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VOYAGE
L'ASTROLABE.
LE VOYAGE DE L ASTROLABE
se compose des parties suivantes :
première Biwsum.
V Histoire dc Voyage, rédigée par M. Dumont d'Urville; j^ volumes grand
in- 8, papier grand-raisin superfin ; avec plus de 100 Vignettes en bois
ou en taille-douce , 5 Cartes grand in-folio , et un AUas dc au moins
240 Planches lithographiées sur demi-feuille jésus-vélin.
Météorologie, Magnétisme, Température de la Mer, etc. , Mémoire
rédigé par M. Arago, de l'Académie des Sciences; t volume in-8.
Deuxième Dbistort.
I Botanique. Texte par MM. Lesson jeune et A. Richard; 1 volume in-8;
r Atlas de 80 Planches au moins en taille-douce, la plupart coloriées, sur
demi-feuille jésus-vélin.
QLroisièmc Bioision.
Zoologie, rédigée par MM. Quoy et Gaimard; 5 forts volumes in-8, avec
Atlas de 200 Planches au moins, gravées en taille-douce, imprimées en
couleur, relevées au pinceau; sur demi-feuille jésus-vélin.
€Luatrième Dioisioit.
Partie Entomologique , rédigée par M. Latreille , de l'Académie des
Sciences; 1 volume in-8, avec 12 Planches en taille-douce, imprimées
en couleur et relevées au pinceau, sur demi-feuille jésus-vélin.
Cinquième Dioiôion.
Hydrographie. Atlas d'environ 53 Cartes ou Plans, gravés par les soins
du gouvernement , suivi d'un volume de texte , rédigé par M. Dumont
d'Urville.
imprimerie de j. tastu.
VOYAGE
LA CORVETTE
L'ASTROLABE
«Êmutc par (Drùre lui î\oi ,
PENDANT LES ANNÉES 1826-1827- 1828-1829
«OIS l.r COMMAMDIME?
DE M. J. DUMONT D'URVILLE,
CAPITAINE DE VAISSEAU.
POBLtl
Par (Prùonnatuc bt Sa fila\cttt.
HISTOIRE DU VOYAGE.
#
TOME PREMIER.
PARIS
J. TASTU, ÉDITEUR-IMPRIMEUR,
W° 36, RUE DE VAUGIRARD.
1830
Digitized by the Internet Archive
in 2011 with funding from
Duke University Libraries
http://www.archive.org/details/voyagedelacorvet11dumo
DISCOURS PRELIMINAIRE.
L'immortel Colomb venait de découvrir un nou-
veau monde, et Ton savait seulement qu'un Océan
immense le ceignait à l'ouest comme «à Test, mais
on ignorait, l'étendue, les limites de ce bassin, et
Ton n'avait aucune idée des terres qui pouvaient
se trouver sur sa surface. A peine écbappée à
l'ignorance du moyen-âge , l'Europe était encore
bien loin d'avoir atteint ce baut degré de civilisa-
tion, ce noble amour des sciences et de la gloire
qui la caractérise aujourd'hui, et. qui a conduit
plusieurs souverains à faire exécuter de nos jours
tant de belles expéditions pour l'intérêt seul de la
science et de l'humanité. Au commencement du
seizième siècle , la soif des conquêtes et les spécu-
lations mercantiles pouvaient seules déterminer
les monarques ou les gouvernemens à montrer
n DISCOURS PRELIMINAIRE.
leur pavillon à l'extrémité du globe, tandis que
les hommes qui montaient ces vaisseaux n'étaient
guère animés que par l'appât du gain et l'espoir
du pillage. Des aventuriers avides ne voyaient
que l'or pour but de leurs travaux , ils ne de-
mandaient que de l'or aux terres qu'ils décou-
vraient , et celles qui n'offraient point à leur
cupidité ce métal précieux , cessaient à leurs yeux
de mériter le plus léger intérêt. On sent qu'avec
de telles dispositions et sous l'influence exclusive
de pareils sentimens , ces navigateurs ne purent
rendre de grands services à l'hydrographie : aussi
leurs découvertes furent-elles souvent enveloppées
d'incertitude et même de doutes sur leur exis-
tence. L'identité des terres vues jadis par Mindana
avec les îles Salomon d'aujourd'hui était encore
un fait contesté par divers géographes, quand l'in-
génieux travail du sage Fleuri eu répandait déjà
une lumière très-vive sur ce sujet ; mais il fallut les
beaux travaux de M. d'Entrecasteaux, et le témoi-
gnage de divers capitaines anglais , qui passèrent
près de cet archipel, pour décider la question.
Combien d'iles vues jadis par Quiros, Tasman et
Roggewin , ont été long-temps regardées comme
imaginaires , jusqu'au moment où des navigateurs
DISCOURS PRELIMINAIRE. in
modernes les ont retrouvées et placées d'une ma-
nière plus exacte! Combien d'autres îles, enfin,
restent à découvrir une seconde fois ! Cependant ,
comme il est juste de rendre à chacun ce qui lui
est dû, indépendamment du motif qui a pu le
guider, liàtons-nous d'énumérer les noms et les
voyages des capitaines que l'ambition ou la cupi-
dité seules attirèrentdans ces mers, avant que de plus
nobles sentimens y conduisissent les Européens.
Le premier, traçant la route à ses successeurs,
en l'an i5^o, l'audacieux Magellan, s'élance dans
l'Océan-Pacifique par le détroit qui porte son nom,
le traverse dans toute son étendue , n'y rencontre
que trois ou quatre petites îles dont la position
n'est pas encore bien connue, découvre ensuite les
iles des Larrons ou les Mariannes, et enfin les Phi-
lippines , où il est tué en combatlant contre les
naturels , et laissant un nom désormais célèbre
dans les fastes de la navigation.
Garcia deLoaysa, qui le suit en i5a5, meurt sans
faire aucune découverte importante , ainsi que le
fameux Sébastien del Cano son vice-amiral, qui avait
ramené le vaisseau de Magellan. Leur successeur,
Alfonse de Salazar, n'ajoute à la géographie que la
petite île de Saint-Barthélémy (dans les Caro-
iv DISCOURS PRELIMINAIRE.
Unes) et quelques îles dans l'archipel des Larrons.
En i52Ô, Fernand Cortez, alors gouverneur du
Mexique, avide d'étendre ses conquêtes, expédie
son parent Alvar de Saavedra vers les Moluques.
Sur sa route , ce voyageur découvre un groupe
auquel il donne le nom ailles des Rois, et, en re-
venant de Tidor au Mexique , il a la première con-
naissance de la Nouvelle-Guinée , île immense et
destinée à rester si long— temps imparfaitement
connue. On ne sait pas trop ce que peuvent être
ses Iles des Barbus, à 10 à i3° de latitude N.
Hurtado et Grijalva, envoyés sept ans après par
le même Cortez, découvrent une île Saint-Thomas
aussi mal constatée que les précédentes.
Le voyage de Juan Gaëtan , en i542, offrirait
un grand intérêt , puisqu'il vit une foule d'îles
dans la partie septentrionale du Grand-Océan, et
surtout plusieurs de celles qui prirent ensuite le
nom de Carolines, comme les Jardins, Arrezife,
Matelote, Rocca-Partida, etc. Mais toutes ces dé-
couvertes furent si vaguement indiquées qu'elles
restèrent long-temps douteuses. Il en est de même
de la reconnaissance qu'il paraît avoir faite de la
Nouvelle-Guinée, et dont les détails demeurèrent
ignorés du reste de l'Europe par une consé-
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. y
qùence de l'esprit mystérieux du cabinet espagnol.
Plus fécond en découvertes que tous les précé-
dens, le voyage de Mindana parti du Pérou en
i56j, procure à la géographie la connaissance de
la petite île Jésus et de ces fameuses îles de Salomon
qu'il explora avec tant de soin , et dont la position
fut néanmoins si long-temps incertaine.
Dix ans plus tard l'intrépide Drake est le pre-
mier Anglais qui renouvelle l'entreprise de Magel-
lan; et, comme lui, ce capitaine ne rencontre que
quelques îles qu'il signale si vaguement que , par
la suite, on n'a pu retrouver leur vraie position.
En i587, Thomas Candish passe des'côtes de la
Californie aux îles Marianne s sans rien voir.
Alvar de Mindana , ardent à poursuivre ses pro-
jets de colonisation, repart de Payta en i5q5; il
ne retrouve point ses îles de Salomon, mais dé-
couvre l'archipel des Marquises, les îles Saint-
Bernard (qu'on croit être les îles du Danger, de
Byron), l'île Solitaria qui est à revoir, et enfin
la belle et grande île de Santa-Cruz; il tente vai-
nement de fonder une colonie dans cette île où
l'on perd la trace de son histoire.
De Cordes et Van-Noort, en 1600, traversent
l'Océan-Pacifique sans faire de découvertes car
yi DISCOURS PRELIMINAIRE.
on ne peut guère deviner ce que peuvent être de
prétendues îles vues par le vice-amiral Beunin-
gue par i6° latitude N. et habitées par des antro-
pophages , à moins que ce ne soit quelqu'une des
Ues Sandwich.
Nous arrivons à un navigateur d1un ordre supé-
rieur pour ces temps d'ignorance. La marche de
son voyage, combinée avec plus de méthode,
donne lieu à de nombreuses découvertes ; et des
observations moins vagues que celles de ses devan-
ciers ont fourni le moyen de les retrouver toutes,
à peu de chose près. Je veux parler de Fernand
Quiros, pilote de Mindana dans son dernier
voyage, et qui, pilote encore en 1608 sous les
ordres de Paz de Torres, parait néanmoins avoir
dirigé la campagne. Sa Sagittaria est certaine-
ment Taïti; Tikopia a été retrouvé , et ses îles du
Saint-Esprit sont les Cyclades de Bougainville ou
la partie septentrionale des Nouvelles-Hébrides.
On a cru voir Encarhacion dans Pitcairn, Dezena
dans Maïtea, et Gente-Hermosa dans les îles du
Danger. Enfin , Mallicolo vient d'être reproduit
dans Vanikoro, et son île Taumako existe certaine-
ment peu loin de Santa-Cruz. Une nouvelle explo-
ra! ion des îles de l'archipel Dangereux fera con-
DISCOURS PRELIM1NA1RK. yn
naître probablement San-Jaaii-Batista , Sant-
Elmo, la Conversion de San-Pablo.
Passons promptement sur le voyage de Spilberg
en i6i5 et 1616, qui, n'ayant rencontré au nord
de la ligne que deux ou trois îlots encore indé-
terminés, ne devra peut-être sa triste célébrité
qu'au traitement injuste et barbare que cet amiral
eut à exercer, au nom de la Compagnie, envers le
célèbre et malbeureux Jacques Lemaire.
Celui-ci, de concert avec Scbouten, venait d'im-
mortaliser son nom par la découverte du détroit
de Lemaire , des îles des Chiens, Sans-fond, TVatei\
des Mouches, des Cocos, des Traîtres, Espérance,
Horn ; il avait encore reconnu les îles nommées
par Tasman, Ont on g- Java , Vertes, Saint- Jean ,
Moïse , et plusieurs autres sur la côte nord de la
Nouvelle-Bretagne et de la Nouvelle-Guinée , qu'il
avait laissées sans nom, car il avait prolongé pres-
que entièrement toute rétendue de cette grande
terre.
Je ne parlerai point ici des découvertes faites
successivement de 1616 à 162g sur divers points de
la Nouvelle-Hollande par Hertog, Zeachen, Edels,
Nuitz , Witt, Carpenter et Pelsart. Je mention-
nerai à peine Jacques Hermile qui, en i6?4> se
tiii DISCOURS PRELIMINAIRE.
rendit d'Aeapulco à Guam sans rien trouver 'sur sa
route. Mais on doit citer avec honneur, Tasman ,
le plus remarquable des navigateurs du dix-sep-
tième siècle, après Lemaire et Dampier. Dans un
premier voyage , en 1642 et i643, il découvre la
Nouvelle-Zélande , File des Trois-Rois , File Pyls-
tart, plusieurs des îles des Amis, quelques-unes
des îles Viti, les îles Antoine, Caens, Gardener et
Vischers, et prolonge une partie de la côte-nord de
la Nouvelle-Guinée. Dans un second voyage ce
capitaine paraît avoir fait d'importantes décou-
vertes sur la côte méridionale de cette grande île ,
mais la politique de la Compagnie hollandaise les
a constamment tenues cachées au reste de l'Europe.
Le voyage de Cowley, en i683, ne mérite guère
d'être cité que parce que ce capitaine reconnut
d'une manière positive les îles Gallapagos jusqu'a-
lors très-vaguement indiquées.
En 1696, vingt-neuf habitans des îles Palaos
sont jetés, par une tempête, sur les côtes de Samaî,
et procurent ainsi la première connaissance de
leur archipel. Dans l'espace de quinze à vingt ans
après cet événement , elles sont visitées par divers
navires espagnols qui les déterminent d'une ma-
nière assez précise pour ces temps.
DISCOURS PRELIMINAIRE. ix
Dampier, le plus judicieux des navigateurs de
cette époque, est expédié en 1699 pour faire de nou-
velles découvertes dans les mêmes parages. Son
expédition n'eut pas tout le succès qu'on eût pu
attendre d'un marin si expérimenté et d'un ob-
servateur si laborieux. Cependant il vit encore la
côte nord de la Nouvelle-Guinée , découvrit les
îles Mathias et Orageuse, reconnut la côte orien-
tale de la Nouvelle-Irlande , et la côte méridionale
de la Nouvelle-Bretagne, et, franchissant le premier
le détroit qui porte son nom, sépare cette dernière
île de la Nouvelle-Guinée. Il découvre ensuite les
îles du Volcan, Couronne, G. Rook, Longue,
Rich, le long de cette terre. Toutes les descrip-
tions de ce navigateur sont exactes : mais, comme
ses prédécesseurs, privé de moyens sûrs pour dé-
terminer les longitudes , son voyage ne peut que
prouver l'existence de ces terres sans assurer leur
position.
Huit ans plus tard , il parcourt encore , en qualité
de pilote, l'Océan-Pacifîque avec le capitaine Rog-
gers, mais sans rien trouver de nouveau.
François Padilla, en 1710 , commence la recon-
naissance des îles Palaos ; le mauvais temps le force
de les quif ter sans l'avoir terminée.
x DISCOURS PRELIMINAIRE.
La Barbinais traverse en 1716 ce même Océan ,
sans rien voir.
Roooewin, en 1722, découvre l'île de Pâques,
00 ■
les îles Pernicieuse, Aurore, Vêpres, Labyrinthe,
Récréation, Bauman, Tienhoven, Groningue et les
Mille-Iles. Dans ce nombre quelques-unes sont à
retrouver.
Là s'arrêtent les voyages de découvertes entre-
pris dans Tunique but de conquérir de nouvelles
terres, et d'y chercher de For ou des productions
précieuses. Car on ne peut placer dans cette caté-
gorie le voyage d'Anson, entrepris seulement pour
ravager les possessions espagnoles, saisir leurs na-
vires et ruiner leur commerce ; d'ailleurs il ne
produisit rien autre pour la géographie que quel-
ques documens plus détaillés sur quelques mouil-
lages peu connus.
Plus de quarante années s'écoulent avant que le
goût des grandes navigations se réveille en Eu-
rope ; mais un nouvel esprit doit caractériser celles
qui vont suivre. Le noble amour de la gloire , le
désir de perfectionner la connaissance de notre
globe, en seront le principal but; désormais des
actes de cruauté souvent aussi inutiles que honteux
ne signaleront plus l'apparition des Européens
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. x,
chez, des peuples enfans. Nous devons convenir
que F Angleterre donna la première ce bel exemple
aux autres nations, mais aussi nous pouvons ajou-
ter que la France le suivit avec honneur.
Ce fut sous de pareils auspices que Byron navi-
gua dans la mer du Sud, en 1764 et 1766. Cepen-
dant son voyage fut peu fructueux , et la géogra-
phie n'en retira que la connaissance des petites îles
Désappointement, Roi-Georges, Prince de Galles,
Duc d'York et Byron.
Wallis le suit de près. En 1767, il signale les
îles Pentecôte, Reine-Charlotte, Egmont, Glo-
cester, Cumberland, Prince-Henry, Osnabrugli; vi-
site Ta'iti, découvre celles du Duc-d'York (Eiméo),
Charles-Saundcrs, Lord-Howe, Scilly , Boscawen ,
Kcppel, Wallis, et reconnaît les îles Pcscadores.
Dans la même année et dans la suivante, son com-
pagnon Carteret découvre les îles Pitcaim, Évcque-
d'Osnabruck, Duc-de-Glocester , reconnaît les îles
de la Reine- Charlotte (Santa-Cruz de Mindana),
découvreles îles Gower, Simpson, Carteret, Charles-
Hardy, JVinchelsea, le Canal Saint-Georges, et
sépare ainsi la Nouvelle-Irlande de la Nouvelle-
Bretagne, la Nouvelle- Hanovre, les îles Portland,
de V \imirau(('\ Duroin, 1/7//7» , Stephens, Freesvill
kil DISCOURS PRELIMINAIRE.
et Courant. Il eut (Tautant plus de mérite à exé-
cuter ces nombreuses découvertes que son na-
vire était fort mauvais et privé de toutes les muni-
tions nécessaires à un pareil voyage.
Dans les mêmes années encore , notre célèbre
Bougainville, ouvrant la carrière de ces navigations
aux Français, ajoute à la géographie les îles des
Çuatre-Facardins , des Lanciers, de La Harpe,
onze îles dans l'archipel Dangereux; visite Ta'iti ,
découvre l'archipel des Navigateurs, V Enfant-
Perdu; retrouve les terres du Saint-Esprit de
Quiros qu'il nomme Cyclades ; découvre les îles de
la Louisiade ; reconnaît plusieurs des îles Salomon,
et termine enfin ses nombreuses découvertes par
les îles des Anachorètes et de l'Echiquier. Ce
voyage, déjà fort important par lui-même, l1 aurait
été bien davantage si Ton eût pu fixer exactement
la position des îles aperçues , et si les détails géo-
graphiques eussent été plus soignés.
A Cook était réservé l'honneur d'ouvrir une
nouvelle ère pour la géographie dans ces para-
ges. Non content de voir et d'annoncer de nou-
velles terres , comme avaient fait ses devanciers ,
il détermina leur position avec soin , et cher-
cha à tracer leurs gisemens et les contours de
DISCOURS PRELIMINAIRE. xm
leurs côtes avec toute la précision que pouvaient
comporter les méthodes en usage de son temps.
Aussi toutes ses découvertes sont restées authen-
tiques, et il a fallu que les opérations hydro-
graphiques fussent portées à un très-haut point de
perfection pour qu'on pût se convaincre que ses
reconnaissances laissaient encore beaucoup à dé-
sirer. Toutefois on ne saurait lui refuser le titre
de fondateur de la véritable géographie dans
l 'Océan-Pacifique ; ceux qui sont venus après lui
sur les mêmes lieux n'ont pu prétendre qu'au mé-
rite d'avoir plus ou moins perfectionné ses travaux.
Les fruits de son premier voyage en 1769 et
1770, sont la découverte de l'île de la Chnmc,
des îles de la Société qui environnent Taïti; la
reconnaissance complète de la Nouvelle-Zélande ,
de toute la côte orientale de la Nouvelle-Hollande,
et enfin du détroit de Torrès. Ces trois derniers
travaux lui valurent l'admiration générale des ma-
rins et des géographes, ils relevèrent en un instant
au-dessus de tous les navigateurs qui l'avaient
précédé , et donnèrent la mesure de ce qu'on
pouvait attendre du courage inébranlable , de la
profonde sagacité et de la persévérance opiniâtre
de ce grand homme.
xiv DISCOURS PRELIMINAIRE.
Surville, en 1769, reconnut plusieurs des îles
Salomon , qu'il prenait alors pour la suite des
terres du Saint-Esprit de Quiros , et découvrit la
vaste baie d' Oudoudou sur la partie N. E. de la
Nouvelle-Zélande , où il était mouillé , tandis que
Cook traçait les contours de ces grandes îles.
Quinze mois plus tard, en mars 1771 , l'infor-
tuné Marion mouilla ses vaisseaux dans la baie des
Iles; il y trouva la mort, mais ses compagnons
recueillirent une foule de documens intéressans
sur les mœurs des naturels, documens dont les
voyages subséquens ont démontré l'exactitude.
L'Espagnol Domingo Boenecheo, dont l'expédi-
tion à Taïti est si peu connue , paraît avoir décou-
vert, en 1772 et 1773, les îles San-Simon, San-
Quintin, Narcisso. La seconde n'a pas été revue
depuis.
Le célèbre Cook reprend la mer en 1772, et, dès
l'année suivante, découvre les îles Douteuse, Harvey,
Palliser, Palmerston, Sauvage, Tortue, la Nou-
velle-Calédonie, des Pins, Botanique, Norfolk, et
reconnaît avec son exactitude accoutumée les ar-
cbipels des Amis , des Marquises , des Terres du
Saint-Esprit (Nouvelles-Hébrides suivant lui).
Cette expédition confirme sa réputation , et le
DISCOURS PRÉLIMINAIRE. xv
gouvernement anglais lui décerne la juste récom-
pense de ses glorieux travaux.
Mais cet infatigable marin ne peut résister à
l'attrait d'ajouter d'autres lauriers à ceux qui cei-
gnent déjà sa tête; un nouveau voyage, qui doit lui
être funeste , élèvera son nom au plus haut degré
de gloire. En i777, il découvre les îles Mangea,
ÏVatiou, Okatootaïa, Toubouai, Noël, l'impor-
tant archipel des îles Sandwich; c'est en voulant
l'explorer avec plus de soin, au retour de ses
belles reconnaissances vers le détroit de Behring,
qu'en février ,779 ce grand homme succomba
sous les traits des naturels d'Owhyhee.
Les voyages de Cook eurent le mérite , alors
tout-à-fait extraordinaire, de ne pas enrichir la
navigation seule, mais toutes les sciences; celles
qui tiennent à l'histoire naturelle, durent surtout
à ces expéditions de précieuses acquisitions. Les
observations en tout genre des Banks, des Solan-
der, des Anderson, et surtout des deux Forster,
donnèrent de nouveaux aperçus sur la géographie
physique du globe, en même temps qu'elles firent
le charme principal de ces voyages, lors de leur
publication.
Quelque incorrectes que l'on trouve ses positions,
xvi DISCOURS PRELIMINAIRE.
et tout arriéré qu'il soit pour son siècle, nous devons
mentionner rapidement les découvertes de l'Espa-
gnol Maurelle. Parti de File Luçon , il découvre,
en 1 78 1 , les Ercmitanos, Monjos, Amargura, Latta,
Mayorga ou Vavao , et Vasquez qui n'a plus été
retrouvé, Consolation, Gran-Cocal et Saint-Au-
gustin. Comme ses longitudes sont très-fautives,
on a souvent éprouvé de rembarras pour constater
l'identité de ces îles avec d'autres îles aperçues aux
mêmes lieux par les navigateurs postérieurs à lui.
Ce fut dans le même esprit que celles de Cook ,
et sur une échelle plus libérale encore, que le
gouvernement français conçut et prépara l'expé-
dition aux ordres de notre illustre La Pérouse,
en 1785. Si la fortune lui eût permis de revoir sa
patrie, nul doute que ses travaux géographiques
n'eussent rivalisé avec ceux de Cook , et ne les
eussent surpassés en précision , grâce au- perfec-
tionnement des instrumens et des méthodes. Les
autres sciences aussi pouvaient tout attendre du
zèle infatigable et du mérite éclatant des savans
qui accompagnaient cet infortuné voyageur. Nous
savons du moins qu'en 1786 il découvrit dans
l'Océan-Pacifique l'île Necker , et l'anne'e sui-
vante plusieurs des îles des Navigateurs, indé-
DISCOURS PRELIMINAIRE. xvn
pendamment de ses belles explorations sur la côte
nord-ouest d\Amérique, sur celles du Japon et dans
la manche de Tartarie.
G. Bligh, expédié en 1787 pour aller prendre
aux îles de la Société des plants d1 arbres à pain, des
cannes à sucre et autres plantes utiles , découvre
au sud de la Nouvelle-Zélande le petit groupe des
îles Bounty, File Whytoutaki. Abandonne' dans sa
chaloupe, en 178g, parles mutins de son vaisseau,
il parvient à opérer sur un si frêle esquif son retour
à Timor, et découvre sur sa route plusieurs des îles
Viti , un nouveau groupe au nord des Nouvelles-
Hébrides qu^il nomme îles de Banks , et qui avaient
été jadis vues par Quiros; enfin plusieurs îles nou-
velles dans le détroit de Torrès.
Immédiatement après son retour, Edward Ed-
wards, envoyé en 1790 à la recherche des mutins
du Bowity, découvre dès Tannée suivante dans ces
mers les îles Ducie, Ilood, Cary s fort, York, Cla-
rence, Grenville ou Ro tourna, Mitre et Cherry.
Il avait en outre reconnu les îles des Navigateurs ,
et celles de Vavao encore peu connues.
Marchand, parti de Marseille pour une spécula-
tion commerciale, reconnaît en juin 1791 cette
partie dies îles Marquises à laquelle il donne le
6
xvi ii DISCOURS PRELIMINAIRE.
nom d'îles de la Révolution, et qui comprend les
iles Noukahiva, Uahuga, Uapoa, etc., que quel-
ques semaines auparavant venait de découvrir l'A-
méricain Ingraham.
Vancouver ne peut être comparé à son maître
Cook, pour l'importance et la quantité des tra-
vaux , mais le surpasse beaucoup pour l'exactitude
et le mérite des reconnaissances. C'est à lui que
commence la bonne géographie de détail. On re-
grette seulement que son voyage n'ait pas rendu les
mêmes services aux autres sciences , parce qu'il
manquait de collaborateurs capables de les enri-
chir par leurs observations. En Polynésie , il dé-
couvre dans le cours de 1791 les Embûches et
Oparoj Broughton , qui commande sa conserve,
découvre de son côté les îles Chatam et Vavitou.
Nous ne suivrons pas les deux voyageurs dans
leurs belles explorations de la côte nord-ouest
d'Amérique.
Le général d'Entrecasteaux est envoyé en 1791
à la recherche de La Pérouse, et pour exécuter de
nouvelles reconnaissances dans cet Océan. Par
leur suite, par leur exactitude, et par la confiance
qu'ils peuvent inspirer , ces travaux surpassent
tout ce qui avait été fait jusqu'alors, et n'ont en-
DISCOURS PRELIMINAIRE. xix
core été surpassés par aucun de ceux qui ont été
exécutés depuis. La géographie doit à la campagne
de d'Entrecasteaux la reconnaissance détaillée de
toute la côte occidentale de la Nouvelle-Calédo-
nie , et des immenses brisans qui la ceignent au
nord, de plusieurs des îles Salomon, du canal Saint-
Georges , des îles de l1 Amirauté , de l'archipel de
Santa-Cruz, de toute la partie septentrionale de
la Louisiade, des îles au nord de la Nouvelle-
Bretagne et d'une partie de la Nouvelle-Guinée,
près du cap de Bonne-Ëspérance. Dans ces belles
explorations se trouve comprise la découverte d'un
grand nombre d'îles et îlots inconnus jusqu'alors.
L'Espagne aussi eût pu s'enorgueillir des esti-
mables travaux exécutés, par Malespina, dans les
mêmes mers et à peu près à la même époque. Mais
le traitement odieux qu'elle fit subir à ce grand
capitaine et à ses dignes compagnons de voyage
lui a pour jamais ravi l'honneur qu'elle eût pu
retirer de leurs observations. Ce sera même à
d'autres nations qu'on devra la connaissance dé-
taillée de cette expédition.
Les deux voyages de Vancouver et de d'Entrecas-
teaux, exécutés à peu près dans le même temps, et
fous deux également estimables pour le prix et le
b*
xx DISCOURS PRELIMINAIRE.
nombre des résultats , semblent avoir simultané-
ment épuisé le zèle de la France et de F Angleterre.
L"une et l'autre renoncent à envoyer de nouvelles
expéditions scientifiques dans les mers du sud, en
sorte que les découvertes qui s'y font ne sont dues
qu'à des marins en retour ou à des baleiniers qui
rencontrent des îles sans les chercher. Elles ne
font partie d'aucun plan suivi de recherches ; aussi,
par une conséquence naturelle, leurs positions re-
latives laissent souvent des doutes. Cependant,
grâces au perfectionnement des chronomètres et à
l'excellente précaution qu'ont les Anglais et les
Américains naviguant dans ces mers, d'en être
toujours pourvus , les erreurs sont resserrées dans
des limites assez étroites, et il est rare que l'on ne
puisse retrouver ces terres sur les indications des
premiers découvreurs.
C'est ainsi que l'Océan-Pacifique se peuple suc-
cessivement des îles suivantes que j'ai réunies sous
la forme d'un tableau.
DISCOURS PRELIMINAIRE.
XXI
NOMS DES CAPITAINES
NOMS DES ILES
ou
ÉPOQUE.
DÉCOUVERTES.
NAVIRES QUI ONT DÉCOUVERT.
Mathews (rocher).
Gilbert (capitaine).
1788
Charlotte (banc).
Idem.
Id.
Gilbert (île).
Idem.
Id.
Rnox (île).
Idem.
Id.
Charlotte (île).
Idem.
Id.
Mathews (ile).
Idem.
Id.
Shortland (île).
Shortland (capitaine).
Id.
Middloton (île et banc).
Idem.
Id.
Henderville (île).
Marshall (capitaine).
Id.
Hopper (île).
Idem.
Id.
Harbottle (île).
Idem.
Id.
Mulgraves (ile).
Idem.
Id.
Macanley et Curtis (îles).
Watts (capitaine).
Id.
Penrhyn (ile).
Sever (capitaine).
Id.
Howe (ile).
Bail (capitaine).
Id.
Stewarl (îles).
Hunter (capitaine).
I791
Muskito (groupe).
Royal- Admirai (navire).
1792
Barings (ile).
Idem.
Id.
Hunter (ile).
Fearn (capitaine).
1793
Seven Islands et un autre
groupe.
Sugar-Canc (navire).
Id.
Saint-Yincent (port).
Kent (capitaine).
Id.
Durand (récif).
Butler (capitaine).
r794
Walpolc (ile).
Idem.
Id.
Rennel et Bcllona (ile).
Idem.
Id.
Young Williams (ile).
Young- Williams (navire).
I795
Caroline (ile).
Broughton (capitaine).
Id.
Mortlock (ile).
Mortlock (capitaine).
1796
Barwell (ile).
Baiwell (navire).
1798
Drummond (île).
Bishop (capitaine).
'799
Sydenham (île).
Idem.
Id.
Peuantipode (ile).
1800
Pleasaut (ile).
Fearn (capitaine).
r8or
Mattouchy (ile).
Bishop (capitaine).
Id.
Flint (ile).
Id.
Palmyre (île).
Sawle (capitaine).
1802
Margaret (île).
Turnbull (capitaine).
i8o3
Buyers (groupe).
Idem.
Id.
Philips (ile).
Idem.
Id.
Holt (ile).
Idem.
Id.
Loyalty (îles).
// alpolc, Britania (navires).
1800
XXII
DISCOURS PRELIMINAIRE.
NOMS DES CAPITAINES
NOMS DES ILES
ou
ÉPOQUE.
DÉCOUVERTES.
NAVIRES QUI ONT DECOUVERT.
Océan (ile).
Océan (navire).
1804
Strong ou Ualan (ile).
Crozer.
Id.
Auckland (iles).
Bristow (capitaine).
1806
Sydney-Shoal (écueil).
Forrest (capitaine).
Id.
Hope (ile).
Elizabeth (navire).
1809
Paterson (ile).
Idem.
Id.
Banham (ile).
Idem.
Id.
Campbell (ile).
Hazelburgh (capitaine).
1810
Macquarie (ile).
1811
Laughlan (île).
Laughlan (capitaine).
1812
Dublon (ile).
Dublon (capitaine).
1814
Souworoff (île).
Lazareff (capitaine).
Id.
Arthur (île).
1818
Nicholson (deux écueils).
Nicholson (capitaine).
Id.
Peyster (île).
Peyster (capitaine).
1819
Ellice (île).
Idem.
Id.
■Elisabeth (ile).
King (capitaine).
Id.
Jarvis (ile).
Brown (capitaine).
1822
Minerve (île).
Minerve (navire).
Id.
Hunter (île).
Hunter (capitaine).
1823
Bordelaise (île).
Saliz (capitaine).
1826
Fo veaux (détroit).
Chase.
1809
Banks (presqu'île).
Idem.
Id.
Dans Tannée 1792, le capitaine Bligh fît un
second voyage dans la mer du Sud pour remplir
la mission dans laquelle il avait échoué quelques
années auparavant. Il découvrit de nouvelles îles,
surtout dans F archipel VitiJ; mais son voyage
n'ayant point été publié, je ne puis en signaler
exactement les résultats. D'ailleurs ce marin n1a
DISCOURS PRELIMINAIRE. xxm
jamais apporté une grande précision dans ses opé-
rations.
Wilson , en 1796, fut chargé de conduire des
missionnaires dans les diverses îles de la Polynésie ;
il a le mérite d'avoir opéré avec méthode, d'avoir
visité plusieurs de ces îles, et surtout d'avoir
donné une bonne relation de son voyage. Ce
navigateur découvrit, en 1797, les îles Creseeni ,
Gambier , Séries parmi les îles basses; Danger,
Middleton , Direction, Ross, Clusters et Farcwell
dans l'archipel Viti , le groupe de Duff^vhs Santa-
Cruz, et enfin dans les Carolines les îles Tucka\
Swede, Sis t ers et Treize-Iles.
Une nation qu'on ne s'attendait guère à voir pa-
raître en lice dans ces climats, la Russie fut la pre-
mière , au dix-neuvième siècle , à y renvoyer une
expédition , et Krusenstern le premier promena le
pavillon des czars dans la mer du Sud. Son voyage,
qui s'effectua en 1804 et i8o5, tenait plus à la
diplomatie qu'à la science; il produisit cependant
des résultats estimables, mais n'ajouta aucune terre
nouvelle à la Polynésie.
Son élève , Kotzebue , conduisit peu d'années
après dans les mêmes parages le brick le Rurick ,
armé par la munificence du comte Romanzoff. Les
xxiv DISCOURS PRELIMINAIRE.
îles Romanzoff, Spiridoff, Krusenstern , dans l'ar-
chipel Dangereux, et plusieurs îles basses dans
la Chaîne de Radack dans les Carolines , sont des
découvertes qu'il fît en 1816. Les observations du
savant Chamisso ajoutèrent un grand prix à la
relation de so» capitaine.
Enfin, la France, rendue à la paix après de lon-
gues agitations , songe à montrer de nouveau à
rOcéan-Pacifique un pavillon qui plusieurs fois
déjà y avait flotté avec honneur. M. de Freycinet y
dirige l'Uranie, en 1819; mais cette expédition,
plus spécialement destinée à des expériences de
physique, ne rend à la géographie que de médio-
cres services. Ses résultats se bornent à la recon-
naissance de quelques îles Carolines , de la plus
grande partie des Mariannes; le petit écueil Rose,
dans l'archipel des Navigateurs , est Tunique dé-
couverte du voyage qui, du reste, produisit d'im-
menses matériaux pour toutes les branches de
l'histoire naturelle , grâces au zèle et au mérite de
MM. Quoy, Gaimard et Gaudichaud.
Presqu'au même temps, le Russe Billinghausen
parcourait la même arène. Les résultats de son
voyage ne me sont pas bien connus ; cependant ,
je puis indiquer la découverte des îles Moller,
DISCOURS PRELIMINAIRE. xxv
Arackeef, JVolchonsky, Barcley de Tolly, Nigery,
Tchitchagoff, Miloradowitch, TVitgenslein , Greig
et Lazareff 'dans l'archipel Dangereux, et Pile Ono
avec deux petites îles voisines au sud de l'archipel
Viti.
M. Duperrey est expédié en 1822 pour opérer
de nouvelles reconnaissances dans ces mers. En
1823 il découvre les îles Clermont-Tonnerre et
Lostangc, et il exécute diverses reconnaissances
sur la Nouvelle-Irlande et les îles Schouten de la
Nouvelle-Guinée. En 1824 il prolonge de près les
îles Mulgraves dont il assure la position ; il visite File
Strongou Ualan; découvre les îles Duperrey, d'Ur-
ville; il explore le groupe considérable d'Hogoleu
dont on ne connaissait encore que l'île haute de
Dublon, et y retrouve plusieurs des îles de Cantova ;
il découvre l'îlot Bigali, reconnaît l'île Tucker,
et termine enfin ses travaux dans cet Océan par la
reconnaissance de la partie de la Nouvelle-Guinée
comprise entre Dorey et le cap de Bonne-Espé-
rance. Du reste , cette expédition surpasse en-
core celle de M. de Freycinet par la prodigieuse
masse d'objets d'histoire naturelle qu'elle rapporte
au Muséum. Jaloux d'en consacrer le souvenir,
le gouvernement français a fait publier l'un et
xxvi DISCOURS PRELIMINAIRE.
l'autre voyage sur l'échelle la plus magnifique.
Des expéditions russes se sont succédées à de fré-
quens intervalles dans ces mêmes mers; je ne con-
nais guère que les noms des commandans, savoir :
Schismareff, Kotzebue, de Wrangel et Lutke : mais
je ne puis citer leurs travaux. Je sais seulement, par
une note que m'a communiquée le gouverneur de
Guam, que celui-ci , en 1827, avait découvert ou
reconnu dans les Carolines le groupe des îles Se-
niavine , les Valiantes de Tompson , les îles Young-
Williams de Mortlock qu'il a trouvées très-nom-
breuses , les îles Namolouk , les îles Pisenas vues
quelques mois auparavant par James Duncan , Pi-
guela (sans doute Bigali de Duperrey), Fayeou et
Ualan .
Enfin , dans ces dernières années, diverses îles ,
îlots ou récifs ont encore été signalés dans la même
mer par différens navigateurs; leurs positions ne
sont pas toujours bien authentiques, et souvent
leurs prétendues découvertes s'appliquent à des
terres déjà connues. Aussi me contenterai-je d'in-
diquer l'île Fanning revue dernièrement par M. le
Goarant, les îles Abgarris dont deux capitaines dif-
férens m'ont donné la position sans s'être commu-
niqués; Washington, l'île aux Noix de Cocos près
DISCOURS PRELIMINAIRE. xxv.i
Amargura , Harbuck , New-Nantucket , Massa-
chuset, Gasper, Basker\ les Récifs de Clcrk où nau-
fragèrent, en 1822 , les navires Pearl et Hernies, le
groupe de Mitchels , File Falsham, Pile Rourou-
tou récemment découverte par le capitaine Henry,
près de Mangea, etc.
On a dû remarquer que je n'ai point mentionné
les expéditions qui ont eu pour objet spécial les
archipels de l'Asie , les côtes de l'Amérique ou
celles de la Nouvelle-Hollande. C'est pourquoi j'ai
passé sous silence les voyages de Baudin, Flinders,
King, etc., malgré les services éminens qu'ils ont
rendus à la géographie. Mais je devais me borner
aux travaux exécutés dans la Polynésie , dont les
archipels seuls entraient dans notre plan de cam-
pagne.
Bien que j'aie fait en sorte de rendre aussi com-
plète qu'il m'a été possible la revue des décou-
vertes ou des reconnaissances opérées par les na-
vigateurs qui nous ont précédé dans l'Océan-Paci-
fîque , sans doute quelques documens ont échappé
à ma mémoire ou ne sont point parvenus à ma
connaissance; ce ne serait guère qu'en Angleterre
qu'on pourrait achever cette revue sans y laisser de
lacunes. De nombreuxbaleiniersparcourent chaque
vxvm DISCOURS PRELIMINAIRE.
année les divers parages de cet immense bassin, et
c'est à eux qu'il sera probablement donné désormais
de signaler le petit nombre d'îles encore ignorées
des Européens. Aujourd'hui le véritable but des
missions scientifiques doit être plutôt de compléter
la géographie des côtes imparfaitement figurées,
et des archipels peu connus, surtout d'assujettir,
au moyen des chronomètres , la position d'une
foule d'îles et d'écueils dont la position est encore
douteuse, relativement à des points regardés comme
fixés d'une manière positive par un grand nombre
d'observations. Je proposai et entrepris la cam-
pagne de V Astrolabe dans cet esprit qui n'a cessé
de présider à mes opérations durant tout le cours
du voyage.
Les parties de l'Océan-Pacifique qui me sem-
blaient réclamer plus impérieusement l'attention
du géographe navigateur , étaient la Nouvelle-
Zélande , les îles Viti , les îles Loyalty , la Nouvelle-
Bretagne et la Nouvelle-Guinée ; et ce fut vers ces
divers points que se dirigèrent tous mes efforts.
La relation du voyage fera voir ce qu'il nous a été
possible d'exécuter, et on appréciera sans doute
les raisons qui nous ont contraint à laisser incom-
plètes quelques parties de ce plan.
DISCOURS PRELIMINAIRE. xxix
Pour mettre le lecteur entièrement à même
d'avoir une juste idée de notre campagne, j'ai
fait précéder mon récit par les instructions que
m'avait données le ministère, et par l'excellent
mémoire explicatif qui avait été tracé pour le
voyage de V Astrolabe par les savans chefs du dé-
pôt de la marine. En cela j'ai suivi l'exemple des
plus illustres capitaines; c'est avec une vive satis-
faction que l'on retrouve en tête des voyages des
Cook, des La Pérouse, des d'Entrecasteaux , les
instructions de leurs gouvernemens. Elles sont de
glorieux témoignages des sentimens nobles et désin-
téressés qui animaient les souverains au nom des-
quels elles furent données , et du courage persévé-
rant et réfléchi de ceux qui se dévouèrent à les
suivre. En outre, ces mêmes instructions peuvent
par la suite offrir long-temps encore d'utiles ren-
seignemens aux navigateurs que le sort conduira
dans ces parages. Celles de La Pérouse , que rédi-
gea l'habile Fleurieu, ont toujours été regardées
comme un modèle en ce genre , et celles de V As-
trolabe prouveront , je l'espère , que l'esprit de
cet hydrographe célèbre revit encore chez un de
ses plus estimables successeurs.
La liste générale des officiers , marins et soldats
xxx DISCOURS PRELIMINAIRE.
composant l'équipage de V Astrolabe , avec leurs
divers mouvemens durant la campagne , viendra
après les instructions , et sera suivie par le rap-
port de MM. les Membres de l'Académie des
sciences chargés d'examiner les travaux de la
mission ; puis nous passerons à la relation même du
voyage.
Ici je dois une explication au lecteur; jusqu'à
M. de Freycinet, tous les récits de voyages ma-
ritimes, constamment soumis à l'ordre historique,
n'étaient en quelque sorte que le journal du bord
dépouillé d'une partie de sa sécheresse habituelle,
et plus ou moins animé par des épisodes , par des
observations sur les mœurs des naturels, et les
productions du sol , et quelquefois aussi par des
réflexions philosophiques. M. de Freycinet, le pre-
mier , dans la rédaction du voyage, de Baudin , en
vertu des ordres qu'il reçut alors , adopta une
autre marche , et, se contentant de faire précéder
l'ouvrage d'un simple itinéraire, divisa les obser-
vations faites pendant la campagne en divers cha-
pitres qui ne reconnurent d'autre loi que celle des
localités et des matières. Il a suivi à peu près
le même système dans la publication de son
voyage sur l'Urémie, qui offre plutôt un immense
DISCOURS PRELIMINAIRE. xxx.
recueil de recherches laborieuses qu'une véri-
table relation.
De cette manière, il est possible de présenter sans
doute un travail plus complet , et qui peut en
quelques circonstances devenir plus utile à con-
sulter , puisqu'alors le narrateur ne se borne plus
à ses propres observations ou à celles qui y ont
un rapport direct. Les diverses relâches de la
campagne deviennent ainsi en quelque sorte au-
tant de sujets de dissertations que Ton peut rendre
d'autant plus complètes que l'on ne néglige au-
cun des auteurs ou des voyageurs qui ont traité
la même matière. Mais on ne doit pas se dissimuler
que d'un autre côté cette méthode entraine de
grands inconvéniens. D'abord elle nécessite dans
la publication de longs retards , puisqu'il faut
connaître tout ce qui a été écrit sur chaque sujet ,
étudier , discuter , analyser des versions sou-
vent bien différentes, et faire, en quelque sorte,
un traité de géographie pour chaque mouillage.
Ensuite les observations du voyageur lui-même
disparaissent confondues avec celles des autres
personnes qu'il a fallu citer, et son ouvrage perd
alors ce cachet d'originalité si agréable au lec-
teur, pour les savans le meilleur garant de sa
xxxn DISCOURS PRELIMINAIRE.
sincérité. En même temps cesse aussi cet intérêt
qui ne manque guère de se rattacher à la personne
de celui qui raconte ce qu'il a vu , ce qu'il a fait ,
ce qu'il a observé dans ses voyages : inte'rêt dont
la vivacité dépend sans doute à la fois du talent
du narrateur, de l'importance des événemens qu'il
doit retracer, ou du mérite de ses observations.
Toutefois cet intérêt se retrouve jusque dans les
Voyages les plus insignifîans, et suffit pour les sau-
ver de l'oubli. Malgré la simplicité , et Ton pour-
rait dire la naïveté avec laquelle ils sont écrits , les
Voyages de Dampier offrent un grand exemple de
cette vérité ; et qui n'a pas relu quelquefois avec
plaisir les narrations si ingénues du bon Lery ! —
Décidé par ces considérations et surtout jaloux
de mettre sous les yeux du public , dans le plus
court délai possible , le résultat de nos efforts , je
suis revenu au mode adopté par la plupart de mes
devanciers. Ma relation sera tout simplement le
journal du voyage, et, comme je m'étais scrupu-
leusement imposé la loi de retracer chaque soir
les événemens et même les réflexions de la jour-
née , je ferai en sorte de m'écarter le moins possi-
ble des sentimens et même des expressions qui me
furent inspirées par les circonstances sous Tin-
DISCOURS PRELIMINAIRE. xxxm
fluence desquelles je me trouvais. Mon savant com-
pagnon M. Quoy m'a remis un journal de son
voyage dont j'ai extrait les passages les plus remar-
quables pour les ajouter textuellement «à mon récit,
en ayant soin seulement de les renvoyer à la fin de
chaque volume pour ne pas rompre le cours de la
narration.
Le dernier volume de l'ouvrage réunira les ta-
bleaux des routes, les observations d'inclinaison
et d'intensité magnétiques , les expériences de
température à profondeur , les vocabulaires des
langues sauvages, enfin tous les mémoires qui ne
seront pas de nature à être insérés dans le texte.
Quelquefois il m' arrivera de présenter au lecteur
des documens étrangers, mais qui auront un rapport
immédiat et naturel avec les lieux que nous aurons
visités , et j'aurai soin de ne choisir ces documens
que parmi ceux que je croirai encore inconnus ou
au moins à peine connus en France ; dans tous les
cas, ils ne seront jamais postérieurs à l'époque de
notre voyage. Enfin, attentif à citer mes autorites,
je me propose aussi de distinguer les observations
des autres de celles qui me seront propres.
Etat nominatif des Officiers, Officiers- Marinier s ,
Corvette de Sa
Dumont d'Urville (Jules-Sébas-
tien-César),
Jacquinot (Charles-Hector),
Lottin (Victor-Charles),
Gressiew ("Victor-Amédée),
Guilbert (Pierre-Edouard),
Bertrand (François-Esprit),
Quoy (Jean-René-Constant),
Gaimard (Joseph-Paul),
De Sainson (Louis-Auguste),
Lesson (Pierre-Adolphe),
Paris (Edouard),
Faraguet (Henri),
Girard-Dudemaine (Esprit- Justin-
Gustave),
Collinet (Pierre- Jean-François),
Vicnale (Michel),
GRADES.
Capitaine de frégate, commandant;
capitaine de vaisseau le 8 août
1829.
Lieutenant de vaisseau, chargé du
détail.
Enseigne de vaisseau; lieutenant de
vaisseau le ier juillet 1827.
Enseigne de vaisseau ; lieutenant de
vaisseau le 3i décembre 1828.
Enseigne de vaisseau; lieutenant de
vaisseau le 3o octobre 1829.
Commis aux revues.
Professeur et naturaliste; deuxième
médecin en chef de la marine , en
avril 1828.
Chirurgien-major et naturaliste.
Dessinateur ; commis entretenu de la
marine le Ier novembre 1829.
Chirurgien de troisième classe; chi-
rurgien de deuxième classe en
juillet 1826.
Élève de première classe; enseigne
de vaisseau le 29 octobre 1826.
Élève de première classe; enseigne
de vaisseau le to janvier 1828.
Élève de deuxième classe; enseigne
de vaisseau en juin 1829.
Second maître de manœuvre, faisant
fonction de maître ; maître de
deuxième classe le ier octobre
1827; maître de première classe
le 14 mars 1828.
Quartier - maître de manœuvre de
première classe; second maître de
manœuvre de deuxième classe le
icr octobre 1827.
Marins et Auxiliaires , composant l'équipage de la
Majesté /'Astrolabe.
DATES
DE NAISSANCE.
2 3 mai 1790
4 mars 1 7 96
26 octobre 1795
9 novembre 1798
1 1 septembre 1800
i3 septembre 1795
n novembre 1790
3i janvier 1 793
26 avril 1801
24 mai i8o5
2 mars 1806
Jt décembre 180 3
a€ avril 1807
28 décembre 1791
i/9°
LIEUX
DE NAISSANCE.
Condé - sur - Noireau
(Calvados).
Nevers (Nièvre).
Paris (Seine).
Paris (Seine).
Lorient (Morbihan).
Toulon (Var).
Maillé (Vendée).
Saint-Zacharie (Var).
Paris (Seine).
Rochefort ( Charente-
Inférieure).
Paris (Seine).
Sedan (Ardennes).
Marseille (Bouches-du-
Rhône).
Toulon (Var).
Toulon (Var).
OBSERVA TIONS.
Resté malade à Bourbon, le
24 novembre 1828.
Resté à l'hôpital de Bourbon,
le 24 novembre 1828.
Mort à Manado , le 2 août
1828. (Dysenterie.)
XXXVI
NOMS ET PRÉNOMS.
Ranccrel (Savournin),
Doche (Jean-Joseph-Marie),
Raynaud (François),
Rey (Jean-Baptiste),
Jacon (Jacques-Philippe-Esprit),
Laurenzi (Antoine-Joseph),
Béringuier (Alexandre),
Chieusse (François-Bernard),
GRADES.
Quartier-maître de manœuvre de
deuxième classe; quartier-maître
de manœuvre de première classe
le icr octobre 1827; second mai
tre de manœuvre de deuxième
classe le 14 mars 1828.
Quartier - maître de manœuvre de
deuxième classe; quartier-maître
de manœuvre de première classe
le 1 ei octobre 1827; second maître
de manœuvre de deuxième classe
le 14 mars 1828.
Maître canonnier de deuxième classe ;
maître canonnier de première
classe le ier octobre 1827.
Matelot de première classe ; quartier-
maître canonnier de deuxième
classe le 1" octobre 1827 ; quar-
tier-maître canonnier de première
classe le 14 mars 1828.
Quartier-maître de timonnerie de
deuxième classe; second maître
de timonnerie de deuxième classe
le 1 er octobre 1827; second maître
de timonnerie de première classe
le 14 mars 1828.
Matelot de première classe; quartier-
maître de timonnerie de troisième
classe le ier octobre 1827; quar
tier-maître de timonnerie de pre
mière classe le 14 mars 1828.
Maître charpentier.
Quartier-maître charpentier de pre-
mière classe ; second maître char-
pentier de deuxième classe le
ier octobre 1827; second maître
charpentier de première classe le
14 mars 1828.
vwvn
DATES
DE NAISSANCE.
ii novembre 1798
ier mars 1800
12 juill I 7 Su
i3 janvier 1805
»2 août 1800
r 3 mars 1 797
a5 juin 1 780
aa avril 1 ~<)-
LIEUX
DE NAISSANCE.
OBSERVATIONS.
La Cadière (Var). Resté à l'hôpital de Bourbon ,
le 24 novembre 1828. (Dy-
senterie.)
Marseille (Bouches-du
Rhône).
La Valette (Var).
Toulon (Var).
Toulon (Var).
Bastia (Corse).
Six-Fours (Var).
Toulon (Var).
Resté à l'hôpital de Bourbon ,
le 24 novembre 1828. (Pa-
ralysie.)
Resté à l'hôpital de Bourbon ,
le a', novembre 1828. (Dy-
senterie.)
Mort en nier, le 29 novembre
1827. (Inflammation d'en-
trailles.)
XXXVIII
NOMS ET PRENOMS.
Nivière (Joseph-Marie),
Richaud (Jean-Baptiste-Mathieu),
Acdibert (Joseph-Antoine),
Daniel (Jean-Louis),
Moreau (Joseph),
Bernard (Frédéric),
Quemener (Guillaume),
Gemier (Jean-Julien),
Bérenguier (Jean- Joseph),
Le Court (Jean-Baptiste), '
Berre (Jean-François-Guillaume),
Maurice (Pierre),
GRADES.
Maître calfat de deuxième classe;
maître calfat de première classe le
icr octobre 1827.
Quartier-maître calfat de deuxième
classe ; quartier-maître calfat de
première classe le 1 cr octobre 1827.
Maître voilier de première classe.
Matelot de deuxième classe; mate-
lot de première classe le ier oc-
tobre 1827; quartier-maître voi-
lier le 14 mars 1828.
Maître armurier-forgeron.
Matelot de première classe ; quartier-
maître de manœuvre de deuxième
classe le Ier octobre 1827.
Matelot de deuxième classe ; matelot
de première classe le 1 er octobre
1827.
Matelot de deuxième classe ; matelot
de première classe le ier octobre
1827.
Matelot de deuxième classe; matelot
de première classe le ier octobre
1827; quartier - maître de ma-
nœuvre de deuxième classe le
14 mars 1828.
Matelot de deuxième classe ; quartier-
maître de manœuvre de deuxième
classe le icr octobre 1827.
Matelot de deuxième classe, infir-
mier; matelot de première classe
le 1" octobre 1827; quartier-
maître de manœuvre de deuxième
classe le 14 mars 1828.
Matelot de deuxième classe; matelot
de première classe le 1" octobre
1827 ; quartier-maître de manœu-
vre de deuxième classe le 14 mars
1828.
XXX IX
DATES
LIEUX
OnSERVATIONS.
ni NAISSANCE.
DE NAISSANCE.
24 avril 1779
Six-Fours (Var).
1 3 juin 1797
21 octobre 1778
Toulon (Var).
La Seyne (Var).
Mort en mer dans les Molu-
ques, le i3 août 1828.
(Dysenterie.)
6 août 1802
La Seyne (Var).
1788
6 août 1 7 98
20 mars 1796
Manosque ( Basses-
Alpes).
Bordeaux (Gironde).
Lorient (Morbihan).
Resté à l'hôpital de Bourbon,
le 24 novembre 1828. (Dy-
senterie.)
■>. avril 1789
1 8 avril 1 806
Trinsaint ( Cotcs-du-
Nord ).
Toulon (Var).
Mort en mer dans l'Océan
Indien , le 19 septembre
1828. (Dysenterie.)
10 mars 1793
17 septembre. 1790
Bastia (Corse).
Bormes (Var).
Resté à l'hôpital de Bourbon,
le 24 novembre 1828. (Dy-
senterie.)
9 novembre 1802
Pouillac (Gironde).
NOMS ET PRÉNOMS.
GRADES.
Escale (Jean-Baptiste),
Matelot de troisième classe; matelot
de deuxième classe le ier octobre
1827; matelot de première classe
le 14 mars 1828.
Crocq (Jacques-Jean),
Matelot de troisième classe; matelot
de deuxième classe le ier octobre
1 8 2 7 ; matelot de première classe
le 14 mars 1828.
Gratien (Jean),
Matelot de troisième classe; matelot
de deuxième classe le ier octobre
1827.
Matelot de troisième classe; matelot
De La Maria (Joseph-Louis),
de deuxième classe le icr octobre
1827 ; matelot de première classe
le 14 mars 1828.
Caravel (Joseph),
Matelot de troisième classe ; matelot
de deuxième classe le 1e1 octobre
1827.
Simonet (Charles),
Matelot de troisième classe.
Aubry (François-Pierre-Michel),
Matelot de troisième classe ; matelot
de deuxième classe le ier octobre
1827 ; matelot de première classe
le 14 mars 1828.
Jacques (Jean),
Matelot de troisième classe; matelot
de deuxième classe le ier octobre
1S27.
Matelot de troisième classe; matelot
Lisnard (Antoine-Honoré),
de deuxième classe le iel octobre
1827 ; matelot de première classe
le 14 mars 1828.
Boutin (Antoine),
Malelot de troisième classe ; matelot
de deuxième classe le ier octobre
1827.
Bertrand (Jean-Pierre-Melchioi),
Matelot de troisième classe; matelot
de deuxième classe le iev octobre
1827.
Matelot de troisième classe ; matelot
(aindrii.ler (Jean),
de deuxième classe le icr octobre
1827.
XL!
DATES
LIEUX
OBSERVATIONS.
DE NAISSANCE.
DE NAISn\nCF.
•- novembre iSo5
Cette (Hérault).
1804
Granville (Manche).
1806
Saint- Jean- de-Luz
Mort en mer dans l'Océan-
2 mars 180?.
(Basses-Pyrénées) .
Marseille (Bouches-du-
Rhône).
Indien, le 27 septembre
1828. (Dysenterie.)
» août 1800
Saint-Blaisc (Var).
Resté «à l'hôpital de Bourbon,
le 24 novembre 1828. (Dy-
senterie.)
1" janvier 180?
Pérols (Hérault).
Déserté à Tonga -Tabou, le
i3 mai 1827.
26 septembre 1806
Toulon (Var).
3 mai i8o5
Lagarde-Freynet (Var).
Resté à l'hôpital de Bourbon,
le 24 novembre 1828. (Dy-
senterie.)
27 juin 1800
Marseille (Bouches-du-
Rhône).
10 juillet 1806
Valoury (Var).
Resté à l'hôpital de Bourbon ,
le 24 novembre 1828. (Dy-
senterie.)
- avril 1802
Toulon (Var).
Mort à l'hôpital de Maurice,
le 17 octobre 1828. (Dy-
senterie.)
• > juin 1801
Toulon (Var).
Resté à l'hôpital de Bourbon,
le 24 novembre 1828. (Dy-
senterie.)
XL1I
NOMS ET PRÉNOMS.
GRADES.
Guérin (Laurent-Joseph),
Matelot de troisième classe ; matelot
de deuxième classe le i" octobre
1827 ; matelot de première classe
le 14 mars 1828.
Bellanger (Antoine-Augustin),
Matelot de troisième classe; matelot
de deuxième classe le ier octobre
1827; matelot de première classe
le 14 mars 1828.
Boror (Benoit-Antoine),
Matelot de troisième classe.
Bi-anchet (Jean),
Matelot de troisième classe; matelot
de deuxième classe le ier octobre
1 8 2 7 ; matelot de première classe
le 14 mars 1828.
Gossy (Jean-Étienne),
Matelot de troisième classe; matelot
de deuxième classe le ier octobre
1827; matelot de première classe
le 14 mars 1828.
Vignau (André-Vincent-Désiré),
Matelot de troisième classe ; matelot
de deuxième classe le ier octobre
1827.
Matelot de troisième classe; matelot
Gras (Joseph),
de deuxième classe le ier octobre
1827.
Matelot de troisième classe.
Reboul (Barthélémy),
Lajjtier (Joseph),
Matelot de troisième classe; matelot
de deuxième classe le ici octobre
1827; matelot de première classe
le 14 mars 1828.
Martineng (Louis-Alexandre),
Matelot de troisième classe; matelot
de deuxième classe le ier octobre
1827 ; matelot de première classe
le 14 mars 1828.
Bouroul (Etienne),
Matelot de troisième classe ; matelot
de deuxième classe le icr octobre
1827 ; matelot de première classe
le 14 mars 1828.
Cankac (Jean-Victor),
Matelot de troisième classe; matelot
de deuxième classe le 1" octobre
1827; matelot de premicrc classe
le 14 mars 1828.
DATES
DE NAISSANCE.
LIEUX
DE NAISSANCE.
OBSERVATIONS.
22 décembre 1806
Marseille (Bouches-du-
Rbône).
2 3 septembre i8o5
La Seyne (Var).
1 3 juin 1800
4 août 1800
Toulon (Var).
Beaucaire (Gard).
Tombé à la mer et noyé, le
12 septembre 1828.
1 1 décembre 1792
Nice (Piémont).
1 5 novembre 1796
1 5 mars 1806
12 novembre 1807
s mai 1802
Marseille (Bouchcs-du-
Rhône).
Antibes (Var).
Agde (Hérault).
Toulon (Var).
Resté à l'hôpital de Bourbon,
le 24 novembre 1828. (Dy-
senterie.)
Resté à l'hôpital de Bourbon,
le 24 novembre 1828. (Dy-
senterie.)
Déserté à Tonga -Tabou, le
20 mai 1827.
24 mars 1806
Toulon (Var).
2 5 octobre 1807
Nice (Piémont).
a'i mai 1807
Agde (Hérault).
XL1V
NOMS ET PRÉNOMS.
Fabry (Lambert-Marius),
Maille (Marius-Isaac-Blaise),
Deleuze (Gabriel-Marius),
Martin (Louis),
Long (Pierre-Sébastien),
Richard (François),
Divol (Simon),
Gocx (Claude),
Spire (Jean-Pierre),
De La Noy (Victor-Marie-Denis),
Coulon (Jean-Joseph),
Imbert (Joseph),
Gcirard (Noël),
Castel (Joseph-Victor),
Guinaud (Honoré-Marius),
Meilleur (Charles),
Denis (Bernard- Alexandre),
GRADES.
Matelot de troisième classe ; matelot
de deuxième classe le ier octobre
1827.
Novice.
Novice ; matelot de troisième classe
le icr octobre 1827; matelot de
deuxième classe le 14 mars 1828
Novice; matelot de troisième classe
le Ier octobre 1827; matelot de
deuxième classe le 14 mars 1828
Novice; matelot de troisième classe
le ier octobre 1827; matelot de
deuxième classe le r4 mars 1828.
Caporal du 2« régiment d'infanterie
de marine.
Fusilier du 2e régiment.
Fusilier du 2e régiment.
Fusilier du 2e régiment.
Fusilier du 2e régiment; caporal le
1 4 mars 1827; sergent le 1 4 mars
1828.
Fusilier du 2e régiment.
Commis aux vivres de deuxième
classe.
Boulanger.
Coq.
Domestique.
Domestique.
Domestique.
DATES
HE NAISSANCE.
a octobre 1809
> - décembre 1808
ra avril 1800
6 mars c8og Bcausset (Var).
LIEUX
DE NAISSANCE.
Marseille (Var).
Brignolles (Var).
Livourne.
Toulon (Var).
Mort à Manado , le a 7 juillet
i8a8. (Dysenterie).
Mort en mer dans les Mo
toques, le 1«> juin 1828
(Dysenterie.)
1 8<>o
1800
1801
1801
1796
1 7 février 1785
• ; décembre 1793
a 8 février 1788
a6 juin 1800
1801
>- avril 1810
Luxeuil (Haute-Saône).
Beaulieu (Ardêche).
Corbonod (Ain).
Étival (Vosges).
Montreuil - sur - Mer
(Pas-de-Calais).
Maudun (Doubs).
Brignolles (Var).
Bcausset (Var).
La Valette (Var).
Toulon (Var).
Toulon (Var).
Toulon (Var).
Assassiné par les sauvages de
Tonga-Tabou, le t3 mai
1827.
Resté à l'hôpital de Bourbon,
le a ', novembre 1828. (Dy-
senterie.)
Désertera Port - Jackson , le
19 décembre i8a8.
XL VI
NOMS ET PRÉNOMS.
GRADES.
Coulomb (Honoré-François),
Sper (Michel),
Lauvergne (Barthélémy).
Domestique.
Domestique.
Secrétaire du commandant.
XL VII
DATES
LIEUX
OBSERVATIONS.
DE NAISSANCE.
DE NAISSANCE.
i"mai 1797
Toulon (Var).
Resté à Hobart - To\vn , le
5 janvier 1828.
i5 mai 1809
Toulon (Var).
Mort à la mer dans les Mo-
[•'juin i8o5
Toulon (Var).
luques, le 9.4 juin 1828.
(Dysenterie.)
LETTRE
MINISTRE DE LA MARINE
A M. 1)1 MONT D'URVILLE,
CAPITAINE DE FRF.C.ATF, COJUI ANIlANT LA CORVETTE DO ROI l'aSTROI ABE ,
\ TOULON;
Pcwv lui scroir ïi'Jnstniittcin rrlatiiicmrut au Dopage
îir Dcrouocrtra qu'il va cutrcprrnîtrc.
Var^, le H avril i8a(").
Le Roi, Monsieur, en vous confiant le commandement
de la corvette l'Astrolabe , a voulu vous mettre en mesure
d'explorer quelques - uns des principaux archipels du
Grand-Océan , où la Coquille n'a fait que passer rapi-
dement, et vous donner les moyens d'augmenter, autant
que possible , la masse des documens scientifiques qui ont
été le fruit du voyage exécuté par ce bâtiment dans les
années 1822, 1823 et 1824.
Sa Majesté sait que vous avez beaucoup contribué au
succès de cette dernière expédition dans laquelle vous
secondiez M. le capitaine Duperrey. Appelé à diriger en
chef celle qu'il s'agit d'entreprendre, vous réaliserez, sans
d
l LETTRE
Joule , toutes les espérances qui en ont fait concevoir le
projet , et la marine aura encore une fois à se féliciter des
services qu'elle rend aux sciences , en s'associant aux tra-
vaux de ceux qui les professent, et en livrant à leurs médi-
tations des matériaux recueillis avec autant d'habileté que
de zèle dans toutes les parties du globe.
L' Astrolabe doit être actuellement prête à prendre la
mer. J'avais donné les ordres les plus formels à Toulon
pour que cette corvette fût mise dans le meilleur état, et
munie de tous les objets nécessaires pour une campagne
qui durera près de trois ans. Comme vous avez assisté à
cet armement , et que vous avez pu y mettre à profit
l'expérience acquise sur la Coquille , je dois croire que
rien ne manque à bord de ce qui pourra contribuer au
succès de votre mission , et je n'ai plus qu'à vous faire
connaître le plan des opérations dont vous aurez à suivre
l'exécution.
Je pense que vous partirez de Toulon peu de jours après
le 15 de ce mois, et qu'avant la fin de mai vous suivrez
votre route dans l'Atlantique, vers l'hémisphère austral,
après avoir fait, à Sainte-Croix de Ténériffe, une relâche
de quelques jours pour y vérifier la marche de vos chro-
nomètres.
Parvenu au sud du cap de Bonne-Espérance , vous por-
terez votre route dans l'est , pour vous rendre directe-
ment au détroit de Bass, qui sépare la Nouvelle-Hollande
de la terre de Van-Diémen.
11 est probable qu'arrivé dans ces parages vers la fin
d'août, vous pourrez passer quelques jours au port Dal-
rymple , et de là gagner Port-Jackson au commencement
de septembre. ,
Vingt ou trente jours passés dans ce chef- lieu des éta-
DU MINISTRE DE LA MARINE. u
hlissemens anglais à la Nouvelle-Galles du Sud, suffiront au
repos de votre équipage et aux dispositions nécessaires
pour entreprendre les recherches qui devront vous occu-
per dans le Grand-Océan.
Au commencement d'octobre vous quitterez Port-Jack-
son pour aller explorer la partie septentrionale de la Nou-
velle-Zélande. Vous vous dirigerez sur le détroit de Cook,
pour de là vous porter le long de la côte N. E. , afin de
faire la reconnaissance de divers points de cette partie de
l'île.
Vers le 1" décembre, vous partirez de la Nouvelle-Zé-
lande pour vous rendre à Tonga-Tabou , où vous verrez
finir l'année 1826.
Laissant, dans les premiers jours de janvier 1827, les
îles des Amis, vous irez reconnaître l'archipel des îles
Fidji, où vous ferez en sorte de ne pas rester plus tard
que l'équinoxe de mars ; et de là vous vous rendrez suc-
cessivement à la Nouvelle-Calédonie et à la Louisiade ,
d'où vous vous dirigerez sur le cap Rodney, de la Nouvelle-
Guinée.
Vous emploierez cinq ou six mois à parcourir les cotes
méridionales de cette dernière terre , en passant par le
détroit de Torrès que vous explorerez ainsi que les régions
voisines où se trouvent un grand nombre d'îles et de ca-
naux à peine connus.
De la Nouvelle-Guinée vous vous porterez à Amboine
où vous ferez en sorte d'arriver au commencement d'oc-
tobre 1827. Vous y resterez jusqu'à la fin de novembre
pour ravitailler votre bâtiment , et faire reposer son équi-
page. Puis, vers le 1er décembre, retournant en quelque
sorte sur vos pas, vous reviendrez vers les côtes de la
Nouvelle -Guinée pour en reprendre l'exploration, \n
d'
lu LETTRE
commencement de janvier 1828, vous ferez une courte
relâche au port Dory que vous quitterez pour aller recon-
naître toute la côte septentrionale de la même terre , jus-
qu'au détroit de Dampier.
Dans le mois de mars suivant , vous visiterez les côtes
de la Nouvelle-Bretagne , et vers le 20 avril vous irez
relâcher dans l'une des îles Carolines, dont la position
exactement constatée , lors de l'expédition de la Coquille ,
pourra servir à vérifier vos dernières explorations.
Pendant un mois environ vous parcourrez la partie occi-
dentale de l'archipel des Carolines jusqu'aux îles Pelew
où vous relâcherez à la fin de mai , pour donner quelque
repos à votre équipage.
Partant des îles Pelew dans les premiers jours de juin ,
vous serez à Sourabaya au commencement de juillet ; vous
pourrez y rester mie vingtaine de jours , et de là vous diri-
ger sur l'Ile-de-France , d'où , après un séjour d'environ
un mois, vous partirez au commencement d'octobre, pour
passer à Bourbon, et opérer votre retour à Toulon.
Vous arriverez probablement en ce port dans les pre-
miers mois de l'année 1829.
Cet itinéraire que vous avez vous-même tracé à Paris ,
de concert avec M. le contre-amiral chevalier de Rossel ,
se trouve développé fort en détail dans le mémoire ci-joint
( sous le n. 1 ) qui a été rédigé au dépôt des cartes et plans
de la marine , et que M. le vice-amiral comte de Rosily m'a
transmis comme contenant toutes les indications propres
a vous diriger dans le cours de votre navigation.
Il ne m'a point échappé, Monsieur, qu'en désignant
les parages où l'astrolabe devra se porter, vous n'avez eu
en vue que le désir de tirer le plus grand parti du temps ,
et d'éviter les longues traversées que vous auriez eu à
DU MINISTRE DE LA MARINE. lïh
faire dans des mers ouvertes , s'il se fût agi d'un voyage
de circum-navigation.
Mais quoique vous n'ayez point à faire le tour du globe,
la campagne que vous allez entreprendre n'en sera pas
moins remarquable ; elle vous donnera d'autant plus de
droits à l'estime et à la reconnaissance des navigateurs,
que vous aurez mis plus de soins à explorer des terres
encore peu connues , et à signaler les nombreux écucils
qui en rendent l'accès difficile et dangereux.
Un autre intérêt se rattachera à votre voyage si vous
parvenez à découvrir des traces de La Pérouse et de ses
compagnons d'infortune.
Un capitaine américain a dit avoir vu entre les mains
des naturels d'une île située dans l'intervalle de la Nou-
velle-Calédonie à la Louisiadc , une croix de Saint-Louis et
des médailles qui lui ont paru devoir provenir du naufrage
du célèbre navigateur dont la perte cause de si justes re-
grets. Sans doute, ce n'est là qu'un bien faible motif d'es-
pérer que des victimes de ce désastre existent encore ;
cependant, Monsieur, vous donneriez à Sa Majesté une
satisfaction bien vive , si , après tant d'années de misère
et d'exil, quelqu'un des malheureux naufragés était rendu
par vous à sa patrie !
Il suffit assurément de vous faire entrevoir la possi-
bilité d'un tel résultat de vos recherches pour que vous
ne négligiez rien de ce qui pourra les rendre fruc-
tueuses.
Après vous avoir tracé la marche que vous avez à suivre
et le plan des principales opérations auxquelles vous devez
vous livrer dans l'intérêt de la marine, et pour les pro-
grès de l'hydrographie , il me resterait à vous parler de
ce que les savans attendent de votre expédition ; mais je
•\
ï.iv LETTRE
nie borne à vous remettre, ci-joint, n. 3, les instruction-,
particulières qui m'ont été adressées pour vous par l'Ins-
titut royal de France; reconnaissant, d'ailleurs, votre
expérience , votre savoir et le zèle éclairé de tous vos
collaborateurs , j'ai la conviction que vous réaliserez com-
plètement les espérances que vous avez fait naître, et qu'à
votre retour, le voyage de V Astrolabe sera classé parmi
ceux dont les résultats auront le plus contribué aux pro-
grès des sciences.
Une collection nombreuse de livres , d'instrumens , de
cartes , etc., a dû vous être envoyée par les soins de M. le
directeur-général du dépôt de la marine ; vous en trouverez
ci-joint l'état (sous le n. 4).
Il vous a de plus été envoyé récemment trente mé-
dailles en argent , et quatre cent cinquante en bronze .
que j'ai fait frapper pour perpétuer le souvenir de l'expé-
dition de l' Astrolabe ; vous pourrez les distribuer dans les
pays que vous visiterez , et où vous jugerez utile de laisser
des traces de votre passage.
Je vous fais remettre , avec cette dépêche , des passe-
ports des puissances étrangères , au moyen desquels vous
recevrez , dans les divers établissemens de leur dépen-
dance, un bon accueil en toute circonstance, et des secours
en cas de besoin.
Chez les peuples dont la civilisation est moins avancée ,
vous suppléerez aux recommandations officielles par le
moyen des objets de traite dont j'ai ordonné que vous
fussiez pourvu en suffisante quantité. A cet égard , comme
pour toutes les autres dispositions propres à vous assurer
des ressources dans les diverses circonstances de votre
navigation, l'armement de la Coquille a dû servir de guide
pour celui de l'Astrolabe, sauf les seules modifications que
DU MINISTRE DE LA MARINE. i.v
l'expérience a fait juger nécessaires, et que vous avez
vous-même indiquées.
Ainsi, Monsieur, les mêmes moyens de succès vous sont
donnés , et sans doute le même bonheur signalera le nou-
veau voyage que vous allez exécuter. Vous avez beaucoup
contribué aux bons résultats de la campagne de la Co-
quille, et vous savez qu'ils ont été dus autant à l'union qui
a régné à bord , qu'aux mesures adoptées pour maintenir,
parmi les marins de l'équipage , une exacte discipline , en
même temps que les plus grandes précautions étaient pri-
ses pour éloigner d'eux les dangers des maladies auxquelles
les exposaient les fatigues de la mer et l'insalubrité de
quelques-uns des pays dans lesquels ils abordaient. Je ne
puis trop vous recommander de consulter à ce sujet les
instructions sanitaires de M. le docteur Keraudren , ainsi
qu'une note ci-jointe (n. Ô) que cet inspecteur-général a
rédigée spécialement pour le voyage de l'Astrolabe.
Les journaux, cartes, plans et autres documens qui se-
ront le fruit de la campagne, devront être réunis par vos
soins, et m'ètre adressés à votre retour à Toulon.
11 en sera de même des collections de toute espèce d'ob-
jets d'histoire naturelle. Aucun de ces objets ne devra être
distrait de la masse des produits de l'expédition, et je vous
charge expressément de me rendre compte de la manière
dont chaeun de vos eollaborateurs aura contribué aux tra-
vaux qui devront se faire en commun.
Dans quelques voyages précédens , des officiers , des
maîtres , et même des matelots ont acheté et gardé pour
leur compte des échantillons d'histoire naturelle , qui n'é-
tant point entrés dans la collection destinée au cabinet du
Roi , n'ont pu être ni décrits ni publiés. Il est à désirer,
dans l'intérêt de la scienec et pour le renom qui doit s'al-
lvi LETTRE DU MINISTRE DE LA MARINE.
tacher à l'expédition" de l' Astrolabe , que la même chose
n'ait pas lieu dans cette nouvelle campagne. Vous voudrez
bien faire connaître à toutes les personnes embarquées sur
ce bâtiment , que les espèces rares et nouvelles d'animaux ,
de plantes ou de minéraux, qui entreront à bord, devront,
sans aucune exception, faire partie de la collection du Roi,
et resteront , à cet effet , entre les mains des naturalistes ,
sauf à tenir compte du prix d'achat à ceux qui en auront
fait l'acquisition ; et , pour faciliter les transactions de ce
genre avec les habitans des pays que vous visiterez, vous
aurez soin de mettre à la disposition des naturalistes du
bord une certaine quantité des objets d'échange qui ont
été embarqués à Toulon. Enfin, Monsieur, je vous recom-
mande de faire en sorte que les échantillons qui devront
faire partie de la collection destinée au Muséum royal,
soient placés à bord dans des lieux où leur conservation
soit parfaitement assurée.
Vous aurez soin de profiter de toutes les occasions qui
s'offriront à vous pour m'adresser des détails sur votre
navigation; il me sera fort agréable, Monsieur, en mettant
vos rapports sous les yeux du Roi , d'avoir à faire remar-
quer à Sa Majesté que vous aurez complètement justifié,
par vos travaux, la confiance qu'elle a daigné vous accor-
der en vous chargeant d'une mission aussi importante
pour les sciences et pour la marine , qu'elle est honorable
pour vous.
Recevez , Monsieur , l'assurance de ma parfaite consi-
dération ,
Le Pair de France Ministre Secrétaire d'État
de la Marine et des Colonies,
Signé : Comte de CHARROL.
MÉMOIRE
tour servir d'instruction
A M. DUMONT D'URVILLE,
< APIIAINE DE FRÉGATE, COMMANDANT LA CORVETTE DU ROt I.'aSTROLA DE ;
Pcnoant lo campagne oc Dccouocrtcs bout .le Uoi
lui a confie l'crccution.
Il est probable que M. Dumont d'Urville , capitaine de
frégate, à qui Sa Majesté a confié le commandement de
la corvette V Aslrola.be , pour faire un voyage de décou-
vertes dans le Grand-Océan , et pour compléter par de
nouvelles recherches l'exploration de plusieurs parties
que les navigateurs ont précédemment visitées , pourra
quitter les ports de France au 1er avril , ou vers le 1er avril
prochain. Il est essentiel que le départ de l'Astrolabe ne
s'écarte pas beaucoup de cette époque. L'itinéraire de son
voyage a été tracé de manière que, pendant les traversées
qu'il devra faire pour se rendre d'un lieu à un autre, il
puisse profiter des saisons les plus favorables. Il serait à
• •raiudrc que si son départ était de plus d'un mois et demi
postérieur au tc' avril , il ne fîii exposé à se trouver à
lviii MEMOIRE D'INSTRUCTION.
contre-saison dans quelques-uns des parages où il doit
aller, et par conséquent dans le cas de ne pouvoir plus
suivre le plan de sa campagne, ainsi qu'il est arrivé à
quelques-uns des officiers qui ont commandé de pareilles
expéditions.
Ce qui vient d'être dit relativement à l'époque du
départ de l'un des ports d'Europe , d'où l'expédition
mettra à la voile , doit s'appliquer au départ de tous les
lieux où M. Dumont d'Urville sera dans le cas de relâcher ;
c'est-à-dire qu'il fera toujours en sorte de combiner ses
traversées , et de ne mettre à faire les découvertes dont il
sera question dans la présente instruction , que le temps
nécessaire pour qu'il puisse arriver à chacun des ports
de relâche , et en partir à peu près aux époques qui y sont
désignées. Il est néanmoins possible que des contrariétés
ou des événemens imprévus s'opposent à ce que cette
partie de ses instructions puisse être aussi fidèlement rem-
plie qu'il pourra le désirer. Alors, afin de se rattacher
dans son voyage à quelques-unes des époques subsé-
quentes à celle dont il aura été forcé , contre sa volonté ,
de s'éloigner , il négligerait plutôt quelques-unes des
découvertes ou des recherches qui vont lui être recom-
mandées , que d'abandonner entièrement l'ordre qui va
être suivi dans ses instructions. Au reste , quoique tous
les objets que l'on va indiquer comme devant fixer son
attention soient très-utiles , il ne doit pas en regarder
la recherche comme obligatoire. On s'en rapporte à son
zèle et à ses lumières , persuadé qu'il fera toutes les re-
connaissances que le temps et les circonstances lui per-
mettront de compléter.
Si la corvette V Astrolabe part des ports d'Europe le
lrr avril 1 8 2 G , ou dans les premiers jours d'avril, elle
MEMOIRE D'INSTRUCTION . lis
pourra arriver à Ténériffe le 25 du même mois. On l'en-
gage à observer à terre , avec beaucoup de soin , le mou-
vement des montres marines. L'ile de Ténériffe a été
visitée par un grand nombre de navigateurs ; sa longitude
a été déterminée par des montres un grand nombre de
fois ; néanmoins , il reste encore sur cette longitude de
petites incertitudes qui proviennent de ce que les résul-
tats , qui devraient être les mêmes , diffèrent de quantités
assez considérables. On doit attribuer ces différences à ce
(jue les montres marines , exposées à un changement de
température subit , n'ont pas pris au commencement des
diverses campagnes la régularité de mouvement qu'elles
ont eue dans la suite. Ce n'est qu'en multipliant ces sories
d'observations que l'on parviendra à obtenir la précision
désirable ; certainement les résultats des trois montres de
V Astrolabe nous donneront les moyens d'en approcher
beaucoup, et peut-être de l'atteindre.
Dix jours de relâche à Ténériffe doivent suffire pour se
procurer des rafraichissemens , remplacer les vivres et
l'eau consommés , faire les observations astronomiques
pour régler les montres , et enfin pour se préparer à une
très-longue traversée. L Astrolabe partira de Ténériffe
aux environs du o mai , et se hâtera de se rendre immé-
diatement dans les parages qui doivent être le théâtre de
ses principales découvertes. Ainsi on passera sanss'arrèier
au sud du cap de Bonne-Espérance ; on traversera la mer
des Indes , et l'on viendra dans le détroit de Bass qui
sépare la Nouvelle-Hollande de la terre de Van-Diémen ,
enfin on ira relâcher dans le port Dalrymple. On suppose
que trois mois et dix jours suffiront pour cette traversée ;
inisi ï Astrolabe arrivera aux environs du 2ô août au port
Dalrymple. Les accroissemens que cette nouvelle colonie
lx MEMOIRE D'INSTRUCTION.
anglaise a reçus font espérer que M. d'Urville y trouvera
tout ce qui est nécessaire pour procurer des rafraîchisse-
mens à son équipage. Les recherches relatives aux sciences
naturelles ne pourront manquer d'être d'un très-grand
intérêt. On pourra également se livrer, dans le port
Dalrvmple , à tous les genres d'observations propres à
déterminer la position de ce lieu , la déclinaison et l'incli-
naison de l'aiguille aimantée, et faire les autres genres
d'observations dont les savans de l'Académie des sciences
désirent obtenir les résultats , dans l'intention d'accroître
et de perfectionner les différentes branches des connais-
sances humaines.
On n'a pas cru nécessaire de recommander à M. d'Ur-
ville de prendre connaissance de quelques-uns des lieux
qui doivent se trouver à peu de distance de la route
qu'il devra parcourir après avoir doublé le cap de Bonne-
Espérance, pour se rendre au détroit de Bass. Cepen-
dant, comme il passera à peu de distance de quelques
lieux dont la position a été déterminée pendant le voyage
du contre-amiral d'Entrecasteaux, il ne serait pas inu-
tile qu'il vînt en vue de quelques-uns des mêmes lieux
pour en déterminer la longitude avec ses montres. De
pareilles vérifications , qu'il aura plusieurs fois occasion
de faire pendant son voyage , donneront les moyens de
lier entre elles ses découvertes avec celles de plus anciens
voyageurs, et d'augmenter, s'il est possible, la précision
des positions tant en latitude qu'en longitude observées
pendant plusieurs voyages. La position des îles Saint-
Paul et Amsterdam , et principalement celle d'un des
points les plus remarquables de la terre de Nuitz , se-
raient très-propres à remplir cet objet. M. d'Urville fera
en sorte de quitter le port Dalrymple vers le 25 août,
MEMOIRE D'INSTRUCTION. i.xi
pour arriver à Port- Jackson à peu près le 1er septembre.
La relâche de Port-Jackson sera de plus d'un mois ;
toutes les opérations , tant pour ravitailler le bâtiment
que pour faire des observations astronomiques et d'autres
observations de tous genres, relatives à la vertu magné-
tique et à l'histoire naturelle, devront être combinées de
manière que l'on puissepartir de Port-Jackson le ô octobre.
La première terre dont on devra prendre connaissance
après avoir quitté la Nouvelle-Hollande , est celle de la
Nouvelle-Zélande , dont il serait utile que quelques por-
tions de la côte nord-est fussent reconnues avec soin. Il
semble que la route la plus avantageuse à faire pour venir
chercher cette cote , serait de passer par le détroit de
Cook , en allant de l'ouest à l'est ; et ensuite de remonter
vers le nord, en se tenant à peu de distance de terre.
M. d'Urvillc pourra juger, d'après les relations des dif-
férens voyages qu'il a entre les mains , d'après les cartes
publiées dernièrement par l'amiral Krusenstern et les
dernières reconnaissances faites par M. Duperrey, quelles
sont les parties les moins connues de cette côte , et par
conséquent celles qui méritent de fixer le plus particu-
lièrement son attention. Quel que soit le parti qu'il juge
à propos de prendre à cet égard , il lui est recommandé
de ne pas rester sur cette côte plus tard que le 1er décem-
bre , afin de pouvoir arriver à Tonga-Tabou à peu près le
20 du même mois. Il fera dans ce dernier lieu une re-
lâche de dix à onze jours.
Le havre de Tonga-Tabou est un des points déterminés
pendant le voyage du contre-amiral d'Entrecastcaux. Il
l'avait été précédemment par le capitaine Cook. H y a
lieu de penser que la longitude de Pangaïmodou , déter-
minée pendant le voyage du contre-amiral français , ne
, \i;
Ml MOIHE D'INSTRUCTION.
s'éloigne pas beaucoup de la véritable. Cependant on
devra s'attacher à la rectifier ou à la confirmer par de
nourelles observations, mais surtout on comparera les
longitudes obtenues par les montres de l'Astrolabe à
celles de la montre de la frégate la Recherche , dans
l'intention de lier à la longitude de Tonga-Tabou la po-
sition des terres dont on aura connaissance, après avoir
quitté cette île. Il serait inutile de recommander parti-
culièrement de répéter, dans ce dernier lieu, autant que
les circonstances et les localités pourront le permettre,
tous les genres d'observation que l'on a dû faire à Port-
.ïackson et au port Dalrymple.
Depuis trente-sept ans que les bâtimens la Recherche et
l'Espérance ont visité les habitans des îles des Amis , ces
peuples ont dû avoir des communications plus ou moins
fréquentes avec des bâtimens anglais et des États-Unis. On
présume, d'après une relation qui a été publiée il y a
plusieurs années , que le mode de gouvernement et les
meurs des naturels des îles des Amis ont éprouvé de
grands changemens. Il serait curieux de faire connaître
quelle a été leur nature , et de rassembler un assez grand
nombre de faits pour s'assurer si la civilisation y a fait
quelques progrès , et si le sort des habitans s'est amélioré,
soit par la culture des terres ou toute autre espèce d'indus-
I rie. La connaissance que M. Dumont d'Urville a acquise
des grands progrès des habitans des îles de la Société en
civilisation, en morale et en industrie, peut lui fournir des
points de comparaison d'un grand intérêt pour le public
en général, et d'une grande utilité pour ceux qui étudient
I " i ialement la marche que les peuples sauvages suivent,
en partant de leur situation primitive, pour se rappro-
cher de l'étal parfait de civilisation.
MEMOIRE D'INSTRUCTION. lxiiï
L' Astrolabe quittera Tonga-Tabou le 1er janvier 1827. 11
est fort à désirer que M. tl'Urville s'occupe, après avoir
quitté cette île, de visiter l'archipel des îles Fidji qui n'en
est pas très-éloigné dans le nord-ouest. Krusenstern
place l'île de la Tortue, la plus sud de ces îles, par 19°
48' de latitude sud, et 179° 40' de longitude orientale.
Lors du séjour du contre-amiral d'Entreeasteaux à Tonga-
Tabou, les insulaires lui parlèrent d'un peuple très-en tre-
prenant qui faisait souvent des descentes sur leurs îles
avec tant de succès , qu'ils y étaient singulièrement re-
doutés.
Les insulaires des îles des Amis s'étaient cependant
défendus contre eux avec avantage. Ils lui montrèrent,
des prisonniers faits sur ces peuples , qu'ils avaient incor-
porés dans leur nation. A en juger par ceux que l'on a
vus , la race d'hommes des îles Fidji est moins belle que
celle des îles des Amis. Leur stature est moins haute , les
membres n'ont pas d'aussi belles proportions , et leurs
traits sont moins réguliers , mais leur physionomie et leur
attitude avaient quelque chose de plus caractérisé. Les
ustensiles de ménage et les armes conquises par les habi-
tant des îles des Amis, annonçaient un peuple plus indus-
trieux quoique d'un caractère moins doux que ceux-ci.
Rien long-temps avant le voyage du contre-amiral
d'Entreeasteaux , Abcl Tasman , voyageur hollandais ,
après avoir découvert les îles Tonga-Tabou et Anamouka,
auxquelles il avait donné le nom d'Amsterdam et de Rot-
terdam , vit pour la première fois des îles et des récifs
appartenant à l'archipel des Fidji. Les îles furent nommées
par lui îles du Prince Guillaume ; et les récifs , basses du
Hemskirk , nom de son vaisseau. Il se faisait alors par
16° â0' de latitude sud, et 179° 40' de longitude orientale.
lxiv MEMOIRE D'INSTRUCTION.
Krusenstern croit que la partie vue par Tasman com-
prend les récifs indiqués dans son Atlas sous le nom de
récifs du Duff, avec les îles qui les environnent. Il serait à
désirer que M. d'Urville, lorsqu'il visitera l'archipel des
Fidji, pût restituer les noms du Prince Guillaume et du
Hemskirk aux îles et récifs découverts par Tasman. Il serait
même digne d'un navigateur français de faire reparaître
sur ses cartes le nom du Hollandais célèbre qui , le pre-
mier, a eu connaissance de ces îles. La seule trace qui
nous reste du voyage d'Abel Tasman, se trouve dans
l'ouvrage de Valentyn. Cet auteur dit peu de chose de la
découverte des îles Fidji , mais on trouve une carte qui ,
quoique mal dessinée et peu détaillée de cette découverte,
en donne des idées plus précises que le texte du voyage.
Un calque de ce fragment de l'ouvrage de Valentyn est
envoyé à M. d'Urville.
L'archipel des îles Fidji est d'une grande étendue ; il a
plus de quatre-vingts lieues du nord au sud, depuis la
petite île de la Tortue qui est la plus méridionale , jusqu'à
l'île Farewell la plus au nord; et à peu près autant de
l'est à l'ouest. 11 comprend un grand nombre d'îles et de
dangers. Si V Astrolabe peut partir de Tonga-Tabou à l'é-
poque indiquée, qui est le 1" janvier, il sera possible d'em-
ployer soixante-dix-huit jours à la reconnaissance de cet
archipel ; ainsi , en supposant qu'il y arrive le 7 janvier,
il en partira le 27 mars. Cette dernière époque est de
rigueur, et dans aucun cas il ne devra quitter ces îles plus
tard.
La première partie de la carte n. 14 de l'Atlas de Kru-
senstern pourra servir de guide à M. d'Urville. Les vents
dominans dans ces parages sont les vents de sud-est. La
Tortue , qui est l'île la plus sud , paraît donc le premier
MEMOIRE D INSTRUCTION. lxv
objet dont il faut prendre connaissance. Ensuite , en fai-
sant route du nord-est au sud-ouest, ou dans d'autres direc-
tions , suivant la position des terres et des dangers , on
fera en sorte que l'espace visité soit divisé en deux parties
égales, par une ligne dont la direction serait à peu près
nord-ouest et sud-est, laquelle passerait dans le groupe où se
trouve l'île Tongue , et se continuerait jusqu'à l'île Pago ,
la plus grande des iles Fidji. La reconnaissance de cet
archipel n'a pas été complétée, ainsi on croit devoir re-
commander de ne pas regarder les extrémités indiquées par
la carte comme les véritables, et l'on engage M. d'Ur-
ville à pousser ses recherches au-delà , en se tenant cepen-
dant dans de certaines limites.
11 est essentiel de le prévenir que la navigation entre
ces iles est embarrassée par un très-grand nombre d'écueils
et de récifs. Il sera nécessaire de mettre la plus grande
précaution à cette reconnaissance. Les habitans , d'après
les récits du peu de navigateurs qui ont eu connaissance
de ces iles , confirment ce que les insulaires des iles des
Amis avaient dit au contre-amiral d'Entrecasteaux de leur
férocité. On a lieu de croire , néanmoins, que M. d'Ur-
ville entretiendra parmi ses équipages un ordre et mie
discipline tels que les communications indispensables
qu'il aura avec eux seront sans danger. Il pourra obtenir
de quelques-uns d'entre eux des renseignemens sur la
position des iles voisines par rapport au lieu où il les aura
obtenus, ainsi que sur les principaux écueils ou récifs
dont elles sont environnées. Quelles que puissent être les
imperfections de pareils renseignemens , ils aideront ce-
pendant M. d'Urville à se diriger, mais surtout ils empê-
cheront qu'il ne soit exposé à n'avoir pas connaissance de
quelques-unes des iles dont cet archipel est composé: car,
lxvi MÉMOIRE D INSTRUCTION.
comme on l'a déjà dit , la carte de l'ouvrage de Krusen-
stern est très-incomplète, de l'aveu même de son auteur.
Les différentes îles y ont été placées , d'après les routes de
navigateurs qui n'ont pas eu connaissance des mêmes
points , et il serait très-possible que ces îles n'eussent pas
absolument entre elles les positions relatives qui leur ont
été données sur la carte.
On a dit précédemment que M. d'Urville pourrait con-
sacrer soixante-dix-huit jours à la reconnaissance de l'ar-
chipel des îles Fidji, s'il part de Tonga-Tabou le 1er janvier
1827, ou plutôt s'il y arrive le 7 janvier suivant. Il serait
à désirer que dans cet intervalle de temps il pût en com-
pléter la reconnaissance ; mais, en raison de son étendue ,
des difficultés de la navigation et des contrariétés que l'on
doit prévoir, il serait imprudent d'y compter.
On est donc obligé , quoiqu'on lui recommande de re-
connaître en entier cet archipel , de supposer qu'il ne
pourra en visiter qu'une partie ; mais , dans cette supposi-
tion , il s'attachera à compléter ce qu'il aura vu, et à nous
en donner des cartes exactes. Il ne doit , en conséquence,
passer légèrement sur aucune des parties dont il aura
connaissance pour aller en reconnaître d'autres. 11 visi-
tera en détail toutes les portions de cet archipel , comme
s'il ne devait s'attacher qu'à celles-là, et si, le 27 mars,
époque à laquelle il doit s'éloigner de ces parages, le
temps ne lui a pas permis de reconnaître toutes ces îles ,
il doit être persuadé qu'on lui tiendra compte des travaux
qu'il aura faits , comme s'il avait pu lever la carte de l'ar-
chipel entier.
Il est à présumer que si la corvette V Astrolabe quitte
les îles Fidji le 27 mars, elle pourra se trouver aux envi-
rons de la Nouvelle-Calédonie le 6 avril suivant. La route
MEMOIRE D'INSTRUCTION, lxvii
sera dirigée à l'ouest , de manière à passer en vue des iles
les plus méridionales de l'archipel des Hébrides appelées
Erronan et Anatom; ensuite on se tiendra entre les paral-
lèles de 20° et 21° de latitude. Les côtes de la Nouvelle-
Calédonie, et les récifs dont elles sont environnées, ont
été reconnus par Cook et le contre-amiral d'Entrecas-
teaux ; il serait sans objet de s'en occuper ; mais un groupe
d'îles qui porte, sur la nouvelle carte, le nom de Loyalu-
Islands, situé à environ 20° 60' de latitude sud, et dont
l'extrémité occidentale se trouve à peu près sur le même
méridien que les iles Beaupré , reconnues par d'Entre-
castcauv, mérite toute l'attention de M. d'Lrville. >.ous
n'avons aucun détail certain sur l'étendue et la position
de ces iles. Krusenstern dit qu'elles ont élé vues en 1800
par le vaisseau Tf'alpoole, et, selon d'autres, en 1803 par
le vaisseau la Britannia. Il serait utile que M. d'Lrville pût
nous en donner une carte complète; mais il est impos-
sible de s'en flatter parce qu'il n'aura, selon toute appa-
rence , à y consacrer que dix jours ; c'est-à-dire depuis
le 6 avril , époque où l'on suppose qu'il en aura con-
naissance, jusqu'au 16 avril, qu'il devra continuer sa
route pour remplir les autres objets de sa mission.
La carte de l'A lias de Krusenstern, où se trouve la
Nouvelle-Calédonie , semblerait indiquer que les côtes
occidentales des deux iles les plus méridionales des
Loyalty-lslands, ainsi que les côtes sud des trois autres
iles, ont été visitées. M. d'Lrville tâcherait donc de venir
reconnaître l'extrémité la plus sud de ces iles les plus
méridionales qui se trouvent par environ 21° 32' de lati-
tude, et 165° 28' de longitude orientale. Mais cette
longitude est incertaine, et ne mérite aucune confiance.
En partant de l'extrémité dont on vient de parler, il
lxviii MÉMOIRE D'INSTRUCTION.
serait possible, avec des vents de sud-est, de prolonger les
côtes orientales des deux îles qui se dirigent du nord au
sud, et ensuite de suivre les côtes septentrionales des trois
îles rangées à peu près sur une ligne est et ouest. En
quittant ces îles , il serait avantageux de rattacher leur
position à quelques points dont la position géographique
a été antérieurement déterminée par le contre-amiral
d'Entrecasteaux; les îles Beaupré offriront cet avantage,
mais il faudrait passer au sud de ces îles , parce que c'est
la partie nord qui a été vue précédemment.
Il est inutile de dire que , si le temps ou les circons-
tances ne permettaient pas d'aller prendre connaissance
des îles Beaupré , il faudrait aller chercher un des points
de la Nouvelle-Calédonie , déterminé précédemment par
le contre-amiral d'Entrecasteaux.
On fera en sorte de quitter, ainsi qu'on vient de le
dire , les Loy alty-Islands , le 1 6 avril ; ensuite on fera
route pour attérir sur le cap de la Délivrance de la
Louisiade, où l'on tâchera d'arriver le 1er mai. Cette
route fait traverser un espace de mer peu connu, et
dans lequel il est à présumer qu'il peut se trouver
des écueils ou des îles qui n'ont point encore été décou-
verts.
Dernièrement un bruit a couru , fondé sur le dire d'un
capitaine américain , d'après lequel on pourrait supposer
que sur la ligne que l'on tirerait de l'extrémité septen-
trionale des récifs de la Nouvelle-Calédonie . jusqu'au cap
de la Délivrance de la Louisiade', ou dans les environs de
cette ligne, il aurait découvert un groupe d'îles bien
peuplées et entourées de récifs. Ce même capitaine a dit
avoir eu des communications avec les habitans , et avoir
vu entre leurs mains une croix de Saint-Louis et des mé-
MEMOIRE D'INSTRUCTION, mx
dailles telles que La Pérouse en avait sur son expédition
pour distribuer aux peuples de la mer du Sud. Ces indices
lui ont fait croire que les bàtimens de l'infortuné La
Pérouse avaient péri sur ces îles , et ont réveillé , dans
toute l'Europe , l'espoir perdu depuis long-temps de re-
trouver les traces de La Pérouse et de quelques-uns de ses
malheureux compagnons de voyage. Les récits du capi-
taine américain sont si vagues , qu'il est impossible de
donner aucun détail sur cette découverte à M. d'Urville.
Le désir de retirer quelques Français malheureux des
mains des peuples sauvages des des de la mer du Sud ,
l'engagera sans doute à rechercher les îles dont il est
question avec le soin que mérite un but d'humanité de
cette importance.
M. d'Urville déterminera la position géographique
du cap de la Délivrance , le plus oriental de la Loui-
siade , pour rattacher ses opérations à celles du contre-
amiral d'Entrccasteaux; il prolongera ensuite les côtes
méridionales de ces îles, d'assez près pour bien les re-
connaître , mais il évitera de compromettre la sûreté de
son bâtiment. Toutes les fois qu'un canal lui paraîtra na-
vigable et exempt de danger, il cherchera à y pénétrer et
à reconnaître quelques points antérieurement placés par
le navigateur français qui nous a donné le plus de détails
sur ces îles. M. d'Urville se ménagera , dans tous les cas,
les moyens de retourner sur ses pas , et de venir repren-
dre la reconnaissance de la partie méridionale qu'il conti-
nuera jusqu'au cap Rodney que l'on croit être le plus
oriental de la Nouvelle-Guinée.
Lorsque M. d'Urville sera arrivé au cap Rodney, son
but sera de reconnaître la côte méridionale de la Nou-
velle-Guinée ; puis la corvette /' .islrolabc se rendra di-
lxx MEMOIRE D'INSTRUCTION.
rectement à Amboine , où l'on suppose qu'elle pourra
arriver aux environs du 10 octobre.
La relâche d' Amboine offrira toutes les ressources que
l'on peut désirer, tant pour procurer des rafraîchisse-
mens aux équipages , remplacer les vivres , que pour faire
des observations astronomiques.
Amboine a été déterminée en longitude pendant le
voyage du contre-amiral d'Entrecasteaux , c'est le résultat
d'une observation d'occultation faite à Sourabaya , lequel
a servi à déterminer toutes les longitudes absolues des
lieux situés entre Sourabaya et les petites îles Mispalu
qui sont à peu de distance , dans l'ouest du cap de Bonne-
Espérance, de la Nouvelle -Guinée. Ce nouveau point
liera les longitudes des montres de V Astrolabe aux lon-
gitudes du contre-amiral d'Entrecasteaux et des autres
navigateurs français qui ont relâché dans cette île. Toutes
les autres expériences ou observations de nature à
agrandir le domaine de nos connaissances , pourront être
répétées pendant cette relâche.
Il sera nécessaire d'attendre à Amboine , non-seulement
que la mousson d'ouest se soit établie , mais encore que le
temps orageux et les vents violens, par lesquels cette
mousson commence , se soient apaisés ; ainsi V Astrolabe
ne quittera Amboine que le 1er décembre pour aller visiter
les parties de la cote de la Nouvelle-Guinée les moins
connues. M. d'Urville choisira, parmi les détroits qui
conduisent au nord de la Nouvelle-Guinée en sortant des
Moluques, celui qu'il jugera à propos , et comme toute la
côte nord de cette grande île , depuis son extrémité occi-
dentale , n'a aucun danger, et d'ailleurs est bien connue ,
il passera légèrement le long de cette côte , et viendra
relâcher au port de Dory. On croit, néanmoins, devoir
MEMOIRE D'INSTRUCTION. lxxi
lui recommander particulièrement de prendre connais-
sance des deux petites îles Mispalu déterminées par
d'Entrecasteaux , et dont la position en longitude est liée
aux positions des îles Moluques et des îles de la Sonde.
On admet que la corvette l'Astrolabe arrivera le
1er janvier 1828 au port de Dory. Une relâche de neuf
jours parait devoir suffire pour faire dans ce port des ob-
servations astronomiques et des collections d'histoire na-
turelle ; ainsi on quittera Dory le 10 janvier. L'objet que
l'on doit avoir principalement en vue après cette re-
lâche, est la reconnaissance des côtes nord de la Nouvelle-
Guinée jusqu'au détroit de Dampier.-Deux routes se pré-
sentent pour traverser la baie du Geelwink. L'une ferait
passer dans le détroit de Jobie qui n'est pas très-bien
connu. L'autre conduit au nord de l'île de William Schou-
ten. En suivant celle-ci, on pourrait vérifier si les îles
Stephen de Carteret sont les mêmes que les îles de la Pro-
vidence. Il serait bon de vérifier également si les îles
Freewill sont les mêmes que le Jf'anvick a vues en 1761.
M. d'Urville trouvera dans l'ouvrage de Krusenstern les
renseignemens nécessaires pour le guider dans ses vérifi-
cations. Parvenu à la pointe orientale de la baie du Geel-
wink , on suivra la côte de la Nouvelle-Guinée d'assez près
pour la bien reconnaître. Les îles découvertes par Schou-
ten seront également reconnues avec soin, et rien ne sera
négligé pour déterminer leur position à l'égard de la côte
la plus voisine.
11 sera essentiel de lier les positions en longitude nou-
vellement déterminées à celles du contre-amiral d'Entre-
casteaux. Les opérations précédentes seront subordonnées
au temps qu'il sera possible d'y employer , c'est-à-dire
que l'on ne restera sur ces côtes que depuis le 10 janvier
,xxn MEMOIRE D'INSTRUCTION.
jusqu'au 10 mars. Le temps écoulé du 10 mars au l« avril
sera employé à visiter les côtes de la Nouvelle-Bretagne ,
de manière à pouvoir s'assurer si ces terres sont réelle-
ment séparées en deux parties au port Montague. Ensuite
on remontera au nord par la route que M. d'Urville ju-
gera à propos de suivre pour aller prendre connaissance
d'une des îles Carolines reconnues précédemment pen-
dant le voyage de la Coquille. On suppose que l'astro-
labe arrivera à une de ces îles le 20 avril. Du 20 avril au
20 mai , on visitera la partie occidentale des îles Carolines
jusqu'aux îles Pelew. Pendant le mois entier qu'on y con-
sacrera, il sera possible de nous donner une connaissance,
sinon complète, du moins très-étendue, de cette partie.
Il est en conséquence recommandé à M. d'Urville de ne
rien négliger de ce qui pourra contribuer à compléter
cette reconnaissance, et pour qu'il ne soit pas exposé
à aller chercher , au hasard de les manquer , la multitude
de petites îles détachées dont cet archipel est composé ,
partout où il aura des communications avec les habitans ,
il s'enquerra soigneusement de la position des îles voi-
sines, et, à l'aide de ces renseignemens, il conduira le fil
de ses opérations avec l'espoir de ne rien manquer d'une
certaine importance.
L' Astrolabe s'arrêtera du 20 mai au 5 juin à l'une des
îles Pelew, où l'on pourra procurer des rafraîchissemens
aux équipages et se livrer à tous les genres d'observations.
M. d'Urville , en quittant les îles Pelew, se rendra di-
rectement à Sourabaya , situé près de l'extrémité orien-
tale de l'île de Java. Cette route , qui le mettra dans la
nécessité de traverser les mers des Moluques et des îles
de la Sonde, lui offrira un grand nombre de passages
différcns. Il choisira, d'après les vents régnans, un de
MEMOIRE D'INSTRUCTION. lxxiii
ceux qui , ayant été le moins fréquenté , lui donnera le
plus d'espoir d'augmenter nos connaissances hydrogra-
phiques. La partie de la mer des Moluques , qui est entre
Gilolo et Célèbes , principalement du côté de cette der-
nière île , est celle qui a été traversée par le plus petit
nombre de routes. Cependant comme il pourrait être dif-
ficile de gagner vers le sud pendant cette saison , il sera
important de suivre la direction la plus propre à abréger
la traversée , et surtout il faudra combiner les routes de
manière à arriver le 5 juillet à Sourabaya.
Une relâche de vingt jours dans ce port parait suffire
pour réparer et approvisionner le bâtiment ; ainsi on
pourra reprendre la mer le 25 juillet.
La position géographique de Sourabaya a été déter-
minée pendant le voyage du contre -amiral d'Entrecas-
teaux , par des observations dont les résultats méritent la
plus grande confiance. La latitude a été conclue par un
grand nombre de hauteurs méridiennes d'étoiles , obser-
vées avec un cercle astronomique.
La longitude est le résultat d'une occultation calculée
avec les lieux de la lune, corrigés par des observations du
passage au méridien, faites à Greenwich le même jour.
C'est à cette longitude , comme on l'a déjà dit , que celles
de tous les lieux compris entre les méridiens de Soura-
baya et des petites îles Mispalu, ont été rapportées. La
comparaison des longitudes obtenues par les montres de
V Astrolabe avec celles-ci , fournira des moyens de vérifi-
cation dont il sera possible de tirer de grands avantages.
De Sourabaya la corvette V Astrolabe se rendra direc-
tement à l'Ile-de-France , où l'on suppose qu'elle arrivera
le 25 août. Elle pourra quitter cette île le 1" octobre pour
revenir dans un des ports de France.
i xxiv MEMOIRE D'INSTRUCTION.
On doit présumer que M. d'Urville , avant d'effectuer
son retour en France , sera bien aise de toucher à l'Ile-Bour-
bon. On lui recommande de mesurer avec ses montres ma-
rines , dont le mouvement aura sans doute été observé
avec beaucoup de soin à l'Ile-de-France , la différence en
longitude qui existe entre le port Louis et la ville de Saint-
Denis de l'Ile-Bourbon. La longitude du port Louis a été
observée par l'abbé de La Caille et mérite une grande
confiance. Il nous reste encore quelques incertitudes sur
celle de Saint-Denis ; et , si M. d'Urville nous procure les
moyens de la faire disparaître , il rendra un grand service
à l'hydrographie ; car c'est à Saint-Denis , Ile-Bourbon ,
que tous les bâtimens du Roi ont l'habitude de relâcher
avant d'aller dans l'Inde ; et c'est à ce point que l'on rap-
porte toutes les longitudes obtenues par des montres, tant
sur la côte de Madagascar que dans les archipels de la mer
des Indes.
Dans tous les cas , M. d'Urville combinera ses routes et
la durée des dernières relâches, de manière à arriver dans
un des ports de France dans le courant de janvier ou
février 1829.
RAPPORT
SDR
LA NAVIGATION DE L'ASTROLABE,
COMMAKDt.E
PAR M. DUMONT D'URVILLE,
CAPITAINE de vaisseau;
£u a l'ZUabéttùt royale ors Sciences, bans la séance
on 17 août 1829,
PAR M. LE CHEVALIER DE ROSSEL.
Malgré le peu de succès des recherches faites avec zèle
et persévérance pour retrouver les traces de l'expédition
de l'infortuné La Pérouse , ses compatriotes n'avaient
jamais perdu de vue cet illustre navigateur ; ils avaient au
contraire toujours conservé l'espoir de retrouver quel-
ques-uns de ses compagnons de voyage , ou au moins de
recueillir quelques indices de nature à fixer les idées sur
le sort qui leur avait été réservé. L'intérêt général ne
s'était jamais ralenti à cet égard; les bruits les plus vagues
en apparence étaient saisis avec empressement; ils ve-
naient ranimer l'espoir que l'on avait conservé de retrou-
ver, de sauver peut-être quelques-uns de nos malheureux
i.xxvi RAPPORT
compatriotes, tristes débris d'un naufrage dans quelque ile
inconnue, ou perdue au milieu de l'Océan- Pacifique ou
Grand-Océan.
Divers bruits de cette nature se succédèrent presque
d'année en année ; mais ils parurent trop peu fondés
pour mériter de fixer l'attention.
Enfin, quelque temps avant le départ de M. d'Urville,
un officier anglais , d'un caractère respectable , répandit
dans le public les particularités suivantes. Il tenait, disait-il,
d'un capitaine américain que celui-ci, après avoir décou-
vert un groupe d'îles bien peuplées et entourées de récifs,
avait eu des communications avec les habitans, et avait
vu entre leurs mains une croix de Saint-Louis et des mé-
dailles telles que La Pérouse en avait sur son expédition.
Ces indices pouvaient faire croire que les bâtimens de La
Pérouse avaient péri sur ces îles.
Il ne manquait à des renseignemens aussi bien circons-
tanciés que de faire connaître le nom et la position du
groupe d'îles , où avaient été découverts ces témoignages
irrécusables de la présence des bâtimens de La Pérouse.
Quoique l'espoir de le retrouver fut presque évanoui, et
que le récit du capitaine américain manquât de l'objet le
plus important, c'est-à-dire de celui qui pouvait aider à
diriger les recherches , on ne crut pas devoir négliger un
bruit qui avait ranimé l'espérance dans tous les esprits.
On se décida par cette raison à entreprendre une nou-
velle campagne de découvertes qui devait , dans sa route ,
passer au milieu des parages où l'on pouvait supposer que
devait se trouver le groupe d'îles visitées par le capitaine
américain. Assurément il n'était guère possible de se
Mai ter de le retrouver, d'après des renseignemens aussi
vagues que ceux qui avaient été donnés sur sa position.
DE M. DE HOSSEL. lxxvii
Quelques personnes auraient même pu croire que les
bruits répandus sur le témoignage de ce capitaine amé-
ricain étaient dénués de fondement. Je ne serais même
pas éloigné de penser qu'elles eussent eu raison , car
depuis on n'a plus entendu parler ni du récit du capitaine
américain, ni de la croix de Saint-Louis, ni des médailles
qu'il aurait vues entre les mains des habitans du groupe
d'îles dont il s'agit. C'est par des renseignemens bien
plus circonstanciés, obtenus peu de temps après le départ
de M. dlrville, que nous avons enfin pu concevoir
légitimement l'espérance de retrouver des traees de La
Pérouse.
Le récit du capitaine américain, quoiqu'il laissât tant à
désirer, vint à l'appui du désir que l'on avait de favoriser
les progrès de l'hydrographie et des sciences en général,
et contribua beaucoup à faire entreprendre une cam-
pagne de découvertes dans l'Océan -Pacifique. L'on s'y
détermina avec d'autant plus de ebances de succès, qu'elle
pouvait être confiée à un officier distingué qui avait fait
précédemment plusieurs campagnes de cette nature, et
avait acquis toutes les connaissances que l'expérience peut
donner , ainsi que celles que l'on obtient par l'étude et la
méditation.
Des instructions furent rédigées de manière que
M. d'L'rville pût remplir ces deux objets en même temps,
c'est-à-dire qu'il visitât les parages où l'on pouvait sup-
poser que les bàlimens de La Pérouse avaient péri, qu'il
nous fit connaître quelques-unes des parties de notre
globe qui n'avaient pas encore été explorées, et où il pût ,
par conséquent , contribuer à l'accroissement des con-
naissances dans toutes les branches des sciences natu-
relles. Ce dernier but a été atteint au-delà de nos espé-
..xxvii. RAPPORT
raines pendant l'expédition de M. d'Urville, et, par un
de ces hasards heureux qui sont hors de la prévoyance
humaine , il a aussi retrouvé des traces de l'expédition de
La Pérouse : que s'il n'a pas pu jouir d'un bonheur com-
plet en ramenant dans leur patrie quelques-uns de ses
infortunés compagnons de voyage, M. d'Urville a eu du
moins la consolation de leur élever, sur le lieu même de
leur désastre , un monument qui témoignera l'intérêt que
leurs compatriotes ont pris à leur sort , et les regrets que
leur perte n'a cessé d'inspirer dans les lieux où ils ont
pris naissance.
M. d'Urville s'est attaché avec un zèle et une persévé-
rance infatigables à remplir tous les objets de la mission
qu'il avait reçue ; il a été secondé avec le même zèle et
une activité surprenante par tous ceux qui ont servi sous
ses ordres : les résultats de sa campagne sont immenses.
Cinquante-trois cartes ou plans des côtes, des ports ou
mouillages, ont été rédigés pendant la campagne , douze
autres plans ou cartes n'ont été qu'esquissés. Les cartes
terminées ont été levées d'après les meilleures méthodes ,
et rédigées avec un soin digne des plus grands éloges.
Elles donneront aux navigateurs qui visiteront les mêmes
parages, le moyen de se conduire avec la plus grande
sécurité. Les cartes ou plans incomplets auront sans
doute la même précision.
Les dessins destinés à faire connaître l'aspect des lieux,
l'espèce d'hommes qui les habite , leurs costumes , leurs
armes , leurs habitations, etc., sont très-nombreux; ils se
montent à huit cent soixante-six : on les doit à M. de
Sainson. Si à ce nombre déjà assez considérable on
ajoute quatre cents dessins de vues de côtes , par M. Lau-
vergne, la totalité des dessins qui sont le fruit de la
DE M. DE ROSSEL. lxxix
campagne de M. d'Urville se portera à douze cent
soixante -six , consacrés seulement aux parties histori-
que et nautique du Voyage. Sans doute il sera im-
possible de les publier en totalité ; mais M. d'Urville , par
un choix judicieux et rempli de goût , en retranchera les
dessins qui offrent un moindre intérêt ; l'on peut s'en
rapporter au discernement qui le guidera pour être per-
suadé que les savans et les curieux n'auront rien d'essen-
tiel à regretter. Je n'entrerai pas ici dans les détails de
tous les différons titres sous lesquels on peut comprendre
la masse considérable des dessins dont il vient d'être
question ; je ne puis cependant passer sous silence les
réflexions que m'a suggérées la belle collection des por-
traits des habitans, composée de cent cinquante-trois
figures.
Dans les Voyages publiés jusqu'à présent , on ne trouve
que des portraits isolés , et en petit nombre. Ils ont fait
connaître, à la vérité, les traits et la conformation de
quelques races d'hommes; mais la collection de M. d'Ur-
ville offre un bien plus grand intérêt, en raison du grand
nombre de portraits dont elle est composée. Cette collec-
tion représente les traits et la conformation de plusieurs
individus choisis dans chacune des races d'hommes qu'il
a eu occasion de voir pendant son voyage. Elle nous
fait connaître les grands caractères propres à distinguer
celles qui diffèrent le plus entre elles, en même temps
qu'elle met sous les yeux les diverses nuances par les-
quelles de légers changemens se laissent apercevoir dans
plusieurs races différentes , et lient ces races entre elles ,
ainsi qu'il arrive à l'égard de tous les autres êtres de la
nature. Cette collection , dont les dessins paraissent être
d'une grande fidélité , mérite donc de fixer particulière-
mi RAPPORT
nient L'attention , et il est à désirer qu'elle soit publiée en
entier.
Quant à la collection des cartes dont il a été question
précédemment, elles ont été levées et rédigées, ainsi
qu'on l'a déjà dit, d'après les meilleures méthodes, et sont
assujetties aux résultats d'observations astronomiques sus-
ceptibles de précision, et aux longitudes obtenues par des
montres marines dont les mouvemens ont été observés
avec le plus grand soin. Un examen attentif des résultats
de ces observations, et la comparaison des latitudes et lon-
gitudes des différens lieux placés précédemment sur le
globe par d'autres navigateurs , et particulièrement pen-
dant la campagne du contre-amiral d'Entrecasteaux ,
offrent l'accord le plus satisfaisant. On ne peut s'empê-
cher de remarquer, à cet égard, que tous les travaux des
campagnes où l'on a fait usage des montres marines et de
l'observation des distances de la lune au soleil et aux
étoiles , concourent à confirmer l'excellence de ces deux
moyens de déterminer la longitude. Il n'est pas rare que
des positions fixées par des observateurs ou marins éga-
lement soigneux, ne diffèrent pas entre elles de plus de
deux ou trois minutes de degré ou même quatre minutes.
La grande précision des tables astronomiques et celle
des instrumens peuvent donc faire regarder le problème
des longitudes en mer comme résolu. Il n'y a que les
personnes privées de la connaissance des moyens généra-
lement employés , qui cherchent encore la solution de
ce problème. 11 n'appartient qu'aux savans du premier
ordre d'améliorer les méthodes connues et pratiquées ,
en perfectionnant la théorie des mouvemens des corps
rélestes. Les artistes les plus distingués peuvent éga-
lement y contribuer , en donnant un grand degré de
DE M. DE KOSSEL. lxxxi
précision aux instrument qui sortent de leurs mains.
Je ne parlerai pas des dessins qui se rapportent à l'his-
toire naturelle ; ils ont été vus et jugés par d'illustres
savans qui leur ont aceordé leurs suffrages : je me con-
tenterai de dire que le nombre des planches est de cinq
cent vingt-cinq , contenant près de quatre mille dessins.
Ainsi le nombre de planches se rapportant à la partie
historique et à l'histoire naturelle est de mille sept cent
quatre-vingt-onze , nombre considérable, d'après lequel
on peut juger de l'activité qui a régné dans les travaux ,
du zèle et de l'amour de la science dont étaient animés
tous ceux cjui y ont coopéré.
Le récit de M. d'Urville , lu dans une des séances de
l'Académie, a fait connaître la route qu'il a suivie. Userait
inutile, dans ce Rapport, d'entrer dans les mêmes détails ;
il suffira d'en rappeler certaines circonstances pour mettre
sous les yeux l'ensemble de ses opérations, et donner une
idée nette et précise des services qu'il a rendus à l'hydro-
graphie.
Vous avez appris qu'après le départ de l'astrolabe du
port de Toulon , M. d'Urville a relâché à Ténëriffe , à la
Praya, a vérifié et déterminé la position de l'ile de la
Trinité située dans l'océan Atlantique, cherché inutile-
ment l'ile de Saxembourg qui n'en doit pas être très-
éloignée ; qu'il a visité le port du Roi-Georges , situé à la
terre de Nuitz; qu'en passant dans le détroit de Bass, il
s'est arrêté au port Western; et enfin qu'il est arrivé à
ï'ort-Jackson.
Les grandes opérations de la campagne ont commencé
après le départ de Port-Jackson, sur les côtes de la Nou-
velle-Zélande ; une portion de la côte nord-ouest de l'ile
la plus sud a été reconnue. L' Astrolabe est entrée dans le
/
Lxxxii K APPORT
canal qui sépare cette ile de celle qui est le plus au nord,
et a exploré toute la côte orientale de la dernière île jus-
qu'au cap Nord. Cette reconnaissance exigeait d'autant
plus de fermeté et de persévérance, que la Nouvelle-
Zélande est par une latitude sud assez élevée , et que les
coups de vent y sont par conséquent très-fréquens.
M. d'Urville s'est trouvé sur cette côte dans des positions
très-épineuses dont il a su se tirer avec habileté. Sa navi-
gation nous procurera la connaissance entière des parties
qu'il a visitées , et qui n'avaient été vues que superficiel-
lement. Ses travaux sur la côte du détroit qui sépare les
deux îles, en raison des baies et des canaux qu'il a décou-
verts , méritent surtout de fixer l'attention.
De la Nouvelle-Zélande , l'expédition est allée aux îles
des Amis. C'est dans la passe qui conduit au mouillage de
l'île Tonga-Tabou qu'elle a couru les plus grands dangers.
Les détails que M. d'Urville a donnés de la position où s'est
trouvé son bâtiment pendant plusieurs jours , et qui était
telle qu'il pouvait s'attendre à tous momens à le voir
perdu sans ressources , ont sans doute inspiré un grand
intérêt. On a dû remarquer que tout en s'occupant essen-
tiellement de la conservation de son bâtiment , il n'a pas
perdu de vue celle des fruits de sa navigation précé-
dente.
Les communications qui ont eu lieu avec les habitans
des îles des Amis ont dû fixer aussi l'attention. Le ca-
ractère de ces hommes est resté à peu près le même qu'il
était lors des séjours du capitaine Cook et du général
d'Entrecasteaux, malgré quelques progrès sensibles qu'ils
paraissent avoir faits dans la civilisation. Ces hommes ,
en apparence si sociables , et dans le fait si séduisans , ne
sont jamais plus à craindre que lorsque l'on croit pouvoir
DE M. DE UOSSEL. lxxxiii
vivre au milieu d'eux avec l'abandon de la plus entière
confiance ; c'est alors qu'ils se livrent à des voies de lait
que l'on est obligé de réprimer par des actes de rigueur.
Le capitaine Cook et le contre-amiral d'Entrecastcaux ,
après les avoir regardés comme des amis , ont été obli-
ges de sévir contre eux; et, plus tard, provoqué par des
actes de violence qui prenaient sans doute leur source
dans la cupidité plutôt que dans la méchanceté ou la
cruauté , M. d'Urville a été contraint à son tour de punir
l'audace et l'astuce de ces insulaires.
Les personnes qui ont fait partie de l'expédition à la
recherche de La Pérouse ont appris, avec quelque sur-
prise , que les vaisseaux de cet infortuné navigateur s'é-
taient arrêtés pendant dix jours à l'île d'Anamouka.
M. d'Urville nous assure qu'il lient cette particularité de
la bouche même de la reine Tamaha. À la vérité, cette
reine s'était expliquée en langue du pavs , ce qui serait
de nature à faire naître quelques doutes sur le véritable
sens de ce qu'elle a dit ; mais 31. d'Urville ajoute que
sa déposition fut accompagnée d'explications , de dé-
tails si positifs , que ce fait lui parut à peu près dé-
montré ; par conséquent il doit être adopté comme tel ,
d'après un témoignage aussi digne de confiance. Ce qu'il
y a de certain et ce qui doit redoubler l'étonnement ,
c'est qu'à l'époque du séjour du contre-amiral d'Entre-
castcaux qui était à Tonga-Tabou trente-cinq ans avant
l'expédition de l'Astrolabe, et par conséquent à une
époque beaucoup plus rapprochée du passage de La Pé-
rouse à Ànamouka , on n'ait rien remarqué dans les com-
munie at ions que l'on a eues avec les naturels du pays,
qui ail pu faire naître l'idée d'un fait si important, et de la
nature de ceux vers lesquels tous les esprits et les imagi-
y*
lxxmv RAPPORT
nations étaient tendus , puisqu'il se rapportait au but
principal de la mission.
L'événement arrivé à l'Astrolabe qui a été jetée, pen-
dant le calme , par des eourans , sur un écueil dangereux,
en occasionant la perte de la plupart de ses ancres , a en-
travé singulièrement les opérations subséquentes de la
campagne, et M. d'Urville, qui jusque-là s'était attaché à
suivre ponctuellement ses instructions , s'est trouvé dans
l'obligation de s'en écarter sur plusieurs points. Néan-
moins , quoique dépourvu de câbles et d'ancres , il a
entrepris la reconnaissance des îles Fidji qui lui avaient
été indiquées comme composées d'un grand nombre d'îles
et parsemées d'écueils très-dangereux. La reconnaissance
de cet archipel présente un fil d'opérations liées entre elles ,
et dirigées avec un grand discernement. Elle a procuré
une carte sur laquelle on peut compter que les îles et les
dangers aperçus par M. d'Urville seront placés avec
exactitude : nous n'avions que des connaissances impar-
faites de la position de ces différentes îles. La carte que
Krusenstern en a donnée est très-incomplète , de l'aveu
même de son auteur, car il a été obligé d'y placer des
îles vues isolément par différens navigateurs, et a été
privé des moyens de rectifier les positions qui leur avaient
été assignées.
Nous remarquerons, en parlant des îles Fidji, que
M. d'Urville s'est attaché à restituer aux îles découvertes
par les navigateurs de diverses nations , les noms que leur
donnent les habitans de ces îles , et qu'il l'a fait toutes les
fois qu'il lui a été possible. C'est par cette raison qu'il a
changé le nom des îles Fidji en celui de Viti. Néanmoins ,
voulant rendre hommage au célèbre navigateur hollan-
dais qui a eu le premier connaissance d'îles et de dangers
DE M. DE ROSSEL. i.wxv
sit ués à la partie orientale de l'archipel , il a donné le nom
de Tasman à une des îles , et conservé à un danger pré-
sumé découvert par cet illustre navigateur , le nom du
bâtiment qu'il commandait.
Les opérations de la campagne de l' Astrolabe ont été
liées à celles du vovage du contre-amiral d'Entrecasteaux ,
en prenant connaissance des îles les plus méridionales de
l'archipel du Saint-Esprit; ensuite on a reconnu cl levé
la carte d'un groupe d'iles nommées îles Loyalty , décou-
ver! es par les Anglais , et sur lesquelles ils ne nous avaient
transmis que des idées très-confuses. Le travail de M. d'Ur-
ville remplit cette lacune qu'ils avaient laissé subsiste]
dans 1'hvdrographie. Les îles Loyalty ne sont pas très-
éloignées au sud d'un groupe de petites îles entourées
d'un récif très-dangereux , appelées îles Reaupré par le
eoiiire-amiral d'Entrecasteaux qui en eut connaissance à
la pointe du jour, presqu'au moment où les bàtimens qu'il
commandait allaient s'y briser. Enfin on vérifia que la
grande chaîne de récifs qui se prolongent au nord-ouest de
la Nouvelle-Calédonie, se termine exactement aux der-
niers qui ont été vus par le contre-amiral d'Entrecasteaux.
