VOYAGE
L'ASTROLABE.
LE VOYAGE DE L ASTROLABE,
12 VOLUMES GRAND IN-8°, 6oO rLANCHES OC CARTES,
se compose des parties suivantes :
première JEUbieion.
Histoire du Voyage, rédigée par M. Dumont d'Urville ; 5 volumes grand
in-8, papier grand-raisin superfin; avec plus de ioo Vignettes en bois
ou en taille-douce , 5 Cartes grand in-folio , et un Atlas d'au moins
240 Planches lithographiées sur demi-feuille jésus-vélin.
Météorologie, Magnétisme, Température de la Mer, etc., Mémoire
rédigé par M. Arago, de lAcadémie des Sciences; 1 volume grand in-8.
Dfitïicme Btobton.
Botanique. Texte par MM. Lesson jeune et A.Richard; 1 volume grand
in-8; Atlas de 80 Planches au moins en taille-douce, la plupart coloriées,
sur demi-feuille jésus-vélin.
«jtrobirme JDiubioit.
Zoologie, rédigée par MM. Quoy et Caimard; 5 forts volumes grand in-8,
avec Atlas de 200 Planches au moins, gravées en taille-douce, imprimées
en couleur, relevées au pinceau; sur demi-feuille jésus-vélin.
(SUtatrirmc Uiotetoit.
Partie Entomologiqul , rédigée par M. le docteur Boisduval; 1 volume
grand in-8, avec 12 Planches en taille-douce, imprimées en couleur et
relevées au pinceau, sur demi-feuille jésus-vélin.
€tnquifinc Dintaion.
Hydrographie. Atlas de 45 Cartes ou Plans, gravés par les soins
du gouvernement, suivi d'un volume de texte, rédigé par M. Dumont
d'Urville.
IMPRIMERIE DE HENRI DUPUY, RUE DE LA MONNAIF., N. II.
VOYAGE
LA CORVETTE
L'ASTROLABE
€xé tutê par arl»re î>u Hat ,
PENDANT LES ANNÉES 1826-1827-1828-1829,
SOUS LE COMMANDEMENT
DE M. J. DUMONT D'URVILLE
capitaine de VAISSEAU.
jtJm (Drtiomtanrr îic Sa JÏIajestf.
HISTOIRE DU VOYAGE.
TOME CINQUIÈME.
PARIS
J. TASTU, ÉDITEUR,
N. 4 BIS i BUE DES BEAUX- ARTS.
1833
VOYAGE
L'ASTROLABE.
CHAPITRE XXXI
SEJOUR A HOBART-TOWW.
Depuis quatre heures du matin jusqu'à onze heures, 1827.
nous reçûmes de fortes rafales de vent du nord au lt décembre.
N. N. E., qui nous firent chasser à deux reprises
différentes. La première fois dix-huit brasses , la
seconde vingt brasses de câble filé nous arrêtèrent ;
enfin , nous tînmes bon avec soixante et quinze brasses
de câble à la mer.
Après onze heures , l'atmosphère subit une aug-
mentation de température remarquable, et les risées
nous faisaient surtout éprouver des impressions de
chaleur très-extraordinaires. Le thermomètre , qui
ne marquait à la surface de l'eau que 1 G°, et qui , à
TOME V.
2 VOYAGE
1827. huit heures du matin, ne marquait que 15° à l'air
Décembre. }{Dre ? dès onze heures quarante-cinq minutes était à
24°, 2 à l'air libre et à l'ombre. A midi , le vent passa
au N. N. O. et même au N. O. ; les bouffées de vent
et de chaleur devinrent encore plus fortes. Le ciel était
sans nuages , mais l'atmosphère tout entière semblait
occupée par une vapeur embrasée , semblable à celle
qui s'exhale de la bouche d'un four. Cette impression
de chaleur était à peine sensible dans l'intérieur des
chambres. A midi quarante-cinq minutes , le thermo-
mètre s'éleva à l'ombre jusqu'à 30°, 2 , et la chaleur
devint vraiment insupportable. Cet état de l'atmo-
sphère dura jusqu'à trois heures ; puis la température
décrut graduellement jusqu'à huit heures du soir, où
elle se retrouva , comme le matin , de 1 8° seulement.
Pendant tout ce temps , le baromètre resta station-
nais entre 28p et 2811 2 .
On sait que Cook et Péron furent, Tun et l'autre ,
témoins d'un phénomène semblable dans les mêmes
parages. Cook l'observa, le 9 janvier 1777 , où il
venait d'appareiller de la baie de l'Aventure , avec un
vent très-violent du N. E.; l'élévation presque subite
du thermomètre fut de 1 1 ° centigrades , et le maxi-
mum d'ascension du mercure fut de 32°, 2. Du reste ,
la chaleur fut de si courte durée, qu'on l'attribua à
des vapeurs brûlantes que la brise chassait devant
elle.
Le fait observé par Péron, le 1G février 1 802 , a la
plus grande analogie avec celui que nous venons de
signaler. La chaleur se fit sentir dès trois heures du
DE LASTROLA.BE. 3
malin, à la suite de rafales violentes du nord, et dura 1827.
jusqu'à onze heures. En moins d'un quart d'heure , le Décembre.
thermomètre monta de 14° à 22°, 5 et même à 27°, 5
centigrades.
Péron attribua ce phénomène à l'existence des sa-
bles brûlans , situés , suivant lui , dans l'intérieur
de la Nouvelle-Hollande, et dont la température de-
vait se communiquer aux vents qui passaient, dans
leur cours , au-dessus de ces sables. Je partage bien
plutôt l'opinion des personnes de l'expédition de
Baudin, qui crurent que cette élévation subite de
température provenait de l'embrasement des forets
opéré parles naturels. Dans les journées suivantes, je
pus vérifier que , pour faciliter leurs défrichemens ,
les colons de Van-Diémen avaient livré aux flammes
d'immenses étendues de sol couvertes de bois, de
broussailles et de hautes herbes. La partie de l'atmo-
sphère, située au-dessus de ces espaces embrasés, de-
vait s'élever en peu de temps à une température très-
supérieure à celle qui lui était habituelle ; et l'on sent
qu'il suffira d'une ou plusieurs rafales violentes pour
transporter, à de grandes distances , ces masses d'air
brûlant. Leur influence même devra continuer à se
faire sentir jusqu'à ce qu'un temps suffisant se soit
écoulé pour rétablir l'équilibre entre leur tempéra-
ture et celle des couches qu'elles traverseront sur leur
route.
Celte explication acquiert un nouveau degré de
vraisemblance , quand on fait attention que dans les
trois cas en question ce fait eut lieu avec des vents du
4 VOYAGE
1827. nord et à la suite de violentes rafales de cette partie ;
Décembre. double condition nécessaire pour transporter rapide-
ment les colonnes d'air échauffé, des terres de la Tas-
manie, sur la partie de la mer qui baigne la côte méri-
dionale de cette île.
J'avais voulu mettre à la voile, dès trois heures après
midi , pour quitter îa position hasardeuse où nous
nous trouvions ; car nous étions exposés à être poussés
par îe vent sur la côte rocailleuse de l'île aux Per-
drix. Mais le vent ayant redoublé de force , il m'avait
fallu renoncer à cette opération. A quatre heures
quarante minutes , une rafale furieuse nous fit chasser,
et je conçus quelques inquiétudes. Heureusement
quinze brasses de câble filé nous arrêtèrent. Enfin,
à six heures , le vent s'étant bien modéré, je mis à la
voile ; au moment même où l'ancre fut haute, la brise
sauta subitement du S. O. au S. et au S. E., ce qui
nous favorisait singulièrement pour donner dans le
canal. Grâce à cette circonstance et aux plans du
voyage de d'Entrecasleaux , j'eus bientôt doublé l'île
aux Perdrix , la corvette fila rapidement sur les eaux
tranquilles du grand bassin intérieur, et à huit heu-
res elle laissa retomber l'ancre à un mille du petit
îlot du Satellite. Là, du moins, /' 'Astrolabe esta l'abri
de tout danger, et nous pouvons tous dormir tran-
quilles.
Sur le morne qui domine la rive septentrionale du
goulet de la pointe Riche , nous distinguons un mât
de signaux , premier indice de la civilisation euro-
péenne en ces cantons. Sans doute, celle vigie corres-
DE L'ASTROLABE. 5
pond avec celle d'Hobart-Town , et le gouvernement i«î7.
de la colonie connaît déjà notre arrivée. Trente-cinq Décembre,
ans auparavant, d'Entrecasteaux n'avait rencontré
dans cette contrée que quelques misérables sauvages ,
et, dix ans après lui, les compagnons de Baudin
avaient trouvé ce sol complètement désert.
De toutes parts, et notamment sur File Bruny,
de vastes incendies dévorent les herbes desséchées
et les broussailles. Comme les indigènes ont quitté
définitivement ces parages , nous ne pouvons attri-
buer ces embrasemens qu'aux colons qui emploient
ce moyen pour déblayer les terres qu'ils veulent
défricher. Les vapeurs épaisses qui en résultent nous
ont empêchés de saisir bien clairement tous les acci-
dens du canal d'Entrecasteaux ; toutefois nous en
voyons assez pour apprécier toute son importance.
Au mouillage devant l'île aux Perdrix , nous avons
observé que, de six heures à midi, le courant a porté
assez régulièrement au S. S. O. hors de la baie, avec
une vitesse d'un nœud. De midi à deux heures après
midi , les eaux ont été étales , et après deux heures
sa direction était celle de TE. avec une vitesse de
0", 7.
A huit heures quarante minutes du matin , la cha- l8<
loupe fut mise à la mer. A dix heures, voyant que
la brise fixée au N. E. ne nous permettait point d'ap-
pareiller, j'envoyai le grand canot à terre avec les
naturalistes et plusieurs officiers pour vaquer à leurs
observations.
La brise ayant sauté subitement au S. E. vers onze
€ VOYAGE
1827. heures, je fis relever l'ancre et mis à la voile sous la
Décembre. mjSaine et les huniers , afin de poursuivre notre route.
Pendant ce temps , le grand canot nous rejoignait à
la voile.
Au moment où nous donnâmes dans la baie de
l'Isthme, le vent varia à l'O. S. O. par rafales vio-
lentes et fréquentes. Nous doublâmes la petite île
Verte , à un mille au plus au nord , et le cap le
Grand à moins de trois encablures , puis nous lais-
sâmes peu à peu porter à l'E. Dans le cours de
cette navigation , nous ne cessâmes pas d'admirer la
beauté de cet immense canal , et les mouillages nom-
breux et assurés qu'il contient pour les vaisseaux de
tout rang. Quel magnifique coup-d'œil offriront ces
rives au voyageur , lorsqu'un jour elles seront cou-
vertes de jolies maisons de plaisance et de riches
plantations ! C'est à nos neveux quil sera réservé de
jouir de ce spectacle , et sous un espace de temps
peut-être beaucoup plus rapproché que nous ne l'ima-
ginons.
A deux heures et demie , ï Astrolabe cinglait avec
rapidité devant le beau bassin du Port du N. O., que
domine au nord la masse imposante de la montagne
de la Table. Là, seulement, nous commençâmes à
apercevoir des habitations et des traces de culture.
A trois heures quarante-cinq minutes, nous débou-
quions dans la rivière Derwent , entre le cap de la
sortie et la pointe Pierson; le pilote arriva à bord , et
je lui remis la conduite du navire. Le plus difficile était
lait , et j'eusse atteint sans peine et sans aide le mouil-
DE L'ASTROLABE. 7
lage de Hobart-Town , mais j'étais bien aise de me 1827.
reposer et de me décharger pour quelques instans de Décembre.
ma responsabilité.
Assez long-temps , nous pûmes faire bonne route
pour remonter le Derwent ; mais , lorsque nous
eûmes dépassé Double-Bay , et comme nous n'étions
plus guère qu'à quatre ou cinq milles de la ville , le
vent passa à l'O. N. O. et souffla avec une violence
extrême. Il fallut courir de pénibles bordées entre les
deux rives du fleuve , et chacune d'elles nous avançait
à peine d'une centaine de toises.
Vers six heures , nous reçûmes la visite du naval-
officer, auquel je fis mes déclarations ; peu après le
harboar-master , ou maître du port, monta à bord.
Cet officier, dont le nom était Kelly, renvoya le
pilote et voulut se charger lui-même de conduire la
corvette au mouillage. Il tenait d'autant plus à cette
fonction, que P Astrolabe était le premier bâtiment
de guerre français qui eût paru à Hobart-Town depuis
sa fondation, et la nature de notre mission donnait à
sa présence un nouvel intérêt.
J'avais bientôt senti qu'avec une brise aussi violente
que celle qui soufflait dans la rivière, et la marée contre
nous, il nous serait impossible d'atteindre, dans la
journée, le mouillage de Siillivan-Cove ; j'en fis l'ob-
servation à M . Kelly , et je l'invitai à nous faire mouil-
ler provisoirement sur le meilleur fond, en ajoutant
que ce serait nous exposer gratuitement à quelque
avarie fâcheuse, que de vouloir lutter plus long-temps
contre le vent et la marée. M. Kelly, entêté comme
8 VOYAGE
1827. le sont beaucoup d'officiers du commerce dans sa
Décembre. nation , et curieux sans doute de développer tout son
talent aux yeux des étrangers , s'obstina à conduire
immédiatement la corvette au mouillage, assurant
que rien ne lui serait plus facile. Comme notre grée-
ment et notre voilure étaient en fort bon état , et que
je pouvais compter dessus, je laissai M. Kelly maître
de la manœuvre. Il couvrit la corvette de toile, et
de temps à autre elle donnait une bande très-consi-
dérable, son plat-bord de dessous le vent entrait
même quelquefois dans l'eau. Toutefois ses efforts
furent inutiles ; à onze heures du soir , nous n'avions
pas gagné la valeur d'un mille dans le vent, après
avoir couru une vingtaine de bordées , et il fallut
laisser tomber l'ancre près de la rive occidentale du
fleuve , par quatorze brasses fond de vase , et à trois
milles au S. E. de la ville.
Le pilote Mansfield, ayant appris que notre mission
avait pour objet de faire des découvertes et des explo-
rations dans la mer du Sud , me demanda si j'avais eu
des nouvelles de M. de Lapérouse. Sur ma réponse
négative , il m'apprit d'une manière confuse que le
capitaine d'un navire anglais avait dernièrement trouvé
les restes du vaisseau de M. de Lapérouse, dans une
des îles de l'Océan-Pacifique , qu'il en avait rapporté
des débris, et même qu'il avait ramené l'un des mate-
lots de cette expédition, qui était Prussien d'origine. Il
ajoutait que ce capitaine marchand , renvoyé par le
gouverneur du Bengale pour aller chercher les autres
naufragés, avait louché à Hobart-Town , six mois
DE L'ASTROLABE. 0
avant mon arrivée, et que le Prussien en question se 1829.
trouvait encore à son bord. Décembre.
Ce récit , fait d'une manière peu correcte , ne me
parut d'abord qu'un conte fait à plaisir et devant être
relégué au rang de tous ceux qui, depuis une quaran-
taine d'années , s'étaient succédés sur le compte de
M. de Lapérouse. Toutefois le ton d'assurance du
pilote m'engagea à questionner M. Kelly sur cet objet.
Cet officier, qui avait jadis commandé des navires de
commerce, et qui ne manquait pas d'une certaine ins-
truction dans son métier , reprit d'une manière plus
claire et plus positive le récit du pilote.
J'appris alors que M. Dillon, capitaine d'un petit
bâtiment du commerce , avait effectivement trouvé à
Tikopia des renseignemens assurés sur le naufrage de
Lapérouse à Vanikoro, et qu'il avait rapporté une
poignée d'épée qu'il supposait avoir appartenu à ce
capitaine. A son» arrivée à Calcutta, M. Dillon avait
fait son rapport au gouverneur de la colonie , et celui-
ci l'avait renvoyé avec un navire armé aux frais de la
compagnie des Indes , afin de visiter le lieu même du
naufrage et de recueillir les Français qui pouvaient
avoir survécu à cette catastrophe. M. Kelly ajoutait
qu'il connaissait personnellement M. Dillon , et qu'il
avait une pleine et entière confiance en ses déposi-
tions.
On doit juger avec quel intérêt j'écoutais ces rap-
ports. Il était enfin soulevé, le voile qui avait si long-
temps couvert la tragique destinée de Lapérouse et
de ses compagnons. Un heureux hasard avait mis
10 VOYAGE
1827. inopinément un Anglais obscur sur la voie de cette
Décembre, importante découverte, et dans ce moment même il
devait, selon toute apparence, se trouver sur le théâ-
tre de cette grande infortune. Combien je portais
envie à son sort ! Combien je déplorais la fatalité qui ,
dans le cours de ma campagne , ne m'avait pas permis
d'avoir aucune connaissance des découvertes de
M. Dillon à Tikopia! Du reste, aucun de mes com-
pagnons de voyage n'ajoutait foi à ces rapports , et ils
n'en parlaient guère qu'en plaisantant, comme d'un
conte tout-à-fait apocryphe.
1 9- Nous reçûmes debonne heure la visite de M . Franck-
a
land, aide-de-camp du gouverneur. Ce jeune officier,
qui parlait fort bien français , venait me présenter les
complimens du lieutenant-colonel Arthur, gouver-
neur de la colonie , et en même temps ses offres de
service, assurant qu'il était disposé à me procurer
tous les objets dont je pourrais avoh^besoin. A mon
tour, j'envoyai M. Loltin près du gouverneur pour
lui présenter mes devoirs et traiter du salut. Cet offi-
cier reçut un accueil fort honnête.
Je m'étais empressé de questionner M. Franckland
sur la mission de M. Dillon. Il me répondit en riant
que c'était un fou , un aventurier, que sa prétendue
découverte n'était qu'une fable, et qu'il avait eu, à son
passage dans la colonie, une affaire très-peu hono-
rable , pour laquelle il avait été juridiquement con-
damné à un emprisonnement. Cette version avait sin-
gulièrement refroidi mes espérances. Mais M. Kelly
m'apporta le journal où se trouvait consigné tout au
DE L' ASTROLABE. 11
long le rapport de M. Dillon, touchant sa découverte 1827.
à Tikopia. C'est ce même rapport qui parut en son Décembre-
temps dans les journaux d'Europe, et que M. Dillon
a reproduit dans la relation de son voyage *.
Après avoir lu attentivement cette relation , et avoir
bien pesé son contenu , elle me parut offrir, dans ses
détails, un caractère de sincérité qui me conduisit à
penser qu'elle ne pouvait pas être dénuée de tout fon-
dement. En conséquence , de ce moment , mon parti
fut définitivement pris. Je renonçai à mes projets ulté-
rieurs sur la Nouvelle-Zélande, et me décidai à con-
duire immédiatement l Astrolabe à Vanikoro, qui
n'était encore pour nous que Mallicolo , d'après
M. Dillon. J'étais convaincu qu'il importait essen-
tiellement à la gloire de notre mission , à l'honneur de
la marine et même de la nation française, de cons-
tater ce qu'il pouvait y avoir de réel dans ces rap-
ports, ou même d'en établir la fausseté.
Une difficulté s'opposait à mes projets. M. Dillon
avait omis à dessein , et sans doute dans la crainte
d'être prévenu , la vraie position de Vanikoro et même
la direction qu'il avait suivie pour se rendre de Tiko-
pia devant cette île. Mais la phrase où il disait que
Vanikoro n'était éloigné de Tikopia que de deux jour-
nées de route en pirogue sous le vent , me mettait sur
la voie. Dans cette partie de l'Océan-Pacifique , les
vents régnent habituellement du S. E. au N. E. Vani-
koro ne pouvait donc se trouver qu'à quarante ou cin-
' Dillon, I, p. 39 et suiv.
12 VOYAGE
1827. quante lieues du N. O. au S. O. de Tikopia. Dans le
Décembre, premier cas , cette île devait appartenir au groupe de
Santa-Cruz; dans le second, au groupe de Banks.
Ces deux groupes , à peu près aussi inconnus l'un
que l'autre , se trouvaient également sur la direction
de la route que devait tenir Lapérouse, en se rendant
des îles des Amis aux côtes de la Nouvelle-Guinée.
Enfin , je pouvais espérer qu'en me rendant d'abord
à Tikopia , les habilans de cette île me donneraient
les renseignemens nécessaires pour me faire parvenir
à Vanikoro.
Malgré les rafales qui descendaient de la montagne
de la Table avec une impétuosité extraordinaire,
M. Kelly a voulu tenter de nous conduire au mouil-
lage. A midi, nous avons dérapé; mais, en ce mo-
ment même , le mariage de la tourne-vire a manqué
deux fois de suite, et nous avons beaucoup perdu sous
le vent avant de pouvoir faire route. Enfin , nous
avons couru des bordées pour nous élever au vent ;
mais, à deux heures, les rafales sont devenues telle-
ment furieuses, qu'il a fallu laisser retomber l'ancre
dans la rivière, un peu plus bas que l'endroit que
nous venions de quitter. Ce vent a duré toute la soirée ,
et, bon gré mal gré , nous avons dû nous résoudre à
passer encore cette nuit hors du mouillage de Hobart-
Town.
Une circonstance qui rend ce mouillage si difficile
à atteindre avec les vents contraires , c'est que les
eaux du fleuve descendent toujours , même au mo-
ment de la marée montante. Le flot n'a d'autre effet
C)E L'ASTROLABE. 13
que de faire hausser leur niveau , mais ne détruit point t8a7.
la direction du courant. Décembre.
Le gouverneur m'a envoyé une invitation pour as-
sister demain à une fêle champêtre avec MM. Gai-
mard et Sainson.
M. Kelly est arrivé à dix heures du matin à bord, 20.
et à onze heures nous avons couru de nouveau des
bordées pour atteindre Sullivan-Cove. Le vent souf-
flait encore à l'O. N. O., par grains, et d'une ma-
nière très-irrégulière , de sorte que nous avons eu
beaucoup de peine à nous élever jusqu'à la hauteur du
bon mouillage. Cependant, à une heure après midi,
nous avons mouillé l'ancre de tribord, à un demi-
mille au sud delà ville, par un excellent fond de vase
de treize brassas.
Tandis que M. Jacquinot s'occupait de faire amarrer
la corvette , à poste fixe , d'après les directions du
pilote; accompagné de MM. Gressien, Faraguet, Gai-
mard, Sainson et Bertrand, j'allai rendre visite au
gouverneur. Au moment où nous quittions le bord,
ÏAstrolabt fit une salve de vingt et un coups de canon,
qui lui fut sur-le-champ rendue coup pour coup.
M. Arthur nous reçut d'une manière très-polie, et
me renowela l'assurance que tous les objets dont
j'aurais besoin me seraient aussitôt fournis par les ma-
gasins du gmvernement. En sortant du palais , je me
rendis , avee, l'agent comptable , chez le commissaire-
général , M. Moodie , à qui je fis part de mes besoins ,
et que je priai surtout d'apporter la plus grande célé-
rité dans la remise des articles que j'allais lui deman-
14 VOYAGE
1827. der. Cet officier m'assura de toute sa bonne volonté.
Décembre. ^ deux heures je rentrai à bord , et à trois heures
je me rendis en canot avec MM. Gaimard et Sainson,
au lieu où devait se célébrer la fête champêtre du
gouverneur. C'était tout simplement un terrain in-
culte au bord du Derwent, à une lieue environ au
nord de la ville. Là , sous une feuillée décorée de
pavillons, était dressée une longue table, où trente
à quarante personnes prirent place , c'est-à-dire à
peu près tous les fonctionnaires d'un certain rang
dans la colonie , les principaux officiers de la gar-
nison, et les personnes de la famille du gouverneur.
On servit une espèce d'ambigu qui n'était rien
moins que somptueux ou délicat , et on porta quel-
ques toasts à la fin du repas. Ce qui contribua à ren-
dre la partie moins agréable encore, c'est qu'il faisait
un froid piquant; il tomba même quelques gouttes
de pluie ; le thermomètre , qui le matin encore mar-
quait 18° et 20°, descendit à 10°. Comme la journée
s'était annoncée sous de meilleurs auspicts , les con-
vives des deux sexes s'étaient presque t«us mis en
habillemens d'été. Aussi, tout en répétant que la
partie était charmante, very pleasant, les dames gre-
lottaient de tout leur corps, et les hommes ejx-mêmes
n'étaient nullement à leur aise. Je fus particulière-
ment incommodé de cette température, e/ j'y gagnai
un refroidissement assez grave , bien qu~ j'eusse eu
soin de conserver mes vêtemens de drap.
Après le dîner, on fit un tour de promenade au tra-
vers des souches de mimosa desséchées et de l'herbe
DE L'ASTROLABE. 15
brûlée. Mais ce moyen ayant paru insuffisant pour 1827.
échapper au froid, la société se sépara de bonne heure, D|kembre.
el chacun s'empressa de gagner un meilleur gîte.
On se réunit dans la soirée chez le gouverneur, où
le café et le thé furent servis dans un appartement
bien chauffé ; ce qui nous parut à tous une chose
beaucoup plus comf or table que le repas que nous ve-
nions de prendre au grand air. Dans cette société, je
remarquai particulièrement, pour l'aménité de leurs
formes et leur instruction, le grand-juge, M. Pedder,
et le secrétaire du gouvernement, M. Burnett, qui
répondirent avec la plus grande complaisance aux
diverses questions que je leur adressai sur la colonie
et sur la mission de M. Dillon.
Sur ce dernier article, je dois convenir que leurs
réponses furent loin de fortifier mes espérances.
M. Burnett déclara nettement qu'il n'ajoutait au-
cune confiance aux récits de M. Dillon, dont la con-
duite avait été fort peu honorable, et qui avait été
condamne à un emprisonnement de deux mois pour
ses abus d'autorité. Encore cette punition eût-elle été
plus grave, si l'on n'avait eu égard à la mission du Re-
search, nom du navire qu'il commandait. « Du reste,
ajouta M. Burnett en souriant , demandez-en des
nouvelles à M. Pedder; car Dillon a passé entre ses
mains , et il pourra vous en parler plus pertinem-
ment que moi. » L'aimable et savant magistrat me
donna alors les premières notions des démêlés qui
s'élevèrent entre le docteur Tyller et son capitaine.
Il est possible que ce naturaliste n'ait pas toujours
»
16 VOYAGE
1827. gardé dans ses discours la réserve que semblait lui
Décembre, commander le caractère difficile et emporté de son
chef; mais il est constant que M. Dillon se livra à
des excès d'une grossièreté , d'une brutalité même
que rien ne pouvait justifier. C'est le sentiment que
je conçus en lisant dans les journaux de la colonie
les diverses pièces du procès et le prononcé de la sen-
tence. C'est celui que j'ai conservé à mon retour en
France, après avojr lu la relation même de M. Dillon.
Malgré le soin qu'il a apporté à rejeter tous les torts
sur M. Tytler, et à le couvrir d'ignominie; aux yeux
d'un juge impartial , son récit ne saurait justifier, ni
même faire excuser sa conduite.
D'aussi fâcheux précédens donnèrent donc aux au-
torités et aux personnes .les plus estimables de la
colonie, la plus triste opinion de M. Dillon; il perdit
toute espèce de considération, et l'on alla jusqu'à ré-
cuser sa probité et sa bonne foi. Il fut regardé comme
un aventurier qui avait déjà abusé de la confiance des
administrateurs de la compagnie, et le gouverneur
lui refusa définitivement un crédit de quatre mille
piastres, malgré l'autorisation en bonne forme du gou-
vernement de la compagnie , dans la crainte que la
colonie ne fût exposée à perdre cette somme. On
finit par regarder ses récits sur Tikopia et Vanikoro
comme des contes forgés à plaisir, et dans le but uni-
que d'extorquer l'argent de la compagnie.
Je dois me dispenser de rapporter les nombreuses
plaisanteries que j'entendis faire à ce sujet par di-
verses personnes d'un véritable mérite.
DE L'ASTROLABE. 17
Pour moi, tout en déplorant les écarts du capitaine 1827.
Dillon, et regrettant qu'une mission aussi intéres- Décembre,
ressante eût été confiée à de pareilles mains , je sus
faire la part de la vérité et celle des préventions. Le
défaut d'éducation et un caractère naturellement vio-
lent pouvaient avoir entraîné M. Dillon au-delà des
convenances qu'un capitaine doit toujours observer
envers un officier; mais ce n'était pas un motif pour
que sa véracité fût soupçonnée, et je persistai dans le
projet d'aller moi-même constater sur les lieux ce qu'il
y avait de fondé dans les dépositions du marin an-
glais.
La ville de Hobart-Town m'a paru déjà d'une éten-
due remarquable. Ses maisons sont très-espacées, et pi. clviii.
n'ont généralement qu'un étage , outre le rez-de-
chaussée; mais leur propreté et leur régularité leur
donnent un aspect agréable. Les rues ne sont point
pavées, ce qui les rend fatigantes à parcourir; quel-
ques-unes ont pourtant des trottoirs ; en outre , la
poussière qui s'en élève continuellement est très-gê-
nante pour les yeux. Le palais du gouvernement oc-
cupe une heureuse situation au bord de la baie; cette
résidence offrira sous peu d'années de nouveaux agré-
mens, si les jeunes arbres dont on l'a entourée pren-
nent tout leur développement ; car ceux du pays sont
peu propres à servir d'ornement.
Au point du jour, nous avons aperçu sur la cime 21.
de la montagne de la Table quelques espaces couverts
de neige , et le froid a été assez piquant. Toute la
journée le vent a soufflé au N. O. et N. N. O. ,
TOME V. 2
18 VOYAGE
1827. accompagné de violentes rafales et d'un ciel nuageux.
Décembre. j'aj vu ce matm }e capitaine Welsch, chef de l'ar-
senal , marin expérimenté , qui a beaucoup navigué
sur les côtes de la Nouvelle-Hollande, et notamment
dans le détroit de Torrès. Il a témoigné le plus grand
empressement à m 'être agréable , et s'est transporté
avec moi dans tous les magasins et ateliers, pour me
montrer lui-même les objets dont je pouvais avoir
besoin. Prenant en considération la navigation dan-
gereuse que V Astrolabe allait entreprendre , et ins-
truit par la détresse où nous nous étions trouvés à
Tonga-Tabou, je me suis décidé à ajouter deux ancres
à jet et une petite chaîne à celles que l'expédition
possédait déjà. En effet, je commençais à sentir qu'il
eût été ridicule de ma part d'être arrêté par une dé-
pense aussi mesquine dans une mission d'une aussi
haute importance, tandis que M. de Bougainville
venait d'employer cinq mille pounds (cent vingt-cinq
mille francs) à Port-Jackson, pour fournir seulement
du vin à son équipage.
Sur-le-champ nos voiliers furent installés dans un
local de l'arsenal, où ils purent travailler à réparer
nos voiles; et notre chaloupe, très-fatiguée par les
divers assauts qu'elle avait subis, fut tirée 'sur le
chantier pour recevoir un radoub complet.
Pendant ce temps, tout l'équipage était occupé à
réparer le gréement , et les calfats repassaient les cou-
tures du navire. En un mot , nous apportions toute
l'activité possible à nous préparer pour la longue et
pénible campagne que nous allions entamer ; car il
DE L'ASTROLABE. 19
était facile de prévoir que ce ne serait plus qu'à Am- iS27.
boine que nous pourrions compter de nouveau sur les Déceembre.
ressources de la civilisation.
J'ai déjeuné chez M . Welsch , qui m'a donné d'utiles 2?.
renseignemens et m'a confié avec beaucoup de com-
plaisance ses journaux nautiques, pour en extraire
certains passages utiles à la navigation du détroit de
Torrès. Mais il n'a pu me dire rien de positif au sujet
des découvertes de M. Dillon; sans récuser positive-
ment leur exactitude , il paraît n'y ajouter qu'une mé-
diocre confiance.
Un jeune homme, qui se trouvait à ce repas, et
qui a voyagé dans l'intérieur de la Tasmanie , m'a dit
que cette grande île nourrissait des kangarous et des
opossums de diverses espèces , des wombats, des da-
syures et des ornithorynques ; il m'a promis de m'en
envoyer à bord. Il m'a appris que le grand lac était
à soixante milles de Hobart-Town, et que, pour y
aller, il faudrait obtenir les secours du gouvernement,
et consacrer au moins huit ou dix jours à cette course.
Cette dernière raison m'a fait renoncer à une excur-
sion qui m'eût été agréable , ma présence étant néces-
saire pour activer les travaux du bord.
Après avoir fait une tournée dans les ateliers , j'ai
rendu au sollicitor-general, M. Maclelay, la visite
qu'il m'avait faite la veille. Ce magistrat estime la po-
pulation actuelle de la Tasmanie à vingt mille âmes
(en ne comptant que les Anglais ) , et celle de Hobart-
Town à cinq ou six mille. Tl m'a promis de recom-
mander au capitaine du Persian le paquet que je dois
20 VOYAGE
l827> expédier en Europe. Ce navire partira incessamment
Décembre, pour Londres , où il se rend directement par la route
du cap Horn.
Deux mois de sokle ont été payés aujourd'hui à
tous les hommes de l'équipage , afin que chacun d'eux
puisse se procurer, dans la colonie, le tabac et les
autres menus objets dont ils peuvent avoir besoin.
Toute la journée , les rafales ont été si violentes ,
qu'il a été impossible d'envoyer la chaloupe à l'eau ,
ni de faire des observations. Des tourbillons de pous-
sière s'élèvent des rues de la ville et remplissent l'at-
mosphère.
a3# C'était aujourd'hui dimanche , jour rigoureusement
consacré par les Anglais au repos , ce qui a empêché
nos propres ouvriers de travailler. Je l'ai passé tout
entier à bord pour travailler à ma correspondance.
,J4# Enfin, le vent a passé à l'est, ce qui a ramené le
beau temps pour la journée et nous a délivrés de ces
tourmentes fatigantes dont nous étions assaillis depuis
notre arrivée à Van-Diemen.
J'ai reçu la visite du capitaine Welsch et du docteur
Ross , éditeur et rédacteur de la gazette d'Hobart-
Town , qui m'a donné la plupart des derniers numéros
de son journal; par là, j'ai pu me mettre prompte-
ment au courant des nouvelles du jour. Il m'a demandé
une notice sur le voyage de l'Astrolabe , et j'ai prié
M. Gaimard de donner ces renseignemens ; c'est le
moyen de faire parvenir promptement et d'une ma-
nière sûre des nouvelles de l'expédition en France;
cent jours suffisent communément pour tenir Londres
DE L'ASTROLABE. 21
au courant de ce qui se passe dans cette colonie. l82?-
Une nouvelle que m'a donnée M. Ross a vivement Decembre-
excité toute mon attention. Le bruit court que M. Gel-
librand vient de recevoir, par un navire arrivé d'hier
de la Nouvelle-Zélande, une lettre de M. Dillon,
datée de la baie des Iles, où il lui annonce qu'il est
obligé de renoncer à son voyage pour s'en retourner
à Calcutta. M. Welsch, voyant tout l'intérêt que j'at-
tachais à vérifier la source de ce bruit , a eu la com-
plaisance de me conduire chez M. Gellibrand qui avait
été l'avocat de M. Dillon, dans son procès contre le
docteur Tytler, et qui se trouvait encore son fondé de
pouvoir à Hobart-Tovvn. M. Gellibrand m'accueillit
avec la plus grande politesse et eut la complaisance de
me communiquer toute la partie de la lettre en ques-
tion, relative à la mission du Research. Elle était en
effet écrite de la baie des Iles , en date du 1 8 juillet.
M. Dillon mandait en substance qu'à Sydney il n'a-
vait pu se procurer le naturaliste qu'il se proposait
d'y embarquer ; il avait été surpris et consterné de voir
qu'à Hobart-Town on n'avait point remplacé l'eau
consommée. Il s'étendait en doléances sur la conduite
de M. Blake, son ancien second, et de l'équipage en
général; il terminait enfin en déclarant que la saison
trop avancée et la mousson contraire ne lui permet-
taient plus de se rendre à Tikopia, et qu'il se voyait
contraint de reprendre immédiatement la route du
Bengale.
Bien que j'eusse moi-même une faible opinion des
talens de M. Dillon, d'après les données que j'avais
22 VOYAGE
JS27. pu recueillir clans la colonie, cette dernière assertion
Décembre, ^e sa part me parut si absurde , que je conçus des
doutes sur l'origine delà lettre. En effet, quiconque
a navigué dans cette portion de l'Océan-Pacifique,
sait qu'il n'existe aucune sorte de mousson qui puisse
empêcher un navire de se rendre de la Nouvelle-Zé-
lande à Tikopia. Je demandai donc à M. Gellibrand si
cette lettre était réellement de M. Dillon; il me ré-
pondit que le corps de l'écriture n'était point de lui,
attendu qu'il savait à peine écrire , mais que la signa-
ture était bien la sienne, et qu'il ne doutait nullement
de l'authenticité des nouvelles qu'elle contenait. Là-
dessus, le capitaine Welsch , qui ne s'était pas encore
formellement prononcé sur le mérite de ce navigateur,
dit en plaisantant que M. Dillon était en effet trop
ignorant pour avoir forgé les récits qu'il avait publiés
touchant ses découvertes à Tikopia, et que, plus que
tout autre, ce motif le portait à y ajouter quelque
confiance- M. Gellibrand, qui avait eu plus que per-
sonne dans la colonie les moyens d'étudier le carac-
tère de M. Dillon, n'hésitait pas à croire ses déposi-
tions fondées en vérité, à cela près de quelques
exagérations dont il était permis de douter.
Le lecteur doit juger dans quelle position singulière
me plaçaient alternativement des opinions aussi con-
tradictoires. Tantôt plein d'espérance, je me voyais
déjà sur le théâtre d'une grande infortune , et appelé à
donner aux mânes de nos malheureux compatriotes
les derniers témoignages des regrets de la France
entière. Tantôt déchu de ces hautes destinées, il me
DE L'ASTROLABE. 23
fallait regarder les récits de M. Dillon comme autant 1827.
de billevesées , et courir le risque de renoncer à un o'écemlw
travail glorieux pour me livrer à des recherches aussi
stériles que périlleuses. Ajoutons que tous mes com-
pagnons de voyage avaient, sans exception, adopté la
dernière de ces opinions , et qu'ils ne parlaient guère
de Tikopia et de Vanikoro qu'en plaisantant.
Tout en gémissant sur la triste issue de la mission
du Research, je m'en consolai bientôt en songeant que
nous serions les premiers à visiter les rives de Vani-
koro ; cette considération m'engagea à redoubler d'ac-
tivité pour presser l'époque de notre départ.
M. Jacquinot et moi nous avons dîné chez M. Ped-
der, et j'ai passé une soirée fort agréable dans la con-
versation de ce magistrat , qui est un des Anglais les
plus aimables et les plus instruits que j'aie connus.
Cependant , il paraît voir avec peine que je persiste à
quitter de brillantes reconnaissances pour visiter Va-
nikoro: caries dernières nouvelles reçues de M. Dil-
Ion le confirment dans l'opinion que son premier
récit n'était qu'un tissu de mensonges.
Un feu a long-temps brillé sur le sommet de la
Table, et l'on m'a appris qu'il avait été allumé par
une société de bourgeois qui avait fait une promenade
à la cime de cette montagne. Sur le désir que j'ai
témoigné d'en faire autant, on m'a prévenu que cette
excursion était fort pénible , attendu que la dernière
partie du chemin devait s'exécuter sur un terrain ro-
cailleux , très-escarpé et parfois dangereux à cause des
éboulemens.
e.
24 VOYAGE
1827. La chaloupe, envoyée à l'eau dans la matinée, à
25 décembre, quelques milles de Hobart-Town , n'est revenue qu'à
une heure après midi et n'a pu faire que quatre ton-
neaux d'une eau très-sale , tant le courant qui alimente
l'aiguade est devenu maigre. Cette considération m'a
déterminé à faire prendre l'eau dans la ville même ,
comme les navires anglais qui sont sur la rade.
Nous avons voulu envoyer nos ouvriers travailler
dans les ateliers ; mais les Anglais s'y sont formelle-
ment opposés. C'est aujourd'hui Noël, ou Chris tmas
en leur langue , fête solennelle chez eux. Les per-
sonnes d'un certain rang la célèbrent en famille , et les
hommes du peuple par des orgies et des excès de tout
genre. Du reste, il est strictement défendu de tra-
vailler dans ce grand jour. L'urgence extrême de nos
besoins n'a pu servir d'excuse suffisante. Ce n'est
pas la première fois que je remarque combien les pré-
tendus réformistes sont plus superstitieux et plus in-
tolérans que les catholiques eux-mêmes dans ces sortes
de prohibitions.
Quelques matelots, qui avaient reçu la permission
de se promener en ville, ont aussi fêté en même temps
Noël et Bacchus. Il s'en est suivi des rixes, des in-
jures et des voies de fait entre les individus des deux
nations. Ces fâcheux excès m'ont forcé à tenir de plus
près à bord nos indociles marins.
26. Le grand canot , en deux voyages , a apporté à
bord tous les vivres de remplacement, les deux ancres
à jet et la petite chaîne. Dès le matin, la chaloupe a
été envoyée à l'eau; cette opération est pénible , en ce
DE L'ASTROLABE. 25
qu'il faut rouler très-loin les tierçons pour les remplir. 1827.
En outre , la canaille anglaise , encore plongée dans o^embre.
l'ivresse , vient chercher querelle à nos matelots , qui
ne sont que trop disposés à lui riposter.
J'ai dîné chez le gouverneur; il y avait peu de
monde au repas, mais la réunion qui l'a suivi a été
fort nombreuse , et l'on à long-temps dansé. M. de
Sainson avait apporté ses nombreux dessins, et ils
ont été l'objet de l'admiration générale.
Toute la journée , le vent a soufflé avec violence de
l'O. N. O. à l'O. S. O., et il s'est calmé dans la nuit.
Tout le biscuit de campagne a été embarqué , sa- 27.
voir onze mille sept-cent-soixante livres.
J'ai dîné , avec MM. Gressien , Guilbert , Faraguet ,
Dudemaine et Sainson, à la table des officiers de la
garnison. Le repas a été fort agréable et beaucoup
mieux servi que tous ceux que j'avais déjà partagés
dans la colonie.
MM. Gaimard, Lesson et Bertrand se plaignent
vivement de douleurs d'entrailles.
A dix heures du matin , je me suis transporté à 2s.
bord du Persian, pour remettre moi-même au capi-
taine Plunkett une caisse en fer-blanc, pesant trente
livres environ et contenant le courrier de V Astrolabe
avec toutes les pièces relatives à l'expédition. Par
cette occasion , j'adresse au ministre le rapport des
opérations du voyage, depuis le départ de Port-Jack-
son jusqu'à Hobart-Town , des doubles des dessins de
MM. Sainson, Paris et Quoy; les descriptions zoolo-
giques de ce dernier et nos expériences du thermomé-
26 VOYAGE
1827. trographe; enfin , les calques de huit nouvelles cartes ,
Décembre. toutes terminées dans le trajet d'Amboine à Van-Die-
men. Je prie le ministre de remettre à l'Académie des
Sciences une partie de ces matériaux , et de conser-
ver les autres jusqu'à notre retour. Enfin, j'appelle de
nouveau les faveurs du Roi sur mes compagnons ,
et je ne dissimule point au ministre les dangers aux-
quels nous allons nous trouver exposés dans cette
nouvelle partie du voyage. Du moins , grâce aux pré-
cautions que je viens de prendre , quand bien même
l'Astrolabe et ceux qui la montent viendraient à périr,
une grande partie de nos observations et de nos ré-
coltes serait sauvée, et il y aurait déjà de quoi con-
sacrer suffisamment, et d'une manière honorable, le
souvenir de notre expédition.
M. Burnett, chez qui je dînais aujourd'hui, m'a
montré un petit phalanger rat et un dasyure charmant
à tâches blanchâtres , l'un et l'autre très-doux et très-
familiers.
L'indisposition de M. Gaimard prenant un carac-
tère plus grave , il a été obligé de descendre en ville
pour s'y faire traiter. J'ai moi-même été assailli du
même mal dans la soirée ; j'ai beaucoup souffert dans
la nuit, mais le lendemain les douleurs ont diminué ,
29. et le soir je n'éprouvais plus qu'un accablement ex-
traordinaire.
A la recommandation de M . Welsch , je consens à
l'embarquement d'un nommé Harry , pauvre indi-
gène, élevé dans une famille européenne. C'est un
homme de vingt ans, robuste, assez bien conformé,
DE L'ASTROLABE. 27
d'un teint très-foncé, sans être noir, ayant tous les 1827.
caractères de sa race, sauf la malpropreté. Harry Décembre.
parle un peu anglais , mais il m'a paru avoir peu d'in-
telligence et encore moins d'amour du travail , ce qui
me fait penser que le séjour du bord ne lui conviendra
guère.
Bien que je fusse encore très-faible , je me suis senti 30.
sensiblement mieux.
A une heure, je me suis transporté sur l'autre rive
du Derwent , en face de la ville , et je me suis promené
trois ou quatre heures dans la campagne , en recueil-
lant des plantes , des insectes , et tirant quelques oi-
seaux. L'herbe est généralement brûlée par le soleil ,
et les arbres mutilés par l'action du feu ; ces causes ,
jointes au défaut d'eau douce , donnent à l'aspect géné-
ral du pays ce ton de sécheresse et d'aridité qui par-
tout frappe le voyageur dans la Nouvelle-Hollande.
Du reste , j'observai quelques jolies métairies , et les
plantations qui prennent un rapide développement
sur les bords du Derwent.
J'ai reconnu que la réparation complète de la cha- 3i.
loupe nécessiterait un trop long relard , et j'ai décidé
que cette réparation se bornerait à un des bords seu-
lement.
Décidé à gravir la montagne de la Table, j'ai
arrêté avec MM. Franckland et Thomas, trésorier
de la colonie , les movens d'exécuter cette course
que nous avons fixée à mercredi, 2 janvier. Comme
je me proposais de mesurer la hauteur de cette
montagne , j'ai visité les deux baromètres qui me
28
VOYAGE
1827.
Décembre.
1828.
1 janvier.
Pi. clii.
restaient; mais l'un d'eux s'est trouvé complètement
hors d'état de servir, la cuvette du mercure étant cou-
verte d'une croûte épaisse et noire qui empêchait
de lire la graduation. Il m'a fallu renoncer à ce genre
d'observation.
Un navire à trois mâts est arrivé ce soir sur la rade
et a mouillé près de nous.
Deux beaux navires à trois mâts ont encore mouillé
sur rade ce matin. Le capitaine de l'un d'eux m'a
communiqué le Neiv-South-Wales Advertiser du 5 dé-
cembre , où se trouve un article relatif au capitaine
Dillon. C'est une lettre par laquelle il annonce son
heureux retour à la baie des Iles, le 5 novembre,
après avoir visité les îles Vanikoro. Il ajoute qu'il
rapporte du naufrage de Lapérouse divers objets qu'il
spécifie, et termine enfin en disant que les nombreuses
maladies dont l'équipage a été atteint, jointes au dé-
faut de vivres , l'ont obligé de quitter les îles et de tou-
cher à la Nouvelle-Zélande à son retour.
Cette nouvelle inattendue me parait si contradic-
toire avec la lettre précédente de M. Dillon, que je
retombe dans mon anxiété primitive , c'est-à-dire , que
je ne peux y ajouter foi , ni la croire tout-à-fait dé-
pourvue de fondement. Du reste, chacun dans la
colonie la regarde comme entièrement fausse , et les
officiers de V Astrolabe partagent cette opinion. Ce-
pendant j'en fais part au ministre de la marine , dans
une lettre supplémentaire que je remets à bord du
Persian qui n'est pas encore parti.
Après mon dîner, j'ai fait un petit tour de prome-
DE L'ASTROLABE. 29
nade le long du torrent qui coule près du fort Mul- l8a8-
grave ; ce dernier n'est qu'une batterie barbette ,
montée de cinq ou six canons en fort mauvais état. De
ce côté , il y a des sites assez agréables , et qui proba-
blement, dans un petit nombre d'années, offriront
de jolies maisons de campagne et de belles fabriques.
Quoique souffrant encore d'un violent catarrhe, je 2-
me détermine à exécuter la course que j'avais pro-
jetée pour aujourd'hui. Dès trois heures quarante-
cinq minutes , je quitte le bord , accompagné de
MM. Dudemaine et Lesson et des matelots Grasse
et Jean. Au bout de la jetée, nous avons trouvé
M. Franckland qui nous attendait avec de bons che-
vaux; M. Dudemaine et moi nous en avons monté
chacun un; M. Lesson a préféré faire la route à
pied.
Nous avons promptement parcouru l'espace qui
sépare l'habitation de M. Thomas de la ville , et sur la
route deux jeunes gens , qui doivent nous servir de
guides , se sont joints à nous. Dans toute son étendue,
qui est de quatre milles environ , le terrain offre une
agréable variété de coteaux , de plaines et de forêts ,
où la civilisation commence à marquer ses progrès
par des défrichemens opérés sur les endroits les plus
fertiles.
L'habitation de M. Thomas, assise à la croupe
même de la montagne de la Table , se compose d'une
jolie petite maison avec un jardin et quelques champs,
le tout situé dans une délicieuse position. En un mot,
c'estceque les Anglais nomment un charmant cottage.
PL CLX.
30 VOYAGE
1828. Nous avons trouvé M. Thomas et son fils disposés à
janvier, se joindre à nous. Cependant, nous ne nous sommes
remis en route qu'après nous être munis d'un bon
déjeuner.
A six heures dix minutes , nous avons commencé à
gravir la montagne , qui se compose de quatre ter-
rasses très-distinctes que couronne le piton terminal.
Celui-ci est le plus escarpé, et sa hauteur m'a paru
égaler celle des quatre autres plans réunis.
La première terrasse est semée de pierres blan-
châtres , couvertes d'empreintes assez curieuses , qui
m'ont paru presque toutes produites par la présence
de lycopodes , de fougères , ou de fucacées à frondes
très-décomposées. Sur ce plan, et sur les trois qui lui
succèdent, la grande végétation se réduit en grande
partie aux eucalyptus, acacias , podocarpus et casua-
rinas, qui ne donnent qu'une ombre très-maigre et
tout-à-fait incapable d'arrêter l'effet des rayons so-
laires. Les arbrisseaux et les arbres se rapportent
pour la plupart à des espèces qui habitent aussi la
Nouvelle-Galles du Sud.
Au pied seulement de la montagne centrale, ou
à trois cents toises d'élévation, commencent à pa-
raître quelques espèces propres à cette station , et
leur nombre augmente à mesure qu'on s'avance vers
le sommet. Cependant , la plupart appartiennent en-
core à la Flore de Port-Jackson ou des Montagnes-
Bleues. A chaque instant, je m'étonnais de la disette
singulière d'oiseaux et d'insectes, eu comparaison de
ce que j'avais observé aux environs de Port-Western,
DE L'ASTROLABE 31
M. Lesson s'étant trouvé mal , nous fûmes obligés 1828.
de le laisser à peu près à mi-chemin. Moi-même , au Janvier,
commencement de la course, j'avais éprouvé un violent
malaise ; encore tout impressionné de mes récentes
indispositions , j'avais été terrassé par la chaleur et
la raideur de la montée, et je me vis au moment d'a-
bandonner mon projet. Pourtant je me raidis contre
la fatigue , et je réussis à suivre nos guides qui mar-
chaient d'un pas leste et délibéré. Un petit sentier, à
demi-battu, facilita notre marche jusqu'au pied du
dernier piton. Désormais, il nous fallut cheminer
tout au travers des rochers et des buissons , en nous
aidant souvent des mains pour nous soutenir. A cent
toises du sommet, la pente devient très-escarpée ; sou-
vent il nous fallait escalader d'énormes blocs de ro-
chers peu adhérens au sol ; souvent leurs fragmens
s'échappaient de nos mains et roulaient vers le pied
du mont avec un grand fracas. Cette partie du pic de-
vient très- difficile et dangereuse à gravir, et il est
nécessaire de veiller attentivement sur l'endroit où
l'on pose le pied.
Enfin , après de grands efforts , à dix heures , nous
parvînmes à la cime qui offre un vaste plateau d'un
demi-mille environ de diamètre, très-uni dans toute
son étendue , et complètement dépourvu d'arbres et
même d'arbrisseaux ; car les plantes ligneuses qui ,
partout ailleurs, atteignent jusqu'à trois et quatre
pieds , ne dépassent point à cette hauteur huit ou dix
pouces. Du reste, la surface de ce plateau est cou-
verte d'un charmant tapis de verdure , formé par des
32 VOYAGE
1828. touffes compactes de plantes naines qui, dans la
janvier, plaine , croissent plus grandes et solitaires. Nul doute
que les vents fougueux qui régnent habituellement
sur la cime de ce mont ne forcent ces végétaux à
affecter ces formes exiguës et rabougries. Déjà, quel-
ques années auparavant , j'avais observé un fait sem-
blable sur le sommet du mont. Ghastellux aux îles
Malouines.
Du reste, je recueillis plusieurs espèces qui me
parurent tout-à-fait particulières à celte station , et
dont quelques-unes m'ont paru encore inconnues.
L'horizon était assez dégagé, et nous jouîmes d'une
admirable vue. On suit avec plaisir le cours majes-
tueux du Derwent jusqu'au-delà d'Elisabeth-Town ;
le long canal de d'Entrecasteaux et la vaste baie des
Tempêtes se développent dans toute leur étendue ,
avec leurs criques , leurs détroits , leurs îles et leurs
nombreux promontoires. De ce côté, la vue s'arrête
sur la surface uniforme des flots antarctiques, tandis
que, du côté opposé, elle s'égare sur cette immense
série de plaines, de montagnes, de savanes et de fo-
rêts qui occupent l'intérieur de la Tasmanie.
J'admirai long-temps ce magnifique tableau, encore
brut, encore tel que la nature le présenta pour la pre-
mière fois aux compagnons de d'Entrecasteaux. Pour-
tant ces contrées étaient habitées par l'espèce humaine
depuis nombre de siècles , et ses générations succes-
sives avaient paru et disparu sur ce sol, sans y laisser
la moindre trace de leur passage. Sous ce rapport , je
songeais combien l'homme, à l'état de nature, était
DE L'ASTROLABE. 33
voisin de l'animal réduit à son unique instinct. A cet 1S2S.
état , sa destinée n'est-elle pas même inférieure à celle Ja,,vi(1
d'une foule d'animaux puissans , comme lui jetés au
hasard sur la surface du globe, mais pourvus du
moins de moyens plus sûrs de suffire à leurs appétits
et à leurs passions. Le lion, le tigre, l'éléphant, le
rhinocéros , etc., fiers et paisibles habitans des forêts
ou des déserts de l'Asie et de l'Afrique , n'ont-ils pas
une existence plus douce et plus heureuse que le chélil
Australien, le misérable Pécherais ou l'ignoble Paria,
également soumis à la condition la plus précaire ou la
plus dégradée?
Un coup de pierrier, tiré sous mes pieds , donna
une nouvelle direction à mes idées. Je fixai quelque
temps mes regards sur les édifices , les jardins et les
navires de Hobart-Town, sur la cité naissante de
New-Town, et sur quelques métairies disséminées
çà et là autour de ces deux places.
Vingt-quatre ans seulement s'étaient écoulés depuis
que les Anglais s'étaient établis dans ces lieux ; déjà la
civilisation européenne , avec ses arts et son industrie ,
avaitimprimé son cachet sur cette extrémité du monde,
naguère sauvage et presque inconnue. Dans un siècle,
la main de l'homme aura tellement modifié sa surface
entière, que le voyageur, transporté à Van-Diemen,
se croira dans quelque coin de l'Ecosse ou de l'Irlande.
Il est certain que sous le rapport des arts, du luxe et
des commodités de la vie , Hobart-Town offre déjà
beaucoup plus de ressources que plusieurs de nos
chefs-lieux de déparlemens. Admirables fruits du
TOME V.' 3
34 VOYAGE
1828. commerce et de la navigation! Une correspondance
janvier, active et régulière unit Hobart-Town avec Londres ,
la métropole du monde commerçant. Les cinq mille
lieues qui séparent ces deux places n'offrent d'au-
tre idée de distance que celle d'un retard habituel de
cent cinq jours.
J'avais eu soin de faire apporter un solide pâté et
deux bouteilles d'eau-de-vie , auxquels nous fîmes
amplement honneur. Notre appétit était vivement
excité par la fatigue de la course et par l'air frais et
piquant que nous respirions à cette élévation. Mes
compagnons anglais qui , croyant avoir suffisamment
déjeuné , s'étaient d'abord moqués de ma précaution ,
y applaudirent sincèrement et ne furent pas des der-
niers à en profiter.
A midi précis , nous quittâmes la cime du mont et
commençâmes à descendre. Celte opération est d'a-
bord très-difficile et exige encore plus de précautions
qu'il n'en a fallu pour monter; autrement on s'expo-
serait à être entraîné avec quelque fragment de rocher
l'espace d'une centaine de toises et à être moulu dans
la chute.
Personne de nous n'éprouva d'accident fâcheux,
et nous reprîmes M. Lesson à l'endroit où nous
l'avions laissé. Mais presque au même instant , nous
nous aperçûmes que nous avions perdu Jean ; il
s'était écarté dans la forêt pour tirer sur quelques
oiseaux et s'y était sans doute égaré. Après nous être
arrêtés long-temps et l'avoir appelé bien des fois inu-
tilement , nous nous décidâmes à poursuivre notre
DE L'ASTROLABE. 3$
route, sauf à renvoyer ensuite un des hommes de 1S2S.
M. Thomas à sa recherche. Janvier
A cinq heures, nous arrivâmes enfin chez M. Tho-
mas , et nous eûmes la satisfaction de voir arriver
Jean presque en même temps que nous. Nous étions
exténués de fatigue et de chaleur ; mais du thé et du
café, mêlés en abondance avec du lait très-chaud,
nous restaurèrent parfaitement. A sept heures et
demie , nous remontâmes à cheval , et une heure
après, j'étais de retour à bord, très-satisfait des résul-
tats de notre excursion. Je regrettais seulement que
l'accident arrivé à nos baromètres m'eût privé de
mesurer exactement la hauteur de la montagne de la
Table, que l'Anglais Englefield trouva être de trois
mille neuf cent soixante-quatre pieds anglais (trois
mille quatre cent soixante-neuf pieds français), d'a-
près une mesure barométrique.
Nous ferons remarquer que les habitans de la co-
lonie ont substitué le nom de ïFellington à celui de
la Table que lui avait donné Flinders. Une protéacée
magnifique , nommée par les naturels TVarratau ,
habite la partie la plus élevée de la montagne , et les
Anglais qui font cette course , ne manquent jamais
d'orner leurs chapeaux de ses belles fleurs rouges ;
c'est même , à leurs yeux , une des plus grandes curio-
sités de cette montagne , car cette plante , disent-ils ,
ne se trouve nulle part ailleurs. Il me semble pour-
tant qu'elle croît aussi à la Nouvelle-Galles du Sud,
car, si je ne me suis pas trompé, ce serait tout
simplement le Telopœa speciosissima. Au reste ,
3*
3<J VOYAGE
1828. j'en ai apporté plusieurs échantillons en bon état.
3 janvier. Dans la matinée , les deux beaux navires , le Per-
sian et l'Asia mettent à la voile. Le premier porte en
Europe mes rapports et toutes les lettres de V Astro-
labe.
Comptant remettre demain à la voile, j'ai fait mes
visites d'adieux dans la colonie, et j'ai vu un certain
capitaine Pitmann , qui passait pour avoir obtenu , par
la voie du Herald à Port-Jackson, divers renseigne-
mens particuliers touchant les résultats du voyage de
M. Dillon à Vanikoro; mais il n'a pu me dire autre
chose que ce que je savais déjà. La collection des
journaux de Sydney , depuis le 5 jusqu'au 1 9 décem-
bre, que m'a prêtée M. Burnett, ne contient absolu-
ment rien de nouveau à ce sujet , et je suis obligé de
rester dans la même perplexité.
J'ai dîné chez M. Arthur, et, en le quittant, je lui
ai renouvelé mes remerciemens pour tous les secours
qu'il avait bien voulu me prêter dans la colonie ; puis
je lui ai fait mes adieux définitifs. Comme toutes les
personnes de la colonie, il m'a souhaité un heureux
succès dans mon entreprise , et a témoigné le plus vif
désir de nous revoir à notre retour de Vanikoro. Il
m'a fait promettre au moins que, si je revenais à Port-
Jackson , je lui ferais connaître le résultat de mes
recherches.
M. Gaimard , dont la maladie était devenue ces
jours derniers si grave qu'il avait craint detre obligé
de rester à Hobart-Town , se trouve complètement
rétabli et pourra reprendre la mer sans danger. Sur
DE L'ASTROLABE. 37
sa propre demande, et d'après le désir des officiers, 1828.
j'ai consenti au débarquement de Coulomb , l'un de Janvier.
leurs domestiques dont la tête commençait à se dé-
ranger, et un jeune Anglais a pris sa place. Le Tas-
manien Harry, déjà dégoûté de la vie de matelot,
est retourné à terre , et nous n'avons gardé définiti-
vement que deux des Anglais qui avaient demandé à
embarquer ici; ce qui porte notre équipage à soixante-
dix personnes, tout compris.
Après le déjeuner de l'équipage, on a viré sur l'an- 4.
cre de bâbord, qui s'était tellement enfoncée dans la
vase , que nous avons eu la plus grande peine à l'en
retirer. On a fait marguerite sur la chaîne ; le grelin
et l'aussière , achetés à Amboine , ont été rompus en
trois ou quatre endroits chacun sans pouvoir réussir.
Il a fallu employer le grand appareil, encore l'ancre
n'est-elle venue qu'après de longs et violens efforts
au cabestan. Dans la soirée, on a aussi soulagé l'ancre
de tribord, qui a donné moins de peine, puis on l'a
laissée retomber ; car la journée étant trop avancée, je
me suis décidé à remettre l'appareillage au lendemain
matin. Toute la journée, la brise du S. E. a été faible ,
et le thermomètre à l'ombre a monté jusqu'à 24°.
On peut juger par là combien la température est va-
riable dans cette partie du monde.
J'ai appris que trois hommes de l'équipage , savoir
Bernard, Della-Maria et Martineng, se préparaient
à déserter à Hobart-Town, et j'ai recommandé la plus
grande surveillance pour la nuit. Il est pénible de ne
pouvoir pas mieux compter sur ses propres matelots ;
38 VOYAGE
1828. c'est la conséquence continuelle du peu de secours
Jauvier. que pon m'offrit avant le départ pour l'armement de
l'Astrolabe. Puissent ces remarques éviter à d'autres
capitaines un sort pareil , et puissent , une bonne fois ,
les chefs de service se pénétrer des suites funestes
que peuvent avoir leur indifférence ou leur mauvaise
volonté dans ces circonstances.
Dans la soirée , j'ai envoyé à bord du Harvey un
second pli contenant le duplicata de mon rapport au
ministre , pour suppléer à la perte du premier, au cas
où il ne parviendrait pas à son adresse. Ce pli ren-
ferme aussi toutes les pièces de comptabilité relatives
à nos achats à Hobart-Town.
6. Un calme parfait a régné dans la nuit. A trois
heures et demie du matin , une légère brise du N . N . O .
prend naissance ; je fais tirer le coup de canon pour
appeler le pilote , et en même temps pour ne pas per-
dre un moment , je fais déraper et gouverner à petites
voiles vers l'embouchure de la rivière. A cinq heures ,
le pilote nous rejoignit avec M. Gaimard, puis nous
continuâmes notre route le long du fleuve.
A six heures et demie, la brise varia de divers
côtés. Nous approchions déjà de la pointe nord de
File Bruny , où le pilote a une jolie habitation ; en cau-
sant avec moi, il m'apprit que je pourrais m'y procurer
d'excellentes pommes de terre, si je le désirais. M. Ber-
trand fut expédié pour cet objet dans le canot du
pilote , et rapporta une abondante provision de ces
tubercules pour les diverses tables de l'Astrolabe.
A onze heures , nous donnions déjà dans la baie
I
DE L'ASTROLABE. 39
des Tempêtes , quand le pilote me pria de lui accorder 182S.
son congé, pour qu'il pût aller prendre la conduite Jauvier-
d'un schooner qui se montrait dans la baie , arrivant de
Launceston. Nous restâmes en calme ou exposés à
des brises faibles et variables, qui exigeaient de fré-
quentes manœuvres. Heureusement, le courant con-
tinua de nous porter tout doucement dehors; les eaux
étaient très-calmes, et d'énormes paquets de Lami-
naria rompaient seuls leur parfaite uniformité. Ce-
pendant , une brume épaisse et générale, qui régnait
depuis le matin, nous dérobait toute vue de terre.
A cinq heures et demie du soir, me trouvant encore
sur vingt-sept brasses , fond de sable fin , je ne savais
pas trop si je ne devais pas passer la nuit au mouil-
lage, quand une petite brise d'E. me permit de faire
route au S. S. E. et de nous éloigner des terres.
Ainsi nous quittons Hobart-Town après une relâche
de quinze jours , parfaitement préparés , sous tous les
rapports , pour la mission que nous nous proposons
de remplir. V Astrolabe est le premier navire français
qui ait visité cette colonie depuis sa fondation ; mais
j'aime à croire que nous y serons suivis par les capi-
taines chargés de semblables expéditions. Comme
point de relâche, divers motifs semblent donner la
prééminence à Hobart-Town sur Port-Jackson; on s'y
trouve plus à portée des roules du cap Horn et du cap
de Bonne-Espérance. Les équipages y sont plus faciles
à contenir, et le climat plus tempéré en est plus sain et
plus convenable aux travaux fatigans du bord. L'eau
ne s'y fait pas beaucoup plus aisément qu'à Port-Jack-
40 VOYAGE
1828. son en été, mais la plupart des provisions y sont à
Janvier. memeur marché. Le seul inconvénient de cette relâ-
che , c'est que le havre de Hobart-Town est certaine-
ment plus difficile à atteindre que celui de Sydney , à
cause des vents violens et des rafales qui descendent
fréquemment de la montagne de la Table. Au reste ,
du moment où Ton se trouve dans la rivière , il y a
un bon fond et un mouillage sûr dans toute son
étendue.
Bien qu'il m'ait été impossible de recueillir par moi-
même des notes étendues sur l'établissement de Van-
Diemen , j'ai pensé que le lecteur serait bien aise de
trouver dans ma relation un aperçu de l'état actuel de
cette intéressante colonie. Le chapitre suivant sera
tout entier consacré à cet objet , et je dois prévenir que
ce précis est rédigé sur les ouvrages d'Edward Curr ,
de Georges Evans et de Harry Widowson. Touchant
l'état moral et politique des habitans , je me suis dis-
pensé d'entrer dans aucune espèce de développemens.
Les deux colonies de New-South-Wales et de Van-
Diemen's-Land ayant eu absolument la même origine ,
ce que j'ai écrit de l'une peut, à quelques nuances
près, s'appliquer à l'autre.
DE L'ASTROLABE. 41
CHAPITRE XXXII.
NOTICE SUR LA. COLONIE DE VAN-DIEMEn's-LANI>.
Le célèbre Tasman fut le premier Européen qui
vit cette grande île australe, dans la journée du
24 novembre 1642; et il mouilla ses deux navires
dans une baie située sur la côte orientale , et qu'il
nomma baie de Frederick-Henry. Valentyn traça une
esquisse grossière de cette portion de la côte; on
remarqua des indices de population , sans voir aucun
des babitans. Tasman ne fit qu'apparaître sur cette
terre, à laquelle il laissa le nom de Van-Diemen, en
l'honneur du gouverneur-général des possessions de
la compagnie des Indes-Hollandaises. « On ne sait ,
disait déjà cet habile navigateur, si cette terre de Die-
men, située au S. O. de la Nouvelle-Hollande, la
touche ou non. »
Après Tasman , aucun Européen n'aborda sur ces
plages jusqu'à l'infortuné Marion , qui vint aussi
mouiller avec ses vaisseaux sur cette même baie de
Frederick-Henry, au mois de mars 1772. Les com-
42 VOYAGE
munications avec les sauvages furent d'abord paisi-
bles , quoique ceux-ci ne parussent nullement sensi-
bles aux avances et même aux présens de leurs hôtes ;
mais Marion s'étant hasardé à recevoir un tison en-
flammé que vint lui offrir un des naturels pour allu-
mer un petit bûcher, celte action devint une véritable
déclaration de guerre. Les naturels firent une dé-
charge de pierres et de lances qui blessèrent Marion
et l'un de ses officiers. Les Français ripostèrent par
une fusillade qui tua un sauvage et en blessa plusieurs
autres ; les naturels épouvantés cédèrent le champ de
bataille aux étrangers. On chercha vainement de l'eau
et des arbres propres à faire des mâts , et l'on remit à
la voile après une relâche de six jours seulement. Les
compagnons de Marion recueillirent des observations
fort exactes et pleines d'intérêt pour le temps sur la
nature du sol , sur ses productions et sur la forme et
les traits de ses habitans. Dès cette époque, on re-
connut que la peau de ces hommes était seulement
rougeâtre; mais la crasse et la fumée dont ils sont
habituellement enduits , les faisaient paraître aussi
noirs que les Cafres de Mozambique. On remarqua
aussi que leur poitrine était entaillée comme celle de
ces mêmes Cafres.
L'année suivante , et dans le même mois , le capi-
taine Furneaux, compagnon de Cook, dans son se-
cond voyage , vint jeter l'ancre sur la baie de l'Adven-
ture, enfoncement situé sur la côte occidentale de la
grande baie des Tempêtes. Dans une relâche de cinq
jours, il fit de l'eau et du bois, recueillit quelques
DE L'ASTKOLABE. 43
notes curieuses sur l'aspect elles productions du pays,
observa de nombreux vestiges de la présence des na-
turels, mais ceux-ci se tinrent constamment cachés
aux yeux des Anglais. Ensuite Furneaux reconnut
d'assez près presque toute l'étendue de la côte orien-
tale de Van-Diemen ; mais la carte qu'il en dressa est
très-incorrecte et bien au-dessous de celles que l'on
doit à Cook.
Cook lui-même , dans son troisième voyage , vint
mouiller sur la baie de l' Adventure , le 7 janvier 1777,
et y séjourna vingt-trois jours. Il leva le plan de cette
baie, et traça d'une manière bien plus correcte que
Furneaux les accidens des terres environnantes. Des
observations fort curieuses et très-détaillées furent
recueillies par le chirurgien Anderson sur les produc-
tions naturelles du pays, ses habitans , leurs mœurs et
leurs coutumes, car cette fois les naturels communi-
quèrent à diverses reprises et sans défiance avec les
Anglais. Ce naturaliste fut frappé de la ressemblance
qui existait entre les sauvages de cette contrée et les
naturels de Tanna et de Mallicolo. La relation de ce
voyage est accompagnée de très-bonnes gravures ,
représentant un homme , une femme et un enfant de
cette terre.
Onze ans plus tard , le 21 août 1788, Bligh toucha
sur cette même baie de l'Adventure , où il passa douze
jours. On vit les naturels, mais on eut peu de rela-
tions avec eux. Nelson, jardinier de l'expédition, planta
des arbres fruitiers et sema des plantes potagères en
divers endroits. Rien de tout cela ne prospéra.
44 VOYAGE
En 1788 et 1789, le capitaine Hunter se contenta
de reconnaître à la voile quelques parties de cette
terre. La baie aux Huîtres sur l'île Maria fut décou-
verte en 1789 par Cox, qui y mouilla et vil les natu-
rels. Vancouver, en 1791 , ne fit qu'entrevoir ses
côtes.
D'Entrecasteaux, en janvier 1793, parut sur la
partie méridionale de Van-Diemen's-Land, et con-
sacra près de quarante jours à reconnaître avec soin
toute cette étendue de côte. Il parcourut en entier le
canal magnifique qui reçut son nom , et les officiers de
l'expédition s'avancèrent dans le Derwent jusqu'à
l'endroit où son cours se détourne pour se diriger
vers l'ouest. Les travaux de ce navigateur n'ont pres-
que rien laissé à faire à ses successeurs pour ce qui
regarde cet important canal ; et les naturalistes , no-
tamment M. Labillardière , firent connaître en détail
les productions de cette contrée.
L'année suivante, l'Anglais Hayes remonta fort
avant la rivière, à laquelle d'Entrecasteaux avait
donné le nom de Rivière du Nord , et que Hayes ap-
pela Derwent. Ce dernier nom a prévalu , par la rai-
son fort simple que les compatriotes de Hayes ont
seuls profité des découvertes du navigateur français.
Mais on ignorait encore si la terre de Van-Diemen
faisait partie de la Nouvelle-Hollande ou était une île
distincte. Le chirurgien Bass eut l'honneur de résou-
dre cette importante question de géographie. Sur la
fin de 1797 , il eut le courage de s'avancer, dans une
simple chaloupe de baleinier, jusqu'à Port-Western.
DE L'ASTROLABE. 45
Ainsi fut découvert le détroit de Bass , et constaté
que la terre de Van-Diemen était séparée du reste de
l'Australie.
Sur-le-champ , cette découverte fut vérifiée par le
lieutenant Flinders qui, sur la goélette Francis , re-
leva les diverses parties de ce détroit avec beaucoup
d'exactitude. Puis , au mois d'octobre 1798, cet offi-
cier s'étant rembarqué avec Bass sur le sloop le Nor-
folk , ils opérèrent en commun la circumnavigation
complète et détaillée de Van-Diemen. Dans ce voyage,
fut tracée pour la première fois la configuration exacte
de cette grande île.
En 1802, le capitaine Baudin fit aussi explorer
avec soin les côtes orientale et septentrionale de cette
île. Les résultats de son expédition ont ajouté de
nombreux et utiles documens aux reconnaissances de
Flinders, et les recherches de's naturalistes épuisè-
rent presque la matière sur le littoral de celte contrée.
L'apparition des Français sur ces plages lointaines
fit craindre au gouvernement anglais que leurs ri-
vaux n'eussent l'intention d'y fonder un établissement
semblable à celui de Port-Jackson. Pour empêcher
l'exécution d'un semblable projet, il prit lui-même
l'initiative. En juin 1803, une colonie, formée d'un
détachement de soldats du corps de New-South-Wa-
les , de quelques officiers civils et d'un petit nombre
de convicts , vint s'établir sur les bords du Derwent,
sous les ordres du capitaine John Bowen. On eut
d'abord à lutter contre de nombreux obstacles et con-
tre la rigueur de la saison ; le premier établissement
4P» VOYAGE
eut lieu sur la rive gauche de la rivière, dans un
endroit nommé Risdon, à dix-huit milles de l'embou-
chure du Derwent.
L'année suivante , au mois de février , le lieutenant-
colonel Collins vint prendre le commandement de la
colonie , et la renforcer d'un nombre considérable de
colons , envoyés directement de l'Angleterre. Ce
nombre allait à trois cent soixante-sept prisonniers
du sexe masculin et douze femmes libres. Collins
transféra le siège de l'établissement sur la rive oppo-
sée du fleuve, à l'endroit où s'élève maintenant la
ville de Hobart-Town. Cette dernière situation fut
préférée , à cause du beau ruisseau qui traverse l'en-
ceinte actuelle de la ville.
Les colons éprouvèrent d'abord de grandes priva-
tions. L'île ne pouvait leur fournir aucune des res-
sources auxquelles ils étaient accoutumés, et ils
étaient obligés de réserver les bestiaux pour les faire
reproduire , ce qui les privait de viande fraîche. Heu-
reusement , cette disette se trouvait en quelque sorte
suppléée parla quantité d'emus, de kangarous et d'au-
tre gibier dont l'île était alors abondamment pourvue.
Les indigènes voulurent se présenter amicalement
devant leurs hôtes , mais le lieutenant Jeffreys , qui
commandait le détachement en l'absence de Bowen ,
s'étant malheureusement trompé sur la nature dé
leurs intentions , les reçut à coups de canon et de
fusil , et plusieurs de ces malheureux sauvages fu-
rent tués ou blessés. De ce moment , les insulaires
conçurent contre les Anglais la haine la plus invétérée,
DE L'ASTROLABE. 47
el ne cessèrent de leur en donner des preuves toutes
les fois qu'ils en trouvèrent l'occasion. Il y a lieu de
croire que les mauvais traitemens qu'ils essuyaient
souvent de la part des vagabonds de la colonie ,
bush- rangers, contribuèrent à entretenir ces dis-
positions hostiles.
Un autre établissement fut fondé en octobre 1 804
à Porl-Dalrymple , sur la partie septentrionale de
l'ile, sous le commandement du lieutenant-colonel
Patterson.
Les premiers moutons furent apportés dans l'île,
en 1807, de l'Inde et de l'ile Norfolk. Le bétail de
Hobart-Town , qui provenait du Bengale , était d'une
qualité inférieure à celui du port Dalrymple.
Par les soins , les talens et l'infatigable activité du
lieutenant-colonel Collins , la colonie fit de rapides
progrès , et la ville de Hobart-Town se peupla promp-
tement de maisons régulières et proprement construi-
tes. Cet estimable gouverneur mourut subitement,
le 24 mars 1810, et , dans l'espace de trois ans , la
colonie fut administrée provisoirement tour à tour
par le lieutenant Edward Lord , le capitaine W. Mur-
ray et le lieutenant-colonel Andrew Geils.
Le colonel Davy fut le second gouverneur en titre
de Van-Diemen's-Land. Il y arriva le 4 février 1813,
et en partit le 9 février 1817. Ce fut le colonel Wil-
liam Sorrel qui lui succéda , et qui dirigea la colonie
jusqu'au 14 mai 1 824 , où il repartit pour l'Angleterre,
emportant avec lui l'estime et l'affection de tous ceux
qui l'avaient connu. Sorrel fut à la colonie de Van-
48 VOYAGE
Diemen ce que Macquarie avait été pour la Nouvelle-
Galles du Sud; et la mémoire de ces deux hommes de
bien restera long-temps gravée dans le cœur des
colons de l'Australie et de la Tasmanie.
Le colonel Georges Arthur succéda à Sorrel ; mais
il s'en faut bien qu'il se soit concilié comme lui les
suffrages des colons. La raideur de son caractère et
sa morgue militaire lui ont souvent inspiré des actes
de despotisme qui ont excité de vives plaintes et d'a-
mères récriminations.
Long-temps la colonie de Van-Diemen ne fut qu'une
dépendance du gouvernement de la Nouvelle-Galles
du Sud ; en conséquence les chefs ne prenaient que le
titre de lieutenant-gouverneur, et ne pouvaient rien
faire d'important sans l'autorisation du gouverneur-
général. Mais le 3 décembre 1825, une proclamation ,
émanée de la métropole, déclara que Van-Diemen et
les îles adjacentes formeraient désormais un gouver-
nement indépendant. De ce moment, le colonel Ar-
thur prit le titre d'excellence. Cependant, il doit,
prendre les ordres du gouverneur-général, tant que
celui-ci se trouve sur le sol de Van-Diemen. Cette
mesure devint fort utile à la colonie, en la délivrant
des entraves qui retardaient souvent l'administration
des affaires et la décision des tribunaux , entraves qui
s'opposaient surtout au développement du commerce.
En outre, le grand nombre de colons libres qui sont
venus s'établir dans cette île depuis quelques années ,
a donné une grande impulsion à sa prospérité , et les
plantations se sont considérablement accrues.
DE L'ASTROLABE. 49
La population actuelle de la colonie ( à la fin de 1 827 )
doit s élever à environ vingt mille âmes , dont la moitié
sont des convicls; mais cette population s'accroît ra-
pidement. Cet accroissement , dans le cours de Tannée
1 826 , n'a pas été de moins de mille ou douze cents
personnes , dont six cent deux prisonniers , savoir
cinq cent trois hommes et quatre-vingt-dix-neuf fem-
mes. Dans le cours de cette même année, la valeur
des importations qui n'avait été que de 76,406 livres
sterling augmenta de 23,341 livres sterling.
Dans l'exercice de ses fonctions , le gouverneur est
assisté par un conseil exécutif et par un conseil légis-
latif. Le premier se compose de quatre membres,
savoir le chef de la justice , le secrétaire de la colonie,
le trésorier et le chef de la police; le gouverneur en
est de droit le président. Celui-ci doit prendre lavis
du conseil pour toutes les affaires de quelque impor-
tance; mais il peut passer outre s'il le juge à propos;
seulement, en ce cas, il est obligé de rendre compte
par écrit de ses motifs au gouvernement de la métro-
pole. D'après cela, il est évident que les fonctions du
conseil se bornent à une espèce de contrôle impuissant
sur les actes du gouverneur.
Le conseil législatif consiste en sept membres, dont
trois appartiennent aussi au conseil exécutif, savoir
le chef de la justice , le secrétaire de la colonie et le
chef de la police ; les autres , en 1 827 , étaient M. Ha-
milton , magistrat de police à New-Norfolk ; Ansley ,
magistrat de police à Jéricho; Archer, grand pro-
priétaire, et Curr, secrétaire de la compagnie de
TOME V. 4
âO VOY/VGE
Van-Diemen's-Land. A ce conseil est réservé le droit
d'établir des impôts et de passer des lois. Leurs
séances sont secrètes , et personne n'en connaît l'ob-
jet, jusqu'au moment où la gazette en publie le ré-
sultat.
La composition du conseil , presque entièrement
formé de fonctionnaires salariés, et sa manière de pro-
céder à huis-clos , ne tardèrent pas à exciter un mé-
contentement général. Les principaux habitans , au
mois de mars 1827, prièrent le shérif, M. Feriday, de
convoquer une réunion générale des colons , afin de
demander au Roi et aux Chambres le jugement par
jurys et la législation par représentation. L'assemblée
eut lieu , et une adresse , tendant à ce but , fut signée
par presque toutes les personnes libres de la ville et
du voisinage.
La pétition fut envoyée en Angleterre par le navire
le Hugh-Crawford , et lors du passage de l'Astro-
labe on en attendait avec impatience les résultats.
Cette affaire était devenue l'objet de toutes les con-
versations des habitans , et les journaux prenaient
une part fort active au succès de cette démarche.
