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Full text of "Voyage de la corvette l'Astrolabe : exécuté par ordre du roi, pendant les années 1826-1827-1828-1829"

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VOYAGE 


L'ASTROLABE. 


LE    VOYAGE    DE    L  ASTROLABE, 

12    VOLUMES   GRAND   IN-8°,   6oO    rLANCHES  OC  CARTES, 

se  compose  des  parties  suivantes  : 

première  JEUbieion. 

Histoire  du  Voyage,  rédigée  par  M.  Dumont  d'Urville  ;  5  volumes  grand 
in-8,  papier  grand-raisin  superfin;  avec  plus  de  ioo  Vignettes  en  bois 
ou  en  taille-douce ,  5  Cartes  grand  in-folio ,  et  un  Atlas  d'au  moins 
240  Planches  lithographiées  sur  demi-feuille  jésus-vélin. 

Météorologie,  Magnétisme,  Température  de  la  Mer,  etc.,  Mémoire 
rédigé  par  M.  Arago,  de  lAcadémie  des  Sciences;  1  volume  grand  in-8. 

Dfitïicme  Btobton. 

Botanique.  Texte  par  MM.  Lesson  jeune  et  A.Richard;  1  volume  grand 
in-8;  Atlas  de  80  Planches  au  moins  en  taille-douce,  la  plupart  coloriées, 
sur  demi-feuille  jésus-vélin. 

«jtrobirme  JDiubioit. 

Zoologie,  rédigée  par  MM.  Quoy  et  Caimard;  5  forts  volumes  grand  in-8, 
avec  Atlas  de  200  Planches  au  moins,  gravées  en  taille-douce,  imprimées 
en  couleur,  relevées  au  pinceau;  sur  demi-feuille  jésus-vélin. 

(SUtatrirmc  Uiotetoit. 

Partie  Entomologiqul  ,  rédigée  par  M.  le  docteur  Boisduval;  1  volume 
grand  in-8,  avec  12  Planches  en  taille-douce,  imprimées  en  couleur  et 
relevées  au  pinceau,  sur  demi-feuille  jésus-vélin. 

€tnquifinc  Dintaion. 

Hydrographie.  Atlas  de  45  Cartes  ou  Plans,  gravés  par  les  soins 
du  gouvernement,  suivi  d'un  volume  de  texte,  rédigé  par  M.  Dumont 
d'Urville. 


IMPRIMERIE     DE     HENRI     DUPUY,     RUE     DE     LA     MONNAIF.,     N.      II. 


VOYAGE 


LA  CORVETTE 


L'ASTROLABE 

€xé tutê  par  arl»re  î>u  Hat , 

PENDANT  LES  ANNÉES  1826-1827-1828-1829, 


SOUS      LE    COMMANDEMENT 


DE  M.  J.  DUMONT  D'URVILLE 

capitaine    de    VAISSEAU. 


jtJm  (Drtiomtanrr  îic  Sa  JÏIajestf. 


HISTOIRE  DU  VOYAGE. 

TOME  CINQUIÈME. 


PARIS 

J.    TASTU,    ÉDITEUR, 

N.     4      BIS  i     BUE     DES     BEAUX- ARTS. 

1833 


VOYAGE 


L'ASTROLABE. 


CHAPITRE   XXXI 


SEJOUR      A     HOBART-TOWW. 


Depuis  quatre  heures  du  matin  jusqu'à  onze  heures,  1827. 
nous  reçûmes  de  fortes  rafales  de  vent  du  nord  au  lt  décembre. 
N.  N.  E.,  qui  nous  firent  chasser  à  deux  reprises 
différentes.  La  première  fois  dix-huit  brasses ,  la 
seconde  vingt  brasses  de  câble  filé  nous  arrêtèrent  ; 
enfin ,  nous  tînmes  bon  avec  soixante  et  quinze  brasses 
de  câble  à  la  mer. 

Après  onze  heures ,  l'atmosphère  subit  une  aug- 
mentation de  température  remarquable,  et  les  risées 
nous  faisaient  surtout  éprouver  des  impressions  de 
chaleur  très-extraordinaires.  Le  thermomètre ,  qui 
ne  marquait  à  la  surface  de  l'eau  que  1  G°,  et  qui ,  à 


TOME    V. 


2  VOYAGE 

1827.  huit  heures  du  matin,  ne  marquait  que  15°  à  l'air 
Décembre.  }{Dre  ?  dès  onze  heures  quarante-cinq  minutes  était  à 
24°, 2  à  l'air  libre  et  à  l'ombre.  A  midi ,  le  vent  passa 
au  N.  N.  O.  et  même  au  N.  O.  ;  les  bouffées  de  vent 
et  de  chaleur  devinrent  encore  plus  fortes.  Le  ciel  était 
sans  nuages  ,  mais  l'atmosphère  tout  entière  semblait 
occupée  par  une  vapeur  embrasée ,  semblable  à  celle 
qui  s'exhale  de  la  bouche  d'un  four.  Cette  impression 
de  chaleur  était  à  peine  sensible  dans  l'intérieur  des 
chambres.  A  midi  quarante-cinq  minutes ,  le  thermo- 
mètre s'éleva  à  l'ombre  jusqu'à  30°, 2 ,  et  la  chaleur 
devint  vraiment  insupportable.  Cet  état  de  l'atmo- 
sphère dura  jusqu'à  trois  heures  ;  puis  la  température 
décrut  graduellement  jusqu'à  huit  heures  du  soir,  où 
elle  se  retrouva ,  comme  le  matin ,  de  1 8°  seulement. 
Pendant  tout  ce  temps ,  le  baromètre  resta  station- 
nais entre  28p  et  2811  2  . 

On  sait  que  Cook  et  Péron  furent,  Tun  et  l'autre  , 
témoins  d'un  phénomène  semblable  dans  les  mêmes 
parages.  Cook  l'observa,  le  9  janvier  1777  ,  où  il 
venait  d'appareiller  de  la  baie  de  l'Aventure ,  avec  un 
vent  très-violent  du  N.  E.;  l'élévation  presque  subite 
du  thermomètre  fut  de  1 1  °  centigrades  ,  et  le  maxi- 
mum d'ascension  du  mercure  fut  de  32°, 2.  Du  reste , 
la  chaleur  fut  de  si  courte  durée,  qu'on  l'attribua  à 
des  vapeurs  brûlantes  que  la  brise  chassait  devant 
elle. 

Le  fait  observé  par  Péron,  le  1G  février  1 802  ,  a  la 
plus  grande  analogie  avec  celui  que  nous  venons  de 
signaler.  La  chaleur  se  fit  sentir  dès  trois  heures  du 


DE  LASTROLA.BE.  3 

malin,  à  la  suite  de  rafales  violentes  du  nord,  et  dura      1827. 
jusqu'à  onze  heures.  En  moins  d'un  quart  d'heure  ,  le    Décembre. 
thermomètre  monta  de  14°  à  22°,  5  et  même  à  27°, 5 
centigrades. 

Péron  attribua  ce  phénomène  à  l'existence  des  sa- 
bles brûlans ,  situés ,  suivant  lui ,  dans  l'intérieur 
de  la  Nouvelle-Hollande,  et  dont  la  température  de- 
vait se  communiquer  aux  vents  qui  passaient,  dans 
leur  cours ,  au-dessus  de  ces  sables.  Je  partage  bien 
plutôt  l'opinion  des  personnes  de  l'expédition  de 
Baudin,  qui  crurent  que  cette  élévation  subite  de 
température  provenait  de  l'embrasement  des  forets 
opéré  parles  naturels.  Dans  les  journées  suivantes,  je 
pus  vérifier  que ,  pour  faciliter  leurs  défrichemens  , 
les  colons  de  Van-Diémen  avaient  livré  aux  flammes 
d'immenses  étendues  de  sol  couvertes  de  bois,  de 
broussailles  et  de  hautes  herbes.  La  partie  de  l'atmo- 
sphère, située  au-dessus  de  ces  espaces  embrasés,  de- 
vait s'élever  en  peu  de  temps  à  une  température  très- 
supérieure  à  celle  qui  lui  était  habituelle  ;  et  l'on  sent 
qu'il  suffira  d'une  ou  plusieurs  rafales  violentes  pour 
transporter,  à  de  grandes  distances ,  ces  masses  d'air 
brûlant.  Leur  influence  même  devra  continuer  à  se 
faire  sentir  jusqu'à  ce  qu'un  temps  suffisant  se  soit 
écoulé  pour  rétablir  l'équilibre  entre  leur  tempéra- 
ture et  celle  des  couches  qu'elles  traverseront  sur  leur 
route. 

Celte  explication  acquiert  un  nouveau  degré  de 
vraisemblance ,  quand  on  fait  attention  que  dans  les 
trois  cas  en  question  ce  fait  eut  lieu  avec  des  vents  du 


4  VOYAGE 

1827.       nord  et  à  la  suite  de  violentes  rafales  de  cette  partie  ; 
Décembre.    double  condition  nécessaire  pour  transporter  rapide- 
ment les  colonnes  d'air  échauffé,  des  terres  de  la  Tas- 
manie,  sur  la  partie  de  la  mer  qui  baigne  la  côte  méri- 
dionale de  cette  île. 

J'avais  voulu  mettre  à  la  voile,  dès  trois  heures  après 
midi ,  pour  quitter  îa  position  hasardeuse  où  nous 
nous  trouvions  ;  car  nous  étions  exposés  à  être  poussés 
par  îe  vent  sur  la  côte  rocailleuse  de  l'île  aux  Per- 
drix. Mais  le  vent  ayant  redoublé  de  force  ,  il  m'avait 
fallu  renoncer  à  cette  opération.  A  quatre  heures 
quarante  minutes ,  une  rafale  furieuse  nous  fit  chasser, 
et  je  conçus  quelques  inquiétudes.  Heureusement 
quinze  brasses  de  câble  filé  nous  arrêtèrent.  Enfin, 
à  six  heures  ,  le  vent  s'étant  bien  modéré,  je  mis  à  la 
voile  ;  au  moment  même  où  l'ancre  fut  haute,  la  brise 
sauta  subitement  du  S.  O.  au  S.  et  au  S.  E.,  ce  qui 
nous  favorisait  singulièrement  pour  donner  dans  le 
canal.  Grâce  à  cette  circonstance  et  aux  plans  du 
voyage  de  d'Entrecasleaux  ,  j'eus  bientôt  doublé  l'île 
aux  Perdrix  ,  la  corvette  fila  rapidement  sur  les  eaux 
tranquilles  du  grand  bassin  intérieur,  et  à  huit  heu- 
res elle  laissa  retomber  l'ancre  à  un  mille  du  petit 
îlot  du  Satellite.  Là,  du  moins,  /' 'Astrolabe esta  l'abri 
de  tout  danger,  et  nous  pouvons  tous  dormir  tran- 
quilles. 

Sur  le  morne  qui  domine  la  rive  septentrionale  du 
goulet  de  la  pointe  Riche ,  nous  distinguons  un  mât 
de  signaux  ,  premier  indice  de  la  civilisation  euro- 
péenne en  ces  cantons.  Sans  doute,  celle  vigie  corres- 


DE  L'ASTROLABE.  5 

pond  avec  celle  d'Hobart-Town  ,  et  le  gouvernement       i«î7. 
de  la  colonie  connaît  déjà  notre  arrivée.  Trente-cinq    Décembre, 
ans  auparavant,  d'Entrecasteaux  n'avait  rencontré 
dans  cette  contrée  que  quelques  misérables  sauvages  , 
et,  dix  ans  après  lui,   les  compagnons  de  Baudin 
avaient  trouvé  ce  sol  complètement  désert. 

De  toutes  parts,  et  notamment  sur  File  Bruny, 
de  vastes  incendies  dévorent  les  herbes  desséchées 
et  les  broussailles.  Comme  les  indigènes  ont  quitté 
définitivement  ces  parages  ,  nous  ne  pouvons  attri- 
buer ces  embrasemens  qu'aux  colons  qui  emploient 
ce  moyen  pour  déblayer  les  terres  qu'ils  veulent 
défricher.  Les  vapeurs  épaisses  qui  en  résultent  nous 
ont  empêchés  de  saisir  bien  clairement  tous  les  acci- 
dens  du  canal  d'Entrecasteaux  ;  toutefois  nous  en 
voyons  assez  pour  apprécier  toute  son  importance. 

Au  mouillage  devant  l'île  aux  Perdrix ,  nous  avons 
observé  que,  de  six  heures  à  midi,  le  courant  a  porté 
assez  régulièrement  au  S.  S.  O.  hors  de  la  baie,  avec 
une  vitesse  d'un  nœud.  De  midi  à  deux  heures  après 
midi ,  les  eaux  ont  été  étales ,  et  après  deux  heures 
sa  direction  était  celle  de  TE.  avec  une  vitesse  de 
0",  7. 

A  huit  heures  quarante  minutes  du  matin  ,  la  cha-  l8< 
loupe  fut  mise  à  la  mer.  A  dix  heures,  voyant  que 
la  brise  fixée  au  N.  E.  ne  nous  permettait  point  d'ap- 
pareiller, j'envoyai  le  grand  canot  à  terre  avec  les 
naturalistes  et  plusieurs  officiers  pour  vaquer  à  leurs 
observations. 

La  brise  ayant  sauté  subitement  au  S.  E.  vers  onze 


€  VOYAGE 

1827.  heures,  je  fis  relever  l'ancre  et  mis  à  la  voile  sous  la 
Décembre.  mjSaine  et  les  huniers ,  afin  de  poursuivre  notre  route. 
Pendant  ce  temps ,  le  grand  canot  nous  rejoignait  à 
la  voile. 

Au  moment  où  nous  donnâmes  dans  la  baie  de 
l'Isthme,  le  vent  varia  à  l'O.  S.  O.  par  rafales  vio- 
lentes et  fréquentes.  Nous  doublâmes  la  petite  île 
Verte ,  à  un  mille  au  plus  au  nord ,  et  le  cap  le 
Grand  à  moins  de  trois  encablures ,  puis  nous  lais- 
sâmes  peu  à  peu  porter  à  l'E.  Dans  le  cours  de 
cette  navigation ,  nous  ne  cessâmes  pas  d'admirer  la 
beauté  de  cet  immense  canal ,  et  les  mouillages  nom- 
breux et  assurés  qu'il  contient  pour  les  vaisseaux  de 
tout  rang.  Quel  magnifique  coup-d'œil  offriront  ces 
rives  au  voyageur ,  lorsqu'un  jour  elles  seront  cou- 
vertes de  jolies  maisons  de  plaisance  et  de  riches 
plantations  !  C'est  à  nos  neveux  quil  sera  réservé  de 
jouir  de  ce  spectacle ,  et  sous  un  espace  de  temps 
peut-être  beaucoup  plus  rapproché  que  nous  ne  l'ima- 
ginons. 

A  deux  heures  et  demie ,  ï Astrolabe  cinglait  avec 
rapidité  devant  le  beau  bassin  du  Port  du  N.  O.,  que 
domine  au  nord  la  masse  imposante  de  la  montagne 
de  la  Table.  Là,  seulement,  nous  commençâmes  à 
apercevoir  des  habitations  et  des  traces  de  culture. 

A  trois  heures  quarante-cinq  minutes,  nous  débou- 
quions  dans  la  rivière  Derwent ,  entre  le  cap  de  la 
sortie  et  la  pointe  Pierson;  le  pilote  arriva  à  bord ,  et 
je  lui  remis  la  conduite  du  navire.  Le  plus  difficile  était 
lait ,  et  j'eusse  atteint  sans  peine  et  sans  aide  le  mouil- 


DE  L'ASTROLABE.  7 

lage  de  Hobart-Town ,  mais  j'étais  bien  aise  de  me      1827. 
reposer  et  de  me  décharger  pour  quelques  instans  de    Décembre. 
ma  responsabilité. 

Assez  long-temps ,  nous  pûmes  faire  bonne  route 
pour  remonter  le  Derwent  ;  mais ,  lorsque  nous 
eûmes  dépassé  Double-Bay ,  et  comme  nous  n'étions 
plus  guère  qu'à  quatre  ou  cinq  milles  de  la  ville ,  le 
vent  passa  à  l'O.  N.  O.  et  souffla  avec  une  violence 
extrême.  Il  fallut  courir  de  pénibles  bordées  entre  les 
deux  rives  du  fleuve ,  et  chacune  d'elles  nous  avançait 
à  peine  d'une  centaine  de  toises. 

Vers  six  heures  ,  nous  reçûmes  la  visite  du  naval- 
officer,  auquel  je  fis  mes  déclarations  ;  peu  après  le 
harboar-master ,  ou  maître  du  port,  monta  à  bord. 
Cet  officier,  dont  le  nom  était  Kelly,  renvoya  le 
pilote  et  voulut  se  charger  lui-même  de  conduire  la 
corvette  au  mouillage.  Il  tenait  d'autant  plus  à  cette 
fonction,  que  P Astrolabe  était  le  premier  bâtiment 
de  guerre  français  qui  eût  paru  à  Hobart-Town  depuis 
sa  fondation,  et  la  nature  de  notre  mission  donnait  à 
sa  présence  un  nouvel  intérêt. 

J'avais  bientôt  senti  qu'avec  une  brise  aussi  violente 
que  celle  qui  soufflait  dans  la  rivière,  et  la  marée  contre 
nous,  il  nous  serait  impossible  d'atteindre,  dans  la 
journée,  le  mouillage  de  Siillivan-Cove ;  j'en  fis  l'ob- 
servation à  M .  Kelly  ,  et  je  l'invitai  à  nous  faire  mouil- 
ler provisoirement  sur  le  meilleur  fond,  en  ajoutant 
que  ce  serait  nous  exposer  gratuitement  à  quelque 
avarie  fâcheuse,  que  de  vouloir  lutter  plus  long-temps 
contre  le  vent  et  la  marée.  M.  Kelly,  entêté  comme 


8  VOYAGE 

1827.  le  sont  beaucoup  d'officiers  du  commerce  dans  sa 
Décembre.  nation  ,  et  curieux  sans  doute  de  développer  tout  son 
talent  aux  yeux  des  étrangers ,  s'obstina  à  conduire 
immédiatement  la  corvette  au  mouillage,  assurant 
que  rien  ne  lui  serait  plus  facile.  Comme  notre  grée- 
ment  et  notre  voilure  étaient  en  fort  bon  état ,  et  que 
je  pouvais  compter  dessus,  je  laissai  M.  Kelly  maître 
de  la  manœuvre.  Il  couvrit  la  corvette  de  toile,  et 
de  temps  à  autre  elle  donnait  une  bande  très-consi- 
dérable, son  plat-bord  de  dessous  le  vent  entrait 
même  quelquefois  dans  l'eau.  Toutefois  ses  efforts 
furent  inutiles  ;  à  onze  heures  du  soir ,  nous  n'avions 
pas  gagné  la  valeur  d'un  mille  dans  le  vent,  après 
avoir  couru  une  vingtaine  de  bordées ,  et  il  fallut 
laisser  tomber  l'ancre  près  de  la  rive  occidentale  du 
fleuve ,  par  quatorze  brasses  fond  de  vase ,  et  à  trois 
milles  au  S.  E.  de  la  ville. 

Le  pilote  Mansfield,  ayant  appris  que  notre  mission 
avait  pour  objet  de  faire  des  découvertes  et  des  explo- 
rations dans  la  mer  du  Sud ,  me  demanda  si  j'avais  eu 
des  nouvelles  de  M.  de  Lapérouse.  Sur  ma  réponse 
négative ,  il  m'apprit  d'une  manière  confuse  que  le 
capitaine  d'un  navire  anglais  avait  dernièrement  trouvé 
les  restes  du  vaisseau  de  M.  de  Lapérouse,  dans  une 
des  îles  de  l'Océan-Pacifique  ,  qu'il  en  avait  rapporté 
des  débris,  et  même  qu'il  avait  ramené  l'un  des  mate- 
lots de  cette  expédition,  qui  était  Prussien  d'origine.  Il 
ajoutait  que  ce  capitaine  marchand ,  renvoyé  par  le 
gouverneur  du  Bengale  pour  aller  chercher  les  autres 
naufragés,  avait  louché  à  Hobart-Town ,  six  mois 


DE  L'ASTROLABE.  0 

avant  mon  arrivée,  et  que  le  Prussien  en  question  se       1829. 
trouvait  encore  à  son  bord.  Décembre. 

Ce  récit ,  fait  d'une  manière  peu  correcte ,  ne  me 
parut  d'abord  qu'un  conte  fait  à  plaisir  et  devant  être 
relégué  au  rang  de  tous  ceux  qui,  depuis  une  quaran- 
taine d'années  ,  s'étaient  succédés  sur  le  compte  de 
M.  de  Lapérouse.  Toutefois  le  ton  d'assurance  du 
pilote  m'engagea  à  questionner  M.  Kelly  sur  cet  objet. 
Cet  officier,  qui  avait  jadis  commandé  des  navires  de 
commerce,  et  qui  ne  manquait  pas  d'une  certaine  ins- 
truction dans  son  métier ,  reprit  d'une  manière  plus 
claire  et  plus  positive  le  récit  du  pilote. 

J'appris  alors  que  M.  Dillon,  capitaine  d'un  petit 
bâtiment  du  commerce  ,  avait  effectivement  trouvé  à 
Tikopia  des  renseignemens  assurés  sur  le  naufrage  de 
Lapérouse  à  Vanikoro,  et  qu'il  avait  rapporté  une 
poignée  d'épée  qu'il  supposait  avoir  appartenu  à  ce 
capitaine.  A  son»  arrivée  à  Calcutta,  M.  Dillon  avait 
fait  son  rapport  au  gouverneur  de  la  colonie  ,  et  celui- 
ci  l'avait  renvoyé  avec  un  navire  armé  aux  frais  de  la 
compagnie  des  Indes ,  afin  de  visiter  le  lieu  même  du 
naufrage  et  de  recueillir  les  Français  qui  pouvaient 
avoir  survécu  à  cette  catastrophe.  M.  Kelly  ajoutait 
qu'il  connaissait  personnellement  M.  Dillon  ,  et  qu'il 
avait  une  pleine  et  entière  confiance  en  ses  déposi- 
tions. 

On  doit  juger  avec  quel  intérêt  j'écoutais  ces  rap- 
ports. Il  était  enfin  soulevé,  le  voile  qui  avait  si  long- 
temps couvert  la  tragique  destinée  de  Lapérouse  et 
de  ses  compagnons.  Un  heureux  hasard  avait  mis 


10  VOYAGE 

1827.  inopinément  un  Anglais  obscur  sur  la  voie  de  cette 
Décembre,  importante  découverte,  et  dans  ce  moment  même  il 
devait,  selon  toute  apparence,  se  trouver  sur  le  théâ- 
tre de  cette  grande  infortune.  Combien  je  portais 
envie  à  son  sort  !  Combien  je  déplorais  la  fatalité  qui , 
dans  le  cours  de  ma  campagne ,  ne  m'avait  pas  permis 
d'avoir  aucune  connaissance  des  découvertes  de 
M.  Dillon  à  Tikopia!  Du  reste,  aucun  de  mes  com- 
pagnons de  voyage  n'ajoutait  foi  à  ces  rapports ,  et  ils 
n'en  parlaient  guère  qu'en  plaisantant,  comme  d'un 
conte  tout-à-fait  apocryphe. 
1 9-  Nous  reçûmes  debonne  heure  la  visite  de  M .  Franck- 

a 

land,  aide-de-camp  du  gouverneur.  Ce  jeune  officier, 
qui  parlait  fort  bien  français  ,  venait  me  présenter  les 
complimens  du  lieutenant-colonel  Arthur,  gouver- 
neur de  la  colonie ,  et  en  même  temps  ses  offres  de 
service,  assurant  qu'il  était  disposé  à  me  procurer 
tous  les  objets  dont  je  pourrais  avoh^besoin.  A  mon 
tour,  j'envoyai  M.  Loltin  près  du  gouverneur  pour 
lui  présenter  mes  devoirs  et  traiter  du  salut.  Cet  offi- 
cier reçut  un  accueil  fort  honnête. 

Je  m'étais  empressé  de  questionner  M.  Franckland 
sur  la  mission  de  M.  Dillon.  Il  me  répondit  en  riant 
que  c'était  un  fou ,  un  aventurier,  que  sa  prétendue 
découverte  n'était  qu'une  fable,  et  qu'il  avait  eu,  à  son 
passage  dans  la  colonie,  une  affaire  très-peu  hono- 
rable ,  pour  laquelle  il  avait  été  juridiquement  con- 
damné à  un  emprisonnement.  Cette  version  avait  sin- 
gulièrement refroidi  mes  espérances.  Mais  M.  Kelly 
m'apporta  le  journal  où  se  trouvait  consigné  tout  au 


DE  L' ASTROLABE.  11 

long  le  rapport  de  M.  Dillon,  touchant  sa  découverte      1827. 
à  Tikopia.  C'est  ce  même  rapport  qui  parut  en  son    Décembre- 
temps  dans  les  journaux  d'Europe,  et  que  M.  Dillon 
a  reproduit  dans  la  relation  de  son  voyage  *. 

Après  avoir  lu  attentivement  cette  relation ,  et  avoir 
bien  pesé  son  contenu  ,  elle  me  parut  offrir,  dans  ses 
détails,  un  caractère  de  sincérité  qui  me  conduisit  à 
penser  qu'elle  ne  pouvait  pas  être  dénuée  de  tout  fon- 
dement. En  conséquence ,  de  ce  moment ,  mon  parti 
fut  définitivement  pris.  Je  renonçai  à  mes  projets  ulté- 
rieurs sur  la  Nouvelle-Zélande,  et  me  décidai  à  con- 
duire immédiatement  l Astrolabe  à  Vanikoro,  qui 
n'était  encore  pour  nous  que  Mallicolo  ,  d'après 
M.  Dillon.  J'étais  convaincu  qu'il  importait  essen- 
tiellement à  la  gloire  de  notre  mission ,  à  l'honneur  de 
la  marine  et  même  de  la  nation  française,  de  cons- 
tater  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  réel  dans  ces  rap- 
ports, ou  même  d'en  établir  la  fausseté. 

Une  difficulté  s'opposait  à  mes  projets.  M.  Dillon 
avait  omis  à  dessein ,  et  sans  doute  dans  la  crainte 
d'être  prévenu ,  la  vraie  position  de  Vanikoro  et  même 
la  direction  qu'il  avait  suivie  pour  se  rendre  de  Tiko- 
pia devant  cette  île.  Mais  la  phrase  où  il  disait  que 
Vanikoro  n'était  éloigné  de  Tikopia  que  de  deux  jour- 
nées de  route  en  pirogue  sous  le  vent ,  me  mettait  sur 
la  voie.  Dans  cette  partie  de  l'Océan-Pacifique ,  les 
vents  régnent  habituellement  du  S.  E.  au  N.  E.  Vani- 
koro ne  pouvait  donc  se  trouver  qu'à  quarante  ou  cin- 

'   Dillon,  I,  p.  39  et  suiv. 


12  VOYAGE 

1827.  quante  lieues  du  N.  O.  au  S.  O.  de  Tikopia.  Dans  le 
Décembre,  premier  cas ,  cette  île  devait  appartenir  au  groupe  de 
Santa-Cruz;  dans  le  second,  au  groupe  de  Banks. 
Ces  deux  groupes ,  à  peu  près  aussi  inconnus  l'un 
que  l'autre  ,  se  trouvaient  également  sur  la  direction 
de  la  route  que  devait  tenir  Lapérouse,  en  se  rendant 
des  îles  des  Amis  aux  côtes  de  la  Nouvelle-Guinée. 
Enfin ,  je  pouvais  espérer  qu'en  me  rendant  d'abord 
à  Tikopia ,  les  habilans  de  cette  île  me  donneraient 
les  renseignemens  nécessaires  pour  me  faire  parvenir 
à  Vanikoro. 

Malgré  les  rafales  qui  descendaient  de  la  montagne 
de  la  Table  avec  une  impétuosité  extraordinaire, 
M.  Kelly  a  voulu  tenter  de  nous  conduire  au  mouil- 
lage. A  midi,  nous  avons  dérapé;  mais,  en  ce  mo- 
ment même ,  le  mariage  de  la  tourne-vire  a  manqué 
deux  fois  de  suite,  et  nous  avons  beaucoup  perdu  sous 
le  vent  avant  de  pouvoir  faire  route.  Enfin ,  nous 
avons  couru  des  bordées  pour  nous  élever  au  vent  ; 
mais,  à  deux  heures,  les  rafales  sont  devenues  telle- 
ment furieuses,  qu'il  a  fallu  laisser  retomber  l'ancre 
dans  la  rivière,  un  peu  plus  bas  que  l'endroit  que 
nous  venions  de  quitter.  Ce  vent  a  duré  toute  la  soirée  , 
et,  bon  gré  mal  gré  ,  nous  avons  dû  nous  résoudre  à 
passer  encore  cette  nuit  hors  du  mouillage  de  Hobart- 
Town. 

Une  circonstance  qui  rend  ce  mouillage  si  difficile 
à  atteindre  avec  les  vents  contraires ,  c'est  que  les 
eaux  du  fleuve  descendent  toujours ,  même  au  mo- 
ment de  la  marée  montante.  Le  flot  n'a  d'autre  effet 


C)E  L'ASTROLABE.  13 

que  de  faire  hausser  leur  niveau ,  mais  ne  détruit  point      t8a7. 
la  direction  du  courant.  Décembre. 

Le  gouverneur  m'a  envoyé  une  invitation  pour  as- 
sister demain  à  une  fêle  champêtre  avec  MM.  Gai- 
mard  et  Sainson. 

M.  Kelly  est  arrivé  à  dix  heures  du  matin  à  bord,  20. 
et  à  onze  heures  nous  avons  couru  de  nouveau  des 
bordées  pour  atteindre  Sullivan-Cove.  Le  vent  souf- 
flait encore  à  l'O.  N.  O.,  par  grains,  et  d'une  ma- 
nière très-irrégulière ,  de  sorte  que  nous  avons  eu 
beaucoup  de  peine  à  nous  élever  jusqu'à  la  hauteur  du 
bon  mouillage.  Cependant,  à  une  heure  après  midi, 
nous  avons  mouillé  l'ancre  de  tribord,  à  un  demi- 
mille  au  sud  delà  ville,  par  un  excellent  fond  de  vase 
de  treize  brassas. 

Tandis  que  M.  Jacquinot  s'occupait  de  faire  amarrer 
la  corvette ,  à  poste  fixe ,  d'après  les  directions  du 
pilote;  accompagné  de  MM.  Gressien,  Faraguet,  Gai- 
mard,  Sainson  et  Bertrand,  j'allai  rendre  visite  au 
gouverneur.  Au  moment  où  nous  quittions  le  bord, 
ÏAstrolabt  fit  une  salve  de  vingt  et  un  coups  de  canon, 
qui  lui  fut  sur-le-champ  rendue  coup  pour  coup. 

M.  Arthur  nous  reçut  d'une  manière  très-polie,  et 
me  renowela  l'assurance  que  tous  les  objets  dont 
j'aurais  besoin  me  seraient  aussitôt  fournis  par  les  ma- 
gasins du  gmvernement.  En  sortant  du  palais ,  je  me 
rendis  ,  avee,  l'agent  comptable ,  chez  le  commissaire- 
général  ,  M.  Moodie ,  à  qui  je  fis  part  de  mes  besoins  , 
et  que  je  priai  surtout  d'apporter  la  plus  grande  célé- 
rité dans  la  remise  des  articles  que  j'allais  lui  deman- 


14  VOYAGE 

1827.  der.  Cet  officier  m'assura  de  toute  sa  bonne  volonté. 
Décembre.  ^  deux  heures  je  rentrai  à  bord ,  et  à  trois  heures 
je  me  rendis  en  canot  avec  MM.  Gaimard  et  Sainson, 
au  lieu  où  devait  se  célébrer  la  fête  champêtre  du 
gouverneur.  C'était  tout  simplement  un  terrain  in- 
culte au  bord  du  Derwent,  à  une  lieue  environ  au 
nord  de  la  ville.  Là ,  sous  une  feuillée  décorée  de 
pavillons,  était  dressée  une  longue  table,  où  trente 
à  quarante  personnes  prirent  place ,  c'est-à-dire  à 
peu  près  tous  les  fonctionnaires  d'un  certain  rang 
dans  la  colonie ,  les  principaux  officiers  de  la  gar- 
nison, et  les  personnes  de  la  famille  du  gouverneur. 

On  servit  une  espèce  d'ambigu  qui  n'était  rien 
moins  que  somptueux  ou  délicat ,  et  on  porta  quel- 
ques toasts  à  la  fin  du  repas.  Ce  qui  contribua  à  ren- 
dre la  partie  moins  agréable  encore,  c'est  qu'il  faisait 
un  froid  piquant;  il  tomba  même  quelques  gouttes 
de  pluie  ;  le  thermomètre ,  qui  le  matin  encore  mar- 
quait 18°  et  20°,  descendit  à  10°.  Comme  la  journée 
s'était  annoncée  sous  de  meilleurs  auspicts ,  les  con- 
vives des  deux  sexes  s'étaient  presque  t«us  mis  en 
habillemens  d'été.  Aussi,  tout  en  répétant  que  la 
partie  était  charmante,  very  pleasant,  les  dames  gre- 
lottaient de  tout  leur  corps,  et  les  hommes  ejx-mêmes 
n'étaient  nullement  à  leur  aise.  Je  fus  particulière- 
ment incommodé  de  cette  température,  e/ j'y  gagnai 
un  refroidissement  assez  grave ,  bien  qu~  j'eusse  eu 
soin  de  conserver  mes  vêtemens  de  drap. 

Après  le  dîner,  on  fit  un  tour  de  promenade  au  tra- 
vers des  souches  de  mimosa  desséchées  et  de  l'herbe 


DE  L'ASTROLABE.  15 

brûlée.  Mais  ce  moyen  ayant  paru  insuffisant  pour      1827. 
échapper  au  froid,  la  société  se  sépara  de  bonne  heure,    D|kembre. 
el  chacun  s'empressa  de  gagner  un  meilleur  gîte. 

On  se  réunit  dans  la  soirée  chez  le  gouverneur,  où 
le  café  et  le  thé  furent  servis  dans  un  appartement 
bien  chauffé  ;  ce  qui  nous  parut  à  tous  une  chose 
beaucoup  plus  comf or  table  que  le  repas  que  nous  ve- 
nions de  prendre  au  grand  air.  Dans  cette  société,  je 
remarquai  particulièrement,  pour  l'aménité  de  leurs 
formes  et  leur  instruction,  le  grand-juge,  M.  Pedder, 
et  le  secrétaire  du  gouvernement,  M.  Burnett,  qui 
répondirent  avec  la  plus  grande  complaisance  aux 
diverses  questions  que  je  leur  adressai  sur  la  colonie 
et  sur  la  mission  de  M.  Dillon. 

Sur  ce  dernier  article,  je  dois  convenir  que  leurs 
réponses  furent  loin  de  fortifier  mes  espérances. 
M.  Burnett  déclara  nettement  qu'il  n'ajoutait  au- 
cune confiance  aux  récits  de  M.  Dillon,  dont  la  con- 
duite avait  été  fort  peu  honorable,  et  qui  avait  été 
condamne  à  un  emprisonnement  de  deux  mois  pour 
ses  abus  d'autorité.  Encore  cette  punition  eût-elle  été 
plus  grave,  si  l'on  n'avait  eu  égard  à  la  mission  du  Re- 
search, nom  du  navire  qu'il  commandait.  «  Du  reste, 
ajouta  M.  Burnett  en  souriant ,  demandez-en  des 
nouvelles  à  M.  Pedder;  car  Dillon  a  passé  entre  ses 
mains ,  et  il  pourra  vous  en  parler  plus  pertinem- 
ment que  moi.  »  L'aimable  et  savant  magistrat  me 
donna  alors  les  premières  notions  des  démêlés  qui 
s'élevèrent  entre  le  docteur  Tyller  et  son  capitaine. 
Il  est  possible  que  ce  naturaliste  n'ait  pas  toujours 


» 


16  VOYAGE 

1827.  gardé  dans  ses  discours  la  réserve  que  semblait  lui 
Décembre,  commander  le  caractère  difficile  et  emporté  de  son 
chef;  mais  il  est  constant  que  M.  Dillon  se  livra  à 
des  excès  d'une  grossièreté ,  d'une  brutalité  même 
que  rien  ne  pouvait  justifier.  C'est  le  sentiment  que 
je  conçus  en  lisant  dans  les  journaux  de  la  colonie 
les  diverses  pièces  du  procès  et  le  prononcé  de  la  sen- 
tence. C'est  celui  que  j'ai  conservé  à  mon  retour  en 
France,  après  avojr  lu  la  relation  même  de  M.  Dillon. 
Malgré  le  soin  qu'il  a  apporté  à  rejeter  tous  les  torts 
sur  M.  Tytler,  et  à  le  couvrir  d'ignominie;  aux  yeux 
d'un  juge  impartial ,  son  récit  ne  saurait  justifier,  ni 
même  faire  excuser  sa  conduite. 

D'aussi  fâcheux  précédens  donnèrent  donc  aux  au- 
torités et  aux  personnes  .les  plus  estimables  de  la 
colonie,  la  plus  triste  opinion  de  M.  Dillon;  il  perdit 
toute  espèce  de  considération,  et  l'on  alla  jusqu'à  ré- 
cuser sa  probité  et  sa  bonne  foi.  Il  fut  regardé  comme 
un  aventurier  qui  avait  déjà  abusé  de  la  confiance  des 
administrateurs  de  la  compagnie,  et  le  gouverneur 
lui  refusa  définitivement  un  crédit  de  quatre  mille 
piastres,  malgré  l'autorisation  en  bonne  forme  du  gou- 
vernement de  la  compagnie ,  dans  la  crainte  que  la 
colonie  ne  fût  exposée  à  perdre  cette  somme.  On 
finit  par  regarder  ses  récits  sur  Tikopia  et  Vanikoro 
comme  des  contes  forgés  à  plaisir,  et  dans  le  but  uni- 
que d'extorquer  l'argent  de  la  compagnie. 

Je  dois  me  dispenser  de  rapporter  les  nombreuses 
plaisanteries  que  j'entendis  faire  à  ce  sujet  par  di- 
verses personnes  d'un  véritable  mérite. 


DE  L'ASTROLABE.  17 

Pour  moi,  tout  en  déplorant  les  écarts  du  capitaine  1827. 
Dillon,  et  regrettant  qu'une  mission  aussi  intéres-  Décembre, 
ressante  eût  été  confiée  à  de  pareilles  mains ,  je  sus 
faire  la  part  de  la  vérité  et  celle  des  préventions.  Le 
défaut  d'éducation  et  un  caractère  naturellement  vio- 
lent pouvaient  avoir  entraîné  M.  Dillon  au-delà  des 
convenances  qu'un  capitaine  doit  toujours  observer 
envers  un  officier;  mais  ce  n'était  pas  un  motif  pour 
que  sa  véracité  fût  soupçonnée,  et  je  persistai  dans  le 
projet  d'aller  moi-même  constater  sur  les  lieux  ce  qu'il 
y  avait  de  fondé  dans  les  dépositions  du  marin  an- 
glais. 

La  ville  de  Hobart-Town  m'a  paru  déjà  d'une  éten- 
due remarquable.  Ses  maisons  sont  très-espacées,  et  pi.  clviii. 
n'ont  généralement  qu'un  étage ,  outre  le  rez-de- 
chaussée;  mais  leur  propreté  et  leur  régularité  leur 
donnent  un  aspect  agréable.  Les  rues  ne  sont  point 
pavées,  ce  qui  les  rend  fatigantes  à  parcourir;  quel- 
ques-unes ont  pourtant  des  trottoirs  ;  en  outre ,  la 
poussière  qui  s'en  élève  continuellement  est  très-gê- 
nante pour  les  yeux.  Le  palais  du  gouvernement  oc- 
cupe une  heureuse  situation  au  bord  de  la  baie;  cette 
résidence  offrira  sous  peu  d'années  de  nouveaux  agré- 
mens,  si  les  jeunes  arbres  dont  on  l'a  entourée  pren- 
nent tout  leur  développement  ;  car  ceux  du  pays  sont 
peu  propres  à  servir  d'ornement. 

Au  point  du  jour,  nous  avons  aperçu  sur  la  cime        21. 
de  la  montagne  de  la  Table  quelques  espaces  couverts 
de  neige ,  et  le  froid  a  été  assez  piquant.  Toute  la 
journée  le  vent  a  soufflé  au  N.  O.  et  N.   N.  O. , 

TOME    V.  2 


18  VOYAGE 

1827.  accompagné  de  violentes  rafales  et  d'un  ciel  nuageux. 
Décembre.  j'aj  vu  ce  matm  }e  capitaine  Welsch,  chef  de  l'ar- 
senal ,  marin  expérimenté ,  qui  a  beaucoup  navigué 
sur  les  côtes  de  la  Nouvelle-Hollande,  et  notamment 
dans  le  détroit  de  Torrès.  Il  a  témoigné  le  plus  grand 
empressement  à  m 'être  agréable ,  et  s'est  transporté 
avec  moi  dans  tous  les  magasins  et  ateliers,  pour  me 
montrer  lui-même  les  objets  dont  je  pouvais  avoir 
besoin.  Prenant  en  considération  la  navigation  dan- 
gereuse que  V Astrolabe  allait  entreprendre ,  et  ins- 
truit par  la  détresse  où  nous  nous  étions  trouvés  à 
Tonga-Tabou,  je  me  suis  décidé  à  ajouter  deux  ancres 
à  jet  et  une  petite  chaîne  à  celles  que  l'expédition 
possédait  déjà.  En  effet,  je  commençais  à  sentir  qu'il 
eût  été  ridicule  de  ma  part  d'être  arrêté  par  une  dé- 
pense aussi  mesquine  dans  une  mission  d'une  aussi 
haute  importance,  tandis  que  M.  de  Bougainville 
venait  d'employer  cinq  mille  pounds  (cent  vingt-cinq 
mille  francs)  à  Port-Jackson,  pour  fournir  seulement 
du  vin  à  son  équipage. 

Sur-le-champ  nos  voiliers  furent  installés  dans  un 
local  de  l'arsenal,  où  ils  purent  travailler  à  réparer 
nos  voiles;  et  notre  chaloupe,  très-fatiguée  par  les 
divers  assauts  qu'elle  avait  subis,  fut  tirée  'sur  le 
chantier  pour  recevoir  un  radoub  complet. 

Pendant  ce  temps,  tout  l'équipage  était  occupé  à 
réparer  le  gréement ,  et  les  calfats  repassaient  les  cou- 
tures du  navire.  En  un  mot ,  nous  apportions  toute 
l'activité  possible  à  nous  préparer  pour  la  longue  et 
pénible  campagne  que  nous  allions  entamer  ;  car  il 


DE  L'ASTROLABE.  19 

était  facile  de  prévoir  que  ce  ne  serait  plus  qu'à  Am-       iS27. 
boine  que  nous  pourrions  compter  de  nouveau  sur  les  Déceembre. 
ressources  de  la  civilisation. 

J'ai  déjeuné  chez  M .  Welsch  ,  qui  m'a  donné  d'utiles  2?. 
renseignemens  et  m'a  confié  avec  beaucoup  de  com- 
plaisance ses  journaux  nautiques,  pour  en  extraire 
certains  passages  utiles  à  la  navigation  du  détroit  de 
Torrès.  Mais  il  n'a  pu  me  dire  rien  de  positif  au  sujet 
des  découvertes  de  M.  Dillon;  sans  récuser  positive- 
ment leur  exactitude ,  il  paraît  n'y  ajouter  qu'une  mé- 
diocre confiance. 

Un  jeune  homme,  qui  se  trouvait  à  ce  repas,  et 
qui  a  voyagé  dans  l'intérieur  de  la  Tasmanie  ,  m'a  dit 
que  cette  grande  île  nourrissait  des  kangarous  et  des 
opossums  de  diverses  espèces  ,  des  wombats,  des  da- 
syures  et  des  ornithorynques  ;  il  m'a  promis  de  m'en 
envoyer  à  bord.  Il  m'a  appris  que  le  grand  lac  était 
à  soixante  milles  de  Hobart-Town,  et  que,  pour  y 
aller,  il  faudrait  obtenir  les  secours  du  gouvernement, 
et  consacrer  au  moins  huit  ou  dix  jours  à  cette  course. 
Cette  dernière  raison  m'a  fait  renoncer  à  une  excur- 
sion qui  m'eût  été  agréable ,  ma  présence  étant  néces- 
saire pour  activer  les  travaux  du  bord. 

Après  avoir  fait  une  tournée  dans  les  ateliers ,  j'ai 
rendu  au  sollicitor-general,  M.  Maclelay,  la  visite 
qu'il  m'avait  faite  la  veille.  Ce  magistrat  estime  la  po- 
pulation actuelle  de  la  Tasmanie  à  vingt  mille  âmes 
(en  ne  comptant  que  les  Anglais  ) ,  et  celle  de  Hobart- 
Town  à  cinq  ou  six  mille.  Tl  m'a  promis  de  recom- 
mander au  capitaine  du  Persian  le  paquet  que  je  dois 


20  VOYAGE 

l827>       expédier  en  Europe.  Ce  navire  partira  incessamment 
Décembre,    pour  Londres ,  où  il  se  rend  directement  par  la  route 
du  cap  Horn. 

Deux  mois  de  sokle  ont  été  payés  aujourd'hui  à 
tous  les  hommes  de  l'équipage ,  afin  que  chacun  d'eux 
puisse  se  procurer,  dans  la  colonie,  le  tabac  et  les 
autres  menus  objets  dont  ils  peuvent  avoir  besoin. 

Toute  la  journée ,  les  rafales  ont  été  si  violentes , 
qu'il  a  été  impossible  d'envoyer  la  chaloupe  à  l'eau , 
ni  de  faire  des  observations.  Des  tourbillons  de  pous- 
sière s'élèvent  des  rues  de  la  ville  et  remplissent  l'at- 
mosphère. 
a3#  C'était  aujourd'hui  dimanche ,  jour  rigoureusement 

consacré  par  les  Anglais  au  repos ,  ce  qui  a  empêché 
nos  propres  ouvriers  de  travailler.  Je  l'ai  passé  tout 
entier  à  bord  pour  travailler  à  ma  correspondance. 
,J4#  Enfin,  le  vent  a  passé  à  l'est,  ce  qui  a  ramené  le 

beau  temps  pour  la  journée  et  nous  a  délivrés  de  ces 
tourmentes  fatigantes  dont  nous  étions  assaillis  depuis 
notre  arrivée  à  Van-Diemen. 

J'ai  reçu  la  visite  du  capitaine  Welsch  et  du  docteur 
Ross ,  éditeur  et  rédacteur  de  la  gazette  d'Hobart- 
Town ,  qui  m'a  donné  la  plupart  des  derniers  numéros 
de  son  journal;  par  là,  j'ai  pu  me  mettre  prompte- 
ment  au  courant  des  nouvelles  du  jour.  Il  m'a  demandé 
une  notice  sur  le  voyage  de  l'Astrolabe ,  et  j'ai  prié 
M.  Gaimard  de  donner  ces  renseignemens  ;  c'est  le 
moyen  de  faire  parvenir  promptement  et  d'une  ma- 
nière sûre  des  nouvelles  de  l'expédition  en  France; 
cent  jours  suffisent  communément  pour  tenir  Londres 


DE  L'ASTROLABE.  21 

au  courant  de  ce  qui  se  passe  dans  cette  colonie.       l82?- 

Une  nouvelle  que  m'a  donnée  M.  Ross  a  vivement  Decembre- 
excité  toute  mon  attention.  Le  bruit  court  que  M.  Gel- 
librand  vient  de  recevoir,  par  un  navire  arrivé  d'hier 
de  la  Nouvelle-Zélande,  une  lettre  de  M.  Dillon, 
datée  de  la  baie  des  Iles,  où  il  lui  annonce  qu'il  est 
obligé  de  renoncer  à  son  voyage  pour  s'en  retourner 
à  Calcutta.  M.  Welsch,  voyant  tout  l'intérêt  que  j'at- 
tachais à  vérifier  la  source  de  ce  bruit ,  a  eu  la  com- 
plaisance de  me  conduire  chez  M.  Gellibrand  qui  avait 
été  l'avocat  de  M.  Dillon,  dans  son  procès  contre  le 
docteur  Tytler,  et  qui  se  trouvait  encore  son  fondé  de 
pouvoir  à  Hobart-Tovvn.  M.  Gellibrand  m'accueillit 
avec  la  plus  grande  politesse  et  eut  la  complaisance  de 
me  communiquer  toute  la  partie  de  la  lettre  en  ques- 
tion, relative  à  la  mission  du  Research.  Elle  était  en 
effet  écrite  de  la  baie  des  Iles ,  en  date  du  1 8  juillet. 
M.  Dillon  mandait  en  substance  qu'à  Sydney  il  n'a- 
vait pu  se  procurer  le  naturaliste  qu'il  se  proposait 
d'y  embarquer  ;  il  avait  été  surpris  et  consterné  de  voir 
qu'à  Hobart-Town  on  n'avait  point  remplacé  l'eau 
consommée.  Il  s'étendait  en  doléances  sur  la  conduite 
de  M.  Blake,  son  ancien  second,  et  de  l'équipage  en 
général;  il  terminait  enfin  en  déclarant  que  la  saison 
trop  avancée  et  la  mousson  contraire  ne  lui  permet- 
taient plus  de  se  rendre  à  Tikopia,  et  qu'il  se  voyait 
contraint  de  reprendre  immédiatement  la  route  du 
Bengale. 

Bien  que  j'eusse  moi-même  une  faible  opinion  des 
talens  de  M.  Dillon,  d'après  les  données  que  j'avais 


22  VOYAGE 

JS27.       pu  recueillir  clans  la  colonie,  cette  dernière  assertion 
Décembre,    ^e  sa  part  me  parut  si  absurde ,  que  je  conçus  des 
doutes  sur  l'origine  delà  lettre.  En  effet,  quiconque 
a  navigué  dans  cette  portion  de  l'Océan-Pacifique, 
sait  qu'il  n'existe  aucune  sorte  de  mousson  qui  puisse 
empêcher  un  navire  de  se  rendre  de  la  Nouvelle-Zé- 
lande à  Tikopia.  Je  demandai  donc  à  M.  Gellibrand  si 
cette  lettre  était  réellement  de  M.  Dillon;  il  me  ré- 
pondit que  le  corps  de  l'écriture  n'était  point  de  lui, 
attendu  qu'il  savait  à  peine  écrire ,  mais  que  la  signa- 
ture était  bien  la  sienne,  et  qu'il  ne  doutait  nullement 
de  l'authenticité  des  nouvelles  qu'elle  contenait.  Là- 
dessus,  le  capitaine  Welsch ,  qui  ne  s'était  pas  encore 
formellement  prononcé  sur  le  mérite  de  ce  navigateur, 
dit  en  plaisantant  que  M.  Dillon  était  en  effet  trop 
ignorant  pour  avoir  forgé  les  récits  qu'il  avait  publiés 
touchant  ses  découvertes  à  Tikopia,  et  que,  plus  que 
tout  autre,  ce  motif  le  portait  à  y  ajouter  quelque 
confiance-  M.  Gellibrand,  qui  avait  eu  plus  que  per- 
sonne dans  la  colonie  les  moyens  d'étudier  le  carac- 
tère de  M.  Dillon,  n'hésitait  pas  à  croire  ses  déposi- 
tions fondées  en  vérité,   à   cela  près  de  quelques 
exagérations  dont  il  était  permis  de  douter. 

Le  lecteur  doit  juger  dans  quelle  position  singulière 
me  plaçaient  alternativement  des  opinions  aussi  con- 
tradictoires. Tantôt  plein  d'espérance,  je  me  voyais 
déjà  sur  le  théâtre  d'une  grande  infortune ,  et  appelé  à 
donner  aux  mânes  de  nos  malheureux  compatriotes 
les  derniers  témoignages  des  regrets  de  la  France 
entière.  Tantôt  déchu  de  ces  hautes  destinées,  il  me 


DE  L'ASTROLABE.  23 

fallait  regarder  les  récits  de  M.  Dillon  comme  autant  1827. 
de  billevesées ,  et  courir  le  risque  de  renoncer  à  un  o'écemlw 
travail  glorieux  pour  me  livrer  à  des  recherches  aussi 
stériles  que  périlleuses.  Ajoutons  que  tous  mes  com- 
pagnons de  voyage  avaient,  sans  exception,  adopté  la 
dernière  de  ces  opinions ,  et  qu'ils  ne  parlaient  guère 
de  Tikopia  et  de  Vanikoro  qu'en  plaisantant. 

Tout  en  gémissant  sur  la  triste  issue  de  la  mission 
du  Research,  je  m'en  consolai  bientôt  en  songeant  que 
nous  serions  les  premiers  à  visiter  les  rives  de  Vani- 
koro ;  cette  considération  m'engagea  à  redoubler  d'ac- 
tivité pour  presser  l'époque  de  notre  départ. 

M.  Jacquinot  et  moi  nous  avons  dîné  chez  M.  Ped- 
der,  et  j'ai  passé  une  soirée  fort  agréable  dans  la  con- 
versation de  ce  magistrat ,  qui  est  un  des  Anglais  les 
plus  aimables  et  les  plus  instruits  que  j'aie  connus. 
Cependant ,  il  paraît  voir  avec  peine  que  je  persiste  à 
quitter  de  brillantes  reconnaissances  pour  visiter  Va- 
nikoro: caries  dernières  nouvelles  reçues  de  M.  Dil- 
Ion  le  confirment  dans  l'opinion  que  son  premier 
récit  n'était  qu'un  tissu  de  mensonges. 

Un  feu  a  long-temps  brillé  sur  le  sommet  de  la 
Table,  et  l'on  m'a  appris  qu'il  avait  été  allumé  par 
une  société  de  bourgeois  qui  avait  fait  une  promenade 
à  la  cime  de  cette  montagne.  Sur  le  désir  que  j'ai 
témoigné  d'en  faire  autant,  on  m'a  prévenu  que  cette 
excursion  était  fort  pénible ,  attendu  que  la  dernière 
partie  du  chemin  devait  s'exécuter  sur  un  terrain  ro- 
cailleux ,  très-escarpé  et  parfois  dangereux  à  cause  des 
éboulemens. 


e. 


24  VOYAGE 

1827.  La  chaloupe,  envoyée  à  l'eau  dans  la  matinée,  à 

25  décembre,  quelques  milles  de  Hobart-Town  ,  n'est  revenue  qu'à 
une  heure  après  midi  et  n'a  pu  faire  que  quatre  ton- 
neaux d'une  eau  très-sale  ,  tant  le  courant  qui  alimente 
l'aiguade  est  devenu  maigre.  Cette  considération  m'a 
déterminé  à  faire  prendre  l'eau  dans  la  ville  même , 
comme  les  navires  anglais  qui  sont  sur  la  rade. 

Nous  avons  voulu  envoyer  nos  ouvriers  travailler 
dans  les  ateliers  ;  mais  les  Anglais  s'y  sont  formelle- 
ment opposés.  C'est  aujourd'hui  Noël,  ou  Chris tmas 
en  leur  langue ,  fête  solennelle  chez  eux.  Les  per- 
sonnes d'un  certain  rang  la  célèbrent  en  famille  ,  et  les 
hommes  du  peuple  par  des  orgies  et  des  excès  de  tout 
genre.  Du  reste,  il  est  strictement  défendu  de  tra- 
vailler dans  ce  grand  jour.  L'urgence  extrême  de  nos 
besoins  n'a  pu  servir  d'excuse  suffisante.  Ce  n'est 
pas  la  première  fois  que  je  remarque  combien  les  pré- 
tendus réformistes  sont  plus  superstitieux  et  plus  in- 
tolérans  que  les  catholiques  eux-mêmes  dans  ces  sortes 
de  prohibitions. 

Quelques  matelots,  qui  avaient  reçu  la  permission 
de  se  promener  en  ville,  ont  aussi  fêté  en  même  temps 
Noël  et  Bacchus.  Il  s'en  est  suivi  des  rixes,  des  in- 
jures et  des  voies  de  fait  entre  les  individus  des  deux 
nations.  Ces  fâcheux  excès  m'ont  forcé  à  tenir  de  plus 
près  à  bord  nos  indociles  marins. 
26.  Le  grand  canot ,  en  deux  voyages ,   a  apporté  à 

bord  tous  les  vivres  de  remplacement,  les  deux  ancres 
à  jet  et  la  petite  chaîne.  Dès  le  matin,  la  chaloupe  a 
été  envoyée  à  l'eau;  cette  opération  est  pénible ,  en  ce 


DE  L'ASTROLABE.  25 

qu'il  faut  rouler  très-loin  les  tierçons  pour  les  remplir.       1827. 
En  outre ,  la  canaille  anglaise ,  encore  plongée  dans    o^embre. 
l'ivresse ,  vient  chercher  querelle  à  nos  matelots ,  qui 
ne  sont  que  trop  disposés  à  lui  riposter. 

J'ai  dîné  chez  le  gouverneur;  il  y  avait  peu  de 
monde  au  repas,  mais  la  réunion  qui  l'a  suivi  a  été 
fort  nombreuse ,  et  l'on  à  long-temps  dansé.  M.  de 
Sainson  avait  apporté  ses  nombreux  dessins,  et  ils 
ont  été  l'objet  de  l'admiration  générale. 

Toute  la  journée ,  le  vent  a  soufflé  avec  violence  de 
l'O.  N.  O.  à  l'O.  S.  O.,  et  il  s'est  calmé  dans  la  nuit. 

Tout  le  biscuit  de  campagne  a  été  embarqué  ,  sa-         27. 
voir  onze  mille  sept-cent-soixante  livres. 

J'ai  dîné ,  avec  MM.  Gressien ,  Guilbert ,  Faraguet , 
Dudemaine  et  Sainson,  à  la  table  des  officiers  de  la 
garnison.  Le  repas  a  été  fort  agréable  et  beaucoup 
mieux  servi  que  tous  ceux  que  j'avais  déjà  partagés 
dans  la  colonie. 

MM.  Gaimard,  Lesson  et  Bertrand  se  plaignent 
vivement  de  douleurs  d'entrailles. 

A  dix  heures  du  matin ,  je  me  suis  transporté  à  2s. 
bord  du  Persian,  pour  remettre  moi-même  au  capi- 
taine Plunkett  une  caisse  en  fer-blanc,  pesant  trente 
livres  environ  et  contenant  le  courrier  de  V Astrolabe 
avec  toutes  les  pièces  relatives  à  l'expédition.  Par 
cette  occasion ,  j'adresse  au  ministre  le  rapport  des 
opérations  du  voyage,  depuis  le  départ  de  Port-Jack- 
son jusqu'à  Hobart-Town ,  des  doubles  des  dessins  de 
MM.  Sainson,  Paris  et  Quoy;  les  descriptions  zoolo- 
giques de  ce  dernier  et  nos  expériences  du  thermomé- 


26  VOYAGE 

1827.  trographe;  enfin ,  les  calques  de  huit  nouvelles  cartes , 
Décembre.  toutes  terminées  dans  le  trajet  d'Amboine  à  Van-Die- 
men.  Je  prie  le  ministre  de  remettre  à  l'Académie  des 
Sciences  une  partie  de  ces  matériaux ,  et  de  conser- 
ver les  autres  jusqu'à  notre  retour.  Enfin,  j'appelle  de 
nouveau  les  faveurs  du  Roi  sur  mes  compagnons , 
et  je  ne  dissimule  point  au  ministre  les  dangers  aux- 
quels nous  allons  nous  trouver  exposés  dans  cette 
nouvelle  partie  du  voyage.  Du  moins  ,  grâce  aux  pré- 
cautions que  je  viens  de  prendre  ,  quand  bien  même 
l'Astrolabe  et  ceux  qui  la  montent  viendraient  à  périr, 
une  grande  partie  de  nos  observations  et  de  nos  ré- 
coltes serait  sauvée,  et  il  y  aurait  déjà  de  quoi  con- 
sacrer suffisamment,  et  d'une  manière  honorable,  le 
souvenir  de  notre  expédition. 

M.  Burnett,  chez  qui  je  dînais  aujourd'hui,  m'a 
montré  un  petit  phalanger  rat  et  un  dasyure  charmant 
à  tâches  blanchâtres  ,  l'un  et  l'autre  très-doux  et  très- 
familiers. 

L'indisposition  de  M.  Gaimard  prenant  un  carac- 
tère plus  grave ,  il  a  été  obligé  de  descendre  en  ville 
pour  s'y  faire  traiter.  J'ai  moi-même  été  assailli  du 
même  mal  dans  la  soirée  ;  j'ai  beaucoup  souffert  dans 
la  nuit,  mais  le  lendemain  les  douleurs  ont  diminué  , 
29.  et  le  soir  je  n'éprouvais  plus  qu'un  accablement  ex- 
traordinaire. 

A  la  recommandation  de  M .  Welsch ,  je  consens  à 
l'embarquement  d'un  nommé  Harry ,  pauvre  indi- 
gène, élevé  dans  une  famille  européenne.  C'est  un 
homme  de  vingt  ans,  robuste,  assez  bien  conformé, 


DE  L'ASTROLABE.  27 


d'un  teint  très-foncé,  sans  être  noir,  ayant  tous  les       1827. 
caractères  de  sa  race,  sauf  la  malpropreté.  Harry    Décembre. 
parle  un  peu  anglais ,  mais  il  m'a  paru  avoir  peu  d'in- 
telligence et  encore  moins  d'amour  du  travail ,  ce  qui 
me  fait  penser  que  le  séjour  du  bord  ne  lui  conviendra 


guère. 


Bien  que  je  fusse  encore  très-faible ,  je  me  suis  senti        30. 
sensiblement  mieux. 

A  une  heure,  je  me  suis  transporté  sur  l'autre  rive 
du  Derwent ,  en  face  de  la  ville ,  et  je  me  suis  promené 
trois  ou  quatre  heures  dans  la  campagne ,  en  recueil- 
lant des  plantes ,  des  insectes  ,  et  tirant  quelques  oi- 
seaux. L'herbe  est  généralement  brûlée  par  le  soleil , 
et  les  arbres  mutilés  par  l'action  du  feu  ;  ces  causes  , 
jointes  au  défaut  d'eau  douce ,  donnent  à  l'aspect  géné- 
ral du  pays  ce  ton  de  sécheresse  et  d'aridité  qui  par- 
tout frappe  le  voyageur  dans  la  Nouvelle-Hollande. 
Du  reste ,  j'observai  quelques  jolies  métairies ,  et  les 
plantations  qui  prennent  un  rapide  développement 
sur  les  bords  du  Derwent. 

J'ai  reconnu  que  la  réparation  complète  de  la  cha-        3i. 
loupe  nécessiterait  un  trop  long  relard ,  et  j'ai  décidé 
que  cette  réparation  se  bornerait  à  un  des  bords  seu- 
lement. 

Décidé  à  gravir  la  montagne  de  la  Table,  j'ai 
arrêté  avec  MM.  Franckland  et  Thomas,  trésorier 
de  la  colonie ,  les  movens  d'exécuter  cette  course 
que  nous  avons  fixée  à  mercredi,  2  janvier.  Comme 
je  me  proposais  de  mesurer  la  hauteur  de  cette 
montagne ,  j'ai  visité  les  deux  baromètres  qui  me 


28 


VOYAGE 


1827. 

Décembre. 


1828. 
1  janvier. 

Pi.  clii. 


restaient;  mais  l'un  d'eux  s'est  trouvé  complètement 
hors  d'état  de  servir,  la  cuvette  du  mercure  étant  cou- 
verte d'une  croûte  épaisse  et  noire  qui  empêchait 
de  lire  la  graduation.  Il  m'a  fallu  renoncer  à  ce  genre 
d'observation. 

Un  navire  à  trois  mâts  est  arrivé  ce  soir  sur  la  rade 
et  a  mouillé  près  de  nous. 

Deux  beaux  navires  à  trois  mâts  ont  encore  mouillé 
sur  rade  ce  matin.  Le  capitaine  de  l'un  d'eux  m'a 
communiqué  le  Neiv-South-Wales  Advertiser  du  5  dé- 
cembre ,  où  se  trouve  un  article  relatif  au  capitaine 
Dillon.  C'est  une  lettre  par  laquelle  il  annonce  son 
heureux  retour  à  la  baie  des  Iles,  le  5  novembre, 
après  avoir  visité  les  îles  Vanikoro.  Il  ajoute  qu'il 
rapporte  du  naufrage  de  Lapérouse  divers  objets  qu'il 
spécifie,  et  termine  enfin  en  disant  que  les  nombreuses 
maladies  dont  l'équipage  a  été  atteint,  jointes  au  dé- 
faut de  vivres ,  l'ont  obligé  de  quitter  les  îles  et  de  tou- 
cher à  la  Nouvelle-Zélande  à  son  retour. 

Cette  nouvelle  inattendue  me  parait  si  contradic- 
toire avec  la  lettre  précédente  de  M.  Dillon,  que  je 
retombe  dans  mon  anxiété  primitive ,  c'est-à-dire ,  que 
je  ne  peux  y  ajouter  foi ,  ni  la  croire  tout-à-fait  dé- 
pourvue de  fondement.  Du  reste,  chacun  dans  la 
colonie  la  regarde  comme  entièrement  fausse ,  et  les 
officiers  de  V Astrolabe  partagent  cette  opinion.  Ce- 
pendant j'en  fais  part  au  ministre  de  la  marine ,  dans 
une  lettre  supplémentaire  que  je  remets  à  bord  du 
Persian  qui  n'est  pas  encore  parti. 

Après  mon  dîner,  j'ai  fait  un  petit  tour  de  prome- 


DE  L'ASTROLABE.  29 

nade  le  long  du  torrent  qui  coule  près  du  fort  Mul-  l8a8- 
grave  ;  ce  dernier  n'est  qu'une  batterie  barbette , 
montée  de  cinq  ou  six  canons  en  fort  mauvais  état.  De 
ce  côté ,  il  y  a  des  sites  assez  agréables ,  et  qui  proba- 
blement, dans  un  petit  nombre  d'années,  offriront 
de  jolies  maisons  de  campagne  et  de  belles  fabriques. 

Quoique  souffrant  encore  d'un  violent  catarrhe,  je  2- 
me  détermine  à  exécuter  la  course  que  j'avais  pro- 
jetée pour  aujourd'hui.  Dès  trois  heures  quarante- 
cinq  minutes ,  je  quitte  le  bord  ,  accompagné  de 
MM.  Dudemaine  et  Lesson  et  des  matelots  Grasse 
et  Jean.  Au  bout  de  la  jetée,  nous  avons  trouvé 
M.  Franckland  qui  nous  attendait  avec  de  bons  che- 
vaux; M.  Dudemaine  et  moi  nous  en  avons  monté 
chacun  un;  M.  Lesson  a  préféré  faire  la  route  à 
pied. 

Nous  avons  promptement  parcouru  l'espace  qui 
sépare  l'habitation  de  M.  Thomas  de  la  ville ,  et  sur  la 
route  deux  jeunes  gens  ,  qui  doivent  nous  servir  de 
guides ,  se  sont  joints  à  nous.  Dans  toute  son  étendue, 
qui  est  de  quatre  milles  environ ,  le  terrain  offre  une 
agréable  variété  de  coteaux ,  de  plaines  et  de  forêts , 
où  la  civilisation  commence  à  marquer  ses  progrès 
par  des  défrichemens  opérés  sur  les  endroits  les  plus 
fertiles. 

L'habitation  de  M.  Thomas,  assise  à  la  croupe 
même  de  la  montagne  de  la  Table ,  se  compose  d'une 
jolie  petite  maison  avec  un  jardin  et  quelques  champs, 
le  tout  situé  dans  une  délicieuse  position.  En  un  mot, 
c'estceque  les  Anglais  nomment  un  charmant  cottage. 


PL  CLX. 


30  VOYAGE 

1828.       Nous  avons  trouvé  M.  Thomas  et  son  fils  disposés  à 
janvier,     se  joindre  à  nous.  Cependant,  nous  ne  nous  sommes 
remis  en  route  qu'après  nous  être  munis  d'un  bon 
déjeuner. 

A  six  heures  dix  minutes ,  nous  avons  commencé  à 
gravir  la  montagne ,  qui  se  compose  de  quatre  ter- 
rasses très-distinctes  que  couronne  le  piton  terminal. 
Celui-ci  est  le  plus  escarpé,  et  sa  hauteur  m'a  paru 
égaler  celle  des  quatre  autres  plans  réunis. 

La  première  terrasse  est  semée  de  pierres  blan- 
châtres ,  couvertes  d'empreintes  assez  curieuses  ,  qui 
m'ont  paru  presque  toutes  produites  par  la  présence 
de  lycopodes ,  de  fougères  ,  ou  de  fucacées  à  frondes 
très-décomposées.  Sur  ce  plan,  et  sur  les  trois  qui  lui 
succèdent,  la  grande  végétation  se  réduit  en  grande 
partie  aux  eucalyptus,  acacias  ,  podocarpus  et  casua- 
rinas,  qui  ne  donnent  qu'une  ombre  très-maigre  et 
tout-à-fait  incapable  d'arrêter  l'effet  des  rayons  so- 
laires. Les  arbrisseaux  et  les  arbres  se  rapportent 
pour  la  plupart  à  des  espèces  qui  habitent  aussi  la 
Nouvelle-Galles  du  Sud. 

Au  pied  seulement  de  la  montagne  centrale,  ou 
à  trois  cents  toises  d'élévation,  commencent  à  pa- 
raître quelques  espèces  propres  à  cette  station ,  et 
leur  nombre  augmente  à  mesure  qu'on  s'avance  vers 
le  sommet.  Cependant ,  la  plupart  appartiennent  en- 
core à  la  Flore  de  Port-Jackson  ou  des  Montagnes- 
Bleues.  A  chaque  instant,  je  m'étonnais  de  la  disette 
singulière  d'oiseaux  et  d'insectes,  eu  comparaison  de 
ce  que  j'avais  observé  aux  environs  de  Port-Western, 


DE  L'ASTROLABE  31 

M.  Lesson  s'étant  trouvé  mal ,  nous  fûmes  obligés  1828. 
de  le  laisser  à  peu  près  à  mi-chemin.  Moi-même ,  au  Janvier, 
commencement  de  la  course,  j'avais  éprouvé  un  violent 
malaise  ;  encore  tout  impressionné  de  mes  récentes 
indispositions ,  j'avais  été  terrassé  par  la  chaleur  et 
la  raideur  de  la  montée,  et  je  me  vis  au  moment  d'a- 
bandonner mon  projet.  Pourtant  je  me  raidis  contre 
la  fatigue ,  et  je  réussis  à  suivre  nos  guides  qui  mar- 
chaient d'un  pas  leste  et  délibéré.  Un  petit  sentier,  à 
demi-battu,  facilita  notre  marche  jusqu'au  pied  du 
dernier  piton.  Désormais,  il  nous  fallut  cheminer 
tout  au  travers  des  rochers  et  des  buissons ,  en  nous 
aidant  souvent  des  mains  pour  nous  soutenir.  A  cent 
toises  du  sommet,  la  pente  devient  très-escarpée  ;  sou- 
vent il  nous  fallait  escalader  d'énormes  blocs  de  ro- 
chers peu  adhérens  au  sol  ;  souvent  leurs  fragmens 
s'échappaient  de  nos  mains  et  roulaient  vers  le  pied 
du  mont  avec  un  grand  fracas.  Cette  partie  du  pic  de- 
vient très- difficile  et  dangereuse  à  gravir,  et  il  est 
nécessaire  de  veiller  attentivement  sur  l'endroit  où 
l'on  pose  le  pied. 

Enfin ,  après  de  grands  efforts  ,  à  dix  heures ,  nous 
parvînmes  à  la  cime  qui  offre  un  vaste  plateau  d'un 
demi-mille  environ  de  diamètre,  très-uni  dans  toute 
son  étendue ,  et  complètement  dépourvu  d'arbres  et 
même  d'arbrisseaux  ;  car  les  plantes  ligneuses  qui , 
partout  ailleurs,  atteignent  jusqu'à  trois  et  quatre 
pieds  ,  ne  dépassent  point  à  cette  hauteur  huit  ou  dix 
pouces.  Du  reste,  la  surface  de  ce  plateau  est  cou- 
verte d'un  charmant  tapis  de  verdure ,  formé  par  des 


32  VOYAGE 

1828.  touffes  compactes  de  plantes  naines  qui,  dans  la 
janvier,  plaine ,  croissent  plus  grandes  et  solitaires.  Nul  doute 
que  les  vents  fougueux  qui  régnent  habituellement 
sur  la  cime  de  ce  mont  ne  forcent  ces  végétaux  à 
affecter  ces  formes  exiguës  et  rabougries.  Déjà,  quel- 
ques années  auparavant ,  j'avais  observé  un  fait  sem- 
blable sur  le  sommet  du  mont.  Ghastellux  aux  îles 
Malouines. 

Du  reste,  je  recueillis  plusieurs  espèces  qui  me 
parurent  tout-à-fait  particulières  à  celte  station ,  et 
dont  quelques-unes  m'ont  paru  encore  inconnues. 

L'horizon  était  assez  dégagé,  et  nous  jouîmes  d'une 
admirable  vue.  On  suit  avec  plaisir  le  cours  majes- 
tueux du  Derwent  jusqu'au-delà  d'Elisabeth-Town  ; 
le  long  canal  de  d'Entrecasteaux  et  la  vaste  baie  des 
Tempêtes  se  développent  dans  toute  leur  étendue , 
avec  leurs  criques ,  leurs  détroits ,  leurs  îles  et  leurs 
nombreux  promontoires.  De  ce  côté,  la  vue  s'arrête 
sur  la  surface  uniforme  des  flots  antarctiques,  tandis 
que,  du  côté  opposé,  elle  s'égare  sur  cette  immense 
série  de  plaines,  de  montagnes,  de  savanes  et  de  fo- 
rêts qui  occupent  l'intérieur  de  la  Tasmanie. 

J'admirai  long-temps  ce  magnifique  tableau,  encore 
brut,  encore  tel  que  la  nature  le  présenta  pour  la  pre- 
mière fois  aux  compagnons  de  d'Entrecasteaux.  Pour- 
tant ces  contrées  étaient  habitées  par  l'espèce  humaine 
depuis  nombre  de  siècles ,  et  ses  générations  succes- 
sives avaient  paru  et  disparu  sur  ce  sol,  sans  y  laisser 
la  moindre  trace  de  leur  passage.  Sous  ce  rapport ,  je 
songeais  combien  l'homme,  à  l'état  de  nature,  était 


DE  L'ASTROLABE.  33 

voisin  de  l'animal  réduit  à  son  unique  instinct.  A  cet  1S2S. 
état ,  sa  destinée  n'est-elle  pas  même  inférieure  à  celle  Ja,,vi(1 
d'une  foule  d'animaux  puissans ,  comme  lui  jetés  au 
hasard  sur  la  surface  du  globe,  mais  pourvus  du 
moins  de  moyens  plus  sûrs  de  suffire  à  leurs  appétits 
et  à  leurs  passions.  Le  lion,  le  tigre,  l'éléphant,  le 
rhinocéros ,  etc.,  fiers  et  paisibles  habitans  des  forêts 
ou  des  déserts  de  l'Asie  et  de  l'Afrique ,  n'ont-ils  pas 
une  existence  plus  douce  et  plus  heureuse  que  le  chélil 
Australien,  le  misérable  Pécherais  ou  l'ignoble  Paria, 
également  soumis  à  la  condition  la  plus  précaire  ou  la 
plus  dégradée? 

Un  coup  de  pierrier,  tiré  sous  mes  pieds ,  donna 
une  nouvelle  direction  à  mes  idées.  Je  fixai  quelque 
temps  mes  regards  sur  les  édifices  ,  les  jardins  et  les 
navires  de  Hobart-Town,  sur  la  cité  naissante  de 
New-Town,  et  sur  quelques  métairies  disséminées 
çà  et  là  autour  de  ces  deux  places. 

Vingt-quatre  ans  seulement  s'étaient  écoulés  depuis 
que  les  Anglais  s'étaient  établis  dans  ces  lieux  ;  déjà  la 
civilisation  européenne ,  avec  ses  arts  et  son  industrie , 
avaitimprimé  son  cachet  sur  cette  extrémité  du  monde, 
naguère  sauvage  et  presque  inconnue.  Dans  un  siècle, 
la  main  de  l'homme  aura  tellement  modifié  sa  surface 
entière,  que  le  voyageur,  transporté  à  Van-Diemen, 
se  croira  dans  quelque  coin  de  l'Ecosse  ou  de  l'Irlande. 
Il  est  certain  que  sous  le  rapport  des  arts,  du  luxe  et 
des  commodités  de  la  vie ,  Hobart-Town  offre  déjà 
beaucoup  plus  de  ressources  que  plusieurs  de  nos 
chefs-lieux  de  déparlemens.    Admirables   fruits   du 

TOME    V.'  3 


34  VOYAGE 

1828.  commerce  et  de  la  navigation!  Une  correspondance 
janvier,  active  et  régulière  unit  Hobart-Town  avec  Londres  , 
la  métropole  du  monde  commerçant.  Les  cinq  mille 
lieues  qui  séparent  ces  deux  places  n'offrent  d'au- 
tre idée  de  distance  que  celle  d'un  retard  habituel  de 
cent  cinq  jours. 

J'avais  eu  soin  de  faire  apporter  un  solide  pâté  et 
deux  bouteilles  d'eau-de-vie ,  auxquels  nous  fîmes 
amplement  honneur.  Notre  appétit  était  vivement 
excité  par  la  fatigue  de  la  course  et  par  l'air  frais  et 
piquant  que  nous  respirions  à  cette  élévation.  Mes 
compagnons  anglais  qui ,  croyant  avoir  suffisamment 
déjeuné ,  s'étaient  d'abord  moqués  de  ma  précaution , 
y  applaudirent  sincèrement  et  ne  furent  pas  des  der- 
niers à  en  profiter. 

A  midi  précis  ,  nous  quittâmes  la  cime  du  mont  et 
commençâmes  à  descendre.  Celte  opération  est  d'a- 
bord très-difficile  et  exige  encore  plus  de  précautions 
qu'il  n'en  a  fallu  pour  monter;  autrement  on  s'expo- 
serait à  être  entraîné  avec  quelque  fragment  de  rocher 
l'espace  d'une  centaine  de  toises  et  à  être  moulu  dans 
la  chute. 

Personne  de  nous  n'éprouva  d'accident  fâcheux, 
et  nous  reprîmes  M.  Lesson  à  l'endroit  où  nous 
l'avions  laissé.  Mais  presque  au  même  instant ,  nous 
nous  aperçûmes  que  nous  avions  perdu  Jean  ;  il 
s'était  écarté  dans  la  forêt  pour  tirer  sur  quelques 
oiseaux  et  s'y  était  sans  doute  égaré.  Après  nous  être 
arrêtés  long-temps  et  l'avoir  appelé  bien  des  fois  inu- 
tilement ,  nous  nous  décidâmes  à  poursuivre  notre 


DE  L'ASTROLABE.  3$ 

route,  sauf  à  renvoyer  ensuite  un  des  hommes  de       1S2S. 
M.  Thomas  à  sa  recherche.  Janvier 

A  cinq  heures,  nous  arrivâmes  enfin  chez  M.  Tho- 
mas ,  et  nous  eûmes  la  satisfaction  de  voir  arriver 
Jean  presque  en  même  temps  que  nous.  Nous  étions 
exténués  de  fatigue  et  de  chaleur  ;  mais  du  thé  et  du 
café,  mêlés  en  abondance  avec  du  lait  très-chaud, 
nous  restaurèrent  parfaitement.  A  sept  heures  et 
demie ,  nous  remontâmes  à  cheval ,  et  une  heure 
après,  j'étais  de  retour  à  bord,  très-satisfait  des  résul- 
tats de  notre  excursion.  Je  regrettais  seulement  que 
l'accident  arrivé  à  nos  baromètres  m'eût  privé  de 
mesurer  exactement  la  hauteur  de  la  montagne  de  la 
Table,  que  l'Anglais  Englefield  trouva  être  de  trois 
mille  neuf  cent  soixante-quatre  pieds  anglais  (trois 
mille  quatre  cent  soixante-neuf  pieds  français),  d'a- 
près une  mesure  barométrique. 

Nous  ferons  remarquer  que  les  habitans  de  la  co- 
lonie ont  substitué  le  nom  de  ïFellington  à  celui  de 
la  Table  que  lui  avait  donné  Flinders.  Une  protéacée 
magnifique ,  nommée  par  les  naturels  TVarratau , 
habite  la  partie  la  plus  élevée  de  la  montagne ,  et  les 
Anglais  qui  font  cette  course ,  ne  manquent  jamais 
d'orner  leurs  chapeaux  de  ses  belles  fleurs  rouges  ; 
c'est  même ,  à  leurs  yeux ,  une  des  plus  grandes  curio- 
sités de  cette  montagne ,  car  cette  plante ,  disent-ils  , 
ne  se  trouve  nulle  part  ailleurs.  Il  me  semble  pour- 
tant qu'elle  croît  aussi  à  la  Nouvelle-Galles  du  Sud, 
car,  si  je  ne  me  suis  pas  trompé,  ce  serait  tout 
simplement  le    Telopœa   speciosissima.    Au  reste , 

3* 


3<J  VOYAGE 

1828.       j'en  ai  apporté  plusieurs  échantillons  en  bon  état. 
3  janvier.         Dans  la  matinée ,  les  deux  beaux  navires ,  le  Per- 
sian  et  l'Asia  mettent  à  la  voile.  Le  premier  porte  en 
Europe  mes  rapports  et  toutes  les  lettres  de  V Astro- 
labe. 

Comptant  remettre  demain  à  la  voile,  j'ai  fait  mes 
visites  d'adieux  dans  la  colonie,  et  j'ai  vu  un  certain 
capitaine  Pitmann ,  qui  passait  pour  avoir  obtenu ,  par 
la  voie  du  Herald  à  Port-Jackson,  divers  renseigne- 
mens  particuliers  touchant  les  résultats  du  voyage  de 
M.  Dillon  à  Vanikoro;  mais  il  n'a  pu  me  dire  autre 
chose  que  ce  que  je  savais  déjà.  La  collection  des 
journaux  de  Sydney ,  depuis  le  5  jusqu'au  1 9  décem- 
bre, que  m'a  prêtée  M.  Burnett,  ne  contient  absolu- 
ment rien  de  nouveau  à  ce  sujet ,  et  je  suis  obligé  de 
rester  dans  la  même  perplexité. 

J'ai  dîné  chez  M.  Arthur,  et,  en  le  quittant,  je  lui 
ai  renouvelé  mes  remerciemens  pour  tous  les  secours 
qu'il  avait  bien  voulu  me  prêter  dans  la  colonie  ;  puis 
je  lui  ai  fait  mes  adieux  définitifs.  Comme  toutes  les 
personnes  de  la  colonie,  il  m'a  souhaité  un  heureux 
succès  dans  mon  entreprise ,  et  a  témoigné  le  plus  vif 
désir  de  nous  revoir  à  notre  retour  de  Vanikoro.  Il 
m'a  fait  promettre  au  moins  que,  si  je  revenais  à  Port- 
Jackson  ,  je  lui  ferais  connaître  le  résultat  de  mes 
recherches. 

M.  Gaimard ,  dont  la  maladie  était  devenue  ces 
jours  derniers  si  grave  qu'il  avait  craint  detre  obligé 
de  rester  à  Hobart-Town ,  se  trouve  complètement 
rétabli  et  pourra  reprendre  la  mer  sans  danger.  Sur 


DE  L'ASTROLABE.  37 

sa  propre  demande,  et  d'après  le  désir  des  officiers,  1828. 
j'ai  consenti  au  débarquement  de  Coulomb ,  l'un  de  Janvier. 
leurs  domestiques  dont  la  tête  commençait  à  se  dé- 
ranger, et  un  jeune  Anglais  a  pris  sa  place.  Le  Tas- 
manien  Harry,  déjà  dégoûté  de  la  vie  de  matelot, 
est  retourné  à  terre ,  et  nous  n'avons  gardé  définiti- 
vement que  deux  des  Anglais  qui  avaient  demandé  à 
embarquer  ici;  ce  qui  porte  notre  équipage  à  soixante- 
dix  personnes,  tout  compris. 

Après  le  déjeuner  de  l'équipage,  on  a  viré  sur  l'an-  4. 
cre  de  bâbord,  qui  s'était  tellement  enfoncée  dans  la 
vase ,  que  nous  avons  eu  la  plus  grande  peine  à  l'en 
retirer.  On  a  fait  marguerite  sur  la  chaîne  ;  le  grelin 
et  l'aussière ,  achetés  à  Amboine  ,  ont  été  rompus  en 
trois  ou  quatre  endroits  chacun  sans  pouvoir  réussir. 
Il  a  fallu  employer  le  grand  appareil,  encore  l'ancre 
n'est-elle  venue  qu'après  de  longs  et  violens  efforts 
au  cabestan.  Dans  la  soirée,  on  a  aussi  soulagé  l'ancre 
de  tribord,  qui  a  donné  moins  de  peine,  puis  on  l'a 
laissée  retomber  ;  car  la  journée  étant  trop  avancée,  je 
me  suis  décidé  à  remettre  l'appareillage  au  lendemain 
matin.  Toute  la  journée,  la  brise  du  S.  E.  a  été  faible , 
et  le  thermomètre  à  l'ombre  a  monté  jusqu'à  24°. 
On  peut  juger  par  là  combien  la  température  est  va- 
riable dans  cette  partie  du  monde. 

J'ai  appris  que  trois  hommes  de  l'équipage ,  savoir 
Bernard,  Della-Maria  et  Martineng,  se  préparaient 
à  déserter  à  Hobart-Town,  et  j'ai  recommandé  la  plus 
grande  surveillance  pour  la  nuit.  Il  est  pénible  de  ne 
pouvoir  pas  mieux  compter  sur  ses  propres  matelots  ; 


38  VOYAGE 

1828.  c'est  la  conséquence  continuelle  du  peu  de  secours 
Jauvier.  que  pon  m'offrit  avant  le  départ  pour  l'armement  de 
l'Astrolabe.  Puissent  ces  remarques  éviter  à  d'autres 
capitaines  un  sort  pareil ,  et  puissent ,  une  bonne  fois  , 
les  chefs  de  service  se  pénétrer  des  suites  funestes 
que  peuvent  avoir  leur  indifférence  ou  leur  mauvaise 
volonté  dans  ces  circonstances. 

Dans  la  soirée ,  j'ai  envoyé  à  bord  du  Harvey  un 
second  pli  contenant  le  duplicata  de  mon  rapport  au 
ministre ,  pour  suppléer  à  la  perte  du  premier,  au  cas 
où  il  ne  parviendrait  pas  à  son  adresse.  Ce  pli  ren- 
ferme aussi  toutes  les  pièces  de  comptabilité  relatives 
à  nos  achats  à  Hobart-Town. 
6.  Un  calme  parfait  a  régné  dans  la  nuit.  A  trois 

heures  et  demie  du  matin ,  une  légère  brise  du  N .  N .  O . 
prend  naissance  ;  je  fais  tirer  le  coup  de  canon  pour 
appeler  le  pilote ,  et  en  même  temps  pour  ne  pas  per- 
dre un  moment ,  je  fais  déraper  et  gouverner  à  petites 
voiles  vers  l'embouchure  de  la  rivière.  A  cinq  heures , 
le  pilote  nous  rejoignit  avec  M.  Gaimard,  puis  nous 
continuâmes  notre  route  le  long  du  fleuve. 

A  six  heures  et  demie,  la  brise  varia  de  divers 
côtés.  Nous  approchions  déjà  de  la  pointe  nord  de 
File  Bruny ,  où  le  pilote  a  une  jolie  habitation  ;  en  cau- 
sant avec  moi,  il  m'apprit  que  je  pourrais  m'y  procurer 
d'excellentes  pommes  de  terre,  si  je  le  désirais.  M.  Ber- 
trand fut  expédié  pour  cet  objet  dans  le  canot  du 
pilote ,  et  rapporta  une  abondante  provision  de  ces 
tubercules  pour  les  diverses  tables  de  l'Astrolabe. 

A  onze  heures ,  nous  donnions  déjà  dans  la  baie 


I 


DE  L'ASTROLABE.  39 

des  Tempêtes  ,  quand  le  pilote  me  pria  de  lui  accorder  182S. 
son  congé,  pour  qu'il  pût  aller  prendre  la  conduite  Jauvier- 
d'un  schooner  qui  se  montrait  dans  la  baie ,  arrivant  de 
Launceston.  Nous  restâmes  en  calme  ou  exposés  à 
des  brises  faibles  et  variables,  qui  exigeaient  de  fré- 
quentes manœuvres.  Heureusement,  le  courant  con- 
tinua de  nous  porter  tout  doucement  dehors;  les  eaux 
étaient  très-calmes,  et  d'énormes  paquets  de  Lami- 
naria  rompaient  seuls  leur  parfaite  uniformité.  Ce- 
pendant ,  une  brume  épaisse  et  générale,  qui  régnait 
depuis  le  matin,  nous  dérobait  toute  vue  de  terre. 
A  cinq  heures  et  demie  du  soir,  me  trouvant  encore 
sur  vingt-sept  brasses ,  fond  de  sable  fin ,  je  ne  savais 
pas  trop  si  je  ne  devais  pas  passer  la  nuit  au  mouil- 
lage, quand  une  petite  brise  d'E.  me  permit  de  faire 
route  au  S.  S.  E.  et  de  nous  éloigner  des  terres. 

Ainsi  nous  quittons  Hobart-Town  après  une  relâche 
de  quinze  jours  ,  parfaitement  préparés ,  sous  tous  les 
rapports ,  pour  la  mission  que  nous  nous  proposons 
de  remplir.  V Astrolabe  est  le  premier  navire  français 
qui  ait  visité  cette  colonie  depuis  sa  fondation  ;  mais 
j'aime  à  croire  que  nous  y  serons  suivis  par  les  capi- 
taines chargés  de  semblables  expéditions.  Comme 
point  de  relâche,  divers  motifs  semblent  donner  la 
prééminence  à  Hobart-Town  sur  Port-Jackson;  on  s'y 
trouve  plus  à  portée  des  roules  du  cap  Horn  et  du  cap 
de  Bonne-Espérance.  Les  équipages  y  sont  plus  faciles 
à  contenir,  et  le  climat  plus  tempéré  en  est  plus  sain  et 
plus  convenable  aux  travaux  fatigans  du  bord.  L'eau 
ne  s'y  fait  pas  beaucoup  plus  aisément  qu'à  Port-Jack- 


40  VOYAGE 

1828.  son  en  été,  mais  la  plupart  des  provisions  y  sont  à 
Janvier.  memeur  marché.  Le  seul  inconvénient  de  cette  relâ- 
che ,  c'est  que  le  havre  de  Hobart-Town  est  certaine- 
ment plus  difficile  à  atteindre  que  celui  de  Sydney ,  à 
cause  des  vents  violens  et  des  rafales  qui  descendent 
fréquemment  de  la  montagne  de  la  Table.  Au  reste  , 
du  moment  où  Ton  se  trouve  dans  la  rivière ,  il  y  a 
un  bon  fond  et  un  mouillage  sûr  dans  toute  son 
étendue. 

Bien  qu'il  m'ait  été  impossible  de  recueillir  par  moi- 
même  des  notes  étendues  sur  l'établissement  de  Van- 
Diemen ,  j'ai  pensé  que  le  lecteur  serait  bien  aise  de 
trouver  dans  ma  relation  un  aperçu  de  l'état  actuel  de 
cette  intéressante  colonie.  Le  chapitre  suivant  sera 
tout  entier  consacré  à  cet  objet ,  et  je  dois  prévenir  que 
ce  précis  est  rédigé  sur  les  ouvrages  d'Edward  Curr , 
de  Georges  Evans  et  de  Harry  Widowson.  Touchant 
l'état  moral  et  politique  des  habitans ,  je  me  suis  dis- 
pensé d'entrer  dans  aucune  espèce  de  développemens. 
Les  deux  colonies  de  New-South-Wales  et  de  Van- 
Diemen's-Land  ayant  eu  absolument  la  même  origine , 
ce  que  j'ai  écrit  de  l'une  peut,  à  quelques  nuances 
près,  s'appliquer  à  l'autre. 


DE  L'ASTROLABE.  41 


CHAPITRE  XXXII. 


NOTICE    SUR     LA.    COLONIE    DE    VAN-DIEMEn's-LANI>. 


Le  célèbre  Tasman  fut  le  premier  Européen  qui 
vit  cette  grande  île  australe,  dans  la  journée  du 
24  novembre  1642;  et  il  mouilla  ses  deux  navires 
dans  une  baie  située  sur  la  côte  orientale  ,  et  qu'il 
nomma  baie  de  Frederick-Henry.  Valentyn  traça  une 
esquisse  grossière  de  cette  portion  de  la  côte;  on 
remarqua  des  indices  de  population ,  sans  voir  aucun 
des  babitans.  Tasman  ne  fit  qu'apparaître  sur  cette 
terre,  à  laquelle  il  laissa  le  nom  de  Van-Diemen,  en 
l'honneur  du  gouverneur-général  des  possessions  de 
la  compagnie  des  Indes-Hollandaises.  «  On  ne  sait , 
disait  déjà  cet  habile  navigateur,  si  cette  terre  de  Die- 
men,  située  au  S.  O.  de  la  Nouvelle-Hollande,  la 
touche  ou  non.  » 

Après  Tasman ,  aucun  Européen  n'aborda  sur  ces 
plages  jusqu'à  l'infortuné  Marion ,  qui  vint  aussi 
mouiller  avec  ses  vaisseaux  sur  cette  même  baie  de 
Frederick-Henry,  au  mois  de  mars  1772.  Les  com- 


42  VOYAGE 

munications  avec  les  sauvages  furent  d'abord  paisi- 
bles ,  quoique  ceux-ci  ne  parussent  nullement  sensi- 
bles aux  avances  et  même  aux  présens  de  leurs  hôtes  ; 
mais  Marion  s'étant  hasardé  à  recevoir  un  tison  en- 
flammé que  vint  lui  offrir  un  des  naturels  pour  allu- 
mer un  petit  bûcher,  celte  action  devint  une  véritable 
déclaration  de  guerre.  Les  naturels  firent  une  dé- 
charge de  pierres  et  de  lances  qui  blessèrent  Marion 
et  l'un  de  ses  officiers.  Les  Français  ripostèrent  par 
une  fusillade  qui  tua  un  sauvage  et  en  blessa  plusieurs 
autres  ;  les  naturels  épouvantés  cédèrent  le  champ  de 
bataille  aux  étrangers.  On  chercha  vainement  de  l'eau 
et  des  arbres  propres  à  faire  des  mâts ,  et  l'on  remit  à 
la  voile  après  une  relâche  de  six  jours  seulement.  Les 
compagnons  de  Marion  recueillirent  des  observations 
fort  exactes  et  pleines  d'intérêt  pour  le  temps  sur  la 
nature  du  sol ,  sur  ses  productions  et  sur  la  forme  et 
les  traits  de  ses  habitans.  Dès  cette  époque,  on  re- 
connut que  la  peau  de  ces  hommes  était  seulement 
rougeâtre;  mais  la  crasse  et  la  fumée  dont  ils  sont 
habituellement  enduits ,  les  faisaient  paraître  aussi 
noirs  que  les  Cafres  de  Mozambique.  On  remarqua 
aussi  que  leur  poitrine  était  entaillée  comme  celle  de 
ces  mêmes  Cafres. 

L'année  suivante ,  et  dans  le  même  mois ,  le  capi- 
taine Furneaux,  compagnon  de  Cook,  dans  son  se- 
cond voyage ,  vint  jeter  l'ancre  sur  la  baie  de  l'Adven- 
ture,  enfoncement  situé  sur  la  côte  occidentale  de  la 
grande  baie  des  Tempêtes.  Dans  une  relâche  de  cinq 
jours,  il  fit  de  l'eau  et  du  bois,  recueillit  quelques 


DE  L'ASTKOLABE.  43 

notes  curieuses  sur  l'aspect  elles  productions  du  pays, 
observa  de  nombreux  vestiges  de  la  présence  des  na- 
turels, mais  ceux-ci  se  tinrent  constamment  cachés 
aux  yeux  des  Anglais.  Ensuite  Furneaux  reconnut 
d'assez  près  presque  toute  l'étendue  de  la  côte  orien- 
tale de  Van-Diemen  ;  mais  la  carte  qu'il  en  dressa  est 
très-incorrecte  et  bien  au-dessous  de  celles  que  l'on 
doit  à  Cook. 

Cook  lui-même ,  dans  son  troisième  voyage ,  vint 
mouiller  sur  la  baie  de  l' Adventure ,  le  7  janvier  1777, 
et  y  séjourna  vingt-trois  jours.  Il  leva  le  plan  de  cette 
baie,  et  traça  d'une  manière  bien  plus  correcte  que 
Furneaux  les  accidens  des  terres  environnantes.  Des 
observations  fort  curieuses  et  très-détaillées  furent 
recueillies  par  le  chirurgien  Anderson  sur  les  produc- 
tions naturelles  du  pays,  ses  habitans ,  leurs  mœurs  et 
leurs  coutumes,  car  cette  fois  les  naturels  communi- 
quèrent à  diverses  reprises  et  sans  défiance  avec  les 
Anglais.  Ce  naturaliste  fut  frappé  de  la  ressemblance 
qui  existait  entre  les  sauvages  de  cette  contrée  et  les 
naturels  de  Tanna  et  de  Mallicolo.  La  relation  de  ce 
voyage  est  accompagnée  de  très-bonnes  gravures , 
représentant  un  homme ,  une  femme  et  un  enfant  de 
cette  terre. 

Onze  ans  plus  tard ,  le  21  août  1788,  Bligh  toucha 
sur  cette  même  baie  de  l'Adventure ,  où  il  passa  douze 
jours.  On  vit  les  naturels,  mais  on  eut  peu  de  rela- 
tions avec  eux.  Nelson,  jardinier  de  l'expédition,  planta 
des  arbres  fruitiers  et  sema  des  plantes  potagères  en 
divers  endroits.  Rien  de  tout  cela  ne  prospéra. 


44  VOYAGE 

En  1788  et  1789,  le  capitaine  Hunter  se  contenta 
de  reconnaître  à  la  voile  quelques  parties  de  cette 
terre.  La  baie  aux  Huîtres  sur  l'île  Maria  fut  décou- 
verte en  1789  par  Cox,  qui  y  mouilla  et  vil  les  natu- 
rels. Vancouver,  en  1791 ,  ne  fit  qu'entrevoir  ses 
côtes. 

D'Entrecasteaux,  en  janvier  1793,  parut  sur  la 
partie  méridionale  de  Van-Diemen's-Land,  et  con- 
sacra près  de  quarante  jours  à  reconnaître  avec  soin 
toute  cette  étendue  de  côte.  Il  parcourut  en  entier  le 
canal  magnifique  qui  reçut  son  nom ,  et  les  officiers  de 
l'expédition  s'avancèrent  dans  le  Derwent  jusqu'à 
l'endroit  où  son  cours  se  détourne  pour  se  diriger 
vers  l'ouest.  Les  travaux  de  ce  navigateur  n'ont  pres- 
que rien  laissé  à  faire  à  ses  successeurs  pour  ce  qui 
regarde  cet  important  canal  ;  et  les  naturalistes ,  no- 
tamment M.  Labillardière ,  firent  connaître  en  détail 
les  productions  de  cette  contrée. 

L'année  suivante,  l'Anglais  Hayes  remonta  fort 
avant  la  rivière,  à  laquelle  d'Entrecasteaux  avait 
donné  le  nom  de  Rivière  du  Nord ,  et  que  Hayes  ap- 
pela Derwent.  Ce  dernier  nom  a  prévalu ,  par  la  rai- 
son fort  simple  que  les  compatriotes  de  Hayes  ont 
seuls  profité  des  découvertes  du  navigateur  français. 

Mais  on  ignorait  encore  si  la  terre  de  Van-Diemen 
faisait  partie  de  la  Nouvelle-Hollande  ou  était  une  île 
distincte.  Le  chirurgien  Bass  eut  l'honneur  de  résou- 
dre cette  importante  question  de  géographie.  Sur  la 
fin  de  1797 ,  il  eut  le  courage  de  s'avancer,  dans  une 
simple  chaloupe  de  baleinier,  jusqu'à  Port-Western. 


DE  L'ASTROLABE.  45 

Ainsi  fut  découvert  le  détroit  de  Bass ,  et  constaté 
que  la  terre  de  Van-Diemen  était  séparée  du  reste  de 
l'Australie. 

Sur-le-champ ,  cette  découverte  fut  vérifiée  par  le 
lieutenant  Flinders  qui,  sur  la  goélette  Francis ,  re- 
leva les  diverses  parties  de  ce  détroit  avec  beaucoup 
d'exactitude.  Puis  ,  au  mois  d'octobre  1798,  cet  offi- 
cier s'étant  rembarqué  avec  Bass  sur  le  sloop  le  Nor- 
folk ,  ils  opérèrent  en  commun  la  circumnavigation 
complète  et  détaillée  de  Van-Diemen.  Dans  ce  voyage, 
fut  tracée  pour  la  première  fois  la  configuration  exacte 
de  cette  grande  île. 

En  1802,  le  capitaine  Baudin  fit  aussi  explorer 
avec  soin  les  côtes  orientale  et  septentrionale  de  cette 
île.  Les  résultats  de  son  expédition  ont  ajouté  de 
nombreux  et  utiles  documens  aux  reconnaissances  de 
Flinders,  et  les  recherches  de's  naturalistes  épuisè- 
rent presque  la  matière  sur  le  littoral  de  celte  contrée. 

L'apparition  des  Français  sur  ces  plages  lointaines 
fit  craindre  au  gouvernement  anglais  que  leurs  ri- 
vaux n'eussent  l'intention  d'y  fonder  un  établissement 
semblable  à  celui  de  Port-Jackson.  Pour  empêcher 
l'exécution  d'un  semblable  projet,  il  prit  lui-même 
l'initiative.  En  juin  1803,  une  colonie,  formée  d'un 
détachement  de  soldats  du  corps  de  New-South-Wa- 
les ,  de  quelques  officiers  civils  et  d'un  petit  nombre 
de  convicts ,  vint  s'établir  sur  les  bords  du  Derwent, 
sous  les  ordres  du  capitaine  John  Bowen.  On  eut 
d'abord  à  lutter  contre  de  nombreux  obstacles  et  con- 
tre la  rigueur  de  la  saison  ;  le  premier  établissement 


4P»  VOYAGE 

eut  lieu  sur  la  rive  gauche  de  la  rivière,  dans  un 
endroit  nommé  Risdon,  à  dix-huit  milles  de  l'embou- 
chure du  Derwent. 

L'année  suivante ,  au  mois  de  février ,  le  lieutenant- 
colonel  Collins  vint  prendre  le  commandement  de  la 
colonie ,  et  la  renforcer  d'un  nombre  considérable  de 
colons ,  envoyés  directement  de  l'Angleterre.  Ce 
nombre  allait  à  trois  cent  soixante-sept  prisonniers 
du  sexe  masculin  et  douze  femmes  libres.  Collins 
transféra  le  siège  de  l'établissement  sur  la  rive  oppo- 
sée du  fleuve,  à  l'endroit  où  s'élève  maintenant  la 
ville  de  Hobart-Town.  Cette  dernière  situation  fut 
préférée ,  à  cause  du  beau  ruisseau  qui  traverse  l'en- 
ceinte actuelle  de  la  ville. 

Les  colons  éprouvèrent  d'abord  de  grandes  priva- 
tions. L'île  ne  pouvait  leur  fournir  aucune  des  res- 
sources auxquelles  ils  étaient  accoutumés,  et  ils 
étaient  obligés  de  réserver  les  bestiaux  pour  les  faire 
reproduire  ,  ce  qui  les  privait  de  viande  fraîche.  Heu- 
reusement ,  cette  disette  se  trouvait  en  quelque  sorte 
suppléée  parla  quantité  d'emus,  de  kangarous  et  d'au- 
tre gibier  dont  l'île  était  alors  abondamment  pourvue. 

Les  indigènes  voulurent  se  présenter  amicalement 
devant  leurs  hôtes ,  mais  le  lieutenant  Jeffreys ,  qui 
commandait  le  détachement  en  l'absence  de  Bowen , 
s'étant  malheureusement  trompé  sur  la  nature  dé 
leurs  intentions ,  les  reçut  à  coups  de  canon  et  de 
fusil ,  et  plusieurs  de  ces  malheureux  sauvages  fu- 
rent tués  ou  blessés.  De  ce  moment ,  les  insulaires 
conçurent  contre  les  Anglais  la  haine  la  plus  invétérée, 


DE  L'ASTROLABE.  47 

el  ne  cessèrent  de  leur  en  donner  des  preuves  toutes 
les  fois  qu'ils  en  trouvèrent  l'occasion.  Il  y  a  lieu  de 
croire  que  les  mauvais  traitemens  qu'ils  essuyaient 
souvent  de  la  part  des  vagabonds  de  la  colonie , 
bush- rangers,  contribuèrent  à  entretenir  ces  dis- 
positions hostiles. 

Un  autre  établissement  fut  fondé  en  octobre  1 804 
à  Porl-Dalrymple ,  sur  la  partie  septentrionale  de 
l'ile,  sous  le  commandement  du  lieutenant-colonel 
Patterson. 

Les  premiers  moutons  furent  apportés  dans  l'île, 
en  1807,  de  l'Inde  et  de  l'ile  Norfolk.  Le  bétail  de 
Hobart-Town  ,  qui  provenait  du  Bengale ,  était  d'une 
qualité  inférieure  à  celui  du  port  Dalrymple. 

Par  les  soins  ,  les  talens  et  l'infatigable  activité  du 
lieutenant-colonel  Collins ,  la  colonie  fit  de  rapides 
progrès ,  et  la  ville  de  Hobart-Town  se  peupla  promp- 
tement  de  maisons  régulières  et  proprement  construi- 
tes. Cet  estimable  gouverneur  mourut  subitement, 
le  24  mars  1810,  et ,  dans  l'espace  de  trois  ans ,  la 
colonie  fut  administrée  provisoirement  tour  à  tour 
par  le  lieutenant  Edward  Lord ,  le  capitaine  W.  Mur- 
ray  et  le  lieutenant-colonel  Andrew  Geils. 

Le  colonel  Davy  fut  le  second  gouverneur  en  titre 
de  Van-Diemen's-Land.  Il  y  arriva  le  4  février  1813, 
et  en  partit  le  9  février  1817.  Ce  fut  le  colonel  Wil- 
liam Sorrel  qui  lui  succéda ,  et  qui  dirigea  la  colonie 
jusqu'au  14  mai  1 824 ,  où  il  repartit  pour  l'Angleterre, 
emportant  avec  lui  l'estime  et  l'affection  de  tous  ceux 
qui  l'avaient  connu.  Sorrel  fut  à  la  colonie  de  Van- 


48  VOYAGE 

Diemen  ce  que  Macquarie  avait  été  pour  la  Nouvelle- 
Galles  du  Sud;  et  la  mémoire  de  ces  deux  hommes  de 
bien  restera  long-temps  gravée  dans  le  cœur  des 
colons  de  l'Australie  et  de  la  Tasmanie. 

Le  colonel  Georges  Arthur  succéda  à  Sorrel  ;  mais 
il  s'en  faut  bien  qu'il  se  soit  concilié  comme  lui  les 
suffrages  des  colons.  La  raideur  de  son  caractère  et 
sa  morgue  militaire  lui  ont  souvent  inspiré  des  actes 
de  despotisme  qui  ont  excité  de  vives  plaintes  et  d'a- 
mères  récriminations. 

Long-temps  la  colonie  de  Van-Diemen  ne  fut  qu'une 
dépendance  du  gouvernement  de  la  Nouvelle-Galles 
du  Sud  ;  en  conséquence  les  chefs  ne  prenaient  que  le 
titre  de  lieutenant-gouverneur,  et  ne  pouvaient  rien 
faire  d'important  sans  l'autorisation  du  gouverneur- 
général.  Mais  le  3  décembre  1825,  une  proclamation , 
émanée  de  la  métropole,  déclara  que  Van-Diemen  et 
les  îles  adjacentes  formeraient  désormais  un  gouver- 
nement indépendant.  De  ce  moment,  le  colonel  Ar- 
thur prit  le  titre  d'excellence.   Cependant,  il  doit, 
prendre  les  ordres  du  gouverneur-général,  tant  que 
celui-ci  se  trouve  sur  le  sol  de  Van-Diemen.  Cette 
mesure  devint  fort  utile  à  la  colonie,  en  la  délivrant 
des  entraves  qui  retardaient  souvent  l'administration 
des  affaires  et  la  décision  des  tribunaux ,  entraves  qui 
s'opposaient  surtout  au  développement  du  commerce. 
En  outre,  le  grand  nombre  de  colons  libres  qui  sont 
venus  s'établir  dans  cette  île  depuis  quelques  années  , 
a  donné  une  grande  impulsion  à  sa  prospérité ,  et  les 
plantations  se  sont  considérablement  accrues. 


DE  L'ASTROLABE.  49 

La  population  actuelle  de  la  colonie  (  à  la  fin  de  1 827  ) 
doit  s  élever  à  environ  vingt  mille  âmes ,  dont  la  moitié 
sont  des  convicls;  mais  cette  population  s'accroît  ra- 
pidement. Cet  accroissement ,  dans  le  cours  de  Tannée 
1 826 ,  n'a  pas  été  de  moins  de  mille  ou  douze  cents 
personnes ,  dont  six  cent  deux  prisonniers ,  savoir 
cinq  cent  trois  hommes  et  quatre-vingt-dix-neuf  fem- 
mes. Dans  le  cours  de  cette  même  année,  la  valeur 
des  importations  qui  n'avait  été  que  de  76,406  livres 
sterling  augmenta  de  23,341  livres  sterling. 

Dans  l'exercice  de  ses  fonctions  ,  le  gouverneur  est 
assisté  par  un  conseil  exécutif  et  par  un  conseil  légis- 
latif. Le  premier  se  compose  de  quatre  membres, 
savoir  le  chef  de  la  justice  ,  le  secrétaire  de  la  colonie, 
le  trésorier  et  le  chef  de  la  police;  le  gouverneur  en 
est  de  droit  le  président.  Celui-ci  doit  prendre  lavis 
du  conseil  pour  toutes  les  affaires  de  quelque  impor- 
tance; mais  il  peut  passer  outre  s'il  le  juge  à  propos; 
seulement,  en  ce  cas,  il  est  obligé  de  rendre  compte 
par  écrit  de  ses  motifs  au  gouvernement  de  la  métro- 
pole. D'après  cela,  il  est  évident  que  les  fonctions  du 
conseil  se  bornent  à  une  espèce  de  contrôle  impuissant 
sur  les  actes  du  gouverneur. 

Le  conseil  législatif  consiste  en  sept  membres,  dont 
trois  appartiennent  aussi  au  conseil  exécutif,  savoir 
le  chef  de  la  justice ,  le  secrétaire  de  la  colonie  et  le 
chef  de  la  police  ;  les  autres ,  en  1 827  ,  étaient  M.  Ha- 
milton ,  magistrat  de  police  à  New-Norfolk  ;  Ansley , 
magistrat  de  police  à  Jéricho;  Archer,  grand  pro- 
priétaire,  et  Curr,   secrétaire  de  la  compagnie  de 

TOME    V.  4 


âO  VOY/VGE 

Van-Diemen's-Land.  A  ce  conseil  est  réservé  le  droit 
d'établir  des  impôts  et  de  passer  des  lois.  Leurs 
séances  sont  secrètes  ,  et  personne  n'en  connaît  l'ob- 
jet, jusqu'au  moment  où  la  gazette  en  publie  le  ré- 
sultat. 

La  composition  du  conseil ,  presque  entièrement 
formé  de  fonctionnaires  salariés,  et  sa  manière  de  pro- 
céder à  huis-clos ,  ne  tardèrent  pas  à  exciter  un  mé- 
contentement général.  Les  principaux  habitans ,  au 
mois  de  mars  1827,  prièrent  le  shérif,  M.  Feriday,  de 
convoquer  une  réunion  générale  des  colons  ,  afin  de 
demander  au  Roi  et  aux  Chambres  le  jugement  par 
jurys  et  la  législation  par  représentation.  L'assemblée 
eut  lieu  ,  et  une  adresse  ,  tendant  à  ce  but ,  fut  signée 
par  presque  toutes  les  personnes  libres  de  la  ville  et 
du  voisinage. 

La  pétition  fut  envoyée  en  Angleterre  par  le  navire 
le  Hugh-Crawford ,  et  lors  du  passage  de  l'Astro- 
labe on  en  attendait  avec  impatience  les  résultats. 
Cette  affaire  était  devenue  l'objet  de  toutes  les  con- 
versations des  habitans ,  et  les  journaux  prenaient 
une  part  fort  active  au  succès  de  cette  démarche. 

L'ile  Van-Diemen,  séparée  de  la  Nouvelle-Hol- 
lande par  le  détroit  de  Bass ,  est  comprise  entre  le 
41e  et  le  44e  degré  de  latitude  méridionale  ,  et  entre 
le  143e  et  le  146e  de  longitude  à  l'est  du  méridien  de 
Paris.  Sa  forme  générale  est  celle  d'un  triangle  pres- 
que équilatéral ,  dont  le  sommet  très-émoussé  regarde 
le  pôle  antarctique ,  et  dont  la  base  un  peu  concave 
s'étend  le  long  du  détroit.  Sa  longueur  et  sa  largeur 


DE  L'ASTROLABE.  ol 

moyennes  sont  de  cent  cinquante  milles ,  et  sa  surface 
est  d'au  moins  douze  mille  milles  carrés. 