11 était à présumer, d'après les bruits que le eapitaine
américain avait répandus relativement aux vestiges que
l'on aurait retrouvés de l'expédition de La Pérouse, que
les lies dont la position avait été si vaguement indiquée,
devaient être aux environs de la route que l'on aurait à
suivre pour se rendre de l'extrémité nord de la Nouvelle-
Calédonie à la Louisiade. Aussi M. d'Urvillc redoubla-t-il
d'attention pendant ce trajet. Il ne fit route que pendant
Le jour, afin qu'aucun des objets environnans ne pût lui
échapper. Aucune île ne fut découverte, et les faibles
espérances qu'il avait pu concevoir furent évanouies.
i.xxxvi RAPPORT
M. d'Urville, conformément à ses instructions, avait
un très-vif désir de passer entre la Nouvelle-Guinée et la
Nouvelle-Hollande, pour revenir dans les Moluques ; mais,
dépourvu d'ancres et de câbles , la prudence ne lui per-
mettait pas de s'engager dans un passage aussi difficile ,
dont l'entrée est fermée par une chaîne de brisans de
l'espèce de ceux près desquels il avait couru de si grands
dangers à Tonga-Tabou , et qui ne laissent que de loin en
loin quelques ouvertures étroites dans lesquelles il soit
possible d'entrer. Pour rendre sa route utile à l'hydro-
graphie , il eût fallu chercher quelques nouvelles passes
rapprochées de la Nouvelle-Guinée , avec la certitude de
se trouver ensuite dans un parage parsemé de récifs de
même nature , de bancs de sable et de rochers sous l'eau
peut-être plus dangereux encore que les récifs, parce
qu'il est impossible de les voir. M. d'Urville fut obligé
de diriger ses vues d'un autre côté , et de rendre sa na-
vigation utile en visitant d'autres portions de côtes mal
connues.
11 quitta les terres de la Louisiade, remonta au nord, et
fit la reconnaissance complète des îles Laughlan ; de là il
se rendit au havre Carteret de la Nouvelle-Irlande , où il
fit une courte relâche. Ensuite la côte méridionale de la
Nouvelle-Bretagne , qui n'avait été vue que de très-loin
par le capitaine Dampier , fut reconnue de plus près , et
l'on vérifia que le passage que l'on soupçonnait pouvoir se
trouver à l'anse qui avait reçu le nom de port Montague,
n'existe réellement pas.
On découvrit, à l'ouverture de la vaste baie dont il est
question , un groupe d'îles remarquables auxquelles on
donna le nom d'îles du duc d'Angoulême.
C'est après avoir dépassé l'extrémité occidentale de la
DE M. DE ROSSEL. i.xxxvu
Nouvelle-Bretagne et le détroit auquel Dampier a donné
son nom, que M. cl'Urville rendit un éminent service à
l'hydrographie , en entreprenant la reconnaissance de
cette longue suite de côtes comprenant l'espace qui est
entre le détroit de Dampier et la baie du Geclwink, et qui
borne la Nouvelle-Guinée du côté du nord. L'expédition
fut favorisée par un très -beau temps; ainsi on put eu
lever une carte exacte sur laquelle toutes les îles qui
l'avoisinent se trouveront placées avec précision. Plu-
sieurs de ces îles avaient été vues précédemment ; mais
nous n'en avions que des notions imparfaites. Un grand
nombre d'autres, très-rapproebées de la côte, ont été dé-
couvertes pendant cette nouvelle reconnaissance. Ensuite
on fit une relàcbe au port de Dorey, et l'on vint à Am-
boinc prendre le repos dont les équipages avaient besoin
après une si longue navigation. L'astrolabe y mouilla le
24 septembre 1827 à minuit.
L'expédition quitta Àmboine le 12 octobre suivant.
L'intention du commandant était de rentrer dans la Mer
Pacifique ou Grand-Océan, et. d'y travailler à enrichir
rbvdrograpbie par de nouvelles découvertes. Il se dirigea
en conséquence sur l'extrémité méridionale de la terre de
Yan-Diémen , et vint mouiller dans le canal de d'Entre-
castcaux.
Les côtes de ce beau canal qui, en 1792 et 1793 , épo-
que où d'Entrecasteaux en fit la découverte , étaient dé-
sertes et sauvages , mais présentaient cependant l'aspect
d'une végétation vigoureuse , offrirent à M. d'Urville des
plantations, des habitations agréables, qui indiquaient que
des hommes civilisés étaient venus s'y établir. Une cité
naissante, qui commençait à prendre de l'accroissement,
venait d'être fondée dans un grand bras de mer auquel
ixxxvm RAPPORT
le contre-amiral d'Entrecasteaux avait dorme le nom de
rivière du Nord, parce qu il se trouve au fond une rivière
qui reçut ce nom. Les Anglais ont jugé à propos de le
changer, et l'ont appelée rivière Derwent; ils ont nommé
la ville qui est sur ses rives Hobart-Town. M. d'Urville
mouilla le 20 décembre sous les murs de cette ville.
C'est là qu'il apprit que le capitaine Dillon avait trouvé
sur les îles Mallicolo des traces de l'infortuné La Pérouse,
et que , pour la première fois , il reçut des renseignemens
certains sur la route qu'il devait suivre pour remplir l'ob-
jet le plus important de sa mission.
Ces renseignemens obtenus à Hobart- Town lui avaient
appris qu'à l'île Ticopia il trouverait peut-être des natu-
rels ou quelqu'un des étrangers dont avait parlé le ca-
pitaine Dillon , qui lui indiqueraient la route à suivre
pour se rendre au lieu du naufrage de l'infortuné La
Pérouse.
M. d'Urville se hâta de quitter Hobart - Town et de faire
route pour se rendre à cette ile. Il y arriva le 10 février
1828. Il trouva effectivement le Prussien Buchert qui y
était arrivé depuis peu ; mais ni lui , ni aucun des naturels
de l'ile ne voulut consentir à lui servir de guide. Tous
parurent effrayés de l'influence pernicieuse du climat ma-
récageux de l'île Mallicolo, que nous appellerons désor-
mais Vanikoro , parce que c'est ainsi que M. d'Urville,
d'après les communications qu'il a eues avec les habitans
de l'île , a jugé à propos de rectifier la prononciation de ce
nom.
Le 1 2 février on eut connaissance des sommités de l'ile ,
mais ce ne fut que le 19 qu'il fut possible d'approcher les
côtes, et le 21 V Astrolabe vint mouiller entre les récifs
situés à la partie orientale de l'île. Des canots furent
DE M. DE ROSSEL. lxxxw
immédiatement expédiés dans toutes les directions pour
visiter les côtes, et chercher le lieu où les bàtimens de l'ex-
pédition de La Pérouse avaient fait naufrage. M. Jacqui-
not , embarqué en second sous les ordres de M. d'Urville,
y fut conduit par un des naturels du pays; là il en vit les
malheureux restes disséminés au fond des eaux dont la
transparence lui permit devoir distinctement des ancres,
des canons , des boulets , et une immense quantité de
plaques de plomb , dont le témoignage irréfragable attes-
tait qu'il se trouvait sur les lieux où nos malheureux
compatriotes avaient fait naufrage.
M. d'Urville, après avoir conduit l'Astrolabe dans un
mouillage à l'abri de tous les vents, poursuivit ses recher-
ches avec une nouvelle ardeur. La chaloupe fut expédiée
pour visiter les récifs de Païou et de Vanou où les deux
bàtimens étaient supposés avoir trouvé leur perte, et
tâcher de recueillir quelques débris qui pussent attester
que les bàtimens qui s'y étaient perdus étaient véritable-
ment ceux de La Pérouse. Une ancre de dix-huit cents
livres et un canon court en fonte, du calibre de 8, tout
corrodés par la rouille, ainsi que deux pierriers en cuivre
assez bien conservés , confirmèrent que les débris que l'on
avait sous les yeux étaient bien réellement ceux de l'expé-
dition de La Pérouse, et renouvelèrent l'impression pro-
fonde de regrets que sa perte avait occasionés.
M. d'Urville voulut laisser un témoignage des sentimens
qu'il avait éprouvés sur les lieux mêmes où les bàtimens
de La Pérouse avaient péri ; en conséquence un monument
modeste, tel que le comportaient les moyens qu'il avait à
sa disposition , fut érigé en l'honneur de La Pérouse et de
nos infortunés compatriotes. Son inauguration eut lieu en
présence de la majeure partie de l'équipage qui était des-
xc RAPPORT
cendu à terre, au bruit de la mousqueterie des troupes
qui environnaient le monument, et de l'artillerie de l' As-
trolabe, avec le recueillement et la tristesse qu'inspire
une cérémonie funèbre.
Quelque temps après l'arrivée de M. d'Urville à Vani-
koro, l'influence pestiférée du climat se fit sentir. Qua
rante hommes de l'Astrolabe étaient sur les cadres lorsque
M. d'Urville quitta le mouillage où il s'était réfugié. La
santé du reste de l'équipage était chancelante, et lui-même,
atteint de la fièvre , avait a peine la force nécessaire pour
veiller à la conduite du bâtiment dans la passe étroite et
difficile par laquelle il devait s'éloigner des lieux qui ne
lui avaient présenté que des images douloureuses , sources
d'éternels regrets.
Les renseignemens obtenus par M. d'Urville firent juger
que les frégates commandées par M. de La Pérouse au-
raient rencontré inopinément, dans une nuit obscure et
pendant un vent violent de sud-est , les récifs qui entou-
rent l'île de Vanikoro , et s'y seraient brisés. L'un d'eux
serait venu heurter un de ces récifs taillé à pic et aurait
coulé à fond presque immédiatement. L'autre vaisseau,
plus heureux , serait entré dans une des coupures de ce
récif; mais , n'ayant pas trouvé assez d'eau , il se serait
échoué et aurait demeuré en place. C'est celui dont les
débris aperçus au fond des eaux attestent le naufrage.
Trente hommes du bâtiment coulé à fond auraient pu
gagner la terre. M. d'Urville ne parle pas du sort qui leur
a été réservé ; mais les récits du capitaine Dillon tendent
à faire croire qu'ils auraient été massacrés par les naturels
de l'ile. Quant à l'équipage du bâtiment qui s'est échoué
et qu'il a été impossible de relever de la côte, M. d'Urville
a entendu dire qu'il aurait débarqué dans le district de
DE M. DE ROSSEL. xci
Païou, lieu voisin du naufrage, et aurait construit, avec les
débris qu'il aurait pu sauver , un petit bâtiment à l'aide
duquel tous les Français se seraient mis en mer après un
séjour de sept lunes dans l'île , pour venir dans quelques-
uns des établisscmens européens des Moluques ou de la
Nouvelle-Hollande. On ne peut malheureusement que trop
prévoir le sort qui a été réservé à ces infortunés dont
depuis plus de quarante ans on n'a pas entendu parler.
Quelques récits cependant assurent que deux hommes
de l'équipage restèrent dans l'île , mais qu'ils mouru-
rent en moins de deux années. /Vinsi le fruit de toutes
nos recherches a été de nous procurer quelques canons ,
une ancre rongée par la rouille, qui, en nous faisant
connaître le lieu du naufrage des compagnons de La
Pérouse , nous enlèvent l'espoir de jamais en retrouver
un seul.
Si quelque chose peut adoucir les regrets de ceux qui
ont accompagné le contre-amiral d'Entrecastcaux , chargé
spécialement de rechercher les traces de La Pérouse, c'est
que dans le cas même où ils auraient abordé à l'île Vani-
koro pendant leur expédition , il est probable qu'ils n'y
auraient, retrouvé que les témoins muets de la perte de ses
bàlimcns. La seule différence qui eût existé , c'est que ces
témoins n'eussent pas été endommagés par le temps. En
effet, les bàtimens de La Pérouse, partis de Botany-Bay au
commencement de l'année 1788, doivent avoir péri sur
l'île de "Vanikoro dans le courant de la même année , ou
au plus tard au commencement de 1789. Ce n'est qu'au
mois de mai 1793 , c'est-à-dire quatre ou cinq ans après
l'époque présumée de la perte des bàtimens de La Pé-
rouse, que le contre-amiral d'Entrecasteaux aurait pu
aborder les lieux du naufrage. Les renseignemens obtenus
xcii RAPPORT
et transmis par M. d'tlrville doivent faire supposer, s'ils
ne donnent pas une entière certitude, que le contre-amiral
ill.ntn iMsieauv serait encore arrivé trop tard pour sauver
la vie à quelques-uns des malheureux naufragés , puisque
deux ans après la perte des bàtimens il n'en restait plus
un seul sur l'île.
Qu'il me soit permis d'exprimer les regrets que doivent
éprouver les personnes qui ont fait partie de l'expédition
à la recherche de La Pérouse, et que je ressens aussi vive-
ment qu'aucun autre. Le 19 mai 1793, les frégates la
Recherche et l'Espérance ont eu connaissance du somme!
de l'ile Vanikoro ; elle était alors à quinze lieues au vent.
Le nom de la Recherche lui fut imposé , et cette île fut
alors confondue dans notre opinion avec la multitude
d'autres îles que nous avions vues, et qu'il nous avait été
impossible de visiter en détail. Nous étions loin de penser
que c'était là où se trouvaient le but et le terme de nos re-
rherches et de tous nos vœux. Il ne peut pas rester de doute
à l'égard de l'identité de l'île de Vanikoro et de l'île de la
Recherche de d'Entrecasteaux. La position géographique
tant en latitude qu'en longitude, assignée par M. d'Ur-
ville à l'île de Vanikoro, s'accorde d'une manière surpre-
nante avec la position assignée à Vile de la Recherche
pendant le voyage de d'Entrecasteaux.
Lorsque M. d'Urville quitta l'île de Vanikoro , le nom-
bre de malades et de gens hors de service lui imposait
la nécessité de se rendre par le plus court chemin dans
quelque port habité par des Européens. Deux seuls offi-
ciers alors n'étaient point alités , et lui-même se trouvait
abattu par la maladie. Il ne pouvait donc plus songer à
s'engager dans le détroit rempli d'écueils , qui sépare la
Nouvelle-Hollande de la Nouvelle-Guinée. Il fit route pour
DE M. DE KOSSEL. xcui
se rendre directement à Guam, île principale de l'archipel
des Mariannes. L'accueil que M. de Freycinct , eoinman-
dant de l'Uranie, y avait reçu, les ressources qu'il y avait
trouvées et la salubrité du climat , donnaient la certitude
que l'équipage épuisé de l Astrolabe pourrait s'y rétablir
en peu de temps.
La route qui menait à Guam faisait traverser l'archipel
des Iles Garolines. On eut connaissance des îles Dublon,
dont M. Duperrey, commandant, la Coquille, avait reconnu
la partie occidentale. Malgré le désir qu'avait M. d'IJrville
et la nécessité dans laquelle il se trouvait de ne point s'ar-
rêter dans sa course , il crut néanmoins devoir reconnaître
la partie orientale de ce groupe d'iles , et compléter la
reconnaissance du navigateur qui l'avait précédé. Enfui
le 2 mai 1828, à une heure après midi, ï Astrolabe mou'Ah
dans la baie d'Umala.
Après une relâche de vingt-huit jours, pendant laquelle
son équipage se rétablit, M. d'IJrville quitta la baie d'U-
mala, et fit route pour se rendre à Amboine.
Plusieurs tics iles qui forment la prolongation de l'ar-
chipel des Carolines du coté de l'ouest, furent reconnues,
et on en leva le plan. La plus importante de ces décou-
vertes est un groupe que les habitans appellent Elivi , et
qui, d'après leur récit, est composé d'une vingtaine
d'iles.
Le 7 juin, on passa à trois ou quatre milles de distance
de la plus grande des iles Pelew ; ensuite , après avoir pris
connaissance de la Nouvelle-Guinée, on se rendit à l'île
Mouron en passant au nord de l'île Waigiow, et de là
V Astrolabe vint faire une seconde relâche à Amboine.
Au lieu de revenir à l'île de France par les détroits de
Timor et d'Ombay, M. d'Urville acquiesça aux proposi-
xcxiv RAPPORT
tions que lui fit le gouverneur d'Amboine de l'accompa-
gner jusqu'à Ménado , situé sur l'île Célèbes , pays peu
connu, et par conséquent où on pouvait espérer d'ac-
croître nos connaissances en hydrographie et en histoire
naturelle. Enfin, après avoir réalisé ses espérances, il
mit à la voile le 4 août, fit un très-court séjour sur la
rade de Batavia, et arriva le 29 septembre 1828 à l'Ile-de-
France.
Il est inutile que je répète , en terminant ce Rapport ,
ce qui a été dit au commencement , relativement à l'im-
mensité des travaux accomplis dans toutes les branches
de connaissances, travaux dont il avait été recommandé à
l'expédition de s'occuper. Je me permettrai seulement
d'insister sur le zèle et l'habileté avec lesquels ils ont été
exécutés. Tous les officiers de V Astrolabe y ont contribué
à l'envi les uns des autres. On doit cependant distinguer
M. Jacquinot, commandant en second, qui a fait les obser-
vations astronomiques avec tout le talent et l'assiduité dési-
rables, malgré la multitude d'autres devoirs qu'il avait à
remplir. Il faut aussi faire mention de M. Lottin, lieutenant
de vaisseau , qui a levé et rédigé plusieurs cartes ; cet offi-
cier est occupé actuellement , par ordre supérieur, à y
mettre la dernière main. M. Gressien, également lieute-
nant de vaisseau, a levé un grand nombre de cartes , et
mérite d'être honorablement cité. On doit aussi plusieurs
cartes à MM. Guilbert et Paris , enseignes de vaisseau.
Il est rare de voir sur un seul bâtiment un aussi grand
nombre d'officiers se livrer à un même genre de travail.
Tant de zèle leur fait honneur, et nous apprend avec
quel talent, quel discernement, le commandant de l'expé-
dition a su maintenir une si grande activité pendant une
campagne où les fatigues de toute espèce , les maladies
DE M. DE ROSSEL. xcxv
auraient pu , non-seulement ralentir l'action de tous les
individus , mais encore leur inspirer des dégoûts.
M. d'Urville parle avec éloge de MM. Quoy et Gaimard ,
dont les travaux ont été hautement appréciés par les sa-
vans appelés à en juger : si j'en fais mention dans ce
Rapport, ce n'est que pour attirer toute l'attention sur
l'ensemble , au-dessus de tout éloge , qui a régné dans les
travaux de l'expédition.
Nous devrions terminer ce Rapport en exprimant le
désir de voir publier le plus tôt possible de si grands et de
si importans travaux ; nous pourrions être assuré de
l'assentiment de l'Académie : mais Sa Majesté a devancé
nos vœux; elle a ordonné la publication de tous les
fruits recueillis pendant la campagne de l'Astrolabe. Elle
a pris , avec une bienveillance toute particulière , en con-
sidération les services de M. d'Urville qui a dirigé cette
expédition, en lui accordant le grade de capitaine de
vaisseau.
11 ne reste plus qu'un dernier vœu à former, c'est de
voir que les officiers et les naturalistes qui ont secondé
M. d'Urville avec tant de succès, soient jugés dignes de
recevoir la récompense due à leur talent , à leur zèle et
à leur persévérance.
INSTITUT DE FRANCE
Paris, le i>'< octobre iHjr).
Le Secrétaire perpétuel de l'Académie, pour les Sciences Naturelles,
certifie qtie ce qui suit est extrait du procès-verbal de la séance du lundi
?.fi octobre 1829.
L'Académie, qui a déjà entendu avec intérêt le rapport
qui lui a été fait par M. de Rossel, sur le voyage de décou-
vertes exécuté sous les ordres de M. le capitaine d'Urville,
a désiré qu'il lui fut rendu un compte particulier des tra-
vaux des naturalistes attachés à cette expédition, et elle
nous a chargés , MM. Geoffroy-Saint-Hilaire , Latreille ,
Duméril et moi, d'en examiner la partie zoologique.
Il nous a été d'autant plus facile de nous acquitter de
ce devoir, que déjà quatre fois nous avons eu occasion d'en-
tretenir l'Académie des envois de ces savans navigateurs ,
et que nous n'avons en quelque sorte aujourd'hui qu'à
résumer nos rapports précédens , et à les compléter par
une indication des objets qu'ils en ont déposés eux-mêmes,
à leur retour, soit à l'Académie, soit au Muséum d'histoire
naturelle.
xcvm RAPPORT
MM. Quoy et Gaimard, zoologistes de l'expédition,
étaient déjà glorieusement connus de l'Académie et de
tous les amis de l'histoire naturelle par leur participation
au Voyage de M. le capitaine de Freycinet, et par le vo-
lume plein d'observations curieuses et nouvelles dont ils
ont enrichi sa Relation. On ne pouvait pas douter que l'ex-
périence acquise lors de cette première expédition, et les
études qui leur avaient été nécessaires pour en publier les
résultats, ne les eussent mis à même de rendre la seconde
encore plus profitable à la science ; et on l'espérait d'au-
tant plus que le capitaine d'Urville devait se rendre dans
des parages encore plus abondans en riches productions,
et encore moins connus des naturalistes que ceux qu'avait
traversés le capitaine de Freycinet.
Ces espérances n'ont point été trompées. Malgré les
malheurs et les contre-temps que l'expédition a éprouvés,
et bien qu'elle n'ait pu séjourner autant qu'il eût été à
désirer sur ces côtes encore presque neuves pour la science,
de la Nouvelle-Guinée, MM. Quoy et Gaimard ont envoyé
et rapporté des collections plus considérables qu'il n'en
avait été formé jusqu'à ce jour, ni par leurs prédéces-
seurs, ni par eux-mêmes.
Fidèlement déposées au Cabinet du Roi , il en a été fait
des catalogues exacts qui spécifient classe par classe les
nombres des genres, des espèces et des individus de chaque
espèce ; tous ces animaux, depuis les plus grands jusqu'aux
plus petits et aux plus frêles, sont d'une conservation qui
annonce la plus grande habileté et la patience la plus sou-
tenue.
Nous ne répéterons point ici ce que nous avons dit dans
nos quatre Rapports précédens, sur les nombres des espèces
et des individus qui ont composé ces envois. Les catalo-
DE M. CUV1EH. xcix
gués les comptent par milliers, et rien ne prouve mieux
l'activité de nos naturalistes, que l'embarras où se trouve
l'administration du Jardin du Roi , pour placer tout ce
que lui ont valu les dernières expéditions, et surtout celle
dont nous rendons compte. Il a fallu descendre au rez-de-
chaussée , presque dans les souterrains , et les magasins
même sont aujourd'hui tellement encombrés , c'est le
véritable terme , que l'on est obligé de les diviser par des
cloisons , pour y multiplier les places.
Nous ferons remarquer seulement que dans les catalo-
gues généraux qui ont été présentés à l'Académie, ne sont
pas comprises de nombreuses petites espèces contenues
dans six cent cinquante bocaux, dont plusieurs en renfer-
ment dix ou douze , l'examen que MM. Quoy et Gaimard
en font eux-mêmes n'ayant pas encore été terminé.
Une partie des objets auxquels leur nature donnait du
prix ont été achetés des deniers de ces naturalistes, et
même M. Gaimard a fait à lui seul les frais de son excur-
sion particulière à Madagascar.
On conçoit , d'ailleurs, tout ce qu'il a dû en coûter de
fatigue, ce qu'il leur a fallu d'attention et d'adresse pour
ne rien laisser échapper de tant d'êtres fugitifs, surtout,
de ceux que l'œil même a peine à saisir au milieu des va-
gues dont ils ne se détachent point par la couleur; aussi
se font-ils un plaisir de reconnaître que le zèle de tous les
officiers, de tous les hommes de l'équipage, pour ce genre
de recherches, la complaisance qu'ils ont mise à les se-
conder, les ont puissamment aidés à remplir cette partie
de leur mission. Le corps de la marine française est trop
éclairé aujourd'hui pour dédaigner rien de ce qui se rap-
porte aux sciences, et nous regarderons toujours comme
un devoir de la part des naturalistes de témoigner publi-
RAPPORT
quement toute la reconnaissance qu'ils lui doivent. Depuis
plusieurs années, l'histoire naturelle, et surtout la zoologie,
s'est plus enrichie peut-être par suite des ordres donnés
de la part du ministère de la marine, et du zèle que
MM. les officiers ont mis à les exécuter, que par les efforts
particuliers d'aucun de ceux qui la cultivent, et même
que par les expéditions scientifiques d'aucune des époques
précédentes. Dans cette occasion, ce zèle a pu se montrer
d'autant mieux , que le commandant de l'expédition ,
M. le capitaine d'Urville , lui-même très-profond dans
plusieurs branches de la science, a partagé, autant que
ses devoirs de chef le lui ont permis, les travaux des natu-
ralistes; et qu'on lui doit personnellement une grande
partie des insectes de la collection. On en doit aussi beau-
coup à M. Lottin, l'un des officiers, et leurs contributions,
pour cette partie seulement, montent à près de cinq cents
espèces.
A Madagascar, M. Ackermann, chirurgien-major de
rétablissement français, en a usé également envers M. Gai-
mard avec la plus grande générosité.
Ce qui ajoute encore à la reconnaissance que les amis
de l'histoire naturelle doivent au ministère de la marine
et au. gouvernement du Roi en général, c'est l'attention
que l'on met aujourd'hui à publier aussitôt les résultats
des expéditions et avec une magnificence égale, à quelque
science qu'ils se rapportent. On se souvient comment
tout ce qu'avaient produit le voyage de Bougainville, et le
séjour de Commerson dans les mers de l'Inde, s'est trouvé
dispersé. Je ne parlerai pas de l'expédition de La Pérouse,
ni de celle de d'Entrecasteaux, l'une et l'autre si malheu-
reusement terminées , quoique d'une manière différente ;
mais Péron lui-même, dont l'activité, lors de l'expédition
DE M. CUVIER. ci
de Batidin , avait été si productive , n'a j)u obtenir que la
publication d'un mince atlas , et le grand nombre de des-
sins qui avaient été faits sous ses veux , ont même disparu
après sa mort, sans qu'aucune autorité se soit mise en
peine d'en faire la recherche.
Il n'en a pas été de même îles trois derniers voyages.
Celui de M. de Freycmet a déjà produit, pour la seule
zoologie, un volume où l'on ne peut reprendre que deux
ou trois figures faites sur des dessins non vérifiés d'un
artiste qui n'était pas naturaliste. Celui de M. Duperrev
se publie maintenant avec encore plus de magnificence,
et l'ordre a été donné de publier également celui dont
nous rendons compte.
Rien ne lui manquera en exactitude, sous le rapport
des dessins. M. Quoy, pour beaucoup d'objets, ne s'en
est reposé que sur lui-même; il s'est en quelque sorte
adjoint à M. Sainson , peintre de l'expédition, et son
talent , comme dessinateur , ne se montre pas moins
dans les recueils que nous avons sous les yeux, que ses
connaissances comme naturaliste. Tous les objets dont
l'art ne pouvait entièrement préserver les formes ou les
Cdttlèurs, ont été représentés d'après le vivant, ou au
moins sur le frais, et, ce qui est vraiment prodigieux, ils
ont tous été dessinés deax fois; les auteurs ont gardé
par-devers eux les premiers dessins, et, dans la crainte
d'événemens qui pourraient anéantir leurs travaux, ils
ont saisi toutes les occasions d'en envoyer des copies cof-
reeles à l'Académie, qui, déposées au secrétariat, leur ont
été* exaetement remises lors de leur retour.
Ces dessins, que rien ne pourrait remplacer, ne por-
tent , comme celàjétait naturel , ni sur les Mammifères , ni
sur les Oiseaux, ni sur les Insectes, trois classes qui se cou
en RAPPORT
servent assez bien en nature pour ne pas exiger cette pré-
caution ; mais ils représentent quelques Quadrupèdes (à
cause de leurs attitudes), et tous les Reptiles, les Poissons,
les Mollusques, les Annélides et les Zoophytes qui ont paru
offrir quelque intérêt.
Ils forment cinq cent vingt-cinq planches in-4°, conte-
nant trois mille trois cent cinquante figures ou détails ana-
tomiques relatifs à douze cent soixante-trois espèces dif-
férentes d'animaux des classes que nous venons d'indi-
quer.
En même temps que ces observateurs pleins de zèle se
livraient à ce pénible travail, ils consignaient dans des
registres tenus dans le meilleur ordre tout ce qu'il y avait
à remarquer d'intéressant sur chaque espèce.
Des numéros de concordance fort exacts renvoient , de
l'observation écrite, au dessin, et à l'objet même conservé
en nature, en sorte que, par la combinaison de ces trois
documens, on peut toujours en compléter l'histoire.
L'examen de ces riches recueils est fait à la fois pour
effrayer l'imagination sur les prodigieuses richesses de la
nature, et pour rendre modestes les naturalistes les plus
habiles, en leur apprenant combien ils sont encore reculés
dans la connaissance de ces êtres dont ils prétendent
dresser le catalogue. Chaque pas, chaque coup de filet,
pour ainsi dire , a fourni à nos voyageurs des choses sin-
gulières et inconnues. L'Académie se souvient que, dès la
baie d'Algésiras, pendant un séjour que les vents con-
traires les obligèrent d'y faire, ils découvrirent en quelque
sorte une famille tout entière de Zoophytes, celle des
Diphydes, dont on n'avait encore qu'une seule espèce et
en individus mutilés.
Ce sont des animaux presque incompréhensibles , tou-
DE M. CUVIER. cm
jours se tenant deux à deux, mais où les individus de
chaque couple ne sont pas semblables ; l'un des deux em-
boîtant l'autre en partie , et fournissant une guirlande
d'ovaires et de tentacules qui traverse un canal de l'em-
boîté pour pendre dans la mer. Cet arrangement dont on
ne se faisait aucune idée, qui ne se laisse pas même bien
expliquer maintenant qu'on le connaît, se répète cepen-
dant en huit ou dix espèces différentes, toutes d'une mer
très-voisine de nous, et tellement communes, qu'il n'a
fallu que quelques jours à nos observateurs pour les ras-
sembler. Depuis lors ils en ont trouvé plusieurs autres
exemples dans d'autres mers, et nous ne doutons point
que les navigateurs, maintenant avertis, ne les multiplient
encore beaucoup.
MM. Quoy et Gaimard eux-mêmes ont découvert et
décrit plusieurs genres qui conduisent par degrés de ceux-
là aux Àcalèphes hydrostatiques ordinaires , dont la série
se termine aux Physalies. Les formes et les combinaisons
les plus extraordinaires se rencontrent dans ce groupe
dont les Physsophores de Forskal ne donnent qu'une lé-
gère idée. Il y en a dont les vésicules, prenant des formes
stéréométriques prononcées, se rassemblent en prismes,
en pyramides , en sphères. Les guirlandes de tentacules ,
de suçoirs, d'ovules, suspendus à ces amas de vésicules,
présentent aussi les formes et les couleurs les plus variées.
C'est encore là une famille d'êtres qui promet les obser-
vations les plus curieuses.
Marsigli , Donati , Ellis , nous avaient fait connaître les
animaux du Corail, des Gorgones et des Pennatules. M. Sa-
vigny avait donné des idées encore plus précises de ceux
des Alcyons; mais on n'avait encore que des idées assez
vagues de ceux des divers sous-genres que l'on a établis
civ RAPPOKT
dans le genre des Madrépores, tels que les Garyophylliesr
les'Méandrines , les Astrées.
Nos voyageurs les ont observés avec soin , et nous en
donnent'des figures coloriées ; on voit que, dans les Méan-
drines , ce sont des oscules ouverts çà et là dans les sil-
lons ; que les Astrées ont des Polypes assez voisins des
Actinies ; que dans les Caryophyllies chaque extrémité de
branche fait sortir un faisceau de tentacules.
Plus de cent planches , contenant pour la plupart de
nombreuses figures, sont consacrées aux animaux des Co-
quilles. La conchyliologie ne sera plus réduite, comme
elle l'était presque encore il y a trente ans, à jouer, comme
disait Millier , avec de petites productions pierreuses ,
plus ou moins bien colorées. Ce qu'Adanson avait com-
mencé , ce que Millier lui-même, malgré son ironie, n'a-
vait pu porter bien loin , se trouve fort avancé par les
observations de nos savans voyageurs. Il n'est guère de
genre ni de subdivision de genre dont ils n'aient repré-
senté l'animal dans toute son expansion et avec ses cou-
leurs naturelles. Deux de ces genres cependant restent
encore dans le doute. Ils n'ont eu du Nautile que des
fragmens; encore n'est-ce que par conjecture qu'ils les
supposent appartenir à cette coquille. Quant à l'Argo-
naute, l'Académie a déjà appris, par une de leurs lettres,
qu'un Hollandais établi depuis long-temps aux Moluques,
les a assurés que cette coquille est habitée par un Mollus-
que dont il a fait de mémoire une esquisse , et qui parai-
trait de l'ordre des Gastéropodes ; mais MM. Quoy et
Gaimard eux-mêmes n'ont vu ce Mollusque ni mort ni
en vie , en sorte que ce problème , qui a tant occupé dans
ces derniers temps quelques naturalistes , ne peut être
encore considéré comme tout-à-fait résolu.
DE M. CUV1ER. (v
MM. Quoy et Gaimard , ayant bien voulu se souvenir
que l'un de nous s'occupe d'un grand ouvrage sur les
Poissons, ont donné une attention particulière à cette
classe d'animaux. Ils lui ont consacré cent trente-six plan-
ches , dont la plupart contiennent plusieurs figures , en
sorte que le nombre des espèces représentées va à près de
trois cents.
Les auteurs se sont concertés avec leurs collègues
MM. Lesson et Garnot, qui publient en ce moment la
partie zoologique du Voyage du capitaine Duperrey , et
avec MM. Cuvicr et Valenciennes , auteurs de l'Histoire
générale des Poissons, afin que les espèces qui seront
représentées dans un de ces ouvrages , ne soient pas
répétées dans les deux autres, et que l'on n'y figure,
autant qu'il sera possible, que des espèces qui n'aient
point encore paru ailleurs, en sorte que si l'on y réunit la
partie zoologique du Voyage du capitaine Freycinet, la
France aura produit, en peu d'années, une masse de
figures de Poissons coloriées d'après le frais, qui enrichira
considérablement l'ichthyologie.
Parmi ceux que l'on devra à MM. Quoy et Gaimard ,
nous ferons remarquer particulièrement un grand nombre
de grands Squales et de grandes Raies difficiles à rapporter,
ileux nouvelles espèces de Moles, un nouveau Sternoptyx,
et cinq ou six Poissons qui forment des genres nouveaux,
et dont, avec la permission de nos voyageurs, l'un de
nous a déjà indiqué une partie dans la nouvelle édition de
son Règne animal, mais qui exigeraient trop de détails
pour être expliqués ici.
Ce qui, dans cette partie des travaux de MM. Quoy
et Gaimard, plaira surtout aux amateurs, ce sera une
suite de Poissons de couleurs charmantes qui n'avaient
cvi RAPPORT DE M. CUVIER.
point encore été rendus avec cette vivacité. On ne peut
revenir de la beauté de ces inimitables assortimens de
couleurs dont la nature s'est plu à revêtir des êtres des-
tinés à demeurer dans les profonds abîmes de la mer.
Nos naturalistes n'ont pas négligé l'anatomie des Pois-
sons. Leurs planches représentent les viscères de plusieurs
espèces , et ils se sont attachés surtout aux cerveaux des
grands Squales et des grandes Raies.
Ils ont rapporté aussi plusieurs pièces anatomiques re-
latives aux animaux supérieurs, et , dans ces classes supé-
rieures elles-mêmes , ils ont assez d'espèces nouvelles pour
enrichir leur ouvrage de planches intéressantes.
D'après cet exposé , il nous paraît que les travaux exé-
cutés pour la zoologie par les naturalistes de l'expédition
commandée par le capitaine d'Urville , répondent parfai-
tement à ce que les amis des sciences pouvaient attendre ,
et que l'ouvrage où ils en rendront compte ne pourra que
faire honneur à la France et à son gouvernement.
Signé GEOFFROY SAINT-HILAIRE, LATREILLE,
DUMÉRIL, Baron G. CUVIER, rapporteur.
L'Académie adopte les conclusions de ce Rapport.
Certifié conforme,
Le secrétaire perpétuel, conseiller a" Etat, grand-officier
de l'ordre royal de la Lé g ion-d' Honneur,
Signé Baron G. CUVIER.
INSTITUT DE FRANCE.
2Uadfmii roijalc ï>e$ ôrimm.
Paris, le 16 novembre 1831)
Le Secrétaire perpétuel de l'Académie , pour les Sciences Naturelles '
certifie que ce qui suit est extrait du procès-verbal de la séance du lundi
16 novembre 1829.
Les collections géologiques, faites pendant le voyage de
l'astrolabe , sont le résultat des recherches actives et du
zèle éclairé de MM. Quoy et Gaimard, médecins de la
marine royale, naturalistes de l'expédition. Elles se com-
posent de cent quatre-vingt-sept espèces de Roches , ou
variétés principales, qui ont été recueillies dans vingt-deux
contrées différentes. Le nombre des échantillons est d'en-
viron neuf cents.
On remarque d'abord des Brèches osseuses et du Cal-
caire compacte de la montagne de Gibraltar; des Grès
quartzeux et de la vase marine d'Algésiras ; des Ponces ,
de l'Obsidienne et du Porphyre trachy tique moderne, pris
dans la région supérieure du pic de Ténériffe ; et des
Laves basaltiques massives ou scoriformes provenant de
Santiago , l'une des îles du Cap-Vert, qui montrent le eu-
«vin RAPPORT
ricux passage du Basalte au Verre volcanique appelé Galli-
nace.
La série des roches qui proviennent de l'Ascension,
ilonne une idée très-détaillée de la constitution de cette
île qui est presque entièrement volcanique. Cette série
offre deux cent cinquante échantillons appartenant à cin-
quante espèces ou variétés principales, parmi lesquelles
une seule est étrangère au domaine du feu. Cette dernière
est un Calcaire globulaire peu ancien, formé par l'agglo-
mération de débris de Madrépores et de Coraux parfaite-
ment arrondis et renfermant des fragmens de coquilles
(Huîtres, Murex, etc.) roulées, qui ont en partie conservé
leur couleur originaire; on s'en sert comme pierre de
taille ; elle constitue le sol des rivages sur plusieurs points.
Elle n'a d'analogues qu'à des distances immenses , c'est-
à-dire à la Guadeloupe et dans l'Océanie. Les autres roches
offrent une grande partie des matières volcaniques, tant
pyroxéniques que feldspathiques , qu'on rencontre habi-
tuellement réunies sur beaucoup d'autres points de la terre ;
nous citerons, en outre de l'Obsidienne verte chatoyante,
de la Gallinace , du Silex en rognons dans les Tufas, et du
Gypse grenu dont il n'a pas été possible de déterminer le
gissement.
Les îles de Sainte-Hélène et de Bourbon , dont la nature
volcanique a été constatée depuis long-temps , ont, ainsi
que le cap de Bonne-Espérance , fourni plusieurs échan-
tillons qui aideront à compléter les notions précédemment
acquises sur ces contrées. Parmi les échantillons de Sainte-
Hélène il faut distinguer une Hélice fossile qui pro-
vient des amas coquilliers marins, si remarquables, qui
ont été observés par M. Seale , naturaliste du pays , sur la
montagne de Flagslaff-Hill, à six cent quatre-vingt-douze
DE M. COHDIEU. eix
mètres au-dessus du niveau de l'Océan, el qu'on retrouve
sur le penchant de la même montagne , à des hauteurs de
quatre cent onze, cinq cent vingt-trois et cinq cent soixante-
dix-neuf mètres.
Plusieurs échantillons de Mimosite pris à l'Ile-aux-
Cailles , laquelle est située près de l'île Sainte-Marie de
Madagascar, annoncent, sur ce point dont la nature était
inconnue, l'existence d'un vieux terrain volcanique dé-
mantelé.
Cent quatre-vingt-dix échantillons appartenant à dix-
huit espèces, ont été recueillis pendant les quatre relâ-
ches qui ont été effectuées sur une étendue de côte d'en-
viron sept cents lieues dans la partie méridionale île la
Nouvelle-Hollande , savoir : au port du Roi-Georges, au
port Western, à la baie Jervis et à Port- Jackson. Les
environs du port du Roi-Georges ont offert du Granité
ordinaire avec des filons de Pegmatite, du Pétrosilex talci-
fère, île la Dolérite, de la Houille commune mêlée d'Anthra-
cite fibreuse, du Pisasphalte, des Grès quartzeux mélangés
d'Hydrate de fer, de l'Ocre rouge, matière dont les natu-
rels du pays font un grand usage pour se peindre le corps,
enfin plusieurs belles variétés de ce Calcaire madréporique
qui joue un si grand rôle dans toute l'Océanie, et dont la
formation remonte , suivant nous, aux derniers temps de
la période tertiaire. Les environs du port Western ont fourni
des Minerais de 1er hydraté stratiformes ou disséminés en
rognon* dans des Argiles, des Laves basaltiques et des
Waekes à différens états de consistance.
A la baie Jervis on a pris de beaux Grès quartzeux
mêlés de kaolin ou Métaxytes , au milieu desquels on dis-
tingue des empreintes de Spirifère analogues à celles de
terrains d'Europe qui appartiennent à la période Phylla-
<x RAPPORT
dienne ou intermédiaire. Enfin , les échantillons de Port-
Jackson présentent une belle série d'empreintes de végé-
taux fossiles provenant du terrain houiller, et parmi les-
quels M. Quoy croit avoir reconnu des feuilles d'une es-
pèce d'Eucalyptus , plante dicotyléclone.
Les roches recueillies à l'île de Diémen et à la Nouvelle-
Zélande, empruntent un intérêt particulier de ce que ces
îles sont, dans cette partie du monde, les dernières grandes
terres qu'on trouve en se rapprochant du pôle antarc-
tique.
Les recherches géologiques des naturalistes de l'expédi-
tion n'ont pas porté seulement sur l'île de Diémen , mais
aussi sur les îles Maria qui en sont au sud-est, et sur les îles
Warren qui en sont au nord. Ces dernières îles ont offert
des Pegmatites à très-grands cristaux de Quartz (ils ont
jusqu'à trois décimètres de longueur); des Grès quartzeux
de la période Phylladienne contenant des empreintes de
Flustres ; des Calcaires compactes parsemés d'Entroques
cylindriques ; des Dolérites intactes ou décomposées. Les
îles Maria ont aussi présenté des Calcaires de la période
Phylladienne, et en outre des fragmens roulés d'Agathe et
de Quartz hyalin, et de très-beaux et très-grands morceaux
de bois fossiles changés en Silex résinoïde , et qu'on peut
regarder comme les indices de terrains peu anciens. Le
nombre total des échantillons est de cinquante-six.
Cent vingt-huit échantillons appartenant à trente-deux
espèces ou variétés principales de roches , ont été pris sur
différens points de la Nouvelle-Zélande. Ce sont , pour la
partie sud, des Granités , des Pegmatites, des Leptinites ,
des Talcites phylladiformes et des Pétrosilex talqueux, ro-
ches très-anciennes; et, pour la partie nord, des Pétrosilex
à pâte terreuse , du Porphyre pétrosiliceux , des Talcites
DE M. COBDIEB. rxi
sehistoïdes, de l'Euphodite, de la Serpentine, du Jaspe,
du Grès quartzeux argilifère dit Macigno, roches par con-
séquent plus ou moins anciennes, et en outre des Grès
ferrugineux, des Conglomérats coquilliers mêlés de sable et
d'argile, et qui nous paraissent être les équivalens du Cal-
caire madréporique de l'Océanie, des matières volcani-
ques plus ou moins récentes , telles que Pépérino , Tufa ,
Basalte, Scorie et Pierre ponce, enfin de la Pépérite rouge
et du Soufre sublimé qui proviennent de la petite île
Blanche qui se fait remarquer près de la côte septentrio-
nale de la Nouvelle-Zélande par les fumerolles de la solfa-
tare qu'elle renferme. Ces derniers échantillons achèvent
d'attester l'existence d'un volcan brûlant qui était à peu
près inconnu.
Les îles de Tikopia et de Vanikoro , désormais célèbres
par le désastre de l'expédition de La Pérouse , et qui sont
entourées de récifs madréporiques qu'on assure être de
formation tout-à-fait moderne, n'ont offert que des ma-
tières volcaniques qui, par leurs caractères, semblent ap-
partenir à la période des terrains tertiaires ; ce sont des
Dolérites , des Basaltes et des Pépérinos.
Les environs du havre Carteret, à la Nouvelle-Irlande ,
ont fourni quelques échantillons de Grauwacke et des va-
riétés de Calcaire madréporique qui sont remarquables par
leur texture dense et compacte, et par l'absence fréquente
de débris organiques.
Plusieurs échantillons récoltés à l'île de Guam, l'une
des Mariannes, font connaître que les Laves feldspathiques
entrent dans la composition des terrains volcaniques de
cet archipel.
Enfin, les échantillons, au nombre de soixante, qui ont
été pris dans les Moluques, aux îles Célèbes, de Ler (petite
(Mi RAPPORT DE M. CORDIER.
ile près de Ratavia ) et d' Amboine , sont tous d'origine
volcanique, et ne présentent que des Laves feldspathiques
et des Conglomérats du même genre , tels que Trachyte ,
Porphyre leucostinique , Téphrine , Obsidienne , Conglo-
mérat trachytique. Il faut en outre citer, parmi ces roches,
une Alunite silicifère analogue à celle qu'on exploite depuis
un temps immémorial à la Tolfa, dans les Etats romains.
Tels sont les résultats de l'expédition de l'Astrolabe en
collections géologiques. On trouvera ces résultats nom-
breux, si l'on veut considérer ce qu'il était possible de
faire en ce genre , pendant une expédition purement ma-
ritime et consacrée pendant les relâches à beaucoup d'au-
tres recherches extrêmement différentes ; on les trouvera
importans si l'on fait attention à la variété des lieux d'ob-
servation, à leur position respective à la surface de la
terre et aux grandes distances qui les séparent. Il est vive-
mentàdésirer, dans l'intérêt de la géologie, que MM. Quoy
et Gaimard puissent bientôt publier la description de ces
collections , et faire connaître les détails précieux qu'ils
ont réunis sur les gissemens et sur le rôle qu'il faut attri-
buer à chaque espèce de roches dans la constitution des
pays où elles ont été recueillies.
Signé L. CORDIER.
L'Académie adopte les conclusions de ce Rapport.
Certifié conforme :
Le secrétaire perpétuel, conseiller a" État, grand-officier
de tordre royal de la Légion-d Honneur,
Signé Raron G. CUV1ER.
INSTITUT DE FRANCE.
JUabhait xonaie îics Sciences.
Paris, le 3o novembre i8ît|.
La partie botanique du voyage était confiée à M. Lesson
jeune, second chirurgien de l'expédition. Les plantes qu'il
a rapportées peuvent être évaluées à environ mille six
cents espèces , qui ont été recueillies dans les localités
suivantes :
1°. Nouvelle-Hollande. L'expédition a fait quatre re-
lâches différentes sur des points différens du continent
de la Nouvelle - Hollande , savoir : 1° au Port du Roi-
Georges, du 7 au 25 octobre 1826 ; 2° au Port-Western,
du 12 au 19 novembre; 3° à la baie Jervis, du 26 au
29 novembre; i° à Port-Jackson, du 2 au 18 décembre.
Le nombre des espèces, recueillies dans ces différentes lo-
calités , peut se monter à environ quatre cent cinquante
espèces. En général ces plantes sont dans un fort bel état
de conservation. Un assez grand nombre ont été géné-
reusement données à M. Lesson par M. Fraser, directeur
du Jardin botanique de Sydney. Plusieurs proviennent
cxiv RAPPORT
de l'intérieur de la Nouvelle-Hollande , et en particulier
des environs de Bathurst et des montagnes Bleues.
2°. La Nouvelle-Zélande, que F Astrolabe visita ensuite,
est un pays presque neuf pour la botanique. L'île méri-
dionale de la Nouvelle-Zélande , surtout la baie Tasman ,
où la corvette séjourna pendant quelque temps , présente
une végétation très-riche. Mais ici les Cryptogames sont
presque en aussi grand nombre que les Phanérogames.
Sur le bord de la mer on rencontre des Liserons , des
Euphorbes, le Lin de la Nouvelle-Zélande, qu'on retrouve
aussi dans les fentes des rochers. Ce sont surtout les Fou-
gères qui abondent dans les forêts. Les Lichens et les
Mousses sont aussi en très-grand nombre. Plus de deux
cents espèces ont été le fruit des diverses relâches faites
tant sur l'île méridionale , que sur l'île septentrionale de
la Nouvelle-Zélande. Sur ces espèces , plusieurs sont tout-
à-fait nouvelles , et toutes sont fort intéressantes en ce
qu'elles nous feront connaître , du moins en partie , la
végétation propre à ces deux îles.
3°. Tonga-Tabou , l'une des îles des Amis , a fourni en-
viron une soixantaine de plantes au botaniste de l'Astro-
labe. Parmi ces espèces, nous avons remarqué plusieurs
Graminées et Fougères, qui nous paraissent nouvelles.
4°. Après avoir quitté Tonga le 20 mai , l'Astrolabe
laissa tomber l'ancre le 5 juillet au soir dans le havre Car-
teret , près du port Praslin , à la Nouvelle-Irlande. Ici la
végétation revêt d'autres formes que dans les régions déjà
visitées par l'expédition. De vastes et épaisses forêts cou-
vrent l'intérieur des terres, et le luxe de la végétation
annonce la situation tropicale. Néanmoins le temps a été
si défavorable, à cause des pluies continuelles qui n'ont
cessé de contrarier les travaux de l'expédition pendant
DE M. DESFONTAINES. <:xv
toute la relâche , qu'on n'a pu conserver qu'environ
soixante des espèces qui avaient été recueillies.
5°. La végétation à la Nouvelle-Guinée se présente sous
les formes les plus imposantes. Tous les végétaux y sont
dans des proportions plus considérables qu'à la Nouvelle-
Hollande. Mais en revanche il y a moins de variété. Ce
sont de vastes forêts composées d'un petit nombre d'es-
pèces d'arbres trop élevés , et souvent trop rapprochés
les uns des autres , pour qu'il soit possible de les recon-
naître. Cependant on remarque dans le nombre des Bar-
ringtonia , des Aréquiers , des Papayers , l'Arbre à pain ,
et divers Palétuviers. M. Lesson , contrarié par l'exces-
sive humidité de l'atmosphère, a cependant pu conserver
environ une centaine d'espèces , qui pourront nous don-
ner une idée vraie du genre de végétation propre à la
partie de la Nouvelle-Guinée, visitée par V Jstrolabe.
(i°. Plusieurs relâches ont été faites successivement sur
différens points des Moluques , à Amboine , à Guam , à
lîourou. Environ cent cinquante espèces ont été rappor-
tées par M. Lesson.
7°. La corvette quitta les Moluques dans le courant
tl'octobre 1827, et arriva vers la mi-décembre de la même
année à Hobart-Town , capitale de Van-Diémen. Cette
ile , surtout aux environs de la colonie d'Hobart-Town ,
présente un aspect triste et monotone. Des campagnes
arides , des forêts entrecoupées de gros blocs calcaires ,
ne présentent qu'un petit nombre de Végétaux. Il sera
très-curieux de comparer avec soin les cent espèces en-
viron, qui ont été recueillies à la terre de Van-Diémen ,
avec celles de la Nouvelle-Hollande, afin d'observer l'ana-
logie ou les différences qui peuvent exister entre ces deux
points de l'Australie.
(xvi RAPPORT DE M. DESFONTAINES.
8°. L'ile de Vanikoro ressemble beaucoup au havre Car-
leret, et leur végétation est presque analogue. Environ
quatre-vingts espèces ont été récoltées dans cette île.
Elles ont beaucoup d'analogie avec celles de la Nouvelle-
Irlande et de la Nouvelle-Guinée. Néanmoins plusieurs
nous ont paru nouvelles et tout-à-fait propres à cet ar-
chipel.
9°. En revenant en Europe , l' Astrolabe séjourna pen-
dant quelque temps au cap de Ronne-Espérance. Dans
cette relâche plus de deux cents espèces furent ajoutées
aux collections de la corvette.
10°. Enfin l'ile de l'Ascension fut le dernier point visité
par l'expédition. Cette île , toute volcanique , est peu
riche en Végétaux phanérogames. Les Cryptogames au
contraire y sont en plus grand nombre. Environ soixante-
dix espèces ont été le fruit des recherches de M. Lesson.
En résumé on peut porter à environ quinze à seize
cents le nombre des espèces recueillies dans les différen-
tes stations de l'expédition commandée par le capitaine
d'Urville. Parmi ces espèces , un assez grand nombre
sont tout-à-fait nouvelles , et quelques-unes même pour-
ront former les types de genres nouveaux. Celles de la
Nouvelle-Zélande et de Van-Diémen auront un très-grand
intérêt, en nous donnant une idée de la végétation de con-
trées presque inconnues jusqu'à ce jour des naturalistes.
On ne saurait donner trop d'éloges au zèle et aux con-
naissances qu'a montrées M. Lesson jeune dans la récolte
et la conservation de ces plantes, et dans la rédaction
des notes qui souvent les accompagnent.
*
Signé R. DESFONTAINES.
lith <fr Irtuylumc
VOYAGE
L'ASTROLABE.
CHAPITRE F
TRWRRSH- I1K TOir.OV A «.IBRALTAR.
La campagne de la Coquille, dont j'avais formé le l82.^
projet et présenté le plan eonjointement avee 31. Dn-
perrey, mon collègue, venait d'être terminée. Sa
navigation ayant eu presque constamment lieu hors la
vue des cotes, avait offert peu de dangers : aussi
avait-elle été très-heureuse. Les sciences naturelles
et la physique en avaient retiré des résultats inté-
ressans. La géographie lui avait du aussi quelques
découvertes, et surtout des rectifications de points
mal déterminés jusqu'alors ; mais il n'y avait eu au-
cune reconnaissance suivie de cotes, aucune explo-
ration complète d'archipel, si ce n'est celle des îles
2 VOYAGE
i s i ; Gilbert et Mulgrave : la géographie réclamait donc de
nouveau l'attention du navigateur dans ces mers.
Quoiqu'en apparence concentré durant tout le cours
du vovage dans mes travaux de botanique et d'en-
tomologie , comme dans mes fonctions d'officier
chargé du détail, j'étudiai néanmoins attentivement
la direction des vents et des courans , la marche et
l'influence des saisons ; je m'appliquai à connaître exac-
tement quels progrès la géographie avait faits dans les
divers archipels de la mer du Sud; en un mot, je mé-
ditai le plan d'une campagne propre à rendre les plus
grands services à cette science, sans nuire toutefois
aux fruits que tous les autres genres de connaissances
pouvaient retirer de nos travaux. Aussi à mon retour
en France, ce plan se trouva tout arrêté , et je n'atten-
dis plus qu'une occasion favorable pour le mettre à
exécution.
L'accueil honorable que je reçus du ministère alors
dirigé par M. de Chabrol, et la confiance qu'il me
témoigna , me déterminèrent à lui faire part sur-le-
champ de mes nouveaux projets. Il prit les ordres
du monarque auguste qui gouverne la France, et qui,
dans cette occasion, donna une nouvelle preuve de la
bienveillance particulière qu'il porte au progrès des
sciences et de la navigation. Je dois ajouter que je
fus bien favorisé par MM. Halgan et Tupinier, di-
recteurs du personnel et du matériel de la marine.
Grâces à leur influence et à la généreuse impulsion du
Décembre, ministre, dès le mois de décembre 1825, je reçus ma
lettre de commandement, et l'autorisation de choisir,
DE L'ASTROLABE. 3
sans aucune espèce de restriction, toutes les per- ts^s.
sonnes destinées à m'accompagner et à partager les Décembre.
dangers et l'honneur de cette entreprise.
Dès le moment où j'avais présenté mon projet ,
j'avais désigné M. Jacquinot pour me servir de se-
cond. Ses talens et son dévouement m'étaient con-
nus depuis longues années ; seul dans la marine il
m'avait paru capable de remplir dignement un poste
à la Ibis si important et si délicat. Par la suite, et pour
de semblables raisons, M 31. Lottinel Gressien furent
attachés à l'expédition. Enfin 31. Guilbert, qui m'a-
vait écrit pour me faire connaître le vif désir qu'il
avait de servir sous mes ordres , et sur le compte du-
quel j'avais recueilli d'honorables rapports, compléta
le nombre des officiers. Les élèves Paris , Faraguet
et Dudemaine furent désignés plus tard.
31. Gaimard , déjà connu par ses travaux sur
C drame, était destiné d'abord à remplir seul les
fonctions de chirurgien-major et de zoologiste, tan-
dis que 31. Lesson (Adolphe), tout en l'assistant
dans ses fonctions médicales , se trouvait appelé à
veiller aux intérêts de la botanique. 3Iais, par un
bonheur inespéré, 31. Quoy sollicita comme une fa-
veur la permission de faire la campagne ; la vaste
étendue de ses connaissances en histoire naturelle
m'était aussi connue que la parfaite égalité de son
caractère : j'acceptai donc avec transport l'offre d'un
collaborateur aussi distingué. Jamais le plus léger
nuage n'a altéré même un instant les sentimens d'es-
time qu'il m'avait inspirés; et c'est à sa présence
4 VOYAGE
1825. que l'expédition devra ces admirables observations
Décembre, de zoologie , et ce précieux recueil d'innombrables
dessins qui seuls suffiraient pour en consacrer la
mémoire.
Les campagnes précédentes avaient été médiocre-
ment favorisées sous le rapport des gravures desti-
nées à accompagner l'historique; l'on sait cependant
tout ce que des dessins agréables , et surtout fidèles
à la vérité , peuvent ajouter d'intérêt à la publication
de ces voyages , particulièrement aux yeux des gens
du monde. Mon attention se porta vers le choix d'un
sujet capable de réaliser mon attente ; long-temps je
restai indécis. Enfin M. de Sainson , alors commis ex-
traordinaire de la marine à Rochefort, se proposa;
M. Quov, en qui j'avais toute confiance, me le re-
commanda; M. de Sainson devint ainsi l'un de mes
compagnons de voyage , et le public pourra juger
que j'ai été admirablement secondé par ce nouveau
collaborateur.
Quant à la marche du voyage et à la désignation
des lieux que nos recherches devaient embrasser,
par une confiance bien honorable pour moi , le minis-
tère me laissa entièrement maître de tracer le plan de
campagne, de concert avec MM. de Rosily et de
Rossel, chefs du dépôt de la marine.
Dans le projet tel que je l'avais primitivement conçu,
je devais me borner aux côtes de la Louisiade, delà
Nouvelle-Guinée et de la Nouvelle-Bretagne, en opé-
rant mon retour au travers des Carolines, par les
archipels des Moluques et de la Sonde. MM. de Rosily
DE L'ASTROLABE. 5
et de Rossel adoptèrent toutes mes vues, en se con- iS»s.
tentant d'y ajouter la partie N. E. de la Nouvelle- Décembre.
Zélande, les îles Tonga et Viti, et les îles Loyalty.
Je m'en félicitai intérieurement, car la crainte seule de
paraître embrasser un plan trop vaste m'avait em-
pêché d'en proposer aussi la reconnaissance.
Vers celte époque tous les journaux d'Europe re-
tentirent des nouvelles que le contre-amiral Manby lil
circuler au sujet des traces de La Pérouse, décou-
vertes tout récemment par un capitaine baleinier
sur des îles entre la Nouvelle-Calédonie et la Loui-
siade. Il s'agissait d'une croix de Saint-Louis et de mé-
dailles recueillies sur ces îles ; a ces indices venaient se
joindre des détails si positifs, que l'affaire n'eût laissé
aucun doute si la déposition elle-même eût été au-
thentique. Autorisé à cet égard par le ministre , je me
transportai chez M. Manby, à Paris, afin d'obtenir de
sa propre bouche des renseignemens plus détaillés ;
il se trouvait en ce moment à Chantilly, mais à la lettre
que je lui adressai , il ne fit qu'une réponse assez insi-
gnifiante et conçue dans les termes suivans :
« Monsieur, 9.
» Vendredi je revins à Chantilly et trouvai votre
» lettre du 9 décembre; et j'ai du regret de ne pouvoir
» visiter Paris d'ici à quelque temps , vu que j'ai loué
» ici une maison pour l'hiver. Quant au motif de votre
» correspondance , j'eusse été heureux de vous don-
» ner tous les renseignemens en mon pouvoir ; mais
VOYAGE
1820.
» n'ayant rien à ajouter à ce qui a été déjà inséré dans
Décembre. M }es papiers publics, en formant des vœux pour
» votre succès et votre heureux retour ' ,
» Je suis votre humble, etc. »
Dès-lors je n'attachai plus aucune confiance à ces
nouvelles, et je restai convaincu qu'elles n'étaient pas
mieux fondées en vérité que celles qui s'étaient suc-
cédées à peu près périodiquement et sous toutes les
formes possibles, touchant cette grande infortune.
Jusqu'alors, d'une part le désir assez ordinaire aux
voyageurs de fixer un moment, et à quelque prix
que ce fût , l'attention du public ; de l'autre l'in-
térêt général qu'avait excité chez toutes les nations
de l'Europe le sort de l'infortuné La Pérouse , seuls
avaient donné lieu à ces différens rapports et au
crédit éphémère qu'ils obtenaient presque toujours.
Je ne pouvais prévoir que , durant le cours de la cam-
pagne de l'Astrolabe , le sombre voile qui avait si
long-temps couvert le triste sort de nos compatriotes,
1 Chantdlj , dec. 26 th. i8î5.
Sir , I wednesday returned to Chantilly , and found your letter of the
9 ** of deccmber , and regret it will be some days before I visit Paris, as I
liave let a home at this place for the winter. On the subjecl of your corres-
pondance , I should be most happy to give ail the information in my power;
but having nothing more to add, that whaf the public journals hâve stated ,
with every wish for your success and safe return ,
I remain your humble servant.
Jh. Manby,
Rear-admiral.
DE L'ASTROLABE. 7
serait enfin soulevé, et que nous étions destinés à être
les premiers à rendre les hommages dus à leur mé-
moire. Toutefois le ministère me recommanda , et je
me promis de ne rien épargner pour m'assurer jusqu'à
quel point les nouvelles de M. Manby pouvaient
être fondées.
Dans son rapport sur la campagne de la Coquille,
par l'organe de son rapporteur, l'Académie des Scien-
ces avait exprimé le regret que des expériences de
température h de grandes profondeurs n'eussent point
été exécutées. Par mes soins, et long-temps à l'a-
vance , cette société fut prévenue officiellement du
départ de V Astrolabe, afin qu'elle pût tenir tout prêts
les insl rumens qu'elle voudrait nous confier. Pour
mieux remplir ses vues à cet égard, j'obtins en outre du
ministère que M. Lottin resterait un mois après moi
à Paris pour exécuter les observations préparatoires
sous les yeux de M. Arago, et recevoir de sa bouche
même les instructions propres à les rendre vraiment
dignes de confiance.
Comme j'en avais témoigné le désir , on me donna
la corvette la Coquille , qui prit le nom d'Astrolabe
en mémoire de M . de La Pérouse. Le nouveau personnel
du bâtiment fut composé du même nombre d'indivi-
dus, et son équipage porté à quatre-vingts hommes tout
compris. Je demandai aussi un détachement de six
hommes d'infanterie de marine , pour faire à bord le
service de factionnaires lorsque le cas l'exigerait, ser-
vice auquel le marin n'était nullement propre avant
l'organisation des équipages de ligne.
1826.
Janvier
8 VOYAGE
r826. En même temps je faisais venir d'Angleterre les
janvier. cartes et les ouvrages qui devaient m'être utiles.
D'après le désir que j'avais exprimé, M. Gaimard vi-
sitait les musées d'histoire naturelle d'Angleterre et
de Hollande pour reconnaître leurs richesses et s'as-
surer des objets qui pouvaient manquer au nôtre-,
les autres membres de l'expédition se préparaient aux
travaux qu'ils allaient entreprendre.
Il m'est doux d'avoir à rappeler que toutes les de-
mandes que j'adressai au ministère dans l'intérêt de
la mission , me furent incessamment accordées ; et
l'ordre fut dirigé vers le port de Toulon de tenir en
réserve pour V Astrolabe un équipage d'hommes d'é-
lite. Par là je me flattais d'avoir prévu les obstacles et
de n'avoir plus qu'un armement prompt et facile à
exécuter, de manière à appareiller le 1er avril suivant,
terme que j'avais assigné pour notre départ.
Dans cet espoir, je quittai la capitale et arrivai à
Toulon le 28 janvier 1826. Là, je fus bien contrarié
de voir qu'il n'avait pas été possible de me former
un équipage de choix. Durant tout le premier mois,
il me fallut procéder à l'armement avec sept ou huit
hommes au plus. Les classes stériles , malgré les
ordres donnés , ne produisaient personne , et je me
vis enfin contraint de recevoir des sujets qui n'étaient
nullement propres à une pareille campagne.
Heureusement j'avais pu m'entourer de bons maî-
tres, et les officiers mariniers méritaient aussi quelque
confiance ; ce fut sur eux , et surtout sur l'aide des
officiers, que s'arrêta tout mon espoir. Ces derniers
DE L'ASTROLABE. 9
ne le trahirent jamais, et c'est à leur dévouement 1826.
infatigable que j'ai du le salut de la mission et ses Mars-
glorieux travaux.
Le 10 mars, M. Lottin arriva avec la plupart des 10.
instrumens de physique et d'astronomie. Les cinq
thermométrographes de Bunten, destinés à observer
la température de la mer à de grandes profondeurs ,
furent tous cassés. L'artiste Spinelly de Marseille ne
put les réparer, et j'en demandai d'autres au dépôt de
la marine. Sur-le-champ M. Lottin exécuta les obser-
vations d'inclinaison et d'intensité magnétiques re-
commandées par flnstitut.
Une des chaînes-cables en fer de trois cents mètres 18.
que j'avais demandée arriva le 18, et se trouva beau-
coup trop pesante pour notre corvette. Sur mes re-
présentations, je n'en embarquai que la moitié, et ob-
tins du ministre l'autorisation d'acheter l'autre en
voyage et dans la dimension que je trouverais conve-
nable. Cet article de première nécessité pour les re-
cherches que je me proposais , devint l'objet de mes
plus vives sollicitudes; jusqu'au moment où je pus
mêle procurer, mon imagination, inquiète sur le suc-
cès de mes efforts au travers de ces îles semées de
coraux , fut sans cesse agitée de la manière la plus
pénible.
& Astrolabe est conduite en rade le 28 mars ; les 28.
médailles de l'expédition et mes instructions me sont
remises le 13 avril. L'équipage n'est au complet que Avril
le 17, et le 22 au point du jour je me prépare à
partir.
10 VOYAGE
1826. L'ancre est levée, et la corvette est déjà sous voiles,
22 avril, quand la brise d'E. S. E., jusqu'alors maniable, fraî-
chit , et bientôt soulève une mer assez dure qui nous
empêche de virer vent devant , au moment où nous
arrivons devant le creux Saint-Georges , au seul en-
droit où la rade de Toulon offre quelques roches.
Menacé de tomber a la côte , je fis mouiller rapide-
ment l'ancre du bossoir en carguant toutes les voiles.
Bientôt le coup de vent fut déclaré et souffla durant
trente heures avec une grande violence. Du reste ce
retard fut heureux, car les quatre nouveaux thermo-
métrographes envoyés de Paris arrivèrent dans la
journée du 24, et par là l'expédition ne se vit point
obligée de renoncer à des expériences curieuses qui
attiraient l'attention des physiciens, et dont elle devait
être la première à rapporter une suite aussi complète.
25. De bonne heure , le 25 , on releva l'ancre ; comme
il faisait calme plat, les canots du port joints à nos
petites embarcations nous traînèrent lentement vers
l'entrée de la rade. A neuf heures il vint une petite
brise d'O. S. O., qui nous permit de faire voiles, et
qui ne larda pas à devenir très-fraîche. A six heures
du soir il venta grand frais, la mer devint très-grosse,
et il nous fallut mettre à la cape sous la misaine et le
grand hunier au bas ris. Dans la nuit le coup de
vent fut furieux; les raffales, devenues très-violentes,
se succédèrent presque sans relâche, et la houle
devint très -fatigante. Avec un navire dont l'arme-
ment s'était fait à la hâte et surchargé d'un si grand
nombre d'objets étrangers aux navigations vulgai-
DE L'ASTROLABE. U
res, un assaut aussi brusque pouvait nous surpren- 1826.
dre désagréablement et nous causer quelque avarie Avnl
majeure. Mais tout avait été prévu ; les manœuvres
nécessaires se firent avec calme et à propos ; en un
mot, on eût dit que nous étions depuis six mois à la
mer. L'équipage même déploya une activité remar-
quable, et qui me donna d'heureuses espérances
pour l'avenir. Aussi quand le surlendemain, le vent
étant devenu plus modéré, nous eûmes la possibilité
d'augmenter de voiles, nous n'eûmes aucun dommage
à réparer, et l'on n'aurait pu s'imaginer que nous
venions d'être secoués par une bourasque aussi impé-
tueuse.
Ce même jour, à trois heures après midi, il fit calme 26.
plat; j'en profitai pour faire la première expérience
de température à profondeur. Le thermométrographe
n° 9 de Bunten fut descendu à trois cents brasses et
y resta un quart-d'heure ; retiré du cylindre en cuivre
où l'eau n'avait nullement pénétré , l'index ne donna
qu'un degré de moins que la température de la surface
qui avait été de 13°, 8. Cet essai me fil juger quels
soins minutieux et quelles précautions il me faudrait
apporter dans ces expériences, afin de prévenir autant
que possible toutes les sources d'erreurs, surtout
éviter la rupture de ces fragiles instrumens.
Nous eûmes le 27 et le 28 les terres de Minorque a8.
en vue dans l'O. N. O. , à une grande distance,
et nous fîmes peu de route. MM. Quov et Gaimard
commencèrent leurs récoltes de zoologie, et glanèrent
à la surface des ondes ces mollusques bizarres que
12
VOYAGE
1826.
filai.
leur fragilité et leur substance molle , gélatineuse et si
promptement décomposée, ne permettent point de
conserver dans un état satisfaisant. Pour obvier à cet
inconvénient, ils s'empressaient de les décrire, et
même d'en fixer sur-le-champ les formes et les cou-
leurs à l'aide du pinceau.
Le 1er mai au point du jour, nous découvrons les
terres de Carthagène que domine la chaîne élevée
des montagnes de Grenade. Vers deux heures nous
traversons un vaste espace de mer couvert de débris
très-minces de pailles, de graminées et autres végétaux,
indiquant probablement le lit d'un courant dirigé de
TE. à l'O. Le soir nous vîmes le cap de Gates. Le vent
s'était établi à TE., nous pûmes faire bonne route;
et le jour suivant, vers cinq heures trente minutes
du matin , nous n'étions qu'à sept milles de la petite
île Alboran. A sept heures nous n'en étions qu'à deux
milles au nord par cinquante-cinq brasses de fond,
gros sable mêlé de fragmens de coquilles et de corail
rouge.
Cet îlot paraît entièrement sain de tous côtés, et
n'offre qu'un petit rocher près de sa pointe de l'E.
DE L'ASTROLABE. 13
Le sol en est très-bas, entièrement ras et dénué de is?6.
grande végétation. Des points blancs et nombreux, Mai-
disséminés sur son étendue, indiquent probablement
autant de goélands sur leurs œufs.
Toujours poussés par une douce brise d'E. et E. 3.
S. E. sur la plus belle des mers , dès le 3 à midi , nous
découvrions les sommets du mont Gibraltar et du
mont aux Singes , ces antiques colonnes d'Hercule ,
et nous nous flattions de sortir rapidement de la Mé-
diterranée, quand la nuit nous amena le calme qui ne
tarda pas à faire place aux vents contraires de l'O.
Depuis cette époque , sans cesse contrariés par le
vent et repoussés par le courant , nous fûmes réduits
à courir d'inutiles et fastidieuses bordées devant le
canal entre les cotes d'Europe et d'Afrique. Durant
dix-neuf jours je m'obstinai h rester sous voiles, dans
l'espoir de pouvoir à la fin profiter de quelque brise
plus favorable , et pour accoutumer l'équipage à
ces sortes de contrariétés. Dans la navigation que
j'entreprenais, je prévoyais que le sort devait souvent
nous en susciter de semblables : j'étais donc bien aise
de connaître ce que je pouvais attendre de nos marins.
Cette épreuve m'en donna une bonne opinion, car, sauf
quelques mauvais sujets que rien ne peut ramener,
tous les autres se comportèrent bien. Il est vrai qu'on
doit observer que tous les officiers, se modelant sur
mon exemple , avaient pour eux tous les égards pos-
sibles , et qu'on ne négligeait aucun moyen pour leur
adoucir les peines et les fatigues inséparables du ser-
vice de la marine.
14 VOYAGE
1826. Quelque bien connus que soient ces parages, il y
19 mai. règne des courans très-violens et fort irréguliers dont
il est bon de se défier. Le 19 au matin, m'estimant à
peu de distance et par le travers du village d'Este-
pone , je me dirigeais , à l'aide d'une faible brise de
N. E., vers le rocher de Gibraltar, et de manière à
en passer à une bonne distance au large. Une brume
fort épaisse ne me permettait de rien distinguer à
deux longueurs du navire, je me croyais même encore
bien loin de terre , lorsqu'à une heure plusieurs voix
d'hommes et le bruit des vagues brisant à la plage se
firent entendre très-près de nous ; quelques instans
après nous entrevîmes le rivage, et la sonde donna
huit brasses. Le vent tomba tout-à-fait, et le courant
continuait de nous entraîner à la côte; je fus réduit à
laisser tomber l'ancre par cinq brasses, fond de sable.
Nous étions au fond de la Mal-Bay, et à moins de cinq
cents toises au S. E. de Torre-Nueva. Heureusement
deux heures après il s'éleva un peu de vent de S.
S. O., l'ancre fut relevée, et nous nous hâtâmes de
nous éloigner de cette station dangereuse.
Pour occasioner cet accident il fallait que le cou-
rant nous eût portés dans l'espace de cinq heures de
3 milles et demi au N. O. , en opposition avec son
effet habituel qui est de se diriger constamment à
l'E. Quelques instans de brume de plus, ou bien si
les voix de la terre ne nous eussent servi de signal ,
V Astrolabe tombait infailliblement à la côte.
Parmi les nombreux aspects sous lesquels nous
avons eu si souvent occasion d'examiner le mont
DE L'ASTROLABE.
15
Gibraltar, il en est un sous lequel il se présente sous
la forme d'un double piton à base étroite et sommets
très-aigus. C'est au moment où l'on passe directe-
ment au sud de ce rocher célèbre qu'il présente celte
apparence , et justifie en quelque sorte le surnom de
Colonne d'Hercule qu'il reçut des anciens marins de
la Phénieie. Un moment après , le mont aux Singes
lui-même offre une apparence semblable.
1826.
Mai.
16 VOYAGE
[S 7.6
CHAPITRE II
SEJOUR SUR LA RADE DE GIBRALTAR ET TRAVERSEE JUSQU A TEXERIFFE.
Dégoûté des inutiles tentatives que j'avais faites
mai. jusqu'alors, et réfléchissant aux dangers gratuits que
j'encourais en tenant plus long-temps la mer, je me
décidai à relâcher et laisser tomber l'ancre au mouil-
lage de Carnero (Sandy-Bay des Anglais) par vingt
brasses, fond de sable et gravier.
■>. s. Accompagné de la plupart des officiers , le jour
suivant je traversai la rade et me rendis à Gibraltar
où M. Sylvestre de Sacy, notre consul, et fils du savant
membre de l'Académie, nous fit l'accueil le plus
honnête et m'offrit tous ses services. Nous obtînmes
sur-le-champ du major de la place la permission de
visiter en détail les fortifications de ce rocher fameux.
C'est un travail digne des Romains ou mieux encore
des cyclopes de la Fable ; il semble qu'en cette occa-
sion l'orgueil anglais se soit plu à faire parade de tout
son pouvoir, à prouver aux nations de l'Europe qu'au-
cune force humaine ne pourrait jamais le chasser d'un
DE L'ASTROLABE. 17
point aussi important. En effet, ce serait une entre- ifcaô.
prise chimérique que de vouloir réduire par la force Ma1-
ce rocher inaccessible , percé dans toute son étendue
de casemates , de magasins et de batteries , et défendu
par plus de six cents canons de gros calibre. La
famine, la trahison ou la nécessité des traités pourront
seules un jour remettre Gibraltar aux mains de ses
maîtres légitimes et naturels.
Une race de singes , la même que celle qui habite
la cote d'Afrique, vit sur les flancs de ce rocher
escarpé des fruits du Chamœrops humilis et des jeunes
pousses du laitron ; les autorités locales protègent sa
conservation. La végétation a beaucoup de rapport
avec celle du Levant, et surtout avec celle de file de
Malte. On nous fit voir la grotte de Saint-Michel, Pi. i.
remarquable par ses énormes stalactites et ses beaux
effets de cristallisation variés sous toutes les formes.
De larges crevasses sillonnent ses flancs et doivent
s'enfoncer à de grandes profondeurs , comme l'atteste
le bruit, prolongé des cailloux qu'on lance dans leurs
cavités.
Nous rentrâmes dans la ville par les jardins qui
raccompagnent vers le sud. Délicieux et parfaite-
ment tenus , comme tout ce qui appartient aux An-
glais , ils forment une promenade charmante et repo-
sent bien agréablement la vue fatiguée de l'aspect
sauvage et dénudé du mont qui les domine.
Gibraltar compte une population de 20,000 aines ,
mélangée d'Anglais , Espagnols , Génois et Juifs ;
ceux-ci , dit-on , forment à eux seuls le quart de ce
18 VOYAGE
1826. nombre, et envahissent presque tout le commerce.
Mal Le gouverneur en titre est lord Châtain qui n'y
réside que le moins qu'il peut, et le général Don, com-
mandant en chef des troupes , est celui qui remplit
vraiment les fonctions de gouverneur.
24. Le 23 et le 24 , je me promenai sur les bords de la
baie ; tout ce que j'observai me rappela parfaitement
la Provence, à l'exception d'un très-petit nombre de
végétaux déjà africains , et d'une culture en général
bien plus négligée.
a5- Jusqu'alors assez faible, quoique constante, le 25
la brise fraîchit à l'O. N. O. , vers onze heures, avec
des rafales. L'ancre chassa , et voyant qu'elle ne re-
prenait point, quoique nous eussions filé jusqu'à
soixante-dix brasses de câble, je mis sous voiles;
après avoir remis l'ancre en haut , et couru des
bordées dans la rade , à sept heures du soir je
pi. 11. mouillai devant la ville d'Algésiras, par seize brasses
vase et coquilles. Vingt-trois personnes de l'équipage
parties dans le grand canot expédié à l'eau manquaient
à bord, et ne le rejoignirent qu'au moment où nous
eûmes laissé tomber l'ancre.
aG- Vers dix heures, accompagné de MM. Gaimard,
Lesson et Dudemaine, je fus rendre visite aux auto-
rités de la ville ; la plupart des membres de ces auto-
rités ne purent me recevoir, malades d'une fièvre dont
ils attribuaient la cause aux vents d'ouest qui ré-
gnaient depuis si long-temps. Le gouverneur actuel
se trouvait être le maréchal-de-camp don Joseph de
Miranda, auparavant gouverneur de Ceuta.
DE L'ASTROLABE. 19
Je trouvai la ville petite, pauvre, mal bâtie, mal i,s?.r>.
percée et malpropre ; mais les maisons en étaient Mal
tout récemment recrépies à blanc , ce qui leur don-
nait un certain air de fraîcheur et de nouveauté. La
place est peu vaste, mais jolie et parfaitement tenue,
avec une fontaine qui donne de lcau en abondance.
Cette eau est amenée dans la ville par un aqueduc Pi- hl
qui traverse quelques ravins considérables.
Sur une éminence près de la ville on me montra
remplacement de l'ancienne cité maure rasée par les
Castillans qui semèrent ensuite du sel sur ses ruines;
sur une autre colline je vis un cirque en bois, entouré
de palissades, destiné aux combats de taureaux,
spectacle pour lequel l'Espagnol se passionne comme
l'Anglais pour les courses de chevaux , le Français
pour la comédie, et l'Italien pour les processions.
A cette époque une contrebande très-aclive, qui
s'exerçait. à Algésiras, procurait à ses habitans une
certaine aisance, tandis que tout le reste de l'Espagne
gémissait dans la plus profonde misère.
Un brick de guerre anglais qui était appareillé ce 27.
matin , après avoir couru long-temps d'inutiles bor-
dées , prit enfin le parti de se faire remorquer par
le bâtiment à vapeur de Cadix, et par ce moven il
franchit assez promplemcnt le pas difficile qui nous
séparait de l'Océan. J'eusse vivement désiré trouver
une occasion semblable.
Le 28 fut consacré à une excursion près de la tour as.
de l'Almirantc sur les bords delà rivière Palmene.
Sesrivcsolïrentun coup-d'œil assezpittoresque, et son
&a6.
29.
20 VOYAGE
cours dans ses sinuosités s'approche souvent de celui
Mai du Guarranque situé un peu plus au nord. Ce jourétait
un dimanche, et, pour un peuple aussi dévot, je fus
surpris de voir un bon nombre d'habitans occupés
à bêcher leurs champs. A l'observation que je leur
lis ils ne donnèrent que cette réponse du reste bien
naturelle : Nous sommes bien pauvres. \
Vers neuf heures du matin, suivi de quelques offi-
ciers , j'allai débarquer au pont de la Mayorga , et de
là me dirigeai vers Saint-Roch, distant d'une demi-
lieue environ. Quoique sablonneuse, la route est
assez belle et bordée de champs de blé. Saint-Roch
n'est qu'un village perché sur le sommet d'une col-
line , assez agréable , quoique dépourvu d'ombrages.
Un grand nombre d'Anglais distingués de Gibraltar
viennent y passer l'été, et la dépense qu'ils y font pro-
cure à ses habitans des ressources inconnues à leurs
voisins. Nous revînmes prendre notre canot par
une route plus longue et dirigée vers l'ouest , et près
de la mer, une pierre blanche élevée sur le bord du
chemin m'indiqua le lieu où un directeur des postes
de Saint-Roch et sa malheureuse femme avaient été
fusillés, en juin 1823, par un parti de constitution-
nels. Je sus aussi que quinze jours venaient à peine
de s'écouler depuis que l'officier qui fit commettre ce
crime en avait reçu le juste châtiment à Algésiras.
3o Dès le matin une salve de treize coups de canon
tirée par les forts de la ville nous annonça la fête du
roi d'Espagne. A midi elle fut répétée; les canons de
l'Astrolabe saluèrent du même nombre, et à trois
DE L'ASTROLABE. 21
heures, suivi de M. Gressien , je me rendis à l'invita- i8a6.
tion du gouverneur. Les convives étaient nombreux ; Mai-
il régnait aussi parmi eux plus degaieté que jen'en aurais
attendu de la gravité espagnole. Malgré l'abondance et
la variété des mets, et surtout des viandes, ce banquet
ressemblait plus aux noces de Gamache quau festin
d'un grand seigneur. Du reste M. le baron de Mi-
randa me combla de politesses et d'offres de services,
dont je lui témoignai ma reconnaissance, bien que je
n'eusse absolument besoin de rien pour le moment.
Le jour suivant je tentai , à l'aide d'une petite brise 3i.
de S. S. E. , de mettre à la voile pour taire route;
après avoir varié en divers sens, dès une heure le vcnl
était revenu à l'O. S. O., et ce fut avec beaucoup de
peine queje me remis en position de mouiller devant le
fort Sant- Antonio par quinze brasses et demie vase et
coquilles. Plus de soixante-dix navires avaient comme Juin.
nous tenté la fortune, la plupart revinrent aussi au
mouillage.
Voyant les vents opiniâtrement fixés à l'ouest, je ■?..
me déterminai à exécuter une course sur le sommet
des montagnes qui dominent Algésiras. Suivi de
MM. Lottin et Lesson, je gravis à leur cime, et,
quoiqu'un peu pénible, cette excursion me donna
sujet de faire quelques observations curieuses. La
zone qui s'étend depuis le rivage jusqu'aux flancs de
la montagne est occupée par des champs de blé entre-
mêlés de pâturages verdoyans; elle n'offre guère d'au-
tres plantes ligneuses que des buissons de Nerium,
de Cytise épineux, de Chamœrops , cl pas un seul
22 VOYAGE
1826. arbre. A une certaine hauteur seulement, commence
juin. ^ paraître le chêne liège , arbre assez gros et touffu ,
mais le plus souvent tortu , difforme et d'un aspect
peu agréable. Les terrains incultes de sa pente sont
couverts par la fougère commune. Quelques petites
habitations se retrouvent encore à une grande hau-
teur ; aux deux tiers de la montagne le liège dispa-
raît entièrement pour faire place aux cistes de diverses
espèces , au garou , aux fougères , aux cytises et à
diverses sortes de graminées et de composées. A cin-
quante toises , au plus , du sommet, règne une longue
esplanade naturelle en pente douce , d'une forme
très-remarquable , qui semble bordée de trois rangs
de murailles. Sur une épaisseur de trois à cinq pieds,
elles s'élèvent au-dessus du sol souvent à douze ou
quinze pieds, dirigées du nord au sud, et inclinées
de 45° environ vers l'ouest. Toutes m'ont paru, comme
à Gibraltar, formées par des assises d'un calcaire
grossier. En botanique, je recueillis avec plaisir une
fougère à tige ligneuse et grimpante , très-voisine du
Davallia epiphylla; en entomologie, une jolie es-
pèce du genre Psyché. Tandis que je faisais un dé-
jeuner frugal sur la cime de ce mont , quatre aigles
sillonnaient avec majesté les plaines aériennes , tantôt
élevant leur vol rapide vers les nuages où ils dispa-
raissaient presque à mes regards , tantôt s'enfon-
çant dans les anfractuosités des roches suspendues
sous nos pieds. De ce point l'observateur peut con-
templer à la fois l'extrémité méridionale de cette Eu-
rope si célèbre par ses lumières , et la partie boréale
DE L'ASTROLABE. 23
de celte Afrique encore plongée dans les ténèbres de
la plus profonde ignorance. Comme une barrière in-
surmontable , deux lieues au plus de mer séparent
ces deux continens , et semblent être pour l'intelli-
gence humaine les limiles de la mort et de la vie.
Par les observations que firent MM. Jacquinot et
Lottin dans ce jour, la hauteur de cette montagne se
trouva être de sept cent quinze mètres au-dessus du
niveau de la mer; et sa base est éloignée de huit mille
mètres de Torre de Villa-Vieja.
Le vent varia au N. et N. N. E. Encore une fois je
tentai d'en proliter, et déjà V Astrolabe se trouvait
devant la tour de Gualmcsi , quand l'éternel vent
d'ouest revint encore, soufflant assez frais. Inutile-
ment je tentai de me soutenir en courant des bordées
sous toutes voiles , le courant nous entraînait sensi-
blement; ainsi à quatre heures je laissai porter de
nouveau pour le mouillage. Après avoir passé entre le
rocher de Palomes et la Perle, à moins de trente
toises du premier, et contourné les brisans de Carnero,
je laissai tomber l'ancre près de la pointe de Getares
i8a6.
Juin.
24 VOYAGE
1826. par douze brasses et demie , sable et gravier. Ce fond
5 juin. est (pune mauvaise tenue , car le jour suivant , dans
une risée assez faible, nous chassâmes et fûmes
obligés d'aller reprendre le mouillage d'Algésiras.
Peu après , les deux canonnières françaises la Bombe
et le Tocsin, commandées par MM. Toulon etBellan-
ger (Michel), laissèrent tomber l'ancre près de nous.
Ces deux navires destinés pour la station de Cadix
avaient employé le mois entier pour se rendre de
Toulon à Gibraltar.
6. Ce matin, de nouveau séduits par une petite brise
de N. E., à l'exemple de plus de quatre-vingts navires
qui mettaient à la voile , nous en faisons autant. Au
moment où nous doublons la Perle , nous sommes
tout-à-coup enveloppés d'une brume si épaisse qu'on
distinguait à peine les objets de l'arrière à l'avant du
navire.
Cependant je serre la côte le plus près possible,
afin d'éprouver un courant moins fort ; à onze
heures , en passant à quatre-vingts toises environ de
la pointe Acebuche, un coup de talon assez fort se fait
sentir; heureusement nous filions cinq à six nœuds ,
la corvette ne s'arrête point , le vent se soutient ,
nous doublons Tarifa, et le soir à quatre heures
nous nous trouvons à deux lieues au nord de Tanger.
Alors la brise tombe , et nous restons en calme ; je
redoutais d'être encore entraîné dans l'E. durant la
nuit ; mais là je trouvai la force du courant bien
amortie , et j'ai lieu de croire que le jusant même y
reporte sensiblement vers l'O. Vers deux heures
DE L'ASTROLABE.
25
du matin, la brise s'est peu à peu établie à l'E., et
nous avons cinglé à toutes voiles dans l'océan Atlan-
tique.
1826.
Juin.
C'est ainsi que le vent d'ouest nous a retenus du-
rant trente-quatre jours à l'entrée de ce détroit,
malgré la constance opiniâtre que j'ai déployée, et les
efforts journaliers que je n'ai cessé de tenter pour
surmonter cet obstacle. On sent tout ce qu'une con-
trariété si prolongée a dû m'offrir de dégoûts et d'en-
nuis au début d'une campagne comme celle que j'en-
treprenais, avec le désir que j'avais de ne perdre
aucun de ses momens. Pour cette raison, et d'autres
plus péremptoires encore, le capitaine qui voudra
tenter une pareille entreprise, devra préférer tout
autre des ports de France à celui de Toulon. Conve-
nons cependant que ce triste retard fut bien mis à
profit par M. Quoy qui amassa les matériaux d'un
mémoire fort important sur les mollusques de la
Méditerranée. Nous-mêmes nous réglâmes nos mon-
tres sur le méridien d'Algésiras , et commençâmes
nos observations de tout genre.
1826.
i2 juin.
26
VOYAGE
Nous naviguâmes dans l'Océan avec des vents varia-
bles en force et dans les divers aires du compas. A
midi trente minutes , le 12, nous aperçûmes l'île la
plus au nord des stériles Salvages à toute distance
devant nous h l'O. S. O. De quatre à six heures
nous prolongeâmes de très-près toute la partie orien-
tale de ce petit groupe dont M. Lottin leva le plan
détaillé. Celle du nord est la plus grande , bien qu'elle
ait à peine trois à quatre milles de circuit ; elle peut
avoir deux à trois cents mètres d'élévation , et sur
sa partie de l'O. et N. O. offre quelques rochers
détachés. De toute part sa côte n'est qu'une falaise
escarpée et en apparence inaccessible ; la mer brise
avec fureur sur ses flancs , et à la distance où nous
l'avons prolongée, environ deux milles, nous n'avons
discerné aucune plage, aucune crique praticable. Sa
surface n'offre que quelques broussailles rampantes
sur les hauteurs ; des espaces d'une couleur jau-
nâtre assez prononcée semblent être des terrains
argileux, tout-à-fait à nu. Des légions innombrables
d'oiseaux voltigent tout alentour, et seront sans doute
DE L'ASTROLABE. 27
d'ici à long-temps ses uniques habitans. L'ilol du i s v» « » .
piton n'est qu'un pic peu élevé, déchiré, noirâtre et lMI"
entouré de plusieurs autres petits rochers qui en sem-
blent séparés , mais qui doivent s'y réunir par des
ramifications peu profondes. A sept heures quarante
minutes du soir, l'exploration de ce groupe était
terminée; nous fîmes route au S. S. O. vers l'île de
Ténériffe.
Dés le point du jour, à cinq heures trente minutes > !
du matin, nous entrevîmes la masse entière de l'île
au travers de nuages assez épais qui nous dérobaient
le plus souvent la vue du pic. Poussés par une
forte brise de N. E. , bientôt nous eûmes doublé
la pointe de Nega ; déjà je n'étais plus qu'à une
petite distance de la rade, quand, le vent fraîchissant
encore, je jugeai à propos d'attendre qu'il eût calmé
pour aller prendre un mouillage par lui-même peu
abrité. Ainsi, je courus un bord au large; le soir i ,.
il surventa, je passai la nuit sous voiles. Le lende-
main nous nous rapprochâmes de Sainte-Croix, et, à
quatre heures après midi , nous mouillâmes par vingt-
cinq brasses, sable vasard, à peu près devant le fort
du nord. i»i. mi
L'entrée du port nous fut accordée; j'en profitai
pour aller sur-le-champ rendre ma visite aux auto-
rités de la place, qui nous reçurent fort poliment.
M. Brelillard, consul de notre nation en cette colonie,
m'apprit que le capitaine King venait d'v passer cinq
jours , et ne l'avait quittée que le 1 2 , m'ayant attendu
deux jours dans l'espoir de me voir arriver. 11 avait
28 VOYAGE
1826. sous ses ordres le sloop Adventure et le brick Beagle,
juin. capitaine Stocks ; sa mission était de faire la reconnais-
sance complète des terres et des îles Magellaniques ;
son voyage devait durer quatre ans; il emportait à
bord pour deux ans de vivres. Sur sa route il devait
toucher aux îles du Cap- Vert.
DE L'ASTROLABE. 29
CHAPITRE III.
KXCIÏRSION AV PIC DF TFNKRIFKF.
Je méditais depuis long-temps le projet de gravir l8,r>.
jusqu'au sommet du fameux pic de Ténériffe; résolu 1 5 juin.
d'exécuter ce projet, je chargeai M. Bretillard de nous
procurer sans retard tous les moyens de transport
nécessaires à cette excursion. Je désignai pour m'ac-
compagner MM. Quoy et Gaimard, regrettant beau-
coup qu'une indisposition subite ne permit pas à M. de
Sainson de se joindre à nous.
De bon matin nous nous rendîmes chez M. Bre- 16.
lillard où les montures nous attendaient; bientôt
nous commençâmes à cheminer jusqu'à Laguna. Sans
être pourtant très-difficile, le chemin est assez mau-
vais , mal entretenu et souvent hérissé de gros blocs
volcaniques ; les campagnes environnantes sont cou-
vertes de scories au travers desquelles les céréales
poussent péniblement leurs chaumes; la végétation
naturelle se réduit à peu près aux tiges rares et dé-
pouillées des Cactus et des Eaphorbia cancuiensis.
30 VOYAGE
1826. La scène s'embellit à mesure qu'on s'approche de
Juin. Laguna, ville assez grande et bien bâtie, mais peu
peuplée. L'herbe pousse dans la plupart des rues ,
tout annonce qu'une grande misère a dû succéder
dans cette ville à, l'opulence qui y régnait aux jours
brillans de la monarchie espagnole.
A la hauteur de Laguna, qui est de quatre cents
toises environ, la température a tout-à-fait changé, et
m'a rappelé le climat de la France méridionale. Aussi
les plaines voisines de celle ville offrent-elles l'aspect le
plus riche et le plus varié; ce sont des champs de la
plus belle verdure , plantés en blés , pommes de terre ,
lupin, mais, etc. Dès qu'on arrive sur la côte
occidentale de Pile, la vigne avec ses pampres ver-
doyans achève de rendre l'illusion plus frappante.
Il est un lieu sur la route d'où la vue domine les
plaines riantes et fertiles de Tacoronte, l'un des sites
les plus délicieux de l'île. A onze heures nous arri-
vâmes à Matanza, lieu célèbre par le revers insigne
qu'y éprouvèrent les Espagnols combattant contre
les Guanches. Cette fois au moins, ceux-ci guidés
par leur valeureux chef, le dernier prince de Tahouro,
firent sentir à leurs cruels oppresseurs ce que peut le
courage inspiré par le désespoir.
Depuis ce lieu jusqu'à l'Orotava, la nature offre la
plus brillante végétation. Ce revers de l'île n'est
qu'un amphithéâtre continuel de verdure, parsemé de
jolies habitations semblables aux bastides des Pro-
vençaux. Après avoir traversé les villages de Viloria
et de Santa-Ursula , on aperçoit sur la pente de la
DE L'ASTROLABE. 31
montagne la petite ville de TOrotava. Mon intention 182&
étant d'abord de visiter le port , nous nous dirigeâmes
vers les bords de la mer, en passant près du jardin de
botanique. Arrivés dans la ville du port, nous nous
présentâmes chez M. Antonio Cologan pour qui
M. Bretillard m'avait donné une lettre. Il nous reçut
poliment et nous fit servir des rafraîehissemens , sans
cependant nous offrir l'hospitalité. En conséquence ,
après avoir jeté un simple coup-d'œil sur le port de
l'Orolava qui n'est qu'une petite calanque sous le
vent de l'île , mal abritée, et où la lame vient briser
avec violence , je repris sur-le-champ le chemin de la
ville où je comptais coucher.
Arrivés près du jardin de botanique, nous mimes
pied à terre pour le visiter; il est assez bien tenu , et
renferme une belle collection de plantes rares et cu-
rieuses. Nous y rencontrâmes 31. Berthelot, ancien
aspirant de la marine à Toulon, et M. Aubcrt, autre
Français établi comme lui à la ville de l'Orotava. Ces
deux messieurs s'occupent avec zèle et succès de
diverses branches d'histoire naturelle , et surtout de
botanique. Le premier dirige un collège dans lequel
l'instruction publique est enseignée sur le même plan
que dans les collèges de France. Cet établissement a
prospéré durant le court règne de la constitution ;
mais depuis que les moines avaient recouvré une
partie de leur influence, il avait beaucoup déchu et
courait même le risque d'être bientôt fermé. Du
reste, M. Berthelot nous offrit l'hospitalité chez lui;
à la cordialité d'un compatriote il joignit le zèle
32 VOYAGE
1826. d'un homme instruit qui s'intéresse aux progrès des
Jlun- sciences. Sans lui nous eussions été peut-être fort
embarrassés de trouver un gîte , vu qu'il n'y a point
d'hôtel à l'Orotava : ses utiles conseils nous don-
nèrent en outre le moyen de rendre, à la fois, notre
excursion et plus complète et plus économique.
Par une rencontre heureuse , le jardin même du
collège contenait cet énorme pied de Dracœna draco
tant célébré par divers voyageurs ; à mon réveil ce
fut le premier objet qui vint frapper mes regards.
-Nous mesurâmes son contour à sa base, et trouvâmes
qu'il était de quarante-huit pieds : M. Berthelot nous
assura que sa hauteur était de soixante-quinze pieds ,
bien qu'elle paraisse beaucoup moindre , eu égard à sa
prodigieuse grosseur; cependant, en juin 1819, un
coup de vent avait abattu près de la moitié de ce
monstrueux végétal. A peu de distance , un beau dat-
tier mâle balançait sa cime élégante à plus de cent
pieds dans les airs. Du balcon du collège on jouit
d'une vue admirable : après avoir erré sur les sites les
plus pittoresques , sur les habitations les plus riantes,
l'œil va se reposer sur l'immensité de l'Océan , qui ,
tel qu'un cadre d'azur, entoure le tableau le plus gra-
cieux et le plus animé.
i7. Après avoir réparé par un sommeil paisible nos
forces affaiblies , et pris un utile déjeuner, vers huit
heures et demie nous nous remîmes en route. La
petite ville de l'Orotava est bien bâtie , bien percée ,
mais ses rues offrent pour la plupart une pente si
roide que la circulation y est très-pénible,
DE L'ASTROLABE. 33
A peine hors de ses murs, nous commençâmes à 1S16.
monter par un chemin très-roide , et pavé de laves si J,,in-
glissantes qu'on ne saurait s'y hasarder avec d'autres
chevaux que ceux de l'île ; car je redoutais à chaque
instant de leur voir faire un faux pas dont la moindre
suite eût été de casser le bras ou la jambe de leur
cavalier. Durant trois quarts d'heure nous traver-
sâmes des campagnes bien cultivées, jusqu'au mo-
ment où nous arrivâmes à la région des châtaigniers,
qui offre encore quelques plantations. Cette région
occupe une zone d'une demi-lieue de largeur, sur
deux cents toises environ de puissance en hauteur.
Vers sa limite commence la région des nuages , dans
laquelle le voyageur se trouve enveloppé d'une brume
épaisse, très-pénétrante par son humidité, qu'on dit
presque perpétuelle au printemps. Là vivent encore
plusieurs plantes de la plaine déjà confondues avec
diverses espèces particulières à cette élévation, comme
les Renoncules , le Doronic, les Cistes, etc. On entre
ensuite dans la région des bruyères qui doit avoir au
moins trois cents toises de profondeur sur deux mille
d'étendue ; c'est là que les nuages sont le plus concen-
trés , et que la brume devient une véritable rosée. La
bruyère qui lui a donné son nom est un arbrisseau de
six à douze pieds de hauteur, et se trouve entremêlée
ftHypericum canarie?ise en grande abondance , de
thym rabougri et de plusieurs autres arbrisseaux et
plantes herbacées ; on traverse cette bande par un
chemin assez agréable et peu difficile.
Cependant l'atmosphère s'éclaircit peu à peu, la
34 VOYAGE
1826. verdure disparaît, les bruyères aussi, le Cytisus fo-
Juin- liosus se montre, d'abord rare et rabougri, bientôt
plus vigoureux , plus touffu à mesure que le terrain
devient lui-même plus maigre et plus stérile. La région
du cytise m'a semblé occuper une bonne lieue de
pente sur trois cents toises au moins de hauteur.
\JIIypericum, le thym, de petits cistes et quelques
graminées suivent le cytise jusqu'au milieu de son
empire , et disparaissent enfin peu à peu. Vers le
milieu de cette région dont le sol est partout jonché
de laves décomposées , de scories et de ponces en pe-
tite quantité , la brume disparaît entièrement , et les
nuages se présentent sous vos pieds sous la forme d'une
mer immense de flocons épais et blanchâtres, telles
que doivent apparaître les mers toujours glacées des
pôles , ou mieux encore les tourbillons écumans d'un
torrent qui se précipite en cascades , et qu'une gelée
intense a rendus immobiles dans leur chute. Spectacle
vraiment admirable , peut-être le phénomène le plus
curieux à observer dans cette longue course!....
Déjà tous les animaux ont disparu, plus d'oiseaux ;
seulement, reste chétif de ce règne , quelques diptères
voltigent encore sur les fleurs du cytise , et une lourde
pimélie circule lentement entre les cailloux.
Jusqu'alors caché par les nuages ou masqué par les
montagnes de sa base, le sommet du Pic, qui de la
mer ne semblait qu'un piton peu considérable, com-
mence à se détacher, comme un mont conique, d'une
masse imposante. La pente devient moins roide , et
vous vous trouvez sur les bords de cette plaine im-
DE L'ASTROLABE. 35
mense légèrement ondulée, d'abord parsemée d'énor- jSiG.
mes blocs de laves , ensuite tapissée en grande Juin
partie d'une couche épaisse de fragmens très-divisés ,
de ponces et d'obsidiennes. heSpartiumsupranubium,
arbrisseau charmant et le plus élégant de son genre ,
est le seul qui rompe l'uniformité de ces vastes et
tristes solitudes que les Espagnols ont nommées Ca-
nadas à cause de leur affreuse nudité.
En ce moment il était onze heures ; avant de
passer outre, nous nous arrêtâmes dans une grotte
située à l'entrée même de ces plaines, qui porte le
nom de Cucva del Piiw. Nous y déjeunâmes et trou-
vâmes à l'ombre la température très-agréable el l'air
très-facile à respirer, bien que la hauteur de cette grotte
au-dessus du niveau de la mer doive s'estimer à douze
cents toises au moins. A son entrée, je remarquai avec
surprise quelques plantes de nos pays, telles que l'or-
tie, la pariétaire, le géranium, larénaire, etc., dont les
graines auront sans doute été introduites en ces lieux
par les Européens dans leurs fréquentes visites. Nous
y
,(, VOYAGE
1826. fîmes une longue halte pour mieux reposer nos che-
juin. vaux et laisser passer l'ardeur du milieu du jour. A
deux heures nous remontâmes à cheval. Nous traver-
sâmes les énormes blocs de basalte qui, disposés
circulairement et d'une manière assez régulière tout
autour du Piton, représentent l'enceinte primitive du
cratère, lorsque ce volcan se trouvait dans toute son
énergie, et rejeta au loin ces longues coulées de
laves qui formèrent successivement toute l'île. Nous
arrivâmes ensuite au milieu de ces Canadas qui occu-
pent aujourd'hui le fond même de l'ancien cratère,
peu à peu comblé et nivelé par les cendres et les
ponces du Pic. Cette vaste enceinte peut avoir un
rayon d'une lieue d'étendue, le sol est assez compacte,
et les chevaux y marchent et même y galopent sans fa-
tigue; mais la chaleur, qui se concentre et se réfléchit
en tout sens dans ce lieu , en rend le trajet fort maus-
sade. Le Spartiam est le seul végétal ligneux qui puisse
croître là ; je recueillis en outre un sisymbre à fleurs
jaunes, un Hieraciam, une Scrophulaire et un Ne-
peta, tous très-rares et fort clairsemés. On laisse à peu
de distance une petite montagne surmontée d'un cra-
tère parfaitement dessiné , qui dut fumer long-temps
encore après la destruction du grand volcan. Dans
les ponces écrasées, jusqu'au pied du Pic, paraît cette
jolie violette à fleurs jaunes récemment publiée par
M. Berthelot sous le nom de Fiola teydensis. Dernier
effort du règne végétal , elle continue d'exister pres-
que jusqu'au sommet du mont , et ne s'arrête qu'à la
limite des ponces, où commence la lave nue.
DE L'ASTROLAlïE I 7
Nous attaquâmes le cône par un monticule latéral rS*6.
formé par un amas de ponces sur la gauche , et ne Juin-
nous arrêtâmes à peu près qu'au tiers du mont, sur
une petite esplanade connue sous le nom de Estancia
de los Ingleses. Le vent qui soufflait avec force était
assez gênant, mais de petits murs de pierres, adossés
à de gros blocs de basalte , nous servirent d'abris, et
nous nous y établîmes pour la nuit, auprès de bons
feux entretenus avec les liges du Spai tium.
A cinq heures et demie du soir, le thermomètre à
l'ombre marquait 15° centigrades; à huit heures, au
moment où nous nous couchâmes, il était à 1 3° ; et le
matin, en nous relevant, à 9°; je ne pense pas qu'il
ait descendu au-dessous de 6° à 7° dans la nuit. Du
reste, l'air était très-pur, je n'éprouvai aucun de ces
violens malaises ou de ces suffocations ressenties par
divers voyageurs. M. Quoy seul souffrit des maux
d'estomac, et M. Gaimard dormit toute la nuit sans
rien éprouver. Pour moi , étendu près du foyer, sous
ma couverture , la chaleur m'excitait souvent à mettre
ma main à l'air, et chaque fois je ne lardais pas à res-
sentir au petit doigt un engourdissement marqué qui
s'étendait rapidement dans le reste de la main , et me
forçait enfin à la cacher de nouveau. M. Aubert, h qui
je communiquai ce fait, m'assura qu'il avait éprouvé
ce même engourdissement à un degré violent , debout
cl en marchant.
A celte hauteur la voix se propageait à une distance
étonnante, et avec une grande clarté. Sous le rocher
qui nous abritait, je m'entretenais à demi-voix avec
38 VOYAGE
1826.
M. Gaimard, tandis que M. Quoy, à plus de cinquante
J,,in pas de distance, debout sur un autre rocher un peu
plus élevé, entendait parfaitement tout ce que nous
disions.
Bien loin sous nos pieds, la mer de nuages, immo-
bile et constante comme un voile impénétrable, dé-
robait à nos regards tous les détails de l'île, et nous
ne distinguions que quelques sommets de Canary
qui dépassaient son niveau et semblaient autant d'îles
semées sur sa surface.
A huit heures , nous nous étendîmes tous les trois
côte à côte pour dormir, mais M. Gaimard seul goûta
cette douceur : dévorés par les puces, M. Quoy et
moi nous ne pûmes fermer l'œil de toute la nuit. Plus
aguerris contre leurs piqûres , nos conducteurs et
notre guide dormaient dans d'autres enclos , avec les
chevaux autour d'eux. Malgré la pureté du ciel, l'éclat
des étoiles parut très-faible.
18. Dès deux heures nous étions debout ; mais, comme
il faisait encore complètement nuit, ce ne fut qu'à
quatre heures que nous nous mîmes en route. Pré-
cédés par notre guide , nous marchâmes environ une
demi-heure sur les ponces écrasées , entre deux
coulées de laves , avant d'arriver à une petite espla-
nade connue sous le nom iïAlta-Visla. Immédiate-
ment après , on se trouve obligé de faire route sur les
laves nues , ce qui la rend fort pénible , bien qu'on y
retrouve souvent les traces légères du sentier formé
par les visites des voyageurs.
Nous vîmes le soleil percer la voûte de nuages sus-
DE L'ASTROLABE. 99
pendue sous nos pieds , et les rayons de cet astre ,
réfléchis par leur surface , vinrent frapper nos yeux
d'un éclat éblouissant. Quoique l'air fut très-piquant,
nous n'éprouvâmes aucun froid ; mais nous étions
fréquemment obligés de faire halte pour reprendre
haleine, essoufflés par l'extrême rapidité de la pente.
En approchant du Pain-de-Sucre , on aperçoit de
temps en temps, dans les crevasses des rochers, de
petits amas de neige , que leur position protège contre
l'action du soleil.
Il faut cheminer durant une heure environ, conti-
nuellement au travers des laves, pour arriver au pied
du Pain-de-Sucre.
Celui-ci peut avoir soixante toises de hauteur ver-
ticale, tandis que le Piton tout entier en a près de
six cents ; le Pain-de-Sucre couronne le Piton de même
que celui-ci domine la masse entière de la montagne.
Seulement bien moins vaste à proportion, la plaine
qui domine le Pic n'a que deux à trois cents pas
d'étendue depuis ses bords jusqu'à la base du Pain-de-
Sucre , et elle se compose encore de débris de ponces
et d'obsidiennes ou de gros blocs de basalte.
Le Pain-de-Sucre ou Pilon offre une pente très-
escarpée; les ponces mobiles qui la recouvrent en
grande partie rendent son accès très-difficile, parce
que ces mêmes cailloux, cédant trop facilement sous
les pieds, vous permettent à peine de faire la valeur
d'un pas en avant quand vous pensez avancer de deux
et même de trois. Aussi nous fallut-il employer près
de trois quarts d'heure avant de parvenir au sommet
i8a6.
Juin.
40 VOYAGE
1826. de ce petit cône. Vers le milieu de sa hauteur, j'ob-
jum. servai un soupirail elliptique de quatre pouces de lon-
gueur sur deux de largeur, par où s'exhalait une
fumée sulfureuse très-chaude. Plongé dedans, le ther-
momètre s'éleva promptement de 13° à 70°.
A six heures trente minutes nous arrivâmes à la cime
du Pain-de-Sucre ; c'est évidemment un cratère à demi-
oblitéré, à parois peu épaisses et échancrées, dont la
profondeur est de soixante à quatre-vingts pieds au
plus, et semé sur sa surface de fragmens d'obsidiennes
ou de ponces et de blocs de lave. Des vapeurs sulfu-
reuses s'exhalent de ses bords, et forment pour ainsi
dire une couronne de fumée , tandis que le fond est
tout-k-fait refroidi.
J'observai, et je n'en fus nullement surpris, que le
vent, assez fort à cette hauteur, soufflait du S. O.,
direction précisément opposée à celle de l'alise, à peu
près constant au niveau des mers.
A la cime du Pilon, le thermomètre était à 11°;
mais je soupçonne qu'il se ressentait encore de l'expo-
sition à la fumarole ; car , arrivé au fond du cratère ,
de 1 9° au soleil, il descendit en peu de temps à 9°, 5 à
l'ombre. Nous déjeunâmes avec autant de gaieté que
de frugalité dans ce lieu, avec un morceau de pain, des
fraises et quelques gouttes d'eau-de-vie. ISous nous féli-
citions d'avoir terminé avec autant de succès une entre-
prise dont beaucoup de voyageurs ont singulièrement
exagéré les difficultés et les dangers. Nous faisions
des projets pour l'avenir; laissant de côté la France,
nos parens et nos amis , nous ne pensions qu'aux con-
DE L'ASTROLABE. il
trées lointaines que nous allions visiter, aux obser- 1826.
vations que nous devions y faire, aux trésors en tout Ju,u<
genre que nous allions conquérir pour la science!...
Brillantes illusions, douces chimères, nécessaires à
l'esprit dans ces sortes de voyages , pour en adoucir
les ennuis et en varier la triste monotonie ! —
Du sommet de ce mont sourcilleux, nous pûmes à
notre aise contempler toute la portion du Pic qui s'é-
lève au-dessus des nuages, saisir au gré de notre curio-
sité l'ensemble de ses divers accidens , ou les détailler
l'un après l'autre, et surtout suivre à la fois de l'œil et
de l'imagination les phases successives , et l'accroisse-
ment progressif de cet énorme protubérance du globe
terrestre.
Essayons en peu de mots d'en donner ici une idée
succincte.
Le volcan primitif, réduit pour la hauteur aux deux
tiers environ de son élévation actuelle, offrait une
bouche immense de deux à trois lieues de diamètre,
dont les parois s'élevaient sur l'emplacement aujour-
d'hui occupé par ces massifs immenses de laves qui
ceignent les Canadas. Sur plusieurs points, comme
autant de vieilles ruines encore debout, ils représen-
tent parfaitement ce qu'ils durent être jadis. Après
avoir vomi ces immenses coulées de laves qui forment
la grande charpente de File , la violence des feux s'a-
mortit ; les éruptions , au lieu de remplir en entier la
bouche énorme du volcan , devinrent partielles ;
une foule de petits volcans secondaires se formèrent
dans son intérieur. Le plus grand nombre sans doute
42 VOYAGE
i8?.r,. ne subit aucun développement ; quelques-uns, éteints
Jum- depuis long-temps, sont encore bien dessinés.
Celui qui occupait à peu près le centre resta seul
en activité , et , par la suite des temps , devint ce
cône énorme qui prit proprement le nom de Pic.
Cependant le cratère primitif, qui dut être d'une
grande profondeur , ne tarda pas à se combler peu à
peu , tant par les matières que vomirent les volcans
secondaires , que par les attérissemens entraînés par
les pluies aux dépens de leurs masses , et il finit par
former ces vastes plaines, \esCa?ïadas, aujourd'hui
presque de niveau avec les bords de l'ancien volcan.
Tant que l'action des feux souterrains permit au pic
de lancer des matières, il continua de s'élever jusqu'au
point où commence le Pain-de-Sucre. Parvenu à ce
point , sans doute il y eut encore une grande inter-
mittence ou du moins une diminution considérable
dans le pouvoir des feux, jusqu'au moment où , rallu-
més de nouveau , ils élevèrent peu à peu le pain de
sucre. Enfin ils se sont tout-à-fait éteints, et de la puis-
sance prodigieuse qu'ils durent avoir pour opérer
d'aussi grands effets, il ne reste plus que les innocentes
fumées qui couronnent les bords du Pain-de-Sucre.
Telle est en abrégé, et suivant les idées que j'ai pu
m'en former, l'histoire de cette énorme montagne. On
voit qu'elle offre dans son accroissement successif
quatre périodes séparées par trois époques ou âges
bien tranchés; savoir : 1° le temps que sa base dut
employer à s'élever jusqu'à la hauteur des Canadas,
et durant lequel la bouche primitive produisit ou
DE L'ASTROLABE. 13
donna naissance aux montagnes qui forment l'île ; 1826.
2° le temps que le Pie dut mettre à s'élever jusqu'à J,,in-
la hauteur où commence le Pain-de-Sucre ou Pilon;
3° tout l'intervalle du temps durant lequel le pilon
lui-même fut en activité et travailla à sa formation ;
enfin le temps depuis lequel il est tout-à-fait éteint.
Que de siècles durent se succéder pour amener ces
divers résultats! Quel pouvoir immense put arracher
des entrailles de la terre ces masses énormes pour les
amonceler à sa surface ! Et quelle raison nouvelle a
suspendu ce pouvoir et totalement arrêté ses effets ! . . .
Cette dernière expression n'est pas littéralement
exacte; car il y a moins de trente années que des érup-
tions s'opérèrent encore par les lianes du Pic, et don-
nèrent lieu à des écoulemens considérables de lave
qui firent d'assez grands ravages dans les endroits
qu'ils traversèrent. Mais ce ne sont que de faibles
accidens auprès des grandes convulsions dont nous
venons de parler.
A sept heures nous commençâmes à redescendre, et
huit à dix minutes suffirent pour nous rendre au pied
du Pain-de-Sucre. Sur les bords de l'esplanade d'où le
Pilon s'élance, je remarquai un rocher d'où je voyais
sortir des fumées ; c'était encore une fumerolle, mais
d'une température moins élevée que celle que j'ai
déjà mentionnée ; car le thermomètre n'y monta qu'à
soixante degrés. Les vapeurs qui s'en dégageaient se
condensaient bientôt en gouttes d'eau. A cette tempé-
rature vivaient deux mousses bien organisées don!
j'ai rapporté des échantillons.
44 VOYAGE
1828. De-là notre guide nous conduisit à la Cueva de la
juin. Nieve , grotte naturellement formée au milieu des
amas de lave, abaissée de dix à douze pieds au-dessous
du sol, et disposée en voûte assez régulière, oblon-
gue, de trente pieds de large, et peut-être triple en
longueur. Nous attachâmes M. Quoy avec une corde
par le milieu du corps ; il put ainsi descendre dans la
grotte, tandis que nous le soutenions. Une masse
d'eau, qui en occupait la majeure partie, était presque
entièrement gelée, et nous offrit une espèce de con-
ferve dont M. Quoy recueillit des échantillons qui
furent ensuite perdus dans le voyage.
De retour à neuf heures au lieu où nous avions
passé la nuit, sur-le-champ nous nous remimes en
route. Quelque temps je pris le devant à pied pour
ramasser encore des plantes, et surtout du Viola tey-
densis ; ensuite je remontai à cheval et n'en redes-
cendis guère. La route avait presque entièrement dé-
truit la paire de souliers que j'avais emportée , qui
la veille au matin était encore fort bonne. Nous nous
étendîmes sous le beau pin de dornajito (petite auge)
pour faire un léger déjeuner au milieu de la région
des nuages ; j'errai le long du ravin , glanant quelques
plantes curieuses, et M. Quoy découvrit des par-
mac elles. Ce pin , qui est le canariensis , est le seul
que l'on rencontre en ces lieux.
En rentrant à l'Orotava, nous trouvâmes la popu-
lation en mouvement et dans ses habits de gala pour
la fête solennelle et les processions de la Candelaria.
M. Berthelot et Aubert nous accueillirent de nouveau,
DE L' ASTROLA.BE. 45
et nous entretinrent fort agréablement des connais- 1826.
sances qu'ils avaient acquises sur les lieux. J,u"
Le premier surtout , parfaitement au courant de
l'histoire des Canaries par Vieja y Glavijo , nous
donna une foule de détails sur la race infortunée des
Guanches, sur les cavernes funéraires qu'il avait visi-
tées, sur les objets qu'il y avait trouvés et sur ce qu'il
se proposait encore de faire.
Dans la soirée il me donna des plantes desséchées,
ainsi que des insectes du pays, et, sur le désir que je
lui témoignai , il consentit à m'accompagner le len-
demain à Santa-Cruz. Je préparai ensuite les plantes
que j'avais recueillies et qui formaient une masse assez
considérable.
D'après ce que j'ai vu moi-même , et l'examen des
insectes de 31. Berthelot dont le petit nombre peut
s'élever à cent soixante au plus, j'ai conclu que tous
appartiennent à l'Europe méridionale, excepté un seul
papillon que j'avais trouvé deux ans auparavant à
l'Ascension. Encore 31. Berthelot m'affirma que cet
insecte ne se rencontre à Ténériffe que depuis que l'on
v cultive X Asclepias fruticosa. Les papillons les plus
communs de l'île sont : le Cardai, le Daplidice , le
Brassicœ, Y H y aie et le Mœra.
J'avais emporté l'un des baromètres de Bunten;
mais il fut cassé dès Laguna par la sottise du guide
maladroit auquel je l'avais confié , et nonobstant mes
recommandations instantes. Cette perte me fâcha
d'autant plus que je manquais par là l'un des princi-
paux fruits de mon voyage, la détermination précise
46 VOYAGE
[826. de la hauteur absolue du pic, el celles des diverses
Juin- zones végétales.
r,,.
Dès huit heures trente minutes du matin nous
étions remontés à cheval et sur la route de Santa-
Cruz. Jusqu'à Matanza je ne mis pied à terre que
deux fois : la première, pour récolter le Rumex lu-
naria et le Saccharam canaviense ; l'autre, pour re-
cueillir Xllex perado, au bord même du fameux ravin
où les Guanches taillèrent en pièces les troupes d'A-
lonzo de Lugo. Le long du chemin qui domine Taco-
ronte , sur les fleurs du Carduus mariana, je pris
plusieurs individus superbes du Cxjnara, papillon cu-
rieux , rare en France, et que M. Berthelot m'assura
propre à cette localité.
Arrivés près d'un aqueduc à mi-chemin environ de
Matanza à Laguna, il nous fit détourner vers la droite ;
à deux cents toises de distance au plus, notre surprise
fut extrême quand nous nous trouvâmes à l'entrée
d'une belle et majestueuse forêt. On la connaît sous
le nom d'Agua-Garcia ; elle est traversée par un ruis-
seau très-limpide qui coule avec un doux murmure
au travers des basaltes ; et de jolis sentiers bien percés
en font une promenade délicieuse. De superbes lau-
riers des Indes, Xllex perado, le Viburnum glulino-
sum, etc., en forment la base, tandis que d'énormes
bruyères de quarante à cinquante pieds de hauteur en
peuplent la lisière. Par le ton général, l'aspect et la
forme des végétaux, et surtout des fougères, cette forêt
rappelle parfaitement celles des îles de l'Océan-Paci-
fique, de la Nouvelle -Guinée, et surtout d'Ualan,etc.
DE L'ASTROLABE. 47
J'y remarquai entre autres XExacum viscosam, le c8a6.
Géranium vitjfolium, Blechnum radicans, Asplenium Jlun-
trichomanes canariensis, et une Clavaria , singulière
et fréquente sur les lauriers. Après avoir erré une
heure sous ces délicieux ombrages et rempli mon porte-
feuille , je sortis enfin de ce lieu, non sans éprouver
le regret de n'y pouvoir rester plus long-temps ; et
je me promis bien, si la fortune me ramenait jamais
à Ténériffe, de retourner visiter les bois charmans
d'Agua-Garcia.
Nous passâmes à Laguna ; à six heures nous étions
de retour à Santa-Cruz , et à sept heures trente mi-
nutes à bord *. Là j'appris avec satisfaction que toutes
les observations étaient terminées, et que, confor-
mément à mes ordres, M. Jacquinot avait tenu tout
prêt pour l'appareillage qui fut fixé au surlendemain.
L équipage s'était bien comporté, et le service n'avait
nullement souffert de mon absence.
* Voyez la note n° t.
48 VOYAGE
CHAPITRE IV
DE TENERIFFE A LA TRINITE.
1826. Ce jour je fermai le rapport que j'adressais au
20 juin, minisire de la marine, touchant les opérations delà
campagne jusqu'à ce jour. MM. Quoy et Gaimard pré-
parèrent de leur côté un Mémoire important sur les
mollusques recueillis depuis le départ, pour l'Académie
des Sciences, accompagné de dessins par M. Sainson,
et d'une caisse de ces petits animaux conservés dans
l'alcool.
D'après le compte que nous a remis M. Bretillard ,
notre excursion au Pic a coûté à la mission soixante-
douze piastres et demie , indépendamment de la nour-
riture qui ne s'y trouve point comprise. On nous a
assuré qu'elle coûte ordinairement à un Anglais qui
l'entreprend au moins cent cinquante piastres.
Le soir, M. Bretillard me conduisit chez le major
Megliorini dont on m'avait vanté le cabinet d'histoire
naturelle. En effet, j'y trouvai une foule d'objets,
comme armes, coquilles, animaux, poissons, oiseaux
DE L'ASTROLABE. 49
et tableaux divers, le tout daus un désordre assez i826.
grand , car le respectable major n'est qu'un curieux T,:in
qui connaît peu le prix de ce qu'il possède. Ce qui
fixa le plus mon attention , dans cet amas d'objets
assez hétérogènes , fut une momie complète de Guan-
che, qu'on me dit être celle d'une femme. Elle était en-
veloppée de plusieurs bandes de peaux cousues; les
traits du visage semblaient avoir été réguliers , les
mains très-grandes, et la taille de l'individu desséché
atteignait encore cinq pieds quatre pouces. Du reste,
ce procédé de conservation pour les cadavres est bien
inférieur à celui des IXouveaux-Zélandais, vu quilnc
reste guère du corps que la peau plus ou moins raccor-
nie, comme aux momies de Païenne. Dans les grottes
sépulcrales des Guanches, on a aussi rencontré des bâ-
tons en bois dur à poignée ronde, tout-à-fait semblables
à ceux des Nouveaux-Irlandais; des vases en terre et en
bois assez bien tournés , des espèces de petits cachets
triangulaires en terre cuite, et surtout une foule de
petits disques de la même matière , ayant trois lignes
de diamètre, enfilés comme des chapelets (qui leur
servaient peut-être au même usage que les quipos chez
les Péruviens), des aiguilles en os et une sorte d'étoffe
tressée de fibres ou écorces roussâtres. Cette étoffe
enveloppait quelquefois les momies, mais bien plus
rarement que les peaux de chèvre cousues.
M. Megliorini possédait des échantillons de tous
ces objets; je contemplai avec émotion ces uniques
vestiges d'une race d'humains douce, paisible et digne
d'un meilleur sort, si l'on en croit les historiens qu'a
TOME I. 4
50 VOYAGE
1826. produits la nation même qui les a tous exterminés jus-
juin, qu'au dernier. Cependant , tout en détestant la féro-
cité des conquérans , il est permis de ne pas trop se
passionner en faveur des Guanches ; car on a acquis
la certitude que, comme parmi tous les peuples à demi-
sauvages , chez ces Guanches si vantés , la caste privi-
légiée affectait le plus profond mépris pour les indivi-
dus de la basse classe, et souvent même les traitait
de la manière la plus inhumaine.
Pendant la durée du mouillage, le vent fut variable
en force et en direction, quoique soufflant le plus
souvent du N. E. au S. E. Du reste, le jour même
où nous l'observions, soufflant assez frais du S. O. à
la cime du Pic, au mouillage il resta constamment à
l'E. et au N. E. assez faible. Le thermomètre, à 1 7° à
quatre heures du matin, montait ordinairement à .21°
et 22° au milieu du jour , et a été une fois jusqu'à 25°,
tandis que la surface des eaux s'est toujours main-
tenue à 21° environ.
Assez de navigateurs ont parlé du mouillage de Té-
nériffe, de ses avantages et de ses inconvéniens ; je ne
répéterai point ce qu'ils en ont dit. Cette relâche nous
fut très-utile pour remplacer l'eau et le bois consom-
més au détroit de Gibraltar; nous prîmes , en outre,
quatre pièces de vin ordinaire, contenant environ neuf
cents litres. En le mêlant avec égale quantité d'eau ,
il contenait autant d'alcool que celui qu'avait fourni
le port; et à cet état il se trouvait encore préférable,
pour la salubrité, à l'eau-de-vie.
ai. A huit heures et demie , mes lettres , le paquet et la
DE L'ASTROLABE. Si
caisse de MM. Quoy et Gaimarcl furent expédiés chez, i8a6.
le consul; au retour du canot, je mis à la voile. La Jum<
brise incertaine et le courant nous retinrent quelque
temps en suspens, je vis même le moment où j'allais
tomber sur un brick portugais mouillé près de nous.
Enfin, vers onze heures trente minutes, il s'éleva une
jolie brise d'E. N. E., et nous fîmes route, contour-
nant l'île à bonne distance, pour éviter les calmes de
la côte. L'île était enveloppée d'une bruine épaisse
qui nous cacha entièrement les flancs du Pic; sa
cime seule se montrait de temps en temps au-dessus
des nuages comme une île suspendue dans les airs.
Toute la journée je ressentis une lassitude extrême
dans toutes les parties du corps, suite naturelle de
mon excursion au Pic.
Le vent fraîchit à l'E. et au N. E., et nous cin-
glâmes sous toutes voiles à l'O. S. O. Le 22 au matin
nous vîmes encore la tète du Pic au travers des nuages,
elle disparut tout-à-fait vers huit heures. Quoique le
soleil se trouvât presque au zénith , la température
était délicieuse. Dans la journée du 23, nous com- a3.
mençâmes à voir flotter sur les ondes ces belles phy-
sales aux reflets purpurins, qu'on rencontre si souvent
entre les îles Canaries et les îles du Cap-Vert.
J'ai voulu employer un des thermométrographes
de Bunten , pour observer les maxima et minima de
chaleur, chaque jour. Mais j'ai remarqué qu'il donnait
constamment un maximum plus élevé que le thermo-
mètre de Le Noir, parce qu'il est situé dans ma cham-
bre de la dunette , réchauffée toute la journée par les
52 VOYAGE
18*6. rayons du soleil qui donne sur le plafond, tandis
juin. qUe }es autres thermomètres sont plus à l'abri de cette
influence, près la barre du gouvernail. Les localités
du navire ne permettent pas d'obvier à cet inconvé-
nient, ainsi qu'à beaucoup d'autres, qui s'opposeront
toujours à ce qu'on puisse rendre les observations de
physique aussi rigoureuses qu'on le désirerait.
- a.,. Vers quatre heures du soir , me trouvant précisé-
ment vent arrière, j'ai voulu mesurer la vitesse de la
lame par le moyen qu'indique Horsburgh. Elle était
assez longue et d'une profondeur médiocre, ce qui la
rendait peu sensible. J'ai trouvé que l'intervalle de
deux lames consécutives était de cent vingt pieds , et
leur vitesse de six secondes; ce qui, joint à la vitesse
du navire , de six nœuds , donne environ dix-neuf
nœuds pour la vitesse absolue de la houle. Il serait
assez curieux de répéter ces expériences, et on le
ferait sans peine sur ces bâtimens qui n'ont d'autre
but dans leur navigation qu'une traversée d'Europe
aux colonies, et vice versa.