L'ile Van-Diemen, séparée de la Nouvelle-Hol-
lande par le détroit de Bass , est comprise entre le
41e et le 44e degré de latitude méridionale , et entre
le 143e et le 146e de longitude à l'est du méridien de
Paris. Sa forme générale est celle d'un triangle pres-
que équilatéral , dont le sommet très-émoussé regarde
le pôle antarctique , et dont la base un peu concave
s'étend le long du détroit. Sa longueur et sa largeur
DE L'ASTROLABE. ol
moyennes sont de cent cinquante milles , et sa surface
est d'au moins douze mille milles carrés.
Avant la découverte de cette île par les Européens ,
les naturels n'admettaient probablement pas d'autres
divisions que les étendues de territoire que les diverses
tribus avaient jugé à propos de s'arroger, comme sur la
côte orientale de la Nouvelle-Hollande. Ces divisions,
et même les noms des tribus, nous seront probable-
ment toujours inconnus.
Aujourd'hui, les conquérans ou nouveaux proprié-
taires du sol , les Anglais , ont divisé d'abord la sur-
face entière de Van-Diemen's-Land en deux grandes
portions ; l'une, qu'ils ont nommée comté de Bucking-
ham , occupe la partie méridionale de l'ile , et l'autre ,
appelée comté de Cornwall , comprend toute la partie
septentrionale. La rivière Macquarie , dans la partie
de son cours voisine de sa source , parait être la li-
mite de ces deux comtés. Dans l'état actuel , l'un et
l'autre n'occupent guère que la portion centrale de l'île,
où se trouvent çà et là quelques établissemens ; les
régions plus voisines des deux côtes sont encore inha-
bitées ou abandonnées aux peuplades indigènes qui
s'y sont réfugiées pour y continuer leur manière de
vivre accoutumée.
La capitale de la colonie entière , et de Buckingham
en particulier, le siège du gouvernement , est Hobart-
Town , située sur la rive droite du Derwent , à dix
milles de son embouchure , et dans une plaine agréa-
ble , au pied du mont de la Table. Cette ville contient
environ mille maisons, et six ou sept mille habitans.
4*
52
VOYAGE
Mais le grand nombre des enfans , et la quantité d'é-
trangers qui viennent s'y établir, donnent lieu de
croire que celte population sera doublée sous un petit
nombre d'années. Sa longueur est d'un mille environ
du nord au sud , et sa largeur d'un demi-mille.
Les rues sont coupées à angle droit , larges , bien
alignées, et les principales sont mac-adamisées. Les
maisons sont généralement en bois , isolées l'une de
l'autre, et accompagnées chacune d'un petit jardin
qui leur fait face. Mais presque tous les nouveaux
édifices de quelque importance sont en briques ou
en pierre; quelques-uns ont deux étages. La pierre
est d'une bonne qualité, d'un bel aspect, mais fort
chère à faire tailler. Aussi plusieurs maisons sont
construites en pierre brute, et recrépies en plâtre.
Les loyers sont fort chers. Une petite maison ,
composée de quatre pièces, avec une cuisine par
DE L'ASTROLABE. 63
derrière, se loue jusqu'à soixante et quatre-vingts li-
vres sterling; des logemens plus considérables, ou
des magasins, montent jusqu'à deux et trois cents li-
vres sterling, suivant leur situation plus ou moins
favorable.
Le ruisseau qui traverse Hobart-Town fait tour- pi. clxix
ner un grand nombre de moulins , et suffirait encore et CLXX-
aux besoins des habitans, quand bien même ils de-
viendraient vingt fois plus nombreux qu'ils ne le sont.
Le havre est commode et très-sûr. Une belle jetée,
construite sur sa droite , et sur laquelle s'élèvent di- pi. cli.
vers magasins et édifices publics, rend très-faciles
les communications de la rade avec la ville. Sur la
pointe de gauche s'élève un petit fort en terre , nommé
batterie M ulgrave, qui ne contient qu'une demi-dou-
zaine de canons en mauvais état , dont l'unique ser-
vice est de faire de temps en temps quelques saluts.
Au fond de la baie , sont Tarsenal , les magasins
du gouvernement et les bureaux du commissariat. Au-
dessus s'élève le palais du gouverneur, vaste édifice
entouré de belles pelouses , de jardins et de bosquets
qui s'étendent jusqu'au bord de la mer. Un peu plus
loin sont l'église avec son clocher, le palais de justice pi. clvii.
et la prison. Enfin , sur une éminence , en haut de la
rue Macquarie , et en dehors de la ville actuelle , sont
situées les casernes. De cette position, on jouit d'une pi. clvii bis.
vue complète de la ville, du havre, de la rivière, et
même de la rive opposée.
En outre , on doit noter encore les maisons de ré-
clusion et de correction , l'hôpital, les bureaux de la
54 VOYAGE
police , de la poste et de la compagnie de Van-Die-
nien's-Land ; la chapelle catholique , diverses écoles
ou maisons d'éducation; enfin divers établissemens
particuliers plus ou moins importans.
Au sud de la ville, jusqu'à l'embouchure de la ri-
vière, s'étend le district de Sandy-Bay ou Queenboro;
il contient quelques habitations éparses çà et là dans
la campagne, mais il n'y a aucun établissement remar-
quable. Seulement, sur le mont Nelson, on a placé
un poste de signaux et un télégraphe qui commu-
nique avec le fort Mulgrave, et donne sur-le-champ
connaissance, au gouverneur, des mouvemens des
navires en vue, dès qu'il s'en présente devant le cap
sud-ouest.
A Sandy-Bay, petite anse située à quatre milles de
la ville , dans une position agréable , on trouve quel-
ques jolies métairies : cependant la qualité du sol ,
qui est sablonneux , est très-médiocre , et dans l'inté-
rieur le pays n'offre qu'une suite de hauteurs cou-
vertes de bois et peu susceptibles de culture.
Le long de la rivière , et à un mille et demi de la
ville , en partant du quartier appelé Lumber-Yard ,
on arrive dans un endroit nommé Loretto , où le gou-
verneur avait eu l'intention d'élever un palais , parce
qu'on y trouve d'excellente pierre à bâtir. Déjà plu-
sieurs blocs avaient été taillés et préparés , mais le
projet a été ajourné , à cause des frais considérables
qu'il eut entraînés.
En sortant de la ville, par Elizabeth Street, on
se trouve sur la grande route qui se dirige au nord
DE L'ASTROLABE 65
et conduit à New-Norfolk et à Launceston ; de chaque
côté de cette route, durant un certain espace, s'élè-
vent plusieurs habitations agréables et bien bâties.
Quand on a marché l'espace de deux milles envi-
ron , en tournant à droite , on est charmé par l'as-
pect d'un des sites les plus ravissans de toute l'île.
C'est là New-Town , qui n'est encore aujourd'hui 1>!- CL1X
qu'un village composé d'un petit nombre de maisons et GLXIIL
régulières, de métairies, de jardins et de pâturages
rians, mais qui ne tardera pas à devenir une jolie ville.
De New-Town on a la plus belle vue du cours du
Derwent; les montagnes hautes et déchirées, qui
dominent l'autre rive, forment un contraste frappant
avec les cultures qui environnent ce hameau.
Après avoir dépassé la belle auberge appelée Rose
Inn , le voyageur n'a rien à remarquer, jusqu'au bac
d'Austin , que la beauté de la route et les circuits du
Derwent qui viennent de temps en temps frapper ses
regards. Sur la droite de la route, et à huit milles
trois quarts de Hobart-Town, se trouve Ferry-House,
bonne et grande auberge , pourvue de toutes les com-
modités possibles. Là se trouve aussi le bac sur le-
quel on traverse d'ordinaire le Derwent pour s'a-
vancer vers le nord de l'île. Mais , pour le moment ,
nous allons quitter celle route pour donner une idée
du pays , aux environs de New-Norfolk.
A treize milles du bac , en suivant les agréables dé-
tours de la rivière , on arrive à Elizabeth Town , chef-
lieu du distritt de New-Norfolk. Dans ce trajet, du
côté de l'ouest , la vue s'arrête sur une contrée
66 VOYAGE
sauvage, mais elle se promène avec plaisir sur les
jolies habitations de la rive opposée, qui forment ré-
tablissement de Herdsman's Gove. Le long de la
route on voit quelques jolies maisons et les fours à
chaux du gouvernement, un beau moulin à eau appar-
tenant à M. Terry, et l'habitation de M. Lascelles. A
mesure qu'on s'approche de la ville , le lit du Der-
went se rétrécit , et la scène prend un aspect sauvage
et romantique. Les flancs des montagnes sont suspen-
dus sur les eaux du fleuve, et la route, qui est très-
étroite, est quelquefois taillée dans le roc vif.
Elizabeth Town , qui ne présentait qu'une seule
maison, il n'y a pas plus de sept ou huit ans , est déjà
un beau village composé d'une quarantaine de petites
métairies , où l'on remarque la maison de campagne
du gouverneur, située dans une position délicieuse.
pi. clxv. On y trouve en outre une des meilleures auberges du
pays. Au milieu de ce village s'élève une jolie église en
Pi. clxvi. briques , où l'on célèbre deux fois le service le di-
manche.
Le Derwent est navigable , jusqu'en cet endroit ,
pour les bateaux de quatorze et quinze tonneaux. Il y
en a toujours en route pour les relations du com-
merce. Le prix du fret est d'un schelling par quintal
pour toute espèce de fardeaux , et de quatre pences
pour chaque boisseau de grain de toute nature. Au-
dessus d'Elizabeth Town , la force du courant et les
nombreux rochers qui barrent le lit du fleuve cessent
de rendre sa navigation praticable.
En continuant de remonter la rivière, on voit
DE L'ASTROLAlîE. 57
encore cinq ou six jolies métairies entourées de belles
cultures; on trouve un petit torrent, nommé le
Plenty, qui se décharge dans le Derwent, puis on ar-
rive sur le bel établissement de M. Humphrey. Les
terres labourables sont sur le bord du Derwent, et les
montagnes de l'ouest offrent de beaux pâturages à de
nombreux troupeaux. C'est là que leStyx vient s'unir
au Derwent.
A quelques milles plus loin , sur les bords de la ri-
vière, sont encore quelques autres habitations. Mais
comme ce terrain devient très-montueux , bientôt il
n'offre plus de pâturages pour les troupeaux , et ne
peut plus être cultivé. A l'ouest , une énorme chaîne
de montagnes escarpées , déchirées et terminées par
des sommets blanchâtres, sépare ces contrées inté-
rieures des bords du havre Macquarie. Les con-
damnés , relégués sur les bords de ce bassin , ont
souvent essayé de franchir cette barrière pour s'é-
chapper vers l'intérieur; mais en général ils sont
morts de fatigue, ou ont été contraints de revenir sur
leurs pas pour se rendre à l'autorité. Aussi toute
cette étendue de pays , qui porte le nom de Wes-
tern Mountains , est-elle encore fort imparfaitement
connue.
Revenons maintenant à Elizabeth Town , et passons
le pont flottant devant Bush Inn ; après avoir traversé
le district de New-Norfolk où se trouvent plusieurs
jolies métairies, et entre autres celles de MM. Barker,
Robinson, Cawthorne, Heywood, etc., nous par-
viendrons sur des hauteurs d'où l'on a une vue fort
58 VOYAGE
étendue du pays. Dans l'ouest , à l'extrémité des
monts Western , s'élève un piton sourcilleux qui do-
mine considérablement tout le reste de la chaîne. Son
sommet étant presque toujours couvert de neige, il a
reçu le nom de Frenchman's Cap (bonnet du Français)
par allusion au bonnet blanc qui couvre presque
toujours le chef d'un cuisinier français. Sous les pieds
du voyageur s'étendent les fertiles pâturages des
districts de Sorrel et de Macquarie. Le feu gou-
verneur Sorrel possédait une belle propriété dans ce
canton.
A la base d'un des pitons nombreux qui s'élèvent
sur cette partie de l'île et sur les bords du Clyde , sont
éparses quelques cabanes en bois et en gazon , qui
marquent l'emplacement de la future ville Macquarie.
Tout le terrain qui l'environne est un sol d'alluvion
d'une excellente qualité. Sur la droite, avant de tra-
verser le Clyde, est la belle habitation du docteur
Bromley ; son jardin , qui s'étend jusqu'aux bords du
torrent, est un des plus beaux et des plus fertiles de
l'île.
Après avoir dépassé le Clyde, on se trouve dans un
beau pays découvert , monlueux et tapissé d'immenses
pâturages, très-propres à la nourriture des troupeaux
et des bestiaux. On y remarque les propriétés de
MM. Langloh, Parker, Owen, Lord, etc. A trois
milles de Lawrennie est l'habitation de M. Marzette.
Enfin , plus au N. N. O. , et sur les bords de l'Ouse et
du Shannon , sont les terres de MM. Austin , Ross,
Treffit, Patterson et autres. Mais dans ce nombre,
DE L'ASTROLABE. 59
très-peu sont habitées parleurs propriétaires, et cette
partie du pays est encore peu connue.
Si vous remontez le cours du Clyde, en laissant
Abyssinie sur la droite , et Gross-Marsh sur la gauche ,
vous rejoindrez la route de Launceston. Un peu dans
l'est de Cross-Marsh est la propriété de M. Burns,
entourée de hautes collines dépouillées de bois et cou-
vertes d'excellens pâturages. Après avoir repassé le
Clyde , à un mille de cet endroit , le pays offre une
plaine unie de dix ou douze milles d'étendue, d'un
aspect assez triste. En sortant de ces plaines , nom-
mées Emu Bottoms , on traverse des bois pour arri-
ver à l'emplacement destiné à la ville de Bothwell.
L'habitation de M. Reid , la métairie de M. Scott,
quelques cabanes pour les soldats et une jolie maison-
nette pour l'offîcier-commandant , forment aujour-
d'hui la cité de Bothwell. A un mille de distance , est
un excellent moulin a eau. A trois milles sur la gauche,
est le bel établissement du capitaine Word , environ-
née par plusieurs jolies maisonnettes , habitées par
d'honnêtes familles écossaises, amenées à ses frais
dans ce pays.
Les hauteurs d'Abyssinie ont été long-temps le re-
paire d'une tribu de naturels qui ravageaient le pays.
Les lieux nommés Hunting Grounds offrent beaucoup
d'attraits aux chasseurs du kangarou. La rivière Jor-
dan poursuit son cours au travers de ravins immen-
ses , hérissés de rochers et parsemés de nombreux
précipices.
Plus loin, le Jordan s'égare dans les plaines fertiles
60 VOYAGE
de Cross-Marsh , où se trouvent les belles habitations
de MM. Espie, Kemp et Lord. Près du vaste enclos
de celui-ci , vous retombez dans la grande route de
Hobart-Town à Launceslon , à trente-un milles de la
première de ces villes et à quatre-vingt-treize milles
de l'autre.
En revenant au sud , on verra les districts florissans
de Pitt Water, Coal River, où sont déjà de nom-
breuses habitations; celui de Green Ponds, occupé
par de petites métairies d'un chétif aspect. Après avoir
franchi le sommet escarpé de Constitution Hill , et dé-
passé la belle habitation du docteur Espie , on arrive
dans les fertiles plaines de Bagdad, qu'exploitent déjà
de nombreux colons.
Le Strathallan, petit torrent qui se jette dans le
Derwent , sépare les plaines de Bagdad de celles de
Brighton. Le dernier lieu parut propre à devenir le
chef-lieu du gouvernement. Ce projet, qui reçut un
commencement d'exécution, fut ensuite abandonné,
et tout ce qui en reste est un petit édifice en briques et
quelques huttes pour loger un poste militaire. Du
reste, plusieurs habitations sont disséminées dans la
campagne , et l'on remarque celles de madame Whi-
tehead et de M. Gage, à onze milles de Hobart-Town.
Le district nommé Clarence - Plains occupe un
terrain découvert et peu productif sur la rive orientale
du Derwent. Il fut primitivement partagé entre la plu-
part des colons qui furent transportés de l'île Norfolk
à Van-Diemen's-Land. Sur le bord de la rivière , on
doit remarquer les établissemens de Geilston et Ris-
DE L'ASTROLABE. 61
don, appartenant au colonel Geils, et qui, dès l'an-
née 1816 , rapportaient assez de blé pour suffire à la
consommation des officiers , des colons et des soldats
pour une année entière.
Près de Coal River est l'importante propriété de
M. Williams, dans l'un des plus beaux sites de l'île,
et. célèbre par son excellent beurre.
En traversant Coal River, on passe sur le district
de Sussex ou Lower Pitt Water , où se trouvent
de nombreuses propriétés très-productives. Dans
le nombre, on doit citer celles de MM. Gordon, La-
keland , Bethume , G lover , etc.
Sorrel Town , capitale du Sussex , offre déjà une
trentaine de jolies maisons , une belle église en pierre
de taille, une prison , une école et une petite caserne.
De petits sloops entretiennent une communication
régulière entre cette place et Hobart-Town pour les
besoins du commerce.
A peu de distance de cet endroit , sur un haut pro-
montoire qui saille dans la mer, sont les restes d'une
maison que le lieutenant Jefferys avait voulu bâtir sur
un plan démesuré. Oriellon , situé dans le même dis-
trict, à vingt milles de Hobart-Town, est un terrain
fertile et uni, où sont les habitations de MM. Owen
et Lord , et qui nourrit d'immenses troupeaux de
brebis.
A quatre ou cinq milles de cet endroit , est la ville
de Richmond , composée d'un beau palais de justice
en pierre de taille, d'une bonne prison, d'un marché
et de quelques maisonnettes. Aux environs , on compte
62 VOYAGE
une centaine de métairies, dont plusieurs sont d'une
belle tenue.
En remontant Coal River , qui prend sa source dans
les montagnes de la côte orientale de l'île , on se trouve
dans les plaines de Jérusalem, en grande partie occu-
pées par de petits concessionnaires. Puis, si nous tra-
versons de nouveau les districts de Bagdad et de Cross-
Marsh , nous arrivons sur un territoire, nommé Lo-
vely Banks, appartenant à M. Hudson, d'un aspect
agréable , modérément boisé et fertile en bons pâtu-
rages. De là à Hobart-Town , on compte trente six
milles et demi.
A cinq milles et demi plus loin , est une belle habi-
tation , appartenant à M. Edward Lord , contenant six
milles acres de terre , onze cents brebis , trois cents
têtes de bétail, etc. De là à Jéricho, dans un espace
de six milles , la route est montueuse. A deux milles
de Jéricho , on passe sur une montagne , nommée
Spring Hill , d'où l'on découvre une vue magnifique
vers la partie occidentale de l'île, savoir les vallées
situées à vos pieds et les montagnes immenses qui les
environnent. Le mont de la Table, qui a beaucoup de
ressemblance avec celui du cap de Bonne-Espérance,
domine toute la scène et fixe surtout votre attention.
Quant à la ville de Jéricho elle-même , on n'y trouve
encore qu'une prison de peu d'apparence, un poste
de soldats logés dans des huttes, et l'habitation en
bois de l'officier-commandant ; plus , trois ou quatre
propriétés particulières.
A peu de distance, derrière une rangée de co-
DE L'ASTROLABE. 63
teaux, est située l'agréable habitation de M. Anstey,
dans la partie la plus fraîche et la plus élevée de toutes
celles qui sont cultivées dans File. Des milliers de
brebis paissent l'herbe des vallées et des coteaux en-
vironnans.
A cinq railles , sur la droite de Jéricho, le Jordan
prend sa source dans une grande lagune de trois cents
acres d'étendue, nommée Lemon's Lagune. De cet
endroit à Hobart-Town , on compte quarante-sept
milles , et dans toute cette étendue , la route est mac-
adamisée. Au-delà , la nouvelle route suit une chaîne
de monticules , d'un aspect très-triste. Mais l'ancienne,
après avoir traversé un pays bien dégagé , passe par
la ville d'Oatlands, où l'on ne trouve encore que
quelques cabanes en terre pour les soldats et les
convicts.
A onze milles de Oatlands , après avoir traversé
quelques pitons rocailleux et l'immense plaine de
York Plains, on doit s'arrêter à l'auberge de White
Heart Inn, à Tin Dish Holes; autrement il faut pous-
ser quinze milles plus loin jusqu'à Ross Bridge ; ce
dernier espace est occupé par une plaine bien dégagée ,
où se trouvent l'habitation de M. Harrison , près d'An-
till Ponds, et celle de M. Kimberlv, dans la vallée
nommée Sait Pan Plains. Ce nom lui vient de deux
grands marais qui s'y trouvent, et déposent en été
beaucoup de sel.
A trois milles à l'est de la route , on voit un monti-
cule, nommé Harrietta, de cent pieds d'élévation en-
viron , terminé par un plateau uni et découvert de
64 VOYAGE
quinze ou vingt acres de surface. Vu d'une certaine
distance, il ressemble à une vaste fortification.
Les eaux d'Anlill Ponds , après un cours sinueux
de cinq ou six milles , vont s'unir au torrent de Black-
man. La route passe sur cette rivière à Blackman's
Bridge, sur un pont de cent pieds de long; dans cet
endroit éloigné de soixante-sept milles de Hobart-
Town , on ne voit que deux ou trois malsons isolées.
Mais, à quelques milles plus loin, sont la propriété et
le grand moulin à eau de M. Lackey , les domaines de
MM. Eddie, Badley, et plus haut la grande maison
de M. Curr Clarke, où madame Clarke a établi une
pension pour les jeunes demoiselles.
Dans ce même district, et près du ruisseau de
Penny-Royal Creek , sont encore les habitations de
MM. Yorke, Sutherland, une distillerie fondée par
d'honnêtes familles écossaises , enfin un beau moulin
à eau, appartenant à M. Gatenby, avec des ateliers
de charron et de forgeron. La terre est généralement
fort bonne dans ce canton.
Si nous reprenons la route de Launceston à Black-
man's Bridge, nous passons devant les habitations de
MM. Kermode, Parrymore et Horton, et, après une
course de sept milles , nous arrivons à l'auberge de
Man of Ross à Ross Bridge. Cet endroit est desliné
à devenir le siège d'une ville ; il y a de l'eau en abon-
dance et quelques carrières de bonne pierre à bâtir. Il
y a un lieu préparé pour les courses de chevaux.
Enfin, on y traverse le Macquarie sur un pont de
deux ou trois cents pieds de longueur; et ce fleuve est
DE L'ASTROLABE. 65
la limite des comtés de Buckingham et deCornwali.
De Ross Bridge à Campbell Town , la roule tra-
verse une plaine riche et fertile , où l'on remarque une
ferme considérable du gouvernement , et la belle ha-
bitation de M. Horne. La ville même de Campbell
Town , située au confluent d'Elizabeth River avec le
Macquarie, ne se compose actuellement que d'une
maison neuve en briques qui sert d'auberge ; mais les
diverses habitations de bons cultivateurs qui l'environ-
nent lui donnent l'apparence d'un bourg.
Des rives du Macquarie jusqu'aux montagnes de
l'Est le pays est fertile et présente une suite de bons
pâturages. Ces plaines portent le nom de Saint-Paul
et Break-o'-Day. A six milles de Campbell Town ,
vous laissez sur votre gauche la belle habitation et les
nombreuses clôtures de M. Willis; un mille plus loin,
vous laissez aussi à gauche les marais de ïlvland,
vaste réservoir d'eau fort utile aux troupeaux en été.
Puis vous quittez un pays dégagé pour entrer dans la
triste foret d'Epping , qui n'a pas moins de huit milles
d'étendue.
Ensuite , on se trouve dans des plaines magnifiques
que traverse le cours sinueux du South Esk ; ce fleuve
prend sa source sur les flancs du sourcilleux Ben
Lomond , dont la masse domine la chaîne entière des
montagnes voisines. On passe successivement devant
les propriétés de MM. Gibson, Thomas, Youl; on
traverse sur un bac , établi depuis plusieurs années ,
le South Esk, près de l'habitation de M. Nolan, et
à cent douze milles de Hobart-Town.
TOME V. 5
G6 VOYAGE
Sur la rive septentrionale , quelques cabanes et une
ou deux maisonnettes indiquent l'emplacement, d'une
ville, nommée Perth , qui sera un jour fort agréable.
A deux milles au nord de ce passage, sont les fertiles
plaines de Bredalbane, et à quelques milles plus loin ,
dans un lieu nommé Cocked hat Hill , on rencontre
plusieurs petites métairies qui appartiennent à divers
individus d'une réputation fort suspecte sous le rap-
port de la probité. De là à Launceston, la roule, dans
un espace de six milles , est assez bonne et passe de-
vant la ferme de M. Smith et la jolie habitation de
M. Walker. A peu de distance , dans l'est de cette
route, le North Esk se précipite avec violence, dans
l'espace d'un mille, sur une chaîne de quinze ou vingt
énormes rochers , dont chacun a une vingtaine de
pieds de hauteur. Cette série de cascades , entremê-
lées d'arbres qui sont comme suspendus sur leur
étendue , offre un coup-d'œil très-pittoresque.
Launceston , chef-lieu du comté de Cornwall , éloi-
gné de cent vingt-trois milles de Hobart-Town , fut
fondé en 1804 par les ordres du gouverneur King.
Quoique moins considérable que Hobart-Town , puis-
qu'elle ne compte guère que deux milles habitans , sa
position est cependant préférable à cause de l'excel-
lente qualité du sol qui l'environne.
Cette ville est assise au confluent du North Esk et
du Tamar. Quoique éloignée de la mer de près de
quarante-trois milles, la marée y monte de quinze
pieds , et des navires de trois cent cinquante tonneaux
peuvent laisser tomber l'ancre à une encablure de la
DE L'ASTROLABE. 67
jetée. Mais de nombreux bancs rendent la navigation
de cette rivière pénible à de grands bâtimens , et de
petits navires sont continuellement employés aux rela-
tions du commerce entre cette place et Sydney ; la
quantité des exportations en blé seulement s'élève à
cent mille boisseaux. Quelques-uns de ces bâtimens
ont déjà porté du blé de cette partie de la Tasmanie à
Maurice, au cap de Bonne-Espérance et au Brésil,
avec diverses chances de profit.
En édifices publics , on ne peut noter que l'église ,
un grand magasin neuf et les casernes qui reçoivent
une compagnie du régiment qui forme la garnison de
l'île ; enfin un collège , fondé en 1 826 par souscrip-
tion. Les personnes qui ont souscrit pour cinquante
livres sterling ont le droit d'y placer leurs iils pour v
être nourris et instruits , movcnnant une rétribution
annuelle de trente livres sterling.
Les rues sont régulièrement tracées et se coupent à
angles droits, mais sont presque impraticables en
temps de pluie. Les maisons sont basses, la plupart
construites en bois et n'ayant que le rez-de-chaussée.
Un petit nombre seulement, plus neuves et construites
en pierre, offrent une apparence plus respectable.
De Launceslon à George Town, en suivant le cours
du Tamar , on voit sur ses rives quelques petites mé-
tairies ; mais si l'on en excepte les propriétés de
MM. George et Charles Barnard , il n'y a pas en tout
trois cents acres de terre en culture. Les montagnes
s'approchent beaucoup plus de la rive occidentale du
fleuve que du côté de l'est; de ce dernier côté, on
5*
68 VOYAGE
voit le mont Direction et les sommets intermédiaires ,
de l'autre les monts Asbestos et Pleasant Hills.
A vingt milles de l'embouchure , sur le bord occi-
dental, sont les moulins nommés Supply Mills, éle-
vés à grands frais par M. Charlton sur le ruisseau
Supply. Ils peuvent, moudre quatre cents boisseaux
de grain par jour.
George Town est situé à trois milles de l'entrée du
port Dalrymple. qui forme l'embouchure du Tamar,
et sur sa rive orientale. Le gouvernement a dépensé
beaucoup d'argent pour cet établissement, auquel on
avait attribué d'abord une haute importance. Mais
comme le sol des environs est extrêmement nu et
rebelle à toute espèce de culture, peu de personnes
ont voulu s'y fixer, et George Town n'est pour ainsi
dire qu'un établissement militaire. Il y a un nombre
considérable de condamnés qui sont gardés par un
détachement de vétérans. On y avait aussi établi , il y a
quelques années , une maison de travail pour les fem-
mes , mais on n'y renferme que celles qui se sont ren-
dues coupables de récidive.
Du coté de la rivière opposé à la ville, est l'habi-
tation du capitaine Townsend. Sur la rive orientale ,
et à la bouche même du fleuve, est la maison du pi-
lote, qui sert en même temps de poste de signaux.
A quinze milles à l'est du Tamar, coule la rivière
Piper, dont l'entrée est obstruée par un banc. Sur ses
bords on trouve quelques morceaux d'un bon terrain,
mais personne ne s'y est encore établi.
Du côté du cap Portland, entre Ringaroome River
DE L'ASTROLABE. 69
et la baie de Fives , le pays ne consiste qu'en landes
arides et pierreuses , qui ne paraissent offrir aucun
genre d'utilité.
Jusqu'à trente milles de son embouchure, les bords
du Ringaroome annoncent une meilleure qualité du
sol ; mais, comme son niveau est plus bas que celui de
la rivière , il est à craindre qu'en hiver tout cet espace
ne soit submergé.
A l'ouest du Tamar, trois rivières, nommées pre-
mière, deuxième et troisième rivière Western, vien-
nent décharger leurs eaux à la mer. Sur leurs bords,
on trouve de beaux pâturages où les bergers condui-
sent leurs troupeaux. Sur la pointe nord-ouest de
Van-Diemen , la compagnie de Van-Diemen's-Land a
pris possession d'une concession de deux cent mille
acres de terre , sous la direction d'Edward Curr, et
elle s'occupe d'y former un très-grand établissement.
La péninsule seule de Circulai' Head , dont cette com-
pagnie a fait l'acquisition , contient près de huit mille
acres de terre , dont la moitié offre d cxcellens pâtu-
rages.
Pour faire connaître au lecteur le reste du terri-
toire aujourd'hui occupé dans l'île de Van-Diemen,
nous allons le ramener de Launceston à Hobart-
Town par une autre route que celle que nous venons
de suivre.
En sortant de Launceston , par la partie de l'est ,
après avoir dépassé un monticule , on arrive bientôt à
de grands marécages dont les bords sont aujourd'hui
lapissés de trèfle blanc. Un officier du régiment qui
70 VOYAGE
se trouvait autrefois dans l'île, avait coutume d'en
mettre de la graine dans sa poche , et d'en semer çà
et là sur la route en se promenant à cheval ; un moyen
aussi simple a suffi pour introduire en ces lieux un
fourrage aussi utile. Dans ce canton, vous pouvez
remarquer les beaux pâturages de MM. Dry, Hobler
et Cookson , sur les bords du North Esk , et la distil-
lerie d'eau-de-vie de grains , bâtie par M. Tower.
On entre ensuite dans les plaines Patterson , for-
mées par un terreau fertile , noirâtre et argileux , où
l'on trouve les propriétés de MM. Hill, Rose, Mac-
Leod , Sutherland , Lett , Owen , Bartley et Sin-
clair, etc. Dans toute celte étendue de pays, il n'y a
pas dix acres de mauvaise terre.
En se dirigeant au sud-est pour se rapprocher du
South Esk , la belle propriété du capitaine Barclay
offre un aspect tout aussi fertile ; sur les bords même
de cette rivière , rien n'est plus riant que les riches
plantations de M. Cox. Aussi a-t-il déjà entouré de
palissades près de douze cents acres de terre! ...
Sur les bords du Nile, ou plus communément Cox's
Creek , sont les domaines du capitaine Ostler, du
docteur Gameron et de M. Massey. En remontant le
South Esk , jusqu'à six milles environ de Ben Lo-
mond, on verra la propriété de M. Bateman. Comme
la terre est partout d'une excellente qualité, elle est
déjà occupée par divers colons.
Après avoir repassé le South Esk, à Perth, on
verra les possessions de MM. Bonney, Walker et Ril-
chee, et le vaste établissement de M. Archer, le plus
DE L'ASTROLABE. 71
considérable de tous ceux de la colonie. La maison
est située sur une hauteur d'où l'on a la vue de la ri-
vière Lake, des plaines Norfolk et de tout le pays
jusqu'à la chaîne des Western Mountains.
Près de cet endroit, on peut passer le Lake River à
gué , ji Mountgarret's Ford , et l'on se trouve dans les
plaines de Norfolk , sur la rive occidentale du Lake
River.
Tout le terrain, compris entre le South Esk et le
Lake River, sur les bords de ce dernier, est d'une excel-
lente qualité , el appartient à M. Archer. Il y a en ou-
tre une quantité de petites métairies occupées par des
jeunes gens nés dans l'île , ou par des personnes qui
y résident depuis longues années , mais qui parais-
sent peu empressées de seconder, par leurs soins ,
l'heureuse qualité du sol qu'ils habitent.
A l'extrémité des plaines de Norfolk, sont la ferme
el l'établissement d'agriculture de Van-Diemen's-
Land et New-South-Wales , composés de deux mille
acres de terre. Comme les montagnes de l'ouest se
rapprochent beaucoup de la rivière en cet endroit, la
terre de bonne qualité n'y est plus aussi étendue que
plus loin au nord , et le grand nombre de troncs d'ar-
bres brûlés que l'on voit eà et là en rend l'aspect
triste.
En continuant de remonter le Lake River, on voit
successivement les habitations de MM. J. Archer,
Brumley, Lawrence et Garns. On passe la rivière à
gué près de la dernière, et l'on trouve les propriétés
de MM.Young, Fletcher, O'Conner, Parker, etc.
72 VOYAGE
Plus loin , le pays devient montagneux jusqu'aux lacs
où la rivière prend sa source , et qui servent d'asile à
une foule d'oiseaux de toute espèce , comme cygnes
noirs , canards sauvages , bécassines , cailles , etc.
A la jonction de la rivière Lake avec le Macquarie ,
est l'habitation de M. Corney ; à la suite viennent
celles de MM. Simpson, Von-Bibra, et les terres
de MM. Young, Fletcher, Watson , Stoddarl ,
Dixon, etc. Des limites de M. Simpson à Ross Bridge,
la route traverse un très-beau pays dans l'étendue de
seize milles , le long du Macquarie , et ce district ren-
ferme plusieurs jolies métairies dont les possesseurs
cultivent du blé seulement pour leur consommation ,
attendu qu'ils sont trop éloignés des deux extrémités
de File pour l'envoyer vendre.
Nous avons déjà décrit l'espace compris entre Ross
Bridge et Hobart-Town. Nous dirons donc un mot
de rétablissement formé à Oyster Bay ou Little Swan
Port sur la rive orientale de File. Son éloignement du
chef-lieu par eau, et la difficulté du chemin par terre,
ont empêché ses progrès durant plusieurs années,
et M. Meredith a été long-temps seul habitant de
ces lieux. Mais deux fermiers et leurs familles sont
allés dernièrement y établir des laiteries; quelques
autres ont commencé à y louer de la terre. Il y en a
plusieurs milliers d'acres d'assez bonne qualité et
bien arrosée ; en outre on peut y établir d'utiles pê-
cheries.
Entre Oyster Bay et Frédéric Hendrick's Bay, on
trouve File Maria, dont le sol est détestable, et par
DE L'ASTROLABE. 73
conséquent de peu de valeur. Cette place a été long-
temps le siège d'un établissement pénitentiaire , et Ton
y envoie encore ceux qui sont condamnés dans l'île.
On ne sait pas trop à quoi ces gens sont employés.
Le havre Macquarie , situé sur la côte occidentale
de l'île, contient un autre établissement pénitentiaire,
où sont envoyés les sujets les plus incorrigibles, et leur
traitement est plus rigoureux que partout ailleurs.
Plusieurs sont condamnés pour la vie, et quelques-
uns ne peuvent travailler qu'enchaînés. La plupart de
ces hommes sont occupés à abattre du bois et à le dé-
biter, d'autres construisent des canots et de petits
navires pour le gouvernement. Leur nourriture con-
siste en une faible ration de bœuf salé et de biscuit.
Chaque jour, quand leur travail est terminé, ils sont
ramenés sur une petite île nommée Sarah , au milieu
du havre , et renfermés dans une forte prison durant
toute la nuit. Un détachement, commandé par un ca-
pitaine , est chargé de les surveiller.
Le pays qui environne le havre Macquarie passe
pour être affreux et incapable de recevoir aucune
espèce de culture. Plusieurs condamnés aiment mieux,
dit-on , subir la mort que d'y être transportés pour la
vie , et l'on a vu parmi eux des individus commettre
des meurtres tout exprès pour cire délivrés de la mi-
sérable existence à laquelle ils sont réduits.
Jusqu'à ce jour on connaît très-peu de chose de
la côte occidentale; cependant il est des personnes
qui croient qu'entre la chaîne des Western Mounlains
et la côte, on trouve encore de bons terrains, en re-
74 VOYAGE
montant vers le nord, jusqu'à l'établissement de la
compagnie de Van-Diemen's-Land.
Il en est de même de la chaîne orientale ; une fois
qu'on l'a franchie , on trouve de grandes étendues de
pays bien arrosées et faciles à exploiter. Peu de con-
cessions ont été faites de ce côté , et les bergers y
conduisent leurs troupeaux en attendant que ces ter-
rains aient reçu une destination.
D'après ce que nous venons de dire , on voit qu'à
peu de chose près tous les établissemens formés jus-
qu'à ce jour dans File de Van-Diemen sont renfermés
dans une longue vallée qui règne depuis le port Dal-
rymple jusqu'à Hobart-Town. D'une part elle est
bornée par les montagnes de l'est, et de l'autre par les
montagnes de l'ouest : cette vallée n'occupe guère
qu'un tiers de l'île ; en outre, elle est parsemée de
pitons et de hauteurs qui l'empêchent d'être cultivée
dans toute son étendue. Aussi cette île ne sera-t-elle
jamais susceptible d'atteindre à la population qu'on
serait tenté de lui accorder, au premier coup-d'œil,
en raison de sa superficie.
Il y a plusieurs montagnes élevées sur Van-Die-
men's-Land ; la principale a d'abord reçu le nom de
montagne de la Table , à cause de sa ressemblance
avec celle qui domine la baie du cap de Bonne-Espé-
rance : mais, depuis quelques années, le nom de mon-
tagne Wellinghton a prévalu. Elle s'élève immédiate-
ment au-dessus de Hobart-Town , et sa hauteur, me-
surée avec un baromètre par sir Henri Engleiield, s'est
trouvée être de trois mille neuf cent soixante-quatre
DE L'ASTROLABE. 75
pieds anglais. Son sommet est couvert de neige du-
rant les trois quarts de l'année , et elle est sujette
à des bourrasques semblables à celles qui ont rendu si
célèbre la montagne d'Afrique du même nom. Quoi-
que la tempête ne soit pas annoncée par des nuages
condensés sur son sommet, comme au Cap, cependant
l'aspect menaçant du ciel suffît pour avertir les habi-
tans. Ces tourmentes sont heureusement bornées aux
environs de la montagne et durent rarement plus de
trois heures ; mais , pendant ce temps , rien n'en peut
surpasser la violence. En 1810, un navire, destiné
pour Hobart-Town, mouilla de nuit dans le canal de
d'Entrecasteaux à cause du calme. Le lendemain ma-
lin , on travailla à déraper , dans l'espoir que la brise
de mer s'élèverait avant que l'ancre fût haute; mais
l'équipage n'eut pas plutôt terminé cette opération et
appareillé les voiles , qu'on fut surpris par une de ces
rafales de la montagne. Aussitôt le navire engagea;
et il eût chaviré ou perdu sa mâture , si l'on n'eût
à l'instant largué les drisses et écoutes. Les voiles
carguées, le navire se releva; et, comme il se trou-
vait dans un havre étroit et bien fermé, il put sans
danger laisser souffler le coup de vent. Cette tour-
mente ne dura pas plus de deux heures; mais, pen-
dant ce temps, les eaux du havre furent horriblement
agitées, et elles s'élevaient en poussière fine et par
tourbillons. La fureur du vent fut telle, que les
matelots étaient obligés de se cramponner aux cordes
de toutes leurs forces pour éviter d'être emportés
hors du navire,
76 VOYAGE
Dans la partie occidentale de l'île règne une chaîne
de hautes montagnes, nommée Western Mountains,
dont l'élévation est d'environ trois mille cinq cents
pieds : elles sont situées à soixante milles au N. O. de
Hobart-Town , à l'extrémité d'une plaine verdoyante.
Sur leur sommet se trouve un grand lac, où l'on
conjecture que le Derwent prend sa source, aussi
bien que les rivières qui coulent dans le havre Mac-
quarie.
A trente milles au S. E. de Launceston sont les
deux pitons appelés Ben Lomond ou Butts et le pic
de Tasman , l'un et l'autre d'une hauteur moyenne.
Au N. O. de Launceston s'étend une chaîne de hautes
collines , nommées Asbestos Hills , parce qu'on y
trouve beaucoup d'asbcste. A seize milles au N. E.
de Hobart-Town , et à l'extrémité septentrionale du
district du Lake River , s'élève une haute montagne
en forme de pain de sucre, nommée mont Mangalore.
Il y a encore plusieurs autres hauteurs dans l'île
qui méritent à peine le nom de montagnes. Du reste,
à l'exception de la partie située au S. et au S. O, de
Hobart-Town, qui offre un sol nu et dépouillé, le
reste du pays , quoique parsemé de pitons et de col-
lines , avec des plaines et des vallées , ne peut pas être
considéré comme rocailleux. Les parties les plus
montagneuses ne sont point dépourvues de végéta-
tion , et sont en général couvertes de pâturages en-
tremêlés de bois qui leur donnent un aspect agréable.
Dans le grand nombre des rivières et des torrens
qui sillonnent la surface de cette île , deux seulement
DE L'ASTROLABE. 77
sont remarquables par leur largeur et leur étendue ,
le Derwent et le Tamar.
L'embouchure du Tamar ne peut compter que du
cap Direction et de la pointe Pierson, attendu que les
eaux de la baie des Tempêtes et du canal de d'En-
trecasteaux appartiennent presque entièrement à
l'Océan. De là son cours est dirigé au N. N. O. , dans
l'étendue de vingt ou vingt-quatre milles , en laissant
Double-Bay sur la droite et la ville d'Hobart-Town
sur la gauche ; puis il reçoit les eaux de Herdsman's
Covc, se détourne vers l'O. et même vers l'O. S. O. ,
et continue d'être navigable , pour des bateaux de
vingt ou vingt-cinq tonneaux, jusqu'aux chutes de
New-Norfolk. Son cours devient ensuite très-sinueux ;
il traverse les riches plaines de Macquarie, et, sui-
vant l'opinion la plus commune , il prend sa source
sous les flancs des montagnes de l'ouest.
Ce fleuve abonde en poissons de diverses espèces.
Les baleines remontent jusqu'à la ville, et, du rivage,
les habitans peuvent souvent contempler les moyens
que rhomme emploie pour se rendre maître de ces
monstres marins.
Durant tout le cours du fleuve, on peut jouir d'un
coup-d'œil admirable , souvent romantique et pitto-
resque. D'énormes rochers suspendus presque à pic,
de jolis bocages toujours verts, de riantes prairies
et de vastes pâturages , enfin de nombreuses et agréa-
bles métairies , entourées de belles plantations , fixent
tour à tour les regards du voyageur. Des vaisseaux
de tout rang peuvent trouver partout un excellent
78 VOYAGE
mouillage, jusqu'à douze milles au-dessus de Hobart-
Town. En un mot, les beautés diverses, et les nom-
breuses ressources qu'offrent les rives du Derwent,
promettent toutes sortes d'avantages aux personnes
qui s'établissent sur cette partie de l'île.
Le torrent du Kangarou coule au pied d'une suite
de hauteurs , à droite de Coal River , et vient se jeter
dans cette rivière après un cours de six milles environ,
dirigé vers le sud. Coal River prend sa source près
des collines nommées Three Hills , dans les plaines
de Jérusalem , et se dirigeant au sud , il serpente au
travers d'une riche et fertile contrée de douze milles
de longueur, auquel cette rivière donne son nom,
puis il traverse un beau pays , désigné sous le nom de
Sweet Water Hills, et se décharge enfin dans un
vaste bassin d'eau salée ou bras de mer , nommé Pitt
Water.
Le Tamar est une rivière de médiocre étendue,
mais d'une haute importance, à cause de la beauté
des terres qui la bordent aux environs de Launceston.
Le Port-Dalrymple forme son embouchure, son lit
est obstrué de nombreux rochers et de bancs de sable
qui rendent sa navigation fort pénible pour de grands
navires. Dans une grande étendue , ses bords sont en
général nus et dépouillés ; mais à huit ou dix milles
de Launceston , le terrain prend un aspect tout diffé-
rent , le sol s'améliore , et aux environs de cette ville
il est de la meilleure qualité.
Près de son embouchure , la largeur de cette rivière
est de un à trois milles , et elle conserve de six cents à
DE L'ASTROLABE. 79
mille toises de largeur jusqu'à vingt milles de distance,
formant çà et là de petites baies avec de bons mouil-
lages. A trente milles de la mer , sont les bancs nom-
més Nelson's Shoals et les buttes appelées Pleasant
Hills; c'est ici qu'en hiver les eaux cessent d'être
salées. Les buttes de Pleasant Hills sont situées sur
la rive droite et offrent un aspect délicieux. Naguère ,
les naturels habitaient souvent ces lieux , à cause des
kangarous et des autres espèces de gibier qui y abon-
daient.
C'est à Launceston que les eaux réunies du North
Esk et du South Esk forment le Tamar. La première
de ces deux rivières prend sa source au pied de Ben
Lomond, et serpente au travers d'un riche et beau
pays , dans une étendue de vingt milles environ. Mais
son lit n'est navigable que pour des barques et des
canots, et seulement à une petite distance delà ville;
à sept milles de Launceston, dans un lieu nommé
Corra Lin , les hommes et les bestiaux peuvent le tra-
verser à gué sur un lit de galets.
Le South Esk , qui prend aussi quelquefois le nom
de Cataract, prend naissance au pied de Tasman's
Peak dans le S. E. du comté de Cornwall; de là pre-
nant d'abord son cours à l'ouest , dans un beau pays
découvert , il se dirige ensuite au nord au travers des
plaines de Norfolk, et vient tomber dans le Tamar
à un mille à l'ouest de Launceston. Là il forme une
cascade d'environ quarante pieds de hauteur, entre
deux mornes élevés et escarpés , et ses eaux coulent
dans une vallée étroite d'un mille de longueur sur un
80 VOYAGE
lit de larges rochers. Le cours entier de cette rivière
est d'environ soixante milles.
A vingt milles de Port-Dalrymple , un torrent mé-
diocre , nommé le Supply , prend sa source près des
monts Asbestos, et vient tomber dans le Tamar près
de Black Swan Point, après avoir traversé un pays
de peu de valeur.
Deux autres rivières nommées, la première First
Western River , et la deuxième Second Western Ri-
ver, coulent, Pune à neuf, et l'autre à vingt milles à
l'ouest de Port-Dalrymple. Chacune d'elles traverse
de vastes plaines bien boisées , et leurs embouchures
forment, des havres traversés par une barre.
Le Lake River prend sa source à quelques milles
à l'ouest des marais Antill Ponds, au commencement
du vaste district de Sait Pan Plains. Après avoir suivi
un cours de vingt milles à peu près en ligne droite au
nord , il vient tomber dans le South Esk presqu'au
milieu des plaines de Norfolk. C'est un beau courant
de soixante pieds de large , formant par intervalles
des marais assez grands ou des petits lacs auxquels il
doit son nom. Comme toutes les autres rivières de
l'île, il abonde en poissons et en poules d'eau.
Au fond du havre Macquarie coulent deux rivières
qui , d'après la direction de leur cours , doivent pren-
dre leur source dans le grand lac des montagnes de
l'ouest. La contrée voisine se refuse à toute espèce de
culture, mais on peut s'y procurer du charbon de
terre et du bois d'excellente qualité.
A Port Davey , deux rivières assez considérables
DE L'ASTROLABE. 81
viennent se jeter à la mer , et leurs eaux , dit-on , des-
cendent avec impétuosité des plateaux des montagnes
de l'ouest.
Une petite rivière, nommée Huon River, qui prend
naissance sur le revers méridional de la montagne de
la Table , vient se jeter dans le canal de d'Entrecas-
leaux, devant la petite île Huon.
La rivière Jordan est un torrent médiocre qui doit
son origine aux débordemens des eaux d'un lac fort
étendu et couvert de joncs , nommé Lemon's Lagoon.
Le Jordan n'est pas large , mais dans son cours il
traverse les délicieuses plaines de Jéricho ; à la sor-
tie d'une suite de marécages , il s'unit à un autre
torrent, nommé le Strathallan Creek , dans la plaine
de Bagdad, et vient enfin tomber dans le Derwent à
Herdman's Cove.
La carte de Cross indique encore quelques autres
rivières d'une étendue assez considérable, telles que
le Clyde , le Shannon , l'Ouse, l'Arthur, mais l'on
n'en connaît guère autre chose que leur direction. Les
trois premières se jèlent dans le Derwent au centre de
l'île , et la dernière vient se jeter à la mer , près du
mont Norfolk , sur la côte occidentale de l'île , par
41°25'lat. S.
Parmi les lacs ou marais nombreux que l'on trouve
dans cette contrée , le plus remarquable serait celui
que M. Evans place sur le sommet des montagnes de
l'ouest, et qui aurait été découvert, en décembre 1817,
par le jeune Beaumonl. Cette vaste pièce d'eau n'aurait
pas moins de cinquante milles de circuit; sa forme est
TOME v. 6
82 VOYAGE
angulaire, ses bords sont médiocrement boisés, et
de l'une des rivés on ne voit qu'à peine la rive oppo-
sée. En toutes saisons, à croire ce qu'on dit, ses eaux
déborderaient en abondance par diverses issues, ce
qui déjà est fort étonnant; mais en temps de pluie,
ses débordemens deviendraient terribles. C'est à celte
cause qu'il faudrait attribuer l'irrégularité des marées
dans le Derwent, car on suppose que cette rivière
doit sa source à ce grand réservoir. Nous sommes
forcé de faire observer que nous ne trouvons aucune
trace de ce lac dans la carte de Cross, et qu'au con-
traire elle indique un lac Beaumont vers le milieu de
l'île, lac où le Clyde prendrait naissance. Nous invi-
tons les futurs explorateurs de la Tasmanie à décider
cette importante question.
A neuf ou dix milles à l'est de Hobart-Town , est un
autre lac fort étendu, nommé Pitt Waler , qui com-
munique par un chenal étroit avec la baie du Nord.
Son étendue est d'au moins six milles de long , sur
trois de large, et, en certains endroits, il a assez de
fond pour recevoir des navires de cent tonneaux. Le
Coal River vient se jeter sur la partie septentrionale
de ce bassin -, ses marées sont de quatre ou cinq pieds ,
et l'on y trouve en abondance diverses sortes de pois-
sons, surtout des huîtres aussi belles qu'en aucune
partie du monde. En certaines places , ses bords sont
couverts de crête marine , qui croît sur des arbres de
cinq ou six pieds de hauteur, dont les troncs ont près
d'un pied de circonférence. Deux ou trois petites îles
sont disséminées sur la surface de ce bassin.
DE L'ASTROLABE. 83
Le lac qui porte le nom de Lemon's Lagoon se
trouve à trente-cinq milles environ au N. E. de Ho-
bart-Town , et à cinq milles à droite de la route que
Ton suit communément pour aller de cette place à
Launceston. Sa forme est circulaire, son étendue est
de plus de sept milles de circuit , et il est environné de
hautes collines. Il a très-peu de profondeur , excepté
dans la saison pluvieuse , où, en outre de ses propres
eaux, il reçoit toutes celles des torrens qui descendent
des hauteurs voisines. Du reste, deux ou trois cou-
rans d'eau s'en échappent constamment , et l'un d eux
devient la rivière Jordan. Ce lac abonde en gibier de
toute espèce, et le pays d'alentour nourrit beaucoup
d'emus et de kangarous.
A quarante milles de Hobart-Town , entre deux
collines à l'extrémité des plaines de Jéricho , au milieu
de beaux pâturages , se trouve une suite de marais ,
nommés Macquarie Springs. A cinquante-cinq milles
de la même ville , sur la grande route de Port Dalrym-
ple , on rencontre une autre chaîne de marais , vulgai-
rement appelés Sorrel Springs.
Ceux qui ont été nommés Antill's Ponds sont si-
tués au pied d'une chaîne de coteaux , dans la par-
tie méridionale du district de Sait Pan Plains , vers
le centre de l'île. Dans ces plaines , on trouve plu-
sieurs lagons, dont trois ont leurs eaux tellement
imprégnées de sel, que chaque année on y récolte
plusieurs tonneaux de cette substance. Ces lacs sont
éloignés de plus de trente milles de la côte la plus
voisine , comme de tout courant d'eau salée. On
6'
84 VOYAGE
doit remarquer que ces marais sont presque à sec en
été.
La carte de Cross indique en outre les lacs Arthur,
Fergus , Echo, sur lesquels on ne possède aucuns
renseignemens plus détaillés. On voit qu'en général
l'ile de Van-Diemen est abondamment pourvue d'eaux
douces, soit par les nombreux courans qui la traver-
sent , soit par les vastes réservoirs disséminés sur
toute son étendue. Quel parti les arts et l'agriculture
ne pourraient-ils pas tirer de ce précieux avantage !
La description des côtes , canaux , ports et mouil-
lages étant du ressort particulier de l'hydrographie,
nous ne traiterons ce sujet que superficiellement. Mais
nous ne pouvons nous empêcher de faire observer
qu'aucune île au monde n'a été favorisée par la nature
d'autant d'excellens mouillages que la Tasmanic. En
effet , indépendamment du canal tl'Entrecasteaux et
de la baie des Tempêtes qui offrent une foule de ha-
vres et d'abris meilleurs les uns que les autres , on y
trouve encore la baie des Huîtres, sur l'île Maria le
port Montbazin , et le havre nommé Great Swan
Port dans la baie Fleurieu, le port Dalrymple, le
havre Macquarie , dont l'entrée est étroite et difficile,
mais dont le bassin est immense , le port Davey et des
mouillages utiles sur les îles Waterhouse et Hunier.
Les promontoires les plus remarquables sont, dans
la partie septentrionale, le cap Grimm au N. O.,
la pointe circulaire à peu de distance dans l'E. de ce
cap, le cap Portland au N. E. ; dans la partie méri-
dionale de l'île, on remarque les caps Pillar, Raoul,
DE L'ASTROLABE. 85
la pointe Tasman , et les caps S. et S. O. Tous ces
caps, et particulièrement ceux du S., sont formés
par des mornes élevés et escarpés; quelques-uns sont
même composés de colonnes de basalte , comme les
caps Pillar et Raoul. Le cap Portland seul est plus
bas, et finit par une plage sablonneuse, dominée par
des coteaux peu boisés.
Toutes les îles qui accompagnent Van-Diemen's-
Land sont très-rapprochées de terre. A l'exception
des îles Bruny , Maria, Schoulen, et de celles qui se
trouvent dans le détroit de Bass , qui sont de dimen-
sions assez considérables; toutes les autres, comme
Maatzuykers , Mewstone , Pedra-Branca , Friars ,
Maurouard , Saint-Georges , ne sont que des îlots ou
des rocbers dépouillés et escarpés.
En général, les côtes de cette grande île sont fort
saines , et les écueils les plus dangereux ne s'étendent
pas à plus de deux ou trois milles au large. En tout
temps, et surtout pendant les trois mois d'hiver , les
vents du S. O. soufflent par celte latitude avec une
violence extrême, ce qui rend alors la côte occiden-
tale fort dangereuse. Communément on regarde
comme un présage assuré de beau temps , de voir le
vent varier au S. E. et à l'E.
Dans le règne végétal, on trouve peu de différence
entre les arbres qui peuplent les forêts de la Nouvelle-
Hollande et ceux de la terre de Van-Diemen. Cepen-
dant cette dernière contrée ne produit ni le cèdre
(cedrela toonaj , ni le mahogany (eucalyptus ro-
ùustaj, ni le rose-wood (trichilia glandulosa) ; mais
86 VOYAGE
ces espèces sont avantageusement remplacées par une
espèce nommée black-wood et par le pin d'Huon (da-
crydiam Sp. ) dont le bois est d'une durée remar-
quable. Ce dernier croit en abondance sur les bords
des rivières nouvellement découvertes , et particuliè-
rement au fond du havre Macquarie. Son bois a une
forte odeur de résine qui a l'avantage de détruire les
insectes •, il n'est pas propre à la construction des
navires , mais on l'emploie à faire d'excellentes em-
barcations.
Le stringy-bark , espèce d'eucalyptus , est un des
arbres les plus utiles de l'île ; il croît dans les terrains
bas et marécageux , et atteint de quarante à soixante
et dix pieds de hauteur. Son bois , d'un grain dur et
droit, est principalement propre à la charpente des
maisons et à faire des palissades , etc. L'écorce, qui
sert à faire des cabanes pour les scieurs et les fendeurs
de bois , se sépare facilement du tronc par énormes
plaques.
Le blue gum f eucalyptus piperita Smith ) est plus
abondant que le précédent. C'est un bois pesant d'un
grain très-uni et qui atteint une taille immense. On se
sert souvent avec succès des jeunes sujets pour faire
des mâts de petits navires , et la plupart des canots de
la colonie ont été construits avec ce bois. Il est aussi
employé dans la construction des maisons , mais il
faut qu'il soit bien sec ; alors il est compacte et de
bonne durée.
Le pepper mint , ainsi nommé parce que sa feuille
a l'odeur de la menthe poivrée , croît par toute l'île.
DE L'ASTROLABE. 87
Cet arbre est de peu d'utilité et ne sert guère qu'à
faire des tables ; mais dans ces forêts il élève quelque-
fois sa cime élancée à une hauteur étonnante au-des-
sus de toutes les autres espèces.
Les black watlle et silver wattle , espèces d'aca-
cias , seraient aussi propres à divers usages , mais ils
ne sont pas recherchés à cause de leur peu d'épaisseur.
Cependant leurs belles grappes de fleurs jaunes of-
frent au printemps un charmant coup-d'œil.
Le pin de la baie de l'Adventure ( ' podocarpus as-
pleniifoliiis Labillardière)se trouve au fond de la baie
de ce nom. Ce serait un bon bois de construction ,
mais il est fort rare.
Le light wood (ceratopelalam gummiferam), qui
croit sur le bord des criques et des marais , devient
plus touffu au sommet que tous les arbres de la même
taille. Son bois , à la fois dur et léger, convient par-
faitement pour les auges des moulins.
Le cherry tree (exocarpus cupi essjformis) est un
arbrisseau qui croît sur les coteaux rocailleux et dans
les terrains arides ; il ne sert guère que comme bois à
brûler. On en fait cependant des montures de fusil ,
mais elles sont de peu de durée.
L'honeysuckle ( banksia integrifolia ) croit en di-
vers lieux avec le casuarina et Fexocarpus. Ces trois
espèces servent quelquefois à fabriquer des objets de
fantaisie , mais leur bois est peu estimé.
Le tea tree (metaleuca lineariifolia) croit par
touffes dans les stations humides , sur les bords des
rivières et des torrens. Ses feuilles , prises en infusion
88 VOYAGE
avec un peu de sucre , former' t un breuvage agréable
et qui peut fort bien remplacer le thé. Les naturels
choisissent les jets les plus longs et les plus droits de
cet arbrisseau pour en faire leurs lances.
Le currijong des naturels [hibiscus helerophyllas )
s'y rencontre quelquefois, et son écorce intérieure
peut être employée à faire des cordages. Le warratau
( telopea speciosissima)habile les sommités de la mon-
tagne de la Table , et forme un bel arbrisseau d'orne-
ment.
Les arbres de la Tasmanie, les mimosas seuls ex-
ceptés, sont loin d'offrir un aspect gracieux; leur
ombrage est maigre, et leurs cimes, loin d'être touffues,
sont difformes. Pas un d'eux n'approche pour l'agré-
ment du coup-d'œil du plus médiocre de nos chênes
ou de nos ormes. Parmi les plus grandes espèces,
deux ou trois se dépouillent naturellement de leur
écorce, qui retombe en lanières de quarante ou cin-
quante pieds de longueur de la cime vers le tronc ; et il
en résulte l'aspect le plus triste et le plus désagréable
qu'on puisse imaginer.
Les plantes annuelles ou herbacées sont représen-
tées à peu près par les espèces que l'on trouve à la
Nouvelle-Galles du Sud, mêlées avec un certain
nombre qui paraissent propres à Van-Diemen's-Land.
Elles sont en général plus communes et plus vigou-
reuses dans cette dernière contrée , ce qui tient h un
climat plus frais et a un terrain moins desséché.
Parmi les fruits indigènes , il n'en est pas un qu'on
puisse citer. Pas un ne mérite d'être préféré aux mu-
DE L'ASTROLABE. 89
res sauvages qui croissent sur les ronces en Europe.
Mais on cultive dans les jardins avec le plus grand
succès les pommes , les poires , les prunes , les mûres,
les framboises , les groseilles, les fraises, les gadèles,
etc. D'un autre côté, les oranges, les citrons, les
goïaves, les grenades, et diverses autres espèces,
y viennent plus difficilement qu'à Port-Jackson , ce
qui tient à la différence de température. Les légumes
et les plantes potagères y sont d'une très-bonne qua-
lité ; l'on y récolte toutes les espèces que l'on cultive
en Angleterre.
Les animaux propres au pays sont des kangarous
de trois ou quatre espèces, deux espèces d'opossum,
l'écureuil, le phalanger, le kangarou-rat, le wom-
bat, deux dasyures, le phascolome et l'échidné. Le
chien sauvage ne s'y trouve pas comme à la Nouvelle-
Hollande , mais le grand dasyure ( ihylacinus cyno-
ccphalus ) parvient quelquefois à six pieds et demi de
longueur du bout du nez à l'extrémité de la queue.
Cet animal fait de grands ravages parmi les trou-
peaux; mais il est timide et fuit constamment à l'ap-
proche de l'homme , à moins qu'il ne soit surpris.
Les oiseaux appartiennent aussi aux mêmes espèces
que celles de la Nouvelle-Hollande. Les plus remar-
quables sont l'emu , les cacatoès , les perroquets , les
cailles , les philédons , les corbeaux , les pies , les pi-
geons et les colombes qui forment un excellent mets,
et diverses espèces aquatiques , comme le cygne noir ,
deux ou trois espèces de canard, la bécassine, le plon-
geon , le pluvier , la poule d'eau, etc.
90 VOYAGE
Les serpens se montrent assez fréquemment , de
septembre à mars, dans les terrains très-humides
ou marécageux , mais ils sont moins dangereux
qu'à la Nouvelle-Galles du Sud. Toutefois le redou-
table serpent noir ( blak snake ) existe aussi dans cette
île. Les autres reptiles se bornent à une petite espèce
de lézard très-innocente.
Les insectes ne sont ni nombreux ni variés dans
leurs espèces , à l'exception des fourmis , des mous-
tiques, et d'une mouche verte assez commune. Il y a
aussi des scorpions et des mille-pieds , mais ils sont
rares.
Les côtes , les havres et les rivières offrent en
abondance divers poissons d'une bonne qualité. On
en pêche dans le Derwent trois espèces nommées
vulgairement la morue de roche, la tête plate et la
perche, mais aucune n'est très-estimée pour sa sa-
veur. Les requins et les marsouins remontent cette
rivière jusqu'aux environs de la ville , et l'on a souvent
tué dans Sullivan-Cove de grandes baleines noires ;
cette espèce abonde sur les côtes , mais celle qui four-
nit le sperma-céti est rare.
Les rochers maritimes sont couverts de moules , et
l'on trouve en certains endroits de très-bonnes huîtres.
Les phoques, jadis assez fréquens sur les côtes de
Van-Diemen's-Land, ont été tellement pourchassés
qu'ils sont aujourd'hui Ires-rares.
Les richesses minéralogiques de cette île sont en-
core aujourd'hui peu connues ; cependant on assure
qu'il s'y trouve des mines de cuivre, de fer, d'alun
DE L'ASTROLABE. 9t
et d'ardoise , mais aucune n'a encore été exploitée. La
pierre à chaux y est peu abondante ; on trouve de
bonne pierre de taille dans la partie méridionale , mais
celle du nord est moins favorisée sous ce rapport. Le
charbon de terre existe en plusieurs endroits, et l'on
en a découvert plusieurs veines ; mais il est probable
qu'elles ne seront exploitées qu'à l'époque où le bois
commencera à devenir rare et cher dans la ville. On
croit qu'il en existe une mine très-riche, à un mille de
la ville , dans la propriété de M. Emmit.
Les naturels de cette île paraissent décidément ap-
partenir à la race qui peuple en général toute la sur-
lace de l'Australie , bien que certains voyageurs aient
annoncé qu'ils en différaient à tel point qu'ils les con-
sidéraient comme de véritables nègres. On ne peut
disconvenir que leur teint ne soit plus foncé et leurs
cheveux naturellement plus crépus que chez leurs voi-
sins de l'Australie. Du reste , même stature , même pi. cliii.
conformation, mêmes traits du visage, et mêmes ha-
bitudes , à quelques nuances près.
Réunis en petites tribus , ils vivent principalement
de chasse et de pèche; les moules, les huîtres, les
lepas , les homards et les crabes leur offrent aussi de
précieuses ressources. On a avancé qu'ils ne recon-
naissaient aucune espèce de chef, mais les Anglais ont
cru remarquer le contraire ; chaque tribu aurait à sa
tête un homme auquel tous les autres rendraient
hommage et obéissance.
Ils ont des huttes dont la charpente est formée par
trois pièces de bois fichées en terre et réunies au som-
92 VOYAGE
met par une corde. Deux des côtés de cette espèce de
pyramide triangulaire sont garnis d'une sorte de treil-
lis; puis le tout est recouvert d'une couverture de
chaume.
Leurs embarcations sont des espèces de catimara-
rans, dont la base est formée par deux troncs d'arbre
de trente pieds de long, maintenus parallèlement à la
distance de cinq à six pieds l'un de l'autre, au moyen
de quatre ou cinq traverses assujetties aux deux extré-
mités par des lanières d'écorce. Le milieu est aussi
garni de traverses , et toute cette partie est en outre
remplie par un treillage assez serré. Chacun de ces
bateaux plats, ou plutôt de ces radeaux, peut por-
ter dix personnes ; les naturels avec leurs pagaies sa-
vent les manoeuvrer avec autant de sûreté que de ra-
pidité. Ils s'en servent quand ils veulent traverser
des lacs, des rivières et des bras de mer pour passer
sur des îles , puis ils les abandonnent à la plage
quand ils n'en ont plus besoin.
Ils sont fort adroits à diriger leurs lances, mais ils
ignorent l'usage du bâton à lancer si utile aux natu-
rels de Port-Jackson. Leur vêtement en hiver con-
siste en peaux de kangarous cousues ensemble, qui
forment une espèce de manteau très-chaud. En été,
les hommes sont nus , mais les femmes ne quittent pas
ce vêtement qui s'attache sur les épaules et autour du
corps avec une corde.
Ces peuples ne pratiquent ni la coutume de faire
sauter les deux dents de devant chez les hommes , ni
celle de se couper la première phalange du petit doigt
DE L'ASTROLABE. 93
chez les femmes, comme le faisaient généralement les
indigènes de la Nouvelle-Galles du Sud. Bien qu'ils
disposent de leurs femmes en faveur des Européens, on
n'a point appris que l'infanticide fût en usage chez eux,
non plus qu'aucune autre coutume cruelle ou barbare
de ce genre.
Suivant le lieutenant Jeffrevs, les femmes sont beau-
coup plus agréables que celles de Port-Jackson, leurs
membres sont mieux proportionnés et leurs traits plus
gracieux. Elles tiennent aussi leur corps plus propre,
et empêchent leurs cheveux de devenir trop longs, en
ayant soin de les couper de temps en temps avec
deux morceaux de cristal de roche. Elles sont en gé-
néral douces , soumises et affectionnées. Comme elles
sont traitées avec dureté et tyrannie par leurs maris ,
il est souvent arrivé qu'elles ont quitté leurs tribus
pour s'attacher aux marins anglais qui fréquentent
leurs côtes pour la pèche de la baleine ou des pho-
ques. Quelque pénible que soit encore leur existence
avec ces hommes grossiers, ces malheureuses femmes
la trouvent douce en comparaison de celle qui leur est
réservée dans leur propre pays.
Les femmes qui se sont ainsi attachées à des Euro-
péens ont ensuite une grande crainte de retomber
entre les mains de leurs compatriotes qui ne manque-
raient pas de les maltraiter cruellement, et souvent de
faire périr par le feu les enfans qu'elles auraient eus des
étrangers. Le lieutenant Jeffreys raconte ainsi ce qui
arriva un jour à une de ces malheureuses Tasma-
niennes.
94 VOYAGE
« Une de ces femmes , qui s'était attachée durant
plusieurs années à un marin d'une famille honnête ,
mais d'un caractère léger et aventureux , s'étant un
jour écartée, avec son enfant au sein, de la société de
pêcheurs avec qui elle vivait, tomba par hasard au
milieu d'une troupe de naturels. Ceux-ci se jetèrent
sur elle, la menacèrent de la maltraiter, arrachèrent
son enfant de ses bras et le jetèrent dans un grand
brasier. Cet affreux spectacle anima la pauvre femme
d'un courage surnaturel. Avec la rapidité de l'éclair,
elle s'élança à travers la horde de barbares qui l'envi-
ronnaient, arracha sur-le-champ son enfant du milieu
des flammes, et s'enfuit dans les bois de la rive oppo-
sée en l'emportant dans ses bras. Les sauvages la pour-
suivirent , mais la frayeur jointe à la tendresse ma-
ternelle lui donna des ailes , elle échappa à ses op-
presseurs, et favorisée par les ombres de la nuit, elle
réussit à se cacher ainsi que son enfant derrière le
tronc épais d'un arbre abattu. Les naturels la cher-
chèrent long-temps, mais n'ayant pu la trouver , ils
retournèrent près de leur feu et finirent bientôt par se
coucher et s'endormir. La pauvre femme s'en étant
aperçue, et voyant qu'elle pouvait se retirer sans
crainte, quitta tout doucement sa cachette, et prenant
la fuite, avant le jour elle atteignit la ville de Launces-
ton, éloignée de dix milles environ. Là, elle trouva
un asile agréable chez un gentleman et sa dame qui
avaient déjà eu la complaisance de se charger de la
fille aînée de cette femme. Cette dernière , qui est au-
jourd'hui une belle fille de onze ans environ , avait
DE L'ASTROLABE. 95
eu pour père un Anglais de Van-Diemen's-Land. On
lui a donné le nom de miss Dalrymple , et, comme
tous les enfans qui résultent du commerce des natu-
rels avec les Européens, elle est fort jolie; son teint
est légèrement cuivré, ses joues sont rosées ; ses yeux,
grands et noirs, ont le blanc légèrement azuré, et les
paupières longues et bien dessinées ; ses dents sont
excessivement blanches et ses membres admirable-
ment bien formés. Sa pauvre mère, par suite de l'aven-
ture que Ton vient de conter, souffrit grièvement de
la fatigue , ainsi que des blessures qu'elle s'était faites
en se précipitant dans le feu pour sauver son enfant;
l'enfant lui-même avait été si maltraité, qu'il s'ensuivit
une inflammation qui le mit à deux doigts du tom-
beau. »
Il arrive souvent que les pécheurs, occupés de
leur tâche , sont obligés de laisser pour quelques jours
leurs compagnes derrière eux. En ces occasions , ces
tendres créatures adressent une espèce de chant à
leur divinité imaginaire , pour attirer sur leurs maris
ou sur leurs protecteurs la bénédiction divine, et sur-
tout pour leur procurer un retour heureux et prompt.
« Ce chant, dit M. Jeffreys, est accompagné d'un
genre d'action assez agréable, et récité avec des in-
tonnations qui ne manquent point de grâce : la pu-
reté de leur voix , la douceur des notes, leur cadence
assez juste, et leur précision parfaite, forment une
espèce d'harmonie que l'oreille la plus délicate ne
saurait entendre sans plaisir. »
Nous répéterons ici que ces sauvages évitent toute
96 VOYAGE
communication avec les Anglais. Les faibles tribus
qui existent encore dans l'île se sont réfugiées dans
les parties les plus montueuses et les plus inaccessi-
bles , d'où elles sortent quelquefois pour tomber sur
les troupeaux des colons et sur les colons eux-mêmes.
Toutes les fois que ceux-ci en trouvent l'occasion , ils
tirent une vengeance cruelle de ces agressions. De cet
état de choses , il résulte naturellement que depuis
l'établissement des Anglais dans ce pays , le nombre
des indigènes a rapidement décru , et comme ils
sont contenus par les limites de l'île, qui leur inter-
disent de fuir le contact des Européens, il est pro-
bable qu'avant quarante ou cinquante ans, toute cette
race aura complètement disparu. La civilisation est
incompatible avec l'état sauvage , et partout où la pre-
mière étend son empire , l'homme de la nature doit se
résigner à suivre ses lois ou à voir périr sa race. Tout
annonce que le Tasmanien, et plus tard l'Austra-
lien , incapables de jamais être civilisés , finiront par
disparaître tout-à-fait, comme ont fait les Guanches,
les Caraïbes , les Mohawks , et généralement toutes
les peuplades sauvages dont les Européens ont en-
vahi le territoire.
DE L'ASTROLABE. 97
CHAPITRE XXXIII.
TRAVERSEE DE HOIÎART-TOWN A VAN1KORO.
Toute la nuit nous gouvernâmes au sud pour is<?.s.
nous élever au large, et, quanti le jour revint, nous c Ja»vie1'
serrâmes successivement le vent à TE. S. E. et à TE.
Mais l'atmosphère resta si embrumée , que nous ne
pûmes prendre aucune connaissance des terres de
l'île Tasman , malgré la petite distance où nous nous
en trouvions.
A neuf heures et demie du matin, la brise sauta su-
bitement du N. E. au S. O. , où elle souffla avec assez
de force, accompagnée d'une pluie abondante et con-
tinuelle. Nous gouvernâmes au N. E. 1/4 N. ; mais cela
dura peu ; dans la soirée le vent mollit et varia , et à
minuit il faisait déjà calme.
De cinq heures et demie du matin à neuf heures , 7.
les terres de la côte orientale de Van-Dicmen's-Land
se montraient confusément à l'O. N. O. et dans un
grand éloignement. Le vent s'est rétabli au S. O. , et
nous avons cheminé au N. E. Des troupes innombra-
TOME V.
98 VOYAGE
1828. blés de pétrels bruns ont long-temps couvert la sur-
Jauvier. face Jg |a mer
Plusieurs personnes se plaignent de coliques vio-
lentes ; elles ont déterminé cbez M. Sainson une véri-
table entérite qui le fait beaucoup souffrir. Je suis
toujours tourmenté de mon rhume, mais je compte
sur notre retour dans la zone torride pour dissiper
toutes ces affections.
s. Dans la journée le vent a varié au sud , dans la nuit
9. il a passé au S. E. et même à TE. Le jour suivant, il
sest enfin établi au N. N. E., où il a soufflé avec force,
ce qui nous a obligés de tenir le plus près bâbord
amures, sous une voilure modérée. Pour achever de
nous contrarier, le courant nous entraîne dans le S. E.
de quinze ou vingt milles par jour.
12. Toute la matinée nous luttons contre un coup de
vent du N. E. accompagné de pesantes averses; il
souffle avec une telle impétuosité que nous sommes
bientôt obligés de mettre à la cape, sous la voile d'étai
de cape et le petit foc. Mais cette tourmente est de
peu de durée. Dès quatre heures du soir, elle est
remplacée par un calme plat, et peu après par un vent,
de N. O. qui fraîchit rapidement et nous permet enfin
de remettre en route le cap au N. E.
La grosse houle du N. E. lutte contre les lames
naissantes soulevées par le vent du N. O. , et il en
résulte une mer très-dure, et parfois des secousses
1 3. très-violentes pour la corvette. Cependant la première
cède peu à peu , et poussés par une brise puissante
qui passe par gradation insensible du N. O. à l'O. ,
DE L'ASTROLABE. 99
au S. O. , au S. et même au S. S. E., dans les jour- 1828.
nées des 13 et 14, nous filons assez régulièrement Janvier,
sept nœuds. Durant quatre heures même , notre cor-
vette naturellement peu diligente % chargée par de pe-
santes rafales, en dépit d'une mer énorme, fournit
ses neuf milles à l'heure, sous la misaine seulement
et le grand hunier deux ris pris.
Le ciel se nettoie, la mer se calme et le vent s'a- 15.
paise. Mais comme s'il nous était impossible d'avoir
tout à la fois, le dernier rallie de plus en plus l'E.
Heureusement nous pouvons désormais laisser porter
plus au nord. Les journées des 16 et 17 sont belles,
et le vent nous favorise. Aussi le 18, à midi, nous 18.
avions presque atteint 32° de latitude S. ; le thermo-
mètre est à 20°, nous jouissons d'une température
très-douce, et presque tous les malades des journées
précédentes sont complètement rétablis. Chacun de
nous ressent vivement le retour du beau temps et
d'une mer plus tranquille. On dirait qu'échappés à
une existence de lourmens et d'ennuis continuels ,
nous rentrons dans le cercle habituel de la vie.
Sans doute ces grandes navigations seraient trop fa-
vorisées , si l'on n'avait pas à redouter ces longues
crises de fatigues et de souffrances; mais elles revien-
nent trop souvent pour V Asti olabc , et jamais mission
n'aura éprouvé autant de coups de vent et de mauvais
temps que la nôtre.
Notre position devient d'autant plus satisfaisante
que nous avons désormais doublé la pointe septen-
trionale de la Nouvelle-Zélande; nous sommes donc
1 00 VOYAGE
1S28. maintenant maîtres de notre manœuvre pour la suite
Janvier, Je notre route.
Les albatros ont disparu , et Ton a déjà vu un
phaëton.
19. Les observations de midi m'apprennent que le cou-
rant, dans les vingt-quatre heures précédentes, nous
a entraînés d'environ dix-huit milles à TE. N. E. ; je
mets le cap au N. N. O. , pour ne pas manquer File
Norfolk , dont je désire prendre connaissance chemin
faisant.
20. A six heures vingt-cinq minutes du matin , du haut
des mais, l'on aperçoit le sommet de l'île Phillip ,
dans le N. 42° O. Une faible brise d'O. rend notre
marche très-lente , et ne me permet pas d'approcher
de ces îlots aussi-près que je l'aurais souhaité. Toute
l'après-midi, nous en restâmes à dix ou douze milles
de distance environ , et nous ne trouvâmes point le
fond par quatre-vingts brasses. Quoique beaucoup
plus petite que l'autre , l'île Phillip est plus élevée ;
sur la partie méridionale de Norfolk , on distinguait
un massif de ces beaux arbres qui ont reçu le nom de
Araucaria exe e Isa.
La longitude obtenue par la marche moyenne de
nos deux montres , nos 38 et 83 , s'est trouvée de 165°
42' E. pour l'île Norfolk , c'est-à-dire conforme à
celle qu'ont adoptée Horsburg et Krusenstern , je
ne sais d'après quelle autorité,
ai. Au point du jour nous revîmes les îles Norfolk et
Phillip dans l'ouest, et elles ne cessèrent d'être visi-
bles de dessus le pont qu'à huit heures , quand nous
DE L'ASTROLABE- 101
devions en être éloignés de trente ou trente-six 1828.
milles. Janvier.
La brise est très-faible , et par intervalles la mer,
d'ailleurs très-calme , offre d'immenses espaces entiè-
rement couverts d'une poussière épaisse, jaunâtre et
visqueuse, qui ressemble à de la sciure de bois. Ob-
servée à la loupe, elle offre une infinité de petits cor-
puscules égaux, homogènes, linéaires, presque cylin-
driques et atténués aux deux extrémités, sans aucun
mouvement propre. Dans plusieurs de ces corpus-
cules , une des extrémités semble divisée en barbules
très-déliées qui se détachent parfois spontanément.
M. Quoy a rapporté ces animalcules au genre Bacil-
laire ; le nombre en est si prodigieux, qu'il aurait de
quoi effrayer l'imagination qui essaierait de s'en for-
mer une idée '.
Durant trois jours nous eûmes encore des brises
faibles et incertaines de l'E. N. E. à LE. S. E. Enfin
le 2\ le vent souffla plus régulièrement de cette der- • ;.
nière partie , et nous cheminâmes plus rapidement au
N. E. ■/< N.
Je me rappelais qu'en suivant une direction à peu 2G.
près semblable, M. Duperrcy avait manqué file Ma-
thew, dont il lui était recommandé de prendre con-
naissance. Il y avait lieu de croire que ce navigateur,
se fiant trop à la position qui avait été assignée à celte
île par Gilbert, avait dû la laisser sur bâbord. En
conséquence, pour éviter une pareille mésaventure, je
1 / oyez noie 6.
10? VOYAGE
1828. me proposai de me placer sur son parallèle bien à
janvier. ]>est de sa position , puis de laisser porter à l'ouest
jusqu'à ce que je l'eusse rencontrée.
Cette manœuvre fut suivie d'un succès complet. A
midi nous avions atteint le parallèle de 22° 34' lat.
S., et le méridien de 169° 15' longit. E. , et ne
découvrant rien dans toute la partie du N. E. , j'avais
laissé porter au N. O. ; mais à midi et demi M. Lot-
tin et le jeune Cannac aperçurent dans l'ouest , au
travers d'une brume assez épaisse, une petite île dis-
tante de cinq ou six lieues au plus. Nous nous diri-
geâmes dessus , mais une bande d'eau tout-à-fait déco-
lorée qui se prolongeait de l'est à l'ouest, sous le vent
à nous et à deux ou trois encablures au plus , me força
long-temps à manœuvrer tantôt d'un bord , tantôt de
l'autre pour l'éviter. Bien que ces eaux eussent tout-
à-fait l'apparence de couvrir un bas-fond, je ne croyais
point qu'il y eût de danger : mais il ventait alors avec
force, il eût été imprudent d'exposer la corvette, et
inutile d'envoyer un canot pour sonder, attendu que
nous eussions dérivé dans ces eaux troubles avant
qu'on eût pu le mettre à la mer.