Avant  la  découverte  de  cette  île  par  les  Européens , 
les  naturels  n'admettaient  probablement  pas  d'autres 
divisions  que  les  étendues  de  territoire  que  les  diverses 
tribus  avaient  jugé  à  propos  de  s'arroger,  comme  sur  la 
côte  orientale  de  la  Nouvelle-Hollande.  Ces  divisions, 
et  même  les  noms  des  tribus,  nous  seront  probable- 
ment toujours  inconnus. 

Aujourd'hui,  les  conquérans  ou  nouveaux  proprié- 
taires du  sol ,  les  Anglais ,  ont  divisé  d'abord  la  sur- 
face entière  de  Van-Diemen's-Land  en  deux  grandes 
portions  ;  l'une,  qu'ils  ont  nommée  comté  de  Bucking- 
ham  ,  occupe  la  partie  méridionale  de  l'ile ,  et  l'autre , 
appelée  comté  de  Cornwall ,  comprend  toute  la  partie 
septentrionale.  La  rivière  Macquarie ,  dans  la  partie 
de  son  cours  voisine  de  sa  source ,  parait  être  la  li- 
mite de  ces  deux  comtés.  Dans  l'état  actuel ,  l'un  et 
l'autre  n'occupent  guère  que  la  portion  centrale  de  l'île, 
où  se  trouvent  çà  et  là  quelques  établissemens  ;  les 
régions  plus  voisines  des  deux  côtes  sont  encore  inha- 
bitées ou  abandonnées  aux  peuplades  indigènes  qui 
s'y  sont  réfugiées  pour  y  continuer  leur  manière  de 
vivre  accoutumée. 

La  capitale  de  la  colonie  entière ,  et  de  Buckingham 
en  particulier,  le  siège  du  gouvernement ,  est  Hobart- 
Town ,  située  sur  la  rive  droite  du  Derwent ,  à  dix 
milles  de  son  embouchure ,  et  dans  une  plaine  agréa- 
ble ,  au  pied  du  mont  de  la  Table.  Cette  ville  contient 
environ  mille  maisons,  et  six  ou  sept  mille  habitans. 

4* 


52 


VOYAGE 


Mais  le  grand  nombre  des  enfans  ,  et  la  quantité  d'é- 
trangers qui  viennent  s'y  établir,  donnent  lieu  de 
croire  que  celte  population  sera  doublée  sous  un  petit 
nombre  d'années.  Sa  longueur  est  d'un  mille  environ 
du  nord  au  sud ,  et  sa  largeur  d'un  demi-mille. 

Les  rues  sont  coupées  à  angle  droit ,  larges ,  bien 
alignées,  et  les  principales  sont  mac-adamisées.  Les 
maisons  sont  généralement  en  bois ,  isolées  l'une  de 
l'autre,  et  accompagnées  chacune  d'un  petit  jardin 
qui  leur  fait  face.  Mais  presque  tous  les  nouveaux 
édifices  de  quelque  importance  sont  en  briques  ou 
en  pierre;  quelques-uns  ont  deux  étages.  La  pierre 
est  d'une  bonne  qualité,  d'un  bel  aspect,  mais  fort 
chère  à  faire  tailler.  Aussi  plusieurs  maisons  sont 
construites  en  pierre  brute,  et  recrépies  en  plâtre. 


Les  loyers  sont  fort  chers.  Une    petite  maison , 
composée  de  quatre   pièces,   avec  une   cuisine  par 


DE  L'ASTROLABE.  63 

derrière,  se  loue  jusqu'à  soixante  et  quatre-vingts  li- 
vres sterling;  des  logemens  plus  considérables,  ou 
des  magasins,  montent  jusqu'à  deux  et  trois  cents  li- 
vres sterling,  suivant  leur  situation  plus  ou  moins 
favorable. 

Le  ruisseau  qui  traverse  Hobart-Town  fait  tour-  pi.  clxix 
ner  un  grand  nombre  de  moulins  ,  et  suffirait  encore    et  CLXX- 
aux  besoins  des  habitans,  quand  bien  même  ils  de- 
viendraient vingt  fois  plus  nombreux  qu'ils  ne  le  sont. 

Le  havre  est  commode  et  très-sûr.  Une  belle  jetée, 
construite  sur  sa  droite ,  et  sur  laquelle  s'élèvent  di-  pi.  cli. 
vers  magasins  et  édifices  publics,  rend  très-faciles 
les  communications  de  la  rade  avec  la  ville.  Sur  la 
pointe  de  gauche  s'élève  un  petit  fort  en  terre ,  nommé 
batterie  M ulgrave,  qui  ne  contient  qu'une  demi-dou- 
zaine de  canons  en  mauvais  état ,  dont  l'unique  ser- 
vice est  de  faire  de  temps  en  temps  quelques  saluts. 

Au  fond  de  la  baie ,  sont  Tarsenal ,  les  magasins 
du  gouvernement  et  les  bureaux  du  commissariat.  Au- 
dessus  s'élève  le  palais  du  gouverneur,  vaste  édifice 
entouré  de  belles  pelouses ,  de  jardins  et  de  bosquets 
qui  s'étendent  jusqu'au  bord  de  la  mer.  Un  peu  plus 
loin  sont  l'église  avec  son  clocher,  le  palais  de  justice  pi.  clvii. 
et  la  prison.  Enfin ,  sur  une  éminence ,  en  haut  de  la 
rue  Macquarie  ,  et  en  dehors  de  la  ville  actuelle  ,  sont 
situées  les  casernes.  De  cette  position,  on  jouit  d'une  pi.  clvii  bis. 
vue  complète  de  la  ville,  du  havre,  de  la  rivière,  et 
même  de  la  rive  opposée. 

En  outre ,  on  doit  noter  encore  les  maisons  de  ré- 
clusion et  de  correction ,  l'hôpital,  les  bureaux  de  la 


54  VOYAGE 

police ,  de  la  poste  et  de  la  compagnie  de  Van-Die- 
nien's-Land  ;  la  chapelle  catholique ,  diverses  écoles 
ou  maisons  d'éducation;  enfin  divers  établissemens 
particuliers  plus  ou  moins  importans. 

Au  sud  de  la  ville,  jusqu'à  l'embouchure  de  la  ri- 
vière, s'étend  le  district  de  Sandy-Bay  ou  Queenboro; 
il  contient  quelques  habitations  éparses  çà  et  là  dans 
la  campagne,  mais  il  n'y  a  aucun  établissement  remar- 
quable. Seulement,  sur  le  mont  Nelson,  on  a  placé 
un  poste  de  signaux  et  un  télégraphe  qui  commu- 
nique avec  le  fort  Mulgrave,  et  donne  sur-le-champ 
connaissance,  au  gouverneur,  des  mouvemens  des 
navires  en  vue,  dès  qu'il  s'en  présente  devant  le  cap 
sud-ouest. 

A  Sandy-Bay,  petite  anse  située  à  quatre  milles  de 
la  ville  ,  dans  une  position  agréable ,  on  trouve  quel- 
ques jolies  métairies  :  cependant  la  qualité  du  sol , 
qui  est  sablonneux  ,  est  très-médiocre ,  et  dans  l'inté- 
rieur le  pays  n'offre  qu'une  suite  de  hauteurs  cou- 
vertes de  bois  et  peu  susceptibles  de  culture. 

Le  long  de  la  rivière ,  et  à  un  mille  et  demi  de  la 
ville ,  en  partant  du  quartier  appelé  Lumber-Yard , 
on  arrive  dans  un  endroit  nommé  Loretto ,  où  le  gou- 
verneur avait  eu  l'intention  d'élever  un  palais  ,  parce 
qu'on  y  trouve  d'excellente  pierre  à  bâtir.  Déjà  plu- 
sieurs blocs  avaient  été  taillés  et  préparés ,  mais  le 
projet  a  été  ajourné ,  à  cause  des  frais  considérables 
qu'il  eut  entraînés. 

En  sortant  de  la  ville,  par  Elizabeth  Street,  on 
se  trouve  sur  la  grande  route  qui  se  dirige  au  nord 


DE  L'ASTROLABE  65 

et  conduit  à  New-Norfolk  et  à  Launceston  ;  de  chaque 
côté  de  cette  route,  durant  un  certain  espace,  s'élè- 
vent plusieurs  habitations  agréables  et  bien  bâties. 
Quand  on  a  marché  l'espace  de  deux  milles  envi- 
ron ,  en  tournant  à  droite ,  on  est  charmé  par  l'as- 
pect d'un  des  sites  les  plus  ravissans  de  toute  l'île. 
C'est  là  New-Town ,  qui  n'est  encore  aujourd'hui  1>!-  CL1X 
qu'un  village  composé  d'un  petit  nombre  de  maisons  et  GLXIIL 
régulières,  de  métairies,  de  jardins  et  de  pâturages 
rians,  mais  qui  ne  tardera  pas  à  devenir  une  jolie  ville. 
De  New-Town  on  a  la  plus  belle  vue  du  cours  du 
Derwent;  les  montagnes  hautes  et  déchirées,  qui 
dominent  l'autre  rive,  forment  un  contraste  frappant 
avec  les  cultures  qui  environnent  ce  hameau. 

Après  avoir  dépassé  la  belle  auberge  appelée  Rose 
Inn  ,  le  voyageur  n'a  rien  à  remarquer,  jusqu'au  bac 
d'Austin  ,  que  la  beauté  de  la  route  et  les  circuits  du 
Derwent  qui  viennent  de  temps  en  temps  frapper  ses 
regards.  Sur  la  droite  de  la  route,  et  à  huit  milles 
trois  quarts  de  Hobart-Town,  se  trouve  Ferry-House, 
bonne  et  grande  auberge  ,  pourvue  de  toutes  les  com- 
modités possibles.  Là  se  trouve  aussi  le  bac  sur  le- 
quel on  traverse  d'ordinaire  le  Derwent  pour  s'a- 
vancer vers  le  nord  de  l'île.  Mais  ,  pour  le  moment , 
nous  allons  quitter  celle  route  pour  donner  une  idée 
du  pays ,  aux  environs  de  New-Norfolk. 

A  treize  milles  du  bac ,  en  suivant  les  agréables  dé- 
tours de  la  rivière ,  on  arrive  à  Elizabeth  Town ,  chef- 
lieu  du  distritt  de  New-Norfolk.  Dans  ce  trajet,  du 
côté  de  l'ouest ,   la  vue  s'arrête  sur  une  contrée 


66  VOYAGE 

sauvage,  mais  elle  se  promène  avec  plaisir  sur  les 
jolies  habitations  de  la  rive  opposée,  qui  forment  ré- 
tablissement de  Herdsman's  Gove.  Le  long  de  la 
route  on  voit  quelques  jolies  maisons  et  les  fours  à 
chaux  du  gouvernement,  un  beau  moulin  à  eau  appar- 
tenant à  M.  Terry,  et  l'habitation  de  M.  Lascelles.  A 
mesure  qu'on  s'approche  de  la  ville ,  le  lit  du  Der- 
went  se  rétrécit ,  et  la  scène  prend  un  aspect  sauvage 
et  romantique.  Les  flancs  des  montagnes  sont  suspen- 
dus sur  les  eaux  du  fleuve,  et  la  route,  qui  est  très- 
étroite,  est  quelquefois  taillée  dans  le  roc  vif. 

Elizabeth  Town ,  qui  ne  présentait  qu'une  seule 
maison,  il  n'y  a  pas  plus  de  sept  ou  huit  ans ,  est  déjà 
un  beau  village  composé  d'une  quarantaine  de  petites 
métairies ,  où  l'on  remarque  la  maison  de  campagne 
du  gouverneur,  située  dans  une  position  délicieuse. 

pi.  clxv.    On  y  trouve  en  outre  une  des  meilleures  auberges  du 
pays.  Au  milieu  de  ce  village  s'élève  une  jolie  église  en 

Pi.  clxvi.  briques ,  où  l'on  célèbre  deux  fois  le  service  le  di- 
manche. 

Le  Derwent  est  navigable ,  jusqu'en  cet  endroit , 
pour  les  bateaux  de  quatorze  et  quinze  tonneaux.  Il  y 
en  a  toujours  en  route  pour  les  relations  du  com- 
merce. Le  prix  du  fret  est  d'un  schelling  par  quintal 
pour  toute  espèce  de  fardeaux  ,  et  de  quatre  pences 
pour  chaque  boisseau  de  grain  de  toute  nature.  Au- 
dessus  d'Elizabeth  Town ,  la  force  du  courant  et  les 
nombreux  rochers  qui  barrent  le  lit  du  fleuve  cessent 
de  rendre  sa  navigation  praticable. 

En  continuant  de  remonter    la    rivière,    on  voit 


DE  L'ASTROLAlîE.  57 

encore  cinq  ou  six  jolies  métairies  entourées  de  belles 
cultures;  on  trouve  un  petit  torrent,  nommé  le 
Plenty,  qui  se  décharge  dans  le  Derwent,  puis  on  ar- 
rive sur  le  bel  établissement  de  M.  Humphrey.  Les 
terres  labourables  sont  sur  le  bord  du  Derwent,  et  les 
montagnes  de  l'ouest  offrent  de  beaux  pâturages  à  de 
nombreux  troupeaux.  C'est  là  que  leStyx  vient  s'unir 
au  Derwent. 

A  quelques  milles  plus  loin ,  sur  les  bords  de  la  ri- 
vière, sont  encore  quelques  autres  habitations.  Mais 
comme  ce  terrain  devient  très-montueux ,  bientôt  il 
n'offre  plus  de  pâturages  pour  les  troupeaux ,  et  ne 
peut  plus  être  cultivé.  A  l'ouest ,  une  énorme  chaîne 
de  montagnes  escarpées ,  déchirées  et  terminées  par 
des  sommets  blanchâtres,  sépare  ces  contrées  inté- 
rieures des  bords  du  havre  Macquarie.  Les  con- 
damnés ,  relégués  sur  les  bords  de  ce  bassin ,  ont 
souvent  essayé  de  franchir  cette  barrière  pour  s'é- 
chapper vers  l'intérieur;  mais  en  général  ils  sont 
morts  de  fatigue,  ou  ont  été  contraints  de  revenir  sur 
leurs  pas  pour  se  rendre  à  l'autorité.  Aussi  toute 
cette  étendue  de  pays ,  qui  porte  le  nom  de  Wes- 
tern Mountains ,  est-elle  encore  fort  imparfaitement 
connue. 

Revenons  maintenant  à  Elizabeth  Town ,  et  passons 
le  pont  flottant  devant  Bush  Inn  ;  après  avoir  traversé 
le  district  de  New-Norfolk  où  se  trouvent  plusieurs 
jolies  métairies,  et  entre  autres  celles  de  MM.  Barker, 
Robinson,  Cawthorne,  Heywood,  etc.,  nous  par- 
viendrons sur  des  hauteurs  d'où  l'on  a  une  vue  fort 


58  VOYAGE 

étendue  du  pays.  Dans  l'ouest ,  à  l'extrémité  des 
monts  Western ,  s'élève  un  piton  sourcilleux  qui  do- 
mine considérablement  tout  le  reste  de  la  chaîne.  Son 
sommet  étant  presque  toujours  couvert  de  neige,  il  a 
reçu  le  nom  de  Frenchman's  Cap  (bonnet  du  Français) 
par  allusion  au  bonnet  blanc  qui  couvre  presque 
toujours  le  chef  d'un  cuisinier  français.  Sous  les  pieds 
du  voyageur  s'étendent  les  fertiles  pâturages  des 
districts  de  Sorrel  et  de  Macquarie.  Le  feu  gou- 
verneur Sorrel  possédait  une  belle  propriété  dans  ce 
canton. 

A  la  base  d'un  des  pitons  nombreux  qui  s'élèvent 
sur  cette  partie  de  l'île  et  sur  les  bords  du  Clyde ,  sont 
éparses  quelques  cabanes  en  bois  et  en  gazon ,  qui 
marquent  l'emplacement  de  la  future  ville  Macquarie. 
Tout  le  terrain  qui  l'environne  est  un  sol  d'alluvion 
d'une  excellente  qualité.  Sur  la  droite,  avant  de  tra- 
verser le  Clyde,  est  la  belle  habitation  du  docteur 
Bromley  ;  son  jardin  ,  qui  s'étend  jusqu'aux  bords  du 
torrent,  est  un  des  plus  beaux  et  des  plus  fertiles  de 
l'île. 

Après  avoir  dépassé  le  Clyde,  on  se  trouve  dans  un 
beau  pays  découvert ,  monlueux  et  tapissé  d'immenses 
pâturages,  très-propres  à  la  nourriture  des  troupeaux 
et  des  bestiaux.  On  y  remarque  les  propriétés  de 
MM.  Langloh,  Parker,  Owen,  Lord,  etc.  A  trois 
milles  de  Lawrennie  est  l'habitation  de  M.  Marzette. 
Enfin ,  plus  au  N.  N.  O. ,  et  sur  les  bords  de  l'Ouse  et 
du  Shannon ,  sont  les  terres  de  MM.  Austin ,  Ross, 
Treffit,  Patterson  et  autres.  Mais  dans  ce  nombre, 


DE  L'ASTROLABE.  59 

très-peu  sont  habitées  parleurs  propriétaires,  et  cette 
partie  du  pays  est  encore  peu  connue. 

Si  vous  remontez  le  cours  du  Clyde,  en  laissant 
Abyssinie  sur  la  droite ,  et  Gross-Marsh  sur  la  gauche , 
vous  rejoindrez  la  route  de  Launceston.  Un  peu  dans 
l'est  de  Cross-Marsh  est  la  propriété  de  M.  Burns, 
entourée  de  hautes  collines  dépouillées  de  bois  et  cou- 
vertes d'excellens  pâturages.  Après  avoir  repassé  le 
Clyde ,  à  un  mille  de  cet  endroit ,  le  pays  offre  une 
plaine  unie  de  dix  ou  douze  milles  d'étendue,  d'un 
aspect  assez  triste.  En  sortant  de  ces  plaines ,  nom- 
mées Emu  Bottoms ,  on  traverse  des  bois  pour  arri- 
ver à  l'emplacement  destiné  à  la  ville  de  Bothwell. 
L'habitation  de  M.  Reid ,  la  métairie  de  M.  Scott, 
quelques  cabanes  pour  les  soldats  et  une  jolie  maison- 
nette pour  l'offîcier-commandant ,  forment  aujour- 
d'hui la  cité  de  Bothwell.  A  un  mille  de  distance ,  est 
un  excellent  moulin  a  eau.  A  trois  milles  sur  la  gauche, 
est  le  bel  établissement  du  capitaine  Word ,  environ- 
née par  plusieurs  jolies  maisonnettes ,  habitées  par 
d'honnêtes  familles  écossaises,  amenées  à  ses  frais 
dans  ce  pays. 

Les  hauteurs  d'Abyssinie  ont  été  long-temps  le  re- 
paire d'une  tribu  de  naturels  qui  ravageaient  le  pays. 
Les  lieux  nommés  Hunting  Grounds  offrent  beaucoup 
d'attraits  aux  chasseurs  du  kangarou.  La  rivière  Jor- 
dan poursuit  son  cours  au  travers  de  ravins  immen- 
ses ,  hérissés  de  rochers  et  parsemés  de  nombreux 
précipices. 

Plus  loin,  le  Jordan  s'égare  dans  les  plaines  fertiles 


60  VOYAGE 

de  Cross-Marsh ,  où  se  trouvent  les  belles  habitations 
de  MM.  Espie,  Kemp  et  Lord.  Près  du  vaste  enclos 
de  celui-ci ,  vous  retombez  dans  la  grande  route  de 
Hobart-Town  à  Launceslon ,  à  trente-un  milles  de  la 
première  de  ces  villes  et  à  quatre-vingt-treize  milles 
de  l'autre. 

En  revenant  au  sud ,  on  verra  les  districts  florissans 
de  Pitt  Water,  Coal  River,  où  sont  déjà  de  nom- 
breuses habitations;  celui  de  Green  Ponds,  occupé 
par  de  petites  métairies  d'un  chétif  aspect.  Après  avoir 
franchi  le  sommet  escarpé  de  Constitution  Hill ,  et  dé- 
passé la  belle  habitation  du  docteur  Espie ,  on  arrive 
dans  les  fertiles  plaines  de  Bagdad,  qu'exploitent  déjà 
de  nombreux  colons. 

Le  Strathallan,  petit  torrent  qui  se  jette  dans  le 
Derwent ,  sépare  les  plaines  de  Bagdad  de  celles  de 
Brighton.  Le  dernier  lieu  parut  propre  à  devenir  le 
chef-lieu  du  gouvernement.  Ce  projet,  qui  reçut  un 
commencement  d'exécution,  fut  ensuite  abandonné, 
et  tout  ce  qui  en  reste  est  un  petit  édifice  en  briques  et 
quelques  huttes  pour  loger  un  poste  militaire.  Du 
reste,  plusieurs  habitations  sont  disséminées  dans  la 
campagne ,  et  l'on  remarque  celles  de  madame  Whi- 
tehead  et  de  M.  Gage,  à  onze  milles  de  Hobart-Town. 

Le  district  nommé  Clarence  -  Plains  occupe  un 
terrain  découvert  et  peu  productif  sur  la  rive  orientale 
du  Derwent.  Il  fut  primitivement  partagé  entre  la  plu- 
part des  colons  qui  furent  transportés  de  l'île  Norfolk 
à  Van-Diemen's-Land.  Sur  le  bord  de  la  rivière ,  on 
doit  remarquer  les  établissemens  de  Geilston  et  Ris- 


DE  L'ASTROLABE.  61 

don,  appartenant  au  colonel  Geils,  et  qui,  dès  l'an- 
née 1816  ,  rapportaient  assez  de  blé  pour  suffire  à  la 
consommation  des  officiers ,  des  colons  et  des  soldats 
pour  une  année  entière. 

Près  de  Coal  River  est  l'importante  propriété  de 
M.  Williams,  dans  l'un  des  plus  beaux  sites  de  l'île, 
et.  célèbre  par  son  excellent  beurre. 

En  traversant  Coal  River,  on  passe  sur  le  district 
de  Sussex  ou  Lower  Pitt  Water ,  où  se  trouvent 
de  nombreuses  propriétés  très-productives.  Dans 
le  nombre,  on  doit  citer  celles  de  MM.  Gordon,  La- 
keland ,  Bethume ,  G  lover ,  etc. 

Sorrel  Town ,  capitale  du  Sussex ,  offre  déjà  une 
trentaine  de  jolies  maisons ,  une  belle  église  en  pierre 
de  taille,  une  prison ,  une  école  et  une  petite  caserne. 
De  petits  sloops  entretiennent  une  communication 
régulière  entre  cette  place  et  Hobart-Town  pour  les 
besoins  du  commerce. 

A  peu  de  distance  de  cet  endroit ,  sur  un  haut  pro- 
montoire qui  saille  dans  la  mer,  sont  les  restes  d'une 
maison  que  le  lieutenant  Jefferys  avait  voulu  bâtir  sur 
un  plan  démesuré.  Oriellon  ,  situé  dans  le  même  dis- 
trict, à  vingt  milles  de  Hobart-Town,  est  un  terrain 
fertile  et  uni,  où  sont  les  habitations  de  MM.  Owen 
et  Lord ,  et  qui  nourrit  d'immenses  troupeaux  de 
brebis. 

A  quatre  ou  cinq  milles  de  cet  endroit ,  est  la  ville 
de  Richmond ,  composée  d'un  beau  palais  de  justice 
en  pierre  de  taille,  d'une  bonne  prison,  d'un  marché 
et  de  quelques  maisonnettes.  Aux  environs  ,  on  compte 


62  VOYAGE 

une  centaine  de  métairies,  dont  plusieurs  sont  d'une 
belle  tenue. 

En  remontant  Coal  River ,  qui  prend  sa  source  dans 
les  montagnes  de  la  côte  orientale  de  l'île ,  on  se  trouve 
dans  les  plaines  de  Jérusalem,  en  grande  partie  occu- 
pées par  de  petits  concessionnaires.  Puis,  si  nous  tra- 
versons de  nouveau  les  districts  de  Bagdad  et  de  Cross- 
Marsh ,  nous  arrivons  sur  un  territoire,  nommé  Lo- 
vely  Banks,  appartenant  à  M.  Hudson,  d'un  aspect 
agréable ,  modérément  boisé  et  fertile  en  bons  pâtu- 
rages. De  là  à  Hobart-Town ,  on  compte  trente  six 
milles  et  demi. 

A  cinq  milles  et  demi  plus  loin ,  est  une  belle  habi- 
tation ,  appartenant  à  M.  Edward  Lord ,  contenant  six 
milles  acres  de  terre ,  onze  cents  brebis ,  trois  cents 
têtes  de  bétail,  etc.  De  là  à  Jéricho,  dans  un  espace 
de  six  milles  ,  la  route  est  montueuse.  A  deux  milles 
de  Jéricho ,  on  passe  sur  une  montagne ,  nommée 
Spring  Hill ,  d'où  l'on  découvre  une  vue  magnifique 
vers  la  partie  occidentale  de  l'île,  savoir  les  vallées 
situées  à  vos  pieds  et  les  montagnes  immenses  qui  les 
environnent.  Le  mont  de  la  Table,  qui  a  beaucoup  de 
ressemblance  avec  celui  du  cap  de  Bonne-Espérance, 
domine  toute  la  scène  et  fixe  surtout  votre  attention. 

Quant  à  la  ville  de  Jéricho  elle-même ,  on  n'y  trouve 
encore  qu'une  prison  de  peu  d'apparence,  un  poste 
de  soldats  logés  dans  des  huttes,  et  l'habitation  en 
bois  de  l'officier-commandant  ;  plus ,  trois  ou  quatre 
propriétés  particulières. 

A  peu  de  distance,  derrière  une  rangée  de  co- 


DE  L'ASTROLABE.  63 

teaux,  est  située  l'agréable  habitation  de  M.  Anstey, 
dans  la  partie  la  plus  fraîche  et  la  plus  élevée  de  toutes 
celles  qui  sont  cultivées  dans  File.  Des  milliers  de 
brebis  paissent  l'herbe  des  vallées  et  des  coteaux  en- 
vironnans. 

A  cinq  railles  ,  sur  la  droite  de  Jéricho,  le  Jordan 
prend  sa  source  dans  une  grande  lagune  de  trois  cents 
acres  d'étendue,  nommée  Lemon's  Lagune.  De  cet 
endroit  à  Hobart-Town ,  on  compte  quarante-sept 
milles ,  et  dans  toute  cette  étendue ,  la  route  est  mac- 
adamisée. Au-delà ,  la  nouvelle  route  suit  une  chaîne 
de  monticules ,  d'un  aspect  très-triste.  Mais  l'ancienne, 
après  avoir  traversé  un  pays  bien  dégagé ,  passe  par 
la  ville  d'Oatlands,  où  l'on  ne  trouve  encore  que 
quelques  cabanes  en  terre  pour  les  soldats  et  les 
convicts. 

A  onze  milles  de  Oatlands ,  après  avoir  traversé 
quelques  pitons  rocailleux  et  l'immense  plaine  de 
York  Plains,  on  doit  s'arrêter  à  l'auberge  de  White 
Heart  Inn,  à  Tin  Dish  Holes;  autrement  il  faut  pous- 
ser quinze  milles  plus  loin  jusqu'à  Ross  Bridge  ;  ce 
dernier  espace  est  occupé  par  une  plaine  bien  dégagée , 
où  se  trouvent  l'habitation  de  M.  Harrison ,  près  d'An- 
till  Ponds,  et  celle  de  M.  Kimberlv,  dans  la  vallée 
nommée  Sait  Pan  Plains.  Ce  nom  lui  vient  de  deux 
grands  marais  qui  s'y  trouvent,  et  déposent  en  été 
beaucoup  de  sel. 

A  trois  milles  à  l'est  de  la  route ,  on  voit  un  monti- 
cule, nommé  Harrietta,  de  cent  pieds  d'élévation  en- 
viron ,  terminé  par  un  plateau  uni  et  découvert  de 


64  VOYAGE 

quinze  ou  vingt  acres  de  surface.  Vu  d'une  certaine 
distance,  il  ressemble  à  une  vaste  fortification. 

Les  eaux  d'Anlill  Ponds  ,  après  un  cours  sinueux 
de  cinq  ou  six  milles  ,  vont  s'unir  au  torrent  de  Black- 
man.  La  route  passe  sur  cette  rivière  à  Blackman's 
Bridge,  sur  un  pont  de  cent  pieds  de  long;  dans  cet 
endroit  éloigné  de  soixante-sept  milles  de  Hobart- 
Town  ,  on  ne  voit  que  deux  ou  trois  malsons  isolées. 
Mais,  à  quelques  milles  plus  loin,  sont  la  propriété  et 
le  grand  moulin  à  eau  de  M.  Lackey  ,  les  domaines  de 
MM.  Eddie,  Badley,  et  plus  haut  la  grande  maison 
de  M.  Curr  Clarke,  où  madame  Clarke  a  établi  une 
pension  pour  les  jeunes  demoiselles. 

Dans  ce  même  district,  et  près  du  ruisseau  de 
Penny-Royal  Creek ,  sont  encore  les  habitations  de 
MM.  Yorke,  Sutherland,  une  distillerie  fondée  par 
d'honnêtes  familles  écossaises ,  enfin  un  beau  moulin 
à  eau,  appartenant  à  M.  Gatenby,  avec  des  ateliers 
de  charron  et  de  forgeron.  La  terre  est  généralement 
fort  bonne  dans  ce  canton. 

Si  nous  reprenons  la  route  de  Launceston  à  Black- 
man's Bridge,  nous  passons  devant  les  habitations  de 
MM.  Kermode,  Parrymore  et  Horton,  et,  après  une 
course  de  sept  milles ,  nous  arrivons  à  l'auberge  de 
Man  of  Ross  à  Ross  Bridge.  Cet  endroit  est  desliné 
à  devenir  le  siège  d'une  ville  ;  il  y  a  de  l'eau  en  abon- 
dance et  quelques  carrières  de  bonne  pierre  à  bâtir.  Il 
y  a  un  lieu  préparé  pour  les  courses  de  chevaux. 
Enfin,  on  y  traverse  le  Macquarie  sur  un  pont  de 
deux  ou  trois  cents  pieds  de  longueur;  et  ce  fleuve  est 


DE  L'ASTROLABE.  65 

la  limite  des  comtés  de  Buckingham  et  deCornwali. 

De  Ross  Bridge  à  Campbell  Town ,  la  roule  tra- 
verse une  plaine  riche  et  fertile ,  où  l'on  remarque  une 
ferme  considérable  du  gouvernement ,  et  la  belle  ha- 
bitation de  M.  Horne.  La  ville  même  de  Campbell 
Town ,  située  au  confluent  d'Elizabeth  River  avec  le 
Macquarie,  ne  se  compose  actuellement  que  d'une 
maison  neuve  en  briques  qui  sert  d'auberge  ;  mais  les 
diverses  habitations  de  bons  cultivateurs  qui  l'environ- 
nent lui  donnent  l'apparence  d'un  bourg. 

Des  rives  du  Macquarie  jusqu'aux  montagnes  de 
l'Est  le  pays  est  fertile  et  présente  une  suite  de  bons 
pâturages.  Ces  plaines  portent  le  nom  de  Saint-Paul 
et  Break-o'-Day.  A  six  milles  de  Campbell  Town , 
vous  laissez  sur  votre  gauche  la  belle  habitation  et  les 
nombreuses  clôtures  de  M.  Willis;  un  mille  plus  loin, 
vous  laissez  aussi  à  gauche  les  marais  de  ïlvland, 
vaste  réservoir  d'eau  fort  utile  aux  troupeaux  en  été. 
Puis  vous  quittez  un  pays  dégagé  pour  entrer  dans  la 
triste  foret  d'Epping  ,  qui  n'a  pas  moins  de  huit  milles 
d'étendue. 

Ensuite ,  on  se  trouve  dans  des  plaines  magnifiques 
que  traverse  le  cours  sinueux  du  South  Esk  ;  ce  fleuve 
prend  sa  source  sur  les  flancs  du  sourcilleux  Ben 
Lomond ,  dont  la  masse  domine  la  chaîne  entière  des 
montagnes  voisines.  On  passe  successivement  devant 
les  propriétés  de  MM.  Gibson,  Thomas,  Youl;  on 
traverse  sur  un  bac ,  établi  depuis  plusieurs  années  , 
le  South  Esk,  près  de  l'habitation  de  M.  Nolan,  et 
à  cent  douze  milles  de  Hobart-Town. 

TOME    V.  5 


G6  VOYAGE 

Sur  la  rive  septentrionale  ,  quelques  cabanes  et  une 
ou  deux  maisonnettes  indiquent  l'emplacement,  d'une 
ville,  nommée  Perth ,  qui  sera  un  jour  fort  agréable. 
A  deux  milles  au  nord  de  ce  passage,  sont  les  fertiles 
plaines  de  Bredalbane,  et  à  quelques  milles  plus  loin , 
dans  un  lieu  nommé  Cocked  hat  Hill ,  on  rencontre 
plusieurs  petites  métairies  qui  appartiennent  à  divers 
individus  d'une  réputation  fort  suspecte  sous  le  rap- 
port de  la  probité.  De  là  à  Launceston,  la  roule,  dans 
un  espace  de  six  milles ,  est  assez  bonne  et  passe  de- 
vant la  ferme  de  M.  Smith  et  la  jolie  habitation  de 
M.  Walker.  A  peu  de  distance ,  dans  l'est  de  cette 
route,  le  North  Esk  se  précipite  avec  violence,  dans 
l'espace  d'un  mille,  sur  une  chaîne  de  quinze  ou  vingt 
énormes  rochers ,  dont  chacun  a  une  vingtaine  de 
pieds  de  hauteur.  Cette  série  de  cascades ,  entremê- 
lées d'arbres  qui  sont  comme  suspendus  sur  leur 
étendue  ,  offre  un  coup-d'œil  très-pittoresque. 

Launceston  ,  chef-lieu  du  comté  de  Cornwall ,  éloi- 
gné de  cent  vingt-trois  milles  de  Hobart-Town ,  fut 
fondé  en  1804  par  les  ordres  du  gouverneur  King. 
Quoique  moins  considérable  que  Hobart-Town  ,  puis- 
qu'elle ne  compte  guère  que  deux  milles  habitans  ,  sa 
position  est  cependant  préférable  à  cause  de  l'excel- 
lente qualité  du  sol  qui  l'environne. 

Cette  ville  est  assise  au  confluent  du  North  Esk  et 
du  Tamar.  Quoique  éloignée  de  la  mer  de  près  de 
quarante-trois  milles,  la  marée  y  monte  de  quinze 
pieds ,  et  des  navires  de  trois  cent  cinquante  tonneaux 
peuvent  laisser  tomber  l'ancre  à  une  encablure  de  la 


DE  L'ASTROLABE.  67 

jetée.  Mais  de  nombreux  bancs  rendent  la  navigation 
de  cette  rivière  pénible  à  de  grands  bâtimens ,  et  de 
petits  navires  sont  continuellement  employés  aux  rela- 
tions du  commerce  entre  cette  place  et  Sydney  ;  la 
quantité  des  exportations  en  blé  seulement  s'élève  à 
cent  mille  boisseaux.  Quelques-uns  de  ces  bâtimens 
ont  déjà  porté  du  blé  de  cette  partie  de  la  Tasmanie  à 
Maurice,  au  cap  de  Bonne-Espérance  et  au  Brésil, 
avec  diverses  chances  de  profit. 

En  édifices  publics ,  on  ne  peut  noter  que  l'église , 
un  grand  magasin  neuf  et  les  casernes  qui  reçoivent 
une  compagnie  du  régiment  qui  forme  la  garnison  de 
l'île  ;  enfin  un  collège ,  fondé  en  1 826  par  souscrip- 
tion. Les  personnes  qui  ont  souscrit  pour  cinquante 
livres  sterling  ont  le  droit  d'y  placer  leurs  iils  pour  v 
être  nourris  et  instruits  ,  movcnnant  une  rétribution 
annuelle  de  trente  livres  sterling. 

Les  rues  sont  régulièrement  tracées  et  se  coupent  à 
angles  droits,  mais  sont  presque  impraticables  en 
temps  de  pluie.  Les  maisons  sont  basses,  la  plupart 
construites  en  bois  et  n'ayant  que  le  rez-de-chaussée. 
Un  petit  nombre  seulement,  plus  neuves  et  construites 
en  pierre,  offrent  une  apparence  plus  respectable. 

De  Launceslon  à  George  Town,  en  suivant  le  cours 
du  Tamar ,  on  voit  sur  ses  rives  quelques  petites  mé- 
tairies ;  mais  si  l'on  en  excepte  les  propriétés  de 
MM.  George  et  Charles  Barnard  ,  il  n'y  a  pas  en  tout 
trois  cents  acres  de  terre  en  culture.  Les  montagnes 
s'approchent  beaucoup  plus  de  la  rive  occidentale  du 
fleuve  que  du  côté  de  l'est;  de  ce  dernier  côté,  on 

5* 


68  VOYAGE 

voit  le  mont  Direction  et  les  sommets  intermédiaires  , 
de  l'autre  les  monts  Asbestos  et  Pleasant  Hills. 

A  vingt  milles  de  l'embouchure ,  sur  le  bord  occi- 
dental, sont  les  moulins  nommés  Supply  Mills,  éle- 
vés à  grands  frais  par  M.  Charlton  sur  le  ruisseau 
Supply.  Ils  peuvent,  moudre  quatre  cents  boisseaux 
de  grain  par  jour. 

George  Town  est  situé  à  trois  milles  de  l'entrée  du 
port  Dalrymple.  qui  forme  l'embouchure  du  Tamar, 
et  sur  sa  rive  orientale.  Le  gouvernement  a  dépensé 
beaucoup  d'argent  pour  cet  établissement,  auquel  on 
avait  attribué  d'abord  une  haute  importance.  Mais 
comme  le  sol  des  environs  est  extrêmement  nu  et 
rebelle  à  toute  espèce  de  culture,  peu  de  personnes 
ont  voulu  s'y  fixer,  et  George  Town  n'est  pour  ainsi 
dire  qu'un  établissement  militaire.  Il  y  a  un  nombre 
considérable  de  condamnés  qui  sont  gardés  par  un 
détachement  de  vétérans.  On  y  avait  aussi  établi ,  il  y  a 
quelques  années  ,  une  maison  de  travail  pour  les  fem- 
mes ,  mais  on  n'y  renferme  que  celles  qui  se  sont  ren- 
dues coupables  de  récidive. 

Du  coté  de  la  rivière  opposé  à  la  ville,  est  l'habi- 
tation du  capitaine  Townsend.  Sur  la  rive  orientale  , 
et  à  la  bouche  même  du  fleuve,  est  la  maison  du  pi- 
lote, qui  sert  en  même  temps  de  poste  de  signaux. 

A  quinze  milles  à  l'est  du  Tamar,  coule  la  rivière 
Piper,  dont  l'entrée  est  obstruée  par  un  banc.  Sur  ses 
bords  on  trouve  quelques  morceaux  d'un  bon  terrain, 
mais  personne  ne  s'y  est  encore  établi. 

Du  côté  du  cap  Portland,  entre  Ringaroome  River 


DE  L'ASTROLABE.  69 

et  la  baie  de  Fives ,  le  pays  ne  consiste  qu'en  landes 
arides  et  pierreuses ,  qui  ne  paraissent  offrir  aucun 
genre  d'utilité. 

Jusqu'à  trente  milles  de  son  embouchure,  les  bords 
du  Ringaroome  annoncent  une  meilleure  qualité  du 
sol  ;  mais,  comme  son  niveau  est  plus  bas  que  celui  de 
la  rivière ,  il  est  à  craindre  qu'en  hiver  tout  cet  espace 
ne  soit  submergé. 

A  l'ouest  du  Tamar,  trois  rivières,  nommées  pre- 
mière, deuxième  et  troisième  rivière  Western,  vien- 
nent décharger  leurs  eaux  à  la  mer.  Sur  leurs  bords, 
on  trouve  de  beaux  pâturages  où  les  bergers  condui- 
sent leurs  troupeaux.  Sur  la  pointe  nord-ouest  de 
Van-Diemen  ,  la  compagnie  de  Van-Diemen's-Land  a 
pris  possession  d'une  concession  de  deux  cent  mille 
acres  de  terre ,  sous  la  direction  d'Edward  Curr,  et 
elle  s'occupe  d'y  former  un  très-grand  établissement. 
La  péninsule  seule  de  Circulai'  Head ,  dont  cette  com- 
pagnie a  fait  l'acquisition ,  contient  près  de  huit  mille 
acres  de  terre  ,  dont  la  moitié  offre  d  cxcellens  pâtu- 
rages. 

Pour  faire  connaître  au  lecteur  le  reste  du  terri- 
toire aujourd'hui  occupé  dans  l'île  de  Van-Diemen, 
nous  allons  le  ramener  de  Launceston  à  Hobart- 
Town  par  une  autre  route  que  celle  que  nous  venons 
de  suivre. 

En  sortant  de  Launceston ,  par  la  partie  de  l'est , 
après  avoir  dépassé  un  monticule ,  on  arrive  bientôt  à 
de  grands  marécages  dont  les  bords  sont  aujourd'hui 
lapissés  de  trèfle  blanc.  Un  officier  du  régiment  qui 


70  VOYAGE 

se  trouvait  autrefois  dans  l'île,  avait  coutume  d'en 
mettre  de  la  graine  dans  sa  poche ,  et  d'en  semer  çà 
et  là  sur  la  route  en  se  promenant  à  cheval  ;  un  moyen 
aussi  simple  a  suffi  pour  introduire  en  ces  lieux  un 
fourrage  aussi  utile.  Dans  ce  canton,  vous  pouvez 
remarquer  les  beaux  pâturages  de  MM.  Dry,  Hobler 
et  Cookson ,  sur  les  bords  du  North  Esk ,  et  la  distil- 
lerie d'eau-de-vie  de  grains ,  bâtie  par  M.  Tower. 

On  entre  ensuite  dans  les  plaines  Patterson ,  for- 
mées par  un  terreau  fertile ,  noirâtre  et  argileux ,  où 
l'on  trouve  les  propriétés  de  MM.  Hill,  Rose,  Mac- 
Leod  ,  Sutherland  ,  Lett  ,  Owen  ,  Bartley  et  Sin- 
clair, etc.  Dans  toute  celte  étendue  de  pays,  il  n'y  a 
pas  dix  acres  de  mauvaise  terre. 

En  se  dirigeant  au  sud-est  pour  se  rapprocher  du 
South  Esk ,  la  belle  propriété  du  capitaine  Barclay 
offre  un  aspect  tout  aussi  fertile  ;  sur  les  bords  même 
de  cette  rivière ,  rien  n'est  plus  riant  que  les  riches 
plantations  de  M.  Cox.  Aussi  a-t-il  déjà  entouré  de 
palissades  près  de  douze  cents  acres  de  terre! ... 

Sur  les  bords  du  Nile,  ou  plus  communément  Cox's 
Creek ,  sont  les  domaines  du  capitaine  Ostler,  du 
docteur  Gameron  et  de  M.  Massey.  En  remontant  le 
South  Esk ,  jusqu'à  six  milles  environ  de  Ben  Lo- 
mond,  on  verra  la  propriété  de  M.  Bateman.  Comme 
la  terre  est  partout  d'une  excellente  qualité,  elle  est 
déjà  occupée  par  divers  colons. 

Après  avoir  repassé  le  South  Esk,  à  Perth,  on 
verra  les  possessions  de  MM.  Bonney,  Walker  et  Ril- 
chee,  et  le  vaste  établissement  de  M.  Archer,  le  plus 


DE  L'ASTROLABE.  71 

considérable  de  tous  ceux  de  la  colonie.  La  maison 
est  située  sur  une  hauteur  d'où  l'on  a  la  vue  de  la  ri- 
vière Lake,  des  plaines  Norfolk  et  de  tout  le  pays 
jusqu'à  la  chaîne  des  Western  Mountains. 

Près  de  cet  endroit,  on  peut  passer  le  Lake  River  à 
gué ,  ji  Mountgarret's  Ford  ,  et  l'on  se  trouve  dans  les 
plaines  de  Norfolk ,  sur  la  rive  occidentale  du  Lake 
River. 

Tout  le  terrain,  compris  entre  le  South  Esk  et  le 
Lake  River,  sur  les  bords  de  ce  dernier,  est  d'une  excel- 
lente qualité ,  el  appartient  à  M.  Archer.  Il  y  a  en  ou- 
tre une  quantité  de  petites  métairies  occupées  par  des 
jeunes  gens  nés  dans  l'île ,  ou  par  des  personnes  qui 
y  résident  depuis  longues  années ,  mais  qui  parais- 
sent peu  empressées  de  seconder,  par  leurs  soins , 
l'heureuse  qualité  du  sol  qu'ils  habitent. 

A  l'extrémité  des  plaines  de  Norfolk,  sont  la  ferme 
el  l'établissement  d'agriculture  de  Van-Diemen's- 
Land  et  New-South-Wales ,  composés  de  deux  mille 
acres  de  terre.  Comme  les  montagnes  de  l'ouest  se 
rapprochent  beaucoup  de  la  rivière  en  cet  endroit,  la 
terre  de  bonne  qualité  n'y  est  plus  aussi  étendue  que 
plus  loin  au  nord  ,  et  le  grand  nombre  de  troncs  d'ar- 
bres brûlés  que  l'on  voit  eà  et  là  en  rend  l'aspect 
triste. 

En  continuant  de  remonter  le  Lake  River,  on  voit 
successivement  les  habitations  de  MM.  J.  Archer, 
Brumley,  Lawrence  et  Garns.  On  passe  la  rivière  à 
gué  près  de  la  dernière,  et  l'on  trouve  les  propriétés 
de  MM.Young,   Fletcher,  O'Conner,  Parker,  etc. 


72  VOYAGE 

Plus  loin  ,  le  pays  devient  montagneux  jusqu'aux  lacs 
où  la  rivière  prend  sa  source ,  et  qui  servent  d'asile  à 
une  foule  d'oiseaux  de  toute  espèce ,  comme  cygnes 
noirs ,  canards  sauvages ,  bécassines ,  cailles ,  etc. 

A  la  jonction  de  la  rivière  Lake  avec  le  Macquarie , 
est  l'habitation  de  M.  Corney  ;  à  la  suite  viennent 
celles  de  MM.  Simpson,  Von-Bibra,  et  les  terres 
de  MM.  Young,  Fletcher,  Watson  ,  Stoddarl , 
Dixon,  etc.  Des  limites  de  M.  Simpson  à  Ross  Bridge, 
la  route  traverse  un  très-beau  pays  dans  l'étendue  de 
seize  milles  ,  le  long  du  Macquarie ,  et  ce  district  ren- 
ferme plusieurs  jolies  métairies  dont  les  possesseurs 
cultivent  du  blé  seulement  pour  leur  consommation , 
attendu  qu'ils  sont  trop  éloignés  des  deux  extrémités 
de  File  pour  l'envoyer  vendre. 

Nous  avons  déjà  décrit  l'espace  compris  entre  Ross 
Bridge  et  Hobart-Town.  Nous  dirons  donc  un  mot 
de  rétablissement  formé  à  Oyster  Bay  ou  Little  Swan 
Port  sur  la  rive  orientale  de  File.  Son  éloignement  du 
chef-lieu  par  eau,  et  la  difficulté  du  chemin  par  terre, 
ont  empêché  ses  progrès  durant  plusieurs  années, 
et  M.  Meredith  a  été  long-temps  seul  habitant  de 
ces  lieux.  Mais  deux  fermiers  et  leurs  familles  sont 
allés  dernièrement  y  établir  des  laiteries;  quelques 
autres  ont  commencé  à  y  louer  de  la  terre.  Il  y  en  a 
plusieurs  milliers  d'acres  d'assez  bonne  qualité  et 
bien  arrosée  ;  en  outre  on  peut  y  établir  d'utiles  pê- 
cheries. 

Entre  Oyster  Bay  et  Frédéric  Hendrick's  Bay,  on 
trouve  File  Maria,  dont  le  sol  est  détestable,  et  par 


DE  L'ASTROLABE.  73 

conséquent  de  peu  de  valeur.  Cette  place  a  été  long- 
temps le  siège  d'un  établissement  pénitentiaire ,  et  Ton 
y  envoie  encore  ceux  qui  sont  condamnés  dans  l'île. 
On  ne  sait  pas  trop  à  quoi  ces  gens  sont  employés. 

Le  havre  Macquarie  ,  situé  sur  la  côte  occidentale 
de  l'île,  contient  un  autre  établissement  pénitentiaire, 
où  sont  envoyés  les  sujets  les  plus  incorrigibles,  et  leur 
traitement  est  plus  rigoureux  que  partout  ailleurs. 
Plusieurs  sont  condamnés  pour  la  vie,  et  quelques- 
uns  ne  peuvent  travailler  qu'enchaînés.  La  plupart  de 
ces  hommes  sont  occupés  à  abattre  du  bois  et  à  le  dé- 
biter, d'autres  construisent  des  canots  et  de  petits 
navires  pour  le  gouvernement.  Leur  nourriture  con- 
siste en  une  faible  ration  de  bœuf  salé  et  de  biscuit. 
Chaque  jour,  quand  leur  travail  est  terminé,  ils  sont 
ramenés  sur  une  petite  île  nommée  Sarah  ,  au  milieu 
du  havre ,  et  renfermés  dans  une  forte  prison  durant 
toute  la  nuit.  Un  détachement,  commandé  par  un  ca- 
pitaine ,  est  chargé  de  les  surveiller. 

Le  pays  qui  environne  le  havre  Macquarie  passe 
pour  être  affreux  et  incapable  de  recevoir  aucune 
espèce  de  culture.  Plusieurs  condamnés  aiment  mieux, 
dit-on  ,  subir  la  mort  que  d'y  être  transportés  pour  la 
vie ,  et  l'on  a  vu  parmi  eux  des  individus  commettre 
des  meurtres  tout  exprès  pour  cire  délivrés  de  la  mi- 
sérable existence  à  laquelle  ils  sont  réduits. 

Jusqu'à  ce  jour  on  connaît  très-peu  de  chose  de 
la  côte  occidentale;  cependant  il  est  des  personnes 
qui  croient  qu'entre  la  chaîne  des  Western  Mounlains 
et  la  côte,  on  trouve  encore  de  bons  terrains,  en  re- 


74  VOYAGE 

montant  vers  le  nord,  jusqu'à  l'établissement  de  la 
compagnie  de  Van-Diemen's-Land. 

Il  en  est  de  même  de  la  chaîne  orientale  ;  une  fois 
qu'on  l'a  franchie ,  on  trouve  de  grandes  étendues  de 
pays  bien  arrosées  et  faciles  à  exploiter.  Peu  de  con- 
cessions ont  été  faites  de  ce  côté ,  et  les  bergers  y 
conduisent  leurs  troupeaux  en  attendant  que  ces  ter- 
rains aient  reçu  une  destination. 

D'après  ce  que  nous  venons  de  dire ,  on  voit  qu'à 
peu  de  chose  près  tous  les  établissemens  formés  jus- 
qu'à ce  jour  dans  File  de  Van-Diemen  sont  renfermés 
dans  une  longue  vallée  qui  règne  depuis  le  port  Dal- 
rymple  jusqu'à  Hobart-Town.  D'une  part  elle  est 
bornée  par  les  montagnes  de  l'est,  et  de  l'autre  par  les 
montagnes  de  l'ouest  :  cette  vallée  n'occupe  guère 
qu'un  tiers  de  l'île  ;  en  outre,  elle  est  parsemée  de 
pitons  et  de  hauteurs  qui  l'empêchent  d'être  cultivée 
dans  toute  son  étendue.  Aussi  cette  île  ne  sera-t-elle 
jamais  susceptible  d'atteindre  à  la  population  qu'on 
serait  tenté  de  lui  accorder,  au  premier  coup-d'œil, 
en  raison  de  sa  superficie. 

Il  y  a  plusieurs  montagnes  élevées  sur  Van-Die- 
men's-Land ;  la  principale  a  d'abord  reçu  le  nom  de 
montagne  de  la  Table ,  à  cause  de  sa  ressemblance 
avec  celle  qui  domine  la  baie  du  cap  de  Bonne-Espé- 
rance :  mais,  depuis  quelques  années,  le  nom  de  mon- 
tagne Wellinghton  a  prévalu.  Elle  s'élève  immédiate- 
ment au-dessus  de  Hobart-Town ,  et  sa  hauteur,  me- 
surée avec  un  baromètre  par  sir  Henri  Engleiield,  s'est 
trouvée  être  de  trois  mille  neuf  cent  soixante-quatre 


DE  L'ASTROLABE.  75 

pieds  anglais.  Son  sommet  est  couvert  de  neige  du- 
rant les  trois  quarts  de  l'année ,  et  elle  est  sujette 
à  des  bourrasques  semblables  à  celles  qui  ont  rendu  si 
célèbre  la  montagne  d'Afrique  du  même  nom.  Quoi- 
que la  tempête  ne  soit  pas  annoncée  par  des  nuages 
condensés  sur  son  sommet,  comme  au  Cap,  cependant 
l'aspect  menaçant  du  ciel  suffît  pour  avertir  les  habi- 
tans.  Ces  tourmentes  sont  heureusement  bornées  aux 
environs  de  la  montagne  et  durent  rarement  plus  de 
trois  heures  ;  mais ,  pendant  ce  temps ,  rien  n'en  peut 
surpasser  la  violence.  En  1810,  un  navire,  destiné 
pour  Hobart-Town,  mouilla  de  nuit  dans  le  canal  de 
d'Entrecasteaux  à  cause  du  calme.  Le  lendemain  ma- 
lin ,  on  travailla  à  déraper ,  dans  l'espoir  que  la  brise 
de  mer  s'élèverait  avant  que  l'ancre  fût  haute;  mais 
l'équipage  n'eut  pas  plutôt  terminé  cette  opération  et 
appareillé  les  voiles  ,  qu'on  fut  surpris  par  une  de  ces 
rafales  de  la  montagne.  Aussitôt  le  navire  engagea; 
et  il  eût  chaviré  ou  perdu  sa  mâture ,  si  l'on  n'eût 
à  l'instant  largué  les  drisses  et  écoutes.  Les  voiles 
carguées,  le  navire  se  releva;  et,  comme  il  se  trou- 
vait dans  un  havre  étroit  et  bien  fermé,  il  put  sans 
danger  laisser  souffler  le  coup  de  vent.  Cette  tour- 
mente ne  dura  pas  plus  de  deux  heures;  mais,  pen- 
dant ce  temps,  les  eaux  du  havre  furent  horriblement 
agitées,  et  elles  s'élevaient  en  poussière  fine  et  par 
tourbillons.  La  fureur  du  vent  fut  telle,    que  les 
matelots  étaient  obligés  de  se  cramponner  aux  cordes 
de  toutes  leurs  forces  pour  éviter  d'être  emportés 
hors  du  navire, 


76  VOYAGE 

Dans  la  partie  occidentale  de  l'île  règne  une  chaîne 
de  hautes  montagnes,  nommée  Western  Mountains, 
dont  l'élévation  est  d'environ  trois  mille  cinq  cents 
pieds  :  elles  sont  situées  à  soixante  milles  au  N.  O.  de 
Hobart-Town ,  à  l'extrémité  d'une  plaine  verdoyante. 
Sur  leur  sommet  se  trouve  un  grand  lac,  où  l'on 
conjecture  que  le  Derwent  prend  sa  source,  aussi 
bien  que  les  rivières  qui  coulent  dans  le  havre  Mac- 
quarie. 

A  trente  milles  au  S.  E.  de  Launceston  sont  les 
deux  pitons  appelés  Ben  Lomond  ou  Butts  et  le  pic 
de  Tasman ,  l'un  et  l'autre  d'une  hauteur  moyenne. 
Au  N.  O.  de  Launceston  s'étend  une  chaîne  de  hautes 
collines ,  nommées  Asbestos  Hills ,  parce  qu'on  y 
trouve  beaucoup  d'asbcste.  A  seize  milles  au  N.  E. 
de  Hobart-Town ,  et  à  l'extrémité  septentrionale  du 
district  du  Lake  River ,  s'élève  une  haute  montagne 
en  forme  de  pain  de  sucre,  nommée  mont  Mangalore. 

Il  y  a  encore  plusieurs  autres  hauteurs  dans  l'île 
qui  méritent  à  peine  le  nom  de  montagnes.  Du  reste, 
à  l'exception  de  la  partie  située  au  S.  et  au  S.  O,  de 
Hobart-Town,  qui  offre  un  sol  nu  et  dépouillé,  le 
reste  du  pays  ,  quoique  parsemé  de  pitons  et  de  col- 
lines ,  avec  des  plaines  et  des  vallées ,  ne  peut  pas  être 
considéré  comme  rocailleux.  Les  parties  les  plus 
montagneuses  ne  sont  point  dépourvues  de  végéta- 
tion ,  et  sont  en  général  couvertes  de  pâturages  en- 
tremêlés de  bois  qui  leur  donnent  un  aspect  agréable. 

Dans  le  grand  nombre  des  rivières  et  des  torrens 
qui  sillonnent  la  surface  de  cette  île  ,  deux  seulement 


DE  L'ASTROLABE.  77 

sont  remarquables  par  leur  largeur  et  leur  étendue , 
le  Derwent  et  le  Tamar. 

L'embouchure  du  Tamar  ne  peut  compter  que  du 
cap  Direction  et  de  la  pointe  Pierson,  attendu  que  les 
eaux  de  la  baie  des  Tempêtes  et  du  canal  de  d'En- 
trecasteaux  appartiennent  presque  entièrement  à 
l'Océan.  De  là  son  cours  est  dirigé  au  N.  N.  O. ,  dans 
l'étendue  de  vingt  ou  vingt-quatre  milles ,  en  laissant 
Double-Bay  sur  la  droite  et  la  ville  d'Hobart-Town 
sur  la  gauche  ;  puis  il  reçoit  les  eaux  de  Herdsman's 
Covc,  se  détourne  vers  l'O.  et  même  vers  l'O.  S.  O. , 
et  continue  d'être  navigable ,  pour  des  bateaux  de 
vingt  ou  vingt-cinq  tonneaux,  jusqu'aux  chutes  de 
New-Norfolk.  Son  cours  devient  ensuite  très-sinueux  ; 
il  traverse  les  riches  plaines  de  Macquarie,  et,  sui- 
vant l'opinion  la  plus  commune ,  il  prend  sa  source 
sous  les  flancs  des  montagnes  de  l'ouest. 

Ce  fleuve  abonde  en  poissons  de  diverses  espèces. 
Les  baleines  remontent  jusqu'à  la  ville,  et,  du  rivage, 
les  habitans  peuvent  souvent  contempler  les  moyens 
que  rhomme  emploie  pour  se  rendre  maître  de  ces 
monstres  marins. 

Durant  tout  le  cours  du  fleuve,  on  peut  jouir  d'un 
coup-d'œil  admirable ,  souvent  romantique  et  pitto- 
resque. D'énormes  rochers  suspendus  presque  à  pic, 
de  jolis  bocages  toujours  verts,  de  riantes  prairies 
et  de  vastes  pâturages ,  enfin  de  nombreuses  et  agréa- 
bles métairies ,  entourées  de  belles  plantations ,  fixent 
tour  à  tour  les  regards  du  voyageur.  Des  vaisseaux 
de  tout  rang  peuvent  trouver  partout  un  excellent 


78  VOYAGE 

mouillage,  jusqu'à  douze  milles  au-dessus  de  Hobart- 
Town.  En  un  mot,  les  beautés  diverses,  et  les  nom- 
breuses ressources  qu'offrent  les  rives  du  Derwent, 
promettent  toutes  sortes  d'avantages  aux  personnes 
qui  s'établissent  sur  cette  partie  de  l'île. 

Le  torrent  du  Kangarou  coule  au  pied  d'une  suite 
de  hauteurs ,  à  droite  de  Coal  River ,  et  vient  se  jeter 
dans  cette  rivière  après  un  cours  de  six  milles  environ, 
dirigé  vers  le  sud.  Coal  River  prend  sa  source  près 
des  collines  nommées  Three  Hills ,  dans  les  plaines 
de  Jérusalem ,  et  se  dirigeant  au  sud ,  il  serpente  au 
travers  d'une  riche  et  fertile  contrée  de  douze  milles 
de  longueur,  auquel  cette  rivière  donne  son  nom, 
puis  il  traverse  un  beau  pays ,  désigné  sous  le  nom  de 
Sweet  Water  Hills,  et  se  décharge  enfin  dans  un 
vaste  bassin  d'eau  salée  ou  bras  de  mer ,  nommé  Pitt 
Water. 

Le  Tamar  est  une  rivière  de  médiocre  étendue, 
mais  d'une  haute  importance,  à  cause  de  la  beauté 
des  terres  qui  la  bordent  aux  environs  de  Launceston. 
Le  Port-Dalrymple  forme  son  embouchure,  son  lit 
est  obstrué  de  nombreux  rochers  et  de  bancs  de  sable 
qui  rendent  sa  navigation  fort  pénible  pour  de  grands 
navires.  Dans  une  grande  étendue ,  ses  bords  sont  en 
général  nus  et  dépouillés  ;  mais  à  huit  ou  dix  milles 
de  Launceston ,  le  terrain  prend  un  aspect  tout  diffé- 
rent ,  le  sol  s'améliore ,  et  aux  environs  de  cette  ville 
il  est  de  la  meilleure  qualité. 

Près  de  son  embouchure ,  la  largeur  de  cette  rivière 
est  de  un  à  trois  milles  ,  et  elle  conserve  de  six  cents  à 


DE  L'ASTROLABE.  79 

mille  toises  de  largeur  jusqu'à  vingt  milles  de  distance, 
formant  çà  et  là  de  petites  baies  avec  de  bons  mouil- 
lages. A  trente  milles  de  la  mer ,  sont  les  bancs  nom- 
més Nelson's  Shoals  et  les  buttes  appelées  Pleasant 
Hills;  c'est  ici  qu'en  hiver  les  eaux  cessent  d'être 
salées.  Les  buttes  de  Pleasant  Hills  sont  situées  sur 
la  rive  droite  et  offrent  un  aspect  délicieux.  Naguère  , 
les  naturels  habitaient  souvent  ces  lieux  ,  à  cause  des 
kangarous  et  des  autres  espèces  de  gibier  qui  y  abon- 
daient. 

C'est  à  Launceston  que  les  eaux  réunies  du  North 
Esk  et  du  South  Esk  forment  le  Tamar.  La  première 
de  ces  deux  rivières  prend  sa  source  au  pied  de  Ben 
Lomond,  et  serpente  au  travers  d'un  riche  et  beau 
pays  ,  dans  une  étendue  de  vingt  milles  environ.  Mais 
son  lit  n'est  navigable  que  pour  des  barques  et  des 
canots,  et  seulement  à  une  petite  distance  delà  ville; 
à  sept  milles  de  Launceston,  dans  un  lieu  nommé 
Corra  Lin ,  les  hommes  et  les  bestiaux  peuvent  le  tra- 
verser à  gué  sur  un  lit  de  galets. 

Le  South  Esk  ,  qui  prend  aussi  quelquefois  le  nom 
de  Cataract,  prend  naissance  au  pied  de  Tasman's 
Peak  dans  le  S.  E.  du  comté  de  Cornwall;  de  là  pre- 
nant d'abord  son  cours  à  l'ouest ,  dans  un  beau  pays 
découvert ,  il  se  dirige  ensuite  au  nord  au  travers  des 
plaines  de  Norfolk,  et  vient  tomber  dans  le  Tamar 
à  un  mille  à  l'ouest  de  Launceston.  Là  il  forme  une 
cascade  d'environ  quarante  pieds  de  hauteur,  entre 
deux  mornes  élevés  et  escarpés ,  et  ses  eaux  coulent 
dans  une  vallée  étroite  d'un  mille  de  longueur  sur  un 


80  VOYAGE 

lit  de  larges  rochers.  Le  cours  entier  de  cette  rivière 
est  d'environ  soixante  milles. 

A  vingt  milles  de  Port-Dalrymple ,  un  torrent  mé- 
diocre ,  nommé  le  Supply ,  prend  sa  source  près  des 
monts  Asbestos,  et  vient  tomber  dans  le  Tamar  près 
de  Black  Swan  Point,  après  avoir  traversé  un  pays 
de  peu  de  valeur. 

Deux  autres  rivières  nommées,  la  première  First 
Western  River ,  et  la  deuxième  Second  Western  Ri- 
ver, coulent,  Pune  à  neuf,  et  l'autre  à  vingt  milles  à 
l'ouest  de  Port-Dalrymple.  Chacune  d'elles  traverse 
de  vastes  plaines  bien  boisées ,  et  leurs  embouchures 
forment,  des  havres  traversés  par  une  barre. 

Le  Lake  River  prend  sa  source  à  quelques  milles 
à  l'ouest  des  marais  Antill  Ponds,  au  commencement 
du  vaste  district  de  Sait  Pan  Plains.  Après  avoir  suivi 
un  cours  de  vingt  milles  à  peu  près  en  ligne  droite  au 
nord ,  il  vient  tomber  dans  le  South  Esk  presqu'au 
milieu  des  plaines  de  Norfolk.  C'est  un  beau  courant 
de  soixante  pieds  de  large ,  formant  par  intervalles 
des  marais  assez  grands  ou  des  petits  lacs  auxquels  il 
doit  son  nom.  Comme  toutes  les  autres  rivières  de 
l'île,  il  abonde  en  poissons  et  en  poules  d'eau. 

Au  fond  du  havre  Macquarie  coulent  deux  rivières 
qui ,  d'après  la  direction  de  leur  cours ,  doivent  pren- 
dre leur  source  dans  le  grand  lac  des  montagnes  de 
l'ouest.  La  contrée  voisine  se  refuse  à  toute  espèce  de 
culture,  mais  on  peut  s'y  procurer  du  charbon  de 
terre  et  du  bois  d'excellente  qualité. 

A  Port  Davey  ,  deux  rivières  assez  considérables 


DE  L'ASTROLABE.  81 

viennent  se  jeter  à  la  mer ,  et  leurs  eaux ,  dit-on  ,  des- 
cendent avec  impétuosité  des  plateaux  des  montagnes 
de  l'ouest. 

Une  petite  rivière,  nommée  Huon  River,  qui  prend 
naissance  sur  le  revers  méridional  de  la  montagne  de 
la  Table ,  vient  se  jeter  dans  le  canal  de  d'Entrecas- 
leaux,  devant  la  petite  île  Huon. 

La  rivière  Jordan  est  un  torrent  médiocre  qui  doit 
son  origine  aux  débordemens  des  eaux  d'un  lac  fort 
étendu  et  couvert  de  joncs ,  nommé  Lemon's  Lagoon. 
Le  Jordan  n'est  pas  large ,  mais  dans  son  cours  il 
traverse  les  délicieuses  plaines  de  Jéricho  ;  à  la  sor- 
tie d'une  suite  de  marécages ,  il  s'unit  à  un  autre 
torrent,  nommé  le  Strathallan  Creek  ,  dans  la  plaine 
de  Bagdad,  et  vient  enfin  tomber  dans  le  Derwent  à 
Herdman's  Cove. 

La  carte  de  Cross  indique  encore  quelques  autres 
rivières  d'une  étendue  assez  considérable,  telles  que 
le  Clyde ,  le  Shannon ,  l'Ouse,  l'Arthur,  mais  l'on 
n'en  connaît  guère  autre  chose  que  leur  direction.  Les 
trois  premières  se  jèlent  dans  le  Derwent  au  centre  de 
l'île ,  et  la  dernière  vient  se  jeter  à  la  mer ,  près  du 
mont  Norfolk ,  sur  la  côte  occidentale  de  l'île ,  par 
41°25'lat.  S. 

Parmi  les  lacs  ou  marais  nombreux  que  l'on  trouve 
dans  cette  contrée ,  le  plus  remarquable  serait  celui 
que  M.  Evans  place  sur  le  sommet  des  montagnes  de 
l'ouest,  et  qui  aurait  été  découvert,  en  décembre  1817, 
par  le  jeune  Beaumonl.  Cette  vaste  pièce  d'eau  n'aurait 
pas  moins  de  cinquante  milles  de  circuit;  sa  forme  est 

TOME  v.  6 


82  VOYAGE 

angulaire,  ses  bords  sont  médiocrement  boisés,  et 
de  l'une  des  rivés  on  ne  voit  qu'à  peine  la  rive  oppo- 
sée. En  toutes  saisons,  à  croire  ce  qu'on  dit,  ses  eaux 
déborderaient  en  abondance  par  diverses  issues,  ce 
qui  déjà  est  fort  étonnant;  mais  en  temps  de  pluie, 
ses  débordemens  deviendraient  terribles.  C'est  à  celte 
cause  qu'il  faudrait  attribuer  l'irrégularité  des  marées 
dans  le  Derwent,  car  on  suppose  que  cette  rivière 
doit  sa  source  à  ce  grand  réservoir.  Nous  sommes 
forcé  de  faire  observer  que  nous  ne  trouvons  aucune 
trace  de  ce  lac  dans  la  carte  de  Cross,  et  qu'au  con- 
traire elle  indique  un  lac  Beaumont  vers  le  milieu  de 
l'île,  lac  où  le  Clyde  prendrait  naissance.  Nous  invi- 
tons les  futurs  explorateurs  de  la  Tasmanie  à  décider 
cette  importante  question. 

A  neuf  ou  dix  milles  à  l'est  de  Hobart-Town  ,  est  un 
autre  lac  fort  étendu,  nommé  Pitt  Waler ,  qui  com- 
munique par  un  chenal  étroit  avec  la  baie  du  Nord. 
Son  étendue  est  d'au  moins  six  milles  de  long ,  sur 
trois  de  large,  et,  en  certains  endroits,  il  a  assez  de 
fond  pour  recevoir  des  navires  de  cent  tonneaux.  Le 
Coal  River  vient  se  jeter  sur  la  partie  septentrionale 
de  ce  bassin  -,  ses  marées  sont  de  quatre  ou  cinq  pieds  , 
et  l'on  y  trouve  en  abondance  diverses  sortes  de  pois- 
sons, surtout  des  huîtres  aussi  belles  qu'en  aucune 
partie  du  monde.  En  certaines  places  ,  ses  bords  sont 
couverts  de  crête  marine ,  qui  croît  sur  des  arbres  de 
cinq  ou  six  pieds  de  hauteur,  dont  les  troncs  ont  près 
d'un  pied  de  circonférence.  Deux  ou  trois  petites  îles 
sont  disséminées  sur  la  surface  de  ce  bassin. 


DE  L'ASTROLABE.  83 

Le  lac  qui  porte  le  nom  de  Lemon's  Lagoon  se 
trouve  à  trente-cinq  milles  environ  au  N.  E.  de  Ho- 
bart-Town  ,  et  à  cinq  milles  à  droite  de  la  route  que 
Ton  suit  communément  pour  aller  de  cette  place  à 
Launceston.  Sa  forme  est  circulaire,  son  étendue  est 
de  plus  de  sept  milles  de  circuit ,  et  il  est  environné  de 
hautes  collines.  Il  a  très-peu  de  profondeur ,  excepté 
dans  la  saison  pluvieuse  ,  où,  en  outre  de  ses  propres 
eaux,  il  reçoit  toutes  celles  des  torrens  qui  descendent 
des  hauteurs  voisines.  Du  reste,  deux  ou  trois  cou- 
rans  d'eau  s'en  échappent  constamment ,  et  l'un  d  eux 
devient  la  rivière  Jordan.  Ce  lac  abonde  en  gibier  de 
toute  espèce,  et  le  pays  d'alentour  nourrit  beaucoup 
d'emus  et  de  kangarous. 

A  quarante  milles  de  Hobart-Town  ,  entre  deux 
collines  à  l'extrémité  des  plaines  de  Jéricho ,  au  milieu 
de  beaux  pâturages ,  se  trouve  une  suite  de  marais  , 
nommés  Macquarie  Springs.  A  cinquante-cinq  milles 
de  la  même  ville ,  sur  la  grande  route  de  Port  Dalrym- 
ple ,  on  rencontre  une  autre  chaîne  de  marais ,  vulgai- 
rement appelés  Sorrel  Springs. 

Ceux  qui  ont  été  nommés  Antill's  Ponds  sont  si- 
tués au  pied  d'une  chaîne  de  coteaux ,  dans  la  par- 
tie méridionale  du  district  de  Sait  Pan  Plains ,  vers 
le  centre  de  l'île.  Dans  ces  plaines ,  on  trouve  plu- 
sieurs lagons,  dont  trois  ont  leurs  eaux  tellement 
imprégnées  de  sel,  que  chaque  année  on  y  récolte 
plusieurs  tonneaux  de  cette  substance.  Ces  lacs  sont 
éloignés  de  plus  de  trente  milles  de  la  côte  la  plus 

voisine ,   comme  de   tout  courant  d'eau  salée.   On 

6' 


84  VOYAGE 

doit  remarquer  que  ces  marais  sont  presque  à  sec  en 
été. 

La  carte  de  Cross  indique  en  outre  les  lacs  Arthur, 
Fergus ,  Echo,  sur  lesquels  on  ne  possède  aucuns 
renseignemens  plus  détaillés.  On  voit  qu'en  général 
l'ile  de  Van-Diemen  est  abondamment  pourvue  d'eaux 
douces,  soit  par  les  nombreux  courans  qui  la  traver- 
sent ,  soit  par  les  vastes  réservoirs  disséminés  sur 
toute  son  étendue.  Quel  parti  les  arts  et  l'agriculture 
ne  pourraient-ils  pas  tirer  de  ce  précieux  avantage  ! 

La  description  des  côtes ,  canaux  ,  ports  et  mouil- 
lages étant  du  ressort  particulier  de  l'hydrographie, 
nous  ne  traiterons  ce  sujet  que  superficiellement.  Mais 
nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  faire  observer 
qu'aucune  île  au  monde  n'a  été  favorisée  par  la  nature 
d'autant  d'excellens  mouillages  que  la  Tasmanic.  En 
effet ,  indépendamment  du  canal  tl'Entrecasteaux  et 
de  la  baie  des  Tempêtes  qui  offrent  une  foule  de  ha- 
vres et  d'abris  meilleurs  les  uns  que  les  autres ,  on  y 
trouve  encore  la  baie  des  Huîtres,  sur  l'île  Maria  le 
port  Montbazin ,  et  le  havre  nommé  Great  Swan 
Port  dans  la  baie  Fleurieu,  le  port  Dalrymple,  le 
havre  Macquarie  ,  dont  l'entrée  est  étroite  et  difficile, 
mais  dont  le  bassin  est  immense  ,  le  port  Davey  et  des 
mouillages  utiles  sur  les  îles  Waterhouse  et  Hunier. 

Les  promontoires  les  plus  remarquables  sont,  dans 
la  partie  septentrionale,  le  cap  Grimm  au  N.  O., 
la  pointe  circulaire  à  peu  de  distance  dans  l'E.  de  ce 
cap,  le  cap  Portland  au  N.  E.  ;  dans  la  partie  méri- 
dionale de  l'île,  on  remarque  les  caps  Pillar,  Raoul, 


DE  L'ASTROLABE.  85 

la  pointe  Tasman ,  et  les  caps  S.  et  S.  O.  Tous  ces 
caps,  et  particulièrement  ceux  du  S.,  sont  formés 
par  des  mornes  élevés  et  escarpés;  quelques-uns  sont 
même  composés  de  colonnes  de  basalte  ,  comme  les 
caps  Pillar  et  Raoul.  Le  cap  Portland  seul  est  plus 
bas,  et  finit  par  une  plage  sablonneuse,  dominée  par 
des  coteaux  peu  boisés. 

Toutes  les  îles  qui  accompagnent  Van-Diemen's- 
Land  sont  très-rapprochées  de  terre.  A  l'exception 
des  îles  Bruny  ,  Maria,  Schoulen,  et  de  celles  qui  se 
trouvent  dans  le  détroit  de  Bass ,  qui  sont  de  dimen- 
sions assez  considérables;  toutes  les  autres,  comme 
Maatzuykers  ,  Mewstone  ,  Pedra-Branca  ,  Friars  , 
Maurouard  ,  Saint-Georges ,  ne  sont  que  des  îlots  ou 
des  rocbers  dépouillés  et  escarpés. 

En  général,  les  côtes  de  cette  grande  île  sont  fort 
saines  ,  et  les  écueils  les  plus  dangereux  ne  s'étendent 
pas  à  plus  de  deux  ou  trois  milles  au  large.  En  tout 
temps,  et  surtout  pendant  les  trois  mois  d'hiver ,  les 
vents  du  S.  O.  soufflent  par  celte  latitude  avec  une 
violence  extrême,  ce  qui  rend  alors  la  côte  occiden- 
tale fort  dangereuse.  Communément  on  regarde 
comme  un  présage  assuré  de  beau  temps ,  de  voir  le 
vent  varier  au  S.  E.  et  à  l'E. 

Dans  le  règne  végétal,  on  trouve  peu  de  différence 
entre  les  arbres  qui  peuplent  les  forêts  de  la  Nouvelle- 
Hollande  et  ceux  de  la  terre  de  Van-Diemen.  Cepen- 
dant cette  dernière  contrée  ne  produit  ni  le  cèdre 
(cedrela  toonaj ,  ni  le  mahogany  (eucalyptus  ro- 
ùustaj,  ni  le  rose-wood  (trichilia  glandulosa) ;  mais 


86  VOYAGE 

ces  espèces  sont  avantageusement  remplacées  par  une 
espèce  nommée  black-wood  et  par  le  pin  d'Huon  (da- 
crydiam  Sp.  )  dont  le  bois  est  d'une  durée  remar- 
quable. Ce  dernier  croit  en  abondance  sur  les  bords 
des  rivières  nouvellement  découvertes ,  et  particuliè- 
rement au  fond  du  havre  Macquarie.  Son  bois  a  une 
forte  odeur  de  résine  qui  a  l'avantage  de  détruire  les 
insectes  •,  il  n'est  pas  propre  à  la  construction  des 
navires ,  mais  on  l'emploie  à  faire  d'excellentes  em- 
barcations. 

Le  stringy-bark ,  espèce  d'eucalyptus ,  est  un  des 
arbres  les  plus  utiles  de  l'île  ;  il  croît  dans  les  terrains 
bas  et  marécageux  ,  et  atteint  de  quarante  à  soixante 
et  dix  pieds  de  hauteur.  Son  bois  ,  d'un  grain  dur  et 
droit,  est  principalement  propre  à  la  charpente  des 
maisons  et  à  faire  des  palissades ,  etc.  L'écorce,  qui 
sert  à  faire  des  cabanes  pour  les  scieurs  et  les  fendeurs 
de  bois ,  se  sépare  facilement  du  tronc  par  énormes 
plaques. 

Le  blue  gum  f  eucalyptus  piperita  Smith  )  est  plus 
abondant  que  le  précédent.  C'est  un  bois  pesant  d'un 
grain  très-uni  et  qui  atteint  une  taille  immense.  On  se 
sert  souvent  avec  succès  des  jeunes  sujets  pour  faire 
des  mâts  de  petits  navires  ,  et  la  plupart  des  canots  de 
la  colonie  ont  été  construits  avec  ce  bois.  Il  est  aussi 
employé  dans  la  construction  des  maisons ,  mais  il 
faut  qu'il  soit  bien  sec  ;  alors  il  est  compacte  et  de 
bonne  durée. 

Le  pepper  mint ,  ainsi  nommé  parce  que  sa  feuille 
a  l'odeur  de  la  menthe  poivrée ,  croît  par  toute  l'île. 


DE  L'ASTROLABE.  87 

Cet  arbre  est  de  peu  d'utilité  et  ne  sert  guère  qu'à 
faire  des  tables  ;  mais  dans  ces  forêts  il  élève  quelque- 
fois sa  cime  élancée  à  une  hauteur  étonnante  au-des- 
sus de  toutes  les  autres  espèces. 

Les  black  watlle  et  silver  wattle ,  espèces  d'aca- 
cias ,  seraient  aussi  propres  à  divers  usages ,  mais  ils 
ne  sont  pas  recherchés  à  cause  de  leur  peu  d'épaisseur. 
Cependant  leurs  belles  grappes  de  fleurs  jaunes  of- 
frent au  printemps  un  charmant  coup-d'œil. 

Le  pin  de  la  baie  de  l'Adventure  ( ' podocarpus  as- 
pleniifoliiis  Labillardière)se  trouve  au  fond  de  la  baie 
de  ce  nom.  Ce  serait  un  bon  bois  de  construction  , 
mais  il  est  fort  rare. 

Le  light  wood  (ceratopelalam  gummiferam),  qui 
croit  sur  le  bord  des  criques  et  des  marais ,  devient 
plus  touffu  au  sommet  que  tous  les  arbres  de  la  même 
taille.  Son  bois ,  à  la  fois  dur  et  léger,  convient  par- 
faitement pour  les  auges  des  moulins. 

Le  cherry  tree  (exocarpus  cupi  essjformis)  est  un 
arbrisseau  qui  croît  sur  les  coteaux  rocailleux  et  dans 
les  terrains  arides  ;  il  ne  sert  guère  que  comme  bois  à 
brûler.  On  en  fait  cependant  des  montures  de  fusil , 
mais  elles  sont  de  peu  de  durée. 

L'honeysuckle  (  banksia  integrifolia  )  croit  en  di- 
vers lieux  avec  le  casuarina  et  Fexocarpus.  Ces  trois 
espèces  servent  quelquefois  à  fabriquer  des  objets  de 
fantaisie ,  mais  leur  bois  est  peu  estimé. 

Le  tea  tree  (metaleuca  lineariifolia)  croit  par 
touffes  dans  les  stations  humides  ,  sur  les  bords  des 
rivières  et  des  torrens.  Ses  feuilles  ,  prises  en  infusion 


88  VOYAGE 

avec  un  peu  de  sucre ,  former' t  un  breuvage  agréable 
et  qui  peut  fort  bien  remplacer  le  thé.  Les  naturels 
choisissent  les  jets  les  plus  longs  et  les  plus  droits  de 
cet  arbrisseau  pour  en  faire  leurs  lances. 

Le  currijong  des  naturels  [hibiscus  helerophyllas  ) 
s'y  rencontre  quelquefois,  et  son  écorce  intérieure 
peut  être  employée  à  faire  des  cordages.  Le  warratau 
(  telopea  speciosissima)habile  les  sommités  de  la  mon- 
tagne de  la  Table  ,  et  forme  un  bel  arbrisseau  d'orne- 
ment. 

Les  arbres  de  la  Tasmanie,  les  mimosas  seuls  ex- 
ceptés, sont  loin  d'offrir  un  aspect  gracieux;  leur 
ombrage  est  maigre,  et  leurs  cimes,  loin  d'être  touffues, 
sont  difformes.  Pas  un  d'eux  n'approche  pour  l'agré- 
ment du  coup-d'œil  du  plus  médiocre  de  nos  chênes 
ou  de  nos  ormes.  Parmi  les  plus  grandes  espèces, 
deux  ou  trois  se  dépouillent  naturellement  de  leur 
écorce,  qui  retombe  en  lanières  de  quarante  ou  cin- 
quante pieds  de  longueur  de  la  cime  vers  le  tronc  ;  et  il 
en  résulte  l'aspect  le  plus  triste  et  le  plus  désagréable 
qu'on  puisse  imaginer. 

Les  plantes  annuelles  ou  herbacées  sont  représen- 
tées à  peu  près  par  les  espèces  que  l'on  trouve  à  la 
Nouvelle-Galles  du  Sud,  mêlées  avec  un  certain 
nombre  qui  paraissent  propres  à  Van-Diemen's-Land. 
Elles  sont  en  général  plus  communes  et  plus  vigou- 
reuses dans  cette  dernière  contrée  ,  ce  qui  tient  h  un 
climat  plus  frais  et  a  un  terrain  moins  desséché. 

Parmi  les  fruits  indigènes  ,  il  n'en  est  pas  un  qu'on 
puisse  citer.  Pas  un  ne  mérite  d'être  préféré  aux  mu- 


DE  L'ASTROLABE.  89 

res  sauvages  qui  croissent  sur  les  ronces  en  Europe. 
Mais  on  cultive  dans  les  jardins  avec  le  plus  grand 
succès  les  pommes ,  les  poires ,  les  prunes ,  les  mûres, 
les  framboises  ,  les  groseilles,  les  fraises,  les  gadèles, 
etc.  D'un  autre  côté,  les  oranges,  les  citrons,  les 
goïaves,  les  grenades,  et  diverses  autres  espèces, 
y  viennent  plus  difficilement  qu'à  Port-Jackson ,  ce 
qui  tient  à  la  différence  de  température.  Les  légumes 
et  les  plantes  potagères  y  sont  d'une  très-bonne  qua- 
lité ;  l'on  y  récolte  toutes  les  espèces  que  l'on  cultive 
en  Angleterre. 

Les  animaux  propres  au  pays  sont  des  kangarous 
de  trois  ou  quatre  espèces,  deux  espèces  d'opossum, 
l'écureuil,  le  phalanger,  le  kangarou-rat,  le  wom- 
bat,  deux  dasyures,  le  phascolome  et  l'échidné.  Le 
chien  sauvage  ne  s'y  trouve  pas  comme  à  la  Nouvelle- 
Hollande  ,  mais  le  grand  dasyure  (  ihylacinus  cyno- 
ccphalus  )  parvient  quelquefois  à  six  pieds  et  demi  de 
longueur  du  bout  du  nez  à  l'extrémité  de  la  queue. 
Cet  animal  fait  de  grands  ravages  parmi  les  trou- 
peaux; mais  il  est  timide  et  fuit  constamment  à  l'ap- 
proche de  l'homme ,  à  moins  qu'il  ne  soit  surpris. 

Les  oiseaux  appartiennent  aussi  aux  mêmes  espèces 
que  celles  de  la  Nouvelle-Hollande.  Les  plus  remar- 
quables sont  l'emu  ,  les  cacatoès  ,  les  perroquets ,  les 
cailles ,  les  philédons ,  les  corbeaux ,  les  pies ,  les  pi- 
geons et  les  colombes  qui  forment  un  excellent  mets, 
et  diverses  espèces  aquatiques ,  comme  le  cygne  noir , 
deux  ou  trois  espèces  de  canard,  la  bécassine,  le  plon- 
geon ,  le  pluvier ,  la  poule  d'eau,  etc. 


90  VOYAGE 

Les  serpens  se  montrent  assez  fréquemment ,  de 
septembre  à  mars,  dans  les  terrains  très-humides 
ou  marécageux ,  mais  ils  sont  moins  dangereux 
qu'à  la  Nouvelle-Galles  du  Sud.  Toutefois  le  redou- 
table serpent  noir  (  blak  snake  )  existe  aussi  dans  cette 
île.  Les  autres  reptiles  se  bornent  à  une  petite  espèce 
de  lézard  très-innocente. 

Les  insectes  ne  sont  ni  nombreux  ni  variés  dans 
leurs  espèces ,  à  l'exception  des  fourmis  ,  des  mous- 
tiques, et  d'une  mouche  verte  assez  commune.  Il  y  a 
aussi  des  scorpions  et  des  mille-pieds ,  mais  ils  sont 
rares. 

Les  côtes ,  les  havres  et  les  rivières  offrent  en 
abondance  divers  poissons  d'une  bonne  qualité.  On 
en  pêche  dans  le  Derwent  trois  espèces  nommées 
vulgairement  la  morue  de  roche,  la  tête  plate  et  la 
perche,  mais  aucune  n'est  très-estimée  pour  sa  sa- 
veur. Les  requins  et  les  marsouins  remontent  cette 
rivière  jusqu'aux  environs  de  la  ville ,  et  l'on  a  souvent 
tué  dans  Sullivan-Cove  de  grandes  baleines  noires  ; 
cette  espèce  abonde  sur  les  côtes ,  mais  celle  qui  four- 
nit le  sperma-céti  est  rare. 

Les  rochers  maritimes  sont  couverts  de  moules ,  et 
l'on  trouve  en  certains  endroits  de  très-bonnes  huîtres. 

Les  phoques,  jadis  assez  fréquens  sur  les  côtes  de 
Van-Diemen's-Land,  ont  été  tellement  pourchassés 
qu'ils  sont  aujourd'hui  Ires-rares. 

Les  richesses  minéralogiques  de  cette  île  sont  en- 
core aujourd'hui  peu  connues  ;  cependant  on  assure 
qu'il  s'y  trouve  des  mines  de  cuivre,  de  fer,  d'alun 


DE  L'ASTROLABE.  9t 

et  d'ardoise ,  mais  aucune  n'a  encore  été  exploitée.  La 
pierre  à  chaux  y  est  peu  abondante  ;  on  trouve  de 
bonne  pierre  de  taille  dans  la  partie  méridionale ,  mais 
celle  du  nord  est  moins  favorisée  sous  ce  rapport.  Le 
charbon  de  terre  existe  en  plusieurs  endroits,  et  l'on 
en  a  découvert  plusieurs  veines  ;  mais  il  est  probable 
qu'elles  ne  seront  exploitées  qu'à  l'époque  où  le  bois 
commencera  à  devenir  rare  et  cher  dans  la  ville.  On 
croit  qu'il  en  existe  une  mine  très-riche,  à  un  mille  de 
la  ville ,  dans  la  propriété  de  M.  Emmit. 

Les  naturels  de  cette  île  paraissent  décidément  ap- 
partenir à  la  race  qui  peuple  en  général  toute  la  sur- 
lace de  l'Australie  ,  bien  que  certains  voyageurs  aient 
annoncé  qu'ils  en  différaient  à  tel  point  qu'ils  les  con- 
sidéraient comme  de  véritables  nègres.  On  ne  peut 
disconvenir  que  leur  teint  ne  soit  plus  foncé  et  leurs 
cheveux  naturellement  plus  crépus  que  chez  leurs  voi- 
sins de  l'Australie.  Du  reste  ,  même  stature  ,  même  pi.  cliii. 
conformation,  mêmes  traits  du  visage,  et  mêmes  ha- 
bitudes ,  à  quelques  nuances  près. 

Réunis  en  petites  tribus  ,  ils  vivent  principalement 
de  chasse  et  de  pèche;  les  moules,  les  huîtres,  les 
lepas  ,  les  homards  et  les  crabes  leur  offrent  aussi  de 
précieuses  ressources.  On  a  avancé  qu'ils  ne  recon- 
naissaient aucune  espèce  de  chef,  mais  les  Anglais  ont 
cru  remarquer  le  contraire  ;  chaque  tribu  aurait  à  sa 
tête  un  homme  auquel  tous  les  autres  rendraient 
hommage  et  obéissance. 

Ils  ont  des  huttes  dont  la  charpente  est  formée  par 
trois  pièces  de  bois  fichées  en  terre  et  réunies  au  som- 


92  VOYAGE 

met  par  une  corde.  Deux  des  côtés  de  cette  espèce  de 
pyramide  triangulaire  sont  garnis  d'une  sorte  de  treil- 
lis; puis  le  tout  est  recouvert  d'une  couverture  de 
chaume. 

Leurs  embarcations  sont  des  espèces  de  catimara- 
rans,  dont  la  base  est  formée  par  deux  troncs  d'arbre 
de  trente  pieds  de  long,  maintenus  parallèlement  à  la 
distance  de  cinq  à  six  pieds  l'un  de  l'autre,  au  moyen 
de  quatre  ou  cinq  traverses  assujetties  aux  deux  extré- 
mités par  des  lanières  d'écorce.  Le  milieu  est  aussi 
garni  de  traverses  ,  et  toute  cette  partie  est  en  outre 
remplie  par  un  treillage  assez  serré.  Chacun  de  ces 
bateaux  plats,  ou  plutôt  de  ces  radeaux,  peut  por- 
ter dix  personnes  ;  les  naturels  avec  leurs  pagaies  sa- 
vent les  manoeuvrer  avec  autant  de  sûreté  que  de  ra- 
pidité. Ils  s'en  servent  quand  ils  veulent  traverser 
des  lacs,  des  rivières  et  des  bras  de  mer  pour  passer 
sur  des  îles ,  puis  ils  les  abandonnent  à  la  plage 
quand  ils  n'en  ont  plus  besoin. 

Ils  sont  fort  adroits  à  diriger  leurs  lances,  mais  ils 
ignorent  l'usage  du  bâton  à  lancer  si  utile  aux  natu- 
rels de  Port-Jackson.  Leur  vêtement  en  hiver  con- 
siste en  peaux  de  kangarous  cousues  ensemble,  qui 
forment  une  espèce  de  manteau  très-chaud.  En  été, 
les  hommes  sont  nus ,  mais  les  femmes  ne  quittent  pas 
ce  vêtement  qui  s'attache  sur  les  épaules  et  autour  du 
corps  avec  une  corde. 

Ces  peuples  ne  pratiquent  ni  la  coutume  de  faire 
sauter  les  deux  dents  de  devant  chez  les  hommes  ,  ni 
celle  de  se  couper  la  première  phalange  du  petit  doigt 


DE  L'ASTROLABE.  93 

chez  les  femmes,  comme  le  faisaient  généralement  les 
indigènes  de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud.  Bien  qu'ils 
disposent  de  leurs  femmes  en  faveur  des  Européens,  on 
n'a  point  appris  que  l'infanticide  fût  en  usage  chez  eux, 
non  plus  qu'aucune  autre  coutume  cruelle  ou  barbare 
de  ce  genre. 

Suivant  le  lieutenant  Jeffrevs,  les  femmes  sont  beau- 
coup  plus  agréables  que  celles  de  Port-Jackson,  leurs 
membres  sont  mieux  proportionnés  et  leurs  traits  plus 
gracieux.  Elles  tiennent  aussi  leur  corps  plus  propre, 
et  empêchent  leurs  cheveux  de  devenir  trop  longs,  en 
ayant  soin  de  les  couper  de  temps  en  temps  avec 
deux  morceaux  de  cristal  de  roche.  Elles  sont  en  gé- 
néral douces ,  soumises  et  affectionnées.  Comme  elles 
sont  traitées  avec  dureté  et  tyrannie  par  leurs  maris  , 
il  est  souvent  arrivé  qu'elles  ont  quitté  leurs  tribus 
pour  s'attacher  aux  marins  anglais  qui  fréquentent 
leurs  côtes  pour  la  pèche  de  la  baleine  ou  des  pho- 
ques. Quelque  pénible  que  soit  encore  leur  existence 
avec  ces  hommes  grossiers,  ces  malheureuses  femmes 
la  trouvent  douce  en  comparaison  de  celle  qui  leur  est 
réservée  dans  leur  propre  pays. 

Les  femmes  qui  se  sont  ainsi  attachées  à  des  Euro- 
péens ont  ensuite  une  grande  crainte  de  retomber 
entre  les  mains  de  leurs  compatriotes  qui  ne  manque- 
raient pas  de  les  maltraiter  cruellement,  et  souvent  de 
faire  périr  par  le  feu  les  enfans  qu'elles  auraient  eus  des 
étrangers.  Le  lieutenant  Jeffreys  raconte  ainsi  ce  qui 
arriva  un  jour  à  une  de  ces  malheureuses  Tasma- 
niennes. 


94  VOYAGE 

«  Une  de  ces  femmes ,  qui  s'était  attachée  durant 
plusieurs  années  à  un  marin  d'une  famille  honnête , 
mais  d'un  caractère  léger  et  aventureux ,  s'étant  un 
jour  écartée,  avec  son  enfant  au  sein,  de  la  société  de 
pêcheurs  avec  qui  elle  vivait,  tomba  par  hasard  au 
milieu  d'une  troupe  de  naturels.  Ceux-ci  se  jetèrent 
sur  elle,  la  menacèrent  de  la  maltraiter,  arrachèrent 
son  enfant  de  ses  bras  et  le  jetèrent  dans  un  grand 
brasier.  Cet  affreux  spectacle  anima  la  pauvre  femme 
d'un  courage  surnaturel.  Avec  la  rapidité  de  l'éclair, 
elle  s'élança  à  travers  la  horde  de  barbares  qui  l'envi- 
ronnaient, arracha  sur-le-champ  son  enfant  du  milieu 
des  flammes,  et  s'enfuit  dans  les  bois  de  la  rive  oppo- 
sée en  l'emportant  dans  ses  bras.  Les  sauvages  la  pour- 
suivirent ,  mais  la  frayeur  jointe  à  la  tendresse  ma- 
ternelle lui  donna  des  ailes ,  elle  échappa  à  ses  op- 
presseurs, et  favorisée  par  les  ombres  de  la  nuit,  elle 
réussit  à  se  cacher  ainsi  que  son  enfant  derrière  le 
tronc  épais  d'un  arbre  abattu.  Les  naturels  la  cher- 
chèrent long-temps,  mais  n'ayant  pu  la  trouver  ,  ils 
retournèrent  près  de  leur  feu  et  finirent  bientôt  par  se 
coucher  et  s'endormir.  La  pauvre  femme  s'en  étant 
aperçue,  et  voyant  qu'elle  pouvait  se  retirer  sans 
crainte,  quitta  tout  doucement  sa  cachette,  et  prenant 
la  fuite,  avant  le  jour  elle  atteignit  la  ville  de  Launces- 
ton,  éloignée  de  dix  milles  environ.  Là,  elle  trouva 
un  asile  agréable  chez  un  gentleman  et  sa  dame  qui 
avaient  déjà  eu  la  complaisance  de  se  charger  de  la 
fille  aînée  de  cette  femme.  Cette  dernière ,  qui  est  au- 
jourd'hui une  belle  fille  de  onze  ans  environ ,  avait 


DE  L'ASTROLABE.  95 

eu  pour  père  un  Anglais  de  Van-Diemen's-Land.  On 
lui  a  donné  le  nom  de  miss  Dalrymple  ,  et,  comme 
tous  les  enfans  qui  résultent  du  commerce  des  natu- 
rels avec  les  Européens,  elle  est  fort  jolie;  son  teint 
est  légèrement  cuivré,  ses  joues  sont  rosées  ;  ses  yeux, 
grands  et  noirs,  ont  le  blanc  légèrement  azuré,  et  les 
paupières  longues  et  bien  dessinées  ;  ses  dents  sont 
excessivement  blanches  et  ses  membres  admirable- 
ment bien  formés.  Sa  pauvre  mère,  par  suite  de  l'aven- 
ture que  Ton  vient  de  conter,  souffrit  grièvement  de 
la  fatigue ,  ainsi  que  des  blessures  qu'elle  s'était  faites 
en  se  précipitant  dans  le  feu  pour  sauver  son  enfant; 
l'enfant  lui-même  avait  été  si  maltraité,  qu'il  s'ensuivit 
une  inflammation  qui  le  mit  à  deux  doigts  du  tom- 
beau. » 

Il  arrive  souvent  que  les  pécheurs,  occupés  de 
leur  tâche ,  sont  obligés  de  laisser  pour  quelques  jours 
leurs  compagnes  derrière  eux.  En  ces  occasions  ,  ces 
tendres  créatures  adressent  une  espèce  de  chant  à 
leur  divinité  imaginaire ,  pour  attirer  sur  leurs  maris 
ou  sur  leurs  protecteurs  la  bénédiction  divine,  et  sur- 
tout pour  leur  procurer  un  retour  heureux  et  prompt. 
«  Ce  chant,  dit  M.  Jeffreys,  est  accompagné  d'un 
genre  d'action  assez  agréable,  et  récité  avec  des  in- 
tonnations  qui  ne  manquent  point  de  grâce  :  la  pu- 
reté de  leur  voix  ,  la  douceur  des  notes,  leur  cadence 
assez  juste,  et  leur  précision  parfaite,  forment  une 
espèce  d'harmonie  que  l'oreille  la  plus  délicate  ne 
saurait  entendre  sans  plaisir.  » 

Nous  répéterons  ici  que  ces  sauvages  évitent  toute 


96  VOYAGE 

communication  avec  les  Anglais.  Les  faibles  tribus 
qui  existent  encore  dans  l'île  se  sont  réfugiées  dans 
les  parties  les  plus  montueuses  et  les  plus  inaccessi- 
bles ,  d'où  elles  sortent  quelquefois  pour  tomber  sur 
les  troupeaux  des  colons  et  sur  les  colons  eux-mêmes. 
Toutes  les  fois  que  ceux-ci  en  trouvent  l'occasion ,  ils 
tirent  une  vengeance  cruelle  de  ces  agressions.  De  cet 
état  de  choses ,  il  résulte  naturellement  que  depuis 
l'établissement  des  Anglais  dans  ce  pays ,  le  nombre 
des  indigènes  a  rapidement  décru ,  et  comme  ils 
sont  contenus  par  les  limites  de  l'île,  qui  leur  inter- 
disent de  fuir  le  contact  des  Européens,  il  est  pro- 
bable qu'avant  quarante  ou  cinquante  ans,  toute  cette 
race  aura  complètement  disparu.  La  civilisation  est 
incompatible  avec  l'état  sauvage ,  et  partout  où  la  pre- 
mière étend  son  empire ,  l'homme  de  la  nature  doit  se 
résigner  à  suivre  ses  lois  ou  à  voir  périr  sa  race.  Tout 
annonce  que  le  Tasmanien,  et  plus  tard  l'Austra- 
lien ,  incapables  de  jamais  être  civilisés ,  finiront  par 
disparaître  tout-à-fait,  comme  ont  fait  les  Guanches, 
les  Caraïbes ,  les  Mohawks  ,  et  généralement  toutes 
les  peuplades  sauvages  dont  les  Européens  ont  en- 
vahi le  territoire. 


DE  L'ASTROLABE.  97 


CHAPITRE   XXXIII. 


TRAVERSEE     DE     HOIÎART-TOWN     A     VAN1KORO. 


Toute  la  nuit  nous  gouvernâmes  au  sud  pour  is<?.s. 
nous  élever  au  large,  et,  quanti  le  jour  revint,  nous  c  Ja»vie1' 
serrâmes  successivement  le  vent  à  TE.  S.  E.  et  à  TE. 
Mais  l'atmosphère  resta  si  embrumée ,  que  nous  ne 
pûmes  prendre  aucune  connaissance  des  terres  de 
l'île  Tasman  ,  malgré  la  petite  distance  où  nous  nous 
en  trouvions. 

A  neuf  heures  et  demie  du  matin,  la  brise  sauta  su- 
bitement du  N.  E.  au  S.  O. ,  où  elle  souffla  avec  assez 
de  force,  accompagnée  d'une  pluie  abondante  et  con- 
tinuelle. Nous  gouvernâmes  au  N.  E.  1/4  N.  ;  mais  cela 
dura  peu  ;  dans  la  soirée  le  vent  mollit  et  varia ,  et  à 
minuit  il  faisait  déjà  calme. 

De  cinq  heures  et  demie  du  matin  à  neuf  heures ,  7. 

les  terres  de  la  côte  orientale  de  Van-Dicmen's-Land 
se  montraient  confusément  à  l'O.  N.  O.  et  dans  un 
grand  éloignement.  Le  vent  s'est  rétabli  au  S.  O. ,  et 
nous  avons  cheminé  au  N.  E.  Des  troupes  innombra- 


TOME    V. 


98  VOYAGE 

1828.       blés  de  pétrels  bruns  ont  long-temps  couvert  la  sur- 

Jauvier.       face  Jg  |a  mer 

Plusieurs  personnes  se  plaignent  de  coliques  vio- 
lentes ;  elles  ont  déterminé  cbez  M.  Sainson  une  véri- 
table entérite  qui  le  fait  beaucoup  souffrir.  Je  suis 
toujours  tourmenté  de  mon  rhume,  mais  je  compte 
sur  notre  retour  dans  la  zone  torride  pour  dissiper 
toutes  ces  affections. 

s.  Dans  la  journée  le  vent  a  varié  au  sud ,  dans  la  nuit 

9.  il  a  passé  au  S.  E.  et  même  à  TE.  Le  jour  suivant,  il 
sest enfin  établi  au N.  N.  E.,  où  il  a  soufflé  avec  force, 
ce  qui  nous  a  obligés  de  tenir  le  plus  près  bâbord 
amures,  sous  une  voilure  modérée.  Pour  achever  de 
nous  contrarier,  le  courant  nous  entraîne  dans  le  S.  E. 
de  quinze  ou  vingt  milles  par  jour. 

12.  Toute  la  matinée  nous  luttons  contre  un  coup  de 

vent  du  N.  E.  accompagné  de  pesantes  averses;  il 
souffle  avec  une  telle  impétuosité  que  nous  sommes 
bientôt  obligés  de  mettre  à  la  cape,  sous  la  voile  d'étai 
de  cape  et  le  petit  foc.  Mais  cette  tourmente  est  de 
peu  de  durée.  Dès  quatre  heures  du  soir,  elle  est 
remplacée  par  un  calme  plat,  et  peu  après  par  un  vent, 
de  N.  O.  qui  fraîchit  rapidement  et  nous  permet  enfin 
de  remettre  en  route  le  cap  au  N.  E. 

La  grosse  houle  du  N.  E.  lutte  contre  les  lames 
naissantes  soulevées  par  le  vent  du  N.  O. ,  et  il  en 
résulte  une  mer  très-dure,  et  parfois  des  secousses 

1 3.  très-violentes  pour  la  corvette.  Cependant  la  première 
cède  peu  à  peu ,  et  poussés  par  une  brise  puissante 
qui  passe  par  gradation  insensible  du  N.  O.  à  l'O. , 


DE  L'ASTROLABE.  99 

au  S.  O. ,  au  S.  et  même  au  S.  S.  E.,  dans  les  jour-  1828. 
nées  des  13  et  14,  nous  filons  assez  régulièrement  Janvier, 
sept  nœuds.  Durant  quatre  heures  même  ,  notre  cor- 
vette naturellement  peu  diligente  %  chargée  par  de  pe- 
santes rafales,  en  dépit  d'une  mer  énorme,  fournit 
ses  neuf  milles  à  l'heure,  sous  la  misaine  seulement 
et  le  grand  hunier  deux  ris  pris. 

Le  ciel  se  nettoie,  la  mer  se  calme  et  le  vent  s'a-  15. 
paise.  Mais  comme  s'il  nous  était  impossible  d'avoir 
tout  à  la  fois,  le  dernier  rallie  de  plus  en  plus  l'E. 
Heureusement  nous  pouvons  désormais  laisser  porter 
plus  au  nord.  Les  journées  des  16  et  17  sont  belles, 
et  le  vent  nous  favorise.  Aussi  le  18,  à  midi,  nous  18. 
avions  presque  atteint  32°  de  latitude  S.  ;  le  thermo- 
mètre est  à  20°,  nous  jouissons  d'une  température 
très-douce,  et  presque  tous  les  malades  des  journées 
précédentes  sont  complètement  rétablis.  Chacun  de 
nous  ressent  vivement  le  retour  du  beau  temps  et 
d'une  mer  plus  tranquille.  On  dirait  qu'échappés  à 
une  existence  de  lourmens  et  d'ennuis  continuels , 
nous  rentrons  dans  le  cercle  habituel  de  la  vie. 
Sans  doute  ces  grandes  navigations  seraient  trop  fa- 
vorisées ,  si  l'on  n'avait  pas  à  redouter  ces  longues 
crises  de  fatigues  et  de  souffrances;  mais  elles  revien- 
nent trop  souvent  pour  V Asti  olabc ,  et  jamais  mission 
n'aura  éprouvé  autant  de  coups  de  vent  et  de  mauvais 
temps  que  la  nôtre. 

Notre  position  devient  d'autant  plus  satisfaisante 
que  nous  avons  désormais  doublé  la  pointe  septen- 
trionale de  la  Nouvelle-Zélande;  nous  sommes  donc 


1 00  VOYAGE 

1S28.       maintenant  maîtres  de  notre  manœuvre  pour  la  suite 

Janvier,       Je  notre  route. 

Les  albatros  ont  disparu ,    et  Ton  a  déjà  vu  un 
phaëton. 

19.  Les  observations  de  midi  m'apprennent  que  le  cou- 
rant, dans  les  vingt-quatre  heures  précédentes,  nous 
a  entraînés  d'environ  dix-huit  milles  à  TE.  N.  E.  ;  je 
mets  le  cap  au  N.  N.  O.  ,  pour  ne  pas  manquer  File 
Norfolk  ,  dont  je  désire  prendre  connaissance  chemin 
faisant. 

20.  A  six  heures  vingt-cinq  minutes  du  matin ,  du  haut 
des  mais,  l'on  aperçoit  le  sommet  de  l'île  Phillip , 
dans  le  N.  42°  O.  Une  faible  brise  d'O.  rend  notre 
marche  très-lente  ,  et  ne  me  permet  pas  d'approcher 
de  ces  îlots  aussi-près  que  je  l'aurais  souhaité.  Toute 
l'après-midi,  nous  en  restâmes  à  dix  ou  douze  milles 
de  distance  environ  ,  et  nous  ne  trouvâmes  point  le 
fond  par  quatre-vingts  brasses.  Quoique  beaucoup 
plus  petite  que  l'autre ,  l'île  Phillip  est  plus  élevée  ; 
sur  la  partie  méridionale  de  Norfolk ,  on  distinguait 
un  massif  de  ces  beaux  arbres  qui  ont  reçu  le  nom  de 
Araucaria  exe  e  Isa. 

La  longitude  obtenue  par  la  marche  moyenne  de 
nos  deux  montres ,  nos  38  et  83 ,  s'est  trouvée  de  165° 
42'  E.  pour  l'île  Norfolk ,  c'est-à-dire  conforme  à 
celle  qu'ont  adoptée  Horsburg  et  Krusenstern ,  je 
ne  sais  d'après  quelle  autorité, 
ai.  Au  point  du  jour  nous  revîmes  les  îles  Norfolk  et 

Phillip  dans  l'ouest,  et  elles  ne  cessèrent  d'être  visi- 
bles de  dessus  le  pont  qu'à  huit  heures ,  quand  nous 


DE  L'ASTROLABE-  101 

devions   en    être    éloignés    de  trente   ou  trente-six       1828. 

milles.  Janvier. 

La  brise  est  très-faible ,  et  par  intervalles  la  mer, 
d'ailleurs  très-calme  ,  offre  d'immenses  espaces  entiè- 
rement couverts  d'une  poussière  épaisse,  jaunâtre  et 
visqueuse,  qui  ressemble  à  de  la  sciure  de  bois.  Ob- 
servée à  la  loupe,  elle  offre  une  infinité  de  petits  cor- 
puscules égaux,  homogènes,  linéaires,  presque  cylin- 
driques et  atténués  aux  deux  extrémités,  sans  aucun 
mouvement  propre.  Dans  plusieurs  de  ces  corpus- 
cules ,  une  des  extrémités  semble  divisée  en  barbules 
très-déliées  qui  se  détachent  parfois  spontanément. 
M.  Quoy  a  rapporté  ces  animalcules  au  genre  Bacil- 
laire ;  le  nombre  en  est  si  prodigieux,  qu'il  aurait  de 
quoi  effrayer  l'imagination  qui  essaierait  de  s'en  for- 
mer une  idée  '. 

Durant  trois  jours  nous  eûmes  encore  des  brises 
faibles  et  incertaines  de  l'E.  N.  E.  à  LE.  S.  E.  Enfin 
le  2\  le  vent  souffla  plus  régulièrement  de  cette  der-         •  ;. 
nière  partie ,  et  nous  cheminâmes  plus  rapidement  au 
N.  E.  ■/<  N. 

Je  me  rappelais  qu'en  suivant  une  direction  à  peu  2G. 
près  semblable,  M.  Duperrcy  avait  manqué  file  Ma- 
thew,  dont  il  lui  était  recommandé  de  prendre  con- 
naissance. Il  y  avait  lieu  de  croire  que  ce  navigateur, 
se  fiant  trop  à  la  position  qui  avait  été  assignée  à  celte 
île  par  Gilbert,  avait  dû  la  laisser  sur  bâbord.  En 
conséquence,  pour  éviter  une  pareille  mésaventure,  je 

1   /  oyez  noie  6. 


10?  VOYAGE 

1828.       me  proposai  de  me  placer  sur  son  parallèle  bien  à 
janvier.     ]>est  de  sa  position ,  puis  de  laisser  porter  à  l'ouest 
jusqu'à  ce  que  je  l'eusse  rencontrée. 

Cette  manœuvre  fut  suivie  d'un  succès  complet.  A 
midi  nous  avions  atteint  le  parallèle  de  22°  34'  lat. 
S.,  et  le  méridien  de  169°  15'  longit.  E. ,  et  ne 
découvrant  rien  dans  toute  la  partie  du  N.  E. ,  j'avais 
laissé  porter  au  N.  O.  ;  mais  à  midi  et  demi  M.  Lot- 
tin  et  le  jeune  Cannac  aperçurent  dans  l'ouest ,  au 
travers  d'une  brume  assez  épaisse,  une  petite  île  dis- 
tante de  cinq  ou  six  lieues  au  plus.  Nous  nous  diri- 
geâmes dessus  ,  mais  une  bande  d'eau  tout-à-fait  déco- 
lorée qui  se  prolongeait  de  l'est  à  l'ouest,  sous  le  vent 
à  nous  et  à  deux  ou  trois  encablures  au  plus ,  me  força 
long-temps  à  manœuvrer  tantôt  d'un  bord  ,  tantôt  de 
l'autre  pour  l'éviter.  Bien  que  ces  eaux  eussent  tout- 
à-fait  l'apparence  de  couvrir  un  bas-fond,  je  ne  croyais 
point  qu'il  y  eût  de  danger  :  mais  il  ventait  alors  avec 
force,  il  eût  été  imprudent  d'exposer  la  corvette,  et 
inutile  d'envoyer  un  canot  pour  sonder,  attendu  que 
nous  eussions  dérivé  dans  ces  eaux  troubles  avant 
qu'on  eût  pu  le  mettre  à  la  mer. 