26. Jusqu'à ce jour, favorisés par de bons vents de
]N. E. et un temps superbe, nous avons promptement
approché des îles du Cap-Vert. De brillantes phy-
sales passent fréquemment le long du bord , mais le
sillage est trop fort , et le remoux trop considérable
pour qu'on puisse en prendre. On distingue aussi de
petites velelles dont l'azur ressort au milieu de l'écume
blanchissante des flots.
Mon intention était d'abord de passer entre les îles
Sant- Antonio et Santa-Lucia , pour en faire la géo-
DE L'ASTROLABE. 53
graphie. Mais je me rappelai que le capitaine King iS?.g.
pourrait encore se trouver à la Praya; que, si je l'y Jl11"-
rencontrais , il pourrait me donner des renseignemens
précieux pour la navigation des côtes de la Nouvelle-
Guinée. Cette puissante considération me détermina
à passer en vue du port de la Praya, pour reconnaître
s'il ne serait pas encore en ce mouillage, n'étant parti
de Santa-Cruz que deux fois vingt-quatre heures avant
notre arrivée.
En conséquence, à trois heures je mis le cap au S.
S. E. et au S. S. E. '/^S-* hlant sept ou huit nœuds
sous les hasses voiles et les huniers. Le jour sui- 27-
vant l'horizon fut fortement embrumé, l'atmosphère
épaisse, humide et d'une couleur blanchâtre. A huit
heures du matin je gouvernai au sud , pour recon-
naître plus vite l'île de Sal. Ne pouvant l'apercevoir,
à quatre heures quarante-cinq minutes du soir, je mis
le cap au S. 40° O.., pour courir précisément dessus.
Nous cherchions à la découvrir de l'avant, lorsqu'à
cinq heures quarante-cinq minutes, M. Gressien vit
tout-à-coup ses pitons élevés presque par notre travers
54 VOYAGE
1826. à tribord, et bientôt après une terre plus basse de
juin. l'avant que je supposai être Buena-Vista.
Ces relèvemens ne cadraient nullement avec nos
observations et la position de ces îles sur les caries. Il
faut qu'elle soit très-défectueuse, ou que nous eus-
sions nous-mêmes une grande erreur en latitude.
Lorsque la nuit nous eut dérobé la vue de ces îles , je
revins jusqu'au S. S. E., pour doubler auvent, et à
une distance convenable , les récifs dangereux qui
s'étendent assez loin à l'E. et au S. E. de Buena-Vista.
La nuit fut sombre , la mer houleuse , et nous res-
tâmes sous les huniers , filant cinq ou six nœuds.
2g. Vers midi et demi, ayant le cap à l'O., nous aper-
çûmes File de Mai à six ou sept lieues. A trois heures ,
nous n'en fumes qu'à deux milles et demi , et quatre-
vingts brasses de lignes à cette distance ne trouvèrent
point le fond. Nous prolongeâmes à moins de deux
milles toute la côte S. E. de cette île , pour en lever
le plan. Elle est nue, généralement basse , et bordée
d'une ceinture de brisans qui semble s'étendre unifor-
mément à une demi-encàblure au large, et sur la-
quelle la mer brise avec une fureur inconcevable.
À six heures nous quittâmes cette île ; à dix heures
quarante-cinq minutes , m'estimant à peu près à mi-
canal entre Mai et Santiago , je mis en panne pour
attendre la fin de la nuit qui fut très-s ombre.
29. Au point du jour, je restai fort étonné en relevant
Santiago à l'O. N. O. , et non au S. O. , comme je
m'y attendais. L'île de Mai restait au N. E., et il était
évident qu'un courant très-fort nous avait considéra-
DE L'ASTROLABE. 55
blement portés au S. Nous mimes le cap au N. O., en i8a6.
forçant de voiles, et bientôt nous eûmes rallié la terre. JlMI1-
Il ne nous fut pas difficile de distinguer le morne isolé
à TO., donné comme principale reconnaissance, et
qui servit à nous guider vers le mouillage.
Dès sept heures un navire anglais se dirigeait éga-
lement vers la baie, à trois ou quatre milles devant
nous; nous-mêmes, à huit heures cinquante minutes,
nous doublâmes, en la serrant de très-près, sa pointe
de l'E. Le vent refusa tout-à-fait; il fallut laisser
tomber l'ancre par douze brasses , fond de gros sable
gris. A dix heures, j'expédiai M. Guilbert chez le
gouverneur, pour lui présenter la lettre de son gou-
vernement ; cet officier fut reçu avec la plus grande
honnêteté, et on lui fît beaucoup d'offres de service.
Ensuite les diverses personnes de l'état-major des-
cendirent à terre pour vaquer chacune aux fonctions
dont elles se trouvaient chargées.
J'avais appris de suite que le capitaine King venait
de quitter la Praya depuis trente- six heures seule-
ment, après y avoir séjourné trois jours. La corvette
anglaise, qui avait mouillé sur rade peu avant nous,
était leLevel, commandée par le capitaine Owen, et
employée depuis quatre années et demie à la recon-
naissance détaillée des côtes orientales de l'Afrique et
de Madagascar. A onze heures il vint lui-même nous
rendre visite ; je fus très-flatté de faire sa connais-
sance ; de son côté , il parut charmé de trouver
dans noire corvette un navire qui venait déjà de faire
le tour du monde , et qui se préparait à de nouvelles
56 VOYAGE
1826. recherches scientifiques. Cet estimable officier, qui
jum. parait unir la franchise d'un marin à des manières
simples et même un peu originales , me fit beaucoup
d'amitiés ; nous nous entretînmes long-temps de ses
travaux qui étaient à leur terme, car il retournait
en Angleterre. Il avait beaucoup souffert de l'influence
pernicieuse du climat et des maladies , puisqu'il avait
perdu trente-cinq officiers et plus de cent matelots. Il
avait aussi dès le principe avec lui deux naturalistes
qui avaient succombé ; perte irréparable, et qui rédui-
sait les résultats aux seules observations géographi-
ques. Du reste, il avait admirablement rempli son
mandat sous ce rapport; il me montra toutes les cartes
qu'il avait dressées. Ce travail excellent méritera de
prendre place à côté de ceux de Flinders et de King.
C'est ainsi qu'on doit travailler quand on veut rendre
de véritables services à la navigation.
Outre le Level, qui était une corvette de vingt-six
caronades de 32, du port de quatre cent soixante
tonneaux , et montée par cent cinquante hommes d'é-
quipage, M. Owen avait aussi à sa disposition un petit
navire nommé le Baracouta, et une petite goélette
appelée V Albatrosse. On sent bien qu'avec de tels
moyens il lui était facile de faire beaucoup.
A une heure je descendis à terre avec M. Lottin,
pour aller rendre visite au gouverneur-général. Il
faisait sa sieste. Alors je parcourus la ville , qui
n'est qu'un méchant village composé de chétives ca-
banes ; le logement du gouverneur lui - même n'a
qu'une bien triste apparence. Trois maisons seule-
DE L'ASTROLABE. 57
ment offrent un aspect plus décent ; elles appar- 1826.
tiennent aux consuls anglais et américain et à un né- Juin-
gociant. La ville de la Praya et son fort, qui me parut PL vin etrx.
en bien mauvais état, sont assis sur une éminence sur-
montée d'un plateau, et qu'entoure de tous côtés un
vallon planté de quelques palmiers et cocotiers , les
seuls arbres que l'on puisse y remarquer. Tout ce que
la vue peut saisir des montagnes voisines respire cet
air de sécheresse et d'aridité qui m'avait déjà frappé à
l'Ascension. On dit qu'à peu de distance, dans l'inté-
rieur, la scène change, et qu'il y a même des sites fort
agréables. Mais je n'avais pas le temps de songer à
y pénétrer; dégoûté du triste spectacle que j'avais
sous les yeux , accablé de la chaleur que j'éprouvais ,
je ne restai qu'une heure à terre, et m'empressai de
retourner à bord, où je respirais du moins la brise de
la mer.
Au mouillage nous relevions la pointe O. de la
baie au N. 87° O. du compas. La pointe E. au
S. 86° E. , et le fort de la Praya au N. 36° O. Le
thermomètre variait de 1 8° à 24°, de la nuit au jour.
J'observerai ici que la relâche de la Praya me pa-
raîtrait préférable à celle de Santa-Cruz sous tous les
rapports , le vin seul excepté , pour un bâtiment
destiné comme le nôtre à une longue campagne. Elle
est plus éloignée du point de départ ; l'eau s'y fait plus
commodément, et l'accès de la terre est plus facile.
Surtout, et il faut noter cette remarque comme un
point essentiel, un navire affourché ou mouillé avec
une chaîne convenable, n'a rien du tout à y redouter.
58
VOYAGE
1826.
Juin.
3o.
Cette dernière condition est de rigueur, attendu qu'on
est fort mal sur un seul câble à cause des variations
perpétuelles du vent et des courans qui tiennent sou-
vent évités en travers. Les bœufs et les légumes y sont
à bon compte , et le prix de la volaille le même qu'à
Ténériffe *.
Ayant manqué le seul but qui m'avait appelé à la
Praya, l'espoir d'y rencontrer le capitaine King, je
ne voulus pas y faire un plus long séjour. Dès six
heures du matin V Astrolabe remit à la voile, et je
prolongeai la cote méridionale de Santiago , pour en
faire la géographie. Santiago dans toute son étendue
offre le même ton d'aridité que la Praya ; je n'ai remar-
qué qu'un petit vallon, dont l'aspect vert et riant
contrastait agréablement par sa fraîcheur avec les
coteaux dépouillés qui l'environnent. Nous avons par-
faitement distingué une petite ville, désignée sous le
nom de Santiago sur la carte de d'Après. Je me pro-
posais de prolonger également la côte sud de Fogo,
* Voyez note 2.
DE L'ASTROLABE. 59
et de reconnaître enfin Brava, pour lier leurs positions iSa6.
entre elles avant de faire route. Mais à neuf heures , Juin-
le vent ayant varié au N. O. etO., en mollissant, et ne
voulant pas perdre plus de temps, je me déterminai
à gouverner au S. S. E. Bientôt le vent revint à TE.
N. E., et, dès une heure quarante-cinq minutes, nous
perdîmes la terre de vue. A cinq heures trente mi-
nutes , un brick , faisant voile au sud, passa à environ
un mille de l'avant à nous.
Toute la journée nous n'avons éprouvé que des ie» juillet.
brises très-faibles d'E. S. E. et de S. E. On a pris un
grand nombre de mollusques, telles que Phy sales,
Fêle lies, Porpites, un petit requin, et même quelques
animaux nouveaux. J'ai suivi quelque temps des yeux,
entre deux eaux , un gros mollusque cylindrique dan
moins trois pieds de long, sur quatre ou cinq pouces
d épaisseur , et d'une couleur bleu clair , qui a passé
sous l'arrière du navire. M. Quoy a pensé que ce
devait être un Be'roé.
A neuf heures du matin , nous avons aperçu dans 3.
le S. S. O. un navire à trois mats qui faisait route au
nord, et à dix heures a passé par notre travers à deux
milles environ, sans mettre de pavillon. Depuis hier
la chaleur est accablante, surtout quand le vent vient
à tomber.
Déjà moins régulier depuis trois jours , l'alise a
tout-à-fait manqué aujourd'hui par 11° N. et 24° 30',
longitude O., pour faire place aux folles brises de
S. et S. S. O. La pluie est tombée par torrens ,
avec une grosse houle et de violentes chaleurs. Tel
60 VOYAGE
1826. a été Tétat du ciel durant les quinze jours que nous
juillet. avons employés à franchir cette zone de vents va-
riables.
Ce que nous avons éprouvé touchant la limite de
l'alise, concorde, ainsi qu'on peut le voir, avec les in-
dications d'Horsburgh, qui désigne 1 2° pour la latitude
moyenne à laquelle ces vents s'arrêtent au mois de juil-
let. J'ai de fortes raisons pour croire qu'on ne gagne-
rait rien à s'avancer plus à l'O. en longitude , dans le
but de les conserver plus long-temps. D'un autre
côté , il serait plus désavantageux encore de trop ser-
rer la cote d'Afrique.
6. J'ai profité d'un calme plat de midi à trois heures ,
pour faire une expérience de température à profon-
deur. Le thermométrographe n° 9 de Bunten a été
descendu à quatre cents brasses de profondeur, dans
une direction parfaitement verticale. Bien que le cy-
lindre en cuivre qui renfermait l'instrument fût à
moitié rempli d'eau , lorsqu'on l'a ouvert , le mercure
ne s'était nullement dérangé , et il en est résulté que
la température des eaux de la mer qui était à 26°, 8
à la surface, n'était plus qu'à 5°, 2 à la profondeur de
quatre cents brasses ou deux mille pieds. Cette expé-
rience a prouvé combien étaient imparfaites celles que
l'on faisait en se contentant de puiser l'eau à de gran-
des profondeurs , et de mesurer la température lors-
qu'elle était ramenée à bord ; attendu que l'index du
minimum était déjà remonté de 4°, 8 à 14°, quelque
diligence qu'on eût d'ailleurs employée, en retirant la
sonde. L'instrument était resté une demi-heure en-
DE L'ASTROLABE. 61
1826.
lière au fond , et il a fallu autant de temps pour le ra-
mener à bord. Juillet.
On peut aussi juger par là de ce que ces expériences
doivent avoir de pénible pour des hommes déjà soumis
aux divers travaux du bord, et la moitié du temps cou-
verts d'eau sous cette zone à la fois humide et brû-
lante. Ni l'Institut , ni le ministère ne peuvent assez
apprécier les fatigues des marins dans de semblables
campagnes. C'est une lutte perpétuelle contre les
tempêtes, les écueils, les dangers et les privations de
toute espèce , un fréquent assujettissement à des tra-
vaux extraordinaires et. souvent bien étrangers au
service habituel du marin. Dans l'intérêt de la science,
comme dans l'exacte équité, ne serait-il pas conve-
nable de dédommager ces hommes par des récom-
penses honorables et proportionnées à [la nature de
leurs services?
Impatient d'obtenir une donnée plus positive sur la 10.
limite du refroidissement des couches sous-marines ,
ce jour-là je mis à profit un calme profond, pour ten-
ter une nouvelle expérience à une très-grande profon-
deur. Dix lignes de cent brasses chacune furent prépa-
rées sur le pont ; le thermométrographe n° 9 fut placé
dans le cylindre en cuivre, de deux lignes d'épaisseur,
fabriqué à l'atelier des boussoles à Toulon. J'y plaçai
aussi un petit flacon d'huile d'olive pour connaître si
elle se congèlerait. Un plomb de trente kilogrammes
était attaché au bout des lignes, à quatre ou cinq pieds
au-dessous du cylindre, et un peu au-dessus de celui-
ci, une sphère en verre très-forte et creuse à lin-
6g VOYAGE
1826. teneur, que j'avais t'ait faire à la verrerie de Toulon.
juillet. ^ une }ieure cinquante-deux minutes on commença
à filer, et à deux heures quinze minutes toutes les
lignes furent à la mer. Comme elles semblaient venir
un peu de l'arrière , je fis mettre un canot à la mer
pour remorquer le navire dans cette direction, et bien-
tôt la ligne devint tout-à-fait verticale. A deux heures
cinquante-cinq minutes on commença à retirer la ligne ;
tout l'équipage fut obligé de donner la main à ce tra-
vail; le plomb ne revint à bord qu'à quatre heures
trente minutes : il n'avait point rencontré le fond. La
pression des couches supérieures avait tellement com-
primé le cylindre , qu'elles l'avaient complètement
aplati. L'échelle en cuivre du thermométrographe était
restée serrée et contournée contre ses parois, et le
tube brisé en mille pièces avait disparu, ainsi que la
fiole d'huile. Le globe en verre revint intact; pas une
goutte d'eau n'avait pénétré à l'intérieur. Il avait néan-
moins subi une pression de cent cinquante-six atmos-
phères ! . . .
Je regrettai beaucoup que cette expérience n'eût pas
mieux réussi; car, faite avec tout le soin possible, elle
nous eût donné la vraie température des mers, à cette
immense profondeur de cinq mille pieds. En outre, je
me vis obligé de faire construire un nouveau cylindre
par notre armurier, et, pour cet objet, je destinai d'é-
paisses plaques en tôle qui nous avaient été données à
l'armement pour la réparation de la cuisine.
Hier on avait déjà pris un requin , aujourd'hui on
en a saisi deux autres de six à huit pieds. Il est dilfi-
DE L'ASTROLABE. 63
file de peindre la joie, l'espèce d'ivresse qu'excitent 1826.
toujours dans l'équipage ces sortes de captures. C'est Juillet
réellement le ravissement du sauvage qui tient entre
ses mains son plus cruel ennemi, et s'apprête à le
dévorer. Ce spectacle donne une idée du surcroît de
jouissance que le sentiment de la plus terrible des
vengeances peut ajouter au simple appétit créé par
la nature dans l'animal, comme dans l'homme , sous
L'empire absolu des passions , et sur lequel la voix de
l'éducation a peu ou point d'influence.
La plupart de nos officiers ont toujours mangé avec
plaisir la chair du requin ; pour moi , sans être in-
fluencé par aucun préjugé, et sans la trouver préci-
sément mauvaise , j'ai toujours trouvé à cette chair un
goût particulier qui me déplaisait; si bien que je lui
préférais encore de bonne viande salée , malgré le peu
d'attrait que ce dernier aliment a pour moi, surtout
à la mer.
Ames propres dépens je suis enfin convaincu que t-?..
Horsburgh a raison en conseillant, contre l'avis de
d'Après, de passer la ligne autant que possible entre
20° et 25°, et de ne rallier en aucune manière la cote
de Guinée. Cette dernière manœuvre est surtout à
éviter dans les mois de juillet et d'août, où l'alise du
N. E. manque dès 1 1 à 12° N. , et où l'intervalle de
celui-ci aux vents généraux est presque entièrement
occupé par des vents de S. S. O. et S. avec une grosse
mer et des grains de pluie. En effet, en suivant le
conseil de d'Après , me voici parvenu par 1 8° '/2 de
longitude, et 7" seulement de latitude, et, depuis hier,
64 VOYAGE
1826. nous avons éprouvé durant vingt-quatre heures près
juillet. (je qliarante milles de courant à l'E. N. E. , ce qui
nous laisse peu d'espoir de pouvoir nous rapprocher
de la ligne. Aussi ai-je pris le parti définitif de gagner
désormais à l'ouest le plus que je vais pouvoir, afin de
m'élever ensuite vers le sud en louvoyant. Manœuvre
lente et pénible , j'en conviens , mais bien plus sûre au
moins et accompagnée de moins de dangers, sur-
tout moins exposée aux chances de maladies pour
1 équipage, que le parti d'aller s'enfoncer dans les
chaleurs brûlantes et les calmes désolans du golfe de
Guinée.
1/,. A deux heures trente minutes après midi, nous
aperçûmes droit devant nous, dans l'ouest, un brick
courant au plus près tribord. A trois heures il laissa
porter sur nous , en hissant pavillon russe. A quatre
heures il resta en panne sur notre route, et mit son
canot à la mer. Il fut bientôt le long de notre bord , et
le capitaine se fit reconnaître pour celui du navire P Er-
cole, qui avait été long-temps à l'ancre près de nous à
Sandy-Bay et à Algésiras. Il venait nous demander à
vérifier sa longitude , n'ayant pas relâché depuis son
départ de Gibraltar, et n'ayant vu aucune terre depuis
Brava , qu'il avait reconnu le 1 9 du mois dernier. Je
lui donnai le point de quatre heures; il n'avait pas
moins de 6° d'erreur dans la longitude, qu'il estimait à
25°, tandis qu'elle n'était effectivement que de 1 9°, telle-
ment qu'en poursuivant deux jours encore sur le même
bord, il eût fort bien pu tomber inopinément sur la
côte de Guinée. Je lui conseillai en outre de préférer
DE L'ASTROLABE.
G 5
la bordée de l'ouest à l'autre , quelque mauvaise qu'elle
semblât au premier abord.
Tant que nous fûmes dans la région des vents va-
riables, les courans furent très-irréguliers. Du 11
au 16 ils portèrent de trente à quarante milles par jour
à l'E. N. E. , à l'E. et à l'E. S. E , du 16 au 1 ? de qua-
rante-huit milles au S. O., le jour suivant de qua-
rante-sept milles à l'O. i\A S. O. , et enfin le 1 9 ils nous
avaient entraînés de quarante-sept milles précisément
à l'ouest.
Dans la soirée par 2° latitude N. , et 2 1 ° longitude O . ,
nous avons décidément rencontré le vent général du
S. E., qui nous a ramené le beau temps, modéré la
ehaleur et nous a permis de gagner vers le sud.
Nous avons passé la ligne entre trois et quatre
1826.
Juillet.
iS.
66 VOYAGE
1826. heures du matin. L'équipage a célébré joyeusement la
juillet. f£te ju baptême , et , malgré quelques libations assez
copieuses de la part de certains individus, il n'y a eu
ni querelle ni tumulte.
A Toulon, pour obliger M. Robert, directeur du
jardin des plantes de cette ville, je m'étais chargé de
deux caisses contenant de jeunes plants d'oliviers et
figuiers de choix , qu'il envoyait à M . Mac-Arthur, à
Port- Jackson. Malgré les secousses de la navigation ,
ils ont admirablement prospéré, et sont couverts de
la plus agréable verdure. Au milieu de l'assommante
monotonie de l'Océan , cette végétation flatte la vue ,
récrée l'imagination abattue, et la ramène vers des
pensées moins tristes. Si je commandais une frégate
ou un vaisseau , j'aimerais à orner ma chambre
de quelques caisses de fleurs , sans avoir égard à leur
prix, mais pour leur verdure seulement.
25. Depuis quelques jours , au coucher du soleil, le
ciel prend une teinte purpurine et violette très-remar-
quable , tandis que les nuages qui passent sur ce fond
se colorent en vert sale. Cet effet de lumière se dé-
clare toujours du côté du couchant. Il n'y a presque
plus de crépuscule ; dès que le soleil a disparu sous
l'horizon , la nuit ne tarde pas à étendre ses sombres
voiles.
28. A dix heures trente minutes du matin, nous filions
à peine deux nœuds ; j'ai mis en panne et envoyé le
thermométrographe n° 7 à deux cents brasses , pour
essayer le nouveau cylindre en tôle. L'expérience a
réussi, et il n'est entré qu'un demi-verre d'eau dans le
DE L'ASTKOLABE. 67
cylindre. La température de 23°, 2 à la surface a des- 1826.
cendu à 10°, 8 à cette profondeur. Juillet.
Ce même jour il ne restait plus aucun malade au
poste, et l'on peut affirmer que tout l'équipage se por-
tait beaucoup mieux alors qu'au départ de Toulon.
(58
VOYAGE
CHAPITRE V.
1>K LA TRINITE AU TORT DU ROI-GEORGES.
ïSaô. A deux heures quinze minutes du matin, on m'a
3i juillet, prévenu qu'on apercevait la terre de l'avant, un peu à
bâbord; au point du jour, nous avons clairement dis-
tingué les rochers de Martin-Vaz à trois milles environ
au vent, et l'île de la Trinité à dix-huit ou vingt milles
sous le vent. A six heures vingt-deux minutes du
malin, après une station géographique, nous fîmes
route à l'ouest sur le milieu de l'île ; à neuf heures
trente minutes, ne nous trouvant plus qu'à trois milles
à l'est du Pain-de-Sucre, une seconde station eut lieu ;
DE L'ASTROLABE. 09
et le thermométrographe fut envoyé à cent brasses; 1826.
mais une dérive trop forte dérangea tout-à-fait l'expé- Juillet-
rienee. Nous fîmes servir à dix heures ; alors le vent
avait un peu rangé le sud , et le courant portait le long
de nie; de sorte que je vis le moment où j'allais com-
promettre la sûreté du navire en voulant doubler l'île
par le sud. Cependant à dix heures trente minutes
nous rangeâmes à moins d'un mille les brisans qui
bornent le morne immense, aride et sauvage, qui
termine l'île de ce côté, puis nous continuâmes de la
contourner en nous maintenant à deux milles au plus
de distance.
La partie occidentale de la Trinité offre les accidens
du sol les plus remarquables , savoir : à partir du sud,
cette masse singulière , a arêtes très-droites , qui de
loin semble un énorme édifice , et dont la base offre
une ouverture à demi elliptique qui traverse sa char-
pente entière, et permet d'apercevoir le jour de l'autre
bord. Sur sa gauche vient ce gros rocher incliné,
isolé, dépouillé, que les Anglais ont nommé le Pain-
de-Sucre, de onze cents pieds de hauteur. C'est au
pied de ce rocher que sont les deux seuls mouillages
de l'île, si toutefois on peut leur donner ce nom. L'un
est au S. E. , et l'autre au S. O. de l'île. C'était sur
les bords de la première , près de la petite plage qui
l'entoure, qu'était établie la colonie portugaise qu'y
trouva M. de La Pérouse en 1785. En effet, voilà le
seul endroit de l'île où l'homme puisse faire quel-
ques pas en droit chemin. Au N. O. on admire
un rocher non moins surprenant que les précédens;
1826.
Juillet.
70 VOYAGE
sa forme est presque cylindrique , sa hauteur de
plus de huit cents pieds sur quatre-vingts ou cent au
plus de diamètre. Presque entièrement détaché de la
masse de l'île , ses pans sont verticaux, et quelquefois
un peu rentrans vers sa base. On dirait de loin une
tour immense élevée par la main des hommes. Les
sommets de l'île sont hérissés de petites pointes cylin-
driques , déliées , qui paraissent souvent posées en
équilibre sur les cônes qu'elles couronnent. L'île en-
tière paraît très-stérile- à l'exception d'une maigre
verdure aux environs de l'anse du S. E., et de quel-
ques bouquets d'arbres dans les ravins près du som-
met, ce ne sont que des rochers nus.
J'avais le dessein de tenter une excursion à la côte
avec les naturalistes ; mais le ressac y était si violent ,
et la mer brisait avec tant de fureur sur tous ses
points , que je ne jugeai pas à propos d'y hasarder
une embarcation. A midi , nous trouvant sur le pa-
DE L'ASTROLABE. 71
rallèle de sa pointe nord, nous finies encore une sta- 1826.
lion , et nous gouvernâmes ensuite au sud avec une Aoùt-
forte brise d'E. S. E. et une grosse mer *.
La chaleur diminue rapidement; le 1er aoùt au tn.
matin nous voyons le premier pétrel damier par 22°
latitudeS. Le jour suivant nous passons le tropique
du Capricorne; le ciel et l'atmosphère ont quitté ce
ton vaporeux et blanchâtre habituel aux régions équa-
toriales, pour reprendre cette pureté, et rendre à l'ho-
rizon ces lignes claires et bien arrêtées des zones tem-
pérées dans le beau temps.
Par 27° 301 S., le premier albatros paraît; les 4.
damiers et les pétrels bruns sont devenus communs.
Nous déverguons et ramassons peu à peu nos menues
voiles , pour alléger le grément et nous préparer aux
rudes secousses des mers australes.
Le temps était superbe , la mer très-belle ; poussés 6.
par une jolie petite brise d'E. N. E. , nous courûmes
sur la position de Saxembourg. A huit heures trente
minutes du soir, nous nous trouvions précisément
sur celle qui lui fut assignée par les navires Colombus
et Brothers en 1808 et 1809, d'après Horsburgh.
Nous ne découvrîmes rien , pas même d'indices d'au-
cune nature , tels qu'oiseaux , bois ou plantes flottant
sur la mer; pourtant, durant le jour, nous eussions
pu distinguer, au moins à vingt milles de dislance,
une terre basse, et à six ou sept milles durant la nuit
qui était très-claire.
* Voyez note 3.
72 VOYAGE
1826. Alors je revins au vent et mis le cap à l'E. S. E. ,
Août. agn çjg prolonger encore quelque temps le parallèle
de 30° 20' S. Bien que nous fussions depuis bien long-
temps hors des tropiques , je donnai l'ordre de con-
tinuer les distributions de café trois fois par semaine ,
et de punch tous les dimanches ; persuadé que ces
boissons fortifiantes étaient encore plus convenables
h l'équipage dans les climats frais qu'entre les tropi-
ques.
9. Les damiers sont devenus nombreux ; nos marins
en ont pris une douzaine à la ligne. Cet oiseau a des
formes très-élégantes, et beaucoup du port du pigeon.
Quelque vigoureux que soit son vol, une fois à terre,
il ne peut plus s'enlever ; nous nous amusions à voir
une douzaine de ces oiseaux se promener maladroite-
ment sur le pont, sans pouvoir profiter de leur liberté
pour s'envoler.
11. Notre navigation depuis le détroit avait été en gé-
néral assez tranquille , quoique souvent contra-
riée par des houles assez pesantes, des grains, des
vents défavorables et de grandes chaleurs. Mais nous
avons atteint le trentième degré de latitude méridio-
nale, et ces vastes mers de l'hémisphère austral sont
sujettes à de bien mauvais temps , surtout en juillet ,
août et septembre. Aussi, après avoir soufflé à l'O.,
assez frais durant quelque temps , le 1 1 il sauta subi-
tement au S. , où il souffla grand frais avec quelques
gouttes de pluie. La mer devint très-grosse , le navire
roulait beaucoup, il fallut mettre à la cape.
Le coup de vent fut de courte durée , mais le vent
DE LWSTKOIAIîE. 73
continua de souffler avec force les jours suivans , et la , s .,,-,.
mer resta très-grosse. Le 1 3 il lit beau, le 1 4 aussi, et " 3 août.
à neuf heures trente minutes du soir nous nous trou-
vions sur la position précise qui a été assignée à Saxem-
hourg par Gallowav, celle-là même qui a été adoptée
dans la dernière carte publiée par le dépôt de la ma-
rine. Aucun indice de terre ne s'offrit encore à nos
regards. On doit en conclure que cette île n'existe pas
davantage sur cette position (pie sur celle que lui a
donnée le pilote Long du (C//i///ùns, et que le mieux
sera de la rayer définitivement des cartes, comme ont
déjà fait les Anglais.
Il serait du reste assez curieux de constater ce qui
a pu donner lieu aux contes absurdes débités par
Long et Gallowav louchant l'existence de cette île ;
mais cela ne pourrait se faire qu'à l'inspection de leurs
tables de Loch.
Le 15 au soir, nous eûmes un nouveau coup de xj
vent de S. O., avec une mer énorme. Il varia au S.
dans la nuit, et passa au S. E. le jour suivant , où sa
fureur diminua sensiblement.
Il est bien digne de remarque que dans ces coups
de vent que nous venons d'éprouver, et dans ceux
qui suivirent, le plus souvent, le baromètre n'a subi
aucune variation ; le niveau du mercure a au contraire
conservé des stations très-élevées , comme 281' 4'; 28n
51, et même 28p 6'. Il en résulte que ces indications of-
frent bien moins d'intérêt que dans notre hémisphère:
j'en vins enfin au point d'y faire peu d'attention.
Dans un moment de calme le thcrmoniélrographo
74 VOYAGE
1 8a6- n° 7 de Bunten tut envoyé à trois cents brasses, et la
température de 17°, 5 à la surface , se trouva à cette
profondeur de 1 0°. L'index du maximum avait aussi
monté de 4°, ce qui indique que l'instrument avait
traversé une couche de fluide dont la température était
de 4° supérieure à celle de la superficie. J'avais en-
fermé et solidement fixé dans une simple boîte en bois
de noyer un des thermométrographes de Spinelli;
descendu à la profondeur de trois cents brasses, il
revint broyé en mille pièces par la pression des cou-
ches qui avaient pesé dessus ; le bois de la caisse ,
complètement imbibé d'eau , avait prodigieusement
augmenté de poids.
i9- Depuis quelque temps, au moyen du pendule et du
cadran gradué, adaptés à notre habitacle, je me suis
occupé d'observer les effets du roulis , d'après l'in-
clinaison du navire et les circonstances qui en résul-
tent. A 5° d'inclinaison, le roulis commence à de-
venir sensible; à 10 et 15°, il suppose déjà une
grosse mer et devient incommode. Il fatigue le bâti-
ment à 20° ; enfin à 25 et 30° qui , jusqu'à présent ,
m'ont paru les limites de l'inclinaison , les porte-hau-
bans sont soulevés par les lames, la cloche tinte, et
les secousses sont très-dures , surtout quand le vent
est droit de l'arrière , et la houle du travers , comme
c'est le cas aujourd'hui. Du reste , ces grands roulis
sont rares, et ne reviennent qu'à des intervalles assez
éloignés , autrement ils démoliraient la corvette. Dès
que le vent vient un peu de la hanche, ils sont moins
répétés.
DE L'ASTROLABE. 75
Coup de vent de S. O. le 20; et le jour suivant iSsfi.
tourmente de S. S. O. , avec des grains de pluie, des 2° aoiU-
raffales très-pesantes et une mer terrible. Dans tout
le voyage de la Coquille, le coup de vent que nous
reçûmes vers la Nouvelle-Zélande, nous offrit seul des
lames d'une aussi prodigieuse hauteur. L'inclinaison
du navire a été jusqu'à 33°. Malgré ces violentes se-
cousses la corvette se comporte très-bien et ne fait
point d'eau.
Dans la journée le temps s'embellit un peu, nous iX
avons des vents de N. O. Accablés parles mauvais
temps des jours passés, nous semblons renaître à la vie,
et nous goûtons vivement quelques momens de repos.
Ce bien-être dure peu ; dès le jour suivant au soir,
le vent souffle déjà grand frais du nord. Insensible aux
tempêtes du sud , par celle-ci le baromètre descendit
à 27p 9', 5. De cette partie aussi, quoique creuse, la
houle est cependant plus dure et plus pénible que celle
du côté opposé; les roulis qu'elle occasione sont
d'une force et d'une fréquence extraordinaire. Les
paquets flottans de Laminarïapy lïfera ont commencé
à paraître.
Prenant en considération la longueur des nuits, la
rigueur de la saison et la durée de la campagne, à dater
d'aujourd'hui l'équipage est mis aux trois quarts , ce
qui procurera aux hommes un plus long repos, et les
exposera moins aux maladies occasionées par d'exces-
sives fatigues. D'un autre côté je serai obligé d'exercer
une surveillance plus active, surtout de redoubler
de prudence pour la voilure.
a 8.
7 G VOYAGE
1S26. Nouveau coup de vent de N. N. O. qui dure toute
29 août. ja nuit, et qui le 30 , au jour, devient une tempête des
plus terribles. A onze heures elle était parvenue au plus
haut degré de violence ; les lames, formant de vraies
montagnes, atteignaient au moins quatre-vingts à cent
pieds de hauteur. Heureusement leurs sommités seules
déferlaient , autrement elles eussent promptement en-
glouti la corvette. Jamais je n'avais vu une mer aussi
monstrueuse, je ne croyais pas même qu'en aucune
circonstance l'équilibre des eaux pût être renversé à
ce point. En ce moment , nous nous trouvions , il est
vrai, sur les Acores même du Banc-des- Aiguilles; et
l'on sait ce que les navigateurs ont raconté des fu-
rieuses tempêtes de ces parages si redoutés en hiver.
Après avoir tout serré , nous avons été réduits à courir
sous le petit foc seul ; la corvette s'est bien comportée ,
mais elle a beaucoup fatigué , et quelques paquets de
mer qu'elle n'a pu éviter ont fait donner quelques cou-
tures , car elle a commencé à faire de l'eau pour la pre-
mière fois depuis son départ.
Nous avons remarqué que les lames que nous
recevions nous causaient, pour ainsi dire, l'effet
d'une eau à demi tiède, ce qui indiquait, pour la sur-
face de la mer, une température bien supérieure à celle
de l'atmosphère.
La tempête a soufflé avec une fureur égale et conti-
nuelle jusqu'à six heures du soir; alors les raffales ont
diminué, et le vent s'est soutenu bon frais au N. O.
et O. N. O. durant deux jours, circonstance très-heu-
reuse pour nous; car terrible comme elle était, la
DE L'ASTROLABE. 77
houle nous eût cruellement fatigués, si le calme fut 1826.
aussitôt revenu.
Aujourd'hui, brises faibles et variables. A dix heures i« septembre.
trente minutes du matin , presque calme. J'en profite
pour envoyer le thermométrographe à cinq cent vingt
brasses de profondeur parfaitement verticale, avec un
plomb de vingt-quatre kilogrammes. Il revient en bon
état, bien que le cylindre soit plein d'eau, jusqu'à
deux pouces du bord. Au moment où on l'a ouvert ,
un souffle d'air très-sensible se fait sentir, une fumée
légère s'en exhale , et l'eau pétille au-dedans comme
du vin mousseux. L'index du minimum a descendu
de 1 2°, et la température à cinq cent vingt brasses de
profondeur n'était que de 5°, 4.
Pour compléter l'expérience , deux heures après le
même instrument est envoyé à cent dix brasses seule-
ment ; cette fois l'index ne descend que de 4 à 5° ; il
reste prouvé qu'à ce niveau la température de la mer
s'écarte peu de celle de sa surface.
Nous faisions route, àl'E. S. E., avec une faible 2.
brise d'O. N. O. , et une mer assez tranquille , quand
à huit heures nous crûmes apercevoir dans le sud , à
peu de dislance, un espace de mer où la lame brisait
très-sensiblement. Examiné attentivement, et suivant
toute apparence, cet objet semblait être une tète de
roche ou une coque de navire élevée seulement de
quelques pieds au-dessus de l'eau. Des taches blan-
châtres bien marquées donnaient lieu de croire que'ce
devait être plutôt un rocher; en outre plusieurs hiron-
delles de mer, et des nuées de petits pétrels cendrés ,
78 VOYAGE
1826. prenaient leurs ébats alentour. Pour fixer toute incer-
septembre. t jtuc|e j je gs mettre le cap directement dessus -, bientôt
je ne tardai pas à m'apereevoir que notre prétendu bri-
sant changeait de position, puis il finit par disparaître en-
tièrement. Alors je restai convaincu qu'une baleine de
grande taille , et couverte de coquilles et de madré-
pores, avait seule causé cette apparence. Nul doute,
et c'est l'opinion d'Horsburgh , que d'immenses céta-
cés dormant à la surface des eaux et produisant de
semblables illusions , ont donné lieu à ces dangers pré-
tendus, à ces rochers que divers navigateurs assu-
rent avoir rencontrés dans ces mêmes parages.
Les coups de vent que nous venons d'éprouver et
notre température actuelle assez régulièrement de 8 à
9°, ont porté un coup funeste à ma petite pépinière.
Les figuiers sont morts , et les oliviers ont considéra-
blement souffert. Pour transporter avec quelques
succès des végétaux vivans , les bâtimens à batterie
couverte sont à peu près indispensables.
3. Par 37° 17' latitude S. et 27° longitude O. , la brise
irrégulière au S. O. nous a amené de la pluie par in-
tervalles, et deux ou trois grains de grêle très-abon-
dans.
4. Le jour suivant, un gros vent de S. S. O. fait mon-
ter le baromètre jusqu'à 28p 61, 5 , ce qui justifie les
observations déjà faites par divers navigateurs.
5. Du 5 au soir jusqu'au 10 inclusivement, les vents
restent fixés à l'E. S. E., à l'E. N. E. et au N. E. ,
généralement frais et accompagnés de beau temps. Le
baromètre s'élève jusqu'à 28p 7', 28p 8l et même 28p
DE L'ASTROLABE. 79
9'. Obligés de serrer lèvent, bâbord amures, nous 1826.
sommes très-contrariés durant tout ce temps. Septembre.
A midi précis, les observations placent l'Astrolabe 7.
à huit ou dix milles au IN. des Sondes du Brunswick
sur la carte anglaise , et précisément dessus sur la
française. Sans le courant qui a varié , nous passions
sur le point de la carte anglaise. Du reste, rien n'an-
nonce la proximité' d'un haut - fond , et il vente beau-
coup trop pour qu'on puisse faire une sonde considé-
rable.
MM. Jacquinot, Gressien et Lottin observentet cal- 9.
culent des distances lunaires , et les longitudes qui en
résultent s'accordent à la minute avec la position don-
née par la montre n° 38 de Motel.
Durant la nuit le vent soufflait au nord, bon frais, I3.
avec quelques ral'fàles par intervalles, un temps cou-
vert et une mer houleuse. A une heure trente minutes
j'avais fait carguer la grande voile, et je dormais assez
profondément, lorsqu'à six heures quinze minutes je
fus réveillé en sursaut par des cris lugubres et le bruit
d'une manœuvre précipitée. Ayant sauté sur le pont,
enveloppé de mon seul manteau, j'eus bientôt appris
qu'un homme était tombé à la mer. Déjà l'officier de
quart, M. Guilbert, avait exécuté toutes les manœu-
vres convenables en pareille circonstance ; il avait jeté
deux cages à poules à la mer, mis en travers, et travail-
lait à mettre le petit canot à la mer, ce qui fut fait à l'ins-
tant. Comme je distinguais encore à sa chemise rouge
le malheureux surnageant au-dessus des flots, et qu'il
n'était qu'à deux encablures du navire et à une demi-
80 VOYAGE
1826. encablure des cages , je ne cloutai pas qu'il ne pût être
septembre. sauvé f et craignis seulement pour l'embarcation dont
la chaleur avait ouvert les coutures. Pour m'éloigner
moins , je virai lof pour lof, et revins m'établir en
panne, tribord amures, à une encablure environ, sous
le vent du lieu où l'homme nous semblait surnager.
En même temps le canot s'en approchait en toute hâte;
mais, durant cet intervalle qui dura à peine six à huit
minutes, il avait disparu. Il ne savait pas nager, ainsi
que je l'appris de ses camarades, et, après avoir pu se
soutenir quelques momens sur l'eau , à l'aide de ses
vètemens , une lame aura fini sans doute par le faire
couler. Après une demi-heure d'efforts et de recher-
ches sans succès , quand nous fûmes convaincus qu'il
ne restait plus aucun espoir, je rappelai le canot à
bord , et nous continuâmes notre route , consternés
de ce funeste accident.
L'homme qui périt alors si malheureusement se
nommait Binot (Benoit), âgé de vingt-deux ans et
gabier de misaine. Au moment où il tomba à la mer ,
de concert avec le chef de timonnerie Jacon , il tra-
vaillait à dégager un seau engagé dans les chaînes
des grands porte-haubans, où une lame assez forte
vint le saisir à l'improviste et l'entraîna au large.
S'il eût pu se soutenir quelques minutes de plus , il
eût été infailliblement sauvé!... Quelque répréhen-
sible que leur conduite ait été depuis , je dois rendre
justice aux matelots qui se précipitèrent dans le canot
pour aller sauver Binot. Malgré le vent, la grosse mer
et le danger qu'ils couraient eux-mêmes, Simonet,
DE L'ASTROLABE. 81
Condriller, Gossy, Le Court, etc., déployèrent un 1826.
courage et un dévouement vraiment louables. septembre.
A peine le canot était bissé , que le vent fraîchit
beaucoup, et, trois heures après, il ventait grand frais
de N. N. O. avec des raffales et une grosse mer.
Malgré nos soins, malgré notre prudence, les
voiles , la coque et surtout le grément commencent
à se ressentir de cette opiniâtre série de temps forcés.
Je me décide à relâcher au port du Roi-Georges, d'au-
tant plus que ce point me promet une mine féconde à
exploiter en tout genre.
Le ciel au soir a pris une apparence sinistre, le ■;.
mauvais temps est revenu, et le jour suivant, de huit
heures du matin à dix heures du soir, nous sommes
obligés de rester sous le petit foc seul. Le vent souf-
flait, avec fureur à l'O. S. O., accompagné de raffales
impétueuses, de pluie et de grêle. Quoique moins
grosse que dans la journée du 30 août, la mer était
affreuse, et peut-être plus dangereuse, en ce qu'elle
était bien plus dure, et déferlait souvent en entier sur
la corvette. Nous n'avons pu éviter d'embarquer quel-
ques lames , qui chaque fois semblaient menacer de
nous engloutir , et qui ont pénétré dans toutes les
parties du navire *.
La fureur du vent s'apaise un peu le 16 au soir, 17.
pour reparaître avec une nouvelle force dès le 17
au matin. Mais cette fois la température est plus éle-
vée, les raffales sont sèches, et n'amènent ni pluie, ni
* l'oyez note 4.
TOME I. G
82 VOYA.GE
i826. grêle, ce qui les rend plus supportables. Quatre ma-
scptembrc. telots se plaignent de maux d'estomac , et le quartier-
maître Vignale , dans un coup de roulis , tombe sur le
pont et se blesse à la tète.
19. Le vent continue de souffler sans interruption,
grand frais à l'O. S. O., avec une mer très-dure et un
temps sombre. Le 1 9 au soir, comme fatigué de ses ef-
forts, le vent avait suspendu sa violence et laissait un
court repos aux flots de la mer. En ce moment , les
lames, moins irrégulières, semblaient autant de chaî-
nes de coteaux mobiles, coupés par autant de vallées,
et sur le dos desquels notre corvette glissait paisi-
blement. Spectacle vraiment majestueux , admirable,
et dont la plume la plus habile ne saurait donner
qu'une faible idée ! . . . .
20. Nouvelle tempête du N. N. O., aussi violente qu'au-
cune des précédentes, et de plus accompagnée d'un
ciel très-chargé et d'une pluie continuelle. La nuit a
été affreuse et l'obscurité complète. Comme je gou-
vernais sur le parallèle de l'île Saint-Paul, redoutant
de tomber dessus inopinément, par suite d\in cou-
rant imprévu ou d'une erreur très-possible dans nos
montres après une si longue navigation , je pris le
parti de courir des routes obliques sans quitter ce
parallèle. La corvette a beaucoup fatigué sur quel-
ques-uns de ces bords , principalement les amures à
bâbord.
"• A six heures je mets le cap à l'E. S. E. ; à sept
heures trente minutes, M. Gressien, qui se trouvait
de quart , voit passer le long du bord le premier pa-
DE L'ASTROLABE. 83
quel de Lamina) ta pyrifei af et, depuis ce moment, 1826.
ils ont passé avec profusion jusqu'à quatre heures du septembre
soir où ils ont tout-à-fait cessé. Ces fucacées, avec les
albatros qui nous ont entourés en grand nombre ,
sont l'unique indice que nous ayons pu avoir de la
proximité des îles Amsterdam et Saint-Paul ; car nous
n'avons rien aperçu du tout. Cependant, en corri-
geant nos routes par les latitudes observées la veille et
le jour suivant , il est probable que le 21 , à six heures
du matin, nous devions nous trouver à six ou huit
milles au plus dans le nord de Saint-Paul. S'il n'y eut
pas eu de courant , ou s'il eut porté au sud , comme le
vent semblait l'annoncer , nous atterrissions précisé-
ment dessus. Du reste, avec un temps aussi détes-
table et un ciel aussi chargé , il n'est pas surprenant
que nous n'ayons rien vu ; notre horizon s'étendait au
plus à un mille dans les instans les plus lucides *.
Les laminaires qui habitent ces mers ont les bulles
de leurs frondes plus grosses et plus turbinées que
l'espèce des Malouines. Mon intention était de visiter
en canot l'ile Saint-Paul , son cratère et son lagon. Je
regrette vivement les observations de physique et
d'histoire naturelle quece point m'eût offertes. Surtout
j'étais curieux de savoir à quel système se rapportent
les végétaux qui peuvent l'habiter à
La fureur du vent s'apaise, le ciel s'embellit, et a3.
noire navigation s'adoucit. La mer reste très-grosse ,
ce qui indique que plus au sud le mauvais temps se
* Voyez note 5.
81 VOYAGE
1826. prolonge. La journée du 23 est même agréable, et
septembre. semble annoncer le retour d'une saison plus tempérée
(le printemps des régions australes commençait ce
jour même).
**■ Dès le jour qui suit, le vent d'O. N. O. revient
lourd et pesant, accompagné de pluie et de grêle.
Le 25 nous prenons un albatros qui pesait quatorze
livres et avait neuf pieds deux pouces d'envergure. A
mon dîner je mange du fuligineux , dont je trouve la
chair bonne , et bien préférable à celle du damier que
je trouvais déjà passable.
a7- Ce jour et le lendemain, coup de vent furieux d'O.
et O. S. O.; temps couvert, grains et pesantes raf-
fales. Le 28 à trois heures du soir, la tempête est au
plus haut degré de force , la mer monstrueuse , et les
lames , devenues de nouveau de vraies montagnes ,
secouent cruellement notre pauvre navire. Aussi fait-
il en ces momens sept pouces d'eau en six heures ;
l'eau pénètre par l'arrière dans ma chambre , en sorte
que tous mes livres, mes cartes, mon linge, etc., sont
trempés et dans un état funeste à leur conservation.
29- Le vent , quoique violent encore, devient plus ma-
niable; il se modère le 29 au soir , et le 2 octobre nous
2 octobre, pouvons rétablir les huniers depuis si long-temps ser-
rés. Nous voyons aussi un pétrel géant [quebranta-
huessos), le premier de toute la campagne.
3. Enfin nous respirons, et, malgré la grande houle
qui persiste, l' Astrolabe poursuit une route plus tran-
quille.
5, Nous filions vent arrière avec une jolie brise d'O.
DE L'ASTROLABE. 35
et une mer assez belle, le cap à l'E. */4 S. E., et je iSa6.
faisais veiller avec attention l'approche de la terre. A Octobre,
une heure après midi le jeune Cannac aperçoit la côte
du haut des barres de perroquet dans le N. E., à
quinze lieues de distance environ. Cette terre appar-
tenait aux caps Leuwin et Hamelin, et se montrait
alors sous la forme de mondrains élevés et blanchâ-
tres. A deux heures trente minutes on la vit de des-
sus le pont, et la sonde donna alors quatre-vingts
brasses , corail rougeâtre et gros sable blanc.
Nous approchâmes pour mieux la reconnaître; à
six heures du soir une grosse pointe, qui doit être celle
de d'Entrecasteaux , nous restait au N. 77° E. , à pe-
tite distance. Pour la nuit je gouvernai au S. E. */4 S.,
pour passer au large des écueils signalés près de ce
cap.
Toutes les terres que nous eûmes en vue ce jour
sont assez élevées et escarpées du côté de la mer; mais
en général d'un aspect aride et la plupart dépouillées
de grande végétation. Depuis que nous sommes près
de la côte, la température a subitement augmenté de 4
ou 5°, et l'effet en est particulièrement sensible dans
les chambres.
A quatre heures du matin, nous trouvons soixante- c.
cinq brasses , sable blanc et corail. Au point du jour je
remets le cap à TE. N. E. , et prolonge la côte à six ou
huit milles de distance. Nous avons passé à un mille
de la pointe Hilliers de Flinders, et gouverné ensuite
sur le cap Howe. Près de la pointe Hilliers, les terres
sont hautes , avec des plages sablonneuses a droite, et
8(; VOYAGE
,s2g. de belles forets à peu de distance du rivage. En s'ap-
octobre. prochant du cap Howe, la cote devient triste et stérile.
A six heures du soir nous n'étions qu'à quatre milles
au sud de ce promontoire, et nous distinguions par-
faitement Peak-Head et l'île de l'Éclipsé, vraies recon-
naissances du port du Roi-Georges. Là nous avions
quarante-trois brasses , fond de corail et sable.
Nous avons passé la nuit, partie aux petits bords et
partie en panne, ayant soin de me maintenir à six ou
sept milles au vent de l'entrée de la baie , et de ma-
nière à donner facilement dedans au point du jour;
mais le vent qui soufflait à PO., varia au N. O., et
?• même au N . dans la nuit. En outre , au point du jour,
je reconnus avec douleur que nous nous trouvions déjà
au sud du mont Gardner, le courant nous ayant en-
traînés en dix heures de quatorze milles au moins dans
l'est.
Ainsi ceux qui ont le dessein de mouiller au port du
Roi-Georges , surtout avec les vents à la partie de
l'ouest , doivent avoir soin de rallier la côte à douze à
quinze lieues au moins dans l'ouest , afin de recon-
naître l'île de l'Eclipsé, qui est une excellente remar-
que, parce que c'est la seule au large, et qu'elle forme
en même temps la terre la plus au sud de toute cette
partie de l'Australie. La cote est saine, et peut se pro-
longer sans danger à la distance de deux milles. Seu-
lement il faut se défier des vents de S. O. qui battraient
droit sur la plage; car l'on n'y trouverait aucun abri,
s'ils étaient trop violens pour ne pas permettre de s'é-
lever au vent.
DE L'ASTROLABE. 87
INous profitâmes du vent du nord pour courir une 1826.
bordée à l'ouest, et nous replacer devant l'entrée de la Octol)re-
baie. De dix heures à une heure il fit calme; la pe-
tite drague, ramenée plusieurs fois à bord, procura
une foule d'objets intéressans pour les naturalistes.
A une heure , à laide d'une légère fraîcheur de S. O. ,
nous mimes le cap sur Bald-Head. A quatre heures
nous rangions cette partie à un demi-mille de distance.
Nous nous avancions paisiblement vers le beau port
du Roi-Georges, et mon intention était d aller mouiller
dans le havre de la Princesse-Royale, mais lèvent
mollit tellement , qu'après avoir rangé l'île Seal et l'île
de l'Observatoire, je m'estimai heureux de laisser tom-
ber l'ancre à six heures devant l'entrée du goulet par
sept brasses , fond de sable.
88 VOYAGE
182G.
CHAPITRE VI.
SEJOUR AU TORT I>U ROI - GEORGKS.
Il faut avoir passé cent huit jours consécutifs à la
octobre, mer, comme nous venions de le faire , dont la moitié
par des temps affreux et des mers assommantes , pour
se faire une idée du bien-être que nous éprouvâmes
en jouissant enfin d'un repos presque parfait. Nos
membres, notre corps entier, accablés par des secousses
si violentes et si prolongées, reprenaient avec délices
leur assiette naturelle. En outre, une soirée charmante,
la vue d'une terre verdoyante, de ses ombrages et d'une
rade tranquille et sûre, contrastaient vivement avec le
spectacle d'une mer presque toujours en fureur, et les
tourmentes réitérées auxquelles nous venions à peine
d'échapper.
8. Dès deux heures après minuit le vent d'ouest se mit
à souffler avec violence, et dans une raffale nous chas-
sâmes. Nous filâmes soixante brasses du câble en mouil-
lant l'ancre de bâbord, ce qui nous arrêta. J'eusse dé-
siré entrer dans le havre de la Princesse , mais crai-
DE L'ASTROLABE. 89
gnant d'en être empêché par les vents d'ouest, je me 1826.
décidai à reconnaître l'entrée du havre aux Huîtres, oaotae.
afin d'y conduire la corvette , s'il me paraissait plus
facile à gagner.
A sept heures du matin je m'embarquai avec M. Lot-
tin dans la haleinièrc ; nous prolongeâmes la longue
plage de sable qui s'étend au nord de la presqu'île de
l'Aiguadc, et nous reconnûmes que l'entrée de ce havre
offrait une barre sur laquelle on ne trouvait que quatre
et même trois brasses dans une certaine étendue. En
outre la direction du goulet est très-sinueuse, de sorte
qu'il faudrait avoir vent sous vergue pour sV hasarder
sans accident avec un navire comme l'Astrolabe.
Du reste le havre aux Huîtres offre un superbe
bassin , d'une eau très-paisible , et dont les bords sont
couverts de la plus agréable végétation , excepté vers
le sud-ouest, où la plage devient marécageuse. Comme
un parterre de la plus fraîche verdure , la petite île du
Jardin s'y dessine de la manière la plus pittoresque, et
c'est aux buissons de mauves ou d'althées , ainsi qu'aux
robustes graminées qui la couvrent , qu'elle doit cet
agréable aspect. Au moment où nous en approchâmes,
nous vîmes s'élever dans les airs un vol de trente à
quarante pélicans. Aussitôt débarqué, je me dirigeai
vers le lieu où ces oiseaux m'avaient semblé établis ;
nous y trouvâmes une douzaine de jeunes pélicans que
je fis ramasser par les canotiers.
Après avoir déjeuné et tué quelques oiseaux de
mer sur cet îlot, nous nous rembarquâmes, et je con-
duisis lr canot vers un endroit sur la rive du hâ-
90 VOYAGE
182G. vre, où les matelots m'avaient assuré avoir observé
octobre. une fumée. C'était un indice certain de la présence
des naturels, avec lesquels je désirais entrer en com-
munication. Effectivement , nous ne tardâmes pas à
distinguer un feu près de la grève , et peu après une
pi. xvn. figure humaine, couverte d'une simple peau. Bientôt
ce sauvage (car c'en était un) s'avança vers nous d'un
air assez résolu ; mais à mesure qu'il s'approchait , sa
hardiesse semblait l'abandonner , et , malgré mes si-
gnes pour le persuader, il allait rester en suspens près
du canot, quand je m'avisai de lui présenter un mor-
ceau de pain. Il y mordit aussitôt à belles dents, et cet
argument produisit sans doute un grand effet sur son
imagination ; car ayant perdu en un instant toute sa
défiance , il se mit à rire , danser, chanter, et appeler
ses camarades.
Il monta sans crainte dans le canot , où il se com-
porta très-décemment, tout le long de la route. C'était
un homme de quarante ans environ , assez bien fait ,
à cela près des bras et des jambes toujours grêles ,
comme dans les habitans de la Nouvelle-Galles. Il
avait absolument le même teint , les mêmes traits
et les mêmes manières que ces insulaires. Sa taille
était de cinq pieds deux pouces ; son nez écrasé ,
la cloison des narines percée , ses dents très-belles
et larges; il portait des moustaches et une longue
barbe au menton ; ses cheveux n'étaient nullement
crépus. Il pouvait passer pour être propre dans
son genre. A bord , il ne perdit pas un instant sa
gaieté et sa confiance; tout le monde le combla d'à-
DE L'ASTROLABE. 1)1
initiés, et il fut bientôt accablé de présens qui le trans- 1826.
portèrent d'abord de joie , et ne tardèrent guère à lui Octobre.
causer bientôt presque autant d'embarras pour les
conserver. Il venta grand frais tout le soir, et il fut
impossible de le reconduire à terre. Mais il prit joyeu-
sement son parti , et dormit à merveille à bord, où on
lui lit avec des voiles et des prélats le meilleur lit qu'il
eut sans doute eu de sa vie. A la nuit on vit un feu à
la côte , et notre hôte nous indiqua qu'il avait été al-
lumé par ses compatriotes.
Le vent continuant à souffler avec force à l'O . et auS. 9-
O., et impatient que j'étais de pouvoir commencer nos
travaux, je pris le parti d'affoureber l' Astrolabe au il. x.
poste même où nous nous trouvions à peu près j\. et
S., avec quatre-vingt-cinq brasses à bâbord et cent
vingt-cinq à tribord , l'ancre de ce bord empenellée.
Ce mouvement exécuté , je me rembarquai dans la
baleinière, pour aller reconnaître sur la côte voisine
le lieu le plus convenable pour établir notre observa-
toire et la tente des ouvriers. En même temps je dé-
posai à terre notre sauvage, qui, déjà inquiet de son
séjour forcé a bord , se désolait , et pleurait comme
un enfant. Un de ses camarades, vêtu et tourné
comme lui, l'attendait au rivage, et sollicita la faveur
de prendre sa place à bord. Je ne voulus point de lui,
avec d'autant plus de raison que je trouvai la côte ina-
bordable tout autour de la pointe des Patelles, à cause
du violent ressac soulevé par les vents qui venaient de
régner.
Désolé de ce contre-temps, à une heure je retournai
92 VOYAGE
i8a6. visiter les environs du havre aux Huîtres, tandis que
octobre, j'envoyais MM. Jacquinot et Lottin reconnaître celui
de la Princesse-Royale. Je m'assurai qu'en cas de né-
cessité , un navire pourrait s'amarrer par quatre ou
cinq brasses d'eau près du goulet aux Huîtres , et
trouverait à peu de distance de l'eau et du bois. Mais
il n'aurait pas de chasse du tout, et les vents de N. O.
se feraient sentir avec la plus grande violence.
Je consacrai ensuite une heure ou deux a recueillir
des plantes qui sont ici aussi nombreuses qu'élégantes
dans leurs formes , et variées dans leur structure et
leurs couleurs. Des monceaux d'écaillés d'huîtres
m'annonçaient l'existence de ces testacés , mais je
n'en rencontrai aucune sur les rochers. Un gros Eu-
calyptus scié par la base, et un fond de barrique planté
sur un roc , me prouvèrent également que des Eu-
ropéens avaient récemment paru sur ces côtes. Je
remarque en passant que toutes les roches sont d'é-
normes blocs d'un très-beau granit.
Plus heureux que moi dans leurs recherches ,
MM. Jacquinot et Lottin découvrirent sur la rive
droite du goulet de la Princesse une fort belle ai-
guade, et , à peu de distance, une esplanade très-com-
pi. xin. mode pour établir notre observatoire et nos tentes.
IO- Dès le point du jour, la chaloupe est allée faire de
l'eau et du bois à cet endroit , et y porter les voiliers
et leurs tentes.
A une heure après midi, voyant tous les travaux en
train, je suis descendu à terre près de la pointe des
Patelles, suivi de M. Lottin, et de Siinonet que j'ai
DE L'ASTROLABE.
93
choisi pour compagnon de mes courses, à cause de son
adresse à tirer un coup de fusil. JNous avons parcouru
i8a6.
Octobre.
le coteau qui domine la presqu'île, recueillant à cha-
que pas de ces belles plantes si communes en ces con-
trées. Le sol, quoique sablonneux, m'a semblé sus-
ceptible de fertilité, s'il était soigneusement cultivé ; on
rencontre assez fréquemment sur son chemin des lieux
marécageux qui décèlent des sources dont il serait facile
de réunir les eaux dans un canal. A mesure que nous
avancions vers le sommet de la colline , nous enten-
dions des cris qui nous annonçaient l'approche des na-
turels. En effet, dès que nous eûmes répondu à leurs
voix, bientôt huit d'entre eux, tous vêtus de peaux de pi. xi et xn.
kangarous , se présentèrent à nous , et parurent en-
chantés de nous voir. Leur âge semblait varier depuis
seize jusqu'à quarante ans; aucun n'avait les cheveux
94 VOYAGE
1826. vraiment crépus , el tous offraient le vrai type austra-
octobre. lien, tel que je l'avais déjà observé à Port- Jackson , et
au-delà des montagnes Bleues. Je leur fis signe de
nous suivre vers l'observatoire ; ils y coururent en
sautant et gambadant. Arrivés à la tente , nous vîmes
trois autres sauvages qui s'y trouvaient déjà, et qui,
depuis le matin , avaient tenu fidèle compagnie à nos
gens.
Sans doute le premier qui était venu nous voir à
bord avait instruit ses camarades des mauvais effets de
l'eau-de-vie dont il avait beaucoup souffert ; car, non-
seulement ils ne demandaient point de cette liqueur,
mais s'enfuyaient même quand on leur en offrait. Leur
conduite fut très-paisible, aucun d'eux ne tenta de com-
mettre le moindre vol, quoique nos ouvriers prissent
très-peu de soin de surveiller leurs affaires.
Je jetai un coup-d'œil sur la chaloupe , et m'assurai
que l'eau et le bois se faisaient avec facilité. Sous ce
pi. xvi. double rapport, cette station est très-recommandable,
et bien préférable à celle où s'était établi Flinders.
Elle aurait encore plus d'avantages si le navire était af-
fourché dans le goulet même; car alors il n'y aurait qu'à
peine une encablure de distance du bord à l'aiguade.
Les oiseaux paraissent très-rares sur cette partie de
la côte ; je n'ai observé qu'un petit quadrupède qui s'est
enfui d'entre nos jambes. On voit à la plage nombre
de coquilles roulées et brisées , et surtout des pha-
sianelles ; mais on ne peut guère se procurer vivans
que des patelles , des lépas , des moules et de petits
buccins noirs.
DE L'ASTROLABE. 95
MM. Quoy, Gaimard, Guilbert et Sainson , ont 1826.
employé toute la journée à faire le tour entier de la Oc,obre-
baie de la Princesse, sans avoir rien observé de bien
remarquable. 31. Dudemaine, que la lassitude avait
contraint de rester en arrière , a été obligé de passer
la nuit sous la tente.
Tous les sauvages ont témoigné le désir de me
suivre à bord ; mais je n'ai accordé cette faveur qu'à
un seul d'entre eux , content d'avoir en sa personne
un garant de la conduite qu'allaient tenir ses cama-
rades envers les hommes que nous laissions à terre.
Ce nouvel hôte, qui pouvait avoir trente-cinq ou
trente-six ans, était un des mieux tournés de sa tribu.
J'eus beaucoup de peine à obtenir qu'il abandonnât
un c6ne de Banksia ail mué, qui lui servait h conserver
long-temps du feu, surtout à se chauffer le ventre
et tout le devant du corps. Pour les sauvages c'est un
objet d'une haute importance, et je ne me rappelle pas
qu'avant nous aucun voyageur en ait fait l'observa-
tion. Ils portent partout avec eux ces cônes enflam-
més; grâces à cette précaution, ils n'ont pas besoin
de rallumer à chaque instant leur feu par le frotte-
ment, procédé qui paraît même leur être peu familier.
Ils se servent, en outre, de leurs cônes pour mettre par-
tout sur leur passage le feu aux broussailles et aux
herbes sèches ; c'est ce qui lait qu'en général les forêts
de la PSouvelle-Hollande sont, si dégagées et d'un accès
si facile.
La journée a été très-pluvieuse, et le vent n'a «.
cessé de souffler avec violence au N. O. Le naturel
06
VOYAGE
1826. a passe gaiement son temps , buvant, mangeant et se
octobre, chauffant au feu de la cuisine. Les matelots lui ont
fait des cadeaux , et l'ont même habillé. Il a répondu
avec intelligence aux questions qu'on Lui a adressées,
tant qu'elles ne l'ont pas ennuyé ; comme le premier
naturel qui nous a visités , dès qu'on lui a montré un
morceau d'ocre, il l'a nommé boyel , et sur-le-champ
il en a raclé avec l'ongle du pouce , puis nous l'avons
vu, avec la poussière de cette substance recueillie dans
le creux de sa main , se barbouiller le visage non sans
quelque symétrie. Bien qu'il eût témoigné le désir de
retourner à terre , il s'était résigné d'assez bon cœur
à passer une seconde nuit à bord; mais MM. Gaimard,
Guilbert et Sainson m'ayant demandé à coucher sous
la tente pour observer de plus près les manières des
naturels , je profitai de cette circonstance pour le
renvoyer avec eux , ce qui lui fit beaucoup de plai-
sir. Les naturels continuent de se montrer très-paci-
fiques , et l'on m'a appris qu'ils avaient déjà amené
trois enfans au camp , preuve infaillible de leur con-
fiance et de leurs bonnes dispositions.
iié Vers neuf heures et demie du matin, accompagné
de Lauvergne et de Simonet, je débarquai sur la
longue plage de sable qui s'étend de la pointe des
Patelles jusqu'au havre aux Huîtres, et me dirigeai
vers les bois de l'intérieur; a un demi-mille du rivage,
dans un lieu abrité des vents d'ouest, je rencontrai
PL xviii. quelques huttes de sauvages. L'une d'elles, bien con-
servée , offrait tout-à-fait l'apparence d'une ruche de
trois ou quatre pieds de rayon coupée en deux par un
DE L'ASTROLABE. 97
plan vertical. De menues branches formaient sa char- xs^g.
pente, et des feuilles de Xanthorrhœa la recouvraient octobre.
en guise de chaume. Quatre ou cinq autres n'offraient
plus que les débris de leur charpente. Devant la pre-
mière se trouvait une pierre qui avait servi à brover
l'ocre que les sauvages emploient dans leur toilette.
Après avoir traversé de belles forets d'eucalyptus,
où je ne trouvai que très-peu d'oiseaux , j'arrivai
sur la plage du havre aux Huîtres , vis-à-vis l'îlot du
Jardin, près d'une petite rivière de quinze à vingt pi. xix,.
pieds de large, dont le lit bien dessiné est assez pro-
fond. Cette partie du rivage est très-basse et jonchée
de valves et de débris de moules , de venus , de bulles
et autres coquilles.
Aucun naturel ne s'était offert à mes regards dans
cette longue course, lorsqu'en suivant la plage de sable
pour revenir à bord, un d'eux sortit d'entre les brous-
sailles et vint à ma rencontre. Il portait à la main un
couteau fabriqué d'un morceau de quartz fixé à une
espèce de manche avec de la résine de Xanthorrhœa;
je lui donnai en échange un couteau véritable, marché
dont il fut ravi.
Vers trois heures je fus de retour à bord ; MM. Gai-
mard, Guilbcrt et Sainson m'y suivirent de près; ils
étaient très-contens de leur nuit et de leurs commu-
nications avec les naturels *. On me montra des racines
de restiacées, et de petits lézards dont ces malheureux
peuples font une des bases de leur nourriture.
A neuf heures, une embarcation qui nous parut
l'oyez note 6.
TOME I. 7
98 VOYAGE
jSyG. moulée par des Anglais, accosta le long du bord;
Octobre, l'un deux répondit à mes questions qu'il avait appar-
tenu , ainsi que ses compagnons , au schooner Go-
vernor Bvisbane, destiné pour la pèche des phoques
le long de ces côtes ; que leur capitaine , après avoir
abandonné six hommes de son équipage dans Coffins-
Bay, les avait eux-mêmes laissés à Middle-Island, au
nombre de huit , et était ensuite parti , lui quatrième ,
pour Timor, à ce qu'ils supposaient. Ils vivaient du
produit de leurs pêches , et avaient établi leur domi-
cile sur l'îlot de Break-Sea. Depuis sept mois ils
menaient l'existence la plus misérable; ils se plaignirent
beaucoup des fatigues et des privations qu'ils avaient
essuyées, dans l'attente d'un navire qui pût les em-
mener. Je leur proposai de les recevoir à bord comme
passagers, jusqu'à Port-Jackson; mais cette offre fut
froidement accueillie , d'où je conclus que la plupart
d'entre eux devaient être des convicts échappés de leurs
fers , et peu empressés d'aller se remettre sous l'ac-
tion des lois. Cependant, après quelques momens de
réflexion, trois. d'entre eux se déterminèrent à embar-
quer sur V Astrolabe.
Ils nous offrirent un paquet de pétrels bruns qu'ils
avaient attrapés dans les fentes des rochers ; je leur fis
distribuer dubiscuit et del'eau-de-vie, en leur accordant
la permission de passer la nuit à bord. J'y consentis
d'autant plus volontiers qu'ils auraient pu se diriger
vers notre établissement , et que je me souciais fort
peu de leur visite, jusqu'à ce que mon jugement fût
formé sur leur compte.
DE L'ASTROLABE. 99
Singulière destinée que celle de huit Européens ainsi . ;><;.
délaissés avec un frêle esquif sur ces plages stériles ,
et livrés entièrement aux seules ressources de leur in-
dustrie ! . . .
Un casoar a été aperçu aux environs de l'Aiguade.
J'ai fait appeler ce matin , devant moi , mes Anglais , ■ 3.
et leur ai demandé leur dernière résolution. Un d'eux
s'embarque comme matelot , deux autres comme pas
sagers jusqu'à Port-Jackson ; les cinq autres se dé-
cident à rester sur ces plages. Parmi ceux-ci un jeune
homme, au teint fortement basané , avec une figure
large et le nez aplati, me présentait un type différent de
celui des Anglais ; j'appris bientôt, en le questionnant,
que c'était un Nouveau-Zélandais, natif de Kidi-kidi,
attaché dès son bas âge, depuis près de huit, ans,
au misérable sort de ces aventuriers. 11 parle anglais et
semble avoir presque complètement oublié sa patrie.
Les Anglais ont. en outre avec eux , sur Break-Sea,
deux femmes indigènes qu'ils se sont procurées de gré
ou de force. Us assurent au reste qu'ils ont toujours
trouvé les naturels très-doux et bien disposés.* Cet
hiver ils ont éprouvé des vents violens et un froid ri-
goureux le long de ces côtes. Depuis notre arrivée, le
thermomètre ne s'est guère élevé au-dessus de 12 à
I ">", et les vents de l'O. au N. O. ont presque tou-
jours soufflé avec impétuosité. Aujourd'hui même leur
violence nous force encore d'interrompre les travaux
hydrographiques commencés hier matin.
Nous avons profité du beau temps pour reprendre i ;
nos opérations ; après mon déjeuner j'ai fait une pro-
r
100 VOYAGE
1S2G. menade sur la presqu'île de Possession que j'ai par-
ociobre. courue dans tous les sens ainsi que les deux plages et
le morne plus au sud. Du sommet de celui-ci on jouit
de la vue complète du port entier et du havre de la
Princesse-Royale ; mais tout le terrain environnant est
aride , pierreux , dénué d'eau douce, et par lui-même
très-peu intéressant. Sous tous les rapports la pres-
qu'île de l'Aiguade lui est infiniment supérieure ; je
n'hésite pas non plus à penser que si l'on voulait éta-
blir une colonie sur ce point , on ne trouverait pas de
station plus convenable que celle où nous avons placé
notre observatoire.
1 5. J'avais destiné cette journée à visiter, au nord du
havre aux Huîtres, la rivière des Français, que l'expé-
dition de Baudin avait reconnue jusqu'à quatre milles
et demi de son embouchure. En conséquence, dès
cinq heures et demie du matin, je partis dans le grand
canot , accompagné de MM. Quoy, Lottin , Gaimard,
Sainson et Lesson. En passant nous finies une courte
halte sur l'ilot du Jardin où nos chasseurs tentèrent
vainement de surprendre les pélicans. Ces oiseaux font
une garde si vigilante qu'il est impossible , même en
se cachant, de les approcher d'assez près pour les tirer.
Nous traversâmes le havre dans toute sa longueur, et
ne découvrîmes rien qui parût convenir à la direction
de la rivière des Français. Je tentai alors de m'en-
foncer dans un bras de mer, qui , après avoir couru
l'espace de trois quarts de mille au S. O. , reprend en-
suite son cours au N. et N. N. O-, et forme le lit d'une
rivière que j'ai nommée rivière des Anglais , parce qu'il
DE L' ASTROLABE.
101
m'a paru indiqué sur le plan de Vancouver. Mais à l'em-
bouchure on trouve à peine deux pieds d'eau; après
avoir, avec beaucoup de peine , fait traîner le canot l'es-
pace d'un mille environ, je renonçai à le conduire plus
loin. Nous nous arrêtâmes sur les bords de ce canal
pour déjeuner et chasser. Ici les oiseaux étaient plus va-
riés et plus nombreux qu'aux environs de notre mouil-
lage; nous eussions fait une bonne chasse, sans la pluie
qui tombait presque sans relâche, et les moustiques
dévorantes qui nous poursuivaient partout ne contri-
buaient guère à rendre notre promenade amusante.
Plusieurs bandes de pélicans, de céréopsis et de cygnes
noirs, se montraient par intervalles, mais en se main-
tenant toujours bien au-delà de la portée de nos armes.
A quatre heures nous nous transportâmes, près de
la pointe des Cygnes, sous un beau massif d'eucalyptus,
Octobre.
* .
102 VOYAGE
1826. qui avait attiré notre attention. Là nous eûmes le re-
octobre. prêt de voir la pluie redoubler de force et tomber par
grains violens qui nous empêchèrent de rien faire. Il
fallut nous contenter d'allumer un grand feu pour nous
réchauffer, et dîner tant bien que mal. A huit heures
du soir nous décampâmes tout trempés encore; en
passant près du jardin , nos chasseurs sautèrent à terre
dans l'espoir de surprendre les pélicans. Mais ils dé-
logèrent de bonne heure; d'ailleurs les hirondelles et
les huîtriers firent à notre arrivée un si terrible tinta-
marre , qu'ils semblaient prendre à tâche de découvrir
notre supercherie à leurs compagnons. Nous nous di-
rigeâmes alors vers la corvette , où nous fûmes de re-
tour à dix heures , aussi fatigués que mouillés et re-
froidis.
M. Guilbert a tué dans cette course un serpent de
cinq ou six pieds de longueur, qu'à ses dents M. Quoy
a jugé devoir être fort dangereux.
,6. M. Guilbert avec la yole poursuit le plan du port
depuis la pointe des Patelles jusqu'au havre aux Huî-
tres. La forge est montée à terre, et l'on continue le
travail du grément. Vers midi la pluie recommence ;
17. tout le reste du jour et le suivant, elle ne cesse de
tomber par torrens , et suspend presque tous nos tra-
vaux. En outre les vents du sud amènent dans la rade
une forte houle qui déferle partout avec fureur ; pour
communiquer avec notre poste , il faut maintenant ac-
coster dans l'ouest de l'observatoire.
A midi nous avons aperçu deux baleinières étran-
gères, voguant à l'aviron, entre l'île de l'Observatoire
DE L'ASTROLABE. 103
et celle de Seal , et nous avons jugé que les aventuriers i8a6.
qui les montaient étaient plus nombreux que nous ne octobre-
le pensions d'abord. A trois heures leurs canots sont
venus le long du bord , et m'ont appris que le second
était monté par cinq Anglais et un Australien de Port-
Jackson , tous provenant du schooner le Hanter. J'ai
autorisé trois hommes du premier canot à rester abord,
savoir : Hambilton, Brook etCloney; et je n'ai reçu
de l'autre canot qu'un Américain de couleur, nommé
Richard Symons. Celui-ci se dit originaire du Canada,
et parle assez bien français. D'autres ont ensuite solli-
cité la même faveur, mais je la leur ai refusée, parce
qu'ils avaient trop hésité à se décider, et que je vou-
lais ménager nos vivres. Je ne voulus pas non plus les
laisser coucher à bord ; car ces gens ne m'inspiraient
qu'une confiance fort équivoque, et je ne sentais que
trop ce que pouvaient oser de nuit une douzaine d'in-
dividus audacieux et déterminés ; j'ignorais d'ailleurs
leur véritable nombre qui pouvait excéder leur nombre
présumé.
A cinq heures du matin la yole partit sous les ordres x8.
de M. Gressien, qui consacra toute la journée à son-
der la baie de la Princesse et à en lever le plan.
Vers dix heures trente minutes, avec MM. Quoy,
Gaimard, Guilbert etSainson, je débarquai derrière
la pointe des Patelles; là chacun se dirigea comme
il lui plut; pour moi, suivi seulement de Lauvergne
et de Simonet, je m'enfonçai dans les grands bois
qui dominent les étangs de la plage. Malgré la beauté, pi. xv.
l'étendue et la fraîcheur de ces ombrages, j'y ren-
104 VOYAGE
1826. contrai peu d'oiseaux. Je suivais depuis quelque
octobre, temps un sentier assez battu, qui m'avait conduit à
d'énormes blocs de granit arrondis et tout-à-fait dé-
pouillés, quand je vis un gros kangarou s'élancer
d'entre mes jambes , et s'enfuir rapidement en bondis-
sant seulement sur ses jambes de derrière. Peu après,
cinq naturels , dont deux à peine âgés de huit à dix
ans, sortant des broussailles, se présentèrent tout-
à-coup à mes yeux, en paraissant d'abord inquiets de
nous voir en ces lieux. J'en conclus que leurs habita-
tions et leurs femmes étaient peu éloignées ; sans af-
fectation, sans paraître même beaucoup m'occuper
d'eux , je continuai ma route du côté opposé , ce qui les
tranquillisa bientôt.
Ces sauvages ne font aucun cas de nos ustensiles,
et vivent strictement au jour la journée , sans s'occu-
per du lendemain. De tout ce que nous pouvions leur
offrir , ils n'estimaient que le biscuit et la viande ;
en échange, ils donnaient volontiers leurs haches de
pierre et leurs couteaux de quartz, quelque peine qu'ils
eussent eue à les fabriquer.
Dans ma promenade j'ai observé une espèce de
Xanlhorr'hœa* , remarquable par sa taille élevée de huit
à dix pieds et ses épis nombreux, courts et raides.
L'eau ne manque point dans ces bois ; le revers de
la presqu'île de l'Aiguade, vers le nord, offre des
* En parcourant à mou retour l'ouvrage du capitaine King , j'ai reconnu
que c'était la même plante que M. Brown avait décrite sous le nom de Kingia
oiislralls (R. Brown ). Appendice de la Relation du Voyage du capitaine King,
tome II, page 535.
DE L'ASTROLABE.
105
étangs d'eau douce , et alentour un sol noirâtre qu'il
serait sans doute possible de cultiver avec succès. Du
reste, la plupart des pâturages près de la mer ne sont
guère composés que de joncées ou de resliacées, peu
propres à la nourriture des bestiaux.
1826.
Octobre.
Les deux baleinières anglaises sont revenues avec
du poisson, des pétrels, des huîtres, un phoque fe-
melle, un petit phalanger et quelques manchots bleus.
Tout cela a été acquis pour la nourriture de l'équipage
et pour l'histoire naturelle , moyennant un peu de
poudre et du fil de caret. Les Anglais avaient à leur
suite cinq Australiens, savoir : d'abord deux jeunes
femmes de la terre de Van-Diémen, près du port Dal-
rvmple , toutes deux courtes , trapues , assez bien
faites, mais avec des traits fort grossiers, le devant de
la figure très-proéminent, et un teint noirâtre comme
celles de Sydney. On ne peut rien prononcer sur la
nature de leurs cheveux, car ils étaient coupés au ras
de la tête. Une de ces femmes , assez intelligente, a
«9-
106 VOYAGE
1826. donné à M. Gaimard un grand nombre de mots de son
octobre, langage. Deux autres individus , l'un mâle, l'autre fe-
melle, âgés de dix-huit à vingt ans, proviennent du
continent vis-à-vis l'ile des Kangarous. Ceux-ci, pas-
sablement proportionnés, ont un teint plus foncé,
des traits réguliers , d'assez beaux yeux , et des che-
veux noirs très-unis; ils sont loin d'être repoussans
comme la plupart des indigènes de l'Australie, et. sem-
blent appartenir à une race moins dégradée. Enfin
une petite fille de huit ou neuf ans, provenant du con-
tinent vis-à-vis l'ile Middle, semblait tenir le milieu,
pour les traits et la constitution . entre ceux de l'ile
aux Kangarous et ceux du port du Roi-Georges. Tous
ces individus vivent depuis plusieurs années avec les
Anglais , excepté la petite fille qu'ils n'ont que depuis
sept mois.
Je ne me lassais point d'admirer la bizarre réunion
de ces misérables mortels, si différens d'origine et
d'éducation, que le hasard s'était néanmoins plu à
rassembler pour les soumettre à une existence aussi
chélive , aussi précaire !... Leurs deux barques com-
posaient toute leur fortune, c'était sur elles que repo-
sait toute leur puissance ; la perte de ces chétifs canots
eût rendu la condition de ces malheureux cent fois pire
que celle des sauvages mêmes de ces contrées.
M. Guilbert a profité d'un temps plus beau que
de coutume , pour travailler avec ardeur au plan du
havre aux Huîtres. Un des Anglais a été retenu à
bord , avec ses chiens, pour accompagner demain nos
chasseurs à la chasse aux kangarous ; attendu que les
DE L'ASTROLABE.
107
naturalistes paraissaient attacher un vif intérêt à pos-
séder au moins un de ces animaux,
M. Lottin, parti dès le point du jour dans la yole
avec M. Faraguet, a reconnu Break-Sea, Michael-
Mas et la côte voisine, en sondant avec soin tout cet
espace, et n'est rentré qu'à huit heures du soir.
MM. Gressien , Guilberl , Gaimard et Sainson ,
débarqués aussi dès le point du jour, avec l'Anglais et
ses chiens, pour chasser le kangarou, ont poussé
leur course jusqu'à la rivière des Anglais. Ils sont
189.6.
20 octobre.
M
Es
rentrés à cinq heures, très-fatigués, sans avoir tué ni
forcé aucun de ces animaux , bien qu'ils en aient fait
lever cinq. JNos chasseurs croyaient avoir remonté
la rivière au-delà du point où nous étions arrêtés di-
manche dernier , et n'avaient presque pas vu d'oiseaux
sur leur route.
Après mon déjeuner, accompagné de Lauvergne et
de Simonet , j'ai moi-même mis pied à terre en tète de
la grande plage ; après avoir indiqué aux charpentiers
108 VOYAGE
1826. à deux cents pas du rivage une forêt de beaux Euca-
octobre. lyptas et de Banksia , pour couper de grosses pièces
de bois nécessaires au service du bord, je me suis
promené doucement sous l'ombrage , tirant des oi-
seaux et ramassant quelques plantes. Le terreau de
ces coteaux m'a semblé substantiel et bien propre à
la culture.
La hutte dont j'ai déjà parlé a été considérablement
réparée et augmentée ; à un demi-mille plus loin j'en
ai observé dix à douze autres de la même forme,
qui m'ont paru la résidence habituelle de la tribu qui
peuple ces plages. Aujourd'hui sans doute elle s'est
retirée plus loin vers l'intérieur, afin de soustraire
les femmes à nos regards,
ai. MM. Gressien et Paris ont travaillé au plan du
havre de la Princesse, tandis que M. Lottin faisait
une station avec le théodolite sur le point culminant
de la presqu'île de l'Aiguade.
Dans l'après-midi le vent soufflait avec violence à
TO. ; sur les cinq heures une brume épaisse, semblable
à des tourbillons de fumée, s'est élevée du fond du
havre de la Princesse, et, depuis ce moment, le vent
a soufflé grand frais par raffales. Aujourd'hui la tem-
pérature, qui n'était à quatre heures du matin qu'à
12°, 8, atteignait 21° à midi; cette ascension produisit
sur le corps humain une impression de chaleur très-
sensible.
a2. Temps pluvieux et vent violent qui m'ont contraint
de garder le bord. Les canots des Anglais nous ont
apporté du poisson et de jolies tourterelles à reflets
DE L'ASTROLABE. 109
métalliques, que nous avons achetées pour du lard et 1826.
du biscuit.
La journée s'annonçait sous les auspices les plus a3 octobre.
favorables; tous les membres de l'expédition l'ont
mise à profit, chacun suivant ses goûts et la nature de
ses occupations. A quatre heures, MM. Lottin et Fa-
raguet sont partis dans la yole pour travailler au plan
de la baie extérieure , et ont en même temps conduit
MM. Quoy et Gaimard au pied de Bald-Head qu'ils
voulaient explorer. A quatre heures trois quarts je
suis parti dans la baleinière avec MM. Guilbert et
Sainson, pour rechercher de nouveau la rivière des
Français; vingt minutes après, MM.Gressien et Paris
ont été déposés sur la pointe Possession pour faire
le tour du havre de la Princesse.
Je me dirigeai immédiatement sur Pile du Jardin
où la planche du micromètre fut plantée ; sa dis-
tance, à un point sur la côte S. E. du havre, servit de
base pour le plan. MM. Guilbert et Sainson firent le
tour de la plage pour en tracer les sinuosités, tandis
que je traversais avec le canot vers la partie de la
baie où je supposais l'embouchure de la rivière. Au
moment où je quittais ces messieurs, trois sauvages
sortirent du bois et accoururent vers le canot; par
précaution je gardai l'un d'eux avec moi. En appro-
chant de la partie N. E. de la baie, un banc, qui s'a-
vance très-loin au large , me contraignit à me mettre à
l'eau , tandis que les canotiers halaient l'embarcation
à force de bras. Mais bientôt nous reconnûmes le
véritable lit de la rivière, dont le milieu est occupé par
110 VOYAGE
1826. un chenal régulier de cinq ou six pieds de profondeur
octobre. ^ marée basse. Là nous fûmes rejoints par MM. Guil-
bert et Sainson. JNous ne tardâmes pas à nous trou-
ver dans la rivière elle-même ; son cours est bien
dessiné , son lit fort beau , et sa profondeur assez ré-
gulièrement de huit à dix pieds dans presque toute sa
largeur, dès qu'on s'est éloigné d'un mille environ de
l'embouchure.
Nous rencontrâmes sur notre route des troupes de
pélicans , des céréopsis , des cygnes noirs , des hérons
blancs, des canards musqués, et deux autres espèces
de ce dernier genre. Nous tuâmes un cygne noir , un
canard brun et deux hérons. La journée était char-
mante, la température délicieuse, et nous éprouvâmes
une vive satisfaclion en naviguant à pleines voiles sur
ce beau canal, entre deux rives ombragées par d'im-
menses eucalyptus, tapissées par les plus jolis buis-
sons et émaillées des fleurs les plus élégantes.
Nous avions parcouru cinq milles environ sans
éprouver le moindre obstacle , lorsqu'à deux heures
le canot se trouva arrêté par de gros rochers qui bar-
rent la rivière dans un endroit où sa pente devient
plus rapide. Depuis long-temps ses eaux étaient en-
tièrement douces. Je fis faire halte , et nous nous éta-
pi. xiv. blimes sur la rive gauche sous de beaux eucalyptus.
Près de cette barre les indigènes ont profité de
trois îlots qui rompent la vitesse du courant et dé-
tournent sa direction , pour construire des pêcheries
assez bien entendues. Ce sont des digues en pierres,
figurant de petits parcs arrondis dont l'orifice est
DE L'ASTROLABE. 111
tourné vers la mer. Sans doute, le flot monte jus- rSafi.
qu'à celle distance, et y amène des poissons qui (>t°iire.
restent engagés dans ces petits labyrinthes , d'au-
lant mieux que leurs issues ont l'ouverture intérieure
plus étroite que l'extérieure.
Sur la droite de la rivière les bois sont traversés par
de petits sentiers bien battus, et l'un de nos matelots
y rencontra une hutte.
Je descendis sur la rive opposée , dont le sol est
obstrué de broussailles, et surtout de hautes fougères
à rameaux entrelacés, qui embarrassent à chaque
instant les pas du voyageur. A un mille environ de
la première barre , la rivière, qui continue d'offrir un
lit de douze à quinze brasses de largeur, se resserre
et se trouve de nouveau barrée par une cascade de
deux ou trois pieds de hauteur. Son cours était encore
le N. E. et l'E. ; il reprend ensuite un peu plus au
IV . , et s'élargit jusqu'à un mille et demi, où il est
barré une troisième fois. Un peu au-delà je le tra-
versai sur un énorme tronc d'arbre abattu en travers,
ce que j'avais inutilement tenté jusqu'alors. Ce serait
à peu près jusque-là qu'une embarcation, tirant quatre
ou cinq pieds d'eau , pourrait facilement remonter le
cours de cette rivière , soit en faisant sauter les bar-
res, soit en établissant des bassins et des écluses. On
peut estimer cette étendue à six ou sept milles de son
embouchure, en suivant les sinuosités. Plus loin la
rive droite s'élève beaucoup, le lit s'encaisse, et, quoi-
que le plus souvent large encore de quatre ou cinq
brasses, ce n'est plus qu'un torrent rapide et trop
112 VOYAGE
1826. obstrué de rochers, pour que l'on puisse en tirer parti
octobre. p0ur autre chose que des moulins ou des irriga-
tions. Je le suivis encore un bon mille, et le trouvai tou-
jours le même; puis, observant que le terrain m'of-
frait constamment le même aspect jusqu'à des mon-
tagnes assez élevées dans le N. N. O. , d'où cette
rivière semblait découler, je me décidai à revenir sur
mes pas.
Ce côté de la rivière , quoique souvent coupé par
des ruisseaux qui s'y déchargent , est beaucoup plus
agréable que l'autre et d'un accès bien plus facile. Le
sol m'en a paru excellent , et je ne doute pas que l'on
ne put y faire avec succès des plantations en divers
genres.
Près du canot je tuai de jolis petits coucous à reflets
verts sur le dos. Nous dînâmes à cinq heures, et à six
heures nous nous mîmes en route pour le bord. Mal-
gré les efforts de six hommes , qui ramaient avec vi-
gueur et sans interruption, il fallut au canot une
heure et demie pour revenir à l'embouchure. Là nous
fûmes souvent engagés sur les bancs de l'entrée, parce
que nous voulions toujours couper trop vite au sud,
tandis qu'il faut aller attaquer de près la côte occi-
dentale du havre avant de reprendre cette direction :
toute la partie E. et N. E. de cette baie ayant à peine
un ou deux pieds d'eau à basse mer. Le ciel se couvrit
de nuages épais, circonstance qui nous contraria beau-
coup dans nos efforts pour retrouver la passe du gou-
let ; mais aussitôt que nous l'eûmes franchie , nous
aperçûmes le fanal du bord qui nous servit de guide ,
i8?.6.
DE L'ASTROLABE. 113
de sorte qu a onze heures nous fûmes de retour , très-
contens , quoique bien fatigués de notre excursion. octobre.
M. Lottin était rentré à bord une heure avant nous,
et avait fait deux stations complètes : Tune sur file
Seal, où il avait observé des phoques et des manchots ;
l'autre sur File de l'Observatoire. Dans les préten-
dus coraux du sommet de Bald-Head, MM. Quoy
et Gaimard n'avaient trouvé que des coquillages in-
crustés dans une espèce de pâte de grès et de sable ,
et s'en étaient revenus par terre jusqu'à la pointe Pos-
session. Enfin MM. Gressien et Paris avaient exé-
cuté leur course, qui sera très-utile à la configuration
exacte du havre de la Princesse.
Deux hommes ont toute la journée péché à la ligne
dans le Bot, entre les rochers de la côte, où ils ont pris
près de deux quintaux de poissons, tous de bonne
qualité, et quelques-uns fort beaux.
Le départ étant fixé à demain, la tente et la forge ■?■>.
ont été démontées et rapportées à bord ; l'ancre de tri-
bord a été désempenelée , et les officiers , chargés de
la géographie, ont donné la dernière main à leurs
travaux. Moi-même j ai fait une dernière course à
terre : puis on a tout disposé pour l'appareillage.
Avant de quitter définitivement ce mouillage , bien
certainement l'un des plus heureux de la campagne,
récapitulons rapidement les avantages qu'il nous a
procurés, et le parti que nous en avons tiré pour la
science.
L'équipage s'y est parfaitement remis de la pénible
traversée qu'il avait eue à supporter depuis Ténérifïe :
TOME I. S
114 VOYAGE
1S26. l'eau et le bois ont été complètement remplacés, le
Octobre, grément presque entièrement visité , et diverses ava-
ries réparées. M. Jacquinot a réglé les montres. Les
plans complets du port et des deux havres, avec de
nombreuses sondes, ainsi que le plan topographique
de la presqu'île de l'Aiguade , ont été dressés par
MM. Lottin, Gressien et Guilbert, assistés des élè-
ves. MM. Quoy et Gaimard ont déjà amassé d'amples
collections de zoologie dans cette station, et toutes
les plantes ont été recueillies par M. Lesson. Enfin
M. Sainson n'a négligé aucun des objets qu'il était
intéressant , et même curieux , de retracer au moyen
de ses pinceaux.
Le mouillage est fort commode à prendre; malgré
les vents forcés qui y régnent souvent, les navires
de toute grandeur n'ont rien du tout à craindre ,
s'ils sont bien amarrés , et surtout s'ils peuvent se
placer à l'entrée même du havre de la Princesse.
Comme nous l'avons déjà dit , l'eau et le bois se font
facilement , les naturels en sont pacifiques , et le cli-
mat nous a paru très-salubre.
D'après toutes ces considérations , je pensai alors
qu'il eût été difficile de rencontrer un lieu plus favora-
ble pour établir une colonie ; aussi ne cessais-je de m'é-
tonner de ce que les Anglais ne l'avaient pas déjà fait ,
surtout quand je réfléchissais que ce point se trouvait
admirablement situé, tant pour les navires qui se ren-
dent directement d'Europe à la Nouvelle-Galles du
sud , que pour ceux qui veulent se rendre du Cap en
Chine, ou aux îles de la Sonde à contre-mousson.
DE L'ASTROLABE. 115
De l'examen que j'avais fait de la rivière des Fran- is26.
çais et de tout le terrain qui avoisine le port , je con- Oc,0,)re-
cluais aussi que dans le cas où une colonie s'établirait
au port du Roi-Georges , nulle position ne convien-
drait mieux à la ville que celle de notre observatoire. En
effet, elle réunit presque tous les avantages désirables
en pareil cas : bonne eau, bois abondant, défense facile,
côte abordable aux canots de tout temps, et parfaite
sécurité de mouillage pour les navires, soit en rade au-
debors , soit dans le goidet ou dans le havre même
de la Princesse. Les premiers grands défrichemens ,
les plantations considérables auraient lieu le long de
la rivière des Fiançais , et les communications par
eau avec le chef-lieu seraient directes , et des plus
aisées. La pèche singulièrement abondante offrirait
aux premiers colons de grandes ressources dans les
commencemens de leur établissement. Enfin, il n'est
pas douteux qu'au bout de quelques années les pro-
ductions du sol, tant en grains qu'en bestiaux, ne
pussent suffire amplement à leur consommation *.
Le résultat des observations de M. Jacquinot a
donné pour l'observatoire du port du Roi-Georges :
Par deux séries de hauteur eircuni-méridiennes du soleil;
latitude S 35° 2 ?.c>"
Par la moyenne des trois montres nos 26
et 38 (Motel), et no 83 (Berthoud),
avec la marche du départ.
Longitude E. de Paris u5° 33' 5i"
Déclinaison de l'aiguille aimantée. ( Moyenne
de 66 azimuts) 5<> 33' 16" If'. O.
* ' oyez- notes 7 et 8.
116 VOYAGE
CHAPITRE VII
DU TORT DU ROI-GEORliES JUSQU AU DEPART DE TORT-WESTERN-
ï.826. A onze heures vingt minutes du matin, la yole est
a5 octobre, partie sous les ordres de M. Guilbert pour faire une
ligne de sonde entre la terre ferme et file Michaelmas;
et , quelques minutes après , la corvette elle-même a
mis sous voiles avec un temps couvert et une forte
brise d'O. S. O.; elle a couru trois bords en dérivant
sous le petit soc et la voile d'étai de cape pour multi-
plier les sondes de la rade , puis elle a laissé porter
entre les deux îles de Break-Sea et Michaelmas. Le
canal qu'elles forment n'a pas plus de six cents toises
de large, mais il est très-sain ; d'ailleurs la côte des
deux îles est si acore, que l'on ne rencontre pas moins
de soixante à quatre-vingt brasses presqu'à toucher
terre. A deux heures nous reprîmes la yole qui nous
attendait à l'abri de Break-Sea , puis nous fîmes route
au S. E. V4 S. Bientôt le vent refusa jusqu'au S. S. O.
en fraîchissant et soulevant une grosse mer qui nous
DE L' ASTROLABE. 117
força de laisser porter jusqu'au S. E. 1/4 E. en dimi- 18&6.
nuant de voiles.
Ce temps et ce vent durèrent toute la nuit et la 26 onobre.
journée suivante, et firent monter le mercure dans le
baromètre jusqu'à vingt-huit pouces huit lignes ; il re-
descendit graduellement en même temps que la force
du vent s'apaisa.
Le matin le vent est bien modéré , et l'après-midi il 27.
fait tout-à-fait calme. Malgré la grosse houle, on en-
voya le thermométrographe à trois cent douze brasses
de profondeur verticale; il résulta de cette observation
que la température des eaux de la mer, qui était de 1 3°,
7 à la surface, ne descendit qu'à 7°, 4 à cette profon-
deur. Le soir le vent s'est peu à peu élevé au N. E.,
ce qui nous a de nouveau contrariés dans notre route.
Voici quelques notions que j'ai recueillies aujour-
d'hui de la bouche d'Hambilton , l'un des Anglais qui
se sont embarqués à bord , et celui qui m'a paru mé-
riter le plus de confiance. Les Australiens du port du
Roi-Georges, m'a-t-il dit, sont des hommes très-doux,
obligeans et incapables de faire aucun mal. Ils ne sont
nullement navigateurs ; Hambilton ne leur a vu aucun
genre d'embarcation, pas même en écorce ou en troncs
d'arbres. Bien loin de là, ces sauvages semblent re-
douter l'eau, où ils ne s'aventurent guère à la nage, et
ne fabriquent point de filets ; il en a trouvé quelquefois
plus de cent réunis à la plage , hommes , femmes et
enfans, quand son navire était mouillé à la rade près
de file Seal. Ces Australiens ont avec eux de beaux
chiens à poil rouge, qu'ils nomment aussi kcmgarom.
118 VOYAGE
1826. Le soir le vent fraîchit beaucoup au N. E., et il
28 octobre. passe je violentes raffales. La mer est grosse et
nous tourmente cruellement. Les petits marsouins à
ventre blanc deviennent fréquens.
29. Après avoir successivement varié au N. E., au
N. , à TE., le vent se fixe ce soir au S. S. E., et
souffle grand frais toute la nuit avec des grains , de
violentes raffales et une mer très-dure. Le baromètre
qui, hier à midi , marquait encore vingt-huit pouces
quatre lignes , était descendu aujourd'hui à midi à
vingt-sept pouces neuf lignes ; mais il a progressive-
ment remonté, ce qui m'a paru digne de remarque.
30. Le coup de vent qui n'a cessé de souffler toute la
nuit s'est apaisé un peu ce matin ; cependant il a en-
core venté bon frais du sud; ce n'est que le jour sui-
3i. vant que le ciel s'est embelli , et qu'une brise modérée
de S. O. nous a enfin permis de faire bonne route,
r novembre. Ce mois qui correspond au mois de mai de nos
climats , s'est annoncé sous d'agréables auspices , et
nous avons joui d'une journée superbe qu'avait pré-
cédée une belle nuit et une abondante rosée. Je tenais
beaucoup à reconnaître une petite île vue par un
capitaine Hammet, en 1818, par 28° 22' latitude S.
et 127° longitude E. de Greenwich. Du moins elle
est ainsi placée sur la carte de l'Australie par Flin-
ders, corrigée en 1822, et reparait à peu près dans la
même position sur la carte générale du premier volume
de l'Atlas de Krusenstern. En conséquence, comme
je m'estimais, sur les trois heures du matin, à vingt milles
à l'ouest de cette île, je mis en panne jusqu'au jour. A
DE L'ASTROLABE. 119
midi les observations m'apprirent qu'à huit heures du iSafi.
matin nous n'avions dû passer qu'à cinq ou six milles *""■*""■
au nord du point que je viens d'indiquer. Bien qu'il
régnât une brume assez épaisse, cependant je pense
qu'à cette distance nous eussions distingué cette
terre si elle eut existé , ou que nous en eussions du
moins observé quelque indice. J'ai donc beaucoup de
peine à croire à son existence, d'autant plus que le
pilote Siddins m'a assuré par la suite, à Sydney, qu'on
devait ajouter très-peu de confiance à cette découverte
du capitaine Hammet.
Depuis long-temps la mauvaise odeur qu'exhalaient
les boites qui contenaient les poules braisées d'Appert,
faisait soupçonner qu'il devait y en avoir plusieurs de
gâtées. En conséquence j'ai fait apporter toutes ces
caisses sur le pont, je les ai fait déballer en présence
de letat-major et de l'équipage entier, et on a procédé
à leur examen. Par suite de cette visite, il s'est trouvé
que sur deux cent quatre-vingt-dix-neuf boites res-
tant à bord, cent quarante-quatre seulement sem-
blaient dans un état de conservation rassurant,
soixante-huit présentaient l'indice de la corruption à
un degré médiocre, et le reste, au nombre de quatre-
vingt-sept, le même indice au plus haut degré ; quel-
ques-unes même exhalaient l'odeur la plus fétide.
Toutes celles-ci ont été ouvertes , et ont présenté
sans exception une viande corrompue, qui répandait
une odeur infecte. Je les ai fait sur-le-champ jeter à
la mer ; car la nature de notre campagne et les di-
mensions de notre bâtiment ne me permettaient point
120 VOYAGE
1826. de les conserver à bord pour les rendre au retour,
Novembre, comme le recommande M. Appert : d'ailleurs, leur
plus long séjour sur la corvette eût pu devenir dan-
gereux à la santé des hommes et à la conservation
des autres vivres. Les soixante-huit boites douteuses
ont été séparées et destinées à servir les premières
en cas de besoin. Enfin les cent quarante-quatre qui
semblaient bonnes ont été refermées avec soin et
replacées dans les soutes où elles se trouvaient :
elles y étaient à l'abri de toute humidité, ainsi que de
toute secousse accidentelle. Aussi chacun de nous est
resté convaincu que ces boites étaient déjà avariées au
moment de l'embarquement, et nous n'avons pu attri-
buer la cause de cette avarie qu'à la mauvaise confec-
tion des caisses en bois qui les contenaient , beaucoup
trop faibles d'échantillon , à leur emballage négligé (la
plupart des boîtes portaient contre les planches
mêmes des caisses , ce qui les a froissées considéra-
blement), enfin aux secousses qu'elles auront pu rece-
voir dans le transport par le roulage. Quoi qu'il en
soit , la perte des quatre-vingt-sept boites gâtées est
une perte essentielle pour l'expédition , et qui pourra
un jour nous devenir bien sensible , si les maladies
viennent nous assaillir.
4. Aujourd'hui la Saint-Charles, fête du monarque des
Français. En son honneur, les marins de l'Astrolabe
ont reçu, en outre de leur ration, le café au déjeuner,
double ration de vin au dîner, et un punch après
souper. Ce petit extra joint au beau temps les a mis
tous en gaieté; la journée s'est passée très-joyeuse-
DE L'ASTROLABE.
121
ment, et le soir ils ont joué des farces auxquelles les 1S26.
deux nouveaux venus Symons et Cloney ont pris Novembre.
une part Irès-active.
Les observations d'amplitude et d'azimuth ont
donné successivement aujourd'hui 4° N. O., 1°N. E.
et 1° N. O., ce qui prouve qu'elle est à peu près
nulle pour 38* 40' S. et 1 33° 40' E.
Depuis plusieurs jours nous jouissons d'un très-
beau temps, et nous n'éprouvons plus que de petits
vents variables en diverses directions. Nous profi-
lons des avantages d'une aussi douce navigation pour
mettre à jour les matériaux en tout genre recueillis
au port du Roi-Georges, en sorte que nous serons
bientôt prêts pour une nouvelle relâche.
Après de mûres réflexions je me suis décidé à
échanger la relâche du porl Dalrvmplc indiquée par
122 VOYAGE
1826. mes instructions, contre celle de Port-Western. En
Novembre. efret ^ je savais cme l'entrée, et plus encore la sortie du
port Dalrymple, étaient difficiles et souvent dange-
reuses pour un navire comme le nôtre ; on est quel-
quefois obligé d'attendre un mois ou six semaines
pour appareiller ; d'ailleurs c'est un point désormais
bien connu, et nul besoin ne m'y appelait. Enfin, je
n'ignorais pas combien les recherches scientifiques en
tout genre se font avec moins d'assiduité et devien-
nent ordinairement moins fructueuses dans les relâ-
ches où l'on est reçu par les Européens, en raison
même des politesses qu'on reçoit , et des devoirs de
convenance auxquels on se trouve astreint. Port-
Western, au contraire, n'était encore connu que
très-incomplètement par les voyages de Baudin et de
Flinders ; il offrait pour ainsi dire un sol vierge à ex-
plorer, et les hôtes que nous pouvions espérer d'y
rencontrer, ne devaient pas beaucoup nous distraire
de nos recherches par les agrémens de leur société.
Telles furent les raisons qui me déterminèrent à con-
duire V Astrolabe à Port-Western.
6. Vers trois heures après midi , un albatros chloro-
rynque a été abattu d'un coup de fusil, et, sur le désir
exprimé par les naturalistes , j'ai envoyé la yole pour
le ramasser. C'est un fort bel oiseau de six pieds
d'envergure , et dont le plumage est d'une blancheur
éclatante au-dessous du corps. Les fous à tète fauve
commencent à se montrer, et annoncent l'approche
de la terre.
s. Contrarié depuis quelques jours par des vents d'E.
DE L'ASTROLABE. 123
fort ennuyeux, je me suis décidé enfin à prolonger la 1826.
bordée jusqu'à terre, pour mieux connaître notre po- Nonwwne
sition , et en même temps nous désennuyer un peu
par la vue de la côte. Nous n'avons pas tardé à être
environnés d'oiseaux de rivage , tels que fous à tète
fauve, sternes blanches à tète tachée de noir, et petits
plongeons. Vers midi de nombreux paquets deLa??i{-
naria pyiifera ont passé le long du bord, et les eaux
de la mer ont pris une teinte blanchâtre qui annonçait
le fond. Le vent soufflait à l'E. S. E. bon frais, avec
une forte houle et un horizon très-brumeux. A midi
quarante-cinq minutes, la terre a été aperçue courant
du N. O. au N. N. E. La partie la plus au nord tenait
au mont Saint-Bernard [Freyninet), monts Schanck et
Gambier(/7/W<?/.y), près le cap Bouftlers.
A deux heures le vent ayant beaucoup fraîchi, et
ne nous trouvant plus qu'à huit ou dix milles de terre,
j'ai viré de bord et repris la bordée du large. Dmant
l'évolution la sonde a donné trente brasses , fond de
gravier et de coquilles.
Celle portion de la côte est basse , sablonneuse, et
d'un aspect triste et monotone. Seul, au second plan,
le mont Saint-Bernard s'élève médiocrement, aplati
au sommet, avec un piton sur la droite. Le cap Mon-
taigne était caché par la brume, et à quatre heures
nous avions déjà perdu la terre de vue. Les deux
houles combinées de S. E. et de S. O., en se com-
battant mutuellement, ont beaucoup fatigué le navire.
J'ai bien regretté que ces fâcheux vents d'E. ne
m'aient pas permis de prolonger la côte de près jus-
124 VOYAGE
1826. qu'au cap Otway, afin de comparer les travaux de
Novembre. Baucj_îii et de Flinders , qui offrent d'assez grandes
différences en ces parages.
10. A dix heures trente minutes du matin, dans un
calme plat qui a été de peu de durée , j'ai envoyé le
therinométrographe à trois cent vingt brasses de pro-
fondeur verticale sans trouver le fond , quoique je ne
fusse éloigné que de huit à dix lieues de la terre. Les
eaux de la mer à 13°, 5 à la surface, n'ont fait des-
cendre le mercure à cette profondeur qu'à 8°, 6.
Dans la soirée le vent a enfin varié au S. S. E., et
S. S. O. en fraîchissant considérablement. Nous en
avons profité pour faire route la nuit. A minuit la
sonde a donné quarante-cinq brasses, gros sable et
11. corail; à quatre heures nous avons aperçu le cap
Otway du N. à l'E. N. E., à dix ou douze milles de
distance ; terres hautes , bien boisées et d'un aspect
agréable. Aussitôt qu'il a été doublé , je suis revenu
peu à peu sur bâbord, afin de gouverner sur Port-
Western.
Des bandes nombreuses d'albatros chlororynques
et des nuées de fous à tête fauve couvraient dé-
sormais les flots. Ceux-ci surtout nous amusaient
beaucoup par leur manière de pêcher; suspendus en
l'air, d'une grande hauteur, ils guettaient le poisson
attentivement, puis ils fondaient dessus la tête devant
avec la rapidité d'une flèche. Ce manège continuel
offrait l'effet le plus bizarre et le spectacle le plus
divertissant.
Chargés de voiles et poussés par une belle brise
DE L'ASTROLABE. 125
de O. S. O. sur une mer plus tranquille, nous avons 1826.
filé rapidement le long de la côte. Dès trois heures *ovembre-
nous distinguions parfaitement le sommet d'Arthur's-
Seat et le cap Schanck à l'entrée occidentale du port.
J'allais même essayer d'y pénétrer de suite, quand le
ciel s'est chargé dans le S. O., le vent a beaucoup
renforcé, et la mer a grossi considérablement. Alors
j'ai pensé qu'il était plus prudent de remettre notre
tentative au lendemain , et de passer la nuit aux petits
bords dans le détroit. Dès cinq heures le vent a
soufflé grand frais du S. O., avec une houle très-
creuse et fort courte; mais cette bourasque n'a pas
duré long-temps; à huit heures la brise était déjà
modérée.
J'ai manœuvré toute la nuit de manière à me sou- ».
tenir autant que possible contre les courans de l'ouest;
au point du jour, nous avons revu les terres de Port-
Western dans le nord , à douze ou quinze milles de
distance. Il a fallu forcer de voiles et serrer le vent
pour atteindre l'entrée; à six heures quarante-cinq
minutes , par le travers et à un mille environ de la
pointe Grant, nous avons mis en panne pour faire une
station géographique. En avançant nous avons décou-
vert sur la rive droite un établissement de pécheurs
de phoques qui, à la vue de la corvette, ont mis leur
canot à la mer pour venir à bord.
Guidé par le plan de Flinders et les indications
d'Hambilton, qui connaissait ce mouillage et dont
l'aide m'a été utile, je suis entré dans la baie; à huit
heures trente-sept minutes l'Astrolabe était affour-
126 VOYAGE
1826. chée au mouillage de Flinders, à trois encablures de
Novembre. }a terre par onze brasses, vase et coquilles.
Aussitôt la corvette mouillée , les pécheurs de
phoques sont montés à bord, et leur patron m'a of-
fert ses services et ses papiers à visiter. Je l'ai re-
mercié à l'égard de sa première offre; quant à ses
papiers, je les lui ai rendus sans y jeter les yeux , en
lui observant que cet objet n'était point de ma juri-
diction , et qu'aussi bien que moi-même il pouvait se
regarder comme parfaitement indépendant sur ce sol
désert et jusqu'à présent inoccupé.
Sur-le-champ on amis les canots à la mer ; MM. Jac-
quinot et Lottin sont allés observer à terre, et j'ai dé-
pi. xx. barque de l'autre côté de la crique des Mangliers pour
explorer le terrain.
Il m'a paru d'une très-bonne qualité , mais fort
difficile à pratiquer. Les arbrisseaux et les plantes s'y
pressent tellement, que ce n'est qu'avec une peine
extrême et beaucoup de temps que l'on pénètre à
quelque distance du rivage. A marée basse , celui-ci
se trouve lui-même bordé d'une couche si épaisse de
vase molle, qu'il devient fort pénible de se rembar-
quer dans les canots.
Les roches du rivage, la plupart arrondies, noi-
râtres et pesantes , sembleraient tant par leur aspect
que par leur disposition , qui rappelle celle des cou-
lées de lave, être d'origine volcanique; mais M. Quoy
reconnut que ce n'étaient que des espèces de géodes
qui ne devaient leur couleur et leur pesanteur qu'à
la quantité de fer qu'elles contenaient.
DE L'ASTROLABE. 127
Très-riche encore sur cette pointe australe de la 1826.
Nouvelle-Hollande , la végétation a pris cependant un Novembre.
ton déjà bien différent des contrées plus au nord. Les
tiges des plantes sont moins grêles, leur feuillage
moins sec , leur verdure mieux prononcée , et leurs
formes générales se rapprochent davantage de celles
qui habitent les régions tempérées des autres conti-
nens. Les insectes sont encore moins variés qu'au
port du Roi-Georges; mais les oiseaux y sont plus
nombreux et plus riches en couleurs.
Durant la nuit le ciel a été couvert, et il est tombé de « 3-
la pluie; mais au jour les nuages se sont dissipés, et il
a fait très-beau temps. 31. Gressien est parti à neuf
heures avec M. Paris dans la yole, pour explorer les
côtes et les brisans de la grande passe de l'ouest , et
moi-même, avec MM. Gaimard et Lesson, je me suis
dirigé avec le grand canot vers la cote orientale de la
baie.
Mon principal but était d'y visiter un village de na-
turels dont m'avait parlé Hambilton ; j'espérais encore
ouvrir quelques communications avec cette race d'hu-
mains que Tuckey nous a représentée comme bien
supérieure à toutes celles de l'Australie. Notre Anglais
nous conduisit près de l'entrée de la passe de l'est, où
notre canot accosta facilement le long d'une belle
plage de sable qui borde une pointe remarquable que
j'ai nommée Pointe des Philédons , à cause du grand
nombre de ces oiseaux que nous y rencontrâmes.
Le terrain environnant présente d'agréables bocages
de Banksia, Eucalyptus , Casuarina , Podocarpus,
1 28 VOYAGE
1826. Leptospermum , etc., et ne devient incommode au
Novembre, voyageur que quand il est embarrassé par le Pteris
esculenta aux tiges rameuses , et la grande Dam-
pieria aux fleurs jaunes. La plupart du temps ce sont
de charmantes pelouses d'une herbe dure et glissante,
ombragées par de beaux arbres du genre que je viens
de citer, imitant assez bien nos forêts royales aux en-
virons de Paris.
Guidés par Hambilton, nous parcourûmes ces rian-
tes solitudes en divers sens , et nous tuâmes plusieurs
oiseaux, tels que des perroquets aux riches couleurs,
des philédons babillards , des coucous silencieux , de
gros marlins-chasseurs aux cris glapissans, etc. Ef-
frayés de notre apparition , d'agiles kangarous s'en-
fuyaient rapidement en sautant lourdement, et, sous
leurs bonds précipités, faisaient, retentir le sol d'un
bruit sourd et prolongé.
Malgré nos recherches nous ne découvrîmes que
des traces peu récentes du séjour des naturels , bien
que leurs huttes , au nombre de quarante à cin-
quante , fussent encore en place à peu de distance du
rivage, entourées des restes de leurs foyers et des
débris de coquillages qui avaient servi à leur nourri-
ture. Quelques-unes offraient une charpente de gros-
ses branches, recouverte de larges morceaux d'é-
corce, et, toute grossière qu'elle était, cette faible
ébauche d'architecture indiquait chez ces peuplades
un germe de combinaison dans leurs idées que je
croyais étranger à tous les Australiens. En outre, le
grand nombre de ces cases démontrait que la tribu
DE L'ASTROLABE. 129
qui les occupait habituellement , devait compter une 1826.
assez grande quantité d'individus. Novembre.
Hambilton, qui dans ses caravanes avait eu occasion
de les fréquenter, m'a dit que ces peuples étaient
errans, et que le froid les retenait encore vers l'inté-
rieur. Sans doute il est possible que la misère, autant
que leur goût naturel , rende ces tribus nomades ;
mais comme rien à l'intérieur ne peut suppléer pour
ces malheureux mortels aux ressources que leur offre
le voisinage de la mer , je suis bien disposé à croire
qu'il faut chercher la véritable raison de leur éloigne-
ment dans la présence des pécheurs de phoques. D'ail-
leurs j'ai appris par la suite que des rixes s'étaient éle-
vées récemment entre eux et les Anglais , et qu'un de
ceux-ci avait été tué par les naturels. Nul moyen pour
nous de reconnaître de quel coté furent les premiers
torts ; seulement je sais qu'en général les Européens
qui se livrent à ce genre d'existence sont peu délicats
envers les sauvages , surtout peu réservés envers leurs
femmes ; et l'on doit convenir que le parti de la retraite
qu'ont pris les naturels a été au moins le plus prudent.
Aucune plante alimentaire autre que XAptum pros-
halum ne s'est offerte à mes regards ; mais Hambilton
m'a appris que les feuilles du Casuarina (cet arbre si
sec en apparence) , mâchées et gardées quelque temps
dans la bouche , procuraient une saveur aigrelette et
rafraîchissante-, Fessai que j'en ai fait sur-le-champ
m'a prouvé la vérité de cette assertion, et m est de-
venu souvent utile par la suite.
Nos matelots trouvèrent sur la plage le crâne et les
TOME I. 9
1 30 VOYAGE
!326. ossemens de quelques naturels, qui turent remis à
Novembre. ]\1, QuO\\
A neuf heures trente minutes du soir, nous profi-
tâmes du flot qui commençait , et qui oceasione dans
cette passe un courant de deux ou trois nœuds , pour
partir, et en moins de deux heures nous eûmes rejoint
la corvette.
Durant notre absence, la baleinière anglaise était
venue à notre bord et avait jeté l'épouvante au sujet des
colonnes de fumée qui s élevaient du point où nous
étions descendus ; elle pensait que nous avions été
surpris et attaqués par les sauvages , et que ces
feux étaient probablement des signaux de détresse
de notre part. M. Jacquinot, justement inquiet
sur notre compte , s'empressa d'envoyer celte em-
barcation, avec six hommes armés, à notre secours.
ÎNous chargeâmes le patron de rassurer complètement
M. Jacquinot; en effet, ces feux multipliés n'étaient
autre chose que ceux qu'Hambilton avait allumés à
la manière des naturels en se promenant avec moi , et
qui, se propageant rapidement dans tous les sens,
avaient fini par devenir un vaste incendie.
M. Gressien n'est point revenu à bord dans la
soirée; vers neuf heures du soir nous apercevons
sur la côte occidentale, à huit à dix milles du navire,
le feu qu'il a sans doute allumé à l'endroit où il doit
passer la nuit.
i4- A neuf heures trente minutes du matin, MM. Guil-
bert et Dudemaine, accompagnés d'un domestique,
sont descendus sur les bords de la crique des Man-
DE L'ASTROLABE. 131
gliers, pour suivre à pied la côte de l'île Phillip jus- i^r,.
qu'au cap Wollamai, et en tracer les contours. Novembre.
Le grand canot est allé jeter la seine, et n'a fait
qu'une médiocre pèche.
A dix heures trente minutes je suis descendu près
de l'observatoire, et j'ai suivi la côte occidentale de l'île
Phillip jusqu'à cinq ou six milles de distance vers le
cap Grant. Cette partie de l'île ne m'a offert qu'une
végétation généralement maigre et peu varice, un ter-
rain sablonneux , très-peu d'insectes, et encore moins
d'oiseaux. Ce que j'ai rencontré s'est borné à quelques
phasianelles vivantes laissées à la plage par le jusant.
Déjà la nuit était arrivée, et je commençais à éprou-
ver quelque inquiétude sur le compte de M. Gressien
et de ses compagnons, quand le retour de la yole à
neuf heures fit cesser toutes mes craintes. Cet officier
ayant été très-contrarié la veille dans ses opérations
par les courans et une houle assez forte, s'était décidé
à passer la nuit dehors pour terminer son travail
le jour suivant.
Peu après, un grand feu, qui apparut tout-à-coup
dans l'est, nous annonça qu'à leur tour M M. Guilbert
et Dudemaine allaient camper dans cette partie de la
baie . La douceur delà température et le beau temps ren-
dent les bivouacs moins pénibles, l'absence des naturels
éloigne tout sujet de crainte ; d'ailleurs la noble ardeur
et le dévouement sans bornes, qui animent tous les
officiers de V Astrolabe, leur font fermer les yeux sur
les dangers qu'ils pourraient courir, sur les privations
auxquelles ils seraient exposés, pour ne s'occuper que
U2 VOYAGE
1826. des travaux qui leur sont confiés et des moyens de les
Novembre. remplir avec honneur. Sentimens admirables qui les
ont animés durant toute la durée de la campagne ! —
Aujourd'hui , au moment où je suis descendu à
terre , j'ai entrevu quelques instans cinq femmes de
la Tasmanie, qui vivent ici avec les pêcheurs de
phoques ; c'en a été assez pour me prouver leur par-
faite ressemblance avec celles que j'avais déjà obser-
vées parmi les aventuriers du port du Roi-Georges.
Près de notre observatoire se trouve un puits
creusé dans le sable , le seul qui puisse fournir
de l'eau potable en cas de nécessité, bien qu'elle ne
soit pas d'une bonne qualité, ni abondante. Le plus
grand défaut de ce port est de manquer de bonne
eau , ou du moins de n'en pas offrir à la proximité du
mouillage.
i5. Au point du jour, accompagné de MM. Lottin,
Quoy et Gaimard, je suis retourné à la pointe des
Philédons; nous y avons passé la journée entière,
occupés à divers genres d'observations. M. Lottin a
travaillé au plan de la baie, et s'est avancé dans le
nord pour chercher la rivière de Bass; mais il n'a
rencontré que deux ravines à sec, qui ne peuvent
répondre à la description qui en a été faite ; ce qui
me fait penser que cette rivière est plus loin encore au
nord.
A notre arrivée près de la passe de l'Est, nous avons
aperçu sur la rive opposée MM. Guilbert et Dude-
maine, et j'ai envoyé le canot pour les amener avec
nous. Ces deux officiers avaient complètement rem-
DE L'ASTROLABE. 133
pli le but de leur course; les vases et les mangliers i8?6.
leur avaient souvent opposé des obstacles et causé ^oveml,ro
des relards dans leur marche; ils n'avaient rencontré
d'eau douce que dans une espèce d'étang vis-à-vis la
pointe des Philédons. Du reste, ils avaient vu quantité
de phasianelles à la plage, et de beaux cacatois à queue
rouge.
La baleinière est partie dès quatre heures du lf'-
matin, avec MM. Lottin et Faraguet , pour aller
sonder, et lever le plan de la partie de la baie
comprise entre l'île Pbillip et celle des Français;
MM. Guilbert et Dudemaine ont exécuté le même
travail vers la passe de l'Est. Les uns et les autres sont
revenus dans la soirée.
De onze heures à trois heures, MM. Gressien et
Sainson ont profité de la marée haute pour explorer
complètement le bras de mer que nous avons nommé
crique des Mangliers ; ils l'ont trouvé de près de trois
milles de profondeur, et terminé de tous côtés par
des plages vaseuses que la mer laisse à découvert au
jusant.
Les pécheurs de phoques ont apporté aujourd'hui
quelques petites raves de leur jardin ; on a su par
eux qu'un navire de Port-Jackson devait arriver in-
cessamment en ce port pour y fonder une colonie sur
l'île Pbillip , peu loin de leur établissement actuel. Pi. xxi
Il a fait calme , et le thermomètre qui était resté
à 1 3" les deux ou trois premiers jours de notre arrivée,
est monté jusqu'à 24°. Il en est résulté une chaleur
vraiment accablante. Malgré sa latitude plus australe,
134
VOYAGE
182c
Novembre.
'-•
il y a lieu de croire que la température de cette baie
est aussi en général plus élevée en été que celle du
port du Roi-Georges, ce qui tient sans doute à la
situation de son bassin et à son éloignement des forts
vents du large. En hiver le contraire doit avoir lieu.
Au point du jour je me suis embarqué dans le grand
canot avec MM. Quoy, Gaimard, LessonetGressien,
et me suis dirigé cette fois vers la pointe des Sables ,
sur la côte occidentale de la baie. Là, le débarque-
ment s'opère facilement le long d'une belle plage de
sable que bordent des dunes peu élevées et couvertes
d'arbres divers.
Au moment où nous accostions, un phoque de
grande taille prenait ses ébats à vingt-cinq pas de la
mer, et nos Anglais tentèrent de le cerner; mais il
fut plus fin qu'eux, et regagna l'eau avant qu'ils eussent
pu le joindre.
Nous parcourûmes en tout sens cette langue de
terre. Hambilton et Symons avec un de leurs cama-
rades de Western s'attachèrent surtout à la chasse des
kangarous ; mais tous leurs efforts furent infructueux,
DE L'ASTROLABE. 136
bien que ces animaux soient assez nombreux sur ce 1S26.
point , et que les chasseurs fussent aidés par un bon ^ov*>mlm •
chien.
M. Gaimard, qui les suivit long-temps, rencontra
un cours d'eau qui lui sembla appartenir à une rivière,
quoique l'eau soit encore saumâtre , et il observa des
vestiges récens de la présence des naturels.
Pour moi, je ne vis que quelques kangarous et des
oiseaux en plus petit nombre qu'à la passe de l'Est.
Mais je m'y promenai avec le plus vif plaisir, car le
terrain bien dégagé offre les accidens les plus agréa-
bles. Tantôt ce sont de beaux massifs d'arbres faciles
à pénétrer, tantôt d'immenses clairières couvertes de
pelouses charmantes avec de petits sentiers bien
battus, et le passage des uns aux autres est le plus .
souvent si régulier, si bien tranché , qu'on a peint1 à
concevoir comment cela peut avoir lieu sans le tra-
vail des hommes. Cette disposition naturelle dans la
végétation m'avait souvent frappé dans les forets
vierges du Brésil , du Chili , des îles de la mer du sud ;
cependant nulle part elle ne s'était offerte à mes re-
gards aussi fréquemment et avec une symétrie aussi
parfaite que dans cette promenade.
A six heures nous quittâmes le rivage , à huit
heures trente minutes nous fumes de retour à bord ,
après avoir reçu un fort grain de pluie qui nous trempa
jusqu'à la peau.
Il est arrivé dans la journée de tous côtés une im-
mense quantité de phasianelles , et la drague jetée le
long du bord a rapporté une foule de térébratules la
1 36 - VOYAGE
1826. plupart vides. Un petit nombre, seulement, offrent
encore l'animal.
18 novembre. Mon intention était de mettre à la voile aujourd'hui,
mais un temps très-couvert et pluvieux m'a décidé à
différer le départ jusqu'au lendemain. On s'est contenté
en conséquence de relever l'ancre de bâbord et de
rester sur quarante brasses de tribord.
Le grand canot fut à la pèche , et ne rapporta que
peu de poisson, car les marées gênent beaucoup en
entraînant et renversant à chaque instant la seine
avant qu'on puisse la retirer.
Les trois Anglais, Hambilton, Cloney et Symons,
sont partis avec leurs confrères de terre , pour aller
chasser des phoques sur l'île Seal près le cap Grant ;
et ils ont rapporté un phoque adulte et une douzaine
d'autres encore tout jeunes. Deux de ces derniers 1
seulement ont été réservés pour l'histoire naturelle.
A sept heures du soir, le vent a passé au S. E. avec
des éclairs très-vifs , et de fréquens coups de tonnerre,
suivis d'une averse abondante qui a été continuelle
jusqu'à minuit ; il a passé aussi quelques raffales de
vent , mais de peu de durée.
