- 
ment avait  été  formé  dans  le  district  de  Shongui,  sous  sa  pro- 
tection ,   et  il   était  difficile  de  pré\oir  quelles  seraient  pour 


(538  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

eux  les  suites  de  son  absence.  On  avait  employé  en  vain  tous  les 
moyens  possibles  pour  le  dissuader  de  quitter  son  pays  ;  il  avait 
toujours  répondu  «  qu'il  mourrait  s'il  ne  faisait  pas  ce  voyage  ; 
que  s'il  allait  une  fois  en  Angleterre,  il  était  certain  de  sj  pro- 
curer douze  mousquets  et  un  fusil  à  deux  coups.  »  Ce  dernier 
article,  dans  l'opinion  d'un  Nouveau- Zélandais,  surpasse  en 
valeur  toutes  les  autres  possessions  de  la  terre. 

(Pages  27  et  suiv.^)  Le  magasin  des  patates  ou  loumaras  est 
toujours  le  bâtiment  le  plus  considérable  et  le  mieux  construit 
du  village;  celui  du  village  deWiwia  avait  environ  vingt  pieds 
de  long  sur  huit  de  large  et  cinq  de  hauteur;  il  était  tout  neuf 
et  semblait  avoir  exigé  plus  de  soins  pour  sa  construction  que 
la  plupart  de  ceux  que  nous  eûmes  l'occasion  de  voir  par  la 
suite. 

Après  ces  magasins,  sous  le  rapport  de  l'apparence,  vien- 
nent les  résidences  des  chefs.  Elles  sont  bâties  sur  le  sol;  le 
plancher  et  l'aire  qui  se  trouve  vis-à-vis  sont  proprement  bat- 
tus ;  mais  ces  maisons  sont  très-basses,  et  nous  en  trouvâmes  rare- 
ment où  l'on  pût  se  tenir  debout.  La  petite  porte  d'entrée,  qui  est 
l'unique  ouverture  pour  la  lumière  et  l'air,  n'est  pas  mieux  pro- 
portionnée à  la  taille  du  maître  ;  ces  cases  ont  un  vestibule  et 
des  ornemens  en  sculptures ,  auxquels  une  teinture  rouge  donne 
un  certain  air  de  luxe;  la  quantité  des  sculptures  indique 
souvent  le  rang  du  propriétaire.  Les  cases  des  hommes  du  peu- 
ple sont  misérables  et  ne  valent  guère  mieux  que  de  simples 
abris;  mais  la  pratique  de  dormir  en  plein  air  est  si  scrupu- 
leusement suivie,  qu'il  faut  un  bien  mauvais  temps  pour  con- 
traindre les  Nouveaux -Zélandais  à  recourir  au  couvert  de 
leurs  maisons.  Ils  dorment  dans  la  posture  d'une  personne  as- 
sise avec  les  pieds  ramassés  sous  eux,  ce  qui  joint  au  tissu  gros- 
sier des  nattes  dans  lesquelles  ils  s'enveloppent,  leur  donne  du- 
rant la  nuit  l'aspect  de  ruches  rangers  par  groupes  dans  un 
village. 

Quand  nos  bagages  furent  apportés  hors  des  canots,  ils  fu- 
rent placés  sous  le  vestibule  du  magasin ,  et  taboues  ou  consa- 


( 
PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  639 

crés  contre  toute  espèce  de  violation  par  Wiwia  qui  était  un 
prêtre.  Il  est  digne  de  remarque  que,  bien  que  plusieurs  Nou- 
veaux-Zélandais,  en  venant  à  bord  de  nos  vaisseaux,  ne  se 
fassent  aucun  scrupule  de  voler  quand  ils  voient  la  possibilité 
de  n'être  pas  surpris,  cependant  quand  un  Européen  va  parmi 
eux  et  qu'il  se  confie  avec  ses  effets  à  leur  protection,  il  peut 
placer  une  con6ance  entière  dans  leur  bonneur  et  leur  pro- 
bité. 

(Page  3i.)  Vers  la  fin  de  notre  séjour  parmi  eux,  quand 
les  naturels  eurent  l'occasion  de  voir  nos  gens  danser,  ils  ob- 
servèrent avec  dérision  que  jamais  deux  hommes  blancs  ne  re- 
muaient leurs  bras  et  leurs  jambes  de  la  même  manière. 

(  Page  3?..)  Nous  passâmes  près  de  quelques  morceaux  de 
terre  cultivés,  où  étaient  plantées  des  patates  et  des  pommes- 
de-terre,  et  qui  étaient  entourés  d'une  grossière  palissade.  Mais 
notre  guide  nous  défendit  de  nous  en  approeber,  et  nous  indi- 
qua que  ces  terrains  étaient  taboues  ou  consacrés. 

(Pages  36  et  su.it>.*)  Mercredi  2  mars  1820.  Quand  nous 
mouillâmes  dans  la  baie  des  Iles,  nous  apprîmes  que  les  tribus 
de  Temarangai  et  de  quelques  autres  chefs  étaient  employées 
à  une  expédition  guerrière  à  la  rivière  Tamise.  Leur  prochain 
retour  nous  fut  annoncé  par  un  naturel  qui  vint  à  bord  ce  ma- 
tin et  qui  excita  d'abord  une  certaine  curiosité.  Il  portait  un  habit 
bleu  ,  un  pantalon  ,  des  bottes  et  un  chapeau  retapé,  avec  une 
longue  plume  blanche.  Cela  ,  joint  à  ce  qu'il  était  très-peu  ta- 
toué ,  le  faisait  ressembler  à  un  officier  étranger  :  quand  il 
fut  à  bord ,  il  s'adressa  en  anglais  aux  personnes  qui  l'envi- 
ronnaient. A  déjeuner,  il  se  comporta  tout-à-fait  comme  un 
gentleman,  et  nous  dit  que  son  nom  était  Touai  et  qu'il  était 
le  frère  cadet  du  chef  Koro-Koro,  à  qui  appartenait  la  ma- 
jeure partie  de  la  baie  de  Paroa;  il  s'excusa  de  ne  pas  nous 
avoir  rendu  sa  visite  plus  tôt,  sur  ce  qu'il  ne  faisait  que  d'arri- 
ver de  la  veille  au  soir  du  cap  Nord,  où  Koro-Koro  et  lui 
étaient  allés  pour  accomplir  les  cérémonies  de  deuil  habi- 
tuelles sur  le  corps  d'un  proche  parent  qui  était  mort  en  cet 


640  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

endroit,    et  dont   ils  avaient  rapporté   les  restes  avec  eux. 

Aussitôt  que  l'expédition  de  la  rivière  Tamise  entra  dans 
la  baie,  quelques-uns  de  nos  messieurs  allèrent  à  sa  rencon- 
tre. La  flotte  était  composée  d'environ  cinquante  pirogues, 
dont  plusieurs  avaient  de  soixante-dix  à  quatre-vingts  pieds 
de  long,  et  peu  moins  de  soixante.  Leurs  proues,  leurs  bords 
et  leurs  poupes  étaient  joliment  sculptés  et  ornés  d'une  in- 
finité de  plumes;  elles  portaient  en  général  deux  voiles  faites 
en  nattes  de  paille.  Elles  étaient  remplies  de  guerriers  qui  se 
levèrent  et  poussèrent  des  cris  à  mesure  que  notre  canot  pas- 
sait près  d'elles  ,  en  montrant  plusieurs  têtes  humaines  comme 
trophées  de  leur  victoire. 

La  conversation  de  Touai ,  durant  le  déjeuner,  fut  une  pa- 
rade continuelle  des  atrocités  qu'il  avait  commises  dans  une 
excursion  qu'il  avait  faite  deux  mois  auparavant  avec  Koro- 
Koro  vers  la  rivière  Tamise  ;  il  insistait  avec  un  plaisir  marqué 
sur  une  prouesse  de  son  généralat,  durant  lequel  il  avait  blo- 
qué une  petite  troupe  de  ses  ennemis  dans  un  défilé  d'où  ils  ne 
pouvaient  s'échapper,  ce  qui  lui  permit  d'en  tuer  successive- 
ment vingt-deux  à  coups  de  fusil,  sans  qu'ils  pussent  faire  la 
moindre  résistance.  Pour  nous  inspirer  une  plushaute  opinion 
de  ses  principes  religieux,  il  remarqua  que  bien  que  tous  les  morts 
eussent  été  dévorés  par  sa  tribu,  ni  lui  ni  ses  frères  ne  man- 
geaient de  chair  humaine  et  ne  combattaient  le  dimanche. 
Quand  on  lui  demandait  pourquoi  il  n'essayait  point  de  diri- 
ger l'esprit  de  son  peuple  vers  l'agriculture,  il  disait  que  c'était 
impossible.  «  Si  vous  parlez  à  un  Nouvcau-Zélandais  de  travail- 
lerai s'endormira  ;  mais  parlez-lui  de  combattre,  il  ouvrira  ses 
yeux  aussi  grands  qu'une  coupe  à  thé  ;  son  imagination  est  toute 
portée  vers  la  guerre,  et  pour  lui  les  combats  ne  sont  que  des 
jeux.  » 

{Pages  4*  et  suiv.  )  Parmi  les  femmes  ramenées  prison- 
nières de  guerre  ,  l'une  excitait  un  intérêt  particulier  par 
sa  jeunesse  et  sa  beauté.  Tandisquc  les  autres  prisonnières  con- 
versaient entre  elles,  elle  était  assise  à  l'écart,  silencieuse,  et 


TIÈCES  JUSTIFICATIVES.  011 

comme  abîmée  dans  sa  douleur.  Nous  apprîmes  que  son  père, 
qui  était  un  chef  de  quelque  importance  à  la  rivière  Tamise, 
avait  été  tué  par  l'homme  dont  elle  était  devenue  la  eaptive, 
et  nous  le  remarquâmes  assis  à  une  petite  distanec  de  son  cs- 
elave  durant  la  plus  grande  partie  de  la  journée.  Ce  naturel 
était  frère  de  Tawi ,  le  principal  chef  de  Rangui-Hou ,  et  c'était 
un  jeune  homme  de  la  plus  belle  apparence.  Les  scènes  ex- 
traordinaires dont  nous  fûmes  témoins  nous  retinrent  à  Te- 
pouna  jusqu'au  soir,  et  comme  nous  nous  préparions  à  retour- 
ner à  bord,  nous  fûmes  attirés  vers  la  partie  du  rivage 
où  se  trouvaient  les  prisonnières  par  les  cris  et  les  lamenta- 
tions les  plus  douloureuses.  Nous  y  vîmes  îa  jeune  et  intéres- 
sante esclave  dans  un  état  qui  aurait  attendri  le  cœur  le  plus 
insensible. 

L'homme  qui  avait  tué  son  père,  lui  ayant  ensuite  coupé  la 
tête,  l'avait  conservée  par  un  procédé  particulier  à  ces  insu- 
laires. Il  la  tira  d'un  panier  où  il  l'avait  jusqu'alors  cachée,  et 
la  jeta  dans  le  sein  de  la  malheureuse  fille.  Aussitôt,  dans  un 
transport  de  frénésie  qu'on  ne  saurait  décrire,  elle  saisit  celte 
tète ,  en  pressa  le  nez  inanimé  contre  le  sien ,  et  la  tint  dans 
cette  position  jusqu'à  ce  que  ses  larmes  l'eussent  entièrement 
inondée.  Puis  elle  plaça  la  tète  par  terre  ,  et  avec  un  morceau 
de  coquille  tranchante,  elle  se  défigura  entièrement,  d'une 
manière  si  choquante  ,  qu'en  peu  de  minutes  ilne  lui  resta  au- 
cune trace  de  sa  beauté  première.  Elle  commença  d'abord 
par  se  déchirer  les  bras,  puis  la  poitrine,  et  enfin  le  visage; 
chaque  incision  suffisait  pour  faire  jaillir  un  ruisseau  de  sang; 
mais  elle  semblait  tout-à-fait  insensible  à  la  douleur,  et  elle 
continua  son  opération  avec  un  courage  héroïque. 

Le  sauvage  dont  la  cruauté  avait  donné  lieu  à  cet  affreux 
spectacle  s'amusait  évidemment  de  l'horreur  qu'il  nous  ins- 
pirait. Saisissant  là  tête  par  les  cheveux  qui  étaient  longs  et 
noirs,  il  offrit  de  nous  la  vendre  pour  une  hache;  il  la  tour- 
nait en  divers  sens  pour  en  mieux  faire  ressortir  tous  les  avan- 
tages, et  comme  il  ne  se  présenta  aucun  acquéreur,  il  la  remit 
tome  rrt.  41 


642 


PIECES  JUSTIFICATIVES. 


dans  le  panier  d'où  il  l'avait  tirée.  Les  traits  de  cette  tête 
étaient  aussi  réguliers  qu'à  l'état  de  vie,  et  quoique  la  fille 
fût  une  personne  formée,  la  tète  de  son  père  semblait  avoir 
appartenu  à  un  homme  jeune  et  vraiment  beau. 


A  quelques  toises  de  cette  scène  d'horreur  était  un  prison- 
nier que  le  partage  du  butin  avait  séparé  de  sa  famille  captive 
comme  lui;  il  pressa  le  nez  d'un  enfant  contre  le  sien,  tandis 
que  ses  femmes,  assises  autour  de  lui,  s'unissaient  à  ses  lamen- 
tations, et  pratiquaient  avec  une  coquille,  sur  leurs  person- 
nes, la  même  opération  que  la  jeune  fille  venait  d'exécuter. 
Les  esclaves  sont  assujettis  par  leurs  maîtres  à  des  travaux  péni- 
bles; ils  sont  nourris  comme  le  reste  de  la  famille,  sans  avoir 
cependant  le  droit  de  manger  avec  les  personnes  libres,  et 
leur  existence  est  toujours  fort  précaire.  Quand  un  membre 
de  la  famille  d'un  chef  vient  à  mourir,  un  certain  nombre 
d  esclaves,  proportionné  au  rang  de  la  personne,  sont  sacri- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  G43 

fiés  pour  apaiser  l'esprit  du  mort.  On  nous  montra  une  femme 
qui  avait  été  deux  fois  désignée  pour  un  pareil  sacrifice; 
mais  chaque  fois  instruite  d'avance  du  sort  qui  l'attendait,  elle 
s'y  était  soustraite  en  se  cachant  dans  les  bois  jusqu'à  la  fin  des 
cérémonies. 

Leur  manière  d'infliger  la  mort  en  pareil  cas  est  peut-être 
l'une  des  coutumes  les  plus  humaines  du  pays  :  l'existence  de 
la  victime  est  terminée  par  un  coup  sur  la  tète ,  asséné  par  un 
casse-tête  en  pierre  nommé  mère.  L'exécuteur  chargé  de  cet 
office  par  la  tribu  ne  peut  s'y  refuser,  et  la  victime  est  im- 
molée sans  qu'on  lui  fasse  connaître  le  sort  qui  lui  est  ré- 
servé. 

(  Page  48.  )  Le  corps  (d'un  mort)  était  d'abord  enveloppé 
de  nattes,  mais  Koro-Koro  le  tira  de  la  pirogue  où  il  était  dé- 
posé et  le  dépouilla.  Les  tempes  étaient  ceintes  d'une  guir- 
lande de  feuilles,  et  les  cheveux  ornés  de  plumes  d'alba- 
tros; les  genoux  étaient  rapprochés  du  corps,  et  la  tête  ap- 
puyée dessus.  Le  ventre  était  affaissé,  et  les  entrailles  en 
avaient  été  certainement  retirées,  bien  qu'on  n'aperçût  au- 
cune marque  d'incision  ;  les  membres  avaient  été  racornis 
par  suite  du  procédé  employé  pour  empêcher  la  putréfaction  , 
dont  il  n'y  avait  pas  la  plus  légère  apparence  malgré  le  temps 
considérable  qui  s'était  écoulé  depuis  que  l'individu  était  mort. 

{Pag.  5o.)  La  coutume  de  conserver  les  têtes  des  vaincus 
est  universelle  parmi  ces  insulaires;  ils  les  portent  avec  eux  à 
la  guerre,  d'abord  comme  trophées,  puis  en  cas  de  paix,  pour 
les  rendre  au  parti  à  qui  elles  ont  été  enlevées,  l'échange 
mutuel  des  tètes  étant  toujours  un  des  premiers  articles  de 
leurs  traités.  Maintenant  ils  les  vendent  aux  Européens  pour 
des  bagatelles. 

(Pag-  77-)  Wangaroa  est  un  lieu  romantique  d'une  beauté 
singulière.  Près  de  la  pointe  du  nord  est  un  gros  rocher  percé 
qui  présente  l'aspect  d'une  arcade  gothique  ;  la  mer  roule  ses 
flots  au  travers ,  et  d'un  temps  calme  les  canots  peuvent  y  pas- 
ser. L'entrée  de  Wangaroa  n'a  pas  plus  d'un  demi-mille  de 

4i¥ 


644  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

large,  et  de  la  mer  il  est  impossible  de  l'apercevoir,  mais  il  y 
a  grand  fond  jusqu'à  toucher  la  terre  de  chaque  côté,  et  quand 
on  est  dedans  ,  c'est  un  des  plus  beaux  havres  du  monde.  Les 
plus  grandes  flottes  pourraient  y  mouiller,  et  elles  y  seraient  à 
l'abri  de  tous  les  vents. 

(Pages  107  et  suiv.  )  Vendredi  is.  avril  1820.  Nous  trouvâ- 
mes les  naturels,  particulièrement  les  femmes  qui  travaillent 
plus  que  les  hommes,  très-occupés  à  récolter  leurs  koumaras 
ou  patates  douces.  Le  commencement  de  la  récolte  des  kou- 
maras est  la  grande  époque  qui  marque  le  retour  de  l'année, 
et  le  soin  de  les  ramasser  fait  suspendre  tout  autre  genre  d'oc- 
cupation. Elle  est  précédée  parla  bénédiction  du  prêtre  pour 
sa  réussite,  et  terminée  par  le  tabou  qu'il  impose  sur  les  ma- 
gasins où  cet  aliment  sacré  est  déposé,  pour  en  défendre  l'accès 
à  tout  étranger.  Même  dans  les  invasions  destructives  des  Nou- 
vcaux-Zélandais,  il  est  quelquefois  arrivé  que,  tandis  que 
tout  autre  objet  avait  été  pillé,  la  superstition  du  tabou  avait 
protégé  les  koumaras  contre  la  profanation.  Une  des  per- 
sonnes du  navire  fut  présente  à  la  récolte  (aha-rahi^  du 
peuple  de  Shongui  ;  elle  fut  célébrée  dans  un  bois  où  l'on 
avait  dégagé  d'arbres  un  espace  carré,  au  centre  duquel  trois 
grands  piliers  fichés  en  terre,  dans  la  forme  d'un  triangle, 
supportaient  une  pile  immense  de  paniers  de  koumaras.  La 
tribu  de  Tepere  de  Wangaroa  avait  été  invitée  à  prendre 
part  aux  réjouissances,  qui  consistaient  en  plusieures  danses 
qui  furent  exécutées  autour  de  la  pile,  et  suivies  d'un  festin 
splendide.  Quand  les  hommes  de  Tepere  s'en  allèrent,  ils  re- 
çurent en  présent  autant  de  koumaras  qu'ils  purent  en  em- 
porter. 

Lorsque  les  naturels  s'asseoient  pour  prendre  leur  repas,  les 
esclaves  placent  la  portion  de  chaque  personne  devant  elle, 
dans  un  petit  panier  neuf  fabriqué  avec  une  espèce  de  jonc; 
ces  paniers  ne  peuvent  servir  deux  fois.  A  la  fin  du  repas  cha- 
cun emporte  le  reste  de  la  portion  de  vivres  qui  avait  été  placée 
devant  lui. 


PIÈGES  JUSTIFICATIVES.  G45 

Les  réjouissances  sont  les  mêmes  quand  on  plante  les  kou- 
maras  que  quand  on  les  récolte  ;  pendant  tout  ce  temps  le  ter- 
rain est  rigoureusement  taboue,  aussi  bien  que  les  individus 
chargés  de  le  cultiver  :  ils  ont  des  cases  temporaires,  élevées 
sur  le  sol  même,  dont  ils  ne  peuvent  dépasser  les  bornes,  de 
jour  ni  de  nuit,  jusqu'à  ce  que  leurs  travaux  soient  terminés. 
Les  naturels  veillaient  avec  tant  de  soin  à  ce  que  nous  n'ap- 
prochassions pas  de  ces  terrains  taboues,  qu'ils  postaient  des 
personnes  tout  exprès  pour  nous  avertir  et  nous  conduire, 
souvent  en  faisant  de  grands  circuits  ,  au  lieu  où  nous  voulions 
aller. 

(Page  ii2.)  Nous  vîmes  près  du  sentier  la  tête,  le  bras 
droit  et  une  petite  partie  de  la  poitrine  d'un  enfant  mort  de- 
puis quatre  jours  environ.  Quand  on  en  eut  informé  Kiwi- 
Kiwi  ,  le  frère  du  chef  King-George  de  Korora-Reka  ,  il  dit  que 
c'était  l'enfant  d'un  kouki ,  qui  était  mort  de  maladie  peu  de 
jours  auparavant,  et  que  les  restes  que  nous  voyions  étaient 
ce  que  les  chiens  n'avaient  pas  encore  dévoré.  Nous  tentâmes 
de  lui  représenter  la  convenance  d'enterrer  ce  dégoûtant  ob- 
jet; mais  il  parut  toul-à-fait  offensé  de  la  proposition,  en 
disant  que  si  c'était  l'enfant  d'un  rangatira  ou  gentilhomme, 
il  eût  été  déposé  dans  un  terrain  taboue  avec  toutes  les  céré- 
monies requises,  mais  qu'on  ne  pouvait  pas  accorder  à  un 
kouki  l'honneur  même  d'être  enterré,  et  qu'il  dérogerait  à 
son  rang  en  s'écarlant ,  à  cette  occasion  ,  des  coutumes  de  son 
pays. 

(Page  12G.)  Quand  le  corps  est  resté  assez  long-temps  en 
terre  pour  que  la  chair  soit  décomposée,  les  amis  du  défunt 
relèvent  les  os,  les  nettoient,  et  les  recueillent  dans  une  cor- 
beille, en  ayant  soin  de  mettre  le  crâne  par-dessus  tout;  ils 
les  déposent  dans  le  tombeau  de  la  famille.  Ces  tombeaux  sont 
rigoureusement  taboues,  et  leur  violation  n'est  jamais  oubliée 
ni  pardonnéc.  En  relevant  les  os,  les  personnes  de  la  famille 
pratiquent  aussi  la  cérémonie  de  pleurer  et  de  se  déchirer,  et 
tout  est  terminé  par  un  grand  festin 


640  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

(Page  127.)  Quand  une  personne  meurt,  tous  ceux  qui 
ont  un  mousquet  le  déchargent  en  guise  de  salut  à  l'esprit  qui 
s'en  va. 

(Page  i35.)  Tandis  que  nous  errions  au  travers  du  vil- 
lage de  Kawera-Popo  ,  par  hasard  et  sans  être  vus ,  nous  entrâ- 
mes dans  le  lieu  des  sépultures.  Au  centre  de  l'enclos  s'élevait 
une  espèce  de  plate-forme  couverte  d'un  toit  comme  une  mai- 
son ,  et  sur  laquelle  étaient  placées  plusieurs  petites  pirogues. 
Dans  l'une  d'elles  se  trouvaient  les  restes  d'un  enfant  envelop- 
pés dans  une  natte,  sans  être  tout-à-fait  décomposés;  et  dans 
une  autre  était  un  monceau  d'ossemens  avec  un  crâne  placé 
par-dessus. 

Les  naturels  disent  que  les  corps  de  ceux  qui  meurent  sont 
enterrés  jusqu'à  ce  que  la  chair  se  détache  des  os  ;  mais  ce  que 
nous  vîmes  dans  cette  journée  ,  joint  à  d'autres  motifs,  prouve 
suffisamment  qu'il  y  a  des  exceptions  à  ces  pratiques,  et  que 
chez  ce  peuple  extraordinaire  il  règne ,  dans  la  façon  dont 
ils  disposent  de  leurs  morts,  la  même  mobilité  qu'on  observe 
dans  plusieurs  de  leurs  autres  coutumes. 

Il  était  évident  que  les  restes  de  l'enfant,  qui  n'était  pas  tout- 
à-fait  décomposé,  n'avaient  jamais  été  enterrés.  Koro-Koro 
n'aurait  pas  non  plus  pris  tant  de  peine  dans  l'exemple  qu'on 
a  cité  plus  haut  pour  empêcher  la  putréfaction  du  corps  de 
son  ami,  si  l'on  avait  dû  le  mettre  en  terre.  On  avait  observé 
à  Shouki-Anga  la  partie  supérieure  du  corps  d'une  femme 
dans  un  état  parfait  de  conservation,  tandis  que  le  reste  n'a- 
vait pas  été  conservé  à  cause  de  la  décomposition  qui  avait  eu 
lieu  immédiatement  après  la  mort.  M.  Marsden  vit  aussi  le  père 
de  Wiwia  placé  sur  une  plate-forme,  précisément  de  la 
même  manière  que  l'était  l'enfant  en  question. 

(Page  i83.  )  Nos  messieurs  trouvèrent  les  habitans  de  la 
baie  des  Iles  dans  la  plus  grande  alarme ,  car  ils  s'attendaient 
à  une  invasion  prochaine  de  la  part  dn  chef  de  Kaï-Para 
(  Moudi-Panga),  district  de  la  côte  occidentale.  Ce  guerrier 
était  représenté  comme  infiniment  supérieur  à  tous  ses  com- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  Gi7 

patriotes  par  la  taille  et  la  force  corporelle,  et  il  était  à  la  tête 
d'une  tribu  puissante  et  très-nombreuse.  Son  approche  avait 
occasioné  une  consternation  extraordinaire;  toute  la  popu- 
lation mâle  de  la  baie  des  Iles  était  sous  les  armes. 

(Pages  186  et  suie.  )  La  persuasion  que  les  morts  peuvent 
reparaître  est  universelle  parmi  les  Nouveaux-Zélandais  ;  ils 
s'imaginent  qu'ils  entendent  la  voix  de  leurs  parens  défunts 
quand  le  vent  souffle  avec  force;  toutes  les  fois  qu'ils  passent 
près  de  l'endroit  où  un  homme  a  été  tué,  chacun  a  coutume  de 
jeter  une  pierre  sur  la  place  ,  et  la  même  pratique  est  observée 
par  tous  ceux  qui  visitent  au  cap  Nord  une  caverne,  paria- 
quelle  les  esprits  des  morts  sont  censés  passer  dans  leur  route 
vers  l'autre  monde. 

Il  est  bon  de  faire  observer  ici  qu'ils  attachent  les  plus  fu- 
nestes conséquences  à  l'action  de  manger  dans  leurs  maisons. 

Une  fille  de  King-George  se  trouvant  très -malade,  on  ftii 
portait  parfois  des  alimens  du  bord  ,  et  on  recommanda  à  ses 
parens  de  ne  l'envoyer  en  aucune  manière  au  grand  air}  mais 
cette  injonction  ne  fut  point  suivie,  et  par  le  plus  mauvais 
temps  elle  était  obligée  de  quitter  sa  cabane  toutes  les  fois 
qu'elle  allait  manger. 

Ils  croient  que  ceux  qui  entrent  dans  une  maison  où  quel- 
que morceau  de  nourriture  animale  se  trouve  suspendu  sur 
leur  tète,  ne  courent  pas  des  dangers  moins  grands;  un  pi- 
geon mort  ou  un  morceau  de  porc  suspendu  au  plancher  étaient 
une  meilleure  sauve-garde  contre  leur  importunité  qu'une 
sentinelle.  En  dernier  lieu,  ceux  de  nos  gens  qui  demeuraient 
à  terre  l'employaient  avec  le  plus  grand  succès  pour  se  débar- 
rasser des  naturels. 

Bien  que  leurs  superstitions  soient  inviolablement  suivies 
par  ces  hommes  quand  ils  sont  à  terre,  du  moment  qu'un 
Nouveau-Zélandais  monte  à  bord ,  il  s'en  considère  comme 
entièrement  dégagé  ,  et  il  se  conforme  aussitôt  à  nos  coutumes 
et  à  nos  manières. 


648  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

M.  Cruise  raconte  ainsi  qu'il  suit  l'alarme  que  causa 
l'invasion  de  Poro  et  de  ses  gens  dans  la  tribu  de  Georges 
à  Wangaroa,  tandis  que  le  Dromedary  se  trouvait  mouillé 
dans  cette  baie  pour  charger  des  espars  de  Koudi.  [Pages 
192  et  suiv.) 

3  août  1820.  Le  soir  on  vit  plusieurs  feux  dans  un  marais 
à  l'extrémité  méridionale  du  havre ,  près  de  l'embouchure  de 
la  rivière  Kamimi.  Les  naturels  dirent  que  c'était  le  camp  du 
chef  Poro  du  cap  Nord,  ajoutant  qu'un  grand  combat  allait 
avoir  lieu  ;  mais  après  de  nombreuses  questions,  on  ne  put 
s'assurer  d'une  manière  satisfaisante  si  l'attaque  allait  avoir 
lieu  sur  le  peuple  de  Georges  ou  sur  celui  de  Tepcre.  Les  ha- 
bitans  semblaient  vivement  alarmés,  et  aucune  de  leurs  piro- 
gues n'osa  s'aventurer  vers  cette  partie  du  havre. 

4  août.  La  même  inquiétude  et  la  même  ignorance  sur 
les  intentions  de  Poro  ont  régné  parmi  les  naturels.  Tepcre 
est  venu  de  bonne  heure  à  bord  ,  et  ne  s'en  est  allé  qu'à  la 
nuit.  Il  était  évidemment  dans  une  grande  anxiété,  et  la  peur, 
plutôt  qu'aucune  affaire,  semblait  le  retenir  sur  le  navire.  Dans 
la  soirée,  les  feux  de  Poro  ont  disparu,  et  les  naturels  ont 
rapporté  qu'il  s'était  avancé  sur  les  bords  du  Kamimi,  vers  le 
■district  de  Georges. 

5  août.  Dans  l'après-midi  le  charpentier  et  Georges  sont 
venus  a  bord  ;  le  premier  a  annoncé  que  l'apparition  de  Poro 
avait  plongé  Georges  et  sa  tribu  dans  les  plus  grandes  alarmes; 
toute  espèce  de  travail  avait  cessé  depuis  quelques  jours,  et 
l'on  faisait  toutes  sortes  de  préparatifs  pour  repousser  le  for- 
midable agresseur. 

Quand  Poro  se  remit  en  marche  le  troisième  jour,  il  se  di- 
rigea au  travers  des  bois  vers  le  pâ  de  Georges ,  et  prit  posi- 
tion sur  une  colline  précisément  en  face,  qui  n'en  est  séparée 
que  par  le  Kamimi,  guéable  en  cet  endroit,  et  par  une  vallée 
intermédiaire,  d'un  demi-mille  de  large.  Le  mouvement  de  la 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  G4ï) 

tribu  de  Poro  au  travers  des  bois  ne  put  être  aperçu  des  Eu- 
ropéens, mais  du  moment  qu'ils  en  sortirent  jusqu'à  eelui  où 
ils  oeeupèrent  la  colline  éloignée  d'un  mille  à  peu  près,  leurs 
opérations  furent  visibles. 

Sur  la  lisière  du  bois  ,  ils  laissèrent  leurs  femmes  ,  leurs  en- 
fans,  leurs  koukis,  leurs  bagages  et  leurs  habits,  et  s'avancè- 
rent vers  le  sommet  de  l'éminence  ,  en  trois  divisions  qui  mar- 
chaient avec  rapidité ,  et  ne  portaient  absolument  rien  que 
leurs  armes.  Leurs  corps  étaient  entièrement  nus  et  peints  en 
rouge,  leur  cheveux  liés  au  sommet  de  la  tête  et  huilés,  et 
leurs  figures  barbouillées  d'une  espèce  de  peinture  bleue ,  assez 
commune  en  quelques  parties  de  la  Nouvelle-Zélande.  En 
arrivant  au  sommet  de  la  colline,  ils  exécutèrent  la  danse  de 
guerre,  et  poussèrent  des  cris  pour  défier  leurs  ennemis  ;  en- 
suite le  bagage  se  mit  en  route  et  ils  formèrent  leur  camp.  La 
danse  de  guerre  et  les  cris  furent  sur-le-champ  répétés  par  le 
peuple  de  Georges  du  côté  opposé;  les  hommes  étaient  peints 
en  rouge  et  armés,  et  plusieurs  femmes  semblaient  costumées 
delà  même  façon  pour  rendre  l'aspect  de  leurs  forces  plus  im- 
posant. Durant  la  nuit  on  observa  le  plus  profond  silence;  au 
moindre  bruit  les  hommes  couraient  aux  armes,  et  Tepouhi 
fit  souvent  tirer  des  coups  de  fusil,  afin  de  prouver  à  ses  en- 
nemis que  sa  propre  tribu  était  pourvue  de  ces  armes  redou- 
tables. 

Le  lendemain  malin  ,  le  charpentier  annonça  son  intention 
d'aller  au  camp  de  Poro  pour  s'assurer  de  l'objet  de  sa  visite, 
et  Wetoï,  le  naturel  de  Shouki-Anga  qui  nous  avait  déjà 
donné  plusieurs  preuves  de  sa  fidélité,  ayant  quelques  païens 
dans  l'armée  de  Poro  ,  s'offrit  à  l'accompagner.  Georges  s'op- 
posa fortement  à  cette  démarche ,  prétextant  le  danger  per- 
sonnel auquel  le  charpentier  allait  s'exposer  ;  enfin  il  fut  con- 
venu que  Houdou  ,  frère  de  Georges,  se  joindrait  à  l'ambas- 
sade. Comme  ils  approchaient  du  camp,  Houdou  fut  subju- 
gué par  ses  craintes,  et  saisissant  le  charpentier  par  son 
habit,  il  le  conjura ,  mais  en  vain  ,  de  ne  pas  aller  plus  loin 


650  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

La  réception  fut,  suivant  la  coutume  du  pays,  gracieuse  et 
pleine  de  dignité.  Les  députés  trouvèrent  Poro  assis  au  mi- 
lieu de  ses  plus  proches  parens,  tandis  que  les  guerriers  de  sa 
tribu,  munis  de  leurs  armes,  formaient  un  cercle  autour  de 
leur  chef  et  des  étrangers.  Poro  interrogé  sur  l'objet  de  sa 
visite,  répondit  qu'il  était  venu  voirie  vaisseau  et  les  hommes 
blancs  ,  et  converser  avec  eux;  que  si  Georges  avait  le  dessein 
de  s'y  opposer,  il  combattrait  contre  lui,  mais  que  dans  le  cas 
contraire,  ses  intentions  étaient  amicales.  Lorsqu'on  lui  eut 
annoncé  qu'il  ne  serait  apporté  aucun  obstacle  à  ses  communi- 
cations avec  le  Dromcdarj-,  la  paix  fut  proclamée  par  une  danse 
guerrière,  répétée  plusieurs  fois  par  les  deux  partis;  de  eba- 
que  côté  les  femmes  agitaient  leurs  nattes  et  poussaient  le  cri  : 
Aire  mai  —  viens  ici- 
Peu  après  ,  Georges  traversa  la  rivière  et  alla  offrir  deux 
haches  à  Poro,  mais  on  remarqua  qu'on  ne  lui  donna  rien  en 
retour.  Cette  entrevue  ,  jointe  à  ce  que  Georges  n'avait  qu'une 
centaine  de  guerriers,  tandis  que  son  adversaire  avait  le  dou- 
ble de  ce  nombre,  prouva  que  Georges,  par  cette  démarche  , 
reconnaissait  la  supériorité  de  Poro.  v 

De  la  crainte  la  plus  abjecte  Georges  passa  tout-à-coup  au 
ton  et  à  la  conduite  d'un  conquérant.  En  arrivant  à  bord,  il 
ne  daigna  pas  faire  attention  à  Tepere ,  qui  se  trouvait  sur  le 
pont,  et  qui  n'avait  pas  encore  fait  sa  paix,  et  se  tournant 
vers  quelques  hommes  de  la  tribu  de  ce  dernier,  il  leur  ordonna, 
de  la  manière  la  plus  péremptoire,  en  présence  de  leur  chef, 
de  quitter  à  l'instant  le  vaisseau. 

Tepere  gardait  un  profond  silence;  mais  comme  c'était  de 
la  part  de  Georges  un  trait  d'insolence  qu'on  ne  pouvait  pas 
laisser  passer,  un  des  officiers  lui  signifia  qu'aussi  long-temps 
que  les  naturels  se  comporteraient  décemment,  ils  resteraient 
à  bord  tant  qu'il  leur  plairait,  et  qu'il  n'avait  aucun  ordre  à 
donner  à  ce  sujet. 

Cet  avis  produisit  l'effet  désiré,  et  pendant  le  reste  de  sa 
visite  il  se  conduisit  lui-même  très-bien.  Tepere  resta  à  bord 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  651 

jusqu'à  la  nuit,  et  ne  s'en  alla  qu'avec  une  répugnance  visible. 
Dimanche  6  août.  Dans  la  soirée ,  un  canot  qui  était  allé 
chercher  Poro ,  revint  amenant  ce  chef,  son  fils  et  ses  petits- 
fils,  et  un  matelot  des  îles  Marquises  qui  s'était  établi  dans 
son  district.  La  terreur  du  vieux  chef  était  extrême,  il  trem- 
blait comme  la  feuille  en  approchant  du  navire,  et  l'on  assura 
qu'avant  de  quitter  son  camp  il  était  si  alarmé  pour  sa  sû- 
reté ,  que  YVetoï  fut  obligé  de  rester  en  otage  dans  le  camp 
jusqu'à  son  retour.  Pour  empêcher  qu'aucune  espèce  de  pil- 
lage n'eût  lieu  durant  son  absence,  Poro  taboua  la  propriété 
des  blancs,  dont  la  cabane  était  voisine  de  son  camp,  et  il 
envoya  cinquante  personnes  de  sa  tribu  pour  aider  les  Euro- 
péens et  les  gens  de  Georges  à  transporter  un  espar. 

1  août.  Dans  l'après-midi  on  déchargea  les  canons,  et 
quoique  ce  fût  un  spectacle  tout-à-fait  nouveau  pour  les  peu- 
ples du  cap  Nord,  leurs  marques  de  surprise  furent  bien  au- 
dessous  de  ce  que  nous  pouvions  attendre  en  pareil  cas.  Le 
petit-fils  du  chef,  qui  était  un  grand  garçon,  fut  si  alarmé, 
qu'il  ne  cessa  de  crier  durant  ce  feu,  malgré  les  rebuffades 
fréquentes  et  quelquefois  sévères  qu'il  recevait  de  la  part  des 
hommes  de  sa  tribu  qui  se  trouvaient  placés  près  de  lui. 

Dans  l'après-midi,  Poro,  ayant  reçu  plusieurs  présens,  se 
remit  en  route  pour  son  camp  ,  accompagné  par  quelques 
personnes  du  vaisseau.  En  nous  dirigeant  vers  le  Kamimi, 
nous  rencontrâmes  le  père  de  Tepere  dans  sa  pirogue;  une 
conversation  eut  lieu  entre  lui  et  Poro  ,  et  pendant  ce  temps 
ce  dernier  se  tint  debout  dans  le  canot,  montrant  fréquem- 
ment son  mère.  Ce  geste  nous  fut  expliqué  comme  un  signal  de 
paix,  et  par  la  suite  nous  apprîmes  que  la  tête  du  frère  de 
Tepere,  qui  était  restée  au  pouvoir  de  Poro  depuis  que  celui- 
ci  l'avait  tué  dans  un  combat ,  allait  être  rendue  à  sa  famille. 
Poro  se  fit  un  point  d'honneur  d'atteindre  son  camp  quelque 
temps  avant  les  gentlemen  du  navire.  Quand  nous  arrivâmes, 
nous  le  trouvâmes  assis  avec  sa  famille,  en  face  de  sa  cabane, 
qui  était  située  presque  au  sommet  de  la  colline  :  le  reste  de  la 


G52  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

tribu  était  debout,  les  armes  à  la  main,  à  cent  verges  envi- 
ron plus  bas.  A  un  signal  de  leur  chef,  ils  s'élancèrent  avec 
une  grande  rapidité  vers  l'endroit  où  nous  étions  assis  avec 
Poro ,  en  poussant  des  cris  et  brandissant  leurs  lances;  puis  ils 
s'arrêtèrent  et  exécutèrent  les  danses  de  guerre,  en  s'animant 
jusqu'à  un  tel  degré  de  frénésie,  qu'une  personne  étrangère  à 
leurs  manières  eût  imaginé  que  c'était  le  prélude  de  quelque 
acte  de  violence. 

Leurs  armes  étaient  des  lances,  des  baïonnettes  attachées  à 
des  bâtons  semblables  à  des  piques,  des  patou-patous,  des 
mère  et  douze  fusils,  qui  donnaient  un  haut  degré  d'impor- 
tance à  la  force  de  la  tribu.  Ceux  qui  étaient  présens  parais- 
saient, en  général,  de  très-jeunes  hommes,  et  d'une  haute 
taille;  ils  étaient  complètement  nus,  et  outre  le  rouge  d'o- 
cre,  commun  aux  autres  tribus  de  la  Nouvelle-Zélande,  leurs 
visages  et  leurs  corps  étaient  barbouillés  de  taches  d'une  cou- 
leur bleue.  La  danse  de  guerre  terminée,  ils  continuèrent  à 
regarder  fixement  les  étrangers  durant  quelques  minutes,  tan- 
dis que  Georges  leur  déclinait  nos  noms  et  tâchait  de  leur 
expliquer  nos  différentes  fonctions.  Pendant  la  conférence, 
un  chef,  debout,  veillait  à  ce  qu'ils  ne  nous  importunassent 
point,  et  quiconque  dépassait  la  limite  imposée  était  traité 
par  ce  chef  d'une  manière  rude  et  sévère.  Sur  un  autre  si- 
gnal de  Poro ,  ils  se  retirèrent  précisément  de  la  même  ma- 
nière qu'ils  s'étaient  avancés,  et,  déposant  leurs  armes,  ils  re- 
prirent leurs  occupations  habituelles. 

Le  camp  était  établi  sur  le  revers  gauche  de  la  colline,  et 
consistait  en  quatre  longues  cabanes  construites  en  pieux ,  et 
si  bien  couvertes  de  roseaux,  qu'elles  étaient  impénétrables 
à  la  pluie.  Chaque  hangar  pouvait  contenir  cent  personnes; 
la  cabane  des  chefs  était  aussi  près  du  sommet  de  la  colline 
que  pouvait  le  permettre  la  nature  du  sol,  tandis  que  les  au- 
tres étaient  élevées  à  droite  et  à  gauche  sur  le  penchant  du 
mont.  Il  paraissaity  avoir  de  trois  cent  cinquante  à  quatre  cents 
personnes  dans  le  camp,  y  compris  plusieurs  femmes;  et  ils 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  G53 

semblaient  avoir  en  abondanec  des  vivres  qu'ils  devaient 
avoir  apportés  avec  eux. 

S  août.  Ayant  appris  que  quelques  gentlemen  du  navire 
voulaient  visiter  son  camp  dans  la  journée,  Poro,  par  politesse 
pour  eux  ,  retarda  son  départ  qui  devait  avoir  lieu  dans  la 
matinée.  Après  avoir  fait  exécuter  la  danse  de  guerre  par 
ses  gens,  il  les  partagea  en  deux  corps,  et  leur  fit  simuler 
un  combat.  Les  attaques  entre  les  deux  partis  opposés  con- 
sistaient en  une  suite  de  charges  ou  d'engagemens  sans  ordre 
ni  métbode  ;  en  en  venant  aux  mains,  chaque  guerrier  choi- 
sissait son  homme  et  le  combattait.  Dans  cette  représenta- 
tion ,  Poro,  qui  doit  avoir  passé  la  soixantaine,  déploya 
autant  d'activité  et  de  vigueur  que  le  plus  jeune  guerrier  de 
sa  tribu.  Les  Anglais  quittèrent  Poro  dans  la  soirée,  charmés 
de  ce  qu'ils  avaient  vu,  et  ce  chef  se  prépara  à  retourner  le 
lendemain  dans  son  district,  après  avoir  témoigné  sa  grati- 
tude pour  les  attentions  et  la  générosité  des  hommes  blancs 
à  son  égard. 

g  août.  De  bonne  heure  dans  la  matinée,  Poro  s'est  mis  en 
route  pour  son  pays.  Il  avait  exprimé  la  crainte  qu'un  plus 
long  séjour  n'épuisât  ses  provisions,  et  bien  qu'il  y  eût  cinq 
jours  de  marche  jusqu'à  son  territoire,  il  avait  fait  apporter  à 
des  esclaves ,  non-seulement  assez  de  vivres  pour  la  subsis- 
tance de  sa  tribu  jusqu'à  son  retour,  mais  encore  les  maté- 
riaux nécessaires  pour  construire  les  huttes. 

(Page  2i5.)  Ces  naturels  (de  la  rivière  Tamise)  étaient  en 
apparence  bien  supérieurs  à  tous  les  Nouveaux-Zélandais  que 
nous  avions  vus  jusqu'alors.  Ils  étaient  mieux  faits,  d'une  plus 
grande  taille  et  d'une  forme  plus  athlétique.  Leurs  pirogues 
étaient  plus  grandes,  et  plus  riches  dans  leurs  ornemens  et 
leurs  sculptures. 

{Page  229.)  Nous  demandâmes  à  Te  ta  ta ,  le  jour  suivant, 
pourquoi  il  nous  avait  fait  la  veille  au  soir  sa  visite  à  une  heure 
aussi  avancée;  il  répondit  que  les  deux  jeunes  filles  qu'il  avait 
emmenées  étaiertt  des  filles  de  chefs.  Lui-même  les  avait  ame- 


654  PIÈGES  JUSTIFICATIVES. 

nées  à  bord;  mais,  à  son  retour  dans  sa  tribu,  il  avait  été  si 
sévèrement  réprimandé  pour  cette  action,  que  pour  sa  propre 
sûreté  il  avait  été  contraint  de  venir  les  reprendre.  Il  dit  que 
toutes  les  filles  qui  étaient  venues  à  bord  du  navire  étaient  des 
esclaves;  mais  que  les  chefs  s'étaient  crus  déshonorés  en  per- 
mettant qu'on  disposât  de  leurs  filles  de  la  même  manière. 

Leur  opinion  ,  à  cet  égard,  était  certainement  bien  différente 
de  celle  de  plusieurs  des  chefs  de  la  baie  des  Iles,  qui  entraî- 
naient leurs  sœurs  et  leurs  filles  à  bord  des  navires,  du  mo- 
ment de  leur  arrivée,  satisfaits  qu'elles  devinssent  le  partage 
des  Européens  du  dernier  rang  comme  des  classes  les  plus 
élevées. 

(Page  235.)  Dans  le  mois  de  septembre,  à  l'inexprimable 
surprise  des  insulaires,  deux  baleines  qui  étaient  entrées  dans 
la  baie  des  Iles,  furent  attaquées  par  les  canots  de  deux  navires 
baleiniers  et  dépecées.  Quand  l'huile  en  fut  extraite,  on  laissa 
la  carcasse  flotter  à  la  surface  de  la  mer. 

La  chair  de  la  baleine  étant  considérée  par  ces  peuples 
comme  une  friandise  du  premier  ordre,  ils  accoururent  de  tou- 
tes les  parties  de  la  baie  pour  s'en  repaître.  Une  foule  de  que- 
relless'élevèrent  sur  le  corps  du  cétacée.Les  jeunes  filles  même, 
qui  vivaient  comme  servantes  chez  les  missionnaires  et  parta- 
geaient leur  nourriture,  abandonnèrcntleur  service  pour  pren- 
dre place  sur  la  carcasse  de  la  baleine, ou  stipulèrent  qu'on  leur 
en  achèterait  des  morceaux  pour  leur  consommation. 

{Page  269.)  28  novembre  1  820. Une  jeune  naturelle,  fille  d'un 
chef,  avait  vécu  depuis  quelques  mois  avec  le  soldat  qui  était 
cause  de  la  mort  deWilliam  Aldridje,  et  on  jugea  convenable 
de  l'éloigner  du  navire.  Elle  ne  céda  à  cet  ordre  qu'avec  beau- 
coup de  répugnance.  Depuis  le  moment  où  le  malheureux  sol- 
dat avait  été  mis  au  cachot ,  elle  s'était  tenue,  à  ses  côtés  et  n'a- 
vait pas  cessé  de  pousser  des  cris  :  comme  on  lui  avait  dit  qu'il 
serait  infailliblement  pendu,  elle  avait  acheté  du  lin  des  na- 
turels le  long  du  bord  et  en  avait  fait  une  corde,  déclarant 
que  si  tel  était  le  sort  de  son  amant ,  elle  terminerait  son  exis- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  055 

tencc  de  la  raûme  manière.  D'après  les  coutumes  de  son  pays, 
il  n'y  a  pas  le  moindre  doute  qu'elle  n'eût  exécuté  son  projet. 

Quoique  chassée  du  navire,  elle  resta  le  long-  du  bord  dans 
une  pirogue  depuis  le  lever  du  soleil  jusqu'à  son  coucher,  et 
ni  remontrances  ni  présens  ne  purent  la  décider  à  s'en  aller. 
Quand  le  Dromcdary  retourna  à  la  baie  des  Iles,  elle  nous  sui- 
vit par  terre;  et  reprenant  son  poste  près  de  la  partie  du  na- 
vire où  elle  supposait  que  son  amant  était  emprisonné,  elle  y 
resta  même  par  le  temps  le  plus  affreux,  et  recommença  ses 
lamentations  habituelles  sur  le  sort  qui  lui  était  réservé  jusqu'à 
notre  départ  définitif  de  la  Nouvelle-Zélande.  %' 

(Page  274O  3  décembre.  En  prenant  congé  du  navire,  les 
femmes  qui  avaient  vécu  avec  les  personnes  du  bord  prati- 
quaient la  cérémonie  de  pleurer  et  de  se  déchirer  avec  des  co- 
quilles, tout  comme  elles  l'eussent  fait  en  se  séparant  de  gens 
qui  auraient  eu  des  droits  plus  légitimes  à  leur  tendresse.  La 
douceur  du  traitement  qu'elles  recevaient  des  Européens,  com- 
parée avec  la  conduite  de  leurs  compatriotes,  avait  gagné  leur 
estime  et  leurs  affections.  D'ailleurs,  outre  le  regret  qu'elles 
éprouvaient  à  se  séparer  d'hommes  avec  qui  elles  avaient  si 
long-temps  vécu,  elles  devaient  songer  aux  privations  et  aux 
misères  de  la  vie  sauvage,  et  aux  traitemens  humilians  et 
souvent  cruels  des  hommes  avec  qui  elles  allaient  se  re- 
trouver. 

{Page  307.)  Quand  un  naturel  veut  faire  un  marché,  il 
examine  l'article  que  l'Européen  lui  offre,  une  hache  par 
exemple,avec  beaucoup  d'attention  etde  sagacité;  s'il  la  trouve 
à  son  goût,  il  tire  un  fil  de  sa  natte,  qu'il  attache  autour  de 
la  hache,  en  déclarant  en  même  temps  qu'il  l'a  tabouée.  Puis 
il  la  rend  au  propriétaire  jusqu'au  moment  où  il  peut  lui  en 
donner  la  valeur. 

(Page  307.  )  Leur  boisson  universelle  est  l'eau  ;  par  poli- 
tesse ils  prennent  quelquefois  du  vin  et  du  grog,  mais  avec 
répugnance. 

Georges  de  Wangaroa  fut  la  seule  exception  que  nous  pu- 


G56  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

mes  observer,  mais  ses  habitudes  avaient  été  corrompues  par 
son  séjour  sur  un  de  nos  navires.  Il  aimait  réellement  les  li- 
queurs fortes  dont  une  petite  quantité  le  rendait  ivre,  et  dans 
cet  état  il  était  très-violent. 

{Page  3o8.)  L'action  de  couper  les  cheveux  s'associe  à 
une  étrange  superstition;  celui  qui  l'a  subie  doit  s'éloigner 
pendant  quelques  jours  de  la  société  de  sa  famille,  et  pendant 
ce  temps  il  est  taboue.  Ces  sauvages  se  coupent  les  cheveux 
avec  une  coquille  presque  ras  au  sommet  de  la  tête,  tandis 
qu'ils  les  laissent  longs  par  derrière  :  ils  attachaient  un  grand 
jirix  aux  peignes  et  aux  ciseaux  que  nous  leur  distribuiîmes. 

{Page  3io.)  Certaines  particularités  dans  la  forme  du  moko 
(tatouage)  distinguent  les  membres  de  chaque  famille.  Les 
naturels  demandaient  souvent  à  un  gentleman  du  Dromcdary, 
qui  avait  un  écusson  gravé  sur  son  cachet,  si  c'était  là  le  moko 
de  sa  tribu. 

{Page  3iG.)  Aire  mai,  ou  viens  ici ,  est  le  salut  de  paix  ou 
d'amitié.  Quand  ce  mot  n'est  pas  prononcé  à  l'approche  d'un 
étranger,  les  sentimens  des  naturels  ne  sont  pas  d'une  nature 
favorable  envers  lui. 

{Page  3 18.)  L'emu  se  trouve  à  la  Nouvelle-Zélande,  bien 
que  nous  n'ayons  jamais  eu  le  bonheur  d'en  rencontrer.  Les 
naturels  vont  le  chasser  aux  ténèbres  avec  des  feux  qui  attirent 
ces  oiseaux  et  des  chiens  qui  les  tuent.  Leurs  plumes  sont  noi- 
res, plus  petites  et  plus  délicates  que  celles  de  l'emu  de  la 
Nouvelle-Hollande.  Une  natte  ornée  de  ces  plumes  est  le  cos- 
tume le  plus  dispendieux  qu'un  chef  puisse  porter. 

{Page  32o.)  La  justice,  parmi  les  Nouveaux-Zélandais, 
s'administre  d'une  manière  sommaire.  Ceux  qui  sont  allés  à 
Port-Jackson  se  sont  toujours  récriés  fortement  sur  la  manière 
froide  et  réfléchie  avec  laquelle  les  blancs  mettent  à  exécution 
les  sentences  prononcées  par  la  loi.  Ils  regardaient  toute  es- 
pèce de  punition  corporelle  comme  un  raffinement  de  cruauté; 
et  leur  argument  général  était  :  «  Si  un  homme  vole,  tuez-le, 
et  il  ne  pourra  plus  voler;  et  s'il  faut  le  tuer,  assommez-le  au 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  657 

montent  même  où  il  commet  le  crime;  mais  ne  le  gardez  pas 
une  semaine  entière  à  languir  après  le  sort  qui  l'attend.  » 

(Page  3ui.)  Les  lieux  où  les  personnes  meurent  et  ceux  où 
leurs  restes  sont  déposes  sont  marqués  de  la  même  manière. 
Un  pieu  peint  en  rouge  est  planté  en  terre,  et  il  est  surmonté 
d'une  figure  humaine  grossièrement  sculptée. 

(Pages  277  et  juiV.)  Les  habitans  de  la  Nouvelle-Zélande 
sont  en  général  grands,  actifs  et  bien  faits;  leur  teint  est  brun, 
leurs  cheveux  noirs,  tantôt  droits  et  tantôt  frisés;  ils  ont  de 
très-belles  dents.  Ilyaunc  différence  frappante,  pour  la  stature 
et  les  formes,  entre  les  rangatiras,  c'est-à-dire  les  chefs  ou  la 
classe  la  plus  élevée,  et  ceux  qui  sont  koukis  ou  esclaves  de 
naissance.  Plusieurs  des  derniers  sont  presque  noirs  et  au-des- 
sous de  la  taille  moyenne.  Les  Nouveaux-Zélandais  offrent  au- 
tant de  variétés  dans  leurs  traits  que  les  Européens  :  il  y  a 
peu  de  caractère  national  dans  leur  figure  qui ,  avant  l'âge  du 
tatouage,  peut  passer  pour  être  régulière  et  agréable  ;  du  moins 
plusieurs  de  ceux  que  nous  vîmes  avant  d'avoir  subi  cette  opé- 
ration avaient  un  beau  visage.  Les  dessins  du  tatouage  varient 
suivant  les  différentes  tribus.  Quand  un  individu  a  atteint  sa 
vingtième  année  ,  il  n'est  pas  considéré  comme  un  homme 
s'il  n'a  pas  subi  cette  pénible  cérémonie.  Il  la  supporte  avec 
un  courage  surprenant ,  et  on  la  renouvelle  de  temps  en 
temps ,  à  mesure  que  les  traits  s'affaiblissent ,  jusqu'à  l'âge 
le  plus  avancé.  Hietoro,  qui  retourna  à  la  Nouvelle-Zé- 
lande sur  le  Dromedarjj  allait  être  tatoué  de  nouveau  à  son 
arrivée;  et  quand  nous  dîmes  à  Wetoï ,  qu'un  long  séjour  avec 
nous  avait  à  demi  anglicisé  ,  qu'il  ne  devrait  pas  adopter  cette 
affreuse  coutume  de  ses  compatriotes,  il  répondit  «  que  s'il  ne 
s'y  soumettait  pas,  il  serait  méprisé  et  peut-être  traité  comme 
une  femme.  »  L'inflammation  qui  suit  l'opération  est  si  consi- 
dérable, que  celle-ci  ne  s'exécute  jamais  que  graduellement.  Des 
mois  et  quelquefois  des  années  entières  s'écoulent  avant  que  la 
figure  soit  complètement  tatouée  :  du  reste,  quoique  cette  opé- 
ration défigure  les  naturels  dans  leur  jeunesse,  elle  cache  com- 

TOME    III.  42 


658  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

plètement  les  ravages  de  la  vieillesse.  Les  tètes  chauves  sont 
très-rares,  et  nous  n'en  avons  vu  qu'un  seul  exemple;  plu- 
sieurs hommes  très-âgés  descendent  dans  la  tombe  sans  avoir 
un  seul  cheveu  gris.  Benny,  un  des  chefs  de  la  baie  des 
Iles,  qui,  disait-il,  était  déjà  un  homme  fait  lorsque  le 
capitaine  Cook  y  parut,  n'avait  pas  un  seul  cheveu  gris  sur  la 
tête. 