Poussés  par  une  belle  brise  de  S.  E.  ,  nous  appro- 
chions rapidement  de  l'île  ,  et  nous  examinions  d'un 
œil  indécis  et  curieux  un  nuage  fort  épais,  slationnaire 
sur  la  cime  de  ce  rocher  isolé.  Sa  couleur,  sa  forme  et 
ses  acciclens  semblaient  annoncer  qu'il  était  le  produit 
d'une  fumée  sans  cesse  renouvelée.  En  effet,  sur  les 
trois  heures  après-midi,  comme  .nous  ne  passions 
guère  qu'à  une  lieue  de  cet  îlot ,  nous  ne  pûmes  dou- 


DE  L'ASTROLABE. 


103 


ter  davantage  que  ce  fût  un  petit  volcan  en  activité. 
Le  centre  offrait  l'aspect  d'un  cratère  à  demi  éboulé, 
et  des  tourbillons  de  fumée  s'en  exhalaient  sans  cesse, 
ainsi  que  des  flancs  de  la  partie  occidentale  qui  se 
dessine  sous  la  forme  d'un  morne  arrondi  et  peu  élevé. 
Les  tourbillons,  transparens  et  bleuâtres  à  leur  base, 
semblaient  enflammés  dans  celte  partie  et  formaient 
ensuite  une  longue  colonne  d'une  teinte  obscure  que 
la  brise  du  S.  E.  chassait  parallèlement  au  niveau  de 
l'Océan.  De  grands  espaces  étaient  entièrement  cou- 
verts de  soufre;  leur  teinte  dorée  contrastait  avec  la 
couleur  triste  et  sombre  des  pierres  du  reste  de  l'île 
qui  ne  parait  être  qu'un  amas  de  scories  et  de  laves 
refroidies. 


1828. 

Janvier. 


Ce  roc  enflammé  n'a  pas  plus  de  deux  milles  de 
circuit,  sa  hauteur  doit  être  de  soixante  ou  quatre- 
vingts  toises.  C'est  peut-être  le  plus  petit  des  volcans 
isolés  que  l'on  connaisse  sur  la  surface  du  globe. 


104  VOYAGE 

1828,  Nos  observations  faites  dans  les  circonstances  les 

janvier.  pjus  favorables  ont  fixé  la  position  de  ce  volcan  par 
22°  23'  lat.  S.  et  168°  52'  long.  E.  Cette  position,  qui 
diffère  considérablement  de  celle  de  Gilbert  et  d'Ar- 
rowsmith,  s'accorde  parfaitement  avec  celle  du  capi- 
taine Fearn.  D'un  autre  côté,  il  serait  étonnant  que 
nous  n'eussions  pu  apercevoir  l'île  Hunter  de  ce  der- 
nier navigateur  qu'il  indique  à  trente-cinq  milles  à 
l'E.  du  rocher  Malhew,  attendu  qu'à  midi  nous  en 
étions  nous-mêmes  à  près  de  vingt-quatre  milles  à 
l'E. ,  et  à  six  heures  quinze  minutes  du  soir  à  plus  de 
vingt-cinq  milles  à  l'O.  Dans  l'une  ou  l'autre  po- 
sition ,  nous  aurions  dû  apercevoir  l'île  que  Fearn 
mentionne  ,  puisqu'il  affirme  qu'elle  est  visible  à  onze 
lieues  de  distance.  Probablement  il  y  aura  eu  confu- 
sion, l'île  Mathew  aura  été  doublée  à  tort;  dans  tous 
les  cas  c'est  un  point  de  géographie  qui  ne  sera  défi- 
nitivement résolu  que  par  le  navigateur  qui  aura  par- 
couru avec  soin  ce  parallèle  dans  l'espace  de  deux  ou 
trois  degrés  de  longitude. 

Après  avoir  fixé  la  position  de  ce  rocher  remar- 
quable auquel  j'ai  laissé  le  nom  de  volcan  Mathew,  je 
continuai  ma  route  à  l'O.  pour  vérifier  s'il  devait 
conserver  ce  nom,  car  il  eût  dû  prendre  celui  de  Hun- 
ter, si  j'eusse  découvert  la  seconde  île  de  Fearn.  Les 
eaux  décolorées  ont  de  nouveau  reparu  ;  comme  elles 
croisaient  directement  notre  route ,  il  a  fallu  cette  fois 
en  risquer  l'aventure.  Tandis  que  nous  les  traversions, 
rien  ne  pouvait  nous  faire  soupçonner  qu'elles  fussent 
occasionées  par  un  haut  fond,  et  il  ventait  trop  pour 


DE  L'ASTROLABE.  10a 

sonder.  Il  est  probable  que  cette  teinte  sale  était  en-      1828. 
core  produite  par  la  présence  d'animalcules  micros-     Ja"vier- 
copiques  '. 

A  six  heures  un  quart  du  soir,  nous  n'avions  vu 
aucun  signe  de  terre  dans  l'O.;  cependant  nous  ne 
pourrions  pas  garantir  qu'il  n'en  existât  pas,  attendu 
qu'une  brume  assez  épaisse  aurait  pu  nous  en  dérober 
l'aspect.  Quoiqu'il  en  soit,  dans  la  crainte  de  me  lais- 
ser trop  affaler  sous  le  vent ,  je  remis  le  cap  au  N. 
pour  prolonger  au  vent  toute  la  chaîne  des  terres  du 
Saint-Esprit.  J'étais  d'ailleurs  jaloux  de  reconnaître 
l'île  Erronan,  pour  rattacher  encore  une  fois  mes 
opérations  à  celles  de  l'année  précédente  et  aux  tra- 
vaux de  M.  d'Enlrecasteaux. 

Une  jolie  brise  d'E.  S.  E  continue  de  nous  pousser  27. 
au  N.  N.  O.  Nous  traversons  fréquemment  d'im- 
menses lits  de  bacillaires  qui  décolorent  entièrement 
les  eaux  de  la  mer.  Du  reste,  nous  avons  joui  d'un 
beau  temps,  d'un  horizon  très-pur ,  et  nous  n'avons 
rien  remarqué  qui  annonçât  la  présence  de  terres  ou 
de  dangers  dans  ces  parages. 

A  sept  heures  du  matin ,  la  cime  d'Erronan  s'est  »&. 
montrée  dans  TO.  N.  O. ,  à  la  distance  de  sept  ou  huit 
lieues.  Les  observations  de  la  journée  par  les  montres 
nos  38  et  83  corrigées  par  les  différences  secondes 
donnent  une  longitude  de  160°  47'  E.  qui  ne  diffère 
que  de  deux  minutes  en  plus  de  celle  qui  fut  obtenue 
l'année   dernière  pour  le  même  point. 

'    l'oyez  note  7. 


106  VOYAGE 

i8a8.  Désormais,   durant  plusieurs   jours  consécutifs, 

janvier.  notre  marche  est  régulièrement  retardée  par  les  cal- 
mes ,  les  brises  variables  et  les  grains  accompagnés 
de  chaleurs  accablantes.  Les  lits  de  bacillaires  nous 
causent  aussi  parfois  des  momens  d'inquiétude  par 
leur  surprenante  ressemblance  avec  les  effets  pro- 
duits par  des  bancs  ou  des  rochers  à  fleur  d'eau. 
a9.  Dans  la  soirée,  nous  avons  perdu  de  vue  Erronan 

dans  le  S. ,  à  douze  ou  quinze  lieues  de  distance. 
4  février.  Le  soleil  passe  près  du  zénith  à  midi ,  et  le  thermo- 
mètre se  maintient  régulièrement  à  28  et  à  29°  à 
l'ombre,  le  jour  comme  la  nuit.  Aussi  nous  éprouvons 
des  chaleurs  insupportables ,  surtout  lorsque  les 
brises  font  place  aux  calmes. 
».  Le  8,  à  trois  heures  quarante-cinq  minutes  après 

midi,  la  vigie  des  barres  signala  la  petite  île  Mitre  dans 
le  N.,  à  toute  distance.  A  cinq  heures  et  demie,  on 
l'aperçut  de  dessus  le  pont,  et  au  déclin  du  jour  elle 
se  montrait  sous  la  forme  d'un  rocher  médiocrement 
élevé.  La  nuit  fut  très-sombre,  et  j'eus  soin  de  me 
maintenir  au  vent  de  l'île  et  à  une  distance  conve- 
nable. 
9.  Dès  quatre  heures  du  matin ,  je  laissai  porter  sur 

Mitre.  A  cinq  heures  quarante-cinq  minutes  ,  nous 
étions  précisément  sur  le  méridien  et  à  trois  milles  au 
S.  de  cet  îlot,  et  à  six  heures  cinquante-quatre  mi- 
nutes sur  son  parallèle  à  l'ouest  et  à  la  même  distance. 
Mitre  n'est  qu'un  rocher  d'un  mille  au  plus  d'étendue, 
médiocrement  boisé ,  escarpé  et  de  soixante  à  quatre- 
vingts  toises  d'élévation.  Il  se  compose  de  deux  mon- 


DE  L'ASTROLABE. 


107 


drains  égaux  ,  qui  d'un  peu  loin  paraissent  séparés , 
suivis  dans  le  N.  d'un  rocher  presque  détaché,  et 
deux  fois  moins  élevé,  mais  délié,  cylindrique  et  percé 
par  le  milieu,  ce  qui  lui  donne  un  aspect  tout-à-fait 
bizarre.  Tout  à  l'entour  de  Mitre,  la  mer  paraît  être 
fort  saine. 


i8a&. 

Février, 


Nous  fîmes  ensuite  route  à  l'O.  i/i  S.  O.  ;  l'île 
Cherry  se  montra  alors  dans  le  N.  O. ,  à  grande  dis- 
tance, sous  la  forme  d'un  petit  îlot  aplati.  A  midi, 
nous  passions  précisément  sous  son  méridien ,  et  à 
vingt-cinq  milles  d  eloignement. 

Dès  neuf  heures  quarante-cinq  minutes,  j'avais  mis 
le  cap  au  S.  O.  pour  rallier  le  parallèle  de  Tikopia.  On 
cessa  de  voir  Mitre  de  dessus  le  pont  à  une  heure  sept, 
minutes,  à  vingt-cinq  milles  de  distance;  et,  à  quatre 
heures  quarante-sept  minutes  ,  la  vigie  placée  sur  les 
barres  de  cacatois  commença  à  distinguer  Tikopia  , 
pointant  sur  l'horizon  sous  la  forme  d'un  petit  piton 
très-aigu  ,  bien  que  nous  en  fussions  encore  éloignés 
de  près  de  cinquante-deux  milles.  On  l'aperçut  de 


108 


VOYAGE 


1828. 

Février. 


10. 


dessus  le  pont  à  six  heures  vingt  minutes,  puis  la  nuit 
nous  en  déroba  l'aspect.  La  nuit  fut  belle,  et  nous  en 
passâmes  une  grande  partie  en  panne. 

A  quatre  heures  du  malin  ,  nous  remîmes  le  cap  à 
l'O.  S.  O.,  en  augmentant  de  voiles;  mais  la  brise 
était  si  faible  que  nous  n'approchions  de  Tikopia 
qu'avec  une  lenteur  désolante.  A  midi,  nous  en  étions 
encore  à  douze  milles.  En  approchant,  nous  recon- 
nûmes qu'elle  n'avait  pas  plus  de  trois  ou  quatre  milles 
de  circuit  ;  elle  offre  dans  le  N.  un  pic  assez  pointu , 
couvert  d'une  riche  végétation  et  dont  la  hauteur  peut 
aller  à  cent  cinquante  toises,  tandis  qu'au  S.  Ë.  elle  se 
termine  par  un  rocher  isolé ,  vertical ,  cylindrique,  de 
Pi .  clxxii.  trente  ou  quarante  toises  de  hauteur ,  dépouillé  sur  ses 
flancs,  mais  couronné  au  sommet  par  une  touffe  d'ar- 
brisseaux. Toute  la  bande  orientale  de  Tikopia  paraît 
inaccessible ,  de  ce  côté  ses  flancs  étant  toujours  bat- 
tus par  les  flots  de  la  mer.  A  travers  les  forêts  qui 


couvrent  l'île ,  on  distingue  un  grand  nombre  de  co- 
cotiers. Par  son  aspect  et  sa  position,  cet  îlot  solitaire, 
tapissé  de  verdure,  et  jeté  comme  au  hasard  sur  la 


DE  L'ASTROLABE.  109 

surface  des  flots,  semble  un  bouquet  d'arbres  qui      1828. 
selève  au  milieu  d'une  immense  prairie.  Février. 

A  la  vue  de  Tikopia ,  l'impatiente  curiosité  dont 
j'étais  animé  depuis  la  première  nouvelle  des  décou- 
vertes de  Dillon  ,  prit  un  caractère  encore  plus  pro- 
noncé. Là,  seulement ,  j'allais  connaître  de  la  bouche 
des  naturels  si  les  rapports  de  ce  navigateur  étaient 
fondés  ou  bien  s'ils  n'étaient  que  des  histoires  forgées  à 
plaisir.  j\'aurais-je  donc  renoncé  aux  honorables  tra- 
vaux qui  m'attendaient  sur  les  îles  de  la  Nouvelle-Zé- 
lande, que  pour  ajouter  foi  aux  rêves  d'un  aventu- 
turier!...  Aussi  je  maudissais  de  bon  cœur  le  calme 
désespérant  qui  ne  nous  permettait  guère  de  marcher 
qu'à  pas  de  tortue,  et  fixés  sur  la  lunette  mes  yeux 
avides  interrogeaient  les  rives  de  Tikopia ,  pour  dé- 
couvrir quelque  indice  favorable  à  mes  soupçons. 

Enfin  vers  deux  heures  la  vigie  annonce  trois  piro- 
gues qui  se  dirigent  vers  nous.  Chacun  se  précipite 
sur  les  bastingages  et  hâte  de  ses  vœux  l'instant  qui 
va  mettre  un  terme  à  nos  doutes.  Les  pirogues  appro- 
chent, chacune  d'elles  est  montée  par  cinq  ou  six  na- 
turels. Dans  celle  qui  marche  en  tète,  on  remarque 
un  Européen  en  bonnet  de  laine,  chemise  rouge  et 
pantalon  de  prunelle  blanche.  Il  monte  sur-le-champ  pi.  clxxvii. 
à  bord,  et  répond  à  mes  questions  qu'il  est  le  Prussien 
Martin  Bushart  qui  vient  d'accompagner  le  capitaine 
Dillon  dans  son  voyage  aux  îles  Mallicolo.  Puis  il  me 
présente  un  certificat  daté  de  la  baie  des  Iles  ,  le  1 8 
décembre  1 828.  Ainsi  plus  de  doute ,  les  faits  avancés 
par  Dillon  sont  exacts  :  c'est  à  Vanikoro  que  Lapé- 


110  VOYAGE 

iSa8.       rouse  a  fait  naufrage ,  et  M.  Dillon  nous  a  devancés 
Février,      dans  les  recherches  que  nous  nous  proposions  de  faire. 

J'invite  Bushart  à  descendre  dans  ma  chambre,  et 
voici  en  substance  le  résultat  de  l'entretien  que  j'eus 
avec  lui. 

Après  une  longue  indécision  causée  par  ses  que- 
relles avec  ses  officiers ,  M.  Dillon  s'était  enfin  décidé 
à  se  rendre  aux  îles  Mallicolo.  En  passant  à  Tikopia, 
il  avait  pris  à  son  bord  plusieurs  habitans  de  cette 
île  pour  lui  servir  de  guides  et  d'interprètes  dans  les 
îles  voisines.  M.  Dillon  n'avait  pu  mouiller  ni  à  Païou 
ni  à  Vanou  ;  ce  n'avait  été  qu'avec  beaucoup  de  diffi- 
cultés, et  en  courant  de  grands  dangers,  qu'il  avait 
pu  conduire  son  navire  dans  un  endroit  nommé  Ocili, 
situé  à  dix  ou  douze  milles  du  lieu  du  naufrage.  Je 
compris  même  qu'il  avait  fallu  placer  des  balises  pour 
guider  la  marche  des  bâtimens  au  travers  des  coraux, 
attendu  que  le  canal  était  souvent  très  -  resserré. 
M.  Dillon  avait  séjourné  près  d'un  mois  sur  Malli- 
colo ,  et  s'y  était  effectivement  procuré  les  divers  ob- 
jets mentionnés  dans  sa  lettre  de  la  Nouvelle-Zélande. 
Mais  il  ne  restait  aucun  Français  dans  l'île  ;  le  dernier 
était  mort  un  an  auparavant,  et  les  naturels  avaient 
indiqué  son  tombeau  aux  étrangers.  Les  insulaires 
s'étaient  montrés  paisibles  envers  leurs  hôtes ,  mais 
l'air  de  l'île  était  fort  malsain ,  et  l'équipage  avait  été 
attaqué  d'une  fièvre  opiniâtre  dont  il  avait  cruellement 
souffert. 

Bushart  était  revenu,  du  consentement  de  M.  Dil- 
lon ,  de  la  baie  des  Iles  à  Tikopia  ,  sur  le  schooner  le 


DE  L'ASTROLABE.  111 

Governor-Macqaarie ,  destiné  ultérieurement  pour  1828. 
les  îles  Rolouma  et  Tonga-Tabou.  Cet  homme  con-  Févrieri 
sentit  sur-le-champ  à  m'accompagner  k  Mallicolo  et 
partout  où  j'irais  ensuite,  pourvu  que  je  lui  permisse 
d'emmener  sa  femme  qui  était  une  native  de  la  Nou- 
velle-Zélande, et  son  bagage.  Ce  dernier  article  ne 
souffrait  aucune  difficulté  ,  mais  je  répugnais  singuliè- 
rement à  recevoir  sur  la  corvetle  une  jeune  femme 
dont  la  présence  pouvait  exciter  des  désordres  dans 
l'équipage.  Cependant,  pour  ne  pas  me  priver  de  l'assis- 
tance d'un  guide  aussi  utile,  je  promis  à  Bushart  de 
recevoir  sa  femme  avec  lui,  et  de  la  faire  respecter  à 
bord  de  l'Astrolabe  autant  qu'il  pourrait  le  désirer. 
Dès-lors  cela  me  parut  une  affaire  terminée. 

Pendant  ce  temps ,  les  naturels  de  Tikopia  ven- 
daient à  bord  le  peu  de  cocos  et  de  poisson  qu'ils 
avaient  apportés.  Bushart  m  avant  affirmé  que  ce  peu- 
ple était  d'un  excellent  naturel ,  et  que  nos  hommes 
ne  courraient  aucun  risque  au  milieu  d'eux,  je  fis  sur- 
le-champ  armer  la  baleinière  que  je  remis  sous  les  or- 
dres de  M.  Guilbert  pour  conduire  à  terre  MM.  Gai- 
mard,  Lesson  et  Sainson.  J'étais  bien  aise  que  ces 
trois  personnes  pussent  profiler  du  peu  de  niomens 
que  je  voulais  passer  devant  Tikopia ,  dans  l'intérêt 
de  l'histoire  naturelle  et  du  dessin.  Bushart  s'embar- 
qua avec  eux ,  et  promit  de  revenir  sur  la  baleinière 
avec  sa  femme,  car  je  désirais  poursuivre  immédia- 
tement ma  route  vers  Vanikoro. 

L'Astrolabe  resta  à  peu  près  en  calme  plat  à  trois 
ou  quatre  milles  au  sud-est  de  Tikopia  ,  mais  le  cou- 


112 


VOYAGE 


1S2S. 
Février. 


ranl  l'entraînait  sensiblement  dans  l'ouest.  Nous  avons 
été  entourés  de  naturels  jusqu'au  soleil  couchant.  Ces 
hommes  naturellement  doux ,  joyeux  et  familiers , 
m'ont  paru  appartenir  à  la  même  race  que  les  habitans 
de  Tonga  et  Rotouma  ;  ils  parlent  à  peu  près  la  même 
langue,  et  ont  des  habitudes  semblables.  Ils  sont  en 
général  grands ,  bien  faits ,  tatoués  sur  la  poitrine  et 
pi.  clxxvii,  le  visage ,  et  portent  des  cheveux  longs  et  plats  aux- 
clxxxix  qUe]s  l'usage  de  la  chaux  donne  une  teinte  blafarde. 
Aucun  d'eux  n'avait  apporté  d'armes.  Ce  qui  m'a  paru 
le  plus  remarquable ,  c'est  que  l'usage  de  l'arek  est 
arrivé  jusqu'à  eux;  comme  les  Malais,  ils  le  mâchent 
avec  la  feuille  du  piper  et  un  peu  de  chaux ,  ce  qui 
leur  gâte  horriblement  les  dents.  Tikopia  serait  donc, 
vers  l'orient,  la  limite  jusqu'aujourd'hui  connue  de 
cet  usage  bizarre. 


et  CLXXXV. 


Les  habitans  de  ce  petit  coin  de  terre  ont  une  con- 
naissance très-exacte  des  diverses  îles  qui  les  envi- 


DE  LASTROLA.BE.  113 

ronnent  jusqu'à  une  distance  considérable.  Dans  lest,  1828. 
ils  m'ont  fort  bien  désigné  Rotouma,  Fataka(ile  Mitre),  Février. 
inhabitée,  Anouda  (île  Cherry),  peuplée  par  des 
hommes  de  leur  race;  au  nord-nord-ouest,  Taumako, 
habité  par  un  peuple  de  la  même  race ,  et  distant  de 
deux  jours  de  marche.  A  l'ouest  et  à  l'ouest-nord- 
ouest  Vanikoro  (véritable  nom  du  Mallicolo  de  Dil- 
lon),  Païou,  Vanou  etOcili,  occupés  par  des  noirs 
non  anthropophages  ,  qu'ils  nomment  collectivement 
Hdgi,  ce  qui  offre  un  rapport  assez  singulier  avec  le 
nom  donné  par  les  habitans  de  Tonga  aux  peuples  de 
l'archipel  Viti.  A  l'ouest-sud-ouest ,  ils  ont  indiqué  Na- 
tiou  et  d'autres  îles  occupées  par  la  même  race;  enfin 
dans  le  sud  ils  ont  cité  les  îles  Warouka  (sans  doute 
îles  Bàhks  de  Bligh),  habitées  par  des  noirs  canni- 
bales, ce  qu'ils  ont  exprimé  par  des  gestes  très-signi- 
ficatifs accompagnés  des  signes  les  plus  manifestes 
d'horreur  et  d'effroi  pour  cette  nation  :  on  m'a  montré 
un  naturel  de  Rotouma  ,  entraîné  par  le  vent  dans  sa 
pirogue  jusque  sur  Tikopia ,  où  il  a  trouvé  un  asile  et 
où  il  s'est  vu  obligé  de  rester. 

Trois  Anglais,  déserteurs  du  baleinier  &?  Harriet, 
et  fixés  depuis  neuf  mois  sur  Tikopia,  m'ont  fait  le 
plus  grand  éloge  du  caractère  et  des  dispositions  de 
cette  petite  peuplade.  Us  ont  nié  le  meurtre  du  troi- 
sième enfant  mâle,  avancé  par  M.  Dillon  dans  un  de 
ses  rapports,  et  m'ont  assuré  qu'il  n'existait  aucun 
mouillage  sous  le  vent  de  l'île.  Deux  de  ces  Euro- 
péens ,  nommés  Hambilton  et  Williams ,  m'ont  de- 
mandé à  embarquer  à  bord  de  V Astrolabe.  J'y  ai  con- 

TOME    V.  8 


11  i  VOYAGE 

1828.  senti  d'autant  plus  volontiers  qu'ils  parlaient,  surtout 
Février.  je  premier,  passablement  la  langue  du  pays.  Ces 
hommes  m'ont  avoué  par  la  suite  que  la  principale 
raison  qui  leur  faisait  quitter  Tikopia  était  l'absti- 
nence forcée  de  viande  à  laquelle  ils  étaient  réduits, 
attendu  que  les  naturels  n'ont  pas  d'autres  alimens 
que  les  fruits ,  les  racines ,  le  poisson  et  les  coquil- 
lages. Naguère  ils  avaient  eu  des  cochons,  mais  ayant 
remarqué  que  ces  animaux  faisaient  un  grand  tort  à 
leurs  plantations,  un  beau  jour  ils  les  égorgèrent  tous, 
et  depuis  cette  époque  ils  n'ont  plus  voulu  en  nourrir 
dans  leur  île  '. 

A  sept  heures  du  soir  la  baleinière  a  été  de  retour  à 
bord.  Les  Français  ont  été  parfaitement  reçus  à  leur 

pi.  clxxiii.  arrivée  par  les  naturels  qui  les  ont  conduits  dans  une 
de  leurs  cases  publiques  ,  et  leur  ont  offert  des  rafraî- 

Pi.  clxxiv.  chissemens.  Bushart  a  annoncé  son  départ  h  sa  femme 
et  aux  chefs  qui  en  ont  paru  fort  contrariés,  notam- 
ment la  femme  dont  le  dépit  était  visible  :  cependant 
Bushart  a  déclaré  aux  officiers  qu'il  passerait  encore 
cette  nuit  à  terre,  et  que  le  jour  suivant,  de  bon 
matin,  il  se  rendrait  à  bord.  Bien  que  ces  J\1M.  ne 
paraissent  aucunement  douter  de  sa  bonne  volonté , 
ce  retard  de  sa  part  me  semble  d'un  mauvais  augure, 
et  je  commence  à  craindre  que  de  nouvelles  réflexions 
ne  l'aient  décidé  à  rester  dans  son  île.  Certes  je  n'ai 
aucun  droit  de  contraindre  cet  homme  dans  ses  ac- 
tions, mais  je  lui  sais  mauvais  gré  de  n'avoir  pas  été 
plus  sincère  avec  moi. 

>    Voyez  noie  S. 


DE  L'ASTROLABE.  115 

Les  officiers  ont  appris  de  Bushart  que  M.  Dillon  is2s. 
avait  aussi  passé  à  Tonga-Tabou  ,  où  son  navire  avait  Février. 
failli  être  enlevé  par  les  naturels.  Ce  navigateur  avait 
eu  connaissance  de  notre  échouage  et  de  nos  combats 
contre  les  insulaires  ;  il  avait  vu  Simonet  et  Reboul , 
et  il  avait  même  racheté  le  fusil  à  piston  et  la  gibe- 
cière enlevés  à  M.  Dudemaine  par  son  ami  Moe-Agui. 

Toute  la  nuit  le  calme  a  persisté  entremêlé  de  fai-        ïr. 
blés  risées  d'E.  Plusieurs  feux  brillaient  h  terre.  Au 
point  du  jour  nous  n'étions  pas  à  plus  de  quatre  cents 
toises  de  la  plage  occidentale  de  Tikopia ,  mais  le  cou- 
rant continue  de  nous  faire  dériver  dans  l'ouest. 

Aucune  pirogue  ne  s'est  dirigée  vers  nous  avant 
sept  heures  du  matin  ;  mais  dans  l'espace  d'une  heure, 
à  partir  de  ce  moment,  il  en  esl  arrivé  douze  ou 
quinze  montées  chacune  par  quatre  ou  cinq  hommes. 
Des  quatre  arih's,  ou  premiers  chefs  de  l'île,  trois 
vinrent  me  faire  leur  visite,  et  chacun  d'eux  m'offrit 
un  présent  consistant  en  trois  ou  quatre  noix  de  coco, 
autant  de  bananes  vertes  et  de  mauvaise  qualité ,  et 
un  ou  deux  poissons  volans.  C'était  une  preuve  de 
leur  extrême  pauvreté;  j'eus  soin  de  répondre  à  leur 
politesse  comme  si  leurs  présens  eussent  été  d'un  plus 
grand  prix. 

Un  de  ces  hommes,  que  je  pris  au  premier  abord 
pour  un  insulaire,  s'approcha  de  moi  avec  timidité, 
et  me  présenta  un  pli  soigneusement  enveloppé  de  pa- 
pier ;  en  retour  je  lui  donnai  un  collier  et  un  couteau 
qui  le  comblèrent  de  joie.  Ce  pli  contenait  une  lettre 
de  M.  Dillon,  qui  me  faisait  simplement  part  de  l'ob- 

8* 


116  VOYAGE 

1828.  jet  de  son  voyage,  et  m'annonçait  qu'il  allait  se  diriger 
Février.  sur  Pi[e  Piit,  et  ensuite  sur  Sanla-Ouz.  Comme  il 
évitait  de  me  donner  aucun  renseignement  particulier 
sur  Vanikoro ,  quelques-uns  de  mes  compagnons  en 
prirent  occasion  de  dire  que  M.  Dillon  ne  m'avait 
laissé  cette  lettre  que  pour  me  donner  le  moyen  de 
lui  porter  secours  en  cas  où  il  lui  serait  arrivé  quelque 
malheur  dans  ses  recherches. 

L'Anglais  Hamhilton  ,  que  je  questionnai  au  sujet 
de  l'homme  à  qui  M.  Dillon  avait  confié  sa  lettre , 
m'apprit  qu'il  n'était  point  natif  de  Tikopia ,  et  des 
questions  subséquentes  me  firent  connaître  que  c'était 
le  lascar  Joe  qui  avait  vendu  à  M.  Dillon  la  poignée 
d'épée ,  et  qui  le  premier  lui  avait  donné  des  rensei- 
gnemens  positifs  sur  le  lieu  du  naufrage,  et  les  traces 
qui  en  restaient  dans  le  pays. 

Je  fis  appeler  Joe,  et  le  questionnai  lui-même.  Il 
avait  tellement  peur  que  je  ne  voulusse  l'emmener, 
qu'il  nia  d'abord  qu'il  fût  le  lascar  de  ce  nom ,  et  se 
refusa  à  me  donner  toute  espèce  de  renseignement. 
Cependant  quand  je  lui  eus  bien  fait  comprendre  que 
mon  intention  était  de  le  laisser  complètement  maître 
de  ses  actions ,  il  s'enhardit  peu  à  peu ,  et  finit  par 
avouer  qu'il  était  allé  lui-même  ,  plusieurs  années  au- 
paravant, aux  îles  Vanikoro,  où  il  avait  vu  plusieurs 
objets  provenant  des  vaisseaux  ;  qu'on  lui  dit  alors 
que  deux  blancs  ,  très-âgés  ,  vivaient  encore ,  mais 
qu'il  ne  les  avait  jamais  vus. 

Du  reste,  d'accord  en  cela  avec  les  naturels  de 
Tikopia,  il  assure  que  l'air  y  est  très-malsain  à  cause 


DE  L'ASTROLABE.  H  7 

du  froid  et  des  fièvres  qui  y  régnent  habituellement.  1828. 
Mate-moefenoua  (la  terre  tue) ,  répondaient-ils  tous,  Février, 
sans  exception ,  aux  prières  et  aux  offres  que  je  leur 
faisais  pour  les  engager  à  m'accompagner,  en  secouant 
la  tête  de  frayeur,  en  frissonnant  et  faisant  le  signe 
d'un  homme  mort.  Dans  un  voyage  qu'ils  firent  sur 
ces  iles,  les  Tikopiens  eurent  dix  de  leurs  hommes 
enlevés  par  la  fièvre,  et  l'équipage  de  M.  Dillon  pa- 
rait avoir  cruellement  souffert  de  cette  maladie. 

Le  lascar  Joe,  natif  de  Calcutta  ,  a  vécu  quatre  ans 
aux  îles  Viti,  dont  il  amena  une  femme  à  Tikopia;  il 
a  successivement  visité  les  iles  Laguemba,  Koro, 
Takon-Robe,  Imbao,  Mouala,  Kandabon,  Vatou- 
Lele ,  et  il  a  résidé  trois  ou  quatre  mois  dans  chacune, 
excepté  à  Vouhia  où  il  a  passé  vingt-un  mois.  Que  de 
choses  curieuses  cet  homme  a  vues  !...  Que  de  rap- 
ports pleins  d'intérêt  il  pourrait  faire  s^l  avait  reçu  la 
moindre  éducation!...  Mais  Joe  ne  savait  ni  lire  ni 
écrire ,  et  il  a  tellement  contracté  toutes  les  habitudes 
des  Polynésiens ,  qu'au  premier  coup-d'œil  il  est  pres- 
que impossible  de  le  distinguer  d'avec  eux  ,  d'autant 
plus  que  son  corps  est  couvert  d'un  tatouage  sembla- 
ble au  leur.  Mais,  en  y  regardant  de  plus  près,  sa 
figure  offre  un  type  différent,  la  coupe  en  est  plus  ovale  pl 
et  moins  arrondie;  ses  traits  aussi  annoncent  une  clxxxix. 
race  plus  intelligente. 

Joe  employa  toute  son  éloquence  pour  me  dissua- 
der d'aller  à  Vanikoro ,  assurant  que  nous  y  trouve- 
rions tous  la  mort  si  nous  descendions  à  terre.  Du 
reste,  il  paraissait  disposé  à  nous  accompagner  partout 


118  VOYAGE 

1828.       ailleurs.  Mais  cela  ne  faisait  nullement  mon  compte, 
Février.      et  je  n'avajs  précisément  besoin  de  ses  services  que 
pour  Vanikoro;  partout  ailleurs  il  me  devenait  beau- 
coup plus  gênant  qu'utile. 

Huit  heures  et  demie  venaient  de  sonner,  Bushart 
n'arrivait  pas ,  et  je  ne  voyais  même  aucune  pirogue 
cheminer  de  notre  côté.  Je  m'informai  des  raisons  qui 
pouvaient  le  retenir  ;  les  Anglais  du  Harriet  me  ré- 
pondirent que  les  chefs  qui  se  trouvaient  à  bord  lui 
avaient  dit  que  Bilo  (  nom  vulgaire  donné  par  les  na- 
turels à  Bushart ,  de  Bill  son  nom  de  baptême  en  an- 
glais )  ne  viendrait  pas ,  attendu  qu'il  était  malade  ; 
mais  les  Anglais  ne  me  laissèrent  pas  ignorer  que  la 
véritable  raison  était  que  son  chef  direct,  le  second 
ariki  de  Tikopia,  s'opposait  à  son  départ,  pour  ne  pas 
voir  sortir  de  l'île  les  effets  et  les  armes  que  cet  Euro- 
péen possédait. 

Je  fus  indigné  à  l'idée  que  les  naturels  pouvaient 
retenir  malgré  lui  Bushart  sur  leur  île,  et  je  résolus 
de  lui  rendre  la  liberté  par  un  acte  d'autorité.  Après 
avoir  signifié  d'un  ton  sévère  aux  chefs  qu'aucun  d'eux 
ne  retournerait  à  Tikopia ,  avant  que  Bilo  se  fût 
lui-même  présenté  à  bord,  j'expédiai  sur-le-champ  la 
yole  sous  les  ordres  de  M.  Guilbert,  avec  la  mission 
de  ramener  Bushart. 

Bien  que  la  crainte  se  montrât  sur  leurs  traits,  les 
chefs  déférèrent  sans  peine  à  ma  volonté,  et,  pour 
mieux  me  prouver  leur  bonne  foi,  ils  consentirent  à 
renvoyer  leurs  pirogues  à  terre,  en  restant  eux-mêmes 
à  bord  au  nombre  de  vingt-cinq  ou  trente  naturels. 


DE  L'ASTROLABE.  110 

Une  brise  très-faible  du  N.  E.  régnait  et  ne  suffisait       1828. 
pas  pour  me  soutenir  contre  le  courant  qui  m'éloi-      Février. 
gnait  peu  à  peu  de  l'ile.  J'ai  mis  ce  retard  à  profit,  en 
observant  plus  attentivement  nos  hôtes,  et  en  adres- 
sant de  nouvelles  questions  sur  leur  compte  aux  An- 
glais. 

L'île  entière  de  Tikopia  ne  contient  que  quatre  ou 
cinq  cents  habitons  distribués  sous  l'autorité  de  quatre 
chefs,  dont  le  premier  porte  le  titre  ïïAriki  Tabou; 
les  prérogatives  de  leur  charge  consistent  particuliè- 
rement dans  les  droits  du  Tabou  et  dans  les  tributs 
sur  la  pèche  que  le  peuple  leur  paie.  En  outre  il  y  a 
un  prêtre,  qui  vint  à  bord  et  me  lit  un  présent  sem- 
blable à  celui  des  chefs. 

Les  hommes  du  peuple  n'abordent  ces  chefs  qu'ac- 
croupis ,  et  ils  sont  obligés  de  se  prosterner  devant 
eux.  Les  chefs  eux-mêmes,  en  se  présentant  devant 
moi,  parurent  fort  émus  ;  ils  me  prirent  la  main  droite 
et  appliquèrent  leur  nez  sur  le  dos  de  cette  main.  Les 
habitans  de  Vanikoro  donnèrent  aux  naufragés  le  nom 
de  Mara ,  et  dès  qu'ils  surent  qne  nous  étions  de  la 
même  nation  ,  ceux  de  Tikopia  nous  donnèrent  le 
même  nom,  jusqu'à  ce  qu'ils  connussent  celui  de 
Frank/.  Lu  des  arikis,  et  c'était  celui  de  Bushart, 
souffrit  cruellement  du  mal  de  mer;  fait  assez  remar- 
quable chez  des  hommes  habitués  à  passer  leur  vie 
dans  l'eau  î . . . 

Les  naturels  nous  avaient  apporté  ce  matin  quel- 
ques poissons  volans  ;  mais  à  la  vue  d'une  murène  que 
M.  Quoy  avait   déposée  sur  le  cabestan,  ils  s'écarte- 


120  VOYAGE 

1828.  rent  avec  une  sorte  de  terreur  religieuse  ;  les  Anglais 
Fcvner.  n0us  apprirent  que  ce  poisson  était  un  des  Atouas , 
dieux  de  l'ile ,  et  que  les  insulaires  lui  portaient  le  res- 
pect le  plus  profond.  Ceci  me  rappelle  que  les  habitans 
de  Ualan  avaient  une  vénération  semblable  pour  les 
anguilles  auxquelles  ils  accordent  le  titre  de  To?i,  qui 
est  celui  de  la  classe  la  plus  élevée  chez  eux.  Une  su- 
perstition semblable  se  retrouve  chez  les  Islandais  au 
sujet  des  anguilles. 

Si  le  bétel  et  l'arek  sont  en  usage  chez  ce  peuple , 
le  kava  l'est  également.  Nouvelle  preuve  que  Tikopia 
serait  effectivement  placé  aux  limites  des  mœurs  ma- 
laises et  polynésiennes.  Les  fruits  de  ¥  Artocarpus  in- 
cisus  y  portent  des  graines ,  ce  que  je  n'ai  jamais  vu 
dans  les  îles  Taïti  et  Tonga.  La  nourriture  habituelle 
des  insulaires  consiste  en  fruits  à  pain,  grosses  bana- 
nes, ignames ,  cocos  et  un  peu  de  poisson.  On  m'a  as- 
suré aujourd'hui  qu'il  n'y  avait  que  deux  ou  trois  co- 
chons sur  toute  l'île  et  une  vingtaine  de  poules.  Hier, 
dans  leur  promenade ,  les  officiers  tuèrent  quatre  ca- 
nards sauvages,  et  en  virent  quelques-uns  qu'ils  ont 
cru  domestiques.  Ce  serait  le  premier  endroit  où  les 
sauvages  auraient  pris  soin  de  cette  espèce  de  vo- 
laille ï. 

Le  retard  prolongé  de  la  yole  commençait  à  m'im- 
patienter  beaucoup ,  lorsqu'à  une  heure  après  midi  le 
Prussien  Bushart  arriva,  dans  une  pirogue,  avec  sa 


>  En  lisant  la  relation  de  M.  Dillon ,  j'ai  reconnu  que  ces  canards  étaient 
sans  doute  ceux  que  ce  navigateur  laissa  sur  Tikopia. 


DE  L'ASTROLABE.  121 

femme,  jeune  Zélandaise  de  dix-huit  ans  et  d'assez  1828. 
bonne  mine.  Bushart  monta  à  bord ,  et  d'un  air  tout  Février, 
bouleversé  me  dit  qu'il  avait  changé  d'avis  et  qu'il 
désirait  rester  sur  Tikopia;  que,  si  cependant  je  l'exi- 
geais, il  me  suivrait,  mais  que  cela  le  contrarierait  fort. 
Je  me  contentai  de  lui  demander  si,  en  cela,  il  n'était 
pas  violenté  par  les  naturels.  M'ayant  bien  assuré  qu'il 
ne  suivait  que  sa  propre  impulsion,  je  le  laissai  abso- 
lument libre  de  ses  actions.  Sa  femme  paraissait  re- 
douter encore  plus  que  lui  que  je  ne  voulusse  le  rete- 
nir par  force,  et  aux  cris  d'effroi  qu'elle  poussait  d'a- 
bord succédèrent  des  cris  de  joie  lorsqu'elle  vit  que  son 
mari  pouvait  quitter  le  navire.  Tous  les  naturels  at- 
tendaient aussi  avec  anxiété  le  résultat  de  cette  entre- 
vue, et  leur  satisfaction  fut  évidente  de  pouvoir  con- 
server leur  ami  Bilo  avec  eux. 

M.  Guilbert,  qui  arriva  quelques  minutes  après 
Bushart,  me  raconta  que  cet  homme  avait  paru  très- 
effrayé  en  apprenant  que  la  yole  avait  l'ordre  de  le  ra- 
mener à  bord,  qu'il  n'avait  pas  voulu  s'embarquer 
dans  le  canot,  et  qu'il  ne  s'était  même  décidé  à  revenir 
sur  la  corvette  que  lorsqu'on  lui  avait  dit  que  j'étais 
décidé  à  retenir  les  chefs,  jusqu'au  moment  où  il  au- 
rait lui-même  fait  acte  d'apparition. 

Ainsi  se  termina  cette  négociation.  Si  d'un  côté 
j'éprouvai  quelque  regret  de  perdre  l'aide  d'un  guide 
et  d'un  interprète  aussi  utile,  je  m'en  consolai  en  son- 
geant que  cela  m'évitait  de  recevoir  à  bord  une  femme 
dont  la  présence  pouvait  avoir  beaucoup  d'inconvé- 
niens;  et  je  résolus  de  m'en  tenir  aux  deux  Anglais  qui 


122  VOYAGE 

1828.  m'avaient  demandé  passage  sur  la  corvette.  De  ce  mo- 
FevTier.  ment ,  j'aurais  bien  voulu  poursuivre  sur-le-champ  ma 
route  sur  Vanikoro,  mais  il  restait  à  bord  près  de  vingt- 
cinq  naturels  que  je  ne  me  souciais  point  du  tout  d'em- 
mener avec  moi ,  et.  les  pirogues  n'étaient  point  reve- 
nues. Tout  en  pestant,  il  fallut  attendre  jusqu'à  deux 
heures  et  demie.  Encore  n'arriva-t-il  que  cinq  pirogues, 
et  chacune  d'elles  ne  pouvait  recevoir  que  trois  ou 
quatre  hommes  en  sus  de  ceux  qui  la  montaient.  Aussi, 
quand  elles  furent  toutes  parties,  il  resta  encore  cinq  na- 
turels appartenant  sans  doute  à  la  classe  la  plus  obscure 
et  aux  derniers  rangs  de  la  société  ;  car,  malgré  leurs 
prières  et  leurs  supplications,  personne  ne  voulut  s'en 
charger.  Aucune  pirogue  n'était  en  vue  et  le  courant 
nous  avait  déjà  entraînés  de  huit  milles  sous  le  vent  de 
l'île.  Bon  gré  mal  gré,  il  fallut  me  décider  à  faire 
voile ,  emmenant  ces  hommes  avec  moi. 

Ces  pauvres  malheureux  voulaient  d'abord  se  jeter 
à  la  mer  pour  rejoindre  leur  île,  et  ils  demandaient  quel- 
ques morceaux  de  bois ,  faisant  signe  que  cela  leur  suf- 
firait pour  se  soutenir  sur  l'eau.  Mais  il  y  aurait  eu  de 
la  cruauté  de  ma  part  à  céder  à  leurs  désirs;  la  dis- 
tance à  laquelle  nous  étions  déjà  de  Tikopia  ,  surtout 
la  force  des  vagues,  ne  leur  aurait  jamais  permis  d'at- 
teindre la  terre,  et  ils  auraient  infailliblement  péri  à  la 
suite  d'une  lutte  longue  et  pénible.  Je  chargeai  Ham- 
bilton  de  leur  expliquer  que  je  consentais  à  me  charger 
d'eux  et  que  je  les  nourrirais  jusqu'à  Vanikoro  ,  où  ils 
pourraient  débarquer  et  se  procurer  les  moyens  de  re- 
venir chez  eux,  puisqu'il  existait  des  communications 


DE  L'ASTROLABE.  123 

assez  régulières  entre  les  deux  peuples.  Cette  assu-       ts^s. 
rance  bannit  leur  inquiétude ,  leur  gaieté  ne  tarda  pas     Février, 
à  renaître,  et  ils  me  contèrent  que  deux  de  leurs  com- 
patriotes étant  établis  à  Vanikoro ,  ils  auraient  recours 
à  leur  assistance  et  pourraient  m'ètre  fort  utiles. 

Nous  n'avons  pu  faire  route  qu'avec  une  extrême 
lenteur  dans  l'O.  N.  O.  C'était  la  direction  précise  où 
les  naturels  m'avaient  indiqué  Vanikoro.  Jusqu'à  la 
nuit ,  Tikopia  se  montrait  derrière  nous ,  sous  la  forme 
d'un  petit  piton,  et  me  rappelait  tout-à-fait  l'aspect 
de  Ténédos  dans  l'Archipel  grec. 

Dans  la  soirée ,  nous  avons  reçu  quelques  ondées. 
Puis  nous  avons  eu  une  petite  brise  d'E.  N.  E.  qui 
nous  a  permis  de  poursuivre  notre  route  toute  la  nuit. 

Malgré  toutes  les  questions  que  j'ai  adressées  aux 
naturels  de  Tikopia,  il  est  singulier  que  je  n'aie  pu 
m'assurer  si  Vanikoro  est  composé  d'une  ou  de  plu- 
sieurs îles.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  vraisemblable,  c'est 
qu'il  n'y  a  qu'une  seule  île  dont  Païou  ,  Vanou  et  Ocili 
seraient  seulement  divers  districts.  Du  reste,  demain 
ou  après-demain  nous  serons  fixés  à  cet  égard.  Le 
lascar  Joe  assure  que  les  habitans  de  Vanikoro  ont 
beaucoup  de  cochons  et  de  volailles  qu'ils  nous  céde- 
ront volontiers  pour  des  haches  et  des  colliers.  Cet 
espoir  nous  sourit  agréablement  après  la  longue  diète 
que  nous  venons  de  subir.  Les  habitans  de  Vanikoro 
connaissent  parfaitement  Sanla-Cruz  qu'ils  désignent 
sous  le  nom  de  Nitendi  ou  Indenhi. 

Nos  Tikopiens  ont  couché  dans  le  grand  canot. 
Toute  la  nuit  ils  n'ont  cessé  d'indiquer  exactement  le 


124  VOYAGE 

1S28.       gisement  de  Vanikoro,  lorsqu'on  leur  demandait  de 
Février.      qUei  cot(£  c|e  l'horizon  il  était  situé.  Certaines  étoiles 
leur  servaient  à  reconnaître  leur  position. 
12.  Au  jour  nous  vîmes  encore  très-distinctement  Ti- 

kopia,  dans  Test,  comme  un  petit  navire  sur  la  sur- 
face de  la  mer,  et  nous  la  perdîmes  de  vue  de  dessus 
le  pont,  à  sept  heures  dix  minutes,  à  une  distance  de 
plus  de  quarante  milles.  Je  gouvernai  ensuite  plus  au 
nord ,  afin  de  prendre  connaissance  de  Taumako  ,  île 
remarquable  par  la  mention  que  Quiros  en  fit  pour  la 
première  fois ,  que  quelques  géographes  modernes 
ont  cru  retrouver  dans  Rotouma ,  et  dont  les  habitans 
de  Tikopia  venaient  de  me  certifier  l'existence  dans 
leur  voisinage.  Nous  n'aperçûmes  rien  du  tout  dans 
la  partie  du  nord;  mais  au  coucher  du  soleil,  dans  la 
partie  de  l'horizon  éclairée  par  le  disque  de  cet  astre , 
des  barres  de  perroquet,  nous  avons  pu  distinguer 
dans  l'O.  5°  S.,  les  sommités  de  Vanikoro  sous  la 
forme  de  trois  mondrains  aplatis  et  isolés  comme  au- 
tant d'îles  distinctes.  Nous  en  étions  alors  à  soixante 
milles  de  distance. 

A  cet  aspect  nos  coeurs  furent  agités  par  un  mou- 
vement indéfinissable  d'espérance  et  de  regrets ,  de 
douleur  et  de  satisfaction.  Enfin  nous  avions  sous  les 
yeux  le  point  mystérieux  qui  avait  caché  si  long- 
temps à  la  France ,  à  l'Europe  entière  les  débris  d'une 
noble  et  généreuse  entreprise  ;  nous  allions  fouler  ce 
funeste  sol ,  interroger  ses  plages ,  et  questionner  ses 
habitans.  Mais  quel  allait  être  le  résultat  de  nos  ef- 
forts? Nous  serait-il  possible  seulement  de  payer  notre 


DE  L'ASTROLABE.  125 

tribut  de  larmes  à  la  mémoire  de  nos  malheureux       1828. 
compatriotes  ?  Telles  étaient  les  tristes  réflexions  qui     révner- 

nous  laissèrent  plongés  dans  une  morne  rêverie 

Toute  la  journée  nos  Tikopiens  ont  été  fort  joyeux, 
et  ils  paraissaient   s'occuper  entre  eux  de  ce  qu'ils 
allaient  faire  à  Vanikoro.  Ils  m'ont  expliqué,  par  l'or- 
gane de  Hambilton ,  qu'ils  iraient  se  promener  durant 
le  jour  à  terre ,  mais  qu'ils  reviendraient  passer  la 
nuit  à  bord  de  la  corvette,  attendu  qu'ils  mourraient 
s'ils  dormaient  à  terre.   Parmi  ces  cinq  individus , 
Hambilton  m'en  fit  remarquer  un  qui  se  disait  na- 
tif de  Houvea  ,  île  située  à  deux  journées  de  Tonga- 
Tabou.  Il  se  trouvait  avec  trois  de  ses  compatriotes 
dans  une  petite  pirogue ,  quand  la  brise  l'entraîna  sous 
le  vent  de  son  île.  Ces  malheureux  furent  obligés  de 
rester  trente  jours  à  la  mer,  n'ayant  que  dix  cocos 
pour  toute  ressource.  Ils  étaient  à  l'extrémité  quand 
ils  abordèrent  kTikopia  ,  où  ils  furent  accueillis  avec 
hospitalité,  et  où  ils  s'établirent.  Celui  qui  se  trouvait 
à  bord  de  l'astrolabe  avait  reçu  de  ses  nouveaux 
compatriotes  le  nom  de  Brini-Warou. 

Nous  passâmes  une  partie  de  la  nuit  en  panne.  A  13. 
quatre  heures  nous  fîmes  voile  à  l'ouest.  Le  ciel  se 
couvrit ,  et  nous  eûmes  quelques  grains.  A  six  heures 
Vanikoro  se  remontra  encore  à  une  grande  distance. 
Toute  la  journée  nous  fîmes  route  pour  en  approcher, 
mais  la  brise  fut  constamment  si  faible  et  si  incer- 
taine, qu'à  six  heures  du  soir  nous  en  étions  encore 
à  plus  de  vingt  milles.  Mais  ses  terres  s'étaient  bien 
élevées  au-dessus  de  l'horizon  ;  elles  se  présentaient 


126  VOYAGE 

1828.       alors  sous  la  forme  de  trois  îles,  dont  la  plus  éloignée 
Fevner.     et  ja  pjus  ^iev^e  eut  ^té  en  partie  masquée  par  celles 

qui  se  trouvaient  sur  le  premier  plan. 
i4.  Nous  avons  encore  passé  la  nuit,  partie  aux  petits 

bords,  partie  en  panne.  Puis  à  quatre  heures  nous 
avons  gouverné  àl'O.  «/4  N.  O. ,  vers  le  milieu  de 
l'île,  avec  une  petite  brise  du  nord.  A  sept  heures 
quarante  minutes  nous  fîmes  une  station  durant  la- 
quelle on  fila  cent  brasses  de  ligne  sans  trouver  fond. 
Alors  nous  n'étions  plus  qu'à  cinq  milles  de  terre  ,  et 
nous  en  distinguions  facilement  les  détails.  Partout 
régnait  une  côte  élevée ,  couverte  d'épaisses  forêts ,  et 
en  apparence  d'un  accès  peu  facile.  Les  deux  pointes 
du  N.  E.  et  du  S.  E.  semblaient  accompagnées  de  ré- 
cifs dangereux.  Leur  intervalle,  il  est  vrai,  promet- 
tait un  espace  libre ,  et  sur  une  des  pointes  du  fond 
on  apercevait  des  touffes  de  cocotiers  du  milieu  des- 
quelles s'élevaient  des  colonnes  de  fumée  ;  mais  nous 
ne  pouvions  distinguer  si  cet  enfoncement  formait  un 
havre  praticable  ;  dans  tous  les  cas  il  devait  être  peu 
avantageux  comme  étant  entièrement  ouvert  aux  vents 
et  aux  houles  habituelles  de  l'E.  Avant  de  me  décider 
pour  ce  mouillage ,  il  me  parut  préférable  d'explorer 
les  autres  parties  de  l'île,  notamment  celles  de  des- 
sous le  vent ,  où  la  corvette  serait  beaucoup  mieux 
abritée. 

En  conséquence,  je  laissai  porter  à  l'O.  l/i  S.  O.  et 
àl'O.  S.  O.  pour  prolonger  le  récif  du  sud,  sur  le- 
quel je  voyais  des  rochers  et  des  îlots  de  sable  peu 
élevés.  A  neuf  heures  un  espace  placé  sur  ma  route , 


DE  L'ASTROLABE.  127 

et  marqué  par  un  remous  extraordinaire ,  me  fit  crain-      18*8. 
dre  qu'il  ne  cachât  un  danger.  Je  revins  sur  bâbord,      Février. 
et  envoyai  M.  Guilbert  sonder  en  cet  endroit;  mais 
cinquante  brasses  de  ligne  filées  ne  lui  firent  point 
trouver  le  fond  ,   et  j'en  conclus  que  ce  ne  pouvait 
être  qu'un  effet  de  courant  ou  de  retour  de  marée. 

Peu  après,  une  pirogue  qui  était  sortie  à  la  voile,  du 
grand  enfoncement  de  l'est ,  sembla  ,  durant  quelque 
temps ,  se  diriger  vers  nous ,  et  je  mis  en  panne  pour 
l'attendre;  mais,  après  s'être  avancée  à  quelque  dis- 
tance de  terre,  elle  rentra  dans  les  récifs.  Cette  ma- 
nœuvre me  démontra  à  l'instant  que  les  sauvages  de 
Vanikoro  n'avaient  ni  l'habileté  des  peuples  de  Tonga, 
Rotouma,  etc. ,  à  manœuvrer  leurs  pirogues ,  ni  leur 
confiance  à  se  hasarder  à  la  rencontre  des  Européens. 

Après  avoir  renvoyé  31.  Guilbert  pour  éclairer  ma 
marche  le  long  du  récif,  au  moyen  de  signaux  de 
convention,  je  continuai  à  prolonger  la  chaîne  des 
brisans  du  sud  à  moins  de  deux  milles  de  distance.  A 
onze  heures,  voyant  encore  quelques  pirogues  à  la 
voile  le  long  du  rivage,  afin  d'éviter  toute  surprise 
fâcheuse  au  canot  qui  n'était  point  armé,  je  le  rappelai 
à  bord ,  mais  les  pirogues  ne  tentèrent  point  de  sortir 
des  récifs. 

A  onze  heures  et  demie  le  canot  fut  renvové  sous 
les  ordres  de  31.  Loltin  ;  cet  officier  reçut  Tordre  de 
prolonger  le  brisant  d'assez  près  pour  s'assurer  s'il 
n'existait  point  quelque  passage  praticable  pour  la 
corvette. 

Nous  nous  trouvions  alors  sur  la  bande  méridio- 


128  VOYAGE 

i8ïS.  nale  de  l'île  qui  offrait  un  aspect  un  peu  moins  sau- 
Fevner.  ya^e .  piusjeurs  bouquets  de  cocotiers  se  montraient 
çà  et  là  sur  le  rivage ,  tandis  que  l'intérieur  était  occupé 
par  de  hautes  montagnes  boisées  jusqu'au  sommet. 
Du  reste  on  ne  distinguait  ni  cabanes  ni  même  d'autres 
habitans  que  ceux  qui  montaient  les  deux  ou  trois  pi- 
rogues que  nous  avions  aperçues ,  ce  qui  annonçait 
une  population  très-faible. 

A  midi  et  demie  l'île  Toupoua,  sans  doute  île  Ourry 
de  Carteret,  se  montra  à  nos  regards  dans  le  N.  49° 
O.  par  la  pointe  occidentale  de  Vanikoro.  Je  me  flat- 
tais de  pouvoir  continuer  l'exploration  des  brisans  sur 
lesquels  nous  apercevions  de  temps  en  temps  quelques 
rochers  noirs  au-dessus  de  l'eau  ,  sans  découvrir  une 
passe  praticable  pour  notre  corvette.  Mais ,  à  deux 
heures  et  demie ,  la  brise  qui ,  toute  faible  qu'elle 
était,  s'était  soutenue  au  S.  E.  et  au  S.,  sauta  lout-à- 
coup  à  l'O. 

Je  rappelai  le  canot,  et  profitai  de  ce  changement 
de  vent  pour  me  replacer  au  vent  de  l'île,  et  me  mettre 
en  position  de  reprendre  ensuite  par  le  N.  l'examen 
des  cotes  de  Vanikoro.  Je  laissai  donc  porter  à  l'E.  J/4 
N.  E.,  afin  de  revenir  sur  mes  pas  :  alors  plusieurs 
pirogues  naviguaient  dans  l'intérieur  du  récif  et  sem- 
blaient chercher  un  passage;  cependant  aucune  ne 
vint  à  nous.  J'en  eus  un  véritable  regret,  car  j'aurais 
appris  du  moins  des  naturels  la  position  de  Païou ,  Va- 
nou  et  Ocili,  ce  qui  aurait  pu  me  guider  dans  mes  opé- 
rations ultérieures. 

Pour  surcroît  de  désagrément ,  à  cinq  heures  et 


DE  L'ASTROLABE.  129 

demie  nous  eûmes  calme  plat  et  des  grains.  Nous  n'é-  182S. 
tions  pas  à  plus  de  trois  milles  des  brisans,  et  l'on  sent  Févrieft 
bien  que  c  était  une  perspective  peu  rassurante  que 
d'avoir  à  passer  une  nuit  obscure  de  douze  heures , 
dans  un  pareil  voisinage  et  livrés  à  l'action  des  eou- 
rans.  Aussi  commençais-je  à  concevoir  quelques  in- 
quiétudes, quand,  à  six  heures  et  demie,  il  s'éleva  une 
petite  fraîcheur  d'E.  qui  me  permit  de  faire  très-lente- 
ment deux  ou  trois  milles  de  plus  ai#large.  Puis  (oui 
le  reste  de  la  nuit ,  nous  eûmes  calme  plat. 

Toute  la  journée,  nous  avons  éprouvé  une  chaleui 
accablante  due  au  voisinage  de  la  terre  :  dans  la  soirée 
l'atmosphère  était  chargée  d'un  air  lourd  et  étouffant. 

Cette  journée  a  commencé  par  des  grains  et  une  ,  , 
pluie  continuelle  qui  n'a  cessé  qu'à  huit  heures.  Puis 
il  s'est  élevé  une  faible  brise  variable  du  S.  ().  au  S.  E. 
Comme  il  était  impossible  par  ce  temps  de  poursuivie 
mes  explorations  avec  la  corvette,  je  me  suis  décide  ;'i 
envoyer  à  terre  le  grand  canot  armé  en  guerre  et  com- 
mandé par  M.  Loltin.  Hambilton  et  Brini-Warou  ser- 
viront d'interprètes  à  cet  officier,  et  il  sera  accompagné 
par  MM.  Gaimard  et  Paris.  M.  Lottin  se.  portera  vers 
le  grand  enfoncement  que  nous  avons  remarqué  dans 
TE.  et  s'assurera  s'il  est  possible  d'y  conduire  la  cor- 
vette; quoiqu'il  ait  ordre  de  ne  point  descendre  à  terre, 
il  doit,  autant  qu'il  sera  possible  de  le  faire  sans  dan- 
ger, communiquer  avec  les  naturels.  Tandis  que  de 
concert  avec  M.  Paris  il  recueillera  les  sondes  et  les 
données  nécessaires  pour  guider  la  corvette  au  mouil- 
lage, M.  Gaimard  interrogera  les  naturels  et.  fera  en 

TOME    V.  (> 


130  VOYAGE 

is?s.  sorte  d'obtenir  d'eux  la  position  exacte  d'Ocili ,  Va- 
Fcuier.  1]0Uj  Païou  et  Taumako,  du  mouillage  de  M.  Dillon 
et  du  lieu  où  les  vaisseaux  de  Lapérouse  naufragèrent. 
Enfin  Hambilton  est  chargé  de  la  mission  de  porter 
de  ma  part  un  présent  au  chef  Nelo  qui  m'a  été  signalé 
a  Tikopia  par  Bushart,  comme  un  homme  possédant 
une  grande  influente  dans  Vanikoro  ,  afin  de  gagner 
ses  bonnes  grâces.  Pour  arriver  à  ce  but ,  Hambilton 
est  même  autorisé  à  rester  à  terre  s'il  le  juge  à 
propos. 

Le  canot  est  parti  à  neuf  heures  et  demie,  et  nous 
sommes  restés  en  panne  à  deux  lieues  de  la  pointe  S. 
E.  de  Vanikoro,  attendant  avec  impatience  les  nou- 
velles que  M.  Lottin  allait  nous  rapporter.  A  trois 
heures,  nous  avons  tous  été  ravis  de  le  voir  repa- 
raître, se  dirigeant  vers  nous,  portant  pavillon  blanc 
en  tête  de  mât.  C'était  le  signal  dont  j'étais  con- 
venu avec  M.  Lottin,  s'il  avait  trouvé  un  mouillage 
praticable. 

L'embarcation  ne  rallia  la  corvette  qu'à  quatre 
heures  quarante  minutes,  et  elle  fut  sur-le-champ  his- 
sée. M.  Lottin  avait  trouvé  un  mouillage  peu  sur , 
peu  fermé  à  la  vérité ,  puisqu'il  n'était  abrité  que  par 
un  pâté  de  coraux  contre  les  houles  et  les  vents  de 
l'E.  Pourtant  il  était  praticable;  d'ailleurs  c'était  le 
même  où  M.  Dillon  avait  d'abord  conduit  son  navire 
et  que  Bushart  m'avait  indiqué  sous  le  nom  d'Ocili. 
De  son  côté  M.  Gaimard  avait  constaté  que  Païou  et 
Yanou  ,  lieux  du  naufrage,  étaient  situés  du  coté  op- 
pose de  l'île,  sur  ia  partie  occidentale  ,  et  que  les  ha- 


DE  L'ASTROLABE.  131 

bitan£  de  Vanou  étaient  fort  mal  disposés  envers  les  i8^s. 
blancs,  depuis  que  leur  chef  avait  été  jadis  lue  par  Février. 
eux.  Taumako  lui  avait  été  indiqué  par  les  naturels 
dans  le  N.  N.  E.  Enfin  Hambilton  me  rapporta  que 
le  lieu  même  du  naufrage,  nommé  Nama,  était  fort  loin 
d'Ocili  ;  Dillon  avait  séjourné  un  mois  sur  l'île  et  avait 
emmené  avec  lui  trois  des  quatre  Tikopiens  établis  à 
Vanikoro.  Ces  divers  documens  avaient  été  commu- 
niqués par  Nelo  lui-même  qui  était  venu  dans  sa  pi- 
rogue au-devant  des  Français  et  leur  avait  manifesté 
des  intentions  amicales,  sans  avoir  cet  air  franc,  ou- 
vert et  empressé  des  hommes  de  la  race  polynésienne. 
Il  avait  reçu  les  présens  avec  plaisir,  mais  il  n'avait 
rien  offert  en  retour.  Brini-Warou  a  lié  promplement 
connaissance  avec  les  habitans  de  l'île,  mais  il  s'est  re- 
fusé à  la  proposition  d'aller  couchera  terre;  il  a  re- 
nouvelé ses  gestes  touchant  sa  crainte  de  la  fièvre ,  el 
a  mieux  aimé  revenir  passer  la  nuit  à  bord. 

Ces  divers  rapports  commençaient  a  fixer  mes 
doutes.  Bien  que  je  visse  avec  regret  que  l'Astrolabe 
serait  assez  gravement  exposée  au  mouillage  d'Ocili, 
je  ne  pouvais  être  arrêté  par  une  pareille  considération; 
un  devoir  sacré  m'appelait  sur  ces  lieux,  et  je  résolus 
de  conduire  la  corvette  à  Ocili,  aussitôt  que  le  vent 
mêle  permettrait. 

Nous  passâmes  la  nuit  en  panne  sans  nous  éloigner 
de  terre,  et  tout  prêts  à  donner  dans  la  baie  de  l'Est 
au  premier  souffle  favorable.  Mais  à  sept  heures  du         i0. 
matin,  le  vent  paraissant  fixé  dans  la  partie  de  l'ouest , 
il  me  parut  utile  de  profiter  de  ce  contre-temps  pour 


132  VOYAGE 

ii>8.  courir  une  longue  bordée  au  N.  E. ,  et  cherche^  avec 
Février.  sojn  ja  position  de  l'ile  Taumako ,  indiquée  par  les 
habitans  de  Vanikoro,  comme  par  ceux  deTikopia, 
dans  leur  voisinage  commun.  Retrouver  cette  île, 
fixer  sa  position ,  et  étudier  ses  peuples  pour  la  pre- 
mière fois  visités  par  Quiros  ,  me  paraissait  une  opé- 
ration digne  de  tout  l'intérêt  des  géographes. 

Toute  la  journée,  nous  cinglâmes  au  N.  E.  */4  N. 
sans  avoir  autre  chose  que  les  terres  de  Vanikoro 
derrière  nous,  terres  qui,  au  coucher  du  soleil,  se 
montraient  à  peine  au-dessus  de  l'horizon ,  éloignées 
déjà  de  nous  de  près  de  cinquante  milles. 

Nos  passagers  de  Tikopia  sont  fort  tranquilles  et 
d'un  excellent  caractère;  ils  passent  presque  tout  leur 
temps  sous  une  tente  qu'on  leur  a  élevée  sur  l'arrière 
du  grand  canot.  Deux  d'entre  eux  veillaient  ce  matin 
à  l'émerillon  laissé  à  la  traîne  et  attaché  sur  la  poupe 
du  navire,  et  ils  ont  réussi  à  capturer  un  requin  ;  ce 
qui  les  a  enchantés.  Il  était  amusant  de  voir  le  ravisse- 
ment peint  sur  tous  leurs  traits ,  et  la  surprise  qu'ils 
éprouvaient  d'avoir  pu  se  rendre  maîtres  aussi  facile- 
ment de  ce  monstrueux  poisson. 
t7.  Malgré  le  calme  et  les  folles  brises,  j'ai  tenté  de 

continuer  à  m'avancer  dans  le  N.  E.  Nous  avons  eu 
fréquemment  des  grains;  mais,  dans  les  intervalles , 
il  y  a  eu  des  éclaircies  qui  nous  eussent  certainement 
permis  de  découvrir  une  terre  haute  à  plus  de  dix 
lieues  de  distance.  A  six  heures  du  soir,  me  trouvant 
déjà  à  trente  lieues  au  N.  E.  de  Vanikoro,  et  à  la 
même  distance  au  N.  N.  O.  de  Tikopia,  sans  avoir 


I»2> 


DE  L'ASTROLABE.  133 

rien  aperçu  ,  j'ai  jugé  qu'il  était  temps  de  gagner  vers 

le  S.  Février. 

Au  point  du  jour  aucune  terre  ne  se  montrait  à  nos  18. 
regards,  et  la  brise  s'était  rétablie  au  N.  E.  De  mon 
infructueuse  recherche  j'ai  conclu  queTaumako,  dont 
l'existence  ne  pouvait  plus  être  révoquée  en  doute , 
devait  se  trouver  plus  loin  vers  le  nord ,  et  qu'elle 
pouvait  très-bien  ètrç  la  même  terre  que  l'île  Ken- 
nedy, du  Nautilus.  Cette  hypothèse  paraît,  il  est 
vrai,  de  prime  abord,  contradictoire  avec  la  déposi- 
tion unanime  des  habitans  de  Tikopia  ,  qui  affirment 
que  Taumako  n'est  situé  qu'à  deux  jours  de  marche 
de  leur  île,  tandis  qu'il  y  en  a  trois  de  Taumako  à 
Vanikoro.  Mais  cette  différence  de  temps  dans  les 
deux  traversées  doit  peut-être  s'expliquer  par  la  diffé- 
rence des  routes  à  faire,  plutôt  que  par  leur  longueur 
effective.  En  effet  dans  le  premier  cas,  ou  de  Tikopia 
à  Taumako,  ce  serait  à  peu  près  le  N.  O.  qu'on  aurait 
à  faire  ou  vent  arrière;  tandis  que  de  Vanikoro  à  Tau- 
mako ce  serait  le  N.  N.  E. ,  route  beaucoup  plus  rap- 
prochée du  vent  régnant  et  beaucoup  moins  facile 
pour  de  simples  pirogues. 

En  tout  cas,  je  jugeai  qu'une  recherche  plus  exacte 
de  Taumako  devait  être  ajournée  après  nos  opérations 
sur  Vanikoro,  et  je  remis  le  cap  sur  celte  dernière 
île.  3Iais  le  vent  fut  très-faible,  et  nous  fîmes  peu  de 
chemin. 

A  neuf  heures  quarante-cinq  minutes  du  matin ,  les 
sommités  de  Vanikoro  reparaissent  à  quarante-cinq 
milles  d'éloignement  ;  et  à  quatre  heures  du  soir  nous 


£9- 


134 


VOYAGE 


iSa8. 

Février. 


20. 


ne  sommes  plus  qu'à  trois  lieues  de  la  partie  nord-est 
de  cette  île.  Nous  serrons  le  vent  bâbord  pour  nous 
soutenir  au  vent  durant  la  nuit,  et  le  jour  suivant ,  à 
huit  heures  du  matin,  nous  venons  nous  replacer  à 
quatre  milles  de  sa  partie  orientale. 

Avant  d'engager  la  corvette  dans  la  baie  dont 
M.  Lottin  n'avait  eu  que  le  temps  de  prendre  une  no- 
tion superficielle ,  je  renvoyai  cet  pfficier  avec  M.  Gres- 
sien  pour  recueillir  des  données  plus  exactes  sur  ses 
abords  et  les  précautions  à  prendre  pour  y  parvenir 
sans  danger. 

A  neuf  heures  ces  deux  officiers  partirent  dans  le 
grand  canot ,  et  je  manœuvrai  pour  maintenir  la  cor- 
vette à  peu  de  dislance  de  la  pointe  du  sud-est;  mais 
le  calme  et  le  courant  m'ont  insensiblement  porté  sur 
les  brisans ,  et  il  m'a  fallu  forcer  de  voiles  pour  les 
dépasser. 

Durant  quelque  temps  nous  avions  suivi  des  yeux 
deux  pirogues  qui  semblaient  se  diriger  vers  le  grand 
canot.  L'une  d'elles  était  retournée  à  terre  avec  lui,  et 


DE  L'ASTROLABE. 


135 


l'autre  a  courageusement  poursuivi  sa  route  vers  la       iRaâ. 
corvette  malgré  la  distance  où  elle  se  trouvait  déjà  de      Février, 
la  cote.  A  une  heure  après  midi  elle  était  parvenue , 
par  notre  travers ,  sous  le  vent  et.  à  trois  ou  quatre 
encablures  de  distance  ;  j'ai  laissé  porter  de  son  côté  ; 
puis  j'ai  mis  en  panne,  ce  qui  lui  a  donné  le  moyen 
d'accoster  le  long  de  l  Astrolabe.  Cette  pirogue  n'é- 
tait composée  que  d'un  tronc  creusé  intérieurement,    pj.  clxi, 
avec  une  rainure  suffisante  dans  le  sens  longitudinal ,       ci 
pour  que  les  naturels  pussent  y  introduire  leurs  jam- 
bes ;  elle  était  pourvue  d'un  fort  grand  balancier  et 
d'une  voile  triangulaire  d'une  dimension   extraordi- 
naire. Trois  hommes  seulement  la  moulaient,  et  L'un 


et  CCXLI. 


WENN6 


d'eux  était  le  propre  (ils  du  chef  Nelo  ;  ces  sauvages 
avaient  fait  leur  grande  toilette ,  c'est-à-dire  qu'ils  s'é- 
taient copieusement  oints  d'huile  ;  un  morceau  de 
bambou  traversait  la  cloison  de  leurs  narines,  leurs 


13*;  VOYAGE 

1828.       oreilles  ,  leurs  bras  et  leurs  jambes  étaient  ornés  cVan- 
lévrier.      neaux  en  coquille  ou  en  écaille  de  tortue.  Les  oreilles 
surtout  portaient  des  paquets  de  ces  ornemens,  ce  qui 
leur  donnait  un  aspect  extraordinaire. 

Le  fils  de  Nelo  monta  sur-le-champ  à  bord  en  de- 
mandant \ Ariki.  Tout  en  affectant  beaucoup  de  con- 
fiance et  de  courage ,  on  voyait  facilement  qu'il  était 
vivement  ému  :  un  sentiment  très-marqué  d'inquiétude 
et  d'effroi  se  décelait  dans  ses  gestes  et  dans  tous  ses 
mouvemens.  Je  l'accueillis  de  mon  mieux,  et  lui  fis 
des  présens ,  ce  qui  parut  le  mettre  plus  à  son  aise  et 
le  rassurer  complètement  sur  la  nature  de  mes  inten- 
tions. C'était  un  jeune  homme  de  vingt-quatre  à  vingt- 
cinq  ans  en  apparence  ,  aux  formes  grêles  ,  à  la  taille 
élancée;  sa  stature  était  médiocre,  et  sa  peau  très-lisse 
et  foncée  en  couleur  sans  être  lout-à-fait  noire;  il 
était  d'ailleurs  bien  pris  dans  ses  petites  proportions. 
Sa  figure  était  agréable,  ses  manières  douces ,  timides 
et  modestes  ;  il  se  montra  fort,  réservé  dans  sa  con- 
duite et  dans  ses  actions,  tant  qu'il  fut  à  bord.  Il 
m'indiqua  Taumako  clans  la  direction  du  nord  ,  ce  qui 
parait  indiquer  que  celte  île  serait  plus  près  de  Santa- 
Cruz  queje  ne  le  pensais,  et  confirmer  son  identité  avec 
Kennedy;  il  me  fit  comprendre  aussi  qu'il  y  avait  de 
l'eau  douce  et  des  cochons  à  Vanikoro.  Enfin  ce  jeune 
homme  m'indiqua  les  positions  des  îles  Tikopia,  Wa- 
rouka,  Nation,  Toupoua  ,  Nitendi,  avec  beaucoup 
d'intelligence.  Je  lui  aurais  encore  adressé  d'autres 
questions  ,  si  le  courant  qui  continuait  de  me  porter 
sur  les  récifs  ne  m'eût  forcé  d'augmenter  de  voiles. 


DE  L'ASTROLABE.  137 

Malgré  le  désir  que  j'aurais  eu  de  garder  plus  long-  i8?.s. 
temps  mon  jeune  hôte ,  je  fus  obligé  de  l'inviter  à  re-  Février, 
gagner  son  île ,  à  eause  de  la  faiblesse  de  sa  pirogue  et 
des  dangers  qu'il  eût  courus  ,  en  nous  suivant  plus  au 
large.  Deux  aunes  d'étoffe  à  grandes  fleurs ,  dont  je 
lui  fis  présent  à  son  départ ,  parurent  en  faire  l'homme 
le  plus  heureux  du  inonde. 

A  trois  heures ,  nous  avons  commencé  à  voir  le 
grand  canot  qui  revenait  à  bord  ;  mais  il  était  près  de 
cinq  heures  quand  il  a  pu  nous  rejoindre ,  attendu  la 
distance  où  nous  étions  de  terre.  Cette  fois,  M.  Lot- 
tin  a  sondé  avec  soin  toute  la  baie  et  en  a  dressé  un 
croquis  assez  exact  ;  son  travail  me  mettra  à  même 
d'atteindre  avec  plus  de  sécurité  le  mouillage  d'Ocili. 

M.  Lottin  a  même  pénétré  dans  un  bassin  intérieur 
qui  offrirait  un  mouillage  excellent,  s'il  ne  fallait  y  pé- 
nétrer par  un  canal  fort  resserré ,  sinueux  et  obstrué 
de  coraux.  Il  s'est  assuré  que  ce  bassin  intérieur 
communique  aussi  à  la  mer  par  un  canal  dirigé 
vers  le  nord ,  de  sorte  que  la  partie  N.  E.  de  Vani- 
koro  forme  une  ile  distincte,  tout-à-fait  isolée  du  reste 
des  terres,  mais  cernée  par  le  brisant  commun. 

Les  naturels  ont  encore  montré  des  dispositions 
pacifiques.  Brini-Warou  est  allé  diner  avec  le  chef 
Nelo,  mais  il  n'a  pas  voulu  coucher  à  terre,  et  il  s'est 
empressé  de  rallier  le  canot  dans  une  pirogue ,  quand 
il  a  vu  nos  gens  reprendre  le  chemin  de  la  corvette. 
Déjà  les  Tikopiens  qui  étaient  restés  à  bord  n'avaient 
nullement  goûté  l'invitation  que  je  leur  avais  faite  d'ac- 
compagner le  fils  de  Nelo  à  terre  :  ils  n'avaient  d'abord 


138  VOYAGE 

1828.       répondu  que  par  une  grimace,  puis  ils  avaient  ajouté 
Février.      qU'ils  désiraient  rester  à  bord ,  si  je  leur  en  donnais  la 
permission. 

Durant  la  nuit,  je  prolongeai  la  bordée  jusqu'à 
quinze  milles  au  large  pour  m'élever  au  vent;  le  2  ! ,  à 
midi,  je  me  retrouvais  presque  au  même  point  que  la 
veille  à  la  même  heure,  c'est-à-dire  à  trois  milles  de 
l'entrée  de  la  baie. 

Les  circonstances  me  paraissant  favorables ,  je  ré- 
solus de  donner  sur-le-champ  dans  la  baie.  M.  Paris 
fut  expédié  dans  la  yole ,  avec  ordre  de  se  placer  sur 
l'acore  nord  du  banc  d'Ocili;  le  grand  canot  fut  mis 
à  la  mer  ,  et  chacun  se  rendit  à  son  poste. 

Toutes  ces  dispositions  prises ,  je  laissai  porter  avec 
une  pelite  brise  d'E.  N.  E. ,  en  ralliant  la  partie  nord 
de  la  baie.  Durant  près  d'une  demi-heure ,  le  vent  a 
manqué  complètement  :  nous  étions  alors  près  des  ré- 
cifs du  N.  E.,  et,  si  le  calme  eût  continué,  nous  nous 
trouvions  dans  une  position  funeste.  Heureusement 
la  brise  s'est  ranimée  à  l'E.  S.  E. ,  et  nous  avons  filé 
tout  doucement  le  long  des  brisans  de  Tevai ,  car  la 
marée  qui  sortait  avec  rapidité  retardait  considérable- 
ment notre  marche.  Durant  près  d'un  mille,  nous 
avons  prolongé  le  brisant  à  quarante  ou  cinquante 
toises  de  distance;  du  pont  de  la  corvette ,  nos  regards 
planaient  sur  toute  l'étendue  du  récif  et  de  la  plage, 
comme  s'ils  eussent  été  sous  nos  pieds.  Sans  doute,  il  y 
avait  du  péril  à  raser  d'aussi  près  ces  dangereux  co- 
raux, mais  cette  manœuvre  était  indispensable ,  car 
nous  passâmes  sur  un  pâté  de  coraux  très-apparent , 


DE  L' ASTROLABE.  t39 

et  qui  ne  parut  pas  être  couvert  de  plus  de  quatre  ou       182S. 
cinq  brasses  d'eau.  M.  Guilbert ,  placé  en  vigie  sur     Février! 
les  barres,  en  voyait  de  plus  dangereux  à  peu  de 
distance  sur  bâbord.  Ce  fut  un  instant  bien  critique  ; 
chacun  redoutait  un  choc  qui  eût  pu  causer  notre 
ruine. 

Enfin  je  m'écartai  de  la  plage  de  Tevai,  pour  rallier 
celle  d'Ocili.  Après  avoir  contourné  à  huit  ou  dix 
toises  au  large  le  canot  que  M.  Paris  avait  mouillé  sur 
le  récif,  je  revins  tout-à-coup  sur  bâbord,  et  laissai 
tomber  l'ancre  à  trois  heures  et  demie  par  vingt-sept 
brasses,  sur  un  fond  de  sable  vasard. 

Mais  je  reconnus  tout  de  suite  que  la  position  que 
je  venais  de  prendre  ne  valait  rien  du  tout ,  en  ce  que 
la  portion  du  chenal  où  nous  étions  mouillés  était  si 
resserrée  et  si  profonde,  <\\\el\tst)olabe  ne  pourrait  y 
éviter  qu'avec  de  grands  dangers.  Sans  tarder,  je  sau- 
tai dans  la  yole ,  pour  aller  reconnaître  la  partie  de 
l'anse  plus  enfoncée  vers  le  sud.  Un  rapide  examen 
m'eut  bientôt  convaincu  que  la  corvette  y  trouverait 
un  espace  à  la  fois  plus  dégagé  et  plus  abrité  contre 
les  lames  du  large.  Cela  fait,  je  débarquai  à  la  plage , 
auprès  d'un  ruisseau  assez  large  et  assez  profond, 
mais  dont  l'eau  était  saumâtre  jusqu'à  une  certaine 
distance.  Ayant  suivi  un  sentier  sur  la  droite ,  je  tra- 
versai une  plantation  d'arum  et  j'arrivai  à  un  joli  tor- 
rent d'une  eau  fraîche,  abondante  et  pure,  qui  n'était 
pas  éloigné  de  plus  de  deux  cents  pas  du  rivage.  Celte 
circonstance  me  détermina  ;  sur-le-champ  je  retournai 
à  bord  ,  l'ancre  fut  relevée  ;  au  moven  d'une  ancre  à 


140  VOYAGE 

1828.  jet  et  de  trois  aussières  élongées  dans  le  S.  E. ,  nous 
Février,  fumes  bientôt  amarrés  dans  un  lieu  plus  sûr  et  plus 
convenable,  par  vingt-trois  brasses  fond  de  vase.  Nous 
restâmes  pour  la  nuit  sur  trente-cinq  brasses  de  la 
chaîne  et  sur  le  grelin  de  l'ancre  à  jet.  A  huit  heures  , 
chacun  alla  prendre  un  repos  dont  il  avait  grand  be- 
soin ,  et  la  nuit  se  passa  très-paisiblement. 

A  peine  avions-nous  laissé  tomber  l'ancre  que  nous 
avions  été  accostés  par  quatre  ou  cinq  pirogues.  Nelo, 
qui  se  trouvait  dans  l'une  d'elles ,  monta  à  bord  d'un 
air  assez  décidé  et  nous  souhaita  la  bienvenue  ;  mais  il 
n'apportait  pour  toute  provision  que  quelques  cocos, 
taros  et  ignames  d'assez  mauvaise  qualité.  Comme  ce 
chef  m'a  paru  avoir  au  moins  cinquante-cinq  ans,  j'ai 
cru  d'abord  que  j'obtiendrais  de  lui  des  renseignemens 
précis  sur  le  naufrage  des  vaisseaux  de  Lapérouse  et 
sur  le  sort  de  ceux  qui  avaient  survécu  à  cette  catas- 
trophe. Mais  il  n'a  pu  me  donner  rien  de  positif.  Tout 
ce  qui  m'a  semblé  résulter  des  questions  adressées  au- 
jourd'hui aux  naturels  par  l'organe  de  Hambilton  et 
de  Brini-Warou,  serait  que  les  Français  auraient  tous 
quitté  Vanikoro,  après  avoir  tué  quatre  chefs  et 
quinze  naturels.  Du  reste ,  Nelo  m'a  promis  un  guide 
pour  le  canot,  quand  je  voudrais  l'expédier  à  Païou  et  à 
Vanou  ;  il  m'a  assuré  que  Dillon  y  avait  envoyé  quatre 
ou  cinq  fois  son  embarcation  ,  et  que  chaque  fois  elle 
avait  pu  aller  et  revenir  dans  la  même  journée. 

Enfin  £  Astrolabe  est  mouillée  à  Vanikoro  ,  les  na- 
turels semblent  favorablement  disposés  à  notre  égard, 
et  tout  présage  un  heureux    succès  à  nos  recher- 


DE  L'ASTROLABE.  141 

chcs.  Dans  tout  l'équipage,  deux  personnes  seulement      1828. 
sont  encore  légèrement  indisposées,  M.  Sainson  et     Février. 
le  maître  d'équipage.   Certes ,  en  quittant  Hobart- 
Town  ,  je  n'eusse  pu  désirer  une  navigation  plus  heu- 
reuse. Voyons  maintenant  quels  seront  les  résultats 
d'un  début  aussi  prospère!... 


142  VOYAGF 


chapitrp:  xxxiv. 


SEJOUR     DK     I.  ASTROLABF.     A     VANIK.ORO. 


1828.  Mon  premier  soin  fut  d'amarrer  solidement  VAs- 

'-  février,  trolabe  au  lieu  où  elle  devait  rester  provisoirement , 
jusqu'au  moment  où  je  pourrais  la  conduire  dans  un 
endroit  plus  sur.  Son  mouillage  devant  Ocili  occupait 
un  espace  tellement  circonscrit ,  que  je  ne  crus  pas 
devoir  la  laisser  libre  d'éviter  avec  la  marée  ;  en  con- 
séquence je  l'établis  à  poste  fixe  sur  trois  amarres , 
savoir  :  avec  trente-cinq  brasses  de  la  grosse  chaîne , 
la  petite  chaîne  toute  entière,  et  quatre-vingts  brasses 
du  grelin  de  gomotou.  Par  ce  moyen  la  corvette  se 
trouvait  maintenue  à  égale  distance,  environ  quatre- 
vingts  brasses,  de  chacun  des  trois  récifs  les  plus 
voisins  ;  les  bords  de  ces  récifs  offrent  de  vraies  mu- 
railles sous-marines  ,  presque  verticales ,  et  de  trente 
à  quarante  pieds  de  hauteur. 

Les  sauvages  sont  revenus  ce  matin,  un  peu  plus 
nombreux  que  la  veille ,  et  ils  ont  apporté  à  vendre 
quelques  cocos,  bananes  et  taros;  mais  comme  ils  de- 


Février. 


DE  L'ASTROLABE.  143 

mandent  de  la  moindre  chose  des  prix  exagérés  ,  les  182S. 
marchés  ont  été  peu  animés.  Il  paraît  que  M.  Dillon 
a  versé  dans  l'île ,  avec  une  incroyable  profusion , 
toutes  sortes  d'articles  d'industrie  européenne  et 
d'objets  en  fer.  Les  naturels  en  sont  complètement 
rassasiés,  et,  comme  nous  ne  pouvons  déployer  de 
semblables  largesses  ,  il  en  résulte  que  toutes  nos  of- 
fres sont  accueillies  avec  froideur,  ou  pour  mieux 
dire  avec  dédain  *,  Ainsi  nous  voilà  réduits  encore  à 
faire  maigre  chère  à  Vanikoro ,  et  à  nous  contenter 
des  ressources  que  nous  offriront  la  chasse  et  la  pèche 
pour  alimenter  nos  tables  et  varier  un  peu  l'éternelle 
représentation  du  lard  salé  et  des  légumes  secs. 

A  dix  heures  et  demie  je  suis  descendu  sur  la  plage 
d'Ocili,  avec  plusieurs  personnes  de  l'équipage.  J'ai 
trouvé  le  sol  fertile ,  les  forêts  majestueuses  ,  la  végé- 
tation admirable  et  à  peu  près  semblable  à  celle  de  la 
Nouvelle-Irlande  et  de  la  Nouvelle-Guinée;  j'ai  ob- 
servé quelques  insectes  et  plusieurs  papillons  des 
Moluques.  Les  oiseaux  sont  farouches  et  peu  nom- 
breux. Cependant  il  y  a  aussi  des  colombes  qui  for- 
ment un  excellent  gibier,  et  des  poules  d'eau  assez 
maigres.  Par  malheur  l'épaisseur  des  bois  et  des 
fourrés  ne  permet  guère  de  s'écarter  du  rivage;  un 


'  Four  fixer  le  lecteur  à  cet  égard  ,  il  suffira  île  lui  apprendre  que  la  com- 
pagnie des  Indes  avait  accordé  à  M.  Dillon,  pour  distribuer  dans  la  seule  île 
de  Vanikoro ,  une  quantité  d'objets  dont  la  valeur  était  égale  à  celle  qui  nous 
était  assignée  par  le  gouvernement  français  (mille  piastres)  pour  une  cam- 
pagne de  trois  ans,  et  pour  acheter  des  sauvages  les  vivres  et  les  rafraichis- 
sfinens  nécessaires  à  la  consommation  de  l'éqliipage!.... 


144  VOYAGE 

1827.  seul  petit  espace  est  dégagé  d'arbres  et  occupé  par  des 
Février,  plantations  tVarum  fort  mal  entretenues.  Un  grain  de 
pluie  copieux  a  tombé  pendant  que  j'étais  à  terre.  La 
chaloupe  a  fait  une  charge  d'eau  assez  facilement,  une 
fois  que  le  sentier  de  l'aiguade  a  été  élargi  et  déblayé 
des  arbustes  qui  l'obstruaient. 

Les  sauvages  ont  quitté  la  corvette  de  bonne  heure, 
dans  la  matinée ,  et  n'ont  plus  reparu  que  dans  la 
soirée.  Comme  ces  naturels  sont  en  général  peu  agréa- 
bles ,  qu'ils  n'apportent  rien  de  curieux  ni  de  bon  à 
manger,  et  que  leurs  femmes,  d'ailleurs  assez  hi- 
deuses, ne  paraissent  nullement  disposées  à  trafiquer 
de  leurs  faveurs  ,  il  en  résulte  que  nos  matelots  font 
très-peu  d'attention  à  eux;  je  prévois  déjà  que  je  n'au- 
rai point  à  craindre  qu'aucun  de  ceux-là  ait  envie  de 
rester  à  Vanikoro  ,  tant  le  pays  offre  peu  d'attraits  ! .. . 
Nos  Tikopiens  eux-mêmes  ,  tout  en  allant  passer  la 
journée  à  terre ,  ont  soin  de  revenir  le  soir  coucher  à 
bord,  attendu  la  peur  de  la  fièvre. 

Hambilton  m'ayant  témoigné  le  désir  d'aller  au  vil- 
lage de  Tevai,  sur  l'autre  côté  de  la  baie,  je  l'ai  chargé 
de  demander  à  Nelo  un  guide  pour  conduire  le  canot 
que  je  compte  envoyer  demain  à  Païou.  A  son  retour 
il  m'a  présenté  un  naturel  d'un  certain  âge  qui  s'est 
offert  avec  son  fils  à  piloter  le  canot,  et  je  leur  ai  pro- 
mis en  récompense  une  hache  et  quelques  menus  ob- 
jets en  fer. 

M.  Gressien  commandera  le  grand  canot  armé  en 
guerre,  qui  se  rendra  demain  sur  les  récifs  du  nau- 
frage, et  il  sera  accompagné  par  MM.  Quoy,  Gai- 


DE  L'ASTROLABE.  145 

mard,  Bertrand  et  Faraguet.  Car  mon  intention  est  tiis. 
que  chacun  des  officiers  puisse  y  aller  successive-  Février; 
ment  ;  moi-même  je  ferai  partie  de  la  dernière  expédi- 
tion qui  s'y  rendra.  Je  tiens  à  ce  que  toutes  les  per- 
sonnes de  l'état-major  de  l'Astrolabe,  sans  exception, 
puissent  contempler  de  leurs  propres  yeux  le  lieu  du 
naufrage  pour  en  rendre  témoignage  à  notre  retour 
en  France. 

Le  grand  canot  est  parfaitement  armé,  et,  comme  il. 
j'ai  toute  confiance  dans  la  prudence  et  la  bravoure 
de  M.  Gressien,  je  lui  donne  pleins  pouvoirs.  Seu- 
lement je  lui  recommande  beaucoup  de  circonspec- 
tion dans  ses  rapports  avec  les  sauvages,  et,  sous 
quelque  prétexte  que  ce  soit,  de  ne  point  laisser 
échouer  son  embarcation.  Tant  qu'il  sera  à  flot ,  il 
sera  maître  de  sa  manœuvre,  et  conservera  toujours 
une  supériorité  marquée  sur  les  frêles  pirogues  des 
insulaires. 

Le  grand  canot  est  parti  à  quatre  heures  et  demie 
du  matin,  avec  un  beau  temps  qui  s'est  soutenu  toute 
la  journée.  Il  a  commencé  sa  tournée  par  la  partie  de 
l'est,  et  il  doit  faire  le  tour  entier  de  la  grande  ile. 

Il  est  venu  quelques  pirogues  à  bord;  mais,  tou- 
jours exigeans  outre  raison,  les  sauvages  n'ont  pres- 
que rien  vendu.  Ils  ont  apporté  aujourd'hui  des  arcs 
et  des  flèches  qu'ils  se  sont  obstinément  refusés  à 
échanger,  à  quelque  prix  que  ce  fût.  Ces  hommes 
continuent  de  montrer  une  défiance  étrangère  aux 
peuples  de  la  race  polynésienne.  Cela  paraît  tenir  à 
une  sorted'antipathie  naturelle  des  races  noires  contre 

TOME     V.  IO 


146  VOYAGE 

i8a8.       les  blancs,  antipathie  dont  une  foule  de  voyageurs 
Féwier.     ont  éprouvé  les  funestes  effets. 

MM.  Jacquinot  et  Lottin  ont  commencé  aujour- 
d'hui leurs  observations  astronomiques.  Pour  moi,  j'ai 
éprouvé  un  ressentiment  d'entérite  qui  m'a  jeté  dans 
un  grand  affaiblissement.  Toutefois  j'ai  encore  erré  de 
six  heures  à  deux  heures  dans  les  forêts  ombreuses 
qui  environnent  l'aiguade.  De  nouveau  j'ai  admiré  la 
ressemblance  qui  existe  entre  la  nature  de  la  végéta- 
tion, des  oiseaux,  des  insectes  et  même  des  planta- 
tions de  cette  ile ,  et  ce  que  j'avais  observé  à  la  Nou- 
velle-Guinée. Les  plantations  se  réduisent  à  la  culture 
de  Vai  uni  esculentum  et  du  clioscorea  sativa,  sur  des 
espaces  déblayes  où  les  naturels  laissent  cependant 
croître,  disséminés,  des  cocotiers,  sagoutiers,  aré- 
quiers ,  arbres  à  pain ,  inocarpus  et  hibiscus  tiliaceus. 
Ce  dernier  arbre  leur  fournit  sans  doute  l'écorce  avec 
laquelle  ils  fabriquent  leurs  grossières  étoffes.  Comme 
à  Doreï  les  fourmis  sont  partout  fort  importunes,  et 
les  moustiques  plus  fâcheuses  encore  viennent  nous 
harceler  jusqu'à  bord  de  la  corvette. 
<*\.  Malgré  la  chaleur  excessive  qui  a  régné  toute  la 

journée,  les  travaux  du  bord  ont  été  poursuivis  avec 
activité. 

Vers  midi  le  grand  canot  a  été  de  retour  à  bord,  après 
avoir  heureusement  accompli  sa  mission.  M.  Gressien 
a  pu  faire  le  tour  de  File  en  dedans  de  la  ceinture  de 
brisans  qui  l'environne ,  et  même  en  suivant  la  côte 
de  fort  près.  A  Païou,  le  premier  village  où  il  se  soit 
arrêté,  tout  le  monde  a  pris  la  fuite;  Hambilton ,  le 


DE  L'ASTROLABE.  147 

seul  homme  du  canot  qui  soil  descendu  à  terre,  n'a  1828. 
trouvé  qu'un  vieillard  et  une  vieille  femme  ;  ces  deux  Février, 
individus,  dominés  parla  frayeur,  n'ont  pu  lui  donner 
aucun  renseignement.  Plus  loin,  dans  un  endroit 
nommé  Nama,  où  se  trouve  un  village  plus  considé- 
rable qu'à  Païou,  on  a  communiqué  avec  les  naturels 
qui  ont  vendu  plusieurs  vieux  morceaux  de  fer  et  de 
cuivre  provenant  des  vaisseaux  naufragés  à  Païou  et 
à  Vanou  ;  mais  personne  ne  pouvait  ou  ne  voulait 
donner  de  détails  touchant  les  circonstances  du  nau- 
frage, ni  sur  le  sort  des  Français  qui  avaient  pu 
échapper.  Un  seul,  plus  âgé,  a  dit  qu'un  certain  nom- 
bre d'Européens  s'étaient  sauvés  sur  des  planches ,  et 
que  deux  d'entre  eux  s'étaient  établis  à  Païou ,  mais 
qu'ils  étaient  morts  depuis  long-temps.  Les  autres , 
comme  s'ils  se  fussent  donné  le  mot  pour  garder  le 
silence  sur  cet  événement ,  protestaient  qu'ils  n'en 
avaient  aucune  connaissance,  que  ces  objets  leur  ve- 
naient de  leurs  païens  qui  les  avaient  enfouis  en  terre 
il  v  avait  bien  long-temps.  Lorsqu'on  leur  objectait  les 
objets  recueillis  par  Dillon  sur  les  récifs,  tous  assu- 
raient que  ce  capitaine,  qu'ils  nommaient  Pi  tri  cor- 
ruption de  son  nom  de  baptême  Peter),  n'avait  point 
emporté  de  canons,  qu'il  n'avait  rien  recueilli  sur  le 
brisant,  et  que  durant  son  séjour  dans  l'île  la  mer 
avait  été  trop  grosse  pour  qu'on  put  rien  pécher  sur 
les  récifs.  Il  était  évident  que  ces  insulaires,  crai- 
gnant que  nous  ne  fussions  venus  chez  eux  pour  tirer 
vengeance  de  la  mort  de  nos  compatriotes ,  avaient 
adopté  de  concert  un  système  de  dénégation  absolue 

10* 


148  VOYAGE 

1828.       touchant  le  naufrage  des  frégates  et  les  événemens  qui 
Février.     s'en  étaient  suivis.  Ni  promesses ,   ni  caresses ,   ni 
prières  ne  réussirent  à  M.  Gressien  pour  vaincre  leur 
obstination,  et  il  fut  obligé  de  les  quitter  sans  en  ob- 
tenir rien  de  plus  satisfaisant. 

Le  grand  canot  a  passé  la  nuit  près  du  village  de 
Vanou  dont  les  habitans  ont  aussi  apporté  quelques 
débris  insignifians  du  naufrage.  Puis  ce  malin  il  s'est 
dirigé  vers  la  passe  du  nord,  par  laquelle  il  est  rentré 
dans  le  bassin  intérieur,  et  il  est  enfin  revenu  à  bord 
par  la  passe  de  Test  » . 

A  Vanou  les  deux  guides  de  Tevai  parurent  fort 
alarmés  de  se  trouver  en  présence  des  habitans  de 
cet  endroit;  ils  se  couchèrent  à  plat-ventre  dans  le 
canot ,  et  ne  se  firent  voir  qu'après  avoir  reconnu  que 
les  naturels  de  Vanou  ne  se  montraient  point  hostiles 
envers  leurs  hôtes.  Un  de  ces  guides  raconta  à  Ham- 
bilton  qu'outre  les  deux  navires  qui  avaient  fait  nau- 
frage à  Païou  et  à  Vanou ,  un  autre  avait  péri  près 
des  îles  de  sable,  nommées  Maka-Loumou ,  au  sud 
de  l'île;  mais  qu'on  n'avait  pu  rien  en  sauver,  attendu 
qu'il  avait  été  sur-le-champ  brisé ,  et  s'était  englouti 
le  long  du  brisant. 

Ce  premier  voyage  nous  a  fait  connaître  le  contour 
de  l'île,  et  nous  a  confirmé  le  fait  du  naufrage;  mais 
il  ne  nous  a  procuré  aucuns  documens  sur  le  lieu 
précis  où  il  arriva ,  ni  sur  les  événemens  qui  l'ont 
accompagné.  Nous  serons  peut-être  plus  heureux  dans 

1    Voyez  note  y. 


DE  L'ASTROLABE.  ii9 

les  excursions  suivantes.  En  outre  je  ferai  en  sorte  de       1828. 
captiver,  par  des  amitiés  et  des  prévenances  de  tout     Fémer. 
genre,  la  confiance  de  nos  soupçonneux  hôtes,  afin 
de  leur  arracher  des  déclarations  plus  complètes  et 
plus  satisfaisantes  touchant  la  catastrophe  qui  nous 
intéresse  si  vivement  tous. 

Déjà  M.  Guilbert,  en  chassant  sur  les  bords  de 
la  passe  de  l'est,  a  découvert,  sur  la  petite  île  du 
bassin  intérieur,  un  village  dont  les  habitans  l'ont  bien 
accueilli.  Deux  des  naturels  de  cet  endroit ,  nommés 
Tangaloa  et  Barbaka,  lui  ont  montré  un  certificat, 
que  M.  Dillon  leur  avait  laissé  ,  et  que  M.  Guilbert  a 
pu  obtenir  moyennant  quelques  présens.  Par  cha- 
cune de  ces  pièces  écrites  sur  un  morceau  de  parche- 
min ,  et  datées  du  6  octobre  1827,  M.  Dillon  certifie 
qu'il  a  été  content  de  la  conduite  du  porteur  durant 
son  séjour  dans  l'île ,  qu'il  y  est  arrivé  le  13  septem- 
bre 1827,  et  doit  en  repartir  le  jour  suivant ,  7  octo- 
bre, pour  se  rendre  aux  iles  sous  le  vent ,  à  la  recher- 
che des  Français  de  l'équipage  de  Lapérouse.  Il  l'ait 
aussi  mention  de  cinq  canons  de  bronze  ,  d'un  mortier 
de  cuivré  et  de  vaisselle  trouvés  à  Vanikoro.  En  outre 
M.  Guilbert  a  apporté  de  ce  village  un  morceau  de 
cuivre  percé  de  quelques  trous,  paraissant  avoir  servi 
de  garniture  de  bout  de  vergue. 

La  chaloupe  a  jeté  la  seine  sur  la  plage ,  et  a  fait 
une  pèche  assez  abondante.  Dans  la  disette  de  vivres 
frais  où  nous  sommes  réduits ,  une  pareille  capture 
est  un  sujet  de  joie  universelle. 

M.  Gressien  est  parti  à  cinq  heures,  dans  la  vole,        2J. 


150  VOYAGE 

1828.       pour  travailler  à  lever  le  plan  de  la  passe  de  lest  et  de 
Février.     ja  jjaje  intérieure  ;  il  a  consacré  une  grande  partie  du 
jour  à  ce  travail. 

Moi-même,  à  six  heures  et  demie,  je  me  suis  em- 
barqué dans  la  baleinière  avec  MM.  Gaimard  ,  Guil- 
bert  et  Lauvergne ,  et  me  suis  dirigé  vers  le  village 
de  Tevai  :  mon  intention  était  de  rendre  visite  au  chef 
Nelo ,  de  le  questionner  à  loisir  sur  le  naufrage,  et  de 
lâcher  de  l'engager  à  nous  fournir  quelques  cochons. 

Nous  avons  eu  beaucoup  de  peine  à  débarquer,  car 
le  récif  s'avance  assez  loin  au  large ,  et  il  est  parsemé 
de  trous  assez  profonds  qui  rendent  l'accès  du  rivage 
difficile  et  dangereux.  Les  naturels  n'ont  paru  ni  sa- 
tisfaits ni  fâchés  de  nous  voir,  et  cette  indifférence 
m'a  frappé.  Leur  village  se  compose  d'une  trentaine 
de  cases  groupées  assez  agréablement  sous  une  touffe 
de  cocotiers  et  autres  arbres ,  dans  un  petit  vallon  au 
pied  de  la  montagne;  sa  population  peut  s'élever  à 
deux  cents  personnes  environ. 

Le  vieux  Nelo  m'a  reçu  dans  sa  cabane  d'un  air 
assez  bourru ,  et  il  a  débuté  par  me  demander  des  ha- 
ches ,  en  ajoutant  que  Pita  lui  en  avait  donné  beau- 
coup, beaucoup.  Je  lui  ai  fait  expliquer  par  Hambilton 
que  nous  avions  besoin  de  vivres  frais ,  que  les  ha- 
ches nous  avaient  été  données  par  notre  chef  pour 
nous  en  procurer,  et  que,  si  Nelo  voulait  envoyer  à 
bord  des  cochons  et  des  poules  ,  nous  lui  donnerions 
beaucoup  de  haches.  Alors  Nelo  a  demandé  trois  ha- 
ches pour  un  petit  cochon  ,  et  une  hache  pour  un 
petit  poulet.  Ce  dernier  marché  ne  pouvait  pas  me 


DE  L'ASTROLABE.  161 

convenir,  mais  j'ai  consenti  au  premier,  et  j'ai  envoyé  182S. 
prendre  dans  le  canot  trois  haches.  Nelo  les  a  exa-  Féeries, 
rainées ,  puis  il  a  rompu  le  marché  sous  prétexte 
qu'une  des  haches  n'était  pas  assez  grosse.  Voyant  sa 
mauvaise  foi,  j'ai  voulu  m'en  aller;  mais  il  m'a  fait 
tant  d'instances  que  j'ai  consenti  à  me  rendre  dans  la 
maison  de  VAtoua,  où  le  marché,  disait-il,  allait  se 
conclure.  Cette  maison  de  l'A  loua  était  une  case  plus 
grande  et  mieux  construite  que  les  autres,  pourvue 
dans  tout  son  contour  d'estrades  de  nattes  en  forme 
de  lits  de  camp  pour  s'asseoir  ou  dormir,  et  abon- 
damment pourvue  d'armes  ,  cordages  et  divers  usten- 
siles. 11  m'a  semblé  que  c'était  à  la  fois  une  salle  d'ar- 
mes et  de  conseil ,  plutôt  qu'une  espèce  de  temple , 
puisque  je  n'y  ai  remarqué  rien  qui  parût  avoir  rap- 
port à  un  culte  quelconque. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  ce  fut  là  que  ?Velo  fit  semblant  de 
vouloir  négocier  et  d'envoyer  chercher  des  cochons. 
Mais  aucun  n'arrivait;  et  chaque  fois  que  je  faisais 
raine  de  m'en  aller,  Aelo  m'arrêtait  avec  humeur,  et 
les  sauvages  qui  nous  entouraient  semblaient  grom- 
melé]' entre  leurs  dents  et  n'attendre  qu'un  signal  de 
leur  chef  pour  tomber  sur  nous.  Je  reconnus  que 
l'intention  du  brave  Nelo  était  d'avoir  des  haches  sans 
donner  de  cochons  :  nous  étions  venus  sans  armes, 
et  il  eût  été  mal  avisé  de  vouloir  résister  à  ces  sau- 
vages alertes,  résolus  et  bien  armés.  Il  était  évident 
que  je  venais  de  me  fourrer  dans  un  guêpier,  et,  tout 
en  cédant,  je  ne  songeai  plus  qu'à  me  ménager  une 
retraite  honorable. 


152  VOYAGE 

isas.  Ainsi,  prenant  tout-à-coup  mon  parti,  je  fis  dire  à 

Février.  i\Telo,  par  Hanibilton,  que  je  n'avais  pas  le  temps  d'at- 
tendre que  l'on  amenât  des  cochons;  mais  que  je  lui 
donnais  à  compte  sur  le  prix  convenu  une  grosse 
hache  et  un  beau  collier,  et  que,  comme  je  comptais 
sur  sa  bonne  foi ,  il  recevrait  le  reste  du  prix  quand 
il  ferait  porter  l'animal  à  bord.  Sur  cela,  je  lui  livrai 
les  deux  objets  en  question ,  et ,  sans  attendre  sa  ré- 
ponse, je  me  remis  en  route  pour  le  canot. 

Ce  dénouement  imprévu  du  marché  surprit  telle- 
ment Nelo,  ou  bien  il  fut  si  content  d'obtenir  la  hache 
pour  rien  ,  qu'il  ne  s'opposa  nullement  à  ma  retraite 
non  plus  qu'aucun  de  ses  gens.  Pour  ma  part ,  je 
m'estimai  fort  heureux  d'être  sorti  à  aussi  bon  marché 
de  cette  espèce  de  coupe-gorge.  Cette  aventure  me 
donna  la  plus  mauvaise  opinion  du  caractère  des  habi- 
tans  de  Tevai,  et  je  vis  que  nous  ne  pourrions  pas  être 
trop  sur  nos  gardes  contre  leurs  dispositions  avides 
et  turbulentes  et  leur  perfidie.  Le  fils  de  Nelo  lui- 
même,  si  composé,  si  timide  quand  il  venait  nous 
voir ,  se  trouvait  au  nombre  des  plus  insolens. 

Durant  cette  entrevue,  j'avais  cependant  profilé  de 
tous  les  instans  où  je  pouvais  fixer  l'attention  du 
cupide  Nelo  pour  le  questionner  au  sujet  du  naufrage. 
Malgré  sa  mauvaise  humeur,  il  répondait  quelquefois 
à  mes  questions.  —  Suivant  lui ,  les  Français  qui 
avaient  abordé  à  Vanou  avaient  tiré  les  premiers  sur 
les  naturels,  et  en  avaient  tué  une  vingtaine  :  puis  ils 
s'en  étaient  allés.  Jamais,  à  sa  connaissance,  aucun 
papa  langui  (blanc)  n'avait  existé  dans  Yanikoro, 


DK   [/ASTROLABE.  153 

ni  dans  les  îles  voisines.    Un  navire  s'était  effecti-      is*s. 
vemenl  perdu  sur  les  récifs  du  S.  E.  ;  mais  on  n'avait     Févnei. 
pu  rien  en  sauver,  et  les  blancs  qui  le  montaient 
n'étaient  point  descendus  à  terre.  Enfin  ,  Pita  n'avait 
point  eu  de  canons ,  et  n'avait  pas  même  pu  pécher 

sur  les  récifs Malgré  les  protestations  de  Nelo,  je 

voyais  facilement  que  ce  chef  n'était  point  sincère, 
et  qu'il  y  avait  beaucoup  de  réticences  dans  ses  décla- 
rations. 

En  quittant  Tevai,  je  me  dirigeai  sur  un  des  vil-  pi.clxwh. 
lages  de  Manevai ,  dans  le  bassin  intérieur.  Du  plus 


loin  qu'ils  nous  aperçurent,  les  habitans  accoururent 
au-devant  de  nous ,  sans  armes ,  et  en  témoignant  une 
joie  extrême  de  nous  voir.  Le  vieil  ariki  Tamanon- 
gui  me  prit  amicalement  par  la  main  ,  et  me  conduisit 
dans  une  espèce  de  case  publique  où  l'on  préparait 
des  vivres.  Nous  nous  assîmes  au  milieu  de  tout  le 
peuple  et  à  côté  des  chefs  des  deux  villages. 


154  VOYAGE 

1S2S.  Je  donnai  à  chacun  d'eux  un  collier,  el  M.  Guilbert 

Février.  ]es  gratifia  d'un  morceau  d  étoffe  de  Tonga  :  ces 
présens  les  comblèrent  de  joie.  Puis  je  commençai  à 
les  questionner.  Ils  m'écoutaient  attentivement,  et 
paraissaient  disposés  à  m'èlre  agréables.  Néanmoins, 
comme  ceux  de  Tevai,  ils  nièrent  long-temps  avoir  eu 
connaissance  de  l'événement  ;  personne  ne  se  sou- 
venait d'avoir  vu  les  vaisseaux  naufragés,  ni  les  étran- 
gers qui  les  montaient.  Enfin  un  vieillard,  qui  parais- 
sait n'avoir  pas  moins  de  soixante-dix  ans,  confessa 
qu'il  avait  vu  deux  blancs  qui  étaient  descendus  à 
Païou  ;  mais  il  ajouta  qu'ils  y  étaient  morts  depuis 
long-temps  sans  avoir  laissé  d'enfans.  Ceux  qui  avaient 
abordé  à  Vanou  avaient  été  reçus  à  coups  de  flèches 
par  les  naturels  :  alors  les  blancs  avaient  tiré  sur 
ceux-ci  avec  leurs  fusils  (  et  il  faisait  le  geste  d'un 
homme  qui  souffle  la  mort);  ils  en  avaient  tué  plu- 
sieurs ;  ensuite  ils  avaient  tous  péri  eux-mêmes ,  et 
leurs  crânes  étaient  enterrés  à  Vanou.  Les  autres  os 
avaient  servi  aux  sauvages  à  garnir  leurs  flèches. 
Quelques-uns  des  assistans  ont  voulu  nier  ce  dernier 
fait;  mais,  en  définitive,  ils  ont  avoué  qu'ils  crai- 
gnaient de  voir  les  habitans  de  Vanou  arriver  pour 
les  exterminer,  s'ils  avaient  connaissance  que  ceux 
de  Manevai  eussent  fait  cette  déclaration.  Ils  firent 
même  retirer  le  vieillard  pour  empêcher  que  je  ne 
l'interrogeasse  plus  longuement. 