Si l'on fait attention au petit nombre de jours qu'il
nous a été possible de donner à cette relâche , on con-
viendra sans doute qu'ils ont été bien mis à profit. En
effet, dans un si court espace de temps, le plan de toute
la partie de la baie , comprise entre l'île des Français
et l'île Phillip , a été levé en détail , comme celui des
deux passes de l'Est et de l'Ouest, et celui-ci a été sondé
dans toute son étendue avec un soin particulier. On a
DE L'ASTROLABE. 137
répété toutes les observations d'astronomie, de phy- 1826.
sique et d'histoire naturelle; cette dernière science ^ovembre-
s'est enrichie d'une foule de matériaux très-inté-
ressans.
Sous les rapports nautiques, Port-Western est du
plus grand intérêt. En effet il offre un mouillage aussi
facile à prendrequ'à quitter, et, par celte double raison,
infiniment supérieur à celui du port Dalrymple. La
tenue en est excellente , le bois abondant et facile à
faire. En un mot dès qu'on aura découvert une aiguade
commode [et elle se trouvera probablement), ce sera
un point de relâche très-important dans un détroit
comme celui de Bass , où les vents soufflent souvent
avec fureur d'un même côté durant plusieurs jours de
suite, et où les courans peuvent rendre la navigation
dangereuse dans ces sortes de circonstances.
La latitude de l'observatoire à Port- Western a été
de 38° 27' 46" S. , résultat de plusieurs hauteurs cir-
cum-méridiennes du soleil.
La longitude de 142° 56' 8" E. , en prenant la
movenne de celles données par les montres , avec les
marches de départ et d'arrivée , et la variation de l'ai-
guille aimantée (moyenne de 40 azimuts), de 7° 53'
51" N. E.
138 VOYAGE
CHAPITRE VIII.
HE PORT-WESTERN A PORT-JACKSON ET SEJOUR EN CE PORT.
1826. Le temps aëlé pluvieux et couvert durant la nuit,
19 novembre. avec [e vent à FO. N. O., c'est-à-dire directement con-
traire. Cependant la corvette a mis sous voiles à quatre
heures cinquante minutes du matin ; nous avons couru
des bordées dans la passe entre l'île Phillip et les bri-
sans , et soutenus par le jusant nous nous sommes
assez promptement élevés. Je comptais même sortir
avec la marée , lorsqu'à neuf heures le vent qui avait
molli a varié au S. S. O. et au S. S. E. Nous n'étions
plus alors qu'à trois milles environ de l'entrée du port,
et, craignant d'être renvoyé au dedans par le flot qui
commençait à se déclarer, je laissai tomber l'ancre à
mi-chenal par dix brasses sable et gravier.
En prolongeant la dernière bordée vers la côte de
l'ouest pour mouiller, il y a eu un instant où la sonde,
après avoir rapporté régulièrement quinze , seize et
dix-sept brasses de fond , n'a donné que sept et six
brasses , sur le prolongement du banc qui partage ce
DE L'ASTROLABE. 139
chenal en deux dans le sens de sa longueur. Dans les 1826.
gros temps et les fortes marées, il serait possible que Novembre-
de basse mer cet endroit fut dangereux , et il serait
bon de s'en défier.
De la station que nous occupions , nous avions la
vue complète des deux côtes, et celle de l'ouest offrait
surtout de superbes massifs d'arbres avec de jolis tapis
de verdure. Cette partie du continent , plus qu'aucune
de celles que j'avais jusqu'alors visitées, annonce un
sol fécond et une végétation vigoureuse.
J'avais envoyé M. Guilbert sonder à un demi-mille
de distance tout autour du navire; il n'a pas trouvé
moins de huit brasses de fond , malgré ce que m'a-
vaient affirmé Hambilton et Symons , qui me dissua-
daient de mouiller en cet endroit, assurant qu'il était
semé d'écueils et de hauts-fonds.
Au mouillage , on a pris une foule de petits squales,
dont un appartenait à l'espèce à sept branchies.
A quatre heures du soir la mer étant étale, et la brise
ayant repris au S. S. O. , nous avons remis à la voile,
et trois bordées nous ont suffi pour nous porter hors
des pointes , sous des torrens de pluie.
Le ciel s'est dégagé dans la nuit , le vent s'est
établi à l'O. S. O., et nous avons gouverné au S. '/4
S. E.
Au point du jour nous avons aperçu les hautes terres 20.
du promontoire deWilson dans le N. E. 1/4 E., et peu
après L'île élevée de Redondo. J'ai mis le cap à l'E. 1li
IN. E. en forçant de voiles, et une forte brise d'O.
N. O. nous a rapidement rapprochés de terre.
MO VOYAGE
1826. Frappé des différences qu'offrent les cartes de
Novembre, jyi Freycinet et celles de Flinders, pour cette partie
du détroit, j'ai voulu mettre notre passage à profit
pour éclaircir ce point de géographie; ainsi chargeant
M. Gressien de ce travail, j'ai dirigé la route de ma-
nière à prolonger de très-près toutes ces petites îles,
et à reconnaître néanmoins les dangereux écueils du
Crocodile.
A neuf heures nous avons mis en panne à trois
milles au sud de Redondo , îlot conique , de toutes
parts escarpé à sa base , et couvert d'une végétation
très-active. De là nous n'avons pu voir le Crocodile ,
bien que Flinders ne le place qu'à six milles au S. E.
de Redondo. Je désespérais même de pouvoir le si-
gnaler, à cause d'une brise forcée d'O. N. O. et
d'une grosse mer, qui ne m'eussent pas permis d'en
faire une plus ample recherche , lorsqu'à neuf heures
trente minutes, M. Dudemaine et Hambilton l'aper-
çurent des hunes à quatre milles environ du bord
dans la direction des îles Curtis , ce qui le renvoie
presque à mi-distance de ces îles à Redondo. Du reste,
des relèvemens exacts pris sur cet écueil l'ont placé
d'une manière précise. Il est d'autant plus à redouter,
qu'on ne le voit briser qu'à de longs intervalles, et
que , par une mer calme , on ne doit rien distinguer
du tout.
Les deux îles Moncur ne sont que des rochers iso-
lés et parfaitement nus, ainsi que ceux de Devil's-
Tower ; du reste , tout porte à croire qu'il y a grand
fond à toucher ces îles.
DE L'ASTROLABE. 141
A midi nous finies une seconde station à six milles i$-?.o>.
environ dans l'ouest de la pointe sud d'Hogan's- Novembre.
Group, ayant alors Redondo et Moncur directement
à l'ouest du monde.
Nos observations pour Redondo s'accordent très-
bien avec celles de Flinders , et en diffèrent peu pour
les autres îles , tandis qu'elles ont moins de rapport
avec la carte de l'expédition Baudin.
Nous doublâmes au vent et à six ou sept milles de
distance le croupe d'Hogan. Ces îles, au nombre de
six ou sept, sont élevées, et les plus grandes sont boi-
sées et paraissent babitables. Au rapport d'Ham-
bilton , il y aurait un bon mouillage pour les vents
d'ouest. Dans le lointain on distinguait assez claire-
ment les terres du groupe plus considérable de Kent.
Mais à deux heures trente minutes après midi, nous
avons mis le cap à l'E. N. E., fdanteinq ou six nœuds.
Le ciel s'est chargé, nous avons eu des grains, et
tontes les terres et les îles du détroit ont bientôt dis-
paru entièrement.
Il a fait calme dans l'après-midi, nous avons sondé 21.
et trouvé cent soixante-quinze brasses , sable fin et
vaseux. A cette profondeur, le thermoniétrographe,
qui donnait à l'air 15°, 5, n'a descendu que de 1°, 5,
différence très-peu considérable entre les tempéra-
tures de la surface, et d'un fond de près de neuf cents
pieds. Le cylindre n'avait pris qu'un demi-verre d'eau.
Ce soir on a commencé a discerner les montagnes
qui dominent Ram-Head dans le N. N. O., à douze
à quinze lieues de distance.
142 VOYAGE
1S26. Le calme a persisté avec de folles brises en tout
22 novembre. sens# On a revu les hauteurs de Ram-Head; et, après
midi , le ciel s'étant dégagé , nous avons parfaitement
distingué la chaîne des hautes montagnes qui se diri-
gent de ce promontoire vers celui de Wilson en sui-
vant la côte. Comme une distance de vingt à vingt-
cinq lieues environ nous séparait de cette côte , nous
devons en conclure qu'elle est d'une grande élévation ,
et bien supérieure à toutes celles qui ont été obser-
vées sur tous les autres points de cette grande terre.
Nombre de grosses méduses roses et violettes n'ont
cessé de flotter entre deux eaux.
Les deux journées suivantes n'ont encore offert que
des alternatives de calmes ou de brises légères et in-
certaines, avec un temps superbe et une mer très-
24. belle. Cependant, le 24, nous avons réussi à nous
rapprocher du cap Howe , et , de six à sept heures du
soir, nous prolongeâmes à quatre ou cinq milles de
distance la petite île basse qui accompagne ce pro-
montoire.
Le cap lui-même n'offre qu'une plage sablonneuse
dominée à quelque distance du rivage par des pitons
très-élevés et couronnés de bois. Sur la partie delà
côte qui suit vers le nord , on voit de grands espaces
de sables dénués de toute végétation. Tout le jour les
terres de l'intérieur sont restées enveloppées d'im-
menses tourbillons de fumée occasionés, sans doute,
par les embrasemens habituels des sauvages.
Les violens clapotis qui ont agité la mer aujour-
d'hui , surtout dans la soirée , annoncent qu'il doit
DE L'ASTROLABE. 143
exister près du cap Howe de forts courans. Tant que 1826.
l'île du Cap nous est restée au nord, ils m'ont semblé Novembre.
porter au sud , et le contraire a eu lieu dès qu'elle a
été doublée.
Nous avions fait quelque route durant la nuit, à »5.
l'aide d'une faible brise de S. : mais au jour il a fait
calme , et une brume épaisse nous dérobait toute vue
de terre. Vers neuf heures trente minutes , une petite
brise de S . O . nous a permis de gouverner au N . O . , et
à midi nous avons reconnu l'entrée de la baie Twofold
à sept ou huit milles dans le S. O.
Depuis ce moment U Astrolabe a prolongé la côte à
trois milles de distance pour en faire la géographie;
M . G uilbert a été chargé de ce travail.
Tout le développement compris depuis la baie
Twofold jusqu'à une pointe voisine du mont Droma-
daire court assez uniformément N. et S., sans aucun
accident remarquable. En général elle est formée par
une belle plage de sable , dont la monotonie n'est in-
terrompue çà et là que par quelques mornes peu
saillans. Le sol, à l'intérieur, couvert de beaux arbres,
et tapissé d'une pelouse verdoyante, présente un
coup-d'œil très-gracieux. Sous les flancs même du
mont Dromadaire, on remarque des sites charmans ;
la vue de ces délicieux ombrages, qui renouvelaient
pour nous le supplice de Tantale , nous faisait en-
core ressentir plus vivement les ennuis de notre prison
flottante.
Ce mont , par sa forme et son isolement, a quelque
chose d'imposant , bien que son élévation n'ait rien
144 VOYAGE
1826.
d'extraordinaire, puisque je l'estime à quatre ou cinq
Novembre. cen{S t0ises au plus .
A cinq heures quarante-cinq minutes du soir, nous
étions parvenus entre la pointe du Dromadaire et
l'île Montague que je comptais doubler en peu de
temps, quand le calme vint me surprendre à moins
de deux milles de terre. La nuit arriva, et, crai-
gnant d'être contrarié par le courant, je me préparais
déjà à mouiller en pleine côte par dix-neuf brasses ,
sable fin, quand une petite fraîcheur d'O. N. O. me
permit de gouverner lentement vers le large ; nous
doublâmes l'île Montague, et à dix heures nous en
étions à trois milles environ au S.
La drague fut jetée et retirée plusieurs fois ; parmi
divers objets curieux, M. Quoy trouva enfin une pe-
tite trigonie vivante , coquille qu'il cherchait depuis
long-temps à cet état, et dont il n'avait pu se pro-
curer que des valves séparées à Port- Western.
A la nuit nous avons aperçu distinctement la lumière
des feux dont la fumée seule était visible durant le
jour. Un d'eux, établi à peu de distance delà cime du
Dromadaire, semblait un fanal allumé tout exprès
pour nous guider dans notre navigation.
a6. A trois heures du matin, M. Gressien, qui comman-
dait le quart, ayant cru distinguer la terre, et en-
tendre le bruit des brisans sur l'avant , je fis venir de
deux quarts sur tribord : mais ce ne pouvait être
qu'une illusion , car la côte en ce moment devait se
trouver à deux ou trois lieues de distance au moins.
Au jour, une brume très-intense nous cacha entière-
DE L'ASTROLABE.
145
ment les terres; ce ne fut qu'après avoir long-temps 1826.
couru au N. N. O . , et même au N. O. , que nous pûmes Novembre,
les revoir vers midi , aux environs du cap Saint-
Georges.
Je me disposais à en reprendre l'exploration, quand
le vent sauta subitement du O. N. O. au S. S. E. et
au S. E. ; à une heure trente minutes il était déjà
à f E. La corvette se trouvait alors précisément vis-
à-vis l'entrée de la baie Jervis, à moins d'une lieue
de distance. Plutôt que de m'exposer à lutter péni-
blement contre des vents peu favorables , convaincu
d'ailleurs que , dans une campagne du genre de la
nôtre , le temps que l'on passe au mouillage est tou-
jours bien plus utilement employé que celui qu'il faut
consommer sans fruit à la mer , je me décidai à con-
duire F Astrolabe dans cette baie encore si peu connue.
A deux heures trente minutes nous étions par le
travers du cap perpendiculaire, et peu après nous
filions rapidement devant l'île Boswen , dont les
flancs, taillés à pic et garnis de cordons horizontaux,
imitent admirablement, les murailles d'une immense PL xxit.
citadelle. Après l'avoir doublée, je laissai porter vers
la partie méridionale de la baie ; à trois heures je
laissai tomber l'ancre de tribord par neuf brasses ,
sable fin et coquilles, à trois encablures de la plage.
Médiocrement ondulé et de toutes parts revêtu de Pi- xxv.
beaux arbres, le rivage nous offrait le coup-d'œil le
plus pittoresque. Plusieurs fumées nous indiquaient
aussi la présence des naturels ; nous ne tardâmes
pas à en voir paraître cinq vis-à-vis de la corvette,
TOME I. ÎO
14 G VOYAGE
1826. avec des poissons à la main , qui semblaient attendre
Novembre. no^re arrivée à terre.
MM. Jacquinot et Lottin allèrent sur-le-ehamp ob-
server des angles horaires , et communiquèrent avec
ces indigènes ; quelques-uns baragouinaient quelques
mots anglais ; tous témoignèrent les dispositions les
plus amicales. L'un d'eux a couché à bord.
Près du mouillage , une roche s'avançait en saillie
dans la mer, plane en dessus et percée d'une large
ouverture , imitant parfaitement les ruines d'un aque-
duc. Notre observatoire se trouva naturellement éta-
bli sur cette plate-forme.
Après mon dîner je descendis à terre, où je passai
la soirée à chasser , et à me promener avec délices
au travers de ces majestueuses forêts. Jamais en-
core je n'avais rencontré d'aussi beaux eucalyptus
et un terrain aussi dégagé. La fougère seule règne
quelquefois sous ces vastes ombrages , et sur les bords
d'un torrent, qui pourrait offrir une aiguade en cas de
besoin , croissent d'énormes touffes de Todea. Du
reste , la végétation , peu variée , est représentée par
les mêmes espèces qu'à Sydney, ressemblance toute
naturelle.
Les officiers et les naturalistes sont aussi descendus
à terre; dans la soirée, deux heures de relâche à
Jervis-Bay avaient déjà suffi pour enrichir singuliè-
rement la mission en tout genre.
T.-]. Au point du jour, M. Gressien dans la baleinière,
MM. Guilbert et Dudemaine dans la yole, et M. Paris
avec le bot, sont partis pour travailler de concert au
DE L'ASTROLABE. 147
plan de la baie, tandis que MM. Jacquinot et Lottin is26.
s'occupaient des observations astronomiques. Novembre.
J'ai encore fait une excursion dans les bois avec
Simonet; j'ai admiré de nouveau la beauté des euca-
lyptus, et j'ai tué quelques oiseaux; mais les plantes et
les insectes n'ont guère répondu à l'espoir que fait
naître au premier abord l'aspect de ces beaux lieux.
Du reste, la rareté des unes et des autres doit tenir en
grande partie à ces fréquens embrasemens opérés
par les naturels , qui détruisent sans doute chaque
année de nombreuses espèces de plantes et d'insectes.
JXos relations avec les sauvages de ce point con-
tinuent d'être amicales ; cependant nous n'avons vu
que des hommes de cette tribu , au nombre de
sept, et deux en fans de huit à dix ans; les femmes
sont restées cachées. Ces Australiens appartiennent
évidemment au même type que ceux de Port- Jack-
son ; mais ils sont moins laids , plus vigoureux , et
surtout mieux proportionnés , avantage qui tient pro-
bablement à une plus grande abondance de nour-
riture. Plusieurs ont un tatouage en cicatrices sur le
dos, la cloison du nez percée, et les cheveux disposés
en petites mèches ornés de dents ou de griffes de
kangarous.
Le vent a soufflé bon frais du nord , et m'a em- 2».
péché de remettre à la voile. Aussi tous les officiers
ont été autorisés à descendre à terre , sous la con-
dition seulement de ne point s'écarter, et de rallier
promptement au premier coup de canon.
Moi-même j'ai voulu encore une fois explorer ce
118 VOYAGE
1S26. pays, qui m'a semblé de plus en plus agréable et fer-
Novembre. tjje \ ja suite des grands bois d'eucalyptus dont j'ai
déjà parlé, se trouvent de belles clairières entière-
ment dégagées de broussailles; j'ai remarqué que
ces dernières localités offrent encore moins d'oiseaux
et d'insectes que les forêts. Dans celles-ci certains
espaces brûlés se sont recouverts de tapis d'une herbe
verte et très-tendre; cette végétation semble annoncer
que nos céréales et nos légumes d'Europe pourraient
également croître en abondance sur le sol de ces
forets.
Les rochers de la côte nous ont offert de petites
huîtres à bords plissés, fort bonnes à manger, des
moules chevelues , et dans le sable se trouve une
autre espèce d'huître plus grande et plus succulente.
Sur cette rade, la pêche est singulièrement abondante ;
un seul coup de seine rapporta une immense quantité
de poisson ; aussi les naturels , émerveillés d'un spec-
pi. xxxiv. tacle si nouveau pour eux , se livrèrent aux dé-
monstrations de la joie la plus extravagante. Quand
ils virent surtout que les matelots leur abandonnaient
plusieurs espèces peu délicates, comme les squales,
les balistes , etc. , ils poussèrent des cris d'allégresse
si perçans, que, du bord où je les entendais, je craignis
qu'il ne fût arrivé quelque événement malheureux.
Chaque jour deux hommes allaient dans le bot,
pêcher à la ligne sous l'île Boswen , et revenaient
le soir avec deux quintaux du plus beau poisson
et de la qualité la plus exquise.
Durant notre court séjour nous avons joui sur
DE L'ASTROLABE. liO
cette racle d'une température délicieuse et d'un air 1826.
pur et très-salubre. Ces divers avantages réunis nie Novembre,
portent à croire que peu de mouillages méritent d'être
comparés à celui-ci pour l'agrément et la sécurité.
Sans doute si les Anglais ont jusqu'à présent né-
gligé une station si intéressante et si bien à portée
de leur principal établissement de Port-Jackson,
c'est qu'une foule de points leur offrent des ressour-
ces d'une autre nature et qu'ils ne sont arrêtés que
par l'embarras du cboix.
Avant de terminer ce que j'ai à dire de la baie
Jervis, je dois mentionner deux bulles de sauvages
établies près de notre observatoire. Leur forme était
celle d'une ruebe oblongue de six à sept pieds de
bauteur ; elles étaient construites en larges bandes
d'écorces d'eucalyptus posées debout, rapprochées
au sommet, et recouvertes de gramens et de feuilles
de zostera. Propres et spacieuses à l'intérieur, cha-
cune pouvait recevoir facilement une famille de huit à
dix individus, et annonçait, de la part des sauvages,
un degré d'intelligence supérieur à tout ce que je
connaissais. !Nous avons vu des esquisses de cutters
et de chaloupes de leur façon sur les rochers de grès
à la côte, assez bien tracées. M. Lotlin, qui avait
oublié entre leurs mains une règle en bois de noyer,
la retrouva le lendemain enrichie de semblables des-
sins. Dans leurs relations avec nous ils n'ont cessé de
montrer réunies , une probité , une douceur, et même
une circonspection très-remarquables pour celte
classe d'hommes. Pas un d'eux n'a tenté le moindre
150 VOYAGE
1826. larcin, et c'est avec plaisir que nous rendons une jus-
Novembre. tjce complète à leur excellente conduite.
INotre observatoire était placé par 35° 8' 27" lat. S. ,
résultant de deux séries de hauteurs circum-méri-
diennes, et 148° 22' 55" longitude E. , rapportée à Port-
Jackson , et déduite des marches de départ et d'arri-
vée, qui n'avaient point varié sensiblement dans
l'espace de quatre jours.
La déclinaison de l'aiguille aimantée (moyenne de
3 azimuts) s'est trouvée de 9° 38' 23" N. E.
*9- A huit heures du matin nous avons appareillé avec
une petite brise de S. S. O. et de S. et un temps
couvert. Près du goulet , nous avons mis en panne
pour embarquer la yole qui depuis trois heures pé-
chait sous File Boswen, et avait déjà pris plus de
deux cents livres d'excellent poisson. Nous éprou-
vâmes quelque peine à doubler le cap perpendiculaire,
avec un vent mou , un courant contraire et une houle
de sud assez creuse. Puis nous prolongeâmes la côte ,
à trois ou quatre milles de distance, jusqu'à Crook-
Haven. Ce n'est qu'une longue falaise abrupte , très-
élevée, et contre laquelle un navire forcé par le
vent périrait infailliblement corps et biens. Au-delà,
la côte s'abaisse en s'enfonçant à l'ouest et se dessine
sous des formes moins sévères , car ce sont de belles
plages bien boisées sur leurs bords , et dominées par
des montagnes en pente douce couronnées de la plus
belle végétation.
Près de la côte , un morne isolé semblable au mont
Dromadaire, mais moins élevé, offre comme lui un
DE L'ASTROLABE. 15 1
point de reconnaissance utile. A peu de distance i8a6;
dans le sud de cette montagne , on distingue deux ou Novembre,
trois coupures à la côte, qui doivent appartenir à des
rivières ou à des bras de mer. C'est là qu'en effet la
carte de Flinders indique le cours d'un fleuve consi-
dérable, mais j'ignore sur quelle autorité il s'est fondé.
A dix heures nous nous trouvions par vingt-cinq
brasses, sable fin. Vers midi l'horizon s'est tellement
embrumé, qu'on ne distinguait aucune montagne de
l'intérieur, quoique nous ne fussions qu'à quatre ou
cinq milles de la côte.
INous avons doublé la pointe Bass ; je comptais
doubler aussi Red-Point avant la nuit, car nous
voyions déjà très-clairement les cinq îles, à trois ou
quatre lieues devant nous; mais le vent a varié à l'E.
JN. E., et il a fallu prendre la bordée du large. Nous
distinguions en ce moment (à peu près cinq heures du
soir) trois chevaux qui paissaient tranquillement dans
un vert pâturage au bord de la mer; nous en avons
conclu l'existence de quelque métairie dans ces en-
virons.
Le vent a soufflé toute la journée au N. N. E. et JN., 3o.
tantôt faible et variable, tantôt frais et avec de la
houle; nous avons été réduits à courir des bords le
long de la terre. A sept heures du matin nous nous
sommes retrouvés à cinq milles sous le vent du point
que nous avions quitté hier au soir ; à midi nous avons
viré à trois lieues des cinq îles ; le soir, le vent a ren-
forcé au nord avec des raffales et une mer déjà dure;
nous avons pris le large.
152 VOYAGE
1826. Sur la lisière d'un bois voisin du pâturage où pais-
Novembre. saient hier les trois chevaux , nous avons découvert
une longue case construite en planche , comme le sont
tous les établissemens que commencent les Anglais
dans ces contrées.
A neuf heures du soir, un brick-goélette faisant
iev décembre, route au S. O. a été aperçu à bonne distance dans le
S. S. O.
Le vent du nord a persisté , et nous avons forcé de
voiles pour revoir la terre, dont une brume très-
épaisse continue de nous dérober l'aspect. A onze
heures le vent a sauté subitement du N. au S. O., et
peu après au S., où il n'a pas tardé à souffler grand
frais avec une grosse mer.
A midi trente minutes nous avons reconnu la terre
près de la pointe Bass, et nous l'avons désormais
suivie à quatre ou cinq milles au plus. Près des cinq
îles , nous avons aperçu un petit navire qui semblait
courir sur terre, mais qui, à notre vue, a fait vent
arrière, et s'est mis dans nos eaux. Comme nous
filions alors neuf nœuds , nous l'avons promptement
perdu de vue dans la brume.
A sept heures du soir, nous n'étions plus qu'à sept
ou huit milles au sud du cap Solander de Botany-Bay ;
j'ai mis à la cape tribord amures, de peur de dépasser
dans la nuit l'entrée de Port- Jackson.
2- Vers minuit le vent ayant un peu molli, nous avons
commencé à apercevoir dans le nord le fanal de Port-
Jackson qui est resté visible jusqu'au point du jour.
Alors nous avons laissé porter, et suivi la côte à un
DE L'ASTROLABE. 153
mille de distance. A cinq heures trente minutes du 1826.
matin , sous les falaises même du fanal , un coup de Derembie-
canon a été tiré pour appeler le pilote , et à six heures pi. xxvi et
XXVII.
nous donnions déjà dans le goulet , quand nous avons
aperçu son hateau. Je lai bientôt reconnu pour le
même Siddins qui avait entré la Coquille , homme
honnête et intelligent , et marin expérimenté , qui a
beaucoup navigué sur les côtes de la Nouvelle-Zélande,
aux îles Fidji et au détroit de Torrès.
Il a conduit la corvette ; en quelques bords et à
laide de la marée , nous nous sommes trouvés de-
vant la magnifique habitation du capitaine Piper, où
nous avons mis en panne pour l'attendre, suivant
les réglemens du port. Il est bientôt arrivé à bord,
m'a comblé d'amitiés et d'offres de service, et m'a
invité aujourd'hui même à dîner, ainsi que MM . Jaequi-
not et. Lottin. A sept heures quarante-deux minutes
nous avons mouillé près le fort Macquarie , par
cinq brasses et demie, au même endroit où nous
nous trouvions avec la Coquille, trente-trois mois pi. xxviii.
auparavant.
154 VOYAGE
1826. Nous avons trouvé en rade le vaisseau de ligne de
Décembre. 74 , le War spite , commandé par le commodore sir
James Brisbane, dangereusement malade de la dy-
senterie , et les corvettes le Volage et le Success, ca-
pitaines Dundas fils de lord Melville, et Stirling. Ces
deux derniers n'ont pas tardé à me venir rendre visite
et à m'offrir très-obligeamment leurs services. Le
premier n'a guère que vingt-cinq ans , et l'autre en a
à peine trente-cinq ; du reste ce sont deux officiers
d'un excellent ton , et auxquels on accorde générale-
ment beaucoup de mérite.
A une heure, accompagné de plusieurs personnes
pi. xxix. de l'état-major, je fus rendre visite au gouverneur, le
major-général Darling, homme âgé, d'une politesse
assez froide, et qui me promit cependant ses bons
offices pour tout ce qui dépendrait de son pouvoir.
M'ayant adressé quelques questions au sujet de notre
navigation , il parut étonné des diverses relâches que
je venais de faire sans pilote, sur plusieurs points de
la Nouvelle-Hollande ; il me témoigna surtout beau-
coup d'inquiétude de ce que nous n'avions pas eu
connaissance à Port-Western, ni dans le détroit de
Bass , du brick qui était parti de Port-Jackson dans
les premiers jours de novembre, pour y fonder une
nouvelle colonie, ainsi qu'au port du Roi-Georges.
Je vis ensuite plusieurs autres personnes en place ,
et partout je reçus l'accueil le plus obligeant; je
terminai ces visites par les capitaines qui comman-
daient les bàtimens de guerre en rade. J'admirai leur
bonne tenue et leur extrême propreté , surtout le
DE L'ASTROLABE. 155
raffinement de luxe qui distinguait la corvette le Fo- is^h.
lage. Décembre.
Je m'étais flatté de l'espoir de trouver ici un ancien
ami, M. Cunningham , botaniste aussi instruit que
zélé, et voyageur infatigable; mais il était parti depuis
trois mois pour explorer la Nouvelle-Zélande. Son
absence m'affligea d'autant plus en cette occasion ,
qu'elle me privait à la fois d'une société agréable et
des matériaux intéressans dont il eût sans doute en-
richi la mission de C Astrolabe.
Dès le premier abord nous avons vu avec une es-
pèce d'admiration combien la ville s'était accrue et
embellie depuis trois ans seulement.
Toute la journée a été consacrée au repos; une 3.
partie de l'équipage a obtenu la permission de se pro-
mener dans la ville. Je suis allé faire un tour au jardin
des plantes toujours dirigé par 31. Frazier, et tenu
avec un soin remarquable. J'ai rencontré le capitaine
Simpson avec qui j'ai eu une assez longue conver-
sation. Il a commandé long-temps la station de Wel-
lington dans l'intérieur, â peu près a deux cent cin-
quante milles de Sydney, et ne l'a quittée que depuis
six mois. J'ai su de lui que cet établissement prospérait
peu en ce moment, et qu'il ny avait plus que soixante
convicts. Ce n'est pas que la terre n'y soit fertile et la
campagne agréable, mais cette position est trop éloi-
gnée de Sydney et des autres lieux habités dans l'état
actuel de la colonie.
Je me suis transporté dans l'arsenal où je n'ai trouvé ,.
que fort peu de secours, à cause de la présence des
161 VOYAGE
1826. trois bàtimens de guerre qui ont absorbé tous ses
Décembre. moyens. Point de calfats , point de pontons, ni de ma-
gasins disponibles. En outre, M. Nichoison, master-
attendant, se trouvait absent, etsonsecond, M. Norry,
store-keeper, n'osait rien prendre sur lui.
D'après ce que j'ai observé à bord d'un bâtiment de
quatre cents tonneaux de plus grande dimension que
l'Astrolabe et dont les ancres étaient de la même
force que les nôtres , je me suis assuré que des chaînes
de douze lignes sont précisément celles qui nous con-
viennent. M. Wemyss, commissaire-général, m'en a
montré trois de ce diamètre dans les magasins du gou-
vernement; mais il lui faut le consentement du gou-
verneur pour me les céder, et je lui ai écrit à cet effet.
Le capitaine Stirling , chez qui j'ai dîné , m'a appris
qu'il devait partir dans deux mois pour la nouvelle co-
lonie de M elville , et qu'il était question de la trans-
férer sur la presqu'île de Cobourg dont le sol semblait
plus favorable à un pareil établissement.
5. La chaloupe est allée faire de l'eau à Vaucluse près
de l'habitation de M. Piper, où elle a pu remplir
promptement quatre tonneaux d'eau d'une assez
bonne qualité, quoiqu'un peu trouble. Nous avons
embarqué six milles kilogrammes de biscuit pris dans
les magasins de l'Etat. C'est du biscuit d'Angleterre ,
déjà couvert de petits charançons du genre Calandra ;
mais tel qu'il est , je le préfère encore à celui que nous
primes dans le dernier voyage , et qui avait été con-
fectionné dans la colonie. En moins de deux mois il se
trouva gâté , soit que les boulangers de Sydney ne
DE L'ASTROLABE. 157
connussent pas encore le moyen de faire de bon bis- i«a&
cuit de campagne, ou, ce qui est plus probable, timbre.
qu'ils n'eussent pas eu de scrupule de nous fournir du
biscuit de mauvaise qualité, sûrs de n'avoir pas à
craindre de réclamations de notre part.
Les calfats , en travaillant à l'extérieur du navire, 6.
ont reconnu qu'un des bordages à tribord était entiè-
rement pourri , ce qui donnait de l'eau dans la soute
aux biscuits; sur-le-champ on s'est occupé de le dé-
livrer et de le remplacer.
Tous les habifans de la colonie sont très-intrigues
des relâches que j'ai faites sur divers points de la Nou-
velle-Hollande. Quelques-uns pensent que j'ai la mis-
sion de chercher un lieu propre à établir une colonie
dans le genre de Port-Jackson ; un journal s'est
avancé jusqu'à annoncer que V Astrolabe avait planté
le pavillon français dans les ports du Roi-Georges et
de Western.
Nous avons embarqué les légumes, le tabac et le 7.
sel. La réponse équivoque du gouverneur à la de-
mande que je lui ai faite, pour le prier de me céder
deux chaînes-câbles, nie laisse à peine entrevoir la pos-
sibilité d'en obtenir une seule. Dans la crainte de
perdre en délais un temps précieux , et pénétré de la
nécessité de me procurer ces objets indispensables ,
je conclus avec le capitaine du navire Regalia l'ac-
quisition d'une chaîne de neuf lignes d'échantillon,
moyennant cent soixante livres sterling. Elle con-
viendra parfaitement pour notre ancre moyenne, et,
si le gouverneur ne veut pas m'accorder l'autre , je
1 58 VOYAGE
1826. suis décidé à l'acheter également à quelques-uns des
capitaines sur rade.
s décembre. Nous avons reçu le rhum de campagne et la sa-
laison. Le vent, ayant fraîchi au N. N. O., a porté
l'arrière de la corvette à moins de vingt brasses de
terre ; mais le havre est si bon et la tenue si forte ,
que nous n'avons rien à craindre.
Le pilote Siddins m'a donné quelques renseigne-
mens sur les îles Fidji, les mœurs et le langage des
insulaires.
La plupart des personnes que nous rencontrons
ici nous parlent avec plaisir des relations qu'elles ont
eues avec les officiers français de la Thétis et de l'Es-
pérance. Leur séjour à Sydney a été de deux mois et
demi , et les habitans sont très-étonnés de ce que je ne
veux pas m'y arrêter plus de quinze jours.
9- Le café , le sucre et le charbon de terre ont été em-
barqués, et le travail des calfats à l'extérieur du na-
vire terminé.
10. J'ai consacré tout ce jour à travailler à ma corres-
pondance ; la pluie , qui tombe depuis quelque temps,
commence à ranimer les plantes presque entière-
ment consumées par une sécheresse absolue qui du-
rait depuis plusieurs mois , et qui avait été suivie peu
de jours avant notre arrivée d'un embrasement géné-
ral de la campagne, causé par les feux des naturels.
11. Comme j'étais aujourd'hui invité à dîner , ainsi que
M. Gaimard, chez M. Scott, archidiacre de la co-
lonie à Paramatta, nous avons accepté l'offre de
M. Piper, qui nous a proposé sa voiture. Traînés par
DE L'ASTROLABE. 159
quatre vigoureux chevaux, nous avons franchi en 1826.
moins d'une heure et demie les quinze milles qui se- Décembre.
parent cette ville de Sydney.
Aussitôt je suis allé rendre ma visite à M. Marsden,
dont j'avais fait la connaissance lors de mon premier
voyage. J'en ai reçu l'accueil le plus obligeant; avec
toute la complaisance possible , il m'a donné d'utiles
renseignemens sur la Nouvelle-Zélande et les îles des
Amis. Il m'a cité les noms de quelques chefs du dé-
troit de Cook qui ont vécu chez lui , notamment Tip-
pahi, chef d'une île dans le détroit, et Oroura, de la
même tribu, qui parle un peu anglais. J'ai su par lui
que décidément il n'existait point de missionnaires aux
îles Fidji.
A six heures M. Marsdern m'a conduit lui-même,
dans son char-à-banc, chez M. Scott, qui habite une
jolie campagne près Paramatta. Après le dîner, M. Pi-
per nous ayant ramenés à Sydney, à onze heures trente
minutes du soir nous étions de retour a bord.
J'ai trouvé Paramatta peu changé, ou beaucoup pi. xxxm.
moins en proportion que Sydney. Cette ville compte
maintenant trois mille habitans , suivant M. Marsden.
Il y a aujourd'hui un chapelain à Bathurst.
Ce soir je me suis promené deux heures dansces jolis 12.
bosquets, qui ont pris le nom de Madame Macquarie, pl- xxx-
avec M. de Rossi, chef de la police à Sydney, frère
d'un des officiers supérieurs de notre marine. Il m'a
dit qu'il n'estimait encore qu'à cinquante mille âmes
la population anglaise de la Nouvelle-Galles du sud.
Maintenant les convicts qui arrivent d'Europe sont
160 VOYAGE
1826. distribués aux propriétaires libres sous certaines con-
Décembre. Citions , et ce n'est qu'au bout d'un temps fixé qu'ils
peuvent être admis à travailler pour leur propre
compte.
13. Je reçois enfin une lettre de M. Mac-Leay, secré-
taire du gouvernement , qui m'annonce que la chaîne
est accordée. Aussitôt je donne l'ordre d'aller la
prendre , et en même temps cinquante brasses de pe-
tite chaîne pour la chaloupe. La grosse chaîne a un
pouce d'échantillon et cent huit brasses de longueur;
elle conviendra parfaitement à nos grosses ancres.
Muni de ces objets précieux, désormais je vais entre-
prendre , avec plus de confiance , les reconnaissances
qui me sont imposées. Cependant je ne me dissimule
pas que deux chaînes sont encore peu de chose ; il en
faudrait au moins cinq ou six de diverses dimensions ;
c'est ce que m'écrivait avant mon départ l'habile
capitaine King, qui connaissait parfaitement les dan-
gers de nos explorations. Du reste, nous ferons ce
que nous pourrons avec ces faibles moyens, et par
notre vigilance nous tâcherons de suppléer à ce qui
nous manque.
Après avoir dîné chez le gouverneur , je me suis
entretenu quelque temps avec le capitaine Barlow ,
qui arrive de l'île Melville où il a commandé près
de deux ans. Le pays en est aride, l'eau et le bois
y sont très-rares ; les productions sont les mêmes qu'à
Sydney. Il n'y a point de palmiers. Les alligators y
sont fréquens, et atteignent quinze à dix-huit pieds de
longueur. On jouit en général, dans l'île , d'un très-
DE L'ASTROLABE. 161
beau temps, surtout en mai, juin, juillet et août. La 1826.
colonie ne comptait que cinquante soldats et une tren- Décembre.
taine de convicts. Le capitaine pensait que les convicts
resteraient encore toute cette année, et doutait même
qu'ils dussent être transférés comme on nie lavait as-
suré, et comme je lavais lu dans les journaux.
Me trouvant à diner chez M. Mac-Leay avec 14.
M. Marsden, j'ai insensiblement ramené celui-ci sur
le sujet des jXouveaux-Zélandais. Il m'a raconté plu-
sieurs circonstances de ses voyages parmi ces peuples
extraordinaires; la parfaite concordance de ses ré-
cits avec les relations qui en ont été imprimées, m'a
fait le plus grand plaisir, parce qu'elle m'a confirmé
l'entière confiance qu'on devait leur accorder.
Ce matin M. Marsden est venu déjeuner avec moi, 15.
accompagné d'un autre ecclésiastique nommé M. Wil-
kinson. Le premier m'a remis des lettres pour les
missionnaires de Tonga -Tabou ; le second m'a procuré
deux crânes et quelques ossemens de deux indigènes
de Sydney, l'un adulte, et l'autre enfant.
Au point du jour on a reconnu que deux de nos 16.
matelots nommés Jean (Jacques) et Lisnard (Antoine)
s'étaient enfuis dans la nuit avec le bot, en le lais-
sant ensuite aller en dérive; heureusement on l'a re-
trouvé au milieu du chenal devant la pointe de Beni-
long. Quant aux matelots, ce sont d'assez mauvais su-
jets , et je tiendrais peu à les ravoir pour eux-niènies ;
cependant, pour saisir l'occasion de donner un exem-
ple aux autres , et ôter à leurs compagnons l'envie de
les imiter par la suite, j'ai sur-le-champ demandé par
TOME I. 11
162 VOYAGE
1826. écrit au secrétaire du gouvernement et au chef de la
Décembre. p0]ice ? d'ordonner toutes les démarches possibles
pour saisir les fugitifs ; je promettais, en outre, douze
piastres pour chacun à celui qui les ramènerait.
Toute la farine de campagne a été embarquée au-
jourd'hui ; elle est contenue dans cinquante-cinq quarts
en bois du pays , qu'il a fallu faire fabriquer.
J'ai fait mes visites d'adieux au gouverneur et aux
autres personnes de la colonie qui m'ont fait des poli-
tesses. Mon rapport au ministre sur les opérations de
la campagne et toutes nos lettres ont été renfermés
dans un même paquet, adressés à M. l'ambassadeur
de France à Londres, et portés chez M. Mac-Leay,
qui s'est chargé de les faire expédier par le Regalia.
Les quatre caisses d'histoire naturelle que nous en-
voyions en France, avaient été remises hier, par M. Ni-
cholson, à bord du même navire, et portaient la même
adresse.
Après midi, je suis allé me promener autour de
la ville; j'ai visité la grande caserne que l'on cons-
truit pour les convicts, aux portes de Sydney, près
de la route du fanal. Le corps principal du bâti-
ment sera arrondi, et accompagné de six ailes dispo-
sées en hexagone, le tout environné d'une immense
enceinte formant un carré régulier. Les murs seuls
de celle-ci, qui ont quinze à vingt pieds d'élévation et
une prodigieuse épaisseur , sont terminés , et l'on ne
voit encore que les fondemens de la caserne. La cons-
pi. xxxi. truction de l'église catholique a fait très-peu de pro-
grès depuis trois ans ; par un orgueil mal placé , cet
DE L'ASTROLABE. 163
édifice a été entrepris sur un plan trop vaste, et les 1826.
fonds ont manqué.
Dans un dernier voyage à l'eau la cale s'est trouvée 17 décembre.
remplie. On a relevé l'ancre de tribord ; celle de bâ-
bord , qui était prodigieusement enfoncée dans la vase,
a été soulagée , puis on a tout préparé pour l'appa-
reillage.
Vers trois heures après midi , un habitant qui pos-
sède une petite propriété de l'autre côté de la baie,
nous a ramené nos deux déserteurs avec leurs effets
et divers objets qu'ils avaient emportés avec eux. Cet
habitant les a trouvés dans les bois à deux milles de son
habitation, et s'est rendu maître de leur personne par
surprise , en leur offrant de les conduire chez lui, et de
les y receler jusqu'à notre départ. Les vingt-quatre
dollars que j'avais promis lui ont été remis , et les deux
coupables ont sur-le-champ reçu une punition propor-
tionnée à leur faute.
C'est ainsi que nous avons employé notre relâche
à Port-Jackson. Elle a été très-utile à la mission;
nous partons d'ici pour nos travaux ultérieurs , aussi
bien pourvus que nous l'étions à Toulon. On pourrait
même dire que nous sommes mieux disposés, puisqu'il
n'y a pas un seul malade à bord , et que nous nous
trouvons maintenant munis de ces précieuses chaînes
qui seules peuvent assurer le salut de l'Astrolabe au
travers des coraux où elle sera obligée de mouiller.
On a vu cependant qu'impatient de commencer les
travaux proprement dits de la campagne, j'ai réduit
notre relâche au plus court délai possible. Durant ce
164 VOYAGE DE L'ASTROLABE.
1S26. séjour, tous mes momens ont été si complètement rem-
Décembre. pjjs ^ sojt p0ur les soins ordinaires du service , soit par
les visites et les devoirs de convenance près des auto-
rités locales , qu'il m'est resté bien peu de temps dis-
ponible pour recueillir des notes touchant cette inté-
ressante colonie.
Je me bornerai donc à offrir au lecteur un résumé
succinct de la fondation, des progrès et de l'état actuel
de la colonie. Les deux premiers articles seront ex-
traits de divers ouvrages imprimés depuis long-
temps , notamment des relations de Barrington et Col-
lins, et le troisième le sera principalement des journaux
mêmes de Sydney, publiés peu de temps avant notre
passage en cette ville. Cette digression formera l'objet
or. entier des deux chapitres suivans.
NOTES
NOTES.
Extraits des Journaux des Officiers de l'Expédition.
page 47-
A six heures, nous étions de retour à Santa-Cruz,
et à sept heures trente minutes à bord.
Le i4 nous mouillâmes dans la rade de Sainte-Croix de Té-
nériffe, et eûmes de suite l'entrée sans être obligés de faire qua-
rantaine. Tant de vovageurs ont parlé de cette île et de la ville
où l'on aborde, que je n'aurais fait qu'indiquer notre passage
et simplement mentionner un voyage que nous fîmes au
sommet du Pic , s'il existait de bonnes et récentes relations sur
la manière de gravir cette haute montagne. Qu'on me pardonne
donc les détails, peut-être trop minutieux, dans lesquels je
vais entrer, que passeront ceux qui ne doivent point y aller,
mais que consulteront ceux qui doivent y monter ; détails que,
du reste , j'aurais été bien aise de trouver ailleurs.
Le Pic étant dans la partie de l'île opposée à celle où l'on
aborde , pour s'y rendre , on a besoin d'un train de conduc-
teurs et de chevaux assez considérable. 11 est même nécessaire
d'avoir des vivres qui puissent se conserver plusieurs jours.
Le consul voulut bien se charger de nous faire avoir des
168 NOTES.
chevaux; et, le îG au matin, le commandant et son domesti-
que, M. Gaimard et moi, nous partîmes de Sainte-Croix.
Notre bagage , composé de vêtemens pour le froid , de boîtes et
de papiers pour l'histoire naturelle, de vivres, etc., le tout
réduit au strict nécessaire, était porté par un seul cheval de bât
conduit par un homme. Deux guides chargés de nos chevaux
de selle suivaient à pied; l'un d'eux portait un baromètre de
Bunten.
On monte jusqu'à la Laguna , jolie petite ville distante de
la mer de deux lieues, par un chemin difficile, mal entretenu
et hérissé de grosses pierres volcaniques. On s'occupait cepen-
dant alors à faire une chaussée depuis Sainte-Croix jusqu'au
fort qui commande la route à gauche. Il faut convenir qu'on
aurait une bien fausse idée de TénérifFe , si on la jugeait par ce
qu'on en aperçoit de la rade, où tout paraît triste, aride et
stérile , où des montagnes déchiquetées et couvertes de laves
noires offrent à peine des traces de végétation. Rien n'est plus
sombre , surtout la partie droite de la rade , lorsqu'elle est en-
veloppée de nuages. Cet aspect est à peu près le même jusqu'à
la Laguna. Les céréales ne viennent qu'au travers des scories.
Mais passé ce lieu , la scène change , et l'on se croit transporté
dans les plaines les plus fertiles de la France; en effet, tout
était cultivé et couvert de blé. Bientôt après, en côtoyant la
mer d'une lieue , plus ou moins , les vignes vinrent s'y joindre,
et nous voyageâmes au milieu de la plus belle végétation, et
jouissant à chaque instant des plus beaux aspects. Nous nous
demandions pourquoi, au milieu de tant de moyens apparens
de prospérité , tant de pauvres couverts de haillons, habitant
sous des huttes plutôt faites pour des chiens que pour des
hommes, et demandant sans cesse l'aumône, à tel point que
le salut des enfans est de vous demander un liard (quartillo).
Sur les onze heures nous nous arrêtâmes pour déjeuner à un
lieu nommé Matanza , où se trouve une auberge. Il faisait très-
chaud, et nos montures étaient terriblement tourmentées par
les mouches. C'est là que nous eûmes le déplaisir de voir que
NOTES. 169
le baromètre venait d'être cassé par celui qui le portait. En
galopant sur le cheval de l'un de nous, il l'avait heurté contre
la selle. La perte de cet instrument nous fut d'autant plus sen-
sible, que personne n'en avait encore porté d'aussi parfait au
sommet de la montagne, et que c'était un moyen de vérifier
l'exactitude de la hauteur qu'on lui donne, d'après les travaux
de Borda. Le commandant d'Urville voulait aussi déterminer
la hauteur à laquelle viennent certains végétaux.
Matanza tire son nom d'un ravin profond que nous traver-
sâmes, et dans lequel les Espagnols qui occupaient cette île
furent défaits par les Guanches. Depuis ce lieu jusqu'à l'Oro-
tava nous avons toujours vu la mer à droite , et quelquefois de
hautes montagnes à gauche; nous montions et descendions par
des chemins très-roides et scabreux. Les cultures étaient le plus
généralement en vignes et en maïs ; ce qui donnait au paysage
une teinte d'un vert foncé , du milieu de laquelle ressortaient
les sommets noircis d'anciens cratères éteints. Ces particularités
se remarquaient surtout dans la plaine de l'Orolava.
Nous devions aller coucher à la ville de ce nom; mais,
comme la journée n'était pas trop avancée , nous descendîmes
visiter le port de L'Or o ta va. Il est peu profond, et ne reçoit
que des navires tirant peu d'eau. La mer y brise avec force.
La ville est propre et régulière. L'architecture des maisons,
quoique particulière à l'Espagne et massive, ne laisse pas
que d'avoir un certain agrément, et rien même n'est plus élégant
que la belle verdure des bananiers que l'on aperçoit dans les
cours de quelques-unes.
Nous rendîmes visite à M. Cologan pour qui M. d'Urville
avait une lettre. Cette famille Cologan a, par ses politesses
envers les voyageurs français, rendu , pour ainsi dire , son nom
classique. Celui qui existe maintenant est un jeune homme
dontles manières sont agréables : il avait passé plusieursannées
à Paiis, ainsi que son épouse , et tous les deux parlaient fran-
çais.
A une demi -lieue environ du port de l'Orolava est le
170 NOTES.
jardin botanique, belle demeure où se trouvent d'agréables
ombrages qui, il faut le dire, manquent à Ténériffe où l'on
paraît avoir sacrifié l'agréable à ce qui est productif. Ce lieu,
maintenant négligé par les circonstances malheureuses dans
lesquelles se trouve l'Espagne, fut créé, au milieu d'une plaine
dépourvue d'eau et d'arbres , par un ricbe habitant qui, depuis,
le céda au gouvernement. Il paraît contenir encore un assez
grand nombre d'arbres et d'arbrisseaux étrangers au sol des Ca-
naries.
Nous y trouvâmes , par hasard , M. Berthelot , Français ha-
bitant la ville de l'Orotava (qu'il ne faut pas confondre avec
le port du même nom), et auquel le consul nous avait recom-
mandés. Dans une ville où nous ne connaissions personne , où
l'on ne trouve point d'auberge , M. Berthelot nous fut du plus
grand secours, non-seulement en nous offrant sa maison, mais
encore en nous procurant un guide et en nous donnant tous
les renseignemens convenables pour aller au Pic : car ce n'est,
à proprement parler, que de l'Orotava que commence l'ascen-
sion. Sans lui nous nous fussions trouvés fort embarrassés et
à la merci de nos conducteurs. Ceux que nous avions pris à
Sainte-Croix ne connaissaient point le chemin de la montagne ;
il fallut s'en adjoindre un autre , et de plus un cheval chargé
d'eau, et son conducteur, parce que l'on n'en trouve point
dans l'endroit où l'on couche. Il faut aussi que toute la troupe,
hommes et animaux , aient des vivres pour deux jours. Autre-
ment, je lé répète, on peut manquer son voyage. On vient
déjà de voir que nous nous étions presque aventurés jusqu'à
l'Orotava , croyant y trouver à coucher et des guides. Le
mieux est, lorsqu'on a du temps, de s'assurer de ces choses
avant de partir de Sainte-Croix.
M. Berthelot est créateur et directeur d'un lycée dont l'en-
seignement est modelé sur ceux de France. Malheureusement
pour les Canaries, on parlait de le faire fermer. Entre autres
professeurs, il s'était adjoint, pour les mathématiques, M. Au-
bert , Français depuis long-temps fixé en Espagne , et que les
NOTES. 171
troubles de la Péninsule avaient forcé de venir à Ténériffe.
Tous deux cultivaient les sciences avec succès , et joignaient
celles d'agrément aux plus immédiatement utiles. C'est ainsi
qu'ils sont très-bien versés dans la botanique, surtout celle du
pays. M. Aubert écrit même sur la physiologie végétale, et
M. Bcrtbelot adresse de temps en temps des Mémoires aux so-
ciétés savantes. Je me souvenais parfaitement d'avoir vu de lui,
dans le journal de M. de Férnssac , la description d'une nou-
velle espèce de violette qui ne croît que sur les flancs et au
sommet du Pie, et qu'il nomme Viola tcydensis. Les momens
que nous avons passés dans la société de ces messieurs ont été
courts, mais nous pouvons dire très-agréables.
La ville d'Orotava est grande, les rues sont larges, bien
pavées, mais fatigantes par la rapidité de leur pente; quel-
ques maisons sont belles. Celle de notre bote, vaste et propre
à un établissement public , contient précisément, dans son
jardin, le fameux dragonnier, antiquité végétale à laquelle
les amateurs vont rendre visite, et qui, depuis la conquête des
Canaries , n'avait varié ni en hauteur ni en épaisseur. Mais
dans ces derniers temps un coup de vent avait abattu sa tête
respectable. Le reste était entretenu avec beaucoup de soin.
Sa circonférence est de quarante-huit pieds ; la hauteur de
sa tige, jusqu'à la naissance des branches, de vingt-deux.
Le lendemain matin à huit heures, notre petit équipage,
composé de neuf personnes et sept chevaux, quitta la ville.
Partout nous étions pris pour des Anglais : ce qui indique que
ce sont eux qui font le plus souvent de ces courses. Nous com-
mençâmes à monter par les chemins les plus scabreux que j'aie
vus de ma vie. Mais telle était la bonté de nos chevaux que pas
un ne broncha, soit en allant, soit en revenant, sur ces pavés
basaltiques qui étaient parfois très-glissans. Peu habitués à des
pentes aussi rapides , nous descendions et nous voyions alors
ces animaux galoper dans des sentiers en vraie forme d'escalier.
Ceux de nos guides qui étaient montés ne descendaient jamais,
et allaient presque toujours le trot. Les chevaux de ces îles
172 NOTES.
unissent la plus grande sobriété au courage et à la solidité du
pied.
Peu après l'Orotava on trouve quelques fermes et des bois
de marronniers francs. On entre alors dans des nuages épais
qui , couronnant pendant plusieurs mois de l'année ce premier
plan de bauteur, empêchent de distinguer le Pic , de la ville
d'où il paraît très-majestueux lorsque les nuages n'existent pas.
Après deux heures de marebe nous déjeunâmes sous un grand
et magnifique pin isolé, au bord d'un ravin profond et où l'on
trouve de l'eau. C'est el Pino del Tornajito. La température y
était très-fraîche. La végétation de ce lieu, presque toute de
hautes bruyères, est assez abondante : mais, à mesure qu'on
avance, ces arbrisseaux deviennent plus rares, les laves plus
amoncelées, et la terre végétale moins abondante. Aux envi-
rons de la caverne del Pino , on ne marche même plus que sur
des scories légères. Alors on est débarrassé des nuages, et avant
que d'y arriver on trouve abondamment le cytise dont les fleurs
jaunes répandent dans l'atmosphère une forte odeur de baume
du Pérou.
A une heure on détourna un peu sur la gauche pour se re-
poser dans la caverne et y mettre les chevaux à l'abri du soleil.
Cette cavité, où l'on a peine à tenir debout, est à peu près la
moitié du chemin pour arriver à la couchée. C'est là qu'on com-
menceàvoiren assez grande quantité le Spartiumsupranubium.
La montagne deTuffa rougeâtre, qui esta gauche, en abeaucoup
à son sommet. Chaque pied de ce grand arbrisseau forme des
touffes peu élevées qui s'étalent en rond. Sa couleur est glauque,
et ses fleurs blanches exhalent la même odeur que celle de la
plante précédente. Les animaux qu'on rencontre à cette hau-
teur sont un martinet qui se rapproche beaucoup du nôtre,
un lézard d'un gris presque noir, et sous les pierres une grosse
pimélie.
A deux heures nous partîmes de la caverne del Pino. La cha-
leur était assez forte , mais franche et sans accabler; l'air d'une
pureté et d'une transparence remarquables; les contours des corps
NOTES. 173
se dessinaient avec la plus grande netteté. Me servant habituel-
lement d'un verre concave pour voir à distance, j'ai cru
m'apereevoir qu'à celte hauteur je n'en avais presque plus
besoin : beaucoup plus haut il n'en fut pas ainsi. Nous nous
détournions souvent pour voir ce qu'on nomme à juste titre la
mer de nuages, dont nous allons bientôt parler.
A trois heures et demie environ , nous entrâmes dans les Ca-
nadas ; c'est une très-vaste plaine ondulée, ayant peu de végé-
tation et remplie de soupiraux éteints, de courans et de murs
de laves dirigés dans tous les sens. Le sol est enlièrement cou-
vert de très-petits fragmens d'obsidienne jaunâtre et fibreuse,
qui ressemble beaucoup à des ponces. Nos chevaux, débarrassés
des mouches et facilités par la route, allaient assez vite; ce-
pendant nous mîmes plus d'une heure à traverser ce plateau,
où, nous dit-on, la chaleur est quelquefois si grande nue
des chevaux y périssent : tandis qu'il est une saison où il y fait
bellement froid, qu'on nous montra un lieu marqué d'une croix
où était morte une pauvre femme qui s'était hasardée à y aller
chercher de la neige. Du milieu des Canadas on commence à
apercevoir vers l'une des extrémités le dôme immense du Pic
dont la forme et les teintes changent à mesure qu'on en appro-
che. A cette distance on ne se doute vraiment pas de quel côté
on attaquera cette montagne pour y monter. A sa gauche nous
traversâmes une petite montagne dont les ondulations, aussi
agréables qu'uniformes, étaient produites par de petits morceaux
d'obsidienne poreuse dont la couleur jaune offrait plusieurs va-
riétés de cette teinte. Les pieds des chevaux y enfonçaient assez
avant. A la superficie du sol et à d'assez grandes distances les
unes des autres, étaient d'énormes boules de basalte noir à
cristaux de feldspath ; quelques-unes avaient de vingt à trente
pieds de diamètre, et étaient fendues par le milieu; d'autres
avaient quelques-unes de leurs parties façonnées en petits pris-
mes. Ces blocs isolés, lancés, dans des temps bien éloignés, de
l'intérieur du cratère , semblaient avoir été posés là comme avec
la main. On ne voit sur cette montagne d'autre végétal que la
174 NOTES.
violette de Teyde, encore y est-elle assez rare; mais plus haut
on trouve des spartium rabougris et dont les branches sont
étendues sur la terre. Ils donnent abri à quelques lapins qui
vivent dans ces régions.
Sur les cinq heures nous étions au pied du dôme. Nous
pûmes encore le gravir, monter pendant une demi-heure jus-
qu'au lieu appelé la Station des Anglais (Estancha de los In-
gleses). Toutefois, encore que le sentier allât en zigzag, nos
chevaux , enfonçant dans de gros fragmens d'obsidienne , n'en
pouvaient plus , et nous fûmes obligés de descendre. C'est
dans cet endroit qu'on doit passer la nuit. Cependant on peut
encore aller, avec les chevaux , coucher à quelques centaines
de pas plus haut, à Alta-Vista, sous des blocs arrondis de
basalte ; mais la disposition naturelle de ceux de la Station des
Anglais est plus commode et l'espace plus grand. On n'y est
point abrité au-dessus, et un vent fort et par raffales y souffle
de toutes parts. Nos chevaux déchargés , notre premier soin fut
de faire du feu dans l'emplacement où nous devions dormir.
Nous nous servîmes des restes de spartium que nous pûmes
trouver près de nous, et, quoique le bois fût vert, il brûlait
avec la plus grande facilité en jetant de longues flammes vives;
ce qui contredit manifestement ce que rapportent certains
voyageurs des montagnes d'Europe, sur lesquelles la combus-
tion serait lente et difficile. Cependant la hauteur à laquelle
nous étions , environ mille six cents toises , égale celle de nos
montagnes les plus élevées. On dit aussi que la raréfaction de
l'air diminue l'intensité du son. Nous ne nous en sommes point
aperçus en tirant un coup de fusil; et nous avons éprouvé,
pour la voix, le phénomène contraire à un très-haut degré.
Car, m'étant par hasard transporté sur une roche un peu
élevée au-dessus de notre camp , et à quarante pas environ de
distance, j'entendais MM. d'Urville et Gaimard, qui causaient
auprès du feu , comme si j'eusse été avec eux. J'en fis la remar-
que ; ils baissèrent la voix, ainsi que moi , et nous finîmes par
converser et nous entendre tout-à-fait à voix basse, de telle
NOTES. 175
manière qu'en plaine il eût fallu être à dis pieds les uns des
autres pour nous entendre.
Après souper, nous mîmes des vêtemens plus chauds pour
passer la nuit auprès de notre feu. Nos gens, de leur côté , en
avaient aussi allumé. Voici quoi fut l'état du thermomètre cen-
tigrade. A cinq heures et demie il marquait i5°; à sept heures
et demie, i i° 8 ; et le matin , à trois heures et demie, seule-
ment 8°. Il e&t probable qu'au milieu de la nuit il avait été près
de zéro. La lumière que lançaient les étoiles paraissait singu-
lièrement affaiblie. Je ne pus fermer l'oeil de toute la nuit, et
cela par une cause dont on ne pourrait guère se douter, par
des puces dont ce lieu était plein. MM. Aubert et Bcrthclot
avaient aussi éprouvé la même incommodité que nous, ou
plutôt que moi; car mes deux compagnons dormirent bien.
Seul aussi j'éprouvai une gène dans la respiration , qui me for-
çait toutes les cinq minutes à une forte et grande inspiration.
De ma vie je n'avais ressenti ce malaise, qui tenait manifeste-
ment à une moindre pression de l'atmosphère et qui disparut
en descendant. Ne pouvant pas dormir, je trouvai plaisant
d'écrire de ce lieu , et au crayon , à un de mes amis de France.
J'ignore si ma lettre lui sera parvenue.
Dès que le jour parut, à quatre heures, tous trois, sans
aucun bagage que de l'eau-de-vie et du biscuit, nous suivîmes
notre bon vieux et complaisant guide Antonio. La montée, qui
se fait entre deux larges et courtes coulées de laves, devient de
plus en plus roide. On trouve encore parmi les obsidiennes
vitreuses et fibreuses quelques bouquets de violette, rares à la
vérité ; mais, arrivé à l'endroit d'où sont sortis les deux courans,
toute végétation a cessé, et l'on ne marche plus qu'en passant
d'un bloc de roche à un autre, dont quelques-uns sont quel-
quefois vacillans. Il n'y a plus de sentier tracé. S'il peut y avoir
quelque danger à monter le Pic, ce n'est que là; et ils se
bornent aux fortes déchirures et contusions qu'on pourrait se
faire en glissant dans ces anfractuosités. Il serait peut-être pos-
sible de s'y casser une jambe , mais jamais d'y disparaître et
176 NOTES.
de courir risque de la vie. Ainsi il n'y a point de précipices à
craindre. Tout ce qui a été dit à ce sujet est exagéré. Nous en
avions été prévenus d'avance par M. Berthelot, qui nous avait
dit au juste ce qui en était de ces prétendus dangers. Nous
croyons bien , par exemple , qu'il doit être difficile de passer,
sans quelques chutes, parmi ces pierres amoncelées, lorsqu'elles
sont en partie recouvertes par la neige ; ce qu'il n'est pas facile
de constater sans en approcher. A l'époque à laquelle nous y
étions, il y en avait encore assez abondamment sous les pre-
mières couches de lave. Elle était en assez gros flocons cristal-
lisés et agglomérés. Nous en mangeâmes. Il arrive quelquefois,
d'après ce qu'on nous a dit , que le matin , avant qu'on soit
joint par le soleil , le froid est vif, et devient insupportable aux
mains. Pour nous, ce ne fut qu'une grande fraîcheur. Dans
tous les cas , il est bon d'avoir des gants.
Nous faisions de fréquentes haltes qui me convenaient d'au-
tant mieux, qu'à la gêne de respirer s'était joint un malaise
d'estomac en tout semblable au terrible mal de mer, que je
m efforçais de vaincre vainement; il dura tout le temps que je
demeurai dans ces hautes régions. Je le calmais un peu en man-
geant de temps en temps des biscotins que me donnait mon
ami Gaimard. Plusieurs personnes ont encore éprouvé ce symp-
tôme , qui a même quelquefois été jusqu'au vomissement. Ainsi
que le précédent, je ne l'avais jamais éprouvé sur les nom-
breuses montagnes que j'avais gravies. Il est vrai que leur hau-
teur ne dépassait pas sept ou huit cents toises.
D'un certain point notre guide aperçut et salua le cône qui
s'élève du milieu du grand dôme , et qu'on nomme el Pilon. Au
sommet de ce grand dôme est une sorte de petite plaine hérissée
de massifs de laves basaltiques. Du milieu de quelques-unes sor-
tent des vapeurs aqueuses et très-chaudes, et des mousses tapis-
sent ces fissures brûlantes. De là nous voyions s'élever devant
nous ce piton que commençaient adorer les premiers rayons du
soleil, et dont la pente, recouverte de petites obsidiennes mo-
biles, était plus roide encore que tout ce que nous venions de
NOTES. 177
franchir. Nous y parvînmes en nous aidant des pieds et des
mains. A la base on enfonce au-delà des chevilles; mais vers
le milieu on est facilité par des laves basaltiques plus solides
auxquelles on se cramponne. Tl est prudent d'aller tous de
front, et non les uns au-dessus des autres, afin d'éviter les
pierres plus ou moins grosses qu'on fait crouler avec les pieds.
Près du sommet sont de petites fumerolles à odeur de chlore ,
dont la chaleur permet à peine d'y tenir la main. Enfin nous
arrivâmes au cratère, qui est tout-à-fait au sommet du cône,
à six heures et demie , c'est-à-dire deux heures et demie après
notre départ de la couchée. Le ciel était pur, sans aucun nuage,
avec cette teinte d'un bleu sombre, propre aux grandes hau-
teurs. D'après le récit de divers voyageurs, on y ressent tou-
jours de rapides courans d'air. Un vent de la partie du nord ,
qui soufflait par raffales, interrompait seul le calme et le silence
qui régnait dans ces lieux. Quoique la température fût à i3°,
nous ressentions assez de froid pour rechercher le soleil. A
cet effet , nous descendîmes au fond du cratère où nous déjeu-
nâmes.
Cet entonnoir, qui semble maintenant réduit à sa plus petite
expression, occupe tout le sommet du dôme; il se dirige obli-
quement à peu près du nord au sud; ses parois sont irrégulières
et formées de gros blocs de basaltes blanchis par les émanations
sulfureuses. On ne peut y pénétrer commodément que par le
point où l'on arrive ; encore la pente intérieure est-elle rapide.
Le dedans offre un assez grand nombre d'ouvertures, ou fume-
rolles, de quelques pouces de diamètre, laissant dégager une
grande quantité de vapeurs à odeur de chlore. Les bords de
quelques-unes sont tapissés de cristaux aciculaires de soufre,
et le sol est en partie imprégné de cette substance, de même
que d'efflorescences assez régulières d'alumine , et peut-être de
sulfate de fer. L'alumine y forme aussi une pâte blanche sur
laquelle on glisse. Le guide nous dit que les vapeurs étaient
quelquefois plus intenses et sortaient avec bruit. Celles que
nous voyions augmentèrent et diminuèrent pendant le peu de
178 NOTES.
temps que nous y séjournâmes. A sept heures, au soleil, le
thermomètre marquait 19°.
C'est de ce point élevé que nous pûmes contempler à loisir
cet amoncellement de nuages, qui, ceignant l'île dans tout son
contour et à une certaine hauteur, formaient sous nos pieds de
vastes plaines d'un blanc cotonneux , nommées avec assez de
justesse mer de nuages. L'œil se reportait toujours avec plaisir
sur ces flocons légers qui paraissaient immobiles dans leurs li-
mites. Quelques-unes des hautes montagnes des îles environ-
nantes pointaient au milieu ; et, dans quelques ruptures de ces
météores , nous crûmes quelquefois apercevoir la mer à sa
teinte bleuâtre. Si nous eûmes ce coup-d'ceil, d'un autre côté
nous fûmes privés d'embrasser l'ensemble de l'île. A la droite,
au-dessous de nous, nous vîmes sur un sol rougeâtre plusieurs
petits cônes de neige qui n'était pas encore fondue.
Ce n'est que du sommet du Pic de Teyde, qu'on peut se
faire une idée bien exacte de la formation de cette montagne.
Elle paraît si simple , qu'au premier aspect elle frappera tout
observateur. L'île entière est volcanique , et divers systèmes de
feu ont contribué à la former. Celui du Pic a été le plus consi-
dérable , et la base, sur laquelle il repose sa masse ou le cône
principal , a été elle-même tout un immense cratère de plu-
sieurs lieues de diamètre. En effet, tout l'espace connu sous le
nom de Canadas est le fond plus ou moins régulier de ce cra-
tère, d'où on voit encore des débris de vastes parois parfaite-
ment conservés et élevés comme des murs. Deux brisures ,
l'une du côté de l'Orotava , l'autre par Ico , ont donné lieu à
des écoulemens de matière en fusion , d'où ont été formées ces
montagnes d'élévation secondaire qui s'appuient sur les flancs
de la base du Pic. En faisant entrer, comme cela doit se faire,
les siècles dans la production des phénomènes qui nous occu-
pent , nous aurons les mille formes et directions de laves qu'on
trouve dans la plaine des Canadas. Mais une éruption, plus
puissante que toutes les autres , a fait sortir le dôme du Pic
avec ses basaltes et ses obsidiennes. Qui sait si à ces époques de
NOTES. 179
toute-puissance qui n'existent plus, ce n'est point dans l'espace
de quelques jours, dans une nuit peut-être !
Voilà deux montagnes élevées l'une sur l'autre. Mais ce
dôme était lui-même en ignition. lia fourni les diverses cou-
lées qui sillonnent ses flancs, dont deux surtout entre lesquelles
on monte, et terminées brusquement, sont plutôt des amas
basaltiques que de vraies coulées. Enfin il a produit de la même
manière qu'il l'a été lui-même, le dernier cône ou le piton qui,
quelque jour peut-être, remplira son cratère, et élèvera un
troisième cône. L'idée aussi simple que juste qu'on doit se
faire de cette formation , est représentée par les tuyaux décrois-
sans d'une longue vue.
Le dernier dôme ou le piton paraîtrait avoir principalement
lancé de ces petites obsidiennes pulvérulentes, qu'on pren-
drait facilement pour des ponces, car tout le sol des Canadas
en est complètement recouvert; une petite montagne sur la-
quelle on passe avant que de monter le Pic en paraît entière-
ment formée, et on en trou\ (beaucoup sur le Pic même. Là elles
sont plus volumineuses et souvent unies à l'obsidienne en verre
irisé et verdâtre : ce qui , dans le même morceau , indique des
degrés divers de fusion. J'avais beaucoup amassé de ces échan-
tillons qui doivent être rares dans les collections; le guide qui
en était ebargé les perdit. Cette obsidienne en verre dont on
trouve d'assez gros morceaux, variables dans leurs teintes, est
remarquable par sa fragilité. En général toutes les laves du
Pic se distinguent de celles qu'on voit à Sainte-Croix, en ce
qu'elles ne sont point poreuses et manquent d'olivine et de pé-
ridot.
N'ayant point parcouru les autres parties de Ténériffc, je
me suis simplement borné à donner une idée générale du Pic
et des moyens d'y monter. Deux savans du premier ordre ,
MM. Cordier et de Buch , l'ayant exploré avec soin, ont dû
donner à ce sujet tous les renseignemens géologiques conve-
nables. Toutefois je n'ai point encore eu connaissance de leurs
relations.
>■>'
180 NOTES.
C'est à tort qu'on prend la couleur blanche du sommet du
Pic pour de la neige ; ce n'est que celle des obsidiennes. Si on
en voit quelquefois dans la saison où il en tombe , ce ne peut
être que sur les flancs du grand dôme.
La descente del Pilon s'opère avec rapidité. C'est avec plaisir
qu'en posant le pied dans ces petites obsidiennes légères, on s'y
enfonce à moitié jambe. Il n'en est pas de même dans celles, plus
grosses , qu'on trouve après avoir franchi les blocs de basalte ,
et dont quelques-unes coupent comme le verre dont elles ont
l'aspect. Alors il est bon de suivre le sentier tracé. Ne le faisant
pas toujours, je me fis en tombant quelques coupures aux
jambes.
Ayant appris et lu, dans des relations, que les chaussures
étaient brûlées au sommet de la montagne parles vapeurs sul-
fureuses, et mises en pièces par les rochers , nous nous en étions
pourvus de rechange : c'était bien inutile, les nôtres ne furent
pas le moins du monde endommagées par le feu , et seulement
un peu limées par les obsidiennes. Elles ont servi beaucoup de
temps encore à d'autres courses. Il est bon d'avoir des demi-
guêtres en peau ou en toile pour prévenir l'entrée des petites
pierres dans les souliers.
J'allais oublier de parler de la Caverne des Neiges (Cueva de
las Nievcs) que nous visitâmes au retour. Comme elle est pres-
que sur la route, sur les flancs du grand dôme, on peut aussi
bien le faire en allant. Elle est formée de grands blocs basalti-
ques entassés les uns sur les autres, sans beaucoup d'ordre.
Elle est spacieuse; son entrée droite et profonde a douze à
quinze pieds. On m'y descendit avec une corde. J'y trouvai de
la neige et une assez grande quantité d'eau gelée jusqu'à la su-
perficie. De très-belles et grosses stalactites de glace pendaient
à la voûte, et, pendant que je recueillais des conferves dans de
l'eau à la température de zéro', le soleil qui pénétrait par l'ou-
verture me brûlait le dos. Quoique ce soit là qu'on vienne
quelquefois chercher la glace dont on sesertàla ville de Sainte-
Croix , on ne s'est point encore avisé d'y placer une échelle à
NOTES. 181
demeure au lieu des bâtons qu'on laisse pour y descendre.
A six heures nous étions de retour à l'endroit où nous avions
eouché, el , comme nos chevaux n'avaient eu que peu à boire
avec l'eau que nous avions apportée, et presque point à manger,
qu'une petite quantité d'avoine, nous nous mîmes en route et
gagnâmes tout d'un trait la station del Pino , dans les nuages,
et qui se trouve près de l'Orotav a. Avant que d'y atteindre, nous
eûmes un mirage assez fort pour prendre des chèvres pour des
chevaux. Ces animaux vivent, dans ces solitudes , dans un état
demi sauvage. Ils vont jusqu'aux Canadas, et l'on peut même
en tuer pour manger sur le Pic sans que les propriétaires le
trouvent très-mauvais, lorsqu'ils viennent à le savoir. A cl
Pino nous dînâmes, et nos chevaux trouvèrent de l'eau et de
l'herbe; puis nous descendîmes jusqu'à l'Orotav a en chassant.
Le pav é était tellement en pente et glissant que sur des che\ aux
fatigués nous ne voulûmes pas nous hasarder à le parcourir.
Pas un d'eux ne broncha cependant. Des hauteurs, aussitôt
qu'on a laissé les nuages, le coup-d'œil est charmant. C'était
fête ce jour-là à la ville, aussi eûmes-nous à en traverser toute
la population. Nous couchâmes chez M. Berthelot qui , le len-
demain, voulut bien nous accompagner à Sainte-Croix, et
passer le jour suivant avec nous à bord. Nous laissâmes à l'Oro-
tav a notre guide du Pic', qui nous demanda neuf piastres.
Nous dînâmes à l'hôtel de Matanza , et, arrivés en cet endroit
de la route qui est traversé par un aqueduc en bois supporté
par des pieux, M. Berthelot nous dit que nous n'étions qu'à
cinq cents pas d'une grande forêt, et cependant nous ne voyions
point d'arbres. Mais en s'élevant un peu sur la droite nous
aperçûmes celle qu'on nomme d'Aguas-Garcias. Elle est magni-
fique, et ressemble aux forêts vierges d'Amérique. Il y a des
arbres très-gros; ceux de l'entrée sont des bruyères d'une gros-
seur et d'une élévation telles que je n'en avais point encore vu
de semblables. C'est le seul lieu de notre course où nous trou-
vâmes un petit ruisseau coulant sur les pierres d'un ravin. En
général, l'eau manque à Ténérilr'e. Nous v trouvâmes des
182 NOTES.
parmacelles et une ancille qui formera certainement une es-
pèce nouvelle.
Dans la route nous prîmes sur le Carduus-Mariana beaucoup
de papillons cardinaux , belle espèce rare et imparfaite dans
les parties méridionales de la France. Enfin, le soir, assez tard,
chargés de roches et de plantes , et surtout très-fatigués , nous
allâmes coucher à bord de la corvette , après quatre jours d'ab-
sence , temps strictement nécessaire pour le voyage du Pic. En
demeurant un jour de plus à l'Orotava, en descendant, on se
reposerait convenablement.
L'ensemble du voyage a coûté quatre cents francs, y com-
pris les guides et la nourriture des hommes et des chevaux, ce
qui était réglé à chaque halte, et ce dont les conducteurs étaient
chargés de s'occuper. Sans l'hospitalité que nous trouvâmes
chez M. Berthelot, les frais eussent dépassé cinq cents francs.
Encore ne faut-il pas faire entrer en compte les vivres que nous
avions en assez grande quantité. Ce sont les Anglais, habitués
à répandre l'argent avec profusion , qui font monter si haut
les dépenses de ces courses ; car les vivres et les autres denrées
sont à assez bon compte , et Ténériffe , où les fortunes sont mé-
diocres , est loin d'avoir le luxe des colonies.
(Journal de M. Quoj.^
page 58.
Les bœufs et les légumes y sont à bon compte ,
et le prix de la volaille le même qu'à Ténériffe.
Le 27 nous eûmes connaissance des îles du Cap-Vert (celles
de Buena-Vista , de Sal et de Mai), et le 29 nous mouillâmes
sur celle de Santiago (Saint-Jacques), dans le fort de la Praya,
lieu d'un aspect affreux, formé de rochers abruptes et de laves
noires dépourvues de végétation. La ville, qui apparaît au
fond de la baie , est assise sur un de ces rochers ; et, après être
NOTES. 183
débarqué , il faut faire un assez grand contour pour y arriver.
C'est tout ce que nous avons à dire d'un lieu qu'une courte re-
lâche nous a empêché d'explorer; mais la grandeur de l'île et
la hauteur des montagnes font présumer qu'ainsi qu'à Téné-
riffe , les sites intérieurs doivent être plus agréables. Nous
croyions aussi trouver les vivres à meilleur compte que nous ne
les eûmes. 11 n'y avait cependant que quelques navires sur la
rade, au nombre desquels s'en trouvait un avec pavillon anglais,
que nous crûmes être celui du capitaine King; mais, par une
seconde fatalité, il était parti depuis deux ou trois jours. C'était
le capitaine Owen, qui, depuis quatre ans, était occupé de la
géographie de Madagascar et de toute la côte d'Afrique, qui
s'étend depuis ce point jusqu'au Sénégal. Pendant la durée de ce
travail immense, eccommandantavait perdu quarante officiers et
cent cinquante matelots. A mesure qu'il en avait besoin, il allait
se recruter sur les navires qui passaient à l'Ile-de-France; et
ceux qui lui restaient à cette- époque étaient tous de très-jeunes
gens. De nos messieurs qui ont vu des travaux de cette expé-
dition, les trouvent parfaits et exécutés avec tout le soin et la
ténacité que savent y mettre les Anglais. Ce sentiment est celui
de M. d'Urville et de trois de nos officiers, qui, dans notre
marine, sont au nombre de ceux qui ont probablement fait le
plus de bonne géographie. Le capitaine Owen , travaillant en
partie pour la Compagnie des Indes, sera , nous dit-on , à son
retour récompensé de ses dangers et de ses travaux par une
somme de cent vingt mille francs. C'est un homme qui paraît
dune grande simplicité de mœurs; et lorsqu'il vint , dans son
petit canot, visiter notre commandant , à la longue barbe qu'il
portait lui et ses hommes, on eut de la peine à reconnaître un
capitaine de vaisseau anglais chargé d'une semblable mission.
Mais dans . une pareille dépense et une si grande perte
d'hommes, on n'avait pas mis tout à profit et su tirer parti
d'une semblable expédition, en négligeant d'y adjoindre des na-
turalistes et des personnes chargées d'observer les moeurs des
peuplades nombreuses avec lesquelles on communiquait; car
184 NOTES.
il n'existe sans doute aucune mer plus riche en zoophytes et
en animaux marins de toute espèce. Il est vrai qu'ayant perdu
quarante officiers, combien n'aurait-il pas fallu de naturalistes,
qui sont plus exposés encore par la nature de leurs recherches!
Quand j'en témoignai mon élonnement à M. Owcn, il répondit :
« On n'a pas jugé convenable de me donner des naturalistes. »
Ce qui me fait croire que ses travaux sei ont purement et simple-
ment géographiques. Du reste, l'Angleterre, n'ayant pas comme
nous de centre pour ces sortes d'études , paraît les négliger, ou
du moins ne s'en occuper que d'une manière secondaire ; car
le capitaine King n'avait pas non plus de naturalistes dans son
dernier voyage au cap Horn. C'était lui qui se chargeait de-
récolter le plus qu'il pouvait.
M. Owen dit avoir pénétré bien avant dans une grande ri-
vière, et avoir été obligé de se battre contre les sauvages afri-
cains. Il louait les travaux hydrographiques de M. Roussin sur
la côte d'Afrique. Le capitaine anglais avait toujours eu , pour
faire les siens , deux , et même , je crois , trois navires. Il atten-
dait sa conserve pour gagner^sa patrie.
Dans le peu d'instans que je demeurai à terre , je vis un oi-
seau de proie à cou blanc et un martin-pêcheur , que je ne pus
me procurer, et que je signalerai comme étant peut-être des.
espèces nouvelles. J'y remarquai aussi de gros corbeaux noirs.
Nous ne demeurâmes pas un jour entier à la Praya, que
nous laissâmes le 3o juin au matin , après y avoir fait une assez
bonne collection de poissons riches en couleurs.
(Journal de M. Quoy.}
page 71 .
Et nous gouvernâmes ensuite au sud avec une forte
brise d'E. S. E. , et une grosse mer.
Le 3i juillet de grand matin, nous voyons les rochers élevés
NOTES. 185
de Marti n -Vaz , et bientôt après nous nous rapprochons de la
Trinité, de manière à en faire le tour et la géographie complète.
Cette île, qui n'a que quelques milles de circonférence, est
assez élevée et ne présente aucun port. Plusieurs de ses points
sont très-certainement volcaniques; mais je n'assure pas qu'il
en soit de même de quelques-uns de ses pitons, un sur-
tout qui s'élève du bord de la mer comme un long cylindre
isolé. Nous y vîmes des Fous /des Frégates, dont on se pro-
cura deux, et un grand nombre d'Hirondelles de mer blanches,
qui paraissent semblables à celles du Grand-Océan.
(Journal de M. Quoy.^
Et qui ont pénétre dans toutes les parties du na-
vire.
Le i5, tempête de S. 0.; le vent ne mugissait pas, mais
hurlait dans les manœuvres. Nous étions poussés heureusement
dans une direction qui nous était assez favorable. Les jours
Buivans grosse mer et mauvais temps.
(Journal de M. Quoy. )
PAGE 83.
Notre horizon s'étendait au plus à un mille dans
les instans les plus lucides.
Le 21 septembre, nous espérions, après une aussi longue
traversée, être récrées par la vue de l'île Saint-Paul que nous
annonçaient des fucus et de nombreux albatros fuligineux ;
mais un brouillard épais empêcha de la reconnaître. Un
homme du bord nous dit que de l'Ile-de-France on y envoie
186 NOTES.
quelquefois pour la pêche de la morue. Est-ce réellement de la
morue ? Et, dans le cas contraire, quelle est cette espèce si abon-
dante de poisson?
(Journal de M. Çwoy.)
page 97.
Ils étaient très-contens de leur nuit et de leurs
communications avec les naturels.
Le 11 octobre, le commandant nous accorda la permission
d'aller coucber sous la tente que nos voiliers occupaient à terre;
nous voulions le lendemain commencer, à la pointe du jour,
une promenade dans les forêts. Il était six heures du soir lorsque
MM. Gaimard , Guilbert et moi, nous descendîmes dans le ca-
not ; l'obscurité commençait, et la pluie tombait avec assez de
force. Un naturel, qui avait passé la journée à bord, désira
profiter de notre embarcation pour quitter le navire. Durant
le trajet , ce pauvre homme, bien que garanti par les vêtemcns
que les matelots lui avaient donnés , paraissait souffrir du
froid, et s'apercevant que M. Gaimard allait tendre son para-
pluie , il vint aussitôt se blottir près de lui.
Notre débarquement offrit quelques difficultés; une grosse
houle battait les rochers de la pointe à laquelle nous allâmes
aborder. Nous n'étions pas à une grande distance de la tente,
mais au milieu des ténèbres qui régnaient alors nous aurions
pu nous égai'er. Nous chargeâmes donc notre indigène de nous
guider; il parut comprendre nos signes, et se mit à marcher assez
rapidement devant nous en nous adressant sans cesse des paroles
que nous prîmes pour des indications complaisantes sur le che-
min que nous devions tenir. Un petit marécage se rencontra
bientôt ; nous vîmes alors notre guide, pour le traverser, ôter les
souliers qu'on lui avait donnés à bord , et relever soigneuse-
ment le pantalon qu'il portait. Lorsque nous jugeâmes que le
NOTES. 187
terme de notre course n'était pas éloigné, nous poussâmes
quelques cris auxquels un assez grand nombre de voix répon-
dirent; le naturel avant crié à son tour d'une façon particu-
lière, nous entendîmes des acclamations de joie et d'étonné-
ment , et peu d'instans après en perçant quelques broussailles
nous étions en présence des sauvages.
Une douzaine d'hommes et deux jeunes garçons étaient de-
bout autour d'un feu. Dès qu'ils nous découvrirent , les cris re-
commencèrent ; mais lorsqu'ils vinrent à distinguer leur com-
patriote couvert de vètemens , et décoré de colliers , de miroirs,
enfin de mille bagatelles dont on lui avait fait présent, il n'v
eut plus de bornes à leur gaieté. Tousse mirent à hurler et à
chanter à la fois, et c'était un spectacle du plus étrange effet,
que ces êtres noirs et maigres éclairés par le reflet des flammes ,
s'agitant, sautant, et poussant des sons qui ressemblaient à des
aboiemens. De temps en temps un cri aigu et général paraissail
servir de refrain à leurs chants, car toutes les voix s'accordaient
pour le pousser, et il était suivi d'une courte pause. Notre
sauvage, cependant, était fêté , caressé, examiné par ses amis;
chaque fois qu'une nouvelle merveille frappait leurs regards ,
les transports renaissaient plus vifs et plus bruyans encore : et
lui, pour répondre à tant de politesse, poussait de longs éclats
de rire , et s'unissait d'une façon très-énergique au bruit assour-
dissant de la joie commune. (PI. 23).
A ce tumulte inusité , nos voiliers et nos soldats qui habi-
taient la tente jugèrent qu'il se passait quelque événement ex-
traordinaire ; ils accoururent sur le lieu de la scène comme
pour ajouter un contraste piquant à ce bizarre tableau. Enfin,
la lassitude parut mettre fin à ce délire général , et nous nous
acheminâmes vers la tente afin d'y préparer les places que nous
voulions occuper durant la nuit.
Sept indigènes se détachèrent bientôt du groupe principal ,
et vinrent établir leur siège non loin de notre factionnaire. Ils
choisirent suivant leur usage l'abri d'un buisson touffu , et s'ac-
croupirent autour du feu alimenté sans cesse par de petites
188 NOTES.
branches de bois sec qu'ils trouvaient à leur portée. Les voyant
si près de nous , nous leur témoignâmes le désir d'augmenter
leur cercle; cette proposition fut accueillie avec empressement,
ils nous firent place, et alors commença pour nous une scène
singulière, fertile en émotions neuves, et dont on chercherait
en vain l'équivalent dans ces spectacles que la civilisation a
inventés pour amuser l'esprit.
C'est une singulière destinée que celle qui rassemble autour
du même foyer des habitans si différens du même globe. Nous
faisions involontairement cette réflexion qui en aurait amené
bien d'autres si nos hôtes ne nous en eussent détournés. Peu oc-
cupés d'idées philosophiques, ils obéissaient en ce moment aux
impressions toutes physiques qui agissaient sur eux. Leurs yeux
brillans et expressifs nous observaient avec curiosité , et par-
couraient toutes nos personnes. Leurs mains dures et maigres
touchaient alternativement nos vêtemens et notre peau, et
chaque parole que nous prononcions excitait leur étonnement
et provoquait leur rire. Un des moyens naturels d'entrer avec
eux en conversation était de leur dire nos noms et d'apprendre
les leurs. Il fallut bien des répétitions avant qu'ils parvinssent
à articuler des mots pour lesquels leurs organes semblent insuf-
fisans. Les s et les r surtout échappaient à leur prononciation ;
enfin , ils réussirent pourtant à retenir nos noms qu'ils défi-
guraient à leur manière. M. Gaimard se nommait Kaimay
M. Guilbert Kilberé , notre maître voilier, Audibert, se nom-
maitpoureux Ouadibé; quant à moi, ils m'appelaient Tainton.
On pense bien que toutes ces épreuves n'avaient pas lieu sans
beaucoup de bruit et de gaieté. A peine connurent-ils nos noms,
qu'ils voulurent tous à la fois nous dire ceux qu'ils portaient
eux-mêmes. Le plus âgé du groupe, assis près de M. Gaimard ,
se nommait Patêt (PI. 11). Son air était grave et réfléchi, ses
yeux intelligens; son corps, calleux aux articulations, était
couvert de poussière , et d'une saleté repoussante. Un homme ,
encore jeune , qui paraissait affectionner particulièrement
M. Guilbert, se nommait Mokoré (PI. 11); il avait une phy-
NOTES. 180
sionomic ouverte et les manières plus vives qu'aucun de ses
compagnons. J'eus le chagrin de ne pouvoir entendre en au-
cune façon le nom que portait mon voisin ; il était composé de
syllabes sourdes et gutturales, et mon interlocuteur aimait tant
à causer, qu'il me fut impossible de rien saisir dans le flux de
paroles dont il accompagnait ses explications.
Un enfant de douze à treize ans se nommait Yalepouol
(PI. il); il nous lit entendre d'une façon fort plaisante que
Patêt était son père. Cet enfant faisait à lui seul autant de bruit
que tous les autres ensemble; sa petite voix aigre et glapissante
dominait toutes celles de l'assemblée, et ses discours ne taris-
saient point.
Nous comprîmes bientôt que nos hôtes voulaient changer
leurs noms contre les nôtres. Cette coutume que les voyageurs
ont trouvée répandue dans les archipels du Grand-Océan , eut
lieu de nous étonner chez ces pauvres humains qui semblent -i
mal partagés sous le rapport de l'intelligence. Elle annonce
un état de société déjà perfectionné , et nous ne pouvions pas
nous attendre à la trouver établie dans une horde errante de ce
pays sauvage. Quoi qu'il en soit, le changement eut lieu à leur
grande satisfaction, et plusieurs d'entre eux chantèrent, à cette
occasion , des chansons où nous pûmes reconnaître nos noms.
Un jeune homme de la troupe paraissait jouir parmi ses compa-
gnons de quelque célébrité poétique , car lorsqu'il commen-
çait à chanter, le silence s'établissait, et de temps en temps un
murmure flatteur semblait l'applaudir. Leur chant monotone
et d'un caractère triste commence par des notes élevées , re-
tombe graduellement dans un ton grave et sourd qui s'affaiblit
insensiblement et finit par un long murmure auquel tous les
assistans se joignent à l'unisson. M. Guilbert et moi , nous leur
chantâmes un air fort gai à deux voix , et nous eûmes lieu de
nous enorgueillir de notre succès , car non-seulement ils obscr-
vèrent le plus grand silence, mais à la fin de la chanson ils
daignèrent nous applaudir par leurs cris et leurs batlcmens de
mains. Cette dernière façon d'exprimer le contentement, usitée
190 NOTES.
aussi dans notre Europe , fut encore pour nous un sujet d'é-
tonnement chez ce misérable peuple.
Pendant que tout cela se passait, le vocabulaire de M. Gai-
mard s'enrichissait d'un bon nombre de mots qui ne peuvent
laisser aucun doute; car les moyens ne nous manquaient pas
de renouveler nos épreuves, et la bonne volonté de nos
hôtes, quoiqu'un peu bruyante , nous secondait à merveille.
Nos communications avec ces indigènes nous avaient assez
appris jusque-là qu'ils se souciaient peu de laisser voir leurs
femmes aux étrangers. Nos nouvelles instances , dans cette
soirée , furent éludées par une promesse qu'ils nous firent pour
le lendemain , et qu'ils avaient certainement l'intention de ne
pas tenir. A leur tour ils nous demandèrent avec les gestes les
plus .significatifs , si nous étions réellement tous du même sexe.
Notre réponse affirmative ne parut pas les convaincre , car ils
s'adressèrent assez vivement à M. Guilbert et à moi comme
pour éclaircir leurs doutes. Notre jeunesse et nos mentons
rasés nous rendirent probablement l'objet de cette galante
curiosité. Quant à M. Gaimard qui portait d'épaisses mousta-
ches et des favoris, sa dignité d'homme ne lui fut nullement
contestée.
Nos amis nous demandèrent la permission de relever nos
manches et nos pantalons. La contexture de nos vêtemens les
arrêta d'abord , et en les examinant avec soin ils répétaient le
motkingarou. Ce mot exprimait sans doute une opinion très-
conséquente dans leurs idées, car, puisque le quadrupède qu'ils
désignaient leur fournit leur unique vêtement, il s'ensuit tout
naturellement pour eux que les hommes blancs ont aussi quel-
que kingarou dont les dépouilles servent au même usage.
La grosseur de nos membres paraissait les étonner, eux dont
la charpente grêle est revêtue de muscles si débiles ; mais ce
qui semblait surtout charmer leurs regards, c'était la blan-
cheur de notre peau. Ils nous caressaient légèrement et pro-
nonçaient de ces mots doux et flatteurs qui dans toutes les lan-
gues expriment des sensations agréables. Notre couleur est-elle
NOTES. 191
réellement pour eux un objet d'admiration? C'est une question
que nous n'osons pas résoudre, bien que leurs démonstrations
nous fassent peneher pour l'affirmative.
Nous remarquâmes en général parmi nos hôtes des manières
douces et paisibles ; ils étaient bruyans, mais leurs imporlunités
cessaient au moindre geste que nous faisions. Malgré l'esiguité
de leur vêtement qui leur couvre à peine les reins, nous
crûmes reconnaître en eux des habitudes de pudeur, ou du
moins une décence naturelle qui paraissait voiler en quelque
sorte ce que leur nudité a de choquant pour nous.
La soirée s'avançait et la gaieté cédait peu à peu au besoin
du sommeil ; nous nous levâmes alors pour regagner la tente
sans qu'aucun indigène tentât de nous y suivre.
Vers le milieu de la nuit, pendant que nous reposions sur
les voiles étendues dans la tente, nous entendîmes encore les
chants tristes et monotones d'un homme et de l'enfant Yale-
pouol. Vers deux heures du matin tout était endormi : les
sauvages accroupis, le menton sur les genoux, étaient serrés
l'un contre l'autre pour résister au froid , et ne remplissaient
dans cette posture qu'un très-petit espace. Le feu ne jetait
plus qu'une sombre lueur, et le silence qui régnait sur toute
la côte à cette heure avancée , contrastait avec les éclats
joyeux dont quelques heures auparavant ces solitudes avaient
retenti.
A la naissance du jour quatre indigènes seulement rani-
maient les restes du feu ; ils paraissaient transis de froid, et
leur visage n'offrait plus que l'expression stupide de l'engour-
dissement. A peine répondirent-ils quelques mots à nos ques-
tions. Lorsque nous leur rappelâmes l'engagement qu'ils
avaient pris de nous conduire vers leurs femmes , ils gardèrent
le silence, et enfin ils nous laissèrent entrer dans le bois sans
paraître s'apercevoir que nous les quittions.
Nous passâmes la journée dans les forêts , nous y fîmes la
rencontre de trois naturels qui nous accompagnèrent assez
long-temps. Notre chasse ne fut point heureuse , nous ne vîmes
192 NOTES.
qu'un casoar de très-haute taille que nous poursuivîmes sans
l'atteindre. A cinq heures nous rentrions à hord.
{Journal de M. Sainson.)
Leshabitans du port du Roi-Georges, comme tous ceux des
plages de la Nouvelle-Hollande , sont peu nombreux et divisés
en petites tribus dont chacune paraît composée au plus d'une
vingtaine d'individus. Nous ne les avons point vus entièrement
réunis. Les groupes les plus nombreux avec lesquels nous
avions communiqué comptaient à peine douze à quinze hommes
et quelques enfans de dix à douze ans , qui pouvaient les
suivre dans leurs courses. Les femmes n'étaient jamais avec
eux; et nous sommes fondés à croire que, par crainte ou par
jalousie, ils les cachaient avec soin. Il paraît même qu'elles
habitent assez loin des bords de la mer.
Le caractère de physionomie de ces hommes nous semble à
peu près le même dans toute la Nouvelle-Hollande, autant
qu'on peut en juger par les relations des voyageurs que parce
que nous avons vu nous-mêmes à la baie des Chiens-Marins,
à la baie Jervis et à Port-Jackson. Il peut y avoir quelques
différences de localités, mais elles ne modifient pas essentiel-
lement le type général.
Les indigènes du port du Roi-Georges sont en général d'une
taille au-dessous de la moyenne ; cependant il y en avait quel-
ques-uns d'assez grands parmi vingt-cinq à trente que nous
avons pu voir. Au premier aspect on est frappé de la maigreur
et de l'exiguïté de leurs membres inférieurs; mais cette dispo-
sition ne paraît point le caractère propre à ces peuples; elle
tient à l'état de misère dans lequel ils sont et au défaut d'une
nourriture suffisante pour le développement de ces parties. Ce
qui semble le prouver, c'est ce que nous avons vu dans ces pa-
rages : des femmes d'une tribu de la Nouvelle-Hollande qui
habite vis-à-vis l'île des Kanguroos, et d'autres du port Dal-
rymple , sur l'île Van-Diémen, prises dans cet état d'émaciation
NOTES. 193
par les Anglais qui font la pèche des Phoques, vivant avec
eux, et faisant usage d'une nourriture abondante et animale,
avaient leurs extrémités très-bien développées, et même dans
un état d'obésité. Le même cas s'est offert chez plusieurs indi-
vidus des peuplades de la Nouvelle-Galles du Sud. Quoi qu'il
en soit, ce caractère d'émaeiation est si marqué chez les
hommes qui nous occupent, qu'il paraît singulier et vraiment
extraordinaire au premier aspect, et que le dessin que M. de
Sainson a fait d'un enfant semble être une vraie caricature : on
dirait que ses membres inférieurs ne sont autre chose que le
fémur et le tibia recouverts de la peau.
Si le torse paraît plus développé et plus trapu, on ne peut
l'attribuer qu'à l'exiguité des jambes, car il est généralement
maigre. Les bras rentrent aussi, mais un peu moins, dans cet
état de maigreur. Cependant le ventre est arrondi, et a des
propensions à devenir gros; ce qui s'explique facilement par
l'habitude qu'ont les peuples sauvages, exposés à de longues
abstinences, de prendre des alimens outre mesure quand ils en
trouvent l'occasion.
Leur tète est assez grosse, la face un peu élargie trans-
versalement; l'arcade sourcilière très-saillante, d'autant plus
peut-être que leurs yeux, dont la sclérotique est blanc-jaunâ-
tre, sont très-enfoncés. Ils ont les narines plus ou moins apla-
ties et écartées; les lèvres médiocrement grosses; les gencives
blafardes; la bouche grande, très-fendue , ornée de dents fort
belles, régulières et serrées, dont l'ensemble ressemble parfai-
tement à ces mâchoires artificielles que l'on voit à Paris, au
Palais-Roval. Ils ont les oreilles médiocres; les cheveux frisés
sans être laineux , mais dont la couleur naturelle n'est pas
facile à reconnaître, parce qu'ils sont toujours recouverts
d'une couche d'ocre , excepté chez les enfans qui les ont bruns
ou noirs. Leur barbe est rare et noire ainsi que les mous-
taches.
Leur couleur générale varie entre le noir peu intense et le
noir rougeàtre. Leur maigreur est quelquefois si grande que
tome i. i3
194 NOTES.
quelques-uns ont l'air de spectres. Cet état n'est point
étonnant quand on sait que la terre ne fournit presque rien à
la nourriture de ces hommes qui, pour toute arme, ayant de
simples lances, sont obliges de parcourir de grands espaces
avant de pouvoir atteindre une petite proie, telle que des Ser-
pens, des Lézards, des Scinques, et parfois des Phalangers et
des Péramèles qu'ils mangent sans les avoir fait cuire , et après
s'être bornés à les présenter au feu. Nous les avons vus quel-
quefois dévorer avec le même empressement les intestins de
poissons que nos matelots jetaient.
D'après ce qui nous a été dit par les Anglais qui font la pècbe
des Phoques au port du Roi-Georges, toute l'industrie qui tend
à leur procurer de la nourriture, est plutôt le partage des
femmes que celui des hommes : elles vont à la chasse avec des
chiens du pays, font la pêche et plongent sur le bord de la
mer pour avoir des coquillages.
La prise d'un Kanguroo est pour eux une chose importante ;
et , pour cela , il est nécessaire que toute une peuplade entoure
l'endroit où il est cantonné , y mette le feu, et oblige ainsi l'ani-
mal à se livrer à ses coups. Outre la nourriture , le Kanguroo
leur fournit, par sa peau, le seul vêtement qu'ils possèdent.
Ils ont soin de l'assouplir, et le portent sur les épaules, en
forme de manteau court. Le froid excessif qu'il doit faire l'hiver
dans cette contrée, ne les a point encore déterminés à s'en
faire des vêtemens pour les membres inférieurs; et l'usure de
ceux qu'ils portaient prouve suffisamment qu'il ne leur est pas
facile de s'en procurer.
Ces hommes sont très-frileux, et, pour se préserver du froid
autant qu'ils le peuvent, ils portent constamment avec eux un
cône de banksia desséché, enflammé, et qui brûle lentement
comme de l'amadou. Chose singulière ! tous le mettent pres-
que à toucher leurs parties génitales , le plus souvent sous leur
manteau. Ils s'en servent aussi pour enflammer en un instant,
et le plus souvent sans objet en apparence , les lieux par où ils
passent , ce qu'ils font avec une prestesse singulière et une ra-
NOTES. 19Ô
pidité qu'il nous serait bien difficile d'imiter. Aussi, toute cette
contrée est-elle tellement brûlée qu'on ne peut y faire un pas
sans être noirci de toutes parts. Les grands arbres sont char-
bonnés jusque dans leur cime , tandis que le sous-bois meurt
et ne pousse que des tiges rabougries. Il est certain que cela
doit nuire en partie à la végétation des bords de la mer, et
détruire même les animaux qui pourraient scr\ir à la nourri-
ture des indigènes, tels que les Mollusques terrestres, les
Lézards, etc.
Leurs habitations sont des niches arrondies dans lesquelles
deux ou trois hommes peuvent se tenir étendus : elles sont for-
mées débranches d'arbres recourbées, recouvertes en général
de feuilles de xanthoréa. On voit aux alentours lès débris de la
plante qu'ils ne paraissent manger qu'à défaut d'autre chose,
parce qu'elle ne fournit que fort peu d'aliment; et , dans pres-
que toutes ces cases de malheureux qui n'ont pas de quoi vivre,
les premières choses qui se présentent, les seules même que l'on
voie, sont des objets de toilette! Ce sont de petits morceaux
d'ocre rouge dont ils se plaisent à se frotter la figure et le
corps, et à se couvrir la tète en grattant ce cosmétique avec
l'ongle, ce qu'ils faisaient aussitôt que nous leur en pré-
sentions quelque fragment. Sans doute que cette couche sale a
un autre but, celui de se garantir des Moustiques, insectes
fort communs dans les lieux marécageux ou ils établissent leurs
cabanes.
L'état de misère dans lequel ces peuplades semblent vivre
n'a point anéanti autant qu'on pourrait le croire certaines des
facultés propres «à l'homme. Ainsi, par exemple, on ne peut
pas dire que les habitans du port du Roi-Gèorges soient stu-
pides, quoique leur existence s'écoule presque entièrement dans
le repos ou à la recherchede leur nourriture. Notre présence les
mettait dans une sorte de gaieté, et ils cherchaient à nous com-
muniquer leurs sensations par une loquacité à laquelle nous ne
pouvions répondre , n'entendant pas leur langage. Dès que la
rencontre s'opérait, ils venaient à nous les premiers en gesti-
*3*
196 NOTES.
culant et parlant beaucoup; ils poussaient de grands cris, et,
si nous leur répondions sur le même ton, leur joie était extrême.
Bientôt l'échange de nom avait lieu , et ils ne tardaient pas à
demander à manger, en se frappant sur le ventre. Dans une
nuit passée au milieu d'eux à terre , nous obtînmes assez faci-
lement leurs mots les plus usuels, et ils ne cessèrent de nous
montrer les dispositions les plus bienveillantes. Ils nous suivi-
rent quelquefois dans nos courses; cependant nous devons dire
que constamment ils y montrèrent un défaut d'industrie et une
sorte de paresse qui ne les portaient presque jamais à nous
aider dans certains travaux que d'autres hommes se seraient
empressés de nous faciliter, comme, par exemple, lorsqu'il s'a-
gissait de porter nos collections, de chercher des coquilles, etc.
Si le besoin de la nourriture ou tout autre motif les oblige
à s'éloigner du cantonnement où sont leurs cabanes, on les voit
errer cà et là par petits groupes de deux, trois ou quatre, ra-
rement de sept ou huit , et ils ne craignent pas de s'établir en
plein air, sans aucun abri. Seulement ils allument du feu
auprès duquel ils ne cessent de grelotter. Et cependant nous
étions dans le printemps de l'hémisphère austral ! Que doit-ce
donc être l'hiver?.. Ces hommes de la nature, dont on a fait un
si brillant tableau, nous paraissent parfois bien à plaindre.
S'ils veulent passer la nuit quelque part, ils font très-promp-
tement une petite cabane à peine suffisante pour les garantir
de la pluie.
Lorsqu'ils éprouvent de la peine, ils pleurent assez facile-
ment; c'est ce qui arriva à un vieillard retenu involontaire-
ment à bord quelques instans de plus qu'il ne voulait. Ils
chantent quelquefois, ou plutôt ils psalmodient. L'amour pa-
ternel paraît assez développé chez eux , comme nous l'avons vu
dans notre ami Patêt : ce bon Australien prenait beaucoup de
soin de son jeune fils, Yalepouol, qui l'accompagnait dans sa
course , et qui vint avec lui à bord de V Astrolabe.
Leurs instrumens n'annoncent pas une plus haute industrie
que leurs vêtemens et la construction de leurs cabanes. Ceux
NOTES. 191
de guerre sont de longues javelines minées et droites, dureies
au feu, et pointues à une extrémité; nous n'en avons pas vu
d'autres. Les haelies dont ils se servent ont la forme d'un
grossier marteau : c'est un morceau de pierre dure , de Schiste
ou de Basalte, fixé à an manche grêle, à l'aide de la résine de
xanthoréa. Ils font des couteaux de la même manière, en ap-
pliquant sur une même tige quatre ou cinq morceaux de
Quartz réunis entre eux avec le même ciment. C'est à l'aide de
pareils moyens qu'ils coupent les arbrisseaux qui les gênent
dans leur route, ainsi que nous l'avons vu assez souvent. Ce
qu'il y a de particulier, c'est que ces abattis de hautes bruyères
qui croissent dans les marais ont une forme demi-sphérique.
Lorsqu'ils s'aperçurent que nous voulions avoir de leurs ins-
trumens, ils s'empressèrent d'en faire pour nous, avec cette
différence qu'ils y mettaient moins de soin , puisque, dans la
confection des couteaux, au lieu de Quartz ils se servaient de
Feldspath qui n'offre ni la même dureté ni la même résistance.
C'est une branche de commerce à laquelle notre présence les
força de s'adonner. Ils obtenaient en échange nos petits cou-
teaux qu'ils aimaient beaucoup , et du biscuit qu'ils aimaient
encore mieux. Celui de leurs travaux pour lequel ils déploient
le plus d'intelligence paraît être la construction de leurs pêche-
ries, qui sont faites ou en pierres comme sur la rivière des Fran-
çais, ou avec de simples petits pieux. Le poisson entre, avec la
marée, par une petite ouverture qu'ils ferment aussitôt; et,
s'il est abondant, la pèche devient ainsi très-facile. L'état d'a-
bandon dans lequel étaient les pêcheries semblerait indiquer
que cette ressource est bien précaire.
Si notre approche n'a point étonné ces tribus, si elles se
sont empressées de communiquer avec nous , si nos armes à feu
ne les ont point étonnées, nous devons l'attribuer à la présence
des Anglais qui fréquentent et habitent ces parages pendant une
grande partie de l'année, pour la pêche des Phoques. Et si
nous n'avons pas vu les femmes des indigènes , il faut proba-
blement encore en chercher la cause dans la présence de ces
198 NOTES.
mêmes Anglais qui en ont enlevé plusieurs pour leur propre ser-
vice. Elles leur sont d'ailleurs de la plus grande utilité pour
leur procurer leur subsistance, soit en prenant des poissons,
des coquillages, des lézards, etc., soit en chassant avec les
chiens et même avec les fusils. Elles deviennent promptement
fort habiles dans ce dernier exercice. Une fois que ces mal-
heureuses femmes ont perdu le souvenir de leur état de liberté ,
dans lequel cependant elles sont maltraitées par leurs maris,
elles ne peuvent que trouver agréable la vie qu'elles mènent
avec les Européens qui ont pour elles beaucoup plus d'égards.
Nous tenons de plusieurs de ces pêcheurs , abandonnés par
leur navire plus long-temps qu'ils ne pensaient , qu'elles leur
furent d'un extrême secours , et que sans elles ils seraient peut-
être morts de misère. C'est probablement à elles que nous de-
vons presque tous les Scinques que nous possédons , animaux
dont nous n'avions pu prendre que quelques individus, et dont
les Anglais nous apportèrent un très-grand nombre contenus
dans plusieurs sacs.
Nous mentionnerons ici deux indigènes, homme et femme,
nés dans une contrée peu éloignée du port du Roi-Georges, la
partie de la Nouvelle-Hollande qui est située vis-à-vis l'île des
Kanguroos. Leur caractère de physionomie ne paraissait pas le
même que celui des individus que nous venons d'esquisser;
il est vrai qu'il s'était amélioré par leur séjour avec les Anglais,
et que ces deux indigènes n'étaient pas déguisés par les sales
peintures dont les premiers se couvrent. Ils étaient noirs; ils
avaient la peau lisse; les cheveux longs, lisses et noirs. Leurs
yeux n'étaient pas très-enfoncés, mais la partie inférieure de
la face proéminait un peu. Ils avaient l'air plus intelligens que
les naturels du port du Roi-Georges, sans qu'on puisse indi-
quer par la description en quoi consistait cette différence.
Les Anglais vinrent abord avec deux femmes du port Dal-
ryniple, situé , comme l'on sait, sur la côte septentrionale de
l'île de Van-Diémen , que quelques géographes désignent sous
le nom de Tasmanie. Chez elles, le caractère de la physio-
NOTES. 199
nomie était tout différent de celui des deux précédens; c'était
presque celui du nègre : les pommettes larges , les lèvres
grosses, proéminentes, s'alongeant en une sorte de museau.
Dans l'une d'elles surtout , ce caractère était très-marqué ; ce-
pendant le front ne fuyait point trop en arrière. A ces traits
nous ne pouvons point réunir l'aspect et la nature des cheveux,
parce que ces femmes les ont coupés très-ras, à l'exception
d'un cercle qui entoure le sommet , et qui est formé de
cheveux dont la longueur est à peine de quelques lignes :
disposition assez justement comparée par Cook à la tonsure
des moines romains. Il nous a paru toutefois qu'ils avaient
de la tendance à se friser. ISul doute que le type de leur phy-
sionomie ne soit pris par des observateurs superficiels ou peu
attentifs pour le tvpe nègre, quoiqu'il y ait des différences
réelles. Ces deux femmes, excessivement maigres, et sembla-
bles, sous ce rapport, aux indigènes du port du Roi-Georges,
lorsque les Anglais les prirent, avaient acquis depuis cette
époque beaucoup d'embonpoint , surtout l'une d'elles qui était
presque dans un état d'obésité. C'est par elles que nous fûmes
convaincus que la maigreur des habitans du port du Roi-
Georges n'était point naturelle, et dépendait uniquement de
leur misère.
Le langage des habitans du port du Roi-Georges est exces-
sivement doux : c'est une sorte de gazouillement produit par
le concours des voyelles. Il nous a paru que plusieurs lettres,
telles que le g-, Ys, etc., ne pouvaient être prononcées par eux,
et qu'ils les changeaient, la première en / , et la seconde en /.
Ainsi, ils disaient Tainfon pour Sainson , Kaima pour Gai-
mard. A l'exception des noms de Quoy et de Collinel qu'ils
prononçaient parfaitement, ils estropiaient presque tous les
autres mots : ils disaient Tchioulcromnl et Turvil pour d'Ur-
ville, Pelante pour Bcllanger, etc. Des détails plus étendus
sur leur langage doivent être renvoyés plus loin, lorsqu'il sera
question du vocabulaire des différens peuples que nous avons
visités. (Journal zoofogiaue de MM. Quny et Gaimant.)
200 NOTES.
PAGE ll5.
Enfin, il n'est pas douteux qu'au bout de quelques
années , les productions du sol , tant en grains qu'en
bestiaux , ne pussent suffire amplement à leur con-
sommation.
Il n'est pas de contrée de grande étendue qui offre plus d'u-
niformité dans son ensemble que la Nouvelle-Hollande. De
Port-Jackson au port du Roi-Georges, la végétation a le même
aspect, les animaux sont pour ainsi dire les mêmes, et le sol
ne présente que quelques différences locales. Les Zoophytes
et les Mollusques, qui vivent dans la mer, sont les seuls
qui se ressentent de l'influence des latitudes, et qui soient
plus nombreux et plus brillans à mesure qu'on approebe de
l'équatcur, etc. , etc.
La base du sol du port du Roi-Georges est de Granité à gros
grains avec de larges plaques de Feldspath très-souvent de cou-
leur rosée. Il est des parties de la rade où le grain de cette
roebe, beaucoup plus fin , contient une assez grande quantité
de Grenat brun , ce qui lui donne la plus grande similitude avec
le Granité de Rio-Janeiro, en Amérique. Toute la contrée est
parsemée de collines assez élevées, et qui peuvent même pren-
dre le nom de montagnes, surtout à l'entrée de la rade où l'on
remarque les monts Gardner et Bald-Head. De grandes et
grosses veines de schistes verdatres ou presque noirs traversent
le Granité qui s'offre très-souvent en blocs énormes entassés les
uns sur les autres. Entre les collines et dans les lieux plats on
trouve d'assez nombreux étangs d'eau douce qui presque tous
vont se jeter à la mer. Il y a même des parties élevées qui sont
marécageuses; ce qui est du à la nature du Granité qui laisse fil-
trer de nombreux filets d'eau.
Le mont Bald-Head est le seul point qui ne soit pas grani-
NOTES. 201
tique. Il est au contraire tout calcaire , mais non formé de Ma-
drépores présentant encore leurs branches intactes et comme
sortant de la mer, ainsi que le dit Vancouver. Nous étions im-
patiens , M. Gaimard et moi, de vérifier ce qu'en dit le voya-
geur anglais, et, munis des instrumens nécessaires pour enlever
le plus de beaux échantillons possibles, et en faire jouir les
amateurs, nous parcourûmes en vain les (rois quarts du sommet
de cette montagne sans apercevoir la moindre trace de Madré-
pore quelconque. Seulement au bas , sur le bord de la mer, et
par le seul endroit où l'on puisse gravir la montagne, nous
recueillîmes quelques Coquilles incrustées dans le Calcaire,
dont les analogues se trouvent aux environs. Quelques-unes ne
tenaient à la roche que par un point de leur surface. Passé
quelques toises en montant, et là où la mer ne pouvait plus
atteindre dans ses plus grandes crues, on n'en trouvait plus.
Cette faculté d'incrustation sur quelques points de la Nouvelle-
Hollande est assez remarquable. Péron en a fait mention , et
nous l'avons observée aussi à la baie des Chiens-Marins, dans
notre précédent voyage avec M. de Frcycinet. Elle s'étend
jusqu'aux végétaux, et nous en avons recueilli où des ra-
cines forment des noyaux de cylindres assez gros. Serait-ce
cela que Vancouver aurait pris pour des Coraux fossiles? Ce-
pendant en examinant avec soin le Calcaii'e de Bald-Hcad, on
pourrait se ranger de l'opinion de quelques naturalistes qui
pensent qu'une grande partie de cette roche doit son origine
aux Zoophytes. Le sommet de cette montagne est quelquefois à
du et déchiqueté par les météores; mais le plus souvent couvert
de plantes et quelquefois de bois assez élevés.
Le seul cours d'eau remarquable est la rivière des Français ,
qui se jette dans le fond du havre aux Huîtres. Partout ail-
leurs ce ne sont que de petits ruisseaux qui se perdent dans les
sables en filtrant au travers des rochers.
La physionomie végétale du pays est formée par les Euca-
lyptus, lesBanksias, lés Xanthoréas, des Mimosas, des bruyères
«t quelques Casuarinas. Les forêts ne paraissent même formées
202 NOTES.
que par les premiers de ces végétaux dont quelques-uns sont
énormes ; mais tous paraissent plus ou moins souffrir de l'ha-
bitude qu'ont tous les naturels de la Nouvelle-Hollande , de
mettre le feu partout où ils passent. Et comme la plupart de
ces arbres sont résineux, ou ont une écorce tomenteuse , l'in-
cendie se propage avec une rapidité étonnante, gagne jusqu'aux
tiges les plus élevées, et charbonne les arbres dans toute leur
étendue ; de sorte qu'on revient tout noirci des courses qu'on
fait dans les bois. Les arbustes y succombent. Les lieux qui
n'avaient pas été brûlés, dans la saison où nous nous trouvions,
ressemblaient à un parterre émaillé de fleurs de toutes les cou-
leurs et singulières par leurs formes variées.
Des Kanguroos, des Phalangers sont les seuls Mammifères
que nous y ayons vus. Parmi les premiers il s'en trouve de
grande taille. Nous ne pûmes nous en procurer quoique
nous les ayons ciiassés avec plusieurs chiens dressés à cet exer-
cice. Les Kanguroos, dans leurs bonds, les laissaient toujours
loin derrière eux.
Si les voyageurs qui nous ont précédés n'ont trouvé que très-
peu d'oiseaux, c'est qu'ils ont borné leurs courses au contour
de la baie, où en effet ils sont rares. Mais dans les forêts qui
bordent les rivières des Français et des Anglais, on en ren-
contre encore un assez bon nombre , et de variés, soit parmi les
Perroquets, soit dans les Philédons. Dans le journal destiné à
l'histoire naturelle, nousentrerons dans plus de détailsàcesujet.
Une grosse espèce de Tourterelle à ailes métalliques y est assez
commune et constitue un très-bon manger. Les oiseaux de mer
y sont nombreux, mais difficiles à tuer, à l'exception cependant
des Goélands, des Mouettes et des Hirondelles de mer. On n'a
pu approcher des Céréopsis et des Pélicans. Seulement, sur la
petite île du Jardin, on en prit plusieurs jeunes qui ne pou-
vaient point encore voler. On tua quelques Canards et un seul
Cygne noir.
Parmi les Lézards , nous eûmes de très-gros Scinques , ani-
maux dont les mouvemens sont lents, et plusieurs Serpcns vc-
NOTES. 203
nimeux, dont un avait près de six pieds de long. Les mauvais
temps et les travaux du bord ne nous permirent point de jeter
la seine, moyen de constater les variétés de poisson; mais on
en prit beaucoup à l'hameçon , et des pêcheurs anglais station-
nés dans ce port en échangèrent tous les jours pour du lard
salé. C'était le plus souvent une grosse espèce de Daurade.
Soit que la saison ne fût pas assez avancée pour les Insectes,
ou que ce lieu en contienne fort peu , nos collections en ce
genre ont presque été nulles.
Nous avons été plus favorisés relativement aux Mollusques
dont on trouve assez d'espèces variées, parmi lesquelles on re-
marque les Phasianelles, coquilles élégantes, encore rares dans
les collections, et qu'il est bien difficile de trouver parfaites.
Nous eûmes bientôt la visite des naturels. A leur empresse-
ment et au peu de défiance qu'ils montraient, nous jugeâmes
qu'ils devaient avoir quelques relations avec les Européens;
ce qui ne tarda pas à se vérifier comme nous le dirons bientôt.
Le commandant fut le premier qui les découvrit en visitant le
havre aux Huîtres; ils s'approchèrent, et l'un d'eux, assez âgé,
ne fit point de difficulté pour s'embarquer et venir à bord. De
presque nu qu'il était, il fut bientôt habillé de pied en cap , et
coiffé d'un vaste bonnet noir en peau de mouton. Ce qui pa-
raissait lui plaire davantage, c'étaient les alimens dont il était
pourvu en abondance, et qu'il avalait presque sans mâcher.
L'eau-de-vie fut pour lui une boisson trop forte , et il ne s'en
trouva pas bien. Le lendemain matin les gens de sa tribu ,
après avoir fait un grand tour, vinrent visa-vis le bâtiment, et
manifestèrent leur présence par leur moven accoutumé, en
mettant le feu aux broussailles. Il voulut aller les rejoindre, et,
comme on tardait un peu à le porter à terre , il se mit à pleurer
et gémir comme un enfant. Du reste ce naturel montrait peu
d'intelligence, et était loin de ressembler en cela à ceux que
nous vîmes ensuite. Dès que ses camarades le virent si bien
équipé, le ventre aussi bien tendu, et muni d'alimens au-
tant qu'il en pouvait porter, c'était à qui viendrait à bord.
204 NOTES.
Les peuplades du port du Roi-Georges , habitanl un pays
aride, stérile, doivent être considérées, ainsi que plusieurs de
celles de la Nouvelle-Hollande, comme les plus malheureuses
de la terre. A leur seul aspect on reconnaît l'influence d'un sol in-
grat qui refuse à ses habitans de quoi fournir à tout leur déve-
loppement physique. Aussi ces naturels surprennent-ils par la
maigreur de toutes leurs parties, beaucoup plus sensible aux
bras et aux jambes. De loin , lorsqu'ils sont couverts de leur
morceau de peau de kanguroo , et qu'ils grimpent sur les ro-
chers, ils n'ont pas mal l'air de ces oiseaux de rivage à jambes
longues et grêles, qu'on nomme Echassiers.
En général, ils sont de petite taille, ont la tête grosse, les
orbites saillans ainsi que les pommettes, ce qui donne à la face
une assez grande largeur transversale ; les lèvres grosses s'alon-
gent chez quelques-uns comme un mufle ; la bouche est grande ;
les dents sont parfaitement rangées, égales, courtes, et res-
semblent à ces râteliers artificiels des dentistes de Paris. Leurs
yeux sont petits, un peu obliques, noirs, avec la conjonctive
jaunâtre ; ce qui peut tenir à ce qu'ils sont presque toujours
accroupis sur les tisons. Dire que la couleur de leur teint est
un noir rougeâtre , n'est pas indiquer celle qu'ils devraient
avoir naturellement, car la fumée et l'ocre dont ils se frottent
la tête et le corps doivent singulièrement modifier cette teinte.
Toutefois c'est le noir qui domine. Leur ventre est proémi-
nent, arrondi, et ils ne présentent point dans le reste de leurs
membres de belles et justes proportions. Mais tout indique
que ces défauts physiques dépendent de la misère et du man-
que de nourriture. Ce qui le prouve , c'est que les habitans de
la terre de Van-Diémen, que des pêcheurs anglais avaient avec
eux, et qu'ils avaient pris dans un état de maigreur semblable,
sont devenus gros, et ont fini par montrer des membres bien
iormés. Plusieurs des habitans de la baie Jervis, qui avoisine
Port-Jackson , et qui ont de fréquentes relations avec les colons
anglais, nous ont offert le même état d'amélioration; tandis
que les peuplades du port du Roi-Georges, n'ayant pour tout
NOTES. 205
abri sous un climat rigoureux , en hiver, que de misérables
niches ouvertes à tous les vents ; pour vêtement , qu'une
mince peau de kanguroo qui leur couvre les épaules, et pour
toute nourriture, que des lézards ou de maigres racines, ne peu-
vent que végéter sur une terre qui semble tout leur refuser.
Leur seule industrie paraît se borner à la fabrication grossière
de quelques pêcheries sur la rivière des Français, où ils vont
à certaines époques de l'année. Mais ils ne connaissent ni l'arc
et la flèche pour atteindre leur proie, ni la pirogue et l'ha-
meçon , armes naturelles aux peuples riverains.
Cependant ils ne sont point stupides; ils ont de la sagacité ,
et de la finesse dans le sourire et les manières. Us aimaient à
être avec nous , quelquefois à nous accompagner à la chasse.
Presque toujours il y en a eu autour de latente que nous avions
à terre. Ils se plaisaient à prendre nos noms et à nous donner
le leur, usage qui se retrouve dans toutes les îles de la Poly-
nésie. Mais , je le répète , cette nécessité de pourvoir sans cesse
et tous les jours à une nourriture incertaine doit prendre tout
leur temps, et les absorber entièrement. Quoi qu'il en soit,
nous n'oublierons jamais nos amis Patèt père et fils.
Leurs cabanes sont des branches d'arbres pliées en rond, et
couvertes de feuilles séehécs de xanthoréas. On ne peut y tenir
que couché, et à peine peut-on s'y étendre. On trouve dans
presque toutes une pierre qui sert à écraser de l'ocre avec la-
quelle ils se frottent la tète et les joues. Est-ce par une sorte de
nécessité ou par coquetterie? Nous pensons qu'il faut l'attribuer
à ce dernier motif. Ils font du feu en frottant l'un contre l'autre
deux morceaux de bois sec , et ils en conservent toujours dans
la main en voyageant, à l'aide d'un cône de banksia qui brûle
très-lentement comme une sorte d amadou. Tous tiennent ce
réchaud portatif sous leur manteau, et vis-à-vis les parties gé-
nitales où ils paraissent le plus sensibles au froid.
Nous nous croyions seuls avec nos sauvages dans cette soli-
tude , lorsque nous ne fûmes pas peu surpris un soir de voir
arriver un canot portant des Anglais pêcheurs de Phoques, qui
206 NOTES.
étaient cantonnés sur une des îles environnant le port. Ils
avaient aperçu notre navire. Plus de huit mois s'étaient écoulés,
nous dirent-ils, depuis qu'ils attendaient le bâtiment qui les avait
déposés sur cette côte , et qui devait venir les prendre avec leur
cargaison. Plusieurs, craignant d'être abandonnés, demandè-
rent à M. d'Urville de passer à Port-Jackson , ce qui leur fut
accordé. Le lendemain il nous arriva un second canot faisant
aussi la pèche. Celui-ci paraissait plus content de son sort. Il
y eut à bord des échanges mutuels de peaux de Phoques ou de
Kanguroos pour de l'eau-de-vic et du tabac. Ce sont ces
hommes qui nous procurèrent du poisson en abondance, des
Tourterelles, un Phoque pour l'histoire naturelle, et des Pétrels
noirs tout plumés en grande quantité. Ils allaient prendre ces
oiseaux dans des trous, sur les îles qui sont à l'entrée de la
rade. Ces pêcheurs avaient avec eux des femmes des naturels
de la Nouvelle-Hollande et de l'île de Van-Diémen. Ils parais-
saient avoir enlevé de force les premières , ce qui les faisait re-
douter sur cette côte. Ces femmes, par leur adresse et leur
industrie, étaient de la plus grande utilité pour les Anglais;
c'étaient elles qui péchaient, allaient à la chasse au fusil, ou à
celle du Kanguroo avec les chiens; qui plongeaient pour nous
apporter des Huîtres et autres Coquilles, et qui nous procu-
rèrent une grande quantité de gros Lézards qu'il eût été im-
possible d'avoir sans leur secours. Elles ne devaient pas se
trouver mal avec des hommes qui leur procuraient l'abon-
dance, et qui avaient pour elles plus d'égards que n'en ont ceux
de leur nation.
Nous partîmes un matin avec le commandant pour une
course sur les bords de la rivière des Français; nous man-
quâmes son entrée et donnâmes dans celle des Anglais, où
nous demeurâmes à chasser. Nous fûmes contrariés par la pluie;
malgré cela nous tuâmes un assez bon nombre d'espèces diffé-
rentes d'oiseaux. Nous étions presque toujours dans l'eau,
quelquefois jusqu'à la ceinture, tandis qu'il pleuvait à verse.
Nous soupâmes auprès d'un grand feu que, vu la qualité
NOTES. 207
résineuse du bois, il ne nous était pas difficile d'entretenir
malgré la pluie. Le soir, assez tard, nous rentrâmes à bord
de la corvette avec nos collections qui nous présentaient à
chaque course toujours quelque chose de nouveau.