Leur  habillement  consiste  en  une  natte  fabriquée  avec  du 
lin  du  pays,  qui  est  soyeux  et  fort  beau  ,  et  adroitement  tissu 
par  les  femmes.  Ils  en  portent  une  sur  leurs  épaules,  tandis 
qu'une  autre  du  même  tissu  et  de  la  même  matière  est  soute- 
nue autour  de  leurs  reins  par  une  ceinture.  En  hiver,  pour  la 
nuit  ou  les  temps  humides,  ils  emploient  une  sorte  de  natte 
très-grossière,  qu'ils  nomment  kakahou;  elle  est  très-chaude  , 
impénétrable  à  la  pluie  et  assez  large  pour  envelopper  tout  le 
corps.  Leur  tète  est  toujours  nue,  même  au  plus  fort  de  l'hi- 
ver, ce  qui  explique  les  maux  d'yeux  auxquels  plusieurs  d'en- 
tre eux  sont  sujets  ;  mais  ces  maux  affectent  rarement  leur  vue 
qui  est  singulièrement  perçante.  La  femme  du  chef  Pomarc 
formait  exception  à  cet  avantage  général.  Elle  demanda  de 
l'eau  pour  ses  yeux  ;  quand  on  lui  en  eut  donné,  elle  remarqua 
«  que  si  elle  ne  voyait  pas  aussi  bien  que  le  reste  de  ses  com- 
patriotes, au  moins  elle  avait  la  satisfaction  d'avoir  cela  de 
commun  avec  le  roi  Georges;  »  faisant  par-là  allusion  à  notre 
dernier  monarque,  le  seul  prince  souverain  dont  le  nom  soit 
connu  de  ces  peuples. 

Quand  les  hommes  font  des  exercices  violens,  ils  se  mettent 
tout  nus  et  ne  gardent  que  leurs  ceintures ,  qu'ils  ceignent  très- 
serrée  autour  de  leur  corps.  L'embonpoint  dans  cette  partie  du 
corps  est  une  chose  inconnue  pour  eux  ;  et  quand  ils  le  voient 
chez  les  Européens,  ils  le  tournent  en  ridicule.  Quand  ils  vont 
à  la  guerre  ou  qu'ils  désirent  paraître  dans  toute  leur  beauté, 
ils  se  peignent  le  corps  en  rouge  avec  une  composition  d'huile 
et  d'ocre;  leurs  cheveux  sont  aussi  huilés,  réunis  en  touffe  au 
sommet  de  la  tète  et  ornés  de  plumes  de  mouettes  ou  d'alba- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  659 

tro&.  Ordinairement  ils  portent  aussi  à  eliaque  oreille  une  touffe 
«1rs  plumes  les  plus  cotonneuses  de  ces  oiseaux. 

Leurs  oreilles  sont  toujours  percées  dès  l'enfance  ,  particu- 
lièrement chez  les  femmes.  L'ouverture  en  est  graduellement 
élargie  au  moyen  des  morceaux  de  bois  qu'on  a  soin  d'y  pas- 
ser :  plus  elle  devient  grande  ,  plus  grand  est  l'ornement  qui 
en  résulte.  La  classe  supérieure  y  suspend  la  dent  d'un  poisson 
fort  rare  sur  cette  côte  ;  et  les  personnes  autorisées  à  porter 
cette  distinction  sont  si  pointilleuses  sur  ce  chapitre,  que  les 
koukis  n'oseraient  en  aucune  circonstance  usurper  ce  pri- 
vilège. 

Ils  portent  encore  ,  attaché  au  cou  avec  une  corde  et  pen- 
dant sur  la  poitrine ,  un  morceau  de  talc  vert  ,  sculpté  ,  et 
représentant  une  figure  qu'on  ne  saurait  appeler  humaine.  Us 
v  attachent  beaucoup  de  valeur  ,  non  pas  pour  aucun  motif 
superstitieux,  mais  pour  son  ancienneté  ,  et  parce  que  c'est  un 
meuble  héréditaire  dans  la  famille.  L'habillement  des  femmes 
est  précisément  le  même  que  celui  des  hommes.  Pour  ceux-ci  , 
la  nudité  en  aucun  temps,  ni  en  aucun  cas  ,  n'est  regardée 
comme  indécente  ;  mais  il  est  bien  rare  de  voir  les  femmes 
manquer  à  la  pudeur  sous  ce  rapport.  Elles  sont  légère- 
ment tatouées  sur  la  lèvre  supérieure,  au  milieu  du  menton 
et  au-dessus  des  sourcils.  Quelques-unes  ont  quelques  traits 
sur  les  jambes;  une  femme  que  l'on  vit  à  Shouki-Anga,  et  qui 
passait  pour  être  venue  d'un  lieu  très-  éloigné  dans  le  Sud  , 
avait  sur  la  poitrine  des  dessins  qui  ressemblaient  aux  anneaux 
d'une  chaîne;  en  outre,  une  des  esclaves  de  Koro-Koro  était 
presque  autant  tatouée  qu'un  homme.  Les  Nouvelles -Zélan- 
daises  sont  aussi  belles  que  les  femmes  des  parties  méridionales 
de  l'Europe,  bien  faites,  et  en  général  jolies.  Avant  le  mariage, 
le  concubinage  ne  passe  point  pour  un  crime,  et  ne  porte 
aucun  obstacle  à  des  engagemens  plus  respectables;  mais  après 
le  mariage,  ce  sont  des  épouses  fidèles  et  affectionées,  et  des 
mères  passionnées  pour  leurs  enfans.  Elles  supportent  avec 
la  plus  grande    patience    la  conduite  violente  de  leurs  maris 

42* 


(ifiO  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

qui,  ne  considérant  les  Femmes  que  comme  des  êtres  d'une  na- 
ture bien  inférieure  à  la  leur  ,  les  traitent  souvent  avec  une 
grande  brutalité. 

Il  serait  difficile  de  définir  quelle  est  leur  religion.  Ils  ont 
d'innombrables  superstitions  sans  être  idolâtres.  Ils  croient 
que  les  chefs  après  leur  mort  iront  dans  un  lieu  de  bonheur; 
mais  que  les  koukis  n'ont  pas  d'existence  au-delà  de  ce 
monde.  Ils  adressent  des  prières  au  soleil  ,  à  la  lune  ,  aux 
étoiles,  et  même  aux  vents  quand  leurs  pirogues  sont  surprises 
par  le  calme  ou  par  la  tempête;  mois  leurs  prières  émanent  de 
circonstances  purement  accidentelles  ,  et  ne  sont  assujetties  à 
aucune  forme  régulière  ,  à  aucun  temps  assigné  pour  leur 
culte.  Ils  croient  à  un  Etre-Suprême  ,  désigné  par  le  nom 
iVAtoua,  incompréhensible  pour  eux,  auteur  du  bien  et  du 
mal,  divinité  qui  les  protège  dans  le  danger  ou  les  détruit  par 
la  maladie.  Un  homme  ,  nue  fois  parvenu  a  un  certain  pé- 
riode d'une  maladie  incurable,  est  sous  l'influence  de  l'Atoua 
qui  a  pris  possession  de  lui  ,  et  qui  sous  la  forme  d'un  lézard 
déchire  ses  entrailles.  Alors  il  n'est  plus  permis  de  donner 
aucun  secours  humain  ,  aucun  remède  au  patient;  il  est  em- 
porté hors  du  village,  et  on  le  laisse  mourir.  Celui  qui  a  eu 
les  cheveux  coupés  est  sous  la  charge  immédiate  de  l'Atoua;  il 
doit  s'éloigner  du  contact  et  de  la  société  de  sa  famille  et  de 
sa  tribu  ;  il  n'ose  point  toucher  lui-même  à  ses  vivres  ,  une 
autre  personne  est  chargée  de  les  porter  à  sa  bouche  ,  et  de 
quelques  jours  il  ne  peut  reprendre  ses  occupations  habituel- 
les,  ni  fréquenter  ses  compagnons.  Toutes  les  fois  qu'un 
guerrier  part  pour  la  guerre,  une  femme  âgée,  une  espèce  de 
prêtresse  s'abstient  de  nourriture  durant  deux  jours;  et  le 
troisième,  quand  elle  est  purifiée  et  inspirée  par  l'Atoua, 
après  diverses  cérémonies,  elle  prononce  des  paroles  magiques 
pour  le  salut  et  le  succès  de  celui  qu'elle  envoie  au  combat. 
Mais  les  attributions  de  l'Atoua  sont  si  vagues,  son  pouvoir  et 
sa  protection  tellement  indéfinis  ,  et  parmi  les  naturels  eux- 
mêmes  il  y  a    si   peu   d'accord   touchant   sa    nature,  qu'il  est 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  661 

presque  impossible  de  découvrir  chez  eux  rien  qui  ressemble  à 
un  système  de  théologie. 

Leur  nourriture  générale  est  le  koumara  ou  la  patate  douée  ; 
la  racine  de  fougère  rôtie  et  battue,  le  taro  indigène  qui  est 
fort  doux,  la  pomme  de  terre  ,  le  chou  et  le  poisson  qu'ils 
prennent  en  abondance.  Ils  le  sèchent  en  détail  et  sans  sel ,  et 
il  reste  bon  durant  plusieurs  mois.  Ils  consomment  une  im- 
mense quantité  de  moules  ;  ils  mangent  quelquefois  du  porc  , 
mais  ce  n'est  que  dans  les  grandes  occasions  ,  et  généralement 
ils  réservent  ces  animaux  pour  les  vendre  aux  Européens.  Les 
cochons  rôdent  à  l'état  sauvage  dans  les  bois  ,  et  les  naturels 
ne  les  attrapent  qu'avec  peine  et  à  l'aide  des  chiens,  qu'ils 
mangent  aussi  quelquefois  ,  et  qu'ils  considèrent  comme  un 
mets  délicat.  Les  chiens  et  les  rats  sont  les  seuls  quadrupèdes 
naturels  dans  l'île  ;  les  premiers  ont  la  forme  de  notre  renard, 
mais  varient  pour  la  couleur;  et  les  derniers  sont  tellement 
au-dessous  du  rat  d'Europe  pour  la  taille,  qu'un  chef  exprima 
le  désir  qu'on  en  emportât  d'Angleterre  chez  eux  pour  amé- 
liorer la  race  et  en  faire  un  meilleur  mets.  La  plante  du  taro  , 
qui  a  été  importée  de  Taïti ,  «st  cultivée  par  un  petit  nombre 
de  naturels  avec  un  grand  succès.  L'appétit  de  ces  hommes  est 
très-grand  ;  ils  cuisent  leurs  mets  d'une  seule  et  même  ma- 
nière ,  savoir  au  moyen  de  pierres  chaudes  couvertes  de  feuil- 
les et  de  terre  ,  de  manière  à  former  une  espèce  de  four.  Ap- 
prêtés de  cette  façon  ,  il  est  certain  que  leurs  végétaux  et  leurs 
coquillages  ont  un  excellent  goût.  Ils  sont  très-avides  de  notre 
biscuit.  Bien  que  celui  du  Dromcdary  fût  tellement  rempli  de 
vermine  que  personne  parmi  nous  ne  pût  en  manger,  les  tri- 
bus du  voisinage  livraient  volontiers  en  échange  leurs  patates 
et  les  autres  plantes  comestibles  introduites  dans  leur  île  par 
le  capitaine  Cook.  Du  reste,  insoucians  de  l'avenir,  ils  avaient 
bientôt  consommé  leurs  petites  provisions,  et  vivaient  ensuite 
dans  une  misère  relative. 

Quoiqu'ils  n'ignorassent  point  toute  notre  horreur  pour  le 
cannibalisme,  ils  n'ont  jamais  nié  que  ce  fût  une  de  leurs  cou- 


(562  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

tûmes;  au  contraire,  ils  n'exprimaient  que  trop  souvent  leur 
prédilection  pour  la  chair  humaine.  Dans  un  homme  on  n« 
peut  manger  que  les  membres,  tandis  que,  la  tète  seule  exceptée, 
le  corps  entier  d'une  femme  ou  d'un  enfant  est  un  mets  dé- 
licieux pour  eux. 

Outre  l'équipage  du  Boyd ,  d'autres  Européens  ont  été  de 
temps  en  temps  les  victimes  de  leur  férocité.  Mais  ils  repré- 
sentent la  chair  des  blancs  comme  fade  et  insipide  comparée 
à  celle  de  leurs  compatriotes  ,  et  ils  attribuent  son  infériorité 
à  la  coutume  universelle  que  nous  avons  d'employer  du  sel 
dans  nos  alimens. 

C'est  par  suite  de  motifs  superstitieux  qu'ils  dévorent  leurs 
ennemis  tués  dans  les  combats;  mais  il  y  a  tout  lieu  de 
croire  que  leur  anthropophagie  s'exerce  en  d'autres  circons- 
tances. 

Durant  notre  séjour  parmi  eux  et  sous  les  yeux  même  des 
Européens ,  il  y  a  eu  des  femmes  esclaves  massacrées  pour  des 
crimes  trop  légers  pour  justifier  une  pareille  sévérité.  Comme 
leurs  corps  étaient  aussitôt  dépecés  ,  lavés  et  transportés 
dans  un  lieu  où  ils  pouvaient  être  mangés  commodément,  et 
comme  les  naturels  eux-mêmes  ne  craignaient  pas  de  men- 
tionner publiquement  le  festin  projeté,  il  est  à  présumer  qu'ils 
se  plaisaient  à  satisfaire  par-là  leurs  effroyables  goûts. 

A  l'exception  du  marin  du  Catherina ,  aucun  Anglais  ne 
fut  témoin  d'un  acte  de  cannibalisme  durant  notre  visite  à 
la  Nouvelle-Zélande  ,  et  les  naturels  prirent  toutes  sortes  de 
précautions  pour  nous  les  cacher;  mais  les  missionnaires  ont 
pu  en  observer  les  préludes  immédiats,  et  ils  ont  acquis  des 
preuves  irrécusables  de  son  existence.  D'après  les  remarques 
qu'ils  nous  ont  fournies,  et  d'après  l'aveu  des  naturels  eux- 
mêmes,  il  est  tout-à-fait  impossible  que  les  personnes  les  plus 
incrédules  du  Dromedary  soient  retournées  en  Angleterre  sans 
avoir  acquis  la  ferme  conviction  que  l'anthropophagie  existe 
à  la  Nouvelle-Zélande,  non-seulement  comme  superstition, 
mais  comme  gratification  d'un  appétit  féroce. 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  (>G3 

Les  relations  fréquentes  qui  ont  lieu  entre  les  équipages  des 
navires  européens  et  les  femmes  du  pays,  comparées  avec  le 
petit  nombre  de  fruits  d'un  pareil  commerce  qu'on  a  pu  trou- 
ver dans  l'île,  ont  fait  présumer  que  l'infanticide  y  régnait  à 
un  haut  degré.  Durant  notre  séjour  à  la  Nouvelle-Zélande, 
nous  n'avons  vu  que  deux  individus  de  cette  classe,  et  on  ne 
nous  en  a  mentionné  que  deux  autres.  De  ceux  que  nous  vîmes 
l'un  était  un  enfant,  le  fds  d'un  marin  d'un  navire  baleinier,  et 
l'autre  une  jeune  fille  adulte  ,  de  seize  ans  environ  ,  et  dont  le 
père  était  un  habitant  de  la  Nouvelle -Galles  du  Sud.  L'un 
et  l'autre  étaient  de  jolis  enfans  ;  la  dernière,  quoique  élevée 
en  commun  avec  les  sauvages,  avait  tout-à-fait  l'air  anglais, 
à  cela  près  que  son  teint  était  fortement  brûlé  du  soleil.  C'était 
une  jolie  fille,  et  à  cette  époque  elle  vivait  à  bord  d'un  bâti- 
ment baleinier. 

Ce  commerce  illicite  a  communiqué  à  quelques-unes  des 
femmes  de  l'île  cette  maladie  que  les  Européens  transportent 
dans  toutes  les  parties  du  monde  où  ils  séjournent,  et  nous  ob- 
servâmes à  la  baie  des  Iles  quelques  exemples  déplorables  de  ses 
funestes  ravages. 

Les  femmes  niaient  devant  nous  le  crime  d'infanticide  , 
quant  aux  résultats  de  leur  commerce  avec  les  Européens,  et 
elles  déclarèrent  qu'elles  en  prévenaient  les  suites  par  un  ac- 
couchement prématuré.  Cela  peut  être  vrai,  attendu  que  les 
autres  navires  ne  sont  jamais  restés  dans  l'île  qu'un  temps 
fort  court  ;  mais  comme  plusieurs  femmes  n'ont  quitté  le  Dro- 
medary  qu'à  une  époque  très-avancée  de  leur  grossesse  ,  il  sera 
curieux  pour  ceux  qui  nous  suivront  de  rechercher  si  ces  en- 
fans  sont  vivans,  et  dans  ce  cas  il  y  aura  lieu  d'espérer  que 
l'humanité  des  Européens  prendra  des  mesures  pour  améliorer 
leur  condition. 

Dans  les  familles,  quand  le  nombre  des  filles  excédait  de 
beaucoup  celui  des  garçons,  on  a  su  que  la  mère  ,  frustrée 
dans  son  attente,  avait  sacrifié  ses  enfans  du  premier  sexe. 
Une  fille  de  Pomare  nous  assura  que  tel  aurait  été  son  sort 


664  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

sans  l'autorité  de  son  père  qui  s'y  opposa  ;  et  une  femme  de 
Rangui-Hou ,  bien  connue  des  missionnaires,  fit  successive- 
ment périr  trois  enfans  du  sexe  féminin  au  moment  même 
qu'ils  venaient  au  monde. 

Cet  acte  barbare  s'opère  par  la  mère  elle-même  qui  enfonce 
son  doigt  dans  la  partie  du  crâne  nommée  \a  fontanelle  sur  l'en- 
fant nouveau-né  ,  et  cause  ainsi  sa  mort  d'une  manière  immé- 
diate 

Bien  que  l'infanticide  ait  lieu  lorsqu'il  y  a  excès  de  filles  , 
pourtant  dans  leur  manière  d'élever  les  enfans,  dans  la  ten- 
dresse remarquable  et  les  soins  attentifs  que  leur  prodiguent 
les  parens,  on  n'a  jamais  observé  de  leur  part  aucun  exemple 
de  partialité  pour  le  sexe;  mais  comme  les  hommes  constituent 
la  force  et  l'importance  d'une  tribu  ,  la  naissance  d'un  garçon 
est  saluée  avec  orgueil  et  ravissement  par  la  communauté;  il 
reçoit  le  nom  d'un  oiseau,  d'une  rivière,  d'une  île,  ou  bien 
de  quelque  partie  du  corps  humain  ;  son  front  est  orné  d'une 
guirlande  des  baies  rouges  d'un  arbre  nommé  kara-manga , 
qui  passe  pour  posséder  des  vertus  particulières,  et  les  person- 
nes de  sa  tribu  profèrent  sur  lui  des  prières,  afin  qu'il  soit 
fort  ,  agile  à  la  course  et  invincible  au  combat.  L'enfant  n'est 
pas  plutôt  sevré  qu'une  grande  partie  de  son  éducation  est  dé- 
volue aux  soins  du  père;  il  apprend  à  passer  ses  bras  autour 
du  cou  de  son  père,  et  à  rester  ainsi  des  journées  entières,  en- 
dormi ou  éveillé,  suspendu  aux  épaules  et  recouvert  de  la 
natte  de  son  père,  et  il  en  devient  le  compagnon  fidèle  dans 
ses  plus  longs  voyages  ou  dans  ses  occupations  les  plus  péni- 
bles. Si  l'enfant  est  un  garçon  ,  dès  l'âge  le  plus  tendre  on  lui 
enseigne  l'usage  des  armes,  la  danse  de  guerre,  comment  il 
faut  manœuvrer  une  pirogue  et  réciter  le  chant  qui  accompa- 
gne cette  manœuvre,  il  apprend  enfin  à  suivre  son  père  et  à  l'ai- 
der dans  ses  excursions.  Le  premier  succès  du  jeune  homme  à  la 
guerre  est  considéré  comme  un  heureux  présage  de  ce  qu  il 
fera  par  la  suite.  Dipiro ,  fils  de  Shongui ,  pour  avoir  tué 
d'un  coup  de  fusil  un  homme  au  cap  Nord,  avant  d'avoir  at- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  665 

teint  sa  quatorzième  année,  avait  acquis  une  grande  influence 
dans  sa  tribu. 

La  pluralité  (les  femmes  parmi  les  chefs  est  générale;  mais 
il  y  a  une  distinction  décidée  entre  la  principale  femme  et  les 
autres.  L'union  d'un  chef  avec  sa  principale  femme  est  politi- 
que :  elle  est  la  fdle  d'un  chef,  sinon  supérieur,  au  moins  égal 
pour  le  rang  à  l'homme  qu'elle  épouse;  et  le  fruit  de  cette  union, 
quant  au  droit  d'hérédité,  a  le  pas  sur  les  enfans  des  autres 
femmes,  qui  ne  sont  guère  que  des  servantes,  par  rapport  à 
cette  première  femme.  L'ordre  de  succession  marche  du  frère 
au  frère  et  retourne  au  fils  aîné  du  frère  aîné.  Les  femmes  in- 
férieures sont  souvent  choisies  parmi  les  prisonnières  de  guerre; 
mais  dans  ce  cas  leur  flétrissure  disparaît  devant  le  rang  du 
mari,  et  les  enfans  naissent  rangatiras  ou  gentlemen. 

L'infidélité  dans  la  femme  d'un  chef  est  quelquefois  punie 
par  la  mort  des  deux  coupables  ;  mais  il  y  a  bien  des  cas  où  le 
grand  pouvoir  du  père  de  la  femme  a  empêché  le  mari  de  se 
porter  à  cette  extrémité. 

Dans  le  cas  d'une  mort  violente  ou  prématurée  pour  le  mari, 
c'est  la  coutume  du  pays  que  la  femme  principale  se  pende. 
Les  naturels  nous  ont  désigné  et  nous  ont  fait  observer  comme 
des  lieux  sacrés  ceux  où  ce  dernier  témoignage  de  dévoûmenl 
conjugal  eut  lieu  de  la  part  de  la  femme  de  Doua-Tara ,  sous 
la  protection  immédiate  de  qui  les  missionnaires  s'établirent 
pour  la  première  fois  à  la  Nouvelle-Zélande,  et  de  la  part  de 
la  femme  du  frère  deTepere,  qui  fut  tué  dans  une  bataille  près 
de  YVangaroa. 

Lorsqu'un  chef  conçoit  quelque  goût  pour  une  femme,  les 
inclinations  de  celle-ci  sont  rarement  consultées.  On  a  vu  des 
cas  où  la  femme  a  été  enlevée  avec  une  violence  brutale  par 
son  futur  et  avec  une  résistance  apparente  de  la  part  de  ses  pa- 
rens;  mais  un  arrangement  amical  ne  tardait  pas  à  suivre  cette 
action.  Même  pour  le  choix  de  la  femme  principale,  le  con- 
sentement seul  du  père  suffit. 

D'après  tout  ce  que  nous  avons  pu  apprendre  de  leurs  guer- 


666  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

rcs,  rarement  il  y  a  un  combat  en  règle  et  de  quelque  durée 
entre  les  deux  partis,  ni  de  grandes  preuves  d'un  courage 
personnel.  Le  parti  surpris  est  celui  qui  a  le  dessous  ;  et  il  n'est 
pas  de  fatigues  ni  de  privations  que  ces  peuples  ne  puissent 
souffrir  avec  résignation  pour  tomber  à  l'improvislc  sur  leurs 
ennemis  quand  ils  ne  sauraient  leur  résister. 

Les  naturels  de  Rangui-Hou  nous  décrivaient  un  jour  une 
attaque  heureuse  qu'ils  firent  contre  une  tribu  du  cap  Nord, 
de  laquelle  ils  allaient  tirer  vengeance  du  meurtre  commis  sur 
la  personne  d'un  des  leurs  :  ils  dirent  qu'ils  arrivèrent  avec 
le  jour  dans  leurs  pirogues  au  pied  du  pâ  ennemi;  mais  ils  fu- 
rent découverts  par  les  babitans  qui  descendirent  au  bas  de  la 
colline  pour  leur  demander  qui  ils  étaient  et  ce  qu'ils  dési- 
raient. Alors  ils  s'annoncèrent  pour  des  étrangers  qui  avaient 
beaucoup  souffert  du  mauvais  temps  et  que  la  nécessité  avait 
contraints  de  chercherun  abri  et  l'hospitalité  sur  leurcôte.  Les 
habitons  du  cap  Nord,  d'abord  défians,  ne  furent  rassurés  que 
lorsque  leurshôtes  eurent  montré  différens  articles  de  commerce 
qu'ils  commencèrent  à  échangercontre  des  provisions;  cepen- 
dant ceux -ci  ne  purent  trouver  l'occasion  de  mettre  leur  pro- 
jet à  exécution,  qu'après  avoir  continué  pendant  quelque  temps 
leur  commerce  et  lorsqu'on  leur  eut  préparé  des  vivres  pour 
leur  déjeuner.  A  la  fin  ,  à  un  signal  convenu  ,  ils  tombèrent  sur 
les  malheureux  qui  les  recevaient  sans  défiance,  et  en  tirèrent 
une  ample  vengeance. 

Tel  est  le  caractère  général  de  leurs  guerres  ;  cependant  il  y 
a  eu  diverses  exceptions.  Les  naturels  de  la  baie  des  Iles  atta- 
quèrent ouvertement  un  chef  de  la  côle  occidentale,  qui  les  mit 
en  déroute.  Le  carnage  fut  très-grand  :  plusieurs  des  frères  de 
Shongui  furent  tués,  et  la  tribu  de  Wiwia,  frère  aîné  de  Hie- 
toro,  fut  presque  entièrement  exterminée.  Mais  dans  ces  der- 
niers temps  la  supériorité  des  tribus  de  la  baie  des  Iles  et  des 
environs,  due  à  la  quantité  d'armes  à  feu  que  leurs  membres 
possèdent,  a  fait  trembler  le  reste  des  habitans  et  les  a  rendus 
la  terreur  et  le  fléau  de  la  Nouvelle-Zélande. Chaque  printemps 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  667 

ils  préparent  une  expédition  pour  aller  ravager  leurs  ennemis. 
Ils  sont  continuellement  les  agresseurs,  et  jamais  ils  ne  sont  at- 
taqués chez  eux.  En  effet,  bien  qu'il  ne  se  passât  pas  une  se- 
maine sans  qu'ils  vinssent  nous  raconter  que  quelque  puissant 
chef  allait  tomber  sur  eux  pour  les  envahir,  et  qu'on  fît  toute 
sorte  de  préparatifs  pour  le  repousser;  toutefois,  après  avoir 
recueilli  tous  les  renseignemens  possibles,  le  fait  était  qu'au- 
cune démarche  hostile  n'avait  été  dirigée  contre  eux  durant 
tout  notre  séjour,  à  moins  que  ce  ne  soit  lors  de  la  bataille  de 
Kai-Tara,  qui  eut,  dit-on,  lieu  quelques  jours  avant  notre 
départ.  D'ailleurs  le  rapport  qui  nous  en  fut  fait  n'avait  pas 
tous  les  caractères  de  l'authenticité. 

Il  est  vraiment  surprenant  à  quelle  distance  ces  naturels  s'é- 
loignent de  chez  eux  et  combien  de  temps  ils  peuvent  rester 
absens  dans  leurs  excursions  guerrières.  Pomare  était  parti  pour 
une  de  ces  expéditions  avant  notre  arrivée  à  la  Nouvelle-Zé- 
lande, et  à  l'époque  de  notre  départ  l'on  ne  savait  pas  où  il 
était.  Quand  le  schooner  le  Prince- Régent  était  à  la  rivière 
Tamise,  les  habitans  nous  dirent  qu'ils  l'avaient  vu;  mais  que 
depuis  long-temps  il  était  parti  pour  le  sud.  Quoique  sa  tribu 
semble  avoir  marché  seule  dans  cette  circonstance,  en  général 
ces  expéditions  se  composent  des  forces  réunies  de  trois  ou 
quatre  chefs.  Chaque  chef  est  absolu  dans  sa  tribu  ,  et  chaque 
tribu  est  indépendante  des  tribus  voisines. 

Jusqu'à  présent  les  armes  à  feu  entre  les  mains  des  Nou- 
vcaux-Zélandais  ne  sont  pas  en  général  très-dangereuses  :  ils 
s'en  servent  très-maladroitement,  ajustent  rarement  leur  objet, 
à  moins  d'en  être  tout  près,  et  perdent  un  temps  considérable 
à  choisir  le  lieu  et  le  moment  favorables  pour  tirer.  Nous  les 
avons  vus ,  pour  tuer  un  pigeon  (  oiseau  très-familier  à  la  Nou- 
\elle-Zélande),  grimper  sur  l'arbre  où  il  était  posé,  avec  une 
précaution  et  une  adresse  qui  leur  sont  particulières,  et  appro- 
cher le  bout  du  canon  à  un  pied  de  l'oiseau,  avant  de  faire 
leu.  Leurs  armes  sont  essentiellement  mauvaises,  et  les  ressorts 
en  sont  détestables;  car  les    baleiniers  les  apportent   unique- 


G 08  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

ment  pour  les  vendre.  En  outre,  leur  ignorance  touchant  la 
manière  d'en  prendre  soin  et  l'humidité  de  leurs   maisons,  les 
mettent  bientôt  hors  d'état  de  servir.  Enfin,  quoique  jaloux  à 
l'excès  de  se  procurer  de  la  poudre,  ils  ne  songent  guère  aux 
balles  et  emploient  des  pierres  à  la  place.  Quelleqùe  soit,  du  reste, 
leur  maladresse  à  se  servir  de  ces  armes,  telle  est  la  terreur  gé- 
nérale qu'inspirent  leurs  effets,  qu'aujourd'hui   la  force  d'une 
tribu  dépend,  a  leurs  yeux,  moins  du  nombre  de  ses  guer- 
riers que  de  celui  des  mousquets  qu'elle  peut  présenter.  Quand 
Poro  entra  sur  le  district  de  Georges,  son  peuple  frappé  d'é- 
pouvante représenta  l'ennemi  comme  ayant  douze  mousquets  ; 
et  le  nom  de  Koro-Koro,  que  l'on  sait  posséder  cinquante  de 
ces  armes,  n'est  prononcé  qu'avec  terreur  à  deux  cents  milles 
de  la  baie  des  Iles. 

Dans  cette  partie  de  Pile,  les  pas  ou  forteresses  ont  été  bien 
abandonnés  ou  négligés  depuis  l'introduction  des  mous- 
quets. Les  armes  primitives  du  peuple  étaient  le  merc  ou  un 
court  casse-tête  qu'ils  portaient  à  la  ceinture  ,  la  lance  qui 
était  longue  et  pointue  aux  deux  bouts  ,  le  patou-patoit  ou 
hache  de  combat  en  bois,  et  un  long  casse-tète  en  os  de  ba- 
leine et  curieux  par  son  travail,  mais  très-rare  parmi  eux  ;  ces 
armes  ont  cessé  d'être  estimées  comme  moyens  de  défense. 
Maintenant  ils  attachent  la  baïonnette  ,  la  hache  et  la  hachette 
au  bout  d'un  bâton,  mais  leur  grande  confiance  repose  sur  le 
mousquet. 

La  plus  grande  pirogue  de  guerre  que  nous  ayons  vue 
avait  quatre-vingt-quatre  pieds  de  long,  dix  pieds  de  large 
et  cinq  de  profondeur,  et  appartenait  à  Tareha  ,  de  la  tribu 
de  Shongui.  Elle  était  construite  avec  un  seul  tronc  de  koudi 
creusé,  et  surmontée  de  planches  de  deux  pieds  de  hauteur 
solidement  attachées  au  corps  de  la  pirogue  avec  des  morceaux 
de  chanvre  qui  servaient  à  les  maintenir  ensemble.  Les  coutu- 
res étaient  garnies  avec  du  jonc  pour  empêcher  les  voies 
d'eau.  A  l'avant  comme  à  l'arrière  s'élevait  un  pieu  de  quinze 
pieds  de  hauteur  couvert  de  bas-reliefs  peints  en  rouge  et  dé- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  Gfi9 

coré  d'une  quantité  do  plumes  noires  ainsi  que  les  eûtes  de  la 
pirogue. 

Le  chef,  assis  sur  l'arrière  ,  gouvernait  la  pirogue  que  fai- 
saient mouvoir  les  forces  réunies  de  quatre-vingt-dix  hommes 
nus.  peints  eï  ornes  déplumes;  trois  autres  ,  debout  sur  des 
bancs,  réglaient  les  coups  des  pagaies ,  en  répétant  avec  des 
gestes  violens  une  chanson  que  chacun  de  ceux  de  la  pirogue 
accompagnait.  La  pirogue  ,  mue  avec  une  étonnante  rapidité, 
laisait  jaillir  avec  force  l'eau  de  chaque  côté;  et  nous  avons 
observé  d'autres  pirogues  de  guerre  qui  traversaient  la  baie  des 
Iles  sans  danger,  par  des  temps  où  l'on  eût  regardé  comme 
imprudent  d'exposer  les  canots  du  navire  à  la  mer. 

La  consomption,  de  violens  rhumatismes  et  les  maux  d'yeux 
semblent  être  les  maladies  régnantes  à  la  Nouvelle-Zélande; 
plusieurs  naturels  meurent  d'inflammation  des  poumons  ou 
des  entrailles.  Mais  quoiqueTeperenous  ait  dit  que,  quelques 
années  auparavant ,  une  fièvre  contagieuse  eût  emporté  un 
grand  nombre  d'individus  de  sa  tribu,  nous  ne  pûmes  observer 
rien  de  semblable. 

L'aspect  du  pays,  dans  les  parties  que  nous  avons  visitées, 
excepté  à  Kidi-Kidi  et  sur  le  bord  occidental  de  la  rivière 
Tamise,  est  en  général  montueux  et  richement  varié  de  bois 
qui  sont  toujours  verts.  Ces  bois  sont  rarement  très-étendus, 
et  les  terrains  intermédiaires  et  découverts  sont  revêtus  de 
broussailles  et  de  fougères;  mais  il  doit  s'y  trouver  des  plantes 
nourrissantes  ,  puisque  les  bestiaux  que  nous  apportâmes  s'y 
engraissèrent.  Il  y  a  très-peu  d'herbe  naturelle;  l'eau  «st 
abondante  et  extrêmement  bonne.  Les  naturels  cultivent  les 
terres  basses  et  boisées,  où  le  sol  est  excellent  ;  ils  ne  s'occu- 
pent jamais  de  défricher  un  sol  qui  serait  ingrat.  Leur  unique 
instrument  pour  l'agriculture  est  la  pioche  en  bois;  contens 
du  produit  des  morceaux  de  terre  naturellement  labourables 
qui  se  trouvent  disséminés  sur  leurs  districts  ,  les  naturels  sup- 
pléent au  déficit  de  leurs  vivres  avec  du  poisson  et  de  la  racine 
de  fougère.  Il  y  a  une  grande  variété  d'oiseaux  que  l'on   tue 


670  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

rarement,  excepté  pour  leurs  plumes,  comme  on  l'a  déjà  ob- 
servé; il  n'y  a  point  d'autres  quadrupèdes  que  le  chien  et  le  rat; 
il  n'y  a  point  de  reptiles.  Le  cochon  ,  jusqu'aujourd'hui  le  seul 
animal  importé  chez  ces  peuples,  et  qui  leur  a  été  laissé  par 
différentes  personnes  qui  ont  visité  l'île,  a  beaucoup  multi- 
plié ;  mais  ils  ne  suffisent  pas  encore  aux  demandes  des  navires 
baleiniers.  L'avidité  de  ces  insulaires  pour  se  procurer  des  ar- 
mes à  feu  surpasse  toutes  les  bornes  de  la  prudence  :  vingt  co- 
chons, peut-être  tout  ce  que  possédait  la  tribu,  ont  été  livrés 
pour  un  mousquet  qui  ne  valait  pas  dix  schellings. 

On  a  publié  un  vocabulaire  de  leur  langage  ,  tous  leurs  mots 
se  terminent  par  des  voyelles  et  ne  sont  difficiles  ni  à  appren- 
dre, ni  à  prononcer.  Quelques-uns  de  nos  hommes  le  parlaient 
assez  bien  avant  de  quitter  la  Nouvelle-Zélande.  Pour  échan- 
tillon de  son  harmonie  générale,  nous  allons  donner  la  prière 
suivante,  que  les  naturels  adressent  au  vent  quand  ils  sont 
surpris  par  le  calme  à  la  mer. 

01] ii»  noui,  -.'.1)11»  roa 
Sljou  pou,  £ibi-iiibi. 
ilibia  tau   pai   baro 
«Liti,  parera  rrra 
ftokoia,  Ijomai  te  sljait. 

On  a  vu  par  ce  journal  que  durant  un  séjour  de  dix  mois 
à  la  Nouvelle  -Zélande  des  relations  constantes  ont  eu  lieu 
c»tre  les  hommes  du  navire  et  les  naturels ,  et  que  diverses 
personnes  exécutèrent  des  excursions  dans  l'intérieur  et  le 
long  de  la  côte,  sans  aucunes  suites  fâcheuses.  D'après  mon 
expérience  personnelle,  c'est  une  justice  que  je  dois  aux 
Nouveaux- Zélandais  d'ajouter  mon  témoignage  particulier 
en  faveur  de  leur  caractère.  Deux  officiers  du  détachement 
du  84e  régiment  étant  pourvus  d'un  canot  particulier  con- 
duit par  deux  soldats,  et  ayant  beaucoup  moins  de  motifs 
pour  les  retenir  à  bord  qu'aucune   autre  personne  du   Dro- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  671 

mcdary,  liront  diverses  parties  de  chasse  ou  promenades  dans 
le  pavs,  qui  les  mirent  en  rapports  journaliers  avec  les  naturels 
qui  se  montraient  toujours  disposés  «à  les  assister  dans  le  moin- 
dre de  leurs  désirs.  Quand  le  mauvais  temps  ou  d'autres  rai- 
sons nous  obligeaient  à.  chercher  un  abri  ou  des  vivres  chez 
eux,  un  appel  à  leur  hospitalité  ne  fut  jamais  fait  en  vain. 
Sans  cesse  à  leur  merci  ,  s'ils  eussent  voulu  nous  maltraiter, 
jamais  au  contraire  une  seule  insulte  ne  fut  faite  à  personne 
de  notre  petite  réunion;  jamais  la  moindre  bagatelle  ne  fut 
dérobée,  et  nous  éprouvâmes  souvent  de  leur  part  des  actes  de 
générosité  et  de  désintéressement  qui  eussent  fait  honneur  à  un 
peuple  civilisé. 

La  destruction  du  Boyd  prouve  à  quels  excès  ils  peuvent 
être  amenés  par  l'avarice  et  de  mauvais  traitemens.  Mais  si  dans 
cette  circonstance  ils  satisfirent  à  ce  désir  de  vengeance  qu'ils 
regardent  avec  vanité  comme  inhérent  à  leur  nature  et  héré- 
ditaire dans  leurs  tribus,  il  faut  convenir  aussi  que  depuis  cette 
époque  différons  maîtres  et  équipages  de  navires  ont  commis 
sur  eux  de  grands  outrages  qui  n'ont  été  suivis  d'aucunes  re- 
présailles. Cette  patience  de  leur  part  peut  s'attribuer  à  ce 
qu'ils  sont  maintenant  convaincus  qu'il  serait  impolitique  et 
dangereux  pour  eux  d'insulter  un  peuple  qui  doit  leur  inspirer 
l'idée  d'un  pouvoir  infiniment  supérieur  au  leur,  eu  égard  au 
grand  nombre  de  vaisseaux  qu'il  peut  envoyer  sur  leurs  côtes. 
On  leur  a  toujours  persuadé  que  bien  que  le  massacre  de  l'é- 
quipage du  Boyd  soit  resté  impuni,  un  autre  attentat  sur  les 
blancs  serait  suivi  du  châtiment  le  plus  prompt.  Tant  qu'ils 
seront  convaincus,  comme  ils  l'étaient  par  la  force  numérique 
du  Dromedary,  qu'il  y  a  une  force  capable  de  punir  un  ou- 
tuige,  il  est  raisonnable  de  penser,  d'après  ce  que  nous  avons 
nous-mêmes  éprouvé,  que  les  Européens  pourront  aller  en  sû- 
reté parmi  eux;  confier  leurs  personnes  et  leurs  propriétés  à 
l'honneur  de  ces  peuples,  et  par  une  conduite  amicale  et  une 
libéralité  modérée  s'assurer  de  leur  part  les  dispositions  les  plus 
bienveillantes. 


r.72  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 


VOYAGE 

DE    M.    DUPERREY. 


Le  lieutenant  de  vaisseau  Duperrey,  de  la  marine 
française ,  commandant  la  corvette  la  Coquille  ,  parut 
à  la  baie  des  Iles  le  4  avril  1 824 ,  et  y  passa  quinze  jours 
au  mouillage.  Durant  cette  relâche,  il  y  eut  des  rap- 
ports continuels  et  de  la  nature  la  plus  amicale  entre 
les  Français  et  les  naturels,  et  plusieurs  officiers  firent 
une  excursion  intéressante  jusqu'à  Kidi-Kidi,  station 
principale  des  missionnaires  anglais  sur  ce  point.  Sans 
doute  M.  Duperrey  a  réuni  de  curieuses  observations 
sur  les  Nouveaux-Zélandais  ,  et  il  nous  en  fera  peut- 
être  part  dans  la  publication  de  son  Voyage. Par  mal- 
heur cette  publication  n'est  pas  très-avancée,  et  tout 
annonce  que  la  partie  relative  à  la  Nouvelle-Zélande 
sera  encore  long-temps  attendue.  J'ai  donc  été  con- 
traintde  renoncer  à  citer  au  nombre  de  mes  Pièces  jus- 
tificatives les  observations  de  M.  Duperrey,  comme 
je  l'ai  été  pour  celles  de  M.  Freycinet  à  l'égard  de  la 
Nouvelle-Hollande.  Je  faisais  partie  de  l'expédition  de 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  673 

la  Coquille,  et  à  cette  même  époque  je  m'occupai  sans 
relâche  de  recueillir  des  documens  sur  les  mœurs  des 
Nouveaux-Zélandais.  Lechef  Touai ,  qui  parlait  assez 
couramment  l'anglais,  et  qui  m'était  sincèrement  atta- 
ché, me  fut  alors  d'une  grande  •tilité,  et  passa  souvent 
des  journées  entières  renfermé  seul  avec  moi  dans 
ma  cabane  pour  répondre  à  mes  questions ,  avec 
une  extrême  complaisance  et  une  intelligence  remar- 
quable. Je  dois  aussi  des  renseignemens  utiles  à 
M.  Kendall,  le  seul  des  missionnaires  qui  se  soit  oc- 
cupé de  recherches  scientifiques.  Ce  sont  ces  divers 
matériaux,  vérifiés  pour  la  plupart  dans  mon  voyage 
de  1827,  que  je  donne  en  partie  dans  ce  volume  sous 
le  titre  d 'Observations personnelles,  et  que  l'on  a  déjà 
trouvés  en  substance  dans  mon  Essai  sur  la  Nou- 
velle-Zélande. 


Observations  personnelles. 

Les  tours  que  les  Européens  ont  si  souvent  joués  aux  Nou- 
veaux-Zélandais ,  la  manière  honteuse  dont  la  bonne  foi  de 
ces  hommes  a  été  cent  fois  surprise  par  les  baleiniers,  les  ont 
rendus  singulièrement  défians  dans  leurs  marchés.  Avant  de 
conclure  un  échange  de  quelque  importance,  ils  examinent 
long-temps  les  objets  qu'on  leur  présente  ;  la  moindre  marque 
dans  une  hache,  quelque  différence  de  couleur  et  de  grosseur 
dans  le  grain  de  la  poudre  et  dans  les  armes  suffisent  pour  les 
leur  faire  refuser.  Jamais  ils  ne  voulurent  prendre  en  échange 
les  mousquetons  de  la  Coquille  à  cause  des  capucines  qui , 
disaient-ils,  les  empêchaient  de  viser  juste.  Parmi  les  dupe- 
ries piquantes  que  ces  naturels  avaient  éprouvées  de  la  part  des 
tome  ni.  43 


(>7i  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

baleiniers,  Touai  me  dit  un  jour  que  ces  aventuriers,  non 
contens  de  leur  apporter  des  poudres  avariées,  y  avaient  sou- 
vent mêlé  des  graines  de  chou  ,  et  que  les  insulaires  étaient 
restés  aussi  confondus  qu'indignés  en  voyant  qu'elles  ne  pre- 
naient point  feu. 

Ces  hommes  si  cruels,  «  sanguinaires  envers  leurs  ennemis, 
sont  susceptibles  des  sentimens  les  plus  tendres,  et  l'on  pour- 
rait citer  une  foule  de  traits  touchant  leur  attachement  et  leur 
dévouement  à  l'égard  de  leurs  parens  et  de  leurs  amis. 

Quoiqu'il  y  eût  près  de  neuf  mois  écoulés  depuis  que  la  veuve 
de  Koro-Koro  avait  perdu  son  mari,  lorsque  quelques  offi- 
ciers de  la  Coquille  allèrent  lui  rendre  visite,  ils  trouvèrent 
cette  femme  dans  sa  cabane,  livrée  à  la  douleur,  aux  larmes, 
et  dans  un  état  de  désespoir  semblable  à  celui  qu'a  souvent 
décrit  M.  Marsden.  Ces  officiers  ont  assuré  que  c'était  un  spec- 
tacle vraiment  digne  de  pitié,  d'autant  plus  qu'il  ne  parais- 
sait pas  y  avoir  d'affectation  dans  la  conduite  de  cette  mal- 
heureuse femme. 

Taï-Wanga  se  trouvait  dans  le  même  canot  que  moi  lorsque 
nous  rencontrâmes  les  pirogues  de  Shongui,  et  qu'il  revit  ses 
parens  et  amis  après  une  absence  de  quinze  à  dix-huit  mois. 
Je  tenterais  en  vain  de  décrire  les  preuves  d'affection  et  de  sen- 
sibilité que  donna  en  cette  occasion  ce  pauvre  garçon.  Durant 
plus  d'une  heure  son  cœur  resta  gonflé  d'émotion  ,  et  des  lar- 
mes d'attendrissement  coulaient  de  ses  yeux. 

Touai  m'a  cité  l'exemple  de  quelques  chefs  qui  s'étaient 
tués  de  désespoir  à  la  mort  d'une  femme  tendrement  chérie, 
et  de  la  part  de  la  femme  la  chose  est  encore  plus  fré- 
quente. 

Il  suffit  qu'un  ornement  ou  un  objet  quelconque  leur  vienne 
d'un  ami  ou  d'un  parent  pour  qu'ils  y  attachent  le  plus  grand 
prix.  Il  m'est  souvent  arrivé  de  marchander  des  dents  de  re- 
quin qu'ils  possédaient  à  ce  titre,  et  quelque  séduisantes  que 
fussent  mes  offres  pour  eux,  jamais  je  n'ai  pu  les  déterminer 
à  s'en   dessaisir.  Ce  peuple  singulier  est  outré  dans  tous  ses 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  675 

senlimens,  et  porte  tout  à  l'excès,  son  amour  et  son  dévoue- 
nu'ut  comme  sa  haine  et  sa  vengeance. 

Lorsque  le  navire  le  Cossack  fit  naufrage  à  l'embouchure 
de  la  rivière  Shouki-Anga,  loin  de  profiter  de  leur  avantage 
pour  opprimer  les  Européens  ,  les  habitans  de  la  rivière  eu- 
rent pour  eux  toutes  sortes  d'attentions,  et  leur  procurèrent 
des  pirogues  et  des  esclaves  pour  transporter  leurs  provisions 
lorsqu'ils  voulurent  se  rendre  à  la  baie  des  Iles.  En  retour  les 
chefs  se  contentèrent  de  tous  les  objets  que  le  capitaine  du 
navire  voulut  bien  leur  abandonner. 

Shongui,  qu'on  doit  plutôt  prononcer  Chongui ,  était  le 
chef  suprême  de  la  tribu  de  Kidi-Kidi ,  plus  connue  sous  le 
nom  de  Ngapouïs ,  et  le  rangatira  le  plus  puissant  de  ceux  qui 
habitent  la  baie  des  Iles.  Malgré  ses  longues  communications 
avec  les  missionnaires,  malgré  un  voyage  en  Angleterre,  il 
ne  renonça  à  aucune  de  ses  cruelles  pratiques ,  et  se  montra 
toujours  également  vindicatif,  également  féroce.  Du  reste 
c'était  un  fort  bel  homme,  plein  de  dignité,  mais  dont  le  re- 
gard annonçait  la  fausseté  et  la  méchanceté  :  son  nom  devrait 
s'écrire  E'ongui-lka  ,  qui  signifie  littéralement  salut  poisson, 
par  allusion  sans  doute  au  poisson  qu'adorent  les  Nouveaux- 
Zélandais. 

Instruit  par  les  traitemens  que  les  baleiniers  avaient  sou- 
vent fart  éprouver  à  d'autres  chefs,  Shongui,  plein  de  défiance 
pour  ces  étrangers,  ne  se  rendait  ordinairement  à  bord  de 
leurs  navires  qu'accompagné  paraune  suite  imposante.  C'est 
ainsi  qu'il  vint  nous  rendre  visite  sur  la  Coquille;  il  était  monté- 
sur  une  de  ses  plus  grandes  pirogues  de  guerre  ,  entouré  de  ses 
principaux  officiers  et  de  ses  plus  braves  guerriers,  tous  ar- 
més et  prêts  à  le  secourir  en  cas  de  danger.  On  lui  offrit  un 
logement  commode  pour  la  nuit,  mais  il  n'en  voulut  pas,  et 
préféra  camper  en  plein  air  avec  sa  suite  sur  la  plage  voi- 
sine. 

Bien  que  le  père  de  Shongui  fût  aussi  rangatira ,  il  n'ap- 
partenait pas  cependant  aux  premiers  rangs  de  sa    tribu  ,  et 

4  V 


676  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

c'était  principalement  à  sa  bravoure  personnelle  que  son  fils 
avait  dû  sa  puissance  et  son  influence  sur  toutes  les  tribus  du 
nord  d'Ika-Na-Mawi.  A  ses  fonctions  de  premier  cbef  il  avait 
d'ailleurs  uni  celles  de  prêtre  et  de  prophète,  et  cela  avait 
acheva  de  lui  concilier  la  considération  publique.  Il  avait 
même  fait  un  pèlerinage  à  la  Caverne-Sacrée ,  près  du  cap 
Reinga,  et  à  son  retour  il  avait,  dit-on,  institué  des  cérémonies 
jusqu'alors  inconnues  à  ces  peuples. 

Néanmoins  Touai,  en  parlant  de  lui,  ne  manquait  jamais 
de  rappeler  que  la  famille  de  Shongui  était  moins  ancienne 
(pie  la  sienne  ,  et  il  reprochait  en  outre  à  son  rival  quelques 
petites  faiblesses,  surtout  celle  de  ne  marcher  aux  combats 
qu'avec  la  cotte  de  mailles  et  le  bouclier  donnés  par  le  roi 
Georges  à  Shongui,  tandis  qu'an  brave  guerrier  ne  doit  avoir 
d'autre  bouclier  que  sa  lance. 

Shongui  ne  voulut  jamais  se  rendre  aux  efforts  des  mis- 
sionnaires pour  l'engager  à  adopter  le  christianisme.  Il  mé- 
prisait une  religion  dont  l'esprit  et  les  dogmes  contrastaient 
d'une  manière  si  extraordinaire  avec  les  idées  qu'il  avait 
nourries  depuis  son  enfance  touchant  la  gloire  et  les  honneurs 
dont  l'esprit  de  l'homme  était  susceptible  dans  ce  monde 
comme  dans  l'autre.  Il  ne  tolérait  ces  étrangers  que  pour  les 
services  qu'ils  pouvaient  lui  rendre  dans  les  arts  mécaniques; 
depuis  long-temps  surtout  il  avait  témoigné  le  désira  M.  Mars- 
den  d'avoir  un  armurier  pour  réparer  ses  mousquets  et  les  en- 
tretenir en  bon  état.  M.  Glarke,  que  nous  transportions  en 
1824  avec  sa  famille  à  la  baie  des  Iles,  avait  été  annoncé  à 
Shongui  à  ce  titre.  En  effet,  le  premier  métier  de  M.  Clarke 
avait  été  celui  d'armurier  et  de  serrurier;  mais,  dans  sa  nou- 
velle condition  de  missionnaire,  il  avait  pris  un  ton  et  des 
prétentions  bien  au-dessus  de  celles  d'un  simple  ouvrier,  et  je 
\  is  bien  qu'il  ne  se  ravalerait  jamais  à  ses  premières  fonctions. 
Shongui  qui  se  faisait  une  fête  de  le  recevoir  eut  lui-même 
assez  de  jugement  pour  en  tirer  la  même  induction  la  première 
fois  qu'il  le  vit,  et  le  chagrin  qu'il  éprouva  de  voir  encore  une 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  fi77 

fois  ses  espérances  renversées  rendit  un  peu  froid  l'accueil  qu'il 
lit  à  M.  Clarke.  ■  C'était  un  bon  ouvrier  que  je  voulais,  dit 
»  Shongui,  et  non  pas  un  ariki  de  plus;  j'en  avais  déjà  trop.  » 

Pins  raisonnable  que  ses  collègues  ,  M.  Kcndall  s'était  con- 
cilié l'atFection  de  Shongui  et  de  tous  les  Zélandais  en  vivant 
au  milieu  d'eux  sans  défiance,  et  en  remettant  à  leur  disposi- 
tion tous  les  outils  qui  pouvaient  leur  être  utiles.  En  outre, 
il  me  parut  avoir,  à  l'égard  de  leur  conversion,  des  idées  bien 
plus  saines  que  ses  collègues.  Il  soutenait  que  le  temps  n'é- 
tait pas  encore  venu  d'en  faire  des  chrétiens  ;  que  tou- 
tes les  importunités  des  missionnaires  ne  servaient  qu'à  en- 
nuver  les  insulaires,  et  qu'on  devait  pour  le  moment  se  borner 
à  gagner  leur  confiance,  à  apprendre  leur  langue,  et  à  leur 
faire  voir  peu  à  peu  le  ridicule  et  l'abus  de  leurs  coutumes. 
Enfin  M.  Kendall  était  le  seul  jusqu'alors  qui  se  fût  occupé  de 
recueillir  des  doeumens  sur  ce  peuple  extraordinaire  ;  sous 
ce  rapport  on  doit  regretter  qu'il  n'ait  pas  pu  prolonger  son 
séjour  dans  ces  contrées. 

M.  Kcndall  était  lui-même  fort  attaché  à  Shongui,  dont  il 
faisait  constamment  l'éloge,  en  affirmant  que  hors  du  champ 
de  bataille  c'était  le  meilleur  homme  du  monde,  Un  jour  que 
nous  parlions  ensemble  du  caractère  de  ce  rangatira  célèbre, 
comme  j'étais  peu  disposé  à  croire  tout  le  bien  que  m'en  di- 
sait M.  Kendall ,  pour  preuve  de  la  férocité  naturelle  et  réflé- 
chie de  Shongui,  je  citai  l'affreux  trait  de  barbarie  rapporté 
par  les  missionnaires  même  de  Kidi-Kidi.  M.  Kendall  répli- 
qua que  cet  événement  avait  été  raconté  d'une  manière  peu 
exacte  :  Shongui  n'avait  jamais  eu  le  dessein  de  sacrifier  ces 
malheureux  captifs;  mais  sa  belle-fille,   dont  l'époux   avait 
péri  dans  le  combat ,  après  avoir  accablé  son  beau-père  de  re- 
proches ,  lui  demanda  le  sang  des  prisonniers.  Sur  son  refus, 
cette  femme  impitoyable,  assistée  d'un  ou  deux  de  ses  parens , 
alla  elle-même  mettre  les  prisonniers  à  mort  durant  la  nuit. 
M.  Kendall  ajoutait  que  Shongui  fut  très-contrarié  de  cet  évé- 
nement. Ce  missionnaire  me  répétait  souvent  que  ce  chef  était 


67 8  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

celui  auquel  il  se  fierait  le  plus  volontiers  ,  et  que  plus  d'une 
fois  il  avait  eu  occasion  de  reconnaître  la  sincérité  de  son  atta- 
chement et  la  solidité  de  ses  sentimens. 