Pendant  ce  temps,  on  m'avait  apporté  de  vieux 
morceaux  de  fer  provenant  du  navire  naufragé  devant 
Païou  ;  mais  je  n'achetai  qu'un  clou  et  un  morceau 


DE  L'ASTROLABE.  155 

de  cuivre,  les  autres  pièces  n'offrant  que  des  débris       i8a8. 
informes,  à  cause  de  leur  vétusté  ou  de  leur  oxi-      ^rier. 
dation. 

A  Manevai,  comme  à  Tevai,  je  montrai  aux  na- 
turels une  croix  de  Saint-Louis  et  une  pièce  d'argent , 
en  leur  demandant  s'ils  avaient  déjà  vu  des  objets 
semblables.  A  Tevai,  personne  ne  se  souvint  d'en 
avoir  jamais  vu;  mais  à  Manevai,  Tangaloa  affirma 
qu'il  s'en  trouvait  de  semblables  à  Vanou.  Je  négociai 
ensuite,  avec  Tangaloa  et  Barbaka,  le  prix  des  mor- 
ceaux de  parchemin  laissés  par  Dillon.  Le  premier 
céda  volontiers  le  sien  pour  un  beau  collier  ;  et  Bar- 
baka,  après  s'être  montré  d'abord  plus  exigeant, 
accepta  aussi  ce  marché. 

Le  chef  Tamanongui  me  fit  offrir  du  poisson,  du 
taro  et  des  cocos;  je  n'acceptai  que  quelques  cocos, 
mais  je  fus  très-sensible  à  son  hospitalité,  qui  con- 
trastait si  fortement  avec  l'insolente  avidité  de  Nelo  et 
de  ses  sujets.  Ce  bon  ariki  parut  enchanté ,  ainsi  que 
tous  ses  hommes,  quand  je  lui  appris  que  dans  cinq 
jours  le  navire  viendrait  mouiller  près  du  village  ;  et 
il  répéta  plusieurs  fois  que  tout  y  serait  à  mon 
service. 

J'avais  remarqué  Tangaloa,  tant  pour  son  intelli-  pi.  clxxvi. 
gence  et  ses  agréables  manières  que  pour  sa  connais- 
sance parfaite  de  la  langue  de  Tikopia.  Aussi  lui 
avais-je  fait  quelques  amitiés ,  qui  l'avaient  d'autant 
mieux  disposé  à  mon  égard  qu'il  était  déjà  l'ami  de 
M.  Guilbert.  Jaloux  d'acquérir  un  interprète  aussi 
intelligent .  je  lui  avais  proposé  de  servir  de  guide  au 


156  VOYAGE 

i8is.  canot  qui  allait  retourner  à  Vanou  et  à  Paiou.  Il 
Février,  accepta  de  très-bonne  grâce,  et  parut  tout  décidé  à 
nous  accompagner  sur-le-champ  à  bord  ;  mais  à  me- 
sure que  l'instant  du  départ  approchait,  il  devint 
rêveur  et  taciturne ,  et  je  m'aperçus  qu'il  regrettait 
de  s'être  autant  engagé.  Enfin  ,  arrivé  près  du  canot 
qui  nous  attendait  le  long  du  récif,  son  courage 
l'abandonna  complètement,  et  il  refusa  de  nous  suivre, 
en  alléguant  que  Nelo  le  tuerait  s'il  se  hasardait  sur 
son  territoire.  Je  crus  alors  que  ce  motif  n'était 
qu'une  défaite  pour  lui  servir  d'excuse,  et  que  Tan- 
galoa  n'était  arrêté  que  par  sa  défiance  envers  des 
étrangers  qu'il  connaissait  à  peine.  Bientôt  je  devais 
apprendre  que  l'autre  raison  pouvait  avoir  quelque 
fondement. 

Dans  les  deux  villages,  les  naturels  se  sont  accordés 
à  désigner  spécialement  sous  le  nom  de  Vanikoro  l'île 
du  N .  E.  sur  laquelle  se  trouvaient  le  village  de  ce  nom 
et  celui  de  Tevai.  Mais  ils  n'ont  point  de  nom  collectif 
pour  la  grande  ile  ,  et  ils  font  divisée  en  districts  dont 
les  principaux  sontTanema ,  Paiou  et  Vanou.  En  con- 
séquence, pour  nous  conformer  à  la  désignation  des 
peuples  voisins,  le  groupe  entier,  suivant  nous,  por- 
tera le  nom  d'il  es  Vanikoro,  la  grande  île  gardera  le 
nom  de  la  Recherche  que  lui  avait  imposé  d'Entre- 
casteaux ,  la  petite  sera  l'île  Tevai ,  de  son  principal 
village  qui  donnera  aussi  son  nom  à  la  baie  de  l'est.  Le 
bassin  intérieur  sera  la  baie  de  Manevai ,  et  notre 
mouillage  actuel  sera  le  havre  d'Ocili  ;  enfin  les  deux 
canaux  par  où  l'on  pénètre  dans  la  baie  de  Manevai , 


DE  L'ASTROLABE.  167 

seront  les  passes  de  lest  et  du  nord.  Deux  des  pointes      1828. 
de  l'est  de  l'île  de  la  Recherche  ont  été  nommées     Février. 
Pointe  de  l'Astrolabe  et  Pointe  Dillon,  Les  autres 
baies  et  caps  ont  leurs  noms  des  villages  voisins  ou 
des  districts  sur  lesquels  ils  se  trouvent  '. 

En  traversant  deux  fois  la  passe  de  l'est,  j'ai  reconnu 
avec  joie  qu'elle  était  moins  difficile  que  je  ne  l'avais 
jugée  au  premier  abord.  M.  Gressien,  qui  a  employé 
une  partie  du  jour  à  la  sonder  ,  m'en  a  rendu  le  même 
compte.  Il  a  vérifié  en  outre  que  le  bassin  de  Manevai 
offrait  un  mouillage  excellent.  Une  fois  la  passe  bien 
balisée,  il  me  sera  possible  d'y  engager  la  corvette, 
car  je  ne  puis  me  dissimuler  qu'elle  ne  serait  pas  du 
tout  en  sûreté  sur  la  rade  d'Ocili,  si  nous  étions  as- 
saillis par  de  forts  vents  et  une  grosse  mer  de  l'est. 

Un  dernier  voyage  de  la  chaloupe  a  complété  notre 
provision  d'eau.  Le  coup  de  seine  de  la  soirée  a  encore 
procuré  une  pèche  abondante. 

Demain  M.  Jacquinot,  accompagné  de  3131.  Lot- 
tin,  Sainson,  Dudemaine  et  Lesson  ,  partira  dans  le 
grand  canot  pour  faire  une  seconde  excursion  autour 
de  l'île,  et  chercher  de  nouveau  le  lieu  du  naufrage. 
Il  était  convenu  entre  Hambilton  et  moi  que  cet  Anglais 
resterait  à  Païou  ,  dans  l'espoir  d'interroger  plus  faci- 
lement les  habilans  et  de  mieux  gagner  leur  confiance, 
quand  une  fois  il  serait  seul  parmi  eux  ;  il  devait  être 
repris  dans  un  voyage  subséquent  du  grand  canot. 


'    Plus  lard,  la  pointe  orientale  de  Tevai  fut  appelée  pointe  de  la  Bavon- 
naise,  du  nom  du  navire  que  commandait  M.  Le  Goarant. 


158  VOYAGE 

1828.  Ayant  eu  connaissance  de  cette  décision ,  M.  Gaimard 
Fevner.  vmt  me  prjer  jg  [uj  accorder  la  permission  de  se  join- 
dre à  Hambilton  et  de  rester  quelques  jours  à  Païou 
dans  le  même  dessein.  Mon  premier  mouvement  fut  de 
me  refuser  h  ce  désir  ;  cependant,  ayant  réfléchi  d'une 
part  que  tout  le  monde  se  portait  bien,  qu'outre 
M .  Gaimard  il  restait  encore  deux  médecins  à  bord , 
qu'enfin  M.  Gaimard  n'exposait  que  sa  propre  per- 
sonne; d'un  autre  côté  considérant  que  par  son  zèle  , 
son  activité  et  le  crédit  dont  il  jouissait  d'ordinaire  au 
milieu  des  nations  sauvages,  il  pourrait  arriver  à  quel- 
que résultat  important  ;  je  finis  par  acquiescer  à  sa 
proposition  ,  et  je  lui  remis  un  présent  pour  le  chef  de 
Païou.  Je  lui  recommandai  spécialement  la  recherche 
des  crânes  déposés  à  Vanou  et  des  pièces  de  monnaie, 
la  découverte  du  lieu  du  naufrage,  et  de  celui  où  les 
Français  auraient  construit  un  petit  navire.  En  même 
temps ,  je  l'invitai  fortement  à  ne  rien  emporter  sur 
lui  qui  put  exciter  la  cupidité  des  naturels,  et  à  ne 
conserver  autre  chose  que  les  effets  qui  lui  étaient 
strictement  nécessaires.  Il  est  fâcheux  que  M.  Gai- 
mard ne  connaisse  point  l'anglais,  ce  qui  lui  rend 
l'assistance  d'Hambilton  beaucoup  moins  utile. 
26.  Dès  trois  heures  du  matin,  le  grand  canot  bien  ar- 

mé est  parti  pour  remplir  sa  mission.  M.  Gressien  a 
encore  passé  la  journée  à  sonder  et  lever  le  plan  de  la 
baie  de  Manevai,  avec  la  yole.  Le  bot  a  été  mis  aux 
ordres  de  M.  Paris  qui  a  exécuté  un  travail  semblable 
pour  la  baie  de  Tevai. 

Nous  avons  observé  dans  la  matinée  plusieurs  piro- 


DE  L'ASTROLABE.  159 

gués  qui  arrivaient  par  la  passe  de  lest  et  semblaient  se       182s. 
diriger  sur  le  rivage  de  Tevai.  De  son  côté ,  M.  Grès-     Février. 
sien  a  trouvé  les  habitans  de  Manevai  disposés  à  dan-    - 
ser,  comme  s'ils  eussent  célébré  une  fête.  Mais  le  tra- 
vail dont  il  était  chargé  ne  lui  a  pas  permis  d'en  obser- 
ver les  détails. 

La  faiblesse  extrême  que  j'éprouve  depuis  quelques 
jours  ne  me  permet  pas  de  m'écarter  du  navire  ;  je  me 
contente  d'une  courte  promenade  sous  les  arbres  de 
la  plage,  et  je  prends  chaque  jour  un  bain  qui  nie 
procure  un  peu  de  soulagement. 

A  une  heure  après  minuit,  comme  je  dormais  sur  27. 
le  bastingage,  j'ai  été  réveillé  par  le  bruit  qu'a  fait  le 
grand  canot  en  accostant  le  long  du  bord.  J'ai  question- 
né avec  empressement  nos  voyageurs ,  et  l'on  doit 
juger  de  la  satisfaction  que  j'ai  éprouvée,  en  rece- 
vant les  renseignemens  suivaus. 

Le  grand  canot  est  arrivé  ce  matin  à  huit  heures  n. 
environ  devant  Vanou.  A  son  approche ,  les  femmes  clxxxiv, 
se  sont  enfuies  dans  les  bois,  emmenant  leurs  enfans 
avec  elles  et  emportant  sur  le  dos  leurs  effets  les 
plus  précieux.  Les  hommes  sont  venus  au-devant  du 
canot  d'un  air  où  léguaient  l'inquiétude  et  l'effroi;  à 
toutes  les  questions  qu'on  leur  a  adressées,  ils  n'ont  fait 
que  des  réponses  évasives  et  visiblement  mensongères. 
Tout  en  persistant  dans  leur  système  de  dénégation 
absolue  louchant  le  naufrage  des  navires  et  ses  consé- 
quences ,  ils  ont  cependant  avoué  qu'ils  avaient  eu  en 
leur  pouvoir  les  crânes  des  matas ,  mais  ils  ont  ajouté 
qu'on  les  avait  depuis  long-temps  jetés  à  la  mer. 


100  VOYAGE 

1S2S.  Seul  parmi  ces  sauvages,  Valie,  second  chef  de 

Février.      Y/anou ,  paraissait  plus  disposé  à  la  confiance  et  à  la 

PI    CLXYIÏ 

sincérité.  Plusieurs  fois  il  fut  sur  le  point  de  faire  des 
déclarations  plus  satisfaisantes  ;  mais  chaque  fois  il 
fut  arrêté  par  les  gestes  et  les  menaces  de  ses  compa- 
triotes qui  l'empêchèrent  de  parler.  On  ne  put  non 
plus  obtenir  deux  aucun  renseignement  touchant  le 
lieu  du  naufrage.  M.  Gaimard  et  Hambilton  descen- 
dirent à  terre  et  visitèrent  la  maison  de  l'Aloua  où  rien 
d'intéressant  ne  s'offrit  à  leurs  recherches. 
pi.  Alors  le  canot  se  dirigea  vers  Nama,  village  situé  à 

clxxxiii.  deux  milles  plus  loin.  Les  Français  y  furent  accueillis 
d'un  air  plus  ouvert  qu'à  Yanou;  cependant  leurs 
questions,  leurs  promesses  et  leurs  efforts  y  furent 
long-temps  aussi  infructueux,  et  M.  Jacquinot  se  pro- 
posait déjà  de  continuer  sa  route  vers  Païou  ,  lorsqu'il 
s'avisa  de  déployer  aux  yeux  des  sauvages  un  morceau 
de  drap  rouge.  La  vue  de  cet  objet  produisit  un  tel 
effet  sur  l'esprit  d'un  de  ces  sauvages,  qu'il  sauta  sur- 
le-champ  dans  le  canot  et  s'offrit  à  le  conduire  sur  le 
lieu  du  naufrage,  pourvu  qu'on  lui  donnât  le  précieux 
morceau  d'étoffe.  Le  marché  fut  ausitôt  conclu,  et  nos 
compagnons  furent  enfin  conduits  sur  le  lieu  que  nous 
cherchions  avec  tant  d'empressement  depuis  notre 
arrivée. 

La  chaîne  de  récifs  qui  forme  comme  une  immense 
ceinture  autour  de  Vanikoro ,  à  la  distance  de  deux 
ou  trois  milles  au  large,  près  de  Païou  et  devant  un  lieu 
nommé  Ambi,  se  rapproche  beaucoup  de  la  côte  dont 
elle  n'est  guère  alors  éloignée  de  plus  d'un  mille.  Ce  fut 


DE  L'ASTROLABE.  161 

là ,  dans  une  espèce  de  coupée  au  travers  des  brisans,       189.S. 
que  le  sauvage  arrêta  le  canot  et  fit  signe  aux  Français     Février, 
de  regarder  au  fond  de  l'eau.  En  effet ,  à  la  profondeur 
de  douze  ou  quinze  pieds,  ils  distinguèrent  bientôt, 
disséminés  ça  et  là  et  empâtés  de  coraux,  des  ancres,  pi.  ccxl  Us 
des  canons,  des  boulets  et  divers  autres  objets,  sur- 
tout de  nombreuses  plaques  de  plomb.  A  ce  spectacle, 
tous  leurs  doutes  furent  dissipés  ;  ils  restèrent  con- 
vaincus que  les  tristes  débris  qui  frappaient  leurs  yeux 
étaient  les  derniers  témoins  du  désastre  des  navires  de 
Lapérouse. 

Il  ne  restait  plus  que  des  objets  en  fer,  cuivre  ou 
plomb.  Tout  le  bois  avait  disparu,  détruit  sans  doute 
par  le  temps  et  le  frottement  des  lames.  La  disposi- 
tion des  ancres  faisait  présumer  que  quatre  d'entre 
elles  avaient  coulé  avec  le  navire,  tandis  que  les  deux- 
autres  avaient  pu  être  mouillées.  L'aspect  des  lieux 
donnait  enfin  lieu  de  croire  que  le  navire  avait  tenté 
de  s'introduire  au  dedans  des  récils  par  une  espèce 
de  passe  ,  qu'il  avait  échoué  ,  et  n'avait  pu  se  dégager 
de  cette  position  qui  lui  était  devenue  fatale.  Suivant 
le  récit  de  quelques  sauvages ,  ce  navire  aurait  été 
celui  dont  l'équipage  avait  pu  se  sauver  à  Païou ,  et  y 
construire  un  petit  bâtiment ,  tandis  que  l'autre  aurait 
échoué  en  dehors  du  récif,  où  il  se  serait  tout-à-lait 
englouti. 

M.  Jacquinot  fit  plonger  sur  une  de  ces  ancres  ;  on 
réussit  à  l'élinguer,  et  déjà  on  avait  fortement  agi 
avec  les  palans  pour  la  soulager,  quand  on  saperçut 
(pie  celte  manœuvre  allait  compromettre  le  salut  du 

TOME    V.  I  I 


162  VOYAGE 

1R2S.  canot  dont  l'arrière  cédait  aux  efforts  qui  avaient  été 
Février,  faits  ;  tant  cette  ancre  était  déjà  engagée  sous  la  croûte 
des  coraux  !  Cette  considération  décida  M.  Jacquinot 
à  renoncer  à  son  entreprise ,  et  coïnme  il  était  déjà 
quatre  heures  du  soir,  il  jugea  à  propos  de  se  mettre 
en  route  pour  le  navire.  En  conséquence  ,  après  avoir 
déposé  M.  Gaimard  et  Hambilton  au  milieu  des  habi- 
tans  de  Nama ,  qui  parurent  enchantés  de  voir  ces 
étrangers  s'établir  au  milieu  d'eux ,  le  grand  canot  se 
dirigea  vers  la  corvette;  il  toucha  plusieurs  fois  contre 
des  bancs  de  coraux  ;  mais,  comme  il  faisait  très-beau 
clair  de  lune  et  calme,  ces  accidens  n'eurent  point  de 
suite  fâcheuse  ,  et  le  canot  opéra  heureusement  son 
retour  à  Ocili  par  la  baie  Manevai  et  la  passe  de  l'Est. 

Du  reste  MM.  Jacquinot  et  Lottin  avaient  acheté 
des  naturels  plusieurs  objets  du  naufrage,  dont  les 
plus  remarquables  étaient  un  croc  de  capon  ,  un  bout 
de  chaîne  de  paratonnerre,  une  mesure  à  poudre  en 
cuivre ,  un  piédestal  d'instrument  ou  d'un  fort  chan- 
delier en  cuivre,  surtout  un  vase  cubique  en  cuivre 
avec  une  forte  doublure  en  plomb,  etc.  ;  enfin  un  sau- 
mon de  fer  de  cent  livres  pesant. 

Comme  je  l'ai  déjà  dit ,  ce  voyage  nous  a  tous  con- 
vaincus que  les  bâtimens  dont  nous  recueillons  les 
débris,  et  dont  ces  messieurs  ont  vu  les  ancres  et  les 
canons  épars  sous  l'eau ,  étaient  effectivement  ceux 
de  Lapérouse.  Je  liens  cependant  à  acquérir  de  nou- 
velles preuves  de  conviction ,  s'il  est  possible;  je  tiens 
du  moins  à  me  procurer  un  canon  et  une  ancre  pour 
les  rapporter  avec  nous  en  Europe  ,  et  les  montrer  à 


DE  L'ASTROLABE.  163 

nos  concitoyens  comme  des  monumens  authentiques      1S2S. 

du  naufrage  des  frégates  de  Lapérouse  et  de  nos  ef-     Février. 

forts  sur  les  récifs  de  Vanikoro.  Mais  pour  cela  il  faut 

que  la  chaloupe  elle-même  se  transporte  sur  les  récifs 

du  naufrage ,  et  je  ne  veux  point  qu'elle  s'éloigne  de 

la  corvette  avant  que  celle-ci  soit  mouillée  dans  un 

lieu  plus  sur. 

Dans  la  journée  notre  provision  de  hois  à  brûler  a  a8. 
été  complétée ,  et  M.  Paris  a  terminé  son  travail  rela- 
tivement à  la  baie  Tevai.  Une  forte  houle  entre  en 
rade,  et  nous  fait  rouler  bord  sur  bord,  tandis 
qu'elle  fait  mugir  avec  force  les  brisans  de  la  baie  et 
de  la  passe  de  l'Est.  Cependant  la  brise  est  modérée 
au  N.  et  au  N.  N.  E.  ;  mais  ces  grandes  lames  vien- 
nent sans  doute  des  parages  situés  au  nord  de  la  ligne, 
et  sont  le  résultat  de  quelque  coup  de  vent  dans 
l'hémisphère  septentrional. 

A  deux  heures  et  demie,  je  suis  allé  prendre  mon 
bain  accoutumé,  à  l'ombre  des  barringtonia  et  des 
calophijllum  aux  feuilles  luisantes  et  cartonnées.  Ces 
beaux  arbres  étendent  leurs  rameaux  au  large,  et 
forment  ainsi  sur  le  rivage  même  de  délicieux  om- 
brages. Sept  pirogues  de  Tevai  ont  passé  près  du 
bord ,  et  ont  accosté  le  long  de  la  plage  d'Ocili.  La 
plupart  de  ceux  qui  les  montaient  étaient  des  hommes, 
mais  il  y  avait  aussi  quelques  femmes  qui  allaient 
chercher  des  vivres  à  la  plantation  voisine  de  l'ai- 
guade;  car  ici,  comme  à  la  Nouvelle-Hollande,  ce 
sexe  est  chargé  de  tous  les  travaux  pénibles.  Ces 
femmes  sont  encore  plus  hideuses  que  les  hommes  , 

ii' 


i  S  ï  8. 

Février. 


16  i 


VOYAGE 


surtout  quand  elles  ont  atteint  un  certain  âge.  Leurs 
mamelles  sèches  ,  plissées  et  pendantes ,  ressemblent 
à  de  vieilles  besaces,  et  comme  si  elles  étaient  jalouses 
d'imprimer  plus  vile  à  leur  gorge  cet  aspect  dégoû- 
tant, elles  ont  adopté  la  coutume  de  la  serrer  forte- 
ment avec  une  ceinture  au-dessus  du  mamelon.  Leurs 
cheveux  sont  laineux ,  et  le  plus  souvent  tondus  ras. 


Un  court  tablier  couvre  leurs  parties  naturelles,  et 
ces  malheureuses  créatures  ont  contracté  pour  la  plu- 
part une  attitude  gauche  et  contournée ,  par  l'habi- 
tude qu'elles  ont  de  porter  les  fardeaux.  Quelque 
hideuses  que  soient  ces  femmes,  leurs  maris  en  sont 
très-jaloux  et  ne  permettent  qu'avec  une  extrême  ré- 
pugnance à  nos  hommes  d'approcher  d'elles. 

Les  hommes,  qui  paraissent  avoir  fait  leur  toilette, 


DE  L'ASTROLABE.  166 

sont  armés  de  leurs  arcs  et  de  leurs  flèches.  Les  pre-       1828. 
miers ,  longs  de  cinq  ou  six  pieds  ,  sont  d'un  beau  bois     Février, 
rougeâtre,  fort  et  flexible.  Les  flèches  sont  des  bam-        pi. 
bous  adroitement  travaillés ,  garnis  d'une  pointe  en    clxxvui. 
os,  fort  déliée  et  très-aiguë,  soudée  au  corps  de  la 
flèche  avec  une  résine  tenace.  Ces  sauvages  affirment 
d'une  voix  unanime  que  ces  flèches  causent  des  bles- 
sures mortelles  ;  mais  les  expériences  faites  à  bord 
sur  des  animaux  n'ont  point  confirmé  cette  asser- 
tion. 11  est  vrai  que  ces  mêmes  sauvages  conviennent 
que,  toutes  mortelles  qu'elles  sont  pour  l'homme,  ces 
armes  ne  font  point  le  même  effet  sur  les  animaux  ni 
sur  les  oiseaux  ,  ce  qui  parait  peu  croyable.  Comme 
les  pointes  qui  garnissent  ces  flèches  sont  faites  avec 
des  os  humains,  il  est  probable  que  la  superstition  entre 
pour  beaucoup  dans  leur  conviction  à  cet  égard.  En 
outre  ces  pointes  étant,  comme  je  l'ai  dit,  très-déliées, 
doivent  se  rompre  le  plus  souvent  lorsque  la  flèche 
pénètre  assez  avant,  et,  en  restant  dans  la  plaie,  leur 
présence  doit  oecasionerdes  accidens  funestes  pour  des 
sauvage»  qui  ignorent  le  moyen  de  les  extraire.  De  là 
peut-cire  le  préjugé  qui  leur  l'ail  considérer  ces  flè- 
ches comme  empoisonnées.  Quoiqu'il  en  soit,  ils  tien- 
nent tellement  à  ces  armes,  que  jusqu'à  ce  moment 
ils  ont  formellement  refusé  d'en  céder  une  seule , 
même  pour  du  drap  rouge  dont  ils  sont  si  avides  ;  à 
toutes  les  propositions  qu'on  leur  fait  à  cet  égard ,  ils 
se  contentent  de  dire  qu§  ces   armes   sont  tabous 
comme  nos  fusils. 

On  a  appris  aujourd'hui  de  ces  hommes  qu'ils  sont 


166  VOYAGE 

182s.  habituellement  en  guerre  avec  les  habitans  du  village 
Février.  Sltu^  sur  ja  pointe  orientale  de  Me  Tevai ,  village  qui 
porte  spécialement  le  nom  de  Vanikoro.  Ces  derniers 
se  serviraient  de  sarbacanes  pour  lancer  leurs  flèches, 
si  l'on  a  bien  compris  les  gestes  de  nos  sauvages ,  et 
ils  auraient  tué  dans  ces  derniers  temps  neuf  hommes 
aux  habitans  de  Tevai. 

Naguère  un  village  se  trouvait  aussi  sur  la  plage 
d'Ocili ,  et  l'on  en  voit  encore  les  ruines.  Mais  les  ha- 
bitans ont  été  exterminés  à  la  suite  de  quelques  com- 
bats ,  et  leur  territoire  est  tombé  au  pouvoir  de  la 
tribu  de  Tevai. 

Dans  leur  grande  toilette,  les  hommes  sont  ridicu- 
lement surchargés  d'anneaux  en  coquillages  blancs  ou 
en  écaille  de  tortue ,  entrelacés  les  uns  dans  les  au- 
tres ,  et  suspendus  aux  oreilles ,  à  la  cloison  des  na- 
rines ,  aux  bras ,  aux  poignets ,  à  la  ceinture ,  aux 
genoux,  et  jusqu'à  la  cheville  des  pieds;  tandis  que 
les  femmes  portent  rarement  de  ces  ornemens  et  tou- 
jours en  petite  quantité.  En  masse  ,  comme  tous  ceux 
de  la  race  noire  océanienne,  ce  peuple  est  dégoûtant , 
fainéant ,  stupide ,  farouche ,  avide  et  sans  qualités  ni 
vertus  que  je   lui  connaisse.  Notre  force  seule  lui 
impose,  et  je  pense  que  notre  existence  serait  fort 
compromise ,  si  nous  étions ,  ou  s'ils  nous  croyaient 
les  plus  faibles.  Il  fut  sans  doute  bien  cruel  pour  notre 
illustre  Lapérouse  de   succomber  d'une  manière  si 
malheureuse  sur  la  fin  »de  sa  brillante  expédition  ; 
mais  s'il  eut  le  temps  de  connaître  les  êtres  hideux 
entre  les  mains  desquels  son  mauvais  sort  Favait  pré- 


DE  L'ASTROLABE.  J67 

cipilé,  avant  de  périr,  son  naufrage  dut  lui  paraître  1828. 
dix  fois  plus  déplorable  encore.  Partout  ailleurs  ,  au  l evi!el- 
milieu  des  peuples  de  la  race  polynésienne,  comme  à 
Taï'ti,  Tonga,  Rotouma,  Tikopia,  etc.,  le  premier 
moment  d'inquiétude  et  d'effroi  de  la  part  des  sau- 
vages passé ,  il  eût  pu  traiter  avec  eux ,  et  en  obtenir 
des  égards  et  même  des  secours  et  des  vivres.  Les 
anthropophages  de  la  Nouvelle-Zélande  se  sont  eux- 
mêmes  montrés  quelquefois  hospitaliers  envers  les 
Européens  naufragés  sur  leurs  plages.  Mais  à  Vani- 
koro  les  compagnons  de  Lapérousc  ne  durent  trouver 
que  cupidité,  barbarie  et  perfidie.  Malgré  nos  offres 
nous  ne  pouvons  obtenir,  des  habitans  de  Tevai ,  que 
des  noix  de  cocos  et  quelques  bananes ,  tant  leurs 
prétentions  sont  excessives  pour  les  autres  produc- 
tions. Quant  aux  cochons,  ils  paraissent  décidés  à  ne 
pas  en  céder,  quel  que  soit  le  prix  qu'on  leur  propose. 

Malgré  les  chaleurs  étouffantes  qui  régnent  à  Vani- 
koro,  et  les  travaux  forcés  en  tout  genre  que  viennent 
d'exécuter  nos  hommes  ,  il  est  très-remarquable  que 
personne  ne  souffre  ni  de  la  fièvre  ni  de  la  dyssen- 
terie.  M.  Sainson  et  le  maître  d'équipage  sont  même 
parfaitement  rétablis;  je  suis  le  seul  dont  la  santé  ne 
soit  pas  aussi  satisfaisante  que  celle  des  autres.  Mais 
mon  état  paraît  tenir  à  des  affections  dentrailles  qui 
durent  déjà  depuis  long-temps. 

La  chaloupe  a  apporté  le  reste  du  bois  à  brûler. 
Tous  les  hommes  de  l'équipage  sont  allés,  en  deux 
bordées ,  à  terre  pour  laver  leur  linge  et  leurs  hamacs 
dans  le  ruisseau  de  laiguade. 


168  VOYAGE 

(8a8*  Aujourd'hui  les  naturels   de  Tevai  sont  venus  à 

Février.  jJ0rcj  en  p|us  gTand  nombre  qu'ils  ne  l'avaient  encore 
fait  ;  ils  ont  apporté  une  plus  grande  quantité  de  cocos 
et  de  bananes  que  de  coutume.  Ils  ont  même  amené 
deux  cochons,  mais  leurs  prix  ont  été  si  outrés 
qu'ils  les  ont  remportés  à  terre.  Peut-être,  malgré  le 
silence  que  j'avais  recommandé ,  ont-ils  compris  que 
nous  allions  quitter  leur  territoire  pour  nous  trans- 
porter chez  leurs  voisins  ;  ils  auront  senti  que  c'en  se- 
rait fait  de  leurs  marchés ,  et  ils  auront  désiré  réparer 
le  temps  perdu.  Dans  tous  les  cas  le  chef  Nelo  n'a 
point  reparu-,  il  n'a  point  tenu  sa  parole,  et  a  gardé 
la  hache.  J'aurais  été  bien  surpris  s'il  avait  montré 
plus  de  probité. 

Ce  matin  il  soufflait  une  petite  brise  de  S.  S.  E. 
avec  beau  temps  -,  la  circonstance  m'a  paru  favorable 
pour  conduire  la  corvette  de  la  rade  d'Ocili  dans  la 
baie  de  Manevai.  Dès  cinq  heures  du  matin  le  branle- 
bas  fut  fait,  toutes  nos  ancres  de  poste  furent  succes- 
sivement levées,  et  nous  commençâmes  à  nous  touer 
vers  la  passe  de  l'Est  au  moyen  de  grelins  éiongés  sui- 
des ancres  à  jet.  Cette  opération  souffrit  peu  de  diffi- 
cultés jusqu'à  huit  heures;  mais  en  ce  moment  la  brise 
fraîchit  au  nord  plus  qu'elle  n'avait  fait  les  jours  pré- 
cédens,  et  fit  chasser  une  de  nos  ancres  à  jet;  ce  qui 
nous  rejeta  à  moins  de  huit  ou  dix  brasses  des  brisans 
du  rivage. 

Avec  de  grands  efforts  nous  pûmes  continuer  notre 
manœuvre;  cependant  une  autre  ancre  à  jet  ayant  en- 
core chassé,  celte  fois  nous  retombâmes  près  du  récif 


29- 


DE  L'ASTUOIABE.  169 

du  mouillage  sur  lequel  la  mer  brisait  avec  fureur.       i8aS. 

Durant  plus  de  vingt  minutes ,  la  corvette  se  trouva  Février, 
sur  des  tètes  de  coraux  situés  à  moins  de  quatorze  pieds 
sous  l'eau ,  et  avec  une  houle  assez  forte  :  il  est  fort 
heureux  que,  dans  les  levées  de  la  lame,  elle  n'ait 
touché  contre  aucun  de  ces  rocs  acérés  dont  un  seul 
eut  pu  la  défoncer. 

Nous  réussîmes  encore  à  nous  tirer  de  ce  danger  ; 
mais  tout  le  reste  du  jour  nous  fumes  cruellement 
contrariés  par  le  vent.  Malgré  tous  nos  efforts,  nous 
fûmes  condamnés  à  passer  la  nuit,  à  moins  d'une  en- 
cablure de  ce  fatal  brisant,  sur  deux  ancres  à  jet 
mouillées,  l'une  par  trente-cinq  brasses  de  fond  et  avec 
quarante-cinq  brasses  de  la  petite  chaîne ,  l'autre  par 
trente-trois  brasses  et  avec  soixante-dix  brasses  d'un 
grelin  peu  solide. 

Dans  la  journée ,  il  y  a  eu  quinze  ancres ,  tant 
grosses  que  petites ,  mouillées  et  élongées ,  souvent 
avec  deux  ou  trois  grelins ,  au  milieu  d'une  mer  assez 
creuse  et  par  de  grands  fonds. 

Accablés  de  fatigue,  tous  les  officiers  et  les  hommes 
de  l'équipage  dormirent  du  plus  profond  sommeil. 
Seul  je  veillais  pour  tous;  car,  dévoré  d'inquiétude 
sur  notre  position  critique ,  je  ne  pouvais  m'en  rap- 
porter qu'à  moi-même  pour  veiller  sur  les  chances  du 
vent ,  de  sorte  qu'il  me  fut  impossible  de  fermer  l'œil 
un  seul  instant.  A  l'exception  des  affreuses  nuits 
passées  sur  les  récifs  de  Tonga-Tabou ,  nous  n'en 
n'avions  pas  eu  d'aussi  pénible.  Si  le  vent  eût  varié  à 
l'E.  et  eût  soufflé  avec  quelque  force,  V Astrolabe 


170  VOYAGE 

iSa&       eût  été  perdue  sans  ressource.   Avec  des  naturels 
Février,     aussi  barbares  que  ceux  de  Vanikoro ,  et  qui  ne  res- 
pectent tout  juste  les  Européens  qu'en  raison  de  la 
crainte  que  ceux-ci  leur  inspirent,  il  est  vraisemblable 
que  nous  eussions  tous  péri  sous  leurs  coups. 

Les  habitans  de  Tevai  ont  encore  apporté  aujour- 
d'hui beaucoup  de  cocos  et  de  bananes  à  bord  ;  ils 
paraissent  très-contrariés  de  notre  déplacement,  qui 
va  nous  transporter  hors  des  limites  de  leur  terri- 
toire ,  et  par  conséquent  les  priver  de  tous  les  avan- 
tages qu'ils  espéraient  retirer  de  leur  commerce  ex- 
clusif avec  nous.  Dans  leurs  regrets,  il  n'y  a  pas  le 
moindre  sentiment  généreux  :  la  cupidité  seule  les 
excite, 
i  mars.  Les  travaux  recommencèrent  dès  quatre  heures  et 

demie  du  matin ,  et  nous  nous  efforçâmes  d'atteindre 
la  passe.  Malheureusement  le  vent  du  N .  reprit ,  et 
nous  contraria  singulièrement.  Ce  ne  fut  qu'avec  des 
peines  et  des  efforts  inouis  que  nous  pûmes  donner 
dans  la  passe ,  tourmentés  à  la  fois  par  le  vent  et  le 
courant  contraires,  et  obligés  de  manœuvrer  la  cor- 
vette dans  un  canal  quelquefois  si  resserré,  qu'elle  n'y 
eût  pas  trouvé  sa  longueur  pour  se  retourner.  Cela 
nous  forçait  à  avoir  sans  cesse  trois  ancres  en  mou- 

5 

vement ,  afin  que  nous  fussions  toujours  retenus  au 
moins  par  deux  d'entre  elles,  tandis  qu'on  manœu- 
vrait la  troisième. 

Tandis  que  nous  donnions  dans  ce  dangereux  ca- 
nal ,  les  naturels  de  Tevai  et  de  Manevai  nous  don- 
naient un  spectacle  curieux ,  et  dont  j'aurais  mieux 


DE  LASTKOLABE.  171 

joui,  si  je  n'eusse  été  distrait  par  les  inquiétudes  et  iSiS. 
les  soins  continuels  qu'exigeait  de  moi  la  conduite  Mars- 
de  F  Astrolabe,  Vers  une  heure  après-midi,  M.  Gres- 
sien  étant  allé  élonger  une  ancre  dans  la  passe ,  deux 
habitans  de  Manevai  parurent  sur  le  récif  du  sud  , 
et  se  lancèrent  à  l'eau  probablement  dans  l'intention 
de  se  rendre  à  bord  du  canot  de  M.  Gressien.  Mais 
cet  officier,  naturellement  tout  entier  à  sa  corvée.,  ne 
fit  point  attention  à  l'action  de  ces  sauvages ,  et 
revint  à  bord  dès  qu'il  eut  mouillé  son  ancre. 

En  ce  moment  même ,  cinq  ou  six  pirogues  de 
Tevai  se  trouvaient  encore  le  long  du  navire ,  et 
commerçaient  avec  l'équipage.  Sur-le-champ  deux 
d'entre  elles  se  détachèrent  des  autres ,  coururent 
avec  rapidité  vers  les  deux  hommes  à  la  nage,  les 
saisirent  malgré  leurs  efforts  pour  s'enfuir,  et  les  con- 
duisirent en  triomphe  à  Tevai.  Les  autres  pirogues 
les  suivirent  de  près;  les  hommes  qui  les  montaient 
descendirent  sur  le  récif  du  nord,  et  se  dirigèrent 
vers  leur  village,  en  gambadant,  poussant  des  cris  et 
faisant  des  gestes  de  joie,  comme  pour  célébrer  une 
victoire. 

Une  demi-heure  après  cet  événement,  une  pirogue 
de  Manevai  traversa  le  chenal ,  et  il  en  débarqua  un 
vieillard  qui  me  parut  être  le  chef  de  Manevai  :  du 
reste ,  il  se  dirigea  seul  et  sans  armes  vers  Tevai , 
tandis  que  ceux  qui  l'avaient  amené  reprirent  le  large. 
Sans  doute  le  vieillard  obtint  promptement  l'élargis- 
sement des  deux  prisonniers ,  car  il  ne  larda  pas  à 
reparaître  avec  eux.  Pendant  ce  temps,  tous  les  guer- 


172  VOYAGE 

1828.  riers  de  Manevai ,  armés  de  leurs  arcs  et  de  leurs 
Mars.  flèches  et  au  nombre  de  cinquante  ou  soixante  ,  arri- 
vèrent successivement  sur  le  récit' situé  de  leur  coté  : 
les  uns  s'accroupirent  pour  contempler  la  corvette, 
quelques-uns  couraient  sur  la  plage ,  et  d'autres  s'a- 
musaient à  lancer  des  flèches  sur  les  poissons.  C'était 
un  spectacle  curieux  que  de  voir  ces  corps  nus,  noirs 
et  grêles ,  paraître  et  disparaître  alternativement , 
comme  des  fantômes ,  entre  les  arbres  du  rivage. 

Deux  pirogues  deTevai  s'approchèrent  encore  delà 
corvette  pour  reprendre  leurs  échanges  ;  mais  à  la  vue 
de  quatre  pirogues  de  Manevai  qui  s'avançaient  à  leur 
rencontre,  elles  firent  une  prompte  retraite.  Quel- 
ques minutes  après ,  quatre  pirogues  de  Tevai  re- 
vinrent à  la  charge;  mais  il  s'en  présenta  sur-le-champ 
plus  de  dix  de  Manevai.  Celles-ci  s'avancèrent  jus- 
qu'au milieu  de  la  passe ,  en  faisant  toutes  sortes  de 
menaces  et  de  provocations  à  leurs  ennemis  ,  qui  res- 
tèrent prudemment  sur  leur  récif.  Durant  quelque 
temps,  ces  cris  d'insulte  et  d'aggression ,  poussés  par 
les  habitans  de  Manevai ,  retentirent  h  nos  oreilles  ;  il 
y  eut  même  quelques  flèches  lancées  de  part  et  d'au- 
tre, qui  me  donnèrent  un  moment  d'inquiétude  pour 
nos  canots ,  obligés  de  passer  entre  les  deux  partis 
pour  exécuter  leurs  opérations. 

Mais  ceux  de  Tevai,  se  sentant  sans  doute  les  plus 
faibles ,  restèrent  toujours  à  une  distance  respec- 
tueuse ,  et  finirent  par  se  retirer  tout-à-fait.  Au  mo- 
ment même  où  les  provocations  semblaient  être  le 
plus  animées,  je  remarquai,  parmi  les  sauvages  de 


DE  L'ASTROLABE.  173 

Manevai,  un  individu  sans  armes,  qui  seul  et  debout      1828. 
dans  une  pirogue  agitait  un  morceau  d'étoffe  blanche,       Mars- 
et  par  ses  signes  semblait  inviter  les  habitans  de  Tevai 
à  se  retirer,  tandis  que  ses  propres  compatriotes  les 
défiaient  par  les  menaces  les  plus  insultantes. 

Une  fois  débarrassés  de  la  présence  de  leurs  rivaux , 
les  naturels  de  Manevai  firent  leur  apparition  à  bord , 
et  parurent  enchantés  de  l'accueil  qu'ils  y  reçurent. 
De  ce  moment,  nous  ne  revîmes  plus  les  habitans  de 
Tevai,  dont  aucun  de  nous  ne  regretta  la  société  l. 

Il  nous  fallut  encore  le  reste  de  la  journée  pour 
franchir  toute  la  longueur  de  la  passe ,  encore  est-il 
douteux  que  nous  eussions  réussi  sans  une  double 
circonstance  qui  nous  favorisa.  Après  midi ,  la  brise, 
quoique  toujours  contraire,  mollit  beaucoup;  et  sur 
les  quatre  heures  la  marée  ,  ayant  reversé  en  dedans 
des  îles,  nous  poussa  lestement  vers  l'intérieur,  en 
nous  faisant  raser  de  très-près  les  dangereux  brisans 
qui  bordent  cette  passe  épineuse. 

Enfin,  à  sept  heures  et  demie  ,  j'eus  la  satisfaction 
de  voir  la  corvette  établie  sur  deux  ancres  dans  l'in- 
térieur de  la  baie,  sur  une  mer  aussi  paisible  que 
l'eau  d'un  étang,  et  à  l'abri  des  houles  du  large. 
La  journée  nous  avait  encore  coûté  vingt-deux  ancres 
à  mouiller  et  à  relever.  Toutefois  c'était  presque  un 
miracle  que  nous  n'eussions  touché  nulle  part ,  ni  per- 
du d'ancres  ou  de  grelins ,  par  un  fond  hérissé  de  co- 
raux, et  ayant  eu  à  lutter  contre  des  circonstances 

"    l'orr;  note  10. 


174  VOYAGE 

1828.  aussi  défavorables.  Le  grelin  de  gomotou  acheté  à 
Mars.  Amboine  nous  a  rendu  les  plus  grands  services;  dans 
cette  circonstance  critique ,  j'ai  été  à  même  d'apprécier 
à  toute  leur  valeur  ces  utiles  cordages.  Leur  extrême 
légèreté  leur  donne  un  grand  avantage  sur  ceux  de 
chanvre ,  sans  rien  leur  enlever  en  solidité ,  ni  en  flexi- 
bilité. Je  ne  saurais  trop  en  recommander  l'emploi  aux 
capitaines  appelés  à  faire  des  voyages  semblables  à  ce- 
lui de  V Astrolabe ,  et  qui  auraient  l'occasion  de  s'en 
procurer  aux  Moluques  ou  à  Java. 
2.  Comme  il  faisait  calme  plat ,  à  six  heures  du  matin, 

je  partis  dans  la  yole  ,  pour  aller  reconnaître  la  partie 
du  bassin  où  nous  serions  le  mieux  placés  et,  le  plus  à 
proximité  de  toute  espèce  de  ressources.  Après  avoir 
franchi  une  seconde  passe  formée  par  les  brisans  de 
File  Manevai  et  un  récif  qui  s'étend  au  large  de  la  côte 
opposée,  je  trouvai  un  havre  très-sûr  avec  quinze  à 
pi.  CLxxxi.  vingt  brasses  de  fond ,  derrière  l'île  Manevai.  Le  bri- 
sant opposé  défendait  ce  bassin  contre  les  houles  de  la 
baie  extérieure ,  et ,  pour  ne  lui  laisser  rien  à  désirer, 
une  jolie  rivière  venait  sejeler  à  la  mer  précisément  en 
cet  endroit. 

Mon  choix  fut  bientôt  arrêté.  Je  retournai  à  bord  , 
les  ancres  furent  sur-le-champ  dérapées  ;  et  à  l'aide  des 
avirons  de  galères  et  de  trois  canots  de  l'avant,  nous 
atteignîmes  en  moins  de  deux  heures  le  mouillage  de 
Mangadai.  Toute  lente  qu'elle  était,  cette  navigation 
était  bien  plus  satisfaisante  que  celle  des  deux  journées 
précédentes;  à  la  joie  qui  régnait  à  bord,  aux  cris  d'al- 
Jégresse  des  matelots  qui  nageaient  dans  les  canots , 


DE  L'ASTROLABE.  1 


s 


i  .1 


on  eût  dit  que  l 'Astrolabe  exécutait  une  marche  triom-      1828. 
phale,  tandis  que  les  manœuvres  des  journées  anté-      Mars 
rieures  semblaient  être  les  tristes  et  pénibles  efforts 
d'un  équipage  qui  cherche  à  se  soustraire  au  danger 
le  plus  imminent.  En  ce  moment ,  qui  eût  pu  deviner 
que  la  scène  changerait  si  tôt  d'aspect!.. 

Arrivé  au  poste  que  j'avais  choisi ,  mon  premier  soin 
a  été  d'y  établir  de  nouveau  la  corvette  sur  trois  amar- 
res ;  opération  qui  n'a  été  terminée  qu'à  quatre  heures 
et  demie  du  soir.  Puis  on  s'est  occupé  sur-le-champ  de 
préparer  la  chaloupe  et  la  baleinière  qui  seront  expé- 
diées dès  demain  vers  Païou,  pour  relever  quelques  dé- 
bris importans  du  naufrage ,  lever  le  plan  de  cette  par- 
tie de  l'île  et  ramener  M.  Gaimard  et  Hambilton.  Après 
le  retour  de  l'embarcation ,  je  compte  moi-même  me 
rendre  à  Vanou,  Nama  et  Païou,  pour  interroger 
les  naturels ,  examiner  les  localités  et  parvenir,  s'il  est 
possible,  à  de  nouveaux  renseignemens  sur  le  sort  des 
Français.  La  yole  a  élé  envoyée  vers  la  rivière  ;  après 
l'avoir  remontée  jusqu'à  une  certaine  dislance,  elle  en 
trouva  l'eau  potable  et  très-facile  à  faire ,  découverte 
qui  nous  a  été  fort  agréable. 

Au  moment  où  nous  avons  mouillé ,  tous  les  natu- 
rels qui  jusque-là  nous  avaient  paisiblement  accompa- 
gnés dans  leurs  pirogues,  au  nombre  de  quinze  ou 
vingt ,  ont  monté  à  bord  et  nous  ont  de  nouveau  té- 
moigné toute  leur  satisfaction  de  nous  voir  sur  leur 
territoire.  Les  chefs  et  plusieurs  naturels  m'ont  donné 
le  salut  de  respect  (  qui  consiste  à  baiser  le  dos  de  la 
main),  et.  je  leur  ai  fait  quelques  présens.  Le  vieux 


176  VOYAGE 

1S28.       Mocmbe,  premier  ariki  et  chef  religieux  de  Mane- 
Mars.       vaj  ^  a  V0l]jL1  fore  mon  amj  particulier.  Il  est  âgé  de 

quarante-cinq  à  einquanteans,  d'une  très-petite  taille  et 
fort  laid  de  sa  personne.  Les  individus  qui  m'ont  paru 
ensuite  les  plus  influens  sont  :  un  homme  dans  la  force 
de  l'âge,  robuste,  agile  et  intelligent ,  nommé  Kavali- 
ki,  puis  un  troisième  dont  j'ai  oublié  le  nom,  enfin 
notre  ami  Tangaloa  qui  se  disait  frère  de  Kavaliki  et 
dont  j'ai  déjà  signalé  la  sagacité.  Nous  avons  cru  com- 
prendre que  ces  deux  derniers  se  donnaient  pour  être 
issus  d'un  père  de  Tikopia  et  d'une  mère  de  Vanikoro, 
mais  nous  ne  pourrions  pas  en  répondre. 

Moembe  et  ses  compagnons  m'ont  exactement  in- 
diqué les  gisemens  de  Nitendi  ou  Indendi,  Taumako, 
Natiou  et  Warouka.  En  outre ,  Moembe  m'a  présenté 
deux  naturels  de  Toupoua  et  de  Nitendi,  qui  ont  pro- 
noncé les  noms  de  Mantji,  Tchikaïna,  et  de  plusieurs 
autres  îles  situées  au  N.  et  au  N.  O.  de  Vanikoro. 
On  doit  se  rappeler  que  Tchikaïna  est  un  des  noms 
donnés  jadis  à  Quiros  par  les  naturels  de  Taumako , 
ce  qui  me  confirma  encore  l'exactitude  de  son  récit. 

Au  coucher  du  soleil ,  les  sauvages  nous  ont  tous 
quittés  pour  retourner  dans  leurs  cases ,  et  les  cinq 
Tikopiens  sont  au  contraire  revenus  dans  une  piro- 
gue ,  afin  de  passer ,  comme  de  coutume ,  la  nuit  à 
bord.  Ils  paraissent  fort  contens  de  l'accueil  et  des 
procédés  des  habitans  de  Manevai  à  leur  égard.  Brini- 
Warou  m'a  appris  en  outre  que  les  chefs  allaient 
leur  fournir  une  pirogue  toute  équipée  pour  retour- 
ne]' à  Tikopia ,   si  je  ne  m'y  opposais  pas.   Non-seu- 


DE  L'ASTROLABE.  177 

lement  je  leur  ai  assuré  que  je  donnais  mon  eonsen-  i8a§. 
leinent  à  leur  départ,  mais  je  leur  ai  promis  des  vivres  Mars 
pour  la  traversée  et  des  présens  au  moment  de  leur 
départ  ;  promesses  qui  les  ont  comblés  de  joie.  Pour 
dire  vrai ,  je  serai  charmé  d  être  débarrassé  de  ces 
cinq  naturels,  qui  ne  m'ont  jamais  été  d'une  utilité 
réelle ,  et  que  je  n'ai  gardés  à  bord  que  par  un  senti- 
ment de  compassion  et  d'humanité.  A  leur  place , 
j'embarquerai  avec  plaisir  deux  ou  trois  naturels  de 
Manevai  pour  me  guider  dans  mes  recherches  sur 
Nitendi  et  Taumako.  Quelques-uns  ont  déjà  paru 
souscrire  à  mes  propositions  ;  d'ailleurs  mon  ami 
Moembe  m'a  promis  de  désigner  d'autorité  deux  de 
ses  hommes  pour  me  servir  de  guides  et  d'interprètes. 

A  trois  heures  et  demie  du  matin  ,  la  chaloupe  3. 
et  la  baleinière  se  sont  mises  en  route  pour  accom- 
plir leur  mission  sur  la  partie  occidentale  de  Vani- 
koro.  La  première  de  ces  embarcations ,  armée  de 
quatorze  hommes  et  de  quatre  pierriers  ,  est  com- 
mandée par  M.  Guilbert  qu'accompagnent  31  M.  Paris 
et  Sainson:  sa  destination  est  de  draguer  divers  articles 
du  naufrage,  et  surtout  de  se  procurer  une  des  ancres 
et  un  des  canons  aperçus  par  le  grand  canot.  31.  Gres- 
sien  commande  la  baleinière ,  et  il  doit  compléter  la 
géographie  de  cette  partie  de  Vanikoro,  autant  qu'il 
lui  sera  possible,  après  avoir  prêté  à  la  chaloupe  tous 
les  secours  nécessaires  pour  accomplir  sa  mission. 
Les  deux  embarcations  emportent  deux  jours  com- 
plets de  vivres  pour  cette  expédition  ,  et  des  objets 
d'échange  pour  s'en  procurer  en  cas  de  besoin. 

TOME    V.  12 


178  VOYAGE 

i8a8.  Sur  les  sept  heures,  les  naturels  sont  revenus  à 

Mais.  bord  ^  entre  autres  mon  ami  Moembe ,  qui  m'a  renou- 
velé ses  offres  de  service  et  ses  protestations  d'ami- 
tié. Très-différent  de  ses  compatriotes  sous  divers 
rapports ,  son  caractère  est  doux  ,  son  humeur  paisi- 
ble, et  ses  manières  décentes,  réservées  et  polies.  En 
un  mot,  l'on  peut,  assurer  que  c'est  un  homme  tout- 
à-fait  comme  il  faut ,  pour  un  habitant  de  Vanikoro. 
Dès  la  veille ,  il  m'avait  long-temps  entretenu  de 
son  Atoaa;  tout  ce  que  j'avais  pu  saisir  de  son  dis- 
cours avait  été,  qu'il  désirait  me  présenter  à  cet  Atoua, 
car  il  était  convenable  que  je  lui  fisse  mon  offrande. 
Aujourd'hui,  il  a  remis  la  conversation  sur  le. même 
chapitre  :  curieux  d'apprendre  quel  était  cet  Atoua  , 
et  en  quoi  consistait  le  culte  qui  lui  était  rendu ,  j'in- 
vitai Moembe  à  m'aceompagner  à  terre  avec  Wil- 
liams, et  à  me  conduire  devant  sa  divinité. 

Nous  descendîmes  à  une  centaine  de  pas  au  nord 
de  la  rivière.  Au  bord  de  la  plage  \  parmi  quatre  ou 
cinq  cases ,  Moembe  m'en  désigna  respectueusement 
une  qui,  plus  chétive  et  moins  bien  entretenue  que 
les  autres,  était,  disait-il,  la  résidence  de  X Atoua. 
Pour  preuve,  il  me  montra  du  doigt  le  trou  d'un  de 
ces  crabes  de  terre  si  communs  dans  toutes  les  îles 
de  l'Océanie.  Au  premier  abord ,  je  crus  qu'il  se  mo- 
quait de  moi ,  et  je  lui  demandai  s'il  n'existait  pas 
quelque  autre  Atoua  plus  puissant,  plus  considérable. 
Alors  Moembe  étendit  la  main  vers  la  montagne ,  et 
je  crus  qu'il  m'indiquait  quelque  autre  endroit  plus  re- 
culé dans  l'intérieur.  Je  lui  fis  signe  de  me  conduire 


DE  L'ASTROLABE.  179 

à  cet  autre  Àtoua  ;  il  se  mit  à  marcher  devant  moi;  1828. 
j  étais  suivi  par  l'Anglais  Williams  et  mon  secrétaire  Mars- 
B.  Lauvergne. 

Nous  cheminâmes  durant  quelque  temps  par  de 
petits  sentiers  bien  battus ,  au  travers  de  plantations 
plus  étendues  et  mieux  entretenues  que  toutes  celles 
que  j'avais  jusqu'alors  observées.  Ces  plantations  se 
composaient  surtout  de  taros  et  d'ignames  ombragées 
par  des  cocotiers  ,  des  bananiers  ,  des  arbres-à-pain , 
des  inocarpus ,  spondias ,  etc.  Après  avoir  marché 
l'espace  d'un  mille  environ,  nous  arrivâmes  sur  le 
bord  de  la  rivière ,  dont  le  volume  est  encore  consi- 
dérable, mais  dont  le  cours  est  souvent  barré  par  des 
cascades  dans  le  roc.  Là  cessaient  les  plantations,  et 
tous  les  cocotiers  s'effaçaient  complètement  devant 
une  forêt  compacte. 

Moembe  m'engagea  à  revenir  sur  mes  pas  ,  as- 
surant que  plus  avant  je  ne  trouverais  que  des  ar- 
bres sauvages ,  et  des  buissons  où  je  me  déchirerais 
les  jambes.  Les  nouvelles  explications  qu'il  me  donna 
prouvèrent  que  la  résidence  du  grand  Atoua  était  le 
sommet  même  du  mont  Kapogo  suspendu  sur  nos 
têtes  ;  les  nuages  qui  entourent  habituellement  ce  pi- 
ton sont  l'indice  de  la  présence  du  dieu.  Moembe  me 
fit  particulièrement  remarquer  un  rocher  blanchâtre, 
nu  et  escarpé,  d'où  les  eaux  se  précipitent  en  cas- 
cade, à  la  suite  des  grands  orages. 

Je  ne  m'arrêtai  que  le  temps  nécessaire  pour  que 
Lauvergne  dessinât  un  site  éminemment  pittoresque 
au  bord  de  la  rivière  ;  puis  nous  reprimes  le  chemin 

la' 


180  VOYAGE 

1828.  de  la  plage.  De  retour  auprès  des  cases  dont  j'ai  déjà 
Mars.  parlé,  Moenibe  me  répéta  que  l'une  d'elles  était  bien 
la  maison  de  l'Atoua,  tandis  que  les  autres  n'étaient 
que  de  simples  balai  ou  cases  pour  manger  et  dormir. 
Puis  il  me  fit  remarquer,  près  du  trou  de  Tourlourou, 
un  terrain  fraîchement  remué  ,  ajoutant  qu'en  cet  en- 
droit avait  été  inhumé  un  grand  personnage  nommé 
Loubo,  son  père  ou  son  parent.  Ce  Loubo  était  XAtoua 
auquel  je  devais  une  offrande. 

Plus  jaloux  de  me  concilier  l'affection  du  bon 
Moembe  que  celle  de  son  divin  Loubo,  je  déposai  en 
guise  d'offrande,  sur  la  tombe  de  ce  dernier,  un  mor- 
ceau d'étoffe.  Cette  action  fut  en  effet  très-agréable  à 
Moembe  qui ,  d'un  ton  très-recueilli ,  adressa  un  dis- 
cours assez  long  à  son  dieu  Loubo ,  pour  me  recom- 
mander à  sa  bienveillance,  et  lui  expliquer  queVA?ï- 
ki  Mara  était  son  ami  et  celui  de  sa  famille. 

Cela  fait,  sur  un  des  pieux  qui  servaient  de  môntans 
à  la  cabane,  Moembe  me  montra  un  nid  en  terre,  d'a- 
beilles maçonnes,  ou  de  fourmis,  car  je  ne  saurais  trop 
affirmer  à  quel  genre  d'insectes  il  a  pu  appartenir ,  et 
il  m'assura  avec  beaucoup  de  sang-froid,  et  même  avec 
une  gravité  respectueuse ,  que  dans  ce  nid  résidait 
un  autre  Atoua  nommé  Banie ,  non  moins  révéré 
que  Loubo. 

Je  vis  bien  qu'il  fallait  encore  m'exécuter  généreu- 
sement à  l'égard  de  ce  nouveau  dieu.  En  conséquence, 
je  lui  offris  un  miroir  et  un  collier  que  Moembe  déposa 
sur  le  nid  en  question  ;  puis  il  récita  à  Banie  une 
prière  encore  plus  longue  que  celle  qu'il  avait  faite  à 


DE  L'ASTROLABE.  181 

Loubo.  Moembe  laissa  durant  quelques  minutes  les  182& 
offrandes  sur  les  gîtes  de  ses  deux  atouas ,  puis  il  les  Mars- 
reprit  avec  respect,  les  enveloppa  avec  soin  dans  un 
morceau  d'étoffe,  et  les  emporta  avec  lui ,  plus  avisé 
du  moins  que  ces  hommes  qui  laissent  inutilement 
pourrir  des  objets  de  prix  en  l'honneur  de  leurs  divi- 
nités. Du  reste,  ces  preuves  authentiques  de  ma  piété 
envers  les  Atouas  de  Moembe  achevèrent  de  me  con- 
cilier toute  son  affection ,  et  je  dois  dire  qu'en  effet 
je  n'ai  jamais  eu  à  me  plaindre  des  procédés  de  l'hon- 
nête Moembe. 

Nous  traversâmes  ensuite  les  deux  bras  de  la 
rivière,  et  nous  trouvâmes  quatre  ou  cinq  cases  que 
Moembe  me  désigna  comme  sa  propriété  particu- 
lière. C'était  à  l'endroit  même  où  notre  nouvel  ob- 
servatoire venait  d'être  établi.  Moembe  me  fit  entrer 
dans  la  plus  vaste  et  la  mieux  entretenue  de  ces  cases, 
et  me  fit  comprendre  qu'elle  était  entièrement  à  mon 
service;  je  m'y  reposai  un  moment  avec  lui,  et  je 
tentai  de  l'interroger  sur  le  naufrage  des  Maras,  par 
l'entremise  de  Williams. 

A  cet  égard,  Moembe  ne  put  me  donner  des  détails 
bien  satisfaisans;  il  déclara  qu'il  n'avait  vu  ni  le  navire 
naufragé,  ni  les  Maras,  attendu  qu'il  n'était  alors  qu'un 
très-petit  garçon  ;  seulement  il  avait  entendu  dire  que 
les  habitans  de  Vanou  allèrent  au  vaisseau  échoué 
pour  le  piller ,  mais  qu'ils  furent  repoussés  par  les 
blancs  qui  firent  feu  sur  eux  et  leur  tuèrent  vingt 
hommes  et  trois  chefs;  à  leur  tour,  les  insulaires  tuè- 
rent à  coups  de  flèche  tous  les  blancs  qui  voulurent 


182  VOYAGE 

i  Sa8.  descendre  sur  leur  territoire.  Suivant  lui,  deux  hommes 
Mars.  seulement  descendirent  à  terre  à  Païou ,  et  n'y  vécurent 
pas  plus  de  trois  lunes.  Mais  l'Atoua  des  Papalangui, 
enfans  du  ciel,  vengea  bientôt  la  mort  des  blancs,  et 
envoya  des  maladies  qui  firent  périr  une  quantité  de 
naturels.  Depuis  les  vaisseaux  naufragés,  ils  n'avaient 
plus  revu  d'Européens  jusqu'à  l'arrivée  de  Pila. 

Comme  la  chaleur  était  suffocante  sur  cette  partie 
de  la  plage,  je  suis  revenu  à  bord.  Les  naturels  de 
Manevai  continuent  de  se  montrer  plus  confians  et 
plus  communicatifs  que  ceux  de  Tevai;  ils  ont  ap- 
porté dans  la  journée  plus  de  vivres  de  différentes 
espèces ,  que  les  autres  n'avaient  fait  durant  tout 
notre  séjour  h  Ocili.  Pour  des  colliers,  j'ai  pu  enfin  me 
procurer  des  arcs  et  des  flèches,  et  une  boîte  à  conte- 
nir la  chaux  qu'ils  mêlent  avec  leur  bétel  ;  mais  je 
n'ai  encore  pu  me  procurer  aucun  de  leurs  bracelets 
auxquels  ils  attachent  un  prix  infini,  puisqu'ils  ont 
refusé,  pour  un  seul  de  ces  ornemens ,  un  grand  cou- 
peret et  un  collier  réunis. 

La  seine  a  été  jetée,  dans  la  soirée ,  devant  la  plage 
de  l'observatoire ,  et  a  ramené  une  pêche  assez  co- 
pieuse. On  trouve  ici  des  pinnes  marines ,  des  béni- 
tiers ,  des  spondiles ,  des  cames ,  moules ,  arches , 
venus  ,  et  surtout  de  bonnes  huîtres  en  assez  grande 
quantité;  la  pénurie  de  viande  fraîche  nous  force  à 
tirer  parti  de  ces  différens  coquillages  et  à  les  mettre 
à  diverses  espèces  de  sauces.  La  chasse  n'offre  que 
des  pigeons,  des  chevaliers  ou  des  poules  sultanes  en 
petit  nombre. 


DE  L'ASTROLABE.  18 


o 


Il  a  fait  généralement  calme  avec  une  chaleur  acca-  i8as. 
Liante  ;  cependant,  de  midi  à  deux  heures,  il  a  tombé  4  mars- 
un  grain  de  pluie  très-abondant ,  qui  a  subitement 
donné  naissance  à  de  nombreuses  cascades,  sur  le  re- 
vers de  la  montagne,  et  fait  grossir  la  rivière  d'une 
manière  extraordinaire.  Toute  la  matinée,  les  naturels 
ont  commercé  paisiblement  le  long  du  bord.  Mon  ami 
Moembe  a  passé  une  bonne  partie  de  la  journée  avec- 
moi,  et  m'a  raconté  que  les  peuples  de  Manevai ,  Va- 
nikoro  ,  Mambili  et  Vanou  étaient  alliés  ensemble  et 
ennemis  communs  de  ceux  de  Tevai,  Nama,  Païou  et 
Tanema;  mais  ces  divisions  ne  concernaient  point  les 
chefs  qui  étaient  tous  amis  entre  eux.  Voici  les  noms 
de  ces  chefs  suivant  Moembe  :  à  Vanikoro,  Valiko  ;  à 
Mambili  ,  Moundgi  ;  à  Vanou ,  Valie  et  Fonou  ;  à 
Nama  ,  Kamaïou  ;  à  Païou  ,  Outaïka  ;  à  Tanema  , 
Naïla  ;  à  Tevai,  Nelo  ;  à  Manevai,  Kalaï  et  Moembe. 
Si  le  rapport  de  Moembe  est  exact,  pour  des  hommes 
aussi  barbares  ,  il  faut  convenir  que  c'est  une  conven- 
tion bien  sage  et  bien  politique  de  la  part  des  chefs, 
d'avoir  arrêté  que  les  peuples  seuls  pouvaient  se  faire 
la  guerre,  mais  qu'entre  eux  chefs  ils  seraient  tou- 
jours amis.  Dans  notre  Europe  tant  civilisée,  les 
rois  n'ont  pas  mieux  fait. 

Nous  voyons  de  temps  en  temps  les  femmes  passer 
dans  leurs  pirogues  près  du  navire  ,  pour  se  rendre  à 
la  pèche  avec  leurs  filets,  ou  aller  cueillir  des  racines 
dans  les  plantations  le  long  de  la  rivière  ;  mais  elles 
évitent  toute  communication  avec  les  blancs ,  et  les 
hommes  en  paraissent  fort  jaloux. 


184 


VOYAGE 


1828. 

5  mars. 


A  cinq  heures  vingt  minutes  du  matin ,  la  chaloupe 
et  la  baleinière  sont  rentrées  à  bord,  ramenant  tout 
leur  équipage  et  en  outre  M.  Gaimard  et  Hambilton. 
Un  courant  violent  contraria  beaucoup  MM.  Gressien 
et  Guilbert  dans  les  opérations  dont  ils  étaient  chargés; 
néanmoins  ils  en  vinrent  à  bout.  M.  Gressien  recueillit 
les  matériaux  nécessaires  pour  compléter  le  plan  des 
récifs  et  des  cotes  de  Vanikoro.  M.  Guilbert,  après 
de  violens  efforts  qui  firent  craquer  l'arrière  de  sa 


chaloupe ,  parvint  à  extraire  des  récifs  les  objets  sui- 
vans  :  une  ancre  de  dix-huit  cents  livres  environ  sans 
jas ,  fortement  oxidée  et  revêtue  d'une  croûte  de  co- 
raux dont  l'épaisseur  paraît  d'un  à  deux  pouces  ;  un 
canon  court  en  fonte,  également  recouvert  de  coraux, 
tellement  oxidé  que  le  métal  cédait  facilement,  sous 


DE  L'ASTROLABE.  185 

l'action  du  marteau  ;  un  pierrier  en  bronze  et  une  es-  1828. 
pingole  en  cuivre ,  beaucoup  mieux  conservés ,  l'un  Mars* 
portant  sur  ses  tourillons  les  numéros  548  d'ordre 
et  144  de  poids,  l'autre  les  numéros  286  d'ordre  et 
94  de  poids  :  du  reste  nulle  autre  marque  ;  un  saumon 
de  plomb ,  une  grande  plaque  du  même  métal ,  des 
fragmens  de  porcelaine,  etc.  En  outre,  on  avait 
acheté  à  Nama  les  débris  d'une  bouilloire. 


Au  lieu  du  naufrage,  on  avait  remarqué  cinq  au- 
tres ancres  ,  deux  pierriers ,  et  d'autres  canons  à  demi 
recouverts  par  les  coraux. 

Le  séjour  de  M.  Gaimard  n'avait  conduit  à  aucune 
découverte  utile.  Il  était  revenu  très  -  peu  satisfait 
de  l'esprit  turbulent,  du  caractère  irascible  et  des 
dispositions  avides  des  naturels  de  Nama.  Il  avait 
eu  souvent  à  souffrir  de  leurs  mauvais  procédés,  et 
il  n'avait  pu  visiter  Païou  comme  il  se  le  proposait. 
Les  naturels  persistaient  dans  leur  système  de  déné- 
gation absolue  touchant  le  naufrage  des  Mai  as ,  et  il 


186  VOYAGE 

i8a8.  lui  paraissait  très-difficile  d'obtenir  désormais  de  leur 
Mars.  part  aucun  renseignement  satisfaisant.  Ce  qu'il  y 
avait  de  plus  fâcheux,  c'est  que  M.  Gaimard  reve- 
nait de  son  voyage  avec  des  furoncles  très-doulou- 
reux ,  accompagnés  d'une  fièvre  assez  violente.  Tou- 
tefois ,  chacun  de  nous  pensa  que  son  mal  n'aurait 
point  de  suite,  et  qu'il  avait  été  occasioné  unique- 
ment par  les  désagrémens  et  les  privations  qu'il  avait 
essuyées  durant  son  séjour  avec  les  sauvages  '. 

A  la  vue  des  débris  rapportés  par  la  chaloupe , 
nul  de  nous  ne  douta  qu'ils  n'eussent  appartenu  aux 
frégates  de  Lapérouse.  Toutefois  ,  pour  écarter  toute 
imputation  d'avoir  cédé  aux  illusions  d'une  imagina- 
tion prévenue ,  je  rassemblai  toutes  les  personnes  de 
l'état-major  de  V Astrolabe ,  et  leur  demandai  tour  à 
tour  quelle  était  leur  opinion  touchant  cet  événement. 
Toutes  déclarèrent  d'une  voix  unanime  qu'à  leurs 
yeux  le  naufrage  de  Lapérouse  sur  les  brisans  de 
Vanikoro  leur  paraissait  un  fait  établi,  et  qu'ils  étaient 
convaincus  que  les  objets  rapportés  par  la  chaloupe 
en  étaient  les  restes. 

Alors  je  leur  fis  part  du  projet  que  j'avais  depuis 
long-temps  conçu ,  d'élever  à  la  mémoire  de  nos  infor- 
tunés compatriotes'  un  mausolée  modeste  ,  mais  qui 
suffirait  du  moins  pour  attester  notre  passage  à  Va- 
nikoro, nos  efforts  et  l'amertume  de  nos  regrets,  en 
attendant  que  la  France  pût  un  jour  y  consacrer  un 
monument  plus  durable  et  plus  digne  de  sa  puissance. 

Cette  proposition  fut  reçue  avec  enthousiasme,  et 

i    I  ores  note  1  r. 


DE  L'ASTROLABE.  187 

chacun  voulut  concourir  à  l'érection  du  cénotaphe.  1828. 
Sans  doute,  nous  eussions  désiré  le  placer  à  Païou  Mars- 
même,  le  plus  près  possible  du  théâtre  du  naufrage  et 
du  lieu  où  se  réfugièrent  les  malheureux  qui  purent 
échapper  à  la  première  catastrophe;  mais  l'exécu- 
tion de  ce  projet  à  une  distance  aussi  considérable  du 
navire ,  et  hors  de  sa  protection ,  eût  entraîné  des 
difficultés  insurmontables  et  de  grands  dangers.  En 
outre,  notre  mausolée,  placé  à  Païou,  n'eût  point  été 
en  vue  des  navigateurs  destinés  à  nous  suivre  à  Va- 
nikoro. 

Tout  bien  considéré,  nous  arrêtâmes  qu'il  serait 
placé  au  milieu  d'une  touffe  de  mangliers  situés  sur  le 
récif  qui  cerne  en  partie  notre  mouillage  du  coté  du 
nord.  Sur-le-champ ,  accompagné  de  plusieurs  offi- 
ciers ,  je  descendis  sur  le  récif,  je  désignai  le  local  que 
l'on  commença  à  déblayer,  et  je  chargeai  M.  Lottin 
de  la  surveillance  particulière  des  travaux  relatifs  au 
mausolée.  Sa  forme  devait  cire  celle  d'un  prisme  qua- 
drangulaire  de  six  pieds  sur  chaque  arête  ,  surmonté 
par  une  pyramide  quadrangulaire  de  même  dimension. 
Des  plateaux  de  corail,  contenus  entre  quatre  pieux 
solides  fichés  en  terre ,  devaient  former  le  corps  de 
l'édifice,  et  sa  cime  était  recouverte  par  un  chapiteau 
en  bois  peint.  Je  destinai  a  cet  emploi  les  planches  de 
koudi,  achetées  l'année  précédente  à  Korora-Reka. 
Je  donnai  l'ordre  de  n'employer  ni  clous,  ni  ferrures , 
pour  assembler  ces  pièces,  afin  de  n'offrir  aux  naturels 
aucun  objet  qui  pût  les  porter  à  détruire  notre  ouvrage, 
pour  satisfaire  leur  cupidité. 


188  VOYAGE 

1828.  Pour  la  première  fois  ,  un  naturel  a  consenti  à  me 

Mais.  céder  deux  bracelets  pour  un  grand  couperet ,  et  Ka- 
valiki  m'a  livré ,  pour  trois  haches ,  un  petit  cochon 
pesant  au  plus  quinze  livres. 

Nous  avons  reçu  aujourd'hui  la  visite  de  plusieurs 
habitans  du  village  de  Vanikoro,  et  notamment  de  Va- 
liko,  premier  chef  de  cette  tribu.  Valiko  est  un  homme 
de  cinquante  à  cinquante-cinq  ans ,  au  teint  très-noir , 
aux  cheveux  grisonnans,  mais  encore  vif,  actif,  et  en 
apparence  plus  intelligent  que  tous  les  naturels  de  la 
race  noire  que  j'avais  encore  remarqués.  Par  l'entre- 
mise de  Hambilton ,  je  l'interrogeai  sur  le  naufrage 
des  Maras  ;  voici  ce  qui  résulta  de  ses  réponses  ,  par 
elles-mêmes  assez  précises  ,  et  en  outre  développées 
par  les  explications  de  Tangaloa  et  de  Kavaliki. 

En  définitive,  aucun  navire  n'aurait  péri  devant 
Vanou;  mais  l'un  aurait  échoué  devant  Païou ,  à  l'en- 
droit même  où  sont  encore  aujourd'hui  les  ancres  et 
les  canons ,  et  de  ce  bâtiment  proviennent  tous  les 
objets  que  les  naturels  ont  livrés  à  M.  Dillon  et  à 
l 'Astrolabe  y  l'autre  toucha  et  s'engloutit  devant  Ta- 
nema ,  en  dehors  même  du  récif,  sans  qu'on  pût  en 
rien  sauver;  presque  tous  les  hommes  qui  le  montaient 
périrent  sans  venir  à  terre.  Les  Maras  du  premier 
navire ,  en  grand  nombre  (  cependant  il  n'en  désigne 
que  trente ,  dans  l'impossibité  où  il  est  d'en  énumérer 
davantage  ) ,  s'établirent  à  Païou ,  et  travaillèrent  à  la 
construction  d'un  petit  vaisseau.  Quoique  les  naturels 
eussent  du  respect  pour  ces  étrangers  et  ne  les  abor- 
dassent qu'en  leur  baisant  les  mains  en  signe  d'hom- 


DE  L'ASTROLABE.  189 

mage,  ce  qu'il  exprime  par  un  geste,  il  y  eut  des      1828. 
querelles  où  périrent ,  d'un  côté ,  cinq  naturels  de      Ma,s" 
Vanou  ,  dont  trois  Arikis  et  un  homme  de  Tanema; 
de  l'autre  paît,  il  y  eut  deux  M  ara  s  tués  à  Païou.  Au 
bout  de  cinq  lunes ,  les  Maras  quittèrent  l'ile  sur  leur 
petit  bâtiment.  Yaliko  me  montra  un  garçon  de  douze 
à  treize  ans  pour  m'expliquer  qu'il  avait  le  même  âge 
que  cet  enfant  à  l'époque  du  naufrage  des  Maras. 

Il  a  été  impossible  à  Valiko  de  me  donner  l'origine 
du  nom  mara  qu'ils  assignèrent  aux  Français  ;  seu- 
lement, il  dit  que  quand  on  demandait  à  ceux-ci  d'où 
il  venaient,  ils  répondaient  :  Mara.  Peut-être  serait-ce 
une  corruption  du  mot  mer  que  leur  prononçaient 
leurs  hôtes?  Avant  ces  deux  navires ,  ils  n'avaient 
jamais  entendu  parler  des  Papalangui ',  mot  qu'ils 
ont  adopté  des  peuples  de  la  race  polynésienne,  pour 
désigner  tous  les  blancs  ;  mais  ils  savaient  que  trois 
bàtimens  de  cette  nation  avaient  passé  devant  les  côtes 
de  Nitendi  sans  y  toucher  ;  sans  doute,  le  navire  de 
Carteret  et  les  deux  frégates  de  d'Entrecasteaux.  Ils 
n'en  virent  plus  jusqu'à  l'arrivée  de  Pila ,  et  F  As- 
trolabe a  été  le  quatrième  navire  qu'ils  aient  vu. 
Tous  attestent  qu'il  n'y  a  aucun  homme  du  naufrage , 
ni  à  INitendi,  ni  à  Toupoua,  ni  à  Taumako,  etc.  Cepen- 
dant ,  il  y  a  en  ce  moment  à  Vanikoro  des  habitans  de 
chacune  de  ces  trois  îles.  Ravaliki  et  Tangaloa  affir- 
ment, ainsi  que  Valiko ,  qu'à  Vanou  il  y  a  quantité  de 
pièces  de  monnaie  en  cuivre ,  en  argent  et  même  en  or. 
Tangaloa  ,  moyennant  une  hache  que  je  lui  promets, 
s'engage  à  me  montrer  le  lieu  où  les  Maras  eonstrui- 


190  VOYAGE 

1828.       sirent  leur  petit  bâtiment,  et  le  récif  où  périt  un  des 

Mars.       vaisseaux  devant  Tanema. 

Suivant  Kavaliki  et  Tangaloa ,  la  grande  île  se 
nomme  collectivement  Vanikoro ,  et  ses  divers  dis- 
tricts sont  :  Vanou,  Nama,  Païou,  Tanema,  Nimbe, 
Temoua  et  Ocili,  dont  les  habitans  ont  été  récemment 
exterminés.  L'ile  du  N.  E.  se  nomme  Taneanou  et  ne 
renferme  que  les  deux  villages  de  Vanikoro  et  de 
Tevai.  Enfin  la  petite  île  Manevai  est  habitée  par  la 
tribu  de  ce  nom. 

J'ai  fait  des  présens  à  Valiko  et  à  Kavaliki,  qui  sont 
repartis  pour  leur  résidence ,  très-satisfaits  de  leurs 
rapports  avec  nous.  Le  dernier  a  promis  de  rapporter 
à  bord  des  cochons ,  après  avoir  indiqué  qu'il  y  en 
avait  beaucoup  dans  son  village. 

Le  temps  est  devenu  très-orageux,  et  dans  la  soi- 
rée la  pluie  a  commencé  à  tomber  avec  abondance , 
et  a  duré  presque  toute  la  nuit.  Les  brisans  grondent 
avec  force,  et  annoncent  qu'une  grosse  mer  règne  au 
large. 
6#  Le  temps  est  tout-à-fait  gâté,  la  brise  persiste  au  S. 

et  au  S.  O. ,  et  les  grains  se  succèdent  avec  fré- 
quence. Néanmoins,  M.  Lottin  est  allé  à  terre  pour 
faire  couper  le  bois  nécessaire  à  l'érection  du  mau- 
solée. 

Les  naturels  ont  aussi  commercé  toute  la  journée 
le  long  du  bord.  Moembe  m'a  apporté  des  huîtres  et 
des  cocos,  je  n'ai  accepté  que  les  huîtres.  J'ai  revu 
Valiko  qui  m'a  répété  que  c'était  à  Païou  que  les  Ma- 
ras  avaient  construit  leur  petit  navire,  et  qu'eux-mê- 


DE  L'ASTROLABE.  191 

mes  avaient  démoli  le  grand  vaisseau  qui,  autrement,       i«2s. 
eût  pu  subsister  encore  très-long-temps.  Mars- 

L'état  de  M.  Gaimard  a  beaucoup  empiré;  il  garde 
le  lit ,  et  la  fièvre  s'est  déclarée.  Moi-même ,  qui  me 
sentais  mieux  depuis  quelques  jours,  j'ai  éprouvé,  dans 
la  matinée ,  une  impression  fébrile  qui  a  augmenté 
dans  le  cours  de  la  journée,  et,  le  soir,  m'a  occasioné 
de  véritables  frissons.  J'ai  reconnu  l'action  de  la  triste 
maladie  qui,  neuf  ans  auparavant ,  m'avait  tourmenté 
deux  mois  entiers  dans  les  îles  de  l'Archipel  grec , 
que  j'avais  prise  sur  les  plages  de  Lemnos  et  que  je 
ne  quittai  que  sur  la  cime  de  Scopelos. 

La  pluie  a  tombé  toute  la  matinée  avec  une  extrême  7. 
violence,  puis  le  ciel  est  resté  chargé  d'épais  nuages, 
et  l'atmosphère  est  très-humide.  On  a  voulu  jeter  la 
seine  devant  la  rivière,  mais  le  courant  devenu  fort 
rapide  l'a  entraînée  sur  des  roches  ;  elle  a  été  dé- 
chirée en  plusieurs  endroits,  et  l'on  n'a  rien  pris. 

Vers  midi,  Hambilton  est  allé  au  village  de  Mane- 
vai,  pour  interroger  de  nouveau  le  vieillard  que  j'a- 
vais déjà  questionné  sur  le  naufrage ,  lors  de  ma  pre- 
mière visite  du  25  février.  Ce  naturel  a  déclaré  que  le 
premier  navire  fut  vu  échoué  sur  les  récifs  de  Ta- 
nema,  à  la  suite  d'une  nuit  où  il  avait  beaucoup  venté, 
et  le  matin  suivant  on  vit  l'autre  échoué  devant 
Paiou.  On  ne  sauva  rien  du  premier  bâtiment ,  mais 
il  s'en  échappa  une  trentaine  d'hommes,  qui  se  réuni- 
rent à  quarante  ou  cinquante  de  l'autre  navire  qui 
étaient  descendus  à  Païou  ;  là ,  ils  construisirent  un 
petit  bâtiment  sur  lequel  ils  s'en  allèrent  tous ,  au 


192  VOYAGE 

1828.  bout  de  six  ou  sept  lunes.  Ce  vieillard  avait  vu  le 
Mars.  navire  échoué  à  Tanema  et  les  hommes  qui  en  prove- 
naient, mais  il  n'avait  pas  vu  ceux  qui  avaient  appar- 
tenu au  navire  échoué  devant  Païou ,  attendu  que  sa 
tribu  était  en  guerre  avec  celle  de  ce  district.  Dans 
les  guerres  des  blancs  avec  les  sauvages,  il  y  eut  deux 
des  premiers  tués  à  Païou ,  et  cinq  naturels ,  dont 
trois  Arikis. 

Cette  version,  conforme  quant  aux  points  les  plus 
importans  à  celle  de  Valiko  ,  m'a  paru  la  plus  digne 
de  confiance,  d'autant  que  Valiko,  généralement  doué 
d'une  intelligence  supérieure  à  celle  de  ses  conci- 
toyens ,  semblait  être  tout-à-fait  exempt  de  passion 
ou  de  crainte  dans  celte  affaire. 

Ma  fièvre  ayant  pris  un  caractère  plus  marqué,  j'ai 
commencé  à  adopter  un  régime  de  diète  très-sévère, 
d'après  le  système  que  je  me  suis  fait  sur  ces  sortes 
de  maladies. 
8-  Un  ciel  très-couvert  et  une  faible  brise  de  nord 

nous  amènent,  vers  onze  heures  et  demie,  des  torrens 
de  pluie  qui  continuent  tout  le  reste  de  la  journée. 
Ces  temps  déplorables  n'améliorent  point  l'état  des 
malades  ,  et  l'équipage  compte  déjà  deux  ou  trois 
hommes  attaqués  de  la  fièvre,  outre  M.  Gaimard  et 
moi. 

Cependant  les  travaux  du  cénotaphe  sont  poursui- 
vis avec  activité ,  et  rien  ne  saurait  me  déterminer  à 
quitter  l'île,  sans  avoir  payé  ce  dernier  tribut  aux 
mânes  de  nos  infortunés  compatriotes. 

Par  l'organe  d'Hambilton ,  je  me  suis  procuré  de 


DE  L'ASTROLABE.  103 

nouveaux  renseignemens  de  Tangaloa  sur  les  îles  1828. 
voisines  de  Vanikoro.  Cet  insulaire  est  allé  à  Tau-  Mars- 
mako,  et  il  affirme  que  cette  terre  est  à  peu  près 
à  égale  distance  de  Nitendi  et  de  Vanikoro;  elle  n'est 
guère  plus  grande  que  l'île  Tevai,  mais  elle  est  haute, 
bien  peuplée,  et  a  près  d'elle  une  petite  île.  Nitendi, 
ou  lndendi,  car  la  prononciation  de  ces  hommes  laisse 
des  doutes  sur  le  vrai  nom  (Santa-Cruz  des  Es- 
pagnols) ,  est  dix  fois  plus  grande  et  plus  peuplée 
que  Vanikoro;  elle  est  fertile  en  cochons,  poules  et 
productions  diverses.  Un  naturel  a  donné  aussi  à 
M.  Guilbert  un  croquis  de  ces  îles,  très-imparfait  il 
est  vrai,  mais  qui  annonce  déjà  une  sorte  de  raisonne- 
ment de  la  part  du  sauvage  qui  l'a  tracé. 

M.  Gressien ,  parti  à  cinq  heures  et  demie  du  matin 
avec  la  baleinière,  pour  reconnaître  et  sonder  la  passe 
du  N.  ,  a  poursuivi  sa  tâche  avec  constance  ,  malgré 
les  flots  de  pluie  qui  ont  tombé  une  partie  de  la 
journée.  Cet  officier  a  reconnu  la  passe  du  N.  E.  et 
l'a  jugée  praticable,  bien  qu'elle  fût  obstruée  par  des 
bancs  et  des  récifs  nombreux  ;  en  outre ,  il  faudrait 
mettre  le  cap  à  l'est  pendant  long-temps,  et  pour  cela 
il  faudrait  une  brise  d'ouest  assurée.  M.  Gressien  a 
cru  entrevoir  une  passe  plus  étroite  dirigée  droit  au 
N.,  et  il  se  propose  de  l'explorer  à  la  prochaine 
occasion. 

La  pluie  a  duré  presque  toute  la  journée,  le  ciel  a         9. 
été  constamment  voilé  par  d'épais  nuages ,  et  n'a  pas 
offert  un  moment  de  beau  temps.  Dans  ces  climats 
embrasés,  on  peut  juger  quelle  influence  funeste  de- 
tome  v.  i3 


1 9  i  VOYAGE 

1828.       vait  avoir  celte  humidité  continuelle,  particulièrement 
Mars.       pour  des  marins  confinés  entre  les  planches  d'un  pe- 
tit navire ,  et  dans  une  baie  comme  celle  de  Manevai , 
entourée  de  toutes  parts  de  hautes  montagnes. 

Vers  dix  heures  du  malin,  nous  avons  reçu  la  visite 
de  nos  cinq  passagers  qui,  sur  le  point  de  partir,  ve- 
naient nous  faire  leurs  adieux ,  et  réclamer  l'effet  de 
mes  promesses.  Le  navire  sur  lequel  ils  comptaient 
franchir  les  quarante  lieues  qui  séparent  Vanikoro  de 
Tikopia ,  était  une  frêle  pirogue  à  balancier,  et  leurs 
provisions  se  réduisaient  à  quelques  cocos  secs  et  à 
un  petit  nombre  de  taros.  Toutefois  ,  la  traversée 
qu'ils  entreprenaient  ne  paraissait  pas  leur  causer 
la  moindre  inquiétude;  et  bien  qu'il  fit  habituelle- 
ment un  temps  sombre  et  orageux  avec  les  vents 
d'ouest  qui  régnaient ,  ils  craignaient  bien  plus  le 
retour  d'un  ciel  plus  serein  qui  eût  ramené  les  vents 
d'Est,  tout-à-fait  contraires  à  leurs  projets.  La  raison 
qui  engageait  ces  pauvres  sauvages  à  hâter  leur  dé- 
part, c'est  que,  malgré  leur  précaution  de  revenir  cha- 
que soir  coucher  à  bord,  l'un  d'eux  se  trouvait  déjà 
en  proie  aux  frissons  de  la  fièvre,  et  ils  nous  firent 
comprendre  par  signes  qu'ils  mourraient  tous  s'ils 
restaient  plus  long-temps  à  Vanikoro. 

Le  malade  était  étendu  près  d'un  petit  feu,  sous  un 
abri  qu'on  lui  avait  ménagé  sur  la  plate-forme  du  ba- 
lancier. Je  m'empressai  de  donner  à  ces  pauvres  sau- 
vages une  herminette  et  une  belle  hache ,  acquisition 
qui  les  transporta  de  joie.  Plusieurs  officiers  leur 
firent  des  présens ,  et  les  matelots  eux-mêmes  voulu- 


DE  L'ASTROLABE.  195 

rent  contribuer  à  leur  bien-être,  en  leur  faisant  une  is?3. 
large  provision  avec  le  biscuit  de  leurs  épargnes.  Sen-  Mars- 
sibles  à  ces  preuves  d'amitié ,  ces  insulaires  ne  quit- 
tèrent l'Astrolabe  qu'en  témoignant  toute  leur  gra- 
titude du  traitement  qu'ils  y  avaient  éprouvé,  et  en 
faisant  des  vœux  pour  le  bonheur  de  tous  ceux  qui 
la  montaient.  Sur-le-champ,  ils  prirent  le  large  par 
la  passe  de  l'E. 

Bien  que  ces  cinq  insulaires  ne  m'eussent  rendu 
aucun  service,  et  qu'ils  ne  fussent  qu'une  charge  pour 
moi ,  je  leur  dois  néanmoins  la  justice  de  déclarer  que 
leur  conduite  fut  parfaite  pendant  toute  la  durée  de 
leur  séjour  à  bord.  Ils  n'étaient  ni  gênans,  ni  impor- 
tuns ,  et  ne  se  plaignaient  jamais.  Aussi  réussirent-ils 
à  se  concilier  l'affection  et  la  bienveillance  de  tout  le 
monde ,  même  des  matelots  ,  classe  généralement  dif- 
ficile à  satisfaire. 

Ces  sauvages  nous  avaient  dit  que  la  murène  et  la 
raie  prennent  rang  au  nombre  des  principales  divini- 
tés à  Tikopia ,  et  que  ce  serait  un  crime  que  d'en  man- 
ger. ]\Iais  le  requin,  nommé  dans  cette  île  MoJigo ,  ne 
jouit  pas  du  même  privilège  ,  et  on  se  régale  de  sa  chair 
sans  aucun  scrupule. 

La  chaloupe  est  allée  sur  le  récif,  avec  une  corvée 
sous  les  ordres  de  M.  Lottin;  mais  à  peine  on  com- 
mençait à  travailler  que  la  pluie  a  tombé  avec  une 
force  inconcevable;  il  a  fallu  renoncer  h  l'ouvrage  et 
revenir  à  bord. 

Les  naturels,  gorgés  de  fer,  de  colliers  et  autres 
objets  d'industrie  européenne,  deviennent  chaque  jour 

13* 


196  VOYAGE 

1828.  plus  difficiles.  Jadis  le  naufrage  des  vaisseaux  de  Lapé- 
Mars,  rouse ,  en  les  enrichissant  au-delà  de  toute  espérance , 
détruisit  presque  entièrement  leur  industrie  primitive. 
Ils  avaient  cessé  de  fabriquer  aucune  hache  en  coquil- 
lages ou  en  pierre  :  tous  leurs  instrumens,  leurs  arcs, 
leurs  ornemens  ,  provenaient ,  disaient-ils ,  des  îles 
voisines,  et  surtout  de  Nitendi ,  dont  les  habitans  ve- 
naient échanger  ces  objets  à  Vanikoro  contre  des  mor- 
ceaux de  fer.  Cependant  cette  mine  de  richesses  com- 
mençait à  s'épuiser;  il  a  fallu  les  deux  expéditions  du 
Research  et  de  l'Astrolabe  pour  la  raviver ,  en  leur 
apportant  une  foule  de  haches  ,  couteaux  ,  ciseaux  , 
colliers,  etc.  Ces  objets  y  sont  maintenant  si  communs , 
qu'il  est  de  fait  qu'en  France  il  n'y  a  peut-être  pas  un 
village  où  ils  soient  si  peu  appréciés  qu'à  Vanikoro. 
C'est  un  inconvénient  qui  se  fera  long-temps  sentir 
aux  navigateurs  qui  voudront  visiter  désormais  cette 
île. 

La  fièvre  et  le  mauvais  temps  me  confinent  à  bord. 
Je  commence  à  craindre  d'être  obligé  de  renoncer  à 
l'excursion  que  je  complais  faire  à  Païou,  attendu  qu'il 
nous  faudra  profiter  du  premier  vent  favorable  pour 
nous  échapper  des  récifs  de  Vanikoro. 
10.  La  pluie  a  cessé  dans  la  journée,  mais  le  ciel  est 

resté  très-chargé ,  et  il  a  passé  de  violentes  rafales  de 
la  partie  du  sud-ouest  ;  il  a  fallu  filer  tout  le  grelin  de 
gomotou  pour  ne  pas  l'exposer  à  rompre. 

Comme  il  n'est  guère  probable  que  nos  Tikopiens 
aient  pu  se  rendre  avant  le  jour  dans  leur  île ,  il  y  a 
fort  à  craindre  que  ces  bourrasques  n'aient  fait  cha- 


DE  L'ASTROLABE.  197 

virer  leur  misérable  pirogue  ,  et  nous  avons  plaint  le       iSi$. 
sort  de  ces  pauvres  insulaires.  Mars. 

Les  charpentiers  ont  travaillé  à  l'érection  du  mau- 
solée sous  la  direction  de  M.  Lottin.  M.  Quoy  dési- 
rait vivement  faire  l'acquisition  de  trois  crânes  qu'il 
avait  observés  au  village  de  Manevai ,  pour  ses  obser- 
vations de  physiologie  ;  mais  toutes  les  propositions 
qu'il  a  pu  faire  aux  naturels  n'ont  pu  les  amener  à 
se  défaire  de  ces  précieuses  reliques. 

La  fièvre  fait  dans  l'équipage  de-rapides  progrès; 
aujourd'hui  l'on  compte  déjà  huit  personnes  attaquées 
de  cette  triste  maladie. 

Nous  avons  reçu  la  visite  d'un  grand  nombre  de  n. 
naturels  dont  plusieurs  étaient  oinls  d'huile  et  noircis, 
surtout  le  chef  Kalaï,  que  sa  grande  toilette  rendait 
presque  méconnaissable.  On  a  cru  que  ces  apprêts 
pouvaient  avoir  pour  motif  la  mort  d'un  vieillard  dé- 
cédé avant-hier  à  Manevai  ;  et  quelques-uns  de  nos 
officiers  avaient  déjà  vu  les  femmes  célébrer  son  deuil 
par  des  pleurs  et  des  gémisscmens. 

Papaki  de  Manevai  nous  a  conté  qu'il  avait  reçu 
le  tatouage  à  Mami ,  petite  île  voisine  de  Nitendi ,  et 
qu'il  avait  visité  les  iles  Taumako  ,  JNioukabo,  Pileni, 
Fonou-Fonou,  etc.,  dont  il  a  même  nommé  les  chefs. 
Nul  doute  que  ces  îles  n'appartiennent  aux  groupes 
du  Duff  de  Wilson  et  de  Mendana,  près  de  File  du 
Volcan  ou  Tinakora  des  naturels. 

A  six  heures  du  malin,  M.  Gressien  est  reparti  dans 
la  baleinière ,  afin  de  poursuivre  ses  reconnaissances 
sur  la  partie  septentrionale  de  l'île  et  de  déterminer 


198  VOYAGE 

1828.  quelle  serait  l'issue  la  plus  favorable  pour  faire  sortir 
Mars-  la  corvette  de  Vanikoro.  Il  a  consacré  la  journée  en- 
tière à  sonder  de  nouveau  la  passe  du  N.  E. ,  qu'il  a 
trouvée  praticable ,  et  le  plus  souvent  n'offrant  pas 
fond  à  cinquante  brasses.  Mais  avec  des  vents  d'Est , 
il  vaudrait  encore  mieux  adopter  l'une  des  deux  passes 
situées  près  de  la  pointe  de  Nanounha.  D'ailleurs  les 
naturels  s'accordent  à  soutenir  que  M.  Dillon  est 
sorti  avec  son  navire  par  un  passage  situé  droit  au 
nord  de  la  baie  Manevai.  Ces  corvées  sont  très-fati- 
gantes ,  et  il  faut  tout  le  zèle  ,  le  courage  et  l'excel- 
lente constitution  de  M.  Gressien  pour  y  résister.  Cet 
officier  est  animé  d'ailleurs  par  le  désir  de  rendre  plus 
exacte  et  plus  complète  la  belle  carte  de  Vanikoro, 
qu'il  a  entreprise  sur  l'échelle  la  plus  vaste. 
12.  Vers  midi,  la  pluie  a  recommencé  à  tomber  par 

torrens  et  a  duré  tout  le  reste  du  jour,  avec  des  rafales 
violentes  du  N.  O.,  variables  àl'O.  S.  O.  et  au  S.  O. 
Cependant,  un  détachement  de  marins  a  travaillé  à 
élever  la  maçonnerie  de  notre  monument. 

Les  naturels  continuent  de  visiter  notre  navire, 
mais  de  timides  et  réservés  qu'ils  étaient  d'abord ,  ils 
sont  devenus  peu  à  peu  exigeans ,  et  même  presque 
aussi  insolens  que  ceux  de  Tevai.  Ces  messieurs  n'ont- 
ils  pas  déjà  parlé  de  tributs  à  leur  payer  pour  avoir 
l'autorisation  de  bâtir  notre  tombeau!...  Sans  doute 
ils  sont  enhardis  par  l'extrême  douceur  qu'on  leur  a 
montrée  et  les  prévenances  en  tout  genre  dont  ils  ont 
été  l'objet  de  noire  part.  Certainement  ils  auraient 
besoin  d'une  leçon  ;  mais  je  préfère  temporiser ,  d'une 


DE  L'ASTROLABE.  199 

part  à  cause  des  corvées  qu'il  faut  souvent  envoyer  à      t8;ag 
terre  ,  de  l'autre,  par  l'espoir  de  quitter  incessamment      Mars. 
leur  ile.  D'ailleurs,  pour  assurer  la  conservation  de 
notre  cénotaphe ,  il  est  à  désirer  que  nous  ménagions 
ces  barbares  jusqu'au  dernier  moment. 

Du  reste,  la  fièvre  fait  d'effrayans  progrès  ;  ce  soir, 
quinze  hommes  sont  déjà  frappés,  et  un  avenir  sinistre 
nous  menace ,  si  nous  ne  pouvons  quitter  bientôt  ces 
plages  funestes. 

La  pluie  et  les  vents  d'Ouest  ont  persisté.  Néan-        i3. 
moins  les  travaux  du  mausolée  ont  été  poursuivis ,  et 
ce  petit  monument  a  été  enfin  terminé ,  malgré  les 
obstacles  que  nous  ont  opposés  le  mauvais  temps  et  la 
maladie. 

Parti  à  six  heures  et  demie  du  matin  avec  la  balei- 
nière, M.  Gressien  n'.est  rentré  qu'à  huit  heures  du 
soir.  Il  a  reconnu  la  passe  située  à  l'E.  de  l'île  JNa- 
nounha.  Bien  qu  elle  soit  étroite  et  offre  quelques  dan- 
gers sur  sa  route ,  elle  est  plus  sûre  que  celle  du  N.  E.  ; 
et  avec  les  vents  d'Est  on  peut  la  tenter  avec  espoir 
de  succès.  Enfin,  en  cas  de  malheur ,  la  petite  ile  Na- 
nounha  offrirait  un  asile  à  l'équipage,  on  pourrait  s'y 
retrancher  et  s'y  défendre  contre  les  attaques  des 
sauvages.  Cependant,  en  pareille  circonstance,  je  ne 
puis  me  dissimuler  que  nous  aurions  peu  de  chances 
pour  nous  sauver,  et.  l'expédition  serait  grandement 
menacée  d'une  ruine  complète. 

Vers  tr<fis  heures  du  matin,  M .  Lottin  est  descendu        i4. 
sur  le  récif  avec  les  charpentiers ,  pour  mettre  en 
place  les  dernières  pièces  du  mausolée.  C'est  le  cha- 


200 


VOYAGE 


1828. 
Mars. 


PI. 


piteau  pyramidal,  en  planches  de  koudi,  qui  doit  lui 
servir  de  couronnement ,  et  qui  se  termine  par  un 
gros  bouton  en  bois ,  taillé  à  facettes.  Dans  une  des 
traverses ,  est  incrustée  une  plaque  en  plomb ,  sur 
laquelle  ont  été  tracés,  en  gros  caractères,  fortement 
creusés,  les  mots  suivans  : 


A 

LA    MÉMOIRE 

DE 

LAPEROUSE 

ET 

DE 

SES    COMPAGNONS , 

l'astrolabe. 

14 

MARS    1828. 

Nous  donnâmes  à  cette  inscription  la  forme  la  plus 
laconique,  pour  une  double  raison.  Nous  étions  pres- 
sés par  le  temps ,  et  nous  désirions  que  la  plaque  de 
plomb  fut  réduite  à  la  plus  petite  dimension  possible. 

A  dix  heures  et  demie,  tout  était  terminé.  Comme 
la  fièvre  me  retenait  à  bord ,  M.  Jacquinot  fut  chargé 
de  procéder  à  l'inauguration  du  monument.  Il  descen- 
dit à  la  tète  d'une  partie  de  l'équipage  sur  le  récif;  un 
détachement  de  dix  hommes  armés  défila  par  trois  fois , 
dans  un  silence  solennel  et  respectueux,  à  l'entour  du 
mausolée,  et  fit  trois  décharges  de  mousqueterie,  tandis 
que  du  bord  une  salve  de  vingt  et  un  coups  de  canon 
faisait  retentir  les  montagnes  de  Vanikoro.  Quarante 
clxxxvii.  ans  auparavant,  les  échos  de  ces  mêmes  montagnes 
avaient  peut-être  répété  les  cris  de  nos  compatriotes 
expirant  sous  les  coups  des  sauvages,  ou  Succombant 
sous  les  atteintes  de  la  fièvre!...  Et  nous-mêmes  n'a- 
vions-nous pas  à  craindre  une  destinée  pareille?  Le 


DE  L'ASTROLABE.  201 

cénotaphe  que,  de  nos  mains  défaillantes,  nous  venions  i  s^s. 
d'élever  en  l'honneur  des  compagnons  de  Lapérouse,  Mars- 
ne  pouvait-il  pas  aussi  devenir  le  dernier  témoin  des 
longues  épreuves  et  du  désastre  de  la  nouvelle  Astro- 
labe!... Réflexions  douloureuses,  que  mon  accable- 
ment et  les  douleurs  de  la  fièvre  ne  m'empêchent 
point  de  faire  en  ce  moment  critique! 

Aux  premiers  coups  de  canon,  les  sauvages,  glacés 
d'épouvante ,  s'enfuirent  de  toutes  parts ,  abandon- 
nant même  leurs  pirogues  pour  s'échapper  plus  vite. 
Rassemblés  près  de  leur  village ,  ils  épiaient  avec  in- 
quiétude quels  seraient  les  résultats  de  ces  terribles 
détonations.  J'avais  jugé  à  propos  de  ne  point  les  pré- 
venir, afin  de  mieux  examiner  leur  conduite,  et  en 
même  temps  pour  leur  donner  une  plus  haute  opinion 
de  notre  puissance. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure  d'absence  environ , 
ayantremarqué  que  personne  parmi  eux  n'avait  été  tué, 
voyant  surtout  que  nous  ne  faisions  aucune  démons- 
tration hostile,  ils  se  rassemblèrent  peu  à  peu  sur  le 
récif  situé  devant  la  corvette,  dans  l'île  Manevai. 
Bientôt,  deux  d'entre  eux,  plus  hardis  que  le  reste, 
montèrent  dans  une  pirogue  et  se  dirigèrent  vers  la 
corvette.  Ces  deux  hommes  étaient  les  deux  arikis  de 
Manevai ,  savoir  :  mon  ami  Moembe  et  le  belliqueux 
Kalaï.  Je  fus  à  la  fois  surpris  et  satisfait  de  cette 
preuve  de  courage  et  de  confiance  de  leur  part  ;  cette 
démarche  semblait  justifier  jusqu'à  un  certain  point 
l'assertion  de  Moembe,  que  les  chefs  ne  se  faisaient 
point  la  guerre. 


202  VOYAGE 

1828.  Us  montèrent  à  bord  d'un  air  incertain,  s'avan- 

Mai*.  cèrent  près  de  moi  avec  un  maintien  respectueux,  et 
m'abordèrent  en  me  baisant  le  dos  de  la  main.  Je  fis 
en  sorte  de  les  rassurer  de  mon  mieux ,  et  par  l'or- 
gane d'Hambilton  je  leur  assurai  que  nous  n'étions 
nullement  irrités  contre  eux,  que  si  nous  voulions 
sérieusement  leur  déclarer  la  guerre,  nous  pourrions 
les  exterminer  tout  d'un  coup  ;  mais  que  les  canons 
n'avaient  point  été  chargés  à  boulet,  et  que  les  coups 
qu'ils  avaient  entendus  avaient  été  seulement  tirés 
en  l'honneur  de  XAtoaa  Papala?igui,  dieu  des  Euro- 
péens, que  nous  venions  de  placer  sur  le  récif.  Je 
les  priai  d'engager  leurs  compatriotes  à  respecter  la 
maison  de  notre  Dieu,  et  à  ne  point  chercher  à  la 
détruire.  Si  les  navires  qui  viendraient  après  nous 
dans  leur  île  voyaient  cette  maison  debout,  ce  serait 
pour  eux  un  gage  de  notre  amitié  avec  les  habilans  de 
Manevai,  et  ceux-ci  n'en  seraient  que  mieux  traités 
par  leurs  hôtes.  Si  le  monument  était  renversé ,  les 
blancs  seraient  irrités ,  et,  s'ils  étaient  de  notre  nation, 
ils  vengeraient  sans  doute  sévèrement  cet  attentat. 

Pour  bannir  toute  inquiétude  de  leur  part,  je  leur 
fis  entendre  que  c'était  là  l'unique  vengeance  que 
nous  eussions  à  tirer  du  meurtre  des  Maras  tués 
long-temps  auparavant,  attendu  que  le  Dieu  que 
nous  venions  de  placer  sur  le  brisant  protégerait  dé- 
sormais les  esprits  des  Maras;  que  cette  cérémonie 
nous  suffisait,  et  que  maintenant  il  ne  nous  restait 
pas  le  moindre  sujet  de  guerre  contre  le  peuple  de 
Vanikoro.  Je  leur  fis  observer  cependant  que,  pour 


DE  L'ASTROLABE.  203 

ne  pas  provoquer  la  colère  des  Atouas  de  Vanikoro,       is^s. 
le  noire  avait  été  placé  sur  le  récif  au  milieu    des      Mars 
eaux,  tandis  que  les  Atouas  du  pays,  Banie  et  Loubo, 
étaient  établis  sur  terre;  précaution  qui  éviterait  toute 
collision  de  pouvoirs  entre  ces  divers  dieux. 

Enfin,  pour  achever  de  nous  rendre,  ajoutai-je,  ces 
deux  Atouas  plus  favorables,  je  remis  à  Moembe  une 
herminette  et  un  morceau  de  drap  rouge  pour  l'offrir 
de  ma  part  à  Loubo  ,  et  autant  à  Kalaï  pour  le  redou- 
table Banie.  Bien  que  mes  deux  Arikis  parussent  déjà 
souscrire  très-volontiers  à  toutes  mes  propositions, 
le  dernier  argument  fit  sur  eux  la  plus  vive  impres- 
sion. Après  m'avoir  écouté  avec  la  plus  grande  atten- 
tion, ils  jurèrent  par  ce  qu'ils  avaient  de  plus  sacré 
que  XAtoua  Papalangui  serait  respecté  à  l'égal  de 
Loubo  et  de  Banie ,  qu'ils  veilleraient  a  la  conserva- 
tion de  sa  maison,  fare  Atoua ,  et  qu'ils  traiteraient 
en  ennemi  quiconque  tenterait  d'y  faire  quelque  dé- 
gradation i. 

Certes ,  je  suis  persuadé  qu'en  ce  moment  Kalaï 
et  Moembe  étaient  de  bonne  foi,  mais  l'humeur  de  ces 
sauvages  est  bien  variable;  d'ailleurs,  ces  deux  chefs 
ne  pouvaient  pas  répondre  des  dispositions  de  tous 
leurs  compatriotes.  J'aurais  donc  peu  compté  sur  la 
parole  de  ces  hommes  grossiers  et  stupides ,  si  nous 
n'avions  eu- le  soin  de  n'employer  que  des  matériaux 
peu  susceptibles  de  tenter  leur  cupidité,  de  sorte  que, 
pour  détruire  notre  ouvrage,  il  faudrait  qu'ils  se  don- 

»  Fores  note  12. 


204  VOYAGE 

i8as.       nassent  une  fatigue  sans  but,  ce  qui  s'accorderait  peu 
Mars.       avec  ieur  paresse  et  jeur  indolence  naturelles. 

Du  reste,  après  avoir  scellé  la  paix  avec  nous,  les 
deux  chefs ,  ravis  des  présens  qu'ils  venaient  de  rece- 
voir, me  demandèrent  la  permission  d'aller  les  mon- 
trer à  leurs  compagnons  inquiets,  et  de  leur  faire  part 
de  ce  qui  venait  d'être  conclu.  Leur  retour  causa  une 
grande  joie  dans  tout  le  peuple  de  Manevai;  et  nous 
fûmes  bientôt  entourés,  comme  de  coutume,  par  les 
pirogues  des  insulaires. 

Pour  nous,  notre  dernière  tâche  sur  Vanikoro  était 
enfin  accomplie.  Nous  avions  rendu  les  derniers  de- 
voirs à  nos  malheureux  compatriotes  ;  il  s'agissait 
d'aviser  au  plus  tôt  à  notre  propre  départ.  Vingt- 
cinq  personnes  gémissaient  déjà  sur  les  cadres ,  et 
quelques  jours  suffisaient  pour  nous  priver  des  bras 
qui  devaient  nous  arracher  de  Vanikoro.  Aussi,  pour 
nous  tenir  prêts  à  profiter  du  premier  beau  temps, 
je  fis  relever  la  grosse  ancre  et  sa  chaîne,  et  je  mouillai 
à  la  place  une  ancre  à  jet  pour  nous  maintenir  vers  le 
milieu  du  chenal. 
j5.  Dès  cinq  heures  et  demie  le  branlebas  a  lieu  ;  il 

fait  calme  plat  et  beau  temps.  Toutes  les  ancres  sont 
successivement  relevées,  et  nous  nous  avançons  dou- 
cément  vers  le  nord,  remorqués  par  le  grand  canot  et 
la  baleinière,  où  sont  embarqués  le  petit  nombre 
d'hommes  qui  restent  valides.  Mais  à  huit  heures  et 
demie ,  la  marée  contraire  nous  force  à  mouiller  une 
ancre  à  jet  à  un  demi-mille  au  N.  E.  du  mausolée. 