Poussés par une belle brise de S. E. , nous appro-
chions rapidement de l'île , et nous examinions d'un
œil indécis et curieux un nuage fort épais, slationnaire
sur la cime de ce rocher isolé. Sa couleur, sa forme et
ses acciclens semblaient annoncer qu'il était le produit
d'une fumée sans cesse renouvelée. En effet, sur les
trois heures après-midi, comme .nous ne passions
guère qu'à une lieue de cet îlot , nous ne pûmes dou-
DE L'ASTROLABE.
103
ter davantage que ce fût un petit volcan en activité.
Le centre offrait l'aspect d'un cratère à demi éboulé,
et des tourbillons de fumée s'en exhalaient sans cesse,
ainsi que des flancs de la partie occidentale qui se
dessine sous la forme d'un morne arrondi et peu élevé.
Les tourbillons, transparens et bleuâtres à leur base,
semblaient enflammés dans celte partie et formaient
ensuite une longue colonne d'une teinte obscure que
la brise du S. E. chassait parallèlement au niveau de
l'Océan. De grands espaces étaient entièrement cou-
verts de soufre; leur teinte dorée contrastait avec la
couleur triste et sombre des pierres du reste de l'île
qui ne parait être qu'un amas de scories et de laves
refroidies.
1828.
Janvier.
Ce roc enflammé n'a pas plus de deux milles de
circuit, sa hauteur doit être de soixante ou quatre-
vingts toises. C'est peut-être le plus petit des volcans
isolés que l'on connaisse sur la surface du globe.
104 VOYAGE
1828, Nos observations faites dans les circonstances les
janvier. pjus favorables ont fixé la position de ce volcan par
22° 23' lat. S. et 168° 52' long. E. Cette position, qui
diffère considérablement de celle de Gilbert et d'Ar-
rowsmith, s'accorde parfaitement avec celle du capi-
taine Fearn. D'un autre côté, il serait étonnant que
nous n'eussions pu apercevoir l'île Hunter de ce der-
nier navigateur qu'il indique à trente-cinq milles à
l'E. du rocher Malhew, attendu qu'à midi nous en
étions nous-mêmes à près de vingt-quatre milles à
l'E. , et à six heures quinze minutes du soir à plus de
vingt-cinq milles à l'O. Dans l'une ou l'autre po-
sition , nous aurions dû apercevoir l'île que Fearn
mentionne , puisqu'il affirme qu'elle est visible à onze
lieues de distance. Probablement il y aura eu confu-
sion, l'île Mathew aura été doublée à tort; dans tous
les cas c'est un point de géographie qui ne sera défi-
nitivement résolu que par le navigateur qui aura par-
couru avec soin ce parallèle dans l'espace de deux ou
trois degrés de longitude.
Après avoir fixé la position de ce rocher remar-
quable auquel j'ai laissé le nom de volcan Mathew, je
continuai ma route à l'O. pour vérifier s'il devait
conserver ce nom, car il eût dû prendre celui de Hun-
ter, si j'eusse découvert la seconde île de Fearn. Les
eaux décolorées ont de nouveau reparu ; comme elles
croisaient directement notre route , il a fallu cette fois
en risquer l'aventure. Tandis que nous les traversions,
rien ne pouvait nous faire soupçonner qu'elles fussent
occasionées par un haut fond, et il ventait trop pour
DE L'ASTROLABE. 10a
sonder. Il est probable que cette teinte sale était en- 1828.
core produite par la présence d'animalcules micros- Ja"vier-
copiques '.
A six heures un quart du soir, nous n'avions vu
aucun signe de terre dans l'O.; cependant nous ne
pourrions pas garantir qu'il n'en existât pas, attendu
qu'une brume assez épaisse aurait pu nous en dérober
l'aspect. Quoiqu'il en soit, dans la crainte de me lais-
ser trop affaler sous le vent , je remis le cap au N.
pour prolonger au vent toute la chaîne des terres du
Saint-Esprit. J'étais d'ailleurs jaloux de reconnaître
l'île Erronan, pour rattacher encore une fois mes
opérations à celles de l'année précédente et aux tra-
vaux de M. d'Enlrecasteaux.
Une jolie brise d'E. S. E continue de nous pousser 27.
au N. N. O. Nous traversons fréquemment d'im-
menses lits de bacillaires qui décolorent entièrement
les eaux de la mer. Du reste, nous avons joui d'un
beau temps, d'un horizon très-pur , et nous n'avons
rien remarqué qui annonçât la présence de terres ou
de dangers dans ces parages.
A sept heures du matin , la cime d'Erronan s'est »&.
montrée dans TO. N. O. , à la distance de sept ou huit
lieues. Les observations de la journée par les montres
nos 38 et 83 corrigées par les différences secondes
donnent une longitude de 160° 47' E. qui ne diffère
que de deux minutes en plus de celle qui fut obtenue
l'année dernière pour le même point.
' l'oyez note 7.
106 VOYAGE
i8a8. Désormais, durant plusieurs jours consécutifs,
janvier. notre marche est régulièrement retardée par les cal-
mes , les brises variables et les grains accompagnés
de chaleurs accablantes. Les lits de bacillaires nous
causent aussi parfois des momens d'inquiétude par
leur surprenante ressemblance avec les effets pro-
duits par des bancs ou des rochers à fleur d'eau.
a9. Dans la soirée, nous avons perdu de vue Erronan
dans le S. , à douze ou quinze lieues de distance.
4 février. Le soleil passe près du zénith à midi , et le thermo-
mètre se maintient régulièrement à 28 et à 29° à
l'ombre, le jour comme la nuit. Aussi nous éprouvons
des chaleurs insupportables , surtout lorsque les
brises font place aux calmes.
». Le 8, à trois heures quarante-cinq minutes après
midi, la vigie des barres signala la petite île Mitre dans
le N., à toute distance. A cinq heures et demie, on
l'aperçut de dessus le pont, et au déclin du jour elle
se montrait sous la forme d'un rocher médiocrement
élevé. La nuit fut très-sombre, et j'eus soin de me
maintenir au vent de l'île et à une distance conve-
nable.
9. Dès quatre heures du matin , je laissai porter sur
Mitre. A cinq heures quarante-cinq minutes , nous
étions précisément sur le méridien et à trois milles au
S. de cet îlot, et à six heures cinquante-quatre mi-
nutes sur son parallèle à l'ouest et à la même distance.
Mitre n'est qu'un rocher d'un mille au plus d'étendue,
médiocrement boisé , escarpé et de soixante à quatre-
vingts toises d'élévation. Il se compose de deux mon-
DE L'ASTROLABE.
107
drains égaux , qui d'un peu loin paraissent séparés ,
suivis dans le N. d'un rocher presque détaché, et
deux fois moins élevé, mais délié, cylindrique et percé
par le milieu, ce qui lui donne un aspect tout-à-fait
bizarre. Tout à l'entour de Mitre, la mer paraît être
fort saine.
i8a&.
Février,
Nous fîmes ensuite route à l'O. i/i S. O. ; l'île
Cherry se montra alors dans le N. O. , à grande dis-
tance, sous la forme d'un petit îlot aplati. A midi,
nous passions précisément sous son méridien , et à
vingt-cinq milles d eloignement.
Dès neuf heures quarante-cinq minutes, j'avais mis
le cap au S. O. pour rallier le parallèle de Tikopia. On
cessa de voir Mitre de dessus le pont à une heure sept,
minutes, à vingt-cinq milles de distance; et, à quatre
heures quarante-sept minutes , la vigie placée sur les
barres de cacatois commença à distinguer Tikopia ,
pointant sur l'horizon sous la forme d'un petit piton
très-aigu , bien que nous en fussions encore éloignés
de près de cinquante-deux milles. On l'aperçut de
108
VOYAGE
1828.
Février.
10.
dessus le pont à six heures vingt minutes, puis la nuit
nous en déroba l'aspect. La nuit fut belle, et nous en
passâmes une grande partie en panne.
A quatre heures du malin , nous remîmes le cap à
l'O. S. O., en augmentant de voiles; mais la brise
était si faible que nous n'approchions de Tikopia
qu'avec une lenteur désolante. A midi, nous en étions
encore à douze milles. En approchant, nous recon-
nûmes qu'elle n'avait pas plus de trois ou quatre milles
de circuit ; elle offre dans le N. un pic assez pointu ,
couvert d'une riche végétation et dont la hauteur peut
aller à cent cinquante toises, tandis qu'au S. Ë. elle se
termine par un rocher isolé , vertical , cylindrique, de
Pi . clxxii. trente ou quarante toises de hauteur , dépouillé sur ses
flancs, mais couronné au sommet par une touffe d'ar-
brisseaux. Toute la bande orientale de Tikopia paraît
inaccessible , de ce côté ses flancs étant toujours bat-
tus par les flots de la mer. A travers les forêts qui
couvrent l'île , on distingue un grand nombre de co-
cotiers. Par son aspect et sa position, cet îlot solitaire,
tapissé de verdure, et jeté comme au hasard sur la
DE L'ASTROLABE. 109
surface des flots, semble un bouquet d'arbres qui 1828.
selève au milieu d'une immense prairie. Février.
A la vue de Tikopia , l'impatiente curiosité dont
j'étais animé depuis la première nouvelle des décou-
vertes de Dillon , prit un caractère encore plus pro-
noncé. Là, seulement , j'allais connaître de la bouche
des naturels si les rapports de ce navigateur étaient
fondés ou bien s'ils n'étaient que des histoires forgées à
plaisir. j\'aurais-je donc renoncé aux honorables tra-
vaux qui m'attendaient sur les îles de la Nouvelle-Zé-
lande, que pour ajouter foi aux rêves d'un aventu-
turier!... Aussi je maudissais de bon cœur le calme
désespérant qui ne nous permettait guère de marcher
qu'à pas de tortue, et fixés sur la lunette mes yeux
avides interrogeaient les rives de Tikopia , pour dé-
couvrir quelque indice favorable à mes soupçons.
Enfin vers deux heures la vigie annonce trois piro-
gues qui se dirigent vers nous. Chacun se précipite
sur les bastingages et hâte de ses vœux l'instant qui
va mettre un terme à nos doutes. Les pirogues appro-
chent, chacune d'elles est montée par cinq ou six na-
turels. Dans celle qui marche en tète, on remarque
un Européen en bonnet de laine, chemise rouge et
pantalon de prunelle blanche. Il monte sur-le-champ pi. clxxvii.
à bord, et répond à mes questions qu'il est le Prussien
Martin Bushart qui vient d'accompagner le capitaine
Dillon dans son voyage aux îles Mallicolo. Puis il me
présente un certificat daté de la baie des Iles , le 1 8
décembre 1 828. Ainsi plus de doute , les faits avancés
par Dillon sont exacts : c'est à Vanikoro que Lapé-
110 VOYAGE
iSa8. rouse a fait naufrage , et M. Dillon nous a devancés
Février, dans les recherches que nous nous proposions de faire.
J'invite Bushart à descendre dans ma chambre, et
voici en substance le résultat de l'entretien que j'eus
avec lui.
Après une longue indécision causée par ses que-
relles avec ses officiers , M. Dillon s'était enfin décidé
à se rendre aux îles Mallicolo. En passant à Tikopia,
il avait pris à son bord plusieurs habitans de cette
île pour lui servir de guides et d'interprètes dans les
îles voisines. M. Dillon n'avait pu mouiller ni à Païou
ni à Vanou ; ce n'avait été qu'avec beaucoup de diffi-
cultés, et en courant de grands dangers, qu'il avait
pu conduire son navire dans un endroit nommé Ocili,
situé à dix ou douze milles du lieu du naufrage. Je
compris même qu'il avait fallu placer des balises pour
guider la marche des bâtimens au travers des coraux,
attendu que le canal était souvent très - resserré.
M. Dillon avait séjourné près d'un mois sur Malli-
colo , et s'y était effectivement procuré les divers ob-
jets mentionnés dans sa lettre de la Nouvelle-Zélande.
Mais il ne restait aucun Français dans l'île ; le dernier
était mort un an auparavant, et les naturels avaient
indiqué son tombeau aux étrangers. Les insulaires
s'étaient montrés paisibles envers leurs hôtes , mais
l'air de l'île était fort malsain , et l'équipage avait été
attaqué d'une fièvre opiniâtre dont il avait cruellement
souffert.
Bushart était revenu, du consentement de M. Dil-
lon , de la baie des Iles à Tikopia , sur le schooner le
DE L'ASTROLABE. 111
Governor-Macqaarie , destiné ultérieurement pour 1828.
les îles Rolouma et Tonga-Tabou. Cet homme con- Févrieri
sentit sur-le-champ à m'accompagner k Mallicolo et
partout où j'irais ensuite, pourvu que je lui permisse
d'emmener sa femme qui était une native de la Nou-
velle-Zélande, et son bagage. Ce dernier article ne
souffrait aucune difficulté , mais je répugnais singuliè-
rement à recevoir sur la corvetle une jeune femme
dont la présence pouvait exciter des désordres dans
l'équipage. Cependant, pour ne pas me priver de l'assis-
tance d'un guide aussi utile, je promis à Bushart de
recevoir sa femme avec lui, et de la faire respecter à
bord de l'Astrolabe autant qu'il pourrait le désirer.
Dès-lors cela me parut une affaire terminée.
Pendant ce temps , les naturels de Tikopia ven-
daient à bord le peu de cocos et de poisson qu'ils
avaient apportés. Bushart m avant affirmé que ce peu-
ple était d'un excellent naturel , et que nos hommes
ne courraient aucun risque au milieu d'eux, je fis sur-
le-champ armer la baleinière que je remis sous les or-
dres de M. Guilbert pour conduire à terre MM. Gai-
mard, Lesson et Sainson. J'étais bien aise que ces
trois personnes pussent profiler du peu de niomens
que je voulais passer devant Tikopia , dans l'intérêt
de l'histoire naturelle et du dessin. Bushart s'embar-
qua avec eux , et promit de revenir sur la baleinière
avec sa femme, car je désirais poursuivre immédia-
tement ma route vers Vanikoro.
L'Astrolabe resta à peu près en calme plat à trois
ou quatre milles au sud-est de Tikopia , mais le cou-
112
VOYAGE
1S2S.
Février.
ranl l'entraînait sensiblement dans l'ouest. Nous avons
été entourés de naturels jusqu'au soleil couchant. Ces
hommes naturellement doux , joyeux et familiers ,
m'ont paru appartenir à la même race que les habitans
de Tonga et Rotouma ; ils parlent à peu près la même
langue, et ont des habitudes semblables. Ils sont en
général grands , bien faits , tatoués sur la poitrine et
pi. clxxvii, le visage , et portent des cheveux longs et plats aux-
clxxxix qUe]s l'usage de la chaux donne une teinte blafarde.
Aucun d'eux n'avait apporté d'armes. Ce qui m'a paru
le plus remarquable , c'est que l'usage de l'arek est
arrivé jusqu'à eux; comme les Malais, ils le mâchent
avec la feuille du piper et un peu de chaux , ce qui
leur gâte horriblement les dents. Tikopia serait donc,
vers l'orient, la limite jusqu'aujourd'hui connue de
cet usage bizarre.
et CLXXXV.
Les habitans de ce petit coin de terre ont une con-
naissance très-exacte des diverses îles qui les envi-
DE LASTROLA.BE. 113
ronnent jusqu'à une distance considérable. Dans lest, 1828.
ils m'ont fort bien désigné Rotouma, Fataka(ile Mitre), Février.
inhabitée, Anouda (île Cherry), peuplée par des
hommes de leur race; au nord-nord-ouest, Taumako,
habité par un peuple de la même race , et distant de
deux jours de marche. A l'ouest et à l'ouest-nord-
ouest Vanikoro (véritable nom du Mallicolo de Dil-
lon), Païou, Vanou etOcili, occupés par des noirs
non anthropophages , qu'ils nomment collectivement
Hdgi, ce qui offre un rapport assez singulier avec le
nom donné par les habitans de Tonga aux peuples de
l'archipel Viti. A l'ouest-sud-ouest , ils ont indiqué Na-
tiou et d'autres îles occupées par la même race; enfin
dans le sud ils ont cité les îles Warouka (sans doute
îles Bàhks de Bligh), habitées par des noirs canni-
bales, ce qu'ils ont exprimé par des gestes très-signi-
ficatifs accompagnés des signes les plus manifestes
d'horreur et d'effroi pour cette nation : on m'a montré
un naturel de Rotouma , entraîné par le vent dans sa
pirogue jusque sur Tikopia , où il a trouvé un asile et
où il s'est vu obligé de rester.
Trois Anglais, déserteurs du baleinier &? Harriet,
et fixés depuis neuf mois sur Tikopia, m'ont fait le
plus grand éloge du caractère et des dispositions de
cette petite peuplade. Us ont nié le meurtre du troi-
sième enfant mâle, avancé par M. Dillon dans un de
ses rapports, et m'ont assuré qu'il n'existait aucun
mouillage sous le vent de l'île. Deux de ces Euro-
péens , nommés Hambilton et Williams , m'ont de-
mandé à embarquer à bord de V Astrolabe. J'y ai con-
TOME V. 8
11 i VOYAGE
1828. senti d'autant plus volontiers qu'ils parlaient, surtout
Février. je premier, passablement la langue du pays. Ces
hommes m'ont avoué par la suite que la principale
raison qui leur faisait quitter Tikopia était l'absti-
nence forcée de viande à laquelle ils étaient réduits,
attendu que les naturels n'ont pas d'autres alimens
que les fruits , les racines , le poisson et les coquil-
lages. Naguère ils avaient eu des cochons, mais ayant
remarqué que ces animaux faisaient un grand tort à
leurs plantations, un beau jour ils les égorgèrent tous,
et depuis cette époque ils n'ont plus voulu en nourrir
dans leur île '.
A sept heures du soir la baleinière a été de retour à
bord. Les Français ont été parfaitement reçus à leur
pi. clxxiii. arrivée par les naturels qui les ont conduits dans une
de leurs cases publiques , et leur ont offert des rafraî-
Pi. clxxiv. chissemens. Bushart a annoncé son départ h sa femme
et aux chefs qui en ont paru fort contrariés, notam-
ment la femme dont le dépit était visible : cependant
Bushart a déclaré aux officiers qu'il passerait encore
cette nuit à terre, et que le jour suivant, de bon
matin, il se rendrait à bord. Bien que ces J\1M. ne
paraissent aucunement douter de sa bonne volonté ,
ce retard de sa part me semble d'un mauvais augure,
et je commence à craindre que de nouvelles réflexions
ne l'aient décidé à rester dans son île. Certes je n'ai
aucun droit de contraindre cet homme dans ses ac-
tions, mais je lui sais mauvais gré de n'avoir pas été
plus sincère avec moi.
> Voyez noie S.
DE L'ASTROLABE. 115
Les officiers ont appris de Bushart que M. Dillon is2s.
avait aussi passé à Tonga-Tabou , où son navire avait Février.
failli être enlevé par les naturels. Ce navigateur avait
eu connaissance de notre échouage et de nos combats
contre les insulaires ; il avait vu Simonet et Reboul ,
et il avait même racheté le fusil à piston et la gibe-
cière enlevés à M. Dudemaine par son ami Moe-Agui.
Toute la nuit le calme a persisté entremêlé de fai- ïr.
blés risées d'E. Plusieurs feux brillaient h terre. Au
point du jour nous n'étions pas à plus de quatre cents
toises de la plage occidentale de Tikopia , mais le cou-
rant continue de nous faire dériver dans l'ouest.
Aucune pirogue ne s'est dirigée vers nous avant
sept heures du matin ; mais dans l'espace d'une heure,
à partir de ce moment, il en esl arrivé douze ou
quinze montées chacune par quatre ou cinq hommes.
Des quatre arih's, ou premiers chefs de l'île, trois
vinrent me faire leur visite, et chacun d'eux m'offrit
un présent consistant en trois ou quatre noix de coco,
autant de bananes vertes et de mauvaise qualité , et
un ou deux poissons volans. C'était une preuve de
leur extrême pauvreté; j'eus soin de répondre à leur
politesse comme si leurs présens eussent été d'un plus
grand prix.
Un de ces hommes, que je pris au premier abord
pour un insulaire, s'approcha de moi avec timidité,
et me présenta un pli soigneusement enveloppé de pa-
pier ; en retour je lui donnai un collier et un couteau
qui le comblèrent de joie. Ce pli contenait une lettre
de M. Dillon, qui me faisait simplement part de l'ob-
8*
116 VOYAGE
1828. jet de son voyage, et m'annonçait qu'il allait se diriger
Février. sur Pi[e Piit, et ensuite sur Sanla-Ouz. Comme il
évitait de me donner aucun renseignement particulier
sur Vanikoro , quelques-uns de mes compagnons en
prirent occasion de dire que M. Dillon ne m'avait
laissé cette lettre que pour me donner le moyen de
lui porter secours en cas où il lui serait arrivé quelque
malheur dans ses recherches.
L'Anglais Hamhilton , que je questionnai au sujet
de l'homme à qui M. Dillon avait confié sa lettre ,
m'apprit qu'il n'était point natif de Tikopia , et des
questions subséquentes me firent connaître que c'était
le lascar Joe qui avait vendu à M. Dillon la poignée
d'épée , et qui le premier lui avait donné des rensei-
gnemens positifs sur le lieu du naufrage, et les traces
qui en restaient dans le pays.
Je fis appeler Joe, et le questionnai lui-même. Il
avait tellement peur que je ne voulusse l'emmener,
qu'il nia d'abord qu'il fût le lascar de ce nom , et se
refusa à me donner toute espèce de renseignement.
Cependant quand je lui eus bien fait comprendre que
mon intention était de le laisser complètement maître
de ses actions , il s'enhardit peu à peu , et finit par
avouer qu'il était allé lui-même , plusieurs années au-
paravant, aux îles Vanikoro, où il avait vu plusieurs
objets provenant des vaisseaux ; qu'on lui dit alors
que deux blancs , très-âgés , vivaient encore , mais
qu'il ne les avait jamais vus.
Du reste, d'accord en cela avec les naturels de
Tikopia, il assure que l'air y est très-malsain à cause
DE L'ASTROLABE. H 7
du froid et des fièvres qui y régnent habituellement. 1828.
Mate-moefenoua (la terre tue) , répondaient-ils tous, Février,
sans exception , aux prières et aux offres que je leur
faisais pour les engager à m'accompagner, en secouant
la tête de frayeur, en frissonnant et faisant le signe
d'un homme mort. Dans un voyage qu'ils firent sur
ces iles, les Tikopiens eurent dix de leurs hommes
enlevés par la fièvre, et l'équipage de M. Dillon pa-
rait avoir cruellement souffert de cette maladie.
Le lascar Joe, natif de Calcutta , a vécu quatre ans
aux îles Viti, dont il amena une femme à Tikopia; il
a successivement visité les iles Laguemba, Koro,
Takon-Robe, Imbao, Mouala, Kandabon, Vatou-
Lele , et il a résidé trois ou quatre mois dans chacune,
excepté à Vouhia où il a passé vingt-un mois. Que de
choses curieuses cet homme a vues !... Que de rap-
ports pleins d'intérêt il pourrait faire s^l avait reçu la
moindre éducation!... Mais Joe ne savait ni lire ni
écrire , et il a tellement contracté toutes les habitudes
des Polynésiens , qu'au premier coup-d'œil il est pres-
que impossible de le distinguer d'avec eux , d'autant
plus que son corps est couvert d'un tatouage sembla-
ble au leur. Mais, en y regardant de plus près, sa
figure offre un type différent, la coupe en est plus ovale pl
et moins arrondie; ses traits aussi annoncent une clxxxix.
race plus intelligente.
Joe employa toute son éloquence pour me dissua-
der d'aller à Vanikoro , assurant que nous y trouve-
rions tous la mort si nous descendions à terre. Du
reste, il paraissait disposé à nous accompagner partout
118 VOYAGE
1828. ailleurs. Mais cela ne faisait nullement mon compte,
Février. et je n'avajs précisément besoin de ses services que
pour Vanikoro; partout ailleurs il me devenait beau-
coup plus gênant qu'utile.
Huit heures et demie venaient de sonner, Bushart
n'arrivait pas , et je ne voyais même aucune pirogue
cheminer de notre côté. Je m'informai des raisons qui
pouvaient le retenir ; les Anglais du Harriet me ré-
pondirent que les chefs qui se trouvaient à bord lui
avaient dit que Bilo ( nom vulgaire donné par les na-
turels à Bushart , de Bill son nom de baptême en an-
glais ) ne viendrait pas , attendu qu'il était malade ;
mais les Anglais ne me laissèrent pas ignorer que la
véritable raison était que son chef direct, le second
ariki de Tikopia, s'opposait à son départ, pour ne pas
voir sortir de l'île les effets et les armes que cet Euro-
péen possédait.
Je fus indigné à l'idée que les naturels pouvaient
retenir malgré lui Bushart sur leur île, et je résolus
de lui rendre la liberté par un acte d'autorité. Après
avoir signifié d'un ton sévère aux chefs qu'aucun d'eux
ne retournerait à Tikopia , avant que Bilo se fût
lui-même présenté à bord, j'expédiai sur-le-champ la
yole sous les ordres de M. Guilbert, avec la mission
de ramener Bushart.
Bien que la crainte se montrât sur leurs traits, les
chefs déférèrent sans peine à ma volonté, et, pour
mieux me prouver leur bonne foi, ils consentirent à
renvoyer leurs pirogues à terre, en restant eux-mêmes
à bord au nombre de vingt-cinq ou trente naturels.
DE L'ASTROLABE. 110
Une brise très-faible du N. E. régnait et ne suffisait 1828.
pas pour me soutenir contre le courant qui m'éloi- Février.
gnait peu à peu de l'ile. J'ai mis ce retard à profit, en
observant plus attentivement nos hôtes, et en adres-
sant de nouvelles questions sur leur compte aux An-
glais.
L'île entière de Tikopia ne contient que quatre ou
cinq cents habitons distribués sous l'autorité de quatre
chefs, dont le premier porte le titre ïïAriki Tabou;
les prérogatives de leur charge consistent particuliè-
rement dans les droits du Tabou et dans les tributs
sur la pèche que le peuple leur paie. En outre il y a
un prêtre, qui vint à bord et me lit un présent sem-
blable à celui des chefs.
Les hommes du peuple n'abordent ces chefs qu'ac-
croupis , et ils sont obligés de se prosterner devant
eux. Les chefs eux-mêmes, en se présentant devant
moi, parurent fort émus ; ils me prirent la main droite
et appliquèrent leur nez sur le dos de cette main. Les
habitans de Vanikoro donnèrent aux naufragés le nom
de Mara , et dès qu'ils surent qne nous étions de la
même nation , ceux de Tikopia nous donnèrent le
même nom, jusqu'à ce qu'ils connussent celui de
Frank/. Lu des arikis, et c'était celui de Bushart,
souffrit cruellement du mal de mer; fait assez remar-
quable chez des hommes habitués à passer leur vie
dans l'eau î . . .
Les naturels nous avaient apporté ce matin quel-
ques poissons volans ; mais à la vue d'une murène que
M. Quoy avait déposée sur le cabestan, ils s'écarte-
120 VOYAGE
1828. rent avec une sorte de terreur religieuse ; les Anglais
Fcvner. n0us apprirent que ce poisson était un des Atouas ,
dieux de l'ile , et que les insulaires lui portaient le res-
pect le plus profond. Ceci me rappelle que les habitans
de Ualan avaient une vénération semblable pour les
anguilles auxquelles ils accordent le titre de To?i, qui
est celui de la classe la plus élevée chez eux. Une su-
perstition semblable se retrouve chez les Islandais au
sujet des anguilles.
Si le bétel et l'arek sont en usage chez ce peuple ,
le kava l'est également. Nouvelle preuve que Tikopia
serait effectivement placé aux limites des mœurs ma-
laises et polynésiennes. Les fruits de ¥ Artocarpus in-
cisus y portent des graines , ce que je n'ai jamais vu
dans les îles Taïti et Tonga. La nourriture habituelle
des insulaires consiste en fruits à pain, grosses bana-
nes, ignames , cocos et un peu de poisson. On m'a as-
suré aujourd'hui qu'il n'y avait que deux ou trois co-
chons sur toute l'île et une vingtaine de poules. Hier,
dans leur promenade , les officiers tuèrent quatre ca-
nards sauvages, et en virent quelques-uns qu'ils ont
cru domestiques. Ce serait le premier endroit où les
sauvages auraient pris soin de cette espèce de vo-
laille ï.
Le retard prolongé de la yole commençait à m'im-
patienter beaucoup , lorsqu'à une heure après midi le
Prussien Bushart arriva, dans une pirogue, avec sa
> En lisant la relation de M. Dillon , j'ai reconnu que ces canards étaient
sans doute ceux que ce navigateur laissa sur Tikopia.
DE L'ASTROLABE. 121
femme, jeune Zélandaise de dix-huit ans et d'assez 1828.
bonne mine. Bushart monta à bord , et d'un air tout Février,
bouleversé me dit qu'il avait changé d'avis et qu'il
désirait rester sur Tikopia; que, si cependant je l'exi-
geais, il me suivrait, mais que cela le contrarierait fort.
Je me contentai de lui demander si, en cela, il n'était
pas violenté par les naturels. M'ayant bien assuré qu'il
ne suivait que sa propre impulsion, je le laissai abso-
lument libre de ses actions. Sa femme paraissait re-
douter encore plus que lui que je ne voulusse le rete-
nir par force, et aux cris d'effroi qu'elle poussait d'a-
bord succédèrent des cris de joie lorsqu'elle vit que son
mari pouvait quitter le navire. Tous les naturels at-
tendaient aussi avec anxiété le résultat de cette entre-
vue, et leur satisfaction fut évidente de pouvoir con-
server leur ami Bilo avec eux.
M. Guilbert, qui arriva quelques minutes après
Bushart, me raconta que cet homme avait paru très-
effrayé en apprenant que la yole avait l'ordre de le ra-
mener à bord, qu'il n'avait pas voulu s'embarquer
dans le canot, et qu'il ne s'était même décidé à revenir
sur la corvette que lorsqu'on lui avait dit que j'étais
décidé à retenir les chefs, jusqu'au moment où il au-
rait lui-même fait acte d'apparition.
Ainsi se termina cette négociation. Si d'un côté
j'éprouvai quelque regret de perdre l'aide d'un guide
et d'un interprète aussi utile, je m'en consolai en son-
geant que cela m'évitait de recevoir à bord une femme
dont la présence pouvait avoir beaucoup d'inconvé-
niens; et je résolus de m'en tenir aux deux Anglais qui
122 VOYAGE
1828. m'avaient demandé passage sur la corvette. De ce mo-
FevTier. ment , j'aurais bien voulu poursuivre sur-le-champ ma
route sur Vanikoro, mais il restait à bord près de vingt-
cinq naturels que je ne me souciais point du tout d'em-
mener avec moi , et. les pirogues n'étaient point reve-
nues. Tout en pestant, il fallut attendre jusqu'à deux
heures et demie. Encore n'arriva-t-il que cinq pirogues,
et chacune d'elles ne pouvait recevoir que trois ou
quatre hommes en sus de ceux qui la montaient. Aussi,
quand elles furent toutes parties, il resta encore cinq na-
turels appartenant sans doute à la classe la plus obscure
et aux derniers rangs de la société ; car, malgré leurs
prières et leurs supplications, personne ne voulut s'en
charger. Aucune pirogue n'était en vue et le courant
nous avait déjà entraînés de huit milles sous le vent de
l'île. Bon gré mal gré, il fallut me décider à faire
voile , emmenant ces hommes avec moi.
Ces pauvres malheureux voulaient d'abord se jeter
à la mer pour rejoindre leur île, et ils demandaient quel-
ques morceaux de bois , faisant signe que cela leur suf-
firait pour se soutenir sur l'eau. Mais il y aurait eu de
la cruauté de ma part à céder à leurs désirs; la dis-
tance à laquelle nous étions déjà de Tikopia , surtout
la force des vagues, ne leur aurait jamais permis d'at-
teindre la terre, et ils auraient infailliblement péri à la
suite d'une lutte longue et pénible. Je chargeai Ham-
bilton de leur expliquer que je consentais à me charger
d'eux et que je les nourrirais jusqu'à Vanikoro , où ils
pourraient débarquer et se procurer les moyens de re-
venir chez eux, puisqu'il existait des communications
DE L'ASTROLABE. 123
assez régulières entre les deux peuples. Cette assu- ts^s.
rance bannit leur inquiétude , leur gaieté ne tarda pas Février,
à renaître, et ils me contèrent que deux de leurs com-
patriotes étant établis à Vanikoro , ils auraient recours
à leur assistance et pourraient m'ètre fort utiles.
Nous n'avons pu faire route qu'avec une extrême
lenteur dans l'O. N. O. C'était la direction précise où
les naturels m'avaient indiqué Vanikoro. Jusqu'à la
nuit , Tikopia se montrait derrière nous , sous la forme
d'un petit piton, et me rappelait tout-à-fait l'aspect
de Ténédos dans l'Archipel grec.
Dans la soirée , nous avons reçu quelques ondées.
Puis nous avons eu une petite brise d'E. N. E. qui
nous a permis de poursuivre notre route toute la nuit.
Malgré toutes les questions que j'ai adressées aux
naturels de Tikopia, il est singulier que je n'aie pu
m'assurer si Vanikoro est composé d'une ou de plu-
sieurs îles. Ce qu'il y a de plus vraisemblable, c'est
qu'il n'y a qu'une seule île dont Païou , Vanou et Ocili
seraient seulement divers districts. Du reste, demain
ou après-demain nous serons fixés à cet égard. Le
lascar Joe assure que les habitans de Vanikoro ont
beaucoup de cochons et de volailles qu'ils nous céde-
ront volontiers pour des haches et des colliers. Cet
espoir nous sourit agréablement après la longue diète
que nous venons de subir. Les habitans de Vanikoro
connaissent parfaitement Sanla-Cruz qu'ils désignent
sous le nom de Nitendi ou Indenhi.
Nos Tikopiens ont couché dans le grand canot.
Toute la nuit ils n'ont cessé d'indiquer exactement le
124 VOYAGE
1S28. gisement de Vanikoro, lorsqu'on leur demandait de
Février. qUei cot(£ c|e l'horizon il était situé. Certaines étoiles
leur servaient à reconnaître leur position.
12. Au jour nous vîmes encore très-distinctement Ti-
kopia, dans Test, comme un petit navire sur la sur-
face de la mer, et nous la perdîmes de vue de dessus
le pont, à sept heures dix minutes, à une distance de
plus de quarante milles. Je gouvernai ensuite plus au
nord , afin de prendre connaissance de Taumako , île
remarquable par la mention que Quiros en fit pour la
première fois , que quelques géographes modernes
ont cru retrouver dans Rotouma , et dont les habitans
de Tikopia venaient de me certifier l'existence dans
leur voisinage. Nous n'aperçûmes rien du tout dans
la partie du nord; mais au coucher du soleil, dans la
partie de l'horizon éclairée par le disque de cet astre ,
des barres de perroquet, nous avons pu distinguer
dans l'O. 5° S., les sommités de Vanikoro sous la
forme de trois mondrains aplatis et isolés comme au-
tant d'îles distinctes. Nous en étions alors à soixante
milles de distance.
A cet aspect nos coeurs furent agités par un mou-
vement indéfinissable d'espérance et de regrets , de
douleur et de satisfaction. Enfin nous avions sous les
yeux le point mystérieux qui avait caché si long-
temps à la France , à l'Europe entière les débris d'une
noble et généreuse entreprise ; nous allions fouler ce
funeste sol , interroger ses plages , et questionner ses
habitans. Mais quel allait être le résultat de nos ef-
forts? Nous serait-il possible seulement de payer notre
DE L'ASTROLABE. 125
tribut de larmes à la mémoire de nos malheureux 1828.
compatriotes ? Telles étaient les tristes réflexions qui révner-
nous laissèrent plongés dans une morne rêverie
Toute la journée nos Tikopiens ont été fort joyeux,
et ils paraissaient s'occuper entre eux de ce qu'ils
allaient faire à Vanikoro. Ils m'ont expliqué, par l'or-
gane de Hambilton , qu'ils iraient se promener durant
le jour à terre , mais qu'ils reviendraient passer la
nuit à bord de la corvette, attendu qu'ils mourraient
s'ils dormaient à terre. Parmi ces cinq individus ,
Hambilton m'en fit remarquer un qui se disait na-
tif de Houvea , île située à deux journées de Tonga-
Tabou. Il se trouvait avec trois de ses compatriotes
dans une petite pirogue , quand la brise l'entraîna sous
le vent de son île. Ces malheureux furent obligés de
rester trente jours à la mer, n'ayant que dix cocos
pour toute ressource. Ils étaient à l'extrémité quand
ils abordèrent kTikopia , où ils furent accueillis avec
hospitalité, et où ils s'établirent. Celui qui se trouvait
à bord de l'astrolabe avait reçu de ses nouveaux
compatriotes le nom de Brini-Warou.
Nous passâmes une partie de la nuit en panne. A 13.
quatre heures nous fîmes voile à l'ouest. Le ciel se
couvrit , et nous eûmes quelques grains. A six heures
Vanikoro se remontra encore à une grande distance.
Toute la journée nous fîmes route pour en approcher,
mais la brise fut constamment si faible et si incer-
taine, qu'à six heures du soir nous en étions encore
à plus de vingt milles. Mais ses terres s'étaient bien
élevées au-dessus de l'horizon ; elles se présentaient
126 VOYAGE
1828. alors sous la forme de trois îles, dont la plus éloignée
Fevner. et ja pjus ^iev^e eut ^té en partie masquée par celles
qui se trouvaient sur le premier plan.
i4. Nous avons encore passé la nuit, partie aux petits
bords, partie en panne. Puis à quatre heures nous
avons gouverné àl'O. «/4 N. O. , vers le milieu de
l'île, avec une petite brise du nord. A sept heures
quarante minutes nous fîmes une station durant la-
quelle on fila cent brasses de ligne sans trouver fond.
Alors nous n'étions plus qu'à cinq milles de terre , et
nous en distinguions facilement les détails. Partout
régnait une côte élevée , couverte d'épaisses forêts , et
en apparence d'un accès peu facile. Les deux pointes
du N. E. et du S. E. semblaient accompagnées de ré-
cifs dangereux. Leur intervalle, il est vrai, promet-
tait un espace libre , et sur une des pointes du fond
on apercevait des touffes de cocotiers du milieu des-
quelles s'élevaient des colonnes de fumée ; mais nous
ne pouvions distinguer si cet enfoncement formait un
havre praticable ; dans tous les cas il devait être peu
avantageux comme étant entièrement ouvert aux vents
et aux houles habituelles de l'E. Avant de me décider
pour ce mouillage , il me parut préférable d'explorer
les autres parties de l'île, notamment celles de des-
sous le vent , où la corvette serait beaucoup mieux
abritée.
En conséquence, je laissai porter à l'O. l/i S. O. et
àl'O. S. O. pour prolonger le récif du sud, sur le-
quel je voyais des rochers et des îlots de sable peu
élevés. A neuf heures un espace placé sur ma route ,
DE L'ASTROLABE. 127
et marqué par un remous extraordinaire , me fit crain- 18*8.
dre qu'il ne cachât un danger. Je revins sur bâbord, Février.
et envoyai M. Guilbert sonder en cet endroit; mais
cinquante brasses de ligne filées ne lui firent point
trouver le fond , et j'en conclus que ce ne pouvait
être qu'un effet de courant ou de retour de marée.
Peu après, une pirogue qui était sortie à la voile, du
grand enfoncement de l'est , sembla , durant quelque
temps , se diriger vers nous , et je mis en panne pour
l'attendre; mais, après s'être avancée à quelque dis-
tance de terre, elle rentra dans les récifs. Cette ma-
nœuvre me démontra à l'instant que les sauvages de
Vanikoro n'avaient ni l'habileté des peuples de Tonga,
Rotouma, etc. , à manœuvrer leurs pirogues , ni leur
confiance à se hasarder à la rencontre des Européens.
Après avoir renvoyé 31. Guilbert pour éclairer ma
marche le long du récif, au moyen de signaux de
convention, je continuai à prolonger la chaîne des
brisans du sud à moins de deux milles de distance. A
onze heures, voyant encore quelques pirogues à la
voile le long du rivage, afin d'éviter toute surprise
fâcheuse au canot qui n'était point armé, je le rappelai
à bord , mais les pirogues ne tentèrent point de sortir
des récifs.
A onze heures et demie le canot fut renvové sous
les ordres de 31. Loltin ; cet officier reçut Tordre de
prolonger le brisant d'assez près pour s'assurer s'il
n'existait point quelque passage praticable pour la
corvette.
Nous nous trouvions alors sur la bande méridio-
128 VOYAGE
i8ïS. nale de l'île qui offrait un aspect un peu moins sau-
Fevner. ya^e . piusjeurs bouquets de cocotiers se montraient
çà et là sur le rivage , tandis que l'intérieur était occupé
par de hautes montagnes boisées jusqu'au sommet.
Du reste on ne distinguait ni cabanes ni même d'autres
habitans que ceux qui montaient les deux ou trois pi-
rogues que nous avions aperçues , ce qui annonçait
une population très-faible.
A midi et demie l'île Toupoua, sans doute île Ourry
de Carteret, se montra à nos regards dans le N. 49°
O. par la pointe occidentale de Vanikoro. Je me flat-
tais de pouvoir continuer l'exploration des brisans sur
lesquels nous apercevions de temps en temps quelques
rochers noirs au-dessus de l'eau , sans découvrir une
passe praticable pour notre corvette. Mais , à deux
heures et demie , la brise qui , toute faible qu'elle
était, s'était soutenue au S. E. et au S., sauta lout-à-
coup à l'O.
Je rappelai le canot, et profitai de ce changement
de vent pour me replacer au vent de l'île, et me mettre
en position de reprendre ensuite par le N. l'examen
des cotes de Vanikoro. Je laissai donc porter à l'E. J/4
N. E., afin de revenir sur mes pas : alors plusieurs
pirogues naviguaient dans l'intérieur du récif et sem-
blaient chercher un passage; cependant aucune ne
vint à nous. J'en eus un véritable regret, car j'aurais
appris du moins des naturels la position de Païou , Va-
nou et Ocili, ce qui aurait pu me guider dans mes opé-
rations ultérieures.
Pour surcroît de désagrément , à cinq heures et
DE L'ASTROLABE. 129
demie nous eûmes calme plat et des grains. Nous n'é- 182S.
tions pas à plus de trois milles des brisans, et l'on sent Févrieft
bien que c était une perspective peu rassurante que
d'avoir à passer une nuit obscure de douze heures ,
dans un pareil voisinage et livrés à l'action des eou-
rans. Aussi commençais-je à concevoir quelques in-
quiétudes, quand, à six heures et demie, il s'éleva une
petite fraîcheur d'E. qui me permit de faire très-lente-
ment deux ou trois milles de plus ai#large. Puis (oui
le reste de la nuit , nous eûmes calme plat.
Toute la journée, nous avons éprouvé une chaleui
accablante due au voisinage de la terre : dans la soirée
l'atmosphère était chargée d'un air lourd et étouffant.
Cette journée a commencé par des grains et une , ,
pluie continuelle qui n'a cessé qu'à huit heures. Puis
il s'est élevé une faible brise variable du S. (). au S. E.
Comme il était impossible par ce temps de poursuivie
mes explorations avec la corvette, je me suis décide ;'i
envoyer à terre le grand canot armé en guerre et com-
mandé par M. Loltin. Hambilton et Brini-Warou ser-
viront d'interprètes à cet officier, et il sera accompagné
par MM. Gaimard et Paris. M. Lottin se. portera vers
le grand enfoncement que nous avons remarqué dans
TE. et s'assurera s'il est possible d'y conduire la cor-
vette; quoiqu'il ait ordre de ne point descendre à terre,
il doit, autant qu'il sera possible de le faire sans dan-
ger, communiquer avec les naturels. Tandis que de
concert avec M. Paris il recueillera les sondes et les
données nécessaires pour guider la corvette au mouil-
lage, M. Gaimard interrogera les naturels et. fera en
TOME V. (>
130 VOYAGE
is?s. sorte d'obtenir d'eux la position exacte d'Ocili , Va-
Fcuier. 1]0Uj Païou et Taumako, du mouillage de M. Dillon
et du lieu où les vaisseaux de Lapérouse naufragèrent.
Enfin Hambilton est chargé de la mission de porter
de ma part un présent au chef Nelo qui m'a été signalé
a Tikopia par Bushart, comme un homme possédant
une grande influente dans Vanikoro , afin de gagner
ses bonnes grâces. Pour arriver à ce but , Hambilton
est même autorisé à rester à terre s'il le juge à
propos.
Le canot est parti à neuf heures et demie, et nous
sommes restés en panne à deux lieues de la pointe S.
E. de Vanikoro, attendant avec impatience les nou-
velles que M. Lottin allait nous rapporter. A trois
heures, nous avons tous été ravis de le voir repa-
raître, se dirigeant vers nous, portant pavillon blanc
en tête de mât. C'était le signal dont j'étais con-
venu avec M. Lottin, s'il avait trouvé un mouillage
praticable.
L'embarcation ne rallia la corvette qu'à quatre
heures quarante minutes, et elle fut sur-le-champ his-
sée. M. Lottin avait trouvé un mouillage peu sur ,
peu fermé à la vérité , puisqu'il n'était abrité que par
un pâté de coraux contre les houles et les vents de
l'E. Pourtant il était praticable; d'ailleurs c'était le
même où M. Dillon avait d'abord conduit son navire
et que Bushart m'avait indiqué sous le nom d'Ocili.
De son côté M. Gaimard avait constaté que Païou et
Yanou , lieux du naufrage, étaient situés du coté op-
pose de l'île, sur ia partie occidentale , et que les ha-
DE L'ASTROLABE. 131
bitan£ de Vanou étaient fort mal disposés envers les i8^s.
blancs, depuis que leur chef avait été jadis lue par Février.
eux. Taumako lui avait été indiqué par les naturels
dans le N. N. E. Enfin Hambilton me rapporta que
le lieu même du naufrage, nommé Nama, était fort loin
d'Ocili ; Dillon avait séjourné un mois sur l'île et avait
emmené avec lui trois des quatre Tikopiens établis à
Vanikoro. Ces divers documens avaient été commu-
niqués par Nelo lui-même qui était venu dans sa pi-
rogue au-devant des Français et leur avait manifesté
des intentions amicales, sans avoir cet air franc, ou-
vert et empressé des hommes de la race polynésienne.
Il avait reçu les présens avec plaisir, mais il n'avait
rien offert en retour. Brini-Warou a lié promplement
connaissance avec les habitans de l'île, mais il s'est re-
fusé à la proposition d'aller couchera terre; il a re-
nouvelé ses gestes touchant sa crainte de la fièvre , el
a mieux aimé revenir passer la nuit à bord.
Ces divers rapports commençaient a fixer mes
doutes. Bien que je visse avec regret que l'Astrolabe
serait assez gravement exposée au mouillage d'Ocili,
je ne pouvais être arrêté par une pareille considération;
un devoir sacré m'appelait sur ces lieux, et je résolus
de conduire la corvette à Ocili, aussitôt que le vent
mêle permettrait.
Nous passâmes la nuit en panne sans nous éloigner
de terre, et tout prêts à donner dans la baie de l'Est
au premier souffle favorable. Mais à sept heures du i0.
matin, le vent paraissant fixé dans la partie de l'ouest ,
il me parut utile de profiter de ce contre-temps pour
132 VOYAGE
ii>8. courir une longue bordée au N. E. , et cherche^ avec
Février. sojn ja position de l'ile Taumako , indiquée par les
habitans de Vanikoro, comme par ceux deTikopia,
dans leur voisinage commun. Retrouver cette île,
fixer sa position , et étudier ses peuples pour la pre-
mière fois visités par Quiros , me paraissait une opé-
ration digne de tout l'intérêt des géographes.
Toute la journée, nous cinglâmes au N. E. */4 N.
sans avoir autre chose que les terres de Vanikoro
derrière nous, terres qui, au coucher du soleil, se
montraient à peine au-dessus de l'horizon , éloignées
déjà de nous de près de cinquante milles.
Nos passagers de Tikopia sont fort tranquilles et
d'un excellent caractère; ils passent presque tout leur
temps sous une tente qu'on leur a élevée sur l'arrière
du grand canot. Deux d'entre eux veillaient ce matin
à l'émerillon laissé à la traîne et attaché sur la poupe
du navire, et ils ont réussi à capturer un requin ; ce
qui les a enchantés. Il était amusant de voir le ravisse-
ment peint sur tous leurs traits , et la surprise qu'ils
éprouvaient d'avoir pu se rendre maîtres aussi facile-
ment de ce monstrueux poisson.
t7. Malgré le calme et les folles brises, j'ai tenté de
continuer à m'avancer dans le N. E. Nous avons eu
fréquemment des grains; mais, dans les intervalles ,
il y a eu des éclaircies qui nous eussent certainement
permis de découvrir une terre haute à plus de dix
lieues de distance. A six heures du soir, me trouvant
déjà à trente lieues au N. E. de Vanikoro, et à la
même distance au N. N. O. de Tikopia, sans avoir
I»2>
DE L'ASTROLABE. 133
rien aperçu , j'ai jugé qu'il était temps de gagner vers
le S. Février.
Au point du jour aucune terre ne se montrait à nos 18.
regards, et la brise s'était rétablie au N. E. De mon
infructueuse recherche j'ai conclu queTaumako, dont
l'existence ne pouvait plus être révoquée en doute ,
devait se trouver plus loin vers le nord , et qu'elle
pouvait très-bien ètrç la même terre que l'île Ken-
nedy, du Nautilus. Cette hypothèse paraît, il est
vrai, de prime abord, contradictoire avec la déposi-
tion unanime des habitans de Tikopia , qui affirment
que Taumako n'est situé qu'à deux jours de marche
de leur île, tandis qu'il y en a trois de Taumako à
Vanikoro. Mais cette différence de temps dans les
deux traversées doit peut-être s'expliquer par la diffé-
rence des routes à faire, plutôt que par leur longueur
effective. En effet dans le premier cas, ou de Tikopia
à Taumako, ce serait à peu près le N. O. qu'on aurait
à faire ou vent arrière; tandis que de Vanikoro à Tau-
mako ce serait le N. N. E. , route beaucoup plus rap-
prochée du vent régnant et beaucoup moins facile
pour de simples pirogues.
En tout cas, je jugeai qu'une recherche plus exacte
de Taumako devait être ajournée après nos opérations
sur Vanikoro, et je remis le cap sur celte dernière
île. 3Iais le vent fut très-faible, et nous fîmes peu de
chemin.
A neuf heures quarante-cinq minutes du matin , les
sommités de Vanikoro reparaissent à quarante-cinq
milles d'éloignement ; et à quatre heures du soir nous
£9-
134
VOYAGE
iSa8.
Février.
20.
ne sommes plus qu'à trois lieues de la partie nord-est
de cette île. Nous serrons le vent bâbord pour nous
soutenir au vent durant la nuit, et le jour suivant , à
huit heures du matin, nous venons nous replacer à
quatre milles de sa partie orientale.
Avant d'engager la corvette dans la baie dont
M. Lottin n'avait eu que le temps de prendre une no-
tion superficielle , je renvoyai cet pfficier avec M. Gres-
sien pour recueillir des données plus exactes sur ses
abords et les précautions à prendre pour y parvenir
sans danger.
A neuf heures ces deux officiers partirent dans le
grand canot , et je manœuvrai pour maintenir la cor-
vette à peu de dislance de la pointe du sud-est; mais
le calme et le courant m'ont insensiblement porté sur
les brisans , et il m'a fallu forcer de voiles pour les
dépasser.
Durant quelque temps nous avions suivi des yeux
deux pirogues qui semblaient se diriger vers le grand
canot. L'une d'elles était retournée à terre avec lui, et
DE L'ASTROLABE.
135
l'autre a courageusement poursuivi sa route vers la iRaâ.
corvette malgré la distance où elle se trouvait déjà de Février,
la cote. A une heure après midi elle était parvenue ,
par notre travers , sous le vent et. à trois ou quatre
encablures de distance ; j'ai laissé porter de son côté ;
puis j'ai mis en panne, ce qui lui a donné le moyen
d'accoster le long de l Astrolabe. Cette pirogue n'é-
tait composée que d'un tronc creusé intérieurement, pj. clxi,
avec une rainure suffisante dans le sens longitudinal , ci
pour que les naturels pussent y introduire leurs jam-
bes ; elle était pourvue d'un fort grand balancier et
d'une voile triangulaire d'une dimension extraordi-
naire. Trois hommes seulement la moulaient, et L'un
et CCXLI.
WENN6
d'eux était le propre (ils du chef Nelo ; ces sauvages
avaient fait leur grande toilette , c'est-à-dire qu'ils s'é-
taient copieusement oints d'huile ; un morceau de
bambou traversait la cloison de leurs narines, leurs
13*; VOYAGE
1828. oreilles , leurs bras et leurs jambes étaient ornés cVan-
lévrier. neaux en coquille ou en écaille de tortue. Les oreilles
surtout portaient des paquets de ces ornemens, ce qui
leur donnait un aspect extraordinaire.
Le fils de Nelo monta sur-le-champ à bord en de-
mandant \ Ariki. Tout en affectant beaucoup de con-
fiance et de courage , on voyait facilement qu'il était
vivement ému : un sentiment très-marqué d'inquiétude
et d'effroi se décelait dans ses gestes et dans tous ses
mouvemens. Je l'accueillis de mon mieux, et lui fis
des présens , ce qui parut le mettre plus à son aise et
le rassurer complètement sur la nature de mes inten-
tions. C'était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-
cinq ans en apparence , aux formes grêles , à la taille
élancée; sa stature était médiocre, et sa peau très-lisse
et foncée en couleur sans être lout-à-fait noire; il
était d'ailleurs bien pris dans ses petites proportions.
Sa figure était agréable, ses manières douces , timides
et modestes ; il se montra fort, réservé dans sa con-
duite et dans ses actions, tant qu'il fut à bord. Il
m'indiqua Taumako clans la direction du nord , ce qui
parait indiquer que celte île serait plus près de Santa-
Cruz queje ne le pensais, et confirmer son identité avec
Kennedy; il me fit comprendre aussi qu'il y avait de
l'eau douce et des cochons à Vanikoro. Enfin ce jeune
homme m'indiqua les positions des îles Tikopia, Wa-
rouka, Nation, Toupoua , Nitendi, avec beaucoup
d'intelligence. Je lui aurais encore adressé d'autres
questions , si le courant qui continuait de me porter
sur les récifs ne m'eût forcé d'augmenter de voiles.
DE L'ASTROLABE. 137
Malgré le désir que j'aurais eu de garder plus long- i8?.s.
temps mon jeune hôte , je fus obligé de l'inviter à re- Février,
gagner son île , à eause de la faiblesse de sa pirogue et
des dangers qu'il eût courus , en nous suivant plus au
large. Deux aunes d'étoffe à grandes fleurs , dont je
lui fis présent à son départ , parurent en faire l'homme
le plus heureux du inonde.
A trois heures , nous avons commencé à voir le
grand canot qui revenait à bord ; mais il était près de
cinq heures quand il a pu nous rejoindre , attendu la
distance où nous étions de terre. Cette fois, M. Lot-
tin a sondé avec soin toute la baie et en a dressé un
croquis assez exact ; son travail me mettra à même
d'atteindre avec plus de sécurité le mouillage d'Ocili.
M. Lottin a même pénétré dans un bassin intérieur
qui offrirait un mouillage excellent, s'il ne fallait y pé-
nétrer par un canal fort resserré , sinueux et obstrué
de coraux. Il s'est assuré que ce bassin intérieur
communique aussi à la mer par un canal dirigé
vers le nord , de sorte que la partie N. E. de Vani-
koro forme une ile distincte, tout-à-fait isolée du reste
des terres, mais cernée par le brisant commun.
Les naturels ont encore montré des dispositions
pacifiques. Brini-Warou est allé diner avec le chef
Nelo, mais il n'a pas voulu coucher à terre, et il s'est
empressé de rallier le canot dans une pirogue , quand
il a vu nos gens reprendre le chemin de la corvette.
Déjà les Tikopiens qui étaient restés à bord n'avaient
nullement goûté l'invitation que je leur avais faite d'ac-
compagner le fils de Nelo à terre : ils n'avaient d'abord
138 VOYAGE
1828. répondu que par une grimace, puis ils avaient ajouté
Février. qU'ils désiraient rester à bord , si je leur en donnais la
permission.
Durant la nuit, je prolongeai la bordée jusqu'à
quinze milles au large pour m'élever au vent; le 2 ! , à
midi, je me retrouvais presque au même point que la
veille à la même heure, c'est-à-dire à trois milles de
l'entrée de la baie.
Les circonstances me paraissant favorables , je ré-
solus de donner sur-le-champ dans la baie. M. Paris
fut expédié dans la yole , avec ordre de se placer sur
l'acore nord du banc d'Ocili; le grand canot fut mis
à la mer , et chacun se rendit à son poste.
Toutes ces dispositions prises , je laissai porter avec
une pelite brise d'E. N. E. , en ralliant la partie nord
de la baie. Durant près d'une demi-heure , le vent a
manqué complètement : nous étions alors près des ré-
cifs du N. E., et, si le calme eût continué, nous nous
trouvions dans une position funeste. Heureusement
la brise s'est ranimée à l'E. S. E. , et nous avons filé
tout doucement le long des brisans de Tevai , car la
marée qui sortait avec rapidité retardait considérable-
ment notre marche. Durant près d'un mille, nous
avons prolongé le brisant à quarante ou cinquante
toises de distance; du pont de la corvette , nos regards
planaient sur toute l'étendue du récif et de la plage,
comme s'ils eussent été sous nos pieds. Sans doute, il y
avait du péril à raser d'aussi près ces dangereux co-
raux, mais cette manœuvre était indispensable , car
nous passâmes sur un pâté de coraux très-apparent ,
DE L' ASTROLABE. t39
et qui ne parut pas être couvert de plus de quatre ou 182S.
cinq brasses d'eau. M. Guilbert , placé en vigie sur Février!
les barres, en voyait de plus dangereux à peu de
distance sur bâbord. Ce fut un instant bien critique ;
chacun redoutait un choc qui eût pu causer notre
ruine.
Enfin je m'écartai de la plage de Tevai, pour rallier
celle d'Ocili. Après avoir contourné à huit ou dix
toises au large le canot que M. Paris avait mouillé sur
le récif, je revins tout-à-coup sur bâbord, et laissai
tomber l'ancre à trois heures et demie par vingt-sept
brasses, sur un fond de sable vasard.
Mais je reconnus tout de suite que la position que
je venais de prendre ne valait rien du tout , en ce que
la portion du chenal où nous étions mouillés était si
resserrée et si profonde, <\\\el\tst)olabe ne pourrait y
éviter qu'avec de grands dangers. Sans tarder, je sau-
tai dans la yole , pour aller reconnaître la partie de
l'anse plus enfoncée vers le sud. Un rapide examen
m'eut bientôt convaincu que la corvette y trouverait
un espace à la fois plus dégagé et plus abrité contre
les lames du large. Cela fait, je débarquai à la plage ,
auprès d'un ruisseau assez large et assez profond,
mais dont l'eau était saumâtre jusqu'à une certaine
distance. Ayant suivi un sentier sur la droite , je tra-
versai une plantation d'arum et j'arrivai à un joli tor-
rent d'une eau fraîche, abondante et pure, qui n'était
pas éloigné de plus de deux cents pas du rivage. Celte
circonstance me détermina ; sur-le-champ je retournai
à bord , l'ancre fut relevée ; au moven d'une ancre à
140 VOYAGE
1828. jet et de trois aussières élongées dans le S. E. , nous
Février, fumes bientôt amarrés dans un lieu plus sûr et plus
convenable, par vingt-trois brasses fond de vase. Nous
restâmes pour la nuit sur trente-cinq brasses de la
chaîne et sur le grelin de l'ancre à jet. A huit heures ,
chacun alla prendre un repos dont il avait grand be-
soin , et la nuit se passa très-paisiblement.
A peine avions-nous laissé tomber l'ancre que nous
avions été accostés par quatre ou cinq pirogues. Nelo,
qui se trouvait dans l'une d'elles , monta à bord d'un
air assez décidé et nous souhaita la bienvenue ; mais il
n'apportait pour toute provision que quelques cocos,
taros et ignames d'assez mauvaise qualité. Comme ce
chef m'a paru avoir au moins cinquante-cinq ans, j'ai
cru d'abord que j'obtiendrais de lui des renseignemens
précis sur le naufrage des vaisseaux de Lapérouse et
sur le sort de ceux qui avaient survécu à cette catas-
trophe. Mais il n'a pu me donner rien de positif. Tout
ce qui m'a semblé résulter des questions adressées au-
jourd'hui aux naturels par l'organe de Hambilton et
de Brini-Warou, serait que les Français auraient tous
quitté Vanikoro, après avoir tué quatre chefs et
quinze naturels. Du reste , Nelo m'a promis un guide
pour le canot, quand je voudrais l'expédier à Païou et à
Vanou ; il m'a assuré que Dillon y avait envoyé quatre
ou cinq fois son embarcation , et que chaque fois elle
avait pu aller et revenir dans la même journée.
Enfin £ Astrolabe est mouillée à Vanikoro , les na-
turels semblent favorablement disposés à notre égard,
et tout présage un heureux succès à nos recher-
DE L'ASTROLABE. 141
chcs. Dans tout l'équipage, deux personnes seulement 1828.
sont encore légèrement indisposées, M. Sainson et Février.
le maître d'équipage. Certes , en quittant Hobart-
Town , je n'eusse pu désirer une navigation plus heu-
reuse. Voyons maintenant quels seront les résultats
d'un début aussi prospère!...
142 VOYAGF
chapitrp: xxxiv.
SEJOUR DK I. ASTROLABF. A VANIK.ORO.
1828. Mon premier soin fut d'amarrer solidement VAs-
'- février, trolabe au lieu où elle devait rester provisoirement ,
jusqu'au moment où je pourrais la conduire dans un
endroit plus sur. Son mouillage devant Ocili occupait
un espace tellement circonscrit , que je ne crus pas
devoir la laisser libre d'éviter avec la marée ; en con-
séquence je l'établis à poste fixe sur trois amarres ,
savoir : avec trente-cinq brasses de la grosse chaîne ,
la petite chaîne toute entière, et quatre-vingts brasses
du grelin de gomotou. Par ce moyen la corvette se
trouvait maintenue à égale distance, environ quatre-
vingts brasses, de chacun des trois récifs les plus
voisins ; les bords de ces récifs offrent de vraies mu-
railles sous-marines , presque verticales , et de trente
à quarante pieds de hauteur.
Les sauvages sont revenus ce matin, un peu plus
nombreux que la veille , et ils ont apporté à vendre
quelques cocos, bananes et taros; mais comme ils de-
Février.
DE L'ASTROLABE. 143
mandent de la moindre chose des prix exagérés , les 182S.
marchés ont été peu animés. Il paraît que M. Dillon
a versé dans l'île , avec une incroyable profusion ,
toutes sortes d'articles d'industrie européenne et
d'objets en fer. Les naturels en sont complètement
rassasiés, et, comme nous ne pouvons déployer de
semblables largesses , il en résulte que toutes nos of-
fres sont accueillies avec froideur, ou pour mieux
dire avec dédain *, Ainsi nous voilà réduits encore à
faire maigre chère à Vanikoro , et à nous contenter
des ressources que nous offriront la chasse et la pèche
pour alimenter nos tables et varier un peu l'éternelle
représentation du lard salé et des légumes secs.
A dix heures et demie je suis descendu sur la plage
d'Ocili, avec plusieurs personnes de l'équipage. J'ai
trouvé le sol fertile , les forêts majestueuses , la végé-
tation admirable et à peu près semblable à celle de la
Nouvelle-Irlande et de la Nouvelle-Guinée; j'ai ob-
servé quelques insectes et plusieurs papillons des
Moluques. Les oiseaux sont farouches et peu nom-
breux. Cependant il y a aussi des colombes qui for-
ment un excellent gibier, et des poules d'eau assez
maigres. Par malheur l'épaisseur des bois et des
fourrés ne permet guère de s'écarter du rivage; un
' Four fixer le lecteur à cet égard , il suffira île lui apprendre que la com-
pagnie des Indes avait accordé à M. Dillon, pour distribuer dans la seule île
de Vanikoro , une quantité d'objets dont la valeur était égale à celle qui nous
était assignée par le gouvernement français (mille piastres) pour une cam-
pagne de trois ans, et pour acheter des sauvages les vivres et les rafraichis-
sfinens nécessaires à la consommation de l'éqliipage!....
144 VOYAGE
1827. seul petit espace est dégagé d'arbres et occupé par des
Février, plantations tVarum fort mal entretenues. Un grain de
pluie copieux a tombé pendant que j'étais à terre. La
chaloupe a fait une charge d'eau assez facilement, une
fois que le sentier de l'aiguade a été élargi et déblayé
des arbustes qui l'obstruaient.
Les sauvages ont quitté la corvette de bonne heure,
dans la matinée , et n'ont plus reparu que dans la
soirée. Comme ces naturels sont en général peu agréa-
bles , qu'ils n'apportent rien de curieux ni de bon à
manger, et que leurs femmes, d'ailleurs assez hi-
deuses, ne paraissent nullement disposées à trafiquer
de leurs faveurs , il en résulte que nos matelots font
très-peu d'attention à eux; je prévois déjà que je n'au-
rai point à craindre qu'aucun de ceux-là ait envie de
rester à Vanikoro , tant le pays offre peu d'attraits ! .. .
Nos Tikopiens eux-mêmes , tout en allant passer la
journée à terre , ont soin de revenir le soir coucher à
bord, attendu la peur de la fièvre.
Hambilton m'ayant témoigné le désir d'aller au vil-
lage de Tevai, sur l'autre côté de la baie, je l'ai chargé
de demander à Nelo un guide pour conduire le canot
que je compte envoyer demain à Païou. A son retour
il m'a présenté un naturel d'un certain âge qui s'est
offert avec son fils à piloter le canot, et je leur ai pro-
mis en récompense une hache et quelques menus ob-
jets en fer.
M. Gressien commandera le grand canot armé en
guerre, qui se rendra demain sur les récifs du nau-
frage, et il sera accompagné par MM. Quoy, Gai-
DE L'ASTROLABE. 145
mard, Bertrand et Faraguet. Car mon intention est tiis.
que chacun des officiers puisse y aller successive- Février;
ment ; moi-même je ferai partie de la dernière expédi-
tion qui s'y rendra. Je tiens à ce que toutes les per-
sonnes de l'état-major de l'Astrolabe, sans exception,
puissent contempler de leurs propres yeux le lieu du
naufrage pour en rendre témoignage à notre retour
en France.
Le grand canot est parfaitement armé, et, comme il.
j'ai toute confiance dans la prudence et la bravoure
de M. Gressien, je lui donne pleins pouvoirs. Seu-
lement je lui recommande beaucoup de circonspec-
tion dans ses rapports avec les sauvages, et, sous
quelque prétexte que ce soit, de ne point laisser
échouer son embarcation. Tant qu'il sera à flot , il
sera maître de sa manœuvre, et conservera toujours
une supériorité marquée sur les frêles pirogues des
insulaires.
Le grand canot est parti à quatre heures et demie
du matin, avec un beau temps qui s'est soutenu toute
la journée. Il a commencé sa tournée par la partie de
l'est, et il doit faire le tour entier de la grande ile.
Il est venu quelques pirogues à bord; mais, tou-
jours exigeans outre raison, les sauvages n'ont pres-
que rien vendu. Ils ont apporté aujourd'hui des arcs
et des flèches qu'ils se sont obstinément refusés à
échanger, à quelque prix que ce fût. Ces hommes
continuent de montrer une défiance étrangère aux
peuples de la race polynésienne. Cela paraît tenir à
une sorted'antipathie naturelle des races noires contre
TOME V. IO
146 VOYAGE
i8a8. les blancs, antipathie dont une foule de voyageurs
Féwier. ont éprouvé les funestes effets.
MM. Jacquinot et Lottin ont commencé aujour-
d'hui leurs observations astronomiques. Pour moi, j'ai
éprouvé un ressentiment d'entérite qui m'a jeté dans
un grand affaiblissement. Toutefois j'ai encore erré de
six heures à deux heures dans les forêts ombreuses
qui environnent l'aiguade. De nouveau j'ai admiré la
ressemblance qui existe entre la nature de la végéta-
tion, des oiseaux, des insectes et même des planta-
tions de cette ile , et ce que j'avais observé à la Nou-
velle-Guinée. Les plantations se réduisent à la culture
de Vai uni esculentum et du clioscorea sativa, sur des
espaces déblayes où les naturels laissent cependant
croître, disséminés, des cocotiers, sagoutiers, aré-
quiers , arbres à pain , inocarpus et hibiscus tiliaceus.
Ce dernier arbre leur fournit sans doute l'écorce avec
laquelle ils fabriquent leurs grossières étoffes. Comme
à Doreï les fourmis sont partout fort importunes, et
les moustiques plus fâcheuses encore viennent nous
harceler jusqu'à bord de la corvette.
<*\. Malgré la chaleur excessive qui a régné toute la
journée, les travaux du bord ont été poursuivis avec
activité.
Vers midi le grand canot a été de retour à bord, après
avoir heureusement accompli sa mission. M. Gressien
a pu faire le tour de File en dedans de la ceinture de
brisans qui l'environne , et même en suivant la côte
de fort près. A Païou, le premier village où il se soit
arrêté, tout le monde a pris la fuite; Hambilton , le
DE L'ASTROLABE. 147
seul homme du canot qui soil descendu à terre, n'a 1828.
trouvé qu'un vieillard et une vieille femme ; ces deux Février,
individus, dominés parla frayeur, n'ont pu lui donner
aucun renseignement. Plus loin, dans un endroit
nommé Nama, où se trouve un village plus considé-
rable qu'à Païou, on a communiqué avec les naturels
qui ont vendu plusieurs vieux morceaux de fer et de
cuivre provenant des vaisseaux naufragés à Païou et
à Vanou ; mais personne ne pouvait ou ne voulait
donner de détails touchant les circonstances du nau-
frage, ni sur le sort des Français qui avaient pu
échapper. Un seul, plus âgé, a dit qu'un certain nom-
bre d'Européens s'étaient sauvés sur des planches , et
que deux d'entre eux s'étaient établis à Païou , mais
qu'ils étaient morts depuis long-temps. Les autres ,
comme s'ils se fussent donné le mot pour garder le
silence sur cet événement , protestaient qu'ils n'en
avaient aucune connaissance, que ces objets leur ve-
naient de leurs païens qui les avaient enfouis en terre
il v avait bien long-temps. Lorsqu'on leur objectait les
objets recueillis par Dillon sur les récifs, tous assu-
raient que ce capitaine, qu'ils nommaient Pi tri cor-
ruption de son nom de baptême Peter), n'avait point
emporté de canons, qu'il n'avait rien recueilli sur le
brisant, et que durant son séjour dans l'île la mer
avait été trop grosse pour qu'on put rien pécher sur
les récifs. Il était évident que ces insulaires, crai-
gnant que nous ne fussions venus chez eux pour tirer
vengeance de la mort de nos compatriotes , avaient
adopté de concert un système de dénégation absolue
10*
148 VOYAGE
1828. touchant le naufrage des frégates et les événemens qui
Février. s'en étaient suivis. Ni promesses , ni caresses , ni
prières ne réussirent à M. Gressien pour vaincre leur
obstination, et il fut obligé de les quitter sans en ob-
tenir rien de plus satisfaisant.
Le grand canot a passé la nuit près du village de
Vanou dont les habitans ont aussi apporté quelques
débris insignifians du naufrage. Puis ce malin il s'est
dirigé vers la passe du nord, par laquelle il est rentré
dans le bassin intérieur, et il est enfin revenu à bord
par la passe de Test » .
A Vanou les deux guides de Tevai parurent fort
alarmés de se trouver en présence des habitans de
cet endroit; ils se couchèrent à plat-ventre dans le
canot , et ne se firent voir qu'après avoir reconnu que
les naturels de Vanou ne se montraient point hostiles
envers leurs hôtes. Un de ces guides raconta à Ham-
bilton qu'outre les deux navires qui avaient fait nau-
frage à Païou et à Vanou , un autre avait péri près
des îles de sable, nommées Maka-Loumou , au sud
de l'île; mais qu'on n'avait pu rien en sauver, attendu
qu'il avait été sur-le-champ brisé , et s'était englouti
le long du brisant.
Ce premier voyage nous a fait connaître le contour
de l'île, et nous a confirmé le fait du naufrage; mais
il ne nous a procuré aucuns documens sur le lieu
précis où il arriva , ni sur les événemens qui l'ont
accompagné. Nous serons peut-être plus heureux dans
1 Voyez note y.
DE L'ASTROLABE. ii9
les excursions suivantes. En outre je ferai en sorte de 1828.
captiver, par des amitiés et des prévenances de tout Fémer.
genre, la confiance de nos soupçonneux hôtes, afin
de leur arracher des déclarations plus complètes et
plus satisfaisantes touchant la catastrophe qui nous
intéresse si vivement tous.
Déjà M. Guilbert, en chassant sur les bords de
la passe de l'est, a découvert, sur la petite île du
bassin intérieur, un village dont les habitans l'ont bien
accueilli. Deux des naturels de cet endroit , nommés
Tangaloa et Barbaka, lui ont montré un certificat,
que M. Dillon leur avait laissé , et que M. Guilbert a
pu obtenir moyennant quelques présens. Par cha-
cune de ces pièces écrites sur un morceau de parche-
min , et datées du 6 octobre 1827, M. Dillon certifie
qu'il a été content de la conduite du porteur durant
son séjour dans l'île , qu'il y est arrivé le 13 septem-
bre 1827, et doit en repartir le jour suivant , 7 octo-
bre, pour se rendre aux iles sous le vent , à la recher-
che des Français de l'équipage de Lapérouse. Il l'ait
aussi mention de cinq canons de bronze , d'un mortier
de cuivré et de vaisselle trouvés à Vanikoro. En outre
M. Guilbert a apporté de ce village un morceau de
cuivre percé de quelques trous, paraissant avoir servi
de garniture de bout de vergue.
La chaloupe a jeté la seine sur la plage , et a fait
une pèche assez abondante. Dans la disette de vivres
frais où nous sommes réduits , une pareille capture
est un sujet de joie universelle.
M. Gressien est parti à cinq heures, dans la vole, 2J.
150 VOYAGE
1828. pour travailler à lever le plan de la passe de lest et de
Février. ja jjaje intérieure ; il a consacré une grande partie du
jour à ce travail.
Moi-même, à six heures et demie, je me suis em-
barqué dans la baleinière avec MM. Gaimard , Guil-
bert et Lauvergne , et me suis dirigé vers le village
de Tevai : mon intention était de rendre visite au chef
Nelo , de le questionner à loisir sur le naufrage, et de
lâcher de l'engager à nous fournir quelques cochons.
Nous avons eu beaucoup de peine à débarquer, car
le récif s'avance assez loin au large , et il est parsemé
de trous assez profonds qui rendent l'accès du rivage
difficile et dangereux. Les naturels n'ont paru ni sa-
tisfaits ni fâchés de nous voir, et cette indifférence
m'a frappé. Leur village se compose d'une trentaine
de cases groupées assez agréablement sous une touffe
de cocotiers et autres arbres , dans un petit vallon au
pied de la montagne; sa population peut s'élever à
deux cents personnes environ.
Le vieux Nelo m'a reçu dans sa cabane d'un air
assez bourru , et il a débuté par me demander des ha-
ches , en ajoutant que Pita lui en avait donné beau-
coup, beaucoup. Je lui ai fait expliquer par Hambilton
que nous avions besoin de vivres frais , que les ha-
ches nous avaient été données par notre chef pour
nous en procurer, et que, si Nelo voulait envoyer à
bord des cochons et des poules , nous lui donnerions
beaucoup de haches. Alors Nelo a demandé trois ha-
ches pour un petit cochon , et une hache pour un
petit poulet. Ce dernier marché ne pouvait pas me
DE L'ASTROLABE. 161
convenir, mais j'ai consenti au premier, et j'ai envoyé 182S.
prendre dans le canot trois haches. Nelo les a exa- Féeries,
rainées , puis il a rompu le marché sous prétexte
qu'une des haches n'était pas assez grosse. Voyant sa
mauvaise foi, j'ai voulu m'en aller; mais il m'a fait
tant d'instances que j'ai consenti à me rendre dans la
maison de VAtoua, où le marché, disait-il, allait se
conclure. Cette maison de l'A loua était une case plus
grande et mieux construite que les autres, pourvue
dans tout son contour d'estrades de nattes en forme
de lits de camp pour s'asseoir ou dormir, et abon-
damment pourvue d'armes , cordages et divers usten-
siles. 11 m'a semblé que c'était à la fois une salle d'ar-
mes et de conseil , plutôt qu'une espèce de temple ,
puisque je n'y ai remarqué rien qui parût avoir rap-
port à un culte quelconque.
Quoi qu'il en soit , ce fut là que ?Velo fit semblant de
vouloir négocier et d'envoyer chercher des cochons.
Mais aucun n'arrivait; et chaque fois que je faisais
raine de m'en aller, Aelo m'arrêtait avec humeur, et
les sauvages qui nous entouraient semblaient grom-
melé]' entre leurs dents et n'attendre qu'un signal de
leur chef pour tomber sur nous. Je reconnus que
l'intention du brave Nelo était d'avoir des haches sans
donner de cochons : nous étions venus sans armes,
et il eût été mal avisé de vouloir résister à ces sau-
vages alertes, résolus et bien armés. Il était évident
que je venais de me fourrer dans un guêpier, et, tout
en cédant, je ne songeai plus qu'à me ménager une
retraite honorable.
152 VOYAGE
isas. Ainsi, prenant tout-à-coup mon parti, je fis dire à
Février. i\Telo, par Hanibilton, que je n'avais pas le temps d'at-
tendre que l'on amenât des cochons; mais que je lui
donnais à compte sur le prix convenu une grosse
hache et un beau collier, et que, comme je comptais
sur sa bonne foi , il recevrait le reste du prix quand
il ferait porter l'animal à bord. Sur cela, je lui livrai
les deux objets en question , et , sans attendre sa ré-
ponse, je me remis en route pour le canot.
Ce dénouement imprévu du marché surprit telle-
ment Nelo, ou bien il fut si content d'obtenir la hache
pour rien , qu'il ne s'opposa nullement à ma retraite
non plus qu'aucun de ses gens. Pour ma part , je
m'estimai fort heureux d'être sorti à aussi bon marché
de cette espèce de coupe-gorge. Cette aventure me
donna la plus mauvaise opinion du caractère des habi-
tans de Tevai, et je vis que nous ne pourrions pas être
trop sur nos gardes contre leurs dispositions avides
et turbulentes et leur perfidie. Le fils de Nelo lui-
même, si composé, si timide quand il venait nous
voir , se trouvait au nombre des plus insolens.
Durant cette entrevue, j'avais cependant profilé de
tous les instans où je pouvais fixer l'attention du
cupide Nelo pour le questionner au sujet du naufrage.
Malgré sa mauvaise humeur, il répondait quelquefois
à mes questions. — Suivant lui , les Français qui
avaient abordé à Vanou avaient tiré les premiers sur
les naturels, et en avaient tué une vingtaine : puis ils
s'en étaient allés. Jamais, à sa connaissance, aucun
papa langui (blanc) n'avait existé dans Yanikoro,
DK [/ASTROLABE. 153
ni dans les îles voisines. Un navire s'était effecti- is*s.
vemenl perdu sur les récifs du S. E. ; mais on n'avait Févnei.
pu rien en sauver, et les blancs qui le montaient
n'étaient point descendus à terre. Enfin , Pita n'avait
point eu de canons , et n'avait pas même pu pécher
sur les récifs Malgré les protestations de Nelo, je
voyais facilement que ce chef n'était point sincère,
et qu'il y avait beaucoup de réticences dans ses décla-
rations.
En quittant Tevai, je me dirigeai sur un des vil- pi.clxwh.
lages de Manevai , dans le bassin intérieur. Du plus
loin qu'ils nous aperçurent, les habitans accoururent
au-devant de nous , sans armes , et en témoignant une
joie extrême de nous voir. Le vieil ariki Tamanon-
gui me prit amicalement par la main , et me conduisit
dans une espèce de case publique où l'on préparait
des vivres. Nous nous assîmes au milieu de tout le
peuple et à côté des chefs des deux villages.
154 VOYAGE
1S2S. Je donnai à chacun d'eux un collier, el M. Guilbert
Février. ]es gratifia d'un morceau d étoffe de Tonga : ces
présens les comblèrent de joie. Puis je commençai à
les questionner. Ils m'écoutaient attentivement, et
paraissaient disposés à m'èlre agréables. Néanmoins,
comme ceux de Tevai, ils nièrent long-temps avoir eu
connaissance de l'événement ; personne ne se sou-
venait d'avoir vu les vaisseaux naufragés, ni les étran-
gers qui les montaient. Enfin un vieillard, qui parais-
sait n'avoir pas moins de soixante-dix ans, confessa
qu'il avait vu deux blancs qui étaient descendus à
Païou ; mais il ajouta qu'ils y étaient morts depuis
long-temps sans avoir laissé d'enfans. Ceux qui avaient
abordé à Vanou avaient été reçus à coups de flèches
par les naturels : alors les blancs avaient tiré sur
ceux-ci avec leurs fusils ( et il faisait le geste d'un
homme qui souffle la mort); ils en avaient tué plu-
sieurs ; ensuite ils avaient tous péri eux-mêmes , et
leurs crânes étaient enterrés à Vanou. Les autres os
avaient servi aux sauvages à garnir leurs flèches.
Quelques-uns des assistans ont voulu nier ce dernier
fait; mais, en définitive, ils ont avoué qu'ils crai-
gnaient de voir les habitans de Vanou arriver pour
les exterminer, s'ils avaient connaissance que ceux
de Manevai eussent fait cette déclaration. Ils firent
même retirer le vieillard pour empêcher que je ne
l'interrogeasse plus longuement.