Quoique  Touai  se  fût  donné  beaucoup  plus  de  soins  que 
Shongui  pour  imiter  les  manières  et  la  tournure  des  Euro- 
péens, au  fond  il  n'avait  pas  mieux  profité  de  son  voyage 
en  Angleterre,  sous  le  rapport  des  principes.  Il  était  tout  aussi 
adonné  qu'aucun  de  ses  compatriotes  aux  goûts ,  aux  coutu- 
mes et  aux  superstitions  de  son  pays.  Plus  adroit  seulement, 
plus  insinuant  et  plus  jaloux  de  faire  sa  cour  aux  Européens, 
Touai  prenait  un  grand  soin  de  déguiser  sa  conduite  et  ses  sen- 
timens sous  des  dehors  de  civilisation,  et  ce  sauvage  possédait 
parfaitement  la  sagacité  convenable  à  un  courtisan  de  pro- 
fession. Aussi,  durant  notre  séjour  sur  la  baie  de  Paroa  , 
nous  n'eûmes  qu'à  nous  louer  de  ses  procédés  et  même  de  ses 
prévenances.  Toujours  guidé  par  son  unique  mobile,  il  espé- 
rait obtenir  de  nous  beaucoup  de  poudre  et  de  fusils.  Quant  à 
Titari,  son  compagnon  ,  lorsque  je  lui  en  demandai  des  nou- 
velles, Touai  me  répondit  que  c'était  un  mauvais  sujet;  qu'il 
avait  commis  un  crime  et  qu'il  avait  été  obligé  de  le  bannir  de 
la  tribu.  Sans  être  bien  sûr  de  la  nature  de  ce  délit,  il  me  pa- 
rut que  ce  devait  être  un  vol. 

Touai  avait  tellement  acquis  les  manières  européennes,  que 
la  première  fois  qu'il  se  présenta  à  bord  dans  ses  vêtemens  de 
gentleman  et  m'adressa  la  parole,  je  le  pris  pour  un  Anglais 
qui  s'était  établi  à  la  Nouvelle-Zélande  et  qui  s'était  fait  ta- 
touer, comme  cela  arrive  quelquefois.  Je  dois  convenir  que  ce 
chef  ne  cessa  de  déployer,  pour  toutes  les  personnes  de  la  Co- 
quille, une  complaisance  infatigable.  Capitaine,  officiers  et 
matelots,  tous  n'eurent  qu'à  se  louer  de  lui;  et  j'ai  souvent  ad- 
miré le  tact  et  la  finesse  dece naturel  pour  apprécier  ceux  à  qui 
il  avait  affaire  et  saisir  les  moyens  d'être  bien  accueilli  de  tous. 

Dans  la  langue  des  Nouveaux-Zélandais  le  véritable  nom 
d'un  esclave  ou  prisonnier  était  tao  reka-reka,  et  d'un  servi - 
leur warî.  Aujourd'hui  ils  sont  plus  fréquemment  désignés  sou$ 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  07 o 

le  nom  de  kouài,  qui  est  une  corruption  du  mot  anglais  cook 
cuisinier;  parce  que  l'emploi  principal  des  esclaves  e.st  de  pré- 
parer la  nourriture  de  leurs  maîtres  et  de  faire  cuire  leurs  ali- 
mens.  Ces  malheureux  m'ont  paru  être  traités  assez  doucement 
et  sont  quelquefois  dévoués  sincèrement  à  ceux  qu'ils  sont  obli- 
ges de  servir.  Du  reste,  l'autorité  des  maîtres  à  l'égard  de  leurs 
esclaves  est  absolue  ,  et  ils  ont  sur  ces  derniers  droit  de  vie  et  de 
mort.  Quand  je  demandais  à  Touai  ce  qu'on  ferait  à  un  ran- 
gatira  qui  tuerait  un  esclave  sans  motif,  il  convenait  qu'on  ne 
lui  ferait  rien;  mais  il  ajoutait  que  ce  serait  une  mauvaise 
action  et  que  ce  motif  seul  empêcherait  de  la  commettre.  Un 
des  chefs  de  la  baie  des  Iles  me  montrait  un  jour  un  de  ses  es- 
claves accroupi  à  ses  pieds  et  attendant  ses  ordres  en  silence, 
et  ce  chef  racontait  avec  orgueil  que  son  esclave  avait  été  jadis 
un  des  guerriers  les  plus  distingués  du  Shouraki.  En  effet,  cet 
infortuné  portait  sur  sa  figure  toutes  les  marques  exclusive- 
ment affectées  aux  rangs  distingués,  et  je  ne  pus  m'empêcher 
de  le  plaindre  de  n'avoir  pas  été  dévoré  sur  le  champ  de  ba- 
taille, comme  ses  confrères,  plutôt  que  d'avoir  été  réduit  à  la 
honte  de  servir  son  ennemi  triomphant. 

Les  guerriers  mènent  ordinairement  leurs  esclaves  à  la  guerre 
pour  transporter  leurs  provisions  et  préparer  leurs  vivres  : 
quelquefois  même  ils  leur  donnent  des  armes  pour  combattre. 
Touai  me  montra  un  de  ses  esclaves  qu'il  avait  ramené  de  la 
baie  Witi-Anga.  Au  lieu  de  le  tuer,  comme  c'est  assez  la  cou- 
tume, il  lui  avait  donné  la  vie,  et  quelque  temps  après  la  li- 
berté, et  même  une  femme  pour  vivre  avec  lui.  Quoique  cet 
homme  fût  rangatira  dans  sa  patrie,  il  s'était  sincèrement  atta- 
ché à  Touai  ;  c'était  son  homme  d'affaires  pour  tous  les  marchés 
à  conclure  avec  les  Européens,  et  il  accompagnait  son  maître 
aux  combats.  Touai  me  fit  entendre  qu'il  serait  désormais  sans 
considération  dans  sa  propre  tribu  ,  et  c'était  ce  motif  qui  l'a- 
vait ainsi  attaché  aux  intérêts  de  Touai. 

On  doit  faire  observer  que  les  égards  et  les  préférences  que 
les  navigateurs  ont  témoignés,  sans  le  savoir,  à  des  esclaves  ou 


680  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

à  des  hommes  du  peuple  en  présence  et  au  préjudice  des  chefs, 
ont  été  souvent  des  motifs  de  jalousie  et  d'indignalion  pour 
ceux-ci  ;  car  ces  insulaires  sont  très-fiers  de  leur  rang  et  de  leurs 
prérogatives,  et  tout  attentat  contre  ces  droits  serait  pour  eux 
une  de  ces  insultes  graves  que  le  sang  seul  peut  payer.  Les  es- 
claves qui  n'ont  rien  à  perdre  et  qui  n'ont  qu'à  gagner  en  ces  cir- 
constances, sont  presque  toujours  les  premiers  à  se  livrer  aux 
étrangers  et  à  leur  montrer  des  égards  et  des  prévenances  qui 
leur  méritent  la  reconnaissance  de  leurs  hôtes.  C'est  donc  avec 
les  esclaves  ou  avec  les  gens  du  peuple  que  les  Européens  for- 
ment d'ordinaire  leurs  premières  relations,  ce  qui  manque  ra- 
rement d'indisposer  les  chefs.  La  même  chose  à  peu  près  aurait 
lieu  chez  nous  si  des  personnes  d'un  rang  élevé ,  allant  visiter 
un  palais  ou  un  château  ,  faisaient  beaucoup  d'amitiés  aux  do  - 
mestiques  et  les  comblaient  de  présens,  sans  avoir  égard  ni 
faire  attention  aux  maîtres  de  la  maison.  C'est  un  inconvénient 
d'autant  plus  difficile  à  éviter  pour  les  navigateurs,  que  sou- 
vent les  esclaves  ne  sont  distingués  des  chefs  par  aucune  mar- 
que extérieure;  mais  il  donne  l'explication  de  procédés  qui 
ont  souvent  paru  surprenans  et  bizarres  de  la  part  des  chefs 
des  nations  sauvages. 

La  conduite  des  hommes  de  l'équipage  est  encore  souvent 
un  grand  sujet  de  discorde  entre  les  navigateurs  et  les  tribus 
sauvages;  quelque  surveillés  qu'ils  soient,  quelque  recom- 
mandation qu'on  leur  fasse,  ces  hommes  sont  persuadés  que 
les  sauvages  sont  faits  pour  obéir  à  toutes  leurs  volontés ,  pour 
céder  à  tous  leurs  caprices  ,  et  le  plus  souvent  ils  agissent  con- 
formément à  cette  opinion.  C'est  un  fait  que  je  n'ai  eu  que 
trop  d'occasions  de  remarquer,  et  qu'il  est  encore  très-difficile 
de  prévenir,  si  les  officiers  n'ont  pas  constamment  les  jeux  sur 
les  actions  des  matelots;  car  cette  classe,  sans  être  cependant 
ni  méchante  ni  cruelle  ,  est  généralement  peu  disposée  à 
écouter  la  voix  de  la  raison  et  des  sentimens.  Dans  ce  cas ,  le 
mieux  estde  diminuer, autantque  possible,  les  rapports  des  ma- 
telots avec  les  sauvages  des  îles  où  l'on  se  trouve  en  relâche. 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  <;81 

Pour  remplacer  les  matelots  morts  ou  déserteurs,  ou  pour  se 
procurer  un  renfort  de  bras  utile  à  leurs  opérations,  les  ba- 
leiniers anglais  ou  américains  ont  souvent  pris  sur  leurs  navi- 
res des  sauvages  de  la  Nouvelle-Zélande.  En  général,  ces  na- 
turels ont  été  durement  traités ,  et  les  blancs  les  regardent  à 
peu  près  comme  des  esclaves  dont  ils  deviennent  maîtres  ab- 
solus. Enfin,  quand  ils  en  ont  tiré  toutes  sortes  de  services, 
ils  les  abandonnent  au  premier  endroit  venu,  sans  ressources 
et  sans  aucune  sorte  d'indemnité  pour  leurs  longs  services. 

Chez  ces  peuples  essentiellement  guerriers,  il  est  indispen- 
sable que  le  chef  puisse  mener  lui-même  ses  combattans  au 
champ  de  bataille.  Ainsi  dans  la  tribu  de  Kahou-Wera,  près 
de  laquelle  nous  étions  mouillés,  Koro-Koro  n'ayant  laissé 
qu'un  fils  à  peine  sorti  de  l'adolescence,  son  frère  Touai 
avait  occupé  depuis  sa  mort  le  rang  suprême.  Touai  avait 
pourtant  un  frère  plus  âgé  que  lui  ;  mais  comme  ce  frère 
était  d'une  santé  chancelante,  il  avait  lui-même  renoncé 
aux  privilèges  du  commandement.  Touai  nous  répétait  sou- 
vent qu'il  allait  partir  pour  la  guerre,  autrement  ses  con- 
citoyens cesseraient  d'avoir  pour  lui  aucune  espèce  de  consi- 
dération ,  malgré  les  droits  de  sa  naissance.  Touai  paraissait 
lui-même  disposé  à  remettre  l'autorité  suprême  au  fils  de  Koro- 
Koro,  dès  que  l'âge  de  celui-ci  le  lui  permettrait. 

Au  sommet  du  pâ  de  Kahou-Wera ,  dans  une  petite  case 
destinée  à  cet  usage,  lorsque  Touai  était  absent,  se  tenait 
constamment  un  guerrier  de  confiance,  un  rangatira  chargé 
de  surveiller  tous  les  mouvemens  qui  se  passaient  aux  environs. 
Touai  m'assura  qu'en  temps  de  guerre  il  ne  pouvait  guère  s'en 
écarter  lui-même ,  et  que  c'était  là  son  poste  ,  comme  autrefois 
c'était  celui  du  grand  Koro-Koro.  Quand  j'allai  avec  lui  visi- 
ter son  pâ,  l'ariki  Touao ,  son  cousin  ,  était  de  garde  à  la  porte  ; 
il  vint  nous  reconnaître  avec  sa  lance  à  la  main  ,  escorté  de 
deux  guerriers,  et  demanda  de  loin  qui  nous  étions.  Le  chef 
Touai  lui  répondit  que  c'était  le  rangatira  para-parao  du 
vaisseau  français.  Ce  mot  para-parao  veut  dire  qui  commande  ; 


682  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

ils  désignent  ninsi  le  lieutenant  d'un  navire  européen  ,  parce 
qu'ils  ont  observé  qu'il  commandait  plus  souvent  aux  matelots 
que  le  capitaine  lui-même.  D'ailleurs  chez  eux  le  rangatira 
para-parao  est  ordinairement  aussi  le  lieutenant  militaire  du 
chef  principal ,  le  commandant  spécial  des  guerriers. 

Pour  obtenir  de  Touai  des  détails  plus  positifs  sur  la  céré- 
monie du  baptême  ,  je  profitai  d'un  moment  où  ce  chef,  re- 
connaissant de  quelques  présens  que  je  lui  avais  faits,  me  parut 
mieux  disposé  que  jamais  en  ma  faveur,  et  prêt  à  répondre  à 
mes  questions  d'une  manière  plus  satisfaisante  que  d'ordi- 
naire. Je  ferai  observer  que  c'est  une  marche  indispensable 
à  suivre  pour  quiconque  voudra  s'instruire  avec  quelque  suc- 
cès des  coutumes  et  des  opinions  de  ce  peuple  singulier,  que 
de  procéder  avec  beaucoup  de  circonspection,  de  paraître  en- 
trer dans  ses  opinions,  et  même  de  les  respecter  et  de  les  ad- 
mirer jusqu'à  un  certain  point ,  car  ces  hommes  sont  très-sen- 
sibles au  mépris  et  aux  dédains  des  Européens,  et  par  tous  les 
moyens  possibles  ils  cherchent  à  se  soustraire  à  des  senthnens 
aussi  humilians  pour  leur  vanité. 

Au  début  de   l'entretien,   Touai   ne  cherchait  qu'à  éluder 
mes  questions,  soit  par  un  «je  ne  sais  pas — I  don't  /enow,»  assez 
froid,  soit  en  alléguant  que  ces  cérémonies  n'étaient  que  des 
niaiseries  bonnes  seulement  pour  des  sauvages,  soit  enfin  en 
prétextant  que  cela  ne  devait  avoir  aucun  intérêt  pour  moi. 
Bientôt,  devenu   plus  complaisant,  il  répondait  à  mes  ques- 
tions, il  est  vrai,  mais  souvent  il  débitait  tout  ce  qui  lui  pas- 
sait par  la  tète  ,  fort  indifférent  au  fond  à  ce  que  ces  documens 
fussent  vrais  ou  faux.   Après  l'avoir  interrogé  sur  le  baptê- 
me ,  et  lui  avoir  récité  les  mots  attribués  par  la  grammaire 
à  cette  cérémonie,   il   répondit  même  d'abord   qu'ils  étaient 
conformes  à  ce  qu'on  pratiquait  en  pareil  cas.  Enfin,  pressé 
de  m'en  donner  la  signification  en  anglais,  comme  j'étais  sur- 
pris de  ne  trouver  aucun  sens  à  sa  traduction  ,  il  finit  par  con- 
venir qu'effectivement  ces  mots  ne  signifiaient  rien  ,  et  qu'il  ne 
savait  pas  où  l'on  avait  pu  les  recueillir.  Ce  fut  alors  seule- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  68 


•> 


ment  qu'après  de  nouvelles  instances,  il  consentit  à  me  don- 
ner les  paroles  baptismales,  telles  du  moins  qu'on  les  avait 
employées  à  la  naissance  de  son  fils ,  avec  les  rits  qui  furent 
suivis  dans  cette  cérémonie,  car  il  est  très-probable  que  ces 
rits  comme  ces  paroles  varient  de  tribu  à  tribu,  et  peut-être 
dans  les  familles  de  la  même  tribu,  suivant  le  caprice  des 
arikis  ou  de  ceux  qui  dirigent  la  cérémonie. 

Cinq  jours  après  la  naissance  de  l'enfant,  la  mère  ,  assistée 
de  ses  amies  et  de  ses  parentes,  le  déposa  sur  une  natte,  et 
cette  natte  est  soutenue  sur  deux  monceaux  de  bois  ou  de  sa- 
ble. Toutes  les  femmes ,  l'une  après  l'autre ,  trempent  une  bran~ 
cbe  dans  un  vase  rempli  d'eau,  et  en  aspergent  l'enfant  au 
front.  C'est  en  ce  moment  qu'on  lui  impose  son  nom;  le  nom 
est  une  affaire  sacrée  pour  ces  peuples ,  et  à  leurs  yeux  il  fait 
en  quelque  sorte  partie  d'eux-mêmes. 

Cependant  ils  en  changent  quelquefois  pour  perpétuer  le 
souvenir  d'une  circonstance,  d'un  exploit  remarquable  dans 
leur  vie.  Ainsi  en  mémoire  du  lieu  où  périt  de  maladie  Koro- 
Koro  ,  à  Witi-Anga  ,  à  la  suite  d'un  combat,  son  frère  Touai 
prit  le  nom  de  Kati-Kati ,  mais  l'ancien  a  prévalu.  Il  est  ar- 
rivé le  contraire  à  l'égard  de  Pomare,  dont  l'ancien  nom 
Wetoï  était  presque  oublié,  comme  des  chefs  King-George  et 
Georges,  dont  les  noms  primitifs  étaient  inconnus  des  Euro- 
péens, etc. ,  etc.  Dans  ces  occasions,  assurait  Touai,  il  fallait 
que  la  cérémonie  du  changement  de  nom  fût  consacrée  par  un 
nouveau  baptême. 

Voici  les  paroles  employées  au  baptême  du  fils  de  Touai , 
d'après  sa  propre  diction  et  conformément  à  notre  prononcia- 
tion. Quant  à  la  valeur  de  chacun  des  mots  séparément, 
je  ne  puis  en  répondre,  car  ce  chef  l'ignorait  lui-même,  et  ne 
pouvait  distinguer  les  syllabes  isolées  de  celles  qui  devaient  être 
réunies  en  un  seul  mot.  D'ailleurs  il  arrive  souvent  que  cer- 
taines alliances  de  mots  donnent  au  composé  une  valeur  toute 
différente  de  celle  qu'ils  ont  par  eux-mêmes  : 


684  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

(tokou  taaama.  Que  mon  enfant 

3  tôt  Ijict.  soit  baptisé.                              j 

Ai  te  parau>a.  Comme  la  haleine,                       > 

&\a  bibi.  puisse-t-il  être  furieux,          \ 

itiu  nçjoui'  \)\a.  puisse-t-il  être  menaçant. 

iâo  te  tama.  Qu'à  cet  enfant                            j 

Met,  kani.  la  nourriture  soit  fournie 

<D  toit.  par  l'Atoua,  mon  père. 


Pour 
la  vie. 


Pour 
la  mort. 


\ 


fto  ttnga  no.                 Puisse-t-il  se  bien  porter,         /  Pour 

fjia  ou  tre.                         être  content.                             S  la  vie. 

lia  waka  teka.               Puissc-t-il  recevoir  sa  nourri- N,  „ 

/  Pour 

ture ,  , 

Êe  kant,  Ijia  ou  toe.  quand  ses  os  seront  relevés.  < 


A  l'aide  du  Vocabulaire,  j'entends  passablement  les  huit 
premières  lignes;  il  n'en  est  pas  de  même  des  quatre  dernières, 
et  je  suis  obligé  de  m'en  rapporter  implicitement  à  la  traduc- 
tion que  Touai  me  donna  ,  moitié  par  mots  anglais  décousus, 
moitié  par  signes  et  par  gestes  à  défaut  d'expressions  suffisan- 
tes pour  rendre  ses  idées. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  voit  que  cette  prière  se  compose  de 
deux  parties  distinctes,  l'une  pour  l'état  de  vie,  l'autre  pour  le 
moment  où  l'individu  sera  réduit  à  sa' substance  spirituelle. 
Dans  toutes  ses  actions,  dans  toutes  ses  cérémonies,  ce  peuple 
singulier  ne  perd  jamais  de  vue  cet  instant.  Cette  conviction 
intime  d'une  existence  future  et  de  la  gloire  qui  s'y  rattache, 
quand  ils  peuvent  triompher  de  leurs  ennemis,  doit  influer 
pour  beaucoup  dans  ce  courage  féroce,  dans  ce  mépris  sau- 
vage de  la  mort  qui  les  caractérise,  car  ils  ne  la  redoutent 
guère  pourvu  qu'ils  soient  assurés  que  leurs  corps  recevront 
les  honneurs  funèbres. 

La  dernière  ligne  a  trait  à  la  cérémonie  solennelle  de  re- 
lever les   os  des  morts.  Voici  en  quoi   elle   consiste,  ou  du 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  085 

moins  ce  que  Touai  vit  dernièrement  pratiquer  aux  obsèques 
tic  son  frère,  le  fameux  Koro-Koro. 

Cinq  mois  après  les  funérailles,  et  souvent  davantage,  on 
retire  les  os  du  tombeau  où  le  corps  avait  été  déposé  pour  les 
placer  définitivement  dans  la  sépulture  de  la  famille.  Le  plus 
proche  parent  est  ordinairement  chargé  de  cette  fonction,  et 
par  son  contact  avec  un  corps  taboue  il  devient  nécessairement 
tapou  lui-même  au  degré  le  plus  éminent.  Tant  qu'il  se  trouve 
en  cet  état,  personnc*ne  peut  le  toueber,  et  si  par  mégarde  ou 
autrement  quelqu'un  venait  à  le  faire ,  il  serait  tué  sans  pitié  si 
c'était  un  homme  du  néant,  et  son  corps,  comme  tapou,  serait 
abandonné  à  la  voirie.  Un  rangatira  coupable  de  ce  sacrilège 
serait  au  moins  exposé  à  être  dépouillé  de  ses  biens  ou  de  son 
rang. 

Pour  se  purifier,  voici  maintenant  ce  que  Touai  fut  obligé 
de  faire  :  de  retour  chez  lui,  il  prit  sur  la  tombe  ou  dans  un 
lieu  taboue  un  morceau  de  bois  qui  reçoit  alors  le  nom  de  pc- 
poa  (consacré).  Devant  l'ariki,  il  le  posa  solennellement  à  terre  ; 
l'ariki  présenta  à  Touai  une  poignée  de  patates;  celui-ci  en 
prit  une  qu'il  déposa  en  contact  avec  le  popoa  ,  et  l'y  laissa 
huit  à  dix  minutes;  elle  était  devenue  tapou.  Il  la  reprit,  en 
rompit  un  morceau  qu'il  jeta  avec  respect  derrière  lui.  C'était 
là  la  nourriture  de  l'atoua,  de  l'esprit  du  mort,  auquel  les 
mots  du  baptême  font  allusion.  Il  remit  ensuite  le  reste  dans 
la  bouche  du  grand-prêtre,  qui  devait  l'avaler  sans  y  porter 
les  mains.  Dès  que  la  patate  est  devenue  tapou  par  le  contact 
avec  le  popoa,  celui-ci  est  relevé,  déposé  dans  la  bouche  de 
l'ariki ,  dont  il  est  retiré  peu  après  et  jeté  dans  un  lieu  où  il  ne 
soit  exposé  à  tomber  dans  les  mains  de  personne.  Il  est  en- 
core défendu  à  l'ariki  de  porter  les  mains  à  la  seconde  patate, 
et  il  doit  également  la  recevoir  dans  sa  bouche.  Enfin  il  prend 
lui-même  le  reste,  le  mange,  et  alors  l'homme  taboue  rede- 
vient libre,  et  peut  communiquer  sans  danger  avec  ses  pa- 
rens  et  ses  amis. 

Il  est  peu  de  nations  sauvages  où  les  hommes  tiennent  au- 


686  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

tant  qu'à  la  Nouvelle-Zélande  à  la  fidélité ,  à  la  chasteté  de 
leurs  femmes.  Ces  créatures  que  les  premiers  voyageurs  rece- 
vaient à  bord  de  leurs  navires,  ou  qu'on  leur  présentait  dans 
leurs  promenades  à  terre,  n'étaient  le  plus  souvent  que  des  es- 
claves qui  prodiguaient  leurs  faveurs  pour  obtenir  quelques 
cadeaux  des  étrangers,  et  le  fruit  de  ces  avances  ne  reste  pas 
même  à  ces  malheureuses  filles,  tout  appartient  à  leurs  maîtres. 
C'est  ainsi  que  Touai  et  sa  femme  Ehidi  ne  manquaient  jamais 
d'appeler  et  de  visiter  chaque  soir  leur%  esclaves  pour  s'em- 
parer du  produit  de  leur  journée.  Il  était  curieux  de  voir  ces 
filles  ,  échos  fidèles  de  leurs  patrons,  demander  sans  cesse  pou- 
dra (de  la  poudre).  En  général,  elles  étaient  mieux  que  les 
femmes  mariées.  Quant  à  celles-ci,  il  était  rare  qu'elles  mon- 
tassent à  bord,  et  elles  ne  quittaient  pas  un  instant  leurs  pa- 
rens  et  leurs  maris.  Une  fille  libre  peut  cependant  accorder 
ses  faveurs  à  qui  lui  plaît,  pourvu  que  l'objet  de  son  choix 
soit  digne  de  son  rang,  autrement  elle  dérogerait.  Pour  la 
femme  mariée,  la  mort  est  la  punition  de  l'adultère.  Cepen- 
dant ,  quand  elle  appartient  à  une  famille  puissante  que  le 
mari  craint  d'offenser,  quelquefois  il  se  contente  de  la  ren- 
voyer chez  ses  parens,  et  de  ce  moment  elle  redevient  libre 
de  sa  personne.  Quand  des  Français  adressaient  à  des  femmes 
de  chefs  des  propositions  galantes,  elles  étaient  constamment 
repoussées  avec  mépris,  et  même  avec  une  espèce  d'horreur 
par  les  mots  :  JVahine  ano,  tapou  —  femme  mariée,  défendu. 
Le  village  de  Paroa  ou  Kahou-Wera,  situé  sur  un  monti- 
cule au  bord  de  la  mer,  se  trouvait  dans  une  position  très-forte, 
sur  la  pointe  avancée  d'une  péninsule,  et  l'on  ne  pouvait  y  pé- 
nétrer que  par  l'arête  d'un  coteau  qu'il  était  très -facile  de 
défendre.  Partout  ailleurs  ce  pâ  dominait  des  rochers  escarpés; 
sur  les  points  les  moins  inaccessibles  il  se  trouvait  en  outre  dé- 
fendu par  une  tranchée  assez  profonde  et  de  fortes  palissades 
de  douze  ou  quinze  pieds  de  hauteur.  Il  me  parut  contenir  en 
1824  environ  deux  cents  cabanes  petites,  basses,  et  munies 
chacune  d'une  porte  de  deux  pieds  à  peine  en  carré,  telle- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  G87 

ment  qu'on  ne  pouvait  pénétrer  à  l'intérieur  qu'en  rampant 
sur  lés  pieds  et  les  mains.  Une  grande  partie  des  guerriers  de 
ee  pâ  se  trouvait,  à  cette  époque,  à  la  guerre  sous  les  ordres 
de  Pomare,  et  Touai  m'assura  que  leur  nombre  s'élevait  à  deux 
cents  environ,  ee  qui  était  sans  doute  exagéré.  Kahou-  Wera  se 
compose  des  deux  mots  kahou  natte,  et  wera  brûlé;  Paroa, 
des  mots  pâ  fort,  et  roa  grand.  C'était  en  effet  le  plus  grand 
village  de  ces  cantons. 

Le  Pihe  est  l'ode  solennelle  que  chantent  en  choeur  les  guer- 
riers, tantôt  avant,  tantôt  après  le  combat,  toujours  auprès  du 
feu  qui  consume  le  repas  de  Dieu  ,  Kaï-Atoua,  et  dans  les  cé- 
rémonies funéraires.  On  peut  dire  que  c'est  le  chant  patrioti- 
que et  religieux  des  Zélandais;  il  paraît  renfermer  la  base  de 
toutes  leurs  croyances  mystiques.  Touai  était  passionné  pour 
ce  chant  et  ne  le  récitait  jamais  qu'avec  une  expression  de  phy- 
sionomie et  des  transports  qu'il  serait  impossible  de  décrire  : 
il  était  facile  de  voir  que  tout  son  être  était  vivement  affecté; 
et  j'ai  remarqué  cet  effet  sur  un  grand  nombre  d'autres  na- 
turels. 

C'en  était  assez  pour  exciter  ma  curiosité  ,  et  je  puis  assurer 
que  je  ne  négligeai  rien  pour  obtenir  l'interprétation  du  mys- 
térieux Pihe.  Mes  efforts  furent  constamment  inutiles;  la  pre- 
mière fois  je  pris  Touai  dans  ma  chambre  et  le  gardai  au  moins 
trois  heures  pour  le  questionner.  Quelques  passages  isolés 
m'offrirent  bien  un  certain  sens;  mais  le  tout  ensemble  était 
décousu,  incohérent  et  parfaitement  inintelligible.  Convaincu 
que  Touai  seul  ne  pouvait  satisfaire  mes  désirs,  je  voulus  pro- 
fiter peu  de  jours  après  d'une  visite  de  M.  Kendall  pour  réus- 
sir dans  mon  projet;  car  Touai  convenait  lui-même»  que  ce 
missionnaire  entendait  et  parlait  très-bien  le  zélandais.  Je  les 
réunis  donc  tous  les  deux  dans  ma  chambre,  et  M.  Kendall 
déploya  toute  la  complaisance  imaginable.  Toutefois  mon  at- 
tente fut  encore  frustrée,  et  je  ne  pus  obtenir  la  traduction  du 
-<hant  sacré. 

M.  Kendall  paraissait  ne  pas  bien  comprendre  les  expliea- 


G88  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

tions  de  Touai,  et  celui-ci  de  son  côté  semblait  incapable  de 
donner  la  véritable  signification  de  tous  les  passages  du  Pihe. 
Peut-être  que  les  allusions  qui  s'y  rencontrent  sont  déjà  trop 
anciennes  et  que  leur  sens  échappe  à  l'intelligence  des  moder- 
nes insulaires.  Sans  doute  j'éprouvais  en  cet  instant  l'inconvé- 
nient qui  s'offrirait  à  un  Bramine  ou  à  un  sectateur  de  Fo  qui 
interrogerait  la  plupart  des  chrétiens  pour  obtenir  le  sens  exact 
de  plusieurs  des  paraboles  de  l'Evangile.  Au  moins  voici  ce 
que  M.  Kendall  m'apprit  relativement  au  sens  général  et  aux 
traits  principaux  de  cette  ode  singulière. 

D'abord  le  mol  Pihe  se  compose  de  deux  particules,  pi  qui 
indique  adhésion,  connexion  ,  et  /*equi  au  contraire  exprime 
une  disjonction,  une  scission  violente.  Ainsi  le  rapprochement 
de  ces  deux  mots  pi  he  (Pihe)  signifie  séparation  de  ce  qui  est 
uni  ;  ce  mot  composé  a  rapport  au  terme  de  la  vie,  à  la  mort, 
époque  à  laquelle  l'a  me  et  le  corps,  ces  deux  substances  intime- 
ment unies  durant  la  vie,  se  séparent  avec  effort  au  moment 
du  trépas. 

Cette  ode  se  compose  de  cinq  parties  assez  distinctes  :  la  pre- 

A 

mière  a  trait  à  la  manière  même  dont  l'^/oua^l'Etre-Suprème 
a  détruit  l'homme,  et  à  la  réunion  de  la  créature  avec  Dieu 
opérée  par  cette  action.  De  là  on  passe  au  cadavre,  et  ce  sont 
des  plaintes  sur  sa  destruction  ;  ensuite  au  sacrifice  en  lui- 
même  et  à  l'encens,  à  la  nourriture  offerte  à  YAtoua.  Dans 
leurs  idées  cet  encens  est  toujours  le  souffle,  l'esprit  de  vie, 
l'aine.  Puis  ce  sont  des  exhortations  aux  parons,  aux  amis  du 
défunt  pour  les  engager  à  venger  sa  mort  et  à  honorer  sa  mé- 
moire en  lui  donnant  la  gloire  kia  oudou  —  rends-le  glorieux. 
Enfin  le  chant  se  termine  par  des  complaintes  et  des  consola- 
tions à  la  famille  sur  la  perte  d'un  de  ses  membres. 

Sans  doute,  quand  plusieurs  centaines  de  guerriers  revêtus 
de  leur  costume  de  guerre,  armés  de  toutes  pièces  et  rangés 
sur  un  ou  deux  rangs  entonnent  de  concert  cet  hymne  solen- 
nel et  qu'ils  l'accompagnent  par  des  gestes  menaçans  et  terri-^ 
blés,  l'effet  qui  en  résulte  doit  être  imposant,  lugubre  et  re- 


PIECES  JUSTIFICATIVES. 


089 


doutable.  Avant  d'en  venir  aux  mains,  on  dirait  que  ces  hom- 
mes veulent  en  quelque  sorte  célébrer  de  concert  leurs  funé- 
railles et  donner  à  leurs  combats  un  caractère  sacré  par  ce 
dernier  acte  de  religion. 

Je  regrettai  beaucoup  de  n'avoir  pu  approfondir  le  sens  de 
cette  ode  extraordinaire,  et  j'engageai  vivement  M.  Kendall  à 
s'en  occuper  avec  soin.  Ce  missionnaire  n'était  plus  à  la  Nou- 
velle-Zélande quand  j'y  repassai  en  1827,  et  les  autres  mission- 
naires n'avaient  obtenu  aucune  sorte  de  renseignement  tou- 
chant cet  hymne. 

Du  reste,  voici  le  Pihe  tel  que  M.  Kendall  le  rapporte  dans 
sa  Grammaire  ,  à  cela  près  des  passages  que  je  corrigeai  sous  la 
dictée  de  Touai. 


f)apa  ra  te  watt  tibi 

3  bounga  net 

fiou  ana,  kana  pou  t  t  0 

(£  nl)i  0 

Cou  ka  btbi 

tlongo  mai,  ka  \\ckt 

Ca  taxa 

Ce  toa't  pouna 

£e  a\)a  kofjoubou, 

fio  na,a  natta, 

fia  i»ût  paranaui 

fio  kapi  te  ono, 

fia  kapi  te  ono 

Ce  iki  tki, 

Ce  ra  marama 

Ce  u>eti,  te  œcta 

Ce  toto  rot  al 

tDano, 

tOano,  uiano,  roaito, 

iflai  toki  -oumi  e. 

TOME    III. 


Ha  bibi  toit, 

fia  ngou'ta  ton, 

(ko  vocioci  tou, 

fio  ma  roana 

Coue  touc  toue 

fia  taka 

Haro  poubt  aï 

fia  taka  te  roaro. 

pi  pi  ra  ou  e  boit  ko  i  e 

fli  pi 

Ra  ou  c  bou  ko  t  e. 

fie  kott  kotta, 

Ce  oubou  0  te  ariki 

pi  pi  ra  ou  e  bou  ko  t  c 

<Ê  tapou 

(Ê  tapou  tou  mata  tara  roa 

(6  ngaro 

<£  ngaro  tou  ki  tana  e  tu>a. 

<£   nva 

44 


fi  90 


PIECES  JUSTIFICATIVES. 


(6  ma  tou  kouo  ki  te  matai 

UJcro  u>ero. 

tOero  votre,  te  toro  o  moi  ta, 

{Veto  Ijia  ,  ki  taï  \)ïa , 

UJaka  rama,  uuika  roroo 

te  tara  ki  a  taï, 

JRe  ko  tiitji  inauaiua  reka 

«Le  manama  ki  o  tou. 

A]  aï,  Ijo i,  Ija  ! 

Ajoï,  Ijoï,  l)a  ! 

itia  ouiiou,  l)aï  Ijoï  1)0  ! 

3ki  iki 

3 M  iki  ii'oro  iuara 

lîo  taï  tonçio  roo 


3  totwo. 
<D  mot  ta, 
<É  ki  no  tou. 
tthinga  Ijuiga, 
Ati  a  toi 
Aloro  pana 
*lc  kouo  ki  te  moroï 
lUiti  boua 

de  iko  tere  ki  painga 
Atia  ouooit  ,  Ijoï,  !)ûï,  Ijo' 
Ajoï,  Ijoï,  1)0  ! 
tua  ouîiou,  l)aï,  k;oï,  Ija! 
Ijoï,  l)oï,  1)0 ! 
llia  ou&ou,  Ijoï,  l)ûï,  1)0 ! 
}3,l,e. 


Durant  toute  la  durée  de  nos  relâches  à  la  baie  des  Iles,  les 
trente  ou  quarante  filles  esclaves  qui  s'étaient  établies  à  bord 
pour  y  trafiquer  de  leurs  charmes,  nous  donnaient  régulière- 
ment tous  les  soirs  une  représentation  de  leurs  danses  d'amour. 
Rien  de  lubrique,  d'obscène  comme  leurs  mouvemens,  leurs 
gestes  et  leurs  attitudes;  tout  d'ailleurs  donnait  lieu  de  croire 
que  les  chants  qui  les  accompagnaient  étaient  pour  le  moins 
aussi  lascifs.  Le  jour  qu'il  vint  à  bord,  Shongui  nous  procura 
la  vue  d'une  danse  guerrière;  elle  fut  exécutée  par  douze  ou 
quinze  de  ses  guerriers  d'élite  et  dirigée  par  Revra  et  Hihi.  La 
précision  ,  la  souplesse  et  l'énergie  qui  régnaient  dans  les  figu- 
res de  cette  danse  la  rendaient  très-curieuse  ;  du  reste  on  re- 
marquait sans   peine    qu'elles  se   rapportaient  entièrement  à 
leurs  mœurs  féroces  et  sanguinaires.  Touai  regardait  avec  dé- 
dain et  mépris  les  danses  des  femmes  ;  mais  à  l'aspect  des  danses 
guerrières,  nonobstant  notre  présence  et  la  contrainte  qu'il 
cherchait  à  s'imposer,  ses  traits  s'animaient,  ses  yeux  roulaient 
dans  leur  orbite,  ses  genoux  s'agitaient  convulsivement,  sa  lan- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  691 

gue  sortait  de  sa  bouche ,  et  l'on  voyait  qu'il  s'unissait  en  dé- 
pit de  lui-même,  d'esprit  et  de  cœur,  aux  mouvemens  et  aux 
paroles  des  guerriers. 

Lors  de  ma  visite  au  pà  de  Kahou-Wera,  Touai  me  fit  en- 
trer mystérieusement  dans  sa  cabane  et  ferma  la  porte  sur  nous 
deux,  puis  il  retira  de  son  coffre  une  natte  dans  laquelle  était 
enveloppée  une  tête  tatouée,  moko  mokaï;  les  dessins  du  moko 
annonçaient  qu'elle  avait  dû  appartenir  à  un  personnage  d'un 
rang  distingué.  En  effet  il  me  raconta  que  cette  tête  était  celle 
d'un  guerrier  puissant  et  redouté  des  bords  du  Shouraki,  nom- 
mé Kapou-Oka.  Dans  un  combat  livré  deux  ou  trois  ans  au- 
paravant, il  avait  blessé  grièvement  Koro-Koro  d'un  coup  de 
lance  ;  mais  peu  de  temps  après  Shongui  le  tua  d'un  coup  de 
fusil,  et  Touai  me  montra  le  trou  qu'avait  fait  la  balle  dans  la 
tête.  Le  chef  de  Kidi-Kidi  partagea  le  corps  de  Kapou-Oka 
avec  ses  guerriers,  et  fit  présent  de  la  tête  à  Koro-Koro.  Touai 
ajouta  que  dans  le  premier  voyage  qu'il  allait  entreprendre  sui- 
tes rives  du  Shouraki,  il  voulait  reporter  cette  tête  au  fils  de 
Kapou-Oka  comme  un  gage  de  la  paix  qu'il  voulait  conclure 
avec  lui.  Néanmoins  il  offrit  de  me  la  céder  pour  une  livre 
de  poudre  ;  et ,  si  le  marché  m'eût  convenu  ,  il  est  certain  que 
le  fils  de  Kapou-Oka  n'eût  jamais  revu  la  tète  de  son  malheu- 
reux père.  Je  conclus  assez  naturellement  de  l'offre  de  Touai 
qu'il  faisait  plus  de  cas  d'une  livre  de  poudre  que  de  l'amitié 
du  jeune  homme.  Cette  tête  était  une  des  plus  belles  et  des 
mieux  tatouées  que  j'eusse  vues  dans  mon  voyage,  mais  les 
chiens  avaient  rongé  un  morceau  de  la  joue  gauche. 


44" 


092  PIECES  JUSTIFICATIVES. 


OBSERVATIONS 

DE    M.    DE    BLOSSEVILLE. 


M.  de  Blossevillc,  l'un  des  officiers  de  l'expédition 
de  la  Coquille,  durant  son  séjour  à  Port-Jackson  en 
1 824  ,  s'appliqua  avec  beaucoup  de  soin  à  recueillir  de 
la  bouche  de  divers  capitaines  baleiniers,  et  par  d'autres 
voies,  des  renseignemens  sur  la  Nouvelle-Zélande.  A 
son  retour  en  Fiance,  il  publia,  en  1 826,  le  résultat  de 
ses  recherches  ,  sous  le  titre  de  Mémoire  géographi- 
que sur  la  Nouvelle-Zélande,  etc.,  dans  les  Nouvelles 
Annales  des  Voyages,  Tom.  XXIX.  Cet  intéressant 
Mémoire  présente  plusieurs  documens  utiles  sur  di- 
vers ports  et  mouillages  encore  peu  connus  sur  cette 
partie  du  globe,  et  nous  avons  eu  occasion  de  le  citer 
quelquefois   dans  notre  Essai  sur  la  Nouvelle-Zé- 
lande. Ici  nous  ne  rapportons  textuellement  que  la 
partie  de  ce  Mémoire  qui  concerne  les  mœurs  et  les 
coutumes  des  habitans  de  l'île  Tavai-Pounamou,  afin 
de  démontrer  que  la  race  qui  habite  les  parties  les  plus 
australes  et  les  plus  rigoureuses  de  la  Nouvelle-Zé- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  693 

lande  est  identique  avec  celle  qui  en  occupe  les  ré- 
gions les  plus  septentrionales  et  les  plus  tempérées.  Il 
n'y  a  de  vraie  différence  que  dans  la  faiblesse  extrême 
et  le  petit  nombre  des  tribus  répandues  sur  Tavai- 
Pounamou ,  comparées  à  celles  dTka-Na-Mawi. 

Comme  on  ne  possède  encore  aucun  renseignement  précis 
sur  les  peuplades  méridionales  de  la  Nouvelle-Zélande,  cette 
esquisse  de  leurs  mœurs  pourra  paraître  intéressante  ;  elle  fera 
voir  que  ces  hommes  barbares  ne  le  cèdent  ni  en  cruauté  ni 
en  humeur  belliqueuse  aux  habitans  de  l'île  septentrionale,  et 
qu'en  général  ils  leur  ressemblent  beaucoup.  C'est  avec  vérité 
que  les  voyageurs  nous  dépeignent  les  habitans  dTka-Na- 
Mawi  sous  les  traits  d'hommes  menteurs,  superstitieux,  ca- 
lomniateurs, fiers,  cruels,  sales  et  gourmands;  mais  en  même 
temps  braves,  prévoyans,  respectueux  pour  les  vieillards, 
bons  parens  et  amis  fidèles.  Ces  vices  et  ces  qualités  caractéri- 
sent également  les  habitans  de  Tavai-Pounamou. 

Les  naturels  qui  habitent  les  côtes  du  détroit  de  Foveaux 
sont  d'une  taille  moyenne,  bien  constitués,  gros  et  robustes; 
leur  couleur  est  plus  foncée  que  celle  des  mulâtres,  mais  la 
teinte  en  est  changée  par  les  figures  et  les  dessins  profonds 
qu'ils  gravent  sur  leur  peau.  Les  femmes  sont  généralement 
petites,  et  leurs  traits  n'ont  rien  de  remarquable;  elles  consi- 
dèrent le  tatouage  comme  une  prérogative  de  noblesse.  Ces 
hommes,  dans  leur  état  sauvage,  sont  traîtres,  dissimulés, 
vindicatifs,  et  poussent  ces  vices  jusqu'à  l'extrême.  Les  plus 
grands  bienfaits  et  l'amitié  la  plus  longue  ne  peuvent  obtenir 
yâce  auprès  d'eux  pour  l'offense  irréfléchie  d'un  moment.  Ils 
sont  cannibales  dans  toute  l'étendue  du  mot,  et  loin  d'en  faire  un 
mystère,  ils  expliquent  complaisamment  leurs  odieuses  prati- 
ques. Egalement  adonnés  au  vol  et  au  mensonge,  ils  vivent 
dans  une  défiance  continuelle;  chacun  d'eux  a  dans  les  bois 
une   retraite   particulière   où   il  cache  tout  ce  qu'il  possède. 


694  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Leur  perversité  est  poussée  au  point  que  l'idée  de  crime  leur 
est  étrangère,  et  que  les  coupables  ne  subissent  aucune  puni- 
tion. Si  un  cbef  dérobe  quelque  ebose  à  un  autre  cbef,  la 
guerre  éclate  aussitôt  entre  les  deux  tribus;  mais  si  le  larcin 
n'est  commis  que  sur  un  homme  du  commun  ,  celui-ci  ne  peut 
se  dédommager  que  sur  des  individus  de  son  rang;  il  n'a  aucun 
recours  contre  un  voleur  illustre. 

La  guerre  est  la  passion  dominante  de  ces  peuplades  avides 
de  pillage.  C'est  à  leur  système  de  destruction  qu'il  faut  attri- 
buer la  population  peu  nombreuse  de  leur  pays.  Elles  ne  s'at- 
taquent ordinairement  que  lorsqu'elles  se  croient  assurées  de 
la  supériorité  et  d'un  riche  butin.  Dans  ce  cas  ,  on  ne  tient 
pas  compte  de  la  perte  de  quelques  guerriers  de  la  classe  infé- 
rieure. Mais  au  contraire  un  chef  est-il  tué,  son  parti  rassem- 
ble ses  amis  et  ses  parens  ,  et  lorsque  la  victoire  seconde  cette 
troupe,  la  mort  devient  le  partage  inévitable  de  la  tribu  en- 
tière des  meurtriers.  Si  au  contraire  la  bande  ne  se  sent  pas 
assez  forte  ,  la  ruse  vient  à  son  aide  ;  elle  tâche  de  s'emparer, 
par  surprise,  de  quelques-uns  de  ses  ennemis,  et  assouvit  sa 
rage  en  les  dévorant.  La  mort  de  ces  malheureux  est  rarement 
vengée.  Tous  les  prisonniers  sont  adoptés  par  les  chefs  vain- 
queurs, ou  bien  tués  et  dévorés.  Leurs  têtes  sont  conservées 
par  un  procédé  très-simple.  La  personne  qui  prépare  ces  têtes 
ne  peut  manger  pendant  les  premières  vingt-quatre  heures; 
dans  la  seconde  journée  elle  ne  doit  toucher  à  aucun  mets,  et 
un  esclave  lui  donne  sa  nourriture. 

Ces  hommes  ont  pour  armes  une  grande  pique  longue  de 
20Ù3o  pieds,  une  de  10  à  l4>  et  le  patou-patou  ,  qui  est  pour 
tous  les  naturels  de  la  Nouvelle-Zélande  ce  que  le  poignard 
et  le  couteau  sont  pour  les  Italiens  et  les  Espagnols.  Ils  ne 
lancent  jamais  la  longue  pique  :  rarement  ils  lancent  la  petite; 
mais  alors  ils  s'approchent  aussitôt  et  engagent  le  combat  avec 
le  patou-patou,  qui  est  fait  avec  un  os  de  baleine  ou  un  mor- 
ceau de  la  pierre  verte  qu'ils  nomment  pounamou. 

Les  enfans  sont  très-gais  ,  se  témoignent  beaucoup  d'amitié  , 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  695 

cl  déploient  dans  leurs  exercices  une  agilité  remarquable  ;  ils 
s'amusent  à  faire  des  cerfs-volans,  des  fouets,  d'autres  jouets 
et  de  petites  pirogues;  ils  dansent  ensemble  et  s'exercent  à  la 
fronde.  Les  jeunes  gens  ne  sont  réputés  hommes  laits  que  lors- 
qu'ils atteignent  l'âge  de  vingt  ans;  alors  s'ils  ont  appris  à  se 
servir  de  la  lance  etdu  patou-patou,ets'ils  ont  une  certaine  cor- 
pulence, on  les  tatoue  entièrement  et  ils  sont  proclamés  guer- 
riers. Souvent  l'opération  du  tatouage  auprès  des  yeux  leur 
cause  des  douleurs  inouies  dont  les  suites  leur  font  perdre 
la  vue. 

(  Hommes  et  femmes,  tous  ces  insulaires  sont  également  mo- 
destes ;  ils  observent  en  ce  point  la  régularité  la  plus  scrupu- 
leuse ,  et  sont  toujours  complètement  couverts  par  leurs 
habillemens  qui  consistent  en  une  natte  grossière  faite  de 
phormium,  et  barbouillés  d'oerc  rouge  ;  ils  mettent  par-dessus, 
dans  les  jours  froids  et  pluvieux,  une  seconde  natte  faite  avec 
lécorec  d'un  arbre  nommé  ohe  :  la  première  est  l'ouvrage  des 
femmes  et  l'autre  celui  des  hommes.  Leurs  cheveux  sont  réunis 
en  un  nœud  sur  le  sommet  de  la  tète  ;  dans  des  occasions  parti- 
culières, les  hommes  se  parent  de  grandes  plumes  blanches 
qu'ils  placent  horizontalement  dans  ce  nœud,  et  ils  en  at- 
tachent en  même  temps  à  leurs  oreilles.  Les  hommes  se  parent 
également  de  guirlandes  de  fleurs  rouges  et  blanches  et  de 
verdure,  placées  avec  un  goût  tout  particulier.  Le  rouge  est  la 
couleur  préférée,  et  partage  avec  les  branches  vertes  l'avan- 
tage d'être  le  symbole  de  la  paix.  Ces  ornemens  de  feuillages 
ne  sont  portés  d'après  aucune  idée  religieuse  ,  ce  sont  de  sim- 
ples décorations.  Les  sauvages  ne  peuvent  souffrir  la  couleur 
blanche  ni  la  noire,  ils  se  couvrent  de  peintures  et  s'ornent  de 
fleurs  à  l'approche  d'un  étranger  ,  qu'ils  accueillent  par  ees 
mots  :  Miti  arowi,  en  même  temps  qu'ils  frottent  leur  nez 
contre  le  sien  ,  cérémonie  fort  désagréable  pour  celui-ci ,  mais 
seul  gage  de  sa  sûreté.  La  polygamie  est  permise  :  dans  l'ab- 
sence de  leurs  époux,  les  femmes  prodiguent  leurs  faveurs 
sans  aucune   distinction  ;  le   mari  se   trouve  même  flatté  de 


698  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

toutes  les  attentions  qu'un  blanc  veut  avoir  pour  sa  femme. 

Le  grand  âge  est  l'objet  du  plus  profond  respect  :  un  chef 
même  donne  la  nourriture  à  un  homme  de  basse  classe  que  la 
vieillesse  a  privé  de  ses  facultés;  mais  aucun  sentiment  d'affec- 
tion n'est  le  mobile  de  ces  bons  procédés.  Cependant  nulle 
part  les  lois  de  l'amitié  et  les  liens  de  la  parenté  ne  sont  plus 
respectés.  Les  hommes  vivent  généralement  quatre-vingts  ans 
et  les  femmes  quatre-\  ingt-cinq  et  quatre-vingt-six.  A  la  mort 
d'un  chef,  sa  tribu  se  rassemble  et  se  livre  à  la  joie  ;  on  mange 
des  oiseaux,  des  anguilles,  des  pommes  de  terre,  mais  ni  en- 
trailles ni  viande  crue.  Une  demi-heure  après  la  mort,  la  tête* 
est  coupée  et  on  s'occupe  de  la  conserver.  Le  corps,  placé 
dans  une  caisse  qui  est  mise  debout  dans  une  maison  bâtie  tout 
exprès,  y  reste  deux  ans  entiers;  ensuite  on  enlève  les  os  pour 
le*  brûler;  le  coffre  passe  à  un  nouvel  occupant.  Les  hommes 
du  peuple  et  les  esclaves  sont  enveloppés,  après  leur  mort, 
dans  leurs  propres  nattes,  et  jetés  comme  des  chiens  dans  un 
trou  creusé  derrière  les  cabanes;  quelquefois,  mais  bien  rare- 
ment, les  amis  du  défunt  viennent  pleurer  sur  sa  tombe  pen- 
dant environ  une  demi-heure,  ensuite  on  ne  s'en  occupe  plus 
pendant  long-temps.  Il  arrive  fréquemment  que  le  corps  d'un 
défunt  de  cette  classe  est  enlevé  et  mangé  pendant  la  nuit, 
mais  c'est  un  crime  puni  de  mort.  Si  ce  cadavre  reste  enterré  ^ 
on  enlève  les  os  au  bout  d'un  certain  temps  et  on  les  brûle. 
Les  os  des  ennemis  vaincus  ne  sont  pas  consumés  par  le  feu  ; 
on  en  fait  des  hameçons,  des  flûtes,  et  d'autres  objets  qu'on 
porte  comme  trophées.  La  mort  exerce  particulièrement  ses 
ravages  sur  les  enfans  de  l'âge  de. deux  ans  ;  on  observe  pour 
eux  les  mêmes  cérémonies  que  pour  les  chefs  ;  les  femmes  sont 
également  traitées  de  la  même  manière,  à  l'exception  des  es- 
claves qui  sont  brûlées  immédiatement. 

Les  principales  maladies  de  ces  insulaires  paraissent  être 
l'éléphantiasis  et  le  pian,  infirmité  très-commune  dans  les  An- 
tilles; elle  paraît  avoir  pour  cause  une  extrême  indolence  et 
1  habitude  de   rester  assis  sur  les  cendres  dans  les  cabanes.    On 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  697 

\oit  des  naturels  privés  do  leurs  pieds  et  de  leurs  mains;  leur 
eorps  est  dans  un  état  affreux  de  maigreur,  et  les  extrémités 
tombent  en  pourriture.  11  y  a  aussi  parmi  eux  beaucoup  de 
Scrofuleuz.  Quoique  les  maux  d'yeux  soient  communs  par  les 
suites  du  tatouage  et  de  la  fumée  des  habitations,  cependant 
la  cécité  est  rare  avant  le  grand  âge,  et  elle  ne  frappe  géné- 
ralement que  les  femmes.  Les  maux  de  dents  et  la  surdité  sont 
inconnus.  Lorsqu'un  membre  est  cassé  ou  démis,  ils  le  remet- 
tent dans  sa  position  naturelle,  le  fixent  avec  des  attelles  et  des 
feuilles  de  palmier,  et  l'exposent  deux  fois  par  jour  à  la  vapeur 
d'herbes  mouillées  jetées  sur  le  feu. 

Ils  choisissent ,  pour  bâtir  leurs  villages,  le  penchant  d'une 
colline  faisant  face  au  point  du  rivage  où  l'on  peut  débar- 
quer de  ce  côté ,  et  enlèvent  tout  ce  qui  pourrait  les  empê- 
cher de  voir  arriver  les  pirogues  et  les  navires.  Leurs  maisons 
sont  propres  et  solides  ;  elles  ont  seize  pieds  de  hauteur  ,  dix  de 
largeur  et  trente  de  longueur  :  le  plancher,  élevé  d'un  pied 
au-dessus  du  sol,  est  couvert  d'une  espèce  de  claie  en  lianes; 
ils  y  laissent  de  petites  ouvertures  dans  lesquelles  ils  allument 
du  feu  lorsque  le  temps  est  froid  et  humide.  Quand  quelqu'un 
tombe  malade ,  ou  lorsqu'une  femme  est  sur  le  point  d'accou- 
cher ,  on  construit  une  petite  cabane  particulière  à  quelques 
toises  des  autres  maisons  ;  on  y  met  le  feu  dès  qu'elle  n'est  plus 
occupée.  Les  jardins  sont  placés  en  général  à  une  certaine  dis- 
tance des  maisons;  on  y  cultive  des  pommes  de  terre,  des 
choux,  et  d'autres  plantes  potagères  introduites  par  les  Euro- 
péens. On  conserve  les  pommes  de  terre  pendant  la  saison  de 
l'hiver,  par  le  même  procédé  qu'emploient  les  Irlandais. 