Je  profite  de  ce  retard  pour  envoyer  encore  Une 


DE  L'ASTROLABE.  205 

fois  M.  Gressien  explorer  la  passe  de  Nanounha.  Je  1828. 
m  étais  flatté  de  l'espoir  de  pouvoir  attendre  son  re-  Mars- 
tour  sur  l'ancre  à  jet.  Par  malheur,  la  brise  fraîchit  à 
TE.  et  au  S.  E.;  elle  nous  fait  chasser  et  nous  en- 
traîne à  moins  d'une  encablure  des  brisans  de  dessous 
le  vent.  Malgré  ma  répugnance,  je  suis  obligé  de  lais- 
ser tomber  l'ancre  moyenne  avec  sa  chaîne  en  fer  par 
trente-cinq  brasses  de  fond  ,  et  à  cinq  heures  du  soir, 
le  vent  renforçant  encore ,  il  faut  ajouter  une  grosse 
ancre  pour  assurer  notre  tenue ,  et  envoyer  une  an- 
cre à  jet  de  l'arrière  avec  un  grelin ,  pour  empêcher 
les  tours  de  câbles. 

Dans  l'état  d'affaiblissement  où  nous  étions,  ces 
ressources  étaient  bien  tristes,  attendu  qu'il  fallait  un 
travail  long  et  pénible  pour  relever  toutes  ces  ancres. 
Ainsi,  nous  étions  bien  moins  avancés  que  le  matin 
même ,  et  notre  position  était  beaucoup  plus  mena- 
çante. S'il  eût  venté  bon  frais  d'E.  S.  E.  dans  la  nuit, 
rien  ne  pouvait  empêcher  la  corvette  de  tomber  sur 
les  récifs  de  la  côte,  où  elle  se  serait  défoncée.  Nous 
en  avons  été  quittes  pour  des  orages,  des  grains  et  une 
pluie  continuelle. 

Toute  la  soirée,  les  naturels  de  Manevai  sont  venus 
en  grand  nombre  à  bord,  et  ont  apporté  une  immense 
quantité  de  poissons.  Mais  la  moitié  de  l'équipage 
environ  est  obligée  de  contempler  celte  abondance 
avec  un  œil  de  douleur  et  de  regrets,  sans  pouvoir  y 
prendre  part  ;  ceux  même  qui  se  portent  bien,  dévo- 
rés d'inquiétude  sur  notre  position,  sont  peu  disposés 
à  se  livrer  à  la  joie. 


206  VOYAGE 

1S3.8.  M.  Gressien  n'est  rentré  qu'à  six  heures  et  demie 

Mars  du  soir,  et  m'a  annoncé  qu'il  a  enfin  découvert  une 
troisième  passe  courant  presque  droit  au  nord , 
meilleure  que  les  deux  autres,  attendu  qu'elle  conduit 
directement  au  large;  seulement  il  y  a  près  de  son 
entrée ,  et  en  dedans  de  ses  brisans  ,  deux  ou  trois 
bancs  dangereux  à  éviter.  Cette  passe  est  sans  doute 
celle  qu'a  suivie  M.  Dillon,  et  je  suis  décidé  aussi  à  la 
prendre,  d'autant  plus  que  M.  Gressien  se  fait  fort 
de  pouvoir  y  servir  de  pilote  à  V Astrolabe. 
!<;.  Quoique  la  pluie  soit  bien  apaisée  au  jour,  le  temps 

est  encore  si  incertain,  que  je  n'ai  pas  osé  faire  tou- 
cher aux  ancres,  dans  la  crainte  de  tomber  sur  les 
récifs.  Car,  si  cet  accident  arrivait,  l'équipage  est  dé- 
sormais si  faible,  qu'il  nous  deviendrait  impossible 
d'exécuter  les  manœuvres  nécessaires  pour  nous  re- 
lever. On  doit  juger  tout  ce  qu'une  pareille  attente 
avait  de  douloureux. 

Les  naturels  sont  revenus  dans  l'après-midi  vendre 
du  poisson  à  bord.  Leurs  démarches,  leurs  disposi- 
tions deviennent  de  plus  en  plus  suspectes;  ils  dégui- 
sent à  peine  la  joie  que  leur  fait  éprouver  notre 
affaiblissement  progressif,  et  tout  annonce  qu'ils 
nourrissent  de  perfides  espérances. 

La  fièvre  m'a  plus  cruellement  tourmenté  qu'elle 
ne  l'avait  encore  fait  jusqu'alors.  A  minuit,  une  rafale 
assez  forte,  accompagnée  d'une  pluie  violente,  m'a 
causé  une  vive  inquiétude. 
i7.  Quarante  personnes  sont  hors  de  service,  et  si 

nous  laissons  passer  cette  journée  sans  bouger,  de- 


DE  L'ASTROLABE.  207 

main  peut-être  il  ne  sera  plus  temps  de  vouloir  quitter  1828. 
Vanikoro.  En  conséquence,  je  suis  décidé  à  tenter  un  Mars- 
dernier  effort.  A  six  heures  du  matin ,  on  commence 
à  virer  sur  les  ancres,  et  on  les  relève  les  unes  après 
les  autres,  manœuvre  longue  et  pénible,  attendu  que 
le  câble,  la  chaîne  et  le  grelin  s'étaient  entortillés 
les  uns  avec  les  autres,  et  que  nous  avions  peu  de 
bras  valides. 

Sur  les  huit  heures,  tandis  que  nous  étions  le  plus 
occupés  à  ce  travail,  j'ai  été  fort  étonné  de  voir  venir 
à  nous  une  demi  -  douzaine  de  pirogues  de  Tevai , 
d'autant  plus  que  trois  ou  quatre  habitans  de  Mane- 
vai,  qui  se  trouvaient  déjà  à  bord ,  ne  paraissaient 
nullement  effrayés  à  leur  approche,  bien  qu'ils  m'eus- 
sent encore  dit,  quelques  jours  auparavant,  que  ceux 
de  Tevai  étaient  leurs  ennemis  mortels.  Je  témoignai 
ma  surprise  aux  hommes  de  Manevai,  qui  se  conten- 
tèrent de  rire  d'un  air  équivoque,  en  disant  qu'ils 
avaient  fait  leur  paix  avec  les  habitans  de  Tevai ,  et 
que  ceux-ci  m'apportaient  des  cocos.  Mais  je  vis  bien- 
tôt que  les  nouveaux  venus  n'apportaient  rien  que 
des  arcs  et  des  flèches  en  fort  bon  état.  Deux  ou  trois 
d'entre  eux  montèrent  à  bord  d'un  air  déterminé,  et 
s'approchèrent  du  grand  panneau  pour  regarder  dans 
l'intérieur  du  faux  pont,  et  s'assurer  du  nombre  des 
hommes  malades.  Une  joie  maligne  perçait  en  même 
temps  dans  leurs  regards  diaboliques.  En  ce  moment, 
quelques  personnes  de  l'équipage  m'ont  fait  observer 
que,  deux  des  trois  hommes  de  Manevai  qui  se  trou- 
vaient à  bord,  faisaient  ce  même  manège  depuis  trois 


208  VOYAGE 

1828.  ou  quatre  jours.  M.  Gressien,  qui  observait  depuis  le 
Mars.  matin  leurs  mouvemens  ,  avait  cru  voir  les  guerriers 
des  deux  tribus  se  réunir  sur  la  plage ,  et  avoir  entre 
eux  une  longue  conférence. 

De  pareilles  manœuvres  annonçaient  les  plus  per- 
fides dispositions  ,  et  je  jugeai  que  le  danger  était  im- 
minent. A  l'instant ,  j'intimai  aux  naturels  l'ordre  de 
quitter  la  corvette  et  de  rentrer  dans  leurs  pirogues. 
Ils  eurent  l'audace  de  me  regarder  d'un  air  fier  et  me- 
naçant ,  comme  pour  me  défier  de  faire  mettre  à  exé- 
cution mon  ordre.  Je  me  contentai  de  faire  ouvrir  la 
salle  d'armes  ordinairement  fermée  avec  soin,  et  d'un 
front  sévère  je  la  montrai  du  doigt  à  mes  sauvages, 
tandis  que  de  l'autre  je  désignais  leurs  pirogues;  l'as- 
pect subit  de  vingt  mousquets  étincelans ,  dont  ils 
connaissaient  la  puissance,  les  fit  tressaillir,  et  nous 
délivra  de  leur  sinistre  présence. 

11  est  plus  essentiel  qu'on  ne  pense  de  contenir  ces 
hommes  grossiers  par  la  seule  terreur  des  armes  à 
feu  ;  elle  est  presque  toujours  plus  salutaire  pour 
l'Européen  que  leur  effet  même.  La  vue  seule  d'un 
pistolet  pourra  mettre  en  fuite  vingt  sauvages ,  tandis 
qu'ils  seraient  capables  de  se  ruer  comme  des  bêtes 
féroces  sur  un  détachement  entier  qui  viendrait  de 
faire  feu  sur  eux. 

Du  reste,  nous  venions,  pour  ainsi  dire,  de  rompre 
la  paille  avec  ces  barbares,  et  notre  départ  devenait 
plus  indispensable  que  jamais.  J'exhortai  donc  l'équi- 
page à  redoubler  de  courage  et  d'efforts,  et  je  pressai 
le  moment  de  l'appareillage ,  autant  que  le  permet- 


DE  L'ASTROLABE.  209 

l aient  mes  faibles  moyens.  Les  malades  eux-mêmes       182S. 
prêtèrent  leurs  débiles  mains  à  l'ouvrage ,  et  nous       Mnis 
pûmes  enfin  élonger  une  ancre  à  jet  dans  TE.,  par 
trente  brasses  de  fond;  quoiqu'elle  fût  surjàlée,  nous 
fûmes  assez  heureux  pour  qu'elle  tînt  jusqu'au  bout. 

Ce  fut  donc  sur  ce  frêle  appui,  que,  le  17  mars 
1 828 ,  à  onze  heures  quinze  minutes  du  matin ,  V As- 
trolabe déploya  ses  voiles  et  prit  définitivement  son 
essor  pour  quitter  Vanikoro.  Nous  serrâmes  d'abord 
le  vent  le  plus  près  qu'il  nous  fut  possible ,  avec  une 
bonne  brise  d'E.  S.  E.  assez  fraîche  :  puis  nous  lais- 
sâmes porter  sur  la  passe  ;  mais  au  moment  même  où 
nous  donnions  dans  l'endroit  le  plus  scabreux ,  celui 
où  elle  est  semée  d'écueils,  un  grain  subit  vint  tin  mo- 
ment borner  notre  horizon  à  un  rayon  de  soixante  à 
quatre-vingts  toises. 

Accablé  par  la  fièvre  ,  je  pouvais  à  peine  me  soute- 
nir pour  commander  la  manœuvre,  et  mes  yeux  affai- 
blis ne  pouvaient  se  fixer  sur  les  flots  d'écume  qui 
blanchissaient  les  deux  bords  de  la  passe.  Mais  je  fus 
secondé  par  l'activité  des  officiers,  surtout  par  l'as- 
sistance de  M.  Gressien,  que  j'avais  chargé  de  diriger 
notre  route.  Il  nous  servit  de  pilote,  et  le  fit  avec  tant 
de  sang-froid ,  de  prudence  et  d'habileté ,  que  la  cor- 
vette franchit  sans  accident  la  passe  étroite  et  difficile 
par  où  nous  devions  gagner  le  large.  Ce  moment  dé- 
cidait sans  retour  du  sort  de  l'expédition  ,  et  la  moin- 
dre fausse  manœuvre  la  jetait  sur  des  écueils  d'où 
rien  ne  pouvait  la  retirer.  Aussi ,  malgré  notre  dé- 
tresse, après  quelques  minutes  d'une  pénible  anxiété, 

TOME    V.  l4 


2 1 0  VOYAG E 

1828.  nous  éprouvâmes  tous,  en  nous  voyant  délivrés  des 
Mars.  récifs  de  cette  île  funeste,  un  sentiment  de  joie 
comparable  a  celui  d'un  prisonnier  qui  échappe 
aux  horreurs  de  la  plus  dure  captivité.  La  douce  es- 
pérance vint  ranimer  notre  courage  abattu,  et  nos 
regards  se  tournèrent  encore  une  fois  vers  les  rives 
de  notre  patrie  ,  à  travers  les  cinq  ou  six  mille  lieues 
qui  nous  en  séparaient. 

Mais  avant  de  poursuivre  notre  aventureuse  expé- 
dition, arrêtons-nous  encore  quelques  niomens  à  Va- 
nikoro  ,  pour  offrir  un  résumé  succinct  de  nos  obser- 
vations sur  cette  île,  du  résultat  de  njos  recherches  et 
de  nos  conjectures  sur  le  sort  de  Lapérouse  et  de  ses 
compagnons. 

Le  groupe  des  îles  Vanikoro  ou  de  Lapérouse, 
comme  les  a  nommées  M.  Dillon,  se  compose  de  deux 
îles  d'inégale  étendue;  nous  avons  donné  le  nom  d'île 
de  la  Recherche  à  la  plus  grande,  et  de  Tevai  à  la 
plus  petite.  La  première  n'a  pas  moins  de  trente  milles 
de  circonférence,  tandis  que  l'autre  n'en  a  pas  plus  de 
neuf.  Toutes  deux  sont  hautes  et  couvertes  d'arbres 
jusqu'au  bord  de  la  mer. 

Le  mont  Kapogo,  point  culminant  de  l'île  de  la  Re- 
cherche ,  a  quatre  cent  soixante-quatorze  toises  d'é- 
lévation, et  peut  facilement  s'apercevoir  à  vingt  lieues 
de  distance. 

En  outre,  on  trouve  deux  îlots  dans  la  baie  inté- 
rieure, dont  l'un ,  médiocrement  élevé ,  porte  le  nom 
de  Manevai,  l'autre  est  très-bas.  La  petite  île  Na- 
nounha,  située   devant  le   district  d'Arambou,  est 


DE  L'ASTROLABE.  211 

aussi  basse.  Chacun  de  ces  trois  ilôts  a  tout  au  plus      1828. 
cinq  ou  six  cents  toises  de  circuit.  Ma^. 

Toutes  ces  terres  sont  environnées  par  un  immense 
récif  de  trente-six  milles  de  circonférence ,  et  dont  la 
dislance  aux  côtes,  varie  d'un  à  deux  milles.  Sauf 
quelques  passes  étroites ,  il  est  continu  dans  toute 
cette  étendue ,  et  n'est  interrompu  que  dans  la  partie 
de  lest ,  l'espace  de  huit  milles  environ.  Encore  dans 
cet  espace  et  devant  la  pointe  orientale  de  Tevai , 
règne  un  brisant  isolé  qui  s'étend  à  plus  d'un  mille 
au  large.  Le  récif  général  est  formé  par  des  couches 
compactes  de  coraux  que  la  marée  laisse  en  partie 
à  sec ,  et  sur  lesquelles  s'élèvent  de  distance  en  dis- 
tance des  rochers  nus,  noirâtres,  plus  ou  moins  volu- 
mineux ,  et  dont  la  hauteur  varie  de  quatre  à  six  et 
même  huit  pieds. 

En  dedans  de  ce  brisant ,  et  dans  l'espace  compris 
entre  cette  ceinture  et  le  rivage,  la  profondeur  de  la 
mer  est  généralement  de  trente  à  quarante  brasses  ; 
mais  on  y  trouve  de  nombreux  pâtés  de  coraux ,  qui 
s'élèvent  jusqu'à  deux  ou  trois  brasses  de  la  surface 
des  eaux,  ce  qui  rendrait  la  navigation  de  ces  canaux 
embarrassante  pour  des  navires  d'une  certaine  dimen- 
sion. 

La  côte  elle-même  est  partout  bordée  par  un  récif 
de  corail,  qui  s'étend  à  une  ou  deux  encablures  au 
large,  et  rend  le  plus  souvent  son  accès  difficile  et 
dangereux,  même  aux  petites  embarcations.  La  plage 
de  Païou  et  un  très-petit  espace  devant  Ocili  sont 
les  seuls  points,  à  notre  connaissance,  qui  en  soient 

'4' 


312  VOYAGE 

1828.       exempts  et  où  les  canots  puissent  aller  jusqu'à  terre. 

Mars.  t$u\  Européen,  sans  doute,  ne  s'avisera  de  disputer 

le  fatal  honneur  d'avoir  découvert  ces  îles  à  notre 
infortuné  Lapérouse  ,  honneur  qu'il  acheta  au  prix  de 
la  perte  de  ses  vaisseaux ,  et  probablement  de  sa  propre 
vie.  Le  capitaine  Edwards,  de  la  Pandora,  paraît 
avoir  été  ensuite  le  premier  Européen  qui  l'ait  vue  le 
13  août  1791  ;  il  passa  entre  elle  et  l'île  Edgeeumbe 
ou  Touboua,  et  la  nomma  Ile  Pitt.  Sous  ce  nom  de 
Pitt ,  elle  figurait  dans  la  carte  d'Arrowsmith  par  11° 
52'  lat.  S.  et  164°  23'  long.  E.  Le  19  mai  1793,  d'En- 
trecasteaux  en  passa  à  douze  ou  quinze  lieues  dans 
l'ouest,  et  la  nomma  Ile  de  la  Recherche  ,  d'après  le 
navire  qu'il  commandait.  Il  la  jugea  beaucoup  plus 
petite  qu'elle  n'est  réellement ,  mais  il  détermina  sa 
position  d'une  manière  fort  exacte,  car  il  plaça  son 
sommet  par  1 1°  40'  lat.  S.  et  164°  25'  long.  E. 

Sur  la  Coquille,  dans  la  nuit  du  1er  au  2  août  1 823, 
nous  ne  dûmes  en  passer  qu'à  quatre  ou  cinq  lieues 
de  distance;  nous  la  reconnûmes  dans  la  matinée 
du  2  ,  et  nous  vîmes  qu'elle  devait,  être  plus  considé- 
rable qu'on  ne  l'avait  figurée  dans  l'Atlas  de  d'Entre- 
casteaux.  Nous  ignorons  quelle  position  lui  assigna 
M.  Duperrey. 

Au  mois  de  mai  1826  ,  M.  Dillon,  maître  du  navire 
le  Saint- Patrick  y  recueillit  à  Tikopia  les  premières 
notions  sur  le  naufrage  de  Lapérouse  à  Vanikoro  ,  et 
il  voulut  visiter  celte  dernière  île;  mais  le  calme  le 
retint  en  vue  de  cette  terre,  durant  huit  jours  ,  sans 
lui  permettre  d'y  aborder. 


DE  L'ASTHOLAlïK.  213 

Expédié  par  le  gouvernement  de  la  compagnie  des  i8*s. 
Indes-Orientales,  avec  le  Research  sous  ses  ordres  Mais- 
avec  la  mission  de  vérifier  les  rapports  qui  lui  avaient 
été  faits  à  Tikopia,  M.  Dillon  mouilla  dans  le  havre 
d'Ocili  le  13  septembre  1827,  et  ne  quitta  Vanikoro 
que  le  S  octobre  suivant.  Nous  renverrons  le  lecteur 
à  la  relation  de  son  voyage  pour  les  détails  de  sa  re- 
lâche à  Vanikoro;  qu'il  nous  suffise  ici  de  dire  qu'il 
réussit  à  se  procurer  ,  de  la  part  des  naturels  ,  à  force 
d'échanges,  les  objets  les  plus  intéressans  du  nau- 
frage, et  qu'il  ne  laissa  guère  à  recueillir  à  ses  succes- 
seurs que  des  articles  de  peu  de  valeur ,  et  ceux  qui 
étaient  restés  engagés  dans  les  récifs  sous  les  eaux. 
M.  Dillon  a  établi  la  position  du  havre  d'Ocili  par 
11°  41'  lat.  S.  et  164°  45' long.  E 

Enfin  l'Astrolabe,  après  avoir  déjà  exécuté  de 
grandes  reconnaissances  hydrographiques ,  eut  à  Ho- 
barl-Town  une  connaissance  vague  des  découvertes 
de  M.  Dillon,  et  se  dirigea  vers  Vanikoro,  où  elle 
mouilla  le  22  février  1828,  et  qu'elle  quitta  le  1 7  mars 
suivant.  Nous  venons  de  raconter  les  événemens  qui 
lui  arrivèrent  durant  son  mouillage.  Les  observations 
de  l'Astrolabe  ont  fixé  la  position  d'Ocili  par  11  o  40' 
24"  lat.  S.  et  164"  32'  long-.  E. 

Le  groupe  de  Vanikoro  n'offre  qu'uneitrès-faible 
population.  Les  côtes  seules  sont  habitées,  et  tout 
l'intérieur  n'offre  qu'une  forêt  compacte,  sauvage  et 
presque  impénétrable.  Je  ne  pense  pas  qu'on  puisse 
estimer  à  plus  de  douze  ou  quinze  cents  individus  le 
nombre  total   de  ses  habitans.   La  paresse   de  ces 


214  VOYAGE 

is^s.       hommes,  leurs  guerres  fréquentes  et  l'influence  dé- 

Mars-       létère  du  climat  semblent  se  réunir  pour  appauvrir 

de  jour  en  jour  cette  misérable  race.  Il  est  possible 

qu'avant  un  siècle  celte  île  n'offre  plus  que  quelques 

familles  dispersées  sur  toute  son  étendue. 

Les  habitans  de  Vanikoro  ,  comme  tous  ceux  de  la 
race  noire ,  sont  timides ,  défians ,  et  naturellement 
animés  de  dispositions  hostiles  contre  les  Européens. 
Malgré  la  laideur  de  leurs  femmes ,  ils  en  sont  fort 
jaloux  et  ne  les  produisent  qu'à  regret  aux  regards  des 
étrangers.  Les  hommes  ,  en  général  petits  ,  maigres  et 
souvent  attaqués  d'ulcères  ou  couverts  de  taches  de 
lèpre,  sont  agiles,  souples  et  dispos;  quelques-uns 
même  offrent  une  physionomie  assez  agréable  et  des 
formes  régulières. 

La  coupe  alongée  de  leur  visage ,  la  hauteur  de  leur 
front  et  surtout  le  rétrécissement  de  cette  partie  à  la 
hauteur  des  tempes  donnent  à  ces  sauvages  un  aspect 
bizarre  et  tout-à-fait  particulier.  Les  morceaux  de  bois 
ou  de  coquilles  qu'ils  passent  dans  la  cloison  du  nez , 
et  les  anneaux  dont  ils  se  surchargent  les  oreilles 
et  quelquefois  les  narines ,  achèvent  de  les  défigurer 
complètement. 

Les  hommes  vont  d'ordinaire  entièrement  nus 
et  n'ont  «d'autre  vêtement  qu'une  ceinture  en  étoffe 
d'hibiscus,  ou  en  rotin  tressé,  à  laquelle  est  suspendu 
un  petit  morceau  de  toile  pour  envelopper  les  parties 
P).  clxxxv.  naturelles.  Pour  les  femmes ,  la  ceinture  est  la  même , 
mais  le  pagne  est  un  peu  plus  long  et  descend  jus- 
qu'aux genoux. 


DE  L'ASTROLABE.  215 

Les  cheveux  des  hommes  et  des  femmes  ,  surtout      l82i{> 
quand  ils  sont  en  toilette ,  sont  retroussés  et  enve-      Mars. 
loppés  dans  un  morceau  de  loile  qui  tombe  par  der- 
rière en  forme  de  sac  arrondi  et  pointu.  Les  bords  Pi.  cxxxvr. 
de  cette  espèce  de  bonnet  sont  parés  de  fleurs  ou  de 
feuilles  vertes. 


Ces  hommes  font  un  grand  usage  du  bétel,  ce  qui 
rend  leurs  dents  et  leurs  gencives  fort  vilaines.  Leur 
chaux  est  renfermée  dans  une  petite  calebasse  fermée 
avec  un  bouchon  de  bois  ;  l'arec  et  le  bétel  dans  de 
petits  sacs  adroitement  tissus.  Le  kava  paraît  leur  être 
inconnu.  Ils  pratiquent  le  tatouage  sur  le  dos  seule- 
ment ,  et  ses  dessins  représentent  d'ordinaire  des 
poissons,  des  lézards  ,  des  dents  de  loup  ,  etc.  ;  mais 
la  couleur  de  leur  peau  les  rend  peu  apparens. 

La  nourriture  de  ces  insulaires  consiste  principale- 
ment en  poisson ,  tortues,  coquillages  ,  taros  ,  cocos, 
bananes  ,  et  dans  une  espèce  de  patate  douce.  Ils  ont 
aussi  l'arbre  à  pain  des  deux  variétés ,  Xinocarpus  cl 


210  VOYAGE 

1S28.  le  pandanus  dont  ils  mangent  les  fruits';  mais  leur 
Mars.  ressource  principale  en  végétaux  est  le  taro  ou  arum. 
Il  est  certain  qu'ils  ont  des  cochons  domestiques, 
mais  le  grand  prix  qu'ils  attachent  à  ces  animaux  fait 
présumer  qu'ils  doivent  être  rares  dans  l'île.  Nous 
n'avons  observé  aucune  espèce  de  volaille  apprivoisée. 
Leurs  maisons  sont  plus  propres  et  moins  gros- 
sières qu'on  ne  l'attendrait  d'un  peuple  aussi  barbare. 
Elles  ont  de  dix  à  vingt  pieds  de  longueur,  sur  six  à 
dix  de  largeur.  Un  triple  rang  de  pieux  soutient  la 
toiture  qui  est  angulaire  et  descend  d'une  hauteur  de 
douze  ou  quinze  pieds  à  quatre  ou  cinq  pieds  au- 
dessus  du  sol.  Le  toit  et  les  murailles  sont  en  nattes 
fabriquées  avec  des  feuilles  de  cocotier  ;  une  porte  de 
taille  raisonnable  est  pratiquée  à  l'une  des  extrémités, 
un  foyer  carré  se  trouve  au  centre  de  la  cabane,  et 
les  meubles  sont  déposés  sur  des  plates-formes  mé- 
•     nagées  dans  les  angles. 

Il  y  a  des  cases  plus  spacieuses,  avec  des  espèces 
d'estrades  ou  lits  de  camp,  comme  celle  où  nous 
fûmes  conduits  par  Nelo  à  Tevai,  et  qu'on  nommait 
la  maison  de  X Atoua.  Ce  sont  sans  doute  des  espèces 
de  maisons  publiques  qui  servent  à  la  fois  d'arsenaux, 
de  salles  de  conseil ,  et  peut-être  de  temples  pour  le 
culte.  Car  tout  annonce  que  ces  sauvages  ont  des 
dieux  et  une  religion  ;  ce  que  Moembe  et  Kalaï  me 
dirent  de  leurs  atouas  Banie  et  Loubo  suffît  pour  ne 
laisser  aucun  doute  à  ce  sujet;  mais  il  faudrait  un 
plus  long  séjour  que  le  nôtre  ,  et  des  communications 
plus  intimes  et  plus  suivies  avec  ces  sauvages,  pour 


DE  L'ASTROLABE.  217 

arriver  à  des  notions  satisfaisantes  sur  cette  matière.       1828. 

Ces  hommes  ont  constamment  nié  qu'ils  fussent  M:us 
anthropophages.  Mais  ils  sont  convenus  qu'ils  expo- 
saient les  corps  des  ennemis  ,  tués  au  combat ,  dans 
l'eau  de  mer ,  et  les  y  laissaient  assez  long-temps  pour 
que  la  chair  se  séparât  entièrement  des  os.  Ils  gar- 
daient les  crânes  comme  trophées ,  et  se  servaient  des 
menus  ossemens  des  extrémités  pour  former  la  pointe 
de  leurs  flèches.  Les  blessures  faites  par  les  flèches 
ainsi  armées  étaient  toujours  considérées  comme 
mortelles ,  tandis  que  celles  qui  résultaient  des  flèches 
ordinaires  armées  seulement  de  pointes  en  bois  ne 
produisaient  point  le  même  effet  J . 

La  langue  de  ces  sauvages  paraît  différer  essentiel- 
lement de  celle  des  Polvnésiens.  Plusieurs  d'entre 
eux  néanmoins  comprennent  et  parlent  un  peu  cette 
dernière  langue  qui  parait  s'étendre  jusqu'aux  îles 
Taumako,  Pileni,  etc.,  c'est-à-dire  jusqu'aux  îles 
basses  près  de  Sainte-Croix.  Le  dialecte  de  Vanikoro 
offre  déjà  des  sons  plus  composés  que  le  polynésien  , 
ainsi  qu'on  en  peut  juger  par  les  mots  Itchaou,  Ned- 
fou,  Ocili,  etc.,  puisqu'ils  supposent  les  consonnances 
te/t,  djy  ç  ou  s,  inconnues  aux  Polynésiens.  Cepen- 
dant ce  dialecte  n'a  rien  de  dur  à  l'oreille  ,  et  n'offre 
point  de  difficultés  remarquables  dans  sa  prononcia- 
tion à  l'Européen.  D'un  autre  côté  les  habitans  de  Va- 
nikoro répétaient  assez  exactement  les  mots  que  nous 
leur  proposions. 

C'est  ici  le  cas  d'expliquer  la  différence  qui  existe 

1   Voyez  note  i3. 


218  VOYAGE 

iBa».  entre  la  manière  dont  j'ai  écrit  le  nom  du  groupe  qui 
Mars.  nous  occupe,  et  celle  qui  a  été  employée  par  M.  Dillon, 
et  même  par  quelques-uns  de  mes  compagnons  de 
voyage.  J'ai  adopté  le  nom  de  Vanikoro ,  tandis  que 
M.  Gaimard  s'en  tient  à  celui  de  Vanikolo,  et  M.  Dil- 
lon à  celui  de  Mannicolo.  Quant  à  ce  dernier,  il  est 
certainement  inexact  ;  à  bord  de  l'Astrolabe  ,  il  n'y  a 
eu  qu'une  voix  unanime  pour  le  rejeter. 

Quant  à  décider  entre  Vanikoro  et  Vanikolo ,  la 
question  est  beaucoup  plus  difficile ,  et  l'on  pour- 
rait en  dire  :  Adhac  sab  judice  lis  est.  Il  est  cer- 
tain que  les  naturels  n'ont  point ,  à  cet  égard ,  une 
prononciation  bien  arrêtée;  je  conviendrai  même  que 
le  plus  grand  nombre ,  surtout  parmi  les  femmes  et 
les  enfans,  prononçaient  plutôt  Vanikolo  que  Vani- 
koro. Mais  il  m'a  semblé  que  les  hommes  faits,  ceux 
dont  l'autorité  paraissait  devoir  être  suivie  de  préfé- 
rence,  articulaient  presque  Vanikoro.  D'ailleurs, 
quand  je  voulus  me  déterminer,  je  puis  me  rappeler 
que  la  plupart  des  avis  furent  pour  Vanikoro,  et  que 
M.  Gaimard  et  deux  ou  trois  autres  personnes  seule- 
ment opinèrent  pour  Vanikolo,  Sans  doute  ,  pour 
plus  d'exactitude ,  et  pour  concilier  les  deux  opinions , 
il  faudrait  adopter  un  caractère  de  convention  qui 
n'eût  ni  le  son  propre  de  IV  ni  celui  de  1Y,  mais  un 
son  intermédiaire  tenant  de  l'un  et  de  l'autre,  qui 
rendrait  plus  convenablement  la  prononciation  des 
sauvages. 

Chez  nous-mêmes,  en  Europe  ,  les  enfans  offrent 
souvent  des  exemples  de  cette  anomalie.  Pour  eux  le 


DE  L'ASTROLABE.  219 

son  de  IV  se  rapproche  plus  ou  moins  de  celui  IV,  et  1828. 
il  vient  un  moment  où  l'on  ne  saurait  décider  à  la-  Mars- 
quelle  de  ces  deux  consonnes  on  doit  le  rapporter. 
Combien  d'en  fan  s ,  jusqu'à  un  âge  avancé,  disent 
malteau,  lôti,Jlicassée ,  etc.,  pour  marteau,  rôti, 
fricassée!  La  même  chose  arrive  exactement  pour  les 
hommes  enfans  de  Vanikoro  ou  Vanikolo.  Nous  dé- 
clarons d'ailleurs  que  nous  ne  tenons  pas  le  moins  du 
monde  à  l'une  de  ces  désignations  plutôt  qu'à  l'autre. 

La  même  explication  doit  s'appliquer  aux  noms  de 
Nelo,  Tangaloa,  que  M.  Dillon  a  écrits  plus  correc- 
tement peut-être  Nero,  Tangaroa. 

Enfin  nous  allons  terminer  celte  digression  sur  Va- 
nikoro par  un  tableau  offrant  la  synonymie  générale 
des  désignations  employées  par  M.  Dillon  pour  les 
diverses  localités  de  ce  groupe  d'iles  sur  sa  carte ,  et 
celles  que  nous  avons  jugé  convenable  d'adopter. 

M.  D'URVILLE.  M.  DILLON. 

Iles  Vanikoro.  Iles  Mannicolo. 

Ile  de  la  Recherche.  Ile  de  Lapérouse. 

Ile  Tevai.  Ile  Amherat. 

Ile  Manevai.  lie  de  la  Direction. 

Ile  Nanounha.  Ile  Combermère. 

Baie  de  Tevai.  Baie  de  Bayley. 

Baie  de  Manevai.  Baie  de  Lushington. 

Baie  Saboe.  Baie  Swinton. 

Baie  Nimbe.  Baie  Trotter. 

Passe  de  l'Est.  Passe  Dillon. 

Passe  du  Nord.  Chenal  Ha)  es. 

Pointe  de  la  Bayonnaise.  Pointe  Brightman. 

Pointe  Mambili.  Cap  Hayes. 


1 

220 

VOYAGE 

i8'28. 

M.  D'URVILLE. 

M.  DILLON. 

Mars. 

Ile  Bounlia. 

Pointe  Archer. 

Kayamo. 

Cap  Harrington. 

Pointe  Nedjou. 

Cap  Palmer. 

Pointe  Itchaou. 

Cap  Molony  ? 

Pointe  Baoure. 

Cap  Serjeant. 

Pointe  de  l'Astrolabe. 

Cap  Wilson. 

Pointe  Uillon. 

Poiute  du  Researcli. 

Rivière  Mangadai. 

Rivière  Griffiths. 

Rivière  Tavaïma. 

Rivière  Chaigneau. 

Mont  Kapogo. 

Montagne  Charles  X 
ou  Mangonift'a. 

Mont  Guemeli. 

Mont  Kimely. 

Village  Tevai. 

Village  Davey. 

Village  Vanou. 

Village  Whanou. 

Village  Nania. 

Village  Ainmah. 

Village  rayon 

Village  Païoti. 

Taneina. 

Village  Dennemali. 

Nimbe. 

Village  Napee. 

Village  Ocili. 

Village  Ouselee. 

M.  Dillon  indique  sur  son  plan  quatre  passages  au 
travers  des  récifs  qui  existent  probablement ,  mais 
que  nous  n'avons  point  signalés,  attendu  que  nous  ne 
les  avons  point  reconnus.  Ce  sont  les  passes  Savage  , 
Adam,  Muston  et  Gullif.  Nous  ne  savons#pas  trop 
néanmoins  comment  concilier  l'existence  des  passes 
Adam  et  Muston,  voisines  du  lieu  du  naufrage,  avec 
la  configuration  que  nous  avons  été  obligés  de  donner 
à  cet  endroit,  lui-même  qui  s'offre  sous  la  fausse  appa- 
rence d'une  passe  véritable.  Une  nouvelle  exploration 
plus  longue  et  plus  détaillée  de  Vanikoro  expliquera 
ces  apparentes  contradictions.  Ce  qui  paraît  certain , 


DE  L'ASTROLABE.  221 

c'est  que  la  configuration  de  la  grande  île,  depuis  la      i«28. 
baie   Saboe   ou    Swinton ,  jusqu'à  la  pointe   Dillon      Mars* 
ou  du  Research,   est  fort  inexacte  sur  le  plan  de 
M.  Dillon. 

Maintenant  nous  allons  revenir  sur  le  résultat  de 
nos  recherches  touchant  le  naufrage  de  Lapérouse  et 
sur  les  conjectures  les  plus  probables  que  l'on  puisse 
former  sur  son  sort. 

Du  moment  de  notre  arrivée,  les  insulaires  de  Va- 
nikoro,  naturellement  farouches  et  défians,  comme 
tous  les  sauvages  de  la  race  noire  océanienne,  sem- 
blaient avoir  adopté  de  concert  un  système  constant 
de  dénégation  louchant  cette  catastrophe ,  ou  bien  ils 
n'opposaient  à  nos  questions  que  des  réponses  éva- 
sives,  comme  :  Je  ne  sais — je  ri  ai  pas  va  —  cela  est  ar- 
rive' ily  a  très-long-lemps —  nous  C avons  entendu  dire 
à  nos  pères ,  eic.  Il  est  évident  que  leur  conduite  à 
l'égard  des  infortunés  qui  échappèrent  au  naufrage 
ne  fut  rien  moins  qu'hospitalière  ;  sans  doute  ils  re- 
doutaient que  nous  ne  fussions  venus  pour  en  tirer 
vengeance,  surtout  quand  ils  curent  appris  des  An- 
glais et  des  naturels  de  Tikopia  que  nous  étions  de  la 
même  nation  que  les  M  aras.  Cependant,  quand  ils  se 
furent  assurés  que  nous  n'avions  aucune  intention  hos- 
tile, et  lorsqu'ils  virent  que  nous  les  comblions  d'a- 
mitiés et  de  présens,  leur  frayeur  diminua  un  peu; 
quelques-uns  devinrent  plus  communicatifs,  et  ré- 
pondirent plus  volontiers  aux  questions  que  je  ne  ces- 
sais de  leur  renouveler.  Je  m'attachais  de  préférence 
aux  vieillards  qui  pouvaient  avoir  été  témoins  de  ce 


222  VOYAGE 

i«a3.       funeste  événement,  et  à  ceux,  qui,  plus  jeunes,  parais- 
Mars-       saient  avoir  plus  d'intelligence,  être  doués  d'une  mé- 
moire plus  lucide,  et  parla  susceptibles  d'avoir  mieux 
retenu  ce  qu'ils  avaient  appris  de  la  bouche  de  leurs 
pères. 

Dans  ma  narration ,  j'ai  donné  les  résultats  de  ces 
divers  entretiens  ,  et  l'on  a  vu  qu'au  nombre  des  pre- 
miers figurent  Valiko  ,  premier  chef  du  village  de  Va- 
nikoro ,  un  chef  très-âgé  de  Manevai,  et  Moembe, 
chef  religieux  du  même  village.  Parmi  les  autres , 
les  plus  remarquables  ont  été  Tangaloa  et  Kava-Liki, 
jeunes  chefs  très-intelligens  ,  qui  se  disaient  avec  or- 
gueil issus  d'un  père  de  Tikopia  et  d'une  mère  de  Va- 
nikoro ,  origine  qui  les  rapprochait  de  la  vraie  race 
polynésienne.  En  comparant ,  analysant  et  discutant 
leurs  différens  récils ,  voici  la  version  la  plus  vrai- 
semblable que  j'ai  pu  adopter. 

A  la  suite  d'une  nuit  très-obscure ,  durant  laquelle 
lèvent  du  S.  E.  soufflait  avec  violence,  le  matin  les 
insulaires  virent  tout-à-coup  sur  la  côte  méridionale , 
vis-à-vis  le  district  de  Tanema ,  une  immense  pirogue 
échouée  sur  les  récifs.  Elle  fut  promptement  démolie 
par  les  vagues ,  et  disparut  entièrement  sans  qu'on 
en  pût  rien  sauver  par  la  suite.  Des  hommes  qui  la 
montaient,  un  petit  nombre  seulement  put  s'échapper 
dans  un  canot  et  gagner  la  terre.  Le  jour  suivant,  et 
dans  la  matinée  aussi ,  les  sauvages  aperçurent  une 
seconde  pirogue  ,  semblable  à  la  première ,  échouée 
devant  Païou.  Celle-ci  sous  le  vent  de  File,  moins 
tourmentée  par  le  vent  et  la  mer,  d'ailleurs  assise  sur 


DE  L'ASTROLABE.  223 

un  fond  régulier  de  douze  ou  quinze  pieds ,  resta  long-      1828. 
temps  en  place  sans  être  détruite.  Les  étrangers  qui      Mars- 
la  montaient  descendirent  h  Païou  ,  où  ils  s'établirent 
avec  ceux  de  l'autre  navire,  et  travaillèrent  sur-le- 
champ  à  construire  un  petit  bâtiment  des  débris  du 
navire  qui  n'avait  point  coulé. 

Les  Français,  que  les  naturels  nommèrent  M  aras, 
furent ,  disent-ils ,  toujours  respectés  par  les  indi- 
gènes ,  et  ceux-ci  ne  les  approchaient  qu'en  leur  bai- 
sant les  mains,  cérémonie  qu'ils  ont  souvent  pratiquée 
envers  les  officiers  de  l'Astrolabe  durant  sa  relâche. 
Cependant  il  y  eut  de  fréquentes  rixes ,  et  dans  une 
d'entre  elles  les  naturels  perdirent  plusieurs  guer-  . 
riers  dont  trois  chefs,  et  il  y  eut  deux  Français  tués. 
Enfin,  après  six  ou  sept  lunes  de  travail ,  le  petit  bâti- 
ment fut  terminé ,  et  tous  les  étrangers  quittèrent  file, 
suivant  l'opinion  la  plus  répandue.  Quelques-uns  ont 
affirmé  qu'il  resta  deux  M  aras,  mais  qu'ils  ne  vécu- 
rent pas  long-temps.  A  cet  égard  il  y  a  peu  de  sujets 
de  doute,  et  leurs  dépositions  unanimes  attestent  qu'il 
ne  peut  exister  aucun  Français  ni  à  Vanikoro ,  ni  à 
Toupoua ,  ni  même  à  Nitendi ,  ou  dans  les  îles  voisines. 
Quant  aux  crânes  des  malheureux  Français  qui  suc- 
combèrent sous  les  coups  de  ces  sauvages ,  il  est  pro- 
bable que  ceux-ci  les  ont  long-temps  conservés  comme 
des  trophées  de  leur  victoire;  mais,  s'ils  les  possé- 
daient encore  à  l'époque  de  notre  arrivée,  il  est  vrai- 
semblable qu'ils  se  seront  empressés  de  les  cacher  en 
heu  sur  pour  les  soustraire  à  toutes  nos  perquisitions. 

Tout  nous  porte  à  croire  que  Lapérouse,  après 


224  VOYAGE 

i3-.i8.  avoir  visité  les  îles  des  Amis  ,  et  terminé  sa  reconnais- 
sance de  la  Nouvelle-Calédonie ,  avait  remis  le  cap 
au  nord,  et  se  dirigeait  sur  Santa-Cruz,  comme  le  lui 
prescrivaient  ses  instructions  ,  et  comme  il  nous  l'ap- 
prend lui-même  par  son  dernier  rapport  au  ministre 
de  la  marine.  En  approchant  de  ces  îles  ,  il  crut  sans 
doute  pouvoir  continuer  sa  route  durant  la  nuit , 
comme  cela  lui  était  souvent  arrivé,  lorsqu'il  tomba 
inopinément  sur  les  terribles  récifs  de  Vanikoro  dont 
l'existence  était  entièrement  ignorée.  Probablement  la 
frégate  qui  marchait  en  avant ,  et  les  objets  rapportés 
par  M.  Dillon  ont  donné  lieu  de  penser  que  c'était  la 
■  Boussole  elle-même ,  donna  sur  les  brisans  sans  pou- 
voir se  relever,  tandis  que  l'autre  eut  encore  le  temps 
de  revenir  au  vent  et  de  reprendre  le  large.  Mais  l'af- 
freuse idée  de  laisser  leurs  compagnons  de  voyage , 
leur  chef  peut-être ,  à  la  merci  d'un  peuple  barbare , 
et  sans  espoir  de  revoir  leur  patrie ,  ne  dut  pas  per- 
mettre à  ceux  qui  avaient  échappé  à  ce  premier  péril 
de  s'écarter  de  celte  île  funeste,  et  ils  durent  tout 
tenter  pour  arracher  leurs  compatriotes  au  sort  qui 
les  menaçait.  Ce  fut  là,  n'en  doutons  point,  la  cause 
de  la  perte  du  second  navire.  L'aspect  même  des  lieux 
où  il  est  resté  donne  un  nouvel  appui  à  cette  opinion  ; 
car  au  premier  abord  on  croirait  y  trouver  une  passe 
entre  les  récifs  ;  il  est  possible  que  les  Français  du  se- 
cond navire  aient  essayé  de  pénétrer  par  cette  ouver- 
ture en  dedans  des  brisans  ,  et  qu'ils  n'aient  reconnu 
leur  erreur  que  lorsque  leur  perle  fut  aussi  con- 
sommée. 


DE  L'ASTROLABE.  225 

Bien  qu'aucun  document  positif  et  direct  n'ait  dé-  182 s. 
montré  que  ces  débris  ont  réellement  appartenu  à  Mavs- 
l'expédition  de  Lapérouse ,  je  ne  pense  pas  qu'il  reste 
cependant  ta  cet  égard  la  moindre  incertitude.  En  effet, 
les  renseignemens  que  j'ai  recueillis  de  la  bouche  des 
naturels  sont  parfaitement  conformes,  sous  les  rap- 
ports essentiels,  à  ceux  que  se  procura  M.  Dillon;  et 
cela  sans  que  nous  ayons  pu  être  influencés  l'un  par 
l'autre,  attendu  que  je  n'eus  connaissance  de  son 
rapport  qu'à t  l'Ile-de-France ,  deux  mois  après  que 
j'avais  déjà  expédié  le  mien  au  ministre.  Ces  déposi- 
tions ont  donc  tous  les  caractères  de  l'authenticité; 
elles  attestent  que  deux  grands  navires  périrent ,  il 
y  a  quarante  ans  environ  ,  sur  les  récifs  de  Vani- 
koro,  qu'ils  contenaient  beaucoup  de  monde;  les 
naturels  se  sont  même  rappelé  qu'ils  portaient  le 
pavillon  blanc.  Tout  cela,  joint  aux  pièces  de  canon, 
aux  pierriers  rapportés,  démontre  que  ces  navires 
étaient  des  bàlimens  de  guerre.  Mais  on  sait  posi- 
tivement que ,  long-temps  avant  comme  après  cette 
époque,  nul  autre  navire  de  guerre  n'a  péri  dans 
ces  mers  que  les  frégates  de  Lapérouse  et  la  Pa/i- 
dora  ,  commandée  par  Edwards,  qui  fit  naufrage  sur 
les  récifs  du  détroit  de  Torrès.  En  outre,  la  nature 
de  quelques-unes  des  pièces  rapportées  du  naufrage 
montre  qu'elles  appartenaient  à  une  mission  chargée 
de  travaux  extraordinaires.  Enfin ,  l'unique  morceau 
de  bois  rapporté  par  M.  Dillon  s'est  trouvé  coïncider 
avec  les  dessins  qui  ont  été  conservés  des  sculptures 
de  la  poupe  de  la  Boussole.  Que  de  probabilités 
TOME   v.  i5 


226  VOYAGE 

1828.  réunies  qui  doivent  équivaloir  à  une  certitude  com- 
Mars-       plète!... 

Comme  on  s'attendra  sans  doute  à  me  voir  émettre 
mon  opinion  sur  la  route  que  les  Français  durent 
suivre  après  avoir  quitté  Vanikoro ,  je  déclarerai  qu'à 
mon  avis  ils  durent  se  diriger  vers  la  Nouvelle-Irlande, 
pour  atteindre  les  Moluques  ou  les  Philippines,  sur 
les  traces  de  Carteret  ou  de  Bougainville.  Alors  c'était 
la  seule  route  qui  offrît  quelques  chances  de  succès 
à  un  navire  aussi  faible ,  aussi  mal  équipé  que  pouvait 
l'être  celui  qui  fut  construit  à  Vanikoro  ;  car  on  doit 
présumer  que  les  Français  avaient  été  singulièrement 
affaiblis  par  la  fièvre  et  leurs  combats  avec  les  naturels. 

J'irai  même  plus  loin ,  et  j'oserai  dire  que  ce  sera  sur 
la  côte  occidentale  des  îles  Salomon  qu'on  pourra, 
par  la  suite,  retrouver  quelques  indices  de  leur  pas- 
sage. Le  document  suivant  me  paraît  propre  à  donner 
quelque  poids  à  ce  pressentiment. 

Comme  je  cherchais  à  Hobart-Town  tous  les  moyens 
possibles  de  percer  le  mystère  dont  M.  Dillon  avait 
enveloppé  la  position  de  Vanikoro  dans  sa  relation , 
j'appris  avec  surprise  qu'il  existait  dans  la  colonie  une 
personne  qui  prétendait  avoir  rencontré,  long-temps 
auparavant,  des  traces  de  Lapérouse.  Jaloux  d'exa- 
miner jusqu'à  quel  point  ce  bruit  pouvait  être  fondé, 
je  fis  des  démarches  près  de  cette  personne ,  et  j'en 
obtins  le  rapport  suivant  écrit  en  anglais  ,  dont  voici 
la  traduction  littérale. 


DE  L'ASTROLABE.  227 

Extrait  du  journal  de  James  Hobbs ,  premier  officier  du  navire         1828. 
l'Union,  de  Calcutta  {capitaine  John  Nichols)  destiné  pour        Mn,s- 


Penang. 


14  avril  18 1 1. 


Comme  nous  étions  en  calme  sur  la  côte  de  la  Nouvelle- 
Géorgie  ou  îles  Salomon  ,  je  m'en  allai  dans  le  canot  avec 
quatre  lascars  et  un  matelot  anglais  ,  pour  me  procurer 
quelques  fruits  pour  l'équipage,  sur  une  île  située  par  8°  1 8  ' 
latitude  S.  et  1 56°  30'  longitude  E. ,  ne  pensant  pas  qu'elle 
fût  habitée,  attendu  qu'elle  paraissait  fort  petite.  Nous 
étions  beaucoup  plus  loin  de  terre  que  je  ne  le  croyais,  et 
avant  d'y  être  rendu  le  navire  fut  hors  de  vue.  Quand 
nous  fumes  près  du  rivage  ,  l'île  nous  parut  traversée  par 
un  chenal  à  marée  haute  ;  au  milieu  de  ce  passage  ,  je  pus 
observer  très-distinctement  un  grand  espars  ou  bien  un 
mat  planté  droit  debout  avec  quelque  chose  qui  me  parut 
être  le  gréement  pour  le  soutenir.  Une  pirogue  montée 
par  un  homme  et  huit  ou  dix  jeunes  gens  s'avança  ,  en 
nous  montrant  une  branche  d'arbre,  pour  nous  inviter 
à  descendre  à  terre  avec  eux.  Ils  semblaient  très-bien  dis 
posés ,  et  je  désirais  me  rendre  à  leurs  vœux  ;  mais  je  ne 
pus  y  déterminer  mes  compagnons.  .l'eus  alors  recours  à 
des  moyens  plus  sévères  ;  ils  furent  également  inutiles , 
car  mes  hommes  déclarèrent  qu'ils  se  feraient  plutôt  tuer 
dans  le  canot ,  que  de  consentir  à  aller  à  terre  pour  y  être 
mangés.  Durant  ce  temps,  le  rivage  s'était  couvert  de 
naturels  ;  ceux-ci  voyant  que  les  vieillards  et  les  jeunes 
gens  ne  pouvaient  réussir  à  nous  amener  avec  eux  ,  une 
femme  s'avança  seule  dans  une  pirogue.  Les  hommes  du 
rivage  voyant  que  toutes  leurs  sollicitations  étaient  sans 
succès,  et  le  canot  étant  tout  près  de  terre,  en  quelques 


j5' 


2-28  VOYAGE 

is?s.        minutes  nous   fûmes  environnés  par  quarante  ou  cin- 
Mars.        quante  pirogues,  qui  contenaient  chacune  depuis  un  jusqu'à 
vingt  naturels.  Alors  la  femme   témoigna  par  signes  le 
désir  que  je  fisse  connaître  à  ses  compatriotes  si  j'étais  un 
homme  ou  une  femme ,  ce  que  je  fus  obligé  de  faire  ,  et  ils 
en  furent  très-réjouis.  Les  hommes  de  mon  canot  étaient 
tellement  dominés  par  la  frayeur,  qu'ils  avaient  à  peine 
la  force  de  tenir  l'embarcation  au  large  des  rochers.  Le 
navire  était  encore  hors  de  vue  ;  mais,  à  notre  satisfaction, 
il  survint  un  grain  violent,  et  quand  le  ciel  se  fut  éclairci, 
le  bâtiment  se  montra  à  nos  regards ,  ce  qui  redonna  la 
vie  à  mes  hommes  ,  et  nous  forçâmes  de  rames  vers  le  na- 
vire.  Quand  nous  en  fûmes  à  petite  distance,  je  crus  sa 
perte  assurée  ,  attendu  qu'il  était  entouré  d'un  grand 
nombre  de  pirogues,  et  que  son  pont  était  si  complète- 
ment couvert  de  naturels ,  que  je  ne  pouvais  pas  même 
distinguer  un  seul  des  hommes  de  l'équipage.  J'accostai 
du  mieux  que  je  pus  ,  et  je  me  hâtai  de  dégager  le  pont; 
mais  je  ne  pus  en  venir  à  bout  qu'en  ayant  recours  à  la 
violence,  et  en  blessant  au  bras  un  homme  qui  avait  volé 
tout  le  fer  des  pompes.  Au  même  instant ,  un  rocher  de 
corail  se  montra  sous  le  navire ,  mais  heureusement  nous 
ne  touchâmes  point.  Nous  étions  alors  à  six  milles  environ 
au  S.  E.  de  l'île  duN.  O.  Quelques  naturels  portaient  des 
morceaux  de  fer ,  des  barres  de  ce  métal  et  des  étoffes 
rouges ,  dont  ils  semblaient  faire  un  grand  cas.  Très-peu 
parmi  eux  avaient  apporté  des  armes.  Ce  sont  de  grands 
voleurs  ;  quand  ils  réussissent  à  dérober  quelque  chose  , 
ils  sont  enchantés ,  et  se  sauvent  en  sautant  à  la  mer  par- 
dessus le  bord. 

James  Hobbs. 

Hobart-Town ,  4  janvier  1828. 


DE  L'ASTROLABE.  229 

Sur-le-champ ,  ce  rapport  me  rappela  la  déposition  i»a« 
du  capitaine  Bowen,  de  FAlbermarle,  rapportée  dans  Mais- 
le  discours  préliminaire  du  Voyage  de  Lapérouse,  par 
Millet  Mureau.  Le  navigateur  Bowen  avait  dû  décla- 
rer, devant  le  juge  de  paix  de  Morlaix,  qu'en  décem- 
bre 1791  il  avait  vu,  sur  la  côte  de  la  Nouvelle-Géor- 
gie et  près  du  cap  Déception,  les  débris  du  vaisseau 
de  Lapérouse  floltant  sur  les  eaux,  et  que  les  naturels 
lui  paraissaient  avoir  connaissance  des  Européens  et 
de  l'usage  du  fer. 

Cette  déclaration,  accompagnée  de  détails  assez 
invraisemblables ,  avait  toujours  inspiré  peu  de  con- 
(iance.  Cependant,  en  la  rapprochant  de  celle  de 
James  Hobbs,  beaucoup  plus  positive  et  mieux  cir- 
constanciée, surtout  en  considérant  que  le  petit  bâ- 
timent construit  par  les  naufragés  de  Vanikoro  dut 
naturellement  se  diriger  vers  la  Nouvelle-Irlande  ,  en 
prolongeant  la  chaîne  des  îles  Salomon  ,  j'en  conclus 
qu'il  était  possible  que  les  malheureux  Français  qui 
avaient  échappé  à  leur  premier  désastre  fussent  allés 
se  perdre  une  seconde  fois  sur  quelqu'un  des  écueils 
situés  aux  environs  de  l'espace  connu  sous  le  nom  de 
Baie  des  Indiens,  entre  les  caps  Déception  et  Satis- 
faction. 

Prévenu  de  cette  idée  en  quittant  Vanikoro  ,  mon 
intention  était  de  reconnaître  Nitendi ,  Tinakoro,  Pi- 
leni,  Taumako ,  etc. ,  puis  de  me  diriger  vers  la  baie 
des  Indiens  et  de  rechercher  avec  tout  le  soin  possible 
s'il  existait  réellement  en  ces  parages  quelques  ves- 
tiges ou  quelques  souvenirs  du  passage  des  Français. 


230  VOYAGE 

1828.       Quand  bien  même  nos  recherches  eussent  été  inutiles 
Mars.        sous  ce  rapport,  nos  observations  sur  des  îles  aussi 
peu  connues  auraient  encore  été  d'un  haut  intérêt  pour 
la  mission ,  et  nous  auraient  en  partie  dédommagé  de 
l'inutilité  de  nos  efforts.  Ensuite,  profitant  des  brises 
variables  assez  fréquentes  sous  le  vent  de  ces  grandes 
îles ,  je  serais  revenu  assez  dans  l'Est  pour  me  diriger 
sur  la  Louisiade  et  commencer  l'exploration  des  côtes 
méridionales  de  cet  archipel  et  de  la  Nouvelle-Guinée. 
L'état  désespéré  où  se  trouvait  l'équipage  de  l'Astro- 
labe au  départ  de  Vanikoro  ne  me  permettait  point  de 
donner  suite  sur-le-champ  à  ce  projet.  Je  bornais  alors 
mes  prétentions  à  reconnaître  Nilendi  et  Taumako, 
puis  à  gagner  le  plus  tôt  possible  Port-Jackson.  Dans 
cette  terre  hospitalière  et  sous  la  salutaire  influence  de 
son  climat,  j'espérais  que  nos  malades  se  rétabliraient 
promplement.  Puis,  si  la  saison  me  le  permettait  en- 
core ,  en  quittant  cette  colonie,  je  comptais  me  diriger 
sur  le  détroit  de  Torrès ,  pour  rentrer  dans  l'Océan 
indien,  ou  bien,  en  cas  d'impossibilité,  je  serais  revenu 
en  Europe  par  la  route  facile  du  cap  Horn,  en  ache- 
vant le  tour  du  monde ,  comme  la  plupart  des  navires 
qui  vont  d'Angleterre  à  la  Nouvelle-Galles  du  Sud. 


DE  L'ASTROLABE.  231 


CHAPITRE  XXXVI. 


TRAVERSEE.     DE     VANIKORO     A     GOUAHAM     ET    SEJOUR     DANS    CETTE    ILE. 


_ SSBS- 


A  une  lieure  vingt  minutes  après  midi,  nous  pou-  1828. 
vions  déjà  contempler  sans  inquiétude  ces  funestes  i7  ™*ls- 
récifs  qui,  deux  heures  auparavant,  nous  causaient 
encore  de  si  vives  terreurs.  Nous  mîmes  en  panne 
pour  embarquer  le  grand  canot  et  saisir  à  poste  fixe 
les  ancres  et  les  embarcations.  Les  sommités  de  Tou- 
poua  se  montraient  alors  dans  l'O.  N.  O.  à  vingt-cinq 
milles  de  dislance. 

Je  fis  servir ,  à  deux  heures  quarante-cinq  minutes  , 
et  gouvernai  au  nord  avec  une  forte  brise  d'E.  S.  E. 
et  une  mer  assez  dure.  A  six  heures,  la  brume  nous 
cachait  déjà  les  terres  de  Vanikoro.  Nous  passâmes  la 
nuit  aux  petits  bords  sous  les  huniers  ;  le  vent  continua 
de  souffler  avec  force  à  l'E.  S.  E. ,  avec  des  grains , 
des  éclairs  et  une  grosse  mer. 

Toute  la  matinée  la  pluie  tombe  par  torrens ,  mais        18. 
le  ciel  s'embellit  un  peu  dans  l'après-midi.  Je  poursuis 
ma  bordée  au  N .  N.  E. ,  dans  le  dessein  de  reconnaître 


23:2  VOYAGE 

1828.       Taumako;  car  mon  intention  est  de  pousser  jusqu'à 
Mars.        Kennedy,  puis  de  revenir  sur  Nitendi.  Malheureuse- 
ment l'équipage  s'affaiblit  de  jour  en  jour. 

i;>.  De  faibles  brises  d'E.  S.  E.  nous  livrent  à  une  houle 

énorme  qui  tourmente  cruellement  les  malades ,  et 
moi  tout  le  premier.  En  outre,  les  torrens  de  pluie 
qui  reviennent  à  chaque  instant  entretiennent  à  bord 
une  humidité  pernicieuse. 

20.  Les  grains  sont  continuels ,  la  houle  fort  dure  et 

très-fatigante.  De  plus ,  le  vent  tout  faible  qu'il  est , 
passe  au  N.  O.  Déjà  j'étais  parvenu  par  10°  30'  lat. 
S. ,  sans  avoir  rien  vu.  Mais  le  mauvais  temps  et  le 
triste  état  de  l'équipage  me  forcent  à  renoncer  à 
mes  projets  d'exploration  sur  l'archipel  de  Santa- 
Cruz ,  et  à  reprendre  la  roule  de  Port- Jackson  , 
afin  de  procurer  à  nos  malades  les  moyens  de  se 
reposer  et  de  se  rétablir.  En  conséquence,  à  huit 
heures  du  matin,  j'ai  laissé  porter  à  l'E.  S.  E. 

Durant  les  deux  journées  suivantes,  je  fis  route  au 
S.  E.,  avec  une  faible  brise  du  nord  au  N.  N.  O., 
sous  des  torrens  de  pluie  et  contre  une  grosse  houle 

22.  du  S.  E.  qui  arrêtait  notre  aire.  Cependant  le  22  au 
matin,  nous  aperçûmes  Tikopia  et  nous  la  conser- 
vâmes en  vue,  toute  la  journée,  à  dix  ou  douze  lieues 
de  distance ,  tant  la  brise  était  faible. 

2J.  Grains  de  pluie  par  intervalles,  calmes  ou  faibles 

risées  d'E. ,  une  longue  houle  de  S.  E.  nous  fait  rou- 
ler bord  sur  bord.  Quelle  pénible  situation  avec  qua- 
rante malades  dont  l'état  s'aggrave  de  jour  en  jour  ! 

a4.  Le   vent  souffle  à  l'E.  et  à  l'E.  S.   E. ,  ce  qui  me 


DE  L'ASTROLABE.  233 

force  à  tenir  le  plus  près  bâbord,  et  à  faire  peu  de  1828 
route,  à  cause  de  la  houle.  La  nuit  est  mauvaise  et  Mars 
très-sombre. 

Le  ciel  se  charge  entièrement,  la  pluie  tombe  par        25. 
lorrens  et  le  vent  souffle  avec  beaucoup  de  violence  à 
l'JE.  S.  E.  A  onze  heures,  les  rafales  sont  déjà  si  pe- 
santes, qu'il  faut  prendre  deux  ris  aux  huniers.  Nous 
continuons  notre  route  au  sud. 

La  nuit  est  détestable,  et  j'éprouve  de  sérieuses  in- 
quiétudes à  cause  des  courans  qui  peuvent  m'entrai- 
ner  sur  les  îles  situées  sous  le  vent  et  dont  la  position 
est  encore  très-vaguement  donnée. 

Bon  frais  d'E.  S.  E.  et  d'E.;  rafales  très-pesantes,         26. 
chargées  de  pluie  et  de  vent,  mer  très-dure.  Naviga- 
tion pénible  au-delà  de  ce  qu'on  peut  exprimer. 

Les  fatigues  de  cette  journée  et  des  précédentes  me 
réduisent  à  l'état  le  plus  déplorable.  Déjà  MM.  Lot- 
tin,  Faraguet,  Paris  et  Dudemaine  avaient  cédé  à  la 
maladie.  Aujourd'hui  M.  Jacquinot  lui-même ,  second 
de  l'expédition,  a  été  obligé  de  garder  le  lit.  Il  ne  me 
reste  plus  que  MM.  Gressien  et  Guilbert  de  valides 
dans  l'état-major.  Vingt-cinq  hommes  de  l'équipage 
sont  étendus  sur  les  cadres ,  et  parmi  ceux  qui  restent 
debout,  la  moitié  très-faible  encore  ne  peut  rendre 
presque  aucun  service  à  la  manœuvre ,  de  sorte  qu'il 
nous  reste  à  peine  six  ou  sept  hommes  par  quart. 

Cette  désastreuse  situation  me  fait  faire  de  pénibles 
réflexions.  Je  risque  d'être  entraîné  au  travers  des 
Nouvelles-Hébrides,  et  si  je  suis  obligé  de  passer  sous 
le  vent  de  ces  îles ,  il  me  reste  peu  d'espoir  d'atteindre 


234  VOYAGE 

i;s28.  la  Nouvelle-Galles  du  Sud,  au  moins  sans  être  exposé 
Mars.  à  une  traversée  très-longue  et  à  des  fatigues  inouïes. 
En  outre,  en  m'obstinant  à  poursuivre  ma  route  au 
S.,  et  à  lutter  contre  les  vents  du  S.  E.,  j'expose  P As- 
trolabe à  ne  pas  conserver  un  seul  homme  debout,  et 
ce  danger  deviendra  d'autant  plus  imminent  que  nous 
avancerons  plus  au  sud,  car  les  coups  de  vent  de  la 
mer  antarctique  et  ses  houles  pénibles  ne  pourront 
manquer  de  fatiguer  de  plus  en  plus  les  hommes  bien 
portails  et  de  réduire  les  malades  aux  abois. 

Dans  toute  cette  partie  de  l'Océan-Pacifique,  il 
n'existe  pas  un  mouillage  où  je  puisse  conduire  la  cor- 
vette avec  quelque  espoir  de  succès ,  pour  améliorer 
le  sort  des  malades.  Toutes  les  îles  qui  nous  environ- 
nent sont  peuplées  par  des  sauvages  barbares ,  dé- 
fians,  la  plupart  cannibales  ;  et  presque  tous  les  na- 
vigateurs qui  les  ont  fréquentés ,  ont  été  contraints 
d'avoir  recours  à  la  force  des  armes  pour  repousser 
leurs  attaques.  D'ailleurs  on  ne  trouve  chez  eux  ni 
vivres  ni  rafraîchissemens,  et,  une  fois  mouillés,  il 
est  probable  que  nous  n'aurions  plus  la  force  de  re- 
lever nos  ancres.  Il  est  donc  préférable  de  tenir  la 
mer.  Après  de  longues  réflexions  et  de  pénibles  agi- 
tations ,  je  me  détermine  à  me  diriger  sur  Gouaham  , 
afin  de  donner  quelque  repos  à  l'équipage  épuisé. 
C'est  l'unique  port  européen  à  ma  disposition  ,  le  seul 
qui  me  paraisse  convenir  au  but  que  je  me  propose. 
Nous  connaissons  tous  l'accueil  obligeant  que  M.  Erey- 
cinet  a  reçu  il  y  a  neuf  ans  dans  cette  colonie ,  et 
combien  celte  relâche    lui   a  été  utile  pour  le  réla- 


DE  L'ASTROLABE.  235 

blissement  de  ses  nombreux  malades.  Ces  motifs  1S2S 
réunis  me  décident  à  laisser  porter  au  nord,  dans  3Vlars 
la  journée  du  26  mars ,  pour  rallier  les  Mariannes. 

Par  celtenouvelle  disposition,  je  me  voyais  contraint 
de  renoncer  définitivement  au  passage  du  détroit  de 
Torrès,  car  de  Gouaham  je  ne  pouvais  plus  songer  à 
revenir  vers  ce  détroit,  contre  la  direction  des  vents 
alises.  Scrupuleux,  comme  je  l'avais  été  jusqu'alors, 
dans  l'observation  fidèle  de  mes  instructions  ,  j'éprou- 
vai un  vif  regret  de  laisser  celte  partie  de  mes  travaux; 
quelquefois  même ,  dans  les  paroxismes  de  la  fièvre  , 
j'étais  tenté  de  laisser  porter  à  l'O. ,  pour  donner 
à  pleine  voile  dans  ce  dangereux  passage ,  et  m'y  frayer 
une  route  plus  expéditive  vers  les  Moluques.  Mais 
quand  la  voix  de  la  raison  reprenait  le  dessus  dans  mon 
esprit,  outre  l'inutilité  absolue  d'une  semblable  route 
pour  la  navigation,  attendu  l'impossibilité  pbysique  où 
nous  étions  tous  de  nous  livrer  à  aucun  travail  géo- 
grapliique,  je  reconnaissais  qu'il  y  aurait  dans  ce  parti 
à  peine  une  ou  deux  chances  de  succès,  contre  toutes 
les  probabilités  réunies  d'une  perte  complète.  En  effet, 
avec  tout  le  bonheur  possible ,  il  nous  aurait  fallu  quel- 
quefois louvoyer  entre  les  récifs  et  mouiller  au  moins 
cinq  ou  six  nuits  ;  manœuvres  devenues  impraticables 
avec  le  peu  d'hommes  qui  pouvaient  encore  agir.  Non- 
seulement  il  eût  été  téméraire,  mais  même  coupable 
de  ma  part,  d'exposer  la  corvette,  son  équipage  et  ses 
importons  matériaux  ,  à  un  naufrage  presque  inévita- 
ble ,  auquel  probablement  personne  n'eût  échappé. 

Heureusement  ce  sentiment  prévalut ,  je  m'armai  de 


236  VOYAGE 

182s.       patience  el  poursuivis  la  route  des  JVlariannes.  Très- 
Mars        heureusement,  car  la  suite  des  événemens  et  la  téna- 
cité de  la  maladie  m'ont  prouvé  plus  lard  (pie  l'expé- 
dition était  perdue  sans  ressource ,  si  j'eusse  voulu  la 
conduire  par  le  détroit  de  Tonès  1. 

27.  Vers  midi,  nous  avions  aperçu  l'île  Fataka,  et  à 
quatre  heures  du  soir  Anouda  s'est  montrée  à  toute 
vue.  Dans  la  nuit,  nous  passions  dans  l'E.  et  à  dix 
milles  environ  de  la  dernière. 

28,  Les  grains  de  pluie  recommencent  à  tomber  avec 
violence ,  la  brise  est  très-irrégulière  et  la  houle  consi- 
dérable. L'eau  pénètre  dans  toutes  les  parties  du  navire 
et  engendre  une  humidité  funeste  aux  malades. 

Trente-cinq  malades  sont  étendus  sur  les  cadres. 
M.  Gressien  qui,  malgré  ses  courses  multipliées  sur 
les  brisans ,  avait  pu  échapper  à  la  lièvre  ,  est  attaqué  , 
et  il  ne  reste  debout  que  MM.  Lottin  et  Guilbert.  Le 
premier,  qui  ne  fait  que  se  relever,  est  encore  très- 
faible;  pour  soulager  ces  deux  officiers,  je  suis  con- 
traint de  confier  un  quart  au  maître  d'équipage  Col- 
linet.  Je  suis  toujours  dans  le  plus  grand  accablement, 
c'est  une  cruelle  fatigue  pour  moi  que  de  descendre 
dans  ma  chambre  pour  faire  le  point  et  donner  la  route. 
Je  passe  la  plus  grande  partie  du  temps  étendu  sur  une 
cage  à  poules  ou  dans  ma  couchette,  sous  la  dunette. 

Il  y  a  vingt-deux  jours  que  le  mauvais  temps  dure  ; 
on  doit  espérer  qu'il  cessera  bientôt ,  pour  faire  place 
aux  brises  régulières  de  l'E.  et  du  S.  E. 

Mais,  dans  les  trois  journées  suivantes,  les  vents 

«    Voyez  noie  14.     . 


DE  L'ASTROLABE.  237 

sont  si  mous ,  que  nous  faisons  à  peine  vingt  lieues  en       cSaS. 
route.  L'équipage  est  si  affaibli,  qu'ayant  donné  l'ordre      Marsl 
de  serrer  la  grande  voile  à  l'approche  d'un  grain,  cette 
manœuvre  n'a  pu  s'exécuter,  faute  de  bras.  Cela  me 
contraint  à  ne  conserver  qu'une  voilure  légère  et  facile 
à  manier. 

Pourtant ,  à  ma  grande  satisfaction  ,  la  maladie  de 
MM.  Jacquinot  et  Gressien  n'a  pas  de  suite,  et  ils 
reprennent  leur  service  dès  le  31  mars.  Chez  moi ,  au  3i. 
contraire,  la  fièvre  ,  depuis  quelques  jours  ,  nonobs- 
tant la  diète  sévère  que  j'observe ,  est  accompagnée  de 
ténesme ,  hémorrhoïdes ,  dégoût  et  prostration  géné- 
rale des  forces.  Je  souffre  cruellement,  et  il  est  des 
momens  où  je  regarderais  comme  un  véritable  bien- 
fait la  fin  d'une  pareille  existence ,  si  elle  devait  se 
prolonger.  Dans  le  cas  où  je  succomberais  à  la  force 
du  mal,  j'ai  tout  préparé  pour  que  M.  Jacquinot 
éprouve  le  moins  d'embarras  possible  à  ramener  l'ex- 
pédition en  France.  Le  rapport  que  je  dois  lire  à  l'Aca- 
démie ,  à  mon  retour ,  pour  rendre  compte  des  opéra- 
tions du  voyage ,  est  même  tout  prêt,  et  il  ne  s'agirait 
que  d'y  ajouter  les  événemens  qui  pourront  avoir  lieu 
jusqu'au  retour.  Aussi,  à  cela  près  des  souffrances 
physiques ,  sous  le  rapport  moral ,  je  suis  fort  tran- 
quille ,  et  j'emporterais  au  moins  dans  la  tombe  la 
conscience  intime  d'avoir  dignement  rempli  la  tâche 
qui  m'était  imposée. 

Comme  il  conversait  avec  moi ,  ce  malin,  M.  Jac- 
quinot me  disait  que  si  j'eusse  gouverné  vers  le  détroit 
de  Terres ,  comme  j'en  avais  quelquefois  manifesté 


238  VOYAGE 

iS?9.  le  désir,  tous  les  hommes  qui  étaient  encore  debout 
Mars  eussent  tellement  été  frappés  de  terreur,  que  pas  un 
d'entre  eux  ne  serait  resté  sur  le  pont.  Ces  gens  sont 
complètement  démoralisés  par  les  dangers  qu'ils  ont 
souvent  courus  :  à  l'exception  de  cinq  ou  six  indivi- 
dus plus  fortement  trempés,  tout  le  reste  était  sans 
énergie, 
i  avril.  Depuis  deux  jours,  la  mer  charriait  beaucoup  de 

pierres  ponces,  et  aujourd'hui  sa  surface  en  a  été 
continuellement  couverte.  Cette  circonstance  identi- 
que avec  celle  qu'observa  jadis  Quiros  en  ces  para- 
ges semble  annoncer  l'existence  de  quelque  volcan 
dans  les  environs.  A  midi  quarante  minutes,  je  mets 
le  cap  au  N.  O.  x\a  O.  pour  gouverner  sur  l'île  Ken- 
nedy, dont  le  point  ne  me  place  qu'à  vingt-sept  lieues. 
■>.  Parvenu  sur  le  parallèle  de  Kennedy,  je  laissai 

successivement  porter  à  l'O.  N.  O.,  O.  x\u  N.  O.  et 
enfin  à  l'O.,  et  nous  courons  toute  la  journée  dans 
cette  direction .  A  six  heures  du  soir  V Astrolabe  se  trou- 
vait précisément  sur  la  position  de  Kennedy  d'après 
Arrowsmith;  comme  l'horizon  nous  aurait  facilement 
permis  d'apercevoir  une  île  haute  à  quinze  milles  de 
distance,  n'ayant  rien  vu,  j'en  ai  dû  conclure  que 
cette  île  doit  être  située  plus  à  l'ouest.  Il  aurait  fallu 
consacrer  encore  vingt-quatre  heures  et  courir  tout 
ce  temps  à  l'ouest  pour  décider  cette  question;  mais 
avec  quarante  hommes  sur  les  cadres,  je  ne  crus  pas 
devoir  faire  ce  nouveau  sacrifice  à  la  géographie , 
d'autant  plus  que  celte  manœuvre  m'aurait  souventé 
considérablement ,  et  je  devais  me  mettre  en  garde 


DE  L'ASTROLABE.  239 

contre  les  vents  du  N.  E.  et  les  violens  eourans  de  1828* 
l'est  à  l'ouest  éprouvés  en  ces  parages  par  divers  navi-  Av"1* 
gateurs.  Déjà  ceux  que  nous  éprouvons  s'élèvent  à 
dix-huit  milles  dans  les  vingt-quatre  heures.  Ainsi,  à 
six  heures  précises  le  cap  a  été  remis  au  N.  N.  O.  , 
avec  toute  la  voilure  que  la  prudence  permettait  de 
conserver. 

Les  pierres  ponces  ont  encore  passé  toute  la  jour- 
née le  long  du  bord,  mais  en  moindre  quantité  qu'hier. 
Tout  bien  considéré,  je  pense  que  ces  pierres  viennent 
de  l'île  du  Volcan  ou  Tinakoro  près  Nilendi.  Les 
vents  violens  du  S.  O.  qui  ont  régné  il  y  a  quelques 
jours  ont  pu  déterminer  des  eourans  de  cette  partie 
capables  d'entraîner  ces  matières  volcaniques  à  soixan- 
te ou  quatre-vingts  lieues  sous  le  vent.  J'attendais  tou- 
jours le  retour  des  vents  alises;  mais,  durant  près  de 
huit  jours ,  nous  eûmes  à  essuyer  des  calmes  déso- 
lans  ou  de  faibles  brises  du  N.  au  N.  O.,  qui  nous 
forçaient  à  tenir  le  plus  près,  tantôt  sur  un  bord  ,  tan- 
tôt sur  L'autre,  afin  de  perdre  le  moins  possible  en 
route.  D'accablantes  chaleurs  aggravaient  encore  notre 
misérable  position.  On  eût  dit  que  notre  corvette,  im- 
mobile au  milieu  des  Ilots  ,  y  restait  fixée  par  quelque 
génie  malfaisant ,  pour  nous  faire  sentir  à  longs  traits 
les  souffrances  de  la  maladie  et  les  privations  de  toute 
espèce  auxquelles  nous  étions  assujettis.  V Astro- 
labe qui ,  le  mois  précédent,  n'offrait  encore  qu'une 
réunion  d'individus  satisfaits  et  jouissant  de  la  santé 
la  plus  florissante,  venait  d'être  convertie  en  une  in- 
firmerie flottante  où  le  petit  nombre  des  hommes  va- 


240  VOYAGE 

1828.  lides  ne  semblaient  être  que  les  gardiens  des  malades  el 
Avril.  cjes  convalescens.  Parmi  ceux-ci,  les  uns  comme  au- 
tant de  fantômes,  pâles,  abattus  et  languissans,  em- 
ployaient un  reste  de  force  à  se  traîner  péniblement 
d'un  bout  du  navire  à  l'autre  ,  pour  distraire  leur  en- 
nui et  chercher  quelque  soulagement  à  leurs  maux  : 
d'autres,  parvenus  au  dernier  degré  d'affaiblissement, 
restaient  étendus  sans  mouvement  là  où  on  les  trans- 
portait ,  heureux  du  moins  que  l'excès  du  mal  leur 
ôtaten  partie  le  sentiment  de  leurs  souffrances. 

Dans  ces  temps  de  misère  et  de  désolation  ,  l'équi- 
page dut  beaucoup  à  l'activité  sans  bornes  et  au  dé- 
vouement infatigable  de  l'infirmier  Berr.  Ce  brave 
homme  semblait  se  multiplier  pour  se  rendre  utile  aux 
malades  et  leur  prodiguer  tous  les  soins  que  réclamait 
leur  état.  Les  trois  médecins  étaient  frappés  à  la  fois , 
et  il  était  impossible  d'enlever  un  seul  bras  à  la  ma- 
nœuvre. Berr  trouvait  le  moyen  de  servir  tous  ses 
malades ,  et  de  conserver  en  même  temps  son  imper- 
turbable gaîté. 
6.  A  sept  heures  du  soir ,  une  bourrasque  subite  et 

violente  de  l'ouest  a  fait  masquer  toutes  les  voiles.  Les 
mâts  de  hune  ont  été  fortement  menacés.  Enfin,  après 
de  longs  et  pénibles  efforts,  nous  avons  pu  remettre 
lèvent  dans  les  voiles,  et  nous  en  avons  été  quittes 
pour  la  vergue  de  perroquet  de  fougue  brisée  en  deux 
au  racage.  Nous  lui  avons  substitué  la  vergue  du 
grand  perroquet ,  et  celle-ci  a  été  remplacée  par  la  ver- 
gue du  petit  perroquet. 
fi.  On  a  fait  monter  tous  les  malades  sur  le  pont  pour 


DE  L'ASTROLABE.  241 

donner  un  parfum  général  au  navire.  C'était  un  spec-  iSaS. 
tacle  à  la  fois  pitoyable  et  bizarre  ,  de  voir  tous  ces  Av,iL 
malheureux ,  comme  autant  d'ombres  chassées  de 
leurs  tombeaux  ,  apparaître  à  la  lumière  avec  plus  ou 
moins  de  lenteur  et  d'efforts ,  suivant  le  degré  de  leur 
affaiblissement.  Il  en  est  quelques-uns  qu'il  faut  por- 
ter à  bras,  attendu  qu'il  leur  est  impossible  de  faire  un 
seul  mouvement.  Le  maître  canonnier,  le  brave  Rav- 
naud ,  est  réduit  à  cette  extrémité ,  et  les  méde- 
cins craignent  pour  lui  une  paralysie  définitive  et 
générale. 

Enfin  la  brise  se  rétablit  au  N.  E.  ;  comme  elle  est  9. 
faible,  nous  cheminons  lentement  au  N.  O. ,  avec 
des  alternatives  de  calmes  et  de  grains.  Dans  la  soirée 
du  17,  nous  repassons  au  nord  de  la  ligne,  par  le  17. 
méridien  de  158°  environ  à  l'est  de  Paris.  Là  nous 
trouvons,  durant  trois  jours,  des  courans  de  trente- 
cinq  à  quarante-cinq  milles  à  l'ouest  par  jour,  puis  ils 
se  réduisent  à  huit  ou  dix  milles  seulement. 

Un  mois  s'était  déjà  écoulé  depuis  notre  départ  de 
Vanikoro,  et  nous  n'avions  pas  fait  plus  de  quatre 
cents  lieues  en  ligne  droite.  11  nous  restait  encore  trois 
cents  lieues  à  parcourir  jusqu'à  Gouaham,  et  l'état 
des  malades  ne  s'était  pas  amélioré  ! . . .  Il  faut  convenir 
cependant  qu'il  n'empirait  pas.  En  effet,  il  y  avait  ba- 
lance ,  depuis  quelques  jours ,  entre  le  nombre  de 
ceux  que  la  fièvre  attaquait  et  de  ceux  qu'elle  aban- 
donnait. Mais  pour  les  manœuvres  du  bord ,  il  y  avait 
perte  réelle,  attendu  que  les  convalescens,  encore 
accablés  de  faiblesse,  ne  pouvaient  remplacer  d'une 

TOME   V.  16 


242  VOYAGE 

i8a8;       manière  utile  les  hommes  restés  valides  jusqu'à  ce 

Avril.         jQur< 

20.  Enfin  le  charme  qui  semblait  agir  sur  nous  cesse  ; 

par  le  parallèle  de  2°  latitude  N. ,  et,  le  méridien  de 
1 56°  longitude  E.  ,•  nous  rencontrons  les  brises  régu- 
lières du  N.  E.,  et  nous  commençons  à  cheminer  d'une 
marche  plus  rapide.  L'influence  d'une  température 
plus  réglée  se  fait  aussi  sentir  sur  les  malades  ;  ma  fiè- 
vre s'apaise,  et  de  rémittente  qu'elle  avait  été  durant 
long-temps  ,  elle  passe  au  type  intermittent  tierce. 

aa.  A  midi ,  je  me  trouvais  sur  le  parallèle,  et  à  vingt 

lieues  environ  dans  l'est  de  la  position  assignée  aux 
îles  Monte-Verde  sur  la  carte  d'Arrowsmith.  Je  m'é- 
tais mis  en  latitude  avec  ce  groupe  dans  l'intention  de 
courir  l'espace  d'un  ou  deux  degrés  dans  l'ouest , 
pour  en  faire  la  reconnaissance.  Mais  justement  la 
brise  tomba ,  et  presque  toute  la  journée  nous  eûmes 
calme.  Celte  contrariété  me  décida  à  poursuivre  ma 
route  au  nord-ouest,  attendu  qu'il  m'aurait  fallu  rester 
en  panne  durant  la  nuit ,  et  perdre  peut-être  deux  ou 
trois  jours,  ce  qui  n'était  point  praticable  dans  l'état 
où  nous  étions. 

a3#  Dans  la  matinée  la  brise  de  l'E.  reprend,  accom- 

pagnée de  lorrens  de  pluie.  Mais  nous  faisons  route, 

5,4.  ce  qui  nous  console.  La  journée  suivante  est  fort 
belle ,  et  nous  voyons  beaucoup  de  fous  qui  viennent 
voltiger  dans  le  gréement,  indice  infaillible  de  la 
proximité  des  terres. 

,5.  Pour  célébrer  le  second  jour  anniversaire  de  notre 

départ  de  France,  au  dîner  je  fais  distribuer   aux 


DE  L'ASTROLABE.  243 

hommes  en  bonne  santé  une  double  ration  de  rhum.       ix2s. 
On  remarque  beaucoup  de  marsouins ,  frégates ,  fous        Av,il 
noddies  et  phaêtons. 

Maintenant  je  dirige  ma  route  de  manière  à  ren- 
contrer le  groupe  de  Hogoleu,  exploré  en  1824  par 
M.  Duperrey.  Ce  navigateur  avait  tracé  d'une  ma- 
nière très-satisfaisante  la  plus  grande  étendue  de  ce 
petit  archipel  ;  mais  le  vent  l'avait  contraint  de  laisser 
la  partie  de  l'E.  et  du  S.  E.  dans  le  vague.  Je  me  pro- 
posais de  remplir  cette  lacune. 

C'est  ici  le  cas  de  faire  une  observation  dans  l'in- 
térêt de  la  navigation.  A.  mon  retour  en  Europe,  j'ai 
été  très-étonné  de  voir  que ,  dans  sa  carte  générale  des 
Carolines,  M.  Duperrey  avait  p!acé  à  quarante  milles 
environ  dans  l'est  d'Hogoleu ,  une  petite  île  basse  à 
laquelle  il  avait  donné  le  nom  d'île  d'Urville.  Les  deux 
officiers  de  l'Astrolabe  qui  avaient  fait  avec  moi  la 
campagne  de  la  Coquille  n'avaient  pas  eu  plus  de 
connaissance  que  moi  de  la  découverte  de  cette  île. 
Toutefois ,  en  parcourant  mon  journal  particulier, 
j'ai  vu  qu'effectivement  le  23  juin  1824,  au  coucher 
du  soleil,  l'homme  en  vigie  sur  les  barres  signala  une 
île  basse  à  toute  distance.  Si  dans  le  voyage  de  VAs- 
trolabe  j'avais  eu  connaissance  de  cette  circonstance , 
j'aurais  combiné  ma  route  de  manière  à  passer  près  de 
cette  terre ,  et  à  vérifier  si  l'île  d'Urville  existe  réelle- 
ment. C'eût  été  alors  bien  facile,  puisque  le  25  nous  a6i 
ne  dûmes  pas  en  passer  à  plus  de  six  lieues  dans  le 
nord-est  '. 

1  Le  voyage  de  l'américain  Morrell  vient  de  constater  l'existence  de  cellt 

16" 


244  VOYAGE 

1828.  Nous  filions  six  nœuds  le  cap  à  l'ouest  pour  appro- 

Avril.  oner  C|L1  groupe  de  Hogoleu  ,  et  je  craignais  qu'une 
brume  assez  épaisse,  répandue  sur  tout  l'horizon ,  ne 
me  nuisît  dans  celte  circonstance.  Cependant,  dès  qua- 
tre heures  et  demie  après  midi,  M.  Dudemaine,  au 
travers  de  la  brume,  aperçut  les  sommets  des  îles 
hautes  à  sept  ou  huit  lieues  de  distance.  Peu  après  on 
commença  à  distinguer,  des  barres,  les  quatre  petites 
îles  basses  qui  paraissent  être  les  îles  Gaudichaud  , 
Quoy  et  Gaimard ,  de  M.  Duperrey  (la  quatrième  est 
restée  sans  nom).  Au  coucher  du  soleil,  ces  îles 
étaient  visibles  de  dessus  le  poat. 

Nous  n'étions  pas  alors  à  plus  de  neuf  milles  au 
vent  de  la  chaîne  des  brisans  qui  environnent  le 
groupe,  et  je  restai  toute  la  nuit  aux  petits  bords. 
J'avais  à  me  défier  de  l'action  des  courans,  et  je  n'é- 
tais en  mesure  d'exécuter  aucune  manœuvre  prompte 
ou  difficile  en  cas  de  danger. 

La  brise  fut  inégale ,  et  nous  eûmes  des  grains  de 
pluie  durant  la  nuit.  Cependant,  quand  le  jour  revint, 
je  vis  avec  plaisir  que  nous  étions  restés  à  la  même 
distance  de  terre  que  la  veille  au  soir.  Je  laissai  porter 
au  N.  O.  jusqu'à  deux  milles  du  brisant.  Puis  à  sept 
heures  du  matin  une  station  eut  lieu  ,  et  M .  Guilbert 
commença  son  travail  géographique.  Dès-lors  nous 
avions  une  vue  très-détaillée  de  toutes  les  îles  occi- 
dentales du  groupe  d'Hogoleu.  Les  quatre  îles  de 

île;  le  23  février  i83o  ,  il  reconnut  un  groupe  de  trois  îlots  bas  entourés 
d'un  récif  commun  qu'il  nomma  groupe  de  Westervelt  et  qui  est  évidem- 
ment identique  avec  l'île  d'Urville  de  M.  Duperrey. 


27. 


DE  L'ASTROLABE.  246 

Iros,  Dublon,  Falang  et  Chamisso,  seules  sont  foi-  i8as: 
niées  par  de  hautes  terres;  parmi  elles  on  distingue  le  Avril- 
pic  délié  de  Dublon.  Toutes  les  autres,  au  nombre  de 
dix-huit  ou  vingt,  sont  de  petits  îlots  bas,  boisés  et 
situés  sur  le  bord  du  brisant.  Le  plus  grand  de  ces 
îlots  n'a  pas  plus  d'un  mille  de  diamètre,  et  il  en  est 
quelques-uns  longs  au  plus  de  cinquante  ou  soixante 
toises ,  qui  n'offrent  qu'un  petit  plateau  de  coraux 
couronné  par  un  bouquet  d'arbres.  Nous  n'eûmes 
point  fond  avec  cent  brasses  de  ligne. 

La  station  terminée,  je  mis  le  cap  au  S.  S.  E.  pour 
prolonger  à  trois  milles  de  distance  la  longue  chaîne 
de  brisans  qui  s'étend  à  sept  milles  au  large  des  îles 
hautes.  Tandis  que  nous  étions  rapidement  chassés 
par  une  brise  fraîche  du  N.  E. ,  celait  un  spectacle 
digne  de  toute  notre  attention ,  que  de  voir  ces  îles 
nombreuses  changer  à  chaque  instant  de  forme  et 
d'aspect,  et  figurer  pour  ainsi  dire,  en  passant  les 
unes  devant  les  autres,  les  tableaux  d'une  lanterne 
magique.  En  guise  d'orchestre,  une  longue  et  creuse 
lame  soulevée  par  les  vents  d'E.  venait  expirer  en 
mugissant  contre  la  muraille  de  coraux  formée  par  les 
polypiers ,  et  semblait  nous  rappeler  à  chaque  ins- 
tant de  nous  tenir  sur  nos  gardes. 

Cependant  la  direction  du  récif  ayant  paru  fuir  à 
l'ouest,  j'avais  laissé  porter  jusqu'au  sud-sud-ouesl. 
Mais  bientôt  la  vigie  annonça  que  le  brisant  reparais- 
sait à  deux  ou  trois  quarts  au  vent ,  et  je  m'empres- 
sai de  remettre  le  cap  au  S.  S.  E. ,  pour  ne  pas  me 
trouver  enveloppé  dans  ce  repli. 


246  VOYAGE 

1828.  A  neuf  heures  quarante-cinq  minutes  du   matin , 

Avnl-  une  seconde  station  eut  lieu  à  deux  milles  et  demi  du 
brisant.  Alors  les  quatre  îles  hautes  que  nous  avons 
désignées  commençaient  à  fuir  dans  le  nord-ouest ,  et 
sur  un  plan  plus  éloigné  dans  l'ouest-nord-ouest ,  se 
montraient  déjà  les  îles  hautes  de  Oudot ,  Chazal,  et 
surtout  la  masse  plus  élevée  et  plus  étendue  de  Toi. 
Tout  près  de  nous  ,  et  semées  cà  et  là  sur  le  bord  du 
brisant ,  une  dizaine  d'îles  basses  déployaient  leur 
riante  verdure.  Parmi  ces  dernières ,  deux  seulement, 
savoir  :  les  îles  Givry  et  Cerisy,  avaient  été  vues  par 
la  Coquille  ;  les  autres  étaient  restées  inconnues. 
Quatre-vingt-dix  brasses  de  ligne  n'ont  pas  encore 
trouvé  le  fond. 

A  midi  nous  observions  la  latitude  à  quatre  milles 
seulement  au  nord  de  la  partie  méridionale  du  groupe 
entier.  A  une  heure  quarante-cinq  minutes,  nous  dou- 
blions à  deux  milles  et  demi  de  distance  la  petite  île 
basse  qui  termine  l'archipel  au  sud-est ,  et  qui  a  reçu 
le  nom  de  l'île  du  Sud.  Elle  est  située  sur  le  bord  du 
récif,  et  celui-ci  se  dirige  ensuite  brusquement  au 
nord-ouest.  Au  moment  où  nous  dépassions  cette  es- 
pèce de  corne ,  non-seulement  nous  fûmes  certains 
que  là  finissaient  les  îles  Hogoleu  ,  mais  la  vigie  des 
barres  n'apercevait  même  aucune  terre  à  la  distance 
de  plus  de  quinze  milles  au  large. 

L'île  du  Sud  une  fois  dépassée,  nous  gouvernâmes 
au  N.  O.,  afin  de  reconnaître  la  portion  méridionale 
du  groupe.  Nous  suivions  toujours  à  deux  milles  de 
dislance  le  brisant  :  mais  désormais  il  nous  protégeait 


DE  L'ASTROLABE.  24 


4  I 


contre  les  lames  du  large,  et,  quoique  la  corvette  cin-      .8a8. 
glât  avec  une  extrême  rapidité,  elle  était  si  tranquille      Avril- 
que  ceux  qui  se  promenaient  sur  le  pont  eussent 
volontiers  imaginé  que  nous  étions  à  l'ancre ,  dans  le 
bassin  le  mieux  fermé. 

Une  troisième  station  a  eu  lieu  à  trois  heures  qua- 
rante minutes  du  soir,  à  quatre  milles  et  demi  au  S. 
O.  de  Tile  Givry.  Près  de  ces  îles ,  le  récif  prend  la 
direction  du  nord  et  semble  laisser  une  ouverture  con- 
duisant vers  les  liantes  îles  du  centre.  Combien  je  re- 
grettai alors  que  l'équipage  .de  C Astrolabe  fût  dans  un 
si  pitoyable  état  !  J'aurais  conduit  la  corvette  au  mouil- 
lage et  j'aurais  consacré  une  quinzaine  de  jours  à  étu- 
dier les  mœurs  de  cette  peuplade  et  les  productions  de 
son  territoire.  Mais  c'est  à  peine  si  nous  eussions  été  en 
état  de  relever  une  ancre  à  jet.  Je  ne  pouvais  songer  à 
m'arrèter.  Mes  compagnons  voyaient  déjà  d'un  œil  peu 
satisfait  qu'au  lieu  de  gagner  immédiatement  Gouaham, 
je  m'occupais  encore  de  travaux  géographiques  '. 

Je  forçai  de  voiles  pour  me  rapprocher  de  deux  iles 
basses  que  je  supposai  être  les  îles  Bory  et  Roland  de 
M.  Duperrey.  A  six  heures  et  demie,  nous  étions  à 
six  milles  au  S.  S.  E.  de  l'île  Bory,  et  à  douze  milles 
au  sud  du  sommet  de  Toi.  Quatre  îles  basses,  qui  doi- 
vent se  rapporter  aux  iles  Bernard ,  Torrès  et  de  Blois 
de  M.  Duperrey,  se  montraient  à  toute  vue  sur  la 
gauche  de  Toi.  La  lacune  laissée  par  ce  navigateur 
dans  l'exploration  du  groupe  de  Hogoleu  était  donc 
remplie.  Ainsi  je  remis  le  cap  à  l'ouest,  pour  me  diri- 

i    l'oyez  note  t5. 


•248  VOYAGE 

i8»8.       ger  désormais  sur  les  îles  Tamatam  et  Fanadik ,  dont 
Avnl-       il  était  important  pour  moi  de  lier  les  positions  à  celles 
d'Hogoleu  et  de  Gouaham. 

Dans  notre  journée ,  nous  avons  tracé  le  développe- 
ment de  plus  de  cinquante  milles  de  brisans ,  et  les 
positions  d'une  trentaine  d'îles  ou  îlots.  Nous  avons 
eu  d'excellentes  observations  ,  et  nous  avons  tout  lieu 
de  croire  que  notre  travail  est  aussi  exact  qu'on  puisse 
le  faire  sous  voiles. 

Cependant  en  le  comparant  à  celui  de  M.  Duperrey 
qui  eut  lieu  en  trois  jours  difïérens ,  dans  lequel  on  ne 
faisait  pas  de  stations ,  et  où  l'on  employait  tout  sim- 
plement le  compas  au  lieu  du  cercle  pour  les  relève- 
mens  des  terres ,  on  ne  trouve  aucune  différence  sen- 
sible, si  ce  n'est  pour  les  points  dont  une  des  deux  ex- 
péditions se  trouvait  trop  éloignée  pour  assigner  avec 
précision  leur  position.  N'en  serait-on  pas  disposé  à 
conclure  que  ,  pour  la  plupart  du  temps  ,  l'usage  du 
compas  serait  en  effet  suffisant  pour  les  reconnais- 
sances opérées  à  la  voile? 

Pendant  tout  le  temps  que  nous  avons  été  en  vue  de 
ces  îles ,  une  seule  pirogue  s'est  montrée  au  dedans 
des  brisans ,  tandis  que  nous  étions  sur  la  bande  orien- 
tale. Là ,  nous  n'étions  pas  en  position  de  mettre  en 
panne  pour  l'attendre.  J'attribue  à  la  fraîche  brise  et 
à  la  brume  l'isolement  où  nous  sommes  restés  pendant 
notre  exploration. 

D'après  la  marche  bien  établie  de  ma  fièvre,  c'était 
aujourd'hui  même  à  midi  que  devait  avoir  lieu  l'accès. 
Comme  je  ne  voulais  point  quitter  le  pont  dans  un 


DE  L'ASTROLABE.  240 

moment  aussi  critique,  à  onze  heures  je  m  établis  dans  1828. 
l'embarcation  suspendue  en  porte-manteau  du  côté  du  Avnl- 
vent,  et  je  fis  apporter  mon  manteau,  décidé  à  le  jeter 
sur  mes  épaules,  afin  de  rester  à  mon  poste ,  jusqu'au 
moment  où  le  frisson  serait  passé.  Mais  ayant  entendu 
piquer  quatre  heures,  je  descendis  dans  ma  chambre 
pour  faire  un  frugal  et  rapide  repas  ;  ce  ne  fut  qu'en 
ce  moment  que  je  m'aperçus  que  l'accès  n'avait  point 
eu  lieu.  De  ce  jour  j'en  fus  délivré.  Sans  aucun  doute, 
je  dus  cette  heureuse  crise  à  la  fatigue  et  à  la  tension 
continuelle  d'esprit  que  me  causa  la  reconnaissance 
d'Hogoleu.  Cet  événement  était  d'autant  plus  heureux 
pour  moi ,  que  je  recouvrais  par  là  toutes  mes  facultés 
et  l'espoir  de  vaquer  librement  à  mes  occupations, 
durant  la  relâche  de  Gouaham.  Du  reste,  j'avais  bien 
payé  mon  tribut  à  la  fièvre,  puisqu'elle  m'avait  tenu 
cinquante-deux  jours  entiers ,  et  que  pendant  la  moitié 
de  ce  temps  elle  m'avait,  pour  ainsi  dire,  réduit  à 
l'extrémité. 

Grâce  à  une  belle  brise  de  N.  L\.  qui  nous  a  cons-  2s. 
tamment  accompagnés  ,  les  cent  vingt  milles  qui  sé- 
parent Hogoleu  de  Tamatam  furent  rapidement  fran- 
chis. Dès  deux  heures  cinquante  minutes  après  midi, 
la  vigie  des  barres  apercevait  les  îles  de  Tamatam  , 
Ollap  et  Fanadik  ;  une  heure  après  ,  nous  faisions 
une  station  à  dix  milles  dans  l'est  de  ces  îlots.  Puis 
nous  gouvernâmes  au  N.  O.  et  passâmes  à  trois 
milles  au  N.  E.  de  Ollap. 

Ces  trois  îles  forment   un    petit   groupe  de  sept 
milles  d'étendue,  du  N.  au  S.  La  plus  grande  partie 


2Ô0  VOYAGE 

1828.  de  l'intervalle  compris  entre  les  premiers  est  occupé 
Avril.  par  un  réci f .  Ollap  et  Tamatam  ,  les  deux  plus  consi- 
dérables, n'ont  pas  plus  de  six  à  sept  cents  toises 
détendue  dans  leur  plus  grande  dimension,  et  Fana- 
dik  est  au  moins  deux  fois  plus  petit.  Cependant, 
malgré  leur  modique  surface ,  ces  ilols  sont  couverts 
de  bois  ,  et  nourrissent  une  population  robuste  ,  active 
et  intelligente.  Au  moment  où  nous  prolongions  Ollap, 
sept  ou  huit  pirogues  se  détachèrent  et  voguèrent 
vers  nous.  Mais  comme  je  ne  jugeai  pas  à  propos  de 
mettre  en  panne  pour  les  attendre ,  deux  seulement , 
montées  chacune  par  cinq  hommes ,  poursuivirent 
leur  route  jusqu'à  nous.  Ces  sauvages  nous  suivirent 
une  heure  environ ,  et  nous  appelaient  de  temps  en 
temps  pour  nous  montrer  de  petits  modèles  de  leurs 
pros ,  qu'ils  désiraient  échanger  contre  du  fer ,  riant 
et  dansant  comme  des  hommes  charmés  de  nous  voir. 

En  ce  moment,  la  corvette  filait  six  nœuds  au  plus 
près  du  vent  et  avec  une  mer  assez  creuse.  Cependant 
Pi.  ccxl  Ms.  les  pros  des  naturels  nous  suivaient  sans  avoir  l'air 
d  elre  fatigués  par  la  mer ,  et  il  était  facile  de  voir 
qu'au  besoin  ils  auraient  pu  aller  jusqu'à  sept  ou  huit 
nœuds  ;  c'en  est  assez  pour  donner  une  idée  de  la 
bonne  qualité  de  ces  embarcations. 

Sur  les  dix  sauvages  qui  montaient  ces  deux  pi- 
rogues,  aucun  ne  m'offrit  les  formes  déliées,  sveltes 
et  gracieuses,  propres  aux  Carolins  de  la  belle  race. 
Ceux-là  étaient  vigoureux  et  avaient  un  air  de  santé 
remarquable;  mais  leurs  traits  étaient  grossiers,  et 
l'ensemble  de  leur  personne  n'avait  rien  d'agréable. 


DE  L'ASTROLABE.  261 

A  six  heures  ,  nous  passions  à  quatre  milles  à  l'ouest  1828. 
de  l'endroit  où  M .  Freycinet  indique  une  terre  aperçue  Avril- 
du  haut  des  mâts ,  à  bord  de  V Uranie ,  et  par  consé- 
quent à  dix  milles  plus  près  qu'il  ne  l'avait  fait.  Nous 
avions  un  bel  horizon ,  et  nous  ne  vîmes  rien.  L'on 
doit  en  conclure  que  cette  terre  n'existe  certainement 
point. 

Nous  ne  fûmes  pas  plus  heureux ,  le  jour  suivant ,  29. 
à  l'égard  de  Lamurrek.  A  six  heures  du  malin,  nous 
passions  sur  la  position  qui  lui  est  assignée  dans  la 
carte  d'Arrowsmith ,  et  nous  ne  remarquâmes  au- 
cun indice  de  terre.  Du  reste,  les  travaux  du  capi- 
taine Lûtke  ont  démontré  qu'il  y  avait  eu  erreur  pour 
le  groupe  de  Lamurrek,  ou  plutôt  JNamourek ,  et 
qu'il  existait  bien  plus  loin  dans  l'O.  S.  O.  de  cette 
position ,  très-près  de  la  petite  île  Satawal. 

Les  courans  nous  portant  désormais  de  l'immense 
quantité  de  trente  à  trente-cinq  milles  par  jour  dans 
le  S.  O. ,  j'eus  soin  de  me  placer  de  bonne  heure  sur 
le  parallèle  de  Gouaham  ,  afin  de  ne  pas  manquer  celte 
île,  manœuvre  qui  nous  eût  forcés  de  poursuivre  notre 
route  jusqu'à  Manille  ,  et  eût  retardé  long-temps  le 
soulagement  que  chacun  des  malades  attendait  de  son 
séjour  aux  Mariannes. 

Enfin,  le  2  mai,  à  quatre  heures  quinze  minutes  du  2  mai 
matin,  M.  Gressien  aperçut  dans  l'O.  N.  O.  les  terres 
de  Gouaham,  et,  à  cinq  heures  du  matin,  je  reconnus 
que  nous  nous  trouvions  à  peu  près  à  dix  milles  dans 
l'E.  de  la  partie  septentrionale  de  celte  île.  Je  laissai 
par  conséquent  porter  à  l'O.  S.  O.  et  au  S.  O.  pour 


252  VOYAGE 

1828.  doubler  la  pointe  méridionale  en  filant  six  ou  sept 
MuN  nœuds,  avec  une  jolie  brise  d'E.  et  un  temps  superbe. 
ISous  avons  remarqué  quatre  grandes  pirogues  qui 
venaient  de  la  partie  de  l'E.  ;  deux  d'entre  elles  ont 
passé  fort  près  de  nous  ;  nous  avons  alors  reconnu 
qu'elles  étaient  montées  par  des  Carolins  qui  allaient 
faire  une  visite  à  Gouaham. 

Vers  dix  heures  et  demie ,  nous  prolongions  l'île 
aux  Cocos,  à  un  ou  deux  milles  de  distance,  et  à 
onze  heures  nous  doublions  la  pointe  S.  O.  du  récif 
à  une  encablure  au  plus  au  large.  Ensuite ,  nous  avons 
serré  le  vent  sous  toutes  voiles  pour  atteindre  Umata. 
Nous  apercevions  déjà  un  navire  anglais  mouillé  sur 
la  rade. 

Plein  de  confiance  dans  le  vent  qui  me  paraissait 
favorable ,  je  me  flattais  d'atteindre  à  la  bordée  le  bon 
mouillage,  pour  éviter  à  l'équipage  des  manœuvres 
pénibles.  Mais  en  arrivant  devant  la  pointe  Tonguen, 
la  brise  mollit  et  refusa  en  même  temps  ;  de  sorte  qu'il 
me  fallut  laisser  tomber  l'ancre  par  quatorze  brasses. 
En  outre ,  les  voiles  n'ayant  pas  été  serrées  assez 
promptement ,  bien  qu'on  eut  filé  sur-le-champ  qua- 
rante brasses  ,  l'ancre  chassa  dans  une  risée  ,  et  je  vis 
le  moment  où  V Astrolabe  allait  être  obligée  de  re- 
mettre à  la  voile,  sans  savoir  quand  elle  pourrait 
revenir  au  mouillage.  Ce  moment  lut  bien  douloureux 
pour  tout  le  monde,  et  particulièrement  pour  les  ma- 
lades qui,  les  yeux  tendus  avec  avidité  sur  le  rivage  , 
ne  semblaient  attendre  leur  salut  que  de  leur  séjour 
sur  cette  terre  tant  désirée. 


DE  L'ASTROLABE.  253 

Heureusement  l'ancre  s'arrêta  par  dix-huit  brasses,       1828. 
à  quatre  cents  toises  environ  du  mouillage  que  je  de-       Mai- 
vais  occuper.  La  chaloupe  et  le  grand  canot  furent 
mis  à  la  mer,  et  le  premier  élongea  une  ancre  à  jet 
vers  le  havre  avec  trois  grelins  pour  nous  louer  ,  dès 
que  le  vent  le  permettrait. 

Joseph  Flores,  alcade  d'Umata,  vint  nous  adres- 
ser les  questions  d'usage ,  et  nous  fumes  tous  bien 
satisfaits  d'apprendre  que  le  gouverneur  actuel  des 
Mariannes  était  de  nouveau  ce  noble  et  généreux 
Mcdinilla,  qui  accueillit  et  traita  avec  tant  de  magnifi- 
cence et  de  désintéressement  M.  Freycinet  et  tous  ses 
compagnons  de  voyage  en  1819.  Je  lui  écrivis  sur-le- 
champ  pour  lui  annoncer  notre  arrivée ,  et  lui  deman- 
der l'autorisation  de  mettre  les  malades  à  terre  et  de 
me  procurer,  par  ies  habitans,  tous  les  vivres  qui  m'é- 
taient nécessaires  pour  de  l'argent  ou  des  objets  d'é- 
change. Je  ne  voulais  pas  tn'adresser  directement  à 
lui  pour  cette  fourniture,  de  peur  qu'un  sentiment  de 
libéralité  poussé  à  l'excès  ne  L'entraînât  de  nouveau 
dans  des  dépenses  extraordinaires,  comme  celles  qu'il 
lit  pour  l'Uranie,  et  dont  il  ne  voulut  point  accepter 
de  remboursement. 

Flores,  en  nous  quittant,  nous  promit  de  nous  en- 
voyer sur-le-champ  quelques  rafraîchissemens  pour 
nos  tables,  et  des  cochons,  dès  le  lendemain,  pour 
l'équipage. 

Il  était  grandement  temps  d'arriver  au  mouillage  ; 
îe  nombre  des  fiévreux  n'avait  pas  sensiblement  dimi- 
nué, et  l'état  de  plusieurs  d'entre  eux  avait  gravement 


2 M  VOYAGE 

tSaS.       empiré;  mais  si  nous  eussions  été  obligés  de  tenir  la 
Mai.        mer  quelques  jours  déplus  ,  la  mortalité  se  serait  sans 

doute  déclarée  d'une  manière  effrayante  I. 
3.  Je  profitai  du  beau  temps  pour  mettre  tout  le  monde 

à  l'ouvrage,  dès  cinq  heures  du  matin.  Nous  nous 
touâmes  sur  les  grelins ,  et  à  midi  nous  étions  amarrés 
sur  quatre  ancres  ;  savoir  :  une  grosse  ancre  avec  un 
câble  au  milieu  du  canal  par  dix  brasses ,  une  autre 
grosse  ancre  avec  la  chaîne  moyenne  par  sept  brasses 
vers  le  fort  Sant- Angel ,  l'ancre  bâtarde  avec  la  petite 
chaîne  par  neuf  brasses  vers  la  pointe  Tongouen  ; 
enfin  le  câble  de  gomotou  était  élongé  de  l'arrière  sur 
la  grosse  ancre  à  jet,  mouillée  par  douze  brasses.  Les 
Pi.  cxcxi.  trois  ancres  de  l'avant  devaient  soutenir  V Astrolabe 
contre  les  efforts  des  vents  d'E.  ,  tandis  que  le  câble 
de  l'arrière  était  destiné  à  nous  empêcher  de  tourner 
sur  nos  ancres  avec  la  marée.  Les  malades  une  fois 
débarqués ,  et  le  peu  d'hommes  valides  pouvant  être 
employés  en  corvée  hors  du  bord  ,  la  corvette  pouvait 
être  exposée  à  n'avoir  quelquefois  que  quatre  ou  cinq 
personnes  :  il  fallait  donc  aviser  à  la  mettre  à  l'abri  de 
tout  accident  de  la  part  des  vents  et  des  courans. 

Relevemens  du  mouillage.  La  roche  isolée.  —  N. 
6o  O.  —  Fort  San-Jose.  —  N.  26°  E.  —  Fort  Sant- 
Angel.  —  N,  45°  E.  —  Église  d'Umata.  —  N.  70° 
E.  —  Fort  de  la  Soledad.  —  S.  70°  E. 

Sans  doute  j'aurais  pu,  comme  M.  Freycinel,  aller 
mouiller  sur  la  rade  d'Apra,  où  je  n'aurais  eu  rien  à 
craindre  de  la  part  des  élémens  ;  mais  d'abord  il  était 

>    l'oyez  note  16. 


DE  L' ASTROLABE.  25 


a 


douteux  que  cette  manœuvre  eût  été  praticable  pour  i8*s. 
moi ,  clans  l'étal  déplorable  où  se  trouvait  l'équipage  ;  Mai- 
d'ailleurs  il  aurait  fallu  envoyer  les  malades  à  l'hôpi- 
tal d'Agagna,  à  plus  de  deux  lieues  de  distance,  ce  qui 
eût  entraîné  des  frais  considérables  et  des  inconvéniens 
sans  nombre  pour  le  service,  car  mon  intention  était 
de  rester  à  bord  ,  comme  je  l'avais  constamment  pra- 
tiqué dans  tous  les  mouillages.  Enfin,  et  c'était  la  rai- 
son la  plus  décisive ,  je  ne  voulais  point  rester  à  Goua- 
ham  trois  mois  entiers  comme  avait  fait  M.  Frevcinet. 