La veille de notre départ, en revenant péniblement par
terre de notre excursion au mont Bald - Head , je fis une
chute assez grave sur le genou gauche, qui me le déchira dans
trois endroits. Elle fut occasionée par ces troncs d'arbres que
brûlent les naturels. L'intérieur est consumé que l'écorce est
intacte : mon genou porta sur un de ces contours charbonnés;
obligé de faire trois quarts de lieue après ce petit accident , la
poussière du charbon s'introduisit dans les plaies, et m'a mar-
qué d'une manière indélébile. Heureusement que cela eut lieu
au moment de notre départ, car, ne pouvant plus marcher, et
obligé de garder le bord, j'aurais été très- contrarié de celte
inactivité.
{Journal de M. Quoy.)
pa«e 137.
L'histoire naturelle s'est enrichie d'une foule de
matériaux très-interessans.
Le 12 novembre au matin, nous mouillâmes dans le port
Western. Deux heures après nous étions à explorer le pays.
Ce port, situé dans le détroit de Bass , est très-grand, et formé
par deux îles considérables nommées îles des Français et des An-
glais. Il y a deux issues dont l'une, celle de l'ouest, très-vaste,
permetaux navires d'entrer en louvoyant ; tandis que l'opposée,
qui est à l'est, étroite, peu profonde et hérissée de récifs, ne
peut donner passage qu'aux embarcations. Les terres, tant des
îles que du continent, sont peu élevées, en général sablon-
neuses, contenant sur quelques points une grande quantité
d'oxide de fer très-riche en métal. L'île des Français est remar-
208 NOTES.
quable surtout par des géodes arrondies de la même substance,
qu'on trouve en grand nombre à l'endroit où la mer s'enfonce
dans les terres et forme une fausse rivière. L'établissement an-
glais qui va se former sur ce point, y trouvera facilement les
moyens de s'y procurer du fer.
Là , comme dans plusieurs endroits de la Nouvelle-Hol-
lande , nous n'avons vu que très-peu d'eau douce , fournie par
de petits ruisseaux. Cependant dans une course faite avec des
pécheurs de Phoques, M. Gainiard eut connaissance d'une ri-
vière aussi large que la Seine à Paris. La végétation y est
en général peu élevée, mais très-pressée, principalement sur
les îles, où, quoiqu'il n'y ait pas de lianes, il est difficile de
pénétrer. La partie du continent qui avoisine la passe de l'est
est celle qui nous a montré les arbres les plus élevés. Tous
ces végétaux , du reste, ont le même aspect , et la plupart sont
de même espèce que ceux précédemment indiqués.
Dans le règne animal , nous commençâmes à trouver de
nombreuses différences parmi les oiseaux qui y sont plus nom-
breux et plus variés qu'à la terre de Nuitz. Nous y trouvâmes
dans ceux de mer : deux Cormorans, un petit Héron blanc et
un Chevalier, que nous n'avions pas rencontrés au port du Roi-
Georges. Il y existe aussi des Cygnes noirs, des Pélicans, des
Vanneaux armés , des légions de Canards , etc.
Relativement aux mammifères, nous ne fûmes pas plus heu-
reux ici qu'ailleurs pour nous procurer des Kanguroos , quoi-
que nous eussions des chiens et des hommes exercés à les
prendre. Mais en trouvant la tète d'un Koala , nous cons-
tatâmes l'existence , sur le continent , d'un animal qu'on n'a-
vait encore rencontré que sur l'île de Van-Diémen. Les pê-
cheurs de Phoques , qui habitent ce port , nous procurèrent un
de ces animaux adultes et une douzaine de très-jeunes. Ils
allèrent les chercher, avec la certitude positive de les trouver,
sur les rochers qui sont à l'entrée de la rade. Les jeunes Phoques
sont aussi caressans et intéressans que les petits chiens. Ils bê-
lent comme les chevreaux , et viennent facilement lorsqu'on les
NOTES. 209
appelle. A cet âge leur pelage est noir. Ils sont du genre de
ceux qui ont des oreilles extérieures.
La mer nous a paru fournir assez de poissons. Si nous n'en
avons pas beaucoup pris avec la seine, cela semble tenir à ce
qu'on a jeté ce filet à marée basse. Néanmoins on pourra tou-
jours fournir aux équipages de la Raie qui y est en grande abon-
dance , de même qu'une petite espèce de Squale à long nez.
Le naturaliste y fera une ample récolte de Mollusques, de
Zoophytes , de Polypiers divers. Rien n'est plus agréable avoir
que la passe de l'est, lorsque la mer a mis à découvert le sommet
de ces nombreux rochers recouverts de la plus éclatante verdure.
Quelques-uns n'apparaissent sur les eaux que comme de lon-
gues lignes verdatres sur lesquelles contraste la blancheur des
Mouettes et des Pélicans qui viennent s'y ranger à la file. C'est
ici plus que partout ailleurs qu'on trouve de ces Fucus, de ces
Ulvas, dont les formes, aussi variées que les nuances, charment
l'œil par le moelleux et le velouté de leurs teintes, et qu'au-
cune végétation terrestre ne peut rendre. Sous ces touffes
amoncelées on trouve par centaines les plus élégantes de toutes
les coquilles, les jolies Phasianelles qui fuient l'éclat de la lu-
mière en attendant que la mer montante les ramène dans ses
profondeurs. Il semble que les poètes avaient sous leurs yeux
ce brillant spectacle de la vie et du mouvement lorsqu'ils se
plurent à embellir et décrire l'empire de Thétis.
Les pêcheurs établis temporairement dans ce port parais-
sent en avoir éloigné les naturels. Ils ont eu avec eux des dé-
mêlés dont les premiers ont été victimes. 11 paraîtrait que ce
serait pour avoir voulu leur enlever des femmes, que les na-
turels, fondant sur eux à l'improviste, en auraient tué cinq.
Nous fûmes contrariés de n'en voir aucun pour les comparer
aux diverses peuplades de cette terre que nous avons vues.
Avant que de laisser ce lieu nous ferons observer à ceux qui
fréquenteront l'île des Français de ne pas attendre, pour y aller
ou en revenir, que la mer soit basse , parce qu'elle est entourée
d'une vase molle très-profonde, dans laquelle on enfonce jus-
tome i. *4
210 NOTES.
qu'à la ceinture. Nous eûmes toutes les peines du monde à
nous en retirer. Nous croyons que dans l'ouvrage du capitaine
Freycinet il est fait mention du même inconvénient pour l'île
aux Anglais.
Le 19 novembre nous laissâmes Port-Western. Les sept jours
que nous y demeurâmes furent suffisans pour nous procurer
dans tous les genres une assez bonne récolte d'objets rares et
nouveaux, et pour rectifier la géographie de plusieurs points
qui n'avaient été vus que par les canots de l'expédition Baudin.
(Journal de M. Quoy.}
page i44-
M. Quoy trouva enfin une petite trigonie vivante,
coquille qu'il cherchait depuis long-temps à cet état ,
et dont il n'avait pu se procurer que des valves sé-
parées à Port-Western.
Nous côtoyions la côte de la Nouvelle-Hollande de très-
près ; quelquefois nous n'en étions qu'à un mille ; et lorsque le
calme se joignait à une petite profondeur, nous jetions la dra-
gue qui nous apportait toujours quelques objets curieux pour
l'histoire naturelle. C'est ainsi que sous le cap Dromadaire
nous obtînmes une Trigonie vivante , dont nous n'avons trouvé
que des coquilles séparées à Port-Western. Ce mollusque est
remarquable en ce qu'on croyait qu'il n'existait plus dans la
nature vivante, et qu'il n'était que fossile. On en trouve beau-
coup à cet état dans les environs de Paris.
(Journal de M. Quoy.}
PAGE l49-
C'est qu'une foule de points leur offrent des res-
sources d'une autre nature, etc.
En passant devant la baie Jervis, le commandant y laissa
NOTES. 211
tomber l'ancre, et nous y demeurâmes trois jours. C'est un bel
et vaste enfoncement dans la profondeur duquel on trouve un
assez bon mouillage, d'où l'on n'aperçoit plus l'entrée. De sorte
qu'on est environné de toutes parts par la terre. 11 est étonnant
que ce port, qui n'est qu'à environ trente lieues de Port-Jackson ,
n'ait pas un établissement. Celui de Cow-Pasture n'est distant
de Jervis que de quinze lieues. La base du sol est un grès blanc
friable. On y voit un petit ruisseau. La végétation y est belle
et vigoureuse. De grandes et belles forêts dégagées de sous-
bois viennent finir sur le bord du rivage, et présentent dans
leur massif naturel la disposition des jardins anglais. Elles re-
cèlent beaucoup d'oiseaux, principalement la Perruche à tète
bleue, et celle à face aurore; et des vols de Kakatoès noirs,
espèces que l'on retrouve à Port-Jackson.
Cette baie abonde en poissons qu'on peut prendre à la seine,
mais qu'il est plus simple de se procurer à la ligne, aux en-
virons des rochers, parce que les espèces qu'on se procure
ainsi sont meilleures et plus grosses. C'est le pays des Squales.
Nous nous procurâmes celui si singulier de Philipp , et un
autre ayant sept ouvertures branchiales.
A l'endroit du mouillage était une habitation de naturels,
qu'à leur air, leur tournure et leur embonpoint, on voyait
manifestement se ressentir du voisinage des Anglais. L'un
d'eux parlait même cette langue assez bien pour se faire en-
tendre. La construction mieux entendue de leur cabane , et
une pirogue pour la pêche annonçaient un degré de civilisa-
tion plus avancée , et une nourriture plus abondante et plus
certaine, dont leur physique se ressentait d'une manière très-
sensible, surtout lorsque nous les comparions aux habitans du
port du Roi-Georges. '
(Journal de M. Quoy.)
212 NOTES.
PAGE l58.
La plupart des personnes que nons rencontrons ici
nous parlent avec plaisir des relations qu'elles ont
eues avec les officiers français de la Thétis et de l'Es-
pérance.
Nous apprîmes le séjour que venait de faire ici le capitaine
Bouffainvîtle , et l'honorable empressement que les états-majors
des deux navires qu'il commandait avaient apporté à faire
élever à Botany-Bay un monument à la mémoire de La Pé-
rouse. On sait que c'est de ce lieu que ce malheureux naviga-
teur donna pour la dernière fois de ses nouvelles. Lorsqu'aux
îles Sandwich je vis le lieu où le célèbre Cook fut tué , je fus
très-étonné de voir que l'Angleterre n'avait distingué par
aucun monument la place où fut versé le sang d'un des plus
grands navigateurs modernes.
(Journal de M. Quoy.)
VOYAGE
L'ASTROLABE.
CHAPITRE IX.
HISTOIRE DF. LA COLONIE DE LA NOUVELLE-GALLES DU ST7D.
Depuis long-temps l'Angleterre avait adopté le
moyen de se débarrasser des malfaiteurs qui s'élevaient
dans son sein , en les envoyant dans ses possessions
d'Amérique. Par cette mesure à la fois sage et philan-
tropique, la société se trouvait délivrée d'une classe
d'hommes toujours funeste à sa tranquillité ; ces mal-
heureux eux-mêmes , éloignés du théâtre de leur dés-
honneur, et revenus à de meilleures dispositions, de-
venaient souvent des membres utiles de leur nouvelle
patrie, et leur postérité, confondue par le temps avec
celle des habitans d'origine libre, formait le germe
de colonies puissantes. En effet leurs progrès furent
214 VOYAGE
rapides ; des contrées naguère couvertes de forets im-
pénétrables , et occupées par des tribus éparses et peu
nombreuses , nourrirent bientôt des peuples actifs et
industrieux. Traités avec équité par leur mère-patrie,
jamais ils n'eussent oublié leur origine et fussent restés
ses alliés fidèles et obéissans. Mais une politique mal-
entendue , un orgueil insensé de la part du gouverne-
ment anglais , lui fit perdre les immenses avantages
qu'il pouvait retirer de ses colonies ; long-temps
encore celles-ci endurèrent les mépris et les procédés
injustes du cabinet de Saint-James ; enfin leur patience
se lassa, l'étendard de la révolte fut levé , leur indé-
pendance proclamée, et d'en fans soumis et affection-
nés , ils devinrent des ennemis irréconciliables.
A dater de ce moment , la Grande-Bretagne dut re-
noncer au système qu'elle suivait envers ses criminels ;
elle se vit obligée de les renfermer de nouveau sur
des pontons ou dans des maisons de correction.
Banks, au retour du voyage qu'il venait d'exécuter
avec le capitaine Cook , fit un portrait si séduisant des
contrées qui avoisinaient la rade de Botany-Bay et des
ressources qu'elle pouvait offrir, que l'on conçut dès-
lors l'espoir d'en faire un lieu de déportation. En effet,
l'immense intervalle entre ce point et toute autre colonie
européenne , la faiblesse extrême et la profonde misère
des indigènes , en ôtant aux condamnés tout espoir
d'échapper à leur punition, rendaient cette contrée
très-propre à un pareil établissement ; tandis que son
admirable situation, à égale distance environ des comp-
toirs de l'Inde, de la Chine et de l'Amérique, lui pré-
DE L'ASTROLABE. 215
sageait pour l'avenir les plus grands avantages pour
le commerce et la navigation. Cependant, détournée
par d'autres intérêts, l'Angleterre ne put. d'abord exé-
cuter ce projet; ce ne fut qu'en 1 786 qu'elle commença
à s'en occuper sérieusement.
Neuf bàtimens, du port de trois ou quatre cents ton-
neaux, furent frétés pour transporter les criminels
qui devaient former le noyau de l'établissement, les
provisions et les munitions nécessaires. Arthur Phil-
lip, désigné pour être le gouverneur, mit son pavillon
sur la frégate le Strias , de vingt canons , et le brick
Sapply (capitaine Bail) devint sa conserve.
Cette flottille portait mille dix-sept personnes pour
la nouvelle colonie, savoir : cinq cent soixante-cinq
hommes condamnés , cent quatre-vingt-douze femmes
et les diverses autorités nommées pour la régir et l'ad-
ministrer. Celles-ci se composaient, outre le gouver-
neur, du major commandant les troupes de marine,
destiné à être lieutenant-gouverneur, de l'adjudant-
quartier-maitre , de quatre capitaines , dont un devait
remplir les fonctions déjuge-avocat, de douze lieute-
nans, douze sergens, douze caporaux, huit tambours
et cent soixante soldats de marine.
On mit à la voile le 1 1 mai ; on relâcha à Sainte-
Croix de Ténériffe , à Rio-Janeiro et au cap de Bonne-
Espérance , où l'on prit des rafraichissemens , des
graines et beaucoup de bétail. Le 7 janvier 1788, la
pointe du sud de Van-Diémen fut doublée, et le 20
toute l'escadre mouilla sur la rade de Botany-Bay.
Trente-deux hommes seulement périrent dans cette
*5'
21 G VOYAGE
longue traversée, bien qu'un grand nombre fussent
malades en quittant l'Angleterre.
Phillip ne tarda pas à reconnaître que le ter-
rain qui bordait Botany-Bay n'était nullement propre
à devenir le siège de la colonie. Le seul endroit qui
eût pu convenir à cet objet, près de la pointe du sud,
manquait d'eau douce. Il dirigea ses rechercbes vers
Port-Jackson, qui lui offrit un bassin magnifique et
un mouillage assuré pour des flottes entières; ce fut
sur les bords d'une des anses qui font partie de ce
bassin qu'il se décida à fonder son nouvel établis-
sement.
Le 25 Phillip se rendit à Port-Jackson avec quel-
ques bâtimens de transport, et le jour suivant, 26 , le
capitaine Hunier, du Sinus, mit lui-même à la voile.
Au même instant les deux frégates du célèbre et mal-
heureux La Pérouse laissaient tomber l'ancre sur la
rade de Botany-Bay; chacun sait que c'est de ce lieu
que l'on reçut ses dernières nouvelles.
Aussitôt on s'occupa de dégager le terrain pour
élever les tentes , faire les premières plantations , et
parquer les bestiaux. Une petite métairie fut promp-
tement établie, sous la direction d'une personne ame-
née par le gouverneur ; pour la première fois on vit
bientôt croître sur ce sol le figuier, l'oranger, le poi-
rier, le pommier et la vigne.
Le gouverneur fit lire en public, par le juge-avocat
Collins, lacommissiondeSa Majesté, quile nommait ca-
pitaine-général et gouverneur en chef de la Nouvelle-
Galles du sud et de ses dépendances ; ainsi que les
DE L'ASTROLABE. 217
lettres patentes qui établissaient des Cours civiles et
criminelles sur ce territoire. Ses limites étaient au nord,
le cap York, extrémité septentrionale de la Nouvelle-
Hollande , et au sud sa pointe méridionale ; à Tinté-
rieur et h l'ouest, le 135° degré de longitude orien-
tale , et à Test toutes les îles adjacentes de l'Océan Pa-
cifique, comprises entre les parallèles ci-dessus dé-
signés.
Entraînés par leurs habitudes vicieuses , plusieurs
des déportés se livrèrent à de nouveaux crimes , et le
premier jugement de la Cour criminelle, qui eut lieu
le 1 1 février, ne fil qu'encourager leur audace par son
indulgence. Les magasins de la colonie furent pillés ;
cette fois une sage sévérité eut des effets plus salu-
taires; quelques coupables furent livrés à toute la
rigueur des lois ; cet exemple servit de leçon aux
autres.
La Cour criminelle se composait du juge-avocat et
de six officiers de mer ou de terre ; ses attributions
étaient d'examiner et de prononcer sur tous les délits
commis dans la colonie, suivant les lois d'Angleterre.
Lejuge-avocat rapportait l'affaire par écrit, les témoins
à charge et à décharge étaient entendus , puis la Cour
jugeait à la simple majorité si l'accusé était coupable
ou non. En cas de mort il fallait au moins cinq voix
pour condamner; les sentences ainsi prononcées
avaient l'effet d'une décision du jury, et le prévôt-ma-
réchal était chargé de leur exécution par un ordre du
gouverneur.
La Cour civile consistait dans lejuge-avocat et deux
218 VOYAG£
habilans de la colonie, qui délibéraient et prononçaient
sur toutes les affaires litigieuses. La sentence était exé-
cutée sur la simple signature du juge-avocat ; mais dans
tous les cas on pouvait en appeler par-devant le gou-
verneur et par-devant le roi lui-même en son conseil,
quand la somme en litige dépassait trois cents livres
sterling.
En février, le SupphjîxA expédié vers l'île Norfolk
pour y former, sous les ordres du lieutenant King, un
petit établissement où l'on devait cultiver le lin de la
Nouvelle-Zélande.
Les naturels se montrèrent d'abord bien inten-
tionnés à l'égard des nouveaux venus ; aussi le gouver-
neur ne négligea rien pour maintenir de si heureuses
dispositions. Mais ses ordres ne furent pas exécutés ;
les Anglais se comportèrent quelquefois mal à l'égard
des naturels; ceux-ci ne tardèrent pas à user de re-
présailles.
Avril arriva , et les approches de l'hiver se firent
sentir. Chacun se mit à l'ouvrage, et, avec l'aide des
marins des bâtimens, on eut bientôt construit assez de
baraques pour mettre tout le monde à l'abri. Cepen-
dant la colonie souffrit beaucoup des ravages du scor-
but et des maladies vénériennes qui ne tardèrent pas
à se déclarer.
Le recensement qui eut alors lieu, d'après les
ordres du gouverneur, prouva que l'établissement
comptait cinq vaches, deux taureaux, un étalon , trois
jumens , trois poulains , vingt-neuf moutons , dix-neuf
chèvres, vingt-cinq cochons, quaranle-neuf pourceaux,
DE L'ASTROLABE. 219
cinq lapins , dix-huit dindons , trente-cinq canards ,
vingt-neuf oies, cent vingt-deux poules et quatre-vingt-
sept poulets.
Le 1 5 mai, fut posée la première pierre de la maison
du gouverneur.
Les naturels devinrent de plus en plus audacieux ,
ils assassinèrent à diverses époques plusieurs Anglais ;
le gouverneur se vit enfin obligé de donner la chasse
à ces dangereux voisins , pour les tenir à une certaine
distance de la colonie.
La fin de Tannée 1788 et le commencement de 1 789
furent marqués par de nombreux crimes ; six soldats
même prirent part à des tentatives de vols. Il fallut des
exemples réitérés pour réprimer ces excès et prévenir
les suites funestes qu'ils pouvaient avoir.
Le 6 mai, le Sirias , que le gouverneur avait en-
voyé au cap de Bonne-Espérance pour chercher des
vivres, revint avec cent vingt-sept mille livresde farine,
qui furent d'un grand secours; car les blés semés
l'année précédente avaient assez mal réussi.
Au commencement d'avril 1789, on s'aperçut que
quelques grottes, situées sur le bord de la baie, étaient
pleines de cadavres des naturels ; bientôt on reconnut
que la petite-vérole exerçait ses ravagés parmi eux;
un grand nombre devinrent les victimes de celte
maladie ; quelques-uns cependant , qui reçurent les
soins des chirurgiens anglais, furent sauvés.
On observa avec surprise que toutes les espèces
d'animaux qui avaient été réservés pour multiplier,
produisirent beaucoup plus de mâles que de femelles.
220 VOYAGE
Sur une portée de douze petits cochons , il ne se trouva
que trois femelles , et une seulement sur sept che-
vaux ; il en fut de même généralement de toutes les
autres races d'animaux. Cette singularité fît naître
alors de sérieuses craintes , en ce que le manque de
femelles pouvait retarder de beaucoup l'époque où
l'on pourrait se passer des secours de la mère-patrie.
Au mois de décembre la récolte eut lieu ; elle pro-
duisit, à Rose-Hill, deux cents boisseaux de blé, trente-
cinq d'orge , un peu d'avoine et une petite quantité de
maïs , qui fut en entier réservée pour semis. En outre,
vingt-cinq boisseaux d'orge furent recueillis dans un
petit morceau de terre cultivée à Sydney, nommé la
Ferme du gouverneur. Tel fut le premier fruit que les
Européens retirèrent de leurs travaux et de leurs
sueurs sur cette terre lointaine , qui jusqu'alors n'a-
vait vu croître que les végétaux qu'elle tenait des mains
de la nature.
L'hiver de 1790 fut pénible, car les provisions ti-
raient à leur fin ; on ignorait quand il pourrait en ar-
river de nouvelles d'Angleterre, et l'on fut obligé de
faire des réductions sur les rations en tout genre. Heu-
reusement la pêche fournissait de grandes ressources ;
par ordre du gouverneur, on donna du poisson en ra-
tion à raison de dix livres pour remplacer deux livres
et demie de porc salé.
Pour diminuer encore la consommation de la colo-
nie , on fit passer en mars deux compagnies des troupes
de marine, cent seize condamnés, soixante-huit fem-
mes et vingt-sept enfans à Norfolk , sur les navires le
DE L'ASTROLABE. 221
Strias et le Supply. Le sol de cette île s'était montré
bien plus fertile que celui de Sydney, et toutes les
plantations avaient admirablement réussi.
L'inquiétude universelle fut encore augmentée par
le naufrage du Sirîas , qui se perdit sur les brisans de
l'île IXorfolk , car c'était sur ce navire que se fondaient
toutes les espérances ; c'était lui qui devait aller à la
recherche de nouvelles provisions.
La ration habituelle déjà bien réduite fut encore
diminuée ; tous ceux qu'on put assigner à ce service
furent employés à chasser et à pêcher pour la subsis-
tance de la colonie. Mais de ces deux moyens le der-
nier fut insuffisant , et l'autre presque infructueux.
La situation de la colonie devenant de plus en plus
alarmante , on prit l'unique mesure qui restait à ten-
ter, quelque tardifs que dussent être les secours qu'on
devait en attendre. Ce fut d'envoyer le lieutenant Bail,
avec le Suppù/, à Batavia , pour y prendre huit mois
de provisions pour lui-même, y louer en outre un na-
vire qui devait l'aider à porter dans la colonie deux
cent mille livres de farine , soixante mille livres de
porc, quatre-vingt mille livres de bœuf, et soixante-
dix mille livres de riz. Il lit voile le 17 avril, et son
retour ne pouvait avoir lieu que dans six mois ! . . .
Enfin le 3 juin , à la satisfaction générale , un navire
parut à la côte. A son arrivée au mouillage, il se trouva
que c'était le transport Lad// Juliana, appareillé de
Plymouth le 29 juillet , et chargé de deux cent vingt-
deux convicts femelles.
On sut alors que l'état d'anxiété où se trouvait ré-
222 VOYAGE
duit le nouvel établissement, devait s'attribuer à la
fois à la négligence et aux délais du ministère , surtout
à un événement des plus malheureux. Deux mois
après le départ du navire le Lady Juliana, d'Angle-
terre, le Guardian, de quarante-quatre canons , com-
mandé par le lieutenant Puou, avait aussi appareillé,
chargé de provisions , qui , jointes à celles du premier
navire , eussent suffi pour alimenter la colonie durant
deux années. Par malheur le Guardian, en quittant
le cap de Bonne-Espérance , toucha contre une île de
glace le 23 décembre , et le choc fut si violent qu'on
fut obligé de jeter la plus grande partie de la cargaison
à la mer pour empêcher le bâtiment de couler. Par là
le navire fut sauvé , il rejoignit le cap au moment
même où le Juliana y arriva, et celui-ci embarqua
soixante-quinze barils de farine qui avaient été con-
servés.
On apprit en outre, par le Juliana, que peu après
son départ mille autres convicts allaient être expédiés
d'Angleterre , et qu'on levait un régiment de troupes
à pied pour le service particulier de la colonie. Ce sur-
croit de bouches ne pouvait être que fort à charge
dans la circonstance où l'on se trouvait.
Heureusement le transport le Justinian, qui arriva
bientôt chargé de provisions et d'objets de tout genre ,
fut d'un grand secours ; dès ce moment on rendit à
chacun sa ration complète.
Dans les derniers jours de juin, les navires le Sur-
prise, Neptune et Scarborough , arrivèrent avec les
condamnés et les soldats dont nous venons de parler.
DE L'ASTROLABE. 223
La santé de ces hommes avait beaucoup souffert dans
le trajet ; le 1 3 juillet l'hôpital ne comptait pas moins
de quatre cent quatre-vingt-huit malades.
Des terres furent accordées aux officiers et aux sol-
dats envoyés d'Angleterre, qui voulaient s'établir dans
la colonie. Les convicts libérés, soit par émancipation,
soit par pardon , qui désiraient devenir cultivateurs,
reçurent aussi des terres a raison de trente acres par
individu, et ceux qui étaient mariés, à raison de cin-
quante acres, plus dix acres pour chaque enfant né au
moment de la concession. La seule condition qui leur
était imposée, était d'v résider et de cultiver leur terre,
en réservant tout le bois nécessaire aux besoins du
service de la marine.
Les naturels se montraient assez tranquilles; ce fut
vers le mois de septembre de cette année que Beni-
long , chef de la tribu voisine de Sydney, commença
à se lier plus intimement avec les Anglais. En novembre
il vint même s'établir près du gouverneur, dans une
petite maison que celui-ci lui fit construire ; de cette
époque date l'union qui régna dans la suite entre les
tribus de Sydney et les colons.
Dans le cours de l'année 1 790, il mourut cent qua-
rante-trois personnes , savoir : deux marins , un sol-
dat , cent vingt-trois convicts hommes , sept idem
femmes , et dix enfans.
En février 1791 , la chaleur fut si étouffante a Rose-
Hill, qu'une quantité d'oiseaux et de chauve-souris
tombèrent mortes soit au vol , soit des arbres où elles
étaient suspendues.
224 VOYAGE
Dans le mois suivant , James Ruse , le premier cul-
tivateur, après quinze mois de travaux, jugeant qu'il
pouvait suffire à ses besoins avec le produit de sa mé-
tairie, renonça à ses droits sur les magasins publics.
Le 1 4 juin , le gouverneur donna à la ville fondée
près de Rose-Hill , le nom de Parramatta.
Durant le reste de Tannée , on vit arriver successi-
vement les transports le Mary-Ann, le Matilde,
rAtlaritic , le Salamander , le TVilliam el Ann,
V Active , le Queen, Albemarle , Britannia et VAd-
miral-Barrington , qui renforcèrent la colonie d'en-
viron mille sept cents convicts , hommes et femmes ,
et de divers détachemens du régiment de la Nouvelle-
Galles du sud.
Le navire de Sa Majesté, le Gorgoji, de 44 canons,
capitaine Parker, arriva le 21 septembre, apportant du
cap de Bonne-Espérance , un veau mâle , seize vaches ,
soixante-huit brebis , onze cochons , deux cents arbres
à fruit, et quantité de semences de blé et de légumes,
Ce navire apporta aussi un sceau pour la colonie , et
une commission qui autorisait le gouverneur à re-
mettre d'une manière absolue ou conditionnelle tout
ou partie des termes pour lesquels les convicts se trou-
vaient transportés.
A l'époque du départ du Sapply pour l'Angle-
terre, le 26 novembre, il y avait déjà neuf cent vingt et
une acres de terre défrichées et cultivées. Dans ce mois
la mortalité fut si grande qu'il périt cinquante-quatre
convicts, cinquante hommes et quatre femmes. La
perle totale de l'année, par les maladies, fut de un
DE V ASTROLA.BE. 225
fonctionnaire civil , deux soldats , cent cinquante-cinq
convicls hommes , huit femmes idem, , et cinq enfans.
En 1792 on poursuivit avec vigueur la construc-
tion des bâtimens en briques , pour remplacer les ba-
raques en bois qui commençaient à tomber en ruines.
Les vols se renouvelaient d'une manière effrayante ,
quoiqu'une punition sévère suivit de près le crime. Ce
qu'il y eut de plus triste, c'est qu'ils furent souvent
occasionés par la faim , motif qui en tout autre pays
eût pu servir d'excuse.
Le 24 juillet le transport Britannia apporta pour
quatre mois de farine , et huit mois de salaison pour
la colonie entière , composée alors de quatre mille six
cent trente-neuf individus. On put en conséquence
augmenter la ration allouée par semaine à chaque per-
sonne.
Deux marchés sont élevés, l'un à Sydney, l'autre
à Parramatta, sous la direction de deux commis char-
gés de veiller à ce qu'on n'y vende , achète ou échange
aucuns objets volés.
La pierre à chaux est découverte dans l'ile Norfolk;
cette utile matière devient d'un grand intérêt pour
les habitans de la colonie.
Au grand regret de tous les gens de bien, sur la fin
d'octobre le gouverneur Phillip fait connaître le désir
qu'il a de quitter son gouvernement pour aller rétablir,
en Angleterre , sa santé délabrée.
Le 1er novembre fut signalé par l'arrivée du brigantin
Philadelpfaay capitaine Patrickson, de Philadelphie,
qui, ayant appris au cap de Bonne-Espérance la disette
226 VOYAGE
de la colonie , se dirigea vers Port-Jackson avec des
provisions en tout genre. Le gouverneur en acheta
pour la valeur de 2,829 liv. st. pour les magasins pu-
blics ; le reste de la cargaison fut vendu aux divers
officiers avec beaucoup d'avantages.
Le premier numéraire qui vint dans la colonie ,
pour l'usage du gouvernement , fut une caisse de dol-
lars formant 1,000 liv. st., ce qui facilita beaucoup
les menues affaires du commerce.
V Atlantic mit à la voile le 1 1 septembre , ayant à
bord le gouverneur Phillip et deux naturels, Benilong
et Jemmera-Wanik , qui s'étaient attachés à sa per-
sonne.
Les concessions faites aux cultivateurs s'élevaient
alors à trois mille quatre cent soixante-dix acres, dont
quatre cent dix-sept et demie en pleine culture, et cent
seulement éclaircies. En outre mille douze acres et
demie étaient défrichées et cultivées pour les besoins
publics. Cela prouve combien un petit nombre de con-
victs , travaillant pour leur propre compte , opérèrent
de bien plus grands résultats que la masse entière
employée au compte du gouvernement.
Durant Fabsence du capitaine Phillip, sa place fut
occupée par Francis Grose , major commandant le
corps de New-South-Wales , qui fit remplir par des
officiers militaires les charges occupées par des civils.
En 1793, plusieurs officiers, avec l'autorisation
du gouvernement , choisirent des terres à Parramatta
et sur les bords de la baie , afin de les cultiver pour
leur propre compte. Chaque officier put employer
DE L'ASTROLABE. 227
dix convicts : comme on leur permit de les payer en
esprits (rhum), les propriétés furent bientôt d'un
grand produit.
Le 10 janvier, le transport Bel/ona, chargé de pro-
visions, apporta cinq colons libres avec leurs familles ;
le lieu où ils s'établirent prit le nom de Liber h/ -Plains.
Le gouvernement anglais leur accordait le passage et
la nourriture, les outils propres à la culture, leur
fournissait les vivres de la colonie durant deux ans,
leur concédait des terres sans aucune redevance et les
convicts nécessaires pour les défricher, avec la ration
de ceux-ci durant deux ans.
Le 1 3 mars , les deux navires espagnols Descu-
bierta et Atrcvida, commandés par Malespina et
Bustamiento, et employés à un voyage de décou-
vertes dans la mer du Sud, mouillèrent sur la rade.
On leur permit de bâtir un observatoire sur la pointe
du port, près de la hutte de Benilong, qui leur servait
de magasin pour les instrumens. La présence de ces
étrangers rompit l'uniformité des événemens à Syd-
ney, et devint une source d'amusemens pour ses ha-
bitans.
Au mois de juillet fut commencée l'érection d'une
église de soixante-treize pieds de long sur quinze de
large. Elle devait être construite en pierres , chaux et
plâtre , et surmontée d'un toit de chaume.
Le samedi 23 novembre de cette année, on fit dans
les magasins, pour la première fois, des distributions
de grains provenant de la colonie ; on éprouva d'abord
quelque difficulté pour la mouture ; mais on éta-
228 VOYAGE
blit d'autres moulins, et cet obstacle fut bientôt
surmonté.
A la fin de l'année, Sydney s'était accru, depuis le
départ du gouverneur Phillip , de cent cabanes et de
cinq baraques.
Des bateaux de passage établis pour communiquer
par eau , de Sydney à Parramatta , furent conduits
par des convicts qui avaient fini leur temps ; le prix
du trajet fut fixé à un schelling par personne et autant
pour chaque quintal de port du bagage.
L'année 1793 vit périr cent cinquante-trois per-
sonnes , savoir : sept soldats , deux cultivateurs ,
soixante - dix - huit convicts mâles, vingt-six idem
femmes, et vingt-neuf enfans.
Au mois de mars 1794, la colonie se vit encore
menacée d'une nouvelle disette; le jour même où Ton
faisait les dernières distributions des provisions des
magasins , le William de Londres arriva avec onze
cent soixante-treize barils de bœuf, et cinq cent sept
de lard; et quelques jours après, l'Arthur, du Ben-
gale, avec diverses provisions.
Les défrichemens s'étendirent sur une plus grande
échelle , et les plantations de l'île Norfolk réussirent
au-delà de toutes les espérances ; King , gouverneur
de cet établissement , avait acheté des colons onze
mille boisseaux de maïs, en billets tirés sur le trésor;
mais le lieutenant-gouverneur Grose ne jugea pas à
propos de les accepter, et les cultivateurs découragés
abandonnèrent leurs terres pour revenir à la Nouvelle-
Galles du sud. Vers la fin du mois de décembre , le
DE L'ASTROLABE. 229
lieutenant-gouverneur G rose quitta la colonie , et fut
remplacé provisoirement par le capitaine Paterson
du corps de New-South-Wales. Il ne mourut cette
année que cinquante-neuf personnes.
Au commencement de 1795, le maïs qui mûrissait
sur les bords de l'Hawkesbury, promettait au moins
trente mille boisseaux de grains. Mais les pluies abon-
dantes qui survinrent alors firent tellement déborder
le fleuve, qu'elles causèrent de grands ravages aux ré-
coltes des fermiers et du gouvernement.
Les naturels n'avaient cessé de temps en temps
de se livrer à des actes d'bostilité envers les Euro-
péens, et même de commettre parfois des meurtres;
cependant on les avait jusqu'alors ménagés. Mais au
mois de mars leurs déprédations furent si répétées ,
ils devinrent si audacieux , que le capitaine Paterson
fut obligé d'envoyer des soldats armés pour protéger
les colons contre leurs attaques. Plusieurs des natu-
rels de la tribu de Bédia-Gal , habitante des bois, qui
s'étaient montrés les plus âpres au pillage, furent
exterminés.
Le Providence de 28 canons, capitaine Broughton,
arriva d'Angleterre. Le courant l'avait entraîné jus-
que devant Port-Stephens, où le capitaine trouva et
recueillit a bord quatre misérables individus qui s'é-
taient échappés de Sydney, en 1790, et que chacun
croyait noyés , d'après le mauvais état du canot qui
les portait. L'histoire qu'ils firent servit quelque
temps d'aliment à la curiosité publique. 11 paraît
qu'ayant abordé à Port-Stephens, ils vécurent h la
TOME I. l6
230 VOYAGE
manière des sauvages : mais la nourriture de ceux-ci
n'était nullement de leur goût. Chacun d'eux reçut
des naturels un nom et une femme, et deux en eurent
des enfans. Les naturels les nourrissaient, et les con-
sidéraient comme de malheureuses créatures qui
avaient droit à leur protection ; lorsque ceux-ci com-
mencèrent à se faire entendre des sauvages , ils leur
persuadèrent qu'ils étaient les esprits de leurs ancê-
tres ; un de ces bons naturels crut si bien à cette fable,
qu'il lui sembla reconnaître les traits de son père dans
un des convicts , et il le conduisit au lieu où ses restes
avaient été brûlés.
Le 7 septembre, le gouverneur Hunter arriva sur
le navire le Reliance ; il prit les rênes du pouvoir le
1 1 du même mois. Un des premiers actes de son gou-
vernement , fut d'ordonner un recensement exact des
personnes et des bestiaux vivans dans la colonie.
Il recommanda la culture du maïs sur la plus
grande échelle pour la nourriture du bétail , et accepta
les billets souscrits par le gouverneur de Norfolk ,
que son prédécesseur avait refusés. Il ne tarda pas
non plus à rétablir dans leurs fonctions les magistrats
civils.
En novembre , la presse apportée par le gouver-
neurPhillip, et dont on ne s'était jamais servi, ayant
été mise en activité, les ordres du gouvernement furent
désormais imprimés.
Dans ce même mois, on acquit la certitude que les
bestiaux perdus en 1 788 avaient été retrouvés sur les
bords du Nepean. En effet , le gouverneur suivi de
DE L'ASTROLABE. 231
MM. Collins, Water-Houseet Bass, qui s'étaient mis
en marche pour juger de la vérité par leurs propres
yeux , trouvèrent bientôt un beau troupeau de soixante
bètcs à cornes paissant dans un agréable et fertile pâtu-
rage. Afin de s'assurer si ces animaux étaient bien les
mêmes qui étaient venus du Cap, le gouverneur donna
Tordre de tuer un veau. On ne put y réussir, et l'on fut
attaqué par un taureau furieux qui conduisait l'arrière-
garde ; on se vit obligé de le tuer pour se défendre de
ses attaques ; un examen attentif donna la solution
qu'on cherchait.
Ces animaux , au nombre de deux taureaux et cinq
vaches perdus en 1788, avaient sans doute marché
vers l'ouest jusqu'au bord du Nepean, et, l'ayant faci-
lement traversé , ils s'étaient trouvés dans un terrain
bien arrosé et fertile en pâturages , où ils s'étaient
établis et avaient promptement multiplié.
Il y eut alors des personnes qui proposèrent de faire
des tentatives pour ramener ces fugitifs à rétablisse-
ment; mais l'avis du capitaine Collins fut de les laisser
tranquilles durant quelques années , vu qu'ils pour-
raient, comme dans l'Amérique méridionale , devenir
un objet de commerce suffisant , non-seulement pour
la consommation du pays , mais encore pour son ex-
portation. Le gouverneur, goûtant cette raison, se
décida à les protéger de tout son pouvoir, et à les
garantir de toutes sortes d'injures.
Le naturel Benilong était revenu avec le gouverneur
Hunter, et durant son absence avait acquis des ma-
nières et une sorte deducation qui relevaient beau-
232 VOYAGE
coup au-dessus de ses compatriotes. Il s'absentait
souvent du gouvernement, mais quand il revenait,
il ne paraissait jamais devant le gouverneur sans s'ha-
biller, car il laissait toujours ses vêtemens chez lui
quand il entreprenait quelque excursion.
Immédiatement après son arrivée , son premier soin
fut de s'informer de sa femme Gorou-Barrou-Boullo,
qu'il trouva unie à Karuey. A la vue d'un très-joli
jupon rouge et d'un corset de gros drap accompagné
d'un bonnet de la même couleur, elle quitta son amant
pour reprendre son ancien époux. Néanmoins , peu
de jours après , à la surprise générale , on vit la dame
débarrassée de toute espèce de toilette, et Benilong
était absent. On chercha Karuey, et on apprit alors
qu'il avait été rudement battu par Benilong, qui avait
assez appris de la méthode anglaise pour faire usage
de ses poings en place des armes de son pays , au
grand regret de Karuey, car celui-ci eût bien préféré
se mesurer sur le terrain avec son rival , armé de la
lance et du casse-tête. Karuey étant de beaucoup le
plus jeune, et la dame n'étant pas femme à demi,
suivit son penchant , et Benilong fut obligé de re-
noncer à elle sans plus d'opposition. Il parut satisfait
de la correction qu'il avait donnée à Karuey, et fit
entendre que, pour le moment, il resterait sans
femme, et verrait par la suite à faire un meilleur
choix.
Vers la fin de cette année , un phénomène extraor-
dinaire arriva dans l'Hawkesbury. Quatre fermes
eurent leurs récoltes entièrement détruites par une
DE L'ASTROLABE. 233
pluie de glaçons. Le blé, qui était encore debout, fut
mis en pièces , et le grain haché. Les tiges de maïs
furent coupées et les épis abattus. Un homme, assez
éloigné de toute habitation, fut heureux de pouvoir
se mettre à l'abri dans un creux d'arbre. Tous les ar-
bres qui se trouvaient sur le chemin de ce grain, et
qui eurent le coté exposé à sa fureur, furent maltrai-
tés comme s'ils eussent reçu des décharges de mous-
queterie. Le temps fut doux durant les deux journées
qui suivirent; néanmoins la glace resta sur la terre
en aussi gros morceaux qu'à sa chute. On en trouva
quelques blocs, qu'on ne rapporta que le second jour;
ils avaient de six à huit pouces de long sur deux
doigts au moins d'épaisseur.
Cette année vingt-six personnes seulement périrent
dans la colonie , quantité beaucoup moindre qu'on
n'avait lieu de l'attendre.
En 179G, la contrebande des esprits se fit avec
une telle activité, et il en résulta tant d'excès dans la
colonie, que le gouverneur se vit obligé de prendre à
diverses époques plusieurs moyens pour arrêter ces
abus. Mais ses efforts furent inutiles ; il ne put empê-
cher les navires qui touchaient à Port-Jackson , de
débarquer frauduleusement cette denrée dont les
convicls étaient si avides et qu'ils payaient à si haut
prix.
Sur une enquête ordonnée par le gouverneur en
mai , on reconnut que les colons des districts de Ponds,
Field-of-Mars , Eastern-Farm , Prospcct-Hill et Mul-
grave-Place, s'étaient endettés jusqu'à la valeur de
234 VOYAGE
5,098 livr. sterl., par suite de leur paresse et de leur
ivrognerie, qui les entraînaient dans toutes sortes
d'excès.
Le 20 juin, le gouverneur et sa compagnie furent
visiter le troupeau sauvage , qui se trouva alors
composé de 94 animaux. On travailla à construire
un palais de justice, et on commença à employer
des chariots traînés par des bœufs, pour transporter
le bois de construction à Sydney et à Parramatta , ce
qui épargna le travail de beaucoup d'hommes.
Le recensement des habitans , du bétail , et des au-
tres articles^de la colonie, qui eut lieu le 1er septembre
de cette année, prouve quels progrès rapides elle avait
faits depuis sa fondation , et de quel succès avaient
été couronnés les efforts des officiers qui la diri-
geaient.
Les animaux vivans offrirent un total de 57 che-
vaux et jumens ,101 vaches et génisses , 74 taureaux
et veaux, 54 bœufs, 1,531 moutons, 1,427 chèvres
et 1,869 cochons.
Le gouvernement possédait de terre en
culture 1,700 acres
Les officiers civils et militaires. . . . 1,172
Les fermiers 2,547
Total 5,419
La population consistait en 4,848 âmes pour New-
DE L'ASTROLABE. 2SÔ
SouLli-Wales et les dépendances, savoir : 3,959 poul-
ie continent, et 889 pour File Norfolk.
Parmi ceux-là, 321 ne vivaient point aux dépens
du gouvernement. Quant aux 3,638 qui tenaient leur
subsistance des magasins publics, ils se trouvaient
ainsi distribués, savoir : 2,219 à Sydney, 965 à Par-
ramatta, et 454 dans l'Hawkesbury.
La dépravation des convicls qui augmentait rapi-
dement, et la multiplication de leurs délits, enga-
gèrent le gouverneur à faire construire deux grandes
prisons de bois à Sydney et à Parramalta. Les mai-
sons de ces deux villes furent numérotées et divisées
par quartiers. Un babitant dut surveiller dans cbacun
de ces quartiers la tranquillité publique, et trois watch-
men devaient se relever d'année en année avec l'ap-
probation du gouverneur.
Benilong, ennuyé de la vie civilisée, était retourné
à ses habitudes sauvages ; il supplia le gouverneur de
le protéger contre la fureur de ses concitoyens, qui
voulaient le faire périr pour le meurtre d'un homme
qu'on l'accusait d'avoir tué près Botany-Bay, tandis
qu'il protestait de son innocence. Le gouverneur,
acquiesçant à sa prière, envoya à Brickfield, où les
naturels attendaient Benilong, une garde, pour leur
expliquer qu'il n'était coupable d'aucun meurtre, et
que le gouverneur ne permettrait plus d'approcher
de l'établissement à aucun de ceux qui oseraient l'in-
sulter.
En mars 1797, les naturels exercèrent de grands
ravages dans les fermes du nord. Les cultivateurs
236 VOYAGE
furent obligés de se rassembler pour se mettre à leur
poursuite ; ils les trouvèrent réunis au nombre de cent
environ, et les mirent en déroute en les forçant de
laisser leur butin. Mais en revenant chez eux, ils fu-
rent harcelés à leur tour par les sauvages ; obligés de
faire feu dessus, ils tuèrent cinq hommes et en bles-
sèrent plusieurs. Du nombre de ceux-ci, se trouvait
Pe-Mul-Waï, leur chef; il fut fait prisonnier, mais il
réussit de suite à s'échapper avec une chaîne aux
pieds.
Le 27 juillet, un jeune naturel, accusé d'avoir com-
mis un meurtre, subit la peine du talion, ordinai-
rement employée en ces sortes d'occasions. Dans le
combat, deux lances percèrent sa main; puis ses
amis se précipitèrent sur ses adversaires , les défirent
et rompirent leurs lances. Benilong fut encore accusé
d'avoir tué une femme indigène, parce qu'elle dit à
ses amis, à l'instant de sa mort, qu'elle rêvait que
Benilong en avait été la cause ; mais il protesta que
cette femme lui était parfaitement étrangère, ne
l'ayant jamais vue.
Vers la fin de septembre , une visite que l'on fit au
troupeau sauvage, révéla qu'il en existait au moins
deux, l'un de 67, et l'autre de 170 tètes d'ani-
maux.
A la fin de cette année , trois écoles pour l'éduca-
tion des enfans se trouvaient déjà établies à Sydney.
Gomme les vacances commencent, à Noël, 102 enfans,
proprement habillés et accompagnés par leurs maî-
tres , vinrent présenter leurs hommages au gouver-
DE L'ASTROLABE. 237
neur, qui examina les progrès des élèves les plus
âgés, dans l'écriture, etc.
Décembre vit terminer la toiture des nouveaux
magasins , la tour qui devait recevoir la cloche qu'a-
vait apportée le Reliance, la construction d'un autre
moulin à vent, et les baraques des aides-chirurgiens.
En janvier 1798, les prisonniers, arrives d'Irlande
sur les derniers navires, devinrent si turbulens,
qu'il fallut avoir recours aux traitemens les plus ri-
goureux pour les fixer au travail. Outre le naturel
vicieux de leurs penchans , ils se formèrent l'opi-
nion ridicule qu'il existait, à la distance seulement
de trois ou quatre cents milles au S. O. de l'établisse-
ment, une colonie de peuples blancs où ils pourraient
jouir de toute espèce de bonheur sans travailler, pers-
pective la plus flatteuse que puissent imaginer des
êtres comme eux, aussi fainéans qu'ignorans.
Par suite de cette idée, ils formèrent le projet de
s'échapper de la colonie, et se proposèrent de l'effec-
tuer aussitôt qu'ils auraient pu se procurer une quan-
tité suffisante de provisions.
Le gouverneur, informé de ces desseins, envoya
un magistrat à Tongabbi, où les principaux mécon-
tens étaient employés , pour leur représenter le dan-
ger auquel une pareille entreprise les exposerait. En
outre, il leur annonça que le gouverneur était dis-
posé à permettre à quatre d'entre eux d'aller aussi
loin que cela leur ferait plaisir, avec autant de pro-
visions qu'ils pourraient en porter; que, pour les pro-
téger, il ordonnerait à trois autres individus, accou-
238 VOYAGE
lûmes à courir les forêts et connus des sauvages, de
les accompagner et de les conduire dans toutes les
directions qu'ils voudraient désigner.
D'après les renseignemens que l'on prit, il paraît
que l'histoire de ce prétendu peuple avait pris sa
source dans un conte étrange, qu'un convict, qui
avait quitté son travail pour vivre avec les naturels ,
avait recueilli des sauvages des montagnes.
L'événement prouva bientôt quel avait été l'effet de
cet avis du gouverneur. Il apprit qu'un grand nombre
de ces malheureux s'assemblaient pour aller à la re-
cherche de la nouvelle peuplade. Une troupe de cons-
tates armés fut envoyée pour en arrêter le plus grand
nombre possible ; seize furent saisis et emprisonnés. Ils
parurent ignorer complètement le lieu où ils voulaient
aller. Mais , considérant tout à la fois leur ignorance
et leur opiniâtreté , le gouverneur comprit qu'aucun
argument ne pourrait mieux les convaincre de leur
folie, qu'une correction sévère imposée à ceux qui
semblaient les instigateurs du complot. Ainsi sept
d'entre eux reçurent deux cents coups de fouet cha-
cun, et le reste, après avoir été puni à Parramatta,
fut envoyé aux travaux forcés, et bien surveillé.
La nécessité de réprimer cette manie d'émigration
détermina le gouverneur à les convaincre, par leur
propre expérience, des dangers qu'elle entraînait.
Ainsi quatre des plus vigoureux furent choisis et pré-
parés pour un voyage de découvertes. Ils devaient
être accompagnés par trois hommes , qui devaient ,
lorsqu'ils seraient las de leur excursion , les ramener
DE L'ASTROLABE. 239
par les parties les plus difficiles et les plus imprati-
cables du pays. Biais ce plan ne fut pas plutôt adopté,
que le gouverneur apprit qu'une bande s'était con-
certée avec les quatre coquins désignes , pour aller
les joindre à un endroit convenu ; là ils projetaient
d'assassiner leurs guides, puis de s'emparer des armes
et des provisions, et ensuite de poursuivre leur course
suivant leur propre caprice. Cet infernal projet fut
déconcerté par l'escorte de quatre soldats ajoutés aux
guides, et ils partirent tous le 14 de Parramatta.
Le 24 les militaires ramenèrent trois de ces mau-
vais sujets, qui, à leur arrivée au pied des premières
montagnes, se trouvèrent si fatigués de leur voyage,
et dégoûtés de la perspective qui s'offrait à leurs re-
gards, qu'ils supplièrent les soldats chargés de les aban-
donner en cet endroit avec les guides, de les ramener
à la colonie avec eux. Un seul homme témoigna le
désir de pénétrer plus avant, et fut en conséquence
laissé avec les guides.
Ceux-ci ne furent de retour à Prospect-Hill que
le 9 février, accablés de fatigues et pouvant à peine re-
muer leurs membres, tant ils étaient épuisés. Ils avaient
erré durant quinze à dix-huit jours dans les forets , les
montagnes et les ravins. De beaux pâturages , quel-
ques rivières et des terres d'un aspect fertile s'étaient
présentés à leurs regards. Ils avaient découvert des
carrières de chaux , de sel, de charbon de terre, et
communiqué avec des naturels dont Wilson ne pul
comprendre le langage, quoiqu'il connût déjà celui des
naturels des montagnes.
240 VOYAGE
Vers cette époque, M. Bass, chirurgien du Re-
liance , revint d'une excursion en canot , qu'il avait
faite vers le sud , et qui avait duré douze semaines. Il
avait pénétré jusqu'à 40° S. , visité chaque ouverture
de la côte ; mais il n'avait trouvé qu'en un seul endroit
au S. O. de la pointe Hicks , un havre capable de re-
cevoir des vaisseaux. Là il observa aussi l'apparence
d'un détroit , ou plutôt d'une mer ouverte entre les la-
titudes de 39 et 40° S. , et conjectura que la terre de
Van-Diémen devait se composer d'un groupe d'îles si-
tuées au S. de la Nouvelle-Hollande.
Au mois d'avril, le bruit courut, surtout parmi les
Irlandais , qu'une vieille femme avait prophétisé l'ar-
rivée de plusieurs frégates ou grands navires de guerre
français , qui , après avoir détruit l'établissement , dé-
livreraient et emmèneraient les convicts. Ce conte ridi-
cule fut propagé avec une rapidité incroyable. En
conséquence , un des condamnés de la chaîne de
Tongabbi jeta sa pioche, et, s'avançant à la tête de ses
camarades , poussa les cris de liberté.
Ils furent promptement accueillis par ses compa-
gnons ; mais un magistrat, qui se trouvait à portée ,
mitfin au trouble en faisant saisir ce farouche Irlandais,
qui ne tarda pas a être lié et récompensé par une sé-
vère fustigation.
On sut ensuite que la femme que l'on donnait pour
la prophélesse en question , était une vieille Ecossaise
qui faisait de la bière et la vendait aux ouvriers. Elle
avait tout simplement rêvé l'arrivée des Français , et
avait conté son songe à un homme qui l'avait ensuite
DE L'ASTROLABE. 241
publié comme une prophétie. Tel était le fondement
de cette ridicule histoire.
Le i4 mai, le brick Nanti las arriva de Taïti dans
un grand état de détresse. Il ramenait plusieurs des
missionnaires de cette île, avec leurs familles. Ceux-ci
avaient reçu plusieurs mauvais traitemens des naturels
qui les avaient même menacés de leur enlever leurs
femmes, ce cpii les obligeait à rester à peu près ren-
fermés dans leurs palissades. Comme le Naatilus était,
hors d'état de les recevoir tous à bord , il en resta six
ou sept sur l'île.
Les naturels , en mai , renouvelèrent leurs pillages
sur les fermes du sud ; ils vinrent en bandes nom-
breuses, et brûlèrent plusieurs maisons.
Le 6 juin , le gouverneur alla visiter, à cinq ou six
milles de Parramatta , un terrain où il établit les mis-
sionnaires de Taïti , et quelques personnes libres der-
nièrement arrivées d'Angleterre par le Barwell avec
leurs familles. A cetteoccasion, Barringtonseplaintde
ce qu'on ait toujours , jusqu'à ce moment, laissé partir
tous les navires d'Angleterre , sans y embarquer quel-
ques personnes libres pour la colonie , pour diminuer
les inconvéniens d'une société qui n'était, pour ainsi
dire , composée que de convicts. Cette observation
prouve évidemment que la population libre de New-
South-Wales ne se composait guère alors que des
fonctionnaires établis dans le pays , et des condamnés
qui avaient été libérés ou émancipés.
Le 11 octobre M. Bass et le lieutenant Flinders,
du Reliance , mirent à la voile sur un petit bateau
242 VOYAGE
ponté, construit à Me Norfolk, et nommé en consé-
quence le Norfolk, que le gouverneur avait fait équiper
pour cet objet. Leur mission était de reconnaître le
détroit qu'on supposait exister par la latitude du 39° S.
entre la Nouvelle-Hollande et la terre appelée jus-
qu'alors Van-Diemen Land.
Dans le cours de cette année, d'une part la cupidité
des fermiers pour se procurer divers objets apportés
du dehors, et surtout des esprits ; de l'autre, l'empres-
sement que mettaient les trafiquans à concentrer ces
objets dans leurs mains pour les revendre en détail à
des prix exorbitans , devinrent funestes aux pre-
miers. Plusieurs d'entre eux s'obérèrent pour des
sommes considérables , et se virent obligés de vendre
pour ainsi dire à discrétion leurs grains et les produits
de leurs terres aux marchands. Malgré l'attention du
gouvernement à combattre ces dangereux abus ,
malgré les mesures tentées par lui à diverses époques
pour les réprimer , ses efforts furent inutiles ; voilà
l'une des principales causes de l'extrême lenteur des
progrès de la colonie.
En octobre on jeta les fondemens d'une église en
pierre à Sydney ; elle devait avoir cent cinquante pieds
de long, et cinquante-deux de large. On se prépara
à en construire une semblable à Parramatta, mais
dans de moindres dimensions.
Benilong, qui eût pu continuer de vivre très-heu-
reux dans le palais du gouverneur, préférait la dange-
reuse société de ses concitoyens , et ne visitait l'établis-
sement que quand il ressentait trop vivement le besoin
DE L'ASTROLABE. 243
de quelques-unes des ressources de la vie civilisée. Il
reçut plusieurs blessures telles qu'une seule eût sans
doute causé la mort d'un Européen.
A la fin de 1 708 , le bétail de la colonie se compo-
sait de 44 chevaux, 73 jumens, 1G3 taureaux et
bœufs, 258 vaches, 2,8G7 cochons, 1,459 moutons,
2,4 13 brebis, 787 boucs, et 1,880 chèvres. Il y avait
en pleine culture 4,659 acres de froment, 1,453 de
maïs , et 57 ]/<2 en orge.
Le 2 janvier 1 799 , on accorda plusieurs certificats
à des convicts qui avaient complété leur temps de dé-
portation ; ceux qui désirèrent rester maîtres de leur
personne, furent rayés des rôles de ration.
Le 12 du même mois , MM. Flinders et Bass revin-
rent de leur voyage d'exploration à la terre de Van-
Diémen sur le Norfolk. Ils reconnurent les îles au
nord de Van-Diémen, découvrirent le port Dalrym-
ple, passèrent à l'ouest pour se rendre à la rivière
Derwent dont ils visitèrent les environs, et revin-
rent par l'est aux îles du cap Barren. L'existence du
détroit que M. Bass avait déjà soupçonné dans son
voyage précédent au port Western , fut ainsi cons-
tatée; aussi le gouverneur Huntcr jugea-t-il à propos
de lui donner le nom de cet intrépide navigateur.
Le 1 1 février, les prisons en bois de Sydney furent
consumées par les flammes , et tout porte à croire que
cet incendie fut prémédité. Pour en prévenir les réci-
dives, on s'occupa sur-le-champ de bâtir un nouvel édi-
fice en grosses pierres , entouré de murailles très-
épaisses.
244 VOYAGE
Les sécheresses excessives qui avaient duré si long-
temps et avaient causé tant de tort aux moissons ,
furent suivies en mars de pluies abondantes qui du-
rèrent plusieurs jours et ranimèrent en tous lieux la
végétation anéantie. Sur les bords de l'Hawkesbury,
les crues d'eaux eurent des suites funestes. Cette
rivière , en peu d'heures , se gonfla jusqu'à la hauteur
de cinquante pieds au-dessus de son niveau ordinaire ,
et acquit une telle rapidité quelle entraîna tout ce
qui se trouva sur son passage. Les magasins du gou-
vernement , les maisons des fermiers, avec leurs effets
et une grande partie des bestiaux, furent submergés et
détruits. Plusieurs habitans eurent à peine le temps
de se sauver en canots , et cependant il n'en périt
qu'un seul. Toute la contrée environnante offrit bientôt
l'aspect d'un lac immense.
La perte fut d'autant plus grande que les fermiers
n'ayant reconnu d'avance aucun symptôme qui pût
causer cet accident, ne s'y étaient nullement prépa-
rés. Cependant les naturels, qui l'avaient prévu,
avaient averti les fermiers, mais ceux-ci n'avaient voulu
tenir aucun compte d'un si important avis. Nul doute
que l'inondation n'eût été causée par des pluies abon-
dantes qui avaient tombé dans l'intérieur des monta-
gnes , et qui ne purent trouver d'autre débouché que
celui de la rivière dont le lit se trouva subitement grossi
d'une manière si extraordinaire.
En avril le bruit courut que les équipages de deux
bateaux envoyés pour charger du charbon de terre
sur les bords de la rivière Hunier, avaient été taillés
DE L'ASTROLABE. 245
en pièces par les naturels. Le gouverneur envoya à
leur recherche Hacking avec sa baleinière bien armée.
Celui-ci tomba sur un fort parti de sauvages aux-
quels il demanda ce quêtaient devenus les Européens.
Les naturels répondirent qu'ils étaient repartis pour
Sydney; mais comme il vit entre leurs mains les voiles,
les couvertures des hommes, et leurs divers effets,
cette réponse ne satisfît point Hacking. Il les menaça
de faire feu sur eux s'ils ne disaient pas la vérité sur-
le-champ, et les coucha enjoué. Les sauvages se mo-
quèrent de lui, et lui signifièrent que s'il ne se retirait
pas en laissant le canot et même celui dans lequel il
était venu , ils l'allaient percer lui et ses compagnons ,
et aussitôt ils se mirent à balancer leurs lances d'une
manière très-menaçante. Hacking ajusta son arme sur
eux et tira la gâchette , uniquement pour les effrayer,
mais au contraire ils n'en devinrent que plus auda-
cieux et plus turbulens. Jugeant l'attaque inévitable,
il chargea son arme avec du plomb à loup, et leur
commanda de se retirer ; mais leur audace croissant
toujours, il tira enfin sur eux et en fit tomber quatre,
dont un se releva bientôt en prenant la fuite :
comme les trois autres restèrent étendus par terre, ils
furent très-probablement blessés à mort. Toute la
troupe disparut, laissant Hacking se retirer sans
danger.
On n'entendit plus parler des hommes des canots
durant quelques jours , ce qui fit craindre qu'ils
n'eussent été assassinés ; mais ils atteignirent heu-
reusement l'établissement peu de temps après.
TOME I. *7
246 VOYAGE
Durant l'hiver de cette année, les vols, les meur-
tres et les crimes de toute espèce devinrent plus fré-
quens qu'ils n'avaient jamais été; les magistrats eurent
recours à des moyens plus fermes que jamais pour en
arrêter le cours ; le dérèglement des femmes fixa aussi
leur attention.
Au mois de juin la colonie offrait 4,393 acres de
terrain semées en blé , et 1 ,440 en maïs. Certains
particuliers possédaient jusqu'à 200 et 290 acres de
terre en culture.
En vertu des ordres du gouverneur, le 8 juillet,
le lieutenant Flinders repartit sur le Norfolk pour
explorer avec soin toute l'étendue de côte comprise
depuis Port-Jackson jusqu'à la baie Harvey, située
par 24° 36' S. Il s'acquitta avec beaucoup de distinc-
tion de cette tâche délicate, et rentra le 20 août à
Sydney, après avoir fait d'importantes découvertes.
Il avait eu pour compagnon dans cette excursion un
jeune naturel nommé Boungari, très-intelligent, et qui
lui fut fort utile dans ses communications avec les sau-
vages de la côte.
Plusieurs convicts s'étant échappés à diverses re-
prises sur les navires qui quittaient Port-Jackson , on
fut obligé de visiter avec soin ceux qui mettaient à la
voile , et de décréter des punitions sévères contre les
officiers ou les marins qui favoriseraient de sembla-
bles évasions.
Les terres en culture , à la fin de l'année , montaient
à 5,465 acres de blé, 2,302 de maïs, 82 d'orge, et 8
seulement d'avoine.
DE L'ASTROLABE. 247
Le bétail comptait 39 chevaux , 72 jumens ,
1 88 taureaux et bœufs ,512 vaches , 3, 1 89 cochons ,
4,781 moutons, et 2,588 chèvres.
Au mois d'août 1 800 , on apprit à Sydney la mort
de Wilson. Depuis qu'il se trouvait dans ce pavs , il
avait passé la plus grande partie de sa vie dans les bois
avec les sauvages. On le soupçonnait fort de leur
indiquer les moyens de molester les fermiers avec le
plus de succès et le moins de danger possible. Cepen-
dant sur la proclamation du gouverneur, il se rendit,
et promit de se corriger. Comme il ne pouvait être
convaincu que d'un penchant prononcé pour l'oisiveté,
on lui pardonna , et on le pourvut même d'un mous-
quet et de munitions , pour accompagner ceux qui
faisaient des excursions dans les bois. Le reste du
temps il allait à la chasse des kangarous et des oi-
seaux. Le premier ménure qu'on vit dans le pays fut
tué par lui. C'était sa coutume de vivre de la chair des
oiseaux qu'il abattait , puis il en apportait les peaux
à l'établissement.
Il avait acquis sur les naturels des bois une telle
influence , qu'il leur avait persuadé qu'il avait été lui-
même un homme de couleur de leur race ; il pous-
sait le mensonge au point de désigner une vieille
femme de leur tribu comme sa mère. Cette pauvre
vieille fut assez simple et assez crédule pour recon-
naître son fils dans ce vaurien. Les naturels qui ha-
bitent les bois ne sont certainement pas aussi rusés
que ceux qui habitent le rivage; ce qui dépend essen-
tiellement de leur manière de vivre , l'état social in-
248 VOYAGE
fluant beaucoup sur l'exercice el le développement
des facultés mentales. Wilson profita de la simplicité
des premiers : après s'être donné pour un de leurs com-
patriotes , et leur avoir inspiré autant de crainte que de
respect pour sa supériorité , il se permit de satisfaire
ses désirs, en prenant des libertés intimes avec leurs
jeunes femmes. Tout dépourvus qu'étaient ces sau-
vages de raisonnement, Wilson éprouva cependant
par une triste expérience qu'ils étaient susceptibles
de ressentiment. Car, ayant soumis malgré elle une
femme a ses passions , les amis de celle-ci profitèrent
d'une circonstance où il ne pouvait se défendre, pour
lui percer le corps d'une lance. Il finit ainsi sa car-
rière, et laissa les naturels dans l'attente de le voir
revenir un jour sous la forme d'un autre homme
blanc.
Le gouverneur Hunter quitta la Nouvelle-Galles du
Sud sur le Buffalo, le 28 septembre 1800, empor-
tant avec lui l'estime et les regrets de tous les habi-
tans , pénétrés de reconnaissance pour les sentimens
de justice et d'humanité qui l'avaient toujours animé.
La direction de la colonie resta entre les mains du lieu-
tenant-gouverneur Gidley King.
Au départ du gouverneur Hunter, on comptait
dans la colonie 60 chevaux, 143 jumens, 332 bœufs
et taureaux, 712 vaches, 4,017 truies, 2,031 co-
chons, 4,093 brebis, 725 béliers et 1,455 chèvres;
4,665 acres de terre en blé, 2,930 en maïs et 82 en
orge, sans parler de ce qui était cultivé en jardins,
patates et autres végétaux.
DE L'ASTROLABE. 249
La quantité de terre en culture se trouva moindre
que l'année précédente par suite de la misère des
fermiers, provenant autant de leur extrême impré-
voyance que du prix excessif des objets en tout genre,
et des gages exorbitans qu'ils étaient obligés de payer
aux ouvriers.
Du reste le gouverneur Hunter laissa la colonie
enrichie d'une quantité d'ouvrages , de monumens et
d'édifices publics entrepris et exécutés sous sa direc-
tion. Il ne négligea rien de ce qui pouvait tendre à sa
prospérité , et sut tirer du travail des convicts le parti
le plus avantageux.
On sera sans doute curieux de voir d'un seul coup-
d'œil la série des navires des différentes nations qui
vinrent mouiller à Port-Jackson depuis l'établisse-
ment de la colonie jusqu'au 27 novembre 1800. Ce
tableau donnera une idée assez juste de son impor-
tance progressive sous le rapport des relations com-
merciales.
vuiAur
NOMS
DATES
LIEUX
CARGAISON.
DES NAVIRES.
DE L'ARRIVEE.
DD DÉPART.
Supply, conserve de S. M.
25 janv. 1788
Angleterre.
Convicts.
Syrius, navire de S. M.
26 janvier.
Id.
Id.
Alexander, transport.
Id.
Id.
Id.
Scarborough, id.
Id.
Id.
Id.
Charlotte, id.
Id.
Id.
Id.
Lady Penrhyn , id.
Id.
Id.
Id.
Friendship , id.
Id.
Id.
Id.
Prince of JFales, id.
Id.
Id.
Id.
Fisli-Durn, navire d'ap-
Id.
Id.
Id.
provisionnement.
Golden-Grove , id.
Id.
Id.
Provisions.
Borrow-Dale , id.
Id.
Id.
Id.
Syrius, navire de S. M-
6 mai 1789.
Cap de Bonne-
Espérance.
Id.
Lady Juliana, transport.
3 juin 1790.
Angleterre.
Convicts.
Justinian , navire d'ap-
20 juin.
Id.
Provisions.
provisionnement.
Surprise, transport.
26 juin.
Id.
Convicts.
Neptune, id.
28 juin.
Id.
Id.
Scarborough , id.
Id.
Id.
Id.
Supply, navire de S. M.
19 septembre.
Batavia.
Provisions.
TVaksamheid , nav. d'ap-
17 décembre.
Id.
Id.
provisionnement hol-
landais.
Mary-Ann, transport.
1 9 juillet 1 791
Angleterre.
Convicts.
Mali Ida, id.
ier août.
Id.
Id.
Atlantic, id.
20 août.
Id.
Id.
Salamander, id.
21 août.
Id.
Id.
JJ'iUiam and Ann , id.
28 août.
Id.
Id.
Gorgon, navire de S. M.
21 septembre.
Id.
Vivres et mu-
nitions.
Active, transport.
26 septembre.
Id.
Convicts.
Queen, id.
Id.
Irlande.
Id.
Albemarle, id.
i3 octobre.
Angleterre.
Id.
Britannia, id.
14 octobre.
Id.
Id.
Admirai Barrington , id.
1 6 octobre.
Id.
Id.
Pitt, id.
14 févr. 1792.
Id.
Id.
Atlantic, navire d'appro-
20 juin.
Bengale.
Provisions.
visionnement.
Britannia, id.
26 juillet.
Angleterre.
Id.
1 Royal Admirai, nav. d'ap-
7 octobre.
Id.
Convicts.
provisionnement.
DE L'ASTROLABE.
2ol
NOMS
DES NAVIRES.
Plùladelphia , brick amé-
ricain.
K-ilty, transport.
Hope, américain.
Cheslerfield , baleinier.
Rellona , transport.
Hornutzear, shaw.
Descubierta, espagnol.
Atrevida, id.
Dœdalus , navire d'appro-
visionnement.
Rrilannia, id.
Roddington, transport.
Sugar-Cane , id.
Fairy, américain.
William, navire d'appro-
visionnement.
Arthur.
Dœdalus, navire d'appro-
visionnement.
Indispensable, id.
Britannia, id.
Speedr, id.
Halcyon , américain.
Hope, id.
Fancy, navire d'approvi-
sionnement.
Resolution, id.
Salamandcr, id.
Mercury, américain.
Surprise, transport.
Experiment.
Rritannia.
Endeavour , navire d'ap-
provisionnement.
Providence , naviiv de
S. M.
DATES
DE L'ARRIVÉE.
i" novembre.
18 novembre.
Décembre.
Id.
i5 janv. 1793
9 i lévrier.
12 mars.
Id.
20 avril.
Juin.
7 août.
17 septembre.
2 g octobre.
20 mars 1794.
10 mars.
3 avril.
14 mai.
3 juin.
8 juin.
14 juin.
5 juillet.
9 juillet.
10 septembre.
1 1 septembre.
1 7 octobre.
■iS octobre.
24 décembre.
4 mars 1795.
3i mai.
26 août.
LIEUX
DU DÉPART.
Philadelphie.
Angleterre.
Rhode-Island.
Cap de Bonne-
Espérance.
Angleterre.
Id.
Manille.
Id.
Côte N.O. d'A-
mérique.
Cap de Bonne-
Espérance.
Irlande.
Id.
Boston.
Angleterre.
Bengale.
CôteN.O. d'A-
mérique.
Angleterre.
Batavia.
Angleterre.
Rhode-Island.
Id.
Bombay.
Angleterre.
Id.
Rhode-Island.
Angleterre.
Bengale.
Cap de Bonne
Espérance.
Bombay.
Angleterre.
CARGAISON.
Spéculation
commerciale.
Convicls.
Spéculation.
Pour répara-
tions.
Convicts.
Spéculation.
Pour rafraî ■
chissemens.
Id.
Provisions.
Bétail et pro-
visions.
Convicts.
Id.
Pour rafrai-
chissemens.
Provisions.
Spéculation.
Provisions.
Id.
Id.
Id.
Spéculation.
Id.
Provisions.
Id.
Id.
Id.
Convicts.
Spéculation.
Provis. pour
les officiers.
Bétail.
252
VOYAGE
NOMS
DATES
LIEUX
CARGAISON.
DES KAVIREs.
de l'arrivée.
DU DÉrART.
Rellance, navire de S. M.
7 septembre.
Angleterre.
Munitions.
Supph; id.
Id.
Id.
Id.
Young Jf'illiam, navire
4 octobre.
Id.
Id.
d'approvisionnement.
Sovereign.
5 novembre.
Id.
Id.
Arthur.
ier janv. 1796
Bengale.
Spéculation,
Ceres, navire d'approvi-
2 3 janvier.
Angleterre.
Provisions.
sionnement.
Experiment.
24 janvier.
Bengale.
Spéculation.
Otter, américain.
Id.
Boston.
Pour rafraî-
chissemens.
Marq. Cornwallis , trans-
1 r février.
Irlande.
Convicts.
port.
Abigàil, américain.
Février.
Rhode-Island.
Spéculation.
Assistance.
17 mars.
Dusky-Bay.
»
Susan , américain.
19 avril.
Rhode-Island.
Spéculation.
Indispensable , transport.
3o avril.
Angleterre.
Convicts.
Britannia , navire d'ap-
1 1 mai.
Calcutta.
Provisions.
provisi onnement .
Crand-Turk, américain.
2 3 août.
Boston.
Spéculation.
Prince of Jf'ales, navire
2 novembre.
Angleterre.
Id.
d'approvisionnement.
Sylpk.
1 7 novembre.
Id.
Id.
Mercury, américain.
n janv. 1797
Manille.
Pour répara-
tions.
Supply, navire de S. M.
16 mai.
Cap de Bonne-
Espérance.
Bétail.
Britannia, transport.
27 mai.
Irlande.
Provisions.
Ganges, id.
2 juin.
Id.
Id.
Reliance, navire de S. M.
26 juin.
Cap de Bonne-
Espérance.
Bétail.
Deptford.
20 septembre.
Madras.
Spéculation.
Nautilus.
14 mai 1798.
Olahili.
Missionnaires.
Barwcll, transport.
18 mai.
Angleterre.
Convicts.
Hun ter.
10 juin.
Bengale.
Spéculation.
Cornwall, baleinier.
2 juillet.
Cap de Bonne-
Espérance.
Pour répara-
tions.
Eliza, id.
4 juillet.
Id.
Id.
Argo , schooner améri-
7 juillet.
Maurice.
Spéculation.
cain.
Sally, baleinier.
8 juillet.
Cap de Bonne-
Espérance.
Pour répara-
tions.
DE L'ASTROLABE.
253
NOMS
DATES
LIEUX
CARGAISON.
DES NAVIRES.
DE L'ARRIVÉE.
DU DEPART.
' Britannia , transport.
18 juillet.
Angleterre.
Convicts.
Pomona , baleinier.
20 août.
Cap de Bonne-
Pour répara-
Espérance.
tions.
Sémiramis , américain.
Id.
Id.
Id.
Diana.
icr octobre.
Rbode-Island.
Id.
Mara. Cornwallu, navire
27 octobre.
Cap de lionne-
Bétail.
d'approvisionnement.
Indispensable , baleinier.
Id.
Espérance.
Id.
Pour répara-
tions.
Rebecca, américain.
5 mars 1799.
Id.
Spéculation.
Nostra Senora de Beth-
2 ', avril.
Cape-Blanco.
Divers articles.
léem, prise.
Buffalo, navire de S. M.
2 G avril.
Cap de Bonne-
Bétail.
Albion, navire d'appro-
29 juin.
Espérance.
Angleterre.
Provisions.
visionnement.
Hillsborough, transport.
26 juillet.
Id.
Convicts.
Resource, américain.
6 septembre.
Rhode-Island.
Pour répara-
tions.
Jl "alhcr, navire d'appro-
3 novembre.
Angleterre.
Provisions.
visionnement.
Plumier, prise.
2 décembre.
Cap Corienles.
Divers articles.
Th rnne.
1 1 févr. 1800.
Bengale.
Spéculation.
Betscy, baleinier.
i3 février.
Amérique.
Pour répara-
tions.
Fricndship , transport.
i5 février.
Angleterre.
Convicts.
Speedy, id.
Id.
Cap de Bonne-
Bétail.
Bell Savage, américain.
7 juin.
Espérance.
Rbode-Island.
Pour répara-
tions.
Porpoise, navire de S. M.
7 novembre.
Angleterre.
Convicts et pro-
visions.
Royal Admirai.
22 novembre.
Id.
Id.
Au départ du gouverneur Hunter, deux navires se
trouvaient sur les chantiers ; le premier de 1 50 à 1 60
tonneaux, pour le service de Sydney à Norfolk, l'autre,
254 VOYAGE
qufdevait porter le nom de Cumberland , de 27 ton-
neaux , destiné à être gréé et armé en goélette, pour
la poursuite des déserteurs qui avaient coutume d'en-
lever les embarcations pour s'enfuir.
On s'assura que la construction de ce navire avait
coûté la somme de 3,954 liv. sterl. , dont la majeure
partie fournie par les cotisations publiques.
Pour réprimer la fureur des spéculations mer-
cantiles sur les esprits , le gouverneur renvoya trois
navires du Bengale, chargés de 54,000 gallons d'es-
prits et de vin , sans leur permettre de les décharger.
La quantité de billon attendue d'Angleterre étant
arrivée, le gouverneur prit les mesures nécessaires
pour assurer la circulation des diverses monnaies
en leur fixant à chacune une valeur légale, et pro-
hibant l'exportation aussi bien que l'importation de
toute somme en monnaie de cuivre au-dessus de cinq
liv. sterl.
Au commencement de l'année 1 80 1 , les provisions
salées des magasins publics se trouvèrent encore telle-
ment réduites, que le gouverneur, dans la crainte
d'une nouvelle disette , envoya un navire à Taïti , sous
le commandement du lieutenant Scott, pour y acheter
et y saler des cochons. Il portait des lettres du gou-
verneur à Pomare, roi de cette île , afin de l'engager à
favoriser M. Scott dans sa mission, et à protéger les
missionnaires. Mais les présens dont il était pourvu
produisirent bien plus d'effet que les lettres sur ce
prince sauvage.
Dans la crainte des événemens , le gouverneur fit
DE L'ASTROLABE. 255
passer l'ordre à Norfolk d'expédier h Sydney toutes
les salaisons dont on pourrait disposer, et prit des en-
gagemens avee un marchand de l'Inde pour en rece-
voir une cargaison complète de bétail et de riz.
Au mois de juin , les animaux vivans de rétablisse-
ment montaient à 4,766 cochons, 1,259 chèvres,
6,269 brebis, 362 bêles à corne, et 21 1 chevaux.
La population , le 30 du même mois , se composait
de 6,508 personnes, dont 961 à Norfolk. Les terres
cultivées offraient 5,324 acres en blé, et 3,864 en
maïs.
Le brick Lady-Nelson, commandé par le lieutenant
Grant , arriva sans accident en décembre 1 80 1 . Ce fut
lui qui passa le premier par le détroit de Bass , en at-
terrissant par 38° latitude S. , 4° plus à l'O. que n'é-
taient allés MM. Flinders et Bass sur le Norfolk. Il
visita aussi le port Western , où il trouva un excellent
mouillage.
L'expérience de plusieurs années prouva que la co-
lonie ne pouvait acquérir une certaine prospérité que
par l'envoi de colons instruits , industrieux et res-
pectables. Ceux qui formèrent d'abord le noyau de
cette partie de la population , au nombre de 87 indi-
vidus , avaient été des convicts émancipés , des marins
ou des soldats, classe d'hommes pour la plupart trop
adonnés à l'ivrognerie pour triompher d'une habitude
si funeste à la nouvelle condition qu'ils avaient em-
brassée. Heureusement on se vit obligé de les trans-
porter de nouveau en d'autres lieux , eu égard à leur
incorrigible conduite. A dater de l'année 1802, la
256 VOYAGE
classe des colons de New-South-Wales acquit de jour
en jour des droits à la considération publique , car elle
se recruta principalement de citoyens honnêtes du
rovaume , auxquels on facilita les moyens d'aller s'é-
tablir dans la colonie avec leurs familles. En effet ,
depuis cette époque, aucun navire ne parut à Sydney
sans y amener des passagers , et l'on peut juger com-
bien ses progrès furent désormais rapides , quand on
saura qu'elle était assidûment visitée par des navires
venant du cap de Bonne-Espérance, de Batavia, du
Bengale, de Bombay, des côtes occidentales d'Amé-
rique , de la Chine, etc. , etc.
Par suite de ce nouveau système, la colonie com-
mençait à offrir un coup-d'œil plus intéressant , et les
crimes y étaient devenus moins fréquens , quand les
vaisseaux de l'expédition de Baudin vinrent mouiller
à Port-Jackson en juin 180.2. Chacun a lu avec in-
térêt le tableau séduisant que traça le naturaliste Péron
de cette colonie naissante, et des espérances que de-
vaient faire naître à son avis des progrès si surpre-
nans. Sans doute, comme en tant d'autres occasions,
cédant aux illusions d'une imagination trop vive , sa
plume éloquente fit un éloge outré de cet établisse-
ment, de ses avantages, et surtout de la réforme admi-
rable , et des sentimens vertueux qui devaient animer
les malheureux transportés dans ces climats lointains.
L'exposé rapide que nous venons de présenter de la
fondation et de l'histoire de cette colonie dans son en-
fance, fait voir ce qu'on doit rabattre des pompeuses
descriptions de cet écrivain. Notre récit est extrait des
DE L'ASTROLABE. 257
relations détaillées d'Anglais déjà plutôt disposés à ap-
plaudir aux opérations de leur gouvernement qu'à les
déprécier, et nous avons glissé rapidement sur 1 enu-
mération des crimes et des forfaits qui viennent se
reproduire dans chacune de leurs pages. Toutefois
nous conviendrons volontiers que cet établissement a
fait beaucoup d'honneur à l'Angleterre sous tous les
rapports. Surtout on ne saurait trop admirer la pa-
tience , le courage et le noble dévouement du gouver-
neur et des officiers , qui les premiers furent chargés
d'une tâche si pénible, et surent néanmoins s'en acquit-
ter d'une manière si distinguée. Malgré les privations
auxquelles ils se virent réduits, les dégoûts qu'ils
avaient à essuyer dans leurs rapports journaliers avec
une classe d'hommes si méprisable , et même malgré
l'abandon dans lequel leur mère-patrie sembla les
laisser languir si long-temps, leur énergie et leur
amour pour le bien public et la gloire nationale les
firent triompher de tous les obstacles, et imprimèrent
dès-lors à la colonie cette heureuse impulsion qui ne
devait pas tarder à la rendre digne des applaudisse-
mens de l'Europe. Je dirai plus , quoiqu'il m'en coûte
de faire un pareil aveu , oui , je dirai que, malgré
tous les reproches qu'on peut lui adresser sous d'au-
tres rapports , la nation anglaise, dans l'état actuel des
choses, est probablement la seule aujourd'hui au
monde capable de produire de semblables caractères ;
du reste elle est aussi probablement la seule capable
de les récompenser dignement !
Les Français furent reçus à Svdnev de la manière
258 VOYAGE
la plus obligeante. On pourvut à tous leurs besoins
avec la plus grande Libéralité , et toutes les personnes
distinguées de la colonie se hâtèrent de les assis-
ter dans leurs travaux et dans leurs recherches, avec
un zèle , un empressement , qui ne pouvaient man-
quer d'inspirer h leurs hôtes la plus vive reconnais-
sance. Cette conduite généreuse et la satisfaction que
ceux-ci durent éprouver d'un semblable accueil, après
la navigation triste et pénible qu'ils venaient d'ac-
complir , durent influencer d'une manière puis-
sante leur disposition à voir et à juger la scène qui
les environnait. Il n'est donc pas étonnant qu'ils
se soient plu à nous la représenter dans leurs rap-
ports et leurs descriptions sous le coup-d'œil le plus
favorable.
Quoi qu'il en soit, le recensement que cite Péron,
et qui eut lieu , dit-il , en 1 802 , nous représente la
Nouvelle-Galles du Sud comme peuplée de 13,195 in-
dividus, savoir: 370 personnes libres, 3, 170 éman-
cipés , 5,772 convicts, 2,063 enfans nés dans la co-
lonie, 840 soldats du régiment de New -S ou th-Wales,
outre 980 personnes sur l'île Norfolk.
Dès le 6 mars 1803, une feuille hebdomadaire
commença à paraître à Sydney, avec l'autorisation du
gouverneur Ring, sous le titre de Sydney Gazette
and New -South-fV aies Advei tiser. Cette feuille,
d'abord très-bornée et qui ne paraissait qu'une fois
par semaine, s'accrut peu à peu au format grand
in-folio , avec six colonnes à la page, et paraissait , en
1826, trois fois par semaine.
DE L'ASTROLABE. 259
La ville d'Hobart-Town fut fondée à la fin de 1 803,
et eelle de Port-Dalrymple en 1804.
Le gouverneur Gidlev King donna sa démission le
13 août 1806; il eut pour successeur le capitaine Bligh,
déjà célèbre par la révolte de son équipage sur le na-
vire le Bonn h/, et la navigation hasardeuse qui en
avait été la suite.
Ce marin farouche se porta sur ce nouveau théâtre
à de nouveaux excès , et ne justifia que trop par sa
conduite la triste extrémité où s'étaient portés Chris-
tiern et ses compagnons. Enfin il réussit si complè-
tement à s'attirer l'exécration publique, que pour ar-
rêter le cours de ses fureurs, le lieutenant-colonel
Georges Johnslone, commandant le régiment de New-
South-Wales, de concert avec la plupart des gens
de considération, fut obligé de le faire arrêter. Il fut
traduit devant une cour martiale, et condamné à être
suspendu de ses fonctions , comme indigne de les
remplir; le colonel Johnstone en fut chargé par in-
térim.
Malgré les torts de Bligh, on sent bien que le
ministère anglais ne put souffrir une pareille infrac-
tion à son autorité ; il ne pouvait manquer de se
trouver offensé dans la personne de son représentant,
tout indigne qu'il était de sa confiance. Aussi le co-
lonel Johnstone et tous ceux qui avaient participé à
la suspension du gouverneur Bligh , encoururent la
disgrâce du gouvernement , et furent punis propor-
tionnellement à la part qu'ils avaient prise à cet
acte de vigueur.
2 GO VOYAGE
Les affaires de la colonie furent ensuite successi-
vement administrées par le lieutenant-colonel Joseph
Foveaux et le colonel William Paterson, tous deux
du régiment de New-South-Wales , qui devint ensuite
le 102e.
Enfin le 28 décembre 1 809 , le colonel Lachlan
Macquarie arriva dans la colonie avec le 73e régiment,
et entra en charge le 1CI janvier 1810.
A cette époque la colonie s'était déjà considéra-
blement accrue; on y comptait près de 15,000 habi-
tans, dont 4,277 seulement étaient nourris en tout
ou partie aux dépens du gouvernement. La terre cul-
tivée montait à 21,000 acres, et 74,000 étaient em-
ployées en pâturages. Le bétail se composait de
524 chevaux, 593 jumens, 193 taureaux, 6,351 va-
ches, 4,782 bœufs, 33,818 brebis, 1,732 chèvres
et 8,992 cochons. Depuis quelques années, quand
les inondations du Hawkesbury ne détruisaient point
les récoltes, elles suffisaient à la consommation gé-
nérale.
De tous les hommes , Macquarie était peut-être le
plus capable de diriger un pareil établissement. Doué
d'un caractère affable et populaire, exempt de pas-
sions et de préjugés , surtout profondément pénétré
du désir de faire le bonheur de ceux qu'il était
appelé à gouverner, il s'occupa sans relâche des
moyens de réussir. Peu après son arrivée à l'auto-
rité suprême, la colonie reçut de grands embellis-
semens. La ville de Sydney fut distribuée sur un
nouveau plan, et coupée par des rues régulières. On
DE L'ASTROLABE. 261
fonda cinq nouvelles villes sur les bords de l'Haw-
kesbury et de George-River, sous les noms de Wind-
sor, Richmond, Wilberforce, Pitt et Castlereagh.
Les routes de Sydney à Paramatta et au-delà , jus-
qu'alors à peine praticables , furent réparées et mu-
nies de ponts sur les criques et les torrens. Grâces aux
soins du gouverneur, de nombreux troupeaux de bé-
tail et de vastes magasins remplis de grains éloignè-
rent désormais toute appréhension de disette.
On vit paraître en 1811 le premier almanach de
JS ew-South-f féales ; outre d'autres détails curieux
touchant la colonie , il offrit chaque année la liste des
établissemens et des fonctionnaires civils et mili-
taires.
Après tant de tentatives inutiles , en 1 8 1 4 on réus-
sit à traverser ces fameuses montagnes Bleues, que
l'on croyait un obstacle insurmontable pour pénétrer
vers l'intérieur de l'Australie, et l'on découvre les
plaines immenses qui occupent les régions situées plus
à l'ouest. L'année suivante un dépôt militaire est
établi, sur les bords de la rivière Macquarie, sous le
nom deBathurst; et, en 1817, on y fonde une ville
qui porte le même nom. Quoique éloignée de Sydney
de cent trente-six milles , les communications sont
facilitées par des routes praticables, et qui permettent
même aux plus pesans attelages de transporter les
produits de l'intérieur sur les bords de la mer.
Les lecteurs pourront se faire une idée de l'accrois-
sement rapide que prit la colonie sous l'administration
de Macquarie, quand ils apprendront qu'au 19 no-
TOME I. l8
Î63 VOYAGE
vembre 1817, la population totale de la Nouvelle-
Galles du Sud et de ses diverses dépendances ne mon-
tait pas à moins de 20,328 âmes, qui se trouvaient
ainsi réparties :
Dans la Nouvelle -Galles du Sud, 16,664, dont
610 soldats et 6,297 convicts, le reste en population
libre.
Dans la terre de Van-Diémen, 3,1 14 , dont 2,554
dans le Derwent, et 560 à Port-Dalrymple. Dans ce
nombre, on comprend 200 soldats, et on estime le
reste des hommes libres à 2,118.
A New-Castle , à soixante milles au nord de Port-
Jakson , 550 , dont 70 environ seulement sont libres.
Le gouverneur Macquarie ne se contenta pas d'en-
richir la colonie d'ouvrages utiles ; il porta aussi
toute son attention vers la morale publique , et cher-
cha tous les moyens de l'améliorer. Jusqu'alors les
convicts émancipés, quoique rendus à la condition
d'hommes libres , étaient restés généralement cour-
bés sous le poids de l'opinion publique. Ils vivaient
séquestrés de la société des personnes d'origine li-
bre; ils étaient exclus des fonctions publiques, et
leurs droits civils par le fait se bornaient à peu près
à être admis à procéder devant les cours civiles.
Cet état de choses tenait essentiellement à l'origine
même de la colonie, et aux élémens dont sa popu-
lation s'était successivement composée. Ainsi qu'on l'a
vu , durant les quinze premières années , les grandes
propriétés et la majeure partie des intérêts commer-
ciaux se trouvèrent concentrés entre les mains d'un
DE L'ASTROLABE. 263
petit nombre d'individus qui, sauf quelques excep-
tions, exerçaient des fonctions civiles et militaires, ou
les avaient primitivement remplies. Ils ne tardèrent
pas à former une sorte d'aristocratie, dont les efforts
tendirent de suite h envahir tout le pouvoir et à domi-
ner la colonie entière. Jouant sous les premiers gou-
verneurs le rôle de la haute noblesse dans une monar-
chie , ils se regardèrent comme leurs conseillers natu-
rels , et exercèrent la plus grande influence sur leurs
délibérations. Aux yeux de ces colons la classe entière
des émancipistes (je désignerai ainsi ceux des convicts
qui recouvrent leur liberté par pardon ou pour avoir
rempli leur temps) ne méritait aucune considération,
et leur orgueil n'eut pu supporter l'idée de les voir un
seul instant rétablis sur le même parallèle que les
hommes libres.
Vainement on eut pu alléguer les exemples très-
rares de quelques particuliers, qui, après avoir été
convicts , étaient néanmoins parvenus à une certaine
aisance et à un état indépendant. Leur succès , dans
ces cas mêmes, ne pouvait s'attribuer qu'au patronage
et à la protection que leur avaient accordée quelques-
uns des membres de cette sorte de junte aristocra-
tique, dont ils avaient été les agens dans leurs affaires
de négoce ; car ces nobles de nouvelle date auraient
cru déroger à leur dignité en tenant boutique et ven-
dant publiquement.
Ainsi se trouvaient anéanties de fond en comble les
vues philantropiques des hommes qui avaient fondé
cet établissement. En effet, ils avaient espéré que sur
i8*
2G4 VOYAGE
le nombre des malheureux qui seraient condamnés a
y subir le jusle châtiment de leurs fautes , on en
trouverait qui, susceptibles encore de quelques sen-
timens d'honneur, pourraient revenir à une meil-
leure conduite, et par conséquent recouvrer dans leur
nouvelle patrie les droits qu'ils avaient perclus dans
l'ancienne. Les fondateurs avaient considéré cette terre
comme un asile pour le repentir, où le coupable, pu-
rifié de ses fautes, pourrait un jour redevenir un mem-
bre utile de la société dont il allait faire partie. Mais
l'imprudent orgueil des colons d'origine libre s'attachait
au contraire à les frapper d'un éternel sceau de répro-
bation ! En vain de longues années d'une bonne
conduite et d'une honnête industrie semblaient mé-
riter à un infortuné, jadis atteint par les lois, un juste
retour à l'estime de ses semblables; le terrible titre
de convict lui restait à jamais imposé, et sa malheu-
reuse postérité semblait enveloppée dans la même
proscription que lui; car ces fiers patriciens accordaient
presque autant de mépris aux enfans des émancipistes
qu'aux émancipistes eux-mêmes. La conséquence na-
turelle d'une telle injustice était que cette classe, ainsi
dégradée dans l'opinion publique , et ne voyant aucun
terme à sa honte, finissait peu à peu par s'y accou-
tumer, et ne tentait plus aucun effort pour recouvrer
un rang dont elle était à jamais déchue. Ainsi l'on
voit aux lieux où ils sont persécutés, les juifs justifier
volontairement la réputation qu'on leur donne ; les
parias de l'Inde vivre contens dans l'état d'abjection
où les tiennent les autres castes ; et partout où l'homme
DE L'ASTROLABE. . 265
est esclave, on le voit adopter promptement tous les
vices de sa triste condition. Il résultait encore de cette
proscription qu'un germe éternel de haines et de dis-
cordes allait s'établir dans la nouvelle colonie, et ne
pourrait manquer de lui devenir un jour funeste , des
que les émancipistes ou leurs en fans se trouveraient
assez puissans pour se venger des mépris dont ils
étaient l'objet.
Pour prévenir d'aussi tristes suites, le sage Mae-
quarie s'opposa de tout son pouvoir à l'ambition de la
faction dominante. Il réprima constamment les pré-
tentions de ses membres durant tout le cours de son
administration. Pour parvenir plus sûrement à son
but, il défendit aux militaires d'occuper aucune pro-
priété territoriale ou de se mêler d'affaires de com-
merce ; il éleva à la dignité de magistrats plusieurs
personnes de mérite, bien qu'elles fussent sorties de
la classe des convicts ; en outre il ouvrit tous les ports
de la colonie a l'importation libre de toute espèce de
marchandises et sans aucune restriction. Le sage ad-
ministrateur alla plus loin ; il admit à sa table quel-
ques-uns des émancipistes dont la belle conduite
et les services lui avaient paru dignes de cette marque
d'estime. Il espérait , en donnant un pareil exemple ,
encourager d'une part le repentir de ceux que la loi
avait dû frapper, sans détruire dans leur cœur tous
sentimens de vertu , et de l'autre amener à des disposi-
tions plus indulgentes, des hommes qui, trop fiers
d'une origine sans tache , se croyaient exclusivement
appelés aux faveurs du gouvernement.
26 G VOYAGE
Quoique rien ne fût plus raisonnable et plus hu-
main que les vues du gouverneur Macquarie, tous ses
efforts pour rapprocher les deux classes qui compo-
saient la population libre de New-South-Wales n'eurent
point de succès ; les colons d'origine libre se trouvè-
rent à la fois blessés dans leurs intérêts particuliers
et dans leur vanité. L'admission des émancipistes à la
protection du gouvernement et aux fonctions de la
magistrature , leur enlevait le monopole de la fortune
et du pouvoir, objet le plus cher de leurs désirs. Loin
de vouloir se prêter à aucun rapprochement avec leurs
nouveaux concitoyens , leur éloigneraient prit encore
un caractère plus marqué , et ils s'en firent publique-
ment honneur. Quelques-uns poussèrent même l'oubli
des convenances envers leur chef suprême, au point
de se refuser à ses invitations, pour ne pas se trouver
à la même table que des personnes qu'il avait jugées
dignes d'y paraître.
Ils ne s'en tinrent pas là ; pour se débarrasser d'un
chef dont ils ne pouvaient plus attendre que le ren-
versement de leurs projets, ils le dénoncèrent au mi-
nistère, et, dénaturant la pureté de ses intentions, ils
prêtèrent à ses actions des motifs honteux. Long-temps
son intégrité reconnue et son zèle infatigable dans
l'exercice de ses fonctions répondirent suffisamment
aux inculpations de ses ennemis.
Cependant le cabinet de Londres fut ébranlé par
des plaintes si souvent réitérées. Il se crut obligé
d'en approfondir la source. Un commissaire du roi ,
nommé Bigg, fut envoyé en 1819 pour examiner en
DE L'ASTROLABE. 267
détail la situation de la colonie et la conduite du
gouverneur. Durant deux années environ qu'il passa
en ce pays , il ne s'acquitta que trop scrupuleusement
de sa mission. Il s'enquit minutieusement de toutes
les moindres particularités; il remonta à la source de
toutes les fortunes un peu remarquables, et on lui a
reproché d'avoir souvent prêté une oreille complaisante
à ceux qui étaient connus pour être les ennemis dé-
clarés du gouverneur.
Ce fut vers ce temps que VUranie passa à Port-
Jackson , où elle séjourna du 18 novembre au 25 dé-
cembre. Durant ce long intervalle, et depuis son re-
tour, M. de Freycinet a pu se procurer d'immenses
matériaux sur l'état de la colonie à cette époque. Aussi
je me contenterai de dire ici qu'il y fut reçu avec une
distinction st une générosité remarquables. Le général
Macquarie s'empressa de prévenir ses moindres désirs,
et procura aux naturalistes de l'expédition les moyens
d'exécuter agréablement et utilement une excursion
jusqu'à Bathurst. MM. Quoy et Gaudichaud furent
les premiers Français qui passèrent les montagnes
Bleues.
Outre les dégoûts qu'avaient dû nécessairement cau-
ser au gouverneur Macquarie les cabales de ses enne-
mis et la présence du commissaire, qu'il ne pouvait
guère considérer que comme un espion du gouver-
nement, il eut à lutter contre un obstacle plus puis-
sant, et qui tenait encore au point de vue sous lequel
la mère-patrie s'obstinait à considérer la colonie.
A mesure que le nombre des déportés et la po-
2 6 8 VOYAGE
pulation avaient augmenté , la dépense annuelle
avait dû s'accroître proportionnellement. Ainsi , en y
comprenant les frais de transport des convicts, de
1788 à 1797 elle avait étéde 1,037, 230 liv. st., environ
86,435 liv. par an; de 1798 à 1811, elle avait été
de 1,634,926 liv., ou 116,709 liv. par an; de 1812 k
181 5, elle avait été de 793, 827 liv., ou 198,456 liv. par
an;en 1816, de 193,775 liv.; en 1817, de 229,1521iv.
Cet accroissement progressif devait s'attribuer en par-
tie au nombre plus grand des condamnés, mais sur-
tout à l'augmentation continuelle de la dépense inté-
rieure.
Sans doute , avec les progrès qu'avait faits la co-
lonie , ses ressources eussent dû suffire à la partie de
la dépense indépendante des condamnés , et c'est ce
qui fût arrivé , si des lois salutaires l'eussent régie.
Mais elle gémissait au contraire sous des restrictions
sans nombre qui s'opposaient au développement de ses
forces . Ainsi la prohibition établie sur la distillation des
grains pour les convertir en esprits , décourageait
l'agriculteur qui ne savait où placer l'excédant de ses
récoltes sur sa consommation habituelle et ce qui
suffisait à l'approvisionnement des magasins publics.
Dénormes droits, assis sur la plupart des objets
d'exportation, comme bois, lin de la Nouvelle-Zé-
lande , charbon de terre , huile de baleine , sperma-
céti, etc., paralysaient tous les efforts du commerce.
Enfin la navigation se trouvait à peu près anéantie
par les privilèges de la Compagnie des Indes, qui
s'étendaient presque sur tous les points où les marins
DE L'ASTROLABE. 269
de la Nouvelle-Galles du Sud eussent pu conduire
leurs navires.
Aussi voil-on la dépense réelle, occasionée par la co-
lonie à la mère-patrie, suivre la progression suivante :
en 1812, 176,781 liv. st.; en 1813, 235,597 liv.;
en 1814, 231,362 liv., et en 1815, 150,087 liv. Le
ministère effravé recommanda au gouverneur l'éco-
nomie la plus sévère. Celui-ci ne vit d'au Ire moyen de
diminuer les charges de TEtat qu'en devenant plus
prodigue des billets de liberté, pour réduire le nombre
des individus qu'il fallait entretenir aux dépens des ma-
gasins publics. C'est ainsi qu'il réussit à diminuer le
chiffre des années suivantes , malgré l'arrivée conti-
nuelle de nouveaux condamnés. 3Iais ces mesures
entraînèrent de graves inconvéniens. Un grand nom-
bre de ceux qui furent ainsi rendus à la liberté avaient
été éprouvés trop peu de temps pour que leur ré-
forme fût sincère ; ils devinrent des membres fort
dangereux de la colonie , et leur émancipation préma-
turée donna lieu à de fréquens excès. La police se vit
obligée de redoubler de vigilance; malgré ses soins,
les vols devinrent si fréquens , qu'un ordre émané du
gouvernement conseilla aux particuliers, ainsi qu'aux
hommes chargés de conduire des voitures , de ne
voyager que de jour.
Ces diverses contrariétés firent désirer au général
Macquarie de voir arriver le terme de sa longue admi-
nistration, et ce fut sans peine qu'il en quitta les
rênes le 1er décembre 1821, pour retourner dans sa
patrie. Tous les honnêtes gens et tous ceux qui s'in-
270 VOYAGE
téressaient sérieusement au bonheur de la colonie, le
virent s éloigner avec le plus grand regret ; les grands
travaux, les établissemens utiles , en un mol tout ce
que la colonie possède de remarquable, a été entrepris
sous ses auspices et rappelle son souvenir. Aujourd'hui
le nom de Maequarie dans la bouche des publicistes de
la Nouvelle-Galles du Sud, est prononcé comme l'équi-
valent de toutes les idées de bonté , de probité et de
désintéressement.
Quels progrès avait dû faire la colonie sous ce
gouverneur, malgré les vices des lois qui la régis-
saient , puisqu'au rapport même du commissaire Bigg,
en 1820, elle n'offrait pas moins de 9,000 acres de
terre cultivées en blé seulement , plus de 30,000 bêtes
à corne et 200,000 brebis!
Sir Thomas Brisbane, major-général dans l'armée de
terre, succéda immédiatement à Maequarie. C'était un
homme d'un caractère doux, honnête et distingué par
ses connaissances en astronomie. Mais autant Mae-
quarie s'était montré populaire et accessible à toutes
les classes de la société, autant le général Brisbane vé-
cut retiré et peu communicatif. Effrayé par les fruits
qu'avait retirés son prédécesseur de ses tentatives , il
ne se permit jamais d'accorder aucune sorte de faveur
publique aux émancipés : sous son gouvernement , ils
ne reparurent plus a la table de l'hôtel. Mais les chefs
du parti libre y gagnèrent peu de chose : naturelle-
ment juste et impartial, M. Brisbane ne leur accorda
aucune sorte d'influence , et se contenta de faire exé-
cuter les nouvelles instructions qu'il avait reçues
DE L'ASTROLABE. 271
à son départ de Londres , sans prêter l'oreille à au-
cune sorte de réclamations. Malheureusement ces ins-
tructions étaient basées sur l'économie la plus rigou-
reuse. Nonobstant quelques améliorations qui eurent
lieu , telles que l'établissement d'un secrétaire colonial
et autres autorités nécessaires au bon ordre, d'une ma-
gistrature plus libérale, et la suppression de quelques
droits onéreux ; les réductions qu'il lai lut opérer sur
diverses branches de l'administration portèrent un
coup fatal à une foule d'intérêts. La plupart des grands
projets entrepris sous le gouverneur précédent furent
suspendus, et l'on ne put entretenir les édifices qui
avaient été terminés.
Le major Goulburn, secrétaire colonial , fonction-
naire sévère et flegmatique , fut chargé de l'exécution
des nouvelles mesures pécuniaires, dont il recueillit
tout l'odieux.
C'est au milieu de cet état de choses que la Coquille
parut à Port-Jackson, au commencement de 1824,
et y passa deux mois au mouillage. Malgré la gène où
se trouvaient les habitans, les Français furent reçus
avec la même politesse que de coutume. Sur le désir
que je lui témoignai , le gouverneur Brisbane s'em-
pressa de me faciliter les moyens de traverser les mon-
tagnes Bleues, et de m'avancer jusqu'à dix milles au-
delà de Bathurst. J'y trouvai l'hospitalité chez le major
Morrisset, commandant Ja station, et je pus contem-
pler les changemens étonnans qu'avait opérés l'agricul-
ture en quelques années dans ces solitudes naguère
inconnues aux Européens.
272 VOYAGE
Au moment où nous quittions la colonie , on parlait
beaucoup de la création d'un conseil colonial , com-
pose des principaux habitans du pays , et qui devait
remplir, à certains égards , les attributions du pouvoir
législatif.
En effet , peu après notre départ , par un acte du
Parlement, en date du 19 juillet 1823, qui devait
avoir force de loi dans la coloniejusqu'aul "juillet 1827,
l'autorité arbitraire qu'avaient exercée les gouverneurs
jusqu'à cette époque, ne tarda pas à être considéra-
blement modifiée par divers articles dont nous ne
rapporterons ici que la substance.
« Un conseil législatif était créé pour la colonie,
composé de cinq membres au moins , et de sept au
plus , nommés par le gouverneur ou son suppléant, et
ratifiés par le roi.
» De concert avec le conseil ou avec la majorité de
ses membres , le gouverneur avait le droit de faire des
lois et des ordonnances pour la paix , la sûreté et le
bon ordre de la colonie, pourvu qu'elles ne fussent
point contraires aux ordres ou lettres-patentes du roi
en son conseil, ni aux lois de l'Angleterre.
» Le gouverneur avait seul l'initiative de ces lois et
ordonnances ; mais pour garantir leur conformité avec
les ordres passés dans le conseil et les lois d'Angle-
terre , aucunes d'elles ne pouvaient être proposées par
le gouverneur à l'avis du conseil , à moins qu'une copie
n'en eût d'abord été soumise au grand-juge de la Cour
suprême de la Nouvelle-Galles du Sud, et que celui-ci
DE L'ASTROLABE. 273
n'eût transmis au gouverneur un certificat signé de sa
main , constatant que la loi proposée n'éta'it point en
opposition avec celles de l'Angleterre.
» S'il arrivait que la majorité, ou même la totalité
des membres du conseil rejetassent la loi soumise à
leur approbation, et que cependant le gouverneur ju-
geât quelle était essentielle à la paix et à la sûreté de
la colonie, il pouvait passer outre , et ladite loi devait
avoir son effet jusqu'à ce que le plaisir de Sa Majesté
fût connu.
» Par le même acte , se trouvait aussi établie une
cour suprême, sous le titre de Cour suprême de la
Nouvelle-Galles du Sud, qui devait être tenue pour le
moment par le grand-juge seul ; mais la couronne se
réservait le droit de lui associer deux juges avec des
salaires raisonnables , pour leur tenir lieu , ainsi qu'au
grand-juge , de tous droits et émolumens quelconques.
Cette cour, dans toute retendue de la Nouvelle-Galles
du Sud et des iles qui en dépendent, réunissait toutes
les attributions des tribunaux du royaume , désignés
sous les titres de Bancs du Roi, Cours ordinaires,
Echiquier et Chancellerie. Elle avait aussi une juridic-
tion ecclésiastique.
» La couronne se réservait le droit , de l'avis de son
conseil privé, d'introduire, en quelque temps que ce
lût , le jugement par jury dans telles parties de la Nou-
velle-Galles du Sud, dans tels cas et sous telles modi-
fications qu'il lui plairait de spécifier.
» Enfin une nouvelle Cour était établie sous le nom
de gênerai quarter sessions of peace , investie des
274 VOYAGE
mêmes pouvoirs que les gênerai qaar ter sessions en
Angleterre ; savoir de prendre connaissance de tous
les crimes et délits qui n'entraînent pas la peine de
mort, tant sur le territoire de la Nouvelle-Galles du
Sud, que sur les vaisseaux mouillés dans ses ports ou
destinés pour ce pays , et de les punir par des exten-
sions des peines primitives ou par des travaux forcés
dont la durée n'excède pas trois années. Elle devait
aussi prendre connaissance de toutes les plaintes pour
fait d'ivresse , désobéissance , désertion , insubordina-
tion ou en général toute conduite désordonnée, et
punir les coupables par le fouet ou tout autre châti-
ment corporel , sans pouvoir l'étendre à la privation
de la vie ou d'un membre, ou enfin en les bannissant
sur tout autre point de la colonie, suivant la nature et
le degré du crime. »
Du reste l'aversion et le mépris que les habitans d'o-
rigine libre affectaient envers les émancipistes , étaient
portés au plus haut degré. Le commissaire Big-g, dans
un long et scandaleux Mémoire , avait exposé minu-
tieusement le résultat de toutes ses recherches. Une
foule de maisons déjà considérables y retrouvaient la
source souvent peu honorable de leur fortune : l'on
devine facilement que les émancipistes devaient jouer
le principal rôle dans les récits du commissaire. Ces
renseignemens pouvaient être utiles au ministère pour
fixer son opinion sur la moralité des principaux ha-
bitans de la Nouvelle-Galles du Sud, et lui faire con-
naître quel degré de considération pouvait leur être
DE L'ASTROLABE. 275
respectivement accordé. Mais il était tout-à-lait im-
politique de rendre publics de tels documens ; c'est
cependant ce qui a été fait. Plusieurs colons d'o-
rigine libre à Sydney s'en étaient procuré des exem-
plaires ; ils s'empressaient de nous les communiquer
et de nous en citer des passages , comme pour justifier
leur mépris envers certains individus de la colonie, et
nous convaincre qu'ils ne pouvaient sans honte souffrir
aucun rapprochement avec eux. Grâce à ce funeste
écrit , les haines déjà trop enracinées dans le cœur des
habitans ne pourront plus s'ensevelir dans l'oubli, et
il servira à les rendre héréditaires. En vérité, quand
on réfléchit à la conduite de la Grande-Bretagne, dans
cette occasion , ainsi qu'aux entraves dont elle se plaît
à charger le commerce et l'industrie de la ÎXouvelIc-
Galles du Sud, on serait disposé à croire que, déjà
jalouse de progrès aussi rapides , la métropole ne
cherche qu'à ralentir l'accroissement de la colonie , et
reculer le moment où elle pourrait aspirer à son in-
dépendance.
Ennuyé des tracasseries qu'il avait à éprouver de
la part de ceux qu'il gouvernait , et choqué par cer-
tains procédés de la part des chefs des bureaux des
colonies à Londres , le général Brisbane à son tour
ne fut guère fâché de quitter ce poste en 1825. Au
moment de son départ, les opinions furent partagées :
un petit nombre de personnes ne cacha pas la joie
que leur causait sa retraite. Il faut convenir cepen-
dant que la majeure partie des citoyens honnêtes,
rendant du moins justice à son intégrité, à sa poli-
276 VOYAGE
tesse et à la loyauté de ses intentions , se réunit pour
lui présenter publiquement et d'une manière authen-
tique l'expression de ses sentimens d'estime et de
reconnaissance.
DE L'ASTROLABE. 277
CHAPITRE X.
ETAT ACTl FI. DE LA rOT.ONfF T)F. LA WO0VBLLK-OALLKS l>i $1 D,
Bientôt sir Thomas Brisbanc fut remplace par le
major-général Darling, qui arriva à Sydney à la fin de
Tannée 1825. Ainsi, quand nous y mouillâmes avec
V Astrolabe en décembre de Tannée suivante, il n'v avait,
qu'un an qu'il était en fonction. Il jouissait de la répu-
tation d'un homme juste , mais fort sévère ; et je voyais
facilement qu'il était peu aimé. En effet, dans le peu
de rapports que j'eus avec lui , il me parut avoir une
sécheresse decaraclère, une roideur de manières et une
sorte d'austérité, qui doivent d'autant moins convenir
dans sa position , que ces sortes de qualités négatives
se rencontrent rarement dans les Anglais d'un certain
rang, sans être mitigées par des formes gracieuses.
Sans doute je ne reçus de la part du nouveau gou-
verneur ([ue des politesses, mais je ne retrouvai nul-
lement en lui les manières distinguées et la courtoisie
de M. Brisbane, encore moins l'obligeante bonté et
TOME I. 1<)
278 VOYAGE
les soins affectueux que M. Macquarie prodigua aux
officiers de l'Uranie.
Le conseil colonial se trouvait établi et se com-
posait des principales autorités , de deux grands pro-
priétaires et d'un négociant. Loin de répondre aux
vœux des habitans, sa composition leur déplaisait
beaucoup, et devenait souvent l'objet de leurs plus
virulentes récriminations.
Car on saura qu'une opposition véritable et bien
caractérisée s'était déclarée dans le sein même de la
population libre, et se composait de plusieurs person-
nes instruites qui , d'un côté , se trouvaient choquées
de la hauteur et des prétentions excessives des grands
propriétaires , et de l'autre étaient sans doute flattées
de jouer un certain rôle comme chefs de parti. Cette
opposition se composait principalement des médecins
ou des hommes de loi qui consignaient leurs opinions
dans deux journaux nouvellement en vigueur , sous
les noms ft Australian et de Monitor.
L'objet ordinaire de leurs réclamations était d'ob-
tenir, pour la Nouvelle-Galles du Sud, une assemblée
représentative , le jugement par jury et la liberté de
la presse. Le bill, passé en 1823 pour l'administration
de la colonie, allait échoir en 1827, et ils se flat-
taient de l'espoir que le nouveau serait beaucoup plus
libéral, et leur accorderait la plupart des droits civils
dont l'Anglais jouit dans la mère-patrie. Comme la
classe des émancipistes et de leurs enfans comprenait
la plus grande partie de la population , c'était à eux
surtout qu'ils s'adressaient le plus souvent pour sti-
DE L'ASTROLABE. 279
muler leurs passions, et les pousser à réclamer le
plein et entier exercice de leurs droits. Soit prudence
de leur part, et qu'ils sentissent bien que le temps
n'était pas encore venu pour cela, soit simplement
indifférence , et qu'ils se trouvassent satisfaits de leur
position actuelle, les émancipistes étaient restés tran-
quilles et n'ayaient encore tenté aucune déniait lie
Mécontens de cette apathie, les partisans de la réforme
les traitaient souvent avec mépris , et se permettaient
quelquefois à leur égard les sorties les plus violentes.
C'est ainsi qu'on voit dans le premier numéro du
Monitor, publié le 19 mai 1 82(1 , le rédacteur de ce
journal, en faisant sa profession de foi politique, s'ex-
primer à ce sujet dans les termes suivans :
« Nous avons toujours regretté qu'avec la sanction
des magistrats , les noms de plusieurs propriétaires
respectables , possesseurs de terres considérables et
chefs de famille, n'aient point été portés sur les listes
des jurés formées par le shérif, sous le seul prétexte
qu'il y a dix, vingt ou trente ans, ils arrivèrent dans
la colonie sons le poids de l'infortune. Cependant le
fait même, par lequel ils ont pu recouvrer le titre de
propriétaires, démontre les intentions du souverain
à leur égard. D'ailleurs si leur situation devait les
exclure du droit de devenir jurés, elle devrait aussi
les priver de celui d'être admis en témoignage.
» L'amour du repos et la crainte de la dépense ont
empêché cette classe de colons de donner suite à la
procédure qu'ils avaient honorablement entamée de-
*9*
280 VOYAGE
vant la Cour suprême, et qui sans doute eût fini par
les rétablir entièrement dans leurs droits. Une telle
conduite de leur part est digne des reproches les plus
sévères. Préférer leur argent et une honteuse paresse
à leurs droits civils, se contenter de vivre et de mou-
rir dégradés à leurs propres yeux et à ceux de leurs
enfans , c'est donner a ces derniers un#exemple capa-
ble de faire rougir les pères , s'ils y réfléchissaient un
moment. Nous serons toujours prêts à soutenir les
émancipistes , s'ils veulent se soutenir eux-mêmes ;
mais ceux qui méprisent eux-mêmes leurs propres
privilèges , ne doivent attendre des autres aucune es-
pèce d'appui ni d'intérêt. »
Cette apostrophe donna lieu à une lettre fort sage
et parfaitement raisonnée, qui parut dans le quatrième
numéro de ce même journal (9 juin 1826).
Ier juin 1826.
« Monsieur, n'ayant pas eu plus tôt l'occasion de
faire attention à un paragraphe du prospectus du
Monitor, dans le premier numéro, relatif à la portion
des habitans qu'il vous plaît de désigner sous le nom
iïémancipistes , je prendrai maintenant la liberté de
répondre aux observations que vous y avez faites.
» Vous les avez accablés, Monsieur, de tout le poids
de voire censure. Et pourquoi? Parce que leur amour
du repos et la crainte de la dépense les ont, dites-
DE L' ASTROLABE. 281
vous , détournés de donner suite à la procédure qu'ils
avaient entamée devant la Cour suprême.
» Certainement il sied fort mal h l'éditeur du Mo-
nitor de censurer une classe de la population sur son
amour pour le repos. Quoi! voudrait -il persuader
aux émancipistes qu'il leur convient d'aller saisir le
shérif par les épaules, et de le secouer jusqu'à ce qu'il
consente à enregistrer leurs noms sur la liste du jury?
Voudrait-il leur conseiller d'assiéger d'une manière
tumultueuse le tribunal , et d'arracher par la crainte
les décisions de la Cour? Non, monsieur Monitor, les
émancipistes savent trop bien ce qui leur est dû. Ils
ne suivront point votre avis. Ils ne seront point in-
fluencés par de pareils principes. Ils conserveront
leur amour pour la paix.
» Maintenant , Monsieur , vous me permettrez d'é-
tablir, et cela sans crainte d'être contredit, qu'aucune
des causes que vous avez assignées, savoir ni X amour
de € argent, ni une honteuse paresse, n'ont de part
au délai ou à l'interruption de la procédure si hono-
rablement entamée auprès de la Cour suprême, et qui
devait sans doute, dites-vous, rendre aux émancipistes
les droits dont ils sont privés. Car aussitôt qu'ils furent
instruits, par la décision du grand-juge, que les ses-
sions qui se tiendraient dans la colonie , seraient éta-
blies sur les mêmes principes de lois relatives au jury
qu'en Angleterre , loin de s'abandonner à une cou-
pable paresse , une députation nommée dans leur sein
se rendit sur-le-champ chez le docteur Wardell et
M. l'avocat Wentworth, deux des plus habiles juris-
282 VOYAGE
consultes de la colonie , pour les choisir pour leurs
conseils et remettre leur cause entre leurs mains. La
cause fut présentée à chaque session devant la Cour
par leurs conseils, et chaque fois elle fut rejetée par
les objections qu'éleva le conseil opposé, et non pas ,
vous me permettrez de le répéter , par le désir de la
part des émancipistes de sacrifier leurs droits civils à
l'amour d'une honteuse paresse. En outre , il n'y a
pas long-temps qu'ils consultèrent encore leurs con-
seils sur l'utilité de poursuivre leur affaire par-devant
la Cour suprême ; leur opinion fut que cela devenait
entièrement inutile, vu que toute espèce de raison
vraie ou supposée, qui eût pu jusqu'à présent les pri-
ver de leurs droits , se trouvait tout-à-fait anéantie
par le nouveau bill présenté par M. Peel dans le par-
lement. Tels sont, Monsieur, les faits que je vous
défie de nier.
» Quant à la raison qui a empêché les noms de
MM. Terry, D. Cooper et R. Cooper, que vous vous
plaisez à faire résonner si souvent, d'être portés sur
les listes des jurés, je ne saurais en rendre compte.
L'acte du parlement que je viens de rapporter n'est
peut-être pas encore parvenu aux autorités judiciaires.
Alors le gouvernement local peut bien vouloir ne pas
s'exposer au risque d'encourir la responsabilité de
rétablir les émancipistes dans leurs droits civils, sans
avoir auparavant obtenu l'approbation du gouver-
nement du royaume , ou la décision définitive de la
Cour.
» Quelle que soit la cause de leur exclusion ac-
DE L'ASTROLABE. 283
luelle, monsieur Monitor, les émancipistes se conten-
teront parfaitement de l'opinion de leurs conseils, et se
laisseront guider par leurs avis. Ils conserveront leur
amour de la paix. Ils ne se livreront point à une hon-
teuse paresse, quand une paisible activité pourra être
utile à leurs intérêts , et ils seront toujours prêts à
faire usage de leur argent quand il pourra en résulter
quelque chose d'utile au Lien public.
» Je terminerai , monsieur Monitor, en vous rappe-
lant que souvent les bonnes intentions d'un ami indis-
cret font plus de tort à la cause qu'il veut servir que
toutes les intrigues d'un ennemi déclaré.
» ClDSPISANACIFRA-. »
Le même journal, cherchant à rassurer les colons
d'origine libre sur l'influence que les émancipistes
pourraient obtenir dans l'assemblée représentative,
fait le raisonnement suivant :
« Une assemblée représentative détruirait les moin-
dres prétentions des émancipistes , quand bien même
ils en auraient : ce qui n'est pas. Quand Edward Eagar,
cet homme d'esprit , était à la tête de ce corps , il fit
en sorte de leur communiquer une partie de son juge-
ment vif et pénétrant. Mais cinq années d'absence ont
fait languir les plantes qu'il cultivait , car elles étaient
exotiques. Les pounds , les schellings et les pences ,
vrais produits du sol émancipiste , ont relevé leur tète
avec une nouvelle vigueur ; et toute cette végétation ar-
284 VOYAGE
lificielle, qui semblait fleurir durant quelque temps,
se trouve maintenant dans un état de décadence ra-
pide. C'est pourquoi si une Chambre de cent membres
allait être maintenant organisée ( ce qui ne pourrait
avoir lieu au plus tôt que dans deux ans), nous prions
les émigrans de jeter les yeux autour d'eux, de comp-
ter les émancipistes , et de nous dire s'ils pourraient
en trouver plus de cinq pour cent sur leur chemin à
la Chambre? Après avoir mentionné M. R., M. T.,
M. C, M. L. , et M. H., qui pourrait ensuite se
sentir disposé à consumer son temps, s'exposer aux
hasards d'une élection , et laisser de côté tous les bons
marchés , pour l'amour d'un siège dans le sénat aus-
tralien? Mais en supposant même que dix émanci-
pistes pussent y arriver, que feraient dix individus
contre quatre-vingt-dix? Combien sont absurdes alors
les craintes et les jalousies des émigrans, en suppo-
sant que cinq ou dix individus pussent lutter contre
soixante-dix magistrats, et soixante-dix autres émi-
grans parfaitement égaux à ces derniers en opulence ,
en éducation et en talens ? Ainsi , si les émigrans sen-
taient bien toute leur propre force, dans cette cir-
constance, ils seraient les premiers à convoquer une
assemblée du comté , pour demander au Roi et aux
deux Chambres une législation populaire. En vérité
ce n'est que depuis très- peu de temps que nous nous
sommes nous-mêmes bien assurés de leur supériorité
à cet égard sur les émancipistes , quand nous vou-
lûmes examiner quel serait le nombre de ces derniers,
que leur fortune et leurs moyens intellectuels appel-
DE L'ASTROLABE. 285
leraienl naturellement à briguer un siège. Alors les
émigrans nous parurent épais sur la liste. Pour être
sincère avec nos lecteurs , depuis que nous avons dé-
couvert cette grande disproportion de nombre, nous
avons cessé d'être si ardcns dans nos vœux pour la
formation d'une Chambre. Les émancipistes forment
au moins les deux tiers de la population actuelle.
Mais ils n'offriraient pas une vingtaine de gentlemen,
c'est-à-dire de personnes capables d'être membres
de la Chambre. Avec l'aide des gouverneurs, le peu-
ple a pu jusqu'ici s'opposer assez bien aux prétentions
des émigrans ; mais la perspective dune assemblée
représentative, composée de quatre-vingt-dix contre
dix, nous a, je l'avoue, causé quelque inquiétude.
Cependant si les émancipistes sont assez heureux
pour se ménager l'appui d'une vingtaine d'émigrans
libéraux, au point d'empêcher le peuple de tomber
sous des lois insidieuses et jalouses , c'en sera assez
pour maintenir la liberté publique et l'égalité des
droits. Sous tous les autres rapports, les besoins
croissans du pays demandent des lois d'une nature
toute différente que celles qui défigurent aujourd'hui
le livre des statuts. Livre, avons-nous dit! Il n'y a
rien de pareil dans le royaume , nos lois coloniales ne
sont ni lex terrœ, ni lex scripta, »
Plus loin on voit le même publiciste, cherchant à
réunir les deux partis contre la haute aristocratie, leur
adresser ainsi la parole (w° 23, 20 october 1826):
286 VOYAGE
« Le mur de séparation élevé enlre les émigrans et
les émancipistes vient enfin , du moins suivant notre
petite manière de voir , d'être en grande partie ren-
versé par le choix unanime de quelques personnes,
pour former le comité de certaines institutions pu-
bliques. x\insi nous regardons les deux partis des
émigrans et des émancipistes, ou des exclusionistes
et des colonistes , comme enfin réunis. Ils sont désor-
mais fondus ensemble et forment vraiment le peuple.
Il y a un petit nombre d'hommes que , par manière
de distinction, nous sommes accoutumés à décorer
du titre &e faction. Ce parti ne consentira jamais à
renoncer à ses prétentions oligarchiques et à se con-
fondre avec la communauté. Jadis ils se rendaient for-
midables par le crédit qu'ils avaient acquis sur l'es-
prit des autorités de Downing-Street *. Mais la liberté
de la presse dans la colonie , le dîner public donné à
sir Thomas Brisbane, et les adresses du comté aux
derniers gouverneurs , ont détruit leur influence. Les
ministres ont pénétré le secret de cette famille d'agio-
teurs , et leurs perfides intrigues , qui ont toujours
tourmenté les gouverneurs de cette colonie, qui ren-
versèrent l'un d'eux, ruinèrent presque Macquarie,
et déplacèrent sir Thomas Brisbane quelques demi-
douzaines d'années plus tôt qu'il ne l'eût été sans eux.
Mais la liberté de la presse et le peuple ont tout-à-
coup sauvé ce dernier du précipice que la calomnie
avait si adroitement creusé sous ses pas. En outre,
Nom de la rue de Londres où sont les bureau* des colonies.
DE L'ASTROLABE. 287
le major Goulburn et sir Thomas , à l'aide de son
ami le duc de Wellington, ont. l'oreille du Roi, de
MM. Peel, Horton et de lord Balhurst, sans oublier
le duc d'York, aussi bien que sir James Mackintosh,
sir Charles Forbes, M. Bright, sir M. Riedley, et
d'autres honnêtes gens du parlement. Nous devons
donc considérer k\ faction, avec son adresse de vingt-
deux signatures, comme entièrement anéantie. La
fausseté de ses rapports et de ceux du commissaire
d'enquête a été enfin complètement prouvée.