Les  hommes  chassent ,  pèchent ,  bâtissent  les  maisons ,  cons- 
truisent les  pirogues  et  travaillent  au  jardin;  mais  ils  aime- 
raient mieux  mourir  que  de  porter  leurs  provisions  :  les  fem- 
mes sont  chargées  de  tous  les  fardeaux.  Pendant  la  belle  saison 
ils  tuent  des  albatros,  des  poules  sauvages,  des  phoques,  des 
rats,  etc.,  etc.  Ils  fument  ces  animaux  et  les  conservent  entiers, 
enfermés  dans  des  sacs  pendant  plusieurs  mois.  Ces  provision^ 


G 98  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

d'hiver  sont  à  l'abri  des  rats  sur  une  plate-forme  établie  au 
sommet  d'un  poteau  bien  lisse  auquel  ils  montent  à  l'aide 
d'une  échelle  mobile.  lisse  procurent  du  feu  en  frottant  vive- 
ment un  bâton  pointu  dans  une  rainure  du  même  bois  ,  dont 
la  poussière  s'enflamme  dans  un  instant.  Leur  procédé,  pour 
préparer  les  alimens,  consiste  a  rôtir  la  viande  ou  le  poisson 
sur  le  feu,  ou  bien  ils  creusent  un  trou  dans  la  terre,  y  font 
chauffer  une  grande  quantité  de  pierres,  enveloppent  ce  qu'ils 
veulent  faire  cuire  dans  des  herbes  vertes  et  recouvrent  le  tout 
avec  de  la  terre.  L'équipage  du  Snapper axait  adopté  ce  moyen 
pour  faire  cuire  son  pain  a  l'aide  de  pierres  rougics. 

Leurs  pirogues  bien  construites  et  décorées  de  sculptures 
résistent  difficilement  à  une  grosse  mer  ;  mais  lorsque  l'eau  est 
calme  et  unie,  les  rameurs  leur  impriment  une  grande  vitesse. 
Les  pirogues  de  guerre  sont  généralement  simples  ,  et  ont  de 
soixante-dix  à  cent  pieds  de  longueur  :  c'est  aussi  le  nombre 
des  combattans  et  des  rameurs;  elles  marchent  avec  une  promp- 
titude extraordinaire.  Les  grands  filets  de  pêche  ont  de  un  à 
deux  milles  de  longueur  et  entre  dix  à  douze  pieds  de  hauteur: 
ils  sont  faits  avec  les  fibres  du  phormium  ,  sans  aucune  prépa- 
ration. La  mer  est  très-poissonneuse. 

On  trouve  de  l'eau  douce  presque  partout ,  mais  elle  n'est 
pas  toujours  d'un  goût  agréable.  Le  pays  est  infesté  de  rats; 
on  n'y  rencontre  aucun  reptile  venimeux.  On  voit  fréquem- 
ment de  petites  chauve-souris,  des  iguanes,  des  lézards,  beau- 
coup de  moustiques,  de  grosses  mouches,  des  abeilles,  des 
criquets  et  des  sauterelles.  La  vue  d'un  lézard  alarme  les  in- 
sulaires, quoiqu'ils  mangent  souvent  des  animaux  plus  sales. 
Ce  peuple  n'avait  pas  encore  de  cochons  à  l'époque  du  voyage 
du  Snapper.  M.  Edwardson  leur  en  a  donné  plusieurs  dont  ils 
ont  pris  le  plus  grand  soin  ;  ils  paraissaient  sentir  toute  l'im- 
portance de  ce  présent. 

Leshabitans  de  Tavai-Pounamou  croient  qu'un  Etre-Suprême 
a  tout  créé,  excepté  ce  qui  est  l'ouvrage  de  leurs  mains,  et 
qu'il  ne  leur  fera  aucun  mal.  Ils  l'appellent  Maaouha  (sans 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  699 

doute  Mawiy  Roekou-Nouï-Etoua  est  un  bon  esprit  qu'ils 
supplient  nuit  et  jour  de  les  préserver  de  tout  accident.  Kow- 
lioula  est  l'esprit  ou  Et  ou  a  ,  qui  gouverne  le  inonde  pendant 
le  jour,  depuis  le  lever  du  soleil  jusqu'à  son  coucher.  Ils  ap- 
pellent à  haute  voix  Rockou-Nouï-Etoua  et  Kowkoula  à  leur 
secours.  Rockiola  est  l'esprit  nocturne,  la  cause  de  la  mort, 
des  maladies  et  de  tous  les  accidens  qui  peuvent  arriver  pen- 
dant les  heures  de  son  règne  ;  c'est  pour  cette  cause  qu'on  s'a- 
dresse à  lui  et  à  Rockou-Nouï-Etoua  pendant  la  nuit.  Il  existe 
des  traditions  fabuleuses  au  sujet  d'un  homme  ou  d'une  femme 
qui  habite  dans  la  lune. 

Les  choses  belles  et  curieuses  qu'ils  voient  entre  les  mains 
des  Européens  leur  font  regarder  ceux-ci  comme  des  espèces 
de  diahlcs  ou  d'esprits  (Etouas*).  Ils  observent  les  blancs  avec  la 
plus  grande  attention,  et  épient  leurs  démarches.  La  dissimu- 
lation, qui  gâte  chez  eux  quelques  heureuses  dispositions,  leur 
caractère  vindicatif  et  leur  esprit  rusé  les  rendent  sensibles  à 
la  moindre  offense;  il  est  alors  très-difficile  de  les  apaiser.  Si 
un  chef  reçoit  un  présent  moins  considérable  qu'un  autre  chef, 
ou  si  l'on  fait  un  cadeau  à  un  homme  du  peuple,  la  colère  du 
premier  ne  connaît  plus  de  bornes.  Cette  susceptibilité  rend 
trop  pénible  la  position  d'un  étranger  qui  traite  avec  ces  peu- 
ples, et  qui ,  à  tout  événement,  doit  chercher  à  plaire  à  tous. 
C'est  au  manque  d'une  sage  politique  qu'il  faut  attribuer  la 
mort  de  plusieurs  blancs. 

On  peut  citer  parmi  les  nombreuses  victimes  de  la  férocité 
des  insulaires  le  capitaine  Tucker  et  l'équipage  de  son  canot  ; 
cinq  hommes  du  canot  du  Sydney-Cove ,  bâtiment  pêcheur, 
tués  par  Hunneghi,  chef  d'Owaï,  dans  la  partie  orientale  du 
détroit  de  Foveaux;  quatre  hommes  de  la  goélette  Brothers 
massacrés  au  havre  Molineux;  plusieurs  matelots  du  gênerai 
Gates  ;  enfin  trois  Lascars  du  brick  Matilda  qui  avaient  dé- 
serté pour  cause  de  mauvais  traitemens  :  trois  autres  qui  fu- 
rent épargnés  enseignèrent  aux  naturels  la  manière  d'attaquer 
les  Européens  pendant  les  fortes  pluies,  lorsque  les  fusils  ne 


700  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

peuvent  pas  servir,  et  de  plonger  pour  couper  les  câbles  des 
navires  pendant  la  nuit. 

James  Coddell,  ancien  matelot  du  Sydney-Cave,  avait  été 
pris  à  l'âge  de  seize  ans,  et  en  avait  passé  autant  avec  les  natu- 
rels de  Tavai-Pounamou,  lorsque  Je  Snapper  l'amena  à  Port- 
Jackson  ,  où  les  officiers  de  la  Coquille  l'ont  vu.  Cet  homme, 
qui  avait  épousé  une  jeune  insulaire  nommée  Tougui-Touki , 
s'était  tellement  familiarisé  avec  le  genre  de  vie  de  ces  sauva- 
ges, qu'il  était  devenu  aussi  franc  cannibale  qu'aucun  d'eux. 
11  avait  embrassé  leurs  idées  et  leurs  croyances,  ajouté  foi  à 
leurs  fables,  s'était  plié  à  tous  leurs  usages,  si  bien  que  l'on 
aurait  pu  croire  que  la  Nouvelle-Zélande  était  sa  véritable  pa- 
trie. Son  caractère  vil  et  rusé  l'avait  fait  favorablement  ac- 
cueillir des  naturels.  Dans  les  premiers  rapports  qu'il  eut  avec 
M.  Edwardson,  il  avait  eu  de  la  peine  à  se  faire  comprendre, 
et  avait  tellement  oublié  sa  langue  maternelle  qu'il  pouvait 
difficilement  servir  d'interprète.  Il  était  regardé  comme  fort 
dangereux  ;  mais  en  ne  lui  accordant  pas  une  trop  grande  con- 
fiance on  parvint  à  tirer  de  lui  beaucoup  de  services. 

Nota.  Les  noms  propres  Ohe ,  Maahoua ,  Rockou-Nouï- 
Etoua,  Kowkoula  et  Rockiola  ne  se  trouvent  point  dans  le 
Vocabulaire  des  missionnaires,  et  je  soupçonne  fort  qu'ils  sont 
écrits  d'une  manière  incorrecte  ,  ainsi  que  le  salut  Miti 
arowi. 

(  Note  de  M.  d'Uivtllc.  ) 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  701 


VOYAGE 

DE  M.    DILLON. 


M.  Dillon,  commandant  le  navire  de  la  Compagnie 
des  Indes,  le  Research,  envoyé  à  la  recherche  des  dé- 
bris du  naufrage  de  Lapérouse,  toucha  à  la  baie  des 
Iles  de  la  Nouvelle-Zélande ,  d'abord  en  allant  à  Va- 
nikoro,  au  mois  de  juillet  1827,  puis  à  son  retour,  au 
mois  de  novembre  de  la  même  année.  Ses  deux  relâ- 
ches furent  très-longues  ;  l'une  fut  de  plus  de  trois  se- 
maines ,  et  l'autre  dépassa  quarante  jours.  Ce  marin  , 
sans  doute ,  aurait  pu  nous  procurer  d'utiles  rensei- 
gnemens  sur  les  Nouveaux-Zélandais ,  d'autant  plus 
qu'il  possède ,  dit-il ,  parfaitement  leur  langue  et  toute 
leur  confiance,  et  qu'il  avait  déjà  fait  cinq  ou  six 
voyages  parmi  eux.  Cependant  sa  narration  n'offre 
presque  aucuns  détails  importans  sur  ce  sujet,  et  je 
n'ai  pu  en  extraire  qu'un  petit  nombre  d'articles  dignes 
de  quelque  intérêt.  Il  est  vrai  que  M.  Dillon  promet 
de  donner  plus  tard  une  description  complète  des  cou- 
tumes civiles  et  religieuses  de  ce  pays  :  espérons  qu'il 
tiendra  sa  promesse. 


702  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Nous  citerons  toujours  l'édition  française  de  la  nar- 
ration de  M.  Dillon,  intitulée  Voyage  aux  Iles  de  la 
Mer da  Sud  en  1827  et  1828,  etc.,  par  le  capitaine 
Peter  Dillon.  Paris,  1830. 

M.  Dillon  raconte,  ainsi  qu'il  suit,  l'accueil  que  fit 
à  son  arrivée  à  Korora-Reka ,  le  1er  juillet  1827  ,  l'un  des 
chefs  de  ce  village  aux  deux  naturels  de  la  rivière  Tamise, 
Bryan  Borou  et  Morgan  Mac-Marragh ,  qui  l'avaient  suivi 
sur  son  navire  à  Calcutta.  Nous  ferons  observer  en  même 
temps  que  ces  deux  noms  n'étaient  point  les  véritables 
noms  de  ces  deux  naturels ,  mais  deux  sobriquets  ridicules 
que  M.  Dillon  leur  avait  imposés ,  à  l'imitation  des  capi- 
taines baleiniers  qui  ne  manquent  jamais  de  remplacer  les 
noms  ordinairement  harmonieux  des  insulaires  par  les 
désignations  les  plus  triviales  et  les  plus  mal  sonnantes. 
(  T.  I,pag.  182  et  suiv.) 

Notre  conversation  prit  ensuite  une  tournure  politique  .  Il 
ir'apprit  qu'il  était  neveu  de  Pomare*,  chef  puissant  et  pro- 
priétaire de  ce  port,  que  mes  amis  de  la  rivière  Tamise  (rivière 
du  pays  )  avaient  tué ,  il  y  avait  environ  dix  ans.  Il  ajouta  qu'un 
des  fils  de  Pomare  avait  également  été  tué  avec  environ  deux 
cents  guerriers ,  et  qu'il  se  préparait  contre  les  tribus  de  la  Ta- 
mise une  expédition,  composée  de  tous  les  chefs  du  nord  qui 
s'étaient  coalisés  pour  exterminer  tous  les  Borou  et  les  Mac- 
Marragh.  Il  me  demanda  ensuite  où  étaient  les  deux  jeunes 
gens  du  pays  de  la  Tamise  ,  que  j'avais  emmenés  sur  le  Saint- 

*  M.  Dillon  a  écrit  ce  nom  très-incorrectement,  Bou  marray.  Pomare  se 
compose  de  deux  mots,po,  nuit,  et  mare,  rhume.  On  a  dit  quelque  part  que 
ce  chef  zélandais  prit  ce  nom  d'après  celui  du  souverain  de  Taiti  alors  ré- 
gnant; il  se  nommait  auparavant  Weloi. 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  703 

Patrick.  Quand  je  lui  eus  appris. qu'ils  étaient  avec  moi ,  il  me 
dit  :  •  Livrez-les  nous  pour  être  tués  et  mangés  sur-le-champ.  • 
Il  était  revêtu  de  la  natte  de  guerre ,  avec  un  manteau  de  peau 
de  chien,  jeté  négligemment  sur  ses  épaules.  En  ce  moment  sa 
physionomie  prit  un  air  de  férocité  impossihle  à  décrire;  ses 
veux  sortaient  de  leurs  orbites  et  exprimaient  le  désir  le  plus 
ardent  de  saisir  des  malheureux  qui  n'avaient  commis  d'autre 
crime  que  d'appartenir  à  une  tribu  avec  laquelle  il  était  en 
guerre.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  je  déclarai  à  ce  canni- 
bale que  les  jeunes  gens  en  question  étaient  sous  la  protection 
du  pavillon  et  des  canons  anglais,  et  ne  seraient  pas  molestés 
tant  qu'ils  resteraient  sur  le  vaisseau  ;  que  là  ils  étaient  tabou; 
que  quand  ils  seraient  à  terre,  on  pourrait  les  traiter  confor- 
mément aux  lois  de  la  Nouvelle-Zélande;  mais  que  les  inten- 
tions qu'il  avait  manifestées  à  leur  égard ,  me  feraient  apporter 
du  soin  à  choisir  le  lieu  où  je  les  mettrais  à  terre. 

J'ordonnai  alors  qu'on  fît  monter  sur  le  pont  mes  amis  Bryan 
Borou  et  Morgan  Mac-Marragh.  Ils  se  présentèrent  à  l'escalier 
du  vaisseau  et  entamèrent  une  conversation  avec  l'homme  qui 
venait  de  se  montrer  si  avide  de  les  dévorer.  Le  chef  leur  parla 
avec  autant  de  sang-froid  que  s'il  n'eût  pas  témoigné  le  désir 
de  se  régaler  de  leur  chair,  chose  dont ,  à  en  juger  par  les  pré- 
paratifs qui  avaient  été  faits  dans  sa  pirogue,  il  paraissait  avoir 
eu  l'idée  avant  de  venir  auprès  du  vaisseau.  Il  s'exprima  avec 
le  plus  grand  respect  sur  le  compte  du  père  de  Bryan,  et  dit 
que  deux  des  fils  de  Pomare  avaient  été  faits  prisonniers  dans 
une  bataille  avec  d'autres  personnages  d'importance  apparte- 
nant à  sa  tribu  et  emmenés  en  esclavage;  que  peu  de  temps 
après  le  père  de  Bryan  avait  ordonné  qu'on  leur  rendît  la  li- 
berté ,  et  leur  avait  fourni  une  pirogue  pour  les  ramener  dans 
leur  pa>Ts;  qu'en  ce  moment  ils  se  trouvaient  à  deux  journées 
de  marche  dans  l'intérieur,  mais  qu'ils  viendraient  rendre  vi- 
site à  Bryan  aussitôt  qu'ils  seraient  informés  de  son  arrivée. 

Le  vaisseau  étant  amarré ,  je  permis  à  ce  chef  de  venir  à 
bord.  Brvan  Borou  et  lui  se  prirent  par  la  main  et  avancèrent 


704  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

leur  tète  jusqu'à  ce  que  leurs  nez  se  touchassent  ;  après  quoi  ils 
s'entretinrent  des  exploits  des  compatriotes  de  Bryan  dans  les 
dernières  guerres. 

L'accueil  que  fit  King-George,  chef  de  Korora-Reka, 
à  ce  même  Bryan  Borou,  n'est  pas  moins  curieux.  (  T.  I , 
pag.  195.) 

Le  4  juillet.  Je  reçus  dans  la  matinée  la  visite  de  la  reine 
Tourourou,  de  son  frère  Mao  un  ga,  et  de  son  fils  le  roi  George, 
qui  était  de  retour  à  Korora-Reka. 

A  peine  le  roi  George  était-il  monté  sur  le  pont,  qu'il  s'in- 
forma de  Brvan  Borou.  Celui-ci,  que  j'eus  beaucoup  de 
peine  à  y  déterminer,  consentit  enfin  à  se  présenter.  Le  roi 
George  s'approcha  de  lui  et  l'embrassa  tendrement ,  ce  que  fi- 
rent aussi  sa  mère  et  Maounga;  après  quoi  il  adressa  un 
long  et  éloquent  discours  à  Bryan  Borou  et  à  Mac-Marragh  , 
pour  les  prier,  à  leur  arrivée  dans  la  Tamise,  d'informer  leurs 
amis  que  lui  et  les  chefs  du  Nord  n'avaient  pas  oublié  la  perte 
de  Pomare,  et  que  son  intention  était  de  partir  pour  leur  pays 
dès  que  la  récolte  des  patates  serait  rentrée ,  c'est-à-dire  au 
mois  de  janvier  suivant,  pour  tirer  vengeance  de  la  mort  de 
Pomare  et  de  plusieurs  autres  de  ses  amis,  qui  avaient  été  tués 
dans  la  bataille  livrée  l'année  précédente.  Il  avoua  en  même 
temps  que  la  bataille  dans  laquelle  Pomare  avait  péri  s'était 
donnée  en  plein  jour;  qu'il  n'y  avait  pas  eu  de  trahison  noc- 
turne, et  que  tout  s'était  passé  loyalement.  Il  fit  ensuite  présent 
à  Bryan  Borou  de  quelques  corbeilles  de  patates ,  l'assurant 
qu'il  avait  la  plus  grande  estime  pour  son  père,  et  qu'il  était 
extrêmement  peiné  que  les  lois  de  la  Nouvelle-Zélande  l'obli- 
geassent à  rechercher  sang  pour  sang ,  et  à  faire  la  guerre  aux 
amis  de  ce  jeune  prince. 

On  sera  bien  aise  de  trouver  ici  comment  les  naturels 


PIKCES  JUSTIFICATIVES.  705 

de  korora-Keka  racontèrent  à  M.  Dillon  les  circonstances 
qui  causèrent  el  suivirent  la  mort  de  l'infortuné  capitaine 
Marion.  (  T.  I,pag-  200  et  suiv.) 

Maounga  (qui  a  pris  le  nom  de  King-Charlcy)  ayant  men- 
tionné le  nom  de  Marion  ,  je  jugeai  à  propos  de  m'enquérir 
des  circonstanees  qui  avaient  amené  le  massacre  de  ce  naviga- 
teur dans  la  baie  même  où  je  me  trouvais.  Voici  ce  que  j'ap- 
pris :  le  capitaine  Marion,  dans  le  cours  d'un  voyage  de  dé- 
couvertes, relâcha  à  la  baie  des  Iles,  où  ses  bâtimens  jetèrent 
l'ancre  à  un  endroit  nommé  aujourd'hui  la  Baie  du  Vaisseau,  et 
situé  derrière  l'île  de  Paroa ,  l'une  de  celles  qui  bordent  la 
côte  depuis  le  cap  Brctt  jusque  vers  la  pointe  de  Tapeka.  La 
reine  Touroulou  dit  qu'elle  se  souvenait  parfaitement  bien  du 
massacre  ;  qu'il  y  avait  à  bord  du  bâtiment  de  Marion  une 
femme  européenne  nommée  Micki*  ,  laquelle  avait  avec  elle 
un  enfant;  mais  je  ne  pus  comprendre  de  quel  sexe  il  était. 
Micki  était  descendue  à  terre  à  Paroa  pour  laver  du  linge,  et 
des  gens  de  la  tribu  de  Wangaroa  lui  en  dérobèrent  différentes 
pièces.  Une  rixe  s'éleva  ensuite  entre  les  matelots  et  les  natu- 
rels, au  sujet  de  quelques  poissons  pris  dans  un  filet.  Micki 
fut  très-effrayée  et  se  sauva  à  bord  du  vaisseau  dans  un  des  ca- 
nots. Sur  ces  entrefaites,  le  capitaine  Marion  ,  ignorant  ce  qui 
se  passait,  était  descendu  à  terre;  il  fut  tué. 

La  nouvelle  de  cet  événement  ne  tarda  pas  à  arriver  aux 
vaisseaux  ,  et  deux  cents  hommes  débarquèrent  armés  de  fusils. 
Les  naturels,  se  fiant  sur  leur  nombre,  leur  firent  face  hardi- 
ment. Le  patou-patou  et  le  javelot  n'avaient  pas  beau  jeu  con- 
tre les  balles  de  fusil,  et  les  gens  de  Wangaroa,  qui  tombaient 
par  douzaines,  ne  concevaient  pas  comment  cela  arrivait,  ne 
pouvant  apercevoir  l'objet  qui  les  blessait.  A  la  fin  ils  s'enfui- 
rent sur  la  grande  terre  et  prirent  poste  dans  un  endroit  for- 


*  Il  faut  peut-être  lire  Maiki,  nourrice,  en  langue  du  pays. 
«TOME    III.  45 


700  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

t i fié.  Ils  supposaient  qu'ils  s'étaient  battus  contre  des  esprit», 
qui  soufflaient  du  feu  et  de  la  fumée  sur  eux  par  la  bouche  avec 
de  gros  tubes  de  fer.  Ils  donnèrent  au  fusil  le  nom  de  pou  qui 
lui  resta  et  qui,  dans  leur  langue,  signifie  souffler.  Les  Fran- 
çais les  poursuivirent  sur  la  grande  terre  et  en  massacrèrent  un 
nombre  considérable. 

L'homme  qui  avait  tué  le  capitaine  Marion  se  nommait  Te 
Kouri  (le  Chien)  ;  il  était  natif  de  Wangaroa  ,  et  il  est  assez  re- 
marquable que  la  tribu  de  Wangaroa  fut  la  première  et  la 
dernière  à  faire  du  mal  aux  Européens. 

Les  bardes  du  pays  ont  composé  plusieurs  chansons  sur  cette 
bataille  et  sur  la  mort  de  Marion.  Il  y  est  souvent  fait  mention 
de  Micki  et  de  son  enfant.  J'avais,  en  diverses  occasions,  en- 
tendu chanter  ces  chansons;  mais  je  n'en  avais  pas  jusqu'alors 
compris  le  sens. 

Quand  les  naturels  apprirent  que  M.  Chaigneau  était  un 
compatriote  de  Marion,  ils  lui  donnèrent  le  nom  de  Marion, 
et  continuèrent  toujours  à  l'appeler  ainsi. 

(^Tome  I ,  page  222.  )  12  juillet.  Au  nombre  des  spectateurs 
était  un  orateur  femelle,  prêtresse  du  rang  le  plus  élevé,  et 
jouissant  dune  grande  considération  parmi  les  tribus  environ- 
nantes. Elle  se  nommait  Wanga-Taï.  Cette  femme  était  regar- 
dée par  ses  compatibles  comme  au-dessus  du  commun  des 
mortels,  et  ils  lui  supposaient  une  puissante  influence  sur  la 
déité  qui,  d'après  leur  croyance,  gouverne  les  âmes  dans  l'au- 
tre monde.  On  lui  prêtait  aussi  le  pouvoir  de  makoutou,  c'est- 
à-dire  d'ensorceler  les  gens  et  de  les  faire  mourir  par  ses  sorti- 
lèges quand  il  lui  plaisait.  C'était  en  même  temps  une  espèce  de 
sibylle;  et,  dans  toutes  les  expéditions  contre  les  ennemis,  on 
la  consultait  sur  le  résultat  qu'elles  devaient  avoir;  on  appre- 
nait d'elle  le  jour  le  plus  propice  pour  mettre  à  la  voile,  ainsi 
que  le  jour  et  l'heure  où  ,  pour  être  agréable  h  la  déité  dont 
elle  était  l'organe ,  il  convenait  de  livrer  bataille.  Comme  de 
raison,  elle  exerçait  l'empire  le  plus  absolu  sur  l'esprit  des  na- 
turels, et  ses  oracles  touchant  l'issue  d'une  campagne  ne  pou- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  707 

\ aient  manquer  de  s'accomplir  souvent,  par  suite  de  la  dé- 
lia née  ou  de  la  confiance  qu'elle  avait  donnée  aux  guerriers, 
selon  que  son  caprice  ou  son  intérêt  la  portait  à  désirer  ou  à 
craindre  le  succès  d'une  entreprise. 

(3n  assure  que  celte  prêtresse  aime  beaucoup  les  Européens, 
et  elle  en  donne  une  preuve  assez  évidente  ,  en  choisissant  tou- 
jours un  époux  parmi  eux.  Sa  personne  est  regardée  comme 
trop  sacrée  pour  qu'il  s'établisse  des  relations  intimes  entre 
elle  et  des  individus  de  sa  nation. 

(  Tome  I ,  page  228  et  suiv.  )  l3  juillet.  Vers  midi  la  prê- 
tresse Wanga-Taï  revint  nous  voir.  Elle  était  accompagnée 
des  deux  fils  de  feu  Pomare,  qui  avaient  désiré  s'entretenir 
avec  Brvan  Borou.  Quelques  autres  chefs  faisaient  partie  de  sa 
suite.  Tous  embrassèrent  tendrement  Bryan  Borou  ,  et  dé- 
plorèrent, en  versant  d'abondantes  larmes,  la  malheureuse 
affaire  qui  avait  rompu  l'amitié  des  deux  familles,  et  les  for- 
çait de  chercher  à  avoir  le  sang  des  amis  de  Borou. 

Les  fils  de  Pomare  racontèrent  la  mort  de  leur  père  à  peu 
près  de  la  manière  suivante  :  ils  commencèrent  par  me  de- 
mander si  je  me  souvenais  d'une  circonstance  de  mon  dernier 
voyage  sur  le  Saint-Patrick ,  pendant  que  j'étais  en  charge 
dans  leur  Tamise.  Voici  de  quoi  il  s'agissait  :  j'avais,  ainsi 
qu'ils  me  le  rappelaient  par  leurs  questions,  demandé  à  leur 
père,  qui  faisait  alors  une  tournée  dans  la  baie  des  Iles,  d'a- 
mener avec  lui  deux  mille  hommes  pour  me  couper  du  bois 
de  mâture,  attendu  que  les  gens  de  la  Tamise  m'assistaient 
avec  trop  de  lenteur,  et  je  lui  avais  promis,  dans  le  cas  où  il 
parviendrait  à  compléter  ma  cargaison  en  deux  mois,  de  lui 
faire  présent  de  cinq  fusils  et  de  deux  barils  de  poudre.  Cette 
espèce  de  marché  avait  été  conclu  a  la  grande  satisfaction  du 
père  des  deux  jeunes  narrateurs  *. 

*  Il  est  certain  que  ce  marché  dut  parfaitement  convenir  à  l'avide  Pomare, 
ainsi  qu'à  ses  cruels  compagnons;  mais  on  doit  faire  observer  que  M.  Dillon  ne 
pouvait  provoquer  un  meilleur  moyen  pour  consommer  la  ruine  des  malin  u- 

45* 


708  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

Pomare  était  en  effet  parli  ,  avec  plus  de  deux  mille  hom- 
mes tous  armés,  pour  les  bords  de  la  rivière  Tamise,  afin  de 
faire  couper  mon  bois.  A  leur  arrivée,  ils  trouvèrent  que  j'a- 
vais mis  à  la  voile  pour  le  port  où  j'étais  en  ce  moment  avec 
le  Research.  En  conséquence  ils  remontèrent  la  Tamise  dans 
leurs  pirogues  jusqu'au  point  où  cette  rivière  cesse  d'être  na- 
vigable; de  là  ils  avaient  traversé  par  terre  le  pays  de  Borou, 
et  y  avaient  été  reçus  d'une  façon  très-hospitalière.  Pomare 
avait  alors  invité  avec  instance  les  gens  de  la  tribu  de  Borou  à 
l'assister  dans  une  invasion  qu'il  projetait  du  pays  de  Waï- 
Kato ,  mais  les  Borou  l'avaient  refusé,  et  l'avaient  prié  de  re- 
tourner paisiblement  sur  son  territoire.  En  conséquence  il  re- 
descendit la  rivière  pour  gagner  les  îles  Barrière  ,  rendez-vous 
général  de  ses  forces.  Là  ,  un  de  ses  chefs  nommé  Tawaï  dé- 
clara qu'il  ne  s'en  retournerait  pas  sans  avoir  tué  quelqu'un  , 
parce  qu'il  avait  la  plus  grande  envie  de  faire  un  repas  de 
chair  humaine.  Tawaï  s'en  fut  donc  débarquer  sur  la  grande 
terre,  mais  une  troupe  d'hommes  du  canton,  qui  avaient 
soupçonné  son  dessein,  était  en  embuscade  près  du  rivage,  et 
le  tua  ainsi  que  tous  ses  guerriers. 

Pomare  attendit  pendant  quelques  jours  le  retour  de  Tawaï; 
ne  le  voyant  pas  revenir,  il  en  conclut  qu'il  lui  était  arrivé 
quelque  accident,  et  il  alla  à  sa  recherche.  En  pénétrant  avec 
sa  pirogue  dans  une  crique  étroite,  dont  les  bords  étaient 
très -escarpés,  il  fut  subitement  assailli  par  une  décharge  de 
mousqueterie  accompagnée  d'une  grêle  de  flèches  et  de  pierres 
que  lançaient  sur  lui  un  parti  embusqué  des  deux  côtés  de  la 
crique.  Avant  que  les  gens  de  Pomare  pussent  atteindre  aux 
endroits  commodes  pour  débarquer,  ils  furent  presque  tous 
tués.  Il  n'y  eut  que  lui,  son  fils  aîné  et  quelques-uns  des  sieDS 
qui  purent  mettre  pied  à  terre.  Pomare  reçut  une  balle  dans 
la  cuisse  et  tomba  sur  un  genou;  alors  les  ennemis  accouru- 

reux  habitans  de  la  haie  Sliourati ,  déjà  si  maltraités  par  ceux  de  la  baie  des 
Iles. 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  700 

rent  en  masse  pour  l'attaquer;  il  eu  tua  deux  avec  sou  fusil 
double;  mais,  avant  d'avoir  pu  recharger,  il  lut  tué  lui-même, 
et  on  lui  coupa  la  tête. 

Ainsi  périt  Pomare  ,  sous  les  coups  d'ennemis  dont  il  n'a- 
xait pu  reconnaître  la  présence  que  par  les  soudains  et  terri- 
bles effets  de  leurs  fusils  et  de  leurs  javelots.  Ses  ennemis  con- 
servèrent sa  tète  ,  mais  ils  dévorèrent  son  corps,  ainsi  que  celui 
de  son  lils  aîné  qui  était  mort  en  combattant  avec  intrépidité 
aux  côtés  de  son  père. 

Les  deux  fils  de  Pomare  qui  me  racontaient  la  mort  de  leur 
père  étaient  aussi  présens  à  cette  affaire.  En  cherchant  à  fuir 
pour  gagner  la  côte,  ils  avaient  été  faits  prisonniers.  L'un 
d'eux  était  grièvement  blessé  de  trois  coups  de  hache.  On  les 
emmena  dans  l'intérieur  où  on  les  vendit  comme  kou/as  ou 
esclaves.  Le  père  de  Bryan  les  délivra  de  servitude  peu  de 
temps  après,  et  leur  fournit  une  pirogue  avec  des  vivres 
pour  les  mettre  à  même  de  retourner  chez  eux,  en  les  priant 
de  ne  pas  oublier  cet  acte  de  bonté,  si  son  fils  arrivait  dans 
leur  havre. 

Bryan  ne  contesta  pas  la  probabilité  de  leur  histoire  ;  mais 
on  ne  put  le  déterminer  à  débarquer  avec  ces  jeunes  gens. 

(  Tome  I,  page  237.)  J'ai  souvent  eu  des  entretiens  avec  les 
sauvages.  Ils  m'ont  tous  dit  que  la  première  fois  qu'ils  avaient 
vu  des  Européens,  ils  les  avaient  supposés  descendus  des  nua- 
ges ,  et  s'étaient  figuré  qu'ils  ne  pouvaient  avoir  d'autre  des- 
sein ,  en  venant  dans  leur  pays  ,  que  d'enlever  leurs  provisions 
et  d'emmener  leurs  femmes  et  leurs  enfans  en  esclavage.  Cette 
idée  était  fondée  sur  l'habitude  générale  de  ces  insulaires  d'en- 
lever les  femmes  et  les  enfans  de  leurs  ennemis  dans  leurs  ex- 
péditions guerrières,  tandis  que  lorsqu'ils  vont  rendre  une  vi- 
site amicale  aux  habitans  d'une  île  voisine  ou  d'un  pays  étran- 
ger, leurs  femmes  et  leurs  enfans  les  accompagnent  d'ordinaire. 

M.   Dillon  raconte  aussi  la  visite  que  lui  fît  Shongui 
à  son  retour  à  la  Nouvelle-Zélande  ;  il  est  bon  de  rappeler 


710  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

que  cette  visite  eut  lieu  tout  au  plus  quatre  mois  avant  la 
mort  de  ce  chef  célèbre.  (  Tome  II ,  page  263.  ) 

1 3  novembre  1827.  Vers  dix  heures  du  matin  je  reçus  la  vi- 
site de  Shongui,  ce  chef  puissant  qui  avait  fait,  quelques  au- 
uées  auparavant,  le  voyage  d'Angleterre,  et  avait  eu  l'honneur 
d'être  présenté  au  roi  Georges  IV.  Il  avait  alors  promis  à  Sa 
Majesté  d'aholir  le  cannibalisme  à  son  retour  dans  son  pays. 
Il  ne  tint  pas  cette  promesse  ;  car  depuis  cette  époque  il  aida  à 
tuer  et  à  manger  un  grand  nombre  de  ses  semblables.  Il  arriva 
à  bord  de  mon  vaisseau  ,  accompagné  de  sa  famille  et  des  chefs 
sous  ses  ordres ,  dans  deux  belles  pirogues  de  guerre.  Quoique 
presque  exténué  des  suites  d'une  blessure  qui  l'entraîne  gra- 
duellement au  tombeau  ,  il  a  encore  l'air  imposant.  La  férocité 
et  la  ruse  brillent  dans  ses  petits  yeux  perçans,  et  l'ensemble 
de  ses  traits  annonce  un  vrai  sauvage ,  mais  un  sauvage  chez 
lequel  il  y  a  quelques  lueurs  d'intelligence. 

Sa  blessure  est  fort  singulière  :  une  balle  de  fusil  lui  a  percé 
le  corps  d'outre  en  outre,  en  traversant  les  poumons;  elle  a 
laissé  un  trou  à  la  poitrine  et  un  autre  au  dos.  L'air  sort  par 
ce  dernier  trou,  avec  un  bruit  qui  ressemble  un  peu  à  celui  de 
la  soupape  de  sûreté  d'une  machine  à  vapeur.  Shongui  en  fait 
lui-même  un  sujet  de  plaisanterie.  Au  reste,  quoiqu'il  ne  souf- 
fre pas  beaucoup  ,  on  voit  clairement  qu'il  n'a  pas  long-temps 
à  vivre ,  et  il  paraît  en  être  persuadé  lui-même  par  la  précipi- 
tation avec  laquelle  il  se  dispose  à  entrer  en  campagne,  comme 
généralissime  de  tous  les  chefs  du  nord,  pour  une  expédition 
contre  les  tribus  de  la  Tamise. 

En  arrivant  à  bord,  Shongui  embrassa  très-tendrement 
Bryan  Borou ,  et  lui  exprima ,  en  termes  fort  touchans ,  son 
regret  d'être  obligé  de  faire  la  guerre  à  son  père  qui,  disait-il, 
était  un  homme  très-bon.  «  Mais,  ajouta-t-il,  la  mort  de  Po- 
mare  doit  être  vengée,  et  il  faut  absolument  sang  pour  sang.  » 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  7  11 


LA  NOUVELLE-ZELANDE. 

(1829.) 


Extrait  de  la  Revue  Britannique. 

Dans  un  recueil  littéraire  justement  estimé,  et  qui 
parait  mensuellement  à  Paris,  sous  le  titre  de  Revue 
Britannique,  se  trouve  un  article  \n°  59,  mai  1830) 
relatif  à  la  Nouvelle-Zélande.  Il  ne  nous  apprend 
presque  rien  de  nouveau  sur  cette  contrée;  mais  il 
nous  donne  quelques  détails  sur  les  habitans  de  la 
baie  d'Abondance ,  et  ces  détails  confirment  tout  ce 
qui  a  été  écrit  jusqu'à  ce  jour  sur  les  mœurs  et  le  ca- 
ractère de  ces  insulaires.  C'est  pour  cette  raison  prin- 
cipalement que  nous  allons  le  rapporter  ici  en  entier. 

La  Nouvelle-Zélande,  composée  de  deux  grandes  îles  dont 
la  circonférence  n'est  guère  moins  considérable  que  celle  des 
Iles-Britanniques,  fait  partie  de  l'Australie  ou  Océanie  ,  que 
les  géographes  modernes  considèrent  comme  une  cinquième 
partie  du  monde.  Elle  peut  se  partager  en  trois  divisions  prin- 
cipales, savoir  :  l'Archipel-Orienlal,  que  l'on  regardait  autre- 
fois comme  appartenant  à  l'Asie  ;  le  grand  continent  de  la 
Nouvelle-Hollande  et  son  appendice,  la  terre  de  Van-Diémen  ; 
et  les  mille  îles  de  la  Polynésie  ,    parmi  lesquelles  se  trouve  la 


• 


712  PIKCES  JUSTIFICATIVES. 

Nouvelle-Zélande.  Le  récit  suivant  d'un  officier  du  brick  le 
Hawes  fera  voir  combien  les  insulaires  de  la  Nouvelle-Zé- 
lande sont  encore  barbares.  Cette  barbarie  contraste  avec  l'ap- 
titude aux  arts  de  la  civilisation  ,  manifestée  par  les  insulaires 
des  Sandwich  ,  de  Taïti,  et  de  quelques  autres  groupes  d'îles 
de  la  Polynésie. 

Le  17  novembre  1828,  je  partis  de  Sydney  comme  second 
du  brick  le  Hawcs,  de  cent  dix  tonneaux  et  de  quatorze  hom- 
mes d'équipage;  ce  brick  était  commandé  par  le  capitaine 
John  James,  qui  avait  aussi  avec  lui  douze  matelots  que  nous 
devions  débarquer,  soit  aux  îles  des  Antipodes,  soit  à  celles  de 
Bounty.  Après  avoir  laissé  dix  de  ces  matelots  aux  Antipodes 
et  deux  à  Bountv,  nous  fîmes  voile  pour  la  Nouvelle-Zélande, 
but  de  notre  voyage  entrepris  dans  des  vues  commerciales. 
Nous  touchâmes  à  la  baie  des  îles  au  mois  de  décembre,  pour 
faire  du  bois  et  de  l'eau ,  et  nous  nous  dirigeâmes  vers  le  cap 
de  l'Est,  éloigné  environ  de  cinq  cents  milles.  Dès  que  les 
indigènes  nous  aperçurent ,  ils  vinrent  en  foule  dans  de  larges 
canots.  Nous  avions  pris  à  notre  bord,  dans  la  baie  des  lies, 
un  Anglais  qui  nous  servait  d'interprète  :  ce  fut  en  vain  qu'il 
chercha  à  leur  persuader  de  faire  des  échanges.  Nous  fûmes 
très-surpris  de  ce  refus;  car  ces  peuples  sont  très-avides  de 
tout  ce  qui  vient  d'Europe.  Mais  le  mystère  fut  bientôt  éclairci  : 
notre  interprète  nous  dit  qu'ils  commençaient  leur  chant  de 
guerre,  et  se  préparaient  à  attaquer  le  navire. 

Déterminés  à  faire  une  vigoureuse  résistance,  nous  cou- 
rûmes aussitôt  aux  armes,  et  nous  découvrîmes  notre  pièce 
de  canon.  Mais  n'espérant  réussir  qu'autant  qu'ils  surpren- 
nent leurs  victimes,  les  insulaires  s'enfuirent  avec  la  plus 
grande  précipitation  dès  qu'ils  s'aperçurent  que  leurs  inten- 
tions nous  étaient  connues.  L'objet  de  notre  voyage  ne  pou- 
vant être  atteint  sur  ce  point,  nous  levâmes  l'ancre,  et,  lon- 
geant la  côte ,  nous  allâmes  à  quelques  milles  plus  loin  à  la 
baie  de  Plentv.  Les  insulaires  y  sont  en  grand  nombre;  ils  sont 
belliqueux,  voleurs  et  perfides.  Notre  capitaine  permit  à  quel- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  713 

ques-uns  des  principaux  chefs  de  venir  à  bord  :  il  eut  pour 
eux  beaucoup  d'égards ,  espérant  ainsi  les  disposer  à  trafiquer 
avec  nous.  Sa  conduite  adroite  lui  réussit;  nous  obtînmes  en 
deux  jours  autant  de  lin  que  nous  en  désirions. 

Nous,  fûmes   continuellement  sur   nos  gardes  pendant  ces 
deux  jours,  car  les  insulaires  firent  plusieurs  tentatives  pour 
surprendre  le  navire;  mais  notre  vigilance,  excitée  par  l'avis 
que  notre  interprète  nous  avait  donné  si  à  propos,  déjoua  leurs 
projets.  Nous  retournâmes  dans   la  baie  des  Iles  arrimer  nos 
marchandises ,  et  faire  de  la  place  pour  nos  provisions.  Lors- 
que nous  eûmes  achevé  le  tonnelage  de  nos  barils,  nous  allâ- 
mes à  quelques  milles  de  là  à  un  endroit  nommé  Tauranga, 
situé  à  l'entrée  de  la  baie  de  Plenty.  Tauranga  offre  un  bon  port 
pour  les  petits  bâtimens  ;  à  marée  basse,  il  y  a  trois  brasses 
d'eau.  Le  pays  est  montagneux,  coupé  par  des  bouquets  de 
bois  si  agréablement  jetés  çà  et  là  ,  qu'il  ressemble  à  un  parc 
dessiné  par  une  main  habile.  Les  montagnes  sont  couvertes  de 
verdure;  chaque  vallon  est  arrosé  par  un  ruisseau  qui  tantôt 
serpente  paisiblement  dans  un  silence  délicieux  ,  et  tantôt,  ar- 
rêté par  des  débris  de  rochers  ou  par  des  arbres ,  semble  s'ir- 
riter de  ces  obstacles,  se  gonfle  et  s'échappe  en  cascades  suc- 
cessives. Nous  apprîmes  qu'on  trouvait  dans  ce  lieu  beaucoup 
de  cochons  sauvages  :  leur  chasse  devant  nous  retenir  assez 
long-temps,  nous  jetâmes  l'ancre.  Nos  entrevues  avec  les  insu- 
laires confirmèrent,  du  moins  en  apparence,  ce  qu'on  nous 
avait  dit  de  leurs  dispositions  amicales,  et,  pendant  quelques 
jours,  nous  obtînmes  des  vivres  en  suffisante  quantité;  mais 
cela  dura  peu,  car  au  bout  de  sept  semaines  nous  n'avions 
encore  que  sept  tonneaux  de  pommes  de  terre  et  trois  de  viande 
préparée. 

Noire  interprète  recommanda  au  capitaine  d'envoyer  une 
barque  à  Walki-Tanna  (  qu'il  faut  peut-être  écrire  IVariki- 
Tanci),  établissement  situé  à  environ  cinquante  milles  de  Tau- 
ranga où  nous  étions,  l'assurant  qu'il  y  trouverait  des  vivres 
en  abondance. 


71  i  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

En  conséquence,  la  barque  fut  gréée,  et  je  fus  changé  du 
commandement.  Le  lendemain  matin  je  partis  avec  notre  in- 
terprète et  un  homme  de  l'équipage.  A  minuit,  nous  jetantes 
l'ancre  dans  une  petite  baie  qui  est  en  avant  de  l'établissement. 
Au  point  du  jour,  nous  remontâmes  la  rivière,  et,  à  un  quart 
de  mille  environ,  nous  nous  trouvâmes  en  face  du  pâ  ou 
village.  Ce  pâ,  comme  tous  ceux  que  j'ai  vus  dans  la  Nouvelle- 
Zélande  ,  est  situé  sur  une  montagne  escarpée  et  de  forme 
conique.  Sa  force  naturelle  est  encore  augmentée  par  une  es- 
pèce de  parapet  en  terre.  On  y  arrive  par  un  sentier  tournant 
et  très-étroit  que  les  Européens  ne  peuvent  gravir  sans  dan- 
ger, tandis  que  l'habitant  de  la  Nouvelle-Zélande  court  nu- 
pieds  sur  les  rocs  les  plus  hérissés  de  pointes  avec  une  extrême 
légèreté. 

Des  insulaires  rassemblés  au  lieu  de  notre  débarquement 
nous  saluèrent  de  leur  aire  mai',  parole  d'amitié  qui  veut  dire  : 
Venez  ici.  Notre  interprète  les  ayant  informés  de  l'objet  de 
notre  visite,  leur  joie  devint  excessive;  ils  dansèrent  et  chan- 
tèrent autour  de  nous  en  faisant  les  gestes  les  plus  bizarres,  et 
ils  déclarèrent  qu'ils  nous  rendraient  tous  les  services  qu'ils 
pourraient.  Ils  nous  conduisirent  à  l'habitation  de  leur  chef 
par  le  sentier  dont  j'ai  parlé.  C'était  une  petite  hutte  faite  de 
pieux  enfoncés  en  terre  ;  les  parois  et  le  toit  étaient  de  roseaux 
arrangés  de  façon  à  ne  pas  laisser  pénétrer  la  pluie.  La  seule 
ouverture  qui  donnât  du  jour  et  de  l'air  était  une  petite  porte 
de  roseaux  à  coulisse  et  à  peine  assez  large  pour  laisser  passer 
un  homme.  La  hauteur  de  cette  hutte  ne  permettait  pas  que 
l'on  s'y  tînt  debout.  Elle  était  entourée  d'une  espèce  de  ga- 
lerie ornée  de  sculptures  grossières,  peintes  en  rouge,  ce  qui 
désignait  le  rang  et  la  famille  du  chef.  Les  huttes  des  autres 
membres  de  cette  peuplade  sont  tout-à-fait  misérables ,  et  res- 
semblent à  des  toits  à  porc.  Ils  ont  l'habitude  de  dormir  en  plein 
air,  et  il  faut  que  le  temps  soit  bien  rigoureux  pour  les  forcer 
à  chercher  un  abri  dans  ces  cahutes.  Ils  dorment  assis  les  jam- 
bes pliées  sous  eux,  et  ils  sont  couverts  d'une  natte  de  jonc  ; 


* 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  715 

en  sorte  que  pendant  la  nuit  ils  ont  l'air  tic  petites  meules  de 
foin  éparpillées  sur  le  revers  de  la  montagne. 

Le  chef  auprès  duquel  on  nous  introduisit  se  nommait  Nga- 
rara  ou  le  Lczard.  Il  était  grand  ,  bien  fait,  d'une  forte  Staline 
et  d'un  aspect  imposant.  Tout  son  corps  était  tatoué.  Nous  le 
trouvâmes  assis  devant  sa  hutte,  ayant  une  belle  natte  sur  les 
épaules.  Sa  figure  était  barbouillée  d'huile  et  d'ocre  rouge.  Ses 
cheveux,  arrangés  à  la  mode  du  pays,  étaient  attachés  sur  le 
sommet  de  la  tète,  et  ornés  de  plumes  de  poe ,  oiseau  très- 
remarquable.  Dès  qu'il  fut  informé  de  ce  que  nous  désirions, 
il  nous  montra  un  assez  grand  nombre  de  beaux  cochons  qu'il 
consentait  à  nous  céder.  Je  le  priai  de  les  envoyer  par  terre  à 
1  endroit  où  notre  navire  était  stationné  ;  mais  il  répondit  que 
cela  lui  était  impossible,  attendu  qu'il  était  en  guerre  avec 
quelques-unes  des  tribus  intermédiaires.  Je  ne  vis  d'autre 
moyen  que  de  retourner  à  notre  bâtiment,  la  barque  étant  trop 
petite  pour  transporter  ces  provisions.  Malheureusement  le 
vent  était  contraire  et  la  mer  très-houleuse;  nous  étions  obli- 
gés de  courir  des  bordées  et  de  nous  tenir  au  large.  La  nuit 
survint;  le  vent  fraîchissant  au  nord-ouest,  nous  prîmes  des 
ris ,  et  notre  petite  barque  se  soutint  mieux  que  nous  n'aurions 
pu  l'espérer;  mais  au  point  du  jour  nous  nous  trouvâmes  tel- 
lement sous  le  vent  de  la  rivière,  que  nous  fûmes  forcés  de  re- 
tourner à  Walki-Tanna.  Le  vent  s'étant  calmé,  nous  prîmes 
nos  rames,  et,  à  trois  heures  après  midi,  nous  étions  revenus 
au  même  point  que  nous  avions  quitté  la  veille.  Le  capitaine 
m'avait  dit  de  lui  envoyer,  par  terre,  un  homme  avec  un 
guide ,  si  j'étais  retenu  par  les  vents  ou  par  quelque  autre  cir- 
constance. Voyant  que  le  vent  se  fixait  au  nord-ouest  et  qu'il 
n'était  guère  probable  que  la  barque  pût  rejoindre  le  bâtiment, 
je  priai  notre  interprète  d'y  aller  par  terre.  Il  refusa  ainsi  que 
mon  matelot,  n'osant  ni  l'un  ni  l'autre  se  fier  aux  insulaires 
qu'ils  pourraient  rencontrer.  Je  me  décidai  donc  à  y  aller  moi- 
même  ;  j'engageai  un  des  chefs  de  cette  tribu  à  venir  avec  moi, 
et  nous  nous  mimes  en  route  le  lendemain  à  la  pointe  du  jour. 


716  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Je  trouvai  le  pays  montagneux,  coupé  de  nombreuses  ri- 
vières, dont  il  nous  fallait  souvent  côtoyer  les  bords  pendant 
des  milles  entiers  avant  de  trouver  un  endroit  guéablc;  ce  qui 
alongea  de  beaucoup  notre  route.  Le  lin  croît  en  abondance 
sur  ces  rives;  on  y  voit  de  petites  pièces  de  terre  cultivées,  qui 
produisent  des  choux,  des  pommes  de  terre,  des  panais,  des 
carottes,  une  petite  espèce  de  navet,  des  melons  d'eau  et  des 
pèches.  La  culture  de  l'oranger  y  a  été  introduite  avec  assez 
de  succès.  Les  arbres  les  plus  remarquables  sont  le  kaï-katea 
et  le  koudi  :  ils  s'élèvent  tous  les  deux  à  une  hauteur  prodi- 
gieuse et  sans  une  seule  branche  ;  ils  seraient  excellens  pour 
l'aire  des  mâts  de  grands  vaisseaux.  Le  kaï-katea  se  trouve  dans 
les  endroits  marécageux  et  sur  le  bord  des  rivières;  sa  feuille 
paraît  être  persistante  et  ses  baies  sont  rouges.  Le  koudi,  qui  lui 
est  préféré,  croît  dans  les  terrains  sablonneux;  il  a  un  très- 
beau  feuillage,  et  contient  beaucoup  de  résine.  Une  grande 
partie  du  voyage  se  fit  à  travers  les  sables,  ce  qui  le  rendit 
très-pénible.  Enfin,  après  avoir  marché  pendant  deux  jours 
et  deux  nuits,  en  évitant  avec  soin  la  rencontre  des  insulaires, 
nous  arrivâmes  auprès  de  notre  bâtiment.  Je  donnai  à  mon 
guide  une  couple  de  tomahauks  et  un  peu  de  poudre,  ce  dont 
il  parut  satisfait.  Dès  que  notre  capitaine  sut  que  nous  avions 
trouvé  des  provisions  à  Walki-Tanna  ,  il  leva  l'ancre,  et  se 
dirigea  vers  l'établissement  devant  lequel  nous  arrivâmes  la 
nuit  suivante.  Les  habitans  parurent  joyeux  de  nous  revoir;  ils 
vinrent  à  nous  dans  de  grandes  barques,  nous  apportant  d'a- 
bondantes provisions  de  porc  que  nous  leur  achetâmes  sans 
aller  jusqu'au  mouillage.  INgarara  vint  à  bord,  et  nous  traita 
avec  une  apparente  cordialité.  Son  peuple  semblait  animé  des 
mêmes  sentimens,  et,  conformément  aux  ordres  qu'il  en  avait 
reçus,  il  se  tint  à  distance  de  notre  navire.  Nous  rangeâmes 
nos  provisions  sur  le  pont  le  mieux  qu'il  nous  fut  possible,  afin 
qu'il  en  tînt  davantage  ;  et,  le  vent  fraîchissant  au  sud-est,  nous 
retournâmes  dans  la  baie  de  Tauranga  pour  tuer  et  saler  nos 
cochons;  mais  la  quantité  n'étant  pas  suffisante,  nous  mîmes 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  717 

encore  une  fois  à  la  voile  pour  Walki-Tanna ,  où  nous  arri- 
vâmes le  dimanche  1er  mars  1829.  Le  temps  étant  superbe, 
nous  jetâmes  l'ancre  entre  l'île  de  Maltora  (ne  serait-ce  pas 
V  otou  -If-ira'.'  )  et  l'île  principale.  A  peine  étions-nous  arri- 
ves que  les  insulaires  vinrent  en  grand  nombre;  nous  n'avions 
besoin  que  de  vingt  porcs,  et  ce  fut  tout  ce  que  nous  leur 
achetâmes. 

Le  lundi  2  mars ,  à  six  heures  du  matin ,  la  barque  fut  en- 
\  nvee  à  terre  avec  un  officier  et  huit  hommes  ,  y  compris  l'in- 
terprète ,  pour  tuer  et  préparer  promptement  nos  porcs  à 
une  source  d'eau  chaude  qui  se  trouvait  sur  la  côte  à  peu  de 
distance  du  vaisseau.  A  une  heure  après  midi,  nous  les  hé- 
lâmes pour  qu'ils  vinssent  dîner.  Comme  ils  ne  nous  enten- 
daient pas,  le  capitaine  alla  les  trouver,  et  me  laissa,  avec  trois 
hommes ,  le  soin  du  bâtiment ,  ne  se  méfiant  nullement  des  in- 
tentions perfides  des  insulaires.  Ngarara  était  alors  à  bord  avec 
dix  ou  douze  des  siens.  Je  remarquai  plusieurs  fois  qu'ils  par- 
laient avec  chaleur  du  kaï-pauke  (le  bâtiment),  et,  soupçon- 
nant quelque  trahison,  je  dis  au  commis  aux  vivres,  qui  était 
un  Taïticn ,  de  sortir  les  sabres  et  de  surveiller  Ngarara,  que 
je  vis  redresser  son  arme.  A  ce  signal,  ses  hommes  se  précipi- 
tèrent sur  les  haubans  du  grand  mât ,  ayant  chacun  un  fusil 
qu'ils  avaient  caché  dans  leurs  canots.  Dans  ce  moment  cri- 
tique nous  n'avions  pas  de  pistolets  sur  le  pont,  et  je  sentais 
bien  que,  si  l'un  de  nous  descendait  pour  les  chercher,  Ngarara 
en  profiterait  pour  commencer  l'attaque.  Comme  nos  fusils 
avaient  été  placés  dans  la  hune  de  misaine,  non-seulement 
pour  qu'ils  fussent  plus  en  sûreté,  mais  aussi  crainte  de  sur- 
prise, j'ordonnai  à  l'un  de  mes  hommes  d'y  monter  et  de  tirer 
sur  Ngarara;  mais  comme  il  n'était  pas  convaincu  aussi  bien 
que  moi  des  mauvais  desseins  des  insulaires,  il  refusa  d'obéir. 
Il  n'y  avait  pas  cependant  un  moment  à  perdre  :  je  restai  moi- 
même  dans  la  hune  en  ordonnant  d'avoir  l'œil  au  guet.  Mal- 
heureusement mes  hommes  m'éeoutèrent  peu  ,  disant  que  je 
méditais  la  mort  d'un  innocent,  et  ils  continuèrent  à  plaisan- 


718  PIECES  JUSTIFICATIVES 

ter  entre  eux.  Mais  dès  que  Ngarara  me  vit  dans  la  hune  oc- 
cupe à  dénouer  les  fusils,  il  tira  sur  un  des  nôtres  qui  était 
à  trois  pas  de  lui  et  qui  s'amusait  à  jouer  avec  un  sabre;  la 
balle  passa  au  travers  de  sa  tête ,  que  Ngarara  lui  coupa  aussi- 
tôt avec  son  mère ,  sorte  de  petite  massue  qui  se  termine  par  un 
caillou  aiguisé.  Tous  les  siens  sautèrent  alors  sur  le  pont,  et 
les  deux  pauvres  matelots  qui  nous  restaient  furent  massacrés. 
Les  insulaires  tirèrent  ensuite  sur  moi  sans  m'alteindre;  mais 
au  moment  où  j'armais  mon  fusil,  Ngarara  m'envoya  dans  le 
bras  droit  une  balle  qui  brisa  l'os.  Quand  ils  me  virent  tom- 
ber dans  la  hune,  ils  commencèrent  leur  danse  de  guerre  en 
faisant  d'horribles  hurlemens  ,  puis  ils  se  mirent  à  piller  le  na- 
vire. Quoique  je  fusse  presque  accablé  par  la  douleur  ,  je  re- 
marquai que,  dans  la  chaleur  du  pillage,  ces  misérables  n'a- 
vaient aucun  égard  pour  l'autorité  de  leur  chef;  et,  comme  ils 
ne  voulaient  point  lâcher  prise,  quelques-uns  furent  tués  sur  la 
place.  Leur  diligence  à  remplir  leurscanots  futextrème.  Ngarara 
ordonna  à  un  des  siens  de  venir  me  prendre;  cet  homme,  ne 
pouvant  y  parvenir  à  lui  seul,  appela  à  son  aide,  et  je  fus 
traîné  dans  un  des  canots.  Le  soleil  était  couché;  ces  sauvages 
firent  force  de  rames  pour  entrer  dans  la  baie  avant  la  nuit , 
ce  qui  alors  est  extrêmement  dangereux.  Nous  y  arrivâmes 
sans  accident,  quoique  nous  eussions  à  passer  sur  un  brisant. 
Quelques-uns  des  canots  trop  chargés,  principalement  ceux 
qui  l'étaient  de  nos  armes  et  de  nos  munitions,  chavirèrent; 
les  insulaires  parvinrent  à  se  sauver,  mais  ils  perdirent  et  leur 
butin  et  leurs  canots. 