Pendant ce temps, on m'avait apporté de vieux
morceaux de fer provenant du navire naufragé devant
Païou ; mais je n'achetai qu'un clou et un morceau
DE L'ASTROLABE. 155
de cuivre, les autres pièces n'offrant que des débris i8a8.
informes, à cause de leur vétusté ou de leur oxi- ^rier.
dation.
A Manevai, comme à Tevai, je montrai aux na-
turels une croix de Saint-Louis et une pièce d'argent ,
en leur demandant s'ils avaient déjà vu des objets
semblables. A Tevai, personne ne se souvint d'en
avoir jamais vu; mais à Manevai, Tangaloa affirma
qu'il s'en trouvait de semblables à Vanou. Je négociai
ensuite, avec Tangaloa et Barbaka, le prix des mor-
ceaux de parchemin laissés par Dillon. Le premier
céda volontiers le sien pour un beau collier ; et Bar-
baka, après s'être montré d'abord plus exigeant,
accepta aussi ce marché.
Le chef Tamanongui me fit offrir du poisson, du
taro et des cocos; je n'acceptai que quelques cocos,
mais je fus très-sensible à son hospitalité, qui con-
trastait si fortement avec l'insolente avidité de Nelo et
de ses sujets. Ce bon ariki parut enchanté , ainsi que
tous ses hommes, quand je lui appris que dans cinq
jours le navire viendrait mouiller près du village ; et
il répéta plusieurs fois que tout y serait à mon
service.
J'avais remarqué Tangaloa, tant pour son intelli- pi. clxxvi.
gence et ses agréables manières que pour sa connais-
sance parfaite de la langue de Tikopia. Aussi lui
avais-je fait quelques amitiés , qui l'avaient d'autant
mieux disposé à mon égard qu'il était déjà l'ami de
M. Guilbert. Jaloux d'acquérir un interprète aussi
intelligent . je lui avais proposé de servir de guide au
156 VOYAGE
i8is. canot qui allait retourner à Vanou et à Paiou. Il
Février, accepta de très-bonne grâce, et parut tout décidé à
nous accompagner sur-le-champ à bord ; mais à me-
sure que l'instant du départ approchait, il devint
rêveur et taciturne , et je m'aperçus qu'il regrettait
de s'être autant engagé. Enfin , arrivé près du canot
qui nous attendait le long du récif, son courage
l'abandonna complètement, et il refusa de nous suivre,
en alléguant que Nelo le tuerait s'il se hasardait sur
son territoire. Je crus alors que ce motif n'était
qu'une défaite pour lui servir d'excuse, et que Tan-
galoa n'était arrêté que par sa défiance envers des
étrangers qu'il connaissait à peine. Bientôt je devais
apprendre que l'autre raison pouvait avoir quelque
fondement.
Dans les deux villages, les naturels se sont accordés
à désigner spécialement sous le nom de Vanikoro l'île
du N . E. sur laquelle se trouvaient le village de ce nom
et celui de Tevai. Mais ils n'ont point de nom collectif
pour la grande ile , et ils font divisée en districts dont
les principaux sontTanema , Paiou et Vanou. En con-
séquence, pour nous conformer à la désignation des
peuples voisins, le groupe entier, suivant nous, por-
tera le nom d'il es Vanikoro, la grande île gardera le
nom de la Recherche que lui avait imposé d'Entre-
casteaux , la petite sera l'île Tevai , de son principal
village qui donnera aussi son nom à la baie de l'est. Le
bassin intérieur sera la baie de Manevai , et notre
mouillage actuel sera le havre d'Ocili ; enfin les deux
canaux par où l'on pénètre dans la baie de Manevai ,
DE L'ASTROLABE. 167
seront les passes de lest et du nord. Deux des pointes 1828.
de l'est de l'île de la Recherche ont été nommées Février.
Pointe de l'Astrolabe et Pointe Dillon, Les autres
baies et caps ont leurs noms des villages voisins ou
des districts sur lesquels ils se trouvent '.
En traversant deux fois la passe de l'est, j'ai reconnu
avec joie qu'elle était moins difficile que je ne l'avais
jugée au premier abord. M. Gressien, qui a employé
une partie du jour à la sonder , m'en a rendu le même
compte. Il a vérifié en outre que le bassin de Manevai
offrait un mouillage excellent. Une fois la passe bien
balisée, il me sera possible d'y engager la corvette,
car je ne puis me dissimuler qu'elle ne serait pas du
tout en sûreté sur la rade d'Ocili, si nous étions as-
saillis par de forts vents et une grosse mer de l'est.
Un dernier voyage de la chaloupe a complété notre
provision d'eau. Le coup de seine de la soirée a encore
procuré une pèche abondante.
Demain M. Jacquinot, accompagné de 3131. Lot-
tin, Sainson, Dudemaine et Lesson , partira dans le
grand canot pour faire une seconde excursion autour
de l'île, et chercher de nouveau le lieu du naufrage.
Il était convenu entre Hambilton et moi que cet Anglais
resterait à Païou , dans l'espoir d'interroger plus faci-
lement les habilans et de mieux gagner leur confiance,
quand une fois il serait seul parmi eux ; il devait être
repris dans un voyage subséquent du grand canot.
' Plus lard, la pointe orientale de Tevai fut appelée pointe de la Bavon-
naise, du nom du navire que commandait M. Le Goarant.
158 VOYAGE
1828. Ayant eu connaissance de cette décision , M. Gaimard
Fevner. vmt me prjer jg [uj accorder la permission de se join-
dre à Hambilton et de rester quelques jours à Païou
dans le même dessein. Mon premier mouvement fut de
me refuser h ce désir ; cependant, ayant réfléchi d'une
part que tout le monde se portait bien, qu'outre
M . Gaimard il restait encore deux médecins à bord ,
qu'enfin M. Gaimard n'exposait que sa propre per-
sonne; d'un autre côté considérant que par son zèle ,
son activité et le crédit dont il jouissait d'ordinaire au
milieu des nations sauvages, il pourrait arriver à quel-
que résultat important ; je finis par acquiescer à sa
proposition , et je lui remis un présent pour le chef de
Païou. Je lui recommandai spécialement la recherche
des crânes déposés à Vanou et des pièces de monnaie,
la découverte du lieu du naufrage, et de celui où les
Français auraient construit un petit navire. En même
temps , je l'invitai fortement à ne rien emporter sur
lui qui put exciter la cupidité des naturels, et à ne
conserver autre chose que les effets qui lui étaient
strictement nécessaires. Il est fâcheux que M. Gai-
mard ne connaisse point l'anglais, ce qui lui rend
l'assistance d'Hambilton beaucoup moins utile.
26. Dès trois heures du matin, le grand canot bien ar-
mé est parti pour remplir sa mission. M. Gressien a
encore passé la journée à sonder et lever le plan de la
baie de Manevai, avec la yole. Le bot a été mis aux
ordres de M. Paris qui a exécuté un travail semblable
pour la baie de Tevai.
Nous avons observé dans la matinée plusieurs piro-
DE L'ASTROLABE. 159
gués qui arrivaient par la passe de lest et semblaient se 182s.
diriger sur le rivage de Tevai. De son côté , M. Grès- Février.
sien a trouvé les habitans de Manevai disposés à dan- -
ser, comme s'ils eussent célébré une fête. Mais le tra-
vail dont il était chargé ne lui a pas permis d'en obser-
ver les détails.
La faiblesse extrême que j'éprouve depuis quelques
jours ne me permet pas de m'écarter du navire ; je me
contente d'une courte promenade sous les arbres de
la plage, et je prends chaque jour un bain qui nie
procure un peu de soulagement.
A une heure après minuit, comme je dormais sur 27.
le bastingage, j'ai été réveillé par le bruit qu'a fait le
grand canot en accostant le long du bord. J'ai question-
né avec empressement nos voyageurs , et l'on doit
juger de la satisfaction que j'ai éprouvée, en rece-
vant les renseignemens suivaus.
Le grand canot est arrivé ce matin à huit heures n.
environ devant Vanou. A son approche , les femmes clxxxiv,
se sont enfuies dans les bois, emmenant leurs enfans
avec elles et emportant sur le dos leurs effets les
plus précieux. Les hommes sont venus au-devant du
canot d'un air où léguaient l'inquiétude et l'effroi; à
toutes les questions qu'on leur a adressées, ils n'ont fait
que des réponses évasives et visiblement mensongères.
Tout en persistant dans leur système de dénégation
absolue louchant le naufrage des navires et ses consé-
quences , ils ont cependant avoué qu'ils avaient eu en
leur pouvoir les crânes des matas , mais ils ont ajouté
qu'on les avait depuis long-temps jetés à la mer.
100 VOYAGE
1S2S. Seul parmi ces sauvages, Valie, second chef de
Février. Y/anou , paraissait plus disposé à la confiance et à la
PI CLXYIÏ
sincérité. Plusieurs fois il fut sur le point de faire des
déclarations plus satisfaisantes ; mais chaque fois il
fut arrêté par les gestes et les menaces de ses compa-
triotes qui l'empêchèrent de parler. On ne put non
plus obtenir deux aucun renseignement touchant le
lieu du naufrage. M. Gaimard et Hambilton descen-
dirent à terre et visitèrent la maison de l'Aloua où rien
d'intéressant ne s'offrit à leurs recherches.
pi. Alors le canot se dirigea vers Nama, village situé à
clxxxiii. deux milles plus loin. Les Français y furent accueillis
d'un air plus ouvert qu'à Yanou; cependant leurs
questions, leurs promesses et leurs efforts y furent
long-temps aussi infructueux, et M. Jacquinot se pro-
posait déjà de continuer sa route vers Païou , lorsqu'il
s'avisa de déployer aux yeux des sauvages un morceau
de drap rouge. La vue de cet objet produisit un tel
effet sur l'esprit d'un de ces sauvages, qu'il sauta sur-
le-champ dans le canot et s'offrit à le conduire sur le
lieu du naufrage, pourvu qu'on lui donnât le précieux
morceau d'étoffe. Le marché fut ausitôt conclu, et nos
compagnons furent enfin conduits sur le lieu que nous
cherchions avec tant d'empressement depuis notre
arrivée.
La chaîne de récifs qui forme comme une immense
ceinture autour de Vanikoro , à la distance de deux
ou trois milles au large, près de Païou et devant un lieu
nommé Ambi, se rapproche beaucoup de la côte dont
elle n'est guère alors éloignée de plus d'un mille. Ce fut
DE L'ASTROLABE. 161
là , dans une espèce de coupée au travers des brisans, 189.S.
que le sauvage arrêta le canot et fit signe aux Français Février,
de regarder au fond de l'eau. En effet , à la profondeur
de douze ou quinze pieds, ils distinguèrent bientôt,
disséminés ça et là et empâtés de coraux, des ancres, pi. ccxl Us
des canons, des boulets et divers autres objets, sur-
tout de nombreuses plaques de plomb. A ce spectacle,
tous leurs doutes furent dissipés ; ils restèrent con-
vaincus que les tristes débris qui frappaient leurs yeux
étaient les derniers témoins du désastre des navires de
Lapérouse.
Il ne restait plus que des objets en fer, cuivre ou
plomb. Tout le bois avait disparu, détruit sans doute
par le temps et le frottement des lames. La disposi-
tion des ancres faisait présumer que quatre d'entre
elles avaient coulé avec le navire, tandis que les deux-
autres avaient pu être mouillées. L'aspect des lieux
donnait enfin lieu de croire que le navire avait tenté
de s'introduire au dedans des récils par une espèce
de passe , qu'il avait échoué , et n'avait pu se dégager
de cette position qui lui était devenue fatale. Suivant
le récit de quelques sauvages , ce navire aurait été
celui dont l'équipage avait pu se sauver à Païou , et y
construire un petit bâtiment , tandis que l'autre aurait
échoué en dehors du récif, où il se serait tout-à-lait
englouti.
M. Jacquinot fit plonger sur une de ces ancres ; on
réussit à l'élinguer, et déjà on avait fortement agi
avec les palans pour la soulager, quand on saperçut
(pie celte manœuvre allait compromettre le salut du
TOME V. I I
162 VOYAGE
1R2S. canot dont l'arrière cédait aux efforts qui avaient été
Février, faits ; tant cette ancre était déjà engagée sous la croûte
des coraux ! Cette considération décida M. Jacquinot
à renoncer à son entreprise , et coïnme il était déjà
quatre heures du soir, il jugea à propos de se mettre
en route pour le navire. En conséquence , après avoir
déposé M. Gaimard et Hambilton au milieu des habi-
tans de Nama , qui parurent enchantés de voir ces
étrangers s'établir au milieu d'eux , le grand canot se
dirigea vers la corvette; il toucha plusieurs fois contre
des bancs de coraux ; mais, comme il faisait très-beau
clair de lune et calme, ces accidens n'eurent point de
suite fâcheuse , et le canot opéra heureusement son
retour à Ocili par la baie Manevai et la passe de l'Est.
Du reste MM. Jacquinot et Lottin avaient acheté
des naturels plusieurs objets du naufrage, dont les
plus remarquables étaient un croc de capon , un bout
de chaîne de paratonnerre, une mesure à poudre en
cuivre , un piédestal d'instrument ou d'un fort chan-
delier en cuivre, surtout un vase cubique en cuivre
avec une forte doublure en plomb, etc. ; enfin un sau-
mon de fer de cent livres pesant.
Comme je l'ai déjà dit , ce voyage nous a tous con-
vaincus que les bâtimens dont nous recueillons les
débris, et dont ces messieurs ont vu les ancres et les
canons épars sous l'eau , étaient effectivement ceux
de Lapérouse. Je liens cependant à acquérir de nou-
velles preuves de conviction , s'il est possible; je tiens
du moins à me procurer un canon et une ancre pour
les rapporter avec nous en Europe , et les montrer à
DE L'ASTROLABE. 163
nos concitoyens comme des monumens authentiques 1S2S.
du naufrage des frégates de Lapérouse et de nos ef- Février.
forts sur les récifs de Vanikoro. Mais pour cela il faut
que la chaloupe elle-même se transporte sur les récifs
du naufrage , et je ne veux point qu'elle s'éloigne de
la corvette avant que celle-ci soit mouillée dans un
lieu plus sur.
Dans la journée notre provision de hois à brûler a a8.
été complétée , et M. Paris a terminé son travail rela-
tivement à la baie Tevai. Une forte houle entre en
rade, et nous fait rouler bord sur bord, tandis
qu'elle fait mugir avec force les brisans de la baie et
de la passe de l'Est. Cependant la brise est modérée
au N. et au N. N. E. ; mais ces grandes lames vien-
nent sans doute des parages situés au nord de la ligne,
et sont le résultat de quelque coup de vent dans
l'hémisphère septentrional.
A deux heures et demie, je suis allé prendre mon
bain accoutumé, à l'ombre des barringtonia et des
calophijllum aux feuilles luisantes et cartonnées. Ces
beaux arbres étendent leurs rameaux au large, et
forment ainsi sur le rivage même de délicieux om-
brages. Sept pirogues de Tevai ont passé près du
bord , et ont accosté le long de la plage d'Ocili. La
plupart de ceux qui les montaient étaient des hommes,
mais il y avait aussi quelques femmes qui allaient
chercher des vivres à la plantation voisine de l'ai-
guade; car ici, comme à la Nouvelle-Hollande, ce
sexe est chargé de tous les travaux pénibles. Ces
femmes sont encore plus hideuses que les hommes ,
ii'
i S ï 8.
Février.
16 i
VOYAGE
surtout quand elles ont atteint un certain âge. Leurs
mamelles sèches , plissées et pendantes , ressemblent
à de vieilles besaces, et comme si elles étaient jalouses
d'imprimer plus vile à leur gorge cet aspect dégoû-
tant, elles ont adopté la coutume de la serrer forte-
ment avec une ceinture au-dessus du mamelon. Leurs
cheveux sont laineux , et le plus souvent tondus ras.
Un court tablier couvre leurs parties naturelles, et
ces malheureuses créatures ont contracté pour la plu-
part une attitude gauche et contournée , par l'habi-
tude qu'elles ont de porter les fardeaux. Quelque
hideuses que soient ces femmes, leurs maris en sont
très-jaloux et ne permettent qu'avec une extrême ré-
pugnance à nos hommes d'approcher d'elles.
Les hommes, qui paraissent avoir fait leur toilette,
DE L'ASTROLABE. 166
sont armés de leurs arcs et de leurs flèches. Les pre- 1828.
miers , longs de cinq ou six pieds , sont d'un beau bois Février,
rougeâtre, fort et flexible. Les flèches sont des bam- pi.
bous adroitement travaillés , garnis d'une pointe en clxxvui.
os, fort déliée et très-aiguë, soudée au corps de la
flèche avec une résine tenace. Ces sauvages affirment
d'une voix unanime que ces flèches causent des bles-
sures mortelles ; mais les expériences faites à bord
sur des animaux n'ont point confirmé cette asser-
tion. 11 est vrai que ces mêmes sauvages conviennent
que, toutes mortelles qu'elles sont pour l'homme, ces
armes ne font point le même effet sur les animaux ni
sur les oiseaux , ce qui parait peu croyable. Comme
les pointes qui garnissent ces flèches sont faites avec
des os humains, il est probable que la superstition entre
pour beaucoup dans leur conviction à cet égard. En
outre ces pointes étant, comme je l'ai dit, très-déliées,
doivent se rompre le plus souvent lorsque la flèche
pénètre assez avant, et, en restant dans la plaie, leur
présence doit oecasionerdes accidens funestes pour des
sauvage» qui ignorent le moyen de les extraire. De là
peut-cire le préjugé qui leur l'ail considérer ces flè-
ches comme empoisonnées. Quoiqu'il en soit, ils tien-
nent tellement à ces armes, que jusqu'à ce moment
ils ont formellement refusé d'en céder une seule ,
même pour du drap rouge dont ils sont si avides ; à
toutes les propositions qu'on leur fait à cet égard , ils
se contentent de dire qu§ ces armes sont tabous
comme nos fusils.
On a appris aujourd'hui de ces hommes qu'ils sont
166 VOYAGE
182s. habituellement en guerre avec les habitans du village
Février. Sltu^ sur ja pointe orientale de Me Tevai , village qui
porte spécialement le nom de Vanikoro. Ces derniers
se serviraient de sarbacanes pour lancer leurs flèches,
si l'on a bien compris les gestes de nos sauvages , et
ils auraient tué dans ces derniers temps neuf hommes
aux habitans de Tevai.
Naguère un village se trouvait aussi sur la plage
d'Ocili , et l'on en voit encore les ruines. Mais les ha-
bitans ont été exterminés à la suite de quelques com-
bats , et leur territoire est tombé au pouvoir de la
tribu de Tevai.
Dans leur grande toilette, les hommes sont ridicu-
lement surchargés d'anneaux en coquillages blancs ou
en écaille de tortue , entrelacés les uns dans les au-
tres , et suspendus aux oreilles , à la cloison des na-
rines , aux bras , aux poignets , à la ceinture , aux
genoux, et jusqu'à la cheville des pieds; tandis que
les femmes portent rarement de ces ornemens et tou-
jours en petite quantité. En masse , comme tous ceux
de la race noire océanienne, ce peuple est dégoûtant ,
fainéant , stupide , farouche , avide et sans qualités ni
vertus que je lui connaisse. Notre force seule lui
impose, et je pense que notre existence serait fort
compromise , si nous étions , ou s'ils nous croyaient
les plus faibles. Il fut sans doute bien cruel pour notre
illustre Lapérouse de succomber d'une manière si
malheureuse sur la fin »de sa brillante expédition ;
mais s'il eut le temps de connaître les êtres hideux
entre les mains desquels son mauvais sort Favait pré-
DE L'ASTROLABE. J67
cipilé, avant de périr, son naufrage dut lui paraître 1828.
dix fois plus déplorable encore. Partout ailleurs , au l evi!el-
milieu des peuples de la race polynésienne, comme à
Taï'ti, Tonga, Rotouma, Tikopia, etc., le premier
moment d'inquiétude et d'effroi de la part des sau-
vages passé , il eût pu traiter avec eux , et en obtenir
des égards et même des secours et des vivres. Les
anthropophages de la Nouvelle-Zélande se sont eux-
mêmes montrés quelquefois hospitaliers envers les
Européens naufragés sur leurs plages. Mais à Vani-
koro les compagnons de Lapérousc ne durent trouver
que cupidité, barbarie et perfidie. Malgré nos offres
nous ne pouvons obtenir, des habitans de Tevai , que
des noix de cocos et quelques bananes , tant leurs
prétentions sont excessives pour les autres produc-
tions. Quant aux cochons, ils paraissent décidés à ne
pas en céder, quel que soit le prix qu'on leur propose.
Malgré les chaleurs étouffantes qui régnent à Vani-
koro, et les travaux forcés en tout genre que viennent
d'exécuter nos hommes , il est très-remarquable que
personne ne souffre ni de la fièvre ni de la dyssen-
terie. M. Sainson et le maître d'équipage sont même
parfaitement rétablis; je suis le seul dont la santé ne
soit pas aussi satisfaisante que celle des autres. Mais
mon état paraît tenir à des affections dentrailles qui
durent déjà depuis long-temps.
La chaloupe a apporté le reste du bois à brûler.
Tous les hommes de l'équipage sont allés, en deux
bordées , à terre pour laver leur linge et leurs hamacs
dans le ruisseau de laiguade.
168 VOYAGE
(8a8* Aujourd'hui les naturels de Tevai sont venus à
Février. jJ0rcj en p|us gTand nombre qu'ils ne l'avaient encore
fait ; ils ont apporté une plus grande quantité de cocos
et de bananes que de coutume. Ils ont même amené
deux cochons, mais leurs prix ont été si outrés
qu'ils les ont remportés à terre. Peut-être, malgré le
silence que j'avais recommandé , ont-ils compris que
nous allions quitter leur territoire pour nous trans-
porter chez leurs voisins ; ils auront senti que c'en se-
rait fait de leurs marchés , et ils auront désiré réparer
le temps perdu. Dans tous les cas le chef Nelo n'a
point reparu-, il n'a point tenu sa parole, et a gardé
la hache. J'aurais été bien surpris s'il avait montré
plus de probité.
Ce matin il soufflait une petite brise de S. S. E.
avec beau temps -, la circonstance m'a paru favorable
pour conduire la corvette de la rade d'Ocili dans la
baie de Manevai. Dès cinq heures du matin le branle-
bas fut fait, toutes nos ancres de poste furent succes-
sivement levées, et nous commençâmes à nous touer
vers la passe de l'Est au moyen de grelins éiongés sui-
des ancres à jet. Cette opération souffrit peu de diffi-
cultés jusqu'à huit heures; mais en ce moment la brise
fraîchit au nord plus qu'elle n'avait fait les jours pré-
cédens, et fit chasser une de nos ancres à jet; ce qui
nous rejeta à moins de huit ou dix brasses des brisans
du rivage.
Avec de grands efforts nous pûmes continuer notre
manœuvre; cependant une autre ancre à jet ayant en-
core chassé, celte fois nous retombâmes près du récif
29-
DE L'ASTUOIABE. 169
du mouillage sur lequel la mer brisait avec fureur. i8aS.
Durant plus de vingt minutes , la corvette se trouva Février,
sur des tètes de coraux situés à moins de quatorze pieds
sous l'eau , et avec une houle assez forte : il est fort
heureux que, dans les levées de la lame, elle n'ait
touché contre aucun de ces rocs acérés dont un seul
eut pu la défoncer.
Nous réussîmes encore à nous tirer de ce danger ;
mais tout le reste du jour nous fumes cruellement
contrariés par le vent. Malgré tous nos efforts, nous
fûmes condamnés à passer la nuit, à moins d'une en-
cablure de ce fatal brisant, sur deux ancres à jet
mouillées, l'une par trente-cinq brasses de fond et avec
quarante-cinq brasses de la petite chaîne , l'autre par
trente-trois brasses et avec soixante-dix brasses d'un
grelin peu solide.
Dans la journée , il y a eu quinze ancres , tant
grosses que petites , mouillées et élongées , souvent
avec deux ou trois grelins , au milieu d'une mer assez
creuse et par de grands fonds.
Accablés de fatigue, tous les officiers et les hommes
de l'équipage dormirent du plus profond sommeil.
Seul je veillais pour tous; car, dévoré d'inquiétude
sur notre position critique , je ne pouvais m'en rap-
porter qu'à moi-même pour veiller sur les chances du
vent , de sorte qu'il me fut impossible de fermer l'œil
un seul instant. A l'exception des affreuses nuits
passées sur les récifs de Tonga-Tabou , nous n'en
n'avions pas eu d'aussi pénible. Si le vent eût varié à
l'E. et eût soufflé avec quelque force, V Astrolabe
170 VOYAGE
iSa& eût été perdue sans ressource. Avec des naturels
Février, aussi barbares que ceux de Vanikoro , et qui ne res-
pectent tout juste les Européens qu'en raison de la
crainte que ceux-ci leur inspirent, il est vraisemblable
que nous eussions tous péri sous leurs coups.
Les habitans de Tevai ont encore apporté aujour-
d'hui beaucoup de cocos et de bananes à bord ; ils
paraissent très-contrariés de notre déplacement, qui
va nous transporter hors des limites de leur terri-
toire , et par conséquent les priver de tous les avan-
tages qu'ils espéraient retirer de leur commerce ex-
clusif avec nous. Dans leurs regrets, il n'y a pas le
moindre sentiment généreux : la cupidité seule les
excite,
i mars. Les travaux recommencèrent dès quatre heures et
demie du matin , et nous nous efforçâmes d'atteindre
la passe. Malheureusement le vent du N . reprit , et
nous contraria singulièrement. Ce ne fut qu'avec des
peines et des efforts inouis que nous pûmes donner
dans la passe , tourmentés à la fois par le vent et le
courant contraires, et obligés de manœuvrer la cor-
vette dans un canal quelquefois si resserré, qu'elle n'y
eût pas trouvé sa longueur pour se retourner. Cela
nous forçait à avoir sans cesse trois ancres en mou-
5
vement , afin que nous fussions toujours retenus au
moins par deux d'entre elles, tandis qu'on manœu-
vrait la troisième.
Tandis que nous donnions dans ce dangereux ca-
nal , les naturels de Tevai et de Manevai nous don-
naient un spectacle curieux , et dont j'aurais mieux
DE LASTKOLABE. 171
joui, si je n'eusse été distrait par les inquiétudes et iSiS.
les soins continuels qu'exigeait de moi la conduite Mars-
de F Astrolabe, Vers une heure après-midi, M. Gres-
sien étant allé élonger une ancre dans la passe , deux
habitans de Manevai parurent sur le récif du sud ,
et se lancèrent à l'eau probablement dans l'intention
de se rendre à bord du canot de M. Gressien. Mais
cet officier, naturellement tout entier à sa corvée., ne
fit point attention à l'action de ces sauvages , et
revint à bord dès qu'il eut mouillé son ancre.
En ce moment même , cinq ou six pirogues de
Tevai se trouvaient encore le long du navire , et
commerçaient avec l'équipage. Sur-le-champ deux
d'entre elles se détachèrent des autres , coururent
avec rapidité vers les deux hommes à la nage, les
saisirent malgré leurs efforts pour s'enfuir, et les con-
duisirent en triomphe à Tevai. Les autres pirogues
les suivirent de près; les hommes qui les montaient
descendirent sur le récif du nord, et se dirigèrent
vers leur village, en gambadant, poussant des cris et
faisant des gestes de joie, comme pour célébrer une
victoire.
Une demi-heure après cet événement, une pirogue
de Manevai traversa le chenal , et il en débarqua un
vieillard qui me parut être le chef de Manevai : du
reste , il se dirigea seul et sans armes vers Tevai ,
tandis que ceux qui l'avaient amené reprirent le large.
Sans doute le vieillard obtint promptement l'élargis-
sement des deux prisonniers , car il ne larda pas à
reparaître avec eux. Pendant ce temps, tous les guer-
172 VOYAGE
1828. riers de Manevai , armés de leurs arcs et de leurs
Mars. flèches et au nombre de cinquante ou soixante , arri-
vèrent successivement sur le récit' situé de leur coté :
les uns s'accroupirent pour contempler la corvette,
quelques-uns couraient sur la plage , et d'autres s'a-
musaient à lancer des flèches sur les poissons. C'était
un spectacle curieux que de voir ces corps nus, noirs
et grêles , paraître et disparaître alternativement ,
comme des fantômes , entre les arbres du rivage.
Deux pirogues deTevai s'approchèrent encore delà
corvette pour reprendre leurs échanges ; mais à la vue
de quatre pirogues de Manevai qui s'avançaient à leur
rencontre, elles firent une prompte retraite. Quel-
ques minutes après , quatre pirogues de Tevai re-
vinrent à la charge; mais il s'en présenta sur-le-champ
plus de dix de Manevai. Celles-ci s'avancèrent jus-
qu'au milieu de la passe , en faisant toutes sortes de
menaces et de provocations à leurs ennemis , qui res-
tèrent prudemment sur leur récif. Durant quelque
temps, ces cris d'insulte et d'aggression , poussés par
les habitans de Manevai , retentirent h nos oreilles ; il
y eut même quelques flèches lancées de part et d'au-
tre, qui me donnèrent un moment d'inquiétude pour
nos canots , obligés de passer entre les deux partis
pour exécuter leurs opérations.
Mais ceux de Tevai, se sentant sans doute les plus
faibles , restèrent toujours à une distance respec-
tueuse , et finirent par se retirer tout-à-fait. Au mo-
ment même où les provocations semblaient être le
plus animées, je remarquai, parmi les sauvages de
DE L'ASTROLABE. 173
Manevai, un individu sans armes, qui seul et debout 1828.
dans une pirogue agitait un morceau d'étoffe blanche, Mars-
et par ses signes semblait inviter les habitans de Tevai
à se retirer, tandis que ses propres compatriotes les
défiaient par les menaces les plus insultantes.
Une fois débarrassés de la présence de leurs rivaux ,
les naturels de Manevai firent leur apparition à bord ,
et parurent enchantés de l'accueil qu'ils y reçurent.
De ce moment, nous ne revîmes plus les habitans de
Tevai, dont aucun de nous ne regretta la société l.
Il nous fallut encore le reste de la journée pour
franchir toute la longueur de la passe , encore est-il
douteux que nous eussions réussi sans une double
circonstance qui nous favorisa. Après midi , la brise,
quoique toujours contraire, mollit beaucoup; et sur
les quatre heures la marée , ayant reversé en dedans
des îles, nous poussa lestement vers l'intérieur, en
nous faisant raser de très-près les dangereux brisans
qui bordent cette passe épineuse.
Enfin, à sept heures et demie , j'eus la satisfaction
de voir la corvette établie sur deux ancres dans l'in-
térieur de la baie, sur une mer aussi paisible que
l'eau d'un étang, et à l'abri des houles du large.
La journée nous avait encore coûté vingt-deux ancres
à mouiller et à relever. Toutefois c'était presque un
miracle que nous n'eussions touché nulle part , ni per-
du d'ancres ou de grelins , par un fond hérissé de co-
raux, et ayant eu à lutter contre des circonstances
" l'orr; note 10.
174 VOYAGE
1828. aussi défavorables. Le grelin de gomotou acheté à
Mars. Amboine nous a rendu les plus grands services; dans
cette circonstance critique , j'ai été à même d'apprécier
à toute leur valeur ces utiles cordages. Leur extrême
légèreté leur donne un grand avantage sur ceux de
chanvre , sans rien leur enlever en solidité , ni en flexi-
bilité. Je ne saurais trop en recommander l'emploi aux
capitaines appelés à faire des voyages semblables à ce-
lui de V Astrolabe , et qui auraient l'occasion de s'en
procurer aux Moluques ou à Java.
2. Comme il faisait calme plat , à six heures du matin,
je partis dans la yole , pour aller reconnaître la partie
du bassin où nous serions le mieux placés et, le plus à
proximité de toute espèce de ressources. Après avoir
franchi une seconde passe formée par les brisans de
File Manevai et un récif qui s'étend au large de la côte
opposée, je trouvai un havre très-sûr avec quinze à
pi. CLxxxi. vingt brasses de fond , derrière l'île Manevai. Le bri-
sant opposé défendait ce bassin contre les houles de la
baie extérieure , et , pour ne lui laisser rien à désirer,
une jolie rivière venait sejeler à la mer précisément en
cet endroit.
Mon choix fut bientôt arrêté. Je retournai à bord ,
les ancres furent sur-le-champ dérapées ; et à l'aide des
avirons de galères et de trois canots de l'avant, nous
atteignîmes en moins de deux heures le mouillage de
Mangadai. Toute lente qu'elle était, cette navigation
était bien plus satisfaisante que celle des deux journées
précédentes; à la joie qui régnait à bord, aux cris d'al-
Jégresse des matelots qui nageaient dans les canots ,
DE L'ASTROLABE. 1
s
i .1
on eût dit que l 'Astrolabe exécutait une marche triom- 1828.
phale, tandis que les manœuvres des journées anté- Mars
rieures semblaient être les tristes et pénibles efforts
d'un équipage qui cherche à se soustraire au danger
le plus imminent. En ce moment , qui eût pu deviner
que la scène changerait si tôt d'aspect!..
Arrivé au poste que j'avais choisi , mon premier soin
a été d'y établir de nouveau la corvette sur trois amar-
res ; opération qui n'a été terminée qu'à quatre heures
et demie du soir. Puis on s'est occupé sur-le-champ de
préparer la chaloupe et la baleinière qui seront expé-
diées dès demain vers Païou, pour relever quelques dé-
bris importans du naufrage , lever le plan de cette par-
tie de l'île et ramener M. Gaimard et Hambilton. Après
le retour de l'embarcation , je compte moi-même me
rendre à Vanou, Nama et Païou, pour interroger
les naturels , examiner les localités et parvenir, s'il est
possible, à de nouveaux renseignemens sur le sort des
Français. La yole a élé envoyée vers la rivière ; après
l'avoir remontée jusqu'à une certaine dislance, elle en
trouva l'eau potable et très-facile à faire , découverte
qui nous a été fort agréable.
Au moment où nous avons mouillé , tous les natu-
rels qui jusque-là nous avaient paisiblement accompa-
gnés dans leurs pirogues, au nombre de quinze ou
vingt , ont monté à bord et nous ont de nouveau té-
moigné toute leur satisfaction de nous voir sur leur
territoire. Les chefs et plusieurs naturels m'ont donné
le salut de respect ( qui consiste à baiser le dos de la
main), et. je leur ai fait quelques présens. Le vieux
176 VOYAGE
1S28. Mocmbe, premier ariki et chef religieux de Mane-
Mars. vaj ^ a V0l]jL1 fore mon amj particulier. Il est âgé de
quarante-cinq à einquanteans, d'une très-petite taille et
fort laid de sa personne. Les individus qui m'ont paru
ensuite les plus influens sont : un homme dans la force
de l'âge, robuste, agile et intelligent , nommé Kavali-
ki, puis un troisième dont j'ai oublié le nom, enfin
notre ami Tangaloa qui se disait frère de Kavaliki et
dont j'ai déjà signalé la sagacité. Nous avons cru com-
prendre que ces deux derniers se donnaient pour être
issus d'un père de Tikopia et d'une mère de Vanikoro,
mais nous ne pourrions pas en répondre.
Moembe et ses compagnons m'ont exactement in-
diqué les gisemens de Nitendi ou Indendi, Taumako,
Natiou et Warouka. En outre , Moembe m'a présenté
deux naturels de Toupoua et de Nitendi, qui ont pro-
noncé les noms de Mantji, Tchikaïna, et de plusieurs
autres îles situées au N. et au N. O. de Vanikoro.
On doit se rappeler que Tchikaïna est un des noms
donnés jadis à Quiros par les naturels de Taumako ,
ce qui me confirma encore l'exactitude de son récit.
Au coucher du soleil , les sauvages nous ont tous
quittés pour retourner dans leurs cases , et les cinq
Tikopiens sont au contraire revenus dans une piro-
gue , afin de passer , comme de coutume , la nuit à
bord. Ils paraissent fort contens de l'accueil et des
procédés des habitans de Manevai à leur égard. Brini-
Warou m'a appris en outre que les chefs allaient
leur fournir une pirogue toute équipée pour retour-
ne]' à Tikopia , si je ne m'y opposais pas. Non-seu-
DE L'ASTROLABE. 177
lement je leur ai assuré que je donnais mon eonsen- i8a§.
leinent à leur départ, mais je leur ai promis des vivres Mars
pour la traversée et des présens au moment de leur
départ ; promesses qui les ont comblés de joie. Pour
dire vrai , je serai charmé d être débarrassé de ces
cinq naturels, qui ne m'ont jamais été d'une utilité
réelle , et que je n'ai gardés à bord que par un senti-
ment de compassion et d'humanité. A leur place ,
j'embarquerai avec plaisir deux ou trois naturels de
Manevai pour me guider dans mes recherches sur
Nitendi et Taumako. Quelques-uns ont déjà paru
souscrire à mes propositions ; d'ailleurs mon ami
Moembe m'a promis de désigner d'autorité deux de
ses hommes pour me servir de guides et d'interprètes.
A trois heures et demie du matin , la chaloupe 3.
et la baleinière se sont mises en route pour accom-
plir leur mission sur la partie occidentale de Vani-
koro. La première de ces embarcations , armée de
quatorze hommes et de quatre pierriers , est com-
mandée par M. Guilbert qu'accompagnent 31 M. Paris
et Sainson: sa destination est de draguer divers articles
du naufrage, et surtout de se procurer une des ancres
et un des canons aperçus par le grand canot. 31. Gres-
sien commande la baleinière , et il doit compléter la
géographie de cette partie de Vanikoro, autant qu'il
lui sera possible, après avoir prêté à la chaloupe tous
les secours nécessaires pour accomplir sa mission.
Les deux embarcations emportent deux jours com-
plets de vivres pour cette expédition , et des objets
d'échange pour s'en procurer en cas de besoin.
TOME V. 12
178 VOYAGE
i8a8. Sur les sept heures, les naturels sont revenus à
Mais. bord ^ entre autres mon ami Moembe , qui m'a renou-
velé ses offres de service et ses protestations d'ami-
tié. Très-différent de ses compatriotes sous divers
rapports , son caractère est doux , son humeur paisi-
ble, et ses manières décentes, réservées et polies. En
un mot, l'on peut, assurer que c'est un homme tout-
à-fait comme il faut , pour un habitant de Vanikoro.
Dès la veille , il m'avait long-temps entretenu de
son Atoaa; tout ce que j'avais pu saisir de son dis-
cours avait été, qu'il désirait me présenter à cet Atoua,
car il était convenable que je lui fisse mon offrande.
Aujourd'hui, il a remis la conversation sur le. même
chapitre : curieux d'apprendre quel était cet Atoua ,
et en quoi consistait le culte qui lui était rendu , j'in-
vitai Moembe à m'aceompagner à terre avec Wil-
liams, et à me conduire devant sa divinité.
Nous descendîmes à une centaine de pas au nord
de la rivière. Au bord de la plage \ parmi quatre ou
cinq cases , Moembe m'en désigna respectueusement
une qui, plus chétive et moins bien entretenue que
les autres, était, disait-il, la résidence de X Atoua.
Pour preuve, il me montra du doigt le trou d'un de
ces crabes de terre si communs dans toutes les îles
de l'Océanie. Au premier abord , je crus qu'il se mo-
quait de moi , et je lui demandai s'il n'existait pas
quelque autre Atoua plus puissant, plus considérable.
Alors Moembe étendit la main vers la montagne , et
je crus qu'il m'indiquait quelque autre endroit plus re-
culé dans l'intérieur. Je lui fis signe de me conduire
DE L'ASTROLABE. 179
à cet autre Àtoua ; il se mit à marcher devant moi; 1828.
j étais suivi par l'Anglais Williams et mon secrétaire Mars-
B. Lauvergne.
Nous cheminâmes durant quelque temps par de
petits sentiers bien battus , au travers de plantations
plus étendues et mieux entretenues que toutes celles
que j'avais jusqu'alors observées. Ces plantations se
composaient surtout de taros et d'ignames ombragées
par des cocotiers , des bananiers , des arbres-à-pain ,
des inocarpus , spondias , etc. Après avoir marché
l'espace d'un mille environ, nous arrivâmes sur le
bord de la rivière , dont le volume est encore consi-
dérable, mais dont le cours est souvent barré par des
cascades dans le roc. Là cessaient les plantations, et
tous les cocotiers s'effaçaient complètement devant
une forêt compacte.
Moembe m'engagea à revenir sur mes pas , as-
surant que plus avant je ne trouverais que des ar-
bres sauvages , et des buissons où je me déchirerais
les jambes. Les nouvelles explications qu'il me donna
prouvèrent que la résidence du grand Atoua était le
sommet même du mont Kapogo suspendu sur nos
têtes ; les nuages qui entourent habituellement ce pi-
ton sont l'indice de la présence du dieu. Moembe me
fit particulièrement remarquer un rocher blanchâtre,
nu et escarpé, d'où les eaux se précipitent en cas-
cade, à la suite des grands orages.
Je ne m'arrêtai que le temps nécessaire pour que
Lauvergne dessinât un site éminemment pittoresque
au bord de la rivière ; puis nous reprimes le chemin
la'
180 VOYAGE
1828. de la plage. De retour auprès des cases dont j'ai déjà
Mars. parlé, Moenibe me répéta que l'une d'elles était bien
la maison de l'Atoua, tandis que les autres n'étaient
que de simples balai ou cases pour manger et dormir.
Puis il me fit remarquer, près du trou de Tourlourou,
un terrain fraîchement remué , ajoutant qu'en cet en-
droit avait été inhumé un grand personnage nommé
Loubo, son père ou son parent. Ce Loubo était XAtoua
auquel je devais une offrande.
Plus jaloux de me concilier l'affection du bon
Moembe que celle de son divin Loubo, je déposai en
guise d'offrande, sur la tombe de ce dernier, un mor-
ceau d'étoffe. Cette action fut en effet très-agréable à
Moembe qui , d'un ton très-recueilli , adressa un dis-
cours assez long à son dieu Loubo , pour me recom-
mander à sa bienveillance, et lui expliquer queVA?ï-
ki Mara était son ami et celui de sa famille.
Cela fait, sur un des pieux qui servaient de môntans
à la cabane, Moembe me montra un nid en terre, d'a-
beilles maçonnes, ou de fourmis, car je ne saurais trop
affirmer à quel genre d'insectes il a pu appartenir , et
il m'assura avec beaucoup de sang-froid, et même avec
une gravité respectueuse , que dans ce nid résidait
un autre Atoua nommé Banie , non moins révéré
que Loubo.
Je vis bien qu'il fallait encore m'exécuter généreu-
sement à l'égard de ce nouveau dieu. En conséquence,
je lui offris un miroir et un collier que Moembe déposa
sur le nid en question ; puis il récita à Banie une
prière encore plus longue que celle qu'il avait faite à
DE L'ASTROLABE. 181
Loubo. Moembe laissa durant quelques minutes les 182&
offrandes sur les gîtes de ses deux atouas , puis il les Mars-
reprit avec respect, les enveloppa avec soin dans un
morceau d'étoffe, et les emporta avec lui , plus avisé
du moins que ces hommes qui laissent inutilement
pourrir des objets de prix en l'honneur de leurs divi-
nités. Du reste, ces preuves authentiques de ma piété
envers les Atouas de Moembe achevèrent de me con-
cilier toute son affection , et je dois dire qu'en effet
je n'ai jamais eu à me plaindre des procédés de l'hon-
nête Moembe.
Nous traversâmes ensuite les deux bras de la
rivière, et nous trouvâmes quatre ou cinq cases que
Moembe me désigna comme sa propriété particu-
lière. C'était à l'endroit même où notre nouvel ob-
servatoire venait d'être établi. Moembe me fit entrer
dans la plus vaste et la mieux entretenue de ces cases,
et me fit comprendre qu'elle était entièrement à mon
service; je m'y reposai un moment avec lui, et je
tentai de l'interroger sur le naufrage des Maras, par
l'entremise de Williams.
A cet égard, Moembe ne put me donner des détails
bien satisfaisans; il déclara qu'il n'avait vu ni le navire
naufragé, ni les Maras, attendu qu'il n'était alors qu'un
très-petit garçon ; seulement il avait entendu dire que
les habitans de Vanou allèrent au vaisseau échoué
pour le piller , mais qu'ils furent repoussés par les
blancs qui firent feu sur eux et leur tuèrent vingt
hommes et trois chefs; à leur tour, les insulaires tuè-
rent à coups de flèche tous les blancs qui voulurent
182 VOYAGE
i Sa8. descendre sur leur territoire. Suivant lui, deux hommes
Mars. seulement descendirent à terre à Païou , et n'y vécurent
pas plus de trois lunes. Mais l'Atoua des Papalangui,
enfans du ciel, vengea bientôt la mort des blancs, et
envoya des maladies qui firent périr une quantité de
naturels. Depuis les vaisseaux naufragés, ils n'avaient
plus revu d'Européens jusqu'à l'arrivée de Pila.
Comme la chaleur était suffocante sur cette partie
de la plage, je suis revenu à bord. Les naturels de
Manevai continuent de se montrer plus confians et
plus communicatifs que ceux de Tevai; ils ont ap-
porté dans la journée plus de vivres de différentes
espèces , que les autres n'avaient fait durant tout
notre séjour h Ocili. Pour des colliers, j'ai pu enfin me
procurer des arcs et des flèches, et une boîte à conte-
nir la chaux qu'ils mêlent avec leur bétel ; mais je
n'ai encore pu me procurer aucun de leurs bracelets
auxquels ils attachent un prix infini, puisqu'ils ont
refusé, pour un seul de ces ornemens , un grand cou-
peret et un collier réunis.
La seine a été jetée, dans la soirée , devant la plage
de l'observatoire , et a ramené une pêche assez co-
pieuse. On trouve ici des pinnes marines , des béni-
tiers , des spondiles , des cames , moules , arches ,
venus , et surtout de bonnes huîtres en assez grande
quantité; la pénurie de viande fraîche nous force à
tirer parti de ces différens coquillages et à les mettre
à diverses espèces de sauces. La chasse n'offre que
des pigeons, des chevaliers ou des poules sultanes en
petit nombre.
DE L'ASTROLABE. 18
o
Il a fait généralement calme avec une chaleur acca- i8as.
Liante ; cependant, de midi à deux heures, il a tombé 4 mars-
un grain de pluie très-abondant , qui a subitement
donné naissance à de nombreuses cascades, sur le re-
vers de la montagne, et fait grossir la rivière d'une
manière extraordinaire. Toute la matinée, les naturels
ont commercé paisiblement le long du bord. Mon ami
Moembe a passé une bonne partie de la journée avec-
moi, et m'a raconté que les peuples de Manevai , Va-
nikoro , Mambili et Vanou étaient alliés ensemble et
ennemis communs de ceux de Tevai, Nama, Païou et
Tanema; mais ces divisions ne concernaient point les
chefs qui étaient tous amis entre eux. Voici les noms
de ces chefs suivant Moembe : à Vanikoro, Valiko ; à
Mambili , Moundgi ; à Vanou , Valie et Fonou ; à
Nama , Kamaïou ; à Païou , Outaïka ; à Tanema ,
Naïla ; à Tevai, Nelo ; à Manevai, Kalaï et Moembe.
Si le rapport de Moembe est exact, pour des hommes
aussi barbares , il faut convenir que c'est une conven-
tion bien sage et bien politique de la part des chefs,
d'avoir arrêté que les peuples seuls pouvaient se faire
la guerre, mais qu'entre eux chefs ils seraient tou-
jours amis. Dans notre Europe tant civilisée, les
rois n'ont pas mieux fait.
Nous voyons de temps en temps les femmes passer
dans leurs pirogues près du navire , pour se rendre à
la pèche avec leurs filets, ou aller cueillir des racines
dans les plantations le long de la rivière ; mais elles
évitent toute communication avec les blancs , et les
hommes en paraissent fort jaloux.
184
VOYAGE
1828.
5 mars.
A cinq heures vingt minutes du matin , la chaloupe
et la baleinière sont rentrées à bord, ramenant tout
leur équipage et en outre M. Gaimard et Hambilton.
Un courant violent contraria beaucoup MM. Gressien
et Guilbert dans les opérations dont ils étaient chargés;
néanmoins ils en vinrent à bout. M. Gressien recueillit
les matériaux nécessaires pour compléter le plan des
récifs et des cotes de Vanikoro. M. Guilbert, après
de violens efforts qui firent craquer l'arrière de sa
chaloupe , parvint à extraire des récifs les objets sui-
vans : une ancre de dix-huit cents livres environ sans
jas , fortement oxidée et revêtue d'une croûte de co-
raux dont l'épaisseur paraît d'un à deux pouces ; un
canon court en fonte, également recouvert de coraux,
tellement oxidé que le métal cédait facilement, sous
DE L'ASTROLABE. 185
l'action du marteau ; un pierrier en bronze et une es- 1828.
pingole en cuivre , beaucoup mieux conservés , l'un Mars*
portant sur ses tourillons les numéros 548 d'ordre
et 144 de poids, l'autre les numéros 286 d'ordre et
94 de poids : du reste nulle autre marque ; un saumon
de plomb , une grande plaque du même métal , des
fragmens de porcelaine, etc. En outre, on avait
acheté à Nama les débris d'une bouilloire.
Au lieu du naufrage, on avait remarqué cinq au-
tres ancres , deux pierriers , et d'autres canons à demi
recouverts par les coraux.
Le séjour de M. Gaimard n'avait conduit à aucune
découverte utile. Il était revenu très - peu satisfait
de l'esprit turbulent, du caractère irascible et des
dispositions avides des naturels de Nama. Il avait
eu souvent à souffrir de leurs mauvais procédés, et
il n'avait pu visiter Païou comme il se le proposait.
Les naturels persistaient dans leur système de déné-
gation absolue touchant le naufrage des Mai as , et il
186 VOYAGE
i8a8. lui paraissait très-difficile d'obtenir désormais de leur
Mars. part aucun renseignement satisfaisant. Ce qu'il y
avait de plus fâcheux, c'est que M. Gaimard reve-
nait de son voyage avec des furoncles très-doulou-
reux , accompagnés d'une fièvre assez violente. Tou-
tefois , chacun de nous pensa que son mal n'aurait
point de suite, et qu'il avait été occasioné unique-
ment par les désagrémens et les privations qu'il avait
essuyées durant son séjour avec les sauvages '.
A la vue des débris rapportés par la chaloupe ,
nul de nous ne douta qu'ils n'eussent appartenu aux
frégates de Lapérouse. Toutefois , pour écarter toute
imputation d'avoir cédé aux illusions d'une imagina-
tion prévenue , je rassemblai toutes les personnes de
l'état-major de V Astrolabe , et leur demandai tour à
tour quelle était leur opinion touchant cet événement.
Toutes déclarèrent d'une voix unanime qu'à leurs
yeux le naufrage de Lapérouse sur les brisans de
Vanikoro leur paraissait un fait établi, et qu'ils étaient
convaincus que les objets rapportés par la chaloupe
en étaient les restes.
Alors je leur fis part du projet que j'avais depuis
long-temps conçu , d'élever à la mémoire de nos infor-
tunés compatriotes' un mausolée modeste , mais qui
suffirait du moins pour attester notre passage à Va-
nikoro, nos efforts et l'amertume de nos regrets, en
attendant que la France pût un jour y consacrer un
monument plus durable et plus digne de sa puissance.
Cette proposition fut reçue avec enthousiasme, et
i I ores note 1 r.
DE L'ASTROLABE. 187
chacun voulut concourir à l'érection du cénotaphe. 1828.
Sans doute, nous eussions désiré le placer à Païou Mars-
même, le plus près possible du théâtre du naufrage et
du lieu où se réfugièrent les malheureux qui purent
échapper à la première catastrophe; mais l'exécu-
tion de ce projet à une distance aussi considérable du
navire , et hors de sa protection , eût entraîné des
difficultés insurmontables et de grands dangers. En
outre, notre mausolée, placé à Païou, n'eût point été
en vue des navigateurs destinés à nous suivre à Va-
nikoro.
Tout bien considéré, nous arrêtâmes qu'il serait
placé au milieu d'une touffe de mangliers situés sur le
récif qui cerne en partie notre mouillage du coté du
nord. Sur-le-champ , accompagné de plusieurs offi-
ciers , je descendis sur le récif, je désignai le local que
l'on commença à déblayer, et je chargeai M. Lottin
de la surveillance particulière des travaux relatifs au
mausolée. Sa forme devait cire celle d'un prisme qua-
drangulaire de six pieds sur chaque arête , surmonté
par une pyramide quadrangulaire de même dimension.
Des plateaux de corail, contenus entre quatre pieux
solides fichés en terre , devaient former le corps de
l'édifice, et sa cime était recouverte par un chapiteau
en bois peint. Je destinai a cet emploi les planches de
koudi, achetées l'année précédente à Korora-Reka.
Je donnai l'ordre de n'employer ni clous, ni ferrures ,
pour assembler ces pièces, afin de n'offrir aux naturels
aucun objet qui pût les porter à détruire notre ouvrage,
pour satisfaire leur cupidité.
188 VOYAGE
1828. Pour la première fois , un naturel a consenti à me
Mais. céder deux bracelets pour un grand couperet , et Ka-
valiki m'a livré , pour trois haches , un petit cochon
pesant au plus quinze livres.
Nous avons reçu aujourd'hui la visite de plusieurs
habitans du village de Vanikoro, et notamment de Va-
liko, premier chef de cette tribu. Valiko est un homme
de cinquante à cinquante-cinq ans , au teint très-noir ,
aux cheveux grisonnans, mais encore vif, actif, et en
apparence plus intelligent que tous les naturels de la
race noire que j'avais encore remarqués. Par l'entre-
mise de Hambilton , je l'interrogeai sur le naufrage
des Maras ; voici ce qui résulta de ses réponses , par
elles-mêmes assez précises , et en outre développées
par les explications de Tangaloa et de Kavaliki.
En définitive, aucun navire n'aurait péri devant
Vanou; mais l'un aurait échoué devant Païou , à l'en-
droit même où sont encore aujourd'hui les ancres et
les canons , et de ce bâtiment proviennent tous les
objets que les naturels ont livrés à M. Dillon et à
l 'Astrolabe y l'autre toucha et s'engloutit devant Ta-
nema , en dehors même du récif, sans qu'on pût en
rien sauver; presque tous les hommes qui le montaient
périrent sans venir à terre. Les Maras du premier
navire , en grand nombre ( cependant il n'en désigne
que trente , dans l'impossibité où il est d'en énumérer
davantage ) , s'établirent à Païou , et travaillèrent à la
construction d'un petit vaisseau. Quoique les naturels
eussent du respect pour ces étrangers et ne les abor-
dassent qu'en leur baisant les mains en signe d'hom-
DE L'ASTROLABE. 189
mage, ce qu'il exprime par un geste, il y eut des 1828.
querelles où périrent , d'un côté , cinq naturels de Ma,s"
Vanou , dont trois Arikis et un homme de Tanema;
de l'autre paît, il y eut deux M ara s tués à Païou. Au
bout de cinq lunes , les Maras quittèrent l'ile sur leur
petit bâtiment. Yaliko me montra un garçon de douze
à treize ans pour m'expliquer qu'il avait le même âge
que cet enfant à l'époque du naufrage des Maras.
Il a été impossible à Valiko de me donner l'origine
du nom mara qu'ils assignèrent aux Français ; seu-
lement, il dit que quand on demandait à ceux-ci d'où
il venaient, ils répondaient : Mara. Peut-être serait-ce
une corruption du mot mer que leur prononçaient
leurs hôtes? Avant ces deux navires , ils n'avaient
jamais entendu parler des Papalangui ', mot qu'ils
ont adopté des peuples de la race polynésienne, pour
désigner tous les blancs ; mais ils savaient que trois
bàtimens de cette nation avaient passé devant les côtes
de Nitendi sans y toucher ; sans doute, le navire de
Carteret et les deux frégates de d'Entrecasteaux. Ils
n'en virent plus jusqu'à l'arrivée de Pila , et F As-
trolabe a été le quatrième navire qu'ils aient vu.
Tous attestent qu'il n'y a aucun homme du naufrage ,
ni à INitendi, ni à Toupoua, ni à Taumako, etc. Cepen-
dant , il y a en ce moment à Vanikoro des habitans de
chacune de ces trois îles. Ravaliki et Tangaloa affir-
ment, ainsi que Valiko , qu'à Vanou il y a quantité de
pièces de monnaie en cuivre , en argent et même en or.
Tangaloa , moyennant une hache que je lui promets,
s'engage à me montrer le lieu où les Maras eonstrui-
190 VOYAGE
1828. sirent leur petit bâtiment, et le récif où périt un des
Mars. vaisseaux devant Tanema.
Suivant Kavaliki et Tangaloa , la grande île se
nomme collectivement Vanikoro , et ses divers dis-
tricts sont : Vanou, Nama, Païou, Tanema, Nimbe,
Temoua et Ocili, dont les habitans ont été récemment
exterminés. L'ile du N. E. se nomme Taneanou et ne
renferme que les deux villages de Vanikoro et de
Tevai. Enfin la petite île Manevai est habitée par la
tribu de ce nom.
J'ai fait des présens à Valiko et à Kavaliki, qui sont
repartis pour leur résidence , très-satisfaits de leurs
rapports avec nous. Le dernier a promis de rapporter
à bord des cochons , après avoir indiqué qu'il y en
avait beaucoup dans son village.
Le temps est devenu très-orageux, et dans la soi-
rée la pluie a commencé à tomber avec abondance ,
et a duré presque toute la nuit. Les brisans grondent
avec force, et annoncent qu'une grosse mer règne au
large.
6# Le temps est tout-à-fait gâté, la brise persiste au S.
et au S. O. , et les grains se succèdent avec fré-
quence. Néanmoins, M. Lottin est allé à terre pour
faire couper le bois nécessaire à l'érection du mau-
solée.
Les naturels ont aussi commercé toute la journée
le long du bord. Moembe m'a apporté des huîtres et
des cocos, je n'ai accepté que les huîtres. J'ai revu
Valiko qui m'a répété que c'était à Païou que les Ma-
ras avaient construit leur petit navire, et qu'eux-mê-
DE L'ASTROLABE. 191
mes avaient démoli le grand vaisseau qui, autrement, i«2s.
eût pu subsister encore très-long-temps. Mars-
L'état de M. Gaimard a beaucoup empiré; il garde
le lit , et la fièvre s'est déclarée. Moi-même , qui me
sentais mieux depuis quelques jours, j'ai éprouvé, dans
la matinée , une impression fébrile qui a augmenté
dans le cours de la journée, et, le soir, m'a occasioné
de véritables frissons. J'ai reconnu l'action de la triste
maladie qui, neuf ans auparavant , m'avait tourmenté
deux mois entiers dans les îles de l'Archipel grec ,
que j'avais prise sur les plages de Lemnos et que je
ne quittai que sur la cime de Scopelos.
La pluie a tombé toute la matinée avec une extrême 7.
violence, puis le ciel est resté chargé d'épais nuages,
et l'atmosphère est très-humide. On a voulu jeter la
seine devant la rivière, mais le courant devenu fort
rapide l'a entraînée sur des roches ; elle a été dé-
chirée en plusieurs endroits, et l'on n'a rien pris.
Vers midi, Hambilton est allé au village de Mane-
vai, pour interroger de nouveau le vieillard que j'a-
vais déjà questionné sur le naufrage , lors de ma pre-
mière visite du 25 février. Ce naturel a déclaré que le
premier navire fut vu échoué sur les récifs de Ta-
nema, à la suite d'une nuit où il avait beaucoup venté,
et le matin suivant on vit l'autre échoué devant
Paiou. On ne sauva rien du premier bâtiment , mais
il s'en échappa une trentaine d'hommes, qui se réuni-
rent à quarante ou cinquante de l'autre navire qui
étaient descendus à Païou ; là , ils construisirent un
petit bâtiment sur lequel ils s'en allèrent tous , au
192 VOYAGE
1828. bout de six ou sept lunes. Ce vieillard avait vu le
Mars. navire échoué à Tanema et les hommes qui en prove-
naient, mais il n'avait pas vu ceux qui avaient appar-
tenu au navire échoué devant Païou , attendu que sa
tribu était en guerre avec celle de ce district. Dans
les guerres des blancs avec les sauvages, il y eut deux
des premiers tués à Païou , et cinq naturels , dont
trois Arikis.
Cette version, conforme quant aux points les plus
importans à celle de Valiko , m'a paru la plus digne
de confiance, d'autant que Valiko, généralement doué
d'une intelligence supérieure à celle de ses conci-
toyens , semblait être tout-à-fait exempt de passion
ou de crainte dans celte affaire.
Ma fièvre ayant pris un caractère plus marqué, j'ai
commencé à adopter un régime de diète très-sévère,
d'après le système que je me suis fait sur ces sortes
de maladies.
8- Un ciel très-couvert et une faible brise de nord
nous amènent, vers onze heures et demie, des torrens
de pluie qui continuent tout le reste de la journée.
Ces temps déplorables n'améliorent point l'état des
malades , et l'équipage compte déjà deux ou trois
hommes attaqués de la fièvre, outre M. Gaimard et
moi.
Cependant les travaux du cénotaphe sont poursui-
vis avec activité , et rien ne saurait me déterminer à
quitter l'île, sans avoir payé ce dernier tribut aux
mânes de nos infortunés compatriotes.
Par l'organe d'Hambilton , je me suis procuré de
DE L'ASTROLABE. 103
nouveaux renseignemens de Tangaloa sur les îles 1828.
voisines de Vanikoro. Cet insulaire est allé à Tau- Mars-
mako, et il affirme que cette terre est à peu près
à égale distance de Nitendi et de Vanikoro; elle n'est
guère plus grande que l'île Tevai, mais elle est haute,
bien peuplée, et a près d'elle une petite île. Nitendi,
ou lndendi, car la prononciation de ces hommes laisse
des doutes sur le vrai nom (Santa-Cruz des Es-
pagnols) , est dix fois plus grande et plus peuplée
que Vanikoro; elle est fertile en cochons, poules et
productions diverses. Un naturel a donné aussi à
M. Guilbert un croquis de ces îles, très-imparfait il
est vrai, mais qui annonce déjà une sorte de raisonne-
ment de la part du sauvage qui l'a tracé.
M. Gressien , parti à cinq heures et demie du matin
avec la baleinière, pour reconnaître et sonder la passe
du N. , a poursuivi sa tâche avec constance , malgré
les flots de pluie qui ont tombé une partie de la
journée. Cet officier a reconnu la passe du N. E. et
l'a jugée praticable, bien qu'elle fût obstruée par des
bancs et des récifs nombreux ; en outre , il faudrait
mettre le cap à l'est pendant long-temps, et pour cela
il faudrait une brise d'ouest assurée. M. Gressien a
cru entrevoir une passe plus étroite dirigée droit au
N., et il se propose de l'explorer à la prochaine
occasion.
La pluie a duré presque toute la journée, le ciel a 9.
été constamment voilé par d'épais nuages , et n'a pas
offert un moment de beau temps. Dans ces climats
embrasés, on peut juger quelle influence funeste de-
tome v. i3
1 9 i VOYAGE
1828. vait avoir celte humidité continuelle, particulièrement
Mars. pour des marins confinés entre les planches d'un pe-
tit navire , et dans une baie comme celle de Manevai ,
entourée de toutes parts de hautes montagnes.
Vers dix heures du malin, nous avons reçu la visite
de nos cinq passagers qui, sur le point de partir, ve-
naient nous faire leurs adieux , et réclamer l'effet de
mes promesses. Le navire sur lequel ils comptaient
franchir les quarante lieues qui séparent Vanikoro de
Tikopia , était une frêle pirogue à balancier, et leurs
provisions se réduisaient à quelques cocos secs et à
un petit nombre de taros. Toutefois , la traversée
qu'ils entreprenaient ne paraissait pas leur causer
la moindre inquiétude; et bien qu'il fit habituelle-
ment un temps sombre et orageux avec les vents
d'ouest qui régnaient , ils craignaient bien plus le
retour d'un ciel plus serein qui eût ramené les vents
d'Est, tout-à-fait contraires à leurs projets. La raison
qui engageait ces pauvres sauvages à hâter leur dé-
part, c'est que, malgré leur précaution de revenir cha-
que soir coucher à bord, l'un d'eux se trouvait déjà
en proie aux frissons de la fièvre, et ils nous firent
comprendre par signes qu'ils mourraient tous s'ils
restaient plus long-temps à Vanikoro.
Le malade était étendu près d'un petit feu, sous un
abri qu'on lui avait ménagé sur la plate-forme du ba-
lancier. Je m'empressai de donner à ces pauvres sau-
vages une herminette et une belle hache , acquisition
qui les transporta de joie. Plusieurs officiers leur
firent des présens , et les matelots eux-mêmes voulu-
DE L'ASTROLABE. 195
rent contribuer à leur bien-être, en leur faisant une is?3.
large provision avec le biscuit de leurs épargnes. Sen- Mars-
sibles à ces preuves d'amitié , ces insulaires ne quit-
tèrent l'Astrolabe qu'en témoignant toute leur gra-
titude du traitement qu'ils y avaient éprouvé, et en
faisant des vœux pour le bonheur de tous ceux qui
la montaient. Sur-le-champ, ils prirent le large par
la passe de l'E.
Bien que ces cinq insulaires ne m'eussent rendu
aucun service, et qu'ils ne fussent qu'une charge pour
moi , je leur dois néanmoins la justice de déclarer que
leur conduite fut parfaite pendant toute la durée de
leur séjour à bord. Ils n'étaient ni gênans, ni impor-
tuns , et ne se plaignaient jamais. Aussi réussirent-ils
à se concilier l'affection et la bienveillance de tout le
monde , même des matelots , classe généralement dif-
ficile à satisfaire.
Ces sauvages nous avaient dit que la murène et la
raie prennent rang au nombre des principales divini-
tés à Tikopia , et que ce serait un crime que d'en man-
ger. ]\Iais le requin, nommé dans cette île MoJigo , ne
jouit pas du même privilège , et on se régale de sa chair
sans aucun scrupule.
La chaloupe est allée sur le récif, avec une corvée
sous les ordres de M. Lottin; mais à peine on com-
mençait à travailler que la pluie a tombé avec une
force inconcevable; il a fallu renoncer h l'ouvrage et
revenir à bord.
Les naturels, gorgés de fer, de colliers et autres
objets d'industrie européenne, deviennent chaque jour
13*
196 VOYAGE
1828. plus difficiles. Jadis le naufrage des vaisseaux de Lapé-
Mars, rouse , en les enrichissant au-delà de toute espérance ,
détruisit presque entièrement leur industrie primitive.
Ils avaient cessé de fabriquer aucune hache en coquil-
lages ou en pierre : tous leurs instrumens, leurs arcs,
leurs ornemens , provenaient , disaient-ils , des îles
voisines, et surtout de Nitendi , dont les habitans ve-
naient échanger ces objets à Vanikoro contre des mor-
ceaux de fer. Cependant cette mine de richesses com-
mençait à s'épuiser; il a fallu les deux expéditions du
Research et de l'Astrolabe pour la raviver , en leur
apportant une foule de haches , couteaux , ciseaux ,
colliers, etc. Ces objets y sont maintenant si communs ,
qu'il est de fait qu'en France il n'y a peut-être pas un
village où ils soient si peu appréciés qu'à Vanikoro.
C'est un inconvénient qui se fera long-temps sentir
aux navigateurs qui voudront visiter désormais cette
île.
La fièvre et le mauvais temps me confinent à bord.
Je commence à craindre d'être obligé de renoncer à
l'excursion que je complais faire à Païou, attendu qu'il
nous faudra profiter du premier vent favorable pour
nous échapper des récifs de Vanikoro.
10. La pluie a cessé dans la journée, mais le ciel est
resté très-chargé , et il a passé de violentes rafales de
la partie du sud-ouest ; il a fallu filer tout le grelin de
gomotou pour ne pas l'exposer à rompre.
Comme il n'est guère probable que nos Tikopiens
aient pu se rendre avant le jour dans leur île , il y a
fort à craindre que ces bourrasques n'aient fait cha-
DE L'ASTROLABE. 197
virer leur misérable pirogue , et nous avons plaint le iSi$.
sort de ces pauvres insulaires. Mars.
Les charpentiers ont travaillé à l'érection du mau-
solée sous la direction de M. Lottin. M. Quoy dési-
rait vivement faire l'acquisition de trois crânes qu'il
avait observés au village de Manevai , pour ses obser-
vations de physiologie ; mais toutes les propositions
qu'il a pu faire aux naturels n'ont pu les amener à
se défaire de ces précieuses reliques.
La fièvre fait dans l'équipage de-rapides progrès;
aujourd'hui l'on compte déjà huit personnes attaquées
de cette triste maladie.
Nous avons reçu la visite d'un grand nombre de n.
naturels dont plusieurs étaient oinls d'huile et noircis,
surtout le chef Kalaï, que sa grande toilette rendait
presque méconnaissable. On a cru que ces apprêts
pouvaient avoir pour motif la mort d'un vieillard dé-
cédé avant-hier à Manevai ; et quelques-uns de nos
officiers avaient déjà vu les femmes célébrer son deuil
par des pleurs et des gémisscmens.
Papaki de Manevai nous a conté qu'il avait reçu
le tatouage à Mami , petite île voisine de Nitendi , et
qu'il avait visité les iles Taumako , JNioukabo, Pileni,
Fonou-Fonou, etc., dont il a même nommé les chefs.
Nul doute que ces îles n'appartiennent aux groupes
du Duff de Wilson et de Mendana, près de File du
Volcan ou Tinakora des naturels.
A six heures du malin, M. Gressien est reparti dans
la baleinière , afin de poursuivre ses reconnaissances
sur la partie septentrionale de l'île et de déterminer
198 VOYAGE
1828. quelle serait l'issue la plus favorable pour faire sortir
Mars- la corvette de Vanikoro. Il a consacré la journée en-
tière à sonder de nouveau la passe du N. E. , qu'il a
trouvée praticable , et le plus souvent n'offrant pas
fond à cinquante brasses. Mais avec des vents d'Est ,
il vaudrait encore mieux adopter l'une des deux passes
situées près de la pointe de Nanounha. D'ailleurs les
naturels s'accordent à soutenir que M. Dillon est
sorti avec son navire par un passage situé droit au
nord de la baie Manevai. Ces corvées sont très-fati-
gantes , et il faut tout le zèle , le courage et l'excel-
lente constitution de M. Gressien pour y résister. Cet
officier est animé d'ailleurs par le désir de rendre plus
exacte et plus complète la belle carte de Vanikoro,
qu'il a entreprise sur l'échelle la plus vaste.
12. Vers midi, la pluie a recommencé à tomber par
torrens et a duré tout le reste du jour, avec des rafales
violentes du N. O., variables àl'O. S. O. et au S. O.
Cependant, un détachement de marins a travaillé à
élever la maçonnerie de notre monument.
Les naturels continuent de visiter notre navire,
mais de timides et réservés qu'ils étaient d'abord , ils
sont devenus peu à peu exigeans , et même presque
aussi insolens que ceux de Tevai. Ces messieurs n'ont-
ils pas déjà parlé de tributs à leur payer pour avoir
l'autorisation de bâtir notre tombeau!... Sans doute
ils sont enhardis par l'extrême douceur qu'on leur a
montrée et les prévenances en tout genre dont ils ont
été l'objet de noire part. Certainement ils auraient
besoin d'une leçon ; mais je préfère temporiser , d'une
DE L'ASTROLABE. 199
part à cause des corvées qu'il faut souvent envoyer à t8;ag
terre , de l'autre, par l'espoir de quitter incessamment Mars.
leur ile. D'ailleurs, pour assurer la conservation de
notre cénotaphe , il est à désirer que nous ménagions
ces barbares jusqu'au dernier moment.
Du reste, la fièvre fait d'effrayans progrès ; ce soir,
quinze hommes sont déjà frappés, et un avenir sinistre
nous menace , si nous ne pouvons quitter bientôt ces
plages funestes.
La pluie et les vents d'Ouest ont persisté. Néan- i3.
moins les travaux du mausolée ont été poursuivis , et
ce petit monument a été enfin terminé , malgré les
obstacles que nous ont opposés le mauvais temps et la
maladie.
Parti à six heures et demie du matin avec la balei-
nière, M. Gressien n'.est rentré qu'à huit heures du
soir. Il a reconnu la passe située à l'E. de l'île JNa-
nounha. Bien qu elle soit étroite et offre quelques dan-
gers sur sa route , elle est plus sûre que celle du N. E. ;
et avec les vents d'Est on peut la tenter avec espoir
de succès. Enfin, en cas de malheur , la petite ile Na-
nounha offrirait un asile à l'équipage, on pourrait s'y
retrancher et s'y défendre contre les attaques des
sauvages. Cependant, en pareille circonstance, je ne
puis me dissimuler que nous aurions peu de chances
pour nous sauver, et. l'expédition serait grandement
menacée d'une ruine complète.
Vers tr<fis heures du matin, M . Lottin est descendu i4.
sur le récif avec les charpentiers , pour mettre en
place les dernières pièces du mausolée. C'est le cha-
200
VOYAGE
1828.
Mars.
PI.
piteau pyramidal, en planches de koudi, qui doit lui
servir de couronnement , et qui se termine par un
gros bouton en bois , taillé à facettes. Dans une des
traverses , est incrustée une plaque en plomb , sur
laquelle ont été tracés, en gros caractères, fortement
creusés, les mots suivans :
A
LA MÉMOIRE
DE
LAPEROUSE
ET
DE
SES COMPAGNONS ,
l'astrolabe.
14
MARS 1828.
Nous donnâmes à cette inscription la forme la plus
laconique, pour une double raison. Nous étions pres-
sés par le temps , et nous désirions que la plaque de
plomb fut réduite à la plus petite dimension possible.
A dix heures et demie, tout était terminé. Comme
la fièvre me retenait à bord , M. Jacquinot fut chargé
de procéder à l'inauguration du monument. Il descen-
dit à la tète d'une partie de l'équipage sur le récif; un
détachement de dix hommes armés défila par trois fois ,
dans un silence solennel et respectueux, à l'entour du
mausolée, et fit trois décharges de mousqueterie, tandis
que du bord une salve de vingt et un coups de canon
faisait retentir les montagnes de Vanikoro. Quarante
clxxxvii. ans auparavant, les échos de ces mêmes montagnes
avaient peut-être répété les cris de nos compatriotes
expirant sous les coups des sauvages, ou Succombant
sous les atteintes de la fièvre!... Et nous-mêmes n'a-
vions-nous pas à craindre une destinée pareille? Le
DE L'ASTROLABE. 201
cénotaphe que, de nos mains défaillantes, nous venions i s^s.
d'élever en l'honneur des compagnons de Lapérouse, Mars-
ne pouvait-il pas aussi devenir le dernier témoin des
longues épreuves et du désastre de la nouvelle Astro-
labe!... Réflexions douloureuses, que mon accable-
ment et les douleurs de la fièvre ne m'empêchent
point de faire en ce moment critique!
Aux premiers coups de canon, les sauvages, glacés
d'épouvante , s'enfuirent de toutes parts , abandon-
nant même leurs pirogues pour s'échapper plus vite.
Rassemblés près de leur village , ils épiaient avec in-
quiétude quels seraient les résultats de ces terribles
détonations. J'avais jugé à propos de ne point les pré-
venir, afin de mieux examiner leur conduite, et en
même temps pour leur donner une plus haute opinion
de notre puissance.
Au bout d'un quart d'heure d'absence environ ,
ayantremarqué que personne parmi eux n'avait été tué,
voyant surtout que nous ne faisions aucune démons-
tration hostile, ils se rassemblèrent peu à peu sur le
récif situé devant la corvette, dans l'île Manevai.
Bientôt, deux d'entre eux, plus hardis que le reste,
montèrent dans une pirogue et se dirigèrent vers la
corvette. Ces deux hommes étaient les deux arikis de
Manevai , savoir : mon ami Moembe et le belliqueux
Kalaï. Je fus à la fois surpris et satisfait de cette
preuve de courage et de confiance de leur part ; cette
démarche semblait justifier jusqu'à un certain point
l'assertion de Moembe, que les chefs ne se faisaient
point la guerre.
202 VOYAGE
1828. Us montèrent à bord d'un air incertain, s'avan-
Mai*. cèrent près de moi avec un maintien respectueux, et
m'abordèrent en me baisant le dos de la main. Je fis
en sorte de les rassurer de mon mieux , et par l'or-
gane d'Hambilton je leur assurai que nous n'étions
nullement irrités contre eux, que si nous voulions
sérieusement leur déclarer la guerre, nous pourrions
les exterminer tout d'un coup ; mais que les canons
n'avaient point été chargés à boulet, et que les coups
qu'ils avaient entendus avaient été seulement tirés
en l'honneur de XAtoaa Papala?igui, dieu des Euro-
péens, que nous venions de placer sur le récif. Je
les priai d'engager leurs compatriotes à respecter la
maison de notre Dieu, et à ne point chercher à la
détruire. Si les navires qui viendraient après nous
dans leur île voyaient cette maison debout, ce serait
pour eux un gage de notre amitié avec les habilans de
Manevai, et ceux-ci n'en seraient que mieux traités
par leurs hôtes. Si le monument était renversé , les
blancs seraient irrités , et, s'ils étaient de notre nation,
ils vengeraient sans doute sévèrement cet attentat.
Pour bannir toute inquiétude de leur part, je leur
fis entendre que c'était là l'unique vengeance que
nous eussions à tirer du meurtre des Maras tués
long-temps auparavant, attendu que le Dieu que
nous venions de placer sur le brisant protégerait dé-
sormais les esprits des Maras; que cette cérémonie
nous suffisait, et que maintenant il ne nous restait
pas le moindre sujet de guerre contre le peuple de
Vanikoro. Je leur fis observer cependant que, pour
DE L'ASTROLABE. 203
ne pas provoquer la colère des Atouas de Vanikoro, is^s.
le noire avait été placé sur le récif au milieu des Mars
eaux, tandis que les Atouas du pays, Banie et Loubo,
étaient établis sur terre; précaution qui éviterait toute
collision de pouvoirs entre ces divers dieux.
Enfin, pour achever de nous rendre, ajoutai-je, ces
deux Atouas plus favorables, je remis à Moembe une
herminette et un morceau de drap rouge pour l'offrir
de ma part à Loubo , et autant à Kalaï pour le redou-
table Banie. Bien que mes deux Arikis parussent déjà
souscrire très-volontiers à toutes mes propositions,
le dernier argument fit sur eux la plus vive impres-
sion. Après m'avoir écouté avec la plus grande atten-
tion, ils jurèrent par ce qu'ils avaient de plus sacré
que XAtoua Papalangui serait respecté à l'égal de
Loubo et de Banie , qu'ils veilleraient a la conserva-
tion de sa maison, fare Atoua , et qu'ils traiteraient
en ennemi quiconque tenterait d'y faire quelque dé-
gradation i.
Certes , je suis persuadé qu'en ce moment Kalaï
et Moembe étaient de bonne foi, mais l'humeur de ces
sauvages est bien variable; d'ailleurs, ces deux chefs
ne pouvaient pas répondre des dispositions de tous
leurs compatriotes. J'aurais donc peu compté sur la
parole de ces hommes grossiers et stupides , si nous
n'avions eu- le soin de n'employer que des matériaux
peu susceptibles de tenter leur cupidité, de sorte que,
pour détruire notre ouvrage, il faudrait qu'ils se don-
» Fores note 12.
204 VOYAGE
i8as. nassent une fatigue sans but, ce qui s'accorderait peu
Mars. avec ieur paresse et jeur indolence naturelles.
Du reste, après avoir scellé la paix avec nous, les
deux chefs , ravis des présens qu'ils venaient de rece-
voir, me demandèrent la permission d'aller les mon-
trer à leurs compagnons inquiets, et de leur faire part
de ce qui venait d'être conclu. Leur retour causa une
grande joie dans tout le peuple de Manevai; et nous
fûmes bientôt entourés, comme de coutume, par les
pirogues des insulaires.
Pour nous, notre dernière tâche sur Vanikoro était
enfin accomplie. Nous avions rendu les derniers de-
voirs à nos malheureux compatriotes ; il s'agissait
d'aviser au plus tôt à notre propre départ. Vingt-
cinq personnes gémissaient déjà sur les cadres , et
quelques jours suffisaient pour nous priver des bras
qui devaient nous arracher de Vanikoro. Aussi, pour
nous tenir prêts à profiter du premier beau temps,
je fis relever la grosse ancre et sa chaîne, et je mouillai
à la place une ancre à jet pour nous maintenir vers le
milieu du chenal.
j5. Dès cinq heures et demie le branlebas a lieu ; il
fait calme plat et beau temps. Toutes les ancres sont
successivement relevées, et nous nous avançons dou-
cément vers le nord, remorqués par le grand canot et
la baleinière, où sont embarqués le petit nombre
d'hommes qui restent valides. Mais à huit heures et
demie , la marée contraire nous force à mouiller une
ancre à jet à un demi-mille au N. E. du mausolée.
Je profite de ce retard pour envoyer encore Une
DE L'ASTROLABE. 205
fois M. Gressien explorer la passe de Nanounha. Je 1828.
m étais flatté de l'espoir de pouvoir attendre son re- Mars-
tour sur l'ancre à jet. Par malheur, la brise fraîchit à
TE. et au S. E.; elle nous fait chasser et nous en-
traîne à moins d'une encablure des brisans de dessous
le vent. Malgré ma répugnance, je suis obligé de lais-
ser tomber l'ancre moyenne avec sa chaîne en fer par
trente-cinq brasses de fond , et à cinq heures du soir,
le vent renforçant encore , il faut ajouter une grosse
ancre pour assurer notre tenue , et envoyer une an-
cre à jet de l'arrière avec un grelin , pour empêcher
les tours de câbles.
Dans l'état d'affaiblissement où nous étions, ces
ressources étaient bien tristes, attendu qu'il fallait un
travail long et pénible pour relever toutes ces ancres.