Umata  seul  pouvait  m'éviter  ces  divers  inconvé- 
niens, et  j'y  trouvais  en  outre  une  aiguade  abondante 
et  facile,  et  un  pays  plus  agréable  et  plus  tempéré  que 
celui  des  environs  d'Apra  et  d'Agagna.  Tout  me  don- 
nait sujet  d'espérer  qu'une  relâche  de  vingt  ou  viiîgt- 
cinq  jours  suffirait  pour  remettre  sur  pied  la  plus 
grande  partie  des  valétudinaires. 

Le  brave  gouverneur  ne  fil  pas  attendre  sa  réponse, 
car  elle  arrivait  à  bord  au  moment  même  où  l'amar- 
rage de  la  corvette  venait  d'être  terminé.  Après  les 
complimens  d'usage,  Don  José  ÏMedinilla  mettait  à 
ma  disposition  son  palais  d'Umata  et  le  vieux  couvent 
pour  mon  propre  usage  et  celui  des  malades  ,  et  il  don- 
nait à  l'alcade  d'Umata  l'ordre  de  nous  fournir  tous  les 
objets  dont  nous  aurions  besoin.  En  même  temps  ,  il 
me  prévenait  que  les  ressources  du  pays  étaient  pres- 
que épuisées,  d'une  part  par  les  trafics  illicites  de  toute 
espèce  qu'avait  faits  son  prédécesseur  avec  les  balei- 
niers anglais,  de  l'autre  part  par  quatre  mois  d'une 
sécheresse  épouvantable. 


250 


VOYAGE 


i  S  ■>.  8. 
Mai. 


L'essentiel  était  l'autorisation  de  déposer  nos  ma- 
lades à  terre  et  l'offre  des  bâtimens  propres  à  les  re- 
cevoir. Je  me  hâtai  d'en  user ,  et  sur-le-champ  la  cha- 
loupe porta  à  terre  les  malades  dont  voici  les  noms  : 


Imbert. 

Maille. 

Reynaud. 

Fabry. 

Gossi. 

Grassa. 

Castel. 

Aubry. 

Ooux. 

Bélanger. 

Caravel. 

Della-Maria. 


Hambilton. 

Williams. 

Ricbard. 

Vignale. 

John. 

Jacques. 

Mediola. 

Quemener. 

Escale. 

Cbarles. 

Sper. 

Deleuze. 


Martin. 

Docbe. 

Cannac. 

Lauvergne. 

Croc. 

Bertrand. 

Jacon. 

Lisnard. 

Condriller. 

Spire. 

Vigneau. 

Rey. 


Et  MM.  Gaimard,  Paris,  Lcsson  et  Faraguet. 

Les  deux  premiers  de  cette  liste  étaient  à  l'extré- 
mité; les  sept  suivans  étaient  fort.aecablés  par  la  ma- 
ladie ,  et  tous  les  autres  se  trouvaient  plus  ou  moins 
mal. 

Qoique  loin  encore  d'être  rétablis,  MM.  Quoy, 
Lottin,  Dudemaine  et  Bertrand ,  et  Chieusse ,  Ni- 
vière,  Boutin  et  Guérin  aimèrent  mieux  rester  à  bord. 
En  outre  on  devait  compter  une  dizaine  de  personnes 
en  convalescence  et  dans  un  grand  état  de  faiblesse. 
On  peut  juger  par  là  quelles  suites  funestes  et  opi- 
niâtres avaient  eues  les  malheureuses  fièvres  de  Vani- 
koro. 

Du  reste,  on  doit  observer  que,  parmi  tous  ces 
hommes,  il  ne  se  trouvai!  pas  un  seul  scorbutique. 


DE  L'ÀSTROIABE.  257 

Dans  la  soirée,  nous  avons  reçu  la  visite  d'un  Fran-  1828. 
çais,  originaire  du  Havre,  nommé  Baptiste.  C'est  un  Mai* 
ancien  marin  qui  s'est  établi  dans  cette  île,  où  il  a 
épousé  la  nièce  de  l'alcade  Flores.  Cet  homme  qui  ne 
manque  pas  d'intelligence  m'a  dit  que  le  peuple  de 
Gouaham  était  en  général  très-misérable  ,  mais  qu'il 
devait  en  grande  partie  sa  misère  à  sa  lâcheté  et  à  son 
inertie.  Néanmoins  il  se  montre  difficile  et  exigeant 
dans  ses  marchés  avec  les  personnes  qui  veulent  ache- 
ter des  vivres  et  des  provisions. 

En  ce  moment ,  il  y  a  sur  la  rade  d'Apra  deux  na- 
vires capturés  sur  les  indépendans  d'Amérique  par  les 
bàïimcns  du  roi  d'Espagne.  Ils  sont  destinés  pour 
Manille,  mais  on  attend  des  bras  pour  les  y  conduire. 

J'ai  trouvé  que  la  chair  du  cerf  était  un  excellent 
mets.  Il  a  fait  toute  la  journée  beau  temps,  et,  dès 
qu'il  vient  un  souffle  de  vent,  la  température  est  déli- 
cieuse, principalement  à  bord  de  la  corvette. 

A  six  heures  et  demie  du  malin,  je  suis  descendu  4. 
à  terre  avec  l'alcade,  M.  Jacquinot  et  le  maître  voilier. 
D'abord  j'ai  visité  l'hôpital  que  j'ai  trouvé  très-conve- 
nable pour  l'objet  que  nous  nous  proposions.  Ce  lo- 
cal est  propre,  vaste,  aéré,  et  les  malades  y  ont  été  pi,  cxcix. 
distribués  par  les  médecins  en  diverses  chambrées, 
suivant  l'intensité  de  la  maladie.  S'ils  doivent  se  réta- 
blir, je  pense  qu'ils  seront  là  mieux  que  partout 
ailleurs. 

De  là  ,  je  me  suis  transporté  au  Palais  qui  dut  être 
jadis  un  endroit  fort  agréable  ,  mais  qui  parait  aban-         pi. 
donné  depuis  fort  long-temps  et  qui  ne  conserve  plus  clxxxviii. 

TOME    V.  ' 7 


i8a3. 

Mai. 


258 


VOYAGE 


que  de  faibles  vestiges  de  son  ancienne  splendeur. 
Toutefois  c'eût  été  pour  moi  un  logement  fort  com- 
mode,  si  j'eusse  voulu  m'établir  à  terre.  On  y  jouit 
d'une  vue  charmante,  d'un  très-bon  air,  et  les  appar- 
tenons en  sont  très-vastes. 


Nous  allâmes  ensuite  au  fort  Sant-Angel;  c'est  tout 
pi.  CXCIII.  simplement  un  rocher  isolé  et  couronné  par  une  petite 
plate-forme  qui  a  reçu  deux  petits  canons  en  bronze. 
Flores  nous  dit  que  les  deux  autres  forts  étaient  désar- 
més. Nous  comptions  d'abord  y  établir  notre  obser- 
vatoire; mais  M.  Jacquinot  m'ayant  fait  remarquer 
que  le  vent  s'y  faisait  fortement  sentir ,  et  qu'en  outre 
il  n'y  avait  point  d'endroit  propre  à  recevoir  les  ins- 
trumens ,  il  fut  arrêté  que  les  observations  seraient 
faites  au  Palais. 

L'alcade  Flores  se  rapelail  bien  avoir  vu  les  bâti- 
mens  de  Malaspina  à  Umata,  et  ce  capitaine  fit  ses 


DE  L'ASTROLABE.  259 

observations  au  fort  Sant-Angel  et  dans  la  batterie      i8a«'. 
près  de  l'Eglise.  Mai; 

Pl   CXCI. 

En  allant  au  fort  et  en  revenant,  nous  traversâmes 
le  village  composé  d'une  centaine  de  cases ,  alignées 
sur  deux  rangs,  de  chaque  côté  de  la  route ,  et  agréa- 
blement situées  à  l'ombre  de  beaux  cocotiers.  Ces  ca- 
ses sont  en  bois,  assez  proprement  tenues,  couvertes 
de  feuilles  de  palmier  et  exhaussées  de  deux  ou  trois 
pieds  au-dessus  du  sol  pour  les  garantir  de  l'humi- 
dité. Quoique  pauvres  ,  ignorans  et  fainéans,  les  ha- 
bitans  paraissent  en  général  joyeux,  paisibles  et  con- 
tens  de  leur  sort.  Umata  compte,  dit-on,  298  habi-  pi.  cxcv. 
tans ,  et  Merizo ,  située  à  deux  milles  au  sud ,  sur  la 
pointe  méridionale  de  Gouaham  ,  303. 

A  neuf  heures,  je  suis  retourné  à  bord  et  n'en  ai 
plus  bougé.  Malgré  le  plaisir  que  j'éprouverais  à 
me  promener  dans  l'île,  je  me  trouve  beaucoup  trop 
faible  pour  m'y  livrer,  et  je  me  sens  très-faligué,  après 
avoir  fait  quelques  centaines  de  pas. 

Le  baleinier  anglais  avait  appareillé  la  veille  dans  la 
soirée,  sans  que  j'y  eusse  fait  attention.  Aujourd'hui 
l'on  m'a  raconté  qu'il  avait  hâté  son  départ ,  dans  la 
crainte  d'être  atteint  par  la  maladie  contagieuse  que 
nous  venions  d'apporter  avec  notre  corvette,  et  Flo- 
res paraissait  lui-même  disposé  à  concevoir  quelques 
appréhensions.  J'ai  fait  en  sorte  de  lui  persuader  que 
notre  maladie  n'avait  rien  de  contagieux,  et  les  méde- 
cins ont  appuyé  mes  assertions  de  toute  la  force  de 
leur  raisonnement. 

Un  des  Anglais  que  nous  avions  embarqués  a  Ho- 

•7* 


4&. 


2fJ0  VOYAGE 

182s.       bart-Town,  nommé  Jack,  a  demandé  à  débarquer,  et 
M"-       je  lui  ai  donné  mon  consentement. 
5.  Flores  nous  a  apporté,  de  la  part  de  dom  José  Me- 

dinilla,un  cochon,  une  douzaine  de  volailles,  des 
œufs  et  des  fruits.  Puis  il  m'a  raconté  qu'en  1 824  une 
flottille  espagnole ,  partie  de  Cadix ,  vint  mouiller  à 
Umata.  Elle  se  composait  de  la  frégate  VAsia,  d'une 
corvette  el  de  deux  bricks,  et  était  destinée  à  agir  con- 
tre les  Etats  indépendans  de  l'Amérique  méridionale; 
mais  les  équipages  se  révoltèrent,  brûlèrent  la  cor- 
vette ,  maltraitèrent  le  commandant ,  et  le  chassèrent 
à  terre  avec  les  officiers  et  une  centaine  d'hommes  qui 
restèrent  fidèles  à  la  cause  royale.  Le  gouverneur 
Ganga  se  rendit  à  bord-,  il  tenta  vainement  de  ramener 
les  rebelles  dans  le  devoir;  ceux-ci  le  renvoyèrent 
avec  mépris,  et  firent  sur-le-champ  voile  vers  le  Pé- 
rou, pour  aller  se  joindre  aux  indépendans  *. 

Ce  même  gouverneur,  Ganga,  se  permit  de  faire 
assassiner,  peu  de  temps  après,  par  ses  gens,  un  ca- 
pitaine baleinier  anglais  qui  lui  avait  parlé  avec  inso- 
lence. Cette  action  le  fit  d'abord  exiler  à  Merizo ,  puis 
il  fut  destitué ,  conduit  à  Manille ,  et  enfin  remplacé 
par  Medinilla. 

11  est  vrai  que  Ganga  faisait  vendre  à  son  profit , 
aux  baleiniers,  tout  le  bétail  du  gouvernement;  mais 
il  laissait  aussi  les  habitans  libres  de  trafiquer  tout  à 
leur  aise  avec  les  étrangers,  ce  qui  leur  était  fort 
agréable.  Medinilla  ,  a  son  retour,  a  été  obligé  de  re- 

1  Voyez  note  i  7. 


DE  L'ASTROLABE.  261 

mettre  les  anciennes  lois  en  vigueur,  et  d'interdire      182s. 
toute  espèce  de  commerce.  Aussi  les  habitans,  fort       Mai 
indifférens  au  fond  à  l'égard  des  motifs  qui  ont  pu  at- 
tirer sur  Ganga  la  disgrâce  de  son  gouvernement,  re- 
grettent bien  sincèrement  son  administration. 

Le  grand  canot  et  la  baleinière  ont  été  tirés  à  la         6. 
plage  et  abrités  sous  deux  tentes.  A  bord  ces  embar- 
cations nous  étaient  inutiles,  et  elles  seront  plus  en 
sûreté  à  terre. 

Vers  quatre  heures  après  midi,  nous  avons  vu 
passer  trois  pirogues  de  Carolins  qui  revenaient  d'A- 
gagna  à  Umata.  Dans  Tune  d'elles  nous  apercevions 
un  Européen  en  veste  blanche,  et  je  soupçonnai  que 
ce  devait  être  un  envoyé  du  gouverneur.  En  effet  une 
heure  après  il  revenait  à  bord  avec  Flores,  et  il  se 
trouva  que  cet  individu  était  le  capitaine  dom  Manoel 
Tiburcio  Garrido  qui  m'apportait ,  de  la  part  du  gou- 
verneur, dix  beaux  cochons,  soixante-deux  poules  ou 
poulets ,  soixante-dix  œufs  ,  deux  paniers  de  patates, 
une  caisse  de  thé,-  une  caisse  de  sucre  pesant  48  liv.  , 
une  corbeille  de  dix-sept  bouteilles  de  bierre,  et  deux 
flacons  d'anisette.  Je  fus  pénétré  de  reconnaissance 
pour  cette  marque  d'intérêt  de  la  part  du  bon  gouver- 
neur ,  et  ces  objets  furent  sur-le-champ  distribués 
entre  les  diverses  personnes  de  l'état-major  et  de  l'é- 
quipage. Un  certain  nombre  de  cochons  fut  seulement 
réservé  pour  notre  départ,  afin  de  nous  servir  de  pro- 
visions de  campagne  quand  nous  reprendrions  la  mer. 

Les  pirogues  des  Carolins  sont  très-utiles  au  gou-     pi.  cciij 
verneur  pour  les  messages  qu'il  veut  envoyer  à  une  el  C1  x>  l 


262 


VOYAGE 


1828. 

Mai. 


certaine  distance  d'Agagna ,  car  les  bateaux  du  gou- 
vernement sont  lourds  ,  grossiers ,  et  naviguent  fort 
pi,  cxcvm.  mal.  Il  est  bien  surprenant  qu'ayant  sous  les  yeux  les 
charmans  et  rapides  pros  des  Carolins ,  les  habilans 
actuels  des  Mariannes  ne  puissent  construire  que 
d'aussi  méchantes  barques. 


imnm 


Sur  les  dix  heures ,  les  trois  pirogues  des  Carolins» 
ont  repris  la  route  d'Agagna  avec  dom  Tiburcio ,  que 
j'ai  chargé  d'une  lettre  de  remerciemens  pour  le  gou- 
verneur. Dans  l'après-midi ,  l'alcade  a  commencé  à 
nous  envoyer  le  bois  à  brûler.  Il  consiste  presque  en- 
tièrement en  petits  rondins  <X  hibiscus ,  bois  très-léger 
et  qui  brûle  comme  des  allumettes. 

J'ai  reçu  la  visite  de  Baptiste  qui  m'a  raconté  que  le 
gouverneur  était  fort  inquiet  sur  la  nature  de  la  mala- 


DE  L'ASTROLABE.  263 

die  qui  régnait  à  bord  de  V Astrolabe.  11  paraît  qu'on  a  1 828. 
fait  à  cet  égard  des  rapports  exagérés  ;  et  le  baleinier,  Mai- 
qui  est  parti  d'Umata  le  jour  même  de  notre  arrivée, 
a  voulu  lui  persuader  que  cette  maladie  était  un  mal 
contagieux,  du  caractère  le  plus  effrayant,  qui  pou- 
vait compromettre  le  salut  de  l'île  entière.  Sans  doute, 
en  répandant  ce  bruit ,  ce  rusé  pécheur  de  baleines , 
poussé  par  un  sentiment  de  malveillance ,  a  eu  l'inten- 
tion de  nous  rendre  suspects  aux  yeux  de  Medinilla 
et  de  nous  aliéner  ses  dispositions  hospitalières. 

On  doit  se  rappeler  ce  jeune  Mediola ,  l'un  des 
quatre  naufragés  de  Laguemba  que  je  reçus  l'année 
dernière  à  bord  de  l' Astrolabe ,  et  qui,  à  Amboine, 
voulut  rester  avec  nous.  Après  avoir  partagé  toutes 
nos  traverses ,  après  avoir  été  aussi  frappé  par  la  ma- 
ladie, il  vient  enfin  de  revoir  sa  patrie,  et  il  a  eu  le 
bonheur  de  retrouver  en  bonne  santé  ses  parens  qui 
le  croyaient  mort  depuis  long-temps.  Mediola  s'est 
promptement  rétabli,  et  il  est  venu  me  rendre  visite 
avec  deux  de  ses  parens,  pour  me  remercier  des 
bontés  que  j'avais  eues  pour  lui.  11  m'apportait  aussi 
en  présent  des  fruits  et  des  volailles  ;  je  n'ai  accepté 
que  quelques  oranges ,  et  je  lui  ai  dit  de  garder  le  reste 
pour  lui-même.  Du  reste,  j'ai  été  bien  aise  de  trouver 
de  la  reconnaissance  dans  ce  jeune  homme ,  dont  la 
conduite  à  bord  a  toujours  été  très-régulière.  Je  lui  ai 
fait  solder  son  décompte  qui  montait  h  une  trentaine 
de  piastres,  et  cette  somme  en  espèces  sonnantes  lui 
a  constitué  une  petite  fortune  dans  son  île. 

Après  mon  déjeuner,  j'ai  été  faire  un  tour  à  terre         s. 


264  VOYAGE 

i32 s.  pour  visiter  l'hôpital.  A  mon  extrême  surprise,  comme 
Mai-  à  mon  grand  regret ,  je  ne  me  suis  point  aperçu  que 
l'état  des  malades  se  soit  sensiblement  amélioré.  Ce 
triste  résultat  tient  principalement  à  ce  qu'il  est  im- 
possible d'assujettir  ces  hommes  à  un  régime  conve- 
nable. Un  des  effets  de  la  triste  maladie  contractée  à 
Vanikoro  est  de  provoquer  un  appétit  insatiable ,  tan- 
dis que  la  diète  serait  indispensable  pour  la  guérir  ; 
nos  malades  ne  trouvent  ici  que  trop  facilement  les 
moyens  de  contenter  leur  monstrueuse  faim  en  fruits 
de  toute  espèce,  racines ,  oeufs,  et  même  en  viande. 
Ils  se  moquent  des  défenses ,  ils  éludent  toutes  les 
précautions,  et,  par  cette  conduite,  ils  reculent  l'é- 
poque où  ils  pourraient  se  rétablir.  Les  médecins , 
plus  ou  moins  atteints  par  le  mal ,  ne  sauraient  oppo- 
ser à  ces  abus  toute  la  surveillance  désirable,  et,  il 
faut  bien  le  dire  ,  sollicités  eux-mêmes  par  leurs  esto- 
macs ,  ils  ne  montrent  pas  toujours  l'exemple  de  la 
modération.  C'est  donc  un  inconvénient  auquel  il  n'y 
a  guère  de  remède  :  le  mieux  est  de  s'en  rapporter  dé- 
sormais à  la  Providence  touchant  notre  sort  à  venir. 
11  m'est  parvenu  des  plaintes  de  la  part  de  l'alcade , 
comme  de  celle  des  médecins ,  sur  la  conduite  des 
malades  dans  le  village.  En  conséquence,  j'ai  décidé 
qu'un  officier  serait  chaque  jour  de  service  au  palais , 
pour  surveiller  les  démarches  des  hommes  établis 
à  terre ,  et  les  faire  rentrer  dans  le  devoir  aussitôt 
qu'ils  s'en  écarteraient.  J'ai  annoncé  d'ailleurs  que  je 
ferais  punir  sévèrement  quiconque  se  permettrait  de 
mauvais  procédés  envers  les  habilans  de  l'île. 


DE  L'ASTKOLABE.  2(55 

Mous  avons  reçu  aujourd'hui  le  complément  des      is^s. 
dix  charges  de  bois  que  j'avais  demandées  :  elles  nous     IO  mai- 
ont  coulé  cinquante-quatre  réaux ,  environ  trente- 
cinq  francs.  Mais  je  ne  pense  pas  que  ces  dix  charges 
de  pirogues  fussent  égales  à  six  stères,  tant  elles 
étaient  faibles... 

Le  matelot  Quemener  est  rentré  à  bord ,  c'est  le 
premier  homme  qui  soit  encore  revenu  de  l'hôpital. 

M.  Quoy  me  communique  une  lettre  qu'il  vient  cle  1  c. 
recevoir  de  dom  Medinilla,  dans  laquelle,  au  travers 
de  beaucoup  de  protestations  de  dévoùment  et  d'in- 
térêt, percent  évidemment  de  graves  inquiétudes  tou- 
chant la  nature  de  noire  maladie  el  la  crainte  que 
nous  ne  soyons  tentés  d'aller  le  voir  à  Agagna.  Il 
mentionne  le  regret  qu'il  éprouva  de  ne  pas  voir 
M.  Duperrey  chez  lui,  à  Manille,  en  1824.  Cet  offi- 
cier lui  avait  été  annoncé  par  M.  Freycinet,  comme 
chargé  d'une  mission  dont  le  but  était  de  vérifier  les 
observations  de  VUranie. 

M.  Medinilla  me  faisait  aussi  connailre  qu'il  me 
renvoyait  par  la  police  l'Anglais  Maclean  (John) ,  pro- 
venant de  V Astrolabe ,  qui  avait  quitté  cette  corvette 
sans  permission,  pour  aller  à  Agagna  s'embarquer 
sur  un  baleinier.  Maclean  s'est  présenté  devant  moi 
d'un  air  assez  confus  ;  mais  après  lui  avoir  fait  une 
réprimande,  je  lui  ai  déclaré  qu'aussitôt  que  l'alcade 
serait  de  retour ,  je  lui  accorderais  la  permission  de 
débarquer ,  attendu  que  je  ne  voulais  garder  à  mon 
bord  aucun  étranger  contre  son  gré.  Il  parait  que  c'est 
ce  mauvais  sujet  qui  a  principalement  semé  les  bruits 


266  VOYAGE 

1828.       alarmans   qui  ont  tant    inquiété   le   gouverneur  au 
Mai-        sujet  de  nos  malades.  L'alcade  Flores  a  été  appelé  à 
Agagna  pour  fournir,  à  ce  sujet,  des  renseignemens 
positifs. 
12.  Nous  avons  reçu  des  grains  et  quelques  rafales  de 

vent  du  N.  E.;  mais  nous  sommes  si  solidement  amar- 
rés ,  que  nous  ne  craignons  rien.  Si  nous  venions  à  être 
emportés  au  large ,  je  ne  sais  trop  où  nous  irions  faire 
tète  ;  car  il  arrive  quelquefois  que  nous  ne  sommes 
que  cinq  ou  six  personnes  à  bord,  tout  le  reste  de 
l'équipage  se  trouvant  occupé  à  terre  à  divers  travaux. 
i3.  Flores  estrevenud'Agagna  avec  l'Anglais  Anderson, 

qui  remplit  les  fonctions  de  capitaine  de  port  à  Goua- 
ham ,  et  parait  posséder  toute  la  conQance  du  gouver- 
neur. C'est  un  homme  de  bonne  mine ,  d'un  ton  fort 
décent,  et  qui  parle  passablement  français.  Il  a  servi 
quelque  temps  sur  l'Uranie,  en  qualité  de  chef  de 
timonnerie,  ce  qui  fait  qu'il  connaissait  déjà  MM.  Quoy 
et  Gaimard. 

Comme  je  soupçonnais  que  le  but  principal  de  la 
mission  d'Anderson  était  de  constater  ce  qu'il  y  avait 
de  vrai  dans  la  prétendue  contagion  de  l'Astrolabe , 
je  lui  ai  fait  donner  à  cet  égard  les  explications  les  plus 
détaillées  par  M.  Quoy;  puis  j'ai  ajouté  que  pour  ban- 
nir toute  inquiétude  de  l'esprit  du  gouverneur,  je  lui 
renouvelais  les  propositions  que  j'avais  déjà  faites  à 
Mores  ,  c'est-à-dire  d'interdire  toute  espèce  de  com- 
munication entre  les  malades  et  les  habitans.  Un  cor- 
don sanitaire  serait  formé  autour  du  couvent  ;  des 
Français  et  des  Espagnols  seraient  commis  pour  le 


DE  L'ASTROLABE.  267 

faire  observer  rigoureusement,  et  quiconque  tente-      1828. 
rait  de  l'enfreindre  serait  sévèrement  puni.  Mai 

Mais  Anderson,  qui  sans  doute  avait  déjà  eu  le 
temps  de  s'assurer  qu'il  n'y  avait  rien  de  contagieux 
dans  la  fièvre  de  l'Astrolabe ,  s'empressa  de  déclarer 
que  mes  propositions  étaient  parfaitement  inutiles  , 
attendu  que  le  gouverneur  ne  conservait  pas  le  moin- 
dre soupçon  à  cet  égard ,  et  que  lui-même  avait  été 
envoyé  pour  me  donner  cette  assurance  de  sa  part  ; 
qu'ainsi  c'était  une  affaire  totalement  finie,  et  qu'il  n'en 
fallait  plus  parler. 

Anderson  a  passé  une  bonne  partie  de  la  soirée  à 
bord;  en  conversant  avec  lui,  je  me  suis  procuré 
quelques  renseignemens  qu'on  sera  bien  aise  de  re- 
trouver ici. 

«  Le  banc  de  Sainte-Rose ,  indiqué  sur  les  cartes 
espagnoles  à  dix  ou  douze  lieues  de  Gouaham ,  et 
que  M.  Duperrey  a  conservé  sur  sa  carte  générale 
des  Carolines ,  parait  ne  point  exister  :  divers  na- 
vires ont  récemment  passé  sur  sa  position  sans  rien 
trouver. 

»  La  plupart  des  Carolins  qui  viennent  à  Gouaham 
appartiennent  à  Satawal  ;  ordinairement  ils  se  rendent 
d'abord  à  lo'ulaï ,  puis  ils  passent  à  Lamourrek ,  et 
c'est  de  là  qu'ils  se  dirigent  sur  Gouaham.  —  Ces  peu- 
ples sont  doux  ,  pacifiques  ,  incapables  d'agression  , 
ils  n'ont  pas  même  d'armes.  —  Il  n'en  est  pas  de  même 
des  habitans  des  îles  Pelew,  qui  sont  devenus  très- 
entreprenans.  Il  y  a  peu  d'années ,  un  navire  baleinier 
fut  attaqué  en  pleine  mer  par  ces  sauvages,  Peu  s'en 


2G8  VOYAGE 

1828.  fallut  qu'il  ne  fût.  enlevé,  mais  il  dut  son  salut  au  cou- 
Mai.  rage  Je  quelques  marins  qui  se  retirèrent  dans  les 
hunes,  d'où  ils  firent  feu  sur  les  naturels,  et  surtout 
à  la  présence  d'esprit  d'un  nègre ,  qui  était  le  coq  du 
bâtiment.  Avec  sa  large  cuiller ,  il  puisa  dans  les  chau- 
dières de  l'huile  bouillante  dont  il  aspergea  copieuse- 
ment la  face  et  les  épaules  des  assaillans.  Ceux-ci 
confondus  par  ce  nouveau  genre  de  combat ,  et  vain- 
cus par  la  douleur  que  leur  causait  l'huile  bouillante, 
renoncèrent  au  pillage  qu'ils  avaient  déjà  commencé , 
et  s'enfuirent  en  poussant  des  hurlemens  de  rage  et 
de  douleur. 

»  Les  deux  matelots  anglais  que  nous  laissâmes, 
en  juillet  1824  ,  sur  l'île  Pis ,  dans  le  groupe  d'Hogo- 
leu ,  se  rendirent  à  Gouaham  en  avril  1825,  et  y 
donnèrent  des  nouvelles  de  la  Coquille  ;  l'un  d'eux  y 
est  encore.  J'ai  témoigné  le  désir  de  voir  cet  homme 
pour  en  tirer  des  renseignemens  sur  les  mœurs  des 
naturels  ,  et  Anderson  m'a  promis  de  me  l'envoyer  à 
bord  de  V Astrolabe  ;  mais  il  m'a  prévenu  que  cet  An- 
glais n'avait  aucune  espèce  d'intelligence. 

»  Un  baleinier  qui  se  trouvait  ici  peu  de  temps  avanl 
nous  avait  à  son  bord  deux  naturels  des  îles  Mate- 
lotas  et.  deux  autres  des  îles  Saint-David.  —  Tout  bâ- 
timent de  commerce  qui  mouille  sur  la  rade  d'Umala 
paie  dix-sept  piastres  de  droit  d'ancrage  ;  un  tiers  de 
cette  somme  revient  à  Anderson  qui  reçoit  en  outre  le 
prix  de  son  pilotage  d'Umala  sur  la  rade  d'Apra. 

»  Les  vents  d'O.  et  de  S.  O.  ne  se  font  sentir  \\ 
Gouaham  qu'à  la  fin  de  juillet  ou  au  commencement 


DE  L'ASTROLABE.  209 

d'août.  Ils  sont  peu  violens,  et  il  y  a  même  des  années       1S28. 
où  il  n'y  en  a  pas  du  tout.  La  tenue  est  si  bonne  sur  la       Mai 
rade  d'Umata,  que  le  baleinier  qui  s'y  trouvait  lors 
de  notre  arrivée  a  été  obligé  d'y  laisser  son  ancre  avec 
cent  brasses  de  chaîne ,  n'ayant  pu  venir  à  bout  de  la 
relever. 

»  Ce  baleinier  avait  perdu  son  capitaine  à  Coupang 
sur  Timor,  plusieurs  hommes  de  l'équipage  étaient 
morts  et  d'autres  avaient  déserté ,  ce  qui  l'avait  rendu 
très-faible...  Il  a  quitté  hier  au  soir  la  rade  d'Apra,  de 
sorte  que  nous  sommes  actuellement  le  seul  navire 
étranger  mouillé  à  Gouaham. 

»  Les  matelots  des  navires  baleiniers  nont  point 
communément  de  paie  fixe,  ils  sont  à  la  part.  Le  capi- 
taine ,  quand  il  n'a  pas  d'actions ,  a  le  douze  pour  cent 
de  l'huile  recueillie  durant  le  voyage ,  plus  ses  paco- 
tilles et  le  gain  qu'il  fait  sur  les  fournitures  qu'il  se 
charge  de  faire  aux  matelots  de  son  bord.  Aussi  ces 
hommes  tiennent  fort  peu  à  leur  navire  :  dès  qu'ils 
s'aperçoivent  que  leur  capitaine  ne  conduit  pas  bien  sa 
barque,  ou  que  la  pèche  n'est  point  heureuse  ,  ils  l'a- 
bandonnent et  vont  chercher  fortune  ailleurs.  Souvent 
même,  plutôt  que  de  suivre  leur  navire ,  ils  préfèrent 
rester  sur  les  îles  où  ils  abordent,  et  vivre  avec  les 
sauvages,  sauf  à  s'embarquer  sur  le  premier  bâtiment 
qu'ils  verront,  pour  retourner  plus  tard  dans  leur 
patrie.  » 

J'ai  remis  à  Anderson  le  fusil  à  percussion  qui  ap- 
partenait à  la  mission,  pour  l'offrir  de  notre  part  au 
gouverneur.  C'était  l'unique  objet  de  quelque  prix  que 


270  VOYAGE 

1 8a».  nous  possédassions,  et  celte  arme  était  encore  inconnue 
Mai-  à  Gouaham  !.  Nous  y  avons  joint  les  ustensiles  néces- 
saires et  cinq  mille  capsules.  J'avais  l'intention  d'y 
ajouter  une  certaine  provision  de  poudre  et  d'eau-de- 
vie  ,  mais  Anderson  m'en  a  dissuadé  en  réassurant  que 
ces  objets  ne  seraient  d'aucun  prix  pour  M.  Medinilla. 
A  son  retour  de  Manille  ,  il  a  rapporté  pour  plus  de 
soixante  mille  piastres  d'objets  de  toute  nature  qu'il 
peut  débiter  aux  habitans  de  Gouaham,  et  il  fait  de 
fort  bonnes  affaires  ,  attendu  qu'il  n'a  point  de  concur- 
rens  dans  ce  trafic.  Ce  monopole  qui ,  dans  nos  mœurs, 
serait  fort  peu  honorable  de  la  part  d'un  gouverneur , 
n'a  rien  de  choquant  aux  Mariannes.  Depuis  un  temps 
immémorial  les  gouverneurs  se  sont  arrogé  ce  privi- 
lège; d'ailleurs,  il  faut  ajouter  que  le  bon  Medinilla 
ne  recevant  point  de  solde  de  la  métropole  depuis  long- 
temps, n'a  pas  d'autre  moyen  de  se  tirer  d'affaire 
qu'en  se  constituant  le  premier  et  l'unique  commerçant 
de  son  île. 
l4.  Anderson  est  reparti  pour  Agagna,  emportant  une 

lettre  que  j'écris  au  gouverneur ,  pour  le  remercier  de 
ses  bonnes  dispositions. 

A  deux  heures  et  demie  après  midi  je  suis  descendu 
à  terre  avec  M.  Jacquinot.  En  me  promenant  sur  le 
derrière  du  couvent,  au  milieu  d'une  touffe  épaisse  et 
verdoyante  de  bambous ,  nous  avons  découvert  un 
endroit  où  la  petite  rivière  d'il  mata  forme  un  bassin 
fort  agréable  d'une  eau  pure  et  fraîche.  J'y  ai  pris  un 

i    Voyez  note  18. 


DE  L'ASTKOLABE.  271 

bain  qui  m'a  fait  tant  de  bien  que  je  me  suis  promis  i8*s. 
de  le  répéter  tous  les  jours ,  jusqu'au  moment  de  mon  Mai- 
départ. 

J'ai  fait  une  visite  aux  malades  qui  m'ont  paru  gé- 
néralement mieux. 

Par  suite  des  observations  que  M.  Jaequinot  a  ,  , 
faites  du  5  au  14  mai,  et  en  employant  la  moyenne 
des  marches  du  n°  83  à  Vanikoro  et  à  Umata,  la  lon- 
gitude de  cette  dernière  place  serait  de  142«  12'  E., 
cl  par  le  n°  38,  141°  55'  long.  E.  ;  mais  la  marche 
de  cette  dernière  montre  ayant  beaucoup  varié  dans 
le  trajet,  nous  cesserons  jusqu'à  nouvel  ordre  d'y 
faire  attention. 

Ce  résultat  est  de  vingt  minutes  plus  faible  que  celui 
qu'avait  adopté  M.  Freycinet ,  et  se  rapproche  beau- 
coup de  celui  de  Malaspina.  Mais  nous  devons  faire, 
observer  que  cette  longitude  dérivait  de  l'hypothèse 
où  l'on  aurait  pris  pour  Vanikoro  1 G4»  1  G'  1 5"  long.  E. 
Comme  nous  avons  fixé  définitivement  cette  dernière 
île ,  par  le  méridien  de  1 6  i °  3 1  '  47 "  E.  ;  celui  de  Goua- 
ham ,  par  le  transport  du  temps  avec  la  montre  n°  83 , 
serait  142°  27'  47"  E. 

Quoi  qu'il  en  soit,  par  les  motifs  exposés  dans  la 
partie  hydrographique ,  nous  avons  établi  notre  obser- 
vatoire à  Umata  par  142°  17'  44"  long.  E. 

L'unique  observation  de  latitude  a  donné  13°  17' 
43"  latit.  N.  La  carte  de  M.  Freycinet  indique  13°  17' 
19"latit.  N. 

Flores  m'a  apporté  une  lettre  du  gouverneur,  qui  me  - 

remercie  très -poliment  du  fusil  que  je  lui  ai  envoyé, 


272  VOYAGE 

1828.       et  me  renouvelle  ses  offres  de  service,  en  déclarant 
Mai-        que  son  désir  est  que  les  malades  puissent  se  prome- 
ner partout  où  cela  leur  sera  agréable. 

C'est  aujourd'hui  le  jour  de  l'Ascension,  fête  célé- 
brée par  les  Espagnols  avec  beaucoup  d'appareil.  A 
cette  occasion,  le  brave  alcade  Flores  avait  cru  de- 
voir me  convier  à  dîner  ;  je  l'ai  remercié  poliment 
et  me  suis  contenté  d'aller  prendre  chez  lui  un  verre 
de  limonade  clans  la  soirée.  MM.  Quoy,  Sainson  et 
Dudemaine  avaient  partagé  son  banquet  qui  n'avait 
rien  de  somptueux. 

Ceux  qui  auront  lu  la  relation  de  M .  Freycinet  trou- 
veront sans  doute  une  différence  prodigieuse  entre 
l'accueil  distingué ,  les  honneurs  et  les  triomphes  dont 
ce  capitaine  fut  l'objet  à  Gouaham ,  et  l'existence  mo- 
deste et  même  obscure  que  je  menais  à  Umata.  Mais  il 
faut  faire  attention  que  M.  Freycinet  se  transporta 
sur-le-champ  à  Agagna,  où  il  se  trouvait  à  la  cour, 
tandis  que  j'étais  resté  dans  une  province  reculée.  En 
outre,  M.  Freycinet  était  accompagné  par  une  dame 
pour  laquelle  le  galant  Medinilla  crut  devoir  déployer 
toutes  les  ressources  de  la  courtoisie  castillane. 
,  !.  Après  avoir  pris  mon  bain  accoutumé ,  dans  l'après- 

midi  je  fis  un  tour  de  promenade  le  long  de  la  rivière. 
Le  sol  me  paraît  être  d'une  grande  fertilité  ,  bien  que 
la  culture  en  soit  partout  bien  négligée  ;  car  on  ne 
trouve  çà  et  là  que  des  champs  de  tabac ,  de  taro ,  ou 
des  plantations  de  bananiers  entretenues  avec  peu  de 
soin.  Entre  les  mains  d'un  peuple  actif,  industrieux 
et  commerçant ,  il  est  probable  que  l'île  de  Gouaham 


r9' 


DE  L'ASTROLABE.  273 

pourrait  devenir  un  des  lieux  les  plus  agréables  du       1828. 
globe;  mais  qu'attendre  d'une  population  comme  celle       Mai 
qui  occupe  aujourd'hui  ce  territoire ,  gouvernée  par 
des  lois  absurdes,  et  soumise  au  monopole  le  plus 
décourageant  ? 

L'Anglais  Hambilton  est  à  l'extrémité ,  et  son  ca- 
marade est  aussi  fort  affaibli. 

Dans  la  matinée,  le  vent  jusqu'alors  invariable 
de  la  partie  de  l'E.  a  passé  au  N.  O. ,  puis  à  TO. ,  et 
enfin  au  S.  S.  O.  Toute  la  nuit  il  a  soufflé  de  cette 
partie  avec  des  rafales  brusques  et  violentes,  une  pluie 
continuelle  qui  tombait  par  torrens ,  et  une  forte  houle 
qui  entrait  dans  le  havre.  Si  notre  ancre  du  S.  E.  ve- 
nait à  manquer ,  la  corvette  irait  se  briser  contre  les 
roches  du  fort  Sant-Angel ,  et  l'on  doit  concevoir  nos 
inquiétudes.  Sans  doute,  aujourd'hui  que  nos  maté- 
riaux comme  l'équipage  sont  en  lieu  de  sûreté,  la  ca- 
tastrophe serait  bien  moins  funeste  qu'elle  ne  l'eût  été 
à  Vanikoro  :  il  serait  pourtant  douloureux  que  V As- 
trolabe n'eût  échappé  à  tant  de  périls  que  pour  venir 
terminer  sa  carrière  sur  les  récifs  de  Gouaham  ,  comme 
VUranie  naguère  sur  la  plage  des  Malouines.  Ce  se- 
rait ce  qu'on  appelle/tf/r^  naufrage  au  port. 

Le  mauvais  temps  a  cessé  dans  la  matinée ,  et  j'ai 
vu  avec  bien  de  la  satisfaction  le  vent  reprendre  sa 
direction  ordinaire  du  côté  de  l'E. 

A  neuf  heures  et  demie  du  matin ,  je  reçois  un 
billet  de  M.  Quoy  qui  m'annonce  la  mort  d'Ham- 
bilton ,  qui  est  décédé  à  onze  heures  du  soir.  C'est  la 
première  victime  des  fièvres  de  Vanikoro,  et  de  tout 

TOME    V.  l8 


20. 


274  VOYAGE 

1828.  mon  cœur  j'ai  plaint  sa  destinée.  Hambilton  s'était 
toujours  bien  conduit  à  bord  ;  à  Vanikoro ,  il  m'avait 
montré  beaucoup  de  zèle  et  de  bonne  volonté  ;  soit 
comme  guide,  soit  comme  interprète,  cet  Anglais 
avait  rendu  de  véritables  services  à  la  mission. 

J'ai  chargé  M.  Quoy  de  s'entendre  avec  l'alcade 
pour  toutes  les  formalités  et  les  cérémonies  qu'il  était 
pi.  (,xciv.  convenable  de  faire  pour  l'inhumation ,  et  j'ai  envoyé 
M.  Dudemaine  à  terre  pour  assister,  avec  un  déta- 
chement de  matelots,  au  convoi  d'Hambilton.  La  cé- 
rémonie a  eu  lieu  dans  l'après-midi  ;  l'alcade  a  réclamé 
pour  les  frais  quatre  piastres  qui  lui  ont  été  sur-le- 
champ  remboursées. 
21.  En  allant  prendre  mon  bain  accoutumé ,  j'ai  appris, 

sur  la  mort  d'Hambilton ,  des  détails  qui  m'ont  prouvé 
que  ce  malheureux  s'était  tué  lui-même.  Il  y  a  quelques 
jours,  dans  une  des  visites  que  j'avais  faites  à  llhôpi- 
tal ,  Hambilton  me  supplia  de  lui  prêter  une  piastre 
pour  qu'il  pût  se  procurer  quelques  oranges  et  des 
cocos  dont  il  avait  beaucoup  d'envie,  et  qui  lui  fe- 
raient, disait-il ,  un  grand  bien.  Le  médecin  m'ayant 
dit  que  ces  fruits  ne  pourraient  point  lui  faire  de  mal , 
je  donnai  la  piastre.  Mais  au  lieu  d'acheter  des  fruits , 
Hambilton  se  procura  avant-hier  une  pinte  d'eau-de-vie 
de  coco  et  un  quartier  entier  de  cerf  qu'il  réussit  à  faire 
cuire  en  cachette  et  à  soustraire  aux  recherches  des 
médecins.  Puis,  malgré  la  fièvre  qui  le  dévorait,  il 
mangea  toute  cette  viande  et  but  toute  l'eau-de-vie 
avec  ses  deux  compatriotes  Williams  et  Charles.  On 
a  vu  qu'il  a  payé  promptement  de  sa  vie  cette  exlrava- 


DE  L'ASTROLABE.  275 

gance,  et  Williams  pourrait  bien  partager  son  sort.       18281 
Le  commis  aux  vivres  Imbert  est  dans  un  état  presque       Mai- 
désespéré  ,  et  les  matelots  Maille  et  Martin  sont  aussi 
très-bas. 

Anderson  est  revenu  aujourd'hui ,  afin  d'engager 
M.  Quoy  à  se  rendre  à  Agagna ,  où  le  gouverneur  dé- 
sire le  consulter  touchant  des  douleurs  violentes  qui 
le  tourmentent  et  qui  l'empêchent  de  pouvoir  entre- 
prendre le  moindre  voyage.  Anderson  m'assure  que 
ces  douleurs  ont  été  l'unique  raison  qui  avait  pu  em- 
pêcher M.  Medinilla  de  venir  me  rendre  lui-même  ses 
devoirs  à  Umata.  Il  ajouta  que  je  lui  ferais  un  vrai 
plaisir  de  me  transporter,  au  moment  de  mon  départ, 
avec  la  corvette,  devant  Agagna,  pour  lui  procurer 
la  facilité  de  me  faire  une  visite.  Tout  annonce  que  je 
ne  pourrai  pas  céder  à  ce  désir  ;  l'équipage  sera  encore 
à  cette  époque  dans  un  assez  triste  état ,  et  loin  de 
perdre  du  temps  à  courir  des  bords  devant  Gouaham, 
je  serai  bien  aise  de  me  rapprocher  le  plus  prompte- 
ment  possible  des  Moluques.  Mon  intention  est  de 
remettre  à  la  voile  le  28  de  ce  mois. 

Comme  nous  éprouvons  désormais  beaucoup  de  2a. 
peine  à  nous  procurer ,  à  Umata ,  les  cochons  néces- 
saires pour  notre  provision  de  campagne,  j'expédie 
M.  Gressien  avec  le  grand  canot  pour  Merizo ,  où  l'on 
nous  a  dit  que  ces  animaux  seraient  plus  abondans  et 
à  meilleur  marché  qu'à  Umata.  Les  recherches  de 
M.  Gressien  n'ont  pu  lui  en  faire  trouver  que  cinq 
très-petits ,  qui  lui  ont  coûté  quatorze  piastres. 

Anderson  est  reparti  ce  matin  pour  Agagna,  et        23. 

18" 


276  VOYAGE 

182S.       M.  Quoy  l'a  accompagné.  Je  me  trouvais  beaucoup 
Ma,p        mieux  depuis  quelques  jours ,  et  mes  forces  repre- 
naient à  vue  d'œil.  Mais  aujourd'hui  j'ai  été  assailli 
par  des  maux  d'entrailles  assez  violens. 
24.  Malgré  mon  mal,  je  suis  descendu  pour  prendre 

mon  bain ,  et  je  me  suis  arrêté  à  converser  quelque 
temps  avec  un  ser génie,  de  la  milicia  qui  m'a  beau- 
coup amusé  par  son  orgueil  castillan  et  par  le  pro- 
fond mépris  qu'il  affectait  pour  la  population  des 
Mariannes. 

Cet  homme ,  qui  se  disait  ancien  militaire  de  l'armée 
de  Lacerna  au  Pérou ,  avait  quitté  cette  contrée  après 
la  défaite  de  Cantarada  et  s'était  réfugié  aux  Marian- 
nes, où  il  avait  épousé  la  fille  de  l'alcade  de  Tinian , 
petite  femme  fort  éveillée  et  assez  fraîche ,  qu'il  avait  en 
ce  moment  avec  lui.  La  force  armée  des  Mariannes  se 
compose  de  cent  soixante  hommes,  divisés  en  trois 
compagnies,  dont  voici  la  composition  :  un  sergetile 
mayory  qui  est  don  Luis  de  Torrès,  bien  connu  par 
les  récits  de  Kotzebue,  Chamisso  et  Freycinel,  trois 
capitaines,  trois  lieutenans,  trois  alferez,  neuf  ser- 
gens  ,  trois  cabos ,  et  le  reste  simples  soldats. 

La  paie  de  sergent  est  de  six  pezzos  ou  piastres  par 
mois  ,  de  l'ai  ferez  huit ,  du  lieutenant  dix ,  et  du  capi- 
taine douze.  Mais  jamais  officiers  ni  soldats  ne  touchent 
d'argent,  et  leurs  appointemens  leur  sont  soldés  en 
objets  divers  que  le  gouverneur  leur  fait  débiter  à  des 
prix  triples  et  quadruples  de  ceux  de  Manille ,  et  dont 
il  retire  la  valeur  immédiatement,  ce  qui  lui  procure 
d'immenses  profits. 


DE  L'ASTROLABE.  277 

L'alcade  d'Agat  est  lieutenant.  Flores  nest  que  ser-  1828. 
gente  secundo  de  la  tercera  ;  il  aspire  à  être  fait  officier  ftia'- 
à  la  fête  prochaine  du  Roi ,  comme  Anderson  l'a  été 
ces  jours  derniers.  C'est  une  haute  marque  défaveur, 
et  il  compte  que  ma  recommandation  lui  sera  fort  utile 
pour  cette  promotion.  Dans  les  Mariannes,  il  n'y  a 
que  trois  alcades  en  titre,  ceux  d'Agat,  d'Umata  et 
de  Rota;  celui  de  Tinian  n'est  qu'honoraire.  La  paie 
des  alcades  est  de  douze  piastres  par  mois,  comme  celle 
des  capitaines  ;  mais  les  produits  détournés  de  leurs 
places  sont  bien  plus  considérables  ,  ce  qui  rend  ces 
fonctions  dignes  d'être  enviées. 

Mon  interlocuteur  se  glorifiait  à  chaque  instant  d'ê- 
tre avec  le  gouverneur  le  seul  véritable  Espagnol  de 
l'île  ,  traitant  avec  un  dédain  comique  tout  le  reste  de 
Chamorro ,  comme  si  ce  terme  eût  exprimé  un  vil 
animal ,  un  être  tout-à-fait  abject. 

Il  est  remarquable  en  effet  que  presque  tous  les  ha- 
bitans  des  villages^nt  conservé  la  langue  Chamorro, 
bien  qu'il  y  ait  plus  ou  moins  de  sang  espagnol  mêlé 
avec  celui  de  cette  race.  Autant  que  j'ai  pu  en  juger, 
cette  langue  m'a  paru  avoir  une  assez  grande  affinité 
avec  le  malais  ;  mais  on  sent  que  je  n'ai  pu  songer  à 
m'en  occuper,  après  l'immense  travail  que  M.  Frey- 
cinet  doit  avoir  exécuté  avec  ses  compagnons  sur  ce 
chapitre. 

Quatre  ou  cinq  hommes  sont  revenus  de  l'hôpital  à 
bord  de  la  corvette. 

Je  m'étais  couché  fort  mal  à  mon  aise,  et  je  m'étais        25. 
néanmoins  endormi  ;  mais,  à  minuit  et  demi,  j'ai  été 


278  VOYAGE 

1828.  réveillé  par  des  douleurs  aiguës  et  continues,  qui 
Mai-  m'ont  rappelé  celles  que  j'avais  éprouvées  à  Carteret. 
Comme  elles  allaient  toujours  croissant,  j'ai  pris  le 
parti  de  descendre  au  palais  ,  et  je  me  suis  installé  dans 
un  des  appartemens  de  l'ouest.  Là ,  j'ai  pris  ,  d'heure 
en  heure ,  des  bains  qui  m'ont  soulagé  d'autant  mieux 
qu'ils  étaient  plus  chauds,  et  que  je  pouvais  y  rester 
plus  long-temps.  J'ai  eu  beaucoup  à  me  louer  des  bons 
procédés  de  l'alcade. 

Les  souffrances  ont  été  très-vives  jusqu'à  minuit. 
26.  Ensuite  elles  se  sont  appaisées ,  et  de  deux  heures 

à  quatre  j'ai  pu  sommeiller  quelques  instans.  Durant 
le  reste  de  la  journée ,  je  n7ai  éprouvé  que  des  dou- 
leurs beaucoup  plus  modérées  et  un  grand  accable- 
ment. 

Dans  la  soirée,  j'ai  reçu  la  visite  de  MM.  Quoy  et 
Anderson  qui  arrivent  d'Agagna  et  me  présentent  une 
lettre  très-obligeante  du  gouverneur.  Lebon  Medinilla 
m'envoie  quelques  fruits ,  surtout  un  régime  de  ba- 
nanes de  Luzon ,  qui  passent  pour  être  les  plus  déli- 
cates dans  toute  cette  partie  du  globe  ,  et  un  sala/co, 
espèce  de  coiffure  que  portent  les  élégans  de  Manille 
lorsqu'ils  montent  à  cheval.  Il  m'assure  en  outre  qu'il 
s'occupe  de  préparer  nos  provisions  de  campagne. 
27>  L'état  de  ma  santé  est  toujours  à  peu  près  le  même , 

c'est-à-dire  douleurs  vagues  et  pesanteur  dans  le  bas- 
ventre.  Cet  état  par  lui-même  ne  serait  pas  capable  de 
m'arrêter  ni  de  mïnquiéter,  mais  je  crains  une  rechute. 
Ce  motif,  joint  au  vent  d'Ouest,  me  détermine  à  ajour- 
ner à  demain  mon  retour  à  bord.  Cependant,  douze 


DE  L'ASTROLABE.  279 

des  malades  les  moins  souffrans  sont  retournés  sur      1828. 
V Astrolabe  avec  leurs  effets.  Mai- 

M.  Quoy  m'a  remis,  de  la  part  du  gouverneur, 
l'aperçu  des  reconnaissances  tout  récemment  opérées 
dans  les  Carolines  par  le  capitaine  Lùtke  de  la  marine 
russe  ;  en  outre  une  note  relative  à  la  découverte  de 
deux  groupes  dans  le  même  archipel,  faite  par  le 
capitaine  Jaymes  Duncan  du  baleinier  V Eclipse.  L'un 
de  ces  groupes  est  évidemment  celui  d'Hogoleu ,  re- 
connu par  la  Coquille  et  V Astrolabe ,  et  l'autre  en  est 
distant  de  cent  dix  milles  au  N.  O. 

M.  Medinilla  a  donné  des  ordres  pour  qu'on  mît  à 
ma  disposition  le  nombre  d'hommes  que  je  demande- 
rais pour  m'aider  à  relever  les  ancres  et  à  mettre  à  la 
voile  ;  mais  j'espère  ne  point  avoir  besoin  de  secours 
étrangers. 

A  six  heures  du  matin,  je  me  suis  rendu  à  bord,  2s. 
où ,  d'après  mes  ordres ,  on  travaillait  déjà  à  relever 
les  ancres.  A  dix  heures ,  les  deux  ancres  d'affourche 
et  leurs  chaînes  étaient  déjà  à  poste  ;  mais,  quand  on  a 
voulu  virer  sur  le  câble ,  on  s'est  aperçu  qu'il  avait  été 
coupé  près  de  l'étalingure.  Alors  nous  avons  levé  l'an- 
cre à  jet  du  grelin  de  gomotou ,  et  nous  avons  laissé 
retomber  en  place  une  ancre  de  poste  ,  pour  nous  te- 
nir au  mouillage  jusqu'au  moment  où  nous  avons  pu 
reprendre  l'ancre  du  cable  coupé. 

La  chaloupe  a  fait  deux  voyages  à  terre,  le  premier 
pour  ramener  à  bord  tous  les  malades  avec  leurs 
effets,  le  second  pour  rapporter  les  nombreuses  pro- 
visions envoyées  par  le  gouverneur  et  consistant  en 


280  VOYAGE 

1828.  neuf  beaux  cochons ,  une  caisse  de  quatre-vingts  livres 
Mai-  de  sucre ,  une  caisse  de  biscuits  de  sagou  ,  dix  sacs  de 
riz  frais ,  un  sac  de  farine  de  sagou ,  vingt  bouteilles 
de  vin  de  Madère ,  six  douzaines  d'œufs ,  et  une  quan- 
tité de  courges ,  pastèques ,  bananes ,  ananas  ,  pommes 
d'amour,  pourpier,  etc.  C'était  encore  le  capitaine  dom 
Manoel  Tiburcio  qui  était  chargé  de  cet  envoi.  Je  lui 
ai  remis  pour  le  gouverneur  deux  médailles  de  l'expé- 
dition ,  l'une  en  argent  et  l'autre  en  bronze,  avec  quel- 
ques objets  qui  pouvaient  lui  être  agréables ,  entre  au- 
tres le  portrait  du  célèbre  voyageur  A.  Humboldl,  qu'il 
avait  eu  jadis  l'occasion  de  voir  et  même  de  recevoir 
en  Amérique ,  et  dont  il  ne  parlait  jamais  qu'avec  une 
grande  considération.  Je  fis  aussi  présent  à  dom  Ma- 
noel ,  à  l'obligeant  Anderson  et  au  bon  Flores  de  quel- 
ques objets  d'habillement  des  manufactures  d'Europe , 
qui  parurent  leur  faire  un  vif  plaisir ,  malgré  leur  peu 
de  valeur  intrinsèque. 

Sur  les  six  heures  du  soir ,  j'ai  envoyé  M.  Guilbert 
pour  essayer  de  découvrir  l'ancre  au  fond  de  la  mer  ; 
mais   l'eau   était   agitée  :  il   est   revenu  sans  avoir 
rien  vu. 
29.  La  mer  étant  très-calme  ,  M.  Guilbert  est  retourné 

de  bonne  heure  à  la  découverte  de  l'ancre ,  et  il  est 
encore  revenu  au  bout  de  deux  heures  d'inutiles  re- 
cherches. A  neuf  heures,  j'y  suis  allé  moi-même  avec 
le  maître  d'équipage  ;  la  mer  était  si  paisible  et  l'eau  si 
limpide ,  que  je  pouvais  facilement  reconnaître  sur  le 
fond  des  morceaux  de  vaisselle  jetés  du  bord,  et  même 
les  sillons  creusés  par  les  chaînes ,  mais  d'ancre  point. 


DE  L'ASTROLABE.  281 

Le  maître  a  long-temps  dragué  sur  cçtle  place  et  n'a      1828. 
rien  rencontré.       •  Mai- 

Renvoyé  sur  les  deux  heures  et  demie ,  Collinet  a 
été  plus  heureux.  A  quatre  heures  l'ancre  a  été  accro- 
chéepar  la  chatte,  et  à  six  heures  elle  était  replacée  au 
bossoir.  Sur-le-champ ,  la  chaloupe  et  le  grand  canot 
ont  été  embarqués ,  en  sorte  que  tout  est  prêt  pour 
mettre  le  jour  suivant  à  la  voile,  si  le  temps  le  permet. 

MM.  Anderson  et  Tiburcio  sont  venus  prendre 
congé  de  moi,  et  je  leur  ai  remis  une  lettre  d'adieux  et 
de  remerciemens  définitifs  pour  le  généreux  Medinilla. 
J'ai  fait  embarquer  à  bord  une  ample  caisse  de  coquilles 
qu'il  adresse  au  ministre  de  l'intérieur  en  France. 

On  sera  sans  doute  curieux  de  connaître  l'effet  qu'a 
pu  produire  sur  l'équipage  de  l'Astrolabe  une  re- 
lâche de  vingt-sept  jours  ,  dans  un  pays  où  nous  n'a- 
vions rien  à  désirer,  sous  le  rapport  de  la  salubrité 
du  climat ,  de  la  nature  des  alimens  et  de  la  tranquil- 
lité. Voici  l'état  qui  m'en  a  été  remis  ce  matin  par  le 
médecin. 

Au  poste  des  malades,  et  par  conséquent  plus  ou 
moins  privés  de  rations ,  on  compte  encore  : 


John. 

Cannac. 

Doche. 

Imbert. 

Aubry. 

Gossi. 

Maille. 

Castel. 

Grasse 

Martin. 

Charles. 

Rey. 

Richaud. 

Croc. 

Spire. 

Williams. 

Deleuze. 

La  relâche  a  produit  très-peu  d'effet  sur  ces  dix- 


282  VOYAGE 

1828.       sept  personnes..  Les  sept  premières  sont  dans  un  état 
Mai-        très-fâcheux,  et  je  plains  vivement  le  jeune  Cannae 

qui  est  un  excellent  sujet. 

En  outre ,  ceux  dont  les  noms  suivent  ont  été  remis 

à  leurs  plats ,  mais  ne  font  point  de  service  : 


Vignale. 

Lauvergne. 

Bertrand 

Moreau. 

Escale. 

Denis. 

Reynaud. 

Divol. 

Goux. 

Jacon. 

Sper. 

Enfin,  dans l'état-major ,  MM.  Gaimard,  Bertrand, 
Lesson,  Faraguet,  Paris  et  Dudemaine  ne  sont  pas 
encore  débarrassés  de  la  fièvre.  M.  Quoy  lui-même 
en  éprouve  de  temps  en  temps  des  accès. 

En  définitive,  la  relâche  n'a  produit  que  quatre  ou 
cinq  guérisons  complètes  et  une  mort.  J'ai  déjà  expli- 
qué que  ce  triste  résultat  devait  s'attribuer  aux  excès 
que  les  malades  faisaient  sous  le  rapport  des  alimens , 
et  à  l'impossibilité  de  les  assujettir  à  un  régime  convena- 
ble ' .  D'un  autre  côté,  le  séjour  de  Gouaham  a  été  très- 
favorable  à  ceux  que  la  fièvre  avait  épargnés  ou  aban- 
donnés ;  le  bon  air  et  la  bonne  qualité  des  vivres  ont 
corroboré  les  forces  des  uns  et  rappelé  promptement 
celles  des  autres. 

Tout  bien  considéré,  Umata  est  un  excellent  point 
de  relâche  pour  les  navires  qui  mouillent  à  Gouaham 
dans  cette  saison  ,  et  pour  quelques  jours  seulement. 
Autrement ,  il  vaut  mieux  aller  sur  la  rade  d'Apra , 

1    y  oyez  note  19. 


DE  L'ASTROLABE.  283 

où  l'on  peut  tirer  d'Agagna  tous  les  objets  nécessaires,  1828. 
car  ils  sont  dans  cette  ville  en  plus  grande  abondance  Mau 
et  à  meilleur  compte. 

Les  mouchoirs  d'indienne  à  carreaux  rouges  ou 
bleus ,  la  poudre  à  canon  et  la  toile  bleue  ont  été  les 
seuls  objets  que  les  habitans  aient  voulu  recevoir  en 
échange  à  Umata.  Il  est  vrai  que  tout  le  reste  était  de 
si  mauvaise  qualité ,  que  les  sauvages  eux-mêmes  n'en 
voulaient  point.  Mais  que  pouvait-on  se  procurer  pour 
la  misérable  somme  de  cinq  mille  francs  qui  avait  été 
assignée  à  cet  objet,  lors  de  l'armement  de  V Astro- 
labe?... 

Après  le  grand  travail  de  M.  Freycinet  sur  les  îles 
Mariannes  ,  il  serait  lout-à-fait  déplacé  de  vouloir  m'é- 
tendre,  avec  quelques  détails,  sur  ce  sujet.  Aussi 
vais-je  me  contenter  d'ajouter  deux  mots  touchant 
l'état  actuel  de  cette  colonie  espagnole. 

Tout  l'archipel  des  Mariannes  obéit  à  un  seul  gouver- 
neur qui  doit  être  nommé  par  le  Roi  et  renouvelé  tous 
les  cinq  ans.  Celui  qui  s'y  trouve  aujourd'hui  est  dom 
José  de  Medinilla  y  Pineda,  le  même  qu'y  trouva  l'U- 
ranie  en  1819,  et  qui  accueillit  avec  tant  de  noblesse 
et  de  grandeur  M.  Freycinet  et  ses  compagnons.  Il 
paraîtrait  qu'à  l'époque  où  le  parti  constitutionnel 
triompha  en  Espagne,  Medinilla  fut  remplacé  par 
Ganga  Herrera  qui  rendit  le  commerce  extérieur  libre 
aux  habitans  ,  et  dont  la  mémoire  leur  est  restée  chère 
pour  ce  motif.  Ganga  fut  destitué  pour  le  meurtre 
qu'il  commit  sur  la  personne  d'un  capitaine  baleinier 
anglais,  nommé  Estevan,  et  peut-être  pour  des  raisons 


284  VOYAGE 

x828.       politiques,  quand  les  Absolu tos  d'Espagne  eurent  le 
Mau        dessus.  Medinilla  revint  prendre  à  Gouaham  son  an- 
cien poste  ,  et  y  rétablit  en  même  temps  le  monopole  et 
les  prohibitions  abrogées  par  son  prédécesseur. 

Un  magasin  général  établi  à  Agagna ,  pour  le  compte 
du  gouverneur,  et  pourvu  de  tous  les  objets  d'indus- 
trie européenne ,  fournit  à  tous  les  besoins  des  insu- 
laires, mais  à  des  prix  exorbitans. 

Jadis  la  métropole  fournissait,  pour  l'entretien 
de  cette  colonie,  dix-huit  mille  piastres,  qui  se  trou- 
vaient en  majeure  partie  absorbées  par  le  commerce 
du  gouverneur.  Aujourd'hui  cette  somme  cessant  d'ê- 
tre payée ,  ou  l'étant  fort  irrégulièrement ,  les  profits 
du  gouverneur  seraient  fort  minces  ,  ou  se  réduiraient 
à  peu  près  aux  objets  en  nature,  comme  cochons, 
volailles ,  et  produits  du  sol ,  si  les  baleiniers  qui  pa- 
raissent assez  souvent  sur  les  côtes  de  Gouaham  n'y 
versaient  bon  nombre  de  piastres  et  de  schellings ,  qui 
retournent  lot  ou  tard  au  trésor  du  gouverneur.  Mais 
s'il  arrive  une  fois  que  les  baleiniers  apportent  à  Goua- 
ham plus  de  marchandises  que  d'argent ,  ce  monopole 
tombera  pour  ne  plus  se  relever ,  et  c'est  probable- 
ment ce  que  le  gouverneur  fera  en  sorte  de  prévenir 
par  tous  les  moyens  en  son  pouvoir.  En  cela,  ses 
vues  seront  secondées  par  le  caractère  routinier,  l'es- 
prit borné  et  la  stupidité  des  insulaires  ,  qui  préfèrent 
payer  à  des  prix  exagérés  des  objets  d'une  qualité  mé- 
diocre pris  dans  les  magasins  du  gouverneur  ,  à  ceux 
que  leur  offrent  les  étrangers  à  meilleur  compte  et 
d'une  qualité  supérieure.  Peut-être  aussi  ces  malheu- 


DE  L'ASTROLABE. 


286 


reux  savent-ils  qu'ils  seraient  exposés  à  des  vexations 
de  la  part  de  l'autorité ,  si  elle  apprenait  qu'ils  se  fus- 
sent approvisionnés  ailleurs  que  dans  ses  magasins. 

Le  gouverneur  entretient  une  ombre  de  milice  de 
cent  à  cent  cinquante  hommes  mal  habillés ,  qu'il  paie 
en  étoffe  de  ses  magasins ,  et  qui  seraient  incapables 
d'opposer  la  moindre  résistance  à  la  plus  petite  force 
régulière.  Sans  aucun  doute ,  une  frégate  prendrait 
facilement  possession  de  tout  l'archipel  des  Mariannes. 

Les  principaux  produits  de  l'île  sont  les  cochons , 
les  poules ,  le  riz ,  le  tabac ,  l'arrow-root ,  les  bananes , 
les  patates ,  le  sagou  et  quelques  autres  fruits.  L'ex- 
trême indolence  des  habitans ,  d'accord  avec  la  forme 
du  gouvernement,  s'oppose  atout  développement  de 
culture  ;  mais  entre  les  mains  d'un  peuple  industrieux, 
l'excellent  sol  de  Gouaham  se  prêterait  à  toute  espèce 
de  culture,  comme  sucre,  café,  coton,  et  peut-être 
girofle  et  muscade. 


1828. 

Mai. 


GWE.V«B 


C'est  un  spectacle  qui  fait  peine  au  voyageur ,  que 
celui  d'un  aussi  beau  pays  entre  les  mains  d'une  popu- 


Ma 


286  VOYAGE  DE  L'ASTROLABE. 

1828.  lation  aussi  apathique.  Pour  preuve  de  cette  excessive 
paresse,  nous  dirons  seulement  qu'à  Gouaham  la  terre 
n'a  de  valeur  positive  qu'autant  qu'il  s'y  trouve  des 
cocotiers  qui  sont  estimés  à  une  piastre  le  pied.  Tous 
les  autres  terrains  sont  à  la  disposition  du  premier 
venu  qui  veut  les  cultiver  ;  il  suffit  d'en  faire  la  de- 
mande au  gouvernement  qui  les  accorde ,  sans  prix  de 
vente  et  même  sans  redevance  annuelle.  Les  contribu- 
tions levées  sur  les  habitans  de  la  ville  sont  fixées  par 
des  réglemens  ;  mais  celles  des  habitans  des  campagnes 
sont  au  caprice  du  gouverneur  et  des  alcades ,  c'est-à- 
dire  discrétionnaires. 

On  compte  quatre  mille  âmes  sur  l'île  entière  de 
Gouaham ,  dont  mille  dans  la  ville  seule  d'Agagna. 
Cette  population  n'est  pas  la  dixième  partie  de  ce 
qu'elle  pourrait  être ,  si  le  sol  était  convenablement 
cultivé ,  et  si  ces  insulaires  étaient  soumis  à  une  admi- 
nistration plus  libérale  et  plus  éclairée.  La  lèpre,  les 
ulcères  et  les  goitres  exercent  d'horribles  ravages  sur 
les  individus  des  deux  sexes. 


FIN     DE    T.  A     PREMIÈRE     PARTIE     DU     CINQUIEME     VOLUME. 


NOTES. 


NOTES. 


Extraits  des  Journaux  des  Officiers  de  l'Expédition. 


page  5. 

J'envoyai  le  grand  canot  à  terre  avec  les  naturalistes , 
et  plusieurs  officiers  pour  vaquer  à  leurs  observations. 

Une  course  que  nous  fîmes  à  terre,  le  18  décembre  1827  , 
sur  la  partie  de  l'île  Van-Diémen ,  qui  avoisine  l'île  du  Satel- 
lite ,  nous  procura  quelques  Oscabrions  et  la  Siphonaire  de 
Diémen  ,  espèce  nouvelle  qui  abonde  dans  le  canal  de  d'Entre- 
casteaux,  où  elle  vit  sur  les  roebers  à  la  manière  des  Patelles. 
Ces  dernières  coquilles  y  sont  assez  rares. 

(Extrait  du  Journal  de  M.  Gaimard.) 

page  g. 

Reprit  d'une  manière  plus  claire  et  plus  positive  le 
récit  du  pilote. 

Le  même  jour,  en  remontant  la  rivière  du  Nord,  de  d'Entre- 

casteaux  ,  que  les  Anglais  ont  nommée  la  rivière  Derwent , 

nous  apprîmes  par  le  pilote,  M.  Mansfield,  que  le  capitaine 

Dillon ,  après  avoir  obtenu  des  renseignemens  importans  sur 

tome  v.  19 


290  NOTES. 

le  lieu  du  naufrage  de  Lapérouse ,  avait  été  envoyé  à  Malli- 
colo  par  la  Compagnie  des  Indes,  qui  avait  fait  les  frais  de 
eette  noble  mission. 

Il  nous  était  bien  difficile  de  ne  pas  porter  envie  au  bonheur 
du  capitaine  Dillon. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  Gaimard.) 

page   i3. 
J'allai  rendre  visite  au  gouverneur. 

Le  19  ,  nous  allons  avec  M.  d'Urville  rendre  visite  au  gou- 
verneur, M.  le  colonel  Arthur,  à  qui  j'avais  envoyé  de  la  baie 
des  Iles  une  lettre  d'introduction  ,  qui  m'avait  été  remise  à 
Londres,  en  1825,  par  M.  Macaulay  père,  à  la  recomman- 
dation de  M.  l'abbé  Grégoire.  Il  n'était  pas  présumable , 
lorsque  nous  étions  à  la  Nouvelle-Zélande,  que  nous  vien- 
drions relâcher  à  Hobart-Town  ,  après  avoir  fait  le  tour  de  la 
Nouvelle-Guinée  et  de  la  Nouvelle-Hollande. 

M.  le  colonel  Arthur  nous  apprit  la  mort  de  Canning,  de 
Talma  et  de  La  Rochefoueauld-Liancourt. 

(  Extrait  du  Journal  de  M.  Gaimard.  ) 

page  i4- 

J'y  gagnai  un  refroidissement  assez  grave ,  bien  que 
j'eusse  eu  soin  de  conserver  mes  vêtemens  de  drap. 

Le  20,  MM.  d'Urville,  Sainson  et  moi ,  nous  allons  assister, 
sur  les  bords  du  Derwent,  à  une  fête  champêtre  que  le  gou- 
verneur donnait  aux  dames  de  la  colonie  et  aux  officiers  de  la 
e-arnison.  Nous  dînons  dans  un  cabinet  de  verdure  élégam- 
ment  disposé.  La  température  était  très-froide;  il  tombait 
même  de  la  pluie,  et  tout  le  monde  grelottait.  Very  pleasant , 
me  disait  mon  voisin,  à  qui  je  répondais  à  voix  basse  :  Very 


NOTES.  291 

coule/.  En  effet,  c'est  bien  le  dîner  le  plus  froid  que  j'aie 
jamais  vu  ;  et  cependant,  depuis  lors,  j'ai  parcouru  la  Fin- 
lande et  la  Russie. 

Dans  la  soirée,  des  sauvages  simulés  font  semblant  de  nous 
attaquer.  Quelques  danses  eurent  lieu,  et  nous  vînmes  en  ville 
prendre  le  thé  chez  le  gouverneur  ,  où  nous  trouvâmes  une 
température  véritablement  charmante. 

Nous  eûmes  beaucoup  à  nous  louer  de  la  complaisance  de 
M.  Pedder,  grand-juge  de  la  colonie  ,  et  de  celle  de  M.  Bur- 
nett,  secrétaire  du  gouvernement.  Ces  messieurs,  qui  nous 
donnèrent  sur  l'établissement  de  Van-Diémen  des  renseigne- 
mens  fort  curieux,  ne  paraissaient  pas  avoir  une  grande  con- 
fiance dans  les  récits  de  M.  Dillon.  D'ailleurs,  tout  le  monde 
s'accordait  à  blâmer  la  conduite  de  ce  capitaine  à  l'égard  du 
docteur  Tytler,  nommé  par  la  Compagnie  des  Indes  pour  être 
le  médecin  et  l'historien  de  cette  expédition  philanthropique. 
(Extrait  du  Journal  de  M.  Gaimard.  ) 


PAGE     17. 

Ce  qu'il  y  avait  de  fondé  dans  les  dispositions  du  marin 
anglais. 

C'est  par  les  trois  journaux  de  la  ville  que  nous  apprîmes 
que  le  capitaine  Dillon  avaitsu,par  des  renseignemens  positifs, 
que  Lapérousc  avait  péri  aux  îles  du  Saint-Esprit,  et  que  la 
Compagnie  des  Indes  de  Calcutta  avait  expédié  un  navire , 
que  commandait  Dillon  ,  pour  recueillir  les  débris  de  cet  il- 
lustre naufrage.  La  Compagnie  anglaise  avait  mis,  comme 
historien  à  bord,  le  docteur  Tytler ,  avec  vingt  mille  francs 
d'appointemens.  De  nombreuses  altercations,  survenues  entre 
lui  et  le  capitaine  ,  le  firent  débarquer  lorsque  le  navire  toucha 
à  Hobart-Town  ,  et  comme  ce  capitaine  parut  avoir  abusé  de 
son  autorité,  il  fut  condamné,  par  un  jugement  que  nousavons 
vu  imprimé,   à   deux   mois  de   prison    et  quarante  louis  d'à- 

Vf 


292  NOTES. 

mende.  Nous  apprîmes  encore  que  le  navire  de  Dillon  ,  après 
avoir  pris  aux  îles  du  Saint-Esprit  des  armes,  une  cloche,  des 
canons,  etc.,  de  Lapérouse ,  avait  été  empêché,  par  le  mau- 
vais temps,  de  rechercher  si  trois  Français,  qu'on  disait 
échappés  au  naufrage,  y  étaient  encore.  Ces  détails  prove- 
naient de  la  Nouvelle-Zélande ,  où  le  capitaine  Dillon  était 
allé  se  ravitailler.  , 

Ces  faits,  plus  positifs  que  tous  ceux  qu'on  s'était  plu  à  faire 
courir  de  temps  en  temps  sur  Lapérouse,  modifièrent  un  peu 
le  plan  de  M.  d'Urville ,  le  déterminèrent  à  ne  point  achever  la 
Nouvelle-Zélande  et  à  se  porter  tout  de  suite  dans  l'Archipel  du 
Saint-Esprit  pour  s'assurer  de  la  vérité  de  ce  qu'on  disait ,  et 
chercher,  s'il  était  possible,  les  trois  vieux  malheureux  Fran- 
çais, qu'un  Lascar-  disait  avoir  vus  il  y  a  quelques  années.  En 
conséquence,  nous  séjournâmes  un  peu  plus  que  nous  ne 
comptions  pour  faire  des  vivres  et  prendre  divers  agrès  dont 
nous  avions  besoin.  Le  temps  de  Noël  nous  retint  aussi  un  peu  ; 
on  sait  que,  pendant  cette  époque,  les  Anglais  cessent  leurs 
travaux  et  se  réjouissent  entre  eux  en  famille.  Presque  tout  le 
bas  peuples'enivre.  Nousreçûmesun  accueil  très-bienveillant  de 
la  part  des  autorités  et  des  personnes  qui  pouvaient  être  utiles 
à  l'expédition.  Toutes  s'empressèrent  de  fournir  au  comman- 
dant les  documens  qui  étaient  en  leur  pouvoir  pour  assurer  le 
succès  de  ses  recherches. 

(Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.  ) 

page    17. 

Car  ceux  du  pays  sont  peu  propres  à  servir  d'orne- 
ment. 

Hobart-Town  est  une  jolie  ville  assise  au  bord  de  la  mer, 
sur  un  terrain  ondulé  qui  dans  plusieurs  positions  permet  d'en 
voir  tout  le  développement.  Elle  a  derrière  elle  des  montagnes 
dominées  par  une  beaucoup  plus  élevée,  souvent  couverte  de 


NOTES. 


293 


nuages,  quelquefois  de  neige,  même  en  été,  et  que  son  som- 
met aplati  a  fait  nommer  la  Table,  par  similitude  avec  cette 
montagne  qui  domine  le  cap  de  Bonne-Espérance.  On  peut 
ajouter  qu'il  en  descend  des  rafales  qui  font  qu'Hobart-Town 
est  comme  placée  à  l'embouchure  d'un  soufflet,  ainsi  qu'on  l'a 
dit  également  de  la  ville  du  Cap.  Les  maisons  ont  la  gentil- 
lesse, la  propreté  et  l'agrément  des  maisons  anglaises.  Elles 
ont  ici,  de  plus  qu'au  Port-Jackson,  l'avantage  d'avoir  des  jar- 
dins; quelques-unes  même  en  ont  de  magnifiques.  Nous  trou- 
vons qu'on  s'est  trop  empressé  de  couper  les  arbres  aux  alen- 
tours, ainsi  que  dans  la  ville  ;  ce  qui  rend  cette  dernière  trop 
nue,  et  donne  aux  collines  avoisinantes  un  aspect  aride  auquel 
ne  contribue  pas  peu  la  couleur  blafarde  de  la  végétation.  Le 
ruisseau  qui  traverse  la  ville  est  presque  à  sec  dans  l'été.  On 
en  économise  infiniment  l'eau  afin  de  servir  aux  besoins  de 
plusieurs  moulins  à  farine.  Les  babitans  disent  que  cette  eau 
est  malsaine.  La  rade  est  vaste,  saine,  et  offre  une  bonne  tenue 
pour  les  vaisseaux  sur  un  fond  de  vase.  On  a  pratiqué  dans  la 
mer  une  longue  et  large  jetée  pour  faciliter  le  débarquement 
des  marchandises  qui  peuvent  immédiatement  être  logées  dans 
de  grands  magasins  construits  à  son  extrémité.  Ces  édifices  de 
première  nécessité  ,  joints  à  l'église,  au  tribunal  et  à  la  maison 
du  gouverneur,  sont  les  seuls  que  présente  Hobarl-Town. 

Les  fermes  sont  très-belles;  et  tel  est  le  goût  qu'apportent 
les  Anglais  dans  leurs  constructions,  qu'elles  paraissent  de 
loin  dans  la  campagne  autant  de  petits  châteaux.  Toutes  les 
productions  d'Europe  peuvent  y  venir,  aussi  ne  manque-t-on 
pas  à  la  ville  d'excellens  vivres  de  toute  espèce.  L'île  est  tra- 
versée par  une  grande  route  qui  fait  communiquer  les  établis- 
semens  qui  donnent  dans  le  détroit  de  Bass,  avec  ceux  de  l'ex- 
trémité Sud.  Une  diligence  facilite  ces  communications.  Après 
Hobart-Town  ,  Launceston  et  Georges-Tovvn  sont  les  villes  les 
plus  considérables.  La  première  paraît  ne  s'occuper  que  de 
commerce,  tandis  que  les  autres,  par  leur  position  intérieure, 
doivent  se  livrer  davantage  à  l'agriculture. 


294  NOTES. 

Les  naturels  ,  assez  peu  nombreux  ,  ont  abandonné  les  bords 
de  la  mer  et  sont  maintenant  refoulés  dans  l'intérieur.  Une 
sorte  de  guerre  à  mort  ,  qu'auront  sans  doute  provoquée  les 
convicts  échappés  ,  est  déclarée  entre  les  Anglais  et  les  na- 
turels ;  guerre  dans  laquelle  ces  derniers  ,  moins  nombreux  , 
succomberont  et  finiront  par  disparaître  tout-à-fait  de  l'île  ;  de 
sorte  qu'il  n'y  en  a  que  très  -peu  qui  aient  pris  part  à  la 
civilisation.  Nous  en  vîmes  un  qui  voulut  même  s'embarquer 
avec  nous,  et  qui  montrait  assez  d'intelligence  sous  la  gros- 
sièreté de  ses  traits  noirs. 

Les  désertions  des  condamnés,  qui  mènent  une  vie  sauvage 
dans  les  forêts,  sont  un  grand  fléau  pour  la  colonie.  Ils  s'as- 
semblent quelquefois  en  assez  grand  nombre  pour  piller  les 
fermes  isolées ,  en  massacrer  les  habitans ,  et  se  livrer  à  toute 
sorte  de  vengeances  avant  qu'on  ait  pu  envoyer  les  troupes 
nécessaires  pour  les  réduire.  Pendant  notre  séjour ,  aux  fêtes 
de  Noël ,  un  riche  négociant  nous  apprit  qu'on  venait  de  dé- 
vaster une  de  ses  habitations.  Cependant,  on  ne  ménage  pas 
ces  malfaiteurs,  déjà  condamnés  en  Angleterre,  puisque  dans 
la  seule  année  1827  ,  il  y  en  eut  environ  cent  cinquante  d'exé- 
cutés. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.') 

La  ville  de  Hobart-Town  est  assise  sur  la  côte  occidentale 
de  la  rivière  Derwent.  Elle  a  beaucoup  de  rapports  avec 
Sydney,  et  peut-être  qu'elle  est  encore  mieux  pourvue  que 
cette  dernière  de  denrées  et  de  vivres  frais,  propres  aux  navi- 
gateurs. Derrière  elle  ,  est  une  assez  haute  montagne,  nommée 
comme  au  cap  de  Bonne-Espérance,  la  Table.  Il  en  descend, 
en  effet,  des  rafales  d'une  violence  extraordinaire  qui  font 
fortement  incliner  les  navires  à  l'ancre  ,  et  qui  enlèvent  de  la 
surface  de  la  mer  des  tourbillons  de  vapeurs  d'eau  semblables 
à  des  tourbillons  de  poussière.  Nulle  part,  nous  n'avions 
encore  vu  ce  phénomène. 

Les  environs  d'Hobart-Town  sont  moins  beaux  que  Tinté- 


NOTES.  295 

rieur,  où   l'on  trouve  quelques  autres  villes  et  de  très-belles 
fermes.  A  notre  arrivée,  il  n'avait  pas  plu  depuis  neuf  mois. 

Les  naturels  sont  en  guerre  avec  les  colons;  mais  ils  sont 
peu   à  craindre  et  relégués  dans  les  montagnes.  Ils  diffèrent, 
étonnamment   des   indigènes    de    la    partie    de   la  Nouvelle- 
Hollande  dont  ils  ne  sont  séparés  que  par  le  détroit  de  Bass. 
(Extrait  du  Journal  de  M.  Gaimard.) 

page  34- 

D'autre  idée  de  distance  que  celle  d'un  retard  habituel 
de  cent  cinq  jours. 

Quoique  les  Anglais  s'enorgueillissent  de  leur  patrie  et  en 
parlent  avec  fierté,  ils  la  quittent  cependant  facilement ,  habi- 
tent long-temps  leurs  colonies,  y  meurent  même  avec  de  très- 
grandes  fortunes.  Ils  ont  cette  différence  avec  nous  qu'ils  ne  s'y 
considèrent  point  en  passant ,  qu'ils  s'y  donnent  toutes  les  com- 
modités, et  qu'ils  y  recherchent  le  même  bien-être  qu'ils  trou- 
veraient dans  leur  pays  natal.  De  là,  pour  ces  colonies,  le 
grand  avantage  d'avoir  des  habitans  qui  ,  loin  de  chercher  ù 
amasser  pour  s'en  aller  le  plus  promptement  possible,  em- 
ploient leurs  capitaux  à  élever  des  fermes,  agrandir  l'agricul- 
ture et  faciliter  le  commerce.  El  il  y  a  beaucoup  de  ces  indi- 
vidus. Bien  entendu  que  je  ne  parle  pas  de  ceux  qui  ,  sous 
l'influence  de  quelque  culpabilité,  sont  condamnés  à  demeurer 
toute  leur  vie  dans  la  colonie.  Qu'on  me  cite  une  colonie  quel- 
conque qui,  après  vingt-cinq  ans  de  fondation,  aurait  compté 
parmi  ses  habitans  un  homme  riche  de  près  de  trois  millions  , 
et  qui  y  passerait  volontairement  ses  jours  ,  comme  M.  Kcmplc 
en  est  un  exemple  à  Hobart-Town.  A-t-on  jamais  vu  ,  même 
des  Français  avec  cinq  ou  six  milles  livres  de  rente,  aller  s'éta- 
blir dans  nos  colonies?  La  plupart  des  fortunes  qui  s'y  sont 
faites  n'appartenaient-elles  pas  à  des  aventuriers  qui  se  sont 
hâtés  d'abandonner  le  pays,   et  de  le  priver  de  l'influence  de 


296  NOTES. 

ces  grands  crédits  si  utile  à  toute  colonie?  Aussi ,  une  colonie 
anglaise  de  ving-cinq  ans  de  date  l'emporte-t-elle  en  tout  et 
pour  tout  sur  une  des  nôtres,  qui  compte  plus  d'un  siècle 
et  demi  d'existence. 

(  Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.  ) 

page  38. 
Puis  nous  continuâmes  notre  route  le  long  du  fleuve. 

Le  5  janvier,  nous  appareillâmes  du  détroit  de  d'Entrecas- 
teaux.  Quel  ne  serait  pas  l'étonnement  de  MM.  de  Rossel ,  La- 
billardière ,  Beautems-Beaupré  ,  tous  de  l'expédition  de  cet 
habile  général ,  si ,  revenant  dans  des  lieux  qu'ils  ont  vus  jadis 
déserts,  arides  et  couverts  de  forêts,  ils  voyaient,  devant  une 
jolie  ville,  de  grands  vaisseaux  à  l'ancre,  une  population  nom- 
breuse, étendue  dans  un  grand  espace;  des  fermes  charmantes 
couvrant  la  campagne;  des  voitures,  des  journaux,  tous  les 
agrémens  de  l'Europe  enfin  transportés  dans  un  lieu  où  ils 
n'eurent  que  des  privations  ^  supporter  dans  l'important  tra- 
vail qu'ils  y  firent!  Cet  étonnement  serait  pour  eux  ce  que 
nous  éprouverions  nous-mêmes ,  si  dans  dix  ans  nous  retour- 
nions au  Port-du-Roi-Georges,  que  nous  avons  vu  désert  et 
que  les  Anglais  viennent  également  de  coloniser.  C'est  peut- 
être  ,  sur  la  Nouvelle-Hollande  ,  le  dernier  point  qui  mérite 
d'être  colonisé  :  il  nous  convenait  très-bien  ,  et  peut-être  que 
trop  de  lenteur  et  d'incertitude  nous  l'ont  fait  perdre. 

Lorsqu'on  a  vu  de  près  ces  beaux  élémens  de  civilisation 
partielle  ,  dans  la  civilisation  générale,  on  ne  peut  s'empêcher 
de  dire  qu'une  puissance  qui,  en  temps  de  guerre,  cherche- 
rait à  les  détruire,  commettrait  un  crime  contre  l'humanité  et 
contre  l'intérêt  de  plus  d'un  peuple. 

(  Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.  ) 


NOTES.  297 

Le  23 ,  je  fais  à  cheval  une  course  très-rapide  à  New-Nor- 
folk  avec  MM.  Guilbert,  Sainson  et  Dudemaine. 

Le  27  ,  j'éprouve  des  coliques  assez  vives  ;  le  28  ,  elles  devien- 
nent intolérables,  et  je  vais  rr/installer  à  terre.  Je  souffris  des 
douleurs  atroces  pendant  quatre  à  cinq  jours  ;  et  je  ne  pourrai 
jamais  reconnaître  les  soins  pleins  de  bienveillance  et  d'amitié 
que  je  reçus,  en  cette  circonstance,  de  l'excellent  docteur 
Scott,  chirurgien  principal  de  la  colonie.  Je  ne  dois  pas  oublier 
non  plus  M.  le  docteur  Jones ,  chirurgien-major  du  4oe  régi- 
ment de  S.  M-  B. 

Dans  l'hôtel  où  j'étais  ,  les  égards  que  l'on  avait  pour  moi 
et  une  table  d'hôte  bien  servie,  hâtèrent  ma  convalescence. 
Depuis  lors,  j'ai  visité  le  nord  de  l'Europe  ,  et  bien  certaine- 
ment je  ne  pourrais  le  croire,  si  je  ne  l'avais  éprouvé  moi- 
même  :  à  Hobart-Town  ,  dans  une  colonie  qui  n'existait  point 
encore  au  commencement  de  ce  siècle,  j'ai  trouvé,  en  1827, 
un  hôtel  infiniment  supérieur,  pour  toutes  les  commodités  de 
la  vie  et  pour  les  attentions  dont  les  voyageurs  sont  l'objet,  aux 
premiers  hôtels  de  Saint-Pétersbourg,  en  1 83 1 .  Dans  cette 
dernière  et  superbe  capitale,  où  il  n'existe  ni  commissionnaires , 
ni  petite  poste,  ni  almanach  des  adresses,  j'ai  été  également 
malade,  et  si  la  mort  était  venue  me  surprendre  pendant  la 
nuit ,  elle  m'eût  constamment  trouvé  seul  et  sans  aucune  espèce 
de  secours. 

Je  dois  peut-être  ajouter  que  l'un  des  convicts  qui  me  ser- 
vaient à  Hobart-Town  me  déroba  quelques  livres  sterlings , 
qui  me  furent  rendues  par  le  maitre  de  la  maison. 

La  promptitude  de  mon  retour  à  la  santé  me  combla  de 
joie  ,  car  j'aurais  été  profondémentaffligé  d'être  forcé  de  quitter 
/' Astrolabe  au  moment  où  elle  allait  se  diriger  vers  cette  île,  si 
vainement  recherchée  depuis  quarante  ans,  où  Lapérouse  avait 
succombé,  et  que,  depuis  dix  ans,  j'appelais  de  tous  mes 
vœux. 

Je  ne  quittai  Hobart-Town,  le  5  janvier  1828,  qu'à  l'ins- 
tant où  l'Astrolabe  tira  le  coup  de  canon  pour  appeler  le  pi- 


298  NOTES. 

lote.    Notre    navire   était  sous   voiles   lorsque  je   le   rejoignis. 
{Extrait  du  Journal  de  M.  Gaimard.  ) 


Le  16 décembre  1827,  à  six  heures  du  soir  environ,  l'As- 
trolabe se  reposait  dans  le  beau  canal  d'Entrecasteaux  des 
violentessecousses  qu'elle  avait  éprouvées  dans  la  mer  Australe. 
Le  lendemain  nous  parcourûmes  les  contours  du  canal  pour 
gagner  l'établissement  anglais  d'Hobart-Town.  Nous  n'attei- 
gnîmes cependant  ce  port  que  le  20  du  mois,  tant  les  rafales 
qui  tombaient  du  haut  des  montagnes  avaient  mis  obstacle  à 
notre  marche. 

La  cérémonie  du  salut  accomplie ,  M.  d'Urville  se  rendit 
à  terre,  et  je  l'accompagnai,  ainsi  que  plusieurs  officiers,  dans 
sa  visite  au  gouverneur.  L'aspect  de  la  ville,  avec  ses  vastes  rues 
et  les  jolis  édifices  qui  commencent  à  remplacer  les  cases  des 
premiers  colons,  nous  offrit  dès  l'abord  un  spectacle  agréa- 
ble. La  maison  du  gouverneur,  élevée  au  milieu  de  jardins 
élégans  dont  les  plantations  paraissent  récentes,  brille  d'une 
propreté  qui  fait  valoir  encore  le  bon  goût  de  sa  construction. 
Nous  fûmes  introduits  dans  un  salon  où  le  gouverneur,  S.  E. 
le  lieutenant-colonel  Arthur  ,  ne  tarda  pas  à  paraître.  Son  ac- 
cueil poli, mais  empreint  de  toute  la  dignité  britannique, mefit 
in  volontairement  jeter  quelques  regards  en  arrière  et  penser  aux 
bons  Hollandais  d'Amboine,  qui  nous  avaient  reçus  comme  de 
vieux  amis  attendus  depuis  long-temps.  Après  avoir  parlé  d'af- 
faires, M.  Arthur  nous  invita  à  nous  rendre  hors  de  la  ville  à 
son  jardin  de  plaisance  où  se  préparait  une  fête  en  l'honneur  du 
jour  de  naissance  de  son  fils  aîné.  Cette  galante  invitation  fut 
acceptée,  et  à  cinq  heures,  le  commandant,  M.  Gaimard  et 
moi ,  nous  remontâmes  en  canot  la  rivière  Derwent  jusqu'à 
une  anse  pittoresque,  où  la  présence  d'un  détachement  de 
troupes  nous  annonça  le  parc  du  gouverneur. 

Nous  fûmes  reçus  par  un  jeune  aide-de-camp  ,    M.  Franck- 
land,  dont  nous  ne  pûmes  assez  admirer,  durant  notre  séjour 


NOTES.  290 

à  Hobart-Town,  la  politesse  ,  les  talens  et  les  excellentes  ma- 
nières. M.  Franckland  nous  présenta  à  madame  Arthur  et  aux 
dames  réunies  en  assez  grand  nombre  sous  une  tente.  Ce  qui 
nous  frappa  d'abord,  ce  fut  de  voir  que  toute  l'assemblée  était 
vêtue  de  légères  étoffes  d'été,  tandis  que  nous,  sous  nos  habits 
de  drap  ,  nous  grelottions  aux  rayons  de  ce  pâle  soleil  austral 
près  de  disparaître  sous  l'horizon.  La  transition  entre  les  cha- 
leurs de  la  zone  torride  et  ces  climats  tempérés  avait  été  trop 
brusque  pour  nous  laisser  le  temps  de  nous  acclimater;  aussi 
faisions-nous  des  vœux  pour  voir  arriver  le  moment  où  le 
dîner  réunirait  les  convives  dans  un  lieu  bien  clos  et  inacces- 
sible à  cette  jolie  brise  d'été ,  qui  semblait  réjouir  ces  dames. 
Notre  désappointement  fut  grand:  au  signal  donné  ,  la  société 
se  rendit,  par  de  longs  détours  à  travers  le  parc,  dans  une 
grande  salle  de  feuillage  fraîche  et  parfumée,  mais  ouverte  à 
tous  les  vents. 

Je  dois  avouer  que  le  festin  me  parut  d'une  longueur  ex- 
cessive, malgré  l'agréable  composition  de  la  société.  La  plu- 
part des  dames  étaient  jeunes  et  jolies;  leur  mise  était  pleine 
de  goût.  Les  toasts  furent  fréquens  et  accompagnés  d'airs 
nationaux  exécutés  par  la  musique  militaire;  enfin,  la  séance 
se  prolongea  assez  pour  que  nous  vissions  que  chacun  désirait 
comme  nous  un  salon  moins  accessible  au  froid.  Les  calèches 
et  les  canots  transportèrent  les  convives  à  la  maison  de  ville 
du  gouverneur,  et  un  bal  termina  la  soirée. 

Pendant  cette  jolie  fête,  le  grand-juge  de  la  colonie  me 
fit  l'honneur  de  m'entretenir  des  nouvelles  les  plus  récentes, 
reçues  par  les  journaux  de  l'Europe.  C'est  de  cette  manière 
que  j'appris  un  événement  qui  avait  jeté  la  consternation  dans 
notre  patrie  ,  et  dont  les  Anglais  eux-mêmes  ne  parlaient 
qu'avec  un  profond  chagrin.  La  mort  du  respectable  duc  de 
La  Rochefoucauld  et  les  odieux  attentats  qui  avaient  accompa- 
gné ses  obsèques  avaient  ému  de  douleur  et  d'indignation 
jusqu'à  cette  colonie  qui  semble  perdue  au  bout  du  monde. 
Je    recueillis  avec    une  bien  douce    émotion  ces  témoignages 


300  NOTES. 

d'estime  pour  des  vertus  que  j'avais  eu   le  bonheur  d'admirer 
de  bien  près. 

Tous  ceux  d'entre  nous  que  le  service  du  bord  ne  réclamait 
pas  absolument  reçurent  la  permission  de  s'établir  en  ville , 
et  la  plupart  en  profitèrent.  Hobart-Town  renferme  plusieurs 
hôtelleries  tenues  avec  décence  ,  et  où  la  dépense  n'est  pas 
aussi  forte  qu'on  pourrait  s'y  attendre  dans  une  colonie 
presque  naissante.  Je  transportai,  ainsi  que  plusieurs  de  nos 
Messieurs  ,  mon  quartier-général  à  Ship-Inn  ,  hôtel  assez 
modeste,  où  les  soins  des  hôtes  venaient  sans  cesse  au-devant 
de  nos  désirs.  Ce  séjour  à  terre  me  permit  de  me  livrer  en- 
tièrement à  mes  occupations;  aussi  mes  excursions  pittores- 
ques furent-elles  fréquentes  dans  un  rayon  de  quatre  à  cinq 
milles  aux  environs  de  la  ville.  A  une  si  petite  distance,  je 
retrouvais  rarement  la  nature  dans  son  abandon  primitif  ;  la 
main  de  l'homme  avait  presque  partout  ouvert  des  routes, 
planté  des  moissons,  élevé  d'élégantes  habitations,  et  le  moin- 
dre courant  d'eau  était  mis  à  profit  pour  faire  tourner  les  mou- 
lins qui  triturent  le  blé  ou  qui  débitent  en  planches  légères  les 
beaux  madriers  d'eucalyptus. 

Curieux  de  visiter  la  ville  à  peine  fondée  d' ' Elisabeth-Town, 
située  à  vingt-deux  milles  d'Hobart-Town  ,  sur  les  bords  du 
Derwent ,  nous  partîmes  un  jour  de  grand  matin.  Un  tilbury 
et  deux  bons  chevaux  de  selle  servaient  à  transporter  le  doc- 
teur Gaimard,  Guilbert ,  Dudemaine  et  moi.  Nous  avançâmes 
d'abord  rapidement  sur  une  route  parfaitement  entretenue, 
unie  comme  l'allée  d'un  jardin ,  et  bordée  tantôt  de  cultures 
et  de  jolies  fermes,  tantôt  de  forêts  où  la  cognée  et  le  feu 
avaient  déjà  pratiqué  de  vastes  clairières. 

A  dix  milles  environ ,  nous  trouvâmes  une  auberge  où  nos 
montures  prirent  quelque  repos.  Ce  point  une  fois  dépassé  , 
nous  côtoyâmes  long-temps  le  fleuve,  dont  la  vaste  et  paisible 
nappe  coulait  à  notre  droite  ,  tandis  qu'à  gauche  nous  étions 
ombragés  par  des  bois  jusqu'alors  respectés  par  les  détriche- 
mens.   Ils  servaient  de   retraite  à  des    milliers  d'oiseaux  dont 


NOTES.  301 

les  cris  variés  animaient  ces  solitudes.  Après  quelques  heures 
de  chemin  à  travers  des  sites  toujours  majestueux  et  sauvages, 
les  champs  bien  cultivés,  une  église,  quelques  maisons  plantées 
cà  et  là  à  de  grandes  distances,  nous  annoncèrent  que  nous 
foulions  le  sol  que  la  ville  d'Elisabeth-Town  doit  couvrir  un 
jour  de  ses  édifices.  Nous  dirigeâmes  notre  course  vers  une 
maison  de  briques  brillante  de  propreté ,  qui  s'élevait  au  mi- 
lieu des  arbres  et  des  barrières  blanches;  là  une  enseigne  nous 
apprit  que  nous  arrivions  au  logis  de  mistress  Bridger,  qui 
tenait  l'hôtel  le  plus  fashionable  de  cette  ville  ,  qui  n'a 
pas  encore  de  rues.  Nous  fûmes  reçus  avec  un  empressement 
tout  aimable,  et  pendant  qu'en  compagnie  des  demoiselles 
Bridger,  nous  admirions  la  maison  ,  les  jardins  qui  descendent 
jusqu'au  fleuve,  et  les  sites  ravissans  des  environs  ,  la  bonne 
hôtesse  s'occupait  de  nous  préparer  un  repas  qui  devait  di- 
gnement couronner  notre  intéressante  excursion. 

En  effet,  lorsqu'une  table  où  la  propreté  du  service  allait 
jusqu'au  luxe  nous  réunit  tous  les  quatre,  nous  fûmes  vérita- 
blement étonnés  que  dans  un  tel  lieu  et  en  si  peu  de  temps, 
on  pût  improviser  un  pareil  festin.  Nous  fîmes  honneur  sur- 
tout à  une  profusion  de  légumes  dont  l'excellent  goût  et  le 
développement  extraordinaire  attestaient  la  fécondité  du  sol 
vierge  qui  les  avait  produits.  Le  soir  approchait  quand  nous 
remontâmes  à  cheval.  Au  moment  de  partir  ,  le  docteur  Gai- 
mard,  qui  se  sentait  fatigué,  manifestait  un  vif  désir  de  passer 
la  nuit  à  Elisabeth-Town;  nous  le  sollicitâmes  tous  de  rentrer 
avec  nous  en  ville,  où  nous  voulions  retourner  le  soir  pour 
ne  pas  inquiéter  les  propriétaires  de  nos  montures.  Le  docteur 
céda  à  nos  avis,  et  malheureusement  il  eut  à  s'en  rep<  ntir. 
La  fatigue  qu'il  éprouva  durant  la  course  de  vingt-deux  milles 
qui  nous  restait  à  faire  détermina  une  maladie  inflamma- 
toire. Pendant  le  reste  de  notre  séjour,  M.  Gaimard  souffrit 
de  vives  douleurs  ,  que  l'assistance  de  toute  la  faculté  colo- 
niale parvint  à  peine  à  calmer. 

Je   visitai  aussi  avec  intérêt  Neiu-Tmcn,  canton  voisin  d'Ho- 


302  NOTES. 

bart-Town  ,  remarquable  par  ses  fermes  magnifiques  et  les  jo- 
lies maisons  de  campagne  qui  bordent  la  rivière.  Les  moissons 
qui  mûrissaient  dans  ces  immenses  vallons  avaient  la  plus 
riche  apparence.  Jamais  la  vue  de  ces  ondes  dorées  que  sou- 
lève le  vent  dans  les  champs  ne  m'avait  paru  si  agréable;  il 
me  semblait  que  ce  spectacle  ,  familier  à  ma  jeunesse,  me 
rapprochait  de  mon  pays,  et  mes  jeux,  depuis  deux  ans  ac- 
coutumés aux  teintes  sombres  et  menaçantes  de  l'Océan  , 
se  reposaient  avec  délices  sur  ces  scènes  de  bonheur  et  de 
paix. 

Le  cinq  janvier,  à  4  heures  du  matin,  l'Astrolabe  était 
sous  voiles  et  quittait  la  belle  colonie  d'Hobart-Town  ,  d'où 
nous  empi  rtions  d'agréables  souvenirs. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  Sainson.  ) 

page  3g. 
Pour  la  mission  que  nous  nous  proposions  de  remplir. 

Une  nouvelle  campagne  semblait  s'ouvrir  pour  nous;  nous 
oubliâmes  et  ce  que  nous  avions  fait  et  tout  ce  qui  nous  était 
survenu ,  pour  ne  plus  penser  qu'à  reconnaître  les  lieux  où 
s'étaient  terminés ,  par  une  dernière  catastrophe  ,  tous  les  mal- 
heurs de  l'expédition  de  Lapérouse.  Aux  détails  circonstanciés 
que  nous  pouvions  obtenir  sur  cette  infortune,  qui  a  fixé  pen- 
dant long-temps  l'attention  de  l'Europe,  nous  espérions  encore 
pouvoir  trouver  et  ramener  quelques-uns  de  nos  compatriotes 
que  l'âge  et  la  misère  auraient  épargnés  et  qu'on  disait  exister 
encore. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy-^ 


NOTES.  303 


PAGE     lOl 


Qu'il  aurait  de  quoi  effrayer  l'imagination  qui  essaie- 
rait de  s'en  former  une  idée. 

Dans  ces  parages ,  nous  observâmes  un  grand  phénomène 
de  la  mer  jaune  produit  par  des  bacillaires,  petits  corps  agglo- 
mérés, presque  microscopiques,  qui  nous  paraissaient  plus 
appartenir  aux  végétaux  que  tenir  des  animaux.  Pendant  tout 
un  jour,  nous  en  traversâmes  des  surfaces  immenses.  Cinq 
jours  après,  en  vue  du  volcan  Mathew ,  par  un  assez  gros 
temps,  nous  en  vîmes  encore,  mais  qui  simulaient  tellement 
des  hauts-fonds,  que,  ne  pouvant  envoyer  une  embarcation 
pour  les  reconnaître  positivement ,  on  fut  obligé ,  dans  le 
doute,  de  s'en  écarter. 

(  Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.  ) 

page   io4- 

Il  est  probable  que  cette  teinte  sale  était  encore  pro- 
duite par  la  présence  d'animalcules  microscopiques. 

M.  d'Urville  tenait  beaucoup  à  reconnaître  l'existence  du 
rocher  Mathew  ,  dont  la  position  sur  les  cartes  était  fort 
douteuse.  C'est  un  rocher  volcanique  d'environ  deux  ou  trois 
milles  de  tour  ,  fendu  et  déchiqueté  dans  tous  les  sens  ,  et  lan- 
çant des  tourbillons  de  fumée  de  presque  tous  ses  points  ,  sans 
(xplosion  ni  apparence  de  flammes.  La  plus  basse  de  ses  divi- 
sions offre  un  effet  très-pittoresque,  en  ce  que  sa  base,  au 
niveau  de  la  mer,  était  entourée  d'une  foule  de  petits  soupi- 
raux lançant  des  spirales  de  fumée ,  dont  la  blancheur  contras- 
tait avec  le  fond  noir  des  laves.  Dans  plusieurs  endroits,  on 
découvrait  de  larges  plaques  de  soufre,  passant  du  jaune  au 
rougeâtre.  Sous  le  vent  de  cette  île,  pendant  plus  d'une  lieue 
et  flans  un   large  espace,  la  mer  avait  une  couleur  vert-clair 


304  NOTES. 

(glauque),  comme  lorsqu'il  y  a  peu  de  fond.  Cependant ,  il  y 
en  avait  beaucoup  dans  ce  lieu-là,  et  aucun  animalcule  ne  con- 
tribuait à  lui  donner  cette  teinte,  que  nous  ne  savons  à  quoi 
rapporter. 

(Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.  ) 

page    i i4- 
Et  depuis  cette  époque  ils  n'ont  plus  voulu  en  nourrir. 

Tikopia,  petite  île  située  par  120  latitude  Sud,  n'a  que  sept 
à  huit  milles  de  tour;  elle  est  élevée,  montueuse  ,  volcani- 
que, etc.,  bien  boisée.  EUe  n'a  point  de  port.  On  l'approche 
d'assez  près.  Sur  le  bord  de  la  mer,  dans  le  S.  E.,  est  un 
étang  d'eau  saumâtre,  peuplé  de  canards  sauvages.  Ses  habi- 
tans  ,  grands  et  robustes ,  sont  au  nombre  d'environ  cinq  cents  , 
ce  qui  est  beaucoup  pour  une  aussi  petite  étendue.  Us  ont 
quatre  grands  chefs  qui  paraissent  égaux  en  pouvoir.  Au 
rapport  des  Anglais,  les  femmes  y  ont  beaucoup  de  retenue. 
Cette  race  appartient  ù  la  Polynésienne ,  comme  celle  des 
Sandwich,  des  Tonga,  etc.  Les  habitans  ne  se  coupent  point 
les  doigts  et  ne  se  distendent  point  outre  mesure  le  lobe  de 
l'oreille.  Ils  sont  gais,  confians,  de  bonne  foi,  ne  paraissent 
point  avoir  d'armes  offensives  ,  et  vont  les  premiers  à  bord  des 
navires.  Ils  aiment  beaucoup  avoir  des  Européens  avec  eux. 
Ils  retenaient  vivement  les  Anglais  qui  les  abandonnaient, 
en  montrant  l'ennui  qu'ils  avaient  de  s'en,  séparer.  Il  était 
curieux  de  leur  voir  faire  ouvertement  de  douces  instances  à 
nos  matelots  pour  les  décider  à  s'en  aller  avec  eux. 

Ces  insulaires  ont  pour  tatouage  plusieurs  barres  transver- 
sales sur  la  poitrine  et  quelquefois  trois  longitudinales  sur  toute 
la  longueur  du  dos.  Ils  portent,  comme  les  Carolins ,  leurs 
cheveux  longs  et  flottans  sur  les  épaules  ;  mais  ils  eh  gâtent 
la  couleur  par  de  la  chaux  qui  les  rend  d'un  roux  désagréable. 
Un  petit  nombre  avait  des  anneaux  d'écaillé  de   tortue  aux 


NOTES.  305 

oreilles  et  dans  la  cloison  du  nez.  Quelques-uns  avaient  la 
lèpre.  Ils  ne  se  nourrissaient  que  de  végétaux.  Il  est  vrai  qu'ils 
ont  détruit  les  cochons  et  les  poules  qui  ravageaient  leurs 
plantations.  Quelques  individus  ,  si  ce  n'est  pas  tous,  adoptent 
un  dieu  qu'ils  prennent  parmi  les  animaux.  C'est  ainsi  qu'une 
murène,  considérée  par  eux  comme  le  dieu  de  la  mer,  faisait 
reculer  un  chef  devant  lequel  elle  était  placée.  Les  personnes 
du  bord,  qui  allèrent  à  terre,  y  furent  reçues  avec  les  céré- 
monies communes  à  toute  cette  race,  quelle  que  soit  la  dis- 
tance qui  sépare  les  îles  les  unes  des  autres. 

(Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.^ 

Accompagnés  du  Prussien  Martin  Bushart  et  du  Tikopien 
Bréatafou,  fils  de  Tafoua  ,  l'un  des  quatre  grands  chefs  ,  MM. 
Guilbert,  Sainson ,  Lesson  et  moi,  nous  fîmes  une  course  inté- 
ressante à  Tikopia  ,  le  10  février  1828. 

Ayant  quitté  l Astrolabe  à  trois  heures  et  demie  du  soir, 
nous  abordions  à  cinq  heures  au  village  de  Laven-ha.  La  ré- 
ception qui  nous  est  faite  est  extrêmement  gracieuse  :  deux 
naturels  viennent  prendre  chacun  de  nous  par  la  main  ,  pour 
nous  conduire  à  terre  au  milieu  de  la  population  de  Laven-ha 
et  auprès  des  deux  chefs  Kaféka  et  Fan-haréré.  On  s'empresse 
autour  de  nous;  on  nous  présente  des  cocos,  des  fruits  à  pain  , 
des  évis,  etc.  Notre  introducteur,  Martin  Bushart,  nous  en- 
gage à  ne  pas  trop  nous  approcher  des  deux  principaux  chefs. 
Un  grand  cercle  est  formé  autour  de  nous;  les  femmes,  dont 
plusieurs  sont  jolies  et  bien  faites,  se  tiennent  à  quelque  dis- 
tance. On  dirait  que  leur  modestie  est  plus  grande  encore  que 
leur  curiosité.  Cependant  la  femme  du  Prussien  ,  moins  fa- 
rouche que  les  autres,  vient  nous  examiner  de  près.  Son  mari 
lui  annonce  qu'elle  l'accompagnera  sur  notre  navire  ;  elle 
verse  quelques  larmes ,  et  bientôt  elle  paraît  tout-à-fait  con- 
solée. 

Après  avoir  fait  quelques  cadeaux  aux  chefs,  nous  parcou- 
rons le  village  ,  dont  les  cabanes  sont  dans  le  genre  de  celles 
tome  v.  2° 


306  NOTES. 

de  Tonga-Tabou,  mais  beaucoup  moins  élégantes.  IN  ous  arri- 
vons par  un  joli  sentier  à  un  lagon  d'eau  saumâtre  ,  nommé 
Déroto,  sur  lequel  nagent  des  canards.  M.  Guilbert,  qui  leur 
fait  la  chasse  en  pirogue,  en  a  tué  cinq  en  fort  peu  d'instans. 
Cette  île,  dont  la  végétation  est  fort  belle,  est  élevée  ,  mon- 
tueuse  et  volcanique.  Elle  n'a  point  de  port:  sa  circonférence 
n'est  guère  que  de  sept  à  huit  milles. 