J'ignorais  le  sort  du  capitaine  et  celui  de  l'équipage  ;  je 
croyais  même  qu'ils  avaient  tous  été  taillés  en  pièces,  et  je  me 
voyais  la  seule  victime  qui  eût  survécu.  Destiné  à  souffrir  de 
la  part  de  ces  cannibales  les  plus  horribles  tortures  avant 
qu'ils  assouvissent  sur  moi  leur  passion  pour  la  chair  humaine, 
j'aurais  dû  regarder  avec  indifférence  la  perte  de  leurs  canots  ; 
mais  malgré  l'agonie  de  corps  et  d'esprit  dans  laquelle  j'étais, 
je  vis  avec  ravissement  cet  acte  de  justice.   Quand  nous  fûmes 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  719 

arrivés  à  L'établissement  ,  les  femmes  nous  entourèrent  en 
chantent,  en  dansant,  en  faisant  toutes  les  démonstrations 
d'une  joie  extravagante,  et  en  louant  leurs  héroïques  maîtres 
de  l'action  courageuse  que,  dans  leur  opinion  ,  ils  venaient 
de  faire.  Lorsque  les  indigènes  eurent  débarqué  leur  butin,  ils 
allumèrent  de  grands  feux  autour  desquels  ils  se  réunirent.  La 
lueur  des  flammes  faisait  voir  de  plus  en  plus  leurs  horribles 
contorsions.  Ils  paraissaient  discuter  avec  violence  :  j'enten- 
dais assez  leur  langage  pour  comprendre  que  j'étais  l'objet  qui 
les  occupait  si  vivement.  Mon  sort  me  parut  inévitable;  la  plu- 
part des  sauvages  demandaient  ma  mort  :  l'on  en  ordonna  au- 
trement. Je  dus  mon  salut  au  chef  qui  m'avait  servi  de  guide 
et  qui  intercéda  pour  moi ,  promettant  que,  si  ma  rançon  n'ar- 
rivait pas  à  une  époque  fixée  ,  ce  serait  lui-même  qui  me  tue- 
rait; mais  qu'un  fusil  valait  bien  mieux  que  ma  personne.  Ce 
raisonnement  décida  les  insulaires  à  différer  ma  mort. 

Alors  il  me  conduisit  dans  sa  hutte.  Tous  les  événemens  de 
cette  pénible  journée  se  retraçant  tour  à  tour  à  ma  pensée, 
j'offris  à  Dieu  des  actions  de  grâces  pour  ma  délivrance  mira- 
culeuse, et  j'implorai  sa  miséricorde. 

Je  passai  les  deux  premières  nuits  sans  fermer  l'œil;  tout  ce 
que  j'avais  éprouvé,  et  la  douleur  que  me  causait  mon  bras, 
ne  m'en  laissaient  pas  la  possibilité.  Mes  plaintes  importu- 
nèrent mon  hôte,  au  point  qu'il  me  mit  hors  de  sa  hutte  ;  je 
me  traînai  sous  une  espèce  de  hangar  qui  était  tout  auprès. 
Pendant  ces  deux  jours  personne  n'avait  songé  à  me  soulager; 
enfin  je  trouvai  un  morceau  de  cuir,  que  je  plaçai  comme  une 
éclisse  autour  de  mon  bras  ;  puis ,  déchirant  mon  bas  pour  me 
servir  de  bandage,  mon  hôte  le  serra  contre  ma  blessure,  et 
j'allai  plusieurs  fois  la  laver  à  la  rivière,  où  l'un  de  mes  gar- 
diens m'accompagnait.  La  balle  avait  traversé  l'os,  et  il  restait 
encore  du  plomb  que  je  ne  pouvais  extirper.  Le  second  jour 
de  ma  captivité,  me  trouvant  du  côté  du  pâ  qui  fait  face  à  la 
baie  ,  la  vue  d'une  goélette  attira  mon  attention.  Lorsqu'elle 
fut   proche    de    notre   misérable   navire,    dont    presque    tous 


720  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

les  agrès  avaient  été  enlevés ,  je  vis  les  insulaires  l'aban- 
donner en  toute  hâte  et  la  goélette  chercher  à  le  remorquer 
hors  de  la  baie.  Je  suppliai  ces  misérables  de  me  mener  à 
bord,  leur  promettant  ma  rançon  et  des  indemnités  ;  ils  furent 
sourds  à  mes  prières.  On  concevra  mieux  que  je  ne  pourrais 
l'exprimer  ce  que  j'éprouvai  en  voyant  s'éloigner  ces  deux 
vaisseaux  qui  pouvaient  seuls  m'assurer  quelque  chance  de 
salut.  Je  tâchai  donc  de  me  résigner  à  mon  sort  puisqu'il 
était  inévitable;  mais  l'amour  de  la  vie  et  cette  pensée  que  je 
venais  d'échapper  à  un  plus  grand  danger  firent  rentrer  dans 
mon  ame  un  rayon  d'espoir.  Ce  qui  m'arriva  le  lendemain 
n'était  cependant  pas  de  nature  à  diminuer  mes  mortelles 
anxiétés.  Un  des  indigènes  m'apporta  la  tète  d'un  de  mes  in- 
fortunés compagnons  :  c'était  celle  du  Taïtien  qu'ils  avaient 
préparée  avec  beaucoup  de  soin  et  tatouée.  Ils  conservent 
ainsi  un  grand  nombre  de  têtes,  et  c'est  même  une  de  leurs 
branches  de  commerce  ;  je  frissonnai  à  l'idée  que  la  mienne  ne 
tarderait  pas  à  en  faire  partie. 

Le  matin  du  quatrième  jour  de  ma  captivité,  je  fus  vive- 
ment alarmé  en  voyant  les  insulaires  se  réunir  autour  de  moi. 
J'en  demandai  la  raison  :  c'était ,  me  dirent-ils  ,  le  peuple  de 
Tauranga ,  tribu  voisine,  qui  venait  les  attaquer  avec  des  forces 
supérieures  aux  leurs. 

Peu  après  ,'Ngarara  parut  tenant  le  sextant  du  capitaine;  il 
me  le  donna  en  me  disant  d'observer  le  soleil  et  de  l'instruire 
si  véritablement  la  tribu  de  Tauranga  s'avançait  vers  la  sienne. 
Le  refuser  m'eût  été  fatal  ;  il  ne  l'était  pas  moins  de  mal  pro- 
phétiser. Toutefois  réfléchissant  ,  d'après  le  caractère  bien 
connu  de  ces  insulaires,  que  la  nouvelle  du  pillage  de  notre 
bâtiment  devait  avoir  excité  la  cupidité  des  peuplades  voisi- 
nes,  j'obéis  aux  ordres  de  Ngarara ,  j'observai  la  hauteur  du 
soleil  et  demandai  un  livre  ,  que  j'eus  l'air  de  consulter  atten- 
tivement. «  Oui ,  lui  dis-je  ,  la  tribu  de  Tauranga  s'avancera 
vers  ton  peuple  avec  des  intentions  hostiles.  —  Et  quand?  » 
me  demanda-t-il.  Mon  agitation  était  extrême,  je  savais  à  peine 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  721 

cv  que  je  disais  et  lui  répondis  :  «  Domain.  »  Il  parut  content 
de  moi  et  se  prépara  à  une  défense  vigoureuse.  Les  naturels 
construisirent,  du  côté  de  la  rivière  et  au  pied  du  pâ,  une  es- 
pèce de  rempart  en  terre  de  quatre  pieds  de  hauteur,  sur 
lequel  ils  placèrent  nos  caronades  et  nos  pierriers,  et  ils  at- 
tendirent avec  impatience  et  sans  crainte  l'aurore  du  jour 
suivant.  Elle  paraissait  à  peine  que  j'entendis  une  décharge  de 
mousqueterie.  Ngarara,  se  précipitant  dans  ma  hutte,  m'an- 
nonça que  l'attaque  de  ceux  de  Tauranga  avait  lieu  ainsi  que 
je  l'avais  annoncé.  Sa  confiance  en  mes  prédictions  ne  con- 
naissait plus  de  bornes;  il  me  supplia  de  lui  dire  s'il  serait 
vainqueur.  Je  lui  répondis  que  oui,  ce  qui  inspira  une  nou- 
velle ardeur  à  son  peuple,  parmi  lequel  ma  première  prédic- 
tion s'était  promptement  répandue.  L'ennemi  était  alors  de 
l'autre  côté  de  la  rivière  ;  il  avait  commencé  un  feu  très-vif, 
auquel  ceux  de  Walki-Tanna  répondaient  vigoureusement. 
Un  d'eux  me  conduisit  derrière  l'établissement,  pensant  que 
j'y  serais  moins  en  danger  ;  ma  vie  était  devenue  un  objet  de 
sollicitude.  J'entendis  bientôt  après  le  bruit  d'un  de  nos  ca- 
nons, puis  ensuite  des  chants  de  victoire  ;  cette  décharge  avait 
produit  une  telle  frayeur  parmi  les  assaillans ,  qu'ils  s'étaient 
enfuis  dès  qu'ils  l'avaient  entendue.  Ngarara  vint  à  moi  suivi 
de  plusieurs  chefs,  m'appelant  Atoua  (Dieu).  On  coupa  la  tête 
des  blessés  ennemis  restés  prisonniers  ;  on  enleva  et.  nettoya 
l'intérieur  des  corps;  on  les  fit  cuire  ,  et  l'avidité  que  montrè- 
rent ces  sauvages,  hommes  et  femmes  ,  à  cet  horrible  repas  , 
me  persuada  qu'ils  préfèrent  la  chair  humaine  à  toute  autre 
nourriture. 

Comme  leur  manière  de  conserver  les  tètes  pendant  plu- 
sieurs années,  sans  que  les  traits  subissent  la  moindre  altéra- 
tion, peut  exciter  quelque  curiosité,  j'en  rendrai  compte  ici. 
Lorsque  la  tète  a  été  séparée  du  tronc  et  toutes  les  parties  in- 
térieures enlevées,  on  l'enveloppe  de  feuilles  et  on  la  met  dans 
un  four  en  pierre  ,  que  l'on  a  assez  fortement  chaude  et  que 
l'on  enfonce  dans  la  terre  en  le  recouvrant  d<-  gazon.  La  clia- 
tome  ni.  jC} 


7  22  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

leur  est  modérée  et  fait  évaporer  doucement  l'humidité,  qu'on 
essuie  avec  soin  jusqu'à  ce  qu'il  n'en  reste  plus;  après  quoi  on 
expose  la  tète  assez  long-temps  à  l'air  pour  que  la  siccité  soit 
parfaite.  Les  traits,  les  dents  ,  les  cheveux  de  quelques-unes 
de  ces  têtes  sont  comme  lorsqu'elles  étaient  pleines  de  vie  ,  et 
restent  dans  cet  état  pendant  des  années  entières. 

L'usage  de  conserver  les  tètes  est  commun  dans  toute  la 
Nouvelle-Zélande  :  ce  sont  leurs  trophées  de  guerre.  Quand 
elle  cesse  ,  ils  rendent  ces  têtes  aux  parens  afin  que  la  paix 
soit  durahle.  Ils  les  donnent  maintenant  aux  Européens  pour 
un  peu  de  poudre  à  canon.  Les  insulaires  que  j'ai  vus  sont  gé- 
néralement grands  ,  bien  faits,  actifs;  ils  ont  la  peau  basanée, 
les  cheveux  noirs  et  souvent  bouclés  ,  les  dents  blanches  et  ré- 
gulières. Ils  sont  divisés  en  deux  classes  :  les  Rangatiras  ou 
chefs  avec  leur  famille  et  leur  parenté  ;  les  Koukis  ou  esclaves, 
qui  sont  presque  tous  noirs,  d'une  stature  plus  petite,  et  pa- 
raissent être  d'une  autre  race. 

Avant  qu'ils  soient  tatoués  ,  les  traits  de  l'habitant  de  la 
Nouvelle-Zélande  sont  agréables  ,  quelquefois  même  d'une 
beauté  remarquable.  Quand  un  jeune  homme  arrive  à  l'âge  de 
vingt  ans,  il  doit  se  soumettre  à  cette  opération  pénible,  ou 
bien  il  est  considéré  comme  un  être  sans  courage. 

Généralement  ils  la  supportent  avec  fermeté.  On  s'y  prend 
ainsi  :  le  patient  pose  sa  tète  sur  les  genoux  de  celui  qui  doit 
le  tatouer,  et  qui  commence  par  tracer  les  lignes  particulières 
à  sa  tribu.  Un  petit  ciseau  ,  fait  d'os  de  poisson,  incise  un  peu 
jusqu'aux  chairs;  on  applique  ensuite  sur  ces  incisions  une 
préparation  de  charbon.  L'inflammation  qui  en  résulte  est 
telle  qu'on  est  obligé  de  s'y  prendre  à  plusieurs  reprises  et 
qu'il  faut  des  mois  entiers  avant  qu'un  homme  soit  complète- 
ment tatoué.  Les  femmes  se  soumettent  à  cette  opération, 
mais  on  leur  fait  moins  d'incisions  qu'aux  hommes.  Le  vête- 
ment de  ces  insulaires  consiste  en  deux  nattes  d'un  lin  soyeux 
et  artislcment  travaillé  par  les  femmes  ;  l'une  de  ces  nattes  est 
jetée  sur  l'épaule  ,  l'autre  est  attachée  par  une  ceinture  autour 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  723 

du  corps.  Lorsque  le  temps  est  mauvais,  ils  portent  une  grande 
natte  qui  1rs  couvre  entièrement.  Leurs  cheveux  sont  huilés, 
réunis  en  touffe  sur  le  sommet  de  la  tète  et  ornés  des  plumes 
du  poe.  Quand  ils  vont  combattre,  ils  se  peignent  le  corps 
d'huile  et  d'ocre  rouge.  On  perce  les  oreilles  aux  enfans  des 
deux  sexes  et  on  agrandit  progressivement  le  trou  en  y  intro- 
duisant de  petits  bâtons,  car  plus  ce  trou  est  grand,  plus  il 
est  regardé  comme  un  ornement.  Les  classes  supérieures  y  sus- 
pendent la  dent  d'un  poisson  rare,  et  celte  marque  de  distinc- 
tion est  telle  qu'un  kouki  n'oserait  se  la  permettre.  Ils  portent 
aussi  autour  du  cou  une  image  grotesque  gravée  sur  du  talc 
vert  :  ils  paraissent  y  tenir  beaucoup  ,  car  on  la  garde  ,  dans 
une  même  famille  ,  pendant  des  générations  entières.  L'habil- 
lement des  femmes  est  semblable  en  tout  à  celui  des  hommes. 
Généralement  elles  ont  le  maintien  modeste  ;  leur  teint  res- 
semble à  celui  des  Italiennes  :  elles  sont  belles ,  bien  faites,  et 
supportent  avec  une  douceur  et  une  patience  extraordinaires 
les  brutalités  de  leurs  maris.  Epouses  tendres  et  fidèles ,  elles 
aiment  passionnément  leurs  enfans. 

Toutefois  il  existe  parmi  elles  un  usage  dont  la  seule  pen- 
sée fait  frémir.  Lorsque  le  nombre  des  filles  dépasse  celui  des 
garçons,  la  mère  elle-même,  dès  la  naissance  de  son  enfant, 
le  tue  en  appuyant  fortement  son  doigt  sur  la  partie  du  crâne 
appelée  la  fontaine;  mais  la  plupart  de  ces  mères  voient  sans 
doute  avec  horreur  une  coutume  aussi  révoltante.  La  pluralité 
des  femmes  a  lieu  dans  les  classes  supérieures,  mais  il  existe 
une  grande  distinction  entre  l'épouse  principale  et  les  autres. 
Celle-ci  étant  toujours  la  fille  d'un  chef,  c'est  la  politique  qui 
décide  de  ces  sortes  d'unions.  Ses  enfans  l'emportent  sur  ceux 
des  autres  femmes  ,  qui  ne  sont  auprès  d'elle  guère  mieux  que 
des  domestiques.  A  la  mort  du  chef,  l'épouse  principale  se 
pend  ordinairement,  et  cette  action  porte  avec  elle  un  carac- 
tère sacré. 

Il  ne  m'arriva  rien  d'intéressant  jusqu'au  9  mars.  Mais  ce 
jour-la  j'appris,  contre  toute  attente,  et  avec  une  joie  impos- 

46' 


724  PIÈGES  JUSTIFICATIVES. 

siblc  à  décrire,  que  ma  rançon  était  arrivée.  Cette  délivrance 
extraordinaire  était  due  aux  événemens  suivans. 

Quand  le  capitaine  quitta  le  bâtiment  pour  aller  sur  la  côte, 
la  première  chose  qu'il  aperçut  lut  un  insulaire  emportant  les 
sabres  de  nos  gens;  et  lorsqu'il  eut  rejoint  ceux-ci,  il  apprit 
qu'effectivement  ils  avaient  été  dépouillés  de  leurs  armes. 

Il  donna  aussitôt  l'ordre  de  détacher  la  chaloupe,  mais  les 
rames  n'y  étaient  plus  :  on  vit,  sur  un  des  rochers,  l'insulaire 
qui  les  avait  prises  et  qui  les  tenait  encore.  Nos  gens  le  pour- 
suivirent avec  tant  de  vigueur  qu'il  jeta  les  rames  et  s'enfuit. 
Comme  ils  revenaient  vers  la  chaloupe,  les  sauvages  cachés 
derrière  les  rochers  tirèrent  sur  eux,  et  ne  leur  rirent  heureu- 
sement aucun  mal.  Ils  avaient  à  peine  quitté  le  rivage  qu'ils 
s'aperçurent  que  les  insulaires  s'étaient  emparés  du  brick  :  ils 
étaient  sans  armes;  par  conséquent  il  était  inutile  de  songer  à 
sauver  le  bâtiment.  Ils  s'avancèrent  en  pleine  mer ,  se  diri- 
geant vers  le  nord-ouest  en  faisant  force  de  rames,  et  ils  eurent 
l'heureux  hasard  de  rencontrer  la  goélette  la  Nouvelle-Zélande, 
capitaine  Clarkc,  venant  de  Sydney,  et  qui  les  reçut  à  son  bord. 
Ce  capitaine,  apprenant  le  sort  de  notre  bâtiment,  résolut  de 
le  reprendre,  ce  qu'il  fit  ainsi  que  nous  l'avons  vu.  Les  lam- 
beaux de  chair  humaine  répandus  sur  le  pont,  les  débris  du 
feu  qu'on  y  avait  allumé,  ne  laissèrent  pas  de  doute  que  les 
malheureux  restés  à  bord  n'eussent  été  dévorés  par  ces  canni- 
bales. La  goélette  rentra  dans  le  mouillage  de  Tauranga.  Là, 
on  apprit  que  j'étais  encore  vivant  et  prisonnier  à  Walki- 
Tanna.  Le  capitaine  envoya  deux  chefs  porter  des  fusils  pour 
ma  rançon;  ils  allèrent  par  terre,  et  arrivèrent  le  9  mars.  Je 
partis  aussitôt  avec  eux  :  ma  faiblesse  me  rendit  encore  ce 
voyage  plus  pénible  que  la  première  fois.  J'eus  beaucoup  de 
peine  à  traverser  les  montagnes  couvertes  de  fougère  tellement 
mouillée  par  la  rosée  que  je  ne  pouvais  m'y  reposer. 

Mes  guides  me  procurèrent  cependant  quelque  soulagement 
en  faisant  dans  le  sable  des  trous  dans  lesquels  je  me  couchais 
jusqu'à  ce  que  le  froid  et  le  frisson   m'obligeassent  à  marcher 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  726 

de  nouveau  ;  il  nous  fallait  aussi  faire  de  nombreux  détours 
pour  éviter  les  insulaires.  Après  trois  jours  et  trois  nuits  d'une 
marche  pénible,  nous  atteignîmes  Tauranga  ,  où  j'eus  le  bon- 
heur inexprimable  de  retrouver  mon  eapitaine  et  mes  cama- 
rades ,  et  où  nous  nous  racontâmes  tous  les  événemens  qui  s'é- 
taient passés  depuis  notre  séparation. 

Nous  arrivâmes  le  i5  mars  dans  la  baie  des  Iles.  Le  capi- 
taine me  mena  à  terre  auprès  du  révérend  M.  Williams,  mis- 
sionnaire établi  dans  ces  parages;  mais,  n'étant  pas  médecin, 
il  ne  put  me  donner  d'autre  secours  qu'une  poudre  pour  em- 
pêcher l'excroissance  des  chairs.  Je  partis  pour  Sydney  le  17  , 
à  bord  de  la  Nouvelle-Zélande ,  et  nous  arrivâmes  le  25,  ayant 
ainsi  passé  vingt  -trois  jours  sans  aucun  secours  des  gens  de 
l'art.  On  extirpa  de  mon  bras  trois  plombs  et  plusieurs  es- 
quilles; la  blessure  était  en  si  mauvais  état  que  le  chirurgien 
voulait  faire  l'amputation;  je  n'y  pus  consentir.  Je  passai  trois 
mois  à  Sydney  pendant  lesquels  ma  blessure  se  guérit  ;  mais 
désespérant  de  pouvoir  jamais  me  servir  assez  bien  de  mon 
bras  pour  continuer  mon  service  dans  la  marine ,  je  retour- 
nai en  Angleterre  où  j'arrivai  après  une  traversée  de  quatre 
mois  et  demi. 

(  United  Service  Journal.} 


726  PIECES  JUSTIFICATIVES. 


OUVRAGE 


INTITULE 


NEW-ZEALANDERS. 


Les  matériaux  de  ce  recueil  sur  la  Nouvelle-Zélande 
étaient  prêts  depuis  un  an  environ ,  mais  leur  impres- 
sion a  été  retardée  par  des  circonstances  indépendantes 
de  ma  volonté.  Sur  ces  entrefaites,  j'appris  qu'un  ou- 
vrage venait  de  paraître  en  Angleterre  sur  ce  même 
objet  et  sous  le  litre  de  New-Zealanders ,  London, 
Charles  Knigth,  Pallmall  East.  1830.  Je  réussis  à 
me  le  procurer  à  Portsmoulh,  dans  le  voyage  que  je  fis 
en  Angleterre  pour  y  conduire  le  roi  Charles  X  et  sa 
famille.  Un  examen  rapide  de  cet  intéressant  ouvrage 
m'eut  bientôt  convaincu  que  je  venais  d'être  devancé 
dans  le  travail  que  je  projetais  sur  ces  îles  australes. 
Seulement,  au  lieu  de  présenter,  comme  je  le  fais,  un 
tableau  des  mœurs  et  des  coutumes  des  Nouveaux- 
Zélandais,  et  de  réunir  ensuite  en  un  volume,  par 
extraits  détachés,  tous  les  matériaux  qui  existent  sur 


PIÈGES  JUSTIFICATIVES.  727 

ces  peuplades  :  l'auteur  anglais  a  fondu  ces  divers 
documens  dans  le  cours  de  son  ouvrage  dont  le  corps 
est  principalement  formé  par  le  récit  d'un  Anglais 
nommé  Rutherford,  qui  est  resté  long-temps  pri- 
sonnier chez  les  sauvages.  Je  ne  discuterai  point  ici 
à  laquelle  de  ces  deux  méthodes  on  doit  donner  la 
préférence ,  mais  je  reconnaîtrai  que  l'ouvrage  anglais 
m'a  paru  excellent  sous  tous  les  rapports  ;  il  est  aussi 
complet  qu'on  peut  le  désirer ,  et  l'auteur  a  puisé  aux 
meilleures  sources.  Si  j'avais  eu  connaissance  de  ce 
travail  avant  de  commencer  le  mien ,  je  me  serais  pro- 
bablement contenté  d'y  ajouter  mes  propres  obser- 
vations. Mais  ayant  terminé  mes  recherches,  et  la 
marche  que  j'ai  adoptée  pouvant  avoir  son  utilité,  j'ai 
cru  devoir  poursuivre  mon  premier  plan;  d'autant 
plus  qu'il  répondait  mieux  au  titre  sous  lequel  je  l'ai 
annoncé,  de  Pièces  justificatives  ou  de  Collection  des 
Chroniques  de  la  Nouvelle-Zélande.  D'ailleurs  on  y 
trouvera  textuellement  le  récit  des  intéressantes  ex- 
cursions de  M.  Marsden  dont  on  ne  rencontre  que  des 
extraits  fort  succincts  dans  le  Neiv-Zealanders.  J'ai 
extrait,  au  reste,  de  ce  dernier  ouvrage  deux  épisodes 
remarquables,  savoir  :  la  captivité  de  Rutherford  dans 
la  Nouvelle-Zélande  et  le  voyage  de  Toupe-Koupa  en 
Angleterre,  et  j'en  donne  ici  la  traduction  pour  com- 
pléter la  série  de  mes  Pièces  justificatives. 

Histoire  de  Rutherford. 

Rutherford,  suivant  son  propre  récit,  était  né  à  Manches- 
ter vers  l'an  1796.  11  prit  la  mer,  à  ce  qu'il  assure  ,  ayant  ;"t 


728  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

peine  dix  ans  et  après  avoir  jusqu'alors  travaillé  comme  ou- 
\  rier  dans  une  fabrique  de  coton  de  sa  ville  natale  :  il  paraît 
qu'ensuite,  et  durant  plusieurs  années,  il  se  retrouva  fort  peu 
en  Angleterre  et  même  à   terre.    Il  servit  long-temps  à  bord 
d'un  vaisseau  de  guerre  ,  sur  la  côte  du  Brésil,  et  il  prit  part 
à  l'affaire  de  Saint-Sébastien  en  août  18 13.  A  son  retour  d'Es- 
pagne dans  sa  patrie,  il  passa  à  bord  d'un  autre  vaisseau  du 
Roi  destiné  pour  Madras,  sur  lequel  il  se  rendit  ensuite   en 
Cliine  par  la  route  de  l'Est,  et  il    séjourna  près  d'un  an  à 
Maeao.   Dans  le  cours  de  ce  voyage  ,  son  vaisseau  toucha  à 
plusieurs  des  îles  du  grand  archipel  de  l'Inde,  et  entre  autres 
aux  îles  Bashec ,  qui  avaient  été  peu  visitées.  A  son  retour  des 
Indes,  il  embarqua    à  bord  d'un  navire  chargé  de  eonvicts 
pour  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  ;  puis  il  (it  deux  voyages  sur 
des  bâtimens  de  commerce  aux  îles  de  la  mer  du  Sud.  Ce  fut 
dans  le  premier  de  ces  voyages  qu'il  vit  pour  la  première  fois 
la  Nouvelle-Zélande  ,  son  navire  ayant  touché  à   la  baie  des 
Iles,  dans  sa  traversée  d'Angleterre  à  Port-Jackson.    Sa   se- 
conde campagne  commerciale  dans  ces  mers  eut  lieu  sur  le 
Magnet,  schooner  à  trois  mâts,   commandé  par  le  capitaine 
Vine  ;    mais  ce    navire   ayant  relâché  à  Hawaï ,  Rutherford 
tomba  malade  et  fut  laissé  sur  cette  île.   Du  reste  s'élant  ré- 
tabli ,  au  bout  de  quinze  jours  environ  ,  il  fut  reçu  à  bord  de 
V Agnes,  brick  américain  de  six  canons  et  quatorze  hommes 
d'équipage  ,  commandé  par  un  certain  capitaine  Coffin,  alors 
occupé  au  commerce  des  perles  et  de  l'écaillé  de  tortue,  dans 
les  îles  de  l'Océan-Pacifiquc.  Ce  bâtiment,  après  avoir  touché 
sur  divers  autres  points,  à  son   retour  de  Hawaï  ,  accosta  la 
côte  orientale  de  la  Nouvelle-Zélande  ,  dans  le  dessein  de  relâ- 
cher à  la  baie  des  îles  pour  y  prendre  des  rafraîchissemens.  Le 
f>  mars   1816,  nos  navigateurs  se  trouvèrent  en   vue  des  îles 
Barrière,  situées  devant  l'entrée  de  la   rivière  Tamise  ,  et  par 
conséquent  à  quelque  distance  au  sud  du  port  où  ils  comp- 
taient aller.  C'est  pourquoi  ils  remirent  le  cap  au  nord;  mais 
ils  n'avaient  pas  élé  loin  dans  cette  direction,  quand  il  corn- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  729 

mcnça  à  souiller  un  coup  de  vent  du  M.  E.  qui,  joint  au  cou- 
rant ,  non-seulement  les  mit  dans  l'impossibilité  d'atteindre  la 
Laie  des  lies  ,  mais  leur  fit  même  dépasser  l'embouchure  de  la 
Tamise.  Ce  coup  de  vent  dura  cinq  jours,  et,  quand  il  cessa,  ils 
se  trouvèrent  à  quelque  distance  au  sud  d'une  haute  pointe  de 
terre,  qui ,  d'après  la  description  de  Rulherford,  doit  être  cer- 
tainement celle  à  laquelle  le  capitaine  Cook  donna  le  nom  de 
cap  Est.  Ruthcrford  l'appelle  tantôt  cap  Est,  et  tantôt  cap 
Sud-Est,  et  la  représente  comme  la  partie  la  plus  élevée  de  la 
côte.  Elle  est  presque  située  par  la  latitude  de  3y°  4a'  S. 

La  terre  précisément  devant  eux  se  creusait  en  une  large 
baie.  Le  capitaine  ne  se  souciait  nullement  d'y  entrer  ,  pen- 
sant qu'aucun  navire  n'y  avait  encore  mouillé.  Cependant 
nous  ne  doutons  guère  que  ce  ne  fût  la  baie  même  où  Cook 
toucha  d'abord  ,  à  son  arrivée  sur  les  côtes  de  la  Nouvelle- 
Zélande  ,  au  commencement  d'octobre  17G9.  Il  la  nomma 
baie  de  Pauvreté  et  la  trouva  située  par  38°  42'  L.  S.  La  baie 
où  se  trouvait  Rutherfbrd  doit  avoir  été  du  moins  fort  près 
de  cette  partie  de  la  côte;  et  sa  description  correspond  exac- 
tement à  celle  que  Cook  nous  donna  de  la  baie  Pauvreté. 
«Elle  était ,  dit  Rulherford,  en  forme  de  demi-lune,  avec 
une  plage  de  sable  tout  autour  et  au  fond  une  rivière  d'eau 
douce  ;  celle-ci  a  une  barre  à  son  embouchure,  ce  qui  la  rend 
navigable  seulement  pour  des  canots.  »  Il  fait  mention  aussi 
de  l'élévation  de  la  terre  qui  en  forme  les  côtés.  Tous  ces  dé- 
tails sont  aussi  mentionnés  par  Cook.  Le  nom  même  qui  lui 
est  donné  par  les  naturels  ,  tel  qu'il  est.  rapporté  par  l'un 
d'eux,  n'est  pas  tellement  différent  de  celui  que  donne  l'autre, 
qu'il  n'est  pas  hors  de  vraisemblance  que  les  deux  ne  re- 
présentent le  même  nom  exprimé  également  d'une  manière 
inexacte.  Cook  l'écritTaone-Roa,  et  RutherfordTako  -Mardo  *. 

Il  parait  que  cette  baie  Tako-Mardo  de  Rulherford  doit  être  la  baie 
Toko-Malou  de  l'Astrolabe,  située  à  quarante  milles  au  N.  N.  E.  de  la  haie 
Taone-lloa.  (  \ote  de  M.  d'Unùlle.  ) 


730  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Le  plus  léger  examen  des  vocabulaires  des  langues  sauvages, 
tels  qu'ils  ont  été  recueillis  par  les  voyageurs  et  les  naviga- 
teurs, prouvera  facilement  l'imperfection  avec  laquelle  l'o- 
reille saisit  les  sons  auxquels  elle  n'est  point  habituée  ,  et  dé- 
montrera les  erreurs  auxquelles  on  est  exposé  en  essayant  de 
représenter  les  mots  d'un  langage  que  l'on  ne  comprend  point, 
d'après  la  simple  prononciation  des  naturels. 

Malgré  la  répugnance  qu'éprouvait  le  capitaine  à  donner 
dans  cette  baie,  par  suite  de  son  ignorance  de  la  côte  et  de  ses 
soupçons  sur  les  dispositions  des  babitans,  l'équipage  se  déter- 
mina enfin  à  y  relâcher,  attendu  l'extrême  besoin  d'eau  où  l'on  se 
trouvait,  joint  à  ce  qu'on  ne  savait  point  si  le  vent  permettrait 
de  gagner  la  baie  des  Iles.  En  conséquence  on  mit  à  l'ancre, 
au  large  d'une  pointe  de  récifs  située  précisément  au-dessous 
d'une  terre  élevée  qui  formait  un  des  côtés  de  la  baie.  Aussitôt 
qu'on  eut  laissé  tomber  l'ancre,  le  navire  fut  environné  par  un 
grand  nombre  de  pirogues  qui  arrivaient  de  tous  les  points  de 
la  baie,  et  dont  chacune  était  montée  et  manœuvrée  par  une 
trentaine  de  femmes.  Très-peu  d'hommes  se  montrèrent  dans 
la  journée  ;  mais  bon  nombre  de  femmes  restèrent  à  bord  toute 
la  nuit ,  occupées  principalement  à  voler  tout  ce  qui  leur  tom- 
bait sous  la  main.  Leur  conduite  alarma  vivement  le  capitaine, 
et  toute  la  nuit  on  fit  une  bonne  garde.  Le  lendemain  matin 
un  chef,  que  l'on  dit  se  nommer  Emaï,  arriva  à  bord,  dans 
une  grande  pirogue  de  guerre  de  soixante  pieds  de  long  envi- 
ron et  portant  plus  de  cent  naturels.  Ils  étaient  approvision- 
nés d'une  quantité  de  nattes  et  de  lignes  de  pêche  fabriquées 
en  lin  blanc  et  fort  du  pays,  qu'ils  paraissaient  empressés  de 
vendre  aux  hommes  de  l'équipage. 

Quand  ce  chef  eut  été  quelque  temps  à  bord,  il  fut  convenu 
qu'il  retournerait  à  terre  avec  auclques  hommes  de  sa  tribu , 
dans  le  canot  du  navire,  pour  se  procurer  une  provision  deau. 
Le  capitaine  tenait  beaucoup  à  faire  cet  arrangement,  car  il 
répugnait  à  envoyer  aucun  de  ses  hommes  à  terre,  désirant  les 
garder  tous  à  bord  pour  la  défense  du  navire.   Au  bout  du 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  731 

temps  nécessaire,  le  canot  revint  chargé  d'eau,  qui  fut  sur-le- 
champ  embarquée  ;  puis  le  chef  et  ses  hommes  furent  expédiés 
de  nouveau  pour  le  même  objet.  Pendant  ce  temps,  le  reste 
des  naturels  continuait  d'apporter  des  cochons  à  bord  en  très- 
grande  quantité.  A  la  fin  du  jour,  environ  deux  cents  de  ces 
animaux  avaient  été  achetés,  avec  une  provision  de  racine  de 
fougère  pour  les  nourrir.  Jusqu'à  ce  moment,  aucune  inten- 
tion hostile  n'avait  été  manifestée  par  les  sauvages ,  et  leurs 
relations  avec  le  navire  portaient  l'empreinte  de  l'amitié  et  de 
la  cordialité,  si  toutefois  on  met  de  côté  leur  penchant  à  dé- 
rober un  certain  nombre  des  objets  précieux  et  tentans  que 
leur  montraient  leurs  hôtes  civilisés.  Sous  ce  rapport  leur  con- 
duite semblerait  presque  prouver  qu'ils  n'avaient  encore  formé 
aucun  projet  pour  attaquer  le  navire,  attendu  qu'en  pareil  cas 
il  n'est  guère  probable  qu'ils  se  fussent  donné  la  peine  de  vo- 
ler de  faibles  portions  de  ce  dont  ils  auraient  espéré  se  rendre 
maîtres  en  totalité.  D'un  autre  côté  ,  une  pareille  infraction 
aux  lois  de  l'hospitalité  ne  se  serait  guère  accordée  avec  ce  sys- 
tème d'honnêteté  perfide  qu'ils  ont  coutume  d'employer  pour 
endormir  les  soupçons  de  ceux  qu'ils  sont  à  la  veille  d'égorger. 
Au  reste,  durant  la  nuit  les  vols  se  renouvelèrent  et  devin- 
rent plus  inquiétans;  car  on  s'aperçut  dans  la  matinée  que 
quelques-uns  des  naturels  avaient  non-seulement  dérobé  le 
plomb  sur  l'arrière  du  navire,  mais  qu'ils  avaient  coupé  plu- 
sieurs cordages  et  les  avaient  emportés  dans  leurs  piregues.  Ce 
ne  fut  aussi  qu'au  point  du  jour  que  le  chef  revint  avec  sa  se- 
conde cargaison  d'eau  ;  et  l'on  s'aperçut  alors  que  le  canot  du 
navire,  qu'il  avait  emmené  avec  lui,  faisait  beaucoup  d'eau. 
Le  charpentier  l'examina,  et  reconnut  qu'une  grande  partie 
des  clous  qui  tenaient  ses  bordages  avaient  été  arrachés.  Dans 
le  même  temps,  Rutherford  surprit  un  des  naturels  occupé  à 
voler  le  plomb  de  soude.  «  Comme  je  le  lui  arrachais  des 
mains  ,  dit  Rutherford  dans  son  récit,  le  sauvage  grinça  des 
dents  et  me  menaça  de  son  tomahawk.  Alors  le  capitaine  paya 
le  chef  pour  l'eau  qu'il  avait  apportée,  en  lui  donnant  deux 


732  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

mousquets,  de  la  poudre  et  du  plomb  ,  les  armes  et  les  muni- 
tions de  guerre  étant  les  seuls  articles  que  ces  peuples  voulus- 
sent recevoir.  En  ce  moment  il  se  trouvait  environ  trois  cents 
naturels  sur  le  pont,  et  Emaï  au  milieu  d'eux;  chacun  était 
armé  d'une  pierre  verte,  suspendue  à  une  ceinture  passée  au- 
tour de  leurs  reins.  Ils  appellent  cette  arme  un  mère  y  c'est  une 
pierre  d'environ  un  pied  de  long,  aplatie,  de  forme  oblongue, 
tranchante  sur  les  deux  bords  et  terminée  par  une  poignée  : 
ces  sauvages  s'en  servent  pour  tuer  leurs  ennemis,  en  les  frap- 
pant sur  la  tète.  On  vit  alors  des  fumées  s'élever  de  plusieurs 
sommets,  et  les  naturels  semblaient  se  rassembler  sur  le  rivage 
de  tous  les  points  de  la  baie.  Le  capitaine  fut  très-effrayé  ,  et  il 
nous  pria  de  larguer  les  voiles  et  de  nous  hâter  de  terminer 
notre  dîner,  car  il  avait  l'intention  de  remettre  sur-le-champ 
à  la  voile.  Aussitôt  que  nous  eûmes  dîné,  nous  montâmes  sur 
les  vergues  et  je  m'occupai  de  larguer  le  foc.  En  ce  moment, 
personne  autre  que  le  capitaine  et  le  coq  ne  se  trouvaient  sur 
le  pont,  le  premier  maître  étant  occupé  à  charger  quelques 
pistolets  dans  la  salle  à  manger.  Les  naturels  saisirent  cette 
occasion  pour  commencer  à  attaquer  le  navire.  D'abord  le  chef 
se  dépouilla  de  la  natte  qu'il  portait  en  guise  de  manteau  ;  et, 
brandissant  son  tomahawk,  il  entonna  le  chant  de  guerre. 
Alors  tous  les  autres  jetèrent  aussi  leurs  nattes,  et,  désormais 
complètement  nus,  ils  se  mirent  à  danser  avec  une  telle  vio- 
lence, que  je  crus  qu'ils  allaient  enfoncer  le  pont  du  navire. 
Le  capitaine  était  alors  appuyé  contre  le  capot;  l'un  des  sau- 
vages se  glissa  à  l'improvistc  derrière  lui ,  et  lui  asséna  sur  la 
tête  trois  ou  quatre  coups  de  casse-tête  qui  le  tuèrent  à  l'ins- 
tant. Le  coq,  voyant  le  capitaine  attaqué,  courut  à  son  secours; 
mais  il  fut  aussitôt  assassiné  de  la  même  manière.  J'étais  alors 
assis  sur  le  bâton  du  foc  ,  les  yeux  baignés  de  larmes  et  trem- 
blant de  frayeur.  Peu  après  je  vis  le  maître  qui  accourait  par 
l'escalier  du  capot;  mais  avant  d'arriver  sur  le  pont,  il  lut 
frappé  sur  la  nuque  du  cou ,  comme  l'avaient  été  le  capitaine 
et  le  coq.  Il  tomba  sur  le  coup;  mais  il  ne  mourut  pas  tout 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  733 

de  suite.  Une  foule  de  naturels  se  précipitèrent  dans  la  cham- 
bre, tandis  que  d'autres  y  entraient  par  les  fenêtres,  et  que 
d'autres  travaillaient  à  couper  les  rides  des  haubans  et  des 
étais.  Dans  cet  instant,  quatre  hommes  de  notre  équipage  s'é- 
lancèrent à  la  mer  de  dessus  la  vergue  de  misaine;  mais  ils 
furent  ramassés  par  quelques  pirogues  qui  venaient  de  terre,  et 
eurent  aussitôt  les  pieds  et  les  mains  liés.  Alors  les  naturels 
montèrent  dans  le  gréement;  ils  traînèrent  en  bas  le  reste  des 
hommes  de  l'équipage  et  les  firent  tous  prisonniers.  Un  des 
chefs  me  fit  signe  de  venir  à  lui  :  j'obéis  à  l'instant,  et  me  rendis 
à  ce  chef.  Nous  fumes  alors  placés  tous  ensemble  dans  une 
grande  pirogue  ,  avec  les  mains  liées.  Les  Nouveaux-Zélandais 
nous  fouillèrent  et  nous  enlevèrent  nos  couteaux,  nos  pipes, 
nos  boîtes  à  tabac,  et  divers  autres  objets.  Les  deux  cadavres 
et  le  maître  blessé  furent  jetés  dans  la  pirogue  avec  nous.  Le 
maître  poussait  d'affreux  gémissemens  et  semblait  à  l'extrémité, 
le  casse-lète  lui  ayant  entamé  le  cou  à  deux  pouces  de  profon- 
deur. Durant  tout  ce  temps,  un  des  naturels  qui  était  assis 
dans  la  pirogue  avec  nous,  essuyait  avec  sa  langue  le  sang  de  la 
plaie.  Sur  ces  entrefaites  ,  plusieurs  femmes  qui  étaient  restées 
sur  le  navire  sautèrent  à  l'eau  et  nagèrent  vers  le  rivage,  après 
avoir  coupé  le  câble  du  bâtiment,  si  bien  qu'il  s'en  fut  en  dé- 
rive et  vint  échouer  sur  la  barre,  à  l'embouchure  de  la  rivière. 
Les  naturels  n'eurent  pas  l'adresse  de  larguer  les  ris  des  voiles; 
mais  ils  coupèrent  la  toile  le  long  des  vergues,  en  y  laissant 
tenir  le  reste  des  bandes  de  ris.  Les  cochons  que  nous  avions 
achetés  furent,  en  grande  partie,  tués  à  bord  et  portés  morts 
à  terre  dans  les  pirogues.  D'autres  furent  jetés  tout  vivans  par- 
dessus le  bord  et  voulurent  se  sauver  à  terre  à  la  nage;  mais 
plusieurs  furent  tués  à  l'eau  parles  naturels,  qui  leur  sautaient 
sur  le  dos  et  les  frappaient  à  la  tête  avec  leurs  rnerc.  Plusieurs 
des  pirogues  arrivèrent  à  temps;  chargées  du  butin  fait  à  bord; 
quantité  de  naturels  se  querellèrent  touchant  le  partage  de  ces 
dépouilles;  ils  se  battirent  et  s'enlretuèrent.  J'observai  aussi 
qu'ils  brisèrent  nos  pièces  à  eau,  pour  s'emparer  des  cercles 


734  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

de  fer.  Tandis  que  tout  cela  se  passait,  nous  fûmes  retenus 
dans  la  pirogue;  niais  à  la  fin,  quand  le  soleil  fut  couché,  ils 
nous  conduisirent  à  terre  dans  un  de  leurs  villages,  où  ils  nous 
attachèrent  à  plusieurs  petits  arbres.  Le  maître  avait  rendu  le 
dernier  soupir  avant  que  nous  fussions  à  terre,  de  sorte  qu'il 
ne  restait  plus  que  douze  de  nous  en  vie.  Les  trois  corps 
morts  furent  alors  emportés  et  pendus  par  les  pieds  à  la  bran- 
che d'un  arbre,  afin  que  les  chiens  ne  pussent  pas  y  toucher. 
Une  quantité  de  grands  feux  furent  allumés  sur  le  rivage  pour 
éclairer  les  pirogues  qui  ne  cessaient  d'aller  de  terre  au  navire, 
et  du  navire  à  terre,  durant  toute  la  nuit,  bien  qu'il  ne  cessât 
de  pleuvoir  la  plus  grande  partie  du  temps. 

»  Lecteur  compatissant,  s'écrie  Rutherford,  considère  main- 
tenant la  triste  situation  où  nous  étions  réduits  ;  notre  navire 
perdu,  trois  de  nos  compagnons  déjà  massacrés,  et  le  reste 
d'entre  nous  attachés  chacun  à  un  arbre  ,  épuisés  de  faim  ,  de 
froid  et  d'humidité,  et  sachant  que  nous  étions  entre  les  mains 
de  cannibales.  Le  lendemain  matin  je  remarquai  que  le  ressac 
avait  fait  passer  le  navire  par-dessus  la  barre  ;  qu'il  se  trouvait 
alors  à  l'embouchure  de  la  rivière  et  échoué  près  de  l'extré- 
mité du  village.  Tout  ce  qu'il  contenait  ayant  été  emporté, 
vers  dix  heures  du  malin  les  sauvages  y  mirent  le  feu;  ensuite 
ils  se  rassemblèrent  tous  dans  une  pièce  de  terre  inculte  près 
du  village,  où  ils  restèrent  quelque  temps  debout;  mais,  à  la 
fin  ,  ils  s'assirent  tous ,  à  l'exception  de  cinq ,  qui  étaient  les 
chefs,  pourlesquclson  réserva  unegrande  place  au  milieude l'as- 
semblée. Les  cinq  chefs  ,  au  nombre  desquels  était  Emaï  ,  s'ap- 
prochèrent de  l'endroit  où  nous  étions  ;  après  s'être  consul- 
tés quelque  temps  ensemble ,  Emaï  me  détacha,  ainsi  qu'un 
autre  de  mes  camarades,  et  nous  ayant  conduits  au  milieu  du 
cercle,  il  nous  fit  signe  de  nous  asseoir,  et  nous  obéîmes.  Quel- 
ques minutes  après,  les  quatre  autres  chefs  vinrent  aussi  dans 
le  cercle,  amenant  avec  eux  quatre  autres  de  nos  hommes, 
qu'on  fit  asseoir  par  terre  entre  nous.  Alors  les  chefs  marchè- 
rent en  avant  et  en  arrière  dans  le  cercle,  avec  leurs  merc  à  la 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  735 

main ,  et  ils  continuèrent  de  parler  ensemble  durant  quelque 
temps,  mais  sans  que  nous  comprissions  ce  qu'ils  disaient.  Du- 
rant tout  ce  temps  le  reste  des  naturels  garda  un  profond  si- 
lence ;  ils  semblaient  écouter  leurs  chefs  avec  une  grande 
attention.  A  la  fin,  un  des  chefs  parla  à  l'un  des  naturels  qui 
était  assis  par  terre;  celui-ci  se  leva  sur-le-champ,  prit  à  la 
main  son  nasse-tête,  et  alla  tuer  les  six  hommes  qui  étaient  liés 
aux  arbres.  Les  malheureux  jetèrent  plusieurs  fois  des  cris 
en  luttant  contre  les  dernières  souffrances  de  la  mort;  et,  à 
chaque  cri,  les  naturels  poussaient  de  longs  éclats  de  rire. 
Nous  ne  pûmes  nous  empêcher  de  pleurer  sur  le  triste  sort  de 
nos  camarades,  sans  savoir,  en  même  temps,  si  notre  tour  n'al- 
lait pas  venir  tout  de  suite.  Plusieurs  des  naturels  ,  en 
voyant  nos  larmes,  se  mirent  à  rire  et  nous  montrèrent  leurs 
mère. 

»  Quelques-uns  d'entre  eux  creusèrent  alors  huit  grands  trous 
de  forme  ronde,  d'environ  un  pied  de  profondeur  chacun; 
ils  y  jetèrent  ensuite  une  grande  quantité  de  bois  sec  et  le  cou- 
vrirent de  beaucoup  de  pierres.  Ils  mirent  le  feu  au  bois,  qui 
continua  de  brûler  jusqu'à  ce  que  les  pierres  fussent  chauffées 
à  rouge.  En  même  temps  quelques-uns  d'entre  eux  étaient 
occupés  à  dépouiller  les  corps  de  nos  compagnons  morts;  après 
les  avoir  d'abord  lavés  dans  la  rivière,  ils  les  coupèrent  par 
morceaux  pour  les  faire  cuire  ;  puis  ils  les  portèrent  sur  plu- 
sieurs branches  vertes  qui  avaient  été  arrachées  aux  arbres  et 
étendues  par  terre,  près  des  feux,  pour  cet  objet.  Les  pierres 
une  fois  chauffées  à  rouge,  les  plus  gros  morceaux  de  bois  en- 
flammés furent  retirés  de  dessous  les  pierres  et  jetés  au  large;  des 
branches  vertes,  après  avoir  été  d'abord  trempées  dans  l'eau, 
furent  placées  tout  autour  des  pierres,  tandis  qu'on  les  cou- 
vrait avec  quelques  poignées  de  feuilles  vertes.  Les  morceaux 
de  chair  furent  ensuite  placés  sur  ce  tas  de  feuilles  ,  et  une 
quantité  d'autres  feuillesles  recouvrirent;  après  quoi  une  natte 
en  paille  fut  étendue  par-dessus  chaque  trou.  Enfin,  trois  pin- 
tes d'eau  environ  furent  répandues  sur  chacune  de  ces  nattes  , 


73G  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

et  cette  eau,  en  coulant  sur  les  pierres,  produisit  une  épaisse 
fumée;  puis  le  tout  fut  à  l'instant  couvert  de  terre. 

»  Ils  nous  donnèrent  ensuite  un  peu  de  poisson  rôti  à  manger, 
et  trois  femmes  furent  employées  à  nous  faire  griller  de  la  ra- 
cine de  fougère.  Quand  elle  fut  rôtie,  ces  femmes  la  mirent  sur 
une  pierre  et  la  battirent  avec  un  morceau  de  bois,  jusqu'à  ce 
qu'elle  fût  devenue  molle  comme  de  la  pâte.  Du  reste,  en  se 
refroidissant,  elle  se  durcit  et  prend  la  consistance  du  pain 
d'épice.  Nous  ne  mangeâmes  que  fort  peu  des  mets  qu'on  nous 
donna;  ensuite  les  femmes  nous  conduisirent  dans  une  cabane 
et  nous  donnèrent  à  ebacun  une  natte  et  de  l'herbe  sèche  pour 
nous  servir  de  lit.  Nous  y  passâmes  la  nuit ,  et  deux  des  chefs 
dormirent  avec  nous. 

»  Aussitôt  qu'il  fit  jour,  le  lendemain  matin  ,  nous  nous  re- 
levâmes ainsi  que  les  deux  chefs,  et  nous  allâmes  nous  asseoir 
en-dehors  de  la  maison.  Nous  y  trouvâmes  une  quantité  de 
femmes  occupées  à  fabriquer  des  corbeilles  en  feuilles  de  lin 
vertes;  quand  elles  furent  terminées,  quelques-unes  furent 
destinées  à  recevoir  les  corps  de  nos  camarades,  qui  avaient 
cuit  toute  la  nuit ,  tandis  que  d'autres  furent  remplies  de  pa- 
tates préparées  par  un  procédé  semblable.  Je  remarquai  quel- 
ques enfans  qui  arrachaient  la  chair  des  os  de  ces  cadavres, 
avant  qu'on  les  retirât  du  feu.  Peu  après,  les  chefs  s'assem- 
blèrent et  s'assirent  par  terre;  les  corbeilles  furent  pla- 
cées devant  la  multitude,  et  ils  les  partagèrent  sur-le-champ 
aux  assistans  ,  à  raison  d'une  corbeille  pour  un  certain  nombre 
de  personnes.  Ils  nous  envoyèrent  aussi  une  corbeille  de  pata- 
tes et  un  morceau  de  viande  qui  ressemblait  à  du  porc  ;  mais 
au  lieu  d'en  manger,  nous  frémîmes  à  la  seule  idée  d'une  cou- 
tume aussi  barbare  ,  aussi  horrible  ,  et  nous  abandonnâmes  ces 
mets  a  l'un  des  naturels. 

Rutherford  et  ses  camarades  passèrent  une  seconde  nuit  de 
la  même  manière  ;  puis  le  matin  suivant  ils  se  mirent  en 
route,  accompagnés  par  cinq  chefs,  pour  l'intérieur  du  pays. 
Quand  ils  quittèrent  la  côte,  il  fit  la  remarque  que  le  navire 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  7  37 

brûlait  encore.  Ils  étaient  escortés  par  environ  quarante  natu- 
rels chargés  du  butin  dn  malheureux  bâtiment.  Il  calcula  que 
cejourils  marchèrent  l'espace  de  dix  millcscnviron  ;  la  marche 
était  très-fatigante  par  le  défaut  de    routes    régulières  et   la 
nécessité  de  se   frayer  un  chemin   au    travers  d'une  suite  de 
bois  et  de  marais.  Le  village  où  ils  s'arrêtèrent  était  la  rési- 
dence d'un  des  chefs,  dont  le  nom  était  Rangadi  et  qui  à  son 
arrivée  fut  reçu  par  environ  deux  cents  des  habitans.  Us  arri- 
vèrent en   masse,  et,  s'agcnouillant  autour  de   lui,  ils  com- 
mencèrent a  pousser  des  cris  et  à  se  déchirer  les  bras,  le  visage 
et  d'autres  parties  du  corps  avec  des  morceaux  de  cailloux 
tranchans,   qu'ils  portaient  autour  du  cou,  jusqu'à  ce  que  le 
sang  coulât  en  abondance  de  leurs  plaies. 

La  maison  du  chef  où  Puitherford  et  ses  compagnons  furent 
logés  était  la  plus  vaste  du  village  ;  quoique  très-basse,  elle 
était  longue  et  large,  et  elle  n'avait  pas  d'autre  issue  qu'une 
ouverture  qui  fermait  au  moyen  d'une  porte  à  coulisse,  et  qui 
était  elle-même  si  basse  que  pour  y  passer  il  fallait  ramper 
sur  les  genoux  et  les  mains.  Deux  forts  cochons  et  une  quan- 
tité de  patates  furent  préparés  de  la  manière  qu'on  vient  de 
décrire  :  quand  ces  vivres  furent  prêts  ,  une  portion  en  fut 
assignée  aux  esclaves  qui  ne  peuvent  jamais  manger  avec  les 
chefs,  et  les  derniers  s'assirent  par  terre  pour  prendre  leur 
repas,  avec  les  blancs  placés  devant  eux.   Le  banquet  n'eut 
pas  lieu  dans  l'intérieur  de  la  maison  ,  mais  en  plein  air;  et 
l'on  suspendit  à  des  poteaux  pour  un  autre  repas  ce  qui  ne 
fut   pas   consommé   alors.   Un  des  plus  grands  préjugés  des 
Nouveaux-Zélandais,  est  l'aversion  qu'ils  éprouvent  à  voir  sus- 
pendre au-dessus  de  leurs  tètes  quelque  sorte  de  mets  que  ce 
soit;  c'est  pour  cela  qu'ils  ne  peuvent  souffrir  qu'on  apporte 
aucune  espèce  de  vivres  dans  leurs  maisons;   mais  ils  placent 
constamment  ces  objets  dans  un  certain  espace  proche  leurs 
cabanes ,  que  quelques  écrivains  ont  nommé  la  cuisine,  en  ce 
qu'il  leur  sert  à  la  fois  pour  faire  cuire  leurs  vivres  et  pour  les 
y  manger. 