Ainsi, nous étions bien moins avancés que le matin
même , et notre position était beaucoup plus mena-
çante. S'il eût venté bon frais d'E. S. E. dans la nuit,
rien ne pouvait empêcher la corvette de tomber sur
les récifs de la côte, où elle se serait défoncée. Nous
en avons été quittes pour des orages, des grains et une
pluie continuelle.
Toute la soirée, les naturels de Manevai sont venus
en grand nombre à bord, et ont apporté une immense
quantité de poissons. Mais la moitié de l'équipage
environ est obligée de contempler celte abondance
avec un œil de douleur et de regrets, sans pouvoir y
prendre part ; ceux même qui se portent bien, dévo-
rés d'inquiétude sur notre position, sont peu disposés
à se livrer à la joie.
206 VOYAGE
1S3.8. M. Gressien n'est rentré qu'à six heures et demie
Mars du soir, et m'a annoncé qu'il a enfin découvert une
troisième passe courant presque droit au nord ,
meilleure que les deux autres, attendu qu'elle conduit
directement au large; seulement il y a près de son
entrée , et en dedans de ses brisans , deux ou trois
bancs dangereux à éviter. Cette passe est sans doute
celle qu'a suivie M. Dillon, et je suis décidé aussi à la
prendre, d'autant plus que M. Gressien se fait fort
de pouvoir y servir de pilote à V Astrolabe.
!<;. Quoique la pluie soit bien apaisée au jour, le temps
est encore si incertain, que je n'ai pas osé faire tou-
cher aux ancres, dans la crainte de tomber sur les
récifs. Car, si cet accident arrivait, l'équipage est dé-
sormais si faible, qu'il nous deviendrait impossible
d'exécuter les manœuvres nécessaires pour nous re-
lever. On doit juger tout ce qu'une pareille attente
avait de douloureux.
Les naturels sont revenus dans l'après-midi vendre
du poisson à bord. Leurs démarches, leurs disposi-
tions deviennent de plus en plus suspectes; ils dégui-
sent à peine la joie que leur fait éprouver notre
affaiblissement progressif, et tout annonce qu'ils
nourrissent de perfides espérances.
La fièvre m'a plus cruellement tourmenté qu'elle
ne l'avait encore fait jusqu'alors. A minuit, une rafale
assez forte, accompagnée d'une pluie violente, m'a
causé une vive inquiétude.
i7. Quarante personnes sont hors de service, et si
nous laissons passer cette journée sans bouger, de-
DE L'ASTROLABE. 207
main peut-être il ne sera plus temps de vouloir quitter 1828.
Vanikoro. En conséquence, je suis décidé à tenter un Mars-
dernier effort. A six heures du matin , on commence
à virer sur les ancres, et on les relève les unes après
les autres, manœuvre longue et pénible, attendu que
le câble, la chaîne et le grelin s'étaient entortillés
les uns avec les autres, et que nous avions peu de
bras valides.
Sur les huit heures, tandis que nous étions le plus
occupés à ce travail, j'ai été fort étonné de voir venir
à nous une demi - douzaine de pirogues de Tevai ,
d'autant plus que trois ou quatre habitans de Mane-
vai, qui se trouvaient déjà à bord , ne paraissaient
nullement effrayés à leur approche, bien qu'ils m'eus-
sent encore dit, quelques jours auparavant, que ceux
de Tevai étaient leurs ennemis mortels. Je témoignai
ma surprise aux hommes de Manevai, qui se conten-
tèrent de rire d'un air équivoque, en disant qu'ils
avaient fait leur paix avec les habitans de Tevai , et
que ceux-ci m'apportaient des cocos. Mais je vis bien-
tôt que les nouveaux venus n'apportaient rien que
des arcs et des flèches en fort bon état. Deux ou trois
d'entre eux montèrent à bord d'un air déterminé, et
s'approchèrent du grand panneau pour regarder dans
l'intérieur du faux pont, et s'assurer du nombre des
hommes malades. Une joie maligne perçait en même
temps dans leurs regards diaboliques. En ce moment,
quelques personnes de l'équipage m'ont fait observer
que, deux des trois hommes de Manevai qui se trou-
vaient à bord, faisaient ce même manège depuis trois
208 VOYAGE
1828. ou quatre jours. M. Gressien, qui observait depuis le
Mars. matin leurs mouvemens , avait cru voir les guerriers
des deux tribus se réunir sur la plage , et avoir entre
eux une longue conférence.
De pareilles manœuvres annonçaient les plus per-
fides dispositions , et je jugeai que le danger était im-
minent. A l'instant , j'intimai aux naturels l'ordre de
quitter la corvette et de rentrer dans leurs pirogues.
Ils eurent l'audace de me regarder d'un air fier et me-
naçant , comme pour me défier de faire mettre à exé-
cution mon ordre. Je me contentai de faire ouvrir la
salle d'armes ordinairement fermée avec soin, et d'un
front sévère je la montrai du doigt à mes sauvages,
tandis que de l'autre je désignais leurs pirogues; l'as-
pect subit de vingt mousquets étincelans , dont ils
connaissaient la puissance, les fit tressaillir, et nous
délivra de leur sinistre présence.
11 est plus essentiel qu'on ne pense de contenir ces
hommes grossiers par la seule terreur des armes à
feu ; elle est presque toujours plus salutaire pour
l'Européen que leur effet même. La vue seule d'un
pistolet pourra mettre en fuite vingt sauvages , tandis
qu'ils seraient capables de se ruer comme des bêtes
féroces sur un détachement entier qui viendrait de
faire feu sur eux.
Du reste, nous venions, pour ainsi dire, de rompre
la paille avec ces barbares, et notre départ devenait
plus indispensable que jamais. J'exhortai donc l'équi-
page à redoubler de courage et d'efforts, et je pressai
le moment de l'appareillage , autant que le permet-
DE L'ASTROLABE. 209
l aient mes faibles moyens. Les malades eux-mêmes 182S.
prêtèrent leurs débiles mains à l'ouvrage , et nous Mnis
pûmes enfin élonger une ancre à jet dans TE., par
trente brasses de fond; quoiqu'elle fût surjàlée, nous
fûmes assez heureux pour qu'elle tînt jusqu'au bout.
Ce fut donc sur ce frêle appui, que, le 17 mars
1 828 , à onze heures quinze minutes du matin , V As-
trolabe déploya ses voiles et prit définitivement son
essor pour quitter Vanikoro. Nous serrâmes d'abord
le vent le plus près qu'il nous fut possible , avec une
bonne brise d'E. S. E. assez fraîche : puis nous lais-
sâmes porter sur la passe ; mais au moment même où
nous donnions dans l'endroit le plus scabreux , celui
où elle est semée d'écueils, un grain subit vint tin mo-
ment borner notre horizon à un rayon de soixante à
quatre-vingts toises.
Accablé par la fièvre , je pouvais à peine me soute-
nir pour commander la manœuvre, et mes yeux affai-
blis ne pouvaient se fixer sur les flots d'écume qui
blanchissaient les deux bords de la passe. Mais je fus
secondé par l'activité des officiers, surtout par l'as-
sistance de M. Gressien, que j'avais chargé de diriger
notre route. Il nous servit de pilote, et le fit avec tant
de sang-froid , de prudence et d'habileté , que la cor-
vette franchit sans accident la passe étroite et difficile
par où nous devions gagner le large. Ce moment dé-
cidait sans retour du sort de l'expédition , et la moin-
dre fausse manœuvre la jetait sur des écueils d'où
rien ne pouvait la retirer. Aussi , malgré notre dé-
tresse, après quelques minutes d'une pénible anxiété,
TOME V. l4
2 1 0 VOYAG E
1828. nous éprouvâmes tous, en nous voyant délivrés des
Mars. récifs de cette île funeste, un sentiment de joie
comparable a celui d'un prisonnier qui échappe
aux horreurs de la plus dure captivité. La douce es-
pérance vint ranimer notre courage abattu, et nos
regards se tournèrent encore une fois vers les rives
de notre patrie , à travers les cinq ou six mille lieues
qui nous en séparaient.
Mais avant de poursuivre notre aventureuse expé-
dition, arrêtons-nous encore quelques niomens à Va-
nikoro , pour offrir un résumé succinct de nos obser-
vations sur cette île, du résultat de njos recherches et
de nos conjectures sur le sort de Lapérouse et de ses
compagnons.
Le groupe des îles Vanikoro ou de Lapérouse,
comme les a nommées M. Dillon, se compose de deux
îles d'inégale étendue; nous avons donné le nom d'île
de la Recherche à la plus grande, et de Tevai à la
plus petite. La première n'a pas moins de trente milles
de circonférence, tandis que l'autre n'en a pas plus de
neuf. Toutes deux sont hautes et couvertes d'arbres
jusqu'au bord de la mer.
Le mont Kapogo, point culminant de l'île de la Re-
cherche , a quatre cent soixante-quatorze toises d'é-
lévation, et peut facilement s'apercevoir à vingt lieues
de distance.
En outre, on trouve deux îlots dans la baie inté-
rieure, dont l'un , médiocrement élevé , porte le nom
de Manevai, l'autre est très-bas. La petite île Na-
nounha, située devant le district d'Arambou, est
DE L'ASTROLABE. 211
aussi basse. Chacun de ces trois ilôts a tout au plus 1828.
cinq ou six cents toises de circuit. Ma^.
Toutes ces terres sont environnées par un immense
récif de trente-six milles de circonférence , et dont la
dislance aux côtes, varie d'un à deux milles. Sauf
quelques passes étroites , il est continu dans toute
cette étendue , et n'est interrompu que dans la partie
de lest , l'espace de huit milles environ. Encore dans
cet espace et devant la pointe orientale de Tevai ,
règne un brisant isolé qui s'étend à plus d'un mille
au large. Le récif général est formé par des couches
compactes de coraux que la marée laisse en partie
à sec , et sur lesquelles s'élèvent de distance en dis-
tance des rochers nus, noirâtres, plus ou moins volu-
mineux , et dont la hauteur varie de quatre à six et
même huit pieds.
En dedans de ce brisant , et dans l'espace compris
entre cette ceinture et le rivage, la profondeur de la
mer est généralement de trente à quarante brasses ;
mais on y trouve de nombreux pâtés de coraux , qui
s'élèvent jusqu'à deux ou trois brasses de la surface
des eaux, ce qui rendrait la navigation de ces canaux
embarrassante pour des navires d'une certaine dimen-
sion.
La côte elle-même est partout bordée par un récif
de corail, qui s'étend à une ou deux encablures au
large, et rend le plus souvent son accès difficile et
dangereux, même aux petites embarcations. La plage
de Païou et un très-petit espace devant Ocili sont
les seuls points, à notre connaissance, qui en soient
'4'
312 VOYAGE
1828. exempts et où les canots puissent aller jusqu'à terre.
Mars. t$u\ Européen, sans doute, ne s'avisera de disputer
le fatal honneur d'avoir découvert ces îles à notre
infortuné Lapérouse , honneur qu'il acheta au prix de
la perte de ses vaisseaux , et probablement de sa propre
vie. Le capitaine Edwards, de la Pandora, paraît
avoir été ensuite le premier Européen qui l'ait vue le
13 août 1791 ; il passa entre elle et l'île Edgeeumbe
ou Touboua, et la nomma Ile Pitt. Sous ce nom de
Pitt , elle figurait dans la carte d'Arrowsmith par 11°
52' lat. S. et 164° 23' long. E. Le 19 mai 1793, d'En-
trecasteaux en passa à douze ou quinze lieues dans
l'ouest, et la nomma Ile de la Recherche , d'après le
navire qu'il commandait. Il la jugea beaucoup plus
petite qu'elle n'est réellement , mais il détermina sa
position d'une manière fort exacte, car il plaça son
sommet par 1 1° 40' lat. S. et 164° 25' long. E.
Sur la Coquille, dans la nuit du 1er au 2 août 1 823,
nous ne dûmes en passer qu'à quatre ou cinq lieues
de distance; nous la reconnûmes dans la matinée
du 2 , et nous vîmes qu'elle devait, être plus considé-
rable qu'on ne l'avait figurée dans l'Atlas de d'Entre-
casteaux. Nous ignorons quelle position lui assigna
M. Duperrey.
Au mois de mai 1826 , M. Dillon, maître du navire
le Saint- Patrick y recueillit à Tikopia les premières
notions sur le naufrage de Lapérouse à Vanikoro , et
il voulut visiter celte dernière île; mais le calme le
retint en vue de cette terre, durant huit jours , sans
lui permettre d'y aborder.
DE L'ASTHOLAlïK. 213
Expédié par le gouvernement de la compagnie des i8*s.
Indes-Orientales, avec le Research sous ses ordres Mais-
avec la mission de vérifier les rapports qui lui avaient
été faits à Tikopia, M. Dillon mouilla dans le havre
d'Ocili le 13 septembre 1827, et ne quitta Vanikoro
que le S octobre suivant. Nous renverrons le lecteur
à la relation de son voyage pour les détails de sa re-
lâche à Vanikoro; qu'il nous suffise ici de dire qu'il
réussit à se procurer , de la part des naturels , à force
d'échanges, les objets les plus intéressans du nau-
frage, et qu'il ne laissa guère à recueillir à ses succes-
seurs que des articles de peu de valeur , et ceux qui
étaient restés engagés dans les récifs sous les eaux.
M. Dillon a établi la position du havre d'Ocili par
11° 41' lat. S. et 164° 45' long. E
Enfin l'Astrolabe, après avoir déjà exécuté de
grandes reconnaissances hydrographiques , eut à Ho-
barl-Town une connaissance vague des découvertes
de M. Dillon, et se dirigea vers Vanikoro, où elle
mouilla le 22 février 1828, et qu'elle quitta le 1 7 mars
suivant. Nous venons de raconter les événemens qui
lui arrivèrent durant son mouillage. Les observations
de l'Astrolabe ont fixé la position d'Ocili par 11 o 40'
24" lat. S. et 164" 32' long-. E.
Le groupe de Vanikoro n'offre qu'uneitrès-faible
population. Les côtes seules sont habitées, et tout
l'intérieur n'offre qu'une forêt compacte, sauvage et
presque impénétrable. Je ne pense pas qu'on puisse
estimer à plus de douze ou quinze cents individus le
nombre total de ses habitans. La paresse de ces
214 VOYAGE
is^s. hommes, leurs guerres fréquentes et l'influence dé-
Mars- létère du climat semblent se réunir pour appauvrir
de jour en jour cette misérable race. Il est possible
qu'avant un siècle celte île n'offre plus que quelques
familles dispersées sur toute son étendue.
Les habitans de Vanikoro , comme tous ceux de la
race noire , sont timides , défians , et naturellement
animés de dispositions hostiles contre les Européens.
Malgré la laideur de leurs femmes , ils en sont fort
jaloux et ne les produisent qu'à regret aux regards des
étrangers. Les hommes , en général petits , maigres et
souvent attaqués d'ulcères ou couverts de taches de
lèpre, sont agiles, souples et dispos; quelques-uns
même offrent une physionomie assez agréable et des
formes régulières.
La coupe alongée de leur visage , la hauteur de leur
front et surtout le rétrécissement de cette partie à la
hauteur des tempes donnent à ces sauvages un aspect
bizarre et tout-à-fait particulier. Les morceaux de bois
ou de coquilles qu'ils passent dans la cloison du nez ,
et les anneaux dont ils se surchargent les oreilles
et quelquefois les narines , achèvent de les défigurer
complètement.
Les hommes vont d'ordinaire entièrement nus
et n'ont «d'autre vêtement qu'une ceinture en étoffe
d'hibiscus, ou en rotin tressé, à laquelle est suspendu
un petit morceau de toile pour envelopper les parties
P). clxxxv. naturelles. Pour les femmes , la ceinture est la même ,
mais le pagne est un peu plus long et descend jus-
qu'aux genoux.
DE L'ASTROLABE. 215
Les cheveux des hommes et des femmes , surtout l82i{>
quand ils sont en toilette , sont retroussés et enve- Mars.
loppés dans un morceau de loile qui tombe par der-
rière en forme de sac arrondi et pointu. Les bords Pi. cxxxvr.
de cette espèce de bonnet sont parés de fleurs ou de
feuilles vertes.
Ces hommes font un grand usage du bétel, ce qui
rend leurs dents et leurs gencives fort vilaines. Leur
chaux est renfermée dans une petite calebasse fermée
avec un bouchon de bois ; l'arec et le bétel dans de
petits sacs adroitement tissus. Le kava paraît leur être
inconnu. Ils pratiquent le tatouage sur le dos seule-
ment , et ses dessins représentent d'ordinaire des
poissons, des lézards , des dents de loup , etc. ; mais
la couleur de leur peau les rend peu apparens.
La nourriture de ces insulaires consiste principale-
ment en poisson , tortues, coquillages , taros , cocos,
bananes , et dans une espèce de patate douce. Ils ont
aussi l'arbre à pain des deux variétés , Xinocarpus cl
210 VOYAGE
1S28. le pandanus dont ils mangent les fruits'; mais leur
Mars. ressource principale en végétaux est le taro ou arum.
Il est certain qu'ils ont des cochons domestiques,
mais le grand prix qu'ils attachent à ces animaux fait
présumer qu'ils doivent être rares dans l'île. Nous
n'avons observé aucune espèce de volaille apprivoisée.
Leurs maisons sont plus propres et moins gros-
sières qu'on ne l'attendrait d'un peuple aussi barbare.
Elles ont de dix à vingt pieds de longueur, sur six à
dix de largeur. Un triple rang de pieux soutient la
toiture qui est angulaire et descend d'une hauteur de
douze ou quinze pieds à quatre ou cinq pieds au-
dessus du sol. Le toit et les murailles sont en nattes
fabriquées avec des feuilles de cocotier ; une porte de
taille raisonnable est pratiquée à l'une des extrémités,
un foyer carré se trouve au centre de la cabane, et
les meubles sont déposés sur des plates-formes mé-
• nagées dans les angles.
Il y a des cases plus spacieuses, avec des espèces
d'estrades ou lits de camp, comme celle où nous
fûmes conduits par Nelo à Tevai, et qu'on nommait
la maison de X Atoua. Ce sont sans doute des espèces
de maisons publiques qui servent à la fois d'arsenaux,
de salles de conseil , et peut-être de temples pour le
culte. Car tout annonce que ces sauvages ont des
dieux et une religion ; ce que Moembe et Kalaï me
dirent de leurs atouas Banie et Loubo suffît pour ne
laisser aucun doute à ce sujet; mais il faudrait un
plus long séjour que le nôtre , et des communications
plus intimes et plus suivies avec ces sauvages, pour
DE L'ASTROLABE. 217
arriver à des notions satisfaisantes sur cette matière. 1828.
Ces hommes ont constamment nié qu'ils fussent M:us
anthropophages. Mais ils sont convenus qu'ils expo-
saient les corps des ennemis , tués au combat , dans
l'eau de mer , et les y laissaient assez long-temps pour
que la chair se séparât entièrement des os. Ils gar-
daient les crânes comme trophées , et se servaient des
menus ossemens des extrémités pour former la pointe
de leurs flèches. Les blessures faites par les flèches
ainsi armées étaient toujours considérées comme
mortelles , tandis que celles qui résultaient des flèches
ordinaires armées seulement de pointes en bois ne
produisaient point le même effet J .
La langue de ces sauvages paraît différer essentiel-
lement de celle des Polvnésiens. Plusieurs d'entre
eux néanmoins comprennent et parlent un peu cette
dernière langue qui parait s'étendre jusqu'aux îles
Taumako, Pileni, etc., c'est-à-dire jusqu'aux îles
basses près de Sainte-Croix. Le dialecte de Vanikoro
offre déjà des sons plus composés que le polynésien ,
ainsi qu'on en peut juger par les mots Itchaou, Ned-
fou, Ocili, etc., puisqu'ils supposent les consonnances
te/t, djy ç ou s, inconnues aux Polynésiens. Cepen-
dant ce dialecte n'a rien de dur à l'oreille , et n'offre
point de difficultés remarquables dans sa prononcia-
tion à l'Européen. D'un autre côté les habitans de Va-
nikoro répétaient assez exactement les mots que nous
leur proposions.
C'est ici le cas d'expliquer la différence qui existe
1 Voyez note i3.
218 VOYAGE
iBa». entre la manière dont j'ai écrit le nom du groupe qui
Mars. nous occupe, et celle qui a été employée par M. Dillon,
et même par quelques-uns de mes compagnons de
voyage. J'ai adopté le nom de Vanikoro , tandis que
M. Gaimard s'en tient à celui de Vanikolo, et M. Dil-
lon à celui de Mannicolo. Quant à ce dernier, il est
certainement inexact ; à bord de l'Astrolabe , il n'y a
eu qu'une voix unanime pour le rejeter.
Quant à décider entre Vanikoro et Vanikolo , la
question est beaucoup plus difficile , et l'on pour-
rait en dire : Adhac sab judice lis est. Il est cer-
tain que les naturels n'ont point , à cet égard , une
prononciation bien arrêtée; je conviendrai même que
le plus grand nombre , surtout parmi les femmes et
les enfans, prononçaient plutôt Vanikolo que Vani-
koro. Mais il m'a semblé que les hommes faits, ceux
dont l'autorité paraissait devoir être suivie de préfé-
rence, articulaient presque Vanikoro. D'ailleurs,
quand je voulus me déterminer, je puis me rappeler
que la plupart des avis furent pour Vanikoro, et que
M. Gaimard et deux ou trois autres personnes seule-
ment opinèrent pour Vanikolo, Sans doute , pour
plus d'exactitude , et pour concilier les deux opinions ,
il faudrait adopter un caractère de convention qui
n'eût ni le son propre de IV ni celui de 1Y, mais un
son intermédiaire tenant de l'un et de l'autre, qui
rendrait plus convenablement la prononciation des
sauvages.
Chez nous-mêmes, en Europe , les enfans offrent
souvent des exemples de cette anomalie. Pour eux le
DE L'ASTROLABE. 219
son de IV se rapproche plus ou moins de celui IV, et 1828.
il vient un moment où l'on ne saurait décider à la- Mars-
quelle de ces deux consonnes on doit le rapporter.
Combien d'en fan s , jusqu'à un âge avancé, disent
malteau, lôti,Jlicassée , etc., pour marteau, rôti,
fricassée! La même chose arrive exactement pour les
hommes enfans de Vanikoro ou Vanikolo. Nous dé-
clarons d'ailleurs que nous ne tenons pas le moins du
monde à l'une de ces désignations plutôt qu'à l'autre.
La même explication doit s'appliquer aux noms de
Nelo, Tangaloa, que M. Dillon a écrits plus correc-
tement peut-être Nero, Tangaroa.
Enfin nous allons terminer celte digression sur Va-
nikoro par un tableau offrant la synonymie générale
des désignations employées par M. Dillon pour les
diverses localités de ce groupe d'iles sur sa carte , et
celles que nous avons jugé convenable d'adopter.
M. D'URVILLE. M. DILLON.
Iles Vanikoro. Iles Mannicolo.
Ile de la Recherche. Ile de Lapérouse.
Ile Tevai. Ile Amherat.
Ile Manevai. lie de la Direction.
Ile Nanounha. Ile Combermère.
Baie de Tevai. Baie de Bayley.
Baie de Manevai. Baie de Lushington.
Baie Saboe. Baie Swinton.
Baie Nimbe. Baie Trotter.
Passe de l'Est. Passe Dillon.
Passe du Nord. Chenal Ha) es.
Pointe de la Bayonnaise. Pointe Brightman.
Pointe Mambili. Cap Hayes.
1
220
VOYAGE
i8'28.
M. D'URVILLE.
M. DILLON.
Mars.
Ile Bounlia.
Pointe Archer.
Kayamo.
Cap Harrington.
Pointe Nedjou.
Cap Palmer.
Pointe Itchaou.
Cap Molony ?
Pointe Baoure.
Cap Serjeant.
Pointe de l'Astrolabe.
Cap Wilson.
Pointe Uillon.
Poiute du Researcli.
Rivière Mangadai.
Rivière Griffiths.
Rivière Tavaïma.
Rivière Chaigneau.
Mont Kapogo.
Montagne Charles X
ou Mangonift'a.
Mont Guemeli.
Mont Kimely.
Village Tevai.
Village Davey.
Village Vanou.
Village Whanou.
Village Nania.
Village Ainmah.
Village rayon
Village Païoti.
Taneina.
Village Dennemali.
Nimbe.
Village Napee.
Village Ocili.
Village Ouselee.
M. Dillon indique sur son plan quatre passages au
travers des récifs qui existent probablement , mais
que nous n'avons point signalés, attendu que nous ne
les avons point reconnus. Ce sont les passes Savage ,
Adam, Muston et Gullif. Nous ne savons#pas trop
néanmoins comment concilier l'existence des passes
Adam et Muston, voisines du lieu du naufrage, avec
la configuration que nous avons été obligés de donner
à cet endroit, lui-même qui s'offre sous la fausse appa-
rence d'une passe véritable. Une nouvelle exploration
plus longue et plus détaillée de Vanikoro expliquera
ces apparentes contradictions. Ce qui paraît certain ,
DE L'ASTROLABE. 221
c'est que la configuration de la grande île, depuis la i«28.
baie Saboe ou Swinton , jusqu'à la pointe Dillon Mars*
ou du Research, est fort inexacte sur le plan de
M. Dillon.
Maintenant nous allons revenir sur le résultat de
nos recherches touchant le naufrage de Lapérouse et
sur les conjectures les plus probables que l'on puisse
former sur son sort.
Du moment de notre arrivée, les insulaires de Va-
nikoro, naturellement farouches et défians, comme
tous les sauvages de la race noire océanienne, sem-
blaient avoir adopté de concert un système constant
de dénégation louchant cette catastrophe , ou bien ils
n'opposaient à nos questions que des réponses éva-
sives, comme : Je ne sais — je ri ai pas va — cela est ar-
rive' ily a très-long-lemps — nous C avons entendu dire
à nos pères , eic. Il est évident que leur conduite à
l'égard des infortunés qui échappèrent au naufrage
ne fut rien moins qu'hospitalière ; sans doute ils re-
doutaient que nous ne fussions venus pour en tirer
vengeance, surtout quand ils curent appris des An-
glais et des naturels de Tikopia que nous étions de la
même nation que les M aras. Cependant, quand ils se
furent assurés que nous n'avions aucune intention hos-
tile, et lorsqu'ils virent que nous les comblions d'a-
mitiés et de présens, leur frayeur diminua un peu;
quelques-uns devinrent plus communicatifs, et ré-
pondirent plus volontiers aux questions que je ne ces-
sais de leur renouveler. Je m'attachais de préférence
aux vieillards qui pouvaient avoir été témoins de ce
222 VOYAGE
i«a3. funeste événement, et à ceux, qui, plus jeunes, parais-
Mars- saient avoir plus d'intelligence, être doués d'une mé-
moire plus lucide, et parla susceptibles d'avoir mieux
retenu ce qu'ils avaient appris de la bouche de leurs
pères.
Dans ma narration , j'ai donné les résultats de ces
divers entretiens , et l'on a vu qu'au nombre des pre-
miers figurent Valiko , premier chef du village de Va-
nikoro , un chef très-âgé de Manevai, et Moembe,
chef religieux du même village. Parmi les autres ,
les plus remarquables ont été Tangaloa et Kava-Liki,
jeunes chefs très-intelligens , qui se disaient avec or-
gueil issus d'un père de Tikopia et d'une mère de Va-
nikoro , origine qui les rapprochait de la vraie race
polynésienne. En comparant , analysant et discutant
leurs différens récils , voici la version la plus vrai-
semblable que j'ai pu adopter.
A la suite d'une nuit très-obscure , durant laquelle
lèvent du S. E. soufflait avec violence, le matin les
insulaires virent tout-à-coup sur la côte méridionale ,
vis-à-vis le district de Tanema , une immense pirogue
échouée sur les récifs. Elle fut promptement démolie
par les vagues , et disparut entièrement sans qu'on
en pût rien sauver par la suite. Des hommes qui la
montaient, un petit nombre seulement put s'échapper
dans un canot et gagner la terre. Le jour suivant, et
dans la matinée aussi , les sauvages aperçurent une
seconde pirogue , semblable à la première , échouée
devant Païou. Celle-ci sous le vent de File, moins
tourmentée par le vent et la mer, d'ailleurs assise sur
DE L'ASTROLABE. 223
un fond régulier de douze ou quinze pieds , resta long- 1828.
temps en place sans être détruite. Les étrangers qui Mars-
la montaient descendirent h Païou , où ils s'établirent
avec ceux de l'autre navire, et travaillèrent sur-le-
champ à construire un petit bâtiment des débris du
navire qui n'avait point coulé.
Les Français, que les naturels nommèrent M aras,
furent , disent-ils , toujours respectés par les indi-
gènes , et ceux-ci ne les approchaient qu'en leur bai-
sant les mains, cérémonie qu'ils ont souvent pratiquée
envers les officiers de l'Astrolabe durant sa relâche.
Cependant il y eut de fréquentes rixes , et dans une
d'entre elles les naturels perdirent plusieurs guer- .
riers dont trois chefs, et il y eut deux Français tués.
Enfin, après six ou sept lunes de travail , le petit bâti-
ment fut terminé , et tous les étrangers quittèrent file,
suivant l'opinion la plus répandue. Quelques-uns ont
affirmé qu'il resta deux M aras, mais qu'ils ne vécu-
rent pas long-temps. A cet égard il y a peu de sujets
de doute, et leurs dépositions unanimes attestent qu'il
ne peut exister aucun Français ni à Vanikoro , ni à
Toupoua , ni même à Nitendi , ou dans les îles voisines.
Quant aux crânes des malheureux Français qui suc-
combèrent sous les coups de ces sauvages , il est pro-
bable que ceux-ci les ont long-temps conservés comme
des trophées de leur victoire; mais, s'ils les possé-
daient encore à l'époque de notre arrivée, il est vrai-
semblable qu'ils se seront empressés de les cacher en
heu sur pour les soustraire à toutes nos perquisitions.
Tout nous porte à croire que Lapérouse, après
224 VOYAGE
i3-.i8. avoir visité les îles des Amis , et terminé sa reconnais-
sance de la Nouvelle-Calédonie , avait remis le cap
au nord, et se dirigeait sur Santa-Cruz, comme le lui
prescrivaient ses instructions , et comme il nous l'ap-
prend lui-même par son dernier rapport au ministre
de la marine. En approchant de ces îles , il crut sans
doute pouvoir continuer sa route durant la nuit ,
comme cela lui était souvent arrivé, lorsqu'il tomba
inopinément sur les terribles récifs de Vanikoro dont
l'existence était entièrement ignorée. Probablement la
frégate qui marchait en avant , et les objets rapportés
par M. Dillon ont donné lieu de penser que c'était la
■ Boussole elle-même , donna sur les brisans sans pou-
voir se relever, tandis que l'autre eut encore le temps
de revenir au vent et de reprendre le large. Mais l'af-
freuse idée de laisser leurs compagnons de voyage ,
leur chef peut-être , à la merci d'un peuple barbare ,
et sans espoir de revoir leur patrie , ne dut pas per-
mettre à ceux qui avaient échappé à ce premier péril
de s'écarter de celte île funeste, et ils durent tout
tenter pour arracher leurs compatriotes au sort qui
les menaçait. Ce fut là, n'en doutons point, la cause
de la perte du second navire. L'aspect même des lieux
où il est resté donne un nouvel appui à cette opinion ;
car au premier abord on croirait y trouver une passe
entre les récifs ; il est possible que les Français du se-
cond navire aient essayé de pénétrer par cette ouver-
ture en dedans des brisans , et qu'ils n'aient reconnu
leur erreur que lorsque leur perle fut aussi con-
sommée.
DE L'ASTROLABE. 225
Bien qu'aucun document positif et direct n'ait dé- 182 s.
montré que ces débris ont réellement appartenu à Mavs-
l'expédition de Lapérouse , je ne pense pas qu'il reste
cependant ta cet égard la moindre incertitude. En effet,
les renseignemens que j'ai recueillis de la bouche des
naturels sont parfaitement conformes, sous les rap-
ports essentiels, à ceux que se procura M. Dillon; et
cela sans que nous ayons pu être influencés l'un par
l'autre, attendu que je n'eus connaissance de son
rapport qu'à t l'Ile-de-France , deux mois après que
j'avais déjà expédié le mien au ministre. Ces déposi-
tions ont donc tous les caractères de l'authenticité;
elles attestent que deux grands navires périrent , il
y a quarante ans environ , sur les récifs de Vani-
koro, qu'ils contenaient beaucoup de monde; les
naturels se sont même rappelé qu'ils portaient le
pavillon blanc. Tout cela, joint aux pièces de canon,
aux pierriers rapportés, démontre que ces navires
étaient des bàlimens de guerre. Mais on sait posi-
tivement que , long-temps avant comme après cette
époque, nul autre navire de guerre n'a péri dans
ces mers que les frégates de Lapérouse et la Pa/i-
dora , commandée par Edwards, qui fit naufrage sur
les récifs du détroit de Torrès. En outre, la nature
de quelques-unes des pièces rapportées du naufrage
montre qu'elles appartenaient à une mission chargée
de travaux extraordinaires. Enfin , l'unique morceau
de bois rapporté par M. Dillon s'est trouvé coïncider
avec les dessins qui ont été conservés des sculptures
de la poupe de la Boussole. Que de probabilités
TOME v. i5
226 VOYAGE
1828. réunies qui doivent équivaloir à une certitude com-
Mars- plète!...
Comme on s'attendra sans doute à me voir émettre
mon opinion sur la route que les Français durent
suivre après avoir quitté Vanikoro , je déclarerai qu'à
mon avis ils durent se diriger vers la Nouvelle-Irlande,
pour atteindre les Moluques ou les Philippines, sur
les traces de Carteret ou de Bougainville. Alors c'était
la seule route qui offrît quelques chances de succès
à un navire aussi faible , aussi mal équipé que pouvait
l'être celui qui fut construit à Vanikoro ; car on doit
présumer que les Français avaient été singulièrement
affaiblis par la fièvre et leurs combats avec les naturels.
J'irai même plus loin , et j'oserai dire que ce sera sur
la côte occidentale des îles Salomon qu'on pourra,
par la suite, retrouver quelques indices de leur pas-
sage. Le document suivant me paraît propre à donner
quelque poids à ce pressentiment.
Comme je cherchais à Hobart-Town tous les moyens
possibles de percer le mystère dont M. Dillon avait
enveloppé la position de Vanikoro dans sa relation ,
j'appris avec surprise qu'il existait dans la colonie une
personne qui prétendait avoir rencontré, long-temps
auparavant, des traces de Lapérouse. Jaloux d'exa-
miner jusqu'à quel point ce bruit pouvait être fondé,
je fis des démarches près de cette personne , et j'en
obtins le rapport suivant écrit en anglais , dont voici
la traduction littérale.
DE L'ASTROLABE. 227
Extrait du journal de James Hobbs , premier officier du navire 1828.
l'Union, de Calcutta {capitaine John Nichols) destiné pour Mn,s-
Penang.
14 avril 18 1 1.
Comme nous étions en calme sur la côte de la Nouvelle-
Géorgie ou îles Salomon , je m'en allai dans le canot avec
quatre lascars et un matelot anglais , pour me procurer
quelques fruits pour l'équipage, sur une île située par 8° 1 8 '
latitude S. et 1 56° 30' longitude E. , ne pensant pas qu'elle
fût habitée, attendu qu'elle paraissait fort petite. Nous
étions beaucoup plus loin de terre que je ne le croyais, et
avant d'y être rendu le navire fut hors de vue. Quand
nous fumes près du rivage , l'île nous parut traversée par
un chenal à marée haute ; au milieu de ce passage , je pus
observer très-distinctement un grand espars ou bien un
mat planté droit debout avec quelque chose qui me parut
être le gréement pour le soutenir. Une pirogue montée
par un homme et huit ou dix jeunes gens s'avança , en
nous montrant une branche d'arbre, pour nous inviter
à descendre à terre avec eux. Ils semblaient très-bien dis
posés , et je désirais me rendre à leurs vœux ; mais je ne
pus y déterminer mes compagnons. .l'eus alors recours à
des moyens plus sévères ; ils furent également inutiles ,
car mes hommes déclarèrent qu'ils se feraient plutôt tuer
dans le canot , que de consentir à aller à terre pour y être
mangés. Durant ce temps, le rivage s'était couvert de
naturels ; ceux-ci voyant que les vieillards et les jeunes
gens ne pouvaient réussir à nous amener avec eux , une
femme s'avança seule dans une pirogue. Les hommes du
rivage voyant que toutes leurs sollicitations étaient sans
succès, et le canot étant tout près de terre, en quelques
j5'
2-28 VOYAGE
is?s. minutes nous fûmes environnés par quarante ou cin-
Mars. quante pirogues, qui contenaient chacune depuis un jusqu'à
vingt naturels. Alors la femme témoigna par signes le
désir que je fisse connaître à ses compatriotes si j'étais un
homme ou une femme , ce que je fus obligé de faire , et ils
en furent très-réjouis. Les hommes de mon canot étaient
tellement dominés par la frayeur, qu'ils avaient à peine
la force de tenir l'embarcation au large des rochers. Le
navire était encore hors de vue ; mais, à notre satisfaction,
il survint un grain violent, et quand le ciel se fut éclairci,
le bâtiment se montra à nos regards , ce qui redonna la
vie à mes hommes , et nous forçâmes de rames vers le na-
vire. Quand nous en fûmes à petite distance, je crus sa
perte assurée , attendu qu'il était entouré d'un grand
nombre de pirogues, et que son pont était si complète-
ment couvert de naturels , que je ne pouvais pas même
distinguer un seul des hommes de l'équipage. J'accostai
du mieux que je pus , et je me hâtai de dégager le pont;
mais je ne pus en venir à bout qu'en ayant recours à la
violence, et en blessant au bras un homme qui avait volé
tout le fer des pompes. Au même instant , un rocher de
corail se montra sous le navire , mais heureusement nous
ne touchâmes point. Nous étions alors à six milles environ
au S. E. de l'île duN. O. Quelques naturels portaient des
morceaux de fer , des barres de ce métal et des étoffes
rouges , dont ils semblaient faire un grand cas. Très-peu
parmi eux avaient apporté des armes. Ce sont de grands
voleurs ; quand ils réussissent à dérober quelque chose ,
ils sont enchantés , et se sauvent en sautant à la mer par-
dessus le bord.
James Hobbs.
Hobart-Town , 4 janvier 1828.
DE L'ASTROLABE. 229
Sur-le-champ , ce rapport me rappela la déposition i»a«
du capitaine Bowen, de FAlbermarle, rapportée dans Mais-
le discours préliminaire du Voyage de Lapérouse, par
Millet Mureau. Le navigateur Bowen avait dû décla-
rer, devant le juge de paix de Morlaix, qu'en décem-
bre 1791 il avait vu, sur la côte de la Nouvelle-Géor-
gie et près du cap Déception, les débris du vaisseau
de Lapérouse floltant sur les eaux, et que les naturels
lui paraissaient avoir connaissance des Européens et
de l'usage du fer.
Cette déclaration, accompagnée de détails assez
invraisemblables , avait toujours inspiré peu de con-
(iance. Cependant, en la rapprochant de celle de
James Hobbs, beaucoup plus positive et mieux cir-
constanciée, surtout en considérant que le petit bâ-
timent construit par les naufragés de Vanikoro dut
naturellement se diriger vers la Nouvelle-Irlande , en
prolongeant la chaîne des îles Salomon , j'en conclus
qu'il était possible que les malheureux Français qui
avaient échappé à leur premier désastre fussent allés
se perdre une seconde fois sur quelqu'un des écueils
situés aux environs de l'espace connu sous le nom de
Baie des Indiens, entre les caps Déception et Satis-
faction.
Prévenu de cette idée en quittant Vanikoro , mon
intention était de reconnaître Nitendi , Tinakoro, Pi-
leni, Taumako , etc. , puis de me diriger vers la baie
des Indiens et de rechercher avec tout le soin possible
s'il existait réellement en ces parages quelques ves-
tiges ou quelques souvenirs du passage des Français.
230 VOYAGE
1828. Quand bien même nos recherches eussent été inutiles
Mars. sous ce rapport, nos observations sur des îles aussi
peu connues auraient encore été d'un haut intérêt pour
la mission , et nous auraient en partie dédommagé de
l'inutilité de nos efforts. Ensuite, profitant des brises
variables assez fréquentes sous le vent de ces grandes
îles , je serais revenu assez dans l'Est pour me diriger
sur la Louisiade et commencer l'exploration des côtes
méridionales de cet archipel et de la Nouvelle-Guinée.
L'état désespéré où se trouvait l'équipage de l'Astro-
labe au départ de Vanikoro ne me permettait point de
donner suite sur-le-champ à ce projet. Je bornais alors
mes prétentions à reconnaître Nilendi et Taumako,
puis à gagner le plus tôt possible Port-Jackson. Dans
cette terre hospitalière et sous la salutaire influence de
son climat, j'espérais que nos malades se rétabliraient
promplement. Puis, si la saison me le permettait en-
core , en quittant cette colonie, je comptais me diriger
sur le détroit de Torrès , pour rentrer dans l'Océan
indien, ou bien, en cas d'impossibilité, je serais revenu
en Europe par la route facile du cap Horn, en ache-
vant le tour du monde , comme la plupart des navires
qui vont d'Angleterre à la Nouvelle-Galles du Sud.
DE L'ASTROLABE. 231
CHAPITRE XXXVI.
TRAVERSEE. DE VANIKORO A GOUAHAM ET SEJOUR DANS CETTE ILE.
_ SSBS-
A une lieure vingt minutes après midi, nous pou- 1828.
vions déjà contempler sans inquiétude ces funestes i7 ™*ls-
récifs qui, deux heures auparavant, nous causaient
encore de si vives terreurs. Nous mîmes en panne
pour embarquer le grand canot et saisir à poste fixe
les ancres et les embarcations. Les sommités de Tou-
poua se montraient alors dans l'O. N. O. à vingt-cinq
milles de dislance.
Je fis servir , à deux heures quarante-cinq minutes ,
et gouvernai au nord avec une forte brise d'E. S. E.
et une mer assez dure. A six heures, la brume nous
cachait déjà les terres de Vanikoro. Nous passâmes la
nuit aux petits bords sous les huniers ; le vent continua
de souffler avec force à l'E. S. E. , avec des grains ,
des éclairs et une grosse mer.
Toute la matinée la pluie tombe par torrens , mais 18.
le ciel s'embellit un peu dans l'après-midi. Je poursuis
ma bordée au N . N. E. , dans le dessein de reconnaître
23:2 VOYAGE
1828. Taumako; car mon intention est de pousser jusqu'à
Mars. Kennedy, puis de revenir sur Nitendi. Malheureuse-
ment l'équipage s'affaiblit de jour en jour.
i;>. De faibles brises d'E. S. E. nous livrent à une houle
énorme qui tourmente cruellement les malades , et
moi tout le premier. En outre, les torrens de pluie
qui reviennent à chaque instant entretiennent à bord
une humidité pernicieuse.
20. Les grains sont continuels , la houle fort dure et
très-fatigante. De plus , le vent tout faible qu'il est ,
passe au N. O. Déjà j'étais parvenu par 10° 30' lat.
S. , sans avoir rien vu. Mais le mauvais temps et le
triste état de l'équipage me forcent à renoncer à
mes projets d'exploration sur l'archipel de Santa-
Cruz , et à reprendre la roule de Port- Jackson ,
afin de procurer à nos malades les moyens de se
reposer et de se rétablir. En conséquence, à huit
heures du matin, j'ai laissé porter à l'E. S. E.
Durant les deux journées suivantes, je fis route au
S. E., avec une faible brise du nord au N. N. O.,
sous des torrens de pluie et contre une grosse houle
22. du S. E. qui arrêtait notre aire. Cependant le 22 au
matin, nous aperçûmes Tikopia et nous la conser-
vâmes en vue, toute la journée, à dix ou douze lieues
de distance , tant la brise était faible.
2J. Grains de pluie par intervalles, calmes ou faibles
risées d'E. , une longue houle de S. E. nous fait rou-
ler bord sur bord. Quelle pénible situation avec qua-
rante malades dont l'état s'aggrave de jour en jour !
a4. Le vent souffle à l'E. et à l'E. S. E. , ce qui me
DE L'ASTROLABE. 233
force à tenir le plus près bâbord, et à faire peu de 1828
route, à cause de la houle. La nuit est mauvaise et Mars
très-sombre.
Le ciel se charge entièrement, la pluie tombe par 25.
lorrens et le vent souffle avec beaucoup de violence à
l'JE. S. E. A onze heures, les rafales sont déjà si pe-
santes, qu'il faut prendre deux ris aux huniers. Nous
continuons notre route au sud.
La nuit est détestable, et j'éprouve de sérieuses in-
quiétudes à cause des courans qui peuvent m'entrai-
ner sur les îles situées sous le vent et dont la position
est encore très-vaguement donnée.
Bon frais d'E. S. E. et d'E.; rafales très-pesantes, 26.
chargées de pluie et de vent, mer très-dure. Naviga-
tion pénible au-delà de ce qu'on peut exprimer.
Les fatigues de cette journée et des précédentes me
réduisent à l'état le plus déplorable. Déjà MM. Lot-
tin, Faraguet, Paris et Dudemaine avaient cédé à la
maladie. Aujourd'hui M. Jacquinot lui-même , second
de l'expédition, a été obligé de garder le lit. Il ne me
reste plus que MM. Gressien et Guilbert de valides
dans l'état-major. Vingt-cinq hommes de l'équipage
sont étendus sur les cadres , et parmi ceux qui restent
debout, la moitié très-faible encore ne peut rendre
presque aucun service à la manœuvre , de sorte qu'il
nous reste à peine six ou sept hommes par quart.
Cette désastreuse situation me fait faire de pénibles
réflexions. Je risque d'être entraîné au travers des
Nouvelles-Hébrides, et si je suis obligé de passer sous
le vent de ces îles , il me reste peu d'espoir d'atteindre
234 VOYAGE
i;s28. la Nouvelle-Galles du Sud, au moins sans être exposé
Mars. à une traversée très-longue et à des fatigues inouïes.
En outre, en m'obstinant à poursuivre ma route au
S., et à lutter contre les vents du S. E., j'expose P As-
trolabe à ne pas conserver un seul homme debout, et
ce danger deviendra d'autant plus imminent que nous
avancerons plus au sud, car les coups de vent de la
mer antarctique et ses houles pénibles ne pourront
manquer de fatiguer de plus en plus les hommes bien
portails et de réduire les malades aux abois.
Dans toute cette partie de l'Océan-Pacifique, il
n'existe pas un mouillage où je puisse conduire la cor-
vette avec quelque espoir de succès , pour améliorer
le sort des malades. Toutes les îles qui nous environ-
nent sont peuplées par des sauvages barbares , dé-
fians, la plupart cannibales ; et presque tous les na-
vigateurs qui les ont fréquentés , ont été contraints
d'avoir recours à la force des armes pour repousser
leurs attaques. D'ailleurs on ne trouve chez eux ni
vivres ni rafraîchissemens, et, une fois mouillés, il
est probable que nous n'aurions plus la force de re-
lever nos ancres. Il est donc préférable de tenir la
mer. Après de longues réflexions et de pénibles agi-
tations , je me détermine à me diriger sur Gouaham ,
afin de donner quelque repos à l'équipage épuisé.
C'est l'unique port européen à ma disposition , le seul
qui me paraisse convenir au but que je me propose.
Nous connaissons tous l'accueil obligeant que M. Erey-
cinet a reçu il y a neuf ans dans cette colonie , et
combien celte relâche lui a été utile pour le réla-
DE L'ASTROLABE. 235
blissement de ses nombreux malades. Ces motifs 1S2S
réunis me décident à laisser porter au nord, dans 3Vlars
la journée du 26 mars , pour rallier les Mariannes.
Par celtenouvelle disposition, je me voyais contraint
de renoncer définitivement au passage du détroit de
Torrès, car de Gouaham je ne pouvais plus songer à
revenir vers ce détroit, contre la direction des vents
alises. Scrupuleux, comme je l'avais été jusqu'alors,
dans l'observation fidèle de mes instructions , j'éprou-
vai un vif regret de laisser celte partie de mes travaux;
quelquefois même , dans les paroxismes de la fièvre ,
j'étais tenté de laisser porter à l'O. , pour donner
à pleine voile dans ce dangereux passage , et m'y frayer
une route plus expéditive vers les Moluques. Mais
quand la voix de la raison reprenait le dessus dans mon
esprit, outre l'inutilité absolue d'une semblable route
pour la navigation, attendu l'impossibilité pbysique où
nous étions tous de nous livrer à aucun travail géo-
grapliique, je reconnaissais qu'il y aurait dans ce parti
à peine une ou deux chances de succès, contre toutes
les probabilités réunies d'une perte complète. En effet,
avec tout le bonheur possible , il nous aurait fallu quel-
quefois louvoyer entre les récifs et mouiller au moins
cinq ou six nuits ; manœuvres devenues impraticables
avec le peu d'hommes qui pouvaient encore agir. Non-
seulement il eût été téméraire, mais même coupable
de ma part, d'exposer la corvette, son équipage et ses
importons matériaux , à un naufrage presque inévita-
ble , auquel probablement personne n'eût échappé.
Heureusement ce sentiment prévalut , je m'armai de
236 VOYAGE
182s. patience el poursuivis la route des JVlariannes. Très-
Mars heureusement, car la suite des événemens et la téna-
cité de la maladie m'ont prouvé plus lard (pie l'expé-
dition était perdue sans ressource , si j'eusse voulu la
conduire par le détroit de Tonès 1.
27. Vers midi, nous avions aperçu l'île Fataka, et à
quatre heures du soir Anouda s'est montrée à toute
vue. Dans la nuit, nous passions dans l'E. et à dix
milles environ de la dernière.
28, Les grains de pluie recommencent à tomber avec
violence , la brise est très-irrégulière et la houle consi-
dérable. L'eau pénètre dans toutes les parties du navire
et engendre une humidité funeste aux malades.
Trente-cinq malades sont étendus sur les cadres.
M. Gressien qui, malgré ses courses multipliées sur
les brisans , avait pu échapper à la lièvre , est attaqué ,
et il ne reste debout que MM. Lottin et Guilbert. Le
premier, qui ne fait que se relever, est encore très-
faible; pour soulager ces deux officiers, je suis con-
traint de confier un quart au maître d'équipage Col-
linet. Je suis toujours dans le plus grand accablement,
c'est une cruelle fatigue pour moi que de descendre
dans ma chambre pour faire le point et donner la route.
Je passe la plus grande partie du temps étendu sur une
cage à poules ou dans ma couchette, sous la dunette.
Il y a vingt-deux jours que le mauvais temps dure ;
on doit espérer qu'il cessera bientôt , pour faire place
aux brises régulières de l'E. et du S. E.
Mais, dans les trois journées suivantes, les vents
« Voyez noie 14. .
DE L'ASTROLABE. 237
sont si mous , que nous faisons à peine vingt lieues en cSaS.
route. L'équipage est si affaibli, qu'ayant donné l'ordre Marsl
de serrer la grande voile à l'approche d'un grain, cette
manœuvre n'a pu s'exécuter, faute de bras. Cela me
contraint à ne conserver qu'une voilure légère et facile
à manier.
Pourtant , à ma grande satisfaction , la maladie de
MM. Jacquinot et Gressien n'a pas de suite, et ils
reprennent leur service dès le 31 mars. Chez moi , au 3i.
contraire, la fièvre , depuis quelques jours , nonobs-
tant la diète sévère que j'observe , est accompagnée de
ténesme , hémorrhoïdes , dégoût et prostration géné-
rale des forces. Je souffre cruellement, et il est des
momens où je regarderais comme un véritable bien-
fait la fin d'une pareille existence , si elle devait se
prolonger. Dans le cas où je succomberais à la force
du mal, j'ai tout préparé pour que M. Jacquinot
éprouve le moins d'embarras possible à ramener l'ex-
pédition en France. Le rapport que je dois lire à l'Aca-
démie , à mon retour , pour rendre compte des opéra-
tions du voyage , est même tout prêt, et il ne s'agirait
que d'y ajouter les événemens qui pourront avoir lieu
jusqu'au retour. Aussi, à cela près des souffrances
physiques , sous le rapport moral , je suis fort tran-
quille , et j'emporterais au moins dans la tombe la
conscience intime d'avoir dignement rempli la tâche
qui m'était imposée.
Comme il conversait avec moi , ce malin, M. Jac-
quinot me disait que si j'eusse gouverné vers le détroit
de Terres , comme j'en avais quelquefois manifesté
238 VOYAGE
iS?9. le désir, tous les hommes qui étaient encore debout
Mars eussent tellement été frappés de terreur, que pas un
d'entre eux ne serait resté sur le pont. Ces gens sont
complètement démoralisés par les dangers qu'ils ont
souvent courus : à l'exception de cinq ou six indivi-
dus plus fortement trempés, tout le reste était sans
énergie,
i avril. Depuis deux jours, la mer charriait beaucoup de
pierres ponces, et aujourd'hui sa surface en a été
continuellement couverte. Cette circonstance identi-
que avec celle qu'observa jadis Quiros en ces para-
ges semble annoncer l'existence de quelque volcan
dans les environs. A midi quarante minutes, je mets
le cap au N. O. x\a O. pour gouverner sur l'île Ken-
nedy, dont le point ne me place qu'à vingt-sept lieues.
■>. Parvenu sur le parallèle de Kennedy, je laissai
successivement porter à l'O. N. O., O. x\u N. O. et
enfin à l'O., et nous courons toute la journée dans
cette direction . A six heures du soir V Astrolabe se trou-
vait précisément sur la position de Kennedy d'après
Arrowsmith; comme l'horizon nous aurait facilement
permis d'apercevoir une île haute à quinze milles de
distance, n'ayant rien vu, j'en ai dû conclure que
cette île doit être située plus à l'ouest. Il aurait fallu
consacrer encore vingt-quatre heures et courir tout
ce temps à l'ouest pour décider cette question; mais
avec quarante hommes sur les cadres, je ne crus pas
devoir faire ce nouveau sacrifice à la géographie ,
d'autant plus que celte manœuvre m'aurait souventé
considérablement , et je devais me mettre en garde
DE L'ASTROLABE. 239
contre les vents du N. E. et les violens eourans de 1828*
l'est à l'ouest éprouvés en ces parages par divers navi- Av"1*
gateurs. Déjà ceux que nous éprouvons s'élèvent à
dix-huit milles dans les vingt-quatre heures. Ainsi, à
six heures précises le cap a été remis au N. N. O. ,
avec toute la voilure que la prudence permettait de
conserver.
Les pierres ponces ont encore passé toute la jour-
née le long du bord, mais en moindre quantité qu'hier.
Tout bien considéré, je pense que ces pierres viennent
de l'île du Volcan ou Tinakoro près Nilendi. Les
vents violens du S. O. qui ont régné il y a quelques
jours ont pu déterminer des eourans de cette partie
capables d'entraîner ces matières volcaniques à soixan-
te ou quatre-vingts lieues sous le vent. J'attendais tou-
jours le retour des vents alises; mais, durant près de
huit jours , nous eûmes à essuyer des calmes déso-
lans ou de faibles brises du N. au N. O., qui nous
forçaient à tenir le plus près, tantôt sur un bord , tan-
tôt sur L'autre, afin de perdre le moins possible en
route. D'accablantes chaleurs aggravaient encore notre
misérable position. On eût dit que notre corvette, im-
mobile au milieu des Ilots , y restait fixée par quelque
génie malfaisant , pour nous faire sentir à longs traits
les souffrances de la maladie et les privations de toute
espèce auxquelles nous étions assujettis. V Astro-
labe qui , le mois précédent, n'offrait encore qu'une
réunion d'individus satisfaits et jouissant de la santé
la plus florissante, venait d'être convertie en une in-
firmerie flottante où le petit nombre des hommes va-
240 VOYAGE
1828. lides ne semblaient être que les gardiens des malades el
Avril. cjes convalescens. Parmi ceux-ci, les uns comme au-
tant de fantômes, pâles, abattus et languissans, em-
ployaient un reste de force à se traîner péniblement
d'un bout du navire à l'autre , pour distraire leur en-
nui et chercher quelque soulagement à leurs maux :
d'autres, parvenus au dernier degré d'affaiblissement,
restaient étendus sans mouvement là où on les trans-
portait , heureux du moins que l'excès du mal leur
ôtaten partie le sentiment de leurs souffrances.
Dans ces temps de misère et de désolation , l'équi-
page dut beaucoup à l'activité sans bornes et au dé-
vouement infatigable de l'infirmier Berr. Ce brave
homme semblait se multiplier pour se rendre utile aux
malades et leur prodiguer tous les soins que réclamait
leur état. Les trois médecins étaient frappés à la fois ,
et il était impossible d'enlever un seul bras à la ma-
nœuvre. Berr trouvait le moyen de servir tous ses
malades , et de conserver en même temps son imper-
turbable gaîté.
6. A sept heures du soir , une bourrasque subite et
violente de l'ouest a fait masquer toutes les voiles. Les
mâts de hune ont été fortement menacés. Enfin, après
de longs et pénibles efforts, nous avons pu remettre
lèvent dans les voiles, et nous en avons été quittes
pour la vergue de perroquet de fougue brisée en deux
au racage. Nous lui avons substitué la vergue du
grand perroquet , et celle-ci a été remplacée par la ver-
gue du petit perroquet.
fi. On a fait monter tous les malades sur le pont pour
DE L'ASTROLABE. 241
donner un parfum général au navire. C'était un spec- iSaS.
tacle à la fois pitoyable et bizarre , de voir tous ces Av,iL
malheureux , comme autant d'ombres chassées de
leurs tombeaux , apparaître à la lumière avec plus ou
moins de lenteur et d'efforts , suivant le degré de leur
affaiblissement. Il en est quelques-uns qu'il faut por-
ter à bras, attendu qu'il leur est impossible de faire un
seul mouvement. Le maître canonnier, le brave Rav-
naud , est réduit à cette extrémité , et les méde-
cins craignent pour lui une paralysie définitive et
générale.
Enfin la brise se rétablit au N. E. ; comme elle est 9.
faible, nous cheminons lentement au N. O. , avec
des alternatives de calmes et de grains. Dans la soirée
du 17, nous repassons au nord de la ligne, par le 17.
méridien de 158° environ à l'est de Paris. Là nous
trouvons, durant trois jours, des courans de trente-
cinq à quarante-cinq milles à l'ouest par jour, puis ils
se réduisent à huit ou dix milles seulement.
Un mois s'était déjà écoulé depuis notre départ de
Vanikoro, et nous n'avions pas fait plus de quatre
cents lieues en ligne droite. 11 nous restait encore trois
cents lieues à parcourir jusqu'à Gouaham, et l'état
des malades ne s'était pas amélioré ! . . . Il faut convenir
cependant qu'il n'empirait pas. En effet, il y avait ba-
lance , depuis quelques jours , entre le nombre de
ceux que la fièvre attaquait et de ceux qu'elle aban-
donnait. Mais pour les manœuvres du bord , il y avait
perte réelle, attendu que les convalescens, encore
accablés de faiblesse, ne pouvaient remplacer d'une
TOME V. 16
242 VOYAGE
i8a8; manière utile les hommes restés valides jusqu'à ce
Avril. jQur<
20. Enfin le charme qui semblait agir sur nous cesse ;
par le parallèle de 2° latitude N. , et, le méridien de
1 56° longitude E. ,• nous rencontrons les brises régu-
lières du N. E., et nous commençons à cheminer d'une
marche plus rapide. L'influence d'une température
plus réglée se fait aussi sentir sur les malades ; ma fiè-
vre s'apaise, et de rémittente qu'elle avait été durant
long-temps , elle passe au type intermittent tierce.
aa. A midi , je me trouvais sur le parallèle, et à vingt
lieues environ dans l'est de la position assignée aux
îles Monte-Verde sur la carte d'Arrowsmith. Je m'é-
tais mis en latitude avec ce groupe dans l'intention de
courir l'espace d'un ou deux degrés dans l'ouest ,
pour en faire la reconnaissance. Mais justement la
brise tomba , et presque toute la journée nous eûmes
calme. Celte contrariété me décida à poursuivre ma
route au nord-ouest, attendu qu'il m'aurait fallu rester
en panne durant la nuit , et perdre peut-être deux ou
trois jours, ce qui n'était point praticable dans l'état
où nous étions.
a3# Dans la matinée la brise de l'E. reprend, accom-
pagnée de lorrens de pluie. Mais nous faisons route,
5,4. ce qui nous console. La journée suivante est fort
belle , et nous voyons beaucoup de fous qui viennent
voltiger dans le gréement, indice infaillible de la
proximité des terres.
,5. Pour célébrer le second jour anniversaire de notre
départ de France, au dîner je fais distribuer aux
DE L'ASTROLABE. 243
hommes en bonne santé une double ration de rhum. ix2s.
On remarque beaucoup de marsouins , frégates , fous Av,il
noddies et phaêtons.
Maintenant je dirige ma route de manière à ren-
contrer le groupe de Hogoleu, exploré en 1824 par
M. Duperrey. Ce navigateur avait tracé d'une ma-
nière très-satisfaisante la plus grande étendue de ce
petit archipel ; mais le vent l'avait contraint de laisser
la partie de l'E. et du S. E. dans le vague. Je me pro-
posais de remplir cette lacune.
C'est ici le cas de faire une observation dans l'in-
térêt de la navigation. A. mon retour en Europe, j'ai
été très-étonné de voir que , dans sa carte générale des
Carolines, M. Duperrey avait p!acé à quarante milles
environ dans l'est d'Hogoleu , une petite île basse à
laquelle il avait donné le nom d'île d'Urville. Les deux
officiers de l'Astrolabe qui avaient fait avec moi la
campagne de la Coquille n'avaient pas eu plus de
connaissance que moi de la découverte de cette île.
Toutefois , en parcourant mon journal particulier,
j'ai vu qu'effectivement le 23 juin 1824, au coucher
du soleil, l'homme en vigie sur les barres signala une
île basse à toute distance. Si dans le voyage de VAs-
trolabe j'avais eu connaissance de cette circonstance ,
j'aurais combiné ma route de manière à passer près de
cette terre , et à vérifier si l'île d'Urville existe réelle-
ment. C'eût été alors bien facile, puisque le 25 nous a6i
ne dûmes pas en passer à plus de six lieues dans le
nord-est '.
1 Le voyage de l'américain Morrell vient de constater l'existence de cellt
16"
244 VOYAGE
1828. Nous filions six nœuds le cap à l'ouest pour appro-
Avril. oner C|L1 groupe de Hogoleu , et je craignais qu'une
brume assez épaisse, répandue sur tout l'horizon , ne
me nuisît dans celte circonstance. Cependant, dès qua-
tre heures et demie après midi, M. Dudemaine, au
travers de la brume, aperçut les sommets des îles
hautes à sept ou huit lieues de distance. Peu après on
commença à distinguer, des barres, les quatre petites
îles basses qui paraissent être les îles Gaudichaud ,
Quoy et Gaimard , de M. Duperrey (la quatrième est
restée sans nom). Au coucher du soleil, ces îles
étaient visibles de dessus le poat.
Nous n'étions pas alors à plus de neuf milles au
vent de la chaîne des brisans qui environnent le
groupe, et je restai toute la nuit aux petits bords.
J'avais à me défier de l'action des courans, et je n'é-
tais en mesure d'exécuter aucune manœuvre prompte
ou difficile en cas de danger.
La brise fut inégale , et nous eûmes des grains de
pluie durant la nuit. Cependant, quand le jour revint,
je vis avec plaisir que nous étions restés à la même
distance de terre que la veille au soir. Je laissai porter
au N. O. jusqu'à deux milles du brisant. Puis à sept
heures du matin une station eut lieu , et M . Guilbert
commença son travail géographique. Dès-lors nous
avions une vue très-détaillée de toutes les îles occi-
dentales du groupe d'Hogoleu. Les quatre îles de
île; le 23 février i83o , il reconnut un groupe de trois îlots bas entourés
d'un récif commun qu'il nomma groupe de Westervelt et qui est évidem-
ment identique avec l'île d'Urville de M. Duperrey.
27.
DE L'ASTROLABE. 246
Iros, Dublon, Falang et Chamisso, seules sont foi- i8as:
niées par de hautes terres; parmi elles on distingue le Avril-
pic délié de Dublon. Toutes les autres, au nombre de
dix-huit ou vingt, sont de petits îlots bas, boisés et
situés sur le bord du brisant. Le plus grand de ces
îlots n'a pas plus d'un mille de diamètre, et il en est
quelques-uns longs au plus de cinquante ou soixante
toises , qui n'offrent qu'un petit plateau de coraux
couronné par un bouquet d'arbres. Nous n'eûmes
point fond avec cent brasses de ligne.
La station terminée, je mis le cap au S. S. E. pour
prolonger à trois milles de distance la longue chaîne
de brisans qui s'étend à sept milles au large des îles
hautes. Tandis que nous étions rapidement chassés
par une brise fraîche du N. E. , celait un spectacle
digne de toute notre attention , que de voir ces îles
nombreuses changer à chaque instant de forme et
d'aspect, et figurer pour ainsi dire, en passant les
unes devant les autres, les tableaux d'une lanterne
magique. En guise d'orchestre, une longue et creuse
lame soulevée par les vents d'E. venait expirer en
mugissant contre la muraille de coraux formée par les
polypiers , et semblait nous rappeler à chaque ins-
tant de nous tenir sur nos gardes.
Cependant la direction du récif ayant paru fuir à
l'ouest, j'avais laissé porter jusqu'au sud-sud-ouesl.
Mais bientôt la vigie annonça que le brisant reparais-
sait à deux ou trois quarts au vent , et je m'empres-
sai de remettre le cap au S. S. E. , pour ne pas me
trouver enveloppé dans ce repli.
246 VOYAGE
1828. A neuf heures quarante-cinq minutes du matin ,
Avnl- une seconde station eut lieu à deux milles et demi du
brisant. Alors les quatre îles hautes que nous avons
désignées commençaient à fuir dans le nord-ouest , et
sur un plan plus éloigné dans l'ouest-nord-ouest , se
montraient déjà les îles hautes de Oudot , Chazal, et
surtout la masse plus élevée et plus étendue de Toi.
Tout près de nous , et semées cà et là sur le bord du
brisant , une dizaine d'îles basses déployaient leur
riante verdure. Parmi ces dernières , deux seulement,
savoir : les îles Givry et Cerisy, avaient été vues par
la Coquille ; les autres étaient restées inconnues.
Quatre-vingt-dix brasses de ligne n'ont pas encore
trouvé le fond.
A midi nous observions la latitude à quatre milles
seulement au nord de la partie méridionale du groupe
entier. A une heure quarante-cinq minutes, nous dou-
blions à deux milles et demi de distance la petite île
basse qui termine l'archipel au sud-est , et qui a reçu
le nom de l'île du Sud. Elle est située sur le bord du
récif, et celui-ci se dirige ensuite brusquement au
nord-ouest. Au moment où nous dépassions cette es-
pèce de corne , non-seulement nous fûmes certains
que là finissaient les îles Hogoleu , mais la vigie des
barres n'apercevait même aucune terre à la distance
de plus de quinze milles au large.
L'île du Sud une fois dépassée, nous gouvernâmes
au N. O., afin de reconnaître la portion méridionale
du groupe. Nous suivions toujours à deux milles de
dislance le brisant : mais désormais il nous protégeait
DE L'ASTROLABE. 24
4 I
contre les lames du large, et, quoique la corvette cin- .8a8.
glât avec une extrême rapidité, elle était si tranquille Avril-
que ceux qui se promenaient sur le pont eussent
volontiers imaginé que nous étions à l'ancre , dans le
bassin le mieux fermé.
Une troisième station a eu lieu à trois heures qua-
rante minutes du soir, à quatre milles et demi au S.
O. de Tile Givry. Près de ces îles , le récif prend la
direction du nord et semble laisser une ouverture con-
duisant vers les liantes îles du centre. Combien je re-
grettai alors que l'équipage .de C Astrolabe fût dans un
si pitoyable état ! J'aurais conduit la corvette au mouil-
lage et j'aurais consacré une quinzaine de jours à étu-
dier les mœurs de cette peuplade et les productions de
son territoire. Mais c'est à peine si nous eussions été en
état de relever une ancre à jet. Je ne pouvais songer à
m'arrèter. Mes compagnons voyaient déjà d'un œil peu
satisfait qu'au lieu de gagner immédiatement Gouaham,
je m'occupais encore de travaux géographiques '.
Je forçai de voiles pour me rapprocher de deux iles
basses que je supposai être les îles Bory et Roland de
M. Duperrey. A six heures et demie, nous étions à
six milles au S. S. E. de l'île Bory, et à douze milles
au sud du sommet de Toi. Quatre îles basses, qui doi-
vent se rapporter aux iles Bernard , Torrès et de Blois
de M. Duperrey, se montraient à toute vue sur la
gauche de Toi. La lacune laissée par ce navigateur
dans l'exploration du groupe de Hogoleu était donc
remplie. Ainsi je remis le cap à l'ouest, pour me diri-
i l'oyez note t5.
•248 VOYAGE
i8»8. ger désormais sur les îles Tamatam et Fanadik , dont
Avnl- il était important pour moi de lier les positions à celles
d'Hogoleu et de Gouaham.
Dans notre journée , nous avons tracé le développe-
ment de plus de cinquante milles de brisans , et les
positions d'une trentaine d'îles ou îlots. Nous avons
eu d'excellentes observations , et nous avons tout lieu
de croire que notre travail est aussi exact qu'on puisse
le faire sous voiles.
Cependant en le comparant à celui de M. Duperrey
qui eut lieu en trois jours difïérens , dans lequel on ne
faisait pas de stations , et où l'on employait tout sim-
plement le compas au lieu du cercle pour les relève-
mens des terres , on ne trouve aucune différence sen-
sible, si ce n'est pour les points dont une des deux ex-
péditions se trouvait trop éloignée pour assigner avec
précision leur position. N'en serait-on pas disposé à
conclure que , pour la plupart du temps , l'usage du
compas serait en effet suffisant pour les reconnais-
sances opérées à la voile?
Pendant tout le temps que nous avons été en vue de
ces îles , une seule pirogue s'est montrée au dedans
des brisans , tandis que nous étions sur la bande orien-
tale. Là , nous n'étions pas en position de mettre en
panne pour l'attendre. J'attribue à la fraîche brise et
à la brume l'isolement où nous sommes restés pendant
notre exploration.
D'après la marche bien établie de ma fièvre, c'était
aujourd'hui même à midi que devait avoir lieu l'accès.
Comme je ne voulais point quitter le pont dans un
DE L'ASTROLABE. 240
moment aussi critique, à onze heures je m établis dans 1828.
l'embarcation suspendue en porte-manteau du côté du Avnl-
vent, et je fis apporter mon manteau, décidé à le jeter
sur mes épaules, afin de rester à mon poste , jusqu'au
moment où le frisson serait passé. Mais ayant entendu
piquer quatre heures, je descendis dans ma chambre
pour faire un frugal et rapide repas ; ce ne fut qu'en
ce moment que je m'aperçus que l'accès n'avait point
eu lieu. De ce jour j'en fus délivré. Sans aucun doute,
je dus cette heureuse crise à la fatigue et à la tension
continuelle d'esprit que me causa la reconnaissance
d'Hogoleu. Cet événement était d'autant plus heureux
pour moi , que je recouvrais par là toutes mes facultés
et l'espoir de vaquer librement à mes occupations,
durant la relâche de Gouaham. Du reste, j'avais bien
payé mon tribut à la fièvre, puisqu'elle m'avait tenu
cinquante-deux jours entiers , et que pendant la moitié
de ce temps elle m'avait, pour ainsi dire, réduit à
l'extrémité.
Grâce à une belle brise de N. L\. qui nous a cons- 2s.
tamment accompagnés , les cent vingt milles qui sé-
parent Hogoleu de Tamatam furent rapidement fran-
chis. Dès deux heures cinquante minutes après midi,
la vigie des barres apercevait les îles de Tamatam ,
Ollap et Fanadik ; une heure après , nous faisions
une station à dix milles dans l'est de ces îlots. Puis
nous gouvernâmes au N. O. et passâmes à trois
milles au N. E. de Ollap.
Ces trois îles forment un petit groupe de sept
milles d'étendue, du N. au S. La plus grande partie
2Ô0 VOYAGE
1828. de l'intervalle compris entre les premiers est occupé
Avril. par un réci f . Ollap et Tamatam , les deux plus consi-
dérables, n'ont pas plus de six à sept cents toises
détendue dans leur plus grande dimension, et Fana-
dik est au moins deux fois plus petit. Cependant,
malgré leur modique surface , ces ilols sont couverts
de bois , et nourrissent une population robuste , active
et intelligente. Au moment où nous prolongions Ollap,
sept ou huit pirogues se détachèrent et voguèrent
vers nous. Mais comme je ne jugeai pas à propos de
mettre en panne pour les attendre , deux seulement ,
montées chacune par cinq hommes , poursuivirent
leur route jusqu'à nous. Ces sauvages nous suivirent
une heure environ , et nous appelaient de temps en
temps pour nous montrer de petits modèles de leurs
pros , qu'ils désiraient échanger contre du fer , riant
et dansant comme des hommes charmés de nous voir.
En ce moment, la corvette filait six nœuds au plus
près du vent et avec une mer assez creuse. Cependant
Pi. ccxl Ms. les pros des naturels nous suivaient sans avoir l'air
d elre fatigués par la mer , et il était facile de voir
qu'au besoin ils auraient pu aller jusqu'à sept ou huit
nœuds ; c'en est assez pour donner une idée de la
bonne qualité de ces embarcations.
Sur les dix sauvages qui montaient ces deux pi-
rogues, aucun ne m'offrit les formes déliées, sveltes
et gracieuses, propres aux Carolins de la belle race.
Ceux-là étaient vigoureux et avaient un air de santé
remarquable; mais leurs traits étaient grossiers, et
l'ensemble de leur personne n'avait rien d'agréable.
DE L'ASTROLABE. 261
A six heures , nous passions à quatre milles à l'ouest 1828.
de l'endroit où M . Freycinet indique une terre aperçue Avril-
du haut des mâts , à bord de V Uranie , et par consé-
quent à dix milles plus près qu'il ne l'avait fait. Nous
avions un bel horizon , et nous ne vîmes rien. L'on
doit en conclure que cette terre n'existe certainement
point.
Nous ne fûmes pas plus heureux , le jour suivant , 29.
à l'égard de Lamurrek. A six heures du malin, nous
passions sur la position qui lui est assignée dans la
carte d'Arrowsmith , et nous ne remarquâmes au-
cun indice de terre. Du reste, les travaux du capi-
taine Lûtke ont démontré qu'il y avait eu erreur pour
le groupe de Lamurrek, ou plutôt JNamourek , et
qu'il existait bien plus loin dans l'O. S. O. de cette
position , très-près de la petite île Satawal.
Les courans nous portant désormais de l'immense
quantité de trente à trente-cinq milles par jour dans
le S. O. , j'eus soin de me placer de bonne heure sur
le parallèle de Gouaham , afin de ne pas manquer celte
île, manœuvre qui nous eût forcés de poursuivre notre
route jusqu'à Manille , et eût retardé long-temps le
soulagement que chacun des malades attendait de son
séjour aux Mariannes.
Enfin, le 2 mai, à quatre heures quinze minutes du 2 mai
matin, M. Gressien aperçut dans l'O. N. O. les terres
de Gouaham, et, à cinq heures du matin, je reconnus
que nous nous trouvions à peu près à dix milles dans
l'E. de la partie septentrionale de celte île. Je laissai
par conséquent porter à l'O. S. O. et au S. O. pour
252 VOYAGE
1828. doubler la pointe méridionale en filant six ou sept
MuN nœuds, avec une jolie brise d'E. et un temps superbe.
ISous avons remarqué quatre grandes pirogues qui
venaient de la partie de l'E. ; deux d'entre elles ont
passé fort près de nous ; nous avons alors reconnu
qu'elles étaient montées par des Carolins qui allaient
faire une visite à Gouaham.
Vers dix heures et demie , nous prolongions l'île
aux Cocos, à un ou deux milles de distance, et à
onze heures nous doublions la pointe S. O. du récif
à une encablure au plus au large. Ensuite , nous avons
serré le vent sous toutes voiles pour atteindre Umata.
Nous apercevions déjà un navire anglais mouillé sur
la rade.
Plein de confiance dans le vent qui me paraissait
favorable , je me flattais d'atteindre à la bordée le bon
mouillage, pour éviter à l'équipage des manœuvres
pénibles. Mais en arrivant devant la pointe Tonguen,
la brise mollit et refusa en même temps ; de sorte qu'il
me fallut laisser tomber l'ancre par quatorze brasses.
En outre , les voiles n'ayant pas été serrées assez
promptement , bien qu'on eut filé sur-le-champ qua-
rante brasses , l'ancre chassa dans une risée , et je vis
le moment où V Astrolabe allait être obligée de re-
mettre à la voile, sans savoir quand elle pourrait
revenir au mouillage. Ce moment lut bien douloureux
pour tout le monde, et particulièrement pour les ma-
lades qui, les yeux tendus avec avidité sur le rivage ,
ne semblaient attendre leur salut que de leur séjour
sur cette terre tant désirée.
DE L'ASTROLABE. 253
Heureusement l'ancre s'arrêta par dix-huit brasses, 1828.
à quatre cents toises environ du mouillage que je de- Mai-
vais occuper. La chaloupe et le grand canot furent
mis à la mer, et le premier élongea une ancre à jet
vers le havre avec trois grelins pour nous louer , dès
que le vent le permettrait.
Joseph Flores, alcade d'Umata, vint nous adres-
ser les questions d'usage , et nous fumes tous bien
satisfaits d'apprendre que le gouverneur actuel des
Mariannes était de nouveau ce noble et généreux
Mcdinilla, qui accueillit et traita avec tant de magnifi-
cence et de désintéressement M. Freycinet et tous ses
compagnons de voyage en 1819. Je lui écrivis sur-le-
champ pour lui annoncer notre arrivée , et lui deman-
der l'autorisation de mettre les malades à terre et de
me procurer, par ies habitans, tous les vivres qui m'é-
taient nécessaires pour de l'argent ou des objets d'é-
change. Je ne voulais pas tn'adresser directement à
lui pour cette fourniture, de peur qu'un sentiment de
libéralité poussé à l'excès ne L'entraînât de nouveau
dans des dépenses extraordinaires, comme celles qu'il
lit pour l'Uranie, et dont il ne voulut point accepter
de remboursement.
Flores, en nous quittant, nous promit de nous en-
voyer sur-le-champ quelques rafraîchissemens pour
nos tables, et des cochons, dès le lendemain, pour
l'équipage.
Il était grandement temps d'arriver au mouillage ;
îe nombre des fiévreux n'avait pas sensiblement dimi-
nué, et l'état de plusieurs d'entre eux avait gravement
2 M VOYAGE
tSaS. empiré; mais si nous eussions été obligés de tenir la
Mai. mer quelques jours déplus , la mortalité se serait sans
doute déclarée d'une manière effrayante I.
3. Je profitai du beau temps pour mettre tout le monde
à l'ouvrage, dès cinq heures du matin. Nous nous
touâmes sur les grelins , et à midi nous étions amarrés
sur quatre ancres ; savoir : une grosse ancre avec un
câble au milieu du canal par dix brasses , une autre
grosse ancre avec la chaîne moyenne par sept brasses
vers le fort Sant- Angel , l'ancre bâtarde avec la petite
chaîne par neuf brasses vers la pointe Tongouen ;
enfin le câble de gomotou était élongé de l'arrière sur
la grosse ancre à jet, mouillée par douze brasses. Les
Pi. cxcxi. trois ancres de l'avant devaient soutenir V Astrolabe
contre les efforts des vents d'E. , tandis que le câble
de l'arrière était destiné à nous empêcher de tourner
sur nos ancres avec la marée. Les malades une fois
débarqués , et le peu d'hommes valides pouvant être
employés en corvée hors du bord , la corvette pouvait
être exposée à n'avoir quelquefois que quatre ou cinq
personnes : il fallait donc aviser à la mettre à l'abri de
tout accident de la part des vents et des courans.
Relevemens du mouillage. La roche isolée. — N.
6o O. — Fort San-Jose. — N. 26° E. — Fort Sant-
Angel. — N, 45° E. — Église d'Umata. — N. 70°
E. — Fort de la Soledad. — S. 70° E.
Sans doute j'aurais pu, comme M. Freycinel, aller
mouiller sur la rade d'Apra, où je n'aurais eu rien à
craindre de la part des élémens ; mais d'abord il était
> l'oyez note 16.
DE L' ASTROLABE. 25
a
douteux que cette manœuvre eût été praticable pour i8*s.
moi , clans l'étal déplorable où se trouvait l'équipage ; Mai-
d'ailleurs il aurait fallu envoyer les malades à l'hôpi-
tal d'Agagna, à plus de deux lieues de distance, ce qui
eût entraîné des frais considérables et des inconvéniens
sans nombre pour le service, car mon intention était
de rester à bord , comme je l'avais constamment pra-
tiqué dans tous les mouillages. Enfin, et c'était la rai-
son la plus décisive , je ne voulais point rester à Goua-
ham trois mois entiers comme avait fait M. Frevcinet.
Umata seul pouvait m'éviter ces divers inconvé-
niens, et j'y trouvais en outre une aiguade abondante
et facile, et un pays plus agréable et plus tempéré que
celui des environs d'Apra et d'Agagna. Tout me don-
nait sujet d'espérer qu'une relâche de vingt ou viiîgt-
cinq jours suffirait pour remettre sur pied la plus
grande partie des valétudinaires.
Le brave gouverneur ne fil pas attendre sa réponse,
car elle arrivait à bord au moment même où l'amar-
rage de la corvette venait d'être terminé. Après les
complimens d'usage, Don José ÏMedinilla mettait à
ma disposition son palais d'Umata et le vieux couvent
pour mon propre usage et celui des malades , et il don-
nait à l'alcade d'Umata l'ordre de nous fournir tous les
objets dont nous aurions besoin. En même temps , il
me prévenait que les ressources du pays étaient pres-
que épuisées, d'une part par les trafics illicites de toute
espèce qu'avait faits son prédécesseur avec les balei-
niers anglais, de l'autre part par quatre mois d'une
sécheresse épouvantable.