Elle  est  peuplée  d'environ  cinq  cents  hommes  de  la  belle 
race  jaune  du  Grand-Océan  ,  c'est-à-dire  des  mêmes  indi- 
vidus qu'on  trouve  à  la  Nouvelle-Zélande,  à  Tonga-Tabou , 
aux  îles  Sandwich  ,  etc.  La  bonté,  la  gaîté ,  la  confiance  des 
Tikopiens  nous  rappelaient  les  bons  insulaires  des  îles  Caroli- 
nes.  Comme  ces  derniers,  ils  se  tatouent  la  poitrine  et  le  dos, 
et  comme  eux  encore  ils  portent  les  cheveux  longs  et  flottans 
sur  les  épaules.  Quelques-uns  d'entre  eux ,  imitant  les  hom- 
mes de  la  race  noire ,  mettent  des  anneaux  d'écaillé  de  tortue  à 
leurs  oreilles  et  dans  la  cloison  du  nez.  Ils  sont  grands  ,  forts 
et  bien  constitués  ;  leurs  membres  musculeux  prouvent  bien 
que  la  nourriture  animale  n'est  pas  indispensable  pour  le  dé- 
veloppement des  forces  physiques.  En  effet,  le  régime  des  Tiko- 
piens est  presque  entièrement  végétal ,  car  ils  ont  détruit  les 
cochons  et  les  poules  qui  ravageaient  leurs  plantations.  Les 
femmes  sont,  en  général  ,  assez  jolies;  elles  portent  leurs  en- 
fans  dans  une  natte  derrière  le  dos. 

J'ai  vu  quelques  exemples  de  lèpre. 

La  population  est  répandue  dans  quatre  villages,  qui  sont: 
Laven-ha  ,  Namo ,    Outa  et  Faca. 

Les  quatre  principaux  chefs  ,  dont  l'autorité  est  presque 
égale  ,  sont  cependant  placés  dans  l'ordre  suivant  : 

i°.  Kaféka,  chef  de  Laven-ha;  il  a  sept  enfans  de  deux 
femmes. 

2°.  Tafoua,  chef  de  Namo,  a  huit  enfans  d'une  seule  femme. 

3°.  Fan-haréré  a  quatre  enfans  d'une  seule  femme. 

4°.  Taoumako  a  cinq  enfans  d'une  seule  femme. 

Le  premier  chef  demeure  à  Mapsanga  ,  village  de  Laven-ha. 


NOTES.  307 

Le  second  chef  demeure  à  Arniéra,  village  de  Faéa.  Le  troi- 
sième, à  Lan-ha-téatou ,  village  de  Namo.  Le  quatrième,  à 
Rarou-niou,  près  de  Mapsanga. 

Le  premier  chef,  Kaféka,  a  fait  à  Vanikoro ,  il  y  a  plus  de 
quinze  ans,  un  séjour  de  quinze  mois.  Les  Vanikoriens  ne 
voulurent  point  le  ramener  à  Tikopia;  il  fut  obligé  d'attendre 
que  les  siens  vinssent  le  chercher.  Il  m'a  parlé  de  deux  navires 
naufragés;  mais  il  ignorait  à  quelle  nation  ils  avaient  ap- 
partenu. Kaféka  rapporta  à  Tikopia  des  morceaux  de  fer,  dont 
il  fit  divers  outils.  Il  n'a  vu  aucun  Français  pendant  son  séjour 
à  Vanikoro.  Cette  dernière  observation  ,  faite  par  un  homme 
tout-à-fait  désintéressé,  me  paraît  extrêmement  importante. 

Le  lascar  Joe,  qui  est  à  Tikopia  depuis  treize  ans,  a  visité 
Vanikoro  deux  ans  avant  le  Prussien.  Ily  a  vu  beaucoup  de  piè- 
ces d'or  et  d'argent,  qu'il  nommait  gourdes  jaunes  et  gourdes 
blanches.  Il  a  reçu  plusieurs  blessures  pendant  son  séjour  à 
Vanikoro. 

Il  n'y  a  pas  de  petits  chefs  à  Tikopia. 

Le  grand-prêtre,  nommé  Taoura-doua  ,  est  le  ministre  du 
premier  chef.  Il  a  trois  autres  prêtres  sous  ses  ordres  ;  ces 
derniers  font  les  mêmes  gestes  que  le  grand-prêtre  dans  les  cé- 
rémonies religieuses ,  mais  ils  ne  peuvent  pas  parler. 

Chaque  chef  a  son  dieu;  un  poisson  ,  dont  je  n'ai  pu  con- 
naître le  nom,  est  le  dieu  de  Kaféka.  La  murène  est  le  dieu 
de  Taoumako  ;  c'est ,  d'après  les  Tikopiens  ,  le  dieu  de  la  mer  , 
qu'ils  nomment  Atoua  de  tàî.  Le  dieu  du  ciel  ,  nommé  seule- 
ment Atoua,  est  le  dieu  de  Fan-haréré.  La  roussette  (chauve- 
souris)  est  le  dieu  de  Tafoua  :  on  la  nomme  aussi  Atoua 
tapou. 

Tikopia  renferme  une  maison  consacrée  aux  esprits.  Les 
chefs  offrent  des  fruits  aux  esprits  avec  des  cérémonies  particu- 
lières ;  ils  rapportent  ensuite  ces  fruits  dans  leurs  maisons. 

Avant  de  manger  ,  les  Tikopiens  jettent  par  terre  une  petite 
portion  de  leurs  alimens  ,  qu'ils  offrent  aux  Dieux. 

A  la  mort  d'un  de  leurs  parens  ,  ils  se  déchirent  quelquefois 

20* 


308  NOTES. 

la  peau  jusqu'au  sang.  Les  chefs  sont  enterrés  dans  leurs 
maisons. 

Le  vol,  qui  est  très-fréquent ,  est  puni  par  une  simple  répri- 
mande ,  quelquefois  suffisante  pour  forcer  le  coupable  à  chan- 
ger de  canton.  Atoua,  disent-ils,  punira  les  voleurs  et  les  fera 
mourir. 

Dans  les  cérémonies  religieuses  ,  les  femmes  reçoivent  des 
hommes  leur  nourriture.  Ceux-ci  la  leur  donnent  derrière  le 
dos. 

Il  y  a  dans  l'île  plus  de  femmes  que  d'hommes.  Les  hommes 
aiment  beaucoup  mieux  avoir  des  garçons  que  des  filles.  A  la 
naissance  d'un  garçon,  on  vient  les  féliciter  et  leur  faire  des 
cadeaux.  On  ne  fête  pas  la  naissance  d'une  fille. 

La  pluralité  des  femmes  est  permise:  on  peut  en  avoir  jus- 
qu'à quatre. 

Lorsqu'il  s'agit  d'un  mariage,  l'homme  va  voir  sa  future  le 
soir;  le  lendemain,  la  femme  va  trouver  le  chef  et  lui  dire 
qu'elle  est  contente;  le  chef  consent  au  mariage  ,  et  les  époux 
lui  apportent  un  panier  de  fruits. 

Les  jeunes  Tikopiens  ne  veulent  pas  se  marier  avec  les  veu- 
ves. Les  veufs  du  pays  se  marient  avec  les  jeunes  filles,  tandis 
que  les  étrangers  ne  peuvent  épouser  que  des  veuves.  Le  lascar 
Joe  a  épousé  une  veuve ,  qui  a  de  grands  enfans  de  son  premier 
mari;  il  allait  souvent  chez  cette  femme  qui  lui  demanda  un 
jour  s'il  voulait  se  maiùer  avec  elle;  le  lascar  ne  répondit  ni 
oui  ni  non;  aussitôt  la  veuve  le  barbouilla  de  rouge,  et  le 
mariage  eut  lieu. 

A  Tikopia  ,  les  femmes  sont  fidèles.  Dans  le  cas  extrêmement 
rare  d'infidélité  ,  il  n'existe  pas  de  punition.  Cependant,  si  le 
mari  le  veut ,  il  peut  tuer  sa  femme.  Le  fait-il  quelquefois?  Ja- 
mais, me  répondait-on. 

Les  jeunes  filles  s'abandonnent  quelquefois  ;  celles-là  seule  - 
ment  se  rendent  parfois  coupables  de  la  mort  de  leurs  enfans. 

Le  suicide  est  très-rare  à  Tikopia. 

Les  Tikopiens  n'ont  point  de  guerre  entre  eux  ni  avec  leurs 


NOTES.  309 

voisins.  Si  des  disputes  surviennent  parmi  ces  bons  insulaires  , 
ils  sont  grondés  par  les  chefs,  qui  leur  disent  que  les  esprits 
les  feront  mourir. 

Leur  nourriture  ordinaire  consiste  en  fruits  à  pain  ,  ignames, 
laros,  cocos,  bananes,  évis,  poissons-volans,  etc.  Il  paraît 
qu'ils  préfèrent  le  requin  aux  autres  poissons. 

Les  cocos  appartiennent  à  tout  le  monde:  cependant  les 
chefs  en  ont  la  plus  grande  partie. 

Les  Tikopiens  font  cuire  leurs  alimens  sous  la  cendre  qu'ils 
recouvrent  de  pierres  brûlantes.  Ils  font  un  repas  cuit  par  jour, 
de  quatre  à  cinq  heures  du  soir  ;  le  lendemain  ,  ils  en  mangent 
les  restes  froids  ,  et  tout  le  long  du  jour,  ils  consomment  des 
cocos  et  des  bananes. 

Ils  ne  prennent  point  le  kava  ;  le  prêtre  seul  goûte  cette  li  - 
queur  dans  les  cérémonies  religieuses  :  il  la  répand  sur  la  terre 
en  l'offrant  à  Dieu. 

Un  Tikopien  presque  centenaire  disait  que  notre  navire, 
F  Astrolabe  ,  était  le  huitième  qu'il  avait  vu.  On  ne  voulut  point 
permettre  à  l'équipage  du  premier  de  ces  navires  de  descendre 
à  terre.  Le  second  navire  qui  visita  Tikopia  leur  donna  des 
cercles  de  banques,  dont  ils  firent  des  haches  et  des  couteaux. 
Jusqu'alors,  ils  ne  s'étaient  servis  que  de  pierres.  Les  insulaires 
n'ont  point  eu  de  querelles  avec  les  divers  étrangers  qui  les 
ont  visités.  Le  centenaire  racontait  que,  du  temps  de  son  père  , 
des  pirogues  de  Tonga-Tabou  venaient  leur  faire  du  mal.  On 
conserve  ,  comme  autant  de  trophées  ,  à  Tikopia  ,  dans  la  mai- 
son des  esprits,  quelques  fragmens  des  pirogues  de  Tonga- 
Tabou  ,  dont,  à  cette  époque,  ils  étaient  parvenus  à  s'em- 
parer. 

Le  nombre  ordinaire  des  enfans  dans  chaque  famille  varie 
de  trois  à  huit.  Il  existe  quelques  exemples  de  stérilité  dans  l'un 
et  l'autre  sexe.  Les  accouchemcns  sont  extrêmement  faciles; 
on  ne  connaît  pas  d'exemples  de  femmes  mortes  en  couche. 
Les  avortemens  n'ont  jamais  lieu.  La  durée  de  la  lactation  est 
de  trois  ans. 


310  NOTES. 

La  lèpre  est  à  peu  près  la  seule  maladie  qui  règne  parmi 
eux. 

Il  y  a  un  médecin  à  Tikopia,  dont  l'huile  de  coco  ,  ad- 
ministrée en  frictions,  est  le  remède  universel.  Ce  médecin  se 
nomme  Brinotaou ;  il  a  une  maison  dans  chacun  des  villages 
suivans  :  Outa  ,  Namo  et  Faéa. 

Les  travaux  de  l'homme  et  de  la  femme  consistent  surtout 
à  aller  chercher  des  alimens:  les  femmes  travaillent  plus  que 
les  hommes.  Les  hommes  construisent  les  pirogues.  Le  grand 
charpentier,  Béré-Ciaki,  dirige  tous  les  travaux  de  ce  genre;  il 
réside  à  Namo.  Les  Tikopiens  travaillent  la  terre  avec  des 
instrumens  de  bois.  Ils  se  servent  pour  la  pêche  de  lignes  et  de 
filets. 

Un  homme  qui  n'a  rien  à  manger  peut  aller  dans  le  champ 
d'autrui;  personne  ne  lui  dit  rien. 

Il  y  a  très-peu  de  femmes  publiques;  ce  sont  exclusivement 
des  veuves  ;  et  ce  genre  de  commerce  se  fait  ordinairement 
la  nuit. 

Les  Tikopiens  croient  à  une  vie  future  :  ils  sont  persuadés 
que  toutes  les  âmes  vont  dans  le  ciel.  Je  demandai  à  l'un  d'eux 
s'il  croyait  à  la  punition  des  méchans  et  à  la  récompense  des 
bons.  Il  n'y  a  pas  de  méchans  parmi  nous  ,  me  répondit-il  très- 
naïvement. 

Ils  n'ont  ni  augures  ni  devins.  — Avant  d'enterrer  les  morts, 
ils  ont  soin  de  les  peindre  en  rouge. 

Les  chefs  ne  sont  pas  autrement  tatoués  que  les  hommes  du 
peuple.  Le  tatouage  se  pratique  avec  une  arête  de  poisson  , 
fendue  en  cinq  parties,  qu'ils  frappent  avec  une  longue  ba- 
guette. Deux  espèces  de  tatouage  existent  parmi  eux:  celui  de 
Tikopia  et  celui  de  Rotouma. 

Dans  aucune  circonstance  ,  ils  ne  sont  assez  fous  pour  se 
couper  un  doigt ,  se  casser  une  dent,  etc. 

Ils  se  baignent  très-fréquemment. 

Ils  dansent  quelquefois  toute  la  nuit,  quand  il  fait  clair  de 
lune. 


NOTES.  .311 

Les  colliers,  les  bracelets,  les  pendans  d'oreilles,  sont  les  pa- 
rures ordinaires  des  hommes  et  des  femmes. 

Ils  divisent  l'année  par  lunes. 

Ils  désignent  les  quatre  points  cardinaux  par  les  noms 
suivans  : 

Fagatiou  répond  au  nord. 
Parapou ,  au  sud. 
Ton-ha ,  à  l'est. 
Rahi ,  à  l'ouest. 

Ils  ont  des  manufactures  d'étoffes  de  mûrier-papier. 

Ils  n'ont  point  d'instrumens  de  musique  ;  dans  les  danses  , 
ils  battent  la  mesure  avec  deux  bâtons  dont  ils  frappent  une 
planche  qui  leur  sert  de  tambour. 

A  la  mort  d'un  chef,  c'est  le  fils  qui  succède  :  à  défaut,  c'est 
le  frère.  C'est  encore  le  frère,  si  le  fils  est  trop  jeune. 

Les  naturels,  avant  de  parler  à  leurs  chefs  quand  ils  vont 
leur  demander  quelque  chose,  embrassent  la  terre  devant  eux. 

A  l'époque  du  départ  du  capitaine  Dillon  ,  beaucoup  de 
Tikopiens  furent  pris  d'une  toux  épidémique.  (C'était  peut- 
être  la  grippe .')  Ils  s'imaginèrent  que  le  capitaine  Dillon  leur 
avait  apporté  cette  maladie.  Quinze  à  vingt  jours  après  le  dé- 
part de  ce  dernier,  voici  ce  qu'ils  firent  pour  mettre  un  ternie  à 
cette  affection  :  ils  construisirent  une  petite  pirogue,  la  gar 
nirent  de  bouquets  ;  les  quatre  fils  des  premiers  chefs  la  por- 
tèrent sur  les  épaules  tout  autour  de  l'île.  Toute  la  population 
de  Tikopia  assistait  à  cette  solennité.  Les  uns  frappaient  sur  les 
broussailles  ;  d'autres  jetaient  de  grands  cris.  Revenus  au  lieu 
du  départ,  à  Faéa,  ils  lancèrent  la  pirogue  à  la  mer. 

Cette  cérémonie  a  lieu  lorsque  quelque  épidémie  exerce  ses 
ravages  à  Tikopia. 

Les  Rats  et  les  Roussettes  sont  les  seuls  Mammifères  de 
Tikopia.  Nous  avons  trouvé  ,  dans  cette  île,  des  Colombes, 
des  Perroquets,  des  Canards  et  fort  peu  d'Insectes.  Les  Mol- 
lusques,  plus  nombreux,    nous   ont  offert   des   Néritcs,   des 


312  NOTES. 

Cônes,  des  Buccins,  des  Mitres,  des  Colombelles,  des  Pour- 
pres, des  Fuseaux  ,  des  Strombes,  etc. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  Gaimard.) 

Lorsque  le  commandant  eut  entretenu  quelque  temps  le 
Prussien  Martin  Butchert ,  il  fil  armer  un  canot  pour  le  re- 
conduire à  terre,  et  je  fus  désigné  avec  MM.  Gaimard, 
Guilbert  et  Lesson,  pour  l'y  accompagner.  La  corvette  se  tint 
sous  petites  voiles ,  et  nous  portâmes  sur  le  point  le  plus  rap- 
proché de  la  côte.  Après  plus  d'une  heure  de  traversée  ,  nous 
rencontrâmes  le  banc  de  corail  qui  s'avance  à  une  grande 
distance  dans  la  mer,  et  le  canot  s'y  trouva  arrêté.  Beaucoup 
de  naturels  s'étaient  assemblés  sur  ce  récif  ,  et,  dès  que  nous 
sautâmes  à  l'eau,  chacun  de  nous  se  trouva  environné  et  sou- 
tenu par  trois  ou  quatre  indigènes.  Cette  politesse  empressée 
nous  fatigua  d'abord  ;  mais  nous  en  ressentîmes  bientôt  les 
bons  effets.  Le  corail  était  fort  inégal,  et  les  eaux  cachaient 
çà  et  là  de  grands  trous  qu'il  était  difficile  de  distinguer  à 
travers  les  couleurs  éblouissantes  du  fond.  Malgré  la  précau- 
tion de  nos  guides,  nous  ne  laissâmes  pas  de  tomber  quelque- 
fois avec  eux  dans  ces  pièges  sous-marins ,  et  chacun  s'en 
retirait  avec  de  grands  éclats  de  rire. 

Lorsque  nous  touchâmes  le  sable  delà  plage  ,  ce  fut  au- 
tour de  nous  une  véritable  foule,  curieuse,  empressée,  mais 
dont  tous  les  visages  respiraient  la  joie  et  la  douceur.  C'était 
à  qui  nous  toucherait  la  main  en  signe  de  bienvenue,  à  qui 
surtout  remplacerait  nos  officieux  gardes-du-corps  qui,  mouil- 
lés comme  nous  des  pieds  à  la  tête,  n'avaient  pas  abandonné 
leur  poste  et  nous  soutenaient  toujours  avec  la  même  solli- 
citude ,  bien  que  notre  marche  sur  le  sable  uni  fût  alors  très- 
assurée. 

Au  détour  d'une  roche  immense  qui  s'élève  à  pic  sur  la 
côte  ,  nous  nous  trouvâmes  au  milieu  de  quelques  cases ,  sur 
une  petite  place  de  verdure  autour  de  laquelle  une  riche 
végétation  répandait  un  agréable  ombrage.  Les  chefs  de  l'île, 


NOTES.  313 

rassemblés  en  ce  lieu,  étaient  assis,  les  jambes  croisées,  sur 
de  longues  nattes,  et  la  population  se  tenait  respectueusement 
derrière  eux.  Arrivés  à  quelques  pas  de  ce  vénérable  conseil, 
nous  fûmes  invités  à  nous  asseoir;  nous  obéîmes  aussitôt  et 
formâmes  devant  l'assemblée  un  cercle  dont  Butchert,  en  qua- 
lité d'interprète  ,  occupa  le  milieu.  Le  Prussien  déposa  nos 
présens  aux  pieds  des  chefs  :  c'étaient  des  haches  et  des  étoffes; 
puis  il  entama  un  assez  long  discours  qui  fut  écouté  avec  un 
calme  parfait.  Les  chefs  nous  firent  répondre  qu'ils  souhai- 
taient que  notre  navigation  fut  heureuse  et  qu'ils  nous  re- 
verraient avec  plaisir  si  nous  revenions  à  Tikopia.  Celte  céré- 
monie de  présentation  accomplie,  nous  devînmes  libres  de 
nous  promener  et  nous  nous  levâmes  à  notre  grand  contente- 
ment; car  le  Prussien  s'était  laissé  entraîner  un  peu  loin,  en 
traduisant  notre  courte  harangue. 

Autant  que  nous  le  permit  l'heure  avancée  ,  nous  parcou- 
rûmes les  environs  et  nous  fûmes  ravis  de  la  fraîcheur  et  de 
la  richesse  des  ombrages  à  l'abri  desquels  ces  peuples  paisibles 
ont  bâti  leurs  simples  habitations.  L'île  paraît  être  un  ancien 
cratère  ,  dont  un  des  côtés  se  serait  éboulé  dans  la  mer  ;  c'est 
par  cette  brèche  qu'on  y  aborde.  L'intérieur  du  cratère  est 
couvert  d'une  admirable  végétation  ;  vers  le  milieu  de  l'île , 
un  lac  limpide  et  que  les  naturels  disent  très-profond  oc- 
cupe la  place  où  probablement  bouillonnait  le  volcan.  Nous 
vîmes  dans  cette  course  rapide  très-peu  d'oiseaux,  une  char- 
mante espèce  de  canards  sur  le  lac  ,  et  sur  le  récif  différentes 
variétés  de  poissons  faciles  à  saisir ,  mais  que  les  naturels 
fuyaient  avec  horreur.  Ces  poissons  étaient  des  Dieux,  des 
atouas  qui  piquent  impitoyablement  les  pieds  de  leurs  adora- 
teurs, quand  ils  vont  sous  les  eaux  du  récif  chercher  quelques 
coquillages  pour  leur  nourriture. 

Les  indigènes  qui  nous  escortaient  nous  rappelaient ,  par 
leur  douceur  et  leur  prévenance,  les  mœurs  paisibles  des 
îles  des  Amis.  Nous  étions  étonnés  de  voir  des  hommes  si  bien 
constitués,  d'une  si  haute  taille,  donner  carrière  à  leur  joie  à 


314  NOTES. 

la  manière  des  enfans  ;  ils  la  témoignaient  par  des  rires ,  des 
gambades  et  des  cris  enfantins  ,  et  secouaient  leur  longue  che- 
velure comme  les  jeunes  chevaux  agitent  leur  crinière.  Ils 
cueillaient  des  fleurs  ,  s'en  faisaient  des  guirlandes  et  nous  en 
affublaient  aussi.  Tout  enfin  chez  eux  respirait  l'innocente 
gaîté  d'une  nature  jeune  et  insouciante  ;  en  effet,  le  monde 
est  pour  eux  si  petit  et  la  vie  si  simple,  ils  sont  si  heureux  sur 
le  coin  de  terre  ignoré  qui  suffit  à  leurs  besoins,  que  l'on 
comprend  comment  ils  n'ont  point  encore  les  passions  qui 
désolent  le  reste  du  monde.  Il  faudrait  parmi  eux  bien  peu 
d'Européens  pour  changer  cette  douce  existence. 

La  race  de  Tikopia  est  belle  ;  sa  couleur  est  peu  foncée. 
Les  hommes  sveltes  et  grands  paraissent  agiles  et  dispos  ;  les 
traits  de  leur  visage  sont  généralement  agréables.  On  rencon- 
tre même  parmi  eux  quelques  types  défigures  d'une  beauté 
parfaitement  régulière.  Ils  ont  peu  de  barbe  et  portent  leur 
chevelure  longue  et  pendante  sur  le  dos;  une  ceinture  et  une 
petite  étoffe  composent  tout  leur  vêtement.  Ils  y  ajoutent  , 
pour  se  délivrer  des  insectes,  de  longues  feuilles  de  vacois, 
qui  leur  battent  le  corps  par  leur  élasticité,  et  dans  cet  accou- 
trement ils  ressemblent  assez  à  un  fleuve  de  la  mythologie.  Le 
tatouage  bleu-noir  qui  couvre  leur  poitrine  figure  un  plastron 
du  dessin  le  plus  élégant  ;  sur  le  visage,  ils  se  contentent  d'in- 
ciser quelques  petites  images  de  poissons.  Si  nous  ajoutons 
qu'ils  se  frottent  le  corps  et  les  cheveux  d'une  substance  d'un 
jaune  safran  ,  nous  aurons  esquissé  le  portrait  en  pied  d'un 
indigène  de  Tikopia. 

Les  femmes  sont  plus  blanches  que  les  hommes  ,  si  l'on  en 
juge  par  les  parties  du  corps  où  l'enduit  jaune  a  disparu.  Leur 
taille  est  plus  haute  et  surtout  plus  élancée  que  celle  des  autres 
femmes  de  l'Océanie.  Elles  portent  les  cheveux  ras,  et  leurs 
formes  n'offrent  rien  de  désagréable.  J'ai  remarqué  chez  quel- 
ques-unes un  sein  fort  développé  sans  que  les  contours  en 
fussent  altérés.  Au  reste  ,  il  faut  convenir  que  nous  avons  vu 
peu  de  femmes  dans  notre  courte  exploration  ;  on  peut  aussi 


NOTES.  31ô 

se  permettre  de  penser  que  celles  qui  se  sont  offertes  volon- 
tairement à  nos  regards  avaient,  malgré  toute  l'innocence  pos- 
sible, la  conscience  de  leur  mérite. 

Enfin  ,  nos  amis  nous  reconduisirent  jusqu'au  canot  et  res- 
tèrent long-temps  à  nous  suivre  du  regard.  La  nuit  ne  tarda 
pas  à  tomber,  et  bientôt  nous  ne  vîmes  plus  cette  île  hospita- 
lière. Le  fanal  que  V Astrolabe  avait  hissé  pour  nous  guider 
brillait  seul  au  large  comme  une  petite  étoile  ;  c'était  cepen- 
dant tout  pour  nous  que  cette  bienfaisante  lueur.  Vers  huit 
heures,  nous  atteignîmes  la  corvette  qui  depuis  long-temps 
était  en  panne  pour  nous  attendre. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  Sainson.) 

PAGE    l46- 

Et  il  est  enfin  revenu  à  bord  par  la  passe  de  l'Est. 

Un  canot  bien  armé  fut  envoyé  pour  faire  le  tour  de  l'île  et 
saisir  quelque  indication  sur  le  lieu  du  naufrage  ,  selon  ce  qui 
en  avait  été  rapporté  par  Dillon.  Nous  avions  avec  nous  un 
naturel  pour  guide,  interprété  par  un  Anglais  qui  entendait 
sa  langue.  Nous  naviguions  dans  une  mer  calme  en  dedans 
des  récifs.  Des  naturels  vinrent  au  devant  de  nous  et  échangè- 
rent des  taros,  des  cocos  et  du  fruit  de  l'arbre  à  pain;  mais  ne 
sachant  pas  le  chemin  que  nous  avions  a  faire,  nous  ne  cédâ- 
mes point  aux  instances  de  visiter  leur  village,  qui  se  nomme 
Tanema.  A  la  moitié  du  jour,  nous  étions  dans  le  village  de 
Payou,  qui  toujours  fut  indiqué  comme  un  des  lieux  où  l'un 
des  navires  avait  péri;  nous  ne  pûmes  avoir  aucun  renseigne- 
ment, parce  qu'à  notre  approche  les  habitans  effrayés  prirent 
la  fuite.  Notre  guide ,  un  Tikopien  et  l'Anglais  Hambilton 
furent  les  seuls  qui  allèrent  à  terre  en  se  mettant  à  l'eau.  Ils 
portaient  des  cadeaux  pour  les  chefs.  Ils  ne  trouvèrent  que 
deux  vieilles  gens  qui  apparemment  n'avaient  pas  pu  s'enfuir. 
Il  fallut  continuer  à  contourner   l'île.   Bientôt  après,    nous 


316  NOTES. 

fûmes  joints  par  trois  pirogues  moins  défiantes;  un  des  chefs 
comprit  enfin  ce  qu'on  désirait  avoir,  ets'offrit  de  nous  conduire 
à  un  village  où  nous  trouverions  des  débris  du  naufrage.  Nous 
arrivâmes  à  Nama,  situé  sur  le  bord  de  la  mer,  et  composé 
d'une  douzaine  de  maisons  qu'habitaient  une  cinquantaine 
d'individus  environ.  Ils  vinrent  tous  vers  nous,  sans  armes,  et 
tant  que  le  récif  leur  permit  d'avancer.  Quelque  bonnes  que 
parussent  leurs  intentions  ,  nous  ne  nous  hasardâmes  point  à 
descendre,  nous  avions  appris  à  nos  dépens  à  nous  défier  de 
tous  ces  peuples  en  général.  Plusieurs  vinrent  dans  leurs  piro- 
gues le  long  du  canot,  et  là  commença  un  échange  d'objets 
sauvés  du  naufrage,  qu'ils  allaient  chercher  à  leur  village. 
C'étaient  des  plaques  de  plomb  ,  des  crochets  de  fer,  des  mor- 
ceaux de  cuivre  de  pompe  ,  une  petite  pompe  presque  entière, 
une  poulie,  etc.  ;  tous  objets  rouilles  par  leur  séjour  sous  les 
eaux.  Nous  adressâmes  aux  plus  vieux  des  naturels,  dont  deux 
pouvaient  avoir  au  moins  soixante  ans,  des  questions  sur 
l'époque  où  s'était  perdu  le  navire  qui  avait  fourni  ce  qu'ils 
nous  vendaient;  ils  ne  purent  rien  nous  dire  ,  si  ce  n'est  qu'ils 
indiquaient  constamment  Payou  comme  le  lieu  où  s'était  passée 
la  scène. 

La  nuit  venue,  nous  mouillâmes  sous  une  pointe  qui,  sans 
nous  en  douter,  était  celle  où  se  trouvait  le  village  de  Vanou. 
Le  lendemain  même,  nous  nous  en  éloignions  sans  le  voir. 
Nous  rétrogradâmes  un  peu  et  communiquâmes  avec  les  natu- 
rels qui  échangèrent  quelques  objets  de  métal  du  naufrage. 
Aucune  de  ces  pièces  ne  put  nous  fournir  de  renseignemens 
positifs  sur  le  nom ,  ni  même  la  nation  du  navire  d'où  elles 
provenaient. Nous  allâmes  déjeuner  sur  l'îlot,  appelé  Nanounha , 
et,  quelques  heures  après,  nous  rentrâmes  à  bord  de  la  cor- 
vette. 

(Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.  ) 


NOTES.  31 


PAGE     I72. 


De  ce  moment,  nous  ne  revîmes  plus  les  habitans  de 
Tévai,  dont  aucun  de  nous  ne  regretta  la  société. 

Ce  fut  au  tour  des  habitans  de  Manévé  à  venir  trafiquer  avec 
nous,  ce  qu'ils  s'étaient  interdit  tant  que  nous  demeurâmes 
sur  le  territoire  de  ceux  de  Tévé ,  avec  lesquels  ils  étaient  en 
guerre ,  quoique  à  se  toucher  presque.  Tandis  que  notre  navire 
était  dans  le  plus  étroit  de  la  passe,  ces  deux  villages  furent 
sur  le  point  de  nous  donner  le  spectacle  aussi  curieux  que  peu 
meurtrier  d'un  combat  naval.  Leurs  pirogues  s'approchaient 
de  part  et  d'autre,  sans  que  nous  fussions  pour  elles  un  obsta- 
cle, car  elles  rodaient  autour  de  nous;  les  hommes  qui  les 
montaient  se  défièrent  long-temps  et  par  de  longs  discours, 
en  agitant  leurs  flèches,  mais  sans  en  venir  à  portée  du  trait. 
Ils  paraissaient  avoir  autant  de  peur  d'un  côté  que  de  l'autre  ; 
enfin  ,  après  qu'ils  furent  fatigués  de  crier  ,  ils  se  séparèrent  et 
allèrent  probablement  racontera  leur  village  qu'ils  avaient  été 
vainqueurs;  comme  ceux  de  Tévé,  deux  jours  avant,  nous 
dirent  qu'ils  avaient  tué  dix  habitans  de  Vanikoro  ,  village 
situé  à  l'opposite  du  leur,  sur  la  même  île;  ce  qui  aurait  fait 
le  quart  ou  le  cinquième  de  sa  population.  Bien  entendu 
qu'ils  n'avaient  perdu  personne.  Nous  nous  dîmes  :  C'est  abso- 
lument comme  chez  nous.  Avec  une  perfection  de  plus  seule- 
ment, c'est  que  les  chefs  ont  eu  l'art  de  se  rendre  inviolables 
et  comme  sacrés.  Ces  guerres,  auxquelles  ils  n'assistent  point , 
ne  semblent  pas  trop  les  regarder,  si  ce  n'est  comme  pacifica- 
teurs; ils  les  abandonnent  au  menu  peuple,  seul  chargé  de  se 
faire  tuer.  Pour  en  finir  sur  ce  sujet  qui  se  trouve  commencé  , 
nous  dirons  que  ces  misérables  peuplades  de  cinquante  à  cent 
individus  au  plus,  loin  de  vivre  en  bonne  intelligence  dans  un 
aussi  petit  espace ,  sont  presque  constamment  dans  un  état 
d'hostilité  1rs  unes  envers  les  autres.   Les  limites  de  territoire 


318  NOTES. 

sont  très-bien  fixées;  les  dépasser  dans  certaines  circonstances 
suffirait  pour  déterminer  la  guerre  ,  surtout  lorsqu'il  s'agit  de 
commercer  avec  un  navire.  Les  naturels  vont  toujours  avec 
une  poignée  de  flèches  et  un  arc  à  la  main ,  seules  armes  dont 
ils  paraissent  se  servir  ;  mais  elles  sont  redoutables  par  leur 
force  et  leur  dimension.  Dans  notre  voyage  en  canot  autour  de 
l'île,  nos  guides  ne  descendirent  jamais  qu'armés  et  avec  la 
plus  grande  défiance  ,  incertains  de  la  manière  dont  ils  seraient 
reçus.  Cependant,  malgré  cet  état  d'hostilité,  il  faut  de  gran- 
des raisons  pour  en  venir  à  se  battre  avec  acharnement.  Si  ce 
n'était  ainsi ,  la  population  serait  bientôt  réduite  à  rien. 
{Extrait  du  Journal  de  M.  Quoj.~) 

page   186. 

Et  qu'il  avait  été  occasioné  uniquement  par  les  désa- 
gréraens  et  les  privations  qu'il  avait  essuyés  durant  son 
séjour  chez  les  sauvages. 

On  envoya  la  chaloupe  et  une  autre  embarcation  à  Payou  , 
afin  de  recueillir  le  plus  d'objets  possible.  Elles  revinrent  en 
effet  avec  un  grand  canon  de  fer,  une  grosse  ancre  de  bossoir, 
des  pierriers  de  cuivre  ,  des  saumons  de  plomb  ,  etc.  ,  et  des 
fragmens  d'instrumens  qui  ne  pouvaient  appartenir  qu'à  une 
expédition  scientifique  ,  enfin  de  grandes  preuves  physiques  et 
toutes  les  preuves  morales  que  ces  débris  étaient  ceux  de  l'expé- 
dition de  Lapérouse ,  quoique  sur  aucun  d'eux  il  n'y  eût  le 
mot  France  indiqué  d'une  manière  ou  d'autre.  Les  pierriers , 
parfaitement  conservés ,  sont  bien  évidemment  de  manufacture 
française  ,  et  surtout  la  forme  des  chiffres  qui  indiquent  leur 
poids.  M.  Gaimard  revint  aussi  avec  ces  embarcations.  Il  lui 
avait  pris  envie  d'aller  parmi  les  naturels  avec  l'Anglais  Ham- 
bilton,dans  le  but  d'en  tirer  leplus  de  renseignemens  possibles 
sur  la  manière  dont  le  naufrage  avait  eu  lieu.  M.  Gaimard 
revint  avec  la   fièvre,  chose  toute  naturelle  à  tous  ceux  qui 


NOTES.  319 

couchent  à  terre,  comme  nous  l'apprend  le  capitaine  Dillon. 
Il  n'apprit  autre  chose  qu'à  connaître  des  hommes  turbulens, 
colères  ,  courant  à  leurs  armes  pour  la  inoindre  chose  et  la 
moindre  préférence  que  l'on  donne  à  l'un  d'eux. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.) 

PAGE     2o3. 

Et  qu'ils  traiteraient  en  ennemi  quiconque  tenterait  d'y 
faire  quelque  dégradation. 

M.d'Urvillese  proposait  d'aller  lui-même  faire  un  quatrième 
voyage  ,  afin  de  rechercher,  dans  les  objets  submergés,  s'il  ne 
s'en  trouverait  point  quelques-uns  qui  indiquassent  péremptoi- 
rement qu'ils  avaient  appartenu  à  l'expédition  française.  Une 
semaine  entière  de  pluie  continuelle  empêcha  ce  dessein  ,  et 
les  maladies  qui  commençaient  à  se  montrer  à  bord  le  firent 
tout-à-fait  échouer.  Nous  n'eûmes  plus  qu'à  nous  préparer  à 
partir  le  plus  promptcment  possible  pour  ne  pas  courir  les 
risques  de  ne  pouvoir  appareiller  le  navire  et  traverser  une 
passe  étroite  faute  de  bras. 

Mais  auparavant  rien  ne  fut  négligé  de  la  part  du  comman- 
dant et  de  L'état-major  pour  obtenir  les  renseignemens  les  plus 
complets  sur  le  dernier  malheur  arrivé  à  Lapérouse.  Quelque- 
fois ces  insulaires  marquaient  de  la  défiance  à  nos  questions, 
s'empressaient  de  parler  les  uns  les  autres,  en  paraissant  crain- 
dre quelques  représailles  de  notre  part  pour  une  chose  dont 
ils  étaient  cependant  innocens,  et  dont  les  plus  vieux  seuls 
avaient  été  contemporains.  Les  hommes  faits  rapportaient  ce 
qu'on  leur  avait  dit  ;  quelques-uns  des  plus  âgés  seulement 
se  souvenaient  parfaitement  d'avoir  vu  des  hommes  blancs  en 
petit  nombre,  et  qui  étaient  morts  depuis  long-temps. 

Voici ,  disaient-ils,  ce  qui  avait  eu  lieu  il  y  avait  bien  long- 
temps. Par  un  assez  mauvais  temps ,  deux  navires  s'étaient 
perdus  sur  les  récifs  qui  environnent  l'île;  l'un  corps  et  bien»- 


320  NOTES. 

sur  les  petites  îles  de  sable  qui  sont  devant  le  district  de  Ta- 
néma  ;  l'autre  devant  le  village  de  Payou.  De  ce  dernier  navire , 
il  se  sauva  beaucoup  de  monde.  Les  uns  se  dispersèrent  dans 
les  îles  environnantes;  les  autres,  en  plus  grand  nombre, 
avaient  bâti  un  petit  navire  des  débris  du  grand,  et  auraient 
quitté  l'île.  On  n'en  entendit  plus  parler.  Us  se  seront  pro- 
bablement dirigés  vers  le  détroit  de  Torrès  et  auront  péri 
sur  les  récifs  qui  précèdent  ce  passage.  Soit  que  ceux  qui  de- 
meurèrent dans  l'île  le  firent  volontairement  ou  ne  purent 
être  emmenés,  ils  durent  nécessairement  vivre  bien  peu  de 
temps  sur  un  sol  aussi  malsain. 

D'autres  naturels,  au  contraire,  disent  que  c'est  devant 
Vanou  et  non  à  Tanéma  que  se  perdit  complètement  le  pre- 
mier navire ,  et  ils  accusent  les  habitans  de  ce  village  d'avoir 
tué  le  peu  de  malheureux,  échappés  au  naufrage,  à  mesure 
qu'ils  arrivaient  à  terre".  Cette  version  différente  n'offre  qu'un 
changement  de  scène  ,  sans  rien  détruire  du  principal  fait,  la 
perte  de  deux  navires.  Il  est  possible  que  Dillon  ait  en  son 
pouvoir  des  preuves  irréfragables  que  ces  deux  bàtimensétaient 
ceux  de  Lapérouse;  un  mot  de  plus  de  lui  sur  le  billet  qu'il 
laissa  entre  les  mains  d'un  naturel  du  village  de  Manévé  et 
dans  lequel  il  indiquait  le  nombre  de  canons  qu'il  emportait, 
eût  fait  cesser  nos  doutes  et  nous  eût  empêchés  de  faire  les 
conjectures  que  nous  donnons  ici. 

Sur  la  manière  dont  la  catastrophe  a  dû  avoir  lieu ,  rien  de 
plus  simple  qu'apercevant  une  île  élevée,  qu'ils  ne  suppo- 
saient pas  avoir  des  récifs  si  étendus  au  large  ,  les  deux  navires 
aient  voulu  la  reconnaître  ;  que  le  mauvais  temps  les  ait  surpris 
auprès  des  brisans,  et  que  l'un  d'eux  se  soit  perdu  dessus.  Le 
second  ,  en  prenant  le  large ,  n'aura  cependant  pas  perdu  l'es- 
poir de  sauver  quelques  malheureux  qui  auraient  pu  gagner 
la  terre  sur  des  débris  ,  et  sera  revenu  pour  chercher  un  mouil- 
lage. Apercevant  une  eau  paisible  en-dedans  du  récif,  il  aura 
donné  dans  la  première  coupure  qui  se  présentait  et  se  sera 
échoué  sur  un  des  côtés,  ainsi  que  le  montrent  les  objets  de 


NOTES.  321 

fer  étalés  assez  régulièrement  au  fond  de  l'eau.  On  pourrait 
même  supposer  que  ce  ne  serait  que  les  mauvais  temps  subsé- 
quens  qui  auraient  détruit  le  navire. 

Cependant ,  cette  opinion  ne  serait  pas  la  mienne  dans  toutes 
ces  circonstances.  J'admettrais  plutôt  un  mauvais  temps  pas- 
sager et  les  navires  tombant  à  l'improviste  sur  l'île.  L'un  en 
périssant  indique  le  danger  à  l'autre,  qui,  après  avoir  lutté 
contre  le  vent  pour  s'élever  des  brisans,  n'aura  eu  d'autre 
ressource  que  d'entrer  dans  la  coupure  du  récif  qui  lui  présen- 
tait encore  une  chance  de  salut.  En  effet ,  l'eau  y  est  profonde 
et  l'on  pourrait  y  mouiller  dans  un  temps  calme  ;  mais  ici  le 
vent  maîtrisait  le  navire  qui  fut  jeté  sur  un  des  côtés  de  la 
passe  avant  que  d'avoir  pu  mouiller;  et  puis  il  eût  fallu  avoir 
des  chaînes  pour  tenir  sur  un  fond  madréporique.  Toutefois, 
si  la  mer  venait  briser  jusque-là  et  compromettait  le  na\in.' 
échoué,  une  grande  partie  de  l'équipage  put  se  sauver  pour 
donner  lieu  à  ce  que  nous  racontèrent  les  naturels  sur  la  cons- 
truction d'un  petit  bâtiment.  Par  tout  ce  que  nous  venons  de 
dire,  on  ne  peut  savoir  quel  équipage  survécut  à  l'autre,  et  si 
le  chef  de  l'expédition  n'échappa  à  tant  de  malheurs,  que  poul- 
ies voir  se  prolonger  un  peu  plus  et  finir  misérablement  quel- 
ques mois  plus  tard. 

D'après  toutes  ces  données,  le  commandant  ayant  recueilli 
les  avis  de  l'état-major  sur  ce  que  nous  pensions  des  navires 
naufragés  ,  comme  nous  fûmes  unanimes  sur  ce  que  c'était 
ceux  de  Lapérouse,  il  proposa  d'élever  un  petit  monument  à  la 
mémoire  de  nos  compatriotes  morts  pour  la  science.  L'état  dans 
lequel  nous  nous  trouvions  par  les  maladies  ne  nous  permettant 
pas  d'aller  le  construire  au  village  de  Payou  ,  c'est-à-dire  à  six 
lieues  de  notre  mouillage  ,  il  fut  élevé  sur  un  récif  de  la  rade 
de  Manévé.  Ce  fut  une  pyramide  quadrangulaire  dont  la  base 
était  en  pierre  et  le  sommet  terminé  par  une  boîte  en  bois  de 
même  forme.  Une  plaque  de  plomb  ,  clouée  dans  l'intérieur  , 
indiquait  le  motif.  On  y  joignit  des  monnaies  françaises  et  une 
médaille  de  notre  expédition.  Le  jour  de  son  érection,  un  dé- 

T0.ME    V.  21 


322  NOTES. 

tachement  fit  autour  plusieurs  décharges  de  mousqueterie  pen- 
dant que  la  corvette  saluait  de  vingt-un  coups  de  canon.  Les 
habitans  effrayés  se  retirèrent  dans  leurs  villages  et  s'armèrent 
de  leurs  arcs.  Mais  bientôt  les  deux  principaux  vinrent  à  bord, 
non  sans  avoir  quelques  craintes  qui  furent  promptement  dis- 
sipées. Ils  s'avancèrent  d'un  air  soumis,  prirent  la  main  du 
commandant  qu'ils  flairèrent  en  signe  d'amitié  et  semblaient 
dire  :  Que  voulez-vous  de  nous?  M.  d'Urville  leur  fil  dire 
par  l'interprète  que  ce  petit  édifice  était  en  l'honneur  de  notre 
Dieu  ,  Atoua.  (Jamais  on  ne  put  leur  en  faire  concevoir  le  vrai 
but);  qu'il  le  plaçait  sous  la  sauve-garde  des  chefs  du  village, 
et  que,  s'il  était  détruit,  on  viendrait  les  punir  de  cette  mau- 
vaise action. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.} 

Le  i5  février  1828,  à  neuf  heures  et  demie  du  matin, 
V Astrolabe  naviguant  paisiblement  en  vue  de  Vanikoro  , 
M.  d'Urville  expédia  sur  cette  île  le  grand  canot,  armé  en 
guerre ,  sous  les  ordres  de  MM.  Lottin  et  Paris.  Le  comman- 
dant  me  chargea  spécialement  de  prendre  des  renseignemens 
sur  la  position  précise  de  Vanou,  de  Payou,  et  du  mouillage 
d'Ocili ,  dans  la  baie  de  Tévai ,  où  était  venu  le  navire  du  ca- 
pitaine Dillon.  Il  me  recommanda  également  de  m'informe!' 
du  lieu  du  naufrage  de  Lapérouse  et  de  la  direction  dans  la- 
quelle se  trouvait  l'île  de  Taumako. 

A  midi  et  demi ,  nous  étions  au  milieu  de  l'entrée  de  la  baie. 
Lorsque  nous  eûmes  pénétré  plus  avant,  une  pirogue  vint  vers 
nous,  en  agitant  un  pavillon  blanc.  Nous  répondîmes  de  la 
même  manière  ,  et  bientôt  six  pirogues  ,  chargées  de  cocos ,  de 
bananes,  de  taros ,  etc.,  et  montées  chacune  par  trois  ou 
quatre  hommes  armés  d'arcs  et  de  flèches  ,  vinrent  nous 
îrouver. 

Nous  avions  pour  interprètes  l'Anglais  Hambilton  et  Brini- 
Warou  ,  natif  de  Houvéa,  île  située  près  de  Tonga-Tabou. 
A  peine  la  première  pirogue  nous  a-t-elle  accostés,  qu'un  vieil 


NOTES.  323 

insulaire  ,  dont  la  tête  était  couverte  de  feuillages,  nous  dit 
être  le  chef  de  Vanikoro,  et  se  nommer  Néro.  M.  Lottin  et 
moi  nous  lui  fîmes  présent  de  deux  mouchoirs;  il  en  mit  un 
à  son  cou,  et  l'autre  autour  de  sa  tête.  Nous  lui  donnâmes 
aussi  des  hameçons.,  des  pendans  d'oreilles  et  une  hache  que 
le  commandant  lui  envoyait.  Il  nous  dit  que  le  village  de 
droite,  nommé  Tévai,  était  le  lieu  de  sa  résidence.  Nous  l'en- 
gageons à  venir  dans  notre  canot,  ce  qu'il  fait  sans  difficulté. 

Où  est  Ocili?  lui  demandai-je  aussitôt.  Il  nous  indique  une 
petite  anse  ,  à  notre  gauche. 

Où  a  mouillé  le  capitaine  Dillon?  A  gauche,  dans  ce  même 
endroit,  nommé  Ocili.  Il  ajoute  que  le  second  mouillage  a  eu 
lieu  dans  le  fond  d'une  baie,  à  droite. 

Où  estPajrou?  De  l'autre  côté,  en  nous  montrant  la  mon- 
tagne du  fond,  nommée  Mon-ha-Néfou. 

Où  est  Vanou?  Même  réponse  :  de  l'autre  côté  de  la  mon- 
tagne, sur  la  partie  occidentale  de  l'île. 

Où  est  Taumako?  Il  dirige  sa  main  vers  le  N.  N.  E. 

La  réponse  à  ces  diverses  questions  était  on  ne  plus  satis- 
faisante. Elle  prouvait  que  nous  étions  arrivés  dans  le  vérita- 
ble mouillage  du  capitaine  Dillon. 

Le  vieux  Néro  nous  donne  encore  quelques  renseignemens. 
Il  nous  montre  à  gauche  les  montagnes  de  Miroua  et  de  Néri  ; 
celle-ci  est  la  plus  voisine  de  Mon-ha-Néfou.  La  montagne, 
qui  est  à  droite,  est  désignée  par  lui  sous  le  nom  de  Tan- 
haroa. 

Il  nous  dit  de  plus  qu'autrefois  le  chef  de  Vanou  a  été  tué 
par  les  blancs,  et  que  depuis  lors  on  n'aime  pas  les  blancs 
dans  cette  île  ;  que  Dillon  a  trouvé  des  débris  du  naufrage  à 
Vanou  ;  qu'il  existe  sur  l'île  trois  chefs,  nommés  Boa,  Valié 
et  Oumou. 

L'Anglais  et  Brini-Warou  ayant  demandé  en  riant  au  vieux 
Néro  s'il  y  avait  beaucoup  de  femmes  à  Vdnikoro  ,  celui-ci 
répondit  aussitôt  d'un  air  très-grave  et  presque  fâché  :  Tabou  — 
c'est  défendu. 

21* 


321  NOTES. 

Des  quatre  insulaires  de  Tikopia  qui  se  trouvaient  à  Vani- 
koro ,  il  n'en  reste  plus  qu'un  seul:  les  trois  autres,  nous  dit 
Néro  ,  ont  suivi  le  capitaine  Dillon. 

Le  2.3  février,  à  quatre  heures  et  demie  du  matin,  MM. 
Quoy  ,  Bertrand  ,  Faraguet  et  moi ,  nous  partons  dans  le  grand 
canot,  commandé  par  M.  Gressicn,  pour  aller  visiter  les  villa- 
lages  de  Payou  et  de  Vanou. 

Nous  avons  pour  interprètes  Hambilton  et  l'indigène  d'Ou- 
véa  ,  et  pour  guides  deux  Vanikoriens  qui  nous  ont  été  donnés 
par  Néro,  et  dont  l'un  a  fait  les  cinq  voyages  du  capitaine 
Dillon  sur  le  lieu  du  naufrage. 

Nous  commençons  à  faire  le  tour  de  l'île  par  le  sud.  Nous 
laissons  à  notre  gauche  une  petite  île  de  sable  ,  nommée 
Noungna,  et  plus  loin  une  seconde ,  nommée  Makaloumou. 
C'est  tout  près  de  ces  îles  de  sable  qu'un  navire  s'est  perdu  il 
y  a  long-temps.  Nos  guides  l'ont  entendu  dire,  mais  ne  l'ont 
pas  vu.  La  montagne  pointue,  qui  esta  notre  droite,  se  nomme 
Guéméli.  C'est  la  même  que  l'on  aperçoit  du  mouillage  de 
l'Astrolabe. 

A  huit  heures  moins  un  quart,  nous  sommes  à  l'ouverture 
de  la  baie  de  Naépé,  qu'un  espace  de  terre  assez  étroit  sépare 
de  la  baie  d'Ocili. 

A  neuf  heures,  nous  déjeunons  sur  l'îlot  Makaloumou, 
près  du  village  de  Nécungoulou ,  situé  à  gauche  de  l'entrée 
delà  baie  Naépé.  Nous  voyons  trois  pirogues  montées  cha- 
cune par  trois  ou  quatre  hommes. 

Plus  loin  ,  près  de  la  baie  Saboé  ,  nous  communiquons  avec 
le  chef  Ouaré. 

A  midi  et  demi ,  nous  arrivons  à  Payou.  Pas  un  seul  indi- 
vidu ne  se  montre  sur  la  côte.  L'Anglais  et  les  naturels  des- 
cendent à  terre  ,  où  ils  ne  trouvent  qu'un  vieillard  et  deux 
vieilles  femmes.  Tous  les  habitans  ont  quitté  Payou  à  notre 
approche;  ils  ont  eu  peur,  et  tout  ce  qui  a  pu  marcher  s'est 
sauvé  au  village  de  Nama.  Le  chef  lui-même  a  pris  la  fuite.  Il 
est  vrai  que  nous  avions  été  obligés  de  mettre  en  panne  pour 


NOTES.  325 

disposer  les  fusils  qui  n'étaient  pas   prêts.  Cette  circonstance 
peut  bien  avoir  contribué  à  la  terreur  des  habitans  de  Payou. 

Nos  guides  nous  disent  bien  positivement  qu'un  second 
navire  s'est  perdu  sur  les  récifs  qui  sont  placés  vis-à-vis  le 
village  de  Payou.  Eux-mêmes  ont  conduit  le  capitaine  Dillon 
à  Payou  ,  mais  non  sur  le  récif. 

A  une  heure  et  demie,  nous  quittons  Payou,  village  de  peu 
d'apparence,  qui  ne  présente  qu'un  petit  nombre  de  cabanes. 
La  végétation  y  est  belle  comme  partout  ailleurs;  elle  est  sur- 
tout composée  de  cocotiers  et  de  bananiers. 

Après  avoir  vu  un  lieu  nommé  Ambi  et  doublé  les  pointes 
Itchaou  et  Nedjou  ,  nous  arrivons  à  quatre  heures  trois  quarts 
devant  le  village  de  Nama.  Aussitôt  une  cinquantaine  de  na 
turels  s'avancent  vers  nous.  Nous  nous  tenons  sur  les  avirons. 
Un  vieux  chef  à  barbe  blanche  ,  Naro  ,  nous  dit  avoir  vu  deux 
Français  ,  qui  sont  morts  depuis  très-long-temps. 

Nous  achetons  des  morceaux  de  fer  qui  ont  été  trouvés, 
nous  dit-il,  devant  Payou. 

Voudrait-il  nous  v  conduire  ?  Il  ne  connaît  pas  l'endroit 
bien  exactement. 

Y  a-t-il  dans  tout  ce  monde  quelqu'un  qui  connaisse  le 
lieu  du  naufrage?  Personne. 

Naro  ajoute  que  ces  morceaux  de  fer  n'ont  pas  été  pris  de 
son  temps;  qu'ils  ont  été  trouvés  par  leurs  pères. 

Je  demande  une  seconde  fois  au  vieux  Naro  s'il  a  vu  des 
blancs.  Cette  fois  il  me  répond  qu'il  n'en  a  pas  vu. 

Je  demande  si  le  peuple  de  Vanou  est  bon.  On  me  répond 
qu'il  est  méchant. 

Nous  quittons  Nama  à  six  heures  du  soir,  et  à  sept  heures  un 
quart  nous  venons  mouiller  à  Vanou,  dans  une  petite  crique 
où  nous  passons  la  nuit. 

Le  lendemain  ,  24  février  ,  une  pirogue  vient  vers  nous  avec 
le  chef  Valié.  On  nous  dit  ici  que  les  navires^e  sont  brisés 
sur  Payou. 

Les  environs  de  Vanou  présentent  de  très-jolis  bouquets  de 


326  NOTES. 

cocotiers.  Nous  quittons  le  village  à  six  heures  et  demie,  et 
après  avoir  laissé  à  droite  la  baie  de  Raoulé  et  Kayamo  ,  nous 
allons  relâcher  sur  la  petite  île  de  Nanoun-ha,  où  nous  arri- 
vons à  neuf  heures.  Là,  nous  trouvons  sous  les  arbres,  au  bord 
delà  mer, une  jolieespècenouvelled'Auricule,de  couleurjaune. 

Nous  buvons  avec  plaisir  quelques  verres  d'une  excellente 
bière  que  nous  avions  achetée  à  Van-Diémen. 

A  dix  heures,  nous  quittons  l'île  de  Nanoun-ha  ;  à  onze 
heuresun  quart  nous  entrons  dans  le  canal,  ayant  les  récifs  de 
la  pointe  Manbili  à  quatre  encablures  dans  l'ouest.  Nous  tra- 
versons la  baie  de  Manévai,  laissant  à  notre  droite  l'île  de  ce 
nom ,  et  à  midi  trente-cinq  minutes  nous  étions  de  retour  à 
bord  de  V Astrolabe. 

Nous  sommes  maintenant  certains  que  Vanou  et  Payou  sont 
sur  la  même  île  que  la  baie  d'Ocili.  Ce  ne  sont  point  des  îles 
distinctes,  comme  on  le  croyait  encore  au  départ,  car  le  com- 
mandant dit  à  M.  Gressien  :  Vous  ne  ferez  pas  le  tour  des  îles, 
vous  vous  contenterez  de,  etc. 

Le  25  février,  MM.  d'Urville ,  Guilbert,  Lauvergne  et 
moi  nous  allons  faire  une  visite  au  village  de  Tévai.  Le 
récif  qui  s'avance  au  loin  rend  notre  débarquement  assez 
difficile.  L'aligui  Néro  nous  reçoit  dans  sa  cabane  et  nous 
conduit  dans  la  maison  de  VAloua.  M.  d'Urville  lui  fait  présent 
d'un  collier  blanc.  Néro  se  montre  peu  bienveillant,  et  paraît 
fâché  de  n'avoir  pas  reçu  une  hache  pour  premier  compliment. 
Fort  exigeant  dans  les  marchés  qu'il  propose,  son  attitude, 
celle  de  son  fils  et  de  tout  ce  qui  l'entoure  est  très-incertaine. 
Peut-être  avons-nous  eu  tort  de  venir  sans  armes. 

La  maison  de  l'Atoua,  nommée  balto  Atoua  ,  baïto  tapou , 
a  six  portes.  Elle  a  onze  pas  de  long  sur  neuf  de  large  ,  et  sa 
hauteur  au  milieu  est  de  quinze  pieds  environ.  Elle  est  soute- 
nue par  trois  piliers. 

Nous  quittons  le  village  de  Tévai  où  l'on  compte  une  ving- 
taine de  cabanes,  sans  avoir  obtenu  aucune  provision.  Néro 
nous  a  parlé  du  navire  qui  se  brisa  sur  l'île  de  sable. 


NOTES.  327 

Nous  nous  dirigeons  sur  un  des  villages  de  Manévai.  A 
peine  débarqués  sur  le  récif,  un  grand  nombre  de  naturels 
viennent  au  devant  de  nous  et  nous  reçoivent  d'une  manière 
très-amicale.  Ils  nous  prennent  par  les  mains  et  nous  condui- 
sent vers  le  village. 

Les  principaux  chefs  sont:  Tamanon-hi ,  Kalài ,  Mouoni-hi 
et  Mérugo. 

Quatre  cercles  d'hommes  sont  occupés  à  faire  de  la  pâte 
de  taro  ,  par  la  cuisson  de  celte  racine  sur  un  morceau  de 
bois. 

Le  vieux  Tamanon-hi  nous  offre  du  poisson,  du  taro  et  des 
cocos  ;  il  nous  dit  que  c'est  à  Vanou  que  les  blancs  (papalan-hi) 
ont  été  tués  ;  que  le  capitaine  Dillon  ,  qu'il  nomme  Pita  (  de  son 
nom  de  baptême  Peter},  a  dormi  dans  sa  maison. 

Un  vieillard  de  soixante  à  soixante-dix  ans  dit  avoir  vu  deux 
blancs  provenant  du  naufrage ,  qui  sont  morts  depuis  très- 
long-temps. 

Un  naturel  me  conduit,  sur  ma  demande  ,  à  la  maison  des 
esprits,  où  je  vois  trois  tètes  osseuses,  dont  deux  placées  à 
droite,  nommées  Kaba-outou,  appartiennent  bien  évidemment 
à  la  race  noire  océanienne.  La  troisième  ,  plus  grande ,  placée 
à  gauche,  nommée  Gala,  a  de  plus  belles  dimensions,  et 
pourrait  bien  appartenir  à  la  race  jaune.  Au  milieu  de  ce  tom- 
beau, on  aperçoit  du  taro  ,  de  grands  tritons  et  des  pierres  en- 
foncées verticalement  dans  la  terre. 

Un  peu  plus  loin  que  Manévai  est  un  autre  village  nommé 
Pamaoïif  dont  le  chef  est  une  femme  nommée  Cialc.  Ce  village 
est  composé  de  neuf  maisons;  le  premier  en  contient  une 
quinzaine. 

Ici,  comme  à  Manévai,  est  une  espèce  de  maison  publique, 
auprès  de  laquelle  est  le  lieu  où  l'on  fait  sécher  le  taro  ,  en  le 
suspendant  à  des  traverses  placées  les  unes  au-dessus  des  autres. 
Ce  lieu  est  également  destiné  à  la  danse.  M.  Guilbert  et  moi 
nous  dansons  avec  eux  et  à  leur  manière  pendant  quelques 
instans  ;  ce  qui  paraît  les  amuser  beaucoup ,  car  il  y  a  bientôt 


328  NOTES. 

autour  de  nous  un  cercle  fort  nombreux  d'hommes,  de  femmes 
etd'enfans. 

Nous  achetons  à  Manévai  quelques  régimes  de  bananes. 

Le  26  février  ,  à  trois  heures  et  demie  du  matin  ,  nous 
quittons  la  corvette  pour  faire ,  dans  le  grand  canot,  une  se- 
conde fois  le  tour  de  l'île,  en  dedans  de  la  ceinture  de  brisans 
qui  l'environne.  Cette  expédition  ,  dont  font  partie  MM.  de 
Sainson,  Lesson  ,  Dudemaine  et  moi,  est  commandée  par 
MM.  Jacquinot  et  Lottin. 

Depuis  notre  arrivée  ,  j'étais  vivement  désireux  de  passer 
plusieurs  jours  à  terreau  milieu  des  naturels,  afin  d'obtenir 
d'eux  plus  facilement  des  renseignemens  exacts  sur  la  perte 
des  deux  vaisseaux  de  Lapérouse ,  sur  le  séjour  des  naufragés 
à  Payou,  et  pour  voir,  s'il  était  possible,  les  têtes  de  ces  naufra- 
gés que  l'on  conserve  ,  dit-on,  dans  la  maison  des  esprits. 

M.  d'Urville ,  considérant  l'intérêt  de  la  mission  comme 
bien  supérieur  au  danger  que  pouvait  courir  l'un  de  nous, 
eut  la  bonté  d'approuver  ce  projet.  Il  me  permit  de  me  faire 
déposer  à  Payou  avec  l'Anglais  Hainbilton  ,  qui  connaissait 
assez  bien  la  langue  et  les  moeurs  de  ces  insulaires. 

Avant  notre  départ,  M.  Gressien  eut  la  complaisance  de 
me  donner  une  esquisse  assez  exacte  de  la  carte  des  îles  Vani- 
koro.  Cette  esquisse  devait  me  servir  de  guide  pour  les  courses 
que  je  pourrais  faire,  soit  dans  l'intérieur,  soit  sur  la  côte. 

A  sept  heures  un  quart,  nous  étions  par  le  travers  de  la  baie 
Raoulc  ,  et  à  huit  heures  vingt  minutes  nous  arrivons  à  Vanou. 
Les  femmes  prenneat  la  fuite  à  notre  approche  ,  emportant 
avec  elles  leurs  enfans  et  ce  qu'elles  possèdent  de  plus  précieux. 
Les  hommes  sont  presque  tous  armés  de  leurs  arcs  et  de  leurs 
flèches. 

Je  descends  à  terre.  L'Anglais  Hambilton  et  le  matelot 
Quémener  viennent  avec  moi.  Les  deux  principaux  chefs 
Valié  et  Moa  me  prennent  par  la  main  et  me  conduisent  dans 
la  demeure  de  Valié  ,  où  ils  me  font  asseoir,  en  m'offrant  des 
bananes  et  du  poisson  cuit  enfermé  dans  des  feuilles  d'arbre. 


NOTES.  329 

Je  demande  à  voir  la  maison  des  esprits.  On  m'y  conduit, 
et  je  n'aperçois  aucune  tète  humaine.  Je  m'informe  s'ils  n'ont 
point  de  crânes  de  papalan-hi,  c'est  ainsi  qu'ils  nomment  les 
blancs  ;  et  je  leur  offre  en  échange  des  haches  et  du  drap  rouge. 
Ils  me  disent  qu'ils  n'en  ont  pas;  que  la  mer  possède  les  osse- 
mens  des  hommes  naufragés. 

L'aligui  Valié  me  propose  de  changer  de  nom  avec  lui,  ce 
que  j'accepte.  Il  frappe  alors  sur  sa  poitrine,  en  disant:  Je 
suis  l'aligui  Kaima;  et  en  frappant  sur  la  mienne,  il  ajouta  :Tu 
es  l'aligui  Valié.  Mon  nouvel  ami  me  fait  présent  de  plusieurs 
cocos.  Je  lui  donne  une  hache  ,  ce  qui  le  rend  tout  joyeux.  Je 
lui  propose  de  nous  accompagner  à  Nama.  Il  y  consent  et 
monte  à  bord  de  notre  canot.  Mais,  au  moment  du  départ,  un 
homme  noir,  à  la  mine  renfrognée,  à  l'air  méchant ,  vient  lui 
faire  des  observations,  et  Valié  reste  dans  son  village.  Je  lui 
donne  mon  portrait  lithographie,  dont  j'avais  déjà  donné  plu- 
sieurs exemplaires  à  mes  bons  amis  les  sauvages  de  quelques- 
unes  des  contrées  que  nous  avions  visitées.  Ce  portrait ,  fait  à 
mon  départ  de  France,  par  mon  ami  M.  Feisthamel,  actuelle- 
ment colonel  de  la  garde  municipale  de  Paris,  fixe  singulière- 
ment l'attention  de  Valié.  Il  le  montrait  aux  naturels,  en 
leur  disant  que  ce  portrait  était  le  sien  ,  puisque  nous  avions 
changé  de  nom. 

A  dix  heures  vingt-trois  minutes,  nous  arrivons  à  Nama. 
Je  descends  à  terre  avec  Hambilton  et  Quémener. 

Un  vieux  chef,  nommé  Naro ,  me  dit  avoir  connu  deux 
papalan-hi.  Je  visite  la  maison  des  esprits  ,  où  je  ne  vois  aucune 
tête  humaine. 

Le  village  de  Nama  contient  seize  maisons.  Les  habitans 
ne  paraissent  point  effrayés  à  notre  approche  comme  ceux  de 
Vanou.  Le  vieux  chef  me  donne  les  noms  des  différens  quar- 
tiers de  l'île  ,  en  m'indiquant  leurs  positions  respectives. 

Nous  quittons  Nama  à  onze  heures  quarante  minutes,  après 
avoir  obtenu  un  guide  ,  nommé  Védévéré,  qui,  après  beau- 
coup d'hésitation  ,  nous  a  promis  de  nous  conduire  sur  l'endroit 


330  NOTES. 

même  où  le  naufrage  a  eu  lieu  et  d'où  les  débris  ont  été  retirés. 
Ce  qui  l'a  déterminé ,  c'est  l'offre  qui  lui  a  été  faite  par  M.  Jac- 
quinot,  d'un  beau  morceau  de  drap  rouge  ,  s'il  nous  montre 
au  fond  de  l'eau  quelques-uns  des  débris  du  navire.  Ce  natu- 
rel nous  assure  que  les  fragmens  qu'ils  nous  vendent  ont  été 
retirés  par  leurs  pères. 

A  deux  heures,  nous  arrivons  sur  les  récifs  devant  Payou, 
qui  nous  reste  à  l'est,  à  environ  trois  milles  de  distance. 

A  deux  heures  vingt  minutes,  nous  apercevons  plusieurs 
boulets  de  canon  que  nous  perdons  de  vue,  avant  de  nous  être 
bien  assurés  que  c'était  réellement  des  boulets. 

Enfin,  à  deux  heures  et  demie,  nous  voyons  bien  distinc- 
tement une  ancre  assez  grande,  dont  une  patte  est  cassée.  On 
essaie  en  vain  de  la  retirer.  Comme  une  portion  de  l'arrière 
du  canot  commençait  à  se  briser  ,  on  se  borna  à  mettre  un 
signe  de  reconnaissance  ,  et  à  prendre  les  relèvemens  suivans, 
afin  de  retrouver  facilement  le  lieu  où  gît  l'ancre  que  nous 
venons  de  découvrir. 

La  pointe  de  Nama  nous  reste  au  N.  N.  O. 

La  pointe  de  Païou  ,  à  l'E.  i/4  S.  E. 

Le  village  de  Païou  ,  à  l'E.  ,  à  trois  milles. 

Le  sommet  des  îles  Outoupoua  ,  au  N.  O.  1/2  N. 

Aussitôt  après  ,  on  donne  à  notre  guide  Védévéré  la  récom- 
pense promise  ,  qui  est  une  belle  pièce  de  drap  rouge  ,  et  de 
plus  on  y  ajoute  une  hache,  un  collier  et  une  bouteille. 

A  l'instant  même,  il  était  alors  trois  heures  un  quart,  nous  dé- 
couvrons une  seconde  ancre  ,  du  fer  et  du  plomb,  à  une  lon- 
gueur de  canot  de  la  première  ancre.  En  examinant  attenti- 
vement le  fond  de  l'eau,  nous  voyons,  à  douze  ou  quinze 
pieds  de  profondeur,  des  ancres,  des  canons,  des  boulets,  des 
plaques  de  plomb ,  empâtés  dans  les  coraux.  Leur  gisement 
est  dans  une  espèce  de  coupée  où  se  trouve  interrompue  la 
ligne  des  récifs,  près  de  Payou  et  vis-à-vis  un  lieu  nommé 
Ambi ,  dont  la  distance  est  à  peine  d'un  mille  et  demi. 

La  disposition   des  ancres  et  leur  gisement,  tout  indique 


NOTES.  331 

que  nous  avons  sous  les  yeux  les  débris  d'un  des  navires  de 
Lapérouse.  Ce  spectacle  ,  à  lui  tout  seul ,  est  bien  suffisant  pour 
nous  dédommager  des  fatigues  du  voyage.  C'est  un  bonheur 
dont  nous  ne  perdrons  jamais  le  souvenir.  Pouvoir  contempler 
à  son  aise  ,  après  une  série  d'accidens  divers  ,  les  débris  de  ce 
grand  et  glorieux  désastre,  et  sentir  au  fond  de  son  ame 
qu'on  est  digne  de  cet  honneur  ,  c'est  une  récompense  que 
les  hommes  ne  peuvent  point  décerner,  et  que  fort  heureuse- 
ment il  n'est  pas  en  leur  puissance  de  ravir. 

Le  temps  et  le  vent  ne  permirent  point  à  M.  Jacquinot  de 
me  déposer  sur  Payou  ;  je  lui  demandai  s'il  pourrait  me  dé- 
barquer à  Vanou.  Il  était  pressé  de  s'en  retourner  à  bord  pour 
faire  part  à  M.  d'Urville  de  l'importante  découverte  qui  ve- 
nait d'être  faite  ;  et  d'ailleurs  je  ne  désirais  point  le  retarder. 
C'est  ce  qui  me  détermina  à  rester  à  Nama  ,  où  l'on  fut  obligé 
d'accoster  pour  déposer  notre  guide  Vèdêvéré. 

Je  descends  à  terre  avec  Hambilton  ,  n'ayant  pas  le  temps 
dem'informer  si  l'on  voudra  bien  m'y  recevoir.  Je  descends  à 
Nama,  absolument  comme  je  pourrais  m'arrêtera  Versailles  ou 
à  Saint-Germain.  Et  cependant  je  me  mettais  à  la  disposition 
d'hommes  évidemment  mal  disposés  à  notre  égard,  d'hommes 
noirs,  laids,  méchans  et  jaloux,  dans  une  île  où  j'étais  sûr  de 
ne  trouver  aucun  de  ces  gracieux  dédommagemens  qu'offrent 
les  îles  Sandwich,  les  Carolines,  Taïti ,  et,  en  un  mot, 
tous  les  archipels  habités  par  la  race  jaune.  Le  désir  seul  de 
recueillir  quelques  renseignemens  sur  Lapérouse  m'animait. 
Il  était  si  intéressant  de  connaître  d'une  manière  authentique 
la  fin  d'une  expédition  si  malheureuse  et  si  brillante  ! 

Armé  d'un  fusil  double  à  piston  ,  d'un  pistolet  à  trois  coups 
et  d'un  poignard,  j'avais  des  munitions  suffisantes. 

Pour  donner  des  cadeaux ,  j'avais  une  grande  étoffe  de 
Tonga-Tabou,  des  mouchoirs,  des  épingles,  des  couteaux, 
un  sabre,  une  scie  ,  des  clous,  des  pantins,  des  grenouilles 
sauteuses  et  une  foule  d'autres  petits  objets  pour  les  enfans. 

Pour  provisions,  j'avais   du    pain,  du  vin  de  Bourgogne  , 


332  NOTES; 

de  l'eau-de-vie  (pour  mon  Anglais),  du  sucre,  du  café,  du 
fromage,  une  cafetière  et  une  bougie;  et  de  plus,  de  l'acide 
citrique  cristallisé  ,  un  petit  flacon  d'esprit-de-vin ,  un  autre 
d'ammoniaque  ,  et  a5  grains  de  sulfate  de  quinine. 

Muni  de  tous  ces  objets,  je  vais  avec  Hambilton  au  village 
deNama,  et  sans  cérémonie  je  m'installe  dans  la  cabane  du 
vieux  chef  Naro  ,  qui  m'avait  déjà  fourni  quelques  rensei- 
gnemens.  C'était  le  père  de  Védévéré. 

J'étais  fatigué  et  je  dormis  parfaitement,  tout  habillé,  par 
terre,  au  milieu  d'une  épaisse  fumée  et  dévoré  par  les  mous- 
tiques. Hambilton  voulait  veiller  pendant  que  je  dormais, 
mais  il  finit  par  suivre  mon  exemple  et  se  fier  à  ma  bonne 
étoile.  Il  me  disait,  avant  que  je  fusse  endormi,  que  si  nous 
ne  faisions  pas  la  garde  alternativement,  les  naturels,  certains 
de  l'impunité,  nous  massacreraient  pour  avoir  nos  habits  et 
nos  provisions.  A  la  rigueur,  cela  pouvait  bien  arriver;  mais 
enfin,  lorsqu'on  a  couru  tout  le  jour,  dans  un  pays  brûlant  , 
il  faut  se  reposer  pendant  la  nuit. 

La  cabane  de  Naro  est  assez  grande,  de  forme  ovale;  elle 
est  soutenue  par  deux  grandes  poutres.  Au  milieu,  la  hauteur 
est  de  quinze  à  dix-huit  pieds;  sur  les  côtés  ,  elle  n'est  plus  que 
de  cinq  pieds  et  quelques  pouces.  Toute  la  famille  couche  à 
côté  de  nous;  les  femmes  sont  à  quelque  distance. 

Le  mercredi  27  février,  nous  nous  éveillons  de  bonne  heure. 

Le  vieux  Naro  me  dit  qu'il  est  aligui  de  Tanéma.  Il  me  pro- 
pose d'y  faire  une  course  en  pirogue,  ce  que  j'accepte,  mais 
après  avoir  fait  par  terre  une  visite  à  Vanou. 

L'aligui  Aboïo ,  grand  constructeur  des  pirogues ,  me  dit 
aussi  avoir  vu  deux  papalan-hi. 

Je  m'occupe  activement,  à  recueillir  le  vocabulaire  de  la 
langue  de  Vanikoro.  Je  parviens  même  à  obtenir  une  chanson 
d'amour  que  je  vais  transcrire. 

piétunu  fcluioui  ptétumr, 
Ipckoubi  pténémé  pékoubi. 


NOTES.  333 


piéncmc  fékoout  ptétanbourott, 
J3tfiicmc  frkaout  pirnrmr. 
pickotcl)o  pckoubi  pickotch,o, 
Çirkooc  mokoubi  pirkoor. 
{Hrnrmé  pirkotrhjo  pckoubi, 
JfJtcucmc  makoubt  ptcncmc. 
JJicrinc  pickotrljo  pckoubi, 
pictanbourou  nooubjc  niltnt  motcljcoi. 
JJtcncmc  picboucnc  motrljcot , 
pic'kntfljo  aascgnolc  tcçuioult. 
3coioikora  gouran , 
£agnano,ora  matcljo  matrb,o. 
Jjlijolilr  matrljc  matcljo, 
ïtatrljcri  ïicbaba, 
3g,olilc  agolilc  maté  moto. 
(Duoïnalili  débobo, 
pifiout,  picncmc,  pirkotrko. 


Après  avoir  entièrement  écrit  cette  chanson,  je  la  chante 
au*  habitans  de  JNania  qui  m'entourent.  Leur  surprise  ne  sau- 
rait se  dire.  Il  est  impossible  de  peindre  la  joie  vraiment  fré- 
nétique de  tous  ces  insulaires  qui  se  pressaient  autour  de  moi. 
D'après  les  renseignemens  que  j'ai  obtenus  ,  il  paraît  que  ce 
chant  est  entièrement  relatif  à  l'union  des  sexes,  et  que  cet 
acte,  nommé  piénémé  par  les  Vanikoriens,  y  est  peint  avec  une 
brutale  énergie. 

Le  mot  pic  désigne  les  organes  sexuels  de  la  femme. 

Les  naturels  exécutent  une  danse  de  Tikopia  avec  accom- 
pagnement de  gestes. 

Dans  la  soirée,  d'autres  danses  ont  lieu  près  de  la  cabane  de 
Naro. 

Au  coucher  comme  au  lever  du  soleil  ,  les  femmes  et  les 
jeunes  filles  de  la  maison  d'un  chef  mort  tout  récemment  re- 
nouvellent leurs  pleurs  et  leurs  cris  ,  qu'elles  recommencent 


334  NOTES. 

le  lendemain  de  la  même  manière.  Cette  cérémonie  doit  durer 
huit  jours,  me  dit-on. 

Le  jeudi  28  février,  je  fais  quelques  courses  aux  environs  de 
Nama  ,  que  les  naturels  nomment  Fénoua  léléi ,  Fénoua  laouï: 
la  bonne  terre.  C'est  une  consolante  idée  que  celle-là  :  chaque 
peuple  pense  que  sa  terre  est  la  meilleure  ;  chaque  homme  a 
pour  son  pays  cette  affection  qui  est  bien  propre  à  le  rendre 
heureux. 

Les  naturels  persistent  à  dire  qu'ils  n'ont  pas  de  têtes  de 
papalan-hi  ;  que  les  papalan-hi  sont  morts  à  la  mer  ,  maté  maté 
té  mouna. 

Après  mon  déjeuner,  qui  consiste  en  une  tasse  de  café  à 
l'eau,  que  me  prépare  Hambilton,  je  vais  à  la  petite  rivière  de 
Vaganè,  qui  fournit  de  l'eau  à  Nama.  Je  vois  quelques  plan- 
tations de  bananiers,  de  taros,  et  je  me  repose  à  l'ombre  des 
sagoutiers  et  des  barringtonia. 

Je  m'arrête  et  je  recueille  quelques  notes  au  chantier  où  tra- 
vaillent les  charpentiers.  Les  uns  équarrissent  des  planches , 
les  autres  creusent  des  pirogues.  Leur  travail  n'est  pas  de  lon- 
gue durée;  ou  les  voit  se  reposer  presque  à  chaque  instant.  Le 
chantier  renferme  six  pirogues. 

A  côté  de  la  maison  des  esprits  est  une  petite  cabane ,  dans 
laquelle  un  chef  de  Nama,  nommé  Boun-hi ,  a  été  enterré.  Sa 
tête  est  suspendue  dans  un  panier.  A  peine  suis-je  sorti  de  cette 
case ,  qu'un  des  naturels  va  voir  si  rien  n'a  été  pris  ou  dé- 
rangé. 

Je  vais  faire  une  visite  au  chef  Tan-halaou  à  qui  je  porte  un 
cadeau.  On  me  dit  qu'il  est  absent,  qu'il  est  allé  chercher  des 
met  (fruits  à  pain)  pour  l'aligui  Kaima.  C'est  toujours  ainsi 
qu'on  me  nomme. 

Presque  tous  les  naturels  qui  me  suivent  sont  constamment 
armés  d'arcs  et  de  flèches.  Il  paraît  que  les  habitans  d'un  vil- 
lage sont  toujours  en  méfiance  de  ceux  des  villages  voisins. 

Je  demande  quelques  cocos;  on  m'en  donne  trois  pour  un 
hameçon.  Après  que  Hambilton  et  moi  nousles  avons  mangés 


NOTES.  336 

les  moindres  débris  sont  jetés  à  la  mer  ,  parce  que ,  disent  les 
Vanikoriens,  les  cocos  sont  tabous. 

Le  chef  Tan-halaou  m'apporte  quatre  bananes  ;  il  refuse 
d'abord  un  hameçon  que  je  lui  fais  donner  par  Hambilton  ,  en 
disant  que  ce  qu'il  m'a  offert  est  un  présent  et  non  point  un 
échange. 

Védévéré  me  montre  des  cicatrices  provenant  de  blessures 
faites  par  les  flèches  des  habitans  de  Manéva'i.  Il  est  bien  cons- 
tant que  ces  blessures  ne  sont  pas  toutes  mortelles  ,  comme  les 
insulaires  le  disent  en  affirmant  que  toutes  leurs  flèches  sont 
empoisonnées.  Il  est  vrai  qu'ils  ajoutent  que,  pour  en  guérir,  il 
faut  mâcher  les  feuilles  d'une  plante  grimpante  ,  nommée 
méré,  les  réduire  en  petites  parties  et  les  souffler  sur  les  blessu- 
res. C'est  ce  qui  a  été  fait  pour  Védévéré. 

Je  me  couche  à  neuf  heures  du  soir.  La  nuit  est  assez  bonne  , 
malgré  les  douleurs  de  reins  que  j'éprouve. 

Le  vendredi  29  février  ,  je  me  lève  au  jour.  Je  vais  prendre 
un  bain  dans  la  rivière  Vagané.  Revenu  au  village  ,  je  vois 
les  enfans  jouer  au  cerceau  et  à  la  corde  ;  une  branche  de  bois 
très-flexible  leur  sert  de  corde. 

A  mon  déjeuner,  le  vieux  Naro  et  Védévéré  m'apportent 
des  ibié;  Tan-halaou  va  me  chercher  des  bananes  ;  Pouamiéné 
me  donne  du  poisson  cuit.  Ils  me  traitent  toujours  comme 
chef;  ainsi,  lorsqu'à  leur  repas,  les  chefs  donnent  deux  ba- 
nanes à  chaque  naturel  et  à  Hambilton  ,  ils  ont  l'attention  de 
m'en  offrir  à  moi  un  nombre  double  et  même  triple. 

Je  propose  de  faire  une  visite  à  mon  ami  Valié  ,  à  Vanou. 
Un  assez  bon  nombre  de  guerriers  m'accompagne.  Ils  sont 
tous  armés;  ils  disposent  leurs  flèches  en  éventail  ,  en  ayant 
soin  de  m'indiquer  qu'alors  ils  peuvent  les  tirer  avec  beau- 
coup plus  de  rapidité.  Ils  témoignent  une  grande  considéra- 
tion pour  mon  fusil.  Cette  arme  suffit  à  leurs  yeux  pour  leur 
assurer  la  victoire  en  cas  de  combat.  Nous  allons  faire  une 
visite  amicale;  et  cependant  ils  ont  l'air  de  croire  que  la  guerre 
serait  possible.  Ils  disent  que  les  habitans  de  Vanou  sont  rné- 


336  NOTES. 

chans;  que  ce  sont  eux  qui  ont  tué  les  M  aras ,  les  Français. 

Avant  d'arriver  à  Vanou,  un  naturel  va  nous  annoncer. 
Mes  compagnons  de  voyage  redoublent  de  circonspection. 
Bientôt  Valiè  vient  me  recevoir  très-amicalement.  En  entrant 
dans  Vanou  ,  les  naturels  disent  à  haute  voix  que  je  suis  falié, 
et  que  leur  chef  Valié  est  Kaima.  Les  habitans  de  Nama  qui 
m'accompagnent  disent  à  ceux  de  Vanou  que  j'ai  établi  mon 
domicile  dans  leur  village  :  Té  aligui  Kaima  mohé-mohê  î- 
Hama.  — Le  chef  Gaimard  a  dormi  à  Nama. 

Mon  ami  Valié  me  conduit  chez  lui,  me  donne  des  cocos 
et  d'excellentes  mangues.  Il  fait  offrir  du  bétel  à  mes  guides. 
Les  naturels  paraissent  tout  surpris  de  m'entendre  nommer 
par  leur  nom  les  divers  chefs  de  Vanou  ,  de  Nama  ,  de 
Payou ,  etc. 

Après  nous  être  reposés  pendant  quelques  instans  ,  toujours 
accompagnés  de  mes  guides  et  d'un  nouveau  détachement  que 
me  fournit  Valié  ,  je  me  dirige  vers  la  rivière  Amia,  où  j'ar- 
rive après  une  course  assez  longue  et  par  un  soleil  ardent. 
L'eau  du  bord  de  la  mer,  dans  laquelle  je  marchais,  était 
brûlante. 

La  végétation  qui  entoure  la  rivière  Amia  est  belle  et  bien 
fournie  comme  à  la  Nouvelle-Zélande.  Les  arbres  y  sont  d'une 
rectitude  admirable.  Je  vois  çà  et  là  des  bouquets  de  co- 
cotiers. 

Les  habitans  de  Vanou  ,  comme  ceux  de  Nama  ,  vont 
chercher  leur  eau  dans  de  longs  tubes  de  bambou.  La  dis- 
tance de  Vanou  à  l'aiguade  m'a  paru  être  d'un  mille  et  demi 
environ. 

A  notre  retour,  mes  guides  pressés  soit  par  la  faim  ,  soit  par 
la  crainte,  à  l'exception  de  deux  ,  reviennent  tous  à  Nama 
avant  moi.  Les  deux  chefs  Valié  et  Moa  m'accompagnent  jus- 
qu'à l'aiguade  du  côté  de  Nama. 

J'arrive  au  moment  où  les  femmes,  revenant  de  la  pêche, 
apportent  une  immense  quantité  de  grands  bénitiers  et  de 
grands  troques. 


NOTES.  337 

Je  vois  aujourd'hui,  pour  la  première  fois  ,  à  côté  de  la 
maison  des  esprits,  et  comme  jetées  par  terre  sans  aucun  soin, 
deux  nouvelles  têtes  de  naturels.  Peut-être  les  a-t-on  retirées 
de  la  maison  sacrée,  pour  que  je  ne  les  prisse  pas  pour  des 
têtes  de  papalan-hi ,  attendu  que  je  ne  cesse  de  prendre  des 
informations  relativement  à  ces  dernières  ,  et  de  promettre 
des  haches  et  du  drap  rouge.  On  me  fait  toujours  la  même 
réponse  :  Ciaï  papa-lan-hi  —  pas  de  blancs. 

A  mon  dîner,  des  chefs  m'apportent  du  poisson,  des  troques, 
des  ibiè  (Jnocarpus  edulis},  des  mangues  et  des  cocos. 

Un  peu  avant  la  nuit,  arrive  un  moment  d'alerte  occasioné 
je  ne  sais  par  quoi,  mais  probablement  par  Hambilton  ,  qui 
cherchait  son  couteau  sans  le  trouver.  Peut-être  est-ce  un 
soupçon  qu'il  a  laissé  paraître!...  Il  aurait  eu  tort  en  cela , 
car  jusqu'à  présent  rien  ne  peut  nous  porter  à  concevoir  et  à 
plus  forte  raison  à  exprimer  le  plus  léger  soupçon.  Védévéré 
montrait  Hambilton  de  temps  en  temps  en  parlant  avec  colère. 
Je  lui  ai  dit  quelques  mots  pour  le  calmer  ,  ne  sachant  ce  qui 
l'irritait.  Tous  les  autres  insulaires  me  disaient  tchiaï — ce  n'est 
rien  —  et  ils  ajoutaient  que  Védévéré  n'avait  pas  l'intention  de 
nous  tuer  à  coups  de  flèche. 

Tous  ces  hommes  ont  parlé  long-temps  après  à  haute  voix. 
L'un  d'eux  a  nommé  Valiè.  Est-ce  que  par  hasard  le  nom  de 
mon  ami  de  Vanou  serait  à  leurs  yeux  un  titre  de  considéra- 
tion ou  de  crainte?  Peu  à  peu  tout  s'est  calmé.  Mon  intention 
était  de  faire  aujourd'hui  quelques  cadeaux  à  Naro  ,  à  Védévéré 
et  à  leur  famille;  mais  j'ai  cru  devoir  différer,  ne  voulant 
pas  paraître  céder  à  leurs  cris  et  à  leur  colère. 

J'ai  bien  dormi,  quoique  toujours  fort  durement,  et  malgré 
les  moustiques  et  la  fumée. 

Le  lendemain  Ier  mars,  je  vois  les  femmes  partir  de  très- 
grand  matin  dans  les  pirogues,  soit  pour  aller  pêcher,  soit 
pour  aller  sur  la  côte  cueillir  des  cocos,  des  fruits  à  pain  ,  des 
ignames,  des  taros,  etc. 

Je  fais  quelques  présens  au  vieux   chef,  à  son  fils  et  à  tous 

UIJIB    V.  22 


338 


NOTES. 


les  enfans.  Je  vais  prendre  un  bain,  dans  le  temps  qu'Hambil- 
ton  est  occupé  à  laver  ma  chemise,  la  sienne  et  mon  mouchoir 
de  poche,  avec  le  savon  de  Windsor  dont  j'avais  eu  le  soin  de 
me  munir. 

Vers  les  sept  heures  du  matin  ,  l'aligui  Oumou,  atteint  d'un 
sarcocèle,  arrive  de  Payou  où  il  était  depuis  plusieurs  jours. 
Je  vais  ensuite  prendre  le  frais  au  chantier  où  la  brise  vient  se 
faire  sentir  agréablement.  C'est  là  que  se  rassemblent  les  cu- 
rieux du  pays.  On  y  voit  travailler  les  charpentiers;  on  assiste 
au  départ  et  à  l'arrivée  des  pirogues;  on  a  de  plus  le  eoup- 
d'œil  des  hommes,  des  enfans  et  des  femmes  qui  vont  chercher 
de  l'eau. 

L'aligui  Oumou  me  dit  que  pendant  les  mois  de  février, 
mars  et  avril,  les  vents  sont  variables  et  le  temps  est  fort  beau; 
que,  pendant  les  neuf  autres  mois,  les  vents  sont  au  S.  E.,  à 
l'E.  et  à  l'E.  N.  E.  Cela,  ajoute-t-il,  est  constant. 

Je  vois  plusieurs  vieilles  femmes  qui  se  peignent  le  corps  en 
noir,  comme  pour  se  rendre  encore  plus  horribles. 

Je  recueille  les  noms  de  nombre  depuis  un  jusqu'à  dix,  en 
usage  dans  les  différens  districts  de  Vanikoro.  Cette  île  ,  toute 
petite  qu'elle  est,  présente  le  singulier  phénomène  de  plusieurs 
idiomes  différens. 

Voici  les  noms  de  nombre  : 


VANIKORO 

TANEMA 

TANEANOU 

ï   Tilou 

Kéro 

loimé 

2  Tarou 

Lalou 

Tilou 

3  Télou 

Rarou 

Tévé 

4  Tava 

Rava 

Téva 

5  Téli 

Téri 

Tili 

6  Taouo 

Ro 

Touo 

7  Tembi 

Rorembi 

Timbi 

8  Taoua 

Lembidoua 

Toua 

9  Tanrou 

Touarendi 

Tindi 

io  Kaoulouga 

Indon-Holo 

Ten-Haoulou 

NOTES. 


339 


La  même  différence  se  fait  remarquer  pour  les  noms  ordinai- 
res. En  voici  quelques  exemples  : 


VANIKORO 

TANEMA 

TANÉANOU 

Éventail 

Viré 

Vira 

Viro 

Traverse  du  nez 

Dire 

Dira 

Diro 

Sable 

Outéka 

Ouolo 

Onélé 

Banane 

Poun-ha 

Ounra 

Ounro 

Eau 

Ouïré 

Nira 

Éro 

Arbre  à  pain 

Miououé 

Baloé 

Bali 

Canne  à  sucre 

Tolo 

Rova 

Toa 

Arc 

Oré 

Ora 

Vidjane 

Hameçon 

Na-mataou 

Mamadoou 

Téouka 

Oui 

Io 

Komono 

Téléfo 

Non 

Taïé 

Réïa 

Taé 

Troque  (Coquille 

)  Pouaré 

Ouo-Oura 

Ouenboué 

Porcelaine  tigre 

Vedjeubiliga 

Vadjenbiliga 

Animoui 

Homme 

Lamoka 

Rauouka 

Amoualigo 

Femme 

Vénimé 

Vaninié 

Vignivi 

Coït 

Piénémé 

Tiviéna 

Piindi 

Cbauson 

Tchémako 

Guidi-Mako 

Lémagou 

Mer 

Laouré 

Ourou-Vira 

Virou 

Pirogue 

Naoué 

Goïa 

Kouéré 

Pierre 

Vaka 

Vaka 

Vidjinboko 

Chef 

Téligui 

Taligui 

Téligui 

Cabane 

Mohé 

Malama 

Mohé 

Membre  viril 

Oudjé 

Bivala 

Bidjé 

Testicule 

Boua 

Bouïé-nini 

Bouïa-ini 

Vulve 

Pié 

Pibiéna 

Tembouïavi 

Bon 

Kapai  et  Vakané 

Gonohola  et  Abika  Ouaï  et  Ouaégo 

Mauvais 

Tabéo 

Varé 

Tamoualigo 

Poisson 

Gniéné 

Ané 

Namok-ho 

Flèche 

Abioné 

Pounéné 

Pouéné 

Nez 

N-Hélé 

Nélé 

N-Héléo 

OEil 

Mala 

Maléo 

Mataéo 

Langue 

Méa 

Mia 

Mimiaéo 

Dent 

O  ugné 

Kolé 

Indjé 

22" 


340 


NOTES. 


VANIKORO 

TANEMA 

TANEANOU 

Chemin 

Néné 

Nana 

Anaoko 

Cheveu 

Ouïenbadja 

Valan-batcha 

Vien-batcha 

Barbe 

Oungoumé 

Kolé 

Vingoumia 

Jambe 

Kélé 

Alénini 

Aéléda 

Bras 

Mé 

Ménini 

Maini 

Oreille 

Manbalenhi 

Ragnengo 

Tagnaïni 

Mollet 

Léré-Néguélé 

Anguélanini 

Aéléïni 

Soleil 

Ouoïé 

Ouoïa 

Aévé 

Lune 

Mêlé 

Malo-Oula 

Métélé 

Demain 

Kamébéou 

Namadou 

Niraouagaïou 

Langouti 

Malu 

Malo 

Namalou 

Tête 

Batcha 

Valen- batcha 

Ouan-batcha 

Front 

Nomen-Hané 

Nomeng-Ho 

Noma-Éné 

Épaule 

Outalen  -  Bouïen 
Hané 

-  Bélénana 

Bidja-Éné 

Poitrine 

Bérénen-Hané 

Makiri-Nana 

Vadji-Varoné 

Mamelles 

Uran-Ha 

Noraé 

Éro 

Lait 

Ouïla 

Kalan-Hora 

Ouïla  Éro 

Dos 

Dien-Hané 

Délénana 

Diéné 

Cou 

Louan-Haué 

Troué-Nana 

Ouadja-Ouaéné 

Ventre 

Tchan-Hané 

Tchénana 

.Tcha-Éné 

Ombilic 

Télan-Hané 

Télénana 

Téla-Éné 

Cul 

Vedjéma 

Anguénini 

Outa-Éo 

Arec 

Namoué 

Boia 

Bouaka 

Manger 

Kaouan-Ha 

Navan-Ho 

Lévon-Ho 

Boire 

Kanou-Ouïré 

Nanounira 

Nanouéro 

Pisser 

Kimimi 

Lamamimi 

Lémimitché 

Chier 

Tchéboua 

Liobo 

Nébébé 

Siffler 

Léïabé 

Léïabé 

Léïabé 

"Voir 

Niédi 

Nérouni 

Nianda 

Chemise 

Maloua-Mala 

Malo 

Namalo-Bémala 

Pantalon 

Id. 

Id. 

Ici. 

Homme  blanc 

Alamala 

Pémala 

Labamala 

Venez ,  venez 

Koumé-Tchalo 

Goloma-Goloma     Ouaka-Ouaka-Émo 

Asseyez-vous 

Kabélou 

Guidiro 

Lédé 

Allons 

Kabélé 

Guidilava 

Lélévo. 

NOTES. 


341 


Ces  détails  me  paraissent  suffisans  pour  donner  une  idée 
des  trois  principaux  idiomes  que  l'on  parle  dans  l'île  de  Va- 
nikoro. 

Pour  faire  connaître  la  manière  dont  les  indigènes  de  Vani- 
koro  prononcent  les  mots  français,  je  vais  indiquer  quelques 
noms  tels  que  les  répétaient  Védévéré,  du  village  de  Nama, 
pour  l'idiome  du  district  de  Vanikoro,  et  Papaki ,  de  Mané- 
vai ,  pour  le  district  de  Tanéanou. 


PRONONCIATION 

PRONONCIATION 

FRANÇAIS 

DE  VANIKORO 

DE  TANÉANO 

Corvette 

Korovélé 

Korvé 

Astrolabe 

Tévorame 

Atorame 

D'Urville 

Turvile 

Durvile 

Quoy 

Koi 

Koi 

Gaimard 

Kaima 

Gaima 

Sainson 

Tatchon 

Tcbainson 

Faraguet 

FaLigué 

Falaké 

Jacquinol 

Lukino 

Jakino 

Guilbert 

Guilbé 

Guilbé 

Gaudichaud 

Golicho 

Goditcho 

Freycinet 

Faléciné 

Féciué 

Rose 

Roce 

Roze 

Stéphanie 

Téfani 

Téfani 

Fiance 

Vanhace 

Frantcbe 

Paris 

Pari 

Pari 

Arago 

Arago 

Arago 

Cuvier 

Kuvié 

Tuvié 

Geoffroy 

Tchofoi 

Tchofroi 

Broussais 

Poutchai 

Boussai 

Alibert 

Alibé 

Aliber 

Dupuytren 

Dupuitré 

Dupuitré 

Etienne 

Etiéné 

Étiène 

Jouy 

Étouï 

Échouï 

Guerre 

Kerre 

Guerre 

Napoléon 

Napoléon 

Napoléon 

U2  NOTES. 


Las  Cases 

Lakace 

Lakatche 

Hercule 

Akule 

Erkule 

Amédée 

Amedé 

Aniédé 

Bonafous 

Bonafous 

Bonafoutche 

Malte-Brun 

Mato-Brun 

Mate-Brun 

Ces  noms  sont  les  premiers  qui  se  sont  présentés  à  ma  pen- 
sée lorsque  j'ai  voulu  connaître  la  prononciation  de  la  pre- 
mière peuplade  que  nous  avons  visitée.  Je  possède  ces  noms 
dans  toutes  les  langues  des  divers  pays  que  nous  avons  explorés. 

Le  district  de  Vanikoro  comprend  les  villages  ou  quartiers 
de  Nama,  Vanou ,  Payou,  Raoulé,  Kaïamou ,  Arambou, 
Aben-Ha  ,  etc.  etc. ,  et  la  petite  île  de  Nanoun-Ha. 

Au  district  de  Tanéanou  appartiennent  les  villages  ou  quar- 
tiers deTévai,  Manévai,  Ocili,  Ebao ,  Mambili,  etc.,  etc. 

Je  n'entrerai  dans  aucun  autre  détail  sur  la  langue  de  Vani- 
koro ;  ce  n'est  point  ici  le  lieu.  Je  dirai  seulement  que  les  indi- 
gènes de  cette  île  prononcent  17  ou  IV  indifféremment,  et 
qu'ainsi  ils  disent  Vanikolo  ou  Vanikoro.  Il  m'a  paru  que  la 
première  de  ces  deux  prononciations  est  celle  dont  ils  se  ser- 
vent le  plus  fréquemment.  Souvent  aussi  c'est  un  son  intermé- 
diaire entre  IV  et  l'r,  et  qui  n'existe  point  dans  notre  langue. 

Je  terminerai  en  indiquant  les  points  cardinaux  dans  la 
langue  vanikorienne;  les  voici  : 

Nord  Togolooudou 

Sud  Gamouli 

Est  Tan-Haké 

Ouest  Lagui 

Nord-Esl  Nomiauou 

Nord-Ouest  Palabou 

Sud-Est  Vakadjiou 

Sud-Ouest  Mouloubaïou. 

Le  même  jour,  après  avoir  recueilli  quelques  autres  rensci- 
gnemens  sur  la  langue  d'Outoupoua  et  de  Indéni,  je  fais  par 


NOTES.  343 

terre,  avec  Védévéré  et  Harabilton,  une  promenade  à  Nogam- 
ba,  dans  le  sud  et  sur  la  route  de  Payou.  Là  se  trouve  une 
belle  plantation  de  cocotiers  dont  Védévéré  paraît  être  le  pro- 
priétaire. Il  me  fait  les  honneurs  de  ses  cocos,  que  je  trouve 
excellens;  et,  pendant  que  nous  nous  reposons  sur  le  sable,  il 
amuse  ses  compatriotes,  en  faisant  danser  devant  eux  les  pan- 
tins que  je  lui  ai  donnés. 

A  mon  retour  à  Nama,  je  dîne  d'un  excellent  appétit.  Poua- 
miéné  m'avait  donné  du  poisson,  des  ibiés,  des  cocos,  des  man- 
gues et  des  bananes.  Je  vais  ensuite  prendre  le  frais  au  chan- 
tier, où  les  travailleurs  se  renouvellent  et  où  la  besogne  va  plus 
vite  que  je  ne  pensais.  Le  vieux  chef  Aboïo  me  montre  le  nord 
comme  étant  la  direction  dans  laquelle  se  trouve  l'île  de  Tau- 
inako. 

Les  naturels  viennent  me  dire  que  le  vaisseau  des  papalan-ln 
(f  astrolabe)  est  parti  et  m'a  laissé  sur  leur  île.  Je  leur  réponds 
que  je  deviendrai  aligui  de  Vanikoro,  et  que  je  prendrai  une 
femme  chez  eux,  ce  qui  les  fait  beaucoup  rire. 

Je  réunis  autour  de  moi  les  vieillards  de  Nama.  Us  s'accor- 
dent à  dire  que  les  deux  navires  français,  dont  le  naufrage  re- 
monte à  une  quarantaine  d'années,  se  sont  perdus,  l'un  vis-à- 
vis  Payou,  et  l'autre  auprès  des  îles  Makaloumou  et  Noungna. 
Des  vieillards  que  je  suppose  âgés  de  soixante  ans  me  montrent 
des  jeunes  gens  de  vingt  ans,  en  me  disant  qu'ils  avaient  l'âge 
de  ces  derniers  lorsque  le  naufrage  eut  lieu.  Parmi  ces  vieil- 
lards, les  uns  disent  que  tous  les  Français  ont  péri  dans  le 
naufrage;  d'autres  prétendent  que  quelques  Français  sont  par- 
venus à  se  sauver,  et  qu'ils  sont  morts  à  Vanikoro  ,  après  plu- 
sieurs années  de  séjour  dans  cette  île.  Il  en  est  enfin  qui  as- 
surent que  les  Français  construisirent  une  pirogue  des  débris 
de  la  grande  et  qu'ils  quittèrent  Vanikoro.  Il  est  vraiment 
difficile  de  déterminer,  parmi  ces  différentes  narrations,  quelle 
est  celle  qui  mérite  le  plus  de  confiance.  Un  point  sur  lequel 
on  paraît  s'accorder  à  Nama  ,  c'est  la  méchanceté  des  habitans 
de  Van ou. 


3i4  NOTES. 

A  mon  repas  du  soir,  Okéa  m'apporte  un  poisson  cuit, 
Avobi  me  donne  un  coco  ,  Lavakï  un  fruit  à  pain  ,  tandis  que 
Maro  ,  Védévéré  et  Panogo  me  font  présent  d'une  bonne  pro- 
vision d'ibié. 

Plus  tard,  des  danses  ont  lieu  à  côté  de  la  cabane  que  j'ha- 
bite, entre  la  maison  des  esprits  et  le  petit  chantier.  Je  prends 
une  part  active  à  ces  danses,  à  la  grande  satisfaction  de  tous 
les  naturels. 

Le  dimanche  2  mars,  je  vais  de  bonne  heure  prendre  un 
bain  à  la  petite  rivière  de  Vagané.  Au  point  du  jour,  mes 
voisines  les  pleureuses  ont  continué  leur  manège  comme  les 
jours  précédens.  Elles  se  lamentent  beaucoup  pendant  une 
demi-heure,  après  quoi  elles  reprennent  leur  gaieté  habituelle. 

Je  reviens  déjeuner  et  prendre  le  café.  L'aligui  Maïo  m'ap- 
porte deux  bananes;  Védévéré  me  donne  un  bambou  plein 
de  petits  poissons  cuits.  Ce  sont  les  femmes  qui ,  à  l'aide  de 
filets,  vont  prendre  ces  poissons  sur  les  récifs.  Je  fais  un  excel- 
lent déjeuner. 

Seize  naturels  sont  occupés  à  élever,  dans  la  maison  des 
esprits,  la  couverture  d'une  cabane  voisine  consacrée,  à  ce  que 
j'ai  cru  comprendre  ,  à  l'Atoua  de  Tikopia  ,  qu'ils  nomment 
ici  Tchikopia.  Ces  hommes  croient  que  les  habitans  des 
îles  Tonga  sont  anthropophages.  Je  leur  dis  que  non  ;  que 
j'ai  couché  au  milieu  d'eux  et  qu'ils  ne  m'ont  fait  aucun  mal. 
Ils  ajoutent  que  les  insulaires  d' Indéni  (  Santa-Cruz)  sont 
méchans;  qu'ils  tirent  leurs  flèches  sur  les  hommes,  et  que  je 
dois  me  défier  d'eux.  Je  leur  réponds  que  chaque  canon  de  mon 
fusil  peut  tuer  dix  hommes  de  très-loin.  Dans  la  position  où 
je  me  trouvais  ,  j'étais  bien  aise,  on  le  conçoit  facilement,  de 
ne  pas  affaiblir  la  haute  idée  qu'ils  ont  de  nos  armes  à  feu. 

Je  venais  de  dire  que  je  voulais  aller  à  Payou  avec  l'aligui 
Oumou.  Bientôt  après,  Naro  vient  me  proposer  d'aller  avec 
lui  à  Tanéma,  ce  que  j'accepte  d'autant  plus  volontiers,  que 
nous  ne  connaissons  point  ce  lieu,  qu'il  a  une  langue  particu- 
lière, et  que  de  là  j'irai  visiter  Payou. 


NOTES.  345 

Mais  au  même  instant,  Védévéré  s'emporte  et  se  met  dans 
une  fureur  bien  plus  grande  que  la  première  fois  ;  il  me  fait 
signe  de  quitter  sa  cabane  au  plus  vite ,  de  reprendre  mon 
étoffe  de  Tonga  et  de  la  porter  ailleurs.  Son  humilité  habi- 
tuelle fait  place  à  la  hauteur  la  plus  insultante.  Il  chavire  avec 
violence  la  pirogue  au  taro  et  prend  ses  flèches.  D'autres 
hommes  prennent  les  leurs,  en  me  disant  cependant  de  ne 
rien  craindre.  Un  mouvement  extraordinaire  a  lieu  autour 
de  moi. 

Ignorant  entièrement  la  cause  de  ce  tumulte,  de  ces  cris, 
et  de  la  fureur  subite  de  Védévéré,  je  reste  tranquillement 
armé  de  mon  fusil ,  prêta  défendre  vigoureusemement  mon 
existence  ,  si  on  vient  m'attaquer.  Je  ne  me  dissimule  point  la 
gravité  de  ma  position  et  l'inutilité  de  ma  défense  ;  mais  en 
prenant  la  résolution  de  passer  plusieurs  jours  au  milieu  de 
ces  insulaires,  dont  je  connaissais  le  caractère  méchant  et  per- 
fide ,  cet  accident,  que  j'avais  considéré  comme  probable, 
était  loin  de  me  surprendre  et  de  m'émouvoir  trop  vivement. 

Peut-être  que,  sans  le  vouloir,  Hambilton  ou  moi,  nous 
avons  fait  quelque  chose  qui  a  déplu  à  nos  insulaires  ou  qui  les 
a  outragés  dans  leurs  idées  religieuses.  Il  m'est  permis  de  le 
redouter  d'après  ce  qui  m'est  arrivé  tout  récemment  dans  mon 
excursion  zoologique  sur  l'île  deTikopia.  Ayant  tué,  sur  le  bord 
de  la  mer,  une  murène  assez  grande,  je  vis  une  terreur  profonde 
se  peindre  aussitôt  sur  la  physionomie  des  Tikopiens  qui  m'en- 
touraient. J'ignorais  alors  que  la  murène  était  une  de  leurs 
principales  divinités.  Heureusement  que  le  peuple  de  Tikopia 
est  très-bon.  Si  un  pareil  événement  avait  eu  lieu  à  Vanikoro, 
le  résultat  n'en  aurait  pas  été  sans  doute  aussi  favorable. 

J'attendais  le  dénouement  de  cette  étrange  scène  ,  lors- 
qu'un naturel  m'apporte  un  mouchoir  blanc  de  batiste  , 
que  j'avais  perdu  la  veille ,  en  dansant  avec  les  habitans  de 
Nama.  Je  dis  aux  hommes  qui  m'entourent  que  je  l'avais 
laissé  tombera  la  danse  du  soir,  tchémago  ;  ils  répètent  tous: 
Tchémago ,  tchémago,  et  ils  comprennent  parfaitement  l'ex- 


346  NOTES. 

plication  que  je  leur  donne.  Mais  Védévéré  ne  reparaît 
pas.  Je  suis  disposé  à  croire  que  c'est  par  jalousie  qu'il  était 
ainsi  en  colère  :  il  était  persuadé  que  j'avais  donné  ce  mou- 
choir à  un  autre  qu'à  lui  ,  tandis  que  j'étais  logé  dans  sa  ca- 
bane. Peut-être  aussi  est-il  fâché  de  ce  que  j'annonce  toujours 
l'arrivée  du  canot  pour  le  lendemain  ,  et  que  le  canot  ne 
vient  pas.  En  effet,  ce  matin  même  Védévéré  m'a  dit  plu- 
sieurs fois  d'un  air  sombre,  auquel  je  n'ai  pas  fait  grande 
attention  :  Naoué  nogolomdi  tchiaï  —  le  canot  ne  vient  pas. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  colère  de  ces  hommes  noirs  est  terri- 
ble; et  lorsque  toute  une  population  ressemble  à  ceux  qui 
étaient  irrités,  le  spectacle  ne  doit  pas  être  rassurant,  si  l'on 
n'est  pas  en  nombre  suffisant  pour  opposer  une  résistance 
énergique,  et  si  l'on  n'a  au  moins  une  chance  de  succès. 
Ici  le  sang-froid  est  la  seule  arme  que  je  doive  employer.  Je 
tiens  mon  fusil  sous  le  bras  et  je  trace  ces  lignes  au  moment  où 
le  trouble  existe  encore  à  un  haut  degré. 

Bientôt  Védévéré  reprenant  son  humilité  ordinaire  vient  me 
donner  du  fruit  à  pain  et  du  poisson  cuit.  Je  demande  des 
ibiés,  le  chef  Tan-Halaou  va  aussitôt  m'en  chercher  dans  sa 
cabane  et  vient  lui-même  me  les  ouvrir. 

Je  me  proposais  de  commencer  aujourd'hui  la  distribution 
des  présens  que  je  destine  aux  habitans  de  Nama.  La  scène 
qui  vient  d'avoir  lieu  m'engage  à  la  différer  jusqu'à  l'instant 
du  départ.  Je  ne  veux  pas  céder  à  leurs  cris ,  car  de  pareilles 
scènes  pourraient  se  renouveler  alors  même  que  je  n'aurais  plus 
rien  à  leur  offrir,  et  peut-être  précisément  à  cause  de  cela. 

Comme  je  me  promenais  avec  Hambilton,  Védévéré  vient 
me  dire  que  le  lieu  dans  lequel  nous  sommes  est  tabou,  et  que 
Hambilton  doit  quitter  ses  vètemens;  que  pour  moi,  étant 
aligui,  j'en  suis  dispensé. 

Notre  repas  du  soir  consiste  en  ibié  et  en  café.  Je  fus  pen- 
dant toute  la  nuit  vivement  incommodé  par  les  moustiques. 

Parmi  les  pleureuses  qui,  matin  et  soir,  venaient  réguliè- 
rement se  désoler  dans  une  cabane  voisine  de  celle  que  j'habi- 


NOTES.  347 

tais,  s'en  trouvait  une  jeune  et  assez  gentille,  que  l'on  nommait 
Bilo,  parce  que,  disait-on  ,  elle  avait  été  la  maîtresse  du  Prus- 
sien Bushart,  que  les  insulaires  connaissent  sous  le  nom  de 
Bilo  (de  Bill  son  nom  de  baptême  en  anglais). 