TOME  nr.  47 


738  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Ruthcrford  dit  que  les  figures  grossières  placées  sur  la  porte 
des  cabanes  des  chefs  ont  pour  objet  d'interdire  aux  esclaves 
l'accès  de  ces  cabanes  en  l'absence  de  leurs  propriétaires  ,  et 
qu'une  mort  immédiate  serait  lé  châtiment  d'une pareille  offense. 
Ce  sont  ces  effigies  que  quelques  voyageurs  ont  prises  pour  des 
idoles. 

Ruthcrford  prétend  que  les  corbeilles  dans  lesquelles  les 
provisions  sont  placées  ne  servent  jamais  deux  fois.  Les  cale- 
basses sont  le  seul  vase  qu'ils  emploient  pour  contenir  leurs 
liquides;  quand  ils  boivent  avec  ces  vases ,  ils  ont  soin  que 
leurs  lèvres  n'y  touchent  point,  mais  ils  lèvent  la  tète  en  l'air 
et  font  couler  la  liqueur  dans  leur  bouche.  Après  dîner,  ils  se 
placent  sur  un  rang  pour  boire,  un  esclave  va  présenter  la  ca- 
lebasse de  l'un  à  l'autre,  et  chacun  tient  sa  main  sous  son  men- 
ton, tandis  que  l'esclave  lui  verse  la  liqueur  dans  la  bouche.  Ils 
ne  boivent  rien  de  chaud  ni  de  tiède.  Leur  unique  boisson 
paraît  être  l'eau  ;  et  leur  aversion  prononcée  pour  le  vin  et  les 
spiritueux  a  été  remarquée  par  presque  tous  ceux  qui  ont  ob- 
servé leurs  coutumes. 

Le  dîner  fini,  Ruthcrford  et  ses  compagnons  passèrent  la 
soirée  assis  autour  d'un  grand  feu  ;  pendant  ce  temps,  plusieurs 
des  femmes,  qu'il  décrit  comme  agréables,  s'amusaient  à  jouer 
avec  les  doigts  des  étrangers,  tantôt  ouvrant  leurs  chemises 
pour  considérer  leur  poitrine,  tantôt  leur  tâtant  le  gras  des 
jambes.  «  Cela  nous  fit  penser,  dit  Ruthcrford,  qu'elles  nous 
examinaient  pour  s'assurer  si  nous  étions  assez  gras  pour  être 
mangés.  Le  grand  feu  qui  avait  été  allumé  pour  chauffer  la 
maison  ayant  été  retiré  ,  nous  nous  étendîmes  pour  dormir 
suivant  leur  manière  ordinaire.  Mais,  bien  que  le  feu  eût  été 
éteint,  la  maison  resta  pleine  de  fumée,  attendu  que  la  porte 
était  fermée  et  qu'il  n'y  avait  ni  cheminée  ni  fenêtre  pour  lui 
donner  issue.  Le  matin,  quand  nous  nous  levâmes,  le  chef 
nous  rendit  nos  couteaux  et  nos  boîtes  à  tabac  qu'on  nous  avait 
pris  dans  la  pirogue  lors  de  notre  captivité;  puis  nous  déjeu- 
nâmes  avec   des  patates  et  des  coquillages  qu'on  avait   fait 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  739 

cuire  pondant  que  nous  étions  au  bord  de  la  mer,  et  qu'on 
avait  apportés  dans  des  corbeilles.  La  femme  et  les  deux 
fdles  d'Emaï  arrivèrent,  ce  qui  occasiona  une  nouvelle  céré- 
monie de  gémissemens;  quand  elle  fut  terminée,  les  trois 
dames  vinrent  me  voir  ainsi  que  mes  compagnons.  Bientôt  elles 
curent  envie  de  quelques  petits  boutons  dorés  que  j'avais  à 
ma  veste  ;  Emaï  me  fit  signe  de  les  couper,  je  lui  obéis  sur-le- 
champ  et  les  présentai  aux  femmes.  Elles  les  reçurent  avec  joie, 
et,  me  touchant  les  mains,  elles  s'écrièrent  :  L'homme  blanc  est 
très-bon.  Tous  les  naturels  s'étant  assis  par  terre  en  cercle , 
nous  fûmes  conduits  au  centre,  dépouillés  de  nos  vetemens  et 
couchés  sur  le  dos  ;  puis  chacun  de  nous  fut  retenu  par  cinq  ou 
six  naturels,  tandis  que  deux  autres  commencèrent  l'opération 
du  tatouage  sur  nos  personnes.  Après  avoir  pris  un  morceau 
de  charbon  et  l'avoir  écrasé  sur  une  pierre  avec  un  peu  d'eau, 
de  manière  a  former  un  liquide  épais,  ils  y  trempèrent  un  ins- 
trument fabriqué  avec  un  os  à  bord  tranchant  comme  un  ci- 
seau, et  façonné  en  forme  de  pioche;  puis  ils  l'appliquaient 
sur-le-champ  contre  la  peau,  en  frappant  dessus  deux  ou  trois 
fois  avec  un  petit  morceau  de  bois.  De  cette  manière,  il  en- 
trait dans  la  chair  comme  aurait  fait  un  ciseau  ,  et  faisait  cou- 
ler une  quantité  de  sang  qu'ils  avaient  soin  d'essuyer  à  mesure 
avec  le  revers  de  la  main,  pour  examiner  si  l'impression  était  as- 
sez nette. Dans  le  cas  contraire,  ils  appliquaient  une  seconde  fois 
le  ciseau  à  la  même  place.  Du  reste,  ils  employaient  divers 
instrumens  dans  le  cours  de  l'opération  ;  quelquefois  ils  se  ser- 
vaient d'un  ciseau  fait  avec  la  dent  d'un  requin,  quelquefois 
d'un  autre  qui  avait  des  dents  comme  une  scie.  Ils  en  avaient 
aussi  de  différentes  grandeurs,  suivant  les  diverses  parties  du 
travail.  Tandis  que  je  subissais  cette  opération  ,  je  ne  bougeai 
nullement  et  ne  poussai  aucun  cri  ;  mes  camarades  au  con- 
traire criaient  horriblement.  Quoique  les  opérateurs  fussent 
adroits  et  expéditifs,  je  restai  quatre  heures  entre  leurs 
mains.  Pendant  l'opération,  la  fille  aînée  d'Emaï  essuya  plu- 
sieurs fois   le  sang  de  ma  figure  avec  du  lin  préparé.  Quand 

47" 


740  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

tout  fut  terminé,  clic  me  conduisit  à  la  rivière  pour  que  je" 

pusse  me  laver ,   car   cette  opération  m'avait  rendu  complète- 
ment aveugle,  puis  elle  me  ramena  près  d'un  grand  feu.  Alors 
les  sauvages  nous  rendirent  tous  nos  habits ,   à  l'exception  de 
nos  chemises  que   les   femmes  gardèrent  pour  elles-mêmes,  et 
nous  observâmes  qu'elles  les  portaient  en   plaçant  le  devant 
derrière.  De  ce  moment ,  nous  fûmes  non-seulement  tatoués, 
mais  encore  ce  qu'ils  appelaient  taboues,  ce  qui  signifie  sacrés, 
ou  condamnés  à  ne  toucher  aucune  sorte  de  provisions  avec 
nos  mains.  Cctétatdc  choses  dura  troisjours;  pendant  ce  temps 
nous  fûmes  nourris,  par  les  filles  des  chefs,  des  mêmes  vivres 
et  aux   mêmes   corbeilles  que  les  chefs  eux-mêmes  et  que  les 
personnes   qui   nous  avaient    tatoués.  Au  bout  de  trois  jours, 
les  enflures    occasionées  par   l'opération  s'étaient  considéra- 
blement apaisées,  et  je  commençai  à  recouvrer  la  vue  :  mais 
il  se  passa  six  semaines  avant  que  je  fusse  tout-à-fait  bien.  Pen- 
dant ma  maladie  je  ne  reçus  aucune  sorte  de  secours  médical  ; 
mais  les  deux  filles  d'Emaï  se  montrèrent  fort  attentives  pour 
moi;  elles  s'asseyaient  fréquemment  à  mes  côtés,  et  m'adres- 
saient souvent  la  parole  dans  leur  langage,  auquel  du  reste  je 
ne  comprenais  pas  encore  grand'chose.  » 

Rutherford  déclare  que  dans  la  contrée  où  il  se  trouvait  les 
hommes  étaient  ordinairement  tatoués  sur  la  figure,  sur  les 
hanches  et  sur  le  corps;  quelques-uns  l'étaient  jusqu'aux  ge- 
noux. Il  n'était  permis  qu'aux  plus  grands  chefs  de  l'être  sur  le 
front,  le  menton  et  la  lèvre  supérieure.  11  ajoute  que  plus  il-. 
sont  tatoués,  plus  ils  se  croient  honorés. 

Rutherford  demeura  dans  ce  village  environ  six  mois,  ainsi 
que  les  autres  hommes  qui  avaient  été  faits  prisonniers  avec 
lui  et  n'avaient  point  été  mis  à  mort.  Un  seul,  nommé  John 
Watson ,  bientôt  après  leur  arrivée  sur  ce  point ,  avait  été 
emmené  par  un  chef  nommé  Nene.  Une  maison  leur  fut  assi- 
gnée pour  leur  logement,  et  les  naturels  leur  donnèrent  aussi 
une  marmite  qu'ils  avaient  prise  sur  le  bâtiment  pour  faire 
cuire  leurs  vivres  :  cet  ustensile  leur  devint  fort  utile.  Il  était 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  741 

taboue  ,  de  sorte  qu'aucun  esclave  ne  pouvait  manger  de  ce 
qui  avait  été  cuit  dedans,  et  on  l'avait  taboue,  à  ce  que  nous 
supposons) parce  que  l'on  imagina  que  c'était  le  moyen  le  plus 
sur  pour  empêcher  qu'on  ne  le  volât.  A  la  fin  ,  les  blancs  se 
mirent  en  route  avec  Emaï  et  un  autre  chef  pour  continuer 
leur  voyage  plus  avant  dans  l'intérieur;  l'un  d'eux  seulement, 
dont  le  nom  n'a  pas  été  donné,  resta  avec  Rangadi.  Etant  ar- 
rivés dans  un  autre  village,  dont  le  chef  se  nommait  Parama, 
un  autre  blanc  ,  appelé  John  Smith,  fui  laissé  chez  lui.  On  doit 
se  rappeler  que  le  nombre  de  ceux  auxquels  on  avait  conser- 
vé la  vie  était  de  six,  si  bien  que  trois  d'entre  eux  ayant  cha- 
cun une  destination,  comme  on  a  vu,  il  n'en  resta  plus  qu'un 
même  nombre  ensemble,  y  compris  Rutherford.  Quand  ils 
eurent  fait  encore  douze  milles.,  ils  s'arrêtèrent  à  un  troisième 
village  et  y  restèrent  deux  jours.  «  Nous  fûmes  traités  avec 
beaucoup  de  bonté,  dit  Rutherford,  par  les  naturels  de  ce 
village.  Le  chef,  dont  le  nom  était  Wana ,  nous  fit  cadeau 
d'un  gros  cochon  que  nous  tuâmes  suivant  l'usage  de  notre 
pays,  au  grand  étonnement  des  Nouveaux-Zélandais.  J'obser- 
vai qu'un  grand  nombre  d'enfans  recueillaient  le  sang  qui  en 
découlait  dans  le  creux  de  leurs  mains,  et  le  buvaient  avec  la 
plus  grande  avidité.  Leur  manière  ordinaire  de  tuer  un  cochon 
est  de  le  noyer,  pour  éviter  de  perdre  son  sang.  Les  naturels 
se  mirent  à  racler  le  poil  en  tenant  l'animal  au-dessus  du  feu  , 
et  le  vidèrent  aussi,  ne  demandant  que  les  entrailles  pour 
leur  peine.  Nous  le  fîmes  cuire  dans  notre  marmite  que  les  es- 
claves qui  nous  suivaient  avaient  apportée  avec  le  reste  du 
bagage  appartenant  à  notre  troupe.  Il  ne  fut  permis  a  personne 
de  prendre  de  ce  cochon,  à  moins  que  nous-mêmes  n'en  dispo- 
sassions, et  seulement  en  faveur  des  personnes  qui  apparte- 
naient à  la  famille  d'un  chef.  En  quittant  ce  village,  nous  lais- 
sâmes avec  Wana  un  de  nos  camarades  nommé  Jcfferson  qui,  en 
se  séparant  de  nous,  me  serra  la  main  et  s'écria  les  larmes  aux 
yeux  :  «  Dieu  vous  bénisse  tous  les  deux  !  nous  ne  nous  rever- 
rons jamais  !  »  Nous  continuâmes  notre  voyage  en  compagnie 


742  PIECES  JUSTIFICATIVES 

d'Emaï,  de  sa  famille  et  d'un  autre  chef.  Après  avoir  marché 
l'espace  de  deux  milles  sans  que  personne  proférât  une  parole  , 
nous  arrivâmes  au  bord  de  la;  rivière.  Là  nous  nous  arrêtâmes 
et  allumâmes  du  feu  :  les  naturels  chargés  du  bagage  étant  arri- 
vés au  bout  d'une  heure  environ,  apportant  avec  eux  des  patates 
et  du  poisson  sec  ,  nous  fîmes  cuire  notre  dîner  de  la  manière 
habituelle.  Ensuite  nous  traversâmes  la  rivière  où  nous  n'eû- 
mes de  l'eau  que  jusqu'aux  genoux  ,  et  nous  entrâmes  aussitôt 
dans  un  bois  au  travers  duquel  nous  continuâmes  à  cheminer 
jusqu'au  soleil  couchant.  En  sortant  de  la  foret,  nous  nous 
trouvâmes  au  milieu  d'un  terrain  cultivé  où  nous  observâmes 
des  pommes  de  terre  ,  des  navets  ,  des  choux,  des  taros  (racine 
ressemblant  à  l'igname),  des  melons  d'eau,  et  des  koumaras  ou 
patates  douces.  Peu  après,  nous  arrivâmes  à  une  autre  rivière, 
et  sur  l'autre  bord  se  trouvait  le  village  où  résidaitEmaï.  Etant 
entrés  dans  une  pirogue,  nous  nous  rendîmes  au  village  de- 
vant lequel  se  trouvaient  plusieurs  femmes  qui  s'écrièrent 
en  nous  voyant  approcher,  et  en  agitant  leurs  nattes  :  Aire 
mai  1  aire  mai  !  c'est-à-dire  soyez  les  bienvenus.  Alors  nous 
fûmes  conduits  à  la  maison  d'Emaï  qui  était  la  plus  grande  du 
village  et  bâtie  de  la  manière  ordinaire ,  avec  des  murailles 
formées  de  grands  pieux  recouverts  de  tapis  de  jonc  qui  com- 
posaient aussi  le  toit.  Un  cochon  fut  tué  et  préparé  avec  des 
koumaras  pour  notre  souper;  puis  nous  étant  assis  autour  du 
feu,  nous  nous  amusâmes  à  entendre  chanter  plusieurs  des 
femmes.  En  outre,  une  jeune  fille  esclave  fut  tuée,  et  mise  à 
rôtir  dans  un  four  en  terre,  comme  nous  l'avons  déjà  décrit, 
pour  servir  au  festin  du  lendemain  ,  en  l'honneur  du  retour 
du  chef  chez  lui.  Nous  passâmes  cette  nuit  dans  la  maison  du 
chef,  mais  le  lendemain  matin  nombre  de  naturels  furent  em- 
ployés à  nous  construire  une  cabane  de  la  même  forme  que 
celle  qui  servait  au  chef,  et  presque  de  la  même  dimension. 
Dans  le  courant  de  la  journée,  plusieurs  autres  chefs  arrivèrent 
au  village,  accompagnés  de  leurs  familles  et  de  leurs  esclaves, 
pour  féliciter  Emaï  sur  son  retour  ,  ce  qu'ils  firent  suivant  leur 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  743 

coutume.  Dans  le  nombre,  quelques-uns  apportèrent  une 
quantité  de  melons  d'eau,  et  ils  m'en  donnèrent  ainsi  qu'à 
mon  camarade.  EuGn  ils  s'assirent  tous  par  terre  pour  l'aire 
leur  festin  ,  après  que  plusieurs  grands  cochons  et  quantité  de 
corbeilles  de  patates,  de  taros  et  de  melons  d'eau  eurent  d'a- 
bord été  apportés  devant  les  convives  par  les  gens  d'Emaï.  Les 
cochons,  après  avoir  été  noyés  dans  la  rivière  et  apprêtés, 
avaient  été  rôtis  avec  les  patates.  Quand  ceci  fut  mangé,  le 
four  qui  avait  été  chauffé  la  veille  au  soir  fut  ouvert,  le  corps 
de  la  jeune  esclave  en  fut  retiré,  et  les  naturels  s'en  régalèrent 
avec  le  plus  grand  plaisir.  On  ne  nous  invita  point  à  en  .pren- 
dre notre  part,  car  Emaï  savait  que  nous  avions  déjà  refusé- 
une  fois  cette  espèce  de  mets.  Quand  le  repas  fut  achevé  ,  les 
restes  furent  ramassés  et  emportés  par  les  esclaves  des  différens 
chefs  ,  suivant  la  coutume  constamment  observée  en  semblable 
circonstance  à  la  Nouvelle-Zélande.  » 

La  maison  que  le  chef  avait  fait  bâtir  pour  Rutherford  et 
son  compagnon  fut  prête  au  bout  d'une  semaine  environ  ;  ils  y 
établirent  leur  résidence,  et  on  leur  permit  de  vivre  suivant 
leurs  propres  habitudes  autant  que  les  circonstances  où  ils  se 
trouvaient  pouvaient  le  permettre.  C'est  dans  ce  village  que 
Rutherford  habita  pendant  le  reste  du  temps  qu'il  passa  à  la 
Nouvelle-Zélande.  ' 

Rutherford  déclare  positivement ,  et  il  est  la  seule  a  utorité  à 
cet  égard,  que  plusieurs  riches  veines  de  charbon  de  terre  se 
montrent  sur  le  revers  des  montagnes  dans  l'intérieur  de  l'île 
septentrionale,  bien  que  les  naturels  ne  brûlent  autre  chose 
que  du  bois.  Il  assure  avoir  aussi  observé  des  bancs  de  coquilles 
d'huîtres,  à  trois  pieds  au-dessous  de  la  surface  du  sol,  et  à  la 
distance  de  dix  milles  de  la  côte.  Les  naturels,  ajoute-t-il  avec 
une  simplicité  caractéristique  ,  ne  peuvent  expliquer  comment 
cela  a  pu  arriver.  Rutherford  ,  dans  un  entretien  ,  rapporta 
aussi  qu'il  y  avait  une  plaine  d'un  mille  carré  environ,  près  du 
cap  Est,  dont  la  superficie  était  couverte  d'herbes,  mais  qui 
au-dessous  offrait  jusqu'à  la  profondeur  de  plusieurs  pieds  une 


744  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

poussière  d'un  jaune  brillant  comme  du  soufre,  caustique  en 
l'appliquant  sur  la  peau  ,  et  tant  soit  peu  chaude. 

Suivant  Rutherford ,  les  cochons  errent  à  l'état  sauvage 
dans  les  bois ,  et  on  les  chasse  avec  des  chiens.  Il  fait  mention 
aussi  de  quelques  bètes  à  corne  dans  l'intérieur,  qui  seraient 
provenues  de  celles  qu'auraient  laissées  sur  l'île  les  navires  de 
découverte. 

Rutherford  déclare  que,  durant  son  long  séjour,  il  devint 
très-adroit,  à  l'imitation  des  naturels,  a  attraper  les  oiseaux 
avec  des  lacets,  et  qu'il  a  pris  aussi  des  milliers  de  perruches 
vertes  avec  des  lignes  de  cinquante  pieds  environ  de  lon- 
gueur. 

Les  Nouveaux-Zélandais  sont  d'excellens  plongeurs,  et  Ru- 
therford assure  qu'ils  vont  attraper  avec  la  plus  grande  adresse 
les  poissons  vivant  dans  les  eaux  les  plus  profondes. 

Le  point  de  l'île  septentrionale  de  la  Nouvelle-Zélande  où 
se  trouvait  le  village  qu'il  fut  obligé  d'habiter,  ne  saurait  être 
fixé  bien  exactement,  d'après  le  récit  qu'il  donne  de  son  voyage 
de  la  côte  jusqu'à  cet  endroit.  Il  est  cependant  évident  qu'il 
était  situé  trop  avant  dans  l'intérieur  pour  qu'on  pût,  de  cet 
endroit ,  apercevoir  la  mer. 

«  Durant  la  première  année  qui  suivit  notre  arrivée  au  vil- 
lage d'Emaï ,  dit  Rutherford,  nous  passâmes  notre  temps  prin- 
cipalement à  pécher  et  à  chasser;  car  le  chef  avait  un  excellent 
fusil  de  chasse  à  deux  coups  et  quantité  de  poudre  et  de  plomb 
à  canard,  qu'il  avait  emportés  de  notre  navire;  il  avait  cou- 
tume de  me  confier  cette  arme  toutes  les  fois  que  j'avais  envie 
d'aller  à  la  chasse,  bien  qu'il  m'y  accompagnât  rarement  lui- 
même.  Nous  étions  généralement  assez  heureux  pour  rappor- 
ter plusieurs    pigeons  sauvages,    oiseau    très-commun    à    la 
Nouvelle-Zélande.  A  la  fin  ,  il  arriva  qu'Emaï  et  sa  famille  se 
rendirent  à  une  fête,  dans  un  autre  village  situé  à  quelques 
milles  du  nôtre.  Mon  camarade   et  moi   nous  restâmes  à  la 
maison,  avec  un  petit  nombre  d'esclaves  et  la  mère  du  chef, 
femme  âgée  qui  était  malade  et  assistée  par  un  médecin.  Dans 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  715 

ce  pays  UB  médecin  demeure  jour  et  nuit  avec  ses  malades, 
et  ne  les  quitte  que  quand  ils  sont  guéris  ou  morts.  Dans  ce 
dernier  cas,  il  est  traduit  devant  une  cour  d'enquête,  com- 
posée de  tous  les  chefs,   à  plusieurs  milles  à  la  ronde.  En 
l'absence  de  la  famille  ,  mon  camarade  vint  à  prêter  son  cou- 
teau à   un  esclave  pour  couper  des  joncs,  avec  lesquels  il 
comptait  réparer  une  maison.   Cela  fait,   le  couteau  lui  fut 
remis.  Peu  de  temps  après,  lui  et  moi  nous  tuâmes  un  co- 
chon ;   nous  en  coupâmes  une  partie  en  morceaux  et  la  mîmes 
dans  notre  marmite  avec  des  patates  que  nous  avions  aussi 
pelées  avec  nos  couteaux.  Quand  elles  furent  cuites,  la  vieille 
femme  malade  nous  pria  de  lui  en  donner  quelques-unes,  ce 
que  nous  fîmes  en  présence  du  docteur,  et  elle  les  mangea.  Le 
lendemain  matin  elle  mourut,  et  le  chef,  avec  le  reste  de  sa 
famille,  revint  immédiatement  chez  lui.   Le  cadavre  fut  d'a- 
Lord  porté  dans  une  pièce  de  terre  inculte,  au  milieu  du  vil- 
lage. Là,  il  fut  assis  contre  un  poteau  ,  avec  une  natte  par- 
dessous  ,  et  recouvert  jusqu'au  menton  par  une  autre  natte. 
La  tête  et  le  visage  étaient  enduits  d'huile  de  requin;  une 
feuille  de  lin  verte  était  attachée  autour  de  la  tête,  et  l'on  y 
avait  fiché  plusieurs  plumes  blanches;  car  c'est  la  couleur  que 
l'on  préfère  à  toute  autre.  Ensuite  ils  élevèrent  autour  du  corps 
une  cloison  en  branchages,  ressemblant  en  quelque  sorte  à  la 
cage  d'un  oiseau,  pour  empêcher  les  chiens,  les  cochons  et  les 
enfans  d'en  approcher.  Ces  opérations  terminées,  on  ne  cessa 
de  faire  des  décharges  de  mousqueterie  pendant  le  reste  du 
jour,  en  mémoire  de  la  vieille  femme.  Sur  ces  entrefaites,  les 
chefs  et  leurs  familles  de  plusieurs  milles  à  la  ronde  faisaient 
leur  apparition  dans  notre  village  ,  amenant  avec  eux  leurs  es- 
claves chargés  de  provisions.  Le  troisième  jour  après  la  mort, 
tous  les  naturels,  au   nombre  de  quelques  centaines,  s'age- 
nouillèrent autour  du  cadavre;   après  avoir  dépouillé  leurs 
nattes,  ils  commencèrent  à  crier  et  à  se  déchirer,  de  la  même 
manière  que  nous  l'avions  observé  à  l'arrivée  des  différées  chefs 
dans  les  villages  par  où  nous  avions  passé.  Après  avoir  consa- 


746  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

cré  quelque  temps  à  cette  cérémonie,  ils  s'assirent  tous  par 
terre  pour  se  régaler  avec  les  provisions  même  qu'ils  avaient 
apportées.  Le  lendemain  matin  les  hommes  seuls  formèrent 
un  cercle  autour  du  corps  mort,  armés  de  lances,  mous- 
quets, tomahawks  et  mère,  puis  le  docteur  se  montra  et  se  mit 
à  marcher  en  avant  et  en  arrière  au  milieu  de  l'assemblée. 
A  cette  époque  ,  mon  compagnon  et  moi  nous  avions  déjà 
beaucoup  appris  de  leur  langage  ;  comme  nous  prêtions  l'o- 
reille à  ce  qu'on  disait,  nous  vîmes  que  le  docteur  racontait 
les  circonstances  relatives  à  la  maladie  et  à  la  mort  de  la  vieille 
femme  ;  ensuite  les  chefs  commencèrent  à  s'informer  minutieu- 
sement de  ce  qu'elle  avait  mangé  dans  les  trois  jours  qui  pré- 
cédèrent sa  mort.  A  la  fin,  le  docteur  s'étant  retiré  du  cercle, 
un  vieux  chef  s'avança,  avec  trois  ou  quatre  plumes  blanches 
plantées  dans  les  cheveux.  Quand  il  eut  fait  quelques  tours 
dans  l'assemblée,  il  prit  la  parole  et  dit  qu'à  son  avis  la  mort 
de  la  vieille  femme  venait  de  ce  qu'elle  avait  mangé  des 
patates  pelées  avec  le  couteau  d'un  blanc ,  après  qu'on  s'en 
était  servi  pour  couper  des  joncs  destinés  à  réparer  une  mai- 
son ;  pour  ce  motif,  il  pensait  que  le  blanc  auquel  le  couteau 
appartenait  devait  être  immolé,  ce  qui  serait  un  grand  hon- 
neur à  la  mémoire  de  la  femme  décédée.  Plusieurs  des  autres 
chefs  donnèrent  leur  assentiment  à  cette  proposition  ,  et  il 
parut  qu'elle  allait  être  adoptée  par  le  conseil.  Pendant  ce 
temps,  mon  compagnon  tremblait  de  tout  son  corps,  et  la 
peur  lui  ravit  la  parole.  Alors  je  m'avançai  au  milieu  du  cer- 
cle et  je  leur  représentai  que  si  l'homme  blanc  avait  mal  fait 
de  prêter  son  couteau  à  l'esclave,  c'était  uniquement  par  igno- 
rance des  coutumes  du  pays.  En  même  temps  je  m'approchai 
d'Emaï  pour  lui  adresser  la  parole  et  le  supplier  d'épargner 
les  jours  de  mon  compagnon  ,  mais  il  ne  bougea  pas  de  l'en- 
droit où  il  était  assis,  et  continua  de  pleurer  la  perte  de  sa 
mère,  sans  me  répondre,  ni  paraître  faire  attention  à  ce  que 
je  disais.  Tandis  que  je  lui  parlais  ,  le  chef  aux  plumes  blan- 
ches s'avança  vers  mon  camarade,  et  l'assomma  d'un  coup  de 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  747 

son  mcrc  sur  la  tête.  Du  reste,  Emaï  ne  voulut  pas  permettre 
qu'on  le  mangeât,  bien  que  je  n'aie  pu  connaître  quel  fut 
pour  eela  son  motif.  En  conséquence ,  les  esclaves  ayant  creusé 
un  tombeau  pour  lui ,  il  fut  enterré  d'après  mes  instructions. 
Quant  au  cadavre  de  la  vieille  femme,  il  fut  enveloppé  dans 
plusieurs  nattes  et  emporté  par  Emaï  et  le  docteur,  sans  qu'il 
fût  permis  à  personne  de  les  suivre.  J'appris  cependant  qu'ils 
l'avaient  porté  dans  un  bois  du  voisinage,  et  qu'ils  l'y  avaient 
enterré.  Ensuite  de  cela,  les  étrangers  quittèrent  tous  notre  vil- 
lage et  s'en  retournèrent  chacun  chez  eux.  Environ  trois  mois 
après,  le  corps  de  la  femme  fut  relevé  et  porté  au  bord  de  la  ri- 
vière, où  les  os  furent  nettoyés  et  lavés,  puis  renfermés  dans  une 
caisse  préparée  pour  cet  emploi.  La  caisse  fut  ensuite  attachée 
au  sommet  d'un  poteau ,  à  l'endroit  où  le  corps  avait  d'abord 
été  déposé.  Cet  espace  fut  entouré  d'une  palissade  de  trente 
pieds  de  circonférence  environ ,  et  l'on  y  planta  une  figure  de 
bois  pour  annoncer  que  ce  terrain  était  taboue  ou  sacré,  et 
que  l'accès  de  cette  enceinte  était  interdit  à  qui  que  ce  fût.  Tel 
est,  à  la  Nouvelle-Zélande,  la  manière  régulière  d'enterrer 
tous  ceux  qui  appartiennent  à  la  famille  d'un  chef.  Quand  un 
esclave  meurt,  on  creuse  uit  trou  et  le  corps  y  est  jeté  sans 
aucune  cérémonie.  Dans  la  suite,  jamais  il  n'est  déterré,  et  l'on 
n'y  fait  aucune  attention.  Ils  ne  mangent  jamais  ceux  qui  meu- 
rent de  maladie  ou  de  mort  naturelle.  » 

Ainsi ,  demeuré  seul  parmi  ces  sauvages ,  et  sachant  par  le 
meurtre  de  son  camarade  combien  sa  propre  existence  était 
précaire,  exposé  comme  il  l'était  à  tout  moment  à  se  trouver 
en  butte  à  leur  fantasque  cruauté,  Rutherford,  comme  on  peut 
bien  l'imaginer,  dut  trouver  sa  captivité  de  jour  eh  jour  plus 
insupportable.  Un  des  plus  grands  désagrémens  qu'il  eut  à 
éprouver,  provint  de  l'usure  de  ses  vetemens  :  il  les  rapiéça 
comme  il  put  pendant  quelque  temps;  mais  au  bout  de  trois 
ans  environ  de  séjour  dans  le  pays ,  ils  se  trouvèrent  tout-à- 
fait  hors  de  service.'  Alors  tout  ce  qu'il  eut  pour  s'habiller  se 
borna  à  une  natte  blanche  en  lin  ,  que  le  chef  lui  donna  ;  elle 


748  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

lui  couvrait  les  épaules  et  tombait  jusqu'aux  genoux.  Ce  fut  là, 
dit-il,  son  unique  vêtement,  et  il  fut  obligé  d'aller  nu-tèle  et 
nu-pieds,  car  il  n'avait  ni  chapeau,  ni  souliers,  ni  bas.  Sa  vie, 
d'ailleurs,  semble  avoir  été  semée  de  peu  d'incidens  dignes 
d'être  cités  ;  et  nous  sommes  porté  à  croire  qu'il  passa  généra- 
lement son  temps  à  chasser  et  à  pêcher,  comme  auparavant. 
Durant  les  seize  premiers  mois  de  sa  résidence  dans  le  village, 
il  tint  compte  des  jours  au  moyen  de  coches  sur  un  bâton; 
mais  quand  il  fut  obligé  par  la  suite  de  voyager  avec  les  chefs, 
il  négligea  ce  moyen  de  noter  le  cours  du  temps. 

«  A  la  fin ,  il  arriva  un  jour,  dit  son  Journal,  que  tandis  que 
ntfcus  étions  tous  rassemblés  pour  prendre  part  à  un  festin  dans 
le  village,  Eruaï  me  fit  approcher  de  lui,  en  présence  de  plu- 
sieurs autres  chefs;  et,  après  leur  avoir  parlé  de  mon  activité 
à  la  chasse  et  à  la  pêche,  il  termina  en  leur  disant  qu'il  dé- 
sirait m'élever  au  rang  de  chef,  si  je  voulais  y  consentir,  ce 
que  je  fis  sur-le-champ.  Alors  mes  cheveux  furent  coupés  par 
devant  avec  une  coquille  d'huître,  comme  l'étaient  ceux  des 
chefs.  Plusieurs  chefs  me  firent  présent  de  quelques  nattes,  et 
promirent  de  m'envoyer  le  lendemain  quelques  cochons.  De 
ce  moment  je  revêtis  une  natte» enduite  d'huile  et  de  rouge 
d'ocre,  semblable  à  celles  que  portaient  les  autres  chefs.  J'eus 
aussi  la  tête  et  le  visage  barbouillés  de  la  même  composition 
par  la  fille  d'un  chef,  qui  m'était  entièrement  étrangère.  Je  re- 
çus en  même  temps  un  beau  mere  en  pierre,  que  je  portai  en- 
suite constamment  avec  moi.  Einaï  m'invita  à  prendre  deux 
ou  trois  femmes,  attendu  «pue  c'est  la  coutume  des  chefs  d'en 
prendre  autant  qu'il  leur  est  agréable,  et  je  consentis  à  en 
prendre  deux.  Environ  soixante  femmes  furent  amenées  devant 
moi;  aucune  ne  me  plut,  et  je  ne  choisis  aucune  d'elles.  Alors 
Emaï  me  dit  que  j'étais  taboue  pour  trois  jours,  et  qu'a  l'ex- 
piration de  ce  terme  il  me  conduirait  au  camp  de  son  frère, 
où  je  pourrais  trouver  quantité  de  femmes  qui  me  plairaient. 
En  conséquence  ,  au  jour  fixé  nous  allâmes  chez  son  frère,  où 
l'on  nous  présenta  plusieurs  femmes;  mais  ayant  jeté  les  yeux 


PIECES  JUSTIFICATIVES*  740 

sur  les  deux  filles  d'Emaï,  qui  nous  avaient  suivis  et  étaient  as- 
sises sur  l'herbe,  je  m'approchai  de  l'aînée  et  lui  dis  que  je  la 
choisissais.  Aussitôt  elle  poussa  des  cris  et  s'enfuit;  mais  deux 
des  naturels  avant  jeté  leurs  nattes  la  poursuivirent  et  la  ra- 
menèrent bientôt.  D'après  l'ordre  d'Emaï,  j'allai  à  elle  et 
m'emparai  de  sa  main.  Les  deux  naturels  la  lâchèrent,  et  elle 
me  suivit  tranquillement  vers  son  père,  la  tète  penchée  vers 
la  terre  et  ne  cessant  de  rire.  Alors  Emaï  appela  son  autre 
fille,  qui  vint  aussi  en  riant;  et  il  m'invita  à  les  prendre  toutes 
les  deux.  Je  me  tournai  vers  elles  et  leur  demandai  si  elles 
consentaient  à  venir  avec  moi;  elles  répondirent  toutes  les 
deux  ia  pea,  c'est-à-dire  oui ,  ou  j'y  consens.  Emaï  leur  si- 
gnifia qu'elles  étuient  tabouées  pour  moi  et  nous  ordonna  de 
retourner  tous  trois  ensemble  à  la  maison  ,  ce  que  nous  fîmes, 
accompagnés  par  plusieurs  naturels.  Nous  n'étions  que  depuis 
quelques  minutes  au  village,  quand  Emaï  et  son  frère  y 
arrivèrent  aussi;  le  soir  Emaï  donna  une  grande  fête  au 
peuple. 

»  Durant  la  plus  grande  partie  de  la  nuit,  les  femmes  ne  ces- 
sèrent d'exécuter  une  danse  nommée  kani-kani,  et  qui  n'a 
guère  lieu  que  quand  elles  sont  rassemblées  par  troupes  nom- 
breuses. Lorsqu'elles  l'exécutent ,  elles  se  tiennent  toutes  sur 
un  rang,  et  plusieurs  d'entre  elles  agitent  des  mousquets  sur 
leurs  tètes.  Leurs  mouvemens  sont  accompagnés  par  le  chant 
de  plusieurs  hommes;  car  il  n'y  a  aucune  espèce  de  musique 
en  ce  pays. 

»  La  plus  âgée  de  mes  femmes  se  nommait  Eshou,  et  la  plus 
jeune  Epeka.  Elles  étaient  toutes  deux  jolies,  douces  et  d'un 
bon  caractère.  Désormais  j'étais  obligé  de  manger  avec  elles 
en  plein  air;  car  elles  n'eussent  pas  consenti  à  prendre  leurs 
repas  sous  le  toit  de  ma  maison;  c'eût  été  contraire  aux  usa- 
ges du  pays.  Quand  je  devais  m'absenter  pour  un  certain 
temps,  j'avais  coutume  d'emmener  Epeka  avec  moi,  et  de 
laisser  Eshou  à  la  maison.  Les  femmes  des  chefs,  à  la  Nou- 
velle-Zélande, ne  sont  jamais  jalouses   les  unes  des  autres; 


750  PIÈCES  JUSTIFIC2VTIVES. 

elles  vivent  au  contraire  ensemble  dans  une  grande  union.  La 
seule  distinction  qui  règne  parmi  elles,  est  que  la  plus  âgée  est 
toujours  considérée  comme  la  première  femme.  Dans  le  cas  du 
mariage,  il  n'y  a  pas  d'autre  cérémonie  que  celle  que  j'ai  men- 
tionnée. Tout  enfant  issu  d'une  femme  esclave  estesclave  comme 
la  mère,  quand  même  le  père  serait  un  chef.  Une  femme  sur- 
prise en  adultère  est  sur-le-champ  mise  à  mort.  Plusieurs  chefs 
prennent  des  femmes  parmi  leurs  esclaves;  mais  quiconque 
épouse  une  femme  esclave  peut  être  impunément  dé- 
pouillé ,  tandis  que  celui  qui  prend  une  femme  dans  la  fa- 
mille d'un  chef  est  à  l'abri  de  toute  espèce  de  pillage;  car  les 
naturels  n'oseraient  piller  une  personne  de  ce  rang.  A  l'égard 
des  vols  ordinaires,  la  coutume  est  que  si  celui  qui  a  dérobé 
quelque  chose  peut  le  tenir  caché  durant  trois  jours,  l'objet 
volé  devient  alors  sa  propriété  ;  et  le  seul  moyen  qu'ait  l'offensé 
d'obtenir  satisfaction  est  de  voler  à  son  tour  le  voleur.  Si  le 
vol  est  découvert  dans  le  délai  des  trois  jours,  le  voleur  doit 
restituer  l'objet  dérobé;  mais  dans  ce  cas  même,  il  reste  im- 
puni. Bien  que  les  chefs  soient  à  l'abri  de  toute  déprédation  de 
la  part  de  leurs  inférieurs ,  ils  se  livrent  souvent  au  pillage  les 
uns  envers  les  autres ,  ce  qui  occasione  parmi  eux  des  guerres 
fréquentes. 

»  Tous  les  naturels,  dit  Rutherford,  sont  assaillis  de  vermines 
qui  habitent  dans  leurs  cheveux  et  se  nichent  aussi  dans  leurs 
nattes.  Leur  manière  de  les  détruire  est  d'allumer  un  grand 
feu,  d'yjetcr  une  quantité  débroussailles  vertes  cl  d'étendre  leurs 
nattes  au-dessus.  La  fumée  oblige  la  vermine  à  se  réfugier  à  la 
surface  ;  les  femmes  s'empressent  alors  de  donner  la  chasse  à 
ces  insectes  avec  leurs  deux  mains  et  les  dévorent  de  grand 
cœur.  Quelquefois  deux  ou  trois  femmes  s'occupent  de  cette 
chasse  sur  une  même  natte, 

»  Les  Nouveaux-Zélandais  préparent  leur  poisson  en  le 
trempant  plusieurs  fois  dans  l'eau  salée,  et  le  faisant  sécher 
au  soleil.  Ils  font  d'abord  cuire,  suivant  leur  coutume,  les 
grands  coquillages,  puis  les  retirent  de  leurs  coquilles,  les  at- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  751 

tachent  ensemble  et  les  font  sécher  à  la  fumée  ;  ainsi  proparés , 
ils  se  mangent  comme  du  vieux  fromage,  et  peuvent  se  gar- 
der des  années.  Les  koumaras  ou  patates  douces  sont  aussi 
préparées  de  la  même  manière,  et  alors  on  les  mange  comme 
du  pain  d'épice.  Les  naturels  ramassent  leurs  pommes  de  terre 
dans  des  corbeilles  faites  en  feuilles  de  lin  vert,  et  les  conser- 
vent ainsi  tout  l'hiver.  Du  reste,  il  y  a  trois  mois  de  l'année 
où  les  naturels  ne  se  nourrissent  guère  que  de  navets,  et  à 
peine  boivent-ils  durant  tout  ce  temps.  » 

Ruthcrford  nous  donne  quelques  détails  sur  un  voyage 
qu'il  fit  un  jour  avec  le  chef  Emaï.  «  Je  pris,  dit-il,  ma  femme 
Epcka  avec  moi;  nous  étions  accompagnés  par  environ  vingt 
femmes  esclaves  pour  porter  nos  provisions;  chacune  d'elles, 
outre  la  provision  nécessaire  à  sa  propre  consommation  ,  por- 
tait sur  ses  épaules  environ  trente  livres  de  patates,  et  condui- 
sait devant  elle  en  même  temps  un  cochon  qu'elle  tenait  par 
une  corde  attachée  aux  jambes  de  devant  de  l'animal.  Les 
hommes  ne  voyagent  jamais  sans  leurs  armes.  Notre  marche 
avait  lieu  tantôt  par  eau  et  tantôt  par  terre  ;  en  continuant  de 
cette  manière,  au  bout  d'un  mois  environ,  nous  arrivâmes 
dans  un  endroit  nommé  Tara-Nake  ,  sur  la  côte  du  détroit  de 
Cook,  où  nous  fûmes  reçus  par  Otako  ,  chef  puissant  qui  était 
venu  des  environs  du  cap  Sud.  Dans  cette  rencontre  nous  nous 
saluâmes  les  uns  les  autres  de  la  manière  accoutumée  en  faisant 
toucher  nos  nez,  et  il  y  eut  aussi,  comme  de  coutume,  beaucoup 
de  cris  et  de  gémissemens.  Là  je  vis  un  Anglais  nommé  James 
Mowry,  qui  me  dit  avoir  été  jadis  mousse  à  bord  d'un  navire 
appelé  le  Sidney-Cove.  Ce  navire  avait  touché  près  le  cap  Sud 
lorsque  l'équipage  d'un  canot  dont  il  faisait  partie  fut  envoyé 
à  terre  pour  commercer  avec  les  naturels.  Les  Anglais  furent 
bientôt  attaqués  et  tous  massacrés,  lui  seul  excepté;  il  dut 
son  salut  à  sa  jeunesse  et  à  la  protection  de  la  fille  d'Otako  qu'il 
épousa  par  la  suite.  Il  y  avait  à  cette  époque  huit  ans  qu'il  se 
trouvait  dans  le  pays,  et  il  s'était  si  bien  habitué  aux  coutumes 
rt  à  la  manière  de  vivre  des  naturels,  qu'il  avait  résolu  de  ne 


752  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

jamais  les  quitter.  Il  était  âgé  de  vingt-quatre  ans ,  joli  garçon, 
d'une  taille  moyenne,  et  il  avait  été  bien  tatoué.  Mowry  avait 
été  aussi  proclamé  chef,  et  avait  souvent  accompagné  les  natu- 
rels dans  leurs  combats.  Il  parlait  leur  idiome,  et  avait  perdu 
en  partie  l'usage  de  sa  propre  langue.  Il  me  dit  qu'il  avait  su 
la  prise  de  notre  navire,  et  il  me  donna  des  détails  sur  la  mort 
de  Smith  et  de  Watson  ,  deux  de  mes  infortunés  compagnons; 
à  mon  tour  je  lui  racontai  mon  histoire  et  les  aventures  qui 
m'étaient  arrivées. 

«  Le  village  de  Tara-Nake  est  situé  au  bord  de  la  mer;  les 
manières  et  les  coutumes  des  habitans  y  sont  les  mêmes  que 
dans  les  autres  parties  de  l'île.  Nous  y  restâmes  six  semaines; 
et  pendant  ce  temps  je  guettai  attentivement  les  navires  qui 
pourraient  passer  par  le  détroit;  mais  je  n'eus  jamais  le  bon- 
heur d'en  apercevoir  un  seul.  Du  reste,  j'avais  soin  de  cacher 
mes  intentions  à  Mowry,  car  il  était  trop  attaché  aux  naturels 
pour  que  je  pusse  me  fier  à  lui. 

»  En  quittant  Tara-Nake,  nous  fîmes  route  le  long  de  la  côte; 
après  un  voyage  de  six  semaines  nous  arrivâmes  au  cap  Est, 
où  nous  rencontrâmes  un  grand  chef,  nommé  Pomare  ,  et  ap- 
partenant à  la  baie  des  îles.  Il  nous  dit  qu'il  résidait  dans  le 
voisinage  de  M.  Kcndall  le  missionnaire.  Il  avait  environ  cinq 
cents  guerriers  avec  lui  et  plusieurs  pirogues  de  guerre,  dans 
l'une  desquelles  je  remarquai  un  coffre  qui  portait  le  nom 
du  capitaine  Brin,  du  navire  de  la  mer  du  Sud  Asp.  Ses  gens 
avaient  aussi  avec  eux  bon  nombre  de  mousquets  avec  des 
canons  polis,  quelques  petits  barils  de  poudre  et  une  grande 
quantité  de  patates  et  de  nattes  de  lin.  Ils  avaient  pillé  et  mas- 
sacré presque  tous  les  peuples  qui  habitent  entre  le  cap  Est  et 
]a  rivière  Tamise  ,  et  tout  le  pays  tremblait  au  nom  de  Pomare. 
Ce  guerrier  fameux  nous  montra  les  têtes  de  plusieurs  des  chefs 
qu'il  avait  tués  dans  cette  expédition,  et  il  avait,  disait-il, 
l'intention  de  les  rapporter  avec  lui  à  la  baie  des  Iles,  afin  de 
les  vendre  pour  de  la  poudre  à  canon  aux  navires  qui  tou- 
chaient en  cet  endroit.  Ce  chef  et  ses  compagnons  ayant  pris 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  7.53 

congé  do  nous  et  tait  voile  avec  leurs  pirogues ,  nous  quittâmes 
aussi  le  eap  Est  le  jour  suivant,  et  continuâmes  notre  route 
pour  revenir  chez  nous,  marchant  tout  le  jour,  et  la  nuit 
campant  dans  les  bois,  où  nous  dormions  à  l'cntour  de  grands 
feux  et  à  l'abri  des  branches  d'arbres.  Ce  fut  ainsi  que  nous 
arrivâmes  au  bout  de  quatre  jours  dans  notre  village,  où  je 
fus  reçu  avec  beaucoup  d'allégresse  par  Eshou,  l'aînée  de  mes 
deux  femmes.  J'étais  bien  fatigué  de  mon  voyage,  ainsi  que 
mon  autre  femme  Epeka  qui  m'avait  accompagné.» 

Pour  préparer  les  tètes  humaines,  suivant  Rutherford,  on 
vide  d'abord  entièrement  la  cervelle ,  et  on  arrache  la  langue 
et  les  yeux,  puis  les  narines  et  l'intérieur  du  crâne  sont  bour- 
rés de  lin.  A  l'endroit  où  la  tête  a  été  séparée  du  corps,  la 
peau  du  -cou  est  réunie  comme  l'ouverture  d'une  bourse,  en 
laissant  un  espace  assez  grand  pour  y  faire  entrer  la  main.  Puis 
on  l'enveloppe  dans  un  paquet  de  feuilles  vertes,  et  dans  cet 
état  on  l'expose  au  feu  jusqu'à  ce  que  l'humidité  en  soit  bien 
évaporée;  après  quoi  on  rejette  les  feuilles  et  on  laisse  la  tête 
suspendue  à  la  fumée  ,  de  manière  à  donner  à  la  chair  une 
consistance  dure  et  coriace.  Les  cheveux  et  les  denU  restent  en 
place ,  et  le  tatouage  de  la  figure  demeure  tout  aussi  net  que 
dans  l'état  de  vie.  Ainsi  préparées,  ces  têtes  peuvent  se  con- 
server toujours  si  on  les  tient  au  sec.  Il  paraît,  en  effet,  que 
par  cette  exposition  à  un  feu  de  bois  ces  têtes  sont  imprégnées* 
d'acide  pyroligneux,  et  c'est  ce  qui  les  met  désormais  à  l'abri 
de  toute  décomposition. 

Durant  un  certain  temps  après  son  retour  du  détroit  de 
Cook,  l'existence  de  Rutherford  paraît  n'avoir  offert  aucun 
événement  remarquable.  «  A  la  fin,  dit-il,  un  jour  il  arriva 
d'un  village  voisin  un  messager  qui  annonça  que  tous  les  chefs 
à  plusieurs  milles  à  la  ronde  allaient  sous  trois  jours  se  mettre 
en  route  pour  un  endroit  nommé  Kaï-Para,  près  de  la  source 
de  la  rivière  Tamise,  et  distant  de  deux  cents  milles  environ 
de  notre  village.  Ce  messager  apportait  aussi  une  demande  de 
lapartdesautreschefspourEmaï,  qui  le  priaient  de  se  joindre  à 
tome  ru.  ^8 


754  PIEGES  JUSTIFICATIVES. 

eux  avec  ses  guerriers.  Il  répondit  qu'il  se  rallierait  à  eux  à 
Kaï-Para  dans  le  temps  indiqué.  Nous  comprîmes  que  nous 
allions  combattre  à  Kaï-Para  contre  un  certain  nombre  de 
cbefsde  la  baie  des  Iles  et  de  la  rivière  Tamise,  en  vertu  d'une 
convention  arrêtée  avec  les  chefs  de  notre  voisinage.  En  con- 
séquence tout  fut  préparé  pour  notre  voyage  aussi  prompte- 
ment  qu'il  fut  possible  :  les  femmes  s'occupèrent  sur-le-champ 
de  fabriquer  une  grande  quantité  de  corbeilles  neuves  pour 
transporter  nos  provisions.  Dans  ces  sortes  d'expéditions, 
chaque  guerrier  doit  se  procurer  ses  armes ,  ses  munitions ,  ses 
provisions  et  les  esclaves  nécessaires  pour  les  porter.  D'un 
autre  côté,  le  bu'.in  que  fait  chaque  famille  est  pour  son  propre 
compte,  et  elle  ne  doit  au  chef  que  ce  qu'elle  juge  convena- 
ble de  lui  accorder.  Les  esclaves  ne  sont  point  forcés  de  eom- 
hattre,  bien  que  dans  la  mêlée  ils  accourent  souvent  au  secours 
de  leurs  maîtres. 

»  Quand  le  jour  de  notre  départ  fut  arrivé,  je  me  mis  en 
marche  avec  le  reste  de  l'armée,  muni  de  mon  mère,  d'une 
paire  de  pistolets,  d'un  fusil  de  chasse  à  deux  coups,  de  pou- 
dre, déballes,  et  d'une  grande  quantité  de  plomb  à  canard, 
que  j'emportai  pour  tuer  du  gibier  le  long-  du  chemin.  J'étais 
accompagné  par  ma   femme  Epeka,  qui   portait   trois  nattes 
neuves  pour  nous  servir  de  lit;  ces  nattes  avaient  été  fabriquées 
•par  Eshou  durant  notre  voyage  a  Tara-Nake.  Les  guerriers  et 
les  esclaves  qui  marchaient  avec  nous  montaient  en  tout  à  cinq 
cents   personnes    environ  ;    mais    à   mesure    que  les   esclaves 
étaient  débarrassés  des  provisions  qu'ils  portaient,  on  les  ren- 
voyait à  la  maison  ,  attendu  qu'on  n'en  avait  plus  besoin.  Dans 
le  voyage,  si  nous  arrivions  dans  un  village  ami  ,  nous  y  pas- 
sions la  nuit,  sinon  nous  campions  dans  les  bois.  Quand  les 
provisions  que  nous  avions  apportées  avec  nous  furent  toutes 
consommées,  il  nous  fallut  en  dérober  partout  où  nous  pou- 
vions en  trouver.  Notre  voyage,  eu  égard  à  la  saison  pluvieuse 
qui  régnait  alors,  fut  plus  pénible  que  de  coutume.  Nous  em- 
ployâmes  cinq  semaines  pour  atteindre  Kaï-Para,  où   nous 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  755 

trouvâmes  environ  onze  cents  autres  naturels  campés  au  bord 
d'une  rivière.  A  notre  arrivée ,  des  cabanes  lurent  sur-le- 
cliamp  construites  pour  notre  troupe  ,  et  il  y  en  eut  une  des- 
tinée pour  moi  et  ma  femme.  On  nous  désigna  aussi  deux 
femmes  esclaves  pour  arracher  les  racines  de  fougère,  ramas- 
ser les  coquilles  et  pécher  le  poisson  pour  notre  nourriture, 
car  ce  fut  là  nos  seules  provisions  durant  tout  notre  séjour  en 
cet  endroit,  excepté  quand  j'allais  de  temps  en  temps  au 
bois  pour  y  tirer  quelques  pigeons  ou  un  cochon  sauvage. 
»  Du  côté  opposé  de  la  rivière,  qui  avait  au  moins  un  demi- 
mille  de  large ,  et  qui  pourtant  n'avait  pas  plus  de  quatre  pieds 
de  profondeur,  étaient  campés  environ  quatre  cents  ennemis 
qui  attendaient  des  renforts.  En  attendant,  des  courriers  se 
rendaient  continuellement  d'une  armée  à  l'autre  pour  porter 
des  messages  concernant  la  guerre.  L'un  d'eux  nousappritqu'il 
y  avait  dans  son  parti  un  homme  blanc  qui  avait  entendu  par- 
ler de  moi  et  désirait  me  voir;  il  ajouta  que  les  chefs  qui  dési- 
raient aussi  me  voir  me  donneraient  la  permission  de  traverser  la 
rivière  pour  me  rendre  près  du  blanc ,  et  que  je  pourrais  en- 
suite m'en  retourner  sans  être  inquiété ,  si  je  le  jugeais  conve- 
nable. En  conséquence,  du  consentement  d'Emaï,  je  traversai 
la  rivière;  mais  on  ne  me  permit  point  d'aller  en  armes,  ni 
même  de  mener  ma  femme  avec  moi.  Quand  j'arrivai  sur  le 
bord  opposé,  plusieurs  des  chefs  vinrent  me  saluer  à  la  ma- 
nière ordinaire,  en  appliquant  leur  nez  contre  le  mien,  puis 
j'allai  m'asseoir  au  milieu  d'eux ,  à  côté  de  l'homme  blanc  ,  qui 
me  dit  que  son  nom  était  John  Mawman  ,  qu'il  était  originaire 
de  Port-Jackson,  et  qu'il  avait  déserté  du  Tecs ,  corvette  de 
guerre  ,  tandis  qu'elle  était  mouillée  dans  cette  île.  Depuis  ce 
moment  il  s'était  réuni  aux  naturels,  et  il  vivait  maintenant 
chez  un  chef  nommé  Rau-Mate,  dont  il  avait  épousé  la  fille, 
et  qui  résidait  dans  un  lieu  nommé  Shouki-Anga  ,  sur  la  côte 
occidentale,  à  cinquante  milles  de  la  baie  des  Iles.  Il  me  ra- 
eonta  qu'il  était  peu  de  temps  auparavant  à  la  baie  des  Iles, 
et  qu'il  avait   vu  plusieurs    des  missionnaires  anglais.    Il  me 

48* 


756  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

dit  aussi  qu'il  avait  appris  que  ces  naturels  avaient  derniè- 
rement pris  un  navire  dans  un  endroit  nommé  Wangaroa, 
qu'ils  l'avaient  pillé  et  l'avaient  ensuite  laissé  aller  en  dérive;  mais 
que  l'é<|uipage  s'était  échappé  dans  les  embarcations  et  avait 
repris  le  large.  C'est  a  ce  même  endroit  que  l'équipage  du  navire 
le  Boyd  fut  massacré  quelques  années  auparavant. 