250
VOYAGE
i S ■>. 8.
Mai.
L'essentiel était l'autorisation de déposer nos ma-
lades à terre et l'offre des bâtimens propres à les re-
cevoir. Je me hâtai d'en user , et sur-le-champ la cha-
loupe porta à terre les malades dont voici les noms :
Imbert.
Maille.
Reynaud.
Fabry.
Gossi.
Grassa.
Castel.
Aubry.
Ooux.
Bélanger.
Caravel.
Della-Maria.
Hambilton.
Williams.
Ricbard.
Vignale.
John.
Jacques.
Mediola.
Quemener.
Escale.
Cbarles.
Sper.
Deleuze.
Martin.
Docbe.
Cannac.
Lauvergne.
Croc.
Bertrand.
Jacon.
Lisnard.
Condriller.
Spire.
Vigneau.
Rey.
Et MM. Gaimard, Paris, Lcsson et Faraguet.
Les deux premiers de cette liste étaient à l'extré-
mité; les sept suivans étaient fort.aecablés par la ma-
ladie , et tous les autres se trouvaient plus ou moins
mal.
Qoique loin encore d'être rétablis, MM. Quoy,
Lottin, Dudemaine et Bertrand , et Chieusse , Ni-
vière, Boutin et Guérin aimèrent mieux rester à bord.
En outre on devait compter une dizaine de personnes
en convalescence et dans un grand état de faiblesse.
On peut juger par là quelles suites funestes et opi-
niâtres avaient eues les malheureuses fièvres de Vani-
koro.
Du reste, on doit observer que, parmi tous ces
hommes, il ne se trouvai! pas un seul scorbutique.
DE L'ÀSTROIABE. 257
Dans la soirée, nous avons reçu la visite d'un Fran- 1828.
çais, originaire du Havre, nommé Baptiste. C'est un Mai*
ancien marin qui s'est établi dans cette île, où il a
épousé la nièce de l'alcade Flores. Cet homme qui ne
manque pas d'intelligence m'a dit que le peuple de
Gouaham était en général très-misérable , mais qu'il
devait en grande partie sa misère à sa lâcheté et à son
inertie. Néanmoins il se montre difficile et exigeant
dans ses marchés avec les personnes qui veulent ache-
ter des vivres et des provisions.
En ce moment , il y a sur la rade d'Apra deux na-
vires capturés sur les indépendans d'Amérique par les
bàïimcns du roi d'Espagne. Ils sont destinés pour
Manille, mais on attend des bras pour les y conduire.
J'ai trouvé que la chair du cerf était un excellent
mets. Il a fait toute la journée beau temps, et, dès
qu'il vient un souffle de vent, la température est déli-
cieuse, principalement à bord de la corvette.
A six heures et demie du malin, je suis descendu 4.
à terre avec l'alcade, M. Jacquinot et le maître voilier.
D'abord j'ai visité l'hôpital que j'ai trouvé très-conve-
nable pour l'objet que nous nous proposions. Ce lo-
cal est propre, vaste, aéré, et les malades y ont été pi, cxcix.
distribués par les médecins en diverses chambrées,
suivant l'intensité de la maladie. S'ils doivent se réta-
blir, je pense qu'ils seront là mieux que partout
ailleurs.
De là , je me suis transporté au Palais qui dut être
jadis un endroit fort agréable , mais qui parait aban- pi.
donné depuis fort long-temps et qui ne conserve plus clxxxviii.
TOME V. ' 7
i8a3.
Mai.
258
VOYAGE
que de faibles vestiges de son ancienne splendeur.
Toutefois c'eût été pour moi un logement fort com-
mode, si j'eusse voulu m'établir à terre. On y jouit
d'une vue charmante, d'un très-bon air, et les appar-
tenons en sont très-vastes.
Nous allâmes ensuite au fort Sant-Angel; c'est tout
pi. CXCIII. simplement un rocher isolé et couronné par une petite
plate-forme qui a reçu deux petits canons en bronze.
Flores nous dit que les deux autres forts étaient désar-
més. Nous comptions d'abord y établir notre obser-
vatoire; mais M. Jacquinot m'ayant fait remarquer
que le vent s'y faisait fortement sentir , et qu'en outre
il n'y avait point d'endroit propre à recevoir les ins-
trumens , il fut arrêté que les observations seraient
faites au Palais.
L'alcade Flores se rapelail bien avoir vu les bâti-
mens de Malaspina à Umata, et ce capitaine fit ses
DE L'ASTROLABE. 259
observations au fort Sant-Angel et dans la batterie i8a«'.
près de l'Eglise. Mai;
Pl CXCI.
En allant au fort et en revenant, nous traversâmes
le village composé d'une centaine de cases , alignées
sur deux rangs, de chaque côté de la route , et agréa-
blement situées à l'ombre de beaux cocotiers. Ces ca-
ses sont en bois, assez proprement tenues, couvertes
de feuilles de palmier et exhaussées de deux ou trois
pieds au-dessus du sol pour les garantir de l'humi-
dité. Quoique pauvres , ignorans et fainéans, les ha-
bitans paraissent en général joyeux, paisibles et con-
tens de leur sort. Umata compte, dit-on, 298 habi- pi. cxcv.
tans , et Merizo , située à deux milles au sud , sur la
pointe méridionale de Gouaham , 303.
A neuf heures, je suis retourné à bord et n'en ai
plus bougé. Malgré le plaisir que j'éprouverais à
me promener dans l'île, je me trouve beaucoup trop
faible pour m'y livrer, et je me sens très-faligué, après
avoir fait quelques centaines de pas.
Le baleinier anglais avait appareillé la veille dans la
soirée, sans que j'y eusse fait attention. Aujourd'hui
l'on m'a raconté qu'il avait hâté son départ , dans la
crainte d'être atteint par la maladie contagieuse que
nous venions d'apporter avec notre corvette, et Flo-
res paraissait lui-même disposé à concevoir quelques
appréhensions. J'ai fait en sorte de lui persuader que
notre maladie n'avait rien de contagieux, et les méde-
cins ont appuyé mes assertions de toute la force de
leur raisonnement.
Un des Anglais que nous avions embarqués a Ho-
•7*
4&.
2fJ0 VOYAGE
182s. bart-Town, nommé Jack, a demandé à débarquer, et
M"- je lui ai donné mon consentement.
5. Flores nous a apporté, de la part de dom José Me-
dinilla,un cochon, une douzaine de volailles, des
œufs et des fruits. Puis il m'a raconté qu'en 1 824 une
flottille espagnole , partie de Cadix , vint mouiller à
Umata. Elle se composait de la frégate VAsia, d'une
corvette el de deux bricks, et était destinée à agir con-
tre les Etats indépendans de l'Amérique méridionale;
mais les équipages se révoltèrent, brûlèrent la cor-
vette , maltraitèrent le commandant , et le chassèrent
à terre avec les officiers et une centaine d'hommes qui
restèrent fidèles à la cause royale. Le gouverneur
Ganga se rendit à bord-, il tenta vainement de ramener
les rebelles dans le devoir; ceux-ci le renvoyèrent
avec mépris, et firent sur-le-champ voile vers le Pé-
rou, pour aller se joindre aux indépendans *.
Ce même gouverneur, Ganga, se permit de faire
assassiner, peu de temps après, par ses gens, un ca-
pitaine baleinier anglais qui lui avait parlé avec inso-
lence. Cette action le fit d'abord exiler à Merizo , puis
il fut destitué , conduit à Manille , et enfin remplacé
par Medinilla.
11 est vrai que Ganga faisait vendre à son profit ,
aux baleiniers, tout le bétail du gouvernement; mais
il laissait aussi les habitans libres de trafiquer tout à
leur aise avec les étrangers, ce qui leur était fort
agréable. Medinilla , a son retour, a été obligé de re-
1 Voyez note i 7.
DE L'ASTROLABE. 261
mettre les anciennes lois en vigueur, et d'interdire 182s.
toute espèce de commerce. Aussi les habitans, fort Mai
indifférens au fond à l'égard des motifs qui ont pu at-
tirer sur Ganga la disgrâce de son gouvernement, re-
grettent bien sincèrement son administration.
Le grand canot et la baleinière ont été tirés à la 6.
plage et abrités sous deux tentes. A bord ces embar-
cations nous étaient inutiles, et elles seront plus en
sûreté à terre.
Vers quatre heures après midi, nous avons vu
passer trois pirogues de Carolins qui revenaient d'A-
gagna à Umata. Dans Tune d'elles nous apercevions
un Européen en veste blanche, et je soupçonnai que
ce devait être un envoyé du gouverneur. En effet une
heure après il revenait à bord avec Flores, et il se
trouva que cet individu était le capitaine dom Manoel
Tiburcio Garrido qui m'apportait , de la part du gou-
verneur, dix beaux cochons, soixante-deux poules ou
poulets , soixante-dix œufs , deux paniers de patates,
une caisse de thé,- une caisse de sucre pesant 48 liv. ,
une corbeille de dix-sept bouteilles de bierre, et deux
flacons d'anisette. Je fus pénétré de reconnaissance
pour cette marque d'intérêt de la part du bon gouver-
neur , et ces objets furent sur-le-champ distribués
entre les diverses personnes de l'état-major et de l'é-
quipage. Un certain nombre de cochons fut seulement
réservé pour notre départ, afin de nous servir de pro-
visions de campagne quand nous reprendrions la mer.
Les pirogues des Carolins sont très-utiles au gou- pi. cciij
verneur pour les messages qu'il veut envoyer à une el C1 x> l
262
VOYAGE
1828.
Mai.
certaine distance d'Agagna , car les bateaux du gou-
vernement sont lourds , grossiers , et naviguent fort
pi, cxcvm. mal. Il est bien surprenant qu'ayant sous les yeux les
charmans et rapides pros des Carolins , les habilans
actuels des Mariannes ne puissent construire que
d'aussi méchantes barques.
imnm
Sur les dix heures , les trois pirogues des Carolins»
ont repris la route d'Agagna avec dom Tiburcio , que
j'ai chargé d'une lettre de remerciemens pour le gou-
verneur. Dans l'après-midi , l'alcade a commencé à
nous envoyer le bois à brûler. Il consiste presque en-
tièrement en petits rondins <X hibiscus , bois très-léger
et qui brûle comme des allumettes.
J'ai reçu la visite de Baptiste qui m'a raconté que le
gouverneur était fort inquiet sur la nature de la mala-
DE L'ASTROLABE. 263
die qui régnait à bord de V Astrolabe. 11 paraît qu'on a 1 828.
fait à cet égard des rapports exagérés ; et le baleinier, Mai-
qui est parti d'Umata le jour même de notre arrivée,
a voulu lui persuader que cette maladie était un mal
contagieux, du caractère le plus effrayant, qui pou-
vait compromettre le salut de l'île entière. Sans doute,
en répandant ce bruit , ce rusé pécheur de baleines ,
poussé par un sentiment de malveillance , a eu l'inten-
tion de nous rendre suspects aux yeux de Medinilla
et de nous aliéner ses dispositions hospitalières.
On doit se rappeler ce jeune Mediola , l'un des
quatre naufragés de Laguemba que je reçus l'année
dernière à bord de l' Astrolabe , et qui, à Amboine,
voulut rester avec nous. Après avoir partagé toutes
nos traverses , après avoir été aussi frappé par la ma-
ladie, il vient enfin de revoir sa patrie, et il a eu le
bonheur de retrouver en bonne santé ses parens qui
le croyaient mort depuis long-temps. Mediola s'est
promptement rétabli, et il est venu me rendre visite
avec deux de ses parens, pour me remercier des
bontés que j'avais eues pour lui. 11 m'apportait aussi
en présent des fruits et des volailles ; je n'ai accepté
que quelques oranges , et je lui ai dit de garder le reste
pour lui-même. Du reste, j'ai été bien aise de trouver
de la reconnaissance dans ce jeune homme , dont la
conduite à bord a toujours été très-régulière. Je lui ai
fait solder son décompte qui montait h une trentaine
de piastres, et cette somme en espèces sonnantes lui
a constitué une petite fortune dans son île.
Après mon déjeuner, j'ai été faire un tour à terre s.
264 VOYAGE
i32 s. pour visiter l'hôpital. A mon extrême surprise, comme
Mai- à mon grand regret , je ne me suis point aperçu que
l'état des malades se soit sensiblement amélioré. Ce
triste résultat tient principalement à ce qu'il est im-
possible d'assujettir ces hommes à un régime conve-
nable. Un des effets de la triste maladie contractée à
Vanikoro est de provoquer un appétit insatiable , tan-
dis que la diète serait indispensable pour la guérir ;
nos malades ne trouvent ici que trop facilement les
moyens de contenter leur monstrueuse faim en fruits
de toute espèce, racines , oeufs, et même en viande.
Ils se moquent des défenses , ils éludent toutes les
précautions, et, par cette conduite, ils reculent l'é-
poque où ils pourraient se rétablir. Les médecins ,
plus ou moins atteints par le mal , ne sauraient oppo-
ser à ces abus toute la surveillance désirable, et, il
faut bien le dire , sollicités eux-mêmes par leurs esto-
macs , ils ne montrent pas toujours l'exemple de la
modération. C'est donc un inconvénient auquel il n'y
a guère de remède : le mieux est de s'en rapporter dé-
sormais à la Providence touchant notre sort à venir.
11 m'est parvenu des plaintes de la part de l'alcade ,
comme de celle des médecins , sur la conduite des
malades dans le village. En conséquence, j'ai décidé
qu'un officier serait chaque jour de service au palais ,
pour surveiller les démarches des hommes établis
à terre , et les faire rentrer dans le devoir aussitôt
qu'ils s'en écarteraient. J'ai annoncé d'ailleurs que je
ferais punir sévèrement quiconque se permettrait de
mauvais procédés envers les habilans de l'île.
DE L'ASTKOLABE. 2(55
Mous avons reçu aujourd'hui le complément des is^s.
dix charges de bois que j'avais demandées : elles nous IO mai-
ont coulé cinquante-quatre réaux , environ trente-
cinq francs. Mais je ne pense pas que ces dix charges
de pirogues fussent égales à six stères, tant elles
étaient faibles...
Le matelot Quemener est rentré à bord , c'est le
premier homme qui soit encore revenu de l'hôpital.
M. Quoy me communique une lettre qu'il vient cle 1 c.
recevoir de dom Medinilla, dans laquelle, au travers
de beaucoup de protestations de dévoùment et d'in-
térêt, percent évidemment de graves inquiétudes tou-
chant la nature de noire maladie el la crainte que
nous ne soyons tentés d'aller le voir à Agagna. Il
mentionne le regret qu'il éprouva de ne pas voir
M. Duperrey chez lui, à Manille, en 1824. Cet offi-
cier lui avait été annoncé par M. Freycinet, comme
chargé d'une mission dont le but était de vérifier les
observations de VUranie.
M. Medinilla me faisait aussi connailre qu'il me
renvoyait par la police l'Anglais Maclean (John) , pro-
venant de V Astrolabe , qui avait quitté cette corvette
sans permission, pour aller à Agagna s'embarquer
sur un baleinier. Maclean s'est présenté devant moi
d'un air assez confus ; mais après lui avoir fait une
réprimande, je lui ai déclaré qu'aussitôt que l'alcade
serait de retour , je lui accorderais la permission de
débarquer , attendu que je ne voulais garder à mon
bord aucun étranger contre son gré. Il parait que c'est
ce mauvais sujet qui a principalement semé les bruits
266 VOYAGE
1828. alarmans qui ont tant inquiété le gouverneur au
Mai- sujet de nos malades. L'alcade Flores a été appelé à
Agagna pour fournir, à ce sujet, des renseignemens
positifs.
12. Nous avons reçu des grains et quelques rafales de
vent du N. E.; mais nous sommes si solidement amar-
rés , que nous ne craignons rien. Si nous venions à être
emportés au large , je ne sais trop où nous irions faire
tète ; car il arrive quelquefois que nous ne sommes
que cinq ou six personnes à bord, tout le reste de
l'équipage se trouvant occupé à terre à divers travaux.
i3. Flores estrevenud'Agagna avec l'Anglais Anderson,
qui remplit les fonctions de capitaine de port à Goua-
ham , et parait posséder toute la conQance du gouver-
neur. C'est un homme de bonne mine , d'un ton fort
décent, et qui parle passablement français. Il a servi
quelque temps sur l'Uranie, en qualité de chef de
timonnerie, ce qui fait qu'il connaissait déjà MM. Quoy
et Gaimard.
Comme je soupçonnais que le but principal de la
mission d'Anderson était de constater ce qu'il y avait
de vrai dans la prétendue contagion de l'Astrolabe ,
je lui ai fait donner à cet égard les explications les plus
détaillées par M. Quoy; puis j'ai ajouté que pour ban-
nir toute inquiétude de l'esprit du gouverneur, je lui
renouvelais les propositions que j'avais déjà faites à
Mores , c'est-à-dire d'interdire toute espèce de com-
munication entre les malades et les habitans. Un cor-
don sanitaire serait formé autour du couvent ; des
Français et des Espagnols seraient commis pour le
DE L'ASTROLABE. 267
faire observer rigoureusement, et quiconque tente- 1828.
rait de l'enfreindre serait sévèrement puni. Mai
Mais Anderson, qui sans doute avait déjà eu le
temps de s'assurer qu'il n'y avait rien de contagieux
dans la fièvre de l'Astrolabe , s'empressa de déclarer
que mes propositions étaient parfaitement inutiles ,
attendu que le gouverneur ne conservait pas le moin-
dre soupçon à cet égard , et que lui-même avait été
envoyé pour me donner cette assurance de sa part ;
qu'ainsi c'était une affaire totalement finie, et qu'il n'en
fallait plus parler.
Anderson a passé une bonne partie de la soirée à
bord; en conversant avec lui, je me suis procuré
quelques renseignemens qu'on sera bien aise de re-
trouver ici.
« Le banc de Sainte-Rose , indiqué sur les cartes
espagnoles à dix ou douze lieues de Gouaham , et
que M. Duperrey a conservé sur sa carte générale
des Carolines , parait ne point exister : divers na-
vires ont récemment passé sur sa position sans rien
trouver.
» La plupart des Carolins qui viennent à Gouaham
appartiennent à Satawal ; ordinairement ils se rendent
d'abord à lo'ulaï , puis ils passent à Lamourrek , et
c'est de là qu'ils se dirigent sur Gouaham. — Ces peu-
ples sont doux , pacifiques , incapables d'agression ,
ils n'ont pas même d'armes. — Il n'en est pas de même
des habitans des îles Pelew, qui sont devenus très-
entreprenans. Il y a peu d'années , un navire baleinier
fut attaqué en pleine mer par ces sauvages, Peu s'en
2G8 VOYAGE
1828. fallut qu'il ne fût. enlevé, mais il dut son salut au cou-
Mai. rage Je quelques marins qui se retirèrent dans les
hunes, d'où ils firent feu sur les naturels, et surtout
à la présence d'esprit d'un nègre , qui était le coq du
bâtiment. Avec sa large cuiller , il puisa dans les chau-
dières de l'huile bouillante dont il aspergea copieuse-
ment la face et les épaules des assaillans. Ceux-ci
confondus par ce nouveau genre de combat , et vain-
cus par la douleur que leur causait l'huile bouillante,
renoncèrent au pillage qu'ils avaient déjà commencé ,
et s'enfuirent en poussant des hurlemens de rage et
de douleur.
» Les deux matelots anglais que nous laissâmes,
en juillet 1824 , sur l'île Pis , dans le groupe d'Hogo-
leu , se rendirent à Gouaham en avril 1825, et y
donnèrent des nouvelles de la Coquille ; l'un d'eux y
est encore. J'ai témoigné le désir de voir cet homme
pour en tirer des renseignemens sur les mœurs des
naturels , et Anderson m'a promis de me l'envoyer à
bord de V Astrolabe ; mais il m'a prévenu que cet An-
glais n'avait aucune espèce d'intelligence.
» Un baleinier qui se trouvait ici peu de temps avanl
nous avait à son bord deux naturels des îles Mate-
lotas et. deux autres des îles Saint-David. — Tout bâ-
timent de commerce qui mouille sur la rade d'Umala
paie dix-sept piastres de droit d'ancrage ; un tiers de
cette somme revient à Anderson qui reçoit en outre le
prix de son pilotage d'Umala sur la rade d'Apra.
» Les vents d'O. et de S. O. ne se font sentir \\
Gouaham qu'à la fin de juillet ou au commencement
DE L'ASTROLABE. 209
d'août. Ils sont peu violens, et il y a même des années 1S28.
où il n'y en a pas du tout. La tenue est si bonne sur la Mai
rade d'Umata, que le baleinier qui s'y trouvait lors
de notre arrivée a été obligé d'y laisser son ancre avec
cent brasses de chaîne , n'ayant pu venir à bout de la
relever.
» Ce baleinier avait perdu son capitaine à Coupang
sur Timor, plusieurs hommes de l'équipage étaient
morts et d'autres avaient déserté , ce qui l'avait rendu
très-faible... Il a quitté hier au soir la rade d'Apra, de
sorte que nous sommes actuellement le seul navire
étranger mouillé à Gouaham.
» Les matelots des navires baleiniers nont point
communément de paie fixe, ils sont à la part. Le capi-
taine , quand il n'a pas d'actions , a le douze pour cent
de l'huile recueillie durant le voyage , plus ses paco-
tilles et le gain qu'il fait sur les fournitures qu'il se
charge de faire aux matelots de son bord. Aussi ces
hommes tiennent fort peu à leur navire : dès qu'ils
s'aperçoivent que leur capitaine ne conduit pas bien sa
barque, ou que la pèche n'est point heureuse , ils l'a-
bandonnent et vont chercher fortune ailleurs. Souvent
même, plutôt que de suivre leur navire , ils préfèrent
rester sur les îles où ils abordent, et vivre avec les
sauvages, sauf à s'embarquer sur le premier bâtiment
qu'ils verront, pour retourner plus tard dans leur
patrie. »
J'ai remis à Anderson le fusil à percussion qui ap-
partenait à la mission, pour l'offrir de notre part au
gouverneur. C'était l'unique objet de quelque prix que
270 VOYAGE
1 8a». nous possédassions, et celte arme était encore inconnue
Mai- à Gouaham !. Nous y avons joint les ustensiles néces-
saires et cinq mille capsules. J'avais l'intention d'y
ajouter une certaine provision de poudre et d'eau-de-
vie , mais Anderson m'en a dissuadé en réassurant que
ces objets ne seraient d'aucun prix pour M. Medinilla.
A son retour de Manille , il a rapporté pour plus de
soixante mille piastres d'objets de toute nature qu'il
peut débiter aux habitans de Gouaham, et il fait de
fort bonnes affaires , attendu qu'il n'a point de concur-
rens dans ce trafic. Ce monopole qui , dans nos mœurs,
serait fort peu honorable de la part d'un gouverneur ,
n'a rien de choquant aux Mariannes. Depuis un temps
immémorial les gouverneurs se sont arrogé ce privi-
lège; d'ailleurs, il faut ajouter que le bon Medinilla
ne recevant point de solde de la métropole depuis long-
temps, n'a pas d'autre moyen de se tirer d'affaire
qu'en se constituant le premier et l'unique commerçant
de son île.
l4. Anderson est reparti pour Agagna, emportant une
lettre que j'écris au gouverneur , pour le remercier de
ses bonnes dispositions.
A deux heures et demie après midi je suis descendu
à terre avec M. Jacquinot. En me promenant sur le
derrière du couvent, au milieu d'une touffe épaisse et
verdoyante de bambous , nous avons découvert un
endroit où la petite rivière d'il mata forme un bassin
fort agréable d'une eau pure et fraîche. J'y ai pris un
i Voyez note 18.
DE L'ASTKOLABE. 271
bain qui m'a fait tant de bien que je me suis promis i8*s.
de le répéter tous les jours , jusqu'au moment de mon Mai-
départ.
J'ai fait une visite aux malades qui m'ont paru gé-
néralement mieux.
Par suite des observations que M. Jaequinot a , ,
faites du 5 au 14 mai, et en employant la moyenne
des marches du n° 83 à Vanikoro et à Umata, la lon-
gitude de cette dernière place serait de 142« 12' E.,
cl par le n° 38, 141° 55' long. E. ; mais la marche
de cette dernière montre ayant beaucoup varié dans
le trajet, nous cesserons jusqu'à nouvel ordre d'y
faire attention.
Ce résultat est de vingt minutes plus faible que celui
qu'avait adopté M. Freycinet , et se rapproche beau-
coup de celui de Malaspina. Mais nous devons faire,
observer que cette longitude dérivait de l'hypothèse
où l'on aurait pris pour Vanikoro 1 G4» 1 G' 1 5" long. E.
Comme nous avons fixé définitivement cette dernière
île , par le méridien de 1 6 i ° 3 1 ' 47 " E. ; celui de Goua-
ham , par le transport du temps avec la montre n° 83 ,
serait 142° 27' 47" E.
Quoi qu'il en soit, par les motifs exposés dans la
partie hydrographique , nous avons établi notre obser-
vatoire à Umata par 142° 17' 44" long. E.
L'unique observation de latitude a donné 13° 17'
43" latit. N. La carte de M. Freycinet indique 13° 17'
19"latit. N.
Flores m'a apporté une lettre du gouverneur, qui me -
remercie très -poliment du fusil que je lui ai envoyé,
272 VOYAGE
1828. et me renouvelle ses offres de service, en déclarant
Mai- que son désir est que les malades puissent se prome-
ner partout où cela leur sera agréable.
C'est aujourd'hui le jour de l'Ascension, fête célé-
brée par les Espagnols avec beaucoup d'appareil. A
cette occasion, le brave alcade Flores avait cru de-
voir me convier à dîner ; je l'ai remercié poliment
et me suis contenté d'aller prendre chez lui un verre
de limonade clans la soirée. MM. Quoy, Sainson et
Dudemaine avaient partagé son banquet qui n'avait
rien de somptueux.
Ceux qui auront lu la relation de M . Freycinet trou-
veront sans doute une différence prodigieuse entre
l'accueil distingué , les honneurs et les triomphes dont
ce capitaine fut l'objet à Gouaham , et l'existence mo-
deste et même obscure que je menais à Umata. Mais il
faut faire attention que M. Freycinet se transporta
sur-le-champ à Agagna, où il se trouvait à la cour,
tandis que j'étais resté dans une province reculée. En
outre, M. Freycinet était accompagné par une dame
pour laquelle le galant Medinilla crut devoir déployer
toutes les ressources de la courtoisie castillane.
, !. Après avoir pris mon bain accoutumé , dans l'après-
midi je fis un tour de promenade le long de la rivière.
Le sol me paraît être d'une grande fertilité , bien que
la culture en soit partout bien négligée ; car on ne
trouve çà et là que des champs de tabac , de taro , ou
des plantations de bananiers entretenues avec peu de
soin. Entre les mains d'un peuple actif, industrieux
et commerçant , il est probable que l'île de Gouaham
r9'
DE L'ASTROLABE. 273
pourrait devenir un des lieux les plus agréables du 1828.
globe; mais qu'attendre d'une population comme celle Mai
qui occupe aujourd'hui ce territoire , gouvernée par
des lois absurdes, et soumise au monopole le plus
décourageant ?
L'Anglais Hambilton est à l'extrémité , et son ca-
marade est aussi fort affaibli.
Dans la matinée, le vent jusqu'alors invariable
de la partie de l'E. a passé au N. O. , puis à TO. , et
enfin au S. S. O. Toute la nuit il a soufflé de cette
partie avec des rafales brusques et violentes, une pluie
continuelle qui tombait par torrens , et une forte houle
qui entrait dans le havre. Si notre ancre du S. E. ve-
nait à manquer , la corvette irait se briser contre les
roches du fort Sant-Angel , et l'on doit concevoir nos
inquiétudes. Sans doute, aujourd'hui que nos maté-
riaux comme l'équipage sont en lieu de sûreté, la ca-
tastrophe serait bien moins funeste qu'elle ne l'eût été
à Vanikoro : il serait pourtant douloureux que V As-
trolabe n'eût échappé à tant de périls que pour venir
terminer sa carrière sur les récifs de Gouaham , comme
VUranie naguère sur la plage des Malouines. Ce se-
rait ce qu'on appelle/tf/r^ naufrage au port.
Le mauvais temps a cessé dans la matinée , et j'ai
vu avec bien de la satisfaction le vent reprendre sa
direction ordinaire du côté de l'E.
A neuf heures et demie du matin , je reçois un
billet de M. Quoy qui m'annonce la mort d'Ham-
bilton , qui est décédé à onze heures du soir. C'est la
première victime des fièvres de Vanikoro, et de tout
TOME V. l8
20.
274 VOYAGE
1828. mon cœur j'ai plaint sa destinée. Hambilton s'était
toujours bien conduit à bord ; à Vanikoro , il m'avait
montré beaucoup de zèle et de bonne volonté ; soit
comme guide, soit comme interprète, cet Anglais
avait rendu de véritables services à la mission.
J'ai chargé M. Quoy de s'entendre avec l'alcade
pour toutes les formalités et les cérémonies qu'il était
pi. (,xciv. convenable de faire pour l'inhumation , et j'ai envoyé
M. Dudemaine à terre pour assister, avec un déta-
chement de matelots, au convoi d'Hambilton. La cé-
rémonie a eu lieu dans l'après-midi ; l'alcade a réclamé
pour les frais quatre piastres qui lui ont été sur-le-
champ remboursées.
21. En allant prendre mon bain accoutumé , j'ai appris,
sur la mort d'Hambilton , des détails qui m'ont prouvé
que ce malheureux s'était tué lui-même. Il y a quelques
jours, dans une des visites que j'avais faites à llhôpi-
tal , Hambilton me supplia de lui prêter une piastre
pour qu'il pût se procurer quelques oranges et des
cocos dont il avait beaucoup d'envie, et qui lui fe-
raient, disait-il , un grand bien. Le médecin m'ayant
dit que ces fruits ne pourraient point lui faire de mal ,
je donnai la piastre. Mais au lieu d'acheter des fruits ,
Hambilton se procura avant-hier une pinte d'eau-de-vie
de coco et un quartier entier de cerf qu'il réussit à faire
cuire en cachette et à soustraire aux recherches des
médecins. Puis, malgré la fièvre qui le dévorait, il
mangea toute cette viande et but toute l'eau-de-vie
avec ses deux compatriotes Williams et Charles. On
a vu qu'il a payé promptement de sa vie cette exlrava-
DE L'ASTROLABE. 275
gance, et Williams pourrait bien partager son sort. 18281
Le commis aux vivres Imbert est dans un état presque Mai-
désespéré , et les matelots Maille et Martin sont aussi
très-bas.
Anderson est revenu aujourd'hui , afin d'engager
M. Quoy à se rendre à Agagna , où le gouverneur dé-
sire le consulter touchant des douleurs violentes qui
le tourmentent et qui l'empêchent de pouvoir entre-
prendre le moindre voyage. Anderson m'assure que
ces douleurs ont été l'unique raison qui avait pu em-
pêcher M. Medinilla de venir me rendre lui-même ses
devoirs à Umata. Il ajouta que je lui ferais un vrai
plaisir de me transporter, au moment de mon départ,
avec la corvette, devant Agagna, pour lui procurer
la facilité de me faire une visite. Tout annonce que je
ne pourrai pas céder à ce désir ; l'équipage sera encore
à cette époque dans un assez triste état , et loin de
perdre du temps à courir des bords devant Gouaham,
je serai bien aise de me rapprocher le plus prompte-
ment possible des Moluques. Mon intention est de
remettre à la voile le 28 de ce mois.
Comme nous éprouvons désormais beaucoup de 2a.
peine à nous procurer , à Umata , les cochons néces-
saires pour notre provision de campagne, j'expédie
M. Gressien avec le grand canot pour Merizo , où l'on
nous a dit que ces animaux seraient plus abondans et
à meilleur marché qu'à Umata. Les recherches de
M. Gressien n'ont pu lui en faire trouver que cinq
très-petits , qui lui ont coûté quatorze piastres.
Anderson est reparti ce matin pour Agagna, et 23.
18"
276 VOYAGE
182S. M. Quoy l'a accompagné. Je me trouvais beaucoup
Ma,p mieux depuis quelques jours , et mes forces repre-
naient à vue d'œil. Mais aujourd'hui j'ai été assailli
par des maux d'entrailles assez violens.
24. Malgré mon mal, je suis descendu pour prendre
mon bain , et je me suis arrêté à converser quelque
temps avec un ser génie, de la milicia qui m'a beau-
coup amusé par son orgueil castillan et par le pro-
fond mépris qu'il affectait pour la population des
Mariannes.
Cet homme , qui se disait ancien militaire de l'armée
de Lacerna au Pérou , avait quitté cette contrée après
la défaite de Cantarada et s'était réfugié aux Marian-
nes, où il avait épousé la fille de l'alcade de Tinian ,
petite femme fort éveillée et assez fraîche , qu'il avait en
ce moment avec lui. La force armée des Mariannes se
compose de cent soixante hommes, divisés en trois
compagnies, dont voici la composition : un sergetile
mayory qui est don Luis de Torrès, bien connu par
les récits de Kotzebue, Chamisso et Freycinel, trois
capitaines, trois lieutenans, trois alferez, neuf ser-
gens , trois cabos , et le reste simples soldats.
La paie de sergent est de six pezzos ou piastres par
mois , de l'ai ferez huit , du lieutenant dix , et du capi-
taine douze. Mais jamais officiers ni soldats ne touchent
d'argent, et leurs appointemens leur sont soldés en
objets divers que le gouverneur leur fait débiter à des
prix triples et quadruples de ceux de Manille , et dont
il retire la valeur immédiatement, ce qui lui procure
d'immenses profits.
DE L'ASTROLABE. 277
L'alcade d'Agat est lieutenant. Flores nest que ser- 1828.
gente secundo de la tercera ; il aspire à être fait officier ftia'-
à la fête prochaine du Roi , comme Anderson l'a été
ces jours derniers. C'est une haute marque défaveur,
et il compte que ma recommandation lui sera fort utile
pour cette promotion. Dans les Mariannes, il n'y a
que trois alcades en titre, ceux d'Agat, d'Umata et
de Rota; celui de Tinian n'est qu'honoraire. La paie
des alcades est de douze piastres par mois, comme celle
des capitaines ; mais les produits détournés de leurs
places sont bien plus considérables , ce qui rend ces
fonctions dignes d'être enviées.
Mon interlocuteur se glorifiait à chaque instant d'ê-
tre avec le gouverneur le seul véritable Espagnol de
l'île , traitant avec un dédain comique tout le reste de
Chamorro , comme si ce terme eût exprimé un vil
animal , un être tout-à-fait abject.
Il est remarquable en effet que presque tous les ha-
bitans des villages^nt conservé la langue Chamorro,
bien qu'il y ait plus ou moins de sang espagnol mêlé
avec celui de cette race. Autant que j'ai pu en juger,
cette langue m'a paru avoir une assez grande affinité
avec le malais ; mais on sent que je n'ai pu songer à
m'en occuper, après l'immense travail que M. Frey-
cinet doit avoir exécuté avec ses compagnons sur ce
chapitre.
Quatre ou cinq hommes sont revenus de l'hôpital à
bord de la corvette.
Je m'étais couché fort mal à mon aise, et je m'étais 25.
néanmoins endormi ; mais, à minuit et demi, j'ai été
278 VOYAGE
1828. réveillé par des douleurs aiguës et continues, qui
Mai- m'ont rappelé celles que j'avais éprouvées à Carteret.
Comme elles allaient toujours croissant, j'ai pris le
parti de descendre au palais , et je me suis installé dans
un des appartemens de l'ouest. Là , j'ai pris , d'heure
en heure , des bains qui m'ont soulagé d'autant mieux
qu'ils étaient plus chauds, et que je pouvais y rester
plus long-temps. J'ai eu beaucoup à me louer des bons
procédés de l'alcade.
Les souffrances ont été très-vives jusqu'à minuit.
26. Ensuite elles se sont appaisées , et de deux heures
à quatre j'ai pu sommeiller quelques instans. Durant
le reste de la journée , je n7ai éprouvé que des dou-
leurs beaucoup plus modérées et un grand accable-
ment.
Dans la soirée, j'ai reçu la visite de MM. Quoy et
Anderson qui arrivent d'Agagna et me présentent une
lettre très-obligeante du gouverneur. Lebon Medinilla
m'envoie quelques fruits , surtout un régime de ba-
nanes de Luzon , qui passent pour être les plus déli-
cates dans toute cette partie du globe , et un sala/co,
espèce de coiffure que portent les élégans de Manille
lorsqu'ils montent à cheval. Il m'assure en outre qu'il
s'occupe de préparer nos provisions de campagne.
27> L'état de ma santé est toujours à peu près le même ,
c'est-à-dire douleurs vagues et pesanteur dans le bas-
ventre. Cet état par lui-même ne serait pas capable de
m'arrêter ni de mïnquiéter, mais je crains une rechute.
Ce motif, joint au vent d'Ouest, me détermine à ajour-
ner à demain mon retour à bord. Cependant, douze
DE L'ASTROLABE. 279
des malades les moins souffrans sont retournés sur 1828.
V Astrolabe avec leurs effets. Mai-
M. Quoy m'a remis, de la part du gouverneur,
l'aperçu des reconnaissances tout récemment opérées
dans les Carolines par le capitaine Lùtke de la marine
russe ; en outre une note relative à la découverte de
deux groupes dans le même archipel, faite par le
capitaine Jaymes Duncan du baleinier V Eclipse. L'un
de ces groupes est évidemment celui d'Hogoleu , re-
connu par la Coquille et V Astrolabe , et l'autre en est
distant de cent dix milles au N. O.
M. Medinilla a donné des ordres pour qu'on mît à
ma disposition le nombre d'hommes que je demande-
rais pour m'aider à relever les ancres et à mettre à la
voile ; mais j'espère ne point avoir besoin de secours
étrangers.
A six heures du matin, je me suis rendu à bord, 2s.
où , d'après mes ordres , on travaillait déjà à relever
les ancres. A dix heures , les deux ancres d'affourche
et leurs chaînes étaient déjà à poste ; mais, quand on a
voulu virer sur le câble , on s'est aperçu qu'il avait été
coupé près de l'étalingure. Alors nous avons levé l'an-
cre à jet du grelin de gomotou , et nous avons laissé
retomber en place une ancre de poste , pour nous te-
nir au mouillage jusqu'au moment où nous avons pu
reprendre l'ancre du cable coupé.
La chaloupe a fait deux voyages à terre, le premier
pour ramener à bord tous les malades avec leurs
effets, le second pour rapporter les nombreuses pro-
visions envoyées par le gouverneur et consistant en
280 VOYAGE
1828. neuf beaux cochons , une caisse de quatre-vingts livres
Mai- de sucre , une caisse de biscuits de sagou , dix sacs de
riz frais , un sac de farine de sagou , vingt bouteilles
de vin de Madère , six douzaines d'œufs , et une quan-
tité de courges , pastèques , bananes , ananas , pommes
d'amour, pourpier, etc. C'était encore le capitaine dom
Manoel Tiburcio qui était chargé de cet envoi. Je lui
ai remis pour le gouverneur deux médailles de l'expé-
dition , l'une en argent et l'autre en bronze, avec quel-
ques objets qui pouvaient lui être agréables , entre au-
tres le portrait du célèbre voyageur A. Humboldl, qu'il
avait eu jadis l'occasion de voir et même de recevoir
en Amérique , et dont il ne parlait jamais qu'avec une
grande considération. Je fis aussi présent à dom Ma-
noel , à l'obligeant Anderson et au bon Flores de quel-
ques objets d'habillement des manufactures d'Europe ,
qui parurent leur faire un vif plaisir , malgré leur peu
de valeur intrinsèque.
Sur les six heures du soir , j'ai envoyé M. Guilbert
pour essayer de découvrir l'ancre au fond de la mer ;
mais l'eau était agitée : il est revenu sans avoir
rien vu.
29. La mer étant très-calme , M. Guilbert est retourné
de bonne heure à la découverte de l'ancre , et il est
encore revenu au bout de deux heures d'inutiles re-
cherches. A neuf heures, j'y suis allé moi-même avec
le maître d'équipage ; la mer était si paisible et l'eau si
limpide , que je pouvais facilement reconnaître sur le
fond des morceaux de vaisselle jetés du bord, et même
les sillons creusés par les chaînes , mais d'ancre point.
DE L'ASTROLABE. 281
Le maître a long-temps dragué sur cçtle place et n'a 1828.
rien rencontré. • Mai-
Renvoyé sur les deux heures et demie , Collinet a
été plus heureux. A quatre heures l'ancre a été accro-
chéepar la chatte, et à six heures elle était replacée au
bossoir. Sur-le-champ , la chaloupe et le grand canot
ont été embarqués , en sorte que tout est prêt pour
mettre le jour suivant à la voile, si le temps le permet.
MM. Anderson et Tiburcio sont venus prendre
congé de moi, et je leur ai remis une lettre d'adieux et
de remerciemens définitifs pour le généreux Medinilla.
J'ai fait embarquer à bord une ample caisse de coquilles
qu'il adresse au ministre de l'intérieur en France.
On sera sans doute curieux de connaître l'effet qu'a
pu produire sur l'équipage de l'Astrolabe une re-
lâche de vingt-sept jours , dans un pays où nous n'a-
vions rien à désirer, sous le rapport de la salubrité
du climat , de la nature des alimens et de la tranquil-
lité. Voici l'état qui m'en a été remis ce matin par le
médecin.
Au poste des malades, et par conséquent plus ou
moins privés de rations , on compte encore :
John.
Cannac.
Doche.
Imbert.
Aubry.
Gossi.
Maille.
Castel.
Grasse
Martin.
Charles.
Rey.
Richaud.
Croc.
Spire.
Williams.
Deleuze.
La relâche a produit très-peu d'effet sur ces dix-
282 VOYAGE
1828. sept personnes.. Les sept premières sont dans un état
Mai- très-fâcheux, et je plains vivement le jeune Cannae
qui est un excellent sujet.
En outre , ceux dont les noms suivent ont été remis
à leurs plats , mais ne font point de service :
Vignale.
Lauvergne.
Bertrand
Moreau.
Escale.
Denis.
Reynaud.
Divol.
Goux.
Jacon.
Sper.
Enfin, dans l'état-major , MM. Gaimard, Bertrand,
Lesson, Faraguet, Paris et Dudemaine ne sont pas
encore débarrassés de la fièvre. M. Quoy lui-même
en éprouve de temps en temps des accès.
En définitive, la relâche n'a produit que quatre ou
cinq guérisons complètes et une mort. J'ai déjà expli-
qué que ce triste résultat devait s'attribuer aux excès
que les malades faisaient sous le rapport des alimens ,
et à l'impossibilité de les assujettir à un régime convena-
ble ' . D'un autre côté, le séjour de Gouaham a été très-
favorable à ceux que la fièvre avait épargnés ou aban-
donnés ; le bon air et la bonne qualité des vivres ont
corroboré les forces des uns et rappelé promptement
celles des autres.
Tout bien considéré, Umata est un excellent point
de relâche pour les navires qui mouillent à Gouaham
dans cette saison , et pour quelques jours seulement.
Autrement , il vaut mieux aller sur la rade d'Apra ,
1 y oyez note 19.
DE L'ASTROLABE. 283
où l'on peut tirer d'Agagna tous les objets nécessaires, 1828.
car ils sont dans cette ville en plus grande abondance Mau
et à meilleur compte.
Les mouchoirs d'indienne à carreaux rouges ou
bleus , la poudre à canon et la toile bleue ont été les
seuls objets que les habitans aient voulu recevoir en
échange à Umata. Il est vrai que tout le reste était de
si mauvaise qualité , que les sauvages eux-mêmes n'en
voulaient point. Mais que pouvait-on se procurer pour
la misérable somme de cinq mille francs qui avait été
assignée à cet objet, lors de l'armement de V Astro-
labe?...
Après le grand travail de M. Freycinet sur les îles
Mariannes , il serait lout-à-fait déplacé de vouloir m'é-
tendre, avec quelques détails, sur ce sujet. Aussi
vais-je me contenter d'ajouter deux mots touchant
l'état actuel de cette colonie espagnole.
Tout l'archipel des Mariannes obéit à un seul gouver-
neur qui doit être nommé par le Roi et renouvelé tous
les cinq ans. Celui qui s'y trouve aujourd'hui est dom
José de Medinilla y Pineda, le même qu'y trouva l'U-
ranie en 1819, et qui accueillit avec tant de noblesse
et de grandeur M. Freycinet et ses compagnons. Il
paraîtrait qu'à l'époque où le parti constitutionnel
triompha en Espagne, Medinilla fut remplacé par
Ganga Herrera qui rendit le commerce extérieur libre
aux habitans , et dont la mémoire leur est restée chère
pour ce motif. Ganga fut destitué pour le meurtre
qu'il commit sur la personne d'un capitaine baleinier
anglais, nommé Estevan, et peut-être pour des raisons
284 VOYAGE
x828. politiques, quand les Absolu tos d'Espagne eurent le
Mau dessus. Medinilla revint prendre à Gouaham son an-
cien poste , et y rétablit en même temps le monopole et
les prohibitions abrogées par son prédécesseur.
Un magasin général établi à Agagna , pour le compte
du gouverneur, et pourvu de tous les objets d'indus-
trie européenne , fournit à tous les besoins des insu-
laires, mais à des prix exorbitans.
Jadis la métropole fournissait, pour l'entretien
de cette colonie, dix-huit mille piastres, qui se trou-
vaient en majeure partie absorbées par le commerce
du gouverneur. Aujourd'hui cette somme cessant d'ê-
tre payée , ou l'étant fort irrégulièrement , les profits
du gouverneur seraient fort minces , ou se réduiraient
à peu près aux objets en nature, comme cochons,
volailles , et produits du sol , si les baleiniers qui pa-
raissent assez souvent sur les côtes de Gouaham n'y
versaient bon nombre de piastres et de schellings , qui
retournent lot ou tard au trésor du gouverneur. Mais
s'il arrive une fois que les baleiniers apportent à Goua-
ham plus de marchandises que d'argent , ce monopole
tombera pour ne plus se relever , et c'est probable-
ment ce que le gouverneur fera en sorte de prévenir
par tous les moyens en son pouvoir. En cela, ses
vues seront secondées par le caractère routinier, l'es-
prit borné et la stupidité des insulaires , qui préfèrent
payer à des prix exagérés des objets d'une qualité mé-
diocre pris dans les magasins du gouverneur , à ceux
que leur offrent les étrangers à meilleur compte et
d'une qualité supérieure. Peut-être aussi ces malheu-
DE L'ASTROLABE.
286
reux savent-ils qu'ils seraient exposés à des vexations
de la part de l'autorité , si elle apprenait qu'ils se fus-
sent approvisionnés ailleurs que dans ses magasins.
Le gouverneur entretient une ombre de milice de
cent à cent cinquante hommes mal habillés , qu'il paie
en étoffe de ses magasins , et qui seraient incapables
d'opposer la moindre résistance à la plus petite force
régulière. Sans aucun doute , une frégate prendrait
facilement possession de tout l'archipel des Mariannes.
Les principaux produits de l'île sont les cochons ,
les poules , le riz , le tabac , l'arrow-root , les bananes ,
les patates , le sagou et quelques autres fruits. L'ex-
trême indolence des habitans , d'accord avec la forme
du gouvernement, s'oppose atout développement de
culture ; mais entre les mains d'un peuple industrieux,
l'excellent sol de Gouaham se prêterait à toute espèce
de culture, comme sucre, café, coton, et peut-être
girofle et muscade.
1828.
Mai.
GWE.V«B
C'est un spectacle qui fait peine au voyageur , que
celui d'un aussi beau pays entre les mains d'une popu-
Ma
286 VOYAGE DE L'ASTROLABE.
1828. lation aussi apathique. Pour preuve de cette excessive
paresse, nous dirons seulement qu'à Gouaham la terre
n'a de valeur positive qu'autant qu'il s'y trouve des
cocotiers qui sont estimés à une piastre le pied. Tous
les autres terrains sont à la disposition du premier
venu qui veut les cultiver ; il suffit d'en faire la de-
mande au gouvernement qui les accorde , sans prix de
vente et même sans redevance annuelle. Les contribu-
tions levées sur les habitans de la ville sont fixées par
des réglemens ; mais celles des habitans des campagnes
sont au caprice du gouverneur et des alcades , c'est-à-
dire discrétionnaires.
On compte quatre mille âmes sur l'île entière de
Gouaham , dont mille dans la ville seule d'Agagna.
Cette population n'est pas la dixième partie de ce
qu'elle pourrait être , si le sol était convenablement
cultivé , et si ces insulaires étaient soumis à une admi-
nistration plus libérale et plus éclairée. La lèpre, les
ulcères et les goitres exercent d'horribles ravages sur
les individus des deux sexes.
FIN DE T. A PREMIÈRE PARTIE DU CINQUIEME VOLUME.
NOTES.
NOTES.
Extraits des Journaux des Officiers de l'Expédition.
page 5.
J'envoyai le grand canot à terre avec les naturalistes ,
et plusieurs officiers pour vaquer à leurs observations.
Une course que nous fîmes à terre, le 18 décembre 1827 ,
sur la partie de l'île Van-Diémen , qui avoisine l'île du Satel-
lite , nous procura quelques Oscabrions et la Siphonaire de
Diémen , espèce nouvelle qui abonde dans le canal de d'Entre-
casteaux, où elle vit sur les roebers à la manière des Patelles.
Ces dernières coquilles y sont assez rares.
(Extrait du Journal de M. Gaimard.)
page g.
Reprit d'une manière plus claire et plus positive le
récit du pilote.
Le même jour, en remontant la rivière du Nord, de d'Entre-
casteaux , que les Anglais ont nommée la rivière Derwent ,
nous apprîmes par le pilote, M. Mansfield, que le capitaine
Dillon , après avoir obtenu des renseignemens importans sur
tome v. 19
290 NOTES.
le lieu du naufrage de Lapérouse , avait été envoyé à Malli-
colo par la Compagnie des Indes, qui avait fait les frais de
eette noble mission.
Il nous était bien difficile de ne pas porter envie au bonheur
du capitaine Dillon.
{Extrait du Journal de M. Gaimard.)
page i3.
J'allai rendre visite au gouverneur.
Le 19 , nous allons avec M. d'Urville rendre visite au gou-
verneur, M. le colonel Arthur, à qui j'avais envoyé de la baie
des Iles une lettre d'introduction , qui m'avait été remise à
Londres, en 1825, par M. Macaulay père, à la recomman-
dation de M. l'abbé Grégoire. Il n'était pas présumable ,
lorsque nous étions à la Nouvelle-Zélande, que nous vien-
drions relâcher à Hobart-Town , après avoir fait le tour de la
Nouvelle-Guinée et de la Nouvelle-Hollande.
M. le colonel Arthur nous apprit la mort de Canning, de
Talma et de La Rochefoueauld-Liancourt.
( Extrait du Journal de M. Gaimard. )
page i4-
J'y gagnai un refroidissement assez grave , bien que
j'eusse eu soin de conserver mes vêtemens de drap.
Le 20, MM. d'Urville, Sainson et moi , nous allons assister,
sur les bords du Derwent, à une fête champêtre que le gou-
verneur donnait aux dames de la colonie et aux officiers de la
e-arnison. Nous dînons dans un cabinet de verdure élégam-
ment disposé. La température était très-froide; il tombait
même de la pluie, et tout le monde grelottait. Very pleasant ,
me disait mon voisin, à qui je répondais à voix basse : Very
NOTES. 291
coule/. En effet, c'est bien le dîner le plus froid que j'aie
jamais vu ; et cependant, depuis lors, j'ai parcouru la Fin-
lande et la Russie.
Dans la soirée, des sauvages simulés font semblant de nous
attaquer. Quelques danses eurent lieu, et nous vînmes en ville
prendre le thé chez le gouverneur , où nous trouvâmes une
température véritablement charmante.
Nous eûmes beaucoup à nous louer de la complaisance de
M. Pedder, grand-juge de la colonie , et de celle de M. Bur-
nett, secrétaire du gouvernement. Ces messieurs, qui nous
donnèrent sur l'établissement de Van-Diémen des renseigne-
mens fort curieux, ne paraissaient pas avoir une grande con-
fiance dans les récits de M. Dillon. D'ailleurs, tout le monde
s'accordait à blâmer la conduite de ce capitaine à l'égard du
docteur Tytler, nommé par la Compagnie des Indes pour être
le médecin et l'historien de cette expédition philanthropique.
(Extrait du Journal de M. Gaimard. )
PAGE 17.
Ce qu'il y avait de fondé dans les dispositions du marin
anglais.
C'est par les trois journaux de la ville que nous apprîmes
que le capitaine Dillon avaitsu,par des renseignemens positifs,
que Lapérousc avait péri aux îles du Saint-Esprit, et que la
Compagnie des Indes de Calcutta avait expédié un navire ,
que commandait Dillon , pour recueillir les débris de cet il-
lustre naufrage. La Compagnie anglaise avait mis, comme
historien à bord, le docteur Tytler , avec vingt mille francs
d'appointemens. De nombreuses altercations, survenues entre
lui et le capitaine , le firent débarquer lorsque le navire toucha
à Hobart-Town , et comme ce capitaine parut avoir abusé de
son autorité, il fut condamné, par un jugement que nousavons
vu imprimé, à deux mois de prison et quarante louis d'à-
Vf
292 NOTES.
mende. Nous apprîmes encore que le navire de Dillon , après
avoir pris aux îles du Saint-Esprit des armes, une cloche, des
canons, etc., de Lapérouse , avait été empêché, par le mau-
vais temps, de rechercher si trois Français, qu'on disait
échappés au naufrage, y étaient encore. Ces détails prove-
naient de la Nouvelle-Zélande , où le capitaine Dillon était
allé se ravitailler. ,
Ces faits, plus positifs que tous ceux qu'on s'était plu à faire
courir de temps en temps sur Lapérouse, modifièrent un peu
le plan de M. d'Urville , le déterminèrent à ne point achever la
Nouvelle-Zélande et à se porter tout de suite dans l'Archipel du
Saint-Esprit pour s'assurer de la vérité de ce qu'on disait , et
chercher, s'il était possible, les trois vieux malheureux Fran-
çais, qu'un Lascar- disait avoir vus il y a quelques années. En
conséquence, nous séjournâmes un peu plus que nous ne
comptions pour faire des vivres et prendre divers agrès dont
nous avions besoin. Le temps de Noël nous retint aussi un peu ;
on sait que, pendant cette époque, les Anglais cessent leurs
travaux et se réjouissent entre eux en famille. Presque tout le
bas peuples'enivre. Nousreçûmesun accueil très-bienveillant de
la part des autorités et des personnes qui pouvaient être utiles
à l'expédition. Toutes s'empressèrent de fournir au comman-
dant les documens qui étaient en leur pouvoir pour assurer le
succès de ses recherches.
(Extrait du Journal de M. Quoy. )
page 17.
Car ceux du pays sont peu propres à servir d'orne-
ment.
Hobart-Town est une jolie ville assise au bord de la mer,
sur un terrain ondulé qui dans plusieurs positions permet d'en
voir tout le développement. Elle a derrière elle des montagnes
dominées par une beaucoup plus élevée, souvent couverte de
NOTES.
293
nuages, quelquefois de neige, même en été, et que son som-
met aplati a fait nommer la Table, par similitude avec cette
montagne qui domine le cap de Bonne-Espérance. On peut
ajouter qu'il en descend des rafales qui font qu'Hobart-Town
est comme placée à l'embouchure d'un soufflet, ainsi qu'on l'a
dit également de la ville du Cap. Les maisons ont la gentil-
lesse, la propreté et l'agrément des maisons anglaises. Elles
ont ici, de plus qu'au Port-Jackson, l'avantage d'avoir des jar-
dins; quelques-unes même en ont de magnifiques. Nous trou-
vons qu'on s'est trop empressé de couper les arbres aux alen-
tours, ainsi que dans la ville ; ce qui rend cette dernière trop
nue, et donne aux collines avoisinantes un aspect aride auquel
ne contribue pas peu la couleur blafarde de la végétation. Le
ruisseau qui traverse la ville est presque à sec dans l'été. On
en économise infiniment l'eau afin de servir aux besoins de
plusieurs moulins à farine. Les babitans disent que cette eau
est malsaine. La rade est vaste, saine, et offre une bonne tenue
pour les vaisseaux sur un fond de vase. On a pratiqué dans la
mer une longue et large jetée pour faciliter le débarquement
des marchandises qui peuvent immédiatement être logées dans
de grands magasins construits à son extrémité. Ces édifices de
première nécessité , joints à l'église, au tribunal et à la maison
du gouverneur, sont les seuls que présente Hobarl-Town.
Les fermes sont très-belles; et tel est le goût qu'apportent
les Anglais dans leurs constructions, qu'elles paraissent de
loin dans la campagne autant de petits châteaux. Toutes les
productions d'Europe peuvent y venir, aussi ne manque-t-on
pas à la ville d'excellens vivres de toute espèce. L'île est tra-
versée par une grande route qui fait communiquer les établis-
semens qui donnent dans le détroit de Bass, avec ceux de l'ex-
trémité Sud. Une diligence facilite ces communications. Après
Hobart-Town , Launceston et Georges-Tovvn sont les villes les
plus considérables. La première paraît ne s'occuper que de
commerce, tandis que les autres, par leur position intérieure,
doivent se livrer davantage à l'agriculture.
294 NOTES.
Les naturels , assez peu nombreux , ont abandonné les bords
de la mer et sont maintenant refoulés dans l'intérieur. Une
sorte de guerre à mort , qu'auront sans doute provoquée les
convicts échappés , est déclarée entre les Anglais et les na-
turels ; guerre dans laquelle ces derniers , moins nombreux ,
succomberont et finiront par disparaître tout-à-fait de l'île ; de
sorte qu'il n'y en a que très -peu qui aient pris part à la
civilisation. Nous en vîmes un qui voulut même s'embarquer
avec nous, et qui montrait assez d'intelligence sous la gros-
sièreté de ses traits noirs.
Les désertions des condamnés, qui mènent une vie sauvage
dans les forêts, sont un grand fléau pour la colonie. Ils s'as-
semblent quelquefois en assez grand nombre pour piller les
fermes isolées , en massacrer les habitans , et se livrer à toute
sorte de vengeances avant qu'on ait pu envoyer les troupes
nécessaires pour les réduire. Pendant notre séjour , aux fêtes
de Noël , un riche négociant nous apprit qu'on venait de dé-
vaster une de ses habitations. Cependant, on ne ménage pas
ces malfaiteurs, déjà condamnés en Angleterre, puisque dans
la seule année 1827 , il y en eut environ cent cinquante d'exé-
cutés.
{Extrait du Journal de M. Quoy.')
La ville de Hobart-Town est assise sur la côte occidentale
de la rivière Derwent. Elle a beaucoup de rapports avec
Sydney, et peut-être qu'elle est encore mieux pourvue que
cette dernière de denrées et de vivres frais, propres aux navi-
gateurs. Derrière elle , est une assez haute montagne, nommée
comme au cap de Bonne-Espérance, la Table. Il en descend,
en effet, des rafales d'une violence extraordinaire qui font
fortement incliner les navires à l'ancre , et qui enlèvent de la
surface de la mer des tourbillons de vapeurs d'eau semblables
à des tourbillons de poussière. Nulle part, nous n'avions
encore vu ce phénomène.
Les environs d'Hobart-Town sont moins beaux que Tinté-
NOTES. 295
rieur, où l'on trouve quelques autres villes et de très-belles
fermes. A notre arrivée, il n'avait pas plu depuis neuf mois.
Les naturels sont en guerre avec les colons; mais ils sont
peu à craindre et relégués dans les montagnes. Ils diffèrent,
étonnamment des indigènes de la partie de la Nouvelle-
Hollande dont ils ne sont séparés que par le détroit de Bass.
(Extrait du Journal de M. Gaimard.)
page 34-
D'autre idée de distance que celle d'un retard habituel
de cent cinq jours.
Quoique les Anglais s'enorgueillissent de leur patrie et en
parlent avec fierté, ils la quittent cependant facilement , habi-
tent long-temps leurs colonies, y meurent même avec de très-
grandes fortunes. Ils ont cette différence avec nous qu'ils ne s'y
considèrent point en passant , qu'ils s'y donnent toutes les com-
modités, et qu'ils y recherchent le même bien-être qu'ils trou-
veraient dans leur pays natal. De là, pour ces colonies, le
grand avantage d'avoir des habitans qui , loin de chercher ù
amasser pour s'en aller le plus promptement possible, em-
ploient leurs capitaux à élever des fermes, agrandir l'agricul-
ture et faciliter le commerce. El il y a beaucoup de ces indi-
vidus. Bien entendu que je ne parle pas de ceux qui , sous
l'influence de quelque culpabilité, sont condamnés à demeurer
toute leur vie dans la colonie. Qu'on me cite une colonie quel-
conque qui, après vingt-cinq ans de fondation, aurait compté
parmi ses habitans un homme riche de près de trois millions ,
et qui y passerait volontairement ses jours , comme M. Kcmplc
en est un exemple à Hobart-Town. A-t-on jamais vu , même
des Français avec cinq ou six milles livres de rente, aller s'éta-
blir dans nos colonies? La plupart des fortunes qui s'y sont
faites n'appartenaient-elles pas à des aventuriers qui se sont
hâtés d'abandonner le pays, et de le priver de l'influence de
296 NOTES.
ces grands crédits si utile à toute colonie? Aussi , une colonie
anglaise de ving-cinq ans de date l'emporte-t-elle en tout et
pour tout sur une des nôtres, qui compte plus d'un siècle
et demi d'existence.
( Extrait du Journal de M. Quoy. )
page 38.
Puis nous continuâmes notre route le long du fleuve.
Le 5 janvier, nous appareillâmes du détroit de d'Entrecas-
teaux. Quel ne serait pas l'étonnement de MM. de Rossel , La-
billardière , Beautems-Beaupré , tous de l'expédition de cet
habile général , si , revenant dans des lieux qu'ils ont vus jadis
déserts, arides et couverts de forêts, ils voyaient, devant une
jolie ville, de grands vaisseaux à l'ancre, une population nom-
breuse, étendue dans un grand espace; des fermes charmantes
couvrant la campagne; des voitures, des journaux, tous les
agrémens de l'Europe enfin transportés dans un lieu où ils
n'eurent que des privations ^ supporter dans l'important tra-
vail qu'ils y firent! Cet étonnement serait pour eux ce que
nous éprouverions nous-mêmes , si dans dix ans nous retour-
nions au Port-du-Roi-Georges, que nous avons vu désert et
que les Anglais viennent également de coloniser. C'est peut-
être , sur la Nouvelle-Hollande , le dernier point qui mérite
d'être colonisé : il nous convenait très-bien , et peut-être que
trop de lenteur et d'incertitude nous l'ont fait perdre.
Lorsqu'on a vu de près ces beaux élémens de civilisation
partielle , dans la civilisation générale, on ne peut s'empêcher
de dire qu'une puissance qui, en temps de guerre, cherche-
rait à les détruire, commettrait un crime contre l'humanité et
contre l'intérêt de plus d'un peuple.
( Extrait du Journal de M. Quoy. )
NOTES. 297
Le 23 , je fais à cheval une course très-rapide à New-Nor-
folk avec MM. Guilbert, Sainson et Dudemaine.
Le 27 , j'éprouve des coliques assez vives ; le 28 , elles devien-
nent intolérables, et je vais rr/installer à terre. Je souffris des
douleurs atroces pendant quatre à cinq jours ; et je ne pourrai
jamais reconnaître les soins pleins de bienveillance et d'amitié
que je reçus, en cette circonstance, de l'excellent docteur
Scott, chirurgien principal de la colonie. Je ne dois pas oublier
non plus M. le docteur Jones , chirurgien-major du 4oe régi-
ment de S. M- B.
Dans l'hôtel où j'étais , les égards que l'on avait pour moi
et une table d'hôte bien servie, hâtèrent ma convalescence.
Depuis lors, j'ai visité le nord de l'Europe , et bien certaine-
ment je ne pourrais le croire, si je ne l'avais éprouvé moi-
même : à Hobart-Town , dans une colonie qui n'existait point
encore au commencement de ce siècle, j'ai trouvé, en 1827,
un hôtel infiniment supérieur, pour toutes les commodités de
la vie et pour les attentions dont les voyageurs sont l'objet, aux
premiers hôtels de Saint-Pétersbourg, en 1 83 1 . Dans cette
dernière et superbe capitale, où il n'existe ni commissionnaires ,
ni petite poste, ni almanach des adresses, j'ai été également
malade, et si la mort était venue me surprendre pendant la
nuit , elle m'eût constamment trouvé seul et sans aucune espèce
de secours.
Je dois peut-être ajouter que l'un des convicts qui me ser-
vaient à Hobart-Town me déroba quelques livres sterlings ,
qui me furent rendues par le maitre de la maison.
La promptitude de mon retour à la santé me combla de
joie , car j'aurais été profondémentaffligé d'être forcé de quitter
/' Astrolabe au moment où elle allait se diriger vers cette île, si
vainement recherchée depuis quarante ans, où Lapérouse avait
succombé, et que, depuis dix ans, j'appelais de tous mes
vœux.
Je ne quittai Hobart-Town, le 5 janvier 1828, qu'à l'ins-
tant où l'Astrolabe tira le coup de canon pour appeler le pi-
298 NOTES.
lote. Notre navire était sous voiles lorsque je le rejoignis.
{Extrait du Journal de M. Gaimard. )
Le 16 décembre 1827, à six heures du soir environ, l'As-
trolabe se reposait dans le beau canal d'Entrecasteaux des
violentessecousses qu'elle avait éprouvées dans la mer Australe.
Le lendemain nous parcourûmes les contours du canal pour
gagner l'établissement anglais d'Hobart-Town. Nous n'attei-
gnîmes cependant ce port que le 20 du mois, tant les rafales
qui tombaient du haut des montagnes avaient mis obstacle à
notre marche.
La cérémonie du salut accomplie , M. d'Urville se rendit
à terre, et je l'accompagnai, ainsi que plusieurs officiers, dans
sa visite au gouverneur. L'aspect de la ville, avec ses vastes rues
et les jolis édifices qui commencent à remplacer les cases des
premiers colons, nous offrit dès l'abord un spectacle agréa-
ble. La maison du gouverneur, élevée au milieu de jardins
élégans dont les plantations paraissent récentes, brille d'une
propreté qui fait valoir encore le bon goût de sa construction.
Nous fûmes introduits dans un salon où le gouverneur, S. E.
le lieutenant-colonel Arthur , ne tarda pas à paraître. Son ac-
cueil poli, mais empreint de toute la dignité britannique, mefit
in volontairement jeter quelques regards en arrière et penser aux
bons Hollandais d'Amboine, qui nous avaient reçus comme de
vieux amis attendus depuis long-temps. Après avoir parlé d'af-
faires, M. Arthur nous invita à nous rendre hors de la ville à
son jardin de plaisance où se préparait une fête en l'honneur du
jour de naissance de son fils aîné. Cette galante invitation fut
acceptée, et à cinq heures, le commandant, M. Gaimard et
moi , nous remontâmes en canot la rivière Derwent jusqu'à
une anse pittoresque, où la présence d'un détachement de
troupes nous annonça le parc du gouverneur.
Nous fûmes reçus par un jeune aide-de-camp , M. Franck-
land, dont nous ne pûmes assez admirer, durant notre séjour
NOTES. 290
à Hobart-Town, la politesse , les talens et les excellentes ma-
nières. M. Franckland nous présenta à madame Arthur et aux
dames réunies en assez grand nombre sous une tente. Ce qui
nous frappa d'abord, ce fut de voir que toute l'assemblée était
vêtue de légères étoffes d'été, tandis que nous, sous nos habits
de drap , nous grelottions aux rayons de ce pâle soleil austral
près de disparaître sous l'horizon. La transition entre les cha-
leurs de la zone torride et ces climats tempérés avait été trop
brusque pour nous laisser le temps de nous acclimater; aussi
faisions-nous des vœux pour voir arriver le moment où le
dîner réunirait les convives dans un lieu bien clos et inacces-
sible à cette jolie brise d'été , qui semblait réjouir ces dames.
Notre désappointement fut grand: au signal donné , la société
se rendit, par de longs détours à travers le parc, dans une
grande salle de feuillage fraîche et parfumée, mais ouverte à
tous les vents.
Je dois avouer que le festin me parut d'une longueur ex-
cessive, malgré l'agréable composition de la société. La plu-
part des dames étaient jeunes et jolies; leur mise était pleine
de goût. Les toasts furent fréquens et accompagnés d'airs
nationaux exécutés par la musique militaire; enfin, la séance
se prolongea assez pour que nous vissions que chacun désirait
comme nous un salon moins accessible au froid. Les calèches
et les canots transportèrent les convives à la maison de ville
du gouverneur, et un bal termina la soirée.
Pendant cette jolie fête, le grand-juge de la colonie me
fit l'honneur de m'entretenir des nouvelles les plus récentes,
reçues par les journaux de l'Europe. C'est de cette manière
que j'appris un événement qui avait jeté la consternation dans
notre patrie , et dont les Anglais eux-mêmes ne parlaient
qu'avec un profond chagrin. La mort du respectable duc de
La Rochefoucauld et les odieux attentats qui avaient accompa-
gné ses obsèques avaient ému de douleur et d'indignation
jusqu'à cette colonie qui semble perdue au bout du monde.
Je recueillis avec une bien douce émotion ces témoignages
300 NOTES.
d'estime pour des vertus que j'avais eu le bonheur d'admirer
de bien près.
Tous ceux d'entre nous que le service du bord ne réclamait
pas absolument reçurent la permission de s'établir en ville ,
et la plupart en profitèrent. Hobart-Town renferme plusieurs
hôtelleries tenues avec décence , et où la dépense n'est pas
aussi forte qu'on pourrait s'y attendre dans une colonie
presque naissante. Je transportai, ainsi que plusieurs de nos
Messieurs , mon quartier-général à Ship-Inn , hôtel assez
modeste, où les soins des hôtes venaient sans cesse au-devant
de nos désirs. Ce séjour à terre me permit de me livrer en-
tièrement à mes occupations; aussi mes excursions pittores-
ques furent-elles fréquentes dans un rayon de quatre à cinq
milles aux environs de la ville. A une si petite distance, je
retrouvais rarement la nature dans son abandon primitif ; la
main de l'homme avait presque partout ouvert des routes,
planté des moissons, élevé d'élégantes habitations, et le moin-
dre courant d'eau était mis à profit pour faire tourner les mou-
lins qui triturent le blé ou qui débitent en planches légères les
beaux madriers d'eucalyptus.
Curieux de visiter la ville à peine fondée d' ' Elisabeth-Town,
située à vingt-deux milles d'Hobart-Town , sur les bords du
Derwent , nous partîmes un jour de grand matin. Un tilbury
et deux bons chevaux de selle servaient à transporter le doc-
teur Gaimard, Guilbert , Dudemaine et moi. Nous avançâmes
d'abord rapidement sur une route parfaitement entretenue,
unie comme l'allée d'un jardin , et bordée tantôt de cultures
et de jolies fermes, tantôt de forêts où la cognée et le feu
avaient déjà pratiqué de vastes clairières.
A dix milles environ , nous trouvâmes une auberge où nos
montures prirent quelque repos. Ce point une fois dépassé ,
nous côtoyâmes long-temps le fleuve, dont la vaste et paisible
nappe coulait à notre droite , tandis qu'à gauche nous étions
ombragés par des bois jusqu'alors respectés par les détriche-
mens. Ils servaient de retraite à des milliers d'oiseaux dont
NOTES. 301
les cris variés animaient ces solitudes. Après quelques heures
de chemin à travers des sites toujours majestueux et sauvages,
les champs bien cultivés, une église, quelques maisons plantées
cà et là à de grandes distances, nous annoncèrent que nous
foulions le sol que la ville d'Elisabeth-Town doit couvrir un
jour de ses édifices. Nous dirigeâmes notre course vers une
maison de briques brillante de propreté , qui s'élevait au mi-
lieu des arbres et des barrières blanches; là une enseigne nous
apprit que nous arrivions au logis de mistress Bridger, qui
tenait l'hôtel le plus fashionable de cette ville , qui n'a
pas encore de rues. Nous fûmes reçus avec un empressement
tout aimable, et pendant qu'en compagnie des demoiselles
Bridger, nous admirions la maison , les jardins qui descendent
jusqu'au fleuve, et les sites ravissans des environs , la bonne
hôtesse s'occupait de nous préparer un repas qui devait di-
gnement couronner notre intéressante excursion.
En effet, lorsqu'une table où la propreté du service allait
jusqu'au luxe nous réunit tous les quatre, nous fûmes vérita-
blement étonnés que dans un tel lieu et en si peu de temps,
on pût improviser un pareil festin. Nous fîmes honneur sur-
tout à une profusion de légumes dont l'excellent goût et le
développement extraordinaire attestaient la fécondité du sol
vierge qui les avait produits. Le soir approchait quand nous
remontâmes à cheval. Au moment de partir , le docteur Gai-
mard, qui se sentait fatigué, manifestait un vif désir de passer
la nuit à Elisabeth-Town; nous le sollicitâmes tous de rentrer
avec nous en ville, où nous voulions retourner le soir pour
ne pas inquiéter les propriétaires de nos montures. Le docteur
céda à nos avis, et malheureusement il eut à s'en rep< ntir.
La fatigue qu'il éprouva durant la course de vingt-deux milles
qui nous restait à faire détermina une maladie inflamma-
toire. Pendant le reste de notre séjour, M. Gaimard souffrit
de vives douleurs , que l'assistance de toute la faculté colo-
niale parvint à peine à calmer.
Je visitai aussi avec intérêt Neiu-Tmcn, canton voisin d'Ho-
302 NOTES.
bart-Town , remarquable par ses fermes magnifiques et les jo-
lies maisons de campagne qui bordent la rivière. Les moissons
qui mûrissaient dans ces immenses vallons avaient la plus
riche apparence. Jamais la vue de ces ondes dorées que sou-
lève le vent dans les champs ne m'avait paru si agréable; il
me semblait que ce spectacle , familier à ma jeunesse, me
rapprochait de mon pays, et mes jeux, depuis deux ans ac-
coutumés aux teintes sombres et menaçantes de l'Océan ,
se reposaient avec délices sur ces scènes de bonheur et de
paix.
Le cinq janvier, à 4 heures du matin, l'Astrolabe était
sous voiles et quittait la belle colonie d'Hobart-Town , d'où
nous empi rtions d'agréables souvenirs.
{Extrait du Journal de M. Sainson. )
page 3g.
Pour la mission que nous nous proposions de remplir.
Une nouvelle campagne semblait s'ouvrir pour nous; nous
oubliâmes et ce que nous avions fait et tout ce qui nous était
survenu , pour ne plus penser qu'à reconnaître les lieux où
s'étaient terminés , par une dernière catastrophe , tous les mal-
heurs de l'expédition de Lapérouse. Aux détails circonstanciés
que nous pouvions obtenir sur cette infortune, qui a fixé pen-
dant long-temps l'attention de l'Europe, nous espérions encore
pouvoir trouver et ramener quelques-uns de nos compatriotes
que l'âge et la misère auraient épargnés et qu'on disait exister
encore.
{Extrait du Journal de M. Quoy-^
NOTES. 303
PAGE lOl
Qu'il aurait de quoi effrayer l'imagination qui essaie-
rait de s'en former une idée.
Dans ces parages , nous observâmes un grand phénomène
de la mer jaune produit par des bacillaires, petits corps agglo-
mérés, presque microscopiques, qui nous paraissaient plus
appartenir aux végétaux que tenir des animaux. Pendant tout
un jour, nous en traversâmes des surfaces immenses. Cinq
jours après, en vue du volcan Mathew , par un assez gros
temps, nous en vîmes encore, mais qui simulaient tellement
des hauts-fonds, que, ne pouvant envoyer une embarcation
pour les reconnaître positivement , on fut obligé , dans le
doute, de s'en écarter.
( Extrait du Journal de M. Quoy. )
page io4-
Il est probable que cette teinte sale était encore pro-
duite par la présence d'animalcules microscopiques.
M. d'Urville tenait beaucoup à reconnaître l'existence du
rocher Mathew , dont la position sur les cartes était fort
douteuse. C'est un rocher volcanique d'environ deux ou trois
milles de tour , fendu et déchiqueté dans tous les sens , et lan-
çant des tourbillons de fumée de presque tous ses points , sans
(xplosion ni apparence de flammes. La plus basse de ses divi-
sions offre un effet très-pittoresque, en ce que sa base, au
niveau de la mer, était entourée d'une foule de petits soupi-
raux lançant des spirales de fumée , dont la blancheur contras-
tait avec le fond noir des laves. Dans plusieurs endroits, on
découvrait de larges plaques de soufre, passant du jaune au
rougeâtre. Sous le vent de cette île, pendant plus d'une lieue
et flans un large espace, la mer avait une couleur vert-clair
304 NOTES.
(glauque), comme lorsqu'il y a peu de fond. Cependant , il y
en avait beaucoup dans ce lieu-là, et aucun animalcule ne con-
tribuait à lui donner cette teinte, que nous ne savons à quoi
rapporter.
(Extrait du Journal de M. Quoy. )
page i i4-
Et depuis cette époque ils n'ont plus voulu en nourrir.
Tikopia, petite île située par 120 latitude Sud, n'a que sept
à huit milles de tour; elle est élevée, montueuse , volcani-
que, etc., bien boisée. EUe n'a point de port. On l'approche
d'assez près. Sur le bord de la mer, dans le S. E., est un
étang d'eau saumâtre, peuplé de canards sauvages. Ses habi-
tans , grands et robustes , sont au nombre d'environ cinq cents ,
ce qui est beaucoup pour une aussi petite étendue. Us ont
quatre grands chefs qui paraissent égaux en pouvoir. Au
rapport des Anglais, les femmes y ont beaucoup de retenue.
Cette race appartient ù la Polynésienne , comme celle des
Sandwich, des Tonga, etc. Les habitans ne se coupent point
les doigts et ne se distendent point outre mesure le lobe de
l'oreille. Ils sont gais, confians, de bonne foi, ne paraissent
point avoir d'armes offensives , et vont les premiers à bord des
navires. Ils aiment beaucoup avoir des Européens avec eux.
Ils retenaient vivement les Anglais qui les abandonnaient,
en montrant l'ennui qu'ils avaient de s'en, séparer. Il était
curieux de leur voir faire ouvertement de douces instances à
nos matelots pour les décider à s'en aller avec eux.
Ces insulaires ont pour tatouage plusieurs barres transver-
sales sur la poitrine et quelquefois trois longitudinales sur toute
la longueur du dos. Ils portent, comme les Carolins , leurs
cheveux longs et flottans sur les épaules ; mais ils eh gâtent
la couleur par de la chaux qui les rend d'un roux désagréable.
Un petit nombre avait des anneaux d'écaillé de tortue aux
NOTES. 305
oreilles et dans la cloison du nez. Quelques-uns avaient la
lèpre. Ils ne se nourrissaient que de végétaux. Il est vrai qu'ils
ont détruit les cochons et les poules qui ravageaient leurs
plantations. Quelques individus , si ce n'est pas tous, adoptent
un dieu qu'ils prennent parmi les animaux. C'est ainsi qu'une
murène, considérée par eux comme le dieu de la mer, faisait
reculer un chef devant lequel elle était placée. Les personnes
du bord, qui allèrent à terre, y furent reçues avec les céré-
monies communes à toute cette race, quelle que soit la dis-
tance qui sépare les îles les unes des autres.
(Extrait du Journal de M. Quoy.^
Accompagnés du Prussien Martin Bushart et du Tikopien
Bréatafou, fils de Tafoua , l'un des quatre grands chefs , MM.
Guilbert, Sainson , Lesson et moi, nous fîmes une course inté-
ressante à Tikopia , le 10 février 1828.
Ayant quitté l Astrolabe à trois heures et demie du soir,
nous abordions à cinq heures au village de Laven-ha. La ré-
ception qui nous est faite est extrêmement gracieuse : deux
naturels viennent prendre chacun de nous par la main , pour
nous conduire à terre au milieu de la population de Laven-ha
et auprès des deux chefs Kaféka et Fan-haréré. On s'empresse
autour de nous; on nous présente des cocos, des fruits à pain ,
des évis, etc. Notre introducteur, Martin Bushart, nous en-
gage à ne pas trop nous approcher des deux principaux chefs.
Un grand cercle est formé autour de nous; les femmes, dont
plusieurs sont jolies et bien faites, se tiennent à quelque dis-
tance. On dirait que leur modestie est plus grande encore que
leur curiosité. Cependant la femme du Prussien , moins fa-
rouche que les autres, vient nous examiner de près. Son mari
lui annonce qu'elle l'accompagnera sur notre navire ; elle
verse quelques larmes , et bientôt elle paraît tout-à-fait con-
solée.
Après avoir fait quelques cadeaux aux chefs, nous parcou-
rons le village , dont les cabanes sont dans le genre de celles
tome v. 2°
306 NOTES.
de Tonga-Tabou, mais beaucoup moins élégantes. IN ous arri-
vons par un joli sentier à un lagon d'eau saumâtre , nommé
Déroto, sur lequel nagent des canards. M. Guilbert, qui leur
fait la chasse en pirogue, en a tué cinq en fort peu d'instans.
Cette île, dont la végétation est fort belle, est élevée , mon-
tueuse et volcanique. Elle n'a point de port: sa circonférence
n'est guère que de sept à huit milles.