» Certaines habitudes sont souvent très- déplacées,
et ont besoin d'être réprimées. Les colonistes, ainsi
qu'on les désigne d'ordinaire, doivent se rappeler qu'ils
ne sont plus une portion distincte, mais seulement
une partie de la grande communauté. Une Chambre
d'assemblée, le jugement par jury ', la taxe et les im-
pôts par représentation, un agent honnête et diligent,
et plusieurs autres choses trop longues à énumérer,
ne sont pas, il faut bien s'en convaincre, des objets
plus utiles aux uns qu'aux autres. Ainsi puisque ce
sont des choses d'un intérêt général, il ne faut pas
qu'à l'avenir un seul parti fasse les démarches néces-
saires pour les obtenir. Si une assemblée du comté est
jugée nécessaire pour demander au Roi et aux deux
Chambres l'exercice de nos privilèges civils , il ne faut
pas que cette réclamation soit faite par une seule classe
d'individus. C'est aux chefs de la colonie, dans tous
les ordres indistinctement , à se mettre en avant dans
ces circonstances, ou bien restons pour toujours muets
«m paralysés. Privé de ces avantages , le peuple réus-
288 VOYAGE
sira tout aussi bien que les particuliers les plus opu-
lens. Si les derniers ne sentent pas la nécessité du ju-
gement par jury, et d'une législation coloniale, le peu-
ple s'en passera aussi à merveille. Par là nous ne
voulons pas dire que les hommes animés de l'amour
du bien public doivent céder la place à ceux qui ne sa-
vent pas ce que c'est. Non. Partout les affaires de la
politique ne doivent être conduites que par des esprits
supérieurs. Ce sont les seuls dont le feu sacré peut ra-
nimer les étincelles mourantes du zèle pour le bien
public. Mais dans ce cas, ils doivent se présenter de
tous les côtés à la fois , et non pas d'un seul parti. La
prochaine réunion doit offrir les noms des principaux
personnages de la colonie dans tous les rangs et de
tous les partis. C'est ainsi que nous pouvons nous ha-
bituer à voter ensemble , à penser et à sentir de la
même manière. La mesure vraiment utile à la prospé-
rité de tous les citoyens sera à la fin jugée telle d'un
commun accord , et réunira tous les suffrages. Puisque
les colonistes furent les premiers en avant dans les
deux dernières assemblées du comté, nous leur re-
commanderons aujourd'hui de se tenir en arrière , et
de ne pas faire un pas en avant à la prochaine assem-
blée , jusqu'à ce que les autres ge?itlemen de la colonie
se soient eux-mêmes prononcés. S'il arrivait que l'in-
dolence ou la paresse pût engager ces derniers à rester
passifs , et à se contenter du présent état de choses ,
ainsi soit-il. Le reste de la communauté ne souffrira
pas plus qu'eux à proportion : plutôt que d'entretenir
plus long-temps deux partis en activité, nous invite-
DE L'ASTROLABE. 289
rions les gens du peuple à s'occuper de leurs fermes
et de leurs magasins, veiller aux circonstances, ne
songer qu'à leurs propres intérêts, s'enrichir aussitôt
qu'ils le pourront, et abandonner la colonie à elle-
même , etc. , etc. »
Dans la feuille qui venait de paraître au moment
de notre arrivée, ce journal se permettait une sortie
encore plus virulente contre les chefs du parti d'ori-
gine libre. (Monitor, ;*°29, 1 december 1826.)
« Les officiers civils sont presque tous à cheval
dans leurs départemens respectifs. Mais comme ils
possèdent de grandes terres et de nombreux troupeaux,
et qu'ils sont accoutumés à participer, avec les gouver-
neurs de ces contrées, à l'administration des affaires
publiques , ils ont trop de penchant pour l'état de
choses actuel , quel que soit d'ailleurs leur méconten-
tement, qui souvent s'exhale en murmures et sarcas-
mes. Leurs reproches , sans être publics , n'en sont pas
moins amers. Pourtant ils se disent en eux-mêmes :
« Le général Darling ne sera pas toujours ici ; il vaut
» mieux pour nous rester pendant un temps privés de
» nos anciens privilèges pour assommer le peuple ,
» que de nous réunir à celui-ci pour obtenir du parle-
» ment des institutions qui anéantiraient pour jamais
» nos prétentions oligarchiques. » Toutes les aristo-
craties , excepté celle de la Grande-Bretagne , je me
trompe j excepté celle d'Angleterre (car celles de l'E-
cosse et de l'Irlande furent et sont toujours despo-
290 VOYAGE
tiques comme celles du reste de l'Europe) : toutes les
aristocraties , nous le répétons , excepté celle d'An-
gleterre , ont été ennemies de la liberté , depuis le sénat
romainjusqu'au siècle où nous vivons. Elles méprisent
également le peuple, et, dans leur opinion, ce n'est
qu'à leurs dépens que celui-ci peut obtenir quelque
avantage. L'homme hait l'égalité. Un riche mendiant
ne peut souffrir l'idée de voir son inférieur et son cadet
dans le métier gagner autant de liards que lui , ou vou-
loir traiter d'égal avec lui , quand dans leurs orgies
nocturnes ils se livrent aux douceurs de l'ivresse , et
se moquent de la crédulité de leurs bienfaiteurs. C'est
par suite de ce sentiment que les grands d'Espagne
vendirent leur pays à Joseph Napoléon, et qu'ensuite
ils consentirent à bannir , pendre et incarcérer les
patriotes qui avaient chassé les Français de l'Espagne,
et rétabli les Cottes. En vérité, il se trouva bien un ou
deux Russel parmi eux... Mais espérer que de grands
seigneurs puissent hasarder leur fortune, ou même ris-
quer la chance de ne pouvoir l'agrandir, pour l'amour
des droits civils du peuple , c'est attendre du cœur
humain une action contraire à sa bassesse naturelle.
Quant à la noblesse française, nous ne pouvons y
songer qu'avec un profond sentiment de pitié. Cepen-
dant si elle n'avait été entichée du pouvoir à un point
si ridicule et si dégoûtant , elle eut pu guider le peuple
dans ses délibérations , au lieu de le pousser à cette
vengeance atroce qui souillera son nom aussi long-
temps qu'il subsistera sur la liste des nations *, Il en
* Ici noire Anglais, laissant de côté l'impartialité qu'il se pique de professer,
DE L'ASTROLABE. 291
est ainsi chez les seigneurs militaires de la Prusse, et
les nobles despotes delà Moscovie, qui ainsi que leurs
terres regardent leurs vassaux comme leur propriété
particulière. Les nobles en Europe, aussi bien que les
riches colons de New-South-Wales , possèdent ou
veulent posséder l'oreille du gouvernement. Sembla-
bles au regrattier qui réfléchit comment il pourra
duper le fermier et augmenter le prix de ses œufs et
de ses harengs saurs, sans s'occuper du malheureux,
ainsi les puissans du royaume et des colonies calculent
comment ils pourront accroître leur influence au meil-
leur marché possible. En provoquant la liberté publi-
que, en s'unissant au peuple pour solliciter des insti-
tutions libérales , ils nivéleraient trop leurs préten-
tions. D'ailleurs qui se soucierait de devenir riche, si
chaque misérable devait aussi le devenir? Le grand
objet de l'homme est de devenir riche exclusivement;
d'avancer, sinon aux dépens des autres (ce qui, de
toutes les nuances du bonheur, est la plus flatteuse),
au moins à quelque prix que ce soit, pourvu que les
autres ne sortent point de leur sphère. Mais avancer
avec un million d'autres en richesses, en dignités, en
privilèges, n'est qu'une perspective sans attraits. C'est
pourquoi tout peuple sans propriétés , qu'il soit ancien
ou jeune, nombreux ou peu considérable, ne doit at-
tendre des grands aucun secours pour obtenir l'exer-
se li\re à la basse jalousie qui d'ordinaire anime la canaille anglaise conlre
le nom français, et oublie d'une manière trop plaisante que l'Angleterre fut
la première à donner aux nations de l'Europe le funeste exemple qu'il re-
proobe si durement à la France.
292 VOYAGE
cice de ses droits civils. Il peut bien se trouver un ou
deux esprits d'une sphère supérieure , et doués par la
Providence de senlimens plus élevés , mais ils seront
bientôt bafoués et calomniés par ceux de leur propre
classe. Leurs faiblesses seront mises en musique et
chantées en prose et en vers. Les motifs les plus hon-
teux seront assignés h leurs démarches , si bien que
pour se rendre utiles au peuple , à moins que leur
fortune ne soit immense , et leur conduite d'une pureté
angélique, ils se verront bientôt dépouillés de la moitié
de leur crédit.
» De tout cela l'on doit conclure qu'en tous lieux
le peuple doit lui-même prendre le soin de ses propres
libertés. Il ne doit attendre aucun appui de l'aristo-
cratie, ce serait trop espérer de la bassesse de la
nature humaine. Le peuple lui-même n'aime la liberté
qu'en ce qu'elle contribue à son propre pouvoir et à
sa prospérité. C'est par le même motif que l'aristo-
cratie déteste la liberté , en ce que chaque pas que le
peuple gagne vers le pouvoir est regardé par elle
(bien que ce ne soit pas notre manière de penser)
comme autant d'enlevé au sien. Pourquoi donc , ô co-
lons de New-South-Wales ! vous flattez-vous du vain
espoir de voir les Mac-Arthur, les Jamison , les Cox,
les Jone , les Wolstonecraft et les Brown , s'avancer
pour vous conduire vers le trône et à la barre des
deux Chambres ? Renfermés chaque jour avec le gou-
verneur, ou l'ami du gouverneur, ou l'ami de l'ami du
gouverneur... revêtus des magistratures... promus
au rang de membres du conseil ou des comités... mai-
DE L'ASTROLABE. 293
ires de choisir îles terres, quand d'autres ne savent
où en trouver, ou ne peuvent s'en procurer quand ils
en ont découvert... ayant le pouvoir de faire établir
des impôts sur certains produits coloniaux, de ma-
nière à élever la valeur de leurs propres domaines par
suite même de ces nouvelles taxes... quels insensés
vous êtes, ô colons de l'Australie ! d'imaginer que de
pareils individus puissent, être de vrais patriotes !
Vous pourriez, avec tout autant de raison, tous at-
tendre à voir le léopard changer la couleur de ses
taches, et L'Ethiopien celle de sa peau! D'ailleurs, ô
stupides cultivateurs! qu'y a-t-il donc de si remar-
quable, dans les noms que nous venons de prononcer,
qui puisse vous faire augurer que votre gracieux sou-
verain et son auguste parlement prêteront plutôt l'o-
reille à ces noms qu'à votre propre voix, qu'à celle
Aw peuple! Des personnages comblés de titres et de
dignités, comme les Northumberland , les Norfolk , les
Suffolk, les Warwick, les Essex, les Bathurst et les
Liverpool parmi les pairs d'Angleterre, et des noms
comme ceux des Canning, des Peel, des 31aekintosh,
des Brougham , des Bright, des Forbes , des Denham
et des Ridlev dans la Chambre des communes , se
sentiront-ils mieux disposés pour votre propre cause,
en voyant votre pétition signée par des officiers civils
ou ex-civils et ex-militaires , que si elle l'était par des
tanneurs, des fabricans de savon, des chapeliers,
des cordonniers, des chandeliers, des distillateurs,
des brasseurs , des marchands, et de petits proprié-
taires de 30 ou 40 acres de terrain? Oui compose la
tome i. aa
29i VOYAGÉ
masse du peuple? La minorité ou la majorité? Hors
du royaume il n'y a plus d'aristocratie. S'il s'agit des
autres , les sentimens légitimes du cœur humain re-
prennent leur cours naturel : nous osons assurer que
l'aristocratie elle-même, en portant ses regards sur
une autre nation, se sent plus intéressée au sort du
peuple qu'à celui de la noblesse. Outre cela, combien
la noblesse de la Nouvelle-Galles du Sud doit sembler
méprisable awx nobles et aux gentilshommes de l'an-
tique et vénérable Angleterre? L'allusion même que
nous faisons de nos gueux parvenus à une vraie no-
blesse doit exciter leur dérision. Quelle absurdité
donc de votre part '. petits cultivateurs , marchands
et fabricans de Sydney et de Paramatta, vous qui for-
mez le corps même de la communauté , qu'il est vain
et ridicule d'imaginer que votre voix, dans une assem-
blée constitutionnelle du comité de Cumberland, ne
sera point écoutée .... parce que les débris du régi-
ment de New-South- Wales , qui se révolta contre le
gouverneur Bligh , et les banqueroutiers de l'Angle-
terre , maîtres aujourd'hui des plus riches pâturages
de la colonie , affectent de se tenir à l'écart de ces
assemblées , et sont décidés à y porter obstacle , de
peur que le monopole du pain et du poisson , dont ils
ont joui jusqu'aujourd'hui par des intrigues de cour
et des tripotages politiques, ne leur soit ravi pour
toujours par l'établissement du jugement par jury,
et d'une assemblée législative de cent ou deux cents
membres choisis par vous ! »
DE L'ASTROLABE. 25)5
Au mois de juin, une lettre, qu'on avait lieu de sup-
poser écrite par M. B**** p****^ ancien juge de la co-
lonie, fournit le sujet dune sortie non moins violente
contre les intrigues des grands propriétaires [Monîicf,
n°l, 30 juin 1826).
« La lettre infâme rapportée dans V Australian ■>
d'après le Moming-CHronicle , démontre l'avantage
d'une libre concurrence de la presse dans la Nouvel le-
Galles du Sud ; elle explique la profonde ignorance
dans laquelle les ministres de Sa Majesté restèrent
plongés par les faux rapports des démagogues de la
colonie et des harpies de Londres, qui leur servaient
d'agens, jusqu'à l'époque du rapport de M. Bigg.
Nous ne discuterons point ici si ce fut son rapport
qui dissipa ces ténèbres, parce que nous allons à la
presse , et qu'il nous reste à peine le temps nécessaire
pour commenter la lettre en question, qui est évi-
demment l'œuvre de cet honnête, sincère , véridique,
intègre, ex -juge B**** p****^ écuyer, etc., etc
Nous pensons aussi que les personnes qui lui ont
fourni les faits (car ils sont forgés) sur lesquels il a si
adroitement bâti ses hypothèses et tiré ses consé-
quences, étaient d'intelligence avec lui. Ce sont tou-
jours les mêmes individus qui , bien que leurs terres
aient été défrichées et leurs maisons bâties par les
convicts, les ont toujours traités avec dureté et bar-
barie; qui, parce que Macquarie, et, après lui, Bris-
bane , parlèrent avec humanité au peuple , et le pro-
tégèrent dans ses propriétés et ses libertés, tour-
29ti VOYAGE
lièrent leur animosité contre le gouvernement local
lui-même , et ne cessèrent leurs perfides rapports
qu'après avoir forcé Macquarie à résigner et obtenu
le rappel de Brisbane ; car ils n'avaient point de
presse pour les protéger. Maintenant ils intriguent
pour pervertir le général Darling, et l'animer contre
le peuple de la colonie. Mais le général est trop vieux
pour eux. Il connaît trop bien son monde et les allu-
res de Downing-Street. 11 a vu des assemblées , des
dîners et des adresses publiques dans le Derwent. Il
a reçu du peuple même d'ici une adresse franche,
loyale et sincère ; il lit les papiers de la colonie; il voit
et juge par lui-même , et il ne se rangera point du
parti de la vieille faction ; il sera pour le peuple en
dépit de toutes leurs cabales , etc., etc. »
La dissertation suivante sur les avantages d'une
assemblée représentative et sur les élémens dont elle
pourrait se composer, écrite d'un ton plus modéré,
donne une idée assez juste de l'état actuel de la colo-
nie et des sentimens de la plupart des habitans sages
et raisonnables {J\lo?ritor, n° 26, 10 novembre 1826).
« Nous allons mentionner un fait qui vient d'arriver
à notre connaissance. Le maître du navire Fairfield
donna sa parole d'attendre les dépêches du gouver-
neur Darling jusqu'à onze heures du matin, le jour
qu'il mettrait à la voile. Ce fut un vendredi , le jour
même où le révérend Samuel Marsden publia dans
V Australian (exclusivement) cette fameuse déclara-
DE L'ASTROLABE. 297
tion, par laquelle il condescend à protester de son
innocence , pour avoir fait infliger la torture dans une
circonstance particulière et spécifiée. Aussitôt que le
révérend chapelain et M. John Mac-Arthur eurent
remis leurs dépèches à bord ( ce qui eut lieu , nous
a-t-on assuré, à neuf heures du matin), le maître,
comme par un plan prémédité , mit aussitôt à la voile ,
doubla la Truie et les Cochons , et se trouvait déjà
depuis long-temps au large, lorsque les dépèches du
gouverneur se trouvèrent prêtes à être envoyées à
bord ! Mais il y a encore un autre tour de maître, bon
lecteur ! C'a été de prendre votre argent et de l'en-
voyer à M. Barnard, afin de lui donner les moyens
de se concerter avec lord Bathurst, pour décourager
l'émigration, mettre le pays dans les fers d'un clergé
largement doté , et y introduire des impôts sans acte
du parlement ni représentation coloniale.
» Nul doute que le Fairfield n'a emporté de bonnes
et puissantes raisons pour déterminer le parlement à
terminer sur-le-champ la nouvelle charte dans sa pro-
chaine session , tandis que nous restons tous endor-
mis ici, sans avoir même le courage de demander à
notre législateur la remise du droit sur le cèdre. Nul
doute que Barnard , le jeune avocat Mac-Arthur, l'ex-
juge Field , M. John Smith , et une vingtaine de mem-
bres du parlement, qui sont chargés des intérêts de
la compagnie qui nous a si bien escamoté nos mines
de charbon; nul doute que tous ces individus ne
s'empressent comme des abeilles à l'arrivée du Fair-
field à Londres. Il y aura aussi des amis de l'apôtre
298 VOYAGE
de l'Australie , animés d'un zèle égal , mais plus purs
dans leurs intentions, qui soutiendront la cause de la
piété persécutée avec la chaleur du martyre, même
avec l'ardeur irrésistible de la charité chrétienne,
principe le plus puissant du cœur humain , supérieur
même à toutes les autres passions , ainsi que l'ont
suffisamment attesté les souffrances des chrétiens à
toutes les époques. Ainsi, tandis que nous prenons
nos aises à Sydney, que nous songeons à notre pain et
à notre beurre avec une prudence plébéienne, et que
nous nous payons de quelques réflexions très-sages,
comme charité bien ordonnée commence par soi-
même — mêlons -nous de nos affaires — laissons
agir le gouverneur — nous serons affublés d'une
continuation de la présente charte pour sept autres
années.
» Le jugement par jury, d'un avis unanime, est re-
gardé comme un droit civil et indispensable à appli-
quer à toutes les branches de notre jurisprudence.
Quant à l'assemblée législative , les opinions sont plus
divisées. La grande majorité néanmoins se déclare
pour une assemblée élective , mais il y a divers senti-
mens sur le nombre des membres dont elle devrait
être composée.
» JN ous avons conversé avec toutes les classes de
la société à ce sujet, et nous avons constamment ob-
servé que les colonistes ou emigrans voulaient en ré-
duire le nombre en proportion exacte de leur rang et
de leur influence supposée dans la société. Ceux qui
par leur immense fortune sont persuadés qu'ils en sont
DE L'ASTKOIABE. 290
membres de droit , désirent que l'assemblée législative
ne dépasse pas le nombre actuel de ses membres. —
En tout cas dix ou douze membres seraient déjà trop
nombreux à leur avis. La classe suivante pense qu'une
vingtaine pourrait être le nombre convenable, et,
comme les premiers, répètent les mots de brièveté
et célérité comme l'apanage le plus précieux du petit
nombre. Beaucoup parler, disent-ils, ne sert à rien ,
et ne fait qu'ennuyer; pour eux la discussion n'est
qu'un véritable épouvantait. La troisième classe, com-
prenant que si la Chambre législative se bornait à
vingt membres , la concurrence pour y entrer serait
trop pénible, et leur coûterait trop d'argent, admet
avec beaucoup de candeur et de libéralité que vingt , à
leur avis, sont un trop petit nombre; et prenant en
considération les maladies , la vieillesse , les affaires
urgentes et les caquetages , suggère l'idée que qua-
rante à cinquante membres ne formeraient pas une
réunion trop considérable. — La dernière classe ,
c'est-à-dire la masse des hommes pensans qui peuvent
payer les taxes requises , d'un autre coté penche pour
un nombre qui ne serait pas moins que cent ; car ils
affirment que s'ils sont au-dessous , les intrigues de la
faction et les commérages de famille rendront le peuple
la proie de ses sénateurs.
» Il y a dans la colonie plus de soixante-dix ma-
gistrats , que nous pouvons considérer, sans crainte
d'être réfutés , comme très-en état de faire nos lois ,
tant par leur rang dans le pays, et leur intime con-
naissance des coutumes et des ressources du peuple ,
300 VOYAGE
que par leurs moyens en tout genre. Maintenant nous
prierons les vieux colons de jeter les yeux autour d'eux
et défaire attention aux gentlemen de la colonie, qui,
sans être magistrats , ne leur cèdent en rien sous les
divers rapports de l'éducation, de la fortune, du ta-
lent et de la connaissance locale; et nous pensons
qu'ils conviendront facilement que cette classe peut
tripler le nombre des magistrats. Il y a donc bien trois
cents colonistes capables de devenir les législateurs
de la colonie. — Puisqu'il en est ainsi, pourquoi borner
le nombre des membres de la Chambre à moins d'un
cent?
» L'avantage d'avoir un grand nombre de per-
sonnes est évident. Dans les questions importantes on
a vu plus de six cents membres se rassembler dans la
Chambre des communes. Nous nous rappelons d'avoir
entendu l'immortel Fox parler durant quatre heures
dans la chapelle de Saint-Etienne. — La nef et les ga-
leries étaient pleines. — Cependant quand il s'agissait
de voter sur un point qui réunissait tous les suffrages ,
le mot ordinaire d'assentiment, savoir : Aye! pro-
noncé par l'assemblée entière, retentissait. comme un
coup de tonnerre. En d'autres occasions, nous avons
vu la Chambre si peu nombreuse, qu'un membre de-
mandant à ce qu'on en fit l'appel , il s'en trouva moins
de quarante présens , et il fallut ajourner la séance. Il
est permis cependant aux membres de poursuivre
leurs travaux quand même il y en aurait moins de qua-
rante présens , pourvu que personne ne réclame l'ap-
pel. C'est un grand avantage en beaucoup d'affaires
DE L'ASTROLABE. 301
ordinaires, et une foule de bills particuliers passent
ainsi sans occuper l'attention d'autres membres que
ceux que cela regarde immédiatement. Nous avons vu
quantité de bills passer aussi vite que le speaker pou-
vait en répéter les paroles , ainsi que l'exigent les for-
malités de la Chambre. Le speaker , en pareille occa-
sion, dit en se levant : « Ce bill est pour tel et tel ob-
» jet. — Que ceux qui sont de cet avis disent oui. —
» Que ceux qui sont de l'avis contraire disent non. —
» Les oui l'ont emporté. » L'orateur ne s'arrête jamais
pour écouter les oui et les non, sachant bien d'avance
qu'il n'y aura point d'opposition. — Ce serait perdre
trop de temps que d'en agir autrement à L'égard des
petits bills particuliers. Ces bills ensuite vont aux
lords , et si aucun membre ne se présente pour les dis-
cuter, ils y passent aussi rapidement et reçoivent en-
suite l'approbation royale.
» Maintenant, bien que dans les questions impor-
tantes,telles que les droits sur le cèdre,l'impôt,etc, etc. ,
il serait fort à désirer d'avoir une Chambre complète
pour discuter et débattre tous les pour et les contre ,
avec toutes les mesures nationales ; cependant , dans
une assemblée de cent membres, il ne faudrait pas
s'attendre à en voir plus de quatre-vingts réunis à la
fois. Il faut laisser une marge de 20 p. °/0 pour les ma-
ladies , les mauvais chemins , ies affaires particulières ,
le manque d'avis, et une foule d'autres accidens. Dans
les occasions ordinaires , une cinquantaine seulement
s'y 1 1 ouveraient , cl pour les bills insignifians d'un in-
térêt purement local , une demi-douzaine suffiraient
302 VOYAGE
pour les faire passer ; de sorte que les fonctions des
membres seraient faciles à remplir.
» Notez bien que par là nous n'entendons point
que ce serait toujours les mêmes quatre-vingts , cin-
quante, et six membres qui siégeraient habituellement,
et que ce serait les mêmes vingt , cinquante, et quatre-
vingt-quatorze membres restans qui s'absenteraient.
Non pas. — Il y aurait un changement perpétuel de
personnes. Les vingt absens aujourd'hui siégeraient ,
par exemple , la semaine prochaine , et les vingt ou
trente autres, qui étaient restés dans la ville pour faire
passer leurs bills favoris qui les intéressaient person-
nellement, s'en retourneraient à leur métairie. — Non-
seulement nous croyons un pareil état de choses extrê-
mement avantageux et propre à rendre les devoirs de
la législation extrêmement agréables et parfaitement
d'accord avec les intérêts particuliers de chaque ci-
toyen, mais encore très-utile pour ranimer l'esprit
public et les sentimens populaires. Ce soir M. Wols-
tonecraft éclairerait le peuple par un examen sage et
judicieux de notre position commerciale. — Demain
sir John Jamison retracerait les progrès de l'agricul-
ture et de l'horticulture, tout à ia fois sous les rap-
ports populaires et scientifiques. Un autre jour M. John
Mac- Arthur expliquerait à la Chambre comment une
heureuse expérience a prouvé que les troupeaux de
Saxe, comme les mérinos, s'amélioraient sensible-
ment dans le climat uniforme de Cow-Pastares. Dans
ces plaines que d'épaisses forêts préservent des cha-
leurs brûlantes de l'été , aussi bien que des funestes
DE L'ASTROLABE. 303
frimas de l'hiver , la laine acquiert ce tissu soyeux
pour lequel elle est si renommée ; tellement que, d'a-
près les derniers rapports de Londres, on a reconnu
qu'on ne pouvait imiter avec succès, soit à Londres ,
soit à Edimbourg, les véritables schalls de poils de
chameau, qu'avec des tissus de laine d'Australie.
M. Lavvson, dans la même séance, féliciterait de bon
cœur l'honorable membre et ses amis , sur la posses-
sion d'animaux si utiles; mais tout en rendant justice
aux louables efforts de ces Messieurs , pour améliorer
les laines et mériter à l'Australie une célébrité égale à
celle du Thibet et des autres contrées qui nourrissent
les chèvres aux poils soyeux , il se sentirait obligé de
rappeler à ses confrères de la Chambre , qui comme
lui nourriraient des troupeaux de moutons d'une
viande savoureuse et bien bardée de graisse , un pro-
verbe bien connu : Un tiens vaut mieux que deux tu
F auras; qu'en conséquence tout en souhaitant, en bon
Australien, toute sorte de succès aux amateurs de
laine de Saxe, pour son propre compte, il n'introdui-
rait qu'avec circonspection l'année suivante dans ses
troupeaux , des béliers qui pourraient bien n'y en-
gendrer de trop belles laines qu'aux dépens de la
qualité du mouton, etc. , etc.
» Telle serait l'heureuse marche que le sénat aus-
tralien pourrait imprimer à ses délibérations , en les
rendant publiques , et se composant d'un nombre suf-
fisant pour en rendre le coup-d'œil imposant toutes les
fois qu'on le voudrait. Les dames se rangeraient aussi
de notre parti, car lorsqueles sessions commenceraient,
304 VOYAGE
sans doute les députés ne laisseraient pas chez eux
leurs aimables moitiés et leurs charmantes filles. Il s'en-
suivrait qu'il y aurait des réunions pour les bals , les
concerts, des spectacles pour celles qui aiment la joie;
et pour celles qui veulent du sérieux , nul doute que
l'archidiacre n'eût assez de zèle pour ordonner aux
chapelains d'ouvrir les églises une soirée par semaine.
En tout cas nous sommes convaincus que les ministres
méthodistes se trouveraient heureux de pouvoir rendre
ce service aux belles religieuses. Alors Sydney pour-
rait devenir une ville vraiment sociale ; alors les que-
relles actuelles seraient toutes oubliées , et l'on ne se
rappellerait qu'avec surprise les anciennes discordes
de la colonie. Tous les débats politiques seraient bien-
tôt adoucis et modifiés par des débats légitimes , et
chacun verrait qu'à moins d'une extrême indifférence,
il ne pourrait plus arriver aucune convulsion violente
dans l'Étal. Des lois sages, la liberté, la prospérité et
la sociabilité générale rendraient peu à peu la Nouvelle-
Galles du Sud, ce que la Providence l'a destinée à de-
venir un jour, une seconde Bretagne dans l'hémisphère
austral. »
L'article suivant, dans lequel l'auteur développe la
faute que commit le gouvernement anglais en voulant
fonder une colonie avec des convicts seuls , et en em-
pêchant dès le principe les émigrans de se fixer à la
Nouvelle-Hollande, n'est pas moins judicieux, et inté-
ressera probablement le lecteur. [Monitor, n° 27,
17 novembre 1826.)
DE L'ASTROLABE. 305
« La question du travail des convicts, suivant
nous, n'a jamais été bien entendue ni par les ministres
du roi, ni par les gouverneurs de la ?Souvelle-Galles
du Sud, et nous croyons qu'elle le fut beaucoup mieux
dans le siècle dernier. Mais il est assez ordinaire à nos
hommes d'Etat modernes , bien qu'ils possèdent par
écrit, dans les rayons de leurs bibliothèques, les opi-
nions et les faits de leurs ancêtres, d'oublier, au milieu
d'une foule de théories nouvelles, l'expérience du
passé, et de regarder les choses qui se passent sous
leurs yeux comme des questions nouvelles et difficiles,
tandis que plus d'un demi-siècle auparavant elles
avaient été déjà éclaircies, comprises, et même mises
à exécution. ÎXous conjecturons que c'est ce qui arrive
aujourd'hui touchant la question du travail des con-
victs. Avant que la Aouvelle-Galles du Sud eut une
existence comme colonie, tandis qu'elle faisait encore
partie de la terra incognito de l'hémisphère austral,
le transport des condamnés du royaume coûtait peu
de frais à la couronne, et ils ne causaient aucun em-
barras. Dès qu'ils étaient une fois arrivés en Amérique,
de l'autre bord de l'Atlantique, les colons américains
marchands ou cultivateurs s'empressaient de louer les
condamnés : ils signaient un acte pour les bien trai-
ter, etc. , et la cargaison de chaque vaisseau était bien-
tôt disséminée au milieu des bois et des forets de cet
Etat libre, prospère, actif et bien gouverné. Alors
non-seulement on pensait, mais on sentait et on recon-
naissait que les convicts séparés de leurs compagnons,
domiciliés et traités comme des hommes, ne conver-
306 VOYAGE
tiraient point les serviteurs libres , leurs compagnons
de travail , en eonvicts , mais qu'au contraire ceux-ci
feraient des autres de bons serviteurs. Les malfaiteurs,
isolés et forcés à la réflexion , étaient soumis à l'in-
fluence d'un exemple bien puissant en pareil cas; au
lieu d'apprendre aux autres à blasphémer, ils rougis-
saient bientôt eux-mêmes de le faire. Introduits dans
la salle des prières chaque matin au chant du coq, les
mœurs simples des puritains gagnaient leur conscience
endurcie. C'est pourquoi, il y a une centaine d'années,
on savait très-bien que c'était un excellent système
d'envoyer des eonvicts dans un pays où l'agriculture
avait pris un grand développement, où le travail de la
terre réclamait un si grand nombre de bras , qu'il était
de l'intérêt même du cultivateur de bien les traiter ;
où les habitudes vertueuses étaient si profondément
enracinées , que des individus isolés se trouvaient in-
sensiblement obligés de se ployer aux mœurs et aux
coutumes de la masse. Tout cela était connu en An-
gleterre , par exemple, par lord North et ses contem-
porains; connu en Amérique par les vice-rois, les
gouverneurs et leurs contemporains Washington et
Francklin.
» Quand l'Amérique eut conquis son indépendance,
le gouvernement anglais ne sut plus où envoyer ceux
de ses criminels qui se trouvaient condamnés à la dé-
portation. A la fin, comme une espèce d'enfant perdu,
d'aventure romanesque , d'expérience morale et phi-
lantropique , on résolut en dernier ressort de les dé-
barquer sur les riantes prairies que sir Joseph Banks
DE L'ASTROLABE. 307
avait décrites comme environnant une grande baie sur
la côte de Ncw-South-Wales, qui fut ensuite désignée
sous le nom de Botan?/-Bai/, tant par compliment en-
vers sir Joseph , qu'à cause des nombreuses plantes
et des fleurs rares et nouvelles découvertes dans son
voisinage. Ce nom élégant, comme tous ceux que l'on
voit prostituer à de vils emplois, devint bientôt un
terme de mépris et de dérision. Botany-Bai/, du reste,
lit bientôt place à Port-Jackson comme établissement
pénal , et ce fut dans l'anse de Sydney que la première
flotte des criminels anglais vint jeter l'ancre. Ce fut ,
dit-on communément , sur le lieu même où vient de
bâtir Robert Johnson, dans George-Street, que son
père le colonel Johnson , alors officier dans les troupes
de marine , a posé le premier le pied d'un Anglais , et
hissé le pavillon de la Grande-Bretagne.
» Depuis cette époque , c'est sur le sol de la Nou-
velle-Galles du Sud que l'Angleterre et l'Irlande dé-
barquent chaque année leur population criminelle.
Cependant les Washington , les North , les Fox et les
Pitt étaient tous morts, et avec eux probablement fut
perdue la connaissance ou au moins le souvenir qu'une
contrée nouvelle , mais étendue, est la plus favorable
pour recevoir, domicilier et réformer des convicts
employés à la culture des terres , et qu'il est dans la
nature même des choses qu'un établissement pure-
ment pénal soit une expérience très-hasardeuse , et
que la nécessité seule peut justifier. Ce qui nous fait
croire qu'on oublia peu à peu les avantages de trans-
porter les convicts dans une contrée libre et agricole,
N
308 VOYAGE
c'est que si le gouvernement fût resté bien pénétré de
ce principe, il aurait toujours montré plus de zèle a
encourager les colons libres à se hasarder sur le terri-
toire de la Nouvelle-Hollande. Il est évident aussi que
les ministres, tout entiers aux soins de la guerre der-
nière , furent induits en erreur par les rapports con-
tradictoires des gouverneurs et des officiers civils et
militaires. Car ces derniers détestaient les nouveaux
venus , les considérant comme des intrus qui venaient
leur ravir le monopole des terres , des troupeaux , des
esprits et des provisions du gouvernement, etc. , etc.
Ils oublièrent peu à peu l'ancienne expérience du ca-
binet, adoptant un jour les suggestions de tel individu,
et une autre fois celles de tel autre , suivant que les
faits établis dans les lettres publiques ou particulières
de la colonie semblaient plus ou moins plausibles. Le
plus souvent ces prétendus faits étaient d'insignes
mensonges.
» En conséquence , fermer toutes les avenues de ce
lieu de pénitence; le priver de toute espèce de rapport
avec les Européens ; décourager ceux qui voudraient
s'y établir, excepté les favoris particuliers du gouver-
nement, et les personnes incapables de faire ombrage
comme les méthodistes : tel fut le svstème adopté jus-
qu'à l'époque où le gouverneur Macquarie fut envoyé
dans la colonie. Et bien qu'après cette période, tant à
cause des rapports relatifs aux belles laines de la Nou-
velle-Galles du Sud, que pour quelques-unes des cir-
constances de la rébellion de 1 808 , les ministres aient
commencé à se relâcher un peu de leurs principes, et à
DE L'ASTROLABE. 309
permettre à des hommes libres d'aller s'y établir ; ce-
pendant ils n'agirent pas encore sur un plan régulier,
ni en vertu d'un principe général. Ils y envoyèrent des
colons comme à la bonne aventure , tout juste pour
essayer comment cela réussirait. La guerre les occu-
pait trop pour leur permettre de donner à la colonie
les soins qu'elle réclamait.
» S'ils eussent repris leur ancienne coutume d'en-
voyer leurs condamnés en Amérique, où, comme nous
lavons déjà démontré, ceux-ci ne pouvaient pervertir
les habitons , mais au contraire où ils se corrigeaient;
s'ils en eussent bien pesé les conséquences, ils n'au-
raient point introduit dans la Nouvelle-Galles du Sud
le convictisme seul , mais auraient eu soin d'y envoyer
un fermier libre avec sa femme et ses enfans , pour
trois ou cinq condamnés à y déporter, afin de co-
loniser cette terre inconnue. Jugez , lecteur, ce (pie
Sydney serait aujourd'hui , si pour chaque millier de
convicts débarqués sur ce sol , il v était aussi arrivé
trois ou quatre cents femmes condamnées, et en outre
un fermier, sa femme et trois ou quatre enfans pour
chaque trois ou cinq convicts!... La Nouvelle-Galles
du Sud, au lieu de cinquante mille habitans, en comp-
terait peut-être un demi-million!... C'eût été la plus
brillante colonie créée en si peu de temps dans les an-
nales du monde.
» Nous pensons donc que ce doit être une maxime
admise dans cette branche de l'économie politique,
cpic les obstacles à la réforme des malfaiteurs décrois-
sent à mesure qu'ils sont moins rapprochés les uns des
310 VOYAGE
autres , et qu'on les force de s'associer à des personnes
d'un caractère supérieur au leur, etc. , etc. »
Ecoutons maintenant ce journaliste s'exprimer avec
non moins d'énergie et de vérité sur les tristes suites
du système d'économie introduit dans l'administration
de la colonie, à l'arrivée du gouverneur Brisbane.
(Monitor, n° 7, 30 Juin 1826.)
« Rien n'a paralysé la prospérité de la Nouvelle-
Galles du Sud autant que l'économie méprisable, im-
politique et vraiment coupable, qui fut introduite dans
cette colonie après le départ du gouverneur Mac-
quarie. Le zèle avec lequel le major Goulburn pour-
suivit sans relâche cette parcimonie ridicule, déplacée,
inutile et vraiment stérile , nous donna toujours une
fort triste opinion de ses talens en économie politique,
bien que nous fussions disposés à avouer que son in-
compréhensible manie de mettre à exécution les mes-
quines conceptions de MM. Hume et Bigg attestait
son intégrité personnelle. Cet honnête secrétaire fut
toujours entiché de feuilles remplies de chiffres dis-
posés par chapitres et lignes droites, transverses,
diagonales , perpendiculaires et horizontales ; et il se
glorifiait beaucoup plus de produire des tableaux, sur
le papier, qui déployaient la perfection des combi-
naisons arithmétiques et typiques , enrichis des ré-
sultats et des totaux généraux et subsidiaires, que
de s'attacher aux principes libéraux et élémentaires
qui seuls peuvent diriger les travaux d'un peuple
DE L'ASTROLABE. 311
actif et industrieux, et s'accorder avec une économie
libérale.
» Mais sur quels principes de police équitable peut-
on prouver qu'une réduction dans les traites du com-
missaire , sur le trésor, soit une économie réelle pour
le royaume? On a démontré par des calculs mainte fois
répétés, et particulièrement dans une dernière bro-
ebure rédigée avec soin par M. Eagar, et adressée au
ministre de l'intérieur, que les convicts employés par
le gouvernement à Sydney, le sont à infiniment moins
de frais (la dépense du transport comprise), que ces
mêmes individus ne l'eussent été dans les galères et
les maisons de correction d'Angleterre. D'ailleurs le
sens commun démontre que quand la dépense ne se-
rait qu'égale, un pays surchargé de population, et dont
la classe des cultivateurs a dépassé les moyens d cire
employés jusqu'à la valeur de dix millions, trouverait
un avantage immense dans la déportation des plus
mauvais sujets de cet excédant.
» La déportation de médians fabricans en fait de
riches consommateurs : il en résulte encore un plus
grand avantage, celui de purifier la société en lui en-
levant une partie gangrenée , dont la présence est un
si grand fardeau pour une vieille communauté, et d'un
véritable intérêt pour un jeune Etat.
» !Nous savons bien, du reste, qu'on répondra à
tout cela en avançant que si l'Angleterre a jusqu'à
présent obtenu tous ces avantages en dépensant annuel-
lement 150,000 liv. st. , il ne s'ensuit pas qu'elle ne les
auraplusàl'avenirenn'yeinployantque 100,000 liv. st.
312 VOYAGE
C'est l'argument auquel ont eu recours dernièrement
l'inconsidéré M. Hume et le superficiel M. Bigg. Car
ils finirent par convenir que les dépenses qu'avait
coûtées l'établissement de la Nouvelle-Galles du Sud,
avaient été moindres que celles qu'eussent nécessitées la
construction et l'entretien des galères et des prisons
en Angleterre. M. Bigg ne trouva jamais cela durant
son séjour dans la colonie. Mais plus tard il découvrit
qu'elle avait été et était encore d'un grand intérêt pour
l'Angleterre ; et qu'en comparant le compte entre la
Grande-Bretagne et Sydney d'une part, entre la
Grande-Bretagne et les galères et les prisons de Mill-
bank d'une autre part , la balance était immensément
en faveur de la Nouvelle-Galles du Sud.
» La raison en est si palpable, qu'il est inconceva-
ble comment M . Bigg, qui gagna 1 0,000 liv. st. à pren-
dre des renseignemens sur ces objets , ne s'aperçut de
cela qu'après la publication de son puéril ouvrage . Pour-
tant il est très-clair que les convicts employés comme
cultivateurs et comme bergers ne coûtent rien au gou-
vernement. En outre les hommes employés par le gou-
vernement à Sydney ne lui coûtent rien non plus, parce
que les fruits de leur travail , en créant une nouvelle
colonie de consommateurs pour les produits surabon-
dans de ses manufactures , lui rapportent plus que ne
coûtent leur transport, leur nourriture et leur habil-
lement réunis. Tout cela est clair et doit frapper au
premier abord , car c'est aussi simple que c'est exact.
Les convicts entretenus dans les galères et les prisons
de la Grande-Bretagne sont une dépense morte. Les
DE L'ASTROLABE. 313
produits de leur travail sont une perte et même un
mal pour l'Elat : car chaque paire de souliers ou
chaque journée de travail laite par un habitant de ces
prisons, en enlève l'équivalent au cordonnier ou au
journalier, ou du moins en diminue le taux, dans un
état de choses où les souliers et le travail opéré sur-
passent déjà le besoin qu'on en a.
» Il s'ensuit donc que chaque millier de peunds
que le trésor anglais dépense dans la Nouvelle-Galles
du Sud pour encourager la culture des terres ou lu
pèche de la baleine et des phoques, comme pour
trouver de l'emploi à l'excessive population du rovaume
libre ou convicte (car la population libre est soutenue
par les taxes des pauvres à un point qui dépasse toul
calcul *), débarrasse la mère-patrie d'un mal pressant,
et tend à diminuer les taxes des pauvres , et par con-
séquent le nombre des crimes. Les bases d'un journal
nous interdisent des calculs aussi complu jués ; autre-
ment nous prouverions volontiers que chaque millier
de pounds dépensé par l'Angleterre pour faciliter l'é-
migration et le transport à la Nouvelle-Galles du Sud,
lui est plus profitable que 2,000 liv. st. épargnées à ses
* Une note que j'ai trouvée dans un journal anglais [->4ge, 22 april
182(1) justifie parfaitement l'assertion de oe puhliciste au sujet des taxes poui
les pauvres :
•< La somme fournie pour le soutien des pauvres de l'Angleterre et du
pays de Galles, pour l'année qui a fini au 3o mars 182*}, a été de
6,966,1 5i liv. st. 8 s. 6 d. Les taxes des pauvres en Angleterre commencèrent
en 1 H- », bien que le premier acte du parlement passé à cet égard ne date
que de l'année 1 5 7 « » . Depuis celte époque, il parait, en vertu des calcul*
dressés sur des doenmens authentiques, que ce» taxes en suivant une pro
314 VOYAGE
taxes pour les pauvres; qu'en conséquence les der-
nières épargnes du major Goulburn sur la Nouvelle-
Galles du Sud, de 50,000 liv. ou environ, ont em-
pêché les taxes des pauvres, en Angleterre, de pouvoir
être diminuées déplus de 100,000 liv., comme elles
eussent pu l'être en agissant autrement. Il n'a vu l'af-
faire que par le trou d'une serrure. Si les ministres du
Roi eussent encouragé l'émigration et le transport
pour ce pays , sur une grande échelle et par des me-
sures positives , les taxes pour les pauvres eussent di-
minué dans un rapport qui eût dépassé tout ce qu'on
peut imaginer. Car il a été démontré, par XEdinburgh
Review, que quand le salaire du travail a été réduit à
un vil prix , tel que quinze heures de travail par jour
ne peuvent fournir au fabricant de bas de Nottingham,
gression continuelle sont arrivées à une somme quarante fois plus grande
qu'elle ne l'était il y a deux cent cinquante ans.
« Les taxes des pauvres en 1573 montèrent à 17 1,260 liv. st. 10s. 8 d.
1680 665,56a
1698 819,000
1760 i,556,8o4
1783 2,i3r,486
1785 2,180,904
» Suivant les comptes rendus à la Chambre des communes en 1801 , la
dépense annuelle pour les pauvres, durant les dix années précédentes, fut
de 3,86i,oio liv. st. Par les rapports présentés à la Chambre des communes
en 1802 , il parut que la somme entière destinée pour les pauvres de l'An-
gleterre et du pays de Galles, de Pâque 1802 à Pâque i8o3, fut de
4,952,421 liv. La charge annuelle pour les pauvres, dans les années 1812,
i8i3 et 1814 , fut de 6,147,000 liv.; et depuis lors jusqu'à 1826, il paraît
qu'elle s'est accrue par an de la somme énorme de 800,000 liv. •>
DE L'ASTROLABE. 315
une quantité suffisante de nourriture de la plus mé-
diocre qualité, en pain ou gruau, pour exister, sans
lit ni charbon en hiver ; l'éloignement d'un petit nombre
d'ouvriers pour un autre pays suffisait à l'instant pour
détruire L'immense concurrence pour l'emploi, et re-
levait par conséquent le prix des gages à un taux rai-
sonnable—
» Le plus grand ennemi que ce pays eut jamais, lui
le major Goulburn. Ce fut un homme impartial, sur-
tout après la seconde année de son arrivée; mais son
inflexible avarice ruina presque la colonie : sans l'im-
portation d'un certain capital, dû à un grand nombre
d'émigrans qui commencèrent heureusement à v ar-
river, la banqueroute eût clé parfaitement complète.
Mais les cargaisons apportées d'Angleterre par suite
du crédit antérieur qui n'était pas encore éteint, el
l'arrivée des nouveaux colons donnèrent aux mar-
chands et aux cultivateurs le temps de respirer, el
même d'emprunter à Londres, c'est-à-dire de retenir
les fonds qu'ils eussent du y renvoyer jusqu'à ce que
de nouveaux canaux fussent ouverts à l'industrie et
aux spéculations. C'est ainsi seulement que par un
hasard heureux la colonie a pu se relever, que le major
n'a pas été brûlé en effigie , et qu'il a pu quitter le
pays avec la réputation d'être resté honnête et impar-
tial tout en l'opprimant
» Si le gouverneur s'attend à réussir à épargne)' de
l'argent pour le gouvernement anglais , il se trompe :
car nous sommes convaincus qu'il ne s'abaissera point
aux moyens qui ont caractérisé la dernière adminis-
316 VOYAGE
tration. En outre, quand il y aurait recours, le résul-
tat n'en serait pas si considérable. La dernière admi-
nistration trouva des villes en bon état, des ponts
presque tous achevés , et des routes toutes faites et
aussi unies que des boulingrins. Mais toutes ces choses
sont aujourd'hui en ruines. Tous les édifices publics
sont en décadence. Les routes sont ruinées, étant cou-
vertes de poussière en été, et de boue en hiver. C'est
à tel point que tous les prisonniers de Sydnev ne se-
raient pas même suffisans pour réparer les nombreux
ouvrages que créa l'immortel Macquarie. »
On a avancé, dans l'article qui précède, que les dé-
penses causées à l'Angleterre par l'établissement et
l'entretien des convictsdansla Nouvelle-Galles du Sud,
avaient été moindres que celles qu'aurait exigées leur
entretien dans les maisons de force ou de correction
du royaume. Cette assertion va être complètement
prouvée par l'extrait suivant d'une lettre adressée par
M. Eagar à M. Peel, secrétaire d'Etat, et que Wenth-
worth a insérée textuellement dans la seconde édition
de son ouvrage sur la Nouvelle-Galles du Sud [tome II ,
page 158).
« Sous le rapport de l'économie ou de la dépense
du système, on peut l'apprécier d'une manière exacte
en la comparant avec celles qu'ont nécessitées les au-
tres systèmes d'inflictions pénales adoptés en Angle-
terre , savoir : les pontons , ou galères , et les maisons
de correction. Par les rapports des comités du parle-
DE L'ASTROLABE. 317
ment sur la déportation en 181 2 , par l'état des prisons
en 1819 , et les écrits représentés au parlement
en 1 8 1 9 , 1 82 1 et 1 823 , nous avons la dépense entière
de la Nouvelle-Galles du Sud, et le nombre de ceux
qui y ont été transportés. Par le vingt-huitième rap-
port des finances, par le second rapport de la justice
de la métropole, et par les divers rapports du surin-
tendant des galères, enfin dans les rapports au parle-
ment, par le comité de la maison de correction de Mill-
bank pour 1819 et 1823, nous avons la dépense de
cet établissement , et le nombre de ceux qui y sont
renfermés. Maintenant, pour nous assurer si la Nou-
velle-Galles du Sud a été plus ou moins dispendieuse,
nous devons apprécier la dépense annuelle de chaque
prisonnier dans la colonie et dans le royaume , et com-
parer l'une avec l'autre, ou bien estimer ce que le nom-
bre des personnes transportées à la Nouvelle-Galles
du Sud aurait coûté, si on les avait conservées dans les
pontons ou les maisons de correction au même prix
que ceux qui s'y trouvent actuellement. La dépense
annuelle par tète a été , dans la Nouvelle-Galles du
sud, de 1787 à 1797, 28 liv. st. 3 s. 5 d.; de 1797
à 1810, 18 liv. 14 s. 4 d. ; et de 1810 à 1821 , 25 liv.
5 s. 7 d. Va, y compris la subsistance, l'habillement,
la surveillance , le gouvernement civil , les dépenses
navales et militaires de la colonie aussi bien que le
transport des convic's. La dépense annuelle par tête
sur les pontons a été, de 1 787 à 1 797 , 23 liv. st. 1 9 s.
0d.; de 1797 à 1810, 27 liv. 1 s. 8 d. ; et de 1810
à 1821 , 33 liv. 1 2 s. 0 d. La dépense de la maison de
318 VOYAGE
t
Millbank a été très-grande. La dépense pour l'élever,
y compris les intérêts, est montée, quand elle a été
en état de recevoir mille personnes, à 571 ,460 liv. st.,
dont l'intérêt annuel à 4 p. °/0 revient à 22,858 liv.
pour la dépense annuelle du logement de mille per-
sonnes, près de 22 liv. 17 s. 2 d. pour chacune. La
dépense de la subsistance et de la surveillance a été ,
en 1818, 41 liv. st. 17 s. 2 d. % par tète; en 1820,
38 liv. 15 s. 4d. '/,; et en 1821, 31 liv. 0 s. 7 d. %\
moyenne des trois années, 33 liv. 1 7 s. 8 d. 1/2 , à la-
quelle on doit ajouter l'intérêt de la dépense des bâti-
mens, 22 liv. 17 s. 2 d. ; ce qui fait pour la dépense
moyenne de chaque personne renfermée dans la mai-
son de Millbank, une somme de 56 liv. st. 1 5 s. 0 d.
» Après avoir trouvé les dépenses de la maison de
Millbank aussi considérables, je me suis assuré, autant
que cela m'a été possible par les documens parlemen-
taires , du montant des dépenses des autres prisons ,
maisons de pénitence et de correction , et je les ai
trouvées, comme il suit, en y comprenant l'intérêt des
frais pour les logemens, la surveillance, les salaires
des officiers , l'habillement et la subsistance.
» L'asile pour les abandonnés, moyenne des années
1815, 1816, 1817, 1818 et 1819, par tête [premier
Rapport de la police de la métropole) , 37 liv. 2 s. 3 d.
» L'institution philanlropique [deuxième Rapport
de la police de la métropole), 36 liv. 1 7 s. 6 d.
» La maison de pénitence pour les femmes à Lon-
dres [deuxième Rapport de la police de la métropole^
41 liv. 6 s. 4d.
DE L'ASTROLABE. 319
» L'hôpital de la Madeleine {deuxième Rapport
de la police de la métropole), 42 liv. 8 s. 0 à.
» Maison de correction de Cold-Bath-Fields; prison
de Clerkenwell et Tothill-Field , Bridewell, moyenne
par tète .sans l'habillement {deuxième Rapport sur la
police de la métropole), 31 liv. 2 s. 0 d.
» Hôpital de Bridewell [Rapport sur les priso?is de
la métropole), 42 liv. 5 s. 8 d.
» Prison et maison de correction de Worcesler
[Rapport sur les prisons à la Chambre des lords),
28 liv. 2 s. 4 d. %.
» Prisons , maison de pénitence et maison de cor-
rection de Maidstone {Rapport su/- les prisons à la
Chambre des lords), 3i) liv. 3 s. 10 d.
» En prenant la moyenne de ces différentes prisons
et de la maison de Millbank, on trouvera une moyenne
générale annuelle, par tête, pour tous ces établisse-
mens, de 38 liv. st. 14 s. 0 d.
» Le tableau suivant montre les dépenses compara-
tives des établissemens de convicts de la ÎNouvelle-
Galles du Sud , des pontons et des maisons de correc-
tion. La première colonne indique le nombre actuel
des condamnés existans dans la colonie pour chaque
année; la seconde contient la dépense entière pour le
civil, le naval et le militaire, le transport, l'habille-
ment et la subsistance des convicts. La troisième in-
dique la dépense que le même nombre de convicts
renfermés dans les pontons eût coûté, estimée au
même prix par tête que ceux qui y sont détenus coû-
tent actuellement. La quatrième colonne enfin montre
320 VOYAGE
quelle eût été cette dépense, au taux moyen actuel de
la maison de Millbank, des4 autres maisons de correc-
tion et des prisons du royaume.
» La dépense moyenne des pontons par tête a été ,
del787àl797,de231iv.st. 19s. 2d.;del793à 1810,
ensuivant un accroissement graduel, de 23 liv. 19 s.
2 d. à 30 liv. 4 s. 4 d. V2, moyenne 27 liv. 1 s. 8 d. ;
de 1810 à 1821 variant de 43 liv. 7 s. 9 d. 3/4, à 27 liv.
18 s. 7 d. 3/4. La dépense présumée des maisons de
pénitence, de 1787 à 1810, qui n'existaient pas alors,
a été estimée en proportion de celle des pontons , sur
le même taux en excès qui s'est trouvé par la suite
entre les dépenses de ces deux systèmes. Ainsi celle
des maisons de pénitence , ainsi estimée , eût été ,
del787àl797, de 28 liv. st. 10 s. 0 d., de 1797 à
1810, de 31 liv. 4 s. 0 d.; enfin de 1810 à 1821,
38 liv. 14 s. Od.
Nombre
Dépense entière
Dépense présumée
Dépense présumée
s
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des
de la
dans
dans les
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Convicts
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2
322 VOYAGE
» La dépense entière de la Nouvelle-Galles du Sud,
depuis sa fondation, en 17 88, jusqu'en décembre 1821,
a été de 5,30 1 ,023 liv. st. 16 s. 6 d. , qui ont été em-
ployés à transporter et entretenir 33, 1 56 personnes, et
à subvenir à la solde du civil, du naval, du militaire et
autres dépenses coloniales. Si on eût gardé le même
nombre sur des pontons , cela eut coûté à la nation , en
y comprenant rétablissement des pontons nécessaires,
au nombre de quarante au moins, 7,214,486 liv. 3 s.
(5 d. Si on eût voulu les entretenir dans des maisons
de correction, non pas sur le plan de Millbank, mais
bien dans le système le plus économique , il en fût
résulté une dépense, pour la surveillance et la nour-
riture seules, de 7,943,221 liv. En outre la dépense
pour ériger le nombre de maisons de correction con-
venable pour cet objet, qui eût été de quarante au
moins, à raison de 450 prisonniers pour chacune, et
sur le plan le moins dispendieux , sur celui de la
maison de pénitence de Maidstone par exemple ,
eût été pour le moins de 192,000 liv. pour chacune ,
et par conséquent pour les 40 de 8,366,640 liv. Ainsi
la dépense totale occasionée par ces établissemens
eût été de 16,309,861 liv. st.
» Dans ce calcul , je n'ai point fait entrer la valeur
ou le produit du travail des convicts , parce que le
travail qu'ils exécutent dans la Nouvelle-Galles du
Sud est beaucoup plus prolitable que celui des prison-
niers ne peut l'être sur les pontons ou dans les maisons
de correction. Dans l'état actuel de la population in-
dustrielle en Angleterre , où le nombre des ouvriers
DE L'ASTROLABE. 323
est beaucoup trop considérable pour l'emploi qu'on
peut leur donner, et les gages nécessaires pour les
faire subsister , le travail des convicts ne peut devenir
nullement profitable au pays; car si ce travail est né-
cessaire ou utile , il eût procuré de l'emploi et les
moyens de subsister à un certain nombre d'ouvriers.
Le faire exécuter par des condamnés, c'est priver
d'ouvrage un nombre égal d'ouvriers libres, et les
forcer par conséquent à recourir aux taxes des pau-
vres pour leur subsistance ; ainsi l'excès qui en résul-
terait sur les taxes des pauvres occasionerait une dé-
pense plus grande que ne saurait être toute l'économie
qui reviendrait du travail des convicts. Mais en admet-
tant que le travail dans les pontons et les maisons de
correction ait toute la valeur à laquelle on peut l'es-
timer, de quel prix sera-t-il comparé avec les avantages
de la colonie de la Nouvelle-Galles du Sud? Cette co-
lonie est bien certainement le fruit du travail des con-
victs. Elle contient aujourd'hui (en 1824) une popu-
lation de plus de 40,000 âmes, qui occupe au-delà
de 700,000 acres de terre, et possède plus de 5,000
chevaux, 120,000 tètes de bétail, et350,000moutons.
Elle contient cinq villes florissantes , et plusieurs vil-
lages , consomme annuellement pour la valeur de
350,000 liv. st. de produits des fabriques anglaises,
exporte pour la valeur de 100,000 liv. par an, emploie
des navires jusqu'à la concurrence de 1 0,000 tonneaux,
cl rapporte un revenu colonial de plus de 50,0001iv. st.
» D'après toutes ces considérations , il est évident
que la déportation à la INouvelle-Galles du Sud a été le
S24 VOYAGE
système pénal le moins dispendieux de tous. Jusqu'à
ce moment , il a produit une économie directe et posi-
tive de plus de 2,000,000 liv. st. en le comparant au
mode le plus économique , celui des pontons, et de plus
de 1 1 ,000,000, comparé à celui des maisons de péni-
tence. A l'avenir l'économie sera de plus en plus con-
sidérable. Car en prenant la moyenne dans les trois
années 1819, 1820 et 1821 , la dépense annuelle par
tète dans la Nouvelle-Galles du Sud a été de 20 liv. st.
13 s. 7 d. ; dans les pontons, de 30 liv. 6 s. 7 d. , et
dans la maison de Millbank, de 56 liv. 15 s. 0 d. En
outre cette dépense annuelle de 20 liv. st. 13 s. 7 d. par
tète , pour la Nouvelle-Galles du Sud, ne renferme pas
seulement la subsistance et la surveillance des convicts
dans la colonie , mais encore la dépense entière du
transport , aussi bien que celle du gouvernement de
la colonie et des forces navales et militaires ; en un
mot , la dépense entière de tout genre que peut occa-
sioner la Nouvelle-Galles du Sud au royaume , soit
comme établissement pénal , soit comme colonie. La
subsistance et la surveillance des convicts prises à part
durant les douze dernières années , n'ont pas monté à
plus de 12 liv. st. 13 s. G d. chaque année par tête, et
durant les trois dernières années 1819, 1820 et 1821,
à plus de 1 1 liv. 6 s. 0 d. Sur les pontons et dans les
maisons de correction , toute la dépense au contraire
roulait uniquement sur la surveillance , l'entretien et
le logement des prisonniers. »
Voyons actuellement de quelle manière s'énonce
DE L'ASTROLABE. 32$
un autre journal , VAastralian, touchant les mêmes
matières , savoir : le jugement par jury et la re-
présentation nationale. ( N° 143, 11 novembre
1826.)
« Nous touchons à l'année 1827, dans le cours de
laquelle l'acte du parlement pour la Nouvelle-Galles
du Sud doit expirer. Cependant il n'y a encore eu au-
cune manifestation publique du désir qui règne univer-
sellement par toute la colonie , pour réclamer de la
législation anglaise une extension de ses institutions
en faveur de cette partie des domaines du royaume.
Quand l'acte qui régla la charte actuelle de la colonie
passa dans le parlement impérial, on entendit géné-
ralement que si elle continuait à faire, durant les cinq
années où cet acte serait en vigueur, des progrès sem-
blables à ceux qu'elle avait faits dans le petit nombre
d'années précédentes , les ministres seraient très-dis-
posés à se montrer libéraux à son égard. Non-seule-
ment ils devaient lui donner le pouvoir de dresser ses
lois conformément à l'esprit de la constitution anglaise,
mais ils devaient encore lui permettre de les faire exé-
cuter par les mêmes moyens et suivant les mêmes for-
mes que la mère-patrie. L'opposition d'un petit nom-
bre d'individus réussit à reculer de cinq ans l'exercice
des droits qui sont inhérens aux sujets de la Grande-
Bretagne. Cette opposition, du reste, après avoir dé-
chu, s'est enfin évanouie. Il n'y aura ni parti, ni fac-
tion, ni même d'individu disposé à entraver les efforts
des colonistes, qui n'auront à présenter que leurs pro-
,?i; VOYAGE
près réclamations, pourvu qu'ils se donnent seule-
ment la peine de le faire.
» Nous apprenons qu'on se prépare à faire quelques
démarches utiles, et qu'il y aune résolution arrêtée
parmi plusieurs des personnes respectables, opulentes
et influentes de la colonie , de recourir au mode habi-
tuel des Anglais pour s'adresser aux premières auto-
rités de l'Etat , c'est-à-dire par l'organe d'une assem-
blée publique. A moins que les habitans de la Nou-
velle-Galles du Sud ne veuillent se soumettre paisible-
ment, pour cinq années de plus, à tous les vices
d'institutions anti-nationales, à tous les embarras et
inconvéniens d'un corps - législatif qui ne peut com-
prendre la situation et les besoins de la colonie, qui
ne peut que faire marcher les lois à tâtons , sans savoir
si elles sont pernicieuses ou utiles , si elles sont con-
venables à l'état actuel des choses, ou tout-à-fait en op-
position avec chacun des intérêts auxquels elles se
rapportent; à moins qu'ils ne désirent voir leurs tri-
bunaux accablés sous le poids des affaires comme ci-
devant; ils feront entendre un vœu unanime à l'assem-
blée générale, et montreront avec quelle sincérité tous
les partis, toutes les classes, toutes les dénominations
de personnes se réunissent pour attester que rien au-
tre chose qu'une législation représentative , et le juge-
ment par jury, ne peut satisfaire les colons , et s'allier
avec leurs intérêts.
» Ceux qui quitteront désormais l'Angleterre pour
venir s'établir ici, comprendront parfaitement que leur
liberté et leurs propriétés seront en sûreté; ils place-
DE L'ASTROLABE. 327
ront leur confiance dans les autorités locales, quand
on leur dira qu'ils trouveront dans le lieu où ils vont,
des institutions semblables h celles qu'ils ont laissées,
qu'ils continueront de vivre sous les lois anglaises, et
sous le même système de justice administrative que
celui sous lequel ils ont vécu toute leur vie, et avec le-
quelils ont toujours été familiarisés. Il est très-essentiel,
pour la prospérité du commerce, que les marchands
qui ont des rapports avec la colonie, soient bien con-
vaincus de l'intégrité de nos Cours de justice. Ils le se-
ront dès qu'on leur dira seulement qu'un jury à l'an-
glaise sera l'arbitre de leurs discussions, que ce ne
sera qu'à un jury à l'anglaise qu'on pourra appeler, et
qu'ils pourront avoir autant de confiance dans la jus-
tice et l'impartialité de la Cour suprême de iN'ew-Soutli-
Wales , que dans les jurés de Westminster.
» Le frivole caquelagequi a privé nos Coursdu jury,
ne peut l'emporter plus long-temps , si le peuple de la
colonie n'est pas trop fainéant pour réclamer son éta-
blissement dans les Cours civiles et criminelles ; s'il
n'est pas trop paresseux pour rappeler aux ministres
anglais que nos villes sont beaucoup plus peuplées ,
beaucoup plus capables de fournir des jurés que ne
l'étaient les villes d'Angleterre , quand les jurés 3
furent institués pour la première fois —
» La législation, par représentation , est un droit si
•;»ii(;ralemcnt reconnu pour appartenir aux Anglais,
quel que soit le lieu qu'ils habitent , quelque soit le coin
de l'univers qu'ils veuillent coloniser, qu'il serait dif-
ficile à la faction qui entoure ici le pouvoir, quand
328 VOYAGE
même elle ne serait pas dépouillée de son influence ,
de disposer le ministère anglais à agir en opposition
avec un droit si généralement reconnu.
» Le peuple de la Nouvelle-Galles du Sud n'a qu'une,
chose à craindre, et c'est sa propre indolence. S'il n'a-
vertit point le parlement anglais qu'il compte être
rétabli dans ses privilèges, s'il ne lui déclare point
qu'il veut prendre sur lui-même le poids , si toutefois
c'en est un, de s'administrer et d'être jugé par ses
pairs : doit-il s'attendre a ce qu'on le contraigne à re-
prendre ses droits , à ce que les autorités législatives
d'Angleterre aillent le chercher dans son obscurité, et
lui demander ce qu'il désire?
» L'acte du parlement pour la Nouvelle-Galles du
Sud sera remis en vigueur pour cinq années de plus ,
à moins que le peuple ne se mette en avant, et ne re-
présente l'injustice d'un tel procédé. L'assemblée pu-
blique dont on parle beaucoup , et pour la convocation
de laquelle on doit s'adresser au shérif, peut seule
prévenir l'événement que nous déplorerons , s'il a lieu,
c'est-à-dire la prorogation de la loi actuelle. »
Au sujet des droits que le gouvernement venait
d'imposer sur les terres à concéder à l'avenir et sur
certains rappels qui devaient avoir lieu sur d'anciennes
concessions gratuites , on trouve dans le même journal
un article plein de sens , quoiqu'écrit dans un style
naïf et conforme au langage de son signataire John
BnllAAustralian, «° 152, 13 décembre 1826.)
DE L'ASTROLABE. 329
« J'ai été très-choqué des menaces qui courent
de reprendre la terre de quelques pauvres laboureurs,
d'examiner scrupuleusement les bornes de leurs fer-
mes, de tracasser, houspiller, inquiéter, et finalement
ruiner ceux mêmes qui ont converti ces solitudes en
une terre où coulent des flots de miel et de lait.
» Si dès le principe on eût suivi le système de tra-
casserie qui semble aujourd'hui à l'ordre du jour, la
Nouvelle-Galles du Sud serait-elle une grande et impor-
tante colonie comme elle l'est? Les ministres de Dow-
ning- Street pourraient-ils aujourd'hui récompenser
leurs amis et leurs cliens par de larges salaires ou de
grasses sinécures à Sydney, en donnant cinq mille
pounds par an à l'un , trois mille à un autre , deux
mille au vénérable M. ***, et douze cents ou huit
cents à une demi-douzaine d'autres? » Le Quarterhj
Review, dans un de ses derniers numéros, s'écriait :
« Il est impossible de s'aveugler sur la grande et pro-
gressive importance de la Nouvelle-Galles du Sud. Il
y a quarante ans à peine que ce pays n'avait pas encore
vu la figure d'un Européen, et déjà sa principale cité
l'emporte sur les villes les plus propres et les plus
étendues de plusieurs de nos comtés en Angleterre.
Elle marche de pair avec Yarmouth , Hull , Leilh ,
Aberdeen, Belfast; elle rivalisera bientôt avec les
grands ports de Liverpool , Bristol , Portsmoulh et
Devonport. Les causes en sont évidentes; un beau
climat, des institutions libérales, exemption de toutes
charges , ce qu'un homme gagne est à lui ; point de col-
lecteurs d'impôts pour fouiller dans nos poches; point
330 VOYAGE
de taxes pour les pauvres , ni de mendia ns valides, etc.
Naguère les cultivateurs demandaient de la terre, et
l'obtenaient sans l'embarras de l'inquisition actuelle
pour évaluer le prix d'une truie ou d'une paire de cu-
lottes. Naguère on lui donnait vingt vaches à soigner
en commençant son établissement , et si c'était dans la
bonne saison de l'année, avec celles-là il en gagnait
d'ordinaire vingt autres pour lui. Naguère le cultiva-
teur recevait six, neuf, douze, et quelquefois dix-huit
mois de rations pour lui-même , sa famille et ses do-
mestiques , et cela n'était point à titre ^indulgence ,
suivant l'expression moderne; mais bien à titre iï en-
couragement pour se montrer industrieux, habiter
sur sa propriété, suppléer aux chances fâcheuses, et
compenser, sous quelques rapports , l'absence de ses
amis et de ses pénates d'Angleterre, ainsi que de toutes
les douceurs qui se rattachent au mot de patrie. C'était,
en outre, une récompense pour les frais énormes du
passage vers cette contrée lointaine. Un Anglais ou un
Ecossais songera-t-il jamais à s'expatrier, si ce n'est
pour améliorer sa condition , pour parvenir plus
promptement à la fortune? pour se procurer de bonne
heure une heureuse indépendance pour lui-même et
sa famille? enfin pour se mettre à même d'exercer une
douce et raisonnable hospitalité envers ceux que la
gène et le besoin obligent à chercher des ressources
hors de leur patrie? Le difficile, au reste, est de savoir
où s'arrêter : ainsi que le goût de la chair humaine
s'est , dit-on , introduit chez les sauvages par suite du
premier essai qu'ils en firent , de même la première
DE L'ASTROLABE. Ui
fois que l'homme commence à manier de l'argent , il
devient de plus en, plus exigeant. Le thé, les esprits ,
le sel et le tabac sont des objets de taxe légitime, et en
pareil cas elle fera plus de bien que de mal. Trois de
ces quatre objets peuvent se fabriquer chez nous; à
l'égard du thé , la livre à deux schellings fera tout au-
tant de bien dans le pays que si elle n'était qu'à un
schelling. La consommation en diminuera, et Ton
s'habituera a notre café de l'île Norfolk et de Moreton-
Bay. Les impôts généraux sont mauvais, s'ils n'ont
un but d'utilité locale. Je n'approuve que certains
droits favorables au pays, et j'espère que le bruit qui
court d'un projet pour augmenter le fonds colonial
n'est qu'un mensonge. Quoi! le nombre des orphelins
se serait-il tellement accru que la recette actuelle de-
vint insuffisante? Sans doute on n'exigera pas que les
colons de la Nouvelle-Galles du Sud fournissent à l'en
tretien de tous les criminels de l'Angleterre. C'est une
affaire de 200,000 liv. st. par an. La colonie doit se sut -
tire à elle-même, dira-t-on. La chose est impossible, et
ce mot n'est qu'une plaisanterie. Le gouverneur est
entouré d'hommes trop éclairés pourqu'ïl puisse songer
un seul instant de sang-froid à un pareil projet. Ce se-
rait le coup de la mort pour la colonie; ce serait tuer
la poule pour avoir l'œuf. Une foule d'habitans , jeu
suis sûr, vendraient tout ce qu'ils possèdent, feraient
leurs paquets , et s'en retourneraient en Angleterre;
et le pays retournerait à son état primitif, insensible-
ment, mais sans aucun doute. Car sans aucune des
ressources de l'Angleterre , et avec tous ses désavan-
332 VOYAGE
tages ; sans la société des femmes et avec une bande
de voleurs ; sans aucune représentation , et avec des
habits rouges sur les bancs du jury, et un système
d'impôts odieux , quel est celui qui voudrait rester ici,
qui ne s'en irait pas? Je ne crois pas un mot de ces
bruits. Qu'un fonds soit levé pour paver, éclairer et
arroser les rues , ce sera discuté un jour ou l'autre ,
je n'en doute pas. Mais ce n'est pas encore le moment;
nous sommes trop pauvres pour cela. C'est comme si
tout l'argent (20,000 liv. st.) apporté par le navire de
Sa Majesté, le Success, devait être débarqué au com-
missariat, et jeté par la fenêtre de M. ***, la chose ne
se ferait pas. Le bruit qui court est aussi absurde. L'an-
cien système d'encouragement réussissait parfaite-
ment , et a produit des merveilles. Laissons-le durer
vingt ans de plus. En attendant, suivant le vieux pro-
verbe, vogue la galère, achetons de la terre et du
bétail, sans argent ni valeur.
» John Bull. *
Voici un autre article non moins fondé en vérité ,
en raisonnement, sur la nécessité d'encourager les émi-
grations de l'Angleterre vers la Nouvelle-Galles du
Sud , tant dans l'intérêt de la mère-patrie elle-même
que de la colonie. {^Australian, n° 150, 6 décem-
bre 1826.)
« D'après le témoignage unanime de plusieurs per-
sonnes qui viennent d'arriver dans la colonie , nous
apprenons que les réglemens sur la terre ont donné
DE L'ASTROLABE. 333
naissance à de grands méeontentemens en Angleterre,
et qu'ils forment un obstacle direct à L'émigration.
Plusieurs personnes qui songeaient sérieusement à se
diriger avec leurs familles vers cette colonie ou vers
la terre de Van-Diémen, plusieurs même qui étaient
sur le point de s'embarquer, ont été si dégoûtées par
les conditions vexatoires et impolitiques imposées sur
les concessions et les achats de terres, qu'elles ont
renoncé à leur dessein de quitter l'Angleterre. C'est
précisément ce que nous avions prévu. Il y a excès de
population en Angleterre; et, au lieu d'encourager
ceux qui étaient disposés à émigrer, on oppose une en-
trave directe à leur départ , à moins qu'ils n'apportent
du capital avec eux , et qu'ils ne se soumettent à payer
presque autant la terre ici qu'ils l'eussent fait en Angle-
terre , eu égard à la qualité et a la situation du terrain
dans les deux pays. L'administration anglaise entend
mal l'état de cette colonie. Nous manquons de popu-
lation. Un accroissement de capital, beaucoup de nu-
méraire serait à désirer, et sans doute ceux qui peuvent
en apporter avec eux sont mieux venus. Mais ceux
qui en ont aiment à le placer suivant leurs désirs , et
ils doivent naturellement s'attendre à recevoir gratui-
tement de la terre, étant venus de 16,000 milles
dans cet espoir , et après tout ne la trouvant pas
dans un état séduisant, quand ils en prennent pos-
session. Le capital, nous le répétons, nous serait très-
utile, mais nous manquons d'hommes, nous man-
quons de population. Nous avons besoin de paysans
qui puissent s'établir à leur aise sur une centaine
334 VOYAGE
d'acres de terre chacun , et avec l'espoir d'en obtenir
davantage, s'ils peuvent la cultiver. Nous avons besoin
qu'ils habitent la campagne. Donnez aux plus indigens
des émigrans qui viennent ici telles facilités qu'ils ont
droit d'attendre; donnez-leur la chance d'employer
leur industrie , avant que leur patience et leur énergie
soient épuisées , avant que leur courage soit abattu
par le malheur. C'est une opinion erronée, que de
penser que le capital seul doive être un litre pour ré-
clamer de la terre ; c'est une opinion plus erronée en-
core , que de créer des rentes , de charger les conces-
sions de conditions onéreuses , dans l'espoir de tra-
vailler à la prospérité de la colonie , ou de contribuer
à la culture d'une acre de terre de plus , que si le peu-
ple pouvait jouir sans aucune restriction du produit
entier de la terre qu'il possède. C'est bien assez de dé-
fendre la vente de ces terres , pour certaines raisons ;
mais hormis celle-ci, toutes les restrictions sont nui-
sibles. Il pourrait être excusable ou même convenable
de taxer les absens, de taxer ceux qui obtiennent de
la terre uniquement dans l'intention de la vendre , et
qui n'ont jamais pensé à la cultiver; mais c'est la pro-
position la plus inique qui ait jamais été faite et exé-
cutée, que de faire payer aux concessionnaires une
rente sérieuse pour la terre, tandis qu'ils mettent tous
leurs soins à l'améliorer et à se rendre ainsi des mem-
bres méritans de la colonie. Il est impossible , nous le
présageons clairement, que les réglemens dernière-
ment promulgués restent long-temps en vigueur. Nous
annonçâmes qu'ils causeraient un mécontentement
DE L'ASTROLABE. 335
universel. — Ils ont en effet causé un mécontentement
universel, et même détourné une foule d'émigrans de
venir s établir dans cette colonie. Nous espérons seu-
lement que le gouvernement d'Angleterre se sera
aperçu de son erreur, erreur dans laquelle il a été in-
duit par quelques grands propriétaires qui ont. conçu
la folle espérance que leurs propres terres hausse-
raient de valeur, si les nouveaux venus étaient forcés
de payer toutes celles qu'ils recevraicntdelacouronne.
Nul doute que ce moyen n'ait d'abord réussi; mais ces
monopoleurs n'ont point réfléchi qu'ils seraient arrivés
au même but par une marche différente ; que la valeur
de leurs terres se serait tout autant accrue en encou-
rageant de nombreuses émigrations , qu'en faisant
rançonner çà et là quelques cultivateurs pour chaque
acre de terre qu'ils obtiendraient. On ne peut discon-
venir que les réglemens n'aient eu l'effet que nous ve-
nons de décrire. On ne peut disconvenir que plusieurs
familles , qui étaient sur le point de passer dans ce
pays, ne soient restées en Angleterre, détournées
de leur projet uniquement par les prix injustes et ef-
frayans des rentes imposées sur toutes les terres à
concéder. »
Nous allons maintenant rapporter en entier les ré-
glemens dressés par le ministre des colonies, touchant
les concessions à faire, et qui ont donné lieu aux cri-
tiques précédentes. (Mom'tor, n° 20, paçe 1 55, 29 sep-
tembre 1826.)
336 VOYAGE
« Pour l'instruction de ceux qui se dirigent vers
la Nouvelle-Galles du Sud et la terre de Van-Diémen,
comme cultivateurs , on a jugé convenable de donner
l'aperçu suivant des réglemens que le gouvernement
de Sa Majesté a trouvé à propos d'établir pour ré-
gler les concessions de terres dans ces colonies.
» 1°. On s'occupe d'une division du territoire en-
tier en comtés et en cent paroisses. Quand cette divi-
sion sera terminée, chaque paroisse contiendra une
superficie de vingt-cinq milles environ. On fera une
évaluation des terres de toute la colonie et de chaque
paroisse en particulier.
» 2°. Toutes les terres de la colonie , non concédées
jusqu'alors et non appropriées au service public , se-
ront mises en vente aux prix ainsi fixés.
» 3°. Toutes les personnes qui se proposent d'a-
cheter de la terre , devront en présenter la demande
par écrit au gouverneur, dans une forme prescrite,
qui leur sera délivrée au bureau del'ingénieur-général,
en payant le droit de deux schellings et six pences.
» 4°. Toute correspondance avec le gouvernement
local , touchant les concessions de terrain , ne peut
avoir lieu que par ce même bureau.
» 5°. Le prix d'achat doit être acquitté en quatre
termes. L'escompte de 10 p. °/0 sera alloué pour les
paiemens en argent comptant.
» 6°. Lors du paiement de la somme, la concession
sera faite à l'acquéreur en droit simple et pour la
rente nominale d'un grain de poivre.
» 7°. La plus grande quantité de terre, qui sera ven-
DE L'ASTROLABE. 337
due à un seul individu, sera de 1,920 acres. La terre
sera généralement mise en vente par lots de trois milles
carrés, ou 1 ,920 acres. Les personnes qui désirent faire
des acquisitions plus considérables, devront s'adres-
ser par écrit au secrétaire d'Etat, en donnant une
explication complète de leurs projets et de leurs
moyens.
» 8°. Tout acquéreur, qui dans l'intervalle de dix
ans après son acquisition , par l'emploi et l'entretien
de convicts, aura soulagé le public d'une charge égale
à dix fois le montant de son prix d'achat , sera rem-
boursé de cette dernière valeur, mais sans intérêt.
L'entretien complet de chaque convict, employé du-
rant douze mois par l'acquéreur, sera estimé a seize
livres sterling, épargnées à la dépense publique.
» 9°. Les terres peuvent aussi être obtenues sans
vente, mais à diverses conditions.
» 1 0°. Les personnes qui désirent devenir conces-
sionnaires sans achat , feront leur demande au gou-
verneur du lieu dans la forme assignée , dont il leur
sera délivré copie au bureau de l'ingénieur-général ,
ce movennant deux schellings six pences.
» 11°. La plus grande concession de terre, qui sera
faite sans achat, est de 2,560 acres; la plus petite
de 320 acres.
» 1 2°. Aucune concession ne sera faite à personne
sans achat, à moins que le gouverneur ne soit certain
que cette personne a tout à la fois le moyen et le désir
de dépenser, pour la culture de ses terres , un capital
égal à la moitié de la valeur qui leur est assignée.
338 VOYAGE
» 13°. Une rente de 5 p. °/0 par an, sur la valeur
appréciative , sera établie sur la terre concédée sans
rente.
» 1 4°. Cette rente pourra se rembourser, dans les
vingt-cinq premières années qui suivront la conces-
sion , par une somme égale à vingt fois sa valeur
annuelle.
» 15°. Dans le remboursement de cette rente, le
concessionnaire pourra y faire entrer le cinquième des
sommes qu'il aura épargnées au gouvernement de Sa
Majesté, par l'emploi et l'entretien de convicts. Et,
pour établir cette indemnité , on calculera que le gou-
vernement aura épargné seize livres sterling pour
chacun des convicts employés par le concessionnaire,
et complètement entretenus à ses frais sur sa terre
pendant le cours d'une année.
» 1 6°. Jusqu'à l'expiration des sept premières années
qui suivront la concession sans vente, la rente ne sera
point due sur les terres de cette catégorie.
» 1 7°. Chaque concessionnaire sans achat devra , à
l'expiration du terme ci-dessus mentionné de sept
années, prouver devant l'ingénieur-général, qu'il a
dépensé pour la culture et l'amélioration de sa terre ,
un capital égal à la moitié de sa valeur, comme elle fut
fixée au temps de sa concession, et cela sous peine
de voir sa terre retourner à la couronne.
» 1 8°. Aucune concession additionnelle de terre ne
sera faite à un particulier, qu'il n'ait employé la dé-
pense nécessaire de capital sur les terres qui lui sont
déjà concédées.
DE L'ASTROLABE. 339
» 19°. Les personnes qui recevront une seconde
concession de terre sans achat, seront susceptibles de
payer une rente sur les terres comprises dans cette
seconde concession, immédiatement après qu'elle a
eu lieu.
» 20°. Les personnes qui désireront recevoir des
concessions de terres sans achat, à des conditions dif-
férentes de celles qu'on vient d'établir , doivent sou-
mettre au secrétaire d'Etat une exposition par écrit
et détaillée des circonstances qui , suivant eux , peu-
vent les exempter du cours ordinaire des règles
générales.
- Bureau des colonies, Downing-Slreet , novembre 182/,. ->
Le débit du bois de cèdre [Cedn/lis australis ,
Brown) était devenu un objet de commerce assez
important pour la colonie , et fournissait un moyen
d'existence honorable pour une foule d'ouvriers qui
allaient le couper et le scier librement aux lieux où il
croissait. Quelques mois avant notre passage a Syd-
ney, le gouvernement avait assis un droit de un half-
penny (un sou environ) par pied sur ce bois , ce qui
avait mécontenté beaucoup de gens. Le Monilor à
cette occasion fait les réflexions suivantes. [Monitoi-,
m°11 ,28 juillet 1820.)
« Avant l'arrivée de sir Thomas Brisbane, d'odieu-
ses prohibitions , résultat de la police de nos premiers
gouverneurs , existaient sur presque tous les genres
340 VOYAGE
de produits bruts , accompagnés de droits et d'impôts
vexatoires sur le chargement et déchargement des
navires. Le major Goulburn fut assez juste pour sup-
primer tout cela; un ordre général fut publié spécia-
lement pour ouvrir la côte entière aux entreprenans
scieurs de bois : c'est en vertu de cet ordre qu'ils tra-
vaillent maintenant. Les riches propriétaires qui pos-
sèdent des terres plus voisines de la capitale , réus-
sirent à s'en procurer le monopole au moyen de
permis. Cette méthode , sous le prétexte d'arrêter le
vagabondage et de détruire les retraites des déser-
teurs, est remise en pratique. Ainsi, la politique hol-
landaise , sous la forme d'impôt sur le cèdre , tâche de
nouveau de reparaître dans cette colonie. Mais il faut
que le gouvernement se rappelle que la Nouvelle-
Galles du Sud a cessé d'être un simple établissement
pénal, et que nous avons droit à tous les privilèges
commerciaux, à tous ceux des plantations de Sa Ma-
jesté en Amérique. »
Dans un long article de V Aiistraliany où l'éditeur de
ce journal discutait l'actif et le passif de la colonie, il es-
timait à 4,000,000 de liv. st. son capital entier en terres
cultivées , maisons , troupeaux , bétail de tout genre ,
blé , grain , etc. , indépendamment des marchandises
en magasin. Si les ressources de la colonie eussent été
convenablement dirigées , ce capital eût pu être facile-
ment doublé par des valeurs en laine, tabac, sucre, huile
de baleine, cuirs, et autres objets d'un grand débit en
Angleterre. La dette des marchands de Sydney envers
DE L'ASTROLABE. 341
les étrangers pourrait être évaluée à 250,000 liv. st. ;
pour y taire face, ils peuvent avoir en ce moment
pour 180,000 liv. de valeurs entre les mains, repré-
sentées partie par des marchandises en magasin ,
et partie par des billets de divers marchands en gros
et en détail. 00,000 liv. en outre peuvent être repré-
sentées par des billets d'autres marchands, du numé-
raire en caisse, et des propriétés en terre et en bétail.
Enfin les 10,000 liv. restantes pourraient s'imputer à
l'intérêt du commerce chez les consommateurs.
De tout cela, l'éditeur concluait avec assez de rai-
son que , malgré l'état de gène où se trouvait alors la
colonie, à cause du grand excès de valeur des impor-
tations sur les exportations, il n'y avait nullement à
redouter une banqueroute pour les marchands étran-
gers; que les propriétaires en quelques années d'éco-
nomie et de travail pouvaient rétablir avantageuse-
ment la balance en leur faveur, et que les marchands
de la Nouvelle-Galles du Sud seuls en souffriraient
par la stagnation des affaires. La valeur des objets
importés annuellement, depuis un petit nombre d'an-
nées, n'est pas montée à moins de 350,000 liv. st. !
[Australian, n? 123 et 124, 2 et 6 septembre 1826.)
La quantité de laine exportée chaque année en
Angleterre a suivi la progression suivante :
En 1817. . . . 73,000 liv.
En 1818. . . . 93,000
En 1819. . . . 100,000
?.3
3*2 VOYAGE
En 1820. . . . 95,891 liv.
En 1821. . . . 175,433
La grande différence en plus, de cette dernière
année , doit s'attribuer à ce que les habitans de Van-
Diémen se décidèrent à envoyer aussi en Angleterre
leur récolte de l'année avec celles des années précé-
dentes. En partant de cette base , on calculait qu'en
1826 la récolte pourrait être de 130,000 livres, et
s'élever jusqu'à 200,000 livres cinq ans après.
Dans un rapport fait alors tout récemment à la
Chambre des communes, on établissait que la valeur
des produits et des manufactures de la Grande-Breta-
gne , portés à la Nouvelle-Galles du Sud , avait été,
liv. H. s. H.
En 1819, de 9,000 14 8
En 1820, .40,000 3 7
En 1821, 84,000 1 .»
(Monitor, n. 6, 23 juillet 1826.)
On peut juger par là combien cet accroissement
avait été rapide et prématuré. C'est ce qui avait donné
lieu dans la colonie à l'engorgement des marchan-
dises dont nous venons de faire mention.
Au sujet d'une nouvelle carte de la Nouvelle-Galles
du Sud, publiée à Londres en 1826 par Cross, de
Holburn , et gravée par J. Lewin , d'après les travaux
de M. Oxlev, le Monitoi fait l'observation suivante :
DE L'ASTKOLABE. 343
« En faisant attention au très-petit espace que la
portion explorée de l'Australasie occupe, comparée au
continent entier, nous sommes obliges de convenir
que toutes les théories sur les lacs intérieurs , etc. ,
ne sont fondées que sur les plus frivoles bases. L'Aus-
tralasie occupe plus de deux mille milles géographiques
de longueur et mille huit cents de large. La plus
grande étendue de la partie explorée n'excède pas six
cents milles du nord au sud , et quatre cents milles
de l'est à l'ouest. ]Nous n'avons qu'une connais-
sance fort imparfaite du pays, à deux cents milles de
Sydney.
» Nous ne serions pas étonnés si on nous appre-
nait que nous nous sommes établis sur le plus mauvais
coin de l'île entière. » [Monitor, ti° 6, 23 juin 1826.)
Au mois de septembre 1826, la colonie comptait
200,000 bètes à cornes, 500,000 brebis, et 15,000
chevaux. Le bœuf et le mouton valaient six pences
(environ douze sous) la livre. [Australian, n° 139.)
Le prix des vivres au marché, le 16 décembre de
la même année, était de : blé (le boisseau), 5 s. 6 d.
— Maïs [id.\ i s. — Orge [id.\ 4 s. 6 d. — Belle fa-
rine (le quintal), 15 s. — Méteil (le boisseau), 2 s.
— Son, bran (id.), 1 s. 6 d. — Patates, ou pommes
déterre (le quintal), 18 s. — Poules, 5 s. la couple.
— Canards , 6 s. 6 d. — Oies , 1 5 s. — Dindons ,17s.
la couple. — Beurre, 2 s. 3 d. la livre. — OEufs, 2 s.
la douzaine. — Fromage, 1 s. 3 d. la livre. — Pain,
4 à 5 d. 7? par pain. — Bœuf, 3 s. Il d. par stone
23'
344
VOYAGE
(poids de 8 livres). — Mouton, 4 s. 10 d. (id.). —
Porc , 4 s. 9 d. {id.). — Foin, 7 à 10 liv. 10 s. le ton-
neau (2,000 livres). — Paille, 35 à 45 s. {id.)
Les végétaux étaient très-rares à cause de la sé-
cheresse qui avait duré si long-temps. Quelques fruits
commençaient à paraître , mais à un prix exorbitant.
(Aastralian , n° 1 53 , 16 décembre 1 826. )
Par un arrêté du conseil, du 12 juillet 1826, il
était défendu d'employer une autre monnaie que celle
d'Angleterre , et le prix légal de la piastre espagnole
était fixé à 4 s. 4 d. Il était également défendu de faire
des billets pour une somme au-dessous de 20 s.
(Idem, n° 110.)
Le gouvernement louait les pâturages aux habi-
tans , à raison de 20 schellings par an , pour cent acres
de terre. (Idemy n° 126, 13 septembre 1826.)
M. Blaxland continuait avec zèle ses efforts pour
cultiver la vigne , et il avait obtenu de tels succès ,
qu'ils lui avaient valu la grande médaille en argent de
la Société d'encouragement des arts et sciences d'An-
gleterre. Sa récolte de l'année avait pu remplir six
pipes et demie du vin produit sur son territoire. Déjà
ces préludes donnaient la plus grande espérance pour
l'avenir. (Idem, 16 décembre 1826.)
L'établissement de l'île Norfolk était repris depuis
quelques années ; c'était là qu'on envoyait les plus
mauvais sujets de la colonie, et on en avait retiré toutes
les femmes sans exception. Le lin de la Nouvelle-Zé-
lande y réussissait bien , et il y avait environ 60 acres
de terres en blé. Au mois de juillet 1 826 , on y comp-
DE L'ASTROLABE.
345
lait environ 1 10 condamnés, avec une garnison pro-
portionnée. (Aastralian , 5 juillet 1826.)
Il était fortement question de construire, à Syd-
ney, une salle de spectacle agréable et commode :
déjà plusieurs réunions avaient eu lieu pour mettre ce
projet à exécution , et on estimait que cette dépense
pourrait monter à 4 ou 5,000 liv. st. (Idem, 30 avril
1826.)
On s'occupait d'établir une poste générale sur un
plan régulier, pour les communications des divers
points du territoire.
Voici les dislances des différons établissemens de la
Nouvelle-Galles du Sud entre eux :
De Sydney à Parramatta. . . . 15 milles anglais.
à Windsor 35
à Liverpool 20
à Bathurst 13 fi
à Wellington-Valley 210
De Parramatta à Windsor-Town 20 milles anglais.
à Erau-Plains .
à Castelreagh.
à Liverpool. .
20
23
9
Windsor à Richmond-Town
àWilberforce. . .
6 milles anglais.
4
4
Pitt-Town à Wilberforce. .
2 milles anglais.
346 VOYAGE
On songeait aussi à ouvrir une nouvelle route entre
Bathurst et Sydney, plus commode que la première.
« On a grand espoir, dit t'Australian(26 avril 1826),
que le passage à Bathurst , par les montagnes , pourra
être beaucoup facilité. Une nouvelle route est pro-
jetée, et une reconnaissance va être exécutée pour
décider si le nouveau plan sera praticable. Le capitaine
Dumaresq, à qui on en doit la première idée, est d'o-
pinion qu'il pourra s'exécuter facilement. La route
qu'il a marquée est très-voisine de l'ancienne, mais
évitera le Mont- York et le Mont-Blaxland. Outre ces
avantages pour les voyageurs qui échapperont ainsi
aux ennuis et aux fatigues de ces montées et de ces
descentes , nous devons mentionner que les troupeaux
de bétail amenés de Bathurst pourront paître tout à
leur aise, durant la nuit, sur les bords de la nouvelle
route.
» On se plaignait beaucoup du manque d'ouvriers.
Il était prouvé que l'ingénieur civil eût trouvé, sur les
routes et autres travaux publics , de l'emploi facile-
ment pour 3,000 prisonniers, s'il y en avait eu de dispo-
nibles. Les cultivateurs eussent aussi employé immé-
diatement cinq à six cents artisans , particulière-
ment tailleurs , cordonniers , charpentiers , forge-
rons, charrons, etc., etc.» (Australian , 31 mai
1826.)
A l'occasion du bal donné par le gouverneur, le
jour de la fête du roi d'Angleterre, V Australian fait
les remarques suivantes , qui donneront une idée du
DE L'ASTROLABE. 3i7
degré de splendeur auquel est déjà arrivée celle inté-
ressante colonie. (N° 86 , 26 avril 1 826.)
« Peu de personnes imagineraient que dans une
communauté qui n'a dû son origine qu'aux circons-
tances les plus défavorables , et qui ne date son exis-
tence que d'hier (car aux yeux des plus vieux habi-
îans, il semble que ce ne soit que d'hier seulement
qu'ils ont pour la première fois abordé dans un désert
et au milieu des rochers d'une terre inconnue), peu
s'imagineraient qu'on put parvenir en ce pays, même
chez le gouverneur, à déployer autant de goût et d'élé-
gance, à présenter une cérémonie capable de rivaliser
avec celles de la même nature qui ont lieu dans la mé-
tropole. Les membres de l'administration actuelle du
pays ignoraient, et les personnes de l'Angleterre, qui
ont. acquis le plus de données sur la colonie, ignorent
encore qu'une pareille réunion de personnes de mérite
et de considération put avoir lieu au palais du gouver-
neur le jour de la naissance du Roi. Nous employons les
termes de mérite et de considération , comme les plus
convenables pour désigner la condition exacte de ceux
qui forment la haute société de la Nouvelle-Galles du
Sud , et de ceux qui composaient en grande partie le
cercle appelé à célébrer la fête du Roi. Les étrangers
acquerront une notion plus exacte de l'état de la co-
lonie et de la nature de sa société, si on leur dit que
la majeure partie de ceux qui se trouvaient invités à
celte soirée eussent en Angleterre figuré honorable-
ment parmi la petite noblesse , pour ce qui regarde le
U8 VOYAGE
rang et la dignité. Car Dieu sait que toute autre pré-
tention ne serait qu'une pure affectation , et nos amis
d'Angleterre trouveraient bien risible le puéril orgueil
de nos grands seigneurs de la Nouvelle-Galles du
Sud.
» Tout cela prouve beaucoup en faveur de l'amélio-
ration de la société de cette colonie; c'est une puissante
preuve de son accroissement, que de pouvoir avancer
qu'elle compte plus de deux cents membres capables
d'être réunis, au besoin, comme des connaissances plus
ou moins liées les unes avec les autres , et presque sur
un vrai pied d'égalité , et qu'en outre ces deux cents
personnes appartiennent à une classe qui , en Angle-
terre , pourrait se montrer dans les cercles les plus
distingués , bien qu'un très-petit nombre pût aspirer à
paraître à la cour.
» Les possesseurs de ce sol peuvent bien être consi-
dérés en masse par ceux qui habitent le royaume ,
comme des gens indignes d'une vraie considération ,
sans que nous ayons lieu d'en être surpris. Les pre-
mières impressions ne s'effacent pas facilement. La
Nouvelle-Galles du Sud sera pour long-temps encore
confondue avec Botany-Bay ; il faudra quelque grande
secousse , quelque événement frappant , quelque cir-
constance extraordinaire, pour détruire cette erreur.
Des faits comme ceux que nous venons de publier
aujourd'hui produiraient de l'effet, s'ils étaient seule-
ment pesés par ceux dont le devoir et le mandat sont
d'instruire et de guider le peuple anglais. Chaque cour
de justice, chaque assise, chaque ville, chaque pa-
DE L'ASTROLABE. 349
roisse en Angleterre, contribue à cacher au public le
véritable e'tat de celte colonie ; car dans ce cas le peuple
anglais forme son opinion d'après la basse classe qui
ne voit qu'une grande prison dans la Nouvelle-Galles
du Sud, cette colonie riche et l'on pourrait dire
sans rivale. Chaque hameau , chaque recoin de l'An-
gleterre contient des individus qui ont des parcns dans
cette contrée , et qui malheureusement ne se trouvent
dans le cas de s'en occuper et d'y l'aire attention , qu'à
cause des fautes de leurs parens ou de leurs amis.
C'est ce qui a amené le peuple à n'associer au nom de
la Nouvelle-Galles du Sud que les idées d'une prison ,
et les hautes classes de la société ont elles-mêmes con-
formé leur opinion à ces tristes impressions.
» La sentence même de transportai ion prononcée
sur de misérables criminels dans les tribunaux , au
milieu d'une foule de spectateurs, remplit leur ame
d'idées semblables, et entretient leur erreur. C'esl
ainsi qu'on doit expliquer l'ignorance du peuple an-
glais , l'ignorance de la mère-patrie touchant la véri-
table situation d'une de ses colonies qu'elle considère
avec la plus grande injustice, uniquement comme un
insigne repaire de malfaiteurs , comme un lieu de cor-
rection , au lieu de lui accorder le nom et la célébrité
qu'elle mérite par ses qualités naturelles , ses avantages
essentiels , ses attributs caractéristiques , et, nous pou-
vons ajouter par le développement précoce et les fruits
étonnans dont elle récompense l'industrie humaine.
La presse anglaise devrait dissiper ces erreurs, bien
(pic des objets d'un intérêt plus immédiat soient tou-
350 VOYAGE
jours à sa disposition, et plus rapprochés d'elle pour
satisfaire la curiosité de ses lecteurs.
» Comme nous l'avons déjà cent fois dit, ce n'est
que par la voie de la presse qu'on peut produire
de grands effets , et que les impressions perma-
nentes et dues aux raisons que nous venons d'énu-
mérer pourront être détruites , ou du moins neu-
tralisées. Mais est-il surprenant que le mérite et la
considération de notre communauté , ainsi que son
importance , soient ignorés des habitans du royaume ,
tandis que ces titres étaient ignorés de ses mem-
bres eux-mêmes? Nous le répétons, ces titres sont
même inconnus ici.... Autrement, qui eût pu donner
lieu à ces continuelles exclamations de surprise de la
part de tous ceux qui étaient présens à cette fête, car
je ne crois pas qu'il y eût une seule exception. « Qui
» eût pu s'imaginer, s'écriait-on de toutes parts avec
» emphase , qu'on eût pu réunir une société aussi nom-
» breuse, aussi choisie, tant de dames élégantes, une
» si belle compagnie. » Nous autres citoyens de la
même ville, habitans de Sydney, nous étions surpris ;
mais plus que nous encore les habitans de la campagne
prodiguaient leurs expressions d'étonnement. A quoi
cela tient-il? est-il un bourg ou même une ville de
moyenne grandeur, en Angleterre, qui pût offrir parmi
ses habitans , une pareille ignorance de leur existence
réciproque, pour ne pas dire un pareil isolement les
uns des autres? Il est vrai que les habitans n'ont pas
été élevés ensemble. Les dernières autorités vécurent
tout-à-fait à l'écart ; elles ne donnèrent lieu à aucunes
DE L'ASTROLABE. 361
liaisons nouvelles , et même d'anciennes liaisons turent
dissoutes , les anneaux en furent brisés par de nou-
veaux venus et par un accroissement rapide et presque
soudain de la population : enfin la communauté cessa
presque entièrement d'exister comme société, ou du
moins comme une réunion de sociétés. On n'imagine
pas même combien l'habitude influe sur les amitiés.
Moins vous voyez vos amis , moins vous vous souciez
de les rencontrer. Séparés d'eux d'abord par de sim-
ples circonstances accidentelles, vous en restez en-
suite éloignés par goût. C'est ainsi que nous pouvons
expliquer le défaut de société et les plaintes conti-
nuelles que nous entendons sur le défaut de sociabi-
lité, dans un lieu où certainement, comme nous ve-
nons de le démontrer, se rencontrent tous les élémens
qu'on peut désirer pour former des sociétés et cimen-
ter des liaisons.
» L'exemple, quel qu'il soit, bon ou mauvais, a une
puissante influence sur l'homme qui , en dépit de lui-
même, a toujours l'esprit imitateur. Ceux qui se trou-
vaient placés à la tète de la colonie, nous le redirons
sans cesse, ne donnèrent point le bon exemple (il est
vrai qu'ils eussent pu alléguer plusieurs excuses pour
leur conduite, et en effet quelques-unes de ces ex-
cuses étaient fondées). Ils ne se montrèrent point des
membres de la communauté , et la société tomba en
ruines. Par cela même que les habitans cessèrent de
se trouver ensemble , la méfiance , le soupçon et l'en-
vie prirent la place de la cordialité, des réunions
joyeuses et de ces nombreuses nuances de liaisons qui
352 VOYAGE
unissent les hommes entre eux depuis l'attachement
le plus intime jusqu'aux plus simples marques de po-
litesse. »
Le désir qu'ont les habitans de la Nouvelle-Galles
du Sud , de voir l'état de leur colonie mieux connu en
Europe, leur faisait tenir le langage suivant, touchant
le séjour de F Astrolabe à Sydney :
« Les officiers français de la corvette l' Astrolabe
ne sont pas peu étonnés de voir cette colonie si bien
pourvue de protection navale. Un vaisseau de 74, et
deux autres navires de guerre, à l'ancre sur cette rade,
leur présentent un spectacle auquel ils ne s'atten-
daient guère. Les visites fréquentes que les puissances
étrangères font à cet établissement , feront bien mieux
connaître la condition actuelle de cette colonie sur le
continent européen , particulièrement chez les Fran-
çais et les Russes, qu'elle ne l'est en Angleterre.
Chaque récit d'un officier étranger qui entreprend de
décrire ce qu'il voit et ce qu'il rencontre ici , sera reçu
avec attention dans son propre pays , quoique de pa-
reils récits envoyés en Angleterre par des Anglais
n'excitent qu'un intérêt bien mince. John Bull n'est
guère jaloux de savoir ce qui se passe dans ses colo-
nies, tandis que les Français sont curieux à l'infini
sur ces matières. Ils se formeront en peu de temps
des notions sur la Nouvelle - Galles du Sud, tout
aussi correctes , tant sous le point de vue de la
statistique que sous celui de la politique, que les
Anglais les mieux instruits de ce qui concerne leur
DE L'ASTROLABE. 353
patrie. » (Justralùm, n» 151, 9 décembre 1826.")
Dans le précédent numéro de la même feuille on
lisait encore à ce sujet (G décembre 1826) :
« A L'arrivée du navire français de découvertes
l'Astrolabe, le bruit s'était assez généralement ré-
pandu qu'il avait non-seulement visité divers ports et
mouillages sur la cote de la Nouvelle-Hollande, mais
qu'il venait de hisser le drapeau blanc à King-Georges
Sound, à Western-Port et Jervis-Bay, et pris posses-
sion de ces lieux , dans le but d'y former des établis-
semens. On ne saurait douter que ce navire n'ait
touché sur ces divers points ; et nous sommes disposés
à penser que les Français ont cherché à acquérir au-
tant de connaissances de la cote qu'il leur a été pos-
sible. Mais quant à leur intention d'y former des éta-
blissemens , ce n'est qu'un conte dû à ceux qui aiment
à inventer des histoires, et qui se plaisent à se jouer
de la crédulité de leurs auditeurs. Pas un mot de
vrai à cela, d'après ce que nous avons appris. Ils ne
tenteraient jamais de planter leur pavillon, soit à Jervis-
Bay, soit a Western-Port, puisque ces points sont
compris dans les limites du territoire anglais. Mais il
ne serait pas fâcheux pour l'Angleterre de voir des
colonies françaises ou russes s'établir à des distances
raisonnables de ces limites ; ce voisinage ne devien-
drait point un sujet de chagrin pour les peuples de
celte colonie; au contraire, il ne pourrait que leur
être avantageux. Il engagerait d'ailleurs l'Angleterre
354 VOYAGE
à ne point nous tracasser, et la disposerait en outre à
nous traiter, non-seulement avec une douceur ordi-
naire , mais même avec magnanimité. Alors elle se
déterminerait sans doute à nous donner une constitu-
tion de notre goût , que nous pourrions respecter , et
que nous apprendrions aux autres à respecter. La
métropole aurait peur de se brouiller avec nous, si
elle voyait le rejeton d'un pouvoir étranger près de
nous; et le désir quelle aurait d'éviter tous motifs de
malentendu avec la colonie serait pour celle-ci une
source d'avantages. Sans doute les visites fréquentes
que nous recevons des étrangers mettront l'Angle-
terre sur le qui vive ; et probablement elle commen-
cera à nous trouver d'un plus grand intérêt qu'elle ne
l'avait jugé dans ses rêves. »
J'ai déjà dit un mot des incendies qui avaient dé-
solé les environs de Sydney peu de jours avant notre
arrivée ; voici des détails assez curieux à ce sujet :
« De grands feux dans les bois sont des choses si
ordinaires, qu'il arrive rarement que cela vaille la
peine qu'on en fasse une mention particulière. Le plus
souvent l'incendie rend service , en ce qu'il contribue
à éclaircir de grands espaces couverts de forêts et
de broussailles , et débarrasse de beaucoup d'objets
nuisibles. Néanmoins les feux qui commencèrent à
brûler vendredi soir, et qui attirèrent l'attention gé-
nérale par leur grandeur et l'espace extraordinaire
du terrain sur lequel ils se développèrent, ont eu de
DE L'ASTROLABE. 355
très-sérieuses conséquences pour la plupart des per-
sonnes dont la propriété est située dans leur voisinage.
Sur la côte du nord, sur la route de Botany, près Li-
verpool, et en d'autres endroits, ils ont occasioné de
grands dommages , et sont devenus , pour quelques
personnes, la source de pertes considérables et de
grands malheurs. On ne connaît encore qu'imparfai-
tement toute l'étendue des ravages qu'ils ont causés.
M. Wollstonecraft a eu toutes ses palissades consu-
mées , et a reçu pour plus de 200 pounds de dom-
mages. Un excellent verger et une bonne maison, à
King's-Grove, la propriété de M. Lord, de la place
Macquarie , ont été réduits en cendres. Plusieurs ponts
ont été détruits, ce qui a interrompu les communica-
tions en divers endroits , particulièrement à Liver-
pool et à Parramatta. Les feux ont sévi avec la der-
nière violence partout où ils se sont déclarés , en
se propageant avec la plus grande rapidité, et lais-
sant à peine aux personnes douées de la faculté
de courir assez vite la chance de leur échapper.
L'horizon fut complètement obscurci dans une éten-
due de plusieurs milles , par les masses de fumée
qui s'en exhalaient ; et le navire le Speke , qui arriva
dimanche , à une grande distance du rivage , et long-
temps avant qu'on pût distinguer la terre, eut son
pont couvert de cendre. Plusieurs têtes de bestiaux
furent consumées , et on a calculé que le dommage
occasioné par cet incendie a été plus considérable que
tout ce qui avait jamais eu lieu dans la colonie , par
suite d'événemens du même genre. Une maison oc-
356 VOYAGE
cupée par Milson , marchand de lait , sur la côte du
nord , a été brûlée dimanche. Un homme appelé Mac-
namara , qui vivait dans le voisinage de Wilberforce ,
a péri par le feu. Sa récolte de blé, sa maison et ses
autres propriétés ont été complètement détruites. Lui-
même, entièrement perdu durant quelque temps, a
été enfin retrouvé sans vie au milieu des broussailles
consumées. Il y a eu de grands ravages à la ferme de
Petersham. Des palissades qui avaient coûté près de
1 00 pounds , ont été brûlées , les arbres à fruit très-
maltraités , et une cavalle , montée par Camerton et.
estimée plus de 80 guinées , réduite en cendres. L'ha-
bitation n'a échappé qu'avec peine à l'incendie. On ne
pense pas qu'un seul pont fût resté debout entre Syd-
ney et Parramatta, si les serviteurs du gouvernement
n'eussent été occupés à temps à dégager les bords de
la route à mesure que le feu s'étendait.
» Les vents brûlans et les particules pulvérulentes
ont affecté désagréablement les yeux de plusieurs per-
sonnes. Deux ou trois en ont ressenti de si cruelles
souffrances , que le bruit s'est vite répandu qu'une ma-
ladie semblable à l'ophtalmie d'Egypte allait combler
les calamités du jour, et que ceux qui avaient échappé
au catarrhe seraient réservés à un autre malheur, au
risque de rester aveugles pour toujours. » [Australian,
?t° 148, 29 novembre 1826.)
Huit jours plus tard on lisait dans le même journal :
« On peut se faire quelque idée de l'aspect de la
DE L'ASTROLABK. 3.57
campagne parce qu'on voit sur la route du Fanal. A la
distance d'un mille du goulet , le spectateur se trouve
sur un espace d'où sa vue ne peut découvrir que des
rochers noircis par l'action du feu. Chaque arhre ,
buisson, plante ou brin d'herbe, a été brûlé jusqua la
racine , et quelque habitués que soient ici les veux à
voir avec indifférence de grands espaces de terre, avec
des arbres mutilés el à demi consumés , on ne peut
contempler la scène dont nous parlons , sans éprouver
une sensation tout-à-fait extraordinaire produite par
le spectacle de désolation dont on se trouve envi-
ronné. » [Australian, n° 151 , 9 décembre 1826.)
« Au mois de septembre 1 824 , la frégate le Tamar,
capitaine B renier, accompagnée du navire marchand
la Comtesse de Harcoart et du brick colonial Lady
Nelson , avait porté une nouvelle colonie sur la côte
N. O. de la Nouvelle-Hollande. Cet établissement,
composé d'un détachement du 3L régiment, et de 45
eonvicls sous les ordres du capitaine Barlow, s'était
formé dans le port Cockburn, sur l'île Melville, et le
fort situé sur les bords de King's-Cove avait reçu le
nom de fort Dundas. Les canons avaient été montés
à leur poste, et le pavillon hissé le 21 octobre 1824. »
{Narration de King, tome II , page 237.)
Cet établissement, pour lequel les Anglais avaient
conçu d'assez brillantes espérances, était bien loin
d'avoir répondu a leur attente, ainsi qu'on pourra en
juger par le passage suivant. (.lustra/ian, n° 150,
<i décembre 1826.)
TOME I. 24
358 VOYAGE
« Les dernières nouvelles de File Melville nous ap-
portent quelques détails importans touchant cet éta-
blissement, et confirment à plus d'un égard l'opinion
assez généralement établie , qu'il a été situé dans une
mauvaise position. Les Malais, qu'on avait eu princi-
palement en vue lors de sa fondation , n'y ont jamais
paru , et n'ont témoigné aucun désir de former des
liaisons amicales ou commerciales. Du reste, on sup-
pose qu'à l'exception d'un très-petit nombre, ils n'ont
pas encore eu connaissance de l'établissement ou de
sa localité précise. Plusieurs d'entre eux ont imaginé
qu'il était situé sur un autre point, à quelques centaines
de milles de l'île Melville. Quoi qu'il en soit, les Ma-
lais n'ont jamais visité l'établissement, et il n'y a aucune
apparence de réussir dans le but qu'on se proposait.
Les habitans de Timor représentent cette île comme si-
tuée dans la latitude convenable à la pèche du Tri-
pang ; mais les gens établis dessus n'ont pas encore eu
l'occasion de s'assurer à cet égard des ressources de
la côte. Quant aux travaux exécutés sur l'île, depuis
deux ans et demi environ , ils sont tels qu'on pouvait
les attendre. Cent cinquante acres de terre ont été
défrichées. Des comestibles ont crû sur les terres cul-
tivées, comme des citrouilles, de la paille et autres
végétaux des climats des tropiques. Le fort est dé-
fendu par six canons prêts à repousser les visites hos-
tiles ou toute espèce de société malintentionnée. Les
ouvrages commencés n'ont éprouvé que peu d'inter-
ruptions par rapport au climat; les maladies, l'un des
plus grands obstacles à la rapidité des travaux ,
DE L'ASTROLABE. 359
ont été principalement causées par l'usage constant
des provisions salées. Le scorbut n'a pas manqué
d'exercer ses ravages accoutumés , et la plupart des
personnes qui ont demeuré sur l'ilc ont souffert plus
ou moins de cette maladie. La chaleur du climat est
tout aussi supportable que celle d'ici. Le thermomètre
est rarement, et peut-être jamais, aussi haut que nous
l'avons vu cet été à Sydney ; et les variations de la tem-
pérature n'y sonl jamais si extrêmes ni si brusques.
La différence entre la chaleur de midi et la fraîcheur
de minuit est loin d'être aussi fortement marquée
qu'elle l'est ici dans toutes les saisons de l'année.
Quelles que soient les qualités qui puissent recomman-
der l'île Melville et les objections solides auxquelles
elle puisse donner lieu, comme siège d'un établisse-
ment permanent, il n'en paraît pas moins certain que
le projet primitif sera abandonné et File rendue à son
ancienne solitude. »
Nous avons déjà annoncé le départ des bàtimens
qui allaient porter les individus destinés à fonder de
nouvelles colonies à Western-Port et à King-Georges-
Sound. Voici quelques détails à ce sujet, extraits du
Monitor :
« Les navires destinés pour l'expédition de Port-
Western et du port du Roi-Georges sont partis de
Sydney-Cove hier. Le navire de Sa Majesté F/y, ac-
compagné par le brick D>ago?i, est destiné pour le
premier établissement qui aura le capitaine Wright,
id VOYAGE
du 3e régiment venant de Port-Macquarie , pour
commandant, et le lieutenant Burchell, du 57e régi-
ment, pour ingénieur. M. Howel a aussi accompagné
l'expédition à Port- Western, dans le but d'exécuter
une reconnaissance de ses côtes et localités. Il doit,
dit-on, s'en revenir par terre, et des chevaux ont
été envoyés sur le Dragon pour lui faciliter l'exé-
cution de ce projet. Le major Lockyer, du 57e ré-
giment, prend le commandement à King-Georges-
Sound, et le poste de garde-magasin sera rempli par le
plus jeune des fils du major. Le département du génie
sera sous la direction du capitaine Wakefield, du 39e
régiment. Vingt-trois prisonniers, escortés par vingt
soldats, sont suivis vers ce dernier endroit de trois
femmes. Pour l'autre, vingt prisonniers, dix-neuf sol-
dats et une femme composeront la population. Toute
l'expédition est sous la direction du capitaine We-
therhall, R. N. Par le départ du capitaine Wright,
le commandement de Port-Macquarie est resté vacant,
et le capitaine Innés , du 3e régiment, ira le remplacer
par la première occasion. »
Ces nouvelles colonies ne plaisent nullement aux
habitans de la Nouvelle-Galles du Sud, à qui elles en-
lèvent pour le moment des bras utiles , et qui ne voient
en elles à l'avenir que de dangereux concurrens pour
leur prospérité et les secours qu'ils auront à attendre
de la mère-patrie. Écoutons l' Auslralian s'exprimer
avec amertume sur cette manie de multiplier les co-
lonies de la Nouvelle-Hollande. (8 novembre 1826.)
DE L'ASTROLABK. 561
« Nous annonçâmes, dans notre dernière feuille,
qu'on allait entreprendre la reeonnaissance de la haie
du Roi-Georges, dans le but d'y former un établisse-
ment. C'est encore un de ces superbes sites remplis
d'avantages maritimes et recommandes par leurs rares
productions et leurs ressources extraordinaires, une
de ces places reconnues à la hâte par nos explorateurs
de côtes , enchantés de s'y reposer après avoir passé
six mois sur l'immensité des mers. On en prit à peu près
possession, il y a long-temps, au nom de S. M. le roi
d'Angleterre ; ou du moins un lambeau d'étoffe au
bout d'une perche remplissait ce but , si bien qu'à
moins de rompre avec la Grande-Bretagne, il était in-
terdit à tout pouvoir étranger de s'établir sur aucun
point d'un semblable territoire. Du reste, que le mor-
ceau de drap rouge et les hommes y fussent ou non ,
cela ne signifierait pas grand 'chose , dans le cas où
l'ennemi voudrait s'emparer de vive force du golfe ,
de la baie ou du sol. Il s'agit donc aujourd'hui de
former en ce lieu un établissement ou une colonie , si
le résultat de la reconnaissance qu'on va faire en rend
un compte aussi favorable que ceux qui ont été déjà
remis au ministère.
» S'il est réellement intéressant pour l'Angleterre
de répandre ses sujets le long des côtes de la Nouvelle-
Hollande, pourquoi ne pas le faire convenablement?
pourquoi ne s'y établit -on pas sérieusement, au lieu
d'y planter çà et là quelques malheureux avec une
garde pour les surveiller, comme autant de chauve-
souris nichées sur des masures ? Nous antres habitons
362 VOYAGE
de cette colonie, nous n'avons pas le droit de nous
plaindre de voir naître des rivaux le long de la côte,
bien que ces rivaux , à mesure qu'ils acquerront de la
force et de l'importance, nous reculeront de plus en
plus de l'Angleterre ; ils alongeront la traversée et
accoitront ainsi la distance qui nous sépare déjà de la
mère-patrie. Aussitôt que les jeunes colonies auront
acquis une vraie importance, les vaisseaux suivront la
côte, et toucheront en divers lieux; ils s'arrêteront à
King-Georges-Sound, et y passeront huit à dix jours.
D'autres endroits réclameront aussi leur attention ,
car les navires marchands sont à l'affût des consom-
mateurs, et la Nouvelle-Galles du Sud n'aura plus
que le rebut de toutes ses cadettes. Mais qu'importe?
c'est l'effet de sa position. Le temps et les événemens
peuvent à leur gré faire naître des avantages et des in-
convéniens. Ce sont des choses dont il serait déplacé
de se plaindre , quoique la colonie , dans ses raisonne-
mens et ses calculs , puisse fixer ses yeux sur ses pro-
pres intérêts et sa prospérité. Notre mécontentement
tient à ce qu'en voyant comment se forment ces sous-
colonies , la parcimonie de l'Angleterre , son ignorance
et sa négligence nous assujettissent à des pas rétro-
grades qu'elle devrait nous éviter. Toutes les classes
d'individus nécessaires aux nouvelles colonies de-
vraient être fournies par le royaume, et non pas tirées
du sein de la nôtre , qui demande de l'accroissement ,
et. qui pourrait suffire à une population décuple ; ou
bien si l'on prend les sujets dans le sein de la Nouvelle-
Galles du Sud , comme mieux appropriés et plus
DE L'ASTROLABE. 363
habitués au genre de travail qu'on attend d'eux , qu'au
moins on ait soin de les remplacer , et de transporter
ici autant de colons qu'on en enlève? Nous saurions
gré à l'Angleterre de nous amener de pauvres arti-
sans ; mais si cela ne lui convient pas , qu'elle re-
nonce à sa misérable économie, et qu'elle lasse passer
ces utiles bras, s'il lui plaît, par notre propre pays,
pour les diriger ensuite vers les ports, les mouillages,
les promontoires et les pays à épices qu'elle prétend
coloniser. Qu'elle se garde de priver notre colonie de
gens aussi utiles ! qu'elle se garde d'entraver notre
population et notre gouvernement , en les forçant
de laisser partir des bras que nous ne pouvons perdre
sans éprouver de graves inconvéniens et de funestes
suites !
» Le gouvernement anglais imagine , et nous crai-
gnons que le nôtre ne partage aussi cette opinion , qu'il
fait un grand gain par l'économie ou plutôt la parci-
monie qu'il apporte dans ces entreprises. Quelques
milliers de pounds , à son avis, suffisent pour mettre
la machine en mouvement; et plutôt que de les dou-
bler, pour l'utilité publique, il renonce au projet
qui a occasions les premiers frais, quand bien même
il reposerait sur un bon plan , ce qui du reste est.
assez rare. Quant à nous , il nous serait agréable de
voir des sous-colonies s'établir, si l'on y portait tous
les soins nécessaires. La rivalité qui en résulterait se-
rait assez compensée par les nombreux avantages aux-
quels elle donnerait lieu d'ailleurs pour les habilans
de la iNouvelle-Galles du Sud. Mais ces colonies,
364 VOYAGE
nous le répétons, doivent être convenablement for-
mées , nourries et entretenues , c'est-à-dire par les
ressources de l'Angleterre, par les habitans de l'An-
gleterre, et non pas par ceux de la Nouvelle-Galles du
Sud. Que l'on fonde des colonies çà et là partout au-
tour de nous, mais que l'on donne à chacune les
moyens de se développer. Chacune d'elles dans son
enfance, chacune d'elles même dans un âge plus
avancé , deviendra une pratique de la nôtre ; elles
s'empresseront de prendre nos produits , , surtout à
mesure que leurs localités se rapprocheront des tropi-
ques. Elles achèteront notre bétail , notre bœuf ,
notre porc salé , et autres objets nécessaires qu'elles
ne pourront trouver que chez nous ou chez notre
sœur, la Terre de Van-Diémen. C'est ainsi que nous
désirons voir des colonies s'établir et prospérer, non
pas naître pour un jour, un été, et puis périr après
avoir néanmoins diminué la prospérité et les res-
sources de la Nouvelle-Galles du Sud. Nous ne vou-
lons point de colonies que le caprice établit et que le
caprice abandonne.
» Dans ces cas, le mal tient ordinairement à ce
que le système adopté pour créer des colonies n'est
fondé que sur des renseignemens très-imparfaits , sui-
des notions superficielles de quelque lieutenant pré-
somptueux qui affecte de comprendre tout le mé-
rite des localités; avoir exploré une côte et donné
son rapport comme quelque chose d'authentique,
avoir mis le pied sur un sol nouveau, avoir aperçu
une crique ou un ruisseau, vu un brin d'herbe ou le
DE L'ASTROLABE. M\.)
tronc d'un vieux arbre , lui suffisent pour conseille!
de tonner un nouvel établissement sur quelqu'un de
ces points. Deux ou trois expéditions seront années
aussitôt, et après deux ou trois années d'expériences,
de travaux et de dépenses inutiles sur le terrain choisi,
la place sera reconnue comme tout-à-fait inconve-
nable , et sera abandonnée pour quelque autre qui
aura bientôt le même sort.
» Ce n'est pas agir loyalement avec le peuple an-
glais, ni avec les habitans de la Nouvelle-Galles du
Sud. On devrait choisir des hommes vraiment ins-
truits et zélés pour reconnaître les côtes , faire des
voyages de découvertes et choisir des sites pour éten-
dre le pouvoir anglais le long de la côte de la Nouvelle-
Hollande. Ceux qui ne pensent qu'à la récompense
qu'ils recevront , à la promotion qu'ils auront dans
leur service , aux concessions de terre qu'ils obtien-
dront, aux troupeaux de brebis ou de bétail qu'ils
pourront se procurer en se chargeant de ce travail ,
ne sont pas dignes d'être chargés d'une pareille mis-
sion. Deux essais ont eu lieu, et tous deux ont échoué.
Deux établissemens viennent d'être récemment, for-
més , et tous deux de la manière la plus ignorante.
Voilà l'île Melville, qui avait fait naître les espérances
les plus brillantes. Quel a été le sort de cette place
depuis que les Anglais l'ont occupée? Quel sera
le résultat de ce projet insensé? On venait, disait-on ,
de découvrir un nouveau canal pour faire couler les
richesses de l'Orient dans le sein du royaume. Une
nouvelle source s'ouvrait au commerce, et l'on acca-
36 G VOYAGE
blait d'éloges celui qui avait instruit le ministère de
ces avantages. Maintenant il est question d'abandonner
File 3Ielville. Les misérables humains qui y ont été
expédiés, après avoir éprouvé les horreurs de plu-
sieurs maladies , après avoir été plusieurs fois sur le
point de périr de faim, après avoir souffert des maux
infinis , voient que toute leur peine a été complètement
perdue. Les Hollandais ou le diable, ou tous les deux
à la fois, pourront maintenant, si cela leur plaît , s'em-
parer de l'île Melville et de tous ses embellissemens.
» Voilà Moreton-Bay, et nous pourrions y ajouter
Port-Macquarie, car une reconnaissance plus exacte
de la côte à cette distance seulement de Port-Jackson,
a fait découvrir, dit-on , de riches et fertiles étendues
de terre , qui décèlent une ignorance honteuse de la
part de ceux qui choisirent Port-Macquarie pour y
former un établissement , au lieu de cette portion de
côte située à quelques milles plus au nord où l'on
vient de trouver une superbe rivière. Mais voilà More-
ton-Bay! Cet établissement, deux fois recommencé,
n'est pas encore sur le meilleur point. Quelle déplo-
rable ignorance! quelle triste et superficielle recon-
naissance de la côte ! Une rivière de cinq cents ver-
ges de large est restée ignorée, nonobstant les ex-
plorations scrupuleuses qu'une demi - douzaine de
voyages ont permis d'exécuter ! C'en est assez pour
dégoûter des nouveaux établissemens ; c'en est assez
pour empêcher de courir après des chimères , tandis
que les biens réels nous échappent , pour éteindre la
manie des expéditions de découvertes, à moins que le
DE L ASTROLABE. 3«7
système n'en soit amélioré , et qu'elles ne se forment
que sous les auspices d'une administration libérale et
sous la direction d'hommes d'un génie supérieur. »
Ce même journal rapporte dans sa feuille du 2 août
1826, l'extrait suivant d'un article de XEuropean
Review :
« S'il arrivait que les révolutions et les combinai-
sons , qui dans notre siècle bouleversent , détruisent
et rétablissent si promptement les Etals , pussent un
jour amener la ruine ou la décadence de notre gou-
vernement de l'Inde-Orientale, cette étonnante ma-
chine ; en jetant les yeux sur la position et les contours
de la Nouvelle-Hollande , nous nous flattons de l'es-
poir que ce serait là le siège d'un pouvoir qui répan-
drait son empire ou son influence sur les princes de
l'Asie. Ce sera sur cet immense comptoir que le gou-
vernement devra jeter les yeux pour renouveler ce
commerce qui absorbe tous les produits du royaume ,
et procure en retour les richesses de vingt autres.
C'est en partant de ce vaste continent, séparé par une
immense étendue de mer de tout le reste de la terre,
mais communiquant promptement par ce même moyen
avec les îles presque innombrables de l'Inde et des
mers du sud , c'est de là que nous pourrons ouvrir
mille sources nouvelles d'un commerce inconnu, et,
par le moyen d'une chaîne immense de nations amies,
acquérir et consolider un pouvoir nouveau et bienfai-
sant dans les latitudes les plus méridionales du globe.
368 VOYAGE
En faisant naître des alliés et des sujets d'une célébrité
plus moderne dans l'histoire des nations , par l'indul-
gence d'un pouvoir vertueux, la politique éclairée
d'un gouvernement sage et instruit, et par le courage,
la libéralité et la fermeté d'hommes libres, nous pour-
rons nous ménager sur les plages sans bornes de
l'Australasie, un nom aussi puissant, aussi respecté
que celui qui a régné durant cent années sur les des-
tinées de l'Inde, et une domination aussi glorieuse ,
aussi impérissable que celle de la Grande-Bretagne
elle-même! — »
Nous avons pensé, en terminant cette longue di-
gression sur l'état actuel de la Nouvelle-Galles du
Sud , que le lecteur pourrait bien lire avec plaisir
l'extrait suivant du Monitor. L'auteur s'est lancé
soixante-quinze ans plus avant dans les temps, et rend
compte des événemens qu'il présume avoir lieu à cette
époque dans l'état d'accroissement qu'aura pris la co-
lonie. Il sera amusant pour nos neveux de pouvoir
vérifier, en 1900, jusqu'à quel degré les prévisions de
notre Australien se seront vérifiées, en comparant les
circonstances qui auront lieu réellement avec celles
qu'il aura annoncées.
Extrait des papiers-nouvelles de Sydney.
Janvier 1900.