»  Tandis  que  je  me  trouvais  avec  ces  gens,  on  amena  un 
esclave  devant  un  des  chefs;  sur-le-champ  celui-ci  se  leva, 
frappa  l'esclave  avec  son  mère  et  le  tua.  Ce  mère  était  différent 
des  autres,  car  il  était  d'acier.  Le  cœur  fut  tiré  du  corps  de 
l'esclave  aussitôt  qu'il  expira,  et  fut  sur-le-champ  dévoré  par- 
le chef  qui  l'avait  tué.  Je  demandai  quel  était  ce  chef,  et  l'on 
m'apprit  qu'il  se  nommait  Shongui  ;  c'était  un  des  deux  chefs 
qui  avaient  été  en  Angleterre,  et  qui  avaient  été  présentés  en 
cepavsà  plusieurs  personnes  de  distinction,  dont  Shongui  avait 
reçu  plusieurs  présens  de  prix,  entre  autres  un  fusil  à  deux 
coups  et  une  armure  complète,  qu'il  avait  par  la  suite  portée 
dans  plusieurs  batailles.  Sa  raison,  me  dit-on,  pour  tuer  cet 
esclave  qui  lui  appartenait,  était  qu'il  avait  volé  cette  ar- 
mure et  qu'il  s'enfuyait  avec  elle  à  l'ennemi,  quand  il  fut  ar- 
rêté par  un  détachement  campé  sur  la  lisière  du  camp.  C'a 
été  le  seul  exemple  de  vol  que  j'aie  jamais  vu  puni  à  la  Nou- 
velle-Zélande. Quoique  Shongui  ait  hahité  deux  ans  parmi 
les  Européens,  je  le  considère  encore  comme  un  des  plus  fé- 
roces cannibales  de  son  pays.  Il  protège  les  missionnaires  qui 
viennent  sur  son  territoire,  uniquement  pour  ce  qu'il  peut  re- 
tirer d'eux. 

»  Je  revins  vers  mon  parti.  Le  lendemain  matin,  de  bonne 
heure,  l'ennemi  se  retira  à  la  distance  de  deux  milles  de  la  ri- 
vière; alors  les  gens  de  notre  parti  jetèrent  sur-le-champ  leurs 
nattes  et  se  mirent  sous  les  armes.  Les  deux  armées  ensemble 
possédaient  environ  deux  mille  fusils,  qui  avaient  été  principa- 
lement achetés  des  navires  anglais  et  américains  de  la  mer  du 
Sud  ,  qui  touchent  à  l'île.  Nous  traversâmes  la  rivière  ;  arrivés 
vers  le  côté  opposé,  je  m'établis  sur  un  petit  tertre  à  un  quart 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  757 

de  BÎHe  de  l'endroit  où  notre  troupe  fit  halte;  de  sorte  que 
j'avais  de  là  une  vue  complète  de  l'engagement.  Je  ne  fus  point 
requis  de  combattre  moi-même ,  mais  je  chargeai  mon  fusil 
à  deux  coups,  et,  muni  de  cette  arme,  je  restai  à  mon  poste 
avec  ma  femme  et  les  deux  filles  esclaves  assises  à  mes  pieds. 
Alors  le  commandant  en  chef  de  chaque  armée  s'avança  de 
quelques  verges,  et  chacun  se  plaçant  en  face  de  ses  troupes, 
entonna  le  chant  guerrier.  Quand  il  fut  terminé,  les  deux  trou- 
pes exécutèrent  la  danse  de  guerre,  et  chantèrent  en  même 
temps,  d'une  voix  aussi  forte  qu'il  leur  était  possible,  en 
brandissant  leurs  armes  en  l'air.  La  danse  achevée,  chaque 
armée  se  forma  sur  une  ligne  de  deux  hommes  d'épaisseur, 
tandis  que  les  femmes  et  les  enfans  se  tenaient  à  dix  verges 
environ  de  l'arrière.  Alors  les  deux  corps  s'avancèrent  à  une 
centaine  de  verges  l'un  de  l'autre,  cl  là  ils  déchargèrent  leurs 
mousquets.  Un  petit  nombre  d'entre  eux,  pour  faire  feu,  porta 
l'arme  à  l'épaule  ,  mais  pour  la  plupart  ils  tenaient  simplement 
le  fusil  à  la  position  de  la  charge.  Ils  ne  tirèrent  qu'une  seule 
fois;  ensuite  jetant  leurs  mousquets  derrière  eux,  où  ils  fu- 
rent ramassés  par  les  femmes  et  les  enfans,  ils  tirèrent  leurs 
mere  et  leurs  casse-têtes  de  leurs  ceintures  ;  puis ,  tous  en- 
semble, entonnant  le  chant  de  guerre  delà  manière  la  plus  lu- 
gubre ,  les  deux  partis  en  vinrent  aux  mains.  De  la  main 
gauche  ils  saisissaient  leur  ennemi  aux  cheveux ,  tandis  qu'ils 
cherchaient  à  lui  couper  la  tête  avec  la  main  droite.  Pendant 
ce  temps,  les  femmes  et  les  enfans  les  suivaient  de  près  en 
poussant  les  cris  les  plus  affreux  que  j'eusse  jamais  entendus. 
Ces  derniers  recevaient  des  mains  des  guerriers  les  têtes  de 
ceux  qui  avaient  succombé  aussitôt  qu'elles  étaient  tranchées, 
et  ceux-ci  couraient  s'emparer  ensuite  des  cadavres  au  travers 
des  ennemis;  mais  il  arrivait  souvent  qu'ils  s'emparaient  de 
corps  qui  n'avaient  point  appartenu  aux  têtes  qu'ils  avaient 
coupées.  La  mêlée  ne  durait  que  depuis  quelques  minutes 
quand  l'ennemi  commença  à  battre  en  retraite  ,  et  fut  poursuiv  i 
par  nos  gens  au  travers  des  bois;  quelques-uns  des  ennemis, 


758  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

dans  leur  fuite,  traversèrent  la  colline  où  je  me  trouvais,  et 
l'un  d'eux,  en  passant,  me  lança  un  dard  barbelé  qui  m'attei- 
gnit en  dedans  de  la  cuisse  gauche.  Deux  femmes  le  retirèrent 
au  moyen  d'une  incision  qu'elles  firent  tout  autour  .avec  une 
écaille  d'huître  ;  l'opération  laissa  une  plaie  de  la  largeur  d'une 
coupe  à  thé  ordinaire,  et  quand  elle  fut  terminée,  je  fus  trans- 
porté au  travers  de  la  rivière,  sur  le  dos  d'une  femme, 
jusqu'à  ma  cabane  ;  là  ,  ma  femme  appliqua  sur  la  bles- 
sure quelques  herbes  fraîches  qui  sur-le-champ  arrêtèrent 
l'effusion  du  sang,  et  rendirent  ia  douleur  beaucoup  moins 
violente. 

»  Bientôt  nos  gens  revinrent  victorieux  ,  ramenant  avec  eux 
plusieurs  prisonniers.  Tous  ceux  qui  sont  pris  dans  les  com- 
bats, chefs  ou  non  ,  deviennent  les  esclaves  de  ceux  qui  les  ont 
pris.  Un  de  nos  chefs  avait  été  tué  d'un  coup  de  fusil  par  Shon- 
gui ,  son  corps  fut  rapporté  et  déposé  sur  des  nattes  devant  les 
cabanes.  Vingt  tètes  furent  plantées  sur  de  longues  lances  au- 
tour de  nos  maisons,  et  un  nombre  presque  double  de  cada- 
vres furent  placés  sur  les  foyers  pour  les  faire  cuire  suivant  la 
coutume.  Notre  armée  ne  cessa  de  danser  et  de  chanter  toute 
la  nuit,  et  le  lendemain  il  y  eut  un  grand  festin,  dont  les 
corps  des  tués  et  la  racine  de  fougère  firent  les  frais,  pour 
célébrer  la  victoire  que  nous  avions  remportée.  Le  nom  du 
chef  dont  le  corps  était  déposé  devant  nos  cabanes  était  Wana  ; 
c'était  un  de  ceux  qui  avaient  pris  part  à  l'enlèvement  de  notre 
navire.  Son  corps  fut  ensuite  découpé  en  plusieurs  morceaux , 
et  empaqueté  dans  des  corbeilles  recouvertes  de  nattes  noires, 
et  mises  à  part  dans  une  des  pirogues  pour  être  transportées  avec 
nous  le  long  de  la  rivière.  Outre  Wana,  il  y  eut  encore  cinq 
autres  chefs  tués  de  notre  côté,  savoir  :  Nene ,  Wari ,  Tome- 
Touï ,  Ware-Oumou  et  Rau.  Du  côté  opposé  ,  trois  chefs  fu- 
rent tués,  savoir  :  Charlaï,  le  fils  aîné  de  Shongui,  et  deux  fils 
de  Moudï-Waï,  chef  puissant  du  Shouki-Anga.  Leurs  têles 
lurent  rapportées  par  nos  gens  comme  des  trophées  de  la 
guerre,  et  préparées  à  l'ordinaire. 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  759 

Nous  quittâmes  Kai-Para  sur  un  grand  nombre  de  piro- 
gues, et  nous  descendîmes  la  rivière  jusqu'à  un  endroit  nommé 
Shouraki,  où  résidait  la  mère  d'un  des  chefs  qui  avaient  été 
tins.  Quand  nous  arrivâmes  en  vue  de  celle  place,  toutes  les 
pirogues  se  réunirent  et  les  guerriers  qui  les  montaient  enton- 
nèrent riivmne  funéraire.  Durant  ce  temps,  plusieurs  des  co- 
teaux vis-à-\is  de  nous  furent  couverts  de  femmes  et  d'enfans 
dont  le  visage  était  barbouillé  d'ocre  et  la  tète  ornée  de  plu- 
mes blanches,  et  qui  agitaient  leurs  nattes  en  l'air,  en  criant  de 
toutes  leurs  forces:  Aire  mai,  Aire  mai './.c'est  le  salut  par  lequel 
ils  accueillent  les  étrangers  chez  eux.  Quand  le  chant  funé- 
raire fut  termine,  nous  débarquâmes  de  nos  pirogues  que  nous 
hâlâmes  à  terre  ,  et  tous  nos  hommes  complètement  nus  exé- 
cutèrent une  danse;  puis  ils  furent  accueillis  par  une  autre 
troupe  de  guerriers  qui  arriva  de  derrière  la  colline ,  et  ils 
figurèrent  ensemble  un  simulacre  de  combat  qui  dura  vingt 
minutes  environ.  Ensuite  les  deux  bandes  allèrent  s'asseoir 
autour  de  la  maison  qui  appartenait  au  chef  du  village,  et  de- 
vant celte  maison  l'on  plaça  les  corbeilles  qui  renfermaient  le 
corps  mort.  On  les  ouvrit  toutes,  et  la  tête  ayant  été  retirée 
et  ornée  de  plumes,  fut  placée  au-dessus  de  l'une  de  ces  cor- 
beilles, tandis  que  les  autres  têtes  qui  avaient  été  enlevées  dans 
le  combat  furent  plantées  sur  de  longues  lances,  en  diverses 
parties  du  village.  Pendant  ce  temps,  la  mère  du  chef  qui  avait 
péri  se  tenait  sur  le  toit  de  la  maison  ,  tournant  continuelle- 
ment la  tète,  se  tordant  les  mains  et  poussant  des  cris  sur  la 
perle  de  son  fils. 

»  Le  corps  mort  ayant  été  peu  de  jours  après  enterré  avec 
les  cérémonies  accoutumées,  nous  nous  préparâmes  tous  à 
nous  en  retourner  chez  nous.  Shouraki  est  un  des  endroits  les 
plus  délicieux  de  la  Nouvelle-Zélande,  et  j'y  ai  observé  plus 
de  terres  cultivées  qu'en  aucun  autre  pays.  Tandis  que  je  m'y 
trouvais  ,  je  vis  une  esclave  manger  une  partie  de  son  propre 
enfant,  qui  avait  été  tué  par  le  chef  son  maître.  J'ai  eu  con- 
naissance de  plusieurs  exemples  où  des  femmes  de  la  Nouvelle- 


7 GO  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

Zélande  avaient  mangé  leurs  enfans  aussitôt  qu'ils  étaient  nés. 

»  Leurs  pirogues,  dit  Rutherford,  sont  construites  avec  des 
pins  de  la  plus  grande  dimension  ;  ces  pièces  de  bois  qui  ont  gé- 
néralement quarante  à  cinquante  pieds  de  long,  sont  creusées 
dans  toute  leur  étendue,  alongées  à  chaque  extrémité  par  d'au- 
tres pièces  de  bois  de  huit  pieds  de  long  et  exhaussées  de  chaque 
côté  par  des  planches  de  deux  pieds  de  largeur.  Ces  pirogues 
portent  une  figure  à  l'avant,  et  leur  arrière  s'élève  de  près  de  dix 
pieds  au-dessus  de  l'eau  ;  cette  partie  est  bien  sculptée,  ainsi  que 
la  figure  de  devant  et  tout  le  corps  de  la  pirogue.  Les  côtés  sont 
ornés  de  morceaux  de  nacre  incrustés  dans  les  bas-reliefs  ,  et 
au-dessus  règne  un  cordon  de  plumes.  Dans  l'intérieur  et  dans 
toute  la  longueur  de  chaque  pirogue  sont  des  bancs  où  deux 
hommes  peuvent  s'asseoir  de  front.  Ces  embarcations  arment 
environ  cinquante  pagaies  de  chaque  bord,  et  plusieurs  d'entre 
elles  portent  jusqu'à  deux  cents  personnes.  Quand  ces  naturels 
pagaient ,  le  chef  se  tient  debout  et  les  anime  par  une  chanson 
à  laquelle  ils  se  joignent  en  chœur.  Ces  pirogues  roulent  beau- 
coup et  peuvent  filer  jusqu'à  sept  nœuds;  leurs  voiles  sont  des 
nattes  en  paille  et  taillées  dans  la  forme  de  voiles  latines.  Les 
naturels  font  leur  cuisine  à  bord  de  ces  pirogues,  mais  ils  des- 
cendent toujours  à  terre  pour  manger.  Ils  s'avancent  souvent 
jusqu'à  trois  ou  quatre  cents  milles  le  long  de  la  côte.  » 

Maintenant  nous  avons  rapporté  toutes  les  aventures  que 
Rutherford  s'est  rappelé  lui  être  arrivées  durant  sa  résidence 
à  la  Nouvelle-Zélande,  et  il  ne  nous  reste  plus  qu'à  raconter 
la  manière  dont  il  s'échappa  à  la  fin  de  ce  pays.  C'est  ce  que 
nous  allons  faire  dans  ses  propres  termes. 

«  Peu  de  jours  après  notre  retour  du  Shouraki,  nous  fûmes 
alarmés  à  l'aspect  de  plusieurs  colonnes  de  fumée  qui  se  mon- 
traient sur  diverses  montagnes;  les  naturels  couraient  aussi  de 
tous  côtés  dans  le  village,  en  criant  :  Kaï-pouke ,  ce  qui  signi- 
fiait qu'un  navire  était  sur  la  côte.  A  cette  nouvelle,  je  lus 
ravi  de  joie;  de  concert  avec  plusieurs  guerriers  et  suivis  par 
une  troupe  d'esclaves  chargés  de  nattes  et  de  patates  et  condui 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  761 

sant  devant  eux  des  cochons  pour  vendra  aux  gens  du  navire, 
Emaï  et  mai  sur-le-champ  nous  nous  mîmes  en  route  pour 
Toko-Malou  ;  en  deux  jours  nous  arrivâmes  en  cet  endroit, 
malheureux  théâtre  du  désastre  de  notre  bâtiment  et  de  son 
équipage,  dans  la  journée  du  7  mars  1816.  Je  ne  tardai  pas  à 
distinguer  le  navire  à  vingt  milles  environ  de  la  côte,  car  le 
vent  qui  soufflait  avec  Force  de  terre  l'empêchait  d'en  appro- 
cher. En  attendant,  comme  la  nuit  arrivait,  nous  campâmes  et 
nous  nous  mîmes  à  souper.  Je  remarquai  que  plusieurs  des 
habitans  portaient  encore  au  cou  et  aux  poignets  plusieurs  des 
bagatelles  qu'ils  avaient  volées  à  bord  du  navire.  Comme  Emaï 
et  moi  soupions  ensemble,  un  esclave  vint  avec  une  corbeille 
neuve  qu'il  plaça  devant  moi ,  en  disant  que  c'était  un  présent 
de  la  part  de  son  maître.  Je  lui  demandai  ce  qu'il  y  avait  dans 
la  corbeille,  et  il  m'apprit  que  c'était  un  morceau  de  la  cuisse 
d'une  jeune  esclave  que  l'on  avait  tuée  trois  jours  auparavant. 
Je  lui  ordonnai  d'ouvrir  la  corbeille,  ce  qu'il  fit,  et  cette 
viande  avait  tout-à-fait  l'apparence  d'une  pièce  de  porc  qui 
avait  été  cuite  au  four.  J'en  fis  présent  à  Emaï  qui  la  partagea 
entre  les  chefs. 

»  Les  chefs  tinrent  conseil  et  décidèrent  que,  si  le  navire 
entrait  dans  la  baie,  ils  s'en  empareraient  et  massacreraient 
l'équipage.  Le  lendemain  matin  il  parut  bien  plus  près  de  terre 
qu'il  ne  l'était  la  veille;  mais  les  chefs  craignaient  encore  qu'il 
ne  vînt  point  au  mouillage  ;  en  conséquence  ils  résolurent  de 
m'envoyer  à  bord  pour  l'attirer  vers  la  côte,  et  je  promis  d'agir 
suivant  leurs  désirs.  J'étais  alors  revêtu  d'un  manteau  déplu- 
mes ,  d'une  ceinture,  d'un  turban,  et  armé  d'une  hache  de 
combat  dont  la  lance  était  fabriquée  avec  une  pierre  assez  sem- 
blable à  du  verre  vert,  mais  si  dure  qu'elle  pouvait  résister  au 
coup  le  plus  violent  du  meilleur  acier  ;  la  poignée  était  d'un 
bois  noir,  dur,  joliment  sculpté  et  orné  de  plumes.  Dans  ce 
costume  je  m'embarquai  dans  une  pirogue ,  accompagné  par 
le  fils  d'un  des  chefs  et  par  quatre  esclaves.  Quand  nous  fûmes 
arrivés  le  long  du  bâtiment,  qui  se  trouva  être  un  brick  amé- 


762  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

ricain  ,  commandé  par  le  capitaine  Jackson,  employé  à  com- 
mercer au  travers  des  îles  de  la  mer  du  Sud  et  destiné  en  ce 
moment  pour  la  côte  de  la  Californie,  je  montai  sur-le-champ 
à  bord  et  me  présenlaiau  capitaine  qui,  en  me  voyant,  s'écria 
aussitôt  :  «Voilà  un  Nouveau-Zélandais  blanc.  »  Je  lui  dis  que 
je  n'étais  point  un  Nouveau-Zélandais,  mais  un  Anglais;  alors 
il   m'invita  à   descendre  dans  sa  chambre  où  je  lui  fis  le  récit 
de  mes  aventures  et  de  toutes  mes  infortunes.  Je  l'instruisis  du 
danger  auquel  son  navire  serait  exposé  s'il  mouillait  dans  cette 
partie  de  l'île  ;  et  je  l'engageai  à  reprendre  le  large   le  plus 
promptement  possible  ,  en  le  priant  de  m'emmener  avec  lui , 
attendu  que  c'était  la  seule  chance  que  j'eusse  jamais  rencon- 
trée de  pouvoir  m'échapper.  Pendant  ce  temps,  le  fils  du  chef 
ayant  commencé  ses  vols  sur  le  navire,  les  hommes  de  1  équi- 
page l'avaient  attaché,  l'avaient  fouetté  avec  les  araignées  d'un 
de  leurs  hamacs  ,  puis  l'avaient  renvoyé  dans  sa  pirogue.  Ils 
auraient  aussi  fouetté  les  autres,  si  je  n'eusse  intercédé  pour 
eux,  réfléchissant  qu'il  y  avait  peut-être  encore  quelques-uns 
de  mes  infortunés  compagnons  vivans,  à  terre,  sur  lesquels  les 
naturels  auraient  pu  se  venger.   Le  capitaine  consentit  à  me 
prendre  à  son  bord  ,  et  la  pirogue  ayant  été  laissée  en  dérive  , 
nous  reprîmes  le  large.   Pendant   les  seize  premiers  mois  de 
mon  séjour  à  la  Nouvelle-Zélande  ,  j'avais  compté  les  jours  au 
moyen  de  coches  sur  un  bâton  ;  mais  ensuite  j'y  avais  renoncé. 
Je  sus  cependant  que  le  jour  que  je  fus  emmené  de  l'île  était 
le  9  janvier  182G  ;  ainsi  j'étais  resté  prisonnier  chez  ces  sauva- 
ges dix  ans  entiers  moins  deux  mois.» 

Le  capitaiuc  Jackson  donna  ensuite  à  Rutherford  tous  les 
vètemens  dont  il  avait  besoin  ,  et  celui-ci,  en  retour,  lui  fit 
présent  de  son  costume  national  et  de  sa  hache  d'armes.  Le 
navire  se  dirigea  vers  les  îles  de  la  Société,  et  mouilla  à  Taïti 
le  10  février.  Là  Rutherford  entra  au  service  du  consul  an- 
glais, qui  l'employa  à.  scier  du  bois.  Le  26  mars  iï  fut  marié  à 
une  femme  de  distinction  qui  se  nommait,  dit-il,  Novvaï-Roua, 
par  M.  Pritchard,  l'un  des  missionnaires  anglais.  Tandis  qu  il 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  7C3 

résidait  dans  cette  île,  il  fut  aussi  employé  comme  interprèle 
par  le  capitaine  Pcachy  (lisez  lïecchcy),  du  sloop  de  guerre 
le  Blossom,  alors  employé  à  l'exploration  de  ces  îles.  Du  reste, 
brûlant  du  désir  de  revoir  son  pays  natal,  il  embarqua  le 
G  janvier  1827  à  bord  du  brick  Macquaric,  commandé  par  le 
capitaine  Hunter,  et  destiné  pour  Port-Jackson.  En  prenant 
congé  de  sa  femme  et  de  ses  amis,  il  leur  fit  la  promesse  de 
revenir  dans  l'île  sous  deux  ans;  «  promesse  que  j'ai  l'intention 
de  tenir,  dit-il,  si  cela  est  en  mon  pouvoir,  et  je  désire  y  termi- 
ner mes  jours.  ■>  Le Macquarie  atteignit  Port-Jackson  le  19  fé- 
vrier, et  Rutherford  raconte  qu'il  y  rencontra  une  jeune  femme 
qui  avait  été  sauvée  du  massacre  du  Boyd ,  et  qui  lui  fit  le 
récit  de  cette  catastrophe.  C'était  probablement  la  fille  de  la 
femme  que  M.  Berry  transporta  à  Lima.  Il  trouva  aussi  à  Port- 
Jackson  deux  navires  prêts  à  opérer  leur  retour  en  Angleterre, 
avec  une  réunion  de  personnes  qui  avaient  tenté  de  former 
un  établissement  à  la  Nouvelle-Zélande ,  mais  qui  avaient  été 
contraintes  de  renoncer  à  ce  projet,  à  ce  qu'il  comprit,  par  la 
conduite  perfide  des  naturels.  Il  s'embarqua  à  bord  du  Sydney- 
Paeket,  commandé  par  le  capitaine  Taylor,  qui  loucha  d'a- 
bord à  Hobart-Town,  sur  la  terre  de  Van-Diémen ,  et,  après 
un  séjour  de  quinze  jours  environ  ,  fit  voile  pour  Rio-Janeiro. 
A  son  arrivée  dans  cette  ville,  il  entra  au  service  d'un  M.  Har- 
ris,  Hollandais.  M.  Harris,  ayant  appris  son  histoire,  le  pré- 
senta à  l'empereur  Don  Pedro  ,  qui  lui  fit  plusieurs  questions 
par  un  interprète,  et  lui  fit  présent  de  quatre-vingts  dollars. 
Il  lui  offrit  aussi  de  l'emploi  dans  sa  marine;  mais  Rutherford 
refusa  ,  préférant  retourner  en  Angleterre  sur  la  frégate  Blan- 
che,  alors  sur  le  point  de  mettre  à  la  voile,  et  sur  laquelle  il 
obtint  un  passage  à  la  recommandation  du  consul  anglais.  A 
l'arrivée  du  navire  à  Spithead ,  il  le  quitta  sur-le-champ,  et 
se  rendit  à  Manchester,  sa  ville  natale ,  qu'il  n'avait  pas  revue 
depuis  la  première  fois  qu'il  s'était  embarqué  en  l'année  180G. 
Depuis  son  retour  en  Angleterre,  Rutherford  gagnait  par- 
fois son  entretien  en  accompagnant  une  caravane  ambulante 


764 


PIECES  JUSTIFICATIVES. 


de  curiosités,  on  montrant  son  tatouage,  et  racontant  quel- 
que partie  de  ses  aventures  extraordinaires.  L'éditeur  de  ce 
volume  eut  plusieurs  entretiens  avec  lui ,  en  janvier  1829, 
quand  il  se  laissait  montrer  à  Londres.  C'était  évidemment  un 
homme  d'une  grande  intelligence,  et  doué  d'un  véritable  talent 
d'observation.  Il  repassa  son  journal  entier  avec  beaucoup  de 
soin,  en  expliquant  les  passages  difficiles,  et  communiquant 
certains  détails  dont  nous  avons  profité  dans  le  cours  de  cette 
narration.  Ses  manières  étaient  douces  et  polies  :  il  aimait  les 
enfans,  et  se  plaisait  à  leur  expliquer  les  causes  de  sa  singu- 
lière apparence;  c'était  aussi  un  homme  très-sobre  d'habitude. 
Il  souriait  à  l'idée  de  voir  ses  aventures  publiées,  et  fut  charmé 
qu'on  fit  son  portrait,  quoiqu'il  fût  bien  pénible  pour  lui  de 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  765 

poser  devant  l'arliste,  avec  le  haut  du  corps  découvert,  dans 
un  temps  de  gelée  très-rigoureuse.  En  masse  ,  il  semblait  avoir 
contracté  beaucoup  de  la  confiance  du  peuple  avec  lequel  il 
avait  si  long-temps  vécu ,  et  il  était  en  quelque  sorte  hors  de 
son  élément  au  milieu  de  la  contrainte  des  relations  sociales 
et  des  occupations  monotones  du  peuple  anglais.  Il  lui  était 
fort  pénible  de  se  montrer  pour  de  l'argent,  et  il  ne  s'y  prêtait 
guère  que  pour  acquérir  une  somme  qui ,  jointe  à  ce  qu'il 
avait  reçu  pour  son  manuscrit ,  lui  permît  de  retourner  à 
Taïti.  Nous  n'avons  plus  eu  de  nouvelles  de  lui  depuis  cette 
époque,  et  il  est  probable  qu'il  a  réalisé  ses  projets.  Il  assurait 
qu'il  ne  balancerait  point  à  aller  à  la  Nouvelle-Zélande  ;  que 
ses  anciens  compagnons  croiraient  très-volontiers  qu'il  avait  été 
emmené  de  force  ;  que  ,  d'après  la  connaissance  qu'on  avait  de 
leurs  coutumes,  on  pourrait  l'employer  avec  beaucoup  de 
succès  à  commercer  avec  eux;  et  que  s'il  ramenait  avec  lui  un 
forgeron  et  beaucoup  de  fer ,  il  pourrait  acquérir  la  plupart 
des  productions  les  plus  précieuses  du  pays,  particulièrement 
l'écaillé  de  tortue,  qu'il  considérait  comme  l'objet  le  plus 
important  pour  une  spéculation  commerciale. 

Histoire  de  Toupe-Koupa. 

Ce  fut  au  commencement  de  l'année  182G  que  le  docteur 
Traill  rencorflra  Toupe-Koupa  ;  il  avait  été  appelé  pour 
visiter  ce  sauvage,  attaqué  de  la  rougeole  à  Liverpool. 
M.  Traill  le  trouva  logé  chez  un  capitaine  Reynolds  de 
l'Urania,  navire  marchand  de  la  mer  du  Sud,  appartenant  à 
MM.  Staniforth  et  Gosling  de  Londres,  sur  lequel  il  était  venu 
de  son  pays  natal.  La  manière  dont  ce  sauvage  se  présenta  au 
capitaine  Reynolds  est  très-extraordinaire,  et  dénote  vivement 
l'intrépidité  et  l'énergie  de  son  caractère.  Tandis  que  l'Urania 
naviguait  au  travers  du  détroit  de  Cook,  qui  divise  en  deux 
îles  les  terres  qui  constituent  la  Nouvelle-Zélande,  on  observa 


766  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

trois  grandes  pirogues    contenant    ensemble    soixante-dix  à 
quatre-vingts  naturels,  qui  faisaient  voile  pour  le  navire.  Cela 
causa  une  vive  alarme  à  l'équipage  qui,  du  reste,  se  disposa 
à  recevoir  chaudement  les  sauvages,  dans  le  cas  où  leurs  inten- 
tions deviendraient  hostiles.    Quand  la  plus  grande  pirogue 
vint  à  approcher,  un  des  naturels  qui  la  montaient  se  tenait 
debout,  et  par  signes,  comme  par  quelques  mots  de  mauvais 
anglais,  il  exprimait   que  son  désir  était  d'être  reçu  à  bord. 
Ce  naturel  était  Toupe-Koupa.  Sa  requête  fut  rejetée  par  le 
capitaine  Reynolds  qui  craignait  quelque  trahison;  mais  lors- 
qu'il eut  remarqué  qu'il  n'y  avait  point  d'armes  dans  la  piro- 
gue ,  il  la  laissa  accoster  le  navire.  Alors  le  sauvage  déterminé, 
quoique  le  capitaine  s'obstinât  encore  à  ne  pas  le  recevoir, 
s'élança  du  milieu  de  ses  compatriotes,  et  fut  en  un  instant  sur 
le  pont.  La  première  chose  qu'il  fit,  après  être  monté  à  bord , 
fut  d'ordonner  aux  pirogues  de  se  retirera  une  certaine  distance. 
Son  but  était  de  montrer  que  ses  intentions  étaient  entièrement 
pacifiques.  Puis,  par  des  signes  non  équivoques,  il  demanda 
au  capitaine  des  armes  à  feu.  Cette  demande  ayant  été  refusée, 
il  annonça  sur-le-champ  le  projet  qu'il  avait  formé  de  se  ren- 
dre, en  dépit  de  toute  résistance,  en  Angleterre.  «Je  vais  en 
Europe,  dit-il,  pour  voir  le  roi  Georges.  »  Embarrassé  de  cette 
résolution,  le  capitaine,  après  avoir  tenté  en  vain  de  lui  per- 
suader de  rentrer  dans  sa  pirogue ,  ordonna  à  la  fin  à  trois  de 
ses  plus  robustes  matelots  de  le  jeter  par-dessus  le  bord.  Il  sa- 
vait que  tous  les  Nouveaux-Zélandais  nagent  fort  bien  ,  et  les 
pirogues  étaient  encore  à  une  petite  distance.  Mais  Toupe  de- 
vina son  intention  ;  sur-le-champ  se  jetant  tout  de  son  long 
sur  le  pont,  il  s'accrocha   à  deux  barres  de  fer  avec  tant  de 
force,  que,  pour  l'en  détacher,  il  eût  fallu  employer  une  vio- 
lence  qui   répugnait   à    l'humanité    du    capitaine   Revnolds. 
Quand  cette  lutte  eut  cessé,  le  chef,  car  on  ne  pouvait  plus 
douter  que  tel  ne  fût  son  rang,  se  sentant  fermement  établi  à 
bord ,  annonça  à  ses  gens  dans  les  pirogues  qu'il  était  en  route 
pour  l'Europe,  et  leur  ordonna  de  retourner  à  terre.  Ceux-ci 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  7Q7 

obéirent  à  l'instant.  Durant  quelques  jours ,  ïe  capitaine  Rey- 
nolds lit  diverses  tentatives  pour  le  débarquer  sur  différons 
points  de  la  côte  voisine  ,  mais  les  vents  l'empêchèrent  d'effec- 
tuer eette  résolution.  Pour  cette  raison  ,  voyant  qu'il  ne  pou- 
vait faire  autrement,  il  renonça  à  l'espoir  de  se  débarrasser 
de  son  hôte  importun  ,  et  se  décida  à  rendre  son  existence  à 
bord  du  navire  la  plus  douce  possible.  Peu  à  peu  les  ma- 
nières du  Nouveau  -Zélandais  lui  concilièrent  le  respect  et 
l'attachement  des  matelots  ,  et  ils  étaient  ensemble  sur  le 
pied  le  plus  amical  avant  que  le  navire  arrivât  à  Lima.  A 
Monte-Video,  il  survint  un  incident  qui  rendit  indissolubles 
les  liens  de  l'amitié  entre  Toupe  et  le  capitaine  Reynolds. 
Celui-ci  tomba  à  la  mer,  et  eût  péri  sans  l'intrépidité  de 
Toupe.  Ce  naturel  s'élança  à  la  mer  après  lui,  et  l'ayant  saisi 
au  moment  où  il  coulait,  il  le  soutint  d'une  main  sur  l'eau  , 
tandis  qu'il  nageait  de  l'autre  ,  jusqu'à  ce  qu'on  eût  pu  les  dé- 
couvrir du  bord.  Après  cette  aventure,  l'attachement  de  Toupe 
et  du  capitaine  Reynolds  devint  si  fort,  que  le  docteur  Traill 
raconte  qu'à  Liverpool  le  premier  semblait  tout  inquiet  quand 
le  capitaine  restait  absent  une  heure  ou  deux  de  plus  que  de 
coutume  ;  et  dans  la  crainte  de  voir  son  ami  et  protecteur  s'é- 
loigner de  lui ,  il  avait  retiré  le  bagage  du  capitaine  dans  sa 
propre  chambre.  D'un  autre  côté ,  la  conduite  du  capitaine 
Reynolds  envers  l'étranger,  de  l'entretien  duquel  il  se  trou- 
vait ainsi  chargé,  était  marquée  par  des  soins  et  une  bienveil- 
lance qui  lui  faisaient  le  plus  grand  honneur.  Bien  qu'il  fût 
sans  emploi  et  que  ses  ressources  fussent  très-modiques,  il  les 
partageait  avec  son  ami ,  et  il  avait  constamment  résisté  avec 
fermeté  aux  propositions  réitérées  qu'on  lui  avait  faites  de 
montrer  Toupe  pour  de  l'argent.  Dans  le  temps  de  sa  maladie 
particulièrement,  Toupe  reçut  les  soins  les  plus  attentifs  du 
capitaine  et  de  sa  femme.  Sans  la  présence  presque  conti- 
nuelle du  capitaine,  le  pauvre  chef  serait  resté  presque  sans 
appui,  même  après  son  arrivée  en  ce  pays;  car  bien  qu'il  pût 
comprendre  quelques  mots  d'anglais,  quand  on  lui  parlait,  il 


768  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

n'avait  pas  acquis  une  connaissance  suffisante  de  la  langue 
pour  pouvoir  s'exprimer,  même  pour  les  besoins  les  plus  ordi- 
naires; et  le  capitaine  Reynolds,  qui  conversait  avec  lui  dans 
sa  langue  maternelle,  lui  était  en  conséquence  essentiellement 
nécessaire  comme  interprète. 

Quand  le  docteur  Traill  fut  appelé  près  de  Toupe,  il  le 
trouva,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  attaqué  de  la  rougeole 
et  assisté  d'un  chirurgien  qui  l'avait  vacciné  quelques  jours 
auparavant.  Des  saignées  et  des  vésicatoircs  appliqués  à  pro- 
pos firent  céder  heureusement  la  maladie,  et  le  malade  fut 
bientôt  complètement  rétabli.  Toupe  resta  à  Liverpool  quel- 
ques semaines  après  son  rétablissement,  et  pendant  ce  temps 
il  faisait  de  fréquentes  visites  au  docteur  Traill  ;  ainsi  ce  gent- 
leman eut  les  occasions  les  plus  favorables  d'observer  son  ca- 
ractère et  ses  manières,  et  d'obtenir  de  très- précieux  rensci- 
gnemens  touchant  ses  compatriotes. 

Toupe-Koupa  semblait  être  encore  dans  la  fleur  de  l'âge, 
bien  qu'au  moment  où  il  entreprit  son  aventureuse  expédition 
il  eût  laissé  son  fils  aîné,  disait-il,  à  la  tête  de  sa  tribu  pendant 
son  absence.  Sa  figure  était  agréable  et  annonçait  de  l'intelli- 
gence, quoiqu'elle  fût  si  bien  tatouée  qu'à  peine  y  restait-il  le 
moindre  espace  qui  eût  conservé  sa  couleur  primitive.  Qui  plus 
est ,  toutes  les  parties  de  son  corps  étaient  couvertes  de  ces 
dessins;  ses  bras  nerveux  et  bien  conformés  étaient  surtout 
sillonnés  par  un  grand  nombre  de  simples  lignes  noires ,  et 
ces  lignes,  disait-il,  indiquaient  le  nombre  des  blessures  qu'il 
avait  reçues  dans  le  combat.  Son  caractère  était  généralement 
doux  et  facile,  mais  il  lui  échappait  parfois  des  boutades  qui 
rappelaient  l'humeur  capricieuse  et  irritable  du  sauvage.  Une 
fois ,  tandis  qu'il  se  trouvait  à  bord  ,  un  matelot  vigoureux  l'in- 
sulta avec  intention;  aussitôt  il  s'élança  sur  cet  homme,  Je 
saisit  par  le  col  et  par  la  ceinture,  etaprèsl'avoir  tenu  quelques 
momens  suspendu  sur  sa  tète,  il  l'étendit  sur  le  pont  avec  une 
grande  violence.  Du  reste,  de  pareils  emportemens  de  sa  part 
semblaient  fort  rares.  En  société  ses  manières  étaient  tout-à- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  7G9 

fait  exemptes  de  gène,  et  dénotaient  cette  aisance  naturelle 
à  un  homme  accoutumé  à  inspirer  de  la  considération.  Toute- 
fois ,  pénétré  de  l'idée  qu'il  devait  se  conformer  aux  coutumes 
du  pays  où  il  se  trouvait,  il  était  constamment  sur  ses  gardes 
pour  observer  la  conduite  de  ceux  qui  l'environnaient,  et  gé- 
néralement sa  manière  de  les  imiter  était  admirablement 
prompte  et  exempte  de  toute  gaucherie.  En  prenant  sa  leçon, 
pour  ainsi  dire,  son  habitude  était  de  tenir  les  yeux  sur  celui 
qu'il  considérait  comme  la  principale  personne  de  la  compa- 
gnie. A  table,  bien  qu'il  fût  ordinairement  servi  le  premier, 
à  titre  d'étranger,  il  ne  commençait  jamais  à  manger,  sur- 
tout si  le  plat  était  nouveau  pour  lui ,  à  moins  qu'il  ne  vît  les 
autres  se  servir  de  leur  cuiller,  ou  de  leur  couteau  et  de  leur 
fourchette.  Il  comprit  bientôt  l'usage  des  verres  à  laver  les 
doigts  et  des  serviettes;  une  fois  il  avala  cependant  l'eau  des 
premiers ,  mais  il  ne  retomba  jamais  dans  la  même  erreur. 

Le  motif  pour  lequel  Toupe  avait  entrepris  le  voyage  ex- 
traordinaire ,  où  il  débuta  d'une  manière  si  déterminée ,  était 
le  même  qui  dans  ces  dernières  années  attira  en  Angleterre 
plusieurs  autres  de  ses  compatriotes.  Il  venait,  comme  il  en 
est  convenu  lui-même  ,  pour  se  procurer  une  provision  d'ar- 
mes à  feu.  Aucun  chef  de  la  Nouvelle  Zélande,  parmi  ceux 
dont  il  a  été  question  jusqu'à eejour,nesauraitlui  être  comparé 
sous  le  rapport  du  pouvoir  et  de  l'importance,  si  nous  devons 
en  croire  les  détails  qu'il  a  donnés  sur  l'étendue  de  ses  do- 
maines. Quand  on  lui  montra  son  pays  natal  sur  une  carte,  il 
le  reconnut  tout  de  suite  ;  quand  on  lui  demanda  où  était  le 
terrain  où  il  résidait,  il  représenta  ses  Etats  comme  embrassant 
toute  la  partie  méridionale  de  l'île  Nord,  qui  en  serait  déta- 
chée par  une  ligne  tirée  depuis  la  pointe  de  Sugar-Loaf ,  sur 
la  côte  de  l'Ouest,  jusqu'au  cap  Turn-Again  sur  la  côte  orien- 
tale; et  cette  étendue  ne  formerait  guère  moins  du  quart  de 
l'île  entière.  Il  déclarait  que  sa  principale  résidence  était 
l'île  Entry,  située  à  peu  de  distance  de  la  côte,  sur  la  rive  sep- 
tentrionale du  détroit  de  Cook,  et  presque  en  face  de  l'entrée 
tome  m.  49 


7  70  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

du  canal  de  la  Reine-Charlotte.  Précisément  vis-à-vis  de  cette 
petite  île,  un  canal  spacieux  et  profond  pénètre,  dit  ce  chef, 
fort  avant  dans  les  terres.  Il  décrivait  aussi  un  autre  canal,  qui 
n'est  pas  tout-à-fait  aussi  étendu  ,  et  qui  pénètre  dans  la  terre 
située  à  l'Est,  entre  Le  cap  Tera-Witi  et  le  cap  Palliser.  Cette 
partie  de  la  côte  fut  très-imparfaitement  explorée  par  Cook 
qui ,  dans  le  fait,  ne  l'a  guère  figurée  que  par  conjecture;  et 
depuis  ce  temps  on  n'a  eu  aucun  détail  à  cet  égard.  Toupe 
assurait  que  les  bords  de  ces  mers  intérieures  étaient  cou- 
verts jusqu'au  bord  de  l'eau  de  pins  magnifiques  de  l'espèce  du 
koudi. 

Toupc  avait  été  l'une  des  principales  victimes  dans  le  nom- 
bre de  ceux  qui  avaient  souffert  des  invasions  de  Shongui,  lors- 
que ce  chef  belliqueux  fut  de  retour  d'Europe  avec  une  ample 
provision  d'armes,  et  des  projets  ambitieux  de  conquêtes  qui 
ne  tendaient  à  rien  moins  qu'à  subjuguer  l'île  entière.  La  par- 
tie la  plus  voisine  des  domaines  de  Toupe  n'est  pas  éloignée 
de  moins  de  quatre  cents  milles  de  ceux  de  ce  puissant  et  infa- 
tigable capitaine;  en  effet    leurs  Etats  étaient  séparés  l'un  de 
l'autre  par  la  longueur  presque  entière  de  l'île.  Aussi  rien  ne 
peut  donner  une  idée  plus  exacte  des  projets  de  conquête  de 
Shongui,  que  de  montrer  qu'elles  l'avaient  conduit  à  avoir 
pour  ennemi  un  peuple  séparé  du  sien  par  un  intervalle  aussi 
considérable.  Cependant  le  récit  de  Toupe  ne  fait  pas  connaî- 
tre si  Shongui  envahit  effectivement  son  territoire;  peut-être 
est-il  plus  naturel  de  supposer  que,  comme  cela  est  ordinaire 
dans  les  guerres  de    ces  peuples,    ils  convinrent  d'en  venir 
aux  mains  sur  quelque  pays  intermédiaire,  et  de  vider  leur 
différend  par  les  armes.  Toupe,  qui  n'avait  aucune  idée  des 
armes  redoutables   que  son  rival  allait  lui  opposer,   n'hésita 
pas  un  instant  à  accepter  le  cartel  qui  lui  fut  proposé.  Quand 
même  il  eût  été   mieux  instruit  qu'il  ne   l'était  de  l'effet  des 
armes  à  feu,  les  usages  de  la  Nouvelle-Zélande  ne  lui  eussent 
peut-être  pas  permis  de  refuser  ce  défi.  Quoi  qu'il  en  soit,  les 
deux  chefs  en  vinrent  aux  mains,  et  la  défaite  de  Toupe  en 


\ 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  771 

fut  le  résultat.  Cet  événement  eut  les  conséquences  les  plus 
funestes  pour  cet  infortuné  chef.  Poursuivant  ses  succès, 
Shongui  chassa  devant  lui  son  rival  vaincu,  jusqu'il  ce 
qu'il  l'eût  réduit  à  se  réfugier  avec  un  petit  nombre  de  ses 
partisans  dans  un  de  ses  pas  ou  châteaux-forts.  De  cette 
citadelle,  le  misérable  Toupe,  parmi  nombre  d'atrocités 
exercées  sur  son  peuple,  fut  soumis  à  l'lft>rreur  de  voir  deux 
de  ses  enfans  taillés  en  pièces  et  dévorés  sous  ses  yeux  par 
son  impitoyable  vainqueur.  Bien  qu'il  fut  sans  doute  accou- 
tumé aux  scènes  affreuses  de  barbarie,  si  ordinaires  dans  les 
guerres  de  ce  pays,  cette  horrible  scène  avait  fait  sur  son 
cœur  une  impression  ineffaçable,  et  le  souvenir  de  cet  ins- 
tant fatal  semblait  le  poursuivre  dans  toutes  les  circonstances 
de  sa  vie.  En  Angleterre  ,  il  fut  vivement  ému  la  première  fois 
qu'il  vit  un  des  fils  du  docteur  Traill,  petit  garçon  de  quatre 
ans  environ.  Ayant  pris  l'enfant  sur  ses  genoux,  il  se  mit  à 
l'embrasser  et  à  pleurer;  et  quand  on  lui  demanda  le  motif  de 
son  affliction  ,  il  répondit  que  cet  enfant  était  précisément  du 
même  âge  que  l'un  de  ses  fils  qu'il  avait  vu  tuer  et  manger; 
puis,  d'un  ton  et  d'un  air  qui  annonçaient  toute  son  émotion, 
il  détailla  la  manière  dont  son  enfant  avait  été  égorgé.  Sa  fi- 
gure prit  une  expression  terrible  quand  il  fit  connaître  ,  par 
un  petit  nombre  de  mots  proférés  à  la  hâte,  et  par  des  signes 
non  équivoques,  qu'il  avait  vu  son  ennemi  arracher  les  yeux 
de  son  enfant  et  les  dévorer.  L'accès  de  sa  rage  se  terminait 
par  des  menaces  entrecoupées  de  vengeance  ,  et  il  était  évident 
que  l'espoir  de  voir  arriver  le  jour  où  il  pourrait  satisfaire  ce 
sentiment  était  désormais  le  vœu  le  plus  ardent  de  son  cœur. 

Quoiqu'il  fût  venu  en  Angleterre  uniquement  pour  obtenir  ,-r«v      m 

les  moyens  de  se  mesurer  avec  son  puissant  ennemi  à  armes  y.*-*'" 
égales,  il  déclarait  qu'il  était  résolu  ,  à  son  retour,  de  réprimer 
les  affreux  excès  que  ses  compatriotes  ajoutent  aux  horreurs 
inévitables  de  la  guerre.  Ils  avaient  l'habitude,  ainsi  qu'il  l'a- 
vouait, de  boire  le  sang  fumant  de  ceux  qui  succombaient 
dans  le  combat,  mais  il  affirmait  qu'il  ne  permettrait  plus  à 

49" 


772  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

son  peuple  de  pareilles  actions;  lui-même  ,  disait-il,  ne  man- 
gerait plus  de  chair  crue,  ni  ne  tuerait  personne  que  dans  le 
combat,  car  il  voulait  essayer  de  vivre  à  tous  égards  comme 
les  blancs.  Nonobstant  les  coutumes  sauvages  dans  lesquelles 
il  avait  été  élevé,  il  est  certain  que  Toupe  donnait  souvent 
des  preuves  d'un  caractère  naturellement  humain  et  susceptible 
d'affection.  Il  était  5?n  outre  doué  de  tant  de  sagacité  et  d'in- 
telligence, que  l'on  ne  pouvait  douter  que  la  connaissance 
qu'il  avait  acquise  de  la  vie  civilisée  ne  lui  fit  vivement  sentir 
toute  la  dégradation  des  habitans  de  son  pays;  mais  il  est  dou- 
teux qu'il  ait  assez  d'autorité  ou  d'énergie  dans  le  caractère 
pour  introduire,  à  son  retour,  aucunes  réformes  salutaires  parmi 
ses  compatriotes,  réduit  comme  il  le  sera  à  ses  propres  moyens 
et  au  milieu  de  circonstances  aussi  peu  favorables  à  ses  vues. 

Cependant,  durant  son  séjour  en  Angleterre,  il  s'informait 
attentivement  de  tous  les  objets  qui  pourraient  être  le  plus 
utiles  à  son  pays.  Plusieurs  fois  le  docteur  Traill  lui  fit  faire 
de  courtes  excursions  dans  son  cabriolet ,  au  travers  de  la  cam- 
pagne des  environs  de  Liverpool ,  et  dans  ces  occasions  ,  Toupe 
lui  adressa  plusieurs  questions  qu'il  posait  avec  beaucoup  d'in- 
telligence. Tout  ce  qui  se  rapportait  à  l'agriculture  et  à  l'art 
du  forgeron  l'intéressait  particulièrement.  11  fut  très-surpris 
de  voir  comment  le  blé  croissait  et  se  changeait  ensuite  en  fa- 
rine. Il  fut  impossible  de  faire  comprendre  h  Toupe  le  méca- 
nisme de  quelques-uns  des  moulins  les  plus  compliqués  qu'on 
lui  fit  voir;  l'unique  moyen  de  communication  dont  on  pou- 
vait user  en  ces  circonstances  était  trop  borné  pour  permettre 
à  ses  amis  de  lui  donner  les  explications  nécessaires,  quand 
bien  même  il  eût  été  en  état  de  les  comprendre  ;  mais  lorsqu'on 
lui  montra  un  moulin  à  eau  pour  moudre  le  grain,  il  saisit 
facilement  comment  la  chute  de  l'eau  faisait  mouvoir  la  grande 
roue,  et  il  semblait  concevoir  aussi  de  quelle  manière  ce  mou- 
vement se  communiquait  à  la  pierre  supérieure.  Une  autre 
machine,  si  toutefois  on  peut  l'appeler  ainsi,  d'une  nature 
bien  différente  ,  et  tout-à-fait  h  la  portée  de  son  intelligence, 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  773 

in>  lui  causa  p;is  moins  de  plaisir  et  d'étonnemcnt  :  c'était  un 
arc,  car,  ce  qui  est  assez  étrange,  cette  arme  est  tout-à-fait  in- 
connue aux  INouveaux-Zélandais ,  malgré  leur  passion  pour 
les  combats,  et  quoique  l'arc  soit  par  sa  simplicité  l'arme  na- 
turelle des  peuples  primitifs.  Il  essaya  de  s'en  servir  à  plu- 
sieurs reprises ,  et  il  témoigna  un  vif  plaisir  en  voyant  avec 
quelle  force  la  flèche  pénétrait  dans  le  but.  Il  ramassa  avec 
soin  quelques  arcs  et  flèches  dont  ses  amis  de  Livcrpool  lui 
firent  cadeau,  et  il  en  faisait  un  grand  cas;  quoiqu'il  sentît 
bien  que  cet  instrument  fût  loin  de  valoir  le  fusil,  il  voyait 
cependant  qu'il  pouvait  en  tenir  lieu  jusqu'à  un  certain  point. 

Sa  surprise  fut  extrême  la  première  fois  qu'il  vit  un  homme 
à  cheval.  Il  demanda  un  jour  quel  animal  c'était,  et  il  parut 
stupéfait  quand  il  vit  le  cavalier  descendre  à  son  gré  et  se  pro- 
mener seul.  Il  aimait  à  rappeler  combien  sa  surprise  avait  été 
grande  en  ce  moment.  Quand  ce  phénomène  lui  fut  devenu 
plus  familier,  il  témoigna  le  désir  de  monter  lui-même  à  che- 
val, on  le  satisfit  à  cet  égard;  il  fut  d'abord  enchanté  de  voir 
marcher  l'animal  avec  lui ,  mais  il  lui  arriva  de  lâcher  la  bride, 
le  cheval  décampa  ,  et  le  pauvre  Toupe  fut  jeté  par  terre  avec  . 
quelque  violence,  catastrophe  à  laquelle  il  ne  s'était  nullement 
préparé. 

Le  docteur  Traill  le  conduisit  un  jour  voir  la  revue  d'un 
régiment  de  dragons,  spectacle  tout-à-fait  de  son  goût.  La 
belle  apparence  des  troupes ,  leurs  évolutions  en  exécutant  une 
charge,  les  commandemens  avec  lesquels  s'exécutaient  les 
divers  exercices,  tout  cela  arrachait  à  Toupe  les  plus  vives 
expressions  de  surprise  et  de- joie.  Ayant  demandé  à  qui  ces 
hommes  appartenaient,  on  lui  dit  que  c'était  au  roi  Georges; 
alors  il  voulut  savoir  si  le  roi  avait  beaucoup  d'autres  guerriers 
semblables  à  ceux-ci  ;  quand  il  eut  appris  qu'il  en  avait  un 
grand  nombre  d'autres,  il  s'écria  sur-le-champ  :  «  En  ce  cas, 
pourquoi  ne  donne-t-il  pas  à  Toupe  des  mousquets  et  des  sa- 
bres? »  ajoutant  qu'il  paierait  généreusement  ces  objets  avec 
des  espars  et  du  lin.  Il  appelait  le  lin  ariki-kaï]  terme  que  nous 


774  PIECES  JUSTIFICATIVES 

n'avons  vu  mentionné  nulle  part,  koradi  étant  celui  qu'on 
emploie  habituellement.  Pourtant  on  ne  put  clouter  que  Toupe 
ne  fît  allusion  au  phormium  tenax ,  à  la  manière  dont  il  re- 
connut sur-le-champ  un  échantillon  de  cette  plante  qu'il  vit 
dans  une  serre.  Ravi  de  joie  à  cet  aspect,  comme  s'il  eût  ren- 
contré un  vieil  ami,  il  s'écria  tout-à-coup  :  Ariki-kaï!  ariki- 
kaï!  et  il  rit  de  bon  cœur  de  voir  cette  plante  cultivée  avec 
soin  dans  un  pot,  remarquant  qu'elle  deviendrait  bien  plus 
robuste  si  on  la  laissait  en  pleine  terre  ;  qu'elle  était  très-com- 
mune dans  son  pays,  et  ne  méritait  pas  du  tout  le  soin  que 
nous  en  prenions  en  Angleterre.  Il  semblait  croire  que  cet 
échantillon  ne  signifiait  pas  grand'chosc,  ajoutant  qu'il  en  en- 
verrait de  beaucoup  plus  beaux  de  la  Nouvelle-Zélande. 

Quand  le  docteur  Traill  et  Toupe  se  promenaient  en  voi- 
ture ensemble,  ils  étaient  ordinairement  entourés  d'une  foule 
de  spectateurs,  partout  où  ils  s'arrêtaient  dans  les  rues;  le  chef 
était  enchanté  de  la  curiosité  que  montrait  le  peuple,  il  tirait 
son  chapeau  aux  curieux,  et  touchait  les  mains  de  plusieurs 
d'entre  eux.  Un  jour,  une  jeune  fille  qui  vendait  des  oranges 
lui  ayant  présenté  son  panier  pour  l'inviter  à  en  acheter  quel- 
ques-unes, il  s'imagina  qu'elle  lui  faisait  un  cadeau  du  tout, 
et  il  se  mita  vider  la  corbeille  dans  la  voiture.  Il  fut  impossi- 
ble de  lui  faire  entendre  raison;  c'est  pourquoi  on  lui  permit 
de  vider  le  panier,  et  l'on  paya  la  femme  à  son  insu.  Aussi,  à 
son  retour  chez  lui ,  il  raconta  au  capitaine  Reynolds  ,  avec  un 
air  très-satisfait,  quelle  admiration  il  avait  excitée,  et  combien 
le  peuple  avait  été  honnête  à  son  égard  eh  lui  faisant  des  présens. 

Mais  parmi  les  divers  objets  qu'on  lui  offrait,  il  attachait 
toujours  un  bien  plus  grand  prix  à  ceux  qu'il  jugeait  réel- 
lement utiles  ,  qu'à  ceux  qu'il  considérait  comme  purement 
de  luxe.  Immédiatement  après  les  armes  à  feu,  les  instrumens 
de  fer  et  les  outils  d'agriculture  étaient  les  grands  objets 
de  son  ambition.  Les  scies,  les  haches  et  les  ciseaux  avaient 
beaucoup  de  valeur  à  ses  yeux  ,  ainsi  que  les  couteaux  et  les 
fourchettes  dont  il  voulait,    disait-il,  à  son  retour,    intro- 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  77 


duire  L'usage  parmi  ses  compatriotes.  Le  docteur  Traill  lui  fit 
présent  d'un  couteau  de  voyage  ordinaire  a  euiller  et  à  four- 
chette ;  la  réunion  de  ces  trois  pièces  en  une  seule  fui  un  grand 
sujet  d'admiration  pour  lui,  etle  ravissement  que  lui  fit  éprouver 
ce  présent  fut  réellement  inexprimable.  Il  ne  fut  surpassé  que 
par  l'extase  dans  laquelle  il  fut  plongé,  quand  un  autre  de  ses 
amis  le  gratifia  de  quelques  vieux  fusils  et  d'un  mousqueton 
de  cuivre  ;  cette  fois  il  poussa  des  cris  et  sauta  de  joie. 