Elle est peuplée d'environ cinq cents hommes de la belle
race jaune du Grand-Océan , c'est-à-dire des mêmes indi-
vidus qu'on trouve à la Nouvelle-Zélande, à Tonga-Tabou ,
aux îles Sandwich , etc. La bonté, la gaîté , la confiance des
Tikopiens nous rappelaient les bons insulaires des îles Caroli-
nes. Comme ces derniers, ils se tatouent la poitrine et le dos,
et comme eux encore ils portent les cheveux longs et flottans
sur les épaules. Quelques-uns d'entre eux , imitant les hom-
mes de la race noire , mettent des anneaux d'écaillé de tortue à
leurs oreilles et dans la cloison du nez. Ils sont grands , forts
et bien constitués ; leurs membres musculeux prouvent bien
que la nourriture animale n'est pas indispensable pour le dé-
veloppement des forces physiques. En effet, le régime des Tiko-
piens est presque entièrement végétal , car ils ont détruit les
cochons et les poules qui ravageaient leurs plantations. Les
femmes sont, en général , assez jolies; elles portent leurs en-
fans dans une natte derrière le dos.
J'ai vu quelques exemples de lèpre.
La population est répandue dans quatre villages, qui sont:
Laven-ha , Namo , Outa et Faca.
Les quatre principaux chefs , dont l'autorité est presque
égale , sont cependant placés dans l'ordre suivant :
i°. Kaféka, chef de Laven-ha; il a sept enfans de deux
femmes.
2°. Tafoua, chef de Namo, a huit enfans d'une seule femme.
3°. Fan-haréré a quatre enfans d'une seule femme.
4°. Taoumako a cinq enfans d'une seule femme.
Le premier chef demeure à Mapsanga , village de Laven-ha.
NOTES. 307
Le second chef demeure à Arniéra, village de Faéa. Le troi-
sième, à Lan-ha-téatou , village de Namo. Le quatrième, à
Rarou-niou, près de Mapsanga.
Le premier chef, Kaféka, a fait à Vanikoro , il y a plus de
quinze ans, un séjour de quinze mois. Les Vanikoriens ne
voulurent point le ramener à Tikopia; il fut obligé d'attendre
que les siens vinssent le chercher. Il m'a parlé de deux navires
naufragés; mais il ignorait à quelle nation ils avaient ap-
partenu. Kaféka rapporta à Tikopia des morceaux de fer, dont
il fit divers outils. Il n'a vu aucun Français pendant son séjour
à Vanikoro. Cette dernière observation , faite par un homme
tout-à-fait désintéressé, me paraît extrêmement importante.
Le lascar Joe, qui est à Tikopia depuis treize ans, a visité
Vanikoro deux ans avant le Prussien. Ily a vu beaucoup de piè-
ces d'or et d'argent, qu'il nommait gourdes jaunes et gourdes
blanches. Il a reçu plusieurs blessures pendant son séjour à
Vanikoro.
Il n'y a pas de petits chefs à Tikopia.
Le grand-prêtre, nommé Taoura-doua , est le ministre du
premier chef. Il a trois autres prêtres sous ses ordres ; ces
derniers font les mêmes gestes que le grand-prêtre dans les cé-
rémonies religieuses , mais ils ne peuvent pas parler.
Chaque chef a son dieu; un poisson , dont je n'ai pu con-
naître le nom, est le dieu de Kaféka. La murène est le dieu
de Taoumako ; c'est , d'après les Tikopiens , le dieu de la mer ,
qu'ils nomment Atoua de tàî. Le dieu du ciel , nommé seule-
ment Atoua, est le dieu de Fan-haréré. La roussette (chauve-
souris) est le dieu de Tafoua : on la nomme aussi Atoua
tapou.
Tikopia renferme une maison consacrée aux esprits. Les
chefs offrent des fruits aux esprits avec des cérémonies particu-
lières ; ils rapportent ensuite ces fruits dans leurs maisons.
Avant de manger , les Tikopiens jettent par terre une petite
portion de leurs alimens , qu'ils offrent aux Dieux.
A la mort d'un de leurs parens , ils se déchirent quelquefois
20*
308 NOTES.
la peau jusqu'au sang. Les chefs sont enterrés dans leurs
maisons.
Le vol, qui est très-fréquent , est puni par une simple répri-
mande , quelquefois suffisante pour forcer le coupable à chan-
ger de canton. Atoua, disent-ils, punira les voleurs et les fera
mourir.
Dans les cérémonies religieuses , les femmes reçoivent des
hommes leur nourriture. Ceux-ci la leur donnent derrière le
dos.
Il y a dans l'île plus de femmes que d'hommes. Les hommes
aiment beaucoup mieux avoir des garçons que des filles. A la
naissance d'un garçon, on vient les féliciter et leur faire des
cadeaux. On ne fête pas la naissance d'une fille.
La pluralité des femmes est permise: on peut en avoir jus-
qu'à quatre.
Lorsqu'il s'agit d'un mariage, l'homme va voir sa future le
soir; le lendemain, la femme va trouver le chef et lui dire
qu'elle est contente; le chef consent au mariage , et les époux
lui apportent un panier de fruits.
Les jeunes Tikopiens ne veulent pas se marier avec les veu-
ves. Les veufs du pays se marient avec les jeunes filles, tandis
que les étrangers ne peuvent épouser que des veuves. Le lascar
Joe a épousé une veuve , qui a de grands enfans de son premier
mari; il allait souvent chez cette femme qui lui demanda un
jour s'il voulait se maiùer avec elle; le lascar ne répondit ni
oui ni non; aussitôt la veuve le barbouilla de rouge, et le
mariage eut lieu.
A Tikopia , les femmes sont fidèles. Dans le cas extrêmement
rare d'infidélité , il n'existe pas de punition. Cependant, si le
mari le veut , il peut tuer sa femme. Le fait-il quelquefois? Ja-
mais, me répondait-on.
Les jeunes filles s'abandonnent quelquefois ; celles-là seule -
ment se rendent parfois coupables de la mort de leurs enfans.
Le suicide est très-rare à Tikopia.
Les Tikopiens n'ont point de guerre entre eux ni avec leurs
NOTES. 309
voisins. Si des disputes surviennent parmi ces bons insulaires ,
ils sont grondés par les chefs, qui leur disent que les esprits
les feront mourir.
Leur nourriture ordinaire consiste en fruits à pain , ignames,
laros, cocos, bananes, évis, poissons-volans, etc. Il paraît
qu'ils préfèrent le requin aux autres poissons.
Les cocos appartiennent à tout le monde: cependant les
chefs en ont la plus grande partie.
Les Tikopiens font cuire leurs alimens sous la cendre qu'ils
recouvrent de pierres brûlantes. Ils font un repas cuit par jour,
de quatre à cinq heures du soir ; le lendemain , ils en mangent
les restes froids , et tout le long du jour, ils consomment des
cocos et des bananes.
Ils ne prennent point le kava ; le prêtre seul goûte cette li -
queur dans les cérémonies religieuses : il la répand sur la terre
en l'offrant à Dieu.
Un Tikopien presque centenaire disait que notre navire,
F Astrolabe , était le huitième qu'il avait vu. On ne voulut point
permettre à l'équipage du premier de ces navires de descendre
à terre. Le second navire qui visita Tikopia leur donna des
cercles de banques, dont ils firent des haches et des couteaux.
Jusqu'alors, ils ne s'étaient servis que de pierres. Les insulaires
n'ont point eu de querelles avec les divers étrangers qui les
ont visités. Le centenaire racontait que, du temps de son père ,
des pirogues de Tonga-Tabou venaient leur faire du mal. On
conserve , comme autant de trophées , à Tikopia , dans la mai-
son des esprits, quelques fragmens des pirogues de Tonga-
Tabou , dont, à cette époque, ils étaient parvenus à s'em-
parer.
Le nombre ordinaire des enfans dans chaque famille varie
de trois à huit. Il existe quelques exemples de stérilité dans l'un
et l'autre sexe. Les accouchemcns sont extrêmement faciles;
on ne connaît pas d'exemples de femmes mortes en couche.
Les avortemens n'ont jamais lieu. La durée de la lactation est
de trois ans.
310 NOTES.
La lèpre est à peu près la seule maladie qui règne parmi
eux.
Il y a un médecin à Tikopia, dont l'huile de coco , ad-
ministrée en frictions, est le remède universel. Ce médecin se
nomme Brinotaou ; il a une maison dans chacun des villages
suivans : Outa , Namo et Faéa.
Les travaux de l'homme et de la femme consistent surtout
à aller chercher des alimens: les femmes travaillent plus que
les hommes. Les hommes construisent les pirogues. Le grand
charpentier, Béré-Ciaki, dirige tous les travaux de ce genre; il
réside à Namo. Les Tikopiens travaillent la terre avec des
instrumens de bois. Ils se servent pour la pêche de lignes et de
filets.
Un homme qui n'a rien à manger peut aller dans le champ
d'autrui; personne ne lui dit rien.
Il y a très-peu de femmes publiques; ce sont exclusivement
des veuves ; et ce genre de commerce se fait ordinairement
la nuit.
Les Tikopiens croient à une vie future : ils sont persuadés
que toutes les âmes vont dans le ciel. Je demandai à l'un d'eux
s'il croyait à la punition des méchans et à la récompense des
bons. Il n'y a pas de méchans parmi nous , me répondit-il très-
naïvement.
Ils n'ont ni augures ni devins. — Avant d'enterrer les morts,
ils ont soin de les peindre en rouge.
Les chefs ne sont pas autrement tatoués que les hommes du
peuple. Le tatouage se pratique avec une arête de poisson ,
fendue en cinq parties, qu'ils frappent avec une longue ba-
guette. Deux espèces de tatouage existent parmi eux: celui de
Tikopia et celui de Rotouma.
Dans aucune circonstance , ils ne sont assez fous pour se
couper un doigt , se casser une dent, etc.
Ils se baignent très-fréquemment.
Ils dansent quelquefois toute la nuit, quand il fait clair de
lune.
NOTES. .311
Les colliers, les bracelets, les pendans d'oreilles, sont les pa-
rures ordinaires des hommes et des femmes.
Ils divisent l'année par lunes.
Ils désignent les quatre points cardinaux par les noms
suivans :
Fagatiou répond au nord.
Parapou , au sud.
Ton-ha , à l'est.
Rahi , à l'ouest.
Ils ont des manufactures d'étoffes de mûrier-papier.
Ils n'ont point d'instrumens de musique ; dans les danses ,
ils battent la mesure avec deux bâtons dont ils frappent une
planche qui leur sert de tambour.
A la mort d'un chef, c'est le fils qui succède : à défaut, c'est
le frère. C'est encore le frère, si le fils est trop jeune.
Les naturels, avant de parler à leurs chefs quand ils vont
leur demander quelque chose, embrassent la terre devant eux.
A l'époque du départ du capitaine Dillon , beaucoup de
Tikopiens furent pris d'une toux épidémique. (C'était peut-
être la grippe .') Ils s'imaginèrent que le capitaine Dillon leur
avait apporté cette maladie. Quinze à vingt jours après le dé-
part de ce dernier, voici ce qu'ils firent pour mettre un ternie à
cette affection : ils construisirent une petite pirogue, la gar
nirent de bouquets ; les quatre fils des premiers chefs la por-
tèrent sur les épaules tout autour de l'île. Toute la population
de Tikopia assistait à cette solennité. Les uns frappaient sur les
broussailles ; d'autres jetaient de grands cris. Revenus au lieu
du départ, à Faéa, ils lancèrent la pirogue à la mer.
Cette cérémonie a lieu lorsque quelque épidémie exerce ses
ravages à Tikopia.
Les Rats et les Roussettes sont les seuls Mammifères de
Tikopia. Nous avons trouvé , dans cette île, des Colombes,
des Perroquets, des Canards et fort peu d'Insectes. Les Mol-
lusques, plus nombreux, nous ont offert des Néritcs, des
312 NOTES.
Cônes, des Buccins, des Mitres, des Colombelles, des Pour-
pres, des Fuseaux , des Strombes, etc.
{Extrait du Journal de M. Gaimard.)
Lorsque le commandant eut entretenu quelque temps le
Prussien Martin Butchert , il fil armer un canot pour le re-
conduire à terre, et je fus désigné avec MM. Gaimard,
Guilbert et Lesson, pour l'y accompagner. La corvette se tint
sous petites voiles , et nous portâmes sur le point le plus rap-
proché de la côte. Après plus d'une heure de traversée , nous
rencontrâmes le banc de corail qui s'avance à une grande
distance dans la mer, et le canot s'y trouva arrêté. Beaucoup
de naturels s'étaient assemblés sur ce récif , et, dès que nous
sautâmes à l'eau, chacun de nous se trouva environné et sou-
tenu par trois ou quatre indigènes. Cette politesse empressée
nous fatigua d'abord ; mais nous en ressentîmes bientôt les
bons effets. Le corail était fort inégal, et les eaux cachaient
çà et là de grands trous qu'il était difficile de distinguer à
travers les couleurs éblouissantes du fond. Malgré la précau-
tion de nos guides, nous ne laissâmes pas de tomber quelque-
fois avec eux dans ces pièges sous-marins , et chacun s'en
retirait avec de grands éclats de rire.
Lorsque nous touchâmes le sable delà plage , ce fut au-
tour de nous une véritable foule, curieuse, empressée, mais
dont tous les visages respiraient la joie et la douceur. C'était
à qui nous toucherait la main en signe de bienvenue, à qui
surtout remplacerait nos officieux gardes-du-corps qui, mouil-
lés comme nous des pieds à la tête, n'avaient pas abandonné
leur poste et nous soutenaient toujours avec la même solli-
citude , bien que notre marche sur le sable uni fût alors très-
assurée.
Au détour d'une roche immense qui s'élève à pic sur la
côte , nous nous trouvâmes au milieu de quelques cases , sur
une petite place de verdure autour de laquelle une riche
végétation répandait un agréable ombrage. Les chefs de l'île,
NOTES. 313
rassemblés en ce lieu, étaient assis, les jambes croisées, sur
de longues nattes, et la population se tenait respectueusement
derrière eux. Arrivés à quelques pas de ce vénérable conseil,
nous fûmes invités à nous asseoir; nous obéîmes aussitôt et
formâmes devant l'assemblée un cercle dont Butchert, en qua-
lité d'interprète , occupa le milieu. Le Prussien déposa nos
présens aux pieds des chefs : c'étaient des haches et des étoffes;
puis il entama un assez long discours qui fut écouté avec un
calme parfait. Les chefs nous firent répondre qu'ils souhai-
taient que notre navigation fut heureuse et qu'ils nous re-
verraient avec plaisir si nous revenions à Tikopia. Celte céré-
monie de présentation accomplie, nous devînmes libres de
nous promener et nous nous levâmes à notre grand contente-
ment; car le Prussien s'était laissé entraîner un peu loin, en
traduisant notre courte harangue.
Autant que nous le permit l'heure avancée , nous parcou-
rûmes les environs et nous fûmes ravis de la fraîcheur et de
la richesse des ombrages à l'abri desquels ces peuples paisibles
ont bâti leurs simples habitations. L'île paraît être un ancien
cratère , dont un des côtés se serait éboulé dans la mer ; c'est
par cette brèche qu'on y aborde. L'intérieur du cratère est
couvert d'une admirable végétation ; vers le milieu de l'île ,
un lac limpide et que les naturels disent très-profond oc-
cupe la place où probablement bouillonnait le volcan. Nous
vîmes dans cette course rapide très-peu d'oiseaux, une char-
mante espèce de canards sur le lac , et sur le récif différentes
variétés de poissons faciles à saisir , mais que les naturels
fuyaient avec horreur. Ces poissons étaient des Dieux, des
atouas qui piquent impitoyablement les pieds de leurs adora-
teurs, quand ils vont sous les eaux du récif chercher quelques
coquillages pour leur nourriture.
Les indigènes qui nous escortaient nous rappelaient , par
leur douceur et leur prévenance, les mœurs paisibles des
îles des Amis. Nous étions étonnés de voir des hommes si bien
constitués, d'une si haute taille, donner carrière à leur joie à
314 NOTES.
la manière des enfans ; ils la témoignaient par des rires , des
gambades et des cris enfantins , et secouaient leur longue che-
velure comme les jeunes chevaux agitent leur crinière. Ils
cueillaient des fleurs , s'en faisaient des guirlandes et nous en
affublaient aussi. Tout enfin chez eux respirait l'innocente
gaîté d'une nature jeune et insouciante ; en effet, le monde
est pour eux si petit et la vie si simple, ils sont si heureux sur
le coin de terre ignoré qui suffit à leurs besoins, que l'on
comprend comment ils n'ont point encore les passions qui
désolent le reste du monde. Il faudrait parmi eux bien peu
d'Européens pour changer cette douce existence.
La race de Tikopia est belle ; sa couleur est peu foncée.
Les hommes sveltes et grands paraissent agiles et dispos ; les
traits de leur visage sont généralement agréables. On rencon-
tre même parmi eux quelques types défigures d'une beauté
parfaitement régulière. Ils ont peu de barbe et portent leur
chevelure longue et pendante sur le dos; une ceinture et une
petite étoffe composent tout leur vêtement. Ils y ajoutent ,
pour se délivrer des insectes, de longues feuilles de vacois,
qui leur battent le corps par leur élasticité, et dans cet accou-
trement ils ressemblent assez à un fleuve de la mythologie. Le
tatouage bleu-noir qui couvre leur poitrine figure un plastron
du dessin le plus élégant ; sur le visage, ils se contentent d'in-
ciser quelques petites images de poissons. Si nous ajoutons
qu'ils se frottent le corps et les cheveux d'une substance d'un
jaune safran , nous aurons esquissé le portrait en pied d'un
indigène de Tikopia.
Les femmes sont plus blanches que les hommes , si l'on en
juge par les parties du corps où l'enduit jaune a disparu. Leur
taille est plus haute et surtout plus élancée que celle des autres
femmes de l'Océanie. Elles portent les cheveux ras, et leurs
formes n'offrent rien de désagréable. J'ai remarqué chez quel-
ques-unes un sein fort développé sans que les contours en
fussent altérés. Au reste , il faut convenir que nous avons vu
peu de femmes dans notre courte exploration ; on peut aussi
NOTES. 31ô
se permettre de penser que celles qui se sont offertes volon-
tairement à nos regards avaient, malgré toute l'innocence pos-
sible, la conscience de leur mérite.
Enfin , nos amis nous reconduisirent jusqu'au canot et res-
tèrent long-temps à nous suivre du regard. La nuit ne tarda
pas à tomber, et bientôt nous ne vîmes plus cette île hospita-
lière. Le fanal que V Astrolabe avait hissé pour nous guider
brillait seul au large comme une petite étoile ; c'était cepen-
dant tout pour nous que cette bienfaisante lueur. Vers huit
heures, nous atteignîmes la corvette qui depuis long-temps
était en panne pour nous attendre.
{Extrait du Journal de M. Sainson.)
PAGE l46-
Et il est enfin revenu à bord par la passe de l'Est.
Un canot bien armé fut envoyé pour faire le tour de l'île et
saisir quelque indication sur le lieu du naufrage , selon ce qui
en avait été rapporté par Dillon. Nous avions avec nous un
naturel pour guide, interprété par un Anglais qui entendait
sa langue. Nous naviguions dans une mer calme en dedans
des récifs. Des naturels vinrent au devant de nous et échangè-
rent des taros, des cocos et du fruit de l'arbre à pain; mais ne
sachant pas le chemin que nous avions a faire, nous ne cédâ-
mes point aux instances de visiter leur village, qui se nomme
Tanema. A la moitié du jour, nous étions dans le village de
Payou, qui toujours fut indiqué comme un des lieux où l'un
des navires avait péri; nous ne pûmes avoir aucun renseigne-
ment, parce qu'à notre approche les habitans effrayés prirent
la fuite. Notre guide , un Tikopien et l'Anglais Hambilton
furent les seuls qui allèrent à terre en se mettant à l'eau. Ils
portaient des cadeaux pour les chefs. Ils ne trouvèrent que
deux vieilles gens qui apparemment n'avaient pas pu s'enfuir.
Il fallut continuer à contourner l'île. Bientôt après, nous
316 NOTES.
fûmes joints par trois pirogues moins défiantes; un des chefs
comprit enfin ce qu'on désirait avoir, ets'offrit de nous conduire
à un village où nous trouverions des débris du naufrage. Nous
arrivâmes à Nama, situé sur le bord de la mer, et composé
d'une douzaine de maisons qu'habitaient une cinquantaine
d'individus environ. Ils vinrent tous vers nous, sans armes, et
tant que le récif leur permit d'avancer. Quelque bonnes que
parussent leurs intentions , nous ne nous hasardâmes point à
descendre, nous avions appris à nos dépens à nous défier de
tous ces peuples en général. Plusieurs vinrent dans leurs piro-
gues le long du canot, et là commença un échange d'objets
sauvés du naufrage, qu'ils allaient chercher à leur village.
C'étaient des plaques de plomb , des crochets de fer, des mor-
ceaux de cuivre de pompe , une petite pompe presque entière,
une poulie, etc. ; tous objets rouilles par leur séjour sous les
eaux. Nous adressâmes aux plus vieux des naturels, dont deux
pouvaient avoir au moins soixante ans, des questions sur
l'époque où s'était perdu le navire qui avait fourni ce qu'ils
nous vendaient; ils ne purent rien nous dire , si ce n'est qu'ils
indiquaient constamment Payou comme le lieu où s'était passée
la scène.
La nuit venue, nous mouillâmes sous une pointe qui, sans
nous en douter, était celle où se trouvait le village de Vanou.
Le lendemain même, nous nous en éloignions sans le voir.
Nous rétrogradâmes un peu et communiquâmes avec les natu-
rels qui échangèrent quelques objets de métal du naufrage.
Aucune de ces pièces ne put nous fournir de renseignemens
positifs sur le nom , ni même la nation du navire d'où elles
provenaient. Nous allâmes déjeuner sur l'îlot, appelé Nanounha ,
et, quelques heures après, nous rentrâmes à bord de la cor-
vette.
(Extrait du Journal de M. Quoy. )
NOTES. 31
PAGE I72.
De ce moment, nous ne revîmes plus les habitans de
Tévai, dont aucun de nous ne regretta la société.
Ce fut au tour des habitans de Manévé à venir trafiquer avec
nous, ce qu'ils s'étaient interdit tant que nous demeurâmes
sur le territoire de ceux de Tévé , avec lesquels ils étaient en
guerre , quoique à se toucher presque. Tandis que notre navire
était dans le plus étroit de la passe, ces deux villages furent
sur le point de nous donner le spectacle aussi curieux que peu
meurtrier d'un combat naval. Leurs pirogues s'approchaient
de part et d'autre, sans que nous fussions pour elles un obsta-
cle, car elles rodaient autour de nous; les hommes qui les
montaient se défièrent long-temps et par de longs discours,
en agitant leurs flèches, mais sans en venir à portée du trait.
Ils paraissaient avoir autant de peur d'un côté que de l'autre ;
enfin , après qu'ils furent fatigués de crier , ils se séparèrent et
allèrent probablement racontera leur village qu'ils avaient été
vainqueurs; comme ceux de Tévé, deux jours avant, nous
dirent qu'ils avaient tué dix habitans de Vanikoro , village
situé à l'opposite du leur, sur la même île; ce qui aurait fait
le quart ou le cinquième de sa population. Bien entendu
qu'ils n'avaient perdu personne. Nous nous dîmes : C'est abso-
lument comme chez nous. Avec une perfection de plus seule-
ment, c'est que les chefs ont eu l'art de se rendre inviolables
et comme sacrés. Ces guerres, auxquelles ils n'assistent point ,
ne semblent pas trop les regarder, si ce n'est comme pacifica-
teurs; ils les abandonnent au menu peuple, seul chargé de se
faire tuer. Pour en finir sur ce sujet qui se trouve commencé ,
nous dirons que ces misérables peuplades de cinquante à cent
individus au plus, loin de vivre en bonne intelligence dans un
aussi petit espace , sont presque constamment dans un état
d'hostilité 1rs unes envers les autres. Les limites de territoire
318 NOTES.
sont très-bien fixées; les dépasser dans certaines circonstances
suffirait pour déterminer la guerre , surtout lorsqu'il s'agit de
commercer avec un navire. Les naturels vont toujours avec
une poignée de flèches et un arc à la main , seules armes dont
ils paraissent se servir ; mais elles sont redoutables par leur
force et leur dimension. Dans notre voyage en canot autour de
l'île, nos guides ne descendirent jamais qu'armés et avec la
plus grande défiance , incertains de la manière dont ils seraient
reçus. Cependant, malgré cet état d'hostilité, il faut de gran-
des raisons pour en venir à se battre avec acharnement. Si ce
n'était ainsi , la population serait bientôt réduite à rien.
{Extrait du Journal de M. Quoj.~)
page 186.
Et qu'il avait été occasioné uniquement par les désa-
gréraens et les privations qu'il avait essuyés durant son
séjour chez les sauvages.
On envoya la chaloupe et une autre embarcation à Payou ,
afin de recueillir le plus d'objets possible. Elles revinrent en
effet avec un grand canon de fer, une grosse ancre de bossoir,
des pierriers de cuivre , des saumons de plomb , etc. , et des
fragmens d'instrumens qui ne pouvaient appartenir qu'à une
expédition scientifique , enfin de grandes preuves physiques et
toutes les preuves morales que ces débris étaient ceux de l'expé-
dition de Lapérouse , quoique sur aucun d'eux il n'y eût le
mot France indiqué d'une manière ou d'autre. Les pierriers ,
parfaitement conservés , sont bien évidemment de manufacture
française , et surtout la forme des chiffres qui indiquent leur
poids. M. Gaimard revint aussi avec ces embarcations. Il lui
avait pris envie d'aller parmi les naturels avec l'Anglais Ham-
bilton,dans le but d'en tirer leplus de renseignemens possibles
sur la manière dont le naufrage avait eu lieu. M. Gaimard
revint avec la fièvre, chose toute naturelle à tous ceux qui
NOTES. 319
couchent à terre, comme nous l'apprend le capitaine Dillon.
Il n'apprit autre chose qu'à connaître des hommes turbulens,
colères , courant à leurs armes pour la inoindre chose et la
moindre préférence que l'on donne à l'un d'eux.
{Extrait du Journal de M. Quoy.)
PAGE 2o3.
Et qu'ils traiteraient en ennemi quiconque tenterait d'y
faire quelque dégradation.
M.d'Urvillese proposait d'aller lui-même faire un quatrième
voyage , afin de rechercher, dans les objets submergés, s'il ne
s'en trouverait point quelques-uns qui indiquassent péremptoi-
rement qu'ils avaient appartenu à l'expédition française. Une
semaine entière de pluie continuelle empêcha ce dessein , et
les maladies qui commençaient à se montrer à bord le firent
tout-à-fait échouer. Nous n'eûmes plus qu'à nous préparer à
partir le plus promptcment possible pour ne pas courir les
risques de ne pouvoir appareiller le navire et traverser une
passe étroite faute de bras.
Mais auparavant rien ne fut négligé de la part du comman-
dant et de L'état-major pour obtenir les renseignemens les plus
complets sur le dernier malheur arrivé à Lapérouse. Quelque-
fois ces insulaires marquaient de la défiance à nos questions,
s'empressaient de parler les uns les autres, en paraissant crain-
dre quelques représailles de notre part pour une chose dont
ils étaient cependant innocens, et dont les plus vieux seuls
avaient été contemporains. Les hommes faits rapportaient ce
qu'on leur avait dit ; quelques-uns des plus âgés seulement
se souvenaient parfaitement d'avoir vu des hommes blancs en
petit nombre, et qui étaient morts depuis long-temps.
Voici , disaient-ils, ce qui avait eu lieu il y avait bien long-
temps. Par un assez mauvais temps , deux navires s'étaient
perdus sur les récifs qui environnent l'île; l'un corps et bien»-
320 NOTES.
sur les petites îles de sable qui sont devant le district de Ta-
néma ; l'autre devant le village de Payou. De ce dernier navire ,
il se sauva beaucoup de monde. Les uns se dispersèrent dans
les îles environnantes; les autres, en plus grand nombre,
avaient bâti un petit navire des débris du grand, et auraient
quitté l'île. On n'en entendit plus parler. Us se seront pro-
bablement dirigés vers le détroit de Torrès et auront péri
sur les récifs qui précèdent ce passage. Soit que ceux qui de-
meurèrent dans l'île le firent volontairement ou ne purent
être emmenés, ils durent nécessairement vivre bien peu de
temps sur un sol aussi malsain.
D'autres naturels, au contraire, disent que c'est devant
Vanou et non à Tanéma que se perdit complètement le pre-
mier navire , et ils accusent les habitans de ce village d'avoir
tué le peu de malheureux, échappés au naufrage, à mesure
qu'ils arrivaient à terre". Cette version différente n'offre qu'un
changement de scène , sans rien détruire du principal fait, la
perte de deux navires. Il est possible que Dillon ait en son
pouvoir des preuves irréfragables que ces deux bàtimensétaient
ceux de Lapérouse; un mot de plus de lui sur le billet qu'il
laissa entre les mains d'un naturel du village de Manévé et
dans lequel il indiquait le nombre de canons qu'il emportait,
eût fait cesser nos doutes et nous eût empêchés de faire les
conjectures que nous donnons ici.
Sur la manière dont la catastrophe a dû avoir lieu , rien de
plus simple qu'apercevant une île élevée, qu'ils ne suppo-
saient pas avoir des récifs si étendus au large , les deux navires
aient voulu la reconnaître ; que le mauvais temps les ait surpris
auprès des brisans, et que l'un d'eux se soit perdu dessus. Le
second , en prenant le large , n'aura cependant pas perdu l'es-
poir de sauver quelques malheureux qui auraient pu gagner
la terre sur des débris , et sera revenu pour chercher un mouil-
lage. Apercevant une eau paisible en-dedans du récif, il aura
donné dans la première coupure qui se présentait et se sera
échoué sur un des côtés, ainsi que le montrent les objets de
NOTES. 321
fer étalés assez régulièrement au fond de l'eau. On pourrait
même supposer que ce ne serait que les mauvais temps subsé-
quens qui auraient détruit le navire.
Cependant , cette opinion ne serait pas la mienne dans toutes
ces circonstances. J'admettrais plutôt un mauvais temps pas-
sager et les navires tombant à l'improviste sur l'île. L'un en
périssant indique le danger à l'autre, qui, après avoir lutté
contre le vent pour s'élever des brisans, n'aura eu d'autre
ressource que d'entrer dans la coupure du récif qui lui présen-
tait encore une chance de salut. En effet , l'eau y est profonde
et l'on pourrait y mouiller dans un temps calme ; mais ici le
vent maîtrisait le navire qui fut jeté sur un des côtés de la
passe avant que d'avoir pu mouiller; et puis il eût fallu avoir
des chaînes pour tenir sur un fond madréporique. Toutefois,
si la mer venait briser jusque-là et compromettait le na\in.'
échoué, une grande partie de l'équipage put se sauver pour
donner lieu à ce que nous racontèrent les naturels sur la cons-
truction d'un petit bâtiment. Par tout ce que nous venons de
dire, on ne peut savoir quel équipage survécut à l'autre, et si
le chef de l'expédition n'échappa à tant de malheurs, que poul-
ies voir se prolonger un peu plus et finir misérablement quel-
ques mois plus tard.
D'après toutes ces données, le commandant ayant recueilli
les avis de l'état-major sur ce que nous pensions des navires
naufragés , comme nous fûmes unanimes sur ce que c'était
ceux de Lapérouse, il proposa d'élever un petit monument à la
mémoire de nos compatriotes morts pour la science. L'état dans
lequel nous nous trouvions par les maladies ne nous permettant
pas d'aller le construire au village de Payou , c'est-à-dire à six
lieues de notre mouillage , il fut élevé sur un récif de la rade
de Manévé. Ce fut une pyramide quadrangulaire dont la base
était en pierre et le sommet terminé par une boîte en bois de
même forme. Une plaque de plomb , clouée dans l'intérieur ,
indiquait le motif. On y joignit des monnaies françaises et une
médaille de notre expédition. Le jour de son érection, un dé-
T0.ME V. 21
322 NOTES.
tachement fit autour plusieurs décharges de mousqueterie pen-
dant que la corvette saluait de vingt-un coups de canon. Les
habitans effrayés se retirèrent dans leurs villages et s'armèrent
de leurs arcs. Mais bientôt les deux principaux vinrent à bord,
non sans avoir quelques craintes qui furent promptement dis-
sipées. Ils s'avancèrent d'un air soumis, prirent la main du
commandant qu'ils flairèrent en signe d'amitié et semblaient
dire : Que voulez-vous de nous? M. d'Urville leur fil dire
par l'interprète que ce petit édifice était en l'honneur de notre
Dieu , Atoua. (Jamais on ne put leur en faire concevoir le vrai
but); qu'il le plaçait sous la sauve-garde des chefs du village,
et que, s'il était détruit, on viendrait les punir de cette mau-
vaise action.
{Extrait du Journal de M. Quoy.}
Le i5 février 1828, à neuf heures et demie du matin,
V Astrolabe naviguant paisiblement en vue de Vanikoro ,
M. d'Urville expédia sur cette île le grand canot, armé en
guerre , sous les ordres de MM. Lottin et Paris. Le comman-
dant me chargea spécialement de prendre des renseignemens
sur la position précise de Vanou, de Payou, et du mouillage
d'Ocili , dans la baie de Tévai , où était venu le navire du ca-
pitaine Dillon. Il me recommanda également de m'informe!'
du lieu du naufrage de Lapérouse et de la direction dans la-
quelle se trouvait l'île de Taumako.
A midi et demi , nous étions au milieu de l'entrée de la baie.
Lorsque nous eûmes pénétré plus avant, une pirogue vint vers
nous, en agitant un pavillon blanc. Nous répondîmes de la
même manière , et bientôt six pirogues , chargées de cocos , de
bananes, de taros , etc., et montées chacune par trois ou
quatre hommes armés d'arcs et de flèches , vinrent nous
îrouver.
Nous avions pour interprètes l'Anglais Hambilton et Brini-
Warou , natif de Houvéa, île située près de Tonga-Tabou.
A peine la première pirogue nous a-t-elle accostés, qu'un vieil
NOTES. 323
insulaire , dont la tête était couverte de feuillages, nous dit
être le chef de Vanikoro, et se nommer Néro. M. Lottin et
moi nous lui fîmes présent de deux mouchoirs; il en mit un
à son cou, et l'autre autour de sa tête. Nous lui donnâmes
aussi des hameçons., des pendans d'oreilles et une hache que
le commandant lui envoyait. Il nous dit que le village de
droite, nommé Tévai, était le lieu de sa résidence. Nous l'en-
gageons à venir dans notre canot, ce qu'il fait sans difficulté.
Où est Ocili? lui demandai-je aussitôt. Il nous indique une
petite anse , à notre gauche.
Où a mouillé le capitaine Dillon? A gauche, dans ce même
endroit, nommé Ocili. Il ajoute que le second mouillage a eu
lieu dans le fond d'une baie, à droite.
Où estPajrou? De l'autre côté, en nous montrant la mon-
tagne du fond, nommée Mon-ha-Néfou.
Où est Vanou? Même réponse : de l'autre côté de la mon-
tagne, sur la partie occidentale de l'île.
Où est Taumako? Il dirige sa main vers le N. N. E.
La réponse à ces diverses questions était on ne plus satis-
faisante. Elle prouvait que nous étions arrivés dans le vérita-
ble mouillage du capitaine Dillon.
Le vieux Néro nous donne encore quelques renseignemens.
Il nous montre à gauche les montagnes de Miroua et de Néri ;
celle-ci est la plus voisine de Mon-ha-Néfou. La montagne,
qui est à droite, est désignée par lui sous le nom de Tan-
haroa.
Il nous dit de plus qu'autrefois le chef de Vanou a été tué
par les blancs, et que depuis lors on n'aime pas les blancs
dans cette île ; que Dillon a trouvé des débris du naufrage à
Vanou ; qu'il existe sur l'île trois chefs, nommés Boa, Valié
et Oumou.
L'Anglais et Brini-Warou ayant demandé en riant au vieux
Néro s'il y avait beaucoup de femmes à Vdnikoro , celui-ci
répondit aussitôt d'un air très-grave et presque fâché : Tabou —
c'est défendu.
21*
321 NOTES.
Des quatre insulaires de Tikopia qui se trouvaient à Vani-
koro , il n'en reste plus qu'un seul: les trois autres, nous dit
Néro , ont suivi le capitaine Dillon.
Le 2.3 février, à quatre heures et demie du matin, MM.
Quoy , Bertrand , Faraguet et moi , nous partons dans le grand
canot, commandé par M. Gressicn, pour aller visiter les villa-
lages de Payou et de Vanou.
Nous avons pour interprètes Hambilton et l'indigène d'Ou-
véa , et pour guides deux Vanikoriens qui nous ont été donnés
par Néro, et dont l'un a fait les cinq voyages du capitaine
Dillon sur le lieu du naufrage.
Nous commençons à faire le tour de l'île par le sud. Nous
laissons à notre gauche une petite île de sable , nommée
Noungna, et plus loin une seconde , nommée Makaloumou.
C'est tout près de ces îles de sable qu'un navire s'est perdu il
y a long-temps. Nos guides l'ont entendu dire, mais ne l'ont
pas vu. La montagne pointue, qui esta notre droite, se nomme
Guéméli. C'est la même que l'on aperçoit du mouillage de
l'Astrolabe.
A huit heures moins un quart, nous sommes à l'ouverture
de la baie de Naépé, qu'un espace de terre assez étroit sépare
de la baie d'Ocili.
A neuf heures, nous déjeunons sur l'îlot Makaloumou,
près du village de Nécungoulou , situé à gauche de l'entrée
delà baie Naépé. Nous voyons trois pirogues montées cha-
cune par trois ou quatre hommes.
Plus loin , près de la baie Saboé , nous communiquons avec
le chef Ouaré.
A midi et demi , nous arrivons à Payou. Pas un seul indi-
vidu ne se montre sur la côte. L'Anglais et les naturels des-
cendent à terre , où ils ne trouvent qu'un vieillard et deux
vieilles femmes. Tous les habitans ont quitté Payou à notre
approche; ils ont eu peur, et tout ce qui a pu marcher s'est
sauvé au village de Nama. Le chef lui-même a pris la fuite. Il
est vrai que nous avions été obligés de mettre en panne pour
NOTES. 325
disposer les fusils qui n'étaient pas prêts. Cette circonstance
peut bien avoir contribué à la terreur des habitans de Payou.
Nos guides nous disent bien positivement qu'un second
navire s'est perdu sur les récifs qui sont placés vis-à-vis le
village de Payou. Eux-mêmes ont conduit le capitaine Dillon
à Payou , mais non sur le récif.
A une heure et demie, nous quittons Payou, village de peu
d'apparence, qui ne présente qu'un petit nombre de cabanes.
La végétation y est belle comme partout ailleurs; elle est sur-
tout composée de cocotiers et de bananiers.
Après avoir vu un lieu nommé Ambi et doublé les pointes
Itchaou et Nedjou , nous arrivons à quatre heures trois quarts
devant le village de Nama. Aussitôt une cinquantaine de na
turels s'avancent vers nous. Nous nous tenons sur les avirons.
Un vieux chef à barbe blanche , Naro , nous dit avoir vu deux
Français , qui sont morts depuis très-long-temps.
Nous achetons des morceaux de fer qui ont été trouvés,
nous dit-il, devant Payou.
Voudrait-il nous v conduire ? Il ne connaît pas l'endroit
bien exactement.
Y a-t-il dans tout ce monde quelqu'un qui connaisse le
lieu du naufrage? Personne.
Naro ajoute que ces morceaux de fer n'ont pas été pris de
son temps; qu'ils ont été trouvés par leurs pères.
Je demande une seconde fois au vieux Naro s'il a vu des
blancs. Cette fois il me répond qu'il n'en a pas vu.
Je demande si le peuple de Vanou est bon. On me répond
qu'il est méchant.
Nous quittons Nama à six heures du soir, et à sept heures un
quart nous venons mouiller à Vanou, dans une petite crique
où nous passons la nuit.
Le lendemain , 24 février , une pirogue vient vers nous avec
le chef Valié. On nous dit ici que les navires^e sont brisés
sur Payou.
Les environs de Vanou présentent de très-jolis bouquets de
326 NOTES.
cocotiers. Nous quittons le village à six heures et demie, et
après avoir laissé à droite la baie de Raoulé et Kayamo , nous
allons relâcher sur la petite île de Nanoun-ha, où nous arri-
vons à neuf heures. Là, nous trouvons sous les arbres, au bord
delà mer, une jolieespècenouvelled'Auricule,de couleurjaune.
Nous buvons avec plaisir quelques verres d'une excellente
bière que nous avions achetée à Van-Diémen.
A dix heures, nous quittons l'île de Nanoun-ha ; à onze
heuresun quart nous entrons dans le canal, ayant les récifs de
la pointe Manbili à quatre encablures dans l'ouest. Nous tra-
versons la baie de Manévai, laissant à notre droite l'île de ce
nom , et à midi trente-cinq minutes nous étions de retour à
bord de V Astrolabe.
Nous sommes maintenant certains que Vanou et Payou sont
sur la même île que la baie d'Ocili. Ce ne sont point des îles
distinctes, comme on le croyait encore au départ, car le com-
mandant dit à M. Gressien : Vous ne ferez pas le tour des îles,
vous vous contenterez de, etc.
Le 25 février, MM. d'Urville , Guilbert, Lauvergne et
moi nous allons faire une visite au village de Tévai. Le
récif qui s'avance au loin rend notre débarquement assez
difficile. L'aligui Néro nous reçoit dans sa cabane et nous
conduit dans la maison de VAloua. M. d'Urville lui fait présent
d'un collier blanc. Néro se montre peu bienveillant, et paraît
fâché de n'avoir pas reçu une hache pour premier compliment.
Fort exigeant dans les marchés qu'il propose, son attitude,
celle de son fils et de tout ce qui l'entoure est très-incertaine.
Peut-être avons-nous eu tort de venir sans armes.
La maison de l'Atoua, nommée balto Atoua , baïto tapou ,
a six portes. Elle a onze pas de long sur neuf de large , et sa
hauteur au milieu est de quinze pieds environ. Elle est soute-
nue par trois piliers.
Nous quittons le village de Tévai où l'on compte une ving-
taine de cabanes, sans avoir obtenu aucune provision. Néro
nous a parlé du navire qui se brisa sur l'île de sable.
NOTES. 327
Nous nous dirigeons sur un des villages de Manévai. A
peine débarqués sur le récif, un grand nombre de naturels
viennent au devant de nous et nous reçoivent d'une manière
très-amicale. Ils nous prennent par les mains et nous condui-
sent vers le village.
Les principaux chefs sont: Tamanon-hi , Kalài , Mouoni-hi
et Mérugo.
Quatre cercles d'hommes sont occupés à faire de la pâte
de taro , par la cuisson de celte racine sur un morceau de
bois.
Le vieux Tamanon-hi nous offre du poisson, du taro et des
cocos ; il nous dit que c'est à Vanou que les blancs (papalan-hi)
ont été tués ; que le capitaine Dillon , qu'il nomme Pita ( de son
nom de baptême Peter}, a dormi dans sa maison.
Un vieillard de soixante à soixante-dix ans dit avoir vu deux
blancs provenant du naufrage , qui sont morts depuis très-
long-temps.
Un naturel me conduit, sur ma demande , à la maison des
esprits, où je vois trois tètes osseuses, dont deux placées à
droite, nommées Kaba-outou, appartiennent bien évidemment
à la race noire océanienne. La troisième , plus grande , placée
à gauche, nommée Gala, a de plus belles dimensions, et
pourrait bien appartenir à la race jaune. Au milieu de ce tom-
beau, on aperçoit du taro , de grands tritons et des pierres en-
foncées verticalement dans la terre.
Un peu plus loin que Manévai est un autre village nommé
Pamaoïif dont le chef est une femme nommée Cialc. Ce village
est composé de neuf maisons; le premier en contient une
quinzaine.
Ici, comme à Manévai, est une espèce de maison publique,
auprès de laquelle est le lieu où l'on fait sécher le taro , en le
suspendant à des traverses placées les unes au-dessus des autres.
Ce lieu est également destiné à la danse. M. Guilbert et moi
nous dansons avec eux et à leur manière pendant quelques
instans ; ce qui paraît les amuser beaucoup , car il y a bientôt
328 NOTES.
autour de nous un cercle fort nombreux d'hommes, de femmes
etd'enfans.
Nous achetons à Manévai quelques régimes de bananes.
Le 26 février , à trois heures et demie du matin , nous
quittons la corvette pour faire , dans le grand canot, une se-
conde fois le tour de l'île, en dedans de la ceinture de brisans
qui l'environne. Cette expédition , dont font partie MM. de
Sainson, Lesson , Dudemaine et moi, est commandée par
MM. Jacquinot et Lottin.
Depuis notre arrivée , j'étais vivement désireux de passer
plusieurs jours à terreau milieu des naturels, afin d'obtenir
d'eux plus facilement des renseignemens exacts sur la perte
des deux vaisseaux de Lapérouse , sur le séjour des naufragés
à Payou, et pour voir, s'il était possible, les têtes de ces naufra-
gés que l'on conserve , dit-on, dans la maison des esprits.
M. d'Urville , considérant l'intérêt de la mission comme
bien supérieur au danger que pouvait courir l'un de nous,
eut la bonté d'approuver ce projet. Il me permit de me faire
déposer à Payou avec l'Anglais Hainbilton , qui connaissait
assez bien la langue et les moeurs de ces insulaires.
Avant notre départ, M. Gressien eut la complaisance de
me donner une esquisse assez exacte de la carte des îles Vani-
koro. Cette esquisse devait me servir de guide pour les courses
que je pourrais faire, soit dans l'intérieur, soit sur la côte.
A sept heures un quart, nous étions par le travers de la baie
Raoulc , et à huit heures vingt minutes nous arrivons à Vanou.
Les femmes prenneat la fuite à notre approche , emportant
avec elles leurs enfans et ce qu'elles possèdent de plus précieux.
Les hommes sont presque tous armés de leurs arcs et de leurs
flèches.
Je descends à terre. L'Anglais Hambilton et le matelot
Quémener viennent avec moi. Les deux principaux chefs
Valié et Moa me prennent par la main et me conduisent dans
la demeure de Valié , où ils me font asseoir, en m'offrant des
bananes et du poisson cuit enfermé dans des feuilles d'arbre.
NOTES. 329
Je demande à voir la maison des esprits. On m'y conduit,
et je n'aperçois aucune tète humaine. Je m'informe s'ils n'ont
point de crânes de papalan-hi, c'est ainsi qu'ils nomment les
blancs ; et je leur offre en échange des haches et du drap rouge.
Ils me disent qu'ils n'en ont pas; que la mer possède les osse-
mens des hommes naufragés.
L'aligui Valié me propose de changer de nom avec lui, ce
que j'accepte. Il frappe alors sur sa poitrine, en disant: Je
suis l'aligui Kaima; et en frappant sur la mienne, il ajouta :Tu
es l'aligui Valié. Mon nouvel ami me fait présent de plusieurs
cocos. Je lui donne une hache , ce qui le rend tout joyeux. Je
lui propose de nous accompagner à Nama. Il y consent et
monte à bord de notre canot. Mais, au moment du départ, un
homme noir, à la mine renfrognée, à l'air méchant , vient lui
faire des observations, et Valié reste dans son village. Je lui
donne mon portrait lithographie, dont j'avais déjà donné plu-
sieurs exemplaires à mes bons amis les sauvages de quelques-
unes des contrées que nous avions visitées. Ce portrait , fait à
mon départ de France, par mon ami M. Feisthamel, actuelle-
ment colonel de la garde municipale de Paris, fixe singulière-
ment l'attention de Valié. Il le montrait aux naturels, en
leur disant que ce portrait était le sien , puisque nous avions
changé de nom.
A dix heures vingt-trois minutes, nous arrivons à Nama.
Je descends à terre avec Hambilton et Quémener.
Un vieux chef, nommé Naro , me dit avoir connu deux
papalan-hi. Je visite la maison des esprits , où je ne vois aucune
tête humaine.
Le village de Nama contient seize maisons. Les habitans
ne paraissent point effrayés à notre approche comme ceux de
Vanou. Le vieux chef me donne les noms des différens quar-
tiers de l'île , en m'indiquant leurs positions respectives.
Nous quittons Nama à onze heures quarante minutes, après
avoir obtenu un guide , nommé Védévéré, qui, après beau-
coup d'hésitation , nous a promis de nous conduire sur l'endroit
330 NOTES.
même où le naufrage a eu lieu et d'où les débris ont été retirés.
Ce qui l'a déterminé , c'est l'offre qui lui a été faite par M. Jac-
quinot, d'un beau morceau de drap rouge , s'il nous montre
au fond de l'eau quelques-uns des débris du navire. Ce natu-
rel nous assure que les fragmens qu'ils nous vendent ont été
retirés par leurs pères.
A deux heures, nous arrivons sur les récifs devant Payou,
qui nous reste à l'est, à environ trois milles de distance.
A deux heures vingt minutes, nous apercevons plusieurs
boulets de canon que nous perdons de vue, avant de nous être
bien assurés que c'était réellement des boulets.
Enfin, à deux heures et demie, nous voyons bien distinc-
tement une ancre assez grande, dont une patte est cassée. On
essaie en vain de la retirer. Comme une portion de l'arrière
du canot commençait à se briser , on se borna à mettre un
signe de reconnaissance , et à prendre les relèvemens suivans,
afin de retrouver facilement le lieu où gît l'ancre que nous
venons de découvrir.
La pointe de Nama nous reste au N. N. O.
La pointe de Païou , à l'E. i/4 S. E.
Le village de Païou , à l'E. , à trois milles.
Le sommet des îles Outoupoua , au N. O. 1/2 N.
Aussitôt après , on donne à notre guide Védévéré la récom-
pense promise , qui est une belle pièce de drap rouge , et de
plus on y ajoute une hache, un collier et une bouteille.
A l'instant même, il était alors trois heures un quart, nous dé-
couvrons une seconde ancre , du fer et du plomb, à une lon-
gueur de canot de la première ancre. En examinant attenti-
vement le fond de l'eau, nous voyons, à douze ou quinze
pieds de profondeur, des ancres, des canons, des boulets, des
plaques de plomb , empâtés dans les coraux. Leur gisement
est dans une espèce de coupée où se trouve interrompue la
ligne des récifs, près de Payou et vis-à-vis un lieu nommé
Ambi , dont la distance est à peine d'un mille et demi.
La disposition des ancres et leur gisement, tout indique
NOTES. 331
que nous avons sous les yeux les débris d'un des navires de
Lapérouse. Ce spectacle , à lui tout seul , est bien suffisant pour
nous dédommager des fatigues du voyage. C'est un bonheur
dont nous ne perdrons jamais le souvenir. Pouvoir contempler
à son aise , après une série d'accidens divers , les débris de ce
grand et glorieux désastre, et sentir au fond de son ame
qu'on est digne de cet honneur , c'est une récompense que
les hommes ne peuvent point décerner, et que fort heureuse-
ment il n'est pas en leur puissance de ravir.
Le temps et le vent ne permirent point à M. Jacquinot de
me déposer sur Payou ; je lui demandai s'il pourrait me dé-
barquer à Vanou. Il était pressé de s'en retourner à bord pour
faire part à M. d'Urville de l'importante découverte qui ve-
nait d'être faite ; et d'ailleurs je ne désirais point le retarder.
C'est ce qui me détermina à rester à Nama , où l'on fut obligé
d'accoster pour déposer notre guide Vèdêvéré.
Je descends à terre avec Hambilton , n'ayant pas le temps
dem'informer si l'on voudra bien m'y recevoir. Je descends à
Nama, absolument comme je pourrais m'arrêtera Versailles ou
à Saint-Germain. Et cependant je me mettais à la disposition
d'hommes évidemment mal disposés à notre égard, d'hommes
noirs, laids, méchans et jaloux, dans une île où j'étais sûr de
ne trouver aucun de ces gracieux dédommagemens qu'offrent
les îles Sandwich, les Carolines, Taïti , et, en un mot,
tous les archipels habités par la race jaune. Le désir seul de
recueillir quelques renseignemens sur Lapérouse m'animait.
Il était si intéressant de connaître d'une manière authentique
la fin d'une expédition si malheureuse et si brillante !
Armé d'un fusil double à piston , d'un pistolet à trois coups
et d'un poignard, j'avais des munitions suffisantes.
Pour donner des cadeaux , j'avais une grande étoffe de
Tonga-Tabou, des mouchoirs, des épingles, des couteaux,
un sabre, une scie , des clous, des pantins, des grenouilles
sauteuses et une foule d'autres petits objets pour les enfans.
Pour provisions, j'avais du pain, du vin de Bourgogne ,
332 NOTES;
de l'eau-de-vie (pour mon Anglais), du sucre, du café, du
fromage, une cafetière et une bougie; et de plus, de l'acide
citrique cristallisé , un petit flacon d'esprit-de-vin , un autre
d'ammoniaque , et a5 grains de sulfate de quinine.
Muni de tous ces objets, je vais avec Hambilton au village
deNama, et sans cérémonie je m'installe dans la cabane du
vieux chef Naro , qui m'avait déjà fourni quelques rensei-
gnemens. C'était le père de Védévéré.
J'étais fatigué et je dormis parfaitement, tout habillé, par
terre, au milieu d'une épaisse fumée et dévoré par les mous-
tiques. Hambilton voulait veiller pendant que je dormais,
mais il finit par suivre mon exemple et se fier à ma bonne
étoile. Il me disait, avant que je fusse endormi, que si nous
ne faisions pas la garde alternativement, les naturels, certains
de l'impunité, nous massacreraient pour avoir nos habits et
nos provisions. A la rigueur, cela pouvait bien arriver; mais
enfin, lorsqu'on a couru tout le jour, dans un pays brûlant ,
il faut se reposer pendant la nuit.
La cabane de Naro est assez grande, de forme ovale; elle
est soutenue par deux grandes poutres. Au milieu, la hauteur
est de quinze à dix-huit pieds; sur les côtés , elle n'est plus que
de cinq pieds et quelques pouces. Toute la famille couche à
côté de nous; les femmes sont à quelque distance.
Le mercredi 27 février, nous nous éveillons de bonne heure.
Le vieux Naro me dit qu'il est aligui de Tanéma. Il me pro-
pose d'y faire une course en pirogue, ce que j'accepte, mais
après avoir fait par terre une visite à Vanou.
L'aligui Aboïo , grand constructeur des pirogues , me dit
aussi avoir vu deux papalan-hi.
Je m'occupe activement, à recueillir le vocabulaire de la
langue de Vanikoro. Je parviens même à obtenir une chanson
d'amour que je vais transcrire.
piétunu fcluioui ptétumr,
Ipckoubi pténémé pékoubi.
NOTES. 333
piéncmc fékoout ptétanbourott,
J3tfiicmc frkaout pirnrmr.
pickotcl)o pckoubi pickotch,o,
Çirkooc mokoubi pirkoor.
{Hrnrmé pirkotrhjo pckoubi,
JfJtcucmc makoubt ptcncmc.
JJicrinc pickotrljo pckoubi,
pictanbourou nooubjc niltnt motcljcoi.
JJtcncmc picboucnc motrljcot ,
pic'kntfljo aascgnolc tcçuioult.
3coioikora gouran ,
£agnano,ora matcljo matrb,o.
Jjlijolilr matrljc matcljo,
ïtatrljcri ïicbaba,
3g,olilc agolilc maté moto.
(Duoïnalili débobo,
pifiout, picncmc, pirkotrko.
Après avoir entièrement écrit cette chanson, je la chante
au* habitans de JNania qui m'entourent. Leur surprise ne sau-
rait se dire. Il est impossible de peindre la joie vraiment fré-
nétique de tous ces insulaires qui se pressaient autour de moi.
D'après les renseignemens que j'ai obtenus , il paraît que ce
chant est entièrement relatif à l'union des sexes, et que cet
acte, nommé piénémé par les Vanikoriens, y est peint avec une
brutale énergie.
Le mot pic désigne les organes sexuels de la femme.
Les naturels exécutent une danse de Tikopia avec accom-
pagnement de gestes.
Dans la soirée, d'autres danses ont lieu près de la cabane de
Naro.
Au coucher comme au lever du soleil , les femmes et les
jeunes filles de la maison d'un chef mort tout récemment re-
nouvellent leurs pleurs et leurs cris , qu'elles recommencent
334 NOTES.
le lendemain de la même manière. Cette cérémonie doit durer
huit jours, me dit-on.
Le jeudi 28 février, je fais quelques courses aux environs de
Nama , que les naturels nomment Fénoua léléi , Fénoua laouï:
la bonne terre. C'est une consolante idée que celle-là : chaque
peuple pense que sa terre est la meilleure ; chaque homme a
pour son pays cette affection qui est bien propre à le rendre
heureux.
Les naturels persistent à dire qu'ils n'ont pas de têtes de
papalan-hi ; que les papalan-hi sont morts à la mer , maté maté
té mouna.
Après mon déjeuner, qui consiste en une tasse de café à
l'eau, que me prépare Hambilton, je vais à la petite rivière de
Vaganè, qui fournit de l'eau à Nama. Je vois quelques plan-
tations de bananiers, de taros, et je me repose à l'ombre des
sagoutiers et des barringtonia.
Je m'arrête et je recueille quelques notes au chantier où tra-
vaillent les charpentiers. Les uns équarrissent des planches ,
les autres creusent des pirogues. Leur travail n'est pas de lon-
gue durée; ou les voit se reposer presque à chaque instant. Le
chantier renferme six pirogues.
A côté de la maison des esprits est une petite cabane , dans
laquelle un chef de Nama, nommé Boun-hi , a été enterré. Sa
tête est suspendue dans un panier. A peine suis-je sorti de cette
case , qu'un des naturels va voir si rien n'a été pris ou dé-
rangé.
Je vais faire une visite au chef Tan-halaou à qui je porte un
cadeau. On me dit qu'il est absent, qu'il est allé chercher des
met (fruits à pain) pour l'aligui Kaima. C'est toujours ainsi
qu'on me nomme.
Presque tous les naturels qui me suivent sont constamment
armés d'arcs et de flèches. Il paraît que les habitans d'un vil-
lage sont toujours en méfiance de ceux des villages voisins.
Je demande quelques cocos; on m'en donne trois pour un
hameçon. Après que Hambilton et moi nousles avons mangés
NOTES. 336
les moindres débris sont jetés à la mer , parce que , disent les
Vanikoriens, les cocos sont tabous.
Le chef Tan-halaou m'apporte quatre bananes ; il refuse
d'abord un hameçon que je lui fais donner par Hambilton , en
disant que ce qu'il m'a offert est un présent et non point un
échange.
Védévéré me montre des cicatrices provenant de blessures
faites par les flèches des habitans de Manéva'i. Il est bien cons-
tant que ces blessures ne sont pas toutes mortelles , comme les
insulaires le disent en affirmant que toutes leurs flèches sont
empoisonnées. Il est vrai qu'ils ajoutent que, pour en guérir, il
faut mâcher les feuilles d'une plante grimpante , nommée
méré, les réduire en petites parties et les souffler sur les blessu-
res. C'est ce qui a été fait pour Védévéré.
Je me couche à neuf heures du soir. La nuit est assez bonne ,
malgré les douleurs de reins que j'éprouve.
Le vendredi 29 février , je me lève au jour. Je vais prendre
un bain dans la rivière Vagané. Revenu au village , je vois
les enfans jouer au cerceau et à la corde ; une branche de bois
très-flexible leur sert de corde.
A mon déjeuner, le vieux Naro et Védévéré m'apportent
des ibié; Tan-halaou va me chercher des bananes ; Pouamiéné
me donne du poisson cuit. Ils me traitent toujours comme
chef; ainsi, lorsqu'à leur repas, les chefs donnent deux ba-
nanes à chaque naturel et à Hambilton , ils ont l'attention de
m'en offrir à moi un nombre double et même triple.
Je propose de faire une visite à mon ami Valié , à Vanou.
Un assez bon nombre de guerriers m'accompagne. Ils sont
tous armés; ils disposent leurs flèches en éventail , en ayant
soin de m'indiquer qu'alors ils peuvent les tirer avec beau-
coup plus de rapidité. Ils témoignent une grande considéra-
tion pour mon fusil. Cette arme suffit à leurs yeux pour leur
assurer la victoire en cas de combat. Nous allons faire une
visite amicale; et cependant ils ont l'air de croire que la guerre
serait possible. Ils disent que les habitans de Vanou sont rné-
336 NOTES.
chans; que ce sont eux qui ont tué les M aras , les Français.
Avant d'arriver à Vanou, un naturel va nous annoncer.
Mes compagnons de voyage redoublent de circonspection.
Bientôt Valiè vient me recevoir très-amicalement. En entrant
dans Vanou , les naturels disent à haute voix que je suis falié,
et que leur chef Valié est Kaima. Les habitans de Nama qui
m'accompagnent disent à ceux de Vanou que j'ai établi mon
domicile dans leur village : Té aligui Kaima mohé-mohê î-
Hama. — Le chef Gaimard a dormi à Nama.
Mon ami Valié me conduit chez lui, me donne des cocos
et d'excellentes mangues. Il fait offrir du bétel à mes guides.
Les naturels paraissent tout surpris de m'entendre nommer
par leur nom les divers chefs de Vanou , de Nama , de
Payou , etc.
Après nous être reposés pendant quelques instans , toujours
accompagnés de mes guides et d'un nouveau détachement que
me fournit Valié , je me dirige vers la rivière Amia, où j'ar-
rive après une course assez longue et par un soleil ardent.
L'eau du bord de la mer, dans laquelle je marchais, était
brûlante.
La végétation qui entoure la rivière Amia est belle et bien
fournie comme à la Nouvelle-Zélande. Les arbres y sont d'une
rectitude admirable. Je vois çà et là des bouquets de co-
cotiers.
Les habitans de Vanou , comme ceux de Nama , vont
chercher leur eau dans de longs tubes de bambou. La dis-
tance de Vanou à l'aiguade m'a paru être d'un mille et demi
environ.
A notre retour, mes guides pressés soit par la faim , soit par
la crainte, à l'exception de deux , reviennent tous à Nama
avant moi. Les deux chefs Valié et Moa m'accompagnent jus-
qu'à l'aiguade du côté de Nama.
J'arrive au moment où les femmes, revenant de la pêche,
apportent une immense quantité de grands bénitiers et de
grands troques.
NOTES. 337
Je vois aujourd'hui, pour la première fois , à côté de la
maison des esprits, et comme jetées par terre sans aucun soin,
deux nouvelles têtes de naturels. Peut-être les a-t-on retirées
de la maison sacrée, pour que je ne les prisse pas pour des
têtes de papalan-hi , attendu que je ne cesse de prendre des
informations relativement à ces dernières , et de promettre
des haches et du drap rouge. On me fait toujours la même
réponse : Ciaï papa-lan-hi — pas de blancs.
A mon dîner, des chefs m'apportent du poisson, des troques,
des ibiè (Jnocarpus edulis}, des mangues et des cocos.
Un peu avant la nuit, arrive un moment d'alerte occasioné
je ne sais par quoi, mais probablement par Hambilton , qui
cherchait son couteau sans le trouver. Peut-être est-ce un
soupçon qu'il a laissé paraître!... Il aurait eu tort en cela ,
car jusqu'à présent rien ne peut nous porter à concevoir et à
plus forte raison à exprimer le plus léger soupçon. Védévéré
montrait Hambilton de temps en temps en parlant avec colère.
Je lui ai dit quelques mots pour le calmer , ne sachant ce qui
l'irritait. Tous les autres insulaires me disaient tchiaï — ce n'est
rien — et ils ajoutaient que Védévéré n'avait pas l'intention de
nous tuer à coups de flèche.
Tous ces hommes ont parlé long-temps après à haute voix.
L'un d'eux a nommé Valiè. Est-ce que par hasard le nom de
mon ami de Vanou serait à leurs yeux un titre de considéra-
tion ou de crainte? Peu à peu tout s'est calmé. Mon intention
était de faire aujourd'hui quelques cadeaux à Naro , à Védévéré
et à leur famille; mais j'ai cru devoir différer, ne voulant
pas paraître céder à leurs cris et à leur colère.
J'ai bien dormi, quoique toujours fort durement, et malgré
les moustiques et la fumée.
Le lendemain Ier mars, je vois les femmes partir de très-
grand matin dans les pirogues, soit pour aller pêcher, soit
pour aller sur la côte cueillir des cocos, des fruits à pain , des
ignames, des taros, etc.
Je fais quelques présens au vieux chef, à son fils et à tous
UIJIB V. 22
338
NOTES.
les enfans. Je vais prendre un bain, dans le temps qu'Hambil-
ton est occupé à laver ma chemise, la sienne et mon mouchoir
de poche, avec le savon de Windsor dont j'avais eu le soin de
me munir.
Vers les sept heures du matin , l'aligui Oumou, atteint d'un
sarcocèle, arrive de Payou où il était depuis plusieurs jours.
Je vais ensuite prendre le frais au chantier où la brise vient se
faire sentir agréablement. C'est là que se rassemblent les cu-
rieux du pays. On y voit travailler les charpentiers; on assiste
au départ et à l'arrivée des pirogues; on a de plus le eoup-
d'œil des hommes, des enfans et des femmes qui vont chercher
de l'eau.
L'aligui Oumou me dit que pendant les mois de février,
mars et avril, les vents sont variables et le temps est fort beau;
que, pendant les neuf autres mois, les vents sont au S. E., à
l'E. et à l'E. N. E. Cela, ajoute-t-il, est constant.
Je vois plusieurs vieilles femmes qui se peignent le corps en
noir, comme pour se rendre encore plus horribles.
Je recueille les noms de nombre depuis un jusqu'à dix, en
usage dans les différens districts de Vanikoro. Cette île , toute
petite qu'elle est, présente le singulier phénomène de plusieurs
idiomes différens.
Voici les noms de nombre :
VANIKORO
TANEMA
TANEANOU
ï Tilou
Kéro
loimé
2 Tarou
Lalou
Tilou
3 Télou
Rarou
Tévé
4 Tava
Rava
Téva
5 Téli
Téri
Tili
6 Taouo
Ro
Touo
7 Tembi
Rorembi
Timbi
8 Taoua
Lembidoua
Toua
9 Tanrou
Touarendi
Tindi
io Kaoulouga
Indon-Holo
Ten-Haoulou
NOTES.
339
La même différence se fait remarquer pour les noms ordinai-
res. En voici quelques exemples :
VANIKORO
TANEMA
TANÉANOU
Éventail
Viré
Vira
Viro
Traverse du nez
Dire
Dira
Diro
Sable
Outéka
Ouolo
Onélé
Banane
Poun-ha
Ounra
Ounro
Eau
Ouïré
Nira
Éro
Arbre à pain
Miououé
Baloé
Bali
Canne à sucre
Tolo
Rova
Toa
Arc
Oré
Ora
Vidjane
Hameçon
Na-mataou
Mamadoou
Téouka
Oui
Io
Komono
Téléfo
Non
Taïé
Réïa
Taé
Troque (Coquille
) Pouaré
Ouo-Oura
Ouenboué
Porcelaine tigre
Vedjeubiliga
Vadjenbiliga
Animoui
Homme
Lamoka
Rauouka
Amoualigo
Femme
Vénimé
Vaninié
Vignivi
Coït
Piénémé
Tiviéna
Piindi
Cbauson
Tchémako
Guidi-Mako
Lémagou
Mer
Laouré
Ourou-Vira
Virou
Pirogue
Naoué
Goïa
Kouéré
Pierre
Vaka
Vaka
Vidjinboko
Chef
Téligui
Taligui
Téligui
Cabane
Mohé
Malama
Mohé
Membre viril
Oudjé
Bivala
Bidjé
Testicule
Boua
Bouïé-nini
Bouïa-ini
Vulve
Pié
Pibiéna
Tembouïavi
Bon
Kapai et Vakané
Gonohola et Abika Ouaï et Ouaégo
Mauvais
Tabéo
Varé
Tamoualigo
Poisson
Gniéné
Ané
Namok-ho
Flèche
Abioné
Pounéné
Pouéné
Nez
N-Hélé
Nélé
N-Héléo
OEil
Mala
Maléo
Mataéo
Langue
Méa
Mia
Mimiaéo
Dent
O ugné
Kolé
Indjé
22"
340
NOTES.
VANIKORO
TANEMA
TANEANOU
Chemin
Néné
Nana
Anaoko
Cheveu
Ouïenbadja
Valan-batcha
Vien-batcha
Barbe
Oungoumé
Kolé
Vingoumia
Jambe
Kélé
Alénini
Aéléda
Bras
Mé
Ménini
Maini
Oreille
Manbalenhi
Ragnengo
Tagnaïni
Mollet
Léré-Néguélé
Anguélanini
Aéléïni
Soleil
Ouoïé
Ouoïa
Aévé
Lune
Mêlé
Malo-Oula
Métélé
Demain
Kamébéou
Namadou
Niraouagaïou
Langouti
Malu
Malo
Namalou
Tête
Batcha
Valen- batcha
Ouan-batcha
Front
Nomen-Hané
Nomeng-Ho
Noma-Éné
Épaule
Outalen - Bouïen
Hané
- Bélénana
Bidja-Éné
Poitrine
Bérénen-Hané
Makiri-Nana
Vadji-Varoné
Mamelles
Uran-Ha
Noraé
Éro
Lait
Ouïla
Kalan-Hora
Ouïla Éro
Dos
Dien-Hané
Délénana
Diéné
Cou
Louan-Haué
Troué-Nana
Ouadja-Ouaéné
Ventre
Tchan-Hané
Tchénana
.Tcha-Éné
Ombilic
Télan-Hané
Télénana
Téla-Éné
Cul
Vedjéma
Anguénini
Outa-Éo
Arec
Namoué
Boia
Bouaka
Manger
Kaouan-Ha
Navan-Ho
Lévon-Ho
Boire
Kanou-Ouïré
Nanounira
Nanouéro
Pisser
Kimimi
Lamamimi
Lémimitché
Chier
Tchéboua
Liobo
Nébébé
Siffler
Léïabé
Léïabé
Léïabé
"Voir
Niédi
Nérouni
Nianda
Chemise
Maloua-Mala
Malo
Namalo-Bémala
Pantalon
Id.
Id.
Ici.
Homme blanc
Alamala
Pémala
Labamala
Venez , venez
Koumé-Tchalo
Goloma-Goloma Ouaka-Ouaka-Émo
Asseyez-vous
Kabélou
Guidiro
Lédé
Allons
Kabélé
Guidilava
Lélévo.
NOTES.
341
Ces détails me paraissent suffisans pour donner une idée
des trois principaux idiomes que l'on parle dans l'île de Va-
nikoro.
Pour faire connaître la manière dont les indigènes de Vani-
koro prononcent les mots français, je vais indiquer quelques
noms tels que les répétaient Védévéré, du village de Nama,
pour l'idiome du district de Vanikoro, et Papaki , de Mané-
vai , pour le district de Tanéanou.
PRONONCIATION
PRONONCIATION
FRANÇAIS
DE VANIKORO
DE TANÉANO
Corvette
Korovélé
Korvé
Astrolabe
Tévorame
Atorame
D'Urville
Turvile
Durvile
Quoy
Koi
Koi
Gaimard
Kaima
Gaima
Sainson
Tatchon
Tcbainson
Faraguet
FaLigué
Falaké
Jacquinol
Lukino
Jakino
Guilbert
Guilbé
Guilbé
Gaudichaud
Golicho
Goditcho
Freycinet
Faléciné
Féciué
Rose
Roce
Roze
Stéphanie
Téfani
Téfani
Fiance
Vanhace
Frantcbe
Paris
Pari
Pari
Arago
Arago
Arago
Cuvier
Kuvié
Tuvié
Geoffroy
Tchofoi
Tchofroi
Broussais
Poutchai
Boussai
Alibert
Alibé
Aliber
Dupuytren
Dupuitré
Dupuitré
Etienne
Etiéné
Étiène
Jouy
Étouï
Échouï
Guerre
Kerre
Guerre
Napoléon
Napoléon
Napoléon
U2 NOTES.
Las Cases
Lakace
Lakatche
Hercule
Akule
Erkule
Amédée
Amedé
Aniédé
Bonafous
Bonafous
Bonafoutche
Malte-Brun
Mato-Brun
Mate-Brun
Ces noms sont les premiers qui se sont présentés à ma pen-
sée lorsque j'ai voulu connaître la prononciation de la pre-
mière peuplade que nous avons visitée. Je possède ces noms
dans toutes les langues des divers pays que nous avons explorés.
Le district de Vanikoro comprend les villages ou quartiers
de Nama, Vanou , Payou, Raoulé, Kaïamou , Arambou,
Aben-Ha , etc. etc. , et la petite île de Nanoun-Ha.
Au district de Tanéanou appartiennent les villages ou quar-
tiers deTévai, Manévai, Ocili, Ebao , Mambili, etc., etc.
Je n'entrerai dans aucun autre détail sur la langue de Vani-
koro ; ce n'est point ici le lieu. Je dirai seulement que les indi-
gènes de cette île prononcent 17 ou IV indifféremment, et
qu'ainsi ils disent Vanikolo ou Vanikoro. Il m'a paru que la
première de ces deux prononciations est celle dont ils se ser-
vent le plus fréquemment. Souvent aussi c'est un son intermé-
diaire entre IV et l'r, et qui n'existe point dans notre langue.
Je terminerai en indiquant les points cardinaux dans la
langue vanikorienne; les voici :
Nord Togolooudou
Sud Gamouli
Est Tan-Haké
Ouest Lagui
Nord-Esl Nomiauou
Nord-Ouest Palabou
Sud-Est Vakadjiou
Sud-Ouest Mouloubaïou.
Le même jour, après avoir recueilli quelques autres rensci-
gnemens sur la langue d'Outoupoua et de Indéni, je fais par
NOTES. 343
terre, avec Védévéré et Harabilton, une promenade à Nogam-
ba, dans le sud et sur la route de Payou. Là se trouve une
belle plantation de cocotiers dont Védévéré paraît être le pro-
priétaire. Il me fait les honneurs de ses cocos, que je trouve
excellens; et, pendant que nous nous reposons sur le sable, il
amuse ses compatriotes, en faisant danser devant eux les pan-
tins que je lui ai donnés.
A mon retour à Nama, je dîne d'un excellent appétit. Poua-
miéné m'avait donné du poisson, des ibiés, des cocos, des man-
gues et des bananes. Je vais ensuite prendre le frais au chan-
tier, où les travailleurs se renouvellent et où la besogne va plus
vite que je ne pensais. Le vieux chef Aboïo me montre le nord
comme étant la direction dans laquelle se trouve l'île de Tau-
inako.
Les naturels viennent me dire que le vaisseau des papalan-ln
(f astrolabe) est parti et m'a laissé sur leur île. Je leur réponds
que je deviendrai aligui de Vanikoro, et que je prendrai une
femme chez eux, ce qui les fait beaucoup rire.
Je réunis autour de moi les vieillards de Nama. Us s'accor-
dent à dire que les deux navires français, dont le naufrage re-
monte à une quarantaine d'années, se sont perdus, l'un vis-à-
vis Payou, et l'autre auprès des îles Makaloumou et Noungna.
Des vieillards que je suppose âgés de soixante ans me montrent
des jeunes gens de vingt ans, en me disant qu'ils avaient l'âge
de ces derniers lorsque le naufrage eut lieu. Parmi ces vieil-
lards, les uns disent que tous les Français ont péri dans le
naufrage; d'autres prétendent que quelques Français sont par-
venus à se sauver, et qu'ils sont morts à Vanikoro , après plu-
sieurs années de séjour dans cette île. Il en est enfin qui as-
surent que les Français construisirent une pirogue des débris
de la grande et qu'ils quittèrent Vanikoro. Il est vraiment
difficile de déterminer, parmi ces différentes narrations, quelle
est celle qui mérite le plus de confiance. Un point sur lequel
on paraît s'accorder à Nama , c'est la méchanceté des habitans
de Van ou.
3i4 NOTES.
A mon repas du soir, Okéa m'apporte un poisson cuit,
Avobi me donne un coco , Lavakï un fruit à pain , tandis que
Maro , Védévéré et Panogo me font présent d'une bonne pro-
vision d'ibié.
Plus tard, des danses ont lieu à côté de la cabane que j'ha-
bite, entre la maison des esprits et le petit chantier. Je prends
une part active à ces danses, à la grande satisfaction de tous
les naturels.
Le dimanche 2 mars, je vais de bonne heure prendre un
bain à la petite rivière de Vagané. Au point du jour, mes
voisines les pleureuses ont continué leur manège comme les
jours précédens. Elles se lamentent beaucoup pendant une
demi-heure, après quoi elles reprennent leur gaieté habituelle.
Je reviens déjeuner et prendre le café. L'aligui Maïo m'ap-
porte deux bananes; Védévéré me donne un bambou plein
de petits poissons cuits. Ce sont les femmes qui , à l'aide de
filets, vont prendre ces poissons sur les récifs. Je fais un excel-
lent déjeuner.
Seize naturels sont occupés à élever, dans la maison des
esprits, la couverture d'une cabane voisine consacrée, à ce que
j'ai cru comprendre , à l'Atoua de Tikopia , qu'ils nomment
ici Tchikopia. Ces hommes croient que les habitans des
îles Tonga sont anthropophages. Je leur dis que non ; que
j'ai couché au milieu d'eux et qu'ils ne m'ont fait aucun mal.
Ils ajoutent que les insulaires d' Indéni ( Santa-Cruz) sont
méchans; qu'ils tirent leurs flèches sur les hommes, et que je
dois me défier d'eux. Je leur réponds que chaque canon de mon
fusil peut tuer dix hommes de très-loin. Dans la position où
je me trouvais , j'étais bien aise, on le conçoit facilement, de
ne pas affaiblir la haute idée qu'ils ont de nos armes à feu.
Je venais de dire que je voulais aller à Payou avec l'aligui
Oumou. Bientôt après, Naro vient me proposer d'aller avec
lui à Tanéma, ce que j'accepte d'autant plus volontiers, que
nous ne connaissons point ce lieu, qu'il a une langue particu-
lière, et que de là j'irai visiter Payou.
NOTES. 345
Mais au même instant, Védévéré s'emporte et se met dans
une fureur bien plus grande que la première fois ; il me fait
signe de quitter sa cabane au plus vite , de reprendre mon
étoffe de Tonga et de la porter ailleurs. Son humilité habi-
tuelle fait place à la hauteur la plus insultante. Il chavire avec
violence la pirogue au taro et prend ses flèches. D'autres
hommes prennent les leurs, en me disant cependant de ne
rien craindre. Un mouvement extraordinaire a lieu autour
de moi.
Ignorant entièrement la cause de ce tumulte, de ces cris,
et de la fureur subite de Védévéré, je reste tranquillement
armé de mon fusil , prêta défendre vigoureusemement mon
existence , si on vient m'attaquer. Je ne me dissimule point la
gravité de ma position et l'inutilité de ma défense ; mais en
prenant la résolution de passer plusieurs jours au milieu de
ces insulaires, dont je connaissais le caractère méchant et per-
fide , cet accident, que j'avais considéré comme probable,
était loin de me surprendre et de m'émouvoir trop vivement.
Peut-être que, sans le vouloir, Hambilton ou moi, nous
avons fait quelque chose qui a déplu à nos insulaires ou qui les
a outragés dans leurs idées religieuses. Il m'est permis de le
redouter d'après ce qui m'est arrivé tout récemment dans mon
excursion zoologique sur l'île deTikopia. Ayant tué, sur le bord
de la mer, une murène assez grande, je vis une terreur profonde
se peindre aussitôt sur la physionomie des Tikopiens qui m'en-
touraient. J'ignorais alors que la murène était une de leurs
principales divinités. Heureusement que le peuple de Tikopia
est très-bon. Si un pareil événement avait eu lieu à Vanikoro,
le résultat n'en aurait pas été sans doute aussi favorable.
J'attendais le dénouement de cette étrange scène , lors-
qu'un naturel m'apporte un mouchoir blanc de batiste ,
que j'avais perdu la veille , en dansant avec les habitans de
Nama. Je dis aux hommes qui m'entourent que je l'avais
laissé tombera la danse du soir, tchémago ; ils répètent tous:
Tchémago , tchémago, et ils comprennent parfaitement l'ex-
346 NOTES.
plication que je leur donne. Mais Védévéré ne reparaît
pas. Je suis disposé à croire que c'est par jalousie qu'il était
ainsi en colère : il était persuadé que j'avais donné ce mou-
choir à un autre qu'à lui , tandis que j'étais logé dans sa ca-
bane. Peut-être aussi est-il fâché de ce que j'annonce toujours
l'arrivée du canot pour le lendemain , et que le canot ne
vient pas. En effet, ce matin même Védévéré m'a dit plu-
sieurs fois d'un air sombre, auquel je n'ai pas fait grande
attention : Naoué nogolomdi tchiaï — le canot ne vient pas.
Quoi qu'il en soit, la colère de ces hommes noirs est terri-
ble; et lorsque toute une population ressemble à ceux qui
étaient irrités, le spectacle ne doit pas être rassurant, si l'on
n'est pas en nombre suffisant pour opposer une résistance
énergique, et si l'on n'a au moins une chance de succès.
Ici le sang-froid est la seule arme que je doive employer. Je
tiens mon fusil sous le bras et je trace ces lignes au moment où
le trouble existe encore à un haut degré.
Bientôt Védévéré reprenant son humilité ordinaire vient me
donner du fruit à pain et du poisson cuit. Je demande des
ibiés, le chef Tan-Halaou va aussitôt m'en chercher dans sa
cabane et vient lui-même me les ouvrir.
Je me proposais de commencer aujourd'hui la distribution
des présens que je destine aux habitans de Nama. La scène
qui vient d'avoir lieu m'engage à la différer jusqu'à l'instant
du départ. Je ne veux pas céder à leurs cris , car de pareilles
scènes pourraient se renouveler alors même que je n'aurais plus
rien à leur offrir, et peut-être précisément à cause de cela.
Comme je me promenais avec Hambilton, Védévéré vient
me dire que le lieu dans lequel nous sommes est tabou, et que
Hambilton doit quitter ses vètemens; que pour moi, étant
aligui, j'en suis dispensé.
Notre repas du soir consiste en ibié et en café. Je fus pen-
dant toute la nuit vivement incommodé par les moustiques.