« Par des lettres que nous venons de recevoir la
nuit dernière, par la malle de W estern-Port , nous
DE L'ASTROLABE. 369
sommes fâchés de voir qu'il y a apparence de guerre
avec la Tasmanic. Le bateau à vapeur n'avait mis que
sept heures à passer les détroits ; quand il quitta le
Tamar, une chaise de poste , tirée à toute bride par
quatre chevaux, venait d'arriver et d'amener un grand
personnage avec sa suite qui montèrent à bord , et qui
viennent d'arriver à Parramatta , siège du gouverne-
ment.
» Morts. Hier, dans sa maison, sur l'Esplanade,
est mort John Smith, écuyer, un des plus anciens
habitans de ce quartier de la ville , et qui venait de
compléter sa quatre-vingt-sixième année, ayant con-
servé l'usage de ses facultés jusqu'au dernier moment.
Il se souvenait davoir vu arriver le gouverneur Dar-
ling en 1 826 , et d'avoir vu abattre la vieille prison
qui était placée quelque part vers le milieu de Georges-
Street.
» Hier, les actionnaires de la compagnie du canal de
Liverpool et Parramatta , dans leur assemblée de
semestre, sont convenus d'un dividende de 50 p. °/0
du montant de leur capital. Rien ne peut surpasser le
mouvement et l'activité qui régnent sur toute l'étendue
de cet utile et intéressant canal. Durant les six der-
niers mois , il y a passé plus de cent cinquante mille
barils de farine, et trente-sept mille six cents tonneaux
de provisions salées.
» Hier, au café de la Tontine, on a vendu une pro-
priété de trois cent vingt-quatre acres et cinq per-
ches , située sur la rivière Acacia , jadis nommée la
Crique du sud , et qui a monté à quatre-vingt-douze
370 VOYAGE
mille dollars , ayant été achetée depuis plus de vingt-
cinq ans.
» Avertissement. Le Happy- Union , bateau de
poste à vapeur, part chaque dimanche matin du quai
Campbell pour la rivière Boyne , touchant pour pren-
dre des passagers à New-Castle , à Hastings et à l'ile
Moreton. Le Happy -Union est un très-beau navire
de 500 tonneaux et plus ; il tient 166 lits et des rafrai-
chissemens de tout genre pour les passagers. Il va en
trois jours et revient en quatre.
» Par la voie de l'île Norfolk nous apprenons que
les amusemens d'hiver, à la mode , continuent d'y at-
tirer des visites de toutes les parties du continent.
Les bals et les soupers se répètent chaque soirée , et
la plus grande harmonie règne dans toute l'île.
» Nous sommes autorisés à annoncer positivement
que la législature de l'Australasie ouvrira sa session
le 1er mai. On s'attend a voir paraître la proclamation
ce soir dans la Gazette. On s'attend aussi à voir pa-
raître une nouvelle nomination de baronnets austra-
liens dans la même feuille.
» Bureau des diligences, New Piccadilly. Les di-
ligences suivantes partent de ce bureau chaque matin
à sept heures précises : YOpossum pour Flinders-
Town et Western-Port , prix : 20 dollars en dedans ,
et 16 en dehors. Le Velocifer pour la ville de More-
ton, par Castle-Hill , Coollombi, Jerry-Townet Has-
ting's-Bridge , arrive à l'hôtel de Pumice-Stone , rue
Haute , à Moreton , à neuf heures du soir ; ne passe
que trois nuits dehors. — Diligences le matin et le soir
DE L'ASTROLABE. 371
pour Balhurst et Parramatta. Pour Emu, tous les
après-midis à trois heures du soir.
» Trente-six navires sont en ce moment occupés à
charger dans nos ports , pour l'Europe. La laine , le
coton, le sucre, le café, les cuirs, le suif, les pro-
visions salées et le tabac, forment la hase de l'expor-
tation. Celle de la laine , nous nous plaisons à l'an-
noncer, décroît rapidement. En l'an 181)8, elle fut
de 22,000,000 liv., et pour l'année qui vient de finir,
nous avons lieu de penser qu'elle ne dépassera pas
20,000,000 liv. Un changement si surprenant a été
occasioné par l'établissement de plusieurs manufac-
tures de drap dans ce pays.
» Des bateaux à vapeur partent à chaque heure,
au son d'une cloche, pour Parramatta et les rives pit-
toresques et enchanteresses de Brisbane-Water. Per-
sonne ne peut se dispenser de visiter ces lieux char-
mans.
» Hier arriva le navire à vapeur ïf~ooloo?nooloo en
quarante-sept jours d'Angleterre, par le canal Darien.
Il apporte trois cent dix-sept émigrés avec leurs fa-
milles. Il a mis en panne quelques heures devant
Taïti, et a apporté une malle considérable de cette
florissante contrée, pour les marchands de Sydney.
Le JVooloomooloo s'est arrêté aussi devant l'île Nor-
folk , et y a débarqué deux dames passagères de Lon-
dres, qui tiennent un fort beau pensionnat pour les
jeunes demoiselles , sur la partie nord de l'île. Il est
très-singulier qu'il n'y a que soixante ans elle n'était
habitée que par des colons pris parmi les prisonniers
372 VOYAGE
de la Grande-Bretagne; après quoi ils furent envoyés
à la Nouvelle-Zélande , où ils sont devenus , dans ces
soixante dernières années , un peuple puissant , et
comme les Nouveaux-Zélandais n'ont plus besoin de
déportés , le gouvernement anglais s'est déterminé à
les envoyer désormais à la Terre de Feu.
» On montre aujourd'hui, sur la place du marché,
deux naturels australiens qui ont été recueillis à la
suite d'un naufrage , près de l'un de nos établissemens
au cap Gloucester. Il y a maintenant cinq ans qu'on
n'avait vu aucun de ces noirs à plus de cinq cents
milles de Sydney. Les maladies, la nudité et la rigueur
croissante des hivers en ont presque éteint la race.
Prix d'entrée : 25 cent.
» Arriva hier, à sa résidence sur la place du Parc,
le lord évèque de Sydney, venant des montagnes
Bleues.
» Une tentative très - téméraire a été hasardée la
nuit dernière par un corsaire de la Nouvelle-Zélande,
pour pénétrer dans ce port , et piller les villages des
pêcheurs dans la baie Walson. Favorisé par l'obscu-
rité de la nuit , il avait déjà presque réussi à passer
sous les canons du fort Georges , jadis la Truie et les
Cochons , quand une sentinelle du 1 4e régiment de
ligne australien, alors de garde, ayant donné l'alarme,
une seule bordée de la batterie basse coupa le corsaire
en deux , et tout l'équipage fut noyé.
» Théâtre royal, Georges-Slreet. Ce soir, Mac-
beth , avec le divertissement de La Pérouse, qui sera
répété chaque soir cette semaine.
DE L'ASTROLABE. 373
» Il y a eu quarante-six souscripteurs pour YAus-
tralian-Sainl-Léger, pour les courses qui auront lieu
sur le Vieux-Cours, le 2 mai.
» On fait de grands préparatifs pour la prochaine
pèche de sperma-céti. On s'attend à voir partir cette
année cent bàtimcns à voiles carrées pour cette pèche ,
des diverses anses de Port-Jackson.
» Quinze navires h vapeur sont maintenant en cons-
truction sur les différons quais de la côte du nord.
» Le projet d'un pont suspendu, en fil de fer, au
travers du canal , qui a , pendant près de cent années,
occupé l'esprit des hahitans instruits de Sydney, vient,
de se ranimer avec un grand espoir de succès.
» La population de Sydney, par le dernier cens,
s'est trouvée de 287,652 âmes.
» Prix du marché. Froment (boisseau de 56 liv.),
25 à 30 centièmes * ; maïs (boisseau), 18 à 20 cent.;
poules (la couple), 1 2 cent. ; œufs (la douzaine), 6 cent. ;
chevaux (chaque), 20 à 50 dollars ; bœufs de travail
(la couple), 20 doll. ; mouton gras (stone ou 8 livres),
30 centièmes; bœuf (stone), 30 cent.
» A la grande foire de fromages tenue à Richmond
la semaine dernière , il n'y a pas eu moins de trois
cents tonneaux de celte denrée en vente , et elle a été
portée à des prix élevés pour les marchés de l'Inde.
» On a calculé que les brasseries de bière seules,
dans cette ville , occupent un capital de plus de dix
millions de dollars.
* Cent centièmes font une couronne, environ six francs.
TOME i. 2 5
374 VOYAGE
» Par un gentleman qui vienl d'arriver hier par
terre de l'île M el ville en douze jours , nous apprenons
que le commerce est très-animé dans cette colonie.
Plus de cent cinquante jonques se trouvaient dans le
port , achetant nos objets manufacturés en laine et
en coton , ainsi que les fers et les quincailleries fabri-
quées dans les fonderies de Surry-Hills. Depuis l'ex-
pulsion des Européens de Java, et l'indépendance de
cette île importante , le commerce de Port-Cockburn
a subi un accroissement régulier.
» La ville d'Emu a fait des progrès étonnans. Sa
population est déjà de 25,000 habitans.
» Les colons qui arrivèrent en 1826 étaient au
nombre de 65 personnes; en 1840 elle en comptait
9,542; en 1888, 21,707; en 1899,25,423.
» La plupart des navires arrivés l'année dernière
avec des émigrés se sont dirigés de suite vers les pro-
vinces du sud , ou dans le détroit. On dit qu'ils y pros-
pèrent parfaitement , et que de tous côtés des villages
et des habitations se sont élevés là où il n'y a qu'un
siècle on ne voyait que de mélancoliques forêts. »
[Monitor, 7 et 21 juillet 1826.)
J'avais entièrement terminé mon travail sur l'état ac-
tuel de la Nouvelle-Galles du Sud, quand l'intéressant
ouvrage du chirurgien P. Cunningham m'est enfin
parvenu. Il m'a présenté des détails si vrais, si bien
saisis, si bien rendus sur l'état moral et social de cette
population, sur les opinions qui divisent ses habitans,
que j'ai cru devoir en donner ici la traduction en en-
DE L'ASTROLABE. 375
lier. D'ailleurs, M. Cunningham, en sa qualité de sa-
larié du gouvernement, a du nécessairement prendre
la couleur du ministère, et il est facile de voir qu'il
envisage d ordinaire les choses sous un aspect un peu
différent de celui qui règne dans les journaux de
l'Opposition que j'ai eu occasion de citer. Sous ce
rapport seul son récit serait utile au lecteur pour
mieux fixer son opinion , en le mettant à même de
prendre un juste milieu entre des sentimens aussi
différens.
« Notre société est divisée en cercles comme en
Angleterre; mais en vertu de sa constitution particu-
lière , elle offre encore naturellement plus de nuances
qui à diverses époques ont reçu dans la colonie des
surnoms distincts. Nous avons d'abord le s ter lins et
la courante (currency) *, ou bien ceux nés en Angle-
terre et dans la colonie ; les derniers prennent aussi
le nom de corn-stalk (épis de blé) pour désigner la ma-
nière dont ils poussent. Voilà la première gTande di-
vision. Ensuite, nous avons les légitimes (légitimâtes)
ou cross-breds, c'est-à-dire ceux qui ont eu des raisons
légales pour venir dans ce pays , et les illégitimes (ille-
gitimates) ou ceux qui sont exempts de ce titre. Les
pars mérinos ne sont qu'une variété de la dernière
espèce qui se vante d'être le plus pur sang de la co-
lonie. Nous avons également nos caractères titrés
Par allusion à la monnaie sterling d'Angleterre et à la monnaie cou-
ranle du pays.
2.5'
336 VOYAGE
qui portent leurs insignes sur leurs corps, sous la
forme de P. B. et C. B. répandus avec profusion sur
leurs personnes ; et ceux sans titre [unlitled] , qui ,
comme moi , n'ont ni marque ni caractères visibles
sur leur extérieur. Les litres sont tous des caractères
officiels employés, par ordre du gouvernement, à ré-
parer les rues , à cuire des briques , et autres fonctions
semblables ; car ces initiales titulaires n'annoncent
pas qu'ils appartiennent à aucun ordre illustre comme
celui du Bain, mais tout simplement qu'ils ont droit
B.uxprisoner's barracks ou carter' s barracks pour y
élire leurs domiciles respectifs.
» Les convictsnouvellement arrivés sont connus iro-
niquement sous le nom de canaris à cause du plu-
mage jaune dont ils sont accoutrés à leur débarque-
ment. Mais quand ils sont définitivement domiciliés ,
on les désigne avec plus de respect sous le nom loyal
d'hommes du gouvernement , le terme de convict
ayant été , par une espèce de convention générale et
tacite , rayé de notre dictionnaire de Botany-Bay,
comme un mot très-chatouilleux dans ces latitudes
susceptibles. Peu d'années se sont écoulées depuis
qu'un individu transporté à Van-Diemen's-Land pour
fait de piraterie, qui avait été émancipé pour sa bonne
conduite , obtint un jugement qui condamnait à cin-
quante francs de dommages un diffamateur qui avait
cherché à noircir son caractère en proférant entre ses
dents, avec dépit, l'épithète injurieuse de d — d
convict! et sans doute ce jugement fut juste et louable;
car, si un pareil langage était toléré, il s'ensuivrait
DE L'ASTROLABE. 37 7
d'éternelles disputes ; c'est assez pour un malheureux
d'avoir à subir la punition à laquelle il peut avoir été
condamné, sans y ajouter les reproches : et si le
temps de la punition a été accompli , il n'y aurait ni
convenance ni justice à l'injurier pour un fait dont le
public a déjà exigé une ample réparation.
"Du reste, la grande division des classes libres ici,
sans avoir égard aux spécialités coloniales , est celle
des émigrans [emigrants\ qui sont arrivés libres d'An-
gleterre, et des émancipistes (emancipists), qui y son!
venus comme convicts, et ont reçu leur pardon ou
ont accompli leur temps de condamnation. C'est
entre ces deux grandes classes qu'il y a eu tant de
sujets de querelle. Une subdivision de la classe des
émigrans a reçu le surnom à'exclasionistes, pour vou-
loir exclure rigoureusement les émancipistes de leur
société; tandis qu'à son tour une subdivision des
émancipistes a été surnommée le parti des confusio-
nistes , d'après les efforts qu'ils font pour confondre
toutes les classes de la société, au jugement des autres.
Comme dans toutes les petites communautés, les que-
relles particulières , les caquetages et le scandale ré-
gnent dans nos cercles sur la plus grande échelle ,
ou, pour mieux dire, y ont régné, car à cet égard les
améliorations deviennent de jour en jour plus sensi-
bles. Mais ceux qui sont tout-à-fait instruits des habi-
tudes du pays s'accoutument bientôt à écouter toutes
ces balivernes sans v ajouter de confiance, et les ré-
pètent uniquement pour dire quelque chose, si bien
que ces répétitions peuvent se multiplier à l'infini
378 VOYAGE
sans obtenir une ombre de crédit de la part même de
ceux qui les débitent.
» L'orgueil et la morgue de quelques-uns de nos
u lira-aristocrates surpasse de beaucoup celui de la
noblesse d'Angleterre. Un de mes bons amis du
Yorkshire , commandant d'un navire marchand , ou-
bliant les distances et l'étiquette établies dans ce pays,
monta un jour chez un de nos éminens jurisconsultes
à qui il avait été présenté par hasard peu de jours au-
paravant, pour lui faire quelque question peu impor-
tante qu'il fit précéder d'un bonjour, Monsieur [gaod
moming, M.); sur quoi l'homme de loi, reculant
comme si un crapaud s'était présenté sur son passage,
répondit avec un air de dédain : Sur ma vie, je ne vous
connais point, Monsieur [upon my li/e, I dont know
y ou. Si?). Ceci devint ensuite un sujet de plaisanterie
pour mon ami qui , lorsque nous venions à nous ren-
contrer, ne répondait à mon salut habituel de : Com-
ment vous portez-vous? [how d'ye do?) que par un
dédaigneux signe de tête, suivi d'un : Sur ma vie, je
ne vous connais point, Monsieur.
» Un jour que je me promenais avec mon ami, lors
de mon premier voyage dans la colonie , il nous ar-
riva de rencontrer deux de nos grands personnages ;
mon ami accosta l'un d'eux pour une affaire particu-
lière , laissant l'autre seul avec moi. Comme la per-
sonne m'était connue de vue, et que je savais quelle
arrivait dernièrement d'un endroit pour lequel je de-
vais me mettre en route le lendemain , je lui demandai
sans précaution dans quel état se trouvaient les chc-
DE L'ASTROLABE. 370
mins. Mais quelle fut ma surprise, quand mon homme,
se rengorgeant avec beaucoup d'importance , répliqua
dans les propres termes du jurisconsulte : Sur ma
parole, je ne vous connais point, Monsieur (ttpon
my word, I don't knowyou, Sir). Etant encore étran-
ger à la dignité coloniale, j'en conclus naturellement
que quelque mauvais plaisant m'avait placardé sur les
épaules un P. B., ou quelque autre décoration sem-
blable, comme cela arrivait quelquefois, qui m'avait
attiré cette marque de mépris. Mais après m'ctre as-
suré qu'il n'y avait eu rien de semblable , je com-
mençai naturellement à chercher quel pouvait être
cet illustre personnage , cl a supposer que ce ne pou-
vait être moins que le duc de las Sierras , ou le mar-
quis d'Aguaro , si l'on ne m'eut assuré par la suite
que c'était tout simplement un officier d'infanterie re-
traité et établi depuis quelque temps dans la colonie.
En ce cas, dis-je, ce doit être une terre fertile en
grands sentimens d'aristocratie. Et même en grands
sentimens d'honneur aussi , ajoutai-je quelques mi-
nutes après, apprenant qu'un de nos meilleurs légi-
timés , nouvellement élargi d'une réclusion de six
mois pour quelque accroc aux lois du parjure, ap-
puyait avec chaleur d'un : Sur l'honneur [apon h<>-
nour), la vérité d'une assertion qu'il faisait. Oh!
c'est très-judicieux de sa part, en vérité, observa un
spectateur, de mettre son honneur en gage, car ii sait
bien que personne ne voudrait de son serment.
380 VOYAGE
» Ce fut durant l'administration du gouverneur
Macquarie que naquirent ces querelles qui sont restées
depuis un germe de discorde dans la colonie. Jugeant
qu'elle avait été fondée autant pour la réforme que
pour la punition des coupables, il en conclut avec
raison que le moyen le plus sûr, pour y parvenir, était
d'ennoblir le caractère des convicts émancipés, en
les rétablissant dans un juste état de considération
au milieu de la société. Par malheur, le moyen
que suivit le gouverneur Macquarie, pour mettre
à exécution ces vues raisonnables et bienveillantes,
s'opposa complètement à sa réussite. Il s'imagina
que la volonté seule du gouverneur devait surmon-
ter toute espèce d'opposition, et que V autorité de-
vait achever l'exécution de ce que la simple expres-
sion de son désir ne pouvait obtenir. Mais, en matière
d'opinion , l'homme ressemble au cochon. Si vous
voulez le faire marcher par force, il recule en arrière
du lieu où l'on veut le conduire , et il faut le caresser
tout doucement pour venir à bout de le faire avancer
en lui faisant croire directement le contraire de ce que
vous avez en vue. Le gouverneur Macquarie trouvant
une foule de récalcitrans contre ses opinions , au lieu
de les amener tout doucement à ses désirs , ou de fer-
mer les yeux sur ce qu'on faisait ou disait , et de con-
tinuer à inviter paisiblement à sa table ceux des éman-
cipistes qu'il en jugeait dignes , laissant au temps et à
la raison le soin du reste , commença à regarder tous
ceux qui s'opposaient à ses projets comme ses ennemis
personnels, et même à les traiter souvent comme tels.
DE L'ASTROLABE. 381
Celte conduite lui aliéna encore plus les esprits ; en
outre les attentions plus marquées qu'il témoigna aux
membres du corps des émancipistes, comparativement
aux colons libres, firent croire à d'autres que son inten-
tion était d'élever les émancipistes au-dessus des émi-
grans , et par là même indisposèrent ceux qui auraient,
probablement soutenu son système. Au contraire ,
quel a été le résultat d'une conduite toute différente
adoptée dans la terre de Van-Diémen par Le sage et
judicieux Sorell ! Un individu, du corps des émanci-
pistes, a été dernièrement choisi pour directeur de la
banque , de préférence aux émigrans les plus respec-
tables , et cela par un corps de propriétaires dont la
majeure partie sont des émigrans libres. Au départ du
gouverneur Macquarie, les émancipistes rentrèrent
dans le néant, et jamais un seul d'entre eux ne se
trouva chez le gouverneur, dans aucune espèce de
réunion; aucun même ne se rencontra jamais en
société avec lui nulle part, jusqu'au moment où son
administration toucha à sa fin , où , par politique , il
jugea à propos de changer de manière d'agir. Cette
chute soudaine produisit, comme on peut le supposer,
un effet très-pénible sur l'esprit du corps entier; je
sais que quelques-uns des membres les plus respec-
tables ressentirent amèrement cette disgrâce ; car ils
se regardèrent par là , eux et leurs descendans ,
comme destinés à être pour toujours, ainsi que les cn-
làns de Cain, une race réprouvée. En effet, ils voyaient
leurs enfans même repoussés de la société du gouver-
neur, et par là jugés aussi indignes d'égard» qu'eux-
382 VOYAGE
mêmes. Les choses restèrent en cet état jusqu'à l'ap-
parition de l'Australian, journal dont les suggestions
déterminèrent le corps des émancipistes à s'opposer à
la marche suivie jusqu'alors, d'omettre leurs noms
sur les nouvelles listes de magistrats, conformément
à la réclamation du commissaire d'enquête, et de les
repousser ainsi du sein de la société des gens respec-
tables, en opposition cependant au désir évident de
ce même commissaire.
» Les individus qui passaient pour avoir le plus in-
fluencé le commissaire , devinrent les principaux objets
de l'attaque, et, aux yeux de leurs ennemis, des motifs
personnels furent évidemment d'un plus grand poids
que leur croyance publique et avérée. On commença
par établir que les émancipistes étaient un corps op-
primé , foulé par les émigrans , et privé par des
moyens illégitimes de ce qu'il regardait comme ses
droits. Dans le fait, ni la magistrature ni le conseil ne
furent fermés aux émancipistes par aucun acte légis-
latif, le gouvernement local ayant le pouvoir de nom-
mer à ces fonctions tout individu , soit émigrant soit
émancipiste, qu'il en jugerait digne. Le jury était
le seul corps dont ils eussent été jusqu'alors légale-
ment exclus. Us furent très-jaloux de lever cet obs-
tacle; mais le commissaire qui prévit que ce serait
donner naissance à une fouie de troubles , que d'ad-
mettre les émancipistes ou les émigrans à siéger con-
jointement ou séparément dans lesjuris, conseilla d'en
exclure ces deux partis, et de ne les composer, comme
auparavant, que d'officiers militaires et de la marine,
DE L'ASTROLABE. 383
présumés exempts de tous préjugés à l'égard des
deux classes. Bientôt un autre cri se fit entendre parmi
les émancipistes pour réclamer une Chambre repré-
sentative ; mais il fut repoussé avec force par les émi-
grans , qui n'y virent rien que des semences de dé-
sordre et de confusion.
» Soutenir qu'un privilège illimité basé sur le grand
principe anglais , de la propriété seule , puisse confé-
rer à un individu le droil de siéger sur le banc des ju-
rés, serait une chose absurde dans une population
principalement composée de gens qui ont eux-mêmes
forfait à la loi.
» A l'égard des affaires civiles , celles , par exem-
ple , qui ont trait à la propriété , la loi telle qu'elle est
actuellement est la mieux appropriée à l'état présent
de la société. Si les deux parties y consentent, un jury
est convoqué; mais si l'une d'elles s'y refuse, le cas
est jugé par le juge et les deux magistrats assesseurs.
Dans les cas de diffamation et les causes criminelles,
lesjugemens par jury ne peuvent manquer d'être aussi
d'un grand avantage en faisant dépendre la conduite
pour siéger comme membres de jury, autant du carac-
tère que de la fortune , réduisant le nombre de ces
membres dans chaque jury, dans chaque endroit, sui-
vant sa population , et permettant aux décisions d'a-
voir leur effet à la majorité seulement, et non à l'una-
nimité. Si chaque individu de la colonie était appelé
comme membre du jury criminel , en raison seulement
de sa propriété, il n'y aurait plus de moyen pour con-
trôler la conduite la plus inique, et les suites les plus
384 VOYAGE
funestes pourraient en résulter avant qu'on pût chan-
ger Ja loi.
» En outre, ce même privilège accordé comme droit à
l'individu qui fut convict , n'aurait jamais la même in-
fluence utile sur sa moralité que lorsqu'il n'est considéré
que comme une faveur accordée à sa bonne conduite.
L'homme qui pourrait le réclamer comme un héritage,
du moment qu'il aurait acquis une certaine propriété,
veillerait évidemment moins à sa réputation qu'il ne
le ferait en voyant que sans réputation sa fortune ne
lui servirait à rien. Exiger pour tous les cas douze
jurés , serait très-pénible pour tous les districts peu
peuplés. D'ailleurs, pour empêcher un seul coquin
sur la liste des jurés d'arrêter le cours de la justice ,
la majorité devrait décider l'affaire , et le chef des
jurés certifierait simplement au juge le nombre des
voix pour et contre. Du reste , si la propriété était la
seule condition à exiger d'un juré dans l'état actuel
des choses de la Nouvelle-Galles du Sud , il vaudrait
mieux que les décisions n'eussent d'effet qu'à l'unani-
mité, vu qu'on aurait ainsi la chance d'avoir un hon-
nête homme sur le nombre, dans le cas de pouvoir
jeûner assez long-temps pour forcer les autres à se
rendre d'épuisement à une opinion équitable. Per-
mettre de nommer les jurés sur une échelle étendue
serait très-déplacé dans l'état actuel des choses , car il
faudrait en ce cas détourner un si grand nombre de
particuliers aisés de la surveillance de leurs propres
intérêts, et en même temps de la surveillance des cri-
minels qui travaillent pour leur compte , qu'il en ré-
DE L'ASTROLABE. 385
sulterait des effets très-pernicieux pour la prospérité
de la colonie. En outre, les récusations seraient aussi
nécessairement si nombreuses que peu d'individus se-
raient, assez hardis pour ameuter contre eux la foule
d'ennemis que soulèverait une pareille entreprise,
entreprise qui produirait certainement un effet très-
actif, semblable à celui qui était dû aux sons de la
Ivre d'Orphée, à cela près que les bâtons et les pierres
au lieu de danser aux pieds danseraient à la tète du
pileux parvenu (comme les patriotes le désigneraient
avec indignation) qui aurait l'impudence de mettre
leurs droits en question.
» Si les magistrats du comté avaient l'ordre de
dresser chaque année une liste de tous les individus
de la colonie susceptibles, par leur fortune, de figurer
parmi les jurés , en ajoutant des marques distinctives
en faveur de ceux qui jouissent d'une bonne réputa-
tion, pour assurer leur admission sur la liste, et
qu'en outre, parmi les noms même rejetés, le gouver-
neur eût encore le droit de choisir ceux qu'il en juge-
rait dignes, pour s'opposer à toute espèce de vexation
de la part des magistrats , certainement on arriverait
à un système de jury très- avantageux pour toute la
colonie, et capable de remplir tout le but qu'on en at-
tend, jusqu'à ce que l'état de la société permît de
n'admettre que la propriété pour toute condition. Ou
bien encore, en admettant tous les émigrans, tous les
émancipistes jouissant d'un pardon libre ou condi-
tionnel dans la colonie, dûment qualifiés par leur for-
lune, à siéger comme jurés, ainsi que tous les éman-
38 G VOYAGE
cipistes libres par servitude, quand leur bonne con-
duite les a rendus dignes d'être réintégrés par le gou-
verneur dans l'exercice des droits de citoyen, peut-être
pourrait-on former un système de jury également
sûr et efficace et moins sujet à objections à certains
égards que l'autre. Comme on a commencé dernière-
ment à n'accorder des pardons dans la colonie que
pour une bonne conduite spéciale ou d'importans ser-
vices rendus à la société , il n'y aurait pas d'objection
raisonnable à élever contre les émancipistes de cette
classe comme jurés; quant à ceux qui sont devenus
libres par servitude, dont la fortune et le caractère
leur ont donné des titres à la considération , il se-
rait également injuste de les exclure puisque ce n'est
qu'aux autres émancipistes libres par servitude consi-
dérés en masse qu'on peut faire des objections, et
même des objections d'une nature très-réelle. Dans
une colonie , en effet , destinée autant à réformer qu'à
punir, le gouverneur devrait avoir le pouvoir de réin-
tégrer dans tous leurs droits de citoyen , ceux même
qui y ont été condamnés, quand leur conduite ulté-
rieure les en a rendus vraiment dignes.
» Quant à une Chambre de représentans, si on se
rappelle les dissensions amères qui ont si long-temps
régné entre les émigrans et les émancipistes , et si l'on
fait attention que ces derniers composeraient au moins
les quatre cinquièmes des électeurs, il est évident que
non-seulement une telle mesure ne tendrait qu'à ra-
nimer ces discordes que le gouverneur actuel a presque
assoupies, mais encore qu'elle livrerait le corps entier
DE L'ASTROLABE. 387
des émigrans à la merci de la l'action des émancipistes.
Cependant ces deux objets , savoir une assemblée
représentative et le véritable jugement parjurés, ont
été sérieusement proposés comme les meilleurs moyens
de rétablir l'harmonie. Mais comme les hommes de
loi sont des singes, des Iopœans, touchant cette pré-
tendue harmonie, nous sommes naturellement dis-
posés à admirer quelle raison a pu tout-à-coup pro-
duire cette réforme jusqu'alors inconnue dans les
principes d'un corps dont la discorde même est le
véritable aliment.
» Sans doute il n'y aura pas d'homme doué d'un
jugement ordinaire qui puisse soutenir honnêtement
que, dans un état de société sain, un conseil élu par le
souverain puisse être aussi utile et aussi agréable pour
la communauté entière, qu'un corps de représentans
élu par le peuple ; mais aussi personne n'ose avancer
que cet état sain de la société existe aujourd'hui dans
la Nouvelle-Galles du Sud. Une centaine de membres,
au jugement des partisans d'une assemblée élective,
est le moindre nombre dont puisse se composer la
Chambre, afin de résister à l'influence que le gouver-
neur serait plus capable d'exercer sur une moindre
quantité, et ils ne se donnent pas la peine de réfléchir
un moment aux maux qui résulteraient pour la colonie,
dans l'état actuel des choses, de la nécessité où se
trouveraient cent des plus riches et des plus opulens
de s'absenter chaque année , durant six semaines au
moins, de la surveillance des criminels employés pour
leur compte, sans parler du tort que leurs propres
388 VOYAGE
intérêts souffriraient d'une aussi longue absence de
leurs propriétés. Ainsi, les objections à ce système
peuvent se résumer ainsi qu'il suit :
1°. La crainte d'exciter de nouvelles dissensions
entre deux corps depuis long-temps en discorde dans
la colonie, de donner lieu avec les assemblées élec-
tives à des rixes et à des attentats , et enfin de placer
les non-convicts à la merci des convicts ; inconvénient
grave, et qui en fait une épreuve d'une nature si chan-
ceuse qu'elle doit répugner à tout individu sans pré-
vention, et doué d'une portion de sens commun suffi-
sante pour lui permettre de juger sainement et de
peser cette affaire avec tout le calme , le poids et la
réflexion que réclame son importance.
2°. Le défaut d'individus, excepté dans la ville de
Sydney ou la portion voisine du Cumberland , assez
riches pour supporter le tort que leur absence ferait à
leurs intérêts ainsi que la dépense de leur voyage et de
leur résidence à Sydney ; d'où il s'ensuivrait que peu
des habitans des lieux plus éloignés étant assez fous
pour devenir volontairement candidats à de pareilles
fonctions , la représentation presque entière de la co-
lonie serait ainsi dévolue aux habitans actuels de
Sydney ou des environs, à moins que les autres ne fus-
sent suffisamment indemnisés de leur déplacement ,
ce qui coûterait chaque année une si forte somme que
le public trouverait bientôt qu'ils sont payés trop cher
pour avoir le droit de siffler.
» Un conseil formé sur une échelle plus étendue
que celui qui existe aujourd'hui, est le mode de légis-
DE L'ASTROLABE. 589
lation le mieux approprié à l'harmonie et aux intérêts
rie la colonie pour plusieurs années encore à venir.
Mais ses séances devraient être publiques , ses pro-
cédés rapportés , et tous les actes proposés, imprimés
et distribués au moins un mois avant la discussion, si
bien qu'ils pussent être digérés par le public entier,
et leurs vices rendus palpables. Tout corps constitué,
quelque populaire qu'il soit, dégénérera bientôt en
une ruche de bourdons fainéans, si ceux qui le com-
posent ne sont pas convenablement stimulés par l'ai-
guillon puissant de la publicité. La conduite des mem-
bres du conseil serait ainsi livrée au scrutin, et les
motifs de chacun deux pour appuyer ou repousser la
mesure proposée seraient connus du public. Mais dans
son état actuel il continue d'être regardé plutôt comme
un corps disposé a poursuivre des intérêts particuliers
qu'à prendre soin de ceux de la communauté. En ou-
tre, la publicité stimulerait les membres qui en sont
capables, à déployer leurs talens pour le bien public,
et inspirerait au peuple de la confiance dans leurs déci-
sions. Il faut espérer que quelque disposition sem-
blable fournira des articles dans l'amendement attendu
pour notre code colonial.
» Bien que la non-participation aux vrais droits po-
litiques soit l'objet ostensible des récriminations de nos
émancipistes, pourtant la non-participation au même
bœuf, au même pudding, à la même table, est le véri-
table motif de tout leur mécontentement : beaucoup
de bruit pour rien, mue h ado aboat nothing.
» Mais est-ce le corps entier des émancipistes qui
tome i. a6
390 VOYAGE
pousse de si hauts cris à ce sujet? Oh! non, ce sont
seulement les émancipistes purs , et par excellence ,
ou bien ceux qui n'ont été punis ni convaincus d'au-
cune offense dans la colonie , et dont les réunions de
société sont aussi rigoureusement fermées aux émanci-
pistes impurs que les autres sont exclus des tables des
exclusions tes. Lors d'un des dîners publics donnés par
les émancipistes purs, il y a quelques années, un tu-
multe épouvantable s'éleva parce qu'un proscrit avait
réussi à s'y introduire par inadvertance. Assailli d'un
cri universel de : Chassez-le, chassez-le! il s'établit
au bout de la table , et commença sa soupe, après s'ê-
tre adroitement retranché dans sa posilion en roulant
le coin de la nappe autour de son bras, et prêt à en-
traîner avec lui tout l'attirail des mets en cas qu'on
continuât à le molester. Au repas que ce corps donna
aussi à sir Thomas Brisbane, une espèce de comité fut
établie pour recevoir tous les billets de demande, et
rejeter tous ceux qui avaient été punis ou condamnés
par une cour coloniale, afin que Son Excellence ne fût
pas exposée à la chance fâcheuse de frotter ses épaules
immaculées contre un homme qui eût été flétri par
une double condamnation. Ainsi tandis que les éman-
cipistes purs n'admettent à dîner avec eux aucun de
ceux condamnés dans la colonie, les émigranspursne
veulent admettre aucun de ceux condamnés au dehors
ou au dedans. Bien que la conduite des premiers soit
tant soit peu inconséquente, elle démontre au moins
d'une manière satisfaisante qu'une portion con-
sidérable de cette classe de notre communauté
DE L'ASTROLABE. 391
n'est nullement avilie dans ses principes; puisque
nous les voyons, par l'effet d'un juste orgueil dû au
sentiment de leur probité depuis l'expiation de leurs
torts, rejeter de leur société tout individu dégradé
par une punition coloniale ou un châtiment corporel.
Si les effets flétrissans de la fustigation sont aussi vi-
vement ressentis , même par une population de con-
damnés , ne devrait-on pas prendre tous les moyens
possibles d'en supprimer l'usage ?
» La coutume suivie en Angleterre ne doit point faire
règle ici. Si ce pays continue à être un lieu de réforme
aussi bien que de punition pour les coupables, pourquoi
continuer à regarder ces criminels comme une race
proscrite, même après que leur réforme a eu lieu, que
leur temps a été terminé, ou leur pardon obtenu? C'est
un système aussi injuste qu'impolitique, parce qu'en
élevant un homme dans la société, sous le rapport mo-
ral, et lui inspirant un amour-propre raisonnable, on le
prémunira puissamment contre la tentation de nou-
veaux crimes; car où est celui qui, pénétré d'un juste
sentiment d'orgueil personnel , et capable d'apprécier
la réputation qu'il s'est acquise, sera porté à se souiller
d'une action vile? Appeler cette colonie un lieu de ré-
forme , n'est qu'un mot vide de sens aussi long-temps
que les réformés continueront d'être considérés comme
une race de réprouvés. Je ne vois aucune raison pour
exclure un homme qui fut jadis convict, de tous les
emplois occupés aujourd'hui par les seuls individus
qui ne le furent jamais, si le temps de sa punition a été
accompli, et si sa conduite a été méritante. Les heu-
2 G'
392 VOYAGE
reux effets qui résulteraient de leur admission à l'é-
galité ne sont-ils pas évidens! Ce serait un puissant
encouragement pour ceux qui ont déjà commencé à
marcher sous de meilleurs principes : tandis que ceux
qui sont encore corrompus se sentiraient entraînés
avec plus de force vers un changement salutaire, en
voyant ceux qui avaient eu autant de tort qu'eux-
mêmes, réintégrés parmi les honnêtes gens, et de-
venus aussi utiles qu'ils avaient été pernicieux à la so-
ciété.
» Ce système d'exclusion est en effet étendu à un
degré tel que peu de personnes en Angleterre pour-
raient l'imaginer; le braconnier, le simple coupable
d'opinions politiques , et le voleur, sont tous regardés
comme également flétris. 11 n'y a point de différence
établie entre les crimes les plus odieux et les délits les
plus excusables. L'homme qui ne dérobe que pour
satisfaire aux tourmens de la faim , ou n'y fut entraîné
que par une tentation soudaine , le coquin invétéré ,
fier de ses cent forfaits , et le malheureux timide et
honteux d'un seul écart, sont vus du même œil, trai-
tés de la même manière.
» Peu, très-peu même, parmi les émancipistes
purs, ont des titres pour le banc des jurés : c'est pour-
quoi l'élévation de deux ou trois d'entre eux serait de
peu d'importance pour le cours ordinaire de la justice,
en supposant qu'ils pussent par hasard déshonorer
leurs fonctions ; tandis que l'admission de ce nombre
sur la liste ordinaire des douze jurés aurait l'avantage
de prouver que l'obstacle opposé à leur réhabilitation
DE L'ASTROLABE. 393
morale a été détruit. Il est vrai que dernièrement
quelques émigrans libres ont assisté à des dîners don-
nés par de riches émancipistes, mais ils n'y furent guère
conduits que par des motifs particuliers d'intérêt, de
commerce ou de semblable nature ; toutefois ce sont
des préludes dont on peut attendre avec le temps de
plus grands résultats.
» Dans l'exacte vérité, notre classe émancipisle
forme la portion la plus utile et la plus active de notre
communauté. Toutes les distilleries, toutes les bras-
series, et le plus grand nombre des moulins et des
diverses fabriques leur sont dus; tandis qu'ils non!
jamais pris part, du moins que je sache, aux nom-
breuses contrebandes qui ont terni la réputation de
tant d'autres, si fiers d'être venus hommes libres dans
la colonie. Plusieurs de nos plus respectables négocians
m'ont dit que dans les nombreuses affaires d'intérêt
où ils se sont trouvés en rapport avec les émancipistes,
leur conduite a toujours été très - honorable , quoi
que certaines personnes fassent pour infirmer ce mé-
rite de leur part , en disant que leurs principes n'ont
point changé , que la crainte de la loi et l'intérêt per-
sonnel seuls les forcent à se montrer honnêtes. Je sou-
tiens que cette opinion est tout à la fois injuste et peu
généreuse-, car, hormis ces deux motifs, qui peut re-
tenir les dix-neuf vingtièmes du genre humain dans le
chemin de l'honnêteté? Les principes les plus hon-
nêtes ne disparaissent-ils pas souvent du cœur de deux
amis intimes quand l'inlérèt vient se jeter au travers
d'eux comme une pomme de discorde. Aussi long-
394 VOYAGE
temps que les hommes réussiront mieux avec de mau-
vais sentimens masqués sous des dehors honnêtes,
que par une probité avérée (sans compromettre leur
cou, ni leurs intérêts particuliers), ils auront peu de
scrupule à cet égard. En effet l'honnêteté est autant
une habitude acquise qu'un principe bien fixe; quand
ces convie ts l'auront prise, telle que toutes les habi-
tudes bonnes ou mauvaises, elle ne sera pas si vite
abandonnée. Quand nous voyons un peuple briller à
une époque , comme le modèle de tous les sentimens
nobles et vertueux , et dans un autre temps avili par
tous les genres de vices et de faiblesses, nous ne
voyons en cela qu'un changement d'habitude, et non
pas de principes naturellement inhérens à leur es-
sence ; car tout ce qui est naturel à la constitution hu-
maine, comme les passions dont nous sommes généra-
lement imbus, ou la couleur de notre peau , restent
les mêmes de génération en génération. » [Cunnin-
gham, tom. II>pag. 108 etsuiv.)
DE L'ASTROLABE. 395
CHAPITRE XI
IIKS NATURELS DE LA NOUVELLE-GALLES DU SUD.
Après avoir lu l'histoire de la colonie anglaise établie
dans cette partie de la Nouvelle-Hollande , et vu quels
progrès rapides elle a faits dans le court espace de
quarante ans , on ne peut manquer de lire avec inté-
rêt tout ce qui a trait aux malheureux indigènes qui
occupaient seuls ces vastes contrées avant l'arrivée
des Anglais. J'ai donc réuni tout ce qui a été écrit à ce
sujet, en y joignant quelques documens plus récens,
pour former le sujet de ce chapitre. Rien de com-
plet , à ma connaissance , n'avait encore été publié en
France sur cette matière , je ne pense pas même qu'au-
cun voyageur Tait traitée avec quelques détails. Des
notions exactes, sur une race aussi sauvage, aussi dé-
gradée, m'ont paru d'autant plus intéressantes à con-
signer dans l'histoire , qu'il s'écoulera sans doute un
temps peu considérable avant que ces tribus, surtout
celles qui avoisinent les établissemens anglais, (missent
396 VOYAGE
par s'éteindre entièrement, après s'être par degrés af-
faiblies, grâce aux maladies, aux excès et aux maux
de tout genre qu'ils doivent à la présence des Anglais
parmi eux. Triste et commune destinée des malheu-
reuses peuplades auxquelles l'Européen n'a pu ap-
porter que ses vices, sans leur communiquer une
seule de ses vertus ! Les précieuses relations de Col-
lins et de Barrington formeront la base du tableau
que je vais tracer , et auquel j'ajouterai quelques
articles extraits des journaux de la colonie et un petit
nombre d'observations qui nous sont propres.
Collins commence par rendre compte de la manière
dont il arriva peu à peu à la connaissance des mœurs
et des coutumes des naturels. « Après divers événe-
mens fâcheux , dit-il , et un long espace de temps , les
rapports d'amitié qu'on avait si vivement désirés avec
les naturels , furent à peu près établis : comme on les
laissa parfaitement libres , ces insulaires ne tardèrent
pas à venir vivre en assez grand nombre parmi les ha-
bitans de Sydney, sans gène et sans crainte, à com-
prendre leur langage, à s'habituer à leurs manières , à
jouir des avantages de leurs vêtemens et de la variété
de leurs alimens. On vit de ces insulaires mourir
dans les maisons des Européens, et les morts furent
remplacés par d'autres qui n'avaient rien observé
dans le sort de leurs prédécesseurs qui pût les dé-
tourner de rester comme eux en toute sécurité chez
leurs hôtes. En général , on les laissa parfaitement
maîtres de leurs actions, et rarement on porta obs-
tacle à leurs désirs. Car on sentit bien qu'en leur
DE L'ASTROLABE. 397
permettant de vivre comme ils l'avaient toujours fait ,
on parviendrait bien plus vite à la connaissance de
leurs coutumes et de leurs mœurs , qu'en attendant
d'avoir appris leur langage. Aussi toutes les fois qu'ils
s'assemblaient pour danser ou pour combattre devant
les maisons, on ne les dispersait point; au contraire,
ces rassemblemens avaient aussitôt pour spectateurs
les personnes les plus distinguées de rétablissement.
Cette attention, qui leur paraissait agréable, ne leur
était pas moins utile; car si quelqu'un d'entre eux
était blessé dans le combat, ils avaient coutume de
s'adresser aux chirurgiens anglais en qui ils avaient
une pleine confiance , et ils montraient un grand cou-
rage et beaucoup de fermeté à supporter les opérations
de la sonde et du bistouri.
» Peu à peu les deux peuples commencèrent à se
comprendre mutuellement ; de leurs deux langues se
forma un dialecte corrompu et mélangé d'anglais et
d'australien , qui seul par la suite servit à leur usage
habituel. C est au moyen de ce langage et d'observa-
tions assidues que furent recueillies la plupart des dé-
tails suivans sur les naturels de la Nouvelle-Galles
du Sud. »
GOUVERNEMENT.
Les naturels qui habitaient près de Botany-Bay,
de Port-Jackson et Broken-Bay, étaient distingués
par familles, qui ne reconnaissaient d'autre autorité
que celle du plus ancien. C'est, ce que l'on eut oc-
398 VOYAGE
casion de vérifier peu après la fondation de la colo-
nie : car lorsqu'on rencontrait une famille inconnue,
le plus âgé s'avançait pour parler aux Européens , et
ces vieillards portaient le nom de biannai ou père,
qu'ils donnaient aussi au gouverneur Phillip et à tous
ceux des Anglais qu'ils voyaient pourvus de quelque
autorité.
On découvrit aussi une autre signification dans ce
nom de biannai; car on observa fréquemment que
des en fans le donnaient à des hommes qui n'avaient
jamais été pères. Les renseignemens que l'on se
procura pour expliquer ce fait apprirent que, dans
le cas où le père vient à mourir, son plus proche
parent ou son ami se charge des orphelins qui lui
donnent alors le titre de biannai.
Chacune de ces familles est désignée par le nom
propre du lieu de sa résidence, en y ajoutant la syl-
labe gai. Ainsi la côte au sud de Botany-Bay se nomme
Gouïa, et le peuple qui l'habite prend le nom de
Gouïa-Gal. Ceux qui vivent sur la côte nord de Port-
Jackson sont désignés par le nom de Kemmir aï-Gai,
parce que cette partie de la baie s'appelle Kemmiraï.
Avant que cette dernière tribu fût mieux connue
des colons, on entendit souvent Benilong et d'autres
naturels en parler comme d'un peuple très-puissant ,
qui les contraignait d'obéir à toutes ses volontés.
Par la suite on vit que cette tribu était la plus nom-
breuse de toutes , que ses membres étaient les plus
vigoureux des insulaires, et qu'enfin c'était de son
sein que sortaient la plupart des singuliers person-
DE L'ASTROLABE. 399
nages connus sous le titre de kerredaï et kerre-
digang.
A cette tribu appartenait aussi le privilège ex-
clusif et bizarre d'exiger une dent de chacun des
hommes des autres tribus qui habitent la côte, ou
de toutes celles qui se trouvent sous leur autorité.
L'exercice de ce droit place ce peuple sous un point
de vue particulier, et l'on ne peut douter de sa su-
périorité prononcée. Plusieurs contestations , ou af-
faires d'honneur, ont été différées jusqu'à l'arrivée de
quelques-uns de ces personnages; quand ils parais-
saient, il était impossible de ne pas remarquer l'in-
fluence et l'autorité que leur donnaient leur nombre
et leur force physique.
Sans doute ils ont pu maintenir cette supériorité
depuis un grand nombre d'années, et ce tribut d'une
dent qu'ils exigent de tous les jeunes gens des autres
familles est probablement le sceau authentique de
leur puissance.
RELIGION.
Quelques théologiens célèbres ont affirmé qu'il
n'existait pas au monde un pays qui n'offrit quelque
trace de religion; mais tout ce qu'on peut observer
de ces insulaires semble démontrer qu'ils forment
exception à cette règle. Ils n'adorent ni le soleil, ni
la lune , ni les étoiles ; bien que le feu soit un objet
nécessaire pour eux , ils ne lui rendent pas de culte;
ils n'ont également de respect pour aucun animal
400 VOYAGE
particulier, oiseau ou poisson. Jamais on n'a observé
qu'aucun objet matériel ou imaginaire pût les dé-
terminer à faire une bonne action, ou les détour-
ner de ce qu'ils jugent criminel. A la vérité , on
retrouve parmi eux quelque idée d'une existence
future, mais elle est indépendante de toute notion
religieuse; car elle n'a nulle influence sur leur vie
actuelle ni sur leurs actions. On les a souvent ques-
tionnés sur ce qu'ils devenaient après leur mort ;
quelques-uns répondaient qu'ils se plongeaient dans
la Grande-Eau (la mer) ou qu'ils s'en allaient au-delà ;
mais , sans contredit , la grande majorité indiquait
qu'ils s'envolaient dans les nuages. M. Collins, con-
versant avec Benilong à son retour de l'Angle-
terre, où il avait acquis une grande connaissance
des coutumes et des mœurs européennes, désirant
savoir d'où il supposait que ses concitoyens pro-
venaient , lui fit d'abord observer que tous les blancs
de Port-Jackson étaient venus d'Angleterre, et lui
demanda ensuite d'où étaient venus les noirs ( ou
lord). L'insulaire hésita. Sur la question de savoir
si ces noirs venaient de quelque île, il répondit qu'ils
ne venaient d'aucune île, mais des nuages [bourou-
ivi), et que, quand ils mouraient, ils y retournaient.
Benilong paraissait vouloir faire entendre que les
morts montaient à leur nouveau séjour sous la forme
de petits enfans , en voltigeant d'abord sur la cime
et sur les branches des arbres, et, suivant lui, en
cet état , ils vivaient de petits poissons , leur nour-
riture favorite.
DE L'ASTROLABE. 401
Les jeunes naturels qui résidaient à Sydney ai-
maient beaucoup à se rendre à l'église le dimanche ,
mais sans s'inquiéter de ce qu'ils allaient y faire.
On les voyait souvent prendre un livre et imiter très-
adroitement le ministre dans ses gestes (car on ne
saurait trouver de meilleurs mimes), riant et jouis-
sant quand on applaudissait à leurs grimaces.
On a parlé, dans une brochure ou dans une gazette,
d'un naturel qui s'était élancé au-devant d'un homme
qui allait tirer sur une corneille, et celui qui rap-
portait le fait, en tirait la conséquence que cet oiseau
était un objet de vénération pour les sauvages. Mais
on peut assurer hardiment que, bien loin d attacher
aucune répugnance à voir tuer des corneilles , ils sont
très-friands de leur chair, et emploient le stratagème
suivant pour les attraper. Un naturel se couche sur
un rocher , comme s'il était endormi au soleil , et
tient un morceau de poisson à la main. L'oiseau,
épervier ou corneille , voyant la proie et l'homme
sans mouvement, fond sur le poisson; au moment
de le saisir , il est lui-même capturé par le sauvage ,
qui le jette vite sur des charbons et s'en fait un mets
qu'il savoure avec délices.
Du reste, disent Collins et Barrington, on ne peut
douter qu'ils ne sentent la différence entre le bien et
le mal , entre le bon et le mauvais , et ont des termes
pour l'exprimer. Ainsi, qu'on leur fasse tort, ou qu'on
leur montre une raie puante dont ils ne mangent
jamais, ils s'écrient ivbï, mauvais; qu'au contraire
on leur rende un service, ou qu'ils voient un kangarou,
402 VOYAGE
ils disent boud-jiri , bon. Du reste , les qualités
morales sont exprimées par les mêmes termes que
les qualités physiques, et paraissent se confondre dans
leurs idées. Ainsi leurs ennemis sont wiri, et leurs
amis boud-jiri. Si on leur parlait de manger un
homme , ils témoignaient une grande horreur à cette
idée et disaient que c'était wîri; en voyant punir ceux
qui les avaient maltraités, ils exprimaient leur ap-
probation en disant que c'était boud-jiri. Les assas-
sinats nocturnes , quoique fréquens chez eux par suite
de leurs désirs de vengeance, sont blâmés, tandis
qu'ils applaudissent à des actions de bonté et de gé-
nérosité dont ils sont capables. Un homme qui ne
recevrait pas avec courage une lance, mais s'enfuirait,
serait traité de lâche ou dji-roun et de wiri. Mais
les notions de ces insulaires touchant le bien et le mal
bien certainement ne s'étendent jamais au-delà de
leur existence en ce monde, et ils ne s'imaginent pas
que la pratique de l'un ni de l'autre puisse avoir au-
cun rapport avec leur état futur. C'est ce que prouve
évidemment leur opinion touchant la manière dont
ils doivent quitter ce monde et entrer dans l'autre,
sous la forme de petits enfans, qui sera encore celle
sous laquelle ils reparaîtront un jour dans celui-ci.
STATURE ET EXTERIEUR.
Les hommes, comme les femmes, sont générale-
ment d'une petite taille, et, dans chaque sexe,
très-peu sont bien conformés. Leurs membres sont
DE L'ASTROLABE. 191
longs et grêles , ce qui se remarque d'une manière
encore plus frappante chez ceux qui habitent les
bois, qui ont moins de ressources, et se trouvent
souvent obligés de grimper sur les arbres pour y
recueillir du miel ou attraper des animaux. Armés
dune petite hache en pierre , ils font sur les troncs
d'arbres des entailles suffisantes pour recevoir le gros
doigt du pied, et c'est en se tenant de la main
gauche , et continuant leurs entailles avec la droite ,
qu'ils parviennent aussi haut qu'ils veulent, souvent
jusqu'à quatre-vingts ou cent pieds.
Les traits des hommes sont durs et repoussans;
l'os ou roseau qu'ils portent à la cloison du nez,
leurs cheveux ébouriffés et leurs longues barbes leur
donnent un air effrayant. Les femmes conservent
quelque chose de la délicatesse dont leur sexe peut
justement s'enorgueillir parmi les nations civilisées;
on a même saisi quelquefois le rouge de la pudeur
sur leurs joues noircies , et on les a vues s'efforcer
de cacher par leur attitude ce que leur nudité eût
laissé à découvert.
Ils ont le nez aplati , de larges narines , les
yeux enfoncés dans la tète et surchargés d'épais
sourcils. En outre, ils portent autour de la tète un
petit filet de poil d'opossum de la largeur du front,
qu'ils rabattent jusque sur les sourcils, quand ils
veulent y voir plus clairement. Ils ont des lèvres
très-épaisses, avec une bouche d'une grandeur dé-
mesurée, mais qui ne s'ouvre que pour laisser pa-
raître des dents blanches , unies et très-saines. Plu-
404 VOYAGE
sieurs ont les mâchoires très-proéminenles , et l'un
d'eux, nommé le vieux ïFiran° ', eût fort bien pu
passer pour un orang-outang.
La couleur de ces naturels n'est pas toujours cons-
tante. On en a vu qui, nettoyés de la fumée et de
la crasse qu'on trouve toujours sur leur corps, ont
paru aussi noirs que les nègres d'Afrique , tandis
que d'autres n'ont offert qu'un teint cuivré comme
celui des Malais. Leur tête ne porte point de la laine,
même chez les individus noirs , mais de véritables
cheveux ; c'est ce qui fut particulièrement observé
sur Benilong après son retour d'Angleterre, où l'on
avait porté quelque attention à sa toilette. Il se trouva
avoir de longs cheveux noirs. Le noir est en effet
la couleur ordinaire des cheveux de ses compa-
triotes. Cependant quelques - uns les avaient rou-
geâtres.
Leur vue est singulièrement bonne : il est vrai
que leur existence dépend très-souvent de cet avan-
tage ; car un homme qui aurait une vue courte (mal-
heur inconnu chez eux) ne saurait jamais se mettre
en garde contre les lances qu'ils savent envoyer avec
une force et une rapidité étonnantes.
Les deux sexes se frottent la peau d'huile de pois-
son qui leur communique une puanteur insupporta-
ble, mais qui les garantit de l'atteinte des moustiques,
dont quelques-unes, fort grosses, mordent ou pi-
quent cruellement. Quelques naturels pratiquent cette
opération si malproprement , qu'on voit les entrailles
du poisson rôtir sur leur tète à l'ardeur du soleil,
DE L'ASTROLABE. 405
jusqu'à ce que l'huile en découle sur leur visage et
sur leur corps. On apprend aux enfans à se frotter
d'huile dès l'âge de deux ans.
Ces sauvages ont divers ornemens. Les uns , au
moyen d'une comme, se garnissent les cheveux d'os
de poissons ou d'oiseaux, de plumes, de morceaux
de bois, de queues de chien et de dents de kangarou.
D'autres , au sud de Botany-Bay , se tressent les
cheveux avec de la gomme, ce qui les lait ressembler
à des bouts de corde. Souvent ils se barbouillent de
terre rouge ou blanche, employant la première quand
ils veulent aller au combat, et l'autre pour se pré-
parer à danser.
La forme de ces ornemens dépend tout-à-fait du
goût de la personne; et plusieurs poussent cet art
si loin, qu'ils se rendent vraiment affreux. En effet,
peut -on s'imaginer rien de plus horrible qu'une
figure huileuse et noircie , avec un large cercle blanc
autour de chaque œil , des lignes de la même couleur
ondulées sur les bras, les cuisses et les jambes? Quel-
quefois barbouillés de noir , avec les côtes marquées
par des lignes blanches , ils ont tout-à-fait l'apparence
de spectres.
Les cicatrices , chez les individus des deux sexes ,
sont considérées comme des ornemens très-distingués,
si bien qu'ils se font des plaies avec des coquilles , les
tiennent ouvertes pour laisser la chair se boursouffler
sur les bords ; quand la peau vient ensuite à les re-
couvrir, elles forment sur leurs corps des marques
honorables, figurant des échelons ou des coutures.
406 VOYAGE
Cette opération , qui s'exécute ordinairement dans la
jeunesse , laisse des traces durables et qui ne s'ef-
facent qu'au déclin de l'âge.
Les femmes sont particulièrement assujetties à une
opération bizarre : c'est la perte des deux phalanges
du petit doigt de la main gauche. Elle a lieu quand
elles sont encore très -jeunes, et sous le prétexte
que ces phalanges les gêneraient pour rouler leur
ligne de pèche autour de leur main. On lie étroi-
tement avec un cheveu la seconde articulation , ce qui
arrête la circulation du sang, et le bout du doigt
tombe ensuite en putréfaction. Très - peu de filles
échappent à cette mutilation, et celles qui ne l'ont
pas subie sont traitées avec mépris.
De leur côté, les hommes, surtout ceux qui ha-
bitent la côte, doivent aussi perdre la dent de de-
vant, et nous décrirons plus loin cette opération.
Du reste , on remarque chez eux très-peu de dif-
formités naturelles ; on n'a vu sur le sable qu'une
ou deux traces de pieds contrefaits. Il n'y a ni bossus
ni tortus; cependant on ne voit nulle part ailleurs
des femmes aussi négligentes pour leurs enfans ,
auxquels il arrive souvent de rouler dans le feu
et de s'y brûler horriblement, quand leurs mères
dorment près d'eux. Ces peuples sont très-difficiles
à éveiller quand ils sont une fois endormis.
HABITATIONS.
Elles sont aussi grossières qu'il soit possible de
DE L'ASTROLABE. 407
l'imaginer. La hutte de l'habitant des bois se forme
d'une simple écorce d'arbre, courbée dans le milieu,
placée par les deux bouts contre terre, et tout au
plus capable d'abriter imparfaitement le malheureux
qui s'en sert. Jamais ils ne les transportent avec
eux.
Sur le bord de la mer, ces huttes sont plus gran-
des, formées de plusieurs morceaux d'écorces réunis
au sommet, de manière à former une espèce de four
avec une entrée, et assez grand pour contenir six à
huit, personnes. Leurs foyers sont plutôt placés à
l'entrée qu'en dedans de la hutte, et son intérieur
est en général le trou le plus sale et le plus enfumé.
Outre ces cases d'écorces , ils se creusent aussi des
cavernes dans les rochers. Au devant de ces grottes,
le sol se faisait remarquer par sa fertilité : en creu-
sant la terre , on trouva quantité de coquilles et.
autres débris. Cette découverte devint d'un grand
avantage pour la colonie; des coquilles on fit de la
chaux , et le reste servit d'engrais pour les jardins.
Les naturels s'étendent pèle - mêle confondus ,
hommes , femmes , enfans , dans ces huttes et ces
grottes où ils jouissent des mêmes avantages (pie la
brute dans sa niche , savoir de l'abri contre le mau-
vais temps et des douceurs du sommeil, si aucun
ennemi ne vient les y troubler.
Ils font très-peu de cas des maisons des Européens,
ils n'attachèrent aucun prix à celles que le gouver-
neur Macquarie avait eu l'attention de leur faire bâtir;
aussi tombèrent-elles bientôt en ruines. Un jour leur
408 VOYAGE
chef Boungari, interrogé : Quel cas il faisait des
maisons? se contenta de répondre en haussant les
épaules : Mari boud-jiri, Massa, 'posse he vain.
Très-bien, Monsieur, à supposer qu'il pleuve. ( Cun-
ningham, 3e édition, tum. II, pag. 6.)
Leur sommeil est si profond que la jalousie ou le
désir de la vengeance invile souvent leurs ennemis
à en profiter pour les assassiner ; on a vu plusieurs
exemples de cette perfidie. Un de ces exemples eut
cela de remarquable, que le meurtrier, sur le point
de percer sa victime , voulut d'abord retirer l'enfant
qui dormait entre ses bras , et le porta ensuite à
Sydney pour en prendre soin. Comme les naturels
n'ignoraient point le danger qu'ils couraient durant
leur sommeil, ils faisaient tout leur possible pour ob-
tenir des colons de jeunes épagneuls ou des bassels,
qu'ils considéraient comme de précieux gardiens du-
rant la nuit.
FAÇON DE VIVRE.
Les naturels de la côte, qui sont le mieux connus,
n'ont guère d'autre ressource que le poisson; leur
principale occupation est de le prendre, mais les
moyens varient suivant le sexe : les hommes emploient
le harpon, et les femmes la ligne et l'hameçon. Le
harpon est une canne de quinze à vingt pieds de long ,
terminée par quatre pointes barbelées ; les barbes sont
des morceaux d'os soudés au bois avec de la gomme.
Dans le beau temps , ils se tiennent dans leurs piro-
DE L'ASTROLABE. Î09
gués, le visage près de la surface de l'eau, el prêts
à darder leur proie qu'ils manquent rarement.
Les lignes qu'emploient les femmes sont fabriquées
par elles-mêmes avec l'écorce d'un arbuste du pays;
leurs hameçons sont en écaille d'huître perlicre ,
qu'elles frottent sur une pierre jusqu'à lui donner
la forme convenable. Quoique ces hameçons n'aient
point de barbes , ils leur servent avec le plus grand
succès.
Les femmes chantent en péchant à la ligne dans
leurs pirogues, qui ne sont que de misérables barques
dont les bords sont à peine élevés de six pouces au-
dessus de l'eau. On y trouve toujours un petit feu sur
de l'herbe marine ou du sable, qui leur sert à faire tout
de suite cuire leur poisson quand ils veulent le manger.
A l'exception des animaux qui peuvent s'y ren-
contrer, les bois n'offrent aux sauvages que très-peu
de ressources; quelques baies, une sorte d'igname, la
racine de fougère, les fleurs de différens banksia, et
quelquefois un peu de miel : voilà tout ce que leur
donne le règne végétal.
Les naturels qui vivent dans les bois el sur le bord
des rivières sont réduits à chercher d'autres alimens,
et forcés à des exercices plus durs pour s'en procurer.
Nous avons donné un exemple de ces exercices en ci-
tant la façon dont ils grimpent sur les arbres. En outre,
ils ont des méthodes pénibles pour prendre les ani-
maux au piège.
Les sauvages des bois font une pâte avec de la
racine de fougère el des fourmis écrasées ensemble,
410 VOYAGE
et, dans la saison , y ajoutent les œufs de ces insectes.
Très-sales dans leur nourriture , ils dévorent tout ce
qui leur tombe entre les mains , même les vers , les
chenilles et la vermine.
MARIAGE.
On a dit qu'il y avait une délicatesse sensible chez
les femmes. N'est-il pas choquant de penser que, pour
elles, le prélude de l'amour soit la violence, et même
une violence de la nature la plus brutale? Ces mal-
heureuses victimes d'une passion honteuse et barbare
sont, à ce que l'on pense, toujours choisies par les
hommes dans une tribu étrangère et même ennemie de
la leur. Ainsi le secret est nécessaire, et la pauvre in-
fortunée est ravie en l'absence de ses protecteurs. Le
barbare alors l'étourdit à coups de casse-tête sur la
tête, les épaules, la gorge et toutes les parties du
corps , et chacun d'eux fait jaillir un ruisseau de sang ;
la saisissant ensuite par un bras , il l'entraîne au tra-
vers des bois, des pierres et des troncs d'arbres, avec
toute la violence et la vitesse dont il est susceptible.
L'amant, ou plutôt le ravisseur, ne fait aucune atten-
tion aux rochers , ni aux morceaux de bois qui peu-
vent se trouver sur sa route , et ne songe qu'à traîner
sa proie au milieu des siens. Là il assouvit sa passion ;
et la fille ainsi violée devient la femme de son ravis-
seur , et est admise à ce titre dans sa tribu.
La tribu de la fille à son tour se venge de cette in-
sulte par le système ordinaire des représailles , quand
DE L'ASTROLABE. ill
elle en trouve l'occasion. Pour la femme, elle se sou-
met à son sort, et quitte rarement son mari et sa nou-
velle tribu pour une autre. La coutume de ces rapts
est si universelle chez eux , que les enfans même s'en
font un amusement , une sorte d'exercice.
Les femmes sont, maintenues par les hommes dans
le plus grand assujettissement. Si une tribu en voyage
rencontre des Européens, les femmes ont l'ordre de
se tenir à une certaine distance, et n'en peuvent bou-
ger sans permission. La plus légère offense de leur
part, envers le mari, est punie d'un coup de casse-tète
qui ne manque jamais de leur faire jaillir le sang et leur
fracture souvent le crâne. Cependant un traitement
si barbare semble plutôt fortifier rattachement de la
femme que le diminuer, et ces blessures même sont
montrées par elles comme des marques d'honneur.
Dans un très-petit nombre de cas, les femmes ren-
dent ces outrages; après leur dispute, les époux vi-
vent en aussi bonne intelligence qu'auparavant.
Les hommes ne se bornent point à une seule femme,
mais les femmes se vengent en rendant la pareille au
mari et souvent en le tuant.
Benilong, avant son voyage en Angleterre, avait
deux femmes qui vivaient l'une et l'autre avec lui et
le suivaient partout. L'une, nommée Barang-Arou,
était, attachée à lui dès le temps où il fut amené captif «à
l'établissement; avant même qu'elle mourût, il avait
enlevé à la tribu de Botany-Bay, Gorou-Barrou-Boulla,
de la manière cruelle que nous avons décrite. Celle-ci
continua de rester avec lui jusqu'à son départ pour
412 VOYAGE
l'Angleterre. On a compris que tous les naturels des
bords de l'Hawkesbury ont deux femmes, et généra-
lement on trouve plus d'exemples de la pluralité des
femmes que de la monogamie chez ces sauvages. Ja-
mais on n'a observé qu'il existât dans la famille des
enfans des deux femmes. Comme on doit naturelle-
ment s'y attendre , les deux femmes sont continuelle-
ment jalouses, et se querellent l'une l'autre. Cepen-
dant on a cru remarquer que la première, eu égard à
la priorité d'attachement, réclamait le droit exclusif
aux faveurs conjugales; tandis que la seconde, ou
celle du dernier choix , était réduite à devenir l'esclave
et le souffre-douleur de la famille.
Certainement la pudeur n'était point une vertu dont
l'un ni l'autre sexe se fit honneur chez ces sauvages.
Pourtant quand les femmes se furent aperçues que les
blancs attachaient une idée de honte à se montrer à
nu, elles devinrent, au moins plusieurs d'entre elles ,
extrêmement délicates et réservées à cet égard devant
les étrangers ; bien que la nudité continuât de leur être
parfaitement indifférente vis-à-vis des hommes de leur
nation.
Cependant ces êtres ne sont pas toujours étrangers
aux vrais sentimens de l'amour dans toute sa pureté,
comme le prouve l'anecdote suivante rapportée par
Barrington, qui a beaucoup connu le jeune homme
dont il est question. Ce naturel, âgé de vingt-deux
ans environ , appartenait à la tribu de Parramatla, et
avait deux sœurs , l'une de vingt ans , et l'autre seule-
ment de quatorze ans. Unjour qu'il revenait de chasser
DE L'ASTROLABE. 413
le kangarou, il ne vit pas ses sœurs venir au devant
de lui comme de coutume. Imaginant qu elles étaient
allées chercher de l'eau ou quelques vivres, sans en-
trer dans sa demeure, il se décida à s'asseoir au pied
d'un arbre pour se reposer en y attendant leur retour.
Le soleil disparut , et la nuit ne tarda pas à étendre
ses voiles ; des éclairs très-vifs annoncèrent un pro-
chain orage ; en peu d'instans la pluie tomba par tor-
rens , et força le jeune homme de quitter son arbre
pour chercher un abri dans sa grotte. Mais à peine y
mettait-il les pieds qu'un éclair montra à ses yeux ef-
frayés le corps de sa plus jeune sœur baigné dans son
sang. Déjà troublé par le combat des élémens , à ce
spectacle sa détresse fut au comble ; à genoux près de
sa sœur il cherchait à la relever, mais elle ne pouvait
l'entendre, carelle avait perdu tout sentiment. Il courut
chercher de l'eau pour lui en frotter le visage , ce qui
la fit revenir à elle-même. « O mon cher frère! s'écria-
t-e!le, notre sœur nous est ravie, et j'ai presque été
massacrée pour m'y opposer. Le méchant, après l'a-
voir frappée de son casse-tète , s'est saisi d'un de ses
bras pour l'entraîner hors de la grotte , je me suis at-
tachée à l'autre pour la retenir; mais au moment que le
barbare s'en est aperçu , d'un coup de son casse-tète il
m'a jetée par terre , dans l'état où vous m'avez trou-
vée. » En finissant ce récit, un torrent de larmes
inonda ses joues, et son frère ne put s'empêcher de
pleurer aussi, en même temps qu'il méditait sa ven-
geance, et rêvait aux moyens de l'exécuter. Ils passè-
rent la nuit dans qe I liste entretien. Hès que le soleil
414 VOYAGE
vint les éclairer, ils se mirent en route pour chercher
la tribu du coupable. Après un voyage dont leur soif
de vengeance abrégea la longueur, ils atteignirent les
lieux qu'occupait la tribu qu'ils cherchaient. Alors le
sauvage aperçut à une petite distance la sœur de celui-
là même qui lui avait enlevé la sienne , et qui s'était un
peu écartée pour ramasser du bois à brûler. C'était une
belle occasion pour se venger; ainsi ordonnant à sa sœur
de se cacher, il courut sur la jeune fille, et leva son
casse-tête pour la terrasser et satisfaire son ressenti-
ment. La victime trembla, et bien qu'elle connût toute
la force de son ennemi, elle s'arma de tout le courage
qu'elle put conserver. Elle releva les yeux sur lui, et
leurs regards s'étant rencontrés, tel fut l'effet que
produisit son admirable beauté sur le jeune homme ,
qu'il demeura immobile pour la contempler. La pau-
vre fille s'en aperçut , et se jeta à ses genoux pour im-
plorer sa pitié; mais avant qu'elle pût parler, déjà le
sentiment de la vengeance avait fait place à celui de
l'amour. Il rejeta son casse-tête , et la serrant dans ses
bras , lui jura une constance éternelle. Sa pitié lui
valut l'amour de sa belle, et chacun se vit ainsi payé
d'un mutuel retour. Il rappela sa sœur qui aurait elle-
même assouvi sa vengeance sur la jeune fille , sans son
frère qui lui déclara qu'elle était désormais sa femme.
Le jeune homme s'étant informé de sa sœur aînée, sa
nouvelle épouse lui apprit qu'elle était encore très-
souffrante, mais qu'elle serait bientôt mieux, et ex-
cusa son frère sur les moyens qu'il avait employés
pour en faire sa femme, sur ce que c'était la coutume
DE L'ASTROLABE. 415
suivie dans le pays : « Mais vous, ajouta-t-elle , vous
avez le cœur plus blanc (faisant allusion aux mœurs
des Anglais), vous ne me battez point; moi je vous
aime, vous m'aimez, j'aime vos sœurs, vos sœurs
m'aiment; mon frère n'est pas un homme bon. » Cet
aveu sans artifice lui valut l'amour du sauvage et de
sa sœur qui étaient venus en ennemis, et ils vécurent
ensemble dans une petite cabane que Barrington leur
fit élever à un demi-mille de sa propre maison .
COUTUMES ET MOEURS.
Au moment où la femme accouche , personne ne
peut être présent que des personnes de son sexe.
Warri-Wir, sœur de Benilong , s'étant trouvée prise
de mal d'enfant tandis qu'elle était en ville, ce fut
une occasion favorable de les voir agir dans cette im-
portante conjoncture. Quelques femmes qui avaient
gagné l'amitié de cette jeune fille en profilèrent, et ce
fut d'elles qu'on obtint les détails suivans.
Durant l'accouchement une femme était occupée à
lui répandre de l'eau froide de temps en temps sur le
bas-ventre, tandis qu'une autre, qui avait attaché le
bout d'une petite corde autour du cou de Warri-Wir,
se frotta les lèvres avec l'autre bout jusqu'à ce que le
sang en coulât. Elle ne reçut aucun secours de celles
qui l'environnaient , et l'enfant vint au monde par la
seule action de la nature ; il ne fut reçu par personne
au sortir du sein de sa mère. Mais une des Anglaises
coupa le cordon ombilical, et lava l'enfant, du con-
416 VOYAGE
sentement de la mère, bien que les autres femmes
du pays s'y opposassent fortement. La pauvre mal-
heureuse semblait tout-à-fait épuisée.
On vit la femme de Benilong, quelques heures
après être accouchée , marcher seule et ramasser du
bois pour entretenir son feu. L'enfant, dont la couleur
de la peau paraissait roussâtre, était étendu parterre
sur un morceau d'écorce.
Les enfans nouvellement nés sont transportés par
leurs mères sur un morceau d'écorce tendre; aussitôt
qu'ils ont acquis assez de force , elles les placent sur
leurs épaules avec leurs jambes passées sur leur cou.
Instruits par la nécessité, bientôt ces petits êtres s'ac-
crochent aux cheveux de leur mère pour s'empêcher
de tomber.
La teinte rougeâtre de leur peau fait bientôt place à
leur couleur habituelle , et ce changement est dû en
grande partie à la fumée et à la saleté dans laquelle ces
petits malheureux sont entretenus dès le premier ins-
tant de leur existence. Les parens commencent aussi
de bonne heure à les décorer suivant la coutume na-
tionale; car aussitôt que leurs cheveux sont assez
longs pour cela, on les garnit d'os de poissons et de
dents d'animaux collés avec de la gomme. Des pein-
tures de chaux ornent leurs petits membres , et les
filles subissent l'amputation bizarre, qu'ils nomment
malgoun, avant même d'avoir quitté leur poste sur les
épaules de leur mère.
A peine âgé d'un mois ou six semaines , l'enfant
reçoit son nom. C'est ordinairement celui de quel-
DE L'ASTROLABE. 4 17
qu'un des objets qui sont continuellement sous leurs
yeux , comme d'un oiseau , d'un animal , d'un poisson ;
il n'y a pour cela aucune cérémonie accessoire.
Les amusemens des enfans sont en petit les exer-
cices des hommes faits. Dès l'âge le plus tendre ils
s'habituent à jeter la lance et à en parer les coups. A
peine âgés de huit ans ils s'amusent à enlever les pe-
tites filles , comme leurs pères ont fait pour leurs
mères , et ne les traitent guère mieux. De bonne
heure, ils aident leurs parens à la chasse et à la pèche.
Les enfans sont déjà sensibles aux insultes, et si
dans leurs jeux il leur arrive de recevoir d'un cama-
rade un coup trop fort , ils le rendent aussitôt dans le
même esprit de vengeance qu'à un âge plus avancé.
Ils ont beaucoup de talent pour l'art mimique , et se
plaisent à contrefaire la tournure du soldat, l'air, l'im-
portance d'un officier, et le maintien oisif d'un convict
paresseux. Si l'on sourit à leurs grimaces , ils en sont
enchantés, et se mettent eux-mêmes à rire aux éclats.
A l'âge de douze à quinze ans ils subissent l'opéra-
tion qu'ils nomment gna-noang , c'est-à-dire qu'on
leur perce la cloison du nez pour recevoir un morceau
d'os ou de roseau , ce qui , à leurs yeux , passe pour
un grand ornement, bien qu'il rende l'articulation
des mots très-imparfaite. Cette opération ne se pra-
tique guère que sur les hommes, quoiqu'on ait vu
quelques femmes qui l'avaient subie.
C'est aussi au même âge que les garçons reçoivent
les privilèges qu'ils acquièrent avec la perte d'une des
dents de devant. Durant son séjour dans le pays,
418 VOYAGE
Collins vit deux exemples de cet usage dont il a pu ,
la seconde fois , nous retracer les différentes circons-
tances, grâce au crayon d'une personne qui raccom-
pagnait.
Le 25 janvier 1795 , les naturels s'assemblèrent en
grand nombre pour cette importante opération; plu-
sieurs jeunes gens, bien connus dans l'établissement
pour ne l'avoir jamais subie, allaient être admis au rang
d'hommes. Pemoul-Waï, habitant des forêts, et plu-
sieurs étrangers vinrent au rendez-vous ; mais les prin-
cipaux acteurs dans les cérémonies n'étant point arrivés
de Kemmiraï, les nuits suivantes s'écoulèrent au milieu
des danses ; à cette occasion les sauvages s'ornèrent de
leurs plus beaux atours , et déployèrent certainement
une singulière variété de goûts. L'un se peignit le milieu
du visage en blanc , excepté seulement la barbe et
les sourcils ; d'autres se distinguaient par de grands
cercles blancs autour des yeux, qui les rendaient
aussi affreux qu'on peut se l'imaginer. Ce ne fut
que le 2 février que la réunion fut complète. Le soir
ceux de la tribu de Kemmiraï arrivèrent , et parmi eux
ceux mêmes qui devaient exécuter l'opération. Ils
étaient peints aux couleurs de leur tribu , la plupart
pourvus de boucliers , et tous armés de casse-têtes , de
lances et de bâtons pour les jeter ou tvomeras. Le lieu
choisi pour cette représentation extraordinaire se trou-
vait sur la pointe de Farm-Cove, et quelques jours aupa-
ravant on avait travaillé à le préparer convenablement
en le nettoyant d'herbes , de broussailles , de branches
d'arbre, etc., etc. Il formait un ovale de vingt-cinq
DE L'ASTROLABE. 419
pieds de long sur seize de large, et il prit le nom de
Yoa-Lang.
Quand L'auteur y arriva, il trouva ceux de la tribu
de Kemmiraï debout, et en armes, à l'une des extré-
mités du théâtre, et à l'autre bout se trouvaient les
enfans destinés à perdre chacun une dent, avec plu-
sieurs de leurs amis qui les avaient accompagnés.
Alors la cérémonie commença : les hommes armés
s'avancèrent en chantant, ou plutôt en poussant un cri
propre à la circonstance , et faisant retentir leurs bou-
cliers et leurs lances, tandis que de leurs pieds ils fai-
saient jaillir la poussière de manière à en couvrir ceux
qui les environnaient. Aumomentoù ils arrivèrent près
des enfans, un des hommes armés, se détachant de la
troupe, avança de quelques pas, et, saisissant un gar-
çon, retourna vers ses collègues , qui le saluèrent par
un cri, montrant en même temps le dessein de recevoir
et de protéger la victime. C'est de la même manière
que chacun des quinze enfans présens fut tour à tour
saisi et porté à l'autre extrémité du You-Lang , où ils
restèrent assis , les jambes croisées sous leurs corps ,
la tète basse et les mains jointes. Quelque pénible que
fût cette position, on assura que de toute la nuit
ils ne devaient point en bouger ni lever les yeux en
l'air, et que jusqu'à la fin de la cérémonie on ne leur
donnait aucune nourriture.
Les herredais exécutèrent ensuite quelques-uns de
leurs rits mystérieux. Tout-à-coup l'un d'eux tomba
par terre, s'y roula en prenant toute sorte d'attitudes
forcées , comme s'il eût été tourmenté par des douleurs
420 VOYAGE
inouies , et parut à la fin délivré d'un os qui devait
servir pour la cérémonie suivante. Durant tout ce
temps il était entouré d'une foule de naturels qui dan-
saient autour de lui en chantant à grands cris , tandis
que quelques-uns le frappaient sur le dos jusqu'à ce
qu'il eut produit l'os merveilleux ; puis il était délivré
de toute souffrance.
Celui-ci ne se fut pas plutôt relevé , épuisé de fa-
tigue et baigné de sueur, qu'un autre à son tour re-
commença la même cérémonie , qui se termina égale-
ment par l'exhibition d'un os dont il s'était prudemment
pourvu d'avance, et qu'il avait caché dans sa ceinture.
Cette farce grossière a pour but de convaincre les
jeunes gens que l'opération qu'ils ont à subir ne leur
causera qu'une faible douleur; car plus les kerredais
auront souffert, moins ils auront eux-mêmes de mal à
éprouver.
Il était déjà tout-à-fait nuit, et l'auteur se retira
avec l'invitation de revenir de bonne heure le matin
suivant. Au point du jour , il trouva les naturels
dormant par petits pelotons détachés, et ce ne fut
qu'au moment où le soleil se montra qu'ils commen-
cèrent à se relever. Les habitans de la côte nord dor-
maient à part; les jeunes garçons dormaient aussi sé-
parément , bien qu'on eût dit qu'ils ne devaient point
bouger de leur position. Bientôt après le lever du so-
leil, les kerredais et leurs compagnons s'avancèrent à
pas précipités vers le You-Lang, l'un à la suite de
l'autre , poussant des cris en y arrivant, et courant
deux ou trois fois tout à l'entour. On conduisit les
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DE L'ASTROLABE. 421
garçons au you-lang, la tète basse et les mains
jointes. Dès qu'ils lurent assis dans cette attitude , les
cérémonies commencèrent; les principaux acteurs,
au nombre de vingt environ, étaient tous de la tribu
de Kemmiraï.
Ces diverses scènes furent nombreuses et variées ;
mais toutes se rapportaient directement aux jeunes
gens, et avaient quelque trait au principal acte de
la journée qui devait terminer cette représentation.
Les gravures ci-jointes en donneront une idée assez
exacte.
N. 1 . Les jeunes gens, au nombre de quinze, étaient
assis au haut du you-lang, tandis que ceux qui de-
vaient faire l'opération défilaient plusieurs fois la pa-
rade autour de ce terrain, en courant à quatre pattes,
et imitant l'allure de leurs chiens. Leur costume était
conforme à ce but, l'épée de bois passée par derrière la
ceinture qu'ils portent autour du corps , ne figurant
pas mal la queue de cet animal, tandis qu'ils mar-
chaient à quatre pattes. Chaque fois qu'ils passaient
devant l'endroit où étaient assis les pauvres enfans
qui avaient une assez piteuse mine, ils faisaient sauter
sur ceux-ci le sable et la poussière avec les pieds et les
mains. Durant ce temps, les garçons restaient immo-
biles et silencieux, sans bouger de la position qu'ils
avaient prise, et sans paraître faire aucune attention
aux ridicules gestes des kerredais et de leurs com-
pagnons.
On comprit que, par cette cérémonie, on leur don-
nait le pouvoir sur le chien, et qu'on les douait de
TOMF. I. 28
422 VOYAGE
imites les qualités utiles que cet animal pouvait pos-
séder.
N. 2. Les jeunes gens sont encore assis comme ci-
dessus. La principale figure représente un naturel vi-
goureux et d'une belle taille, portant sur ses épaules
un pattagorang ou kangarou en herbe; le second porte
un paquet de broussailles. Les autres naturels, assis à
quelque distance, sont occupés à chanter et à battre
la mesure , selon les pas des deux hommes chargés :
ceux-ci semblaient presque incapables de se remuer
sous le poids des fardeaux qu'ils portaient sur leurs
épaules. Ils s'arrêtaient à chaque instant et boitaient
tout bas en marchant; enfin, ils déposèrent leurs
charges aux pieds des garçons , et se retirèrent du
you-lang comme accablés de la corvée qu'ils venaient
de faire. 11 faut observer que celui qui s'était chargé
du paquet de broussailles s'était fourré deux branches
de fleurs au travers de la cloison du nez, ce qui lui
donnait un aspect tout-à-fait extraordinaire.
Le kangarou mort désignait le pouvoir qui leur
était donné de tuer cet animal, et les broussailles
figuraient sa retraite.
N. 3. Les enfans restèrent assis au bout du you-
lang durant une heure entière. Durant ce temps, les ac-
teurs se retirèrent dans une vallée voisine , et s'ajus-
tèrent par derrière une ceinture de longues touffes
d'herbes pour remplacer l'épée de bois qu'ils avaient
quittée. Puis ils se remirent en mouvement comme
un troupeau de kangarous, tantôt bondissant sur leurs
pattes de derrière, tantôt se posant et se grattant avec
DE L'ASTROLABE. 423
leurs patles à la manière de ces animaux. En même
temps , un naturel battait la mesure sur un bouclier
avec un casse-tête, tandis que deux autres hommes
armés les suivaient attentivement, comme pour tomber
sur eux h l'improviste et les percer de leurs lances.
Ceci était, l'emblème d'un de leurs futurs exercices ,
la chasse du kangarou, et formait une scène à la fois
curieuse et grotesque ; car la vallée où ils se dégui-
saient avait quelque chose de très-romantique , et ce
spectacle était entièrement neuf.
N. 4. En arrivant à la place du you-lang, cette
troupe bizarre passa près des enfans , comme un trou-
peau de kangarous ; puis arrachant soudain et rejetant
leurs queues d'herbes , chacun d'eux saisit un petit
vairon, et, le plaçant sur ses épaules, lemporta en
triomphe au lieu où devait se passer la dernière scène
de cette singulière comédie. On doit observer que les
parcns et les amis des jeunes gens n'essayèrent nulle-
ment de gêner les naturels de Kemmiraï dans l'exer-
cice de leurs fonctions , et que même ils ne s'en
mêlèrent en aucune manière.
IV. 5. Après avoir cheminé quelques pas, les enfans
furent retirés de dessus les épaules des hommes et
réunis en un peloton, debout, la tète baissée sur la
poitrine et les mains jointes. Quelques-uns des ac-
teurs disparurent alors pour dix minutes environ,
afin de préparer la scène suivante. Ou ne permit point
à l'auteur d'être présent à cette cérémonie , pour la-
quelle les naturels semblaient observer un plus grand
degré de mystère et d'apprêt qu'ils ne l'avaient fait
«8*
42i VOYAGE
pour aucune des précédentes. Enfin on l'invita à
s'approcher, et il trouva les personnages disposés
comme dans le n° 5.
Le groupe de gauche représente les garçons et
ceux qui les accompagnaient; devant eux se trou-
vaient deux hommes, dont fun, assis sur le tronc d'un
arbre , portait l'autre sur ses épaules , et tous deux
avaient les bras étendus. Derrière eux on voyait
plusieurs corps couchés à plat, la face contre terre,
aussi près que possible l'un de l'autre et au pied d'un
autre tronc d'arbre , sur lequel étaient placés deux
naturels dans la même attitude que les deux pre-
miers.
A mesure que les enfans el ceux qui les condui-
saient approchèrent de ces deux premiers groupes,
les deux hommes qui le formaient commencèrent à se
tourner d'un côté et d'autre , en tirant la langue hors
de la bouche , ouvrant de grands yeux et leur donnant
l'aspect le plus horrible possible. Quand celte gri-
mace eut duré quelques minutes , les hommes se
séparèrent pour laisser passer les enfans qui furent
conduits par -dessus les corps couchés par terre.
Ceux-ci commencèrent à se remuer, se tortillant
comme s'ils eussent été à l'agonie, et faisant un bruit
sourd et semblable à celui du tonnerre grondant à
une grande distance. Après avoir passé par-dessus
ces corps , les enfans furent présentés aux deux indi-
vidus assis sur l'autre tronc, qui renouvelèrent les
grimaces déjà faites par les deux premiers ; puis toute
la troupe se mit en marche.
DE L'ASTROLARE. 42o
Un nom particulier, Bourou-Afenronng , fut donne
à cette scène; mais on ne peut connaître que très-
peu de choses de son objet. Aux questions faites à
cet égard, on ne put obtenir d'autre réponse que
c'était très-bon, et que dorénavant les jeunes gens
seraient des hommes braves , qu'ils y verraient clair
et se battraient bien.
N. 6. Toute la troupe s'arrêta à une petite distance
de la scène précédente. On fit asseoir les jeunes gens
près l'un de l'autre, tandis que devant eux les hom-
mes se rangèrent en demi-cercle, désormais armés
de leurs lances et de leurs boucliers. Au centre de la
troupe , et le visage tourné vis-à-vis d'eux , se trou-
vait Boudirro , le naturel qui avait été constamment
le principal acteur de la cérémonie. Il tenait un bou-
clier d'une main et de l'autre un casse-tète , avec
lequel il marquait la mesure en frappant l'un contre
l'autre. A chaque troisième coup, tous les autres,
après avoir balancé et dirigé leurs lances vers lui , les
pointaient en avant et touchaient le centre de son
bouclier.
Ceci terminait les cérémonies qui devaient précé-
der l'opération, et semblait faire allusion à un exer-
cice qui allait devenir la principale affaire de leur vie,
l'usage de la lance.
N. 7. Maintenant ils se préparèrent à faire sauter
les dents des jeunes gens. Le premier qu'ils prirent fut
un enfant de dix ans -, et il fut assis sur les épaules
d'un autre naturel lui-même assis sur l'herbe, ainsi
que le montre la planche n° 7.
426 VOYAGE
On représenta d'abord l'os que l'on prétendait
avoir extrait de l'estomac d'un des naturels, la veille
au soir. On avait eu soin de l'aiguiser par le bout,
afin de couper la gencive, car, sans cette précaution,
il leur serait impossible de faire sauter la dent sans
briser la mâchoire entière. On s'occupa ensuite de
couper un womera , à huit à dix pouces du bout , et
pour cela il faut de grandes cérémonies. Le bâton est
posé sur un arbre , et l'on essaie trois fois avant de
frapper dessus. Le bois étant très-dur et l'instrument
coupant très-mal, il fallut plusieurs coups pour en
venir à bout ; cependant on fît constamment trois
feintes avant que chaque coup fût donné. Quand la
gencive fut convenablement préparée avec l'os aigu,
le petit bout du bâton fut posé sur la dent aussi haut
que le permit la gencive , tandis que l'opérateur se
prépara à abattre la dent avec une grosse pierre qu'il
avait de l'autre main. Là , leur attention au nombre
trois fut encore remarquable , car aucun coup ne fut
frappé sur le bâton avant qu'on eût d'abord ajusté
par trois fois. Cette première opération dura dix mi-
nutes entières, car, malheureusement pour le pauvre
enfant , la dent tenait fort dans sa gencive. Enfin , elle
sauta , et le patient fut emmené à une petite distance ,
où sa gencive fut raffermie par ses amis , et il fut
bientôt revêtu , grâce à leurs soins , du costume
qu'il devait garder durant quelques jours. On lui
passa autour du corps une ceinture où tenait une
épée de bois ; sa tête fut entourée d'un bandeau
surmonté de bandelettes de xanthorrhœa qui , par la
DE L'ASTROLABE. 127
blancheur de leur couleur, produisaient un effet cu-
rieux et qui n'était point désagréable. Le pal ici il
avait la main gauche posée sur la bouche qui devait
rester fermée , il lui était défendu de parler cl de
manger de tout le jour o Tous les enfans lurent traités
de la même manière, excepté un seul joli petit garçon
de huit ou neuf ans, qui, après s être laissé couper la
gencive, ne voulut pas supporter plus d'un coup de
la pierre, et, se sauvant d'entre les mains des opéra-
leurs, réussit à s'échapper. Durant toute l'opération,
les spectateurs tirent aux oreilles des patiens un bruil
épouvantable (en criant iwâh-iwdh, gaga-gaga sans
relâche), suffisant pour distraire leur attention, et
étouffer toutes les plaintes qui eussent pu leur éehap
per ; mais ceux-ci se faisaient un point d'honneur de
supporter leur douleur sans pousser un soupir.
Du reste, on observa quelques autres singularités.
On n'essuya point le sang qui sortait de la gencive
déchirée, mais on le laissa couler le long de la poi-
trine de chaque enfant, et tomber sur la tête de
l'homme sur lequel il était assis, et dont le nom lui
ensuite ajouté au sien. Ce sang desséché resta sur la
tète des hommes et la poitrine des enfans durant
quelques jours. Les garçons furent ensuite désignés
par le titre de kebarra, nom qui par son étymologie
a rapport à l'un des instrumens employés dans celle
cérémonie , car hebah dans leur langue signifie une
pierre ou un rocher.
N. 8. Cette planche représente les jeunes gens
ajustés et assis sur un troue d'arbre, comme ils paru-
1 28 VOYAGE
rent le soir même qui suivit l'opération. L'homme est
Kol-bi qui applique un poisson grillé contre la gen-
cive de son cousin ZSanbarry qui a plus souffert qu'au-
cun des autres.
Tout-à-coup, à un signal donné, les patiens se le-
vèrent et se précipitèrent vers la ville, chassant devant
eux les hommes, les femmes et les enfans qui se hâtaient
de s'écarter de leur chemin. A dater de ce moment ils
étaient admis au rang d'hommes ; ils avaient le droit
de se servir de la lance et du casse-tète, et de figurer
de leurs personnes dans les combats; ils pouvaient
aussi enlever telles filles qu'ils voudraient pour en
faire leurs femmes. Pour mieux dire, il était entendu
que s'étant soumis à l'opération , ou ayant enduré la
douleur sans murmurer, et ayant perdu une dent de
devant, ils avaient acquis un titre qu'ils avaient le
droit d'exercer dès que leur âge et leur force leur per-
mettraient de le faire.
La sœur de Benilong et Daringha femme de Kol-bi,
apprenant que M. Collins témoignait un grand désir
de posséder quelques-unes de ces dents, s'en procu-
rèrent trois qu'elles lui remirent avec beaucoup de
mystère , et sous la promesse qu'il ne ferait pas con-
naître qu'elles lui avaient fait un pareil présent; elles
tremblaient beaucoup d'être découvertes , à cause du
ressentiment inévitable de la tribu de Kemmiraï à la-
quelle ces dents devaient être livrées.
Les médecins auxquels on montra ces dents dé-
clarèrent qu'elles n'auraient pas été mieux arrachées
par un dentiste pourvu des instrumens nécessaires ,
DE L'ASTROLABE. 138
quelles ne l'avaient été par ces sauvages au movcn
seulement d'une pierre et d'un morceau de bois.
Un des garçons qui avaient subi l'opération avait
autrefois vécu chez le chirurgien principal de l'éta-
blissement jusqu'à son départ pour l'Angleterre. Une
parente de ce garçon apporta sa dent à M. Collins ,
avec prière de l'envoyer à M. White, témoignant
ainsi sa reconnaissance, après quelques années d'inter-
valle, pour les soins qu'il avait eus de son parent. Les
femmes invitèrent ensuite M. Collins à s'éloigner de cet
endroit, car elles ne savaient pas ce qui allait se passer.
En effet , il avait observé que les naturels prenaient
leurs armes ; le tumulte et la confusion se déclarè-
rent bientôt parmi eux , et ils parurent se livrer à tout
leur naturel sauvage. Comme l'Anglais se retirait, on
donna le signal qui devait inspirer aux jeunes gens
l'esprit belliqueux qui avait été le but de toute la cé-
rémonie du jour ; ils s'élancèrent vers la ville de la
manière que nous venons de décrire , mettant le feu
aux broussailles partout où ils passaient.
En songeant à ces diverses circonstances nous
n'eussions considéré cette cérémonie que comme un
tribut dû à la peuplade de Kemmiraï; mais il nous
fallut suspendre ce jugement quand nous eûmes ob-
servé que tous les hommes de cette tribu avaient eux-
mêmes subi cette opération, chacun d'eux ayant perdu
la dent de devant. Benilong , quand on le connut et
qu'on put comprendre son langage , dit d'abord à ses
amis qu'un homme du nom de Kemmira-Gal portait
toutes ces dents autour de son cou. Mais par la suite on
430 VOYAGE
reconnut que ce mot n'était autre chose que le litre
distinctif de la tribu chargée d'exécuter les cérémo-
nies de l'opération ci-dessus. Benilong en d'autres
temps raconta que sa propre dent avait été boarbilli
pemoul, cachée en terre, et que d'autres avaient été
jetées à la mer.
Les naturels, questionnés sur la perte de cette denl,
ont toujours eu coutume d'employer les mots yoa-lang
irah-badiang ; mais pour exprimer celle de toute autre
dent , l'expression boal-bagga était usitée. Le terme
you-lang irah-badiang doit donc s'appliquer seule-
ment à cette occasion. Il paraît se composer du nom
donné au lieu où se passe la scène principale , et du
privilège le plus matériel qui dérive de la cérémonie
entière, celui de jeter la lance ; c'est ce que semblent
désigner les mots irah-badiangy irah étant un temps
du verbe lancer, ù'ah, lance; iraelli, lancer.
Dès que les jeunes gens ont ainsi acquis les privilè-
ges de la virilité , ils poursuivent l'exercice de leurs
droits aussitôt que leurs facultés le leur permettent.
L'affaire de la nourriture ne parait réellement que se-
condaire chez cette race d'hommes ; l'usage de la lance
et du bouclier, se dresser à manier les divers casse-tètes
employés chez eux, l'agilité à attaquer ou se défendre, et
la constance à endurer les douleurs, semblent occuper
le premier rang dans les intérêts de leur existence.
Les femmes sont aussi accoutumées à porter sur leurs
têtes les traces de la supériorité des hommes , et ceux-
ci les en décorent presque aussitôt que leur bras a
acquis assez de force pour le faire. On a vu quelques-
DE L'ASTROLAHE. 481
unes de ces misérables créatures porter sur leurs
tètes tondues tant de cicatrices taillées en tous sens,
qu'il était impossible de les compter ni de les distin-
guer.
Quoiqu'elles ne soient que les esclaves des hommes,
on a observé, en recherchant les motifs de leurs
débats, qu'elles en étaient généralement la cause
principale, bien que quelquefois ce fût d'une ma-
nière très-éloignée. Elles prenaient part à tous les
combats des hommes ; et , dans une de ces querelles
qui fut précédée de quelques cérémonies , ce fut une
femme qui débuta. Comme ils avaient choisi pour
théâtre un terrain dégagé près de la ville , il s'y rendit
beaucoup de curieux. Les parties en contestation se
composaient pour la plupart des naturels bien connus
à Sydney et de quelques-uns de la tribu au sud de
Botany-Bay, dans laquelle était Gom-Back. Les
assistans arrivèrent sur le terrain une heure avant
le soleil couchant, et trouvèrent les naturels assis les
uns devant les autres dans une espèce de vallée
entre deux collines. Comme prélude de l'affaire, les
naturels de Sydney, après avoir attendu quelque
temps, se levèrent, et chacun d'eux s'étant ensuite
baissé puisa de l'eau dans le creux de sa main et en
but. Une femme âgée, dont les épaules étaient cou-
vertes d'un manteau en peaux d'opossum très-pro-
prement cousues ensemble, et armée d'un casse-tète,
s'avança du côté opposé, et, proférant une foule d'in-
jures, courut à Kol-bi qui était à sa droite, et lui
donna un coup violent sur la tète, qu'il lui tendit
132 VOYAGE
exprès avec un mépris affecté. Elle en agit de même
à l'égard de tous. Les autres ne firent aucune résis-
tance jusqu'au moment où elle arriva à Yera-Nebi ,
un très-joli garçon qui se trouvait à sa gauche. Celui-ci,
peu jaloux des coups que ses compagnons avaient
reçus et qui avaient été suivis de sang, lutta avec
elle; s'il ne se fût pas montré très-agile, elle l'eût
tué avec sa propre lance qu'elle lui avait arrachée
des mains. Alors les hommes s'avancèrent, et four-
nirent aux spectateurs plusieurs occasions d'admirer
la force et l'adresse avec laquelle ils envoyaient leurs
lances, et la rapidité du coup-d'œil nécessaire pour
en éviter les atteintes. Le combat dura jusqu'à la nuit.
Alors l'usage de la lance ne leur parut plus loyal , et
ils combattirent avec les casse-têtes, jusqu'au moment
où ils convinrent de se quitter d'un mutuel accord.
Dans cette dernière partie du combat, plusieurs
reçurent des blessures cruelles, et de chaque côté il y
eut plus d'une tète ensanglantée. Cependant rien de
sérieux n'était arrivé, tant qu'il avait fait assez clair
pour éviter les traits des lances.
Le sang versé parmi ces sauvages entraîne toujours
une punition à sa suite ; le coupable est obligé de res-
ter exposé aux lances de tous ceux qui veulent le
frapper, car dans ces sortes d'exécutions les liens
du sang ou de l'amitié n'ont plus d'empire. A la mort
d'une personne, homme ou femme, vieille ou jeune,
les amis du défunt reçoivent un châtiment , comme si
sa mort avait été occasionée par leur négligence. On a
vu des exemples très-barbares de cette coutume.
f
DE L'ASTROLABE. m
Un naturel avait été assassiné. Sa veuve, obligée
de venger sa mort sur quelques-uns des parens du
meurtrier et rencontrant une petite fille qui lui était
tant soit peu alliée , l'emmena dans un lieu retiré ;
là avec un casse-tète et une pierre acérée elle la frappa
si cruellement , qu'on fut obligé de l'emmener mou-
rante à la ville. L'enfant avait six ou sept incisions très-
profondes , et une oreille qui avait été coupée jusqu'à
l'os se trouvait dans un très-mauvais état, par la na-
ture de l'instrument dont on s'était servi. La pauvre
petite iille mourut au bout de quelques jours. Les
naturels à qui cet événement fut raconté n'y prirent
aucun intérêt, mais parurent persuadés que la chose
avait été tout-à-fait juste , nécessaire et inévitable.
On remarqua que toutes les fois que des femmes
avaient une vengeance de ce genre à exercer , elles
ne la consommaient jamais que sur des individus de
leur propre sexe , n'osant pas frapper un mâle. La
petite victime de celte barbarie était chérie dans la
ville à cause de ses manières douces et paisibles ;
et ce qu'il y eut de plus révoltant dans l'inhumanité
de ce procédé, c'est qi^à la mort de l'homme l'enfant
avait demandé que sa veuve fût reçue et nourrie dans
la cabane de l'officier où elle demeurait elle-même. Sa
mort ne fut pas vengée, car peut-être on la considéra
comme un sacrifice expiatoire.
Watti-wal , 1 homme qui commit le crime dont
cette petite innocente fut la victime, échappa sans
accident aux lances de Benilong, de Kol-bi et de plu-
sieurs autres naturels. Ensuite il fut reçu parmi eux
434 VOYAGE
comme de coutume , et 6nit même par vivre avec
la veuve de celui qu'il avait tué, jusqu'au moment
où il fut lui-même assassiné par Kol-bi durant la
nuit.
Le sentiment de la vengeance et les idées d'hon-
neur que ces sauvages se sont formées, produisent
quelquefois des événemens bizarres. Un naturel de
Botany-Bay ayant été maltraité par deux hommes
d'une autre tribu , un de ceux-ci devait à son tour
être battu par le premier. Pour cela, une troupe de
naturels se réunit sur les bords d'un ruisseau près
de l'établissement pour danser, ce qu'ils firent jusqu'à
minuit passé; l'homme destinéà être battu dansa comme
les autres, puis se coucha au milieu d'eux. Le matin
suivant, tandis qu'il sommeillait encore au pied d'un
arbre, celui qui devait le battre et un de ses compa-
gnons, armés de lances etde casse-têtes, se jetèrent sur
lui; un d'eux lui envoya sa lance, mais le manqua ;
alors l'autre lui donna deux coups de son casse-tête.
Cela l'éveilla, il se releva ; mais, se voyant désarmé, il
baissa tristement la tète. On ne lui fit plus de mal ,
et son ennemi essuya lui-même le sang de sa bles-
sure avec de l'herbe. Ensuite ils furent bons amis ,
car celui qui avait été offensé, se trouvant vengé, ou-
blia l'injure qu'il avait reçue.
Voici un exemple plus remarquable encore de
leurs idées de vengeance au sujet des insultes reçues
et de la réparation qu'ils exigent en pareil cas.
Le 10 décembre 1797, deux naturels bien con-
nus l'un et l'autre dans l'établissement, savoir Kol-bi,
DE L'ASTROLABE. 435
ami de Benilong, et un guerrier d'une autre tribu
se rencontrant à Sidoey, s'attaquèrent l'un l'autre.
Kol-hi était remarquable par sa vigueur , mais son
adversaire était beaucoup plus jeune et bien capable
de lui tenir tête. Kol-bi n'avait encore obtenu aucun
avantage sur son ennemi quand la poignée du bou-
clier de celui-ci vint à manquer, et le bouclier lui
échappa des mains. Il se baissait pour le ramas-
ser , lorsque Kol-bi le frappa sur la tête, le fit
chanceler et redoubla ses coups tandis qu'il était
abattu.
Kol-bi, certain que cette action lui mériterait le
nom de dji-roun ou de lâche, et que les suites en se-
raient sérieuses pour lui si le guerrier venait à mourir,
parce que ses amis ne manqueraient pas de venger sa
cause ; Kol-bi jugea à propos de se cacher. On prit
soin du pauvre diable , ce qui ne l'empêcha pas de
succomber le 1G. Pendant sa maladie il fut assisté par
quelques hommes et quelques femmes qui lui étaient
attachés, particulièrement par Collins et Moroubra.
lTne des nuits où le chant de deuil avait été répété au-
tour de lui par les femmes, les hommes qui étaient ses
amis, après avoir écouté avec une grande attention, se
levèrent toul-à-coup, et, saisissant leurs armes, se déci-
dèrent à venger leur camarade. Sachant le lieu où ils
pourraient trouver Kol-bi, ils y coururent, le batti-
rent et réservèrent la satisfaction de le tuer pour le
dernier acte de leur vengeance , jusqu'au moment
où le sort de leur camarade serait décidé. La nuit
suivante Collins et Moroubra attaquèrent un parent
43G VOYAGE
de Kol-bi nommé Boura-wanaï et le frappèrent à la
tète de la manière la plus barbare.
Le naturel assassiné fut enterré le jour qui suivit
sa mort, le long de la route, au-dessous des baraques
des militaires. Ses amis le placèrent sur un grand mor-
ceau d'écorce et le déposèrent dans une tombe. Beni-
long se trouva au nombre des assistans ; ce fut lui qui
plaça la tète du cadavre près de laquelle il planta un
beau ivarratau , et recouvrit le corps de la couverture
sur laquelle le malheureux était mort. La terre fut re-
jetée sur le corps avec des épées de bois, et durant
toute la cérémonie les femmes ne cessèrent de pous-
ser des cris et des hurlemens. Les hommes eux-
mêmes entrèrent dans une telle colère qu'ils s'en-
voyèrent plusieurs lances et échangèrent quelques
coups de casse-tète; mais cette émeute n'eut point
de suites , car chacun parut déterminé à faire périr
Kol-bi pour avoir si lâchement tué un homme si
généralement aimé. Dans ce but , un bon nombre
de naturels se réunirent en peu de jours près des
baraques ; un jeune homme, parent de Kol-bi, reçut
plusieurs blessures. Un petit garçon de sa famille,
qui avait autrefois vécu chez M. White le chirur-
gien , aurait péri , s'il n'eut été sauvé par l'apparition
d'un soldat envoyé pour le protéger ; car on conjec-
turait que quand la rage commune contre son oncle
Kol-bi se serait apaisée, on ne penserait plus à l'enfant.
Kol-bi, sachant qu'il lui fallait se soumettre à l'é-
preuve ordinaire en pareille circonstance , ou vivre
dans la crainte continuelle d'être assassiné, se décida à
DE L'ASTKOLABE. i 17
subir son jugement. Ayant fait connaître sa résolu-
tion, le jour désigné il se rendit en armes sur le terrain
près des baraques. La fureur déployée par les amis
du défunt était inexprimable, et Kol-bi eût certai-
nement perdu la vie , sans la présence des militaires.
Quelque agile qu'il fut à se couvrir avec son bouclier,
le nombre l'accabla , et, succombant sous les coups
des lances , il eut été immolé sur le terrain si plu-
sieurs soldats ne s'étaient précipités pour le sauver;
car les cruelles blessures qu'il venait de recevoir
l'avaient rendu incapable de faire aucune résis-
tance. Les soldats le relevèrent et le transportèrent
dans leurs baraques.
Benilong, l'ami de Kol-bi, était au nombre des spec-
tateurs, mais avec l'intention de ne prendre parti d'au-
cun côté. La conduite de son ami avait été si indigne
qu'il n'eût pu ouvertement épouser sa querelle. Peut-
être en effet n'avait-il pas envie de combattre, si un
moyen s'offrait d'éviter celte extrémité ; il désirait en
paraissant contre lui ne pas augmenter le nombre de
ses ennemis. Du reste il était armé et complètement
nu , et il resta silencieux spectateur de l'affaire , jus-
qu'au moment où les soldats se jetèrent sur Kol-bi
pour lui sauver la vie. Alors il entra tout-à-coup en
fureur , et décoeba sa lance au travers des soldats
avec une telle violence qu'elle entra par le dos de l'un
d'eux et sortit par le ventre près du nombril. Il de-
vait tomber massacré au moment même, car ii avait
déjà reçu sur la tète un coup de crosse de fusil , mais
le prévôt -maréchal vint à son secours et l'emmena.
TOME I. 2<J
438 VOYAGE
On se vit obligé de le renfermer toute la nuit pour
le soustraire à la rage des blancs et le sauver de la
fureur des militaires ; le matin suivant il quitta la
ville.
Avant la mort du pauvre diable tué par Kol-bi, les
naturels de Sydney avaient été convoqués pour célé-
brer la cérémonie du you-lang irah-badiang.
Nonobstant le châtiment que Kol-bi avait déjà subi
pour la manière déloyale dont il avait frappé son
ennemi , les amis de celui-ci ne crurent pas sa mort
suffisamment vengée. Moroubra, de concert avec
quelques camarades , courut à la rencontre de Kol-bi
et l'attaqua, déterminé à le tuer. Kol-bi, encore affaibli
par les blessures qu'il avait dernièrement reçues, ne
put leur résister ; après avoir encore reçu plusieurs
coups sur la tète, il fut enfin laissé pour mort;
Moroubra , au moment où ils le quittaient , le voyant
se remuer et tenter de se relever, retourna pour
l'achever. Ceci indigna tellement un autre naturel
qu'il sauta sur sa lance, et dans un transport de
fureur l'envoya sur Moroubra : elle lui entra par le
côté droit au-dessus de la hanche, et lui traversa
tout le corps ; ce qui le fit périr en une heure environ.
Le soir même ce vaillant champion fut attaqué à la
manière ordinaire , et se défendit avec un prodigieux
courage. Il fut percé de coups de lance, deux fois à la
cuisse, une fois à la jambe, et reçut une blessure
dangereuse à la main droite.
Six mois après , une jeune femme appelée Warri-
Wir, parente de Benilong, qui avait résidé depuis son
DE L'ASTROLABE. 439
enfance à Sydney, lut cruellement assassinée, et un
naturel de Botanv-Bay perça de sa lance le corps d'un
garçon nommé Nanberreï. Ces deux attentats excitè-
rent l'indignation de leurs amis, du nombre desquels
étaient Kol-bi et Benilong. Le premier, se trouvant aux
prises avec l'homme qui avait blessé l'enfant, se
vengea si bien du traitement qu'il en avait reçu autre-
fois que son adversaire mourut, le matin suivant, des
blessures qu'il lui Ht. Par suite de cette affaire, Beni-
long fut attaqué par deux hommes , un jour qu'il se
trouvait seul ; il se défendit avec le plus grand succès,
et les eut terrassés tous les deux s'ils eussent continué
de le combattre loyalement : mais un d'eux, se glissant
derrière lui, lui envoya une lance avec tant de vio-
lence qu'entrant par le coté, elle lui pénétra de sept
pouces dans le corps. Il fut recueilli à bord du Re-
liance, où sa blessure parut d'abord accompagnée de
symptômes très-dangereux : rien de ce qu'il prenait ne
pouvait rester dans son estomac.
Comme la mort de ce jeune homme que Kol-bi ve-
nait de tuer devait être expiée, guidée par la soif de
la vengeance , une troupe de naturels du sud vint
combattre contre ceux de Sydney peu de jours après.
On se battit avec acharnement des deux côtés : trois
naturels lurent tués, et plusieurs blessés; parmi ceux-
ci se trouvait Benilong, qui, rétabli de sa blessure,
parut et combattit en cette occasion pour Kol-bi
comme un bon, fidèle et honnête ami.
Vers la fin de décembre 1703, les habitans de la
nouvelle colonie avaient été témoins d'une de ces
29'
iio VOYAGE
sortes de jugemens publics qui dura trois soirées etue
laissa pas ({ue d'avoir quelque chose de tragique,
puisqu'il y eut beaucoup de sang versé. Les naturels
choisirent pour le théâtre un espace dégagé de brous-
sailles entre Sydney et Parramatta. D'après les meil-
leurs renseignemens qu'on put se procurer, il paraît
que quelques assassinats ayant eu lieu durant la nuit,
les coupables, qui furent immédiatement connus, reçu-
rent , suivant, l'usage du pays , une sommation de se
présenter devant les parens des défunts , qui devaient
venger leur mort à coups de lance et en faisant
couler du sang. Un très-beau garçon , natif de la tribu
de Kemmiraï et nommé Kerredai, qui en avait poi-
gnardé un autre de nuit , quoique la blessure n'eut
pas entraîné la mort, fut obligé de rester durant deux
soirées exposé aux coups de lance que lui envoyait
non-seulement l'homme qu'il avait blessé, mais en-
core plusieurs autres naturels. Du reste, on lui per-
mit de se couvrir avec un bouclier d'écorce, et il
montra beaucoup de courage et de résolution. Soit
que son principal assaillant, l'homme qu'il avait
blessé , le trouvât trop adroit pour espérer de l'attein-
dre, ou que ce fût une condition de sa punition, ce qui
est toujours resté douteux : le second jour que Kerredai
se présenta devant son ennemi lui et ceux de son parti,
après avoir reçu un grand nombre de leurs lances
sur son bouclier, sans en avoir été aucunement atteint,
il souffrit que l'autre lui attachât le bras gauche au-
dessous du coude le long du corps , sans faire aucune
résistance. Peut-être était-il arrêté par les lances des
DE L'ASTROLABE. i 1 1
autres naturels levées sur lui, el qui l'eussent bientôt
exterminé en l'atteignant de tous cotés. Quelque
temps encore après cela, Kerredai continua de se dé-
fendre, quoique blessé au bras qui tenait le bouclier,
jusqu'au moment où il ne resta plus de lances à ses en-
nemis , qui se retirèrent pour en ramasser les mor-
ceaux et les rajuster. S'étant assis par terre , sa main
gauche parut très-grièvement blessée, et le premier
chirurgien de la colonie jugea que la lance avait tra-
versé un des nerfs. L'exécution fui reprise quand ils
eurent réparé leurs armes, et l'affaire parut devenir
générale; les hommes, les femmes et les en fans s'y
étant mêlés , donnant et recevant plusieurs blessures
dangereuses, jusqu'au moment où la nuit vint les sé-
parer.
Cette espèce de combat parut aussi inexplicable qu'il
était extraordinaire, attendu l'amitié et l'alliance qui
existaient entre plusieurs de ceux qui se trouvaient
engagés les uns contre les autres. Ils combattirent avec
toute l'ardeur des ennemis les plus acharnés, cl ce-
pendant les blessés déclarèrent que le parti opposé
ne se composait que de bons el braves gens de leurs
amis.
Doués par la nature d'une bonne constitution ,
les combattans guérirent bientôt de leurs blessures ;
mais l'on comprit que Kerredai n'avait pas encore
tout-à-fait expié son crime , et qu'il lui restait une
nouvelle punition à subir de la part de quelques na-
turels qui n'avaient pu assister aux cérémonies «le
ces soirées.
U2 VOYAGE
Trois ou quatre mois plus tard , tandis qu'il était
endormi, quelques naturels de la tribu ennemie de
la sienne lui donnèrent la mort.
Voici une exécution du même genre que je vis moi-
même, lors de mon passage à Port-Jackson en 1824,
et qui fut accompagnée d'accidens remarquables :
Le 28 février 1824, au soir, j'étais allé voir, avec
M. Uniacke (employé de la colonie) et le major
Marlay, le camp de Boungari , sur la péninsule au
nord du canal de Sydney. Plusieurs autres tribus
se trouvaient réunies avec la sienne , et il nous ap-
prit que le lendemain une grande assemblée aurait
lieu près de Sydney, à l'effet de punir plusieurs
naturels accusés de divers crimes. Je lui promis de
l'eau-de-vie qu'il aimait à la folie, et il s'engagea à me
prévenir le lendemain en passant le long du bord
pour se rendre au champ de bataille.
En effet, le 29 dès six heures du matin, les deux
canots qui portaient la tribu de Boungari et ses al-
liés passèrent près de la corvette ; je m'acquittai de
ma promesse, et, suivi de quelques autres personnes
du bord, je me dirigeai chez M. Uniacke. Nous
fîmes un tour dans la ville , et quelques naturels que
nous vîmes errans dans les rues nous apprirent que
la séance n'aurait lieu qu'a dix heures. Boungari
nous ayant encore promis de nous avertir avant son
départ, nous déjeunâmes chez M. Uniacke. A peine
avions-nous fini, que ce chef, suivi de sa femme et
d'un de ses amis , vint nous dire qu'il était temps
de partir. En effet , en sortant de la ville , nous le
DE L'ASTROLABE. 443
vîmes à la tète des guerriers de sa tribu défiler en
sautant et caracollant au travers des broussailles et
suivant différentes directions obliques. Il en résul-
tait un coup-d'œil très-bizarre et vraiment pittores-
que, ressemblant assez bien à celui qu'offrent parfois
nos troupes de diablotins dans nos opéras. Nous le
suivîmes de loin et arrivâmes ainsi sur une hauteur à
deux milles environ de la mer, d'où l'œil peut embrasser
tour à tour les rades immenses de Port-Jackson et
de Botany-Bay. Sans doute les combattans avaient
choisi cette position parce qu'elle offrait une vaste
étendue de terrain très-uniforme et dégagé de buis-
sons. Plusieurs tribus se trouvaient déjà campées à
l'entour dans les broussailles ; celle de Boungari ar-
riva sur le champ de bataille en exécutant certaines
danses guerrières et certaines parades menaçantes,
comme pour défier leurs ennemis et s'exciter au
combat. D'autres qui la suivirent en firent autant à
leur arrivée. A un signal général , toutes les tribus
se levèrent et se rendirent à l'arène par groupes de
quinze à vingt hommes chaque, tous armés de lan-
ces , de boucliers , de casse-tètes et de womeremgt.
Là se trouvaient les peuples de Parramatta, Kissing-
Poinl, Sydney, Liverpool, Windsor, Emu, Bro-
ken-Bay, Five-Islands , Botany-Bay, et même de
Hunter's River, etc., etc. Tous étaient distingués
par la forme de leurs dessins , noirs , rouges ou
blancs : mais cinq ou six tribus seules étaient com-
plètes , les autres n'avaient envoyé que des députés
qui s'étaient réunis sous les chefs de leurs alliés. Au
444 VOYAGE
milieu de ces hordes diverses, se distinguaient d'une
manière surprenante celles de Cow-Pasture , toutes
composées d'hommes assez petits , mais trapus ,
vigoureux et parfaitement conformés. Les peintures
de leurs corps, qui imitaient des espèces de cottes-de-
mailles , ajoutaient encore à leur attitude martiale , à
leur maintien belliqueux.
Pour commencer, six femmes furent placées en
demi-cercle dans l'arène , munies chacune d'un long
bâton destiné à les soutenir et en même temps à pa-
rer les coups qu'elles allaient recevoir ; tandis que
deux hommes furent établis à peu de distance sur
une même ligne et défendus seulement par ce long
bouclier étroit en bois qu'ils nomment heloman.
Autant qu'il nous fut possible de comprendre leur
langage , on accusait ces divers individus d'avoir
fait périr un homme de la tribu de Windsor alliée
de celle de Liverpool que commande Cogai, et
tous devaient recevoir le châtiment de leur crime.
Pour les femmes , il consistait à essuyer un certain
nombre de coups de casse-tête assénés avec force,
et les hommes des coups de lances envoyées avec
vigueur. Cogai et ses guerriers étaient chargés de
cette vengeance. Quelques naturels discoururent ,
puis l'exécution commença. D'abord un homme s'ap-
procha des femmes pour les frapper , mais elles
n'eurent qu'à présenter leur bâton en travers, et il
se contenta de frapper dessus : pourtant à la cin-
quième , au lieu de diriger le coup sur le bâton , il
l'asséna droit au milieu de sa gorge ; sur-le-champ
DE L'ASTROLABE. 445
la malheureuse tomba par terre et ne tarda pas à se
relever, pour essuyer le reste de sa punition. La
sixième fut traitée comme les premières. Plusieurs
hommes et femmes qui suivirent en firent autant ,
et je remarquai que chacun d'eux s'acharnait davan-
tage contre celle qui avait été déjà si maltraitée :
néanmoins deux assaillans seulement , un homme et
une femme, eurent encore la cruauté de la frapper
avec leur casse-tèlc, l'un sur la poitrine, l'autre sur
le sommet de la tète. A chaque coup , elle se laissait
tomber et se relevait bientôt en se soutenant avec
son bâton. Le tour des hommes étant arrivé, une
quinzaine de sauvages se présentèrent et leur en-
voyèrent tour à tour leurs lances que les patiens
parèrent avec une dextérité vraiment surprenante,
et d'autant plus salutaire pour eux que , de ces traits,
les uns allaient s'enfoncer en terre à trente pas plus
loin, et les autres pénétraient d'un pouce ou deux
dans l'heloman. Un homme , chargé de ramasser
ces lances , les renvoyait aux propriétaires. Souvent
les deux naturels en punition les renvoyaient eux-
mêmes en défiant leurs ennemis et les raillant de
leur maladresse. Sur ces entrefaites, on reprenait
de temps en temps le châtiment des femmes, et,
par momens , les sauvages faisaient serpenter et gron-
der leurs womerangs tout autour d'elles ; d'ailleurs
cet instrument singulier est plus propre à effrayer
qu'à faire réellement du mal. Enfin, lorsque les deux
hommes eurent essuyé à peu près la bordée d'une
soixantaine de zagaies chacun , on les mit en liberté,
446 VOYAGE
akisi que les femmes, et l'on cessa de s'occuper d'eux.
Seulement la malheureuse que j'ai désignée semblait
accablée des coups qu'elle avait reçus , elle pouvait
à peine se soutenir, et fut entraînée dans les bois par
les femmes de sa tribu. On motiva cet excès de ri-
gueur sur un autre crime que celui qui lui était com-
mun avec ses complices , que l'on s'était contenté
d'effrayer et d'humilier publiquement.
La cérémonie avait commencé à dix heures , et la
punition des coupables avait duré une demi-heure
environ. Quelques minutes après, plusieurs guerriers
entrèrent en lice et furent successivement suivis par
d'autres , de sorte qu'un combat général s'engagea
d'une vingtaine d'hommes contre un égal nombre ;
du reste les lances s'envoyaient de chaque côté avec un
ordre et une précision admirables , et ce combat res-
semblait bien plutôt à un tournoi en règle qu'à un
engagement confus. Les sauvages combattaient avec
une gravité , un sang-froid et un courage vraiment
dignes d'éloges ; tous les coups étaient attendus et
parés sans jamais reculer, tandis que des femmes
parcouraient souvent les rangs pour exciter les hom-
mes. J'en distinguai une entièrement nue , dont les
formes et la tournure offraient un ensemble parfait.
Elle s'avança vers un guerrier qui baissa la tête de-
vant elle et auquel elle asséna deux coups de casse-
tète avec beaucoup de calme et de dignité; elle
revint encore deux ou trois fois à la charge, puis
elle disparut de l'assemblée , et je ne pus m'assurer
si les traits de sa figure répondaient à la beauté de
DE L'ASTROLABE. 447
ses formes. Tandis que les lances volaient envoyées
des deux cotés à peu près en nombre égal , je remar-
quai un jeune homme des Cinq-Iles, contre lequel tous
les traits du parti opposé semblaient se concentrer, et
qui paraissait privé du droit de représailles, car il ne
put en user que deux ou trois fois. Bidgi-Bidgi, chef
de Kissing-Point , semblait particulièrement acharné
contre lui, et provoquait ses guerriers à la vengeance.
Comme les deux partis changeaient à chaque instant
de position, et par conséquent les lances de direction,
pour éviter leurs atteintes les spectateurs étaient sou-
vent obligés de manœuvrer avec souplesse , et pour
cela personne ne se faisait prier. La force avec la-
quelle ces lances pénétraient les boucliers nous faisait
juger qu'il y aurait eu plus (pic de l'imprudence à ris-
quer d'être frappé. D'ailleurs les combattans ne fai-
saient pas la moindre attention aux Européens qui les
environnaient ; les chefs seuls des tribus inactives
avaient quelquefois l'attention de nous avertir et de
nous engager à nous tenir sur nos gardes. Depuis
quinze à vingt minutes, ce combat durait sans incident
remarquable ; je me décidai à faire seul le tour du
champ de bataille et à visiter les groupes de femmes
et d'enfans épars dans les bois d'alentour. J'examinai
quelque temps leurs ligures désagréables , leurs nez
aplatis , leurs belles dents , leurs yeux sauvages ,
leurs formes rarement gracieuses dans les jeunes
femmes , toujours affreuses dans celles qui avaient
nourri , leurs enfans alertes et vigoureux et leurs
nombreux chiens. Dans un boisa l'écart, je trouvai
448 VOYAGE
un de ces robustes sauvages , dont la vigueur et
l'encolure avaient déjà excité ma surprise. Des ré-
ponses brusques et évasives furent d'abord tout ce
qu'il opposa à mes questions réitérées ; ma curiosité
ne semblait nullement l'intéresser, et je le quittais
déjà, voyant que je ne pouvais rien en obtenir, quand
il s'avisa tout-à-coup , comme par ressouvenir , de
me demander de l'argent pour acheter du pain. Un
schelling que je lui donnai produisit un effet merveil-
leux , sa figure se dérida , ses traits s'épanouirent ,
il me traita avec considération, et répondit de ce mo-
ment avec précision et intelligence aux questions
que je lui adressai en anglais. J'appris ainsi qu'il se
nommait Douel et qu'il était chef de la belliqueuse
tribu Mericon , qui habite les plaines de Gow-Pas-
ture ; il commandait à seize guerriers tous aussi vi-
goureux que lui. Les plaines de son pays , bien plus
fertiles que celles de Sydney, abondent en kangarous
et en opossums. Sa tribu ne mange point de chair hu-
maine, mais les habitans des montagnes ne se font au-
cun scrupule d'user de cet aliment. Enfin il n'était
point intéressé au combat présent dont il restait simple
spectateur. Quelques Anglais qui s'approchèrent mirent
lin à notre conversation, et je poursuivis ma tournée :
je voulais voir dans quel état se trouvait la malheu-
reuse femme si cruellement traitée, mais je ne pus la
rencontrer, elle avait été sans doute emmenée loin du
champ de bataille. Je cherchais le lieu de sa re-
traite , lorsque des cris perçans et des gémissemens
lugubres s'élevèrent tout - à - coup du milieu d'un
DE L'ASTROLABE. 449
groupe peu éloigné de moi. En même temps un bruit
confus , un murmure général et de grands cris re-
tentirent au milieu de l'arène ; je crus un instant que
toutes les conventions allaient être rompues et le
combat devenir sérieux , comme je savais que cela
arrivait quelquefois. Déjà la plus grande partie des
spectateurs s'apprêtaient à une prudente retraite , et
moi-même je cherchais des yeux au travers des Lois
L'endroit par où j'allais m'esquiver. Mais le silence
fut bientôt rétabli, et je vis un homme grièvement
blessé que d'autres emmenaient du champ de ba-
taille , tandis que les lances continuaient de voler de
part et d'autre. Je reconnus alors que les parens
seuls du blessé continuaient de pousser de pitoyables
gémissemens , tandis que les autres restaient tranquil-
les. Je m'approchai de lui et je vis qu'un demi-tour
qu'il avait fait pour éviter le coup, le lui avait fait
recevoir près des reins où la lance s'était enfoncée
assez profondément. Un de ses amis le soutenait dans
ses bras; le bois avait été retiré, et Ton avait sucé
le sang de la plaie ; après quoi elle avait été bandée
par un linge. Cet infortuné cependant quoique pâle
et affaibli ne poussait pas un soupir et tentait même
de marcher en s'appuyant sur sa lance. J'appris alors
que ce jeune homme, d'une figure plus agréable et
plus régulière que la plupart de ses compagnons et
natif comme les autres coupables de Five-Islands,
était accusé par Bidgi-Bidgi d'avoir étranglé son ne-
veu à l école de Parramatta pour s'emparer de ses
habits. Ce qu'il y a de bizarre, c'est que bien qu'il
450 VOYAGE
y eût effectivement d'assez fortes présomptions , la
preuve la plus convaincante qu'on alléguât pour le
condamner, reposait sur un rêve fait par un des chefs.