On  peut  citer  le  fait  suivant  comme  une  preuve  curieuse  de 
la  difficulté  qu'il  y  a  de  se  procurer  des  renseignemens  exacts 
touchant  plusieurs  des  coutumes  et  des  opinions  en  vi- 
gueur chez  un  peuple  dont  la  condition  sociale  est  très-diffé- 
rente de  la  nôtre.  Pendant  tout  le  temps  que  Toupe  s'était 
trouvé  avec  le  capitaine  Reynolds,  depuis  leur  première  ren- 
contre à  la  Nouvelle-Zélande,  jusqu'à  leur  arrivée  en  Angle- 
terre ,  le  dernier  n'avait  jamais  pu  découvrir  si  son  ami  avait 
quelque  notion  d'un  être  ou  intelligence  supérieure  ,  bonne 
ou  mauvaise.  Il  se  passa  même  un  temps  considérable  avant 
que  le  docteur  Traill  pût  s'assurer  de  la  vérité  à  cet  égard.  A 
la  fin  ,  un  jour  comme  ils  passaient  près  d'une  église ,  Toupe 
demanda  à  qui  était  cette  grande  maison,  et  on  lui  dit  qu'elle 
avait  été  bâtie  par  les  Anglais  pour  prier  le  grand  Esprit  du 
ciel  qui  envoie  la  pluie  ,  le  vent  et  le  tonnerre.  Cette  explica- 
tion ayant  été  traduite  par  le  capitaine  Reynolds  ,  à  l'aide  de 
signes  qui  imitaient  l'acte  de  la  prière,  sembla  être  comprise. 
Toupe  interrogé  s'il  n'y  avait  point  aussi  un  grand  Esprit  dans 
son  pays  natal,  répondit  :  «  Oh  !  oui,  plusieurs,  les  uns  bons, 
d'autres  très-méchans ,  envoyant  les  tempêtes  et  la  maladie.  » 
Il  faisait  connaître  en  même  temps,  par  des  signes  très-expres- 
sifs, que  ses  compatriotes  avaient  coutume  de  leur  adresser  à 
tous  des  prières.  On  le  conduisit  ensuite  à  l'église  ,  et  il  sembla 
comprendre  le  but  général  des  cérémonies  religieuses ,  qu'il 
observa  avec  une  grande  attention.  On  fit  quelques  efforts 
pour  lui  imprimer  la  doctrine  qu'il  n'y  avait  qu'un  seul  Dieu, 
mais  le  succès  de  ces  tentatives  demeura  douteux. 


77H 


PIECES  JUSTIFICATIVES. 


Quelques  renscignemens  fort  curieux  touchant  le  mo/co  lu- 
rent accidentellement  obtenus  de  la  part  de  Toupe.  L'esquisse 
de  sa  tête,  dont  nous  donnons  ici  une  gravure,  fut  tracée, 


ç* 


durant  son  séjour  à  Liverpool,  par  un  de  ses  amis,  M.  John 
Sylvester;  et  Toupe  s'intéressa  beaucoup  aux  progrès  de  son 
exécution.  Mais  par-dessus  tout  il  tenait  fortement  à  ce  que 
les  dessins  de  son  visage  fussent  fidèlement  reproduits  sur 
le  portrait.  Ces  dessins,  assurait-il,  n'étaient  pas  du  tout 
l'ouvrage  du  caprice,  mais  ils  étaient  tracés  suivant  certai- 
nes règles  de  l'art  qui  déterminaient  la  direction  de  chaque 
ligne.  Dans  le  fait,  leur  ensemble  constituait  la  marque  dis- 
tinctive  de  l'individu  :  il  y  a  plus,  Toupe  donnait  constamment 
son  nom  à  la  marque  de  sa  figure  qui  se  trouvait  précisé- 
ment au-dessus  de  la  partie  supérieure  de  son  nez,  en  disant  : 
«  L'homme  de  l'Europe  écrit  son  nom  avec  une  plume,  le 
nom  de  Toupe  est  ici,  »  en  désignant  son  front.  Pour  mieux 
expliquer  sa  pensée,  il  traçait  sur  un  papier,  avec  une  plume 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  77  7 

ou  un  pinceau,  les  marques  correspondantes  dans  les  mokos  de 
son  frère  et  de  son  fils ,  et  faisait  remarquer  les  différences  qui 
se  trouvaient  entre  ces  dessins  et  le  sien.  Du  reste,  cette 
partie  de  sa  décoration  qu'il  appelait  son  nom  n'était  pas 
seule  aussi  familière  à  l'esprit  de  Toupe  ;  chacun  des  dessins, 
tant  de  sa  figure  que  de  toutes  les  autres  parties  de  son  corps, 
était  constamment  gravé  dans  sa  mémoire. 

Quand  on  eut  découvert  le  talent  de  Toupe  dans  ce  genre  de 
dessin  ,  plusieurs  de  ses  connaissances  de  Liverpool  lui  deman- 
dèrent des  échantillons  de  son  savoir-faire,  et,  durant  une 
quinzaine  de  jours,  tout  son  temps  fut  employé  à  fabriquer  des 
dessins  des  cicatrices  dont  sa  figure  était  couverte.  La  pro- 
fondeur et  la  quantité  des  traits  du  tatouage  indiquaient,  di- 
sait-il, la  dignité  de  l'individu;  suivant  cette  règle,  il  devait 
avoir  été  lui-même  un  chef  d'un  rang  distingué ,  attendu  qu'il 
restait  à  peine  le  moindre  espace  de  la  peau  de  sa  figure  dans 
l'état  naturel.  Quelques-uns  de  ses  ouvrages  représentaient 
aussi  les  dessins  des  autres  parties  de  son  corps  ;  et  il  traça  pour 
le  docteur  Traill  les  mokos  de  son  frère  et  de  son  fils  aîné , 
jeune  homme  qu'il  avait  laissé,  comme  nous  l'avons  déjà  dit, 
pour  commander  sa  tribu  jusqu'à  son  retour.  En  finissant  le 
dernier,  il  le  tint  en  l'air,  le  contempla  avec  un  murmure  de 
contentement  affecteux,  le  baisa  plusieurs  fois,  et  fondit  en 
larmes  en  le  remettant  au  docteur. 

L'ensemble  de  ces  anecdotes  forme  la  peinture  la  plus  agréa- 
ble que  nous  possédions  du  caractère  des  Nouveaux-Zélandais  ; 
il  démontre  ce  qu'un  peuple  doué  d'un  aussi  bon  cœur  pour- 
rait devenir,  si  l'on  pouvait  améliorer  la  condition  fâcheuse 
où  il  se  trouve,  condition  qui  dirige  la  plupart  de  leurs  qua- 
lités vers  un  but  si  funeste  ,  puisqu'elle  ne  fait  servir  leur  sen- 
sibilité, leur  bravoure,  et  même  leur  intelligence  et  leur 
adresse  naturelle,  qu'à  l'entretien  de  leurs  haines  mutuelles, 
et  à  ajouter  une  férocité  nouvelle  et  un  esprit  de  vengeance 
plus  insatiable  encore  à  leurs  guerres  perpétuelles.  Toupe , 
une  lois  soustrait  à  ces  funestes  influences,  et  placé  au  milieu 


778  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

des   habitudes  de  la  vie  civilisée,  ne  montrait  plus  que  des 
dispositions  douces  et  affecteuses.    Le  barbare,   qui  dans   les 
combats  avait  tant  de  fois  semé  la  mort  autour  de  lui,  était 
devenu  le  compagnon  de  jeu  des  enfans  et  le  disciple  corn-' 
plaisant  des  coutumes  les  plus  paisibles.  Personne  n'eût  mon- 
tré des  dispositions  plus  naturelles  pour  tous  les  avantages  de 
la  civilisation.    Sa  reconnaissance  de  tous  les  petits  services 
qu'on  pouvait  lui  rendre  était   toujours  exprimée  avec  une 
chaleur  et  d'une  manière  qui  prouvait  qu'elle  venait  du  cœur. 
Lorsqu'il  quitta  Liverpool,  il  fut  profondément  ému  en  pre- 
nant congé  du  docteur  Traill  :  d'abord  il  lui  baisa  les  mains; 
ensuite  ,    oubliant    ou  dédaignant  les  nouvelles  formes  qu'il 
avait  contractées  depuis  son  arrivée  en  Europe,  pour  revenir 
à  celles  que  son  cœur  jugeait  sans  doute  beaucoup  plus  expres- 
sives, il  frotta  son  nez  contre  celui  de  son  ami,  d'après  la 
coutume  de  son  pays,   avec    une   cordialité   passionnée.  En 
même  temps  Toupe  assura  le   digne  médecin  que ,  s'il  venait 
jamais  dans  son  pays,  il  aurait  des  vivres  en  abondance,  et 
pourrait  remporter  avec  lui  autant  de  chanvre  et  d'espars  qu'il 
en  désirerait. 

Le  docteur  Traill  était  sincèrement  pénétré  des  avantages 
que  l'on  pouvait  retirer  de  la  \  isite  de  Toupe  en  Angleterre , 
visite  qui  nous  avait  prouvé  l'amitié  d'un  chef  aussi  puissant, 
et  qui  avait  donné  une  preuve  si  extraordinaire  de  son  carac- 
tère énergique  et  entreprenant,  en  même  temps  qu'elle  avait 
démontré  ses  dispositions  à  cultiver  ses  relations  avec  les  An- 
glais; et  il  s'arrangea  de  manière  à  présenter  un  mémoire  sur 
cette  matière  au  gouvernement.  D'après  le  récit  de  Toupe,  on 
ne  pouvait  douter  que  son  territoire  ne  produisît  en  abondance 
du  bois  de  koudi  et  du  lin;  et  il  était  très-probable  qu'on 
pourrait  se  procurer  ces  deux,  productions  dans  le  district  de 
Toupe,  avec  plus  de  facilité  et  de  meilleure  qualité  que  dans 
toute  autre  partie  de  la  Nouvelle-Zélande.  Nous  avons  déjà 
lait  observer  que  la  plus  belle  espèce  de  lin  croît  seulement 
sur  la  partie  méridionale  de  l'île.  La  difficulté  de  se  procurer 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  779 

le  bois  de  koudi  dans  les  autres  parties  de  l'île,  où  l'on  s'est 
déjà  dirigé  pour  cet  objet,  provient  de  ee  que  cet  arbre  croît 
trop  loin  dans  l'intérieur  pour  être  transporté  jusqu'à  la  mer, 
ou  seulement  sur  le  bord  de  rivières  que  les  navires  d'un  fort 
tonnage  ne  peuvent  remonter.  Mais  Toupe  représentait  les 
deux  détroits,  qui  conduisent  du  détroit  de  Cook  jusqu'au  cen- 
tre de  son  territoire,  comme  assez  profonds  et  assez  spacieux 
l'un  et  l'autre  pour  recevoir  les  plus  grands  navires,  et  comme 
couverts  de  bois  jusqu'au  bord  de  l'eau.  La  formation  d'un 
établissement  de  commerce,  pour  échanger  ces  objets  contre 
les  armes  à  feu  des  Européens,  était  un  des  projets  favoris  de 
Toupe,  et  ses  idées  à  cet  égard  étaient  certainement  assez  rai- 
sonnables. Le  capitaine  Reynolds ,  disait-il ,  achèterait  un  na- 
vire et  le  conduirait  à  la  Nouvelle-Zélande,  où  Toupe  le  char- 
gerait de  lin.  Le  capitaine  Reynolds  irait  vendre  ce  lin  en 
Europe,  et  du  produit  achèterait  des  fusils,  des  objets  de  cou- 
tellerie, etc.  ;  et,  quand  il  serait  de  retour  avec  ces  articles, 
Toupe  lui  donnerait  une  autre  cargaison  de  lin  pour  sa 
peine. 

On  a  sujet  de  croire  aussi  que  ,  si  nous  ne  le  faisons  point, 
d'autres  nations  ne  sont  pas  éloignées  de  tenter  d'ouvrir  un 
commerce  régulier  avec  les  Nouveaux-Zélandais.  Lorsque  le 
capitaine  Reynolds  revenait  en  Europe ,  il  rencontra  un  navire 
américain  dont  le  capitaine  vint  à  bord  de  l'Urania.  Après 
avoir  entendu  l'histoire  de  Toupe ,  il  offrit  à  Reynolds  mille 
dollars  s'il  voulait  faire  passer  le  chef  de  la  Nouvelle-Zélande 
sur  son  bâtiment. 

Par  suite  de  la  requête  du  docteur  Traill,  un  ordre  du 
trésor  fut  sur-le-champ  transmis  au  capitaine  Reynolds  pour 
l'autoriser  à  recevoir  chaque  semaine  une  indemnité  pour 
l'entretien  de  Toupe,  et  l'on  fil  connaître  à  celui-ci  qu'il  serait 
reconduit  chez  lui  aux  frais  du  gouvernement.  Du  reste  il  fut 
arrêté  qu'on  ne  lui  fournirait  point  d'armes  à  feu,  et  cela  pour 
des  motifs  que  comprendront  suffisamment  tous  ceux  qui  sont 
instruits  des  suites  fatales  qui  ont  résulté  durant  ces   demie- 


780  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

res  années  de  l'introduction  de  ces  armes  à  la  Nouvelle-Zé- 
lande. 

En  conséquence,  en  quittant  Liverpool ,  Toupe  se  dirigea 
vers  Londres ,  et  peu  après  on  apprit  qu'il  avait  fait  voile  pour 
la  Nouvelle-Galles  du  Sud.  Le  gouvernement  eut  la  bonté  de 
le  gratifier  de  différens  inslrumens  d'agriculture  et  d'autres 
également  utiles  ;  il  fut  en  outre  pourvu  d'ordres  qui  invitaient 
le  gouvernement  de  Sydney  à  lui  remettre  différens  animaux 
domestiques. 

Nous  n'avons  point  eu  de  nouvelles  de  Toupe  depuis  qu'il  a 
mis  à  la  voile  pour  la  Nouvelle-Zélande  :  mais  bien  qu'il  n'eût 
point  réussi  dans  l'objet  principal  de  son  voyage  ,  il  y  a  lieu 
d'espérer,  d'après  le  caractère  qu'il  a  montré  et  la  manière 
dont  il  a  été  traité  pendant  son  séjour  en  Angleterre,  que  ses 
rapports  avec  le  monde  civilisé  n'auront  pas  été  sans  une  heu- 
reuse influence  sur  son  existence.  Aujourd'hui  que  Shongui , 
son  ennemi  mortel,  n'est  plus,  il  a  plus  de  chances  de  pou- 
voir vivre  en  paix  ;  il  lui  suffira  d'oublier  les  injures  qu'il  a 
reçues,  et  dans  ce  cas,  même  avec  les  notions  imparfaites 
de  civilisation  qu'il  a  acquises  durant  sa  visite  en  Angle- 
terre, il  pourra  devenir  le  bienfaiteur  de  son  propre  pays. 


PIKCES  JUSTIFICATIVES.  781 


VOYAGE 

DE   JOHN    SAVAGE 

A    LA    NOUVELLE-ZÉLANDE. 


M.  J.  Savage,  médecin,  ayant  fait  en  septem- 
bre 1 805  une  visite  à  la  baie  des  Iles ,  où  il  séjourna 
un  mois  ou  six  semaines  ,  publia ,  a  son  retour  en  An- 
gleterre, dans  Tannée  1807,  ses  observations  sous 
le  titre  de  Sortie  Account  qf  New-Zealand ,  particu- 
larly  the  bayofhlands,  etc.,  London,  1807.  Ce  récit, 
écrit  avec  simplicité,  donne  une  description  assez 
étendue  des  mœurs,  des  coutumes,  du  gouverne- 
ment et  du  véritable  caractère  des  Nouveaux-Zélan- 
dais.  Cet  ouvrage  nous  manquait  quand  nous  avons 
commencé  notre  travail ,  et  nous  n'avons  pu  en  faire 
mention  en  sa  place  naturelle.  Quel  que  soit  d'ailleurs 
son  mérite ,  pour  éviter  de  répéter  des  faits  et  des 
descriptions  déjà  souvent  donnés  dans  ce  Recueil, 
nous  nous  bornerons  à  rappeler  ici  ce  qu'il  dit  de  Te- 
pouna  ,  ancienne  résidence  de  Tcpabi ,  et  du  voyage 


782  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

de  Maounga  en  Angleterre  *.  Le  lecteur  est  déjà  fa- 
miliarisé avec  le  nom  de  ce  naturel ,  qui  a  été  souvent 
prononcé  dans  ces  Mémoires,  et  qui  le  premier  osa  se 
transporter  en  Angleterre. 

(Pages  12  et  suiv.}  La  capitale  de  cette  partie  du  pays  (la 
baie  des  Iles)  qui  est  située  en  partie  sur  la  grande  terre  et  en 
partie  sur  une  petite  île,  se  nomme  Tepouna  et  se  compose 
en  tout  d'environ  cent  habitations.  Sur  le  continent,  les  ca- 
banes des  naturels  sont  entourées  chacune  d'un  petit  morceau 
de  terre  cultivée  ;  mais  l'île  est  réservée  pour  être  la  résidence 
du  chef  principal  et  de  sa  cour,  et  il  n'y  a  aucune  culture.  L'île 
est  si  escarpée  et  par  conséquent  si  facile  à  défendre  contre 
l'ennemi ,  qu'en  temps  de  guerre  elle  est  fréquemment  le  re- 
fuge des  naturels  ;  elle  offre  tous  les  avantages  d'une  forte  ci- 
tadelle ,  et  leur  sert  en  même  temps  de  dépôt  général  pour  les 

objets  de  prix,  en  temps  de  paix! allais-je  ajouter.  Mais 

hélas!  ces  temps  sont  rarement  connus  chez  les  peuples  sau- 
vages où  la  population  est  nombreuse. 

Tepahi ,  le  chef  de  l'endroit,  possède  une  maison  bien  cons- 
truite sur  cette  île  ,  et  un  grand  magasin  de  lances  ,  nattes  de 
guerre,  et  autres  objels  de  valeur. 

A  peu  de  distance  de  la  résidence  du  chef  est  un  édifice 
soutenu  sur  un  seul  pilier,  tout-à-fait  semblable  ,  pour  la 
forme  et  la  grandeur,  à  une  niche  à  pigeons.  Tepahi  y  ren- 
ferma une  de  ses  fdles  durant  plusieurs  années  ;  nous  ap- 
prîmes qu'elle  s'était  rendue  amoureuse  d'un  individu  d'une 
condition  inférieure,  et  que  cette  mesure  avait  été  adoptée 
pour  l'empêcher  de  déshonorer  sa  famille.  L'espace  réservé 
à  la  dame  ne  pouvait  lui  permettre  ni  de  se  tenir  debout,  ni 
de  s'étendre  tout  de  son  long;  elle  avait  une  auge  où  l'on  dé- 

*  Partout  où  le  nom  de  ce  naturel  a  été  écrit  Moïanguc ,  il  faudra  lire 
Maouuga. 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  783 

posait  sa  nourriture,  lorsque  cela  était  nécessaire,  durant  sa 
réclusion,  et  je  ne  pense  pas  qu'on  lui  accordât  aucune  autre 
douceur.  Ces  privations  et  la  défense  d'aucune  sorte  de  com- 
munication avec  elle  prouvent  que  Tepahi  était  déterminé  à 
offrir  un  sévère  exemple  à  ses  sujets  ,  au  moins  pour  ce  qui 
regardait  les  jeunes  dames  de  cette  partie  de  la  Nouvelle-Zé- 
lande, qui  seraient  disposées  a  se  déshonorer  elles  et  leurs  fa- 
milles par  des  alliances  inconvenantes. 

Cette  longue  réclusion  ,  avec  toutes  ses  privations  ,  produisit 
l'effet  qu'on  se  proposait  et  rendit  la  princesse  obéissante  aux 
désirs  de  son  royal  père.  Cette  cage  barbare,  qui  est  ornée  de 
sculptures  grotesques,  est  restée  comme  un  épouvantail  pour 
toutes  les  jeunes  femmes  du  pays  soumis  a  l'autorité  de 
Tepahi. 

Les  habitations  des  naturels  ont  d'ordinaire  cinq  pieds  de 
haut,  les  murs  en  sont  formés  de  claies  et  tapissés  de  brous- 
sailles. Le  tout  est  fabriqué  avec  une  herbe  forte  en  forme  de 
lame,  et  généralement  bien  appliquée. 

L'espace  que  la  cabane  occupe  est  proportionné  au  nombre 
des  membres  de  la  famille  :  il  n'y  a  d'ordinaire  qu'une  porte 
ou  issue,  et  ces  cases  ressemblent  assez,  pour  l'aspect,  à  une 
ruche. 

Tels  sont  les  logemens  ordinaires  des  naturels;  leurs  opéra- 
tions de  cuisine,  qui  du  reste  n'exigent  ni  beaucoup  de  vases 
ni  de  nombreux  serviteurs,  ont  lieu  sous  un  bangar  à  petite 
distance  de  la  case.  Ce  hangar  est  formé  par  quatre  pieux  de 
cinq  pieds  de  haut,  fichés  en  terre,  et  qui  soutiennent  un  toit 
plat  en  broussailles. 

(  Pages  38  et  suiv.  )  Le  portrait  que  je  fis  de  Tareha  fut  si 
ressemblant  qu'il  me  donna  une  grande  popularité  parmi  les 
naturels,  et  il  en  vint  plusieurs  d'une  distance  considérable 
pour  le  voir.  Beaucoup  d'entre  eux  s'offrirent  pour  m'accom- 
pagner  en  Europe;  j'en  choisis  un  dont  la  tournure  me  plai- 
sait ,  pour  le  conduire  en  Angleterre  :  c'était  un  jeune  homme 
sain  et  vigoureux  ,  nommé  Maounga  ,  de  la  classe  des  guer- 


78 i  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

riers,  et  allié  aux  familles  de  la  première  condition  dans  ces 
contrées. 

(  Pages  94  et  suiv.  )  Notre  départ  de  la  baie  fut  retardé  de 
plusieurs  jours  par  des  vents  contraires,  après  que  Maounga 
et  ses  amis  eurent  pris  un  congé  en  règle  les  uns  des  autres, 
de  sorte  que  leurs  visites  se  trouvèrent  plusieurs  fois  répétées 
durant  ce  délai. 

Un  jour  ou  deux  avant  notre  départ ,  je  l'avais  revêtu  d'ha- 
bits européens;  ils  étaient  grossiers  et  semblables  à  ceux  que 
portent  les  matelots  à  la  mer.  Cependant  ils  lui  plurent  ainsi 
qu'à  toutes  ses  connaissances;  il  paraissait  affecter  une  sorte 
de  supériorité  sur  ses  anciens  compagnons,  et  ceux-ci  le  con- 
sidéraient d'un  air  qui  montrait  qu'ils  le  regardaient  comme 
hautement  favorisé  par  la  fortune.  Maounga  supporta  le  der- 
nier adieu  avec  beaucoup  de  courage  ,  mais  à  mesure  que  nous 
nous  éloignions  de  la  terre,  son  amc  était  en  proie  aux 
plus  vifs  regrets.  Le  soleil  se  coucha  dans  tout  son  éclat  sur 
son  île  natale,  et  son  œil  resta  constamment  fixé  sur  elle  jus- 
qu'au moment  où  les  ténèbres  lui  en  ravirent  l'aspect.  Le  sou- 
venir des  scènes  de  son  heureuse  jeunesse,  qu'il  abandonnait 
pour  traverser  un  élément  qui  offre  peu  de  plaisir  et  de  repos, 
lui  fit  plus  d'une  fois  venir  la  larme  à  l'œil.  Pourtant  Maounga 
voulut  être  un  homme  ;  il  récita  son  chant  du  soir  et  alla  se 
coucher. 

Durant  plusieurs  jours  encore  Maounga  regardait  avec  in- 
quiétude du  côté  de  l'ouest,  où  sa  terre  natale  avait  disparu  à 
ses  regards  ;  mais  il  retrouva  bientôt  son  courage,  et,  non  con- 
tent de  s'amuser  lui-même,  il  était  un  sujet  d'amusement  pour 
les  autres. 

Durant  la  terrible  et  longue  traversée  de  la  Nouvelle- 
Zélande  au  cap  Horn  ,  Maounga  conserva  beaucoup  de  gaieté; 
son  chant  du  matin  et  du  soir  ne  fut  jamais  oublié.  Il  s'amu- 
sait avec  les  matelots,  et  exerçait  souvent  à  leurs  dépens  son 
talent  pour  les  grimaces. 

La  vue  éloignée  du  cap  Horn  lui  causa  beaucoup  de  satis- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  785 

faction;  je  crois  en  effet  qu'il  commençait  à  craindre  de  s'être 
embarqué  sur  un  monde  d'eau ,  dans  le  sens  littéral  de  ces 
mots. 

Quand  nous  approchâmes  de  la  terre ,  et  qu'il  reconnut  qu'elle 
était  couverte  de  neige,  il  parut  grandement  désappointé,  et 
décida  qu'il  avait  fait  une  sottise  en  quittant  un  fertile  et 
beau  pays  pour  une  terre  qui  semblait  totalement  stérile. 

Ces  sauvages  estiment  la  valeur  de  la  terre  par  la  quantité 
de  patates  qu'elle  produit,  et  comme  il  ne  voyait  dans  ce 
pays  aucune  trace  de  culture,  Maounga  fut  très-satisfait  de 
la  quitter,  et  nous  continuâmes  notre  route  vers  Sainte-Hélène. 
Plusieurs  des  oiseaux  de  mer  que  nous  vîmes  dans  la  traversée 
étaient  nouveaux  pour  lui  et  attirèrent  son  attention  ;  les  pois- 
sons volans  l'amusèrent  beaucoup.  Il  nageait  parfaitement 
bien,  ainsi  qu'on  peut  l'imaginer;  comme  il  faisait  très- 
chaud  et  que  le  navire  marchait  lentement,  il  se  plaisait  sou- 
vent à  se  baigner.  Dans  une  de  ces  circonstances  ,  un  très- 
grand  requin  faillit  mettre  un  terme  aux  voyages  du  pauvre 
Maounga  :  nous  vîmes  le  danger  qu'il  courait ,  nous  l'aver- 
tîmes, et  il  n'échappa  qu'à  peine  aux  mâchoires  du  monstre 
vorace.  Le  requin  suivit  le  navire  durant  quelque  temps  ; 
Maounga  le  contemplait  avec  horreur,  en  prononçant  sou- 
vent les  mots  :  «  Kaïore*  ika  mate  mate  Maounga —  mauvais 
poisson,  tuer  Maounga.  »  A  la  fin ,  à  sa  grande  satisfaction  , 
nous  touchâmes  à  Sainte-Hélène. 

La  beauté  du  climat,  les  édifices  de  la  ville,  et  les  nom- 
breux vaisseaux  mouillés  dans  la  rade  rendaient  cette  scène  in- 
téressante pour  toutes  les  personnes  du  bord;  mais  Maounga 
en  fut  complètement  enchanté;  il  dansait,  chantait,  et  s'é- 
criait à  diverses  reprises  :  «  Paï  ana ,  maïtaï —  très-bon ,  très- 

*  M.  Savage  traduit  toujours  kal  ore  ou  kiooda ,  comme  il  1  écrit,  par 
mauvais;  nous  ne  connaissons  cependant  qu'un  sens  de  simple  négation  à  la 
première  de  ces  expressions,  car  pour  celle  de  kiooda,  elle  n'existe  pas 
dans  la  langue,  à  notre  connaissance.  (Note  de  M.  d'Unille.J 

TOME    III.  50 


786  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

beau!  »  et  quand  je  lui  eus  annoncé  que  cette  île  produisait  en 
quantité  d'excellentes  patates,  je  crois  qu'il  oublia  presque 
son  pays  natal. 

Pendant  l'intervalle  de  temps  qui  s'écoula  entre  le  moment 
où  nous  mouillâmes  et  celui  où  je  le  conduisis  à  terre  ,  la  bat- 
terie de  Ladder- Hill  fit  un  salut  ;  sa  surprise  et  sa  peur  fu- 
rent extrêmes.  Il  se  coueba  tout  de  son  long  sur  le  pont,  se 
boucha  les  oreilles,  et  se  crut  sans  doute  à  la  fin  de  ses  jours. 
Cependant ,  comme  il  vit  le  feu  continuer,  et  qu'il  ne  se  sentait 
aucun  mal,  il  reprit  par  degrés  de  la  confiance  et  du  courage  ; 
mais  dans  les  occasions  de  ce  genre,  il  témoignait  toujours 
quelque  inquiétude,  et  se  bouchait  constamment  les  oreilles 
en  disant  :  «  Mate  mate  taringa  —  cela  tue  les  oreilles.  » 

Nous  allâmes  ensuite  à  terre,  et  rien  n'échappa  à  l'attention 
de  Maounga.  La  quantité  des  grandes  ancres,  des  canons  et 
des  autres  objets  en  1er  l'étonna  ;  jusqu'alors  il  semblait  ne 
s'être  pas  fait  une  juste  idée  de  notre  opulence  nationale.  Les 
militaires  fixèrent  beaucoup  sonattention.il  avait  beaucoup 
de  penchant  à  montrer  du  doigt  tout  ce  qui  le  frappait,  soit 
dans  la  personne  soit  dans  le  costume  des  individus,  et  l'uni- 
forme de  la  garnison  se  trouvait  particulièrement  dans  ce  cas. 
Il  se  permettait  quelquefois  de  telles  libertés  à  cet  égard  , 
que,  suivant  toute  apparence,  il  en  eût  été  rudement  corrigé  si 
je  n'avais  été  là  pour  certifier  aux  personnes  insultées  qu'il  n'y 
avait  aucune  mauvaise  intention  de  sa  part,  et  que  sa  grossiè- 
reté tenait  uniquement  à  son  ignorance  de  nos  manières  et  de 
nos  coutumes. 

Il  admirait  beaucoup  les  édifices  de  Sainte-Hélène;  mais 
quant  à  l'île  elle-même,  il  n'en  avait  qu'une  très-pauvre  opi- 
nion, et  répétait  souvent  :  «  Kaï  ore  outa  —  mauvaise  terre.» 
La  première  fois  qu'il  vit  une  couple  de  bœufs,  sa  surprise 
fut  très-grande,  car  il  n'avait  pas  d'idée  d'un  animal  de  cette 
taille.  Peu  après,  il  vit  un  homme  à  cheval,  ce  qui  lui  fit  tant 
de  plaisir,  qu'il  se  mit  à  rire  de  tout  son  cœur,  et  quand  l'ani- 
mal se  mit  en  route  d'un  pas  modéré,  Maounga  l'accompagna 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  787 

dans  le  vallon;  puis  il  revint,  et  me  témoigna  qu'il  aimait 
beaucoup  cette  façon  de  se  faire  porter.  La  musique  du  régi- 
ment L'enchantait;  il  avait  une  passion  très-prononcée  pour 
toute  espèce  de  musique,  et  je  l'ai  vu  en  extase  en  entendant 
un  violon.  Tout  était  nouveau  pour  lui  ,  et  presque  tout  lui 
plaisait.  Je  le  présentai  au  gouverneur  Patten  ,  qui  était,  lui 
dis-je,  le  chef  de  l'île.  Il  fut  très-content  du  gouverneur,  et  il 
me  disait  souvent  :  Paï  ana  Tepahi,  paï  ana. 

Sainte-Hélène  n'offre  pas  une  grande  variété  d'objets,  et, 
peu  après  notre  arrivée,  Maounga  préféra  le  navire  à  la  terre. 
11  avait  des  connaissances  à  bord,  et  il  prenait  beaucoup  de 
plaisir  à  la  pèche  à  laquelle  il  était  fort  adroit.  Pendant  cette  re- 
lâche, il  faillit  une  seconde  fois  être  dévoré  par  un  requin  ;  il 
se  baignait  un  matin  quand  un  de  ces  voraees  animaux  parut 
sur  la  rade  et  se  trouva  bientôt  près  de  Maounga ,  qui  n'attei- 
gnit le  navire  que  tout  juste  à  temps  pour  échapper  à  sa  perte. 
Malheureusement  ce  monstre  des  mers  fut  plus  heureux  dans 
une  autre  occasion.  Un  officier  de  dragons,  a  son  retour  de 
l'Inde,  devint  la  victime  de  sa  voracité.  Nous  continuâmes 
notre  route  vers  l'Angleterre,  et  rien  n'attira  l'attention  de 
Maounga.  Du  reste,  on  eut  occasion  de  remarquer  combien 
sa  vue  et  son  ouïe  étaient  supérieures  à  celles  des  autres  per- 
sonnes du  bord.  Maounga  entendait  distinctement  un  coup  de 
canon  éloigné,  et  distinguait  aisément  une  voile  étrangère, 
quand  personne  ne  pouvait  entendre  ou  voir  ces  objets. 

A  la  fin  ,  la  terre  si  long-temps  désirée  ,  la  terre  de  pro- 
mission pour  Maounga,  se  montra  à  ses  regards;  et  l'abon- 
dante provision  de  poisson,  de  viande  et  de  végétaux,  qu'on 
reçut  d'un  port  de  l'Irlande  ,  firent  sur  lui  une  impression  fa- 
vorable à  notre  pays.  Le  nombre  des  navires,  d'après  lequel 
il  estimait  notre  richesse  et  notre  population  ,  était  pour  lui 
une"  source  constante  de  surprise  qui  n'eut  plus  de  bornes  a 
notre  entrée  dans  le  port  de  Londres. 

J'avais  des  dépèches  pour  le  gouvernement,  et  de  Cork  je 
lus  obligé  de  me  rendre  à  Londres  par  la  route  de  Dublin  et 


788  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

de  Holy-Hcad.  Le  navire  fut  retenu  plusieurs  jours  par  des 
vents  eontraires,  et,  pendant  ce  temps,  Maounga  regretta 
mon  absence  d'une  manière  très-touchante. 

A  l'arrivée  du  bâtiment  dans  la  Tamise ,  j'allai  à  la  ren- 
contre de  Maounga,  qui  fut  très -content  de  me  voir.  Le 
grand  nombre  des  navires  et  l'aspect  de  Londres  excitèrent 
chez  lui  plus  d'étonnement  qu'il  n'en  avait  jamais  éprouvé; 
mais  ces  objets  firent  aussi  naître  une  réflexion  qui  lui  causa 
quelque  chagrin.  Il  me  dit  qu'à  la  Nouvelle-Zélande  il  était 
un  homme  de  quelque  importance;  mais  il  voyait  que,  dans 
un  pays  comme  celui-ci,  il  ne  jouirait  plus  d'aucune  sorte  de 
considération.  Pourtant,  comme  rien  n'était  capable  d'affliger 
Maounga  pendant  long-temps,  il  me  suivit  au  rivage  avec 
gaieté. 

L'immensité  de  cette  métropole  a  frappé  les  hommes  les  plus 
éclairés  :  il  ne  paraîtra  donc  pas  extraordinaire  qu'un  pauvre 
naturel  des  Antipodes  ait  été  à  son  aspect  dans  le  plus  grand 
étonnement.  Nous  débarquâmes  dans  la  partie  orientale  de  la 
ville,  et  il  nous  fallut  marcher  quelque  temps  à  pied  avant  de 
pouvoir  nous  procurer  une  voiture  :  il  eut  donc,  pendant  cette 
promenade  r  sujet  d'admirer  tout  ce  qui  s'offrait  à  ses  regards. 
Les  immenses  magasins  des  taillandiers  fixèrent  particulière- 
ment son  attention.  Quand  nous  passions  devant  les  boutiques 
où  ces  marchandises  étaient  étalées,  il  me  faisait  toujours  cette 
observation  :  «  Paï  anaouta,  nouï  nouï  to/n' — Bon  pays,  beau- 
coup de  haches.  «Les  objets  d'une  utilité  réelle  tenaient  cons- 
tamment à  ses  yeux  le  premier  rang.  Les  boutiques  qui  dé- 
ployaient des  objets  de  toilette  et  de  luxe  le  faisaient  rire , 
tandis  que  celles  qui  offraient  des  vêlemens  de  première  utilité 
semblaient  lui  donner  une  satisfaction  véritable.  Dans  la  partie 
de  la  ville  que  nous  eûmes  à  traverser  se  trouvaient  plusieurs 
magasins  de  cette  dernière  espèce;  toutes  les  fois  qu'il  en 
voyait  un,  il  me  faisait  observer  :  «  Paï  ana,  nouï  nouï  hakahou 
—  C'est  bon,  beaucoup  d'habits.  » 

Les  marins  lui  avaient  appris  le  salut  familier  de  :  «  How  do 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  789 

you  do,  my  boy? — Comment  vous  portez-vous,  mon  garçon?  » 
Maounga  trouva  l'occasion  de  l'employer  pendant  sa  prome- 
nade ;  car  la  singularité  de  sa  tournure  excitait  la  curiosité  des 
passans  :  souvent  ils  s'arrêtaient  pour  le  considérer.  Maounga 
avait  un  bon  caractère  ,  et  toutes  les  fois  qu'il  voyait  quelqu'un 
s'arrêter  devant  lui,  il  allait  à  lui,  et  lui  tendait  la  main  en 
ajoutant  :  How  do  you  do,  my  boy?  Son  aspect  effrayait  beau- 
coup ces  curieux ,  et  ils  s'enfuyaient  sans  vouloir  répondre  à 
son  honnêteté. 

La  voiture  lui  causa  beaucoup  de  satisfaction.  Quand  les 
chevaux  se  mirent  en  marche,  le  mouvement  sembla  lui  cau- 
ser d'abord  quelque  effroi ,  mais  avec  moi  il  reprit  bientôt  cou- 
rage. Il  regardait  de  chaque  côté  ,  puis  devant;  puis  il  parut 
pensif.  Je  lui  demandai  comment  il  trouvait  notre  allure 
actuelle  ;  il  répondit  :  «  Paï  ana,  tvare  nouï  nouï  dire — Très- 
bien  ,  la  maison  marche  très-fort.  » 

Comme  nous  traversions  un  grand  nombre  de  rues  sur  notre 
route  vers  mon  logement  situé  à  l'extrémité  occidentale  de  la 
ville,  rien  n'échappait  à  ses  observations.  Les  clochers,  les 
boutiques  ,  les  passans,  les  chevaux  et  les  voitures,  tout  exci- 
tait de  sa  part  quelque  remarque  singulière.  A  propos  de  la 
hauteur  des  clochers  ,  il  disait  :  «  Paï  ana  xvare ,  tawititawiti 
pokoura — Bonne  maison  ,  aussi  loin  que  les  nuages.»  Lors- 
qu'il observait  dans  un  passant  quelque  effet  de  vieillesse  , 
blessure  ou  maladie,  il  ne  manquait  pas  de  dire  :  «  Kaï  orc 
tangafa,  ou  Kaï  orewahine  —  Mauvais  homme,  ou  mauvaise 
femme.  »  Son  œil  cherchait  constamment  les  objets  en  fer,  les 
habits  ou  les  vivres.  Touchant  certaines  rues  ,  il  observait 
Nouï  nouï  tangata  ,  nouï  nouï  ware,  itiitiika,  iti  iti potatou 
—  Beaucoup  d'hommes,  beaucoup  de  maisons,  mais  très- 
peu  de  patates. 

Je  ne  pus  jamais  amener  Maounga  à  prononcer  le  mot  En- 
gland  (Angleterre);  en  conséquence  je  lui  laissai  faire  usage, 
en  sa  place,  de  celui  d'Europe,  qu'il  prononça  sans  difficulté. 
Quelquefois,  sur  la  route  ,  il  faisait  la  comparaison  de  ce  pays 


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790  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

avec  le  sien  ,  et  cette  idée  l'entraînait  dans  des  réflexions  mé- 
lancoliques. Il  disait  alors  :  Nouï  nouï  Youroupi,  iti  iti  Niou- 
Ziland. 

Nous  arrivâmes  à  mon  logement,  où  Maounga  retrouva 
mon  domestique,  qui  avait  été  son  compagnon  durant  la  tra- 
versée, et  il  parut  complètement  satisfait. 

Peu  après  mon  arrivée  ,  je  présentai  Maounga  au  comte 
Fitz-William.  Je  lui  dis  que  sa  seigneurie  était  un  chef,  et 
Maounga  entra  dans  sa  maison  avec  le  respect  convenable. 
L'ameublement  et  les  tableaux  lui  plurent  beaucoup,  mais  il 
fut  tout-à-fait  enchanté  de  l'affabilité  du  comte  et  de  la  com- 
tesse Fitz-William.  Lord  Milton  et  quelques  nobles  pa- 
rens  de  Fitz-William  étaient  présens,  et  tous  eurent  part  à 
l'approbation  de  Maounga.  Il  était  grand  physionomiste  et  fort 
disposé  à  contracter  une  opinion  bonne  ou  mauvaise  des  per- 
sonnes au  premier  abord.  Les  traits  delà  figure  de  sa  seigneurie 
lui  plurent  davantage  que  ccux.de  tous  les  hommes  sur  lesquels 
il  m'avait  jusqu'alors  exprimé  son  opinion. Unbuste  en  marbre 
qui  représentait  sa  seigneurie  attira  toute  son  attention  durant 
plusieurs  minutes;  il  alla  se  placer  en  face  dans  une  chaise,  et 
en  contempla  les  traits  avec  une  grande  admiration.  Il  dit  qu'à 
son  retour  à  la  Nouvelle-Zélande  il  s'efforcerait  de  graver  une 
figure  semblable  à  ce  buste.  Toutes  les  fois  que  lord  Fitz-Wil- 
liam me  tournait  le  dos ,  il  me  disait  à  l'oreille  :  «Pat  ana  Te- 
pahi —  C'est  un  bon  chef;  »  et  il  fut  aussi  satisfait  de  la  com- 
tesse et  de  sa  compagnie. 

Les  objets  d'ornement  dans  l'ameublement  ne  faisaient  point 
sur  lui  autant  d'impression  qu'on  aurait  pu  l'imaginer  :  à  l'oc- 
casion des  glaces  et  autres  ornernens  splendides,  il  disait  sim- 
plement :  «  Maïtaï —  c'est  bien  ;  »  et  tandis  que  je  pensais  qu'il 
admirait  des  objets  plus  remarquables  ,  je  trouvai  qu'il  comp- 
tait les  chaises.  Il  s'était  procuré  un  petit  morceau  de  bois , 
qu'il  avait  rompu  par  morceaux  pour  aider  sa  mémoire.  Il  fit 
cette  remarque  :  «  Nouï ,  nouï  tangata  Tepahi  —  Beaucoup 
d'hommes  assis  chez  le  chef.» 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  791 

Maounga  s'en  alla  très-satisfait  de  sa  visite;  il  nie  pria  sou- 
vent de  la  renouveler,  et  s'informait  fréquemment  de  la  santé 
du  chef  et  de  sa  famille. 

11  était  très-incommode  do  conduire  Maounga  «à  des  specta- 
cles publics,  ou  même  de  se  promener  avec  lui  dans  les  rues, 
à  cause  de  la  curiosité  de  Jolin  Bull  :  c'est  pourquoi  je  ne  le 
faisais  pas  sortir  aussi  souvent  que  je  l'eusse  fait  sans  cet  incon- 
vénient. Je  le  menai  à  la  cathédrale  de  Saint-Paul;  les  vastes 
dimensions  de  cette  masse  de  bâtimens  parurent  l'étonner.  Il 
contempla  avec  beaucoup  de  satisfaction  l'intérieur  du  dôme  , 
mais  il  s'attacha  avec  un  plaisir  infini  à  considérer  les  monu- 
niensde  nos  grands  hommes. 

Une  grande  source  de  divertissemens  pour  Mouanga  était 
d'observer  les  passans,  en  faisant  une  foule  de  remarques  sur 
leur  figure  et  leur  personne  ,  et  souvent  il  riait  de  tout  son 
cœur  à  leurs  dépens. 

Les  jambes  de  bois  l'amusaient  beaucoup.  Un  jour  il  vit  un 
homme  qui  en  avait  deux;  il  m'appela  en  hâte  pour  voir  ce 
pauvre  malheureux,  en  disant  :  «  Tangata  kadoua  pouna 
poima  rakou  —  Un  homme  avec  deux  jambes  de  bois.  » 

Il  détestait  le  bruit  et  les  criailleries;  aussi  le  tumulte  des 
cris  de  Londres  lui  déplaisait  fort.  Dans  ces  occasions,  il  ex- 
primait son  déplaisir  en  disant  :  «  Kaï  ore  tangata  ou  kaï  ore 
waJiine ,  nouï  nouï  moum  moum  moum  —  Mauvais  homme  ,  ou 
mauvaise  femme,  fait  beaucoup  de  tapage.  » 

Nos  marchés  lui  causaient  beaucoup  de  satisfaction,  en  lui 
faisant  connaître  que  nous  étions  abondamment  pourvus  de 
vivres.  Du  reste,  l'aspect  de  plusieurs  des  passans  eût  suffi 
pour  le  délivrer  de  semblables  craintes,  à  supposer  qu'il  eût 
pu  d'abord  en  concevoir.  Toutes  les  fois  qu'il  voyait  passer 
près  de  lui  un  homme  opulent,  il  disait  :  «  Tangata  nouï  nouï 
kaï  kaï  —  Cet  homme  a  beaucoup  à  manger.  »  Comme  il  ne 
voyait  aucune  apparence  de  bestiaux  ni  de  terres  cultivées,  ce 
fut  d'abord  un  mystère  pour  lui  que  d'expliquer  comment  pou- 
vait vivre  une  population  si  prodigieuse,  mais  l'arrivée  de  quel- 


♦ 


792  PIECES  JUSTIFICATIVES. 

qucs  troupeaux  de  bœufs  et  de  chariots  charges  de  légumes  , 
qui  passaient  constamment  devant  notre  maison  ,  bannit 
bientôt  toutes  ses  craintes  touchant  notre  subsistance. 

J'ai  rendu  compte  des  motifs  que  j'avais  eus  de  renvoyer 
Maounga  si  promptement  chez  lui,  et  de  la  manière  touchante 
dont  il  prit  congé  de  moi.  Quand  il  arrivera  dans  sa  patrie, 
il  sera  un  homme  de  haute  importance  sous  le  rapport  des  ri- 
chesses et  des  connaissances  utiles.  L'usage  des  outils  du  char- 
pentier et  du  tonnelier  lui  est  familier,  et  s'il  reste  à  la  Nou- 
velle-Zélande ,  je  ne  doute  point  qu'il  ne  se  rappelle  sa  visite  en 
Europe  avec  une  satisfaction  particulière  pendant  le  reste  de 
ses  jours. 


FIT*     1)11     TOME     TnOISlKME     ET     DES    PUCES     JIÎSTIFtCM'tVFS. 


TABLE 

DES 

PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 


Pages. 

Avertissement.  i 

Voyage  de  Tasman.  5 

Voyages  de  Cook.  i4 

Plantations,  14.  —  Villages  fortifies,  i5.  —  Naturels  de  la  baie 
des  Iles,  18.  —  Traditions,  19.  —  Notions  religieuses,  20.  — 
Dispositions  des  naturels,  22. 

Voyage  du  capitaine  Sorville.  26 

Voyage  du  capitaine  Marion.  3i 

Remarques  générales  sur  les  naturels,  52.  —  Description  des  vil- 
lages, 55.  —  Nourriture,  5g.  —  Habillement,  6r.  —  Indus- 
trie, 64.  —  Religion,  68.  —  Productions  du  pays,  6g. 

Extrait  de  l'ouvrage  de  Collins.  jG 

Observations  de  Turnbull.  87 

Extraits  du  Missionnary  Register.  106 

Voyage  et  Remarques  de  M.  Kendall  en  1814.  ii6 

Etablissement  des  Missionnaires  en  18 i5.  i32 

Premier  Voyage  de  M.  Marsden  en  i8i4-  i3G 

Arrivée  au  cap  Nord,  137.  —  Aux  îles  Cavalles,  143.  —  Visite 
au  camp  de  Wangaroa,  147.  —  Arrivée  à  la  baie  des  Iles,  i55. 
—  Visite  au  chef  Tara,  i5g.  —  Voyage  à  Waï-Mate,  162.  — 
Le  lac  Maupere,  166.  —  Débarquement  des  colons  à  Rangui- 
Hou ,  170.  —  Voyage  à  la  rivière  Tamise ,  171.  —  Visite  à  Kou- 
koupa,  i85.  —  Probité  des  naturels,  188.  —  Visite  à  Waï- 
Kadi,  îgi.  —  Traitement  des  malades,  ig5.  —  Maladie  de 
Doua-Tara,  2o3.  —  Conclusion,  212. 
tome  m.  5i 


794  TABLE 

Note  sur  Mawi.  221 

Extraits  du  Journal  de  M.Kendall  en  i8i5  et  181G.       226 

Lettres  de  Titari  et  de  Touai.  248 

Mémoires  de  Doua-Tara.  202 

Second  Voyage  de  M.  Marsden  en  1819.  267 

Arrivée  à  Rangui-Hou,  269.  —  Rivalité  des  chefs  Shongui  et 
Koro-Koro,  271.  —  Kidi-Kidi  choisi  pour  un  nouvel  établisse- 
ment, 272. — Visite  à  Paroa,  275.  —  Visite  àMotou-Doua,  279. 

—  Cruelles  superstitions  des  naturels,  284.  —  Visite  à  Korora- 
Reka,  288.  —  Idées  des  naturels  à  l'égard  du  vol,  2g5.  — 
Coutumes  touchant  les  têtes  des  chefs  tués  au  combat,  5o3. — 
Du  tatouage,  5 10.  —  Sacrifices  humains,  3i5.  —  Famille  de 
Shongui  à  Tepouna,  3 19.  —  Détails  sur  la  rivière  Shouki- 
Anga ,  525.  —  Querelle  des  chefs  de  Karaka  et  de  Houta- 
Koura,  33o.  — Visite  à  Widi-Nake,  343.  — Tradition  des 
naturels,  352.  —  Arrivée  à  Tepapa,  555.  —  Visite  à  Motou- 
Iti,  36i.  —  Visite  à  Tae-Ame ,  364.  —  La  source  chaude  et  le 
lac  Blanc,  374.  —  Conversations  sur  le  Tabou,  376.  — Départ 
de  la-baie  des  Iles,  58G.  —  Conclusion,  588. 

Extraits  des  Journaux  des  Colons  en  1819  et  1820.  ^91 

Troisième  Voyage  de  M.  Marsden  en  1820.  4°» 

Affection  des  naturels  pour  leurs  enfaus,  407.  —  Un  conseil  de 
guerre,  4o8.  —  Déification  d'un  chef  mort,  4i  1.  —  Effets  des- 
tructeurs des  superstitions,  41 4.  —  Pas  de  la  rivière  Tamise,  41 5. 

—  Visite  à  la  baie  Mercure,  419. —  Réconciliation  entre  des 
chefs  ennemis,  45 2. —  Détails  sur  Moudi-Panga,  435. —  Frayeur 
de  la  colère  divine  parmi  les  naturels,  43g. —  Entretiens  sur  la 
religion,  4-t5. —  Deuil  pour  les  morts,  4*7. — Pà  de  Moïan- 
gui,  44g. 

Voyage  de  Shongui  en  Angleterre,  effets  de  cette  visite.  i5o 

Extraits  du  Journal  de  M.  F.  Hall  en  1821  et  1822.     460 
Extrait  du  Journal  de  M.  Leigh  en  1822.  4?° 

Quatrième  Voyage  de  31.  Marsden  en  1823.  47'-' 

Misère  et  cruautés  du  paganisme,  475.  —  Remarques  sur  le  carac- 
tère des  naturels,  476.  —  Indices  satisfaisans  parmi  les  natu- 


DES  PIECES  JUSTIFICATIVES. 


795 


rels,  47g.  —  ïouai  devient  le  chef  de  sa  tribu ,  481.  —  Georges 

deWangaroa,  484. 

Mort  de  Touai.  A  87 

Violences  de  Toï-Tapou.  492 

Description  de  la  mission  de  \Yangaroa.  497 

Mort  de  Shongui.  5i8 

Cruautés  et  superstitions  des  naturels.  5?$ 

DÉTAILS  SUR  LÀ  MORT   ET  LES  FUNÉRAILLES  DE  ShONOUI.  53() 

Extraits   de   quelques   Lettres   des   Missionnaires  en 

1828.  542 

Situation  des  Missions.  549 

Extraits  du  Journal  de  M.  Yate  en  182g.  55 1 

Extraits  du  Journal  de  M.  W.  Williams  en  1829.  555 

Combats  entre  les  naturels  du  nord  et  ceux  du  sud  de  la  baie  des 
Iles.  56o 

Extraits  du  Journal  de  M.  Stack..  569 

Voyage  de  M.  Liddiard  Nicholas.  5y5 

Portraits  de  quelques  chefs,  577.  —  Notions  religieuses  des  Nou- 
veaux-Zélandais,  58o.  —  Costumes  de  guerre,  585.  —  Catas- 
trophe du  Boyd,  588. —  De  la  racine  de  fougère,  5g4.  —  Défense 
de  manger  dans  les  maisons,  5g6. —  Privilège  des  Arikis,  5g8. 

Portrait  de  Pomare,  60  r.  —  Description  du  pà  de  Waï- 

Matc,  6o4.  — Revue  des  guerriers,  606.  — Conférences  solen- 
nelles à  Wai-Kadi,  607. —  Cérémonies  au  sujet  d'un  peigne,  618. 

—  Funérailles,  G21.  —  Superstitions  concernant  le  Tabou,  625. 

—  Nature  du  climat ,  628.  —  État  social  des  Battas  comparé  à 
celui  des  Nouveaux-Zélandais,  629.  —  Du  Tabou,  655. 


Voyage  de  M.  Richard  Cruise. 

Le  Kaï-Katea  et  le  Koudi,  656. —  Description  des  cabanes,  658. 

Visite  de  Touai ,  65g.  —  Barbarie  d'un  guerrier  envers  sa 

captive,  64i. —  Culture  et  récolte  des  Koumaras,  645.  —  Ré- 
glemens  relatifs  aux  morts,  645.  —  Visite  de  Poro  au  Dromedaiy 
sur  la  rade  de  Wangaroa,  647.  —  Attachement  des  femmes  pour  les 
Européens ,  654.  —  Caractère,  usages,  coutumes  et  industrie  des 
Nouveaux-Zélandais,  657. 


635 


V96        TABLE  DES  PIÈCES  JUSTIFICATIVES. 

Voyage  de  M.  Duperrey.  Qn2 

Observations  personnelles.  6^3 

Affection  des  naturels  pour  leurs  parens,  674.  —  Shongui,  675.  — 
Touai,  678. —Des  esclaves,  679.  —  Devoirs  des  chefs,  681. 
Baptême,  682.  —  Fidélité  des  femmes,  686.  —  Du  Pihe ,  687 . 
Observations  de  M.  de  Blosseville.  692 

Voyage  de  M.  Dillon.  n0i 

Entrevue  de  Bryan-Borou  et  Mac-Marragh  avec  le  neveu  de  Po- 
mare  et  Maounga,  702.  —  Traditions  des  naturels  touchant  le 
massacre  de  Marion  et  de  ses  compagnons,  705.  —  Mort  de 
Pomare ,  707.  —  Blessure  grave  de  Shongui,  710. 

La  Nouvelle-Zélande  (1829).  711 

Relâche  du  Hawes  à  Tauranga,  710.  —  A  Walki-Tauna,  717.  — 
Enlèvement  du  navire  par  les  sauvages,  717.  —  Coutumes  des 
Xou  veaux-Zélandais  ,721. 

Outrage  intitulé  New-Zealanders.  72G 

Enlèvement  du  brick  l'Agnes  par  les  Nouveaux-Zélandais,  752. 

—  Massacre  des  Européens,  -5i.  —  Leurs  corps  sont  rôtis  et 
mangés,  736.  —  Rutherford  et  ses  compagnons  sont  tatoués,  769. 

—  Rutherford  conduit  au  village  d'Emaï,  741.  —  Son  compa- 
gnon sacrifié  pour  infraction  du  tapou,  746.  —  Rutherford  fait 
chef  et  marié  à  deux  femmes,  748. — Coutumes  des  naturels,  750. 

—  Voyage  de  Rutherford  à  Tara -Nake,  751. —  Sa  rencontre 
avec  Pomare  ,762.  —  Voyage  à  Kaï-Para  ,754.  —  Combat  entre 
les  guerriers  de  Kaï-Para  et  ceux  de  Shongui,  ~5-.  — Station  à 
Shouraki,  759.  —  Départ  de  Rutherford  de  la  Nouvelle-Zé- 
lande, 762. —  Portrait  de  Rutherford  ,  764. 

Histoire  de  Toupe-Koupa,  765.  —  Son  arrivée  à  bord  del'Ura- 
nia,  766. — Son  caractère ,  768. — Ses  combats  avec  Shongui,  770. 

—  Sa  conduite  en  Angleterre,  772. —  Ses  idées  sur  le  Moko,  776. 
Départ  de  Toupe-Koupa  d'Angleterre,  780. 

Voyage  de  John  Savage  a  la  Nouvelle-Zélande.  781 

Description  de  Tepouna  ,  782. — Départ  de  Maounga  pour  l'An- 
gleterre, 784.  —  Incidens  du  voyage,  786.  — Observations  de 
Maounga  durant  son  séjour  en  Angleterre,  786. 

I  I>"     DE    LA    TABLE.