Parmi les pleureuses qui, matin et soir, venaient réguliè-
rement se désoler dans une cabane voisine de celle que j'habi-
NOTES. 347
tais, s'en trouvait une jeune et assez gentille, que l'on nommait
Bilo, parce que, disait-on , elle avait été la maîtresse du Prus-
sien Bushart, que les insulaires connaissent sous le nom de
Bilo (de Bill son nom de baptême en anglais).
Hambilton , à mon insu, demanda à cette jeune fille si elle
voudrait rester avec moi pendant mon séjour à Nama. Elle ré-
pondit affirmativement et d'une manière fort gracieuse; elle
ajouta même qu'elle m'attendrait le lendemain dans la cabane
de mon ami le chef Tan-Halaou. Je ne crus pas devoir refuser
une pareille occasion d'étudier les moeurs des insulaires au mi-
lieu desquels je me trouvais; et mon exactitude fut d'autant
plus grande que c'était une circonstance véritablement extraor-
dinaire , cbez une femme de la race noire océanienne , qu'un
rendez-vous donné avec l'approbation des hommes, qui sont
presque tous, sans exception, d'une jalousie brutale. J'arrive
au moment indiqué. Tan-Halaou me reçoit avec les égards
qu'il n'a cessé d'avoir pour moi, et il me dit que la belle Bilo
est à la pêche avec sa femme. Le jour d'après, même visite. La
femme de Tan-Halaou, qui est à la cabane aujourd'hui, m'an-
nonce que la jeune fille est à Vanou. Bilo té Vanou. Le surlen-
demain, Bilo té Payou, me dit-on. — Bilo est à Payôu. — Je
ne pus m' empêcher de rire de ce singulier désappointement qui
d'ailleurs me fut peut-être très-favorable. J'aurais abandonné
à cette jeune fille la plupart des objets qui devaient me servir
de présens; les chefs eussent été ainsi frustrés, et cette cir-
constance aurait pu entraîner ma perte.
Lors de ma promenade militaire à Vanou , le chef Tan-
Halaou, pour m'engager à revenir promptement à Nama, me
répétait souvent : Bilo té Nama , Kabélé té Nama — Bilo est
à Nama , allons à Nama
Les chefs de Nama ou Hama sont les suivans: Tan-Halaou,
Abo'io , Naro , Oumou, Outéka, Lavahi , Maïo , Téloha,
Qouma, Vaïanbou , Kondabouéné et Kondéabali. Les autres
principaux babitans sont Védévéré, Pouamiéné, Okéa , Avobi,
Panogo , Manléléka , Ounéné, Abali, Bégaï et Naro.
348 NOTES.
Les chefs de Payou sont Péguclc, Néméïa, Koïéotaï et Té-
nougou.
Les chefs de Van ou sont V^aliè , Boa, Vonou , Lavalou,
Néla, Moundja, Vénembedjou , Tavagué, Togohoua , Guivi ,
Tan~HabouloiL, Toa , Ouiua, Kaoudji et Kombi.
Les chefs de Tanéma : Naro, Badjé , Palabou , Ko fêlé et
Tamoua.
Les chefs de ]\aépé : Amia, Mokia , Enguéa et Malavé.
Les chefs de Kombé : Togotdi , Tchélou , Kabota , Outangui,
Tapitoï et Méguédi.
Les chefs de Tévai : Néro , Apoï , Aldi et Ouaho.
Les chefs de Manévai : Tama/ion-hi, Mérugo , Atangoua ,
Kalaé, Taliava , Monbé et Laval.
Les chefs de Tanéanou : Népouaka , Alchenpagui, Andé/i,
Anié , Ouéoua, Ahové, Milina et En-Haou.
Les chefs de Arainbou : Moundja, Adiakotdi , Mogonofo et
Téfféno
Les chefs de l'île Toupoua ou Outoupoua sont : Orimé ,
Nonboton-Hoïo , Avidjo , Tauguila , Bavié , Langon, Pagéva,
Nia, Ladjia, Ogué, Ténounbili , Oua, Tan-Haloa , Aouou-
ïoko et Vitale. Ces derniers noms m'ont été donnés par Orimé,
chef de Toupoua, qui a fait avec moi la course de Vanou.
Le lundi 3 mars, je vais de bonne heure prendre un bain
à la source de Kabalé-Valé. Je lève ensuite le plan de Nama,
que je terminais lorsque les naturels viennent m'annonce!-
qu'on aperçoit au loin les canots. Je fais aussitôt préparer par
Hambilton du café pour MM. d'Urville , Gressien , Guilbert,
Sainson et Paris, qui devaient se trouver dans les embar-
cations.
Je déjeune à la hâte , et dans l'intention d'être tout prêt à
partir à l'arrivée des canots; voulant d'ailleurs éviter à nos
messieurs le trouble que peut occasioner une distribution de
cadeaux, je fais cette distribution à l'instant même. Une es-
pèce de grande hache ne se trouve point dans le lieu où je l'a-
vais placée. Mon hôte Védévéré me dit que Dieu {Alnua) l'a
NOTES. 349
prise. Je lui réponds que j'en suis fâché parce que je la lui
destinais. Hambilton a l'imprudence de dire, un peu en colère,
que VAtoua , ne se mêle pas de ces choses-là et que le voleur
est sans aucun doute Védévéré. A peine a-t-il fait cette obser-
vation , si singulièrement déplacée à l'instant où nous allions
quitter nos Vanikoriens, que la plupart des naturels se mettent
en colère, et cela d'autant plus facilement que tous n'ont pas
reçu des cadeaux selon leurs désirs. Boouma et Aboïo, le grand
charpentier, se font remarquer parmi les plus turbulens. Ils
parlent souvent de la grande tohi. (C'est le nom qu'ils donnent
aux haches). Plusieurs d'entre eux prennent leurs armes.
Oouma pousse de grands cris et veut que je sorte avec lui: il est
furieux et me menace de ses flèches. Les autres chefs me disent
de ne pas sortir de la cabane et d'attendre. Je ne quitte pas un
instant mon fusil et je parviens à tout calmer par des promesses.
Mais bientôt après, éclatent de nouveaux troubles, dont Aboïo
paraît être le principal auteur. J'ai une peine extrême à les
calmer de nouveau et à les déterminer à s'asseoir; j'y parviens
cependant; mais ce calme apparent, à travers lequel il est si
facile d'apercevoir leur mauvaise humeur et leur colère, car
ils ne cessent d'agiter leurs armes, ne semble pas devoir être
de longue durée.
Le péril m'a toujours paru piquant; je l'avouerai, il a un
réel attrait pour moi : je parle du péril utile. Il rend ma cir-
culation plus active, mes idées plus nettes, mes conceptions
plus promptes, mes déterminations plus rapides. En un mot,
il me donne une telle intensité d'existence et un tel bien-être,
que l'on doit me pardonner l'aveu que je fais ici. Cependant,
à la 6n de mon séjour parmi les Vanikoriens, je commençais
à trouver monotone ce danger perpétuel, et à comprendre
qu'il n'y a rien d'agréable à voir sa vie à chaque instant com-
promise au milieu de ces sauvages dont je n'entends plus la
langue, lorsque, dans leur fureur, ils parlent avec une in-
croyable volubilité.
Quant à mon Anglais Hambilton, ordinairement je ne l'en-
360 NOTES.
tends pas très-bien ; mais maintenant, tout ému du trouble qu'il
a causé par son imprudence, et d'un naturel assez irasci-
ble, il me parlait très-vite, je ne le comprenais plus du tout,
et j'étais réduit à m'armer de patience. Pour que sa vue n'en-
tretienne pas la colère des naturels , je l'envoie à la découverte
des canots que je n'avais pas encore pu apercevoir.
Je ne tarde pas à aller moi-même sur la plage pour m'assurer
si nos embarcations s'approchent de Nama. Bientôt j'ai le bon-
heur de les distinguer et je m'asseois à l'ombre en les atten-
dant.
MM. Gressien , dans la baleinière, Guilbert, Sainson et
Paris, dans la chaloupe, arrivent à midi environ à Nama.
M. d'Urville n'avait pu venir lui-même comme il le désirait.
Si le péril m'a trouvé calme , je ne le suis plus en présence de
nos amis.
J'avais promis d'offrir du café à nos messieurs à leur arrivée
à Nama. Je voulus tenir parole ; mais au lieu de les inviter à
terre , dans ma cabane , j'envoie le café dans les embarcations ,
afin d'éviter de nouveaux troubles.
Védévéré , pris de nouveau comme pilote , conduit les ca-
nots sur le lieu du naufrage. M. Sainson fait un dessin qui re-
trace très-bien la position des ancres, des canots et des boulets
au fond de la mer, où l'on distinguait parfaitement six ancres,
deux pierriers et plusieurs canons. Ces divers objets , quoique
dans l'eau depuis quarante ans, n'étaient enveloppés que d'une
couche mince de polypiers; ce qui prouve que, même dans
les circonstances les plus favorables, ces animaux n'élèvent pas
leur demeure avec autant de rapidité qu'on l'avait dit.
Nous parvînmes à retirer du fond de l'eau : une ancre de
4800 livres; un pierrier en bronze; une espingole en cuivre;
un saumon de plomb; une grande plaque de ce métal; des
fragmens de porcelaine, etc.
Après six nuits passées à Nama, je couche presque dans
l'eau au fond de la chaloupe. Les deux nuits que je passai
de cette manière furent encore plus pénibles que les pré-
NOTES. 351
cédentes , et ne contribuèrent pas peu à me rendre ma-
lade.
Le 5 mars, à cinq heures et demie du matin, j'arrive à bord
de r Astrolabe très-fatigué et avec une fièvre assez violente.
Elle prit bientôt le caractère de fièvre intermittente perni-
cieuse, et grâce aux soins éclairés de mon ami, M. Quoy , je
parvins à me rétablir, mais après une très-longue convales-
cence et de très-fréquentes rechutes.
L'île volcanique de Vanikoro, entourée de récifs madrépo-
riques , nous a offert des matières qui, par leurs caractères,
semblent appartenir, selon M. CoFdier, à la période des ter-
rains tertiaires : ce sont des Dolérites, des Basaltes et des Pé-
périnos.
Parmi les animaux divers que nous avons rencontrés sur
l'île de Vanikoro, nous mentionnerons les suivans :
Mammifères. Le Cochon et la Roussette de Vanikoro , espèce
nouvelle.
Oiseaux. En espèces nouvelles, le Merle de Vanikoro, le
Platyrhinque de Vanikoro et X Hirondelle de Vanikoro.
En espèces connues, les Colombes océanique, turvert et
kurukuru, la Poule sultane à tète noire, le Souï-Manga
rouge et gris, le Martin-Chasseur, le Moucherolle à queue en
éventail, le Grimpereau rouge et noir, etc.
Poissons. En espèces nouvelles, la Girelle de Vanikoro, la
Girellc Irimaculéc , le Doulc de Vanikoro, le Doule bordé, le
Glyphisodon à ceinture , le Pcmphéride de Vanikoro, le Denté
à caudale bordée, le Cœsio tacheté, la Diacope à ventrales jau-
nes, la Diacope orangée, le Mésoprion à tache caudale, le
Piméleptère lembo , VUpenéus de Vanikoro, la Carangue ob-
longue, etc.
En espèces connues, le Diagramme ponctué, l'Holocentre
lion , l'Holocentre a tête large, le Glyphisodon uniocellé, le
Glyphisodon du Bengale, le Chorinème de Maurice, le Pla-
tycéphale ponctué, le Scolopside à tempe nue , le Scolopside
à maxillaire denté , le Scolopside treillissé, l'Amphiprion per-
352 NOTES.
chot, l'Amphiprion à tunique noire, le Gerres filamenteux, le
Serran à bandelette, la Diacope axillaire, le Chétodon vaga-
bond , le Psettus de Commerson , le Tranchoir à moustache
épineuse, la belle Carangue, les Caranx gros-œil, à six bandes,
de Péron, et à anale noire , etc.
Mollusques. En espèces nouvelles, le Calmar de Vanikoro,
le Sépioteuthe lunule, Y Hélice de Kanikoro , YHélicine ruba-
née , le Cyclostome cannelé, X Auricule jaune, la Pyramidelle
ventrue , la Mitre de Vanihoro, Y Emarginule de Vanikoro, le
Stromhe de Kanikoro , la Ccrite rubanée , la Cérite renflée, la
Mélanie érythrostome, la Mèlanie à cotes, la Nérite commune,
la Stomatelle tachetée, la Patelle fie .tueuse, la Patelloïde orbi-
culaire , YOscabrion oculé , la Pintadine ovalaire , la Modiole
rutilante, la Came foliacée , la Cyrène de Vanikoro, ta Cyrène
oblongue, la Mactre soyeuse, la Psammobie vitrée, le Barillet
denticulé, etc.
En espèces connues, l'Hélice excluse , la Doris tachetée, la
Doris scabre, les Pyramidelles plissée et tachetée, la Vélutine
cancellée, la Turbinelle cornigère, le Ptérocère lambis, le
Strombe fleuri, les Cônes radis, de Banda, damier, vermi-
culé , tulipe et livide , les Cérites noduleuse et mûre , la Mé-
lanie spinuleuse, le Nérite versicolore , la Dauphinulelaciniée,
les Mitres rôtie, rétuse, marbrée, petit-taon et conovule , le
Turbo stellaire, la Houlette spondyloïde, la Tridacne faitière,
la Tridacne maculée, les Pourpres marron-d'Inde , thiarelle
etmuriquée, les Colombelles rubanée et panthérine, les Ton-
nes perdrix et pelure-d'oignon , etc.
Les animaux divers que je viens d'indiquer, ainsi que de
très-nombreux Zoophytes , appartenant aux genres Holothu-
rie, Siponcle, Astérie, Actinie, Astrée , Fongie , Polythoé ,
Madrépore, Zoanthe, Chausse-Trape, Caryophyllie, Alcyon,
etc., furent tous peints sur le vivant par M. Quoy, et souvent
anatomisés par lui avec une constance qui a résisté aux dan-
gers, aux privations et aux maladies. Il faut en avoir été té-
moin pour apprécier convenablement cette admirable ténacité
NOTES. 353
de M. Quoy qui ne peut être comparée qu'à son grand talent
d'observation.
(Extrait du Journal de M. Gaimard.)
Mes observations particulières n'ajouteraient rien à l'histoire
de notre séjour à Vanikoro , séjour si vivement désiré et
bientôt si fatal à la santé de tous nos compagnons. Arrivé
malade au mouillage d'Ocili, j'eus le bonheur d'être rétabli
lorsqu'on envoya le grand canot reconnaître les débris du
naufrage devant Païou, et j'accompagnai aussi la chaloupe
qui , après une pêche longue et pénible , revint chargée d'un
précieux butin. Ce n'est point une peinture que je puisse en-
treprendre que celle des diverses émotions qui nous agitaient
(juand nous nous livrions ardemment à la pèche de ces restes
ignorés pendant quarante ans. Dans ces deux expéditions , on
le comprendra , guidés par un seul sentiment, nous fûmes peu
disposés à nous livrer à nos observations habituelles, tant une
même pensée nous absorbait tous. Un d'entre nous pourtant,
M. Gaimard, avec son dévouement habituel, a su mettre à
profit l'intervalle qui s'est écoulé entre les deux voyages des
canots. Déposé seul à JNama pendant six jours, il a pu acqué-
rir, souvent à son grand péril, des notions qui seront bien
précieuses pour l'histoire de cette contrée. Grâce à l'acte di
courage du docteur Gaimard, l'Astrolabe aura rapporté plu->
que des conjectures sur les mœurs, le caractère et les habi-
tudes de Vanikoro. Quant à moi, dans l'impossibilité de ra-
conter ici aucun fait qui me soit particulier, je me bornerai
à consigner brièvement les observations générales que j'ai
faites sur le pays et ses habitans.
Le groupe de Vanikoro se compose de trois îles d'une
grandeur inégale, qu'un récif de corail assez éloigné de terre
entoure comme une ceinture. A peine quelques coupures,
dangereuses à pratiquer , permettent-elles l'entrée dans les
baies intérieures à un navire d'une médiocre grandeur. Le
lagon qui s'étend entre le récif et la terre offre une nappe
tome v. 23
354 NOTES.
d'eau toujours tranquille , tandis que les flots de la mer ex-
térieure sont souvent, dans ees parages , agités par de violen-
tes tempêtes.
Le sol de la plus grande île est raontueux, et son piton prin-
cipal s'élève à une grande hauteur. D'épaisses forêts couvrent
sa surface et développent une végétation variée, dont l'humi-
dité perpétuelle du sol entretient la richesse. Les palétuviers
qui couvrent le rivage s'avancent jusque dans le sein des
eaux , de telle sorte qu'on trouve rarement une plage de sable
qu'on puisse aborder. C'est à l'humidité constante qui ré-
sulte d'une telle disposition de terrain et à l'abondance des
pluies qui inondent ces îles si souvent enveloppées de brumes,
qu'il faut attribuer la maligne influence qui règne dans le petit
archipel de Vanikoro. Ordinairement la chaleur de midi s'élève
au plus haut degré et détermine, sur les vases que la basse
mer découvre , une vaporisation qui se condense bientôt au-
dessus des îles, où elle ne tarde pas à retomber en torrens de
pluie chaude.
Le climat de Vanikoro, mortel aux Européens, ne paraît
pas beaucoup plus clément envers les indigènes. Si l'on en
juge par les apparences , peu d'individus parviennent à un
âge avancé ; un grand nombre de femmes et d'enfans languis-
sent dans une fièvre qui doit les consumer lentement, et sans
doute la maladie, pesant davantage sur les êtres les plus faibles,
en moissonne une foule avant l'âge d'adolescence.
Comme si cet état misérable de souffrance n'était pas un
moyen assez sûr de destruction , les habitans de Vanikoro se
font des guerres acharnées de village à village ; un homme
seul ne peut guère s'éloigner des limites de son district sans
être en danger de mort. Quelquefois ils en viennent aux mains
dans une bataille générale sur mer ou sur terre , et ils parais-
sent, comme les Grecs d'Homère , préluder au combat par des
provocations et des injures qu'ils commencent à s'adresser
avant d'être à portée des traits , les deux chefs s'attaquant de
paroles et se répondant tour à tour.
NOTES. 355
Les naturels de Vanikoro sont grêles , chétifs en apparence;
leur peau est noire et leur visage offre pour trait principal
une extrême élévation du crâne qui est très-rétréci sur les
tempes. Ils entourent leurs cheveux d'un morceau d'étoffe qui
pend sur leurs épaules comme le bonnet d'un Catalan. Leur
corps est ceint d'une liane noire et luisante plusieurs fois tour-
née autour des reins et qu'ils ne quittent jamais. Une pièce
d'étoffe, qui part de cette ceinture, descend par devant jusque
sur les cuisses. Leurs bras, leurs jambes, leur tête sont ornés
de bracelets, de colliers , de coquilles ou de tresses de fleurs ; ils
se percent la cloison des narines pour y introduire un os ar-
rondi, et se passent dans le lobe de l'oreille, élargi graduelle-
ment, des morceaux de bois rond, qui ont quelquefois quatre
ou cinq pouces de diamètre. Un arc de six pieds et un paquet
de flèches complètent l'équipement des hommes. Jamais ils ne
marchent sans ces armes dont ils sont toujours préparés à faire
usage. Leurs flèches, composées de longs roseaux , sont ar-
mées à leur extrémité d'un fragment d'os humain fort aigu
qu'ils trempent dans une substance vénéneuse, à ce qu'ils
prétendent.
Leurs femmes n'offrent aucune espèce de beauté. A peine
trouve-t-on encore sur celles qui dépassent quatorze ans
quelques traces des grâces de la jeunesse : une étoffe, tournée
autour de leurs reins, est leur unique vêtement, et pour pa-
rure elles portent quelques colliers et chargent leurs oreilles
d'objets d'un poids et d'un volume étonnans.
Les deux sexes mâchent habituellement de la noix d'arec
mêlée avec de la chaux. Ce mélange , qui teint leurs lèvres
d'un rouge sanglant, ne contribue pas peu à enlaidir encore
ces pauvres êtres déjà si peu favorisés de la nature.
Ils construisent leurs villages de préférence sur le bord de la
mer; ce sont ordinairement quelques cases de roseaux fort ar-
tistement bâties et de forme ronde. Chaque village possède
une maison publique où les hommes se réunissent pendant le
jour. Ils s'y occupent à tailler de l'écaillé dont ils font des an-
23»
356 NOTES;
neaux d'oreilles, à fabriquer des flèches, des peignes, et aussi
à tuer la vermine qui couvre leur tète. Les femmes sont char-
gées de tous les travaux de la maison , elles vont chercher la
nourriture qui consiste en plusieurs espèces de végétaux, et la
préparent à la manière de la mer du Sud , dans ces fours de
cailloux chauffés qui cuisent les substances à un degré si par-
fait. Ces fours sont creusés au milieu de chaque cabane.
Les porcs existent en petite quantité à Vanikoro , et la su-
perstition des babitans semble en faire le mets exclusif des
Dieux, c'est-à-dire des chefs qui réunissent, à ce qu'il paraît,
le pouvoir spirituel et temporel. La pêche est peu abondante,
et encore est-il peu d'espèces de poissons qui n'aient quelque
chose de sacré qui en interdit l'usage aux naturels. Les bois
abondent en oiseaux, une espèce de colombe charmante et
une sorte de poule-d'eau d'une rare beauté sont les plus com-
muns. Les oiseaux de rivage se montrent aussi par troupes
nombreuses.
La religion extrêmement compliquée de ces misérables
humains est un obstacle de plus à leur bien-être au milieu d'un
pays qui offre déjà si peu de ressources. UAtoua, le dieu, se
retrouve partout pour enlever au malheureux sauvage le
meilleur de ce qu'il possède , et ce dieu , c'est par la voix du
chef, de VAriki qu'il communique ses intentions. Le chef
seul jouit du pouvoir de conférer avec cet Atoua qui se tient
sur le plus haut sommet de Vanikoro , et rarement il admet
un sujet à la faveur d'être présenté au dieu redoutable , qui
n'est souvent qu'un caillou , un poisson , ou même un trou en
terre.
Nul doute que les îles Vanikoro ne soient encore visitées
par des navires européens. Il nous parviendra certainement
quelques nouvelles notions sur les malheureuses peuplades
qui vivent dans ces tristes climats ; mais jamais Vanikoro
ne deviendra le siège du moindre établissement qui puisse y
apporter un peu de civilisation. L'air meurtrier de ces para-
ges n'attirera point de missionnaires anglais comme les îles
NOTES. 357
fortunées de Taïli et de Tonga- Tabou. Vanikoro ne sera ja-
mais qu'un tombeau illustré par le nom de Lapérouse.
{Extrait du Journal de M. Sainson. )
page 217.
Les flèches armées seulement de pointes en bois ne
produisaient point le même effet.
Quoi qu'il en soit, cette île est de formation volcanique
ancienne. Elle est toute hérissée de pitons , dont les plus élevés
peuvent avoir trois cents toises; malgré la vigoureuse végéta-
tion qui en occupe jusqu'aux dernières cimes, on remarque les
coulées de lave qui ont descendu jadis de ces sommets. Il ne
paraît y avoir que peu de petites plaines intérieures. Le plus
souvent les montagnes descendent jusqu'à la mer, et les eaux
pluviales, jointes à celles des marées, forment des plages maré-
cageuses couvertes de mangliers. L'île en est complètement
entourée, si ce n'est dans trois ou quatre endroits occupés par
des villages, comme à Tévé , Nama et Vanou, car Tanéma et
Payou sont au milieu des marécages. Cette ceinture de palétu-
viers se dislingue par la verdure plus tendre des arbres et par
la régularité de leur masse. L'insalubrité de cette île est telle-
ment reconnue des insulaires d'alentour, que ceux de Tikopia
nous disaient qu'il suffisait de dormir à terre pour y mourir ou
y contracter des fièvres qui feraient trembler , ce qu'ils nous
indiquaient par des gestes énergiques. En effet, le capitaine
Dillon écrivit de la baie des Iles que la grande quantité de
malades qu'il avait eus ne lui avait pas permis de continuer ses
recherches. Ayant laissé coucher ses gens à terre, il en perdit
plusieurs, surtout des Tikopicns qui l'avaient suivi. Aussi, les
cinq insulaires de Tikopia qui étaient avec nous allaient bien
passer la journée à terre ; mais, à la nuit , ils revenaient cou-
cher à bord.
Dans une île d'aussi peu d'étendue , il n'y a point de rivière;
358 NOTES.
ce sont des ruisseaux ou des torrens que les pluies doivent
entretenir , surtout pendant une saison. Les seules productions
importantes sont le taro , qui est fade et de mauvaise qualité ,
l'arbre à pain, diverses variétés de bananes, le cocotier et
l'inocarpus, dont le fruit réniforme a le goût de la châtaigne.
Il existe aussi plusieurs autres fruits, mais rares, comme la
mangue, un eugenia , etc. Voilà la nourriture des babitans à
laquelle il faut ajouter le poisson qui est abondant , et qu'ils
ne savent prendre qu'à coups de flèche. Les cochons , d'une
petite espèce noire, y sont rares; il en est de même des vo-
lailles.
Les seuls mammifères sauvages paraissent être les rats et les
roussettes. Nous nous y procurâmes trois espèces de colombes ,
la muscadivore, celle à calotte purpurine et une autre indéter-
minée; de petits crabiers, le grimpereau rouge et noir, com-
mun aux Mariannes; deux merles et quelques moucherolles,
parmi lesquelles se trouvait celui à queue à éventail. Les insectes
y sont rares.
La mer nous fournissait assez abondamment des huîtres et
beaucoup de poisson , lorsqu'on trouvait des lieux propres à
jeter la seine ; car autrement on ne pouvait s'en procurer que
par les naturels. Les récifs me donnèrent assez de choses re-
marquables pour composer plus de trente planches. C'est là
que je trouvai la houlette, coquille rare et recherchée dans les
collections. Elle habite dans les polypiers où elle se creuse un
trou. Une circonstance indépendante de ma volonté m'em-
pêcha de la rendre aussi commune en Europe qu'elle y est rare.
Nous avons déjà dit que les habitans de Vanikoro apparte-
naient à la race noire du Grand Océan. On peut les considérer
comme une variété de cette race , en ce qu'ils sont plus noirs et
que leur conformation se rapproche davantage de celle des
nègres proprement dits. Ils sont en général petits , assez grêles.
Ce qu'ils ont surtout de remarquable , c'est une apparence de
rétrécissement latéral du front, produit par la saillie du coro-
nal très-bombé en devant et par la forte arête que décrit la
NOTES. 359
ligne courbe temporale '. Leurs cheveux n'avancent point sur
le front , et les soins qu'ils prennent de les relever et de les
rejeter en arrière font que toutes ces parties sont bien visibles.
Les pommettesassez saillantes donnent plus de développement
latéral à la face que n'en a le crâne. Un autre caractère non
moins remarquable encore , est le peu de saillie des os du nez ,
ce qui fait paraître cet organe comme écrasé à sa racine. Sin-
gulière ressemblance avec celui de l'ourang-outang ! Par cela
les bosses orbitaires, déjà très-bombées, le paraissent davan-
tage. Le nez lui-même est épaté. Us en augmentent encore
l'élargissement par d'assez longs bâtons qu'ils se passent en
travers dans la cloison. Quelques-uns s'en percent les ailes
du nez et y suspendent d'assez lourds anneaux d'écaillé de
tortue. Le maxillaire inférieur n'a rien de remarquable. La
forme du front fait que l'angle facial n'est pas trop aigu.
L'oreille n'aurait non plus rien d'extraordinaire , s'ils n'en
perforaient et n'en dilataient le lobe de manière à y passer le
poing; et lorsqu'un accident rupture cet anneau, ils en recom-
mencent un autre dans la lanière la plus considérable. Ce qui
est particulier, c'est que ces parties qui sembleraient devoir
s'amincir en raison de leur extension , prennent très-souvent
au contraire, par les attouchemens et les tiraillemens , une
augmentation de volume qui pourrait représenter huit ou dix
fois celui du lobe. L'œil est assez grand , ovalaire et enfonce.
Le globe est saillant, bombé, et ressemble, pour la forme et
la couleur, à celui des nègres. Les lèvres sont grosses; le
menton petit. Les extrémités inférieures, grêles dans les uns,
sont assez bien nourries chez d'autres. Le mollet est placé-
un peu haut, et le calcanéum , chez beaucoup d'individus,
fait une saillie assez remarquable ; ce que je ne voyais pas dans
la race polynésienne comparée homme à homme. Autre rap-
« Ce rétrécissement existe bieu, mais pas autant qu'il le paraît au premier
coup-d'œil, ainsi que je m'en suis assuré par des mesures exactes prises par
M. Lesson avec un compas courbe sur une quinzaine d'individus.
360 NOTES.
port avec le nègre. Leurs cheveux sont crépus, et, quoiqu'ils
ne les coupent pas, ils ne prennent jamais en masse un grand
accroissement. Ils les tiennent enveloppés dans une pièce
d'étoffe qui leur pend longuement dans le dos; ce qui d'abord
semble donner plus de développement à leur chevelure. En
grande cérémonie ils ont d'élégans bracelets noirs et blancs
qu'ils tirent de l'archipel du Saint-Esprit, ne sachant pas ou
plutôt ne voulant pas se donner la peine d'en fabriquer de
semblables. Il en est de même de leurs armes et de plusieurs
autres choses. Cependant, ils font des anneaux d'un grand
trochus qu'ils se passent aussi dans les bras au nombre de huit
ou neuf de chaque côté. Ils façonnent en très-gros anneaux
l'écaillé de tortue et s'en pendent ainsi jusqu'à près d'une demi-
livre à chaque oreille. Du reste, ils sont nus, à l'exception
de l'étoffe étroite qui leur cache les parties génitales. L'usage
du bétel leur détruit les dents et rougit désagréablement le
contour de la bouche.
Les femmes sont laides, horribles. Les hommes âgés ont la
tête nue et les cheveux courts.
Ces peuples, comme tous ceux qui habitent par de sembla-
bles latitudes , sont sujets à la lèpre. Cette maladie s'offre le
plus souvent sous la forme de l'éléphantiasis. Le vieux chef de
Manévé avait la figure couverte de pustules ulcérées et sup-
purantes.
Que dire sur la religion d'un peuple avec lequel on a de la
peine à échanger quelques idées , si ce n'est celles que détermi-
nent les besoins physiques? Ils ne paraissent point avoir de
culte extérieur, et nous n'avons point trouvé d'idole. La chose
qu'ils consacrent paraîtrait leur tenir lieu de divinité. C'est
ainsi qu'un jour le vieux chef mena M. d'Urville à son Atoua ,
qui se trouvait être un trou de fourmis ou de cancres , au milieu
des bois. Ils font des consécrations à ces Dieux ; et lorsqu'ils
voulaient tirer quelque chose de nous , ils avaient l'adresse de
le demander pour leur Atoua.
Ce qui m'a le plus étonné dans cette île , c'est que les habi-
NOTES. 361
ians parlent un dialecte de la langue polynésienne , et non
celle de la Nouvelle-Guinée et des îles environnantes, d'où ils
tirent leur origine. Ils s'entendaient bien avec les Tikopiens et
un habitant des îles des Amis. Ce qui pourrait faire supposer,
jusqu'à un certain point, que les émigrations des Polynésiens
jusque dans ces parages seraient antérieures à celles de la race
noire.
En évaluant à mille ames la population de Vanikoro répan-
due dans dix ou douze villages , c'est peut-être la forcer un
peu. Si l'on en juge par le village d'Ocili , qui a été abandonné ,
elle ne semblerait pas aller en augmentant. Douze à quinze
cases contiennent une peuplade. Elles sont carrées ou ovales et
faites de larges feuilles de vacoua. Le feu est au milieu et la
fumée sort par la porte qui est l'unique ouverture. Nous vîmes
deux ou trois individus métis , provenant de la race polynésienne.
Ce croisement semble les rendre plus robustes et surtout plus
intelligens.
La navigation des Tikopiens s'étend aux îles environnantes.
Ils la poussent même à quarante ou cinquante lieues , malgré la
fragilité de leurs embarcations , les plus imparfaites que nous
ayons encore vues , après celles de la Nouvelle-Hollande.
L'arbre qui forme le corps n'est creusé que d'une rainure, dans
laquelle les pieds ne peuvent se placer qu'en les présentant dans
le sens de leur longueur. Un balancier est d'un côté, et de
l'autre une petite plate-forme. La voile est triangulaire ou
plutôt en forme de cœur très-échancré par le haut. Le moindre
clapotis remplit d'eau ces pirogues qui portent de trois à six
individus. Lorsqu'ils se hasardent en pleine mer, ils ferment le
dessus de l'embarcation qui ressemble alors à un morceau de
bois creux. C'est de cette manière que s'aventurèrent les cinq
Tikopiens que nous avions à bord lorsqu'ils voulurent regagner
leur île. Ce ne fut pas sans avoir des craintes sur leur sort que
nous les vîmes partir le soir et se guider par les étoiles. Tout le
inonde s'empressait de faire de petits cadeaux à ces bons habi-
lans; ils emportèrent en biscuits des vivres pour plus d'un
362 NOTES.
mois, que leur donnèrent les matelots. Ces tentatives hasar-
deuses prouvent du reste la manière dont la plupart des archi-
pels et des îles isolées du Grand-Océan se sont peuplées ; et la
contiguïté de deux races différentes dans le même groupe d'îles.
Un fait qui s'est passé , il y a quelques années , rend compte
de la manière dont Tikopia a pu être peuplée de Polynésiens,
tundis que toutes les îles d'alentour ont des noirs pour habi-
tans. Parmi les Tikopiens qui vécurent avec nous, en était un
âgé de quarante ans, qui nous dit qu'il était des îles des Amis,
distantes d'au moins deux cents lieues. Etant fort jeune, il
était sorti de Vavao (je crois) dans une assez grande pirogue,
avec huit des siens. De forts vents et les courans les jetèrent au
large. Bientôt ils ne purent ni se diriger ni retrouver leur
route. Abandonnés ainsi à la merci des flots, ils eurent à souf-
frir une horrible abstinence jusqu'à ce qu'ils furent jetés sur
Tikopia. Autant qu'un enfant de sept à huit ans peut se souve-
nir, il dit qu'aucun d'eux ne mourut. Le jeune Espagnol que
nous prîmes aux Viti nous raconta que pendant son séjour \l
y vint de cette manière une pirogue de Rotouma. Les relations
des voyages citent plusieurs autres faits semblables qui devraient
faire cesser toute discussion relative à la manière dont les îles
qui nous occupent ont été peuplées , ou du moins qui devraient
faire que l'on s'entendît mieux dans une circonstance où tout
ce qui est secondaire paraît si simple. Il n'en est pas tout-à-
fait de même lorsqu'on veut remonter à l'origine des deux ra-
ces; chose dont nous ne nous occuperons point.
{Extrait du Journal de M. Quoy. )
PAGE 236.
Si j'eusse voulu la conduire par le détroit de Torrès.
M. d'Urville, dont l'intention avait été de gagner de nou-
veau le port Jackson , afin de revenir avec des vivres au détroit
de Torrès dans la saison convenable, fut obligé de modifier
NOTES. 363
son plan et de gagner le plus rapidement possible une relâché
où l'équipage pût se reposer, et recouvrer la santé qu'il avait
si rapidement perdue par de grands travaux et surtout par le
séjour à Vanikoro. Bientôt commandant, officiers , médecins ,
matelots , nous fûmes tous atteints de maladie. Ces fièvres
intermittentes débutaient quelquefois avec des symptômes gra-
ves ou pernicieux. Les anxiétés étaient augmentées par l'extrême
chaleur, et dans l'accès le corps était souvent couvert de
larges plaques pemphigoïdes. Le sulfate de quinine arrêta
d'abord les accès ; mais ils revinrent , plus adoucis il est vrai , et
sans signes alarmans. La chaleur et l'humidité produite par
des fortes pluies durent y contribuer beaucoup. Dans les
rechutes, le quinquina n'eut presque plus d'action contre le
mal. En général, il ne porta point son action sur l'estomac. Le
quinquina seul détermina chez tous les malades une voracité
qui leur fut très-nuisible. Sur quatre-vingt-deux personnes
dont se composait l'équipage , je ne crois pas qu'il y en eût dix
d'exemptes de fièvre.
(^Extrait du Journal de M . Quoy.}
PAGE 2
47-
J'aurais consacré une quinzaine de jours à étudier les
mœurs de cette peuplade et les productions de son terri-
toire.
Le capitaine américain B. Morrell , ayant visité à diver-
ses reprises le groupe de Hogoleu , y mouilla et y séjourna
trois jours, à la fin du mois d'août 1830. Nous avons
pensé que le lecteur serait satisfait de trouver ici ce que
M. Morrell a écrit touchant ces îles. Bien que ce docu-
ment renferme , à notre avis , plus d'une exagération , il
donnera du moins une idée plus ou moins exacte du
364 NOTES.
groupe le plus important de la Mieronésie , après les îles
Pelew.
De tous les insulaires que j'ai pu visiter en ma vie, ceux-ei
sont certainement les plus actifs, les plus aimables et les plus
intéressans. L'adresse avec laquelle ils manœuvrent leurs piro-
gues est vraiment étonnante ; mais elle ne le cède en rien à
l'habileté qu'ils apportent à leur construction et à leur grée-
ment.
La plupart de ces pirogues sont longues et portent de quinze
à trente hommes. Le fond se compose d'une seule pièce de
bois, ayant généralement de trente à cinquante pieds de long
et taillée en forme de pirogue , sans autres instrumens que
ceux qu'ils fabriquent avec des coquilles, etc. Chacun des
côtés est formé par une seule planche de quatorze à dix-huit
pouces de largeur; l'un est perpendiculaire à la surface de l'eau,
tandis que l'autre est un peu incliné par rapport à cette sur-
face. Ces côtés sont solidement joints avec le fond, au moyen
de fortes cordes en écorce d'arbre , ainsi qu'à la poupe et à la
proue qui sont élégamment sculptées.
Ces pirogues allant souvent à la voile , et le côté incliné se
trouvant toujours au vent , on supposera naturellement qu'elles
seraient exposées à chavirer. Une ingénieuse invention supplée
à cet inconvénient. Une plate-forme, nommée balancier, s'é-
tend horizontalement à la distance de huit à dix pieds en de-
hors du bord oblique de la pirogue ; à son extrémité est assu
jettie une pièce de bois flottant , taillée en forme de pirogue.
Le poids de cet appareil empêche l'embarcation de s'abattre
sous le vent, tandis que la forme aplatie de la partie sous le
vent l'empêche de dériver. En même temps, le flotteur du
balancier s'oppose à ce qu'elle puisse chavirer du côté du vent.
Telle est la forme des pirogues simples qui cinglent avec une
grande rapidité , soit à la pagaie , soit à la voile , soit avec ces
deux moyens à la fois.
Leurs doubles pirogues sont construites précisément de la
NOTES. 365
théine manière, à l'exception du balancier, qui cesse d'être
nécessaire. Les deux pirogues sont fixées parallèlement l'une
à l'autre avec des traverses en bambou. Elles ont ordinaire-
ment quarante pieds de long- , et leur intervalle est de huit à
dix pieds. Les bambous qui les unissent sont placés à deux
pieds d'intervalle et fortement attachés aux plat-bords avec
des liens en corde d'écorce. De petits morceaux de bambou
sont attachés sur ces traverses , de manière à former une plate-
forme de vingt à vingt-cinq pieds de longueur, sur huit ou
dix pieds de large. Les naturels font agir les pagaies sur les
deux bords des pirogues, et les font marcher avec une surpre-
nante rapidité, beaucoup plus vite que nos baleinières à six
avirons, armées par nos plus vigoureux matelots. Ce sont là
leurs pirogues de guerre, et plusieurs d'entre elles ont leur
arrière et leur avant sculptés avec beaucoup de goût, à peu
près a la manière des Nouveaux-Zélandais. Leurs pagaies ont
communément quatre pieds de long, avec des pelles de six
pouces de large, et sont très-habilement travaillées.
Leurs voiles sont, ainsi que leurs vêtemens, fabriquées avec-
une belle et longue herbe qu'ils ont le talent de tisser pour en
faire une étoffe solide propre à toutes sortes d'u«ages. Le mât,
haut de douze à dix-huit pieds, est tout-à-fait perpendiculaire
et placé au milieu de la pirogue ; à la tète de ce mât se hisse
une vergue de vingt-cinq à trente-cinq pieds de long , suivant
la grandeur de la pirogue. La voile s'étend le long de cette
vergue, et quand elle est bissée en tète du mat, le bas tombe
sur le plat-bord de la pirogue. Ces voiles sont taillées de ma-
nière que les pirogues n'ont jamais besoin de venir dans le lit
du vent en louvoyant ; car dans celles-ci les deux extrémités
peuvent également se trouver en avant. Quand les naturels
veulent passer de l'autre bord , ils laissent porter tout d'un
coup, jusqu'à ce que l'arrière de la pirogue devienne l'avant
et se range au plus près du vent. En même temps on relève le
point de la voile qui servait d'abord d'amure, et on abaisse
l'autre que l'on amure à l'autre bout de l'embarcation. Ainsi,
366 NOTES.
celle-ci peut tour à tour serrer le vent sur les deux bords, sans
venir précisément dans son lit.
J'ai vu de ces pirogues filer jusqu'à huit milles , à quatre
pointes du vent; mais, en courant grand largue ou vent arrière,
je ne doute pas qu'elles ne pussent atteindre à la vitesse de
douze ou treize nœuds avec une mer calme. En touchant seu-
lement à la voile, avec le vent du travers, ces pirogues passent
et repassent entre deux îles, chaque bout servant alternative-
ment de proue , avec une grande rapidité et sans avoir besoin
de virer de bord. Les voiles, comme je l'ai observé, sont faites
avec la même étoffe que leurs habillemens ; mais elle est beau-
coup plus forte et préparée par petits morceaux de trois pieds
en carré que l'on coud ensemble. En coupant la voile pour lui
donner sa forme , les pièces qu'il faut retrancher d'un côté
vont de l'autre , ce qui fait que les drisses se placent sur le
milieu de la vergue.
Ces pirogues servant principalement pour la pêche , nous
allons mentionner les ustensiles nécessaires à cet objet.. Leurs
filets et leurs seines sont en fil retors qu'ils fabriquent avec une
écorce d'arbre. Les mailles ont environ un pouce carré, et la
longeur de la seine varie de quinze à vingt brasses avec une
largeur de quinze à dix-huit pieds. En place de flotteurs en
liège , ils emploient de petits nœuds de bambou , et , pour faire
plonger le filet , ils se servent de petites pierres pesantes et
unies au lieu de plomb. Leurs hameçons et leurs lignes sont
très-ingénieusement travaillés; les premiers sont en nacre de
perle et en écaille de tortue. La nacre de perle est très-propre
à cet objet, attendu que les hameçons de cette espèce n'ont
point besoin d'appât; car l'éclat de la nacre attire et séduit le
poisson qui l'avale sur-le-champ. Leurs lignes sont de la même
matière que leurs filets , proprement tordues et d'une grande
force. Comme ces gens passent une grande partie de leur vie à
la pêche, ils considèrent comme un jeu d'aller à quarante
ou cinquante milles à la recherche de leur proie , et revien-
nent dans la soirée du même jour.
NOTES. 367
Lors de notre première visite , j'ai rapporté qu'une ceinture
d'environ quarante petites îles en environne plusieurs autres
plus grandes , dont quatre avaient environ trente milles de cir-
conférence. Les îles de l'intérieur sont seules habitées et con-
tiennent une population d'environ trente -cinq mille âmes,
divisée en deux races distinctes. Les deux principales îles de
l'ouest, avec quelques-unes des petites, sont peuplées par la
race indienne de couleur cuivrée , tandis que les deux îles
orientales, avec leurs dépendances, contiennent une race bien
plus voisine de celle des nègres. Ils se font fréquemment la
guerre , ainsi que je l'appris des deux partis , bien qu'ils fussent
alors sur le pied de paix. Les noirs sont les plus nombreux,
étant au nombre d'environ vingt mille, tandis que le nombre
des Indiens ne dépasse pas quinze mille. Je vais essayer de
décrire brièvement chacune des deux tribus, en commençant
par la noire qui occupe les deux îles de l'Est.
Pour la stature , les hommes ont environ cinq pieds dix
pouces de hauteur; ils sont bien proportionnés, musculeux et
actifs; leur poitrine est large et saillante ; leurs membres bien
tournés; leurs mains et leurs pieds petits. Leurs cheveux sont
beaux et bien frisés, sans être semblables à ceux des Africains.
Leur front est haut et droit, leurs pommettes saillantes , leur
nez bien dessiné et leurs lèvres assez minces. Ils ont les dents
belles et blanches , le menton large , le cou court et épais , les
épaules larges et les oreilles petites et un peu plus ouvertes que
les nôtres. Leurs yeux sont noirs, vifs, brillans et perçans ,
avec des cils longs et relevés. L'expression habituelle de leur
physionomie annonce un caractère fier et entreprenant.
A la ceinture et sur les reins , ils portent une natte fabriquée
en écorce d'arbre, élégamment tissue , et ornée avec goût d'une
quantité de figures de couleurs diverses. Ils portent aussi sur la
tète des ornemens du même tissu , agréablement ornés de
diverses espèces de plumes; cette coiffure ressemble à un tur-
ban surbaissé , surmonté d'une frange riche et élégante. Les
chefs ont le lobe inférieur des oreilles fendu , de manière à
368 NOTES.
présenter une ouverture suffisante pour y introduire des mor-
ceaux d'un bois très-léger , qui sont souvent aussi gros que le
poignet. Cet ornement est en général enrichi d'une variété de
belles plumes, de dents de requin, etc. Ils portent aussi au
cou des colliers en écaille de tortue , nacre de perle et touffe de
belles plumes. Leur cox-ps est couvert de tatouage , et cette
opération est généralement exécutée d'une manière tout-à-fait
agréable à l'œil , présentant l'aspect d'une armure. Ils se tei-
gnent les cheveux en rouge, et la figure en jaune et en blanc,,
excepté lorsqu'ils vont à la guerre ; car, dans ce dernier cas,
ils se peignent le visage en rouge pour se donner un air plus
féroce.
Les femmes sont petites , douées de jolis traits et d'un œil
noir étincelant qui respire la tendresse et la volupté. Elles ont
la gorge arrondie et bien fournie , la taille élancée , de petites
mains et de petits pieds , les jambes droites et la cheville du
pied peu saillante. En un mot, elles semblent, à tous égards,
admirablement formées pour les plaisirs de l'amour. En met-
tant de côté nos préjugés touchant certaine complexion ,
les attraits personnels de ces femmes sont d'un ordre très-dis-
tingué. Néanmoins, elles ne négligent point l'aide étrangère
de la toilette , car elles se décorent des plumes et des coquilles
les plus riches qu'elles peuvent se procurer par l'affection de
leurs parens et de leurs frères , ou la galanterie de leurs amans
ou de leurs maris. Elles portent autour de la tête et du cou
diverses sortes d'ornemens faits avec des dépouilles d'oiseaux
et de poissons ; leurs bras et leurs jambes sont décorés de la
même manière , tandis que leur gorge est tatouée légèrement ,
mais avec goût. Elles portent également un petit tablier de
huit pouces de large et de douze pouces de longueur, orné
sur les bords d'une manière très-ingénieuse et enrichi, dans le
milieu, d'un ornement en petites coquilles de choix. Par-dessus
le tout, elles portent un manteau ou tunique, fabriquée avec
une belle herbe soyeuse , tissue avec beaucoup de goût et d'ha-
bileté , et quelquefois bordée d'une frange élégante. Cet babil
NOTES. 369
lemcnt a huit pieds environ de longueur, sur six de large,
avec un trou dans le milieu, tout juste assez grand pour laisser
passer la tête ; il ressemble beaucoup au poncho des Américains
du Sud.
Les devoirs et les occupations des femmes consistent dans la
fabrication de toutes les étoffes, des lignes de pêche et des
filets , dans le soin de la cuisine et dans celui d'élever les enfans.
Elles s'acquittent de cette dernière tâche avec une attention et
une tendresse exemplaires. Elles sont douces et affectionnées
envers leurs maris, et à leur tour ceux-ci traitent leurs fem-
mes avec une délicatesse et des égards qui pourraient faire
rougir beaucoup de chrétiens. En un mot, elles paraissent
dignes de répondre aux efforts des missionnaires qui attache-
ront plus de prix à la pratique de la religion qu'à sa théorie.
Les deux îles de l'Ouest, comme je l'ai déjà dit, sont peu-
plées par environ quinze mille Indiens de couleur de cuivre,
qui sont un peu inférieurs pour la taille à la tribu des noirs
que je viens de décrire. Les hommes n'ont en général que cinq
pieds huit pouces, mais ils sont plus forts, plus vigoureux,
plus athlétiques et mieux constitués pour la guerre et pour les
fatigues que la peuplade de couleur plus foncée. Ils sont très-
actifs et d'une force remarquable. Parmi eux , j'en ai vu plu-
sieurs qui ne pesaient pas plus de cent cinquante livres chacun ,
et qui soulevaient notre petite ancre de bossoir, pesant plus
de six cents livres , en apparence avec autant de facilité que
j'aurais soulevé un poids de cent livres; pourtant ils vivent
uniquement de fruits et de poisson, sans excitans d'aucune
espèce. Ils ont le corps droit et arrondi, la poitrine saillante,
les membres nerveux , les mains et les pieds bien conformés.
Leur teint est d'une couleur de cuivre très-pâle ; leurs che-
veux, longs et noirs, sont en général proprement réunis
au sommet de la tête. Ils ont le front élevé et proéminent,
indice ordinaire des facultés intellectuelles. Au bas de cette
partie, spécialement chez les femmes, règne une paire de
longs cils soyeux, noirs comme le jais et fortement arqués.
On dirait d'une draperie ou de rideaux sous lesquels leur aine
tome v. 7.4
370 NOTES.
sort de son palais, au travers du cristal de deux yeux noirs et
brillans. Leurs visages sont arrondis, pleins et potelés, et les
pommettes sont moins saillantes qu'on ne l'observe ordinaire-
ment parmi les nations sauvages. Ils ont un beau nez, modé-
rément élevé • une bouche bien proportionnée et une double
rangée de dents plus blanches que l'ivoire le plus pur. Les
joues à fossette et les doubles mentons sont communs dans les
jeunes gens des deux sexes. Les hommes ont le cou court et
épais, et généralement couvert par devant d'une longue barbe
noire qu'on laisse croître seulement à partir du menton. Ce-
pendant quelques-uns de leurs principaux chefs portent de
très-grandes moustaches. Ils ont de grandes oreilles, et leur
partie inférieure est percée d'une ouverture assez grande pour
recevoir un ornement de la grosseur d'un œuf d'oie. Cet orne-
ment est souvent décoré avec des dents de diverses sortes de
poissons, des coquilles, des becs et des plumes d'oiseaux, et
des fleurs des vallées. Ils portent aussi des colliers de la même
nature. Ils ne sont guère tatoués que depuis le bas du cou
jusqu'au creux de l'estomac. Souvent, sur la poitrine des
chefs, c'est un tatouage non interrompu, représentant une
foule de figures fantastiques, exécutées avec beaucoup de goût
et de délicatesse. L'habillement des deux sexes est semblable à
celui de leurs voisins de l'Est, et il ne s'en distingue par rien
d'important. Ils portent des bracelets en écaille de tortue aux
bras , et en nacre de perle aux jambes et à la cheville du pied.
Pour la propreté personnelle, ces insulaires pourraient défier
tout autre peuple de la terre. Ils sont naturellement gais,
affectueux, joyeux, vifs et actifs , extraordinairement doux et
affectionnés envers leurs femmes et leurs enfans , et pleins de
déférence et de respect pour la vieillesse.
En général, leurs femmes sont à peu près de la même taille
que les nôtres; leurs formes sont délicates, leur taille svelte et
leur buste admirablement moulé. Leurs pieds et leurs mains
ne sont pas plus grands que chez nos enfans de l'âge de
douze ans , et j'ai souvent enfermé dans mes deux mains
la taille des filles de dix-huit à vingt ans. Elles sont nu-
NOTES. 371
biles à l'âge de cent cinquante lunes, environ douze ans.
Elles ont la tête petite, le front élevé, les yeux grands et
noirs , les joues pleines et potelées , le nez bien fait , la bouche
petite, et, ce qui ne manque jamais dans cette partie du
monde, des dents superbes, ce qui ajoute mille attraits à
chacun de leurs sourires enchanteurs. Leurs oreilles sont
petites et leur cou très-délicatement formé ; par derrière
flottent leurs longs cheveux noirs, quand ils ne sont point
réunis sur la tête. Elles sont extrêmement modestes et d'une
grande sensibilité touchant certains chapitres. Souvent, on
voit la rougeur percer sur leur visage à travers leur teinte fon-
cée. Leur maintien annonce constamment le contentement et
la vivacité ; leurs mouvemens sont élastiques et comparables à
ceux des Sylphides. Les Virginiennes Pocahontas , sous le
rapport des attraits personnels et des charmes du caractère, se-
raient éclipsées par les femmes séduisantes du groupe de Bergh.
La chasteté et la fidélité dans le mariage semblent être des
scntimens innés chez ces peuples , et l'on conçoit à peine la pos-
sibilité de violer ces vertus. Par conséquent, leurs liens conju-
gaux sont presque toujours heureux. Une femme ne parle ja-
mais de son mari qu'avec un sourire de contentement , et , dans
tous mes rapports avec eux , je n'ai jamais vu un homme parler
durement ou insolemment à une femme. Les affections sociales
sont aussi très-fortes , et , chez eux , les relations de parenté les
plus éloignées semblent être plus sacrées que les rapports les
plus intimes parmi les Américains civilisés. Ils sont amis fidèles,
bons voisins , et montrent une obéissance implicite aux lois et
aux coutumes sous l'empire desquelles ils vivent. Les actes
d'injustice et d'oppression sont à peine connus chez eux ; mais
la charité, l'humanité et la bienveillance y régnent dans toute
leur étendue. Ils combattront vaillamment pour la cause d'un
ami; mais ils ne conserveront ni haine ni rancune pour toute
injure qui leur sera personnelle. Les disputes individuelles sont
très-rares, et quand elles ont lieu leur conduite est toujours
basée sur les règles de l'honneur et de la loyauté. Un homme
n'attaquera jamais son voisin, quelle que soit l'offense reçue,
24*
372 NOTES.
s'il ne s'est assuré auparavant que , sous le rapport de la force
physique, son ennemi ne lui est point inférieur, attendu qu'il
aurait horreur d'abuser de sa faiblesse. Pour l'industrie , l'ac-
tivité, la gaieté et la persévérance, aucune comparaison ne
peut être établie entre ces naturels et ceux d'aucune des îles
de l'Océan-Pacifique que j'ai eu l'occasion de visiter. Les
hommes, les femmes et les enfans sont tous en mouvement
depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, occupés à la
pêche ou à la fabrication des armes, des ustensiles de pêche,
des étoffes, des habitations et des pirogues. Tout ce qu'ils
font est exécuté avec beaucoup de goût et d'adresse, bien
qu'ils n'aient à leur disposition que des instrumensen coquilles,
en pierres et en dents de poisson. Par leurs lois, il leur est
expressément défendu de rester couchés après le lever du soleil,
excepté en cas de maladie ou d'infirmité corporelle ; aussi , la
dyspepsie, les maladies de foie et les mille et un maux qui
affligent les races civilisées, sont inconnus aux naturels de ces
heureuses îles.
En décrivant les vertus et les aimables qualités de ces insu-
laires , je ne prétends pas faire entendre qu'il n'y ait point
d'exemples, ni de circonstances isolées où les lois ne puissent
être violées. Un état parfait de la société n'existe point et peut-
être n'existera jamais sur ce globe si riche en anomalies. La
nécessité même des lois indique le contraire. Frapper une
femme est à juste titre considéré par les naturels du groupe de
Bergh comme une action inhumaine et barbare, quelle que
soit sa faute. Mais si une femme devient rebelle et désobéis-
sante envers son mari, qu'elle le maltraite, et que les
moyens de la douceur ne puissent la faire changer, elle est
transportée sur une petite île du groupe , où nul n'habite que
des femmes; l'homme qui se permettrait d'enlever l'une d'entre
elles, sans la permission du gouvernement, serait mis à mort.
Des punitions encore plus sévères sont infligées à l'homme qui
maltraite sa femme.
Pour les tours de force, d'adresse et d'agilité, quelques-uns
de ces naturels laisseraient bien loin derrière eux les hommes
NOTES. 373
qui se donnent en spectacle chez nous. Ils feront avec rapidité
une foule de pirouettes en avant et en arrière , sans avoir rien
d'élastique sous leurs pieds ; ils sont également habiles à courir,
sauter, grimper et lancer des masses pesantes, etc. Ils monte-
ront à la cime d'un cocotier haut , droit et poli comme le mât
d'un navire, en apparence avec autant d'aisance et d'agilité
qu'un marin monterait le long des enfléchures des haubans
quand elles viennent d'être reprises. Ils excellent aussi dans
l'exercice de la natation, et semblent aussi à leur aise dans
l'eau que les requins et les tortues. Ils plongeront à la profon-
deur de quinze toises, et rapporteront une demi-douzaine d'huî-
tres perlières avec tout autant de facilité que quelques-uns de
nos meilleurs nageurs iraient a trois toises pour rapporter
quelque chose du fond.
A l'égard des idées religieuses de ces insulaires, le peu de
renseignemens qu'il m'a été possible d'obtenir peut être exposé
en quelques mots. Ils pensent que tout a été créé par un cer-
tain être sage et puissant qui dirige et gouverne tout, et dont
la résidence est au-dessus des étoiles : qu'il veille sur tous ses
enfans et sur toutes les choses animées avec un soin et une
affection paternelle, qu'il pourvoit à la subsistance des hom-
mes, des oiseaux, des poissons et des insectes, le plus petit
animal étant destiné à servir de pâture au plus grand, et tous
devant servir au soutien du genre humain; que le créateur
arrose ces îles de sa propre main , en laissant tomber d'en haut
les pluies en temps opportun ; qu'il a planté le cocotier, l'arbre
à pain et tous les autres arbres, ainsi que les buissons, les
plantes et les touffes d'herbe; que les bonnes actions lui sont
agréables, mais que les mauvaises actions l'offensent; qu'ils
seront heureux ou misérables par la suite , suivant leur con-
duite en celte vie; que les bons vivront alors sur un groupe
d'îles délicieuses, encore plus belles et plus agréables que les
leurs , tandis que les méchans seront séparés des bons et trans-
portés dans quelque île rocailleuse et désolée , où il n'y aura ni
cocotiers, ni arbres à pain, ni eau fraîche, ni poisson, ni
aucune trace de végétation. Ils n'ont ni temples, ni églises, ni
374 NOTES.
formes extérieures de culte; mais ils disent qu'ils aiment l'être
suprême , à cause de sa bonté envers eux.
Ils regardent le contrat du mariage comme une obligation
sacrée , et il doit être célébré en présence du roi , ou de l'un
des principaux officiers de Sa Majesté , dûment autorisé et dé-
légué à cet effet. Avant qu'un contrat semblable soit formé,
aucune restriction n'est imposée aux deux sexes, et les femmes
non mariées peuvent accorder leurs faveurs à qui leur con-
vient, sans encourir aucuns reproches, et sans éprouver au-
cune sorte de remords. Mais une fois mariées, un faux pas
deviendrait une infamie. Une femme enceinte , qu'elle soit
mariée ou non, est considérée avec honneur et respect;
elle-même, justement fière de sa fécondité, est bien éloi-
gnée de prendre aucunes précautions pour cacher son état.
Un jeune naturel en recherche d'une épouse accorde généra-
lement la préférence à celle qui a déjà donné une preuve si
authentique de son aptitude à se former une famille.
Leurs cérémonies funéraires ont aussi quelque chose de sin-
gulier. A la mort d'un proche parent, on s'abstient de toute
espèce de nourriture durant quarante-huit heures ; et du-
rant un mois on ne mange autre chose que des fruits, en
se privant entièrement de poisson , qui est la plus grande
friandise du pays. Pour la perte d'un père ou d'un époux,
on se retire en outre dans une solitude sur les montagnes
l'espace de trois mois. Mais la vérité me fera ajouter une
autre circonstance que, pour l'honneur de la nature humaine,
je voudrais pouvoir passer sous silence. La mort du roi ou
d'un chef principal est toujours célébrée par des sacrifices hu-
mains!... Plusieurs hommes , femmes et enfans, sont choisis
pour lui servir de cortège d'honneur dans le monde des esprits,
et ils sont fiers de cette distinction , car ils sont enterrés dans
le même tombeau que lui !... Dans ces occasions, et durant les
deux mois qui suivent les funérailles d'un chef, il n'est permis
à aucune pirogue de flotter sur l'eau. Un petit nombre de mis-
sionnaires auraient bientôt dissipé ces ténèbres superstitieuses.
J'ai déjà dit que la race indienne qui habite les deux îles de
NOTES. 37*
l'Ouest , et la race noire qui occupe les deux îles de l'Est , sont
souvent en guerre , mais je n'ai pas encore mentionné leur
manière de commencer et de poursuivre les hostilités. D'après
tout ce que j'ai pu apprendre, voici la marche ordinaire de
leurs opérations.
Si les insulaires de l'Ouest ont reçu ou croient avoir reçu
de leurs voisins de l'Est quelque injure, par un agent dûment
autorisé pour cette mission, ils envoient aux agresseurs l'avis
que dans cinq jours , à partir de ce moment (car ils procèdent
toujours par avis de cinq jours) , à telle heure et dans tel en-
droit, un certain nombre de guerriers débarquera d'un nom-
bre désigné de pirogues sur leur territoire , armé et équipé de
telle et telle manière; enfin , que des négociations seront enta-
mées au temps et au lieu indiqués , relativement aux explica-
tions à 'donner et aux réparations à exiger.
Le débarquement , la conférence et la négociation , tout a
lieu en conséquence; et si le sujet de la querelle est arrangé à
l'amiable, l'affaire se termine par un festin, et les deux partis
sont satisfaits; mais, si l'on ne peut tomber d'accord, on a
recours à la voie des armes. Un nombre égal de guerriers
vient se mesurer avec les plaignans , et la raison du plus fort
en décide. Durant une demi-heure, ils combattent comme
des tigres furieux, distribuent la mort et les blessures sans
réserve et sans pitié ; puis ils se séparent , comme d'un commun
accord , et se reposent le reste du jour. Les deux partis restent
près du champ de bataille, occupés à enterrer leurs morts et à
soigner leurs blessés.
Le jour suivant, quand les deux troupes ont déclaré qu'elles
étaient prêtes, le combat recommence avec une nouvelle
ardeur, et dure deux fois plus long-temps que la veille, à
moins qu'un des partis ne quitte la place , et ne cède la
victoire à l'autre. Dans le cas contraire, au bout d'une heure
d'un combat opiniâtre , ils se séparent de nouveau , mettent de
côté leurs armes, et s'aident mutuellement à enterrer leurs
morts et à panser les blessés , de la manière la plus amicale.
Le troisième jour , le sort de la campagne est décidé. Us corn-
376 NOTES.
mencent le combat le matin , et le continuent jusqu'à ce que
l'un des partis succombe. Si ce sont les assaillans, ils aban-
donnent leurs pirogues et leurs armes aux vainqueurs qui sont
obligés de donner un festin aux vaincus et de les ramener en
sûreté sur leurs îles, où un traité de paix est ratifié par un
nouveau festin qui dure deux jours. Les deux peuples sont
ensuite en deuil pendant quinze jours, en l'honneur de leurs
amis tués dans le combat. Après cela, les relations d'amitié
sont renouvelées, et les insulaires des deux tribus vont et
viennent , comme de coutume, les uns chez les autres.
D'autre part, si les assaillans sont victorieux, les autres
acquiescent à leurs demandes et font le traité le plus favorable
que les circonstances puissent leur permettre, toujours ratifié
par un festin qui dure deux jours. Les prisonniers faits dans
l'action appartiennent aux individus qui les prennent, si leur
parti remporte la victoire; autrement, ils sont rendus aux
vainqueurs ; mais les hommes du parti qui cède ne sont jamais
considérés, ni traités comme prisonniers; ils sont traités ho-
norablement et reconduits chez eux , comme on l'a déjà dit.
Les armes qui servent dans ces combats consistent en lances
d'un bois très-léger et armées de pointes en silex ou en os de
poisson; ils ont aussi des lances d'une autre espèce, en bois
très-pesant, d'environ quinze pieds de longueur, terminées
en pointe acérée et durcies au feu. Ils envoient ces lances à
la distance de trente ou quarante verges dans un but de la
taille d'un homme , et ne le manquent jamais ; mais ils le frap-
pent ordinairement près du centre. Les pointes de leurs armes
ne sont point empoisonnées, et je ne saurais dire si c'est par
un sentiment d'honneur ou bien par défaut de moyens.
Leurs casse -têtes sont fabriqués avec une espèce de bois
qui ressemble beaucoup à notre fus tic ; ils ont six ou huit
pieds de longueur , sont de la grosseur du poignet à chaque
extrémité, mais un peu plus minces au milieu, et sont bien
travaillés, bien polis et quelquefois élégamment ciselés. Ces
sauvages les tiennent par le milieu et s'en servent de la même
manière qu'un Irlandais fait de son shilaleh. J'ai vu un homme.
NOTES. 377
avec cette arme, en tenir une demi-douzaine à distance.
Les frondes, avec lesquelles ils commencent d'ordinaire le
combat, sont faites avec les fibres de l'écorce d'un arbre et ont
environ trois pieds de longueur quand elles sont doublées. Au
centre est proprement pratiquée la poche pour recevoir la
pierre, qui est d'ordinaire de la grosseur d'un œuf d'oie, et ils
peuvent la lancer à cent ou cent cinquante verges avec assez
de précision.
Les habitations de ces insulaires sont bien conçues et ingé-
nieusement exécutées. Pour la grandeur, elles varient de vingt
à soixante pieds de longueur , et de dix à trente pieds de lar-
geur; elles n'ont que le rez-de-chaussée, avec des toits angu-
laires proprement recouverts de feuilles de cocotier ou d'autre
palmier, qui les rendent complètement impénétrables à l'eau.
Durant la saison pluvieuse , les côtés de la maison sont garnis
de larges nattes que l'on met en place à la fin de novembre et
que l'on enlève vers le premier février , pour les serrer sous le
faîte du toit, dans un lieu destiné à cet objet. Aussi , durant
près de dix mois , l'air circule librement au travers de toutes
les parties de la maison , la nuit comme le jour. Quand on
enlève , en février , les nattes à l'épreuve de l'eau , on les rem-
place , pour la belle saison , par des nattes à mailles ouvertes,
ressemblant , pour l'aspect , aux filelsde bastingage ou des voiles
d'étai d'un vaisseau , qui servent très-bien de persiennes. Les
planchers sont tapissés de nattes grossières , qui sont régulière-
ment lavées une fois par semaine au bord de la mer.
Leurs lits sont des nattes souples et molles , mais très-bien
travaillées, et les plus délicats en ont plusieurs empilées l'une
sur l'autre. Quelquefois les femmes qui sont mères ont des cor-
beilles ou berceaux en osier suspendus au toit de la maison
pour servir de couchettes aux jeunes enfans. Ils ont aussi une
espèce de lit ou plutôt de litière très-ingénieusement imaginée
pour les malades; c'est une grande natte forte , étendue sur un
châssis de bambou élevé d'environ dix-huit pouces au-dessus
du plancher, et garnie sur les bords de filets. Ces nattes sont
pourvues dans le milieu d'un trou , afin de permettre au malade
378 NOTES.
quand il est très-bas de faire ses besoins sans être dérangé. Sur
ces litières sont suspendus de grands éventails en feuilles de
palmier, que le patient peut facilement mettre en mouvement
au moyen d'une ficelle. Ils ont aussi des nattes très-bien tra-
vaillées, destinées particulièrement aux repas, que Ton lave
chaque fois qu'elles ont servi. En un mot, sous le rapport de
la propreté personnelle et domestique , ces insulaires l'empor-
tent de beaucoup sur tous les peuples que j'ai jamais vus; et
ma femme me dit souvent que, pour son instruction dans la
science du ménage , elle est redevable aux leçons qu'elle a re-
çues des dames du groupe de Bcrgh.
Leurs maisons sont disposées par groupes ou petits villages,
rangées régulièrement, et séparées par des rues de cinquante
toises environ de large. Chaque maison a un verger spacieux
qui en dépend, entouré d'une palissade en bambou qui permet
la libre circulation de l'air. Au centre de chaque village , est
la résidence d'un chef qui dirige toutes les affaires en qualité
de magistrat. Toutes les querelles locales sont soumises à son
jugement , mais on a le droit d'appeler de sa sentence à celle du
roi ou du principal chef de la tribu.
Ces îles sont d'une élévation modérée ; chacune d'elles est
haute au centre , et le sol s'abaisse par degrés pour se terminer
en belles vallées et prairies fertiles qui s'étendent de toutes
parts le long des rivages ; partout on voit couler vers la mer des
torrens d'une eau limpide. On concevra facilement qu'un
groupe d'îles ainsi placé près de l'équateur , couvert d'un ter-
rain profond et peu compacte , et sous l'influence du soleil des
tropiques , doit offrir une végétation rapide et perpétuelle. En
effet , on peut observer sur le même arbre , et souvent sur la
même branche, des fleurs et des fruits mûrs, mêlés avec des
fruits dans toutes les phases de leur croissance. Chaque feuille
qui tombe est presque immédiatement remplacée par une nou-
velle , tandis que les fruits , parvenus à leur maturité , sont
obligés de céder la place à de nouveaux germes. Là , le prin-
temps, l'été et l'automne se disputent continuellement l'empire
de la nature. L'hiver apparaît à peine un instant dans celte lutte
NOTES. 379
et se retire ave*c un sourire vivifiant, plus doux encore que
celui des autres saisons.
Si les habitans de ces îles possédaient quelques petites con-
naissances en agriculture , et qu'ils voulussent y consacrer une
étincelle du talent et de l'habileté qu'ils déploient dans leurs
ouvrages habituels d'une moindre importance , ces îles pour-
raient bientôt devenir les plus beaux jardins du monde. J'ose
me flatter de l'espoir d'avoir pu contribuer à fonder les bases
d'une révolution aussi désirable. Je leur ai donné à cet égard
tous les renseignemens possibles , eu égard à la courte durée de
notre séjour , à l'aide d'interprètes , dont le dialecte naturel
était si semblable au leur, qu'ils pouvaient converser ensemble
sans la moindre difficulté. Je leur procurai aussi diverses sortes
de graines , qu'ils promirent de planter et de cultiver suivant
mes instructions. Dans ce nombre étaient des pommes , des
poires, des pêches, des prunes, des melons, citrouilles , igna-
mes, pommes de terre, oignons, choux , betteraves, carottes,
panais, haricots, pois, etc. Je n'hésite pas à croire que le café,
le poivre , la canne à sucre et les épiées des diverses espèces
réussiraient facilement et peut-être sans culture sur ces îles.
L'abondance et l'épaisseur des forêts est une preuve évidente
de la richesse du sol qui couvre la surface de ces belles îles. Je
sais que les terrains élevés produisent du bois de sandal , mais
je ne pourrais affirmer en quelle quantité. Partout on trouve
un grand nombre et une variété de belles plantes , non-seule-
ment dans les plaines et les vallées , mais encore sur les hau-
teurs et jusque sur leurs cimes. Plusieurs étaient étrangères
pour moi, et il y en a, je pense, qui ne sont pas bien connues
dans ce pays. Quelques-unes, j'en suis sûr, seraient fort esti-
mées par nos amateurs d'objets scientifiques. Les cocotiers et
les arbres à pain viennent ici d'une taille énorme , et leurs
fruits sont bien plus gros et bien plus savoureux que ceux que
j'ai été habitué à voir dans les autres îles de ces mers.
Les naturels du groupe de Bergb sont favorisés de l'eau la
plus pure qui descend en torrens limpides des sources de leurs
montagnes ; mais ils la boivent rarement sans qu'elle ait monté
380 NOTES.
dans les veines invisibles du cocotier , et qu'elle se soit déposée
au centre de son délicieux fruit. Une fois qu'elle est ainsi puri-
fiée dans un des plus agréables alambics de la nature , ces na-
turels la considèrent comme le breuvage le plus pur et le plus
salutaire du monde.
Ici le climat est délicieux, jamais ni trop chaud ni trop
froid. Situées au fort de ce courant aérien , appelé vent alise
du N. E., ces îles sont toujours rafraîchies par une belle brise
de mer fraîche , qui entretient l'atmosphère dans un état de
pureté susceptible de donner la santé , la vigueur et l'activité à
tous les êtres de la nature animée.
Mes connaissances sont très-bornées quant aux animaux
qui se trouvent dans ces îles, attendu que je n'ai pas eu l'oc-
casion d'en visiter l'intérieur. Je sais que les bois abondent en
oiseaux de diverses espèces , tous agréables à la vue , et la plu-
part doués d'un chant mélodieux. J'ai vu plusieurs reptiles de la
famille des lézards, mais pas un serpent. Les insectes sont nom-
breux , brillans , mais pas un n'est importun. Nous n'aperçûmes
aucun minéral digne d'être remarqué. Les eaux , à l'intérieur
du récif qui environne le groupe entier , abondent en excellent
poisson de tout genre, qu'on peut prendre en quantité, soit à la
seine, soit à l'hameçon. Des coquillages de différentes sortes se
trouvent sur les récifs , les bas-fonds et les rivages. Quelques-
uns offrent des échantillons qui surpassent tout ce que j'ai
jamais rencontré en aucune partie du monde. Je ne sache point
d'endroit où le naturaliste et l'amateur puissent se procurer
une collection de coquilles rares, curieuses et précieuses , plus
riche que dans ces îles. Les huîtres perlières sont communes ,
et celles que nous obtînmes des naturels sont de la même espèce
que celles de Sooloo. La tortue verte est commune, mais je
pense que la tortue a tête pointue est très-rare, attendu que
nous en vîmes très-peu dans l'eau, et que l'écaillé se trouvait
en petite quantité entre les mains des naturels.
La biche de mer {holothurie ou trepang des Malais) peut s'ob-
tenir ici en grande quantité et d'une qualité très-supérieure,
pourvu que l'on puisse compter sur les dispositions amicales
NOTES. 381
des naturels ; autrement le temps et la peine qu'on se donne-
rait pour cette pêche seraient en pure perte. Si les circonstan-
ces étaient favorables, on pourrait faire ici plusieurs cargai-
sons de cette denrée , et la majeure partie s'en vendrait à un
prix fort élevé , si les échantillons que nous observâmes peu-
vent servir de règle pour juger de sa qualité en général. Quel-
ques-uns de ceux que nous trouvâmes avaient deux pieds de
longueur et dix-huit pouces de circonférence; leur chair, une
fois les intestins enlevés , pesait encore de sept à neuf livres î. ..
C'est une dimension bien supérieure à celle de tous les mollus-
ques de ce genre que j'aie jamais vus aux îles Fidgi, Nouvelles-
Hébrides, Bougainville, Nouvelle-Zélande, Nouvelle-Breta-
gne, Nouvelle-Guinée, Nouvelle-Hanovre, et même aux îles
du Massacre.
Il sera curieux de comparer l'éloge pompeux qu'a fait
des insulaires de Hogoleu le capitaine Morrell, avec le
peu de mots que nous en avons dit nous - même dans
notre journal sur la Coquille , par suite des communica-
tions que nous eûmes à la voile avec ces sauvages, en
juin 1824. Voici littéralement de quelle manière nous
nous exprimions alors sur leur compte.
Quelque étendu que paraisse être ce groupe au premier
abord , par le fait il se réduit à peu de chose et doit être médio-
crement peuplé. Aussi n'avons-nous jamais vu plus de douze
ou quinze pirogues à la^ois , bien que durant les deux pre-
miers jours nous ayons mis plusieurs fois en panne pour com-
muniquer avec les naturels. Ces insulaires n'ont rien de remar-
quable , ils sont d'une taille médiocre , plusieurs sont difformes
ou affligés de maux dégoûtans. Leur intelligence paraît bornée,
et je crois cette race inférieure à celle d'Ualan. Pour le bon
ton et la dignité, les tamol de Hogoleu ne valent nullement les
uros et les ton d'Ualan , bien qu'ils aient les mêmes dispositions
au vol. Tout porte à croire qu'ils ont souvent vu des Euro-
péens , et rien dans Le navire ni sur nos personnes ne parais-
382 NOTES.
sait vivement piquer leur curiosité ni exciter leur admira-
tion. Leurs maros et leurs ponchos sont fabriqués avec un tissu
solide et bien travaillé. Leurs pros sont bien faits , mais leur
manœuvre est loin d'être remarquable ni pour la simplicité , ni
pour l'avantage de la marche. Nous n'avons point vu entre
leurs mains d'armes ni de haches en pierre. Seulement j'ai
remarqué deux frondes en bourre de coco dont j'ai fait l'acqui-
sition. Nous avons cru remarquer que l'autorité des chefs sur
leurs inférieurs était assez grande, et ceux-ci ne manquaient
jamais de remettre aux premiers ce qu'ils venaient de se pro-
curer en présent ou par échanges. Quelques-uns sont tatoués ,
d'autres ne le sont point du tout. Déjà indifférens à l'égard des
clous et même des couteaux, ils ne paraissaient convoiter que des
haches qu'ils appelaient saran. Ils ne se souciaient point de
miroirs , et ne donnaient que des bagatelles pour des hame-
çons. Ils portaient aux oreilles des cylindres en bois assez volu-
mineux, au cou des colliers de diverses grosseurs, faits avec de
petits disques en noix de coco et coquilles entremêlées. Leurs
étoffes étaient teintes en rouge , en noir et quelquefois en
blanc. On n'a pu obtenir qu'un petit nombre de mots de leur
langue , que je regarde comme fort douteux quant à leur vraie
signification.
page 254.
La mortalité se serait sans doute déclarée d'une ma-
nière effrayante.
Enfin, après quarante-cinq jours de traversée et plus de
deux mois de privation de vivres frais, nous trouvant dans les
mêmes circonstances que l'Urémie , c'est-à-dire ayant tout un
équipage exténué par les maladies, comme elle, nous fûmes
très-contens d'arriver dans un pays civilisé.
{Extrait du Journal de M. Quoy.')
NOTES. 383
PAGE 26o.
Et firent sur-le-champ voile vers le Pérou , pour aller
se joindre aux indépendans.
Depuis notre départ de Guam sur /' Uranic , il s'y est passé
quelques événemens. M. Mcdinilla obtint de retourner à Ma-
nille. M. Ganga le remplaça. Ce fut sous lui qu'eut lieu, dans
la rade d'Oumata, la révolte du vaisseau V Asia et des deux
bricks. Cette faible expédition, que l'Espagne avait armée avec
peine pour combattre les corsaires indépendans de l'Amérique,
lui fut enlevée dans quelques minutes. Il n'y eut presque pas
de résistance et par conséquent peu d'hommes tués; le général
fut blessé et se cassa la cuisse ; lui , ses officiers et une centaine
d'hommes furent déposés à terre ; après quoi les mutins gagnè-
rent l'Amérique et se joignirent aux indépendans. Le gouver-
neur Ganga montra de l'énergie en allant seul à bord de l'Asia
pour tenter de faire rentrer l'équipage dans le devoir. Ses
remontrances furent vaines.
{Extrait du Journal de M. Quoy.^)
PAGE 27O.
Et cette arme était encore inconnue à Gouaham.
Nous n'avions rien à lui offrir en retour. Car il ne faut pas
compter un fusil de l'expédition qui lui fut donné. Dans de
semblables voyages, il serait tout aussi utile d'avoir de belles
pièces de nos manufactures à offrir que cinq à six mille francs
en caisse. Mais j'oubliais qu'aucune de ces expéditions , celle
de Baudin exceptée , n'avait été faite en grand et généreusement
pourvue de tout ; que toutes avaient été arrachées par leur
commandant, à force de sollicitations et de preuves déduites,
dans de longs rapports , du peu qu'elles devaient coûter. Ce-
pendant, je crois qu'elles ont eu des résultats qui peuvent faire
quelque honneur a la France.
( Extrait du Journal de M. Quoj. )
384 NOTES.
PAGE 282.
Et à l'impossibilité de pouvoir les assujétir à un régime
convenable.
Cependant, il y avait près de vingt jours que nos malades
étaient à terre avec des vivres frais, jouissant de la promenade
le matin et le soir aux heures où il fait le moins chaud, sans
qu'il y eût de l'amélioration dans l'état de l'ensemble ; ce qu'il
faut attribuer à l'impossibilité où nous étions de pouvoir les
empêcher de se surcharger l'estomac de toute espèce d'alimens
qu'ils se procuraient des habitans. Les maîtres n'étaient pas
plus raisonnables que les matelots, et, durant tout le temps que
les fièvres de M. Gaimard durèrent, je n'ai jamais fait de ser-
vice plus désagréable et avec de telles gens. Obligé quelque-
fois de céder à leurs criailleries, je leur accordais des médica-
mens dont je savais que l'effet allait être détruit par leur intem-
pérance. C'est ainsi que l'un d'eux , l'Anglais que nous avions
prisa Tikopia, hâta sa fin en mangeant du cerf avec excès. Je
serais aussi disposé à croire , avec le gouverneur, que le séjour
d'Uniata est un peu humide pour des malades, et que celui
d'Agagna serait plus convenable. Nous n'avions pas à choisir. Il
étaitde toute impossibilité à ï 'Astrolabe , une fois mouillée dans
la vaste rade d'Apra , d'envoyer tous ses malades à terre et de
faire le plus petit service du bord , à cause de l'éloignement où
se trouve la ville. Ce que l'Uranie avait fait n'était pas pratica-
ble pour nous ; de sorte que nous rembarquâmes presque
tous nos malades avec la fièvre , après un mois de séjour. Quel-
ques-uns cependant prirent de la force tout en la conservant,
et purent faire le service entre les accès.
{Extrait du Journal de M. Quoj.)
FIN DFS NOTES DE I.A PREMIERE TARTIE T)V CINQUIEME VOI-IIM*.