Hambilton  ,  à  mon  insu,  demanda  à  cette  jeune  fille  si  elle 
voudrait  rester  avec  moi  pendant  mon  séjour  à  Nama.  Elle  ré- 
pondit  affirmativement  et  d'une  manière  fort  gracieuse;  elle 
ajouta  même  qu'elle  m'attendrait  le  lendemain  dans  la  cabane 
de  mon  ami  le  chef  Tan-Halaou.  Je  ne  crus  pas  devoir  refuser 
une  pareille  occasion  d'étudier  les  moeurs  des  insulaires  au  mi- 
lieu desquels  je  me  trouvais;  et  mon  exactitude  fut  d'autant 
plus  grande  que  c'était  une  circonstance  véritablement  extraor- 
dinaire ,  cbez  une  femme  de  la  race  noire  océanienne ,  qu'un 
rendez-vous  donné  avec  l'approbation  des  hommes,  qui  sont 
presque  tous,  sans  exception,  d'une  jalousie  brutale.  J'arrive 
au  moment  indiqué.  Tan-Halaou  me  reçoit  avec  les  égards 
qu'il  n'a  cessé  d'avoir  pour  moi,  et  il  me  dit  que  la  belle  Bilo 
est  à  la  pêche  avec  sa  femme.  Le  jour  d'après,  même  visite.  La 
femme  de  Tan-Halaou,  qui  est  à  la  cabane  aujourd'hui,  m'an- 
nonce que  la  jeune  fille  est  à  Vanou.  Bilo  té  Vanou.  Le  surlen- 
demain, Bilo  té  Payou,  me  dit-on.  —  Bilo  est  à  Payôu.  —  Je 
ne  pus  m' empêcher  de  rire  de  ce  singulier  désappointement  qui 
d'ailleurs  me  fut  peut-être  très-favorable.  J'aurais  abandonné 
à  cette  jeune  fille  la  plupart  des  objets  qui  devaient  me  servir 
de  présens;  les  chefs  eussent  été  ainsi  frustrés,  et  cette  cir- 
constance aurait  pu  entraîner  ma  perte. 

Lors  de  ma  promenade  militaire  à  Vanou  ,  le  chef  Tan- 
Halaou,  pour  m'engager  à  revenir  promptement  à  Nama,  me 
répétait  souvent  :  Bilo  té  Nama ,  Kabélé  té  Nama  —  Bilo  est 
à  Nama  ,  allons  à  Nama 

Les  chefs  de  Nama  ou  Hama  sont  les  suivans:  Tan-Halaou, 
Abo'io ,  Naro ,  Oumou,  Outéka,  Lavahi ,  Maïo ,  Téloha, 
Qouma,  Vaïanbou ,  Kondabouéné  et  Kondéabali.  Les  autres 
principaux  babitans  sont  Védévéré,  Pouamiéné,  Okéa  ,  Avobi, 
Panogo  ,  Manléléka  ,  Ounéné,  Abali,  Bégaï  et  Naro. 


348  NOTES. 

Les  chefs  de  Payou  sont  Péguclc,  Néméïa,  Koïéotaï  et  Té- 
nougou. 

Les  chefs  de  Van  ou  sont  V^aliè ,  Boa,  Vonou ,  Lavalou, 
Néla,  Moundja,  Vénembedjou ,  Tavagué,  Togohoua  ,  Guivi , 
Tan~HabouloiL,  Toa ,  Ouiua,  Kaoudji  et  Kombi. 

Les  chefs  de  Tanéma  :  Naro,  Badjé ,  Palabou ,  Ko  fêlé  et 
Tamoua. 

Les  chefs  de  ]\aépé  :  Amia,  Mokia  ,  Enguéa  et  Malavé. 

Les  chefs  de  Kombé  :  Togotdi ,  Tchélou ,  Kabota ,  Outangui, 
Tapitoï  et  Méguédi. 

Les  chefs  de  Tévai  :  Néro ,  Apoï ,  Aldi  et  Ouaho. 

Les  chefs  de  Manévai  :  Tama/ion-hi,  Mérugo ,  Atangoua  , 
Kalaé,  Taliava ,  Monbé  et  Laval. 

Les  chefs  de  Tanéanou  :  Népouaka  ,  Alchenpagui,  Andé/i, 
Anié ,  Ouéoua,  Ahové,  Milina  et  En-Haou. 

Les  chefs  de  Arainbou  :  Moundja,  Adiakotdi ,  Mogonofo  et 
Téfféno 

Les  chefs  de  l'île  Toupoua  ou  Outoupoua  sont  :  Orimé , 
Nonboton-Hoïo  ,  Avidjo ,  Tauguila ,  Bavié ,  Langon,  Pagéva, 
Nia,  Ladjia,  Ogué,  Ténounbili ,  Oua,  Tan-Haloa ,  Aouou- 
ïoko  et  Vitale.  Ces  derniers  noms  m'ont  été  donnés  par  Orimé, 
chef  de  Toupoua,  qui  a  fait  avec  moi  la  course  de  Vanou. 

Le  lundi  3  mars,  je  vais  de  bonne  heure  prendre  un  bain 
à  la  source  de  Kabalé-Valé.  Je  lève  ensuite  le  plan  de  Nama, 
que  je  terminais  lorsque  les  naturels  viennent  m'annonce!- 
qu'on  aperçoit  au  loin  les  canots.  Je  fais  aussitôt  préparer  par 
Hambilton  du  café  pour  MM.  d'Urville  ,  Gressien  ,  Guilbert, 
Sainson  et  Paris,  qui  devaient  se  trouver  dans  les  embar- 
cations. 

Je  déjeune  à  la  hâte ,  et  dans  l'intention  d'être  tout  prêt  à 
partir  à  l'arrivée  des  canots;  voulant  d'ailleurs  éviter  à  nos 
messieurs  le  trouble  que  peut  occasioner  une  distribution  de 
cadeaux,  je  fais  cette  distribution  à  l'instant  même.  Une  es- 
pèce de  grande  hache  ne  se  trouve  point  dans  le  lieu  où  je  l'a- 
vais placée.  Mon  hôte  Védévéré  me  dit  que  Dieu  {Alnua)  l'a 


NOTES.  349 

prise.  Je  lui  réponds  que  j'en  suis  fâché  parce  que  je  la  lui 
destinais.  Hambilton  a  l'imprudence  de  dire,  un  peu  en  colère, 
que  VAtoua  ,  ne  se  mêle  pas  de  ces  choses-là  et  que  le  voleur 
est  sans  aucun  doute  Védévéré.  A  peine  a-t-il  fait  cette  obser- 
vation ,  si  singulièrement  déplacée  à  l'instant  où  nous  allions 
quitter  nos  Vanikoriens,  que  la  plupart  des  naturels  se  mettent 
en  colère,  et  cela  d'autant  plus  facilement  que  tous  n'ont  pas 
reçu  des  cadeaux  selon  leurs  désirs.  Boouma  et  Aboïo,  le  grand 
charpentier,  se  font  remarquer  parmi  les  plus  turbulens.  Ils 
parlent  souvent  de  la  grande  tohi.  (C'est  le  nom  qu'ils  donnent 
aux  haches).  Plusieurs  d'entre  eux  prennent  leurs  armes. 
Oouma  pousse  de  grands  cris  et  veut  que  je  sorte  avec  lui:  il  est 
furieux  et  me  menace  de  ses  flèches.  Les  autres  chefs  me  disent 
de  ne  pas  sortir  de  la  cabane  et  d'attendre.  Je  ne  quitte  pas  un 
instant  mon  fusil  et  je  parviens  à  tout  calmer  par  des  promesses. 
Mais  bientôt  après,  éclatent  de  nouveaux  troubles,  dont  Aboïo 
paraît  être  le  principal  auteur.  J'ai  une  peine  extrême  à  les 
calmer  de  nouveau  et  à  les  déterminer  à  s'asseoir;  j'y  parviens 
cependant;  mais  ce  calme  apparent,  à  travers  lequel  il  est  si 
facile  d'apercevoir  leur  mauvaise  humeur  et  leur  colère,  car 
ils  ne  cessent  d'agiter  leurs  armes,  ne  semble  pas  devoir  être 
de  longue  durée. 

Le  péril  m'a  toujours  paru  piquant;  je  l'avouerai,  il  a  un 
réel  attrait  pour  moi  :  je  parle  du  péril  utile.  Il  rend  ma  cir- 
culation plus  active,  mes  idées  plus  nettes,  mes  conceptions 
plus  promptes,  mes  déterminations  plus  rapides.  En  un  mot, 
il  me  donne  une  telle  intensité  d'existence  et  un  tel  bien-être, 
que  l'on  doit  me  pardonner  l'aveu  que  je  fais  ici.  Cependant, 
à  la  6n  de  mon  séjour  parmi  les  Vanikoriens,  je  commençais 
à  trouver  monotone  ce  danger  perpétuel,  et  à  comprendre 
qu'il  n'y  a  rien  d'agréable  à  voir  sa  vie  à  chaque  instant  com- 
promise au  milieu  de  ces  sauvages  dont  je  n'entends  plus  la 
langue,  lorsque,  dans  leur  fureur,  ils  parlent  avec  une  in- 
croyable volubilité. 

Quant  à  mon  Anglais  Hambilton,  ordinairement  je  ne  l'en- 


360  NOTES. 

tends  pas  très-bien  ;  mais  maintenant,  tout  ému  du  trouble  qu'il 
a  causé  par  son  imprudence,  et  d'un  naturel  assez  irasci- 
ble, il  me  parlait  très-vite,  je  ne  le  comprenais  plus  du  tout, 
et  j'étais  réduit  à  m'armer  de  patience.  Pour  que  sa  vue  n'en- 
tretienne pas  la  colère  des  naturels ,  je  l'envoie  à  la  découverte 
des  canots  que  je  n'avais  pas  encore  pu  apercevoir. 

Je  ne  tarde  pas  à  aller  moi-même  sur  la  plage  pour  m'assurer 
si  nos  embarcations  s'approchent  de  Nama.  Bientôt  j'ai  le  bon- 
heur de  les  distinguer  et  je  m'asseois  à  l'ombre  en  les  atten- 
dant. 

MM.  Gressien  ,  dans  la  baleinière,  Guilbert,  Sainson  et 
Paris,  dans  la  chaloupe,  arrivent  à  midi  environ  à  Nama. 
M.  d'Urville  n'avait  pu  venir  lui-même  comme  il  le  désirait. 
Si  le  péril  m'a  trouvé  calme  ,  je  ne  le  suis  plus  en  présence  de 
nos  amis. 

J'avais  promis  d'offrir  du  café  à  nos  messieurs  à  leur  arrivée 
à  Nama.  Je  voulus  tenir  parole  ;  mais  au  lieu  de  les  inviter  à 
terre ,  dans  ma  cabane ,  j'envoie  le  café  dans  les  embarcations  , 
afin  d'éviter  de  nouveaux  troubles. 

Védévéré ,  pris  de  nouveau  comme  pilote ,  conduit  les  ca- 
nots sur  le  lieu  du  naufrage.  M.  Sainson  fait  un  dessin  qui  re- 
trace très-bien  la  position  des  ancres,  des  canots  et  des  boulets 
au  fond  de  la  mer,  où  l'on  distinguait  parfaitement  six  ancres, 
deux  pierriers  et  plusieurs  canons.  Ces  divers  objets ,  quoique 
dans  l'eau  depuis  quarante  ans,  n'étaient  enveloppés  que  d'une 
couche  mince  de  polypiers;  ce  qui  prouve  que,  même  dans 
les  circonstances  les  plus  favorables,  ces  animaux  n'élèvent  pas 
leur  demeure  avec  autant  de  rapidité  qu'on  l'avait  dit. 

Nous  parvînmes  à  retirer  du  fond  de  l'eau  :  une  ancre  de 
4800  livres;  un  pierrier  en  bronze;  une  espingole  en  cuivre; 
un  saumon  de  plomb;  une  grande  plaque  de  ce  métal;  des 
fragmens  de  porcelaine,  etc. 

Après  six  nuits  passées  à  Nama,  je  couche  presque  dans 
l'eau  au  fond  de  la  chaloupe.  Les  deux  nuits  que  je  passai 
de  cette    manière   furent   encore    plus  pénibles  que  les  pré- 


NOTES.  351 

cédentes ,    et   ne    contribuèrent    pas    peu    à    me    rendre   ma- 
lade. 

Le  5  mars,  à  cinq  heures  et  demie  du  matin,  j'arrive  à  bord 
de  r Astrolabe  très-fatigué  et  avec  une  fièvre  assez  violente. 
Elle  prit  bientôt  le  caractère  de  fièvre  intermittente  perni- 
cieuse, et  grâce  aux  soins  éclairés  de  mon  ami,  M.  Quoy ,  je 
parvins  à  me  rétablir,  mais  après  une  très-longue  convales- 
cence et  de  très-fréquentes  rechutes. 

L'île  volcanique  de  Vanikoro,  entourée  de  récifs  madrépo- 
riques ,  nous  a  offert  des  matières  qui,  par  leurs  caractères, 
semblent  appartenir,  selon  M.  CoFdier,  à  la  période  des  ter- 
rains tertiaires  :  ce  sont  des  Dolérites,  des  Basaltes  et  des  Pé- 
périnos. 

Parmi  les  animaux  divers  que  nous  avons  rencontrés  sur 
l'île  de  Vanikoro,  nous  mentionnerons  les  suivans  : 

Mammifères.  Le  Cochon  et  la  Roussette  de  Vanikoro ,  espèce 
nouvelle. 

Oiseaux.  En  espèces  nouvelles,  le  Merle  de  Vanikoro,  le 
Platyrhinque  de  Vanikoro  et  X Hirondelle  de  Vanikoro. 

En  espèces  connues,  les  Colombes  océanique,  turvert  et 
kurukuru,  la  Poule  sultane  à  tète  noire,  le  Souï-Manga 
rouge  et  gris,  le  Martin-Chasseur,  le  Moucherolle  à  queue  en 
éventail,  le  Grimpereau  rouge  et  noir,  etc. 

Poissons.  En  espèces  nouvelles,  la  Girelle  de  Vanikoro,  la 
Girellc  Irimaculéc ,  le  Doulc  de  Vanikoro,  le  Doule  bordé,  le 
Glyphisodon  à  ceinture ,  le  Pcmphéride  de  Vanikoro,  le  Denté 
à  caudale  bordée,  le  Cœsio  tacheté,  la  Diacope  à  ventrales  jau- 
nes,  la  Diacope  orangée,  le  Mésoprion  à  tache  caudale,  le 
Piméleptère  lembo ,  VUpenéus  de  Vanikoro,  la  Carangue  ob- 
longue,  etc. 

En  espèces  connues,  le  Diagramme  ponctué,  l'Holocentre 
lion  ,  l'Holocentre  a  tête  large,  le  Glyphisodon  uniocellé,  le 
Glyphisodon  du  Bengale,  le  Chorinème  de  Maurice,  le  Pla- 
tycéphale  ponctué,  le  Scolopside  à  tempe  nue  ,  le  Scolopside 
à  maxillaire  denté  ,  le  Scolopside  treillissé,  l'Amphiprion  per- 


352  NOTES. 

chot,  l'Amphiprion  à  tunique  noire,  le  Gerres  filamenteux,  le 
Serran  à  bandelette,  la  Diacope  axillaire,  le  Chétodon  vaga- 
bond ,  le  Psettus  de  Commerson ,  le  Tranchoir  à  moustache 
épineuse,  la  belle  Carangue,  les  Caranx  gros-œil,  à  six  bandes, 
de  Péron,  et  à  anale  noire ,  etc. 

Mollusques.  En  espèces  nouvelles,  le  Calmar  de  Vanikoro, 
le  Sépioteuthe  lunule,  Y  Hélice  de  Kanikoro ,  YHélicine  ruba- 
née ,  le  Cyclostome  cannelé,  X Auricule  jaune,  la  Pyramidelle 
ventrue ,  la  Mitre  de  Vanihoro,  Y  Emarginule  de  Vanikoro,  le 
Stromhe  de  Kanikoro ,  la  Ccrite  rubanée ,  la  Cérite  renflée,  la 
Mélanie  érythrostome,  la  Mèlanie  à  cotes,  la  Nérite  commune, 
la  Stomatelle  tachetée,  la  Patelle  fie .tueuse,  la  Patelloïde  orbi- 
culaire ,  YOscabrion  oculé ,  la  Pintadine  ovalaire ,  la  Modiole 
rutilante,  la  Came  foliacée ,  la  Cyrène  de  Vanikoro,  ta  Cyrène 
oblongue,  la  Mactre  soyeuse,  la  Psammobie  vitrée,  le  Barillet 
denticulé,  etc. 

En  espèces  connues,  l'Hélice  excluse  ,  la  Doris  tachetée,  la 
Doris  scabre,  les  Pyramidelles  plissée  et  tachetée,  la  Vélutine 
cancellée,  la  Turbinelle  cornigère,  le  Ptérocère  lambis,  le 
Strombe  fleuri,  les  Cônes  radis,  de  Banda,  damier,  vermi- 
culé  ,  tulipe  et  livide  ,  les  Cérites  noduleuse  et  mûre  ,  la  Mé- 
lanie spinuleuse,  le  Nérite  versicolore  ,  la  Dauphinulelaciniée, 
les  Mitres  rôtie,  rétuse,  marbrée,  petit-taon  et  conovule  ,  le 
Turbo  stellaire,  la  Houlette  spondyloïde,  la  Tridacne  faitière, 
la  Tridacne  maculée,  les  Pourpres  marron-d'Inde ,  thiarelle 
etmuriquée,  les  Colombelles  rubanée  et  panthérine,  les  Ton- 
nes perdrix  et  pelure-d'oignon  ,  etc. 

Les  animaux  divers  que  je  viens  d'indiquer,  ainsi  que  de 
très-nombreux  Zoophytes ,  appartenant  aux  genres  Holothu- 
rie, Siponcle,  Astérie,  Actinie,  Astrée  ,  Fongie  ,  Polythoé  , 
Madrépore,  Zoanthe,  Chausse-Trape,  Caryophyllie,  Alcyon, 
etc.,  furent  tous  peints  sur  le  vivant  par  M.  Quoy,  et  souvent 
anatomisés  par  lui  avec  une  constance  qui  a  résisté  aux  dan- 
gers, aux  privations  et  aux  maladies.  Il  faut  en  avoir  été  té- 
moin pour  apprécier  convenablement  cette  admirable  ténacité 


NOTES.  353 

de  M.  Quoy  qui  ne  peut  être  comparée  qu'à  son  grand  talent 
d'observation. 

(Extrait  du  Journal  de  M.  Gaimard.) 

Mes  observations  particulières  n'ajouteraient  rien  à  l'histoire 
de  notre  séjour  à  Vanikoro  ,  séjour  si  vivement  désiré  et 
bientôt  si  fatal  à  la  santé  de  tous  nos  compagnons.  Arrivé 
malade  au  mouillage  d'Ocili,  j'eus  le  bonheur  d'être  rétabli 
lorsqu'on  envoya  le  grand  canot  reconnaître  les  débris  du 
naufrage  devant  Païou,  et  j'accompagnai  aussi  la  chaloupe 
qui ,  après  une  pêche  longue  et  pénible ,  revint  chargée  d'un 
précieux  butin.  Ce  n'est  point  une  peinture  que  je  puisse  en- 
treprendre que  celle  des  diverses  émotions  qui  nous  agitaient 
(juand  nous  nous  livrions  ardemment  à  la  pèche  de  ces  restes 
ignorés  pendant  quarante  ans.  Dans  ces  deux  expéditions ,  on 
le  comprendra  ,  guidés  par  un  seul  sentiment,  nous  fûmes  peu 
disposés  à  nous  livrer  à  nos  observations  habituelles,  tant  une 
même  pensée  nous  absorbait  tous.  Un  d'entre  nous  pourtant, 
M.  Gaimard,  avec  son  dévouement  habituel,  a  su  mettre  à 
profit  l'intervalle  qui  s'est  écoulé  entre  les  deux  voyages  des 
canots.  Déposé  seul  à  JNama  pendant  six  jours,  il  a  pu  acqué- 
rir, souvent  à  son  grand  péril,  des  notions  qui  seront  bien 
précieuses  pour  l'histoire  de  cette  contrée.  Grâce  à  l'acte  di 
courage  du  docteur  Gaimard,  l'Astrolabe  aura  rapporté  plu-> 
que  des  conjectures  sur  les  mœurs,  le  caractère  et  les  habi- 
tudes de  Vanikoro.  Quant  à  moi,  dans  l'impossibilité  de  ra- 
conter ici  aucun  fait  qui  me  soit  particulier,  je  me  bornerai 
à  consigner  brièvement  les  observations  générales  que  j'ai 
faites  sur  le  pays  et  ses  habitans. 

Le  groupe  de  Vanikoro  se  compose  de  trois  îles  d'une 
grandeur  inégale,  qu'un  récif  de  corail  assez  éloigné  de  terre 
entoure  comme  une  ceinture.  A  peine  quelques  coupures, 
dangereuses  à  pratiquer  ,  permettent-elles  l'entrée  dans  les 
baies  intérieures  à  un  navire  d'une  médiocre  grandeur.  Le 
lagon  qui  s'étend  entre  le  récif  et  la  terre  offre  une  nappe 
tome  v.  23 


354  NOTES. 

d'eau  toujours  tranquille ,  tandis  que  les  flots  de  la  mer  ex- 
térieure sont  souvent,  dans  ees  parages  ,  agités  par  de  violen- 
tes tempêtes. 

Le  sol  de  la  plus  grande  île  est  raontueux,  et  son  piton  prin- 
cipal s'élève  à  une  grande  hauteur.  D'épaisses  forêts  couvrent 
sa  surface  et  développent  une  végétation  variée,  dont  l'humi- 
dité perpétuelle  du  sol  entretient  la  richesse.  Les  palétuviers 
qui  couvrent  le  rivage  s'avancent  jusque  dans  le  sein  des 
eaux ,  de  telle  sorte  qu'on  trouve  rarement  une  plage  de  sable 
qu'on  puisse  aborder.  C'est  à  l'humidité  constante  qui  ré- 
sulte d'une  telle  disposition  de  terrain  et  à  l'abondance  des 
pluies  qui  inondent  ces  îles  si  souvent  enveloppées  de  brumes, 
qu'il  faut  attribuer  la  maligne  influence  qui  règne  dans  le  petit 
archipel  de  Vanikoro.  Ordinairement  la  chaleur  de  midi  s'élève 
au  plus  haut  degré  et  détermine,  sur  les  vases  que  la  basse 
mer  découvre  ,  une  vaporisation  qui  se  condense  bientôt  au- 
dessus  des  îles,  où  elle  ne  tarde  pas  à  retomber  en  torrens  de 
pluie  chaude. 

Le  climat  de  Vanikoro,  mortel  aux  Européens,  ne  paraît 
pas  beaucoup  plus  clément  envers  les  indigènes.  Si  l'on  en 
juge  par  les  apparences ,  peu  d'individus  parviennent  à  un 
âge  avancé  ;  un  grand  nombre  de  femmes  et  d'enfans  languis- 
sent dans  une  fièvre  qui  doit  les  consumer  lentement,  et  sans 
doute  la  maladie,  pesant  davantage  sur  les  êtres  les  plus  faibles, 
en  moissonne  une  foule  avant  l'âge  d'adolescence. 

Comme  si  cet  état  misérable  de  souffrance  n'était  pas  un 
moyen  assez  sûr  de  destruction  ,  les  habitans  de  Vanikoro  se 
font  des  guerres  acharnées  de  village  à  village  ;  un  homme 
seul  ne  peut  guère  s'éloigner  des  limites  de  son  district  sans 
être  en  danger  de  mort.  Quelquefois  ils  en  viennent  aux  mains 
dans  une  bataille  générale  sur  mer  ou  sur  terre ,  et  ils  parais- 
sent, comme  les  Grecs  d'Homère ,  préluder  au  combat  par  des 
provocations  et  des  injures  qu'ils  commencent  à  s'adresser 
avant  d'être  à  portée  des  traits ,  les  deux  chefs  s'attaquant  de 
paroles  et  se  répondant  tour  à  tour. 


NOTES.  355 

Les  naturels  de  Vanikoro  sont  grêles  ,  chétifs  en  apparence; 
leur  peau  est  noire  et  leur  visage  offre  pour  trait  principal 
une  extrême  élévation  du  crâne  qui  est  très-rétréci  sur  les 
tempes.  Ils  entourent  leurs  cheveux  d'un  morceau  d'étoffe  qui 
pend  sur  leurs  épaules  comme  le  bonnet  d'un  Catalan.  Leur 
corps  est  ceint  d'une  liane  noire  et  luisante  plusieurs  fois  tour- 
née autour  des  reins  et  qu'ils  ne  quittent  jamais.  Une  pièce 
d'étoffe,  qui  part  de  cette  ceinture,  descend  par  devant  jusque 
sur  les  cuisses.  Leurs  bras,  leurs  jambes,  leur  tête  sont  ornés 
de  bracelets,  de  colliers ,  de  coquilles  ou  de  tresses  de  fleurs  ;  ils 
se  percent  la  cloison  des  narines  pour  y  introduire  un  os  ar- 
rondi, et  se  passent  dans  le  lobe  de  l'oreille,  élargi  graduelle- 
ment, des  morceaux  de  bois  rond,  qui  ont  quelquefois  quatre 
ou  cinq  pouces  de  diamètre.  Un  arc  de  six  pieds  et  un  paquet 
de  flèches  complètent  l'équipement  des  hommes.  Jamais  ils  ne 
marchent  sans  ces  armes  dont  ils  sont  toujours  préparés  à  faire 
usage.  Leurs  flèches,  composées  de  longs  roseaux ,  sont  ar- 
mées à  leur  extrémité  d'un  fragment  d'os  humain  fort  aigu 
qu'ils  trempent  dans  une  substance  vénéneuse,  à  ce  qu'ils 
prétendent. 

Leurs  femmes  n'offrent  aucune  espèce  de  beauté.  A  peine 
trouve-t-on  encore  sur  celles  qui  dépassent  quatorze  ans 
quelques  traces  des  grâces  de  la  jeunesse  :  une  étoffe,  tournée 
autour  de  leurs  reins,  est  leur  unique  vêtement,  et  pour  pa- 
rure elles  portent  quelques  colliers  et  chargent  leurs  oreilles 
d'objets  d'un  poids  et  d'un  volume  étonnans. 

Les  deux  sexes  mâchent  habituellement  de  la  noix  d'arec 
mêlée  avec  de  la  chaux.  Ce  mélange  ,  qui  teint  leurs  lèvres 
d'un  rouge  sanglant,  ne  contribue  pas  peu  à  enlaidir  encore 
ces  pauvres  êtres  déjà  si  peu  favorisés  de  la  nature. 

Ils  construisent  leurs  villages  de  préférence  sur  le  bord  de  la 
mer;  ce  sont  ordinairement  quelques  cases  de  roseaux  fort  ar- 
tistement  bâties  et  de  forme  ronde.  Chaque  village  possède 
une  maison  publique  où  les  hommes  se  réunissent  pendant  le 
jour.  Ils  s'y  occupent  à  tailler  de  l'écaillé  dont  ils  font  des  an- 

23» 


356  NOTES; 

neaux  d'oreilles,  à  fabriquer  des  flèches,  des  peignes,  et  aussi 
à  tuer  la  vermine  qui  couvre  leur  tète.  Les  femmes  sont  char- 
gées de  tous  les  travaux  de  la  maison  ,  elles  vont  chercher  la 
nourriture  qui  consiste  en  plusieurs  espèces  de  végétaux,  et  la 
préparent  à  la  manière  de  la  mer  du  Sud  ,  dans  ces  fours  de 
cailloux  chauffés  qui  cuisent  les  substances  à  un  degré  si  par- 
fait. Ces  fours  sont  creusés  au  milieu  de  chaque  cabane. 

Les  porcs  existent  en  petite  quantité  à  Vanikoro  ,  et  la  su- 
perstition des  babitans  semble  en  faire  le  mets  exclusif  des 
Dieux,  c'est-à-dire  des  chefs  qui  réunissent,  à  ce  qu'il  paraît, 
le  pouvoir  spirituel  et  temporel.  La  pêche  est  peu  abondante, 
et  encore  est-il  peu  d'espèces  de  poissons  qui  n'aient  quelque 
chose  de  sacré  qui  en  interdit  l'usage  aux  naturels.  Les  bois 
abondent  en  oiseaux,  une  espèce  de  colombe  charmante  et 
une  sorte  de  poule-d'eau  d'une  rare  beauté  sont  les  plus  com- 
muns. Les  oiseaux  de  rivage  se  montrent  aussi  par  troupes 
nombreuses. 

La  religion  extrêmement  compliquée  de  ces  misérables 
humains  est  un  obstacle  de  plus  à  leur  bien-être  au  milieu  d'un 
pays  qui  offre  déjà  si  peu  de  ressources.  UAtoua,  le  dieu,  se 
retrouve  partout  pour  enlever  au  malheureux  sauvage  le 
meilleur  de  ce  qu'il  possède  ,  et  ce  dieu  ,  c'est  par  la  voix  du 
chef,  de  VAriki  qu'il  communique  ses  intentions.  Le  chef 
seul  jouit  du  pouvoir  de  conférer  avec  cet  Atoua  qui  se  tient 
sur  le  plus  haut  sommet  de  Vanikoro ,  et  rarement  il  admet 
un  sujet  à  la  faveur  d'être  présenté  au  dieu  redoutable  ,  qui 
n'est  souvent  qu'un  caillou ,  un  poisson  ,  ou  même  un  trou  en 
terre. 

Nul  doute  que  les  îles  Vanikoro  ne  soient  encore  visitées 
par  des  navires  européens.  Il  nous  parviendra  certainement 
quelques  nouvelles  notions  sur  les  malheureuses  peuplades 
qui  vivent  dans  ces  tristes  climats  ;  mais  jamais  Vanikoro 
ne  deviendra  le  siège  du  moindre  établissement  qui  puisse  y 
apporter  un  peu  de  civilisation.  L'air  meurtrier  de  ces  para- 
ges n'attirera  point  de   missionnaires  anglais  comme   les  îles 


NOTES.  357 

fortunées  de  Taïli  et  de  Tonga- Tabou.  Vanikoro  ne  sera  ja- 
mais qu'un  tombeau  illustré  par  le  nom  de  Lapérouse. 
{Extrait  du  Journal  de  M.  Sainson.  ) 

page  217. 

Les  flèches  armées  seulement  de  pointes  en  bois  ne 
produisaient  point  le  même  effet. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  île  est  de  formation  volcanique 
ancienne.  Elle  est  toute  hérissée  de  pitons  ,  dont  les  plus  élevés 
peuvent  avoir  trois  cents  toises;  malgré  la  vigoureuse  végéta- 
tion qui  en  occupe  jusqu'aux  dernières  cimes,  on  remarque  les 
coulées  de  lave  qui  ont  descendu  jadis  de  ces  sommets.  Il  ne 
paraît  y  avoir  que  peu  de  petites  plaines  intérieures.  Le  plus 
souvent  les  montagnes  descendent  jusqu'à  la  mer,  et  les  eaux 
pluviales,  jointes  à  celles  des  marées,  forment  des  plages  maré- 
cageuses couvertes  de  mangliers.  L'île  en  est  complètement 
entourée,  si  ce  n'est  dans  trois  ou  quatre  endroits  occupés  par 
des  villages,  comme  à  Tévé  ,  Nama  et  Vanou,  car  Tanéma  et 
Payou  sont  au  milieu  des  marécages.  Cette  ceinture  de  palétu- 
viers se  dislingue  par  la  verdure  plus  tendre  des  arbres  et  par 
la  régularité  de  leur  masse.  L'insalubrité  de  cette  île  est  telle- 
ment reconnue  des  insulaires  d'alentour,  que  ceux  de  Tikopia 
nous  disaient  qu'il  suffisait  de  dormir  à  terre  pour  y  mourir  ou 
y  contracter  des  fièvres  qui  feraient  trembler  ,  ce  qu'ils  nous 
indiquaient  par  des  gestes  énergiques.  En  effet,  le  capitaine 
Dillon  écrivit  de  la  baie  des  Iles  que  la  grande  quantité  de 
malades  qu'il  avait  eus  ne  lui  avait  pas  permis  de  continuer  ses 
recherches.  Ayant  laissé  coucher  ses  gens  à  terre,  il  en  perdit 
plusieurs,  surtout  des  Tikopicns  qui  l'avaient  suivi.  Aussi,  les 
cinq  insulaires  de  Tikopia  qui  étaient  avec  nous  allaient  bien 
passer  la  journée  à  terre  ;  mais,  à  la  nuit ,  ils  revenaient  cou- 
cher à  bord. 

Dans  une  île  d'aussi  peu  d'étendue  ,  il  n'y  a  point  de  rivière; 


358  NOTES. 

ce  sont  des  ruisseaux  ou  des  torrens  que  les  pluies  doivent 
entretenir  ,  surtout  pendant  une  saison.  Les  seules  productions 
importantes  sont  le  taro ,  qui  est  fade  et  de  mauvaise  qualité , 
l'arbre  à  pain,  diverses  variétés  de  bananes,  le  cocotier  et 
l'inocarpus,  dont  le  fruit  réniforme  a  le  goût  de  la  châtaigne. 
Il  existe  aussi  plusieurs  autres  fruits,  mais  rares,  comme  la 
mangue,  un  eugenia ,  etc.  Voilà  la  nourriture  des  babitans  à 
laquelle  il  faut  ajouter  le  poisson  qui  est  abondant ,  et  qu'ils 
ne  savent  prendre  qu'à  coups  de  flèche.  Les  cochons ,  d'une 
petite  espèce  noire,  y  sont  rares;  il  en  est  de  même  des  vo- 
lailles. 

Les  seuls  mammifères  sauvages  paraissent  être  les  rats  et  les 
roussettes.  Nous  nous  y  procurâmes  trois  espèces  de  colombes  , 
la  muscadivore,  celle  à  calotte  purpurine  et  une  autre  indéter- 
minée; de  petits  crabiers,  le  grimpereau  rouge  et  noir,  com- 
mun aux  Mariannes;  deux  merles  et  quelques  moucherolles, 
parmi  lesquelles  se  trouvait  celui  à  queue  à  éventail.  Les  insectes 
y  sont  rares. 

La  mer  nous  fournissait  assez  abondamment  des  huîtres  et 
beaucoup  de  poisson  ,  lorsqu'on  trouvait  des  lieux  propres  à 
jeter  la  seine  ;  car  autrement  on  ne  pouvait  s'en  procurer  que 
par  les  naturels.  Les  récifs  me  donnèrent  assez  de  choses  re- 
marquables pour  composer  plus  de  trente  planches.   C'est  là 
que  je  trouvai  la  houlette,  coquille  rare  et  recherchée  dans  les 
collections.  Elle  habite  dans  les  polypiers  où  elle  se  creuse  un 
trou.  Une   circonstance  indépendante  de  ma  volonté  m'em- 
pêcha de  la  rendre  aussi  commune  en  Europe  qu'elle  y  est  rare. 
Nous  avons  déjà  dit  que  les  habitans  de  Vanikoro  apparte- 
naient à  la  race  noire  du  Grand  Océan.  On  peut  les  considérer 
comme  une  variété  de  cette  race  ,  en  ce  qu'ils  sont  plus  noirs  et 
que  leur  conformation  se  rapproche  davantage   de    celle  des 
nègres  proprement  dits.  Ils  sont  en  général  petits ,  assez  grêles. 
Ce  qu'ils  ont  surtout  de  remarquable ,  c'est  une  apparence  de 
rétrécissement  latéral  du  front,  produit  par  la  saillie  du  coro- 
nal  très-bombé  en  devant  et  par  la  forte  arête  que   décrit  la 


NOTES.  359 

ligne  courbe  temporale  '.  Leurs  cheveux  n'avancent  point  sur 
le  front ,  et  les  soins  qu'ils  prennent  de  les  relever  et  de  les 
rejeter  en  arrière  font  que  toutes  ces  parties  sont  bien  visibles. 
Les  pommettesassez  saillantes  donnent  plus  de  développement 
latéral  à  la  face  que  n'en  a  le  crâne.  Un  autre  caractère  non 
moins  remarquable  encore ,  est  le  peu  de  saillie  des  os  du  nez  , 
ce  qui  fait  paraître  cet  organe  comme  écrasé  à  sa  racine.  Sin- 
gulière ressemblance  avec  celui  de  l'ourang-outang  !  Par  cela 
les  bosses  orbitaires,  déjà  très-bombées,  le  paraissent  davan- 
tage. Le  nez  lui-même  est  épaté.  Us  en  augmentent  encore 
l'élargissement  par  d'assez  longs  bâtons  qu'ils  se  passent  en 
travers  dans  la  cloison.  Quelques-uns  s'en  percent  les  ailes 
du  nez  et  y  suspendent  d'assez  lourds  anneaux  d'écaillé  de 
tortue.  Le  maxillaire  inférieur  n'a  rien  de  remarquable.  La 
forme  du  front  fait  que  l'angle  facial  n'est  pas  trop  aigu. 
L'oreille  n'aurait  non  plus  rien  d'extraordinaire  ,  s'ils  n'en 
perforaient  et  n'en  dilataient  le  lobe  de  manière  à  y  passer  le 
poing;  et  lorsqu'un  accident  rupture  cet  anneau,  ils  en  recom- 
mencent un  autre  dans  la  lanière  la  plus  considérable.  Ce  qui 
est  particulier,  c'est  que  ces  parties  qui  sembleraient  devoir 
s'amincir  en  raison  de  leur  extension  ,  prennent  très-souvent 
au  contraire,  par  les  attouchemens  et  les  tiraillemens  ,  une 
augmentation  de  volume  qui  pourrait  représenter  huit  ou  dix 
fois  celui  du  lobe.  L'œil  est  assez  grand  ,  ovalaire  et  enfonce. 
Le  globe  est  saillant,  bombé,  et  ressemble,  pour  la  forme  et 
la  couleur,  à  celui  des  nègres.  Les  lèvres  sont  grosses;  le 
menton  petit.  Les  extrémités  inférieures,  grêles  dans  les  uns, 
sont  assez  bien  nourries  chez  d'autres.  Le  mollet  est  placé- 
un  peu  haut,  et  le  calcanéum  ,  chez  beaucoup  d'individus, 
fait  une  saillie  assez  remarquable  ;  ce  que  je  ne  voyais  pas  dans 
la  race  polynésienne  comparée  homme  à  homme.  Autre  rap- 

«  Ce  rétrécissement  existe  bieu,  mais  pas  autant  qu'il  le  paraît  au  premier 
coup-d'œil,  ainsi  que  je  m'en  suis  assuré  par  des  mesures  exactes  prises  par 
M.  Lesson  avec  un  compas  courbe  sur  une  quinzaine  d'individus. 


360  NOTES. 

port  avec  le  nègre.  Leurs  cheveux  sont  crépus,  et,  quoiqu'ils 
ne  les  coupent  pas,  ils  ne  prennent  jamais  en  masse  un  grand 
accroissement.  Ils  les  tiennent  enveloppés  dans  une  pièce 
d'étoffe  qui  leur  pend  longuement  dans  le  dos;  ce  qui  d'abord 
semble  donner  plus  de  développement  à  leur  chevelure.  En 
grande  cérémonie  ils  ont  d'élégans  bracelets  noirs  et  blancs 
qu'ils  tirent  de  l'archipel  du  Saint-Esprit,  ne  sachant  pas  ou 
plutôt  ne  voulant  pas  se  donner  la  peine  d'en  fabriquer  de 
semblables.  Il  en  est  de  même  de  leurs  armes  et  de  plusieurs 
autres  choses.  Cependant,  ils  font  des  anneaux  d'un  grand 
trochus  qu'ils  se  passent  aussi  dans  les  bras  au  nombre  de  huit 
ou  neuf  de  chaque  côté.  Ils  façonnent  en  très-gros  anneaux 
l'écaillé  de  tortue  et  s'en  pendent  ainsi  jusqu'à  près  d'une  demi- 
livre  à  chaque  oreille.  Du  reste,  ils  sont  nus,  à  l'exception 
de  l'étoffe  étroite  qui  leur  cache  les  parties  génitales.  L'usage 
du  bétel  leur  détruit  les  dents  et  rougit  désagréablement  le 
contour  de  la  bouche. 

Les  femmes  sont  laides,  horribles.  Les  hommes  âgés  ont  la 
tête  nue  et  les  cheveux  courts. 

Ces  peuples,  comme  tous  ceux  qui  habitent  par  de  sembla- 
bles latitudes ,  sont  sujets  à  la  lèpre.  Cette  maladie  s'offre  le 
plus  souvent  sous  la  forme  de  l'éléphantiasis.  Le  vieux  chef  de 
Manévé  avait  la  figure  couverte  de  pustules  ulcérées  et  sup- 
purantes. 

Que  dire  sur  la  religion  d'un  peuple  avec  lequel  on  a  de  la 
peine  à  échanger  quelques  idées ,  si  ce  n'est  celles  que  détermi- 
nent les  besoins  physiques?  Ils  ne  paraissent  point  avoir  de 
culte  extérieur,  et  nous  n'avons  point  trouvé  d'idole.  La  chose 
qu'ils  consacrent  paraîtrait  leur  tenir  lieu  de  divinité.  C'est 
ainsi  qu'un  jour  le  vieux  chef  mena  M.  d'Urville  à  son  Atoua  , 
qui  se  trouvait  être  un  trou  de  fourmis  ou  de  cancres ,  au  milieu 
des  bois.  Ils  font  des  consécrations  à  ces  Dieux  ;  et  lorsqu'ils 
voulaient  tirer  quelque  chose  de  nous  ,  ils  avaient  l'adresse  de 
le  demander  pour  leur  Atoua. 

Ce  qui  m'a  le  plus  étonné  dans  cette  île  ,  c'est  que  les  habi- 


NOTES.  361 

ians  parlent  un  dialecte  de  la  langue  polynésienne  ,  et  non 
celle  de  la  Nouvelle-Guinée  et  des  îles  environnantes,  d'où  ils 
tirent  leur  origine.  Ils  s'entendaient  bien  avec  les  Tikopiens  et 
un  habitant  des  îles  des  Amis.  Ce  qui  pourrait  faire  supposer, 
jusqu'à  un  certain  point,  que  les  émigrations  des  Polynésiens 
jusque  dans  ces  parages  seraient  antérieures  à  celles  de  la  race 
noire. 

En  évaluant  à  mille  ames  la  population  de  Vanikoro  répan- 
due dans  dix  ou  douze  villages  ,  c'est  peut-être  la  forcer  un 
peu.  Si  l'on  en  juge  par  le  village  d'Ocili ,  qui  a  été  abandonné , 
elle  ne  semblerait  pas  aller  en  augmentant.  Douze  à  quinze 
cases  contiennent  une  peuplade.  Elles  sont  carrées  ou  ovales  et 
faites  de  larges  feuilles  de  vacoua.  Le  feu  est  au  milieu  et  la 
fumée  sort  par  la  porte  qui  est  l'unique  ouverture.  Nous  vîmes 
deux  ou  trois  individus  métis  ,  provenant  de  la  race  polynésienne. 
Ce  croisement  semble  les  rendre  plus  robustes  et  surtout  plus 
intelligens. 

La  navigation  des  Tikopiens  s'étend  aux  îles  environnantes. 
Ils  la  poussent  même  à  quarante  ou  cinquante  lieues  ,  malgré  la 
fragilité  de  leurs  embarcations  ,  les  plus  imparfaites  que  nous 
ayons  encore  vues ,  après  celles  de  la  Nouvelle-Hollande. 
L'arbre  qui  forme  le  corps  n'est  creusé  que  d'une  rainure,  dans 
laquelle  les  pieds  ne  peuvent  se  placer  qu'en  les  présentant  dans 
le  sens  de  leur  longueur.  Un  balancier  est  d'un  côté,  et  de 
l'autre  une  petite  plate-forme.  La  voile  est  triangulaire  ou 
plutôt  en  forme  de  cœur  très-échancré  par  le  haut.  Le  moindre 
clapotis  remplit  d'eau  ces  pirogues  qui  portent  de  trois  à  six 
individus.  Lorsqu'ils  se  hasardent  en  pleine  mer,  ils  ferment  le 
dessus  de  l'embarcation  qui  ressemble  alors  à  un  morceau  de 
bois  creux.  C'est  de  cette  manière  que  s'aventurèrent  les  cinq 
Tikopiens  que  nous  avions  à  bord  lorsqu'ils  voulurent  regagner 
leur  île.  Ce  ne  fut  pas  sans  avoir  des  craintes  sur  leur  sort  que 
nous  les  vîmes  partir  le  soir  et  se  guider  par  les  étoiles.  Tout  le 
inonde  s'empressait  de  faire  de  petits  cadeaux  à  ces  bons  habi- 
lans;   ils  emportèrent    en   biscuits    des   vivres   pour  plus  d'un 


362  NOTES. 

mois,  que  leur  donnèrent  les  matelots.  Ces  tentatives  hasar- 
deuses prouvent  du  reste  la  manière  dont  la  plupart  des  archi- 
pels et  des  îles  isolées  du  Grand-Océan  se  sont  peuplées  ;  et  la 
contiguïté  de  deux  races  différentes  dans  le  même  groupe  d'îles. 
Un  fait  qui  s'est  passé  ,  il  y  a  quelques  années  ,  rend  compte 
de  la  manière  dont  Tikopia  a  pu  être  peuplée  de  Polynésiens, 
tundis  que  toutes  les  îles  d'alentour  ont  des  noirs  pour  habi- 
tans.  Parmi  les  Tikopiens  qui  vécurent  avec  nous,  en  était  un 
âgé  de  quarante  ans,  qui  nous  dit  qu'il  était  des  îles  des  Amis, 
distantes  d'au  moins  deux  cents  lieues.  Etant  fort  jeune,  il 
était  sorti  de  Vavao  (je  crois)  dans  une  assez  grande  pirogue, 
avec  huit  des  siens.  De  forts  vents  et  les  courans  les  jetèrent  au 
large.  Bientôt  ils  ne  purent  ni  se  diriger  ni  retrouver  leur 
route.  Abandonnés  ainsi  à  la  merci  des  flots,  ils  eurent  à  souf- 
frir une  horrible  abstinence  jusqu'à  ce  qu'ils  furent  jetés  sur 
Tikopia.  Autant  qu'un  enfant  de  sept  à  huit  ans  peut  se  souve- 
nir, il  dit  qu'aucun  d'eux  ne  mourut.  Le  jeune  Espagnol  que 
nous  prîmes  aux  Viti  nous  raconta  que  pendant  son  séjour  \l 
y  vint  de  cette  manière  une  pirogue  de  Rotouma.  Les  relations 
des  voyages  citent  plusieurs  autres  faits  semblables  qui  devraient 
faire  cesser  toute  discussion  relative  à  la  manière  dont  les  îles 
qui  nous  occupent  ont  été  peuplées  ,  ou  du  moins  qui  devraient 
faire  que  l'on  s'entendît  mieux  dans  une  circonstance  où  tout 
ce  qui  est  secondaire  paraît  si  simple.  Il  n'en  est  pas  tout-à- 
fait  de  même  lorsqu'on  veut  remonter  à  l'origine  des  deux  ra- 
ces; chose  dont  nous  ne  nous  occuperons  point. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.  ) 

PAGE    236. 

Si  j'eusse  voulu  la  conduire  par  le  détroit  de  Torrès. 

M.  d'Urville,  dont  l'intention  avait  été  de  gagner  de  nou- 
veau le  port  Jackson  ,  afin  de  revenir  avec  des  vivres  au  détroit 
de  Torrès  dans  la  saison  convenable,  fut  obligé  de  modifier 


NOTES.  363 

son  plan  et  de  gagner  le  plus  rapidement  possible  une  relâché 
où  l'équipage  pût  se  reposer,  et  recouvrer  la  santé  qu'il  avait 
si  rapidement  perdue  par  de  grands  travaux  et  surtout  par  le 
séjour  à  Vanikoro.  Bientôt  commandant,  officiers  ,  médecins  , 
matelots ,  nous  fûmes  tous  atteints  de  maladie.  Ces  fièvres 
intermittentes  débutaient  quelquefois  avec  des  symptômes  gra- 
ves ou  pernicieux.  Les  anxiétés  étaient  augmentées  par  l'extrême 
chaleur,  et  dans  l'accès  le  corps  était  souvent  couvert  de 
larges  plaques  pemphigoïdes.  Le  sulfate  de  quinine  arrêta 
d'abord  les  accès  ;  mais  ils  revinrent ,  plus  adoucis  il  est  vrai ,  et 
sans  signes  alarmans.  La  chaleur  et  l'humidité  produite  par 
des  fortes  pluies  durent  y  contribuer  beaucoup.  Dans  les 
rechutes,  le  quinquina  n'eut  presque  plus  d'action  contre  le 
mal.  En  général,  il  ne  porta  point  son  action  sur  l'estomac.  Le 
quinquina  seul  détermina  chez  tous  les  malades  une  voracité 
qui  leur  fut  très-nuisible.  Sur  quatre-vingt-deux  personnes 
dont  se  composait  l'équipage  ,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  en  eût  dix 
d'exemptes  de  fièvre. 

(^Extrait  du  Journal  de  M .  Quoy.} 


PAGE    2 


47- 


J'aurais  consacré  une  quinzaine  de  jours  à  étudier  les 
mœurs  de  cette  peuplade  et  les  productions  de  son  terri- 
toire. 

Le  capitaine  américain  B.  Morrell ,  ayant  visité  à  diver- 
ses reprises  le  groupe  de  Hogoleu ,  y  mouilla  et  y  séjourna 
trois  jours,  à  la  fin  du  mois  d'août  1830.  Nous  avons 
pensé  que  le  lecteur  serait  satisfait  de  trouver  ici  ce  que 
M.  Morrell  a  écrit  touchant  ces  îles.  Bien  que  ce  docu- 
ment renferme ,  à  notre  avis  ,  plus  d'une  exagération  ,  il 
donnera  du   moins  une  idée  plus  ou  moins  exacte   du 


364  NOTES. 

groupe  le  plus  important  de  la  Mieronésie  ,  après  les  îles 
Pelew. 

De  tous  les  insulaires  que  j'ai  pu  visiter  en  ma  vie,  ceux-ei 
sont  certainement  les  plus  actifs,  les  plus  aimables  et  les  plus 
intéressans.  L'adresse  avec  laquelle  ils  manœuvrent  leurs  piro- 
gues est  vraiment  étonnante  ;  mais  elle  ne  le  cède  en  rien  à 
l'habileté  qu'ils  apportent  à  leur  construction  et  à  leur  grée- 
ment. 

La  plupart  de  ces  pirogues  sont  longues  et  portent  de  quinze 
à  trente  hommes.  Le  fond  se  compose  d'une  seule  pièce  de 
bois,  ayant  généralement  de  trente  à  cinquante  pieds  de  long 
et  taillée  en  forme  de  pirogue ,  sans  autres  instrumens  que 
ceux  qu'ils  fabriquent  avec  des  coquilles,  etc.  Chacun  des 
côtés  est  formé  par  une  seule  planche  de  quatorze  à  dix-huit 
pouces  de  largeur;  l'un  est  perpendiculaire  à  la  surface  de  l'eau, 
tandis  que  l'autre  est  un  peu  incliné  par  rapport  à  cette  sur- 
face. Ces  côtés  sont  solidement  joints  avec  le  fond,  au  moyen 
de  fortes  cordes  en  écorce  d'arbre ,  ainsi  qu'à  la  poupe  et  à  la 
proue  qui  sont  élégamment  sculptées. 

Ces  pirogues  allant  souvent  à  la  voile ,  et  le  côté  incliné  se 
trouvant  toujours  au  vent ,  on  supposera  naturellement  qu'elles 
seraient  exposées  à  chavirer.  Une  ingénieuse  invention  supplée 
à  cet  inconvénient.  Une  plate-forme,  nommée  balancier,  s'é- 
tend horizontalement  à  la  distance  de  huit  à  dix  pieds  en  de- 
hors du  bord  oblique  de  la  pirogue  ;  à  son  extrémité  est  assu 
jettie  une  pièce  de  bois  flottant ,  taillée  en  forme  de  pirogue. 
Le  poids  de  cet  appareil  empêche  l'embarcation  de  s'abattre 
sous  le  vent,  tandis  que  la  forme  aplatie  de  la  partie  sous  le 
vent  l'empêche  de  dériver.  En  même  temps,  le  flotteur  du 
balancier  s'oppose  à  ce  qu'elle  puisse  chavirer  du  côté  du  vent. 
Telle  est  la  forme  des  pirogues  simples  qui  cinglent  avec  une 
grande  rapidité  ,  soit  à  la  pagaie ,  soit  à  la  voile  ,  soit  avec  ces 
deux  moyens  à  la  fois. 

Leurs  doubles  pirogues  sont    construites  précisément  de  la 


NOTES.  365 

théine  manière,  à  l'exception  du  balancier,  qui  cesse  d'être 
nécessaire.  Les  deux  pirogues  sont  fixées  parallèlement  l'une 
à  l'autre  avec  des  traverses  en  bambou.  Elles  ont  ordinaire- 
ment quarante  pieds  de  long- ,  et  leur  intervalle  est  de  huit  à 
dix  pieds.  Les  bambous  qui  les  unissent  sont  placés  à  deux 
pieds  d'intervalle  et  fortement  attachés  aux  plat-bords  avec 
des  liens  en  corde  d'écorce.  De  petits  morceaux  de  bambou 
sont  attachés  sur  ces  traverses  ,  de  manière  à  former  une  plate- 
forme de  vingt  à  vingt-cinq  pieds  de  longueur,  sur  huit  ou 
dix  pieds  de  large.  Les  naturels  font  agir  les  pagaies  sur  les 
deux  bords  des  pirogues,  et  les  font  marcher  avec  une  surpre- 
nante rapidité,  beaucoup  plus  vite  que  nos  baleinières  à  six 
avirons,  armées  par  nos  plus  vigoureux  matelots.  Ce  sont  là 
leurs  pirogues  de  guerre,  et  plusieurs  d'entre  elles  ont  leur 
arrière  et  leur  avant  sculptés  avec  beaucoup  de  goût,  à  peu 
près  a  la  manière  des  Nouveaux-Zélandais.  Leurs  pagaies  ont 
communément  quatre  pieds  de  long,  avec  des  pelles  de  six 
pouces  de  large,  et  sont  très-habilement  travaillées. 

Leurs  voiles  sont,  ainsi  que  leurs  vêtemens,  fabriquées  avec- 
une  belle  et  longue  herbe  qu'ils  ont  le  talent  de  tisser  pour  en 
faire  une  étoffe  solide  propre  à  toutes  sortes  d'u«ages.  Le  mât, 
haut  de  douze  à  dix-huit  pieds,  est  tout-à-fait  perpendiculaire 
et  placé  au  milieu  de  la  pirogue  ;  à  la  tète  de  ce  mât  se  hisse 
une  vergue  de  vingt-cinq  à  trente-cinq  pieds  de  long  ,  suivant 
la  grandeur  de  la  pirogue.  La  voile  s'étend  le  long  de  cette 
vergue,  et  quand  elle  est  bissée  en  tète  du  mat,  le  bas  tombe 
sur  le  plat-bord  de  la  pirogue.  Ces  voiles  sont  taillées  de  ma- 
nière que  les  pirogues  n'ont  jamais  besoin  de  venir  dans  le  lit 
du  vent  en  louvoyant  ;  car  dans  celles-ci  les  deux  extrémités 
peuvent  également  se  trouver  en  avant.  Quand  les  naturels 
veulent  passer  de  l'autre  bord  ,  ils  laissent  porter  tout  d'un 
coup,  jusqu'à  ce  que  l'arrière  de  la  pirogue  devienne  l'avant 
et  se  range  au  plus  près  du  vent.  En  même  temps  on  relève  le 
point  de  la  voile  qui  servait  d'abord  d'amure,  et  on  abaisse 
l'autre  que  l'on  amure  à  l'autre  bout  de  l'embarcation.  Ainsi, 


366  NOTES. 

celle-ci  peut  tour  à  tour  serrer  le  vent  sur  les  deux  bords,  sans 
venir  précisément  dans  son  lit. 

J'ai  vu  de  ces  pirogues  filer  jusqu'à  huit  milles  ,  à  quatre 
pointes  du  vent;  mais,  en  courant  grand  largue  ou  vent  arrière, 
je  ne  doute  pas  qu'elles  ne  pussent  atteindre  à  la  vitesse  de 
douze  ou  treize  nœuds  avec  une  mer  calme.  En  touchant  seu- 
lement à  la  voile,  avec  le  vent  du  travers,  ces  pirogues  passent 
et  repassent  entre  deux  îles,  chaque  bout  servant  alternative- 
ment de  proue  ,  avec  une  grande  rapidité  et  sans  avoir  besoin 
de  virer  de  bord.  Les  voiles,  comme  je  l'ai  observé,  sont  faites 
avec  la  même  étoffe  que  leurs  habillemens  ;  mais  elle  est  beau- 
coup plus  forte  et  préparée  par  petits  morceaux  de  trois  pieds 
en  carré  que  l'on  coud  ensemble.  En  coupant  la  voile  pour  lui 
donner  sa  forme ,  les  pièces  qu'il  faut  retrancher  d'un  côté 
vont  de  l'autre ,  ce  qui  fait  que  les  drisses  se  placent  sur  le 
milieu  de  la  vergue. 

Ces  pirogues  servant  principalement  pour  la  pêche ,  nous 
allons  mentionner  les  ustensiles  nécessaires  à  cet  objet..  Leurs 
filets  et  leurs  seines  sont  en  fil  retors  qu'ils  fabriquent  avec  une 
écorce  d'arbre.  Les  mailles  ont  environ  un  pouce  carré,  et  la 
longeur  de  la  seine  varie  de  quinze  à  vingt  brasses  avec  une 
largeur  de  quinze  à  dix-huit  pieds.  En  place  de  flotteurs  en 
liège ,  ils  emploient  de  petits  nœuds  de  bambou  ,  et ,  pour  faire 
plonger  le  filet ,  ils  se  servent  de  petites  pierres  pesantes  et 
unies  au  lieu  de  plomb.  Leurs  hameçons  et  leurs  lignes  sont 
très-ingénieusement  travaillés;  les  premiers  sont  en  nacre  de 
perle  et  en  écaille  de  tortue.  La  nacre  de  perle  est  très-propre 
à  cet  objet,  attendu  que  les  hameçons  de  cette  espèce  n'ont 
point  besoin  d'appât;  car  l'éclat  de  la  nacre  attire  et  séduit  le 
poisson  qui  l'avale  sur-le-champ.  Leurs  lignes  sont  de  la  même 
matière  que  leurs  filets  ,  proprement  tordues  et  d'une  grande 
force.  Comme  ces  gens  passent  une  grande  partie  de  leur  vie  à 
la  pêche,  ils  considèrent  comme  un  jeu  d'aller  à  quarante 
ou  cinquante  milles  à  la  recherche  de  leur  proie  ,  et  revien- 
nent dans  la  soirée  du  même  jour. 


NOTES.  367 

Lors  de  notre  première  visite  ,  j'ai  rapporté  qu'une  ceinture 
d'environ  quarante  petites  îles  en  environne  plusieurs  autres 
plus  grandes  ,  dont  quatre  avaient  environ  trente  milles  de  cir- 
conférence. Les  îles  de  l'intérieur  sont  seules  habitées  et  con- 
tiennent une  population  d'environ  trente -cinq  mille  âmes, 
divisée  en  deux  races  distinctes.  Les  deux  principales  îles  de 
l'ouest,  avec  quelques-unes  des  petites,  sont  peuplées  par  la 
race  indienne  de  couleur  cuivrée  ,  tandis  que  les  deux  îles 
orientales,  avec  leurs  dépendances,  contiennent  une  race  bien 
plus  voisine  de  celle  des  nègres.  Ils  se  font  fréquemment  la 
guerre ,  ainsi  que  je  l'appris  des  deux  partis ,  bien  qu'ils  fussent 
alors  sur  le  pied  de  paix.  Les  noirs  sont  les  plus  nombreux, 
étant  au  nombre  d'environ  vingt  mille,  tandis  que  le  nombre 
des  Indiens  ne  dépasse  pas  quinze  mille.  Je  vais  essayer  de 
décrire  brièvement  chacune  des  deux  tribus,  en  commençant 
par  la  noire  qui  occupe  les  deux  îles  de  l'Est. 

Pour  la  stature  ,  les  hommes  ont  environ  cinq  pieds  dix 
pouces  de  hauteur;  ils  sont  bien  proportionnés,  musculeux  et 
actifs;  leur  poitrine  est  large  et  saillante  ;  leurs  membres  bien 
tournés;  leurs  mains  et  leurs  pieds  petits.  Leurs  cheveux  sont 
beaux  et  bien  frisés,  sans  être  semblables  à  ceux  des  Africains. 
Leur  front  est  haut  et  droit,  leurs  pommettes  saillantes  ,  leur 
nez  bien  dessiné  et  leurs  lèvres  assez  minces.  Ils  ont  les  dents 
belles  et  blanches  ,  le  menton  large  ,  le  cou  court  et  épais  ,  les 
épaules  larges  et  les  oreilles  petites  et  un  peu  plus  ouvertes  que 
les  nôtres.  Leurs  yeux  sont  noirs,  vifs,  brillans  et  perçans , 
avec  des  cils  longs  et  relevés.  L'expression  habituelle  de  leur 
physionomie  annonce  un  caractère  fier  et  entreprenant. 

A  la  ceinture  et  sur  les  reins ,  ils  portent  une  natte  fabriquée 
en  écorce  d'arbre,  élégamment  tissue  ,  et  ornée  avec  goût  d'une 
quantité  de  figures  de  couleurs  diverses.  Ils  portent  aussi  sur  la 
tète  des  ornemens  du  même  tissu ,  agréablement  ornés  de 
diverses  espèces  de  plumes;  cette  coiffure  ressemble  à  un  tur- 
ban surbaissé ,  surmonté  d'une  frange  riche  et  élégante.  Les 
chefs  ont  le  lobe  inférieur  des  oreilles  fendu  ,  de   manière  à 


368  NOTES. 

présenter  une  ouverture  suffisante  pour  y  introduire  des  mor- 
ceaux d'un  bois  très-léger  ,  qui  sont  souvent  aussi  gros  que  le 
poignet.  Cet  ornement  est  en  général  enrichi  d'une  variété  de 
belles  plumes,  de  dents  de  requin,  etc.  Ils  portent  aussi  au 
cou  des  colliers  en  écaille  de  tortue  ,  nacre  de  perle  et  touffe  de 
belles  plumes.  Leur  cox-ps  est  couvert  de  tatouage  ,  et  cette 
opération  est  généralement  exécutée  d'une  manière  tout-à-fait 
agréable  à  l'œil ,  présentant  l'aspect  d'une  armure.  Ils  se  tei- 
gnent les  cheveux  en  rouge,  et  la  figure  en  jaune  et  en  blanc,, 
excepté  lorsqu'ils  vont  à  la  guerre  ;  car,  dans  ce  dernier  cas, 
ils  se  peignent  le  visage  en  rouge  pour  se  donner  un  air  plus 
féroce. 

Les  femmes  sont  petites ,  douées  de  jolis  traits  et  d'un  œil 
noir  étincelant  qui  respire  la  tendresse  et  la  volupté.  Elles  ont 
la  gorge  arrondie  et  bien  fournie  ,  la  taille  élancée  ,  de  petites 
mains  et  de  petits  pieds  ,  les  jambes  droites  et  la  cheville  du 
pied  peu  saillante.  En  un  mot,  elles  semblent,  à  tous  égards, 
admirablement  formées  pour  les  plaisirs  de  l'amour.  En  met- 
tant de  côté  nos  préjugés  touchant  certaine  complexion  , 
les  attraits  personnels  de  ces  femmes  sont  d'un  ordre  très-dis- 
tingué. Néanmoins,  elles  ne  négligent  point  l'aide  étrangère 
de  la  toilette  ,  car  elles  se  décorent  des  plumes  et  des  coquilles 
les  plus  riches  qu'elles  peuvent  se  procurer  par  l'affection  de 
leurs  parens  et  de  leurs  frères ,  ou  la  galanterie  de  leurs  amans 
ou  de  leurs  maris.  Elles  portent  autour  de  la  tête  et  du  cou 
diverses  sortes  d'ornemens  faits  avec  des  dépouilles  d'oiseaux 
et  de  poissons  ;  leurs  bras  et  leurs  jambes  sont  décorés  de  la 
même  manière  ,  tandis  que  leur  gorge  est  tatouée  légèrement , 
mais  avec  goût.  Elles  portent  également  un  petit  tablier  de 
huit  pouces  de  large  et  de  douze  pouces  de  longueur,  orné 
sur  les  bords  d'une  manière  très-ingénieuse  et  enrichi,  dans  le 
milieu,  d'un  ornement  en  petites  coquilles  de  choix.  Par-dessus 
le  tout,  elles  portent  un  manteau  ou  tunique,  fabriquée  avec 
une  belle  herbe  soyeuse  ,  tissue  avec  beaucoup  de  goût  et  d'ha- 
bileté ,  et  quelquefois  bordée  d'une  frange  élégante.  Cet  babil 


NOTES.  369 

lemcnt  a  huit  pieds  environ  de  longueur,  sur  six  de  large, 
avec  un  trou  dans  le  milieu,  tout  juste  assez  grand  pour  laisser 
passer  la  tête  ;  il  ressemble  beaucoup  au  poncho  des  Américains 
du  Sud. 

Les  devoirs  et  les  occupations  des  femmes  consistent  dans  la 
fabrication  de  toutes  les  étoffes,  des  lignes  de  pêche  et  des 
filets ,  dans  le  soin  de  la  cuisine  et  dans  celui  d'élever  les  enfans. 
Elles  s'acquittent  de  cette  dernière  tâche  avec  une  attention  et 
une  tendresse  exemplaires.  Elles  sont  douces  et  affectionnées 
envers  leurs  maris,  et  à  leur  tour  ceux-ci  traitent  leurs  fem- 
mes avec  une  délicatesse  et  des  égards  qui  pourraient  faire 
rougir  beaucoup  de  chrétiens.  En  un  mot,  elles  paraissent 
dignes  de  répondre  aux  efforts  des  missionnaires  qui  attache- 
ront plus  de  prix  à  la  pratique  de  la  religion  qu'à  sa  théorie. 

Les  deux  îles  de  l'Ouest,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  sont  peu- 
plées par  environ  quinze  mille  Indiens  de  couleur  de  cuivre, 
qui  sont  un  peu  inférieurs  pour  la  taille  à  la  tribu  des  noirs 
que  je  viens  de  décrire.  Les  hommes  n'ont  en  général  que  cinq 
pieds  huit  pouces,  mais  ils  sont  plus  forts,  plus  vigoureux, 
plus  athlétiques  et  mieux  constitués  pour  la  guerre  et  pour  les 
fatigues  que  la  peuplade  de  couleur  plus  foncée.  Ils  sont  très- 
actifs  et  d'une  force  remarquable.  Parmi  eux ,  j'en  ai  vu  plu- 
sieurs qui  ne  pesaient  pas  plus  de  cent  cinquante  livres  chacun , 
et  qui  soulevaient  notre  petite  ancre  de  bossoir,  pesant  plus 
de  six  cents  livres  ,  en  apparence  avec  autant  de  facilité  que 
j'aurais  soulevé  un  poids  de  cent  livres;  pourtant  ils  vivent 
uniquement  de  fruits  et  de  poisson,  sans  excitans  d'aucune 
espèce.  Ils  ont  le  corps  droit  et  arrondi,  la  poitrine  saillante, 
les  membres  nerveux  ,  les  mains  et  les  pieds  bien  conformés. 

Leur  teint  est  d'une  couleur  de  cuivre  très-pâle  ;  leurs  che- 
veux, longs  et  noirs,  sont  en  général  proprement  réunis 
au  sommet  de  la  tête.  Ils  ont  le  front  élevé  et  proéminent, 
indice  ordinaire  des  facultés  intellectuelles.  Au  bas  de  cette 
partie,  spécialement  chez  les  femmes,  règne  une  paire  de 
longs  cils  soyeux,  noirs  comme  le  jais  et  fortement  arqués. 
On  dirait  d'une  draperie  ou  de  rideaux  sous  lesquels  leur  aine 
tome  v.  7.4 


370  NOTES. 

sort  de  son  palais,  au  travers  du  cristal  de  deux  yeux  noirs  et 
brillans.  Leurs  visages  sont  arrondis,  pleins  et  potelés,  et  les 
pommettes  sont  moins  saillantes  qu'on  ne  l'observe  ordinaire- 
ment parmi  les  nations  sauvages.  Ils  ont  un  beau  nez,  modé- 
rément élevé  •  une  bouche  bien  proportionnée  et  une  double 
rangée  de  dents  plus  blanches  que  l'ivoire  le  plus  pur.  Les 
joues  à  fossette  et  les  doubles  mentons  sont  communs  dans  les 
jeunes  gens  des  deux  sexes.  Les  hommes  ont  le  cou  court  et 
épais,  et  généralement  couvert  par  devant  d'une  longue  barbe 
noire  qu'on  laisse  croître  seulement  à  partir  du  menton.  Ce- 
pendant quelques-uns  de  leurs  principaux  chefs  portent  de 
très-grandes  moustaches.  Ils  ont  de  grandes  oreilles,  et  leur 
partie  inférieure  est  percée  d'une  ouverture  assez  grande  pour 
recevoir  un  ornement  de  la  grosseur  d'un  œuf  d'oie.  Cet  orne- 
ment est  souvent  décoré  avec  des  dents  de  diverses  sortes  de 
poissons,  des  coquilles,  des  becs  et  des  plumes  d'oiseaux,  et 
des  fleurs  des  vallées.  Ils  portent  aussi  des  colliers  de  la  même 
nature.  Ils  ne  sont  guère  tatoués  que  depuis  le  bas  du  cou 
jusqu'au  creux  de  l'estomac.  Souvent,  sur  la  poitrine  des 
chefs,  c'est  un  tatouage  non  interrompu,  représentant  une 
foule  de  figures  fantastiques,  exécutées  avec  beaucoup  de  goût 
et  de  délicatesse.  L'habillement  des  deux  sexes  est  semblable  à 
celui  de  leurs  voisins  de  l'Est,  et  il  ne  s'en  distingue  par  rien 
d'important.  Ils  portent  des  bracelets  en  écaille  de  tortue  aux 
bras ,  et  en  nacre  de  perle  aux  jambes  et  à  la  cheville  du  pied. 
Pour  la  propreté  personnelle,  ces  insulaires  pourraient  défier 
tout  autre  peuple  de  la  terre.  Ils  sont  naturellement  gais, 
affectueux,  joyeux,  vifs  et  actifs  ,  extraordinairement  doux  et 
affectionnés  envers  leurs  femmes  et  leurs  enfans  ,  et  pleins  de 
déférence  et  de  respect  pour  la  vieillesse. 

En  général,  leurs  femmes  sont  à  peu  près  de  la  même  taille 
que  les  nôtres;  leurs  formes  sont  délicates,  leur  taille  svelte  et 
leur  buste  admirablement  moulé.  Leurs  pieds  et  leurs  mains 
ne  sont  pas  plus  grands  que  chez  nos  enfans  de  l'âge  de 
douze  ans ,  et  j'ai  souvent  enfermé  dans  mes  deux  mains 
la  taille    des    filles    de  dix-huit  à  vingt  ans.  Elles  sont  nu- 


NOTES.  371 

biles  à  l'âge  de  cent  cinquante  lunes,  environ  douze  ans. 
Elles  ont  la  tête  petite,  le  front  élevé,  les  yeux  grands  et 
noirs ,  les  joues  pleines  et  potelées  ,  le  nez  bien  fait ,  la  bouche 
petite,  et,  ce  qui  ne  manque  jamais  dans  cette  partie  du 
monde,  des  dents  superbes,  ce  qui  ajoute  mille  attraits  à 
chacun  de  leurs  sourires  enchanteurs.  Leurs  oreilles  sont 
petites  et  leur  cou  très-délicatement  formé  ;  par  derrière 
flottent  leurs  longs  cheveux  noirs,  quand  ils  ne  sont  point 
réunis  sur  la  tête.  Elles  sont  extrêmement  modestes  et  d'une 
grande  sensibilité  touchant  certains  chapitres.  Souvent,  on 
voit  la  rougeur  percer  sur  leur  visage  à  travers  leur  teinte  fon- 
cée. Leur  maintien  annonce  constamment  le  contentement  et 
la  vivacité  ;  leurs  mouvemens  sont  élastiques  et  comparables  à 
ceux  des  Sylphides.  Les  Virginiennes  Pocahontas ,  sous  le 
rapport  des  attraits  personnels  et  des  charmes  du  caractère,  se- 
raient éclipsées  par  les  femmes  séduisantes  du  groupe  de  Bergh. 
La  chasteté  et  la  fidélité  dans  le  mariage  semblent  être  des 
scntimens  innés  chez  ces  peuples ,  et  l'on  conçoit  à  peine  la  pos- 
sibilité de  violer  ces  vertus.  Par  conséquent,  leurs  liens  conju- 
gaux sont  presque  toujours  heureux.  Une  femme  ne  parle  ja- 
mais de  son  mari  qu'avec  un  sourire  de  contentement ,  et ,  dans 
tous  mes  rapports  avec  eux  ,  je  n'ai  jamais  vu  un  homme  parler 
durement  ou  insolemment  à  une  femme.  Les  affections  sociales 
sont  aussi  très-fortes ,  et ,  chez  eux  ,  les  relations  de  parenté  les 
plus  éloignées  semblent  être  plus  sacrées  que  les  rapports  les 
plus  intimes  parmi  les  Américains  civilisés.  Ils  sont  amis  fidèles, 
bons  voisins  ,  et  montrent  une  obéissance  implicite  aux  lois  et 
aux  coutumes  sous  l'empire  desquelles  ils  vivent.  Les  actes 
d'injustice  et  d'oppression  sont  à  peine  connus  chez  eux  ;  mais 
la  charité,  l'humanité  et  la  bienveillance  y  régnent  dans  toute 
leur  étendue.  Ils  combattront  vaillamment  pour  la  cause  d'un 
ami;  mais  ils  ne  conserveront  ni  haine  ni  rancune  pour  toute 
injure  qui  leur  sera  personnelle.  Les  disputes  individuelles  sont 
très-rares,  et  quand  elles  ont  lieu  leur  conduite  est  toujours 
basée  sur  les  règles  de  l'honneur  et  de  la  loyauté.  Un  homme 
n'attaquera  jamais  son  voisin,  quelle  que  soit  l'offense  reçue, 

24* 


372  NOTES. 

s'il  ne  s'est  assuré  auparavant  que  ,  sous  le  rapport  de  la  force 
physique,  son  ennemi  ne  lui  est  point  inférieur,  attendu  qu'il 
aurait  horreur  d'abuser  de  sa  faiblesse.  Pour  l'industrie  ,  l'ac- 
tivité, la  gaieté  et  la  persévérance,  aucune  comparaison  ne 
peut  être  établie  entre  ces  naturels  et  ceux  d'aucune  des  îles 
de  l'Océan-Pacifique  que  j'ai  eu  l'occasion  de  visiter.  Les 
hommes,  les  femmes  et  les  enfans  sont  tous  en  mouvement 
depuis  le  lever  du  soleil  jusqu'à  son  coucher,  occupés  à  la 
pêche  ou  à  la  fabrication  des  armes,  des  ustensiles  de  pêche, 
des  étoffes,  des  habitations  et  des  pirogues.  Tout  ce  qu'ils 
font  est  exécuté  avec  beaucoup  de  goût  et  d'adresse,  bien 
qu'ils  n'aient  à  leur  disposition  que  des  instrumensen  coquilles, 
en  pierres  et  en  dents  de  poisson.  Par  leurs  lois,  il  leur  est 
expressément  défendu  de  rester  couchés  après  le  lever  du  soleil, 
excepté  en  cas  de  maladie  ou  d'infirmité  corporelle  ;  aussi ,  la 
dyspepsie,  les  maladies  de  foie  et  les  mille  et  un  maux  qui 
affligent  les  races  civilisées,  sont  inconnus  aux  naturels  de  ces 
heureuses  îles. 

En  décrivant  les  vertus  et  les  aimables  qualités  de  ces  insu- 
laires ,  je  ne  prétends  pas  faire  entendre  qu'il  n'y  ait  point 
d'exemples,  ni  de  circonstances  isolées  où  les  lois  ne  puissent 
être  violées.  Un  état  parfait  de  la  société  n'existe  point  et  peut- 
être  n'existera  jamais  sur  ce  globe  si  riche  en  anomalies.  La 
nécessité  même  des  lois  indique  le  contraire.  Frapper  une 
femme  est  à  juste  titre  considéré  par  les  naturels  du  groupe  de 
Bergh  comme  une  action  inhumaine  et  barbare,  quelle  que 
soit  sa  faute.  Mais  si  une  femme  devient  rebelle  et  désobéis- 
sante envers  son  mari,  qu'elle  le  maltraite,  et  que  les 
moyens  de  la  douceur  ne  puissent  la  faire  changer,  elle  est 
transportée  sur  une  petite  île  du  groupe ,  où  nul  n'habite  que 
des  femmes;  l'homme  qui  se  permettrait  d'enlever  l'une  d'entre 
elles,  sans  la  permission  du  gouvernement,  serait  mis  à  mort. 
Des  punitions  encore  plus  sévères  sont  infligées  à  l'homme  qui 
maltraite  sa  femme. 

Pour  les  tours  de  force,  d'adresse  et  d'agilité,  quelques-uns 
de  ces  naturels  laisseraient  bien  loin  derrière  eux  les  hommes 


NOTES.  373 

qui  se  donnent  en  spectacle  chez  nous.  Ils  feront  avec  rapidité 
une  foule  de  pirouettes  en  avant  et  en  arrière  ,  sans  avoir  rien 
d'élastique  sous  leurs  pieds  ;  ils  sont  également  habiles  à  courir, 
sauter,  grimper  et  lancer  des  masses  pesantes,  etc.  Ils  monte- 
ront à  la  cime  d'un  cocotier  haut ,  droit  et  poli  comme  le  mât 
d'un  navire,  en  apparence  avec  autant  d'aisance  et  d'agilité 
qu'un  marin  monterait  le  long  des  enfléchures  des  haubans 
quand  elles  viennent  d'être  reprises.  Ils  excellent  aussi  dans 
l'exercice  de  la  natation,  et  semblent  aussi  à  leur  aise  dans 
l'eau  que  les  requins  et  les  tortues.  Ils  plongeront  à  la  profon- 
deur de  quinze  toises,  et  rapporteront  une  demi-douzaine  d'huî- 
tres perlières  avec  tout  autant  de  facilité  que  quelques-uns  de 
nos  meilleurs  nageurs  iraient  a  trois  toises  pour  rapporter 
quelque  chose  du  fond. 

A  l'égard  des  idées  religieuses  de  ces  insulaires,  le  peu  de 
renseignemens  qu'il  m'a  été  possible  d'obtenir  peut  être  exposé 
en  quelques  mots.  Ils  pensent  que  tout  a  été  créé  par  un  cer- 
tain être  sage  et  puissant  qui  dirige  et  gouverne  tout,  et  dont 
la  résidence  est  au-dessus  des  étoiles  :  qu'il  veille  sur  tous  ses 
enfans  et  sur  toutes  les  choses  animées  avec  un  soin  et  une 
affection  paternelle,  qu'il  pourvoit  à  la  subsistance  des  hom- 
mes, des  oiseaux,  des  poissons  et  des  insectes,  le  plus  petit 
animal  étant  destiné  à  servir  de  pâture  au  plus  grand,  et  tous 
devant  servir  au  soutien  du  genre  humain;  que  le  créateur 
arrose  ces  îles  de  sa  propre  main  ,  en  laissant  tomber  d'en  haut 
les  pluies  en  temps  opportun  ;  qu'il  a  planté  le  cocotier,  l'arbre 
à  pain  et  tous  les  autres  arbres,  ainsi  que  les  buissons,  les 
plantes  et  les  touffes  d'herbe;  que  les  bonnes  actions  lui  sont 
agréables,  mais  que  les  mauvaises  actions  l'offensent;  qu'ils 
seront  heureux  ou  misérables  par  la  suite ,  suivant  leur  con- 
duite en  celte  vie;  que  les  bons  vivront  alors  sur  un  groupe 
d'îles  délicieuses,  encore  plus  belles  et  plus  agréables  que  les 
leurs ,  tandis  que  les  méchans  seront  séparés  des  bons  et  trans- 
portés dans  quelque  île  rocailleuse  et  désolée  ,  où  il  n'y  aura  ni 
cocotiers,  ni  arbres  à  pain,  ni  eau  fraîche,  ni  poisson,  ni 
aucune  trace  de  végétation.  Ils  n'ont  ni  temples,  ni  églises,  ni 


374  NOTES. 

formes  extérieures  de  culte;  mais  ils  disent  qu'ils  aiment  l'être 
suprême ,  à  cause  de  sa  bonté  envers  eux. 

Ils  regardent  le  contrat  du  mariage  comme  une  obligation 
sacrée ,  et  il  doit  être  célébré  en  présence  du  roi  ,  ou  de  l'un 
des  principaux  officiers  de  Sa  Majesté ,  dûment  autorisé  et  dé- 
légué à  cet  effet.  Avant  qu'un  contrat  semblable  soit  formé, 
aucune  restriction  n'est  imposée  aux  deux  sexes,  et  les  femmes 
non  mariées  peuvent  accorder  leurs  faveurs  à  qui  leur  con- 
vient, sans  encourir  aucuns  reproches,  et  sans  éprouver  au- 
cune sorte  de  remords.  Mais  une  fois  mariées,   un  faux  pas 
deviendrait  une   infamie.    Une  femme  enceinte ,  qu'elle  soit 
mariée    ou   non,    est  considérée    avec   honneur  et    respect; 
elle-même,  justement    fière  de  sa    fécondité,    est   bien   éloi- 
gnée de  prendre  aucunes  précautions  pour  cacher  son  état. 
Un  jeune  naturel  en  recherche  d'une  épouse  accorde  généra- 
lement la  préférence  à  celle  qui  a  déjà  donné  une  preuve  si 
authentique  de  son  aptitude  à  se  former  une  famille. 

Leurs  cérémonies  funéraires  ont  aussi  quelque  chose  de  sin- 
gulier. A  la  mort  d'un  proche  parent,  on  s'abstient  de  toute 
espèce  de  nourriture  durant  quarante-huit  heures  ;  et  du- 
rant un  mois  on  ne  mange  autre  chose  que  des  fruits,  en 
se  privant  entièrement  de  poisson  ,  qui  est  la  plus  grande 
friandise  du  pays.  Pour  la  perte  d'un  père  ou  d'un  époux, 
on  se  retire  en  outre  dans  une  solitude  sur  les  montagnes 
l'espace  de  trois  mois.  Mais  la  vérité  me  fera  ajouter  une 
autre  circonstance  que,  pour  l'honneur  de  la  nature  humaine, 
je  voudrais  pouvoir  passer  sous  silence.  La  mort  du  roi  ou 
d'un  chef  principal  est  toujours  célébrée  par  des  sacrifices  hu- 
mains!... Plusieurs  hommes ,  femmes  et  enfans,  sont  choisis 
pour  lui  servir  de  cortège  d'honneur  dans  le  monde  des  esprits, 
et  ils  sont  fiers  de  cette  distinction  ,  car  ils  sont  enterrés  dans 
le  même  tombeau  que  lui  !...  Dans  ces  occasions,  et  durant  les 
deux  mois  qui  suivent  les  funérailles  d'un  chef,  il  n'est  permis 
à  aucune  pirogue  de  flotter  sur  l'eau.  Un  petit  nombre  de  mis- 
sionnaires auraient  bientôt  dissipé  ces  ténèbres  superstitieuses. 
J'ai  déjà  dit  que  la  race  indienne  qui  habite  les  deux  îles  de 


NOTES.  37* 

l'Ouest ,  et  la  race  noire  qui  occupe  les  deux  îles  de  l'Est ,  sont 
souvent  en  guerre ,  mais  je  n'ai  pas  encore  mentionné  leur 
manière  de  commencer  et  de  poursuivre  les  hostilités.  D'après 
tout  ce  que  j'ai  pu  apprendre,  voici  la  marche  ordinaire  de 
leurs  opérations. 

Si  les  insulaires  de  l'Ouest  ont  reçu  ou  croient  avoir  reçu 
de  leurs  voisins  de  l'Est  quelque  injure,  par  un  agent  dûment 
autorisé  pour  cette  mission,  ils  envoient  aux  agresseurs  l'avis 
que  dans  cinq  jours  ,  à  partir  de  ce  moment  (car  ils  procèdent 
toujours  par  avis  de  cinq  jours) ,  à  telle  heure  et  dans  tel  en- 
droit, un  certain  nombre  de  guerriers  débarquera  d'un  nom- 
bre désigné  de  pirogues  sur  leur  territoire  ,  armé  et  équipé  de 
telle  et  telle  manière;  enfin  ,  que  des  négociations  seront  enta- 
mées au  temps  et  au  lieu  indiqués ,  relativement  aux  explica- 
tions à 'donner  et  aux  réparations  à  exiger. 

Le  débarquement ,  la  conférence  et  la  négociation  ,  tout  a 
lieu  en  conséquence;  et  si  le  sujet  de  la  querelle  est  arrangé  à 
l'amiable,  l'affaire  se  termine  par  un  festin,  et  les  deux  partis 
sont  satisfaits;  mais,  si  l'on  ne  peut  tomber  d'accord,  on  a 
recours  à  la  voie  des  armes.  Un  nombre  égal  de  guerriers 
vient  se  mesurer  avec  les  plaignans ,  et  la  raison  du  plus  fort 
en  décide.  Durant  une  demi-heure,  ils  combattent  comme 
des  tigres  furieux,  distribuent  la  mort  et  les  blessures  sans 
réserve  et  sans  pitié  ;  puis  ils  se  séparent ,  comme  d'un  commun 
accord  ,  et  se  reposent  le  reste  du  jour.  Les  deux  partis  restent 
près  du  champ  de  bataille,  occupés  à  enterrer  leurs  morts  et  à 
soigner  leurs  blessés. 

Le  jour  suivant,  quand  les  deux  troupes  ont  déclaré  qu'elles 
étaient  prêtes,  le  combat  recommence  avec  une  nouvelle 
ardeur,  et  dure  deux  fois  plus  long-temps  que  la  veille,  à 
moins  qu'un  des  partis  ne  quitte  la  place ,  et  ne  cède  la 
victoire  à  l'autre.  Dans  le  cas  contraire,  au  bout  d'une  heure 
d'un  combat  opiniâtre  ,  ils  se  séparent  de  nouveau  ,  mettent  de 
côté  leurs  armes,  et  s'aident  mutuellement  à  enterrer  leurs 
morts  et  à  panser  les  blessés ,  de  la  manière  la  plus  amicale. 
Le  troisième  jour ,  le  sort  de  la  campagne  est  décidé.  Us  corn- 


376  NOTES. 

mencent  le  combat  le  matin  ,  et  le  continuent  jusqu'à  ce  que 
l'un  des  partis  succombe.  Si  ce  sont  les  assaillans,  ils  aban- 
donnent leurs  pirogues  et  leurs  armes  aux  vainqueurs  qui  sont 
obligés  de  donner  un  festin  aux  vaincus  et  de  les  ramener  en 
sûreté  sur  leurs  îles,  où  un  traité  de  paix  est  ratifié  par  un 
nouveau  festin  qui  dure  deux  jours.  Les  deux  peuples  sont 
ensuite  en  deuil  pendant  quinze  jours,  en  l'honneur  de  leurs 
amis  tués  dans  le  combat.  Après  cela,  les  relations  d'amitié 
sont  renouvelées,  et  les  insulaires  des  deux  tribus  vont  et 
viennent ,  comme  de  coutume,  les  uns  chez  les  autres. 

D'autre  part,  si  les  assaillans  sont  victorieux,  les  autres 
acquiescent  à  leurs  demandes  et  font  le  traité  le  plus  favorable 
que  les  circonstances  puissent  leur  permettre,  toujours  ratifié 
par  un  festin  qui  dure  deux  jours.  Les  prisonniers  faits  dans 
l'action  appartiennent  aux  individus  qui  les  prennent,  si  leur 
parti  remporte  la  victoire;  autrement,  ils  sont  rendus  aux 
vainqueurs  ;  mais  les  hommes  du  parti  qui  cède  ne  sont  jamais 
considérés,  ni  traités  comme  prisonniers;  ils  sont  traités  ho- 
norablement et  reconduits  chez  eux  ,  comme  on  l'a  déjà  dit. 

Les  armes  qui  servent  dans  ces  combats  consistent  en  lances 
d'un  bois  très-léger  et  armées  de  pointes  en  silex  ou  en  os  de 
poisson;  ils  ont  aussi  des  lances  d'une  autre  espèce,  en  bois 
très-pesant,  d'environ  quinze  pieds  de  longueur,  terminées 
en  pointe  acérée  et  durcies  au  feu.  Ils  envoient  ces  lances  à 
la  distance  de  trente  ou  quarante  verges  dans  un  but  de  la 
taille  d'un  homme  ,  et  ne  le  manquent  jamais  ;  mais  ils  le  frap- 
pent ordinairement  près  du  centre.  Les  pointes  de  leurs  armes 
ne  sont  point  empoisonnées,  et  je  ne  saurais  dire  si  c'est  par 
un  sentiment  d'honneur  ou  bien  par  défaut  de  moyens. 
Leurs  casse -têtes  sont  fabriqués  avec  une  espèce  de  bois 
qui  ressemble  beaucoup  à  notre  fus  tic  ;  ils  ont  six  ou  huit 
pieds  de  longueur  ,  sont  de  la  grosseur  du  poignet  à  chaque 
extrémité,  mais  un  peu  plus  minces  au  milieu,  et  sont  bien 
travaillés,  bien  polis  et  quelquefois  élégamment  ciselés.  Ces 
sauvages  les  tiennent  par  le  milieu  et  s'en  servent  de  la  même 
manière  qu'un  Irlandais  fait  de  son  shilaleh.  J'ai  vu  un  homme. 


NOTES.  377 

avec  cette  arme,  en  tenir  une  demi-douzaine  à  distance. 
Les  frondes,  avec  lesquelles  ils  commencent  d'ordinaire  le 
combat,  sont  faites  avec  les  fibres  de  l'écorce  d'un  arbre  et  ont 
environ  trois  pieds  de  longueur  quand  elles  sont  doublées.  Au 
centre  est  proprement  pratiquée  la  poche  pour  recevoir  la 
pierre,  qui  est  d'ordinaire  de  la  grosseur  d'un  œuf  d'oie,  et  ils 
peuvent  la  lancer  à  cent  ou  cent  cinquante  verges  avec  assez 
de  précision. 

Les  habitations  de  ces  insulaires  sont  bien  conçues  et  ingé- 
nieusement exécutées.  Pour  la  grandeur,  elles  varient  de  vingt 
à  soixante  pieds  de  longueur  ,  et  de  dix  à  trente  pieds  de  lar- 
geur; elles  n'ont  que  le  rez-de-chaussée,  avec  des  toits  angu- 
laires proprement  recouverts  de  feuilles  de  cocotier  ou  d'autre 
palmier,  qui  les  rendent  complètement  impénétrables  à  l'eau. 
Durant  la  saison  pluvieuse  ,  les  côtés  de  la  maison  sont  garnis 
de  larges  nattes  que  l'on  met  en  place  à  la  fin  de  novembre  et 
que  l'on  enlève  vers  le  premier  février  ,  pour  les  serrer  sous  le 
faîte  du  toit,  dans  un  lieu  destiné  à  cet  objet.  Aussi  ,  durant 
près  de  dix  mois  ,  l'air  circule  librement  au  travers  de  toutes 
les  parties  de  la  maison  ,  la  nuit  comme  le  jour.  Quand  on 
enlève ,  en  février  ,  les  nattes  à  l'épreuve  de  l'eau ,  on  les  rem- 
place ,  pour  la  belle  saison  ,  par  des  nattes  à  mailles  ouvertes, 
ressemblant ,  pour  l'aspect ,  aux  filelsde  bastingage  ou  des  voiles 
d'étai  d'un  vaisseau  ,  qui  servent  très-bien  de  persiennes.  Les 
planchers  sont  tapissés  de  nattes  grossières  ,  qui  sont  régulière- 
ment lavées  une  fois  par  semaine  au  bord  de  la  mer. 

Leurs  lits  sont  des  nattes  souples  et  molles ,  mais  très-bien 
travaillées,  et  les  plus  délicats  en  ont  plusieurs  empilées  l'une 
sur  l'autre.  Quelquefois  les  femmes  qui  sont  mères  ont  des  cor- 
beilles ou  berceaux  en  osier  suspendus  au  toit  de  la  maison 
pour  servir  de  couchettes  aux  jeunes  enfans.  Ils  ont  aussi  une 
espèce  de  lit  ou  plutôt  de  litière  très-ingénieusement  imaginée 
pour  les  malades;  c'est  une  grande  natte  forte  ,  étendue  sur  un 
châssis  de  bambou  élevé  d'environ  dix-huit  pouces  au-dessus 
du  plancher,  et  garnie  sur  les  bords  de  filets.  Ces  nattes  sont 
pourvues  dans  le  milieu  d'un  trou  ,  afin  de  permettre  au  malade 


378  NOTES. 

quand  il  est  très-bas  de  faire  ses  besoins  sans  être  dérangé.  Sur 
ces  litières  sont  suspendus  de  grands  éventails  en  feuilles  de 
palmier,  que  le  patient  peut  facilement  mettre  en  mouvement 
au  moyen  d'une  ficelle.  Ils  ont  aussi  des  nattes  très-bien  tra- 
vaillées, destinées  particulièrement  aux  repas,  que  Ton  lave 
chaque  fois  qu'elles  ont  servi.  En  un  mot,  sous  le  rapport  de 
la  propreté  personnelle  et  domestique  ,  ces  insulaires  l'empor- 
tent de  beaucoup  sur  tous  les  peuples  que  j'ai  jamais  vus;  et 
ma  femme  me  dit  souvent  que,  pour  son  instruction  dans  la 
science  du  ménage ,  elle  est  redevable  aux  leçons  qu'elle  a  re- 
çues des  dames  du  groupe  de  Bcrgh. 

Leurs  maisons  sont  disposées  par  groupes  ou  petits  villages, 
rangées  régulièrement,  et  séparées  par  des  rues  de  cinquante 
toises  environ  de  large.  Chaque  maison  a  un  verger  spacieux 
qui  en  dépend,  entouré  d'une  palissade  en  bambou  qui  permet 
la  libre  circulation  de  l'air.  Au  centre  de  chaque  village  ,  est 
la  résidence  d'un  chef  qui  dirige  toutes  les  affaires  en  qualité 
de  magistrat.  Toutes  les  querelles  locales  sont  soumises  à  son 
jugement ,  mais  on  a  le  droit  d'appeler  de  sa  sentence  à  celle  du 
roi  ou  du  principal  chef  de  la  tribu. 

Ces  îles  sont  d'une  élévation  modérée  ;  chacune  d'elles  est 
haute  au  centre ,  et  le  sol  s'abaisse  par  degrés  pour  se  terminer 
en  belles  vallées  et  prairies  fertiles  qui  s'étendent  de  toutes 
parts  le  long  des  rivages  ;  partout  on  voit  couler  vers  la  mer  des 
torrens  d'une  eau  limpide.  On  concevra  facilement  qu'un 
groupe  d'îles  ainsi  placé  près  de  l'équateur ,  couvert  d'un  ter- 
rain profond  et  peu  compacte  ,  et  sous  l'influence  du  soleil  des 
tropiques ,  doit  offrir  une  végétation  rapide  et  perpétuelle.  En 
effet ,  on  peut  observer  sur  le  même  arbre ,  et  souvent  sur  la 
même  branche,  des  fleurs  et  des  fruits  mûrs,  mêlés  avec  des 
fruits  dans  toutes  les  phases  de  leur  croissance.  Chaque  feuille 
qui  tombe  est  presque  immédiatement  remplacée  par  une  nou- 
velle ,  tandis  que  les  fruits ,  parvenus  à  leur  maturité  ,  sont 
obligés  de  céder  la  place  à  de  nouveaux  germes.  Là  ,  le  prin- 
temps, l'été  et  l'automne  se  disputent  continuellement  l'empire 
de  la  nature.  L'hiver  apparaît  à  peine  un  instant  dans  celte  lutte 


NOTES.  379 

et  se  retire  ave*c  un  sourire  vivifiant,  plus  doux  encore  que 
celui  des  autres  saisons. 

Si  les  habitans  de  ces  îles  possédaient  quelques  petites  con- 
naissances en  agriculture  ,  et  qu'ils  voulussent  y  consacrer  une 
étincelle  du  talent  et  de  l'habileté  qu'ils  déploient  dans  leurs 
ouvrages  habituels  d'une  moindre  importance ,  ces  îles  pour- 
raient bientôt  devenir  les  plus  beaux  jardins  du  monde.  J'ose 
me  flatter  de  l'espoir  d'avoir  pu  contribuer  à  fonder  les  bases 
d'une  révolution  aussi  désirable.  Je  leur  ai  donné  à  cet  égard 
tous  les  renseignemens  possibles  ,  eu  égard  à  la  courte  durée  de 
notre  séjour ,  à  l'aide  d'interprètes ,  dont  le  dialecte  naturel 
était  si  semblable  au  leur,  qu'ils  pouvaient  converser  ensemble 
sans  la  moindre  difficulté.  Je  leur  procurai  aussi  diverses  sortes 
de  graines  ,  qu'ils  promirent  de  planter  et  de  cultiver  suivant 
mes  instructions.  Dans  ce  nombre  étaient  des  pommes ,  des 
poires,  des  pêches,  des  prunes,  des  melons,  citrouilles  ,  igna- 
mes, pommes  de  terre,  oignons,  choux  ,  betteraves,  carottes, 
panais,  haricots,  pois,  etc.  Je  n'hésite  pas  à  croire  que  le  café, 
le  poivre ,  la  canne  à  sucre  et  les  épiées  des  diverses  espèces 
réussiraient  facilement  et  peut-être  sans  culture  sur  ces  îles. 

L'abondance  et  l'épaisseur  des  forêts  est  une  preuve  évidente 
de  la  richesse  du  sol  qui  couvre  la  surface  de  ces  belles  îles.  Je 
sais  que  les  terrains  élevés  produisent  du  bois  de  sandal ,  mais 
je  ne  pourrais  affirmer  en  quelle  quantité.  Partout  on  trouve 
un  grand  nombre  et  une  variété  de  belles  plantes  ,  non-seule- 
ment dans  les  plaines  et  les  vallées  ,  mais  encore  sur  les  hau- 
teurs et  jusque  sur  leurs  cimes.  Plusieurs  étaient  étrangères 
pour  moi,  et  il  y  en  a,  je  pense,  qui  ne  sont  pas  bien  connues 
dans  ce  pays.  Quelques-unes,  j'en  suis  sûr,  seraient  fort  esti- 
mées par  nos  amateurs  d'objets  scientifiques.  Les  cocotiers  et 
les  arbres  à  pain  viennent  ici  d'une  taille  énorme  ,  et  leurs 
fruits  sont  bien  plus  gros  et  bien  plus  savoureux  que  ceux  que 
j'ai  été  habitué  à  voir  dans  les  autres  îles  de  ces  mers. 

Les  naturels  du  groupe  de  Bergb  sont  favorisés  de  l'eau  la 
plus  pure  qui  descend  en  torrens  limpides  des  sources  de  leurs 
montagnes  ;  mais  ils  la  boivent  rarement  sans  qu'elle  ait  monté 


380  NOTES. 

dans  les  veines  invisibles  du  cocotier  ,  et  qu'elle  se  soit  déposée 
au  centre  de  son  délicieux  fruit.  Une  fois  qu'elle  est  ainsi  puri- 
fiée dans  un  des  plus  agréables  alambics  de  la  nature  ,  ces  na- 
turels la  considèrent  comme  le  breuvage  le  plus  pur  et  le  plus 
salutaire  du  monde. 

Ici  le  climat  est  délicieux,  jamais  ni  trop  chaud  ni  trop 
froid.  Situées  au  fort  de  ce  courant  aérien  ,  appelé  vent  alise 
du  N.  E.,  ces  îles  sont  toujours  rafraîchies  par  une  belle  brise 
de  mer  fraîche  ,  qui  entretient  l'atmosphère  dans  un  état  de 
pureté  susceptible  de  donner  la  santé  ,  la  vigueur  et  l'activité  à 
tous  les  êtres  de  la  nature  animée. 

Mes  connaissances  sont  très-bornées  quant  aux  animaux 
qui  se  trouvent  dans  ces  îles,  attendu  que  je  n'ai  pas  eu  l'oc- 
casion d'en  visiter  l'intérieur.  Je  sais  que  les  bois  abondent  en 
oiseaux  de  diverses  espèces ,  tous  agréables  à  la  vue ,  et  la  plu- 
part doués  d'un  chant  mélodieux.  J'ai  vu  plusieurs  reptiles  de  la 
famille  des  lézards,  mais  pas  un  serpent.  Les  insectes  sont  nom- 
breux ,  brillans  ,  mais  pas  un  n'est  importun.  Nous  n'aperçûmes 
aucun  minéral  digne  d'être  remarqué.  Les  eaux  ,  à  l'intérieur 
du  récif  qui  environne  le  groupe  entier  ,  abondent  en  excellent 
poisson  de  tout  genre,  qu'on  peut  prendre  en  quantité,  soit  à  la 
seine,  soit  à  l'hameçon.  Des  coquillages  de  différentes  sortes  se 
trouvent  sur  les  récifs  ,  les  bas-fonds  et  les  rivages.  Quelques- 
uns  offrent  des  échantillons  qui  surpassent  tout  ce  que  j'ai 
jamais  rencontré  en  aucune  partie  du  monde.  Je  ne  sache  point 
d'endroit  où  le  naturaliste  et  l'amateur  puissent  se  procurer 
une  collection  de  coquilles  rares,  curieuses  et  précieuses  ,  plus 
riche  que  dans  ces  îles.  Les  huîtres  perlières  sont  communes  , 
et  celles  que  nous  obtînmes  des  naturels  sont  de  la  même  espèce 
que  celles  de  Sooloo.  La  tortue  verte  est  commune,  mais  je 
pense  que  la  tortue  a  tête  pointue  est  très-rare,  attendu  que 
nous  en  vîmes  très-peu  dans  l'eau,  et  que  l'écaillé  se  trouvait 
en  petite  quantité  entre  les  mains  des  naturels. 

La  biche  de  mer  {holothurie  ou  trepang  des  Malais)  peut  s'ob- 
tenir ici  en  grande  quantité  et  d'une  qualité  très-supérieure, 
pourvu  que  l'on  puisse  compter  sur  les  dispositions  amicales 


NOTES.  381 

des  naturels  ;  autrement  le  temps  et  la  peine  qu'on  se  donne- 
rait pour  cette  pêche  seraient  en  pure  perte.  Si  les  circonstan- 
ces étaient  favorables,  on  pourrait  faire  ici  plusieurs  cargai- 
sons de  cette  denrée ,  et  la  majeure  partie  s'en  vendrait  à  un 
prix  fort  élevé  ,  si  les  échantillons  que  nous  observâmes  peu- 
vent servir  de  règle  pour  juger  de  sa  qualité  en  général.  Quel- 
ques-uns de  ceux  que  nous  trouvâmes  avaient  deux  pieds  de 
longueur  et  dix-huit  pouces  de  circonférence;  leur  chair,  une 
fois  les  intestins  enlevés  ,  pesait  encore  de  sept  à  neuf  livres  î. .. 
C'est  une  dimension  bien  supérieure  à  celle  de  tous  les  mollus- 
ques de  ce  genre  que  j'aie  jamais  vus  aux  îles  Fidgi,  Nouvelles- 
Hébrides,  Bougainville,  Nouvelle-Zélande,  Nouvelle-Breta- 
gne, Nouvelle-Guinée,  Nouvelle-Hanovre,  et  même  aux  îles 
du  Massacre. 

Il  sera  curieux  de  comparer  l'éloge  pompeux  qu'a  fait 
des  insulaires  de  Hogoleu  le  capitaine  Morrell,  avec  le 
peu  de  mots  que  nous  en  avons  dit  nous  -  même  dans 
notre  journal  sur  la  Coquille  ,  par  suite  des  communica- 
tions que  nous  eûmes  à  la  voile  avec  ces  sauvages,  en 
juin  1824.  Voici  littéralement  de  quelle  manière  nous 
nous  exprimions  alors  sur  leur  compte. 

Quelque  étendu  que  paraisse  être  ce  groupe  au  premier 
abord  ,  par  le  fait  il  se  réduit  à  peu  de  chose  et  doit  être  médio- 
crement peuplé.  Aussi  n'avons-nous  jamais  vu  plus  de  douze 
ou  quinze  pirogues  à  la^ois ,  bien  que  durant  les  deux  pre- 
miers jours  nous  ayons  mis  plusieurs  fois  en  panne  pour  com- 
muniquer avec  les  naturels.  Ces  insulaires  n'ont  rien  de  remar- 
quable ,  ils  sont  d'une  taille  médiocre  ,  plusieurs  sont  difformes 
ou  affligés  de  maux  dégoûtans.  Leur  intelligence  paraît  bornée, 
et  je  crois  cette  race  inférieure  à  celle  d'Ualan.  Pour  le  bon 
ton  et  la  dignité,  les  tamol  de  Hogoleu  ne  valent  nullement  les 
uros  et  les  ton  d'Ualan  ,  bien  qu'ils  aient  les  mêmes  dispositions 
au  vol.  Tout  porte  à  croire  qu'ils  ont  souvent  vu  des  Euro- 
péens ,  et  rien  dans  Le  navire  ni  sur  nos  personnes  ne  parais- 


382  NOTES. 

sait  vivement  piquer  leur  curiosité  ni  exciter  leur  admira- 
tion. Leurs  maros  et  leurs  ponchos  sont  fabriqués  avec  un  tissu 
solide  et  bien  travaillé.  Leurs  pros  sont  bien  faits ,  mais  leur 
manœuvre  est  loin  d'être  remarquable  ni  pour  la  simplicité  ,  ni 
pour  l'avantage  de  la  marche.  Nous  n'avons  point  vu  entre 
leurs  mains  d'armes  ni  de  haches  en  pierre.  Seulement  j'ai 
remarqué  deux  frondes  en  bourre  de  coco  dont  j'ai  fait  l'acqui- 
sition. Nous  avons  cru  remarquer  que  l'autorité  des  chefs  sur 
leurs  inférieurs  était  assez  grande,  et  ceux-ci  ne  manquaient 
jamais  de  remettre  aux  premiers  ce  qu'ils  venaient  de  se  pro- 
curer en  présent  ou  par  échanges.  Quelques-uns  sont  tatoués , 
d'autres  ne  le  sont  point  du  tout.  Déjà  indifférens  à  l'égard  des 
clous  et  même  des  couteaux,  ils  ne  paraissaient  convoiter  que  des 
haches  qu'ils  appelaient  saran.  Ils  ne  se  souciaient  point  de 
miroirs ,  et  ne  donnaient  que  des  bagatelles  pour  des  hame- 
çons. Ils  portaient  aux  oreilles  des  cylindres  en  bois  assez  volu- 
mineux, au  cou  des  colliers  de  diverses  grosseurs,  faits  avec  de 
petits  disques  en  noix  de  coco  et  coquilles  entremêlées.  Leurs 
étoffes  étaient  teintes  en  rouge ,  en  noir  et  quelquefois  en 
blanc.  On  n'a  pu  obtenir  qu'un  petit  nombre  de  mots  de  leur 
langue ,  que  je  regarde  comme  fort  douteux  quant  à  leur  vraie 
signification. 

page  254. 

La  mortalité  se  serait  sans  doute  déclarée  d'une  ma- 
nière effrayante. 

Enfin,  après  quarante-cinq  jours  de  traversée  et  plus  de 
deux  mois  de  privation  de  vivres  frais,  nous  trouvant  dans  les 
mêmes  circonstances  que  l'Urémie  ,  c'est-à-dire  ayant  tout  un 
équipage  exténué  par  les  maladies,  comme  elle,  nous  fûmes 
très-contens  d'arriver  dans  un  pays  civilisé. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.') 


NOTES.  383 

PAGE    26o. 

Et  firent  sur-le-champ  voile  vers  le  Pérou ,  pour  aller 
se  joindre  aux  indépendans. 

Depuis  notre  départ  de  Guam  sur  /'  Uranic ,  il  s'y  est  passé 
quelques  événemens.  M.  Mcdinilla  obtint  de  retourner  à  Ma- 
nille. M.  Ganga  le  remplaça.  Ce  fut  sous  lui  qu'eut  lieu,  dans 
la  rade  d'Oumata,  la  révolte  du  vaisseau  V Asia  et  des  deux 
bricks.  Cette  faible  expédition,  que  l'Espagne  avait  armée  avec 
peine  pour  combattre  les  corsaires  indépendans  de  l'Amérique, 
lui  fut  enlevée  dans  quelques  minutes.  Il  n'y  eut  presque  pas 
de  résistance  et  par  conséquent  peu  d'hommes  tués;  le  général 
fut  blessé  et  se  cassa  la  cuisse  ;  lui ,  ses  officiers  et  une  centaine 
d'hommes  furent  déposés  à  terre  ;  après  quoi  les  mutins  gagnè- 
rent l'Amérique  et  se  joignirent  aux  indépendans.  Le  gouver- 
neur Ganga  montra  de  l'énergie  en  allant  seul  à  bord  de  l'Asia 
pour  tenter  de  faire  rentrer  l'équipage  dans  le  devoir.  Ses 
remontrances  furent  vaines. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  Quoy.^) 

PAGE    27O. 

Et  cette  arme  était  encore  inconnue  à  Gouaham. 

Nous  n'avions  rien  à  lui  offrir  en  retour.  Car  il  ne  faut  pas 
compter  un  fusil  de  l'expédition  qui  lui  fut  donné.  Dans  de 
semblables  voyages,  il  serait  tout  aussi  utile  d'avoir  de  belles 
pièces  de  nos  manufactures  à  offrir  que  cinq  à  six  mille  francs 
en  caisse.  Mais  j'oubliais  qu'aucune  de  ces  expéditions ,  celle 
de  Baudin  exceptée ,  n'avait  été  faite  en  grand  et  généreusement 
pourvue  de  tout  ;  que  toutes  avaient  été  arrachées  par  leur 
commandant,  à  force  de  sollicitations  et  de  preuves  déduites, 
dans  de  longs  rapports ,  du  peu  qu'elles  devaient  coûter.  Ce- 
pendant, je  crois  qu'elles  ont  eu  des  résultats  qui  peuvent  faire 
quelque  honneur  a  la  France. 

(  Extrait  du  Journal  de  M.  Quoj.  ) 


384  NOTES. 

PAGE    282. 

Et  à  l'impossibilité  de  pouvoir  les  assujétir  à  un  régime 
convenable. 

Cependant,  il  y  avait  près  de  vingt  jours  que  nos  malades 
étaient  à  terre  avec  des  vivres  frais,  jouissant  de  la  promenade 
le  matin  et  le  soir  aux  heures  où  il  fait  le  moins  chaud,  sans 
qu'il  y  eût  de  l'amélioration  dans  l'état  de  l'ensemble  ;  ce  qu'il 
faut  attribuer  à  l'impossibilité  où  nous  étions  de  pouvoir  les 
empêcher  de  se  surcharger  l'estomac  de  toute  espèce  d'alimens 
qu'ils  se  procuraient  des  habitans.  Les  maîtres  n'étaient  pas 
plus  raisonnables  que  les  matelots,  et,  durant  tout  le  temps  que 
les  fièvres  de  M.  Gaimard  durèrent,  je  n'ai  jamais  fait  de  ser- 
vice plus  désagréable  et  avec  de  telles  gens.  Obligé  quelque- 
fois de  céder  à  leurs  criailleries,  je  leur  accordais  des  médica- 
mens  dont  je  savais  que  l'effet  allait  être  détruit  par  leur  intem- 
pérance. C'est  ainsi  que  l'un  d'eux ,  l'Anglais  que  nous  avions 
prisa  Tikopia,  hâta  sa  fin  en  mangeant  du  cerf  avec  excès.  Je 
serais  aussi  disposé  à  croire  ,  avec  le  gouverneur,  que  le  séjour 
d'Uniata  est  un  peu  humide  pour  des  malades,  et  que  celui 
d'Agagna  serait  plus  convenable.  Nous  n'avions  pas  à  choisir.  Il 
étaitde  toute  impossibilité  à  ï 'Astrolabe  ,  une  fois  mouillée  dans 
la  vaste  rade  d'Apra  ,  d'envoyer  tous  ses  malades  à  terre  et  de 
faire  le  plus  petit  service  du  bord  ,  à  cause  de  l'éloignement  où 
se  trouve  la  ville.  Ce  que  l'Uranie  avait  fait  n'était  pas  pratica- 
ble pour  nous  ;  de  sorte  que  nous  rembarquâmes  presque 
tous  nos  malades  avec  la  fièvre  ,  après  un  mois  de  séjour.  Quel- 
ques-uns cependant  prirent  de  la  force  tout  en  la  conservant, 
et  purent  faire  le  service  entre  les  accès. 

{Extrait  du  Journal  de  M.  Quoj.) 


FIN     DFS    NOTES     DE    I.A     PREMIERE     TARTIE     T)V    CINQUIEME     VOI-IIM*.