Voilà le motif qui l'avait fait condamner à recevoir au-
tant de coups de lances sans avoir le droit de les
rendre ; ceux qui combattaient avec lui , tous ses amis
ou ses parais , le faisaient par point d'honneur ou
par amour-propre plutôt que par aucun sentiment de
vengeance bien positif. En effet dès qu'il eut reçu sa
blessure, le combat fut bien moins animé et dura à
peine huit à dix minutes sans aucun incident digne
d'attention. Probablement il suffisait à la tribu offensée
d'avoir répandu le sang du coupable dont les alliés ne
se soucièrent point de pousser plus loin l'affaire. Quel-
ques naturels parlèrent encore, des femmes gémirent,
et de nouveaux guerriers firent quelques menaces de la
lance et du womerang; mais tout cela s'apaisa promp-
tement ; à onze heures quarante-cinq minutes cha-
cun se retirait de son côté au travers des bois.
Après avoir observé encore quelque temps cette
race bizarre, M. Uniacke me fit remarquer un na-
turel qui passait pour être fort habile à lancer le wo-
merang. Je n'avais aucune idée de cet instrument, et,
à ma demande, le sauvage l'envoya quatre ou cinq fois.
Lancé d'abord horizontalement, ce projectile, qui
figure un sabre de bois courbé vers le milieu sur deux
plans divers , ne tarde pas à s'élever, en tournant de
droite à gauche, à une hauteur extraordinaire, et
bien en avant de celui qui l'envoie. J'estime à peu près
à 46° l'angle sous lequel il s'élève lentement, et à cent
DE L'ASTROLABE. 451
cinquante pieds au moins la distance à laquelle il
s écarte. Après avoir décrit en pirouettant et oscillant
sans cesse cet immense intervalle , il retourne sur lui-
même en suivant une marche semblable , et revient
tomber près de l'homme qui l'a jeté : de sorte que ceux
qui se trouvent à ses côtés ne savent que faire d'abord
pour éviter le womerang ; mais on ne tarde pas à saisir
la direction de sa marche , et alors il devient facile de
l'esquiver. Le sauvage en question ne manquait jamais
de le faire revenir directement à ses pieds , et il faut
pour cela une longue habitude. Boungari m'avait pro-
mis un de ces bizarres instrumens ; au moment de mon
départ il me manqua de parole sur ce point comme sur
plusieurs autres.
Par la suite , en lisant avec attention les ouvrages
de Collins et de Barrington , j'ai été bien surpris de
n'v pas voir seulement mentionner l'usage de ce sin-
gulier projectile. Les noms de womerang et wo-
merra s'y trouvent bien , mais le dernier pour dési-
gner le bâton à jeter la lance, et l'autre simplement
une espèce de casse-lète. Serait-ce une invention nou-
velle de la part de ces sauvages , ou, ce qui parait plus
vraisemblable , une arme particulière à quelques peu-
plades éloignées de Port-Jackson , dont ces auteurs
n'auraient point eu connaissance? Du reste, la plupart
des Anglais à qui j'en parlai m'assurèrent que cet
instrument leur appartenait positivement *.
* Au moment de livrer cet ouvrage à l'impression, j'ai enfin vu mention-
ner cet instrument singulier dans un excellent ouvrage , imprime à Londres
152 VOYAGE
Tout était à peu près tranquille , et nous nous reti-
rions avec M. Uniacke, lorsque tout-à-coup nous
vîmes un naturel, que des femmes voulaient retenir en
poussant de grands cris, s'agiter avec force, et à
quelque distance un autre sauvage s'avancer en gesti-
culant avec sa lance et s'écriant qu'il voulait com-
battre. En même temps , deux hommes s'étaient em-
parés de vive force d'une jeune femme , et, malgré ses
cris et sa résistance, l'entraînaient vers le champ de
bataille. Incertains de ce qui allait se passer, nous
nous rapprochâmes delà scène; M. Uniacke m'ayant
assuré que c'était les préludes d'un mariage , je m'ap-
prêtai à en suivre les détails. Tandis que nos deux
sauvages se préparaient à combattre , et que d'autres
parlaient au milieu d'eux avec véhémence , un Anglais
en 1829, et intitulé Picture of Australla, etc., page 2.4G. Voici ce qu'on y
lit à ce sujet :
« Ces gens ont aussi un autre projectile aussi curieux dans sa forme que
par la manière dont on s'en sert. C'est le boumerang, fait avec un bois
naturellement très-dur et très-pesant, qui le devient encore davantage par
son exposition au feu : sa forme est en quelque sorte celle d'une lunette,
ou plutôt de deux bras légèrement courbés formant un angle très-ouvert au
centre. Cependant il est formé d'un seul morceau de bois; les deux côtés
sont aiguisés, et leur tranchant est d'autant meilleur que leur direction
est oblique par rapport au ni du bois. Le boumerang se lance dans une
direction oblique de bas en haut : sa forme et la manière dont il est envoyé
lui impriment un mouvement circulaire accompagné d'un sifflement en tra-
versant l'air. Après s'être élevé, en retombant il vient frapper avec toute
la force de sa vitesse. Il faut une gi-ande habitude pour lancer cet instrument
avec précision; mais ceux contre lesquels il est dirigé, en voulant l'éviter,
courent le risque de se jeter à sa rencontre , car il n'y a que celui qui l'a
envoyé qui sache où il devra tomber. On s'en sert à la chasse aussi bien
qu'au combat. »
DE L'ASTROLABE. ',,:>,
se précipite sur la. femme, l'entraîne, cl, muni d'un
solide gourdin, repousse vigoureusement les sau-
vages qui veulent fondre sur lui. Désespérée, la
pauvre femme l'embrassait étroitement, et semblait
attendre son unique salut de ses efforts. 3Iais un mur-
mure général d'improbation s'éleva de tous les côtés ,
les sauvages s'ameutèrent en troupe autour du
couple fugitif, et déjà menaçaient le ravisseur de
toute leur fureur; des camarades de celui-ci s'inter-
posèrent, lui firent des représentations, et il lâcha
enfin sa proie. Toutefois , il suivit encore quelque
temps les sauvages qui saisirent la femme, en les
menaçant et vomissant contre eux toutes sortes d'im-
précations. Ceux-ci ramenèrent leur captive en triom-
phe : une lutte de deux hommes corps à corps eut
lieu durant quelques minutes , et se termina à l'amia-
ble. Il y eut encore des menaces, des provocations,
mais sans résultat. Enfin , couverte de sang et de
poussière , la malheureuse fut traînée près d'un tronc
d'arbre contre lequel elle resta collée , sans force et
sans mouvement, tandis que le chef de la tribu qui
l'avait enlevée se promenait près d'elle en long et en
large , comme pour provoquer au combat quiconque
eût été disposé à la réclamer. C'était le vigoureux
Douel, et personne , à ce qu'il paraît , ne se soucia de
se mesurer contre lui. Je voulus m'en approcher pour
lui parler, mais il était tout entier à son rôle , et il ne
daigna pas même faire la moindre attention à moi.
Autant qu'il est possible de compter sur ce genre d'ex-
plications, quelques Anglais qui m'entouraient ra'ap-
TOME I.
3o
i.Si VOYAGE
prirent que la tribu de Douel avait. perdu deux jeunes
filles qui avaient été enlevées par les sauvages du nord
de la baie de Port-Jackson , et par représailles elle
avait projeté d'en enlever deux à son tour à ses
agresseurs. Un cordonnier de Sydney (c'était notre
vaillant Paris) avait déjà sauvé Tune d'entre elles qui
vivait en ville avec lui ; non content de cet exploit ga-
lant, en preux chevalier il revenait sur le champ de
bataille pour délivrer aussi l'autre, lorsqu'il fut
obligé de céder au nombre. D'ailleurs , il paraît que
tout cela se passait conformément aux usages et cou-
tumes établis , car personne ne se présentant pour ré-
clamer la belle affligée , tout rentra dans l'ordre et le
silence , et plusieurs tribus firent aussitôt leurs pré-
paratifs de départ. Tandis que les hommes préparaient
leurs armes , les femmes entassaient dans leurs sacs
en filet leurs provisions de pain , viandes , poisson ,
chiffons , jusqu'à des têts de bouteille, etc.
Boungari, Bidgi-Bidgi et Cogai nous assurèrent
pourtant qu'il y aurait le soir même un marri-corro-
bori, c'est-à-dire une danse générale de toutes les
tribus rassemblées , et je m'apprêtais à jouir de ce
spectacle, plus curieux pour moi que tous les bals
de l'Europe : mais ce jour et les suivans nous
eûmes un temps affreux , et ces sauvages , ennuyés
d'attendre , et peu jaloux de danser quand il fait
mauvais temps, se débandèrent et reprirent la route
de leurs foyers , laissant comme de coutume la tribu
de Boungari et celle de Sydney habiter seules ces
régions.
DE L'ASTROLABE. 455
Voyons maintenant ce qui se passe quand un sau-
vage a péri de mort naturelle.
Un très-beau jeune homme nommé Boni - Dai
mourut d'un refroidissement suivi d'une fluxion sur
la figure. On apprit qu'il devait y avoir du sang versé
dans cette circonstance : et, quelques semaines après,
une troupe considérable de naturels appartenant à
différentes tribus s'assembla à Panni-Rong, nom du
terrain qu'ils avaient souvent choisi pour leurs com-
bats, et qui, dans leur langage, signifie sang. Après
avoir dansé et s'être régalés toute la nuit, le lendemain
de bon matin, Moroubra et Kol-bi, le premier frère et
le second parent du jeune défunt, se saisirent d'un
garçon nommé Tarra-Bilong, et avec leurs casse-tètes
lui firent chacun une blessure qui lui ouvrit le crâne.
La sœur de Boni-Dai prit aussi part à ce rit sangui-
naire , en frappant le petit innocent avec une lance
courte, et le laissant dans un tel état que les chirur-
giens de rétablissement décidèrent, d'après la nature
de ses blessures, qu'on ne pouvait guère espérer
de guérison. Lorsqu'on lui parlait de cet événement
il disait qu'il n'avait ni pleuré ni gémi comme un en-
fant, mais qu'il avait crié kai-ia à chaque coup qu'il
avait reçu : que les personnes qui l'avaient si bien
maltraité n'étaient pas ses ennemis, mais qu'A boirait
et mangerait avec eux, et les considérait encore
comme ses amis. Peu de jours après , un parent de
Boni-Dai (un homme âgé' reçut une blessure grave
sur le derrière de la tète, à cause de la mort de Tarra-
Bilong. La jeunesse, ni le grand âge, les liens de la
456 VOYAGE
parenté , ni ceux de l'amitié , ne semblent opposer
d'exception à ces coutumes sanguinaires.
Quand la femme de Benilong mourut , il y eut plu-
sieurs lances envoyées et plusieurs naturels blessés.
Benilong lui-même eut une rude affaire avec Willi-
Miring, et le blessa à la cuisse. Tandis que sa femme
était malade , Benilong avait envoyé chercher Willi-
Miring pour l'assister en sa qualité de kerredai; celui-
ci ne put pas , ou ne voulut pas obéir à sa réquisition.
Pour célébrer des jeux funéraires en l'honneur de sa
défunte femme , Benilong avait choisi le temps qu'un
régal de baleine avait attiré une foule considérable de
peuples , dont plusieurs venus du nord parlaient un
dialecte bien différent de celui qui est employé aux
environs de Port-Jackson.
Quelques officiers se trouvant un jour présens à la
mort d'un enfant vers le fond de la baie , virent les
hommes se retirer à l'écart et se lancer leurs zagaies
les uns aux autres avec une grande colère en appa-
rence , tandis que les femmes continuaient leurs la-
mentations habituelles.
Quand le petit enfant de Benilong mourut , il y eut
plusieurs zagaies lancées, et à la mort de la mère il
répéta plusieurs fois qu'il ne serait point satisfait jus-
qu'à ce qu'il eût sacrifié quelqu'un à ses mânes.
Un naturel ayant blessé une jeune femme mariée à
un autre homme, et, peu de temps après, celle-ci ayant
échangé une vie triste et misérable pour la paix du
tombeau, cette mort devint le motif d'un combat. Le
coupable fut grièvement blessé, et peu après conduit
DE L'ASTKOLABE. 457
à l'hôpital par celui-là même qui l'avait mis dans cet
état.
Un naturel de Botany-Bay s'éïant emparé de la
femme d'un sauvage de Port-Jackson , il s'ensuivit
un combat accompagne de quelques cérémonies in-
accoutumées. Le coupable parut escorté d'une troupe
considérable de ses amis au sud de Botany-Bay. Plu-
sieurs de ses compagnons en armes étaient tout-à-fait
étrangers à Sydney; et le you-lang fut le lieu du
rendez- vous.
Au soir, les deux partis se mirent à danser, mais
sans se mélanger : un d'eux attendant pour commencer
que l'autre eût fini. Dans leur manière de danser,
d'annoncer qu'ils étaient prêts, et même dans leur
chant , on remarquait des différences sensibles.
Les naturels de Sydney parurent avoir quelque
crainte que l'événement ne leur fut pas favorable ; car
apercevant un officier qui avait un fusil , un d'eux le
pressa instamment de faire feu sur ceux de Botany-
Bay s'il lui arrivait quelque chose de désagréable.
Quelques autres fusils s'étant montrés, les étrangers
furent inquiets et alarmés jusqu'au moment où on les
assura qu'on ne les avait pris que pour la sûreté per-
sonnelle de ceux qui les portaient.
L'affaire commença à dix heures précises du ma-
tin. Karuei et Kol-bi s'assirent à un bout du you-lang,
tous deux armés d'une lance et d'un womerra , et
munis d'un bouclier. Ils demeurèrent assis jusqu'au
moment où un de leurs adversaires s'avança vers
eux ; alors ils se levèrent aussi et se mirent en garde.
468 VOYAGE
Parmi les zagaies qui leur furent lancées , quelques-
unes furent simplement ramassées et deux rendues
par eux-mêmes , tandis qu'ils en renvoyèrent d'au-
tres avec une extrême violence. L'affaire était terminée
avant deux heures après-midi , et avec moins de mal
qu'à l'ordinaire. Du reste , on sut qu'il y aurait une
nouvelle réunion pour le même sujet.
Cette fois , comme dans la plupart de leurs com-
bats, le point d'honneur fut rigoureusement observé.
Mais les lances ne sont pas toujours les seules armes
qu'on emploie dans ces luttes; les discours y jouent
souvent un rôle essentiel , surtout quand les femmes
sont en scène. Durant ce dernier engagement, quand
un mot très-offensant venait frapper leurs oreilles,
toul-à-coup les naturels se mettaient en position de
darder leurs lances , et puis quelquefois les laissaient
retomber par terre sans les envoyer ; mais ils ne man-
quaient jamais d'observer scrupuleusement la posi-
tion de leur ennemi , et ne lui eussent jamais envoyé
leurs traits avant qu'il se fût couvert de son bou-
clier. Ce qu'il y avait de plus extraordinaire , c'était
de voir celui qui était exposé aux lances des autres
fournir des armes à ses propres ennemis ; car bien
des fois , quand une lance tombait derrière lui sans
lui faire de mal , on le voyait la ramasser et la ren-
voyer négligemment à son adversaire. On n'a point
su si cette coutume provenait d'un sentiment de mé-
pris ou bien de la rareté des lances.
Cette attention scrupuleuse des sauvages au point
d'honneur, quand ils combattent loyalement entre
DE L'ASTROLABE. i v.i
eux, est difficile à concilier avec Leurs assassinats per-
fides el nocturnes.
ARMES.
Leurs armes offensives et défensives sonl la lance,
le bâton pour la darder ou uwmerra, le bouclier el
le casse-tèle.
Ils ont jusqu'à huit sortes de lances distinguées par
le nombre des barbes , el qui portent toutes des dards
différons . Quelques-unes sont simplement pointues,
d'autres ont une ou plusieurs barbes , et quelques-
unes sont armées de morceaux de coquilles d'huîtres
brisées. Du reste, ils sont fort adroits à les envoyer,
et frappent souvent leur but à cinquante, soixante et
soixante-dix pieds ; ils savent aussi imprimer une
grande violence à leurs lances, et quand elles sont bar-
belées ce sont des armes vraiment redoutables.
Le bâton pour les jeter ou wvmerra porte trois pieds
de long environ, avec un croc à un boulet une coquille
à l'autre fixée avec de la gomme. Ce bâton reste à la
main quand la lance est partie. Il y en a de deux sortes :
Tune est armée d'une coquille qui lui sert de couteau,
l'autre a un croc mais sans coquille, et est arrondie par
le bout. C'est avec celle-ci qu'ils déterrent la racine de
fougère et l'igname.
Leurs boucliers sont de deux espèces : l'une en
écorce qui ne peut résister aux coups de lance comme
l'autre qui est fabriquée avec un bois solide el durcie
460 VOYAGE
au feu , mais qui n'est pas aussi usitée à cause de sa
pesanteur.
Ils ont des casse-têtes ou waddis de plusieurs gen-
res ; un d'eux est d'une très-grande dimension ; quel-
ques-uns sont très-larges et très-longs , et assènent
des coups très-pesans, qui souvent suffisent pour
fracturer le crâne, et toujours pour terrasser une
femme. Ils ont encore un instrument qu'ils nomment
ta-warrang. Il a trois pieds environ, et est étroit,
mais il a trois côtés , et sur un d'eux un manche a été
pratiqué en le creusant par le feu ; les autres côtés
sont grossièrement ornés de lignes courbes et ondu-
lées ; ils en font usage dans leurs danses en frappant
dessus avec un casse-tête, s
Leurs haches en pierre ont de la réputation parce
que de toutes leurs armes ce furent les plus funestes
aux Anglais au commencement de la colonie. La pierre
qui tient lieu de fer est soudée au manche avec une
gomme fort tenace.
Leurs instrumens sont ordinairement ornés de gra-
vures dont les dessins varient généralement suivant
les diverses tribus principales , et servent à les dis-
tinguer. On observe la même particularité pour leurs
lignes de pèche, leurs filets, et même pour leurs
danses, leurs chants et leurs dialectes.
Ils portent souvent avec eux du feu à cause de la
difficulté qu'ils éprouvent pour le rallumer. Quand ils
veulent faire du feu , plusieurs se rassemblent en
cercle, et, comme c'est une opération pénible, chacun
agit à son tour pour remplacer celui qui est fatigué.
DE L'ASTROLABE. ici
Ils parviennent à leur but en faisant tourner rapide-
ment avec les mains une pièce de bois sur un trou pra-
tiqué dans une planche jusqu'à ce que le feu y prenne.
Ces hommes, d'ailleurs si dépourvus de jugement,
montrent sous quelques rapports une adresse singu-
lière. On a trouvé certaines ligures de leur façon , tail-
lées sur de larges pierres représentant des individus
de leur race en diverses attitudes, des pirogues, des
poissons et des animaux. Quand on fait attention à la
grossièreté des instrumens qu'ils peuvent employer,
ces figures offrent un travail bien loin d'être mépri-
sable.
Les naturels, dans le principe n'avaient aucune idée
de fean bouillante. Un jour l'équipage d'un canot
faisant bouillir du poisson , un sauvage en l'absence
des Anglais y porta la main pour en prendre et se
brûla , ce qui le surprit beaucoup.
SUPERSTITION.
Ces peuples obéissent en esclaves à une foule
de superstitions. La jonglerie du kemmiraï kerredai
lorsqu'il produit l'os pour arracher la dent en est un
exemple frappant , et n'est pas le seul. Après sa bles-
sure, Kol-bi accompagna le gouverneur Phillip sur
les bords de l'Hawkesbury, et rencontra un kerredai
qui, avec beaucoup de gestes et de grimaces, prétendit
extraire les barbes de deux lances de son côté ; jamais
Kol-bi n'avait eu de lances dans le côté, et d'ailleurs
pour les retirer, au besoin, il aurait fallu avoir recours
462 VOYAGE
au scalpel plutôt qu'aux enchantemens ; niais le patient
fut satisfait et se crut lui-même parfaitement guéri.
Lorsque Bou-Roung , jeune naturelle , vivait à
Sydney, elle faisait souvent des courses vers le fond
de la baie : un jour elle en revint très-mal à son aise ,
sans aucun symptôme apparent. Interrogée sur la cause
de sa maladie, elle déclara qu'une femme kemmiraï
avait uriné dans un sentier où elle devait passer, et
attribua l'origine de son mal à ce maléfice. Ces femmes
étaient d'une tribu ennemie de la sienne , car elle ap-
partenait à celle de Botany-Bay, et quand Bou-Roung
leur annonça qu'elle était très-malade , elles se vantè-
rent avec orgueil de ce qu'elles avaient fait. Cependant,
l'effet de cette idée bizarre fut telle sur l'imagination
affaiblie de Bou-Roung qu'elle ne se rétablissait point,
bien que M. White l'eût saignée. Le mal causé par
cette superstition ne put être vaincu que par une su-
perstition aussi ridicule qui fit plus souffrir l'opéra-
teur que la patiente. On la fit asseoir par terre, sa
tête fut ceinte par un de ces cordons que les hommes
avaient portés autour de la leur ; on eut soin de placer
le nœud au milieu du front , puis une autre fille en
prit le bout qu'elle frotta contre ses lèvres pour les
écorcher jusqu'à ce qu'elles vinssent à saigner. Celle-
ci se mit alors à rejeter le sang qui en découlait en
abondance dans de l'eau placée près d'elle , et la pau-
vre Bou-Roung crut tout simplement que ce sang
sortait de sa tète, et que le cordon le conduisait dans
la bouche de l'autre. Cette opération se nomme bi-
annaï, et est du ressort particulier des femmes.
DE LASTKOLAIJE. ,t,;
L'équipage de quelqu'un des eanots de la colonie ,
retenu au fond du porl par le vent, eut lieu de con-
naître un autre genre de superstition. Les matelots
avaient ramasse quelques coquillages, et se prépa-
raient à les faire rôtir de nuit, quand un naturel qui
les observait secoua la tète et s'écria que le vent
qu'ils attendaient ne viendrait point s'ils faisaient
cuire leurs poissons. Son argument n'empêcha point
les matelots de faire leur régal, et le vent étant réel-
lement resté contraire, ceux-ci à leur tour donnèrent
un exemple de leur propre superstition en maltraitant
le naturel , et lui attribuant le mauvais vent qui les ar-
rêtait. Quand on questionna le sauvage sur cet inci-
dent, on apprit qu'ils ne faisaient jamais rôtir leur
poisson durant la nuit. Ces sauvages racontent aussi
l'histoire d'une roche qui tomba et écrasa quelques
naturels qui sifflaient au-dessous ; c'est pourquoi c'est
une règle invariable pour eux de ne jamais siffler sous
un rocher.
Ils croient aux esprits , et voici ce que leur cré-
dulité en raconte. Lorsque les esprits apparaissent ,
ils s'avancent doucement, le corps courbé, les bras
étendus devant la figure , et saisissent à la gorge la
personne qu'ils viennent visiter. Les naturels sont gé-
néralement persuadés que celui qui peut dormir près
de la tombe d'un mort, peut, en vertu de ce qui lui
arrive, être délivré pour le reste de sa vie de toute
crainte touchant ces apparitions ; car, durant ce terri-
ble sommeil, l'esprit du défunt vient le trouver, le
saisit à la gorge, lui ouvre le corps , en relire les en-
464 VOYAGE
trailles, les replace ensuite, et referme la plaie. Ils
convenaient en même temps que très-peu d'entre eux
avaient le courage de s'exposer aux ténèbres delà nuit,
à la solennité des tombeaux et à la visite de l'esprit ;
aussi ceux qui étaient capables de cet effort devenaient
aussitôt kerredais , et. tous ceux qui en exerçaient les
fonctions avaient dû passer par ces épreuves.
« Ils reconnaissent un bon esprit qu'ils nomment
Koyan, et un mauvais esprit qu'ils appellent Po-
toyan. Le premier passe pour veiller sur eux , pour les
proléger contre les pièges du dernier, et les aider à
recouvrer les enfans que l'autre surprend pour les
dévorer. D'abord ils se rendent Koyan favorable par
une offrande de lances , puis ils se mettent à la re-
cherche de l'enfant perdu ; s'ils le retrouvent , ils en
savent gré à Koyan ; mais si le contraire arrive, ils en
concluent que quelque chose leur a mérité sa disgrâce.
Potoyan rôde pendant la nuit pour chercher sa proie,
mais la vue du feu le repousse et est une sauvegarde
contre ses attaques : voilà pourquoi on ne rencontre
jamais les naturelsmarchantdurantlanuit, ni dormant,
sans un feu près d'eux. Les naturels de Sydney font
de grands feux , et dorment à l'entour, mais ceux de
l'intérieur n'en font que de très-petits.
» On peut provoquer Potoyan en l'interpellant et
tournant rapidement autour de sa tête un bâton brû-
lant. D'ordinaire il annonce son approche par un sif-
flement bas et prolongé , semblable à celui de la brise
résonnant au travers des branches d'un arbre : c'est
bien certainement alors le sifflement de Potoyan. Un
DE L'ASTROLABE. 465
habitant de Norfolk profita un jour de eette idée pour
débarrasser sa galerie d'un groupe de ces croyans
dans le pouvoir de Potoyan ; ils s'y étaient réunis pour
passer la nuit, mais le roulement perpétuel et discor-
dant de leurs langues ne permettait pas à leur hôte de
fermer les yeux. Ne voyant aucune apparence que
cela finît, il ouvrit la fenêtre tout doucement, et
poussa le merveilleux sifflet de Potoyan. Un chuchot-
lement bas et confus se fit d'abord entendre , et fut
suivi d'un silence mortel : ceci annonçait que toutes
les oreilles étaient aux aguets. Bientôt le sifflement
ayant recommencé , ils se levèrent en sursaut , et dé-
campèrent tous delà manière la plus leste, bien réso-
lus à ne plus faire leur chambre à coucher de cette
même galerie. » (Cunningham, frc'dit., t. 2, p. 36.)
Je tiens de la complaisance de M. Cunningham,
botaniste à Sydney, la note suivante touchant deux
cires qu'il regarde comme tout-à-fait chimériques , et
qui n'ont d'existence que dans l'imagination des indi-
gènes , surtout de ceux qui habitent les environs de
Bathurst , savoir :
Dans l'eau , le JVar-wi, monstre amphibie qu'ils
décrivent comme un crocodile pour la longueur, et
qu'ils disent habiter les rivières d'eau douce, d'où il
sort quand il lui plaît, pour se saisir des enfans, et qui
retourne ensuite sous l'eau pour les dévorer.
Sur terre, le Coapir, monstre à forme humaine,
qui habite les cavernes des collines rocailleuses. Il a
le pouvoir de se saisir des noirs, mais laisse passer
les blancs sans leur faire de mal.
466 VOYAGE
Ils attachent beaucoup d'importance à l'aspect d'un
météore. Le tonnerre et les éclairs leur causent aussi
une grande frayeur, mais ils pensent qu'en chantant
certaines paroles , et respirant avec force, ils peuvent
les faire cesser.
MALADIES.
Les naturels qui vivent sur la côte, et surtout
ceux qui se nourrissent particulièrement de pois-
son , sont sujets à un mal très-voisin de la gale,
qu'ils nomment djiball-djiball, et qui devient quel-
quefois général. En 1791 il fît tant de ravages que
plusieurs de ceux qui venaient à l'établissement se
trouvaient dans l'état le plus dégoûtant , et tous étaient
attaqués du mal à un degré plus ou moins fort *.
En 1 789 , une maladie sévit parmi eux avec tous les
symptômes de la petite- vérole. D'après leurs propres
récits, elle fit périr un nombre incroyable de person-
nes. À ce triste spectacle , un naturel qui résidait alors
à Sydney, et qui était allé visiter ses anciens compa-
gnons , fut représenté par ceux qui l'accompagnèrent,
comme livré aux émotions les plus déchirantes. Il par-
courait avec anxiété les diverses grottes qu'ils avaient
coutume de fréquenter. Le sable n'offrait pas une seule
empreinte de pas humains ; les excavations des rochers
* Barrington et Collins parlent ici de cette sorte de lèpre si commune
chez toutes les races océaniennes, et surtout chez celles de couleur plus ou
moins foncée.
DE L'ASTROLABE. it,7
étaient remplies des corps putréfiés des malheureuses
victimes de la maladie ; pas un être vivant ne s'offrait à
ses recherches. 11 semblait qu'en fuyant la contagion,
les naturels n'eussent laissé que des morts pour en-
terrer les morts. Le pauvre sauvage leva ses mains et
ses yeux vers le ciel dans un silence voisin de l'agonie,
et à la fin s'écria : « Tous morts , tous morts ! » puis il
laissa retomber sa tète en gardant un profond silence
pendant tout le reste de son excursion. Quelquesjours
après il apprit que le petit nombre de ceux qui avaient
survécu à cet affreux fléau s'étaient enfuis vers le haut
de la baie pour en éviter la fureur. Il succomba bien-
tôt lui-même victime de son humanité, en prodiguant
ses soins à ceux de ses compatriotes qui avaient été
recueillis dans la ville. Le mal ne borna point ses
effets aux environs de Port-Jackson, car en visitant
Broken-Bay on vit en plusieurs endroits le chemin
couvert de squelettes , et le même spectacle se repré-
senta dans les cavités de la plupart des rochers de
cette baie.
Quoique la ville de Sydney fût alors remplie d'en-
fans dont plusieurs visitaient souvent les naturels qui
étaient atteints de cette maladie, aucun n'en fut atta-
qué qu'un Indien de l'Amérique septentrionale , ap-
partenant au brik le Suppbj, qui mourut.
Les naturels donnèrent à ce mal le nom de gai-
gala ; on ne peut guère douter que ce ne fût la petite-
vérole, car les personnes qui en étaient saisies of-
fraient tout-à-fait les mêmes symptômes que les Euro-
péens qui ont cette maladie; plusieurs de ceux qui
468 VOYAGE
échappèrent en conservèrent des traces , et quelques-
uns même les marques sur la figure.
Pour se guérir du mal de ventre , jadis ils s'échauf-
faient la main de leur haleine et l'appliquaient contre
cet endroit du corps en chantant une chanson propre
à la circonstance. Ils appliquaient aussi la bouche
contre la partie malade, s'arrêtant souvent pour
souffler, et s'interrompant quelquefois pour faire un
bruit semblable à celui d'un chien qui aboie. Depuis
l'arrivée des Anglais , ceux-ci leur ont appris l'usage
de la rhubarbe qui leur épargne celte peine.
Quand ils éprouvent quelque douleur sur une
partie du corps, ils font une ligature très-serrée au-
tour de cet endroit, et diminuent ainsi l'intensité du
mal en arrêtant la circulation du sang. En général ils
se rétablissent très-promptement de leurs blessures ;
une fracture au crâne ne les arrête même que fort
peu de temps. On ne doit guère s'étonner qu'ils reçoi-
vent autant de fractures au crâne, quand on saura
qu'ils ne visent qu'à la tête avec leurs massues. Les
femmes qui sont frappées de cette arme tombent tou-
jours par terre , mais cela arrive rarement aux
hommes.
Leurs communications avec les Européens leur ont
fait connaître les maladies vénériennes qui font sou-
vent encore de grands ravages chez eux et les rédui-
sent quelquefois à l'état le plus pitoyable.
DE L'ASTROLABE. lfiî)
PROPRIETES.
Elles se bornent à leurs lances, boucliers, casse-
tètes cl instrumens de pèche , etc. ; ce sont eux-
mêmes qui fabriquent ces divers objets qui consti-
tuent tout leur véritable avoir. Cependant, quelque
étrange que cela paraisse, ils ont aussi quelquefois
un véritable domaine. Benilong répétait fort souvent
que file Mcmel (connue des Anglais sous le nom de
Goat-Island) , près Sydney-Cove , était sa propriété
particulière , quelle avait été celle de son père et
qu'il la donnerait à Baï-gôn, son ami intime et son
fidèle compagnon. Il semblait tenir beaucoup à ce
petit coin de terre , et nommait divers individus qui
possédaient également des propriétés héréditaires de
ce genre sans aucune opposition.
DISPOSITIONS.
Il serait bien difficile d'assigner à ces bizarres
humains un caractère national, vu qu'ils réunissent
les dispositions les plus disparates. L'Australien est
tout à la fois cruel et généreux, égoïste et libéral,
avide de vengeance et prompt à pardonner, jaloux et
confiant, courageux et lâche, sincère et dissimulé.
Leur ardeur à se venger par la mort de leur ennemi,
aussi bien que la manière barbare dont les hommes
traitent les femmes , doit les faire détester des nations
civilisées; cependant ils montrent de la constance à
TOME r. 3l
470 VOYAGE
souffrir la douleur et du courage à combattre seul à
seul ou en troupe.
Bien instruits du mensonge et de ses effets , ils
tachent de vous convaincre que tout ce qu'ils disent
est la vérité, et qu'au contraire tout ce que vous
entendez d'autre part est faux. L'amitié et les cha-
grins ne leur sont pas étrangers , mais ces sentimens
ne sont jamais durables. Aux funérailles d'un jeune
naturel , on a vu la figure noircie de son père se
couvrir de larmes abondantes et silencieuses ; mais
quelques momens après , elle était sèche et ne conser-
vait que les rides de la vieillesse.
Le soin même de leur propre existence ne va jamais
au-delà du moment présent, et pour eux il n'est point
de lendemain. Ils mangent et s'endorment; ils s'é-
veillent et cherchent leur nourriture ; voilà leur
vie. Cependant, il n'est pas rare de voir les femmes,
assises dans leurs pirogues durant des heures entières
à l'ardeur du soleil, chantant leur petite chanson,
et occupées à pêcher ; tandis que leurs maris , étendus
près d'elles à quelque distance , dorment tout à leur
aise; car si elles ne pouvaient leur fournir au réveil de
quoi satisfaire leur appétit, elles risqueraient fort
d'être cruellement maltraitées.
L'air soumis avec lequel ils abordent ceux qu'ils
rencontrent armés , ferait croire à ceux-ci qu'ils n'ont
à faire qu'à des amis ; mais il en est tout autrement
si l'on se trouve sans armes , car on court grand
risque d'être attaqué.
Ils ont quelques notions légères d'astronomie, mais
DE L'ASTROLABE. ,Tl
aucune de la forme de la terre ; ils croient que durant
la nuit le soleil revient au point d'où il était parti le
malin précédent.
Le respect qu'ils témoignent à la vieillesse, quelle
qu'en soit la cause , leur fait beaucoup d'honneur, et
ils le poussent au plus haut degré, si celui qui en
est l'objet est aveugle ; car, dans ce cas , on ne permet
à personne de se tenir devant lui, et, quand il est dans
une pirogue, celui qui rame est obligé de se tenir
derrière lui.
HABILLEMENT.
Les femmes, dans le jeune âge, portent un petit
tablier de peau d'opossum ou de kangarou , coupé en
lanières et pendant de quelques pouces au-dessous de
la ceinture. Elles le gardent jusqu'à ce qu'elles soient
nubiles et enlevées par un homme ; alors elles le
quittent. Il est singulier que des parens qui trouvent
convenable de couvrir leurs enfans de ce léger vête-
ment , les laissent ensuite aller dans le pur état de
nature , en leur donnant eux-mêmes l'exemple d'une
nudité complète.
Les hommes et les femmes portent rarement aucun
vêtement, et, bien qu'on leur en ait souvent donné,
ils ont fini toujours par les abandonner. Quelques-
nos seulement, habitués à vivre avec les Anglais, s.
couvrent de guenilles ou se ceignent le corps d'un
morceau d'étoffe qui dérobe h peine leur nudité.
3i*
472 VOYAGE
Les hommes se brûlent souvent la barbe , opération
qu'ils regardent comme fort douloureuse.
FUNERAILLES.
La première chose à remarquer dans ces cérémo-
nies est la manière dont ils disposent de leurs morts ;
ils enterrent les jeunes gens , ils brûlent les individus
qui ont passé l'âge moyen de l'homme. Benilong brûla
le corps de sa première femme, Barang-Arou, qui , à
l'époque de sa mort, avait plus de cinquante ans. L'en-
terrement de Balouderrai , jeune garçon dont nous
avons déjà parlé, fut accompagné de plusieurs cérémo-
nies. Un jour, après avoir joui d'une santé robuste, il
se trouva extrêmement mal ; sur-le-champ on le trans-
porta à l'hôpital , où il reçut les soins de Benilong qui
se mit à chanter près du malade et à mettre en prati-
que tous les moyens que l'ignorance et la superstition
purent lui suggérer. Le patient était étendu par terre,
en proie à de violentes douleurs. Benilong appliqua sa
bouche contre les diverses parties du corps qu'il crut
affectées par la maladie , en soufflant fortement dessus
et en chantant. D'autres fois il balançait sur le lit de Ba-
louderrai des branches trempées dans l'eau, et en
tenant une de chaque main , il semblait apporter un
grand recueillement à cette pratique. Le matin suivant,
le malade fut visité par un kerredai venu tout exprès
de la côte du nord. Cet homme exécuta diverses con-
torsions, appliqua sa bouche à diverses parties du
corps du malade-, à la fin, après avoir souffert en
DE L'ASTROLABE. 473
apparence de grandes douleurs et après beaucoup d'ef-
forts , il cracha un morceau d'os qu'il s'était procuré
d'avance. Là finit la farce, et le kerredai se retira alors
pour se régaler des mets que lui avaient donnés les amis
du patient. Durant la nuit, la fièvre de Baloudcrrai
augmenta, et, le jour suivant, de bonne heure,
il expira. Sa mort fut bientôt annoncée par de grands
cris poussés par les femmes et les en fans ; Benilong
s'étant rendu au gouvernement , il fut convenu entre
lui et le gouverneur que le corps serait enterré dans
le jardin de celui-ci.
Dans l'après-midi , on le déposa dans une hutte
près du lieu destiné pour l'inhumer. Plusieurs natu-
rels australiens, les femmes et les enfans, se lamen-
taient et poussaient des cris aigus , quand tout-à-coup ,
sans aucune provocation , deux hommes s'attaquèrent
à coups de casse-tête ; en même temps quelques coups
furent échangés entre les femmes ; il y eut aussi
quelques zagaics lancées , mais évidemment comme
une simple formalité de la cérémonie et sans intention
de faire mal à personne. A la requête de Benilong,
une couverture fut étendue sur le cadavre , et Kol-bi ,
son ami, resta assis près du corps toute la nuit, sans
que rien pût l'engager à s'en éloigner.
Ils gardèrent le silence jusqu'à une heure du matin,
où les femmes commencèrent à crier, et cela dura
quelque temps. Au point du jour, Benilong apporta
sa pirogue , et l'ayant coupée de la longueur conve-
nable , le corps y fut placé , avec une lance , un
harpon , un bâton pour jeter la lance , et une ligne
474 VOYAGE
que Balouderrai avait à sa ceinture. Durant tous ces
préparatifs , les hommes restèrent silencieux , mais les
femmes, les jeunes gens et les enfans poussaient les
cris les plus lamentables. Le père était debout, à
l'écart , sans occupation et silencieux observateur de
ce qui se passait près du corps de son fils ; parfaite
image de la douleur profonde et sans affectation.
Quand tout fut prêt , les hommes et les jeunes gens
aidèrent tous à soulever de terre le corps avec la piro-
gue et à les placer sur la tête de deux naturels. Quel-
ques-uns des assistans portaient dans les mains des
touffes d'herbes qu'ils agitaient en avant et en arrière
au-dessus de la pirogue, tandis qu'on la levait de
terre , comme s'ils eussent voulu exorciser quelque
malin esprit. Aussitôt qu'elle fut placée sur la tête des
porteurs, ils se mirent en marche, précédés par Be-
nilong et un autre homme , tous deux marchant d'un
pas précipité. Maugo-Ran, le père du mort, les suivait
armé de sa lance et du womerra , tandis que Beni-
long et son compagnon ne portaient que des touffes
d'herbes qu'ils agitaient en marchant, tantôt en se
retournant et faisant face au cadavre , et tantôt en
les secouant au travers des broussailles. Quand ils
faisaient face au corps , dont la tête était en avant , les
porteurs faisaient un mouvement avec leurs têtes d'un
côté à l'autre, comme s'ils eussent voulu éviter les re-
gards de ceux qui se trouvaient devant eux. Après
s'être avancé ainsi à une petite distance, le compa-
gnon de Benilong se détourna un peu du chemin ,
s'enfonça dans le bois , et sembla regarder avec beau-
DE L'ASTROLABE. 475
coup d'attention, comme s'il cherchait quelque chose
qu'il ne pouvait trouver, et ne cessa d'agiter les touffes
d'herbes qu'il portait dans chaque main. Après cette
inutile recherche, tous revinrent sur leurs pas, et
marchèrent un peu plus vite qu'auparavant. En se
rapprochant du terrain où les femmes et les enfans
étaient assis avec les autres hommes, Maugo-Ran
envoya deux lances sur eux , mais évidemment de
manière à ne pas les atteindre. Ici Benilong prit son
enfant, la petite Dilboung, dans ses bras, et la pré-
senta au cadavre, tandis que les porteurs cherchaient
à éviter sa vue, comme on l'a déjà dit. Bidiai-Bidiai ,
frère du défunt, petit garçon de cinq ans, fut alors
appelé; il vint avec une répugnance très-visible et
fut présenté de la même manière que l'autre enfant.
Ensuite ils s'avancèrent vers la tombe, qui avait été
préparée dans le jardin du gouverneur. Onrelevadeux
fois le porteur qui marchait en avant ; mais l'ami du
mort, Kol-bi, le porta durant toute la roule. Yellou-wai
aplanit le fond de la fosse , et y sema de l'herbe ;
ensuite il s'y étendit lui-même tout de son long ,
couché d'abord sur le dos , puis sur le côté droit. A
la prière de Benilong , quelques tambours s'étaient
rendus à cette cérémonie; ils battirent deux ou trois
marches , tandis qu'on préparait la tombe. Cela lui
lit beaucoup de plaisir cl parfois il montra le mort,
puis le ciel, comme s'il voulait indiquer qu'en ce mo-
ment il se trouvait quelque rapport entre ces deux
objets. En déposant le corps dans la fosse, on eut
grand soin de le placer de manière que le soleil dans
476 VOYAGE
son cours pût donner dessus , et dans ce but les natu-
rels ne manquèrent pas de couper tous les arbustes
qui auraient pu s'opposer au passage des rayons de
l'astre. On plaça le mort sur le côté droit , la tète vers
le nord-ouest. La tombe recouverte de terre, on ran-
gea plusieurs branches d'arbustes en demi-cercle du
côté du sud, en les étendant des pieds à la tète. Des
branches et de l'herbe furent aussi étendues sur la
tète de la tombe et recouvertes par une large planche.
Ce morceau de bois semblait jouer un certain rôle dans
la cérémonie ; car après avoir tapissé la tombe d'herbe,
celui qui l'avait mis en place s'y étendit lui-même de
toute sa longueur, la figure tournée vers le ciel. Tout
étant fini , la troupe se relira après que les hommes
eurent d'abord parlé d'un ton menaçant aux femmes.
Kol-bi et Watti-Wal , qui avaient été les principaux
acteurs de cette cérémonie, furent peints en rouge et
en blanc sur la poitrine et les épaules , et distingués
par le titre de moubaX; on apprit que cet honneur
leur imposait le devoir d'être très-réservés dans leurs
alimens.
On défendit aux spectateurs de mentionner sous
aucun prétexte le nom du défunt ; c'est une coutume
observée rigoureusement par les naturels toutes les
fois qu'il meurt quelqu'un d'entre eux.
Telles furent les cérémonies qui eurent lieu à l'en-
terrement de Balouderrai. Quand Barang-Àrou Da-
ringha, femme de Benilong, mourut, celui-ci se dé-
termina à la brûler, et pria le gouverneur, le juge-
avocat et le chirurgien d'assister à cet acte religieux.
DE L'ASTROLABE. 477
Benilong fut accompagné par ses parens et un petit
nombre d'autres naturels, pour la plupart des femmes.
Le naturel Collins prépara l'endroit où Ton devait
élever le bûcher en creusant la terre avec un bâton ,
h la profondeur de trois ou quatre pouces ; sur l'es-
pace ainsi creusé on plaça d'abord de petits bàlons
et de légères broussailles; puis on rangea sur les
côtés de plus gros morceaux de bois : le bûcher pou-
vait avoir ainsi environ trois pieds de haut , ayant les
bouts et les cotés formés de pièces de bois sec , tan-
dis cpie le milieu n'était composé que de broussailles
et de branches rompues exprès et entassées. Quand
on eut fini d'arranger le bois , on répandit un peu
d'herbe sur le bûcher , puis on y plaça le cadavre
couvert d'une vieille couverture qui servait à cette
pauvre femme, et la tète fut tournée vers le nord.
Une corbeille avec les instrumens de pèche et d'au-
tres petits ustensiles de la défunte furent disposés à
ses côtés, etBenilong ayant placé quelques gros mor-
ceaux de bois sur le corps , quelqu'un de la troupe
mit le feu au bûcher. Comme il était construit en bois
sec, il fut bientôt enflammé, et Benilong lui-même fit
observer à ses amis de Sydney une fumée noire qui
s'élevait du centre du bûcher où reposait le corps et
qui annonçait que le feu l'avait atteint. Le terrain fut
abandonné long-temps avant que la dernière bûche
fût consumée, et Benilong parut tout le jour plus
joyeux qu'on n'aurait pu s'y attendre; il parla de cher-
cher une nourrice parmi les Anglaises de la colonie
pour allaiter son enfant.
178 VOYAGE
Le jour suivant il invita les mêmes personnes à le
voir recueillir les cendres de sa femme; elles l'ac-
compagnèrent au terrain en question où il se rendit
seul et sans suite. Là il se tint à la tète de ses com-
pagnons dans une sorte de silence solennel et sans
parler à personne jusqu'au moment où il eut rempli
envers Barang-Arou les derniers devoirs d'un mari.
Il avait à la main la lance avec laquelle il se propo-
sait de punir le kerredai qui n'était point venu près
de sa femme quand elle se trouva mal, et c'est avec
la pointe de cette arme qu'il ramassa en un monceau
les cendres et les os calcinés. Alors, déposant sa lance
par terre , avec un morceau d'écorce il dressa un tu-
mulus qui eût fait honneur au plus habile fossoyeur,
arrondissant avec soin la terre, aplanissant les moin-
dres inégalités et portant une attention scrupuleuse
à donner à celte sorte de monument une forme régu-
lière. De chaque côté de la tombe il plaça un morceau
de bois, et sur le sommet le morceau d'écorce qui lui
avait servi à l'élever. Le travail achevé , il demanda à
ses amis si c'était bien, et parut satisfait de leur ré-
ponse affirmative.
Dans cette circonstance son maintien fut mâle et
solennel, et un silence expressif caractérisa sa con-
duite pendant toute la durée de cette scène. Les An-
glais gardèrent le même silence et l'observaient avec
beaucoup d'attention. Rien ne put le distraire de la
cérémonie à laquelle il était livré tout entier ; il ne
parut pas avoir le moindre désir de la finir plus vite ,
mais il l'accomplit dans tous ses détails avec un re-
DE L'ASTROLABE. fc?|
cueillenient qui faisait honneur k ses sentimens
comme homme; car ce recueillement semblait être
l'effet et la preuve d'une affection sincère pour l'objel
dont il ne restait plus rien qu'un ou deux fragmens
d'os calcinés. Quand son triste ouvrage fut terminé ,
il resta quelques momens debout devant cette tombe,
les mains jointes sur sa poitrine et dans l'attitude d'un
homme profondément livré à ses pensées.
Pour se conformer à la coutume de ne point pro-
noncer le nom des morts, deux femmes nommées
Barang-Arou le quittèrent pour en prendre d'autres ;
l'une d'elles, la femme de Kol-bi, ne survécut à celle
de Benilong que fort peu de temps , et mourut d'une
consomption qu'elle gagna en nourrissant une petite
fille qu'elle avait au sein à celle époque. Cet événe-
ment fil connaître une coutume curieuse mais hor-
rible en usage chez ces peuples. La mère mourut
dans la ville, et quand on la conduisit au tombeau ,
son cadavre fut présenté devant la porte de chacune
des maisons et des cases où elle avait eu coutume
d'entrer durant les derniers jours de sa maladie ; ses
porteurs observaient les mêmes cérémonies que celles
que nous avions vues aux funérailles de Balouderrai,
quand la petite Dilboung et le petit Bidiai-Bidiai
furent placés devant son cadavre. Le corps descendu
dans la tombe, les spectateurs furent bien surpris de
voir le père lui-même placer l'enfant vivant avec la
mère. Immédiatement après il jeta dessus une grosse
pierre, et la tombe fut à l'instant remplie de terre par
les naturels. Cette opération se fit en si peu de temps
480 VOYAGE
que les Européens présens n'eurent ni le temps , ni
la présence d'esprit nécessaires pour l'empêcher. Lors-
qu'on en parla à Koi-bi , au lieu de la trouver inhu-
maine, il la justifia en disant que comme il n'aurait pu
trouver personne pour nourrir l'enfant, celui-ci aurait
péri d'une mort bien plus cruelle que celle qu'on lui
avait fait subir. Ces exemples s'étant renouvelés par
la suite , on doit penser que ce sacrifice des enfans est
une coutume générale chez eux ; du reste on évite ce
malheur si l'on peut trouver une nourrice, ou si quel-
qu'un s'engage à devenir le père de l'enfant , quand
bien même le véritable père serait vivant.
LANGAGE.
Leur langage est très-agréable à l'oreille , car il est
en plusieurs circonstances expressif et sonore ; il n'a
certainement nulle analogie avec aucune des langues
connues , deux ou trois mots seuls exceptés. Le dia-
lecte que parlent les naturels de Sydney non-seule-
ment diffère complètement de celui que le capitaine
Cook trouva chez les peuples du nord sur les bords
de la rivière Endeavour , mais même de celui qui est
usité par ceux qui habitent Port-Stephen et par les ha-
bitans du sud de Botany-Bay, même par ceux des bords
de l'Hawkesbury. On a vu des sauvages du nord qui
ne pouvaient nullement se faire comprendre par ceux
de Sydney ; mais ce fait n'est pas si surprenant que de
voir des peuples éloignés de cinquante ou soixante
DE L'ASTROLABE. 481
milles seulement donner des noms différens au soleil
et à la lune.
Deux hommes de la même tribu prononcent sou-
vent le même mot d'une manière différente; les lettres
b et/?, g et c particulièrement, sont souvent em-
ployées Tune pour l'autre. Leur alphabet ne reconnaît
ni s ni v, et quelques-uns de leurs sons exigeraient
des caractères particuliers pour les rendre avec plus
de précision.
Après avoir lu tout ce qui précède, on ne peut s'em-
pêcher de convenir de la justesse de l'observation que
faisait déjà Collins il y a plus de vingt-cinq ans. «Lors-
qu'on a mieux connu les habitudes barbares et les
coutumes inhumaines des indigènes de la Nouvelle-
Galles du Sud , on a cessé de s'étonner de la faiblesse
de leur population. Plusieurs causes contribuent à cet
état de choses : la guerre continuelle dans laquelle ils
vivent, la façon brutale dont ils traitent leurs femmes ,
l'horrible et cruelle coutume qu'elles ont de se faire
avorter en se faisant fouler le ventre pour écraser l'en-
fant, ce qui cause souvent aussi la mort de la mère.
Les femmes ont recours à cette opération pour éviter
l'ennui de porter leur enfant, et ils la nomment Mibra.
La coutume d'enterrer l'enfant avec sa mère , quand
il est à la mamelle, lorsqu'elle vient à mourir, est en-
core un motif de plus pour empêcher la population de
s'accroître. (Collins, p. 451.)
Dans les premiers mois de l'année 1 826, et surtout
482 VOYAGE
en avril et mai , les naturels de l'intérieur, particuliè-
rement du pays d'Argyle , se portèrent souvent à des
actes hostiles envers les cultivateurs et les bergers ;
ils commirent même quelques meurtres. A cette occa-
sion un habitant de la colonie inséra dans le Monitov
un article où il affirmait que toutes les mesures de dou-
ceur qu'on emploierait vis-à-vis des naturels seraient
inutiles et même funestes : qu'en conséquence il fallait
avoir recours de suite à des mesures de rigueur pour
les épouvanter et arrêter leurs excès.
Le rédacteur du Monitor répondit à ces conseils
par l'article suivant. (2 juin 1826, n. 37.)
« Nous avons inséré une lettre d'un de nos corres-
pondans, touchant la conduite à observer à l'égard
des indigènes dans les temps d'hostilité , parce que
nous aimons les avis, même quand nous croyons la
thèse erronée et la conclusion plus que douteuse.
Nous sommes d'accord avec l'auteur sur la partie de
sa note qui décrit le caractère et les habitudes politi-
ques (si toutefois on peut accorder cette épithète à
leurs notions confuses d'obéissance politique) des na-
turels d'Argyle, ainsi que de ceux de Bathurst, de
Hunter's-River et de Cow-Pastures. Au reste, le
moyen péremptoire qu'il indique nous déplaît extrê-
mement. A l'égard de ceux qui ont à l'employer, il
peut être admirablement expéditif et commode, mais
sa nature tient de trop près au pouvoir absolu pour
nous convenir. Nous sommes , au contraire , pour la
modération , la magnanimité et l'oubli, précisément
Dl< L'ASTROLABE. |$|
dans le même rapport que notre pouvoir dépasse celui
de ces pauvres noirs , peuple généralement innocent,
simple et d'un bon naturel, peuple dont nous avons
occupé le territoire sans prendre même la peine de
dire aux possesseurs: Av<c voire permission; et cjui
nous ont aidés de leur personne à exploiter les plus
belles portions de leur territoire, se contentant en
retour de visiter deux ou trois fois par an nos huttes
nouvellement construites , et de recevoir avec un sou-
rire de satisfaction, comme prix de leurs plus riches
domaines, quelques gallons de raie , quelques choux,
ou une once de tabac pour le chef et un peu de sucre
pour sa femme. Nous nous rappelons d'avoir voyagé
seul dans le district d'Argy le, peu de temps après sa dé-
couverte; nous avions établi une case vingt milles au-
delà d'une station qui se trouvait elle-même à trente
milles de rétablissement le plus voisin et d'un seul côté.
Les bergers dans ces temps étaient complètement à la
merci des naturels , et le voyageur isolé Tétait encore
bien davantage. Cependant l'amour de la paix et la
fidélité caractérisaient la conduite de ces tribus bien-
veillantes et faciles à contenter. Nous avons souvent
été charmés de la confiance absolue qu'ils accordaient
à nos paroles , prenant ce que nous disions pour la
vérité même de l'Évangile. Cette confiance a duré jus-
qu'à l'époque où nos bergers, étourdis avec leur ridicule
amour des plaisanteries , leur ont raconté tant d'insi-
gnes mensonges que maintenant ils vous répondront
souvent d'un ton interrogatif : Plaisantez-vous? Néan-
moins ces peuples ne se fâchent jamais de ce pi
484 VOYAGE
tendu à leur crédulité ; et quelque peu habitués qu'ils
aient été à regarder le mensonge comme un sujet légi-
time de plaisir et de divertissement, ils s'efforcent
pourtant en rivalisant de plaisanterie de se conformer
à nos coutumes nationales , et de se montrer aussi con-
tens de nos fripons de valets et de bergers , qu'il leur
est possible de le feindre.
» Nous avons connu personnellement Merangtom
(un des bergers tués par les sauvages). C'était un ami des
noirs , mais il compromettait toujours l'amitié qu'ils
lui témoignaient en prenant de trop grandes libertés
avec leurs femmes. Nous ne doutons pas le moins du
monde que, dans la circonstance qui amena sa mort,
il n'ait violé leurs lois ; ce qu'après tout il n'avait aucun
droit de faire. Tant que nous n'aurons pas complète-
ment envahi et occupé des déserts aussi éloignés que
ceux de Bathurst, et tant que nous dépendrons autant
des bonnes dispositions de ces anciens propriétaires
du sol , c'est aller trop loin que de dire que nous pou-
vons impunément traiter leurs lois avec dérision ,
offenser tous leurs préjugés nationaux , et les exas-
pérer à notre bon plaisir pour récompense de toute
leur bienveillance.
» Quant à l'idée d'amener ces indépendans rôdeurs
des forêts de l'Australie à recourir à nos lois pour
venger leurs injures au moyen des magistrats de dis-
tricts, nous prions notre correspondant d'examiner
les difficultés d'un pareil plan. Sans interprètes,
comment ces simples enfans de la vérité pourraient-ils
devant la Cour résister aux détours de nos filous
DE LASTROLAHK. \M
d'Anglais accoutumés dès leur enfance à la chicane ci
à couvrir leurs mauvais coups de prétextes plausibles?
J'omets de mentionner ici une foule d'autres objections
également solides, et qui ne manqueront pas de frapper
nos lecteurs. »
La feuille suivante du même journal contient des
détails très-curieux sur la manière dont la force armée
envoyée à la poursuite de quelques-uns des coupa-
bles parvint à s'en saisir et à les conduire à Sydney.
[^ juin 1826, n. 4.)
« Le capitaine Bishop, qui fut dépêché par le gou-
verneur, il va quelques semaines, à la tète d'une troupe
à cheval (désignée, à ce que nous croyons, par le nom
de police à cheval), et chargé de pénétrer dans les
nouveaux pays assez avant pour parvenir jusqu'à la
tribu qui comptait parmi ses membres les auteurs du
dernier meurtre de Thomas Taylor, est de retour au
quartier-général avec ses gens. Il surprit la tribu en
question , et se saisit de l'assassin et de ses deux com-
plices. Les derniers s'échappèrent par la suite, mais
le naturel qui perça Taylor de sa lance fut amené en
sûreté dans la prison de Sydney où on le garde main-
tenant , et nous espérons qu'il subira bientôt son procès
pour son crime. Cet homme ainsi que ses deux compa-
gnons, avec cette babitude de vérité qui caractérise
ces naturels dans leur état primitif, avouèrent les dé-
tails du tragique événement. Il paraît que deux ou trois
individus de cette classe d'hommes dont l'office, parmi
TOME I.
486 VOYAGE
les sauvages, est d'arracher ladentantérieure des jeunes
gens arrivés à un certain âge , étaient venus des lieux
au-delà du lac Georges à Argyle et Boung-Boung,
pour satisfaire à cette très-importante coutume natio-
nale. Comme ils passaient ou s'en retournaient par la
case de madame Sherwin , située un peu au nord du lac
Bathurst, ils y entrèrent suivant leur usage, et Taylor
avec la courtoisie qui a ordinairement lieu entre les
blancs et les naturels d' Argyle , leur offrit toute l'hos-
pitalité qui était en son pouvoir. Mais les destructeurs
de dents lui demandèrent d'un ton farouche d'autres
mets que ceux que le pauvre Taylor avait à leur offrir;
dans leurs gestes de colère et de dépit , ils lui montrè-
rent un nombre de dents restant de toute espèce bien
suffisant pour arracher la chair de ses os. Il eut recours
à la mesure qui a toujours été éprouvée comme la plus
dangereuse au monde quand il a fallu traiter avec ces
sauvages humains, savoir : de commencer à manifester
sa terreur, et, ce qui est encore plus dangereux, de
s'enfuir. Le sauvage aujourd'hui en prison, sans plus
d'embarras , ajusta son arme destructive, et d'un coup
fatal perça le corps du malheureux fuyard. Le sque-
lette de la main de Taylor a été vu chez les noirs. Ce
témoignage , joint à d'autres indications , a convaincu
le capitaine Bishop que le malheureux homme a servi
de pâture aux naturels , et qu'ils ont été amenés à
l'horrible action de le dévorer par son impossibilité de
leur fournir les alimens qu'ils avaient désirés.
» Le capitaine Bishop, au reste, avec cette modé-
ration humaine et sage qui distingue toujours le véri-
DE L'ASTROLABK. is;
lahle brave , était résolu à ne point verser de sang , ri
à ne faire d'autre mal aux naturels que de se saisir du
ehef de la tribu et des trois naturels ci-dessus men-
tionnés. Le sort des derniers a été rapporté. 'On mon-
tra au chef les carabines et les sabres de la troupe
anglaise qui accomplit en outre ses évolutions rapides,
spectacle bien étonnant pour le simple guerrier du si k I .
On se donna beaucoup de peine pour lui expliquer le
pouvoir irrésistible des militaires , si jamais ils étaient
obligés d'agir hostilement contre ses sujets armés seu-
lement de lances et de waddis. Par bonheur, l'aide
d'un interprète intelligent fit que les explications , les
menaces , les avertissemens et les offres de bonne
amitié du capitaine Bishop en cas de paix, furent clai-
rement comprises par le roi bronzé des montagnes
neigeuses ; autant que sa contenance étonnée et stu-
péfiée d'accord avec "ses protestations ferventes de re-
pentir sincère pour l'offense commise par ses trois
cannibales , pouvait donner de preuves de sa sincé-
rité et de la conviction qu'il avait de sa propre inca-
pacité comme monarque belligérant , autant le ca-
pitaine Bishop fut parfaitement satisfait de la péni-
tence royale et de sa bonne foi. Le capitaine Bishop
alors, avec beaucoup de politique et une discrète
bienveillance, fit entendre à l'humble chef que Son
Excellence avait bien voulu lui pardonner. Après cette
cérémonie , on congédia le roi sauvage avec les mar-
ques convenables et naturelles d'une cordiale réconci-
liation. C'est l'opinion de tous ceux qui habitent ce
pays neuf, que l'expédition du capitaine Bishop sera
488 VOYAGE
suivie d'une paix permanente , les craintes des natu-
rels ayant été excitées par ces événemens à un degré
tel qu'il faudra une génération pour les dissiper. »
Si la lettre qui suit n'est pas supposée, elle rend
compte d'un fait assez bizarre : l'existence volontaire
et prolongée d'une Européenne au milieu des naturels
de l'Australie.
A V éditeur du Monitor.
« Monsieur, il peut être intéressant pour quelques-
uns de vos lecteurs d'apprendre que la femme qui
échappa au naufrage du brick T/y al sur cette côte,
au nord de Port-Macquarie, est encore ou du moins
était tout dernièrement encore en vie , et habitait avec
une tribu de naturels, ainsi que sa fille aujourd'hui
Agée de douze à treize ans.
» Elle fut épousée (ou plutôt possédée) par un
homme de la tribu dont elle eut deux enfans , un de
chaque sexe. Le mâle , suivant la coutume*, a été mis
à mort , la petite fille est vivante. Cette femme fait
l'office de corrar-gai ou sage-femme près des femmes
de la tribu, qui la respectent à ce titre. Ces naturels
ont tant de peur qu'elle ne voie un Européen et qu'elle
ne soit par là tentée de les quitter, qu'ils ont madi-
* Peut-être ne sait-on pas généralement que les naturels font périr les
enfans mâles d'origine mélangée : tel est cependant le fait, qu'il faut sans
doute attribuer à la crainte qu'ils ont de la supériorité des êtres procréés par
le croisement avec la race blanche.
DE L'ASTROLABE. 489
boarc ou lue trois Anglais qu'ils supposaient occupés
à la chercher. Sa fille, celle qui fit naufrage avec elle,
ajoute celui qui me donne ces renseignemens , sera
ivienna ou nubile le printemps prochain.
» Le naturel dont j'ai obtenu le récit précédent
appartient à une tribu établie dans les plaines de
Liverpool; il dit qu'il a souvent vu la femme blanche
avec sa fille et sa petite Piccanine. Son histoire est
très-bien circonstanciée; il ajoute qu'il a un frère
marié dans la même tribu, et qu'il montrera ces
femmes blanches à ceux qui le désireront , pourvu
que. l'on ne tue pas son frère. » (Monitor, 18 août
1826,». 14.)
La narration qui suit, écrite par un colon des plaines
de Bathurst et insérée dans V Australian { 1 4 octobre
1826, n. 135) peu de temps avant notre passage à
Sydney, est encore fort intéressante, en ce qu'elle
offre une description tout à la fois récente et exempte
de préjugés des mœurs des naturels de l'intérieur.
Aux éditeurs de V Australian.
Brucedale. près P.atlinrst, a5 août [8a6.
« Messieurs, je vous transmets une esquisse des
manières et des coutumes des aborigènes de la Nou-
velle-Hollande, habitant le pays voisin de Bathurst,
où j'ai eu de fréquentes occasions d'observer ces sau-
vages enfans de la nature ; j'ai pensé que ces détails
1!)0 VOYAGE
pourraient intéresser quelques-uns de vos lecteurs,
qui , de même que votre humble serviteur, sont admi-
rateurs des œuvres de la nature , ou , pour mieux
m'exprimer, des œuvres de Dieu.
» Les naturels sont en général grands et bien con-
formés. Leur chef, qui a reçu le nom de Saturday
(samedi), est d'une très-belle figure, bien musclé,
et ses membres sont dans les belles proportions ; il
paraît connaître sa supériorité sur ses frères de cou-
leur. Sa personne pourrait servir de modèle pour une
statue d'Apollon. Un autre naturel que j'ai vu, nommé
Sanday (dimanche ) , a un corps moulé d'une manière
remarquable , et quand il tient sa massue ou son
waddi, il ne représenterait pas mal un Hercule.
D'après la douceur de leur peau , ces naturels sem-
blent en possession d'une nourriture abondante. Une
petite espèce d'opossum , joli petit animal qui vit des
feuilles d'une sorte d'eucalyptus, connu dans la
colonie sous le nom de gum-trec, est leur principal
aliment ; parfois ils chassent le kangarou et se nour-
rissent de cigales qu'ils tirent de terre, quand elles
sont engourdies.
» Les opossums , disent-ils , sont très-gras en été
et font un excellent manger. Avec la graisse de ce
petit animal , ils se frottent la tète et le ventre , sur-
tout quand ils vont combattre. Cela, disent-ils, les
rend plus alertes. Les opossums sont très-nombreux
et se prennent facilement dans les troncs d'arbres. Les
naturels n'ont point de lignes de pèche , chose éton-
nante , puisque les rivières ici abondent en poisson ,
DE L'ASTROLABE. .'M
mais ils l'attrapent quelquefois avec leurs lances. Ils
apprêtent leur nourriture en la faisant griller sur le feu.
Avec les peaux d'opossums ils se font des manteaux
très-chauds, assez larges pour couvrir leur corps en-
tier, proprement cousus avec une aiguille en os, et les
poils des queues d'opossums. En hiver, ils incitent le
côté du poil contre le corps ; en été , ils le retournent.
Ils sont très-adroits à dépouiller les animaux avec une
pierre tranchante. Ils ne travaillent ni ne filent , et ce-
pendant leur père céleste prend soin de les nourrir.
Leur caractère est généralement gai ; ils sont grands
chanteurs et ont fait de courtes chansons sur plusieurs
hahitans du pays. Dans leurs chansons , quelques-uns
sont loués , et d'autres tournés en ridicule ; très-
attachés à ceux qui leur montrent quelque espèce d'a-
mitié ou d'égards , ils admirent un caractère brave et
généreux , mais ont une grande aversion pour ceux qui
sont cruels et moroses. Ils regardent comme une lâ-
cheté de maltraiter ou de tuer les femmes et les en fans
à la guerre. Ils pleurent avec amertume la mort de
leurs femmes et de leurs enfans tués par nos gens.
Les naturels qui ont été détenus à Sydney se ressou-
viennent parfaitement des politesses que leur fit
le gouvernement; ils mentionnent particulièrement
M. S. Bannister, le procureur-général, et parlent de
son humanité à leur égard dans les termes les plus
vifs. Je prends ici la liberté de donner mon opinion
sur la cause des troubles qui se sont malheureusement
élevés entre nous et les aborigènes ; et j'attribue la
perte de ceux qui périrent des deux côtés à la con-
492 VOYAGE
duite imprudente et cruelle de quelques-uns de nos
gens. Les naturels sont réellement passionnés pour
les blancs, et admirent beaucoup nos arts et notre
industrie ; mais ils ont une grande aversion pour les
Bushrangers ( vagabonds des bois ) ou Croppis, ainsi
qu'ils les appellent. Ces malheureux leur enlèvent
quelquefois leurs femmes et leur sont à charge de
toutes les manières.
» Toutes les fois qu'on jugerait nécessaire de châtier
les naturels , il faudrait que ce fût toujours sous l'au-
torité d'un officier militaire, ou de quelque personne
respectable, autorisée à cet effet et responsable de
ses actions. Les cultivateurs ne devraient jamais être
autorisés à armer leurs domestiques et à courir sur
les naturels. Il n'y a que des mesures défensives qui
puissent être justifiées en ces occasions.
» Ces naturels ont quelques idées imparfaites de la
propriété et du droit de possession ; ils disent que tous
les animaux sauvages sont à eux , que tout ce qui est
cultivé ou apprivoisé est à nous ; tout ce que la terre
produit spontanément ou sans travail leur appartient
aussi. Les choses qu'elle produit par ai*ifice ou par
effort sont aux hommes blancs , comme ils nous ap-
pellent. Les songes ont un effet puissant sur leur ima-
gination et souvent dirigent leurs actions. Ils ont des
idées très-confuses d'un bon et d'un mauvais esprit ,
mais semblent n'avoir aucune notion d'une puissance
protectrice. Ils ont parfois les terreurs les plus gran-
des d'un mauvais esprit qui hante leurs forêts, et
pensent qu'il vient quelquefois , durant leur sommeil,
DE L'ASTROLABE. i93
les exterminer et enlever leurs femmes et leurs en-
fans. Il est difficile de prononcer s'il y a réellement
dans ces bois aucune espèce de créature capable de
détruire un homme , et rien de ce genre n'a jamais
été vu par aucun des nôtres. Je suis disposé à croire
que cet esprit qu'ils redoutent tant et qu'ils nomment
Coppir est un de leurs êtres imaginaires. Très-rarement
ils réfléchissent ou méditent avec attention; leurs no-
lions des objets sont très-grossières, et chaque sensa-
tion produite par un effet passé cède promptement
la place à une sensation nouvelle.
» Leurs lois sont celles de la nature. Ils n'ont ,
que je sache, aucun autre code; leurs chefs pos-
sèdent évidemment une grande influence parmi eux ,
et plus spécialement en temps de guerre. Si les con-
naissances marchent progressivement dans l'esprit
humain , dans le leur elles ont tout au plus fait le pre-
mier pas , et leurs idées ont à peine commencé à
éclore.
But knowledge to t/icir ères lier ample page
Rich wîth the spoils of time did nc'er extol.
I\!ais la science à leurs yeux ne déroula jamais ses pages immenses enrichi* -
par les dépouilles du temps.
» De temps en temps les passions de l'amour et de
la jalousie tourmentent leurs cœurs; et l'amitié', ils
la connaissent aussi; car quand une personne pour
laquelle ils ont une véritable affection meurt ou suc-
combe dans un combat , ils pleurent jusqu'au tom-
beau la perte de leur ami mort.
494 VOYAGE
» Ils aiment beaucoup le pain el le lait , le tabac
et le sucre , mais ils se soucient peu des liqueurs
fortes. J'offris un jour à Saturday un verre de rhum
et d'eau , mais il refusa de le boire , et, me montrant
sa tète , il me fit connaître qu'il en avait ressenti les
effets pernicieux. Ils sont très-jaloux d'être rasés et
d'avoir leurs cheveux coupés comme un gentleman ;
j'en observai un dans le nombre dont la chevelure
était proprement peignée, et qui vient souvent em-
prunter un peigne pour cela.
» Leur langage se compose principalement de pa-
latales. Les naturels, près de Bathurst , ont appris
de nos gens une espèce de jargon que ceux-ci em-
ployaient avec eux , à leur arrivée ici , en mêlant , à ce
qu'ils connaissaient du langage des sauvages d'en bas ,
quelques mots anglais. C'est ainsi qu'ils ont à leur
tour attrapé quelques termes anglais et d'autres du
langage des naturels de Sydney ; en s'adressant à
nous, ils y mêlent leur propre langue. Les indigènes
de cette partie de la Nouvelle-Hollande ne peuvent
comprendre ceux du bord de la mer, ni se faire
entendre deux. Les noms qu'ils donnent aux mêmes
objets diffèrent entièrement.
» On doit fort regretter que ces naturels, par leurs
relations avec les Anglais, aient appris toutes les
expressions indécentes et dégoûtantes , si communes
dans la bouche des convicts , et aient été plutôt cor-
rompus que civilisés par leurs nouvelles connais-
sances. Mais ils possèdent dans toute l'étendue du
mot une chose du plus grand prix , la liberté ; elle
DE j: ASTROLABE. 495
compense en grande partie pour eux les avantages
et les jouissances dont les Européens sont favorisés.
Ils n'ont que très-peu de soucis, et leur esprit néan-
moins est certainement en proie aux craintes et aux
terreurs delà superstition. J'observais dernièrement
une tribu, qui était venue de Moud/aï pour rendre
visite à Saturday et à ceux de sa tribu ; les nouveaux
venus campèrent près de ma maison , et de bonne
heure, dans la soirée, j'eus la curiosité de les examiner
de près. Ils étaient disposés autour d'un coteau voisin,
et parurent très-satisfaits de la visite que je leur faisais.
Ils étaient assis par terre autour de plusieurs petits
feux (car je ne leur en ai jamais vu faire de grands),
très-près les uns des autres, et chaque famille généra-
lement a son feu particulier ; mais à quelques-uns de
ces feux je ne vis que des femmes et des enfans. En
certains endroits , il y avait des groupes d'hommes
qui chantaient des chansons ou causaient amicalement ;
mais je n'ai jamais entendu les femmes chanter. Elles
sont beaucoup plus nombreuses que les hommes. Je
vis plusieurs de ceux-ci qui avaient trois ou quatre
femmes. Magpaï, chef de Moudjaï, en avait cinq, et
dans la visite qu'il nous fit quelque temps auparavant
il en avait sept. Je fis plus particulièrement connais-
sance avec une famille composée du mari , de ses deux
femmes et de plusieurs enfans. La favorite se tenait
assise près de son mari , appuyée sur son bras , tandis
que l'autre était assise près d'un feu, à une petite dis-
lance d'eux avec les enfans. J'estimai le nombre entier
des naturels présens à cent cinquante; mais toute la
496 VOYAGE
tribu n'était point présente. Les naturels qui ont plu-
sieurs femmes en donnent quelquefois une ou deux à
un ami qui s'en trouve dépourvu. Il est difficile d'ex-
pliquer pourquoi le nombre des femmes dépasse au-
tant celui des hommes , à moins que cela ne provienne
de ce que les derniers se trouvent souvent entraînés
dans des combats où ils perdent la vie. Dans les ba-
tailles , ils ne font point de prisonniers ; ils tuent leurs
ennemis ou les mettent en déroute. Les femmes sont
au reste le jouet de la guerre ; celles qu'ils prennent
sur leurs ennemis sont rangées parmi leurs propres
femmes et quelquefois renvoyées à leur tribu ou à leur
famille. Il arrive souvent que les tribus se mélangent.
» Il est difficile de fixer l'étendue de terrain exacte
que chaque tribu occupe. On pourrait supposer que
cette étendue n'excède point un rayon de quarante
milles. D'après ce que nous connaissons d'elles , les
différentes tribus semblent former une chaîne étendue
sur la Nouvelle-Hollande; il y a tout lieu de croire
que les habitans sont divisés en un grand nombre de
petites tribus qui composent les anneaux de cette
chaîne , et conservent une espèce de communication
les unes avec les autres.
» Le nombre des tribus voisines de Bathurst , qui
s'étendent jusqu'à Wellington -Valley , Coal- River
et Lachlan-River , est de huit; en différens temps,
nous avons été visités par des individus de chacune
d'entre elles. Elles sont connues sous les noms sui-
vans , d'après les portions de pays qu'elles habitent
le plus : 1 ° Tribu de Parramatta ou Bathurst ; 2° Moue-
DE I/ASTROIABE. 437
Moue ou de KingWallcy; 3° Rille-Biarra ; 4'1 ^ <|-
lington-Valley ; 5° Bingoum; 8° Moudjaï; 7° Non-
douraï; 8° Pialong.
» Les naturels n'ont point d'habitations , mais ils
mènent une espèce de vie errante. Quand le temps est
très-humide, ils font un abri avec lecorce des arbres,
qu'ils coupent et enlèvent très-proprement , et la pla-
cent par terre, de manière à se mettre à couvert. J'ai
vu quelques hommes avec des chapeaux sur leur tète.
Leurs pieds sont toujours nus. Mais je n'ai jamais vu
les femmes avoir la tète ou les pieds couverts. Je m'a-
musai beaucoup l'autre jour, qui était une très-belle
journée d'hiver, de voir Saturday, sa tribu et ses amis
étendus par terre, disposés en groupes d'hommes et
de femmes , tournant leurs corps aux ravons réchauf-
fans du soleil ; ils semblaient jouir de la félicité su-
prême , chantant et faisant entendre un murmure
joyeux durant près de trois heures. Je ne parle que
des hommes, je n'ai jamais entendu les femmes chan-
ter, mais parfois elles rient de bon cœur.
» Les hommes sont beaucoup plus recherchés dans
leur nourriture que les femmes. Ainsi, par exemple ,
une de mes vaches était morte et son corps était sur
les bords de la crique ; les femmes des naturels l'ap-
prirent, et plusieurs d'entre elles vinrent chercher
des morceaux de la vache, majs les hommes n'en
voulurent point. Dans tous les cas, j'ai observé que
les hommes se servent les premiers, puis les femmes
et les enfans prennent ce que les hommes ont laissé
ou ce qu'ils ont pu se procurer eux-mêmes. Les
498 VOYAGE
femmes vont souvent sur les arbres pour attraper
les opossums , et sont presque aussi habiles à couper
l'écorce et à grimper que leurs vigoureux maîtres.
Les garçons , avant d'arriver à l'âge de puberté , sont
très-alertes à chercher leur nourriture; de très-bonne
heure ils s'exercent à combattre avec leurs casse-tètes,
leurs lances et leurs épées de bois.
» Les armes employées par les différentes tribus
varient considérablement pour la forme et la manière
de s'en servir, et il est évident que le choix et l'usage
de ces armes dépendent des matériaux que le pays
leur fournit. Un naturel de la contrée au-delà des
plaines de Liverpool , qui était ici l'été dernier , nous
dit qu'il avait vu des naturels avec des arcs et des
flèches.
» Il parait y avoir parmi eux diverses nuances de
constitution; la couleur de leurs cheveux offre de
grandes différences. Quelques-uns, après avoir été
nettoyés , se sont trouvés avoir les cheveux d'un brun
clair. Les tribus des environs ont plusieurs beaux
enfans , dont les pères étaient des blancs ; mais ce
n'est pas d'eux qu'il s'agit. C'est une habitude géné-
rale chez eux de s'accroupir sur des foyers enfumés ,
qui donne à leurs cheveux et à leur peau une couleur
uniforme.
» Comme ils n'apprécient point leurs femmes et
qu'ils n'ont point pour elles les égards qu'ils devraient
avoir, nous ne devons point chercher en elles ces
vertus et ces grâces qui ornent le sexe et captivent
l'homme dans les sociétés civilisées. Mais au milieu
DE L'ASTROLAlîE. i.i.)
de leurs pénibles souffrances , elles poussent la pa-
tience et l'humilité au degré le plus éminent, car
elles sont en effet assujetties à loutes les misères pos-
sibles, et cependant je n'ai jamais vu d'exemple de
suicide parmi elles.
» Ce n'est que dans les sociétés civilisées que les
femmes, celte portion charmante de la création,
peuvent être contemplées dans leur perfection ou
obtenir la place qui leur est due. Dans l'état de
nature, elles ne sont que la pure propriété et les
esclaves des hommes; voilà leur pitoyable condi-
tion chez les aborigènes de la Nouvelle-Hollande. Les
femmes font tout l'ouvrage et sont faites pour porter
tous les fardeaux. Les hommes sont extrêmement
indolens et font porter à leurs femmes jusqu'à leurs
armes. Les pauvres créatures ont généralement de
grands sacs ou de larges poches , suspendues à leurs
épaules, dans lesquelles les hommes logent tout ce
qui leur est nécessaire. En outre , elles portent leurs
jeunes enfans suspendus derrière leur dos. Elles pa-
raissent tellement accablées de leurs fardeaux qu'elles
ont perdu l'habitude de se tenir droites, et contrac-
tent une certaine allure gauche et très-courbée ; tan-
dis que, créature plus fière, l'homme marche droit et
sans entraves au travers de ses forets , esclave seule-
ment de ses passions.
» Les hommes trouvent quelques-unes de leurs
femmes très-jolies ; en effet j'en ai vu dans le nombre
dont les traits m'ont semblé animés et agréables. Elles
ont de grands yeux d'un très-beau brun ou d'un noir
500 VOYAGE
foncé , des lèvres minces et de belles dénis blanches
et régulières. Veulent-elles quelque chose, elles sa-
vent accompagner leur demande de regards très-ca-
ressans. Quelquefois le son de leur voix est singu-
lièrement doux et mélodieux quand il se fait entendre
au travers de leurs bois solitaires. On voit peu de ces
naturels qui soient affectés de rhumes. Ils semblenl
généralement jouir dune bonne santé , mais on doit
déplorer que parmi les autres calamités que leur ont
apportées les colons, se trouve l'horrible maladie vé-
nérienne; il est. à craindre qu'elle ne leur cause de
longs tourmens , vu qu'ils peuvent souffrir long-temps
sans soulagement. J'ai vu quelques-unes des pauvres
créatures attaquées par ce mal qui étaient devenues
des objets d'horreur.
» A mon avis, leurs manières ont beaucoup changé
en mieux ; ils ne prennent plus la moindre chose dans
les fermes sans permission; en effet, ils viennent
emprunter les pots d'étain, etc., dans les cuisines et
les maisons , mais les remettent toujours à leur place
en quittant l'endroit. Mon jardin contenant quelques
plantations de navets , ils sont très-friands de ces lé-
gumes; cependant ils n'ont jamais tenté d'en prendre
sans demander auparavant la permission; même ils de-
mandaient le nombre qu'ils pouvaient prendre, en le-
vant autant de leurs doigts.
» Il n'est permis aux femmes d'entrer dans les mai-
sons qu'après que les hommes ont d'abord satisfait
leur curiosité et pris ce qu'ils peuvent obtenir. Alors
les pauvres femmes font leur humble apparition. Après
DE L'ASTROLABE. .501
la dernière récolte, les femmes et les enfans glanè-
rent dans mes champs et mangèrent tant de blé, que
cet excès de nourriture joint à l'humidité du temps les
rendit si malades, qu'ils se roulaient par terredans leurs
souffrances; mais ils furent promptement rétablis.
» Ils aiment beaucoup les alimens chauds. Une
femme venait de recevoir un pot de lait qu'on lui di-
sait de boire. Oui, dit-elle, mais il faudrait d'abord
le faire bouillir. Les femmes durant long-temps furent
très-effrayées à la vue d'un homme à cheval , disant
qu'elles prenaient l'homme et le cheval pour un seul
animal ; maintenant elles admirent beaucoup les che-
vaux. Rien ne plaît tant aux hommes et aux garçons
qu'une course à cheval ; ils aiment aussi beaucoup nos
chiens ; une femme ici , ces jours derniers , s'était
chargée de tous nos petits chiens.
»Les colons feront très-bien d'éviter toute espèce de
querelle avec les naturels et de les traiter avec dou-
ceur, ce sera le moyen d'assurer leur propre repos.
C'est être sage que d'être humain , j'en parle d'après
ma propre expérience. Nous n'avons jamais éprouvé
la moindre insulte de leur part ; ils viennent même
nous avertir, dès qu'ils ont vu quelqu'une de nos bêtes
égarée. Si jamais les naturels sont traités avec cruauté,
il est sûr qu'ils se vengeront sur la première victime
sans défense qu'ils rencontreront ; ils attaquent rare-
ment et seulement quand ils sont sûrs d'être les plus
for! s. Il peut résulter un grand bien de nous mainte-
nir avec eux sur un pied amical , et on peut obtenir
d'eux des renseignemens précieux touchant l'inté-
TOME I. 33
iij VOYAGE
rieur. Espérons que puisque le peuple breton fait des
progrès si étonnans dans les sciences et les connais-
sances , il accroîtra encore son amour pour le genre
humain, quelque grand qu'il soit déjà, et l'étendra aux
sauvages habitans des forêts. Je me soucie peu d'écrire,
et je n'en ai ni le temps ni les moyens; mais les enfans
des bois m'intéressent tellement que je ne puis résister
au désir que j'éprouve de plaider leur cause. Un jeune
naturel est chez nous depuis près de cinq mois et paraît
désirer d'y rester et de se rendre utile ; il n'appartient
point à ceux de Bathurst. C'est un orphelin d'une tribu
éloignée ; son père fut tué par les naturels qui emme-
nèrent sa mère et sa sœur. Je mentionne ce fait , parce
qu'il m'a appris que les sauvages peuvent finir par avoir
de la confiance en nous, et je trouve en lui toute la do-
cilité des jeunes indigènes. Quelques-uns d'entre eux
pourraient être instruits et devenir des serviteurs uti-
les et fidèles. Nous avons lieu d'espérer beaucoup d'a-
vantages du digne représentant actuel de notre gra-
cieux et bon souverain , que l'innocent sera protégé
et le coupable réprimé et puni. Grâces à Dieu, la vi-
gilance de nos soldats à cheval a mis un frein ici poul-
ie moment aux Bush-rangers. »
Nous allons faire suivre cette description des indi-
gènes de l'intérieur de la Nouvelle-Galles du Sud par
quelques détails non moins intéressans sur les mœurs
et les coutumes de ceux qui habitent les environs de
la baie Moreton. Quoique éloignés de près de cent
cinquante lieues, dans le nord, des naturels de Port-
\)E L'ASTROÏABE. *0J
Jackson , on sera frappé de la conformité de leurs ha-
bitudes , à quelques modifications près. C'est à l'obli-
geance de M. Uniacke que je dois le fragment curieux
que j'insérerai ici textuellement. M. Fniacke , au mois
de novembre 1823 , avait accompagné M. Oxley dans
sa reconnaissance de la rivière Brisbane près Morcton-
Bay, et ce fut là qu'ils rencontrèrent les deux Anglais
Th. Pamphlet et John Finnegam, cités dans ce récit.
Ces deux individus échappés dans le mois de mars
précédent au naufrage du bateau qui les portait, furent
jetés par la tempête sur cette partie de la côte et re-
cueillis amicalement par les sauvages chez lesquels ils
résidèrent huit mois, ce qui leur avait donné le moyen
d'assister à plusieurs des cérémonies et ii la plupart
des actions de la vie privée de celte race d'hommes.
1er décembre 1 823. — « Cette circonstance me
donna aussi le moyen de faire connaissance avec les
naturels qui, tant dans leurs dispositions que dans
leurs manières, étaient très-supérieurs à ceux du voi-
sinage de Sydney, même à tous ceux que j'avais pu
jusque-là observer dans ces contrées. Leur station
principale était à deux milles environ de notre mouil-
lage, le long de la rivière Pumice : mais comme le
poisson fait la base essentielle de leur subsistance, ils
ont différentes huttes à la distance de trois ou quatre
milles l'une de l'autre , où ils émigrent de temps en
temps suivant que le poisson devient plus ou moins
rare. Dans ces voyages les femmes sont obligées de
porter les fardeaux les plus pesans, savoir: tous les
33*
504 VOYAGE
ustensiles grossiers que les sauvages peuvent possé-
der, une bonne provision de racines de fougère qui
forme encore une partie de leur nourriture journalière,
et souvent en outre deux ou trois enfans.
» Du reste, les hommes ne portent rien qu'une
lance et peut-être un tison allumé; leur seul travail
est d'attraper le poisson , ce qu'ils font avec beaucoup
d'adresse au moyen d'une espèce de filet quils em-
ploient de la manière suivante. Ils se divisent en deux
bandes de quatre, six, huit hommes, chacun ayant
deux filets à la main ; alors ils marchent le long du
rivage jusqu'à ce qu'ils aperçoivent le poisson au bord
de la rivière , ce qu'ils peuvent faire à la profondeur
de quatre ou cinq pieds par la longue expérience qu'ils
en ont acquise. Aussitôt qu'ils ont choisi un endroit
convenable, un petit garçon qui accompagne chaque
bande rampe vers l'eau sur ses mains et ses genoux.
La bande se divise en formant deux lignes , une de
chaque côté de l'enfant à la distance de deux ou trois
verges, et dès que le poisson se trouve assez près,
le petit garçon lance dessus une poignée de sable pour
distraire son attention ; aussitôt les hommes s'élan-
cent dans l'eau en formant un demi-cercle autour du
poisson, chaque homme se tenant au milieu de ses
deux filets qu'il joint à ceux de ses voisins. De cette
manière ils manquent rarement leur coup, et prennent
souvent du poisson plus qu'ils ne peuvent en consom-
mer. Comme ils ne voyagent jamais sans feu , à peine
le poisson sorti de l'eau, ils se mettent à le faire rôtir et
à le manger sans le vider ni le préparer en aucune
DE L'ASTROLABE. 5fô
manière. Quand ils sont rassasiés, ils rapportent chez
eux le reste de la provision pour les femmes et les
enfans ; ceux-ci ont passé la journée à ramasser de la
racine de fougère, qu'ils appellent dinqowi, et en
échange du poisson ils en cèdent une partie aux hommes.
Leurs huttes sont construites avec de petites brandies
entrelacées et couvertes de l'écorce du Tea-free ; plu-
sieurs d'entre elles sont assez grandes pour contenir
dix ou douze personnes, et ils paraissent les tenir
très-proprement et en bon état. Quand Pamphlet et
ses compagnons arrivèrent au milieu d'eux , ils ne pou-
vaient pas plus comprendre que l'eau put être rendue
chaude que solide ; ces Anglais ayant voulu en chauffer
un peu dans un pot d'étain qu'ils avaient sauvé de leur
naufrage, toute la tribu se rassembla autour d'eux et
guetta le pot jusqu'au moment où l'eau commença à
bouillir. Alors tous, tant qu'ils étaient, hommes,
femmes et enfans, s'enfuirent vers leurs cabanes en
poussant des cris affreux, et on ne put jamais leur
persuader de revenir jusqu'au moment où ils eurent
vu les Anglais jeter l'eau hors du pot et le nettoyer.
Ils se hasardèrent alors à revenir lentement, et cou-
vrirent soigneusement de sable la place où l'eau avait
été jetée ; pendant tout le temps que Pamphlet et son
compagnon résidèrent avec les naturels, jamais ceux-
ci ne purent se familiariser avec cette opération.
» Les femmes tressent une espèce de forte natte ou
filet avec des joncs , et chacune d'elles en a une ou
deux dans lesquelles elles portent leur poisson , leur
dingowi ou toute autre espèce de chose qu'elles peu-
.506 VOYAGE
vent ramasser. Les filets employés dans leurs pèches
sont fabriqués par les hommes avec l'écorce de Yhoiu-
ragotig, et au premier abord il est difficile de les dis-
tinguer de ceux qui sont faits avec du chanvre. Ils ont
aussi des filets d'une bien plus grande taille quand ils
vont à la chasse du kangarou. Les deux sexes vont par-
faitement nus , à l'exception de petites lanières de peau
de kangarou ou d'opossum , dont ils s'enveloppent les
mains et les bras ; les femmes n'ont pas la moindre
honte de paraître en cet état devant un étranger.
» Ils semblent n'avoir aucune espèce d'ornement y
bien qu'ils parussent très-satisfaits des bandes de drap
rouge dont nous parions leurs tètes ; quelques plumes
rouges de la queue d'un cacatoès noir que je leur
distribuai pensèrent occasioner unequerelle. Plusieurs
objets d'habillement leur furent donnés , mais ils les
emportèrent et les cachèrent constamment à leur
arrivée dans leur camp, si bien qu'on ne revit jamais
aucun de ces objets du moment où ils en devinrent
possesseurs.
» Cinq semaines après leur établissement parmi les
sauvages, Pamphlet et ses compagnons assistèrent à
un combat qui, par suite d'une vieille querelle, eut
lieu entre un homme de cette tribu et celui d'une
autre distante du camp de cinquante milles. Dans
une rencontre qui avait eu lieu trois mois à peu près
auparavant, l'homme de la tribu dePumice-River avait
reçu un coup de lance au genou, et s'étant rétabli de
sa blessure il était allé demander satisfaction. Le ter-
rain désigné pour le combat était un petit espace cir-
DE L'ASTROLABE. SOI
culaire de vingt-cinq pieds de diamètre à peu près sur
trois pieds de profondeur, et entouré d'une palissade
de petits pieux. La foule assemblée pour assister au
combat montait environ à 500 personnes , hommes ,
femmes et enfans ; les deux tribus avec les étrangères
qui leur étaient alliées se rangèrent dîme manière
très-régulière sur les côtés opposés du cercle : tous
étaient bien armés ; plusieurs d'entre eux avant cinq
ou six lances chacun. Alors les deux combattans entrè-
rent dans l'arène ; après avoir posé leurs lances à terre
vis-à-vis les unes des autres et pointe contre pointe, ils
commencèrent à marcher en avant et en arrière , se
parlant avec feu l'un à l'autre, et faisant de violentes
gesticulations comme s'ils eussent voulu exciter leur
fureur au degré convenable.
• Au moment où ils étaient entrés dans le cercle,
les femmes avaient déjà reçu Tordre de se retirer à
quelque distance, et le plus profond silence régnait
dans tout le reste de l'assemblée. Au bout de dix mi-
nutes environ ils relevèrent leurs lances avec leurs
pieds, tenant toujours les yeux fixés l'un sur l'autre,
et cela jusqu'à ce qu'ils eussent chacun trois lances
qu'ils plantèrent en terre, toutes prêtes pour sVn
servir immédiatement. Lorsqu'ils commencèrent à
relever leurs lances, un effroyable cri s'éleva du
sein des spectateurs assemblés; immédiatement après
ils redevinrent aussi silencieux qu'auparavant. Tout
étant prêt, un ou deux des amis de chaque tribu
parlèrent dans l'arène durant quelques minutes; aus-
sitôt qu'ils eurent fini, l'homme de l'umiee-River en-
.508 VOYAGE
vova sa lance de toutes ses forces contre son adver-
saire qui réussit à la parer avec une espèce de bouclier
de bois nommé heioman, dans lequel cependant elle
pénétra de trois ou quatre pouces. L'autre à son tour
envoya la sienne , et le coup fut évité de la même ma-
nière. Cependant la troisième lance de l'homme de
Pumice-River traversa l'épaule de son ennemi qui aus-
sitôt tomba par terre. Alors un ou deux de ses amis
sautèrent dans l'arène , et ayant retiré la lance la ren-
voyèrent à son possesseur, et toute la cérémonie finit
par trois bruyantes acclamations. Toute l'assemblée se
retira alors dans les cabanes qui avaient été construites
à la hâte pour cette circonstance ; le jour suivant ils
retournèrent tous au même endroit afin de donner
aux amis du blessé le moyen de se venger : mais il pa-
rait que personne n'en eut le désir, car chacun des
naturels avait blessé son adversaire. Une réconcilia-
tion solennelle eut lieu entre les deux tribus , ce qui
fut annoncé par des cris de joie , des danses , etc. Trois
jeunes gens de chaque tribu furent choisis et envoyés
dans l'arène pour lutter ensemble et par forme de di-
vertissement. Ensuite les deux tribus se réunirent
pour une expédition de chasse qui dura une semaine
entière , et pendant laquelle Pamphlet dont les pieds
étaient enflés fut consigné à la garde des femmes.
» Chacun des individus de cette tribu que j'ai pu voir,
au-dessus de l'âge de six ans , avait le cartilage du nez
percé d'un trou; plusieurs d'entre eux, spécialement
les enfans , avaient de grands morceaux de bois et d'os
passés dans ce trou, de manière à boucher entière-
DE L'ASTROLABE. 509
ment les narines. Cette opération est toujours exécutée
par la même personne , et son office est héréditaire et
comporte certains avantages, tels que d'avoir droit à
du poisson, du dingowi, etc., que lui fournissent les
autres. Cet office était occupé dans cette tribu par le
jeune homme que Pamphlet vit au combat , tandis que
son père exerçait une charge semblable dans une autre
tribu sur le bord méridional de la rivière. Ces tribus
sont distinguées l'une de l'autre par les différentes
couleurs qu'elles emploient en se peignant le corps.
Ceux de la rive au nord de la rivière se noircissent entiè-
rement avec du charbon et de la cire qu'ils se procurent
en abondance , ainsi que du miel sauvage ; et ceux de
la rive du sud se peignent en rouge avec une espèce
de terre rouge qu'ils brûlent et qu'ils réduisent en
poudre. D'autres font usage d'une préparation blan-
che ; après s'être noircis ils s'en barbouillent diverses
parties du corps.
» Leur chef semble jouir d'un autorité illimitée sur
eux. C'était un homme d'une belle taille et d'un âge
moyen ; son air était intelligent et spirituel ; il avait
deux femmes (ce qui, malgré quelques exemples,
ne parait pas du tout commun chez eux). Au reste,
une d'elles seulement vivait avec lui sur le pied
d épouse ; l'autre était occupée , tandis qu'il mangeait
ou qu'il dormait , à rôder de cabane en cabane et à
demander aux autres du poisson , de la racine de
fougère , etc. : cest une espèce de tribut que l'on paie
journellement au chef sans murmurer, bien qu'il en
résulte que les autres se trouvent souvent à court pour
510 VOYAGE
leurs provisions. Ce chef possède des tilets aussi bien
pour le poisson que pour le kangarou, mais il s'en sert
rarement et seulement pour son amusement; sa femme
ne sort point non plus avec les autres pour ramasser
la racine de fougère. La coutume de se faire des inci-
sions avec des coquilles aiguisées a lieu ici comme à
Sydney, excepté qu'ici la plupart paraissent bien plus
profondes , et toutes sont bien plus régulières. Les
femmes ont perdu aussi les deux premières phalanges
du petit doigt de la main gauche. Ces opérations sont
exécutées par le même opérateur qui perce les narines.
Pamphlet et Finnegam, durant leur séjour dans la tribu,
furent régulièrement peints deux fois par jour ; sou-
vent ils furent sollicités de se laisser orner davantage,
soit en se laissant tatouer, soit en se laissant percer les
narines ; mais comme ils témoignaient par leurs gestes
que cela ne leur plaisait point, les naturels se désistè-
rent constamment , et il ne leur arriva jamais d'exer-
cer contre leurs hôtes en aucune occasion le moin-
dre acte de contrainte ou de violence.
» Durant notre séjour nous n'eûmes qu'une seule
fois l'occasion de leur voir quelque penchant pour le
vol, quoiqu'ils nous demandassentsouventtoutce qu'ils
voyaient , même les habits que nous portions sur le
corps. Ce fut au sujet d'une hache qu'ils dérobèrent à
nos ouvriers occupés à couper du bois sur le rivage;
mais leur ayant signifié formellement que nous vou-
lions ravoir cet instrument, ils nous le rapportèrent
dès le lendemain : ce petit événement, loin de rompre
l'harmonie qui existait entre nous, ne fit que rendre
DE L'ASTROLABE. 511
notre confiance mutuelle encore plus complète, car
de ce jour même, pour la première fois, plusieurs
des naturels se hasardèrent à venir à bord, tandis
que jusqu'alors ils s'étaient toujours refusés avec des
signes de frayeur aux invitations qu'on leur avait faites;
depuis ce moment il ne se passa pas un seul jour sans
que nous en eussions dix à douze avec nous. Ils pa-
raissaient fort curieux et s'informaient de l'usage de
tout ce qu'ils voyaient, mais il fallut du temps pour les
décider à manger des mêmes mets que nous : du reste
quand ils l'eurent fait une fois , après leur premier
essai en ce genre, rien ne fut moins facile que de les
satisfaire. Les chèvres et le bouc les frappèrent d'un
étonnement particulier ; ils ne pouvaient prendre sur
eux d'approcher du dernier dont les cornes semblaient
leur inspirer un grand respect , mais ils étaient sans
cesse à caresser les chats et à les montrer à leurs com-
pagnons à terre pour les leur faire admirer.
» Il me fut impossible de rien apprendre, concer-
nant leurs mariages , des Anglais que nous trouvâmes
avec eux. Au reste , j'ai des raisons de croire qu'ils ne
se procurent pas leurs femmes de la manière barbare
qui a lieu à Port-Jackson et dans ses environs , car,
durant tout l'intervalle de leur séjour qui fut de neuf
mois , mes compatriotes ne virent jamais frapper ou
maltraiter les femmes, excepté une seule qui le fut par
une personne de son propre sexe. Il y a plus, si ce n'est
parmi les femmes, ils ne furent jamais témoins d'une
querelle dans cette tribu, ni parmi les autres qu'ils eu-
rent occasion de visiter. Les femmes que je vis, sous
512 VOYAGE
les rapports de la beauté personnelle , étaient bien su-
périeures aux hommes , même à tous les naturels de
cette contrée que j'eusse encore aperçus. Plusieurs
d'entre elles sont grandes , droites et bien tournées ;
j'en ai remarqué deux particulièrement dont les traits
et les formes feraient honneur à plus d'une Européenne.
Cette tribu se composait d'environ trente hommes ,
seize ou dix-sept femmes et une vingtaine d'en fans.
» Je n'ai jamais pu m'assurer si les naturels de Mo-
reton-Bay avaient quelque idée de religion. Ils n'ont
aucun souci ni de bons ni de mauvais génies ; les
Anglais que nous trouvâmes avec eux n'observèrent
jamais rien qui ressemblât à des prières ou à des céré-
monies religieuses pendant tout le temps qu'ils passè-
rent avec eux. A l'époque de la puberté, les hommes
ne se font point sauter une dent de devant , comme
cela se pratique d'une manière invariable aux environs
de Port-Jackson. »
Voici le récit du combat dont John Finnegam fut
témoin chez les mêmes naturels, en novembre 1823:
« La tribu de Pumice-River, ayant eu querelle avec
une autre à la dislance de vingt-cinq milles environ
dans le sud-ouest , ses membres se mirent en route
vers le camp de ces derniers pour terminer leur diffé-
rend, et comme je vivais avec leur chef il insista pour
que je le suivisse.
» En conséquence , nous nous mîmes en voyage un
matin, en faisant environ dix ou quinze milles par
DE L'ASTROLABE. >13
jour. Noire bande se composait de dix hommes, huit
à neu flemmes et quatorze enfans, le roi, son fils et moi.
Tous les hommes portaient leurs filets de pèche et
leurs lances, les femmes étaient chargées de poisson, de
racine de fougère , etc. Tous en outre , femmes comme
hommes, étaient armés de lances et de haches en bois.
Le troisième matin nous fîmes halte, et tous les
hommes allèrent à la pèche : elle fut très-heureuse;
après un bon repas ils commencèrent à se peindre et à
s'orner de plumes. Le chef lui-même commença à me
couvrir entièrement de cire et de charbon; quand
ils eurent tous fini leur toilette, nous nous mîmes en
marche, et en peu de temps nous arrivâmes près d'un
grand nombre de huttes élevées pour cette circons-
tance. Elles étaient si nombreuses que j'eus de la peine
à les compter; chaque tribu (car plusieurs s étaient
rassemblées pour assister au combat) semblait avoir
construit les siennes en groupes isolés et séparés les
uns des autres. A peu de distance de cette station
notre bande s'arrêta. Aussitôt qu'on nous eut aperçus,
la foule assemblée poussa de grands cris, et peu après
nos compagnons furent visités par plusieurs de leurs
amis. Ceux-ci se réunirent aux nôtres pour pousser
de profondes lamentations , et toute la troupe se mit
à gémir tristement. Peu de minutes après, le chef de
la tribu sur le terrain de laquelle nous nous trouvions
vint à nous ; après avoir causé quelque temps avec
notre chef, il nous désigna la position où nous devions
bâtir nos cabanes.
» Les femmes de notre tribu commencèrent ce Ira-
514 VOYAGE
vail ; en moins de deux heures elles eurent terminé
cinq ou six huttes assez commodes , sous lesquelles
nous nous reposâmes durant cette nuit. Le jour sui-
vant , de bon matin , une troupe considérable , dont
se trouvaient notre chef et ses hommes , partit pour la
chasse du kangarou. Elle ne fut pas très-heureuse, car
ils ne purent attraper qu'un kangarou d'une grande
taille ; cependant ils eurent soin de m'en envoyer un
bon morceau de derrière, qui me procura un excellent
repas. Je dois observer qu'ici comme en toute autre oc-
casion , ils eurent constamment l'attention , soit qu'ils
eussent peu ou beaucoup pour eux-mêmes , tant en
poisson , kangarou ou toute autre chose , de me donner
de leurs provisions autant que j'en pouvais manger. Le
même soir, au soleil couchant , tous les hommes de la
troupe, munis chacun d'un tison allumé, se rendirent
à un mille et demi de distance environ, à l'endroit où le
combat devait avoir lieu le jour suivant. Le chef me
laissa dans sa cabane avec sa femme et ses deux enfans,
et je ne tardai pas à m'y endormir. Du reste , il revint
quelque temps après dans la nuit, car je le trouvai cou-
ché près de moi en m'éveillant le lendemain matin.
Après le déjeuner, la cérémonie de se peindre et de se
décorer fut entièrement renouvelée. Les préparatifs
achevés , nous marchâmes en ordre régulier ; notre
tribu avait été jointe par plusieurs étrangers , qui
semblaient tous enchantés de nous tenir compagnie.
Nous nous trouvâmes bientôt sur une étendue de
terrain uni , où l'on avait préparé un espace circulaire
de quarante pieds de diamètre sur trois environ de
DE L'ASTROLABE. 515
profondeur. Les deux partis ennemis se placèrent aux
côtés opposés ; tous ensemble pouvaient monter à
cinq ou six cents personnes. Alors on me laissa sous la
surveillance de la femme du chef, à peu de distance de
la lice ; mais, poussé par l'envie demieux voir lecombat,
je m'en rapprochai malgré les efforts de ma gardienne.
Néanmoins elle me suivit en pleurant et criant après
moi; alors un des hommes de notre tribu vint à moi et
me conduisit vers l'arène. Là je vis une de nos femmes
combattant contre celle d'une tribu étrangère avec des
haches en bois et à toute outrance. Ces haches sont
des bâtons d'environ trente pouces de longueur, ter-
mines à l'une des extrémités par un bouton épais et.
pesant. Le combat ne lut pas long , car les deux adver-
saires semblaient y déployer tout leur acharnement; en
cinq minutes environ, leurs tètes , leurs bras et leurs
gorges, furent déchirés et meurtris d'une manière
affreuse, et la femme de notre parti déclarée vic-
torieuse , l'autre ne pouvant plus lui résister. La vic-
toire fut annoncée par un grand cri que tout le monde
poussa , et les deux amazones sortirent sur-le-champ
de la lice , emmenées par leurs amis respectifs. La
femme du chef revint encore vers moi et tâcha , par
tous les moyens qui étaient en son pouvoir , de me faire
retirer ; mais voyant que je persistais dans ma réso-
lution, elle alla trouver son mari qui vint aussitôt à moi,
et me retirant ma lance, me força de sortir de l'assem-
blée. Alors il appela plusieurs autres chefs et me mon-
tra à eux. Ils causèrent long-temps, parlant et riant
ensemble) très-surpris apparemment de ma couleur cl
516 VOYAGE
de ma tournure. Notre chef leur parla ensuite assez
long- temps , leur demandant évidemment de ne pas
me faire de mal , ce qu'ils s'empressèrent aussitôt de
promettre par leurs signes. Puis on me remit encore à
la femme du chef, qui me ramena à l'endroit où l'on
m'avait laissé la première fois avec elle. De là cepen-
dant je pus avoir une vue complète du cercle autour
duquel la foule était assemblée.
» Il me parut que , tandis que je me trouvais avec les
chefs , un autre combat s'était engagé ; car je vis un
homme emporté par ses amis , qui appartenait à la
tribu que j'avais suivie; le sang coulait en abondance
de son côté , où il venait de recevoir un coup de
lance. Il fut apporté à l'endroit où je me trouvais et
placé sur les genoux de deux hommes , avec quelques
peaux de kangarous étendues sur lui. Les hommes,
les femmes et les enfans criaient et se lamentaient à la
manière du bas peuple d'Irlande. De temps en temps,
on le lavait copieusement avec de l'eau ; mais la bles-
sure était évidemment mortelle , aussi en moins d'une
heure il expira.
» La femme du chef m'emmena alors à une petite
distance du cadavre ; le reste de la tribu se mit tout de
suite aie dépouiller ; mais à la distance où j'étais, je ne
pus voir de quelle manière ils s'y prirent. En même
temps, deux autres hommes venaient d'entrer dans
l'arène pour combattre. (Ici je ne dois pas négliger
de remarquer qu'avant chaque combat on observait
toujours la même pratique qu'a décrite Pamphlet dans
celui dont il fut témoin. ) Le troisième combat allait
DE L'ASTROLABE. ôl 7
commencer, tandis que les nôtres s'occupaient à dé-
pouiller leur compagnon décédé , lorsqu'un épouvan-
table cri annonça qu'un incident imprévu venait
d'avoir lieu dans l'arène. En effet, ainsi que je l'appris
plus tard, les spectateurs s'aperçurent qu'une per-
fidie avait eu lieu entre les deux champions , mais je
ne pus jamais me faire expliquer en quoi elle avait
consisté.
» Sur-le-champ l'assemblée quitta l'arène , et notre
troupe, suivie de ceux qui avaient pris son parti , se
forma sur une seule ligne, tandis que de leur part
les adversaires en firent autant sur le côté opposé.
Le combat devint alors général ; plusieurs ensemble
de chaque parti s'avançaient, et, après avoir envoyé
leurs lances, se retiraient dans leurs rangs, ainsi que
le pratiquent les soldats de l'infanterie légère. D'au-
tres couraient derrière des arbres et épiaient, le mo-
ment d'envoyer leurs lances d'une manière plus sûre.
De cette façon , le combat dura plus de deux heures ;
pendant ce temps plusieurs combattans rentrèrent
dans leurs rangs grièvement blessés , et un autre
homme de notre parti fut tué ; mais je n'eus aucun
moyen de m'assurer combien l'ennemi avait eu de
morts. Les nôtres commencèrent à plier ; ce mouve-
ment ayant été observé par les femmes et les enfans
avec lesquels je me trouvais, ils me firent signe de
les suivre et décampèrent aussitôt , à l'exception de
ceux qui étaient occupés à dépouiller le corps mort.
Ne pouvant pas courir aussi vile que les autres, je
tombai bientôt au milieu de ceux du parti ennemi,
TOME I. 34
518 VOYAGE
qui, malgré mes craintes , n'essayèrent point de me
faire de mal , et se contentèrent de rire et de me
montrer du doigt, en passant à côté de moi , avec les
mêmes marques d'étonnement que les chefs avaient
données dans la matinée. Je regagnai alors les huttes
où nous avions couché les nuits précédentes ; mais je
n'y trouvai personne. Je m'assis près du feu. Vers le
soir ils commencèrent à rallier , en petit nombre à la
fois. Précisément à l'entrée de la nuit, je vis appro-
cher un groupe considérable , qui me parut porter
les corps des deux hommes qui avaient été tués. Us
les déposèrent à vingt verges environ des cabanes et
recommencèrent là de grandes lamentations. Le pre-
mier cadavre avait été entièrement, dépouillé , mais ils
n'avaient pas encore eu le temps d'achever de dé-
pouiller l'autre. Je voulus m'en approcher, mais je
fus aussitôt repoussé par la troupe entière et contraint
de retourner près de mon feu. Peu après notre chef
et sa femme revinrent et commencèrent à faire sur-
le-champ leurs paquets pour décamper. On alluma
deux grands feux , les cadavres y furent déposés , et
ne tardèrent pas à être consumés ainsi que j'en pus
juger par le bruit et l'odeur désagréable qui me frap-
pèrent. Cette opération terminée , toute notre troupe
décampa; après avoir marché environ un demi-mille,
nous nous arrêtâmes pour la nuit. De très -bonne
heure le matin suivant, nous fûmes debout, et toute
la journée nous cheminâmes en grande hâte , sans
faire halte, ni rien manger. Dans notre troupe se trou-
vaient quatre femmes et trois hommes blessés, le der-
DE L'ASTROIAKK. 519
nier très-cruellement; néanmoins ils faisaientlousleurs
efforts , malgré leurs souffrances , pour se maintenir
avec nous. J'avais aussi observé, durant la marche de
cette journée , deux hommes dont l'un appartenait à
notre tribu et l'autre à une tribu amie , qui portaient
chacun un fardeau sur leurs épaules ; ils ne suivaient
pas la même trace que nous , mais marchaient dans le
bois h une petite distance à l'écart. Curieux de connaî-
tre ce qu'ils portaient, plusieurs fois je tentai de m'en
approcher, mais je fus constamment repoussé par les
autres qui observaient mes mouvemens et nie criaient
de ne pas aller près de ces hommes. Durant ce jour
nous parcourûmes h peu près huit à dix milles ; le soir
nous arrivâmes sur le bord d'un grand marais , où
nous fîmes halte; les femmes dressèrent tout de suite
des huttes , puis elles s'occupèrent de ramasser de la
racine de fougère pour tout le monde ; les hommes ne
se mêlent jamais que d'attraper le poisson et le gibier.
Je logeais comme de coutume avec le chef; à une pe-
tite distance de sa cabane, j'aperçus mes deux hommes
qui suspendaient leurs paquets à des branches d'ar-
bre, et je tentai encore d'approcher d'eux, mais je fus
repoussé comme à l'ordinaire. Nous demeurâmes
deux jours en cet endroit ; pendant ce temps un grand
feu resta constamment allumé au-dessous des arbres,
où étaient suspendus les fardeaux sacrés. Le second
jour au soir, j'essayai encore une fois de reconnaître
en quoi ils consistaient, bien que je soupçonnasse
fort que c'étaient les peaux des deux hommes que
nous avions perdus. Le vieux chef, me voyant aller
520 VOYAGE
de ce côté, courut après moi en me criant de toute
sa force de retourner sur mes pas; mais je tins bon,
et je réussis à gagner cet endroit. Je jugeai alors de la
vérité de mes conjectures ; les deux peaux étaient
étendues chacune sur quatre lances et séchaient à
l'action du feu ; la peau de la tête était fendue en
deux et pendait vers la terre avec les cheveux qui
y tenaient encore. Les plantes des pieds et les pau-
mes des mains pendaient aussi avec les doigts qui
y tenaient solidement. Au-dessous des peaux, plu-
sieurs hommes et femmes étaient assis autour du feu
et m'invitèrent alors à m'asseoir avec eux , ce que je
fis. Ils me donnèrent des bandelettes de peaux de
Kangarou pour m'en orner la tête et les bras , et dé-
sirèrent m'entendre chanter pour les amuser; mais
leur ayant fait entendre que cela n'était pas conve-
nable , tant que les dépouilles de nos amis n'étaient
pas ensevelies , ils parurent étonnés et bientôt mon-
trèrent par leurs signes qu'ils étaient enchantés de
mon refus. Je restai assis avec eux une demi-heure
environ ; la femme du chef vint et me ramena dans
sa hutte ; peu après, tous les hommes, parés de peaux
de kangarou , et un d'entre eux vêtu de la vieille
jaquette que je portais sur moi , eurent avec une ou
deux des femmes une conférence autour du feu, tous
portant un tison allumé dans les mains. Au bout
d'une demi-heure de consultation, deux de la bande se
détachèrent, et, ayant pris les peaux, s'enfoncèrent à
toutes jambes au travers des bois, suivis par tous les
autres qui poussaient de grands cris et faisaient beau-
DE L'ASTROLABE. >21
coup (le bruit. De ce moment, je ne revis plus les
peaux et je ne sais pas ce qu'ils en firent. Au bout de
trois quarts-d'heure tous étaient de retour ; celui qui
avait pris ma vieille jaquette me la rendit. Le lende-
main matin , nous nous remîmes en route et retour-
nâmes à Pumice-River par la même route que nous
avions suivie pour aller au combat. Ensuite les hom-
mes reprirent leurs occupations ordinaires de chasse
et de pèche , comme si rien n'était arrivé. »
Quant à la possibilité d'amener les naturels de la
Nouvelle-Galles du Sud à l'état de civilisation, ou
même à une condition moins sauvage , moins errante
que celle à laquelle la nature semble les avoir spécia-
lement destinés , c'est un espoir auquel les Anglais
paraissent avoir totalement renoncé. L'établissement
formé pour l'éducation des jeunes indigènes, dû aux
vues bienveillantes du gouverneur Macquarie, a été
peu à peu négligé et se trouve aujourd'hui complète-
ment abandonné. Malgré la multiplication rapide des
Européens sur ce sol étranger , cette race bizarre y
poursuit sa triste existence à peu près comme au temps
où ses membres en étaient les seuls possesseurs. En
effet le gouvernement anglais ne les tourmente en
aucune manière ; pourvu qu'ils ne se permettent rien
contre les lois ou la police de la colonie , on peut as-
surer qu'ils jouissent encore d'une liberté pleine et
entière. Du reste jaloux de m'appuyer à ce sujet d'un
témoignage irrécusable , je priai M. Marsden , chape-
lain principal de la colonie où il réside depuis plus de
522 VOYAGE
trente années, de me donner en peu de mots son opi-
nion sur ces peuples singuliers ; il eut la complai-
sance de me remettre quelques jours avant mon dé-
part la note suivante qui terminera ce que je m'étais
proposé d'écrire à ce sujet.
« Les observations suivantes sur la conduite des
aborigènes de la Nouvelle-Galles du Sud répandront
quelques lumières sur le caractère de cette race ex-
traordinaire de sauvages.
» Benilong fut le premier naturel admis à la
table du feu gouverneur Phillip ; cela eut lieu en l'an-
née 1788, peu après la fondation de la colonie. Le
gouverneur retourna en Angleterre en 1792 et em-
mena Benilong , le garda à Londres avec lui jusqu'en
1795 où le feu amiral Hunter fut nommé chef de la
colonie. Lorsqu'il quitta l'Angleterre, Benilong l'ac-
compagna à la Nouvelle-Galles du Sud. Après son
retour il vivait chez le gouverneur et dînait chaque
jour à sa table où il continua durant quelque temps
de se comporter de la manière la plus décente. A la
fin il quitta tous ses vètemens , renonça aux manières
qu'il avait acquises et se retira dans les bois qu'il ne
quitta plus jusqu'au jour de sa mort. Je l'ai vu souvent
errant dans les forêts dans son ancien état de dégra-
dation, volontairement assujetti à toutes les privations
et les misères de sa tribu ; et il me parut sous tous les
rapports ce qu'il était avant que le gouverneur Phillip
s'en fût occupé, un sauvage dans toute l'étendue du
mot.
DE L'ASTROLABE. .523
» Il y eut un autre naturel que je connus dès son
enfance, qui appartenait à la tribu de Parramatta.
Son nom anglais était Daniel ; c'était un fort beau
jeune homme. M. Caley le botaniste l'avait pris chez
lui et le garda quelques années. Quand M. Caley re-
tourna en Angleterre, Daniel l'accompagna et v resta
long-temps. Comme M. Caley était employé par feu
sir.loseph Banks, Daniel fut introduit dans les pre-
mières sociétés de Londres. Enfin il revint à la Nou-
velle-Galles du Sud , et la première fois que je le vis
après son retour , il était assis tout nu sur le tronc d'un
arbre dans les bois à huit milles environ au nord de
Parramatta. Je lui exprimai mon étonnement de le
voir en cet état et lui demandai pourquoi il avait quitté
ses vètemens pour vivre dans les forets ; il me répon-
dit que les bois étaient ce qu'il aimait le mieux. Peu
de temps après Daniel rencontra une jeune femme
qui était venue libre d'Angleterre , à trois milles envi-
ron de Parramatta , comme elle retournait chez son
père ; il se permit de l'attaquer et de la violer. Il fut
arrêté et exécuté pour ce crime, et mourut comme un
sauvage , malgré tous les avantages dont il avait joui
dans l'état social de la civilisation.
» Pour montrer parfaitement le caractère de ces na-
turels , je citerai encore un autre exemple. Un d'eux
nommé Mousquito vivait il y a plus de vingt ans sur
les bords de la rivière Hawkesbury où résidaient
quelques cultivateurs anglais. Mousquito était un sau-
vage forcené, il commit plusieurs pillages et même des
meurtres sur les Européens de ce district . A In fin il fut
524 VOYAGE
arrêté et banni à l'île Norfolk où il demeura confondu
avec les convicts condamnés aux travaux forcés. Il
resta plusieurs années sur cette île , séparé de tous ses
compatriotes. Quand cet établissement fut transféré
à Van-Diemen's-Land , Mousquito y suivit les Euro-
péens. Quelque temps après son arrivée il s'enfuit dans
les bois, se réunit aux naturels de cette île, se rendit
encore coupable de plusieurs vols et meurtres , et fut
enfin pris , lié et pendu. Durant les vingt années qu'il
avait été privé de toute communication avec ceux de
sa race, on aurait pu croire qu'il avait fait quelques
progrès dans la civilisation et acquis quelque chose
des mœurs de l'état social ; mais , suivant toute appa-
rence, il vécut, et mourut exaclement avec le même
caractère sauvage qu'on lui avait connu trente ans
auparavant sur les bords de l'Hawkesbury.
» Je pourrais mentionner plusieurs autres circons-
tances où il m'a été facile d'observer des indigènes qui
avaient joui de tous les avantages propres à améliorer
leurs dispositions naturelles, et qui semblaient n'avoir
profité en aucune manière du commerce des Euro-
péens. Ces exemples prouveraient tous dans quel état
de dégradation ces êtres sont plongés , et combien il y
a peu d'espoir de les en faire sortir. Ces sauvages n'ont
point de besoins ; ils n'ont ni réflexion , ni pré-
voyance. Pour eux point de lendemain. Ils n'ont ni
magasins, ni greniers. Le jour ils rôdent à l'aventure
dans les bois , comme les oiseaux dans l'air, et les
animaux sauvages sur la terre ; la nuit ils se couchent
dans les broussailles , sous un rocher, un arbre ou un
DE L'ASTROIABE. i2ô
morceau d'écorce ou tout autre abri , si le temps est
pluvieux ou orageux. Depuis que les Européens habi-
tent parmi eux , je n'ai pas eu connaissance qu'un seul
naturel ait adopté les manières ou les coutumes de la
vie civilisée, se soit occupé de l'agriculture ou livré
au plus simple des métiers. Mon opinion est que les in-
digènes disparaîtront à mesure que les établissemens
européens feront des progrès dans ce pays ; avant un
certain nombre d'années , il n'y existera qu'un petit
nombre de sauvages, si même il en reste. Ces malheu-
reux contractent tous nos maux et tous nos vices,
mais aucune des coutumes et des manières qui pour-
raient leur être avantageuses.
V\v-.Sonili-\\ aliN, december la™ iS^ti.
» Siened Samuel JMarsden. »
P. iSi .rajouterai encore à ce chapitre sur les in-
digènes de l'Australie , une observation importante
pour ceux qui attachent quelque intérêt à l'étude des
races de l'Océanie. Tous les renseignemens que j'ai
puisés dans les auteurs, les questions et les recher-
ches que j'ai moi-même laites sur les lieux, m'ont
conduit à penser que ces sauvages n'ont aucune idée
tl'une pratique commune à tous les peuples de la race
vraiment polynésienne, et surtout en vigueur au plus
haut degré chez leurs plus proches voisins, les Nou-
veaux-Zélandais. On sent <l<jà que je veux parler
rom i 35
526 VOYAGE
du tabou ou tapou , cette privation volontaire qu'ils
ont jugé à propos de s'imposer pour plaire à la di-
vinité ou apaiser sa colère, et qui donne une couleur
toute particulière à leurs cérémonies et à la plupart
de leurs actions. Cette superstition s'est étendue des
iles Sandwich aux rives de la Nouvelle-Zélande, mais
elle n'a point pénétré dans l'Australie ; et cette raison
suffirait pour placer les tribus de ce continent dans
un système tout-à-fait à part , indépendamment de
mille autres raisons tirées de leur organisation phy-
sique , de leur langage et de leurs mœurs. Bien que
je sois contraint de remettre à un autre temps ce que
j'ai à dire au sujet du tabou et de ses suites, je m'em-
presse d'annoncer, touchant l'étymologie de ce mot ,
une conjecture qui m'a paru fondée. M. Adelbert de
Chamisso annonça il y a quelques années , dans son
Appendix au Voyage de Kotzebue, que ce mot pa-
raissait avoir une origine hébraïque ; mais ce voyageur,
lors du séjour qu'il fit à Paris en 1 825 , m'avoua que
cette origine ne s'était point vérifiée. Comme j'en
parlais un jour avec M. J. J. Marcel, ce savant poly-
glotte me fit observer sur-le-champ qu'en langue arabe
le mot tabou signifiait littéralement, ils ont expié.
Le motif du tabou est toujours une expiation chez
les naturels , et il ne serait pas du tout étonnant
que le mot qui désignait le but de l'action ait été par
la suite employé pour l'action elle-même. C'est un
fait qui se renouvelle chaque jour dans toutes les
langues du monde. En conséquence, cette étymo-
logie me semblerait assez naturelle, d'autant plus
DE L'ASTROLABE. 527
que, lors de la discussion des langues de l'Océanie,
je me propose d'indiquer quelques autres mots dont
l'origine est évidemment arabe.
Voici les observations de M. J. J. Marcel lui-même
touchant l'origine du mot tabou .
« Le mot tabou peut avoir de l'analogie avec les
mots de l'arabe littéral tawboun et tawbou, tawba-
toun et tawbatou, pénitence, repentir, expiation de
crimes ou de fautes. Ces mots se retrouvent dans
l'arabe vulgaire où l'on a taubaà, pénitence, repen-
tir ; tâyb , pénitent , repentant. Ce dernier mot est
aussi de l'arabe littéral sous la forme de tâyboun
et tâybou.
» Ces mots ont passé dans la langue persane , où
l'on trouve toubah et tawbah, pénitence, repentir,
expiation; tâyb, un pénitent, un homme qui se re-
pent et qui expie. Ces mots viennent de la racine
arabe tâb , qui est employée en cent endroits du
Koran , et qui signifie proprement , se convertir ,
changer de vie, être repentant, expier ses fautes.
Ce terme s'emploie même pour indiquer que Dieu
accorde aux hommes la vertu de se repentir et qu'il
agrée leur expiation.
» Une expression arabe, dérivée de la même racine
arabe, est tâbout, qui signifie proprement un cercueil.
» Enfin , taouboun ( la pénitence ou l'expiation )
est encore la lettre du chapitre IX du Koran. »
Dans celle espèce d'essai sur la Nouvelle - Galles du Sud , on a dû s'a-
percevoir que je ne suis entré dans aucun développement touchant la topo-
528 VOYAGE DE L'ASTROLABE.
graphie, la physique, l'histoire naturelle, etc. Depuis dix ans bientôt qu'il
travaille à la publication de son voyage, M. Freycinet, dit-on, a préparé
sur cette matière un travail complet et qui probablement paraîtra incessam-
ment. D'ailleurs, je pense qu'il serait aujourd'hui difficile de rien donner de
meilleur sur un pareil sujet qu'un excellent ouvrage que je n'ai pu citer
qu'une seule fois et dont voici le titre exact : The Picture of Australia
exhibiting New-Holland , Van-D'iemen's Land and ail the settlements , front
ihe first at Sydney, to the last at the Swan-River. London , JJ'hittaker ,
Treaeher and C" , Âve-Maria Lane , 1829.
il\ !)l TOMK L'I'.KMiER.
TABLE.
Discours Pkm.iminaire. i
Ktat nominatif des Officiers et Marins i>e l'Astrolabe. \\\i\
Lettre du Ministre de la Marine a M. Dumont d'Urville. m i\
Mémoirf pour servir d'Instruction a M. Dumont d'Urvilt.e. lvii
R \pport sur i.a Navigation de l'Astrolabe, par M. le chevalier
de Rossel. i w»
Rapport de M. Cuvjer. xcvii
Rapport de M. Cordier. ,mi
Rapport de M. Desfontaines. (\m
Chapitre I". — Traversée de Toulon à Gibraltar. i
Chapitre II. — Séjour sur la rade do Gibraltar il traversée jusqu'à
Ténériffe. i<;
Chapitre III. — Excursion au Pic de Ténériffe. 211
Chapitre IV. — De Ténériffe à la Trinité. 43
Chapitre V. — De la Trinité au Port du Roi- Georges. 68
Chapitre VI. — Séjour au Port du Roi-Georges. S S
Chapitre VII. — Du Port du Roi-Georges jusqu'au dépari du l'oit
Western. 1 il.
Chapitre VIII. — De Port-Western à Port-JacksOD et séjour en ce
port. 1 18
Notes. i f> -
Chapitre IX. — Histoire de la colonie de la Nouvelle-Galles du Sud. 9 1 '•
Chapitre X. — Ktat actuel de la colonie de la Nouvelle-Galles du
Sud. j--
Chxpitrf XI. — Des naturels de la Nouvelle-Galles du Sud. Iq5
PIN DL I.A TAlil.K DU PP.KMll.li MIM'.II
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